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Full text of "Essai sur le principe et les lois de la critique d'art"

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ESSAI 

Sur  le  Principe  et  les  Lois 

DE   LA    CRITIQUE    D'ART 

PAR 

André  FONTAINE 


ESSAI 


SUR 


LE  PRINCIPE  ET  LES  LOIS 


DE  LA 


CRITIQUE    D'ART 


ANDRE     FONTAINE 

Docteur  ès-lettrcs 


PARIS 

ANCIENNE  LIBRAIRIE  THOHIN  ET  FILS 

ALBERT     FONTEMOING,     ÉDITEUR 

Libraire  des  Ecoles  françaises  d'Athènes  et  de  Rome 

du  Collège  de  France  et  de  l'Ecole  Normale  Supérieure 

4.  Rue  Le  Goff,  4 

1903 
Tous  droits  réservés 


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A  Madame  Pauline  KERGOMARD 
Inspectrice  générale  de  VInstruction  Publique 

Respectueux  et  affectueux  hommage. 

A.  F. 


PREMIÈRE  PARTIE 


L'Objet  du  Jugement  esthétique 


CHAPITRE  I 


Impossibilité  de  réduire  l'un  a  l'autre 

LE  BEAU  DANS  LA  NATURE  ET  LE  BEAU  DANS  l'aRT 


Confusion  constante  des  deux  ordres  de  beauté,  même  chez 
les  esthéticiens  modernes.  —  La  représentation  du  laid 
dans  les  arts  ruine  la  théorie  qui  ramène  le  beau  artis- 
tique au  beau  naturel. 

Objections  tirées  :  1°  de  la  communauté  fréquente  d'origine 
entre  les  deux  formes  du  beau;  —  2"  de  la  nécessité  d^em- 
ployer  dans  les  arts  les  beaux  éléments  fournis  par  la 
nature.  —  Réfutation  de  ces  objections. 

Objections  philosophiques  :  1°  la  beauté  naturelle  ne  se 
connaît  que  par  V abstraction  et  le  beau  artistique  nest 
que  la  copie  de  la  beauté  naturelle  ainsi  restituée  : 
Winckelmann  et  Diderot.  —  2°  la  beauté  naturelle  et  la 


4  l'objet  du  jugement  esthétique 

beauté  artistique  proviennent  Vune  et  Vautre  de  l'expres- 
sion de  la  vie.  —  Réfutation  de  ces  objections. 

Le  beau  naturel  ne  se  ramène  pas  à  son  tour  à  une  concep- 
tion esthétique  formée  par  association  d'images. 

La  confusion  perpétuelle  des  deux  ordres  de  beauté  s'ex- 
plique ;  mais  elle  est  condamnable,  et  il  faut  rechercher 
le  principe  de  la  beauté  artistique,  en  dehors  du  principe 
du  beau  naturel. 


Il  suffit  de  parcourir  les  œuvres  des  philosophes  qui 
se  sont  occupés  d'esthélique,  aussi  bien  que  celles  des 
critiques  d'art  proprement  dits,  pour  s'apercevoir  que 
presque  tous  ont  considéré  le  beau  dans  l'art  comme 
une  sorte  d'émanation  du  beau  dans  la  nature. 

S'il  est  quelqu'un  en  qui  se  résume  la  théorie  classi- 
que de  la  beauté,  c'est  à  coup  sûr  Winckelmann  (1) 
dont  les  idées  générales  se  retrouveront  partout  pendant 
plus  d'un  siècle,  aussi  bien  chez  Quatremère  de 
Quincy  (2)  que  chez  son  contradicteur  Emeric  David  (3), 
aussi  bien  chez  le  délicat  Gustave  Planche  (4)  que  chez 
l'emphatique  Charles  Blanc  (5).  Or,  Winckelmann 
déclare  que  «  la  beauté  suprême  réside  en  Dieu  »,  et  que 


(t)  Toutes  les  idées  éparses  au  xvii'  siècle  dans  les  Conférences  de  l'Aca- 
démie ou  dans  Félibien,  Guillet  de  St. -Georges  et  Roger  de  Piles  aboutissent 
aux  quelques  pages  que  Winckelmann  consacre  à  la  théorie  du  beau. 

(2)  Cf.  en  particulier  l'Essai  sur  1  Idéal. 

(3)  Cf.  Recherches  sur  l'art  statuaire.  2*  partie  secl.ni  §  6. 

(4)  Cf.  en  particulier  Portraits  d'artistes.  T.  I  p.  34  et  192. 

(5)  Cf.  Grammaire  des  arts  du  dessin,  p.  20. 


LA    NATURE    ET    L  ART  5 

«l'idée  de  la  beauté  humaine  se  perfectionne  à  raison 
de  sa  conformité  et  de  son  harmonie  avec  l'être  suprême, 
avec  cet  être  que  l'idée  de  l'unité  et  de  l'indivisibilité 
nous  fait  distinguer  de  la  matière  (1),  »  Il  est  donc  clair 
que  toute  beauté,  dans  la  nature  comme  dans  l'art,  dérive 
d'un  principe  unique  et  présente  les  mêmes  caractères 
essentiels.  D'ailleurs  Winckelmann  nous  apprend  que 
l'artiste  ne  doit  pas  perdre  de  vue  la  nature  (2),  mais  au 
contraire  s'inspirer  du  beau  individuel.  C'est  ainsi  que 
«  les  Grecs,  dit-il,  cherchèrent  à  réunir  le  beau  de  plu- 
sieurs beaux  corps,  comme  nous  le  voyons  par  l'entre- 
tien de  Socrate  avec  le  célèbre  peintre  Parrhasius.  Ils 
surent  épurer  leurs  figures  de  toutes  les  affections  per- 
sonnelles qui  détournent  notre  esprit  du  vrai  beau.  Ce 
choix  des  belles  parties  et  leurs  rapports  harmonieux 
dans  une  figure  produisirent  la  beauté  idéale  qui  par 
conséquent  n'est  pas  une  idée  métaphysique  »  (3).  Et 
cette  identification  du  beau  dans  la  nature  et  du  beau 
dans  l'art  est  si  nette  chez  l'esthéticien  allemand  qu'il 
ajoute  un  peu  plus  bas  :  «  Pour  les  détails  (du  corps 
humain)  nous  serons  obligés  de  convenir  qu'il  se  trouve 
dans  la  nature  d'aussi  hautes  beautés  que  l'art  en  puisse 
produire,  mais  pour  le  tout  nous  avouerons  que  l'art 
l'emporte  sur  la  nature  » .  Cette  comparaison  ne  laisse 
aucun  doute  sur  une  communauté,  non  seulement  d'ori- 


(1)  Histoire  de  l'Art.  L,  IV,  ch.  II.  T.  II,  p.  40  de  la  Irad.  Huber. 

(2)  Id.  L.  IV,  ch.  VI,  T.  Il,  p.  238  de  la  trad.  Huber. 

(3)  Histoire  de  l'Art.  Liv.  IV,  ch.  Il,  T.  II,  p.  45  de  la  traduction  Huber, 


6  L  OBJET    DU    JUGEMENT    ESTHETIQUE 

gine,  mais  d'essence,  attribuée  par  Winckelmann  aux 
deux  ordres  de  beauté. 

Kantafait  très  spirituellement  la  distinction  négligée 
par  l'auteur  de  l'Histoire  de  l'art  :  «  Une  beauté  natu- 
relle, dit-il,  est  une  chose  belle  :  la  beauté  artistique 
est  une  belle  représentation  d'une  chose  »  (1).  Et  il  se 
garde  bien  de  spécifier  que  cette  chose  représentée  doit 
être  belle.  Mais  pour  définir  la  nature  du  jugement 
esthétique,  il  n'a  tenu  aucun  compte  de  cette  différence, 
établie  seulement  dans  la  dernière  partie  de  son  ouvrage 
comme  un  point  accessoire.  Bien  au  contraire,  il  parle, 
dans  sa  préface,  de  «  ces  jugements  appelés  esthétiques 
qui  concernent  le  beau  et  le  sublime  de  la  nature  ou  de 
l'art  »,  sans  distinguer  entre  ceux  qui  concernent  la 
nature  et  ceux  qui  concernent  l'art  ;  et  lorsqu'il  définit 
le  beau  :  «  ce  qui  plaît  universellement  sans  con- 
cept »  (1),  il  applique  ces  mots  aussi  bien  aux  belles 
arabesques  qu'aux  belles  formes  vivantes.  D'ailleurs, 
si  l'on  veut  toute  sa  pensée  sur  la  question,  il  suffit  de 
se  reporter  au  chapitre  41  :  «  On  peut  en  général  appe- 
ler la  beauté  —  celle  de  la  nature  ou  celle  de  l'art  — 
l'expression  d'idées  esthétiques  :  il  y  a  seulement  cette 
distinction  à  faire  que,  dans  les  beaux-arts,  l'idée 
esthétique  doit  être  occasionnée  par  un  concept  de 
l'objet,  tandis  que,  dans  la  beauté  de  la  nature,  la 
simple  réflexion  que  nous  faisons  sur  une  intuition 
donnée,  sans  aucun  concept  de  ce  que  doit  être  l'objet. 


(1)  Kanl.  Critique  du  jugement.  L.  1.,  ch.  XLVIII. 

(2)  Critique  du  jugement.  Liv.  I,  ch.  IX. 


LA   NATURE   ET   L  ART  ^ 

suffit  à  exciter  et  à  communiquer  l'idée  dont  cet  objet 
est  considéré  comme  l'expression  ».  Donc,  pour  Kant, 
le  beau  est  partout  et  toujours  l'expression  d'une  idée, 
et  en  cela  il  se  rapproche  de  Winckelmann. 

Cette  théorie  a  prévalu  dans  la  philosophie  allemande 
pendant  tout  le  cours  du  xix'  siècle  ;  on  peut  même 
dire  que  la  nature  et  l'art  ont  fini  par  se  rejoindre 
complètement  dans  une  sorte  de  beau  essentiel,  si  bien 
que  la  métaphysique  a  rendu  impossible  la  constitution 
d'une  critique  d'art  indépendante  et  rationnelle. 

Malheureusement,  la  confusion  du  beau  dans  la 
nature  et  du  beau  dans  l'art  n'a  guère  été  moins  com- 
plète en  France  qu'en  Allemagne,  quoique  chez  nous, 
la  philosophie  ait  moins  embrouillé  la  question.  D'un 
côté  les  critiques  d'art  (1)  ne  se  sont  trop  souvent 
occupés  que  de  louer  ou  de  blâmer  les  peintres  et  les 
sculpteurs  selon  leurs  goûts  personnels,  leurs  princi- 
pes d'écoles  ou  même  leurs  théories  philosophiques, 
politiques  ou  sociales  ;  et  d'un  autre  côté,  les  purs 
rationalistes  n'ont  pas  toujours  rompu  nettement  avec 
l'ancienne  et  traditionnelle  confusion.  Les  uns  ont 
négligé  ou  ignoré  la  question  ;  les  autres  ne  l'ont  pas 
nettement  résolue  ou  même  ont  entretenu  l'équivoque. 

Charles  Lévêque,  dans  un  ouvrage  longtemps  en 
faveur  même  parmi  les  peintres,  comme  il  le  dit  lui- 
même,  déclare  que  l'artiste  qui  crée  une  belle  œuvre 


(1)  Il  est  bien  évident  que  nous  ne  parlons  pas  ici  des  critiques  d'art  vivants 
dont  l'œuvre  ne  pourrait  être  jugée  avec  quelque  rigueur  que  si  elle  était  com- 
plète et  définitive. 


H  L  OBJET    DU    JUGEMENT   ESTHETIQUE 

reproduit  «  le  type  idéal  »  des  choses  ;  s'il  copie  un 
chêne,  par  exemple,  c'est  le  type  idéal  du  chêne.  Où 
existe  ce  modèle  auquel  il  se  conforme  ?  «  Le  type  idéal 
du  chêne  et  les  types  idéaux  de. tous  les  genres  sont 
l'entendement  même  de  Dieu.  Ce  type  du  chêne,  c'est 
donc  la  pensée  même  de  Dieu,  ou  pour  parler  rigou- 
reusement, c'est  Dieu  pensant  ce  type,  comme  il  pense 
les  types  idéaux  de  tout  ce  qui  nait,  vit,  meurt  ou  ne 
meurt  pas  dans  le  monde  »  (1).  Il  est  clair  que  cet  idéal 
vivant,  car  l'auteur  prétend  ne  l'avoir  pas  relégué 
«  quelque  part  dans  je  ne  sais  quel  recoin  de  l'espace, 
à  titre  d'entité  je  ne  sais  laquelle  »,  (2)  est  aussi  bien 
celui  du  chêne  réellement  existant  que  du  chêne 
exécuté  par  l'artiste.  D'ailleurs,  les  lignes  suivantes 
sont  aussi  significatives  qu'on  peut  le  souhaiter  : 
«  Puisque  l'essence  de  l'art  est  l'interprétation  de  la 
belle  nature,  l'art  est  d'autant  plus  excellent,  d'autant 
plus  beau,  d' autant  plus  art  que  la  nature  qu'il  inter- 
prète est  plus  belle,  et  qu'il  l'interprète  avec  plus  de 
puissance  idéale  »  (3).  La  beauté  de  l'art  participant  à 
la  beauté  de  la  nature,  et  s'identifiant  avec  elle  dans 
notre  contemplation,  telle  est,  au  fond,  la  théorie  de 
Charles  Levêque,  issue  assez  directement  de  la  théorie 
de  V.  Cousin,  —  et  singulièrement  délaissée  depuis 
vingt  ou  vingt-cinq  ans. 
Est-ce  à  dire  toutefois,    qu'il   n'en  subsiste  aucune 


(1)  Science  du  beau.  T.  I,  p.  131. 

(2)  Science  du  beau.  T.  I.  p.  131. 

(3)  Science  du  beau.  T.  II,  p.  14. 


LA   NATURE   ET    L  ART 


trace  et  qu'on  ait  enfin  déclaré  que  le  beau  dans  la  na- 
ture était  une  chose,  et  le  beau  dans  l'art  une  autre 
chose  ?  Non  ;  tandis  que  cette  idée  semblait  inattaquable 
à  la  grande  majorité  des  artistes,  et  à  un  groupe 
très  intéressant  de  critiques  d'art  et  d'esthéticiens 
peu  soucieux  de  prouver  l'évidence,  quelques  esprits, 
cependant  vigoureux  et  pénétrants,  ne  se  dégageaient 
pas  toujours  de  l'ancienne  erreur,  les  uns,  adoptant 
nettement  le  principe  classique,  et  définissant  l'esthé- 
tique «  la  psychologie  du  beau,  et  du  beau  aussi  bien 
naturel  qu'artistique,  il  est  inutile  de  le  répéter  »  (1); 
les  autres,  semblant  considérer  les  deux  ordres  de 
beauté  comme  très  différents,  et  écrivant  pourtant  : 
«  C'est  une  belle  chose  quun  églantier  en  fleurs  ;  c'est 
une  belle  chose  que  l'e'glise  Notre-Dame  ;  c'est  une 
belle  chose  que  le  prélude  de  Lohengrin.  Maintenant 
réfléchissez,  essayez  de  faire  rentrer  ces  objets  si  divers 
dans  une  même  formule  :  analysez-les,  jusqu'à  ce  que 
vous  en  ayez  extrait  l'élément  commun  qui  doit  s'y 
trouver  pourtant,  puisqu'ils  provoquent  en  vous,  peu 
importe  à  quel  degré,  un  même  sentiment  d'admira- 
ration  !  Vous  ne  pouvez.  Cette  subtile  essence  de  beauté 
dont  seraient  pénétrées  toutes  les  belles  choses,  vous 


(1)  Mario  Pilo.  La  psychologie  du  beau  et  de  l'arl,  p.  6.  —  Dans  ses  Pro- 
ligoménes  à  l'esthétique,  M.  Dimier,  prétend  «  que  les  choses,  et  toutes  choses 
sont  belles  en  soi,  et  dans  leur  véritable  essence  »  (p.  19),  qu'il  y  a  un  beau  en 
soi,  mais  impossible  à  définir  (p.  32),  et  enfin  que  l'esthétique  se  constitue  en 
dehors  de  ce  beau,  par  l'élude  de  l'ordre.  Cela  implique  donc  une  assimilation 
du  beau  «  inacessible  »  naturel  au  beau  créé  par  l'art  au  moyen  de  l'ordre. 


lO  L  OBJET   DU    JUGEMENT    ESTHETIQUE 

échappe,  et  personne  n'a  réussi  encore  à  l'isoler  (1).  » 
La  persistance  d'une  idée,  dont  Charles  Lévêque  fut 
certainement  le  représentant  le  plus  autorisé,  rend 
essentielle  la  démonstration  préalable  d'une  différence 
entre  le  beau  dans  l'art  et  le  beau  dans  la  nature. 
Véron  l'a  essayée,  dans  la  première  partie  de  son 
remarquable  ouvrage,  par  la  méthode  psychologique, 
et  a  montré  que  le  beau,  ne  pouvant  être  un  reflet  de 
la  perfection,  résulte  du  plaisir  particulier  que  nous 
trouvons  dans  l'imitation  de  la  réalité,  sans  que 
l'artiste  se  borne  d'ailleurs  à  cette  imitation.  Donc  le 
beau  en  art  n'est  pas  une  conséquence  de  la  belle 
nature,  mais  d'une  imitation  qui  nous  plaît  par  elle- 
même,  quelle  que  soit  la  beauté  de  l'objet  imité. 

Sans  méconnaître  la  force  de  ce  raisonnement, 
j'estime  que  les  faits  eux-mêmes,  tirés  du  spectacle 
de  la  nature  et  des  œuvres  d'art,  peuvent  contribuer  à 
établir  plus  solidement  cette  vérité,  «  qu'il  n'y  a  pas 
dans  la  langue,  de  terme  plus  vague  et  moins  précis 
(que  le  mot  beau)  »,  et  que  «  cette  absence  de  précision 
a  peut-être  contribué  plus  qu'on  ne  croit,  aux  confu- 
sions d'idées  qui,  seules,  peuvent  expliquer  la  multi- 
plicité et  l'élrangeté  des  théories  esthétiques  »  (2). 
Lorsqu'on    aura    touché    du    doigt   l'opposition     qui 


(1)  Souriau.  L'Eslhétique  du  mouvement.  Iniroduction.  —  De  même 
M.  Guyau,  Problèmes  de  l'esthétique  contemporaine,  (p.  15),  reproche  à  Kant, 
de  soutenir  «  qu'une  arabesque  capricieuse  est  vraiment  plus  belle  qu'une 
jolie  femme  »,  mais  sans  protester  contre  la  comparaison  entre  le  beau  artis- 
tique et  le  beau  natnrel. 

(2)  Veron.  Esthétique,  p.  129. 


LA    NATURE   ET   L  ART  II 

existe  sans  cesse  —  et  même  dans  l'école  classique 
—  entre  la  beauté  naturelle  et  la  beauté  artistique, 
on  sera  mieux  convaincu  de  la  nécessité  de  débaptiser 
l'esthétique  si  souvent  appelée  la  science  du  beau,  et 
d'adopter  la  définition  de  Véron  :  «  L'esthétique  est  la 
science  qui  a  pour  objet  T'étude  des  manifestations  du 
génie  artistique  ». 

Et  d'abord,  pour  prendre  des  exemples,  un  bel 
animal  vivant  n'a  pas  le  même  genre  de  beauté  que  le 
même  animal  habilement  représenté  par  les  procédés 
littéraires  ou  artistiques  ;  la  preuve  en  est,  qu'un 
animal  naturellement  laid  et  répugnant  peut  exciter 
l'admiration  grâce  au  travail  du  poète  ou  du  sculpteur. 
Le  crapaud  n'est  point  beau  ;  mais  Hugo  le  rend 
sublime,  et  les  artistes  japonais  en  ont  souvent  tiré  des 
œuvres  exquises. 

Un  horrible  mélange 
D'os  et  de  chairs  meurtris  et  traînés  dans  la  fange 

est,  dans  la  réalité,  parfaitement  hideux.  D'où  vient 
donc  que  le  tableau  tracé  par  Racine  est  une  belle 
chose  ?  On  pourrait,  dans  tous  les  arts  représen- 
tatifs, multiplier  les  exemples  de  ce  genre,  cher- 
cher le  laid  ou  l'ignoble,  et  montrer  que  ce  laid  et 
cet  ignoble  ont  donné  naissance  à  d'admirables  imi- 
tations plastiques  ou  poétiques.  La  difformité  physique, 
rendue  par  un  Ribéra  ou  un  Callot,  l'incurable 
vice,   traité  par  un  Balzac  ou  un  Flaubert,  ou  encore 


12  L  OBJET    DU   JUGEMENT   ESTHETIQUE 

par  un  Molière  ou  un  Corneille  (i),  ne  nuisent  en  rien 
à  la  beauté  de  l'œuvre  d'art  ;  mais  on  ne  peut  dire 
évidemment  que  cette  beauté  de  l'œuvre  d'art  est 
empruntée  à  la  nature.  Que  devient  dès  lors  cette  affir- 
mation si  souvent  répétée  par  les  classiques,  que  l'art 
doit  imiter  la  nature,  mais  la  belle  nature  seulement  ? 
Charles  Lévêque  a  essayé  de  répondre  à  cette  objec- 
tion, en  disant  que  les  artistes  «  peignent  la  laideur  et 
la  rendent  odieuse  »,  (2)  et  satisfont  ainsi  à  l'idéal  d'ordre 
et  de  grandeur  que  nous  trouvons  dans  la  nature.  «  La 
laideur,  ajoute-t-il,  n'a  point  d'idéal  unique  en  chaque 
genre,  et  comme  elle  est  le  contraire  de  la  beauté,  elle 
est  aussi  le  contraire  de  l'unité  constante  dans  l'être 
et  dans  la  vie.  »  Mais  si  la  laideur —  que  l'art  nous  rend 
quelquefois  sympathique  et  non  pas  odieuse  —  est  vrai- 
ment «  le  contraire  de  l'unité  constante  dans  l'être  et 
dans  la  vie  »,  comment  expliquer  qu'elle  se  transforme 
en  beauté  sans  réaliser  cette  unité  ?  Je  ne  vois  à  cela 
qu'une  seule  réponse  :  c'est  que  l'unité  se  réalise  cepen- 
dant, et  provient  alors  de  la  conception  même  de 
l'artiste,  ramenant  les  formes,  les  couleurs  et  les  diffé- 
rents caractères  de  la  chose  laide  à  une  impression  uni- 
que. Mais  la  beauté  ainsi  entendue  ne  participe  en  rien 
de  la  beauté  naturelle  :  elle  se  réalise  tout  entière  dans 
la  pensée  et  par  la  pensée  de  l'auteur.  Il  faudrait  vrai- 
ment un  tour  de  force  intellectuel  hardi  pour  nous  faire 


(1)  Cf.    Prusias  dans   Nicomède,  Cléopàlre    dans    Rodogune,    Félix    dans 
Polyencl<î,  etc. 

("2)  La  science  du  beau.  T.  I,  p.  208  et  suivantes. 


LA   NATURE    ET   l'aRT  i3 

admettre  que  la  beauté  de  la  Tentation  de  Saint-Antoine 
de  Gallot  procède  de  la  laideur  naturelle  des  êtres 
représentés  (i). 

Toutefois  il  est  permis  de  se  demander  si  la  beauté 
naturelle  n'a  pas  été  la  cause  première  et  nécessaire  de 
la  beauté  artistique,  et  par  conséquent  si  celle-ci  ne  se 
ramène  pas  dans  son  principe  à  l'imitation  de  celle-là. 
Grâce  à  l'importance  du  procédé  dans  les  travaux  d'art, 
nous  avons  été  amenés  à  déclarer  beau  ce  qui  est  diffi- 
cile àexécuter,  indépendamment  de  la  laideur  des  choses 
dessinées  ou  décrites  ;  mais  si  nos  yeux  n'avaient  pas 
contemplé  les  belles  formes  vivantes,  les  beaux  aspects 
de  la  nature,  jamais  l'art  n'aurait  connu  la  beauté,  et 
ainsi  il  n'y  a  pas  lieu  de  séparer  en  esthétique  l'art  de 
la  nature.  Telle  est  l'objection  que  l'on  peut  nous  faire. 

A  n'en  point  douter,  les  artistes  se  sont  toujours  ins- 
pirés des  spectacles  que  leur  fournissait  la  nature,  tantôt 
pour  les  reproduire  aussi  fieèlement  que  possible,  tantôt 
pour  les  transformer  selon  une  intention  dont  ils  ne  se 
rendent  pas  toujours  à  eux-mêmes  un  compte  exact. 
Leurs  fantaisies  les  plus  inattendues  ou  même  les  plus 
absurdes  procèdent  toujours  de  formes  ou  de  couleurs 
aperçues  dans  la  nature,  et  ils  ne  s'éloignent  d'elle  que 
par  la  seule  combinaison  de  ces  formes  et  de  ces  cou- 
leurs. On  ne  conçoit  pas  l'art  indépendant  de  la  nature, 
et  il  est  certain  qu'il  se  propose  souvent  de  reproduire, 


(1)  Cf.  Séailles.  Le  génie  dans  l'art,  p.  280.  Si  l'on  admet  le  beau  idéal, 
«  que  devient  le  comique  dans  tous  les  arts  ?  et  la  poésie  étrange  du  grotes- 
que ?  les  fantaisies  orientales  1  » 


i4  l'objet  du  jugement  esthétique 

par  ses  moyens  propres,  le  beau  naturel.  L'artiste  qui 
admire  une  matinée  de  printemps,  —  qu'il  s'appelle 
Corot,  Beethoven  ou  Hugo,  — s'estimerait  trop  heureux 
s'il  pouvait  mettre  dans  son  œuvre  toute  la  beauté  qui 
lui  apparaît  dans  la  nature. 

Mais  la  beauté  de  l'œuvre  d'art  se  ramène-t-elle  pour 
cela  à  la  beauté  naturelle  ?  De  ce  qu'une  chose  provient 
d'une  autre  et  ne  pourrait  exister  sans  cette  autre, 
s'ensuit-il  qu'elle  lui  soit  identique  ?  Peut-on  dire  que 
si  la  Danse  des  Nymphes  de  Corot,  la  Symphonie  Pas- 
torale et  la  Tristesse  cV Olympio  sont  des  représentations 
de  la  belle  nature,  ces  représentations  ne  sont  belles 
que  parce  que  la  nature  est  belle  ?  Les  arts  rendent 
l'impression  que  cause  en  nous  la  nature  par  des  pro- 
cédés absolument  différents  de  ceux  qu'emploie  la 
nature  pour  nous  émouvoir.  Et  cela  est  si  vrai  que  le 
coin  de  forêt  le  plus  charmant  traité  par  la  chromo- 
lithographie devient  odieux,  tandis  qu'un  effet  de 
ténèbres,  de  pluie  et  de  boue,  traduit  par  un  véritable 
artiste,  a  chance  de  devenir  une  très  belle  œuvre. 

Si  le  charme  d'une  toile  de  Corot  est  diflérent,  dans 
son  principe,  du  charme  des  bois  de  Viroflay,  que  dire 
de  la  ressemblance  qu'il  faudrait  établir,  pour  expliquer 
la  beauté  de  la  Pastorale,  entre  plusieurs  thèmes 
capricieusement  répétés  et  savamment  combinés,  et  un 
paysage  d'Allemagne  au  soleil  du  matin  ?  Si  la  nature 
est  belle,  c'est  que  la  juxtaposition  et  la  pénétration 
réciproque  de  certains  éléments  matériels  produisent 
—  peu  importe  comment  —  cette  beauté  qui  s'impose  à 
nous  ;    mais  si  l'œuvre  d'art  est   belle,   c'est   que    la 


LA   NATURE    ET   l'arT  i5 

beauté  — et  au  besoin  la  laideur  —  delà  nature  réappa- 
raissent au  spectateur  ou  à  l'auditeur  par  des  procédés 
tout  différents  de  ceux  qui  produisent  la  beauté  natu- 
relle. 

11  y  a  donc  lieu  de  distinguer  ces  deux  beautés, 
quoique  l'une  peut-être  —  car  ce  point  même  est  discu- 
table —  soit  née  de  l'autre.  Si  l'on  veut  exprimer  leur 
rapport,  on  peut  dire  qu'il  y  a  entre  elles  identité  d'effet 
produit  sur  le  spectateur,  lorsque  la  beauté  artistique 
est  parfaite  et  la  beauté  naturelle  pleinement  aperçue, 
mais  opposition  absolue  de  moyens  de  production,  la 
beauté  naturelle  se  traduisant  par  des  formes  vivantes 
ou  par  des  combinaisons  inconscientes  de  la  matière, 
la  beauté  artistique  par  l'imitation  inanimée  des  formes 
visibles  et  par  l'élaboration  consciente  des  matériaux 
que  fournit  la  nature  belle  ou  laide.  Ce  sont  deux 
beautés  parallèles,  si  l'on  veut,  —  au  moins  dans  bien 
des  cas  —  mais  toujours  parallèles,  et  par  suite  toujours 
distinctes  l'une  de  l'autre  ;  la  foule  croit  volontiers  que 
les  parallèles  tendent  à  se  rejoindre  :  il  n'en  est  rien, 
et  la  beauté  artistique,  quand  bien  même  elle  ne  s'éloi- 
gnerait jamais  de  la  beauté  naturelle,  serait  toujours 
autre  chose  que  cette  beauté  naturelle.  Il  y  a  deux  beau- 
tés différentes,  ayant  chacune  leurs  lois  propres  ;  mais 
parce  qu'elles  produisent  en  nous  un  sentiment  analo- 
gue, nous  sommes  portés  aies  confondre,  et  cela  devient 
une  source  d'équivoques  et  d'erreurs  sans  fin. 

Dira-t-on  que  si  une  symphonie  ou  un  tableau  n'obéis- 
sent pas  aux  mêmes  lois  qu'une  belle  matinée  de  prin- 
temps dont  ils  sont  l'expression,  les  mêmes  éléments  du 


i6  l'objet  du  jugement  esthétique 

moins  se  retrouvent  dans  le  modèle  et  dans  la  copie  ? 
C'est  là  une  autre  forme  de  l'objection  que  nous  venons 
d'étudier  :  Beethoven  écrit  sa  pastorale  avec  les  sons 
entendus  dans  la  nature  ;  ceux  qui  sont  beaux  dans  le 
chant  des  oiseaux  le  sont  aussi  dans  l'œuvre  du  musi- 
cien ;  sans  doute,  dira-t-on,  il  y  a  une  beauté  particulière 
à  la  musique,  comme  à  la  peinture,  comme  à  la  poésie,  et 
cette  beauté  tient  à  la  diversité  des  procédés  employés  ; 
mais  il  y  a  une  beauté  commune  à  la  nature  et  à  l'art  : 
un  son  n'est  jamais  autre  chose  qu'un  son  ;  eh  !  bien, 
il  y  a  de  beaux  sons  comme  il  y  en  a  de  laids,  et  ceux 
qui  sont  laids  dans  la  nature  ne  sont  point  beaux 
dans  l'art. 

De  même  les  couleurs  claires,  agréables  aux  yeux, 
n'ont-elles  pas  par  elles-mêmes  une  valeur  artistique 
plus  grande  que  les  tons  lie  de  vin  ou  jaune  brun  ? 
N'y  a-t-il  point  des  lignes,  la  ligne  serpentine  par 
exemple,  qui  l'emportent  esthétiquement  sur  certaines 
autres  ?  Et  s'il  en  est  ainsi,  n'est-il  pas  évident  que 
l'œuvre  d'art  où  ces  sons,  ces  couleurs,  ces  lignes  se 
retrouveront,  sera  plus  belle  que  celle  où  des  élé- 
ments moins  beaux  seront  mis  en  œuvre  ?  La  beauté 
artistique,  subjective  dans  une  certaine  mesure,  ne 
participe-t-elle  pas  cependant  de  la  beauté  de  l'objet  ? 

Lorsque  Taine  écrit  :  «  Il  est  déplaisant  de  voir  de 
la  vermine,  même  quand  on  l'écrase,  et  nous  deman- 
dons qu'on  nous  montre  des  créatures  d'une  pousse 
plus  forte  et  d'un  caractère  plus  haut  »  (1),  il  fait  cer- 

(1)  C  .  L'Idéal  dans  l'art,  p.  99, 


LA    NATURE   ET    L ART  I^ 

tainement  une  part  à  la  beauté  naturelle  dans  la  pro- 
duction de  la  beauté  artistique.  On  peut  dire  qu'ins- 
tinctivement la  plupart  des  hommes,  même  éclairés 
et  raffinés,  sont  plus  sensibles  à  la  beauté  artistique 
lorsqu'elle  se  combine  avec  la  beauté  naturelle.  Mais 
en  fait  ont-ils  raison  ? 

Sans  doute  la  musique  est  une  combinaison  de  sons, 
et  nous  admettons  même  que  tous  les  sons  musicaux 
peuvent  se  rencontrer  dans  la  nature.  Mais  la  musique 
repose  toute  entière  sur  la  gamme,  c'est-à-dire  sur  une 
série  d'intervalles  calculés  mathématiquement  par  le 
nombre  des  vibrations,  série  variable  d'ailleurs  selon 
les  époques  et  les  systèmes,  et  dont  la  nature  n'a  jamais 
fourni  aucun  exemplaire.  Sans  doute  elle  produit  des 
combinaisons  de  sons  agréables  à  l'oreille,  que  nous 
imitons  volontiers,  et  où  nous  nous  plaisons  à  retrou- 
ver de  l'art  par  analogie  avec  nos  propres  créations. 
Mais  elle  n'a  ni  diapason,  ni  «  la  »  auquel  s'accorde 
tout  le  concert  des  voix,  ni  chants  combinés  selon  les 
lois  que  nous  avons  fixées  à  la  musique.  Aussi,  lorsque 
Beethoven  veut  donner  l'impression  de  quelques  voix 
d'oiseaux,  est-il  obligé  de  transformer  leur  chansons, 
sauf  celle  du  coucou  qui  n'a  certainement  rien  de 
beau. 

C'est  donc  par  la  tendance  de  l'esprit  humain  à  la 
métaphore  que  nous  parlons  de  l'harmonie  ou  de  la 
mélodie  naturelles  dans  les  mêmes  termes  que  nous 
parlons  de  l'harmonie  musicale.  Nous  sommes,  une 
fois  de  plus,  les  dupes  des  mots.  La  vérité,  c'est  que 
les  sons  et  les  bruits  existent  dans   la  nature,  que  les 

2 


Ib  L  OBJET   DU    JUGEMENT   ESTHETIQUE 

sons  seuls  peuvent  devenir  les  éléments  de  la  musique,  par- 
ce que  seuls  ils  peuvent  être  mesurés,  et  que  les  sons  les 
moins  beaux  dans  la  nature  peuvent,  en  art,  valoir  les 
plus  agréables  à  l'oreille. 

Ce  dernier  point  est  le  plus  important  pour  notre 
théorie,  et  aussi  le  plus  délicat  à  établir.  Car  on  est 
habitué  à  considérer  la  beauté  du  timbre  et  les  autres 
avantages  naturels  comme  essentiels  à  la  musique  ;  et 
nous  admettons  sans  difficulté  qu'une  symphonie  de 
Beethoven  exécutée  par  des  flûtes  aigres  et  des  violons 
criards  serait  une  chose  abominable.  Mais  peut-être 
serait-il  téméraire  d'affirmer  qu'un  timbre  désagréable, 
adapté  à  des  œuvres  écrites  en  vue  de  ce  timbre,  sera 
toujours  une  cause  d'infériorité  esthétique.  Les  grince- 
ments des  violons  qu'on  accorde  dans  la  Danse  Maca- 
bre de  M.  Saint-Saéns  est  pénible  à  l'oreille  ;  mais  il 
contribue  singulièrement  à  l'effet  cherché  ;  et,  en 
dehors  de  cet  effet  général,  où  est  la  beauté  de  l'œu- 
vre ?  De  ce  que  la  musique  s'est  presque  toujours 
attachée  jusqu'ici  à  ce  que  Poussin  appelait  «  la  délec- 
tation »  (i),  il  ne  s'ensuit  pas  qu'elle  y  soit  condamnée 
à  perpétuité.  Déjà  Berlioz  et  Wagner  ont  ouvert  la  voie  ; 
aussi  bien  leur  a-t-on  reproché  tout  d'abord  des  sons 
durs  ou  étourdissants  et  l'absence  de  mélodie  ;  puis  le 
public  s'est  rendu  compte  que  par  des  moyens  nouveaux 
ils  voulaient  l'amener  à  une  forme  nouvelle  de  la  beauté, 
et  il  a  peu  à  peu  admiré  des  combinaisons  sonores 
qui,  réalisées  dans  la  nature,  déplairaient  à  l'oreille. 

(1)  Cf.  Poussin.  Lettres,  p.  347. 


LA   NATURE   ET   L  ART  I9 

Dès  lors  comment  ne  pas  admettre  qu'avec  une 
éducation  musicale  plus  avancée,  on  en  viendra  sans 
doute  à  rechercher  des  effets  qui  actuellement  nous 
seraient  insupportables,  si  ces  effets  seuls  peuvent 
rendre  une  pensée  artistique  donnée  ?  L'épreuve  se 
fait  plusieurs  fois  chaque  hiver  dans  les  grands  con- 
certs de  Paris,  et  les  résultats  donnent  raison  à  notre 
manière  de  voir.  La  musique  la  plus  applaudie  aujour- 
d'hui aurait  certainement  fait  fuir,  il  y  a  un  siècle, 
gluckistes  et  piccinistes,  ce  qui  semble  bien  démontrer 
qu'en  cet  art,  la  beauté  naturelle  peut  devenir  opposée 
à  la  beauté  artistique,  et  que  par  conséquent  la 
seconde  est  autre  chose  que  la  première. 

