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Full text of "Essai sur la vie et les oeuvres de Lucien"

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ESSAI 



SUR 



LA VIE ET LES CEUVRES 



DE LUCIEN 



MONTPSLLISR. — IMPRIMERIE DE J. MARTEL AINE. 





ESSAI 



SUR 



LA VIE ET LES ŒUVRES 

DE LUCIEN 



PAR 



MAURICE CROISE! 

PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES LETTRES DE MONTPELLIER 



■■»» UM *i 'H " » I «*»■ 



•PARIS 

LIBRAIRIE HACHETTE ET 0"^ 

79 , BOULF.VABD SAINT-GERMAIN , 79 

1882 

TrtiM droits réftrvés 






HARVARD COLLEGE LIBRARY 

AIIG31I886 






AVANT-PROPOS. 




On a^^Mucoup écrit, dans ces dernières années , sur 
la sociéB grecque et romaine au temps de TEmpire. 
L'ouvrage de M. Friedlsender sur les mœurs de ce 
temps, celui de M. Boissier sur la religion romaine 
d'Auguste aux Antonins, enfin les sept volumes de 
M. Renan sur les Origines du Christianisme ont montré 
de la meilleure façon , par Tautorité de la science et 
par Féclat du talent, quel intérêt s'attache à ces 
études ^ . 

11 m'a semblé qu'au dessous des larges vues d'en- 
semble qu'ils ont exposées , il y avait place pour des 
recherches plus modestes et pour des aperçus plus 
restreints. Le nom de Lucien m'a attiré et séduit. J'ai 
cru pouvoir essayer de jeter un- peu plus de lumière 
soit sur la vie, soit sur les œuvres de cet écrivain si 
original , qui représente pour nous le scepticisme dans 
un siècle de restauration religieuse et la tradition 
classique dans un temps de décadence littéraire. 

Ce qui m'y a surtout encouragé , c'est que des études 

* Friedlœnder , Darstellungen axis der Sittengeschichte Roms , 
Leipsig, 1865-67, — Boissier, La Religion romame d* Auguste aux 
Antonins, 2® édit., Paris, 1878. — Renan, Histoire des Origines du 
Christianisme (Vie de Jésus. — Les Apôtres, — Saint Paul, — 
V Antéchrist, — Les Evangiles, — L'Eglise chrétienne, — MarC" 
Aurèle), Paris, 1863-1882. 



u 

partielles avaient déjà frayé la voie où je m'engageais, 
et que néanmoins aucun travail étendu n'avait encore 
été publié, en France, sur mon sujet. 

Je rappellerai ici Tarticle biographique et critique de 
Boissonade sur Lucien, dans la jBto^rraj^At^ universelle 
de Michaud , puis le Parallèle de Lucien et de Vol- 
taire , que M. Egger a inséré dans ses Mémoires de 
littérature ancienne^ et enfin le chapitre de M. Martha 
sur Lucien, dans ses Moralistes sous V Empire romain. 
Les noms des auteurs suffisent , sans que j'aie besoin 
d'y ajouter mon faible témoignage , à recommander ces 
pages pleines de sens, de goût et d'érudition. Plusieurs 
thèses de doctorat ont touché aussi à certaines parties 
du même sujet*. Je me contente de signaler celle 
d'Hippolyte Rigault sur les opinions littéraires de 
Lucien. On verra, en lisant mon ouvrage, pourquoi je 
me suis trouvé en désaccord sur certains points avec 
l'ingénieux et spirituel critique. 

Je ne me suis guère servi de traductions , préférant 
prendre sous ma responsabilité l'interprétation des 
passages que j'aurais à citer. Mais on serait justement 
surpris de ne pas voir figurer ici le nom de M. Talbot , 
qui a rendu Lucien accessible à tous les lecteurs 
français, en faisant sentir dans notre langue quelques- 
unes de ses qualités les plus personnelles. 

L'Allemagne m'offrait aussi des secours et des 
ressources que je n'avais pas le droit de négliger. C'est 
à elle que nous devons les éditions complètes de Lucien 
qui sont des instruments de travail nécessaires pour 

* Collin, Lucien , 1835. — Rigault , Luciani Samosatensis quœ 
fuerit de re litteraria judicandi ratio, 1856, — Rabasté, Quid 
Comicis debuerit Ltu;ianus , 1865. 



ni 
quiconque yeut Tétudierdeprès. Celle de Lehmann con- 
tient dans ses notes toutes les informations peu à peu 
rassemblées par la critique depuis le temps de la Renais- 
sance jusqu'au commencement de ce siècle: c'est une 
vaste compilation , qui remplace assez commodément 
dans Tusage celle qui fut préparée par Hemsterhuys et 
achevée par Reitz au siècle dernier. Depuis qu'elle a 
été publiée y le texte de Lucien a été d'ailleurs corrigé 
et sérieusement amélioré. Le mérite de ces améliora- 
tions revient surtout à MM. Fritzsche, Bekker et Som- 
merbrodt. L'édition de Fritzsche spécialement est une 
œuvre d'une remarquable sagacité, malheureusement 
trop lente à s'achever. Je l'ai eue presque constamment 
entre les mains ; mais j'ai préféré renvoyer pour mes 
citations à celle qu'a donnée Jacobitz , dans la Biblio- 
thèqice grecque de Teubner , à la fois parce qu'elle est 
complète et parce qu'elle est la plus répandue. 
Quant aux études historiques , morales et littéraires 
dont je me suis aidé , on les trouvera citées dans mes 
notes, et je ne crois pas utile d'en dresser ici la liste. 
Les plus remarquables , k mon avis , sont l'ouvrage 
déjà ancien de K. G. Jacob , intitulé Characteristik 
Lucians von Samosata (Hambourg, 1832); celui de 
Bemays sur Lucien et les Cyniques, substantielle intro- 
duction mise en tête d'une traduction du Récit de 
la mort de Pérégrinus (Lucian und die Kyniker^ 
Berlin, 1880), et enfin les notices préliminaires qui 
figurent dans l'édition classique d'ouvrages choisis de 
Lucien, due à J. Sommerbrodt ( Lucian' s Ausgewœhlte 
Schriften, Berlin, 1853-1860). 

J'ai cherché d'ailleurs à dégager le plus possible mon 
exposé de tout l'appareil des discussions minutieuses 



IV 

qui surgissaient à chaque instant devant moi. Mon sen- 
timent est qu'un livre , si modeste qu'il soit dans ses 
prétentions littéraires, ne doit pas ressembler à un 
recueil de dissertations érudites. Si je n'ai réussi que 
très-imparfaitement à concilier ce qui est dû à la science 
avec ce qui convient à la majorité des lecteurs , ce 
n'est du moins pas faute de l'avoir voulu et essayé. Je 
me suis aperçu , à chaque page de ce livre , combien il 
est difficile de bien parler d'un auteur qui a touché à 
tant de choses. Si Ton veut discuter ses idées complè- 
tement après les avoir exposées, chacun des chapitres 
risque de dégénérer en un traité ; et si l'on se contente 
d'une appréciation rapide, on a la crainte de rester 
superficiel. 11 y a, sans doute, en cela comme en tout , 
une mesure juste à trouver et à garder. Je m'estimerai 
heureux si mes lecteurs pensent en fin de compte que 
je ne m'en suis pas écarté trop souvent. 



ESSAI 



SUR 



LUCIEN 



CHAPITRE PREMIER 



BIOGRAPHIE DE LUCIEN 



I. 



Sources. — Date de la- naisMnce de Lucien ; sa patrie. — Ce qu'il nous 
apprend , dans le Songe , de sa famille et de ses premières années. — 
Éveil de l'instinct littéraire. — Ses études en lonie. 



Nous n'avons sur la vie de Lucien que des renseignements 
très-incomplels. Les rares e'crivains anciens qui onl parlé de 
lui n'ont guère fait que mentionner son nom , sans nous rien 
apprendre de ce (|ui le concernait. La courte notice qui figure 
dans le Lexique de Suidas * est à peu près muette sur tout ce 
qui nous intéresserait , bien qu'elle nous donne ^d'ailleurs des 
détails ridicules dont on se serait passé aisément. Photius , 
dans sdi Bibliothèque^, énumère en partie ses ouvrages, sans 
rien dire de l'auteur. En réalité , c'est à Lucien lui-même 
qu'est due la connaissance des seuls faits certains et intéres- 



1. Suidas, art. Aouxcavoç. 

2. Photius, Biblioth.j 128. —Cf. Lactance, Instit. divineSj I, 9; etEunepe, 
Vieêdes PhUoKopheSf préface. 

1 



2 CHAPITRE PREMIER. 

sanls donl se compose pour nous sa biographie ; mais ces faits 
sont en pelil nombre , et il y a malheureusement des périodes 
entières de sa vie dont nous ne savons rien. Il est impossible 
en conséquence d'offrir ici un récit suivi. Je vais exposer ce qui 
est connu, j'indiquerai ce qui est probable, je me tairai sur ce 
qui est ignoré. 

La date de la naissance de Lucien est incertaine. Les conjec- 
tures les plus vraisemblables varient entre 120 et 130 après J.-C. 
Ce qui est sûr, c'est qu'il était dans toute la force de Tâge et 
du talent sous le règne de Marc-Aurèle (161-180), et que 
la plupart de ses ouvrages semblent appartenir à ce temps. On 
ne peut donc se tromper de beaucoup en admettantquMl vint 
au monde vers 125*. 

Samosate , sa patrie, était une ville de Syrie , sur le cours 
supérieur de TEuphrate. Habitée autrefois par les rois macé- 
doniens qui étaient devenus les maîtres du pays , elle avait dû 
subir dans une certaine mesure l'influence grecque. Il n'est 
pas douteux toutefois que sa population ne fût restée essentiel- 
lement syrienne*. Lucien lui-même nous apprend que quand 
il la quitta , vers l'âge de quinze ans environ , il portait le 



1 . Suidas dit (art. cité ) : Fiyovs cirt toO KatTotpoç Tpatavoi) xat circxctva. 
Le mot yiyovc , dans cette phrase, ne me parait pas pouvoir signiôer autre 
chose que cil vécut i. Or il est hien certain que Lucien ne vécut pas sous 
Trajan. Preller ( art. Lucien , dans TEncyclop. de Pauly ) suppose que le 
nom de Trajan pourrait hien ici désigner Adrien, qui s'appelait aussi Trajan ; 
à la bonne heure ; en ce cas , Suidas se trouverait être de l'avis de tout le 
monde , ce qui est d'ailleurs sans importance. — La seule indication précise 
sur laquelle on puisse raisonner, c'est l'affirmation de Lucien lui-même, qui, 
dans son Hermotime (2 13 ), se donne pour âgé de quarante ans. J'indiquerai 
plus loin ( chap. II ) les raisons qui me font croire que ce dialogue a été 
composé en 165 ; c'est de la fixation de cette date que je m'autorise dès à 
présent pour supposer que Lucien est né en 125. 

2. Sur Samosate, voy. Strabon , Géogr., XIV , 2, 28, et surtout XVI, 2, 3. 
C'était une ville fortifiée, ancienne capitale du petit royaume de Comma- 
gène ; son importance venait de ce qu'elle commandait le passage de l'Eu- 
phrate, et par conséquent l'une des routes de communication avec le centre 
de l'Asie. La Commagène était devenue province romaine en Tan 18 apr. J.-C. 



BIOGRAPHIE. 3 

costume oriental et parlait syrien*. II est certainement curieux 
que le plus grec des écrivains de ce temps ait été un barbare 
de naissance ; mais il n'y avait alors que deux patries pour les 
lettrés , la Grèce et Rome ; il fallait adopter Tune ou Tautre. 
En se faisant Grec, Lucien eut le bon goût de ne jamais rougir 
du pays où il était né. Il l'a mentionné au contraire , non sans 
une complaisance visible, en plusieurs endroits de ses œuvres*. 
Son amour-propre était flatté de la transformation qu'une fine 
et savante culture avait produite en lui. Mais peut-être cette 
transformation n'était-elle pas aussi profonde qu'il le croyait 
lui-même : le Syrien est naturellement ardent et léger, et Lucien 
a été Syrien à cet égard jusqu'à son dernier jour. 

Tout ce que nous savons de sa famille et de son enfance , 
c'est ce qu'il en a raconté avec infiniment de grâce dans son 
dîscx)urs intitulé le Songe. A côté de la fiction facilement re- 
connaissable , il y a là des faits qui ne peuvent être mis en 
doute. 

Bien qu'il ne nous dise rien de la profession de son père, 
il est fort probable que celui-ci exerçait un métier manuel. 
On voit, d'après le de'but de ce discours , qu'il était pauvre et 
que sa première pensée fut de mettre son fils en apprentis- 
sage 3. D'ailleurs, la mère de Lucien appartenait à une 
famille d'artisans. Elle était fille d'un fabricant de statuettes , 
et elle avait deux frères qui continuaient le métier paternel *. 
C'étaient tous en somme des gens d'humble condition , 
laborieux, sans grande instruction et sans aucune visée 
ambitieuse , vivant du travail de leurs mains et tout occupés de 

(Tacite, Ann.^ II , 56). Caligula la rendit à nn Antiochus, prince de Tan- 
cienne famille royale du pays (Dion Cass., LIX, 8). Vespasien en fît de nou- 
veau une province de l'Einpire, et cette fois définitivement (Suéton,Veap., 8). 
i. Double accusation y 27. BcépSapov tri Tijv ^«dvijv xal fjLOvovoxt^i xav^uv 
ffv^f^uxôra iç rbv A.<T(rJptov rpoTrov. 

2. Double accusation^ 25, 27 ; Manière d'écrire l'histoire j 24 ; Pécheur ^ 19 ; 
Scythe^ 9. 

3. Songe f 1. 

4. Songe , 2 et 7. 



4 CHAPITRE PREMIER. 

leurs aiïaires. Il serait plus que téméraire assurément de 
vouloir deviner ce que Lucien dut à ses parents au point de vue 
moral et intellectuel. Je ne ferai qu'une simple observation à 
ce sujet. La sincérité est un des traits dominants de son 
caractère : or il n'en a pas pris le goût dans les écoles de 
rhétorique , ni même auprès des philosophes qu'il fréquenta 
plus tard. N'est-il pas naturel de rapporter l'honneur de cet 
instinct à ces pauvres gens de Samosate, dont l'influence 
lointaine aurait eu ainsi bien plus de part qu'ils ne pouvaient 
le soupçonner eux-mêmes aux destinées brillantes de leur 
fils? 

Lucien resta auprès d'eux jusqu'à sa quinzième année 
environ. On l'envoyait à l'école , et il apprit là tout ce qu'on 
pouvait y apprendre. Ce n'est pas qu'il fit preuve d'une appli- 
cation exceptionnelle, a Lorsque je n'étais plus sous l'œil de 
» mes maîtres », nous dit-il , « je raclais un peu de la cire de 
» mes tablettes , et je modelais des bœufs , des chevaux ; par- 
» fois même , j'en atteste les dieux , j'ai fait des hommes ; le 
» tout fort adroitement, au dire de mon père. Cela me valut 
» de la part de mes maîtres mainte correction*. » La 
fantaisie et l'observation malicieuse étaient éveillées chez lui 
avant qu'il ne sût parler correctement. 

Celte adresse précoce faillit lui couler cher. Dés qu'il eut 
fini ses études élémentaires , son père , enchanté de ses 
dispositions , résolut d'en faire un sculpteur. C'était un moyen 
de le mettre promptement en état de gagner sa vie. L'enfant 
entra donc comme apprenti dans l'atelier de son oncle. Un 
heureux accident l'en fit bientôt sortir. Châtié trop rudement 
par son nouveau maître pour une simple maladresse, il s'enfuit 
tout en larmes et se réfugia chez ses parents. La mère fut 
attendrie ; le père se laissa toucher. On décida que l'apprentis- 
sage cesserait avant d'avoir commencé , et que le jeune fugitif 
continuerait ses études. Mais , comme il ne pouvait plus rien 

1. Songe f 2. 



BIOGRAPHIE 5 

apprendre à Samosate , on se résigna, malgré les diflicullés et 
la dépense , à l^envoyer en lonie * . 

Quel attrait les lettres pouvaient-elles bien avoir pour ce 
fils d'artisans qui en connaissait à peine le nom ? Il nous Ta 
dit lui-même, en empruntant la forme d'une ingénieuse 
fiction. La Rhétorique, s'il fallait l'en croire, lui serait apparue 
en songe et lui aurait fait les plus magnifiques promesses*. 
En fait, elle n'eut pas besoin de lui apparaître, car il la voyait 
partout. Ce siècle était celui des rhéteurs. On arrivait à tout 
en ce temps-là par le talent de la parole. Samosate n'était pas 
tellement perdue au bout du monde, qu'on n'y entendit vanter 
la fortune, la puissance, le grand renom des célèbres artistes en. 
discours alors acclamés à Ântioche , à Éphèse , à Smyrne , à 
Athènes , dans tout le monde grec en un mot. Lucien avait 
l'imagination vive : il était ambitieux , ardent , présomptueux 
sans doute, comme on l'est ordinairement à cet âge; il se vit 
dans l'avenir riche et admiré; l'Asie et la Grèce allaient retentir 
de son nom ; et que fallait-il pour cela ? Acquérir un art où 
tant d'autres excellaient. Ce fut ainsi que sa vocation littéraire 
se décida. 

Si, en quittant Samosate, il se tourna de préférence vers 
rionie , c'est que cette région était alors tout entière, selon 
l'expression de Philostrate , une sorte de Musée ' ; école et 
académie tout à la fois , où l'éloquence à la mode rassemblait 
les maîtres les plus illustres et les disciples les plus nombreux. 
L'art des sophistes brillait là , depuis plus d'un demi-siècle, 
d'une véritable splendeur. On venait de tous les points de 
l'Asie-Mineure pour entendre les Scopélien et les Polémon , 



1. Songe ,3,4. Je résume ici en quelques mots ce qui est raconté de la 
manière la plus vive par Lucien lui-même. 

2. n l'appelle Uatâtia , l'Éducation ; mais ce mot est trop vague en 
français pour servir de nom au personnage qu'il nous présente. 

3. Philostrate, Vies des Sophiatea^ II, 21, m, éd. Kayser : izitrnç TÏhç Iwvtaç 
ocov Mouffccov ircTToWpimQÇ. 



6 CHAPITRE PREMIER. 

et pour profiter de leur leçons * ; Lucien suivit la foule. Il 
semble toutefois qu'il ait hésité d'abord avant de se Gxer 
quelque part ; « il allait » , dit-il lui-même , « de côté et 
» d'autre à travers l'ionie , sans trop savoir ce qu'il devait 
» faire, quand la Rhétorique le recueillit et se chargea de son 
» éducation *. » Que faut-il entendre au juste par ces mots? 
Il est peu probable , à mon avis , qu'il ait été, à proprement 
parler, le disciple d'aucun de ces rhéteurs illustres *. Nulle 
part il n'a fait mention de ses maîtres ; d'ailleurs sa pauvreté 
le mettait hors d'état de suffire aux salaires élevés qu'ils 
exigeaient. Il put donc les entendre accidentellement , mais il 
ne fut pas instruit par eux. Ce fut sans doute à des maîtres 
plus obscurs et moins avides qu'il dut son initiation; il apprit 
d'eux toute la partie technique de Fart des rhéteurs , et il 
s'exerça sous leur direction ; mais , si je ne me trompe , il fut 
plus redevable encore à son travail personnel et à l'étude qu'il 
fit des modèles de l'éloquence classique^. Quoi qu'il en soit 
d'ailleurs, les années qu'il passa en lonie furent décisives pour 
lui. Il y était arrivé presque enfant ' ; il en partit déjà 
homme et voué désormais aux lettres. Il avait vécu là , 
justement à l'âge où l'esprit est le plus ouvert aux impressions 



1. Philostrate y ouv. cité, II, 21, v. Scopélien, d'après ce passage, attirait 
même des Cappadociens , des Syriens , des Égyptiens , des Phéniciens. La 
Commagène était syrienne et touchait à la Cappadoce. 

2. Double accusation , 27. 

3. M. Fritzsche ( Lwcianiw , vol. II, pars sec, p. xxiv ) suppose , je ne sais 
trop pourquoi , que Lucien étudia plutôt à Smyme qu'à Éphèse , et qu'il fut 
peut-être disciple de Scopélien ou de Polémon. Mais il n'a guère pu venir en 
lonie avant 140, et je ne p-is admettre que Scopélien fût encore vivant à 
cette date. 

4. Double accusation f ibid. La Rhétorique dit: c Je m'engageai alors 
» par serment à cet ingrat qui était pauvre , obscur et tout jeune ; et je lui 
> apportai en dot toute ma fortune , composée de beaucoup d'excellents dis^ 
» cours. » Ces discours sont ceux des orateurs classiques que la Rhétorique 
apporta à Lucien et qu'il étudia. 

:». Même passage, toutovI xopJ^ pccpâxcov ovtx itipi Tr,v i&>vtav 

eûpoû^a irXa{ô^cvov. 



BIOGRAPHIE. 7 

du dehors , au milieu d'une société brillante , pour qui Télo- 
qucnce , ou ce qu'on appelait alors de ce nom , était tout. Les 
habitudes et les gouls qu'il contracta dans ce commerce le 
suivirent pendant toute sa vie, et persistèrent en lui alors même 
qu'il crut s'en être affranchi. 



II. 



Premier séjour de Lucien en Grèce. — Voyage à Rome. — Entrevue avec 
Nigrinns. — Élan vers la philosophie et retour à la rhétorique. — 
Lucien à trente ans , son ambition , son goût pour les arts. 



L'éducation que Lucien venait de recevoir avait fait de lui 
un Grec. C'est ce qu'il atteste , avec une visible satisfaction , 
lorsque, dans la Double accusation, il fait dire à la Rhéto- 
rique : « Ensuite, je le conduisis devant les gens de ma 
» tribu et je le fis inscrire au registre public ; ainsi, grâce à 
» moi, il devint citoyen, au grand déplaisir de ceux qui ne 
» pouvaient trouver de répondant pour eux-mêmes et qui 
» étouffaient de jalousie. » Et lui-même , en réfutant les 
griefs de son accusatrice , reconnaît qu'en effet elle a pourvu à 
son éducation et qu'elle l'a fail inscrire « au nombre des 
Hellènes * ». Cela signifie sans doute que dès lors il s'était 
approprié pleinement , non-seulement la langue classique des 
écrivains grecs , mais aussi cette élégance aisée qui caractérise 
ses écrits et à laquelle tant d'autres autour de lui aspiraient 
vainement. 

Il exerça d'abord son talent en lonie et en Grèce , on peut 
deviner dans quelles conditions. Le métier de sophiste consis- 
tait à plaider , à prononcer des discours d'apparat et à professer. 



1. Double accusât., 27 et 30. Ces derniers mots, sçTOÙç E^>>jvaç èvr/joaii'j, 
expliquent les précédents, prononcés par la Rhétorique, slra àyciyoùca. 
oûrôv èç fr/Uraç roùç c/xoùç itapsvéypaypa. Le rapprochement exclut toute 
méprise sur le sens des mots Toùç yuAiraç touç èftoùç. 



8 CHAPITRE PREMIER. 

Mais pour altirer des élèves ou un public , il fallait avoir déjà 
quelque réputation ; il est donc probable qu'en ce temps , la 
plus grande affaire de Lucien était de composer des discours 
pour les tribunaux. Il nous affirme que les succès ne lui 
manquèrent pas , bien qu'ils fussent médiocres en comparaison 
de ceux qu'il obtint plus tard. Nous n'a\ons aucune raison 
d'en douter. Il dut avoir de bonne heure la plupart des qua- 
lités qui recommandent un avocat '. 

Les seuls renseignements que l'on possède sur les idées et 
les sentiments qui s'agitaient alors en lui, sont ceux qu'il nous 
a laissés dans un passage de son Hermotime et dans son 
Nigrinus. Ces renseignements sont singulièrement curieux : 
ils nous permettent d'assister à une sorte de crise morale , qui 
révèle à la fois la vivacité de son imagination, sa droiture 
naturelle, et aussi, par le dénouement du moins , ce fond de 
légèreté et de scepticisme que nous retrouverons en lui par 
la suite. 

Dans le passage de V Hermotime auquel je viens de faire 
allusion ', Lucien , alors âgé de quarante ans ', raconte à son 
interlocuteur qu'il avait failli dans sa jeunesse être gagné à la 
philosophie. Un vieillard qu'il ne nomme pas avait été sur le 
point de le convertir à ses doctrines. Ce sage lui parlait d'une 
cité idéale : « Il m'engageait à l'y suivre ; il me promettait de 
» me servir de guide , et se faisait fort de me faire inscrire sur 
» le registre des citoyens, de me faiie admettre dans sa tribu 
» et dans sa propre phratrie, adn que j'eusse ma part du 
» bonheur qu'on y goûtait en commun. Mais moi , comme dit 

1 . Double accusation , ibid. La Rhétorique dit qu'après avoir fait 
réducation de Lucien, elle l'accompagna dans ses voyages, lorsqu'il lui 
prit fantaisie de voyager, et le rendit célèbre ( xal àocJc^ov iTrocouv). 
c C'était encore peu de chose, ajoute-t-elle toutefois, que ses succès en 
Grèce et en lonie. » Ce passage nous donne en gros le résumé des événe- 
ments de cette partie de sa vie. Le Nigrinus permet d'y ajouter quelque 
chose par des conjectures très-vraisemblables. 

2. Hermotime^ 24. 

3. îbid,, 13. 



BIOGRAPHIE. 9 

» le poète, je ne l'écoutai pas, égaré que j'élais par la folie 
» de la jeunesse, car il y a de cela près de quinze ans. » Il 
résulte de ces derniers mots que Lucien avait vingt-cinq ans 
environ , lorsque cet entretien eut lieu Cétait donc vers le 
temps de sa vie dont nous parlons en ce moment. Si ce pas- 
sage était isolé , il suffirait à nous prouver que la philosophie , 
ou tout au moins Téloquencepersuasive de certains philosophes, 
eut en ce temps quelque action sur lui ; car on ne peut suppo- 
ser qu'une simple conversation aurait laissé dans sa mémoire 
un souvenir si vivace après quinze années, si elle ne Teût alors 
ému et touché bien plus fortement qu'il ne semble le dire *. 
Mais voici que nous rencontrons dans le Nigrinus le récit 
d'une scène tout-à-fait de même nature que celle dont il est 
ici question. Plus on étudie les ressemblances, plus elles 
deviennent frappantes. Or tout prouve que cet écrit appartient 
à la jeunesse de l'auteur. Comment ne pas admettre dès- 
lors que les deux scènes n'en font qu'une? Ouvrons donc le 
Nigrinus^ et voyons ce que Lucien lui-même nous dit des 
émotions qu'il éprouva en cette circonstance et de l'effet 
qu'elles eurent sur lui '. 

Souffrant d'une affection de la vue , il était venu à Rome 
consulter un médecin spécialiste. Avant de retourner en Grèce, 
il voulut voir le philosophe Nigrinus, qu'il semble avoir connu 
précédemment à Athènes. C'était, d'après son témoignage, un 
Platonicien, aussi bon qu'éloquent, qui tempérait agréable- 

1. Cette impression est bien pins saisissante encore, lorsqu'on lit le pas- 
sage en question. Car Lucien ne se contente pas seulement du résumé que 
je viens de citer; il donne, pour ainsi dire, tout le dessin du développe- 
ment philosophique dont il a été l'auditeur. 

2. L'assimilation , que j'établis ici , entre l'épisode mentionné dans l'i/er- 
motime et celui qui forme le sujet du NigrinuSj a été indiquée pour la 
première fois dans un ouvrage déjà ancien ( Wetzlar , Commentatio de 
Luciani œtalCy vila et scripliSj Marburg, 1834). Elle a été depuis lors 
généralement oubliée et quelquefois combattue. J'ai essayé de la justifier 
dans un mémoire spécial ( Mém, de l'Académie des aciencca et lettres de 
Montpelliery t. VI), auquel je me permets de renvoyer, pour éviter ici une 
discussion délicate et inopportune. 



10 CHAPITRE PREMIER. 

ment raustérité de ses principes par la douceur de son carac- 
tère et Tenjouement de son esprit. Son nom n'étant mentionné 
nulle part ailleurs , nous ne savons rien de plus sur son compte 
que ce qui est dit de lui dans le récit de Lucien *. 

Ces qualités aimables, et particulièrement le mélange de 
grâce et de vigueur qui était le caractère propre de ses discours, 
voilà ce qui attirait le jeune et brillant rhéteur auprès de lui.- 
Il ne s'attendait qu'à être charmé , mais l'effet de l'entretien 
fut tout autre. La sincérité du philosophe et son désintéresse- 
ment, l'élévation de ses idées et la sérénité de son âme se 
révélèrent avec tant de force à Lucien , tout enchanté encore 
des promesses de son art et tout épris des perspectives brillan- 
tes de son avenir, qu'une sorte de révolution brusque se fit en 
lui. Il lui sembla tout-à-coup que tout ce qu'il avait espéré ou 
poursuivi jusque là n'était qu'illusion , et que le tranquille 
détachement dont Nigrinus faisait profession était la seule chose 
au monde qui méritât d'être estimée. Une telle pensée , tom- 
bant sur une imagination aussi excitable , devait la bouleverser 
entièrement. Ce fut en effet ce qui arriva. 

(( Nigrinus», dit-il, a se laissait aller peu à peu à me faire 
» l'éloge de la philosophie, à me vanter la liberté qu'elle 
» procurait , à se moquer de tout ce que le vulgaire appelle des 
» biens , c'est-à-dire de la richesse , de la gloire , de la puis- 
» sance souveraine , des honneurs , enfin de l'or et de la pour- 
» pre , toutes choses que la plupart des hommes admirent et 
» envient , et que moi-même jusqu'alors j'avais crues si précieu- 
» ses. Mon âme attentive s'ouvrait toute grande pour laisser 
w entrer ses paroles , et tout d'abord j'étais hors d'état de 
» m'expliquer à moi-même ce que j'éprouvais , car les senti- 
» menls les plus divers passaient en moi. Tantôt je souffrais de 
» voir réduire à néant tant de choses qui m'étaient chères, la 

1. M. Fritzgche (LuctaniM, t. II, 2, p. 51) pense que le nom de Nigrinus 
est nn pseudonyme par lequel Lucien désigne le philosophe platonicien 
Albinus. Cette conjecture est certainement ingénieuse; j'ai peur qu'elle ne 
le soit trop. 



BIOGRAPHIE. 11 

» richesse , le luxe, la gloire , et peu s'en fallait que je ne me 
» misse à pleurer de ce qu'elles m'étaient ravies ; tantôt au 
» contraire tout cela me paraissait méprisable et ridicule, et je 
» me réjouissais d'échapper aux ténèbres de ma vie antérieure 
» pour élever mes regards vers le ciel pur et la pleine 
x> lumière ^ » 

C'est ce dernier sentiment qui finit par l'emporter. L'entre- 
tien se termina par la victoire complète de la philosophie , mais 
le vaincu était si heureux de sa défaite qu'il en pleurait de 
joie et d'attendrissement. 

a Quand il eut fini, il m'arriva la même chose qu'aux Phéa- 
» ciens après le récit d'Ulysse. Je demeurai longtemps à le 
» r^rder fixement , sans pouvoir dissiper le charme. Ensuite 
» une sorte de vertige s'empara de moi ; je me sentais inondé 
» de sueur ; je voulais parler, mais je ne faisais que balbutier. 
» La voix me manquait ; ma langue ne pouvait rien articuler. 
» Enfin , hors d'état de rien dire , je fondis en larmes '. » 

Lucien allait-il donc renoncer à la rhétorique, aux applau- 
dissements , à la fortune , pour se faire philosophe ? Je ne sais 
si ses amis le crurent , mais , en ce cas , ils se trompèrent. 
Il est rare que des changements aussi soudains soient durables. 
D'ailleurs la nature de Lucien était essentiellement mobile ; et 
de même qu'il s'éprenait facilement , il se détachait aussi sans 
effort. Il lui aurait fallu , pour se donner alors tout entier à la 
philosophie, ou une foi solide et ardente qui l'eût lié invinci- 
blement à une certaine doctrine morale , ou un dégoût pro- 
noncé de la gloire et de la fortune. Or, en réalité, une fois les 
surprises de la sensibilité passées , il croyait peu et il espérait 
beaucoup. Jeune, spirituel , habile à parler et à écrire, encou- 
ragé déjà par le succès , comment aurait-il pu sacrifier tous 
les avantages que l'éloquence lui promettait aux exhortations 
d'une philosophie dogmatique , qui l'avait entraîné , il est vrai, 
et séduit, mais qui nel'avait jamais sérieusement convaincu? 

1. Nigrinus, 4. 

2. Jbid., 35. 



12 CHAPITRE PREMIKR. 

Autant que nous pouvons en juger, ce qu'il aimait le plus 
alors , après la renommée , c'était Tart. Cette passion était 
naturelle en lui , car il sentait avec délicatesse et vivacité le 
charme de tout ce qui était beau. L'éducation qu'il avait reçue 
avait excité et accru encore cet instinct. Non content d'admirer 
les belles œu\res littéraires, il se laissait enchanter par les 
statues et les tableaux des maîtres anciens. Nous aurons l'occa- 
sion d'étudier ailleurs ce goût fin et sur, cette justesse , cette 
sincérité qui le distinguent entre tous les critiques de l'anti- 
quité * . Mais il est à propos de signaler ces qualités dès à présent, 
car ce fut incontestablement alors, au milieu des chefs- 
d'œuvre variés dont les villes de Grèce et d'Ionie lui offraient • 
le spectacle, qu'elles prirent leur développement. Pendant 
plusieurs années , il lui fut loisible de contempler chaque jour 
ce que les grands artistes d'autrefois avaient créé de plus pur 
et de plus beau. Nous trouvons , dans un grand nombre de ses 
écrits y le témoignage très-vif des impressions qu'il en ressentit. 
Cette éducation des yeux et du sentiment . qui se faisait ainsi 
en lui par les plus belles œuvres de la statuaire et de la peinture 
antiques , confondit doucement son influence avec celle des 
lettres , en apportant à son imagination je ne sais quoi d'aimable 
et de brillant , et en prêtant à son langage une vivacité de 
couleurs que l'étude des livres ne lui aurait pas donnée. 



m. 

Voyages de LucieD. — Séjour en Italie et en Gaule. — Retour en Asie. — 

Établissement déônitif à Athènes. 

Les sophistes du second siècle étaient généralement voyageurs. 
Ils trouvaient plaisir et profit à se déplacer fréquemment , à 
peu près comme font de nos jours les artistes renommés de nos 

\. M. Hugo Bluraner, dans une intéressante étude { Archsologiache 
Studien zu Lucian f Breslau, 1867], a mis cette idée en pleine lumière. 
J'y reviendrai dans an chapitre spécial. 



BIOGRAPHIE. 13 

grands théâtres ; véritables acteurs en effet, dont Tarrivée faisait 
sensation , non-seulement dans les villes secondaires , mais à 
Rome même , ainsi qu'on peut le voir par maint passage des 
auteurs de ce temps *. C'était une bien forte séduction pour 
leur vanité , sans parler des avantages d'un autre genre qu'ils 
en retiraient. Et de plus , lorsqu'ils revenaient ensuite dans 
leur pays , le prestige de ces succès obtenus au loin les recom- 
mandait au respect et à l'admiration de leurs compatriotes qui 
étaient fiers de leur illustration. Il n'y avait de renommée bien 
établie , que celle dont les grandes villes de l'Empire successi- 
Yement avaient consacré la légitimité. 

Il était naturel que Lucien eût le désir de faire comme les 
autres. Je ne crois donc pas qu'il ait séjourné longtemps en 
Grèce. Dès qu'il se sentit assez sur de lui , il dut tenter l'ex- 
périence à laquelle son ambition le poussait. 

Ce fut en Italie qu'il se rendit d'abord *. Il a mentionné 
plus tard ce pays parmi ceux où il obtint du succès '. C'est à 
peu près tout ce que l'on sait au sujet du séjour qu'il y fit alors. 
Notons toutefois le fait attesté par son discours Sur Vambre. 
Si la donnée de cet écrit n'est pas fictive , il nous apprend que 
Lucien eut l'occasion de remonter le cours du Pô *. Les grandes 
villes de la Cisalpine devaient en effet l'attirer; mais il n'a cité 
nulle part aucune de celles où il se fit alors applaudir. Il serait 
intéressant de savoir si Lucien était en état de parler latin ; 



1. Notamment PliDe, iMtres j II, 3 : Magnà I$œum fama prœcesêerat. 

2. Double accusatioriy 27. 

3. Dans ce même passage, la Rhétorique parle en général de ses voyages 
et delà gloire qu'il y acqait. cEn Grèce et en lonie, dit-elle, ce fat encore 
» peu de chose relativement; mais il voulut passer en Italie; je franchis 
f avec lui la mer Ionienne, i II résulte de la gradation marquée dans cette 
phrase que les succès de Lucien allèrent toujours croissant. 

4. Quelques critiques, parmi lesquels M. Preller (art. Lucien, dans l'En- 
CTclop. de Pauly ), ont cru que le fleuve désigpié dans cet écrit sous le nom 
d*Éridan était le Rhône et non le Pô. Mais la description qui en est faite 
ne convient nullement au Rhône. D'ailleurs un passage du dialogue sur la 
Pantomime ( 55 ) prouve que Lucien plaçait hien en Italie, et non en Gaule, 
rÉridon des poètes et la légende de Phaéton. 



14 CHAPITRE PREMIER. 

à vrai dire , cela n'est guère probable ; il n'y a pas un mot 
dans ses écrits qui tende à le faire croire*, et Ton ne voit pas 
trop, en réfléchissant, quelle occasion il aurait eue d'apprendre 
sérieusement cette langue. D'ailleurs il n'en avait nullement 
besoin. Le gaulois Favorinus d'Arles se faisait écouter à Rome 
en parlant grec ; et si quelques-uns de ses auditeurs ne le 
comprenaient pas , la grâce de ses gestes et la mélodie de son 
langage suffisaient, parait-il , à les mettre dans l'enchante- 
ment '. Il pouvait en être de même de Lucien. 

La satire qu'il écrivit plus tard Sur les salariés est pleine 
de souvenirs et d'observations dont la précision serait difficile 
à expliquer s'il n'eût passé quelque temps à Rome. Nous avons 
vu qu'il y était venu déjà précédemment; il parait vraisem- 
blable qu'il y resta cette fois un peu plus longtemps. Il avait 
tout intérêt à y former des relations qui pouvaient lui être utiles 
dans la suite. Toutefois il résulte de son témoignage formel 
qu'il garda toujours une entière indépendance vis-à-vis de ses 
hôtes ou de ses protecteurs romains '. Il était venu chez eux en 
sophiste , pour se faire admirer, mais il ne lui convenait nulle- 
ment de se transformer en mercenaire. Ses succès lui en 
épargnèrent jusqu'à la tentation. 

Au reste , il ne semble pas que les Romains en général lui 
aient inspiré grande sympathie. La plus grande partie du 
Nigrinus n'est qu'une satire des vices de Rome , et l'agitation 
importune de cette ville est mise en contraste avec la tranquillité 

1 . Je ne veux pas dire que Lucien ne sût pas un mot de latin ; je crois 
tenlement qn'il ne parlait que grec. Quelques passages , tels que Man, 
d'écrire Vhiatoirey 21, prouvent qu'il avait une idée assez nette de la forme 
et du son des mots latins. (Cf. Exctise à propos d'une inadvertance, 13. 
Ec rc xsèyù rviç Pwu^tftiv ^vrii ciratu.) Mais quel était alors le Grec instruit 
dont on ne pût en dire autant? 

2. Philostrate, Vies des Soph., I, 8, IV. 

3. Sur les salariés, 1. cJe connais beaucoup des peines qu'ils ont à subir, 
» ou plutôt je les connais à peu près toutes ; non pas, j'en atteste les dieux, 
» que j'en aie fait l'épreuve par moi-même ; jamais je n'ai été réduit à 
1 cette nécessité, et je demande au ciel de m'en préserver toujours ; mais j'ai 
f reçu la confidence de beaucoup de gens qui avaient subi ce genre de vie. t 



BIOGRAPHIE. 15 

charmante et ragrément d'Athènes. Dans récrit Sur les salariés , 
il est phis violent encore. Suivant lui, les Romains, tout en 
accueillant les Grecs à cause de leurs talents , les redoutent , 
non sans raison : « car ils pensent que ces Grecs , introduits 
» dans leur intimité , vont faire connaître au dehors bien des 
» choses qu'ils voudraient tenir secrètes. Us voient en eux des 
» témoins trop bien informés pour lesquels ils ne peuvent rien 
» avoir de caché. Voilà l'inquiétude qui les étreint (touto toiVuv 
» àntyjtviyst ovtovç); car ils ressemblent tous sans exception à ces 
» livres somptueux, qui sont portés sur un rouleau d'or et revêtus 
» d'une couverture rouge écarlate. Ouvrez-les , et vous y voyez 
» Thyeste mangeant la chair de ses enfants , ou GBdipe parta- 
A géant la couche de sa mère , ou Térée devenu l'amant des 
» deux sœurs à la fois. C'est là leur image exacte. Au dehors, 
» ils sont glorieux et entourés de splendeur ; au dedans, sous 
» la pourpre , ils couvrent des infamies dignes de la scène 
» tragique. Déroulez la vie de chacun d'eux : vous y trouverez 
» un drame d'Euripide ou de Sophocle ; et pourtant la couver- 
» ture est brillante et les rouleaux du livre sont en or. Voilà ce 
» dont ils ont conscience. C'est à cause de cela qu'ils nous 
» haïssent et qu'ils cherchent à perdre celui qui , après les avoir 
» bien connus , s'éloigne d'eux pour aller publier leur déshon- 
» neur *. » 

On sent , dans ces lignes , des impressions anciennes et 
profondes. Admettons qu'il les exagère quelque peu par l'en- 
trainement naturel du style oratoire ; toujours est-il que la 
société romaine , dans son ensemble , lui a déplu. Je ne m'en 
étonne pas. Elle n'avait ni la discrétion dans le luxe, ni la 
délicatesse dans le plaisir, qui convenaient à son esprit fin et à 
son caractère tempéré. 

Après l'Italie, ce fut la Gaule qui attira Lucien. Il nous 
apprend lui-même qu'il y fit fortune '. D'après un autre pas- 

1. Sur les êalariéa ,41. 

2. Double accusation , 27. c Enfin , dit la Rhétorique , nous all&mes en- 
• semble jusqu'en Oaule , où je reorichis {tviropii(rOai ittoiriffa), i Le mot 



16 CHAPITRE PREMIER. 

sage , nous savons de plus qu'il y recevait un salaire public en 
qualité de rhéteur, et que ce salaire était élevé *. Évidem- 
ment , il enseignait la rhétorique grecque dans quelque ville 
des Gaules , aux frais d'une de ces municipalités lettrées qui 
tenaient à honneur d'attirer par l'offre de larges émoluments les 
sophistes en renom. Il n'y a d'ailleurs aucun indice qui per- 
mette de conjecturer quelle était cette ville. 

Le seul souvenir de la Gaule qui subsiste dans les écrits de 
Lucien est celui du dieu Ogmios, qu'il a décrit dans son 
Héraclès , en l'assimilant au dieu grec de ce nom. Cette des- 
cription est fort intéressante en elle-même , puisqu'elle con- 
stitue l'unique témoignage que nous ayons sur une des plus 
curieuses divinités gauloises *. Mais elle l'est aussi , à un autre 
point de vue , par la fidélité avec laquelle elle nous représente 
la manière d'être de Lucien au milieu des barbares. Nous voyons 
que tout en les questionnant à l'occasion , il ne faisait aucun 
effort pour se rapprocher d'eux. Il ignorait leur langue, et son 
goût était offensé de ce qui leur plaisait'. Dans ces conditions, 
ses pensées devaient se tourner fréquemment vers le pays où il 
avait été élevé. Il a parlé . dans un de ses écrits , des regrets 
que la patrie inspire à ceux qui vivent et prospèrent loin d'elle : 
a Ceux », dit-il, a qui se font une renommée loin de chez eux, 
» soit par les richesses qu'ils acquièrent . soit par la considéra- 
» tion qu'ils obtiennent , soit par la culture d'esprit dont ils 
» font preuve , soit enfin par un courage qui leur mérite des 
» éloges, ceux-là , sans exception, sont tourmentés du désir 



Kc^TCxiq désigne bien ici la Gaule proprement dite, et non la Cisalpine. On 
voit dans V Apologie ,15, que le rhéteur Sabinus allait visiter les bords de 
l'Océan , quand il rencontra sur sa route Lucien. 

1 . Apologiey 1 5 : 'Ent prixopt^ ^fioviçi fiiyifjraç fuvOofOpàç èvcyxâpfyoy, 
et , dans la phrase suivante : cvéru^cç n/xîv roiç pcya^optoGotç roiiv 
ffOfCOTûv haptOuovfiévùtç, 

2. Amédée Thierry , Hiat. des Gaulois , IV, I. (t. I, p. 482, édit. in 12 ). 

3. Héraclès , 4 : c Je restai longtemps à regarder cela , étonné , embar- 
9 rassé , et offusqué de ce que je voyais ( davpaÇttv xac ttfropwv xot àya- 
f vonerâv). » 



BIOGRAPHIE. 17 

» de retourner dans leur pays ; car c'est là qu'il leur plaît de 
» faire voir tout ce dont ils s'honorent. Et plus on a obtenu 
» d'estime chez les étrangers , plus on est pressé de se retrouver 
enfin chez soi^ jd La situation décrite dans ces lignes est 
tellement semblable à celle de Lucien en Gaule, qu'il est 
difficile de ne pas voir là , soit une demi-confidence , si ce 
discours a été composé alors , soit un souvenir , s'il a été écrit 
un peu plus tard. 

En tout cas . il semble bien qu'il ait quitté la Gaule aussitôt 
qu'il se trouva suffisamment richç et qu'il crut sa réputation 
assez solidement établie \ Il revint dans son pays. Nous le 
trouvons en lonie , puis à Ântioche, en Syrie , dans les premiè- 
res années du règne de Harc-Aurèle , au moment où la guerre 
des Parthes sévissait sur les frontières orientales de l'Empire. 
Il entendit alors , à Smyme peut-être ou à Éphèse, quelques- 
uns des sophistes qui entreprenaient déjà de la raconter '. Il 
vit à Antioche, en 462 ou 463, l'empereur Lucius Verus, 
venu en Orient pour se mettre à la tête des armées , mais en 
réalité uniquement occupé de ses plaisirs et de son amour pour 
la belle Panthéa de Smyme ^. Nous avons aussi, dans le Songe, 
le témoignage d'un séjour qu'il fit vers ce temps à Samosate, 
tout heureuK de montrer à ses concitoyens ce qu'il était devenu 
et de les éblouir de sa prospérité nouvelle '. 

Il est assez probable que Lucien resta quelque temps à Antio- 



1 . Éloge de la patrie , 8. 

2. Double accusation j 28 : 'EttcI ai éxavû; iirî^irharo xaï rà itpoç 
tvâoÇiav VJ ^X'*^ axrrîù vicfka^t. 

3. Manière d'écrire l'histoire , 14. Ce traité a été écrit vers la fin de la 
gaerre , en 165 ; dans ce passage il parle de son séjoar en lonie comme d'an 
fait récent: ÂMiyiQao/xai onôffct fiifAviQfAac ivay^oç iv itavia cotoû^aç. Des 
souTenirs qni remontent à deux ans sont en effet récents ; il n'y a rien 
là , selon moi , d'embarrassant. 

4. Cela résulte des deux dialogues intitulés Portraits et Défense des Por- 
traits. J'ai essayé d'établir la date et les faits que j'énonce ici dans une notice 
spéciale sur ces dialogues {Annuaire de l'Association pour l'encouragement 
des études grecques , 1819 ). 

5. Songe f 18. H finit en se proposant comme exemple aux jeunes gens. 

2 



18 CHAPITRE PREMIER. 

che et qu'il y reprit son métier d'avocat *. Celte ville lui plai- 
sait par sa beauté et par le caractère de ses habitants*. Il a 
aussi mentionné , dans son écrit sur la Pantomime, les spec- 
tacles qu'elle aimait et auxquels il avait lui-même assisté '. De 
plus , il était là dans son pays , tout près de Samosate , et 
cependant au milieu d'un public suffisamment hellénisé. Peut- 
être eut-il la velléité de s'y établir ; mais Athènes l'avait 
charmé autrefois , et il ne pouvait l'oublier. 

C'est probablement en l'année 164 qu'il faut placer ce 
qu'on pourrait appeler son émigration. Quelques-uns des inci- 
dents de son voyage sont racontés dans V Alexandre *, Il partit 
emmenant avec lui son père et les autres membres de sa famille. 

1. J'expliquerais ainsi ce que dit Saidas: Hv âk ouroç rb npv» Jcxnjyopoç 
h 'ÂVTio^^cia rîhç Ixtpiaç, Qaelqae petite que soit l'autorité de Suidas à met 
yeux, il est difficile d'admettre que cela soit de pure invention ou provienne 
d'une complète méprise. 

2. Pantomimey 76: Exjfuearim irokiç. Il est presque superflu de rappeler 
au lecteur la belle et curieuse description d'Antioche qui remplit le douzième 
chapitre des Apôtres de M. Renan. 

3. Même ouvrage, ibid. 

4. Lucien, d'après les Portraits, était en Asie en 163; or, d'après le Traité 
sur la manière d'écrire l'histoirCj il était en Achate en 164, ou, au plus tard, 
au commencement de 165. Il est donc venu d'Asie en Grèce en 164. Mais ce 
voyage est-il celui dont nous lisons le récit dans l'Alexandre ? Je le crois, 
et voici pour quelles raisons. 

Dans son écrit sur la mort de PérégrinuSy qui est de 169 , comme on le 
verra plus loin , il dit à son ami Cronios : — c Tu te souviens que je te 
racontai tous ces détails , il y a longtemps déjà, lorsque je vins de Syrie; 
1 je te dis alors que depuis la Troade , j'avais navigué avec lui , etc. i 
(Pérégrin.y 43 ). Il résulte de là que Lucien était venu de Syrie en passant 
par la Troade , c'est-à-dire en traversant l'Asie Mineure , plusieurs années 
avant 169. On ne peut guère douter que ce voyage ne soit identique à celui 
de 16i, car l'expression TrâÀai ne se justifierait pas, s'il était plus récent. 
Donc en 164, Lucien est venu de Syrie en Grèce par la Troade, et la phrase 
même du Pérégrinus indique suffisamment qu'il n'a suivi qu'une fois cette 
route avant 169. 

Passons à présent à l'Alexandre. L'itinéraire décrit est le même. Si donc 
le voyage raconté là est antérieur à 169, c'est nécessairement celui de 164. 
Or on peut démontrer de plusieurs manières qu'il est antérieur à 169. 

1" Le voyage raconté dans V Alexandre eut lieu (c. 57 } lorsque Eupator 
était roi du Bosphore. Eupator^ qui avait commencé à régner sous Antonin, 



BIOGRAPHIE. t9 

C'était donc bien , dans sa pensée , un départ définitif. Après 
avoir traversé la Cappadoce , il se détourna seul de sa route 
pour venir voir à Abonotichos en Paphiagonie le célèbre hiéro- 
phante et devin Alexandre. On peut lire Texposé de leurs 
relations dans l'écrit satirique que Lucien lui a consacré. 11 
suffit de dire ici qu'elles ne furent rien moins qu'amicales. 
Lucien entreprit de démasquer publiquement l'imposture 
d'Alexandre ; et celui-ci , pour se venger , tenta de faire périr 
Lucien. Heureusement échappé à ce danger, il vint retrouver 
les siens à Amastris sur le Pont-Euxin , séjourna quelque 
temps en Bithynie pour y poursuivre une juste vengeance, à 
laquelle il dut renoncer , et finit par s'embarquer en Troade 
sur le même vaisseau que l'ascète Pérégriaus , dont il allait 
bientôt raconter la mort *. 



ne semble pas avoir prolongé son règne an delà de la première moitié du 
règne de Marc-Aurèle ( Bceckh, C. I. G. t. II, p. 95 et 152 ). M. Fritzsche 
( LucianxUj 1 , 2* p., p. 63) fait même remarquer que la majeure partie 
des monnaies d'Eupator ont été frappées entre 162 et 164. — 2* Une heu- 
reuse correction de MM. Burmeister et Jacobitz a restitué au ch. 57 de 
V Alexandre le nom de Lollianus Âvitus , qui fut gouverneur de Bitbjnie 
entre 161 et 169. Il est vrai que cette correction a été contestée par 
Fritzsche qui n'admet pas la forme Âuccroç. Cette forme en effet ne se trouve 
nulle part ailleurs ; mais^'est là une simple question d'orthographe; car la 
forme 'Âoûîroç , qui est dans Dion Cassius , peut être substituée à l'autre 
dans le texte de Lucien. La correction n'en subsiste pas moins y et avec elle 
une concordance précise permettant d'établir que le voyage de V Alexandre 
est antérieur à 169. — 3* J'ajoute que l'imposteur Alexandre ne paraît pas 
avoir vécu au delà de cette date. Les derniers événements auxquels nous le 
voyons mêlé sont des années 165 ou 166; et si c'est de lui qu'il est question 
dans la supplique adressée par le chrétien Athénagoras à Marc-Aurèle et à 
Commode en 177 , il était mort alors depuis longtemps déjà. 

Je conclus de tout cela que le voyage raconté dans l'Alexandre est le même 
que celui qui est mentionné à la fin du Pérégrinua , et que ce voyage eut 
lien en 164. 

i. Tous ces détails sont empruntés à V Alexandre. On est bien forcé de 
suivre le récit de Lucien, puisqu'on n'a aucun moyen de le contrôler. 
J'avouerai toutefois que je ne l'accepte pas sans quelque défiance. Les plus 
graves imputations à l'égard de ses ennemis lui coûtaient peu ; et il y a 
certainement quelque chose de suspect dans ce fait qu'il reconnaît lui-même 
n'avoir pu obtenir justice. 



30 CHAPITRE PREMIER. 

Lucien était à Corinthc vers la fin de 16i ou le commence 
ment de 465*. Quelques indices permettent de soupçonner, 
mais de soupçonner seulement . qu'il se rendit de nouveau en 
Italie pour accomplir une mission dont les gens de Samosate 
Tavaient chargé * . Sans doute il avait laissé sa famille en 
Grèce. II semble bien qu'il assista aux jeux Olympiques de 165'. 
A partir de ce moment , ses allées et venues nous échappent 
complètement ; mais on peut affirmer d'une manière générale 
qu'Athènes devint alors son séjour. Cela résulte des allusions 
dont ses dialogues sont remplis. 



IV. 



Prédilection de Lucien pour Athènes. — Le public athénien au second siècle. 
— Lucien , d'abord avocat et sophiste , abandonne la rhétorique et 
les tribunaux y pour se faire moraliste et satirique. 

Nous avons déjà dit un mot précédemment des sentiments 
qu'Athènes inspirait à Lucien. Ce n'était pas seulement en 
raison de son glorieux passé qu'il l'aimait ; c'était aussi 
et surtout à cause des qualités toujours persistantes de ses 
habitants. 



1. Man. d'écrire V histoire , 14 et 17. 

2. On voit par un passage de l'Alexandre ( 53 ), que le devin s'attendait à 
être questionné par Lucien sur la manière dont il devait se rendre en 
Italie ( erre /xoi juXeOcac èir' IrsLkiav, être TreCoTropyicac Xwov). H se trompait, 
il est vrai ; mais , comme il était fort bien informé en général , cette 
méprise ne s'expliquerait guère , si Lucien n'eût été effectivement en route 
pour l'Italie. D'autre part, dans le Toxaris , un personnage , Mnésippe , qui 
tient le rôle de Lucien , dit ( c. 24 ) : c Comme j'étais en Italie en qualité de 
délégué pour soutenir les intérêts de ma patrie...! — C« sont là de simples 
indices, mais qui ont pourtant leur valeur. Cf. Songe , 12. 

3. En 169 , il y assistait pour la quatrième fois {Pérégrin.^ 35) ; or il 
est difficile de supposer qu'il ait pu y assister plus de deux fois durant son 
premier séjour en Grèce. — En outre , dans l'Hermotime , un des premiers 
ouvrages qu'il composa après qu'il eut renoncé à la rhétorique , il parle 
des jeux qu'il a vus tout récemment à Olympie. 



BIOGRAPHIE. 21 

Tandis que Rome élait la ville du faste , Athènes se faisait 
remarquer par le goût de la simplicité. Gomme autrefois , les 
Athéniens auraient pu dire d'eux-mêmes , selon le mot de 
Thucydide : fcXoxoXoû^ fisx* eyTBksiaç , a nous aimons ce qui 
est beau sans ostentation ». — « Élevés, disait Nigrinus, dans la 
» philosophie et la pauvreté . il leur est désagréable de voir 
» qu'un des leurs ou un étranger veuille introduire de force 
parmi eux l'opulence fastueuse ; s'il leur vient quelque hôte 
x> qui ait ce désir, ils le corrigent tout doucement , et , en lui 
» faisant finement la leçon, ils l'amènent à changer de ma- 
» nières* .» — II y avait là de quoi séduire et charmer le goût 
discret et l'esprit délicat de Lucien. En outre,.^n jouissait dans 
Athènes d'une liberté qui n'existait nulle part ailleurs au même 
degré. Nul tracas , peu d'obligations incommodes , point de 
jalousies ni d'espionnages ; une franchise bienveillante dans les 
mœurs et un respect naturel de l'indépendance d'autrui '. 
Chacun y vivait à son gré , sans être inquiété par l'opinion. On 
y jouissait paisiblement d'un loisir intelligent que le goût des 
lettres et des arts embellissait. L'autorité impériale elle-même , 
bien que présente là comme partout , y devenait plus douce et 
plus libérale. La crainte du ridicule empêchait ses représentants 
de s'offenser des malins propos qui s'y donnaient libre cours ; 
et il arrivait même qu'atteints publiquement de quelque épi- 
gramme mordante , ils prenaient le bon parti d'en rire, comme 
tout le monde, parce qu'ils n'osaient pas s'en fâcher'. La 
hardiesse du langage, pourvu qu'elle fût tempérée par l'esprit , 
était donc estimée et approuvée là tout particulièrement. Or 
c'était précisément le genre de liberté qui convenait à Lucien , 
le seul , à vrai dire , dont il eût besoin , et celui qui devait le 
plus contribuer à l'essor de toutes ses facultés. 



1. Nigrinus ,12. 

2. Nigrinua, 14 : TaOrcé rc ouv CTn^vee xaî npoviu tviv èXeuOspiav rvjv 
fxct xai TÂç ^tstixtiç to àvcTrt^ovov , ri(rj'xjuf,v ts ïloll àitpayiioaxtvYiV , à âin 
gt^ova Trap* aùrotç iortv. 

3. Démonax , 18, 41, 50. 



22 CHAPITRE PREMIER 

Mais cette liberté et cette tranquillité n'étaient pas les seules 
séductions d'Athènes aux yeux de Lucien. Il y avait un accord 
secret entre ses propres instincts littéraires et le tempérament 
moral des habitants de cette ville. Sans doute le peuple athénien , 
sous la domination romaine , était bien différent de ce qu'il 
avait été au temps de ses grands poètes et de ses grands orateurs ; 
mais si les caractères étaient singulièrement diminués , si les 
intelligences avaient perdu leur élan , la finesse du sens critique 
se maintenait à travers le changement des mœurs et Taltéralion 
des idées. Les Athéniens du second siècle avaient , comme leurs 
ancêtres , la réputation d'être de bons juges dans toutes les 
choses de Tesprit. Les plus grandes renommées du temps sol- 
licitaient leurs suffrages et rendaient hommage à cette sorte 
d'autorité qui leur appartenait V Et ce n'était pas seulement, 
comme on pourrait le croire, l'effet d'une tradition indéfiniment 
perpétuée. En réalité, ils avaient toujours une vivacité naturelle 
qui les rendait propres à admirer tout ce qui était brillant et 
ingénieux , comme aussi à saisir du premier coup ce qui 
était ridicule. L'ironie attique, autrefois célèbre , l'était encore, 
et à bon droit*. Lucien nous en a laissé lui-même de curieux 
exemples dans un passage de son Nigrinus^. On y voit que ce 
genre d'esprit léger et moqueur n'était pas le privilège de 
quelques-uns ; la population tout entière y participait. Nulle 
part ailleurs, un bon mot n'était aussi vite saisi, ni aussi 
assuré de faire fortuna. Une allusion , un sous-entendu trou- 
vaient là mille interprètes complaisants et empressés. Dans 
un tel milieu , un esprit ingénieux et naturellement satirique 



1 . Le rhéteur Polémon , parlant pour la première fois devant eux , leur 
disait : c On affirme , Athéniens , que voas êtes connaissears en éloquence ; 
• je vais m*en assurer. • (Philost., Vies des Sop/i., I, 25, 4.) Je laisse de 
côté l'étonnante fatuité du sophiste ; mais je recueille la première partie de 
sa phrase à titre de témoignage. 

2. Lucien , Réponse à quelqu*un qui m'appelait un Prométhée en fait de 
discours , I : fxvxT^pa oiov rbv 'Attuov. — 2 : Tr,v 'Attixïjv (TpcfAÛrqTa 
Tûv Txoj^^âTcav. 

3. NigrinuBj 13 et il. 



BIOGRAPHIE. n 

devail se sentir excité. A Rome, il fallait, pour se faire entendre, 
« la mordante hyperbole » de Juvénal ; à Athènes , la malice 
aiguisée et piquante était plus assurée de réussir. Je ne veux 
pas attribuer à Tinfluence du public athénien le grand chan- 
gement qui se fit alors dans l'esprit de Lucien ; Thonneur 
lui en revient légitimement à lui-même ; mais je ne puis 
m^empécher de croire pourtant qu'Athènes y eut sa part, 
en ce sens du moins qu'elle le rendit plus facile et l'en- 
couragea . 

Ayant renoncé à la vie errante qu'il venait de mener pendant 
plusieurs années^ il avait repris , ce semble, sa profession de 
logographe ou d'avocat * ; c'était toujours appartenir à la rhé- 
torique. Mais son esprit s'était élargi et son jugement avait mûri 
pendant ses voyages. Le spectacle varié qu'il avait eu sous les 
yeux l'avait instruit en suscitant ses réflexions ; peu à peu une 
idée nouvelle grandissait en lui : il commençait à comprendre 
quel attrait et quel profit il y a pour une intelligence claire à 
étudier la nature humaine. L'homme^ ses illusions, ses passions, 
ses ridicules , voilà ce qui de plus en plus l'intéressait et pro- 
voquait ses pensées. L'école l'avait habitué autrefois à se nourrir 
de fictions , et longtemps il était resté docile à son influence. 
Mais plus son esprit s'était fortifie, plus il s'était senti attiré 
vers la réalité. Celle-ci, par un effet naturel, devait le dégoûter 
des artifices de la rhétorique. D'autres pouvaient se persuader 
que le plus noble emploi des facultés humaines était de com- 
poser des phrases agréables sur des riens et d'équilibrer 
savamment des périodes. Quant à lui, il avait cessé pour 
toujours de le croire. Cette rhétorique fardée , qui n'avait plus 
d'ambition élevée et qui tendait seulement à plaire par tous les 
moyens , lui inspirait une aversion chaque jour plus forte. 



1. Cela me parait attesté clairement par plasienrs passages de ses écrits, 
où il dit qu'il abandonna les tribunaux lorsqu'il se fit moraliste. — Pêcheur^ 9 : 
♦affi yoûv piiTOpâ «"i xat ^txavcxov riva eîvac xal Travoûpyov iv toîç 
"kôyoïç, — 25; PT^*»p yâp Ttç, &ç yjjfftv , 2)v , iiroktiroiv rà. iinoLTtripta xac 
ràç 8 y 8XCIV0IC ev^oxcfiiQ^eiç. — Cf. Double accusation , 32. 



24 CHAPITRE PREMIER. 

Une fois ces sentiments éveillés, Tindépendance hardie de 
sa nature devait les pousser rapidement à leurs conséquences. 

Cette émancipation intellectuelle et morale, qu'il a racontée 
allégoriquement et à grands traits dans les dernières scènes de 
sa Double occtAScUion , fut Tévènement capital de sa vie. C'est 
à la résolution énergiquement prise alors que nous devons tous 
ses chefs^'œuvre. Les dates probables de ses premiers dia- 
logues satiriques attestent que la transition , s'il y en eut une, 
fut très-courte. Son premier mouvement , en s'éloignant de la 
rhétorique, fut de se rapprocher delà philosophie. Nous le 
voyons , dans les premiers temps de son séjour à Athènes , 
fréquentant les philosophes et aimant à s'entretenir avec eux ; 
il se sentait attiré surtout vers les représentants de l'Académie 
et du Lycée'. Hais le bon accord entre eux et lui était plus 
apparent que réel ; ce qu'il aurait voulu, c'était la philosophie 
sans les philosophes, et encore , ainsi que nous le verrons plus 
loin , une philosophie d'un genre particulier. La rupture était 
donc inévitable, et elle fut très-prompte. 

Lucien se vit ainsi rendu à lui-même , libre vis-à-vis de la 
rhétorique , libre vis-à-vis de la philosophie ; il avait qua- 
rante ans environ ' ; son esprit était dans toute sa force : sa 
fortune , à ce qu'il semble , sans être considérable , suffisait à 
ses besoins. Ce fut alors que par une série d'essais heureux , 
il prit rapidement conscience de son talent , et créa le genre 
dans lequel il a excellé. 



1. Doubl>' accusation. 32: KaXù; ct^i /xot... iç Tf«v Axa^r^^xiav ^ sç to 
Aûxsiov sXOôvTa tô» jSfXTÎffrw toûtw Aia>6y6) (rj|X7rfO(7racTclv iipéiioL ^la^t- 
yopLSvov;. — Sur la pantomime . 3 : Un philosophe , Craton , est censé loi 
dire : Ov lov av eyx^nfita tîr, ^ôvov , iXkà xal f^^ûv , si |jiiq ^e xarà rbv 
'O^u<70"ea ToO Xcoroû abrooTrao'avTCÇ CTri xàç (TjyiiOsii âixrpi^àç èiravâÇopiv. 
Un peu j>lu8 haut , il est appelé àvijo fiko(TOfia ri jxfrpiz &iuc^iqx6>>. 

?. fMiublc accusation y 32. 



BIOGRAPHIE. 35 



V. 



CommeDt Lucien a composé et publié ses dialogues. — Ses succès à Athènes 

et au dehors. 



A partir de ce moment , il n'y a plus, pendant longtemps , 
d'autres événements à signaler dans sa vie , que la publication 
successive de ses œuvres. Celles-ci , comme nous le verrons , 
durent se suivre à très-peu d'intervalle , et il semble que 
durant une assez longue période de temps , qui répond à la 
plus grande partie du règne de Marc-Aurèle (de 165 à 175 
environ), l'esprit de Lucien fut toujours en activité. Cela 
s'explique d'ailleurs aisément; car, n'ayant découvert qu'assez 
tard ses véritables aptitudes , il était naturel qu'il les mit à 
profit avec l'entrain d'un homme qui a trouvé un trésor et qui 
se hâte de l'exploiter. 

Les lectures publiques étaient alors trop à la mode pour 
qu'il n'usât pas de cette manière avantageuse d'entrer en com- 
munication avec la société athénienne. La nature même de ses 
œuvres s'en accommodait particulièrement. Par leur forme 
dramatique et par les ressources qu'elles offraient à un lec- 
teur habile , elles appelaient . en quelque sorte, ce mode de 
publication. Quelques mots , qu'on peut y recueillir çà et là , 
nous mettent sous les yeux les séances oratoires où il produi- 
sit en public pour la première fois ses pamphlets dialogues. 
Dans le Pécheur (§26), Diogène, accusant Lucien, lui reproche 
d'avoir insulté la philosophie par son dialogue des Sectes à 
rencarij et de l'avoir insultée publiquement. Les anciens poètes 
comiques, lorsqu'ils en faisaient autant, étaient moins coupa- 
bles ; ils avaient du moins une excuse dans la licence tradition- 
nelle des fêtes de Bacchus : « Hais lui d, dit-il , « il convoque 
» des auditeurs de choix , et devant eux , il apporte ses calom- 
» nies , préméditées et mûries à loisir , accumulées dans un 



36 CHAPITRE PREMIER. 

» gros manuscrit ; puis, d'une voix retentissante , il injurie 
» Platon , Pythagore , Aristote et Chrysippe. » Nous voyons là 
deux choses : d'abord , que Lucien , avant de s'adresser au 
grand public, s'en faisait un plus restreint, un auditoire 
d'élite (toùç apttrcouç av/xaXûv) , afin sans doute que son œu- 
vre , étant recommandée par ces délicats , fût plus assurée de 
réussir ensuite partout ; en second lieu , que dans ces séances, 
il lisait lui-même et qu'il faisait valoir ses satires par un débit 
animé {iisycchi rn ftùvri). D'autres passages, rapprochés de 
celui-là, ne permettent guère de douter que la plupart de ses 
dialogues , tous peut-être , n'aient été lus ainsi par lui avant 
d'être publiés '. Hais la publication proprement dite succédait 
à ces lectures préparatoires *. Le succès déjà commencé se pro- 
pageait alors, et en même temps qu'il s'étendait plus loin , il 
devenait plus durable. En tout cela d'ailleurs , Lucien ne 
faisait que se conformer aux usages de son temps. 

Nous aurons l'occasion d'étudier plus loin l'influence que 
cette manière de faire a eue sur la composition de ses écrits. 
Dès à présent, nous pouvons faire remarquer combien elle a 
dû contribuer à le stimuler et à le forcer de produire vile. Un 
écrivain qui se propose seulement d'être lu peut méditer à 
loisir; car son livre, une fois publié, aura tout le temps de se faire 
agréer. Mais , lorsqu'on veut réussir à jour fixe et qu'une heure 
doit décider du succès, il faut prendre les esprits dans les 
dispositions où ils se trouvent; laisser passer l'occasion, c'est 
perdre ou du moins compromettre gravement la partie. Les 
impressions qu'une première lecture heureuse a excitées sont 
sujettes à s'éteindre promptement ; pour en profiler , il faut se 
garder de les laisser refroidir. Voilà donc l'auteur obligé de sui- 
vre tous les mouvements d'esprit qu'il a fait naître lui-même 
dans son public. Une invention a plu: on en parle, on 

1. Double accusation, 28 et 34 : Pécheur, 14; Zeuxis , 1 : A quelqu'un qui 
m'appelait un Prométhée, etc., 7 ; Apologie, '^. Ce dernier passage s'applique 
même à une œuvre non dialoguée , aa discours Sur les salariés, 

?. Portraits , 23 ; Défense des Portraits ^ 14 ; Apologie , 3. 



BIOGRAPHIE. 27 

l'approuve, on en rit ; c'est le moment de la reprendre et d'en 
tirer un nouveau parti ; pour peu qu'on attende , il sera trop 
tard. Qu'on lise de suite les principales œuvres de Lucien , 
et l'on sera frappé , si je ne me trompe , de la façon dont celte 
sorte de préoccupation s'y fait sentir. Les Dialogues des morts 
ont réussi ; voici les Dialogues des dieux, les Dialogues 
marins, La Double accusation a paru piquante ; voici le 
Pécheur. Seulement un jour vient où Lucien, sans être vieux, 
sans avoir rien perdu de son esprit , s'arrête , cesse presque 
de produire. Pourquoi cela ? c'est qu'une telle allure ne 
peut être soutenue longtemps. Ni le public ni l'écrivain ne 
sauraient vivre indéfiniment dans cette sorte d'excitation intel- 
lectuelle. 

On aura remarqué que dans tout ceci nous admettons comme 
un fait certain les succès de Lucien. Nous en trouvons en effet 
le témoignage plusieurs fois répété dans ses écrits , et la vrai- 
semblance est ici trop d'accord avec son affirmation pour qu'elle 
puisse suggérer le moindre doute. Tout ce qu'on est en droit 
de se demander , c'est si le public accueillait ses lectures par 
ces applaudissements bruyants et ces marques d'enthousiasme 
vraiment surprenantes qui étaient prodiguées alors aux sophis- 
tes renommés , ou bien s'il les encourageait par une appro- 
bation plus fine et en même temps plus intelligente. Cette 
curiosité est d'ailleurs facile à satisfaire. Dans la Double accu- 
sation , la Rhétorique est censée tourner en dérision la préfé- 
rence que Lucien accorde au dialogue et le dédain qu'il affecte 
pour les amples développements du discours ; elle s'étonne 
qu'il ait renoncé aux acclamations et aux applaudissements 
provoqués d'ordinaire par la grande éloquence , pour se con- 
tenter de recueillir quelques chétifs témoignages d'encoura- 
gement , des sourires , des signes de tête , des gestes d'assen- 
timent , tout au plus une exclamation de sympathie arrachée 
par un passage émouvant '. Malgré le ton de dénigrement que 

I . Double accusation , 28. 



28 CHAPITRE PREMIER. 

Tauteur a mis à dessein dans ce passage , il y a toute raison de 
croire que le fond en est vrai. Que Ton corrige, si Ton veut, 
ce quMI peut y avoir ici de légèrement inexact par les paroles de 
Diogène dans le Pécheur , se plaignant des applaudissements 
et des éloges que Lucien obtient aux dépens de la philosophie * ; 
il n'en reste pas moins certain que ses œuvres , par leur nature 
même, ne se prêtaient pas à ces manifestations tumultueuses 
que provoquaient un Hérode Atticus ou un Adrien de Tyr. On 
entendait plus de rires évidemment que de clameurs dans son 
auditoire , lorsqu'il lisait les Sectes à rencan '; mais le rire est 
généralement sincère , tandis que les acclamations le sont 
rarement. 

Connu dans Athènes, Lucien ne négligea pas le soin de 
répandre également sa renommée au dehors. Bien que nous 
ayons admis précédemment qu'il avait renoncé alors aux longs 
et lointains voyages, il esta peu près certain qu'il ne dédaignait 
pas d'aller de temps en temps faire connaître ses œuvres dans 
les villes voisines où il espérait trouver bon accueil. LeZeuxis, 
qui a servi certainement de préambule à une lecture des dia- 
logues , nous montre son auteur dans une ville étrangère ; 
j'inclinerais à rapporter aussi à cette période de la vie de Lucien 
le voyage de Macédoine (|ui est attesté par V Hérodote et le 
Scythe ; il est probable même qu'il poussa jusqu'à Philip- 
popolis , dont il nous a laissé une courte description dans ses 
Fugrta/s , dialogue écrit en 170*. C'étaient évidemment là de 
courtes absences , mais qui profitaient à sa renommée et sans 
doute aussi à sa fortune. Le début du Zeuoois nous fait voir , en 
quelque sorte , le genre de manifestations qu'il dut recueillir 
plus d'une fois dans ces villes auxquelles il apportait les œuvres 
déjà essayées dans Athènes : «Tout récemment», dit-il, 

1. Pécheur, 2b: xporitŒÔat xatk ciratvccTOju virb Toiv Ocarûv. 

2. Pécheur, 25: Ta nHOvi âe stvaireiOwv jtarayAài» f.piâv. — 27: oé 
TtapôvTSÇ ^'e sysAuy. 

3. Pour toutes ces indications, voir Zeuxis ^ I , où il se qualifie de Çivov 
xvOp«i>irov; Hérodote, 7 et 8 ; Scythe, 9; Fugitifs, 25. 



BIOGRAPHIE. 29 

« ayant lu mon discours, j'allais rentrer chez moi. Au moment 
D où je sortais, un grand nombre de mes auditeurs m'abor- 
9 dèrent ; ils me serraient la main et ils semblaient vouloir 
x> me témoigner leur admiration. Puis , comme je m'éloignais , 
D ils me firent cortège, et les voilà qui se mirent à m'acclamer, 
9 à me combler d'éloges , à tel point que j'en rougissais, crai- 
» gnant en vérité de ne pas justifier tant de compliments. » 

Ce serait toutefois une exagération manifeste que de se 
repré.senter Lucien comme ayant été en possession d'une 
renommée universelle. A distance , nous nous faisons facile- 
ment illusion à cet égard. Son œuvre nous apparaît aujourd'hui 
dans son ensemble , agrandie à la fois par son isolement au 
milieu des ruines littéraires qui se sont faites autour d'elle , et 
par la longue suite de siècles qui ont passé sur elle sans la 
détruire. Cette impression n'était pas celle des contemporains. 
Si vif qu'ait pu être le succès immédiat de tel ou tel dialogue , 
c'étaient là en somme des œuvres légères dont on s'amusait et 
dont on louait la finesse, mais qui ne semblaient pas pouvoir 
être comparées aux savants discours ou aux étonnantes impro- 
visations des célèbres rhéteurs du même temps. En réalité , la 
réputation de Lucien , dans cette période brillante de sa vie , 
était surtout une réputation athénienne; et dans Athènes 
même , s'il passait pour un homme d'esprit et pour un délicat 
écrivain, je ne suppose pas que personne le mit au rang 
d'Hérode Atticus, d'Adrien de Tyr, d'iElius Aristide et de quel- 
ques autres également illustres alors et non moins inconnus 
aujourd'hui de quiconque n'étudie pas spécialement l'antiquité. 



VI. 



Ce qu'on sait de la vie privée de Lucien dans Athènes. — Son caractère. — 

— Ses amis et ses ennemis. 

Il est bien regrettable qu'à côté de cette esquisse de la vie 
publique de Lucien , nous ne puissions pas en tracer simul- 



30 ' CHAPITRE PREMIER. 

tanément une autre qui présenterait au lecteur les traits les 
plus essentiels de sa vie privée. La critique moderne nous a 
de plus en plus habitués à chercher Thomme dans Técrivain, 
et nous ne croyons connaître réellement un auteur que si 
nous savons comment et avec qui il vivait. Le détail de ses 
mœurs , la variété de ses relations , tout en un mot , jusqu'aux 
singularités mêmes de son caractère , nous intéresse et nous 
éclaire. Mais quel est celui des grands écrivains de la Grèce 
qui nous est connu de cette manière? En ce qui concerne 
Lucien , tout se réduit à quelques renseignements épars dans 
ses écrits. Essayons du moins de ne pas les laisser perdre entiè- 
rement. 

Il semble certain , d'après ce que nous avons vu plus haut , 
qu'il avait amené à Athènes, vers 164, son père et les siens. On 
peut donc supposer qu'il y vivait en famille. Lorsqu'il composa 
son dialogue de VEunuqtAe, vers la fin du règne de Marc- 
Aurèle, il avait un fils, tout jeune encore *. C'est tout ce que 
nous savons des choses de sa vie domestique. Quant à sa situa- 
tion de fortune , il ressort de tous ses dialogues qu'elle était 
médiocre, mais cependant suffisante pour ses goûts et ses 
besoins. Comme il ne laissait pas son esprit s'égarer à la pour- 
suite de chimères ni concevoir de vains désirs, un repas 
frugal , tel que celui dont il parle à la fin des Souhaits *, le 
satisfaisait pleinement. 

Bien que Lucien se soit donné un rôle à lui-même dans un 
assez grand nombre de ses dialogues , nous ne devons pas y 
chercher des détails précis sur sa manière de vivre , car les 
scènes qu'il y trace sont évidemment fictives. Toutefois il en 
est quelques-unes qui peuvent au moins, en l'absence de tout 
autre renseignement . aider notre imagination et venir en aide à 

1. Eunuque j 13: ...rov uiov'irt ai ftot xo/xe^v) vtoç iTriv. 

2. SouhailSj 46 : c Non, dod, je ne veux pas de ces rêves, qui me feraient 

• jouir quelques instants d'une richesse illusoire, après quoi j'aurais grand* 

• peine à manger mon pain sec. • Il y a, bien entendu, quelque exagération 
dans ce dernier trait. 



BIOGRAPHIE. 31 

• 

des conjectures légitimes. C'est ainsi que le rôle de Tychiadès , 
dans VAmi du mensonge , nous permet de nous représenter 
assez bien quelle devait être son attitude dans les maisons où il 
était reçu en ami , lorsqu'il venait à y rencontrer quelques-uns 
de ces ridicules dont il se moquait dans ses écrits. Nous le 
reconnaissons là à sa franchise et à son impatience naturelles, 
se contenant néanmoins , mais non au point de maîtriser com- 
plètement sa verve ironique. Dans le Banquet , c'est lui encore 
qui , sous le nom de Lycinos , assiste à cette série de scènes 
grotesques et scandaleuses, sans s*y mêler autrement que par 
la vivacité de ses impressions. Enfin , dans les Sm^haits , ne 
le voyons-nous pas , en compagnie de quelques amis , suivant 
la foule qui va visiter au Pirée un grand navire récemment 
arrivé, puis revenant à pied vers la ville en faisant de fine et 
charmante philosophie morale avec ses compagnons de route 
sous la forme la plus fantaisiste? Encore une fois, peu importe 
que ces scènes soient de son invention ; elles sont vraies pour 
nous , en ce qu'elles nous le montrent dans sa manière de 
vivre quotidienne, avec les qualités piquantes de son esprit et 
de son caractère , son goût d'observation , son bon sens malin 
et si facilement excité à la moquerie , sa conversation vive , 
enjouée, pleine d'imprévu et constamment inspirée par une 
agréable sagesse. 

Il serait difficile de dire s'il eut beaucoup d'amis. Autant 
qu'on peut se faire une idée de son caractère , on devait trou- 
ver plaisir et profit à s'entretenir avec lui , mais il fallait être 
bien sûr de soi pour vivre dans sa familiarité et se livrer à lui 
complètement. Nous ne savons rien de la plupart de ceux à 
qui sont dédiés plusieurs de ses écrits ; ni Cronios, ni Sabinus, 
ni Philon , ni Timoclès ne nous sont connus autrement que 
par les rapides allusions qu'il fait , soit à leur caractère , soit 
à ses relations avec eux ^ Il parait vraisemblable que le Celse 

1 . Cronios , voy. Pérégrinua , 1,8, 43 ; — Sabinus, Apologie, 1, 15 ; — 
Philon y Man. d'écrire l'hiatoirey 1 ; il y a an personnage de ce nom dans le 
Banquet ; — Timoclès, Sur les salariés^ 1 , 2, 4 ; ce Timoclès pourrait bien 



33 CHAPITRE PREMIER. 

à la demande duquel il a composé son Alexandre est le même 
que celui dont le IHscours vrai a été réfuté par Origène ; il y a 
pourtant sur ce point un doute qu'il est difficile de dissiper 
entièrement *. D'autres passages nous le montrent entretenant 
de bonnes relations avec des Romains puissants *. Hais rien 
de tout cela ne nous permet de reconstituer par la pensée le 
groupe au milieu duquel il a vécu, et dont la connaissance nous 
serait si utile pour juger ses œuvres. Il est superflu dès lors 
de s'attacher davantage à de simples noms. 

Le seul des amis de Lucien de qui on puisse parler en con- 
naissance de cause , c'est le philosophe Démonax , dont il nous 
a raconté lui-même la vie sous une forme anecdotique '. Selon 
son témoignage formel, il entretint longtemps des rapports 
étroits avec lui *. Démonax était fixé à Athènes ; il y mourut 
vers la fin du règne de Marc-Aurèle. C'est donc précisément 
dans la période de temps dont nous parlons en ce moment , 
que Lucien dut le fréquenter. Le portrait qu'il a tracé de lui 
explique et justifie les sentiments d'afTection et de respect qu'il 
éprouvait à son égard. Les plus nobles vertus s'alliaient dans 
cette nature exquise aux qualités les mieux faites pour plaire : 



être d'ailleara un personnage fictif : il semble que Lucien n'anrait pas traité 
si rudement un ami qui lui aurait demandé conseil. 

1. Sur Celse, voyez un excellent chapitre de l'ouvrage de M. Aube: 
L'Église et les persécutions , t. IL 

2. Il avait donné des conseils inutiles à Rutilianus , personnage influent 
de la cour de Marc-Aurèle , qui épousa la fille du devin Alexandre {Alex. y 
54 ) ; lorsqu'il traversa la Cappadoce en 164 , le gouverneur de la province 
était son ami ( Alex.^ 55 ). 

3. Démonax ne nous est guère connu que par Lucien. Stobée et Jean de 
Damas citent des pensées qu'ils lui attribuent ; Eunape mentionne seulement 
sa biographie écrite par Lucien. On a cru de nos jours pouvoir s'autoriser 
de cette disette de témoignages pour conjecturer que Démonax est un 
personnage tout idéal créé par Lucien (Anton Schwarz, Uber Lucians 
Démonax j Vienne, 1878 ). Il est inutile de discuter longuement cette opinion 
paradoxale , bien qu'elle ait fait fortune en Allemagne ( Voir Seue Jahr- 
bûcher fur Philologie , t. CXXIII, p. 841 ); l'ouvrage de Lucien me paraît 
la réfuter à chaque ligne. 

4. Démonax ^ 1 : Tû àTHfii\¥axri xac iitï juiiqxiotov ffvvtycyopsv. 



BIOGRAPHIE. 33 

un désintéressement absolu , une simplicité de mœurs qui 
n'avait rien de rigide ni d'ascétique , une bonté et un dévoue- 
ment admirables , et avec cela un esprit enjoué , une vivacité 
d'humeur toujours en éveil au service d'un grand bon sens , 
enfin une liberté de discours et une indépendance de manières 
qui faisaient sentir la haute qualité du caractère jusque dans le 
laisser-aller de la vie quotidienne. On comprend aisément 
combien un tel commerce dut contribuer à affermir les idées 
que la fréquentation des hommes inspirait à Lucien. La vertu 
souriante et malicieuse de Démonax fut comme le type vivant 
qu'il mettait en contraste avec les ridicules et les vices dont il 
s'était fait le censeur ; c'était par lui surtout qu'il restait ami 
avec la philosophie, tandis qu'il raillait amèrement les philo- 
sophes ; et plus d'une fois , par une sorte de piété discrète . il 
lui arriva de glisser une restriction amicale dans ses moqueries 
en songeant à cet homme de bien devant qui la satire était 
désarmée * . 

Si une telle amitié honore grandement Lucien , il est pro- 
bable qu'un certain nombre des inimitiés qu'il eut à subir ne 
l'honoreraient pas moins, si elles nous étaient mieux connues ; 
mais ici encore il faut avouer de bonne foi notre ignorance. 

Je ne mets pas toutefois au nombre des inimitiés intéressantes 
ou honorables celles dont nous trouvons aujourd'hui encore le 
témoignage authentique dans les deux diatribes Contre un 
ignorant collectionneur de livres et Sur le jour néfaste ; il 
semble que l'amour-propre offensé y ait eu la part principale , 
et l'on ne voit pas trop à qui pouvait profiter ce déchaîne- 
ment d'injures souvent grossières et peut-être calomnieuses. 
Mais ceux que je regrette de ne pas connaître parmi les 
adversaires de Lucien , ce sont ces philosophes^ ces rhéteurs , 



1 . Pécheur^ 30. Il parle de ceux qui vivent conformément aux préceptes 
de la philosophie , et il ajoute : ontp , vin àiot. , xal rûv xa6' iifAàç avrovc 
oXtyoe noioxtattf* Même dialogue encore ( 37 ) , autre passage non moins 
expressif: Etffî yàp, ttai rtviç àç oLknOûtç ^c^offo^tav (igXoûvTffc xai toIç 
ùforipOK v^fAOCç iftfiivovTffç. Cf. Ibid,, 44 , et Fugitifê , 24. 

3 



ai CHAPITRE PREMIER. 

ces riches f^.slueux , ces captateurs de leslamcnls et ces par- 
venus qui se sentaient atteints par ses moqueries et qui de\aient 
chercher à s'en venger. On peut afGrmer qu'il y avait , dans la 
société athénienne du temps , beaucoup de gens qui lui en 
voulaient ; quand même il ne Taurait pas attesté expressément * , 
nous ne pourrions guère en douter. Il est vrai qu'on ne saurait 
en aucune façon marquer aujourd'hui les passages de ses dia- 
logues qui font allusion à tel ou tel contemporain ; mais 
que des allusions de ce genre s'y rencontrent fréquemment , 
c'est ce qui me parait incontestable. Il n'était pas même néces- 
saire du reste , pour qu'on les y trouvât , que l'auteur eût 
l'intention de les y mettre. La précision , au moins apparente, 
de certains portraits nepouvait manquer d'exciter la malignité 
publique ; et il est plus que vraisemblable que bien des gens 
dans Athènes ont cru très-naïvement reconnaître Thesmopolis 
et Agathoclès, Etœmoclès et Damis, et quantité d'autres. Les 
faiseurs de conjectures et les donneurs d'explications sont une 
race éternellement inquiète qui ne se lasse pas de venir en 
aide à la médisance. On mettait certainement des noms con- 
nus sous ces noms imaginaires , comme on en a mis chez nous 
au dix-septième siècle sous les dénominations fictives des per- 
sonnages de I^ Bruyère. Malheureusement , il ne nous reste 
aucun indice certain de tout cela ; nous avons l'œuvre du sati- 
rique , mais les commentaires malins ou méchants qu'elle a 
suscités n'ont laissé aucune trace. 

Il y a toutefois deux épisodes , dans ce long soulèvement 
d'inimitiés plus ou moins avouées, dont nous devons dire quel- 
ques mots. 

Le premier est celui où figura Julius Pollux. Dans son 
Maître de rhétorique . Lucien trace le portrait d'un sophiste 
ridicule et dépravé ; les anecdotes ou allusions biographiques 



I. Pécheur^ 20 : Ôpàç yovv OTrôffOc; àvs^BdyofjLou xaî itç xcvtl'uvfv&j 
^i* aÙTÎïv (rinv Tix/nv). Je crois aux haines, mais je ne crois guère 
aux dangers. Cf. Charon . 21 . 



BIOGRAPHIE. 35 

sont trop précises pour qu'on puisse se dispenser de les rap- 
porter à un personnage réel ; or le nom de ce persimnage est 
indiqué par une périphrase si claire qu'il n'y a pas à s'y 
méprendre; il l'a emprunté, nous dit l'auteur, aux fils de 
Zeus et de Léda *. C'est donc bien de Pollux qu'il s'agit. Celui- 
ci , comme on le sait, fut célèbre , à titre de grammairien et de 
rhéteur , sous Maro-Aurèle et Commode *. Son Vocabulaire ou 
Onomasticon, le seul ouvrage certainement authentique qui 
nous reste de lui , fait honneur à l'étendue et à la précision de 
ses connaissances. Quant à son éloquence, Philostrale. qui nous 
a raconté sa vie , parait l'apprécier médiocrement*. Quoi qu'il 
en soit . c'était un homme considéré , qui le devint pins encore 
lorsqu'il occupa la chaire d'éloquence à Athènes en qualité de 
professeur public. 11 parait difficile d'admettre qu'une simple 
différence de goût en matière de littérature ait donné lieu 
aux attaques furieuses de Lucien. Une offense d'amour-propre 
en rendrait mieux compte . et cette conjecture n'a rien 
d'invraisemblable. Le professeur d'éloquence était ou croyait 
être , en raison même de son titre , le représentant ofGciel de 
la rhétorique devant le public athénien. Ajoutez à cela qu'il 
avait quelques droits de se regarder comme le premier critique 
de son temps en fait de langage et comme l'arbitre suprême 
du bon usage. Il est fort possible qu'il se soit permis quelque 
appréciation désagréable au sujet des écrits de Lucien. Sa 



1. Maître de rhétorique j 24. On a essayé de discuter sur ce passage , mais 
inutilement. A moins de changer le texte, il est bien difficile de nier l'allusion. 
M. Sommerbrodt, dans son édition de quelques dialogues choisis de Lucien, 
supprime tout le passage, en nous avertissant qu'il le tient pour interpolé. 
J'avoue qu'il m'est absolument impossible d'accepter cette manière de voir. 
Sans doute , il y a là des imputations infamantes que nous préférerioni n'y 
pas trouver ; mais le discours contre Timarque , pour ne citer que celui-là , 
prouve que Lucien n'y répugnait pas. D'ailleurs le style et la tournure des 
épigrammes révèlent leur auteur. 

2. Sur la vie de Pollux, voir une dissertation de Ranke, Pollux et LuctantM, 
Quedlinburg, 1831. Je renvoie aussi à une notice de M. Revillout (Afém. de 
l'Acad. des sciences et lettres de Montpellier j section des lettres, t. VI). 

3. Philostrate, Vies des Sophistes , II, 12. 



36 CHAPITRE PREMIER. 

grande confiance en lui-même , jointe peut-être à une certaine 
jalousie , pouvait le porter à parler légèrement de cet écrivain 
hardi, indépendant, acerbe, qui frondait publiquement Tart 
des rhéteurs et qui mettait tant d'ostentation à se séparer 
d'eux. Sans quelque provocation de ce genre , la satire de 
Lucien me parait difficile, non-seulement à justifier, mais 
à comprendre; ainsi expliquée, elle témoigne une fois de 
plus de l'irascibilité extrême de sa nature. 

L'autre épisode à signaler , c'est la guerre qui éclata entre 
Lucien et les Cyniques, après la mort de Pérégrinus. Dès les 
premières années de son séjour à Athènes , le satirique s'était 
moqué des héritiers de Diogène dans ses dialogues comme il 
se moquait de tous les philosophes ' ; toutefois il ne semble pas 
qu'il se fût attiré alors aucune réponse notable de leur part. 
Quant à Pérégrinus surnommé Protée , un des représentants 
les plus curieux de cette secte étrange , homme vraiment 
extraordinaire, dont nous ne pouvons parler ici qu'en passant*, 
Lucien avait voyagé sur le même vaisseau que lui . lorsqu'il vint 
de Syrie en 164 ; mais il ne parait pas qu'ils eussent été parti- 
culièrement en relations l'un avec l'autre depuis ce temps. Vers 
165 ', ce rêveur exalté fit savoir en Grèce qu'il se donnerait la 
mort en se jetant dans un bûcher aux jeux Olympiques pro- 
chains. Cette annonce , propagée rapidement , excita l'enthou- 
siasme des Cyniques. Un tel mépris de la souffrance et de la 
mort , proclamé si hautement par un des leurs , les remplis- 

1. M. Bemays a écrit récemment un petit volame plein d'intérêt sur les 
relations de Lucien avec les Cyniques ( Lucian und die Kyniher ; Berlin , 
1879). Il suppose que Lucien fut d'abord en assez bons termes avec eux, 
et que c'est en s'acheminant peu à peu vers l'épicurisme y qu'il devint leur 
ennemi. Cette hypothèse ne me parait pas d'accord avec les dates probables 
des principaux dialogues , ainsi qu'on le verra dans le chapitre suivant. 

2. Voir sur Pérégrinus l'étude de M. Zeller {VortrAge und Abhandlungen , 
p. 154 ). J'ai moi-même refait, à mon point de vue, la même biographie 
(Afém. de l'Acad, des sciences et lettres de Montpellierj section des lettres, 
t. VI: Un Ascète païen au siècle des Antonins). 

3. Pour cette date et celle de la mort de Pérégrinus , je renvoie au mémoire 
indiqué ci-dessus , Appendice , m. 



BIOGRAPHIE. 37 

sait tous d*orgueil. Aussi accoururent-ils en foule à Olympie 
en 169, et quand Pérégrinus, atec Tintrépidité d'un fana- 
tique, exécuta son projet, ils étaient là , réunis , pour faire un 
triomphe à leur martyr. Lucien y était aussi , mais dans des 
sentiments bien différents. Il ne voyait dans l'exaltation de 
Pérégrinus que l'effet d'un orgueil poussé jusqu'au délire. Si 
nous l'en croyons , il ne se gêna pas pour dire là ce qu'il pen- 
sait, et ses moqueries faillirent lui coûter cher. Les Cyniques 
indignés furent sur le point de lui faire un mauvais parti ^ 
Ce fut bien pis encore, lorsque Lucien, de retour à Athènes, 
écrivit et publia son récit de la mort du prétendu martyr , 
diatribe mordante qui tendait à couvrir de honte et de ridicule 
celui que la secte divinisait , et qui détruisait l'effet produit 
sur les esprits par ce suicide théâtral. Il y eut alors de la part 
des Cyniques une explosion de colère, et l'un d'entre eux 
semble s'être fait, d'une façon ou d'une autre, l'interprète des 
sentiments communs en rendant à Lucien injures pour injures 
et mépris pour mépris. C'est du moins ce que l'on croit devi- 
ner en lisant l'obscur dialogue des Fugitifs, qui fut, à ce qu'il 
semble . la réponse de l'auteur du Pérégrinus à ces critiques 
acerbes '. Au reste nos conjectures s'arrêtent là , soit que les 
hostilités aient pris un bientôt , soit que les témoignages en 
aient disparu. 

Tous ces faits, comme on le voit , sont mal connus et diffi- 
ciles à dégager. Quoi qu'il en soit , même dans l'état où ils 
s'offrent à nous , ils sont propres à donner une idée de ce 
qu'on pourrait appeler la période militante de la vie de Lucien. 
Ses hardiesses , sans le mettre jamais en danger , ont cer- 
tainement coûté quelque chose à son repos. Nous entre- 
voyons d'assez vives hostilités, un conQit parfois bruyant et 

I . Mort cte Pérégrinus , 2 : 'AXV o^'you ^eîv utto twv Kuvtxûv éyw coe 

l. Tout cela a été très-fioement aperçu par M. Fritzsche , dont j'adopte ici 
les conjectures. Je résume rintéressante notice qu'on peut lire dans son 
édition de Lucien en tête du dialogue en question. 



CHAPITRE PREMIER. 



ordia; 



■ passions excitées. Ce sonl la les inconvénients 
■étierde salirii]u«, el il faut bien reconnaître après tout 
e le mérite de dire des vérités à ses contemporains serait 
néiliocre, si l'on ne devait sacriRer un peu de sa tranquillité 
prësenle à l'espoir d'èlre approuvé de la postérité. 



tlsralin p4riod< de la «i* ia 1 
voyagn ; cn(<oii. — Lacicn 
en igjfta. — InnrtitU'l» si 



* 



J'ai indiqué plus haut que la grande activité liltùrairu de 
Lucien semble prendre fin un peu avant les dernières années 
ilii ri'gnc de Marc-Aurèle. A partir de ce temps, en effet, ses 
crrits deviennent rares , et il est probable qu'il faut dater de là 
cette période de rvlraitc et de demi-silenre dont il a parlé dans 
les discours de sa vieillesse. De cinquante à soixante ans env^ 
ron, il dut tivrv pour lui et pour ses amis plutôt que pour le 
public. La lièvre de la composition et l'ardeur des premiers 
succès étaient tombées. S'il écrivait encore parfois , du moins 
il ne paraissait plus devant ces auditoires qui l'avaient naguère 
applaudi. 

Il pfX imptWÙMc do dirv aujourd'hui quelles causes le déci- 
ilèreni à »Mlir, jiu U»ul de quelques années, de celle vie 
tranquille, )H««ir n^poMidrf. déjà vieu\ , l'existence nomade 
jjn'il ;i>.iii ni.".v -iiilrvRMS. Peut-être craignit-il de se laisser 
j^bli ; Iftit-^ln'iussi sa fortune avail-elle 

iv cvvupnvuiso '. En tout cas . le fait en 
.V.N**«t\. Il nous reste en effot [ihisinnrs 
ulMh) toM^wb il «'adresse à des auditeurs 



M ^iMMMk 11*11 «XMf* «q âcVi'E--, il lin u uni [ 





38 CHAPITRE PREMIER. 

des passions excitées. Ce sont là les inconvénients ordinaires 
du métier de satirique, et il faut bien reconnaître après tout 
que le mérite de dire des vérités à ses contemporains serait 
médiocre, si Ton ne devait sacrifier un peu de sa tranquillité 
présente à Tespoir d'être approuvé de la postérité. 



VII. 



Dernière période de la vie de Lnclen. — Années de rejws. — Nouveaux 
voyages; succès. — Lucien devient un haut fonctionnaire. — Séjour 
en Égv'pte. — Incertitude sur la date et le lieu de sa mort. 



J'ai indiqué plus haut que la grande activité littéraire de 
Lucien semble prendre fin un peu avant les dernières années 
dii règne de Marc-Aurèle. A partir de ce temps, en effet, ses 
écrits deviennent rares , et il est probable qu'il faut dater de là 
cette période de retraite et de demi-silence dont il a parlé dans 
les discours de sa vieillesse. De cinquante à soixante ans envi- 
ron, il dut vivre pour lui et pour ses amis plutôt que pour le 
public. La fièvre de la composition et l'ardeur des premiers 
succès étaient tombées. S'il écrivait encore parfois , du moins 
il ne paraissait plus devant ces auditoires qui l'avaient naguère 
applaudi. 

Il est impossible de dire aujourd'hui quelles causes le déci- 
dèrent à sortir, au bout de quelques années, de cette vie 
tranquille , pour reprendre , déjà vieux , l'existence nomade 
qu'il avait menée autrefois. Peut-être craignit-il de se laisser 
oublier de son vivant ; peut-être aussi sa fortune avait-elle 
été atteinte ou au moins compromise *. En tout cas , le fait en 
lui-même n'est pas douteux. 11 nous reste en effet plusieurs 
mnrcenux de lui, dans lesquels il s'adresse à des auditeurs 

\. Ouand il eut accepté les fonctions qu'il exerça en Ég^-pte, il donnait 
sa pauvreté pour excuse à ceux qui le blâmaient {Apologie, 10). 



BIOGRAPHIE. 30 

inconnus et leur parle de son âge et de son retour à des habi- 
tudes depuis longtemps abandonnées * . 

Combien de temps lui fallut-il ainsi courtiser de nouveau le 
succès ? nous Tignorons ; mais ses dernières œuvres nous le 
font voir dans une situation bien différente. Le sophiste est 
devenu un haut fonctionnaire de TEmpire romain. Attaché à 
l'administration judiciaire de TEgypte , il occupe un poste 
considérable, et, malgré sa vieillesse, il espère vivre assez 
pour devenir gouverneur de quelque province ". Cette grande 
charge et ces grandes ambitions n'avaient pas altéré sa bonne 
humeur souriante. Il est, dans ses écrits de ce temps, aussi 
gai, aussi ingénieux, aussi habile à bien dire qu'il l'avait 
jamais été. Sa fantaisie restait libre et alerte , sans se laisser 
emprisonner par les convenances officielles. Elevé aux hon- 
neurs , il demeurait lui-même , et la nouveauté de son rôle ne 
coûtait rien à l'originalité de son esprit ni de son caractère. 

C'est au milieu de celle heureuse et brillante fortune que 
nous le perdons de vue complèlemcnt. Aucun renseignement ne 
nous est parvenu sur la fin de cette exislence si digne d'inté- 
rêt. Suidas seul prétend savoir que Lucien mourut déchiré par 
des chiens , juste châtiment de son incrédulité et des blas- 
phèmes qu'il avait proférés , selon lui , contre la religion 
chrétienne. Il était dans la destinée de ce charmant écrivain de 
rendre ses ennemis ridicules jusqu'après sa mort. Ces chiens 
féroces qui satisfaisaient les sentiments du biographe byzan- 
tin au sujet de la justice divine, c^était lui, Lucien, qui les 
avait inventés, comme autrefois, en revenant d'Harpiné à 
Olympie , il avait inventé le vautour qui emportait l'âme de 
Pérégrinus ; seulement , cette fois, c'était à son insu et sans 
le vouloir qu'il avait offert l'occasion de ce conte à ses bio- 
graphes futurs. Une simple bévue en fut l'origine. Il avait dit 



1, Héraclès, 7: Euoï 7>j).t/.w(?« ovTi /Jti nâ'Kai twv £7ri(?2t{ewv Treirau- 
uévM. Cf. ibid., 8; Dionysos, ."î. 

2. Apologie, 12. 



40 CHAPITRE PREMIER. 

que les Cyniques avaient failli le mettre en pièces * ; on a pris 
les Cyniques pour des chiens et l'intention pour le fait. Lors- 
que! devint fonctionnaire en Egypte, il était très-vieux et 
malade'; cela dispense de chercher les causes de sa mort. 
Elle dut arriver sous le règne de Commode , car nous ne 
trouvons aucune allusion dans ses écrits à des événements 
ultérieurs. 



1. Voir ci-dessus, p. 37, note 1. 

2. Apologie, 4 : 'Ev y^pft vorôrw xati a^^c^ô» r.Jn VTrip xôv ov^ôv. — 



CHAPITRE II 



LES ÉCRITS DE LUCIEN. 



I 



Difficulté du classement chronologique des écrits de Lucien. 

— Ouvrages à éliminer. 

En racontant les principaux événements de la vie de Lucien 
et en les groupant par périodes , nous avons tracé une série de 
divisions chronologiques entre lesquelles il s'agit maintenant 
de répartir ses ouvrages. 

L'importance de cette répartition n'a pas besoin d'être 
démontrée. Il est manifestement impossible de juger avec 
quelque exactitude les idées ou les qualités d'un écrivain , si 
l'on confond dans une même appréciation ce qui appartient à sa 
jeunesse , à son âge mûr ou à ses dernières années. La tâche 
que j'entreprends ici est donc de celles dont on ne peut se dis- 
penser ; cette nécessité devra servir d'excuse à l'aridité natu- 
relle d'une telle exposition. 

D'ailleurs la chronologie , appliquée aux choses littéraires , 
a aussi son intérêt au point de vue moral. Elle fait voir très- 
vite et très-sûrement quelle direction générale un auteur a 
suivie. On compte ses pas; il semble qu'il marche devant 
nous , tantôt avec ardeur , entraîné par son géni » et stimulé 
par ses succès , tantôt avec plus de lenteur et d'hésitation. Sa 
nature d'esprit, ses sentiments, ses habitudes apparaissent 
déjà dans ce premier aperçu qui éclaire tous les autres. 



42 CHAPITRE DEUXIÈME. 

Cette sorte de classement offre presque toujours de grandes 
difficultés à cause de Tinsuffisance des renseignements. En 
ce qui concerne les écrits de Lucien , ces difficultés sont parti- 
culièrement sérieuses , parce qu'en touchant à beaucoup de 
choses contemporaines, il n*en désigne, pour ainsi dire, aucune 
qui ait une date précise. De là vient que les tentatives qui ont 
été faites déjà par divers critiques pour établir , en tout ou en 
partie , l'ordre de succession de ses ouvrages, n'ont guère satis- 
fait que leurs auteurs *. Ce serait peut-être une raison pour 
désespérer du problème, si certaines données solides n'en 
montraient malgré tout la solution comme possible. D'une part, 
nous connaissons , avec une approximation suffisante , les dates 
d'une demi-douzaine environ des écrits de Lucien ; d'autre 
part, nous discernons facilement dans ses procédés de compo- 
sition plusieurs manières qui n'ont pu , ce semble , à les bien 
examiner , se produire que successivement. Nous avons donc 
des points de repère et en même temps des indices sérieux pour 
grouper autour de chacun de ces points un certain nombre 
d'ouvrages à l'aide d'analogies plus ou moins frappantes. Dans 
ces conditions , on peut se promettre par une étude attentive 
un succès au moins relatif. 

Il est vrai que la tâche se complique encore en raison des 
doutes qui s'élèvent sur l'authenticité d'un assez grand nombre 
des écrits en question. Pour en donner une idée nette, je rap- 
pellerai que, parmi les quatre-vingt-trois ouvrages de la collec- 
tion , Bekker en élimine vingt-huit comme apocryphes, Din- 
dorf onze, Sommerbrodt vingt-deux ; mais les ouvrages rejetés 
par l'un n'étant pas toujours ceux qui semblent suspects à un 
autre, il n'en reste en définitive que quarante-huit, que ces 
trois critiques reconnaissent d'un commun accord comme 

1. Wetzlar, roïnmen/.ifio de Luviani a*tate , vit.i et scriptifi , Marh»r«::, 
183i. Mees, De Lncinni stwliis ne scriptis juvenilibiuif Rottenlain, \S\\. 
Planck , Quœstiones Lucianeœ ^ Tubingae , 1850. SommerbroJt , Lucian's 
AusgcwAhltc t^chriflcn, Einleitang, p. 15. M. Fritzsche, dans les notes de son 
«édition de Lucien, a émis aussi, çà et là, diverses conjectures chronologiques. 



LES ÉCRITS DE LUCIEN. 43 

appartenante Lucien. Bien entendu , je ne puis entrer ici dans 
des discussions qui rempliraient à elles seules un gros volume. 
Je me bornerai donc à dire, qu'à mon avis , il convient d'éli- 
miner pour diverses raisons les Amours, les discours Sur /'os- 
trologie et Sur les sacrifices , les Exemples de longévité^ le 
Philopatris, le Pseudosophiste, le Néron, V Éloge de Démo- 
stfiène, les Épigrammes, VAne, V Alcyon, le Charidème, le 
Cynique , compositions fort inégales de valeur , mais qui toutes^ 
au point de vue littéraire, — sans parler de certaines impos- 
sibilités matérielles, — me paraissent présenter des caractè- 
res différents de ceux des œuvres authentiques de Lucien. Ces 
retranchements opérés , nous sommes en présence de soixante- 
dix écrits que nous acceptons pour authentiques, non pas 
toujours , il est vrai , avec une égale certitude , mais du moins 
sans trop de scrupules. J'aurai soin , dans les études littéraires 
et morales qui suivront, de ne m'appuyer que sur ceux qui 
ne me paraissent pas sérieusement sujets à contestation. Pour 
le moment , ce sont ces écrits qu'il s'agit de classer chro- 
nologiquement. 



II. 



Premier groupe: œuvres de jeunesse; écrits comjjosés sous l'influence 

de la rhétorique contemporaine. 

Le premier groupe à distinguer dans l'œuvre totale de 
Lucien , c'est celui des écrits antérieurs à sa quarantième 
année et au changement qui se fit alors dans ses vues et dans 
ses sentiments. Depuis sa sortie des écoles d'Ionie jusqu'à son 
établissement définitif dans Alhènos, il a exercé la profession 
de sophiste. La rhétorique le possédait tout entier. Voilà donc 
une période nettement déterminée dans son étendue et dans 
son caractère. Par quelles productions littéraires est-elle 
aujourd'hui représentée pour nous ? 



U CHAPITRE DEUXIEME. 

La plus ancienne composition datée et certaine de Lucien , 
si la conjecture cnoncée précédemment est admise , c'est le 
Nigrinus, qui aurait été écrit peu après 4 50 , lorsque Tauteur 
avait un peu plus de vingt-cinq ans ; œuvre remarquablement 
forte et brillante pour un si jeune écrivain , mais dans laquelle, 
nous ne devons pas l'oublier , une pensée étrangère soutenait 
la sienne. 

Le Meurtrier du tyran, le Fils exclu de la famille, le 
premier et le second Phalaris, sont quatre développements 
purement scolaires , qui peuvent bien avoir été attribués à 
Lucien par erreur. On y trouve , dans un genre essentielle- 
ment faux, des qualités très-réelles , de la force , de l'adresse , 
de l'esprit, et même une tendance louable à raisonner au lieu 
de déclamer. Il y a plus d'argumentation dans le Meurtrier du 
tyran , plus de sentiment dans le Fils exclu de la famille , 
plus de finesse ingénieuse dans les deux Phalaris. Si ces 
*mpli(ications sont de Lucien , elles ne peuvent guère être rap- 
portées qu'au temps où il enseignait à dépenser beaucoup 
d'intelligence pour des choses qu'un peu de jugement aurait 
dû lui faire dès-lors condamner. 

Cette frivolité séduisante est aussi le caractère de VHippias, 
de V Éloge de la mouche, de l'Éloge de la patrie , morceaux 
étudiés pour faire valoir l'esprit de l'auteur , curieux et amu- 
sants exemples des élégances et des prétentions de la sophis- 
tique du second siècle. V Éloge de la mouche est la plus 
finement ciselée de ces trois courtes compositions ; l'esprit 
moqueur y étincelle autant que l'imagination dans les mille 
facettes du style. Mais il n'y a pas de motif pour exclure les 
deux autres de la collection. Moins brillantes , elles sont 
cependant dans la manière de Lucien : Tune par son caractère 
descriptif, l'autre par un tour de dissertation facile et varié, 
par l'abondance des réminiscences homériques. J'ai indiqué plus 
haut quelle allusion , entrevue par simple conjecture , mais 
vraisemblable , pouvait faire supposer que V Éloge de la patrie 
avait été écrit pendant que Lucien voyageait 



LES ÉCRITS DE LUGJEN. i5 

C'est à peu près au même temps qu'il semble naturel de 
rapporter aussi les trois prologues intitulés la Salle , V Ambre, 
les Dipsades, Leur destination ressort des paroles mêmes de 
l'auteur: il s'agit pour lui de gagner la faveur d'un public 
devant lequel il va faire montre de son talent. Avant les dis- 
cours plus importants, quelques paroles d'introduction sont 
d'usage ; paroles enjouées , avenantes , un récit piquant, une 
comparaison , un compliment ; c'est le sourire du sophiste qui 
va débuter. La Salle est un petit chef-d'œuvre en ce genre , 
très-chétif d'ailleurs, j'en conviens. Une jolie salle de confé- 
rences , toute neuve , fraîchement décorée . de belles fenêtres, 
du jour, de l'or , des peintures , voilà tout le sujet. Le discours 
va-t'il gagner ou perdre à cet accompagnement silencieux que 
les merveilles de l'art lui font dans l'âme des auditeurs ? Délicate 
et subtile question , qui est discutée avec la grâce ingénieuse 
qu'elle comporte. VAmbre évoque le souvenir récent d'un 
voyage dans le nord de l'Italie ; c'est un fin avertissement aux* 
auditeurs crédules qui attendraient trop de l'orateur sur la foi 
de la renommée ; ce que vaut cette garantie, il l'a appris à ses 
dépens en s'informant auprès des bateliers du Pô de la vérité 
des fables relatives aux larmes d'ambre des prétendues sœurs 
de Phaéton ; cela est conté en quelques mots où éclate l'ins- 
tinct du drame et de l'ironie. Dans les Dipsades , l'auteur 
s'adresse à un auditoire qui le connaît déjà , il parlp dans une 
ville renommée pour la finesse et la pureté de son goût. Une 
invention médiocrement heureuse donne au morceau quelque 
chose de contraint et de pénible , sans qu'on en puisse con- 
clure qu'il n'est pas de Lucien ; mais on croit sentir là comme 
un reste d'inexpérience qui détermine la date approximative 
du morceau. 

Si nous plaçons par conjecture ces quelques œuvres légères 
dans les années que Lucien passa en Italie et en Gaule, c'est 
au contraire avec une presque entière certitude que nous 
assignons la place suivante dans la série aux Portraits, à la 
Défense des Portraits et au Songe. 