Soit,  mais  l'une  fait  valoir  l'autre  !  —  Quand  bien 
même  cette  assertion  serait  fondée,  il  n'en  résulterait 
pas  que  celle-ci  se  ramène  à  celle-là,  mais  bien  que  leur 
effet  est  le  même  sur  nous,  ce  que  nous  n'avons  jamais 
contesté.  Malheureusement  on  oublie  qu'il  y  a  des  mélo- 
dies parfaitement  douces  et  parfaitement  insipides  ;  en 
musique,  comme  dans  toutes  les  branches  de  l'art,  le 
beau  naturel  ne  vaut  pas  par  lui-même,  à  moins  que 
l'auteur  n'en  poursuive  précisément  l'imitation  ;  et 
même  dans  ce  cas,  la  beauté  artistique  ne  consiste 
pas  dans  la  beauté  naturelle  imitée,  mais  dans  les  qua- 
lités propres  à  cette  imitation  et  extérieures  à  la  beauté 
naturelle.  Il  est  vrai  que  le  public  ne  fait  pas  toujours 
la  distinction  ;  mais  qu'importe,  si  elle  correspond  à 
quelque  chose  de  réel  ? 

Est-il  vrai  de  dire  qu'en  peinture  telle  ligne  ou  telle 
nuance  ont  une  valeur    esthétique    particulière  ?  S'il 


20  L  OBJET    DU    JUGEMENT    ESTHETIQUE 

est  une  couleur  qui  réjouisse  les  yeux  dans  la  nature, 
qui  par  l'éclat,  la  douceur,  la  joie,  réalise  pour  nous 
la  beauté,  c'est  sans  doute  le  bleu  du  ciel  lorsque  le 
soleil  brille.  Mais  l'azur  est  souvent  désagréable  en 
peinture,  même  lorsqu'il  est  habilement  traité.  Le  Sueur 
lui-même  s'est  mal  trouvé  de  son  emploi  dans  le  Rêve 
de  Saint-Bruno,  et  quant  aux  robes  couleur  du  ciel, 
elles  ne  sont  vraiment  belles  que  dans  les  contes  de 
fées.  Il  y  a  dans  la  nature  des  bleus  plus  beaux  les  uns 
que  les  autres  ;  mais  en  art,  tous  sont  également  beaux, 
parce  que  leur  beauté  ne  provient  jamais  que  de  leur 
emploi.  Même  lorsqu'un  coloriste  s'écrie,  en  face  de 
certains  tons  :  «  Voilà  un  beau  bleu  »,  cela  signifie  : 
«  Voilà  un  bleu  bien  à  sa  place  »,  ou  :  «  Voilà  un  bleu 
naturellement  beau  que  l'art  a  su  imiter  merveilleuse- 
ment ».  Mais  où  est  la  beauté  artistique  ?  Dans  le 
bleu  ?  Non,  dans  l'exécution  du  bleu  :  cela  crée  un 
abime. 

Hogarth,  dessinant  une  série  de  lignes  courbes  (1), 
prétend  prouver  que  la  ligne  serpentine  est  la  plus  belle 
de  toutes,  et  que,  pour  produire  une  œuvre  d'art  par- 
faite, il  faut  que  le  peintre  nous  la  fasse  apercevoir 
dans  tout  le  mouvement  de  son  tableau.  Gela  prouve 
seulement  que,  la  beauté,  pour  Hogarth,  consistait  dans 
la  grâce,  dont  la  ligne  serpentine  éveille  en  nous  l'idée, 
parce  qu'elle  fait  songer  à  la  souplesse  des  corps  gra- 
cieux. Mais  on  ne  soutiendra  jamais  sérieusement  qu'au 
point  de  vue  de  l'art,  V Entrée  des  Croisés  à  Constanti- 

(1)  Cf.  les  planches  insérées  dans  l'Analyse  de  la  beauté. 


LA   NATURE   ET   L  ART  21 

nople  ou  VKglise  de  Gréville,  exécutés  sans  souci  de  la 
ligne  serpentine,  soient,  pour  ce  motif,  inférieurs  à  la 
Source  d'Ingres  ou  aux  œuvres  mêmes  de  Hogarth.  La 
ligne  serpentine  est  belle  lorsqu'une  œuvre  prétend 
s'imposer  à  nous  par  la  grâce  ;  elle  ne  vaut  rien  lors- 
qu'il s'agit  d'exprimer  la  force  ;  or,  en  quoi  la  force  est- 
elle,  artistiquement  parlant,  inférieure  à  la  grâce? 

D'ailleurs  les  artistes,  lorsqu'ils  jugent  de  la  beauté 
des  lignes,  sont  loin  d'être  d'accord.  «  Il  y  a  des  lignes 
qui  sont  des  monstres,  écrit  Delacroix  :  la  droite,  la 
serpentine  régulière,  surtout  deux  parallèles.  Quand 
l'homme  les  établit,  les  éléments  les  rongent  (1)  ».  Mais 
pour  Mcngs,  (2)  «  la  forme  ronde  est  la  plus  parfaite  » ,  et 
«  il  n'y  a  que  trois  couleurs  parfaites  qui  sont  le  jaune, 
le  rouge,  le  bleu  »  (3).  Un  philosophe,  Hutcheson,  faisant 
consister  la  beauté  dans  l'union  de  la  variété  et  de 
l'unité,  exprime  un  autre  avis.  Pour  lui  «  la  beauté  d'un 
triangle  équilatéral  est  moindre  que  celle  d'un  carré, 
celle  d'un  carré  moindre  que  celle  d'un  pentagone,  et 
celle  de  cette  dernière  figure  moindre  que  celle  d'un 
hexagone.  Dans  les  solides,  l'icosaèdre  surpasse  en 
beauté  le  dodécaèdre  et  celui-ci  l'octaèdre,  qui  est  beau- 
coup plus  beau  que  le  cube,  dont  la  beauté  est  supérieure 
à  son  tour  à  celle  de  la  pyramide  (4)  » .  Ne  pourrait-on 

(1)  Delacroix.  Journal.  T.  I,  p.  199. 

(2)  Réflexions  sur  la  beauté  et  sur  le  goût.  Art.  II.  Page  84  de  la  traduc- 
tion Jansen,  1786. 

(3)  Réflexions  sur  la  beauté  et  sur  le  goùi.  Art.  II.  Page  86  de  la  traduc- 
tion Jansen. 

(4)  Hutcheson.  Recherches  sur  l'origine  des  idées  <iue  nous  avons  de  la 
beauté.  Section  H.  §.  III. 


22  L  OBJET   DU   JUGEMENT    ESTHETIQUE 

pas  soutenir  de  même  que  la  ligne  droite,  par  sa  conti- 
nuité, sa  simplicité,  aune  beauté  plus  grande  que  la  ligne 
courbe,  et  que  si  Apelle  ne  trouvant  pas  Protogène  dans 
son  atelier  traça  une  ligne  droite  admirable  pour  mar- 
quer son  passage,  c'est  qu'il  considérait  cette  ligne  comme 
la  plus  belle  de  toutes  ?  Et,  par  conséquent,  si  des  hom- 
mes également  compétents  ne  peuvent  s'entendre  sur 
la  ligne  la  plus  belle  à  exécuter,  est-il  bien  raisonnable 
de  voir  le  principe  de  l'art  dans  quelque  chose  d'aussi 
contestable,  et  disons-le,  d'aussi  faux  ?  Car  de  soutenir 
que  la  beauté  d'une  œuvre  d'art  provient  de  telle  ligne 
particulière,  qui  sera  belle  partout  et  toujours,  c'est  ce 
que  les  faits  se  chargent  de  démentir.  Il  y  a  des  Christ 
en  croix  admirables,  tantôt  cadavériques  et  raides 
comme  chez  les  primitifs,  tantôt  souples  et  forts  comme 
dans  les  dessins  classiques,  tantôt  éplorés  et  tourmen- 
tés comme  chez  les  peintres  espagnols  :  qu'est-ce  que 
la  ligne  ajoute  ou  retranche  à  la  beauté  de  ces  ouvra- 
ges ?  La  seule  belle  hgne,  c'est  celle  qui  rend  exacte- 
ment la  forme  imitée  et  lui  communique  comme  une 
parcelle  de  vie.  Mais  la  forme  est  infiniment  variée,  et 
ainsi  la  belle  ligne  n'a  point  de  modèle  ni  de  prototype 
unique. 

C'est  pourquoi,  qu'il  s'agisse  de  sons  ou  de  plastique, 
il  semble  bien  que  le  beau  artistique  soit  irréductible 
au  beau  naturel,  l'un  étant  toujours  le  résultat  de  notre 
activité  et  n'existant  pas  sans  notre  effort,  l'autre  étant 
indépendant  de  nous  et  s'imposant  au  moment  où  nous 
y  songeons  le  moins.  D'où  vient  que  nous  les  confon- 
dons si  souvent  ?  De  ce  que  souvent  aussi  l'artiste  cher- 


LA   NATURE    ET   l'arT  23 

che  à  les  réunir  dans  son  œuvre  ;  de  ce  que,  par  abus 
de  la  métaphore,  nous  attribuons  sans  cesse  à  la  nature 
inconsciente  une  préméditation  analogue  à  l'idéal  conçu 
par  l'artiste,  et  à  l'artiste  l'ingénuité  de  création  que 
nous  croyons  voir  dans  la  nature.  Mais  les  deux  ordres 
de  beauté  sont,  en  réalité,  différents  et  irréductibles  dans 
leur  principe. 

Voilà  la  conclusion  où  nous  sommes  amenés  par 
l'étude  du  beau  concret,  tel  qu'il  nous  apparaît  dans  la 
nature  et  dans  l'art.  Mais  si  le  beau,  ainsi  compris  n'était 
pas  le  beau  réel,  ou  plutôt  si  le  beau,  tel  que  le  concret 
nous  le  présente,  n'était  que  l'apparence  et  la  déforma- 
tion du  beau  naturel,  redressé  ensuite  et  réalisé  par 
l'art?  Alors  la  dualité  disparaîtrait,  et  c'est  à  juste 
titre  qu'on  identifierait  le  beau  dans  la  nature  et  le  beau 
dans  l'art,  puisque  l'art  ne  serait  plus  autre  chose  que 
la  nature  idéale. 

Cette  théorie,  pour  étrange  qu'elle  nous  paraisse,  a  été 
celle  de  tout  l'art  classique  ;  et  nous  la  trouvons  élo- 
quemment  développée  et  soutenue,  aussi  bien  chez 
Diderot  que  chez  Winckelmann.  Ce  dernier  exige  de  la 
beauté  «  l'indétermination,  c'est-à-dire  cette  sorte  de 
qualité  dont  les  formes  ne  sont  décrites  ni  par  des 
points,  ni  par  des  lignes,  comme  formant  seuls  la 
beauté (1)  ».  «  Delà, ajoute-t-il,  il  résulte  une  figure  qui  ne 
caractérise  ni  telle  personne,  ni  telle  autre,  qui  n'expri- 
me aucune  situation  de  l'esprit,  aucun  sentiment  du 


(1)  Winckelmann.  Histoire  de  l'art.  L.  IV.  Ch.  II.  Traduction  Huber.  Tome  II. 
Page  40. 


24  l'objet  du  jugement  esthétique 

cœur,  ni  aucune  affection  de  l'âme,  tous  mouvements 
qui  interrompent  l'unité  et  qui  mêlent  à  la  beauté  des 
traits  étrangers.  D'après  cette  idée,  la  beauté  doit  être 
comme  l'eau  la  plus  parfaite,  puisée  dans  une  source 
pure,  laquelle,  moins  elle  a  de  goût  et  plus  elle  estsalu- 
bre,  étant  épurée  de  toute  les  particules  étrangères  ». 
En  d'autres  termes,  la  beauté  n'est  pas  immédiatement 
donnée  dans  le  concret  que  rapetisse  toujours  l'élément 
individuel  ;  le  concret  est  un  reflet  révélateur  de  la 
beauté  ;  c'est  à  nous  de  nous  y  élever  par  la  générali- 
sation et  la  conception  de  l'unité  absolue.  Il  n'y  a 
qu'une  beauté,  dans  l'art  comme  dans  la  nature  ;  mais 
cette  beauté  e^t  abstraite,  ou  du  moins  nous  ne  pouvons 
la  réaliser  que  par  la  puissance  de  l'abstraction.  «  Les 
antiques  sont  belles  quand  elles  ressemblent  à  la  belle 
nature,  avait  dit  Roger  do  Piles  (1),  et  la  nature  sera  tou- 
jours belle  quand  elle  ressemblera  aux  belles  antiques  ». 
Winckelmann  admet  la  première  proposition  ;  mais 
comment  imaginer  que  la  nature,  livrée  aux  caprices 
de  l'individuel,  déformée  de  la  véritable  beauté  par  les 
exigences  continuelles  de  la  vie,  puisse  jamais  égaler  la 
beauté  idéale  des  statues  grecques  ?  Aussi  Winckelmann 
proteste-t-il  contre  la  seconde  proposition,  déclarant 
qu'  «  il  sera  difficile,  pour  ne  pas  dire  impossible,  de 
trouver  dans  la  nature  une  figure  comme  celle  de  l'Apol- 
lon du  Belvédère  » .  En  rétablissant  la  nature  dans  sa 


(1)  Cité  par  Winckelmann.  Histoire  de  l'art.  L.  IV.  Ch.  ii. 


LA    NATURE   ET    l'aKT  25 

beauté  première,  l'art  nous  fait  enfin  contempler  l'uni- 
que, l'éternelle  et  la  parfaite  beauté. 

Diderot  est  aussi  catégorique  et  plus  clair,  dans  l'intro- 
duction du  Salon  de  1767.  Le  peintre,  explique-t-il, 
copie  la  nature,  mais  non  pas  la  nature  telle  que  nos 
yeux  la  voient,  sans  quoi  il  tombe  dans  le  vulgaire  et 
méprisable  portrait,  dans  «  la  représentation  d'un  être 
quelconque  individuel  ».  Ce  que  doit  exprimer  l'artiste, 
c'est  l'idéal,  en  quoi  consiste  vraiment  la  nature  :  «  Ne 
concevez-vous  pas,  dit-il,  que  tout  être,  surtout  animé, 
a  ses  fonctions,  ses  passions  déterminées  dans  la  vie, 
et  qu'avec  l'exercice  et  le  temps,  ces  fonctions  ont  dû 
répandre  sur  toute  son  organisation  une  altération  si 
marquée  quelquefois  qu'elle  ferait  deviner  la  fonction?  » . 
Il  faut  donc  peindre  la  nature  dans  son  état  de  pureté 
première,  dans  ee  que  Winckelmann  sans  doute  appelle 
l'indéterminé,  et  ainsi  le  modèle  qu'il  est  nécessaire 
d'imiter  pour  produire  la  beauté  «  est  purement  idéal  et 
n'est  emprunté  d'aucune  image  individuelle  de  Nature  » . 

Quel  serait  le  modèle  le  plus  parfait  d'un  homme  ou 
d'une  femme?  Ce  serait  «  un  homme  ou  une  femme 
supérieurement  propre  à  toutes  les  fonctions  de  la  vie 
et  parvenu  à  l'âge  du  plus  entier  développement  sans 
en  avoir  exercé  aucune  ».  L'artiste  qui  corrigerait  dans 
le  modèle  individuel  les  déformations  les  plus  grossières 
d'abord,  puis  les  plus  délicates,  causées  par  les  «  fonc- 
tions de  la  vie  »,  s'élèverait  ainsi  «  au  vrai  modèle  idéal 
de  la  beauté,  à  la  ligne  vraie,  ligne  vraie,  modèle  idéal 
de  la  beauté,  qui  n'exista  nulle  part  que  dans  la  tête  des 
Agasias,   des    Raphaël,  des   Poussin,   des    Puget,    des 


26  l'objet  du  jugement  esthétique 

Pigalle,  des  Falconnet...  »  Donc,  la  beauté  est  la  même 
dans  l'art  que  dans  la  nature  ;  mais  c'est  à  l'art  de  la 
découvrir  à  travers  les  déformations  de  la  nature,  pour 
la  traduire  ensuite  dans  toute  sa  vérité  et  toute  sa  clarté. 

Il  est  facile  maintenant  de  comprendre  la  force  de 
l'objection  :  quand  nous  déclarions  que  la  beauté  natu- 
relle était  autre  chose  que  la  beauté  artistique,  nous 
pouvions  avoir  raison  parce  que  nous  considérions  une 
nature  individuelle  et  fausse,  parce  qu'une  pareille 
nature  ne  réalise  jamais  la  beauté  ;  mais  si  nous  resti- 
tuons «  le  vrai  modèle  idéal  de  la  beauté,  la  ligne 
vraie  »,  il  y  a  alors  identité  entre  la  beauté  naturelle  et 
la  beauté  artistique.  C'est  à  nous  de  saisir  la  réalité  der- 
rière les  apparences  :  la  beauté  n'est  pas  dans  le  parti- 
culier, elle  est  dans  le  général  ;  elle  est  donc  une,  et 
nous  ne  la  concevons  que  par  une  aperception  de  la 
nature  suffisamment  redressée. 

A  ces  considérations  philosophiques,  il  nous  serait 
aisé  de  répondre  que  la  beauté,  ainsi  comprise,  manque 
singulièrement  de  vie,  et  que  sans  la  vie  il  n'y  a  pas 
d'œuvre  d'art  véritable.  Mais  sans  examiner  les  diffé- 
rents côtés  faibles  de  cette  théorie  contestable,  sans 
entrer  dans  une  discussion  métaphysique  où  chacun 
trouve  toujours  moyen  d'avoir  raison,  nous  ferons  sim- 
plement observer  que  l'hypothèse  de  la  nature  défor- 
mée par  l'exercice  des  fonctions  de  la  vie  est  toute  gra- 
tuite. En  fait  nous  ne  connaissons  qu'une  nature,  celle 
qui  nous  est  révélée  par  nos  sens  ;  c'est  de  celle-là 
que  nous  disons  :  elle  est  belle,  ou  elle  est  laide,  et  non 
d'une  nature  idéale  que  chacun    peut  façonner  à  son 


LA   NATURE    ET   L  ART  27 

gré.  Il  est  bien  certain  que  lorsque  les  pommiers  en 
fleurs  viennent  ravir  nos  yeux,  ce  sont  bien  les  arbres 
que  nous  voyons  qui  excitent  notre  admiration,  et  non 
les  arbres  n'ayant  subi  aucune  «  altération  ».  II  y  a 
donc  une  beauté  et  une  laideur  naturelles,  provenant 
du  concret  ;  et  s'il  est  vrai  que  toute  généralisation 
conduise  à  la  beauté  (ce  que  je  ne  veux  pas  discuter), 
cette  beauté  est  déjà  une  beauté  d'ordre  artistisque, 
conçue,  élaborée  et  réalisée  par  l'intelligence.  La 
nature  en  a  été  la  cause  occasionnelle  ;  l'esprit  en  est 
la  cause  efficiente  ;  et  cette  dernière  cause  ne  doit  rien 
à  la  première  ;  elles  sont  irréductibles  l'une  à  l'autre. 
Car  de  la  beauté  qui  existe  dans  la  nature  visible 
remonter  à  une  beauté  possible  qui  existerait  dans 
une  nature  transformée  par  notre  imagination, 
qu'est-ce  autre  chose  que  d'affirmer  d'abord  une 
beauté  naturelle  et  sensible,  ensuite  une  beauté 
intellectuelle  différente  de  la  première  ?  Qu'est-ce 
autre  chose  que  de  poser  d'un  côté  le  non-moi,  de 
l'autre  le  moi  interprétant  le  non  moi  ?  Or  le  propre  de 
l'art  (comme  nous  essaierons  de  le  prouver  plus  loin) 
c'est  précisément  d'appliquer  l'activité  du  moi  aux 
choses  ;  et  ainsi,  le  seul  fait  de  voir  derrière  la  beauté 
individuelle  une  beauté  plus  générale  et  plus  parfaite, 
c'est  déjà  le  commencement  d'une  œuvre  d'art,  c'est 
tout  au  moins  la  conception  artistique  sans  laquelle 
l'œuvre  ne  saurait  se  produire.  Ainsi  nous  pouvons 
dire  qu'en  dépit  de  sa  profondeur  apparente,  l'objec- 
tion des  idéalistes  ne  repose  que  sur  une  interprétation 
arbitraire  de  la  nature  et  sur  une  analyse   insuffisante 


28  l'objet  du  jugement  esthétique 

des  opérations    de    l'esprit    dans    la    création    de    ce 
qu'ils  appellent  le  «  beau  idéal  ». 

Avouons  cependant  que  les  philosophes  peuvent 
aller  plus  loin  et  dire  :  «  Il  est  dangereux  de  proclamer 
que  le  beau  artistique  et  le  beau  naturel  sont  irréduc- 
tibles l'un  à  l'autre,  lorsqu'on  n'a  pas  déterminé  ce 
qu'est  exactement  chacun  d'eux.  Les  artistes  croient 
n'être  arrivés  à  rien  tant  qu'ils  n'ont  pas  infusé  à  leur 
œuvre  le  sentiment  et  presque  l'apparence  de  la  vie. 
Les  critiques,  lorsqu'ils  veulent  les  louer  ou  les  flatter, 
se  plaisent  à  répéter  que  la  vie  circule  dans  leurs 
poèmes, dans  leurs  figures  et  jusque  dans  leurs  natures 
mortes  ;  une  symphonie  est  belle  par  l'humanité  qu'elle 
nous  révèle.  L'aperception  de  la  vie  sous  un  angle 
particulier  et  l'expression  aussi  juste  que  possible  de  cette 
aperception,  telle  semble  être  la  qualité  essentielle  que 
les  esthéticiens  apprécient  dans  l'œuvre  d'art.  Mais 
est-il  téméraire  d'avancer  que  dans  la  nature,  la 
beauté,  c'est  aussi  la  vie?  Un  homme  est  beau  lorsqu'en 
le  voyant  nous  le  sentons  très  vivant,  soit  do  la  vie  du 
corps,  soit  de  celle  du  cœur,  soit  de  celle  de  l'esprit  ; 
car  nous  ne  nous  intéressons  pas  seulement  à  la  vie 
physique,  et  Pascal  malade  avait  sa  beauté  tout  comme 
Alcibiade  avait  la  sienne.  Une  campagne  est  belle  lors- 
que la  vie  réelle  des  végétaux,  la  vie  apparente  de 
l'eau,  réjouissent  nos  regards  et  nous  incitent  nous- 
mêmes  à  une  vie  plus  intense.  L'Océan,  le  désert,  les 
hauts  sommets  sont  beaux,  parce  qu'en  nous  donnant 
le  sentiment  de  l'immensité,  et  par  suite  du  sublime, 
ils  amplifient  jusqu'aux  limites  extrêmes  nos  émotions 


LA   NATURE   ET    l'ar.'  29 

OU  nos  pensées,  c'est-à-dire  notre  vie  intérieure.  Une 
chose  n'est  belle  que  dans  la  mesure  où  elle  vit  ou  fait 
vivre  :  les  blés  en  épis  sont  beaux  parce  qu'ils  vivent, 
la  farine  n'est  pas  belle  parce  qu'elle  ne  vit  pas  et  ne 
nous  fait  vivre  que  de  la  vie  animale  ». 

Pour  ma  part,  j'adopterais  volontiers  cette  théorie 
qu'il  ne  convient  pas  de  discuter  ici  ;  la  seule  chose  que 
j'en  veuille  retenir,  c'est  que  la  vie  peut  être  consi- 
dérée par  certains  esprits  comme  la  source  unique  de 
toute  beauté,  naturelle  ou  artistique,  et  qu'ainsi  la  dis- 
tinction sur  laquelle  je  me  jiroposais  d'établir  le  prin- 
cipe de  la  critique  d'art  croule  dès  le  début. 

Mais  le  mot  vie  est  un  terme  bien  vague,  et  en 
admettant  que  la  vie  soit  le  principe  de  toute  beauté, 
il  reste  à  savoir  si  l'aspect  de  la  vie,  si  les  qualités  de 
la  vie  sont  les  mêmes  dans  la  nature  que  dans  l'œuvre 
d'art.  Car  nous  ne  faisons  point  ici  de  méta}>hysique  ; 
nous  recherchons  uniquement  une  méthode  rationnelle 
pour  apprécier  la  beauté  d'un  poème,  d'une  sonate  ou 
d'une  statue,  dans  ce  qu'un  poème,  une  sonate,  une 
statue  peuvent  avoir  de  commun.  Or  il  y  a  deux  formes 
de  la  vie  très  différentes  l'une  de  l'autre  :  la  première 
qui  se  retrouve  dans  tous  les  êtres  animés,  depuis  la 
plante  jusqu'à  l'homme,  la  seconde  qui  n'apparait 
guère    que   dans    l'esprit    de   l'homme. 

Il  y  a  la  vie  du  corps  et  la  vie  de  la  pensée,  même 
si  la  pensée  n'est  qu'une  fonction  du  cerveau  ;  l'une  en 
effet  se  développe  plus  ou  moins  selon  des  conditions 
de  nutrition,  de  climat,  de  conformation  des  organes, 
l'autre  selon  des  lois  beaucoup  moins  connues,  mais  où 


3o  l'objet  du  jugement  esthétique 

la  réaction  des  éléments  physiques  nous  semble  tenir 
une  place  secondaire.  Quand  bien  môme  l'esprit  et  le 
corps  auraient  en  définitive  une  vie  relevant  du  même 
principe,  obéissant  aux  mêmes  lois  encore  ignorées, 
il  n'en  reste  pas  moins  vrai  qu'actuellement  nous 
sommes  bien  obligés  de  nous  en  tenir  à  ce  que  nous 
savons,  et  d'établir  une  différence  très  profonde  entre  la 
vie  physique  et  la  vie  intellectuelle  dont  les  fonctions  et 
les  principes  nous  semblent  irréductibles  :  on  ne  voit 
pas  le  rapport  qu'il  y  a  entre  la  digestion  et  la  réflexion. 

Or  qu'est-ce  que  la  beauté  naturelle,  sinon  celle  que 
nous  offre  la  vie  physique  et  qui  est  saisie  avant  tout 
par  la  sensation?  Qu'est-ce  que  la  beauté  artistique, 
sinon  celle  que  l'esprit  crée  lui-même  en  interprétant 
la  nature  et  l'homme? 

La  fleur  du  pommier  est  belle  parce  qu'elle  est  l'épa- 
nouissement de  la  vie  du  pommier,  d'une  part,  et 
d'autre  part  parce  qu'elle  produit  en  nous  une  sensation 
d'une  nature  particulière  où  sans  doute  s'épanouit  aussi 
la  vie  de  nos  yeux  (1).  Un  animal  est  beau  lorsque  ses 
formes  s'adaptent  à  une  vie  particulière  aussi  complète 
que  possible,  et  produisent  sur  notre  vue  une  impression 
agréable  qui  semble  ainsi  rendre  plus  intense  ou  plus 
facile  cet  exercice  de  la  faculté  de  voir.  Enfin  la  beauté 
humaine,  c'est  l'apparente  disposition  du  corps  à  une 

(1)  Nous  ne  cherchons  pas  ici  à  donner  une  explication  scienliSque  ou 
métaphysique  de  la  beauté  naturelle,  nous  ne  nous  préoccupons  que  d'établir 
entre  cette  beauté  et  la  beauté  artistique  les  différences  pratiques  qui  nous 
forcent  à  exclure  l'intervention  de  la  première  dans  le  principe  de  la  critique 
d'art. 


LA   NATURE   ET    l'aRT  3i 

vie  saine  et  forte,  par  l'équilibre  des  proportions,  par 
la  symétrie  des  membres,  par  la  régularité  des  traits 
dont  la  délicatesse  est  en  même  temps  un  charme  pour 
notre  vue,  et  par  suite  une  condition  meilleure  de  notre 
propre  vie. 

Au  contraire  la  beauté  artistique  se  manifeste  à  nous 
par  l'épanouissement  de  la  vie  intellectuelle  de  l'auteur 
et  par  l'épanouissement  delà  vie  intellectuelle  engendrée 
en  nous.  La  sensation,  si  agréable  qu'elle  soit,  n'est 
plus  qu'un  trait  d'union  entre  la  pensée  de  l'artiste  et  la 
pensée  du  spectateur  ou  del'auditeur.  Dès  lors,  comment 
juger  cette  beauté  d'après  les  mêmes  principes  que  l'au- 
tre ?  Dans  l'une  la  sensation  semble  l'arbitre  principal  ; 
dans  la  seconde  la  pensée  seule  a  le  droit  de  juger;  or, 
il  nous  est  impossible  pratiquement  de  ramener  les  appré- 
ciations de  la  pensée  à  celles  des  sens,  d'autant  qu'elles 
sont  souvent  absolument  opposées. 

Mais,  dira-t-on,  la  beauté  naturelle  chez  Pascal,  la 
beauté  naturelle  de  la  mer,  du  désert,  ne  relèvent  pas 
de  la  sensation  :  les  traits  de  Pascal  sont  durs,  heurtés  ; 
la  mer  est  d'un  bleu  monotone,  ou  d'un  vert  qui  sou- 
vent tire  sur  le  jaune  ;  le  désert  est  fatigant  à  l'œil.  Il 
y  a  donc  certains  aspects  de  la  beauté  naturelle  qui 
s'adressent  plus  à  l'intelligence  qu'à  la  sensation. 

Il  est  vrai  ;  mais  dans  ce  cas,  ce  que  l'on  nomme 
encore  beauté  naturelle  est  beauté  artistique  créée  uni- 
quement par  l'effort  de  notre  intelligence.  Un  individu 
sans  culture  intellectuelle,  et  plus  accessible  aux  sensa- 
tions qu'aux  idées,  nous  dira  que  Pascal  n'était  point 
beau,  que  la  mer  est  grande  et  que  le  désert  est  laid  ;  et 


32  l'objet  du  jugement  esthétique 

il  aura  raison  ;  car  si  nous  comparons  Pascal  à  l'Apol- 
lon (lu  Belvédère,  ce  n'est  plus  qu'un  souffreteux  ;  si 
nous  supprimons  dans  la  mer  l'antithèse  de  sa  puis- 
sance et  de  la  nôtre  d'où  s'engendre  le  sublime  (1),  elle 
n'est  plus  ni  belle  ni  laide,  —  certains  effets  de  couleur 
mis  à  part,  —  elle  est  grande  ;  quant  au  désert,  si  sa 
beauté  apparaît  aux  touristes,  l'absence  de  vie  et  de 
végétation  le  rendent  laid  aux  yeux  des  habitants  des 
contrées  voisines  (2). 

En  réalité,  c'est  nous  qui  prêtons  à  ces  choses  la 
beauté  ;  elle  existe  uniquement  dans  l'effort  de  notre 
pensée  pour  les  interpréter  ou  pour  concevoir,  à  pro- 
pos d'elles,  tout  un  système  d'idées  d'où  elle  résulte  ; 
mais  quelle  beauté?  La  beauté  d'art,  la  seule  que  nous 
puissions  créer. 

Si  la  question  esthétique  est  si  peu  claire,  c'est  qu'à 
tout  moment  le  beau  naturel  et  le  beau  artistique  se 
trouvent  rapprochés  et,  dans  une  certaine  mesure, 
confondus.  La  forêt  nous  semble  belle  ;  mais  l'artiste 
qui  dessine  un  jardin  anglais  sur  le  modèle  de  la  forêt 
nous  donne  parfois  l'impression  de  la  beauté  naturelle  ; 
on  peut  même  dire  que  si  la  beauté  naturelle  de  la 
végétation  ne   vient  pas  à    son  aide,  son  œuvre  sera 


(1)  Cf.  Schiller.  Eslhétiiiue.  Trad.  Régnier,  p.  8.  —  Schopenhauer.  Le 
monde  comme  volonté.  L.  III,  §  39. 

(2)  Il  suffit  pour  s'en  convaincre  de  causer  quelques  instants  avec  l'im- 
mense majorité  des  Algériens  de  la  région  du  Tell.  Si  les  hommes  du 
XVII»  siècle  n'ont  aimé  ni  la  montagne,  ni  la  mer,  c'est  qu'ils  s'en  sont 
teuus  à  la  sensation  au  lieu  de  la  transformer  par  l'idée. 


LA   NATURE    ET   l'aRT  33 

manquée.  Il  est  donc  souvent  très  difficile,  même  pour 
un  analyste,  de  discerner  l'apport  de  l'art  et  l'apport  de 
la  nature  ;  d'où  l'équivoque.  Mais  en  réalité  il  y  a  une 
beauté  naturelle  mise  en  œuvre  par  l'esprit  de  l'homme, 
et  ainsi  la  beauté  naturelle  n'est  plus  qu'un  élément  de 
la  beauté  artistique,  quoique  le  principe  de  l'une  et  de 
l'autre  soit  différent.  De  même,  s'il  s'agit  de  la  beauté 
humaine,  et  même  de  la  simple  beauté  physique,  il  y  a 
lieu  de  distinguer  l'apport  de  la  nature  qui  est  de  beau- 
coup le  plus  important,  et  aussi  celui  de  l'art,  en  ce 
qui  concerne  la  démarche,  l'expression  du  visage,  et 
même  la  finesse  de  la  peau  accrue  par  l'emploi  de  telle 
ou  telle  substance.  Il  est  bien  certain  que,  sans  une 
éducation,  consciente  ou  non,  la  démarche  et  la  phy- 
sionomie de  l'homme  raffmé  ne  seraient  pas  ce  qu'elles 
sont  ;  et  il  est  bien  certain  aussi  que  cela  entre  pour  une 
part  dans  l'impression  de  beauté  que  nous  en  éprouvons. 
Et  cependant  les  deux  éléments,  quoique  se  pénétrant 
sans  cesse,  ne  peuvent  être  pris  l'un  pour  l'autre  ;  on 
peut  même  dire  que  plus  on  les  rapproche,  plus  la  dis- 
semblance devient  frappante.  Une  chose  est  belle  ; 
est-ce  par  l'art  ?  est-ce  par  la  nature  ?  Souvent  la 
question  posée  à  brùle-pourpoint  nous  embarrasserait  ; 
mais  à  la  réflexion,  nous  voyons  plus  clairement  le 
mélange  des  deux  éléments,  et  nous  nous  persuadons 
davantage  que  ces  deux  choses  ne  peuvent  —  au  moins 
pratiquement,  car  peu  nous  importe  ici  la  métaphysi- 
que —  se  résoudre  en  une  seule. 


34  l'objet  du  jugement  esthétique 

Il  ne  nous  reste  plus,  semble-t-il,  qu'une  hypothèse 
à  examiner  :  si  le  beau  artistique  n'est  pas  le  produit 
du  beau  naturel,  peut-être  le  beau  naturel  est-il  le  pro- 
duit du  beau  artistique.  Les  choses  ne  nous  paraissent 
belles  ou  laides  que  parce  que  nous  y  attachons  tel  ou 
tel  souvenir  ;  la  laideur  et  la  beauté  sont  des  qualités 
que  nous  prêtons  à  la  nature  par  suite  de  certaines 
associations  de  sentiments  antérieurs.  Il  n'y  a  donc 
qu'une  forme  de  beauté,  celle  de  l'art. 

L'objection,  remarquons-le,  n'est  pas  purement  méta- 
physique ;  nous  allons  citer  les  faits  sur  lesquelles  elle 
s'appuie  ;  et  la  conclusion  n'en  est  pas  indifférente  pour 
notre  étude  :  car  s'il  n'y  a,  même  dans  la  nature,  qu'une 
beauté  d'art  créée  par  nous,  il  nous  faudra  recourir  aux 
mêmes  principes  pour  juger  toutes  les  belles  choses,  et 
c'est  à  cette  identité  de  principes  que  nous  avons  attri- 
bué l'échec  des  différents  essais  de  critique  d'art  ration- 
nelle. 

Rien  ne  paraît  plus  naturellement  beau  que  le  chant 
du  rossignol.  Mais  cela  est  une  illusion  :  «  Le  renouvel- 
lement de  la  vie  au  printemps...  l'amour  universel,  je 
ne  sais  quelle  mélancolie  douce  s'insinuant  dans  l'âme 
à  l'aspect  de  toutes  choses  et  dont  le  solo  de  Philomèle 
se  fait  tout  à  coup  l'interprète  :  voilà  ce  qui  rend  si  poé- 
tiques les  accents  du  rossignol  »  (1).  François  Millet 
veut-il  expliquer  la  beauté  de  la  forêt  :  «  C'est  d'un  calme, 
d'une   grandeur   épouvantable,    au   point   que  je   me 


(1)    Proudhon.  Principe  de  l'art,  ch.  III,  p.  33. 


LA   NATURE   ET    l'ART  35 

surprends  ayant  véritablement  peur.  Je  ne  sais  pas  ce 
que  ces  gueux  d'arbres-là  se  disent  entre  eux  ;  mais  ils 
se  disent  quelque  chose  que  nous  n'entendons  pas, 
parce  que  nous  ne  parlons  pas  la  même  langue,  voilà 
tout  »  (1).  Et  de  même  il  semble  bien  que  pour  Théo- 
dore Rousseau  la  transformation  des  sensations  en  idées 
soit  l'élément  essentiel  de  la  beauté  :  «  J'entendais  les 
voix  des  arbres  ;  les  surprises  de  leurs  mouvements, 
leurs  variétés  de  formes,  et  jusqu'à  leur  singularité 
d'attraction  vers  la  lumière,  m'avaient  tout  d'un  coup 
révélé  le  langage  des  forêts  »  (2). 

Schiller  constate  que  le  spectacle  d'un  violent  orage 
est  beau  ;  il  estime  cependant  que  «  l'obscurité  nous  dé- 
robant toutes  les  images  que  nous  produit  la  lumière  ne 
peut  être  en  soi  une  chose  plaisante.. .  En  outre,  ce  phé- 
nomène, à  ne  considérer  que  nos  sens,  est  plutôt  dou- 
loureux qu'agréable  ».  Pourquoi  donc  admirons-nous 
l'orage  ?  Eh  bien,  «  c'est  parce  que  l'âme,  devant  ces 
sortes  de  représentations  se  sent  inspirée  et  élevée 
au-dessus  d'elle-même  qu'on  les  désigne  par  le  nom  de 
sublimes  bien  que  les  objets  eux-mêmes  n'aient  en  effet 
rien  de  sublime  »  (3). 

On  peut  aller  plus  loin  :  les  couleurs  ne  sont  belles 
que  parce  qu'elles  s'associent  indissolublement  à  une 
idée  :  «  La  pourpre,  par  la  seule  action  matérielle    des 


(1)  Lettre  citée  par  M.  Sensier.  La  vie  et  l'œuvre  de  J.-F.  Millet,  p.  121. 

(2)  Lettre  citée  par  M.  Sensier.   Souvenirs  sur  Th.  Rousseau  p.  52. 

(3)  Schiller.  Réflexions  détachées  sur  diverses  questions  d'esthétique.  Trad. 
Régnier,  T.  IX,  p.  159. 


36  l'objet  du  jugement  esthétique 

rayons  qu'elle  envoie  dans  notre  œil,  éveille  dans  l'àme 
une  idée  de  richesse  et  de  magnificence,  l'azur  de  repos 
et  de  bonheur  tranquille,  la  jonquille  de  triomphant 
éclat,  le  violet  de  mélancolie,  le  gris  de  tristesse,  le  noir 
de  deuil.  Les  couleurs  de  soi  sont  donc  joyeuses  ou  tris- 
tes, modestes  ou  tapageuses,  pacifiques  ou  guerriè- 
res »  (1).  L'auteur,  il  est  vrai,  n'affirme  pas  que  l'idée  ainsi 
évoquée  soit  le  principe  de  la  beauté,  mais  on  peut  rai- 
sonnablement dire  (|ue  la  plénitude  de  vie  de  pensée 
engendre  la  ])eauté,  que  cette  forme  de  vie  arrive  à  une 
haute  conscience  d'elle-même  dans  la  joie,  la  tristesse, 
la  mélancolie,  le  deuil,  et  qu'ainsi  les  couleurs  sont 
belles  dans  la  mesure  où  elles  éveillent  ces  sentiments. 
En  soi,  les  couleurs  sont  indifférentes,  elles  deviennent 
belles  par  l'inlerprétation  que  nous  leur  donnons  ;  et  de 
même,  les  lignes  ou  les  sons. 

Nous  avons  constaté  nous-mêmes  tout  à  l'heure  que 
sans  cesse  nous  mêlons  la  beauté  de  l'art  à  la  beauté 
de  la  nature.  Mais  n'y  a-t-il  aucun  objet  qui,  par  lui- 
même,  puisse  provoquer  en  nous  le  sentiment  de  la 
beauté  ?  Indépendamment  de  l'interprétation  que  nous 
donnons  aux  phénomènes,  n'y  a-t-il  pas  en  eux  et  dans 
leur  principe  une  cause  efficiente  de  notre  admiration  ? 
C'est  ce  qui  nous  semble  difficilement  contestable.  Du 
moins  pouvons-nous  citer  quelques  témoignages  d'artis- 
tes qui  éclaireront  plus  complètement  la  question. 

((  A  quatre  heures,  écrit  Paul  Baudry,  j'ouvre  les  per- 
siennes,  et  vrai,  j'ai  jeté  un  cri  :  figure-toi  cette  lumière 

(1)    Dimier.  Prolégomènes  à  l'esthétique,  p.  8. 


LA   NATURE   ET    l'aRT  3j 

sidérale  :  c'est  bleu,  violet,  laiteux,  améthyste, 
limpide  et  radieux,  piqué  d'étoiles  scintillantes  avec 
une  grande  coquine  de  lune  blanche  comme  les  neiges 
de  ces  montagnes...  Vois-tu  ce  paysage?  J'ai  compris 
que  la  peinture  n'est  plus  qu'un  vil  métier  »  (1).  L'artiste 
ne  nous  semble  ici  sensible  qu'à  certains  effets  de  cou- 
leur et  de  lumière  éveillant  en  lui  une  impression  neuve. 
Sans  doute  il  voit  en  peintre,  c'est  à  dire  en  homme 
sachant  ce  que  sont  au  juste  les  couleurs  et  quels  effets 
produisent  leurs  combinaisons  ;  sans  doute  il  compare 
en  lui-même  la  réalité  naturelle  et  la  misérable  imita- 
tion de  l'art.  Mais  ce  bleu,  ce  violet,  ce  laiteux,  n'ont- 
ils  pas  une  douceur  intrinsèque  qui  réjouit  les  yeux,  en 
dehors  de  tout  ce  que  nous  pouvons  leur  faire  dire  — 
soit  «  repos  et  bonheur  tranquille  »,  soit  «  mélancolie  », 
soit  «  tristesse  »  ?  N'est-ce  pas  une  pénétration  de  tout 
notre  être  par  la  nature  et  l'enveloppement  de  notre 
pensée  dans  la  beauté  des  choses  ? 

H.  Flandrin  s'extasie,  lui  aussi,  devant  les  effets  de 
couleur  naturels.  Mais  son  tempérament  poétique  cher- 
che en  même  temps  dans  le  spectacle  de  la  mer  et  du 
ciel  une  adaptation  convenable  à  son  idéal  sentimental. 
«  Depuis  vingt-cinq  jours,  le  ciel  ne  dépense  que  de 
l'outremer  et  de  l'or.  La  mer,  si  paisible  et  si  calme,  lui 
fait  un  beau  miroir  ;  et  lorsque,  le  soir  venu,  je  la 
regarde  à  la  douce  lumière  de  la  lune,  je  me  crois  en 
Italie.  Mes  plus  beaux  souvenirs  me  reviennent,  et  avec 
ma  chère  Aimée,   vingt  fois  je   retourne  à  la    fenêtre, 

(1)  Ephrussi.  Paul  Baudry,  sa  vie  et  son  œuvre,  p.  193. 


.38  l'objet  du  jugement  esthétique 

avant  de  pouvoir  la  fermer  décidément  et  renoncer  à 
cet  admirable  spectacle  »  (1).  Flandrin  admire  l'outre- 
mer et  l'or  ;  il  admire  aussi  la  clarté  de  la  lune  ;  mais 
dans  cette  dernière  circonstance,  son  admiration  est 
soutenue  par  d'anciens  souvenirs  qui  inconsciemment 
la  renforcent.  Qu'est-ce  à  dire,  sinon  que  la  nature  a 
sa  beauté  propre  qui  s'impose  à  nous  et  que  souvent 
nous  en  jouissons  plus  délicatement  en  lui  associant 
quelque  chose  d'absolument  différent  :  l'idéal  poétique 
dont  elle  devient  l'occasion  ?  la  couleur  émane  de  la 
nature,  et  par  la  couleur  nous  avons  une  perception 
immédiate  d'une  certaine  beauté  ;  mais  l'idée  émane  de 
nous,  et  par  l'idée  nous  avons  une  perception  immé- 
diate d'une  beauté  différente  de  la  première,  quoique 
susceptible  de  se  combiner  avec  elle. 

Henri  Regnault,  enthousiaste  de  couleur  et  de 
lumière  (2),  Guillaumet,  les  yeux  éblouis  par  l'éclat  du 
ciel  africain  (3),  Bastien-Lepage  «  ravi  du  ton  clair, 
rose,  verdâtre,  bleu  pâle,  faisant  un  ensemble  blanc, 
teinté  de  saumon  »  (4),  nous  fourniraient  les  mêmes 
arguments  ;  et  il  semble  bien,  en  fin  de  compte,  que  si 
la  beauté  d'un  lever  de  soleil  nous  apparaît  différente 
de  la  beauté  d'une    description   ou   d'un  tableau  de  ce 


(1)  Lettre  du  28  Août  1854  —  Lettres  et  pensées  de  Flandrin  publiées 
par  H.  Delaborde,  p.  402. 

(2;  H.  Regnault.  Correspondance  publiée  par  Arthur  Duparc.  Cf.  les 
lettres  écrites  de  Tanger. 

(3)    uuillaumet.  Tableaux  algériens,  p.  3. 

(4|  Baslien-Lepage,  cité  par  M.  Theuriet.  Revue  des  Deux  Mondes  du 
15  avril  1885,  p.  833. 


LA   NATURE   ET   l'arT  89 

même  lever  de  soleil,  il  y  ait  là  autre  chose  qu'une  faute 
d'analyse  et  de  raisonnement. 


L'art  n'est  pas  la  nature,  et  la  beauté  de  l'art  n'est 
pas  la  beauté  de  la  nature,  puisque  l'une  est  créée  par 
nous  et  que  l'autre  nous  est  extérieure  ;  mais  leur  péné- 
tration réciproque  est  à  peu  près  continuelle,  et  le  lan- 
gage, n'ayant  pas  suffisamment  marqué  la  différence 
réelle  qui  les  sépare,  a  considérablement  augmenté 
l'équivoque  résultant  des  faits  eux-mêmes.  Pourtant  si 
le  mot  beau  s'applique  indifféremment  à  la  nature  et  à 
l'art,  remarquons  que  l'emploi  du  mot  laid  est  plus 
limité  ;  devant  une  œuvre  d'art,  habilement  exécutée 
ou  non,  la  foule  ne  l'emploiera  que  pour  désigner  la 
représentation  d'objets  naturellement  laids  ou  l'emploi 
de  procédés  naturellement  désagréables  à  l'œil  ou  à 
l'oreille.  La  laideur  est  le  contraire  de  la  beauté  natu- 
relle, et  bien  plus  rarement  de  la  beauté  artistique.  On 
ne  dira  guère  d'un  tableau  sans  valeur,  mais  lisse  et 
propre,  qu'il  est  laid  ;  on  le  dira  immédiatement  d'une 
toile  représentant  par  des  procédés  brutaux  une  scène 
désagréable.  N'y  a-t-il  pas  là  un  correctif,  très  léger,  il 
est  vrai  à  la  confusion  créée  par  le  mot  beau  ? 

L'essentiel,  c'est  que  cette  confusion  soit  explicable, 
et  elle  l'est.  On  ne  peut  rien  dire  de  précis  sur  l'origine 
des  arts  ;  mais  il  y  a  de  grandes  chances  pour  que  le 
désir  d'imiter  les  choses  soit  venu  de  l'admiration 
qu'elles  avaient  provoquée,  si  bien  qu'au  début  le  beau 
artistique  dut  consister  à  reproduire  avant  tout  le  beau 


4o  l'objet  du  jugement  esthétique 

naturel.  Plus  tard  on  se  rendit  compte  que  tout  ce  qui 
excitait  en  nous  un  sentiment  avait  droit  à  l'imitation, 
et  peu  à  peu  l'art  aborda  tous  les  sujets  et  tous  les 
modèles.  Mais  le  mot  unique,  qui  avait  d'abord  suffi  à 
marquer  la  cause  de  l'admiration,  ne  se  dédoubla  pas, 
et  ainsi  s'obscurcit  le  problème  esthétique. 

Même  si  cette  explication  historique  est  inexacte, 
nous  avons  vu  que  le  mélange  continuel  du  beau  natu- 
rel et  du  beau  artistique  suffisait  à  entretenir  l'illusion 
d'un  beau  unique.  Ne  disons  donc  pas  :  «  Du  moment 
oij  il  n'y  a  qu'un  mot,  il  n'y  a  qu'une  idée  »,  c'est  là  un 
sophisme  ;  car  s'il  n'y  a  qu'un  mot,  c'est  qu'il  y  a 
deux  idées  presque  toujours  étroitement  unies  et  n'en 
formant  qu'une  à  première  vue. 

Il  y  a  donc  un  beau  en  art  :  la  difficulté  est  mainte- 
nant de  le  découvrir.  Pour  cela,  gardons-nous  des  théo- 
ries à  priori,  et  au  lieu  de  nous  demander  tout  d'abord  : 
Qu'est-ce  que  le  beau  ?  ou  :  Qu'est-ce  que  l'art  ? 
essayons,  par  une  comparaison  aussi  exacte  que  possi- 
ble, et  sans  perdre  de  vue  le  concret,  de  définir  l'œuvre 
d'art  dans  ce  qu'elle  a  de  permanent  et  de  fondamental. 


CHAPITRE  II 


qu'est-ce  que  l'œuvre  d'art? 


Comparaison  des  diverses  formes  de  la  beauté  artistique. 

Quy  a-t-il  de  commun  entre  un  beau  crime,  une  belle  robe 
et  une  belle  sonate  ?  —  La  pensée  créatrice. 

Les  savants  ont-ils  nié  cette  pensée  créatrice  ? 

Quelques  textes  de  Helmhotz.  —  Tém,oignage  unanime  des 
artistes  à  admettre  la  pensée  créatrice. 

Objection  tirée  du  naturalisme.  —  Le  naturalisme  n'a 
jamais  dit  ce  qu'on  lui  fait  dire.  —  Témoignage  des  écri- 
vains et  des  peintres.  —  Impossibilité  d'éluder  Vimpor- 
tance  de  la  pensée  créatrice. 

Objection  tirée  de  la  théorie  de  Vart  pour  l'art.  La  théorie 
de  fart  pour  l'art  n'a  jamais  dit  ce  quon  lui  fait  dire. 
—  Quelques  textes  de  Gautier,  de  Th.  de  Banville,  de 
Baudelaire  et  de  Flaubert.  —  L'idéal  de  l'art  pour  lart. 


4a  l'objet  du  jugement  esthétique 

Il  ne  fait  de  doute  pour  personne  que  la  littérature, 
l'architecture,  la  peinture,  la  sculpture  et  la  musique 
donnent  naissance  à  des  œuvres  d'art.  Mais  la  danse, 
la  pantomime,  la  gymnastique  telle  que  semblent  l'avoir 
comprise  les  Grecs,  rentrent  elles  aussi,  dans  la  caté- 
gorie des  arts.  Certains  métiers,  exercés  d'ordinaire  par 
des  ouvriers  vulgaires,  le  sont  aussi  par  des  artistes  : 
Boulle  et  Riésener  étaient  ébénistes  ;  Bernard  Palissy 
faisait  de  la  poterie  ;  et  les  verriers  sont  quelquefois  les 
égaux  des  plus  grands  peintres  ou  sculpteurs.  On  dit 
même.  :  un  beau  crime  et  il  semble  que  celte  qualifica- 
tion comporte  autre  chose  qu'une  idée  de  meurtre  épou- 
vantable. Lorsque  J.-J.  Weiss  proclamait  :  «  C'est  beau 
un  beau  crime  !»  il  y  découvrait  une  véritable  œuvre 
d'art.  Il  faut  donc  trouver  l'élément  commun  qui  nous 
permet  d'employer  le  mot  art  pour  des  choses  aussi  dif- 
férentes qu'un  tableau,  une  symphonie,  un  meuble  et 
un  crime  ;  joignons-y  encore  une  robe  créée  par  un 
couturier  de  génie,  un  plat  confectionné  par  Vatel,  et 
un  plan  de  bataille  conçu  par  Napoléon  :  car,  en  tout 
cela,  il  y  a  ou  il  peut  y  avoir  de  l'art. 

Rien  n'est  plus  dissemblable  que  la  matière  de  toutes 
ces  œuvres  d'art  ;  il  faut  donc  renoncer  à  chercher  leur 
principe  unique  dans  ce  qu'elles  empruntent  à  la  réalité 
extérieure.  En  admettant  qu'il  reste  encore  des  doutes 
sur  les  conclusions  du  précédent  chapitre,  l'idée  que 
l'objet  d'art  tire  sa  valeur  esthétique  de  la  belle  nature 
qu'il  traduit  ne  peut  plus  subsister,  si  l'on  songe  à  un 
assassinat,  à  un  ragoût,  et  même  à  un  bonheur-du-jour 
ou  à  une  coupe  de  cristal  de  roche. 


l'œuvre  d'art  4^ 

Quant  à  contester  l'emploi  du  mot  art  lorsqu'on  parle 
de  la  guerre,  de  la  cuisine,  de  l'ébénisterie,  de  la  verre- 
rie, ou  du  mot  beau,  lorsqu'on  parle  d'un  crime,  d'un 
vêtement,  d'un  grès,  la  chose  est  toujours  possible  puis- 
qu'il y  a  dans  le  langage  une  grande  part  de  conven- 
tion ;  mais  c'est  rendre  l'échange  des  idées  impratica- 
ble et  protester  contre  la  manière  de  voir  et  de  s'expri- 
mer de  tout  un  peuple.  Et  d'ailleurs  c'est  à  nous  de  rui- 
ner cette  objection  en  prouvant  qu'il  y  a  réellement 
quelque  chose  de  commun,  non  pas  entre  les  objets 
dont  nous  parlons,  mais  entre  les  œuvres  d'art  dont  ils 
sont  l'occasion. 

Renonçons  donc  à  chercher  dans  ce  qui  est  particu- 
lier à  chaque  art  le  principe  de  la  beauté  artistique.  Cette 
phrase  même  serait  une  niaiserie,  si  à  tout  moment  on 
ne  ramenait  la  beauté  d'une  pièce  d'orfèvrerie  au  poids 
de  la  matière  précieuse,  la  valeur  d'un  tableau  à  un 
plaisir  sensuel,  celle  d'une  robe  à  une  question  démode, 
et  l'art  stratégique  au  nombre  de  soldats  tués  dans  une 
bataille.  Si  nous  voulons  justifier  l'emploi  de  ce  terme 
œuvre  d'art,  pour  les  choses  les  plus  différentes,  nous 
sommes  bien  obligés  de  ne  tenir  aucun  compte  des 
matériaux  et  des  procédés  différents  qu'elles  emploient, 
ou  tout  au  moins  de  n'en  tenir  compte  que  dans  la 
mesure  où  ils  se  subordonnent  à  un  principe  commun. 

Mais  au  lieu  de  nous  demander  quel  lien  existe  entre 
un  beau  crime,  une  belle  robe,  et  une  belle  sonate  (ce 
qui  à  première  vue  semble  un  peu  déroutant),  peut-être 
serait-il  plus  simple  de  rechercher  d'abord  pourquoi  et 
en  quoi  certains  crimes,  certaines  robes,  certaines  sona- 


44  l'objet  du  jugement  esthétique 

tes  nous  donnent  l'impression  de  beauté,  quand  d'autres 
ne  nous  la  donnent  pas. 

Puisque  la  matière  de  l'œuvre  d'art  n'a  point  de 
valeur  esthétique  propre,  il  est  évident  que  le  nombre 
des  victimes  d'un  assassin,  la  quantité  de  coups  reçus, 
les  circonstances  plus  ou  moins  ignobles  du  meurtre  ne 
nous  intéressent  pas  ;  et  en  fait,  l'assassinat  de  plu- 
sieurs enfants  par  un  père  constitue  un  moins  beau 
crime  que  celui  de  Monte-Cristo  dépêchant  élégamment 
la  famille  d'un  ancien  persécuteur.  De  même  la  richesse 
des  tissus,  l'amas  des  broderies,  la  longueur  du  travail, 
ne  produiront  jamais  par  eux-mêmes  la  beauté  d'une 
robe.  M.  Jourdain  chargé  de  brocart  est  ridicule  ;  une 
robe  de  moussehne  peut  devenir  un  chef-d'œuvre. 
Enfin  dans  une  sonate,  le  mouvement  du  morceau, 
l'emploi  des  accords  violents  ou  doux,  le  nombre  de 
mesures  du  thème  principal  ne  la  rendent  pas,  par  eux- 
mêmes,  plus  ou  moins  belle  ;  on  peut  préférer  l'allégro 
à  l'andante  et  les  accords  simples  aux  accords  compli- 
qués ;  mais  ces  goûts  particuliers  sont  étrangers  à  la 
valeur  esthétique  d'une  œuvre.  Encore  une  fois,  c'est 
en  dehors  du  procédé  général  et  de  la  matière  de  l'œu- 
vre d'art  qu'il  faut  chercher  la  beauté. 

Mais  pourquoi  un  père  qui  tue  tous  ses  enfants  au 
milieu  de  la  nuit  commet-il  un  crime  sans  beauté,  tan- 
dis que  Monte-Cristo,  faisant  disparaître  successive- 
ment deux  ou  trois  membres  de  la  famille  de  son 
ennemi  mérite  le  titre  d'artiste  ?  Dans  le  cas  du  parri- 
cide, le  meurtre  est  simplement  brutal  ;  les  enfants 
gênent  le  père  :  le  père  les  tue,  cherche  à  donner  le 


l'œuvre  d'art  45 

change  comme  il  peut,  et  se  fait  arrêter  par  les  gendar- 
mes au  bout  de  quelques  heures.  Le  public  éprouve 
une  horreur  profonde,  mais  perd  le  souvenir  du  drame, 
parce  que  l'auteur  n'a  rien  de  bien  original.  —  Au  con- 
traire, les  morts  s'accumulent  autour  d'un  homme 
riche  et  puissant.  Toutes  ces  morts,  plus  ou  moins 
mystérieuses,  viennent  encore  augmenter  sa  fortune, 
si  bien  que  l'opinion  publique  finit  par  le  soupçon- 
ner d'en  être  l'auteur.  Et  cependant  le  véritable 
assassin  est  un  homme  du  monde  impeccable^  plus  ou 
moins  milliardaire,  qui  dépense  à  la  fois  toute  sa  for- 
tune et  toutes  les  ressources  de  son  intelligence  et 
de  son  audace  à  tuer  des  innocents  touchant  de  très 
près  à  l'ennemi  dont  il  veut  se  venger.  Notez  que  ses 
victimes  ne  meurent  pas  d'un  seul  coup,  mais  longue- 
ment, et  qu'il  faut  pendant  des  mois  les  atteindre  cha- 
que jour  au  milieu  même  de  leur  famille.  Notez  aussi 
que  l'assassin  trouve  le  moyen  d'être  considéré  comme 
un  modèle  de  générosité  et  d'héroïsme.  Voilà  sans  doute 
ce  qui  s'appelle  un  beau  crime  (1). 

Or,  quel  est  le  principe  de  cette  beauté  ?  D'où  vient 
que  le  premier  crime  n'est  pas  une  œuvre  d'art  ?  sans 
doute  de  ce  que  le  parricide  est  un  boucher,  et  Monte- 
Cristo  un  homme  de  génie,  de  ce  que  l'assassinat  de 
cinq  enfants  endormis  n'exige  aucune  conception   par- 


(l)Je  cite  de  souvenir  l'exemple  de  Monle-Cristo  et  ne  garantis  point 
l'exactitude  des  faits.  Il  me  suffit  de  reconstituer  un  beau  :rime.  De  même  j'ai 
cité  plus  haut  un  crime  commis  à  Corancez  en  190),  mais  sans  tenir  compte 
de  l'habileté  aveclaquelle  le  père  déclaré  coupable  s'est  défendu. 


46  l'objet  du  jugement  esthétique 

ticulièrement  puissante  ou  délicate^  —  surtout  quand 
le  coupable  n'a  même  pas  su  se  préparer  un  alibi  et  se 
contente  de  nier, — tandis  que  l'effort  d'esprit  nécessaire 
pour  combiner  une  série  de  mises  à  mort,  dans  des  cir- 
constances particulièrement  difficiles,  et  en  faisant 
soupçonner  précisément  celui  qui  en  souffre  le  plus,  est 
d'une  extraordinaire  grandeur.  Le  beau  crime,  c'est 
donc  celui  qui  révèle  une  pensée  supérieure  et  qui  en 
est  l'expression.  Le  crime  est  beau  en  proportion  des 
qualités  de  la  pensée  qui  l'a  conçu.  Et  c'est  à  dessein 
que  je  ne  parle  pas  de  l'exécution;  car  le  crime  de 
Monte-Cristo  n'a  jamais  été  exécuté  ;  pourtant  il  est 
très  beau  ;  c'est  donc  que  la  beauté  réside  dans  la  pen- 
sée, la  réalisation  n'étant  que  le  prolongement  extérieur 
et  contingent  de  la  pensée. 

Maintenant,  examinons  le  second  exemple  choisi,  et 
cherchons  en  quoi  une  belle  robe  diffère  d'une  robe  qui 
n'est  pas  belle.  On  dira  sans  doute  que  l'une  plaît  et 
l'autre  déplaît  aux  yeux,  et  qu'ainsi  la  sensation  juge  en 
dernier  ressort,  comme  elle  le  fait  parfois  en  présence 
des  beautés  naturelles.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que 
la  beauté  naturelle  se  combine  souvent  avec  la  beauté 
artistique,  et  qu'en  matière  de  parures,  c'est  le  cas  le 
plus  ordinaire.  Si  nous  voulons  résoudre  le  problème, 
laissons  de  côté  le  mot  «  beau  »  toujours  équivoque  et 
disons  :  pourquoi  telle  robe  est-elle  une  œuvre  d'art, 
pourquoi  telle  autre  n'en  est-elle  pas  une  ? 

On  s'apercevra  vite  que  la  première  s'adapte  exacte- 
ment à  la  personne  physique  et  morale  pour  qui  elle  est 
faite,  dissimulant  toutefois  ses  défauts  et  accusant   ses 


l'ceua^rb  d'art  4? 

avantages,  qu'elle  est  en  harmonie  avec  le  caractère 
particulier  des  circonstances  où  elle  doit  être  revêtue, 
enfin  qu'elle  réussit  à  donner  l'impression  que  donne- 
raient de  belles  couleurs  et  de  belles  formes  naturelles. 
La  seconde  au  contraire  est  un  simple  habillement  qui 
préserve  le  corps  plus  qu'il  ne  le  pare,  qui  ne  répond  à 
aucun  idéal,  du  moins  apparent,  et  (|ui  blesse  les  regards 
par  ses  couleurs  et  sa  forme,  comme  pourraient  le 
faire  de  vilaines  couleurs  et  de  vilaines  formes  natu- 
relles. 

La  conclusion  est  dès  lors  bien  simple  :  la  robe  œuvre 
d'art  révèle  une  pensée  complexe,  qui  tient  compte  de 
la  nécessité  de  se  vêtir,  de  se  parer,  de  respecter  les 
convenances  particulières  à  telle  ou  telle  circonstance, 
de  provoquer  enfin  un  plaisir  des  yeux.  La  robe  dénuée 
d'art  correspond  à  un  besoin  plutôt  qu'à  une  pensée 
délicate,  à  moins  que  l'exécution  n'ait  trahi  la  pensée. 
Mais  on  voit  que  c'est  toujours  à  la  pauvreté  de  pensée, 
réelle  ou  apparente,  qu'est  due  l'infériorité  artistique, 
et  aux  qualités  de  cette  pensée  que  correspond  la 
valeur  de  l'œuvre  d'art.  On  juge  donc  la  beauté 
d'une  robe  d'après  le  même  principe  que  la  beauté  d'un 
crime. 

Nous  arrivons  maintenant  à  la  sonate,  c'est-à-dire  à 
une  des  formes  les  plus  élevées  de  l'art  proprement  dit. 
Mais  si  nous  trouvons  ici,  comme  précédemment,  la 
distinction  du  beau  et  du  laid,  par  contre  nous 
n'avons  plus  la  sonate  œuvre  d'art  et  la  sonate  non 
œuvre  d'art.  D'où  vient  cela  ?  De  ce  que  la  musique 
comme  tous  les  beaux-arts,  suppose  une  pensée  initiale 


48  l'objet  du  jugement  esthétique 

délicate,  et  non  pas  seulement  un  instinct  physique, 
une  idée  se  limitant  à  la  satisfaction  immédiate  d'un 
besoin,  comme  celui  de  se  couvrir  ou  de  se  parer  gros- 
sièrement. Un  compositeur  écrit,  parce  que  sa  pensée 
lui  semble  digne  d'être  notée  ;  si  cette  pensée  réalise  cer- 
taines qualités  que  nous  essaierons  bientôt  de  détermi- 
ner, l'œuvre  est  belle  ;  sinon,  elle  est  médiocre  ou  même 
mauvaise.  Gomme  dans  les  cas  précédents,  la  valeur 
esthétique  est  en.  raison  directe  de  la  valeur  de  la 
pensée  exprimée,  abstraction  faite  des  qualités  particu- 
lières, et  d'ailleurs  fort  importantes,  de  l'expression. 

Donc  la  comparaison  de  trois  œuvres  d'art  très  diffé- 
rentes nous  amène  à  reconnaître  dans  chacune  d'elles 
un  élément  commun,  d'où  elles  tirent  tout  d'abord  leur 
valeur  esthétique,  et  cet  élément  commun,  c'est  la  pen- 
sée concevant,  ordonnant,  et  même  exécutant.  Si  nous 
étudiions  l'art  de  la  guerre,  l'art  culinaire,  comme  aussi 
l'art  du  verre  et  l'art  de  bâtir,  il  est  visible  que  nous 
arriverions  aux  mêmes  résulats  ;  car  en  quoi  Napoléon 
est-il  un  grand  capitaine,  sinon  en  ce  que  les  ressour- 
ces de  sa  pensée  lui  ont  permis  d'opposer  toujours  aux 
forces  de  l'ennemi  des  forces  plus  grandes,  avec  un 
effectif  total  moins  considérable?  en  quoi  Vatel  est-il 
un  artiste,  sinon  en  ce  qu'il  s'ingénia  à  découvrir  des 
combinaisons  nouvelles  d'aliments  pour  procurer  au 
palais  une  jouissance  raffinée?  Le  maître  verrier  se 
crée  un  idéal  de  transparence  ou  de  richesse  de  pâte, 
de  contour,  de  dessin,  qu'il  emploie  toute  son  intelli- 
gence et  toute  son  habileté  professionnelle  à  réaliser 
ensuite.  Quant  à  l'architecte,  il  ne  travaille  à  bâtir  que 


l'œuvre  d'art  49 

lorsqu'il  a  d'abord  esquissé,  échafaudé,  modifié,  et  éta- 
bli définitivement  en  pensée  l'édifice  qu'il  veut  cons- 
truire. A  cette  question  :  Qu'est-ce  que  l'œuvre  d'art? 
Nous  pouvons  donc  répondre  :  C'est  celle  qui  réalise  ou 
s'efforce  de  réaliser  une  pensée  créatrice,  et  qui  tire 
le  principe  de  sa  beauté  de  la  valeur  de  cette  pensée. 

Il  y  aurait  un  mot  bien  commode  pour  désigner  le 
principe  esthétique  ainsi  mis  en  lumière  :  ce  serait  le 
mot  idéal,  que  M.  Th.  Ribot  définit  justement  :  «  une 
construction  en  images  qui  doit  devenir  une  réalité  »  (1). 
Si  l'on  entend  par  image  la  représentation  intellec- 
tuelle du  concret,  si  l'on  admet  par  suite  des  images 
sonores,  des  images  olfactives,  aussi  bien  que  des  images 
visuelles,  il  faut  avouer  que  l'œuvre  d'art  est  une  ten- 
tative pour  réaliser  l'idéal.  Mais  l'abus  qu'on  a  fait  de  ce 
mot  est  tel  que  son  emploi  créerait  une  équivoque  plus 
grande  encore  que  celle  dont  nous  nous  plaignons  à 
propos  du  mot  beau.  Les  uns  voient  en  lui,  comme 
Proudhon,  «  l'antithèse  du  réel  »  (2),  les  autres  à  la  suite 
de  Diderot  et  de  Winckelmann  le  considèrent  comme 
la  source  commune  de  la  beauté  naturelle  et  de  la  beauté 
artistique    (3).    Bref,  l'idéal    dans   le  langage  courant 


(1)  Ribot.  Essai  sur  l'imagiaation  créatrice.  Impartie,  chapitre  V,  page  67. 

(2)  Priidiion.  Principe  de  l'art,  p.  34. 

(3)  Cf.  Quatremère  de  Qiiincy.  Essai  sur  l'idéal,  introduction  :  «  Géné- 
ralisant l'imitation  du  corps  humain  par  l'étude  des  intentions  de  la  nature 
dans  la  création  non  d'un  homme  en  particulier,  mais  Je  l'espèce  en  général, 
le  beau  et  le  vrai  doivent  dériver  sous  ces  rapports  non  d'aucun  modèle  indivi- 
duel, mais  d'un  modèle  collectif  de  perfections  qui,  ne  pouvant  être  saisi 
qu'en  idée,  s'appelle  idéal.  » 


5o  l'objet  du  jugement  esthétique 

n'implique  pas  seulement  une  pensée  créatrice,  mais 
une  pensée  prenant  pour  objet  la  beauté  naturelle  ;  et 
il  est  plus  prudent  de  renoncer  à  un  mot  séduisant  que 
de  s'exposer  à  renouveler  la  confusion  que  nous  avons 
essayé  de  détruire  précédemment.  A  défaut  d'un  terme 
meilleur,  nous  nous  en  tiendrons  à  celui  de  pensée  créa- 
trice, quitte  à  l'analyser  aussi  exactement  que  pos- 
sible. 


Mais  avant  d'entreprendre  cette  étude,  il  nous  reste  à 
prouver  qu'en  dépit  de  l'opinion  prêtée  tantôt  aux 
savants,  tantôt  aux  artistes,  cette  pensée  créatrice  à 
laquelle  se  conforme  l'exécution  de  l'œuvre  d'art  existe 
partout  et  toujours. 

A  tort  ou  à  raison  on  regarde  souvent  les  savants 
comme  les  ennemis  de  l'art.  Pour  eux,  la  matière  est 
tout,  l'idée  n'est  rien.  Dans  un  tableau,  ils  ne  voient  que 
l'application  instinctive  d'une  théorie  des  couleurs  ; 
une  symphonie  ne  consiste  que  dans  un  système  de 
rapports  des  vibrations  sonores.  Selon  Helmholtz,  «  la 
musique  ne  cherche  à  reproduire  aucune  vérité  natu 
relie  et  ne  peut  exprimer  aucun  objet  réel  »,  et  aussi 
ft  la  musique  est  incapable  de  représenter  des  objets,  les 
sons  qu'elle  emploie  n'ont  d'autres  raisons  d'être 
qu'eux-mêmes,  et  produisent  leur  effet  indépendammen 
de  tout  rapport  d'imitation  avec  un  objet  quelconque 
Il  en  résulte  que  l'étude  physiologique  des  sons  joue 
dans  l'esthétique  musicale  un  rôle  capital,  bien  supé- 
rieur à  celui  que  joue  l'étude  de  la  lumière  ou  de  lî 


l'œuvre  d'art  5i 

perspective  en  peinture.  Ce  qui  n'est  dans  les  autres  arts 
qu'un  moyen  est  ici  à  la  fois  moyen  et  fm  »  (1).  Hans- 
lick  va  encore  plus  loin  et  déclare  tout  net  :  «  L'impres- 
sion douloureuse  que  nous  fait  un  motif  vient,  non  pas 
de  la  douleur  réelle  du  musicien,  mais  des  intervalles 
placés  dans  ce  motif;  non  pas  des  angoisses  de  son 
âme,  mais  du  trémolo  des  cymbales  ;  non  pas  de  ses 
regrets  mélancoliques,  mais  de  la  chromatique  ;)  (2). 
Donc  plus  de  pensée  créatrice  :  des  intervalles,  des  tré- 
molos, et  des  chromatiques  ;  voilà  l'esthétique  proposée 
par  les  savants,  s'il  faut  en  croire  un  des  auteurs  qui 
ont  étudié  le  plus  sérieusement  la  question. 

Mais  une  lecture,  même  peu  approfondie  de  Helm- 
holtz  démontre  que  telle  n'est  pas  du  tout  sa  théorie,  et 
que  telle  n'est  pas  celle  de  Hanslick. 

Dans  la  traduction  française,  revue  par  lui-même,  de 
sa  «  Théorie  physiologique  de  la  musique»,  Helmholtz 
ne  dit  pas  que  l'étude  physiologique  des  sons  «  est  à  la 
fois  moyen  et  fm  »,  mais  que  contrairement  à  ce  qui  se 
passe  dans  la  peinture,  «dans  la  musique,  il  ne  s'agit 
pas  d'arriver  à  la  fidèle  représentation  de  la  nature  ;  les 
sons  et  les  sensations  correspondantes  sont  là  pour 
eux-mêmes  et  agissent  tout  à  fait  indépendamment  de 
leur  rapport  avec  un  objet  extérieur  quelconque»  (3). 
La  seule  idée  exprimée  ici,  c'est  que  la  musique  n'imite 


(1)  Helmholtz  cité  par  Combarieii,  Rapports  de  la   musiciue  et   de  la  poé- 
]    sie.  p.  3. 

(2)  Hanslick,  le  beau  musical  cité  par  Combarieu,  pH6. 

(3)  Helmholtz.  Traduction  Guéroult,  p.  4. 


52  l'objet  du  jugement  esthétique 

pas  la  nature,  et  comme  deux  lignes  plus  haut,  il  parle 
de  «l'effet  artistique  de  l'œuvre  »,  il  est  bien  clair  que 
cet  effet  répond  à  la  réalisation,  plus  ou  moins  complète, 
d'une  conception  première.  Bailleurs,  voici  la  conclu- 
sion de  son  livre  :  «  Le  mouvement  mélodique  des  sons 
peut  donc  exprimer  les  états  les  plus  différents  de  l'âme 
humaine  ». 