4(% CHAPITRE DEUXIEME. 

Les Portraits el la Défeme des Portraits, ainsi qu'on Ta 
vu dans le chapitre biographique qui précède , ont dû être 
composés à Ântipche vers la fin de 4 62 ou le commencement 
de 463. Faire l'éloge d'une femme en la comparant succes- 
sivement aux principaux chefs^'œuvre de Tart , puis compléter 
- son portrait par l'analyse de ses qualités morales, c'était là une 
idée qui ne pouvait venir qu'à un écrivain à la fois ingénieux et 
frivole , habile à décrire , heureux de plaire et d'être admiré en 
plaisant. Lucien était alors un très-remarquable et très- 
séduisant artiste de discours , mais il n'était encore que cela. 
C'est en partie l'intérêt de ces deux dialogues dont Panthéa 
est le sujet , que de marquer par une date et par un fait 
curieux ce point de son développement intellectuel. Lucien 
fait sa cour ; il réussit ; il satisfait les autres et se satisfait 
lui-même. Tout cela se sent dans ce qu'il compose. Il est 
en Syrie , il va lire le Songe à Samosate. C'est , sous une 
forme piquante et discrète, sa propre glorification. «Je suis 
» né bien obscur », dit-il à ses compatriotes, « vous m'avez vu 
» pauvre , ignorant ; voyez ce que je suis devenu. » Et il étale 
devant eux toutes les grâces de son esprit et toute la gloire 
dont il a fait provision. 

Faut-il faire une place au milieu des écrits de ce temps à la 
DisctÀSsion avec Hésiode "t Verrons-nous dans cette courte 
ébauche d'entretien fictif une première attaque contre la 
prétendue inspiration des poètes , une première annonce des 
œuvres satiriques qui vont venir un peu plus tard ? Il est dif- 
ficile de se prononcer. On doit croire seulement que, quelques 
années après, l'auteur aurait tiré de son idée un tout autre 
parti. N'est-ce pas plutôt là un simple projet , une esquisse 
jetée pour sauver la pensée en attendant la forme définitive ? 
On ne peut que douter et passer. 

Aussi bien , voici une œuvre véritable , le Traité sur la 
manière d'écrire rtiistoire. N'employons le mot de traité que 
sous toutes réserves , et faute de mieux ; mais notons l'im- 
portance de récrit. C'est un de ceux qui ont pour nous 



LES ÉCRITS DE LUCIEN. 47 

dans ce classement une valeur particulière. La date ici n'est 
pas à chercher longtemps ; l'auteur écrit au moment où la 
guerre des Parthes touche à sa fin , où l'on en attend le dénoue- 
ment déjà certain , paf conséquent dans les premiers mois 
de 4 65. On le voit très-attentif encore aux choses de la rhé- 
torique , assistant aux lectures des sophistes , mais déjà avec 
un sentiment prononcé de ce que vaut la vérité. Quelque chose 
de fort et de sérieux se révèle chez le rhéteur qui va cesser de 
Têtre. Les admirations crédules de l'enfance , les complai- 
sances et la docilité de la jeunesse sont bien loin ; c'est un 
critique plein de sens et d'indépendance , c'est un juge , tout 
prêt même à faire succéder le dédain à la sévérité. 

Avec cet écrit remarquable , nous touchons à la fin de la 
première période marquée plus haut dans la vie littéraire de 
Lucien. Il est de retour en Grèce , peut-être même vient-il 
de s'établir à Athènes. Le changement qui se dessine déjà 
dans ses idées ne tardera pas à s'accomplir. Des instincts 
nouveaux rapidement développés vont faire de lui un mora- 
liste. Nous le voyons tout armé pour la satire. Mentionnons 
ici, comme un simple jeu d'esprit^ le Jugement des voyelles , 
cet amusant plaidoyer du Sigma indignement spolié par le 
Tau. Il n'est guère possible sans doute de dater un tel ouvrage; 
quelques vraisemblances toutefois sont à relever : plus tôt , 
Lucien voyageait ; or ce genre de badinage, qui porte sur la 
prononciation attique, ne pouvait guère être bien goûté qu'à 
Athènes ; plus tard , son esprit était tourné vers d'autres pen- 
sées et il mettait en général une intention plus sérieuse dans 
ses inventions légères et plaisantes. Pour nous donc , cette 
fantaisie termine une première série d'écrits ; nous allons en 
voir commencer une seconde. 



a CHAPITRE DBDXI&MB. 

III. 

Premiers etsais de Lucien dans an genre nouyeaa : Entretien sur la panto- 
mime , Anachanis f Toxariê , Sur le danger de croire à la calomnie, 
— Développement de Tinstinct satirique et da sentiment personne] : 
Hermotime, Parasite y Ami du mensonge. — Imitation de la comédie 
moyenne et nouvelle : Dialogues des courtisanes. 

Si l'on veut bien se rappeler comment Lucien , vers le 
milieu de sa vie, se sépara de la rhétorique, dont il était fati- 
gué et dégoûté, on ne sera pas surpris de trouver dans la 
succession de ses écrits, au point qui correspond à cette phase 
de son existence morale , la trace de quelque hésitation. On 
aurait tout lieu de s'étonner s'il en était autrement. Peu d'hom- 
mes ont eu l'heureuse fortune de découvrir dès leurs premiers 
pas la voie du succès. N'oublions pas d'ailleurs que Lucien en 
quittait une qu'il connaisait bien et qu'à près de quarante 
ans il en cherchait une nouvelle. A moins donc de lui prêter 
un discernement vraiment merveilleux de ses aptitudes et des 
moyens d'en tirer parti immédiatement , comment admettre 
qu'il n'ait pas eu ses incertitudes et qu'il n'ait pas cherché 
quelque temps avant de trouver ? 

Cette sorte de nécessité d'une transition entre les écrits de 
pure rhétorique et ceux de satire morale ou religieuse est une 
des raisons principales qui me décident à placer en ce temps, 
c'est-^-dire probablement en 465 % la composition de trois 
dialogues qui , tout en portant la marque du génie de Lucien, 
ne nous offrent qu'une image incomplète de ce qui allait être 
bientôt sa manière de dire et de penser. Ces trois dialogues 

I . n semble résulter en effet du récit qui remplit le plaidoyer de la Rhé- 
torique et la réponse de Lucien dans la Double accusation , que la rupture 
entre eux se produisit à son retour en Grèce ; la Rhétorique parle des succès 
qu'elle lui fit obtenir depuis le commencement de sa jeunesse, en Grèce et 
en lonie d'abord , puis en Italie , enfin en Gaule ; elle ne mentionne pas de 
nouveaux succès en Grèce après les voyages à l'étranger. Ce fut donc pres- 
que tout de suite , en arrivant à Athènes, que Lucien passa à la philosophie. 



LES ÉCRITS DE LUCJEN. 49 

sont V Entretien sur la pantomime, VAnacharsis, et le Toxa- 
ris. Ce que j'y remarque de nouveau en les comparant aux 
œuvres précédemment citées , c'est que l'auteur traite des 
questions de morale et qu'il se montre à moitié philosophe ; ce 
que j'y reconnais comme provenant d'habitudes anciennes 
encore persistantes , c'est que parfois , dans ce philosophe , il 
y a un sophiste * . 

Dans V Entretien sur la pantomime , c'est à peine s'il 
essaie de se dissimuler. Sans doute , la question posée tout 
d'abord a son intérêt sérieux. On sait combien le goût de la 
pantomime était alors répandu. Mais cet art, si parfait et si 
puissant, était aussi décrié par les moralistes sévères qu'il 
était admiré du grand public. Qui avait raison, des moralistes 
ou du public ? La chose valait la peine d'être examinée ; et je 
ne doute pas qu'un esprit aussi juste et aussi fin que celui de 
Lucien n'eût été fort en état de démontrer ce qu'il y avait 
d'excès dans les sentiments des uns et des autres. Mais, pour 
cela, il eût fallu que son écrit fût conçu tout différemment. En 
réalité , il s'y fait voir bien moins préoccupé de dégager la 
vérité que de plaider avec esprit la cause dont il s'est chargé. 
Son Lycinos soutient contre un austère stoïcien , Craton, 
ennemi des spectacles, que la pantomime est recommandable, 
d'abord par ses origines , car elle vient des dieux et des héros, 
ensuite par son excellence propre, car elle est une forme de 
langage singulièrement heureuse et expressive, et enfin par 
ses effets, car elle conserve le souvenir des vieilles légendes ; 
de plus elle est utile aux mœurs en représentant les belles 
actions. Le plan de l'argumentation en indique assez la valeur. 
Lucien semble faire encore l'éloge de la mouche en louant 

i. Ces observations me dispensent de dire longuement pourquoi j'admets 
Tauthenticité de ces trois dialogues ; c'est qu'à la date où je les place, leurs 
défauts ne me surprennent pas. L'Entretien sur la pantomime est apocryphe 
pour Bekker ; le Toxaria, pour le même et pour Sommerbrodt ; les motifs de 
cette dernière opinion ont été développés d'une manière qui ne m'a pas 
semblé convaincante par M. Outtentag , De iJÀbdito qui inter Lucianeoê legi 
êolet ditLlogo Toxaride , fierlin, 1860. 

4 



50 CHAPITRE DEUIIEME 

ainsi la pantomime, et , en fait, plusieurs des raisons allé- 
guées sont (lu même genre dans l'un et Tautre ouvrage. Cela 
n'empêche pas d'ailleurs que Fauteur ne dise beaucoup i\e 
choses excellentes et qu il n'ait souvent raison. Il plaide en 
homme d'école, mais pense en homme de goût. Cette sorte 
de disparate est ce qui marque le mieux la date de l'ouvrage. 
L'émancipation intellectuelle n'est pas encore faite , mais elle 
commence ; et quand l'auteur se donne , dans le prologue , 
pour un disciple de la philosophie, il est dans son droit , bien 
qu'il nous donne quelquefois envie d'en douter. 

Une question d'éducation fait le fond de VAnacharsis. 
Solon et le Scythe Ânacharsis s'entretiennent ensemble ; le 
Scythe s'étonne de la grande passion des Grecs pour la gym- 
nastique, Solon la défend en homme d'État et en philosophe. 
On a supposé, non sans vraisemblance, que ce sujet était 
alors débattu dans le public , et l'on a fait remarquer avec 
beaucoup d'à-propos que le médecin Galien y touche dans 
ses écrits *. Mais ici encore il faut bien reconnaître que Lucien 
semble surtout préoccupé de faire valoir son adresse dialec- 
tique en plaidant ingénieusement les deux systèmes contraires. 
Quant à son opinion, elle apparaît si peu , qu'on se demande, 
après l'avoir lu, si réellement il en avait une. En fait , il 
songe surtout à imiter Platon ; la mise en scène fait sou\e- 
nir de celle du Phèdre ; l'ironie d' Anacharsis rappelle en plus 
d'un passage celle de Socrate ; c'est une œuvre littéraire, qui 
n'a guère de philosophique que l'apparence. 

Dans le ToocariSy nouvelle tentative pour tirer parti en écri- 
vain d'une très-petite dose de philosophie. Cette fois , il n'y a 
aucun à-propos à signaler : c'est une idée générale que l'auteur 
a choisie, une idée bien vieille, qu'il se propose de rajeunir par 
la façon de la traiter. Quel philosophe en Grèce n'avait pas 
écrit sur l'amitié ? Mais , au lieu de disserter , Lucien imagine 



i. Galien , Ad Thratyl.y c. 41. Voyez Paulj, édition spéciale de VAnachar- 
siêf dn Songe et de VÊloge de U patrie (Tabingue, 1825), Prolég. p. xvii. 



LES ÉCRITS DE LUCIEN. 51 

de raconter ; et pour que ses récits soient plus piquants , il les 
transforme en plaidoyers. Un Grec, Mnésippe, et un Scythe, 
Toxaris , sont en discussion sur le point de savoir qui entend 
le mieux l'amitié et ses devoirs , des Scythes ou des Grecs. 
Point de théorie , rien que des faits ; le débat est ouvert , et 
chacun à son tour raconte cinq anecdotes, qui doivent montrer 
si son opinion est fondée. Que ressort-il en dernier lieu de 
cette comparaison ? il y aurait quelque naïveté à le rechercher. 
L'auteur a surtout voulu montrer qu'il contait bien , et il y 
a réussi. S'il a mis un Scythe en scène , c'est qu'en son 
temps les choses de Scythie étaient à peu près ce qu'ont été 
à certains moments les choses d'Espagne chez les modernes, 
un prétexte commode pour la fantaisie. Quant à la forme 
générale , elle ressemble à celle du dialogue des Portraits ; 
là , une série de descriptions légèrement enchaînées par un fil 
extrêmement ténu ; ici , une succession de récits dont l'as- 
semblage n'est pas moins frêle. 

Il est possible qu'il convienne de placer également en ce 
temps le discours Sur le danger de croire à la calomnie, qui 
ressemble aux précédents ouvrages par le caractère général et 
philosophique du sujet traité , et le libelle Contre Timarque, 
qui me paraît avoir été écrit lors d'un séjour que Lucien aurait 
fait à Ephèse dans l'hiver de 1 65. Toutefois j'émets cette double 
conjecture avec hésitation , en avouant que ces deux écrits sont 
pour moi au nombre des plus difficiles à classer. 

Mais en les laissant de côté , voilà du moins trois ouvrages 
que nous sommes bien en droit de considérer comme des essais 
pleins de promesses. L'auteur ne veut plus des sujets de pure 
rhétorique ; il entend traiter, comme les philosophes , non des 
fictions, mais des questions prises dans la réalité. Sur la forme 
à choisir , il hésite encore ; tantôt il plaide , tantôt il discute , 
tantôt il raconte Une seule chose est à peu près arrêtée déjà 
pour lui, c'est l'emploi du dialogue ; il en avait fait usage pré- 
cédemment dans le Nigrinus et les Portraits , il continue à 
s'en servir. D'ailleurs nulle trace encore d'une conception on- 



52 CHAPITRE DEUXIEME. 

ginale et vraiment dramatique de cette forme d'exposition. Il 
Tavait trouve'e chez Platon , chez Xénophon , chez Eschine le 
Socratique; il Tadoptait telle quelle, parce qu'il la jugeait 
agréable et commode, sans songer encore le moins du monde à 
se l'approprier par une manière neuve d'en tirer parti. 

Qu'y a-t-il de plus dans VHermoHme^ presque rien, si 
l'on ne considère que le procédé général de composition ; mais 
tout , si l'on veut aller au fond des choses. Arrêtons-nous un 
instant pour bien expliquer la nature et l'importance de ce 
progrès. 

Lucien nous a fait connaître lui-même la date relative de ce 
dialogue : il avait quarante ans , dit-il, lorsqu'il l'écrivit ^ Or, 
comme il nous apprend ailleurs qu'il a rompu avec la rhéto- 
rique précisément à cet âge, il y a nécessité de placer VHemW' 
time parmi les premiers écrits qu'il composa , en entrant dans 
sa nouvelle voie. Si d'autre part nous ne nous sommes pas 
trompé dans le classement des dialogues qui précèdent immé- 
diatement , on voit que celui-ci n'a pu que les suivre de très- 
près : il a dû être écrit vers la fin de l'année 465 '. 

L'œuvre en elle-même est-elle en contradiction avec cette 
opinion ? Que l'on en compare la structure à celle de VAna-- 
charsis, par exemple , il n'y a, pour ainsi dire, aucune diffé- 
rence. De part et d'autre, un simple entretien, sans incident 
qui en trouble la marche naturelle ; deux personnages seule- 
ment dans chacun des deux écrits; ici comme là, l'un des 
interlocuteurs interrogeant l'autre , faisant semblant de vouloir 
s'éclairer, et, par son ironie, déjouant chacune des réponses 
qui lui sont faites ; d'ailleurs beaucoup d'esprit dans les deux 
entretiens, mais nul essor de fantaisie ni dans l'un ni dans 
l'autre. L'aspect général est donc le même. Mais quelles impres- 
sions diverses après la lecture de ces deux ouvrages I VAna- 

!. Hermotime y 13. 

2. Un détail à noter, comme confirmation accessoire de cette conjecture : 
Lycinos dit ( 39 ) qu'il vient d'assister aux jeux olympiques ; il n'y eut de 
jeux olympiques, entre 161 et 169 , que ceux de cette année 165. 



LES ÉCRITS DE LUCIEN. 53 

charsis est froid / malgré les mérites du style et la justesse des 
aperçus ; VHermotime est presque entraînant. On suit Ten- 
tretien avec un intérêt qui ne cesse de croître ; les idées nous 
touchent, les sentiments des personnages passent en nous. 
D'où vient cette différence ? non de la forme , qui n'a pas 
changé, mais du sujet qui est d'un genre tout nouveau. Jusqu'ici 
Lucien traitait à sa façon des questions générales ; à présent , 
c'est de lui-même qu'il nous parle. Qu'est-ce au fond que ce 
dialogue de VHermotime , sinon une profession de foi de 
l'auteur? On l'a cru philosophe, parce qu'il ne voulait plus 
être rhéteur et parce qu'il s'occupait de morale. Philosophe, 
lui, ce libre esprit, cet ennemi de toute servitude intellec- 
tuelle I Eh I que sont donc tous ces dogmatismes rivaux qui 
ont la prétention de le captiver? quelle certitude ont-ils de la 
vérité de leurs enseignements ? sur quoi s'appuient leurs affîr^ 
mations ? Tel est le thème , et tout l'entretien n'en est que le 
développement. Comment l'écrivain n'y déploierait-il pas des 
qualités vraiment neuves et personnelles? c'est sa propre 
apologie qu'il fait en attaquant ceux dont il a repoussé les 
avances, ce sont ses pensées les plus chères qu'il défend. 
Aussi , plus d'artifice dans sa composition . plus d'étalage 
d'adresse ni de vains conflits d'arguments spécieux ; tout est 
vivant. Il n'a fallu qu'une occasion où l'homme fût en jeu 
pour que le sophiste disparût. 

Quel fut le succès de VHermotime ? nous l'ignorons ; mais 
il est difficile de croire qu'une telle satire , lue devant le 
public d'Athènes , n'ait pas eu un grand retentissement. En 
tout cas , elle dut satisfaire son auteur, car elle lui ouvrit les 
yeux sur son vrai talent. Il s'était senti satirique en faisant de 
la satire ; il avait ri du dogmatisme hautain des sectes, et déjà, 
derrière les dogmes , il voyait les ridicules de ceux qui les soute- 
naient, leur avidité , leur crédulité, leur sottise, leurs jalousies 
mutuelles, et tout ce qui s'ensuit. Mettre tout cela en lumière, 
s'en amuser , faire rire les Athéniens et rire lui-même, voilà le 
rôle qui s'offrait à lui. Il le saisit et s'y donna tout entier. 



54 CHAPITRE DEUXIÈME. 

Je ne fais que mentionner ici les écrits qui furent comme la 
première mise en œuvre de cette idée , le Parasite, VAmi du 
mensonge, le Banquet ; trois pamphlets pleins de malice et de 
gaieté, qui par les caractères de Tinvention ne me paraissent 
guère pouvoir être attribués à un autre temps. Écoulez le 
Tychiadès du Parasite ou de VAmi du mensonge et le narrateur 
du Banquet, c'est bien toujours le Lucien de VBermotime ; il n'a 
pas encore appris à Técole de Ménippe ni des poètes de Tancienne 
comédie ces hardiesses de fantaisie dont il usera un peu plus 
tard ; Tesprit chez lui a le pas sur l'imagination , il s'attache à 
la réalité, qui lui suffit , et c'est dans des scènes de la vie ordi- 
naire qu'il fait mouvoir ses personnages. Mais qu'il est vif et 
mordant I comme sa gaieté moqueuse prend chaque jour plus 
de confiance en elle-même ! quelle ven'e amusante dans le 
parallèle poursuivi par Simon le parasite entre son métier et la 
profession de philosophe I quelle fine observation dans le récit 
de la visite chez Eucrate et dans la description des convives qui 
vont en venir aux mains ! Désormais l'amplification scolaire est 
rejetée bien loin. Ce sont des tableaux de mœurs que nous avons 
sous les yeux, et tout l'esprit de l'auteur ne tend qu'à les rendre 
vrais et animés. Quant à séparer ces trois dialogues l'un de 
l'autre et à les disperser , c'est une chose qui me paraît impos- 
sible , tant il y a de ressemblances dans la manière , dans les 
idées, dans le choix des personnages et même dans la nature 
de la satire. Celle-ci , toute fine et spirituelle qu'elle est , man- 
que d'ampleur et d'élan. Elle peint les ridicules, plutôt qu'elle 
ne cherche à mettre en lumière son propre idéal de bon sens. 
Tout occupé du plaisir de l'atiaque, l'écrivain ne voit guère 
au-delà Attendons quelque temps; sa raison s'élèvera au-dessus 
de ces petites choses et prétendra bientôt à formuler ses 
principes. 

Il était naturel, surtout en ce siècle d'imitation, que Lucien, 
à mesure (|u'il s'adonnait plus résolument à la satire , cher- 
chât des modèles dans le passé et se mît à les étudier. On ne 
peut douter qu'un heureux instinct ne l'ait poussé à relire les 



LES ÉCRITS DE LUCIEN. 55 

poètes de la comédie attique. Si je ne me trompe, ce fut d'abord 
à ceux de la comédie moyenne et nouvelle qu'il donna parti- 
culièrement son attention. La comédie ancienne, avec ses 
audaces burlesques et ses licences de toute sorte , ne pouvait se 
prêter au genre qu'il concevait alors ; un peu plus tard seule- 
ment il aperçut tout ce qu'on en pouvait tirer. Les trois der- 
niers dialogues cités semblent attester cette influence de la 
comédie moyenne et nouvelle. Le Parasite n'est peut-être , à 
en considérer l'idée fondamentale, que le développement d'une 
pensée des Lemniennes d^ Aniiphdnie * ; en tout cas, le rôle 
principal est un de ceux que les poètes du quatrième siècle ont 
le plus souvent mis sur la scène. Quant à VAmi du mensonge 
et au Banquet , sans que nous puissions aujourd'hui y noter 
des imitations certaines . nous y reconnaissons du moins une 
ressemblance générale avec les peintures de mœurs et de ridi- 
cules que le théâtre comique avait autrefois offertes aux Athé- 
niens *. Il est donc bien probable que Lucien avait alors , par 
l'effet de ses lectures ordinaires, la tête toute pleine d'obser- 
vations, de plans, de situations variées, qu'il n'imitait pas 
toujours directement , mais dont il s'inspirait à l'occasion , ou 
qui entraient pour quelque chose, à son insu même, dans ses 
compositions. 

C'est ainsi peut-être qu'il faut expliquer comment il écrivit 
les Dialogues des courtisanes. S'il eût été un de ces satiriques 
acharnés qu'une pensée dominante absorbe , que rien ne 
détourne de leur dessein , il pourrait paraître invraisemblable, 
qu'au milieu de cette guerre faite par lui aux philosophes, il eût 
trouvé le temps et la liberté d'esprit nécessaires pour tracer 



1. Athénée^ VI , p. 258 : 'AvTt^av>ïç â èv AyjfAvcacç ts^^vtjv tivol etvat utto- 
riOtrai ttjv xo^sexEcav. (Cf. Didot, Fragm.Com. grîcc, Antiphanes, lxxxii, 2). 
(■osl précis^'iuent li^lée quo soutient Simon dans le Parasite de Lucien. 

2. NoUmmentfrag. 10 et 12 des Parasites (KoXaxeç) d'Eupoli». Le dévelop- 
pement d'une donnée identique à celle du Banquet de Lucien dans une des 
lettres d'Alciphron ( III, 55] semble indiquer que les deux écrivains ont eu 
sous les yeux un modèle commun. 



56 CHAPITRE DEUXIÈME. 

d'une main légère ces fines esquisses , où l'espril de Mcnandre 
semble revivre *. Mais l'opiniâtreté était fort étrangère à son 
caractère. Quoi d'étonnant donc , qu'en relisant assidûment ces 
pièces aujourd'hui perdues, où les rôles féminins étaient si 
nombreux et si délicatement dessinés , il se soit laissé tenter 
à ridée de composer, lui aussi , quelques scènes qui devaient 
donner à certaines de ses qualités l'occasion la plus favorable 
de se montrer ? Le moraliste y trouvait son compte comme le 
lettré , et le satirique lui-même, après tout, n'y était pas 
tout-à-fait privé de quelque malicieuse satisfaction. 

Ainsi , vers ce temps , Lucien , étant entré enfin dans sa 
voie , l'esprit plein d'idées et de projets , se jouait pourtant 
encore sur le terrain qui avait été celui d'Antiphane et de 
Ménandre ; mais peu à peu la hardiesse lui venait , le désir 
d'oser quelque chose de plus nouveau se faisait sentir à lui et 
l'excitait. Un premier pas décisif avait été fait ; il était clair (|ue 
d'autres allaient suivre. 



IV. 



Influence de Ménippe sur Lucien. — L'esprit satirique prend chez lui ])lus 
de force et la fantaisie plus d'essor : Xécyomancie : Dialogues drs 
morts; Lettres de Cronos; Cronosolon. — Satire religieuse: Icannnv- 
«ippe ; Aveux forcés de Zetts ; Dialogues des dieux ; Dialogues marins : 
Fêles de Cronos. — Les mensonges des poètes et des historiens : 
Histoire vraie ; Sur la déesse syrienne. 

Il est difficile de ne pas attribuer à Ménippe une influence 
notable sur le développement du talent de Lucien. Lui-même 
l'a nommé à plusieurs reprises , non-seulement comme un de 

1. L'imitation de la comédie nouvelle «st , pour ainsi dire, évidente dans 
ces dialogues. Les ressemblances avec les lettres d'Alciphron sont nom- 
breuses; elles ont été relevées presque toutes par M. Seiler, dans les nutes de 
son édition d'.Vlciphron. Je suis de ceux qui attribuent ces ressemblances 
à des réminiscences communes. 



LES ÉCRITS DE LUCIEN. 57 

ses écrivains préférés, mais comme l'inventeur du genre qu'il 
avait adopté , comme son conseiller ou son complice dans ses 
moqueries les plus irrévérencieuses*. A quel moment com- 
mença-t-il à l'appeler ainsi à son aide et à écouter ses sugges- 
tions ? Sur ce point , il n'y a que ses ouvrages mêmes qui 
puissent nous renseigner. 

On a cru surprendre déjà l'influence de Ménippe dans quel- 
ques-uns de ceux dont je viens de parler ". Je ne puis en 
aucune manière m'associer à cette opinion. En pareille matière, 
c'est une mauvaise et dangereuse méthode , à mon avis , que 
de faire fond sur des conjectures plus ou moins spécieuses ; il 
faut s'appuyer sur quelque chose de solide et de certain ; sinon, 
mieux vaut s'en tenir à l'ignorance commune, et l'avouer. Nous 
ne connaissons Ménippe que par quelques rares témoignages et 
par les imitations que Varron et Lucien ont faites de ses œu- 
vres ; c'est peu de chose, j'en conviens , et nous devons hésiter 
à nous prononcer sur la forme et la nature de ses inventions. 
Toutefois il y a un fait très-important dont on n'a pas tenu 
assez de compte jusqu'ici, c'est que celles des œuvres de Lucien 
dans lesquelles l'influence de Ménippe est à peu près incon- 
testable, se ressemblent d'une manière frappante les unes aux 
autres. Elles ont toutes quelque chose de fantastique dans la 
donnée générale et souvent aussi dans les détails. Comparées à 
celles qui ont été précédemment énumérées , elles dénotent un 
tout autre essor d'imagination ; l'auteur quitte la réalité , les 
descriptions de la vie commune ne lui suffisent plus ; il nous 
promène dans le ciel ou dans les enfers , il imagine d'étranges 

1. Double accusation j 33. — Pêcheur, 26. 

2. M. Fritzsche (Lucianus, t. II , 2' partie. Prolég., §3-6) suppose que 
VHermotime ost UDe imitation d'une satire de Ménippe ircpc cdpi(T€<av. 
M. Riese ( Af . Terenit Varronis saturarum Menippearum reliquiœ , Prol<5g. 
p. 25 ) est du même avis. Cette prétendue satire de Ménippe n'est citée 
DuUe part. C'est par conjecture que MM. Fritzsche et Riese lui ont donné 
l'existence , pour décider ensuite que Lucien ainsi que Varron avaient dû 
l'imiter. — Les mêmes critiques pensent aussi que le Banquet de Lucien est 
une imitation du Banquet de Ménippe. 



58 CHAPITRE DEUXIÈME. 

correspondances entre les dieux et les hommes , en un mot il a 
rejeté comme une gène le souci des vraisemblances et il lui 
plaît de transporter sa satire dans le pays des rêves. Il est bien 
difficile, ce me semble , de douter que cette manière nouvelle 
ne soit précisément celle qui prédominait dans les œuvres de 
Ménippe. Quelques titres, parmi ceux qui ont été conservés 
dans la courte notice biographique dont Diogène de Laerte est 
Tauteur , montrent bien qu'en effet une fantaisie libre et 
piquante s'associait chez lui à l'esprit satirique ; et n'est^-ce 
pas à cela précisément que Lucien lui-même fait allusion lors- 
qu'il nous dit que Ménippe était redoutable parce qu'il mordait 
en ayant l'air de jouer * ? Je crois donc qu'il n'y a pas lieu 
d'hésiter sur ce point. Lucien avait bien pu, soit par lui-même, 
soit en étudiant les Socratiques et les poètes de la comédie 
moyenne et nouvelle , créer une forme de dialogue intéressante, 
animée, moqueuse, moitié dialectique et moitié descriptive, 
mais arrivé en quelque sorte aux confins de la fantaisie, il 
s'était arrêté. Ce fut Ménippe qui lui ouvrit ce domaine 
nouveau. 

Il lui rendit encore un autre service. Ce qui manquait peut- 
être le plus jusqu'ici à la satire de Lucien, c'était une vue 
philosophique sur la condition et la destinée de l'homme. 
Rire des ridicules de quelques philosophes , c'était bien ; 
mais la grande satire a besoin de pensées plus relcnlis- 
santes et plus durables que ne pouvaient l'être ces moque- 
ries à propos de sectes éphémères. Or Ménippe avait sa 
morale ; sectateur de la doctrine cynique , il jugeait des 
choses humaines avec le dédain moqueur et ironique qui 
avait été celui des Antisthène , des Diogène et des Cratès. 
Manière de voir fort contestable assurément . mais qui , en 
s'unissant à un talent littéraire réel , n'avait pu manquer de 
donner à ses œuvres quelque chose de fort et d'original. 
Lucien , avec sa promptitude de discernement et sa facilité 

I . Double accusation , 33. 



LES ÉCRITS DE LUCIEN. 59 

naturelle d'assimilation, eut sans doute bientôt senti com- 
bien ses propres idées augmentaient de valeur en prenant 
cette forme. Le point de vue de Ménippe devint le sien , 
littérairement du moins, et soudain Tesprit satirique prit 
en lui une tout autre force. 

Toute la série d'ouvrages dont j'ai maintenant à citer les 
noms témoigne de cette double influence, littéraire et morale. 
11 avait , comme il le dit lui-même , « déterré » Ménippe , 
enseveli depuis quatre siècles dans un demi-oubli * ; et , 
exalté par la joie de sa découverte , il l'exploitait avec une 
ardeur merveilleuse. 

Ménippe avait écrit une Consultation des morts. C'est le 
titre même que Lucien a donné, en le modifiant à peine, 
à l'ouvrage que nous ferons figurer ici en premier lieu , la 
Nécyomande. Il avouait ainsi sa dette publiquement , et 
il confirmait encore cet aveu en donnant à Ménippe lui- 
même le premier rôle dans son dialogue. Celait le philo- 
sophe cynique en efTet qui était représente, allant , comme 
Ulysse , au pays des morts pour consulter Tirésias et lui 
demander le dernier mot de la sagesse , trop difficile à obte- 
nir des philosophes. Donnée toute fantastique , comme on 
le voit , qui permettait à l'écrivain , caché derrière le 
personnage principal , de tourner en dérision une fois de 
plus les contradictions des doctrines d'école , et en même 
temps de faire voir avec force , chose nouvelle chez lui , ce 
qu'il y a dans la mort de philosophie bonne à recueillir pour 
les vivants. 

H est à croire que les Dialogues des morts ont dû suixre 
de près la Nécyomancie. C'était le même thème , recom- 
mandé sans doute par un premier succès , qui continuait à 
s'y développer. Les personnages n'avaient pas changé ; 
Ménippe lui-même était toujours là , et l'idée (|ui ressortait 



I. Double accusation , ibid. : Kai MevittîtÔv Ttva twv TraAatwv /.uvùv pâXa 



60 CHAPITRE DEUXIEME. 

de chaque détail comme de l'ensemble était identique ; la 
forme seulement avait été modifiée. Au lieu d'un récit 
suivi, de courtes scènes ; plus de préambule ni de réflexions ; 
tout en traits rapides et décisifs. En véritable artiste, Tauteur 
semblait transformer son idée en la renouvelant ainsi ; il 
ne faisait pourtant que lui donner plus d'éclat et frapper 
d'avantage l'attention '. 

C'est encore Ménippe sans doute qui a suggéré à Lucien les 
Lettres de Cronos et le Cronosolon . Nous savons en effet, par 
Diogène de Laerte , que le philosophe cynique avait composé 
des lettres sous le nom de diverses divinités*. A qui ses 
dieux écrivaient-ils ? Probablement à des hommes , et sur 
ces sujets de morale satirique que Ménippe aimait. Or les 
Lettres de Cronos de Lucien nous offrent précisément une 
correspondance de ce genre. Le dieu Cronos sert d'inter- 
médiaire entre les pauvres et les riches ; on lui écrit . il 
répond; il fait ses observations, on les discute. Le Cro- 
nosolon , sous une forme un peu différente , se rattache 
néanmoins étroitement au même ordre d'idées. Ce n'est plus 
le dieu lui-même qui fait connaître ses sentiments ; c'est 
son prêtre, transformé pour la circonstance en législateur, 
qui établit par prescription comment les riches devront 
traiter les pauvres pendant la durée des fêtes. Au fond, là, 
comme dans les Lettres de Cronos , comme dans les Dior- 
logues des morts , comme dans la Nécyomancie , la veine 
philosophique est bien celle qui semble avoir été propre à 
Ménippe. L'inégale répartition des richesses et les consé- 
quences qui en résultent , voilà le sujet qui appelait ses 



i . Nous possédons, sous le nom de Lucien, trente dialogues des morts. L'au- 
thenticité de plusieurs de ces petits écrits a été contestée; il ne me semble 
pas que ces doutes soient justifiés. Le plus suspect , à mes yeux , est le 
douzième ; j'en saisis mal l'intention ; mais le style me paraît bien ♦Hre 
celui de Lucien. 

•*. Diog. VI, 8. 10! (éd. Didot ) : im^rolxï y,t}LOiiyi}j}ihxt Juto toO twv 



LES ÉCRITS DE LUCIEN. 6i 

réflexions ironiques et que Lucien à son tour avait pris par 
droit d'héritage. 

Toutefois la satire morale ne l'occupait pas tout entier. 
Déjà, dans quelques-uns de ses écrits antérieurs, V Éloge de 
la mouche , V Ambre , la Disimssion avec Hésiode , la ten- 
dance sceptique de son esprit avait percé ; dans VHermo- 
time , elle avait pris corps en se fortifiant elle-même par 
•des raisonnements. Il semble que le commerce de Ménippe 
ait notablement contribué à la développer. Nous la voyons 
en effet se révéler tout-à-coup avec un éclat tout nouveau 
dans une suite d'ouvrages qui ont d'ailleurs, littérairement, 
tous les caractères de ceux dont nous parlons en ce moment. 
Même genre d'inventions , même fantaisie , déjà libre et 
hardie dans son essor, et pourtant discrète encore, si nous la 
comparons à celle des œuvres qui suivront bientôt. C'est à 
la théologie des philosophes et des poètes , ou plutôt c'est 
aux affirmations vagues, au goût du surnaturel et du mer- 
veilleux que Lucien s'en prend. Là commence, à proprement 
parler, une série d'hostilités qui devaient se prolonger plu- 
sieurs années ou plutôt durer jusqu'à l'extrême vieillesse de 
celui qui s'y engageait alors si vivement. 

La donnée de V Icaroménippe n'est en quelque sorte que 
celle de la Nécyomande, retournée à l'aide d'une ingénieuse 
invention. Dans cette dernière composition, Ménippe, on s'en 
souvient , descendait aux Enfers ; dans celle-ci , il monte 
jusqu'à l'Olympe. Il allait , là , consulter Tirésias sur la 
morale ; il va , ici , questionner Zeus lui-même , dans son 
palais , sur la façon dont le monde est gouverné. Une telle 
similitude d'invention me parait attester que les deux ouvrages 
procèdent d'une même influence littéraire , d'un même état 
d'esprit et d'imagination de l'auteur , et par conséquent sont à 
peu près du même temps. En somme, dans l'un comme dans 
l'autre, c'était au dogmatisme philosophique que Lucien s'atta- 
quait ; mais d'un côté il l'envisageait par son aspect moral , 
de l'autre par son aspect théologique. 



69 CHAPITRE DEUXIÈME. 

Dans les Aveiuc forcés de Zeus, nous voyons encore un 
Cynique en présence de Zeus ; il est vrai qu'il ne s'appelle pas 
Ménippe ; son nom de secte lui suffit ; d'ailleurs, il a toute 
râpreté et tout l'esprit ironique du philosophe de Gadara. Son 
goût est de poser des questions ; il veut absolument que Zeus 
Téclaire sur un sujet embarrassant : comment sa toute-puis- 
sance peut-elle s'accommoder de l'existence de cette destinée 
inflexible dont parlent les poètes et qu'affirment aussi quel- 
ques philosophes ? C'est , avec plus d'étendue , un entretien 
tout-^-fait analogue pour la forme et le fond à ceux des 
Diahgues des morts qui touchent aux croyances religieuses *, 
Il est difficile, en les comparant, de ne pas conclure que 
ces ouvrages ont dû se suivre de près. 

Les Dialogues des dieux et les Dialogues marins rappel- 
lent bien plus exactement encore , quant au procédé de com- 
position , les Dialogues des morts. Ce sont des scènes courtes, 
vives, enjouées, finement moqueuses, qui font ressortir par 
quelques traits, sous forme dramatique , le ridicule ou l'immo- 
ralité de la plupart des traditions mythologiques. La comédie , 
qui ne s'était pas fait faute de se moquer des dieux , ne l'avait 
jamais fait avec une si élégante et légère brièveté. Il y a là , 
pour ainsi dire , une pointe plus fine et qui pénètre davantage. 
Autant que nous pouvons en juger , cela ressemble bien plus à 
la grâce ironique et perfide dont Ménippe paraît avoir eu le 
don •, qu'à la façon plus franche , plus joyeuse, et en somme 
moins redoutable, d'Aristophane et de ses contemporains. 

Les Fêtes de Cronos ne diffèrent des Dialogues des dieux 
que par l'intervention d'un personnage humain. Le bon Cronos, 
que nous avons vu figurer déjà dans les Lettres de Cronos, 
s'entretient ici familièrement avec un de ses prêtres et lui 
raconte ses aventures. Il y a bien des rapports entre cette com- 



1. Comparez notamment le 19* dialogue, dont le sujet est à peu près le 
même : s'il y a une destinée, il n y a aucune puissance possible à côté d'elle. 
2. MtviTTTrtiaiç X^P^^^- Anthol. de Jacobs, ^Emyp, ct^c^ir., dlxxii. 



LES tCRITS DB LUCIEN. 63 

position et les Aveux forcés de Zens, Tous ces écrif s porlent 
pour nous la même date. 

Enfin, c'est à ce même groupe encore que nous rattache- 
rions V Histoire vraie et le re'cit Sur la déesse syrienne. Par 
rintenlion ge'nérale , V Histoire vraie fait suite à toutes les 
œuvres que nous venons de citer ; car elle ne tend qu'à tour- 
ner spirituellement en ridicule les inventions mensongères des 
poètes et dé quelques historiens qui les imitent. A leurs fic- 
tions , Lucien oppose les siennes , et après nous avoir prévenus 
au début qu'il allait mentir d'un bout à l'autre de son récit , 
il se met à raconter les aventures les plus extravagantes d'un 
ton de bonne foi simple et naturelle , qui est la fine parodie des 
narrations fabuleuses légèrement acceptées par la crédulité des 
lecteurs. Un tel écrit , par tout ce qu'il contient de fantaisie 
charmante, ne me semble pas pouvoir être regardé comme 
antérieur au temps où l'imagination de Lucien prenait son élan, 
excitée par celle de Ménippe ; et d'autre part, certains indices , 
notamment quelques mots du préambule, sont de nature à 
faire croire que l'auteur était encore peu connu et que son 
nom n'éveillait pas de lui-même, comme un peu plus tard, 
l'idée d'un genre essentiellement comique. Quant au morceau 
Sur la déesse syrienne , je le considère comme une habile et 
plaisante contrefaçon d'Hérodote, dont l'écrivain imite non- 
seulement le langage, mais toutes les habitudes d'esprit 
jusquQ dans leurs moindres particularités. L'intention , dans ce 
cas, ne serait pas douteuse ; sous une forme un peu plus dissi- 
mulée, l'objet de l'écrit est le même que celui de V Histoire vraie^ 
montrer combien il est aisé de rendre vraisemblables, par un 
air de sincérité, des choses qu'on tire de son imagination en les 
mêlant à quelques détails exacts. Ainsi compris, ce morceau ne 
me semble pas indigne de l'auteur de V Histoire vraie , et il se 
relie naturellement à cette série de compositions satiriques que 
nous venons de passer en revue. 



M CHAPITRE DEUXIEME. 



V. 

Nouvel essor d'imagination. — Lucien imitateur de l'ancienne comédie : 
Le Tyran , le Coq , le Timony le Charon , le Prométhée, V Assemblée des 
dieux f les Doléances tragiques deZeus, les Sectes à. l'encan, le Pécheur j 
la Double accusation , la Afort de Pérégrinus^ les Fugitifs , les Souhaits. 

Lucien, en nommant lui— même dans plusieurs passages 
ceux dont il prend exemple et qu'il considère comme ses 
modèles , met en première ligne , au-dessus même de son cher 
Ménippe , les poètes de Tancienne comédie , Aristophane et 
Eupolis en particulier *. Assurément il serait plus que témé- 
raire de prétendre que leur influence ait été nulle dans la 
composition des œuvres précédemment énumérées ; on pourrait, 
au contraire, y relever . notamment dans Y Histoire vraie et 
dans les Dialogues desmortSy certains traits, qui semblent bien 
être des réminiscences de leurs comédies. Toutefois, il y a loin 
de ces emprunts ou de ces souvenirs à une imitation directe. 
Or celle imitation , nous ne l'avons pas rencontrée jusqu'ici. 
Aucune des compositions dont nous avons eu à parler n'avait 
l'ampleur ni la variété nécessaires pour offrir l'image, même 
en raccourci, de celle étrange production de l'esprit grec qui 
s'appelle dans l'histoire littéraire la comédie ancienne. Au 
contraire, parmi celles dont nous n'avons rien dit encorp, nous 
n'en trouvons presque pas une qui, à quelque degré, n'en 
imite les allures et ne s'efforce d'en reproduire la physionomie. 
Tandis que le dialogue jusqu'ici se réduisait aux proportions 
d'un entretien entre deux personnages, nous le voyons, dans 
ces aulres ouvrages , s'étendre pour laisser entrer toute une 



I. Double accusation y 33. Le Dialogue philosophique, accusant Lucien, 
s'exprime ainsi : c Ensuite , il a attaché de force après moi la raillerie , 
» riambe , les propos cyniques, et Eupolis , et Aristophane, moqueurs auda- 
» cieux, qui attaquent tout ce qui est respectable et tournent en dérision tout 
> ce qui est bien i. Cf. Pécheur, 2&. 



LES ÉCRITS DE LUCIEN. 65 

troupe d'acteurs aux costumes et aux masques divers. En 
même temps la situation de Tauteur se dessine plus nettement. 
Ses idées ont quelque chose de plus personnel. II y a moins de 
hasard et plus de préméditation dans ses œuvres; il sait plus 
clairement ce qu'il veut , il le dit à ceux qui font semblant de 
ne pas le comprendre^ et avec l'autorité du succès il définit au 
besoin le genre dans lequel il est désormais passé maître. 

De tels traits ne peuvent être regardés comme accidentels. 
Ils caractérisent le nouveau groupe d'écrits satiriques dont j'ai 
maintenant à parler et qui marquent l'apogée du talent de 
Lucien. De même que les précédents se rattachaient direc- 
tement aux exemples de Ménippe , ceux-ci se rattachent par 
une filiation analogue aux inventions de la comédie ancienne , 
avec cette différence toutefois que le génie de l'auteur, devenu 
plus hardi et plus puissant, reste désormais plus original 
dans son imitation. Il est bien évident d'ailleurs, que, dans ce 
groupe même, il est impossible aujourd'hui d'assigner des dates 
relatives à chaque composition en particulier. Nous ne le ten- 
terons pas. Il doit suffire de les rapprocher les unes des autres, 
selon qu'elles se tiennent par la nature du sujet. 

L'idée morale qui remplissait la Nécyomancie et les Dialo- 
gues des morts n'est pas sensiblement différente de celle qui 
forme le fond du Tyran, du Coq , du Timon et du Charon. 
C'est toujours à mettre en lumière la vanité des illusions 
humaines que le moraliste donne ses soins. La nouveauté est 
dans la forme et dans les développements accessoires qu'il 
ajoute à sa pensée. 

Le Tyran n'est , en quelque sorte , qu'un épisode des Dia- 
logues d^^ morts agrandi à la fois par le nombre des person- 
nages et par la variété des incidents. Au lieu d'une seule scène 
détachée, nous avons ici une suite de scènes liées ensemble. Si 
l'intérêt n'était moral plus encore que dramatique , on pour- 
rait prendre cela pour un fragment de comédie. Tous ces morts 
arrivant ensemble au bord du marais qu'ils ont à franchir, la 
traversée , les propos divers, les lamentations du tyran qui 

5 



66 CHAPITRE DEUIIÉME. 

regrette sa puissance, les dures moqueries du philosophe Cynis- 
cos, digne frère de Ménippe , enfin cette marche émouvante à 
travers les ténèbres, les rencontres, le jugement, tout cela 
forme un spectacle plein d'art et d'un grand effet, auquel l'ima- 
gination de récrivain fait une sorte de mise en scène à la fois 
effrayante et comique Puis, au milieu de ces inventions , il y 
en a une qui attire l'attention et qui semble attester les progrès 
des facultés créatrices de Lucien : c'est celle du savetier Micylle, 
type vraiment original du pauvre , qui n ayant jamais eu de 
raisons d'aimer la vie , la quitte sans regret , et entre dans la 
mort avec une sorte de curiosité presque joyeuse. Sa sincérité, 
son entrain , son humeur moqueuse et une légère teinte 
d'amertume qui ne dégénère pas en une disposition morose , 
donnent à sa physionomie un charme piquant , dont aucun 
personnage peut-être dans les Dialogues ne nous avait encoie 
offert l'exemple. 

Ce type de Micylle , nous le retrouvons sous le même nom 
dans le Coq , qui par là se relie très-étroifement au Tyran. 
Mais le Micylle qui figurait dans la troupe des morts avait 
ses idées faites sur la vie , tandis que celui que nous voyons 
ici , assis dans son échoppe , est en train de se les faire. Moins 
absolu que l'autre, plus naïf, il est aussi plus humain et plus 
attrayant. Par la mise en scène et le dessin général, le dialogue 
du Coq pourrait paraître moins ample et moins riche que celui 
du Tyran, Ce n'est là toutefois qu'une appaience. Toutes les 
ressources de l'esprit de Lucien s'y laissent voir dans la manière 
de conduire l'entretien , de presser ou de ralentir la discussion, 
de la suspendre parfois pour y glisser à titre d'intermèdes des 
récits , et enfin dans l'invention du dénouement. Nous sentons 
là une expérience consommée et une entente délicate de 
l'union du drame avec le raisonnement. J'ajoute que l'his- 
toire des transformations du Coq, si adroitement préparée, 
et mise ensuite à profit avec tant d'à-propos pour les besoins 
de la pensée morale à développer, dénote à elle seule un savoir- 
faire et une habileté pratique qui marquent la date de l'ouvrage. 



LES ÉCRITS DE LUCIEN. 67 

Dans le Timon , la variété de la composition , sans être plus 
grande en réalité , est plus apparente ; il n'y aurait rien d'ail- 
leurs à conclure de là ; mais les idées déjà énoncées dans le 
Coq sont étudiées ici plus complètement. S'inspirant sans doute 
du Timon d'Antiphane * et mettant à profit quelques souvenirs 
d'Aristophane ', Lucien approprie à sa démonstration morale 
la tradition relative au misanthrope athénien. Nous le voyons 
ruiné , nous entendons ses plaintes qui émeuvent le souverain 
des dieux, nous assistons au voyage d'Hermès qui conduit 
Plutus vers Timon , nous sommes témoins aussi du départ de 
la Pauvreté et du débat qui s'engage entre Timon et Plutus, 
enfin nous avons le spectacle des flatteries dont il devient de 
nouveau l'objet , une fois enrichi , et de la légitime brutalité 
avec laquelle il les repousse. En fait, il y a ici tout un drame, 
réduit sans doute aux proportions nécessaires du dialogue, 
mais laissant apercevoir aisément la multiplicité de situations et 
d'incidents qu'il comporte. L'art de l'écrivain est de faire servir 
toutes ces péripéties, qui amusent son lecteur, au développement 
de la pensée qu'il a en vue et qu'il sait, chemin faisant, nous 
montrer sous tous ses aspects. 

Le Charon a la même ampleur dramatique que le Timon, 
qualité d'autant plus remarquable ici que tout y est créé par 
l'imagination de l'écrivain. Charon sortant des Enfers pour 
la première fois , et, en compagnie d'Hermès , son ami et son 
guide , venant contempler la vie des hommes sur la terre, telle 

1. Aristophane et Platon le comiqae, d'après le témoignage de Plutarque 
{Vie d' Antoine f 79), avaient aussi raillé la misanthropie de Timon; mais il ne 
semhle pas que ni l'un ni l'autre l'eût pris comme sujet d'une comédie spé- 
ciale. Quant au Misanthrope ( MovorpOfcoç ) de Phrynichns , Timon y était 
seulement nommé , mais n'y figurait pas. Antiphane au contraire parait 
avoir mis sur la scène les aventures de cet homme singulier. Cela était 
d'ailleurs plus facile de son temps , puisqu'un certain éloignement leur avait 
déjà donné ce caractère à demi légendaire qui devait laisser au poëte plus 
de liberté. 

2. Quelques-unes des scènes de discussion rappellent, plus encore par la 
forme générale que par le détail des arguments , un épisode bien connu du 
Plutuê d'Aristophane. 



68 CHAPITRE DEUXIÈME. 

est l'ingénieuse donnée qui lui a fourni l'occasion de résumer 
avec une netteté remarquable ses jugements sur la vie. Jamais 
encore il n'avait donné à ses pensées autant de force et d'éclat. 
Tandis que du haut des montagnes entassées qui leur servent 
d'observatoire, Charon et Hermès voient s'agiter à leurs pieds 
toutes les passions et toutes les illusions humaines , l'existence 
de l'homme se révèle tout entière à l'écrivain, qui, dans des pa- 
roles pleines d'éloquence, en apprécie la fragilité et les perpé- 
tuelles incertitudes. L'art de la composition est d'ailleurs égal 
ici à Tautorite des jugements ; et la concordance de ces deux 
indices ne permet pas de méconnaître dans ce dialogue une 
des plus complètes manifestations du talent de Lucien parvenu 
à son apogée. 

Les quatre ouvrages que je viens d'énumérer se rapportent à 
la morale. Mais la satire religieuse que nous avons vue repré- 
sentée déjà d'une façon si remarquable dans le groupe précé- 
dent, ne tient pas une moindre place dans celui-ci. Le 
Prométhée, V Assemblée des dieux et les Doléances tragiques 
de Zeus sont l'expression la plus complète et la plus forte des 
idées qui ont été signalées dans Ylcaroménippe , dans les 
Dialogues des dieux , et dans les Aveux forcés de Zeus : mais 
comme dans les écrits dont nous parlions à l'instant , une 
expansion nouvelle de l'art dramatique y atteste qu'à l'influence 
de Ménippe s'est ajoutée ou substituée celle de la comédie 
ancienne . 

Dans le Prom^(Wc, cette nouveauté esta jKîine sensible; le 
dialogue, dans son ensemble, est encore conforme à ce qu'on 
pourrait appeler la manière ménippéenne de Lucien ; aussi 
pourrait-il être attribué aussi bien au groupe précédent, si 
l'effet dramatique plus puissant ne semblait nous avertir que 
l'auteur en le composant arrivait au plein épanouissement de 
ses facultés. Tandis qu'Héphaestos et Hermès attachent au 
rocher le Titan , traité par Zeus en ennemi et en criminel, 
celui-ci ose demander compte des raisons qui font agir le roi des 
dieux ; Hermès défend son maître , Prométhée réfute son apo- 



LES ÉCRITS DE LUCIEN. 69 

logie. Cette discussion est tout le drame; mais, outre ce qu'elle 
a de force et d'intérêt en elle-même, la façon dont elle est 
encadrée en fait ressortir vivement l'importance. Le bon sens 
moqueur et impitoyable du vaincu, son calme qui contraste 
avec l'horreur du supplice qui lui est infligé, font assez sentir 
que sa protestation est en réalité celle de tous les esprits éman- 
cipés, désormais indifférents aux vieilles terreurs mythologiques 
et préoccupés seulement de revendiquer les droits de la con- 
science humaine. 

Moins nombreux encore sont les personnages qui prennent la 
parole dans V Assemblée des dietJtx, Autour de Homos et de 
Zeus, il n'y a qu'une foule confuse. Mais l'adresse avec laquelle 
l'auteur tire parti de cette foule est précisément ce qui mar- 
que le mieux le progrès de son expérience dramatique. Elle ne 
dit rien , mais elle s'agite ; elle écoute Momos ; et les discours 
hardis, dont elle est l'objet, retentissent en elle. L'autorité de 
Zeus est sourdement compromise ; il le sent ; une vague inquié- 
tude se trahit dans toute sa conduite: c'est la part du drame 
dans l'entretien. Que l'on compare ce dialogue à celui des 
Aveux forcés de Zeus; on en reconnaîtra immédiatement la 
supériorité , au point de vue dramatique. C'est que Lucien , 
dans l'intervalle, avait singulièrement développé en lui-même, 
par l'étude des modèles et par la pratique, la science délicate 
de la composition et l'instinct de la mise en scène. De plus en 
plus la satire prend sous sa main l'aspect de la comédie. Der- 
rière les idées , elle nous montre des intérêts , des craintes , 
des ambitions, et, dans la fantaisie, elle sait mettre une plus 
large part de sentiments. 

Cela est plus sensible encore dans les Doléances tragiques 
de Zeus, la plus considérable, à mon avis, des satires reli- 
gieuses de Lucien. La question débattue est celle de la Provi- 
dence. L'épicurien Damis, d'une part, le stoïcien Timoclès, de 
l'autre, sont aux prises : grand échange d'arguments ; et quand 
ceux-ci viennent à manquer , les injures y suppléent. Mais ce 
qui est à remarquer surtout , c'est la conduite de l'action , le 



70 CHAPITRE DEUXIEME. 

mouvement général , le choix des épisodes. La scène est à la 
fois dans i'OIympe et sur la lerre ; effarement d'un côté , 
tumulte de l'autre ; ici Zeus tout inquiet , assemblant les 
dieux , les consultant , et en définitive ne sachant que faire ; 
là, une foule qui s'émeut aux propos des philosophes et à leur 
discussion comme à un combat d'athlètes ; par suite , des 
incidents inattendus, des passions en feu, en un mot tout ce 
qui fait la vie d'un drame. J'essaierai plus loin d'en montrer 
l'art et d'en développer les ingénieuses combinaisons avec 
quelque détail ; il me suffit ici de rappeler une impression que 
tout lecteur de ce dialogue a dû ressentir , pour le mettre à son 
rang dans le classement général que je poursuis. 

A coté de ces écrits qui traitent de philosophie religieuse ou 
morale , il y en a d'autres , appartenant au même temps , qui 
sont pleins des démêlés personnels de Lucien avec les philoso- 
phes ou les rhéteurs. Ce sont les Sectes à Pencan, le Pécheur, 
la Double accuscUion, le Récit de la mort de Pérégrinus et 
les Fugitifs. 

Il est bien possible que l'idée première des Sectes à l'encan 
soit due à Ménippe ; celui-ci a\ait composé en effet , d'après 
le dire de Diogène de Laerte , un ouvrage intitulé Diogène à 
l'encan *. Mais si Lucien l'a imité, ce n'a été qu'en se réser- 
vant le droit de le transformer. Tout, dans son écrit, est en 
action : pas de récit , ni de controverse ; une scène de marché, 
Hermès en crieur public , des esclaves à vendre qui sont autant 
de personnifications des différents genres de vie adoptés ou 
préconisés par les sectes philosophiques , enfin des acheteurs 
qui vont et viennent , s'informent, questionnent tour-à-lour le 
crieur et les esclaves , échangeant avec eux des réflexions cour- 
tes où se condensent toul l'esprit et toutes les intentions mo- 
queuses de la satire. Naturel et liberté, mouvement et vivacité 
d'allures, ne sont-ce pas là les indices d'une expérience litté- 

1. Diog. de Laerte, VI, 2, 29. Il y avait aussi une comédie portant le même 
titre qui était Tœuvre du poète et dialecticien Enbulide de Milet , disciple 
d'Euclide et adversaire d'Aristote (Diog., VI, 2, 30). 



LES ÉCRITS DE LUCIEN. 71 

raire assez sûre d'elle-même déjà pour permettre au talent de 
Tauteur de s'affranchir d'une imitation étroite, désormais 
inutile? 

La publication des Sectes à Vencan fut, ainsi que Lucien 
nous le dit lui-même, l'occasion immédiate qui donna nais- 
sance au Pécheur. Ces deux écrits se font suite l'un à l'autre 
sans interruption. La donnée du Pécheur pourrait bien être 
une réminiscence des Dèmes d'Eupolis. On sait que, dans 
cette comédie aujourd'hui perdue, le rival d'Aristophane avait 
représenté quelques-uns des hommes d'État de l'ancienne 
Athènes sortant des Enfers pour exhaler librement leurs plain- 
tes sur la situation nouvelle de leur patrie \ De même que ces 
vieux Athéniens , les philosophes, dont Lucien s'était moqué 
dans les Sectes à l^encan. ressuscitent en foule au début du 
Pécheur, Ils viennent se venger de lui. Leur entrée bruyante 
et tumultueuse rappelle de très-près, comme on l'a remarqué, 
celle des Achamiens d'Aristophane poursuivant Dicéopolis ; 
et la même imitation reparait dans les préparatifs du procès qui 
va être plaidé devant le tribunal de la Philosophie. Les inci- 
dents de ce procès et ses conséquences forment le sujet du 
drame. L'apologie de Lucien, son acquittement, la mission 
dont il est investi , la pêche fantastique par laquelle il opère la 
séparation des faux et des vrais philosophes, en sont les prin- 
cipaux épisodes. Diverses allusions bonnes à relever montrent 
vers quel temps à peu près il convient de placer ce dialogue. 
L'auteur s'y donne pour un ancien rhéteur, qui a renoncé aux 
tribunaux, afin de s'attacher à la philosophie *. Celte vocation 
s'est même affirmée déjà par une série d'œuvres qui ont eu du 
retentissement ; il a dû à son alliance avec la philosophie 
d'être compté pour quelqu'un «. Mais il y a plus : la 
nature de ses œuvres précédentes est indiquée avec précision ; 
il s'est fait un allié et un ami de Ménippc , et celui-ci l'aide à 

1. Fragmenta Comic. grmcor. de Didot (Eupolis, V). 

2. Pêcheur, 25. 

3. Ibidem, 3. 



79 CHAPITRE DEUXIEME. 

mettre les ridicules des philosophes en comédies dialogiiées * • 
Tout cela , comme on le voit , confirme nettement, quant à la 
date, ce que la forme même et Fart de la composition nous 
auraient d'ailleurs fait supposer. Le Pécheur est une explica- 
tion publique que donne Lucien du rôle qu'il a pris. Cette 
explication est devenue opportune lorsque ce rôle s'est dessiné 
avec éclat , c'est-à-dire sans doute vers le commencement de 
cette période brillante à laquelle appartient tout le groupe de 
dialogues qui nous occupent en ce moment. 

Il y a une frappante ressemblance entre la situation que 
Lucien se donne à lui-même dans le Pécheur et celle qu'il 
prend dans la Double accusation. L'objet de ces deux dialo- 
gues est le même : rendre compte de sa vocation morale et 
satirique, en expliquer l'origine et justifier les œuvres par les- 
quelles elle se manifeste. Mais, dans le Pécfieur, c'était sur- 
tout sa manière de philosopher et de juger les philosophes que 
l'auteur éclaircissait et défendait ; dans la Double accusation, 
c'est principalement de la forme donnée par lui à ses pensées 
qu'il veut rendre raison. Sans doute des envieux ou des mal- 
veillants cherchaient à tourner en ridicule ce genre étrange, 
demi-sérieux et demi-plaisant ; le public avait ri et approuvé, 
mais on n'en affectait pas moins de dédaigner ces entretiens, 
où l'éloquence ne pouvait se déployer, et ces inventions fan- 
tastiques. Philosophes et rhéteurs s'élevaient à la fois contre un 
succès qui les offensait. C'est celte double accusation, venant 
de la Rhétorique et de la Philosophie simultanément, que 
Lucien imagina de mettre en scène. Emprunla-t-il au vieux 
Cratinus, comme on l'a supposé, la donnée principale de son 
dialogue ? Cela semble assez probable *. En tout cas , cette 

1 . 2B : Kac vircXOùv tov AtccXoyov , rniixtpov olxccov ovra , toûtu fuva- 
yfl*vîoT>3 xai uTTOxpcrt x^nrcu xaO' ig/xûv , fri xai MivcTnrov ôvaTrcco'sc; , 
ircûpov ii^v iv^px y ÇvyxupiaM^sIv avrô» rà iroXXà . 

2. Gratinas , dans sa pièce intitalée la Bouteille ( Uitrlyri ) , se faisait 
accuser par la Comédie , sa femme, qui se plaignait dY'tre délaissée pour 
une rivale odieuse, l'Ivresse. La plainte de la Rhétorique contre Lucien res- 



LES ÉCRITS DE LUCIEN. 73 

petite part d'invention otée à Lucien ne serait rien à côté de 
celle qui lui reste. Pour la facture dramatique , comme pour 
rimportance des sentiments , la Double accusation doit comp- 
ter parmi ses œuvres ies plus considérables. Elle est à peu 
près, dans la vie littéraire de Lucien, ce qu'est la IX'' satire 
dans celle de Boileau. Elle marque le moment où Toriginalité 
de Fauteur s'affirme hardiment. La période des essais est ter- 
minée ; l'écrivain sait ce qu'il vaut ; il a éprouvé son talent, il 
connaît à fond le genre qu'il a fait sien, et, en repoussant avec 
une ironie confiante les critiques dont il est l'objet, il réclame 
en quelque sorte l'approbation publique qu'il sait lui être 
due. 

J'ai peu de chose à dire ici du Récit de la mort de Pérégrin 
nttô, puisque je ne fais actuellement que fixer des dates. Celle 
de ce récit est donnée par l'événement auquel il se rapporte et 
dont j'ai parlé brièvement dans la biographie de Lucien ; on 
voit en effet qu'il a été composé sous l'impression immédiate 
des scènes qui y sont relatées. Il me parait à peu près certain 
d'autre part, comme je l'ai dit plus haut, que Pérégrinus se 
donna la mort non en 165, selon l'indication inexacte de la chro- 
nique d'Eusèbe, mais en 169. C'est donc à cette année qu'ap- 
partiendrait le récit en question. Quant à sa place relative dans 
la série chronologique que nous sommes en train de parcourir, 
elle peut être établie, je crois, avec de grandes vraisemblances. 
Tout d'abord, à le considérer en lui-même, bien qu'il se 
prêle peu par sa forme de narration continue à une comparai- 
son littéraire avec les œuvres dialoguées dont nous venons de 
parler, il laisse pourtant apercevoir, si je ne me trompe, un art 
de mise en scène et une entente de l'effet dramatique qui font 
songer immédiatement à la grande manière dont on a vu maint 
exemple. En outre, — et c'est là un indice bien plus sûr, — 
il se relie de la manière la plus étroite, comme nous l'avons fait 

semble beaucoup à cela. — Quant au titre de sou dialogue , il se pourrait 
qu'il l'eût emprunté à Augias, poète obscur de la comédie moyenne. Voy. 
Suidas, art. Aùycaç (Cf. Meineke, HisL critic, p. 416). 



U CHAPITRE DEUXIÈME. 

observer déjà, au dialogue des Fugitifs ; or ce dialogue, par la 
façon dont il est conduit, par la disposition des scènes, par la 
nature des inventions, ne peut évidemment trouver place dans 
notre classement qu'à côté des œuvres dont les noms précèdent 
immédiatement. Enfin il est à noter qu'aucune allusion à la 
mort de Pérégrinus ne se rencontre dans les écrits énumérés 
jusqu'ici , au milieu des moqueries de toute sorte dont Lucien 
accable les philosophes et en particulier les Cyniques ; chose 
qui serait fort surprenante , si ces écrits n'étaient antérieurs à 
cet événement. Nous concluons de là qu'en 469, Lucien avait 
déjà fait paraître une grande partie de ses dialogues et^qu'il 
était en pleine possession de son talent. 

Les Fugitifs ne sont en quelque sorte, comme je viens de le 
dire, qu'une dépendance du récit de la mort de Pérégrinus. On 
entrevoit, dans des allusions très-obscures pour nous, une sorte 
de guerre de pamphlets engagée à la suite de ce récit entre un 
des représentants de la secte cynique et Lucien. Celui-ci . 
après avoir été le premier agresseur, se vengeait maintenant 
des réponses irritantes qui lui avaient été faites. Il résulte de 
là que bien des choses nous manquent pour comprendre et 
apprécier complètement ce dialogue Mais l'impatience qu'on 
peut éprouver en face de certaines allusions dont l'objet nous 
échappe ne doit pas nous empêcher d'y reconnaître les mêmes 
habitudes de composition et en somme les mêmes qualités que 
dans ceux dont le sens est clair. Le seul tort de Lucien a été 
d'écrire pour un public bien renseigné et de ne pas songer 
assez à celui qui le lirait plus tard. 

Je n'ai plus qu'un seul dialogue à citer, comme faisant par- 
tie de ce groupe ; c'est un ouvrage de pure morale, sans allu- 
sions ni satires personnelles, les Souhaits : un entretien entre 
quatre amis , une soi te de convention passée entre eux pour 
permettre à chacun de rêver fout haut à son tour, et par suite 
des souhaits sans limites, qu'aucune mesure ne contient, qu'au- 
cune vraisemblance n'arrête, puis une vive et spirituelle 
critique qui suit pas à pas ces chimères, qui les atteint , qui 



LES ÉCRITS DE LUCIEN. 75 

les détruit. Sans doute , la donnée première est empruntée à 
la vie réelle, et par cette raison, on pourrait être tenté au pre- 
mier abord de classer ce dialogue avec ceux qui présentent le 
même caractère. Mais la ressemblance, à la réflexion, se montre 
plus spécieuse que solide. En réalité, il y a dans les Souhaits 
une fantaisie tout aussi libre, tout aussi inventive que nulle 
part ailleurs ; et, ce qui est plus décisif, il y a sous cette fan- 
taisie une morale dont la sagesse semble avoir dépouillé presque 
entièrement ses tendances agressives. C'est là surtout ce qui 
me fait croire que cet écrit est postérieur aux dialogues sati- 
riques que j'ai énumérés. La moquerie y est moins acerbe. On 
croit y sentir, en le lisant, cet adoucissement naturel qui 
succède chez une nature vive aux ardeurs belliqueuses de la 
première heure. Il n'y a plus rien là de Ménippe, ni même 
d'Aristophane ; Lucien apaisé nous fait songer à Horace au 
temps des Epitres, 

VL 

OBuvres dispersées. — Prologues oratoires: Zeuxis; A quelqu'un qui m'ap^ 
pelait un Prométhée en fait de diacours ; Hérodote ; le Scythe. — Contre 
un ignorant collectionneur de livres. — VEunuque. — Le Maître de 
rhétorique; le Lexiphane. — Discours sur les Salariés. — Biographies 
de Démonax et de Sostrate; Alexandre ou le faux prophète. 

Les écrits dont j'ai parlé jusqu'ici se rattachaient les uns 
aux autres par un même développement d'idées et par un pro- 
grès continu de savoir-faire littéraire. Il n'en est plus de même 
de ceux que j'ai encore à citer. Isolés et comme dispersés selon 
le hasard des circonstances, ils ne forment point une série 
naturelle. Nous devons donc nous borner à indiquer brièvement 
quelle a été l'occasion de chacun d'eux , et à en donner les 
dates, lorqu'elles sont connues. 

Mentionnons d'abord quatre prologues oratoires du genre de 
ceux que nous avons déjà rencontrés et attribués à la jeunesse 
de Lucien. Ce sont les morceaux intitulés Zeuxis^ A quelqu'un 



76 CHAPITRE DEUXIÈME. 

qui m'appelait un Promiihée en fait de discours, Hérodote j et 
le Scythe. Les deux premiers renferment une définition du genre 
qui est représenté par les grands dialogues de Lucien ; ils n'ont 
pu servir d'introduction ou de préambule qu'à une lecture où 
figuraient ces dialogues ; il y est question du mélange des 
intentions sérieuses avec les inventions plaisantes , de la nou- 
veauté piquante des ouvrages ainsi composés ; tout cela ne peut 
s'appliquer qu'à ceux des écrits de Lucien où la fantaisie de 
l'auteur se joue si ingénieusement dans la satire. Hais comme 
ces écrits sont nombreux et remplissent une période de plusieurs 
années, il est impossible d'assigner aux prologues en question 
une date précise. D'ailleurs, il est assez probable qu'ils ont été 
répétés plusieurs fois. V Hérodote et le Scythe ne contiennent 
pas d'allusions aussi précises que les deux autres morceaux à 
la nature des ouvrages auxquels ils ont dû être associés. Rien 
ne prouve donc absolument qu'ils aient été composés par 
Lucien dans sa maturité. Ce qui me le fait supposer princi- 
palement, c'est qu'ils ont élé récités en Macédoine, et qu'à la 
façon dont parle l'auteur, il semble être venu de Grèce dans 
cette province, à l'occasion de quelque panégy rie célèbre, pour 
s'y faire connaître. D'après tout l'ensemble de sa biographie, 
cela me parait mieux convenir à la seconde partie de sa vie 
d'écrivain qu'à la première. 

A coté ou plutôt en face de ces compliments, il faut placer 
des écrits d'un caractère tout opposé , pamphlets , diatribes ou 
satires, comme on voudra les nommer. 

Le premier, intitulé Contre un ignorant collectionneur de 
livres, est postérieur de peu à la mort de Pérégrinus ; une allu- 
sion significative en fait foi *. 11 a donc élé écrit peu après 169. 
Nous ignorons quel motif a pu exciter à ce point la colère de 
Lucien conire un inconnu ; mais il n'est pas malaisé de devi- 
ner, à l'aigreur du ton, qu'il s'agit d'une offense pei*sonnelle. 



I. { 14: c Tout récemment, un autre insensé u*a-t-il pas acheté pour un 
» talent le bâton que déposa Protée le Cynique pour s'élancer dans le feu 'f • 



LES ÉCRITS DE LUCIEN. 77 

Quoi qu'il en soit, l'ouvrage a une valeur générale qui rachète 
pour le lecteur ce que celte partie injurieuse a de déplaisant. 

V Eunuque n'est qu'un écrit de circonstance dont les appli- 
cations nous échappent. Une des deux chaires de philosophie 
péripatéticienne étant vacante à Athènes, deux concurrents, 
que l'auteur appelle Dioclès et Bagoas, sont censés se disputer, 
devant la commission chargée des jugements de cette sorte, 
le titre envié de professeur. Bagoas passe pour eunuque. Son 
adversaire cherche à tirer de là une raison d'incapacité contre 
lui. C'est cette plaisante discussion que Lucien est censé avoir 
entendue et qu'il raconte à un ami. On voit, par un passage du 
dialogue (§ 2] que l'institution des chaires publiques de phi- 
losophie à Athènes était toute récente encore Or nous savons 
qu'elles furent fondées par Marc-Aurèle en MQ*; d'autre part, 
le même passage semble dénoter que l'empereur fondateur 
était encore vivant ; il faut donc que le dialogue ait été com- 
posé avant 1 80. 

Avec le Maître de rhétorique , nous retrouvons l'inspiration 
manifeste du ressentiment. J'ai essayé , dans la biographie de 
Lucien, d'expliquer par conjecture quelle avait dû être la 
cause des hostilités entre PoUux et lui. Il n'est guère douteux 
en effet que l'écrit en question ne soit une satisfaction accordée 
par l'auteur à son amour-propre blessé. Lucien déchire la 
réputation de son ennemi avec autant de violence qu'il avait 
autrefois déchiré celle de Timarque. Mais il y a autre chose 
dans son écrit que ces injures grossières, et c'est par là qu'il 
se relève. En réalité, PoUux devient pour lui le représentant delà 
sophistique contemporaine , et c'est elle surtout qui est spiri- 
tuellement et amèrement raillée d'un bout à l'autre du discours. 
Sous prétexte d'enseigner à un jeune homme comment on 

1. Dion Cassius, LXXI, 31. — D'après Philostrate, dans la vie de Théodote 
(Vies des Soph., II, 2), ce fut Hérode Atticus qui fut d'abord chargé de 
choisir les titulaires. Dans VEunuque, au contraire , on voit que ce choix 
appartient à une commission. Peut-être Hérode Atticus était-il déjà mort , 
car il ne semble pas qu'il ait vécu beaucoup au-delà de 176. 



78 CHAPITRE DEUXIÈMB. 

devient illustre par l'art de la parole , Lucien met à nu l'igno- 
rance , la sotte présomption et les ridicules artifices des rhé- 
teurs à la mode. La date de la composition est à peu près 
déterminée par les allusions à Julius Pollux. Celui-ci évidem- 
ment avait déjà une grande situation dans Athènes , lorsque 
cette satire fut écrite. Cela nous reporte aux dernières années 
du règne de Marc-Aurèle * . 

Il n'y a guère moyen de séparer le Lexiphane du Maître de 
rhétorique. Ces deux écrits se tiennent par la ressemblance 
étroite des idées. Ce sont les faux atticistes , les collectionneurs 
de mots , les écrivains qui font de l'archéologie en matière de 
style, les amateurs d'expressions surprenantes et inintelligi- 
bles, que Lucien tourne en ridicule en la personne de Lexi- 
phane, comme il avait raillé en celle de Pollux toute la classe 
des rhéteurs qui faisaient de Téloquence par recettes. Nous 
reconnaissons aux inventions burlesques qui nous passent 
sous les yeux la fantaisie ordinaire de l'écrivain. Mais rien ne 
nous permet de fixer la date de la composition d'une manière 
précise. Quant aux allusions directes à des contemporains , s'il 
y en a dans cet écrit , elles nous échappent. On a voulu lire 
un nom historique snus ce nom fictif de Lexiphane ; quelques- 
uns ont pensé qu'il s'agissait encore de Pollux, quelques autres 
d'Athénée. C'est diminuer mal-à-propos la portée de la satire. 
Lexiphane est un type ; il n'en faut pas faire un individu . 

Le Discours sur les Salariés me parait être Tun des derniers 
ouvrages que Lucien ait lus en public dans cette période de sa 
vie. Le ton général et l'autorité qu'il y prend tout naturel- 

I. Toat à la fin de son écrit, Lacien déclare qa'il rompt définitivement 
avec la rhétoriqae ou plutôt que la rupture est déjà consommée. Je ne crois 
pas que cette rupture soit celle dont il est question dans la Double accusa- 
tion. A quarante ans , Lucien avait cessé de plaider, mais il avait continué 
à paraître en public pour y lire ses œuvres; c'était encore une façon de 
servir la rhétorique. Vers la fin du règne de Marc-Aurèle , il cessa ses lec- 
tures publiques ; c'est alors qu'il rompit définitivement avec les usages de 
la rhétorique, et c'est à cela , je croit , qu'il fait allusion dans le Mattre de 
rhétorique. 



LES ÉCRITS DB LUCIBN. 79 

lement dénotent un homme mûri par l'âge et par rexpérience. 
D'ailleurs l'observation des sentiments , la finesse et la force de 
l'analyse , l'art de nous intéresser aux situations par la vérité 
de la peinture , le dessin si spirituel et si juste des personnages 
qui passent en quelque sorte devant nos yeux , sont là comme 
autant de témoignages qui nous font reconnaître un écrivain 
exercé et complètement maître de toutes ses ressources. J'ajou- 
terai même qu'une autre chose, à mon avis, décèle plus clai- 
rement encore l'âge de Tauteur : c'est que l'écrit, tout satirique 
qu'il est , laisse apercevoir à chaque instant une sorte de phi- 
losophie qui s'élève au-dessus de la satire. Ce n'est plus pour le 
plaisir de signaler des ridicules et de les mettre en lumière que 
Lucien écrit. Les idées de dignité , d'indépendance morale , 
d'honneur même , qui étaient déjà dans ses dialogues , se sont 
ici dégagées de tout ce qui en détournait l'attention , et elles 
apparaissent avec une force vraiment saisissante II y a de l'élo- 
quence dans ces pages, et de la meilleure, car elle se produit 
sans effort et sans artifice , par l'élan naturel de pensées long- 
temps méditées et de sentiments longtemps entretenus. Lucien 
a attesté plus tard le succès que ce discours obtint aussi bien 
auprès de ceux qui le lurent qu'auprès de ceux qui l'entendirent ^ 
Il n'y a pas lieu d'en être surpris. Il avait donné là vraiment, 
sous une forme qui n'était pourtant pas celle où il excellait , la 
mesure de son talent d'écrivain et de sa valeur de moraliste. 

C'est sans doute après la publication de cet écrit , c'est-à- 
dire dans les dernières années du règne de Marc-Âurèle, que 
commença cette période de repos dont j'ai parié dans la biogra- 
phie de Lucien. S'il écrivait encore, c'était à de rares interval- 
les, en prenant son temps, sans cette préoccupation ardente du 
succès immédiat qui avait donné à son esprit pendant quelques 
années une activité et une fécondité si remarquables. !5es com- 
positions, comme on pouvait s'y attendre, prirent alors un 
tout autre caractère. Elles sont surtout narratives et biogra- 
phiques. Il semble qu'il ait trouvé plaisir, aux approches delà 

1. Apologie f 3. 



80 CHAPITRE DEUXIEME. 

vieillesse, à rassembler ses souvenirs pour sa propre satisfac- 
tion et pour rinstruction des autres. On ne peut trop regretter 
qu'il ne les ait recueillis que partiellement, à propos de cer- 
tains hommes qu'il avait connus, au lieu de faire entrer tous 
les événements de sa vie dans le cadre d'un large récit. Il ne 
nous reste que deux de ces écrits narratifs, la Vie de Démonax 
et celle d^ Alexandre le faux prophète ; mais nous savons par 
son propre témoignage qu'il en avait composé un autre sur 
Sostraie le Béotien. 

Dans ces trois ouvrages, il est curieux de voir comment un 
certain tour d'esprit satirique survivait chez Lucien au goût de 
composer des satires proprement dites. Nous ne savons pas 
exactement ce qu'était la biographie de Sostrate, mais nous pou- 
vons le conjecturer. Ce Sostrate était une sorte d'ermite païen, 
qui avait vécu dans les montagnes de Béotie. Il s'était proposé 
pour modèle la vie d'Héraclès. Comme lui , il voulut devenir, 
dans la mesure de ses forces, un bienfaiteur de l'humanité. Il 
se donna pour mission d'exterminer les brigands et de tracer des 
routes à travers les solitudes sauvages. Evidemment ce n'était 
pas le merveilleux de sa vie qui avait dû séduire Lucien. Il 
n'était guère porté à l'admiration envers les hommes qui s'en- 
touraient, comme ce Sostrate ou comme autrefois Pérégrinus, 
d'un renom de singularité. Son intention véritable avait dû être, 
si je ne me trompe, de critiquer la mollesse de ses contempo- 
rains et notamment celle des soi-disant philosophes, en rappe- 
lant quelle avait été l'énergie morale de ce solitaire. L'éloge 
exprimé faisait ressortir, d'après la pensée de l'auteur, la criti- 
que sous-entendue ou légèrement indiquée en passant. 

Il y a quelque trace d'une intention analogue dans la Bio- 
graphie de Démonax. Nous avons parlé, dans le précédent 
chapitre, de ce philosophe, dont Lucien fut l'ami. Il est à 
peu près certain qu'il mourut dans les dernières années du 
règne de Marc-Aurèle, entre 171 et 180 *. Lucien, en essayant 

1. L*anecdote du paragraphe 31, où Céthégus figure comme consulaire, se 
rapporte à Tannée 171. (Voy. Waddington, FMtes de« provinces d'A«te, 152. ) 



LES ÉCRITS DE LUCIEN. 8i 

de retracer son portrait, n*a pas cédé seulement au de'sir de 
rendre à sa mémoire un pieux hommage. Il a voulu, comme 
il le dit lui-même, montrer aux jeunes gens de son temps 
que le siècle où ils étaient nés pouvait leur offrir, tout déshé- 
rité qu'il parût, Texemple de la vraie philosophie *. Il s'est 
appliqué à leur faire sentir en quoi Démonax différait de ceux 
qui n'étaient philosophes que de nom. Ce qu'il se plaît à 
mettre en lumière, c'est là simplicité de ses vertus, sa bonté, 
sa franchise, le tout relevé par l'agrément très-vif de son esprit. 
Rien d'ailleurs ne ressemble moins à un panégyrique, ni même 
à une biographie proprement dite , que ce récit : causerie libre, 
familière, où les réflexions vont devant, où les anecdotes vien- 
nent ensuite et se succèdent un peu au hasard, sansque l'auteur 
paraisse se soucier de la composition. On ne tienl pas, ce me 
semble, assez de compte de ce caractère, lorsqu'on s'étonne de 
ne pas trouver dans cet écrit une suite rigoureuse que Lucien 
n'a jamais prétendu y mettre. N'oublions pas qu'il faisait alors 
exclusivement œuvre de conteur et de moraliste. Il n'écrivait 
plus pour un auditoire qu'il fallait contenter et surprendre par la 
perfection du travail ; un certain laisser-aller, qui, de sa part, 
ne pouvait être d'ailleurs ni sans grâce ni sans esprit, lui con- 
venait beaucoup mieux. Quanta la date de la composition, elle 
ne peut être ni antérieure à 177, — car la façon dont l'auteur 
parle d'Hérode Atticus prouve qu'il était mort quand l'ou- 
vrage fut écrit, — ni postérieure de beaucoup à 180, car 
toutes les circonstances mentionnées paraissent se rapporter au 
règne de Marc-Aurèle '. 

Dans la Vie de Démonax, comme sans doute dans celle de 
Sostrate, c'était la sincérité de l'homme conséquent avec lui- 
même et fidèle à ses principes que Lucien louait principalement. 



i. Démonax, 2. 

2. M. Waddington {FaateSy 152) suppose avec beaucoup de raison que l'ou- 
vrage a dû être composé après la mort de Céthégus , car Lucien parle de 
lui très-librement; et il établit par une ingénieuse observation que cette 
mort a dû avoir lieu en 180. 

6 



8^ CHAPITRE DEUXIÈME. 

Il persistait ainsi dans cette fière profession de foi du Pécheur, 
par laquelle il s'était fait connaître autrefois comme Tenneroi 
décidé du mensonge et des fausses apparences. C'est le même 
esprit encore qui anime son Alexandre, On sait cx)mment Tim- 
posteur de ce nom arait créé un dieu de sa façon et institué un 
oracle en Paphiagonie, dans la petite ville d'Âbonotichos. Lucien, 
nous l'avons dit, avait eu l'occasion de le voir en passant, pro- 
bablement en 164. Depuis lors, Alexandre était mort, mais sa 
réputation et son oracle avaient subsisté. Sous le règne de 
Commode, Celse, Tami de Lucien, recueillant des informations 
sur la magie et les magiciens de son temps, eut IVxcellente idée 
de s'adresser à lui pour qu'il lui fît connaître ce qu'il savait 
d'Alexandre. Le spirituel écrivain ne demandait pas mieux que 
de mettre au jour des impostures dont il avait élé lui-même 
témoin et de se venger par la même occasion d'un homme qui 
avait mis sa vie en danger. Il écrivit les pages que nous possé- 
dons encore*. Ce n'est pas plus une biographie, à proprement 
parler, que l'ouvrage relatif à Démonax. La composition en 
est irrégulière, et le souci de distinguer scrupuleusement le 
vrai du faux n'y apparaît que bien faiblement ; mais les anec- 
dotes, les ouï-dire et les souvenirs personnels y sont assemblés 
de façon à former une œuvre pleine de vie et d'intérêt qui 
tient de la satire plus encore que de Thistoire. 



VII. 



Derniers écrits de Lacien. — L'Héraclès et le Dionysos. — Apoloqir poul- 
ies Salariés. — Excuse à propos d'une inadvertance. — La Tragédie 
de la goutte ; Pied-léger, 

Les écrits que nous venons de citer en dernier lieu appar- 
tiennent déjà soit à la vieillesse de Lucien, soit au temps immê- 

1. La date est déterminée, comme on Ta remarqué, par le titre de Otoç 
donné à Marc-Aurèle , g 48. Cette désignation honorifique n'était attribuée 
aux Empereurs qu'après leur mort. 



LES ÉCRitfi Dft LUCI8N. 83 

diatement anlcrîeur. Ceux dont il nous reste à parler sont 
donne's par Tauteur lui-même dans les termes les plus explicites 
comme les productions d'un âge très-avancé. 

On se rappelle qu'après un long silence , il jugea à propos 
de reparaître en public et de convoquer de nouveau des audi- 
teurs. II ne semble pas qu'il ait cherché alors à rivaliser avec 
lui-même en composant de nouveaux ouvrages. Nous ne con- 
naissons aucun dialogue de lui qui paraisse avoir été écrit en 
ce temps. Il est probable qu'il se contentait de relire ceux 
qu'il avait publiés autrefois. Le contraste même entre son 
âge et la jeunesse vigoureuse de ses inventions devait donner à 
ce genre de lectures un attrait piquant. Lucien le sentait fort 
bien , et voilà sans doute pourquoi , bien loin de chercher à 
faire oublier son grand âge , il mettait une bonne grâce sou- 
riante à en parler. C'était même dans l'intention de le faire 
mieux remarquer qu'il écrivait alors de nouveaux prologues 
pour ses séances publiques : V Héraclès et le Dionysos ne sont 
pas aulre chose. Rien n'atteste mieux que ces deux légères 
productions combien son esprit restait aimable et enjoué. 

Ses fonctions administratives elles-mêmes ne le détournèrent 
pas d'écrire et ne modifièrent en rien le tour ordinaire de ses 
pensées. L'Apologie pour les salariés a été composée au 
moment où il venait d'accepter la haute situation qui lui fut 
donnée en Egypte. Il crut ou feignit de croire en cette cir- 
constance qu'ayant écrit autrefois contre ceux qui recherchaient 
des emplois domestiques bien payés dans les maisons des grands, 
il devait se justifier devant le public de n'avoir pas dédaigné , 
lui non plus , la séduction des gros appointements. Il donna à 
cette justification la forme d'une lettre ou d'une explication 
personnelle adressée à son ami Sabinus. La façon dont il parle 
de son âge dans cet écrit ne permet pas de douter qu'il ne fût 
alors plus que sexagénaire. C'est donc vraisemblablement dans 
la seconde moitié du règne de Commode qu'il l'a composé. 

V Excuse à propos d'une inadvertance paraît bien être à 
peu près du même temps. On voit au début que Lucien, 



8i CHAPITRE DEUXIÈME 

quand il récrivit, était un vieillard. D'ailleurs toutes les cir- 
constances auxquelles il est fait allusion se rapportent à des 
relations ofiScielles qui trouvent naturellement leur place dans 
cette période de sa vie. Il s'agit d'un mot prononcé pour un 
autre en saluant un grand personnage , auquel Lucien venait 
rendre ses devoirs. L'apologie , bien entendu , n'est guère plus 
sérieuse que la faute. 

Enfin nous devons clore cette longue énumération en men- 
tionnant deux courtes compositions en vers , la Tragédie de 
la Goutte et Pied-léger. Si elles sont de Lucien , elles sem- 
blent convenir assez bien à ces derniers temps de sa vie . où il 
cherchait à tromper par sa bonne humeur des soufTrances aux- 
quelles il a fait allusion aussi dans V Apologie, Ce ne sont pas 
bien évidemment ces deux dialogues versifiés, qui, s'ils eussent 
été seuls, auraient donné à son nom l'immortalité ; mais il y a 
de l'esprit , du trait , et ce genre d'enjouement ironique et 
moqueur qui lui était propre. Nous n'avons donc pas de raison 
suflSsante pour les déclarer apocryphes. 

Ici se termine, pour nous, la longue série des œuvres de 
Lucien. On ne peut guère douter qu'elle ne soit incomplète. 
J'ai mentionné tout à l'heure la biographie de Sostrate aujour- 
d'hui perdue. On a pu remarquer, en outre, qu'il nous reste fort 
peu de chose de la jeunesse de l'auteur , et pourtant cette 
période de sa vie , toute consacrée aux voyages, aux lectures 
publiques, à l'enseignement, n'a pu manquer d'être féconde. 
Mais les œuvres qu'elle avait produites , en raison sans doute 
de leur caractère sophistique et scolaire , auront été rejetées ou 
laissées dans l'oubli par Lucien lui-même, devenu écrivain sati- 
rique. Quant à celles de sa maturité , nous avons lieu de croire 
qu'elles nous sont toutes parvenues. Du moins, nous ne décou- 
vrons nulle part ni un mot , ni une allusion , qui puisse faire 
soupçonner la perte d'aucune d'elles. 

Voilà donc un ensemble considérable d'ouvrages qui con- 
stituent le legs littéraire de l'écrivain dont nous nous occupons. 



LBS ÉCRITS DE LUGIBN. 85 

Une remarque qui ressort naturellement de cette simple revue, 
c'est que, parmi tous ces écrits, il n'y a pas une œuvre de 
longue haleine. Jamais, à aucun moment de sa vie, Lucien ne 
s'est recueilli pour composer ce qui s'appelle proprement un 
livre. Tout son esprit s'est dépensé en discours, en dissertations 
moqueuses, en satires, en productions légères de plusieurs 
sortes ; il a prodigué son talent en détail, il ne Ta pas concentré 
sur un travail capital. Sans doute, il est un certain nombre de 
ses écrits qui se tiennent entre eux; mais cette frêle liaison, 
qui consiste uniquement dans la ressemblance des idées, ne 
peut en aucune façon être comparée à celle qu'un auteur établit 
nécessairement entre les parties d'un même ouvrage. En somme, 
Lucien, par l'abondance et la dispersion de ses pensées, repré- 
sente dans l'antiquité un genre d'activité littéraire qui est 
plutôt moderne. Cette manière d'écrire au jour le jour et de 
saisir au vol les circonstances, afin d'en profiter, est, à peu de 
chose près, celle qui a pris tant d'importance de notre temps 
par le journalisme. Il n'est pas mauvais, pour bien apprécier ses 
idées et son talent même, de se mettre cela dans l'esprit tout 
d'abord. Ce serait une chose fâcheuse que d'aborder l'étude de 
ses œuvres avec la préoccupation des qualités d'ordre , de 
réflexion et de méthode, qui appartiennent aux auteurs clas- 
siques. Ceux à qui il faut le comparer tacitement , ce sont 
ces écrivains qui , depuis Bayle jusqu'à quelques-uns de nos 
contemporains , se sont fait un nom parla publicité périodique 
ou par des écrits de circonstance Que l'on songe aux Nouvelles 
de la république des lettres, aux opuscules innombrables de 
Voltaire , aux pamphlets de Swift et à ceux de Paul-Louis 
Courier, on sera par là même dans la disposition voulue pour 
bien juger Lucien. 

Seulement il ne faudrait pas oublier, tout en faisant rette 
comparaison, que rinv(»ntiou de rimpriraerie a changé bien 
des choses dans le monde. Elle a donné aux journalistes et aux 
pamphlétaires modernes un public immense, qu'un écrivain 
ancien, si spirituel qu'il fût, ne pouvait avoir. Par suite, leur 



86 CHAPITRE DEUXIEME. 

polémique a pris quelquefois une grandeur qu'il était impos- 
sible d'atteindre au second siècle de notre ère. Cette excitation 
qui se produit de nos jours chez l'écrivain par le sentiment 
de l'attente qu'il fait naître et des approbations qu'il ren- 
contre, quand une société tout entière se passionne pour ou 
contre lui, Lucien ne pouvait l'éprouver qu'à un degré très-infé- 
rieur. Aussi son œuvre est-elle en quelque sorte moins collective 
et par conséquent plus personnelle. Ceci nous justiGera de cher- 
cher d'abord en lui-même le principe de ses jugements, sauf à 
laisser voir ensuite quelle part y a prise la société contem- 
poraine. 



CHAPITRE III 

L'ESPRIT CRITIQUE CHEZ LUCIEN. 

I. 

Ëlude préalable à faire aur tu valeur des jugement» de Lucien en géair*!. 
— laauflisance de «dd éducation. — Abseoce d'eiprit icïeatifique. 

C'est à des points de morale , de croyance , d'arl ou de 
litleralurc que se rapportent la plupart des idées exprimées 
dans les écrits dont nous venons de donner la liste. Uais . 
quelque diverses qu'elles soient par leur objet , elles procè- 
dent toutes d'une source commune, qui est l'esprit même de 
Lucien. Leur variété , bien que réelle et frappante, ne doit 
pas nous faire méconnaître le fonds unique de pensées géné- 
rales , de sentiments permanents , de connaissances acquises et 
uniformes, enlln d'Imbitudes intellectuelles, d'où l'occasion et 
la fantaisie les ont fait sortir. Pour les bien apprécier, c'est à 
celte origine qu'il faut remonter tout d'abord. 

Qu'y a-t-il derrière les jugements variés et complexes que 
nous aurons à recueillir? Sont-ils l'expression d'une doctrine 
arrêtée , ou bien au contraire ne doit-on les attribuer qu'à des 
caprices d'esprit ou de sentiment, qu'aux hasards de l'inspira- 
tion ou des circonstances t 11 s'agit en somme desavoir, dès le 
début, à qui nous avons affaire. Est-ce un penseur qui est 
devant nous, et devons-nous prendre ses paroles pour le 
témoignage de réHexions fortes, solidement onctiaînées? Est-ce 
l'adepte d'une certaine école, l'héritier et le défenseur d'un 



88 CHAPITRE TROISIÈME. 

ensemble d'idées toutes faites , que nous serions en droit de 
suivre jusqu'à leur point de départ alors même qu'elles ne se 
laisseraient apercevoir qu'incomplètement ? Faut-il voir en 
lui tout au moins un homme d'une instruction large et variée, 
une intelligence naturellement curieuse, impartiale et atten- 
tive , qui met à profit une expérience étendue des choses et 
des hommes? Ou bien au contraire sommes-nous en commerce 
simplement avec un esprit vif, dégagé, alerte, qui va de 
l'avant, sans grandes connaissances, sans tradition, ouvrant 
des voies en tous sens , s'y jetant comme à la découverte , et 
les abandonnant bientôt pour en essayer d'autres ? 

Je pose ici ces questions pour bien définir ce qui est à débat- 
tre , non pour suggérer d'avance des réponses. Celles qui vien- 
nent d'abord à l'esprit , et qui seraient les plus simples, ne 
sont pas toujours les plus sûres. Il y a lieu, dans le cas 
présent , d'examiner avec quelque détail si la vérité n'est pas, 
comme" il arrive souvent , dans une opinion assez large pour 
tenir compte, non pas également, mais équitablement , des 
divers points de vue qu'on est tenté d'abord d'opposer les uns 
aux autres. 

La première chose qui doit être relevée ici , c'est la nature 
singulièrement étroite et exclusive de la culture intellectuelle 
que Lucien reçut ou qu'il se donna à lui-même. Non pas 
qu'il ait été à cet égard plus mal partagé que ses contempo- 
rains. L'insuffisance que je signale me paraît avoir été com- 
mune à tous les hommes de ce temps. On était alors rhéteur 
ou philosophe, quelquefois l'un et l'autre en même temps, bien 
que rarement; l'éducation aboutissait naturellement à ces deux 
professions comme à son terme, et même alors qu'on ne visait 
ni à l'une ni à l'autre, on ne s'y préparait pas moins, comme 
si l'on devait en faire son unique emploi. Lucien fut élevé dans 
la rhétorique et pour la rhétorique. Tout ce qu'il pouvait en 
retirer de profitable , il sut se l'approprier. Il fît même preuve 
à cet égard d'un instinct et d'un goût très-supérieurs à ceux 



L*ESPRIT CRITIQUE CHEZ LUCIEN. 89 

de la plupart des hommes distingués d'alors ; car, à travers les 
procédés , il distingua de bonne heure Tart véritable ; et dans 
un siècle où Ton n'aimait guère que les raffinements de la 
littérature, il en aima, lui, les beautés simples et saines. Mais, 
si grande et si heureuse qu'ait été sa part personnelle dans ses 
études, il ne pouvait trouver dans la rhétorique ce qu'elle ne 
contenait pas. Voilà comment , tout imprégné d'élégance et 
de belles paroles , il resta si complètement étranger à tout ce 
qui aurait pu mettre en lui quelque parcelle d'esprit scien- 
tifique. 

En ce qui concerne les sciences proprement dites, mathéma- 
tiques ou naturelles, non-seulement il les ignore, mais il est 
convaincu qu'elles ne sont que chimères et mensonges. S'il 
mentionne une fois en passant, dans son Hermotime ', quel- 
ques-unes des définitions de la géométrie, c'est pour s'en 
moquer Un point indivisible, une ligne sans épaisseur, ce sont 
là pour lui autant de conceptions extravagantes, et tout l'édi- 
fice qu'on prétend élever sur de tels fondements lui fait l'effet 
d'être suspendu dans les airs. Celte moquerie était tradition- 
nelle chez les Sceptiques *. C'est d'eux, sans doute, qu'elle est 
venue à L&cien. Il a pu la saisir au vol dans quelque entretien, 
comme une de ces remarques piquantes qu'il aimait, et il se 
l'est appropriée sans trop y réfléchir. Il est bien clair d'ailleurs 
que jamais, ni au temps de sa jeunesse, lorsqu'il était tout 
occupé de rhétorique, ni dans son âge mûr, quand il s'adon- 
nait à la satire morale ou religieuse, il n'a eu le loisir d'étudier 
de près la nature de ces raisonnements abstraits dont il a parlé 
si légèrement. 

Incrédule de parti pris à l'égard de la géométrie, il est natu- 



1. Ilennotime , 74. 

2. M. Fritzsclie {iMciamis, t. II, ?•" p., l*n»lé}jî., j>. xxxiv) a fait, reinanjiier 
qu'elle se rencontre chez Sextiis Kmpiricus, Adv. yeoni., 3, 10. Il est }>ro- 
bable que celui-ci Tavait empruntée à ses prédécesseurs. On ])Ouvait donc 
l'entendre fréquemment dans les conversations philosophiques qui avaient 
lieu à Athènes tous les jours. 



90 CHAPITRE TROISIÈME. 

rel qu'il le soit également à regard de ses applications, 
a Tu rirais », dit Ménippe à un ami dans un de ses dialogues, 
a si je te faisais connaître les fanfaronnades de nos philosophes 
» et les merveilles qu'ils accomplissent en théorie. Le croirais- 
» tu ? eux qui marchent comme nous sur la terre, qui n'ont pas 
» la tête plus élevée que nous, ni les regards plus perçants , — 
» quelques-uns même ont la vue affaiblie par Tâge et par le 
» défaut d'exercice , — ne prétendent-ils pas distinguer les 
» limites du monde? Ils ont mesuré le tour du soleil, ils voya- 
gent dans les espaces au-dessus de la lune , et comme s'ils 
9 nous étaient tombés des astres, ils nous en décrivent les 
x> dimensions et les formes. Demandez-leur combien il y a de 
» stades d'Athènes à Mégare ? ils ne le sauront peut-être pas 
Y> exactement. Mais du soleil à la lune, ils affirment sans hésiter 
» qu'il y a tant et tant de coudées. L'épaisseur de l'atmo- 
D sphère, la profondeur de la mer, le tour de la terre, ils ont 
» tout mesuré. Ils tracent des cercles, ils dessinent des triangles 
» sur des carrés, ils construisent des sphères toutes bariolées. 
» Ils ont ainsi le ciel sous la main, et ils le mesurent sur 
»> l'original ^ » Ce n'est pas sans quelque surprise qu'on lit cela 
chez un écrivain de cette valeur, contemporain de Ptolémée. 

Que l'on songe ici à Voltaire. Nous aurons à noter ailleurs 
des ressemblances entre Lucien et lui; mais, au point de vue où 
nous nous plaçons en ce moment, quelle différence entre ces 
deux esprits 1 L'un, ouvert à toute chose nouvelle, curieux de 
mathématique, de physique, d'astronomie, d'économie poli- 
tique autant que de littérature, s'intéressant aux découvertes 
de Newton non moins qu'aux tragédies de Shakespeare, lisant 
tout sans prévention, appelant à lui toutes les connaissances, 
et par suite aussi pleinement éclairé que personne des lumières 
de son siècle ; l'autre, élevé dans l'école et finement attentif 
aux idées morales ou littéraires, mais décidé en même temps à 
n'en pas sortir, plein d'un mépris ironique pour un bon nombre 

I. Icaromènippe . •». 



L'ESPRIT CRITIQUE CHEZ LUCIEN. 9i 

des plus nobles tentatives de l'intelligence humaine, el par 
conséquent dépourvu de quelques-unes des ressources les plus 
précieuses du jugement. 

Allons plus loin : cette lacune dans l'instruction générale de 
Lucien aurait pu être comblée en partie, si, à défaut des con- 
naissances spéciales dont je viens de parler et qui étaient alors 
le privilège d'un très-petit nombre d'hommes, la philosophie et 
l'histoire avaient été pour lui Tobjet d'études sérieuses et bien 
dirigées. L'une et l'autre , depuis des siècles, par une série 
d'œuvres excellentes , avaient acquis une légitime autorité. La 
philosophie s'imposait à tous les esprits cultivés : ceux qui ne 
voulaient être que de purs lettrés ne pouvaient ignorer cepen- 
dant les ouvrages de Plalon ou de Xénophon, ni même se 
résigner à rester absolument étrangers à ceux d'Aristote et de 
Théophraste, d'Épicure ou de Chrysippe. Quant à l'histoire, 
depuis Hérodote, Thucydide et Xénophon, elle était devenue un 
des éléments les plus essentiels de la culture hellénique ; les 
Sophistes du second siècle la considéraient comme une des for- 
mes de leur art *. De près ou de loin, il était impossible de ne 
pas subir cette double influence. Mais l'histoire et la philosophie, 
pour produire tous leurs fruits dans l'éducation, ne veulent pas 
être traitées légèrement ni détournées de leur véritable emploi . 
C'est peu à peu, par une étude sincère et curieuse, parla 
réflexion , par la pratique assidue des difficultés qui leur sont 
propres, que les esprits attentifs prennent possession des vérités 
dont elles sont pleines et trouvent en elles des principes 
sûrs de jugement. Est-ce ainsi qu'elles ont été mises à profit 
par Lucien ? 

On ne peut douter qu'il n'ait lu un grand nombre d'ouvra- 
ges de philosophie. Lui-même le déclare expressément*, et 

1. Cela est prouvé surabondamment par le traité même de Lucien Sur la 
manière d'écrire l'histoire. Les Vies des Sophistes de Philostrate montrent 
aussi , par une foule d'exemples , combien de sujets de discours , traités 
dans les écoles , étaient empruntés aux historiens classiques. 

2, Pécheur, 0. Il est censé dire aux philosophes qui se plaignent de ses 



n CHAPITRE TROISIÈME. 

d'ailleurs tous ses écrits l'attestent de la façon la plus évidente. 
Non-seulement ils sont pleins d'allusions aux doctrines des 
diverses écoles, mais à plusieurs reprises, nous saisissons sur le 
fait, ou nous devinons presque sûrement, dans la forme de 
ses dialogues, l'imitation de ceux de Platon, de Xénophon et 
d'Eschine le Socratique. Est-ce à dire que Lucien ait vraiment 
étudié de près les doctrines des principaux philosophes ? Cela 
est difficile à croire. En général, il devait lire vite et juger 
sommairement. Avec la promptitude naturelle de son intelli- 
gence, il lui fallait peu de temps pour dégager quelques-uns 
de ces procédés caractéristiques et quelques-unes de ces conclu- 
sions originales qui donnent à un système sa physionomie. 
Son esprit, vif et agile, courait sur les idées. Une connais- 
sance superficielle lui suffisait. Indifférent en somme aux 
démonstrations, peu soucieux de la provenance et de Tenchaî- 
nement des pensées, il aurait cru perdre son temps à essayer 
de se rendre compte des affirmations, des doutes, ou des étran- 
gelés apparentes qui s'offraient à lui. Quant aux grands ensem- 
bles, il n'avait ni la patience, ni peut-être la largeur de vue 
nécessaires pour les bien saisir. Certaines particularités Tamu- 
saient ou l'intéressaient , il s'en emparait au passage, et c'était 
là tout ce qu'il retenait. Sa curiosité n'était pas assez vive pour 
aller seule à la découverte, lorsque l'imagination ou le plaisir 
littéraire ne la sollicitaient plus. 

D'ailleurs, il faut bien reconnaître que le temps où il vécul 
n'élait guère finorable à une étude désintéressée des doctri- 
nes philosophiques. Depuis plusieurs siècles déjà , la philoso- 
phie grecque était réellement épuisée. Après avoir longtemps 
poursuivi la vérité dans des chemins divers , elle avait renoncé 
à pousser plus loin ses recherches ou à en essayer de nou- 
velles. On ne voit pas que depuis Chrysippe et Carnénde 
jusqu'aux Nroplalonirirns , auruno j^rantle ihéorie orii^inal»* 

proiK)s irrévéreucieux : lloû yàp iyà) v/*âç rt irôrs ûéptata, o; àù yt>07oy«av 
TC ôavjxâ^oij» (^careriXoca xai wjxàç aux où; {;îT»p«7ratvwv xai toïç "kôfoiç 

QXtÇ XaT2Xf>0f7r2T£ 0/uXûv ', 



L'ESPRIT CRITIQUE CHEZ LUCIEN. 93 

ait été produite. On s'attachait à des syslëmes anciens , on 
n'en créait plus de nouveaux ; et ces vieilles doctrines , à force 
d'être rebattues , perdaient chaque jour , par les discussions et 
par renseignement , cet attrait de hardiesse et d'ingénieuse 
invention qui avaient à l'origine séduit les esprits. Les écoles, 
qui avaient dû leur naissance à une féconde diversité de juge- 
ments et de points de vue , étaient désormais comme autant de 
cases immuables , dans chacune desquelles un certain nombre 
d'idées étaient rangées , étiquetées et soigneusement envelop- 
pées. Des gens qui en faisaient métier se tenaient prêts à 
montrer en détail aux nouveau-venus l'antique et éternel 
assortiment : vieux arguments usés,vieilles objections et vieilles 
réponses, le tout enregistré sous des noms spéciaux qui ne 
contribuaient pas peu à rendre cette scolastique affreusement 
ennuyeuse et passablement ridicule \ 

Ajoutons que les habitudes dogmatiques de l'enseignement 
ne pouvaient guère ne pas déformer les pensées hardies des 
grands esprits , condamnés à en subir les commentaires et les 
interprétations. Mille choses que Platon, par exemple, avait dites 
à sa manière , moitié en poëte , moitié en philosophe , et qui 
étaient vraies, entrevues dans la demi-transparence de son 
beau langage, cessaient de l'être , dès qu'elles étaient traduites 
maladroitement, sans grâce et sans discrétion. Rien ne pousse 
plus à la révolte les esprits délicats et indépendants qu'une 
admiration lourde , bruyante et aveuglée par son propre zèle. 
Lucien, naturellement impatient et moqueur, devait éprouver 
cela avec une vivacité toute particulière ; la philosophie de 
l'école a certainement contribué beaucoup à lui cacher la vraie 
philosophie. Lorsqu'on l'entend , dans VAmi du mensonge^ 
féliciter ce vénérable platonicien Ion, qui voyait clairement les 
Idées ou Essences des choses, cachées aux regards obtus du 

1. Lucien s'est moqué bien des fois de cette sorte de friperie philosophique, 
en homme qui Ta vue étalée et qui sait ce qu'elle vaut. Voyez notamment 
Hermotimef 81 , la série de raisonnements bizarres qu'un jeune sectateur 
du stoïcisme est censé rapporter chez lui et dont il importune ses parents. 



94 CHAPITRE TROISIÈME. 

vulgaire, ne devine-t-on pas, sous la raillerie légère , mais 
incisive , celle sorle d'irrilalion , qu'un dogmalisme convenu 
produil nécessairemenl chez un homme d'un jugement libre ? 

Nous excusons donc bien volontiers Lucien , en partie au 
moins , de s'être laissé rebuter par une étude que ses adeptes 
rendaient de jour en jour moins attrayante. Mais excuser on 
défaut , ce n'est point le méconnaître ni le dissimuler. La 
philosophie ne pouvait donner à son intelligence la prudence 
et la fermeté qui lui ont souvent manqué , qu'à la condition 
d'éveiller en lui des réflexions sérieuses et par conséquent 
d'être étudiée dans un esprit de recherche, au prix d'eflbrts 
quotidiens. Dans le commerce rapide et léger qu'il eut avec 
elle , si son esprit toujours prompt trouva moyen de recueillir 
plus d'une observation utile , ce fut à peu près tout ; il n'en 
remporta point d'idées générales durables et solides pour 
asseoir ses jugements. 

L'histoire n'avait rien de ce qui rendait la philosophie si 
déplaisante. Elle devait être au contraire pleine de charme et 
de séduction pour un lettré comme Lucien. Mais ce fut préci- 
sément cette séduction qui, en arrêtant son esprit sur certaines 
qualités des grands historiens grecs, l'empêcha d'aller jus- 
qu'au fond des choses. 

Hérodote me parait être celui dont il a lu les œuvres le plus 
assidûment. On voit, par divers passages de ses écrits, qu'il a 
vivement senti et admiré ses grandes qualités littéraires, la 
beauté de son style à la fois si varié et si uni, cette grâce 
ionienne qui lui est [)ropre, la sagesse et le tour heureux de 
ses réflexions *. Le souvenir très-vif qu'il a gardé de certaines 
scènes ou de certains événements racontés par le grand histo- 
rien atteste qu'il n'était pas moins sensible à la forme drama- 

1. Je signale surtout le premier paragraphe de I7/érodo/e, où Lucien se 
prononce d'une manière décidée sur l'impossibilité d'imiter ces qualités si 
originales et si diverses , dont la réunion constitue un genre de perfection 
que chacun sent, mais qu'il est difficile d'analjser. L'influence du style 
d'Hérodote sur celui de Lucien ne me parait pas non plus doutenae. 



L*ESPRIT CRitlOUË tHEZ LUCIEN. 95 

lîque (le ses récits et à la grandeur simple de son imagination *. 
Mais les mérites de ce genre, quelque prix qu'ils ajoutent à 
Thisloire, ne sont pas ceux qu'elle réclame principalement. 
Si Hérodote n'avait eu que ceux-là, ce serait un admirable 
conteur et un grand écrivain, ce ne serait pas le père de la 
science historique. Ce qui lui assure ce titre particulièrement 
glorieux, c'est son immense et intelligente curiosité, c'est le 
sentiment profond qu'il a de l'enchaînement des faits, quelle 
que soit d'ailleurs l'explication qu'il en donne, c'est enfin cette 
fermeté de jugement si remarquable déjà au milieu des incer- 
titudes de ses informations. Or il est à observer que ces quali- 
tés essentielles de l'historien sont précisément celles que Lucien 
passe sous silence, quand il ne les méconnaît pas absolument. 
La crédulité d'Hérodote est pour lui un sujet de moquerie *. 
Il ne voit pas que cette crédulité, qu'il s'exagère, n'est que 
l'excès d'une qualité précieuse, qu'elle provient d'un besoin 
d'apprendre et d'une absence de parti pris, sans lesquels la 
science ne se serait jamais développée. Et s'il ne le voit pas, 
c'est tout simplement que son attention est ailleurs. Habitué à 
considérer l'histoire comme un art, il ne songe même pas 
qu'elle puisse être en même temps une science et qu'elle 
ait, en cette qualité, sa méthode et ses difficultés particulières. 
Cette façon étroite et superficielle de juger n'est pas moins 
sensible dans la manière dont il apprécie Thucydide. Il loue la 
force de sa pensée, la gravité de son style, la composition de 
ses écrits, la noblesse simple de son exorde, la juste proportion 
de ses descriptions'. Ce sont là, sans doute, des mérites émi- 
nents ; mais ici encore, sous cet art si sûr de lui-même , il y a 
une science non moins digne d'admiration dont il ne semble 



1. On peut voir notamment dans le Charon (9-13) l'imitation abrégée de. 
l'entrevue de CrésuB et de Solon , et, dans la suite du même dialogue, les 
allusions aux récits relatifs à Cyrus et à Tomyris , à Cambyse, à Polycrate. 

2. J'ai dit déjà quelles parodies il en avait faites dans VHistoire vraie et 
la Déesse syrienne. 

3. Manière d'écrire l'histoire, 43, 49, 54, 57. 



96 CHAPITRE TROISIÈME. 

pas se douter. Cette préoccupation , si manifeste chez Thisto- 
rien , de rapporter les événements à leur cause vraie , d'en faire 
saisir toujours et partout les origines et les conséquences, cet 
esprit d'analyse qui ne le quitte pas un instant , cette philoso- 
phie haute et précise qui donne une si grande valeur à ses 
jugements, tout cela échappe à Lucien. Il n'en dit rien, parce 
qu'il n'en a lui-même qu'un instinct confus au lieu d'une 
conception claire. 