Et  pour  ce  qui  est  du  véritable  sens  des  lignes 
de  Hanslick,  citées  tout  à  l'heure,  nous  n'avons 
qu'à  transcrire  le  passage  entier  de  Helmholtz  :  «  Le 
mouvement  mélodique  des  sons  peut  donc  exprimer  les 
états  les  plus  différents  de  Vâme  humaine,  non  pas  les 
sentiments  'proprement  dits  (nous  donnons  là-dessus 
raison  à  Hanslick  contre  les  autres  esthéticiens,  car  il 
manque  à  la  musique,  privée  du  secours  de  la  poésie, 
le  moyen  de  désigner  clairement  V objet  du  sentiment), 
mais  bien,  en  quelque  sorte,  la  manière  dont  l'âme 
vibre  sous  l'influence  des  sentiments  (1).   » 

Ainsi  lorsque  Hanslick  nous  engage  à  voir  dans  notre 
impression  autre  chose  que  l'écho  de  l'impression  du 
musicien,  il  ne  veut  pas   dire   que  le  musicien  n'a  ni 


(1)  Helmholtz.  Traduction  Guéroult,  p.  330.  Pour  bien  comprendre  la 
pensée  de  Hanslick,  reprise  par  Helmholtz,  il  faut  se  reporter  aux  explications 
qui  suivent  :  «  Ainsi  l'amour  est  un  sentiment;  comme  tel  il  ne  peut  être  désigné 
directement  par  la  musique.  Comme  on  sait,  la  manière  d'être  d'un  amoureux 
peut  oflrîr  les  variétés  les  plus  nombreuses.  La  musique  peut,  peut-être,  expri- 
mer l'aspiration  rêveuse  à  une  félicité  infinie  que  l'amour  est  susceptible  de 
produire.  Mais  la  même  disposition  de  l'âme  peut  aussi  prendre  naissance  dans 
la  ferveur  religieuse.  Si  donc  un  morceau  de  musique  exprime  cette  disposition, 
rien  ne  s'oppose  à  ce  que  l'un  des  auditeurs  y  trouve  l'ardeur  de  l'amour, 
l'autre  l'ardeur  d'un  pieux  enthousiasme.  » 


l'œuvre  d'art  53 

pensé  ni  senti,  mais  qu'il  a  exprimé  sa  pensée  et  provo- 
qué l'émotion  en  nous  au  moyen  d'intervalles,  de  trémo- 
los et  de  chromatiques.  A  ceux  qui  étaient  tentés  de  ne 
voir  dans  Fart  que  la  pensée  pure,  il  a  rappelé  que  toute 
oeuvre  artistique,  étant  l'expression  d'un   état  d'âme, 
relevait  autant  des  lois  propres  à  cette  expression   que 
de  l'effort  intérieur  de  la  pensée.  Mais  ni  Helmholtz,  ni 
Hanslick  n'ont  fait  découler  la  musique   de  la  simple 
acoustique.  De  même,  comme  conclusion  de  ses  confé- 
rences sur  l'optique  et  la  peinture,  le  grand  physicien 
écrit  :  «  Nous  ne  sommes  pas  éloignés  de  penser  que  le 
dernier  mystère  de  la  beauté  artistique,  je  veux  dire  le 
plaisir  merveilleux  que  nous  éprouvons  en  sa  présence, 
réside  essentiellement  dans  le  sentiment  de  la  facilité, 
de  l'harmonie,   de  la  rapidité  avec  laquelle  les  séries 
d'images  passent  devant  notre  âme,  et  malgré  leur  riche 
variété,  vont  comme  d'elles-mêmes  vers  un  but  commun, 
nous  faisant  voir  plus  complètement  des  lois  régulières 
cachées  jusqu'ici,  et  nous  permcltant  de  jeter  un  regard 
jusque  dans  les  dernières  profondeurs  de  la  sensibilité 
de  notre  âme  »  (1).  Victor  Cousin  lui-même  eût  accepté 
cette  théorie  qui  en  définitive  ramène  le  beau  à  l'unité 
idans  la  variété,  et  ne  lèse  en  aucune  façon  les  droits  de 
jla  pensée  créatrice. 

I  Les  savants  sont-ils  les  positivistes  étroits  que  l'on  a 
[quelquefois  représentés  ?  Nous  ne  le  croyons  pas  ;  ils 
ont  protesté,  et  avec  raison,  contre  les  fantaisies  poéti- 


(1)  Helmholtz.  L'optique  et  la  peinture,  fin,  dans  la    Théorie    scientifique 
des  Beaux-Arts.  Germer-Baillière,  1878. 


54  l'objet  du  jugement  esthétique 

ques  des  esthéticiens  ;  à  notre  connaissance,  ils  n'ont 
jamais  nié  que  le  principe  du  beau  fût  dans  la  pensée 
créatrice.  La  preuve  les  eût  d'ailleurs  gênés  à  éta- 
blir. 

Il  faut  convenir  qu'en  une  pareille  matière  le  témoi- 
gnage des  artistes  eux-mêmes  a  bien  quelque  valeur. 
Or  beaucoup  ont  écrit,  et  nous  n'en  avons  rencontré 
aucun  qui  ait  récusé  la  pensée  créatrice  comme  principe 
de  son  œuvre.  Toute  l'école  classique  s'est  réclamée  à 
la  fois  de  la  nature  et  de  l'idéal,  —  la  nature  révélant 
l'idéal,  et  l'idéal  étant  le  but  de  l'artisle,  de  sorte  qu'il 
était  impossible  d'arriver  à  l'idéal  sans  partir  de  l'étude 
de  la  nature.  Mais  l'idéal  est  la  nature  elle-même,  com- 
prise à  la  façon  de  Diderot.  Depuis  Poussin  jusqu'à 
Ingres,  les  peintres  ont  exalté  «  la  splendeur  du  vrai  » 
en  dépit  de  Platon.  Et,  chose  curieuse,  c'est  souvent 
chez  ceux  qui  se  sont  le  plus  réclamés  du  «  beau  idéal  » 
qu'on  est  le  plus  fondé  à  contester  l'importance,  sinon 
la  présence,  de  la  pensée  créatrice  (1).  Par  souci  de 
noblesse,  ils  ont  si  bien  imité  l'antique,  que  leurs 
œuvres  semblent  impersonnelles,  froides,  presque 
copiées  (2),  et  qu'ils  ont  réduit  l'art  au  pur  procédé. 

(1)  M.  Benoit  a  prouvé  que  pour  l'Amour  et  Psychéde  Gérard,  pour  les  Sa- 
bines  de  David,  elpourbien  d'autres œuvresj'imitation  des  proportions  du  oorps 
avec  l'antique  ou  avec  Michel-Ange  est  flagrante.  Souvent  en  sculpture  «  la 
filiation  est  cyniquement  directe  »  (p.  327  de  l'Art  français  au  temps  de  la  Ré- 
volution) ;  et  il  montre  (p.  89)  combien  les  classiques  de  cette  époque  sont 
vides  de  pensée,  malgré  leur  affectation  d'idéalisme. 

(2)  Cf.  sur  ce  point  la  conférence  de  Le  Brun  sur  le  Tableau  des  Israélites 
recueillant  la  manne  dans  le  désert,  où  il  loue  Poussin  d'avoir  copié  tous  ses 
personnages  de  l'antique  (H.  Jouin,  Conférences  de  l'Académie  Royale). 


l'œuvre  d'art  55 

Mais  on  est  obligé  de  les  en  croire  sur  parole  lorsqu'ils 
parlent  du  Beau  Idéal  ;  sans  lui,  ils  n'auraient  pas  si 
mal  peint  (I). 

Les  romantiques,  malgré  leur  souci  de  prendre  le 
contre-pied  des  idées  chères  aux  classiques,  sont  cepen- 
dant d'accord  avec  eux  sur  la  question  de  la  pensée 
créatrice.  Les  déclarations  de  Delacroix  sur  ce  point 
sont  catégoriques  :  «  Sans  idéal  il  n'y  a  ni  peintre,  ni 
couleur  »  ;  mais  pour  se  séparer  des  médiocres  classi- 
ques, il  ajoute  aussitôt  :  «  Et  ce  qu'il  y  a  de  pis  que 
d'en  manquer,  c'est  d'avoir  cet  idéal  d'emprunt  que  ces 
gens  là  vont  apprendre  à  l'école  et  qui  ferait  prendre 
en  haine  les  modèles  »  (2). 

D'autres  peintres,  les  préraphaélistes,  par  exemple, 
vont  jusqu'à  se  déclarer  «  peintres  d'idées  »  (3). 

De  même  les  musiciens  ne  voient  dans  leur  art 
qu'un  moyen  d'exprimer  leurs  conceptions.  «  Je  me 
sens  affecté,  écrit  Schumann,  par  tout  ce  qui  se  passe 
dans  le  monde  :  hommes,  politique,  littérature  ;  je  réflé- 
chis sur  tout  cela  à  ma  manière,  et  cela  trouve  une 
issue  au  dehors  sous  forme  de  musique  »  (4).  Mendels- 
sohn  va  au  moins  aussi  loin.  «  La  musique  est 
plus  définie  que  la  parole,  et  vouloir  l'expliquer  par 
des    paroles,   c'est  l'obscurcir...   Je  ne  pense  pas  que 


(1)  Cf.  en  particulier  les  œuvres  picturales  et  les  écrits  de  R.  Mengs. 

(2)  Delacroix.  Lettre  à  M.  Léon  Peiss*.  15  juillet  1849. 

(3)  Paroles  du  peintre    Watts,  citées  par    M.    de   la    Sizeranne.   Peinture 
anglaise  contemporaine,  p.  86. 

(4)  Schumann  cité  par  M.  Ribot.  Easai  sur  l'imagination  créatrice,  p.  180. 


56  l'objet  du  jugement  esthétique 

les  mots  suffisent  pour  cet  objet,  et,  si  j'étais  persuadé 
du  contraire,  je  ne  composerais  plus  de  musique. 
Il  est  des  gens  qui  accusent  la  musique  d'être  ambi- 
guë et  prétendent  que  les  paroles  se  comprennent  tou- 
jours ;  pour  moi,  c'est  tout  le  contraire,  car  les  mots 
me  paraissent  ambigus,  vagues,  inintelligibles,  si  on  les 
compare  à  la  vraie  musique  qui  remplit  l'àme  de  mille 
choses  meilleures  que  les  mots  »  (1). 

A  ces  témoignages  bien  connus,  on  pourrait  en  join- 
dre d'autres  de  Mozart  (2),  de  Gluck  (3),  de  Beethoven 
lui-même  déclarant  que  «  la  musique  est  le  seul  accès 
que  nous  ayons  vers  ce  monde  supérieur  de  la  connais- 
sance dont  l'homme  a  le  sentiment,  mais  où  il  ne  peut 
pas  pénétrer  »  (4),  et  aussi  de  Rameau  disant  «  qu'il 
faut  avoir  longtemps  étudié  la  nature  pour  la  peindre 
le  plus  au  vrai  qu'il  est  possible  »,  et  qu'  «  il  faudrait 
encore  se  connaître  en  toutes  les  grandes  passions  et 
toutes  les  grandes  douleurs  »  (o). 

Mais  ces  artistes  étaient  des  classiques  et  des  idéa- 
listes. Adressons-nous  donc  aux  romantiques. 

M.  Ernest  Legouvé  écrit,  en  parlant  de  BerHoz  : 
«  L'avouerais-je,  j'éprouvais  une  sorte  de  vertige  à  voir 
tout  ce  qu'il  voulait  faire  dire  à  la  musique,  non  seu- 


(1)  Ernesl  David.  Les  Mendelssohn-Barlholdy,  p.  106. 

(2)  Mozart.  Correspondance  éd.  de  Curzon,  p.  188  :  e(  Le  cœur  qui 
bat  681  déjà  annoncé  par  les  violons  en  octave...  On  y  voit  le  tremblement, 
l'irrésolution,  etc..  » 

(3)  Gluck,  Préface  del'Alceste  italienne.  Vienne,  1745. 

(4)  Lettre  de  Bettina  à  Goethe,  citée  par  Combarieu,  p.  20. 

(5)  R«meau.  Arthur  Pougin  I,  p.  81, 


l'œuvre  d'art  57 

lement  dans  le  domaine  de  la  nature  extérieure,  mais 
surtout  dans  le  domaine  bien  autrement  mystérieux  de 
l'âme.  Nos  émotions  n'ont  rien  de  si  intime,  nos  senti- 
ments n'ont  rien  de  si  secret,  nos  sensations  n'ont  rien 
de  si  fugitif  qu'il  ne  cherchât  à  le  rendre  par  la  langue 
des  sons  »  (4).  Et  Berlioz  lui-même,  dans  une  très  belle 
page,  a  défini,  pour  la  musique,  les  rapports  de 
l'expression  à  la  pensée  :  «  Elle  reproduira  bien  la  joie, 
la  douleur,  la  gravité,  l'enjouement,  et  des  nuances 
même  fort  délicates  de  chacun  des  nombreux  caractè- 
res qui  constituent  son  riche  domaine  ;  elle  établira  une 
différence  saillante  entre  la  joie  d'un  peuple  pasteur  et 
celle  d'une  nation  guerrière,  entre  la  douleur  d'une 
reine  et  le  chagrin  d'une  simple  villageoise,  entre  une 
méditation  sérieuse  et  calme  et  les  ardentes  rêveries  qui 
précèdent  l'éclat  des  passions.  Empruntant  ensuite  aux 
différents  peuples  et  même  aux  individualités  sociales 
le  style  musical  qui  lui  estpropre,ilest  bien  évident,  quoi 
qu'en  aient  dit  certains  critiques,  dont  je  reconnais 
d'ailleurs  le  mérite,  qu'elle  pourra  distinguer  le  chant 
d'un  montagnard  et  celui  d'un  habitant  des  plaines,  la 
sérénade  d'un  habitant  des  Abbruzes  de  celle  d'un 
chasseur  écossais  ou  tyrolien,  la  marche  nocturne  de 
pèlerins  aux  habitudes  mystiques  de  celle  d'une  troupe 
de  marchands  de  bœufs  revenant  de  la  foire.  Elle  pourra 
aller  jusqu'à  représenter  l'extrême  brutalité,  la  trivialité, 
le  grotesque,   par  opposition  avec  la  pureté  angélique, 


(1)  Legouvé    Soixante  ans  de  souvenirs.  T.  1,  p.  311. 


58  l'objet  du  jugement  esthétique 

la  noblesse,  la  candeur.  Mais  si  elle  veut  sortir  de  ce 
cercle  immense,  la  musique  devra,  de  toute  nécessité, 
avoir  recours  à  la  parole  chantée,  récitée  ou  lue  »  (4). 

Berlioz  ne  se  sépare  donc  pas  de  sesprédécesseurs  sur  la 
question  du  rôle  de  la  musique  et  sur  celle  du  principe 
de  sa  beauté.  Il  serait  facile  de  montrer  qu'après  lui 
des  artistes  de  tempérament  très  différent,  comme 
Wagner,GounodetM.Saint-Saens  ont  partagé  lamême 
opinion  (2).  En  revanche,  il  n'y  a  point  de  textes  où  soit 
soutenue  la  théorie  opposée. 

Sans  passer  en  revue  toutes  les  différentes  formes 
d'art,  nous  rappelons  seulement  que  les  arts  décoratifs 
eux-mêmes  tirent  leur  valeur  esthétique  de  la  pensée 
créatrice.  Qu'on  se  souvienne  de  l'indignation  avec 
laquelle  Bernard  Palissy  proteste  contre  l'épithète  de 
c  méchanique  »  donnée  à  son  art  (3),  qu'on  songe  aux 
efforts  des  verriers  et  décorateurs  de  meubles  vers  la 
«  stylisation  »,  c'est-à-dire  vers  l'expression  des  formes 
naturelles,  selon  un  idéal  de  simplicité,  d'élégance,  de 
préciosité  particulier  à  l'artiste.  Je  lis  dans  un  petit  cata- 
logue de  M.  Emile  Galle,  pour  son  exposition  de  1900, 
l'indication  suivante  sur  un  de  ses  meubles  :  «  Le  Champ 
du  Sang,  noyer  de  Turquie  sculpté,  ajouré,  mosaïques 
en  bois  naturels,  tablette  en  onix  gravé  d'un  rameau  de 


(1)  Berlioz.  Voyage  musical  en  Italie,  p.  275. 

(2)  Cf.  pour  Wagner,  Lettre  sur  la  musique  ;  pour  Gounod,  ses  paroles 
rapportées  par  M.  C.  Bellaigue  dans  un  article  de  la  Hevue  des  deux  Mondes 
du  15  décembre  1895  ;  pour  M.  Sainl-Saens  :  Harmonies  et  mélodies. 

(3)  Discours  admirable  de  la  nature.  Chap.  de  l'art  déterre. 


l'œuvre  d'art  59 

Prunus  Armeniaca  ».  Qu'est-ce  que  cela  signifie, 
sinon  que  ce  meuble  répond,  dans  une  certaine  mesure, 
au  sentiment  de  l'auteur  sur  les  massacres  d'Armé- 
nie ?  Enfin,  dans  son  traité  de  l'Email  des  peintres, 
Glaudius  Popelin  n'hésite  pas  à  rabaisser  le  procédé  au 
profit  de  l'idée  dont  il  est  le  moyen  d'expression  : 
«  Qu'est-ce  que  les  procédés  dans  les  arts  élevés  ?  Très 
peu  de  chose.  C'est  dans  la  connaissance  des  lignes, 
dans  une  science  approfondie  et  raisonnée  des  rapports, 
c'est  dans  une  noble  interprétation  de  la  nature,  c'est 
dans  le  goût  exercé,  délicat,  sachant  élire  ou  rejeter, 
c'est  dans  le  sentiment  des  jeux  de  la  couleur,  c'est 
dans  la  philosophie  du  concept,  dans  les  convenances, 
dans  la  justesse,  dans  l'harmonie,  dans  l'ordre  intelli- 
gemment sérié,  dans  la  sensibilité,  la  passion,  la  poé- 
sie, que  gît  toute  la  difficulté  d'un  art  »  (1). 

On  remarquera  ici  «  le  sentiment  des  jeux  de  la  cou- 
leur ))  mis  sur  le  même  rang  que  «c  la  philosophie  des 
concepts  ».  Pourquoi?  parce  que  pour  l'artiste,  l'idéal 
des  colorations  vaut  l'idéal  des  concepts,  les  colora- 
tions comme  les  concepts  n'étant  que  la  matière  de  sa 
propre  pensée,  et  l'œuvre  d'art  ne  prenant  sa  valeur 
que  dans  l'effort  même  de  cette  pensée.  Quand  nous 
parlons  de  la  pensée  créatrice,  nous  faisons  abstraction 
de  son  objet  pour  ne  considérer  que  la  puissance  de  son 
développement,  et  si  un  artiste,  tout  en  niant  le  rôle  de 
la  conception  première,  exécutait   des  chefs-d'œuvre, 


(1)  Claudius  Popelin.  L'émail  des  peintres,  p.  25. 


6o  l'objet  du  jugement  esthétique 

cette  dénégation  elle-même  serait  une  conception  de 
l'idéal  artistique  et  un  des  principes  de  la  beauté  pro- 
duite. 

Faut-il  maintenant  montrer  que  si  les  arts  décoratifs 
eux-mêmes  réclament  une  pensée  créatrice,  la  sculp- 
ture, l'architecture  et  la  poésie  subissent  cette  même 
loi?  Est-il  nécessaire  d'apporter  des  textes  empruntés 
aux  hommes  du  métier  ?  Il  semble  bien  qu'en  exami- 
'  nant  maintenant  les  deux  théories  les  plus  opposées  à 
notre  thèse,  celle  du  naturalisme  et  celle  de  l'art  pour 
l'art,  nous  fassions  une  besogne  plus  utile  qu'en  allon- 
geant des  listes  de  témoins  toujours  incomplètes  et  par 
suite  toujours  récusables. 


Vers  le  milieu  du  xix^  siècle,  une  nouvelle  forme 
d'art  fit  son  apparition,  qui  sembla  ruiner  complète- 
ment la  théorie  de  la  prédominance  de  la  pensée  dans 
l'œuvre  d'art  ;  ce  fut  le  réalisme,  ou  le  naturalisme,  ou 
même  l'impressionnisme,  noms  différents  pour  des 
choses  analogues,  carie  principe  consiste  toujours  dans 
l'imitation  scrupuleuse  de  la  nature.  Une  œuvre  est  belle 
dans  la  mesure  où  elle  reproduit  fidèlement  le  modèle. 
L'idéal  d'un  vrai  peintre  réaliste,  ce  serait,  semble-t-il, 
de  faire  entrer  dans  son  tableau  le  paysage  même  qu'il 
copie. 

Il  est  inutile  de  rappeler  les  polémiques,  les  railleries, 
les  refus  au  Salon,  les  accusations  abominables  qui  se 
produisirent    avec   scandale  jusque  vers   1880,    —  et 


l'œuvre  d'art  6i 

même  depuis.  Nous  ne  voulons  retenir  que  l'argument 
qui  nous  intéresse  :  le  naturalisme  réduit  l'art  à  la 
photographie  et  supprime  toute  pensée  créatrice.  Nous 
le  retrouvons  chez  les  esthéticiens  les  plus  ouverts  aux 
formes  d'art  nouvelles,  dans  l'ouvrage  de  Véron(l), 
comme  dans  celui  de  M.  G.Séailles(2),  dansProudhon(3) 
comme  dans  Guyau  (4)  ;  les  artistes  le  répètent  à  satiété, 
depuisThomas  Couture (o)  jusqu'à  M.  Bracquemond(6)  ; 
les  littérateurs  se  le  transmettent  pendant  cinquante 
ans,  et  aujourd'hui,  comme  du  temps  de  Th.  Gautier  (7) 
ou  de  Maxime  du  Cartip  (8),  on  continue  à  répéter 
sérieusement  que  l'école  naturaliste  restera  toujours 
inférieure  à  la  photographie  comme  reproduction  exacte 
de  la  réalité,  et  qu'elle  supprime  l'art  en  supprimant  la 
pensée. 

Les  défenseurs  ont  été  peu  nombreux  et  générale- 
ment timides,  sauf  quand  ils  plaidaient  leur  propre 
cause.  M.  SuUy-Prudhomme  a  fait  justement  remarquer 
que  a  le  peintre  réaliste  qui,  en  présence  de  deux  objets 
quelconques,  incline,  si  peu  que  ce  soit,  à  copier  l'un 
plutôt   que    l'autre,    fait,    par    cela    seul,    profession 


(1)  Veron.  Esthétique  p.  118. 

(2)  Séailles.  Essai  sur  le  génie  dans  l'art,  p.  161. 

(3)  Proudhon.  Le  principe  de  l'art,  p.  33. 

(4)  Guyau.  Problèmes  d'esthétique,  p.  150. 

(5)  Th.  Couture.  Entreliens  d'atelier,  p.  49. 

(6)  Bracqucmond.  Du  dessin  et  de  la  couleur,  p.  218. 

(7)  Th.  Gautier.  Portraits  contemporains  :  Henry  Monnier. 

(8)  M.  du  Camp.  Souvenirs  littéraires.  T.  II,  p.  304. 


62  l'objet  du  jugement  esthétique 

d'idéalisme  »  (1).  D'où  il  fallait  conclure,  ou  bien  que 
le  véritable  réalisme  n'existait  pas,  ou  que  le  réalisme 
ne  supprimait  ni  la  personnalité  de  l'artiste,  ni  sa 
conception  première  de  la  beauté.  Mais  on  s'est  entêté 
dans  le  vieil  argument  ;  on  a  négligé  de  regarder  les 
choses  de  près,  et  surtout  de  prêter  quelque  attention 
aux  explications  des  écrivains  naturalistes  les  plus 
autorisés  à  commenter  les  principes  de  l'école. 

En  fait,  il  n'y  a  jamais  eu  de  doctrine  excluant  la 
pensée  créatrice  en  art.  Loin  de  la  proscrire,  le  natu- 
ralisme l'exige,  et  pour  s'en  convaincre,  il  suffit  d'ouvrir 
presque  au  hasard  les  œuvres  critiques  de  son  plus 
fidèle  représentant,  et  non  seulement  les  œuvres  criti- 
ques, mais  les  romans  eux-mêmes.  Dans  V Œuvre, 
M.  Emile  Zola,  montre  au  premier  plan,  un  peintre, 
Claude  Lantier,  qui  «  se  brise  à  cette  besogne  impossible 
«  de  faire  tenir  toute  la  nature  sur  une  toile  y)  (2),  mais 
dont  l'idéal,  la  pensée  créatrice,  c'est  l'amour  même  de 
la  nature  dans  sa  sève,  dans  son  exubérance,  dans  son 
débordement.  C'est  parce  qu'il  la  juge  belle  qu'il  veut 
la  traduire,  comme  Claude  Lorrain  ou  Nicolas  Poussin 
lui-même.  «  Ah!  la  vie!...  la  vie!...  la  sentir  et  la 
rendre  dans  sa  réalité,  l'aimer  pour  elle,  y  voir  la  seule 
beauté  vraie,  éternelle  et  changeante,...  ne   pas   avoir 


(1)  Sully-Prudhomrae.  L'Expression  dans  les  Beaux-Arts,  p.  15. — M.  Cher- 
buliez,  dans  l'Art  et  la  Nature,  p.  291,  écrit  aussi  :  «  Le  vrai  réaliste  ;i  son 
idéal  qui  est  de  donner  à  l'œuvre,  par  des  complications,  la  plus  grande  intensité 
de  vie  que  l'art  comporte  ». 

(2)  E.  Zola.  L'Œuvre,  p.  327. 


l 


l'œuvre  d'art  63 

l'idée  bête  de  l'anoblir  en  la  châtrant,  comprendre  que 
les  prétendues  laideurs  ne  sont  que  les  saillies  des 
caractères,  et  faire  vivre,  et  faire  des  hommes,  la  seule 
façon  d'être  Dieu  !  »  (1).  Est-ce  jouer  sur  les  mots  que 
de  voir  dans  ce  peintre  réaliste  un  idéaliste  enthousiaste? 
En  tous  cas,  il  a  une  conception  très  personnelle  et  très 
nette  de  la  beauté  :  ce  qui  est  beau,  c'est  le  concret,  tel 
qu'il  nous  apparaît  ;  nous  trouvons  là  l'exacte  contre- 
partie de  la  théorie  de  Diderot,  mais  aussi  l'affirmation 
d'une  idée  directrice  d'où  l'œuvre  tire  sa  valeur 
esthétique. 

Il  semble  que  pour  marquer  la  différence  entre  le 
génie,  même  voisin  de  la  folie,  et  l'abrutissement  de 
l'ouvrier  impuissant,  M.  E.  Zola  ait  précisément  opposé 
à  Claude  une  caricature  d'artiste  réaliste,  un  peintre 
tel  que  l'imaginent  les  adversaires  de  l'école  :  c'est  ce 
misérable  Chêne,  qui  passe  sa  vie  à  copier  un  poêle 
sans  trop  savoir  pourquoi,  et  avec  la  plus  scrupuleuse 
minutie.  Si  la  pensée  créatrice  peut  disparaître  complè- 
tement dans  l'homme  qui  s'ingénie  à  reproduire  le 
réel,  c'est  assurément  dans  ce  pauvre  dévoyé  :  mais 
Chêne  n'est  ni  un  naturaliste,  ni  un  artiste,  c'est  une 
machine,  et  pour  cela  on  le  méprise  (2). 

Quant  à  la  véritable  théorie  naturaliste,  nettement 
exprimée,  la  voici  :  «  Comparer  une  œuvre  à  ce  qui 
est,  se  demander  si  elle  est  fidèle,  si  elle  reproduit  sans 
mensonge  la  réalité,  c'est  une  première  opération  facile 


(1)  E,  Zola.  L'Œuvre,  p.  102. 

(2)  L'ŒuTre,  p.  101. 


64  l'objet  du  jugement  esthétique 

qui  établit  un  point  de  départ,  le  même  pour  toutes  les 
œuvres.  Mais  cela  ne  suffit  évidemment  pas  ;  on  serait 
conduit  à  exiger  des  photographies,  et  le  plus  bel 
ouvrage  serait  l'ouvrage  le  plus  exact,  conclusion  fausse 
souvent.  Il  faut  donc  introduire  l'élément  humain  qui 
élargit  tout  d'un  coup  le  problème,  et  en  rend  les  solu- 
tions aussi  variées,  aussi  multiples  qu'il  y  a  de  crânes 
différents  dans  l'humanité  »  (1).  Et  sans  cesse  M.  Zola 
se  plaint  qu'on  ne  veuille  pas  le  comprendre,  et  réfute 
l'argument  tiré  de  l'impossibilité  pour  l'artiste  d'imiter 
exactement  la  nature  :  «  Un  reproche  bête  qu'on  nous 
fait  à  nous  autres,  écrivains  naturalistes,  c'est  de  vou- 
loir être  uniquement  des  photographes.  Nous  avons 
beau  déclarer  que  nous  acceptons  le  tempérament, 
l'expression  personnelle,  on  n'en  continue  pas  moins 
à  nous  répondre  par  des  arguments  imbéciles  sur  l'im- 
possibilité d'être  strictement  vrais,  sur  le  besoin  d'ar- 
ranger les  faits  pour  constituer  une  œuvre  d'art  quel- 
conque. Eh!  bien,  avec  l'application  de  la  méthode 
expérimentale  au  roman,  toute  querelle  cesse.  L'idée 
d'expérience  entraîne  avec  elle  l'idée  de  modification. 
Nous  partons  bien  des  faits  vrais,  qui  sont  notre  base 
indestructible  ;  mais  pour  montrer  le  mécanisme  des 
faits,  il  faut  que  nous  reproduisions  et  que  nous  diri- 
gions les  phénomènes  ;  c'est  là  notre  part  d'invention, 
de  génie  dans  l'œuvre  »  (2). 

Nous  n'avons    ni  à   blâmer    ni   à  louer  la  doctrine 


(t)  Documents  littéraires  :  Réception  de  A.  Dumas  fils  à  l'Académie. 
(2)  Le  Roman  expérimental,  p.  10. 


l'œuvre  d'art  65 

naturaliste;  mais,  après  des  déclarations  aussi  catégo- 
riques, nous  avons  le  devoir  de  reconnaître  qu'elle  fait 
à  la  pensée  créatrice  sa  part,  puis(|ue  toute  œuvre  est 
à  la  fois  l'expression  de  la  réalité  et  de  la  conception 
particulière  de  l'auteur.  Lorsqu'on  proclame  :  «  Une 
œuvre  ne  sera  jamais  qu'un  coin  de  la  nature  vu  à 
travers  un  tempérament  »  (1),  on  affirme  par  là  même 
que  le  tempérament,  c'est-à-dire  la  manière  d'être 
physique,  intellectuelle  et  morale  de  l'auteur  crée,  au 
même  titre  que  la  nature,  la  vision  et  l'expression  de 
la  vision  perçue.  Au  fond,  le  naturalisme  diffère  du 
classicisme  et  du  romantisme  en  ce  que  la  pensée  de 
l'artiste  s'y  efforce  de  copier  la  nature  par  respect  et 
admiration  de  la  vie  concrète  et  journalière,  tandis  que 
la  pensée  d'Ingres  ou  de  Delacroix  ne  va  qu'à  certaines 
formes,  qu'à  certains  aspects  empruntés  sans  doute 
à  la  nature,  mais  idéalisés  et  poétisés.  La  pensée  créa- 
trice d'Ingres  et  de  Delacroix,  c'est  :  La  vie  est  belle 
dans  telles  et  telles  circonstances,  vue  de  telle  et  telle 
façon;  rendons  la  telle  qu'elle  est,  lorsqu'elle  est  belle. 
La  pensée  créatrice  d'un  naturaliste  tel  que  Claude 
Lantier,  c'est  :  La  vie  est  belle  partout  et  toujours,  par 
celamême  qu'elle  est  la  vie  ;  rendons  la  donc  telle  que  nous 
la  voyons  partout  et  toujours.  Mais  il  n'y  a  qu'une  diffé- 
rence de  conceptions  ;  il  n'y  a  pas,  dans  l'un  des  deux 
cas,  substitution  du  procédé  mécanique  à  la  pensée. 
On  a  donc  été  injuste  en  reprochant  au  naturalisme  de 


(1)  Zola.  Le  Roman  expérimentai,  p.  111. 


66  l'objet  du  jugement  esthétique 

détruire  le  véritable  principe  de  l'œuvre  d'art,  c'est- 
à-dire  la  pensée  créatrice. 

Il  est  fâcheux  que  les  peintres  de  cette  école  n'aient 
rien  écrit  sur  leur  art.  On  retrouverait  certainement 
chez  eux  la  même  affirmation  des  droits  de  la  pensée. 
Si  fervents  admirateurs  de  la  nature  qu'aient  été  Rous- 
seau et  Millet,  on  ne  peut  les  compter  parmi  les  réa- 
listes ;  car,  volontairement  ou  non,  ils  idéalisent.  Sans 
quoi,  leur  témoignage  serait  singulièrement  probant  : 
«  Le  tableau,  disait  Rousseau,  doit  être  préalablement 
fait  dans  notre  cerveau.  Le  peintre  ne  le  fait  pas  naître 
sur  la  toile,  il  enlève  successivement  les  voiles  qui  le 
cachaient  »  (1).  Et,  cependant,  on  sait  comment  il 
peignait  et  envoyait  ses  élèves  peindre  en  pleine 
nature  (2).  De  même  Millet  tâchait  de  montrer  à  Thoré 
que  la  «  grandeur  était  dans  la  pensée  même  et  que 
tout  devenait  grand  employé  pour  un  grand  but  »  (3). 
En  cela,  il  se  rapprochait  beaucoup  de  la  vraie  théorie 
réaliste,  car  il  reconnaissait  que  l'art  a  le  droit  de  tout 
exprimer  pourvu  que  la  pensée  ait  de  la  grandeur  ; 
peut-être  l'accord  eût-il  cessé  si  l'on  en  était  venu  à 
définir  le  mot  grandeur  (4). 

Mais   si  quelqu'un  est   réaliste  dans  toute  la  force 

(1)  Paroles  rapportées  par  Burty  dans  Maîtres  et  petits  Maîtres,  p.  145. 

(2)  Cf.  le  témoignage  de  Letronne,  cité  par  Burty,  même  ouvrage,  p.  145. 

(3)  Lettre  de  Millet,  citée  par  Alfred  Sensier,  p.  325. 

(4)  Remarquons  toutefois  que  Millet  (Sensier,  p.  392)  a  écrit  :  «  On  peut 
partir  de  tous  les  points  pour  arriver  au  sublime,  et  tout  est  propre  à  l'expri- 
si  on  a  une  assez  haute  visée. . .  Est-ce  qu'A  son  heure  et  à  une  certaine  place 
chaque  chose  n'a  p's  son  rôle?  Qui  oserait  décider  qu'une  pomme  de  terre  est 
inférieur  à  une  grenade  ?  » 


l'œuvre  d'art  67 

du  terme,  c'est  certainement  Courbet,  qui  veut  empê- 
cher les  élèves  de  l'Ecole  de  peindre  Jésus-Christ,  sous 
le  prétexte  qu'ils  ne  l'ont  jamais  vu,  et  qui  proscrit  la 
représentation  des  anges  pour  le  même  motif  (1). 
Cependant  Courbet  disait  :  «  Traduire  les  idées,  l'aspect 
de  mon  époque  selon  mon  appréciation...  faire  en  un 
mot  de  l'art  vivant,  tel  est  mon  but  »  (2),  ou  en  d'au- 
tres termes  :  «  Traduire  ma  pensée  sur  mon  temps  par 
la  reproduction  des  formes  vivantes  telles  que  je  les 
vois.  »  Cela  aussi  est  un  idéal,  cela  aussi  procède  de  la 
pensée  créatrice. 

L'artiste  semble  imiter  la  nature,  puisqu'il  cherche  à 
la  reproduire  telle  qu'elle  lui  apparaît  ;  mais  en  réalité 
il  imite,  par  l'image  représentée,  sa  propre  impression 
en  face  de  la  nature.  Si  impersonnelle  qu'il  ait  voulu 
son  œuvre,  c'est  lui  qu'on  cherche  et  que  l'on  trouve 
en  elle.  Les  esprits  raffinés  reconstituent  la  philosophie 
de  Rembrandt  en  étudiant  ses  tableaux,  les  peintres 
s'attachent  à  la  façon  dont  il  rend  la  lumière,  les  simples 
admirent  dans  ses  personnages  une  certaine  gravité,  un 
certain  recueillement  qu'ils  ne  rencontrent  que  chez 
lui.  Mais  tous  dans  l'œuvre  voient  l'auteur  et  s'inté- 
ressent à  ce  qu'il  y  a  mis  de  sa  personnalité. 

Dira-t-on  que  beaucoup  de  visiteurs  du  Louvre  s'atta- 
chent plus  souvent  à  la  scène  représentée  qu'à  la  pensée 
créatrice  de  l'œuvre,  et  qu'ainsi   cette  pensée  créatrice 

(1)  Courbet  cité  par  Cherbuliez  (l'Art  et  la  Nature,  p.  208), 

(21  Courbet  cité   par   Castagnary,    Salons  T.  I,  p.  148,    et   par  Silvestre 

(Artistes  Français)  qui  reproduit  les  termes  de  la  profession  de  foi  impiimée 

en  tête  du  catalogue  de  son  exposition  de  1855. 


68  l'objet  du  jugement  esthétique 

disparaît  derrière  son  objet  et  lui  devient  inférieure? 
Sans  relever  le  sophisme  contenu  dans  ce  raisonnement, 
nous  ferons  seulement  observer  que  beaucoup  des 
scènes  les  plus  goûtées  du  public  dominical  le  laisse- 
raient parfaitement  indifférent  dans  la  réalité  ;  tout  le 
monde  a  vu  un  homme  fumer  sa  pipe  ;  mais  on  s'arrête 
devant  le  petit  tableau  de  Brouwer,  parce  qu'avec  son 
esprit  et  sa  finesse  d'observation,  il  a  rendu  intéressant 
ce  qui  en  soi  ne  l'était  pas  pour  la  grande  majorité  des 
hommes.  Ceux-ci  croient  peut-être  admirer  le  fumeur, 
—  et  c'est  les  supposer  bien  naïfs,  —  en  réalité  ils 
admirent  la  pensée  qui  a  créé  ce  fumeur.  Qu'on  le 
veuille  ou  non,  c'est  toujours  à  elle  qu'il  faut  revenir 
comme  principe  de  l'œuvre  d'art  (1). 

De  même  que  les  esthéticiens,  les  critiques  d'art  et 
les  artistes  se  sont  acharnés  contre  une  théorie  du 
naturalisme  ou  du  réalisme  inventée  ou  déformée  à 
plaisir,  de  même  ils  ont  pulvérisé  facilement  la  pré- 
tendue doctrine  de  l'art  pour  l'art.  Selon  eux,  certains 
poètes  ou  prosateurs,  comme  Th.  Gautier,  Flaubert, 
Baudelaire,  Th.  de  Banville,  ont  déclaré  que,  dans 
l'œuvre  d'art,  la  pensée  importait  peu  et  que  seule  la 

(1)  Cf.  Champfleury,  dont  la  théorip  du  réalisme  est  peut-être  la  première 
en  date  ;  «  Il  faut  essayer  de  donner  une  idée  de  ce  que  j'entends  par  Art.  L'Art, 
n'est -il  pas  la  communication  à  la  foule  de  mes  sensations  personnelles  ? 

Je  dois  remuer,  échauffer  des  cd'urs,  faire  sourire  ou  pleurer  des  individus 
que  je  ne  connais  pas. 

L'art  sert  de  trait  d'union  entre  eux  et  moi. 

Longtemps  j'ai  étudié  les  aspirations,  les  désirs,  les  joies,  les  chagrins, 
de  classes  qui  me  sont  sympathiques,  et  je  m'applique  à  rendre  ces  sentiments 
dans  toute  leur  sincérité.  »  Le  Réalisme,  préface,  p.  8. 


l'œuvre  d'art  69 

forme  avait  une  valeur  esthétique.  D'où  l'on  a  conclu 
que  pour  les  érrivains  de  ce  genre  :  «  l'art,  c'est  le 
procédé  »  (1). 

Les  attaques  contre  la  doctrine  de  l'art  pour 
l'art  sont  devenues  un  véritable  lieu  commun.  Détail 
curieux  :  tandis  que  Th.  Gautier  reproduit  le  vieil 
argument  du  daguerréotype,  plus  fidèle  que  n'importe 
quelle  copie  scrupuleuse  d'un  peintre  réaliste,  et  con- 
clut qu'  «  il  faut  à  toute  chose,  exprimée  une  incidence 
de  lumière,  un  sentiment,  une  touche  qui  trahissent 
l'âme  de  l'artiste  »  (2),  M.  Emile  Zola  juge  ainsi  cer- 
taines œuvres  du  parfait  magicien  es  lettres  françaises  : 
«  J'ai  parfois  dit  que  j'aimais  peu  le  prodigieux  talent 
descriptif  de  Théophile  Gautier.  C'est  que  je  trouve 
justement  chez  lui  la  description  pour  la  description, 
sans  souci  aucun  de  l'humanité.  Il  était  le  fils  direct  de 
l'Abbé  Delille  »,  et  il  accorde  la  préférence  aux  Con- 
court qui  «  mettent  toujours  la  rhétorique  au  service 
de  leur  humanité  »  (3).  Il  est  impossible  de  se  renvoyer 
mieux  le  reproche  ;  mais  M.  Zola  a-t-il  plus  raison 
contre  les  Parnassiens  que  ceux-ci  contre  lui  ?  Nous  ne 
le  croyons  pas. 

On  a  trop  facilement  pris  au  sérieux  certaines  bou- 
tades de  Gautier  :    «  Taine,  vous  me  semblez  donner 


(1)  Cf.  Séailles.  Essai  sur  le  génie  dans  l'Art,  p.  222. 

(2)  Th.  Gautier.  Portraits  contemporains.  Henry  Monnier.  Cf.  aussi  dans 
le  même  volume:  H.  de  Babac. 

(3;  E.  Zola,  «  Le  Roman  expérimental  »,  p.  230  et  aussi  p.  67,  voir  également 
Documents  littéraires,  quelques  appréciations  analogues  sur  Théophile  Gau- 
tier. 


70  L  OBJET    DU   JUGEMENT   ESTHETIQUE 

dans  l'idiotisme  bourgeois.  Demander  à  la  poésie  du 
sentimentalisme,  ce  n'est  pas  ça.  Des  mots  rayonnants, 
des  mots  de  lumière,  avec  un  rythme  et  une  musique, 
voilà  ce  que  c'est  que  la  poésie...  Ça  ne  prouve  rien, 
ça  ne  raconte  rien  »  (1).  Il  disait  ausssi,  avec  une  voix 
de  tonnerre,  aux  dîners  Magny  :  «  Moi,  je*  suis  fort, 
j'amène  520  sur  une  tôle  de  Turc,  et  je  fais  des  méta- 
phores qui  se  suivent  :  tout  est  là  !  » 

Mais  on  ne  peut  lire  vingt  pages  de  critique  littéraire 
ou  artistique,  dans  Gautier,  sans  voir  que  pour  lui 
l'idée  n'est  que  le  support  nécessaire  du  style.  Bien 
écrire,  c'est  rendre  dans  toutes  ses  nuances  une  idée 
forte  ou  délicate. 

S'il  loue  le  «  style  ingénieux,  compliqué,  savant  »  de 
Baudelaire,  c'est  en  disant  qu'  «  il  exprime  des  idées 
neuves,  avec  des  formes  nouvelles  et  des  mots  qu'on  n'a 
pas  entendus  encore  »  (2).  Pourquoi  le  sonnet  est-il 
beau  ?  C'est  parce  qu'une  «  grande  pensée  peut  se 
mouvoir  à  l'aise  dans  ces  quatorze  vers  méthodiquement 
distribués  »  (3).  Honoré  de  Balzac  écrit  bien  parce  qu'il 
a  «  le  style  nécessaire,  fatal  et  mathématique  de  son 
idée  »  (4).  Ce  qui  le  frappe  dans  les  vers  de  Th.  de 
Banville,  c'est  que  «  les  idées  comme  les  princesses  des 
féeries,  se  promènent  dans  des  prairies    d'émeraude, 


(1)  Journal  des  de  Goncourt.  T.  II  p.  123,  et  préface  des  Entretiens  de  Théo- 
phile Gautier. 

(2)  Préface  des  Fleurs  du  mal,  p.  17. 

(3)  Préface  des  Fleurs  du  mal,  p.  44, 

(4)  Portraits  contemporains,  p.  110. 


L  ŒUNRE   D  ART  'JI 

avec  des  robes  couleur  du  temps,  couleur  du  soleil,  et 
couleur  de  la  lune  »  (1). 

En  commentant  la  théorie  de  Leconte  de  Liste,  selon 
laquelle  le  poète  ne  doit  chercher  que  «  la  vie  supé- 
rieure de  la  forme  »,  il  remarque  que  «  toujours  par 
quelque  trouée,  apparaît  la  pensée  sereine  du  poète 
dominant  son  œuvre  comme  le  sommet  blanc  d'un 
Himalaya  »  (2).  Enfin  lui-même  précise  le  rôle  de  l'idée 
dans  ce  beau  tercet  : 

Gomme  un  vase  d'albâtre  où  l'on  cache  un  flambeau, 

Mettez  l'idée  au  fond  de  la  forme  sculptée, 

Kt  d'une  lampe  ardente  éclairez  le  tombeau    (3). 

Comment  après  cela  soutenir  que  la  théorie  de  l'art 
pour  l'art  (à  moins  qu'on  ne  la  ridiculise)  exclut  la 
pensée  comme  principe  de  la  beauté  ? 

D'ailleurs,  Th.  Gautier  s'est  nettement  expliqué  sur 
ce  point,  dans  son  volume  de  l'Art  moderne.  Après 
avoir  dit  que  tout  homme  qui  n'a  pas  son  monde 
intérieur  à  traduire  n'est  pas  un  artiste  (4),  et  que  nous 
portons  en  nous-mêmes  l'idéal  de  nos  créations,  il  se 
défend  contre  l'accusation  banale  lancée  aux  dilettantes  : 
«  La  grande  erreur  des  adversaires  de  la  doctrine  de 
l'art  pour  l'art,  et  de  M.  Topffer  en  particulier,  c'est  de 


(1)  Le  progrés  de  la  poésie  française,  suite  de   l'histoire  du  romantismes, 
302. 

(2)  Progrès  de  la  poésie  française,  p.  331. 

(3)  Triomphe  de  Pétrarque.  (Poésies  diverses). 
(41  L'art  moderne,  p.  133. 


72  l'objet  du  jugement  esthétique 

croire  que  la  forme  peut  être  indépendante  de  l'idée  :  la 
forme  ne  peut  se  produire  sans  l'idée  et  l'idée  sans  la 
forme...  l'art  pour  l'art  signifie,  pour  les  adeptes,  un 
travail  dégagé  de  toute  préoccupation  autre  que  celle 
du  beau  en  lui-même  »  (1).  Il  n'explique  pas  d'une  façon 
absolument  nette  ce  qu'est  «  le  beau  en  lui-même  »  ; 
mais  il  est  bien  certain  que  ce  beau  procède  de  l'idée. 
Sans  doute  il  conclut  son  article  en  disant  que  les 
peintres  et  les  sculpteurs,  partisans  de  l'art  pour  l'art, 
«  au  lieu  de  donner  une  forme  à  l'idéal,  donnent  un 
idéal  à  la  forme  »  (2)  ;mais  cela  revient  à  dire  que  voyant 
la  réalité,  il  la  conçoivent  plus  belle  qu'elle  ne  leur 
apparaît,  et  travaillent  à  réaliser  la  forme  ainsi  conçue  ; 
cette  façon  de  comprendre  l'idéal  est-elle  donc  si  diffé- 
rente, en  principe, de  la  fameuse  théorie  de  Diderot  sur 
la  nature  vraie  ? 

Un  autre  poète,  admirateur  passionné  de  Gautier,  a 
écrit  un  «  Petit  traité  de  poésie  française  »  que  M.  Guyau 
a  jugé  en  ces  termes  :  ((  Selon  M.  de  Banville,  le  poète 
n'a  pas  d'idée  dans  le  cerveau  ;  il  a  tout  simplement 
des  sonorités,  des  rimes,  des  calembours  »  (3).  Il  nous 
suffira  de  citer  quelques  passages  de  ce  curieux  petit 
livre  pour  montrer  que  si  l'auteur  attache  une  impor- 
tance capitale  au  style,  il  ne  le  conçoit  cependant  que 
comme  expression  d'une  pensée  :  «  Si  vous  êtes  poète, 
dit-il,  vous  commencerez  par  voir  distinctement  dans 

(1)  L'art  moderne,  p.  151. 

(2)  L'Art  Moderne,  p.  155. 

(5j  M.  Guyau.  Problèmes  de  l'esthétique  contemporaine,  —  esthétique 
du  vers  moderne. 


l'œuvre  d'art  73 

la  chambre  noire  de  votre  cerveau  tout  ce  que  vous 
voulez  montrer  à  votre  auditeur,  et,  en  même  temps 
que  les  visions  se  présentent  spontanément  à  votre 
esprit,  les  mots  qui,  placés  à  la  fin  des  vers,  auront  le 
don  d'évoquer  ces  mêmes  visions  pour  vos  audi- 
teurs »  (1).  Ailleurs  il  déclare  au  futur  poète  :  «  Gomme 
en  somme  ta  poésie  exprimera  ton  âme,  on  y  verra  se 
refléter  clairement  les  vices,  les  faiblesses,  les  lâchetés, 
et  les  défaillances  de  ton  âme  »  (2)  ;  et  encore  :  «  La 
poésie  a  pour  but  de  faire  passer  des  impressions  dans 
l'âme  du  lecteur  et  de  susciter  des  images  dans  son 
esprit,  mais  non  pas  en  décrivant  ces  impressions  et 
ces  images  (3)  ».  Que  roste-t-il,  après  cela,  de  l'accusa- 
tion de  M.  Guyau  ?  On  peut  contester  la  valeur  des 
procédés  indiqués  par  Th.  de  Banville  ;  on  ne  peut  dire 
qu'il  réduit  la  poésie  à  des  «  sonorités,  des  rimes,  des 
calembours  » .  Volontiers,  le  disciple  de  Gautier  retour- 
nerait-il le  reproche  de  n'avoir  point  d'idée  dans  le 
cerveau  »  contre  les  poètes  en  apparence  les  plus  amis 
de  la  raison.  «  Pendant  un  siècle  entier,  souligne-t-il 
très  justement,  les  faiseurs  de  vers  ont  obéi  à  Boileau, 
parce  qu'en  lui  obéissant,  ils  pouvaient,  sans  avoir 
besoin  dépenser,  ni  de  travailler,  ni  d'être  artistes, jouer 
le  rùle  de  poètes,  tandis  que  pour  être  poètes  en  effet, 
il  aurait  fallu  penser,  travailler  et  être  artistes  (4).  » 


(t)  Petit  traité  de  Poésie  française,  p.  50. 

(2)  Petit  traité  de  Poésie  française,  p.  258. 

(3)  Petit  traité  de  Poésie  française,  p.  262. 

(4)  Petit  traité  de  Poésie  française,  p.  94. 


74  l'objet  du  jugement  esthétirue 

De  même  Baudelaire,  que  l'on  a  représenté  comme 
un  pur  arrangeur  de  mots,  indifférent  à  l'idée  (1),  écrit  : 
«  Le  principe  de  la  poésie  est,  strictement  et  simple- 
ment, l'aspiration  humaine  vers  une  beauté  supérieure, 
et  la  manifestation  de  ce  principe  est  dans  un  enthou- 
siasme, dans  un  enlèvement  de  l'âme.  »  (2)  Et  ceci  semble 
directement  inspiré  de  Boileau  lorsqu'il  montre  l'ode 
«  élevant  jusqu'au  ciel  son  vol  ambitieux  »,  dont  «  le 
style  impétueux  souvent  marche  au  hasard  »,  et  qui 
dépasse  l'effort 

De  ces  rimeurs  craintifs  dont  l'esprit  flegmatique 
Garde  dans  ses  fureurs  un  ordre  didactique. 

Au  fond,  ces  ardents  défenseurs  de  l'art  pour  l'art 
étaient  de  purs  idéalistes  ;  et  l'idéaliste  ne  se  conçoit 
évidemment  que  comme  un  serviteur  de  la  pensée. 

Nous  n'insisterions  pas  davantage,  si  le  plus  convaincu 
d'entre  eux,  le  plus  maniaque  presque,  n'était  en  même 
temps  celui  qui  nous  fait  comprendre  le  mieux  le  rôle 
initial  et  prépondérant  de  la  pensée  créatrice  dans  l'œu- 
vre d'art.  Il  s'agit  de  Flaubert  qui,  par  la  stricte  appli- 
cation de  la  théorie,  troublait  le  Maître  lui-même  : 
«  Figurez-vous,  s'écrie  Gautier,  que  l'autre  jour  Flaubert 
me  dit  :  «  C'est  fini  ;  je  n'ai  plus  qu'une  dizaine  de 
pages  à  écrire  ;  mais  j'ai  toutes  mes  chutes  de  phrases.  » 
Ainsi  il  a  la  musique    des  fins  de  phrases  qu'il  n'a  pas 


(1)  Cf.  Tolstoï.  Qu'esl-ce  que  l'Art?  p.    145   de   la  traduction  Halépirne- 
Kamlnsky. 

(2)  Baudelaire,    l'Art    Romantique    p.    167.  Tout    le    volume    témoigne  de 
l'importance  essentielle  que  l'auteur  attache  à  la  pensée  créatrice. 


I 


l'œuvre  d'art  y5 

encore  faites!  Il  a  ses  chutes  :  que  c'est  drôle!  hein?...))(l) 
C'est  au  cours  de  la  môme  conversation  entre  Gautier 
et  les  de  Goncourt  qu'il  est  question  d'un  remords  qui 
empoisonne  la  vie  de  Flaubert,  celui  «  d'avoir  accolé 
dans  Madame  Bovary,  deux  génitifs  l'un  sur  l'autre  : 
Une  couronne  de  fleurs  d'oranger.  Çà  le  désole  ;  mais  il 
a  eu  beau  chercher,  il  lui  a  été  impossible  de  faire  autre- 
ment. )) 

Les  de  Goncourt,  qui  connurent  les  «  affres  du 
style  »  sont  encore  ahuris  de  la  minutie  de  leur  ami. 
«Ce  sont,  entre  Flaubert  et  Feydeau,  de  petites  recettes 
du  métier  agitées  avec  de  grands  gestes  et  d'énormes 
éclats  de  voix,  des  procédés  à  la  mécanique  de  talent 
littéraire,  emphatiquement  et  sérieusement  exposés,  des 
théories  puériles  et  graves  et  ridicules  et  solennelles  sur 
les  façons  d'écrire  et  les  moyens  de  faire  de  la  bonne 
prose  ;  enfin  tant  d'importance  donnée  au  vêtement  de 
l'idée,  à  sa  couleur,  à  sa  trame,  que  l'idée  n'est  plus 
que  comme  unepatère  à  accrocher  des  sonorités  »  (2). 
Jamais  les  adversaires  de  l'art  pour  l'art  n'ont  été  aussi 
sévères  et  aussi  fermés  au  vrai  sens  de  la  doctrine  que 
le  sont  ici  ses  partisans. 

Leur  excuse,  c'est  que  Flaubert,  chez  qui  M.  Zola 
retrouve  avec  raison  «  les  paradoxes  à  jet  continu  de 
l'auteur  de  Mademoiselle  de  Maupin  »  (3),  ne  fait  pas 
toujours  connaître  dans  la  conversation  le  fond  de  son 


(1)  Journal  des  de  Concourt  T.  II,  p.  U. 

(2)  Journal  des  de  Goncourt.  T.  1,  p.  t78. 

(3)  E.  Zola.  Les  romanciers  naturalistes  :  Flaubert. 


^6  L^OBJET   DU   JUGEMENT   ESTHÉTIQUE 

idée.  Aussi  ses  familiers  eux-mêmes  se  trompent  sou- 
vent sur  sa  tliéorie  esthétique.  Son  camarade,  presque 
d'enfance,  M.  du  Camp,  rapporte  quelques-unes  de  ses 
affirmations  les  plus  fréquentes  :  «  Ce  que  l'on  dit  n'est 
rien  ;  la  façon  dont  on  dit  est  tout  ;  une  œuvre  d'ai't  qui 
cherche  à  prouver  quelque  chose  est  nulle  par  cela  seul  : 
un  beau  vers  qui  ne  signifie  rien  est  supérieur  à  un  vers 
moins  beau  qui  signifie  quelque  chose  ;  hors  de  la 
forme  point  de  salut  ;  quel  que  soit  le  sujet  d'un  livre, 
il  est  bon,  s'il  permet  de  parler  une  belle  langue  »  (1). 
Et  il  se  scandalise  ;  mais  il  a  une  idée  fausse  de  Flaubert. 
Où  donc  faut-il  chercher  la  véritable  pensée  de  l'écri- 
vain ?  Dans  sa  correspondance. 

Là  il  prend  la  peine  do  s'expliquer,  renonce  à  éton- 
ner son  interlocuteur,  et  ne  se  laisse  pas  emporter  par 
le  son  de  ses  paroles,  —  de  ses  «  gueulades  »,  comme 
il  disait.  S'il  ne  se  dément  pas,  et  déclare  que  «  la 
phrase  la  plus  simple  a  pour  le  reste  une  portée  infinie  », 
il  dit  en  même  temps  :  «  Réfléchis,  réfléchis,  avant 
d'écrire  ;  tout  dépend  de  la  conception  ;  cet  axiome  du 
grand  Goethe  est  le  plus  simple  et  le  plus  merveilleux 
résumé  des  préceptes  de  toutes  les  œuvres  d'art  possi- 
bles »  ;  et,  enfin,  quelques  lignes  plus  bas  :  «  Je  veux 
(et  j'y  arriverai)  te  voir  t'entliousiasmer  d'une  coupe, 
d'une  période,  d'un  rejet,  de  la  forme  elle-même  enfin, 
abstraction  faite  du  sujet  pour  le  cœur,  pour  les  pas- 
sions ;  l'art  est  une  représentation  ;  nous  ne  devons 
penser  qu'à  représenter»  (2). 

(1)  M.  du  Camp.  Souvenirs  littéraires,  T.  I,  p.  229. 
(2j  Correspondance.  Deuxième  série,  p.  132. 


i 


L  ŒUVRE  D  ART 


:7 


Flaubert  se  contredit-il  ?  Oui,  en  apparence  ;  non,  si 
on  comprend  toute  sa  pensée,  à  savoir  que  de  la  concep- 
tion première  dépend  la  beauté  finale  de  la  forme,  but 
de  ses  efforts.  Nous  ne  lui  prêtons  pas  gratuitement 
cette  idée  :  «  Vous  me  dites,  écrit-il  à  Mademoiselle 
Leroyer  de  Ghantepie,  que  je  fais  trop  attention  à  la 
forme.  Hélas  !  c'est  comme  le  corps  et  l'àme,  la  forme 
et  ridée  ;  pour  moi,  c'est  tout  un,  et  je  ne  sais  pas  ce 
quest  l'un  sans  l'autre.  Plus  une  idée  est  belle,  plus  la 
phrase  est  sonore,  soyez  en  eûre.  La  précision  de  la 
pensée  fait  (et  est  elle-même)  celle  du  mot  »  (1).  C'est 
dans  cette  même  lettre  qu'il  parle,  de  «  ce  qui  fait  l'art 
même,  à  savoir  la  pensée  concrétée  ». 

Mais  c'est  avec  George  Sand  qu'il  s'est  le  mieux 
expliqué  sur  cette  question.  «  Je  tâche  de  bien  penser 
pour  bien  écrire,  lui  écrit-il.  Mais  c'est  bien  écrire  qui 
est  mon  but,  je  ne  le  cache  pas  »  (2).  Et  comme  sa 
correspondante  lui  répète  sans  doute  l'objection  connue 
contre  le  souci  excessif  delà  forme,  il  répHque  :  «Vous 
m'attristez  un  peu,  chère  maître,  en  m'attribuant  des 
opinions  esthétiques  qui  ne  sont  pas  les  miennes.  Je 
crois  que  l'arrondissement  de  la  phrase  n'est  rien  ;  mais 
que  bien  écrire  est  tout,  parce  que  «  bien  écrire,  c'est 
à  la  fois  bien  sentir,  bien  penser,  et  bien  dire»  (Buffon). 
Le  dernier  terme  est  donc  dépendant  des  deux 
autres,  puisqu'il  faut  sentir  fortement  afin  de  penser, 
et  penser  pour  exprimer  »  (3).  Où  y   a-t-il  jamais  eu 

(1)  Correspondance.  Troisième  série,  p.  116, 

(2)  Correspondance.  Ouatriéme  série,  p.  *220. 

(3)  Correspondance.  Quatrième  série,  p.  224. 


^8  l'objet  du  jugfment  esthétique 

un  plus  bel  hommage  rendu  à  la  pensée  créatrice  ? 
Et  maintenant,  si  l'on  veut  savoir  en  quoi  consiste 
cette  pensée  créatrice  de  Flaubert,  lui-même  va  nous  le 
dire  :  «  Je  me  souviens  d'avoir  eu  des  battements  de  cœur, 
d'avoir  ressenti  un  plaisir  violent  en  contemplant  un 
mur  de  l'Acropole,  un  mur  tout  nu  (celui  qui  est  à 
gauche  quand  on  monte  aux  Propylées).  Eh  !  bien,  je  me 
demande  si  un  livre,  indépendamment  de  ce  qu'il  dit,  ne 
peut  pas  produire  le  même  effet.  Dans  la  précision  des 
assemblages,  la  rareté  des  éléments,  le  poli  de  la  sur- 
face, l'harmonie  de  l'ensemble,  n'y  a-t-il  pas  une  vertu 
intrinsèque,  une  espèce  de  force  divine,  quelque  chose 
d'éternel  comme  un  principe  ?  »  (1)  Oui,  certes,  il  y  a  un 
principe  :  celui  de  l'ordonnance  parfaite  de  la  matière 
la  plus  exquise  (que  cette  matière  s'appelle  sensations, 
sentiments  ou  idées),  pourvu  qu'elle  se  concrète  en 
formes  à  la  fois  précises  et  fondues  dans  le  tout.  On 
comprend  maintenant  pourquoi  il  attache  une  telle 
importance  à  la  forme  :  c'est  que  la  forme  est  l'aboutis- 
sement de  l'harmonie  rêvée,  c'est  que  la  moindre 
dissonnance,  le  moindre  heurt  entre  la  chose  signifiée  et 
le  terme  signifiant  vient  rompre  cette  harmonie,  c'est 
enfin  que  Flaubert  a  le  sentiment  esthétique  assez  délicat 
pour  souffrir  de  ce  que  les  autres  négligent.  Il  n'est  donc 
point  hors  de  sens  lorsqu'il  fait  cette  profession  de  foi  : 
((  Ce  qui  me  semble  beau,  ce  que  je  voudrais  faire,  c'est 
un  livre  sur  rien,  un  livre  sans  attache  extérieure,  qui 
se  tiendrait  de  lui-même  par  la  force  intense  de  son 

(l)  Correspoadance.  Quatrième  série,  p.  227. 


L  ŒDVRE   D  ART  ^9 

style,  comme  la  terre,  sans  être  soutenue,  se  tient  en 
l'air»  (1).  Car  «  le  style  étantà  lui  tout  seul  une  manière 
absolue  de  voir» (2)  enferme  l'idéal  selon  lequell'auteur 
se  guidera  :  s'il  voit  a  quelque  chose  de  pourpre  »,  il 
écrira  Salammbô  ;  s'il  est  attiré  par  «  cette  couleur  de 
moisissure  de  l'existence  des  cloportes  »  il  composera 
Madame  Bovary  (3)  ;  et  l'on  comprend  qu'une  fois  cet 
idéal  de  style,  «  celte  manière  absolue  de  voir  »  nette- 
ment déterminés,  le  moindre  désaccord  entre  les  élé- 
ments de  l'œuvre  entraine  la  ruine  totale  du  projet (4). 
Ce  qu'il  veut,  ce  qui  dirige  son  action  et  ce  qui  fait 
qu'une  pensée  crée,  c'est  la  beauté  de  la  forme,  dernier 
effort  du  prolongement  dernier  de  la  pensée.  Tout 
vient  se  résumer  en  la  forme,  mais  tout  part  de  l'idée. 
C'est,  dira-t-on,  un  idéal  de  sensations,  non  de  con- 
cepts. Mais  avons-nous  jamais  prétendu  que  la  pensée 
créatrice  devait  se  limiter  aux  idées  pures  ou  aux 
formes  évoquant  ces  idées?  La  pensée  créatrice,  c'est 
celle  dont  s'inspire  l'artiste  en  exécutant  son  œuvre. 
Nous  n'avons  donc  pas  à  lui  assigner  sa  matière  pro- 
pre ;  sensations,  sentiments,  idées,  tout  rentre  dans  son 
domaine  ;  car  nous  avons  établi  que  si  la  beauté  natu- 

(1)  Correspondance.  Deuxième  série,  p.  70. 

(2)  Correspondance.  Deuxième  série,  même  page. 

(3)  Journal  des  de  Concourt.  T.  1,  p.  366. 

(4)  M.'  Zola  raconte  le  désespoir  de  Flaubert,  lorsqu'il  paria  de  donner  le 
nom  de  Bouvard  à  un  personnage  de  ses  romans,  ignorantd'ailleurs  que  Flau- 
bert le  destinait  à  une  de  ses  œuvres  :  «  Il  répétait  qu'il  n'aurait  pas  continué 
son  livre  si  j'avais  gardé  le  nom.  Pour  lui,  toute  l'œuvre  était  dans  ces  deux 
noms  Bouvard  et  Pécuchet  :  il  ne  la  voyait  plus  sans  eux  ».  Les  Homauciers 
naturalistes,  p.  204. 


8o  l'objet  du  jugement  esthétique 

relie  était  quelque  chose  d'assez  fixe,  la  beauté  artis- 
tique enfermait  aussi  bien  le  laid  que  le  joli;  et,  ainsi, 
nous  n'avons  pas  à  nous  préoccuper  de  l'objet  de  la 
pensée  créatrice  en  lui-même,  mais  bien  des  qualités 
propres  de  cette  pensée.  Le  désir  de  faire  concevoir  la 
puissance  infinie  de  Dieu  et  celui  de  rendre  «  cette 
couleur  de  moisissure  de  l'existence  des  cloportes  » 
constituent,  au  même  titre,  deux  pensées  créatrices. 

C'est  ce  qui  explique  pourquoi  les  «  impression- 
nistes »  les  plus  convaincus  obéissent,  eux  aussi,  à  la 
pensée  créatrice.  Il  y  a  un  idéal  de  couleur  qu'ils  veu- 
lent réaliser,  toute  beauté  réside,  pour  eux,  dans  une 
combinaison  de  taches  :  ils  combinent  donc  les  taches, 
ou  plutôt  ils  imitent  les  combinaisons  de  taches  en  vue 
de  cette  beauté,  La  pensée  créatrice,  c'est  l'impression 
qu'ils  veulent  rendre  et  de  laquelle  leur  tableau  tirera 
tout  son  prix.  Cette  pensée  créatrice  est  irraisonnée, 
inconsciente  ;  la  main  obéit  machinalement  à  l'œil,  et 
l'œil  voit  machinalement  la  beauté,  c'est  vrai,  mais 
cette  conception  de  la  beauté  est  l'œuvre  de  la  pensée, 
et  de  ce  que  la  pensée  n'est  ni  raisonnée  ni  nettement 
consciente,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'elle  soit  abolie.  Elle 
agit  par  ses  voies,  souvent  mystérieuses  et  bizarres;  il? 
n'est  pas  rare,  alors,  qu'elle  s'appelle  le  génie  (1). 


\ 


(1)  M.  \\histler  intitule  ses  tableaux  :  Symphonie  en  bleu  et  en  rose, 
Nocturne  en  noir  et  en  oi\,  Nocturne  en  bleu  et  en  or  n°  1,  Nocturne  en  bleu 
et  en  or  n"  '2.  Cela  prouve  que  son  idéal,  sa  pensée  créatrice,  c'est  un  efiet 
dû  à  la  combinaison  du  bleu  et  de  l'or  diversement  rapprochés,  cette  combi- 
naison a  excité  en  lui  un  sentiment  qu'il  veut  nous  faire  partager  en  essayant 
de  la  traduire. 


I 


CHAPITRE  III 


LA  VALEUR  ESTHETIQUE  DE  LA  PENSEE  CREATRICE 
EST  INDÉPENDANTE  DE  l'oBJET  DE  CETTE  PENSÉE 


La  pensée  créatrice  n'est  point  le  privilège  exclusif  de  l'œuvre 
d'art.  —  Mais  la  pensée  créatrice,  cause  efficiente  et  finale 
de  l'œuvre  d'art,  se  distingue  de  la  pensée  créatrice,  cause 
efficiente,  mais  non  finale,  des  autres  formes  de  l'activité 
intellectuelle.  — Preuves  empruntées  à  V élude  de  la  poésie 
didactique,  de  l'éloquence,  de  la  peinture,  de  l'architecture. 

La  pensée  créatrice  ne  doit-elle  point  s'appliquer  à  un  objet 
sympathique  ? —  Théorie  de  Taine.  —  Essai  de  réfutation. 

La  pensée  créatrice  ne  doit-elle  pas  être  morale  f  —  L'art  en 
tant  quart  ne  saurait  être  que  moral.  L'art  peut  traiter 
tous  les  sujets,  l'un  n'étant  Jamais  esthétiquement  supérieur 
à  l'autre. 

6 


82  l'objet  du  jugement  esthétique 

L'origine  et  le  développement  de  Vœuvre  d^art  prouvent  que 
la  pensée  créatrice  seule  importe  :  travaux  modernes  sur 
ce  point.  —  Chaque  art  exige  une  adaptation  spéciale  de  la 
mentalité,  indépendante  de  l'objet  pensé. 

Ars  sive  homo  additus  naturœ  :  un  contre  sens  sur  la  pensée 
de  Bacon.  —  Définition  inattaquable  de  Taine. 


Que  la  pensée  créatrice  soit  le  principe  de  l'œuvre 
d'art,  c'est  ce  que  tout  le  monde,  en  dépit  des  objections 
et  des  controverses,  semble  assez  disposé  à  admettre. 
Mais  le  problème  esthétique  est-il  pour  cela  résolu  ? 
Evidemment  non.  Il  semble  même  que  nous  ayons 
encore  compliqué  la  question  ;  car  de  quoi  la  pensée 
créatrice  n'est-elle  pas  le  principe  ?  Qu'est-ce  que  la 
science,  qu'est-ce  que  la  morale,  sinon  des  productions 
de  la  })ensée  créatrice  ?  Et  à  quoi  nous  sert  la  découverte 
d'un  principe  applicable  à  toutes  les  opérations  de 
l'esprit  ? 

A  cela  nous  répondrons  que  la  science,  la  morale  et 
les  opérations  de  l'esprit  qui  ne  visent  point  à  l'art, 
poursuivent,  elles  aussi,  un  idéal,  mais  pour  les  consé- 
quences et  non  pour  la  seule  expression  de  cet  idéal. 
Les  mathématiques,  la  philosophie  recherchent,  par 
l'efiort  de  la  pensée,  la  vérité  objective.  Mais  l'art  ne 
part  de  la  pensée  que  pour  aboutir  à  l'expression  de 
cette  même  pensée,  et  c'est  en  ce  sens  que  la  pensée 
créatrice,  cause  efficiente  et  cause  finale  de  l'œuvre 
d'art,  en  est  essentiellement  le  principe,  tandis  que  toute 
vérité    découverte    difîère    de     sa     cause     efficiente. 


i 


VALEUR  DE  LA  PENSEE  CRÉATRICE  83 

Admettons  môme  qu'en  mathématiques  la  vérité  créée 
par  déduction  soit  la  pensée  créatrice  autrement 
présentée  ;  il  faut  cependant  reconnaître  que  cette  vérité 
créée  diffère,  au  moins  d'aspect,  de  la  pensée  créatrice, 
tandis  que  l'œuvre  d'art  poursuit  la  seule  expression  de 
cette  pensée,  et  ne  devient  parfaite  que  si  l'expression 
est  adéquate  à  la  pensée. 

Dira-t-on  que  l'art,  comme  la  science,  vise  souvent  à 
l'utile^  et  ainsi  se  propose  autre  chose  que  de  rendre 
pour  elle-même  la  pensée  créatrice  ?  Dira-t-on  que  la 
poésie  didactique  se  propose  d'instruire,  l'éloquence  de 
persuader,  la  peinture  de  représenter  la  réalité,  et 
l'architecture  de  protéger  l'homme  contre  le  froid,  la 
pluie  et  le  soleil  ?  Mais  ce  sont  là  des  affirmations  bien 
hasardées,  pour  sérieuses  qu'elles  paraissent  d'abord. 

Le  but  de  la  poésie  appelée  à  tort  didactique,  est-il 
donc  d'enseigner  ?  Est-ce  donc  pour  instruire  les  culti- 
vateurs que  Virgile  écrit  ses  Géorgiques  ?  On  a  dit  bien 
souvent  que  le  moindre  almanach  eût  mieux  fait  leur 
affaire.  A  moins  d'être  insensible  à  la  poésie,  il  est  facile 
de  voir  que  Virgile,  par  ses  descriptions,  par  l'intérêt 
qu'il  porte  à  la  vie  des  champs,  par  son  admiration  de 
tout  ce  qui  vit  et  fait  vivre,  ne  cherche  qu'à  communi- 
quer aux  lettrés  son  émotion  devant  la  puissance,  la 
variété  et  la  fécondité  de  la  nature.  Pour  atteindre  son 
but,  il  s'est  servi  de  conseils  minutieusement  donnés. 
Mais  placer  l'intérêt  du  poème  dans  la  science  ensei- 
gnée, c'est  confondre  la  fin  avec  le  moyen.  Il  instruit 
pourtant,  objectera-t-on.  Pourquoi  non,  si  pour  s'expri- 
mer, son  émotion  n'a  pas  de  meilleure  voie  ?  Et  d'ail- 


84  l'objet  du  jugement  esthétique 

leurs  est-il  sûr  que  la  beauté  réside  surtout  dans  ses 
préceptes  ?  Que  de  traités  de  labourage,  de  chasse,  de 
pèche,  également  en  vers,  ne  sont  plus  connus  aujour- 
d'hui que  des  bibliothécaires  consciencieux  1  Le  genre 
didactique,  cela  est  trop  clair,  ne  vaut  pas  par  la  chose 
enseignée,  mais  par  la  façon  dont  elle  est  enseignée, 
par  l'expression  du  sentiment  qu'elle  a  inspirée  à 
l'auteur. 

S'il  est  une  forme  littéraire  qui  s'efforce  vers  un 
résultat  pratique,  vers  autre  chose  que  l'expression 
fidèle  de  la  pensée  créatrice,  c'est  l'éloquence  ;  car  on 
parle  d'ordinaire  pour  persuader.  Mais  si  l'éloquence 
n'avait  en  vue  que  l'utile,  elle  affecterait  la  forme  algé- 
brique, ou  bien  elle  procéderait  surtout  par  gestes  et 
par  éclats  de  voix,  afm  de  nous  entraîner  à  agir  par  la 
force  de  l'impression  physique.  Or,  ni  une  équation, 
ni  une  scène  de  frénésie  ne  sont  de  l'art,  et  l'éloquence 
est  un  art.  En  quoi  donc  consiste  cet  art  ?  En  ce  que 
l'orateur  dispose  tous  les  matériaux  de  son  discours 
pour  mettre  en  lumière  une  idée  dominante,  en  ce  que 
le  rapport  des  parties  au  tout  et  l'adaptation  exacte  du 
mot  à  l'idée  satisfont  notre  jugement,  sans  entraîner 
nécessairement  la  persuasion  ;  car  de  même  que  nous 
nous  laissons  émouvoir  par  la  mimique  d'un  énergu- 
mène  sans  y  découvrir  aucune  beauté,  de  même  nous 
admirons  l'art  d'un  orateur  sans  adopter  ses  idées. 
Malgré  le  talent  de  Gicéron,  nous  ne  sommes  pas  per- 
suadés de  l'innocence  de  Milon,  et  si  habile  qu'ait  été 
Bossuet,  peut-être  n'a-t-il  pas  opéré  autant  de  conver- 
sions qu'un  prédicateur  moins  éloquent.   Il  est  certain 


VALEUR  DB  LA  PENSEE  GRÉATUIGE  85 

que  Cicéron  et  Bossuet  se  proposaient  un  but  pratique  ; 
mais  en  cela  l'un  était  avocat,  l'autre  prêtre,  ce  qui  n'a 
rien  à  voir  avec  l'art  proprement  dit.  Ils  n'ont  fait 
œuvre  d'éloquence  que  dans  la  traduction  parfaite  de 
leurs  idées  au  moyen  de  la  parole,  ou  pour  mieux 
dire  que  dans  la  conception  puissante  des  idées,  fidèle- 
lement  exprimées  ensuite  au  moyen  des  mots,  des 
phrases  et  des  sons  mêmes  les  plus  significatifs.  Comme 
la  poésie,  l'éloquence  procède  de  la  seule  pensée,  et  ne 
vise  qu'à  rendre  scrupuleusement  cette  pensée.  Si  elle 
est  née  du  besoin  de  persuader,  elle  ne  se  manifeste  et 
n'existe  que  dans  les  œuvres  où  la  persuasion  n'est  pas 
toujours  réalisée,  mais  où  une  pensée  créatrice  intéres- 
sante a  trouvé  son  expression  naturelle. 