Que conclure de ces observations, sinon que l'histoire, 
ainsi envisagée, ne pouvait, pas plus que la philosophie, donner 
à Lucien le véritable esprit scientiOque , c'est-à-dire l'habi- 
tude de la méthode, l'attention, la patience à observer, 
l'impartialité ? Ce qu'on appelle proprement étudier une 
question est une tâche toujours difGcile, dont il avait à peine 
l'idée, ne l'ayant jamais vu pratiquer autour de lui et n'ayant 
pas su découvrir chez les écrivains qui auraient pu l'instruire à 
cet égard les principes qu'ils avaient mis en application. 
Esprit brillant , léger , tout adonné à l'art , il ne devait juger 
que par impression. Une chose était pour lui de prime-abord 
bonne ou mauvaise. Incapable de suspendre son jugement, 
entraîné par sa première opinion , et bientôt excité , poussé 
en avant et comme enivré par les arguments que son imagi- 
nation lui fournissait en abondance, il se jetait dans la satire 
avant même d'en avoir mesuré la portée , sans songer où il 
allait, sans donner un coup-d'œil aux raisons diverses qu'il 
aurait fallu peser de sang-froid avant de commencer. L'habi- 
tude de traiter les sujets en rhéteur n'est pas de celles qu'on 
peut déposer à son gré lorsqu'on Ta laissée croître et s'affermir. 
Mais Lucien n'en appréciait même pas les inconvénients, car 
elle était chez lui demeurée inconsciente. C'est là un fait dont 
il faut toujours tenir compte pour juger ses appréciations. 
Je viens d'en montrer les origines ; il me parait utile d'en 
développer encore les conséquences principales , car tout ce 
que j'aurai à dire dans la suite sera nécessairement déterminé 
en partie par c^s observations préliminaires. 



L'ESPRIT CRITIQUE CHEZ LUCIEN. 97 



n. 



Des jugements de Lucien sur certains personnages contemporains. — Clair- 
voyance et passion. — Caractère de ses satires. — Manque de vues 
générales. 

C'est surtout lorsqu'il s'agit de juger des individus , qu'un 
écrivain doit , s'il veut être juste , contrôler ses propres impres- 
sions et dominer son premier mouvement. D'après ce que 
nous venons de dire, on ne pouvait attendre cela de Lucien. 
Voilà donc , dans ses satires , toute une série d'appréciations 
qui doivent nous être en partie suspectes. Mais, d'autre part , 
il n'est pas facile d'admettre qu'un esprit de cette valeur, si 
libre et si fin, se trompe jamais du tout au tout. Il est impor- 
tant de considérer comment la vérité et le préjugé, les obser- 
vations justes et les impressions fausses ont pu se mêler d'une 
manière intime dans ce qu'il écrivait. 

Son récit Sur la mort de Pérégrinus en est un exemple 
frappant et un de ceux qui se prêtent le mieux à ce genre 
d'analyse. On y voit, plus clairement qu'en aucun autre écrit 
de même nature^ le mérite propre de l'auteur comme moraliste, 
sa clairvoyance spécialement, et en même temps sa facilité à 
se laisser conduire par ses impressions et à suivre avec une 
sorte de fougue une idée rapidement formée. Toute la critique 
qu'on peut faire en général de ses jugements sur les individus 
ressort de l'examen de cet ouvrage. 

La pensée essentielle qu'il y développe , c'est que toutes les 
actions de Pérégrinus , si facilement excusées ou si sottement 
vantées par ses admirateurs , s'expliquent par de vils penchants 
et par une indomptable vanité. Cette démonstration , — car 
c'en est une véritable , — Lucien ne la perd pas de vue un 
instant , et tous les détails de son récit y concourent, depuis le 
commencement jusqu'à la fin. On ne peut guère nier qu'elle 
ne renferme une part considérable de vérité. En ce qui con- 

7 



^ CHAPITRE TROISIÈME. 

cerne les passions violentes et les désordres que Tautear 
impute à la jeunesse de Pérégrinus, elles sont certainement 
dans la vraisemblance ; il est peu probable qu'un homme aussi 
immodéré dans ses idées jusqu'aux approches de la vieillesse, 
ne Tait pas été dans ses désirs à Tâge où ceux-ci d'ordinaire 
sont dans toute leur force. Quant à la vanité , elle est si natu— 
rellement humaine qu'il s'agit surtout pour le moraliste de 
discerner quelle forme elle prend en chaque cas particulier. 
Chez Pérégrinus , le besoin de jouer un rôle et d'être le pre- 
mier quelque part était certainement immense. Si la foule ne 
^ l'apercevait pas , si des hommes cultivés même, mais peu 
perspicaces, comme Aulu-Gelle, n'en étaient pas frappés, c'est 
que ce besoin , dans l'âme de l'ascète, se mêlait et se confon- 
dait avec des aspirations plus hautes et plus désintéressées. On 
ne voyait en lui communément que l'homme ardemment épris 
de ses idées ; Lucien eut le mérite de reconnaître qu'en aimant 
ses idées jusqu'au sacrifice de sa vie , c'était encore lui-même 
que Pérégrinus aimait , et que cette exaltation étrange ne le 
détachait en apparence de ses instincts naturels que pour l'y 
rattacher plus fortement par l'orgueil même du renoncement. 
La justesse naturelle de son coup d'oeil est donc ici à noter 
tout d'abord. Hais, immédiatement après, les plus graves res- 
trictions doivent être faites à cet éloge. Lucien a entrevu quel- 
que chose de la vérité ; s'il eût étudié son homme , il n'aurait 
guère eu de peine à la découvrir tout entière; certaines circon- 
stances atténuantes ne lui auraient pas échappé: la bonne foi dans 
l'exaltation, le mysticisme poussé jusqu'à la folie, un état de 
maladie moralequi égarait le jugement: il l'aurait apprécié alors 
avec une sévérité plus éclairée et tempérée de quelque pitié. 
Mais ni là, ni ailleurs, il ne procède ainsi. Sa première impression 
est décisive ; il n'en attend pas une seconde, il ne songe ni à la 
contrôler, ni à la corriger; c'est une sorte de thème qu'il se met 
aussitôt à développer ; il l'envisage comme un avocat a coutume 
d'envisager la thèse qu'il soutient. Nul ménagement, nulle 
atténuation. Une sorte de vene agressive i'entraine ; il ne voit 



L'ESPRIT CRITIQUE CHEZ LUCIEN. 99 

plus que son idée à mettre en lumière ; il faut détruire cette 
réputation , diffamer cette vie , y montrer partout le vice et 
partout le ridicule. La vanité était excessive chez Pérégrinus ; 
c'est donc elle qui a tout fait ; elle est le ressort unique de 
toutes ses actions, elle doit rendre compte de ses changements, 
de ses voyages , de ses prédications hardies à Rome, de sa 
retraite auprès d'Athènes , de sa mort enfin. II n'est pas besoin 
d'une longue réflexion pour sentir que cela est impossible. Les 
choses ne se passent pas ainsi dans la réalité : Thomme n'est pas 
un être si simple, et il n'est pas de vie humaine qui puisse être 
réduite en démonstration. Je ne veux pas ici discuter en détail 
les allégations de Lucien au sujet de Pérégrinus ; il serait aisé 
d'en montrer en maint endroit l'invraisemblance ; mon intention 
est seulement de mettre en relief sa manière de faire : on vient 
de voir comment une idée juste, mais incomplète , est devenue 
fausse en se développant , faute d'étude et de réflexion. 

Or, comme cela résulte de la nature même de l'éducation de 
Lucien et des habitudes d'esprit dont nous avons parlé pré- 
cédemment , ce n'est pas là un fait exceptionnel. Ce que nous 
disons du récit de la Mort de Pérégrinus s'applique donc 
aussi bien dans notre pensée à V Alexandre, à la partie du 
Maître de rhétorique qui contient tant d'accusations infa- 
mantes contre Pollux , au pamphlet contre Timarque, et en 
général à toutes les satires personnelles qui ont été citées. Le 
plus souvent , nous sommes hors d'état de discuter les faits que 
Lucien énonce et la manière dont il les interprète ; mais énon- 
ciations et interprétations nous sont suspectes par elles-mêmes. 
Ce qui nous met en défiance, c'est l'étroitesse du point de 
vue. Nous ne nous sentons pas en face d'un écrivain qui veut 
nous éclairer après avoir sérieusement essayé de s'éclairer lui- 
même; tout dénote au contraire un parti pris vite accepté. 
Nous lisons avec intérêt, nous rions quand il y a lieu, mais 
nous ne croyons pas. Et ce n'est pas seulement parce que tant 
de mal, sans une nuance de bien, a en soi une invraisemblance 
qui frappe ; c'est surtout parce que ce mal n'est pas suffisam- 



100 CHAPITRE TROISIEME. 

ment explique. L'auteur Timpute à des causes trop simples et 
trop légères. Nous devinons qu'il ne Ta guère étudié lui-même, 
et nous ne nous sentons pas obligés à lui accorder une autorité 
qu'il n'a pas gagnée par une enquête attentive. 

Ce même mélange de qualités et de défauts, de clairvoyance 
naturelle et de légèreté, se retrouve nécessairement dans les 
satires où Lucien s'attaque, non plus à des personnages isolés , 
mais à des classes. Il est vrai qu'elle n'y a plus tout-à-fait les 
mêmes inconvénients. Lorsque Lucien se donne l'air de vouloir 
nous faire connaître Pérégrinus ou Alexandre , il prend par là 
même le rôle d'historien , et nous sommes tentés de lui deman- 
der des qualités d'historien ; c'est donc alors qu'il est néces- 
saire de nous souvenir qu'il ne l'est à aucun degré, ni par 
nature, ni par éducation, ni par méthode, ni par volonté. 
Faute de défiance, nous serions en danger d'être trompés et de 
prendre un pamphlet pour une notice biographique. Au con- 
traire, lorsqu'il se moque des philosophes en général, il fait 
ouvertement de la satire, et il use à bon droit des privilèges 
du genre. Le satirique est tout autre chose par profession qu'un 
témoin impartial, dont les affirmations puissent être prises au 
pied de la lettre et acceptées sans contrôle. On se ferait une 
fausse idée de la société romaine au premier et au second siècle 
de notre ère, si on la jugeait uniquement d'après ce qu'en ont 
dit Perse et Juvénal ; mais la faute n'en serait pas à ces écri- 
vains ; elle serait à ceux qui auraient eu le tort de les mécon- 
naître. Un écrivain satirique est offensé de certains ridicules: 
il les dénonce, il les invective, il les raille ou il les flagelle, 
selon son humeur et la nature propre de son génie. Rien 
ne l'oblige à mettre en face de ce qu'il critique les qualités 
qui en sont la contre-partie, ni à plaider lui-même les circon- 
stances atténuantes. Son affaire à lui, c'est d'attirer l'attention 
sur ce qui est blâmable, c'est de le mettre en pleine lumière 
pour que nul n'en ignore et ne pèche désormais innocemment. 
Il ne juge pas , il avertit ; et plus l'avertissement a de sono- 
rité et d'éclat, mieux sa tâche est remplie. Par suite nous ne 



L'ESPRIT CRITIQUE CHEZ LUCIEN. 101 

serions pas en droit de reprocher à Lucien ses partis pris à 
r^rd des philosophes par exemple, comme nous venons de 
les lui reprocher à propos de certains personnages qu'il en- 
treprenait de nous faire connaître. Son devoir d'écrivain 
n'était pas le même dans les deux cas. Tout à l'heure , il 
nous devait toute la vérité , parce qu'il semblait nous la pro- 
mettre ; ici, il ne nous en doit qu'une partie, parce qu'un 
satirique n'a d'autre engagement que de nous dire ce qui 
lui déplaît et ce qui a besoin d'être raillé ou corrigé. 

Si donc nous parlons encore de légèreté, nous l'entendons 
autrement. La légèreté de Lucien dans ses satires consiste dans 
l'absence de vues générales. Nous aurons l'occasion, dans les 
chapitres suivants, de faire sentir plus vivement dans le détail 
ce défaut; nous le signalons ici, parce qu'il n'est pas spécial 
à un des genres d'idées traitées par lui, mais qu'il est inhérent 
à son esprit et qu'il provient des causes que nous venons de 
noter. Ordinairement, Lucien est vivement frappé des détails, 
mais il voit peu les ensembles. Il relèvera avec flnesse mille 
erreurs de conduite de ses contemporains , mais , comme je le 
montrerai plus loin , il n'apercevra pas les tendances com- 
munes de son siècle, et ses besoins lui échapperont. En littéra- 
ture, en religion, en philosophie, il en sera de même ; partout 
des observations excellentes, mais nulle synthèse. Bien entendu, 
ceci demande à n'être pas exagéré. Avec un esprit de cette 
valeur , il y a toujours des échappées imprévues et des élans 
qui dépassent la limite où il s'enferme d'ordinaire. Nous ne 
parlons pas en ce moment de ces traits exceptionnels. Il s'agit 
ici des habitudes d'esprit dont on ne le voit pas se départir 
communément. Si elles sont telles que je l'indique , ce n'est 
pas que les hautes qualités de l'intelligence aient manqué à 
Lucien; il y avait en lui l'étoffe d'un observateur; cl personne 
n'aurait été plus capable, si la philosophie se fût ajoutée à ses 
dons naturels , d'éclairer les obscurités morales de son temps. 
La rhétorique malheureusement l'avait tenu trop longtemps 
assujetti. Quand il s'affranchit de sa dépendance , il était déjà 



103 CHAPITRE TROISIÉMB. 

trop tard. Son esprit crut reprendre toute sa liberté , et il se 
redressa avec force ; mais, quoi quMI fit . le pli était pris et 
ne put être effacé entièrement. 



III. 



Autres conséquences générales de l'éducation de Lucien. — Ce qu'il faut 
penser de son scepticisme. — Il se réduit en somme à un état de pensée 
flottant et incertain. 

A ces conséquences de Téducation de Lucien , si sensibles 
dans ses appréciations des personnes et des choses , nous pou- 
vons en joindre d'autres immédiatement qui n'ont pas eu moins 
d'importance dans la formation de ses idées. 

Il y a une question que tout homme qui pense résout à sa 
manière, plus ou moins complètement : c'est celle de la certi- 
tude. Elle a naturellement une importance particulière pour 
quelqu'un qui se pose en adversaire des idées reçues. Gomment 
faire profession de signaler les erreurs accréditées, sans a>oir 
réfléchi quelque peu sur la nature même de l'erreur et sur la 
façon dont elle se forme dans l'esprit? Quel est le moyen de 
distinguer le vrai du faux , et que vaut l'intelligence humaine 
pour faire cette distinction ? Problème nécessaire , qu'il est 
permis certes de ne pas résoudre . mais qu'un esprit vraiment 
réfléchi ne peut éviter d'aborder. On a fait quelquefois de 
Lucien un pur sceptique: c'est admettre qu'il a envisagé la 
question et qu'il y a répondu à sa façon. Voyons rapidement 
ici ce qui en est , et si nous trouvons en effet dans ses écrits 
quelques opinions consistantes à ce sujet. 

Il y a un de ses dialogues, VHermotime. qui semble à lui 
tout seul de nature à nous éclairer. Si c'est une profession de 
scepticisme raisonné , comme on peut être tenté de le croire , 
tout est dit, et nous n'avons qu'à nous en tenir là. Mais en 
est-il bien réellement ainsi ? C'est ce qu'il importe d'examiner 
a\ec (|uelque attention. 



L'ESPRIT CRITIQUE CHEZ LUCIEN. 108 

Le philosophe stoïcien Hermotime est persuadé qu'il est sur 
la voie de la vérité. D'où lui vient cette certitude ? Queslionoé 
à ce sujet par Ljrcinos, il répond d'abord qu'il a pleine con- 
fiance en la parole de son maître ; celui-ci a éprouvé dès long- 
temps la perfection de la doctrine stoïcienne ; il mérite donc 
d'être cru , lorsqu'il la recommande '. Celte réponse ne satis- 
fait nullement Ljcinos. Toutes les sectes se disent également en 
possession de la vérité ; par qimlle raison Hermotime a-t-il 
écoulé de préférence les affirmations des stoïciens ? Hermotime 
allègue la grande estime dont jouit cette secte : il a vu que les 
stoïciens étaient réputés savants el vertueux ; voilà ce qui l'a 
natureltement attire vers eux. — Fort bien , dit Lycinos ; 
mais est-ce là un jugement réDéchi , qui fasse autorité? Quel 
, droit la foule a-t-elle de se prononcer en matière de philo- 
sophie ? Qu'importe son opinion ? C'est celle des ignorants. — 
Hermotime ne peut évidemment détruire une objection si juste; 
il l'élude adroitement. Après tout, en suivant l'opinion com- 
mune , c'est aussi la sienne propre qu'il a suivie ; il lui suffisait 
d'ouvrir les yeux pour être frappé de l'extérieur sévère et 
imposant des stoïciens. — Voilà donc le mérite relatif des doc- 
trines esfimé d'après la tenue et le costume de leurs représen- 
tants. Lycinos a le droit Hc demander, comme il le faitspiri- 
tuellemenl, par quel moyen les aveugles devront se décider 
dans le choix d'une philosophie. Mais laissons de côté les 
aveugles. Quelle ne devra pas être la pénétration de ceux qui 
voient clair, pour que ces dehors suffisent à les renseigner sur 
la valeur comparative des pensées el des sentiments "f 

Hermotime serait fort embarrassé de se tirer de là , si son 
interlocuteur insistait. En réalité , l'aveu qu'il essaie de retenir 
lut a déjà échappé malgré lui au travers de ses réponses 
embarrassées. Il est visible que le hasard , les circonstances , 
un certain attrait tout personnel ont été pour beaucoup dans la 
résolution qui a fait do lui autrefois un stoïcien, et en fait, — 



104 CHAPITRE TROISIÈME. 

c'est là ce que Lucien veut donner à entendre , — il en est 
ainsi de nous tous, à bien peu d'exceptions près . Nous ne 
choisissons pas nos croyances ou nos opinions , ce sont elles 
qui nous prennent. Celles auxquelles nous tenons le plus et 
que nous défendons obstinément ne sont pas celles qui nous 
ont paru les meilleures après examen : héritage ou hasard , 
elles sont venues à nous , et elles ont pris possession de notre 
esprit qui leur est ensuite resté fidèle , sans que la philosophie 
y fût pour rien. 

Mais il ne suffit pas à Lucien de nous avoir fait remarquer 
qu'en réalité les choses se passent ainsi le plus souvent. Il va 
plus loin. Selon lui, elles ne peuvent pas se passer autrement. 
Comment ferions-nous un choix raisonné entre des sectes 
diverses qui se disent toutes exclusivement pourvues de la vérité 
et qui toutes en sont également persuadées ? Pour juger en 
connaissance de cause , il faudrait étudier toutes ces doctrines 
divergentes , avant d'en adopter aucune. Cela est-il possible ? 
Avons-nous l'esprit assez ferme pour suspendre ainsi notre 
jugement jusqu'au terme de cette délicate enquête ? Non. Si 
l'on se fait d'abord stoïcien pour bien connaître le stoïcisme , 
on sera mal disposé par là même à étudier avec impartialité la 
doctrine d'Épicure. Quelque précaution que nous prenions, la 
première philosophie à laquelle nous nous serons donnés nous 
préviendra contre les autres, et l'effort même que nous aurons 
fait pour nous plier à ses raisonnements , nous rendra inca- 
pables d'entrer ensuite sans parti pris dans des idées diffé- 
rentes. Difficulté singulièrement délicate, comme on le voit, 
et à peu près insurmontable * . 

Toutefois ce ne serait rien encore. En voici une autre bien 
plus grave. Étudier une doctrine de façon à se mettre en état 
de la juger n'est pas l'affaire d'un jour. Hermotime est censé 
avoir consacré déjà vingt ans au stoïcisme , et il n'a pas réussi 
encore à s'assimiler complètement cette philosophie, qui pourtant 

i. Hermotime. 33-35. 



L*K8PR1T CRITIQUE CHEZ LUCIEN. 105 

l'occupe et l'absorbe tout entier. C'est à peine si elle commence 
à lui laisser entrevoir la réalisation de ses promesses. Or les 
doctrines qui ont autorité dans le monde sont nombreuses. S'il 
faut donner autant de temps à chacune d'elles , la vie tout 
entière sera loin de suffire à cette enquête préalable , sans 
laquelle on reconnaît qu'il est impossible de se former des 
opinions sérieuses et vraiment indépendantes. Mais il y a 
plus : d'autres doctrines , inconnues encore , peuvent naître et 
naîtront certainement ; elles ne seront sans doute ni moins 
fécondes en affirmations , ni moins sûres d'elles-mêmes que les 
précédentes; et en réalité, elles auront autant de droits à 
l'examen. Admettons donc qu'un homme ait pu étudier à fond 
tous les systèmes qui ont été formulés jusqu'à son temps. Cet 
immense labeur , en supposant qu'il fût possible , ne le met- 
trait pas encore en état de faire son choix avec sûreté ; car, si 
vastes que ses études eussent été y elles laisseraient néanmoins 
de coté nécessairement les inventions et les découvertes futures 
de la réflexion, tout aussi dignes d'examen que ses inventions et 
ses découvertes passées. En vain, il aurait poursuivi la vérité 
avec une ardeur incroyable ; celle-ci, après avoir fui devant lui 
de système en système, lui échapperait encore à la fin , car 
alors même qu'il aurait sondé tout le passé, l'avenir tout entier se 
déroulerait devant lui comme pour le défier et le désespérer *. 
Le pauvre stoïcien , aux prises avec Lycinos , se débat vai- 
nement contre cette argumentation. A la fin , il faut céder. 
Chassé de toutes ses positions , il renonce à les reconquérir. 
La parole de Lycinos l'a éclairé. H dit adieu à ce dogmatisme 
qui a desséché une grande partie de sa vie par un labeur 
stérile , et il accepte comme une délivrance le genre d'existence 
et la façon de penser que lui propose son vainqueur. Vivre 
comme tout le monde , sans afl'ecter une sagesse supérieure à 
celle de la foule , telle est la formule à laquelle il acquiesce 
définitivement '. 

1. Hermotime, 48-49. 65-66. 

2. Jbid,y 84. 



106 CHAPITRE TROISIEME. 

La première impression , après la lecture de ce remarquable 
dialogue, c'est que Tauteur est un sceptique décidé. Comme il 
le dit luiHOiéme expressément , ses objections portent, non 
contre tel ou tel système particulier , mais contre tous les 
systèmes en généraP. Il ne reconnaît à aucune doctrine, 
quelle qu'elle soit , le droit de se dire en possession de la 
vérité. On se souvient que cette manière d'opposer les écoles 
les unes aux autres pour détruire chaque affirmation par une 
affirmation contraire a été celle des Pyrrhoniens et de la nou- 
velle Académie. Cette ressemblance nous invite en quelque 
sorte à penser que Lucien suit leur tradition et partage leurs 
doctrines. 

Cette opinion s'imposerait en effet avec une grande force, si 
Lucien avait Thabitude d'être conséquent avec lui-même et 
de suivre ses idées jusqu'au bout. Au point de vue philoso- 
phique, il n'y a pas de différence absolue entre un système et 
un jugement particulier : si l'esprit humain est incapable de 
construire un système vrai , il est in^pable aussi de se pro- 
noncer avec certitude sur quoi que ce soit ; si , au contraire , 
il est capable de découvrir les vérités particulières , il est par 
là même capable de les assembler et d'en former un tout. Il 
peut y avoir difficulté croissante pour lui dans ce nouvel effort : 
il n'y a pas impossibilité Aussi ne peul-on refuser crédita 
tous les systèmes en général , sans mettre en doute la con- 
naissance même sous sa forme élémentaire ; et c'ist ce qu'ont 
fait tous les philosophes sceptiques. Mais Lucien n'est pas 
philosophe, et il faut se garder de donner à ses pensées une 
rigueur qu'elles ne comportent pas. Son intention princi- 
pale , dans VHermotime, c'est d'opposer h la prétendue sagesse 
des raisonneni^s de profession celle de tout le monde. Ln pre- 
mière est loule formée d'abstractions , de définilions, d'argu- 
mentations , discours inintelligibles, au milieu des(|uels le 
pauvre esprit humain s'embrouille, se débat, se fatigue 

I. Hermotime, 8ô. 



L*BSPR1T CRITIQUE CHEZ LUCIEN. 107 

inutilement, étourdi quMI est par des démonstrations captieuses. 
Voilà celle que Lucien rejette absolument. Dans ce genre , il 
n'y a , selon lui , que de pures chimères; pour les croire vraies, 
il faut soumettre sa raison à la discipline tyrannique d'une 
école, c'est-à-dire la fausser volonlairement ; Hermotime 
représente admirablement cet étal d'un esprit docile qui lutte 
contre lui-même pour se forcer à subir le joug d'une scolas- 
tique creuse et rebutante. L'autre sagesse , qui est la vraie, 
selon Lucien, est faite de notions simples et claires, elle 
repose sur des réflexions faciles , elle n'a pas besoin de défini- 
tions obscures ni de raisonnements étranges, elle n'est autre 
chose que le bon sens. C'est elle qui s'exprime , avec une 
rudesse spirituelle et amusante , à la fm du dialogue, par la 
bouche de cet oncle rustique qui est censé chercher querelle 
à un maître de philosophie à propos de l'éducation donnée 
par lui à son jeune neveu : « En fait de colère, » s'écrie-t-il, 
« d'emportement , d'impudence et de fourberie , il est bien 
» pire aujourd'hui qu'il n'était autrefois. Voilà ce que j'aurais 
» voulu te voir réformer en lui. Au lieu de cela, tu lui enseignes 
» force sottises, qu'il vient nous débiter chaque jour pendant 
» le repas et qu'il faut entendre bon gré mal gré : l'histoire 
» du crocodile qui a enlevé un enfant et qui promet de le 
» rendre, si le père répond je ne sais plus quoi ; ou bien encore 
j> la démonstration par laquelle on établit (|u'il fait jour quand 
» il ne fait pas nuit ; parfois aussi le gaillard imagine de nous 
» faire pousser des cornes sur le front à l'aide de je ne sais 
«quels di.scours subtils qu'il embrouille à sa façon. C'est à 
» mourir de rire, et surtout quand , sous prétexte de s'exercer, 
» il se bouche les oreilles et se met à disserter sur les habitu^ 
)> (ieSj les manières (Vêire, \e$ perceptions, \c.î> imaginations et 
» (|uanlilé d'autres choses qui ont dos noms du même genre. * » 
Evidemment cet oncle campagnard n'est pas un sceptique. 11 
croit très-fortement à la morale, aux notions praliijues de l'ex- 

1. Hermotime, 81. 



108 CHAPITRE TROISIEME. 

périence, hux vérités de la tradition, mais il ne croit pas à la 
philosophie. C'est aussi Topinion de Lucien. Et quand même 
le dialogue qui précède subsisterait seul, il suffirait à nous faire 
apercevoir ce qu'il y a de dogmatisme réel sous le scepticisme 
qu'on est d'abord tenté de lui attribuer. 

Mais la pensée de Lucien devient bien plus claire encore 
lorsqu'on rapproche VHermotime de ses autres écrits. Je n'ai 
que faire d'énumérer ici tous les passages où il se moque 
des divers systèmes. Les allusions satiriques abondent à tout 
propos. Bien n'est plus connu en ce genre que le dialogue des 
Sectes à l'encan. Là, nulle trace de discussion. L'auteur se 
borne à faire adroitement un choix des conclusions les plus 
étranges parmi celles des principaux philosophes ; le ridicule 
qu'il y attache est la condamnation de tous les raisonnements 
laborieux et stériles dont elles sont comme l'expression résumée. 
Hais est-ce en définitive le scepticisme absolu qui profita de c^s 
railleries? Nullement ; et dans ce dialogue même, où presque 
tous les systèmes successivement prêtent à rire, celui de Pyrrhon 
n'échappe pas plus que les autres aux moqueries : 

« Zëus : Quelle espèce de philosophie avons-nous encore 
Ȉ vendre? 

» Hermès: Celle des sceptiques. Avance, toi, l'homme aux 
«cheveux roux', cl viens que je te mette aux enchères 
» promplement Voici que la foule des acheteurs s'écoule, 
» et il n'y aura pas grand monde pour enchérir. N'importe ; 
» qui veut acheter cet esclave ? 

» UiN ACH£T£DR : Moi I mais dis-moi d'abord , esclave , que 
» sais-tu ? 

» Le philosophe : Rien. 

» L'AcnRTEUR : Comment dis-tu ? 

» Le philosopiik: Je ne sais rien, car rien n'existe. 

» L' acheteur: Ah ça, mais... et nous, est-c^» (|ue par hasard 
M nous ne sommes rien? 

t. Uuppiaç f allusion au nom «io Pyrrhon 



L'ESPRIT CRITIQUE CHEZ LUCIEN. 109 

» Le PHILOSOPHE : Je l'ignore. 

» L'acheteur : Eh I quoi? toi-même, n'es-lu pas sûr d'être 
» quelqu'un? 

» Le philosophe : Oh I c'est précisément là ce que j'ignore 
» par-dessus tout. 

» L'acheteur : Pour le coup, voilà un sérieux embarras I 
x> Et ces balances, qu'en veux-tu faire? 

» Le philosophe : Elles me servent à peser les raisons ; je les 
» mets en équilibre dans les deux plateaux, et quand j'ai bien 
» constaté que le poids est égal des deux cotés, alors je déclare 
» que j'ignore où est la vérité * . » 

L'acheteur fait encore quelques questions au philosophe. 
A quoi est-il bon en somme ? L'immobilité et l'inertie sont tout 
ce qu'il aime ; quelle est donc la fin qu'il se propose ? « Ignorer » , 
répond le philosophe; « ne pas entendre et ne pas voir. » 
« — Quoi I » s'écrie l'acheteur ; « aveugle et sourd par-dessus le 
i> marché I ce sont là les mérites auxquels tu prétends?» — 
a Ajoute », reprend l'imperturbable philosophe, « que je ne 
» juge pas, que je ne sens pas, et que je suis en tout semblable 
Dau ver qui habite dans l'obscurité'. » 

Il est clair que ce sceptique est parfaitement ridicule aux 
yeux de Lucien , tout autant que les dogmatiques dont il s'est 
moqué précédemment. D'ailleurs, il le met plaisamment en 
contradiction avec lui-même. Lorsque l'acheteur, devenu son 
maître, le menace du bâton, voilà soudain son scepticisme en 
déroute, car il croit au bâton levé , et usant de son terme favori, 
il prie celui qui va le frapper de suspendre (eTr^ecv). C'est 
la scène que Molière a imitée dans son Mariage forcé, 

La nouvelle Académie , avec son probabilisme , n'est pas 
plus ménagée que le Pyrrhonisme. Lucien se moque d'elle en 
passant dans son Icaroménippe^, Dans V Histoire vraie, il 



1. Sectes à l'encan ^ 27. 

2. Ibidem. 

3. Icaroménippe f 25. 



110 CHAPITRE TROISIÈME. 

représente les disciples de cette école comme exclus de l'île 
des Bienheureux. Tous les termes de leur doctrine sont plai- 
samment appliqués à leur situation, a — Ils voulaient bien 
» y venir », nous dit-on, a mais ils hésitaient encore et exami- 
» fiaient [ènéyety erc xac iiaunititxîaOai) ; car ils ne pouvaient 
» arriver à percevoir clairement (xata^ajjt&à/ecy ) si Tile avait une 
» existence réelle. D'ailleurs ils redoutaient aussi, je pense, 
» le jugement de Rhadamante , parce qu'ils avaient supprimé 
» tout moyen de juger [xpmpioy). On nous dit que beaucoup 
» d'entre eux s'étaient mis en route à la suite de ceux qui 
tt venaient dans l'île, mais que, l'inertie l'emportant, ils étaient 
» restés en arrière , incapables d'atteindre au but (pi xoroXafi- 
D&n/ovTaç) et qu'à mi-chemin ils étaient revenus sur leurs 
» pas V » Ces gens qui doutent de tout sont donc, aux yeux 
de l'auteur, hors d'état d'agir , même dans leur intérêt , et leur 
embarras est d'autant plus risible qu'ils le créent eux-mêmes 
à plaisir. 

Dans la Double accusation , c'est leur habitude de soutenir 
à tout propos la thèse et l'antithèse indifféremment , qui fait 
les frais de la gaieté de Lucien. Il nous montre un procès 
entre l'Ivresse et l'Académie qui se disputent Polémon. 
L'Ivresse , chancelante , somnolente , hors d'état de parler 
elle-même, confie sa cause à son adversaire, toujours prête 
à soutenir le pour et le contre. L'Académie , acceptant la pro- 
position , plaide d'abord en faveur de celle avec qui elle est 
en procès , puis se réfute elle-même victorieusement '. 

Ces diverses moqueries confirment bien aettement ce que 
nous disions à propos de VHermotime. Tout système dogma- 
tique est inacceptable pour Lucien ; mais le scepticisme ne 
l'est pas moins. Pourquoi ? parce que le scepticisme raisonné 
est une théorie tout aussi compliquée , tout aussi subtile en 
son genre que la plupart des dogmatismes. Le sceptique a 



i. Histoire vraie y II, 18. 
2. Double accusation, 15-17. 



L'ESPRIT CRITIQUE CHEZ LUCIEN 111 

besoin d'argumenter contre chacune des affirmations qu'il 
veut ébranler; aussi a-t-il ses preuves cataloguées comme on les 
a dans les autres systèmes. Il sait qu'il doute pour tant et tant 
de raisons ; il les énumère avec autant de complaisance que le 
péripatéticien énumère ses Catégories ^ et quand on le presse 
dans ses derniers retranchements, il a toujours, pour échapper, 
son éternel diailèle ou son monotone progrès à Vinfim. Il y 
a donc une scolastique sceptique toute aussi rebutante que la 
scolastique stoïcienne , et les mots d'ataraxie , d'époque^ de 
métriopathie né sont pas moins durs à Toreille d'un lettré que 
les termes savants dont usaient les autres écoles V D'ailleurs 
si le scepticisme, par sa tendance critique et moqueuse , peut 
plaire au bon sens , ennemi des abstractions raffinées , il le 
heurte violemment par ses conclusions. Or ce bon sens, un 
peu vulgaire , malgré sa légèreté et sa malice , est au fond 
la seule règle de vérité que Lucien admette. Cela résulte clai- 
rement de tout ce que nous venons de dire. 



IV. 



La philosophie du hon sens chez Lucien. — Ce qu'elle a d'indéterminé. 

On conçoit qu'il y ait quelque chose de séduisant pour un 
esprit libre et vif, étranger aux études philosophiques et rebuté 
d'avance par l'aridité qu'il leur attribue, à se dire à lui-même : 
A quoi bon ces vaines et subtiles dissertations? Tous ces dis- 
cours profonds n'aboutissent qu'à de véritables enfantillages. 
Grands efforts d'esprit, misérables résultats ; des mots obscurs 
et des idées plus ténébreuses encore. Laissons tout cela de 

1. L'ouvrage de Sextus Empiricus , intitulé Hypotyjyosea j est particuliè- 
rement curieux à cet égard. C'est une sorte de manuel y sec , subtil , une 
collection de recettes pour se défendre contre toute affirmatioti positive. 
On mesure aisément, en lisant cela, la distance qui séparait Lucien des 
sceptiques. 



112 CHAPITRE TROISIÈME. 

coté une fois pour toutes. Après tout , la grande majorité du 
genre humain ne s'en doute même pas , et nous ne voyons pas 
que par les jugements ou la conduite elle soit inférieure à ceux 
qui font profession de s'y connaître. Chacun de nous n'a-t-il pas 
en lui-même assez de raison pour se faire une opinion juste 
des choses à mesure que les circonstances l'exigent ? Cette pru- 
dence commune est tout ce qu'il nous faut et tout ce que nous 
pouvons espérer. Au-delà , il n'y a que charlatanisme ou 
duperie. 

Ce raisonnement est à peu de chose près celui que Lucien 
dut se faire à lui-même , lorsqu'il commença à penser d'une 
façon indépendante. La philosophie proprement dite n'étant à 
ses yeux qu'un verbiage obscur, il lui sembla qu'il était bien 
facile de s'en passer. Quel besoin de spéculer sans profit sur 
des sujets inaccessibles ? Quelques réflexions simples et pra- 
tiques, quelques vues nettes, sincères, hardies, voilà ce qui lui 
paraissait opportun; mais point de théories générales. Pour 
lui, cette absence apparente de philosophie était elle-même 
une philosophie, la seule féconde et la seule qui ne fut point 
hasardeuse, une philosophie familière, immédiate, spontanée, 
qui s'interdisait les recherches métaphysiques, et qui devait 
avoir par là même pour résultat d'autant plus certain de mettre 
en lumière tout ce qu'il y a de vérité essentielle dans l'obser- 
vation des choses humaines. 

Un des grands avantages de cette manière de penser, fort 
appréciable pour un esprit naturellement mobile et plus alerte 
que réfléchi, c'était de ne pas l'engager. Il gardait toute sa 
liberté. Une doctrine est une chaîne, dont tous les anneaux se 
tiennent. On la choisit parce qu'elle a des parties qui plaisent, 
mais on subit ensuite par nécessité celles qui ne plaisent pas. 
Lucien , je le dis d'avance une fois pour toutes , n'eut jamais 
de doctrine. Impropre par tempérament et par éducation à 
grouper des idées complexes pour en former un tout, il se 
décida de bonne heure par principe à ne pas le tenter. Il 
importe de ne pas perdre cela de vue lorsqu'on apprécie ses 



L*ESPR1T CRITIQUE CHEZ LUCIEN. 113 

opinions. On pourra signaler chez lui des tendances diverses, 
selon les temps. En morale par exemple, il semblera en cer- 
taines occasions incliner vers les sentiments des Cyniques, et 
en d'autres vers ceux des Épicuriens. Grande néanmoins 
serait Terreur de ceux qui voudraient à cause de cela faire de 
lui un épicurien et un cynique. L'indépendance absolue de 
son esprit est le fait fondamental dont il ne faut jamais s'écarter. 
Le bon sens, tel qu'il l'entend, en l'opposant aux théories, 
n'est autre chose que la raison renonçant aux recherches , aux 
raisonnements, à tous les procédés excursifs et discursifs, pour 
s'en tenir aux vues prochaines. Lui attribuer autre chose que 
des idées simples et des réflexions spontanées , c'est mécon- 
naître , à mon avis , la seule disposition qui me parait n'avoir 
jamais varié chez lui. 

Nous ne pousserons pas plus loin ces observations générales. 
Elles suffisent , je crois , pour que le lecteur sache dès à présent 
à quelle nature d'esprit il aura afl'aire. On voit ce qu'il ne faut 
pas demander à Lucien et aussi ce qu'on peut attendre de lui. 
Ni en morale , ni en religion , ni en matière d'art ou de litté- 
rature , nous ne chercherons dans ses écrits de doctrine totale 
lu partielle; nous tenons d'avance pour avéré qu'il n'y en a 
pas. Des opinions et des sentiments , c'est tout ce que nous 
nous proposons d'y recueillir. Mais dans ces opinions et ces 
sentiments mêmes , il est manifeste qu'il ne faudra s'attendre à 
rencontrer ni une cohérence ni une profondeur que le caractère 
de récrivain n'admettait pas. Ce seront des aperçus rapides , 
des réflexions nettes , pénétrantes et soudaines. Jamais rien de 
caché ; point de dessous obscurs à découvrir , ni de pensées 
lointaines à retrouver peu à peu par induction. Des impres- 
sions vives, des intentions toujours apparentes. Beaucoup de 
légèreté, des injustices notoires, un entraînement évident de 
l'imagination et de l'esprit dans la verve satirique ; mais avec 
cela mille traits d'observation , des vérités bien vues et vive- 
ment dégagées , et enfln je ne sais quoi de philosophique 
dans une intelligence tournée contre la philosophie. 

8 



114 CHAPITRE TROISIÈME. 

J'ajoute qu'il y aurait excès évidemment à prétendre que 
les idées simples dont nous «avons à parler seront toujours 
sans lien entre elles. On a beau se moquer de tout ce qui est 
système , on finit tôt ou tard par s'en faire un de quelque 
espèce, du moment que l'on pense; Lucien n'a pas plus 
échappé que personne à cette nécessité. Ses opinions , toutes 
libres qu'elles sont , ont des directions communes ; j'essaierai 
de les faire voir. Je n'ai voulu tracer ici que l'esquisse générale 
de sa physionomie ; il est temps maintenant de l'étudier plus 
en détail. 



CHAPITRE IV 

LUCIEN ET LES MAITRES DE MORALE. 



Il était naturel qu'un écrivain du second siècle fût plus ou 
moins moraliste. La morale était avec la rhétorique la graude 
passion de ce temps. On la mettait en discours , en lettres , en 
conseils intimes, en satires, selon le goût de chacun. Quelle 
que fût la forme , le sujet plaisait , pourvu qu'il fût traité avec 
esprit. Cette société oisive et molle aimait à entendre gour- 
mander le vice et recommander la vertu ; cela l'aidait à passer 
le temps et lui procurait l'illusion agréable d'un bon emploi 
de la vie. 

L'entraînement de la mode aurait donc vraisemblablement 
poussé Lucien vers la morale un jour ou l'autre , alors même 
que son instinct eût hésité. Mais le fait est qu'il n'eut pas 
besoin d'y être sollicité du dehors : la vocation l'excitait assez. 
Toutes ses qualités, sans parler de ses défauts, le faisaient 
aller dans cette direction. Son bon sens vif et moqueur y 
découvrait de loin mille occasions séduisantes de paraître ; 
nulle nécessité d'étude préalable ni de longue méditation ; il 
suffisait (le voir et d'entendre. Merveilleux attrait pour un 
esprit si ouvert, si impressionnable, et avec cela si décidé dans 
sa franchise. Puis, une autre tentation encore, non moins 



116 CHAPITRE QUATRIÉMB. 

forle pour un tempérament salirii|ue : celle de la moquerie 
facile et brillante, des hardiesses par lesquelles on se fait valoir 
tout en rendant service à la vérité ; l'espoir d'étonner le public, 
de surprendre son attention , et ensuite de le mettre dans 
son parti, de Tentrainer a sa suite ; par conséquent tout un 
rôle en perspective , aussi satisfaisant pour son amour-propre 
que conforme à ses aptitudes naturelles. La morale appelait 
à elle Lucien. Dès qu'il eut fait taire la rhétorique qui essayait 
de le retenir en criant plus fort , il se rendit à cet appel. 
Dès lors il vit de plus en plus clairement à quoi il était propre ; 
devenu moraliste à quarante ans , il le fut chaque jour un peu 
plus que la veille. 

Dans ce rôle , son honneur fut d'être sincère , à la fois par 
caractère et par principe. Il y avait une formule chère alors 
aux philosophes, même à ceux qui n'en usaient pas. Elle con- 
sistait en deux mots : liberté et franchise. Lucien se l'appro- 
pria , et il en usa. 

Cherchez dans ses dialogues ceux de ses personnages qui 
représentent le mieux sa pensée ; c'est par là qu'ils se distin- 
guent. Quel est le principal mérite des railleries de Ménippe 
ou de^Diogène dans les Dialogues des morts , sinon leur âpre 
et mordante sincérité? Dans l'Olympe, Momos lient leur place 
avec la même liberté et la même audace. Enfin Lucien lui- 
même, sous son propre nom, revendique avec une grande 
fierlé , dans son dialogue du Pécheur , ce droit de dire des 
vérités. Traduit parles philosophes, ses ennemis, au tribunal 
de la Philosophie , il subit un interrogatoire. On lui demande 
son nom. — « Je m'appelle Parrhésiade », répond-il, « et j'ai 
» pour père Aléthion , fils d'Elenxiclès*. » Voilà une famille . 
comme on le voit , où l'amour du franc-parler est héréditaire 
et qui s'en fait honneur. La Philosophie invile alors l'accusé à 
faire connaître sa profession. — «Je suis », dit-il, « un homme 
» qui hait les fanfarons et les charlatans . qui déteste les men- 

1. Pécheur j 18. 



LUCIEN ET LES MAITRES DE MORALE. 117 

> songes et les hâbleries , et à qai sont en horrear tous les 
» coqoins qui en tiennent plus ou moins. Or U y en a beau- 
vcoup, comme vous ie savez. » — « En vérité», s'écrie la 
Philosophie, « voilà une profession qui est exposée à bien des 
» haines !» — a Tu as raison, » répond Lucien ; « aussi lu peux 
» voir combien de gens me détestent et à quels dangers m Vxposc 
» leur aversion. Néanmoins , je possède aussi un autre art tout 
» oppose qui consiste à aimer. Car j'aime ce qui est vrai, ee qui 
» est beau , ce qui est simple , en un mot tout ce qui mérite 
»d'êlre aimé. Mais je dois avouer qu'il y a peu de gens aux- 
» quels je puisse faire l'application de cet art ^ )> 

S'il n'y avait là qu'une de ces professions de foi de circon- 
stance dont la rhétorique d'alors enseignait l'usage, il n'y aurait 
pas lieu d'y faire attention; mais toute l'œuvre de Lucien atteste 
la vérité de cette déclaration et par conséquent en fait ressortir 
l'importance. Il y a eu de grands écrivains qui ont été mora- 
listes pour ser\ir une croyance religieuse; d'autres , pour être 
utiles; quelques-uns, tout simplement pour mettre en lumière 
beaucoup d'observations fuies qu'ils avaient faites et qu'il leur 
eût été désagréable de garder pour eux. Quant à Lucien, entre 
toutes les raisons qui l'ont poussé à écrire sur les mœurs, la plus 
forte a été certainement ce besoin de franchise dont il se fait 
honneur dans le passage que je viens de citer. Il est bien certain 
que tout ce qui était faux l'irritait. Je n'irai pas jusqu'à dire 
qu'il était, comme son Momos, « incapable de se taire lorsque 
quelque chose allait mal * ». Non ; ceci eût été l'héroïsme de la 
franchise , et celle de Lucien était seulement courageuse, sans 
aller jusqu'à la témérité. Il voulait bien se faire craindre et il 
tenait médiocrement à être aimé; mais il n'était pas homme à 
frapper au hasard , au risque de se mettre sérieusement en 
danger. Corrigeons donc en ce sens la superbe profession de foi 
qui précède : ainsi atténuée et restreinte, elle est vraie et elle 
explique tout ce qui va suivre. 

1. Pêcheur, 18. 

2. Assemblée ties dieux . 'i. 



118 CHAPITRE QUATRIÈME. 

La première chose dont elle nous rendra compte, c'est le 
rôle pris par Lucien vis-à-vis des maîtres de morale alors en 
possession de la faveur publique. 

La philosophie, au second siècle, avait pris dans la société 
romaine une place qu'elle n'a jamais eue dans aucune autre en 
aucun temps. Elle y régnait alors de toutes les manières à la 
fois, ouvertement et en secret, par autorité régulière, par per- 
suasion , par artifice , honnêtement et malhonnêtement. Domi- 
nation étrange , souvent décrite déjà , dont il est indispensable 
de se bien représenter l'étendue et la force pour comprendre 
Lucien • . 

C'était par l'école que les philosophes avaient fondé leur 
.pouvoir. En établissant sur le terrain de la raison leurs dogmes 
et leurs principes, ils avaient posé les assises de leur future 
prépondérance. Plus tard, ils avaient pénétré dans la famille, 
ils s'étaient assis au foyer domestique, et ils y étaient devenus 
les conseillers les plus écoutés. Cela avait commencé dans les 
derniers temps de la république romaine et de plus en plus 
était passé en usage sous l'Empire. Maîtres de morale , direc- 
teurs des consciences , appelés par la confiance qu'on leur 
témoignait à tout savoir et à juger de tout, leur influence ne 
pouvait qu'être très-grande. Elle n'aurait , pour ainsi dire , 
plus connu de limites , lorsque Marc-Aurèle , un des leurs , 
devint le maître de l'empire, si d'une part la fermeté de sens 
de l'empereur n'en avait prévenu les excès , et si de l'autre la 
force de résistance de l'opinion publique ne les avait rendus 
presque impossibles *. 

Cette puissance de la philosophie s'exerçait surtout par la 

1. Je ne peux qu'être très-bref à ce sujet, sous peine de répéter ce qui est 
aujourilhui très-connu et très-présent à tous les esprits. Je renvoie pour les 
«Ictïiils à l'ouvrage de FriedUnder , et pour l'analyse morale de cet état de 
choses à celui de M. Martha , Les moralistes sous l'Empire romain ; voir 
particulièrement le chapitre I. 

2. Renan, Marc-Aurèle , chap. III, Le règne des philoêophes. 



LUCIEN ET LES MAITRES DE MORALE. 119 

morale. Le temps n'était plus aux grandes spéculations théo- 
riques ni aux vastes combinaisons d'idées nouvelles. On se repo- 
sait sur les systèmes anciens, qui tendaient de plus en plus à 
devenir pour chaque école des dogmes, et on donnait la prin- 
cipale importance à la pratique. C'était la conduite de la vie , 
ou en d'autres termes l'application des principes aux événements 
et aux actes quotidiens , qui était désormais la grande affaire. 
Or, ces principes, les philosophes croyaient les posséder seuls, 
et ils pensaient être seuls aussi dans les dispositions néces- 
saires pour les bien appliquer. « Il n'y a point de philosophie 
sans vertu, disait Sénèque, ni de vertu sans philosophie*. » 
Cela revenait à dire qu'on ne pouvait s'élever au-dessus des 
erreurs et de la médiocrité vulgaires sans le secours des bons 
conseils et des bons principes. Chaque secte était ainsi une 
sorte d'Église qui n'admettait pas qu'on fût tout-à-fait honnête 
homme, si on ne lui appartenait. On conçoit aisément combien 
un esprit indépendant devait être tenté par là même de les 
renvoyer toutes dos à dos et de se conduire à sa guise. 

Cette tentation aurait été sans doute bien plus générale et 
bien plus forte, si leurs contradictions mutuelles eussent été 
aussi hautement avouées que leurs prétentions. Mais il n'en 
était rien. En fait, sauf les Épicuriens, qui faisaient bande à 
part et qui étaient honnis par tous les autres d'un commun 
accord, les grandes écoles philosophiques s'entendaient sur les 
choses essentielles de la morale. Le stoïcisme, qui offrait les 
principes les plus simples et les plus forts, en même temps 
que les mieux accommodés aux nécessités du temps, avait exercé 
une influence si profonde sur tous les autre» systèmes, au point 
de vue de la doctrine des mœurs, que ceux-ci se distinguaient à 
peine de lui dans la réalité. Il n'y avait donc qu'une seule 
morale philosophique , qui se montrait seulement avec des 
nuances diverses, selon l'éducation et le caractère de ceux qui 
la représentaient. 

I . Sénèque , Lettres , 8λ , 8. 



120 CHAPITRE QUATRIÈME. 

Cette morale , élaborée peu à peu par une série d'hommes 
éminemment intelligents et vertueux, ne pouvait être que sage 
et pure. Elle remontait par ses origines à Socrate, à Platon, à 
Âristote, à Zenon el à Chrysippe. Après eux, elle s'était enri- 
chie peu à peu de tous les sentiments qui étaient entrés dans 
l'humanité, elle était devenue plus douce et plus tendre, plus 
large dans ses idées et ses affections, moins étroitement hellé- 
nique et par conséquent plus universelle. Elle avait produit et 
elle produisait encore des âmes admirables, ardentes et pour- 
tant sages comme celle de Dion, sérieuses comme celle de 
Plutarque, fortes et douces comme celle d'Épictète, divinement 
délicates comme celle de Marc-Âurèle. Tout ce qu'il y avait 
alors de plus exquis dans le monde en fait de principes et de 
sentiments était en somme contenu dans cette morale des phi- 
losophes. Leur seul tort était d'en être trop persuadés et par 
suite de le faire trop sentir. Et c'est là ce qui explique l'atti- 
tude de Lucien vis-à-vis d'eux. 

Les grands hommes dont je viens de parler étaient modestes 
pour eux-mêmes, mais ils ne l'étaient pas pour leurs doctrines. 
Leur faiblesse était de croire trop à l'efficacilé d'une vérité dog- 
matique pour former l'homme en général. Cela n'était point 
offensant en eux, à cause de leur vertu ; mais imaginons les 
mêmes prétentions chez des hommes bruyants et vulgaires , et 
nous comprendrons l'irritation de Lucien. Philosopher étant 
devenu une profession , une foule immense de gens médiocres 
se faisaient philosophes. Ce serait une erreur de croire que la 
plupart d'entre eux fussent des hypocrites. Beaucoup cédaient 
naïvement à un entraînement qu'ils prenaient pour une voca- 
tion : les uns, en pleine jeunesse, séduits par le talent et la verUi 
d'un maître éminent ; les autres, un peu plus tard, vers le 
temps de la vie où le cœur désenchanté des premières illusions 
en rherclic souvent d'autres, ne pouvant se résigner à uew a\oir 
aucune. Pleins de bonne foi , ils se mettaient alors à étudier, 
à se mortifier, à vivre d'une vie austère. Ils se distinguaient des 
autres hommes , au dedans, par les mœurs , au dehors, par le 



LUCIEN ET LES MAITRES DE MORALE. 121 

costume et les manières. Tout allait bien , tant que Télan et 
la foi les soutenaient ; mais peu à peu la vulgarité naturelle 
reprenait le dessus ; la vie morale ne se renouvelait plus ; et 
cependant, comme ils avaient une situation faite dans le monde, 
ils n'étaient plus libres de rentrer dans la foule. Leur passé les 
engageait malgré eux. C'est alors que le contraste entre 
l'homme et la profession apparaissait. Pour le dissimuler , ils 
étaient conduits à exagérer le prix de leur doctrine, puisque 
celle-ci faisait toute leur valeur. Us la portaient donc devant 
eux avec ostentation , ils prenaient des airs de sainteté, comme 
des gens d'une espèce à part, qui auraient eu une mission ou 
qui auraient été en possession d'un pouvoir supérieur. C'étaient 
des maîtres dans l'art de vivre, les arbitres autorisés du bien 
et du mal, les envoyés de Dieu sur la terre V 

Lucien avait trop d'esprit pour être dupe, et nul respect 
convenu ne le retenait. Mais . d'autre part , son intelligence 
était trop saine pour ne pas goûter la bonne morale. Qu'en 
devait-il résulter, sinon qu'il combattrait les prétentions et 
signalerait les ridicules des philosophes , tout en retenant ce 
qu'il y avait de meilleur dans leurs idées ? Ce fut là en effet 
son attitude d'une manière générale , sauf les inconséquences 
qui tenaient à sa nature mémo. 



n. 

Moqueries de Lucien contre les grandes promesses de la morale 

philosophique. 

Une des premières choses qui semblent avoir frappé son 
attention, c'est la naïveté avec laquelle beaucoup de gens 
croyaient alors aux promesses de la philosophie. Il est bien 
c^irtaiii (jue, dans la société inoccupée de ce temps , vivre tran- 
quillement était une chose beaucoup plus difficile qu'on ne 

1. Dion. ^2' dise. p. 659, Reiske. 



132 CHAPITRE QUATRIÈME. 

serait tenté de le croire. Les grandes et nobles préoccupations 
manquaient. Point de questions nationales , nul grand progrès 
social à poursuivre en commun. On était oisif et par conséquent 
on s'ennuyait. Grand avantage pour les faiseurs de promesses. 
Ceux-ci prenaient très-bien leur temps : ils s'adressaient aux 
âmes lassées de ne rien aimer et de ne rien vouloir, et ils leur 
offraient précisément ce qui leur manquait. — « Étudiez une 
» doctrine » , leur disaient-ils , « passionnez-vous pour une 
» école et pour un dogme ; travaillez , apprenez à raisonner ; 
» et en outre armez-vous contre vous-mêmes, luttez jour et 
» nuit , étouffez vos désirs , réprimez vos habitudes , tendez 
» votre esprit. Vous croirez vous donner beaucoup de peine , 
» mais cette peine vous rendra pleinement heureux. » — On était 
surpris d'abord ; mais si le philosophe parlait bien , ce qu'il y 
avait de vérité dans ses pensées, joint aux séductions de son 
langage « finissait par l'emporter. On se mettait à l'œuvre , on 
se faisait philosophe ou du moins adepte de la philosophie, et 
on suait sang et eau pour arriver au bonheur absolu. 

Lucien , si je ne me suis pas trompé précédemment , avait 
passé lui-même par une phase de ce genre dans sa jeunesse. 
Il avait donc à quarante ans l'expérience de ces décevantes 
crédulités. Au point de vue moral , son Het*mot%me n'est pas 
autre chose que la protestation ironique du bon sens désabusé 
contre des espérances trop faciles qui avaient été les siennes 
un instant et qui étaient encore celles de tant de gens , parti- 
culièrement des meilleurs. 

Le bon Hermotime certes , tel qu'il le représente , est une 
nature excellente. Le voilà , portant son livre d'étude et 
méditant , un peu courbé déjà par l'âge , un peu attristé de 
voir qu'il faut marcher si longtemps avant d'arriver au but , 
mais pourtant résolument attache à ses espérances Elles sont 
si belles ! Il les a aimées si passionnément depuis vingt ans I 
C'est le bonheur qu'on lui a promis, non pas un bonheur 
mélangé , incertain , mais le bonheur absolu , celui du sage 
idéal , félicité suprême qui ne peut pas plus périr que la per- 



LUCIEN ET LES MAITRES DE MORALE. 123 

feclion morale avec laquelle elle est au fond identique. Écou- 
tons Lycinos le questionner à ce sujet. Que devient-il , ce 
bonheur si ardemment poursuivi ? Est-ce un but dont on se 
rapproche à mesure que Ton marche , ou bien n'est-ce qu'un 
mirage qui se dérobe ? 

« Quelles admirables récompenses, ô Hermotime , que celles 
» dont tu me parles là ! Et quand je songe à tout ce que lu as 
» déjà donné de temps à la philosophie, à toute la fatigue que 
» je te vois t'imposer à toi-même depuis tant d'années, je ne puis 
» douter que tu ne sois tout près d'y atteindre. Si mes souvenirs 
» ne me trompent pas , il y a bientôt vingt ans que je ne cesse 
»de te voir fréquenter l'école , courber la tête sur ton livre, 
» rédiger des notes de cours, le visage tout pâle à force d'atten- 
» tion et le corps amaigri par l'intensité du travail. Non, je ne 
» crois pas être dans l'erreur en disant que tu ne te reposes 
f> jamais, pas même en songe ; tant tu es absorbé par ton entre- 
» prise ! Aussi, je le répète, en considérant ce que tu fais, il 
» m'est impossible de ne pas croire que tu vas prendre enfin 
» possession de la félicité suprême, si même tu ne la possèdes 
» pas déjà depuis longtemps, sans vouloir le dire ^ » 

Pauvre Hermotime ! Comme ces traits d'ironie déchirent le 
ti.<;su mince et sans force de ses illusions! Où esl-elle, celte 
félicité suprême qu'il poursuit? Pour justifier son obstination 
à vouloir l'atteindre , il est obligé de la dépeindre comme la 
Vertu d'Hésiode, « habitant bien loin, tout en haut d'un che- 
» min montant , si long et si rude qu'il faut suer terriblement 
» pour le gravir ». Il a soixante ans déjà , et il avoue qu'il n'a 
fait encore que les premiers pas. Comment oserait-il se pro- 
mettre de vivre assez pour jouir, un seul instant du moins, 
(lu succès de ses efforts? Le christianisme échapperait à cette 
difficulté en ajournant à un(3 autre vie la réalisation des espé- 
rances (nril suggère. Mais le stoïcisme ne h; peut pas •. Et dès 
lors l'inanité de ses promesses apparaît. 

1. Hermotime j 2. 

2. Les Stoïciens croyaient cependant à la survivance des Âmes après la 



124 CHAPITRE QUATRIÈME. 

Est-ce d^ailleurs contre le stoïcisme seulement que Lucien 
dirigeait cette mordante critique? Nullement. Le dialogue 
en entier est consacré , comme je Tai dit , à démontrer qu'il 
est impossible d'arriver par la philosophie à une vérité certaine. 
Ce sont donc toutes les promesses lointaines, toutes les espé- 
rances ambitieuses et à longue échéance , dont la vanité est 
ici mise en lumière. Ce que l'écrivain touche d'une main si 
sûre, c'est la tendance générale qu'avaient ses contemporains 
à croire que l'homme pouvait se dégager par un effort de 
volonté des conditions ordinaires de la vie. Se rendre pleine- 
ment heureux en dépit des choses et des limites de la nature 
humaine, voilà, selon lui, la chimère irréalisable ; et l'un 
de ses premiers écrits satiriques était destiné à en montrer le 
vide. C'était en quelque sorte le surnaturel qu'il expulsait ainsi 
de la morale , comme ailleurs il tentait de l'expulser de la 
croyance. 

Toutefois VHermotime est presque le seul ouvrage où il 
attaque directement la morale philosophique en elle-même. En 
général, s'il la crible de ses traits , c'est dans la personne de 
ses représentants. Évidemment l'aptitude particulière de son 
esprit le rendait bien plus capable de saisir les ridicules des 
gens que de discuter l'exactitude des idées. D'ailleurs il avait 
autant de chances d'atteindre ainsi à son but , si Ton veut abso- 
lument qu'il en eût un. Les homihes jugent le plus souvent 
des idées par ceux qui les leur apportent. Quant à les exami- 
ner en elles-mêmes , c'est un soin dont si peu d'entre eux se 
préoccupent, qu'il est inutile de tenir compte de ceux-là 
quand on veut agir sur le grand nombre. 

Ne nous en plaignons pas dans le cas présent. Après tout. 



mort (Zeller, Philos, lier Griechen , 3* |»artie, p. 20?, 3* édit.h mais leurs 
crovaiices sur ce point étaient plus fortes que précises. II nie semble surt*»ut 
qu'ils évitaient de s'en servir comme d'un motif déterminant i>our bien faire 
( Marc-Aurèle , III , 3 : VII , 32 ; VIII , "20 . 58 ). L'homme , d'après eux, devait 
trouver en lui-même la raison suffisante de sa conduite et la réalisation 
pleine de ses espérances. 



LUCIEN ET LES MAITRES DE MORALE. 125 

nous ne manquons pas de discussions théoriques sur la morale, 
et Lucien, avec tout son esprit, n'aurait pas ajouté grand'cbose 
à ce qui a été dit sur ces sujets. Au lieu de cela , il nous a laissé 
des peintures satiriques qui sont aussi vraies qu'amusantes , et 
de la sorte il nous a fait connaître, avec un agrément infini, des 
traits de mœurs que nous eussions à peine soupçonnés sans lui. 
On pourrait rassembler tous les renseignements épars chez les 
écrivains contemporains : cet ensemble d'informations resterait 
fort inférieur par l'importance et la variété à celles que nous 
trouvons dans les œuvres de Lucien. 



in. 



Travers généraux des philosophes et travers particuliers des sectes. 

Parmi les sujets de moquerie que lui fournissent les philo- 
sophes , il en est beaucoup , il est vrai , où la morale n'est 
guère intéressée. Je ne ferai que les mentionner ici très-briève- 
ment. 11 y a des travers et des ridicules qu'on pourrait appeler 
professionnels. Chacun des principaux genres de vie qui ont 
leur place dans une société produit les siens. La philosophie, 
telle qu'elle s'était constituée au second siècle , en se séparant 
du monde pour le mieux gouverner, avait été féconde à cet 
égard. Le goût des discussions , l'importance excessive attachée 
à des subtilités d'argumentation, l'entêtement, l'infatuation, la 
jalousie devaient être de toute nécessité les défauts ordinaires 
de gens qui sacrifiaient beaucoup au plaisir de se vouer à cer* 
taines idées et d'en devenir les représentants. 

Lucien a décrit tout cela en plus de vingt endroits d'une 
manière aussi fine que plaisante. Le dieu Pan , personnage 
franc et rustique, qui loge à mi-côte sur le flanc de l'Acropole 
d'Athènes, s'explique quelque part sur ce sujet . — « Ce qu'ils 
» disent, je l'ignore, car je ne comprends rien à leur sagesse... ; 
» mais je les entends sans cesse vociférer , parlant d'une cer- 



13C CHAPITRE QUATRIÈME. 

» taine chose qu'ils nomment vertu, d'idées, de natare, d'êtres 
» qui n'ont point de corps , mots entièrement nouveaux et 
» inconnus pour moi. En général, au début de leurs entretiens, 
» ils parlent doucement ; puis , à mesure qu'ils échangent leurs 
» pensées , ils tendent leur voix jusqu'aux notes aiguës ; les 
» voilà qui font effort pour monter plus haut , ils veulent parler 
«tous à la fois, et alors ils deviennent tout rouges, leur 
» cou se gonfle, leurs veines font saillie comme celles des 
» joueurs de flûte , quand ils veulent souffler fortement dans 
» une étroite embouchure. Enfin ils brouillent tous leurs dis- 
» cours , ils oublient ce qu'ils avaient en vue d'éclaircir au 
» début, et ils s'en vont après s'être ibjuriés mutuellement, la 
» plupart d'entre eux s'essuyant le front avec la main. Le 
» vainqueur est celui qui a crié le plus fort , qui s'est montré 
» le plus impudent et qui est resté le dernier sur le champ de 
» bataille après la déroute générale. Tout cela n'empêche pas 
j» que la foule ne les tienne en grande admiration «. » 

Veut-on voir ces défauts , non plus en peinture , mais en 
action ? qu'on lise le Banquet. Toute la scène finale, où la 
bataille des philosophes est racontée , ne nous montre pas 
autre chose que le conflit de six ou sept amours-propres et 
d'autant d'entêtements qui éclatent après s'être longtemps 
retenus •. 

Outre ces travers généraux , Lucien sait aussi mettre en 
relief avec un à-propos charmant, toutes les fois que l'occasion 
s'en présente, ceux qui sont particuliers à chaque secte. Il sait 
mieux que personne par quels traits le Platonicien se distingue 
du Stoïcien, et celui-ci du Pjthagoricien, du Péripatéticien ou 
du Cynique. Les malins railleurs de la Renaissance, les Érasme, 
les Ulrich de Hutten , les Rabelais ne confondaient pas un 
moine avec un autre moine, el ce n'était pas la couleur de la 
robe qui faisait pour eux la différence. Lucien connaît tout 
aussi bien ses philosophes. 

1. Double accusation , 12. 

2. Banquet, 43-48. 



LUCIEN ET LES MAITRES DE MORALE. 127 

« Il y avait là », nous dil-il dans le Banquet, « le vieux Zéno- 
» thémis du Portique, et avec lui Diphile, surnommé le Laby-- 
» rinthe. En fait de péripatéticiens, il y avait Cléodème ; tu sais 
» bien qui je veux dire, ce grand parleur, ce discuteur enragé, 
» celui que ses disciples appellent le glaive et la hache. L'épi- 
» curien Hermon y était aussi, et quand il entra, soudain les 
» stoïciens le regardèrent en dessous, puis ils se détournèrent 
de lui en affectant de le considérer avec autant d'horreur 
» qu'un parricide ou un sacrilège *. » 

Un convive est particulièrement distingué des autres : c'est 
le platonicien Ion, a un homme d'un aspect imposant^ sem- 
» blableà un dieu, le visage plein de majesté. On l'appelle 
» communément la règle à cause de la rectitude infaillible de 
» ses jugements. A son entrée, tout le monde se leva, et chacun 
» lui fit accueil comme à un supérieur. C'était vraiment la 
» venue d'un dieu que cette arrivée du noble Ion *. » 

Celui qui notait si bien les petites choses plaisantes et qui en 
tirait si bon parti n'était pas homme évidemment à négliger 
celles qui étaient graves. Laissons donc, bien qu'à regret, ces 
mille détails satiriques, et allons aux reproches essentiels. Ce 
que Lucien a le plus vivement et le plus fortement censuré 
chez les philosophes au point de vue moral, c'est la bassesse 
hypocrite, l'orgueil et l'impudence. Voyons quelles peintures il 
nous a laissées de chacun de ces vices. 



IV. 



Les philosophes dan» le monde. — La morale et la bonne chère. — 

Dépendance vis-à-vis des riches. 

Une des choses que la philosophie du second siècle affectait 
le plus, c'était l'indépendance. En se donnant publiquement 
comme philosophe , on se déclarait par là même affranchi de 

1. Banquet , 6. 
Z. Ibid., 7. 



128 CHAPITRE QUATRIÈME. 

toute ambition et de tout désir , décidé par conséquent à ne 
rien devoir à personne. 

Cette liberté absolue vis-à-vis des hommes et des choses 
avait en soi quelque chose de noble et de fier, qui ne contri- 
buait pas peu au respect dont la profession philosophique était 
entourée. Et il faut avouer que quand elle était réelle, comme 
chez un Épictète ou un Marc-Âurèle , quand des âmes fortes 
parvenaient à se posséder elles-mêmes complètement, le spec- 
tacle qu'elles offraient à qui savait les observer était vraiment 
digne d'admiration. Par malheur, cela était rare. Bien peu 
d'hommes , alors comme aujourd'hui , étaient capables d'un tel 
effort de volonté. Il résultait de là qu'un grand nombre de 
docteurs en morale, après avoir enseigné dans leur école le 
renoncement absolu et l'indépendance suprême , après en avoir 
vanté les bienfaits à ceux qui les prenaient pour conseillers , 
se montraient eux-mêmes , dès que l'occasion s'en présentait , 
tout aussi assujettis que les premiers venus à leurs désirs, et par 
conséquent tout aussi dépendants. II y a plus : comme la 
plupart d'entre eux vivaient de leur profession et que celle-ci 
s'exerçait surtout auprès des riches qui pouvaient le mieux la 
payer, les habitudes de servilité , de flatterie basse et obsé- 
quieuse leur étaietit ordinaires. La dévotion qu'inspirait la 
philosophie était d'ailleurs si forte que beaucoup de gens ne 
s'apercevaient pas de ces vices , ou , ce qui revenait au même , 
ne voulaient pas s'en apercevoir. Les plus libres en riaient 
discrètement ; c'était matière entre eux à propos malins qui ne 
tiraient pas à conséquence. Mais recueillies par un écrivain tel 
que Lucien , ces malices devenaient des satires mordantes. 

Je ne rappellerai pas ici les allusions qu'il fait en mille 
passages à l'avidité des maîtres de désintéressement ni aux 
dérèglements des maîtres de tempérance. Celles de ses moque- 
ries qui me paraissent vraiment excellentes et qui étaient les 
mieux faites pour ouvrir les yeux aux gens crédules, ce sont 
celles qui dans des philosophes révérés montraient de véritables 
parasites. 



LUCIEN ET LES MAITRES DE MORALE. 129 

Le grand mérile du moraliste, dans ce genre de peinture, 

c'est de conserver au personnage toutes les habitudes de sa 

profession au moment même où ses actes la démentent le plus 

fortement. Les philosophes de Lucien sont bas , gourmands , 

serviles , mais ils le sont en hommes qui enseignent l'austérité. 

Thesmopolis le stoïcien étant malade , le riche Eucrate , qui 

l'avait invité à dîner, prie son voisin, le pauvre savetier Micylle, 

de le remplacer. Écoutons celui-ci nous raconter son aventure. 

a Comme j'allais entrer, je trouve devant la porte les 

» invités, et parmi eux celui que je devais remplacer et qu'on 

» disait malade. Il était sur une litière portée par quatre escla- 

» ves , et il semblait en effet souffrant. Il gémissait sans cesse, 

» toussait, crachait, il était tout pâle et tout enflé ; je lui donnai 

» environ soixante ans. On me dit que c'était un de ces philo- 

» sophes qui content des sornettes aux jeunes gens : et en effet il 

» avait la barbe longue et touffue d'un bouc, avec les cheveux 

» complètement rasés. Le médecin Archibios ne put s'empêcher 

» de lui faire quelques reproches d'être venu lorsqu'il avait 

» besoin de se soigner. — Personne, répondit-il, n'a le droit de 

» négliger un devoir, quel qu'il soit, mais un philosophe moins 

» que tout autre, alors même que dix mille maladies le tien- 

» draient. Eucrate aurait pu croire que je le dédaignais *. » 

Micylle se trouve assis à table à côté de cet incommode 
voisin : 

a Quand vint le moment de se mettre à table, cinq jeunes 
» esclaves vigoureux soulevèrent Thesmopolis, non sans peine, 
» et l'installèrent à sa place au milieu d'un amas de coussins 
» destinés à le maintenir dans la position voulue : il espérait 
» ainsi pouvoir endurer la fatigue plus longtemps '. » 

Si une telle peinture nous amuse encore à juste titre par 
sa vérité piquante , combien devait-elle paraître plus plaisante 
aux contemporains des Thesmopolis ! Dans ce genre, le chef- 
d'œuvre de Lucien est peut-être la lettre d'Etœmoclès dans le 

1. Coq^ 10. 

2. Id.y 11. 



130 CHAPITRE QUATRIÉMB. 

Banquet. Aristenète a invité à dîner les philosophes les plus 
renommés d'Alhènes : Etœmoclès a été omis. Au milieu du 
repas, survient un des esclaves du philosophe, porteur de la 
lettre en question. Aristenète Touvreet lit ce qui suit : 

a Etœmoclès le philosophe à Aristenète, salut. — Quel 
» prix j^attache aux dîners en général , toute ma vie passée pour- 
» rait en témoigner. Assise chaque jour par les importunités 
» d^une foule de gens bien plus riches que toi, jamais je n'ai 
» cédé à leurs instances, sachant que les banquets sont des occa- 
)) sions de tumulte et d'ivresse. Mais cela ne fait pas que ta con- 
» duiteà mon égard soit moins blessante, quand aujourd'hui, 
» après la cour assidue que je n'ai cessé de te faire, je vois que 
» tu n'as pas daigné me compter au nombre de tes amis. Seul, 
» je suis exclu de ta faveur, bien que je me sois logé tout près 
» de chez toi. Au reste, si cela me fait de la peine, c'est pour 
» toi , àicause de l'ingratitude dont tu fais preuve. Quant à moi, 
» je ne mets pas mon bonheur dans une tranche de sanglier ou 
» de lièvre ni dans un morceau de pâtisserie ; ce sont là des 
» choses qui ne me manquent pas : je les trouve à satiété chez 
» d'autres personnes qui savent les convenances. La preuve en 
» est qu'aujourd'hui même, pouvant prendre part chez Pam- 
» menés , mon disciple, à un festin qui fut, dit-on, somptueux, 
» j'ai repoussé toutes ses prières ; je me réservais pour toi , 
» insensé que j'étais!... Et lu n'as pas même cette ressource 
» banale de t'excuser en disant que tu as oublié mon nom au 
D milieu de l'embarras des préparatifs ; non , car deux fois 
V aujourd'hui je t'ai adressé la parole tout exprès , ce matin 
» d'abord à quelques pas de chez toi et un peu plus tard dans le 
» temple des Dioscures pendant que tu sacrifiais. Au reste , j'ai 
» donné ordre à mon serviteur , en prévision du cas où tu vou- 
» drais lui faire prendre quelque morceau de sanglier ou de 
» chevreuil, ou delà galette, pour me l'apporter à titre de 
» dédommagement du dîner perdu, de ne pas s'en charger, afin 
» qu'on n'aille pas croire que je l'ai envoyé pour cela '. » 

1. Banquet, 27. 



LUCIEN ET LES MAITRES DE MORALE. 131 

Toute la lettre est ainsi : chaque mot y est un trait de 
caractère. Par un artifice charmant, les plaintes du stoïcien 
deviennent autant d'aveux plaisants. Nul ne l'accuse , on ne 
songeait pas même à lui ; c'est lui-même qui se fait connaître , 
en révélant ses petites adresses de parasite , ses espérances 
gourmandes et sa déconvenue. Et il y a dans ce qu'il dit un 
mélange d'aigreur et d'onction , de rancune et de gravité sen- 
tencieuse qui est d'un comique achevé. 

Evidemment le mot d'hypocrisie serait trop fort pour dési- 
gner cette manière d'être si finement rendue par Lucien. 
Depuis Molière, nous lui donnons un sens plus sérieux : il 
désigne pour nous un jeu caché, des artifices et des calculs 
adroitement couverts , toute une combinaison de desseins per- 
fides savamment dissimulés. Il n'y a rien d'aussi profond chez 
les personnages dont se moque Lucien. Non pas qu'il n'y eût 
eu lieu dès ce temps, si un génie assez puissant s'était ren- 
contré , de nous peindre un Tartuffe païen et philosophe, 
aussi haïssable que celui de notre grand comique; mais le 
talent de Lucien ne se prêtait pas à de telles créations*. Son 
rôle à lui n'était pas d'approfondir. Il lui suffisait , par un 
heureux emploi de sa perspicacité et de sa franchise, de donner 
à réfléchir à quiconque en était capable. Dans un temps où le 
préjugé et les convenances du monde prêtaient tant d'impor- 
tance à certains dehors , c'était beaucoup que d'en montrer par 
des traits si justes la vanité. 

Il faut reconnaître , d'ailleurs , qu'il y a parmi les œuvres de 
Lucien une étude satirique vraiment supérieure sur la servilité 
des philosophes : c'est le discours Sur les salariés. Le philo- 
sophe grec volontairement enrôlé dans la domesticité du riche 
romain , et là , humilié de mille manières , perdant peu à peu 
sa dignité , devenant chaque jour plus ridicule et plus mépri- 
sable , voilà en deux mot& le sujet de cet écrit. Chose remar- 
quable , et qui fait honneur à l'auteur , ses sentiments à l'égard 

1 . Voir plus loin Tétiide sur les personnages dans les dialogues. (Chap. XI.) 



139 CHAPITRE QUATRIÈME. 

des philosophes ne semblent plus être là tout-à-fait ce qu'ils 
sont ailleurs. Ici , leur honte le touche ; il rougit pour eux , et 
en même temps qu'il montre avec sa franchise ordinaire leur 
dégradation , il les venge par son mépris de ceux qui les dégra- 
denl. C'est qu'il y a une question de patriotisme qui est inté- 
ressée là. L'honneur hellénique et celui même des lettres sont 
en jeu , et Lucien , devenu grec par les lettres , n'entend pas 
qu'on traite légèrement ni Tun ni l'autre. Il a au fond un amer 
dédain pour le Romain qui achète à prix d'argent la satisfaction 
vaniteuse d'avoir une cour de Grecs lettrés et savants , et sa 
colère contre ceux-ci vient en partie du mépris qu'il éprouve 
pour ce maître , non-seulement accepté , mais recherché par 
eux. 

Son discours est une argumentation directe et pressante. Il 
s'agit de retenir un ami (réel ou imaginaire) , qui a laissé voir 
que cette triste situation le séduisait. Que faut-il pour le sauver? 
Lui faire sentir d'avance , s'il est possible , tous les dégoûts qu'il 
aurait à subir plus tard , une fois enrôlé et asservi : c'est ce que 
tente Lucien. 

Quel est le motif qui pousse tant de gens à rechercher la 
clientèle des riches? Est-ce la pauvreté? On pourrait l'admettre, 
si Ton s'enrichissait auprès d'eux ; mais en fait on y dépense 
plus qu'on n'y gagne. Est-ce le besoin de repos? Pas d'existence 
plus fatigante ni plus agitée. Force est donc d'avouer ce qui 
est vrai : la grande séduction , c'est l'idée de vivre au milieu des 
délices, c'est le rêve du luxe et des voluptés. Certes on aurait 
l>eau jeu à décrier un motif si honteux: « Car, dit Lucien, 
» n'est-ce pas un acte infâme et vraiment servile , que de 
» se vendre pour la volupté? Et n'y a-t-il pas bien plus de 
h douceur dans le plaisir qui naît de la liberté' ? » Mais enfin , 
si les délices qu'on se promet étaient réelles, céder à cet attrait 
serait encore une faiblesse concevable, bien que digne de blâme. 
En est-il ainsi? Et tout d'abord, pour se faire admettre, que 

1. Salariés, 8. 



LUCIEN ET LES MAITRES DE MORALE. 133 

de peines, que de tracas, que de refus et d'affronts à subir, 
même de la part des serviteurs I Ce n'est encore rien : puisqu'on 
se donne pour savant, il faut faire preuve de science. Votre 
futur maître vous fait examiner ou vous examine lui-même : 
angoisse et humiliation. 

« C'est de ta vie qu'il s'agit , et le résultat va décider do tout 
» ton avenir. Comment , en effet , espèrerais-tu être admis par 
» un autre, si celui-ci te refuse comme incapable? Te voilà 
» donc nécessairement en proie à mille inquiétudes. Tu portes 
» envie à tes concurrents (je suppose que vous soyez plusieurs 
jt> à prétendre au même office) , et tu t'imagines toujours que 
» lu as mal répondu. Tu trembles et tu espères , les yeux 
» attachés au visage de ton juge , mourant de crainte dès 
» qu'il semble désapprouver ce que tu dis, mais tout réjoui 
» au contraire et tout plein d'espoir si tu le vois écouter en 
» souriant. 11 y a lieu de supposer que tu as beaucoup d'en- 
» nemis secrets qui appuient tel ou tel de tes rivaux et qui 
» s'embusquent pour te lancer des traits à la dérobée. Reprc- 
» sente-toi donc le noble spectacle qu'offre un homme en 
» cheveux blancs , à la barbe épaisse, qui se laisse interroger 
» pour qu'on voie s'il sait quelque chose de bon , approuvé par 
» les uns et discuté par les autres ^ » 

Admettons cependant que le candidat ait traversé ces épreuves 
victorieusement. Quelle sera sa situation? « Mille et mille de 
» ces choses qu'un homme libre ne peut supporter » vont se 
produire chaque jour dans ses relations avec son patron. Ce 
sont des riens , mais Lucien , en les énumérant avec un art 
infini, sait en faire sentir vivement la piqûre : le ridicule Qu'on 
s'attire par certaines gaucheries , l'humiliation d'avoir à débattre 
ses honoraires et le désagrément d'accepter , sans oser rien dire, 
des conditions mesquines, enfin l'asservissement, peine su- 
prême dans laquelle se fondent toutes ces contrariétés. 

« Souviens-toi de ne plus te considérer désormais loi-même 

1. SaZariéa, Il , 12. 



iS4 CHAPITRE QUATRl&ME. 

» comme un homme libre , sorti d'une honorable famille. 
» Toutes ces choses qu'on appelle naissance , liberté , ancêtres , 
» il te faudra les laisser dehors , aussitôt que tu mettras le pied 
» dans cette maison où tu t'es vendu comme esclave. Car la 
» liberté certes ne voudra pas y entrer avec toi pour y participer 
» à un métier si bas et si vil. Tu seras donc esclave , quelque 
» révolte que ce nom puisse exciter en toi ; oui , esclave , non 
» d'un seul maître , mais de plusieurs , et tu serviras du matin 
» au soir , en baissant la tête , pour un salaire sordide. Et 
» comme tu n'as pas été habitué dès l'enfance à la servitude , 
» comme tu n'en as fait l'apprentissage que tardivement et dans 
» un âge trop avancé , tu n'y réussiras qu'à moitié et tu plairas 
» peu à ton maître ; car le souvenir de ta liberté , en te revenant 
i) parfois à l'esprit , te fera mal à propos secouer le collier et 
» t'empêchera toujours de t'accommoder complètement à l'es- 
» clavage. Peut-être, il est vrai , te regardes-tu comme libre par 
» cela seul que tu n'es pas le fils d'un Pyrrhias ou d'un 
» Zopyrion et que tu n'as pas été vendu comme un Bithynien 
» par un crieur public. Mais , dis-moi , lorsque , au premier 
» jour de chaque mois, tu viens, confondu avec les Zopyrion 
» et les PjTrhias , tendre la main comme les autres et recevoir 
» comme eux ton salaire , quel qu'il soit, que fais-tu que de te 
» vendre en réalité ? Car il n'est pas besoin de crieur pour un 
» homme qui se crie lui-même et qui a pris tant de peine alin 
» de trouver un maître *. » 

L'effet de cette invective va toujours grandissant , à mesure 
qu'elle se prolonge Certes Lucien a fortement montré déjà 
comment cet oubli de toute dignité porte avec soi-même son 
châliment. Voici pourtant une dernière peine dont l'amerlume 
dépasse toutes lesaulrt:>. Le maître a fini par se dégoûter de ce 
compagnon ennuyeux qu'il s'est donné par caprice et pour 
suivre la mode. Le malheureux philosophe se sent importun et 
méprisé, mais il ne peut plus échapper à sa situation. Chaque 

1. Salariés, 23. 



LUCIEN ET LES MAITRES DE MORALE. 185 

matin , sa pensée se reporte avec angoisse vers la liberté qu'il a 
perdue. Il repasse en esprit toutes ses désillusions et il s'écrie 
douloureusement ; « Quelle autre vie vivrai-je donc pour moi , 
» puisque j'ai vécu celle-ci au profit d'un autre * ? » Enfin un 
jour arrive où, devenu insupportable, il est chassé honteusement. 
Où ira-t-il alors? Il a usé ses forces, détruit sa santé , dis- 
crédité son talent et perdu lui-même sa réputation. Il est vieux, 
misérable , malade , et , pour comble de malheur , calomnié , 
sans qu'il lui soit possible de se défendre. Il ne lui reste plus 
d'autre sort que de se consumer en regrets stériles , dans le 
déshonneur et le dénûment. 

Ces pages éloquentes sont ce que Lucien a écrit de plus fort 
sur la valeur morale de la vraie indépendance , bien qu'il ne la 
fasse ressortir que par contraste. C'est aussi l'acte d'accusation 
le plus véhément contre ces grands docteurs de la liberté , si 
nombreux alors , qui ne savaient pas même préserver la leur 
des plus vulgaires tentations. Juvénal , avant lui , avait décrit, 
dans sa cinquième satire, les humiliations du client qui recher- 
che la faveur des grands. Mais le petit Romain de Juvénal 
n'avait que la responsabilité de sa propre dignité compromise , 
tandis que le salarié de Lucien a de plus et surtout celle de la 
science et de la sagesse grecques qu'il expose en sa personne à 
mille avanies. C'est un prétendu philosophe , dans ses discours, 
et il l'est moins que personne , dans sa conduite. 

V. 

Impudence et grossièreté : les Cyniques. — Satire de l'orgueil 

des philosophes : Pérégrinus. 

Toutefois tous ces professeurs de morale dont nous venons 
de parler, si justes qu'aient pu être les moqueries dirigées 
contre eux , avaient au moins certaines apparences dues à leur 
éducation. C'étaient après tout , en comparaison de la foule et 

1. Salariés, 30. 



136 CHAPITRE QUATRIÈME. 

même des simples gens du monde , des hommes instruits , et 
par là ils avaient droit à certains égards. Il n'en était pas de 
même des Cyniques. 

Ce serait une intéressante et difficile étude à fafre, que de 
raconter avec justice ce qu'on sait de l'histoire de cette secte 
depuis sa réapparition, vers les premiers temps de l'Empire, 
jusqu'à son entière extinction , qui fut le fait du christia- 
nisme *. Il faudrait y faire, avec une grande sûreté de discer- 
nement, la part du bien et celle du mal. 

Lucien évidemment n'était pas l'homme de qui on pouvait 
attendre rien de semblable. Je ne ferai pas difficulté d'avouer 
que ses sentiments à l'égard de la secte cynique me paraissent 
impliquer une certaine contradiction , dont il serait peut-être 
téméraire de vouloir le défendre. On ne saurait nier en le lisant, 
et nous le montrerons plus loin , qu'il n'ait éprouvé une 
sympathie très-sincère pour quelques parties essentielles de la 
morale d'Antisthèneet pour le genre d'esprit des Diogène et des 
Monippe. La fierté de leurs principes , leur sagesse dédaigneuse 
et surtout leur franc-parler lui plaisaient. Mais , s'il aimait le 
cynisme dans le passé , il le détestait franchement dans le 
présent. Rien au monde ne lui était plus odieux que ces gens de 
mauvaise mine , déguenillés , armés d'un bâton , malpropres et 
grossiers . qui s'en allaient par les rues et les carrefours , 
attroupant le peuple , criant après ceux qui passaient , quand 
ils étaient bien mis et semblaient bien élevés. En réalité, c'était 
surtout à titre d'homme d'esprit qu'il les avait en horreur ; leurs 
vociférations et leurs gros mots offensaient trop sa délicatesse 
pour lui permettre d'être juste à leur égard. Aussi ne s'em- 
barrassait-il pas de distinguer entre eux: à ses yeux, c'était 



I. Il y a quelques traits de ce tableau dans les diverses histoires de lu 
plnlosophie et dans le petit ouvrage de Bernays, intitulé: Lucian tind dio 
Kynilo'r , qui sert de préface à sa traduction de l'écrit de Lucien .Sur la 
mort >tr Pi'n''>jriiHis. — Voir dans Kpictète {nisserlalions , III, 22) le jiortrait 
du «yiii.pie i»léal ; consultez aussi le dialogue du Cynique faussement 
attribue ù Lucien. 



LUCIEN ET LES MAITRES DE MORALE. 137 

une seule et même canaille , un ramassis de paresseux et de 
coquins , qu'il fustigeait en toute occasion avec un plaisir 
évident. 

Que de tels hommes fissent des dupes , qu'ils fussent traites 
trop souvent avec plus d'égards que d'honnêtes gens , qu'ils 
eussent enfin des admirateurs , c'était là un scandale contre 
lequel il tenait à honneur de protester. Et , si l'on se place à son 
point de vue, c'est-à-dire si l'on admet pour vrais tous les faits 
dont il les accuse, on ne peut nier que ses satires n'aient été 
une leçon de sincérité et d'honnêteté donnée à son siècle. 
L'historien peut avoir de fortes raisons d'en récuser souvent le 
témoignage; le moraliste n'a qu'à en approuver l'intention. 
Prêcher la vertu de façon à la faire mépriser, se donner pour les 
représentants du bien et fouler aux pieds tout honneur dans sa 
conduite , n'est-ce pas là en effet ce qui doit indigner le plus 
vivement un esprit honnête? Le vice qui se cache ne relève que 
de la conscience individuelle; mais celui qui réclame impu- 
demment le respect public provoque et justifie d'avance toute 
satire. 

Dion Chrysostôme , dans son discours aux gens d'Alexandrie, 
s'exprimait ainsi sur le compte des Cyniques, qui, de son temps 
déjà, pullulaient dans les grandes villes populeuses: « Il y a 
» dans celte ville », disait-il à ses auditeurs, «une véritable 
» multitude de ces hommes qu'on appelle cyniques. Comme on 
» trouve de tout ici , celte denrée n'y est pas plus rare que les 
» autres. Pour les définir d'un mot, ce sont des gens qui ne 
» savent rien faire , mais qui ont besoin de manger. On les voit 
» dans les carrefours , dans les ruelles , dans les vestibules des 
» temples. Ils rassemblent autour d'eux de pauvres enfants , 
» des matelots , toute une foule ignorante qui est leur dupe ; 
» puis ils se moquent de tout , bavardent sur toute chose et 
» amusent leur public par la grossièreté de leurs réponses lors- 
» qu'on les interroge. Quel bien ces gens-là peuvent-ils faire? 
Aucun. Au contraire, le mal dont ils sont les auteurs est 
» immense , car ils habituent tous ceux (|ui jugent légèrement 



138 CHAPITRE QUàTRIEME. 

V à se moquer des philosophes \ » Si ce témoignage émanait 
d'un rhéteur , il y aurait lieu de s'en défier. Hais Dion n^était 
pas un beau parleur de profession , ennemi de toute discipline 
sévère ; c'était un fort honnête homme , et même quelque 
chose de plus. Ce qu'il dit ici est donc grave et conBrme 
d'avance en grande partie les affirmations de Lucien. 

Celles-ci sont aussi catégoriques qu'infamantes. D'où sortent 
en général ces prédicateurs de carrefours? Des ateliers qu'ils 
ont désertés. Ce sont d'anciens artisans ou d'anciens esclaves , 
las de travailler. Leur jeunesse s'est passée dans l'apprentissage 
des plus rudes métiers ; a mais, devenus hommes », (c'est la 
Philosophie qui parle ) , « ils remarquèrent quel respect un très- 
» grand nombre de gens témoignent à mes amis , comment ils 
» leur reconnaissent le droit de parler librement, se réjouissent 
» d'être soignés par eux, obéissent à leurs conseils et redoutent 
» leurs reproches; et il leur parut qu'une telle autorité était 
» semblable à celle des souverains*. » Qu'ont-ils donc fait? 
S'instruire , se rendre réellement philosophes, leur était chose 
impossible. Ils ont appelé à leur aide l'audace , l'ignorance , 
l'effronterie , leurs alliées naturelles ; ils se sont exercés à 
l'insulte , et , avec ce bagage , facile à composer, ils se sont 
transformés en philosophes, à peu près comme l'âne de Cumes 
s'était transformé en lion. 

Ainsi déguisés , ils ne redoutent rien. — « Car ils voyaient 
» bien qu'ils allaient être les égaux des vrais philosophes. Qui 
» pourrait, en effet, distinguer les uns des autres, lorsque les 
» dehors sont tous pareils ? Ils se gardent bien de se laisser 
» interroger et examiner, quelque douceur et quelque discré- 
» tion qu'on y mette. Au premier mot , ils poussent des cris et 
» se réfugient dans leur acropole , l'injure , et ils sont prêts à 
» user du bâton. Si on veut examiner leurs actions , ils ont des 
» discours à n'en plus finir ; et si Ton veut les juger d'après 



1. Dion, Discours aux Alexandrins j p. B57 (Reiske). 

2. Fugitifs, 1?. 



LUCIEN ET LES MAITRES DE MORALE. 139 

» leurs discours, ils vous renvoient à l'examen de leur conduite. 
» Aussi la ville est-elle remplie de ces misérables , qui se 
» réclament de Diogène, d'Anlisthène et de Cratès ; ils prennent 
» le chien pour modèle ; bien à tort ; car ils n'ont aucune de 
» ses qualités , ni la vigilance , ni l'attachement au foyer 
» domestique , ni la fidélité ; et ce qu'ils s'étudient seulement 
» à reproduire, ce sont ses défauts : la rage d'aboyer, la gour- 
» mandise , l'instinct du vol , l'impudence , l'obséquiosité , 
» enfin l'habitude de flatter celui qui leur donne à manger et 
» de tourner toujours autour des tables * . » 

Il n'y a pas grand'chose à ajouter à ce portrait. Lucien , 
en le composant, peut-être, comme nous l'avons vu, sous 
l'influence d'un ressentiment récent , ne faisait guère que 
rassembler les traits qu'il avait semés à profusion dans des 
écrits antérieurs. Ce résumé satirique peut donc nous tenir lieu 
de la plupart des épigrammes qui l'avaient précédé '. Je rappel- 
lerai seulement , à titre de complément , le personnage d'Alci- 
damas dans le Banquet ; véritable type du cynique brutal et 
odieux , attiré par l'odeur de la bonne chère , faisant irruption 
au milieu des convives , et là scandalisant les honnêtes gens 
par sa gloutonnerie et sa grossièreté, provoquant tout le monde, 
excitant les querelles, et en fin de compte, profitant du désordre 
pour se comporter chez son hôte involontaire comme dans un 
mauvais lieu ^. 

Dans tout cela , il n'y a guère , j'en conviens , d'analyse 
morale. Ce n'étaient pas des défauts cachés que Lucien 
découvrait ainsi et il n'était pas besoin pour toutes ces peintures 
d'une finesse d'observation exceptionnelle. Son grand mérite 
était de dire tout haut ce que beaucoup d'autres ne voulaient 
pas voir et ce qu'ils n'osaient pas dire , quand ils l'avaient vu. 
De plus , il le disait de telle façon que le ridicule demeurait 
attaché à jamais là où il l'avait mis. 

1. Fwjitifs, 15, 16. 

'2. Voir en particulier Sectes à l'encan , 7-11. 

3. Banquet, 12, 16, 35, 46. 



140 CHAPITRE QUATRIÈME. 

Il y a un écrit toutefois , parmi ceux dont les Cyniques ont 
fait les frais , qui mérite d'être distingué en raison de sa portée 
morale : c'est le Récit de la mort de Pérégrinus, 

J'ai dit précédemment pourquoi Lucien me semblait avoir été 
injuste à Tégard de Pérégrinus *. Mais il est incontestable qu'une 
des principales causes de cette injustice a été le sentiment très- 
'^ honorable du tort que le charlatanisme des mauvais Cyniques 
faisait à l'honnêteté publique. Pérégrinus était , je crois , un 
fanatique sincère , et à c^ titre il méritait plus de pitié que 
d'indignation. Mais son fanatisme faisait les affaires d'une foule 
de gens méprisables, qui, sous lesyeu.v de Lucien, se mettaient 
en devoir d'en tirer honneur et profit. Il lui aurait fallu 
beaucoup de sang-froid et un esprit éminemment impartial pour 
le distinguer de ceux dont il recherchait les éloges et pour 
discerner en lui-même le bon du mauvais. Il ne vit dans cet 
insensé qu'un fourbe , et il se persuada déprime abord qu'une 
vanité maladive l'avait seule poussé au suicide par l'attrait tout 
puissant de la renommée. De là son pamphlet , qui n'a qu'un 
but : démasquer ses impostures et en même temps celles de 
toute la secte dont il était devenu le héros. 

C'est donc en réalité l'orgueil des philosophes que Lucien 
prend pour objet de satire en la personne de Pérégrinus. Ce 
qu'il voit en lui . c'est le type de ces hommes qui n'ont d'autre 
pensée que d'attirer sur eux l'attention publique. Leur \ie est 
une réclame perpétuelle , et, comme ils n'ont point de supé- 
riorité vraie à faire valoir, ils s'en créent une tout artificielle 
par une discipline morale extraordinaire et au besoin par des 
actes de folie, lis se font ascètes , afin qu'on parle d'eux , et ils 
rendent leurs macérations publiques, afin qu'on les regarde. Un 
besoin effréné de faire du bruit dans le monde les pousse de 
ville en \ille. Ils V(»nl |uuloiit où ils peuvent compter sur beau- 
coup d'oreilles [»()ur les entendre, sur beaucoup d'veux pour les 
contempler , et sur beaucoup de tètes faibles pour les admirer. 

f . Voir ci-dessus , chap. 111. 



LUCIEN ET LES MAITRES DE MORALE. 141 

Pour eux , il n'y a en réalité ni lois , ni raœurs , bien qu'ils se 
donnent pour des maîtres de vertus. Leur seule affaire est 
d'étonner les simples et d'entraîner la foule à leur suite. Qu'on 
ne parle pas de leur courage , de leur franchise hardie, de leur 
mépris de la douleur et de la mort. Charlatanisme pur que tout 
cela. En eux-mêmes et dans le secret de leur cœur , ils n'ont 
aucune de ces qualités ; s'ils les prennent en public, c'est pour 
jouer leur rôle , et alors, comme ils n'ont rien de commun avec 
la raison , ils les font dégénérer en extravagances. 

Si d'ailleurs les gens tels que Pérégrinus , c'est-à-dire à 
des degrés divers tous les professeurs d'austérité, ont, aux 
yeux de Lucien , la maladie de vouloir étonnfer le monde , 
ceux qui croient en eux , qui leur font cortège , qui les exal- 
tent de leur vivant et les divinisent après leur mort, ceux-là 
ont aussi , d'après lui , une maladie non moins grave dans ses 
conséquences , non moins fâcheuse pour le bon sens et pour 
l'honneur même de l'humanité , celle qui consiste à aimer 
qu'on les étonne. Leur crédulité et leur dévotion proviennent 
d'une sorte d'infirmité de l'âme. Ce n'est pas seulement le 
jugement qui leur fait défaut, c'est aussi l'équilibre moral. Ils 
aiment ce qui dépasse la mesure , ils préfèrent l'exaltation à la 
force et le faux héroïsme à la vraie vertu. 

Les Cyniques ont le sentiment instinctif de cette faiblesse et 
ils la flattent de toute manière Ce que Lucien s'attache à faire 
ressortir d'un bout à l'autre de son récit, ce sont les exagéra- 
lions bruyantes par lesquelles ils excitent la sensibilité ner- 
veuse de leurs auditeurs. Rien de simple ni de sincère chez 
eux. Ce sont des gens qui crient, qui s'agitent, qui sont 
toujours en spectacle. Ils proclament eux-mêmes leurs vertus. 
Us ont , en la personne de Théagène , une sorte de héraut 
qui va devant le martyr, comme un précurseur, afin de dire à 
tout le monde ce qu'il est et ce qu'il va faire. Des invocations 
au soleil, des promesses pompeuses, des louanges emphatiques, 
tout ce qu'il faut pour éblouir les imaginations et pour associer 
toute une multitude à une sorte de délire savamment préparé. 



U2 CHAPITRE QUATRIÈME. 

Rien n'est plus frappant, dans le récit de Lucien, que cette 
influence des Cyniques sur la foule et de la foule sur les Cyni- 
ques. Ce sont tous ces regards dirigés sur Pérégrinus, toutes 
ces crédulités suspendues , pour ainsi dire , à ses promesses , 
qui exaltent son orgueil et qui le poussent jusqu'à la mort ; 
mais^ d'autre part , c'est ce qu'il y a d'extraordinaire en lui, 
dans sa personne et dans ses discours, qui tient cette foule dans 
l'attente et qui la passionne. Peu de peintures sont plus propres 
que celle-là à nous faire entrer dans l'intelligence des senti- 
ments du temps. Et quand même ce mérite serait le seul du 
narrateur, il y aurait lieu de Testimer grandement à cause de 
cela. Mais en réalité , ce n'est point par là qu'il entendait se 
faire apprécier. Son but avoué, l'intention qu'il manifestait 
très-haut, c'était de discréditer l'ascétisme vagabond et pré- 
somptueux, au profit du bon sens et de la simple honnêteté. 
Tout son écrit revenait à ceci : ne pas chercher le bien hors de 
la raison, ne pas croire qu'il soit bon ni sain de faire violence à 
la nature et de rompre avec l'humanité. La vertu, disait-il à qui 
savait le comprendre, n'est pas là. Elle ne se promène pas en 
manteau troué sur les places publiques ; elle n'injurie pas les 
passants et elle ne croit pas se recommander à l'admiration en 
s'insurgeant contre l'autorité. Elle est aujourd'hui ce qu'elle a 
toujours été, modeste , sensée, ennemie des manifestations 
tapageuses. Cherchez-la chez vous, à votre foyer, en vous-même, 
et, si vous le voulez, vous l'y trouverez. 

Ces pensées qui ressorlent du pamphlet contre Pérégrinus 
sont aussi celles qui me paraissent pouvoir résumer tout ce 
chapitre. La querelle entre Lucien et les philosophes au sujet 
de la morale se ramène ainsi à des termes très-simples. Trop 
de promesses, trop de discussions subtiles et trop de mise en 
scène, voilà en quelques mots tout ce qu'il leur reproche. Ce 
sont des gens qui embrouillent ce qui est simple, qui rendent 
difficile et presque impraticable ce qui est aisé naturellement, 
et cela afin de se faire un rôle. Hais ce rôle, ils le jouent mal , 
parce qu'il est au-dessus de leurs forces. L'homme sage n'aura 



LUCIEN ET LES MAITRES DE MORALE. U3 

donc aucun souci de ce qu'ils disent. Il les laissera discuter et 
faire les importants tout à leur aise, et pendant ce temps 
il se fera à lui-même, chaque jour, par des réflexions prati- 
ques, sa petite somme d^dées nécessaires sur les choses de 
la vie. 

Ces idées , Lucien les a énoncées et même développées dans 
plusieurs dialogues ; nous avons maintenant à les examiner. 
Nous venons de voir de quelle façon moqueuse il écartait les 
maîtres de morale ; demandons-nous ce qu'il propose de sub- 
stituer à leurs enseignements. 



CHAPITRE V 



OPINIONS MORALES DE LUCIEN. 



I. 

Caractère des opinions morales de Lacien. — Éloignement des systèmes. 
— Le rôle da moraliste , tel qu'il le conçoit. 

Dans hNécyomancie, Ménippe, le personnage principal, 
raconte comment il a été conduit à former le projet de descendre 
aux Enfers. Ce qui Vy a décidé, c'est Tincertitude où il était sur 
le bien et le mal : a Tant que j'étais enfant », dit-il, a je lisais 
» dans Homère et dans Hésiode les récits de guerres et de 
» querelles , non-seulement entre demi-dieux , mais entre 
» dieux complets; j'y voyais leurs adultères, leurs violences, 
» leurs rapts, leurs procès ; les fils chassant leur père, les 
» frères épousant leur sœur ; et je pensais naturellement que 
» tout cela était bien, de telle sorte que j'éprouvais une grande 
» démangeaison d'en faire autant. Plus tard, quand je devins 
» homme, on me fit connaître les lois qui tenaient un langage 
» tout différent : adultère, disputes, rapt, elles condamnaient 
» tout cela. Grand fut alors mon en^barras, et je demeurai sans 
» savoir que penser. Car d'un côté je ne pouvais me persuader 
» que les dieux eussent commis de tels actes et se fussent 
» battus les uns contre les autres, si cette conduite n'eût été 
» belle et bonne^ et d'autre part il me paraissait impossible que 



OPINIONS MORALES DE LUCIEN. 145 

» le^égislateurs eussent recommandé tout le contraire, s'ils 
» n7 avaient vu quelque avantage*. » 

Pour s'éclairer, il alla consulter les philosophes. Ceux-ci ne 
s'entendaient pas entre eux. a Je m'aperçus bientôt que chez 
» eux l'ignorance et l'incertitude étaient bien plus grandes 
» encore que chez les autres : l'effet de leurs leçons fut de me 
» faire regarder la vie des simples particuliers comme la per- 
» fection idéale. L'un me conseillait de ne songer qu'à me 
» réjouir et de viser uniquement au plaisir j car c'était là le 
» bonheur. Un autre voulait que je me fisse une vie de labeur 
» et de fatigue, m'astreignant à négliger les soins du corps, à 
D me rendre généralement désagréable, à subir les insultes, et 
» il me répétait sans cesse les vers connus d'Hésiode sur la 
» vertu, sur la peine qu'elle coûte, et sur la rude pente qu'il 
D faut gravir pour l'atteindre. Un troisième m'engageait à 
» mépriser les richesses et à en considérer la possession comme 
D une chose indifférente ; mais voici qu'un quatrième me décla- 
B rait que la richesse est aussi un bien *. » Découragé, Hénippe 
est descendu aux Enfers pour consulter Tirésias. Après l'avoir 
bien cherché, il a fini par l'y découvrir. Celui-ci, — un petit 
vieillard aveugle, jaune et sec, à la voix grêle, — s'est d'abord 
fait beaucoup prier, de peur de Rhadamanthe. Mais enfin, 
comme Ménippe insistait, il a fini par l'emmener à l'écart, et là, 
se penchant à son oreille , il lui a dit tout bas : « La meilleure 
» manière de vivre et la plus sage , c'est celle des gens qui 
» n'appartiennent à aucune secte. Cesse donc de disserter fol- 
D lement sur des chimères , d'étudier les fins et les commen- 
» céments, moque-toi de tous les raisonnements habiles, et, 
» bien persuadé que tout cela est du verbiage pur, n'aie d'autre 
» soin que de bien t'arranger avec le présent , de passer en 



1. Nécyomancie j 3. 

2. /d., 4. Je n'ai pas besoin de dire que les diverses doctrines morales ici 
visées sont la morale épicurienne , puis celle des Stoïciens et des Cyniques , 
et en dernier lieu ceUe des Péripatéticiens. 

10 



ii6 CHàPITRE CINQUIÈME. 

» riant auprès de la plupart des choses et de ne rien prendre 
» trop au sérieux * . » 

Ce prétendu conseil du vieux devin est au fond le seul prin- 
cipe constant de la morale de Lucien. J'ai dit précédemment 
que tout système lui faisait peur^ Cela est aussi vrai de ses 
jugements sur la vie que des autres. Seulement , il faut pren- 
dre garde en le lisant de ne pas se laisser tromper par Taccent 
qu'il donne à son langage. S'arranger du présent n'est pas 
toujours chose facile, malgré l'autorité de Tirésias, surtout 
quand on est par nature moqueur, impatient, irritable. On 
conçoit qu'Horace ait pu vanter en vers charmants l'oubli des 
soucis. Son humeur s'y accommodait merveilleusement. Il 
vivait souvent à la campagne ou à Baïes, il voyait qui il vou- 
lait , il prenait les choses avec douceur, et le besoin de railler 
ne le démangeait pas. Mais Lucien , dans Athènes , avec son 
esprit vif, toujours excité, Lucien , ayant sans cesse quelque 
dispute sur les bras et quelques mots mordants sur les lèvres, 
pouvait-il parler du même ton ? Il y avait en lui de l'Aristo- 
phane , de THipponax et de TArchiloque. C'était avec ce tem- 
pérament qu'il entreprenait de recommander la modération. Il 
devait arriver naturellement que sa pensée, en s'énonçant, 
prit un peu de son humeur. Ainsi s'expliquera son alliance 
avec Ménippe, avec Diogène et Cratès. N'allons pas croire qu'il 
incline vers leur secte, quand il leur confie la charge de parler 
pour lui. Ce qu'il aime en eux , c'est que leur moquerie est 
acérée et qu'ils mordent bien : condition excellente pour faire 
aimer la paix, comme il l'entend. 

En réalité, son point de vue général est celui-ci : ne pas se 
faire d'idée absolue, laisser venir les choses et les prendre par 
le bon coté. Morale voisine de celle d'Épicure par l'absence d'un 
idéal certain, mais indépendante néanmoins. Ëpicure affirme 
que le phisirest le seul but de la vie ; Lucien n'en sait rien et 
ne songe même pas à se le demander. Si donc d'autres inspi- 

1. Nécyomancie , 21. 



OPINIONS MORALES DE LUCIEN. 147 

ratioQS lui viennent chemin faisant, il n'aura nulle raison de les 
repousser. Son unique système étant de n'en pas avoir, il restera 
juge des choses au fur et à mesure qu'elles se présenteront à 
lui. L'honnêteté naturelle et les jugements immédiats du bon 
sens, voilà les seules règles qu'il reconnaisse. 

II pourrait sembler que, dans ces conditions, le rôle du mora- 
liste doit être nul. Que dira-t-il, s'il ne peut poser d'avance 
ses principes toujours applicables ? Mais Lucien ne l'entend 
pas ainsi. S'il ne sait pas trop ce qui est vrai, il est assuré du 
moins que beaucoup d'opinions reçues sont fausses. Les écar- 
ter, autant que possible , c'est se mettre en état de voir plus 
clair dans la vie. De là , le caractère exclusivement critique de 
ses écrits moraux. II est l'ennemi déclaré de trois ou quatre 
préjugés qui expliquent toutes les sottises des hommes , et 
il emploie tout son esprit à en montrer le ridicule iet la faus- 
seté. Sa morale n'est pas autre chose *. 



II. 



Illtttions communefl. •— Opinion de Charon sur la vie hamaine. — Dn goût 
qu'ont les hommes pour rêver tout éveillés. — Les désirs du riche et 
ceux du pauvre. 

Les moralistes du second siècle excellaient en général aux 
discussions minutieuses et fines, aux conseils pratiques, aux 
avertissements prévoyants. Qu'on lise les traités moraux de 
Plutarque, les œuvres qui nous ont conservé les pensées d'Êpic- 
tète, ou en6n le livre de Marc^Aurèle : on est frappé de l'expé- 
rience consommée qui s'y décèle. Tout est prévu : les occasions 

1. Cela me paraît trop évident, je l'avoue, pour que je croie utile de 
discuter en détail un certain nombre d'idées contraires, contenues dans 
l'ouvrage de Jacob , Carakteristih Lucian's von S&moaatà, L'auteur a décou- 
vert dans les écrits de Lucien toute une doctrine sur l'éducation , sur l'em- 
ploi de la vie , sur le rôle du citoyen ; il aurait pu y découvrir bien d'autres 
choses encore ; avec de l'esprit, on peut trouver tout dans tout; seulement, 
c'est alors de l'invention , ce n'est plus de la critique* 



lis CHAPITRE CINQUIÈME. 

de faillir sont connues et signalées d'avance, les précautions à 
prendre sont énumérées, les remèdes enfin sont indiqués en 
cas de besoin, et cela , selon le tempérament moral de chacun, 
avec une science de Tâme très-^iélicate. 

Voilà une manière de faire à la fois charmante et bien profi- 
table. Mais ce n'est nullement celle de Lucien. Tant de 
patience, tant d'attention bienveillante aux faiblesses de cha- 
cun, quoi de plus contraire à sa nature? Ce qui lui convient à 
lui , ce n'est en aucune façon cette guerre méthodique et pleine 
de ménagements ; il lui faut plus de liberté et de fantaisie. Ne 
vous attendez pas à ce qu'il analyse les préjugés auxquels il 
s'attaque , à ce qu'il en montre l'origine et la vraie nature, à 
ce qu'il en énumère une à une les conséquences. Bien loin de 
vouloir ainsi les étudier par le dedans , il n'aime à les envi- 
sager que du dehors , — car c'est de là qu'ils sont risibles. 
En outre il lui plait de les considérer d'un peu loin , parce 
qu'ils apparaissent alors groupés et qu'ils sont ainsi plus amu- 
sants à voir. Ne lui demandez point de détails ; mais si vous 
aimez les fortes peintures satiriques qui vous mettent sous les 
yeux les grands traits de la sottise humaine, adressez-vous à 
lui avec confiance : ses œuvres en sont pleines. 

Et d'abord que vaut l'humanité prise dans son ensemble et 
quel usage fait-^lle de sa raison ? Imaginons un observateur 
curieux et désintéressé qui la verrait d'assez haut pour l'em- 
brasser tout entière d'un seul coup-d'œil ; quelle idée aurait-il 
d'elle ? 

Tout le Charon peut être considéré comme une réponse 
piquante à cette question. Le vieux passeur du Styx est l'ob- 
servateur dont nous parlions. Debout avec Hermès sur trois ou 
quatre montagnes entassées, il voit à ses pieds tout Tunivers. 
Voici les villes où s'agitent les hommes, sortes de fourmilières 
toujours en mouvement. Mais les hommes n'y sont pas seuls ; 
autour d'eux et au-dessus d'eux , on voit passer des ombres 
qui se mêlent à tout ce qu'ils font. Qu'est-ce que cela ? 
demande Charon. 