Quant  à  la  peinture,  son  but  apparent  est  bien  d'ex- 
primer la  réalité,  c'est  à  dire  l'objet  de  la  pensée  créa- 
trice ;  mais,  si  l'on  y  réfléchit  quelque  peu,  on  s'aperçoit 
vite  que  cette  représentation  dos  choses  est  le  moyen, 
non  la  fin  de  l'artiste  ;  ceux-mêmes  qui  comme  Ingres 
ont  la  prétention  «  de  copier  un  modèle,  d'en  être  les 
très  humbles  serviteurs  »  (1)  sans  l'idéaliser,  se  font 
illusion  sur  leur  propre  compte  :  ils  copient  dans  leur 
modèle  la  beauté  qu'ils  y  voient  ou  croient  y  voir  ; 
mais  cette  beauté  naturelle,  comprise  par  leur  cerveau, 
sentie  par  leur  enthousiasme,  donne  naissance  à  un 
état  intellectuel,  à  une  pensée,  dont  l'expression  est, 
consciemment  ou  non,  le  seul  but  de  leur  effort  ;  c'est 


(!)  Amaury-Duval.  L'atelier  d'Ingres,  p.  90. 


86  l'objet  du  jugement  esthétique 

un  point  qui  a  été  suffisamment  mis  en  lumière  à 
propos  de  naturalisme  et  de  la  théorie  de  l'art  pour 
l'art. 

Enfin  l'architecture,  nous  l'accordons  sans  peine, 
n'aurait  jamais  existé  si  l'on  n'avait  voulu  se  préserver 
des  intempéries.  Mais  l'œuvre  d'art  architecturale  ne 
se  révèle  qu'en  dehors  de  ce  but  pratique,  et  on  ne  fera 
jamais  prendre  à  la  foule  une  cabane  de  bûcheron  pour 
<(  un  monument  ».  L'art  n'existe,  en  architecture  comme 
ailleurs,  que  lorsqu'on  sent  dans  la  pierre  la  traduction 
d'un  sentiment,  d'une  pensée  (1).  Faites  abstraction  de 
ce  sentiment,  de  cette  pensée  :  l'architecte  devient  un 
maçon  et  l'édifice  une  bâtisse.  Gela  est  si  vrai  qu'on 
ne  parle  d'architecture,  que  lorsque,  oubliant  le  besoin 
matériel  auquel  a  répondu  une  construction,  on  ne 
s'attache  plus  qu'au  sentiment  dont  elle  est  l'expression 
et  à  cette  expression  considérée  en  elle-même.  Aussi 
l'architecte  fait-il  valoir  son  art  surtout  par  l'extérieur 
de  l'édifice  :  les  cathédrales  gothiques  et  les  Hôtels  de 
Ville  du  XV'  siècle  sont  faits  pour  être  vus  et  admirés 
autant  que  pour  servir  de  lieux  de  réunion,  et  l'on  s'y 
souciait  moins  du  confort  que  de  la  noblesse  ou  de  la 
grâce.  L'art  ne  commence  qu'où  finit  l'utile,  et  quand 
l'art  et  l'utile  se  rejoignent,  il  ne  faut  pas  une  analyse 
bien  subtile  pour  faire  à  chacun  sa  part  et  montrer 


(1)  Cf.  Victor  Hugo.  Quatre-vingt-treize  :  «  Quand  l'homme  a  touché  au  bois 
ou  à  la  pierre,  le  bois  et  la  pierre  ne  sont  plus  ni  bois  ni  pierre,  el  prennent 
quelque  chose  de  l'homme.  Un  édifice  est  un  dogme,  une  machine  est  une 
idée  ».  Livre  VII,  ch.  VI. 


VALEUR    DE    LA    PENSÉE    CREATRICE  8^ 

que  l'art  procède  exclusivement  de  l'expression  de  la 
pensée  créatrice. 

Ainsi  nous  arrivons  déjà  à  ce  premier  caractère  :  la 
pensée  créatrice  de  l'œuvre  d'art  se  distingue  de  toute 
autre  en  ce  qu'elle  est  à  elle-même  sa  propre  fm. 


Toutefois  il  est  nécessaire  d'insister  sur  ce  point, 
tant  l'opinion  que  nous  avançons  est  contraire  aux 
théories  généralement  reçues.  La  pensée  créatrice  de 
l'œuvre  d'art,  dira  Taine,  ne  doit  pas  seulement  être  à 
elle-même  sa  propre  fin  :  il  faut  encore  qu'elle  dégage 
dans  son  objet  le  degré  de  bienfaisance  des  caractères. 
«  Toutes  choses  égales  d'ailleurs,  l'œuvre  qui  exprime 
un  caractère  bienfaisant  est  supérieure  à  l'œuvre  qui 
exprime  un  caractère  malfaisant.  Deux  œuvres  étant 
données,  si  toutes  deux  mettent  en  scène,  avec  le  même 
talent  d'exécution,  des  forces  naturelles  de  la  même 
grandeur,  celle  qui  nous  représente  un  héros  vaut 
mieux  que  celle  qui  représente  un  pleutre...  »  (1).  Ainsi, 
en  littérature,  en  peinture,  en  sculpture,  la  pensée  créa- 
trice doit  porter  sur  des  caractères  bienfaisants,  et 
cela,  parce  que  la  vie  et  la  morale  reposent  sur  l'amour, 
et  que  «  nous  sommes  touchés  à  son  aspect,  que  notre 
cœur  s'émeut  »  (2),  si  bien  que  la  sympathie  devient  un 


(1)  Taine.  De  l'idéal  dans  l'art,  p.  96. 

(2)  Id.,  p.  93. 


88  L^OBJET   DU   JUGEMENT   ESTHETIQUE 

élément  important  du  jugement  esthétique.  Taine 
pousse  très  loin  cette  théorie  de  la  valeur  du  caractère 
bienfaisant. 

Considérant  que  le  premier  de  tous  les  caractères  d'art 
est  la  «  santé  intacte,  même  la  santé  florissante»,  il 
proscrit  «  non  seulement  les  grosses  difformités,  les  dévia- 
tions de  l'échiné  et  des  membres,  et  toutes  les  vilenies 
que  peut  présenter  un  musée  pathologique,  mais  encore 
les  altérations  plus  légères  que  le  métier,  la  profession, 
la  vie  sociale  introduisent  dans  les  proportions  et  les 
dehors  de  l'individu  »  (1).  Et  la  conclusion  de  ce  rai- 
sonnement, c'est  que  «  toutes  choses  égales  d'ailleurs, 
les  œuvres  seront  plus  ou  moins  belles,  selon  qu'elles 
exprimeront  plus  ou  moins  complètement  les  caractères 
dont  la  présence  est  un  bienfait  pour  le  corps  ;  au  plus 
bas  échelon,  se  trouve  l'art  qui  de  parti  pris  les  sup- 
prime tous  »  (2),  Et  cela  rappelle  la  théorie  de  M.  Levê- 
que  et  de  l'école  spiritualiste  étudiée  plus  haut. 

Nous  pourrions  répondre  à  ce  raisonnement  que  le 
résultat  de  celte  théorie,  c'est  de  faire  du  beau  naturel 
une  condition  du  beau  artistique  et  même  de  faire 
varier  le  beau  artistique  en  fonction  du  beau  naturel. 
Or  nous  avons  prouvé  que  le  principe  de  l'un  était  dif- 
férent du  principe  de  l'autre,  et  qu'en  les  confondant  on 
commettait  une  erreur  qui  ruinait  toute  possibilité  de 
jugement  esthétique  logique.  Nous  n'aurions  donc  qu'à 


(t)  Taine.  De  l'Idéal  dans^  l'art,  p.  109. 
(2)  /d.,p.  114. 


VALEUR  DE  LA  PENSEE  CREATRICE  89 

renvoyer  au  premier  chapitre  de  cet  ouvrage.  Mais 
montrer,  à  l'aide  des  faits,  que  la  théorie  de  Taine  est 
fausse,  ce  sera  en  même  temps  consoHder  le  principe 
de  notre  thèse. 

Tout  d'abord  il  semble  certain  que  beaucoup  d'artis- 
tes aient  fait  de  très  belles  œuvres  où  il  n'entre  ni  «  bien- 
faisance »  ni  «  malfaisance  ».  Dans  un  portrait,  dans 
un  paysage,  où  trouver  les  caractères  dont  parle  Taine, 
à  part  quelques  cas,  souvent  malheureux,  d'idéalisa- 
tion ?  Rembrandt  et  Léonard  ne  se  sont  guère  souciés 
de  choisir  la  vertu  et  d'exclure  le  crime  :  La  Ronde  de 
nuit  et  la  Joconde  n'expriment  aucun  caractère  de 
bienfaisance,  et  on  ne  voit  pas  bien  ce  qu'elles  gagne- 
raient à  l'exprimer. 

Un  beau  buste  du  xvni^  siècle  ne  semble  pas  supé- 
rieur à  un  autre,  lorsqu'il  représente  une  actrice  aimable 
au  lieu  de  reproduire  les  traits  d'un  magistrat  austère. 
Peut-on  dire  que  la  musique  soit  capable  de  rendre 
un  caractère  de  bienfaisance  ?  La  question  serait  discu- 
table ;  mais  si  nous  prenons  comme  exemples  les  thèmes 
de  la  vertu  et  du  vice  sollicitant  Hercule,  dans  une  des 
symphonies  de  M.  Saint-Saens,  il  sera  peut-être  diffi- 
cile de  soutenir  qu'à  égalité  de  valeur  musicale,  le 
thème  de  la  vertu  l'emporte  sur  celui  du  vice,  en  ce 
qu'il  exprime  un  caractère  de  bienfaisance  ;  et  pour 
nous  en  tenir  aux  exemples  tirés  de  la  poésie,  à  ceux 
sur  lesquels  on  peut  raisonner  plus  clairement,  Virgile 
est-il  supérieur  à  Dante  en  ce  qu'il  a  choisi  des  scènes 
et  des  personnages  plus  sympathiques,  et  Dante  consi- 
déré isolément  est-il  plus  grand,  à  égalité  de  talent, 


90 


L  OBJET   DU   JUGEMENT   ESTHETIQUE 


lorsqu'il  représente  le  Paradis  que  lorsqu'il  nous  fait 
descendre  les  cercles  de  l'Enfer  ?  Il  est  peut-être  impru- 
dent d'affirmer  que,  «  toutes  choses  égales  d'ailleurs  » 
Othello  criminel  soit  inférieur  esthétiquement  à 
Desdémone  victime  ou  Triboulet  difforme  à  François  I'" 
bien  portant.  M.  Alfred  Stevens  prétend  que  «  du 
moment  où  le  peintre  a  une  grande  âme  artistique,  la 
tortue  devient  aussi  intéressante  que  le  cheval,  beau- 
coup plus  difficile  à  exécuter,  l'àme  du  peintre  donnant 
sa  marque  de  fabrique  à  toutes  choses  »  (1).  L'opinion 
de  ce  grand  peintre  nous  semble  singulièrement  juste. 

Et,  en  effet,  ramener  l'art  à  la  préoccupation  d'ex- 
primer ce  qui  est  bien  plutôt  ce  qui  est  mal,  sous  prétexte 
qu'  «  il  est  déplaisant  de  voir  la  vermine  même  quand 
on  l'écrase  »,  et  que  dans  la  manifestation  de  la  bien- 
faisance ((  notre  sympathie  s'émeut  »  (2),  c'est  demander 
à  l'artiste  de  nous  être  agréable.  Or,  peut-on,  sur  un 
sentiment  de  cette  nature,  édifier  une  critique  d'art 
sérieuse  ?  Rien  n'est  plus  variable  que  le  plaisir  ou  la 
sympathie,  selon  les  caractères  et  surtout  selon  le  degré 
d'éducation  artistique. 

Sans  doute,  nous  constatons  chaque  jour  que  cer- 
tains sujets  de  tableaux  ou  de  romans  ont  plus  de 
succès  que  certains  autres,  soit  qu'ils  empruntent  leur 
charme  à  la  beauté  naturelle,  soit  qu'ils  donnent  satis- 
faction à  notre  amour  de  la  moralité.  C'est  ainsi  que 


(1)  A.  Stevens,  Impressions  sur  la  peinture,  p.  14. 

(2)  Taine,  De  l'idéal  dans  l'art,  p.  99. 


VALEUR  DE  LA  PENSEE  CREATRICE  QI 

les  chromolithographies  destinées  aux  campagnes  et 
aux  faubourgs  représentent  généralement  des  scènes 
héroïques  ou  sentimentales,  des  paysages  grandioses 
ou  attrayants,  pleins  de  montagnes,  de  lacs,  de  cascades 
et  de  verdure. 

Mais,  d'une  part,  les  sujets  qui  valent  ainsi  par  eux- 
mêmes  n'ont  pas  inspiré  plus  de  chefs-d'œuvre  que  les 
sujets  qu'on  peut  appeler  indifférents,  comme  le  por- 
trait, et,  d'autre  part,  un  homme  de  goût  pourra  fort 
bien  ne  pas  aimer  ces  sujets  vulgaires  et  rebattus.  S'il 
s'agit  de  portraits,  il  pourra  trouver  que  le  portrait  de 
la  plus  belle  femme,  toutes  choses  égales  d'ailleurs, 
n'est  pas^  esthétiquement  parlant,  supérieur  à  tel  por- 
trait de  vieux  précepteur  peint  par  Ghirlandajo  ou  au 
portrait  de  Descartes  de  Franz  Hais.  Taine  est  d'avis 
contraire  :  mais  il  ne  s'appuie  que  sur  le  plaisir  éprouvé 
par  nous  dans  les  deux  cas,  sur  le  sentiment 
de  sympathie.  Eh  bien  !  outre  que  son  principe 
est  contestable  "  en  lui-même,  j'affirme,  en  mon  âme 
et  conscience,  que  la  vue  des  deux  œuvres  citées 
ne  me  fait  pas  moins  de  plaisir  que  le  portrait  de  la 
maîtresse  du  Titien  ou  le  portrait  de  jeune  homme  de 
Raphaël  (1). 


(1)  M.  Paulhan.  (Sur  l'Emolion  esthétique)  Revue  philosophique,  t.  XIX, 
p.  659,  soutient  la  théorie  de  M.  Taine  en  disant  que  «  le  degré  de  bienfai- 
sance du  caractère  implique  un  degré  de  systématisation  plus  élevé  dans  le 
personnage.  »  S'il  en  était  ainsi,  M.  Paulhan  aurait  raison;  mais  le  degré  de 
systématisation  me  parait  le  même  dans  le  caractère  de  Lady  Macbeth  et  dans 
celui  de  Desdémone. 


92  l'objet  du  jugement  esxhétique 

Et  d'ailleurs  puisque  nous  nous  plaçons  non  au  point 
de  vue  du  beau  absolu,  mais  du  principe  de  la  critique 
d'art,  sur  quoi  doit  porter  le  jugement  esthétique  ? 
Evidemment  sur  le  mérite  de  l'œuvre  d'art,  ou  plutôt 
de  son  auteur.  On  ne  peut  guère  féliciter  un  auteur 
d'avoir  eu  un  beau  modèle  ;  tout  au  plus  le  compli- 
menterait-on d'avoir  su  le  choisir. 

Or  c'est  un  maigre  éloge,  si  on  songe  qu'il  s'applique 
à  quiconque  peut  distinguer  une  jolie  femme  d'une 
laide,  ou  un  paysage  aimable  d'une  plaine  ennuyeuse. 
Bien  plus,  le  véritable  artiste  ne  va  presque  jamais  aux 
spectacles  naturels  les  plus  beaux;  et  M,  Jules  Breton 
en  a  très  finement  aperçu  la  cause  :  «  Je  n'ai  jamais, 
pour  ma  part,  tiré  bon  parti  des  modèles  qui  m'enthou- 
siasmaient trop  par  une  perfection  absolue  :  C'est  que 
j'abdiquais  devant  eux  ))  (1).  Eh!  oui,  le  [)eintre  alors 
disparaît  de  son  œuvre,  et  l'œuvre  devient  mauvaise. 
Car  le  principe  de  la  beauté  artistique  étant  différent  du 
principe  de  la  beauté  naturelle,  il  ne  sert  de  rien  de 
faire  rentrer  la  beauté  naturelle  dans  la  beauté  artistique. 
On  jugera  la  seconde  indépendamment  de  la  première. 
L'une  augmentera  peut-être^  pour  certaines  personnes, 


(1)  Cf.  M.  Paulhan,  «  sur  l'émotion  esthétique  »  :  «  Ce  sont  en  moyenne 
les  lecteurs  les  plus  illettrés  et  les  moins  cultivés  qui  se  passionnent  le  plus 
pour  les  personnages  et  qui  sont  à  peu  prés  incapables  de  s'intéresser  à 
autre  chose.  Secondement,  les  œuTres  où  l'on  s'intéresse  le  plus,  et  d'une 
manière  sympathique,  aux  destinées  du  héros,  sont  souvent  celles  qui  sont  le 
moins  remarquables  au  point  de  vue  artistique  ».  Que  devient  alors  le  rôle  du 
degré  de  bienfaisance  du  caractère  ? 


VALEUR    DE   LA    PENSÉE    CRÉATRICE  93 

le  plaisir  causé  par  l'autre  ;  mais  qui  donc  oserait 
mesurer  la  valeur  de  l'œuvre  d'art  au  plaisir  qu'elle  fait 
éprouver  à  la  foule?  Et  quel  esprit  un  peu  délicat  estime 
davantage  une  œuvre  d'art,  quand  elle  représente  des 
Adonis  et  non  des  pouilleux,  des  actions  d'éclat  et  non 
des  orgies,  des  landes  désolées  et  non  des  paysages 
Suisses? 

La  vérité  est  que  la  valeur  de  la  pensée  créatrice  ne 
peut  s'estimer  à  l'objet  de  cette  pensée  et  que  la  distinc- 
tion établie  entre  le  principe  de  la  beauté  artistique  et 
celui  de  la  beauté  naturelle  trouve  ici  une  application 
nécessaire  :  dans  l'œuvre  d'art,  seule  la  pensée  doit  faire 
l'objet  du  jugement  esthétique. 


Oui,  dira-t-on,  mais  il  faut  que  la  pensée  soit  mo- 
rale.—  Sans  prétendre  avec  Flaubert  que  «  du  moment 
qu'une  chose  est  vraie,  elle  est  bonne  »  (1),  on 
peut  affirmer  que  «  indépendamment  du  sujet  traité, 
une  page  bien  écrite  a  sa  moralité  propre  qui  est 
dans  sa  beauté,  dans  l'intensité  de  sa  vie  et  de  son 
accent  »  (2). 

Sans  doute  il  y  a  des  sujets  immoraux  ;  outre  que 
de  prétendues  œuvres  d'art  s'adressent  moins  à  l'intel- 
ligence qu'aux  bas  instincts,  il  arrive  fréquemment  que 


(1)  Flaubert.  Corresp.  Quatrième  série,  p.  230. 

(2)  E.  Zola.  Documents  littéraires:  de  la  moralité  dans  la  littérature. 


94  l'objet  du  jugement  esthétique 

certains  tableaux,  certains  récits,  certains  détails  soient 
inquiétants  et  troublants  pour  des  imaginations  neuves  ; 
leur  vérité  hardie,  très  louable  d'intention,  ne  convient 
pas  à  tous  les  âges  ni  à  tous  les  caractères,  il  arrive 
même  que  des  auteurs  d'un  très  grand  et  très  réel 
talent  s'efforcent,  comme  dit  Fénelon,  de  rendre  le  vice 
aimable.  Faut-il  donc  exclure  de  l'art  toutes  ces  pro- 
ductions et  leur  refuser  le  maximum  de  beauté  qu'une 
œuvre  puisse  atteindre  ? 

Non  ;  car  si  un  roman,  une  statue,  un  dessin  peu- 
vent être  immoraux  par  le  sujet  traité  (indifférent  nous 
l'avons  vu  à  la  véritable  conception  d'art),  ils  enferment 
dans  le  travail  de  la  pensée  la  seule  moralité  qui  inté- 
resse le  critique.  L'artiste  en  effet  n'a  pas  pour  mission 
de  prêcher  :  il  observe,  décrit  et  synthétise.  Il  aperçoit 
dans  les  vertus  et  dans  les  vices  une  manière  d'être  de 
l'homme,  un  aspect  de  la  vie  :  cela  seul  (quand  il  s'agit 
d'un  véritable  artiste,  non  d'un  exploiteur)  l'attire,  et 
il  n'y  a  plus  en  lui  et  dans  son  travail  que  la  moralité 
attachée  à  l'activité  même  de  la  pensée  ;  car  il  y  a  — 
et  ceci  est  essentiel  —  une  moralité  de  l'acte  même  de 
la  pensée. 

Il  est  bon,  en  effet,  il  est  moral  de  penser, 
puisque  par  là  nous  réalisons  la  fonction  humaine 
essentielle;  en  dehors  de  l'objet  auquel  s'applique 
notre  pensée,  il  y  a  une  cause  de  moralité  dans 
l'effort  que  nous  faisons  pour  comprendre  et  faire 
comprendre.  Tout  ce  qui  est  conçu  par  nous,  sur 
quelque  matière  que  ce  soit,  est  un  aliment  intellectuel 
par  qui  se  développe  et  s'affine  la  réflexion.  L'exercice 


VALEUR   DE    LA    PENSEE  CREATRICE  qS 

de  la  pensée  est  même  le  fondement  de  toute  moralité, 
si  l'on  songe  que,  sans  son  effort,  la  morale  n'est  plus 
qu'un  préjugé,  une  habitude,  une  mode  ;  et  ainsi  l'être 
qui  pense,  et  augmente  par  là  sa  dignité  d'homme,  est 
moral  dans  la  mesure  où  sa  pensée  s'affirme  et  s'agrandit. 
Y  a-t-il  des  sujets  plus  propres  que  d'autres  à  l'exercice 
de  la  pensée?  Si  oui,  ces  sujets  sont  certainement  plus 
esthétiques.  Mais  quand  on  songe  aux  natures  mortes 
de  Chardin,  aux  grotesques  de  Callot,  on  se  demande 
si  les  objets  les  plus  misérables  ne  peuvent  pas  engen- 
drer une  pensée  créatrice  puissante  (i).  Pour  Murillo, 
un  pouilleux  vaut  une  Vierge  s'enlevant  au  ciel  sur 
j'aile  des  anges  ;  pour  Racine,  Néron  vaut  Britannicus, 
pour  A.  de  Musset,  la  Marion  de  Rolla  vaut  la  Ninon 
de  «  A  quoi  rêvent  les  jeunes  filles  »  et  pour  les  sculp- 
teurs la  Luxure  vaut  l'Innnocence.  Dès  lors  comment 
admettre  qu'à  propos  des  objets  les  plus  répugnants  et 
les  plus  immondes,  la  pensée  créatrice  ne  puisse 
atteindre  son  plus  complet  développement  ?  Lorsque 
Flaubert  parle  «  du  sublime  d'en  bas  »,  il  y  a  dans 
cette  expression  plus  de  justesse  qu'on  ne  le  croirait 
tout  d'abord,  et  il  ne  faut  pas  un  effort  d'imagination 
excessif  pour  supposer  qu'un  artiste,  voyant  avec  indif- 
j  férence,   voyant  en   artiste   l'immoralité     d'une    scène 


(1)  Cf.  Millet  :  c  On  peut  partir  de  tous  les  points  pour  arriver  au  sublime, 
et  tout  est  propre  à  l'exprimer  si  on  a  une  assez  haute  visée...  Oui  oserait 
décider  qu'une  pomme  de  terre  est  inférieure  à  une  grenade  '!  ».  Note  de 
Millet,  citée  par  Sensier,  p.  392.  Millet  disait  aussi  (p.  100)  :  «  Tout  sujet  est 
bon;  il  s'agit  de  le  rendre  avec  force,  avec  clarté  ». 


96 


L  OBJET    DU   JUGEMENT    ESTHETIQUE 


ignoble,  rende  cette  scène  dans  toute  sa  laideur  repous- 
sante, mais  selon  la  beauté  intime  de  sa  pensée  créa- 
trice. On  soutiendra  difficilement  que  quand  Chardin 
fait  de  beaux  tableaux  avec  deux  biscuits  et  un  verre  de 
vin,  que  quand  Rembrandt  nous  intéresse  avec  un 
bœuf  écorché,  il  soit  impossible  à  des  artistes  de  leur 
envergure,  mais  différemment  organisés,  de  faire  sortir 
une  pensée,  un  sentiment  de  leur  cerveau  et  de  leur 
œuvre  à  propos  de  l'horrible  et  de  l'ignoble.  Or,  en 
dehors  de  ce  sentiment,  de  cette  pensée,  et  de  l'habileté 
de  l'expression,  que  peut-on  demander  à  l'œuvre  d'art 
dont  les  sujets  sont  infinis,  dont  les  plus  beaux  exem- 
plaires représentent  tantôt  des  scènes  morales,  tantôt 
des  spectacles  honteux  ? 

Ainsi  malgré  les  tentations  inspirées  et  les  encoura- 
gements suggérés  par  certaines  œuvres  licencieuses,  l'art 
qu'elles  renferment  est  moral  en  lui-même  par  le  spec- 
tacle de  la  pensée  créatrice,  par  les  ressources  nouvelles 
de  s'exprimer  offertes  au  talent,  par  le  goût  que  nous 
pouvons  y  puiser  des  choses  intellectuelles,  enfin  par 
l'élévation  de  l'âme  au-dessus  de  la  matière  interprétée. 
Si  l'on  pouvait  dédoubler  l'homme  et  séparer  en  lui 
l'être  intelligent  de  l'être  sensible,  l'étude  de  certaines 
œuvres,  peu  rccommandables  au  point  de  vue  moral, 
deviendrait  profitable  et  n'inspirerait  aucun  scrupule 
aux  consciences  délicates.  Il  ne  faut  donc  pas  rendre 
l'art  lui-même  responsable  des  effets  que  les  œuvres 
provoquent  ;  l'art  est,  indépendamment  de  son  objet,  très 
noble  et  très  respectable.  «  Dans  la  poésie  dit  Cor- 
neille, il   ne   faut  pas   considérer    si   les  mœurs  sont 


VALEUR    DE    LA    PENSEE    CREATRICE  9^ 

vertueuses,  mais  si  elles  sont  pareilles  à  celles  de  la 
personne  qu'elle  introduit.  Aussi  nous  décrit-elle  indif- 
féremment les  bonnes  et  les  mauvaises  actions,  sans 
proposer  les  dernières  pour  exemples  »  (1).  Il  en  est  de 
même  dans  la  peinture  et  dans  la  sculpture,  et  c'est  ce 
qui  assure  à  l'art  une  moralité  supérieure  à  la  com- 
mune pratique  du  bien  et  du  mal,  —  j'entends  par  là 
le  triomphe  de  la  pensée  sur  son  objet,  quel  qu'il  puisse 
être.  L'art  est  la  chose  nécessaire  par  excellence,  s'il  est 
nécessaire  que  nous  pensions  et  que  nous  atteignions 
ainsi  à  la  plus  complète  manifestation  de  la  vie  humaine, 
à  la  réalisation  de  l'idée  et  à  l'acheminement  vers  le 
meilleur.  C'est  aux  meneurs  d'âmes  à  conseiller  les 
œuvres  qui  peuvent  former  la  pensée  sans  dégrader 
le  cœur  ;  c'est  aux  éducateurs  à  choisir  celles  qui 
conviennent  à  leur  but.  Mais  quand  l'homme  ne  recon- 
naît plus  d'autres  juges  de  ses  actes  que  lui-môme, 
c'est  à  lui  à  chercher  en  toutes  choses  l'élément  intel- 
lectuel, à  se  l'assimiler,  et  à  rejeter  les  suggestions 
perverses  ou  à  s'y  rendre  insensible.  S'il  ne  le  fait  pas, 
l'art  n'en  garde  pas  moins  sa  moralité,  mais  une  mora- 
lité qui  émane  tout  entière  de  la  valeur  de  la  pensée  et 
qui  consiste  dans  le  profit  retiré,  par  l'intelligence,  du 
spectacle  non  des  choses  représentées,  mais  des  res- 
sources de  l'esprit  qui  les  représente. 

Donc  la   pensée   créatrice  doit   être  morale,  et  elle 
l'est  nécessairement  :  car  sa  moralité  consiste  en  elle- 


(1)  Corneille.  Premier  discours  sur  le  poème  dramatique. 


98  l'objet  du  jugement  esthétique 

même,  non  dans  son  objet.  Toute  œuvre  parfaite  est 
morale,  toute  œuvre  misérablement  conçue  et  faible- 
ment exécutée  est  immorale,  ou  plutôt  amorale,  quel 
qu'en  soit  le  sujet,  parce  qu'elle  ne  contribue  pas  à 
nous  faire  mieux  connaître  le  domaine  de  la  pensée 
humaine.  Il  n'y  a  donc  de  principe  de  beauté  artistique 
que  dans  la  valeur  même  de  la  pensée  créatrice  ;  tout  le 
reste  ne  peut  que  fausser  le  jugement  esthétique. 


Mais  avant  d'analyser  les  qualités  qui  donnent  à  la 
pensée  créatrice  sa  valeur,  il  convient  de  se  demander 
si  nous  pouvons  concevoir  une  pensée,  ainsi  dégagée 
de  son  objet,  et  si  nous  la  retrouvons  dans  les  différents 
arts,  musique,  peinture,  sculpture,  architecture,  poésie. 

Il  est  clair  que  nous  ne  pouvons  penser  sans  penser 
à  quelque  chose,  que  nous  ne  pouvons  éprouver  un 
sentiment  conscient  sans  lui  assigner  une  cause,  bref  que 
nous  ne  pouvons  séparer  le  moi  du  non-moi  sans  que 
leur  union  se  reconstitue  aussitôt  dans  notre  intelligence. 
Il  n'y  a  pas  de  pensée  sans  objet,  il  n'y  a  rien  qui  ne 
puisse  devenir  l'objet  de  la  pensée,  et  c'est  par  abstrac- 
tion que  nous  concevons  d'une  part  l'esprit  pensant, 
d'autre  part  l'objet  pensé  ;  en  fait,  il  y  a  la  pensée, 
embrassant  le  sujet  et  l'objet.  Alors,  dira-t-on,  qu'est-ce 
qu'une  pensée  créatrice  dont  nous  proclamons  la  valeur 
esthétique,  indépendamment  de  son  objet  ? 

Et,  cependant,  il  faut  bien  admettre  que  la  fonction 
de  penser,  de  sentir,  de  concevoir,  est  autre  chose  que 


VALEUR  DE  LA  PENSEE  CREATRICE  99 

le  résultat  de  cette  fonction.  Le  phénomène  de  l'alimen- 
tation physique  ne  se  produit  pas  sans  aliment  déter- 
miné ;  mais  on  peut  l'étudier,  abstraction  faite  de  la 
nature  de  l'aliment.  Il  se  décompose  en  un  certain 
nombre  de  phases,  qui  se  retrouvent  aussi  bien  dans 
l'absorption  du  lait  que  dans  celle  de  la  pomme  de  terre 
ou  de  la  viande.  De  même  on  peut  étudier  le  fonction- 
nement de  la  pensée,  sans  tenir  compte  de  la  beauté  ou 
de  la  laideur  naturelle,  de  la  moralité  ou  de  l'immora- . 
lité  de  son  objet  ;  on  peut  en  chercher  l'origine,  en 
suivre  le  développement,  et  finalement  déterminer  les 
conditions  qu'elle  doit  remplir  pour  que  l'œuvre  d'art 
soit  parfaite.  C'est  ce  qu'ont  fait  de  très  clairvoyants  et 
habiles  psychologues,  dont  les  travaux  nous  permettent 
d'établir  nettement  que  la  valeur  esthétique  de  la  pensée 
est  indépendante  de  son  objet  et  qu'on  peut  aisément 
concevoir  cette  pensée,  abstraction  faite  de  son  objet. 

Il  ressort  en  effet  des  études  poursuivies  par  MM.  Ri- 
bot,  Souriau,  Paulhan,  Binet  et  Passy,  aussi  bien  que 
des  propres  aveux  d'écrivains  comme  Flaubert,  de 
Goncourt,  Daudet,  (1)  que  souvent  une  lecture  fortuite, 
une  idée  éclose  subitement,  une  émotion  éprouvée  plus 
ou  moins  vaguement  devant  le  spectacle  des  choses  ont 
été  l'origine  obscure  et  très  humble  de  l'œuvre  d'art,  si 
bien  que  M.  Souriau  a  pu,  avec  quelque  exagération, 
soutenir  que  l'invention  en  art  était  due  au  hasard.  A 


(1)  Flaubert  .Correspondance;  de  Goncourt  :  Journal;  Daudet  :  Souvenirs 
d'un  homme  de  lettres. 


lOO  L  OBJET    DU    JUGEMENT    ESTHETIQUE 

vrai  dire,  on  a  établi  parla  suite  que  ce  prétendu  hasard 
se  produit  dans  des  conditions  assez  particulières  et  que 
les  phénomènes  de  l'esprit  sont  régis  par  des  lois  pres- 
que aussi  étroites  que  ceux  du  corps  ;  mais  si  le  mot 
hasard  désigne  simplement  une  cause  mal  connue  des 
phénomènes  dont  on  ne  met  pas  en  doute  le  détermi- 
nisme, on  peut  dire  qu'il  rend  assez  exactement  compte 
de  l'invention  en  art.  L'artiste  observe,  enregistre  dans 
sa  tête  ou  sur  le  papier  des  notes  et  des  documents  ; 
puis,  au  moment  où  il  y  songe  le  moins,  il  arrive 
souvent  que  telle  de  ces  notes,  tel  de  ces  documents  lui 
suggèrent  l'idée  de  son  œuvre,  toutes  les  autres  obser- 
vations étant  dès  lors  oubliées. 

Or  n'est-il  pas  juste  de  dire  que  dans  ce  phénomène 
se  marque  la  distinction  de  la  faculté  subjective  de 
penser  et  de  l'objet  pensé,  en  même  temps  que  la  pré- 
pondérance de  cette  faculté  sur  le  travail  subséquent  de 
l'artiste?  Et  n'a-t-on';  pas  raison  de  placer  «  l'essence 
même  et  la  racine  de  l'art  »  dans  «  la  substitution  d'une 
réalité  idéale,  mieux  systématisée,  au  moins  à  certains 
égards,  à  la  réalité  vraie?  »  (1).  Du  moment  où  l'esprit 
s'applique  à  l'objet,  l'objet,  au  point  de  vue  esthétique, 
devient  en  effet  une  conception  de  l'esprit  et  ne  nous 
intéresse  plus  qu'à  ce  titre. 

Aussi,  pour  suivre  la  genèse  de  l'œuvre  d'art,  n'est- 
ce  plus  l'objet  que  nous  devons  considérer,  mais  bien 
les   systématisations   logiques    ou   au  contraire  capri- 


(1)  Paulhan.  Psychologie  de  l'invention,  ]i.  39. 


VALEUR    DE    LA    PENSEE   CREARRICE  lOI 

cieuses  de  l'esprit.  L'objet  resté  le  même,  et  pour  le 
traduire  dans  sa  réalité,  l'esprit  construit  une  série 
d'images  et  d'idées,  interrompant  tantôt  l'une  par  l'autre» 
tantôt  au  contraire  s'attachant  à  une  seule  du  commen- 
cement à  la  fin  de  l'élaboration  artistique,  transformant 
souvent  les  premières  systématisations,  et  même  rem- 
plaçant, au  cours  du  travail,  une  conception  par  une 
autre  ;  car  la  pensée  créatrice  évolue,  elle  aussi,  avec 
les  systèmes  qu'elle  forme.  Qu'en  conclurons-nous, 
sinon  que  la  pensée  s'exerçant  sur  un  objet,  ne  se 
confond  pas  essentiellement  avec  cet  objet,  et  que  nous 
avons,  par  conséquent,  le  droit  d'étudier  la  pensée 
créatrice  en  elle-même,  et  de  lui  attribuer  une  valeur 
esthétique  indépendante  de  l'objet? 

M.  Paulhan  a  surtout  établi  sa  théorie  au  moyen 
d'exemples  empruntés  à  la  littérature.  Mais  les  autres 
arts  peuvent  nous  faire  comprendre,  eux  aussi,  ce  qu'est 
la  pensée  créatrice,  indépendamment  de  son  objet  (1). 
((  Une  phrase  musicale  est  un  jugement  qui  s'exprime 
avec  des  sons  et  qui  est  inséparable  de  ces  mêmes 
sons  »  (2).  Si  hardi  que  paraisse  ici  l'emploi  du  mot 
jugement,  il  est  autorisé  par  les  textes  cités  plus  haut 
de  Mendelssohn  et  de  Schumann  (3).  Or,  un  jugement 
a  sa  valeur  propre,  un  jugement  est  logique  ou  illo- 


(1)  Cf.  sur  ce  point  :  Arréat.  Psychologie  du  Peintre.  Mémoire  et  Imagina- 
tion. 

(2)  Comijarieu.  Rapports  de  la  poésie  et  de  la  musique,  p.  131. 

(3)  Cf.  page  55. 


lOa  L  OBJET   DU   JUGEMENT   ESTHETIQUE 

gique,  général  ou  particulier,  indépendamment  de 
l'objet  sur  lequel  il  porte.  Si  cette  définition  parait 
inexacte,  on  adoptera  au  moins  celle  de  Gounod  : 
((  Une  idée,  c'est  une  forme  musicale  précise,  qu'on 
saisit  à  l'instant,  sans  attendre,  et  de  plus,  une  forme 
féconde,  qui  contient  en  elle  tout  le  morceau  qu'elle 
annonce,  morceau  qui  se  déroule  clair,  puissant, 
logique,  un,  sans  que  je  sois  obligé  de  me  traîner  à 
tâtons  pour  en  percevoir  la  robuste  et  majestueuse 
identité  »  (1).  Il  semble  que  M.  Massenet,  voyant  un 
verre  de  vin  grec  exprime  sous  une  forme  plus  humo- 
ristique une  pensée  analogue  lorsqu'il  déclare  :  «  A  quoi 
vous  fait  penser  ce  vin  ?  Pour  moi  voici  ce  qu'il  me 
dit...  et  il  se  mit  à  murmurer  une  étrange  mélopée 
orientale,  langoureuse  et  capiteuse,  une  vraie  danse 
d'aimée.  Et,  en  effet,  cela  ressemblait  au  vin  qui  brillait 
dans  son  verre  »  (2).  L'adaptation  d'une  forme  à  un 
sentiment,  voilà  ce  qui  semble  pour  ces  artistes  cons- 
tituer le  principe  de  leur  art.  Mais  cette  adaptation  ne 
va  pas  sans  un  effort  t»u  sans  un  don  inné  de  la  pensée 
pour  la  réaliser,  et  il  est  nécessaire  de  rechercher  les 
qualités  de  cette  pensée,  en  dehors  de  toute  représen- 
tation. Qu'il  s'agisse  du  sentiment  évoqué  par  le  vin 
grec  ou  par  la  curiosité  d'Eisa  de  Brabant  ou  par  l'ap- 
parition de  la  reine  Mab,  il  y  a  certaines  conditions 
propres  à  la  traduction  du  sentiment  en  mélodie,  qui  se 


(1)  Gounod  cité   par  R.   Bellaigne.   Reçue  des  Deux-Mondes,  15  Dé- 
cembre 1895,  p.  808. 