OPINIONS MORALES DE LUCIEN. 149 

a Ce sont », lui répond Hermès^ « les espérances, les craintes, 
» les folies, les plaisirs, les convoitises , les colères, les haines 
» et autres êtres semblables. Les uns , comme la folie, vont et 
» viennent sur la surface même de la terre ; ils se mêlent à 
» tout et vivent de la vie commune : ainsi font également et la 
» haine, et la colère, et la jalousie, et l'ignorance, et l'embarras 
» et la convoitise. Les autres , tels que la crainte et l'espé- 
» rance, volent ordinairement dans les airs. Parfois cependant 
» la crainte s'abat et terrifie les hommes, quelquefois même elle 
» les écrase sous le poids de Tépouvante. Quant aux espérances, 
» elles planent au-dessus des têtes, et lorsqu'on croit déjà les 
» saisir , soudain elles s'envolent plus haut et laissent là leurs 
» poursuivants ébahis et bouche béante, comme ce Tantale que 
» tu vois dans les Enfers, déçu par la fuite de l'eau qui se 
» dérobe *. » 

Charon, pris de pitié en face de tant d'aveuglement, veut 
élever la voix et crier quelques bonnes vérités à cette mul- 
titude qui se laisse duper si sottement par des fantômes. 
Hermès l'arrête : 

a Eh quoi I » lui dit-il, « mon bon Charon, ne sais-tu donc 
» pas en quel état l'ignorance et la duperie ont mis les hom- 
» mes ? Une tarière ne suffirait pas pour leur déboucher les 
» oreilles, tant ils les ont bourrées de cire ; car ils s'appli- 
D quent à eux-mêmes le procédé dont Ulysse usait pour 
» mettre ses compagnons à l'abri du chant trop séduisant des 
» Sirènes. Comment veux-tu qu'ils puissent t'entendre, à sup- 
» poser même que tu cries jusqu'à te rompre la poitrine? 
» Autant l'oubli que donne l'eau du Léthé a de puissance chez 
» vous, autant l'ignorance en a chez les hommes '. » 

Ainsi l'idée générale de Lucien sur les hommes , c'est qu'ils 
passent leur temps à poursuivre ou à fuir des fantômes. Ce 
(|u'ils redoutent ou ce qu'ils désirent leur parait être quelque 
chose , tandis qu'en réalité ce n'est rien. Cette ignorance 

1. Charon y 16. 

2. /d., 21. 



150 CHAPITRE CINQUIEME. 

explique toute leur vie et tous leurs sentiments. Pour la dissiper 
il suffirait de regarder et d'^uter ; mais ils ferment les yeux 
et se bouchent les oreilles volontairement. Dans ces conditions, 
ils n'ont garde de voir ni d'entendre. 

Ce goût que nous avons tous pour les créations mensongères 
de notre imagination est une des choses qui ont le plus frappé 
Lucien et qu'il a le mieux décrites. Si nous nous bornions à 
désirer ce qui est possible , la vie serait tranquille et nous 
n'éprouverions guère de déceptions ; le malheur est que nous ne 
cessons de rêver tout éveillés. Nous nous emplissons l'esprit de 
mirages merveilleux , et alors , quand la réalité nous rappelle 
brusquement à nous-mêmes , nous sommes mécontents de 
notre sort. Le désir est de sa nature insatiable, quand on l'excite ; 
mais il dépend de nous de ne pas lui laisser prendre son essor. 
Ce que j'énonce là sous forme abstraite est mis en scène de la 
manière la plus ingénieuse et la plus saisissante en même temps 
dans le dialogue des Souhaits, On se rappelle cette amusante 
rivalité de désirs fantastiques et de rêves insensés qui s'élève 
entre trois amis à propos d'un immense vaisseau qu'ils viennent de 
visiter ensemble au Pirée. Une convention est faite entre eux ; 
chacun des trois à son tour aura la parole pendant un temps fixé 
pour se donner à lui-même en imagination tout ce qui peut lui 
sembler digne d'être soahaité. Le premier suppose qu'il a des 
trésors inépuisables . il nage dans une opulence toujours 
croissante , et il multiplie les inventions extraordinaires afin de 
trouver l'emploi de ses biens. Le second se cr^ une puissance 
irrésistible, ilestsoldat, chef d'armée, grand capitaine; il marche 
sur les traces d'Alexandre , il le dépasse même , et il mène à 
bonne fin en quelques instants les entreprises les plus merveil- 
leuses. Comment fera le troisième pour enchérir sur de pareils 
souhaits? Les autres ont limité leurs désirs à un certain ordre 
de choses ; l'un rêvait de richesse, l'autre de puissance ; celui-ci 
ne veut rien spécifier , il désire tout. Un anneau magique , 
semblable à celui de Gygès, est ce qu'il lui faut ; au besoin 
il aura même deux anneaux , trois anneaux, vingt anneaux , 



OPINIONS MORALES DE LUCIEN. 151 

autant qu'il sera nécessaire pour satisfaire des appétits sans 
cesse croissants. 

En développant cette donnée avec toutes les ressources de son 
esprit , l'auteur réussit on ne peut mieux à mettre en pleine 
lumière la nature méme.du désir. Voilà des rêveurs que rien ne 
gêne ; ils n'ont pas à compter avec la réalité : toutes les régions 
de la fantaisie leur sont ouvertes. Et avec cela , ils sont 
incapables de se satisfaire , même en songe. Impossible à eux 
d'imaginer un état où ils seraient contents définitivement ; à 
peine ont-ils réalisé un de leurs désirs , qu'ils en conçoivent un 
nouveau , plus exorbitant que le précédent. Et ils ne peuvent 
faire autrement ; car s'ils se condamnent à s'arrêter quelque 
part et à se refuser quelque chose , à quoi bon s'être donné 
la peine de remuer le ciel et la terre ? Leurs rêves aboutissent à 
une privation ! S'il est nécessaire , quoi qu'on fasse , de se 
modérer à la fin , autant vaut commencer par là ; c'est à la fois 
plus court et plus facile. 

Cette conclusion est précisément celle de Lucien. Lorsque 
ses amis le pressent de former , lui aussi , des souhaits , comme 
il en a le droit , il s'y refuse en souriant. « Non , » leur dit-il , 
« je n'ai rien à souhaiter ; d'autant plus que nous voici arrivés 
» au Dipyle », — l'entretien a lieu sur la route du Pirée à la 
ville , — (c et remarquez qu'à vous trois, toi , vaillant Samippe , 
» en combattant sous les murs de Babylone , et toi, Timolaûs , 
» en prenant un premier repas en Syrie , un second en Italie , 
» vous avez confisqué tout le temps auquel j'avais droit pour 
» divaguer à mon tour. Je ne m'en plains pas. Il m'eût été 
» fort désagréable, après avoir joui pendant quelques instants de 
D cette richesse flottante et imaginaire , d'avoir à la regretter 
» bientôt en mangeant mon modeste repas. C'est précisément ce 
» qui va vous arriver , à présent que tout votre bonheur et toute 
» votre richesse se sont envolés. Vous voilà descendus du haut 
)) de vos monceaux d'or et de vos royautés , et comme des gens 
» qui se réveillent d'un songe délicieux , vous allez vous 
» retrouver chez vous en pauvre condition. Votre sort sera celui 



153 CHAPITRE CINQUIÈME. 

» des acteurs de tragédies , qui , au sortir du théâtre, sont bien 
» souvent réduits à jeûner , eux qui , quelques instants 
» auparavant , étaient des Agamemnon et des Crëon. Vous 
» serez de même affligés de ia comparaison et mécontents de 
» votre situation , toi surtout , Timolaûs , lorsqu'il te faudra , 
» nouvel Icare , voir tes ailes se fondre , et lorsque , tombé du 
» ciel , tu marcheras désormais à terre , privé de tous tes 
» anneaux qui se seront échappés de tes doigts. Quant à moi , 
» au lieu de tous vos trésors et de Babylone ell^méme, j'aime 
D mieux rire tout à mon aise de vos souhaits , à vous qui 
» prétendez être philosopher \ » 

On ne peut dire d'une façon plus aimable et plus piquante 
qu'il y a toujours quelque folie dans le désir livré à lui-même , 
et que le seul moyen de s'éviter des déceptions , c'est de s'en 
tenir à ce qu'on a. Je ne prétends pas assurément que ce fût là 
une grande découverte. Si nous possédions toute cette abondante 
littérature philosophique des Grecs qui est presque entièrement 
perdue , je suis persuadé que nous y trouverions des id^s de ce 
genre partout développées. On peut lire encore le petit traité 
de Plutarque sur VAmour des richesses. Les observations 
essentielles sur lesquelles s'appuie Lucien dans les Souhaits y 
sont énoncées avec une netteté remarquable , et même elles 
y sont bien plus étudiées ". D'ailleurs de telles vérités n'étaient 
pas seulement dans les livres. En ce temps , où tant de gens 
faisaient de la morale , on les entendait répéter constamment 
par les philosophes. Lucien aurait été sans doute fort embarrassé 
de dire par où elles étaient entrées dans son esprit : elles 
flottaient dans l'air; on les recueillait involontairement. Son 
originalilc fut de se les approprier assez pour les associer tout 
nahirollemonl aux invrnlions charmantes de son imagination. 



1. Soufiaits^ 46. 

2. Plutarque. Amour des richesses, passim, et notamment | 2: 4>tXatp- 

TT^SOV. 



OPINIONS MORALES DE LUCIEN. 153 

C'est par là qu41 les rendait nouvelles et leur prêtait une 
efficacité qu'elles n'auraient pas eue sans cela. 

Si le désir est toujours insatiable et trompeur de sa nature, il 
l'est évidemment de diverses manières , suivant les conditions. 
Les convoitises du riche ne sont pas les mêmes que celles du 
pauvre, et les ambitions des grands, sans être moins ardentes 
que celles des petits , en sont du moins différentes. Il y a là 
matière variée pour le moraliste. 

Les premiers siècles de l'Empire romain, jusqu'aux invasions 
des Barbares , furent pour l'aristocratie romaine et pour sa 
clientèle provinciale un temps d'opulence. On vit alors 
d'immenses fortunes et par suite un luxe qui semblait incroyable 
aux gens austères ou simplement moqueurs. Avec la richesse , 
les maladies morales qui lui sont propres apparurent. Il est aise 
de les étudier chez les écrivains du temps, moralistes, historiens 
ou poètes , chez Sénèque d'abord , puis chez Tacite et Juvénal , 
chez Martial , chez Pline le Jeune lui-même et chez Plutarque. 
Qui ne se représente par mille passages de leurs écrits le riche 
ennuyé, mécontent des autres et fatigué de lui-même, cherchant 
le plaisir sans pouvoir le trouver, en somme profondément 
malheureux avec toutes les apparences du bonheur* ? 

On pourrait relever assurément dans les écrits de Lucien 
beaucoup de traits d'observation tout-à-fait identiques. 
Toutefois il ne me semble pas qu'il ait décrit nulle part ce mal 
particulier de la haute société contemporaine comme on aurait 
pu l'attendre de lui. Ce qu'il y a de plus remarquable à cet 
égard dans toute la collection de ses œuvres , c'est le Nigrinus. 
Le philosophe spirituel , dont Lucien est censé rapporter les 
paroles , trace , avec autant de verve que de finesse, le tableau 
satirique des folies qui sont propres aux riches. Il ne peut assez 
s'étonner , en jetant les yeux autour de lui , des inventions 
étranges que le désir de jouir et de paraître suggèrent à des 
hommes considérés comme raisonnables : de ces festins , dont 

1. Senèque, Lettres, 28, 39, 89. 



15i CHAPITRE CINQUIÈME. 

le mérite consiste , non dans la qualité , mais dans la rareté des 
mets ; de ces fêtes , où Ton se couronne de fleurs au milieu de 
ThiTer ; de cette encombrante domesticité , qui ne permet plus 
au maître de faire un seul pas sans qu'on lui montre où poser 
le pied. Le goût des courses de l'hippodrome dégénère en 
fureur. La mort elle-même ne met pas un terme à la vanité : 
on inscrit des sommes énormes dans un testament pour l'entretien 
d'un splendide monument funèbre ; les fantaisies d'outre-tombe 
ne sont pas moins insensées que celles qui se rapportent à la 
vie. Au fond de tout cela , qu'y a-t-il ? un besoin effréné de se 
satisfaire à tout prix , besoin qui ne connaît plus de limites et 
qui ne peut plus s'arrêter nulle part , parce qu'il a pour objet 
l'irréalisable * . 

Il y a là , sinon une analyse attentive , du moins une des- 
cription aussi exacte qu'amusante du mal en question. Mais, je 
le répète , cela est exceptionnel chez Lucien. En général il 
frappe durement sur les riches , mais il se préoccupe peu 
d'étudier de près leurs préjugés , parce qu'il n'a aucun souci 
de les guérir. Ce n'est pas son goût ni son dessein que de 
raisonner avec eux , de les éclairer et de les corriger. Ceux à 
qui il s'adresse plutôt, ce senties pauvres, réels ou imaginaires. 
Les gens qui vivent de peu et qui révent de faire fortune , se 
figurant qu'ils seront ainsi plus heureux , voilà ceux qu'il vou- 
drait détromper. 

Bien entendu , l'intérêt qu'il leur porte ne va pas jusqu'à 
modifier sa manière ordinaire de penser et de sentir. C'est par 
l'esprit bien plus que par le cœur qu'il s'intéresse à eux. Il est 
seulement fâché de voir qu'ils se plaignent et qu'ils se croient 
malheureux, quand un peu de réflexion suffirait à leur faire 
comprendre qu'il y a beaucoup de bon dans leur sort. Aussi 
n'entre-l-il guère dans le sentiment de leurs souffrances réelles. 

Il imagine un pauvre, le savetier Micylle , qui vit péniblement 
de son travail , mais enfin qui se suffit à lui-même et qui n'a 

! Nigrinus . 29-34 



OPINIONS MORALES DE LUCIEN. 155 

d'ailleurs aucun souci de famille ; son tort est de trop regarder 
ceux qui sont au-dessus de lui, et par suite de se mettre en tête 
les plus fausses opinions au sujet de la richesse. Il croit naïve- 
ment que Tor est la source même du bonheur , et il est persuadé 
qu'être riche, c'est être pleinement satisfait. Tel est l'homme 
que Lucien conçoit comme le type même du pauvre , et avec 
lequel il lui plaît de raisonner. 

Son dialogue du Coq pourrait être intitulé aussi le rêve du 
pauvre. Ce qu'il y a d'excellent dans cet écrit , au point de 
vue moral , c'est la vérité avec laquelle est rendue l'illusion 
naïve du savetier. Je reviendrai sur le mérite dramatique du 
personnage ; mais dès à présent, il faut louer le moraliste qui 
se montre ici tout autant que l'écrivain. Micylle n'a pas pour la 
richesse un amour réfléchi ; il admire l'or parce qu'il brille , il 
en est ébloui et fasciné. Jamais il ne s'est demandé quelle était 
la vie du riche , s'il n'avait pas ses peines, ses inquiétudes , ses 
maladies particulières, ses incommodités de toute sorte. Ce qu'il 
entrevoit et ce dont il rêve, c'est la splendeur d'une table 
somptueusement servie, c'est un char attelé de chevaux su- 
perbes , c'est en un mot la pompe qui satisfait la vanité et le 
bien-être qui réjouit les instincts sensuels. Il ne voit l'opulence 
que par le dehors, semblable en cela à la plupart des hommes, 
et par conséquent très-digne de personnifier la crédulité com- 
mune. Dès lors le rôle du moraliste, représenté par le plus sage 
des coqs , consiste tout simplement à lui faire porter ses regards 
un peu plus loinT 

Et tout d'abord , cette pauvreté , que Micylle supporte si 
impatiemment, est-elle vraiment aussi mauvaise qu'il le croit 7 
N'a-t-elle pas ses avantages à côté de ses inconvénients? Ici, le 
coq de Lucien n'a qu'à se souvenir de ses auteurs, de Xénophon 
en particulier, pour établir ingénieusement sa démonstration *. 
On la devinerait au besoin d'avance. Le pauvre est exempt des 

1 . Xénophon , Banquet , 29. Voir aussi le Hiéron. Il est évident d'ailleurs 
que ces idées avaient été reprises bien des fois et sous mille formes par les 
philosophes. On en retrouve l'écho dans la I'* élégie de Tibulle au début. 



156 CHAPITRE CINQUIÈME. 

craintes et des tracas qui assiègent le riche. S'il a parfois ses 
peines, elles ne font en quelque sorte qu'effleurer son âme, et 
elles n'y détruisent pas la gaieté ni la bonne humeur, deux 
biens que le riche ne connaît pas. — « Quant à toi, mon cher 
» maître, » dit le coq à Micylle, « tu n'as pas de sycophante à 
» redouter , tu ne trembles pas à la pensée qu'un voleur 
» pourrait franchir ta clôture ou percer ta muraille et t'enlever 
» ton or, tu ne te fais pas de soucis à calculer, à réclamer, à te 
» disputer avec de maudits intendants, tu n'es pas tiraillé sans 
» cesse entre mille inquiétudes diverses. Quand tu as achevé 
» une sandale, tu touches tes sept oboles pour prix de ton tra- 
» vail ; et alors, quittant ton établi, tu vas prendre un bain à 
» l'approche de la nuit ; puis tu achètes du poisson salé , ou 
D quelques anchois, ou bien encore une demi-douzaine d'oi- 
» gnons, et avec cela te voilà content ; tu t'en vas en chantant 
» et tu fais de bonne philosophie avec ton excellente compagne, 
» la pauvreté * . » 

Naturellement , à ce tableau si séduisant de la vie saine et 
insoucieuse du pauvre , s'oppose le tableau sombre des inquié- 
tudes et des peines du riche. Le coq peut en parler d'autant 
mieux, que, d'après la fiction de l'écrivain , il a vécu déjà 
plusieurs existences antérieures, et que, dans l'une d'elles, il a 
même été roi. Tout le monde alors s'agenouillait devant lui, 
on s'écrasait sur son passage, on s'estimait heureux quand on 
parvenait à apercevoir de loin son diadème ou son char. « Mais 
A moi », dit-il. « moi , qui avais trop bien conscience de mes 
» soucis et de mes angoisses, je ne pouvais que prendre en 
» pitié leur ignorance et plaindre ma destinée, étant semblable 
» à ces grandes statues dont Phidias, Myron on Praxitèle furent 
» les auteurs. Considérez chacune d'elles par le dehors : c'est 
» un Poséidon ou un Zens d'une beauté achevée, en or ou en 
)) ivoire, tenant dans la main droite la foudre, ou l'éclair, ou le 
» trident. Mais OHvrez-la , et regardez en dedans ; vous y verrez 

I. C09, 22. 



OPINIONS MORALES DE LUCIEN. 157 

» des barres de fer, des crochets, des clous qui traversent de 
» part eu part, des cales, des coins, de la poix, de Targile et 
» quantité d'autres choses non moins laides, qui sont là cachées. 
» Je ne parle pas des rats ni des musaraignes qui bien souvent 
» y tiennent leurs assemblées. Cela peut te donner une idée de 
» ce qu'est la royauté ' . » 

Et comme Micylle demande quelques explications , le coq 
n'a guère de peine à lui décrire tout ce dedans de la grandeur 
et de l'opulence, les craintes, les soupçons, les insomnies, les 
songes pleins de trouble, sans parler de Tennui des affaires, 
des ordres à donner, des comptes à tenir^ des engagements à 
contracter, a tracas et dérangements de toutes sortes, qui ne 
» permettent même pas d'être heureux en rêve '. » 

Évidemment il faudrait beaucoup do complaisance pour 
accepter cela comme une démonstration tout-à-fait complète 
des avantages de la pauvreté. Il est trop clair que le pauvre de 
Lucien est particulièrement approprié par son caractère et sa 
situation aux besoins de la cause. Rappelons-nous le bûcheron 
de La Fontaine * : 

Enfin n*en pouvant plus d^effort et de douleur, 
Il met bas son fagot, il songe à son malheur. 
Quel plaisir a-t-il eu depuis qu*il est au monde ? 
En est-il un plus pauvre en la machine ronde ? 
Point de pain quelquefois et jamais de repos : 
Sa femme , ses enfants, les soldats , les impôts , 

Le créancier et la corvée , 
Lui font d'un malheureux la peinture achevée. 

Voilà un homme qui, sans doute, ne se laisserait pas con- 
vaincre aussi aisément que Micylle. Il faut que la mort paraisse, 
pour lui faire aimer encore la vie. Le savetier de Lucien 
n'aurait jamais eu la pensée de l'invoquer. 

Mais, après tout, n'exigeons pas d'un écrivain fantaisiste 

1. COQy 24. 

2. /d., 25. 

3. Fables , I , XVI. 



158 CHAPITRE CINQUIÈME. 

trop de rigueur ni de précision. II y a certes beaucoup de 
vérité dans les observations que nous venons de relever ; le 
tout est de ne pas en exagérer la portée. C'est un préjugé que 
Lucien combat, préjugé qui consiste à croire que tout est bon 
dans la richesse et que tout est mauvais dans la pauvreté. Or, 
avec infiniment d'esprit, il fait voir ce qu'il y a de faux dans 
cette opinion. La leçon qu'il donne est aussi simple que judi- 
cieuse : — Vous regardez, dit-il, ceux qui ont plus que vous, 
et vous les regardez avec envie. Prenez garde : vous voyez ce 
qui brille, c'est-à-dire le dehors, mais vous détournez les 
yeux du mal intérieur qui se dissimule sous cet éclat. Tenez 
compte de tout, et comparez alors votre situation à la leur. 
Vous trouverez qu'en définitive la vôtre vaut mieux. 

En général, c'est à cela que se ramènent les leçons de morale 
contenues dans ses écrits. Ce sont des œuvres de bonne 
humeur et de l^ère moquerie qui mettent en lumière la 
fausseté de certaines opinions très- répandues. Elles avertis- 
sent, mais elles n'enseignent pas. Il n'y aurait donc pas lieu 
d'y insister davantage, si l'une d'entre elles et des plus renom- 
mées, les Dialogues des morts, ne semblait à certains égards 
se distinguer des autres. Voyons de plus près ce qui en est. 

III. 

Apreté de U morale de Lucien dans les Dialogues des morts, ^ Doctrine 
du renoncement absolu qui semble s*y manifester. — Ce qu'il faut 
en penser : le Timon. 

Il n'y a point d'amertume ni de violence dans la manière 
dont les personnages précédemment mentionnés redressent les 
préjugés communs. Le coq de Micylle , malgré sa sagesse, 
est un bon compagnon et un aimable raisonneur ; Lycinos, 
dans les Souhaits, est un moqueur , à la parole agile et inci- 
sive, mais c'est aussi un causeur plein de gaieté et un charmant 
ami , ce qui fait passer sur bien des choses ; Charon lui- 



OPINIONS MORALES DE LUCIEN. iS9 

même, le vieux et sombre Charon, dont le rude bon sens traite 
si dédaigneusement les illusions humaines, Charon, tout maus- 
sade qu'il peut être d'ordinaire, s'égaie dans son escapade 
avec Hermès, et la vivacité de son étonnement mêle un élé- 
ment comique à sa philosophie. 

Au contraire, si nous passons aux Dialogues des morts, ce 
qui nous frappera tout d'abord, c'est Tâpreté dogmatique avec 
laquelle le mépris des biens de la vie semble y être professe. 
Nous voici en présence de personnages tels que Hénippe et 
Diogène, philosophes entêtés de leurs idées, qui se moquent 
impitoyablement de quiconque ne leur ressemble pas. Ces per- 
sonnages ont le beau rôle dans les scènes qui passent sous nos 
yeux, et naturellement ils sont pour nous les interprètes de la 
pensée de l'auteur. Faut-il donc croire que Lucien ait été, 
accidentellement du moins et par occasion, un moraliste de la 
secte d'Antisthène, lorsqu'il écrivait ces dialogues? Évidem- 
ment non. Mais dans quelle mesure s'est-il inspiré des senti- 
ments de ses personnages et jusqu'où les a-t-il poussés, voilà 
ce qu'il est curieux d'examiner. 

On sait comment s'ouvre la série des Dialogues des morts. 
Pollux, conformément à la légende, passe un jour sur la terre, 
un jour dans les Enfers, en alternant avec son frère Castor. Au 
moment où il va remonter vers les vivants , Diogène l'arrête 
et lui donne ses commissions : il le charge d'abord d'aller de 
sa part trouver le philosophe Ménippe, qui doit être à Corinthe 
ou à Athènes : — « Voici », lui dit-il, a ce que je te prie de lui 
» répéter : Diogène t'invite, Ménippe, si tu as ri suffisamment 
» des choses de là-haut, à venir ici-bas pour rire un peu plus 
» encore. Sur la terre, on peut toujours douter des ridicules, 
D et on a lieu de se demander : Qui sait au juste ce que nous 
» serons après la mort? Ici, au contraire, tu ne cesseras de rire 
» en toute sûreté de conscience, comme je le fais moi-même, 
» surtout lorsque tu verras les riches, les satrapes, les tyrans 
» réduits à une si humble et si obscure condition ; on ne les 
» reconnaît plus qu'à la violence de leurs gémissements et à la 



160 CHAPITRE CINQUIÈME. 

» faiblesse indigne qu'ils témoignent en se rappelant ce qu'ils 
» étaient * . » En outre, Diogène a aussi des avis à faire donner 
à diverses sortes de gens. Tout d'abord, aux philosophes. Pol- 
lux leur conseillera en son nom de se taire ; c'est le plus sage 
parti qu'ils puissent prendre. Puis, aux riches: a Quant aux 
» riches, mon cher Pollux, tiens-leur de ma part ce langage : 
« Pourquoi donc, pauvres insensés, gardez-vous votre or avec 
» tant de soin ? Pourquoi vous mettez-vous ainsi au supplice en 
» calculant sans cesse vos revenus, en amassant les talents sur 
» les talents, vous qui avant peu de temps devez venir ici-bas, 
avec une seule obole pour toute fortune ? » Est-ce tout? Non ; 
Diogène a des avertissements de même nature pour tous ceux 
qui jouissent de quelque avantage matériel et qui en sont fiers : 
« Dis aussi à ceux qui sont beaux et forts, à Mégillos de 
» Corinthe et à Damoxène le lutteur, que chez nous autres 
» morts, il n'y a plus ni cheveux blonds, ni charme des yeux 
» noirs, ni coloration légère du visage, ni muscles vigoureux, 
» ni épaules robustes : tout ici n'est qu'une seule et même 
» poussière, et nos crânes sont absolument dénués de beauté. » 
Restent enfin les pauvres ; Diogène ne les oublie pas non plus : 
« Quant aux pauvres, mon cher Laconien, tu sais qu'ils sont 
» nombreux et qu'ils supportent mal leur misère, se plaignant 
» toujours de manquer de tout. Dis-leur qu'ils ne doivent ni 
» pleurer ni gémir, et dépeins-leur l'égalité qui règne ici, en 
» les assurant qu'ils y verront les riches de la terre réduits à 
» la même condition qu'eux '. » 

Ainsi, dans cette sorte d'exposé préliminaire, mis évidem- 
ment avec intention par l'auteur lui-même en tête de la série 
des Dialogues des motets, rien de ce que l'on admire et de ce 
que l'on convoite ordinairement n'est épargné : la richesse 
n'est rien, la force et la beauté ne sont rien. Et voilà aussi l'idée 
que chacune des scènes suivantes vient successivement nous 



1 . Dialogues des morts ,1.1. 

2. Ibid. 



OPINIONS MORALES DE LUCIEN. I6l 

remettre sous les yeux avec force. Ce qui a le plus de prix dans 
Topinion des hommes ne tient pas à eux ; la mort, à défaut 
d'autre accident imprévu, les en dépouille sûrement tôt ou tard. 
Qu'on relise en particulier le dixième dialogue. C'est peut- 
être celui de tous où la pensée dominante se traduit avec le 
plus d'éloquence et de rudesse. Une multitude de morts vien- 
nent d'arriver sur le rivage du Styx. La barque qui doit les 
transporter au-delà du fleuve infernal risquerait de sombrer 
sous un tel fardeau; Charon exige que ses passagers se dépouil- 
lent de tout ce qu'ils ont ; il ne veut les recevoir qu'absolument 
nus. Grâce à cette fiction saisissante, nous les voyons contraints 
d'abandonner tout ce qui faisait leur joie et leur orgueil. Le 
beau Charmolaos de Mégare se voit enlever sa beauté ; soudain 
ces lèvres voluptueuses qui respiraient l'amour, cette chevelure 
épaisse dont il était fier, ce teint de fraîcheur et de santé que 
chacun admirait, toutes ses grâces en un mot ont disparu. Le 
tyran Lampichos de Gela s'avance avec la pourpre et le dia- 
dème ; Hermès lui barre le passage : il faut jeter tout cela ; et 
ce n'est pas encore assez, il faut laisser aussi sur la rive le faste 
et l'orgueil, la cruauté, la folie , l'insolence et l'emportement. 
L'athlète, le soldat sont traités de la même façon : à l'un, on 
ordonne de se dépouiller de sa force et de ses couronnes ; à 
l'autre, de rejeter ses trophées. Le philosophe, à son tour, doit 
quitter son ignorance, son amour des disputes, sa vanité, son 
goût pour les questions subtiles, pour les dissertations épineu- 
ses, pour les pensées embrouillées, puis ses vices, en particu- 
lier sa présomption, et enfin cette longue barbe, insigne de sa 
prétendue sagesse. En assistant à cette dramatique revue des 
passions et des vanités humaines, en voyant cette affreuse 
nudité des morts à qui rien ne reste quand on leur a pris toutes 
ces choses frivoles dont ils se paraient, on songe naturelle 
ment au début du Manuel d'Êpictète et à la distinction stoï- 
cienne entre « les choses qui dépendent de nous » (ta éf' iiiiâf) 
et «celles qui ne dépendent pas de nous» (ta ovxif ^juô;) *. 

1. Épictète, Manuel j 1. 

11 



16t CHAPITRE CINQUIÈME. 

Ne semble-l-il pas en effet que le satirique soit ici l'interprète 
exact de cette pensée rigoureuse? Son Ménippe ne fait pas autre 
chose que de rappliquer aux morts, comme Ëpictèteet les siens 
se rappliquaient, vivants, à eux-mêmes. Il est le seul qu'on ne 
dépouille pas, parce que ses biens à lui sont de ceux qu'on ne 
saurait perdre ; et lorsque le faux philosophe, bafoué par lui, 
s^écne : « Et toi , Ménippe , dépose donc aussi ta liberté, ta 
» franchise, ton insensibilité, ta fermeté d'âme et ton rire ; car 
» tu es le seul qui rie parmi nous ! » Hermès répond aussitôt : 
— e Non, non, Ménippe, garde au contraire tout cela, car ce 
» sont là des choses qui n'encombrent pas et qui sont utiles 
» pour le voyage • . » Ainsi le Cynique est le seul qui pénètre 
dans les Enfers avec ce qu'il a aimé dans la vie ; et Hermès 
proclame lui-même que les vertus qu'il s'est données sont en 
définitive l'unique chose dont la possession soit solide et la 
valeur incontestable. 

Et si les Dialogues des morts semblent tenir de si près, par 
la doctrine , à la philosophie morale des Cyniques , cette 
parenté est bien plus sensible encore , pour peu qu'on tienne 
compte , comme on doit le faire , du ton et de l'accent qui y 
régnent. Il ne suffit pas aux personnages railleurs de Lucien , 
à Diogène et à Ménippe en particulier, de parler franchement ; 
ils poussent la franchise jusqu'à la brutalité , parfois même 
jusqu'à la cruauté. Non-seulement la faiblesse humaine ne leur 
inspire aucune commisération , mais leur sagesse dure et or- 
gueilleuse s'en fait un jouet. Dans le second dialogue, Crésus, 
Midas et Sardanapale viennent porter plainte à Pluton contre 
Ménippe: — «Tandis que nous gémissons», dit Crésus, «et 
» que nous nous répandons en plaintes au souvenir de notre 
» existence passée , Midas en pensant à son or , Sardanapale 
» à ses délices , moi-même à mes trésors , Ménippe rit de nous, 
» il nous insulte , en nous traitant d'esclaves et d'êtres 
» méprisables ; quelquefois même , il se met à chanter pour 

1. Dial. des morts, 10. 



OPINIONS MORALES DE LUCIEN. 163 

i> Iroubicr nos lamentations ; bref, il fait tout ce qu'il peut pour 
» nous tourmenter.» Pluton interroge Ménippe. a Ils disent 
» vrai », répond celui-ci ; « je les hais, parce qu'ils sont lâches et 
» dignes de mépris , eux qui , non contents de la vie honteuse 
» qu'ils ont menée , s'en souviennent encore , à présent qu'elle 
» est finie , et s'attachent de toutes leurs forces aux choses 
» d'en haut. Voilà pourquoi je me plais à les rendre malheureux' . » 
Comme Lucien le fait dire ici à Ménippe , c'est de la haine en 
effet qui respire dans ces paroles et dans cette conduite , une 
haine toute cynique , dont l'excès a quelque chose de blessant 
pour l'humanité. 

D'ailleurs, cette âprelé n'est pas seulement dans la forme: 
elle anime l'œuvre tout entière et se mêle intimement aux 
intentions comiques de l'auteur. Les dialogues relatifs aux 
captateurs de testaments en offrent de frappants exemples. Une 
mort imprévue, qui vient déjouer les calculs d'un flatteur 
intéressé , n'est pas considérée comme un événement sérieux ; 
c'est un bon tour joué par la Fortune , et la victime n'est que 
ridicule. Le crime même devient le sujet de plaisanteries 
passablement lugubres. Callidémide a voulu empoisonner le 
vieux Ptéodore pour hériter de ses biens; l'esclave suborné par 
lui s'est trompé de coupe , et c'est Callidémide qui a bu le 
poison. Il est mort « par suppléance », comme il le dit lui-même, 
et voilà ce qui est censé amuser prodigieusement son ami 
Zénophante qu^'il rencontre dans l'autre monde ^. Il faut avouer 
pourtant (|ue , si le dénouement est imprévu , le fond de 
l'histoire est loin d'être gai , et qu'il est besoin d'un fort parti 
pris pour en rire si joyeusement. 

Que penserons-nous donc du dénouement de ce dixième 
dialogue dont nous venons de parler? Lorsque les morts, 
dépouillés de tout , sont entrés dans la barque , une clameur 
confuse qui vient de la terre frappe soudain les oreilles de 
Ménippe. Il questionne Hermès à ce sujet : 

1. Dial. des morts , 2. 
2. /6id, 7. 



164 CHAPITRE CINQUIÈME. 

Hermès. « Oh I cette clameur ne vient pas d'un seul endroit. 
» Quelques-uns de ces cris sont ceux du peuple qui se rassemble 
V tout joyeux et qui rit de la mort de Lampichos , son tyran ; 
» sa femme est saisie par les femmes des citoyens, et ses enfants , 
» tout petits encore , sont lapidés par les autres enfants. 
» D'autres cris sont ceux que Tenthousiasme arrache dans 
» Sicyone aux auditeurs du rhéteur Diophante , qui prononce 
» Toraison funèbre de ce Craton. Enfin , par Zeus , il y a aussi 
» la mère de Damasias qui commence avec d'autres femmes la 
» plainte funèbre en mémoire de son fils. Quant à toi, Ménippe, 
» personne ne te pleure, et tu restes tout seul, étendu à l'écart 
» bien tranquillement. 

Ménippe. (( Non pas I Tu vas entendre bientôt les chiens qui 
» pousseront des hurlements lamentables sur mon cadavre et 
» les corbeaux qui battront des ailes, lorsqu'ils se rassembleront 
» pour m'ensevelir *. » 

Parlons franchement : on a beau aimer la sincérité chez le 
moraliste et lui passer même une certaine rudesse , de telles 
images offensent le goût et font hésiter le sens moral. Des 
enfants lapidés par d'autres enfants, un cadavre déchiré par les 
chiens et servant de pâture à des corbeaux qui battent des ailes 
en signe de joie, ce sont là des choses profondément répugnantes 
pour quiconque n'admet pas que la philosophie consiste à renier 
l'humanité. 

Que faut-il conclure de tous ces passages et de beaucoup 
d'autres du même genre qu'on pourrait citer? C'est que Lucien 
qui était pourtant dans la société l'ennemi des Cyniques, et qui 
les traitait à l'occasion comme nous l'avons vu précédemment, 
a subi fortement l'influence de leur morale en écrivant ses 
Dialogues des morts. Le fait en lui-même ne me parait pas 
contestable ; quant aux raisons qui l'expliquent , elles sont 
faciles à trouver , pour peu qu'on y réfléchisse. 

Bien que modéré au fond dans ses principes , comme 

1. Di&l. des morts j 10. 



OPINIONS MORALES DE LUCIEN. 165 

moraliste, Lucien était un satirique ardent et agressif. Or il est 
visible, selon moi, (jue dans les Dialogues des morts l'entraîne- 
ment de la satire le porte constamment à dépasser, en apparence 
au moins , la mesure vraie de sa pensée. Cela tient à la nature 
même du sujet. Ceux que visent ses avertissements et ses 
critiques sont des gens riches , puissants , adulés , qui dans la 
vie s'estiment eux-mêmes énormément, et qui méprisent 
volontiers les petits. Les moralistes ont toujours eu une tendance 
à se montrer très-durs pour cette classe d'hommes. Chez 
Lucien , cette tendance est particulièrement manifeste. Irrité 
des hommages qu'il voit rendre à certains avantages purement 
extérieurs , il exerce à l'aide d'une fiction dramatique de 
véritables représailles. C'est un plaisir pour lui , — un plaisir 
de vengeance et de justice tout à la fois , — que de nous faire 
voir tous ces orgueils déchus , toutes ces vanités humiliées et 
flagellées. — Vous êtes terriblement fiers de vos prétendus 
mérites , semble-t-il dire à tous les sots importants ; eh bien I 
voyez un peu ce que c'est que tout cela. — Et alors , avec une 
verve impitoyable, il leur montre l'écroulement certain et 
prochain de leur fortune , le néant de leurs prétentions. No lui 
demandez pas , dans cette démonstration rapide et ({ui veut être 
surtout frappante , des atténuations de pensée. Il ne s'agit pas 
là de délicates appréciations : ce sont de grosses vérités qu'il 
veut faire entendre , et il n'est pas fâché qu'elles risquent 
parfois de sembler crues et brutales. Les gens auxquels il les 
adresse ne sont que trop accoutumés à être flattés : il ne lui 
déplaît pas que, grâce à lui, ils aient leur tour d'humiliation et 
(|u'ils se sentent un peu maltraités, une fois en leur vie. 

C'est pour cela qu'il fait alliance avec les Cyniques d'autrefois, 
avec Diogcnc , avec Ménippe , gens intraitables, capables de 
lont dire , étrangers à tout ménagement. Il leur emprunte leurs 
railleries , dont il a besoin , et il a l'air par suite de leur prendre 
aussi leur doctrine. Un lecteur sans défiance , qui ne connaîtrait 
Luci(;n (|ue par les Dialogues des morts, pourrait se le 
représenter comnit* un ascète. 11 ne se tromperait qu'à moitié : 



166 CHAPITRE CINQUIÈME. 

il Tétait en imagination pendant tout le temps qu'il faisait 
parler ses personnages. 

Mais voulons-nous connaître sa vraie pensée sur la valeur 
des richesses, autant du moins qu'il la connaissait lui-même? 
Il me semble que c'est dans le Timon que nous l'apercevons 
le plus clairement. Il y a là un personnage , Plutus , qui 
n'est autre que la personnification même de la richesse ; on 
admettra sans doute qu'il sait bien ce qu'elle vaut. Or ce 
personnage est fort loin de se considérer lui-même comme un 
fléau ; seulement il accuse le^ hommes qui ne savent pas faire 
un bon usage de ses faveurs. Les uns entassent l'or dans leurs 
coffres, comme si l'or était un bien par lui-même ; les autres 
le jettent sans compter et le dissipent au détriment de leur 
santé» de leur bonheur même. La folie est égale de part et 
d'autre, mais la faute n'en est pas à Plutus. Aussi, quand 
Timon veut le rendre responsable de tous ses malheurs, le 
dieu n'a guère de peine à se justifier : « T'ai-je fait réellement 
» aucun tort, moi qui t'ai procuré tout ce qui plaît le plus aux 
» hommes, l'honneur, la primauté, les couronnes et toutes 
» les délices de la vie ? N'est-ce pas par moi que tu étais con- 
» sidéré, renommé et envié? Quant aux flatteurs , s'ils t'ont 
» fait du mal , ce n'est pas moi qui en suis coupable. Tout au 
» conirain» , c'est loi qui m'as donné de justes sujets de plain- 
» les vn me prodiguant ainsi à des misérables qui te dupaient 
» par leurs éloges et qui conspiraient contre toi de toute façon. 
» Tu m'as accusé de t'avoir trahi; mais c'est toi qui devrais 
» être accusé par moi pour m'avoir chassé et jeté dans la rue 
» violemment * . » Que signifie cette apologie, aussi juste que 
spirituelle , sinon que la richesse ne saurait être un mal par 
elle-même ? Elle est un danger pour beaucoup de gens, une 
occasion de soucis et de peines pour presque tous , et à cause 
de cela elle ne mérite pas d'être enviée ; mais l'homme raison- 
nable sait s'en servir pour le bien, quand il la possède, el il la 

î. Timon. :\S. 



OPINIONS MORALES D£ LUCIEN. 167 

rend sage en Tétant lui-même. Voilà certainement la vraie 
pensée de Lucien, et Ton voit qu'elle n'est pas en désaccord 
avec Tensemble de ses opinions morales. 



m 



Rapports des idées morales de Lucien avec celles des diverses écoles philo- 
sophiques. — Force particulière qu'il a donnée à quelques-unes d'entre 
elles. — La pensée de la mort. •— Ce que sa morale a en définitive 
d'incertain. — Démonax. 



II serait fort inutile et par conséquent très-fastidieux de 
faire en quelque sorte le dépouillement de toutes les œuvres 
de Lucien pour y relever des jugements qui après tout n'ajou- 
teraient rien aux remarques que nous venons de faire. Ce qui 
précède doit suffire à fixer notre opinion. Il est bien clair que 
Lucien, comme moraliste, n'est pas original par Tinvention des 
idées. Celles que nous venons de dégager et d'analyser appar- 
tiennent à plusieurs des grandes écoles du temps, quelques- 
unes même à presque toutes à la fois. Cela ne veut pas dire 
d'ailleurs qu'il soit possible de faire exactement la part de cha- 
que doctrine philosophique dans les satires que nous étudions. 
Les idées morales de Lucien, malgré la force qu'elles prennent 
en s'exprimant, ne sont jamais assez précises pour qu'on puisse 
les rattacher avec certitude à une tradition particulière. Elles 
sont, pour ainsi dire, la partie commune de toutes les philoso- 
phies , celle qui de son temps était tombée dans le domaine 
public. On ne peut pas même le qualifier proprement d'éclec- 
{'u\\w. Le véritable éclcr.ti((ue choisit en connaissance de cause, 
après étude et comparaison ; Lucien ne prend pas tant de peine : 
ce qu'il recueille, c'est ce qui appartient déjà à tout le monde. 
Il y a, dans ce qu'il dit et dans ce qu'il croit être de lui, des 
souvenirs inconscients de stoïcisme , de cynisme, d'épicurisme ; 
il y a des réminiscences de Socrate , entrevu à travers Xéno- 



168 CHAPITRE CINQUIÈME. 

phon, Eschin'3 et Platon, le tout si bien confondu que ni lui ni 
personne n'aurait été en état d'en séparer les éléments. 

Son mérite propre , c'est précisément cette sorle d'indépen- 
dance qui résulte chez lui de l'ignorance des sources auxquelles 
il puise. Il a bien , si l'on veut , conscience qu'il prend un peu 
partout, et il l'avoue lui-même, à l'occasion *, mais d'une 
manière toujours générale ; de telle sorte qu'en se- reconnais^ 
sant pour obligé envers tous , il n'est assujetti à personne . Sa 
morale est donc bien en fait une morale en dehors des écoles, 
purement profane et mondaine, qui ne reconnait aucune auto- 
rité sinon celle du bon sens. Quoi qu'elle doive aux doctrines 
anciennes, elle a la prétention de ne relever que de la réflexion 
la plus simple. Or cette indépendance et cette simplicité lui 
prêtent un attrait que nous sentons encore et qui devait être 
bien plus vif pour les contemporains. 

Je m'imagine quel effet produisaient les dialogues moraux de 
Lucien sur beaucoup de gens instruits, lettrés, curieux aussi 
de vérité, mais auxquels l'enseignement philosophique sem- 
blait trop tendu. Les dissertations, même justes, les analyses, 
même fines et délicates, les fatiguaient à la longue et les en- 
nuyaient. N'y avait-il donc pas moyen de tirer de là quelques 
vérités simples, utiles, de celles qui règlent la vie et dont on a 
besoin tous les jours, et ne pouvait-on pas les leur donner à 
goûter sans les en rassasier? Quiconque pensait ainsi devait 
être pour Lucien un auditeur bien préparé. Ce qu'il leur appor- 
tait, c'était précisément ce qu'ils désiraient, des inventions à 
la fois plaisantes et frappantes, qui, rapidement, sans insister, 
leur mettaient tout-à-coup devant l'esprit, avec une évidence 
dramatique, les choses dont ils trouvaient bon qu'on leur 
parlât. 

Celte sorte de vulgarisation, consistant à répandre sous une 
forme populaire ce qu'il y avait de plus essentiel dans la morale 
philosophique , en le dégageant de tout appareil d'enseigne- 

I. Pécheur. R. 



OPINIONS MORALES DE LUCIEN. 169 

ment et de tout lien de secte , voilà proprement Tœuvre de 
Lucien comme moraliste. Il ne disait rien de nouveau , cela est 
vrai ; mais il mettait plus pleinement en lumière des choses 
anciennes, il suscitait des réflexions qui ne se seraient pas 
produites sans lui , il faisait penser des gens que la philosophie 
n'aurait pas atteints ou qu'elle aurait rebutés. Beaucoup Tont 
lu et entendu, qui n'auraient pas même songé à jeter les yeux 
sur les livres substantiels , mais peu attrayants pour eux, des 
vrais philosophes. 

Toutefois ce mérite très-réel n'est pas le seul de Lucien. 
En mettant ainsi tout son talent d'écrivain au service de quel- 
ques vérités bonnes à méditer, il lui est arrivé de leur donner 
une force toute nouvelle , alors qu'on devait le moins s'y 
attendre. Il est assurément curieux par exemple de remarquer 
quelle importance la pensée de la mort a prise, au point de 
vue moral, dans ses écrits. 

L'idée même de considérer fréquemment la mort pour mieux 
juger de la vie était sans doute fort ancienne dans la philoso- 
phie grecque. Elle se retrouvait dans les écoles les plus oppo- 
sées, envisagée à des points de vue très-difl'érents. Cicéron, en 
déclarant dans une phrase célèbre que la philosophie tout 
entière n'était que la préparation à la mort , énonçait parti- 
culièrement l'opinion des Stoïciens et des sectes qui par leur 
morale se rapprochaient du stoïcisme. Mais chacun sait que 
les Épicuriens en disaient à peu près autant de leur coté, bien 
(ju'avec une autre intention. En réalité, ce thème de la brièveté 
de la vie, et toutes les recommandations pratiques qui s'ensui- 
vent, telles que ne jamais trop compter sur le lendemain, ne pas 
s'attacher fortement à des choses qui passent, tout cela, au temps 
de Lucien, était depuis longtemps banal ; on le renouvelait du 
mieux qu'on pouvait par l'éloquence et par l'à-propos. Or on 
peut parcourir tous les écrits des philosophes de ce temps, les 
Dissertations et le Manuel d'Ëpictète notamment ainsi que les 
Pensées de Marc-Aurèle, on n'y trouvera rien en ce genre, ce 
me semble, qui fasse plus d'impression que certains passages 



«70 CHAPITRE CINQUIÈME. 

des écrits de Lucien. Le Choron n'est d'un bout à Tautre 
qu'une sorte de méditation sur la destinée humaine ; Hermès y 
marque sa surprise de ce que les hommes ne semblent pas 
même apercevoir la mort, qui est pourtant sans cesse présente 
et active au milieu d'eux ; et par des images saisissantes, il la 
montre à l'œuvre dans ce champ de l'humanité qu'elle fauche 
incessamment. 

a En vérité », dit-il à son compagnon , <x tu ne saurais expri- 
» mer assez fortement combien la vie des hommes est ridicule. 
» C'est un empressement perpétuel, ce sont des espérances que 
» rien ne décourage , et brusquement , au beau milieu de leur 
» attente, les voilà qui disparaissent enlevés par cette active et 
» vaillante ouvrière qu'on appelle la Mort. Elle a de nombreux 
» seniteurs , comme tu vois , et une foule de messagers à son 
» service : les fièvres , les accès malins . les phthisies , les 
» péripneumonies , les glaives , les cavernes de brigands , les 
» coupes de ciguë, lesjuges, les tyrans. De tout cela, les hommes 
» n'ont aucun souci tant qu'ils prospèrent ; mais qu'un malheur 
» arrive , et aussitôt ce sont des cris, des plaintes , des hélas à 
» n'en plus finir. Et pourtant , si tout d'abord ils s'étaient mis 
» dans la tête qu'ils sont mortels , et qu'après avoir séjourné 
9 bien peu de temps dans la vie , il faudra qu'ils en sortent 
» comme d'un songe , laissant tout ce qu'ils avaient à eux sur 
D la terre , ils vivraient plus sagement et ils auraient moins de 
» regrets en mourant. Au lieu de cela , ils espèrent qu'ils 
i> garderont indéfiniment ce qu'ils possèdent ; et quand le 
» serviteur de la Mort , apparaissant soudain, les appelle et les 
» emmène enchaînés par une bonne fièvre ou par la phthisie, ils 
» s'indignent de cette violence comme des gens qui ne 
» s'attendaient pas à être jamais arrachés du milieu de leurs 
» biens * . » 

Voilà des réflexions singulièrement vives et fortes, sous leur 
forme enjouée Celles de Charon répondant à Hermès ne le sont 
pas moins. 

\ . G/uiroM . 1 7 



OPINIONS MORALES DE LUCIEN 171 

» As-tu remarqué parfois », demande-t-il à son compagnon, 
« CCS bulles qui se forment sous une chute d'eau ? Je veux dire 
» r^s petits globules d'air qui composent l'écume. Les un», 
» presque imperceptibles , crèvent sur-le-champ. D'autres 
» durent un peu plus ; ils grossissent, en absorbant ceux qu'ils 
» rencontrent sur leur chemin , enflent ainsi démesurément et 
» prennent peu à peu un volume énorme. Hais à la fin , ils 
» crèvent tout comme les autres , car telle est leur destinée 
» commune. Voilà l'image de la vie humaine. Tous les hommes 
» sont des bulles gonflées du même air ; il y en a de plus grosses 
y> et de moindres ; les unes durent quelques instants , les autres 
» meurent en naissant ; tôt ou tard , toutes périssent : c'est la 
» destinée *. » 

Ce que je veux faire remarquer, en citant ces lignes, ce 
n'est pas l'esprit ni la grâce ingénieuse de l'écrivain , c'est la 
ferme conviction du moraliste. L'idée énoncée ici est une de 
ces idées simples qui étaient de nature à frapper vivement une 
intelligence aussi nette que la sienne. Et s'il l'exprime avec 
tant de force , ce n'est pas par un artifice littéraire , c'est 4}u'tl 
en est réellement pénétré. Cela est si vrai qu'on la retrouve chez 
lui un peu partout. Elle est comme le fond de sa sagesse et la 
raison d'être de ses jugements. Son opinion bien arrêtée est, 
ainsi (ju'il le fait dire un peu plus loin à Charon, qu'il faut vivre 
a en ayant toujours la mort devant les yeux ». Les Dialogues 
des morts , le Tyran , la Nécyomancie ne sont pas autre chose 
(|uo l'application dramatique de ce précepte. Lucien, je n'hésite 
pas à le dire , en est le représentant par excellence entre tous 
les écrivains du second siècle. D'autres sans doute l'ont étudié 
plus minutieusement dans la pratique ; personne ne lui a 
donné plus de relief que l'auteur des Dialogues des morts. 

Est-ce à (lire qu'en fin de compte sa tendance morale soit 
triste et méditative f Nullement ; car cette pensée de la mort, 
envisagée à sa façon, n'a rien qui doive troubler l'esprit. Lucien 

f. Charon, 20. 



172 CHAPITRE CINQUIÈME. 

considère ce terme nécessaire de Tbomme tout-à-fait à la 
manière épicurienne , c'est-à-dire sans aucune préoccupation 
de l'inconnu qui est au-delà. Y songer souvent n'est à ses 
yeux qu'un moyen pratique de se tenir en garde contre des 
attachements qui nuiraient à notre liberté et mettraient en 
nous de fausses opinions. Il n'y a rien là qui soit de nature à 
attrister. 

Je ne me donnerai pas à coup sûr pour un admirateur décidé 
de cette morale. Il est évident qu'elle manque d'élan et de géné- 
rosité. Il n'y a presque rien pour le cœur dans ces remontrances 
moqueuses ni dans cette prudence qui ne craint que d'être 
dupée ; et on peut se demander si , en se gardant tellement des 
préjugés , elle ne risque pas de se garder aussi de quelques- 
unes des plus nobles vertus de l'humanité. Nous lui avons 
reconnu ses mérites : ils se résument en ceci , qu'elle défend 
assez fortement l'homme contre la tentation de se donner tout 
entier aux choses qui passent. Le reproche qu'elle encourt, c'est 
de ne pas élever son âme vers celles qui demeurent ou qui 
grandissent. Aujourd'hui que le siècle des Antonins a pris pour 
nous son caractère distinct dans la série des temps passés , il 
nous apparaît comme une période féconde au point de vue 
moral. L'étude des institutions, celle des mœurs et de la litté- 
rature nous y révèlent également certaines tendances géné- 
reuses et vraiment humaines. Nous voyons que les hommes s'y 
sont plus rapprochés les uns des autres qu'ils ne l'avaient fait 
jusque là ; le gouvernement impérial et les municipalités se 
montrèrent alors préoccupés des questions d'assistance publi- 
que ; les associations de diverse nature se multiplièrent et se 
fortifièrent ; la fraternité humaine fut sentie et comprise comme 
elle ne l'avait encore jamais été. Les grandes philosophies du 
temps , et en particulier le stoïcisme , se firent honneur on 
concourant par leurs enseignements à un mouvement qui pro- 
mettait beaucoup. On est surpris que Lucien y soit resté si 
étranger, et on ne peut s'empêcher de le regretter pour lui 
Esprit naturellement critique , il a eu le tort de ne pas sentir 



OPINIONS MORALES DE LUCIEN. 173 

assez qu'on ne détache les hommes des petites choses qu'en 
les intéressant aux grandes. Ces grandes choses manquent 
dans ses œuvres. Or tout Tesprit du monde ne saurait suppléer 
dans la satire à un idéal certain et digne d'être aimé. 

La seule tentative qu'ait faite Lucien pour en proposer un 
à sçs lecteurs, c'est sa biographie de Démonax. Il serait injuste 
de n'en rien dire, mais il ne le serait pas moins de lui attri- 
buer trop d'importance. Il y a bien des traits dans cette bio- 
graphie qui ne sont, sous l'apparence d'éloges donnés à Démo- 
nax , que des critiques indirectes adressées aux contemporains, 
et qui par conséquent ne diffèrent guère des moqueries dont 
j'ai parlé jusqu'ici. Démonax n'a pas eu besoin des philo- 
sophes pour discerner la vraie philosophie ; il a étudié leurs 
livres, mais pour s'en mieux passer; il s'est fait et choisi lui- 
même sa profession morale, qui a été d'aimer la liberté , la 
franchise, l'honnêteté*. Voilà bien cette indépendance que 
nous avons signalée comme chère à Lucien ; voici également 
son aversion à l'égard du charlatanisme : « Il se gardait bien 
» des austérités de mauvais aloi, par lesquelles il aurait pu se 
)) faire admirer et se faire passer pour un homme supérieur ; il 
)) vivait comme tout le monde, confondu dans la foule, aussi 
» étranger que possible à toute espèce de faste ■. » Ce sont 
moins là des vertus acquises que des défauts évités. Il en est 
ainsi dans une très^grande partie du récit de Lucien. J'y vois 
bien ce que Démonax ne faisait pas , ce à quoi il ne croyait 
pas et ce qu'il n'aimait pas ; je voudrais y apprendre plus 
complètement ce qu'il aimait, et c'est ce qui ressort le moins de 
tout l'ouvrage. 

Non pas que l'auteur se taise absolument à ce sujet; il nous 
apprend que son sage était un esprit délicat et cultivé , qui 
avait lu les poètes et même étudié la rhétorique^, qu'en outre 
il recherchait la société ; a sa philosophie était douce, paci- 

1 . Démonax , 3. 

2. /d., 4. 

3. Id., j. 



m CHAPITRE CINQUIÉMB. 

fiquc et souriante » ; il était accueillant , affable, dévoué à 
ses amis. Même , ce qu'on pourrait appeler les hautes vertus 
ne lui manquait pas ; au lieu de restreindre ses affections 
à quelques-uns , il les ouvrait largement à tous. Il se plaisait 
i consoler, à pacifier et à faire le bien. Lucien n'a pas omis 
cela , mais il ne semble pas , à vrai dire, y attacher une impor- 
tance particulière. C'est une observation jetée en passant , un 
éloge qui s'ajoute aux autres, ce n'est nullement dans sa 
pensée l'explication fondamentale qui fait comprendre tout le 
reste. Et cependant, si l'on y réfléchit, tout est là. Démonax 
a-t-il eu un but dans ses actions? A*t-il dirigé sa vie et ses 
sentiments vers quelque chose de fixe ; ou bien a-t-il obéi 
simplement à son instinct qui le portait vers la douceur et vers 
la paix ? Dans le premier cas , c'est un modèle à proposer ; 
dans le second , ce n'est qu'une heureuse et bonne nature qui 
a charmé le monde quelque temps. Ainsi posée , la question 
ne me parait pas pouvoir susciter de doutes. En fait, il n'y a 
pas plus d'idéal moral nettement défini dans la biographie de 
Démonax que dans toutes les autres œuvres précédemment 
énumérées; et s'il n'y en a pas, c'est que Lucien lui-même 
n'a jamais songé sérieusement à déterminer le sien. 



CHAPITRE VI 



LUCIEN ET LE SURNATUREL. 



I. 



K6\e de Lticien vis-à-vis des croyances contemporaines. — Renouvellement 
de la foi religiease au second siècle. — Crédulité générale. — Élien 
et le traité des Évidences divines. — Les Épicuriens. — Indépendance 
de Lucien. 



Les écrivains polémistes qui s'attaquent à des idées ont, h no 
certain point de vue, un avantage marqué sur les moralistes qui 
n'en veulent qu'aux défauts ou aux ridicules : on ne détruit guère 
ni les défauts ni les ridicules, mais on vient quelquefois à bout 
des idées. Lucien , qui a été à la fois moraliste et polémiste , 
justifie , ce me semble , cette observation. Les ridicules dont 
il s'est moqué sont encore vivants pour la plupart, bien qu'ils 
aient plus d'une fois changé d'aspect. Au contraire , les idées 
qu'il a combattues et raillées sont mortes presque toutes ; et 
si ce n'est pas sous ses coups qu'elles ont succombé, peu 
importe en somme à sa renommée, puisque l'avantage de la 
victoire ne lui en reste pas moins. 

Il est incontestable que cela lui prête, aux yeux de la pos- 
térité, une sorte de grandeur, dont ses contemporains les plus 
clairvoyants ne pouvaient pas même avoir le soupçon. Nous 
voyons de loin autour de lui une société très-crédule, partagée 
entre toutes sortes de croyances plus ou moins religieua^s, des 
superstitions anciennes et nouvelles , des dévotions piiériles 



176 CHAPITRE SIXIÈME. 

OU folles à côté d'autres qui pour être of6cielles ne paraissent 
guère plus raisonnables ; nous voyons de grands personnages, 
des hommes d'État, des philosophes, des empereurs subissant 
à cet égard les mêmes influences que la foule, en un mot tout 
un siècle envahi et submergé par des opinions souvent humi- 
liantes pour la raison , et à Técart un seul homme , ferme 
dans son bon sens, riant de tout cela avec une liberté d'esprit 
qui ne se dément pas un seul jour. Ses amis , les confidents 
de sa pensée , ont disparu pour nous ; nous ne savons même 
plus leurs noms et nous ne les apercevons nulle part : isolé 
désormais pour la postérité, Lucien reste seul entre tous ses 
contemporains comme une intelligence d'une force et d'une 
indépendance singulières que rien n'a pu entamer. 

La tâche du critique serait pénible et ingrate s'il fallait abso- 
lument, lorsqu'on étudie un écrivain, le dépouiller de ce qu'il 
doit au temps. Celui-^i a fait beaucoup perdre aux anciens : 
en admettant donc qu'il leur ait apporté en retour quelque 
profit, il est juste qu'ils en aient le bénéfice. Seulement > si 
l'admiration une fois acquise doit être respectée, l'étude n'en 
a pas moins ses droits. Laissons Lucien dans le haut rang où 
le sentiment public Ta élevé peu à peu ; mais que cela ne 
nous empêche pas de nous rendre compte du point d'où sa 
renommée est partie. Replaçons-le, quelques instants au moins, 
dans le milieu où il a vécu ; et là , en tenant compte de tout 
ce qui nous est connu, essayons de comprendre ce qu'il a 
voulu et d'apprécier justement ce qu'il a fait. Le nom de Vol- 
taire a été souvent prononcé à coté du sien. Je ne veux pas 
recommencer ici un parallèle qui a été fait déjà avec autant 
de science que de mesure * ; mais les réflexions que j'ai à pré- 
senter le développeront en quelque sorte d'elles-mêmes et 
malgré moi. 



I. E. Egger , [*araUèle de Lucien et de Voltaire, dans les Mélanges de 
littérature ancienne, p. 473. 



LUCIEN ET LE SURNATUREL. 177 

Rien ne ressemble moins à notre dix-huitième siècle, au 
point de vue religieux , que le siècle d'Antonin et de Marc* 
Aurèle. 

La société française , sous la Régence et sous le règne de 
Louis XV, tend d'une manière générale à s'éloigner des ancien- 
nes croyances ; la société gréco-romaine, sous les Antonins, 
revient à celles qui avaient décliné ou en suscite de nouvelles où 
la foi n'a pas moins de part. Il résulte de là que les écrivains 
connus au dix-huitième siècle sous le nom de philosophes 
sont les chefs d'une grande armée , qui ne les avoue pas tou- 
jours ouvertement, mais qui les suit en réalité et qui assure 
leur succès ; tandis qu'au temps de Lucien , les esprits qui 
rejettent la croyance religieuse sont en opposition avec le 
mouvement qui entraine leurs C/Ontemporains. 

Cette rénovation de l'esprit religieux au second siècle de 
l'Empire est un des faits qui ont été le mieux mis en lu- 
mière dans ces derniers temps ^ On ne saurait trop s'en 
pénétrer si l'on veut comprendre comme il faut la situation de 
Lucien et la vraie nature de ses écrits. Tous les grands esprits 
qui ont illustré cette période , Dion Chrysostôme, Plutarque, 
Épictète , Marc-Aurèle , pour ne citer que les plus connus 
parmi ceux dont il nous reste quelque chose , croient non- 
seulement à une puissance divine, de quelque nom d'ailleurs 
qu'ils l'appellent, mais encore à l'intervention de cette puissance 
dans le détail des choses humaines. Quant à la mythologie 
polythéiste, s'ils ne l'acceptent pas sans réserve, ils ne l'inter- 
prètent du moins que respectueusement , et ils ont le désir 
manifeste de s'accommoder le plus possible aux opinions 
anciennes et populaires. Ce sont là les plus sages et les plus 
indépendants. Au-dessous d'eux, et même chez des gens qui 
tiennent une grande place dans la société par leur rang ou par 
leur talent, nous trouvons immédiatement la superstition 



1. CoDsnlter sartont à ce sujet l'ouvrage de M. Boistier, la Religion 
romaine d'Auguste aux Antonina, 

12 



178 CHAPITRE SIXIÈME. 

dans toute sa force. Qu'on songe à iElius Aristide *, à Élien, à 
ce Rutilianus dont parle Lucien dans son Alexandre. Plus bas 
enfin, c*est-à-dire dans le peuple, toutes les religions se 
mélangent ; les anciennes dévotions refleurissent ; de nouvelles 
se font jour ; TOrient les verse à flots sur l'Occident. Il en 
vient de la Perse, de la Syrie, de TËgypte. On adore Mitbra, 
Isis , la déesse syrienne, et cela un peu partout , sans parler 
des dieux de TOlympe, plus ou moins rajeunis, sans parler 
non plus des innombrables cultes locaux. 

L'explication de ce grand mouvement appartient à Tbis- 
toire générale , et je n'ai pas à en exposer ici les causes. Ce 
que je dois signaler seulement , c'est l'absence de véritables 
notions scientifiques qui rend compte des aberrations de tant 
d*esprits distingués. Qu'on ouvre un des ouvrages du temps 
où il est question des choses de la nature , depuis les Propos 
de table de Plutarque jusqu'à V Histoire des animaux d'Ëlien , 
on est confondu de la facilité avec laquelle les faits les plus 
inexacts et les plus invraisemblables y sont acceptés comme 
certains. Il est évident que la notion la plus élémentaire des 
lois de la nature manque alors à l'immense majorité des bom- 
mes instruits. On ne voit partout que des phénomènes parti- 
culiers sans lien entre eux , et dès lors rien ne parait mons- 
trueux ou impossible , parce que l'idée même d'une ordon- 
nance régulière et constante fait défaut. En outre, nulle 
méthode de recherche : on va au hasard ; on ne sait ni obser\er 
ni critiquer un témoignage; le vrai n'étant pas déterminé, lo 
vraisemblable n'a pas de règle. 

Ce que celte disposition peut produire quand elle se com- 
bine avec une foi religieuse très-décidée dans une intelligence 
d'ailleurs médiocre , un livre entre beaucoup d'autres le fait 
voir : c'est le traité d'Élien Sur les évidences divines. Il ne 
nous en reste que des fragments , mais si instructifs , à mon 

1. Les Discours sacrés d'iElius Aristide sont un des ouvrages les plus 
curieux que Ton puisse lire pour connaître les superstitions de ce temps ; 
la bonne foi de Tauteur ne fait pas pour moi le moindre doute. 



LUCIEN ET LE SURNATUREL. 179 

avis , qu'il faudrait les relire ou les avoir présents à Tesprit, 
chaque fois qu'on revient à Lucien. De pareilles inepties non- 
seulement expliquent ses hardiesses , mais font comprendre 
ses injustices. Cette longue série d'historiettes puérilement 
dévotes , qui sont censées démontrer que les dieux se mêlent à 
tout instant des choses humaines , prouve mieux que toute 
autre chose ce qu'une immense lecture pouvait alors mettre 
de ressources au service d'une crédulité enfantine et d'un 
parti pris voisin de la niaiserie. Les ouvrages des écrivains 
supérieurs dont je parlais à l'instant nous dissimulent trop la 
réalité à cet égard ; celui-ci la met dans tout son jour * . En 
outre il nous fait sentir très-fortement ce que les dévots païens 
pensaient des incrédules. 

Les gens auxquels ce naïf discuteur en veut le plus sont les 
Epicuriens. Il rapporte avec un plaisir extrême toutes les lois 
de persécution qui ont été rendues contre eux par diverses cités. 
La ville de Lyctos, en Crète, les avait expulsés, et elle avait 
décidé en outre que si l'un d'eux revenait malgré les édits , il 
serait pris et exposé pendant vingt jours sur la place publique, 
le carcan au cou , le corps enduit de miel et de lait afin 
d'attirer les abeilles et les mouches V Voilà une invention qui 
parait à Ëlien aussi bonne qu'ingénieuse. De temps en temps , 

1. Voyez notamment, fragm. 98 (éd. Hercher), l'anecdote du coq de 
Tnnagra. Un coq de combat est blessé à la patte, c Poussé sans doate par 
» une suggestion secrète du dieu lui-même , il vient vers son maître en 
» boitant ; et comme on chantait le matin un péan en l'honneur d'Asclepios, 
» il se met parmi les choreutes , il prend sa place comme si un chef de 
» chœur la lui eût assignée , et le voilà qui chante de son mieux avec les 
1 autres , faisant sa partie en observant la mesure... Debout sur une patte, 
* il tendait l'autre qui était blessée, comme pour attester le dieu et lui 
» montrer son mal. ... Il chantait le Sauveur de sa plus belle voix, et U le 
» priait de le guérir... Âsclcpios l'exauça^ et le coq, avant le milieu du 
9 jour, marchant sur ses deux pattes, battant des ailes, allongeant le pas, 
» dressant la tête , secouant sa crête , comme un hoplite superbe , rendit 
t<^moignage h la providence du dieu , qui s'étend jusqu'aux animaux. » 
Cela est dit sérieusement et pour convaincre les incrédules; c'est ce qu'Élien 
appelle une évidence divine, 

2. Élien, fragm. 39. 



180 CHAPITRE SIXIÈME. 

dans son livre, il les apostrophe, et quand il vient de rapporter 
une de ces histoires qui font son bonheur, il demande d'un ton 
de triomphe à ses adversaires absents : « Que pensez-vous de 
cela, vous qui prétendez que la Providence se trompe et qui la 
traitez même de fable ^ ? » Et comme naturellement ils ne 
répondent rien, lui alors, avec un accent de mépris inimitable, il 
les chasse tous de sa présence : « Xénophane , ô Diagoras , 
» ô Hippon , ô Épicure , ô tout ce qu'il y a de misérables 
» ennemis des dieux , hors d'ici * I » 

On ne peut douter que cette haine des Épicuriens ne fut très- 
répandue dans la société grecque et romaine au temps de 
Lucien. Qu'on se rappelle notamment ce passage de son 
Banquet cité plus haut , où il nous montre l'épicurien Hermon 
entrant dans la salle et tous les autres soudain « se détournant de 
» lui , en affectant de le considérer avec autant d'horreur qu'un 
» parricide ou un sacrilège *. » De tels traits sont significatifs. 
D'ailleurs cette aversion était dans la nature des choses. Tandis 
que toutes les autres sectes philosophiques subissaient l'in- 
fluence religieuse du temps , celle d'Épicure seule la rejetait 
obstinément. En réalité, elle ne pouvait agir d'autre façon sans 
se renier elle-même. La raison d'être de l'Épicurisme , c'était 
d'affranchir l'homme de toute crainte ; or la religion avait 
toujours été considérée par Épicure et ses disciples comme une 
des principales sources d'inquiétude et d'agitation morale : ils 
l'excluaient donc nécessairement. On conçoit dès lors quel 
scandale leur seule présence causait dans une société croyante 
et très-adonnée aux pratiques religieuses de toute sorte. Aux 
yeux de beaucoup de gens , même éclairés , ils personnifiaient 
en quelque sorte l'impiété. Si d'ailleurs leur nombre , autant 
qu'on peut le supposer , n'était pas très-considérable , cette 
sorte d'isolement ne faisait que les mettre plus en vue. On 



1. ÉlieD , fragm. 31 

2. Id.y fragm. 33. 

3. Banquet, 6. 



LUCIEN ET LE SURNATUREL. 181 

connaissait dans chaque ville ces quelques hommes suspects , 
qui ne se faisaient pas initier aux mystères , qui s'écartaient 
des dévotions locales , ou qui même s'en moquaient entre eux *. 
La foule les détestait instinctivement. Il résultait de là qu'ils se 
recherchaient les uns les autres et qu'ils formaient comme autant 
de petits cercles mal vus , groupés autour de ceux d'entre eux 
qui avaient un nom et une situation '. 

Que Lucien ait été en relations personnelles et familières 
avec un grand nombre de ces Épicuriens , qu'il ait recherché 
leurs entretiens et qu'il en ait profité , c'est ce qui semble 
attesté en plusd'un passage de ses écrits. Dans son Alexandre^ 
il fait même incidemment un éloge si explicite du principal 
ouvrage d'Épicure qu'on est tenté d'y voir une profession 
de foi. Ayant raconté comment le prophète paphiagonien avait 
brûlé un jour en place publique les Opinions fondanhentales 
d'Épicure, il ajoute: — «Il ignorait, le misérable, de quel 
» bien ce livre est la source pour ceux qui le lisent , quelle 
» tranquillité, quel calme, quelle liberté il leur procure, combien 
» il est bon pour éloigner les craintes , les visions , les prodiges, 
» les espérances vaines et les désirs superflus , combien efficace 
» pour mettre en eux de la raison et de la vérité , pour purifier 
» leur âme , non pas avec la torche et l'oignon et autres 
» recettes de même valeur , mais à l'aide d'un raisonnement 
» sain , du bon sens et de la franchise ^. » Évidemment, au 
moment où Lucien écrivait cela , c'est-à-dire dans la dernière 
partie de sa vie , il considérait les opinions épicuriennes , en 
matière religieuse , comme très-voisines de la vérité ; et nous 
verrons qu'auparavant déjà , dans quelques-uns des plus 
remarquables entre ses écrits de polémique, il faisait ouvertement 
alliance avec les Épicuriens , soit en leur empruntant leurs 
arguments , soit même en donnant à des personnages de leur 

1. Lucien , Alexandre^ 25. 

2. Par exemple le cercle épicurien de Lepidus à Ainastris, dans le Pont, 
dont il est question à plusieurs reprises dans V Alexandre de Lucien, 25, 43. 

3. Alexandre^ 47. 



183 CHAPITRE SIXIÈME. 

secte le beau rôle dans ses dialogues. Ce n'était donc pas , entre 
eux et lui , simple affinité d'opinions ; il y avait en fait une 
communauté d'idées publiquement avouée. 

Seulement on se tromperait beaucoup si Ton croyait là-dessus 
que son incrédulité fût tout épicurienne. La vérité est qu'elle 
tenait à la nature même de son esprit , et qu'elle était née en 
lui très-certainement avant qu'il eût lié commerce avec aucune 
école. Si elle n'avait dû sa force qu'à une doctrine , il se serait 
attaché à celle-ci avec une sorte de tension de volonté, comme 
à la garantie de sa tranquillité morale. Or rien au monde ne lui 
est plus étranger que cette disposition , et personne à cet égard 
ne ressemble moins que lui à Lucrèce. Celui-ci est l'incrédule 
passionné , prenant fait et cause pour les négations qui le 
rassurent comme d'autres pour les affirmations opposées. Lucien 
au contraire est l'incrédule pleinement heureux et confiant , 
qui n'a pas même l'ombre d'un doute au sujet de la sottise 
vulgaire. Il peut bien se servir en passant des arguments d'une 
secte si ces arguments lui semblent bons et s'ils répondent 
alors à sa pensée ; et il est naturel qu'il en use ainsi , quand, 
d'une part, ceux à qui ils appartiennent sont ses alliés les plus 
sûrs, et que, de l'autre, ils représentent autour de lui avec plus 
d'autorité que personne la libre pensée. Mais au fond , il n'est 
pas homme à s'inquiéter sérieusement de la valeur réelle des 
raisons qu'il allègue. Elles viendraient à être réfulées et 
l'Ëpicurisme disparaîtrait avec elles , qu'il ne serait pas pour 
cela plus croyant. II en serait quitte pour emprunter ailleurs 
d'autres raisonnements, et il les ferait valoir avec le même 
esprit : cela d'ailleurs ne changerait rien à la forme de son 
intelligence , ni par conséquent aux principes plus ou moins 
inconscients , mais fondamentaux , de ses jugements. 

Je ne saurais trop insister au début de ce chapitre sur ceUe 
double observation. Se représenter Lucien comme absolument 
isolé au milieu de son siècle par son incrédulité , ce serait le 
grandir outre mesure et lui faire un rôle qui n'est pas le sien. 
Mais, d'un autre coté, le considérer comme un simple interprète. 



LUCIEN ET LE SURNATUREL. 183 

plus OU moins fantaisiste d*ailleurs , de la doctrine épicurienne, 
ce serait à la fois le rapetisser et le méconnaître. Lucien n'est 
pas seul , mais il est indépendant. Il a des amis auxquels il 
songe quand il écrit , et il y a entre eux et lui échange de bons 
offices : ceux-ci lui prêtent des arguments, et lui , il met son 
esprit à leur service. Mais en faisant cause commune avec eux, 
il reste lui-même, et il les dépasse singulièrement. Leur 
incrédulité à eux est celle d'une école ; la sienne est celle du 
simple bon sens vis-à-vis des affirmations téméraires. 



II. 



Lucien témoin et juge de la crédulité contemporaine. — L'ami du mensonge 

et le goût du merveilleux. 

Ce désintéressement. — qui n'était à aucun degré de l'indif- 
férence et qui n'excluait pas une certaine passion , — rendait 
Lucien plus capable que personne , étant donnée d'ailleurs sa 
clairvoyance naturelle , de peindre avec vérité la crédulité 
contemporaine. Tandis que les gens d'école discutaient, lui 
regardait et notait. Ce sont ses notes qui nous restent , et elles 
éclairent pour nous toute l'histoire de ce siècle. 

Sans doute, et j'ai à peine besoin de le dire après les 
jugements déjà portés dans ce livre, nous ne devons nous 
attendre à y rencontrer ni étude méthodique ni observation 
profonde. C'est sans dessein suivi, et même, si je ne me 
trompe, sans intention bien arrêtée, qu'il a décrit avec sa 
vivacité accoutumée les faiblesses d'esprit des hommes de son 
temps. Imaginez, au milieu d'une société superstitieuse, une 
nature sceptique et moqueuse , très-impatiente et spirituelle- 
ment sincère , et représentez-vous ses irritations de chaque 
jour. La plupart des écrits descriptifs dont j'ai à parler ici me 
paraissent être le produit de ces mouvements d'humeur. Ce 
sont des œuvres d'impatience. Je n'en excepte pas même 
celles qui paraissent composées, comme V Alexandre, avec des 



184 CHàPlTRE SIXIEME. 

souvenirs assez lointains. On peut s'impatienter par réminis- 
cence comme par impression immédiate. Lucien était trop 
pamphlétaire d'instinct pour être jamais historien. Mais ce 
qui nous importe, c'est que dans ses pamphlets^ il y a mille 
traits de vérité. Il n'étudie pas lui-même les maladies intellec- 
tuelles dont il nous parle, mais il nous fournit le moyen de 
les étudier. C'est un témoin moqueur, léger , qui parfois se 
prononce trop vite et affirme témérairement, mais en somme 
libre de préjugé capital, regardant bien, et décrivant tout ce 
qu'il voit avec une netteté merveilleuse. 

L'abstraction n'étant pas son fait, ici, comme sur le terrain 
de la morale, il aime mieux en général avoir affaire à des per- 
sonnes qu'à des idées. Ce sont donc des scènes de la vie qui 
passent sous nos yeux ; mais la critique n'en est pas moins juste 
ni moins forte. 

Supposons un historien étudiant les superstitions de ce temps 
et cherchant à les ramener à leurs principes. Ne nous montre- 
rait-il pas en premier lieu le goût du merveilleux répandu 
partout et dominant même les classes instruites? Ouvrez 
VAmi du meMonge de Lucien, et vous y trouverez précisément 
cela. Il y a peu de satires plus instructives et plus amusantes à 
la fois. C'est un mal étrange, nous dit l'auteur dans son préam- 
bule, et pourtant un mal bien commun, que de prendre plaisir 
à être trompé, à se tromper soi-même et à tromper les autres. 
Il ne s'agit pas, bien entendu, de ceux qui mentent par inté- 
rêt ; ceux-là sont méprisables , mais ils ne sont pas sots ni 
absurdes. Ce qui est inconcevable, c'est que , sans espoir de 
profit, sans aucun avantage direct ni indirect, on aime le 
mensonge pour lui-même et qu'on le recherche comme un 
plaisir légitime de l'esprit *. Voilà un goût dénaturé, enté sur 
une véritable perversion de l'intelligence. Or ce goût, Tychia- 
dès, c'est-à-dire Lucien, le voit partout autour de lui. On le 
passerait aux humbles et aux ignorants ; mais c'est des sages 

I. Ami du mensonge j 1. 



LUCIEN ET LE SURNATUREL. 185 

qu'il s'agit ; là est le danger et le ridicule ; et, pour le faire 
ressortir, il nous le met sous les yeux. 

Nous sommes avec lui dans la demeure d'un riche Athénien, 
Eucrate , qui est malade ; les philosophes les plus renommés 
viennent, comme c'est l'usage, le voir et l'encourager. Chacun 
se croit obligé de lui indiquer un moyen sûr de se guérir. Les 
recettes merveilleuses sont ainsi mises sur le tapis. Rien de 
périlleux pour des esprits mal équilibrés comme de toucher 
aux merveilles. La première que l'on allègue en appelle une 
seconde, et ainsi de suite. Dès qu'on délaisse la vérité simple 
et le bon sens, où s'arrêter? Tous ces sages sont pris peu à 
peu d'une même folie. Us se grisent, comme des enfants, des 
invraisemblances toujours grossissantes qu'ils se débitent les 
uns aux autres. Personne ne veut rester en arrière. Les objec- 
tions et les moqueries de Tychiadès, bien loin de les retenir, 
ne font au contraire que les stimuler davantage. Ion, le grave 
platonicien, raconte qu'il a vu un magicien attirer par ses sor- 
tilèges tous les reptiles d'un champ, a Us vinrent tous, comme 
» entraînés par la force de l'incantation, aspics, vipères, ser- 
» pents à cornes et à dards, crapauds et autres êtres de même 
» sorte ; un seul resta en arrière : c'était un vieux dragon, 
» que l'âge sans doute empêchait de sortir et qui pour cette 
» raison n'avait pu obéir à l'appel. Mais le magicien déclara 
» qu'ils n'étaient pas tous présents, et, choisissant un des jeu- 
» nés serpents comme ambassadeur , il le députa auprès du 
» dragon, qui ne tarda pas à venir. Quand ils furent tous 
» rassemblés, le Babylonien souffla sur eux, et soudain tous 
» furent consumés par son souffle, à notre grande stupéfaction. 
» — Dis-moi , Ion » , s'écrie alors Tychiadès , « ce serpent 
» député, ce jeune serpent, amena-t^il le vieux dragon dont 
» tu nous parles en le conduisant par la main, ou bien le 
» vieillard préféra-t-il s'appuyer lui-même sur son bâton? — 
» Tu railles », reprend le péripatéticien Cléodème ; « eh bien ! 
» sache donc que, moi aussi, j'ai été autrefois incrédule, et plus 
» que toi ; rien au monde ne me paraissait capable de me faire 



186 CHAPITRE SIXIEME. 

» croire à ces sortes de choses ; mais quand je vis voler dans 
• les airs un homme, un étranger.... » et là-dessus, récit 
djss prodiges accomplis par THyperboréen volant V C'est un 
vr^i concours ouvert entre ces imaginations débridées. Plus on 
va, piqs la fantaisie et le mensonge se donnent libre carrière. 
Tychiadès est assailli de tous côtés, accablé, presque malmené. 
On se contient à peine Hs-à-vis de lui, jusqu'au moment où , 
indigné et découragé devant ce débordement de l'insanité 
humaine, il prend enfin le parti de fuir, sentant que la lutte 
est impossible. 

Si Ton se rappelle ce que nous disions à l'instant de la 
plupart des écrivains du second et du troisième siècle, d'Ëlien 
en particulier, la peinture tracée par Lucien ne semblera 
nullement exagérée. Quelle différence y a-t-il réellement , en 
fait d'invraisemblance et de puérilité , entre Thistoriette qui 
précède et celle du coq de Tanagra citée plus haut? Ainsi la 
satire est vraie et judicieuse en même temps que spirituelle, 
et l'opinion qu'elle implique de la part de son auteur au sujet 
des contemporains est un véritable jugement, qui n'a pas 
besoin d'être explicite pour se recommander à l'attention. 
Tous ces personnages mentent. Il raconte comme des faits 
constants dont ils auraient été témoins des choses impossibles 
et ridicules ; ils affirment donc ce qu'ils savent être faux ; ils 
se trompent à plaisir les uns les autres. Et toutefois l'auteur 
ne les confond pas avec des menteurs vulgaires. Ce sont des 
gens honnêtes et estimés, dont la sincérité ne ferait pas doute 
dans les relations ordinaires de la vie. Ils ne mentent que sur 
un seul sujet ; mais , dès qu'ils y touchent , il semble qu'il 
y ait accord entre eux pour inventer librement et pour approu- 
ver ceux qui inventent. Ni scrupules d'une part, ni objections 
de l'autre ; et cet accord se fait d'une manière immédiate et 
tacite; preuve certaine qu'il y a là vraiment un état d'esprit 
commun à tous. Le grand mérite de l'auteur est non-seulement 

I. Ami du mctisongc , 12. 13. 



LUCIEN ET LE SURNATUREL. 187 

de nous en donner le signalement, mais aussi de nous en faire 
ressentir l'impression. 

II est vrai que , si Ton veut aller au fond des choses , il est 
assez malaise de dire par quel principe Lucien condamne au 
ridicule toutes ces folies. Qu'est-ce au juste pour lui que le 
merveilleux ? et à quel signe peut-on reconnaître ce qui mérite 
d'être cru et ce qui doit être tenu pour invention ? En fait , 
Lucien n'est pas plus solidement instruit des choses de la 
nature que la plupart de ses contemporains, et il n'a pas plus 
qu'eux l'idée de ces lois invariables que la science révèle. Ce 
qu'il rejette , c'est ce qui dépasse son expérience personnelle 
et ce qui contredit une certaine notion de vraisemblance pas- 
sablement confuse qu'il a pu se faire. Il y a en lui un discer- 
nement instinctif et acquis auquel il se fie et qui en général le 
sert bien. Mais ce n'est pas là un principe. Quand Voltaire 
attaque la foi aux miracles , nous sentons , sous la légèreté de 
ses moqueries, la gravité cachée de la science ; il s'agit en 
somme de deux modes de conviction opposés , l'un procédant 
par la recherche, l'autre par la croyance spontanée, l'un n'ad- 
mettant rien en dehors d'un ordre éternellement fixé et toujours 
le même, l'autre concevant comme possible et ordinaire l'inter- 
vention irrégulière d'une puissance supérieure. Lucien ne 
pouvait faire naître de telles réflexions dans l'esprit de ses lec-- 
teurs, car elles ne se présentaient pas à son propre esprit. 
Voltaire suggère à qui le comprend bien l'idée et le goût d'une 
méthode critique, quel que soit d'ailleurs l'usage qu'il en fait 
lui-même ; Lucien n'éveillait qu'une défiance vague à l'égard 
des choses extraordinaires. 

C'est là une observation qu'il ne faut pas perdre de vue dans 
la suite de ce chapitre. La satire dont nous venons de parler 
n'est que curieuse et piquante, et l'auteur lui-même n'attache 
qu'une importance médiocre à ses moqueries. Au contraire, 
dans le Récit de la mort de Pérégrinus et dans VAlexandrCj 
nous allons le voir censurer avec passion les tendances supers- 
titieuses de ses contemporains. En nous rappelant ce qui vient 



188 CHAPITRE SIXIÈME. 

d'être remarqué , nous serons moins surpris de ce qui fait 
défaut à ces compositions et nous comprendrons mieux dans 
quel esprit elles ont été faites. 



111 



Établissement de deux cultes noaveaax aa second siècle. — Le Pérégrinus 

et l'Alexandre. 

En général, ce qui manque le plus à qui étudie de près les 
mouvements religieux, ce sont les renseignements précis sur 
leurs origines. Tant qu'ils sont faibles, ils se dissimulent ; 
quand ils apparaissent au grand jour, on sait à peine comment 
ils ont pris naissance. Or Lucien, dans les deux écrits en 
question, nous montre rétablissement de deux cultes nou- 
veaux. D'un côté, c'est une apothéose, un homme qui se fait 
dieu ou que l'on fait dieu ; de l'autre , c'est la fondation d'un 
oracle, l'ouverture d'une source nouvelle de révélation, une 
prétendue manifestation de la puissance divine se découvrant 
tout-à-coup dans un homme choisi et l'enveloppant de son 
éclat. Voilà donc, à propos de deux circonstances particulières, 
pleines d'intérêt toutes les deux , voilà en quelque sorte la 
passion de ce siècle pour le surnaturel prise sur le vif. 

Lucien, en racontant la mort de Pérégrinus, touche de 
plusieurs manières à la vie religieuse de son temps. Un passage 
célèbre de son récit nous montre Pérégrinus en Palestine, au 
milieu des chrétiens, et chrétien lui-même ; j'y reviendrai 
tout à l'heure. Mais le fait capital du récit, celui auquel tout 
aboutit et en vue duquel tout est composé , c'est l'apothéose de 
Pérégrinus ; c'est aussi le seul dont je veuille m'occuper en ce 
moment. Que vaut à cet égard la narration de Lucien, comme 
témoignage et comme satire ? Voilà ce que je voudrais faire 
ressortir en quelques mots. 

Il y a ici une distinction à faire tout d'abord. Nous pouvons 
entrevoir dans l'écrit de Lucien qu'une grande exaltation reli- 



LUCIEN ET LE SURNATUREL. 189 

giease se joignait chez Pérégrinus et chez quelques-uns de ses 
adhérents à Textréme rigueur des principes moraux de leur 
secte, poussés jusqu'à leurs dernières conséquences. Mais, si 
nous l'entrevoyons, c'est malgré lui. Non-seulement il ne met 
pas en lumière celte sorte de mysticisme , moitié hellénique , 
moitié oriental , que nous aurions été si curieux de connaître , 
mais il se refuse absolument lui-même à y croire, et par suite, 
ne voulant pas le voir, il le cache par une sorte d'habileté 
inconsciente, ou, quand il ne peut Tempécher entièrement de 
paraître, il le dénature par le ridicule. Infidélité très-regret- 
table, qui se produit à chaque page , parce qu'elle n'est pas le 
fait d'un accident d'humeur, mais qu'elle tient à l'esprit même 
qui anime le livre. Donc, tout un ordre de sentiments passés 
sous silence ou représentés sous des couleurs fausses ; par 
conséquent, le drame lui-même mal expliqué, les personnages 
principaux mal vus et mal dessinés, en un mot une inexactitude 
générale qu'il faut se garder d'atténuer. Que ces défauts soient 
d'ailleurs compensés littérairement par des qualités remar- 
quables de pamphlétaire , cela est certain ; mais ils n'en 
subsistent pas moins; et, au point de vue historique, on ne 
peut nier qu'ils ne soient graves. 

Est-ce donc à dire que ce récit , sur lequel nous avions le 
droit de compter tout particulièrement pour nous instruire , 
n'ait d'autre valeur, en dehors de l'idée morale relevée 
précédemment , que celle d'une brillante et spirituelle satire de 
fantaisie? Assurément non. Si les sentiments profonds y 
manquent , les autres , c'est-à-dire en somme ceux qui agitent 
le plus les foules, y sont peints avec une vérité frappante. Voici 
une multitude accourue de tous les points du monde grec et 
rassemblée à Olympie ; en elle , toutes les idées du temps sont 
condensées. Au milieu de tous ces gens réunis , quelques 
hommes s'agitent : ce sont les Cyniques, les amis de Pérégrinus, 
qui préparent son apothéose. Comment la préparent-ils ? Par 
des éloges sans doute , mais ces éloges ont un caractère de 
prédication religieuse. Ils invoquent les dieux, ils produisent 



190 CHAPITRE SIXIÈME 

des oracles, ils commentent les légendes divines, en particulier 
celles d*Hcraclès , auquel ils comparent leur futur martyr. 
Pourquoi cet appareil , sinon parce que ce sont là les pensées 
et les sentiments qui alors ont le plus d'action sur la masse 
des esprits ? Lucien décrit tout cela légèrement , de ce ton vif, 
railleur et dégagé qui lui est propre ; il passe vite sur bien des 
choses curieuses, mais enfin il les signale, et si spirituellement, 
qu'on croit tout voir et tout entendre. Bien qu'il nous montre 
la foule partagée jusqu'à la fin et que naturellement il grandisse 
un peu le rôle des Sceptiques , il y a une sincérité instinctive 
dans sa façon de conter qui sans cesse nous révèle la réalité des 
choses. Nous sentons grandir les émotions confuses qui 
s'agitent à l'approche du dénouement ; et quand le moment 
décisif arrive , malgré la forme plaisante et les moqueries 
soutenues de l'écrivain, le caractère religieux de cette étonnante 
folie éclate. 

« On avait creusé », nous dit-il , « une fosse d'une coudée 
x> environ de profondeur , et dans cette fosse était un amas de 
» bois résineux sur lequel on avait entassé des fagots secs , afin 
» que le tout s'enflammât immédiatement. Lorsque la lune 
» apparut sur l'horizon , — il fallait bien, n'est-ce pas? qu'elle 
» fut là pour contempler ce beau spectacle , — nous vîmes 
» s'avancer Pérégrinus, vêtu comme d'ordinaire, et avec lui les 
» dignitaires de la secte des Chiens , parmi lesquels le noble 
» philosophe de Patras , tenant une torche à la main : c'était 
» bien l'homme qu'il fallait pour jouer le second personnage. 
» Prolée lui aussi portait sa torche. Ils arrivèrent ainsi tous 
» jusqu'à la fosse de tous les côtés à la fois , et soudain une 
» grande flamme s'éleva , un vrai feu de pins et de broussailles. 
» Lui alors , — et ici je te demande toute ton attention , — 
» lui , dis-je , déposant sa besace , son vieux manteau et ce 
» fameux bâton , sa massue héracléenne , il apparut debout , 
» velu d'une simple tunique , qui était loin d'être propre II 
» demanda de l'encens pour le jeter dans le feu : on lui en 
» donna et il le jeta ; puis se tournant vers le midi , — il fallait 



LUCIEN ET LE SURNATUREL. 191 

» bien que le midi figurât dans cette tragédie , — « Dieux 
» maternels et paternels » , s'écria-t-il , « recevez-moi avec 
» faveur I » Et à ces mots, il s'élança dans le feu, où il 
^ » disparut sur-le-champ, enveloppé par la flamme immense qui 
» s'élevait*. » 

Si Lucien s'arrêtait là , nous aurions déjà , grâce à lui, une 
idée juste d'un siècle où une telle chose était possible. Mais la 
mort de Pérégrinus n'est pas pour lui le vrai déhouement , car 
le but de soii récit , c'est l'apothéose qui va suivre ; et de là , 
ces dernières pages qui à elles seules auraient plus de prix 
pour nous que tout le reste , si elles n'en étaient d'ailleurs 
inséparables. Le martyr est mort : et soudain, voici que sa folie, 
par une sorte de contagion , semble avoir passé dans la foule. 
Il faut des miracles à ces esprits surexcités ; si les miracles ne 
viennent pas, ce sont eux qui les feront. Pérégrinus pour eux 
n'est pas mort ; en se dépouillant de son existence terrestre, il 
a conquis une vie plus pure et moins fragile , et , pour tout dire, 
c'est un dieu . 

Lucien raconte donc, qu'en revenant du lieu où le drame 
s'était accompli , il rencontra sur la route quantité de gens qui , 
trompés sur l'heure , se rendaient à Olympie , pensant que 
Pérégrinus se brûlerait seulement au lever du soleil. Quelques- 
uns , en petit nombre , étaient des hommes de sens , qui 
appréciaient sainement cette folie ; mais le grand nombre 
attendait et voulait des merveilles ; et plus Lucien , pour se 
moquer d'eux, leur rapportait de faits invraisemblables , plus ils 
étaient émus et enchantés. Tenter de les arrêter eût été chose 
bien inutile. Ils voulaient voir le lieu où la chose s'était passée ; 
ils voulaient toucher les cendres et emporter quelque relique '. 
A Olympie , ce fut bien autre chose. La renommée avait 
devancé les témoins oculaires eux-mêmes. Là , on affirmait et 
on publiait des miracles. Un homme grave et âgé attroupait des 
auditeurs sous un portique , et il attestait formellement qu'il 

1. Pérégrinus , 36. 

2. /d., 39. 



19S CHAPITRE SIXIÈME. 

Yenait de rencontrer Pér^rinus vêtu de blanc et qu'il s'était 
entretenu avec lui ; puis il ajoutait mille détails admirables 
sur sa mort. Mais ce qui amusa le plus Lucien , c'est que ce 
panégyriste convaincu donnait déjà comme des choses avérées 
quelques-unes des plus folles inventions que lui-même s'était 
permises peu d'instants auparavant, a Représente-toi donc » , 
écrit-il à son ami , « tout ce qui va se passer à propos de 
» Pérégrinus. Que d'essaims d'abeilles vont venir se poser sur 
» l'emplacement de son bûcher I Que de cigales vont y chanter ! 
» Que de corneilles s'y viendront abattre, comme elles se sont 
» abattues autrefois sur le tombeau d'Hésiode ! Les Eléens vont 
» lui dresser des statues, et après eux tous les autres Grecs 
» auxquels il avait envoyé des députés en élèveront à l'envi '.i> 
Nous voyons dans la supplique d'Athénagoras, qui est de 477, 
que de son temps Pérégrinus avait une statue à Parium , sa 
ville natale , et que cette statue était honorée d'un culte et 
rendait des oracles. Lucien avait donc bien prévu. En moins de 
huit ans , sa prédiction était réalisée. 

Presque tout ce que je viens de dire du Rédt de la mort de 
Pérégrinus pourrait s'appliquer à Y Alexandre , composition 
moins dramatique sans doute , mais plus instructive encore , 
tant par la quantité des faits rapportés que par la précision et la 
variété des détails. 

Cette biographie d'un imposteur célèbre nous fait passer 
devant les yeux toute une série de tableaux de mœurs. L'au- 
teur nous transporte en Paphiagonie, dans la petite ville d'Abo- 
notichos, et il nous montre cette population toute composée de 
bonnes gens, simples et superstitieux, mystifiée par un charla- 
tan audacieux qui établit chez eux un temple, fonde un oracle 
et se fait passer lui-même pour un devin, fils de dieux. Si ce 
n'était là qu'un fait tout local, la narration qu'on en pourrait 
faire porterait à rire un instant, mais n'appellerait guère la 
réflexion. En réalité, elle a par elle-même et elle prend dans 

1. PérégrinuB, 41. 



LUCIEN ET LE SURNATUREL. 193 

récrit de Lucien de tout autres proportions. Celte longue et 
prodigieuse duperie, savamment préparée, et soutenue ensuite 
avec un succès toujours croissant jusqu'à la mort de son 
auteur , se mêle par instants à la religion publique. Elle 
s'étend de la Paphlagonie aux provinces voisines , elle se fait 
accepter par des hommes considérables , elle s'impose à un 
moment donné au sage Marc-Aurèle lui-même, en un mot 
elle se transforme non-seulement en un grand événement, 
mais presque en une institution. Elle vit, elle grandit, elle se 
propage ; elle provoque des enthousiasmes et des fanatismes 
ardents, elle rencontre des ennemis qui veulent la déjouer et 
elle triomphe d'eux. Œuvre d'un seul homme à l'origine, elle 
devient bientôt, par le concours exalté de la crédulité populaire, 
celle de tout le monde. Dès lors son histoire particulière entre 
dans celle du siècle, et les témoignages de Lucien à son sujet 
prennent place de droit à côté de ceux qui importent le plus à 
la connaissance de ce temps. 

Or ces témoignages s'offrent à nous précisément avec les 
mêmes qualités et les mêmes défauts que nous relevions tout 
à l'heure. Ne cherchons pas chez Lucien une étude attentive 
et complète des phénomènes moraux dont il entreprend de 
donner la relation. L'idée de son livre est aussi étroite au fond 
que nette et forte en apparence. Pour lui, il n'y a, dans cette 
histoire, qu'un imposteur et des dupes : un imposteur merveil- 
leux, qui a le génie du mensonge; des dupes, gens à l'esprit 
épais, aussi faciles à tromper que des enfants. Ainsi conçu, son 
écrit ne peut être qu'une éloquente et mordante diatribe. Il ne 
faut pas l'envisager autrement. Mais cette diatribe nous fait 
toucher du doigt et voir de nos yeux ce que nulle autre affir- 
mation contemporaine n'aurait mis en évidence avec cette 
force. Lorsqu'Alexandre songe à établir son oracle, il expose ses 
calculs à son associé Cocconas. « Il lui disait que pour tenter 
» une pareille entreprise et en assurer le succès dans les com- 
)) mencements, il fallait avoir affaire à une population grossière 
9 et stupide qui lui ferait bon accueil. Il pensait trouver ce 

13 



19i CHAPITRE SIXIÈME. 

» dont il avait besoin parmi les Paphiagoniens qui habitent 
«) au-dessus d'Abonotichos ; c'étaient des gens riches et super- 
» stitieux, et il suffisait que quelqu'un se montrât parmi eux, 
» amenant à sa suite un joueur de flûte , de tambourin ou de 
» cymbales , et qu'il se mtt, comme on dit, à faire le devin 
» avec un crible, pour que tous aussitôt le contemplassent 
» bouche béante, comme un dieu descendu du ciel '. » Que le 
jugement soit trop absolu, on peut l'admettre ; il n'en reste 
pas moins incontestable que ce sont là des traits qui peignent 
les choses et dont la vérité générale ne saurait être mise en 
doute. Or tout le récit de Lucien est plein de traits de ce 
genre. Rien de ce qu'il relève n'est insignifiant : descriptions et 
anecdotes, souvenirs personnels, propos entendus et rapportés, 
tout fourmille de détails curieux et caractéristiques. Lorsqu'il 
fait intervenir les Épicuriens , lorsqu'il nous les montre harce- 
lant Alexandre de leurs moqueries , s'aventurant même jusque 
dans son temple pour le couvrir publiquement de ridicule, et 
lorsqu'il nous fait voir en même temps l'indignation de la foule, 
son ardeur à prendre parti pour le prophète et à pousser des 
cris de mort contre ses ennemis, c'est la vie religieuse d'une 
province romaine d'Orient au second siècle que nous avons 
sous les yeux en forme de drame ; puis quand il dépeint en 
outre les grandes épiphanies du temple d'Abonotichos, la célé- 
bration solennelle des mystères, l'apparition du dieu et la stu- 
péfaction superstitieuse de la foule, ce n'est plus seulement 
l'aspect extérieur de celte vie que nous croyons voir, mais il 
nous semble avec raison que notre imagination sollicitée en 
aperçoit aussi, comme par échappées soudaines, les profondeurs 
vagues et obscures. 

Il est inutile d'insister. De telles œuvres ne peuvent guère 
être analysées , parce qu'elles consistent en un assemblage de 
petites choses. 11 suffit d'en marquer le caractère propre et 
d'en faire ressortir le mérite. L'idée que nous pouvons nous 

1. Alexàfidrt, 9. 



LUCIBII IT LE SrBSlTCBBL. I«& 

foire de Loden en tant qn'obsemteor de la aiàuWté contem* 
poraine se d^age déjà, ce me semble, avec assez de netteté 
de toot ce qni précède. Avant dessarer de la dé6nir, je 
n'ai pins qn'à dire on mol de ses relatioas arec le christia- 
nisme. 



IV. 



Lndeii et les Chréûent. — Eésamé et et thM^itrt. 

Les croyances chrétiennes tenaient déjà one assez grande 
place dans le monde ao second siècle, poor ne poo%oir plos 
échapper toot-à-fait à Tattention d'on esprit corieox. En Orient 
particolièrement , les commonaotés de chrétiens étaient nom- 
breuses ; et Locien, qui avait voyagé en Syrie, en Cappadoce, 
dans le Pont, en Bithyoie. dans la province d'Asie, avait passé 
et repassé bien des fois à côté d'eox. D'aillears, depuis que les 
magistrats romains s'étaient vos obligés de s'occuper officiel- 
lement de cette religion encore obscure, on avait commencé à 
parler d'elle dans la société. Il était donc impossible qu'un 
homme qui avait des relations étendues et vari^ n'en eût pas 
quelque connaissance. 

Mais cette connaissance vague et superGcielle, qui était celle 
de tout le monde, a-t-elle suffi à Lucien , ou bien au contraire, 
sa curiosité une fois éveillée, a-t-il voulu en savoir davantage ? 
S'est-il instruit personnellement ? A-t^il noué des relations 
avec les chrétiens , et en fin de compte a-t-il été leur ami 
ou leur ennemi ? 

On attachait autrefois une grande importance à ce genre de 
questions. La raison en est facile à comprendre: c'est qu'on 
s'exagérait communément la rapidité de croissance du chris- 
tianisme. On se figurait la société impériale comme divisée en 
deux camps : d'un côté les païens, de l'autre les chrétiens ; et 
par suite on se représentait difficilement qu'un seul des grands 
écrivains d'alors eût pu rester indifférent. Il fallait qu'il fût ami 



196 CHAPITRE SIXIÈME. 

OU ennemi ; et lorsqu'on ne pouvait établir par des déclarations 
explicites de lui de quel parti il avait été, on interprétait son 
silence, on commentait ses moindres paroles, on voyait des 
allusions dans maint passage de ses écrits, en un mot on lui 
faisait dire ce qu'il n'avait jamais dit et on lui prétait des pen- 
sées dont il ne s'était jamais douté. C'est ainsi que Lucien, 
après avoir été traité par les scoliastes byzantins d'abord , et 
ensuite par un bon nombre de commentateurs, comme un adver- 
saire du christianisme, a été considéré par d'autres comme un 
allié secret de cette même croyance, et enfin dégagé tardive- 
ment, grâc« aux efforts d'une critique très-laborieuse, de la 
situation fausse dans laquelle l'avaient placé ces manières de 
voir tout opposées •. 

Aujourd'hui , ce serait perdre le temps que de revenir sur 
des discussions épuisées. Il est devenu évident pour tout esprit 
critique que Lucien ne s'est pas plus intéressé d'une manière 
spéciale aux chrétiens que la plupart de ses contemporains. 
Les prétendues allusions à des passages de l'ancien ou du 
nouveau Testament que l'on avait cru voir dans ses écrits se 
sont évanouies d'elles-mêmes dès qu'on ne les a plus regardées 
comme nécessaires. On a de plus en plus compris d'ailleurs 
que si Lucien avait voulu combattre les chrétiens, rien no 
l'empêchait de le faire ouvertement , et cette raison à elle 
seule a ruiné l'opinion qui attribuait fort subtilement à certai- 
nes de ses compositions, au Pérégrinus par exemple, une 
portée satirique fort différente de la véritable. 

Toutes les conjectures systématiques étant ainsi écartées, on 
se trouve en présence de trois ou quatre passages seulement où 



1. Je ne puis citer ici tout ce qui a été écrit dans un sens ou dans l'autn- 
sur ces questions. Voir en particulier les quelques lip:nes ajoutées par Leh- 
man n . dans son édition de Lucien (tome I), à la compilation de Reilz: m 
outre: Eichstadt, Lucianua num scriplis 8uis adjuvare reli'jionen} r/uis- 
tianam voluerit ^ lena , 1820; Burmeister, Commentatio qua Lucianum 
tcriptiê suis libros sacros irrisisse negatur, Gustrovia', 1843; Sommerbrodt. 
Ausgewœhlte Schriften des Lxtcian (Einleit., p. xxviii). 



LUCIEN ET LE SURNATUREL. 197 

Lucien fait mention explicitement des chrétiens. Dans V Alexan- 
dre, il nous les montre comme désignés par l'imposteur à la 
haine populaire en même temps que les Épicuriens, et cela 
évidemment parce qu'ils n'étaient pas moins rebelles que ces 
philosophes à son influence et aux superstitions qu'il cherchait 
à exploiter \ Dans le Récit de la mort de Pérégrinus, il fait 
une véritable description , singulièrement intéressante , des 
sentiments de solidarité, de tendresse charitable, de dévoue- 
ment fraternel qui animaient les communautés chrétiennes de 
Palestine, lorsque Pérégrinus en fît partie '. C'est là une page 
très-précieuse pour l'histoire morale de ce temps ; mais, relati- 
vement à Lucien, elle ne nous révèle rien que nous ne sachions 
déjà. Nous l'y voyons léger et moqueur, selon son habitude, 
s'étonnant comme toujours de la simplicité humaine et la 
tournant en ridicule, enfîn trop offensé dans sa raison des 
croyances naïves et populaires pour apprécier avec un sérieux 
suffisant les grandes vertus qu'elles suscitaient et auxquelles 
lui-même rendait témoignage. Les chrétiens lui paraissaient 
évidemment de bonnes gens, livrés à une douce folie, plus 
dignes en général d'une commisération un peu dédaigneuse 
que de haine, mais pourtant dangereux peut-être à certains 
moments, comme le sont tous les illuminés que la prudence 
humaine ne retient guère. 

Il est bien clair d'après tout cela que Lucien , considéré 
comme témoin et comme juge de la crédulité contemporaine, 
était loin d'avoir toutes les qualités qu'un tel rôle eût demandé. 
J'irai même plus loin, et je ne craindrai pas de dire qu'à mon 
avis, c'étaient justement les plus nécessaires qui lui man- 
quaient. Comme témoin, il n'était ni assez curieux ni assez 
impartial ; il dédaignait de regarder beaucoup de choses qui 
eussent mérité d'attirer son attention, et celles qu'il regardait, 
il ne les observait pas d'assez près ni avec un esprit assez 



1. Alexandre , 25, 38 

2. Pérégrinus , 11-17. 



198 CHAPITRE SIXIEME. 

dégagé. Comme juge, il avait le grand tort de condamner sans 
étudier, et il était absolu dans ses sentences , défaut ordinaire 
des gens légers. 

De là résulte que tout en ayant \écu dans un siècle plein de 
croyances éminemment curieuses, il ne nous en a signalé qu'un 
petit nombre, et encore ce signalement est-il fort incomplet. 
Hais cette part faite à la critique, il est juste de reconnaître 
que ses descriptions ont un relief et une vivacité qui leur don- 
nent un prix tout particulier. Sans être toujours justes par les 
sentiments qu'elles impliquent à l'égard des personnes ou des 
choses, elles sont vraies par une sorte de clairvoyance mali- 
cieuse qui dégage admirablement le ridicule essentiel. Ce sont 
des esquisses satiriques, dans lesquelles certains traits de cari- 
cature se mêlent à des parties de reproduction fidèle. Mais ces 
traits eux-mêmes, malgré ce qu'ils supposent de fantaisie ou 
de parti-pris, sont utiles en un sens , parce qu'ils rendent 
l'impression plus nette en accusant fortement ce qui doit être 
surtout remarqué. 

Passons à présent, sans quitter encore cet ordre d'idées, aux 
œuvres de pure satire. N'y étant plus narrateur ni témoin, 
Lucien s'y révèle à nous, dans la critique indépendante, avec 
une liberté qui est plus favorable à l'essor de ses qualités 
naturelles. 



CHAPITRE VII 



LUCIEN ET LES DIEUX. 



1. 



Attitude de Lucien vis-à-vis de la religion publique. — Abseuce de dessein 

arrêté dans ses satires religieuses. 

Au-dessus de la crédulité vague qui était si répandue au 
second siècle, et en dehors des croyances nouvelles , les unes 
éphémères, les autres destinées à vivre et à régner, il y avait 
une religion moitié hellénique, moitié romaine, toute faite 
d'anciens mythes , remontant par une tradition directe à la 
vieille poésie et aux légendes populaires, mais depuis longtemps 
pénétrée de philosophie et plus ou moins transformée par ce 
mélange. Cette religion était celle de TÉtat, et c'était aussi 
celle de Timmense majorité des esprits, dans les limites de 
l'Empire romain. N'ayant jamais été formulée dogmatique- 
ment, elle était, pour ainsi dire, insaisissable, quoique très- 
réelle et encore puissante. Toutes les dispositions morales, 
depuis la soumission absolue de l'esprit à une fable jusqu'à 
rinterprotation la plus subtile et la plus libre, étaient accep- 
fables pour clic. Criait là sa force et sa faiblesse tout à la fois. 
Elle ne provoquait guère de révoltes, parce qu'elle souffrait 
tout, mais elle courait toujours risque de se dissoudre peu à 
peu et de s'évaporer en quelque sorte dans les conceptions 
idéales de la philosophie. 



200 CHAPITRE SEPTIEME. 

Lucien était trop complètement incrédule pour se plier aux 
accommodements dMnterprétation fort à la mode alors parmi les 
philosophes. D'ailleurs il était tout autant en désaccord avec la 
théologie épurée de ceux-ci qu'avec les mythes poétiques. 
Bien loin donc d'être disposé à s'y réfugier comme dans un 
asile, il la considérait comme une construction aussi fragile que 
savante, et son humeur malicieuse, aiguisée par sa franchise 
naturelle, ne se prétait pas plus à en ménager les laborieux 
architectes qu'à respecter les poètes, passés à l'étal de révéla- 
teurs. 

C'est à ce besoin de moquerie, et non à un dessein de ren- 
versement, qu'il faut attribuer, selon moi, la guerre d'épi- 
grammes et de satires faite par lui aux dieux des poètes et à 
ceux des philosophes. Se représenter Lucien comme armé 
contre la religion publique, c'est en vérité altérer bien étran- 
gement les proportions vraies des choses. Aujourd'hui que 
nous voyons de loin le polythéisme gréco-romain comme un 
grand édiGce abattu depuis longtemps sur le sol, il nous semble 
qu'un esprit clairvoyant ne pouvait pas, au second siècle, en 
ébranler les appuis, sans avoir l'intention avouée ou secrète de 
contribuer à sa ruine. Erreur naturelle, peut-être, mais que la 
réflexion doit redresser. Il faut songer que Texpérience histo- 
rique d'hommes tels que Lucien était en réalité extrêmement 
bornée. N'ayant jamais vu naître ni ^lisparaître aucune grande 
religion, ils ne se faisaient point une idée nette des évolu- 
tions progressives de l'esprit humain. Par suite, le culte qu'ils 
avaient sous les yeux et dont les origines se perdaient pour 
eux dans la nuit des temps leur paraissait aussi durable que la 
civilisation même dont il faisait partie. Ils le voyaient s'ac- 
croître plutôt que diminuer ; de nouvelles fables , de nouvelles 
formes d'adoration s'ajoutaient aux anciennes, mais celles-ci 
ne disparaissaient pas pour cela. Les incrédules n'étaient alors 
dans le monde qu'une petite minorité, sans grande inilueuce ; 
leurs prédécesseurs, depuis Xénophane, avaient eu en somme 
si pou de succès qu'ils ne pouvaient guère s'en promettre 



LUCIEN ET LES DIEUX. 301 

un meilleur. A cet égard , Lucien nous a fait connaître 
lui-même très-nettement sa pensée. A la fin de son dia- 
li^e intitulé Doléances tragiques de Zeus, quand le maître 
des dieux , voyant sa cause perdue , exprime ses craintes , 
son fils Hermès le rassure: « Quel grand mal d, dit-il , «si 
» quelques hommes se laissent persuader par ceux qui ne 
» croient pas en nous I Le sentiment contraire n'en demeure 
9 pas moins ferme dans la foule ; nous avons pour nous la 
» majorité des Grecs, la multitude, et tous les barbares sans 
» exception ^ » Assurément c'était là, non pas une boutade, 
mais l'expression vraie de ce que pensait Lucien. 