(2)  Cilé  par  Paul  Desjardins.  Reçue  Bleue,  22  mai  1886, 


VALEUR    DE    LA    PENSEE    CRÉATRICE  Io3 

retrouvent  toujours  les  même,  et  en  qui  réside  toute  la 
valeur  esthétique  de  l'œuvre. 

On  a  pu  dire  qu'il  y  a  une  «  pensée  musicale  »  en 
désignant  par  ces  mots  un  sentiment  ou  un  jugement 
a  ayant  pour  caractère  spécifique  d'être  exprimé  par  des 
sons», et  par  suite  «  inséparable  de  ces  mêmes  sons  »  (i). 
En  d'autres  termes  il  y  a  indépendamment  des  objets  une 
façon  musicale  de  comprendre  et  d'exprimer  certains 
sentiments  intraduisibles  par  d'autre  procédés.  Il  sem- 
ble bien  en  effet  que  tout  effort  pour  définir  les  senti- 
ments évoqués  par  la  Si/niphonle  Pastorale  ou  le  Pré- 
lude de  Lohengrin  restera  inutile  tant  qu'on  n'aura  pas 
entendu  soi-même  ces  deux  œuvres,  et  que  si  la  traduction 
verbale  réveille  ensuite  l'impression  causée  par  la  musi- 
que, le  souvenir  de  cette  musique  ou  des  émotions  susci- 
tées par  elle  en  sera  l'unique  facteur.  Dès  lors  comment 
confondre,  même  dans  l'unité  de  la  pensée  pensante, 
l'objet  du  sentiment  musical  et  ce  sentiment  lui-même? 
Il  y  a  une  valeur  esthétique  de  la  musique,  comme 
conception  et  comme  expression  des  choses,  indépen- 
dante des  choses  elles-mêmes. 

Il  est  vrai  que  M.  Gombarieu  oppose  à  la  pensée 
musicale  l'absence  de  pensée  picturale.  «  Il  y  a  des 
idées  (c'est  à  dire  un  système  d'images)  propres  à  la 
peinture  :  il  n'y  a  pas  de  pensée  picturale  ».  Nous 
croyons  cependant  que  les  visions  d'Orient  d'un  Dela- 
croix ou  d'un  Regnault,  visions  dont  l'équivalent  exact 
ne  se  rendra  ni  par  la  musique,  ni  par  la  poésie,  ni  par 

(I)  Gombarieu.  Ouvrage  cité,  p.  165. 


io4  l'objet  du  jugement  esthétique 

autre  chose  que  par  l'éclat  des  couleurs,  sont  singuliè- 
rement analogues  à  la  pensée  musicale.  Il  y  a  une  façon 
de  penser  en  couleurs  (même  s'il  s'agit  de  choses  abs- 
traites) comme  de  penser  en  musique  ;  on  imagine 
aisément  que  la  pensée  d'un  Delacroix  qui  «  ne  voit 
qu'à  travers  sa  palette  »  (1)  se  révèle  à  elle-même  sous 
un  aspect  rouge,  ou  blanc,  ou  noir.  Flaubert  n'a-t-il 
pas  tiré  Salajntnbô  d'une  vision  pourpre  et  Madame 
Bovary  d'une  vision  grisâtre  ? 

Mais  sans  épiloguer  sur  des  définitions,  somme 
toute,  peu  importantes,  il  suffit  de  montrer  (ju'en  dehors 
des  représentations  picturales,  il  y  a  ce  que  l'on  appelle 
«  un  tempérament  de  peintre  »,  c'est  à  dire  des  dispo- 
sitions de  la  pensée  créatrice  à  se  transformer  en  dessin 
et  en  couleurs  —  quels  que  soient  les  objets  de  cette 
pensée,  —  plutôt  qu'en  musique,  en  poésie  ou  en 
figures  de  ballet  (1).   On  a  un  cerveau,  un  œil  et  une 


(1)  Mot  de  Delacroix  rapporté  par  Max.  du  Camp:  Souvenirs  littéraires. 
T.  11,  p.  287. 

(1)  C'est  ce  que  le  peintre  Carrière  a  défini  admirablement  par  ces  mots  : 
«  L'amour  des  formes  extérieures  de  la  nature  est  le  moyen  de  compréhensio  n 
que  la  nature  m'impose.  »  Préface  du  Catalogue  de  l'exposition  de  1896.  11 
est  essentiel  de  faire  remarquer  que  la  pensée  créatrice  chez  le  peintre  et  le 
sculpteur  ou  même  chez  le  musicien,  ne  ressemble  quelquefois  en  aucune 
façon  à  la  pensée  créatrice  chez  l'écrivain.  Un  illustre  romancier  me  faisait 
remarquer  qu'on  disait  couramment  dans  son  entourage  :  «  bêle  comme  un 
sculpteur  »,  et  il  est  bien  certain  qu'un  sculpteur  est  souvent  très  embarrassé 
d'exprimer  verbalement  la  pensée  créatrice  de  son  œuvre.  Il  est  encore  bien 
certain  que  cette  pensée  créatrice  porte  beaucoup  plus  souvent  sur  la  forme 
des  choses  que  sur  leur  signification  intime,  alors  même  qu'on  prête  au  sculp- 
teur une  conception  philosophique  de  l'homme  et  du  monde.    Un  sculpteur   est 


VALEUR    DE   LA    PENSEE    CREATRICE  Io5 

main  de  peintre  que  l'on  appliquera  tantôt  à  une 
réalité,  tantôt  à  une  autre  ;  mais  en  dehors  de  cette 
réalité,  il  restera  quelque  chose,  et  c'est  précisément  la 
((  puissance  »  de  peindre  non  parvenue  à  «  l'acte  », 
puissance  ayant  seule  une  valeur  esthétique  et  élant 
seule  susceptible  d'être  analysée  et  logiquement  jugée  : 
car  l'expression  même  ne  sera  que  cette  puissance  envi- 
sagée à  un  point  de  vue  particulier. 

Et  de  même,  peut-on  nier  que  l'architecture  et  la  sculp- 
ture aient  une  conception,  ou  si  l'on  veut,  une  faculté 
de  conception  architecturale  ou  sculpturale,  indépen- 
dante de  tout  objet  ?  Le  sentiment  des  proportions 
nécessaire  à  la  construction  du  Parthénon,  comme  à 
celle  de  Notre-Dame  de  Paris,  de  Saint-Pierre  de  Rome 


donc  «  bête  »  pour  un  lettré.  Mais  le  don  particulier  grâce  auquel  le  grand 
sculpteur  s'attache  aux  formes  révélatrices  du  sens  profond  des  choses  plutôt 
qu'à  tels  gracieux  et  aimables  contours,  cette  conception  sculpturale  qu'il  aura 
de  ce  qu'il  y  a  de  plus  important  et  expressif  dans  l'être  vivant,  ce  pouvoir 
qu'il  possédera  de  faire  réfléchir,  d'émouvoir  les  hommes  de  lettres,  et  même 
de  leur  faire  trouver  des  choses  qu'il  était  trop  peu  psychologue  pour  discerner 
lui-même,  tout  cela  constitue  la  pensée  du  sculpteur,  et  donne  bien  l'idée  de 
ce  qui  se  produit  aussi  chez  le  peintre,  le  musicien,  l'architecte,  le  verrier  ou 
le  potier.  Je  ne  serais  pas  scandalisé  d'apprendre  que  Rembrandt  ne  ressem- 
blait en  rien  à  un  philosophe  et  était  incapable  de  raisonner  dans  l'abstrait  ; 
car  sa  pensée  de  peintre  consistait  sans  doute  à  s'intéresser  naturellement  aux 
formes  où  la  vraie  nature  de  l'homme  lui  apparaissait  ;  ce  sont  les  philosophes 
qui  ont  remarqué  que  ces  formes  correspondaient  au  plus  haut  elTorl  de  leur 
pensée  propre.  Le  génie  en  art,  c'est  de  choisir  et  de  traduire,  consciem- 
ment ou  non,  ce  qui  inspirera  aux  hommes  l'idée  la  plus  individuelle,  la  plus 
pénétrante  et  la  plus  compréhensive  possible  ;  quand  on  a  atteint  ce  but,  on  a 
soi-même  pensé  —  selon  les  lois  propres  à  son  art  —  de  façon  individuelle, 
pénétrante  et  compréhensive. 


io6  l'objet  du  jugement  esthétique 

ou  de  l'Opéra,  n'est-il  pas  virtuel  chez  l'artiste  qui  n'a 
pas  encore  conçu  un  dessein  particulier  ?  N'est-ce  pas 
là  ce  qu'on  appelle  le  génie  ou  le  talent,  selon  les  cas, 
et  ce  qui  ne  dépend  en  rien  de  l'œuvre  exécutée,  mais 
au  contraire  la  réalise  ? 

Si  évidente  que  la  chose  paraisse,  on  est  bien  obligé 
de  la  démontrer  jusqu'à  la  satiété,  puisque  toujours  et 
partout  la  critique  d'art  continue  à  louer  le  plaisir  ou 
la  moralité  de  l'objet  lui-même  au  lieu  de  faire  la  diffé- 
rence nécessaire  entre  la  cause  vraie  de  la  beauté  artis- 
tique, et  l'objet,  la  matière  indifférente  de  cette  beauté. 

Lorsque  Pradier  dit  :  «  Marceau  était  un  hussard  ;  un 
hussard,  c'est  une  veste  ajustée  et  une  culotte  à  sou- 
taches  qui  accuse  les  formes...  des  bottes  à  la  Sou- 
warow,  dégageant  le  mollet,  un  genou  bien  dessiné, 
des  hanches  modelées,  le  cou  nu,  la  lèvre  épaisse  et 
l'œil  en  coulisse,  voilà  Marceau  »  (1),  il  semble  bien 
difficile  de  séparer  la  pensée  créatrice  de  la  chose 
pensée  :  et  cependant  en  dehors  de  cette  beauté  phy- 
sique décrite  par  Pradier,  n'y  a-t-il  pas  là  une  faculté 
naturelle  de  la  concevoir  sous  un  aspect  plutôt  que 
sous  un  autre,  n'y  a-t-il  pas  une  organisation  spéciale 
du  tempérament  de  l'artiste  qui  le  pousse  à  modeler 
plutôt  qu'à  peindre,  et  à  modeler  de  telle  façon  plutôt 
que  de  telle  autre  ?  De  même  qu'avec  un  peu  de  bonne 
volonté,  on  imagine  une  pensée  musicale,  enveloppée 
dans  des  sons,  une  pensée  picturale,  enveloppée  dans 


(1)  M.  du  Camp.  Souvenirs  liuéraires.  T.  1,  p.  335. 


VALEUR  DE  LA  PENSEE  CREATRICE         IO7 

des  couleurs,  on  peut  concevoir  aussi  une  pensée 
architecturale  ou  sculpturale,  s'érigeant  en  lignes  ou 
se  modelant  en  contours.  La  pensée  créatrice  ou  con- 
ception artistique  ne  s'exprime  qu'à  propos  d'un  objet; 
mais,  à  l'état  latent  et  plus  ou  moins  conscient,  elle 
existe  en  elle-même,  et  a  en  elle-même  toute  sa  valeur 
esthétique. 


Qu'est-ce  donc  en  définitive  que  cette  pensée  créa- 
trice ?  c'est  ce  que  les  philosophes  appellent  le  moi, 
opposé  au  non-moi  ou  même  se  prenant  lui-même 
comme  objet  de  la  pensée  ;  c'est  le  moi  faisant  effort 
pour  se  traduire. 

L'erreur  des  idéalistes,  amis  du  canon,  a  été  de  croire 
que  ce  moi  était  une  idée  raisonnable,  raisonnée  et  rai- 
sonnante. Ils  se  sont  imaginés  que  l'artiste  la  concevait 
d'après  un  bel  objet,  la  couvait,  l'exprimait,  la  modifiait 
et  la  redressait  logiquement  jusqu'à  ce  qu'il  l'eût  menée 
à  la  plus  grande  beauté  régulière  possible.  Si  l'on  veut 
savoir  ce  qu'est  la  pensée  créatrice  chez  un  homme 
comme  Goethe,  certainement  plus  philosophe  que 
Quatremère  de  Quincy,  et  plus  familier  aussi  avec  les 
œuvres  de  génie,  il  faut  lire  tout  au  long  ce  qu'il  dit 
de  son  Faust  :  «  Vous  venez  me  demander  quelle  idée 
j'ai  cherché  à  incarner  dans  mon  Faust...  comme  si  je 
le  savais,  comme  si  je  pouvais  le  dire  moi-même!... 
«  Depuis  le  ciel,  à  travers  le  monde,  jusqu'à  l'enfer  », 
voilà  une    explication,    s'il    en    faut    une;   mais  cela, 


io8  l'objet  du  jugement  esthétique 

ce  n'est  pas  l'idée,  c'est  la  marche  de  l'action...  En 
général  ce  n'était  pas  ma  manière,  comme  poète,  de 
chercher  à  incarner  une  abstraction.  Je  recevais  dans 
mon  àme  des  impressions,  impressions  de  mille  espèces, 
physiques,  vivantes,  séduisantes,  bigarrées,  comme 
une  imagination  vive  me  les  offrait;  je  n'avais  plus, 
comme  poète,  qu'à  donner  à  ces  impressions,  à  ces 
images  une  forme  artistique,  à  les  disposer  en  tableaux, 
à  les  faire  apparaître  en  peinture  vivante,  pour  que, 
en  m'écoutant  ou  en  me  lisant,  on  éprouvât  les 
impressions  que  j'avais  éprouvées  moi-même...  Je  suis 
de  cette  opinion  que  plus  une  œuvre  est  incommensu- 
rable et  insaisissable  par  l'intelligence,  meilleure  elle 
est  »  (1). 

Gœthe  a  donc  voulu  se  mettre  tout  entier  dans  son 
œuvre;  ayant  appliqué  au  monde  sa  pensée,  ce  n'est 
plus  le  monde,  mais  sa  conception  du  monde  qui  nous 
intéresse  au  point  de  vue  de  l'art.  Mais  sa  conception 
du  monde,  c'est  lui,  lui,  Gœthe,  pensant  le  monde,  et 
ainsi  l'art,  c'est  l'homme,  dans  une  œuvre,  à  propos 
des  choses  ou  à  propos  de  lui-même.  C'est  ce  qui 
explique  comment  tout  peut  devenir  objet  de  l'œuvre 
d'art.  «  Que  l'on  ne  dise  pas,  déclare  encore  Gœthe, 
que  l'intérêt  poétique  manque  à  la  vie  réelle,  car 
justement  on  prouve  que  l'on  est  poète,  lorsqu'on  a 
l'esprit  de  découvrir  un  aspect  intéressant  dans  un 
objet  vulgaire  »  (2).   Et  en  effet  cet  aspect  intéressant 


(1)  Entretiens  de  Gœthe  et  Eckermann,  6  mai  1827. 

(2)  Entretiens  de  Gœthe  et  Eckermann,  18  septembre  1823. 


VALEUR   DE    LA   PENSEE    CREAïllIGE  IO9 

c'est  l'esprit  de  l'auteur  apparaissant  à  propos  de  l'objet, 
même  si  l'œuvre  affecte  d'être  impersonnelle.  Car  faut- 
il  rappeler  que  la  personnalité  s'accuse,  non  par  l'affir- 
mation du  moi,  mais  par  «  cet  aspect  intéressant  »  que 
prennent  les  moindres  choses  pensées  par  un  homme 
original,  et  qu'ainsi  la  personnalité,  c'est  la  pensée 
même  de  l'auteur  vivifiant  les  choses  ?  En  dépit  des 
principes  d'école,  toutes  les  fois  qu'elle  apparaîtra, 
l'œuvre  sera  belle,  toutes  les  fois  qu'elle  disparaîtra, 
l'œuvre  sera  mauvaise,  elle  seule  ayant  une  valeur 
esthétique. 

C'est  ce  que  comprennent  bien  les  naturalistes,  lors- 
qu'ils prêchent  la  double  nécessité  de  copier  la  nature, 
et  «  d'y  ajouter  l'intérêt  d'une  interprétation  person- 
nelle »  (1), lorsqu'ils  parlent  «  de  l'effort  humain,  de  ce 
que  l'homme  ajoute  à  la  nature  pour  la  créer  à  nouveau 
d'après  des  lois  d'optique  personnelle  »  (2).  C'est  ce 
qu'ont  bien  vu  aussi  des  hommes  comme  Th.  Gautier, 
affirmant  que  «  tout  homme  qui  n'a  pas  un  monde 
intérieur  à  traduire  n'est  pas  un  artiste  »  (3).  C'est  ce 
qu'ont  vu  enfin  tous  ceux  qui  n'ont  pas  réduit  l'art  à  de 
simples  formules  comme  l'ont  fait  Raphaël  Mengs, 
Quatremère  de  Quincy,  et  tous  les  artistes  imitateurs  et 
copistes  de  l'antique. 

«  Rude  s'amusait  à  mettre,  à  côté  de  la  belle  tête  du 
cheval  de  Phidias,  la  tête  d'un  cheval  de  fiacre,  et  il 


(1)  E.  Zola.  Romanciers  naturalistes,  p.  315. 

(2)  E.  Zola.  Documents  littéraires:  Victor  Hugo. 

(3)  L'Art  moderne,  p.  133. 


IIO  L  OBJET   DU    JUGEMENT   ESTHETIQUE 

faisait  observer  que  c'était  la  même  chose,  que  seule- 
ment la  tête  du  cheval  de  fiacre  était  encore  plus  belle. 
Et  Rude  soutenait  que  les  Grecs  faisaient  ce  qu'ils 
voyaient,  la  nature,  avec  leur  tempérament  de  grands 
artistes,  mais  sans  aucune  préoccupation  ou  recherche 
de  l'idéal  »  (1).  Oui,  une  tête  vivante  de  cheval  de  fiacre 
est  physiquement  plus  belle  qu'une  tête  de  cheval 
sculptée  par  Phidias,  mais  Phidias  pour  faire  beau  n'a- 
t-il  eu  qu'à  imiter  la  nature?  S'il  n'avait  pas  été 
Phidias,  l'œuvre  aurait-elle  été  belle  ?  Il  a  bien  fallu 
qu'il  apportât  «  un  tempérament  de  grand  artiste  »,  mot 
vague  qui  exprime  un  principe  de  beauté  différent  du 
principe  de  la  beauté  naturelle,  et  qui  fait  résider  dans 
le  seul  moi  ce  premier  principe. 

On  voit  donc  ce  que  c'est  que  l'œuvre  exécutée  «  avec 
un  tempérament  de  grand  artiste,  mais  sans  aucune 
préoccupation  ou  recherche  de  l'idéal  ».  C'est  celle  qui 
reproduit  la  vie  telle  que  l'esprit  du  grand  artiste  l'a 
conçue,  mais  sans  songer  à  enfler  et  à  parer  cette 
conception.  La  recherche  de  l'idéal,  lorsqu'elle  est 
quelque  chose  de  voulu  et  de  raisonné,  s'ajoute  en 
effet  à  la  pensée  créatrice  sincère,  la  seule,  encore  une 
fois,  qui  ait  pour  le  critique  d'art  une  valeur  esthétique, 
et  la  déforme.  Cette  recherche  revient  en  effet  à 
l'introduction  dans  la  pensée  d'éléments  extérieurs  à 
cette  pensée,  de  règles,  de  formules,  d'emprunts  à  la 
beauté  naturelle,  bref  de  tout  ce  qui  lui  enlève  sa  vie 


(1)  Journal  dé  Goncourl.  T.  II,  p.  250. 


I 


VALEUR    DE  LA    PENSEE    CREATRICE  III 

et  sa  force  propres.  Et  ainsi  le  véritable  idéal,  c'est 
de  ne  pas  se  soucier  de  l'idéal.  Non  pas  que  l'artiste 
doive  toujours  s'assujettir  à  une  représentation  exacte 
de  la  nature;  l'artiste  doit  être  «soi»,  suivre  son 
tempérament,  et  par  conséquent  idéaliser  s'il  ne  sent 
dans  les  choses  que  l'idéal,  si  sa  pensée  créatrice  est 
une  conception  sincèrement  idéaliste  ;  au  contraire  il 
doit  copier  scrupuleusement,  si  sa  pensée  créatrice  est 
une  conception  de  la  vie  belle  par  elle-même. 

Nous  adopterons  donc  comme  définition  de  l'art  la 
célèbre  formule  prêtée  à  Bacon,  ou  plutôt  mal  inter- 
prétée :  ars  sive  additus  rébus  homo  (1),  l'art,  c'est 
l'homme  s'ajoutant  à  la  nature.  Il  n'y  a  point  d'écoles 
qui  aient  protesté  contre  cette  formule  ;  elle  est  en 
effet  assez  vaste  pour  les  contenir  toutes.  Mais  pour 
nous,  elle  a  l'immense  avantage  de  poser  d'un  côté  la 
nature,  de  l'autre  coté  l'homme,  et  de  rappeler  ainsi 
le  dualisme  sur  lequel  repose  toute  notre  théorie.  En 
outre,  elle  montre  l'homme  actif  et  la  nature  passive, 
et  par  conséquent  le  germe  de  la  beauté  artistique  se 
trouvant  dans  l'effort  de  l'homme  pour  s'ajouter  à  la 


(1)  Bacon,  Descriptio  globis  intellectualis.  Chap.  II,  §  4.  Pour  Bacon, 
ce  qu'on  appelle  ars  rentre  dans  «  l'historia  naturalis  »  où  il  distingue  trois 
parties  :  l'étude  des  phénomènes  naturels  et  de  leurs  lois,  l'étude  des 
phénomènes  qui  échappent  aux  lois  connues,  et  l'élude  de  ce  qu'il  désigne 
indifféremment  par  le  mol  ars  et  par  le  mot  artificialia,  c'est  à  dire  des 
modincalions  que  nous  imposons  à  la  nature  pour  en  tirer  parti.  Cela  est 
l'industrie  et  non  pas  l'art.  Et  quand  il  parle  de  l'homme  s'ajoutant  aux  choses, 
il  n'enlend  pas  par  là  l'esprit  humain  interprétant  les  choses  esthétiquement, 
mais  l'activité  transformant  les  choses  pratiquement. 


IIÎ2  l'objet    du    jugement   ESTHETIQUE 

nature;  elle  implique  que  la  nature  est  la  matière 
indifférente  de  l'œuvre  d'art,  tandis  que  l'esprit  humain 
seul  est  le  principe  de  la  beauté  artistique.  Elle  équivaut 
à  ceci  :  Tant  vaut  l'homme,  tant  vaut  l'œuvre,  la 
nature  n'a  par  elle-même  aucune  valeur.  C'est  pour 
cela  que  nous  l'adoptons  avec  autant  d'empressement; 
elle  est  courte,  elle  est  antithétique,  et  elle  est  complète. 
C'est  bien  par  elle  que  s'expliquent  les  formules 
aujourd'hui  si  courantes,  à  savoir  <(  qu'une  œuvre  ne  vaut 
que  par  la  part  d'humanité  qu'elle  renferme  »,  «  qu'une 
belle  œuvre,  c'est  une  œuvre  vivante  ».  Car  cette 
humanité,  cette  vie,  cette  réalité  exprimée  par  l'œuvre, 
n'ont  de  sens  que  si  l'on  entend  par  là  des  vues  justes  et 
profondes  de  l'auteur  sur  l'humanité,  la  vie,  la  réalité, 
ou  plutôt  que  l'humanité,  la  vie,  la  réalité  pleinement 
perçues  par  l'auteur  et  transportées  dans  son  œuvre 
comme  objet  de  sa  compréhension  et  de  sa  conception.  Il 
semble  donc  bien  que,  malgré  la  routine  des  théories 
vieillies,  malgré  la  persistance  d'une  certaine  confusion 
entre  les  éléments  de  la  beauté  naturelle  ou  de  la 
moralité  et  ceux  de  la  beauté  artistique,  entre  l'objet 
de  la  pensée  et  la  pensée  elle-même,  l'idée  que  nous 
soutenons  soit  celle  dont  le  triomphe,  logiquement 
nécessaire,  est  en  pleine  voie  de  réalisation.  L'art,  c'est 
l'homme  s'ajoutant  à  la  nature  ;  la  beauté  de  l'œuvre 
d'art,  c'est  la  beauté  de  la  pensée  créatrice  s'exprimant 
pleinement  dans  l'œuvre  d'art.  Voilà  notre  conclusion 
dernière,  et  voilà,  semble-t-il  aussi,  celle  à  laquelle 
était  arrivé  Taine,  lorsqu'il  écrivait  :  «  Pourvu  que 
l'artiste  ait  un  sentiment  profond  et  passionné,  et  ne 


VALEUR    DE    LA    PENSEE    CREATRICE  Il3 

songe  qu'à  l'exprimer  tout  entier,  tel  qu'il  l'a,  sans 
hésitation,  défaillance  ou  réserve,  cela  est  bien  ;  dès 
qu'il  est  sincère  et  suffisamment  m  aître  de  ses  procédés 
pour  traduire  exactement  et  complètement  son  impres- 
sion, son  œuvre  est  belle,  ancienne  ou  moderne, 
gothique  ou  classique  »  (1).  Si  Taine,  au  lieu  d'affir- 
mer l'importance  du  caractère  de  bienfaisance  dans 
l'œuvre  d'art,  s'en  était  tenu  à  cette  définition,  s'il 
l'avait  établie,  comme  il  faudrait  qu'elle  le  fût,  d'une 
façon  inébranlable,  nous  n'aurions  eu  qu'à  déduire 
de  ce  principe  les  lois  de  la  critique  d'art  ;  nous 
l'approuvons  en  effet  sans  aucune  réserve,  c'est  à  elle 
que  nous  arrivons  logiquement,  et  c'est  en  elle  que 
nous  trouvons  le  meilleur  commentaire  de  la  formule  : 
((  L'art,  c'est  l'homme  s'ajoutant  à  la  nature.  » 


(1)  Taine,  Voyage  en  Italie,  p.  5, 


CHAPITRE  IV 


CARACTERES  ESSENTIELS  DE  LA  PENSEE  CREATRICE 


Plus  la  pensée  est,  -plus  l'œuvre  d'art  tend  à  se  réaliser.  — 

La  pensée  se  manifeste  par  l'individualité,  la  pénétration, 

la  compréhension. 
L' indimdualitè  :  définition.  —  L'individualité  dans  Vimita- 

iion.  —  L'individualité  collective.  —  Exemples. 
La  pénétration  :  définition.  —  Nécessité  de  connaître  l'objet 

de  lapensée:  témoignage  des  artistes. —  Cette  connaissance 

est    intuitive    plus    que     scientifique,    synthétique    plus 

qu'analytique. 
La  compréhension  :  définition.  —  La  fausse  compréhension. 

—  La  plus  vaste  compréhension  concevable. 
Combinaisons  de  ces  caractères  de   la  pensée  créatrice.  — 
Quelle  est  la  meilleure  ? 

V individualité  et  la  pénétration  sont  indispensables  à 
l'œuvre  d'art,  la  compréhension  nest  pas  toujours  indispen- 
sable. —  Mais  la  vraie  beauté  ne  se  réalise  que  par  la  com- 
préhension, supérieure  dès  lors  à  V individualité  et  à  la  péné- 


n6  l'objet  du  jugement  esthétique 

iration.  —  D'ailleurs  les  trois  caractères  sont  généralement 
associés. 

L'union  de  ces  caractères  constitue  Vharmonie  de  la  vie. 
—  La  vie  est  la  -plus  parfaite  harmonie  possible . 

Plus  l'homme  s'ajoutera  à  la  nature,  —  non  pour  la 
transformer  et  l'idéaliser,  mais  pour  la  comprendre  et 
la  traduire,  —  plus  l'œuvre  d'art  se  réalisera,  bien  ou 
mal  :  telle  est  la  conséquence  logique  du  principe  posé 
dans  le  chapitre  précédent.  Mais  cette  addition  de 
l'homme  à  la  nature  consiste  essentiellement  dans 
l'effort  de  la  pensée  créatrice  ;  et,  dans  l'œuvre  d'art, 
la  pensée  créatrice  n'a  d'autre  fin  qu'elle-même  ;  donc 
l'œuvre  d'art  parfaite  se  réalisera,  lorsque  la  pensée 
atteindra  son  complet  développement  :  plus  la  pensée 
sera,  plus  la  beauté  sera.  Il  ne  s'agit  maintenant  que 
dedétermier  à  quelles  conditions  la  pensée  esf,  à  quelles 
conditions  elle  est  le  plus  possible. 

Tout  d'abord  une  pensée  n'existe  que  si,  ayant  pris, 
non  pas  à  proprement  parler,  conscience  d'elle-même, 
mais  une  consistance  consciente  ou  subconsciente,  elle 
se  distingue  de  toute  autre  pensée  par  un  caractère  que 
nous  nommerons  l'individualité.  En  second  lieu,  une 
pensée  existe  davantage  à  mesure  qu'elle  se  connaît 
mieux  elle-même  en  tant  que  représentation  de  son 
objet,  à  mesure  qu'elle  croit  embrasser  plus  complète- 
ment cet  objet,  en  mieux  discerner  les  parties,  et  saisir 
plus  sûrement  le  rapport  des  détails  à  l'ensemble  :  c'est 
le  caractère  que  nous  appellerons  la  pénétration.  Et 
enfin   une  pensée  a  une   existence  plus  développée  et 


CARACTERES  DE  LA  PENSEE  CREATRICE       II7 

plus  importante  lorsque,  s'étendant  à  un  plus  grand 
nombre  d'objets,  elle  les  synthétise  dans  une  harmonie 
parfaite  ;  il  en  résulte  qu'en  ce  qui  concerne  ce  caractère, 
le  summun  d'existence  pour  une  pensée  serait  la  pleine 
et  entière  intelligence  des  rapports  généraux  qui 
assurent  le  maintien  de  l'univers  ;  nous  donnerons  à  ce 
dernier  caractère  le  nom  de  compréhension. 

Il  est  bien  clair  qu'en  dehors  de  ces  trois  qualités, 
portant  l'une  sur  l'existence  du  sujet,  l'autre  sur  la 
connaissance  de  l'objet,  la  troisième  sur  les  possibles  à 
connaître,  il  n'y  a  rien  qui  caractérise  la  pensée 
créatrice,  rien  du  moins  qui  ne  rentre  dans  l'une  de  ces 
trois  divisions  ;  car  on  ne  peut  imaginer,  à  propos  de 
la  pensée,  autre  chose  qu'un  sujet  pensant,  un  objet 
pensé,  ou  une  infinité  d'objets  réunis  dans  la  pensée 
par  la  comparaison  et  la  synthèse.  Et  ainsi  une  pensée 
Fiera,  lorsqu'elle  apparaîtra  individuelle,  pénétrante  et 
compréhensive  ;  elle  sera  davantage,  lorsque  ces 
qualités  seront  davantage,  et  elle  sera  le  plus  possible, 
lorsque  ces  qualités  seront  le  plus  possible,  leur  réali- 
sation totale  se  confondant  avec  la  beauté  totale. 
Etudions  donc  :  1"  chacun  de  ces  caractères,  2°  leurs 
combinaisons  dans  la  production  de  l'œuvre  d'art  et  les 
résultats  de  ces  combinaisons. 

Dans  la  langue  courante,  on  désigne  par  le  mot  indivi- 
dualité la  tendance  d'un  être  à  se  distinguer  des  autres 
êtres  de  la  même  espèce.  Cette  définition,  appliquée  à  la 
pensée  créatrice,  est  parfaitement  juste  :  un  homme 
conçoit  d'une  façon  individuelle  lorsqu'il  voit  les  choses 
par  ses  yeux  à  lui,  lorsqu'il  ignore,  du  moins  pour  un 


ii8  l'objet  du  jugement  esthétique 

moment,  l'aspect  sous  lequel  d'autres  hommes  les  ont 
vues,  lorsque,  sans  souci  des  règles  apprises  ou  des 
opinions  reçues,  il  considère  naïvement  les  objets  qui 
s'offrent  à  lui,  enfin  lorsqu'il  se  met  lui-même,  avec  sa 
tournure  d'esprit  et  son  tempérament,  dans  les  juge- 
ments qu'il  porte.  Aussi  l'individualité  se  rencontre- 
t-elle,  ou  peut-elle  se  rencontrer  chez  les  natures  les  plus 
diverses,  puisqu'elle  consiste  uniquement  à  être  «  soi  ». 
Mais  il  ne  faudrait  pas  croire  que  cette  nécessité  d'être 
«  soi  »  exclue  les  réminiscences  et  même  l'imitation 
des  œuvres  antérieures.  A  ce  compte,  l'individualité 
deviendrait  à  peu  près  impossible  et  confinerait  souvent 
à  la  démence.  En  fait,  d'admirables  poètes,  comme 
Corneille  et  Racine,  ont  emprunté  les  sujets  de  leurs 
pièces  aux  Grecs  et  aux  Latins,  sans  cesser  d'être  indi- 
viduels ;  lorsque  Rubans  peignait  son  Porte'inent  de 
Croix  du  musée  de  Bruxelles,  il  pouvait  se  souvenir  de 
centaines  de  tableaux  du  même  genre  ;  aujourd'hui 
encore  on  voit  des  sculpteurs,  parfois  originaux,  mode- 
ler la  Vérité  nue,  un  miroir  à  la  main,  ou  Silène  ivre, 
soutenu  par  des  Satyres  ;  et  les  musiciens  ne  donnent 
jamais  de  preuve  plus  sûre  d'individualité  qu'en  rajeu- 
nissant de  vieux  thèmes.  Dans  toute  conception  d'art, 
on  peut  dire  qu'il  y  a  une  part  d'imitation,  parce  que 
nous  n'arrivons  pas  à  oublier  entièrement  ce  qui  s'est 
fait  avant  nous  :  mais  tantôt  cette  imitation  reste  indi- 
viduelle, et  tantôt  elle  tombe  dans  la  platitude  ;  de  là 
une  différence  considérable  dans  la  valeur  esthétique 
de  la  pensée,  et  de  là  aussi  la  nécessité  de  définir  l'indi- 
vidualité dans  l'imitation.  Nous   choisirons  pour  cela 


CARACTERES    DE   LA   PENSEE    CREATRICE  II9 

deux  exemples  :  celui  de  la  tragédie  française,  et  celui 
de  la  sculpture  classique. 

On  sait  que  Racine  a  emprunté  à  Euripide  non  seule- 
ment l'action  générale  et  les  personnages  de  certaines 
pièces,  mais  encore  des  phrases  de  quelques  passages. 
Et  cependant  au  moment  même  où  il  traduit  le  poète 
grec,  nous  le  trouvons  original,  plus  original  souvent 
que  lorsqu'il  s'écarte  de  son  modèle.  C'est  qu'en  effet 
Phèdre,  Iphigénie,  Agamemnon,  Andromaque,  Her- 
mione  diffèrent  chez  Euripide  et  chez  Racine,  non  pas 
tant  par  les  apparences  extérieures  que  par  une  con- 
ception autre  de  la  vie.  Euripide  voit  dans  l'homme 
un  être  faible,  exposé  à  tous  les  maux  par  l'infirmité 
de  sa  nature  et  par  le  caprice  du  destin  ;  Racine  n'aper- 
çoit qu'une  cause  à  nos  malheurs  :  c'est  l'abolition  de 
la  volonté  quand  la  passion  nous  égare.  Chez  l'un 
Phèdre  succombe  en  combattant  Aphrodite  parce 
qu'une  femme  ne  peut  lutter  contre  la  divinité  ou 
la  destinée  ;  chez  l'autre,  Phèdre  essaie  en  vain  d'arra- 
cher de  son  cœur  un  amour  incestueux  :  à  la  faiblesse 
irrémédiable  de  l'homme,  il  substitue  la  faiblesse  de 
l'être  en  proie  à  la  passion  ;  il  renouvelle  donc  la 
conception  antique,  et  tout  en  s'exprimant  parfois 
comme  son  devancier,  révèle  une  pensée  différente.  En 
cela  consiste  son  originalité. 

Mais  à  Racine  opposons  Voltaire.  Quelle  conception 
humaine  trouvons-nous  dans  les  meilleures  de  ses 
tragédies,  Zaïre  ou  Méropel  En  dehors  de  l'imitation 
des  procédés  et  des  caractères  de  la  tragédie  de  Racine, 
quel  mérite  propre  distingue  ses  pièces  ?  Là  où  le  poète 


120  L  OBJET    DU    JUGEMENT   ESTHETIQUE 

du  xvii^  siècle  avait  vu  vraiment  la  passion  agir  et 
souffrir,  celui  du  xviii^  ne  cherche  plus  que  des  atti- 
tudes convenues,  des  tirades  pompeuses  et  des  coups 
de  théâtre  obtenus  par  des  moyens  usés  bien  plus  que 
par  l'observation  directe  et  par  une  conception  person- 
nelle de  la  vie.  Sans  doute  Voltaire  a  imité  Racine  et 
Racine  Euripide  ;  mais  Voltaire  n'a  pas  imité  comme 
l'avait  fait  Racine  ;  tandis  que  ce  dernier  a  coulé  dans 
le  moule  antique  sa  vision  des  hommes,  l'autre  a  copié 
plus  encore  la  façon  de  penser  et  de  concevoir  de 
Racine  que  la  forme  de  son  drame.  Racine  a  été  indi- 
viduel en  ce  que  sa  pensée  est  distincte  de  celle  des 
autres  poètes  tragiques  ;  Voltaire  ne  l'a  pas  été,  en  ce 
qu'il  s'efforce  à  refaire  du  Racine. 