Dès lors on comprend et sa hardiesse insouciante et le 
manque de suite de ses attaques. Si Lucien avait cru réel- 
lement que ses moqueries pouvaient mettre en danger la 
religion publique, aurait-il été aussi hardi? C'est là , j'en con- 
viens , une question indiscrète , que nous avons à peine le 
droit de poser, faute de moyens sûrs pour la résoudre. Toute- 
fois nous ne pouvons oublier qu'en somme Lucien a été offi- 
ciellement l'ami et l'allié de l'Empire , et que l'Empire se 
servait beaucoup de la religion pour se faire respecter. Je ne 
saurais croire, pour ma part, que le léger et brillant écrivain se 
fût senti si à l'aise pour parler et rire comme il le faisait, s'il 
avait entrevu , comme conséquence possible de ses railleries , 
un écroulement universel, et au-delà l'inconnu. 

Non, Lucien ne voulait pas détruire ce qu'il attaquait ; et, 
pour parler franchement, le plus probable est qu'il n'avait 
aucun dessein arrêté. Voltaire et ceux qui le secondaient pou- 
vaient, au dix-huitième siècle, se proposer un objet précis, non 
de supprimer le christianisme , — je ne crois pas qu'ils aient 
jamais visé à cela, — mais de le refouler assez pour que la 
liberté de pensée eût le moyen de s'affirmer dans le monde sans 
contestation *. Lucien, au second siècle, ne pouvait avoir une 

î . Doléances tragiques , 53. 

2. Correspondance avec d'Alembcrt, lettre 20. 



^ 



^02 CHAPITRE SEPTIEME. 

intention analogue vis-à-vis du polythéisme. Non-seulement 
celui-ci n'avait aucune des prétentions autoritaires qui furent 
plus tard celles du christianisme, mais de plus il était en 
réalité associé de la manière la plus intime à la notion même 
de la puissance publique, contre laquelle Lucien était moins 
disposé que personne à se révolter. 

Écartons donc absolument tout d'abord Tidée d'une entre- 
prise préméditée et consciente, dirigée avec suite vers un cer- 
tain but. Lucien s'est moqué des dieux, librement, gaiement, 
comme il faisait de toutes choses , sans autre motif que le 
plaisir de dire tout haut, avec sa verve et son esprit ordinaires, 
combien il les trouvait ridicules. Prévoir l'effet possible et 
lointain de ses railleries n'était pas dans ses habitudes. En 
réalité, il n'en a eu ni la pensée ni le souci. Ses écrits de 
satire religieuse ont été faits surtout en vue d'un public peu 
nombreux, préparé d'avance par son scepticisme à les goûter 
sans résene. Aucune \ue secrète de propagande ne doit y être 
cherchée. Lucien n'avait rien de l'apôtre ni du sectaire : c'était 
un homme d esprit qui s'amusait. 



II. 



I^s portes ♦.•t la théorie «le l'iDâpiration. — Les historiens et les lë«;en<le!ii. 

Toute religion a ses témoins. Ceux du polythéisme grec étaient 
les poètes d'abord, puis les historiens anciens, à demi poètes 
eux-mêmes, qui avaient perpétué les mythes locaux. Ces 
témoins divers avaient recueilli les traditions, tantôt les repro- 
duisant fidèlement, tantôt se laissant aller à les embellir on à 
les corriger. Tant (|ue la mythologie ronlinua de jaillir en (iiiil- 
que sorte spontanément de tous les points du sol hellénique, 
ils ne furent que les interprètes du sentiment et de Timagina- 
tion populaires. Quand les sources vives furent taries, leur 
rôle changea: et, grâce à la durée de leurs œuvres, ils resté- 



LUCIEN ET LES DIEUX. 203 

rent comme les gardiens et les défenseurs de tout ce trésor 
poétique et religieux. 

On comprend immédiatement par là comment Lucien, guer- 
royant contre les dieux mythologiques , se trouva naturelle- 
ment avoir affaire aussi à ces poêles et à ces historiens. En 
somme, c'était en grande partie sur la foi d'Homère et d'Hésiode 
que les Grecs croyants du second siècle admettaient pour vraies 
les fables relatives aux dieux. Ces poètes s'étaient crus inspirés 
par les Muses ; et depuis lors , celte idée d'une suggestion 
divine , ou pour parler un langage plus moderne , d'une révé- 
lation , dont ils n'auraient été que les instruments , avait pris 
corps dans la croyance commune. On se rappelle comment 
Platon , dans le Phèdre et dans ïlon , l'avait exprimée. Ce 
qu'il disait là dans son beau langage, la foule le sentait con- 
fusément et l'affirmait sans hésiter. 

Je m'imagine que Lucien venait de se heurter à une affir- 
mation de ce genre le jour où il écrivit sa Discussion avec 
Hésiode, ébauche de dialogue satirique, projet d'argumentation 
moqueuse à peine indi(|uéo , mais œuvre curieuse par la gravité 
des intentions. L'auteur se met lui-même en tête-à-tête avec 
le vieil aède béotien, et il l'interroge. Les Muses, à en croire 
Hésiode, seraient descendues vers lui des sommets de l'Héli- 
con. Que lui ont-elles donc appris (fu'il aurait ignoré sans 
elles ? En quoi consiste cette communication mystérieuse dont 
il se fait honneur? Lui ont-elles fait connaître l'avenir? 
Mais on ne voit pas dans ses poèmes (|u'il ait rien prédit, sinon 
qu'il ferait chaud en élé et froid en hiver, choses que le plus 
humble laboureur aurait pu annoncer sans le secours d'aucune 
déesse. En dehors de cola , le poète s'en est tenu à résumer 
les leçons de l'expinience. Que devitMit dès lors cette préten- 
due inspiration ? Et si elle ne lui a rien appris de particulier 
touchant les choses humaines, quelle raison de croire qu'elle 
l'ait mieux instruit des choses divines ? Que vaut en consé- 
quence la Théogonie ? 

A coup sûr , si Lucien , contrairement à l'opinion que 



304 CHAPITRE SEPTIÈME. 

j'énonçais tout à Theure, s'était proposé de battre en brèche 
régulièrement les croyances religieuses contemporaines, celte 
discussion si importante et si décisive aurait été reprise par lui 
sous mille formes et elle figurerait dans ses œuvres en maint 
endroit. Il n'en est pas ainsi , parce que chez lui c'étaient la 
fantaisie et l'humeur, non le raisonnement, qui décidaient de 
tout. En général, la discussion proprement dite, bien qu'elle 
ne manque pas dans ses satires religieuses, comme nous le 
verrons plus loin, semble pourtant avoir eu moins d'attrait pour 
lui qu'une fine et spirituelle parodie. Son véritable instinct 
était de marquer légèrement le ridicule , bien plus que d'argu- 
menter, quoiqu'il argumentât au besoin très-subtilement. 

Ce sont des parodies en effet , et des plus charmantes , 
que l'écrit Sur la déesse syrienne et V Histoire vraie. Il est 
vrai que l'auteur ne s'y enferme pas exclusivement dans la 
satire religieuse ; mais comme il y attaque l'autorité des 
poètes et des historiens, l'intention au fond est bien celle 
dont nous nous occupons en ce moment. 

La popularité d'Hérodote l'exposait tout particulièrement à 
la moquerie de Lucien. Par le charme de ses récits , par sa 
bonne foi , par sa persuasive simplicité, il était un des écrivains 
qui contribuaient le plus à maintenir d'anciennes fables en 
crédit et qui entretenaient dans les imaginations une sorte de 
docilité vague. Aussi est-il visé tout spécialement dans le récit 
Sur la déesse syrienne. Je m'explique cette œuvre , un peu 
énigmatique pour nous , en la considérant , ainsi que je l'ai dit 
déjà, comme une contrefaçon satirique du grand historien. 
Lucien ne l'attaque pas, mais, avec une ingénieuse adresse, il 
prend son air, emprunte ses formes de style, copie , pour ainsi 
dire, sa manière de penser , et , sous ce masque , raconte des 
merveilles et des fables. Jeu spirituel et instructif à la fois, dont 
l'intention serait sans doute lout-à-fait claire aujourd'hui 
encore , si nous connaissions les circonstances qui en ont 
suggéré l'idée à son auteur. En l'état actuel des choses , on ne 
peut , ce me semble , ni méconnaître la portée de cet écrit , ni 



LUCIEN ET LES DIEUX. 805 

insister , autant qu'il le faudrait peut-être , sur tout ce qu'il 
cache de malicieuse critique. 

V Histoire vraie ne nous met pas dans le même embarras , 
parse que la parodie , au lieu de s'y maintenir dans les limites 
d'une vraisemblance moqueuse , y est poussée hardiment jus- 
qu'à la plus folle fantaisie. Pour railler les inventeurs de fables, 
poètes ou historiens , Lucien , se sentant en veine de conter , se 
met lui-même à faire comme eux , mais après avoir pris soin de 
prévenir son lecteur qu'il va mentir sans se gêner i. S'il 
exécutait à la lettre ce qu'il annonce ainsi , son œuvre ne serait 
qu'un amusant exemple de ce que peut concevoir en fait de 
drôleries un homme de sens et d'esprit. Mais, en inventant , 
Lucien parodie , et c'est là ce qui fait la valeur satirique de ses 
récits. Ses extravagances volontaires ressemblent à quantité de 
choses qui ont été données pour vraies par d'autres , moins 
sincères que lui. Non qu'il me paraisse sage de chercher des 
rapprochements entre tous les détails de sa narration et tels ou 
tels passages de poètes ou d'historiens ; il est bien clair que 
Lucien , en se livrant ainsi à sa fantaisie , n'a pas voulu faire 
une œuvre de patience ni d'érudition ; il a profité de certaines 
réminiscences qui s'offraient à lui , il ne s'y est pas attaché 
servilement. Dans des écrits de ce genre , c'est l'intention 
générale qu'il faut considérer, parce qu'elle est la seule dont 
l'auteur lui-même ait clairement conscience. Or ici, il l'indique 
dès le début, et il la soutient jusqu'au bout. Il a vu que Ctésias, 
lambule , Hérodote , et beaucoup d'autres , exposaient, comme 
si elles étaient vraies, des choses merveilleuses, et l'envie lui 
a pris d'en faire autant. Il raconte donc à leur manière ; et , 
en les imitant , il se propose de faire sentir par la ressem- 
blance même des récits ce que vaut la confiance qu'on leur 
accorde communément. Son but est de faire rire de ce qu'il 
dit d'abord , et ensuite , par une conséquence nécessaire , de 
ceux qu'il parodie si joyeusement , et qu'on a le tort, suivant 
lui , de prendre beaucoup trop au sérieux. 

1. Histoire vraie ^ I, 1-5. 



Î06 CHAPITRE SEPTIÈME. 

Ces divers ouvrages nous montrent ce que Lucien pensait du 
respect dû aux grands noms de la littérature. Personne certes 
ne goûtait plus vivement que lui la beauté de la poésie homérique 
ou les grâces de la prose ionienne d'Hérodote ; mais personne 
d'autre part n'était plus exempt de cette sorte de piété littéraire 
qui devient une gène pour la franchise. Plein d'admiration pour 
le génie des grands écrivains , il ne se croyait nullement tenu 
de s'associera une vénération superstitieuse qui les aurait élevés 
au-dessus de l'humanité. Comme poètes , comme prosateurs , 
il les mettait à leur rang ; mais quand on alléguait leur autorité 
en matière de croyances , il en riait librement. 

Les accusait-il pour cela de mauvaise foi ? Un si grand mot 
ne lui serait guère venu à la pensée. Disons plus simplement 
qu'il se représentait très-mal leur véritable état d'esprit , de 
même qu'en général il ne comprenait guère ce qui lui était 
étranger. Pour lui, les anciens mythes étaient purement des 
fables , et il n'imaginait en aucune façon que ces fables eussent 
pu être , en un certain temps , l'expression poétique des 
sentiments et des opinions qui régnaient alors. 11 avait donc en 
réalité l'esprit tout aussi fermé à l'intelligence de l'ancienne 
mythologie que Voltaire à celle du moyen-âge, par exemple. 
Prenant les choses d'autrefois en elles-mêmes et les envisageant 
à son point de vue particulier , sans tenir compte le moins du 
monde de leurs raisons d'être historiques et morales , il les 
jugeait de la manière la plus légère et la plus inexacte dans 
leurs rapports avec le passé ; mais ce qu'il sentait vivement et 
justement , c'était combien elles étaient inconciliables avec le 
présent et avec l'avenir. Le mérite de ces écrivains moqueurs , 
qui marquent leur place dans l'histoire intellectuelle de 
l'humanité par la critique de ce qui les a précédés . n'est pas 
de bien apprécier les choses dont ils parlent, — ils les com- 
prennent fort peu, — mais de mettre en pleine lumière à certains 
moments les changements d'idées qui se font insensiblement 
dans le monde et dont le résultat éclate dans leurs railleries. 



LUCIKN ET LES DIEUX Iffl 



III. 



Les dieux jagés par eux-mêmes. — Di&loguea des dictix et Di&loguta marins. 
-» Différence entre les moqueries de Lucien et celles de la Ck)médle. 

La croyance à Tinspiration divine des poètes étant écartée et 
toute liberté ^interprétation étant rejetée , quelle figure 
pouvaient bien faire les anciens mythes ? Aujourd^bui que la 
science critique essaie de pénétrer de plus en plus dans les 
régions obscures où la pensée religieuse s'est développée à 
l'origine, le jour se fait sur ces conceptions primitives. Éclairées 
par la mythologie comparée , elles nous apparaissent comme 
diverses de sens et de provenance , les unes résultant spon- 
tanément des efforts du langage humain pour traduire les 
phénomènes naturels , les autres exprimant sous des formes 
transparentes soit des faits historiques ou réputés tels , soit de 
naïves hypothèses relatives aux forces qui régissent Tunivers. 
Quelle que soit leur origine . nous comprenons qu'elles ne 
peuvent être jugées d'après les règles ordinaires du bon sens ni 
de la morale , parce qu'elles ont leur nature propre, tout-à-fait 
étrangère à la réalité commune. 

On ne peut nier que cette mythologie n'ait été de bonne 
heure , dans l'antiquité, une cause d'embarras pour les esprits 
réfléchis. On voit des hommes tels que Pindare , Eschyle , 
Euripide , corriger la tradition , quand elle leur paraît incon- 
venante. Mais il est fort difficile de dire comment le vul- 
gaire conciliait sa croyance avec sa morale. Le plus probable 
est que, par une sorte de convention tacite , on ne réfléchissait 
guère à ces sortes de choses. Il y a bien des difflcultés 
théoriques qui auraient pu dans tous les siècles troubler beaucoup 
l'humanité , si elle les avait trop considérées; elle a eu en tout 
temps le bon esprit de les éluder en n'y pensant pas. 
Indifférence ou sagesse , comme on voudra , fort commode en 



208 CHAPITRE SEPTIÈME. 

tout cas, de quelque nom qu'on l'appelle. Quant aux esprits actifs 
et indépendants , qui forment Télite , ils n'ont jamais accepté 
cette convention pour eux-mêmes , et ils ont bien fait. Mais les 
uns, parmi eux, tout en refusant d'y souscrire pour leur compte, 
ont compris qu'elle avait son utilité pour le grand nombre ; les 
autres , tels que Lucien, plus moqueurs, plus impatients, et , 
il faut l'avouer aussi , jugeant les choses de moins haut , n'ont 
pu se tenir d'en montrer publiquement le ridicule. 

Or ce ridicule, une seule chose l'empêchait (U^pparaitre com- 
munément à tous les yeux dans les récits des poètes, acceptés 
comme objets de croyance ; cette chose , c'était la poésie elle- 
même, délicieuse et puissante tromperie , qui par son charme 
endormait la raison en même temps qu'elle captivait l'imagi- 
nation. Certes, si les vieux mythes n'avaient eu pour eux que 
la tradition populaire , ils n'auraient pas résisté aux progrès de 
la pensée. Mais ils avaient inspiré Homère et Hésiode, ils avaient 
rempli la poésie lyrique tout jgntière , et enfin la plus belle 
création du génie grec , la tragédie , n'avait vécu que par eux. 
Or toutes ces grandes œuvres, en se perpétuant, les perpétuaient 
nécessairement aussi comme une partie d'elles-mêmes. C'était 
donc au travers des conceptions poétiques qu'on les apercevait, 
c'est-à-dire épurés , transfigurés , agrandis et embellis par un 
art merveilleux. Tout ce que l'imagination de l'homme peut 
concevoir de plus grand et de plus beau servait ainsi de voile et 
de parure aux rêves chétifs et incohérents de son enfance. La 
noblesse des images , la grâce des sentiments , la sonorité des 
expressions et la magnificence des rhylhmes entouraient tout 
cela d'une sorte de nuage doré sur lequel les regards prévenus 
s'arrêtaient avec complaisance 

Que fallait-il faire pour dégager le ridicule obscurci par une 
si charmante illusion? Tout simplement écarter le voile et montrer 
les choses telles qu'elles étaient. Une fois la poésie supprimée , 
les inventions des premiers âfi:es , se révélant dans leur nudité 
à une société profondément différente par les idées et par les 
mœurs , ne pouvaient manquer d'exciter le rire ou de provoquer 



LUCIEN ET LES DIEUX. 209 

la pitié. Ce qui semblait grand et mystérieux chez les poètes 
allait paraître ainsi puéril et parfois même grossièrement 
immoral. Une grande partie des satires religieuses de Lucien, 
les Dialogues des dieux et les Dialogues marins , les Fêles 
de Cronos , le Promélhée , V Assemblée des dieux , ne sont 
pas autre chose qu'une spirituelle application de ce procédé 
satirique. 

Dans les Dialogues des dieux comme dans les Dialogues 
marins, Tauteur ne se montre pas lui-même et il ne se fait 
représenter par personne. Les dieux sont là entre eux ; ils n'ont 
pas d'adversaires présents ni absents; ils s'entretiennent 
ensemble , et ils sufGsent à se rendre ridicules. Ce qu'il y a de 
piquant , c'est que , dans ces entretiens, les données des mythes 
sont respectées par Lucien. S'il laissait croire qu'il a besoin de 
les altérer pour les tourner en comédies , il affaiblirait par là 
même l'effet de sa moquerie. Aussi a-t-il grand soin de les 
prendre tels que les poètes les ont faits , il ne change ni les 
détails de l'action ni le rôle des personnages ; tout au plus se 
permet-il de supprimer certaines choses secondaires et d'insister 
sur certaines autres ; mais son art consiste essentiellement à 
faire ressortir par l'entretien même ce que la poésie dissimulait 
aux imaginations. D'ailleurs son ironie est tantôt plus forte , 
tantôt plus légère , suivant la nature des sujets. 

Parfois elle se dissimule si finement sous les paroles échangées, 
qu'un regard inexpérimenté pourrait à la rigueur ne pas même 
l'apercevoir; elle y est pourtant, et bien spirituelle dans sa 
légèreté. Les Dialogues marins sont comme un exemple 
perpétuel de cette dérision presque imperceptible. Prenez-les 
au sérieux : ce sont des descriptions dialoguées, ou, si l'on veut, 
des scènes dramatiques, souvent pleines de grâce. Mais 
regardez-y de plus près : il n'en est pas un où l'intention sati- 
rique ne perce en quelque endroit. Voici par exemple Poséidon 
en conversation avec le fleuve Alphée: il l'a rencontré en 
train de traverser la mer pour se rendre auprès de son amante , 
la source Aréthuse. Écoutez-le s'informer en curieux de cet 

14 



210 CHAPITRE SEPTIÈME. 

amour étrange , el voyez avec quelle finesse la moquerie apparaît 
sous ses propos , comme à fleur de langage , sans se montrer 
jamais à découvert : 

Poséidon : « Que signifie cela , Alphée ? Quoi I seul de tous 
» les fleuves , après t'étre jeté dans la mer , tu ne mêles pas tes 
» eaux avec les siennes , comme font tous les autres , et tu ne te 
» reposes pas en te laissant aller dans son vaste sein ; au lieu de 
» cela , tout en la traversant , tu te contiens en toi-même , tu 
» préserves la douceur de ton onde , et , sans rien perdre de ta 
1) pureté, tu cours en toute hâte vers quelque lieu , je ne sais 
» trop lequel , en plongeant à la façon des mouettes et des 
» hérons. Je soupçonne que tu vas remonter à la surface 
» quelque part et te montrer là au jour de nouveau. » 

Alphée : « Affaire d'amour , Poséidon ; ne me presse pas de 
» questions. Tu n'as pas été sans aimer toi-même plus d'une 
» fois. » 

Poséidon : « Et qui aimes-tu , Alphée? Est--ce une femme, 
» ou une nymphe , ou Tune des filles de Nérée ? » 

Alpbée : a Non , Poséidon , je suis amoureux d'une source. » 

Poséidon : « Et cette source, en quel endroit conle-t-elle ? » 

Alphée : a C'est une source insulaire , une sicilienne ; on 
» l'appelle Aréthuse. » 

Poséidon: « Je la connais, Alphée, cette Aréthuse; elle 
» n'est pas laide en effet ; elle est même fort transparente , elle 
» sort de terre dans un endroit très-propre , et son eau brille , 
» au-dessus d'un lit de cailloux qu'elle laisse apercevoir , avec 
» des reflets argentés. » 

Alphée : « Ah I Poséidon , comme tu la connais bien I Voilà 
» celle auprès de qui je suis en train d'aller. » 

Poséidon : « Va donc , mon ami , et sois heureux dans ton 
» amour. Mais , dis-moi , où as-tu pu voir Aréthuse , puisque 
» tu es Arcadien , et qu'elle est, elle , à Syracuse ? » 

Alphée : « Je suis pressé , Poséidon , et voilà que tu me 
» retardes avec des questions oiseuses I » 

Poséidon : « Tu as raison ; va donc auprès de ta bien-aimée, 



LUCIEN ET LES DIEUX. 2ii 

» et là , sortant de la mer , unis-toi avec ta source dans un lit 
» commun , et devenez ensemble une seule et même eau '. » 

Qui ne sent , en lisant cela , avec quelle ingénieuse adresse 
Lucien s'amuse à faire ressortir , sans en avoir Tair , toutes les 
invraisemblances de la fiction ? Il y a même une question du 
dieu , à la fin , qu'il a soin de laisser sans réponse, afin de faire 
croire qu'elle n'en comportait pas , quoique la légende en eût 
inventé une , aussi satisfaisante après tout que peut bien l'être 
ane réponse de ce genre'. Voilà la seule espèce d'arrangement 
ou d'altération qu'il se permette en général dans ses Dialogues 
marins. Il ne travestit point les choses à proprement parler , 
mais il en change les proportions et par suite il en modifie 
l'aspect. Dans l'ensemble, la reproduction qu'il donne des vieux 
récits semble fidèle ; dans le détail , il n'y a , pour ainsi dire, pas 
une touche de son pinceau qui n'accuse un trait d'invrai- 
semblance ou de ridicule. 

Ce procédé en lui-même ne change pas d'une scène à l'autre ; 
mais l'ironie , qui en est l'essence, est loin d'être toujours aussi 
ménagée. Dans les Dialogues des dieux , elle me parait, d'une 
manière générale, plus forte , moins dissimulée que dans les 
Dialogues marins. Cela tient peut-être à ce que les personnages 
sont plus importants , les mythes plus considérables , et aussi à 
ce que l'écrivain n'a pas là , comme à l'arrière-plan , l'horizon 
naturellement poétique de la mer , qui l'invite à tempérer sa 
verve satirique par la grâce de l'imagination. 

Prenons le second de ces dialogues. Zeus a fait venir Éros 
devant lui, et il le réprimande avec colère. Ce qu'il lui reproche, 
c'est d'avoir fait de lui son jouet. Il en résulte que chacun de 
ses griefs , à mesure qu'il les énonce , retombe sur lui-même. 
C'est lui qui s'accuse , c'est lui qui énumère ses folies , ses 
aventures ridicules , ses galanteries innombrables et mer- 
veilleuses . c'est lui enfin qui tient à bien montrer quel sot 

1. Dialogues marina ^ 3. 

2. La fable d'Âlphée et d'Ârétliuse , comme chacun le sait , est racontée 
tont au long par Ovide , Métamorphoses , V, 494-640. 



313 CHAPITRE SEPTIEME. 

personnage il a joué dans ses bonnes fortunes. Ici la raillerie 
est encore ingénieuse sans doute , mais elle est en même temps 
bien acérée. 

Tu t'es moqué de moi si impudemment » , s'écrie le père 
des dieux, « qu'il n'est en vérité aucune forme dont tu ne m'aies 
» affublé bon gré mal gré. Tu m'as fait satyre , taureau , oie , 
» cygne , aigle. Et avec tout cela , pas une seule femme à qui 
» tu aies inspiré quelque amour pour moi ; jamais je n'ai pu me 
» dire que , grâce à toi , j'avais plu à une seule d'entre elles. Il 
» me faut user de sortilèges avec elles et me dissimuler bien 
» soigneusement ; si bien que les unes s'éprennent du 
» taureau , les autres du cygne , mais quant à moi , pour peu 
» qu'elles m'aperçoivent, elles meurent d'épouvante *. » 

Il y a des scènes même où la satire de Lucien, sous sa forme 
légère et enjouée , ne me paraît pas exemple d'une sorte de 
rudesse. C'est lorsqu'elle touche à quelques-unes de ces fictions 
hardies dont toute la beauté consistait dans un sens mystérieux 
entrevu sous des images à la fois vagues et saisissantes. Telle 
est par exemple celle de la naissance d'Athéna. On sait en 
quels termes magnifiques et vraiment religieux Pindare 
avait autrefois dépeint cette scène , dans sa VIP Olympique, en 
dissimulant les détails disgracieux sous l'éblouissante parure de 
sa description : — « C'est là d , disait-il , « dans la cité de 
ï Rhodes, que le grand roi des dieux versa les flocons d'une 
» neige d'or, lorsque par l'art d'Héphaeslos et par la force de sa 
» hache d'airain , Âthéna , s'élançant du front superbe de son 
» père , jeta dans l'espace une clameur immense ; un frisson 
» passa sur le ciel entier et sur le sein maternel de la terre '.» 
Évidemment de pareilles conceptions ne sont acceptables qu'à 
la condition d'être ainsi présentées ; et il est bien difficile de 
garder la mesure , dès qu'on les dépouille de leur beauté 
poétique. Je ne sais si tout l'esprit de Lucien suffit , dans le 



1. Dialogues des dieux y 2. 

2. Pindare, VII« Olymp., v. S4-S8 (éd. Christ. ). 



LUGJEN ET LES DIEUX. 213 

^^ 

dialogue qu'on va lire , à maintenir la distance ne'cessaire entre 
une agréable parodie et une simple caricature . 

HftPHÀESTOs : (c Que me veux-tu, Zeus? Je viens , comme tu 
» me Tas fait dire , avec une hache si bien affilée qu'elle 
» trancherait une pierre en deux d'un seul coup. » 

Zeus : a Bien , Héphaestos ; courage donc , et fends-moi la 
» tête en deux morceaux , en frappant de toutes tes forces. » 

Héphaestos : « C'est pour éprouver mon bon sens , Zeus , 
» que tu parles ainsi. Allons , sérieusement , que veux-tu que 
B je fasse ? » 

Zeus : « Je veux que tu fasses ce que j'ai dit : fends-moi le 
» crâne. Et si tu ne m'obéis pas..., tu sais par expérience ce 
» que peut ma colère. Voyons , assène-moi ce coup sans le faire 
» prier ; c'est trop de délais ; je meurs du mal d'enfant , je sens 
» des tiraillements qui me déchirent le cerveau. » 

Héphaestos: cZeus, réfléchis bien : n'allons pas faire quelque 
» sottise. Ma hache est fort tranchante , et elle ne te délivrera 
» pas à la façon d'Ilithye , ni sans effusion de sang. » 

Zeus : « C'est assez d'excuses , Héphaestos ; un bon coup 
» seulement , et n'aie pas peur ; je sais ce que je fais. » 

Héphaestos : « Je vais donc frapper , mais c'est bien malgré 
» moi. Enfin, puisque tu le veux, il faut obéir. prodige ! une 
» jeune fille tout armée I Quel mal, ô Zeus , tu portais dans la 
» tête 1 En vérité , je comprends à présent que tu fusses 
» tellement irritable: lu nourrissais une vierge sous la membrane 
» de ton cerveau ! Et quelle vierge I pas une pièce ne manque à 
» son armure I C'était un camp et non une tête que tu avais là 
» sans le savoir. Mais regarde : la voici qui bondit , elle danse 
» la pyrrhique , elle agite son bouclier , secoue sa lance et se 
» livre à je ne sais quels transports. Le plus étrange , c'est que 
» quelques instants ont suffi au plein épanouissement de sa 
» beauté ; la voilà dans toute la fieur de la jeunesse. Elle a les 
» yeux pers , il est vrai ; mais cela ne fait pas mauvais effet sous 
» son casque. Écoule , Zeus : pour prix de ta délivrance que j'ai 
» opérée, donne-la-moi. » 



2ii CHAPITRE SEPTIÈME. 

Zeus : <c Cela est impossible , Héphaestos ; elle veut rester 
» vierge ; autrement , si cela dépendait de moi , elle serait déjà 
» à toi. » 

Héphaestos : a Oh ! ton assentiment me suffit ; le reste me 
» regarde ; je vais Tenlever de force. » 

Zhus : « Enlève-la , si tu peux ; mais, crois-moi , ce que tu 
» désires est irréalisable ^ » 

Dans cette scène et dans celles que j'ai citées précédem- 
ment, c'est la puérilité de l'invention surtout que Lucien s'at- 
tache à faire ressortir ; mais conmie on l'a vu aussi , quand il 
trouve de plus l'occasion de bien faire sentir combien les 
mœurs attribuées aux dieux par la fable ressemblent peu à 
celles qui sont estimées parmi les hommes , il se hâte de la 
saisir et il excelle à en profiter. En résumé, les mythes, tels 
qu'ils apparaissent dans les œuvres en question, sont des contes 
d'enfants, mais des contes souvent licencieux et pleins de mau- 
vais exemples. Par cette intention générale, tous les Dialogues 
des dieux et tous les Dialogues marins se ressemblent, 
quelles que puissent être les différences de détail , dont j'ai 
essayé de donner une idée. 

Ce qui constitue leur ressemblance est aussi ce qui fait qu'ils 
diffèrent des scènes de la comédie classique, avec lesquelles ils 
offrent au premier abord d'assez frappantes analogies. Les 
poêles comiques, longtemps avant Lucien , et en particulier 
Aristophane, celui de tous qui nous est le mieux connu, 
s'étaient moqués fort librement , comme on le sait, des dieux 
des poètes, qui étaient aussi les dieux de l'État. Leur hardiesse 
avait excusé d'avance celle de Lucien ; aussi alléguait-il leurs 
exemples, quand il éprouvait le besoin de se justifier. Mais si, 
en apparence, il se conleulait de les imiter, en réalité il faisait 
tout autre chose. Si peu respectueuse que la comédie se fût 
montrée à l'égard des dieux , il ne semble pas , autant que 
nous pouvons en juger, qu'elle eût jamais cherché à faire naître 

! Dialogues des dieux, 8 



LUCIEN ET LES DIEUX. 215 

dans Tesprit de se8 auditeurs des doutes au sujet de leurs 
attributs essentiels. Elle s'amusait d'eux, parce qu'elle avait le 
droit reconnu de s'amuser de tout ; elle les présentait sous des 
aspects ridicules, elle leur prêtait par convention certains travers 
ou certains vices, elle étalait sans la moindre réserve la sottise 
des uns, la gloutonnerie ou le libertinage des autres , mais il 
étai^ admis que rien de tout cela ne tirait à conséquence : la 
comédie était en principe à la fois ivre et folle, et elle jouissait 
des privilèges de l'ivresse et de la folie. Pourvu qu'elle fît 
rire , on ne la rendait pas responsable de ce qu'elle disait. Au 
contraire, la satire de Lucien , toute plaisante qu'elle fût , se 
présentait au public comme une œuvre de réflexion ; c'était de 
la réflexion qu'elle était née et c'était à elle qu'elle s'adressait. 
Amuser n'était pour elle qu'un moyen : son but était de faire 
penser. Au fond , chacune de ses plaisanteries , jusqu'aux 
plus légères , était une objection , tandis que celles d'Aris- 
tophane, bien plus irrévérencieuses souvent, n'étaient pour- 
tant que des plaisanteries. La seule chose qui dissimulât 
quelque peu les intentions de Lucien dans les œuvres dont 
nous venons de parler, c'est que ces objections étaient mises 
ingénieusement par lui dans la bouche de ceux qui avaient le 
moins d'intérêt à les faire ; mais évidemment ce n'était là 
qu'une adresse et une grâce piquante de plus. D'ailleurs, 
s'il jouait ce jeu quelquefois , il était loin de s'y astreindre 
toujours. A côté des écrits de fine ironie, tels que les Dich- 
logues des dieux et les Dialogues marins, il en est d'autres 
où sa pensée se dégage avec une force de moquerie qui 
ne cherche aucunement à se dissimuler. 

IV. 

La satire en iéte-à-tcti* avec les «lieux. — FéUts <lo Cronos, Promet li^e , 

Assemblée des dieux. 

La comédie , dans ses plus grandes hardiesses , n'avait 
f^iiève engagé do raisonnements avec les dieux. Elle ne pou- 



216 CHAPITRE SEPTIÈME. 

vait le faire , puisqu'elle n'était ni incrédule , ni raisonneuse. 
Lucien , lui, avait plaidé avant d'écrire des satires ; il était 
naturel qu'il se souvint de son ancien métier alors même 
qu'il l'avait quitté , et qu'il profilât , quand l'occasion s'y 
prétait, d'une habileté acquise par lui dans la pratique et dans 
l'étude. De là toute une série d'oeuvres, les plus originales 
peut-être qu'il ait conçues et composées, où les dieux tien- 
nent plus ou moins la place d'accusés, et où l'accusateur 
est un personnage fictif , homme ou dieu lui-même , derrière 
lequel apparaît le satirique en personne. 

C'est ici que les griefs entrevus tout à l'heure sont pro- 
posés dans toute leur force. Nous parlions de la puérilité 
des fictions mythiques à propos des Dialogues des dieux 
qui la faisaient voir à tout moment si ingénieusement. Mais 
veut-on en quelque sorte la toucher du doigt? Qu'on relise, 
dans les Fêtes de Cronos^ la justification indignée du vieux 
Titan. Son prêtre, profitant, comme le Dave d'Horace, de la 
liberté des fêtes, tAStis libertate decembri, lui a posé fami- 
lièrement quelques questions au sujet des légendes , si peu 
honorables pour lui, qui ont cours parmi les hommes. Que 
faut-il penser de toutes les actions que les poètes lui ont 
attribuées ? Est-il vrai , comme on le dit , qu'il ait dévoré 
ses enfants, et doit-on croire qu'il ait été assez sol et assez 
glouton pour avaler une pierre substituée adroitement par 
Rhéa à son dernier-né? Cronos, tout bonhomme qu'il est, 
se fâche de s'entendre accuser de la sorte ; et le voilà qui 
se met à réfuter ces misérables calomnies , à discuter avec 
passion contre tant de mensonges accumulés. Il n'a guère 
de peine à montrer que tout cela n'est qu'un tissu de 
fables aussi monstrueuses qu'absurdes ; et alors il raconte 
comment les choses se sont passées , par quelles raisons , 
toutes naturelles , étant vieux et fatigué , il a remis à son 
fils le fardeau des affaires ; telle est la vérité, et c'est aussi 
tout ce qu'il veut dire pour cette fois. Force est donc au 
prêtre de s'en contenter, et il s'y résigne aisément, puisque 



LUCIEN ET LES DIEUX. 217 

les confidences même restreintes du dieu sont déjà de 
nature à éclairer ses amis sur la valeur des fables en 
général *. 

Dans le même genre, mais avec bien plus de force, le 
dialogue intitulé Prométhée ou le Caucase nous offre une 
vigoureuse revendication des droits de la raison et de la 
morale contre des fictions à demi barbares. Prométhée est 
pour Lucien ce que Eschyle Ta fait , Tami dévoué des hommes^ 
leur bienfaiteur , puni par la jalousie et la défiance du dieu 
suprême ; seulement, tandis que sa protestation, chez le poète 
tragique , grandit son adversaire alors même qu'elle le défie 
et Tinsulte, la raillerie impitoyable qui en tient lieu chez 
le satirique ne tend au contraire qu'à le rapetisser. Zeus 
n'est plus un maître orgueilleux , un vainqueur irrité et 
intraitable, c'est un grand enfant, violent et méchant, qui 
n'a ni raison ni dignité. Hermès , qui veut le défendre , 
l'accuse lui-même à son insu en rappelant à Prométhée ses 
prétendus crimes , la fraude dont il a usé dans le partage de 
la victime, la création des hommes, l'enlèvement furtif du 
feu. Tous ses reproches deviennent autant d'arguments dans 
la bouche de Prométhée. Quoi I le roi des dieux , celui qui 
devrait être la sagesse même, se met en colère parce qu'il 
s'est laissé duper comme un enfant et parce qu'il a eu dans 
le repas la moins bonne part I Un peu de savoir-vivre , à 
défaut de raisons plus sérieuses , suffirait pourtant, sinon à 
un dieu, du moins à un homme, pour se mettre au-dessus 
de ces petitesses. On plaisante parfois entre convives, mais 
un homme bien élevé ne s'en fâche jamais : « E^çt quel- 
» que offense a lieu à table , on la tient pour un jeu et on 
» laisse sa colère dans la salle du banquet. Mais garder son 
» courroux jusqu'au lendemain et entretenir de vieilles ran- 
» cunes, en vérité, voilà qui ne convient guère à un dieu ni à 
» un roi ' I » 

1. Féies de Cronos ^ 6-9. 

2. Prométhée, 8. 



il8 CHAPITRE SEPTIÈME. 

Alors, avec une intraitable logique, Prométhée pousse son 
argumentation en véritable orateur : 

« Allons plus loin, Hermès, aggravons les faits, et suppo- 
» sons qu'on eût dérobé à Zeus, non pas la plus grosse part , 
» mais la victime tout entière. Eh bien I fallait-il pour cela , 
d comme on dit, bouleverser le ciel et la terre, imaginer des 
D chaînes, inventer des supplices, remuer le Caucase depuis la 
9 base jusqu'au sommet , lâcher des aigles dans les airs et 
» déchirer le foie d'un malheureux ? Ah ! prends garde que 
» toutes ces violences n'attestent surtout combien ce dieu qui 
» s'emporte a l'âme petite, combien il est simple d'esprit et 
» combien peu maître de lui-même. Qu'aurait-il donc fait, je 
» te prie, si on lui eût dérobé le bœuf tout entier, puisqu'il 
» se livre à de telles fureurs pour quelques morceaux de viande? 
» Certes, il y a plus de douceur et de pitié dans Tâme des 
» hommes , bien que le contraire pût sembler naturel et 
» qu'ils eussent quelque droit d'être plus irritables. Il n'en 
» est pas un seul qui voudrait mettre en croix son cuisinier 
» pour avoir trempé le doigt dans le bouillon et l'avoir léché, 
» ou encore pour avoir croqué un petit morceau de viande en 
» la faisant rôtir ; ce sont là des choses qu'ils ont coutume 
» de pardonner. Et, à supposer qu'ils se fâchent, ils donnent 
» à leur esclave un coup de poing ou un bon soufflet , 
» mais personne chez eux n'a jamais été supplicié pour de 
» telles misères*. » 

C'est avec ce mélange de comparaisons familières et de 
fortes vérités que le Titan raisonne jusqu'au bout. De même 
qu'il a réfuté le premier grief, il réduit à rien les deux autres. 
On lui reproche d'avoir créé les hommes; mais, s'il n'y avait 
pas d'hommes, que seraient les dieux? Comment auraient- 
ils le sentiment de leur propre puissance sans le contraste de 
cette faiblesse ? Et d'ailleurs, par quelle étrange contradiction 
accusent-ils si fort la race des mortels , quand on les voit 

I. Prométhée. 9. 



LUCIEN ET LES DIEUX. 219 

contracter avec cette race des unions adultères et rechercher 
si ardjemment ses hommages ou ses sacrifices? Quant au 
feu qu'il a déiobé , quel grief prélend-on élever contre 
lui à ce propos ? Les dieux en jouissent-ils moins , depuis 
que les hommes en profitent également ? — « C'est de 
» Tenvie toute pure , que de vouloir garder pour soi un 
» avantage qu'on peut communiquer sans en rien perdre à 
voeux qui le demandent; et pourtant, il faudrait qu'étant 
» dieux ils fussent bons et dispensateurs des biens , et par 
» dessus toute chose étrangers à tout sentiment envieux ^ » 
D'ailleurs les dieux n'ont pas besoin du feu , puisqu'ils n'ont 
besoin de rien ; mais le feu est indispensable aux hommes, ne 
fût-ce que pour faire fumer les autels ? 

Les raisons se pressent dans le discours de Prométhée ; elles 
se succèdent avec une rapidité et une véhémence qui saisissent 
l'esprii. Point de raisonnements compliqués, mais une verve de 
bon sens et d'honnêteté dont l'effet est grand. Jamais encore, 
en Grèce , on n'avait mis en lumière avec tant de droiture , 
tant de force et tant de netteté ces quelques idées aussi sim- 
ples qu'irréfutables. L'humanité change et s'améliore par la 
civilisation ; à quel titre la rudesse primitive voudrait-elle 
s'imposer à une société qui s'est fait un idéal de raison indul- 
gente? Était-ce un dieu possible pour des contemporains de 
itfarc-Aurèlc, que ce Zcus brutal, sans honneur et sans pitié? 
On ne pouvait le supporter qu'en oubliant ce qu'il était ; rap- 
peler ce que l'antiquité avait dit de lui , c'était l'exposer au 
mépris de tous les hommes pensants. — « Prométhée, » 
disait Hermès à la fin du dialogue, «en faisant semblant de te 
» défendre, tu as terriblement accusé Zeusl » 

Un autre accusateur , non moins redoutable que le vieux 
Titan, c'est celte sorte de dieu toujours moqueur et mécontent, 
ce Momos qui figure dans ï Assemblée des dieux et que nous 
retrouverons bientôt ailleurs. LAssemblée des dieux est 

1. Promèihèc , 18. 



220 CHAPITRE SEPTIÈME. 

l'œuvre la plus complète de Lucien dans Tordre d'idées que 
nous étudions en ce moment. Là , il ne prend plus à partie tel 
ou tel mythe isolément, il les raille tous à la fois; car ce qu'il 
attaque, c'est ce qu'on pourrait appeler le procédé mytholo- 
gique de l'esprit humain. Les dieux anciens ont eu l'impru- 
dence de murmurer contre l'intrusion des dieux nouveaux ; ils 
se sont plaints à Zeus qu'on faisait trop de dieux , que 
l'Olympe était envahi et encombré, que l'ambroisie et le nectar 
allaient manquer , et Zeus , inquiet lui-même , désireux 
de prévenir la disette et de défendre ses privilèges, a convo- 
qué une assemblée générale pour écouter les plaintes et en 
délibérer. La question qui se pose, c'est donc celle du droit 
qu'ont les dieux à être reconnus pour tels, par conséquent 
celle de la légitimité de tous les mythes religieux et de tous 
les cultes existants. Il est vrai qu'elle semblera se restreindre 
dans la composition de Lucien, puisqu'il y aura des dieux 
incontestés ; simple apparence, car Momos est là pour toucher 
rudement à ce qui est mis pourtant hors de la discussion. 

Terrible parleur , qui ne peut , comm3 il le déclare tout 
d'abord lui-même, s'empêcher de dire la vérité, et que rien 
n'arrête ni ne déconcerte. A peine a-t-il la parole, qu'il com- 
mence à signaler un par un ces étrangers qui ont envahi 
l'Olympe depuis les temps les plus reculés. Il est vrai qu'il 
laisse de côté les grands dieux, mais non leurs familles ni les 
cortèges bizarres qu'ils ont amenés à leur suite. Voici Dionysos: 
sa mère était barbare; et quels sont ses compagnons? des 
Pans, des Satyres, des Silènes; honorable société pour les 
dieux ; des êtres monstrueux, qui tiennent de la bête plus que 
de l'homme ! Ce n'était pas encore assez : Dionysos a mis dans 
le ciel ses amantes , Ariane, Érigone ; puis , comme celte der- 
nière avait un petit chien qu'elle aimait à la folie, il a fallu 
faire place au petit chien. Ici, soudain écart de Momos : il 
s'en prend à Zeus lui-même. C'est lui surtout, lui, le maître 
des dieux, qui, par ses fantaisies amoureuses, a peuplé le ciel 
de bâtards; les autres dieux, — et même les déesses, — ont 



LUCIEN ET LES DIEUX. 2il 

ensuite pris exemple sur lui. Zeus défend expressément 
qu'on parle de Ganymède : soit ; mais que dire de l'aigle ? 
Est-il bien décent qu'un oiseau de proie siège au milieu des 
Immortels? El pourtant, tout cela pourrait encore s'excuser; 
ce qui dépasse toute mesure, c'est l'invasion des dieux de 
rOrient, Attis le Lydien , Corybas et Sabazios de Phrygie , 
Mithras le Mède, un vrai barbare , stupide, qui ne sait pas un 
mot de grec et qui ne comprend même pas lorsqu'on boit à sa 
santé. Enhardis par de tels procédés, les Scythes ont fait un 
dieu de Zamolxis. Pourquoi pas? Les Égyptiens n'avaient-ils 
pas d'avance autorisé tous les excès en ce genre ? Et là-dessus , 
voilà Momos qui se met à apostropher, avec une insolence 
comique, les dieux à tête de chien et le taureau de Memphis. 
Quant aux ibis, aux singes et à toute cette engeance, c'est 
pure honte que de les supporter. Pour compléter la bouffon- 
nerie, n'a-t-on pas imaginé de mettre à Zeus lui-même des 
cornes de bélier ? Une véritable manie d'adorer et de diviniser 
s'est répandue par le monde : Trophonios et le parricide 
Amphiloque ont des oracles qui font oublier ceux d'Apollon. — 
a Aujourd'hui », s'écrie l'audacieux orateur, « il n'est pas une 
» pierre, pas un autel qui ne rendent des oracles, pour peu 
j» qu'on les ait frottés d'huile, ornés de couronnes, et qu'un 
» charlatan quelcompie, comme il y en a tant, se trouve là 
» pour les mettre en valeur. Voici que la statue de l'athlète 
» Polydamas guérit les fiévreux à Olympie, celle de Théagène 
» fait des miracles à Thasos , Ilion sacrifie à Hector, et, de 
» l'autre côté du détroit , la Chersonèse sacrifie de même à 
» Protésilas. Seulement, depuis que nous sommes tant de 
» dieux, il y a plus de parjures et de sacrilèges que jamais et 
» on nous méprise avec raison *. » Enfin à toutes ces divinités 
de fantaisie , il faut encore ajouter celles que fabriquent les 
philosophes, la Vertu, la Nature, la Fatalité, la Fortune, noms 
abstraits et vides dont ils font des êtres vivants et qu'ils adorent. 

1. Assemblée des dieux ,12. 



n-} CHAPITRE SEPTIEME. 

Pour remédiera ce mal, Momos propose un décret que Zeus 
accepte de sa pleine autorité, en se gardant bien de le mettre 
aux voix. Une commission d'enquête est nommée, et tous les 
dieux devront faire la preuve de leur divinité. Les intrus seront 
ainsi reconnus et renvoyés honteusement dans leurs tombeaux, 
comme de simples mortels qu'ils sont. 

Cette amusante diatribe a par moments, comme le Promis 
thée , une véhémence dans l'ironie qui touche à l'éloquence. 
A chaque mot on y sent la révolte du bon sens et de la dignité 
humaine contre la perversion du sentiment religieux. En outre, 
Lucien, en rapprochant tous ces exemples de la superstition 
vulgaire , en la montrant constamment à l'œuvre chez tous les 
peuples et à travers les siècles, nous invite et nous contraint 
même en quelque sorte à tirer de là une idée générale. 11 est 
vrai qu'il ne Ténonce pas lui-même, il se contente de la sug- 
gérer : simple différence de manière , qui ne change rien au 
résultat. Les dieux barbares sont les plus maltraités , mais 
quelle dissemblance essentielle y a-t-il au fond entre les dieux 
barbares et les dieux grecs ? Si les uns sont l'œuvre de la super- 
stition pure, quelle est la légitimité des autres ? Ceux-là sont , 
il est vrai, plus rudes, plus grossiers; mais ceux-ci sont-ils 
exempts de ridicules et de vices ? On voit jusqu'où vont les 
doutes et les réflexions ainsi suscités ; d'une mythologie on 
passe à l'autre , des inventions réputées puériles à celles qui 
ont un renom de poésie et de sagesse ; en réalité, c'est la 
mythologie elle-même qui est attaquée , c'est-à-dire tout 
l'ensemble des conceptions poétiques dont l'esprit humain a 
usé pour donner une forme à la notion de la divinité. 

Une chose essentielle resterait pourtant douteuse après la 
lecture de ces écrits, s'ils étaient parvenus seuls jusqu'à nous : 
on pourrait se demander si l'auteur y critiquait seulement les 
altérations de l'idée de Dieu , ou s'il visait cette idée elle-même 
au travers de ses déformations. Un déiste convaincu aurait pu 
écrire tout ce que nous venons de passer en revue ; et il semble 
même qu'il aurait trouvé dans sa conviction un encouragement 



LUCIEN ET LES DIEUX. HZ 

de plus à tourner en ridicule des conceptions propres à la 
compromettre. Les moqueries des premiers écrivains chrétiens 
contre les dieux du paganisme ne diffèrent pas notablement de 
celles qui précédent : Lucien a été quel(juefois pour eux un 
modèle et un allié. Donc, de tout ce que nous avons cité, il 
n'y aurait rien à conclure au sujet des intentions réelles de 
Tauteur : c'est ailleurs qu'il faut les chercher, dans celles de 
ses œuvres où il s'attaque, non plus aux fictions Religieuses des 
poètes, mais à la théologie des philosophes. 



V. 

Lacien et la théologie philosophique. — Les Aveux forcés de Zens: la 
destinée et rintervention des dieux dans les choses humaines ; oracles, 
prières. — La providence divine : Doléances tragiques de Zens. — 
Doctrine épicurienne du hasard. 

L'ensemble d'idées que l'on a quelquefois appelé, fort 
improprement d'ailleurs, religion naturelle, avait été constitué 
dans l'antiquité noti par un philosophe, ni par une école, mai.< 
par les efforts communs des principales sectes philosophiques 
depuis Socrate. Il pouvait bien y avoir sur des points impor- 
tants de cette doctrine de graves dissentiments entre les écoles ; 
elle n'en subsistait pas moins dans ses lignes principales , 
comme une croyance raîsonnée qui distinguait l'homme réputé 
pieux de celui qu'on qualifiait d'athée. Cette croyance, nécessai- 
rement vague puisqu'elle se conciliait avec des systèmes très- 
/ divers, comportait en premier lieu, comme idée essentielle, la 
notion d'une intelligence suprême établissant et maintenant 
l'ordre dans le monde, et en second lieu, comme idée secon- 
daire se prêtant à plusieurs sortes d'interprétations, la recon- 
naissance de l'utilité d'un culte ; enfin des opinions plus ou 
moins flottantes au sujet de la survivance des âmes s'y adjoi- 
gnaient ordinairement. Les Stoïciens étaient avec les Platoni- 
ciens les représentants par excellence de cette théologie. Parmi 



tiA CHAPITRE SEPTIÈME 

les autres grandes écoles, il n'y avait guère que les Épicuriens 
qui fussent, comme je l'ai rappelé déjà , tout-à-fail en dehors 
d'elle. Ils reconnaissaient , il est vrai, l'existence des dieux; 
mais ces dieux n'intervenaient en rien dans le gouvernement du 
monde; pour eux, c'était le Hasard (Tii^fy]) qui régnait seul 
dans l'univers, l'homme par conséquent ne dépendant que de 
cette puissance aveugle et de lui-même. Si je rappelle ici ces 
idées bien connues, c'est qu'elles forment comme le fond sur 
lequel se joue la pensée critique de Lucien dans les écrits dont 
j'ai à parler. Nous allons, en effet, passer en revue maintenant 
toute une série de négations de plus en plus complètes et 
hardies. 

L'idée de la destinée appartenait à la fois aux poètes et aux 
philosophes. L'ancienne poésie , depuis Homère et sans doute 
avant lui , avait parlé d'un destin (Moîpa) plus puissant que 
les dieux eux-mêmes. La philosophie , venue plus tard , avait 
recueilli cette idée en l'adaptant à ses théories , elle en avait fait 
la doctrine d'un ordre éternel , conçu par l'intelligence divine 
et s'imposant à elle comme sa loi . C'est donc à la fois aux poètes 
et aux philosophes que Lucien s'attaque dans ses Aveux forcés 
de Zeus*. 

Cyniscos est en conversation avec ce dieu ; il ne lui demande 
ni biens , ni honneurs , ni rien de semblable , mais simplement 
une réponse nette à quelques questions qu'il éprouve le désir 
de lui poser. Zeus y consent , sans prévoir à quel danger il 
s'expose. Et tout d'abord , Cyniscos lui fait déclarer que la 
puissance des Mœres ou Parques est absolue , et que leurs 
décrets s'accomplissent toujours sans que rien puisse en modifier 
l'effet en quoi que ce soit. Zeus l'avoue sans difficulté , 
n'apercevant pas qu'il se condamne ainsi lui-même à n'être plus 
qu'une apparence de dieu. 

Avant de le lui prouver , son interlocuteur aurait bien , s'il 

t . Sar la Destinée stoTcieDne , qae Lucien a surtout en vue dans tout ce 
dialogue, consulter Zeller, Op. cit.., 3* partie, l'* section, ch. I, h (p. 157 
de la 3* éd.); voir aussi Aulu-6eUe , VII, 2, 3. 



LUCIEN ET LES DIEUX. 225 

s'y prétait, une petite difficulté préalable à résoudre. On parle 
communément des Mœres ou Parques (Moïpai) , de la Destinée 
[Eifiopijhri) , enfin du Hasard (Tu^y)) ; sont-ce là trois puis- 
sances distinctes , comme semble l'indiquer la différence des 
noms qui les désignent ? Dans ce cas, quelle est celle des trois 
qui gouverne ? Mais Zeus estime qu'il ne faut pas sonder ce 
mystère , et Cyniscos après tout n'y tient que médiocrement : ce 
n'est là qu'un détail , il n'y insiste pas. 

Voici le point délicat: si les Mœres ou la Destinée ou le 
Hasard gouvernent tout , il est assez évident que les dieux ne 
gouvernent rien , quoi qu'on en dise vulgairement ; et alors, à 
quoi bon les sacrifices , à quoi bon les prières ? C'est là 
évidemment une des idées capitales de l'ouvrage ; vieille et 
redoutable objection, que Lucien n'invente pas, mais qu'il prend 
ici à son compte. Zeus essaie d'abord d'y répondre , comme font 
beaucoup de gens embarrassés , en donnant des gros mots pour 
des raisons. Mais il a beau traiter l'audacieux questionneur 
d'épicurien , celui-ci ne se tient pas pour battu : il se contente 
de protester qu'il n'est d'aucune secte , qu'il aime seulement à 
voir clair dans ses idées , et il en revient à sa question. 

Cette fois , le dieu s'avise d'un expédient. — « Sans doute , 
» ditF-il, les dieux ne peuvent pas changer les arrêts de la destinée; 
» mais, si on les prie, si on leur offre des victimes, ce n'est pas 
» pour qu'ils modifient le cours nécessaire des événements : 
» c'est parce que l'homme, étant faible, se sent obligé d'honorer 
» en eux une nature supérieure. » — Ainsi la prière est réduite 
à n'être qu'un hommage. Nous reconnaissons là l'idée des 
Stoïciens qui la considéraient comme un acte par lequel l'homme 
essayait de se conformer à l'ordre éternel des choses*. Toutefois 
ce n'est pas aux Stoïciens que répond Cyniscos en réfutant 
l'argument de Zeus , c'est bien plutôt aux poètes. Il sait la 
chronique scandaleuse de l'Olympe, et il s'en sert pour rabattre 
ces prétentions orgueilleuses des dieux à une soi-disant 

1. Épictète. Manuel, 31, 1. 

15 



m CHAPITRE SEPTIÈME 

piTfectlon, si peu Rianifestée dans leurs actions. Sont-ils donc 
telIcQient aupôrieurs ^ux hommes , ces immortels qui se 
querellent à loul propos , (|ui s'enchainent mutuellement et qui 
se livrent des coiphats furieux à la suite des<]uels les vaincus 
sont mis au supplice ? Ces allusions indignent Zeus ; mais 
que peut-il faire ? Ses menaces sont vaines , puisqu'il oe saurait 
agir librement , asservi qu'il est à la Destinée. Bon gré mal 
gré , il en revient à la philosophie , et renonçant i défendre 
Texcellence des dieux d'après la mythologie , il essaie du moins 
de définir plus clairement leur rdie d'après la raison. I^ 
Destinée , suivant lui , décide , mais ce sont les dieux qui 
ex^cytent ; en outre , étant instruits de ce que la Destiné^ a 
réglé d'avance, ils le font connaître aux hommes par la divination. 
Ici encore , sans user précisément des formules stoïciennes, c'est 
aM, stoïcisme que Zeus emprunte ses moyens de défense. Oa 
sait comment les Stoïciens identifiaient la volonté des dieux avec 
la Destinée, et quelle importance ils attachaient à la divination, 
considérée comme une des plus fortes preuves de la providence 
dans les choses particulières. 

C'est à propos de ces idées que Lucien , sous le nom de 
Cyaiscos, donne le plus librement carrière à sa verve moqueuse. 
Quel beau rôle pour les dieux que d'être les instruments de la 
Destinée, comme le rabot est rinslriimenl du menuisier ! Et la 
di>iaation, de quelle utilité est-elle aux tiommes. si l'avenir e<i 
immuable? D'ailleurs, qui ne connaît les é(|uivoques des oracles ? 
Le plus souvent , au lieu d'éclairer ceux qui hésitent , ils ne 
font qu'accroître leur embarras. Pour parler franchement , les 
oracles sont une duperie. Quant à cette providence divine , 
qu'ils sont censés manifester , où se révèle-t-elle dans le monde, 
puisque tout y va de travers ? Aristide le juste est condamné ; 
Phocion , non moins intègre , est mis à mort ; le sage Socrate 
boit la ciguë ; de tout temps on a vu prospérer les méchants et 
d'honnêtes gens être accablés de maux. Zeus n'essaie pas de 
contester c^s faits ni de les interpréter ; il n'a pas recours aux 
arguments classiques qu'on opposait dans l'école à ces objections 



LUCIEN ET LES DIEUX. 221 

bien connaes. Sa réponse, c'est qne , dans une autre vie, une 
juste distribution de biens et de maux compensera ces inégalités 
révoltantes. Cette autre vie , Cyniscos n'y croit guère , mais il 
admet qu'elle soit réelle : comment punir ou récompenser des 
actions qui étaient réglées d'avance par la Destinée ? Si tout est 
nécessaire , les hommes ne sauraient être tenus pour respon- 
sables. Grosse question , qui surgit ainsi toul-à-coup. Elle n'est 
qae posée , et non discutée. La patience de Zeus est à bout et 
ses arguments sont épuisés. Ne pouvant faire taire son inter- 
locuteur , il prend le parti de le laisser seul , et il s'en va tout 
simplement. Cyniscos est ainsi réduit au silence , ce dont il 
se console comme s'était consolé en pareil cas le prêtre de 
Cronos , en pensant qu'après tout il a obtenu déjà assez 
d'aveux pour une fois : « D'ailleurs , ajoule-t-il , il était sans 
» doute selon la Destinée que je n'en apprisse pas davantage. » 
On avouera qu'il est difficile de toucher à plus de choses en 
peu de mots, que Lucien ne l'a fait dans ce dialogue D'argu- 
mentation proprement dite , il n'y en a guère , non plus que 
d'effort personnel d'invention en ce qui concerne les idées. Les 
objections de Cyniscos sont de celles qu'on pouvait alors 
entendre partout et qui dataient de plusieurs siècles ; les 
réponses de Zeus sont une vague et faible réminiscence des 
raisonnements stoïciens. En fait , cela ne pouvait passer pour 
une discussion sérieuse , et Lucien certes ne s'est jamais fait à 
lui-même l'illusion de le considérer comme tel. Mais il faut 
songer qu'il ne s'adressait pas aux raisonneurs. Son but, quand 
il écrivait de pareilles choses, était avant tout, ne l'oublions pas, 
de se donner satisfaction à lui-même et d'amuser un public 
assez restreint qui pensait comme lui : il n'avait pas à convaincre 
ses auditeurs , mais uniquement à leur mettre sous les yeux, 
de manière à les faire rire , la faiblesse des raisons de leurs 
communs adversaires. Pour ce qui était des indécis ou des 
indifférents qui pourraient l'entendre ou le lire , Lucien ne se 
proposait point de leur donner des raisons décisives en faveur de 
son incrédulité ; il lui plaisait seulement de provoquer leurs 



ti» CHAPITRE SEPTIÈME. 

i-éflcxions par de vives attaques , de les surprendre brusquement 
par le tour nouveau et piquant donné aux vieilles objections , 
en un mot de les arracher à leur apathie et de les faire penser. 
Son écrit était plutôt une excitation qu'une démonstration. 

Les idées qui en faisaient le fond, sans être nulle part 
formulées avec précision , se réduisaient en somme à une 
négation essentielle, d'où découlaient une série de négations 
accessoires. Il est clair que Tauteur du dialogue précédemment 
analysé ne croit pas à l'enchaînement nécessaire des choses, ni 
par conséquent à Tordre universel. Il estime que tout dans le 
monde procède du hasard ; par là même, il supprime toute idée 
de relations à établir entre l'homme et une providence divine 
qui prendrait soin de lui. 

Cette notion de providence , étant comme le fondement de 
la théologie socratique et stoïcienne , se trouvai! à ce litre 
tout particulièrement désignée aux attaques de Lucien. Aussi 
est-ce celle qu'il tourne le plus souvent en ridicule, en usant 
pour la discréditer de toutes les ressources de son esprit. Comme 
les Épicuriens, il conteste absolument, ainsi que nous \enons 
de le voir, cet arrangement admirable du monde queXénophon. 
après Socrate , s'était plu à faire remarquer ; comme eux 
encore, il se refuse à concevoir des dieux affairés, préoccupés, 
dont l'existence serait troublée sans cesse par mille et mille 
soins. Cette façon vulgaire de se représenter des divinités pre- 
nant intérêt aux petites choses de la >ie humaine lui suggèœ 
des fantaisies plaisantes. La Double (iccusation débute par une 
plainte lamentable de Zeus, accablé de travail, troublé par mille 
inquiétudes, en un mot ne sachant plus où donner de la tète *. 
Dans les Fêtes de Cronos, nous avons vu le dieu \ieilli expli- 
quer son abdication par le besoin de repos qu'il éprou>ait. 
Charon, dans le Tyran, rit de l'agitation perpétuelle à la(|uelle 
Hermès est astreint et de la variété fatigante des fonctions (jui 
lui sont imposées*. V/caroménippe, en nous introduisant dans 

1. Double accusation, 1. 

2. Tyran, 1. 



LUCIEN ET LES DIEUX. 229 

le ciel même, nous montre en quelque sorte la Providence à 
Tœuvre, et Tintention moqueuse de re'crivain y est par suite 
encore plus sensible : on y voit Zeus vaquant à son office de 
maître du monde, et pour cela ouvrant successivement toute 
une série de soupapes qui laissent monter jusqu'à lui les priè- 
res des hommes, forcé par conséquent d'écouter mille inepties 
et de se prononcer entre des désirs contradictoires ^ L'objet 
commun de ces diverses inventions , c'est évidemment , dans la 
pensée de l'auteur , de montrer à quelle servitude ridicule la 
conception d'une providence assujettit les dieux. 

Mais la principale manifestation de cette pensée, la plus 
déclarée et la plus dramatique en même temps, est celle qui fait 
le sujet des Doléances tragiques de Zeus. Là, les deux théolo- 
gies opposées, celle d'Épicure et celle du Portique , sont aux 
prises, représentées l'une par l'épicurien Damis, l'autre par 
le stoïcien Timoclès. Les arguments ordinaires des deux parties 
adverses se croisent dans une discussion rapide , et la victoire 
reste à l'épicurien. Ce qui prête à celte discussion un intérêt 
particulier, c'est que les dieux y assistent du haut de l'Olympe 
avec une inquiétude qui touche par moments à l'angoisse, et 
c'est aussi qu'ils avouent eux-mêmes, d'instant en instant, 
avec une peine comique , que les arguments de l'épicurien 
sont meilleurs et qu'ils portent juste. D'ailleurs Damis a parmi 
eux un auxiliaire précieux en la personne de ce Momos que 
nous avons déjà vu figurer dans V Assemblée des dieux, Momos, 
quand les dieux sont réunis, leur révèle d'avance ce que l'épi- 
curien va dire et leur montre comment ils ont eux-mêmes 
préparé toutes ses objections par leurs négligences et leurs 
fautes. Sa diatribe n'est donc, sous une forme dissimulée, que 
le développement du thème épicurien sur le désordre qui règne 
dans le monde. Ont-ils réellement tenu les rênes du gouver- 
nement, eux qui veulent être reconnus pour les maîtres de 
l'univers ? Ont-ils pris soin d'y faire prédominer la justice, de 

I . Icnromànippe , 2r)-?7. 



S30 CHAPITRE SEPTIEME. 

répartir le bien et le mal équitablement ? Ont-ils su manifester 
leur puissance à propos par des oracles clairs et salutaires ? 
N*ont-ils pas, au contraire, poussé eux-mêmes les hommes à 
l'incrédulité par l'ambiguïté ridicule de leurs prédictions? Out- 
ils su défendre leurs temples contre les voleurs et les pillards, 
leur majesté contre les moqueries et les objeclions sacrilèges ? 
Us n'ont rien fait de tout cela, rien absolument ; dès lors, quoi 
de surprenant, si beaucoup d'hommes cessent de croire en eux? 
Ce qui étonne Momos, ce n'est pas le nombre des incrédules, c'est 
au contraire qu'il reste encore des croyants. 11 faut lire, dans le 
texte même, ce discours incisif et plein d'ironie V L'artifice de 
l'auteur qui met ce langage dans la bouche d'un dieu, le rend 
encore plus pressant et plus décisif. Quand Damis prend la 
parole ensuite et reproduit à sa manière, avec autant de verve 
que de confiance dans le succès, les pensées indiquées par 
Momos, la cause est doublement gagnée. Les dieux eux-mêmes 
avouent leur défaite, et leur malheureux défenseur, étourdi par 
les raisonnements de son adversaire, n'a d'autre ressource que 
de l'accabler d'injures pour le forcer à la fuite *. 

Si d'ailleurs on néglige le coté dramatique du dialogue pour 
aller au fond des choses, il faut reconnaître qu'ici encore la 
discussion n'est qu'ébauchée très-légèrement. Timoclès, le 
stoïcien, fait en vérité tout aussi pauvre figure en face de Damis 
que Zeus dans les AvetAx forcés en face de Cyniscos. Des deux 
cotés , Lucien use sans le moindre scrupule de l'expédlmt 
commode qui consiste à se donner fictivement pour ad\ersaire 
un imbécile, afin de triompher de lui sans grand efl'orl. Son 
Timoclès a des efl'arements ridicules, il perd la tête et fait le 
jeu de son interlocuteur, juste au moment où les assertions do 
celui-ci sont le plus contestables. Quant aux arguments de 
Damis, ce sont ceux que nous avons déjà signalés. Ajoutons y 
seulement une idée de plus, empruntée elle aussi à la doctrine 
épicurienne : Damis admet que la nature offre le spectacle do 

1. Doléanceê tragiques de Zeus, 19-23. 

2. Id., x2. 



LUCIEN ET LES DIEUX. 231 

phénomènes réglés ; mais qu'est-on en droit de coriclurc de 
là ? Cette ordonnance régulière n'implique pas nécessairement, 
comme le vulgaire se l'imagine et comme les Stoïciens le sou- 
tiennent, une intelligence ordonnatrice ; elle a pu s'établir 
peu à peu et par tâtonnements, elle peut être l'effet du hasard * . 
Qu'est-ce d'ailleurs que ce hasard ? Lucien ne le dit pas, et 
manifestement il ne s'est pas soucié de le chercher. Nous ne 
pouvons que répéter ici la remarque que nous faisions tout à 
l'heure : les démonstrations en règle ne sont pas son affaire. 
Il a mis en relief des idées qui lui ont semblé fortes et piquan- 
tes , il lésa fait \aloir par d'adroites combinaisons dramatiques, 
cela lui suffit. Aller au-delà, ce serait faire le philosophe, 
prétention qui n'est aucunement la sienne. 

C'est à ce point de vue aussi qu'il faut juger les nombreux 
emprunts faits par Lucien à l'épicurisme dans les écrits dont 
nous venons de parler. Nous avons vu que presque tous 
ses arguments sont épicuriens ; est-ce à dire qu'il le soit lui- 
même, en théologie du moins? J'ai dit plus haut que d'une 
manière générale, l'incrédulité de Lucien, tout imprégnée 
qu'elle fût d'épicurisme , me paraissait indépendante, parce 
qu'elle provenait de sa nature même. Il me semble (jue cela 
n'est en aucune façon affaibli par ce qui précède. Nous ne 
devons pas oublier que la théologie épicurienne, à côté de ses 
négations, contenait aussi tout un système d'affirmations ; elle 
a>ait sa théorie sur l'existence et l'oisiveté des dieux, sur la 
création du monde par le concours fortuit des atomes, sur 
l'origine et la cause des phénomènes naturels. Or nous ne 
voyons rien de cette physique ni de cette théologie chez Lucien, 
et vraiment il me paraît difficile d'admettre, sans aucune preuve, 
étant donnée d'ailleurs sa nature d'esprit, t|u'il crût plutôt aux 
combinaisons cosmologiques de Démocrite qu'à celles de Zenon 
ou d'Aristote. Ma pensée est qu'il était également scepti(|ue au 
fond à l'égard des unes et des autres ; tout ce qui ressemblait 

I . DuU'ances tnujiinu-s . Mi. 



S3S CHAPITRE SEPTIÈME. 

à de la métaphysique était pour lui un verbiage plus ou moins 
ennuyeux et parfaitement frivole. Seulement, la théologie 
stoïcienne étant bien plus affirmative, bien plus doctrinaire, 
c'était elle qu'il combattait de préférence ; et comme il avait 
besoin pour cela d'arguments faciles à manier, n'étant pas 
d'ailleurs assez réfléchi pour s'en faire lui-même, il prenait 
ceux des Épicuriens, — leurs arguments négatifs, bien entendu, 
et ceux-là seulement , — parce qu'ils étaient à la fois très- 
connus et très-intelligibles à tout le monde. Il était donc épi- 
curien en théologie pour détruire , mais rien ne prouve qu'il le 
fut aussi pour reconstruire quoi que ce soit. 



VI. 



De l'athéisme impaté à Lacien. — Très-faible inilaeDce de ses écrits 
sur le mouvement religieux des esprits au second siècle. 



Nous ne devons pas être surpris, après tout ce qui vient 
d'être dit, que Lucien ait été qualifié d'athée au moyen âge 
par la plupart de ses commentateurs byzantins. Il est bien 
certain qu'il Tétait d'après ses écrits, au sens du moins où ce 
mot était pris alors et où il l'est encore le plus souvent. D'une 
manière générale, son intelligence répugnait au surnaturel, el 
il ne semble pas qu'il crût à l'existence d'un dieu personnel 
en relation avec le monde. Son état d'esprit avait quelque res- 
semblance avec celui des positivistes modernes, moins la coor- 
dination des idées, moins la confiance dans la recherche scien- 
tifique. Il se moquait de ro'jx qui prétendaient savoir, plutôt 
qu'il ne niait lui-même résolument, il ignorait et il se ivsi<]:nail 
à ignorer. J'ajoute même que cette résignation lui était facile ; 
les hypothèses lui semblaient puériles et les affirmations ridi- 
cules. De même qu'en morale, il voulait aussi en matière de 
Cfoyances que chacun, se ramenant à soi-même, se tint tran- 



LUCIEN ET LES DIEUX. 233 

quille dans son petit domaine de connaissance certaine et de 
vérité bien acquise. 

Ce serait disputer sur les mots que de chercher si cette dis- 
position est bien celle qu'on doit qualifier d'athéisme. La signi- 
fication de ce terme est sujette à trop de fluctuations et 
d'interprétations toutes personnelles , pour qu'il y ait jamais 
profit à s'en servir lorsqu'on vise à des idées claires. La seule 
remarque que j'aie à faire à ce sujet est celle-ci : il me paraît 
impossible, quelque opinion qu'on ait sur les questions reli- 
gieuses auxquelles Lucien a touché, de méconnaître la droiture 
de ses intentions. Il n'y a dans sa polémique ni trace d'intérêt 
privé, ni préjugés de secte, ni passion mauvaise contre qui que 
ce soit ; ce qui l'anime, c'est le sentiment qu'il a de la gros- 
sièreté des superstitions entassées par une longue habitude sur 
l'esprit humain. 11 s'étonne et il s'indigne de voir que tant 
d'hommes croient si facilement à tant de choses qui lui parais- 
sent déraisonnables. Ses moqueries sont avant tout une 
satisfaction qu'il donne à sa raison impatiente et révoltée. 
A-t-il tort ou raison au point de vue dogmatique? C'est affaire 
aux esprits affirmalifs de le décider. A propos de l'inspiration 
des poètes et de la mythologie grecque, il n'y aura point de 
débat entre eux ; au-delà, ils pourront cesser de s'entendre. 
Mais ce qu'il faudra reconnaître de toute façon, c'est que 
toutes les moqueries de Lucien proviennent du même fond. 
11 n'a pas changé d'intentions ni d'esprit en attaquant le dieu 
des philosophes après avoir raillé les dieux des poêles. Si 
donc son dessein était louable dans le premier cas , il ne peut 
lui être imputé à crime dans le second. 

Le seul reproche spécieux qu'on pourrait lui faire, ce serait 
peut-être d'avoir louché sans ménagement, avec une verve 
trop libre et trop agressive, à des idées qui après tout avaient 
droit à quelque respect de sa part. C'est là une question de 
forme, bien plus délicate en réalité qu'elle ne semble au pre- 
mier abord. Il est banal de dire que toute croyance sincère et 
profonde doit être traitée avec un certain ménagement par ses 



234 CHAPITRE SEPTIÈME. 

adversaires ; mais il faut avouer que si tout le monde s'accorde 
aisément sur le principe, ceux qui le mettent en pratique sont 
bien rares. N'est-'Ce pas ici la nature humaine elle-même qu'il 
faut mettre en cause? Le respect est affaire de tempérament au 
moins autant que de préceptes. Comment l'obtenir d'un homme 
à la parole agile et spirituelle, qui ne pense que par réflexions 
vives, qui ne parle en quelque sorte que par saillies, et dont 
tout l'esprit est tourné à saisir le ridicule ? Puis vient immé- 
diatement c^tte autre question : la moquerie n'est-elle pas 
utile quand elle sert la vérité? Qui voudrait le nier? Mais par 
là même, ne devient-elle pas bonne et permise? Nous sommes 
ainsi en face d'un problème moral insoluble. Ne vaudrait-il 
pas mieux reconnaître le droit absolu de la moquerie, chacun 
restant libre de se faire une indifférence de raison vis-à-vis de 
celle qui l'offenserait? 

Laissons le droit et revenons aux faits. J'ai dit , au début de 
ce chapitre, que les intentions subversives de Lucien vis-à-vis 
du polythéisme grec me paraissaient être généralement inter- 
prétées avec exagération ; je crois de même qu'on attribue souvent 
à ses œuvres plus d'efficacité qu'elles n'en ont eu. Le polythéisme 
n'a guère succombé définitivement que deux cents ans après la 
publication de ses écrits. Voit-on que pendant ces deux siècles , 
les satires légères dont nous avons parlé aient grandement ému 
le monde et qu'elles aient provoqué les esprits à rindépendance? 
En aucune façon. Le peuple ne lisait pas Lucien ; les lettrés 
s'amusaient de ses œuvres sans y attacher grande importance. 
Quant au christianisme, s'il grandissait rapidement, ce n'était pas 
certes grâce au concours secret du satirique. Il pouvait arriver, — 
très-rarement d'ailleurs , — (jue les défenseurs de la religion 
nouvelle lui fissent quelque emprunt, là où ses moqueries étaient 
^'accord avec les leurs ; mais qui voudrait soutenir pour cela que 
sou influence fût appréciable dans un mouvement aussi 
puissant et aussi étendu ? Le polythéisme grec tendait à se 
détruire de lui-même à la fois par le progrès de la raison humaine 
et par son insuffisance religieuse et morale ; de ces deux causes 



LUCIEN ET LES DIEUX. 235 

de ruine , la seconde était bien plus agissante que la première ; 
or c'est précisément celle qui était la plus indépendante des 
écrits de Lucien. 

Ces réflexions doivent nous faire rejeter absolument Topinion 
qui tendrait à le considérer comme une sorte de Voltaire , 
remuant les esprits à son gré et n'écrivant pas un mot qui ne 
retentit dans le monde entier. En fait , rien n'est plus inexact 
qu^une telle assimilation. Voltaire a été un chef de parti et un 
promoteur d'idées auquel bien peu d'autres sont comparables ; 
Lucien n'était considéré de son temps que comme l'interprète 
spirituel d'un petit nombre d'incrédules , dispersés çà et là dans 
une société qui les tenait en défiance. 11 est vrai de dire qu'en 
écrivant surtout pour eux et pour lui , il s'est trouvé qu'il avait 
écrit aussi pour l'avenir ; mais la grandeur n'était pas dans ses 
desseins , elle est entrée plus tard dans son œuvre. 



CHAPITRE VIll 



LA CRITIQUE LITTÉRAIRE CHEZ LUCIEN 



1 



Place restreinte de la satire littéraire dans Tœuvre de Lacien. — Netteté 
de ses principes. — La sophistique au second siècle — Résistance 
de Lacien à l'engouement général. 

A côté des satires morales ou religieuses, dont Timportance 
relative est si grande dans Tensemble des œuvres de Lucien , 
nous avons signalé , en énumérant et en classant ses «crits , 
quelques compositions dispersées qui se rapportent à des 
questions de goût. L'étude que nous faisons ici de ses idées et 
de ses jugements nous conduit naturellement à en dire au moins 
quelques mots. 

Le petit nombre de ces écrits montrerait assez , à défaut 
d'autres preuves , que Lucien n'a jamais prétendu au rôle de 
législateur ni d'arbitre dans les matières littéraires. S'il y a 
touché , ce n'a jamais été qu'en passant. La franchise et la 
vivacité de sa nature ne lui permettaient guère de ne pas dire 
un jour ou l'autre des vérités à tous ceux qui , d'une manièn* 
quelconque, offensaient son bon sens ou son goût. N'ayant 
épargné ni les riches, ni les pauvres, ni les philosophes, 
ni même les dieux , il était peu vraisemblable qu'il ménageât 
les mauvais écrivains ou leurs admirateurs : voilà pour quelle 
raison la satire littéraire a sa place dans ses œuvres. Ce n'est 



LA CRITIQUE LITTÉRAIRE CHEZ LUCIEN. 237 

pas qu'il ait jamais enlropris smeiisemont , comme Horace ou 
comme Boileau , de seconder certaines tendances bonnes à 
encourager ni de réagir contre d'autres qui lui semblaient 
mauvaises; c'est tout simplement qu'à certains jours il s'est 
senti plus irrité des sottises contemporaines et qu'il a voulu se 
donner la satisfaction d'en rire publiquement. 

Toutefois, de ce qu'il y a beaucoup de caprice dans l'inspiration 
satirique de Lucien , il ne faudrait pas conclure qu'il y en ait 
autant dans son goût. Ce qu'il tourne en ridicule toutes les fois 
qu'il touche à la littérature , c'est la sophistique ; ce qu'il 
recommande, c'est le retour à la saine tradition classique. 11 
apparaît donc partout comme l'adepte passionne et comme le 
défenseur ardent du véritable atticisme. C'est au nom de 
Thucydide , de Xénophon , des grands oraleurs d'Athènes et de 
ses grands écrivains en tous genres , qu'il condamne les sottes 
imitations qui pullulent autour de lui. Qu'il le dise ou qu'il le 
sous-entende , il y a une comparaison perpétuelle dans son 
esprit entre ce qu'on faisait autrefois et ce qu'il voit faire de son 
temps. C'est le passé qui pour lui juge le présent. Nous avons 
donc à voir comment il comprend l'un et l'autre et dans quelle 
mesure ses admirations légitimes senent sa critique. 

Je n'ai pas à rappeler ici en détail quelle renaissance littéraire 
s'était produite en Grèce vers la fin du premier siècle après notre 
ère et à quels résultats cette renaissance avait abouti dans le 
second. Chacun sait comment l'esprit grec, étouffé pendant trois 
cents ans , se ranima lorsque l'Empire eut donné la paix au 
monde et lorsque l'admiration témoignée parles Romains eux- 
mêmes à ses grandes productions d'autrefois lui eut rendu 
conscience de sa force. Les Grecs, qui s'étaient contentés 
longtemps d'être des érudits, des grammairiens ou des philosophes 
d'école , voulurent alors redevenir des orateurs et des écrivains. 
Une éloquence nouvelle , parlée ou écrite , fut le fruit de cette 
généreuse ambition : ceux qui la propageaient s'appelèrent les 
SophisleSj qualification à laquelle l'opinion publique attacha un 
sens honorable , et sous ce nom , bientôt répété dans le monde 



438 CHAPITRE HUITIÈME. 

• 

entior, une série d'hommes distingués s'illuslrèrent. Si la bonne 
volonté et le talent, joints à la confiance en soi , avaient pu 
suffire à relever une littérature déchue, il n'est pas douteux 
que les sophistes n'eussent réussi à rendre au monde grec cette 
gloire littéraire qui lui avait été si largement attribuée autrefois. 
Presque tous étaient des hommes doués de facultés remarquables 
et vraiment possédés de la passion de leur art. Ils avaient à un 
très-haut degré , sinon le sentiment bien juste , du moins 
Tamour de la beauté littéraire. Ce qui leur manqua , ce fut cet 
ensemble de qualités simples et sérieuses qui font les grandes 
œuvres et les grands siècles. Certes , quoi qu'on en ait dit , je 
n'admets pas qu'au second siècle la matière fit défaut ni à la 
vraie éloquence, ni à l'histoire, ni à la morale. Quelques grands 
écrivains romains , tels que Tacite , montrent assez ce qu'on 
aurait pu faire alors. Mais , dans le monde grec , l'art en était 
arrivé parmi les lettrés à c^ point où il se détruit lui-même par 
son excès. On avait tant étudié dans les écoles, depuis plusieurs 
siècles , les moyens à l'aide desquels les écrivains classiques 
avaient donné à leurs œuvres un si merveilleux éclat, qu'on avait 
fini par perdre de vue cette somme d'idées fortes et simples, de 
vues profondes . de connaissances solides , qui en formaient 
pourtant la substance. Il semblait aux hommes de ce temps que 
le mérite de ces compositions anciennes consistât dans l'emploi 
de certains procédés de style qu'on croyait surprendre et qu'on 
imitait. En les pratiquant ainsi , les plus habiles finissaient 
par les manier avec une dextérité merveilleuse. L'art littéraire 
alors , au lieu d'être un moyen, devenait une fin : on jouait avec 
les phrases et les idées , mais on ne pensait plus , au sens vrai 
du mot. 

Les premiers sophistes proprement dits avaient fait leur 
apparition dans le monde grec au temps des Flaviens. Sous 
Nerva , sous Trajan , sous Adrien , leur nombre s'était rapide- 
ment multiplié. Ce fut la période des Isée , des Scopélicn , des 
Polémon , grands noms dans un art frivole , qui suscitèrent des 
disciples et des imitateurs en foule. Ils étaient devenus riches , 



LA CRITIUUE LITTÉRAIRE CHEZ LUCIEN. i39 

puissants , renommés par leur éloquence ; qin'ron(|ue élail doué 
de quelque talenl devait se sentir bien fortement lenlé de 
faire comme eux. Au temps d'Ântonin et de Marc-Aurèle , 
TEmpire était réellement peuplé ,de sophistes. L'empereur et 
les villes rivalisaient de muniHcence pour leur assurer de 
riches salaires. Leur orgueil était immense, car tout le monde 
avait les yeux sur eux , et il semblait que toutes les ambitions 
leur fussent permises, puisqu'on voyait les plus illustres d'entre 
eux arriver aux honneurs suprêmes du consulat. 

Il faut faire grand honneur à Lucien d'avoir su se défendre, 
par la force de son bon sens, contre un engouement qui était 
alors général. Lorsqu'on voit un philosophe aussi grave que 
Marc-Aurèle témoigner une si inconcevable faveur à un bel 
esprit aussi frivole que Fronton, on ne peut s'empêcher de 
rendre pleine justice au vaillant satirique qui, seul en ce temps, 
a dit à cette rhétorique mensongère toutes ses vérités. Lucien 
a senti, comme personne ne le sentait alors, ce qu'il y avait de 
faux dans cet art si vanté des sophistes ; il ne l'a pas senti 
seulement , mais il l'a dit avec cet accent de persifflage dont il 
avait le secret. Parcourons rapidement , pour nous en rendre 
compte, les trois écrits qui représentent presque à eux seuls la 
somme de ses jugements littéraires , je veux dire le Traité de 
la manière d'écrire l'histoire , le Lexiphane et le Maître de 
rhétorique, et essayons d'y montrer, sous la vigueur des attaques, 
la justesse des opinions. 

IL 

Du Traité de la manière d'écrire l'histoire. — Intention de Lucien dans cet 
écrit. — Mérite de ses critiques. — Médiocrité relative de la partie 
dogmatique. 

Le Traité de la manih^e d'écrire V histoire est un des ouvrages 
les |)lus connus de Lucien. Il doit cette notoriété non-seulement 
à son mérite , mais aussi à finlérêl du sujet. L'auteur y touche 
à des questions sérieuses et délicates. L'histoire est un genre 



2i0 CHAPITRE HUITIÈME. 

liltcraire si attrayant , elle tient une si grande place dans toute 
éducation libérale et elle a donné naissance à de si grandes 
œuvres, qu'il y a plaisir pour tout homme éclairé à réfléchir 
quelques instants à ce qu'elle exige de ceux qui la cultivent ; et 
lorsqu'on est d'ailleurs invité à le faire par un écrivain spirituel 
qui s'offre pour vous servir de guide , qui se charge de réunir 
les exemples , de les rapprocher pour votre agrément , et qui 
mêle la satire la plus piquante aux obsen^ations les plus justes, 
l'attrait est plus vif encore. D'ailleurs l'antiquité ne nous a laissé 
aucun autre ouvrage spécialement consacré à de telles 
discussions ; si elle compte d'éminents historiens , elle n'a pas 
un seul théoricien de l'histoire , et l'on ne peut citer personne , 
parmi les anciens, qui ait tenté de faire ce que Mably , par exemple, 
a essayé chez nous avec un succès médiocre , je veux dire de 
rassembler en un corps d'ouvrage les idées les plus intéressantes 
que l'expérience et la raison pouvaient suggérer relativement à 
ce sujet *. L'écrit de Lucien, outre son mérite original , a donc 
celui de combler jusqu'à un certain point une véritable lacune. 
On ne peut b'étonner dès lors de la faveur dont il n'a cessé de 
jouir et de l'attention dont il a été constamment l'objet '. 

Il est bon toutefois, pour l'apprécier comme il le mérite, de 
ne pas trop songer à ce que devrait être un véritable traité de 
l'histoire. Il est clair que si Lucien avait eu Tidée de composer 
un pareil ouvrage, il lui aurait fallu s'y préparer tout autrement. 
La première chose à faire eût été de réfléchir très-alteniivement 
sur Hérodote et Thucydide, sur Xénophon, sur Éphore et Théo- 
pompe, sur Timée, sur Polybe. Avant de rien écrire, il fallait 
qu'il se demandât comment chacun de ces écrivains avait compris 



1. Mablv . Entretiens sur la manière d'écrire l'histoire , t. XII des ŒuvnK'i 
complètes, Lyon, 1796. 

2. Je sijjnalerai surtout les observations de Wieland . dans les notes df 
sa traduction ; celles de K. F. Hermaun , dans la préface de son é»îition 
spéciale de ce traité; Jacob, Caracteriatik , etc., p. 102 et suiv.; E. E^ger. 
HUtoire de la critique chez les Grecs, ch. iv , g 2 ; H. Rigault . Liicinni 
Sûmosàtensiê quœ fuerit de re litteraria judicandi ratio, Paris, ISôG. 



LA CRITIQUE LITTÉRAIRE CHEZ LUCIEN. U\ 

sa tâche, qu'il prit la peine de noter avec soin Taccord ou les 
divergences de leurs vues, et qu'il tirât de là une série de 
remarques solides et bien liées. D'ailleurs quelques-uns de ces 
historiens avaient déjà esquissé, partiellement au moins, une 
sorte de théorie de l'histoire. Ëphore avait écrit sur la diffé- 
rence de l'historien et de l'orateur * ; et Polybe, à son tour, 
dans ses nombreuses discussions avec ses devanciers, avait 
dit sur ce sujet bien des choses utiles qui demandaient seu- 
lement à être complétées et coordonnées ; son douzième livre, 
en particulier, plein des querelles qu'il croyait devoir faire à 
Timée, était déjà une espèce de traité, puisqu'il en conte- 
nait, à peu de chose près, tous les éléments. Tout cela 
s'offrait à Lucien. Ajoutons encore les écrits de Denys d'Hali- 
carnasse sur Thucydide et les autres historiens grecs. Sans 
doute, lés idées étroites des écoles de rhétorique y dominaient; 
mais cela n'empêchait nullement que ces écrits ne se prê- 
tassent à une discussion intéressante, et ils indiquaient en tout 
cas quelques-uns dos points sur lesquels l'attention devait 
être appelée. Je ne parle ici que des écrivains grecs , parce 
que Lucien, par préjugé hellénique, aurait certainement 
dédaigné les latins, en admettant qu'il eût été en état de les 
lire. 

Voilà quelques-uns des ouvrages qu'il aurait dû nécessai- 
rement étudier et avoir toujours présents à la mémoire pour 
composer un traité en règle sur la manière d'écrire l'histoire ; 
cette simple énumération doit nous convaincre tout d'abord 
qu'il n'en eut jamais la pensée. Rien n'était plus contraire à 
ses goûts , et , ne craignons pas de le dire, rien ne lui aurait 
été plus impossible que de mener à bonne fin ce long travail 
préparatoire. Il eut la sagesse de ne pas l'entreprendre. 

Nous trouvons partout, dans l'ouvrage de Lucien, la 
trace de l'impatience qui le fit naître. Qu'on se le repré- 
sente assistant à plusieurs reprises dans l'espace d'une année, 



1. Polvbe, XII, 28. 

16 



ta CHAPITRE HUITIÈME. 

en Asie, en Grèce, à des séances de lecture où les mêmes 
ridicules le frappent. Rome est en guerre avec les Parthes ; 
pas un lettré, pour ainsi dire, qui ne s'improvise historien et 
qui ne raconte les dernières campagnes. A Corinthe, où il 
vient en dernier lieu, son humeur moqueuse, déjà bien 
excitée , est mise plus fortement encore à Tépreuve. Là, 
dans le chef-lieu de la province d'Achaïe , comme on est 
plus près des oreilles romaines, c'est un débordement d'élo- 
ges, de mensonges et de déclamations. Pour le coup, Lucien 
n'y tient plus, la patience lui échappe ; il faut qu'il parle à 
son tour et qu'il dise leur fait à ces ridicules personnages 
qui se croient des historiens et qui ne sont que des sots. 
Il se met à l'œuvre, il se rappelle tout ce qu'il a entendu , 
tout ce qu'il a souffert, et il écrit plein de cette colère qui 
n'est que la révolte du bon sens. En quelques jours, et 
sans reprendre haleine , il achève son œuvre. Est-ce un 
traité? Est-ce une satire ? Ni l'un ni l'autre, à proprement 
parler. Imaginez un composé de moqueries, d'anecdotes, de 
réflexions, de conseils, le tout écrit de vene, avec une 
apparence de dessein suivi que l'on quitte à tout propos ; 
cette improvisation spirituelle , mordante , sensée , souvent 
légère et quelquefois éloquente , c'est ce qu'on appelle fort 
improprement le Traité de la manière d'écrire l'histoire. 

Ouvrons ce livre. Voici d'abord une description plaisante 
de la maladie régnante. C'est une sorte de fièvre. Les gens 
d'Abdère eurent un jour le délire de la tragédie , à la suite 
d'une représentation de V Andromède d'Euripide, jouée pen- 
dant les grandes chaleurs de l'été; la guerre des Parlhes a 
fait naître le délire de l'histoire. — « Partout desThucvdidos, 
» des Hérodotes, des Xénophons. Certes Hérnclite avait bien 
» raison lorsqu'il disait que la guerre enfante tout ; du premier 
ï> coup, elle vient de mettre au monde une multitude d'histo- 
» riens. » — Dans cette agitation générale, Lucien ne peut rester 
oisif. Incapable de composer lui-même une histoire, il donnera 
du moins quelques avis à ceux qui se sentent propres à une 



LA TRITIOUE LITTÉRAIRE CHEZ LUOEN. 243 

lelle tâche. — « Il est vrai », ajoute-t-il, « que la plupart d'en- 
a tre eux ne croient avoir besoin d'aucun avis, pas plus qu'ils 
» n'ont besoin de préceptes pour marcher, pour voir ou pour 
» manger; écrire Thistoire, c'est, à leurs yeux, la chose du 
9 monde la plus aisée, et le premier venu en est capable, pour 
9 peu qu'il sache énoncer ce qui lui vient à l'esprit. Et pourtant, 
» mon cher Philon, tu sais aussi bien que moi quelle est la 
9 grandeur et la difficulté de ce genre de composition, lorsqu'on 
» se propose de faire, selon le mot de Thucydide, une œuvre 
» qui dure. » — Il a donc peu d'espoir de corriger ces esprits 
présomptueux et légers ; mais qu'importe î Qu'ils restent 
malades, si bon leur semble ; le médecin du moins n'aura rien 
à se reprocher * . 

Lucien annonce qu'il va exposer en premier lieu ce que 
l'historien doit éviter, en second lieu ce qu'il doit rechercher. 
C'est la division de son ouvrage. La critique des défauts d'abord ; 
puis l'indication des qualités auxquelles on doit prétendre. 

La première partie, qui est la plus longue, est d'un bout à 
l'autre une satire, et cette satire est la vraie raison d'être de tout 
l'ouvrage. Nous y voyons défiler tous les ridicules des historiens 
improvisés d'Asie et d'Achaïe. Éloges démesurés des généraux 
romains et dénigrement des chefs ennemis, récits fabuleux, 
tout-à-fait propres à faire rire ceux-là mêmes à la louange des- 
quels ils sont composés, exordes emphatiques, invocations aux 
Muses , servile contrefaçon de Thucydide, consistant à lui 
emprunter ses personnages et jusqu'aux épisodes de son récit , 
mauvais emploi des mots latins sottement transcrits en grec, 
niaise afleclation de simplicité, enchaînement de syllogismes, 
descriptions prolixes, mélange de passages pompeux et d'expres- 
sions vulgaires, enfin ignorance complète des faits, des usages, 
des pays , donnant lieu aux plus étranges bévues, oubli de 
l'importance relative des événements, mensonges, confusions, 
désordre, voilà ce que l'auteur nous signale avec une profusion 



t. 1-5. 



UA CHAPITRE HUITIÈME. 

d'exemples et une verve moqiieust» qui ne laissent pas l'intérêt 
languir un seul instant*. Quanta chercher un plan sous 
cette série de critiques, ce serait chose bien inutile. Un sou- 
venir en appelle un autre ; les pensées se suivent et s'associent 
par une sorte de mouvement naturel, mais il n'y a là aucun 
ordre arrêté d'avance, rien de déterminé ni de réfléchi. 

L'auteur a déblayé le terrain ; il lui reste à élever mainte- 
nant son édifice. Dire ce qui est nécessaire à l'historien, c'est 
sa seconde partie. Que lui demandera-t-il d'abord? L'intelli- 
gence politique et la faculté de s'exprimer ( (riveaiç izokctoài 
xoî iùvayn^ IppivevTuoi) ; s'il n'a pas cela , il n'y a rien à 
faire , tous les préceptes sont inutiles. Hais supposons-le 
pourvu de ces qualités indispensables ; ajoutons-y même cette 
expérience des choses, cette connaissance des coutumes mili- 
taires et civiles, sans lesquelles il serait exposé à mille mépri- 
ses. Que lui faut-il de plus? Voici le point essentiel. Tout 
d'abord, l'indépendance du caractère et la pleine liberté du 
jugement , ces deux qualités que Lucien , dans ses satires 
morales , appelait êkvOspta xaî izccppYirjùx. — « Que l'historien 
1» soit sans crainte , incorruptible , libre , ami de la franchise 
» et de la vérité, appelant , comme dit le poète comique , les 
» figues des figues et les pots des pots , n'accordant rien à 
» la haine ni à l'amitié, sans ménagement, sans pitié, sans 
» timidité, sans mauvaise honte; juge impartial, bienveillant 
» pour tous, mais non jusqu'à favoriser personne , étranger 
» vis-à-vis de tous ceux dont il parle, sans patrie, sans maître, 
» sans roi, indifférent à l'opinion de tel ou tel, et préoccupé 
» de rapporter seulement ce qui s'est fait. » Voilà pour les 
dispositions morales. Quant au style, qu'il soit clair, la clarté 
étant le premier besoin de l'histoire ; peu d'ornements, des 
figures simples et naturelles, parfois une certaine grandeur 
poétique dans la pensée lorsque les événements eux-mêmes 
sont grands, mais à la condition qu'alors même le langage 

1. R-33. 



LA CRITIQUE LiTTËRAIRE CHEZ LUCIEN. 245 

resle exempt d'emphase *. La composition aussi demandera 
bien des soins. Il faut établir les faits : premier travail , fort 
difficile souvent ; puis les assembler purement et simplement , 
de façon à se faire à soi-même une sorte de sommaire qu'on 
transformera plus tard en une histoire proprement dite. C'est 
là que le génie de l'historien va se montrer. Comme le Zeus 
homérique, il embrasse tout d'un coup-d'œil, il voit l'impor- 
tance relative et la place de chaque personnage et de chaque 
chose, il passe des uns aux autres sans effort. La matière lui 
est donnée, mais il la façonne et la dispose, comme les sculp- 
teurs le font pour le marbre et l'ivoire. En fait d'exorde, quel- 
ques mots lui suffiront pour préparer l'intelligence de tout ce 
qui va suivre ; puis , immédiatement , un récit bien enchaîné 
qui se prolongera autant que les événements eux-mêmes en se 
réglant sur leur cours ; surtout pas de lenteur, une narration 
rapide, qui omette les petites choses et passe vite sur celles 
qui sont secondaires ; peu de descriptions, des discours appro- 
priés aux [jersonnages et toujours clairs , aussi peu d'éloges et 
de blâmes que possible ; enfin la préoccupation constante de 
Tavenir qui seul juge les œuvres de la littérature et celles de 
l'art. C'est pour confirmer cette pensée, que Lucien termine 
par l'anecdote relative à Tarchilecte Sostrate de Cnide, qui, 
élevant le phare d'Alexandrie, lit graver son nom dans la 
pierre et inscrivit par-dessus, sur une couche de plâtre, celui 
du Plolémée qui régnait alors ; plus tard le plâtre tomba et le 
nom de l'architecte apparut seul : Sostrate avait songé à 
l'avenir ' . 

Cette rapide analyse suffit à faire ressortir le caractère géné- 
ral de l'ouvrage. Il est bien clair que, si l'on veut à tout prix 
chercher querelle à Lucien, il est aisé de lui reprocher un plan 
assez mal suivi, des idées omises, des redites et, dans le détail, 
(|nel(|ues inadvertances. Un écrivain de valeur , Hippolyte 
Rigault, dans l'ouvrage que j'ai cité plus haut, s'est donné, je 

1. 41-47. 

2. 48-fiu. 



846 CHAPITRE HUITIEME. 

ne sais trop pourquoi, ce facile plaisir, tout-à-fait indigne d'un 
esprit aussi distingué ^ En réalité, traiter ainsi Lucien, c'est 
se refuser à le comprendre. S'il avait prétendu faire un traité 
complet et méthodique, on serait en droit de le critiquer de 
cette façon ; mais nous venons de voir qu'il n'en est rien. 11 
s'agit d'un écrit de circonstance ; l'auteur le dit lui-même, et 
par le ton léger de son style, par ses anecdotes, par la grâce 
ironique de ses moqueries, il ne nous donne pas lieu un seul 
instant de nous y méprendre. De quel droit refuserions-nous 
de prendre son livre pour ce qu'il est? L'intention qui lui a fait 
écrire ces pages était-elle juste ? L'a-t-il réalisée? Les principes 
qu'il énonce sont-4ls exacts ? Et s'ils le sont, les a-t-il rendus 
propres à frapper les esprits par la manière dont il les a exposés 
ou interprétés? Telles sont, ce me semble, les seules questions 
que nous devions nous poser. Nous n'avons pas à rechercher 
ce que l'ouvrage de Lucien, autrement conçu, aurait pu être ; 
notre rôle est de le comprendre tel qu'il est et de l'apprécier. 
Et d'abord, quelle en est l'intention principale? Elle est 
énoncée dès le début et elle se manifeste partout : c'est de 
montrer qu'on n'écrit pas l'histoire comme on compose une 
amplification quelconque. Tout l'ouvrage n'est que le dévelop- 
pement de cette pensée. Peut-on nier qu'elle ne fût alors 
aussi opportune que juste ? Sans doute nous ne possédons plus 
les écrits dont Lucien s'est moqué * ; mais une chose ressort 
clairement des passages qu'il cite et des commentaires qu'il y 

1. Ouvr. cité, ch. VI, p. 33 et 34. — Toute cette thèse latine d'Hip. 
Rigault est conçue avec une étroitesse d'idées qui étonne. L'auteur part 
de ce principe que pour connaître réellement le beau, il faut être éclairé 
des lumières d'une philosophie toute spéciale. Lucien , par suite . n'y enten- 
dait rien. 

2. Nous avons bien deux fragments de Fronton intitulés, dans le manuscrit 
où ils se sont conser\'és, l'un, de bello Parthico, l'autre. Principia fiistorirc ; 
le premier provient d'une lettre de consolation adressée par le rhéteur à 
Marc-Aurèle après les premiers revers des armes romaines: le second semble 
appartenir à un panégyrique de Lucius Verus. Lucien n'en avait ctTtai- 
uemeut pas eu connaissance quand il écrivit son paniplilet ; et s'il en avait 
connu quelque chose, il se serait bien gardé d'v faire la moindrf* alhuion. 



LA CRITIQUE LITTÉRAIRE CHEZ LUCIEN. 2é7 

ajoute : c'est le matique de préparation sérieuse de la plupart 
des auteurs dont il se moque. Ce sont des sophistes, de purs 
lettrés, nous y voyons même figurer un philosophe ; tous sem- 
blent envisager les événements dont ils ont à parler comme 
un thème d'école ; aucun sentiment de la réalité, aucune expé- 
rience de la vie, nulle pratique des hommes ni des choses, et, 
par-dessus tout, nul amour de la vérité. Il s'agit pour eux de 
se faire valoir en écrivant; s'ils traitent de la guerre qui 
agite l'Orient plutôt que de toute autre chose, c'est que ce sujet 
est à la mode et qu'il répond aux sentiments du jour. Voilà ce 
que Lucien, au fond, leur reproche à tous. Admettons, si l'on 
veut, qu'il ait été injuste pour quelques-uns d'entre eux ; per- 
sonne sans doute ne sera tenté de croire qu'il se soit mépris 
sur une tendance générale qui répondait si bien à l'esprit du 
siècle. Or n'était-ce pas une marque de grande clairvoyance et 
de ferme bon sens, que de sentir si fortemeni un ridicule, alors 
que tant de gens le transformaient presque en mérite? 

Lucien a donc montré que l'histoire est une chose difficile et 
sérieuse. Maisquelles qualités d'esprit et de caractère demande- 
l-elle et quelle préparation ? Sur ce point, je l'avoue, l'écrit est 
fort incomplet. Lucien en réalité n'a qu'une idée très-vague 
du genre d'études nécessaires à l'historien. Doit-il, comme le 
veut Mably, connaître le droit nnlurel, la politique, l'adminis- 
tration? Est-il utile qu'il ait réfléchi en philosophe au jeu des 
passions humaines ? Lui demandera-t-on encore d'être initié 
aux diverses législations, à la science économique, à la diplo- 
matie, à la guerre ? Lucien comprend peut-être tout cela dans 
ce qu'il appelle, d'un terme trop général et trop vague, l'intel- 
ligence politique, mais il ne le dit pas en termes explicites. 
A vrai dire, ce n'était pas là ce qui l'intéressait , et peut-être 
d'ailleurs se sentait-il trop incompétent sur toutes ces ques- 
tions pour essayer même de les aborder. En ce cas, nous aurions 
du moins à le louer d'avoir été du très-petit nombre de ceux 
<|ui n'aiment pas à parler de ce qu'ils ignorent. 

Mais parmi les préceptes qu'il énonce formellement , il en esl 



%iS CHAPITRE HUITIÉMB. 

deux qui méritent surtout d'attirer l'attention, l'un purement 
littéraire , l'autre moral. 

Au point de vue littéraire , ce qu'il recommande avant tout à 
l'historien , c'est la simplicité et la clarté. Â cet égard , je ne 
crois pas que la critique moderne puisse être en dissentiment 
avec lui. Oui . la clarté du récit est bien , comme il l'a vu , le 
premier besoin de l'histoire ; car celle-ci a pour mission spéciale 
de faire la lumière. La vie des sociétés humaines est assez 
émouvante par elle-même pour que celui qui entreprend de 
la retracer n'ait guère à craindre de laisser ses lecteurs 
indifférents. S'il a peu d'imagination ou de passion , les choses 
dont il parle en auront pour lui. Quelle est donc sa véritable 
tâche? C'est d'instruire, et pour cela démettre chaque chose dans 
son jour. Comprendre et faire comprendre, débrouiller la trame 
souvent compliquée des événements , les faire passer devant nos 
yeux de telle façon qu'ils aient chacun leur vrai caractère et 
qu'ils s'expliquent les uns les autres , tel est le rôle qui lui 
appartient. Certes . nous n'irons pas jusqu'à souhaiter pour cela 
que les dons plus rares du génie lui fassent défaut. Il y a autre 
chose (jue de la clarté chez les Hérodote et les Thucydide, chez 
les Tite-Live et les Tacite ; et Lucien avait trop le sentiment du 
beau pour méconnaître ce qu'ils ont de grand , de touchant et 
de pathétique. Aussi voulait-il que le récit s'animât d'un souffle 
poéti(|ue, lorsqu'il touchait aux grandes scènes de la ^ie des 
peuples. Mais l'erreur qu'il combattait . c'était de croire que 
des ellets de style peuvent tenir lieu d'un exposé instructif et 
lumineux. Il avait affaire à des rhéteurs , et il avait mille fois 
raison de leur dire que la première chose dont ils devaient 
prendre soin pour bien écrire l'histoire, c'était d'oublier la 
rhétorique*. 



1. Comparer ropinion de Fénelon {Lettre à l'Acad. française, ch. VIII): 
c Un IiisU>rieu doit retranelier beaucoup d'épithètes superflues et d'autres 
1 orueiueuts du discours; par ce retranchement, il rendra son histoire plus 
f courte, plus vive, plus simple, plus gracieuse... Son histoire sera assez 
» ornée pourvu qu'il y mette , avec le véritable onlre . une diction claire. 



LA CRITIQUE LITTÉRAIRE CHEZ LUCIEN. 249 

Au point de vue moral , c'est la franchise et rimpartialité 
qu'il met en première ligne. Il est en cela d'accord avec 
Fénelon. On sait comment celui-ci, dans sa Lettre à l'Académie 
française, ayante parlerd'un projet de traité sur l'histoire, s'est 
approprié la pensée et presque les expressions de Lucien : — 
a Le bon historien », dit-il , « n'est d'aucun temps ni d'aucun 
» pays ; quoiqu'il aime sa patrie , il ne la flatte jamais en rien. 
» L'historien français doit se rendre neutre entre la France et 
«l'Angleterre.... Il évite également les panégyriques et les 
» satires; il ne ûiérite d'être cru qu'autant qu'il se borne à dire, 
» sans flatterie et sans malignité , le bien et le mal ^ » Voltaire 
à son tour a repris pour son compte le même précepte ; « Il 
» n'appartient qu'au philosophe d'écrire l'histoire. Le philosophe 
» n'est d'aucune patrie , d'aucune faction *. » Malgré cette 
double autorité, la vérité de cette pensée a été contestée, et l'on 
a durement reproché à Lucien ce mot d^êŒohç, sans patrie, 
par lequel il semble exiger de l'historien comme un renoncement 
au moins provisoire aux sentiments les plus sacrés'. Voyons 
donc rapidement ce que vaut ce reproche. 

L'écrivain grec , dans le passage que j'ai cité et qui a été 
ainsi critiqué , a donné au précepte qu'il exprimait une forme 
concise et frappante. Pour faire mieux entrer sa pensée dans 
les esprits , il l'a exprimée avec celte sorte d'exagération voulue 
et nécessaire que tous les écrivains se permettent quand ils en 
sentent le besoin. Au fond , il est trop évident que ni chez lui, 
ni chez ceux qui l'ont imité , de telles manières de dire ne 
doivent être prises dans un sens rigoureux. On oublie, lorsqu'on 
traite Lucien si injustement , qu'il y a une relation étroite dans 

> pure , courte et noble. Nihil est in hisloria, dit Cicéron , pura et illustri 
» brevitate dulciua. L'histoire perd beaucoup à être parée, i Thiers , daus la 
préface do sou Histoire du Consulat, a écrit aussi (juc la première qualité 
de riiistorieu était l'intelligence. C'est , sous une autre forme , la pensée 
même de Lucien. 

1. Fénelon, Lettre à VAcad.j ch. VIJJ. 

2. Voltaire, t. XII, p. 451 (éd. Beuchot ). 

3. Hipp. Rigault, ouvrage et chapitre cités. 



350 CHAPITRE HUITIËME. 

son écrit entre le passage incriminé et celui où il tourne en 
ridicule les rhéteurs qui transforment Thisloire en panégyrique. 
La satire précède et explique le précepte. Il vient de se moquer 
avec infiniment de raison des prétendus historiens , qui , 
racontant la guerre entre les Romains et les Parthes, exaltent de 
parti pris leurs compatriotes et déprécient Tennemi en toutes 
choses. Une sorte de dialogue s'établit dans sa pensée entre lui 
et ces flatteurs éhontés. — « Vous n'êtes », leur dit-il . « que des 
«adulateurs; l'historien digne de ce nom ne flatte personne. Que 
» venez-vous ici me vanter, à chaque page le génie de l'empereur 
Det la fortune de Rome? Le vrai historien n'a ni empereur 
» ni patrie.» Voilà le mot qui fait scandale. Quoi de plus juste 
pourtant au sens où le prend Lucien ? Non , lorsqu'il faut juger 
entre les siens et les ennemis, l'historien n'a pas de patrie. 
On aura be^u plaider les droits du cœur, la science , à moins 
de cesser d'être elle-même , ne peut admettre qu'un motif à 
ses jugements , la vérité. Est-ce à dire que l'historien doive 
cesser d'être homme? Nullement ; il lui est permis certes de 
regretter les défaites et les faiblesses des siens, mais il lui est 
défendu de les dissimuler ; il lui est permis de frémir de joie au 
récit de leurs grandeurs et de leurs succès , mais il lui est 
défendu de les exagérer. Son récit nous passionnera d'autant 
plus que , sous l'équité inaltérable des appréciations , nous y 
sentirons plus fortement palpiter un cœur humain. Mais en 
vérité, où Lucien dit-il le contraire? Sa pensée est incomplète ; 
soit. Est-elle dangereuse? Assurément non. Le danger pour 
récri\ain n'est pas de trop oublier ses passions, c'est au contraire 
de se laisser trop dominer par elles ; et ce qu'il faut lui demander, 
c'est d'être toujours en état de reprendre à un moment donné 
la pleine possession do son jugement, afin que rien ne trouble en 
lui la \nr n«'lle dos choses. Le mol de Lucien n'a pas d'autre 
sens , (»l c'est aussi ce (|ue Fénelon et Voltaire ont dit apn^s lui 
Insisirr «l.nanlnuo sur les détails do col écrit . r • serait lui 
prètor une importance à laqiiollo Lucien lui-méuie n'a jamais 
prétendu. On Ta loué suffisamment quand on a reconnu a\er 



LA CRITIQUE LITTÉRAIRE CHEZ LUCIEN. 251 

quelle grâce et quel agrément l'auteur y a multiplié les obser- 
vations justes. Ce sont des traits de vérité qui se succèdent, et 
qui , tombant sur un bon esprit , doivent stimuler en lui la 
réflexion. Satires et préceptes , tout procède d'un même fond de 
bon sens et d'instruction classique. Le traité, dans son ensemble, 
e^t une sorte de manifeste contre l'envahissement de l'histoire 
par la rhétorique des sophistes. Ayant les qualités d'un mani- 
feste , il en a aussi les défauts ordinaires. La préoccupation de 
combattre et de railler les mauvais écrivains du jour y est plus 
forte que celle d'être sérieusement utile aux bons écrivains de 
l'avenir. Si l'on y cherche une étude attentive et délicate des 
difGcultés de l'histoire , une One analyse de tous les embarras 
où l'historien peut se trouver, et des conseils précis qui lui per- 
mettent de s'en tirer , assurément on sera déçu. Aussi n'est-ce 
pas un livre à méditer. Toute son efficacité est dans l'élan qu'il 
donne et dans l'impression générale qu'il éveille. C'est un 
avertissement , et rien de plus. Considéré comme tel . il est 
excellent. Lucien a raison dans ce qu'il dit et il sait se faire 
entendre. Que peut-on demander de plus à celui qui se charge 
seulement d'avertir ? 



m. 



Le Maitrc de rhétorique et le Lexiphane. 

L'écrit intitulé le Maître de rhétorique tient de près par la 
pensée générale à celui que nous venons d'analyser. Dans l'un 
comme dans l'autre, c'est à l'art des sophistes contemporains 
que Lucien en veut. Ridicule lorsqu'il prétendait se substituer 
à la science propre de l'historien et en tenir lieu, cet art ne 
lui semblait pas moins sol, ui moins méprisable, alors même 
qu'il se renfermait dans son domaine incontesté. Non content 
de le chasser par un pami)hlel mordant du lorrain (|u'il usur- 
pait, il le poursuivait en (•onsé(|uencc jusque dans sun domi- 
cile, dans l'école. 



Î5i CHAPITRE HUITIÈME. 

11 a été question ailleurs des allusions personnelles conto- 
nues dans cet écrit ; j'ai ici le droit de les écarter pour 
m'attacher uniquement aux idées. Oublions donc Pollux, et 
ne voyons que la rhétorique des sophistes d'un côté, le goût de 
Lucien et ses critiques de Tautre. 

L'art des sophistes consistait à parler selon le goût du jour 
sur des sujets le plus souvent fictifs et surtout à improviser ^ 
Le sophiste, devant ses disciples ou devant des auditeurs étran- 
gers, développait ordinairement, à Taide de tous les procédés 
énumérés dans les traités, les idées et les sentiments d'un 
personnage imaginaire, placé dans une situation donnée. 
C'était là proprement ce qu'on appelait iiûérn , un exercice 
oratoire. Nécessairement tout y était artificiel comme le sujet lui- 
même. Faire semblant d'être ému sans émotion réelle, jouer 
l'emportement, l'indignation ou la douleur, se servir tour-à- 
tour de l'apostrophe et de la prosopopée, monter et descendre 
toute réchelie des tons oratoires, depuis les plus attendrissants 
jusqu'aux plus violents, tel était le genre de talent auquel pré- 
tendaient ces virtuoses de la parole. Et leur habileté était telle, 
que la plupart d'entre eux en venaient à discourir ainsi sans 
préparation apparente, sans réflexion préalable, sur un sujet 
qui leur était suggéré à l'improvisle. Il est vrai que pour accjué- 
rir d'abord et entretenir ensuite ce savoir-faire qui semblait 
tenir du prodige, ils passaient la plus grande partie de leur \ie 
à s'exercer, afin de se meubler l'esprit de développements tout 
prêts. Ils finissaient de la sorte par cx)nnaitre si familièrement 
toutes les ressources possibles de chaque idée et de chaque sen- 
timent, qu'au premier appel une amplification appropriée à la 
circonstance leur apparaissait. Leur voix même, à force de tra- 
vail, était devenue capable de modulations étranges, tantôt 
tristes et sourdes, tantôt sonores. Acteurs bien plus qu'orateurs, 

1. Sur les exercices principaux des sophistes, leur enseignetneni , leurs 
discours publics, on peut consulter la préface de Kayser en tête de son Phi- 
loatrate , éd. de Zurich . p. iij-vi ( reproduite dans le tome II du PhUostrntr 
de la Biblioth. Teubner ). 



LA CRITIQUE LITTÉRAIRE CHEZ LUCIEN. 258 

ils jouaient leur role en conscience ; leurs discours tenaient de 
la tragédie et de la comédie, quelquefois même du dithyrambe, 
car ils chantaient plus encore qu'ils ne parlaient. Le comble de 
Tart était d'arriver à cette facilité suprême de l'illustre Polé- 
mon de Smyme, qui souriait tout en déroulant à perte de vue 
dans ses improvisations les périodes les plus savantes et les 
plus compliquées, à peu près comme un acrobate exécute , le 
sourire aux lèvres, ses tours de force ou d'adresse •. 

Voilà le genre d'éloquence dont Lucien se tnoque dans 
son Maître de rhétorique. Il suppose qu'un jeune homme, 
désireux de devenir orateur, vient le trouver et lui demander 
conseil. Que doit-il faire ? 

Autrefois, lui répond Lucien, on se tuait de fatigue pour 
apprendre le dur métier de la parole , mais à présent tout est 
simplifié. Il y a deux routes qui mènent à l'éloquence : Tune 
douce, facile, fleurie ; l'autre escarpée et raboteuse. Laquelle 
prendre ? Deux maîtres sont là qui vont nous renseigner. Le 
premier est robuste , il a le teint hâié, la démarche ferme, 
l'allure vive ; si nous voulons le suivre, il nous mènera par la 
route difficile. «Travailler, passer les nuits, boire de l'eau, 
» s'obstiner à la tâche, ce sont là, suivant lui, des choses néces- 
» saires et indispensables ; il est impossible sans cela d'arriver 
» au terme , et le pins désagréable de tout, c'est qu'il exigera 
» pour ton voyage un temps considérable, des années entières ; 
» car il ne compte pas par jours ni par mois, mais bien par 
» olympiades '. » A l'en croire , il faudrait étudier sans cesse 
les anciens orateurs, Démosthène et Eschine, comme si Phi- 
lippe nous menaçait encore, comme si l'on n'avait pas inventé 
depuis leur temps bien d'autres moyens de parvenir I Laissons 
cet ennuyeux et écoutons l'autre. 

Celui-ci est beau , il a une démarche noble, un air efféminé, 
une voix douce ; ses cheveux sont frisés ; les plus doux parfums 
s'exhalent de sa personne. Aucune élude préalable ne sera 

1. Pliilostrate , Vies des Sophistes , I, 25. 7, d'après Uérode Atticus. 

2. Maître de rhétorique , 9. 



254 CHAPITRE HUITIÈME. 

demandée par lui au jeune disciple. Qu'il apporte seulement son 
ignorance et de Taudace, puis une voix puissante, pour crier 
quand les cris seront utiles, sonore et modulée, pour chanter 
lorsque le chant sera préférable ; qu'il s'occupe ensuite de sa 
toilette ; avec cela, et une quinzaine de vieux mots attiques 
qu'il mettra partout, il en a assez pour réussir. Quant à étudier 
Isocrate, Démosthène ou Platon , c'est folie ; on ne pro6te 
qu'avec les modernes, a Lorsqu'il s'agira de parler et que les 
» assistants te proposeront quelques sujets, critique et déprécie 
B tous ceux qui te paraîtront trop difficiles , et déclare qu'ils 
» ne sont pas dignes de toi. Une fois cependant qu'ils auront 
» choisi, parle sans hésiter , et dis au hasard tout ce qui te 
» viendra à l'esprit, sans te soucier de mettre d'abord ce qui 
» doit être dit d'abord et ensuite ce qui doit être dit ensuite... 
» L'important, c'est d'aller vite, de coudre tout ensemble et de 
» ne pas s'arrêter *. » Si le public est un public athénien, il 
faut lui parler des Indes et d'Ecbatane, surtout faire revenir à 
tout propos Marathon, Cynégire et les guerres Médiques. Par 
moments, il est bon de s'exclamer, de se frapper la cuisse, de 
crier à plein gosier et de marcher en se démenant. — a Si l'on 
» ne te loue pas, indigne-toi et injurie tes auditeurs ; et si 
» enfin, honteux d'un tel spectacle, ils se lèvent et se disposent 
» à sortir, ordonne-leur de s'asseoir : en un mot traite-les 
» comme des esclaves. » — Dernier précepte , plus important 
que tous les autres : n'oublie pas d'avoir un chœur d'amis pour 
applaudir et célébrer ton talent. Que leurs voix s'élèvent de 
concert pendant ton discours, et qu'à la sortie ils le fassent 
cortège ; le tout, en souvenir des bons dîners que tu leur as 
donnés. Quant à tes rivaux, méprise-les souverainement. Fais 
le dédaigneux, sois aussi mécontent des autres que satisfait de 
toi-même ; avec cela tu es assuré de devenir illustre en peu de 
temps. 

On peut rapprocher de ces conseils ironiques les critiques 

1. Maître de rîiétoriqup , 18. 



LA c.RlTiQUE LITTÉRAIRE CHEZ LUCIEN. ^r.n 

qui remplissent le plaidoyer du rhéteur syrien dans la Double 
acctAsation, Marié à la Rhétorique, il est, on s'en souvient, 
accusé par elle d'infidélité. Il ne nie pas qu'il ne l'ait quittée 
en effet, mais il s'en justifie en l'accusant à son tour : — « Je 
» m'aperçus bientôt qu'elle n'avait plus la même sévérité de 
» mœurs qu'autrefois et qu'elle était bien loin de garder cette 
» tenue décente dont elle s'honorait lorsque le fameux orateur 
» du dème de Péanie la prit pour son épouse. Elle se parait, 
» elle arrangeait ses cheveux à la manière des courtisanes , elle 
» se fardait, elle en était venue même à se peindre le dessous 
x> des yeux. Tout cela m'inspira des soupçons, et je me mis à 
» observer ses regards. Passons sur bien des choses ; mais , 
» chaque nuit, la rue que nous habitions était remplie de ses 
» amants ivres qui venaient faire du bruit chez elle et qui 
» frappaient à la porte. Quelques-uns même , perdant toute 
» pudeur, osaient forcer l'entrée. Et pendant ce temps, elle 
«riait, elle trouvait cela fort plaisant; souvent aussi elle se 
» penchait du haut du toit lorsqu'elle les entendait chanter 
«d'une voix enrouée leurs chansons libertines; enfin, elle 
» ouvrait la porte, et croyant n'être pas aperçue de moi, elle 
» se livrait à eux impudemment '. » Traduisons tout ceci en 
langage ordinaire. Que reproche en somme Lucien à la rhéto- 
rique de son temps? Le mauvais goût, la recherche des orne- 
ments affectés, puis la frivolité, le manque de sérieux, le 
besoin de plaire à tout prix, enfin cette banalité qui faisait 
qu'elle appartenait désormais aux plus entreprenants et aux 
plus bruyants 

Voilà l'ensemble de ses critiques. 11 suffit de parcourir les 
Vies des Sophistes de Philostrate, grand admirateur, comme 
on le sait, de l'éloquence à la mode, pour en reconnaître la 
justesse ; et rien n'est plus facile que de mettre des exemples 
à côté de chacun des reproches principaux de Lucien. A l'appel 
de chaque ridicule ou de chaqu»^ défaui, un nom et une cir- 
constance se présentent d'eux-mêmes. 

1. Double accusation f 31. 



256 CHAPITRE HUITIÈME. 

Présomplion impudente, dit Lucien, dédain affecté du public. 
Polémon de Smyrne, nous dit Philostrate, venant parler à 
Athènes pour la première fois, débuta ainsi : a On dit, Athé- 
» niens, que vous êtes connaisseurs en fait d'éloquence ; je vais 
» m'en assurer*. » 

Que ne pouvait l'audace sur un public qui se laissait dire de 
pareilles choses sans protester ? Adrien de Tyr venait d'être 
nommé professeur d'éloquence à Athènes ; il commença ainsi son 
discours : a Voici que les lettres, pour la seconde fois, vous 
» viennent de Phénicie *. » 

Violence des gestes, pantomime ridicule et exagérée. Écou- 
tons encore le témoignage des contemporains à propos de ce 
même Polémon : a Hérode », dit Philostrate, a rapporte que Polé- 
» mon bondissait sur son siège dans les moments pathétiques, 
» tant il y avait en lui d'élan,... et parfois il frappait du pied 
» la terre avec non moins de force que le coursier dont parle 
» Homère ^.» Les traits semblables ne sont pas rares : « Alexan- 
» dre de Séleucie remporta le prix un jour en traitant ce sujet : 
» Discours d'un homme qui conseille aux Scythes de revenir à 
x> la vie nomade , après qu'ils se sont mal trouvés , pour leur 
» santé, de l'habitation d'une ville. Il réfléchit un instant, puis 
» tout-à-coup s'élança de son siège , le visage illuminé par la 
» joie, comme pour annoncer à ses auditeurs la bonne nou- 
» velle du discours qu'il avait dans l'esprit *. » 

Luxe de la toilette, faste extérieur propre à éblouir les audi- 
teurs naïfs. « Adrien de Tyr déploya le plus grand faste dans 
» sa chaire d'Athènes. Il portait toujours un vêtement précieux 
» et des pierreries admirables. Lorsqu'il venait à son école , 
il était monté sur un char que traînaient des chevaux au 
» mors d'argent ». » 

1. philostrate, Vit'S des Soph., I. *25 . iv. 

2. Id.. II, 10. II. 

3. /d , I, 25, VII. 

4. Id.y II, 5, m. 
3. Id., II, 10. II. 



LA CRITIQUE LITTÉRAIRE CHEZ LUCIEN. 257 

Cortège d'amis gagnés par toutes sortes de prévenances ; 
dîners séducteurs , etc. a Quand Adrien de Tyr avait fini de 
» parler^ il retournait chez lui, envié et admiré, reconduit par 
» un cortège de gens accourus de tous les points de la Grèce. 
» Ses admirateurs lui rendaient les mêmes hommages que les 
» familles d^ËIeusis à Thiérophante dans l'éclat de ses fonctions 
» sacerdotales. Il savait les gagner par des divertissements, 
» des banquets, des chasses, en les emmenant avec lui aux 
» grandes réunions de la Grèce, en les associant touM-tour 
» à ses plaisirs , de telle sorte qu'ils avaient pour lui les 
» mêmes sentiments que des enfants pour un père indulgent et 
aimable i. » 

En somme, la justesse des critiques de Lucien est frappante 
pour quiconque a étudié quelque peu les mœurs littéraires de 
ce temps. Je ne veux pas dire parla , néanmoins, qu'elles soient 
entièrement exemptes d'exagération. C'est la condition de ce 
genre de satire, qui par certains côtés dramatiques touche à la 
comédie, d'être obligé dégrossir les choses pour qu'elles rem- 
plissent la scène. Il est clair, par exemple, qu'en dispensant 
l'apprenti sophiste de toute instruction préalable, Lucien altère 
sensiblement la vérité des faits. En réalité, il fallait étudier 
beaucoup, quoi qu'il en dise, pour réussir dans ces improvi- 
sations frivoles ; et nous voyons que les plus illustres sophistes 
de ce temps en sentaient si bien la nécessité, qu'ils se faisaient 
une occupation incessante de leurs exercices oratoires '. Mais 
la science toute spéciale qu'ils acquéraient ainsi n'était vrai- 
ment qu'ignorance, car elle n'avait pour objet que les procédés 
de l'école ; et c'est en ce sens que le reproche de Lucien est 
juste. Un sophiste n'avait pas besoin de savoir penser ou obser- 
ver ; il lui était inutile de se nourrir de lectures sérieuses ou 
d'étudier chez les grands orateurs et les grands poètes l'expres- 
sion de sentiments vrais. Connaître l'homme et en général la 

1. Philostrate, II, 10, ii. 

2. Voir surtout, dans Philostrate , ce qui est dit d'Hérode Atticus et de son 
séminaire, II, 10, i; Cf. II, 1, xiv. 

17 



i5h CUAPiTRE HUITIÈME. 

vérité en quoi que ce soît était pour lui une chose superflue 
et même géuante. Sou rôle était de parler, au sens le plus étroit 
du mot, c'est-à-dire de répandre au premier signal la plus 
longue série possible de phrases brillantes et sonores. Tout 
sorupule de réflexiofi Teut rendu hésitant et par conséquent 
Teât ralenti ; au contraire, plus son esprit était vide d'idées 
sérieuses, plus il vibrait aisément sous l'impulsion des souvenirs 
suscités en foule. 

Le Leaiphane est loin d'avoir, en tant que satire, la méoàe 
portée que le Maître de rhétorique. Au lieu-d'y critiquer en 
général la prétendue éloquence des sophistes, Lucien n'y tourne 
en ridicule qu'un travers, spécial à quelques-uns d'entre eux, 
celui des soi-disants atticistes. Quelques mots d'explication 
sont nécessaires à ce sujet. 

La langue grecque n'avait pas traversé sans éprouver de nota- 
bles altérations la longue période de près de cinq siècles qui 
s'étend entre les conquêtes d'Alexandre cl le règne de Marc- 
Aiirèle. Chacun des peuples qui avaient subi l'ascendant du 
génie grec avait aussi, par une réciprocité nécessaire d'influence, 
mis son empreinte sur le langage des Platon et des Démos- 
thène. Syriens, Juifs, Égyptiens, Romains, tous, en apprenant 
plus ou moins à le parler, avaient contribué à le modifier peu 
à peu. D'ailleurs, indépendamment même de ces influencfs 
étrangères, la langue grecque ne pouvait rester immuable. 
Elle avait subi la loi commune du changement. Il en résulu 
qu'il se fit de jour en jour un écart plus sensible entre les 
façons de s'exprimer courantes et celles dont s'étaient servis 
les anciens prosateurs ; et comme ceux-ci restaient toujours 
les modèles classiques , cette différence ne pouvait passer 
inaperçue. 

La critique des Alexandrins fut la premièix' à étudier de 
près les textes et par conséquent les manières de parler vieillies 
qui s'y rencontraient. Les grammairiens grecs du temps de 
l'Empire furent leurs héritiers. Habitués dans leurs écoles à 
expliquer les œuvres des orateurs et des philosophes qui 



LA CRITIQUE LITTÉRAUE CHEZ LUCIEN. ir.9 

avaient illustré autrefois Athènes, ils daanaient à leurs ainii- 
teurs le gens des mots qui étaient passés de mode aussi bien 
que celui des termes spéciaux à la langue du droit et des 
affaires. Souvent même ils ne se contentaient pas de rensei- 
gnement oral , et ils publiaient des recueils d'expressions 
accompagnées de commentaires. Ces curieux investigateurs de 
l'ancienne langue attique , si attentifs à en déterminer les 
usages, à dire quelles formes et quelles locutions elle avait 
acceptées ou rejetées, furent appelés ou s'appelèrent eux-mêmes 
les Attidsies. Nous en connaissons aujourd'hui encore un 
assez grand nombre, et parmi ceux-là, beaucoup appartien- 
nent au règne d'Adrien. Le goût d'archéologie qui était alors 
à la mode s'étendait donc à la littérature. 

S'il ne s'était agi que d'un travail de comparaison gramma- 
ticale entre l'ancienne langue ot la nouvelle, tout aurait été 
digne d'approbation dans cette tendance. Mais il en était tout 
autrement. Ces vieilles expressions et ces locutions oubliées, 
précisément parce qu'elles n'étaient familières qu'aux initiés, 
prenaient pour eux un charme particulier. Ils éprouvaient le 
besoin de s'en parer, afin de bien montrer qu'elles leur appar- 
tenaient en propre, et pour ne pas ressembler à tout le monde. 
Us composaient donc des ouvrages, uniquement en vue d'y 
placer les mots rares dont ils étaient si fiers. Dans ces ouvrages, 
le sujet n'était rien et les expressions étaient tout. Il faliait 
trouver le moyen d'en écouler le plus grand nombre possible 
et de faire un sort à chacune d'elles. On imagine aisément 
quelles énumérations de choses bizarres , quelles incohérences 
de pensées, quelles accumulations indigestes de mots pouvaient 
naître d'un esprit de grammairien principalement occupé de 
ce double désir. 

C'est un personnage de cette sorte que Lucien a mis en 
scène, pour s'en moquer, dans son Lecoiphane. Lui-même, sous 
le nom de Lycinos , est censé rencontrer le prétentieux auteur 
auquel il donne ce nom ; celui-ci porte un manuscrit sous le 
bras ; c'est l'écrit qu'il vient d'achever. Naturellement , il est 



260 CHAPITRE HUITIÈME. 

inutile de le prier beaucoup pour qu'il se décide à en donner 
lecture ; mais avant même de rien lire, les quelques mots qu'il 
a échangés avec Lycinos ont suffi à laisser voir sa prodigieuse 
sottise. C'est un homme qui ne peut se résoudre à parler comme 
tout le monde : pas un mot ne sort de sa bouche qui ne soit 
ridicule ; ce sont des expressions bizarres , les unes surannées, 
les autres empruntées à la poésie , d'autres encore inventées 
par lui-même , car il a fini par se croire tout permis en matière 
de langage. Son écrit est le récit d'un banquet; il a eu 
l'intention, en le composant, de rivaliser avec « le filsd'Âriston », 
c'est-à-dire, pour parler comme tout le monde, avec Platon. 
En réalité on ne peut rien imaginer de plus sot. Le prétendu 
banquet n'est qu'un prétexte pour faire passer comme à la file 
toute une longue série de mots dont Lexiphane a dû se composer 
un recueil. Aussi voit-on le récit courir à travers les plus ineptes 
divagations, pour ne pas laisser échapper ces expressions 
curieuses, qu'il faut à tout prix colloquer quelque part. Ces 
niaiseries pourraient se prolonger indéfiniment , si Lycinos , 
malade d'ennui et de dégoût , n'y mettait bon ordre en 
interrompant le lecteur : — a Assez , Lexiphane , s'écrie-t-il , 
« assez de banquet et de lecture 1 La tête me tourne et j'ai mal 
» au cœur. Vraiment je me demande où et en combien de temps 
D tu as pu rassembler tant d'ingrédients nuisibles , et en quel 
x> endroit tu as tenu renfermé jusqu'ici cet essaim de mots 
9 étranges et difformes , les uns inventés par toi-même , les 
» autres qui étaient enfouis profondément et que tu as tirés de 
» leur oubli V » -•- En parlant ainsi, il avise le médecin Sopolis, 
et il le prie de traiter Lexiphane , malgré ses protestations. Un 
breuvage administré sur-le-champ au malade produit un effet 
surprenant. De son estomac soulevé s'échappent tous les vieux 
mots attiques ; une bonne purgation complétera sa guérison '. 
L'esprit de Lexiphane est ainsi dégagé de tout ce qui l'obsédait ; 

1. Lexiphane y 16 et 17. 

2. Cette invention a été imitée par TécrivaiD anglais Ben Jonson , dans 
son PoetAster. 



LA CRITIQUE LITTÉRAIRE CHEZ LUCIEN. 261 

Lycînos en profite pour y déposer quelques bons conseils. En 
peu de mots , il lui trace un plan d'éducation littéraire : étudier 
d'abord les plus excellents poètes, commentés et interprétés 
par de bons maîtres ; puis les orateurs ; enfin Thucydide et 
Platon , sans oublier la comédie ni la tragédie. C'est dans de 
telles lectures qu'il fera provision de bons exemples. Il n'aura 
plus alors pour bien faire qu'à mépriser les modernes et à 
a sacrifier dans ses écrits aux Grâces et à la clarté * ». Là est 
la vérité; tout le travail qu'il s'était imposé précédemment 
n'était que mensonge et sottise. 

L'intention de cette satire est fort claire. Lexiphane n'est 
pas, comme on l'a supposé quelquefois , le pojtrait de tel ou 
tel contemporain de Lucien " ; c'est un type qui personnifie 
toute une classe de personnages ridicules : collectionneurs de 
vieux mots et amateurs d'expressions rares, atteints de la manie 
d'écrire , tels sont ceux dont l'auteur se moque. On a vu 
d'ailleurs qu'il était loin de désapprouver l'imitation des auteurs 
classiques et les scrupules en matière de langue. Lucien se 
piquait d'écrire lui-même avec pureté , et il n'était pas moins 
atticiste à sa manière que ceux dont il riait ; seulement il l'était 
avec goût et discernement. Ce qui lui semblait ridicule, à bon 
droit , c'était de croire que tout ce qui était vieux et passé de 
mode pouvait revivre , et surtout de penser en vue d'utiliser des 
mots , de telle sorte que toute composition tournât peu à peu 
au lexique. La leçon qui ressort de son Leœiphane, c'est qu'il 
faut d'abord se former des idées justes , simples et claires , puis 
les énoncer en se servant d'expressions autorisées par le bon 
usage, sans affectation d'aucune sorte. Par là , on peut dire que 
ses critiques dépassent le ridicule particulier qu'elles visaient, et 
qu'elles atteignent tout ce qui, en matière de style, est contraire 
à la simplicité et au bon goût. 
On voit , en résumant ces jugements littéraires de Lucien , 

1. Lexiphane, 23: Mà^tffra ^k Xâpco'i xai aa^inveiot Oxte, 

2. Les lecteurs curieux de ces conjectures les trouveront mentionnées 
dans l'édition Lehmann , en tête des notes relatives au Lexiphane. 



%n CHAPITRE HUITIÈME. 

qu'ils se recommafndent tous par la même justesse. Adversaire 
décidé de la déclamation vide et de Taffectation frivole, s'il se 
fait critiqne par occasion et par impatience , c'est toujours pour 
tourner en ridicule la fausse habileté qui voudrait suppléer par 
artifice à Tétude et à la vérité. Dans toutes ses moqueries , il 
défend la saine tradition classique contre ceux qui , en croyant 
s'y conformer , la dépravent et la rendent ridicule. Disciple 
intelligent des bons écrivains , il conserve presque seal , au 
milieu de la perversion du goût public, Tinstinct juste de leurs 
qualités simples et sérieuses. 

Cet isolement relève son mérite , mais il est cause en même 
temps que sa critique littéraire nous laisse , malgré toutes ses* 
qualités, Timpression fâcheuse que suggère tout ce qui est 
inutile. Nous le voyons de loin protester spirituellement, mais 
sans profit, contre des tendances qu'il ne dépend pas de 
lui d'arrêter. Qu'il ait eu alors des approbateurs nombreux, 
nous n'en doutons pas : ses plaisanteries faisaient rire , et en 
riant on sentait certainement qu'il avait raison ; mais cela ne 
changeait rien aux opinions régnantes ni à la mode. Lucien 
n'avait pas de disciples ; il n'était pas , comme Horace et 
Boileau, l'interprète d'une élite d'écrivains justiGant ses satires 
par leurs œuvres ; lui-même avait le sentiment de son 
impuissance ; et quand il se comparait , dans son Traité de la 
manière d'écrire l'histoire . à Diogène roulant son tonneau 
pour ne pas rester oisif, il traduisait sous une forme plaisante 
une idée vraie: ses jugements littéraires n'avaient pas plus 
d'influence sur le mouvement des esprits que l'agitation de 
Diogène sur la politique de Coriothe. 

Son tort , — et il y aurait injustice à l'en rendre responsable, 
la faute étant celle du temps, — son tort était de n'avoir rie:i 
de nouveau à proposer. L'idéal classique qu'il aimait exclu- 
sivement était admirable , mais la fécondité en était épuisée. 
L'esprit humain ne s'attache jamais deux fois au même culte. 
Celui dont Lucien se faisait le défenseur n'avait d'autre défaut 
que d'être ancien ; cela suffisait pour qu'il ne pût redevenir 



LA CRITIQUE LITTÉRAIRE CHEZ LUCIEN. 263 

populaire qu'à la condition d'être transformé et rajeuni. Il 
aurait fallu qu'une somme considérable d'idées et de sen- 
timents nouveaux entrât dans le domaine de la littérature , 
pour que l'art classitiue pût être accepté une seconde fois 
en s'élargissanl. Ces idées et ces sentiments, Lucien ne les 
apportait pas , et dès tors sa critique était stérile. 



CHAPITRE IX 



LA CRITIQUE DES ŒUVRES D'ART CHEZ LUCIEN. 



I. 



Ce qn^était rappréciation des œuvres d'art dans Tantiqnité et ce qu'elle 

est chez Lucien. 

Aucun des nombreux écrits de Lucien n'est consacré spé- 
cialement à la peinture ni à la statuaire ; mais il parle si 
fréquemment de Tune et de l'autre à tout propos, qu'il est 
impossible, en le lisant, de n'être pas frappé du nombre de 
ces passages et des qualités d'esprit qui s'y révèlent. Je ne crois 
donc pas sortir de mon sujet ni me laisser aller à une vaine 
digression en appelant ici l'attention du lecteur sur les plus 
remarquables des passages en question*. Le goût des arls, 
lorsqu'il est vif et sincère, dénote chez un écrivain des dispo- 
sitions naturelles qui méritent de ne point passer inaperçues , 
et il y a vraiment chez Lucien telles et telles descriptions de 
statues et de tableaux qu'on ne peut omettre si l'on veut appré- 
cier son talent sous tous ses aspects. 

La critique d'art, telle que nous l'entendons, ne semble pas 

1. Ces passages ont été utilisés comme ils devaient Tétre par rarcbéologie 
moderne. On peut en trouver le relevé complet dans l'ouvrage déjà cité de 
M. Hugo Blumner , qui a pour titre : Archseologische Studien zu Lucian , 
Breslau , 1 867. L'auteur de ce livre est le premier, à ma connaissance . qui 
ait ébauché l'étude à laquelle je consacre ce chapitre ( 1" partie . 3* section. 
Lucian aU Kunstkenner ùberhaupt ). 



LA CRITIQUE DES ŒUV.RES D*ART CHEZ LUCIEN. 265 

avoir jamais existé dans l'antiquité comme un genre distinct. 
Nous n'y voyons pas d'écrivain qui ait mis à profit des connais- 
sanc/es spéciales et techniques pour éclairer le jugement public 
d'une manière régulière par une série d'appréciations. Ce que 
nous rencontrons^ ce sont, d'une part, des érudits recueillant 
des détails biographiques sur les artistes et faisant connaître 
leurs œuvres par des catalogues plus ou moins raisonnes ; de 
l'autre, des poètes, des littérateurs, des rhéteurs surtout, décri- 
vant par occasion des statues, des bas-reliefs , des monuments, 
des tableaux, soit pour exprimer une admiration sincère, soit 
plutôt pour se faire valoir eux-mêmes en montrant leur goût et 
leur esprit. Il est clair d'ailleurs qu'entre les uns et les autres la 
distinction ne saurait être rigoureuse. Les littérateurs emprun- 
taient beaucoup aux érudits, et les érudits souvent se faisaient 
aussi littérateurs qu'ils le pouvaient. Le fait important à consta- 
ter, c'est que, sous une forme ou sous une autre, les arts avaient 
pris sous l'Empire une place de plus en plus grande dans la 
littérature. Pline l'Ancien, dans son Histoire naturelle, ne 
croyait pas pouvoir se dispenser d'en parler assez longuement, 
et l'on sait que la partie de son grand ouvrage où il traite de 
ce sujet est restée pour nous une source précieuse de renseigne- 
ments. Au siècle suivant, Pausanias composait son Itinéraire 
en Grèce, vaste recueil de témoignages et de descriptions, qui 
atteste assez, par le seul fait de son existence, Tintérêt qu'on 
prenait alors à ces sortes de choses. Ces deux écrivains se pro- 
posaient un but d'instruction. Mais, à côté d'eux, quantité 
d'autres décrivaient pour le plaisir de décrire. Je n'ai pas à 
rappeler ici combien de passages relatifs aux œuvres d'art 
anciennes ou contemporaines pourraient être relevés chez les 
poêles latins ou grecs de la période impériale, chez Properce, 
chez Ovide, chez Stace, chez Martial, chez tous ceux qui figu- 
raient déjà dans la seconde Anthologie. Les sophistes , toujours 
en quête de sujets brillants et agréables au public, n'eurent 
garde de dédaigner un goût si répandu ; par eux les descrip- 
tions de tableaux et de statues devinrent un genre fort à la 



fM CHAPITRE NEUVIÈME. 

SMie dans les écoles. Celles qui nous sont parvenues sous 
le nom des deux Philostrate et de Caliistrate peuvent nous 
donner une idée exacte de ce qo'était ce genre : amplifications 
prétentieuses à propos d'œuvres féritables ou supposées ; 
mélange spécieux d'observations fines, de traits brillants et de 
flunivemenls oratoires fort artificiels. La discussion du sujet s'y 
nêhit à l'appréciation proprement dite, c«]le-ri d'ailleurs 
consistant surtout à louer subtilement les intentions de l'artiste; 
ce qui manquait le plus à de telles compositions, c'était le 
sentiment juste des moyens et des effets qui sont propres aux 
arts plastiques : un tableau oo une statue devenait pour ces 
rhéteurs une matière de discours, et ils y cherchaient surtout 
ce qui se prétait à être exprimé avec adresse. 

Lucien ne peut être comparé exactement, par la manière dont 
il parle des œuvres d'art, nia ces rhéteurs, ni aux écrivains tels 
que Pline et Pausanias. Il n'y a chez lui ni exposé suivi ni 
série de descriptions. Ce qu'on y trouve en abondance, ce sont 
des allusions à des chefs-d'œuvre célèbres ou à leurs auteurs, 
et quelquefois, mais rarement, des morceaux plus étendus où 
il fait connaître par occasion et avec quelque détail ce qu'il a 
vu. Dans ce dernier genre, on ne peut guère citer que les pas- 
sages des Portraits^ du Zeuxis^ de V Hérodote, sur lesquels 
nous reviendrons tout à l'heure ; quant au dialogue des 
Affwurs^ j'ai dit ailleurs que je n'y reconnaissais en rien la 
manière de Lucien. On ne peut donc pas dire qu'il ail jamais 
fait de la critique (l'art à proprement parler Je vais plus loin 
et je ne crois pas qu'on soit même en droit de le considérer 
comme un véritable connaisseur. 

Ce mot implique l'idée d'une éducation artistique plus ou 
moins complète. Avons-nous quelques raisons de croire que 
Lucien eu ait reçu ou s'en soit fait à lui-même une de ce 
genre ? Sans doute il appartenait à une famille de pauvres sculp- 
teurs, et il avait pu dans son enfance apprendre quelque chose 
des procédés techniques de l'art en fréquentant l'atelier de 
ses oncles. On avouera toutefois que c'était là une instniction 



LA CRITIQUE DES ŒtJtftES D'ART CHEZ LUCIEN. 267 

bien incomplète. Plus tard, il avait beaucoup voyagé, et, en 
' homme intelligent , il avait mis à profit ses voyages pour 
regarder et pour admirer. Les grandes villes d'Asie, de Grèce, 
d'Italie étaient pleines de monuments, de statues, de pein-^ 
turcs; il avait vu tout cela, non en indifférent, mais avec 
une curiosité très-vive et un sentiment du beau très-passionné. 
D'ailleurs il ne s'était pas contenté de regarder ; il avait aussi 
interrogé ceux qui étaient en état de le bien renseigner, et il 
avait ainsi acquis des notions justes et. précises sur la plupart 
des grands artistes dont la Grèce s'honorait. Cela explique la 
quantité de souvenirs variés qui lui revenaient à l'esprit dès 
que l'occasion s'en offrait. Dans son Maître de rhétorique^ 
lorsqu'il conseille ironiquement au jeune homme qui veut 
apprendre à parler de ne pas écouter ceux qui l'exhorteront à 
prendre de la peine, il fait semblant de railler la simplicité étu- 
diée des vieux auteurs, et aussitôt une comparaison empruntée 
à l'histoire de la statuaire se présente à lui « On te dira qu'il 
» faut suivre les traces des anciens orateurs et on te mettra 
» sous les yeux des modèles de discours antiques fort difficiles 
» à imiter, des morceaux de vieux style, semblables à ces sta- 
» tues d'Hégésias, de Critias et de Nesiotes, qui ont des formes 
» grêles et sèches, laissant voir tout le détail des muscles, d'un 
«dessin raide et maigre '. » Évidemment, en écrivant cela, 
Lucien traduisait une impression personnelle et sincère ; il 
avait vu par lui-même des statues de ce genre, et l'effet qu'elles 
lui avaient produit était resté assez présent à son esprit pour 
qu'il se le rappelât tout naturellement. Les chefs-d'œuvre plas- 
tiques étaient donc pour lui comme une série de fermes sensi- 
bles , dans les(|uellcs il faisait en quelque sorte entrer sa pensée 
lorsqu'il voulait la rendre plus palpable et lui donner plus de 
corps. Cela prouve qu'il les connaissait bien et qu'il les avait 
appréciés avec justesse ; mais il y a loin de ce genre de connais- 
sances et d'appréciations à la compétence spéciale qu'on lui a 
(|ueIquefois attribuée. 

I. Maitri' de rhétorique , H. 



S6B CHAPITRE NEUVIÈME. 

Il est à remarquer que bien loin de la revendiquer lui-même 
lorsqu'il pourrait le faire , il a grand soin au contraire de 
déclarer en toute occasion qu'il n'y prétend nullement*. Je 
ne crois pas que nous devions prendre cela pour une simple 
formule de modestie ni pour Tartifice d'un sophiste qui aime- 
rait à laisser croire qu'il sait sans avoir appris. En réalité, je 
ne vois rien dans tout ce qu'il a écrit qui permette de lui attri- 
buer ni une érudition spéciale en fait d'histoire de l'art, ni des 
connaissances techniques dépassant celles de la moyenne des 
hommes instruits. Il ne faut pas oublier qu'en ce temps un 
esprit cultivé possédait nécessairement une certaine somme 
de notions sur les artistes célèbres et sur leurs relations mutuel- 
les. Quintilien, dans son douzième livre, nous donne incidem- 
ment une sorte d'esquisse abrégée des progrès ou des change- 
ments de la sculpture grecque ; on ne doit pas en conclure 
que l'auteur de l Institution oratoire fut un archéologue expert ; 
il savait seulement ce que les gens bien élevés ne pouvaient pas 
ignorer. Tout me porte à croire qu'il en était absolument de 
même de Lucien. 

Par suite, il serait de peu d'intérêt, à mon avis, de relever en 
détail les allusions qu'il a pu faire aux artistes anciens et à 
leurs œuvres les plus connues. De tels jugements ont un grand 
prix pour l'archéologue qui trouve son profit à les interroger 
minutieusement comme d'instructifs témoignages; mais il 
s'agit ici du goût de Lucien et de sa sensibilité artistique ; or 
des jugements traditionnels ne nous apprendraient rien à 
cet égard. Les passages auxquels nous devons nous attacher 
sont donc uniquement ceux où nous sentons des impressions 
vives, et où l'originalité de l'auteur éclate dans la formequ'il 
donne à ses sentiments. 

1. Voir surtout Zeiuxis , h. 



LA CRITIQUE DES ŒUVRES D'ART CHEZ LUCIEN. Î69 



II 



Instinct de la coalenr et de la forme chez Lucien. — Intelligence délicate 
des effets propres aux arts plastiques. — Les Portraits. 



La première et la plus indispensable condition pour s'inté- 
resser autrement que par un effort d'esprit aux créations du 
peintre et du sculpteur, c'est d'avoir une assez grande finesse 
de sens pour être vivement frappé des variations de la forme et 
de la couleur. Quiconque ne sent pas immédiatement le charme 
particulier d'un contour élégant ou la grâce d'une proportion 
bien prise, quiconque n'est pas séduit au premier coup-d'œil 
par une coloration juste, brillante et heureusement variée, 
manque de la faculté la plus essentielle au véritable amateur. 
Il est vrai que , d'autre part , ces qualités toutes physiques 
n'acquièrent leur véritable valeur que si elles ont pour auxi- 
liaire une intelligence déliée et si elles sont au service d'une 
sensibilité délicate. Un esprit vif, une nature impressionnable, 
servie par des organes bien appropriés, voilà sans doute ce 
qu'on peut imaginer de plus excellent en ce genre. 

Cette heureuse association des sens et de l'esprit me parait 
s'être rencontrée chez Lucien. J'en juge par certains passages 
de ses écrits où il ne fait guère qu'énoncer et analyser des sen- 
sations esthétiques bien plutôt que des jugements. Une belle 
lumière suffit à l'enchanter ; des couleurs riches , des lignes 
gracieuses, des proportions bien combinées sont pour lui autant 
de sujets d'admiration. Toutes ces choses, qui ne toucheraient 
une nature moins fine que d'une manière confuse, excitent en 
lui des impressions nettes et fortes ; et avec sa souplesse d'esprit, 
il trouve, pour les énoncer, des mots pleins de justesse et de 
sincérité. 

Dans son joli discours sur la iSa//^ de conférences, où il décrit 
avec un esprit si ingénieux l'élégance d'une salle toute fraîche- 



<"0 CHAPITRE NEUVIÈME. 

ment ilérorée, il y a quelques lignes exquises sur IVclal «le l'or 
qui brille çà et là et qui se fond dans une chaude harmonie 
avec la lumière du jour : — « Voyez », dit-il, « cet or qui se 
» mêle partout aux autres décorations. Ce n'est pas un ornement 
» sans vie, qui attende le regard pour le réjouir ; mais grâce 
» à cette sorte de lueur douce qu'il fait rayonner autour de lui, 
» il projette sur toute la salle des tons chauds et brillants qui 
» en rehaussent Téclat. Que la lumière vienne à le toucher : 
» soudain ces feux qui s'unissent répandent partout leur splen- 
» deur, et une coloration plus riche flotte dans l'air '. » Il y a 
beaucoup d'esprit assurément dans cette manière de décrire , 
mais je ne crois pas me tromper en disant que l'esprit n'y est 
pas tout. Une sensibilité vive et délicate pouvait seule saisir 
avec cette vérité des efiets aussi légers et aussi inconstants. 

Un peu plus loin, dans le même discours, l'auteur nous 
représente, non sans quelque abus de rhétorique, le paon qui 
étale au soleil les riches nuances de son plumage. Il ne s'agit 
plus là d'une œuvre d'art, mais d'une des plus merveilleuses 
productions de la nature. L'éblouissement des couleurs qui 
passent et se renouvellent à tout moment a frappé le regard de 
l'écrivain, et voici comment il essaie de dépeindre cette sur- 
prise incessante des sens et de l'esprit : « Sa beauté devient 
» plus admirable encore, à mesure que ses couleurs changent aux 
» rayons du soleil et que les nuances les plus riches se succèdent 
» insensiblement. Cela a lieu surtout dans ces petits orbes qui 
» forment le fond du plumage à l'extrémité des ailes et dont le 
» tour est marqué par autant de cercles irisés. L'un semblait 
» tout à l'heure d'un rouge cuivré ; un léger mouvement le fait 
» apparaître tout en or; un autre était bleu d'azur aux rayons du 
» soleil ; dans Tombre, il devient vert. En un mot, les reflets 
» du plumage suivent les variations de la lumière *. » La finesse 
et la précision du détail ne sont pas moins remarquables dans 



1 . Sallo de conférences , 8. 

2. /rf., tl. 



LA CRITIQUE DES ŒUVRES D'àRT CHEZ LUCIEN, t:^ 

ce morceau que dans le préc^îdenl. Qu'on relise, pour aider le 
jugement, le brillant morceau de Buffon sur le même sujet : 
— « Tel parait à nos yeux le plumage du paon lorsquMI se 
» promène paisible et seul dans un beau jour de printemps ; 
)) mais s'il éprouve quelque vive émotion, toutes ses beautés 
)) se multiplient :... les longues plumes de sa queue déploient, 
» en se relevant, leurs richesses éblouissantes ; sa tête et son 
» cou, se renversant noblement en arrière, se dessinent avec 
» grâce sur ce fond radieux où la lumière du soleil se joue en 
» mille manières , se perd et se reproduit sans cesse , et 
» semble prendre un nouvel éclat plus doux et plus moel-* 
» leux , de nouvelles couleurs plus variées et plus harmo^ 
» nieuses. Chaque mouvement de Toiseau produit des milliers 
» de nuances nouvelles , des gerbes de reflets ondoyants et 
» fugitifs sans cesse remplacés par d'autres reflets et d'autres 
» nuances toujours diverses et toujours admirables. » Certes, 
la peinture de l'écrivain français est fort supérieure par l'éclat 
et la richesse ; mais Lucien, tout en éblouissant moins, fait 
preuve d'une observation attentive et juste, dont un simple 
rhéteur eût été incapable. 

Ces mêmes qualités, qu'on pourrait appeler des qualités de 
perception , puisqu'elles proviennent des sens plus que de 
l'esprit, se font remarquer également dans la façon dont il 
apprécie l'harmonie des lignes et l'exactitude des proportions. 
Il serait facile de noter dans ses écrits bien des passages qui 
sont significatifs à cet égard. Dans son Hippias notamment, 
à propos des thermes dont il fait l'éloge, il remarque expressé- 
ment , comme un des mérites de la construction , l'heureux 
rapport de la hauteur avec les autres dimensions, et aussi celui 
de la largeur avec la longueur , d'où résulte , selon lui , 
l'élégance de l'ensemble ^ C'est un détail, j'en conviens; mais 
ce détail aurait échappé à un autre. La remarque dénote 
le coup-d'œil d'un homme qui a l'instinct de l'art et dont 

1. HippUs, 7. 



i7S CHAPITRE NEUVIEME. 

rattention se porte naturellement sur ce qui mérite d'être 
observé. 

Si je relève d'aussi petites choses, c'est qu'elles ont leur 
importance pour bien comprendre ce qui fait le mérite de 
Lucien dans l'interprétation des œuvres d'art proprement dites. 
Un défaut très-ordinaire aux purs littérateurs, lorsqu'ils 
commentent les œuvres des artistes, est de leur attribuer 
des intentions qu'ils n'ont pu avoir parce que les moyens 
dont ils disposaient ne s'y prêtaient pas ; par contre , ils 
n'aperçoivent pas toujours celles qu'ils ont eues réellement. 
Le peintre et le sculpteur ne conçoivent l'idée et le senti- 
ment que d'une manière concrète; l'homme habitué à 
penser et à écrire est toujours porté au contraire à les tra- 
duire en abstractions , et par conséquent à les analyser avec 
une subtilité que le dessin ou la plastique ne comporte pas. 
De là un désaccord qui peut donner lieu à de véritables 
malentendus. Le bon interprète des œuvres d'art est donc 
celui qui, tout en sachant expliquer avec finesse les nuances 
délicates de la pensée ou du sentiment, ne perd jamais de 
vue cependant les conditions imposées à l'artiste par son art. 
Il faut qu'il aime la beauté sensible pour elle-même, non 
comme un signe , mais comme une chose vivante et réelle ; 
il faut qu'il l'ait devant les yeux quand il en parle , grâce à 
cette faculté d'imagination sans laquelle il lui serait impossible 
de bien remplir sa tâche ; il faut enfin que son explication ne 
nous détache jamais de ce qu'elle explique, mais qu'elle nous 
y ramène au contraire, et qu'elle s'adresse à nos sens en 
même temps qu'à notre esprit. Ai-je besoin d'ajouter que, si 
de telles qualités sont nécessaires toujours, elles étaient indis- 
pensables particulièrement à un Grec parlant des œuvres de 
l'art grec? 

Or ce que nous venons de dire des aptitudes artistiques dont 
Lucien était doué naturellement fait mieux comprendre , si je 
ne me trompe , pourquoi ses appréciations répondent si bien à 
l'idée que nous nous formons de la vraie critique. S'il eût été 



LA CRITIQUE DES ŒUVRES D*ART CHEZ LUCIEN. 273 

moins sensible au charme de la couleur et de la forme, nul 
n'aurait été plus exposé que lui , par son esprit même, à faire 
d'une façon charmante de très-mauvaise critique. Ce qui lui 
a permis d'en faire d'excellente, avec non moins d'agrément 
d'ailleurs, c'est qu'il y avait en lui un artiste auquel l'écrivain 
se contentait d'obéir. 

Le dialogue des Portraits est évidemment, de toutes ses 
œuvres, celle où il se montre le mieux sous cet aspect tout 
particulier. On sait comment Lycinos , voulant dépeindre à son 
ami PoJystrate la belle inconnue qu'il a vue passer, emprunte à 
quelques-unes des œuvres d'art les plus célèbres les éléments 
dont il a besoin pour la représenter. Chaque emprunt est 
justifié d'un mot par l'explication délicate de l'intention à 
laquelle il répond. S'il prend tel trait à une des statues de 
Praxitèle et tel autre à une de Phidias, c'est qu'il trouve, ici ou 
là, un charme particulier, une grâce qui n'est pas ailleurs, une 
expression qui lui plait et qui convient à son dessein. On devine 
quelle délicatesse est nécessaire en un tel sujet. Que de justesse 
et de légèreté en même temps ne lui faudra-t-il pas pour noter 
ainsi d'un mot le caractère propre de chaque chose , pour en 
marquer à propos l'emploi, et pour faire concourir tous ces 
éléments à un effet commun I Laissons-le donc nous dire lui- 
même ce qu'il choisit et quels sont les motifs de ses choix. 

Par une sorte de personnification ingénieuse dont il a usé 
plusieurs fois , c'est le discours , transformé en un être vivant 
et parlant , qui se charge de la tache attrayante et difficile : — 
<c Notre discours » , dit Lycinos à Polystrate , a va te mettre 
» sous les yeux l'image qu'il prétend créer à l'aide d'emprunts. 
» Voici d'abord la tête : c'est celle de l'Aphrodite Cnidienne ; 
)) nous ne demanderons rien de plus à la déesse , car elle est 
)) nue. Que la chevelure et le front , et la ligne si pure des 
)) sourcils restent ce que Praxitèle les a faits ; que rien non plus 
)) ne soit changé à cette langueur du regard qu'il a su associer 
» à un air de joie. Quant aux pommettes des joues et à la (lartie 
» antérieure du visage , c'est la statue des Jardins , œuvre 

18 



%U CHAPITRE NEUTIÉME. 

» d'Alcamène * , qui nous servira de modèle ; empruntons-lui 
» aussi les mains , rattache élégante des poignets , et la 
» souplesse des doigts finement amincis à l'extrémité. Le contour 
» général du visage , la délicatesse des joues , Theureuse 
» proportion du nez , nous les demanderons à la statue des 
» Lemniens , œuvre de Phidias '. Le même artiste nous donnera 
» la commissure des lèvres et le cou : nous les prendrons à son 
» Amazone. Calamis enfin et sa Sosandra > lui prêteront une 
» dignité modeste , et elle aura comme cette statue un sourire 
» sérieux et à peine sensible (lutSiaiia, oepov xac Wyfiéç) ; ce 
» sera d'elle encore qu'elle tiendra la grâce décente dans la 
» manière de se draper ^. » 

Voilà en quelques lignes une série de jugements singulièrement 
fins et précis. On ne peut qu'admirer l'aisance avec laquelle 
l'écrivain va d'un chef-d'œuvre à l'autre , analysant en deux ou 
trois mots ses impressions , et motivant ses préférences par des 
éloges qui nous mettent les choses sous les yeux. Ce sentiment 
de la Corme , cette intelligence de la ligne dont nous parlions 
tout à l'heure , nous les retrouvons ici avec quelque chose de 
plus rare et de plus accompli. Ce ne sont plus seulement les 
sens qui sont touchés ; c'est encore le cœur et l'esprit. Aussi 
habile interprète de ce qui s'adresse à l'âme que de ce qui 
charme les yeux , l'écrivain nous met en communication intime 
avec l'idéal de l'artiste, en nous montrant, ici, dans le regard 
d'Aphrodite, je ne sais quel mélange de langueur voluptueuse 
et de grâce souriante, et là, dans la tenue sévère de la Sosandra, 
une dignité simple qui révèle le caractère. 

1. L'Aphrodite des Jardins. Il en est question dans les Dialogues des 
courtisanes , VII , 1 , où l'on voit que c'était une statue d'Aphrodite céleste , 

2. L'Athèna des Lemniens, ainsi nommée parce qu'elle avait été offerte 
et consacrée par les Lemniens. Cette statue était à Athènes; Pausanias. 
Attiquey 28. 

3. Sur le Sosandra de Calamis, voy H. Blumner, ouvr. cité, p. 7. Lucien 
est le seul écrivain ancien qui ait mentionné cette œuvre remarquable du 
▼ieox maître. 

4. PortrêUê , S. 



LA CRITIQUE DES ŒUVRES D*ART CHEZ LUCIEN. 275 

PourcJUoi ne dîrais-je pas qu'à mes yeux , sUl y a difficulté , 
dans quelques détails de cette description, à juxtaposer et 
assembler les emprunts dont il est question , c'est presque un 
mérite de plus ? Wieland, en traduisant et annotant ce passage, 
a été embarrassé de ce que Lucien semblait demander 
successivement les mêmes parties du visage à TAphrodite des 
Jardins et à TAthèna Lemnienne , et il a expliqué cela un peu 
subtilement, en supposant qu'il prenait d'un coté la première 
indication et comme l'ébauche des traits, et qu'il les trouvait de 
l'autre côté tout-à-fait achevés. Il ne faut pas attribuer , je 
crois , à une intention trop nette ce qui provient simplement de 
la multiplicité des souvenirs chez un amateur qui se donne 
le plaisir d'évoquer ses chefs-d'œuvre préférés. Alcamène 
l'enchante , il revoit en esprit le visage fier et gracieux de 
l'Aphrodite des Jardins, et il veut pour Panthea cette légère 
indication des pommettes des joues qui marc(ue si élégamment 
la naissance des courbes inférieures du visage ; mais lorsqu'il a 
fait son choix , il songe avec regret à l'Athèna Lemnienne de 
Phidias , il se rappelle l'ovale ravissant qui dessine le contour 
de la figure , l'exquise délicatesse des joues ; peut-il se résigner 
à ne pas profiter de tant de grâces pour embellir son portrait? 
L'imagination du lecteur fondra tout cela à sa guise; après tout, 
ce n'est pas à lui d'achever l'œuvre ; il lui suffit d'avoir noté 
rapidement les traits et surtout d'avoir fait pressentir le charme. 
Cette légèreté de touche, cette manière suggestive et provocante, 
c'est précisément une des qualités originales de Lucîert. 

Le portrait est tracé. C'est l'art des statuaires qui en a îoiitm 
les éléments. Aux peintres maintenant de lui prêter une 
séduction de plus : — « Qu'Euphranor donne à la chevelure h 
» teinte de celle de son Hèra, que le pinceau de Polygnote accuse 
)) la fierté des sourcils et mette une rougeur délicate sur ses 
)) joues , comme il l'a fait pour sa Cassandre dans la Lesché des 
» Dclphiens ; qu'il se charge aussi de nous rendre Fe^rtrêmè 
» finesse des tissus qui composent son vêtement , de manière 
» qu'indiquant le modelé là où il le faut , \U flbttettt ailleurs 



S76 CHAPITRE NEUVIÈME. 

» légèrement. Quant aux parties de'couvertesdu corps, qu^Apelle 
» reproduise ici pour nous ce qu'il a fait pour sa Pancast*^ , 
» tempérant la blancheur par les teintes de la santé; qu'Aétion 
» enfin colore les lèvres comme celles de sa Roxane. Ou plutôt, 
»non: nous pouvons, en présence même d'Euphranor et d'Apelle, 
» accueillir Homère comme le meilleur des peintres ; demandons- 
» lui donc cette couleur qu'il a mise sur les membres de 
» Ménélas, en les comparant à de Tivoire légèrement empourpré, 
» et que ce soit celle du corps tout entier * . » 

Ce que je veux relever surtout dans cette ingénieuse des- 
cription comme dans la précédente , c'est ce que Lucien a 
su y mettre de personnel. Chacun de ses emprunts est un 
éloge , mais de tous ces éloges , pas un n'est vague ni banal ; 
ce ne sont pas des jugements tout faits qu'il rajeunit par l'ex- 
pression. Non que ses appréciations diffèrent de celles que 
tout connaisseur aurait pu porter ; Lucien ne met pas son ori- 
ginalité à s'écarter du bon goût , sous prétexte qu'il est trop 
commun ; mais dans ce qui est loué par tout le monde , il 
distingue ce qui lui plait particulièrement Le premier venu 
aurait pu s'extasier en termes généraux sur la beauté de l'Aphro- 
dite des Jardins ou de l'Alhèna Lemnienne ; lui , plus délicat 
et plus sûr de ses impressions, il choisit dans c^lle beauté 
certains traits qui Tont ravi , et, en quelques mois, il en définit 
avec aisance le charme spécial. Dans ces définitions, il ne se 
laisse pas aller à subtiliser ni à discourir vainement; ce qu'il 
vante avec une sincérité discrète , ce sont des lignes , des cou- 
leurs, par conséquent des formes sensibles, et s'il les inter- 
prète , c'est avec une réserve qui plait d'autant plus qu'on la 
sent conforme à la vérité même. 

Cette légèreté gracieuse , qui semble se jouer à la surface 
des choses alors qu'elle en pénètre la vraie nature , pourrait 
bien se retrouver aussi dans certains passages des Dialogues 
marins , où l'on a cru surprendre des imitations à moitié dissi- 

1. PortràiUf 7, 8. 



LA CRITIQUE DES ŒUVRES D'ART CHEZ LUCIEN. 271 

mulées, ou peut-être des réminiscences de peintures alors 
connues. Il est certain que dans Tun de ses dialogues au moins, 
le dernier ) il y a une description du cortège marin qui vole sur 
les mers à la suite de Zeus et d'Europe , qu'on est bien tenté 
de considérer comme tout-à-fait composée à la façon des 
Portraits j avec des souvenirs habilement choisis >. Toutefois 
c'est là une conjecture trop incertaine pour qu'irsoit utile d'y 
insister. Mieux vaut parler des véritables descriptions de tableaux 
que Lucien nous a laissées dans deux de ses écrits ; nous allons 
voir reparaître là les qualités que nous venons de signaler ; 
seulement, comme elles y sont appliquées, non plus à des 
détails , mais à des ensembles , elles s'y montreront à nous avec 
plus de largeur. 



111. 



Appréciation et description de quelques grandes compositions. — 
Les Centauresses de Zeuxis ; les Noces d'Alexandre et de Roxane d'Aétion. 

Dans son Zeuxis , Lucien s'est donné le plaisir de mettre en 
quelque sorte sous les yeux de ses auditeurs un tableau du 
peintre de ce nom , tableau qui déjà de son temps n'existait 
plus , mais dont une copie était conservée à Athènes. L'ayant 
vue tout récemment , il était plein de son sujet. « J'ai tant 
» admiré cette peinture » , dit-il , a que je n'aurai pas grand 
» peine , ce me semble, à la décrire avec clarté*. » La clarté, 
comme il l'entend, c'est l'exacte interprétation de chaque chose. 
Distinguer immédiatement ce qui est important de ce qui ne 
l'esl pas, définir et expliquer avec simplicité l'attitude de chaque 
personnage et son rôle , attirer l'attention sur ce qui demande 
à être regardé, montrer çà et là discrètement, et comme en 
passant , l'art du peintre, en se gardant bien des commentaires 
oratoires , tel est le mérite auquel il prétend. Un simple 

1. Dialogues marins, 15, 3. 

2. Zeuxis , 3. 



tlS CHAPITRE NEDYtiME. 

compte-rendu, mais fidèle et parlant ; nul appel à Tadmiration, 
point d'apostrophes ni de prosopopées . comme Philostrate en 
fera plus tard ; point de discours au lecteur ni d'exhortations 
à Tartiste , comme Diderot en insérera tant et tant dans ses 
Salons. Il s'agit avant tout de bien faire voir à l'imagination ce 
qu'on ne peut montrer aux yeux. Pour cela, l'écrivain va des- 
siner et peindre à sa manière ; il dessinera en indiquant d'un 
trait rapide et sur les poses et les expressions ; il peindra 
en définissant à propos , moins les couleurs elles-mêmes que 
l'impression qu'elles produisent. Quanta ses sentiments à lui, 
ils ne seront nulle part , si l'on veut , et pourtant ils seront 
partout ; ce sont eux qui donneront à la phrase son tour et à 
l'expression son charme. Voici la traduction de ce morceau : 

« Sur une herbe épaisse et verte , une centauresse est 
» représentée. Par une moitié de son corps , c'est une cavale 
» couchée sur le sol , les jambes de derrière étendues. Hais 
» par l'autre moitié , c'est une femme qui sort doucement du 
» sommeil et se relève sur le coude. Les jambes de devant 
» ne sont déjà plus allongées comme elles ont dû l'être lors- 
» qu'elle reposait sur le flanc ; d'un côté , elle est comme 
» agenouillée , car la jambe se replie . le sabot demeurant 
» engagé sous le corps ; de l'autre, elle se redresse , en posant 
» le pied à terre fortement , comme font les chevaux lorstju'ils 
» se relèvent. De ses deux petits . l'un est d^ns ses bras , et 
» elle le nourrit à la manière des femmes en lui donnant le sein : 
v quant à l'autre, elle l'allaite comme une jument allaite son 
» poulain. En haut du tableau , comme d'un lieu d'observation, 
» un liippocentaure , le père des deux petits évidemment . se 
» penche en souriant. On ne voit qu'une partie de son corps 
» jusqu'au poitrail. 11 tient dans sa main droite un lionceau et 
» l'élève au-dessus de sa tête , afin de faire peur aux petits , 
-) pour s'en amuser. Je ne veux pas insister ici sur les qualités 
» de celte peinture, qui nous échappent en partie à nous autres 
» profanes , bien qu'elles constituent la perfection de l'art à 
» proprement parler : la sûreté de la main dans le Iraci» des 



LA CRITIQUE DE8 ŒUVRES D'ART CHEZ LUCIEN. 379 

» lignes , la justesse dans le mélange des teintes , Tà-propos 
» dans le coloris , Theureuse répartition des ombres , le calcul 
» exact des dimensions , la proportion et l'assemblage des 
» parties ; connailre tout cela est l'affaire des peintres , et c'est 
» à eux qu'il appartient de le louer. Quant à moi , ce que 
» j admire le plus chez Zeuxis , c'est que , dans une seule 
» composition , il a su montrer Texcellence de son art par des 
» effets variés. Au centaure, il a donné un aspect redoutable et 
» sauvage ; sa chevelure est soulevée ; il est presque entièrement 
» couvert de poil , non-seulement sur ses flancs et ses membres 
» inférieurs^ comme les chevaux, mais dans la partie supérieure 
» de son corps qui est d'un homme ; ses épaules sont arrondies, 
» et son regard , bien qu'il sourie, a quelque chose de bestial, 
» d'âpre et d'inhumain. Voilà pour le mâle. Quant à la femelle, 
» c'est une cavale superbe , semblable à celles qu'on voit en 
» Thessalie, indomptées et farouches ; mais le haut du corps est 
» celui d'une femme admirablement belle; les oreilles seules 
» font exception : elles ressemblent à celles des satyres. L'art 
» du peintre éclate dans la manière dont il a su fondre et 
)) assembler en un seul tous ces éléments disparates. Les deux 
parties du corps s'unissent par une transition si douce et si 
» bien ménagée, que l'œil ne peut saisir le passage de l'une à 
i> l'autre. Les petits ont à la fois quelque chose d'enfantin et 
)) de sauvage ; leur faiblesse même est déjà redoutable , et ce 
» (fui m'a vivement frappé , c'est de voir comment la naïveté de 
» leur âge se peint dans la façon dont ils regardent le lionceau, 
» tout en continuant de téter et en se serrant étroitement contre 
» leur mère *. » 

Je n'ai pas craint de citer ce morceau dans son entier, 
malgré son étendue, parce que la manière de Lucien s'y révèle 
pleinement. La composition du tableau y est parfaitemen 
saisie et expliquée. Il voit tout d'abord et il nous fait voir 
immédiatement les relations des personnages entre eux; à 
mesure qu'il décrit chacun d'eux, il le met à sa place dans 

1. Zeuxis , 4 et suiv. 



280 CHAPITRE NEUVIÈME. 

Tensemble. Au premier plan , la mère allaitant ses petits ; un 
peu en arrière et comme au-dessus d'eux, le centaure qui les 
regarde ; tout cela se groupe en quelque sorte de soi-même 
dans la description de Técrivain. Mais en nous faisant sentir 
ainsi Tunité simple et frappante de la composition, il n'oublie 
aucun des détails caractéristiques, ni ceux qui s'adressent au 
sentiment , ni ceux qui doivent surtout flatter la vue. Le 
mouvement, assez compliqué en réalité , de la centauresse est 
exprimé en quelques mots ; puis la beauté de ses formes et la 
perfection de l'art dans la transition si délicate et si difficile 
que les éléments disparates de son corps imposaient au peintre. 
Il semble qu'on ait le tableau même sous les yeux. Quant à ce 
qu'on pourrait appeler la description morale des personnages, 
elle est, dans son extrême simplicité, pleine d'esprit, de grâce 
et même de sentiment. 

Ces qualités sont d'autant plus dignes d'éloges chez Lucien, 
qu'il fallait en quelque sorte être deux fois homme de goût, 
dans ce siècle de sophistique, pour ne pas céder à l'entraî- 
nement général. Veut-on savoir quelle était la tendance de 
la mode? Qu'on rapproche du morceau descriptif dont je 
viens de donner la traduction, celui où Philostrate a dépeint, 
peut-être d'après un tableau d'un portique de Naples , une 
troupe de ccnlauresses. La ressemblance même des sujets 
aidera à mieux saisir la difl'érence du procédé. Lucien observe, 
admire, étudie et décrit ; Philostrate amplifîe , ce qui revient 
à dire qu'il n'observe pas, n'admire pas sincèrement . n'étudie 
pas, et par conséquent ne décrit pas non plus réellement, bien 
qu'il ail l'air de le faire. A quoi bon en effet tant d'exactitude? 
Est-ce du peintre ou de son tableau qu'il s'agit ? Bien naïf 
qui le penserait : l'important pour Philostrate, c'est de montrer 
son esprit. Le sujet du tableau est pour lui une sorte de thème : 
il y jette les yeux, et le voilà soudain qui entame son dévelop- 
pement. Si l'auteur n'était qu'un sot ou un maladroit , le 
procédé serait ridicule ; employé par un homme de talent, 
il arrive presque à faire illusion sur ce qu'il a d'artificiel : 



LA CRITIQUE DES ŒUVRES D'ART CHEZ LUCIEN. 281 

« Tu pensais» , dit-il à son lecteur, « que la race des centaures 
» était née des chênes et des rochers ou bien encore de ces 
» cavales qu'aima, dit-on, le fils d'Ixion, et c'était lui que tu 
» considérais comme Tauteur de cette race mélangée. Eh bien , 
» détrompe-toi. Ils avaient des mères semblables à eux , des 
» compagnes de même sorte ; leurs enfants ressemblaient aux 
» jeunes poulains ; et ils habitaient des lieux charmants. N'y 
» a-t-il pas du charme en effet dans les sites du Pélion, dans 
» une vie passée au milieu de ses forêts, parmi ces hêtres battus 
» des vents qui fournissaient des lances droites et dures, près 
» des antres frais et des eaux courantes ? C'est là que sont les 
» centauresses ; semblables aux Naïades, si nous ne regardons 
» qu'une partie de leur corps, et aux Amazones, si nous les 
» considérons tout entières. La délicatesse des formes féminines 
» prend en elles quelque chose de plus vigoureux, lorsque le 
» regard ne les sépare pas de celles qui caractérisent le cheval. 
» Quant aux petits centaures qu'on voit près d'elles, les uns 
» ne sont encore que des nourrissons , les autres ont déjà un 
» peu plus de force. Quelques-uns semblent pleurer, d'autres 
» sont tout heureux de vivre et sourient en se gorgeant du lait 
» qui coule à flots. On en voit qui bondissent sous leurs mères, 
» d'autres qui les embrassent agenouillées ; l'un d'entre eux, 
» déjà pétulant, lance une pierre à la sienne. La physionomie 
» des plus jeunes est encore difficile à discerner, car leurs joues 
» se gonflent sous un déluge de lait. Ceux qui bondissent déjà 
» laissent voir une sorte de rudesse, leur crinière commence à 
» pousser et leurs sabots sont encore tendres. Combien sont 
» belles les centauresses, même dans la partie de leur corps qui 
» n'est pas humaine 1 Ce sont des cavales à la robe blanche 
» ou rousse; leur poil est luisant comme celui des chevaux 
» bien soignés et produit une sorte de miroitement. On voit 
» aussi une centauresse blanche entée sur une cavale noire, et 
» l'opposition des couleurs produit l'harmonie de la beauté *.»> 

1. Philostrate, Tableaux, II, 3. 



Î8S CHAPITRE NEUVIEME. 

11 y a sans doute plus d'un passage dans ce morceau qui ne 
manque pas d'une certaine grâce ; Philostrate était un homme 
d'esprit et un écrivain exercé ; ce qu'on y trouve le moins, 
c'est une description exacte du tableau. Nulle idée de la 
composition, nulle indication du groupement des figures. Un 
peu de mythologie au début sous forme d'interpellation brusque 
au lecteur , un peu de sentimentalité rustique aussitôt après , 
puis, en guise de compte-rendu , une sorte d'esquisse indécise, 
sans contours arrêtés, sans dessein suivi , au milieu de laquelle 
se détachent quelques détails assez poétiques, dont il est 
d'ailleurs fort malaisé d'imaginer la représentation par la pein- 
ture. Il y a loin de là à la précision et à la fidélité si élégantes 
de Lucien. 

L'autre tableau décrit par Lucien est celui d'Aétion , dont 
il est question dans son Hérodote. Le sujet traité par le peintre 
était le mariage d'Alexandre et de Roxane. Aétion avait choisi 
le moment où le roi vient trouver sa jeune épouse qui l'attend 
dans la chambre nuptiale. C'était donner à cette scène un 
caractère intime , qui pouvait , selon la façon dont elle serait 
représentée , ou en compromettre la dignité , ou au contraire 
y introduire des ressources inattendues de sentiment. U y avait 
seulement là une mesure infiniment délicate à garder entre la 
solennité un peu froide du tableau d'histoire et la familiarité 
piquante d'un tableau de genre. On peut affirmer , d'après 
Lucien, qu'Action y avait heureusement réussi. Mais ce (|ui 
nous intéresse davantage, c'est de remarquer combien son 
interprète a su entrer finement dans sa pensée. Si Lucien 
avait eu moins de goût, il pouvait être tenté en un tel sujet 
d'avoir trop d'esprit. 11 est bien certain qu'à sa place Diderot 
n'y aurait pas manqué. Or, il suffisait d'un mot pour être 
infidèle à l'intention du grand artiste. Tout était donc dans la 
nuance juste du sentiment, et il fallait une extrême justesse 
de langage pour ne la point fausser. En toute autre occa- 
sion, Lucien eût été fort capable de s'en dispenser. U est 
d'autant plus remarquable d'obsener ici comment la justesse 



LA CRITIQUE DES ŒUVRES D*ART CHEZ LUCIEN. 283 

de ses impressions Ta heureosement lenu en garde contre lui- 
même. 

(( Dans une chambre magnifique , la couche nuptiale est 
«dressée. Sur cette couche, Roxane est assise. Pleine d'une 
» grâce toute virginale, elle baisse les yeux , n'osant regarder 
» Alexandre qui est debout devant elle. On voit auprès d'eux 
» des amours souriants ; l'un qui se tient derrière le lit, enlève 
» le voile qui cachait le visage de Roxane et la découvre aux 
)> yeux de son époux; un autre, dans l'attitude d'un esclave, 
)) la déchausse, afin qu'elle puisse se mettre au lit ; un troisième, 
)) un amour lui aussi , a pris Alexandre par son vêtement et 
» le tire de toutes ses forces vers Roxane. Le roi tient une 
» couronne qu'il présente à sa jeune épouse. Auprès de lui, 
» dans le rôle de paranymphe, est son ami Héphestion, tenant 
» en main une torche allumée et s'appuyant sur un beau jeune 
)) garçon qui semble être l'Hyménée ; son nom n'est pas écrit. 
)) De l'autre côté du tableau, d'autres amours jouent avec les 
» armes d'Alexandre : deux d'entre eux portent sa . lance , 
» imitant les portefaix qui marchent courbés sous le poids 
)> d'une poutre ; deux autres en ont fait asseoir un troisième 
)) dans le bouclier , comme un roi dans son char , et ils le 
)) traînent par les courroies; un dernier s'est glissé dans la 
» cuirasse qui est jetée à terre, et là, il se tient en embuscade 
w pour faire peur aux autres, quand ils passeront. Ce n'est pas 
» là seulement une fantaisie amusante du peintre ni un 
» accessoire superflu : il a voulu montrer la passion d'Alexandre 
» pour la guerre et faire voir que l'amour de Roxane ne lui 
» faisait pas oublier les armes * . » 

La description est charmante. Moins étudiée dans le détail 
que celle du Zeuxis , moins attentive aux procédés de l'art, 
elle plaît par un mérite tout particulier de discrétion, de légèreté, 
de iînesse, qui se concilie le mieux du monde avec la vivacité 
du sentiment. Parler ainsi d'une œuvre d'art, c'est prouver 

I. Hérodote , 5. 



S8i CHAPITRE NEUVIÈME. 

non-seulement qu'on l'admire, mais qu'on en est épris , et 
qu'on en sent les beautés avec cette sorte d'intelligence qui 
naît de l'émotion elle-même. 

Devons-nous à présent aller plus loin, et essaierons-nous 
de déduire de ces descriptions ou de ces allusions une série de 
principes esthétiques ? Ce serait faire fausse route , si je ne me 
trompe. J'ai dit tout d'abord qu'il n'y avait pas un mot de 
théorie dans tout ce que Lucien a écrit relativement à des 
œuvres d'art, et les morceaux qui viennent d'être cités montrent 
assez qu'il n'avait nulle tendance à donner des préceptes. Ne 
parlons donc pas de principes, et contentons-nous de relever 
ses préférences. Celles-ci sont assez manifestes. Évidemment, 
ce n'était pas la grandeur ni la nouveauté qui avaient pour lui 
le plus d'attrait. La simplicité d'abord , puis la justesse et 
l'harmonie , comme qualités essentielles , et en plus la grâce, 
la délicatesse, le sentiment, voilà ce qui lui plaisait surtout. 
Esprit naturellement tempéré, il aimait dans l'art ce qui 
répondait à ses propres instincts. Son défaut, autant que nous 
pouvons le soupçonner, aurait été peut-être, s'il s'était adonné 
plus complètement à la critique d'art, de vouloir quelquefois 
trop comprendre au lieu de se contenter de sentir. Les 
descriptions de tableaux que j'ai citées ne me paraissent pas 
être lout-à-fait à l'abri de ce reproche. Elles sont excellentes, 
telles qu'elles sont; mais elles seraient plus parfaites encore, 
si la fine précision qui s'y fait remarquer se relâchait quelquefois 
et laissait place à ces impressions plus vagues , plus poétiques 
qui sont les plus profondes et les plus intimes. Lucien saisit 
et interprète parfaitement ce qui est clair ; il ne me semble 
pas qu'il pénètre toujours autant qu'on pourrait le souhaiter 
dans ce qui est obscur et qui doit Tctre. Toute conc(*plion 
d'artiste, alors même qu'elle semble pleinement réalisée, 
contient un rêve qui reste flottant et comme suspendu. Le 
vrai critique, qui est artiste, lui aussi, le devine et le laisse 
entrevoir ; il a le sentiment de cette sorte d'infini qui n'a pu 
passer dans l'œuvre qu'il apprécie, et il se garde par un 



LA CRITIQUE DES ŒUVRES D*ART CHEZ LUCIEN. 285 

instinct naturel d'enfermer la pensée qu'il explique dans des 
limites trop déterminées , de peur d'en exclure la meilleure 
part. 

Le mérite propre de Lucien , dans la critique d'art comme 
ailleurs, c'est la vivacité et la droiture de l'intelligence, la 
justesse du coup-d'œil, une grande finesse de sens enfin avec 
quelque chose de net et de sincère qui séduit. Peut-être après 
tout était-il malaisé dans l'antiquité d'ajouter d'autres qualités 
à celles-là. Ce qui nous a rendus difficiles en ce genre, c'est 
la grande critique moderne , celle de Winckelmann , de 
Lessing, d'Otfried Mûller, si éclairée et si large, si poétique 
et si précise en même temps ; mais il faut bien songer que cet 
admirable épanouissement du sens artistique n'était possible 
que dans un âge de l'humanité où des comparaisons fécondes 
avaient pu être faites. Il fallait, pour que l'art grec fût ainsi 
compris et analysé , qu'il eût été mis en contraste avec un 
autre art tout différent, et son inspiration avec une autre inspi- 
ration. Un esprit aussi distingué que celui de Lucien ne 
pouvait en son temps s'élever à cette hauteur de vue qui lui 
aurait été naturelle seize siècles plus tard. Ce n'est donc pas 
aux modernes qu'il convient de le comparer ; il suffit de dire à 
son éloge qu'entre tous les auteurs de l'antiquité , il n'en est 
aucun qui ait parlé d'art avec plus de goût , plus de finesse et 
en même temps plus de sincérité. 



CHAPITRE X 



LUCIEN ÉCRIVAIN. 



1. 

Charme littéraire de» œurre» de Lucien. — Idée générale de- wm talent r*^ 

imitation et originalité. 

Nous venons, dans une série d'études diverses sur les idées 
de Lucien, de le considérer comme penseur. Je serais surpris 
qu'une réflexion toute naturelle ne se fût pas dégagée peu à 
peu de nos observations et n'eût pas fait son chemin silencieu- 
sement dans l'esprit du lecteur. Celte réflexion, c'est que, si 
les opinions diverses dont nous nous sommes occupés jusqu'ici 
n'avaient pas été produites au jour avec un remarquable talent, 
elles n'étaient pas de nature par elles-mêmes à tirer un nom 
de l'oubli ni à le recommander à l'attention de la postérité. 

Il est bien clair en effet qu'on ne saurait d'après ce qui 
précède compter Lucien au nombre des grands inventeurs 
d'idées. Dans tous les genres, nous avons reconnu en lui un 
esprit naturellement juste, très-libre et très-hardi, prompt à 
s'assimiler les conceptions des autres en tant qu'elles servaient 
ses propres tendances, mais sans éprouver jamais le besoin de 
les faire siennes en les corrigeant ou en les complétant . En 
morale, en religion, en littérature, nous avons vu chez lui 
plutôt des sentiments très-forts que des doctrines raisonnées : 
nulle part, il ne s'est montré à nous en définitive comme 



LUCIEN ÉCRIVAIN. 287 

soucieux de s'interroger lui-même ni par conséquent comme 
vraiment original dans ses jugements. Et pourtant , chose 
curieuse, cette originalité qu'il n'a réellement pas lorsqu'on 
va au fond des choses, il nous a semblé, toutes les fois que 
nous l'entendions lui-même, qu'il la possédait au plus haut 
degré. D'où cela vient-il , sinon de ce que la nature et l'art se 
sont associés de la manière la plus remarquable pour faire de 
lui un homme particulièrement habile à mettre en œuvre les 
idées qu'il prenait à cœur? Non, Lucien n'a été en aucune 
façon un chercheur ni un novateur ; tout ce qui nous semble 
nouveau dans ses écrits est ancien, tout ce qu'il marque de 
son empreinte appartient en réalité à d'autres : tout, excepté 
pourtant son talent. Écrivain supérieur malgré ses défauts, 
il a en propre la puissance d'attirer et de charmer^ le don de 
relever tout ce qu'il dit , de mettre en lumière toutes ses 
pensées , de remuer et d'exciter les esprits. Sans doute, si la 
vérité substantielle lui manquait, ce serait peu de chose que 
tout cela ; mais il faut bien dire aussi que quand tout cela 
manque à la vérité, il est rare qu'elle fasse grand bruit dans 
le monde. Nous avons assez montré dans les chapitres qui 
précèdent ce qui constitue le fond des écrits de Lucien ; il 
nous reste à rendre compte , si cela est possible, de ce qui fait 
leur puissance et leur vie. 

Je dis leur vie, car c'est bien une chose vivante en effet 
que chacun de ces ouvrages pris en particulier , une chose 
vivante et variée, séduisante par les détails , originale par la 
composition et par l'allure. Une facilité charmante et un 
savoir-faire accompli : il argumente, il raconte , il invente, il 
compare ; toutes les ressources de l'esprit et de l'art sont à sa 
disposition ; il fait parler et agir des personnages, il crée une 
action, il multiplie les incidents, et dans tout cela il met de la 
grâce et du sentiment, du bon sens et de la gaieté; il mêle le 
sérieux à la bouffonnerie et l'éloquence parfois à la légèreté 
des propos. C'est un maître dans toutes les parties du métier 
de l'écrivain, mais un maître si habile qu'il semble presque 



2d8 CHAPITRE DIXIÈME. 

impossible de surprendre ses secrets. Il a vraiment le pouvoir 
de créer: tout s'anime et se meut sous sa main ; les mots dont 
il use prennent un air à eux, sa phrase a une physionomie, 
son œuvre, petite ou grande, une individualité. 11 résulte de 
là que pour lui rendre pleine justice, c'est moins dans ses 
pensées générales qu'il faut l'étudier, que dans ce détail infini 
de mise en œuvre. En abordant cette partie de notre sujet , 
bien loin de passer des choses plus importantes à celles qui 
le sont moins, nous entrons au contraire de plus en plus dans 
l'examen intime de sa nature morale et intellectuelle. C'est 
surtout de son rôle public que nous avons parlé jusqu'ici ; 
en nous occupant maintenant de l'écrivain, c'est avec Thomme 
même que nous allons entrer en commerce plus directement. 

Il est évidemment nécessaire, pour mettre toute la clarté 
désirable dans une étude aussi complexe que celle-ci, de sacri- 
fier certaines choses secondaires pour ne s'attacher qu'aux 
principales. Le point essentiel pour nous, c'est de déterminer 
en quoi consiste l'originalité de Lucien ; mais, comme il y a 
dans ses œuvres une part d'imitation manifeste, la première 
chose que nous devions nous proposer, c'est d'en marquer de 
notre mieux l'importance et les limites, afin d'être plus libres 
ensuite pour observer de près ce qui est personnel à l'auteur, 
ce qui provient de son propre fond et de sa nature même. 

Il y a, dans l'histoire littéraire de tous les peuples, des 
périodes où la nouveauté domine, d'autres où c'est Timilation 
qui prend le dessus. Lorsqu'une certaine portion circonscrite 
de l'humanité a mis à profit sous forme littéraire tout ce qu'il 
y avait en elle de meilleur et de plus fécond, il faut bien 
qu'elle se résigne à vivre ensuite sur sa tradition , à moins de 
se renouveler complètement, ce qui n'a eu lieu jusqu'ici que 
par le fait des grandes révolutions historiques. Le peuple grec, 
et avec lui toutes les autres nations qu'il avait attirées peu à peu 
sous son influence et façonnées à son image, en étaient là . 
depuis longtemps déjà, au second siècle de notre ère. La poésie 
et la prose avaient donné , dans tous les genres, aux grandes 



LUCIEN ÉCRIVAIN. 289 

époques de son histoire, de si décisifs exemples , qu'il était 
devenu impossible de ne pas en reconnaître Tautorité. On peut 
donc dire, sans aucune réserve, que tous les écrivains de la 
période impériale relèvent de leurs prédécesseurs ; et il est à 
remarquer même que , plus ils sont écrivains au vrai sens du 
mot, plus ils font effort pour se rapprocher des modèles classi- 
ques. Chez ceux en qui Thabileté professionnelle surpasse le 
goût et le génie, cette imitation est un esclavage et quelquefois 
un ridicule. Nous ne pouvons en juger qu'imparfaitement 
aujourd'hui, parce qu'un petit nombre seulement des œuvres 
oratoires de ce temps sont venues jusqu'à nous ; mais les 
témoignages suppléent dans une certaine mesure aux textes 
qui nous manquent, et Lucien lui-même nous en fournit à cet 
égard de bien curieux. Les gens dont il se moque le plus dans 
son Traité de la manière d* écrire V histoire, ne sont-ce pas 
ceux qui croient faire du Thucydide, de l'Hérodote ou du 
Xénophon, en copiant sottement les œuvres de ces grands 
historiens ? Je ne comparerai pas assurément l'estimable Arrien 
à ces ridicules personnages ; mais son culte avoué pour Xéno- 
phon et le soin qu'il a pris de lui ressembler autant qu'il en 
était le maître, n'ont-ils pas fait de lui comme le type même 
de l'imitation érigée en principe ? Or, de même que les histo- 
riens et les moralistes de ce temps relèvent de ceux du cin- 
quième et du quatrième siècle avant notre ère, de même les 
orateurs, ou ceux qui passent pour tels, relèvent de Démos- 
thène et d'Eschine, d'Isocrate et de Lysias ; cela ne veut pas 
dire sans doute qu'ils leur ressemblent par les grands côtés ; 
mais, si impuissants qu'ils soient à rivaliser vraiment avec eux, 
ils les ont sans cesse devant les yeux, s'inspirent de leurs 
discours, leur font mille emprunts , avoués ou couverts, et en 
somme ce qu'ils produisent de meilleur n'est qu'une image 
plus ou moins altérée de l'éloquence d'autrefois. 

Lucien n'a pas plus échappé que les autres littérateurs con- 
temporains à cette sorte de nécessité intellectuelle. En fait , 
il était impossible qu'il y échappât. Élevé dans l'étude des 

19 



i90 CBAPITRE DIXIEME. 

écrivains classiques de l'ancienne Grèce , et aussi sensible que 
personne à leur mérite, il n'aurait pas songé à s'émanciper de 
leur tutelle, alors même que cette émancipation eût été réali- 
sable ; mais on comprend assez , sans que j'aie besoin de le 
prouver ici, qu'elle ne l'était en aucune façon dans la société 
au milieu de laquelle il vivait et pour laquelle il écrivait. Ce 
n'est donc pas le diminuer que de reconnaître tout d'abord 
combien la part de la tradition et de l'imitation est considérable 
dans Tensemble de ses oeuvres. 

Montrer cela dans le détail, noter minutieusement la prove- 
nance de chaque chose, faire en quelque sorte le compte et le 
classement de ses emprunts serait un travail non-seulement 
infini, mais en outre médiocrement profitable ; je ne me propose 
pas de r entreprendre. La langue de Lucien, son style, sa 
manière d'argumenter, le choix de ses sujets, les anecdotes et 
les citations qui abondent dans ses écrits, toutes ces choses et 
d'autres encore ont fourni ou pourraient fournir à une critique 
érudite et patiente autant d'occasions de faire voir ce qu'il doit 
aux poètes et aux prosateurs de l'ancienne Grèce. La nature de 
ce livre ne me permet pas évidemment de fouiller à loisir dans 
ces menues observations ; je me contenterai de faire ressortir 
au fur et à mesure ce qu'elles me paraissent contenir de plus 
intéressant. Mais avant de m'engager dans l'étude du talent 
littéraire de Luciun, ce que je veux dire ici même sans plus 
attendre, c'est en quoi il me semble original dans cette imita- 
tion perpétuelle que je signale tout d'abord. 

Il n'est jamais donné au génie humain de créer quoi que ce 
soit , à proprement parler. Ce qu'on appelle spontanéité et 
indépendance sont des qualités toutes relatives. La différence 
entre les écrivains classiques et Lucien, c'est que ceux-ci pre- 
naient la plus grande partie de leurs matériaux dans la réalité 
contemporaine, tandis qu'il les prend, lui, dans la tradition 
écrite. Quand Aristophane ou Ménandre faisaient parler leurs 
personnages, ils travaillaient en quelque sorte directement sur 
le langage commun qu'ils adaptaient aux exigences parlicu- 



LUCIEN ÉCRIVAIN. f91 

lières de leur art; quand Démosthène donnait à la parole 
publique une souplesse et une force inconnues jusqu'à lui , il 
puisait dans le commerce des hommes et des idées, dans la pra- 
tique des affaires, dans la vivacité des discussions quotidiennes, 
presque tous les éléments de sa merveilleuse éloquence. 
Poètes, moralistes, orateurs, les ans et les autres ne faisaient 
en somme que recueillir à propos ce qui servait leur dessein et 
le mettre en œuvre par la puissance de leur génie ; ce que nous 
appelons création n'était donc qu'un emploi nouveau de res- 
sources que l'art n'avait pas encore utilisées. 

Or, que fait Lucien ? De son temps tout a été dit ; expres- 
sions et sentiments , tours de phrase , observations morales, 
tout est déjà essayé, déjà approuvé ; il n'y a, pour ainsi dire, 
plus rien de nouveau à prendre dans la vie pour l'approprier à 
la littérature ; celle-ci s'est emparée depuis longtemps de tout 
ce qui était bon pour elle ; une immense provision de ressources 
littéraires est accumulée dans les livres ; on n'y peut plus rien 
ajouter, à moins de tomber dans l'abus. Lucien empruntera 
donc aux livres ce que les autres empruntaient immédiate- 
ment à la vie ; mais qu'importe en somme la provenance des 
matériaux, quand il s'agit d'apprécier le talent de l'archi- 
tecte ? Ces pierres ont déjà servi, soit ; elles ne sortent pas immé- 
diatement du sein de la terre, j'en conviens ; mais l'édifice 
qui s'élève, en porte-t-il moins la trace d'une conception 
personnelle? Qu'il ressemble dans chacune de ses parties 
prises isolément à d'autres monuments plus anciens , cela est 
vrai ; mais l'ensemble en est-il moins nouveau ? En définitive, 
quand nous aurons fait laborieusement dans l'œuvre de Lucien 
la part d'Aristophane et d'Eupolis, celle de Ménandre et de 
Hénippe, celle d'Hérodote, de Xénophon, et de beaucoup 
d'autres encore, si l'on y tient, qu'en résultera-t-il de grave 
pour sa renommée ? Aura-t-il cessé d'être lui-même ? Son 
œuvre perdra-t-elle tout-à-coup cette personnalité si accusée 
qui la caractérisait jusqu'à ce jour ? Est-ce que nous ne senti- 
rons pas, après comme avant, qu'il y là un esprit de bonne 



S9i CHAPITRE DIXIÈME. 

trempe et une nature rare? Est-ce que son rire moqueur ne 
sera plus à lui ? Est-ce qu'on lui enlèvera cette verve, celte 
hardiesse, cette fantaisie, cette grâce, en un mot tout ce qui 
le distingue si éminemment ? Admettons, ce qui est loin d'être 
vrai, que l'œuvre puisse se démonter, pour ainsi dire, pièce 
à pièce ; il y aura toujours en dernier lieu une chose qui 
restera, un élément qui ne pourra être décomposé : ce sera 
le génie même de Tauteur, qui a fait de tout cela quelque 
chose de vivant et de puissant. 

Venons-en donc à ce génie original et essayons d'en dégager 
les caractères distinctifs. 



II. 



Mélange intime d'éléments divers dans le style de Lucien. — Ce qui en fait 
l'unité. — Gr&ce capricieuse et légère qui lui est propre. 

Lorsque Lucien, dans la première partie de son Pécheur, 
est accusé par les philosophes ressuscites de leur avoir manqué 
ds respect, il s'en défend avec vivacité en rappelant tout ce 
qu'il leur doit : — a Quand donc et comment aurais-je pu vous 
» insulter, moi qui n'ai jamais cessé d'admirer la philosophie. 
»de vous combler d'éloges et de vivre en commerce avec les 
«écrits que vous avez laissés ? Ces discours mêmes que 
» vous me reprochez, n'est-ce pas à vous que je les ai emprun- 
» tés? N'est-ce pas le suc de vos ouvrages que j'ai recueilli, 
» comme une abeille, pour en composer ce miel que je fais 
» goûter à mon public ? Croyez bien que celui-ci, quand il me 
» loue, n'est pas sans reconnaître la provenance de chaque 
I) fleur ; il sait très-bien où et comment j'en ai recueilli le 
» parfum, et si c'est moi en apparence à qui l'on fait compli- 
» ment sur la récolte, c'est vous en réalité qu'on loue, \ous 
et ces prairies émaillées qui vous appartiennent ; car on sait 
» bien que toutes ces fleurs variées, aux nuances infinies, c'est 
» chez vous qu'elles ont fleuri en attendant que quelqu'un 



LUCIEN ÉCRIVAIN. S»3 

» s'avisât de les cueillir, de les entremêler, d'en associer les 
» couleurs avec assez de goût pour éviter les disparates \ » 

L'auteur, dans ce joli passage, ne nous indique-t-il pas lui- 
même, avec sa légèreté et sa grâce ordinaires, en quoi consiste 
tout d'abord l'originalité de son imitation? Sans difGcuIté, il 
reconnaît qu'il a pris son bien un peu partout ; il avoue sa 
dette envers les philosophes, parce que les philosophes sont ici 
en débat avec lui ; il l'aurait avouée tout aussi bien envers 
les poètes, les historiens, les orateurs, si l'occasion s'en fût 
présentée. Mais en même temps il laisse entendre avec discré- 
tion que pour tirer parti de tous ces emprunts, il fallait savoir 
les mélanger adroitement et avec une justesse délicate. 
Cette habileté à fondre doucement ensemble des éléments 
divers est en effet un de ses mérites littéraires les plus remar- 
quables, et comme il domine en quelque sorte tous les autres, 
il est à propos de commencer par le bien apprécier. 

D'où vient donc que des œuvres, toutes pleines de réminis- 
cences diverses, nous font l'effet d'être si bien accordées dans 
toutes leurs parties ? Le grand secret de Lucien en ceci, c'est 
son parfait naturel. Si nous ne réussissons pas à surprendre 
la fine soudure qui semblerait nécessaire pour joindre ces mor- 
ceaux de rapport les uns aux autres, c'est que cette soudure 
n'existe point. Il n'y a pas trace de travail, parce qu'en fait il 
n'y a pas eu d'effort. Ce n'est pas au moment où il écrit ni pour 
le besoin immédiat de sa pensée, que Lucien mélange, selon 
son ingénieuse comparaison, les sucs exquis de ses auteurs 
préférés. Ce mélange, il est tout fait d'avance dans son esprit ; 
il l'est par l'effet de toute son éducation, par la fusion spon- 
tanée de ses souvenirs, par la lente et complète élaboration (|ui 
résulte de toutes ses lectures et de toutes ses pensées. Sa 
mémoire est pleine d'Homère et des poètes tragiques ; elle est 
tout égayée des récits naïfs et délicieux d'Hérodote, tout 
embellie et toute parée de la grâce divine de Platon, elle a 

l. Pécheur , 6. 



194 CHAPITRE DIXIÉIIB. 

recueilli à ses sources mêmes le plus pur atticisme chez Xéno- 
phoD et chez Lysias , elle conserve précieusement la forte 
saveur de Téloquence de Démosthène, et elle mêle à tout cela 
le charme piquant et poétique, la puissance moqueuse d'Archi- 
loque et d'Aristophane, sans parler du fin et délicat réalisme 
de Ménandre. Ces éléments infiniment divers se sont peu à 
peu fondus en elle; et ce qui est résulté de là, c'est quelque 
chose de nouveau, qui peut être appelé justement une seconde 
nature. Aussi , lorsque Lucien compose , nulle combinaison 
arliûcielle ne lui est nécessaire ; sa pensée se colore d'elle- 
même de toutes ces nuances qui lui sont devenues propres ; 
le mot d'imitation est inexact pour définir sa manière, c'est de 
reflet qu'il faut parler. L'antiquité classique , pourrait-on dire, 
est derrière lui, semblable à une série de foyers lumineux qui 
l'éclairent; tomes ces lumières se concentrent dans son esprit 
comme dans un cristal transparent qui les réunit, et le rayon 
qui en sort les mêle si intimement, que le regard est désormais 
incapable de les discerner. 

. Pour ce naturel achevé dans l'appropriation des choses 
anciennes, Lul^ien est incomparable. Qu'on le rapproche par 
exemple de Paul-Louis Courier; sa supériorité éclate aussitôt. 
Courier certes est un écrivain de race, et lui aussi s'assimile 
merveilleusement les vieux auteurs : il écrit à sa volonté dans 
la langue d'Amyot et de Montaigne , il trouve , dès qu'il en a 
besoin, les expressions naïves et les tours malins de nos prosa- 
teurs gaulois. Il les trouve, mais on sent qu'il les cherche. Si 
bien doué qu'il soit, l'artifice chez lui reste sensible jusque 
dans la vivacité de sa nature ; le jugement de Pétrone sur 
Horace s'applique à lui et le définit, curiosa féliciter. Lucien 
au contraire n'a rien de cette affectation. S'il y a une sorte 
d'étude dans son style, ce qui est incontestable, ce n'est pas 
une étude d'imitation, — car tout ce dont il a besoin lui est 
présent, — c'est une étude d'effet. Comme tous les écrivains 
de son temps, bien qu'avec plus de goût et de mesure, il vise 
à briller, mais ce n'est pas en sollicitant sa mémoire qu'il y 



LUGIBN ECRIVAIN. 295 

arrive, c'est en excitant son esprit à mettre en œuvre toutes 
ses ressources. De la sorte, il reste libre et naturel, et malgré 
ce qu'il emprunte, il est indépendant. 

Une chose qui le sert grandement en cela, c'est sa légèreté. 
Supposons-le plus réfléchi, plus lent dans ses mouvements , 
plus fortement attaché à ses préférences littéraires ; selon toute 
vraisemblance, il eût été alors le disciple particulier d'un ou 
deux des grands écrivains classiques , au lieu d'être, comme il 
le fut, celui de tous à la fois. Par suite, s'il s'était laissé aller 
à imiter incidemment les autres, l'imitation aurait tranché 
fortement avec sa manière ordinaire. L'harmonie générale de 
ses œuvres, si sensible malgré l'extrême variété dos influences 
subies par lui, provient en grande partie de ce que son imagi- 
nation , imprégnée de mille couleurs diverses , n'est imbue 
d'aucune profondément. 

Si l'on cherche auquel des auteurs anciens il ressemble le 
plus , on s'aperçoit immédiatement qu'il est impossible de le 
dire. Est-ce à Xénophon ? Il a quelque chose assurément de sa 
clarté, de sa précision, de sa justesse naturelle ; mais il est bien 
plus brillant et plus fleuri. Es1>-ce à Platon ? Il a son enjouement 
ironique, sa grâce malicieuse, parfois ses expressions poétiques 
et ses images séduisantes ; mais, au lieu de la grandeur et de 
la noblesse native du philosophe, il a le trait vif, le mot mor- 
dant et au besoin brutal, sans parler des inventions comiques 
où il se complaît. Sera-ce donc à Aristophane que nous le 
comparerons? Il tient de lui sans doute , il a son élégance dans 
la moquerie , sa manière imprévue et charmante , son atti- 
cisme , sa verve railleuse ; mais tout cela est mélangé chez lui 
d'autœs particularités : il est bien moins poète et bien plus 
sophiste, et en outre il écrit en prose. Évidemment on pour- 
rait suivre ainsi et multiplier ces paralliMes : ici , Lucien nous 
rappellera Hérodote, ailleurs Démosthène ; en fin de compte, 
on pourrait se demander quel est celui des classiques, sans en 
excepter quelques auteurs de tragédies, dont il ne puisse être 
rapproché à certains égards. Mais autant ces ressemblances sont 



Î96 CHàPITRE DIXIÈME. 

nombreuses et parfois saisissantes, autant elles sont fugitives. 
Lucien est de la famille de tous les grands auteurs grecs, et il 
fait songer à chacun d'eux successivement par certaines expres- 
sions passagères de sa vive et changeante physionomie ; mais 
ce qui lui permet d'être lui-même, c'est qu'aucune de ces 
expressions ne s'immobilise chez lui. Il est original par le 
caprice même de sa nature. 

Ainsi donc, voici ce qui nous apparaît au premier aspect de 
son talent : le naturel, l'aisance, la légèreté, se jouant sur un 
fond brillant de fine érudition classique ; une sorte de sponta- 
néité, retrouvée après l'étude et persistant dans l'imitation ; par 
suite, quelque chose d'ancien et de nouveau à la fois, de tradi- 
tionnel et d'indépendant, la fidélité du goût jointe à la liberté 
de l'invention. Allons plus loin à présent , et cherchons à 
saisir les qualités de plus en plus personnelles qui donnent à 
ce mélange singulier toute sa saveur. 

La plus frappante dç toutes , c'est l'esprit ; celle qui vient 
après , c'est la fantaisie : deux choses fort simples en apparence 
et très-complexes en réalité ; les analyser, c'est passer en revue 
toutes les parties essentielles du talent de Lucien. 



m. 



De l'esprit dans les œuvres de Lucien. — Art de l'écrivain pour le faire 
valoir. — Alliance de l'imagination avec l'esprit proprement dit. — 
Le stvle de Lucien et celui de Voltaire. 



Ce qu'on appelle proprement esprit , c'est-à-dire le don des 
rencontres imprévues et des traits piquants , est bien la chose 
la plus apparente dans les œuvres de Lucien. Quoi qu'il 
compose , l'esprit ainsi défini y est partout. C'est lui qui donne 
à la phrase son tour, qui suscite à chaque pas des incidents de 
pensée inattendus, qui invente tout-à-coup des rapprochements 
surprenants ou provoque de plaisants contrastes, qui jette 
furtivement sous des mots inoffensifs des allusions piquantes . 



LUCIEN ÉCRIVAIN. 29'' 

qui glisse dans les réticences mêmes des sous-enlendus malins. 
Essentiellement vif et alerte , il associe les idées ou les disperse, 
comme il lui plaît ; tantôt ïi lance la pensée comme un trait , 
tantôt il la retient au contraire et la fait attendre , non sans 
avoir mis son lecteur en éveil. Par conséquent, il est ii^niment 
varié et singulièrement fuyant , fort aisé à sentir et à goûter , 
mais bien difficile à définir. 

L'esprit de mots, comme on dit quelquefois, celui qui 
consiste en une maliœ brève et soudaine , n'est pas le plus 
ordinaire chez Lucien. Ce n'est pas certes que ce genre d'esprit, 
qui est très-gaulois, n'ait été aussi tout-à-fait grec. Aristophane 
est plein de ces reparties brusques qui enlèvent le rire par leur 
drôlerie ; les Cyniques et quelques autres philosophes railleurs 
y ont excellé ; les mots de Diogène sont cités partout; quelques- 
uns de ceux qu'on attribue à Bion le Borysthénite ne sont ni 
moins vifs ni moins piquants. Il y avait donc en ce genre toute 
une tradition. Je suis loin de vouloir dire qu'elle ait été 
étrangère à Lucien. Relisez par exemple les Sectes à l'encan: 
là , dans cette scène de marché , les bons mots , qui sont aussi 
des traits de caractère, ne peuvent manquer. Un acheteur 
demande à Pythagore comment il s'y prend pour éveiller cette 
réminiscence, qui est , selon lui , le principe de la vérité : a La 
» première chose » , répond le philosophe , « c'est de se 
D recueillir longtemps, de supprimer la parole et de rester cinq 
» années entières sans dire un mot. » — a le meilleur des 
» hommes » , s'écrie l'acheteur ^ a prends donc pour disciple 
n un muet ! Quant à moi , je suis bavard , et je n'entends pas 
)) qu'on me transforme en statue *.» Les propos de cette sorte 
éclatent gaiement çà et là dans cette satire et dans plusieurs 
autres. Toutefois, ce sont des traits accidentels , qui ne consti- 
tuent pas la manière ordinaire de Lucien. 

En général, l'esprit chez lui prend plutôt la forme d'une sorte 
de badinage ingénieux que celle de saillies aussi brusques, 

1. Sectes à l'encan , 3. 



S98 CHAPITRE DIXIÈME. 

Élevé dans la rhétorique et longtemps sophiste lai-méme, 
Lucien n'a jamais pu se défaire entièrement des habitudes qu'il 
avait contractées dans la première partie de sa vie. La rhétorique 
de ce temps était surtout Fart de faire valoir des pensées 
médiocres ; les siennes ne sont pas médiocres , mais il aime à 
les faire valoir. Il résulte de là que , malgré sa verve naturelle, 
il a plus de finesse dans la plaisanterie que d'abandon. Si Ton 
ne peut pas dire qu'il apprête ses mots , ce qui serait excessif , 
il est vrai du moins qu'il les soigne avec une sorte de com- 
plaisance , non assurément par indigence, mais par coquetterie. 
En outre, sa moquerie est souvent un peu trop littéraire et trop 
érudite pour notre goût ; elle est enjouée et agréable, sans être 
risible à proprement parler. J'en donnerai comme exemple, 
pour me faire mieux comprendre, quelques lignes de 
VJearofnénippe. 

Ménippe , qui est censé revenir d'un récent voyage dans les 
espaces célestes , est là tout triomphant. 

a Oui , c'est d'auprès de Zeus lui-même que je reviens , du 
» grand et puissant Zeus, l'esprit tout plein des meneilles que 
» je viens de voir et d'entendre ; et si tu en doutes , c'est une 
» raison de plus pour moi de me réjouir, puisque mon bonheur 
» dépasse toute croyance. » 

L'Ami : « Comment veux-tu , divin et olympien Ménippe , 
» que moi , être né d'hier , et vivant sur la terre , je puisse me 
h montrer incrédule à l'égard d'un homme supra-nuageiix , 
» véritable fils du ciel , pour parler à la façon d'Homère ? Mais 
» dis-moi , je te prie , par quel moyen tu t'es élevé si haut et 
» où tu t'es procuré une échelle de la longueur voulue ; car 
» enfin, lu n'as pas tout-à-fait les dehors du beau phrygien 
» Ganymède , et il n'y a guère lieu de soupçonner (|uc tu aies 
» pu être enlevé par l'aigle de Zeus, pour aller servir là-haut 
» d'échanson. » 

Ménippe : « Tu prends cela en plaisanterie, je le vois bien, et 
» après loutje ne m'étonne pas qu'une aventure aussi incroyable 
» te paraisse un conte. Eh bien ! apprends que pour monter là- 



LUCIEN ÉGR1VAI(N. 299 

» haut, je n'ai eu besoin ni d'échelle, ni d'être fe mignon d'un 
» aigle : j'avais des ailes à moi. » 

L'Ami • « Ah I pour le coup , voici qui est plus remarquable 
» encore que l'histoire de Dédale I Ainsi , outre tes autres 
» prodiges , tu as encore accompli à notre insu celui de te 
» transformer en faucon ou en geai ? » 

Hénippe : (( Parfaitement, mon ami ; ce que tu supposes est 
«exact. L'invention des ailes dont Dédale s'est avisé, je l'ai 
» réalisée , moi aussi. » 

L'Ami : « Quoi , ô le plus hardi des hommes I tu n'as pas 
» craint de t'exposer par une chute à faire donner à quelque 
» mer le nom de mer Ménippée , comme il y a déjà une mer 
» Icarienne * ? » 

Voilà les jeux auxquels il se plait. Il excelle à tourner et à 
retourner ainsi une idée sous ses aspects plaisants ; il abonde 
en souvenirs , en comparaisons, en allusions de toute sorte ; les 
détails charmants se pressent dans sa composition ; tout y est 
fin et malin , et la gaieté franche n'y fait pas défaut ; elle y est 
seulement trop élégante, et , si l'on me permet cette expression, 
cela est brodé trop délicatement. 

Une chose curieuse à ce point de vue , c'est de remarquer 
comment sans cesse chez lui une première idée en éveille une 
seconde qui n'en est qu'une forme plus ingénieuse, et comment 
celle-ci à son tour en fait souvent naître une troisième qui la 
répète spirituellement. Il y a du développement oratoire et 
sophistique dans l'esprit , si vif pourtant , de Lucien. Au début 
de la diatribe Contre un ignorant collectionneur de livres , il 
s'adresse en ces termes à celui qu'il veut tourner en 
ridicule : « Non , tu ne sais pas même acheter ce qui a de la 
» valeur ; docile aux suggestions du premier venu, ta manie est 
» une bonne aubaine pour les trafiquant, qui donnent aux livres 
» des litres mensongers ; elle te met à leur discrétion , comme 
» un trésor où ifs n'ont qu'à puiser *. » Je ne sais si ces quelques 

1. Icaroménippe y 2. 

2. Contre un ignorant j etc., 1. 



900 CHAPITRE DIXIÈME. 

lignes ainsi traduites font sentir assez vivement le genre de 
procédé instinctif dont je veux parler ; mais , en grec , on voit 
immédiatement Tespèce de filiation qui existe entre les trois 
propositions successives : la première indique le fait avec netteté, 
mais sans exagération ni enjolivement ; la seconde la présente 
sous forme plaisante , à Taide d'une expression moqueuse qui 
en fait tout le sel ; la troisième développe en quelque sorte cette 
expression par une comparaison à peine différente , que la 
précédente a visiblement suggérée. Si ce n'était là qu'un hasard, 
il n'y aurait pas lieu d'y faire seulement attention ; mais 
quiconque a lu de près Lucien, n'a guère pu s'empêcher de 
remarquer combien cette matiière de faire est fréquente chez 
lui : elle tient évidemment à une habitude d'école, dont il avait 
fini par n'avoir plus même conscience. 

D'ailleurs il y a une autre raison pour qu'il aime ainsi à 
redoubler l'expression de sa pensée : c'est qu'un mot seul ne 
lui suffit pas pour l'effet auquel il vise. Dès qu'il a énoncé une 
chose , son esprit ou son imagination y ajoutent sur-le-champ 
quelque circonstance accessoire ou l'envisagent sous quelque 
autre aspect ; il faut donc qu'il la modifie en la répétant, pour 
la rendre ou plus précise , ou plus sensible , ou plus piquante. 
Chacune de ses phrases suit ainsi, dans le détail, le mouvement 
de sa pensée, comme chacune de ses compositions le suit aussi 
d'une manière plus large. Il suffit d'y regarder de près pour 
sentir en quelque sorte sous chaque mot celte impatience de 
l'écrivain qui veut toujours mieux dire , et qui , en exprimant 
une idée , songe déjà à celle qui s'y rattache. 

J'ai parlé d'imagination ; c'est qu'en effet il y en a beaucoup 
dans l'esprit de Lucien. Ces deux qualités se tiennent même si 
étroitement dans tout ce qu'il écrit, que la distinction entre elles 
est à peine possible ; rar l'imagination chez lui est toujours 
spirituelle , « t l'esprit , de son coté , a constamment dans ses 
ouvrages quelque chose de descriptif. Celte alliance intime 
et charmante de deux choses qui ne vont pas nécessairement 
ensemble est même un des traits qui le distinguent éminemment . 



LUCIEN ÉCRIVAIN. 301 

Prêtons par exemple Toreille, pour bien nous en rendre compte, 
aux plaintes de Zeus racontant aux dieux ses impressions à la 
suite d'un maigre sacrifice. Chaque phrase du récit , pour ainsi 
dire , est une moquerie , mais presque toutes ces moqueries sont 
aussi de plaisantes images qui nous mettent les choses sous les 
yeux. Non que les mots aient par eux-mêmes, comme ceux des 
poètes, une grande force descriptive : tout est simple et familier ; 
mais chaque détail éveille une impression de réalité. Ce sont de 
petites choses amusantes , bien vues et bien dites , et choisies 
avec une discrétion naturelle qui en rehausse le prix. Il n'est pas 
un membre de phrase qui n'ait un accent comique , et il n'en 
est pas un non plus qui , par sa précision , ne mette en relief 
et ne détache une circonstance à remarquer : 

<c Hier , vous vous en souvenez , l'armateur Mnésithée offrait 
» un sacrifice d'actions de grâce à l'occasion du salut inespéré 
» d'un de ses vaisseaux , qui avait failli périr auprès du cap 
» Caphérée. Nous dînions donc au Pirée ; du moins ceux d'entre 
» nous qu'il avait invités au sacrifice. Après les libations , vous 
» vous en allâtes chacun de votre côté selon votre envie. Quanta 
» moi , comme il n'était pas encore bien tard , je remontai vers 
» la ville, voulant faire ma promenade du soir sur le Céramique. 
)) Or, tout en marchant , je me mis à songer à la mesquinerie de 
» ce Mnésithée. Quoi I il avait invité onze dieux àdiner, et il 
» leur offrait pour toute gourmandise.... un coq I Et encore , 
» quel coq était-ce là ? il était si vieux qu'il en avait perdu la 
» voix. Ajoutez à cela quatre pauvres grains d'encens, tellement 
» humides et moisis, qu'ils s'éteignirent en touchant la flamme; 
» il n'y eut pas même assez de vapeur embaumée pour qu'un 
» peu de parfum vint nous chatouiller les narines. Dire 
» cependant qu'il nous avait promis des hécatombes entières au 
» moment où son navire était poussé vers les écueils et se trouvait 
» déjà engagé dans les rochers M » 
Quelquefois, lorsque la verve moqueuse est particulièrement 

l. Doléances tragiques de Zeus, 15. 



aOt CJIAPITRE DIXIÈME. 

excitée chez Lucien et lorsque le sujet y prête , cette faculté 

si originale de donner aux traits d'esprit une forme concrète et 

de dessiner en écrivant suscite les images à profusion. Que Ton 

se rappelle le début de la Double (iccusation : Zeus encore est là, 

maugréant contre les tracas qu'il lui faut subir ; les hommes 

s'imaginent que les dieux sont bienheureux et qu'ils n'ont rien 

à faire ; ils se trompent étrangement l — c Voici par exemple 

9 le soleil : il lui faut atteler son char dès le point du jour , et 

» ensuite jusqu'au soir il fait route à travers le ciel , oblige de 

9 se revêtir de feu et de verser à flots ses rayons , sans avoir 

9 même , comme l'on dit vulgairement , le temps de se gratter 

» l'oreille ; car si par hasard il veut prendre furtivement quel- 

« ques moments de repos . voilà ses chevaux qui s'emportent , 

9 s'élancent hors de la route et mettent tout en feu. Et la lune, 

9 ne faut-il pas qu'elle veille , elle aussi , et qu'elle fasse son 

9 tour de ciel pareillement , pour éclairer les gens qui font du 

9 tapage la nuit et qui reviennent de quelques festins à des 

9 heures indues? Apollon, de son côté, s'est chargé d'un métier 

9 qui lui donne terriblement de besogne , et peu s'en faut qu'il 

9 n'ait perdu la faculté d'entendre, assourdi qu'il est par tous 

9 ceux qui veulent des oracles ; tantôt sa présence est 

9 nécessaire à Delphes; l'instant d'après, c'est à Colophon 

9 qu'il doit courir; de là, il passe aux bords du Xanthe, et 

9 toujours du même train à Claros , puis à Dclos , ou aux 

9 Branchides ; en un mol , en quelque endroit qu'une devine- 

9 resse qui vient de boire de Teau sacrée , ou de mâcher du 

9 laurier , ou de secouer son trépied , le somme de se rendre , 

9 il faut que sur-le-champ , sans perdre un moment , il y soit 

9 présent pour débiter sa série d'oracles ; sans quoi, c'en est fait 

» de sa réputation • . » 

Et qu'on ne croie pas que cette vivacité expressive du style 
de Lucien soit particulière aux passages descriptifs. Alors même 
qu'il raisonne , quand il corrige ou quand il enseigne , il écrit 

1. Double accuêûtion, 1. 



LUCIEN ÉCRIVAIN. m 

de la même façon , avec le même esprit et la même imagination, 
traduisant les idées abstraites par des mots qui leur donnent un 
corps. Veut-il, dans son Traité de la manière d'écrire l'histoire, 
définir le critique sérieux , celui dont le jugement doit être 
redouté parce qu'il ne laisse rien passer ; au lieu de le qualifier 
simplement à l'aide de quelques adjectifs , il nous le décrit en 
nous le montrant à l'œuvre : « J'ai en vue des gens qui vous 
» écouteront comme de vrais juges , disons mieux , comme des 
» dénonciateurs , des gens à qui rien n'échappe , plus clair- 
» voyants qu'Argus et en tout cas pourvus d'yeux, comme lui, 
» par tout le corps y examinant chacune de vos expressions 
» comme le changeur examine la monnaie , prêt à rejeter 
» immédiatement toute pièce fausse et à recevoir au contraire 
» tout ce qui est de bon aloi , tout ce qui est légal et conforme 
» au type ' . » Ici encore la traduction ne peut rendre la vivacité 
ni la nouveauté des expressions grecques* , mais elle laisse du 
moins apercevoir ou deviner le genre d'effet qu'elles produisent. 
En comparant si joliment son critique au changeur , Lucien lui 
donne une physionomie. 

Il est naturel que ces observations sur le style de Lucien 
éveillent chez le lecteur français le souvenir de celui de Voltaire. 
Puisque le rapprochement se présente à nous une fois de plus 
sous une forme particulière , nous ne devons pas nous refuser à 
nous-mêmes le profit qu'il comporte. 

Le style de Lucien ressemble à celui de Voltaire par la 
légèreté , par la finesse , par les surprises piquantes , par la 
iliultiplicité des incidents , enfin par la vivacité satirique si 
heureusement unie chez l'un et chez l'autre à une grâce 
enjouée. Ce sont deux maîtres à peu près égaux en talent dans 
l'art de séduire , d'étonner, d'amuser et de faire penser. Chez 
tous deux , la facilité est la même ; les mots spirituels et les 
traits leur viennent à l'esprit , tandis qu'ils écrivent , avec la 



1. Manière d'écrire l'histoire, iO. 



304 CHAPITRE DIXIÈME. 

même profusion. Mais Voltaire semble les jeter à la volée avec 
une insouciance qui n'est pas le moindre attrait de sa manière ; 
il sait qu'il plaira, quoi qu'il dise, et par suite il n'a plus même 
la préoccupation du succès , bien qu'il en ait toujours le très- 
vif désir ; si parfait écrivain qu'il soit , on le sent partout 
supérieur au souci de bienécrire. D'ailleurs ses idées l'eutrainent ; 
elles sont si alertes , si pressantes , elles courent si vite vers la 
conclusion, qu'il n'a guère le loisir ni le goût de songer aux 
menus effets ni aux minuties du discours. On est enchanté de 
tout ce qu'il dit , mais on ne s'y arrête pas plus qu'il ne s'y est 
arrêté lui-même. Le talent de l'écrivain atteint chez lui con- 
stamment cette haute perfection qui fait qu'il se dissimule pour 
ne laisser paraître que l'idée. Lucien n'a pas au même degré cette 
supériorité native du génie. La facilité chez lui n'exclut point une 
sorte d'étude rapide et légère, mais sensible pourtant. Il est visible 
qu'il tient aux grâces et aux finesses de son style , et qu'il en 
jouit avant son lecteur. Élève des sophistes , bien qu'en révolte 
contre eux , il est par habitude , par discipline d'école, si l'on 
veut , attentif à l'expression , curieux d'en tirer parti ; et bien 
loin de jeter au hasard ses spirituelles inventions, il se préoccupe 
de donner à chacune d'elles toute sa valeur , de la placer et de 
l'entourer de telle sorte que rien de ce qui est en elle ne soit 
perdu. Le soin d'écrire, le culte du mot et du tour de phrase, le 
plaisir des bonnes fortunes littéraires , tout cela se laisse voir 
en lui. non pas sans doute de manière à offusquer la vue, mais 
assez néanmoins pour que nous ne puissions jamais oublier tout- 
à-fait à quel habile artiste nous avons affaire. 

Par là le style de Lucien est certainement inférieur d'une 
manière générale à celui de Voltaire ; mais cela n'empêche pas 
qu'il ait, outre les qualités qui leur sont communes , certains 
mérites qui lui sont propres. Il y a plus d'imagination chez 
Lucien que chez Voltaire, et aussi plus d'observation extérieure, 
plus d'instinct pittoresque. L'idée domine chez l'écrivain 
français ; la forme et l'image ont plus d'importance et de relief 
chez l'écrivain grec. Celui-ci s'adresse à nos sens en même 



LUCIEN ÉCRIVAIN. ' 305 

temps qu*à notre esprit. Il nous fait voir les choses dont il parle. 
Peut-être , dans une lecture suivie , se fatiguerait-on plus vite 
de son style , parce que les procédés en sont plus apparents ; 
mais peut-être aussi, lorsqu'il s'agit de quelques pages à 
détacher, le plaisir qu'il nous procure est^-il plus vif et plus 
complet. 

Nous indiquons ici , sans y insister davantage , ces ressem- 
blances et ces différences : ce sont des choses que chacun peut 
suivre à son gré , mais qu'il n'est jamais à propos d'épuiser. 
Reprenons donc notre étude , et , après avoir ainsi réuni et fixé 
quelques premières impressions sur l'esprit de Lucien , en le 
considérant surtout dans les détails de son œuvre , voyons-le , 
pour ainsi dire , se mettre au large dans des morceaux plus 
étendus. 



^ IV. 



L'art de raisonner chez Lucien. — Jeux d'esprit et discussions sérieuses. — 
Type de l'argumentation légère , incisive et satirique. 

Il est naturel, lorsqu'on a l'esprit aussi prompt et aussi avisé, 
que Ton aime à raisonner ; mais il ne l'est pas moins , que l'on 
tourne le raisonnement en badinage et qu'on se fasse un jeu de 
Targiimentation. Lucien discute aussi volontiers que personne ; 
longtemps exercé aux subtilités de l'école et familiarisé ensuite 
avec la dialectique des procès , il garda jusqu'à Textréme 
vieillesse le goût très-vif de cette sorte d'invention qui consiste 
à trouver des raisons spécieuses à propos de toute situation 
donnée. Ce que nous venons de dire de ses qualités naturelles 
explique assez combien il devait réussir en ce genre. 

On sait à quel point les beaux-esprits de ce temps se plaisaient 
à ces compositions paradoxales, que l'on appelait , en termes 
d'école, i96iov^ ûttoQIctecç, des plaidoyers contre l'opinion com- 
mune. Dion Chrysostôme avait fait V Éloge du perroquet; le 
gaulois Favorinus d'Arles^ celui de Thersiie et celui de la Fièvre 

20 



806 CHAPITRE DIXIEME. 

quarte; Fronton, qui fut consul et maître de Marc-Âurèle, avait 
loué de même la Fumée, la Poussière et la Paresse. Rien nVtait 
plus commun alors que ces ingénieuses puérilités <. Lucien nous 
en a laissé, lui aussi, de curieux exemples dans son Éloge de la 
Mouche et dans son discours Sur la Pantomime. Mais il s'en 
faut de beaucoup que, chez lui, cet art de raisonner subtilement 
soit renfermé dans quelques écrits dont il constitue toute la 
raison d'être. En réalité , il est si répandu dans l'œu^Te de 
Lucien que peut-être serait-il malaisé de citer un de ses ou- 
vrages où il n'apparaisse pas. Tout ce qui, dans ses écrits, n'est 
pas dialogue est argumentation ; et dans les dialogues mêmes , 
outre la démonstration générale que l'auteur a en vue, combien 
de scènes , oii les raisons opposées sont mises en conflit ! 
Évidemment, plaider était une chose qui avait par elle-même 
un charme très-vif pour lui ; c'était, entre toutes les manières 
d'utiliser les ressources naturelles de son esprit, une de celles 
qui lui plaisaient le plus. 

Ce qui le distingue ordinairement en ce genre , c'est la malice 
ironique. Jamais , quand il raisonne ainsi , il ne lui arrive de 
se prendre lui-même plus au sérieux que le sujet ne le comporte. 
Si son discours n'est qu'un jeu , bien loin de lui donner plus 
d'importance qu'il n'en mérite, il a soin d'y mettre assez de 
gaieté pour que la bonne humeur de ses lecteurs soit naturelle- 
ment complice de sa fantaisie. D'ailleurs il y a toujours chez lui 
une intention fine, même dans ce qui semble d'abord purement 
frivole , ne fût-ce que celle de tourner l'art dont il se sert en 
ridicule par l'abus volontaire qu'il en fait. Quelle plus 
spirituelle et plus agréable raillerie pourrait-on bien faire, par 
exemple, au sujet des tours d'adresse des dialecticiens, que ce 

1. Quintilien, Inatit. oràt. III, vil, 28 : t Erit et rerum Istus omnismodi : 
nam et somni et mortia scriptœ laudes. > Érasme , an début de son Éloge 
de la Folie, énumère un bon nombre d'éloges de ce genre ^ en faisant 
semblant de s'autoriser de ces jeux d'esprit pour écrire lui-même ce brillant 
pamphlet qui est certes tout autre chose. M. Talbot a étudié ce genre dans 
une thèse écrite en latin , De ludicris apud veterea laudationihus . Paria, 
1850. 



LUCIEN ÉCRIVAIN. 307 

procès, imaginé par lui dans sa Double accusation, entre 
rivresse et FAcadémie? L'Ivresse, troublée, balbutiant, est 
hors d'état de rien dire ; alors l'Académie, qui est par profession 
toujours prête à soutenir le pour et le contre , s'offre à parler 
pour son adversaire et à s'accuser ainsi elle-même , avant de se 
défendre. Il s'agit, on s'en souvient, d'un détournement 
d'esclave : l'Ivresse réclame Polémon , qui était un débauché , 
et que l'Académie lui a pris pour en faire un philosophe. 
Écoutons l'Académie exposant les griefs qu'on allègue contre 
elle-même : 

« Juges », dit-elle, « prêtez d'abord votre attention à ce que 
» j'ai à dire en faveur de l'Ivresse ; car c'est pour elle que l'eau 
» de la clepsydre coule maintenant. Cette malheureuse à eu 
» grandement à se plaindre de moi, l'Académie. Elle avait un 
» esclave, le seul qui lui fût attaché et fidèle, qui ne rougissait 
» d'elle en aucune occasion : c'était Polémon. Or je le lui ai 
)) enlevé, lui, qui en plein jour traversait bruyamment l'agora 
» au milieu d'un cortège de joueuses de flûtes, lui, qui chantait 
)) du matin au soir, toujours ivre, toujours couronné de fleurs. 
)) La vérité de mes assertions , tous les Athéniens peuvent la 
)) confirmer, car jamais ils n'avaient vu Polémon autrement 
» que troublé par le vin. Un jour qu'il était allé faire tapage 
» aux portes de l'Académie, comme il avait coutume de faire à 
» toutes les portes, celle-ci s'empara de lui, l'arracha de force 
» aux mains de l'Ivresse, et l'entraînant dans sa demeure, elle 
» le contraignit de boire de l'eau, lui fit prendre l'habitude de 
» vivre sobrement, lui retira ses couronnes, et au lieu de le 
» laisser passer son temps à boire, mollement étendu, elle lui 
» fil apprendre des discours tortueux, des mots de malheur, 
» pleins de peine et de souci. Aussi voyez-le : qu'est devenu 
)) ce teint qui fleurissait autrefois sur son visage ? Le voici tout 
» pâle et tout ridé ; il a oublié ses chansons , et on le voitpar- 
» fois rester ainsi depuis le matin jusqu'au milieu du jour, 
»i sans boire et sans manger, répétant toutes les sottises que 
» j'enseigne, moi, l'Académie. Et ce qu'il y a de plus triste. 



308 CHAPITRE DIXIÈME. 

» c'est qu'il va même jusqu'à injurier Tlvresse, excité par moi, 
» et qu'il se répand en invectives contre elle. — Voilà à peu 
» près ce que j'avais à dire en faveur de l'Ivresse ; je vais main- 
X tenant plaider ma propre cause ; que la clepsydre commence 
9 à couler pour moi ^ » 

Chacun sent immédiatement que si Lucien, en écrivant cela, 
prenait certainement plaisir à présenter par un jeu plaisant 
toutes les choses au rebours, il serait très-injuste néanmoins 
de ne voir là qu'une vaine adresse de sophiste ; l'intention 
satirique apparaît d'elle-même. Seulement elle ne préoccupe 
jamais assez Lucien pour lui enlever quoi que ce soit de sa 
grâce et de sa liberté d'esprit. Que l'on prenne au hasard, 
parmi les nombreux discours d'attaque ou de défense qui rem- 
plissent ses dialogues, un de ceux oii il est relativement sérieux, 
c'est-à-dire où il exprime réellement sa pensée , on verra 
qu'il n'est pour cela ni moins léger, ni moins Gn, ni moins 
amusant. 

On pourrait citer en ce genre toute l'apologie qu'il est censé 
prononcer dans le Pécheur^ lorsque Diogène, au nom des phi- 
losophes revenus à la vie, vient de l'accuser de les avoir 
tous outragés. Toute la réponse de Parrhésiade, c'est-à-dire 
de Lucien, se ramène à ceci : ce ne sont pas les vrais philoso- 
phes qu'il a tournés en ridicule, ce sont les fourbes, qui les 
contrefont ; en dévoilant l'imposture de ces misérables, bien 
loin de nuire aux autres, il leur rend le plus grand ser\ice. 
Cela est développé avec une verve d'ironie et de satire qui fait 
de ce morceau un des plus remarquables qu'il ail écrits. Si 
l'on va au fond des choses, l'argumentation en est des plus 
élémentaires : elle consiste uniquement à faire voir combien 
les mauvais philosophes font de tort à la philosophie ; pour 
cela, les raisonnements serrés ne semblent pas plus néces- 
saires à Lucien que la variété des considérations; toute la 
subtilité de son invention est ici dans le choix des images, des 

1. Double accuêation, 16. 



LUCIEN ÉCRIVAIN. 309 

comparaisons, des mots mordants qui mettent en relief sa 
pcnse'e. Il est à remarquer qu'il en est presque toujours ainsi 
chez lui dans les discussions que j'ai appelées se'rieuses. 
Presque toute sa dialectique est alors en esprit et en imagina- 
tion. Réfle'chir d'avance à un développement. Télaborer au 
point de vue logique, préparer l'effet de ses raisons par leur 
enchaînement, tout cela n'est point du tout son affaire. Il se 
fait une pensée principale, aussi peu complexe que possible, 
une pensée qui saisit du premier coup l'attention du lecteur 
par sa netteté hardie, et, avec cela pour toute provision, il 
part. Un autre n'irait pas loin dans ces conditions ; lui, tout au 
contraire; moins il est chargé, plus il a de vivacité et d'élan. 
Cette pensée unique se multiplie merveilleusement entre ses 
mains. Toutes les ressources de sa mémoire et de son esprit 
affluent à propos pour l'enrichir ; ici , une allusion à quelque 
fable ; là, un proverbe, — Lucien a, comme la plupart des gens 
malins, le goût des proverbes, et il s'en sert bien spirituelle- 
ment ; — plus loin, une métaphore, qui s'étend, qui grossit, 
qui devient toute une comparaison ; puis tout-à-coup, pour 
rompre cette veine de fantaisie, des observations acérées, 
excellents traits de satire qui nous mettent la vie réelle sous 
les yeux et qui nous font toucher le vice ou le ridicule. Je 
citerais le discours tout entier, s'il n'était un peu long pour 
figurer ici; qu'on me permette du moins d'en détacher une 
page, non pas peut-être la meilleure, car tout se vaut dans ce 
développement, mais une des plus propres à donner l'idée du 
genre de discussion que je cherche à définir : 

n ... Je voyais quantité d'individus, — qui aimaient, non 
» la philosophie, mais la considération qu'elle procure, — je 
» les voyais imiter les gens de bien par tous ces moyens faciles, 
» accessibles au premier venu, et qui ne coûtent rien à mettre 
» en pratique, à savoir : par la longueur de leur barbe, par 
» leur démarche, par leur façon de se draper ; mais quoi 1 leurs 
» mœurs et leurs actions démentaient leur extérieur ; ils fai- 
» saient tout le contraire de ce que vous faites, vous, philoso-r 



910 CHAPITRE DIXIÈME. 

» phes ; et par là ils compromettaient l'estime qui s'attache à 
» votre profession. Alors je m'indignais. Il me semblait voir 
» un acteur de tragédies, mou et efféminé, qui voudrait jouer 
9 les rôles d'Achille , de Thésée ou même d'Héraclès ; aussi 
» pauvre héros par sa tournure que par sa voix, écrasé par un 
» simple masque de femme, qui paraîtrait exprimer trop de 
» faiblesse pour une Hélène ou une Polyxène ; combien indigne 
» par conséquent d'Héraclès le victorieux, qui ne manquerait 
» pas de mettre en miettes avec sa massue l'acteur et le masque, 
» indigné de se voir ainsi travesti et dégradé I Oui, cette sorte 
» d'humiliation, c'était précisément celle qu'on vous infligeait ; 
» voilà la parodie honteuse que je n'ai pu souffrir : des singes 
» osant se mettre sur la face des masques de héros, parfaits 
» imitateurs de cet âne de Cumes qui s'affublait d'une peau de 
» lion et voulait être en effet regardé comme un lion par les 
» gens de Cumes ignorant la supercherie ; oui, de cet âne qui 
» s'essayait à terrifier le peuple par ses rugissements, jusqu'à 
» ce qu'un étranger, qui l'avait vu plus d'une fois lion et âne, 
9 révéla sa fourberie en le rossant avec un bâton. Et ce qui me 
» paraissait le plus insupportable , ô Philosophie , le voici : 
» lorsque le public venait à surprendre un de ces drôles en 
» flagrant délil de coquinerieou de libertinage, il n'était per— 
» sonne qui ne s'en prit à la Philosophie, qui n'accusât Chry- 
» sippe, ou Platon, ou Pythagore, ou celui, quel qu'il fût, que 
» ce mauvais sujet avait pris pour son chef d'école et dont il 
» répétait les discours ; de telle sorte qu'en le voyant \ivre si 
» mal, la plupart des gens faisaient les plus fâcheuses conjec— 
» lures à votre sujet. Et cela d'autant plus, que vous étiez 
» morts depuis longtemps et qu'on ne pouvait par conséquent 
» vous juger d'après Autre vie, puisque vous n'étiez plus là : 
» tandis que lui, on le voyait clairement se comporter comme 
» un homme sans foi ni loi ; vous étiez donc condamnés avin:* 
» lui, bien qu'absents, et l'on vous associait dans une commune 
» défaveur C'est là ce qui m'a mis hors de moi, et voilà pour- 
» quoi j'ai voulu les convaincre et les distinguer de vous. Et 



LUCIEN ÉCRIVAIN. 311 

» VOUS, qui devriez m'honorer pour cela, vous me traduisez en 
» jugement ! Mais, en vérité, si je voyais un initié révéler les 
» mystères et les parodies, et si, indigné, je le dénonçais publi- 
» quement, est-ce donc moi que vous tiendriez pour coupable? 
» Ce serait le comble de l'iniquité. Les juges, dans les jeux 
» publics, font fouetter de verges Tacteur qui s'étant chargé du 
» rôle d'Athèna, de Poséidon ou de Zeus, le joue mal et de 
» manière à compromettre la dignité des dieux ; et ceux-ci ne 
» se fâchent pas contre eux, parce qu'ils livrent au fouet un 
u homme qui porte un masque à leur ressemblance et qui a 
» pris leur extérieur. Ils se réjouiraient plutôt, j'imagine, d'un 
» si juste châtiment ; car jouer de travers le rôle d'un serviteur 
» ou d'un messager, cela peut bien n'être qu'une petite faute, 
» mais travestir Zeus ou Héraclès devant un nombreux public, 
» c'est une honte et une indignité '. » 

Il me semble que, de ce morceau et d'un grand nombre 
d'autres analogues, on peut dégager l'idée d'une certaine forme 
d'argumentation dont Lucien est le représentant le plus émi- 
nent. Ce qui la caractérise principalement, c'est son irrégula- 
rité même. Injpossible d'y découvrir un progrès d'idées ou 
simplement un mouvement concerté ; elle naît, pour ainsi dire, 
à mesure qu'elle s'en donne à elle-même l'occasion ; le début 
suscite ce qui suit, chaque pensée en éveille une autre, et 
ainsi de proche en proche, jusqu'à ce qu'elle ait épuisé, sinon 
toutes ses ressources, du moins les meilleures. Dans cette 
trame un peu lâche, mille fantaisies, mille caprices sont possi- 
bles. Il ne s'agit pas d'entraîner le lecteur par un raisonnement 
pressant ; il faut le séduire, l'enlacer, assaillir son jugement 
par des impressions variées et pourtant concordantes ; c'est 
donc à l'esprit, comme nous le définissions tout à l'heure , que 
revient ici le rôle principal. Les rencontres heureuses y sont 
plus importantes que les raisons fortes, ou du moins celles-ci 
ne sont admises pour bonnes qu'autant qu'elles prennent la 

'1. Pécheur f 31-33. 



312 CHAPITRE DIXIÈME. 

forme de ceiles-là. Tout, dans cette sorte d'argumentation, est 
brillant, rapide et fleuri ; mais, bien plus encore, tout y est 
moqueur et malin, car c'est à la satire surtout qu'elle convient. 
L'effet d'ensemble en est grand, mais par l'accumulation des 
détails et non par leur arrangement. Rien n'y est sacriGé ni 
subordonné ; car ce que l'auteur se propose, c'est d'exciter des 
impressions vives et de les renouveler sans cesse les unes par 
les autres. Appliquée à des questions difficiles ou prolongée 
trop longtemps, cette manière de faire rebuterait et fatiguerait 
un lecteur; mais employée avec discrétion et mise au senice 
d'idées simples, elle a un éclat meneilleux. C'est proprement 
celle qui convient au libelle, à la diatribe ou au pamphlet. 



V. 



rV' rciément descriptif et narratif dans les œuvres de Lacien en général. 
— Obser\'atlon des ridicnles extérieurs : descriptions satiriqnes. — 
Observation morale : narrations moqueuses. — Réalisme et fantaisie : 
les malheurs de Theamopolis. 

 côté de l'argumentation, ce qui domine dans l'ensemble 
des œuvres de Lucien , c'est la description et la narration. 
Conter lui est naturel ; quant à décrire . c'est en quelque 
sorte sa manière ordinaire d'énoncer ses pensées. Pour lui , 
je Tai dit déjà , les abstractions pures n'existent pas. Ce qu'il 
conçoit, ce sont des actions ou des formes sensibles qui le:^ 
traduisent soit en bien , soit en mal. Il ne décrit donc pas 
pour décrire . par amour du purpureits pannus , comme le 
poêle d'Horace ; il décrit pour prouver, comme nous venons 
de le voir, ou tout simplement pour mieux s'expliquer et 
donner aux choses qu'il a dans l'esprit toute leur valeur. C'est 
une raison de plus pour qu'il mette soit dans ses descriptions, 
soit dans ses récits, qui y tiennent de près, ses qualités les 
plus originales. 

J'ai eu l'occasion de citer dans le cours de cette élude bien 
des morceaux de toute sorte dont il suffit ici de rappeler le 



LUCIEN ÉCRIVAIN. 313 

souvenir pour que le lecteur se fasse une idée nette Je la façon 
dont Lucien, quand il le veut, saisit et dépeint les traits exté- 
rieurs d'un personnage ou d'une foule. On n'a pas oublié sans 
doute ces descriptions satiriques de philosophes qui abondent 
dans le Banquet , dans 1*^4^1 du mensonge, dans les Sectes 
à l'encan , dans la Double accusation. S'il faut essayer de 
préciser nos impressions, nous devons dire que le caractère 
général du talent descriptif de Lucien, c'est une vigueur natu- 
relle unie à une grande légèreté. Il ne lui arrive guère de tracer 
de portraits à proprement parler; ce qu'il aime, c'est une sorte 
de croquis moqueur qui tient de la caricature, mais non pas, 
bien entendu, de la caricature grossière ; il la veut amusante 
et intelligente à' la fois, hardie sans doute, pourvu que sa 
hardiesse soit toujours associée à une certaine grâce , mais 
surtout vive, imprévue et rapide dans ses effets, afin qu'elle 
excite l'esprit sans le fatiguer. Chose remarquable dans un 
temps de décadence littéraire et d'affectation, il a une simpli- 
cité et une élégance dans la manière de présenter les ridicules 
qui ne se démentent jamais. Nulle part on ne sent en lui l'écri- 
vain qui se donne de la peine et qui se tourmente pour frapper 
fort sur l'imagination de ses lecteurs. II possède au plus haut 
degré celte sorte d'aisance des grands caricaturistes, qui font 
beaucoup avec peu de chose, qui donnent un sens à quelques 
traits hâtifs et en apparence incohérents. Tout consiste en un 
petit nombre d'indications spirituelles ; ce n'est pas un dessin, 
ni même une ébauche : c'est, pour ainsi dire, tout simplement 
une suggestion piquante. 

Prenons par exemple , dans un des discours satiriques où 
Moraos se moque des dieux devant eux , la description plai- 
santé de Dionysos et de son cortège. Certes , pour un écri- 
vain qui aurait songé à se faire valoir, l'occasion était belle ; 
il y avait lieu à des effets de style , à des combinaisons de 
mots, à des recherches de couleurs, en un mot à tout un 
déploiement savant de cette sorte d'art qui finit par dissi- 
muler le talent, quand il n'y supplée pas. Écoutez Lucien: 



8li CHAPITRE DIXIÈME. 

il n'a pas l'air de se mettre en peine le moins du monde ; il ne 
cherche pas les traits nouveaux ; ceux qui sont partout lui suffi- 
sent ; seulement il les choisit si bien, sans qu'il y paraisse, et 
il y met tant de vie, il les assemble avec tant d'entrain et 
d'esprit, qu'il semble nous faire voir bien plus de choses encore 
qu'il ne nous en montre en réalité : 

«... Voici Tillustre Dionysos, un dieu à moitié homme, qui 
» n'est pas même Grec par sa mère, mais petit-fils d'un mar- 
» chand syro-phénicien nommé Cadmos. Puisiju'on l'a jugé 
B digne de l'immortalité , je ne dirai rien de lui personnel— 
» lement, ni de sa mitre, ni de son ivresse habituelle, ni de sa 
» démarche ; vous voyez tous aussi bien que moi combien il est 
» indolent, combien efféminé ; il n'a jamais sa tête à lui et il 
» sent le vin dès le lever du jour. Mais ce personnage nous a 
» imposé sa phratrie tout entière ; il a conduit ici un chœur 
» au grand complet, il a fait dieux avec lui Pan, Silène, les 
» Satyres, êtres grossiers, presque tous gardeurs de chèvres, 
» hommes bondissants et de formes bizarres : l'un a des cornes, 
» des pieds de chèvre , et une barbe si épaisse qu'on le pren- 
» drait pour un bouc ; l'autre est un vilain vieux , au crâne 
» chauve, au nez camard, toujours porté sur son âne, un Lydien ; 
«quant aux Satyres, vous pouvez voir leurs oreilles pointues, 
» leurs tôles dénudées, leurs cornes semblables à celles des 
» chevreaux nouveau-nés : cela nous vient de Phrygie. J'ajoute 
» qu'ils ont lous des queues. Voilà les dieux dont nous sommes 
» redevables à ce noble compagnon ' . » 

Une chose (|ui aura frappé tout le monde dans ce morceau , 
c'est ce qu'il y a de fantaisie dans la vérité descriptive chez 
Lucien. Sans doute, il n'invente rien ; tout est pris ici dans la 
tradition ou dans le souvenir de nombreuses représentations 
figurées qui étaient alors familières à toul le monde ; et 
cependîuil, par la facilité avec laquelle il se joue au nulieu de 
tout cela, il a l'air d'in\enter alors même qu'il se souvient. Il 

f. Assemblée des dieux , :>. 



LUCIEN ÉCRIVAIN. 315 

en est de même lorsqu'au lieu de décrire comme ici d'après les 
poêles ou d'après les artistes, il décrit d'après la réalité. Certes, 
il y a de l'observation dans ses descriptions, et de la plus fine ; 
mais cette observation l'inspire et ne l'assujettit pas. Son exac- 
titude n'a rien de commun avec la fidélité du copiste ; elle est 
toute pleine d'imagination et par conséquent d'invention. Que 
l'on se rappelle comment le dieu Pan, au début de la Double 
accusation, dépeint les discussions philosophiques auxquelles 
il assiste du haut de l'Acropole * ; tout est vrai dans cette spiri- 
tuelle esquisse, et pourtant l'auteur ne semble-t-il pas 
s'amuser plutôt lui-même en la faisant que chercher à rapporter 
fidèlement ce qu'il a vu ? Dans le même genre, je citerai le 
passage où Lucien, au commencement du Discours sur les 
salariés, décrit, au milieu d'une comparaison, les gens qui aux 
portes des temples cherchent à exciter la pitié publique en 
racontant leurs malheurs, vrais ou imaginaires : 

« Je croyais entendre quelques-uns de ces hommes que l'on 
» voit en troupes auprès des autels, la tête rasée. Prêtez-vous à 
» écouler leurs discours : ils vous parlent tous à la fois de la 
» hauteur des vagues, de la violence des tourbillons, des pro- 
» montoires, des ballots jetés à la mer, des mâts brisés, du 
» gouvernail arraché ; puis vient l'apparition des Dioscures, — 
» acteurs obligés, dans cette sorte de tragédie ; — à leur défaut, 
» c'est quelque autre dieu, descendu, comme au théâtre, juste 
» à point nommé, qui s'est assis sur la hune ou tenu debout 
M près du gouvernail et qui a poussé le navire vers quelque 
» rivage doucement incliné; là, il est venu s'échouer, et s'il 
» n'a pu éviter d'y être tôt ou tard disloqué , du moins les 
«passagers se sont tirés d'affaire, grâce à la faveur du dieu. 
» Ces récits, les malheureux naufragés vous les prodiguent avec 
» une emphase tragique ; car le besoin les presse et ils espèrent 
» toucher plus suroment leurs auditeurs en se faisant passer à 
» la fois pour accablés de malheurs et pour amis des dieux '. >» 

I. Vf»yez plus liuut, page 12'». 
.'. Sur les Salarié». 1, '2. 



316 CHAPITRE DIXIÈME. 

Hais ce ne sont pas seulement les circonstances extérieures 
que Lucien excelle ainsi à se représenter et à mettre en scène ; 
ce sont aussi les sentiments. Lorsque Toccasion s^y prête, sa 
finesse de moraliste le sert merveilleusement. N'est-ce pas un 
tableau achevé, par exemple, que la description du banquet 
chez le riche dans ce même discours Sur les salariés ? Le 
philosophe qui aspire à entrer dans la domesticité d'un riche 
Romain s'est fait présenter à son futur patron ; rien n'est encore 
conclu définitivement entre eux , mais déjà on s'est entendu 
tacitement ; le riche invile à dîner son nouvel ami , c'est-à- 
dire en réalité son nouveau client; tous les honneurs sont pour 
lui ; c'est un triomphe, mais de combien de petites misères 
n'est-il pas mêlé I Ces misères, Lucien les analyse avec une 
charmante finesse, et ce qui est plus remarquable encore, 
il nous les fait sentir comme si nous les éprouvions nous- 
mêmes. 

« Tu te procures un vêtement sans la moindre tache , tu te 
» drapes de la manière la plus élégante, et, au sortir du bain, 
» tu te rends chez ton hôte , en prenant bien garde de ne 
» pas arriver le premier ; s'empresser trop est un manque de 
» savoir-vivre, de même qu'être en retard serait une incivilité. 
» Grand calcul, par conséquent , pour ne le présenter ni trop 
» loi ni trop lard. On te reçoit avec toutes les marques de la 
» considération , on vient même te prendre pour le faire asseoir 
» un peu au-dessus du riche avec deux de ses vieux ^is. Toi 
» cependant , comme si tu venais d'entrer dans le palais du 
» souverain des dieux , tu regardes tout a\ec admiration ; 
» chacune des choses que tu vois faire le remplit de surprise, 
» car tout est nouveau et inconnu pour toi. Les gens de la 
» maison ont les yeux sur loi , et il n'est personne dans Fas- 
» sislance qui ne t'observe;... les serviteurs des convives 
» remarquenl Ion embarras et Ion inexpérience, et ils s'amusenl 
» de loi Ne crois pas leur faire illusion : ils s'aperçoivenl 
» parfaitement que ce dîner est le premier auquel lu assisles , 
» car on voil lout de suite qu'une senielte placée devanl loi esl 



LUCIEN ÉCRIVAIN. 317 

» une chose à laquelle tu n*es pas accoulumé. Qu'arrive-l-il ? 
» C'est que tu sues d'inquie'tude ; tu as soif , et tu n'oses pas 
» demander à boire , de peur de passer pour un rustre ; des 
» mets variés sont servis et disposés en ordre , mais tu ne sais 
» par lequel tu dois commencer ; te voilà donc obligé de regarder 
» furtivement ton voisin , de faire ce qu'il fait et d'apprendre 
» de lui dans quel ordre les choses doivent être mangées. 
» D'ailleurs, tu es plein d'agitation et fort ému ; tout ce qui se 
» fait te frappe de surprise. On se met à boire à la santé les uns 
» des autres ; le riche demande une des plus grandes coupes , 
» il y trempe le premier ses lèvres , et il te l'offre en t'appe- 
)) lant son maître ou bien de quelque autre titre non moins 
» flatteur; tu la reçois de ses mains, mais , faute d'usage, tu ne 
» sais même pas que tu devrais répondre quelques mots , et tu 
» te fais regarder comme un homme sans éducation *. » 

Quand la description est ainsi conçue , quand elle est à ce 
point vivante et variée , elle touche de près au récit. Sauf la 
différence de l'action , les mérites qu'elle offre sont justement 
ceux du conte et de l'anecdote ; et cette différence même est à 
peine appréciable , car il y a une sorte d'action dans des scènes 
comme celle que nous venons de traduire. Les récits proprement 
dits sont presque innombrables dans les écrits de Lucien. Je ne 
parle pas seulement, bien entendu, de ceux de ses ouvrages qui 
sont essentiellement narratifs, comme le Pérégrintis , le 
Démonaœ, V Alexandre , le récit étant alors le fond même de 
la composition ; mais la place qu'il occupe dans les œuvres de 
satire ou de discussion n'est guère moins considérable. 
Parcourons, par exemple, la diatribe Contre un ignorant 
collectionneur de livres ; les historiettes s'y succèdent presque 
sans interruption : d'abord celle de l'homme aux pieds de bois, 
une simple anecdote rapportée en quelques mots ; puis celle 
d'Évangelos de Tarente , récit développé , véritable scène de 
comédie sous forme narrative ; un peu plus loin, la légende du 

1. Sur les Salariés, 14, 16.. 



318 CHAPITRE DIXIÈIIE. 

lesbîen Néanlhos , présorapliieux rival d'Orphée ; ensuite un 
Irait anecdolique de la vie de Denys , tyran de Syracuse ; un 
autre de même nature, emprunté à celle de Démétrius le Cynique; 
et ainsi de suite jusqu'à la fin de Touvrage. Le dialogue intitulé 
Toxaris mérite d'être tout particulièrement signalé à ce point 
de vue ; ce n'est, comme il a été dit plus haut, qu'une suite de 
courtes narrations qui servent d'arguments en faveur de deux 
opinions contraires. Cette forme même a fait douter de l'authen- 
ticité de l'ouvrage , malgré le mérite des récits. Hais il n'y a là, 
d'après ce que nous venons de remarquer , qu'un emploi, trop 
peu dissimulé peut-être , d'une manière de raisonner qui est 
tout-à-fait ordinaire chez Lucien. On ne saurait eo tirer un 
motif valable d'attribuer cette composition à une main étrangère. 
Parmi toutes ces narrations , longues ou brèves , réelles ou 
fictives , il n'y en a pas une seule , disons-le tout d'abord , 
qui nous mette sous les yeux une grande scène. Toutes les 
qualités supérieures qui éclatent chez les historiens de renom 
sont donc exclues immédiatement du nombre de celles auxquelles 
Lucien peut prétendre. Il n'était ni assez capable de réflexion 
soutenue , ni assez détaché de ses propres sentiments , pour 
composer un de ces larges tableaux dans lesquels l'art des 
grands écrivains nous représente des indi\idus et des foules , 
agités par des passions diverses. Quand Tocc^sion de pareilles 
narrations s'est offerte à lui , comme dans son Pérégrinus ou 
dans son Alexandre , il n'a pas même essayé d'en profiter. La 
seule forme de récit qu'on rencontre dans ses ouvrages, c'est le 
récit léger et anecdotique , le plus souvent ironique , presque 
toujours enjoué et malin. De composition, à proprement parler, 
il n'y en a guère dans de tels morceaux : les uns sont trop 
courts pour y donner lieu, et, dans les autres, auxquels l'auteur 
a laissé prendre un plus large développement, il ne semble 
pas qu'il en ait eu le moindre souci. Sa manière consiste à 
mettre toute une série de détails piquants les uns à la suite des 
autres. Il suffit que chaque circonstance en elle-même soit 
juste , amusante ou instructive , et surtout nettement détachée. 



LUCIEN ÉCRIVAIN. 319 

Son mérite propre, c'est de mettre en relief, avec une prestesse 
charmante, toutes les singularités d'un personnage , de nous 
faire voir tous ses ridicules ou tous ses embarras un par un , 
d'appeler juste à propos et rapidement l'attention du lecteur sur 
les moment successifs d'une action , de varier une situation par 
des traits prompts et multipliés , de nous intéresser à tout et de 
nous amuser constamment. En ce genre , il est incomparable , 
et ses récils sont de petits chefs-d'œuvre. J'en choisirai deux 
seulement , à litre d'exemples. 

Le premier est relatif à un sot personnage, nommé Ëvangélos, 
de Tarente , qui , l'esprit égaré par la vanité, trompé d'ailleurs 
grossièrement par ses flatteurs , se crut musicien , voulut 
concourir aux jeux pythiques , et fut bafoué publiquement , 
comme il le méritait. 

« Un Tarentin, nommé Ëvangélos, qui tenait un rang des plus 
» considérables dans sa ville natale , conçut le désir d'obtenir 
» une couronne aux jeux pythiques. Comment s'y prendre? 
» Concourir pour les exercices gymniques, il comprit bien qu'il 
» n'y fallait pas songer, car il n'était naturellement ni robuste, 
» ni agile. Il se mit dans la tête qu'il aurait plus de chances de 
» vaincre au concours de la cithare et du chant. Cette folle idée 
» lui avait été suggérée par ses misérables flatteurs , troupe 
» attachée à sa personne et toujours empressée à le louer bruyam- 
» ment , à la moindre note qu'il faisait entendre. Ëvangélos vint 
» donc à Delphes. L'appareil le plus fastueux l'entourait ; cou- 
» vert d'un vêtement qui n'était qu'un semis de paillettes d'or, 
» il avait sur la tête une couronne merveilleuse : c'était une 
» branche de laurier en or, et les baies de ce laurier étaient de 
» grosseur naturelle, chacune formée d'une seule perle. Quant 
» à sa cithare , la beauté du travail égalait la richesse de la 
» matière. Elle était en or massif, ornée de pierreries variées, 
» et au milieu on voyait les Muses, Apollon et Orphée, ouvrage 
» d'une incomparable perfection. Le jour du concours étant 
» arrivé, trois rivaux se présentèrent. Le sort désigna Ëvangélos 
)) pour chanter le second. Après que Thespis le Thébain eut 



3iO CHAPITRE DIXIÈME. 

» concouru brillamment « voilà Ëvangélos qui entre en scène , 
» tout resplendissant d'or, de perles, de bérils et d'améthystes, 
» enveloppé dans son vêtement de pourpre, dont les couleurs se 
» mariaient à Téclat de cette parure. A son aspect , tous les 
» spectateurs sont frappés d'admiration ; on se fait déjà la plus 
» haute idée de son talent. Cependant il faut bien qu'il se décide 
» à chanter et à jouer de la cithare. II prélude ; les premières 
» notes qu'il tire de son instrument sont fausses , et , en 
A frappant trop fort sur les cordes, il en brise trois tout d'abord ; 
» puis il se met à chanter d'une voix aigre et fluette. Aussitôt 
» un rire immense s'élève de toutes les parties du théâtre. Les 
» juges, indignés d'une pareille effronterie, ordonnent qu'on le 
» mette dehors à coups de fouet. Alors on vit , spectacle risible, 
» le luxueux Ëvangélos pleurer, traîneau milieu de la scène par 
» des gens armés de lanières , les jambes ensanglantées par les 
» coups , et ramassant à terre les pierreries de sa cithare qui 
» étaient tombées décote et d'autre , carie fouet n'épargnait pas 
» plus l'instrument que son possesseur *, » 

L'autre récit , non moins comique ni moins spirituel , est 
celui des mésaventures du stoïcien Thesmopolis, attaché comme 
philosophe domestique à une riche Romaine. L'auteur y inter- 
vient un peu plus que dans celui qui précède. Ses réflexions se 
mêlent aux faits qu'il raconte ; mais sa manière est toujours la 
même , également vive et moqueuse , alerte et volontairement 
irrégulière , comme s'il parlait au lieu d'écrire. 

« Je te raconterai franchement ce qui m'a été rapporté par 
» Thesmopolis le stoïcien, que tu connais ; c'est une aventure 
» fort risible qui lui est arrivée à lui-même, et qui pourrait fort 
» bien assurément advenir aussi à quiconque l'imiterait. Il était 
» attaché à une femme riche et fastueuse, d'une des plus 
» grandes familles de Rome. Un jour toute la maison se mit en 
» voyage. Et tout d'abord, comme premier désagrément, il lui 
» fallut subir le ridicule voisinage du bouffon. Un vil histrion , 

1. Contre un ignorant, 8, 9. 



LUCIEN ÉCmVAlN. 321 

» aux jambes épilées, à la barbe soigneusement rasée, tel 
» fut le compagnon déroute qu'on lui donna, à lui, philosophe. 
» La maîtresse de la maison avait ce personnage en grande 
» considération. Thesmopolis me rapporta même le nom qu'elle 
» lui donnait : elle l'appelait Chelidonion (petite hirondelle) *. 
» C'était déjà, n'est-îl pas vrai, quelque chose de fort conve- 
)) nable pour un homme grave et âgé, qui avait la barbe 
» blanche, — tu sais combien celle de Thesmopolis était épaisse 
D et quel air imposant elle lui donnait , — d'être assis à côté 
» d'un misérable de cette sorte, tout fardé, qui se teignait le 
» dessous des yeux, qui savait lancer des œillades et tournait 
» la tête en tout sens? Jolie hirondelle, en vérité, ou plutôt 
» vautour à la mâchoire déplumée; si Thesmopolis ne l'avait 
» supplié, il aurait pris place à côté de lui avec sa coiffure de 
» femme sur la tête. Tout le long de la route, ce furent des 
» ennuis sans nombre ; il fallut subir ses chants et ses gazouil- 
» lements, et, si le philosophe ne l'avait retenu, peut-être 
» allait-il se mettre à danser sur la voiture. Mais voici bien 
» une obligation d'un autre genre , qui fut imposée à Thes- 
» mopolis. Sa patronne l'appelle: — Thesmopolis, lui dit- 
» elle , je t'en prie , rends-moi un grand service ; ne me 
» refuse pas ; n'attends pas que je te supplie davantage. — 
» Lui, naturellement, promet de faire tout ce qu'elle voudra. 
» — Ce que je te demande , lui dit-elle , à toi dont j'ai 
» éprouvé la bonté, le soin, la tendresse, c'est de prendre dans 
»ta voiture ma petite chienne... tu sais bien : Myrrhina. 
» Garde-la-moi, et fais bien attention à elle, afin qu'elle ne 
I) manque de rien. La pauvre bête est pleine et elle va mettre 
)) bas très-prochainement. Ces maudits serviteurs n'écoutent 
» rien de ce qu'on leur dit, et , bien loin de se soucier d'elle, 
» c'est à peine s'ils s'occupent de moi, lorsque nous voyageons. 
» Sois assuré que tu me feras un grand plaisir en me gardant 
» ce cher petit animal ; je l'aime tant, et il est si gentil I — 

t. Nom de courtisane; vov. Lucien , Dial. des courlis. ^ 10. 

21 



3ii CHAPITRE DIXIÈME. 

» A de telles prières Thesmo|)olis répondit en promettant tout ce 
» qu'elle voulut ; un peu plus, elle allait pleurer. Ce fut une 
» chose des plus réjouissantes que le spectacle donné par ce 
» petit chien qui sortait la tête de dessous le manteau de Thes- 
» mopolis et apparaissait à couvert sous sa barbe. Ajoute à 
» cela, bien que Thesmopolis n'en ait rien dit, que la mignonne 
» béte arrosa ses vêtements à plusieurs reprises, qu'elle jappait 
» avec de petits cris, comme font tous les chiens de cette race, 
» et que de sa langue elle léchait la barbe du philosophe, où était 
» resté peut-être quelque fumet du dernier diner. Le bouffon, 
» son compagnon de voiture , aimait à plaisanter à chaque 
» repas sur tous les convives et le faisait avec esprit ; lorsqu'il 
» en vint à se moquer de Thesmopolis, — Quant à celui-là, 
» dit-il, je n'ai qu'une chose à en dire, c'est qu'il a quitté le 
» Portique pour la secte des Chiens. — J'ai appris de plus, 
» qu'en dernier lieu la chienne avait fini par faire ses petits 
» dans le manteau du philosophe *. » 

Ces deux morceaux, si je ne me trompe , rendent bien sen- 
sible ce que je disais un peu plus haut , au sujet de la fantaisie 
qui se mêle sans cesse chez Lucien à un certain réalisme et 
à une minutieuse exactitude. Il est manifeste qu'il devait lui 
être fort difficile de conter quoi que ce soit sans y mettre 
beaucoup du sien. Cet agréable défaut est celui de tous 
les vrais conteurs, de ceux du moins qui le sont par goût 
naturel et par instinct : les détails du récit ont pour eux un tel 
charme qu'ils les multiplient sans même s'en apercevoir. Une 
circonstance piquante en fait naître une autre qui Test davan- 
tage : ils finissent par ne plus distinguer ce qui aurait dû arriver 
pour le plus grand plaisir de leur public et le leur, de ce qui 
est arrivé réellement. Lucien, quand il raconte, a pres(|ue tou- 
jours, j'en suis persuadé, l'intention de rapporter les choses 
exactement ; mais il est clair, qu'une fois engagé dans son 
récit, il faut qu'il en rende chaque particularité aussi piquante 

t. Discours sur les salariés. 33. 34. 



LUCIEN ÉCRIVAIN. 323 

que possible. Manifestement par exemple, il fait Évangélos plus 
sol et plus ignorant qu'il ne pouvait l'être en réalité, et il 
sacrifie ainsi la vraisemblance à l'effet : un homme qui a la 
voix aigre et fluette, qui chante faux et qui brise quatre cordes 
en posant les doigts sur son instrument, ne se persuade pas à 
lui-même, quelle que puisse être sa fatuité, qu'il est musicien. 
Quant aux aventures de Thesmopolis, Lucien, comme on a pu 
le remarquer, avoue explicitement, en les racontant, qu'il en 
dit un peu plus qu'on ne lui en a dit ; nous l'aurions soupçonné 
sans son aveu. C'est là sa manière en toute occasion. Comme 
narrateur, il est à la fois minutieux et inexact, deux défauts 
qui, réunis et combinés par lui, deviennent, je ne sais com- 
ment, une charmante qualité. 

Il n'y a pour nous, dans toute la littérature grecque de la 
période impériale, que deux vrais diseurs d'anecdotes : l'un est 
Plutarque et l'autre est Lucien. Plutarque aime l'anecdote en 
moraliste et en curieux ; il la conte avec une simplicité famih'ère 
qui est très-loin de manquer de finesse. Sa manière est naïve; 
il admire les belles paroles et les belles actions , et il les met 
en scène avec un plaisir d'honnête homme ; c'est là son charme 
particulier. En outre, il est plein d'à-propos dans l'usage qu'il 
fait de ces petites choses ; les détails dramatiques éclairent 
chez lui les jugements et les gravent dans le souvenir. Au 
reste, il a pins de justesse que de force et plus de finesse 
que d'éclat. Lucien est fort supérieur à Plularque par le style 
et par l'instinct d'écrivain. Quand il conte, il met dans ses 
anecdotes tout son esprit , toute sa vivacité d'observation , et 
toute son imagination. Cela est leste, brillant et spirituel: 
on sent qu'il s'amuse lui-même en nous amusant. Il est 
abondant sans longueur, parce que tout est vif et que tout a 
une valeur. Plularque intéresse et instruit ; on peut douter 
de sa critique . mais on ne doute point de sa véracité. Lucien 
séduit, stimule , surprend et enchante tout à la fois; il a le 
don d'enchérir sans cesse sur lui-même sans effort ; on ne le 
croit jamais tout-à-fait, même quand il dit vrai, mais jamais 



ZU CHAPITRE DIXIÈME. 

non plus on ne s'éloigne de lui , même qnand on ne le croît 
pas. 

J*aurais, pour compléter ceci, à parler du récit purement 
fantaisiste, tel que nous le voyons dans quelques-unes de ses 
œu\Tes ; mais il me parait préférable, pour Tordre et la clarté 
de cette étude, de considérer d'abord la forme dialogaée qu'il 
a donnée à ses principales œuvres, afin de rassembler ensuite 
tout ce qui est chez lui de pure fantaisie, soit en récit, soit en 
dialogue. 



CHAPITRE XI 



L'ART DU DIALOGUE CHEZ LUCIEN 



I. 



Le dialogue et l'instinct dramatique chez Lucien. — Diverses sortes de 
dialogues essayées par lui. — Influence de Platon sur Lucien. — 
Comparaison d'un dialogue platonicien avec VHermotime. 

C'est sous la forme dialoguée que la satire de Lucien a pris 
vraiment son essor, et c'est sous cette forme encore qu'elle est 
restée le plus originale. Si Ton demande pourquoi il en a été 
ainsi, la réponse est facile : le dialogue seul permettait à son 
instinct dramatique de se développer en toute liberté. 

Trop retenu dans le discours ou la narration, cet instinct, si 
puissant chez Lucien, ne pouvait y apparaître qu'incidemment ; 
dans le dialogue, au contraire, il se jouait à l'aise. Il avait une 
action à inventer et à conduire, des personnages à créer, des 
situations à varier. Le mouvement incessant de la conversation, 
les brusques interruptions, l'attaque et la riposte, tout cela 
animait sa verve et le stimulait. Il y avait là comme une exci- 
tation perpétuelle pour son imagination et son esprit; la rapi- 
dité de l'allure, les incidents, une certaine part laissée au 
hasard et à l'imprévu, n'était-ce pas précisément ce qu'il fallait 
à cette pensée vive et capricieuse? Il n'est pas surprenant 
qu'une convenance aussi frappante ait été sentie de bonne heure 
par Lucien lui-même. 



3i6 CHAPITRE ONZIÈME. 

Toutefois, comme on Ta vu dans le chapitre où j'ai dû énu- 
mérer et classer ses écrits, il s'en faut de beaucoup que sa 
conception originale du dialogue ait été arrêtée dès le premier 
jour. J'y ai distingué plusieurs manières successives, représen- 
tées chacune par un nombre plus ou moins considérable d'œu-^ 
\res dialoguées. — La première, passablement indécise, moitié 
sophistique, moitié philosophique, mais se rattachant toutefois 
par ce qu'elle a produit de meilleur à Tinfluence de Platon ; 
— la seconde, partagée entre l'imitation de Ménippe et de la 
Comédie , surtout de la Comédie moyenne et nouvelle ; — la 
troisième, (|ui est véritablement la grande manière de Lucien, 
inspirée d'Eupolis et d'Aristophane, mais en somme pleine de 
* liberté et de nouveauté. Il résulte de cette distinction qu'il est 
impossible de ramener ses dialogues à une seule formule et 
par conséquent de les étudier tous à la fois. Nous considérerons 
donc chacune de ces trois manières successivement, mais en 
passant vite sur la première, pour nous arrêter plus longuement 
à la seconde et surtout à la troisième, puisque c'est sur ces 
deux dernières que repose en très-grande partie sa renommée 
littéraire. 

Il y aurait peu d'intérêt évidemment à rechercher ce qu'est 
l'art du dialogue chez Lucien, <lans des compositions où cet art 
existe à peine. Je ne m'attacherai donc pas à des œuvres telles 
que le Xigrinu.^, los Portraits, la Défense des Portraits, qui 
plaisent, il est vrai, par d'autres (jualités, mais où le mou\e- 
meut lie Tenlretien et l'échange des senliaients se réduisent à 
fort peu de chose. Dans ce premier groupe, je ne vois guère 
que VAnacharsis, VHennotime et le Parasite, qui révèlent 
des qualités dramatiques vraiment originales ; l'influence platc>- 
nicienne est très-sensible dans ces trois écrits ; mais elle est 
méhini,'<'e dans le Parasite à celli^ d(* la Comédie, tandis j|u'i'Ile 
.Ni* inniiiri' bien plus pure dans VAnachar.sis i'[ Y llermotime. 
Ce dernier diak>gue peut être considéré coaunc k* type d«» o-tte 
première manière dans ce qu'elle a de plus ooniplit et de plus 
forl. Prenons-le donc isolément et rapprochons-le, pour 



L*ART DU DIALOGUE CHEZ LUCIEN. 327 

l'apprécier, d'une de ces œuvres de Platon dont Lucien s'in- 
spirait quand il le composa. 

Ceux des dialogues de Platon que Lucien certainement con- 
naissait le mieux et admirait le plus vivement, c'étaient ceux 
qui oui été de tout temps et qui sont encore aujourd'hui parti- 
culièrement goûtés des lettrés, le Gorgias, \e Phèdre, IcPhédon, 
le Banquet, et quelques autres du même genre. Ces dialogues 
sont de véritables drames. Les opinions disculées ne nous tou- 
chent pas seulement par elles-mêmes, en raison de leur valeur 
philosophique; elles nous émeuvent surtout parce que les 
personnages mis en scène sont grandement intéressés à leur 
succès ; ils tiennent à ces opinions par des raisons fort diverses 
qui deviennent en eux des sentiments très-forts : leur amour- 
propre, leur réputation, quelquefois même leurs plus chères 
espérances sont en jeu. Par suite, l'intérêt que nous prenons à la 
controverse est un intérêt de cœur autant qu'un intérêt d'esprit. 

Rappelez-vous le Phédon, Au début, nous entendons Socrate, 
près de mourir, exprimer à ses disciples émus le contentement 
qu'il éprouve à la pensée de cette vie nouvelle et inconnue où 
il va entrer ; on s'associe à cette sorte de confiance religieuse 
et sereine, on est heureux pour lui en le voyant si tranquille. 
Mais voici qu'un doute est exprimé par Cébès et par Simmias : 
Socrate a beau les encourager lui-même à parler, leur objection 
nous inquiète et nous afflige, comme elle afflige tous les disci- 
ples réunis Le dirai-je? ce n'est pas la croyance compromise 
qui nous intéresse, nous du moins, modernes, plus ou moins 
scepli(|ues et fort résignés à l'être ; ce qui nous touche, c'est 
qu'il nous semble que l'espérance de Socrate doit être ébranlée, 
et que celte mort, qui lui paraissait si douce tout à l'heure va être 
maintenant pour lui pleine d'angoisse et d'amertume. Perdre 
au dernier moment une illusion à laquelle il avait attaché tout 
son bonheur et tout son courage, voilà ce qui le menace et ce 
((ui nous trouble profondément. L'objection est ici vraiment 
le nœud du drame. On sait comment Socrate la résout. Que ses 
réponses nous persuadent ou qu'elles nous laissent incertains, 



328 CHAPITRE ONZIEME. 

peu importe au point de vue dramatique. A mesure qu'il parle, 
la confiance renaît autour de lui ; la sérénité de son âme se 
découvre de plus en plus ; ses espérances, appuyées sur ses 
raisonnements, prennent un essor magnifique qui nous ravit ; 
nous sommes emportés à la fin par l'imagination de l'écrivain 
dans les régions mystérieuses qu'il nous révèle, et quand le 
dénouement arrive, nous sommes pénétrés jusqu'au fond de 
l'âme de cette paix profonde qui plane sur la mort du sage. 

Le grand art de Platon, dans ses dialogues, c'est donc de 
mettre en scène, non des idées abstraites, mais des hommes. 
Nous voyons chez lui des personnages vivants qui aiment 
leurs opinions, qui ont des travers, des entêtements, et aussi de 
nobles et fermes croyances. Tout cela est engagé à la fois dans 
la controverse, et par suite les phases par où elle passe sont 
de véritables péripéties dramatiques. Quand une idée fausse 
est vaincue, il y a un amour-propre qui est vaincu avec elle ; 
quand une vérité a le dessus, il y a de bonnes espérances qui 
sont satisfaites ; dans tous les cas, avant la victoire ou après 
la défaite , nous avons sous les yeux une situation morale . 
indi(|uée tout d'abord, dont les variations habiles et vraies nous 
intéressent \ivemenl. 

Assurément Lucien n'avait pas la patience d'esprit ni la force 
de réflexion (jui permettaient à Platon de combiner ces vastes 
ensembles. On ne saurait nier toutefois que, dans rtfermon>n€ 
au moins, sa manière ne rappelle heureusement celle du grand 
philosophe J'ai exposé ailleurs le sujet du dialogue : la ques- 
tion discutée entre Hermotime et Lvcinos , c'est celle de 
savoir s'il est sage de s'attacher à un système philosophique 
quelconque. Démontrer que c'est illusion et folie, voilà l'idée 
générale sous sa forme abstraite. Cette abstraction, Lucien, 
comme Platon l'aurait fait en pareil cas, a su la rendre vivante; 
pour cela, il lui a suffi de nous montrer en Hermotime un 
croyant, et de faire en quelque sorte de ses espérances l'enjeu 
de la lutte au spectacle de laquelle il nous convie. 

Hermotime est un philosophe tout ab.sorbé dans des études 



L*ART DU DIALOGUE CHEZ LUCIEN. 329 

arides et subtiles , un adepte du stoïcisme , reconnaissable 
immédiatement à son extérieur autant qu'à son langage et à ses 
manières ; mais en même temps, c'est une âme naïve, qui 
poursuit avec une confiance touchante un certain idéal de 
bonheur, résultat nécessaire, selon lui, de ses croyances, de 
ses efforts, de sa discipline morale et intellectuelle. En Tenten- 
dant parler, nous songeons à Marc-Aurèle, à Épictète, à ces 
hommes difficiles pour eux-mêmes, toujours portés à se sacrifier, 
et persuadés que toute la félicité consiste dans ce sacrifice. Il a 
soixante ans; c'est déjà presque un vieillard. Depuis vingt 
années, il travaille, il souffre, il se contraint sans relâche. 
Quelle force l'espérance ne doit-elle pas avoir dans son cœur 
pour l'avoir soutenu si longtemps et pour y subsister encore 
tout entière! Mais subsiste-t-elle réellement? N'a-t-elle été 
ni diminuée ni ébranlée par cette longue attente? Questionné 
par l'indiscret Lycinos, non-seulement il avoue qu'il n'a pas 
encore atteint le but si ardemment désiré, mais de plus il laisse 
entendre qu'il ne compte même pas l'atteindre prochainement. 
Et quand on le presse, il refuse de fixer le terme auquel 
s'attache son espoir. N'est-ce pas là une grave confession? Nous 
voyons clair dans cette âme bonne et simple, qui veut croire 
plus encore qu'elle ne croit ; nous de\inons ses inquiétudes 
obstinément repoussées et nous la plaignons en songeant à quel 
péril la discussion va exposer cette frêle espérance qui est son 
trésor. Son âge même augmente encore notre sympathie ; son 
caractère la rend à chaque instant plus vive. Ce n'est pas un 
des maîtres de la secte, hautain et obstiné, que nous avons sous 
les yeux ; c'est un disciple, et, pour dire le mot, c'est un vieil 
enfant. A l'âge d'homme, il s'est mis à l'école, persuadé du 
savoir immense et de la vertu infaillible de ses maîtres ; et 
depuis lors, malgré ses déceptions, il n'a jamais consenti à 
douter d'eux un seul jour. Ignorant de parti pris tout ce qui 
peut être reproché aux siens, héroïque dans sa fidélité qui est 
devenue une dévotion, c'est à sa propre faiblesse seulement 
qu'il attribue son insuccèh. 



330 CHAPITRE ONZIEME. 

Dans ces conditions , il est évident qu'il ne peut garder son 
sang-froid en discutant avec Lycinos. Les objections de celui- 
ci Talteignenl dans ses affections les plus chères. Lucien a su 
représenter avec \érité les sentiments d'inquiétude et bientôt 
d'angoisse par les(]uels il passe au cours de la discussion. 
Ces sentiments, nous les partageons jusqu'à un certain point , 
comme nous partageons dans un drame les émotions des 
personnages. A mesure qu'Hermotime se sent réfuté et convaincu 
d'erreur, une sorte de malaise moral s'empare de lui. Il a peur 
du vide qui semble s'ouvrir devant ses pas , et vers la fin , c'est 
presque un cri de désespoir qui lui échappe : — « Qu'as-tu 
1» fait , Lvcinos? » s'écrie-l-il ; a lu as réduit mon trésor en 
» poussière , et voici que toutes mes années de travail sont 
» perdues et que toutes mes faliguos se trouvent inutiles' î » 

Cela est profondément \rai et même touchant. Il est fâcheux 
seulement, qu'au point de vue dramatique, le dénouement ne 
réponde pas très-bien à ce remarquable dévelop[>ement de 
caractère : Hermotime , à la fin , se rallie trop complètement 
aux idées de Lycinos. Cela sans doute a paru nécessaire à Lucieu 
pour que la discussion se terminât de la manière la plus favorable 
à ses propres opinions ; mais il faut reconnaître que la vraisem- 
blance en souffre. J'aurais compris qu'Hermotime, déconcerté . 
à bout lie raisons . se relirai ébranlé el profondément triste , 
emportant a\ec lui des réflexions qui plus tard auraient opéré 
d'elles-mêmes dans son esprit ; je m'explique mal ((u'il renonce 
en un instant , comme il le fait , aux convictions et aux 
espérances de toute sa vie. 

Quoi (|u'il en soit , je n'hésite pas à dire que son rôle, 
pris dans son ensemble, est une belle création littéraire. Nous 
a\ons là nn t'xempli'ile ce (|ue Lucien aurait fait s'il avait voulu 
pniKlrc phis souvint Platon pour maître et pour modôle. Le 
dialoi^ue di ï Hermotime , comme le Phédon et le Gorffiiui , 
est un drame tout autant qu'une l'ontrovcrse pliilo^ophi(|ui'. Il 



L'ART DU DIALOGUE CHEZ LUCIEN. 331 

nous touche en même temps qu'il nous fait penser , et le moyen 
employé par Lucien est exactement celui dont Platon s'était 
servi : les idées sont associées à des sentiments. 

D'où vient qu'ayant réussi dans ce genre , au moins une 
fois, comme nous venons de le voir, il n'y a pas persévéré? 
Cela tient, je crois , à deux raisons. D'une part , cette forme 
de dialogue demandait une discussion philosophique sérieuse, 
dont son esprit vif et superficiel était peu capable ; dans 
V Hermotime même, les idées débattues sont peu étudiées , et 
on ne peut nier que cette légèreté n'y nuise parfois à l'effet 
dramatique. D'autre part , il fallait , dans un dialogue de cette 
sorte , des personnages très-réels , ayant un caractère à eux 
et le gardant jusqu'au bout : cela exigeait une force de con- 
ception et une régularité d'allure que la nature de son génie 
ne comportait pas. Voilà pourquoi il délaissa si vile le dialogue 
plalonicien pour en essayer un autre, conçu par lui à l'image 
(les satires de Ménippe et des pièces de la comédie allique. 



II. 

Mélange de comédie et de philosophie dans le dialogue de Lucien. — Choix 
des sujets. — Simplicité de l'invention dramatique. 

Cette autre forme de dialogue , dont il est resté pour la 
poslérilé le représentant le plus éminent, il l'a définie lui-même 
en plusieurs endroits. Nous ne pouvons mieux faire que de lui 
emprunter sa définition. 

Ce dont il se loue , c'est d'avoir réconcilié et associé le 
dialogue, qui appartenait aux philosophes, et la comédie, qui se 
moquait d'eux. Dans un de ses écrits , répondant à des éloges 
(|iii lui avaient él(' adro.^sés , il fait semblant de douter de son 
succès définitif , et il allègue l'extrême difficulté de combiner 
deux éléments aussi disparates ; par suite, il est amené à mettre 
dans tout son jour le dé.saccord naturel et traditionnel de l'un 
et de I autre , auquel il a mis fin : 



332 CHAPITRE ONZIÈME. 

a J'ai lieu de craindre », dit-il ; « car mon œuvre a beau 
» être composée de deux éléments d'une valeur reconnue , le 
» dialogue et la comédie , il n'en résulte pas nécessairement 
» qu'elle ne puisse être que belle ; il est possible que la com- 
» binaison de Tun avec l'autre ne soit pas conforme aux lois de 
» Tharmonie et que les proportions justes n'y aient pas été 
»bien obsenées... Certes, il n'y avait guère de relations 
» amicales, à l'origine, entre le Dialogue et la Comédie; l'un 
» vivait chez lui , fort isolé, ou , si on le voyait se promener, 
» c'était toujours en petite compagnie , pour s'entretenir avec 
» les siens ; l'autre , s'étant livrée à Dionysos , fréquentait le 
» théâtre ; elle jouait , elle se plaisait aux bouffonneries et aux 
» railleries , parfois même elle faisait des pas en cadence au 
» son de la flûte , et , pour tout dire , montée le plus souvent 
» sur ses anapestes , elle tournait en dérision les amis du 
» dialogue , en les qualiGant de songeurs , de diseurs de sor— 
» nettes , et en leur donnant d'autres noms du même genre. 
» C'était même son amusement de prédilection que de se moquer 
» d'eux et de déverser sur leur tête toute sa pétulance 
» dionysiaque. Tantôt elle les montrait marchant en Tair et 
» s'entretonant avec les nuées ; tantôt elle leur faisait mesurer la 
» longueurdu saut d'une puce ; manière de faire entendre qu'ils 
» ne s'occupaient que de vaines subtilités. Le dialogue cependant 
» tenait des entretiens admirables sur la nature et sur la notion 
» philosophique de la vertu. On aurait donc pu dire, en leur 
«appliquant une expression familière aux musiciens, qu'ils 
» étaient aux deux extrémités de la gamme. Eh bien , voilà 
» le désaccord , la mésintelligence profonde , auxquels j'ai 
» tenté de mettre fin en réconciliant ces deux ennemis , bien 
» qu'ils me résistassent et ne voulussent pas se résigner à vivre 
» ensemble *. » 

Comment cola s'est-il fait ? Évidemment il a bien fallu que le 
dialoguechangeâl de ton pours'accommoderà celui de la comédie. 

I Répons*" A quelqu'un , etc., 5, 6. 



L*ART DU DIALOGUE CHEZ LUCIEN. 333 

Lucien Ta transformé. C^est de quoi le dialogue est censé se 
plaindre dans la Double acctisation : 

« Ce que je lui reproche » , dit-il , « ce que je considère 
» comme une injurieuse violence de sa part , c'est de m'avoir 
» transformé comme il Ta fait. J'étais plein de gravité , je ne 
» m'occupais que de recherches relatives aux dieux , à la 
» nature et aux révolutions périodiques des choses. Vivant 
}) toujours dans une région supérieure , je marchais au milieu 
» des nuages , dans ces espaces célestes où le grand Zeus passe 
D sur son char traîné par des coursiers ailés. Or , tandis que je 
» volais ainsi à la voûte du ciel et que je m'élevais le long de la 
)) courbe immense de sa surface , cet homme m'a tiré en bas , 
» il a brisé mes ailes , il m'a obligé à vivre comme le 
)) commun des mortels. Ce masque tragique qui me donnait 
» un air si imposant , il me l'a arraché ; et quel est celui qu'il 
» m'a donné en échange ? Un masque comique , aux traits de 
» satyre, qui me rend presque ridicule. De plus, il m'a 
» contraint de faire société avec la raillerie, les propos mordants, 
» la hardiesse cynique , avec Eupolis et Aristophane, terribles 
» moqueurs , qui rient de ce qui est respectable et qui jettent le 
» sarcasme sur ce qui est bien ; enfin il est allé déterrer un 
» certain Ménippe , qui fut autrefois de la secte des Chiens , 
» un aboyeur enragé , qui ne savait que montrer les dents , et 
» il a mis auprès de moi cette bête malfaisante , qui mord sans 
» qu'on s'y attende, tout en faisant semblant déjouer*. » 

Lucien, comme on se le rappelle, se défend contre ces 
reproches ; mais son apologie consiste uniquement à présenter 
les choses sous un autre jour , sans nier aucun des prétendus 
méfaits dont il avait rempli le discours de son adversaire fictif: 

« Certes » , dit-il , « j'attendais du Dialogue un tout autre 
» langage à mon sujet. Lorsque je me suis chargé de lui , il 
» passait généralement pour maussade ; l'habitude des inter- 
» rogations incessantes l'avait maigri et desséché , et si cela lui 

1. Double accusation , 3.1. 



334 CHAPITRE ONZIÈME. 

» attirait du respect , en revanche il n'e'tait ni agréable ni aimé 
» (lu public. Qu'ai-je fait? Tout d'abord, je Tai accoutumé à 
» marcher sur la terre comme tout le monde ; ensuite je l'ai 
» débarrassé de sa crasse , je Tai forcé à sourire , en un mot je 
» Tai rendu agréable à voir; enfin je lui ai associé la Comédie , 
» et , grâce à cet artifice , je lui ai gagné la faveur des auditoires, 
» tandis qu'auparavant , effrayés des épines dont il était garni , 
» ils se défiaient de lui comme d'un hérisson \ » 

Ces explications, données par Lucien lui-même, sont assez 
nettes pour qu'il soit bien inutile de les commenter. Voilà 
le genre de dialogue dont il lui plaît d'être considéré comme 
le créateur : c'est le dialogue philosophique , il nous le dit 
lui-même , mais transformé , allégé , déridé et fortement 
égayé. Qu'a-t-il en réalité de philosophique? Nous l'avons 
montré suffisamment dans tout ce livre; en étudiant les juge- 
ments moraux, les satires, les critiques de toute sorte de 
Lucien, c'est la philosophie de ses dialogues que nous avons 
étudiée. La seule chose donc qui doive nous occuper mainte— 
nant, c'est de montrer <îomment il a, ainsi qu'il le dit lui- 
même, forcé cette philosophie à sourire. 

11 ne me paraît pas à propos de maintenir ici rigoureusement 
la distinction qui a été mar(|uée plus haut entre la seconde et la 
troisième manières de Lucien. Ces deux manières ont ceci de 
commun qu'elles impliquent l'une et l'autre ce mélange 
d'intentions sérieuses et d'inventions plaisantes dont il est 
question en ce moment. Il est donc naturel de les étudier 
ensemble sous ce rapport, sauf à marquer au furet h mesure 
dans le détail les distinctions nécessaires. 

Le procédé comique de Lucien consiste essentiellement 
dans rin\enlion de situations plus ou moins plaisantes , (jui 
permellontde mettre en relief certains ridicules, ou qui for- 
ment comme un cadre approprié au développement de ses 
idées. La première chose à considérer dans les dialogues, ce 

I. Double accusation, 34. 



L*ART DU DIALOGUE CHEZ LUCIEN. 335 

sont donc ces situations. On a pu voir précédemment que la 
plupart d'entre elles n'avaient pas été inventées par Lucien. 
Beaucoup lui ont été fournies directement par la mythologie ; 
d'autres par ses modèles , à savoir Ménippe et les poètes de 
la comédie attique. J'ai noté ces emprunts , toutes les fois 
qu'ils m'ont paru certains ou au moins probables; il peut se 
faire que d'autres encore eussent été a signaler qui nous 
échappent aujourd'hui. Mais ceux que Ton connaît sont assez 
nombreux pour qu'il soit permis de dire en somme que 
Lucien s'est peu soucié d'être original à cet égard. Ce qu'il 
a inventé même en ce genre ne contredit pas cette observa- 
tion : dans ce qui semble être le plus certainement de lui, 
il est rare qu'on ne trouve pas au moins une analogie sensible 
avec ce qu'il a emprunté. Il ressort de ceci que la nou- 
veauté n'était pas ce qui le séduisait le plus dans une donnée 
dramatique ; nous avons à nous demander quelles étaient les 
qualités qu'il préférait à celle-là. 

En général , il y a tout à la fois de la finesse et de la 
force dans les situations comiques que Lucien nous met sous 
les yeux ; quelquefois l'une et l'autre y sont en proportions 
égales; quelquefois aussi, c'est l'une des deux qui domine; 
mais ce qu'on ne trouve guère chez lui. c'est une situation qui 
n'ait par elle-même ni force ni finesse. 

Les situations qui n'ont que de la finesse sont les plus 
rares dans ses dialogues. On peut citer comme exemples la 
plupart de celles qu'il a traitées dans ses Dialogues des cour-- 
tisanes. Il est bien clair, en effet, qu'elles ne comportent ni 
contrastes frappants, ni péripéties très-comiques , ni grandes 
surprises, ni dénouements inattendus. De tels entretiens ne 
nous promettent dès l'abord que ce qu'ils nous donnent ensuite, 
c'ost-à-dire un jeu de sentiments très-délicat, un échange* 
spirituel de pensées pleines d'une vérité malicieuse, une suite 

d'oclaircissements,desuggestions,de remarques, de médisances, 
qui constituent toute l'action. Il en est de même de beaucoup 
des Dialogues des dieux y des Dialogues marins , et de quelques 



336 CHAPITRE ONZIÈME. 

autres œuvres, (|ui, sans être à dédaigner assurément, ne sont 
pas toulefois des principales dans Tensemble des écrits de 
Lucien . 

Ce qui le caractérise vraiment, c'est la finesse , non plus 
isolée, mais unie intimement à la force. Les situations drama- 
tiques qui nous montrent ces deux qualités associées sont 
extrêmement nombreuses dans ses dialogues. J'entends ici par 
force d'une situation cette qualité particulière qui fait qu'elle 
nous frappe tout d'abord et qu'elle produit en nous par elle- 
même une impression vive. Prenez les Sectes à T encan ; d^ le 
premier aspect, cette idée de mettre des philosophes en vente et 
de les faire apprécier à leur valeur vénale par des gens qui ne 
sont rien moins quant à eux que philosophes, nous saisit par sa 
netteté. Nous ne savons pas encore quel parti l'auteur en tirera 
dans le détail, mais nous voyons immédiatement combien le 
contraste est fécond. À la rigueur, il pourrait se dispenser même 
de pousser les choses plus loin : la simple indication du sujet 
nous suffirait ; toute une série de réflexions en sortiraient spon- 
tanément. N'en est-il pas de même du Charon, du Jimon, de 
V Assemblée des dieux, des Doléances tragiques de Zeus, en 
un mot de tous les grands dialogues de Lucien? Je demande si 
partout le lecteur n'aperçoit pas, dès les premiers mots, aussitôt 
que la situation est posée, une foule d'idées nettes, apparentes, 
palpables en quelque sorte, qui ont besoin sans doute d'être 
détaillées et mises séparément en scène, mais qui n'en surgis- 
sent pas moins toul-à-coup et toutes ensemble dans son esprit ? 
C'est donc dans la situation même qu'est la force, parce qu'elle 
manifeste immédiatement ces idées ; et il y a de la finesse dans 
cette forc^, parce qu'elles nous apparaissent , dès le premier 
coup d'œil , comme riches en aperçus secondaires, en remar- 
ques piquantes ou délicates. 

A mon avis , ceux qui ont imité le genre de Lucien, en par- 
ticulier Fénelon et Fonlenelle dans leurs Dialogues des morts, 
ont eu presque toujours le tort de ne pas se rendre compte 
suffisamment de cette sorte de mérite qui est essentiellement 



L*ART DU DIALOGUE CHEZ LUCIEN. 337 

dramatique. Les dialogues de l^un et de Tautre sont ingénieu- 
sement composés ; mais le plus souvent, il n'y a pas là de 
situations à proprement parler. Lucien met en présence Ménippe, 
le railleur, le cynique, et d'autre part Crésus , Sardanapale, 
Midas ; c'est la pauvreté volontaire et dédaigneuse en face de 
Topulence infatuée et de la mollesse ; avant qu'ils n'aient rien 
dit, nous savons ce qu'ils vont se dire, nous sommes pénétrés 
de leurs sentiments, le simple fait de leur rencontre nous fait 
penser. Au lieu de cela, Fénelon suppose un entretien entre 
Confucius et Socrate ; ce sont deux sages, mais rien ne me dit 
tout d'abord en quoi leurs points de vue sont différents ; ils 
causent , et peu à peu Socrate met en doute ces grandes vertus 
qu'une opinion trop complaisante prête à la Chine, sans que Con- 
fucius défende les siens très-vivement ; c'est là une dissertation 
dialoguée, qui peut être instructive, érudite, spirituelle, mais 
à coup sûr ce n'est pas un drame, parce que ce n'est pas non 
plus une situation. 

Ainsi, le mérite propre de Lucien dans la première concep- 
tion de ses dialogues, soit qu'il invente, soit qu'il imite, c'est 
de saisir l'attention. Ai-je besoin d'ajouter que cette force dont je 
le loue est presque toujours une force comique ? Les situations 
qu'il aime ne sont pas seulement des situations parlantes ; 
ce sont aussi des situations plaisantes. Quel que soit le 
sujet qu'il traite, la comédie chez lui n'est jamais tout entière 
dans les détails , elle sort du fond même des choses et 
elle tient à la donnée générale. J'insisterais sur ce point si 
cela n'était vraiment superflu : il suffit d'ouvrir un volume de 
Lucien pour remarquer ce que je signale ici. Mieux vaut en 
conséquence, au lieu de nous arrêter plus longtemps à la con- 
ception primitive de chaque dialogue, en examiner le détail de 
mise en œuvre, ou, en d'autres termes, la composition. Aussi 
bien, l'observation que nous venons de faire trouvera-t-elle là 
fort aisément à se justifier. 



22 



338 CHAPITRE ONZIÈME 



m. 



Structure des dialogues de Lucien. — La démonstration à faire. — p!artles 
accessoires , additions imprévues , épisodes. -— Habileté oaeh<« ao«a 
la fantaisie ; gradation , yariété. 

Le mot de composition est-îl bien applicable à des œuvres 
telles que les dialogues? J'avouerai qu'en récrivant, un scru- 
pule m'est venu à Tesprit En realité , si ce mot devait faire 
naître chez le lecteur la pensée d'un arrangement méthodique, 
je n'aurais qu'à l'effacer immédiatement ; je le garde, faute de 
mieux, mais en l'expliquant. 

Il est bien clair, en dehors même de toute preuve, que jamais 
Lucien, dans le développement d'aucun de ses dialogues, ne va 
tout-à-fait au hasard. Il a en tête une démonstration à faire ; 
celle-ci repose ou bien sur une discussion qu'il s'agit de con— 
duireà bonne fin, •u bien sur une donnée dramatique dont il 
faut tirer parti. Bans un cas comme dans l'autre, il y a on 
certain ordre, plus ou moins variable sans doute, mais réel 
pourtant, qui s'impose à l'auteur ; cet ordre , c'est l'enchaîne- 
ment logique des arguments, quand il y en a, ou, à défaut 
d'arguments, c'est la suc<;ession naturelle des scènes. Les dia- 
logues de discussion sont fort rares comme nous l'avons vu ; les 
seuls dont nous ayons à nous occuper ici, ce sont les autres, 
c'est-à-dire ceux où les scènes comiques sont elles-mêmes des 
raisons. Ces scènes, disons-nous, ne peuvent faire autrement 
que de se succéder suivant un ordre naturel ; cela ne suffit 
pas : il faut ajouter qu'elles naissent le plus souvent les unes 
des autres pour les besoins de la cause , et que c'est en cela 
que consiste proprement la composition de Lucien. De plan 
détaillé, il n'en a pas ; arranger d'avance toutes ses inventions , 
grandes ou petites , lui serait d'autant plus impossible qu'il 
ignore lui-même , en commençant , une bonne partie d'entre 
elles : mais il sait ce qu'il veut démontrer, et il a dans l'esprit 



L*ART DU DIALOGUE CHEZ LUCIEN. 3S9 

un moyen dramatique de démonstration ; c'est en cherchant à 
lui donner toute sa valeur, et par conséquent à le préparer, 
à l'étendre, à le fortifier, qu'il bâtit peu à peu son dialogue. 

Quelle est par exemple la structure de la Double (xecusation ? 
Lucien, avons-nous dit ailleurs, s'est proposé dans cet ouvrage 
de répondre à ses critiques en se moquant d'eux ; voilà sa 
pensée première ; il s'agit pour lui d'une sorte de profession 
de foi littéraire qu'il faut mettre le plus possible en vue. Pour 
cela, il traduit sa propre situation en forme dramatique. Ayant 
affaire simultanément aux rhéteurs et aux philosophes, il per- 
sonnifie les uns dans la Rhétorique, les autres dans le Dialogue ; 
un procès fictif lui sera intenté par chacun de ses deux adver- 
saires ; ses deux réponses contiendront toutes les explications 
qu'il veut donner au public. L'invention comique consistera à 
représenter la Rhétorique comme une femme jalouse et 
délaissée; de là les passions et par conséquent la vie du drame ; 
les détails de comédie , ainsi que je le faisais remarquer à 
l'instant , sortiront spontanément de cette donnée. 

Une fois ceci arrêté , la partie essentielle du dialogue est 
constituée ; mais il faut la préparer et la faire valoir. Isolée, elle 
ne mettrait pas suffisamment en relief l'idée générale dont 
Lucien a besoin. Les rhéteurs l'accusent de désertion ; il veut 
montrer que c'est chose commune parmi les esprits indépendants, 
que de rompre à un certain âge avec des engagements antérieurs. 
Exprimons cela en langage dramatique : son procès fictif a pour 
antécédents naturels une foule d'autres procès qui auraient pu 
être intentés de la même manière à des hommes renommés. Si 
on le traite d'inconstant et d'esprit léger , il faut accuser aussi 
leur légèreté et leur inconstance ; la situation est la même dans 
leur cas et dans le sien. C'est par là que le dialogue s'organise : 
Lucien choisira quelques-uns de ces procès imaginaires , et il 
les fera plaider devant le spectateur avant le sien ; des débats 
successifs nous rappelleront que le célèbre Polémon, un des philo- 
sophes dont l'Académie était le plus fière , avait changé de vie 
sans qu'on y eût trouvé à redire ; qu'un certain Denys avait quitté 



3iO CHAPITRE ONZIÈME. 

le Stoïcisme, quand il en eut reconnu la fausseté , pour se faire 
épicurien ; que Diogène, le fameux Diogène, avait été changeur 
avant de devenir philosophe, enfin que le sceptique Pyrrhon était 
d'abord peintre. Tout cela formera une série de scènes prélimi- 
naires , qui prépareront l'esprit du lecteur à la scène principale. 

Hais ce n'est pas tout : il faut constituer le tribunal devant 
lequel tous ces procès vont être jugés , et il faut le constituer 
de telle sorte qu'il ait autorité. De là l'introduction ; Lucien la 
conçoit sous forme mythologique: nous y verrons Zeus en 
personne , harcelé et fort ennuyé par les cris des plaideurs qoi 
veulent absolument être jugés ; il enverra Hermès et Diké sur 
la terre, avec ordre de faire comparaître tous ces mécontents. 
Ainsi seront introduits tous les procès préparatoires et en dernier 
lieu le procès définitif. 

On voit comment les motifs dramatiques ont dû être ici tirés 
les uns des autres par Lucien, lorsqu'il composait son dialogue 
et avant qu'il ne l'écrivit. Un tel plan est en quelque sorte 
spontané ; il n'exige pas d'étude attentive du sujet ; c'est la 
forme naturelle que prend celui-ci en se transformant en drame ; 
chacune des parties a sa raison d'être dans les nécessités les plus 
apparentes de la démonstration à faire , et l'ordre de ces parties 
est lui-même réglé tout naturellement. Il en est de même dans 
tous les dialogues étendus de Lucien. Allez d'abord tout 
directement à Tidée capitale et à la scène qui l'exprime ; 
représentez-vous celte idée conçue par l'auteur , et voyez ce 
qu'elle demandait pour être bien comprise , pour avoir toute sa 
force , et pour produire tout son effet : vous y trouverez certai- 
nement la raison d'être de toutes les autres scènes de quelque 
importance ; vous reconnaîtrez qu'elles sont nées de celle-là, et 
qu'elles en sont nées en quelque sorte spontanément, sans 
grand travail de réflexion , sans recherche , par un mouvement 
d'imagination tout naturel , obéissant seulement à un instinct 
remarquable de l'effet dramatique. 

On voit à présent ce que nous devons entendre par com- 
position , quand nous parlons des dialogues de Lucien. L'auteur, 



L*ART DU DIALOGUE CHEZ LUCIEN. 3il 

avant d'écrire , a disposé en esprit un certain nombre de scènes 
qui se lient entre elles et qui tendent à un efifet commun ; il les 
conçoit en gros, il a devant les yeux comme une esquisse faite 
à grands traits ; voilà tout. Quant aux détails , quant aux 
épisodes , quant aux additions possibles , quant aux proportions 
mêmes des parties , c'est là pour lui la part de l'imprévu. Si 
telle ou telle scène excite particulièrement sa verve , il s'y 
arrêtera sans scrupule et la développera fort à son aise ; si un 
personnage lui plait , il s'attachera à lui , et , sans trop y 
réfléchir , il lui fera un sort des plus brillants ; il pourra bien 
arriver aussi que le discours lui-même , indépendamment du 
personnage qui le prononce , l'excite et l'entraîne ; une fois 
lancé , tout lui sera bon , pourvu que l'intention générale du 
dialogue n'en soit pas compromise. Dans ces conditions, il y 
aura beaucoup à attendre du hasard , ou , ce qui revient au 
même , du caprice ; seulement ni ce caprice^ ni ce hasard ne 
seront jamais du désordre. Au fond , la trame du dialogue est 
bien faite; en jetant sur cette trame ses fantaisies, non-seulement 
l'imagination ne la détruit pas , mais elle ne la dissimule 
même jamais au point que le regard ait vraiment peine à la 
retrouver. 

Un des dialogues qui montrent le mieux jusqu'où vont chez 
Lucien ces irrégularités de détail et où elles s'arrêtent, c'est le 
Timon. Ce que Lucien se propose d'y démontrer , c'est que la 
richesse , loin d'être ce que l'on croit communément , est 
plutôt une cause de dépravation et par suite une source de 
maux. Pour mettre cette démonstration en drame , il s'avise de 
construire un dialogue avec l'histoire bien connue de Timon le 
misanthrope. La donnée sera celle-ci : Timon est ruiné et 
odieusement abandonné de ses prétendus amis; Zeus veut 
l'enrichir de nouveau , il lui envoie Plutus ; Timon refuse 
d'abord de le recevoir ; enfin , il se décide , mais redevenu 
riche , il use de la richesse tout autrement que par le passé. 
D'après cette donnée , la scène principale doit être celle de la 
discussion entre Plutus et Timon, car c'est dans cette discussion 



us CHàPITRE ONZIÈME. 

que les raisons à donner en faveur de la richesse ou contre elle 
irouveronl tout naturellement l'occasion de se produire. Ceb 
me parait si évident, que je ne puis prêter à Lucien un autre 
dessein ; je suis persuadé qu'en se faisant à lui-même une 
esquisse de son dialogue , il Tavait conçu précisément de cette 
façon ; s'il a suivi en réalité une route un peu dififérente , c'est 
tout simplement parce qu'en fait de développement un homme 
d'esprit ne fait pas toujours tout ce qu'il veut. Il est aisé de s'en 
rendre compte en parcourant rapidement les premières scènes. 
Au début , nous entendons les plaintes de Timon : il est 
ruiné , trahi , réduit à la misère , il travaille durement et il 
accuse les dieux et les hommes. Ses plaintes arrivent jusqu'à 
Zeus ; le dieu reconnaît qu'elles sont justes , et il veut les faire 
cesser : il ordonne donc à Plutus d'aller trouver Timon de sa 
part et de l'enrichir de nouveau. Mais dans cette scène , qui ne 
devait être presque rien par elle-même, voici que déjà quelques- 
unes des idées naturelles du sujet se sont présentées à l'auteur: 
avant Plutus sous la main , Lucien n'a pu résister au plaisir de 
le faire discourir avec Zeus : il y a là tout un premier entretien 
entre Zeus , Hermès et Plutus , entretien fort piquant , sur 
l'avarice et la prodigalité ; c'est un épisode , mais , qu'on le 
remarque , un épisode qui empiète déjà sur la scène principale ; 
celle-ci en sera forcément diminuée d'autant. 

A présent , Hermès et Plutus s'en vont : peuvent-ils voyager 
sans échanger ensemble quelques propos? Nouvelle tentation 
pour l'écrivain facile à surprendre , nouvel accroc au plan 
primitif. Plutus et Hermès font en causant la satire des hom- 
mes , et ils touchent à bien des choses ; les brusques change- 
ments de fortune et les changements d'humeur non moins 
prompts qui les accompagnent, les testaments, l'orgueil insens^^ 
des parvenus, puis les illusions du vulgaire et ses vains désirs, 
les maladies des riches, leurs travers , et a^ec cela mille autrt^s 
sujets attenants ont place tour à tour dans leur entretien. C'est 
un second épisode , mais bien plus absorbant encore «lue le 
premier : celui-là avait empiété sur la scène principale, celui-ci 



L*ÀRT DU DULO«UB GHBZ LUCIEN. 143 

ne lui laisse, pour ainsi dire, plus rien à elle. Aussi qu'ad- 
vient-il ? C'est que la discussion entre Timon et Plutus se 
réduit à fort peu de chose ; tout le dialogue semblait tendre là, 
et quand Tauteur y arrive , il sent qu'il n'a plus le droit de s'y 
arrêter. Il ne lui reste qu'à se tirer d'affaire en dissimulant le 
vide de la scène par des artifices dramatiques , et c'est ce 
qu'il fait fort adroitement ; mais toute son adresse ne peut 
nous empêcher de méconnaître ce qu'il y a eu de capricieux et 
d'irréfléchi dans sa manière de composer. Nous ne nous en 
plaignons d'ailleurs en aucune façon ; car en de telles œuvres, 
cette irrégularité , bien loin de déplaire , semble être une des 
grâces du genre ; la reprocher à Lucien , ce serait prendre au 
sérieux assez sottement ce qui n'est pour lui qu'un ingénieux 
prétexte à moraliser ; il était curieux seulement de la signaler. 

Toutefois , si grande que soit la part à faire , dans les com- 
positions de Lucien , à cette liberté d'allure , ce serait une 
erreur de croire qu'il n'y ait dans ses dialogues aucune 
combinaison réfléchie. Il y a deux choses dont il se préoccupe 
presque toujours , bien qu'inégalement : c'est la gradation de 
l'intérêt d'une part, et la variété de l'autre. 

La gradation de l'intérêt se fait de mille manières , selon 
les sujets. J'ai montré tout à l'heure comment, en con- 
struisant ses dialogues , Lucien savait préparer une scène 
principale. Cette préparation constitue par elle-même une sorte 
de gradation dont l'effet est souvent heureux. Un des plus 
frappants exemples qu'on en puisse donner, est celui des 
Doléances tragiques de Zeus. Qu'on suppose^ dans ce dialogue, 
l'ordre des scènes renversé : nousaurionsen premier lieu la con- 
troverse de Damis et de Timoclès, en second lieu le spectacle des 
sentiments excités chez les dieux par cette controverse ; il serait 
bien difficile (|ue , dans ces conditions , celle-ci eut pour nous 
tout l'intérêt que Lucien a su lui prêter. Son art consiste à nous 
la faire attendre , à nous la montrer de loin comme un grand 
événement , à en grossir ainsi l'importance ; il nous fait voir 
l'inquiétude qu'elle excite d'avance chez les dieux ; ceux-ci 



3i4 CHAPITRE ONZIÈME. 

prévoient les arguments qui leur feront du tort, ils en sont tout 
troublés, ils cherchent les moyens d'y parer et ils ne les Trouvent 
pas ; nous assistons à leurs délibérations tumultueuses , nous 
voyons le danger grandir et approcher ; quand les deux 
philosophes sont en présence , chacun des incidents de la lutte 
a pris pour nous une valeur considérable ; c'est ainsi qu'une 
invention le plus souvent bouffonne nous attache véritablement 
à elle. Il en est de même partout où il y a une action, et ce qui 
fait le charme de ces petites compositions de Lucien , c'est 
qu'elles ont presque toutes une action. Quelle qu'en soit la 
nature , chacune d'elles tend à une fin ; on entrevoit tout au 
bout une découverte piquante à faire , une vérité morale à 
saisir , un effet dramatique dont on se doute et qu'on attend ; 
plus on avance , plus on s'en rapproche ; c'est là ce qui tient 
l'attention en éveil. Jamais le dialogue ne tourne à la dissertation 
lente et stationnaire ; il a son mouvement et sa direction ; les 
caprices mêmes qui y surviennent ne font pas qu'on oublie le 
but ; on y marche rapidement , et c'est là un plaisir. 

En outre, ce progrès sensible du développement est ménagé 
de telle sorte que les impressions du lecteur soient constam- 
ment variées. On pourrait faire voir, si je ne m'abuse, par une 
étude trop minutieuse d'ailleurs pour que nous la tentions 
ici, que plus Lucien est devenu expert dans son art, plus il 
s'est appliqué et a réussi à éviter par divers artifices la mono- 
tonie qui s'attache aisément aux discussions. Le dialogue du 
Coq peut être considéré comme un spécimen excellent de cette 
variété voulue et ingénieusement étudiée. Il est curieux de remar- 
quer comment les passages relativement sérieux y sont comme 
intercalés entre les passages plaisants, et comment les mor- 
ceaux de discussion, qui s'adressent surtout au jugement, n'y 
figurent qu'entre des morceaux de comédie, qui parlent à 
l'imagination. Au début, une scène charmante , pleine de réa- 
lité et de fantaisie tout à la fois, le réveil du savetier Micylle, 
sa colère, l'apologie imprévue du coq, la surprise du maître, 
les explications amusantes de l'animal. Â ce prologue si vif et 



L'ART DU DIALOGUE CHEZ LUCIEN. 3i5 

si plaisant, succède le récit du songe de Micylle, morceau plein 
d'esprit, mais plus sérieux d'intention, qui fait réfléchir, qui 
expose les convoitises naïves du pauvre , et qui par conséquent 
sert d'entrée en matière à la discussion. Les aveux de Micylle 
appellent une réponse ; mais c^tte réponse, si elle était donnée 
immédiatement, ferait dégénérer l'entretien en controverse et le 
rendrait vite monotone ; pour éviter cela, Lucien intercale ici 
un second épisode de fantaisie , le récit des métamorphoses 
subies par le coq pendant la série de ses existences antérieures. 
Nous nous égayons au risible échange de propos auquel cette 
agréable diversion donne lieu, et ce n'est qu'alors que l'auteur 
nous ramène à la discussion. Le coq se met à réfuter les idées 
fausses de Micylle sur l'opulence et le bien-être. Là , quoique 
la forme générale reste enjouée , le ton s'élève ; le moraliste a 
des expressions fortes et des images saisissantes pour nous 
parler des inconvénients de la richesse ou de la grandeur, et de 
tous les soucis, de toutes les peines qui assiègent la royauté. 
Ce gai dialogue va-t-il donc devenir un lieu commun de 
sagesse, relevé seulement par les mérites d'un style original ? 
Nullement ; voici la fantaisie et le merveilleux qui reparais- 
sent tout-à-coup ; et, au dénouement, nous voyons Micylle qui 
voyage sans être vu, pénètre dans des demeures fermées sans 
les ouvrir, et s'instruit par les scènes dont il est le témoin 
ignoré. Ainsi , depuis le commencement jusqu'à la fin , la 
composition ne cesse de se diversifier joyeusement. Les parties 
sérieuses et les parties plaisantes y alternent sans que le lec- 
teur en ait conscience ; la sagesse et la folie sont fondues si 
adroitement qu'il n'y a jamais secousse ni disparate. 

Toutes ces remarques réunies auront peut-être fait com- 
prendre plus nettement au lecteur comment le savoir-faire et 
le naturel, la réflexion cl la gaieté, l'art et la liberté se mêlent 
dans le dialogue, tel que l'a conçu et réalisé Lucien. Il nous 
reste, pour achever d'en définir le caractère, à dire ce que sont 
les personnages qui y figurent. 



3i« CHAPITRE ONZIBMI. 



IV. 

Natare des personnages dans les dialogues de Lacien. — Comment ils sont 
appropriés à leurs rôles. — Traits de caractère et fantaisie. — Lncien 
dans ses personnages. 

La première condition, pour qu'une fictioa soit saisissable, 
c'est qu'elle ait un corps. Les personnages de Lucien sont-ils 
dans ce cas? C'est un point sur lequel il est bon de s'entendre. 

S'il faut, pour qu'un personnage fictif ait un corps, qu'il 
soit fait selon le modèle tracé par Horace , 

Servetur ad imum 
Qualis ab incepto processerit, et sibi constei ; 

s'il est nécessaire, de plus, qu'il y ait en lui une habitude 
morale profonde , on peut déclarer sans hésiter que tous ie 
peuple des dialogues se compose exclusivement d'êtres légers 
et sans consistance. Il est bien clair qu'il ne pouvait en être 
autrement : pour qu'un caractère se révèle, une actioo forte 
est indispensable ; on vient de voir s'il y a rien de tel dans les 
dialogues. Mais ces êtres légers sont-ils insignifiants ? N'ont- 
ils pas des traits qui les distinguent ? Passent-ils devant nous 
comme des ombres, ou bien au contraire prennent-ils, par 
moments au moins, une expression originale qui nous frappe? 
Cela ne fait pas même question. Les personnages de Lucien 
sont tout aussi réels que ceux de la Comédie, et ils le sont 
d'une manière analogue. Comme eux, ils nous amusent et nous 
intéressent, ce (|u'ilsne feraient pas s'ils n'étaient eux-mêmes. 
Qu'ils se composent de peu de chose, soit ; mais ce peu de 
chose nous plaît. Il est curieux de chercher d'où vient le 
plaisir qu'ils nous procurent. 

Je faisais remarquer tout à l'heure qu'il y a dans chaque 
dialogue de Lucien une donnée dramalifjue simple et forte qui 
nous saisit tout d'abord. Ce qui est vrai du dialogue en général 



L*ART DU DUL06UB CREZ LUCIEN. Sil 

Test aussi des personnages en particulier. Dès qu^ils paraissent, 
ils sont connus. Pour beaucoup d'entre eux, le nom suffit : 
Diogène et Ménippe n'ont pas besoin de parler pour qu'on 
sache ce qu'ils sont. Les autres , moins célèbres, ne laissent 
pas plus le lecteur dans l'incertitude : ils disent deux mots, 
et leur rôle est tracé. Chacun voit, sans qu'il soit besoin de le 
dire, combien cette façon de faire convient à un genre où tout 
doit être vif et alerte. Nous lisons Lucien pour penser, mais 
pour penser en nous amusant ; que dirions-nous s'il fallait 
écouter d'abord des explications? 11 n'en est rien : ses person- 
nages ne s'expliquent point et ils n'ont pas besoin de s'expli- 
quer; ils ont leurs idées écrites sur le front : rien qu'en les 
regardant, on voit ce qu'ils pensent. 

C'est là un mérite; mais ce qui l'augmente encore, c'est 
qu'à première vue aussi ils apparaissent comme étant vraiment 
les gens de leur rôle. Voici par exemple Charon dans le 
dialogue auquel il donne son nom. Échappé pour quelques 
heures des Enfers, il vient observer les hommes sur la terre. 
Qui serait mieux en état que lui de le faire d'une manière 
propre à nous intéresser ? C'est un familier de la mort , et il 
va juger de la vie ; ce simple contraste donne à penser. Immé- 
diatement , l'intention du satirique nous saisit , elle est là 
devant nous, vivante et agissante, en la personne de ce terrible 
spectateur de nos illusions , qui en connaît si bien le terme. 
Quelle réflexion vaudrait l'apparition d'un tel personnage? La 
Morl seule pourrait jouer le même rôle , mais elle le jouerait 
trop brutalement : elle serait trop savante des choses humai- 
nes ; tandis que Charon peut sans invraisemblance être naïf 
en face d'un spectacle qu'il voit pour la première fois. Il a 
le droit de s'étonner, et il s'étonne. Cette surprise même, si 
naturelle on lui, est ce qui le rend le plus propre à son rôle. 
Ses éhahissemenls en face de la folie humaine ne seront-ils 
pas la plus piquante leçon qui puisse nous être donnée? Nous 
nous amuserons de ses exclamations, de ses descriptions naïves 
et saisissantes ; elles nous feront voir sous un jow nouveau 



348 CHAPITRE ONZIÈME. 

mille choses à propos desquelles Thabîtade a obscarci notre 
jugement. 

Est-ce assez de dire que de tels personnages conviennent i 
la donnée dramatique ? Non , car évidemment ils y ajoutent 
quelque chose. Il ne suffit pas à Lucien qu'ils soient propres 
à faire vite et clairement la démonstration satirique qu'il a en 
vue; il veut encore qu'ils la rendent plus amusante, plus 
enjouée, plus imprévue; en d'autres termes, il faut qu'ils 
apportent avec eux un élément de comédie dans la satire. 

Ainsi, netteté de l'intention, convenance du rôle , et enfin 
grâce piquante de la physionomie , voilà les trois conditions 
auxquelles satisfont presque tous les personnages de Lucien. 
Seulement ils y satisfont plus ou moins, et par suite ils sont 
plus ou moins vivants, plus ou moins amusants à regarder et 
à écouter. 

Il y a, parmi eux, toute une classe qu'il est intéressant à cet 
égard de signaler d'abord : ce sont les êtres allégoriques, si 
nombreux dans les dialogues. La Comédie les avait mis sur la 
scène fréquemment : depuis l'Ivresse et la Comédie elle-même, 
animées par le génie du vieux Cratinus, jusqu'à la Preuve 
(Ehyx,^ ) I habillée en Prologue par Ménandre, on en pour- 
rait produire un bon nombre. De leur côté , les philosophes , 
surtout les moralistes , en avaient créé quelques-uns qui ne 
manquaient pas de célébrité ; et , au second siècle, le goût 
public aimait assez ces ingénieuses combinaisons dans lesquelles 
l'imagination s'associe naturellement à l'esprit. Lucien était 
certainement alors un de ceux qui les aimaient le plus. Les 
personnages allégoriques lui plaisaient, quand il s'agissait de 
faire entrer dans ses dialogues ces abstractions dont la morale 
et la dialectique ne peuvent se passer ; d'autres conceptions 
risquaient toujours de dissimuler plus ou moins Vidée sous 
le personnage; avec celles-ci au contraire, le personnage était 
l'idée même ; en se montrant, il ne pouvait que la mettre dans 
tout son jour. Voilà pourquoi Lucien use si souvent des allégo- 
ries. A-t-il besoin, dans le Pécheur^ de faire voir le désacc4[)rd 



L*ART DU DIALOGUE CHEZ LUCIEN. 3i9 

scandaleux qu'il a surpris entre la philosophie et la plupart de 
ceux qui s'appellent philosophes , il met en scène la Philoso- 
phie elle-même ; c'est elle qui justifiera le satirique et qui 
condamnera ses prétendus adeptes. Dans la Double accusation, 
il y a tout un défilé d'allégories ; j'ai déjà montré avec quelle 
simplicité et quelle netteté elles traduisaient la pensée de 
l'auteur. Il en est de même dans le Timon, et je l'ai dit égale- 
ment. 

Ce que je veux faire remarquer ici, c'est comment ces con- 
ceptions, qui pourraient à distance sembler condamnées à une 
certaine froideur,deviennent au contraire piquantes par l'art et 
l'esprit de Lucien. Elles le sont, à mon avis, de plusieurs 
manières. Tout d'abord, par la fine leçon morale qu'elles expri- 
ment si bien. Quand la Pauvreté parait dans le Timon, elle a 
près d'elle, comme ses amis et ses alliés naturels, le Travail, 
la Tempérance, la Sagesse, le Courage. Lucien a-t-il l'inten- 
tion de nous intéresser à tous ces personnages? Non évidem- 
ment ; mais ce qu'un autre aurait énoncé en forme de sentence, 
il a préféré, lui, nous le mettre sous les yeux ; c'est la pensée 
morale qui fait ici la valeur des personnages, mais il faut recon- 
naître que ceux-ci lui donnent à leur tour un relief qu'elle 
n'aurait pas sans eux. D'autres fois, l'invention même de l'allé- 
gorie est plaisante : il en est ainsi, par exemple, quand nous 
entendons citer devant le tribunal, comme adversaire de Dio- 
gène, cet être singulier qui personnifie le métier de changeur 
["AfiyvpafjjoiËtxin) ; voilà un plaideur assurément inattendu. En 
outre, quand cela est possible, Lucien n'est pas homme à perdre 
les occasions de donner à ses personnages allégoriques certains 
traits de caractère. Il commence par l'air du visage et par la 
tenue, il passe ensuite jusqu'à l'âme; il suffit pour cela de 
quelques mots. Voici, dans la Double accusation, le Stoïcisme 
en personne, avec une physionomie dure, des cheveux ras, un 
regard sévère, une haine instinctive des longs discours, et un 
goût pour les interrogations subtiles qui le rend tout-à-fait 
insupportable. Est-ce une allégorie ? Oui et non : src'enestune, 



850 CIA^ITUC ONZIÉMC. 

elle ressemble du moins beaucoup à un type, ce qui rerienl à 
dire qu'elle est Timage de bien des gens. Qu'on se rappelle 
encore dans le même ouvrage la Rhétorique et le Dialogue. Êtres 
allégoriques, sans doute, mais aussi personnages de comédie 
bien vivants. Qu'est-ce que la Rhétorique, sinon nne femme à 
la fois jalouse et infidèle ? Glorieuse de son renom et de sa 
richesse, elle a toutes les exigences de ces épouses dotées qui 
figuraient dans la comédie, et en même temps, par la coquet- 
terie et Taudace, c'est une franche courtisane. De plus, combien 
de travers réels ne rassemble-t-elle pas, elle aussi, dans son 
ridicule fictif I Elle s'écoute parler comme un Adrien de Tyr ou 
un EVms Aristide ; comme eux , elle a la mémoire pleine de 
i^miniscences classiques , dont elle use : elle débute comme 
Démosthène s'apprétant à défendre le décret de Ctésiphon. Que 
dire de son adversaire, le Dialogue ? Est-il moins vrai et moins 
vivant, habillé qu'il est en philosophe? Écoutez-le : il a le ton 
sec, il est irritable, pédant et acariâtre ; je ne parle pas de l'or- 
gueil, qui est le fond même de son caractère. Ce sont donc là 
des allégories qui sont pleines de vie et de réalité. Je disais à 
l'instant qu'un bon personnage, pour Lucien, devait non-seu- 
lement traduire avec une sorte d'évidence l'idée dont il est 
chargé, mais encore la rendre dramatique et plaisante, Tenrichir 
de remarques accessoires, de sentiments personnels, de trails 
comiques et satiriques; on voit comment ceux mêmes qui portent 
des noms abstraits peuvent satisfaire à ces conditions. 

S il en est ainsi des personnages allégoriques , à plus forte 
raison les mêmes qualités doivent-elles se trouver chez ceux qui 
tiennent par des liens plus forts à la réalité. J'ai parlé ailleurs 
des maîtres de morale si finement caractérisés par Lucien. 
Ck)mbien de peintures du même genre ne pourrait-on pas citer ? 
Toute la série des Dialogues des courtisanes, par exemple, ne 
nous révèle-l-elle pas un maître dans l'art délicat de dégager et 
de mettre en scène les sentiments naturels ? Relisez l'entretien 
de la jeune Musarion , à demi naïve encore , avec sa mère , 
vieille courtisane rouée , qui , achevant de la pervertir . se 



L*ART DU DIALOGUE CHEZ LUCIEN. 351 

moque de ses hésitations : on dirait l'esquisse d'une scène 
célèbre de Régnier. Musarion s'est attachée à Chéréas; elle l'aime; 
celui-ci est pauvre ou avare , et la mère veut décider sa fille à 
le quitter pour un amant plus généreux. Musarion se défend 
mollement ; on sent bien qu'elle finira par céder , mais cela 
ne peut se faire sans quelque résistance. C'est cette défense 
timide , incertaine , et pourtant sincère, que Lucien s'applique 
à nous mettre sous les yeux. — a II a juré , ma mère , par les 
» déesses et par Athèna Poliade I » — Y croit-elle, à ce serment ? 
Fort peu ; car lorsqu'elle l'entend tourner en dérision, elle ne 
répond rien , sinon que Chéréas est beau et qu'elle est touchée 
de ^s larmes. D'ailleurs , à toutes les suggestions mauvaises , 
les objections qu'elle oppose vont sans cesse en faiblissant. Elle 
n'a point de principes ni de volonté , elle n'a qu'une certaine 
franchise de jeunesse et un peu d'amour. Choses bien légères , 
qu'on fausserait par la moindre exagération et qui doivent toute 
leur vérité à la délicatesse de touche de l'auteur •. 

Lucien excelle à peindre ainsi d'un trait sûr et rapide , sans 
appuyer sur rien. Ne croyez pas qu'il étudie plus ses personnages 
qu'aucune autre chose : il se les représente, ce qui vaut beaucoup 
mieux. Quand il les fait parler , il les a devant les yeux , et le 
langage qu'il leur prête est l'expression immédiate des senti- 
ments qui passent sur leur physionomie. Voyez , dans les Oio- 
logues des dieux, dans les Dialogues des morts, dans les Sectes 
à l'encan, de quelle façon s'expriment la surprise, la curiosité, 
la malice indiscrète , le soupçon , toutes ces nuances mobiles de 
rémotion , puis la naïveté, la sottise , la fatuité , nuances non 
moins mobiles du caractère; presque tout le charme des 
personnages de Lucien est là. Leur rôle est le plus souvent 
court , mais ils le jouent si bien ! Leur personnalité est frêle , 
mais elle est si fine et si amusante I Beaucoup d'entre eux ne font 
qu'apparaître un instant, comme cet honnête et rustique Pan 
(le la Double accuscUion , comme le lourd Colosse de Rhodes 

1. Dialoçfueê dea courliauneB, 7. 



352 CHAPITRE ONZIÈME. 

des Doléances tragiques , comme tant d'autres ; mais que cet 
instant est bien rempli ! ils apportent leur bon mot , leur trait 
plaisant, et ce bon mot ou ce trait suffit à nous les rendre familiers. 
Ce qui ne leur arrive jamais, c'est de s'en aller sans nous laisser 
un souvenir d'eux-mêmes. Ils ont tous un à-propos piquant 
qui s'attache à eux et qui empêche qu'on ne les oublie. 

Entendons-nous bien toutefois : je ne veux pas dire qu'ils 
s'imposent nulle part au point de dominer la démonstration et 
de remplir la scène. Bien loin de là, ils ont en commun avec 
les personnages de l'ancienne Comédie une faculté étrange , 
celle de pouvoir disparaître et faire place à l'auteur toutes les 
fois que celui-ci le désire. Aristophane ne se gênait guère pour 
mettre de côté Dicéopolis ou Démos , quand bon lui semblait , 
et pour parler en son propre nom sous leur masque ; Lucien ne se 
gêne pas plus avec Zeus ou Hermès, lorsqu'il a son mot à placer. 
Cela même lui est d'autant plus facile qu'en somme nous le 
sentons toujours là dans ses dialogues ; l'illusion dramatique n'y 
est jamais poussée assez loin pour nous faire oublier l'auteur ; qu'il 
paraisse donc un peu plus ou un peu moins , c'est chose assez 
indifférente. Aussi ne se prive-t-il pas de cette liberté. Et, à cet 
égard, les plus importants de ses personnages n'ont aucun 
privilège. Timon certes est un homme qui ne ressemble pas à 
tous les autres ; sa misanthropie lui tient à l'âme ; comment le 
faire parler autrement qu'en mécontent et en bourru ? Lucien 
ne s'embarrasse pas plus de cela que d'autre chose : son Timon 
se plaint de la manière dont Zeus gouverne le monde, ce qui 
est dans son rôle ; mais ces plaintes deviennent vite une tentation 
pour l'écrivain : est-il donc lui-même si admirateur de Tordre 
universel? Ce que dit Timon , c'est ce que pense Lucien ; quoi 
d'étonnant si Lucien le fait dire à Timon comme il l'aurait dit 
lui-même? Il se glisse derrière son personnage, il lui prend 
ses pensées et il les développe à sa manière. Qu'arrive-t— il ? 
C'est que le morose Timon devient un sceptique plein de verve 
et d'enjouement : 

a Zeus » , s'écrie-t-il, a dieu de l'amitié, protecteur des hôtes, 



L*ART DU DIALOGUE CHEZ LUCIEN. 353 

» surveillant du foyer, lanceur d'éclairs, gardien des serments, 
» assembleur de nuées , maître de la foudre au fracas 
» épouvantable , doué encore de mille autres titres dont les 
» poètes à Tesprit égaré te décorent, surtout lorsqu'ils ont 
«) besoin d'un mot de plus pour finir un vers , — car c'est alors 
» que tu prends pour eux tous ces noms , afin d'étayer le 
» rhythme chancelant et de boucher les trous d'une mesure 
» béante , — où est donc maintenant ta foudre retentissante ? 
» où est ton tonnerre qui grondait sourdement? où sont tes 
D éclairs lumineux , blafards et terribles ? En vérité , il est trop 
» évident aujourd'hui que tout cela n'était que bavardage et 
» fumée poétique , et qu'en fait de bruit, tout ce qu'il y avait 
» de réel là dedans , c'était le cliquetis des mots. Ton arme si 
» renommée , ce trait que tu es censé avoir toujours sous la 
» main et lancer au loin , le voilà , je ne sais comment, qui est 
» éteint et refroidi , et il ne te reste pas même une petite 
» étincelle de colère pour brûler les gens qui font le mal '. » 

Évidemment , ce n'est pas Timon le misanthrope , le sombre 
et taciturne solitaire , qui parle ainsi , c'est Lucien lui-même. 
Dès le premier mot , ce que Platon appelait dans le Phèdre la 
folie poétique s'est emparé de lui. Il a oublié son personnage au 
moment même où il le mettait en scène. A la plainte de Timon 
s'est substituée une moquerie à l'égard du dieu des poètes, et 
Lucien va continuer de ce ton jusqu'à ce que sa verve soit 
calmée. Alors seulement il reviendra à Timon et il lui prêtera le 
langage de sa situation et de ses sentiments. 

Un tel genre d'invraisemblance est absolument caractéris- 
tique : il achève la définition des personnages de Lucien. Je 
dirais volontiers, pour résumer tout ceci, qu'ils sont charmants, 
quand ils existent : il faut seulement se défier de leurs dis- 
paritions. 

1 . Timon , 1 . 



23 



354 CHAPITRE ONZIÏMK. 



V. 



lUmarqaet particalièret tar qaelqaat-ant des penonnaget de 

Tjchiadèt , Lycînot et Momot. — MicjUe. 

J'ai parlé dans ce qui précède des personnages des dialogues 
en général. Mais n'en est-il pas dans la foule quelques-uns 
qui fassent exception par une personnalité plus forte et qui 
méritent à cet ^rd d'être étudiés isolément? Je le crois, et je 
m'autorise de ce caractère qui leur est propre pour les tirer ici 
de la multitude. Peut-être auront-ils encore quelque chose 
à nous apprendre sur le talent dramatique de Lucien. 

Si Lucien prétait ses propres pensées à des personnages qui 
par leur nature ou leur situation n'avaient pourtant rien de 
commun avec lui, il était naturel qu'allant plus loin encore 
dans cette voie, il en créât d'autres qui fussent absolument ses 
interprètes. Et précisément parce qu'il ne savait guère se déta- 
cher de lui-même, ceux-là devaient avoir une réalité plus forte 
et plus vivante que tous les autres. Cela étant, il ne peut être 
que curieux de Gxer quelques instants notre attention sur les 
plus remarquables d'entre eux; car, en les observant, c'est 
en quelque sorte Lucien lui-même que nous éludions. 

Parmi ces personnages, les plus originaux sont ceux qui lui 
ressemblent par la grâce ironique et mordante. Us sont assez 
nombreux dans les dialogues. Mais , sans les considérer tous 
successivement, nous en aurons, ce me semble, défini avec 
précision les principaux types, en nous attachant seulement à 
ceux de Tychiadès, de Lycinos et de Momos. 

Tychiadès, dans VAmi du mensonge^ est le plus discret des 
trois. C'est un homme de la meilleure société athénienne, qui 
connaît trop les convenances pour s'emporter , alors même 
qu'on lui en fournit les motifs les plus légitimes. D'autre part, 
il y a en lui un besoin de vérité, une franchise naturelle, qui 
le rendent incapable de subir le mensonge sans rien dire. Or il 



L*ART DU DtALOGUK ClfEZ LUCIEN. 355 

se trouve, comme oti s'en souvient, pris eti quelque sorte au 
piège dans uti cercle de gens qui mentent à Tenvi. Tout 
d'abord, il ne manifeste qu'un étonnement légèrement moqueur. 
Lorsqu'il entend dire très-sérieusement qu'on guérit les dou^ 
leurs rhumatismales en s'appliquant sur les jambes la peau 
d'un lion récemment écorché, il ne dit pas non, mais il demande 
comment il se fait que les lions eux-mêmes deviennent infirmes 
puisqu'ils ont toujours leur peau tout entière sur le dos. À de 
nouvelles affirmations de plus en plus incroyables, il oppose un 
scepticisme malin, insistant modestement pour qu'on lui donne 
quelques preuves. Bientôt, il ne lui est plus permis de douter 
du parti pris des gens auxquels il a affaire : raisonner avec 
eux, vouloir les rappeler au bon sens, ce serait folie ; il les 
laisse donc aller. Mais comme on le prend à partie, comme oo 
veut en quelque sorte obtenir de force son acquiescement à 
toutes les sottises qui se débitent, il se défend avec une admi- 
rable prestesse d'ironie. Cléodème vient de raconter comment 
un magicien a fait en sa présence descendre la lune sur la 
terre : a Si tu l'avais vu comme moi », dit-il à Tychiadès, « tu ne 
» douterais plus de la puissance et de l'utilité des incantations. 
» — Tu as raison, » répond immédiatement Tychiadès ; « j'y 
» croirais en effet, si je l'avais vu ; mais il faut me pardonner 
» de n'avoir pas des yeux aussi perçants que les vôtres. » Et 
reprenant à sa manière l'histoire merveilleuse, il la réduit avec 
sa moquerie serrée et incisive aux proportions d'une chose des 
plus vulgaires. Ce n'est qu'à la fin que Tychiadèsperd patience. 
Quand il a tenu tête pendant toute une longue séance à ce flot 
montant d'insanités, il vient un moment où sa vertu est à bout. 
Les enfants d'Encrate viennent d'entrer et ils entendent tout ce 
qui se dit. C'est l'occasion qui fait éclater la colère de Tychia- 
dès : <K Eh quoi I » s'écrie-t-il , ce vous ne cesserez pas de débiter de 
» pareils contes, vous, des hommes graves et âgés I Si rien ne 
» vous retient, ménagez du moins ces enfants, et par égard pour 
» eux remettez à un autre temps ces récits déraisonnables et 
» terrifiants. Craignez qu'à votre insu, leurs imaginations ne se 



3S6 CHAPITRE ONZIÈME. 

)> remplissent de craintes et d'inventions bizarres. Ëpargnes-Ies ; 
» ne les accoutumez pas à entendre des choses, qui durant toute 
» leur vie seront un tourment pour eux, qui les rendront pusO- 
» lanimes et leur mettront dans Tesprit une foule de craintes 



» vaines * . » 



Lycinos, dans les Souhaits, n'a pas les mêmes raisons que 
Tychiadès de se contenir. Non-seulement il semble être ie 
plus considérable des quatre personnages du dialogue, mab en 
outre les autres s'engagent d'avance à subir ses railleries, puis- 
qu'ils extravaguent de parti pris et déraisonnent par conven- 
tion. D'ailleurs, il s'agit là d'un entretien plein de gaieté entre 
amis, et nulle contrainte n'y serait de mise. L'ironie de Lycinos 
se donne donc libre cours. Selon son caprice et son inspiration, 
elle prend diverses formes. Parfois elle est enjouée et amusante ; 
elle entre dans les idées qu'elle veut railler pour les mieux 
tourner en dérision. Samippe, par exemple, a imaginé qu'il 
rassemblait une petite armée. On l'élit chef et même roi, titre 
qu'il ne veut tenir d'ailleurs que de l'estime de ses compagnons. 
Pour gagner Lycinos à ses rêves et prévenir ses moqueries qu'il 
redoute, il lui fait la grâce de le choisir pour commander sa 
cavalerie imaginaire. Mais Lycinos, malheureusement pour lui, 
est aussi modéré qu'il est moqueur, et cette brillante situation 
ne le séduit pas : 

« roi, » s'écrie-t-il en interrompant son ami, « voilà un 
» honneur dont je te rends grâce I Pour te remercier, permets 
» que je m'incline devant toi à la façon des Perses, et que 
» prosterné, les mains penchées en arrière, j'honore la tiare qui 
» se dresse sur ton front, avec le diadème dont il est ceint. Mais 
» loi, de ton côté, fais-moi le plaisir de choisir, pour le com- 
» mandement de la cavalerie, un de ces hommes vigoureux que 
>î voici. Quant à moi, vois-tu, je suis terriblement mauvais 
» cavalier, ou plutôt je n'ai jamais monté à cheval de ma vie. 
» Ce que je crains, c'est qu'au moment où le clairon sonnera 

1. Ami du mensonge f 37. 



L*ART DU DIALOGUE CHEZ LUCIEN. 357 

» la charge, ma monture ne me jette par terre; auquel cas je 
» serais écrasé au milieu du désordre sous les pieds de cette 
» multitude de chevaux. Ou bien encore il pourrait se faire que 
» mon cheval trop fougueux ne prit le mors aux dents et ne 
» m'emportât au milieu des ennemis. Il faudrait donc m'atta- 
» cher à ma selle, pour que je fusse bien sûr de ne pas tomber 
» et qu'il me fût possible de tenir les rênes. » 

Et comme Samippe, pour répondre à ces plaisantes récla- 
mations, donne à Lycinos^le commandement de l'aile droite en 
échange de celui de la cavalerie et veut l'entraîner avec lui 
à la conquête de l'Asie , Lycinos proteste de nouveau : 

(( Non, ô mon roi, non ; ce que je te demande, c'est de me 
)) nommer satrape de la Grèce, et de m'y laisser. J'ai peu de 
» courage, et il me serait très-pénible de m'en aller si loin de 
»chez moi. Tu m'as tout l'air de t'apprêtera marcher contre 
» les Arméniens et les Parthes. Ce sont des peuples trop belli- 
» queux et de trop bons archers. J'aime mieux que tu confies 
» l'aile droite à quelque autre, et que tu me laisses en Grèce 
» comme Alexandre laissa Antipater. Car il pourrait arriver que 
» quelque ennemi ne me perçât d'une flèche (ô malheur I ) dans 
» les environs de Suse ou de Bactres, tandis que je conduirais 
» ma phalange ^ . » 

Ce qui rend cette ironie particulièrement intéressante chez 
Lycinos, c'est qu'elle n'est que l'expression enjouée d'un bon 
sens très-solide et d'une modération de sentiments qui lui est 
naturelle. Sous ces railleries si légères et si gaies, il y a un 
caractère ; c'est celui d'un homme content de son sort, qui 
repousse de parti pris les vains désirs et qui perce à jour toutes 
les illusions , sans rien perdre dans ce rôle de son esprit ni 
de sa gaieté. Ce n'est pas que la gravité lui fasse défaut, 
quand elle est opportune. Il en use rarement, parce qu'il n'est 
pas dans sa nature de prendre les choses trop au sérieux. Mais 
lorsqu'il le fait, son ironie devient tout à coup pleine de 

1. Souhaita y 33. 



Mb» CHAPITRE ONZIÉMK. 

force et d'éloquence. Àa moment où Samippe, poarsoivant 
son rêve, vient de se faire dans Babylone une rojauté entourée 
de splendeur, Lycinos prenant la parole lui démontre combien 
cet éclat ressemble peu au bonheur, avec lequel il parait le 
confondre : 

a Et comment ne serais-tu pas humilié », lui demande-t-îl , 
« d'être sujet aux mêmes maladies que les simples mortels? La 
» fièvre ne distingue pas en toi le roi , la mort ne craint pas 
» tes gardes ; elle se dresse tout à coup, quand bon lui semble, 
» et elle t'emmène gémissant , sans aucun respect de ton 
» diadème. Et toi, tout à l'heure si élevé, tu tombes, arraché 
» de ton trône royal , et tu t'en vas par la même route qœ la 
» foule , chassé sans plus de considération que les autres dans 
» le troupeau des morts ; tu laisses seulement sur la terre un 
» tertre funéraire , ou une longue stèle , ou une pyramide aux 
» angles bien dessinés , honneurs tardifs que tu ne sens pas * . » 

N'est-ce pas là cette sorte de véhémence accusatrice que nous 
avons déjà trouvée ailleurs , chez Prométhée dans le Caucase , 
chez Ménippe dans les Dialogues des morts? 

Mais nulle part elle n'a plus de force que chez Momos , le 
plus remarquable , à mon avis , de ces personnages ironiques 
sur lesquels j'attire en ce moment l'attention. C'était une idée 
vraiment ingénieuse et féconde que celle de susciter parmi les 
dieux un accusateur de profession, toujours prêt à faire ressortir 
avec une âpre et intraitable franchise les sottises , les vices ou 
les ridicules des habitants de l'Olympe. Sa propre situation ne 
pouvait manquer de donner à ses paroles une saveur toute 
particulière. H faut reconnaître que Lucien en a tiré parti d'une 
manière excellente. La mythologie , qui lui a fourni ce person- 
nage , ne l'avait , pour ainsi dire , qu'ébauché. Hésiode le 
nomme simplement , comme un des fils de la Nuit , sans le 
caractériser autrement '. Il est vrai que rimagination populaire 



!. Souhaits, 40. 

2. Hésiode, Théogonie ^ 214. 



L*ART DU DIALOGUE CHEZ LUCIEN. 350 

semble avoir sappléé à son silence. Personnification dn blâme , 
Momos devint de bonne heure le mécontent de TOlympe, 
toujours prêt à critiquer et trouvant à redire partout. On disait 
communément pour louer une chose: «r Momos même n'y 
trouverait rien à blâmer * . » C'était là , d'ailleurs , une sorte 
d'exagération flatteuse , car on assurait d'autre part que rien 
ne pouvait lui plaire*. D'après une ancienne fable, choisi 
comme juge par Zeus , Poséidon et Àthèna , qui se disputaient 
le mérite d'avoir créé la meilleure chose, il nota impitoyablement 
les défauts de ce que chacun d'eux croyait si parfait'. Était-ce 
seulement l'amour de la vérité qui le faisait parler? Non, 
Momos était envieux ; il était dans sa nature, selon Babrius, 
de détester tout le monde ^. L'art même le concevait ainsi , et 
nous lisons, dans l'Anthologie de Planude, deux épigrammes 
relatives à une représentation de Momos, dans laquelle il figurait 
sous les traits d'un vieillard desséché par la jalousie et tour- 
menté d'une sorte de rage par le besoin de mordre et de 
frapper». 

Lucien, en s'inspirantde la tradition, l'a modifiée fort libre- 
ment : c'était son droit. Son Momos n'a rien d'un envieux: 
c'est un honnête dieu , qui dit tout ce qu'il pense, non pour 
dénigrer qui que ce soit , mais parce que la sincérité est un 
besoin de sa nature. J'ai cité précédemment la profession de foi 
par laquelle il débute dans V Assemblée des dieux. Il est fier de 
son impopularité , car elle vient uniquement de sa franchise. 
Cette franchise est précisément ce qui nous attache à lui. II aime 
la vérité pour elle-même. Quand i) invite les dieux à se 
corriger, de peur que les hommes ne renoncent enfin à les 
honorer , il est lui-même fort désintéressé ; car , ainsi qu'il le 



1. Platon, République y VI, 2. 

2. Babriiis , fable 59. 

3. Babrias, ibid. — Cf. Lucien, Nigrinus ^ 32; Hist. vraie, II, 3; llermo^ 
lime , 30. 

4. Babrias, fable 59. 

5. Anthol. de Planade, Ép. 265 et 266. 



S60 CHAPITRE ONZIÈME. 

dit très-justement , « quoi quHl arrive , Momos ue risqoe pas 
» graud'cbose. Supposons qu'on le néglige : jamais il n'a été 
» du nombre de ceux à qui Ton rend beaucoup d'honneurs *.» 
C'est par conséquent un dieu indépendant, qui n'a rien à perdre 
ni à gagner dans la bonne ou la mauvaise fortune des aotres. 
Dans i'Olympe, il compte parmi le petit peuple ; mais, lorsqu'il 
parle , il fait trembler tout le monde , tant il a de hardiesse el 
de netteté. Sa parole va droit au fait. Il met à nu tous les 
scandales , et il nomme chacun et chaque chose par son nom. 
Point d'ordre savant dans son discours ; il frappe au hasard , 
selon les occasions ; ceux qui se trouvent là reçoivent les coups. 
Rien d'amusant comme la façon dont Zeus , dans Y Assemblée 
des dieux , tout en lui laissant une certaine liberté qu'il n'ose 
lui enlever , cherche à l'arrêter à tout instant , en lui signalant 
les points réservés. — « Je vois oii tu vas » , lui dit-41 à pen 
près ; a attention ! Ne touche pas à Asclépios. Garde-toi bien 
» encore de parler d'Héraclès. Pas un mot sur Ganymède. » — 
Momos obéit sans difficulté ; il a tant de choses à dire 1 On ne 
veut pas qu'il parle de ceux-là ; soit. Il se détourne donc sur 
Attis , il flagelle en passant Sabazios et Hithras , il fond enfin 
sur les dieux de l'Egypte , beau sujet entre tous. Zeus l'arrête 
encore : — « Silence sur les Eg}'ptiens !» — « Passons donc à 
Trophonios » , dit tranquillement Momos, et le voilà qui reprend 
ses dénonciations plaisantes , avec plus d'entrain que jamais. 

Tous ces traits réunis forment une physionomie singulière- 
ment originale. La seule chose qui lui manque , à mon avis, el 
qui manque en général à tous les personnages ironiques de 
Lucien , c'est une légère pointe de sensibilité. Il n'y a rien, on 
le sait , qui convienne mieux aux esprits moqueurs : c'est le 
charme des humoristes anglais , celui de Sterne par exemple. 
Li raillerie , lorsqu'elle est continue , n'échappe pas à une 
certaine monotonie ; son tort est de ne s'adresser qu'à une partie 
de nous-mêmes. En outre , elle semble dénoter de la part de 

1. Doléances tragiqueê de Zeus y 23. 



L*ART DU DIALOGUE CHEZ LUCIEN. 361 

celui qui en use si constamment une certaine affectation de 
supériorité. Au contraire , dès que le sentiment parait, Thomme 
se révèle ; nous sommes ravis de voir qu'à un esprit si sensible 
aux ridicules est associé un cœur qui se laisse toucher. Notre 
sympathie va d'elle-même au-devant de cette heureuse et 
séduisante union de qualités si diverses. Il est bien vrai que , 
dans les dialogues précédemment cités, nous ne voyons pas que 
Tironie de Tychiadès , de Lycinos ou de Momos ait l'occasion de 
mollir , ni qu'il y ait place dans ce qu'ils disent pour une 
nuance d'attendrissement , si passagère qu'elle soit. Mais cette 
remarque ne diminue en rien notre regret ; car ce que nous 
aurions voulu , c'était précisément que Lucien fit naître des 
occasions de ce genre. Les personnages dont nous venons de 
parler ont, chacun à leur manière et avec d'évidentes inégalités, 
une originalité personnelle incontestable. Il y a en eux de la 
grâce et de la force, de la malice et de l'éloquence ; ce sont des 
types remarquables de bon sens moqueur et d'enjouement 
satirique ; je n'oserais pas dire que ce soient tout-à-fait des 
hommes. 

Lucien n'a , selon moi. créé, dans toute sa carrière d'écrivam, 
qu'un personnage qui réunisse en lui les éléments d'une vie 
morale à peu près complète : je veux parler de Micylle. 

Micylle ressemble au savetier de La Fontaine et au Vulteius 
Menas d'Horace par ses illusions ; mais il diffère aussi de l'un 
et de l'autre à plusieurs égards. Le savetier de La Fontaine est 
joyeux et insouciant dans sa pauvreté ; il chante et ne se plaint 
pas, à moins qu'on ne le presse de parler; encore se contente-t-il 
de rejeter la responsabilité de sa misère sur son curé, auquel 
d'ailleurs il n'en veut guère. Vulteius Menas , en sa qualité de 
crieur public, est plus grave. Assis sous l'auvent d'une boutique 
de barbier , il se chauffe au soleil et se laisse vivre. Autant le 
savetier français est actif, autant ce petit plébéien romain semble 
aimer l'oisiveté. Quand il a rempli ses fonctions, son plus grand 
bonheur est de ne rien faire. C'est d'ailleurs un homme rangé, 
il a son domicile , ses amis et ses habitudes ; sa vie est humble 



set CHAPITRE ONZIÈME. 

et tranquille : il regarde passer les riches pour se distraire , 
mais il ne les envie pas. Tous deui sont Clément siooèies et 
naïfs. Mycille a cela de commun avec eux , sans parler , bien 
entendu, de la pauvreté; mais, en sa qualité de Grec éi 
d'Athénien , il est bien plus raisonneur à lui tout seul qu'ils ne 
le sont tous deux ensemble. De plus , il est curieux , crédule , 
aimant les récits merveilleux, toujours prêt à s'enquérir de tout. 
J'ai assez parlé ailleurs , à propos de la morale de Lucien , du 
sentiment principal de Micylle , de ses illusions sur la richesse 
et le bonheur , pour n'avoir pas à y revenir maintenant ; mais 
ce qui fait le naturel et le charme de son caractère , ce sont 
précisément ces détails particuliers que je signale ici et sur 
lesquels je dois insister en quelques mots. 

C'est par un éclat de colère que Micylle se fait d'abord con- 
naître à nous. Mais qui voudrait pour cela le juger défavorable- 
ment ? Il dormait et il rêvait ; le chant de son coq l'a réveillé 
en sursaut. — « maudit coq », s'écrie-t-il , « que Zeus lui- 
» même t'écrase, animal envieux à la voix perçante! J'étais 
» riche tout à l'heure , je dormais bercé par le songe le plus 
» délicieux , je goûtais la plus ravissante félicité , et toi , avec 
» tes cris aigus , tu es venu me réveiller , afin que je ne puisse 
» oublier , mémo pendant la nuit , la pauvreté qui m'est encore 
» plus odieuse que toi * ! » — Oui , sans doute , elle lui est 
odieuse et elle l'importune, mais non pas au point de le faire 
renoncer à ses bons sentiments et à ses qualités aimables. Naïf 
dans ses désirs , il est mobile au suprême degré dans ses 
impressions. La surprise qu'il éprouve à entendre son coq 
prendre la parole coupe court à sa colère. Voilà sa curiosité 
éveillée ; il est enchanté d'être témoin d'une merveille unique 
en son genre , et pour donner cours aux sentiments qui se 
pressent en lui, il questionne et il parle tout à la fois. Cependant 
Lucien n'a garde de le laisser divaguer. Il le ramène à propos 
au récit du diner qu'il a fait la veille chez le riche Eucrate et du 



L*ART DU DIALOGUE CHEZ LUCIEN. 363 

songe qui lui a été procuré par les fumées du vin. C'est là , on 
s'en souvient, que les convoitises du pauvre éclatent dans toute 
leur force et leur naïveté. L'or éblouit Micylle ; il en a tant vu, 
éveillé et endormi , que son langage même en garde encore le 
reflet, et le nom du métal divin revient dans ses phrases 
pompeuses comme un refrain dont son oreille est charmée *. 

Mais , si admirateur qu'il soit de la richesse , Micylle n'est 
pas un envieux. Bien loin de vouloir du mal à personne , il 
garde naturellement dans son récit sa situation ; c'est un humble 
et un petit , et toutes les attentions du riche le flattent extra- 
ordinairement. Dans la discussion avec son coq , il reste encore 
le même. Il a ses idées fausses et ses préjugés , mais il ne 
demande pas mieux que de s'éclairer. Il écoute avec intérêt tout 
ce qu'on lui dit , il goûte tout ce qui est juste et piquant , et , 
tant qu'il lui reste un doute . il l'avoue franchement. 

Au cours de l'entretien, certains cotés plaisants de son 
caractère se révèlent d'une manière amusante. Il y a quelqu'un 
au monde dont il est jaloux : c'est son ancien voisin , Simon, 
savetier comme lui , qui par suite d'un héritage est devenu 
immensément riche. Il ne peut se résigner à l'importance subite 
et aux grands airs d'un si mince personnage. Cette trans- 
formation l'offusque et déconcerte ses idées. Mais là où son 
naturel éclate le mieux , c'est dans l'épisode fantastique de la 
fin. Quand il voit comment vivent ces riches qu'il croyait être 
si heureux , quand il est mis en présence de Simon lui-même , 
rongé de soucis , tout absorbé dans la pensée des risques que 
court sa fortune , pâle , desséché , hideux à voir , soudain et 
comme par un brusque élan , il se retourne avec un cri de joie 
vers sa vie à lui et vers son honorable pauvreté : « Que je meure 
» de faim, o mon coq , plutôt que de vivre ainsi I Adieu , l'or 
» et les banquets. Mes deux oboles par jour sont ma richesse , 
» et j'aime mieux cela que de voir percer mon mur par mes 
» serviteurs. » La seule satisfaction qu'il demande , c'est de 
donner , tandis qu'il est invisible , un bon soufflet à Simon. 

1 . Coq , 6 et 7. 



364 CHAPITRE ONZIÈME. 

Avec cela et après la leçon qu'il vient de prendre, il retournera 
content à sa pauvre échoppe. 

On le voit , il y a en Micylle des idées et des sentiments qui 
sont ceux des humbles et des pauvres en tous les temps : c'est 
un type ; mais à coté de ce qui est général dans son caractère , 
combien de traits individuels, comme sa physionomie est 
originale et vivante ! Ce serait pour un dessinateur un joli sujet 
d'illustrations, que de nous le représenter dans les diverses 
scènes inventées par Lucien ; mais, à vrai dire, Lucien n'a rien 
laissé à faire en ce genre : tout est si net . si accusé dans son 
personnage , que nous le voyons dans ce qu'il dit, et qu'aucune 
image ne vaudrait celle-là. 

Il résulte de ces observations que Lucien était certainement 
capable, au point de vue dramatique , de faire plus qu'il n'a fait 
ordinairement. Hicylle est un peu trop isolé dans son œuvre. Je 
le regretterais, sans les charmantes compensations que chacun 
connaît. Pour créer pins souvent des personnages de ce genre, 
l'auteur des dialogues aurait dû s'effacer davantage lui-même. 
C'était un apprentissage à faire , s'il l'eût voulu, et je ne doute 
pas qu'il n'y eût réussi ; mais, dans cette voie , le genre qu'il 
avait conçu se serait modifié insensiblement, et le drame y eût 
pris le dessus aux dépens de la satire. Il ne l'a pas fait , et 
nous n'avons pas à nous en plaindre. Le dialogue , tel qu'il l'a 
réalisé , est une chose qui a sa justification en soi et qui ne 
laisse rien désirer de plus. Comme dans la satire proprement 
dite, c'est en somme la personnalité de l'auteur qui y prédomine; 
la fiction dramatique n'y prend jamais assez de force pour le 
dissimuler complètement ; mais d'autre part elle s'adapte si 
bien à sa pensée , qu'elle semble ne faire qu'un avec elle. De 
là vient sans doute, quebeaucoup d'écrivains ayant essayé d'imiter 
Lucien dans ses dialogues, aucun ne l'a fait avec un plein succès. 
Chez eux, l'artifice dramatique est trop fort , ou il ne l'est pas 
assez. L'exquise mesure en ce genre est restée le privilège de 
l'inventeur , apparemment Mrce qu'il n'a pas eu besoin de la 
chercher. - «^ 



CHAPITRE XII 



LA FANTAISIE CHEZ LUCIEN. 



I. 



Grande part de la fantaisie dans le talent de Lucien. — Quelle place elle 
avait tenue dans la littérature grecque avant lui. — La fantaisie 
dans la Comédie ancienne. 

En étudiant les qualités littéraires de Lucien, j'ai à peine 
nommé la fantaisie. Il est clair que cette mention rapide ne 
saurait répondre à l'importance réelle de la chose. La fantaisie 
est partout dans Toeuvre de Lucien ; elle en est à la fois le 
trait le plus saillant et la parure la plus brillante. C'est là pré- 
cisément ce qui m'a engagé à en réserver l'examen pour ce 
chapitre qui doit précéder immédiatement la conclusion. Il m'a 
semblé qu'en essayant de la caractériser à cette place, j'achè- 
verais tout naturellement de mettre en lumière ce qu'il y a de 
plus fin et de plus personnel dans son génie. 

Si l'on entend par fantaisie, comme je veux le faire ici, 
l'essor libre et capricieux d'une imagination qui se joue dans 
ses propres fictions à elle, en dehors de la réalité et sans scru- 
pule de vraisemblance, on ne peut contester que Lucien ne soit 
dans toute la littérature grecque un des représentants les plus 
aimables de ce genre. Toutefois il est loin d'y être isolé. Le 
génie grec, ce me semble, n'a jamais été dénué d'une certaine 
fantaisie naturelle ; non-seulement il a aimé de tout temps la 
fiction, mais , dans la fiction, il a toujours fait preuve d'une 



366 CHAPITRE DOUZIÈME. 

sorte de caprice et de légèreté. On citerait difficilement an seul 
d'entre les grands poètes grecs, chez qui ne se laissent sur- 
prendre quelques traces au moins de ce goût vraiment national. 
Les prosateurs eux-mêmes sont très-loin d'y être demeurés 
étrangers. Personne, je croîs, ne voudrait nier qu'il n'y ait de 
la fantaisie par instants chez Hérodote, chez Xénophon même, 
et enfin chez Platon. Les mythes que celui-ci aime à introduire 
dans ses dialogues, que sont-ils le plus souvent, sinon un jeu 
charmant de son imagination poétique autour d'une tradition 
religieuse ou d'une conception fictive? Seulement, si la Cantaiâe 
est presque toujours présente chez les écrivains grecs, à quelque 
genre que leurs œuvres appartiennent, elle est, chez presque 
tous aussi, ordinairement contenue et discrète ; elle perce en 
maint endroit, elle ne s'échappe nulle part. 

Seule, la Comédie ancienne fait exception en cela. Ghes elle, 
la fantaisie règne sans contrôle et sans réserve. Là , les lois 
mêmes du genre, au lieu de la réprimer, l'excitent i se pro- 
duire librement. Elle y est si nécessaire, qu'à la rigueur on 
pourrait se passer de tout ce qui n'est pas elle , et que sans 
elle , au contraire, tout le reste ne vaudrait rien. C'est elle, à 
proprement parler, qui est l'étoffe même dont la comédie est 
faite ; tissu brillant et infiniment varié, sur lequel le poète 
dessine à grands traits la caricature des hommes et des choses 
du temps. Dans ce genre, dont les pièces d'Aristophane sont 
pour nous la plus remarquable et la plus complète expression, 
la vraisemblance est absolument mise de coté tout d'abord ; il 
est convenu que ni l'auteur ni les spectateurs n'en auront souci 
à aucun moment ; l'imagination n'y est plus soumise à d'autres 
lois qu'à celles qu'elle se donne à elle-même, ce qui revient à 
dire qu'elle fait ce qu'elle veut. Pourvu qu'elle surprenne et 
qu'elle amuse, pourvu qu'elle entretienne cette sorte de gaieté 
et d'exaltation bachique qui est la raison d'être de toutes ses 
folies, elle peut se conduire à sa guise , ou même ne point se 
conduire du tout ; la raison n'a jamais de comptes sérieux à lui 
demander. 



LA FANTAISIB CHEZ LUCIEN. S67 

C'est de cette fantaisie, comme nous l'avons dit déjà, que 
s'inspire celle de Lucien, tantôt directement, tantôt à travers 
celle de Ménippe qui n'en était elle-même qu'une imitation. 
Seulement il l'accommode à la fois aux conditions nouvelles du 
genre qu'il a conçu et aux qualités particulières de son esprit. 
De là des différences que nous devons signaler. Mais il est clair 
que nous ne pourrions, sans restreindre notre point de vue, 
nous en tenir à cette comparaison. Si d'un coté l'œuvre de Lucien 
regarde, pour ainsi dire, celle d'Aristophane, de l'autre elle 
est tournée vers le monde moderne, où elle a suscité mainte 
imitation. Nous devons donc, en recherchant les caractères 
distinctifs de la fantaisie qui s'y manifeste, tenir compte à la 
fois de ces deux aspects. 

Avant d'entrer dans le détail de cette étude, une observation 
préalab^eest à faire. Ni chez Aristophane , ni chez Lucien, la 
fantaisie ne se montre à nous comme entièrement indépendante* 
Tous deux la subordonnent en somme à des intentions satiriques. 
Il faudrait se garder de croire qu'à cause de cela elle soit moins 
réellement fantaisie. Il y a toujours un fond de vérité dans 
les conceptions les plu& folles ; que cette vérité soit prise au 
hasard ou qu'elle réponde à une intention déterminée, peu 
importe en somme : le libre jeu de l'imagination n'est pas plus 
entravé dans un cas que dans l'autre. 

Ce qui l'arrêterait plutôt chez Lucien dans la plupart des 
cas, c'est la nature même de ses œuvres. Il faut bien se rappeler 
en effet que ses dialogues , étant destinés , lorsqu'il les com- 
posait, à être lus, et non joués, devant un public restreint, ne 
pouvaient prétendre à suivre que de loin les inventions extra- 
ordinaires d'Aristophane. La comédie avait une ampleur de 
développement que ces petites compositions ne comportaient 
pas. En outre, grâce au spectacle, à l'action et aux gestes, 
aux costumes, à la danse , à la musique , elle produisait une 
sorte d'ivresse qui favorisait les hardiesses et les libertés de 
l'imagination. Un écrivain qui n'avait que son esprit et sa 
parole pour faire valoir ses inventions se trouvait dans des 



368 CHAPITRE DOUZIÈME. 

conditions fort différentes. La comédie pouvait viser à one sorte 
de grandeur dans la satire bouffonne ; quant à lui , pareille 
ambition lui était naturellement interdite. Elle avait du temps 
et de l'espace pour faire mouvoir ses personnages et pour 
développer ses idées ; lui au contraire devait être bref et 
profiter de chaque instant. De là des dissemblances profondes 
entre Aristophane et Lucien, qui tiennent, non à la diversité 
des génies, mais à celle des genres. Il serait fastidieux et de peu 
de profit de les énumérer dans le détail, puisqu'elles ressorteni 
toutes avec évidence de cette simple indication. La seule com- 
paraison à laquelle nous nous attacherons sera celle des esprits 
eux-mêmes. 

Toutefois il y a au moins un ouvrage de Lucien où sa fan- 
taisie a trouvé un champ assez large pour prendre à Taise ses 
ébats : je veux parler de VHistoire vraie. C'est aussi par 
celui-là qu'elle a suscité le plus d'imitations. Ses autres œuvres 
nous donneraient à elles seules l'idée complète de sa grâce 
piquante , de sa souplesse et de sa netteté d'imagination, 
de sa légèreté capricieuse ; mais ce que nous ne connaîtrions pas 
bien sans celle-ci, c'est sa facilité merveilleuse d'invention. 
Raison décisive pour ne pas trop donner d'importance à ce qui 
n'est que l'effet de nécessités littéraires évidentes, et pour 
essayer de dégager le plus possible ce qui est au contraire de 
l'auleur lui-même. 



U. 



La fantaisie poétique et la fantaisie spirituelle. — L'esprit, caractère 

distinctif de la fantaisie de Lucien. 



L'essor de l'imagination peut se produire sous deux formes 
principales assez différentes. Il peut être ou plus poétique ou 
plus spirituel. Si l'écrivain sait éveiller en nous des sentiments 
intimes et délicats, si, tout en se jouant, il arrive à évoquer 
peu à peu des images gracieuses ou riantes, à faire flotter 



LA FANTAISIE CHEZ LUCIEN. 369 

en quelque sorte devant nos yeux des réves charmants qui nous 
touchent ou nous séduisent, sa fantaisie est plutôt poétique ; 
si au contraire il se plaît de préférence aux combinaisons variées 
et ingénieuses, aux surprises , aux rapprochements finement 
indiqués, aux descriptions moqueuses, elle est plutôt spiri- 
tuelle . 

Chez Aristophane, nous trouvons un équilibre remarquable 
entre ces deux formes de la fantaisie* En général, il commence 
par celle qui tient davantage de l'esprit, mais il passe insen- 
siblement à celle que la poésie inspire. Ses inventions sont 
ingénieusement satiriques, à les considérer dans l'idée première 
qui en fait le fond ; elles deviennent poétiques par Tinstinct 
naturel de leur auteur. 

La pensée de mettre les philosophes .sous la protection de 
divinités spéciales, qui ne sont autres que les Nmes ou les 
Brouillards^ n'est à l'origine et en elle-même qu'une amu- 
sante allusion à leurs conceptions nuageuses et inconsistantes; 
c'est de la fantaisie spirituelle ; il en est de même de l'assimi- 
lation maligne des juges athéniens à des guêpes; de même 
encore, de cette charmante idée de nous représenter une cité 
d'oiseaux, peuple léger, bruyant et babillard, qui nous fait 
songer à un autre peuple assis sur les gradins du théâtre. 
Dans leur première forme , toutes ces conceptions plaisent 
surtout par un rapprochement moqueur, par une fine intention, 
où l'esprit a bien plus de part que la poésie. 

Mais à peine sont-elles portées sur la scène que l'élément 
poétique, contenu en elles, grandit tout à coup. Ces nuées 
qui apparaissent devant le public, le poète les voit, lui, sous 
leur forme aérienne, lorsqu'elles montent doucement du sein 
de l'Océan vers les hautes montagnes, tout éclairées par le 
soleil ; son imagination perce même l'amas de vapeurs dont 
elles sont faites, et, derrière ce voile, elle aperçoit les formes 
impérissables des jeunes divinités qui s'y cachent : — « Nuées 
» éternelles, » disent-elles dans leurs chants , « élevons-nous 
» dans les airs et déployons aux regards nos molles et vapo- 

24 



370 CHAPITRE DOUZIÈME. 

)) reuses ondulations ; du sein de TOcéan notre père, du milieu 
» de ses flots retentissants , montons vers les cimes élevées 
» qu'ombragent les forêts ; de là nous porterons au loin nos 
» regards sur Timmense horizon, de là nous verrons la terre 
x> sacrée qui nourrit les fruits , les fleuves divins aax flots 
» bruyants, et la mer qui mugit sourdement. Le soleil, onl 
» toujours ouvert au fond de Téther, brille de tous ses feux. 
» Dégageons-nous de ces vapeurs humides qui nous envelop- 
» peut, et révélant nos formes immortelles, contemplons d'un 
» regard infini toute la surface de la terre *. > A force de s'éle- 
ver , la fantaisie a presque changé de nature ; elle est devenue 
ici de la plus haute poésie lyrique. Dans les Oiseaux j elle 
reste plus humble, mais elle n'est pas pour cela moins 
poétique. Dans la grâce ou dans la grandeur, le poète qui est 
chez Aristophane se révèle toujours. 

Ces exemples permettent de caractériser par contraste la 
fantaisie de Lucien. Dire qu'il n'y ait en elle aucune tendance 
poétique , ce serait manquer de mesure , mais cette tendance 
est aussi restreinte que possible, tandis que Tautre, celle qui 
procède uniquement de l'esprit, est prédominante. 

En général, les fictions de Lucien sont surtout ingénieuses 
et piquantes. Il a besoin, pour éclairer Micylle, le savetier, 
d'un sage aimable, très-instruit, fort au courant de sa pauvre 
vie et de ses habitudes quotidiennes ; il imagine de donner la 
parole à son coq. Notez que le coq, pour le petit peuple athé- 
nien, est l'animal domestique par excellence, l'ami du pauvTe ; 
il se nourrit de peu, il réveille son maître le matin, il l'égayé 
dans le jour par son va-et-vient perpétuel et par son chant. 
Ce sera le meilleur des confidents : car ni la maison ni le 
maître n'ont de secrets pour lui. Mais sous quel prétexte lui 
attribuer le don de la parole? Comment surtout en faire un 
sage ? Encore une ingénieuse fantaisie: Lucien fait intervenir 
la métempsycose. Le coq de Micylle a été homme, il a même 

1. Aristophane, .Vuées , v. 275-290. 



LA FANTAISIE CHEZ LUCIEN. 371 

été Pylhagore en personne. Une fois cette idée donnée, toute 
une série d^inventions faciles s'offrent d'elles-mêmes; il aura 
des existences antérieures à nous faire connaître, et par consé- 
quent bien des impressions à dire. Mais ce qui me frappe, c'est 
qu'en tout cela, le coté poétique, celui du rêve et du senti** 
ment, est presque entièrement négligé par Lucien. Certes, ce 
n'est pas ici l'occasion qui manque ; que de choses gracieuses 
ou touchantes ces souvenirs évoqués devant le naïf Micylle ne 
pouvaient-ils pas nous faire passer sous les yeux I Mais la 
pensée de Lucien est tournée ailleurs, et le vol de sa fantaisie 
n'est pas dans cette direction. C'est par l'esprit que son idée 
et son invention se développent, uniquement par l'esprit. 

La même chose est bien plus sensible encore dans V Histoire 
vraie. Nous avons là une chaîne d'événements presque indéfinie ; 
ces événements ne sont soumis à aucune loi ; ils ne visent même 
pas à une démonstration morale ou littéraire précise; c'est une 
parodie et un jeu , par conséquent tout y est à sa place. Nous y 
rencontrerions sans la moindre surprise un pira d'émotion çà et 
là tout à coté des bouffonneries , une échappée de poésie dans 
une description auprès des conceptions les plus drôles et les plus 
saugrenues. Ici encore , les occasions ne font pas défaut : il 
y a de tout dans ce récit , voyages sur mer , tempêtes , 
ascensions merveilleuses à travers l'espace , coups de vents 
prodigieux, visite à la lune, au soleil , excursions sous-marines, 
entretiens avec les morts , etc. Il n'en faudrait pas tant à 
Aristophane pourdonnerTessor à son instinct poétique. Lucien, 
il est vrai , fait de la prose ; mais qui voudrait soutenir que cet 
instinct soit exclu de tout ce qui est prose? S'il n'y a pas trace 
de poésie dans ï Histoire vraie, c'est que la fantaisie qui y 
règne est trop constamment spirituelle pour laisser place à autre 
chose qu'à l'esprit. 

Qu'il y ait là une lacune , je ne le nie pas ; mais voici la 
compensation. Si l'imagination de Lucien n'est qu'ingénieuse, 
elle l'est comme aucune autre peut-^tre ne l'a jamais été. Le 
voyage de V Histoire vraie est le modèle de tous ces voyages 



37i CHAPITRE DOUZIÈME. 

fantastiques avec lesquels Rabelais, Cyrano de Bergerac , Swift, 
Voltaire et quelques autres ont tant amusé leurs contemporains, 
sans parler de la postérité. Eh bien , ni les pérégrinations de 
Pantagruel , ni celles de Gulliver , ni les vopges étonnants de 
Micromégas ou de Candide , ne me paraissent comparables , 
comme invention d'aventures , au récit de Lucien. Il y a chez 
celui-ci une verve , une facilité , une abondance et un entrain 
qui tiennent du prodige. Avec lui , on est emporté , on passe , 
on touche à tout , on ne s'arrête nulle part. C'est une course à 
perdre haleine , et , ce qui est merveilleux , c'est que . malgré 
la rapidité , on voit tput distinctement et l'on s'amuse de tout. 
Il y a là un défilé de formes bizarres, des individus, des tribus, 
des peuples , des armées , et dans ces armées je ne sais combien 
de sortes de combattants , qui ne se ressemblent pas les uns 
aux autres, ou qui même ne ressemblent à rien de connu. Les 
incidents se succèdent avec une prodigalité inépuisable. Toute 
analyse étant ici impossible , je rappellerai seulement , pour 
raviver les souvenirs du lecteur et fixer ses impressions, comment 
dès les premières lignes le narrateur raconte son dépari. On 
peut dire qu'en lisant et en écoutant ce morceau , on assiste à 
l'invention même : on voit naître les circonstances, et cela avec 
une vivacité et une force d'imprévu vraiment éblouissantes : 

(( Parti des colonnes d'Hercule et lancé sur l'Océan occidental, 
» je naviguais vent arrière. Ce qui m'avait décidé à ce voyage , 
» c'était mon esprit inquiet et le désir de la nouveauté : je 
» voulais savoir quelle est la limite de l'Océan et quels sont les 
» hommes qui habitent au-delà. En conséquence , j'étais bien 
» approvisionné de vivres , j'avais pris de l'eau douce en 
abondance, et je m'étais adjoint cinquante compagnons de 
» mon âge , animés des mêmes sentiments que moi ; en outre , 
» je m'étais procuré quantité d'armes , et j'avais engagé à prix 
» d'or le meilleur des pilotes ; quant à mon vaisseau , — c'était 
» un fin voilier , — je l'avais équipé comme pour une longue 
» navigation. Pendant un jour et une nuit, nous eûmes un bon 
» vent , la terre était encore en vue , nous ne nous pressions 



LA FANTAISIE CHEZ LUCIEN. 373 

)) pas ; mais le second jour , au lever du soleil , le vent se mit à 
» fraîchir , la mer devint mauvaise , le brouillard nous 
» enveloppa , et il ne fut plus même possible de carguer la 
» voile. Alors cédant au vent et nous abandonnant à sa violence, 
» nous fûmes ballottés par la tempête pendant soixante-dix- 
)) neuf jours ; le quatre-vingtième , soudain le soleil brilla, et 
» nous aperçûmes à peu de distance une île élevée et couverte 
» de végétation , autour de laquelle il n'y avait pas un trop 
» grand mouvement des flots ; déjà en efiet le gros de la 
» tempête était passé. Nous abordons , nous descendons , et , 
» comme des gens épuisés par tant de fatigues et d'inquiétudes, 
» nous commençons par rester couchés à terre fort longtemps ; 
» puis nous nous levons, et choisissant trente d'entre nous pour 
)) garder le vaisseau , nous partons au nombre de vingt pour 
» explorer Tîle. A trois stades environ de la mer, dans une 
» forêt , nous voyons une colonne d'airain , sur laquelle étaient 
» des caractères grecs à demi effacés par le temps et à peine 
» lisibles ; l'inscription était ainsi conçue : C'est jusqu'ici 
» qu'Héraclès et Dionysos sont venus. Tout auprès , le rocher 
» portait deux empreintes de pas , l'une qui avait un plèthre 
» de long ("30 mètres environ) ^ l'autre plus petite ; je conjec- 
» turai que la petite était celle de Dionysos . et la grande celle 
» d'Héraclès ; nous voilà soudain prosternés devant ces traces , 
» et puis nous reprîmes notre chemin *. » 

Le récit , lui aussi , reprend son chemin ; il ne se plaît pas 
plus que le véridique explorateur aux longs arrêts. Le ton est 
donné ; il va se soutenir ainsi pendant deux livres. Dans les 
quelques lignes qui précèdent , nous avons vu un départ , des 
préparatifs , une tempête effroyable , une île inconnue , une 
inscription , une forêt , un miracle gravé sur pierre , un acte 
de dévotion , et déjà nous sommes repartis à la découverte. 
Cette allure est naturellement celle de la fantaisie de Lucien ; 
elle va toujours comme son vaisseau , oiptw TrvevjuuxTt , vent en 
poupe et droit devant elle. 

1. Histoire vraie, 5-7. 



874 CBAPITRE DOUZI&ME 



III. 



De l'ironie dans la fantaisie de Lucien. — La vraisemblance dans le fantas- 
tique. — Le sang-froid dans l'exagération. — Lucien et Swift. 

Si vif et si fuyant toutefois que soit cet esprit fantaisiste , il 
n'est pas impossible peut-^tre de saisir et d'indiquer le procédé 
ordinaire dont il use instinctivement. Nous avons vu déjà en 
mainte occasion combien l'ironie était naturelle à Lucien et avec 
quelle perfection inconsciente toutes ses facultés s'y accom- 
modaient. Sa fantaisie ne fait pas exception à cet ^rd ; je viens 
de dire qu'elle était toute faite d'esprit, et j'ajoute maintenant 
que cet esprit lui-même est presque tout fait d'ironie. C'est un 
genre de plaisanterie d'un effet bien sûr, que celui qui con^sta 
à traiter avec un sérieux apparent les choses les plus folles du 
monde. Il convient mieux que tout autre aux gens d'un esprit 
fin qui sont en même temps des écrivains habiles. Il faut en effet, 
pour y réussir complètement, deux qualités opposées : la verve, 
c'est-à-dire le don de l'invention plaisante, et l'observation de 
soi-même amenant avec elle le soin du détail. Ce qui nous fait 
rire , c'est précisément ce contraste amusant : un discoureur 
raisonnable , exact aux petites circonstances , attentif à être 
minutieusement vraisemblable dans ses explications , eî en sa 
compagnie je ne sais quel génie malin et capricieux qui fait le 
bouffon et qui se moque de nous. 

Lucien , je le dirai franchement , me paraît être le maître 
par excellence en ce genre. Nul , on vient de le \oir, n'est plus 
spirituel et plus gai dans l'invention ; mais nul aussi , on s'en 
souvient , n'est plus hnbile et plus maître de soi dans l'ex- 
pression. Il se saisit d'une donnée follement invraisemblable . 
et immédiatement , avec sa finesse et son naturel , le voilà «[ui 
aperçoit les mille liens délicats par lesquels on peut la rattacher 
à la réalité. II traite sa fantaisie en conteur , en observateur , il 
lui donne un air de vérité et de bonhomie ; autant Tidée est 



LA FANTAISIE CHEZ LUCIEN. 375 

extravagante , autant les détails sont justes et frappants. Je ne 
connais guère de récit plus joli en ce genre que Texposé fait 
par Ménippe à son ami de l'apprentissage auquel il a dû se 
soumettre avant de voler comme les oiseaux : 

« Si j'osai » , dit-il , « concevoir Tespérance de réussir dans 
» mon projet , ce fut d'abord à cause du grand désir que j'en 
» avais ; ensuite je me souvins du fabuliste Ésope , qui nous 
» a montré que le ciel était accessible non-seulement aux aigles 
» et aux escarbots , mais quelquefois même aux chameaux. 
» Toutefois, il me parut tout d'abord bien évident que je ne 
» réussirais jamais à me faire pousser des ailes sur le corps ; 
» landis qu'en m'adaptant celles d'un aigle ou d'un 
» vautour , — c'étaient les seules qui me semblassent assez 
» grandes pour un homme , — je devais mener à bien mon 
» projet, selon toute apparence. Je pris donc deux oiseaux de 
» cette sorte ; je coupai à l'aigle son aile droite , au vautour son 
» aile gauche ; je les réunis par un système de liens, je les fixai 
» à mes épaules au moyen de courroies solides , et j'adaptai à 
» l'extrémité de chacune d'elles une poignée pour y passer les 
» mains. Ainsi équipé , je- fis un premier essai de mes forces 
» en m'élançant comme pour sauter en l'air, et , grâce à la 
» manœuvre de mes bras , je m'en allai en voletant comme les 
» canards, presque au ras du sol , touchant terre de la pointe 
» des pieds tout en me soulevant avec mes ailes. Cette tentative 
» ayant réussi , je me risquai à une épreuve plus hasardeuse : 
» je montai sur l'Acropole , et de là je me laissai aller dans le 
» vide, de façon à descendre dans le théâtre. Après le succès de 
» cette descente, je ne rêvai plus que hauteurs et espaces entre 
» ciel et terre; je me mis alors à prendre mon essor des sommets 
» du Parnès ou de l'Hymette, et je volai ainsi jusqu'à Gerania, 
» puis de là je remontai vers l'Acrocorinthe , et ensuite 
» par-dessus les monts Pholoé , par-dessus l'Érymanthe , 
» jusqu'au Taygète. Alors, déjà exercé dans mon art audacieux, 
)) sûr de moi et devenu désormais un homme de haut vol , je 
» ne comptai plus pour rien ces hardiesses d'oiseau novice ; je 



376 CHAPITRE DOUZIÈME. 

» monlai sur TOlympe , et , ayant pris avec moi le moins de 
» vivres possible pour ne pas me charger , je m'envolai enfin 
» tout droit vers le ciel. Tout d'abord Timmensité du vide me 
» donnait bien un peu le vertige , mais bientôt je m'y habituai 
» et je n'en fus plus incommodé. Lorsque je me trouvai à la 
» hauteur de la lune , après avoir dépassé de beaucoup les 
» nuages , j'éprouvai cependant quelque fatigue , surtout du 
D côté gauche , dans mon aile de vautour. Je m'approchai donc 
» de la lune , et je m'y assis pour me reposer, tout en regardant 
)> de loin la terre à mes pieds. Semblable au Zeus d'Homère , 
» je portais ma vue tantôt vers les Thraces dompteurs de 
» chevaux, tantôt vers la Mysie, et l'instant d'après, si l'envie 
» m'en prenait , vers la Grèce, la Perse et les Indes. C'était un 
» spectacle si varié et si agréable, que je ne pouvais m'en 



» rassasier * . » 



Cette façon de conter, si ingénieuse et si drôle en même 
temps, n'est pas toujours de saison ; en outre, elle (inirait, 
comme toute chose, par fatiguer ; aussi l'ironie fantaisiste de 
Lucien a-t-elle d'autres ressources. On peut se moquer de son 
sujet et de son lecteur sans l'avouer, comme nous venons de 
le voir; mais on peut également le faire et le dire, ce qui n'est 
pas moins amusant. « Je raconte, » écrit-il au début de V His- 
toire vraie, « des choses que je n'ai pas vues, qui ne me sont 
» pas arriM'es, et sur lesquelles je n'ai jamais recueilli aucuu 
») It'moignage, des choses qui ne sont pas et qui ne peu\ent 
»elre; c'est pourquoi les lecteurs sont prévenus qu'ils ne doi- 
» vent pas en croire un seul mot*. » En apparence, il n'y a point 
là do dissimulation ; il est impossible de déclarer plus ouver- 
tement à son public qu'on se propose de lui conter force bali- 
vernes et rien de plus. Mais l'ironie consiste dans la tranquille 
assurance avec laquelle le narrateur, une fois entré dans son 
rôle, vous lance à la télé les plus colossales exagérations. S'il 



1. Icaroménippe , 10. Il 
.?. Histoire vraie , 4. 



LA FANTAISIE CHEZ LUCIEN. 377 

y a des hâbleurs qui s^échauffent l'imagination en vous élalant 
leurs merveilles fictives , Lucien n'est pas de leur espèce. Il 
a un sang-froid imperturbable, tandis qu'il invente. Cela ne 
veut pas dire qu'il ne s'amuse pas lui-même de ses histoires ; 
il y prend plaisir assurément autant que nous, mais il ne s'en 
grise pas le moins du monde. Le sceptique malin est là derrière 
ce conteur étonnant; on l'aperçoit distinctement, et il ne 
demande pas mieux que d'être aperçu ; mais cela ne l'empêche 
pas de débiter toutes ses énormités avec le même laisser-aller 
apparent : c'est une sorte de gageure. Tout à l'heure, l'écri- 
vain semblait vouloir nous faciliter notre rôle de dupes volon- 
taires ; nous avions consenti à nous associer à sa fantaisie, et 
lui, en retour, il la rendait aussi vraisemblable que pos.<;ible, 
afin de nous aider à nous en amuser ; il se moquait de nous 
incontestablement, mais il s'en moquait avec finesse. A présent, 
son ironie a changé de caractère; elle le prend de haut avec 
nous ; et puisque nous voulons bien nous faire enfants, elle 
nous traite résolument comme tels. Vous aimez les merveilles, 
vous en aurez. 

a Comme nous naviguionsdepuis deux jours sur une mer calme, 
» voici qu'au matin du troisième, quand le soleil se levait, tout à 
» coup nous apercevons autour de nous des monstres marins en 
» quantité ; parmi eux, il y en avait un qui les dépassait tous : 
» il mesurait environ quinze cents stades de longueur*. Il 
» s'avançait sur nous la gueule ouverte, et devant lui, à une 
» grande distance, il soulevait les vagues , qui tourbillonnaient 
» ensuite sur ses flancs en le couvrant d'écume. Ses dents étaient 
» bien plus longues que les emblèmes phalliques qu'on voit 
» chez nous, elles étaient toutes aiguisées comme des épieux 
» et blanches comme l'ivoire. A cette vue , nous nous disions 
» les uns aux autres un dernier adieu, et, nous tenant 
» embrassés, nous attendions. Et déjà le monstre était là ; il 



1. Un peu moins de 300 kilomètres; il n'était gaère plas long qae le 
Péloponèse. 



378 CHAPITRE DOUZIÉMB. 

» Qous avale avec notre vaisseau et nous engloutit d'un seul 
» coup ; heureusement, il n'eut pas le temps de nous broyer 
» entre ses dents ; le vaisseau fila trop vite dans les interstices 
et fut entraîné tout au fond. Au premier instant, quand ooos 
» fûmes dans Tintérieur de Tanimal, tout était noir et nous n'y 
» voyions goutte ; mais bientôt il ouvrit sa gueule, et alors 
» nous aperçûmes une vaste cavité, aussi large que haute, qui 
» aurait pu contenir toute une ville bien peuplée. Il y avait là 
j» de petits poissons et quantité d'animaux de toute sorte mis en 
1) pièces, des voiles de vaisseaux, des ancres, des ossements 
» humains, des ballots de marchandises, et, tout au milieu, de la 
» terre formant des tertres ; sans doute, c'était un dépôt prove- 
x> nant de Teau bourbeuse qu'il avait avalée. Sur ces tertres, on 
» voyait une riche végétation, des arbres de toute espèce, des 
» légumes, le tout paraissant fort bien cultivé ; j'évaluai le 
» tour de cette terre à environ deux cent quarante stades < ; 
» on y voyait des oiseaux de mer, des mouettes et des alcyons, 
» qui nichaient sur les arbres '. » 

Cette fantaisie ironique de Lucien , tantôt large et exubé- 
rante , comme dans c^ morceau , tantôt fine , comme nous 
Tavons vue ailleurs, ne se retrouve chez ses imitateurs qu'avec 
des caractères assez différents. Chez Rabelais, elle est tellement 
surchargée parfois et si incohérente en général, que la confor- 
mité première disparaît en fait dans les détails. Chez Voltaire, 
elle est au contraire alerte et dégagée ; mais par là même, elle 
semble un peu maigre à côté de celle de l'écrivain grec. S^^ifl 
est peut-être celui qui ressemble le plus à Lucien. Il serait 
curieux littérairement de comparer les récils de Gulliver à ceux 
dont je viens de citer quelques passages. Outre la ressemblance 
générale du [)rocédé, celle des deux génies n'est pas moins 
apparente. L'ironie leur est commune à tous les deux, et chez 
tous deux on la trouve sous la double forme que j'ai signalée. 



I. «juarante-quatre kilomètres. 



LA FANTAISIE CHEZ LUCIEN. 879 

Smil n'aime pas moins que Lucien à broder sur une invention 
paradoxale une infinité de détails vrais, et , d'autre part , il se 
plaît autant que lui dans Toccasion à défier toutes les complai- 
sances d'imagination du lecteur par l'entassement des plus 
étonnantes exagérations. Qu'on se rappelle dans le premier 
genre le merveilleux récit du réveil de Gulliver à Lilliput, ainsi 
que les scènes qui suivent immédiatement, et dans le second la 
description du pays des Géants. Seulement l'écrivain anglais a 
plus de flegme et de parti pris ; il y a quelque chose de plus 
voulu dans sa fantaisie, et par suite elle a moins de charme et 
de variété. Lucien est un Syrien et un Grec, double raison 
pour que la mobilité et la grâce lui soient naturelles. 



IV. 



Légèreté et élégance des créations de la fantaisie chez Lucien. 

Il résulte presque nécessairement des observations qui vien- 
nent d'être faites , qu'une chose doit manquer à toutes les 
créations de la fantaisie chez Lucien : cette chose, c'est la 
force de conception. Comment se pourrait-il que cette imagi- 
nation si vive, si volage, si brusque dans ses mouvements et 
ses écarts, fût capable de se concentrer sur quoi que ce soit ? 
Et à supposer qu'elle prît le temps de façonner quelque chose, 
qu'y mettrait-elle? Rien que de l'esprit, puisque c'est de cela 
seulement qu'elle dispose ; mais quelle consistance peut-on 
bien avoir, lorsqu'on n'est fait que d'esprit? 

Qu'on me permette ici un rapprochement. Il s'agit de mettre 
en présence deux armées fantastiques ; je prends l'une dans 
y Histoire vraie de Lucien, et l'autre dans le Pantagruel de 
Rabelais. 

Voici d'abord l'armée imaginée par Lucien ; c'est celle du 
roi Endymion, dont les états sont dans la lune ; il va sans dire 
(|u'elle est toute composée de combattants aériens : — « Déjà 



380 CHAPITRE DOUZIÈME. 

» les vedettes annonçaient l'approche des ennemis. Endymion 
» avait un million de soldats ; je ne parle pas des porteurs, des 
» machinistes , des fantassins ni des alliés. Huit cent mille d'en- 
» treeux étaient montés sur des Ailes-de-légumes. On appelle 
» ainsi une sorte d'oiseau gigantesque , qui, au lieu de plumes, 
» a par tout le corps des tiges de légumes et, en guise d'ailes, 
» quelque chose qui ressemble fort à d'immenses feuilles de 
» laitue. En outre , il mit encore en bataille les Jeteurs-de- 
)> milletet les Lanceurs-de-gousses. Du nord, il lui vint cooune 
» alliés trente mille archers Chevaucheurs-de-puces et cin- 
» quanle mille Coureurs-aériens. Les Chevaucheurs-de-puces 
» sont montés sur des puces monstrueuses, d'où leur vient le 
» nom qu'ils portent; chacune de ces puces est aussi grosse 
» que douze de nos éléphants. Quant aux Coureurs-aériens, 
» ils vont à pied, mais ils peuvent au besoin s'élever dans les 
»airs sans ailes; pour cela, ils sont vêtus de longues robes 
p flottantes ; ils laissent le vent s'y engouffrer, et ils sont alors 
» emportés comme un vaisseau qui obéit à l'impulsion de ses 
» voiles * . j) 

Tous les corps d'armée sont ainsi décrits les uns après les 
autres, puis ceux des ennemis. De part et d'autre, les combat- 
tants sont innombrables ; mais, à vrai dire, ce sont moins des 
élres \ivants que des noms ingénieusement composés. Une 
combinaison spirituelle et imprévue constitue toute leur exis- 
tence. L'auteur ne s'attache pas à eux ; il ne les décrit point a 
proprement parler, sinon d'un trait lapide et ténu; il n'a pas le 
temps de les mettre en pied. Ce sont de purs jeux d'esprit, 
des caprices d'imagination, transformés, non en vrais person- 
nages, mais en simples figurants, (jui défilent devant nous en 
toute hâte. 

Tout autre est l'armée de Rabelais. Les guerriers qui la com- 
posent ne sont pas moins fantastiques que c^ux de Lucien, 
mais ils ont une réalité vigoureuse qui manque à ceux-ci. 

I. Histoire vraie , I, 13. 



LA FANTAISIE CHEZ LUCIEN. 38t 

Évidemment le procédé de l'écrivain français diffère beaucoup 
de celui de Técrivain grec. Lucien laisse flotter sa fantaisie, 
Rabelais exige davantage de la sienne ; au lieu de se contenter 
d'un premier trait , il achève à loisir son dessin; ce n'est 
plus seulement une esquisse ni même un simple crayon ; il y 
a des ombres et des couleurs, des reliefs et des arrière-plans ; 
par suite, la bouffonnerie prend une force étrange. Ses inven- 
tions grotesques ont quelque chose de robuste ; ses descriptions 
extravagantes nous frappent plus encore qu'elles ne nous 
surprennent : 

« Adoncques se lève Pantagruel de table, pour descouvrir 
» hors la touche de bois : puis soudain retourne, et nous assure 
» avoir à gauche descouvert une embuscade d'Andouilles far- 
» felues, et du coté droit , à demi lieue loing de là, un gros 
)t> bataillon d'autres puissantes et gigantales Andouilles le long 
» d'une petite colline, furieusement en bataille marchants vers 
» nous, au son des vèzes et piboles, des gogues et des vessies, 
» des joyeux fifres et tabours, des trompettes et clairons. Par 
» la conjecture de soixante et dix-huit enseignes qu'il y comp- 
» tait, estimions leur nombre n'estre moindre de soixante et 
» deux mille. L'ordre qu'elles tenaient, leur fier marcher et 
» faces assurées nous faisaient croire que ce n'étaient Frique- 
» nelles, mais vieilles Andouilles de guerre. Par les premières 
» filières, jusque près les enseignes, étaient toutes armées à 
» haut appareil, avecques picques petites, comme nous sem- 
» blait de loing, toutefois bien pointues et acérées. Sur les 
/) ailes étaient flanquées d'un grand nombre de Boudins syl- 
» vatiques, de Godiveaulx massifs, et Saulcissons à cheval, tous 
» de belle taille, gens insulaires, bandoUiers et farouches ^ » 

Qu'on remplace , dans cette description , ces combattants 
rabelaisiens et pantagruéliques par de vrais soldats, et qu'on 
dise si jamais historien a représenté d'une manière plus 
saisissante la marche d'une redoutable infanterie. Il y a 

1. Pantagruel, IV, 36. 



aSt CHAPITRE DOUZIÈME. 

là (les mots et des traits descriptifs, des tours de phrase 
même qui sont d'un effet surprenant. Ce bruit de tous les 
instruments éclatant à la fois , ces mines assurées , cette 
« furieuse marche en bataille », tout cela , si l'on pouvait un 
instant le prendre au sérieux, produirait une impression extra- 
ordinaire. La bouffonnerie l'emporte et empêche qu'on ne 
s'arrête à autre chose ; mais la puissance descriptive n'en est 
pas moins remarquable. 

Voilà une manière qui fait étrangement contraste avec celle 
de Lucien. En fait, il y a là deux tendances opposées. D'un 
côté une imagination singulièrement forte, mais plus matérielle, 
plus lourde, et, pour ainsi dire, plus chamelle ; de l'autre, 
une fantaisie ailée et comme aérienne, volant joyeusement dans 
un rayon de lumière, une fantaisie tout éclairée, toute trans- 
parente , au corps mince et diaphane , effleurant vivement la 
réalité sans s'y tremper, et semant sur les choses auxquelles 
elle touche Fesprit et la gaieté comme la poussière d'or étin- 
celante de ses ailes. 

Est-ce en cela seulement que ces deux sortes d'imagination 
diffèrent? Non; il y a encore entre elles une autre dissemblance 
remarquable. L'esprit rabelaisien ne se soucie point de grâce 
ni de beauté ; il est grossier par goût et par instinct, et il Test 
avec délices. Ce qu'il ignore le plus, c'est l'élégance ; or c'est 
là tout justement ce qui est le plus naturel à la fantaisie de 
Lucien. A coup sûr, je ne prétends pas que celle-ci soit sévère ni 
qu'elle garde une grande retenue dans ses propos; j'admets 
qu'elle est fort libre ; je conviens même, si l'on veut, que 
cette liberté peut toucher parfois à la licence ; mais ce que je 
dois dire à sa louange, c'est que la grossièreté lui est antipa- 
thique et qu'elle ne se plaît jamais à ce qui est vraiment laid. 
A cet égard, il ne me semble pas qu'aucune des inventions 
de Lucien fasse exception. Il y en a de toutes les sortes, 
mais il n'y en a point de répugnantes. Ce n'est pas à 
un sentiment de réserve de sa part qu'il faut faire honneur 
de cela, c'est à son goût. La preuve en est qu'il s'éloigne 



LA FANTAISIE CHEZ LUCIEN. 383 

aussi naturellement de ce qui est trop bizarre que de ce qui 
est grossier. Parmi tous les êtres fantastiques qu'il a crée's, 
il n'y a pas un monstre, au sens populaire de ce mot. S'il crée 
des formes nouvelles en assemblant des éléments disparates, 
il a soin de les fondre si habilement qu'elles agréent toujours 
à l'imagination. Qu'on en juge par la description des vignes 
vivantes dans V Histoire vraie : 

« Nous traversons le fleuve à l'endroit où il était guéable, et 
nous nous trouvons tout à coup en présence d'un vignoble mer- 
» veilleux. Chacune de ces vignes sortait de terre sous la forme 
» d'un cep vigoureux et couvert d'une abondante végétation ; 
» mais plus haut , c'étaient autant de femmes, qui offraient à 
«partir des flancs toute la perfection de lignes imaginable. C'est 
» à peu près ainsi que les peintres nous représentent Daphné en 
» train de se changer en laurier au moment où Apollon la saisit. 
» De l'extrémité de leurs doigts naissaient des rameaux qui 
» étaient chargés de raisins ; leur chevelure également était 
» formée de jeunes pousses enroulées sur elles-mêmes , de 
» feuilles et de grappes. Lorsque nous approchâmes, elles se 
» mirent à nous saluer, en nous parlant les unes en lydien , les 
» autres en indien, la plupart en grec. En même temps, elles 
n nous baisaient sur la bouche, et celui qui recevait ce baiser 
» était soudain ivre et perdait la tête *. » 

Je ne sais si je m'abuse, mais je trouve dans ces quel- 
ques lignes un mélange d'esprit, de grâce et de voluptueuse 
élégance, dont la finesse me paraît tout hellénique. 

C'est sur celte réflexion que je veux terminer. Par toutes les 
idées que ce mot d'hellénique éveille en nous, et en tant qu'il 
implique une facilité brillante, bien que discrète, une combi- 
naison heureuse et toute particulière de qualités vives et char- 
mantes, spontanéité, grâce, réflexion, élégance et naturel, il 
peut servir à caractériser la fantaisie de Lucien. Celle-ci en 
effet est bien hellénique en ce sens ; elle l'est autant que celle 



1. Histoire vraie, I, 8. 



384 CHAPITRE DOUZIÈME. 

d'Aristophane, dont elle procède. Seulement Tune appartient à 
la pleine maturité du génie grec, l'autre à un âge plus avancé. 
Il n'est pas étonnant que la différence des temps se fasse sentir 
chez les deux écrivains à côté de celle des genres que nous 
avons signalée plus haut. La fantaisie de Lucien s'est révélée 
par une sorte de floraison inattendue en un temps où la sève du 
génie grec semblait épuisée. Elle ne pouvait avoir ni la fraî- 
cheur ni les couleurs inimitables des fleurs qui naissent dans 
leur saison. Ce qui est vraiment remarquable, c'est que les 
dons naturels de l'écrivain aient pu prévaloir dans une ausd 
large mesure sur les influences défavorables qu'il eut à subir. 
Qu'il y ait de l'artifice chez lui, et que cet artifice soit un peu 
scolaire parfois, cela est incontestable ; mais ce qui ne l'est pas 
moins, c est que le naturel l'emporte de beaucoup sur l'imita- 
tion, c'est que la liberté de l'esprit subsiste et se manifeste à 
chaque instant avec un charme tout original. On est vraiment 
émerveillé devoir, dans un siècle où l'invention littéraire était 
devenue si étroite et si pauvre, une imagination gardant encore 
cet élan et cette indépendance , si active , si novatrice , si 
hardie, et si confiante dans son instinct. Un tel fait ne s'expli- 
querait pas complètement si l'on ne songeait à l'origine syrienne 
de Lucien. Il a eu beau se faire Grec autant et plus qu'aucun 
de ses contemporains, le rayon du soleil d'Orient qui était en 
lui n'a pas été éteint; c'est sa lumière, si je ne me trompe, 
que nous voyons encore resplendir si gaiement dans toutes les 
œuvres dont nous avons parlé. 



CHAPITRE XIII 



DERNIER JUGEMENT SUR LUCIEN. 



I. 



Valeur philosophique et valeur littéraire de Tœnvre de Lucien. 

Il est temps de donner une conclusion à cette trop longue 
étude. L'examen attentif que nous avons essayé de faire de cette 
quantité considérable d'ouvrages ne peut être considéré comme 
sérieusement profitable, que s'il nous a mis en état de porter 
maintenant un jugement motivé sur l'ensemble de l'œuvre. 
Nous avons donc à nous demander en finissant ce qu'elle vaut, 
au point de vue philosophique et au point de vue littéraire , 
quelle infiuence elle a exercée jusqu'ici , et enfin quelle est 
celle qu'elle peut exercer encore utilement dans l'avenir. Je vais 
répondre très-brièvement à ces trois questions. 

Et tout d'abord , si Ton cherche quelles sont en somme les 
idées neuves que Lucien a produites ou mises en lumière , il 
faut reconnaître qu'il n'a jamais eu ni l'ambition ni la prétention 
de découvrir des vérités ignorées ou difficiles à discerner. En 
morale , en religion , en littérature , partout en un mot où 
s'est portée son activité , il s'est assigné à lui-même le rôle 
modeste de défenseur du sens commun . Ne s'étant jamais engagé 
dans aucune recherche , il est à l'abri du reproche de n'avoir 
abouti à aucune découverte. 

25 



386 CHAPITRB TREIZIEME. 

Mais on peat servir rhumanité tout aussi bien en rétrécissant 
le cercle de ses idées fausses qu'en étendant celui de ses idées 
vraies. S'il y a dans Tordre moral des destructions regrettables , 
il y en a d'autres qui sont fécondes ; et lorsqu'un écrivain a 
contribué à celles-ci dans la mesure de son talent , il serait 
profondément injuste de tenir ses efforts pour infrnctaeax , 
sous prétexte qu'il n'a rien édifié. J'ai dit ailleurs pourquoi je 
pensais que l'influence immédiate de Lucien , dans Técroule^ 
ment du polythéisme païen , avait été infiniment petite. Mais ce 
serait , selon moi, restreindre singulièrement le rôle des esprits 
supérieurs qui suniventde siècle en siècle aux transformations 
des sociétés, que de mesurer leur puissance à l'action qu'ils ont 
exercée sur quelques générations. En réalité , si l'on veut être 
équitable , il faut voir les choses de plus haut. Les ouvrages 
consacrés par le temps deviennent en quelque sorte une partie 
de la pensée humaine. Plus ils vieillissent, plus ce qu'ils con- 
tiennent de vérité se dégage de la forme trop particulière qu'elle 
avait reçue d'abord pour laisser voir par où elle s'approprie 
aux tendances indestructibles de notre esprit. Or il est incontes- 
table qu'il y a dans l'homme comme un conflit perpétuel entre 
une disposition prudente et positive qui le porte à ne croire que 
son expérience, à douter de tout ce qui dépasse la raison 
commune, et une autre disposition toute contraire, qui le rend 
avide d'aftirmalions légères et mer\eilleuses. Ces deux dis- 
positions ont leur raison d'être , et il est nécessaire qu'elles se 
fassent équilibre mutuellement. Si l'esprit humain était trop 
sceptique , il n'irait jamais en avant : s'il était trop croyant . 
il se perdrait dans le rêve. C'est donc lui rendre senice que de 
le prémunir contre l'excès de ces tendances opposées. Lucien 
est nn des écrivains qui ont le plus fait pour fortifier la résistance 
de la raison aux élans irréfléchis de la crédulité. Venu en un 
temps où une des formes les plus brillantes de la croyance 
humaine touchait à sa ruine , il a eu le mérite de faire sentir si 
nettement et si fortement le ridicule qui était en elle , que ses 
critiques sont restées , bien après qu'elle-même avait disparu , 



DERNIER JUGEMENT SUR LUCIEN. 381 

comme un avertissement mémorable, propre à tenir rhumanilé 
en garde contre les illusions séduisantes du sentiment et contre 
les mirages de l'imagination. A coup sûr , si Lucien n'avait pas 
écrit, le polythéisme hellénique aurait succombé tout de même, 
et sa chute définitive n'eût pas été retardée d'un seul instant. 
Le mérite de Lucien n'est pas de l'avoir renversé , chose qui 
s'est faite en dehors de lui, mais d'avoir rendu ce renversement 
plus profitable , en lui donnant par avance le caractère d'une 
grande victoire de la raison et de la vérité. 

J'ajoute même que s'il a obtenu ce résultat sans recourir à la 
science qu'il ignorait et qu'il dédaignait , c'est peut-être là en 
définitive une raison de plus pour applaudir à son œuvre. 
D'autres ont donné à l'esprit humain l'appui des fortes méthodes, 
et il n'est plus à craindre , ce me semble, qu'elles lui fassent 
jamais défaut. Mais après tout , si excellentes qu'elles soient , 
elles ont leurs lenteurs et leurs insuffisances. N'est-il pas 
opportun qu'en face de certaines extravagances, il y ait en nous 
un instinct de bon sens qui se révolte immédiatement? Et si la 
crédulité a sa spontanéité à elle , quelquefois utile , ne devons- 
nous pas désirer que la défiance ait aussi la sienne ? Tout ce livre 
a pu montrer quels encouragements l'œuvre de Lucien a donnés 
à l'instinct dont je parle. 

Là est , selon moi , sa grande valeur au point de vue 
philosophique. Qu'il s'agisse de morale , de religion ou de 
littérature , ce qu'il dit et répète peut se résumer ainsi : Défiez- 
vous de ce qui est brillant; mettez un frein à ce goût du 
nouveau et de l'extraordinaire , qui fait tant de dupes par le 
monde ; soyez persuadés qu'en toutes choses la vérité est plus 
simple que l'erreur ; aimez à voir clair ; tenez-vous toujours le 
plus près possible du sens commun , et craignez par-dessus 
tout de le contrarier , car il aura son jour et il se vengera par 
le ridicule. Que cette façon de voir soit d'ailleurs chez Lucien 
un peu étroite et souvent exclusive , nous l'avons avoué sans 
difficulté ; mais quel est le bon conseiller qui n'ait le tort 
d'abonder à l'excès dans son sentiment ? 



388 CHAPITRE TREIZIÈME. 

Quant à la valeur littéraire des ouvrages de Lucien , elle est 
plus évidente encore que leur valeur philosophique. La seule 
chose qui pourrait faire qu'on la méconnût , ce serait de 
l'exagérer en lui attribuant des mérites qui ne sont pas les siens. 
Lucien n'est pas un classique dans la grande acception du mot, 
en ce sens que chez lui nous ne trouvons réalisée dans aucune 
œuvre cette suprême perfection qui résulte à la fois des dons 
naturels du génie et d'un effort soutenu de la réflexion. Son 
esprit est léger , et tout ce qu'il crée l'est aussi. Le mot 
d'admiration s'appliquerait mal aux sentiments qu'il inspire. 
Non , il n'y a rien d'admirable chez Lucien , sinon cette 
étonnante variété de facultés qui fait que tout en lui est charmant: 
la netteté du bon sens alliée à la grâce de l'imagination, 
la fantaisie se jouant dans la satire , une invention étonnant- 
ment riche et facile au service d'une intelligence droite et 
saine , tout ce qu'il y a de plus (in , de plus piquant , de plus 
imprévu dans la moquerie , et en même temps , sous cette 
moquerie , une sorte de gravité qui saisit l'attention , quelque 
chose qui fait penser, qui excite l'esprit , enfin et surtout ce je 
ne sais quoi de mordant que l'on sent partout et qu'il est 
impossible de définir. Conteur attachant ju^ue dans les plus 
folles invraisemblances, raisonneur hardi et plein de ressources, 
accusateur véhément , apologiste moqueur et ingénieux, Lucien 
est tout cela à la fois dans la satire. Discours ou dialogues , 
lettres ou narrations , toutes les formes lui sont bonnes : quelle 
que soit celle qu'il emploie , il y reste libre ; il s'en sert en 
maître et ne s'y asservit jamais. Le drame lui-même , si 
exigeant de sa nature, est un moyen pour lui, mais non une loi. 
Il le mène comme il l'entend , il le plie à ses caprices , tantôt 
docile en apparence à ses règles , afin de profiter des avantages 
qu'elles lui offrent, tantôt audacieusement insouciant de tout ce 
qui le gène , jetant ses idées et ses sentiments , ses expressions 
mêmes et ses jeux d'esprit au travers des discours de ses 
personnages. En tout , sa personnalité hardie et ironique 
apparaît. Il faut qu'elle se fasse jour à tout prix ; elle n'admet 



DERNIER JUGEMENT SUR LUCIEN. 389 

pas que rien l'arréle ou la dissimule au public contre son gré. 
Par là , Lucien est en quelque sorte le type du pamphlétaire. 
Ni orateur , ni philosophe , ni poète au sens précis de chacun 
de ces mots, il unit à sa façon tout ce qu'ils contiennent 
d'original dans la mesure où la satire en prose le comporte, et 
il en fait quelque chose qui , je le répète , n'a rien de ce qu'on 
appelle proprement perfection , mais qui est excellent. 



II. 



Lucien dans l'antiquité , au moyen âge et dans les temps modernes. 

Avec des qualités si rares et si séduisantes, Lucien ne pouvait 
manquer de plaire en tout temps; mais il s'en faut de beau- 
coup qu'en tout temps aussi il ait été également compris. Ce 
serait un travail intéressant et qui ne contribuerait pas peu à 
éclairer la critique dans l'appréciation de ses œuvres, que d'en 
suivre en quelque sorte la destinée à travers l'histoire, en 
recueillant minutieusement les jugements et les imitations 
qu'elles ont suscités. Mais l'étendue de cette enquête suffirait 
à me détourner de l'entreprendre ici, alors même que je serais 
moins effrayé de tout ce qu'elle exigerait de science et de 
recherche. Qu'il me soit permis d'indiquer en quelques traits 
seulement ce que je crois entrevoir des résultats auxquels elle 
conduirait. 

Il ne me semble pas que Lucien ait été généralement estimé 
à sa juste valeur dans les deux siècles qui suivirent immédia- 
tement sa mort et que nous avons l'habitude d'attribuer encore 
à l'antiquité. Les païens durent peu l'aimer, dans un temps où 
ils sentaient leurs traditions de jour en jour plus menacées ; 
car il avait fourni, volontairement ou non, des armes à leurs 
adversaires. Je m'explique ainsi le silence de Philostrate sur 
son nom et sur ses œuvres. Quant aux chrétiens, ils pouvaient 
bien profiter de son esprit et peut-être lui emprunter ses épi- 



390 CHAPITRE TREIZIEME. 

grammes, mais on comprend assez pour quelles raisons il leur 
élaitimpossible de se montrer sympathiques à ses tendances 
essentielles. Il résulte de là tout naturellement que durant 
toute cette période, où la lutte des deux religions fut la grande 
affaire du monde , Lucien ne put être complètement goûté 
d'aucun des deux partis. Seuls, quelques libres esprits, qui se 
tenaient en dehors de cette rivalité des croyances, furent sans 
doute alors en état d'entrer sans arrière-pensée dans ses senti- 
ments. Mais ceux-là n'étaient qu'un petit nombre, dispersés 
d'ailleurs et silencieux. 

Au moyen âge, il n'en fut plus de même. Une fois victorieux, 
le christianisme devint l'arbitre des réputations païennes. Or, 
à l'égard de Lucien, il éprouvait deux sentiments contradic- 
toires. D'un côté, il détestait en lui l'épicurien , l'incrédule qui 
avait même en quelques circonstances parlé irrévérencieusement 
de ce qu'il tenait pour sacré ; de l'autre, il approuvait Tennemi 
des dieux tombés, le satirique qui avait tourné l'Olympe en 
dérision, et il acceptait aussi avec faveur certaines vues du 
moraliste, notamment sa façon de juger les biens de la vie au 
point de vue de la mort. Ces deux sentiments opposés se font 
jour dans les commentaires des scoliastes byzantins. Ils traitent 
Lucien d'athée, ils l'injurient , ils le signalent comme un 
menteur et un blasphémateur ; mais en même temps, ils 
réludient, et ils cherchent à profiter de ce qu'il leur parait 
avoir d'excellent. Les imitations de quehjues-uns de ses dialo- 
gues, qui nous sont parvenues, attestent combien ses œuvres 
furent alors lues et admirées *. Mais il suffit d'y jeter les yeux 
pour remarquer aussi à quel point cette imitation est restée 
purement extérieure. On lui emprunte une forme ingénieuse, 

I. Sur ces imitatious , voyez Xotices et extraits des manuscrits de U 
fîi6/iof/i*V/ue nationale, t. VIII, \k 128 et t. VII. p. \!h. On y trouvera deux 
dialogues, également mauvais Tnu et l'autre, et intitulés l'un Béuv ?ro20i; 
TtoirtTi7.ltv xat 7ro).iTixâ»v , l'autre Tepapicjy. D'après la notice de M. Ha&e, 
le Timarion e^t du xii* siècle ; M. Hase signale deux autres imitations ana- 
logues qui lui semblent être du xiv» ou du xv« siècle . et dit en avoir reconnu 
jusi^u'ii douze dans les manuscrits de la Bibliothèque nationale. 



DKRNIER JUGEMENT SUR LUCIEN. 891 

un arlificô liltéraire qui plait. Ce sont des jeux médiocres de 
lettrés, que n'anime aucun souffle de vie. 

11 faut arriver jusqu'aux temps de la Renaissance pour 
voir apparaître dans tout son éclat la gloire de Lucien. Alors 
seulement, c'est à la fois comme écrivain et comme penseur, 
pour son style et pour la hardiesse de son esprit, qu'il est lu, 
admiré et imité. On remplirait des pages à énumérer et à faire 
connaître , même rapidement , tout ce qui s'inspire de lui au 
quinzième et au seizième siècles. Depuis Boïardo, qui compose, 
à la fm du quinzième siècle, une comédie de Timon d'après 
le dialogue du même nom, jusqu'à Vanini qui publie au com- 
mencement du dix-septième , ses dialogues épicuriens sur les 
Secrets merveilleux de la nature, la liste est longue de ceux 
qui, pendant ces deux cents ans, ont été redevables à l'écrivain 
grec. Entre tous les autres, Érasme a droit d'être mentionné. 
Non-seulement il traduisait en latin, avec le concours de 
Thomas Morus, un bon nombre des œuvres de Lucien, mais ce 
qui valait mieux encore, il se montrait dans ses propres ouvrages 
l'héritier de son esprit. V Éloge de la folie est peut-être, 
entre toutes les satires modernes, celle dont Lucien aurait le 
plus volontiers consenti à se faire honneur. En réalité, c'est de 
la Renaissance que date son influence dans le monde. Venu 
trop tard dans l'antiquité pour s'y faire sa place, il avait dû 
attendre que l'intelligence humaine reprit son plein essor , 
pour oC/Cuper le rang qui lui était dû. C'était beaucoup déjà 
que le moyen âge l'eût laissé vivre. Mais quelle affinité sérieuse 
et profonde pouvait-il y avoir entre des Grecs de Byzance, 
attachés à leurs discussions théologiques, et le sceptique écrivain 
que nous connaissons? Au contraire, à mesure que l'esprit 
moderne se reprenait à élever plus ou moins ouvertement ses 
protestations et ses doutes, qui était plus apte que lui à lui 
donner l'exemple et à l'encourager? Quelle hardiesse ne |K)u- 
vait apprendre de la sienne à se faire accepter ou à s'imposer? 
Qui aurait mieux enseigné que lui le secret de toucher aux 
choses graves tout en paraissant occupé d'inventions plaisantes? 



39i CHAPITRE TREIZIÈME. 

Ces siècles où Ton aimait à railler saDs avoir encore tout 
pouvoir de le faire impunément, furent ceux qui senirent le 
mieux les intérêts de sa réputation. Il fut alors le maître et 
fami de ceux qui étaient eux-mêmes les premiers ; cl, par un 
côté ou par un autre, tout ce qu'il y eut alors de plus consi- 
dérable releva de lui jusqu'à un certain point. 

Une fois rétabli ainsi dans ses honneurs, Lucien ne devait 
plus les perdre ; et toutefois, en gardant son rang désormais 
assuré parmi les grands écrivains, il a vu diminuer son 
influence et sa popularité. La cause en est facile à indiquer. 
Le dix-septième siècle ne pouvait guère lui rester fidèle que 
littérairement. Fénelon imitait ses Dialogues des tnorts ; mais 
il est clair que l'esprit de Fénelon ne pouvait contracter 
qu'une alliance bien passagère avec celui de Lucien. Quant au 
dix-huitième siècle, il s'inspirait trop peu de la tradition 
grecque, pour lui demander des suggestions ou des exemples. 
Voltaire l'entraînait dans une autre voie. Lui-même connais- 
sait peu Lucien, et ce qu'il lui a dû se réduit à presque rien *. 
Il est vrai qu'à l'étranger, Lucien rencontrait alors des imita- 
teurs ou des admirateurs illustres. Je me contente de citer 
Swift pour l'Angleterre et Wieland pour l'Allemagne. La tra- 
duclion que ce dernier a donnée des œuvres de l'écrivain grec 
est justement estimée dans son pays ; si les philologues de 
profession y relèvent des inexactitudes, elle a du moins le 
mérite de se faire lire agréablement, et pour une traduction de 
Lucien, il faut reconnaître qu'aucun autre ne tiendrait lieu 
de celui-là. 

De notre temps, c'est-à-dire dans ces quatre-vingts dernières 
années, le nom de Paul-Louis Courier est peut-être le seul 
qui doive figurer ici ; moins pour sa traduction de l'Ane, 
roman que je ne crois pas être l'œuvre de Lucien, qu'en raison 
des ressemblances d'esprit qui frappent à première vue. Mais, 
en tenant compte des réserves nécessaires, il est évident pour 

I. E^ger, Mém, de littér. ancienne. Parallèle de Lucien et de Voltairr. 



DERNIER JUGEMENT SUR LUCIEN. 393 

moi qu'aujourd'hui l'étroite communauté de pensées qui exis- 
tait entre les hommes de la Renaissance et Lucien est momen- 
tanément interrompue entre lui et nous. Le développement de 
la science et des méthodes scienti6ques, qui est le fait caracté- 
ristique du dix -neuvième siècle, nous a peu à peu habitués à 
traiter sérieusement la plupart des choses dont Lucien parlait 
avec légèreté. Nous ne rions plus des aventures de Zeus, ni de 
la folie ascétique de Pérégrinus. L'histoire est par nature tout 
l'opposé de la moquerie. Elle cherche la raison des choses, ce 
qui lui ôte l'envie d'en rire. Le pamphlet brillant et railleur, la 
satire enjouée et mordante conviennent aux siècles passionnés. 
La réflexion qui s'éveille leur donne naissance ; celle qui se 
perfectionne s'en défie et les écarte. 



m. 



Ce qu'on peut demander encore à Lucien. — Quelle part il convient de lai 

faire dans l'éducation classique. 

Est-ce donc à dire que le rôle actif de Lucien soit terminé , 
et devons-nous considérer désormais ses œuvres comme un 
pur régal de lettré, sans espérer ni même désirer pour elles 
une influence sensible sur la culture littéraire de nos contem- 
porains et de ceux qui viendront après nous ? Telle n'est pas 
ma pensée. 

La tendance que je viens de signaler comme étant la nôtre 
me parait excellente en elle-même ; mais après tout elle a 
aussi ses inconvénients et ses dangers. En voulant tout expli- 
quer , on finirait par tout justifier. Supprimer ou affaiblir le 
sentiment du ridicule n'est pas une chose aussi inoffensive 
qu'on pourrait le croire. H est bon que les grands satiriques ne 
soient jamais mis en oubli. Ils entretiennent en nous une 
faculté, qui sans doute ne doit pas prévaloir sur les autres, 
mais qui, contenue et modérée, peut être souvent précieuse. 

Sous ce rapport, Lucien a autant que personne le droit de 



394 CHAPITRE TREIZIÈME. 

nous instruire ; et il est même, entre tous les écrivains de 
Tantiquilé, le plus apte i bien remplir ce rôle. Dans un plan 
d'éducation bien conçu, on doit viser, ce me semble, à déve- 
lopper, suivant une juste proportion, tous les sentiments essen- 
tiels à la bonne conduite de la vie. Parmi ces sentiments, je 
mets sans hésiter à la première place l'admiration du beau el 
du bien, d'une part, et l'instinct critique, de l'autre; c'est 
dans la conciliation de ces deux choses que se trouve la vérité. 
Or dans l'instinct critique, ce sens du ridicule dont je pariais à 
l'instant a sa part légitime. Les auteurs qui lui donnent satis- 
faction sont principalement les poètes satiriques et comiques, 
et les écrivains moqueurs, tels que Lucien. Celui-ci a sur 
beaucoup d'autres l'avantage de l'extrême clarté et d'une 
simplicité d'intention qui permet aux esprits les moins exercés 
de le comprendre sans effort. D'ailleurs , la plupart des idées 
auxquelles il touche sont elles-mêmes simples. Il n'en est pas 
de même de celles qu'agite Horace , par exemple, ou Aris- 
tophane. Quant aux modernes, leurs satires s'adressent le plus 
souvent à des choses trop discutées encore, pour qu'il soit 
possible d'en faire l'aliment intellectuel de la jeunesse. 

Pour toutes ces raisons, les œuvres de Lucien me paraissent 
avoir leur place marquée d'avance dans tout programme d'en- 
seignement classique qui voudra être complet. Cette place 
est-elle exactement celle qu'elles ont obtenue jusqu'ici? 
J'avouerai franchement que je ne le crois pas. Les Dialogues 
des morts sont à peu près le seul écrit de Lucien que nous 
mettions aujourd'hui entre les mains de nos enfants. C'est le 
seul qui figure sur nos programmes les plus récents. Et pour- 
tant, si je dois dire ici toute ma pensée, c'est un de ceux qui 
leur conviennent le moins. Ou ces dialogues ne sont qu'une 
comédie insignifiante, ou ils enseignent le désenchantement des 
biens de la \ie.* C'est une leçon trop forte pour des enfants de 
quatorze ans *. Les Allemands me semblent, je le dis à regret, 

1. Cet àpe est celui qui est indiqué comme l'âge nonnal des éièves de 



DERNIER JUGEMENT SUR LUCIEN. 395 

faire preuve en ceci de plus de sens pratique et pédagogique 
que nous. Si j'ouvre le pelil volume d^ Ouvrages choisis de 
Lucien , publié par M. J. Sommerbrodt pour Tusage des 
classes, voici les titres qui frappent mes yeux : le Songe, le 
Char on, le Timon, le Nigrinus, le Coq, VJcaroménippe, 
h Manière d'écrire l' histoire, le MaUre de rhétorique, le 
Pécheur, V Ignorant collectionneur de livres, la Pantomime. 
Je n'adopterais pas pour ma part cette liste sans la modifier ; j'y 
ferais des suppressions et des additions. Il n'en est pas moins 
vrai que, dans l'ensemble, elle est bonne. Les écrits qu'elle 
contient sont presque tous au nombre de ceux qui doivent 
plaire à la jeunesse. L'instruction qu'ils offrent est variée, à la 
fois historique, morale et littéraire. De plus, ils sont amusants 
par l'invention ; et enfin il faut ajouter qu'ils sont de nature à 
donner une idée juste de l'esprit et des idées de Lucien , ce 
qui n'est pas également vrai des Dialogues des morts. 

Nous serions, à mon avis, d'autant moins excusables de 
tarder à suivre cet exemple, que nous avons, nous. Français, 
héritiers de la tradition gauloise, des raisons toutes particu- 
lières d'aimer Lucien. 11 serait certes assez surprenant que 
l'Allemagne, après les autres exemples qu'elle nous a donnés, 
y ajoutât encore celui de goûter plus que nous les gens d'esprit. 
Je voudrais pour ma part que notre pays, dans les grands 
et nobles efforts qu'il fait pour se corriger de ses défauts , se 
gardât bien d'assombrir son génie. A coup sûr, il est possible 
d'être sage et réfléchi, sans tomber dans le pédantisme ni dans 
la tristesse. Il y a toujours eu un rayon de gaieté et une note 
joyeuse dans tout ce qu'a produit la patrie de Rabelais et de 
Voltaire. Pourquoi craindrions-nous de faire connaître plus 
familièrement à nos enfants un auteur grec qu'ils compren- 
draient et qui les ferait penser sans les ennuyer? 

Toutefois , il y aurait ici une mesure délicate à garder. Je 



troisième dans le Plan d'études des lycées du 2 août 1880. Or, les Dialogues 
des morts figarent précisément au programme de cette classe, 



896 CHAPITRE TREIZIÈME. 

ne voudrais pas qu'on fit à Lucien trop large part ; et surtout 
je souhaiterais qu'on n'étouffât pas son charmant esprit sous 
l'abus du commentaire grammatical. Il est nécessaire peut-être 
que certains auteurs soient sacriGés au besoin d'étudier la 
langue ; je demanderais grâce pour Lucien. On le lirait , on le 
traduirait couramment , on ne l'expliquerait pas. Le maître en 
serait l'interprète naturel. On irait vite, on sourirait , on serait 
intéressé et enchanté , et on emporterait d'une telle interpré- 
tation un souvenir agréable et utile. Peut-être, dans ces con- 
ditions , songerait-on plus tard à revenir à ces œuvres piquantes. 
On les trouverait alors bien plus riches d'idées et de faits qu'on 
ne l'aurait soupçonné à première vue. Les meilleurs auteurs 
ne sont-ils pas ceux dont nous entrevoyons vivement le mérite 
dans notre jeunesse et que nous comprenons dans notre âge 
mûr ? Je suis persuadé que Lucien pourrait être de ceux-là. 



FIN. 



INDEX 



DES PRINCIPAUX PASSAGES DE CE VOLUME 



RELATIFS 



AUX OUVRAGES DE LUCIEN OU A CEUX QUI LUI SONT ATTRIBUÉS. 



Les chiffres renvoient aux p<iges. 



Accusation (double) : 7 , 24 , 27 , 72, 
110, 125, 228, 255, 307, 313, 
333 , 339 et sniv., 349. 

Aétion on Hérodote : 76 , 94 note 
1 , 282 et sniv. 

Alcyon: 43. 

Alexandre: 18 , 80, 82, 99 , 181 , 
192 et suiv., 318. 

Ambre (deV): 13, 45. 

Ami du mensonge: 54, 93, 184 et 
sniv., 313, 354 et suiv. 

Amitié {Sur V) , voyez Toxaria, 

Amours: 43. 

Anacharsis: 49, 50, 326. 

Ane: 43. 

Antiochus ou Zeuxia : 28 , 75 , 277 
et suiv. 

Apologie pour les Salariés : 83. 

Arrivée des morts, voyez Tyran. 

Assemblée des dieux: 68, 69, 219 
et suiv., 314, 338, 359. 

Astrologie {Sur l) : 43. 

Aveux forcés de Zeus : 62, 224 et 
suiv. 



Bacchus , voyez Dionysos. 
Bains , voyez Hippias. 
Banquet: 31 , 54, 126 , 130, 313. 



Calomnie fSur le danger de croire 

à lai: 51. 
Caucase , voyez Prométhée. 
Charidème: 43. 

Charon: 65, 67, 148 et suiv., 
170, 338, 395. 

Collectionneur ( Contre un igno^ 
rant): 33, 76, 299, 317, 319, 
395. 

Coq: 65, 66, 129, 154 et sniv., 
344 , 345, 361 et sniv., 370, 395. 

Cronos {Fêtes de): 62, 216, 228. 

— (Lettres de): 60. 
Cronosolon : 60. 
Cygnes , voyez Ambre. 
Cynique: 43. 



Danger de croire à la calomnie ^ 
voyez Calomnie. 

Déesse syrienne : 63, 204. 

Défense des portraits: 17 note 4, 
45, 46. 

Démonax: 80, 173, 174. 

Démosthène ( Éloge de ): 43. 

Déshérité fie fiU), voyez Exclu. 

Deuil { Sur le): ca petit écrit, omis 

{»ar erreur an chapitre II dans 
a liste chronologique des œuvres 
de Luden, doit être rangé parmi 



celles de sa vieillesse , en raison 
de rallusion à lEgjpte , | 21. 

Dialogues des courtisanes: 55, 335^ 
350, 351. 

Dialogues des dieux : 62 , 209 et 
suiv. ; 335, 351. 

Dialogues marins : 62, 209 et 
suiv., 276, 335. 

Dialogues des morts: 59, 158 et 
suiv., 171, 351, 394. 

Dionysos: 83. 

Dipsades: 45. 

Discussion avec Hésiode : 46, 203. 

Doléances tragiques de Zeus : 68 , 
69, 201, 229 et suiv., 301, 338, 
343, 360. 

Double accusation . voyez Accu- 
sation. 



Éloge de Démosthène , voyez 
Démosthène. 

Éloge de la mouche : 44, 306. 

Éloge de la patrie : 16, 44. 

Entretien sur la pantomime, voyez 
f*antomime. 

Épigrammes: 43. 

Étranger ou le Scythe : 76. 

Eunuque: 30, 77. 

Exclu de la famille (le fils): 44. 

Excuse à propos d'une inadver^ 

tance : 83. 
Exemples de longévité: 43. 



Faiseur de solécismes voyez Pseii- 
dosopliiste. 

Faux calcul , voyez Jour néfaste. 

Fêtes de Cronos , voyez Cronofi. 

Fugitifs: 28, 37, 74. 138. 



Goutte { Tragédie de la ;, voyez 
Tragédie. 

Gyrtiuases f Sur les). voyez 
Anacharsis. 



Harmonides: 70. 
Héraclès: 10, 83. 



HermoHme: 8, 52. 53. 57 note 2. 
89, 102 et suiv., 122 et suiv.. 
326, 328 et suir. 

Hérodote y voyez Aétion. 

Hésiode, voyez Discussion. 

HippiM: 44 , 274. 

Histoire {Sur la manière d'écrire l^- 
46, 239 et suiv., 303, 395. 

Histoire vraie : 63. 109, 205, 368. 
371 et suiv., 376 et suiv., 379 . 
380, 383. 



Icaroménippe : 61, 90, 109, 228. 
298, 375. 

Ignorant (Contre un) ^ voves 
Collectionneur. 

Incrédule, voyez -Ami cfu men- 
songe. 

Isthme {Percement de T). voyw 
Xéron. 



Jour néfaste ou Contre Timarque ; 

33, 51. 

Jugement des voyelles : 47. 

Jupiter confondu, voyez Aveux 
forcés de Zeus. 

Jupiter tragique, voyez Doiésnces 
tragiques de Zeus. 



Lapithes, voyez Banquet. 
Lc.xiphane: 78, 258 et suiv. 

Longécité {Exemples </e\ vov« 

Exemples de longévité. 
Lucius. voyez .Ane, 



M 



Macrobies , voyez Exemples de 
longévité. 

Maître de rhétorique: 34, 77 . 99 . 
251. 267, 395. 

Manière d'écrire l'histoire {Sur in' . 
vovez Histoire. 

Ménippe, voyez Sécyornaucie. 

Meurtrier du tyran : i4. 

Misanthrope, voyez Timon. 

Mort de Pérégrinus, voyez Pérè^ 
grinus. 



Mouche {Éloge de la), voyez Èlogn 
de la mouche. 

N 

NavirCf voyez Souhaita. 
Nécyomancie : 59, 144^ 17). 
Néron: 43. 
Nigrinua: 9, 14,21, 153,395. 



Pantomime {Sur la): 18, 49, 306, 
395. 

Parasite: 54, 55, 326. 

Patrie (Éloge de la), voyez Éloge. 

Pécheur: 25, 71, 116, 292, 308 et 
suiv., 348, 395. 

Pérêfjrinus: 37, 73, 97, 140 et 
suiv., 188 et suiv., 318. 

Phalaria 1 : 44. 

— //: 44. 

Philopatris: 43. 

Pied-léger : 84. 

Portraits: 17 note 4, 45, 46, 273 
et suiv. 

Portraits (Défense deslf voyez 
Défense. 

Prométhée ou le Caucase : 68, 217 
et suiv. 

Promélhée (Réponse à quelqu'un qui 
m'appelait un ) , voyez Réponse, 
Pseudosophiste : 43. 



Réponse à quelqu'un qui m'appelait 
un Prométhée: 75, 76, 332. 

Résurrection des philosophes . voyez 
Pêcheur. 



Rhétorique (Le maitre de)j voyez 
Maître. 

S 

Sacrifices {Sur les) ; 43. 

Salariés (Sur les) : 14, 78, 131 et 
suiv., 315 et suiv., 320. 

Salariés (Apologie pour lea), voyez 
Apologie. 

Salle: 45, 269. 

Saturnales , voyez Fêtes de Cronas. 

Scythe , voyez Étranger, 

Sectes àVencan: 70, 108, 297, 313, 
338, 351. 

Soléciste, voyez Pseudosophiste. 

Songe: 3, 17, 395. 

Songe ou le Coq, voyez Coq. 

Sostrate {Vie de) : 80 

Souhaits: 31, 150 et suiv., 356 et 
suiv. 

Syrienne (Sur la déesse) , voyez 
Déesse. 



Thermes, voyez Hippias. 

Timarque (Contre) , voyez Jour 
néfaste. 

Timon: 65, 67, 338, 341 et suiv., 
349, 352, 391, 395. 

Toxaris: 49, 50. 

Tragédie de la goutte: 84. 

Tyran: 65, 171, 228. 

Tyrannicide, voyez Meurtrier, 



Zeuxis , vovez AntiocUus. 



TABLE DES MATIÈRES. 



Avant-propos i-rv 



CHAPITRE PREMIER. 

BIOGRAPHIE DE LUCIEIf. 

I. Sources. — Date de la naissance de Lncien ; sa pairie. — Ce qu'il 
Dous apprend, dans le Songe, de sa famille et de ses premières années. 

— Éveil de l'instinct littéraire. — Ses étndes en lonie 1 

II. Premier séjour de Lucien en Grèce. — Voyage à Rome. — Entrevue 
avec Nig^inus. — Élan vers la philosophie et retour à la rhétorique. 

— Lucien k trente ans , son amhition . son goût pour les arts 7 

m. Voyages de Lucien. — Séjour en Italie et en Gaule. — Retour en 
Asie. — Établissement définitif à Athènes 12 

IV. Prédilection de Lucien pour Athènes. — Le public athénien au 
second siècle. — Lucien , d*abord avocat et sophiste , abandonne la 
rhétorique et les tribunaux, pour se faire moraliste et satirique 20 

V. Comment Lucien a composé et publié ses dialogues. — Ses succès 

à Athènes et au dehors 25 

VI. Ce qu'on sait de la vie privée de Lucien dans Athènes. — Son 
caractère. — Ses amis et ses ennemis 29 

Vn. Dernière période de la vie de Lucien. — Années de repos. — 
Nouveaux voyages ; succès. — Lucien devient un haut fonctionnaire. 
— Séjour en Egypte. — Incertitude sur la date et le lieu de sa mort. 38 



CHAPITRE n. 

LES £CRITS DE LUGIEH. 

I. Difficulté du classement chronologique des écrits de Lucien. — 
Ouvrages à éliminer 41 

II. Premier groupe : Œuvres de jeunesse : écrits composés sons Tin- 
fluence de la rhétorique contemporaine 43 



III. Essais de Lucieu dans an genre noa\re»a : BntreH^n fur (a Pmn^ 
tomime, Anachàreis f Toxarû, Sur le (Unger de croire à la calomnie. 

— Développement de l'instinct satirique et du sentiment personnel : 
Hermotime, Parasite, Ami du mensonge. — Imitation de la Comédie 
moyenne et nonvelle : Dialoguea dea Courtiaanea 48 

lY. Influence de Ménippe sur Lucien. -^ L'esprit satirique prend chez 
lui plus de force et la fantaisie plus d'essor : Nécyomancie , Dialoguea 
dea morta , Lettrée de Cronoa , Cronoaolon, -^ Satire religieuse : Icaro^ 
ménippe ; Aveux forcée de Zeua , Dialoguea dea Dieux, Dialoguaa marina^ 
Fétea de Cronoa. — Les mensonges des portes et des historiens : Hia^ 
toire vraie ; Sur la déeaae ayrienne S6 

V. Nouvel essor d'imagination. — Lucien imitateur de l'ancienne 
comédie : Le Tyran, le Coq, le Timon , le Charon , le Prométhée , l'As- 
atmblée dea dieux, les Doléaneea tragiquaa de Zaua , les Seetaa A Venean , 
le Péchaïur , la Double accuaation , la Mort de Pérégrinua , les Pugitife , 

1m Souhaita S4 

VI. Œuvres dispersées. — Prologues oratoires: Zetuàa; A quelqu'un 
qui m* appelait un Prométhée en fait de diaeours; Hérodote; le Scythe. 

— Contre un ignorant collectionnaur de livrée. — VEunuque. — Le 
Maître de rhétorique ; le Lexiphane, — i>tfcoiirs sur lea Salariée. — 
Biographies de Démonax et de Soatrate , Alexandre ou le faux prophète . 7& 

VII. Derniers écrits de Lucien. — L'Héraciès et le Dionyaoa. — Apo- 
logie pour lea Salariée. — Excuae à propos d'une inadvertance. -^ La 
Tragédie de la goutte , Pied'4éger Il 



CHAPITRE m. 

L'ESPRIT CRITIQUE CHEZ LUCIEN. 

I. Étude préalable à faire sur la valeur des jugements de Lucien en 
général. — Insuf&sance de son éducation. — Absence d'esprit scienti- 
fique 87 

II. Des jugements de Lucien sur certains personnages contemporains. 
— Clairvoyance et passion. •— Caractère de ses satires. — Manque de 
vues générales 97 

III. Autres conséquences générales de l'éducation de Lucien. Ce 

qu'il faut penser de son scepticisme. — Il se réduit en somme à un état 

de pensée flottant et incertain I qo 

IV. La philosophie du bon sens chez Lucien. — Ce qu'elle a d'indé- 
termiùé lU 



CHAPITRE rv. 
LUCIEN ET LES MAITRES DE MORALE 

P«gei 

I. Influence morale des philosophes an second siècle. — Leurs vertus 

et leurs défauts 115 

II. Moqueries de Lucien contre les grandes promesses de la morale 
philosophique 121 

III. TraTers généraux des philosophes et travers particuliers des 
sectes 125 

IV. Les philosophes dans le monde. -^ La morale et la bonne chère. 

— Dépendance vis-à-vis des riches 1 27 

V. Impudence et grossièreté : les Cyniques. — Satire de l'orgueil des 
philosophes : Pérégrinus 135 



CHAPITRE V. 

OPINIONS MORALES DE LUCIEN. 

I. Caractère des opinions morales de Lucien. -^ Éloignement des sys- 
tèmes. — Le rôle du moraliste , tel qu'il le conçoit.. 144 

II. Illusions communes. — Opinion de Charon sur la vie humaine. — 
Du goût qu'ont les hommes pour rêver tout éveillés. — Les désirs du 
riche et ceux du pauvre 147 

III. Apreté de la morale de Lucien dans les Dialogues des morts. — 
Doctrine du renoncement absolu qui semble s'y manifester. — Ce qu'il 
faut eh penser : le Timon 1 58 

IV. Rapports des idées morales de Lucien avec celles des diverses 
écoles philosophiques. — Force particulière qu'il a donnée à quelques 
unes d'entre elles. — La pensée de la mort. — Ce que sa morale a en 
définitive d'incertain. — Démonax 1 67 



CHAPITRE VI. 

LUCIEN ET LE SURNATUREL. 

I. Rdle de Lucien vis-à-vis des croyances contemporaines. — Renou- 
vellement de la foi religieuse au second siècle. -^ Crédulité générale. 
— Élien et le traité des Évidences divines, — Les Épicuriens. — Indé- 
pendance de Lucien 175 



Pages 

II. Lacien témoiD et juge de la crédalité coDiemporaÎDe. — L'Ami 

du mensonge et le goût da merveilleux 1^3 

III. Établissement de deux cultes nouveaux au second siècle. — Le 
Pérégrinus et l'Alexandre 189 

IV. Lucien et les chrétiens. — Résumé de ce chapitre 195 



CHAPITRE Vn. 

LUCIEN ET LES DIEUX. 

I. Attitude de Lucien vis-à-vis de la religion publique. — Absence 

de dessein arrêté dans ses satires religieuses 199 

II. Les poètes et la théorie de Tinspiration. — Les historiens et les 
légendes 202 

III. Les dieux jugés par eux-mêmes. — Dialogues des dieux et 
Dialogues marins. — Différence entre les moqueries de Lucien et celles 

de la comédie 207 

IV. La satire en téte-à-téte avec les dieux. — Fêtes de Cronoa. 
Promélhée , Assemblée des dieux 215 

V. Lucien et la théologie philosophique. — Les Aveux forcés de 
Zeus : la destinée et rinter\'ention des dieux dans les choses humaines : 
oracles . prières. — La providence divine : Doléances tragiques de 
Zeus. — Doctrine épicurienne du Hasard 223 

VI. De l'athéisme imputé à Lucien. — Très-faible inBnence de ses 
écrits sur le mouvement religieux des esprits au second siècle 23 J 



CHAPITRE Vm. 

LA CRITIQUE LITTÉRAIRE CHEZ LUCIEN. 

I. Place restreinte de la satire littéraire dans l'œuvre de Lucien. — 
Netteté de ses principes. — La sophistique an second siècle. — 
Résistance de Lucien à l'engouement général 23*» 

II. Du Traité de la manière d'écrire i histoire — Intention de Lucien 
dans cet écrit. — Mérite de ses critiques. — Médiocrité relative de la 
partie dopnatique 2:^9 

ill. Le Maître de rhétorique et le Lexiphane 2r>| 



CHAPITRE IX. 
LA CRITIQUE DES ŒUVRES D'ART CHEZ LUCIEN. 

Pages 

I. Ce qu'était l'appréciation des œuvres d'art dans l'antiquité et ce 
qu'elle est chez Lucien 264 

II. Instinct de la couleur et de la forme chez Lucien. — Intelligence 
délicate des effets propres aux arts plastiques. ~~ Les PortraiU 269 

III. Appréciation et description de quelques grandes compositions. »- 

Les Centaures de Zeuxis ; les Noces d'Alexandre et de Roxane d'Aétion. 277 



CHAPITRE X. 

LUCIEN ÉCRITAIN. 

I. Critique littéraire des œuvres de Lucien. — Idée générale de son 
talent : imitation et originalité 286 

II. Mélange intime d'éléments divers dans le style de Lucien. — Ce 

qui en fait l'unité. — 6r&ce capricieuse et légère qui lui est propre. . . 292 

III. De l'esprit dans les œuvres de Lucien. — Art de l'écrivain pour 
le faire valoir. — Alliance de l'imagination avec l'esprit proprement 

dit. — Le style de Lucien et celui de Voltaire 296 

IV. L'art de raisonner chez Lucien. — Jeux d'esprit et discussions 
sérieuses. — Type de l'argumentation légère , incisive et satirique. . . . 305 

V. De l'élément descriptif et narratif dans les œuvres de Lucien en 
général. — Observation des ridicules extérieurs ; descriptions satiriques. 
— Observation morale : narrations moqueuses. — Réalisme et fantaisie : 

les malheurs de Thesmopolis 312 



CHAPITRE XI. 
L'ART DU DIALOGUE CHEZ LUCIEN. 

I. Le dialogue et l'instinct dramatique chez Lucien. »- Diverses 
sortes de dialogues essayées par lui. — Influence de Platon sur Lucien. 

— Comparaison d'un dialogue platonicien avec ïllermotime 325 

II. Mélange de comédie et de philosophie dans le dialogue de Lucien. 

— Choix des sujets. — Simplicité de l'invention dramatique 33i 

m. Structure des dialogues de Lucien. — • La démonstration à faire. 

— Parties accessoires , additions imprévues , épisodes. — Habileté 
cachée sous la fantaisie ; gradation y variété 338 



IV. Nature des personnages dans les dialogues de Lucien. — Comment 
ils sont appropriés à leurs r6Ies. — Traits de caractère et de fantaisie. 

— Lucien dans ses personnages S4S 

V. Remarques particulières sur quelques-uns des personnages de 
Lucien. — > Tychiadès , I^einos , Ifomos. — Miçylle 364 



CHAPITRE Xn. 

Là FAMTAISIE GHB LïïCIEIf . 

I. Grande part de la fantaisie dans le talent de Lucien. — Quelle 
place elle arait tenue dans la littérature grecque arant lui. -» La 
fantaisie dans la comédie aneieniia S6S 

II. La fantaisie poétique et la fantaisie spirituelle — L'esprit , 
caractère distinctif de la fantaisie de Lucien SM 

III. De l'ironie dans la fantaisie de Lucien. — La rraisemblance dans 

le fantastique. — Le sang^froid dans Texagération. — Lucien et Svift. 3*4 

IV. Légèreté et élégance detf créations de la fantaisie ches Lucien. . . 37f 



C3IAPITRE Xm. 
DERNIER JUGEMENT SUR LUCIEN. 

I. Valeur philosophique et valeur littéraire de l'œuvre de Lucien. . . 345 

II. Lucien dans l'antiquité, au moyen-Age et dans les temps modernes. 389 

III. Ce qu'on peut demander encore à Lucien. — Quelle part il convient 

•le lui faire dans l'éducation classique 393 

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FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES. 



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