De  même  les  sculpteurs  de  la  Renaissance  comme 
ceux  des  siècles  suivants  ont  proclamé  la  nécessité 
d'étudier  et  d'imiter  la  statuaire  grecque.  Mais  les 
premiers  virent  en  elle  l'éclat  spontané  de  la  beauté 
humaine  et  tentèrent,  à  son  exemple,  de  reproduire  la 
vie  par  le  naturel  des  attitudes  et  l'harmonie  des  lignes; 
les  autres  s'attachèrent  à  copier  des  formes  pour  ces 
formes  elles-mêmes,  à  les  exagérer  au  besoin,  et  à 
reproduire  les  proportions  des  «  belles  antiques  »  par- 
tout et  toujours.  Il  s'ensuivit  pour  les  premiers  une 
forte  individualité,  pour  les  seconds  une  déplorable 
banalité  dans  l'imitation.  Peut-être  Germain  Pilon, 
dans  son  monument  funéraire  de  Henri  II  et  de  Cathe- 
rine de  Médicis  s'est-il  souvenu  des  Trois  Nymphes  anti- 
ques qu'on  peut  voir  actuellement  au  musée  du  Louvre  et 
qui  forment  elles  aussi  une  sépulture;  mais  il  n'a  pas 


CARACTERE  DE  LA  PENSEE  CREATRICE        121 

abdiqué  sa  pensée  en  face  de  la  vie,  et  il  l'a  réalisée 
telle  qu'il  la  concevait  et  la  voyait;  au  contraire  que  de 
fois  n'a-t-on  pas  représenté  plus  tard  les  Trois  Grâces, 
sans  s'attacher  à  autre  chose  qu'à  une  élégance  de  con- 
vention et  qu'à  une  imitation  vide  des  modèles  grecs  ! 
Si  l'on  veut  comprendre  la  différence  dont  nous 
parlons  ici,  il  suffit  d'écouter  les  conseils  de  deux 
artistes  dont  l'un  fut  individuel  jusque  dans  l'imitation, 
et  dont  l'autre  fut  banalement  classique.  «  Une  statue, 
dit  Falconet,  n'étant  autre  chose  que  la  représentation 
d'un  homme  vivant,  tout  ce  qui  constitue  la  vie  et  le 
mouvement  lui  est  essentiel.  Faites  une  statue  savam- 
ment dessinée  (cela  est  difficile  sans  doute),  joignez-y 
le  sentiment,  l'esprit,  la  vie,  par  tous  les  moyens  qui 
portent  ce  caractère  (c'est  un  don  accordé  à  peu 
d'artistes),  et  vous  aurez  fait  une  statue  d'autant  plus 
parfaite  qu'elle  réunira  ces  parties  si  touchantes  au 
beau  qui  en  impose  ))(!).  Falconet  veut  que  la  statue  soit 
«  savamment  dessinée  »,  c'est-à-dire  avec  la  même 
perfection  qu'auraient  pu  le  faire  les  grands  artistes 
grecs  ;  mais  ce  dessin  n'a  pour  lui  de  valeur  qu'autant 
qu'il  exprime  la  vie  directement  perçue  par  le  sculpteur. 
Au  contraire  un  homme  comme  Hemsterhuis  ne  son- 
gera plus  à  traduire  sa  propre  et  personnelle  pensée 
dans  son  œuvre,  mais  à  appliquer  une  foule  de  petites 
règles  dérivées  plus  ou  moins  de  l'imitation  formelle  de 
l'antique  :  «  Il  faudra,  dit-il,  que  le  sculpteur,  lorsqu'il 
veut  parvenir  plus  facilement  à  la  plus  grande  perfec- 

(1)  Lettre  à  Raphaël  Mengs,  23  scptembr»  1776. 


122  L  OBJET   DU    JUGEMENT    ESTHETIQUE 

tion  de  son  art,  représente  une  seule  figure...  Il  faudra 
qu'elle  soit  belle ,  presque  en  repos ,  dans  une 
attitude  naturelle,  qu'elle  se  présente  avec  grâce, 
qu'elle  soit  tournée  de  façon  que  je  voie  partou' 
autant  de  différentes  parties  de  son  corps  qu'il  est 
possible  en  même  temps...  »  (1).  Il  n'y  a  plus  là 
qu'imitation  stérile  des  procédés  employés  par  les 
artistes  les  plus  réputés. 

C'est  cette  imitation  qui  fut  si  fort  recommandée  par 
les  partisans  du  beau  idéal,  alors  que  Quatremère  de 
Quincy  voulait  que  les  sculpteurs  employassent  «  deux 
sortes  de  pratiques...  dont  l'une  a  la  propriété  de 
généraliser,  et  l'autre  a  le  pouvoir  de  métaphoriser 
tous  les  sujets,  »  (2)  c'est  à  dire  de  faire  disparaître  dans 
l'imitation  tout  ce  qui  est  conception  personnelle  et 
originale  des  choses.  Croirait-on  que  Quatremère  de 
Quincy  poussait  la  haine  de  l'individualité  jusqu'à 
reprocher  à  Poussin  d'avoir  donné  à  une  figure  allégo- 
rique «  les  couleurs  de  la  vie  »,  alléguant  que  «  on  ne 
peut  s'empêcher  de  trouver  étrange  que  ce  qui  n'est 
qu'un  caractère  d'écriture  soit  métamorphosé  en  être 
vivant?  »  (3).  Mais  tout  s'explique,  lorsque  cet  auteur 
déclare  qu'il  veut  une  imitation  «  jusqu'à  un  certain 
point  inimitative  »  (4).  C'est  sans  doute  le  triomphe 
de  l'imitation  conventionnelle  ;  c'est  aussi  le  triomphe 
de  la  sculpture  solennelle  et  morte. 

(1)  Lettre  sur  la  Sculpture,  fin. 

(2)  Essai  sur  l'Idéal,  p.  t'JO. 

(3)  Id.  Id.      p.  274. 

(4)  Essai  sur  l'Idéal,  p.  276. 


CARACTÈRES  DE  LA  PENSEE  CRÉATRICE        123 

On  voit  donc  maintenant  en  quoi  consiste  l'individua- 
lité de  la  pensée  créatrice  dans  l'imitation  ;  elle  est  la 
marque  d'un  tempérament  sur  les  choses  vues,  elle  est 
la  déformation  de  l'objet  s'adaptant  au  sujet  qui  le 
pense,  elle  est  enfin  la  manifestation  de  la  vie  propre  du 
sujet  par  rapport  à  l'objet. 

Mais,  dira-t-on,  il  y  a  des  œuvres  d'art  admirables, 
d'où  l'individualité  est  absente,  pour  la  raison  qu'elles 
n'ont  pas  eu  d'auteur  unique  et  que  l'apport  de  chacun 
se  confond  dans  l'ensemble.  Quelle  individualité  peut-il 
exister,  par  exemple,  dans  les  pyramides  d'Egypte, 
puisqu'il  ne  semble  pas  qu'un  architecte  unique  en  ait 
conçu  le  plan  ?  Les  maîtres  de  l'œuvre  auxquels  nous 
devons  les  cathédrales  gothiques  ont-ils  été  bien  per- 
sonnels, eux  qui  se  léguèrent  do  génération  en  généra- 
tion le  travail  commencé  ?  Et  enfin  comment  parler 
d'individualité  dans  la  pensée  créatrice  de  VIliade, 
quand  nous  savons  pertinemment  que  le  poème  du 
prétendu  Homère  s'est  formé  d'un  noyau,  autour  et  à 
l'intérieur  duquel  se  sont  agglomérés  de  nombreux 
épisodes,  composés  par  des  auteurs  divers  à  des  époques 
diverses  ? 

L'objection  est  spécieuse.  Quand  bien  même  les 
Pyramides  seraient  l'ouvrage,  moins  d'un  homme  que 
d'un  peuple,  elles  exprimeraient  cependant  un  idéal  de 
massive  et  simple  grandeur  :  l'état  d'âme  qui  les  a 
produites  se  distingue  pour  nous  do  celui  qui  a  créé  la 
Parthénon  ou  le  Golysée  ;  il  no  se  confond  avec  aucun 
autre,  et  en  ce  sens  il  est  individuel.  Ce  ne  sont  pas 
seulement  les  grands  hommes  qui  laissent  leur  marque 


124  l'objet  du  jugement  esthétirue 

dans  un  monument  ou  dans  un  livre,  mais  parfois  aussi 
les  peuples  et  les  races,  individualités  énormes  de 
l'humanité.  Obéissant  à  son  goût  naturel  de  l'immense 
et  de  l'indestructible,  l'Egypte  édifie  les  pyramides  et  y 
imprime  son  esprit  ;  l'individualité  n'en  devient  que 
plus  puissante  ;  elle  est  celle  d'un  pays,  non  d'un 
homme  ;  l'auteur  est  collectif,  mais  sa  pensée  est  une 
et  se  distingue  de  toute  autre. 

Dans  les  cathédrales  du  Moyen-Age,  chaque  maitre 
de  l'oeuvre  reprend  à  peu  près  le  plan  et  la  tradition  de 
celui  qui  l'a  précédé  ;  ou,  s'il  lui  arrive  d'introduire  des 
modifications  notables,  elles  s'harmonisent  avec  les  tra- 
vaux déjà  exécutés.  Pourquoi?  Parce  que  l'artiste 
nouveau  s'est  assimilé  la  pensée  créatrice  des  fondateurs 
en  la  faisant  sienne.  Chaque  continuateur  fait  preuve 
d'individualité  en  ce  sens  que,  de  toute  son  intelligence, 
il  comprend  et  adopte  l'idée  flottant  non  seulement  chez 
ses  prédécesseurs,  mais  encore  dans  la  foule  pieuse  de  ses 
contemporains  ;  c'est  par  la  force  de  son  individualité 
d'artiste  qu'il  saisit  et  réalise  la  pensée  de  tous.  Et  ainsi 
l'individualité  en  art  ne  consiste  pas  nécessairement  à 
être  personnel  au  sens  moderne  du  mot,  à  se  distinguer 
par  une  conception  neuve  et  inédite  sur  un  point 
donné,  mais  à  se  pénétrer  sincèrement  d'une  idée  et  à 
la  traduire  dans  une  œuvre  comme  si  l'auteur  de  cette 
œuvre  l'avait  inventée  de  toutes  pièces. 

C'est  ce  que  firent  les  poètes  homériques,  lorsque  re- 
prenant sans  cesse  la  même  matière  et  s' enthousiasmant 
pour  les  mêmes  héros,  ils  fixèrent  à  jamais  la  tradi- 
tion et  réalisèrent  des  types  homogènes  et  profondément 


CARACTÈRES  DE  LA  PENSEE  CRÉATRICE       125 

originaux  ;  c'est  par  la  faculté  de  comprendre  fortement 
ce  qu'avaient  compris  leurs  devanciers  qu'ils  furent 
individuels  ;  et  si  plus  lard  l'originalité  se  manifeste 
moins  par  une  assimilation  de  ce  genre  que  par  la 
richesse  de  l'imagination,  il  faut  cependant  reconnaître 
que  le  principe  est  le  même  dans  les  deux  cas  :  la 
conception  puissante  de  l'objet  par  le  sujet.  Donc,  pour 
que  la  pensée  créatrice  soit,  et  pour  qu'elle  contribue  à 
réaliser  la  beauté,  il  faut  qu'elle  nous  apparaisse 
individuelle  au  sens  le  plus  vaste,  et  en  même  temps  le 
plus  juste,  de  ce  mot. 


Mais  cela  ne  suffit  pas  :  si  originale  qu'on  la  suppose, 
une  conception  n'a  de  valeur  esthétique  que  lorsqu'elle 
s'efforce  de  connaître  un  objet  pour  le  rendre  tel  qu'il 
aura  été  perçu,  tel  que  l'esprit  se  le  sera  représenté.  La 
beauté  de  la  pensée  créatrice  dépendra  donc  en  partie 
de  la  pénétration  avec  laquelle  nous  aurons  observé  et 
traduit  en  nous-mêmes  la  nature. 

Le  témoignage  des  grands  peintres  est  unanime  sur 
ce  point,  qu'on  interroge  les  Italiens  de  la  Renaissance, 
les  artistes  du  xvn'^  siècle  ou  ceux  des  écoles 
contemporaines.  «  La  plus  excellente  manière  de 
peindre,  dit  Léonard  de  Vinci,  est  celle  qui  imite  le 
mieux  et  rend  le  tableau  plus  semblable  à  l'objet 
naturel   qu'on  représente  »  (1)  .  C'est  pour  cela  qu'il 

11)  Léonard  de  Vinci.  Traité  de  la  peinture,  Chapitre  GCLXXVl. 


126  l'objet  du  jugement  esthétique 

recommande  aux  artistes  de  ne  «  jamais  s'attacher 
servilement  à  la  manière  d'un  autre  peintre,  »  disant 
qu'ils  ne  doivent  pas  «  représenter  les  ouvrages  des 
hommes,  mais  ceux  de  la  nature»  (1)  .  Connaître  les 
objets  que  l'on  représente,  les  étudier  longtemps  par 
des  esquisses  sans  que  les  modèles  s'en  aperçoivent,  au 
hasard  des  spectacles  de  la  rue,  (2)  voilà  les  conseils 
que  Ton  trouve  sans  cesse  dans  son  bel  ouvrage.  Au 
contraire  les  peintres  de  l'école  de  Bologne  dont  les 
œuvres  sont  si  emphatiques,  si  conventionnelles  et 
souvent  si  médiocres,  méprisent  l'étude  directe  de  la 
nature  :  «  Mettons  toute  notre  attention,  écrit  Annibal 
Carrache,  à  nous  approprier  de  notre  mieux  la  belle  ma- 
nière du  Gorrège  :  c'est  là  notre  principale  affaire  »  (3). 
Qu'en  résulte-t-il  ?  C'est  que  la  pensée  créatrice 
s'affaiblit  par  la  recherche  presque  mécanique  du 
procédé,  au  lieu  de  se  développer  par  l'étude  et  la 
pénétration  de  la  vie  réelle  et  vraie.  D'où  une  déperdi- 
tion de  valeur  esthétique. 

Les  peintres  français  du  xvn'  siècle,  si  respectueux 
de  Raphaël  et  de  l'antiquité,  veulent  cependant  qu'on 
imite  exactement  la  nature,  (4)  au  moins  quand  elle  est 

(1)  Léonard  d|e  Vinci.  Traité  de  la  peinlurc  Chapitre  XXIV. 

(2)  id.  Chapitre  XCX. 

(3)  Lettre  d'Annibal  Carrache,  extraite  du  recueil  de  Jay,  d'après  Botlari. 

(4)  On  déclare  volontiers  à  cette  époque  que  le  propre  de  la  peinture  est  de 
tromper  les  yeux.  Cf.  Roger  de  Piles,  Dialogue  sur  le  Coloris  :  «  La  peinture 
n'est  qu'un  fard,  il  est  de  son  essence  de  tromper,  et  le  plus  grand  trompeur 
en  cet  art  est  le  plus  grand  peintre  ».  Cf.  Blanchard,  conlérence  inédite  sur  le 
mérite  de  la  couleur.  Il  définit  le  coloris  un  art  qui  «  distribue  les  couleurs 
les  plus  capables  d'imposer  aux  yeux  et  de  les  [^tromper  ».  C'est  là  une  idée 
courante. 


CARACTERES  DE  LA  PENSEE  CREATRICE        12 J 

belle.  Ils  reconnaissent  que  le  dessin  n'est  beau  que  s'il 
reproduit  fidèlement  le  modèle,  quitte  à  choisir  un  beau 
modèle  et  h  en  modifier  ensuite  les  parties  les  moins 
élégantes.  A  diverses  reprises,  l'Académie  s'élève  contre 
la  manie  qu'ont  certains  élèves  de  «  charger  »  le  modèle. 
«  Les  études,  dit  Jean-Baptiste  de  Ghampaigne  à  ses 
confrères,  que  l'on  voit  être  faites  par  les  grands  hom- 
mes après  le  modèle  suivent  la  nature  en  toutes  ses 
belles  parties,  et  chargent  ensuite  dans  leurs  ordon- 
nances selon  que  les  sujets  le  demandent,  étant  fortifiés 
par  les  études  qu'ils  ont  faites  après  les  belles  antiques. 
Mais  de  souffrir  que  les  étudiants  chargent  continuelle- 
ment de  leur  propre  caprice,  avant  de  s'être  rendus 
capables  de  le  pouvoir  faire  avec  raison,  je  laisse, 
Messieurs,  au  zèle  que  vous  avez  pour  l'avancement  de 
la  jeunesse  de  résoudre  en  public  sur  ce  sujet  ce  que 
vous  avez  souvent  agité  en  particulier  »  (1).  L'opinion 
de  l'Académie  était  en  effet  très  nette,  et  ce  jour  là 
même.  Le  Brun  dont  personne  ne  songeait  à  contester 
l'autorité,  dit  que  «  lorsqu'il  s'était  servi  du  modèle 
pour  quelques-uns  de  ses  ouvrages,  il  l'avait  dessiné 
dans  son  pur  naturel,  chargeant  les  parties  qui  lui 
avaient  paru  chargées  »,  et  se  contentant  de  «  corriger 
par  le  secours  de  l'art  ce  que  la  nature  et  le  vrai  lui 
avaient  montré  d^imparfait  dans  le  modèle»  (2).  Il  ne 


(1)  Conférence  inédite  de  J.-B.  de   Champaigne,  du  1"  mars  1670.  Archi- 
ves de  l'Ecole  des  Beaux-Arts. 

(2)  Ms.  de  Guillet  de  Saint-Georges  joint  au  cahier  contenant  la  conférence 
de  J.-B.  de  Champaigne. 


laS  l'objet  du  jugement  esthétique 

transformait  donc,  lui  aussi,  son  esquisse  que  par  un 
eifort  de  sa  pensée  pour  mieux  connaître  l'objet  qu'il 
voulait  rendre  dans  sa  beauté  primitive,  épurée  de 
toutes  les  déformations  que  Diderot  attribuait  plus  tard 
à  la  vie  même. 

Il  n'est  pas  jusqu'aux  peintres  moralistes  qui  ne 
recommandent  l'étude  de  la  nature  comme  le  meilleur 
moyen  d'arriver  à  la  perfection.  Sans  doute,  l'essentiel 
est  d'employer  «  son  pinceau  à  la  morale  et  à  l'instruc- 
tion »  (1)  ;  mais  on  ne  réalisera  la  beauté  qu'en  péné- 
trant la  vérité  des  choses.  Le  peintre  Hogarth  n'attribue 
pas  le  succès  de  ses  plus  illustres  prédécesseurs  à  la  portée 
de  leurs  enseignements  honnêtes,  mais  à  «  la  seule 
imitation  des  beautés  qu'ils  ont  trouvées  dans  la 
nature  »  (2),  et  Diderot,  tout  en  exaltant  les  tableaux 
édifiants  de  Greuze,  ne  manque  pas  de  faire  remarquer 
combien  ils  rendent  l'impression  de  la  vie.  Même, 
lorsqu'on  voit  dans  la  peinture  autre  chose  que  l'imi- 
tation de  la  nature,  on  proclame  la  nécessité  de  cette 
imitation,  c'est  à  dire  la  nécessité  de  connaître  l'objet 
représenté. 

C'est  pour  cela  que  les  maîtres  des  écoles  les  plus 
opposées  se  trouvent  tous  d'accord  sur  le  principe, 
quitte  à  ne  plus  s'entendre  lorsqu'il  s'agit  de  l'appli- 
quer. 

David    dit  à  son  élève   Broc    :    «  Vois,    étudie   les 


(1)  C'est  l'éloge  que  Jansen  fait  de  Hogarth  dans  la  biographie  qui  précède 
la  traduction  des  œuvres  du  peintre  anglais. 
2}  Prélace  de  l'Analyse  de  la  Beauté. 


CARACTÈRES  DE  LA  PENSEE  CREATRICE        I29 

maîtres  qui  te  vont,  qui  te  conviennent  :  Titien,  Tin- 
toret,  Giorgione,  les  Italiens  enfin  ;  et,  puis  reviens 
devant  le  modèle,  oublie  les  maîtres,  et  copie  la  nature 
comme  tu  copierais  un  tableau,  sans  science,  sans 
idée  faite  d'avance,  avec  naïveté,  et  tu  seras  tout 
étonné  d'avoir  bien  fait  »  (1),  De  même,  Ingres  pré- 
tendait, on  l'a  vu  (2),  copier  servilement  le  modèle,  et, 
cependant,  en  faisant  allusion  à  David,  il  disait  qu'  «  on 
l'avait  trompé  »,  et  qu'il  «  avait  dû  refaire  son  éduca- 
tion »  (3).  Lorsque  Delacroix  définit  la  peinture  «  l'art 
de  produire  l'illusion  dans  l'esprit  du  spectateur  en 
passant  par  ses  yeux  » ,  (4)  il  faut  bien  admettre  que  la 
production  de  l'illusion  suppose  une  connaissance 
parfaite  —  au  point  de  vue  pictural,  —  de  l'objet 
représenté.  Enfin  les  préraphaélites  eux-mêmes, 
malgré  leur  mysticisme  et  leur  vision  simplifiée 
des  choses,  se  réclament  de  la  vérité  ;  leur  plus 
célèbre  admirateur,  John  Ruskin,  écrit  que  les  jeunes 
artistes  «  doivent  aller  à  la  nature  en  toute  simplicité 
de  cœur  et  marcher  avec  elle,  obstinés  et  fidèles, 
n'ayant  qu'une  idée  :  pénétrer  sa  signification  et  rap- 
peler son  enseignement,  sans  rien  répéter,  sans  rien 
mépriser,  sans  rien  choisir  »  (5).  Il  est  vrai  qu'après 
cette  éducation  sévère,  Ruskin  leur  reconnaît  le  droit  de 
nous  «  conduire  où  ils  voudront  »,  «   mais  non   pas 


(1)  Delécluze.  LouisjDavid,  p.  55. 

(2)  Cf.  la  citation  supra  p.  85. 

(3)  Amaury  Durai.  L'atelier  d'Ingres,  p.  88. 

(4)  Delacroix,  cité  par  Th.  Silvestre  dans  les  Artistes  Français,  :  Delacroix. 

(5)  John  Ruskin.  Modem  Painters  V.  11,  Ch.  III,  §  '21.  texte  souvent  cité. 


i3o  l'objet  du  jugement  esthétique 

tant  qu'ils  ne  se  seront  pas  eux-mêmes  inclinés  devant 
une  autorité  plus  haute  »  (1). 

Donc,  toute  pensée  doit  pénétrer  son  objet,  quand 
bien  même  cette  pénétration  la  conduirait  à  le  trans- 
former, comme  le  cas  s'est  présenté  pour  les  peintres 
idéalistes.  C'est  seulement  en  partant  de  l'étude  de  la 
nature  qu'on  peut  réaliser  la  beauté  imaginée  ensuite, 
la  beauté  parfois  la  plus  éloignée  de  la  nature.  Et  cela 
est  vrai  non  seulement  de  la  peinture,  mais  de  la  littéra- 
ture, de  la  sculpture  ou  de  la  musique. 

D'où  vient  que  le  Monsieur  Poirier  d'Emile  Augier 
est  un  mince  pendant  du  Monsieur  Jourdain  de  Molière, 
si  ce  n'est  de  ce  que  Monsieur  Jourdain  réalise  le  type 
complet  du  bourgeois  enrichi,  tandis  que  Monsieur 
Poirier  représente  seulement  l'ambitieux  sans  grandeur? 
Partout  Monsieur  Jourdain  parle  et  agit  en  brave  et 
honnête  bourgeois  entiché  de  noblesse  ;  avec  sa  femme, 
avec  sa  bonne,  avec  son  tailleur,  ses  professeurs,  sa 
marquise  et  les  prétendants  de  sa  fille,  il  garde,  sous 
des  aspects  différents,  l'unité  d'un  caractère  pleinement 
aperçu.  Mais  Monsieur  Poirier,  parfois  éloquent, 
parfois  sentimental,  n'a  pas  été  observé  avec  assez  de 
profondeur,  et  ce  n'est  que  dans  deux  ou  trois  scènes 
qu'il  se  révèle  tel  qu'Augier  a  voulu  le  caractériser  : 
ailleurs  il  n'est  qu'un  bourgeois  quelconque. 

Si  l'on  compare  les  lions  de  Barye  aux  honnêtes 
quadrupèdes  que   nous  ont  légués    les  sculpteurs  du 

(l)  Suite  moins  connue  du  texte  précédent. 


I 


CARACTÈRES  DE  LA  PKNSÉE  CRÉATRICE       l3l 

premier  Empire,  on  n'aura  pas  de  peine  à  apercevoir 
qu'un  des  principaux  mérites  du  grand  animalier 
consiste  dans  la  sûreté  avec  laquelle  il  a  étudié  et  saisi 
les  gestes,  la  physionomie,  l'allure  générale  du  lion. 
Ses  prédécesseurs  au  contraire  s'étaient  contentés  d'un 
certain  idéal  qu'ils  reproduisaient  à  volonté,  au  fur  et 
à  mesure  que  les  commandes  arrivaient.  Et  il  est  bien 
certain  que  si  Barye  avait  voulu  donner  à  ses  animaux 
une  attitude  extraordinaire  et  presque  invraisemblable, 
s'il  avait  voulu  faire  une  belle  œuvre  en  s'éloignant  de 
la  nature,  il  y  aurait  été  grandement  aidé  par  sa  science 
même  du  modèle,  tandis  que  les  praticiens  n'auraient 
produit  qu'une  monstruosité  ou  une  plate  exagération. 
La  connaissance  de  l'objet  est  indispensable,  ne  serait-ce 
que  pour  déformer  au  besoin  cet  objet. 

Les  musiciens  ont  volontiers  traduit  leurs  émotions 
en  présence  de  la  nature  joyeuse;  mais  aucun  n'a  refait 
la  Pastorale  de  Beethoven.  Pourquoi?  Parce  que  sans 
doute  aucun  n'a  mieux  compris  et  pénétré  la  beauté 
d'une  matinée  de  printemps,  la  fraîcheur  qui  s'en 
dégage,  l'allégresse  de  tous  les  êtres  s'essayant  à  la  vie. 
D'autres  artistes,  dira-t-on,  ont  senti  tout  cela  aussi 
bien  que  Beethoven  sans  savoir  l'exprimer.  Evidem- 
ment il  faut  faire  la  part  de  l'habileté  technique  ;  mais, 
en  dehors  même  de  la  science  de  l'expression,  n'est-il 
pas  vrai  que  nous  apercevons  dans  l'œuvre  de  Beetho- 
ven une  conception  plus  juste,  plus  pénétrante,  du 
sentiment  qu'évoque  en  nous  la  douceur  printanière  ? 
N'est-il  pas  vrai  que  nous  trouvons  une  adaptation  plus 
exacte  de  la  représentation  à  la  chose  représentée,  et 


i32  l'objet  du  jugement  esthétique 

par  suite  une  connaissance  plus  précise  de  cette  chose  ? 
Donc  en  art  la  pénétration  est  une  qualité  essentielle 
de  la  pensée  créatrice. 

Mais  il  faut  bien  se  garder  de  croire  qu'une  telle 
pénétration  ait  rien  de  scientifique  ou  même  de 
raisonné;  elle  est  généralement  intuitive.  Ce  n'est  pas 
par  une  étude  attentive  et  minutieuse  des  essences 
d'arbres,  de  la  nature  du  terrain,  de  l'espèce  des 
oiseaux,  que  Beethoven  a  pénétré  le  'paysage  d'où  est 
sortie  la  Pastorale  ;  ce  n'est  point  davantage  par  la 
réflexion  qu'il  a  saisi  le  sens  du  spectacle  de  la  nature  ; 
mais,  grâce  à  un  don  heureux  de  son  esprit,  les 
éléments  les  plus  caractéristiques  de  la  scène  champêtre 
se  sont  découverts  spontanément  à  lui,  se  sont  associés 
dans  son  imagination  et  traduits  en  une  émotion  que 
nous  retrouvons  dans  l'œuvre. 

Il  y  a  une  pénétration  artistique,  variable  avec  chaque 
tempérament,  mais  toujours  diflérente  de  la  pénétration 
scientifique.  A  quoi  la  reconnait-on  ?  A  ce  qu'elle  procède 
par  des  aperçus  individuels,  non  par  une  méthode  cons- 
tante et  nécessaire.  Un  artiste  peut  recourir  à  la  science  ; 
mais  il  n'est  artiste  qu'en  ce  qu'il  y  recourt  spontanément 
et  par  goût  personnel.  M.  Guillaume  voit  dans  la  connais- 
sance approfondie  de  i'anatomie  une  des  causes  de  la 
supériorité  de  Barye  (1)  ;  mais  Ingres  se  vante  de  ne 
pas  connaître  «  cette  science  affreuse,  cette  horrible 
chose,    disait-il,   à  laquelle   je    ne   peux   penser   sans 


(!)  Eugène  Guillaume,  Notes  et  discours  :  Barye. 


CARACTÈRES  DE  LA  PENSEE  CREATRICE       l33 

dégoût  ))  (1).  Chacun  de  ces  deux  artistes  pénétrait  ses 
modèles  à  sa  façon  :  le  sculpteur  par  l'agencemenl  du 
squelette  et  des  muscles,  le  }>eintre  par  le  simple  relief, 
par  les  formes  et  la  couleur;  mais  l'un  et  l'autre 
suivaient  leur  penchant  naturel,  et  s'attachaient  à 
connaître  l'objet  moins  en  lui-même  que  relativement  à 
leur  art  et  de  façon  à  le  traduire  tel  qu'ils  le  conce- 
vaient. 

Pascal  a  dit  :  «  Nous  connaissons  la  vérité  non 
seulement  par  la  raison,  mais  encore  par  le  cœur.  » 
C'est  par  le  cœur  que  souvent  les  artistes  connaissent 
la  vérité  de  leur  art  et  de  l'objet  qu'ils  représentent. 
Et  ainsi  c'est  un  contre-sens  de  leur  demander  exclu- 
sivement, comme  l'ont  fait  certains  naturalistes,  la 
vérité  scientifique.  «  Le  vrai  dans  les  arts,  a  très 
justement  écrit  Delacroix,  est  relatif  à  la  personne 
seule  qui  écrit,  peint  ou  compose  dans  quelque  genre 
que  ce  soit  ;  le  vrai  que  je  dégagerai  dans  la  nature  n'est 
pas  celui  qui  frappera  tel  autre  peintre  »  (2).  Tandis 
que  les  écrivains  impressionnistes  et  naturalistes  (3) 
procèdent  par  observations  de  détail,  par  analogies 
scientifiques,  par  enquêtes,  dont  une  synthèse  heureuse 
fait  jaillir  l'œuvre  vivante,  les  romantiques  semblent 
s'écouter  sentir  et  rêver,  et  n'en  découvrent  pas  moins 


(1)  Armaury  Duval.  L'Atelier  d'Ingres,  p.  58. 

(2)  Eug.  Delacroix.  Correspondance,  8  juin  1855. 

(3)  Cf.  Daudet.  Souvenirs  d'un  homme  de  lettres  :  Numa  Roumestan.  — 
Cl.  la  méthode  de  travail  de  E.  Zola  (dans  ses  œuvres  critiques),  et  celle  de 
Flaubert  (dans  sa  correspondance). 


i34  l'objet  du  jugement  esthétique 

sûrement  les  côtés  les  plus  importants,  les  plus  cachés 
et  les  plus  vrais  de  notre  nature.  De  leur  côté  les 
classiques  sont  des  réfléchis,  des  logiciens,  moins 
empreints  peut-être  de  la  méthode  de  Descartes  que  de 
l'esprit  général  dont  Descartes  lui-même  a  été  le  plus 
illustre  représentant  (1). 

Peut-on  dire  que  le  mode  de  pénétration  de  la 
nature  est  meilleur  chez  les  classiques  que  chez  les 
romantiques,  ou  chez  les  romantiques  que  chez  les 
impressionnistes  ?  Non,  puisque  cette  pénétration 
a  produit  dans  chaque  école  des  œuvres  égale- 
ment vraies  et  vivantes.  En  réalité  chaque  artiste 
a  sa  façon  propre  de  connaître  les  objets,  et  tout 
procédé  est  bon  du  moment  où  la  connaissance  porte 
sur  une  chose  vraie  et  caractéristique,  sur  un  détail 
révélateur  du  tout,  sur  une  impression  générale  évoca- 
trice  des  détails.  Peu  importe  que  nous  concevions  les 
choses  plus  ou  moins  semblables  à  l'aspect  quotidien, 
pourvu  que  cet  aspect  soit  vrai;  et  en  ce  sens  Puvis 
de  Chavannes  est  aussi  vrai  que  Delacroix  et  Delacroix 
que  Manet.  Certains  artistes  parleront  de  copier  ce 
qu'ils  voient  ;  à  cela  un  autre  répondra  :  «  L'art  ce  n'est 
pas  d'imiter,  et  il  n'y  a  que  les  sots  pour  croire  que 
nous  puissions  créer  quelque  chose  ;  alors  il  reste 
l'interprétation  dans  un  sens  donné  de  la  nature. 
Chacun  interprète  dans  le  sens  qu'il  aime  »  (2). 


(1)  Cf.   Siir  ce  point  la  thèse  un  peu  paradoxale  de  M.  Krantz  sur  l'Esthé- 
tique de  Descartes. 

(2)  Théorie  de  M.  Rodin  exposée  dans  la  Revue  des  Revues  du  15  juin  1898. 


CARACTÈRES  DE  LA  PENSÉE  CRÉATRICE        l35 

Qu'en  conclure,  sinon  que  la  pénétration  de  la  nature 
s'impose  sans  doute  aux  artistes,  mais  qu'elle  est  indivi- 
duelle, spontanée,  et  toute  différente  en  cela  de  la  connais- 
sance scientifique  ?  Elle  est  vraie  cependant,  mais  d'une 
vérité  qui  ne  vise  pas  à  l'absolu  ;  elle  est  nécessaire, 
mais  autant  pour  permettre  à  l'idéaliste  ou  au  symboliste 
de  transformer  la  réalité  qu'au  naturaliste  de  la 
reproduire  dans  ses  plus  vulgaires  détails.  Et  ainsi  elle 
concilie  la  vérité  objective  avec  l'impression  subjective, 
en  les  tempérant  habilement  l'une  par  l'autre.  Il  faut 
que  la  pensée  créatrice  pénètre  les  choses,  mais  pour 
elle-même,  non  pour  les  choses. 

Toutefois  si  par  l'individualité  et  la  pénétration,  la 
pensée  réalise  partiellement  la  beauté,  c'est  par  le 
caractère  que  nous  appelons  compréhension  qu'elle 
achève  de  prendre  sa  valeur  esthétique.  Sans  doute  il 
n'y  a  pas,  en  art,  de  sujets  à  traiter  qui  soient  par  eux- 
mêmes  supérieurs  à  d'autres  ;  mais  il  y  ades  penséesqui, 
par  l'étendue  de  leur  objet,  jparl'ensemble  vaste  et  harmo- 
nieux qu'elles  embrassent,  ont  une  existence  plus  forte 
et  plus  complète. 

Lorsque  Gœthe  résume  son  Faust  da-ns  cette  formule  : 
((  Depuis  le  ciel,  à  travers  le  monde,  jusqu'à  l'enfer  »  (4), 
il  est  certain  que  la  pensée  créatrice  enferme  ainsi  tout 
ce  qu'il  est  humainement  possible  de  concevoir,  et 
qu'elle  est  supérieure,  —  indépendamment  de  l'exécu- 

(1)  Conversation  de  Gœthe  et  d'Eekermann,  6  mai  1827. 


i36  l'objet  du  jugement  esthétique 

tion,  —  à  la  pensée  d'un  Racine  ne  voyant  que 
l'homme,  et  dans  l'homme  que  l'être  passionné,  souf- 
frant et  faible.  C'est  peut-être  le  caractère  le  plus 
frappant  du  génie  que  celui  qui  consiste  à  synthétiser 
dans  une  œuvre  l'homme  et  la  nature  et  à  y  rapprocher 
les  contraires  (1).  La  Bible,  évoquant  la  création  du 
monde  et  faisant  vivre  sous  l'œil  de  Dieu  les  races 
fidèles  ou  impies,  les  poèmes  homériques  représentant 
l'homme  dans  toute  son  activité  et  sa  sensibilité  et 
figurant  les  dieux  à  son  image,  Eschyle  s'apitoyant  sur 
l'indomptable  et  bienfaisant  Prométhée,  victime 
des  dieux  anciens  que  délivreront  les  dieux  nouveaux, 
Pindare  vivant  dans  la  pleine  pureté  du  mythe,  Dante 
peignant  au  ciel  comme  dans  l'enfer  l'humanité  du 
Moyen-Age,  Shakespeare  retraçant  la  course  fatale  des 
puissants  et  des  humbles  vers  le  malheur  ou  vers  le 
crime,  Gœthe  dans  son  Faust,  Hugo  dans  sa  Légende 
des  Siècles,  voilà  quelques  exemples  de  cette  conception 
puissante  de  l'univers,  ou  tout  ou  moins  de  l'humanité, 
dans  laquelle  se  réalise  la  compréhension  géniale.  Tout 


(Ij  Cf.  les  définitions  du  sublime  de  Kant  qui  y  voit  l'antithèse  de  l'homme 
et  de  la  nature,  de  Schiller  pour  qui  le  sublime  o  se  compose,  d'une  part,  du 
sentiment  de  notre  faiblesse,  de  notre  impuissance  à  embrasser  un  objet,  et 
d'autre  part,  du  sentiment  de  notre  pouvoir  moral,  de  celte  faculté  supé- 
rieure qui  ne  s'effraie  d'aucun  obstacle,  d'aucune  limite,  et  qui  se  soumet 
spirituellement  ce  même  à  quoi  nos  forces  physiques  succombent  »  (De  la 
cause  du  plaisir  que  nous  prenons  aux  objets  tragiques).  Cf.  enfin  Schopenhauer 
(Le  monde  comme  représentation  et  comme  volonté.  Liv.  III  §  39)  pour  qui 
le  sublime  consiste  dans  «  l'opposition  qu'il  y  a  entre  l'objet  de  la  connaissance 
ntuitive  qui  s'impose  à  nous  et  la  répulsion  que  notre  organisme  a  pour  cet 
objet  ». 


CARACTÈRES   DE   LA   PENSEE   CREATRICE  iS^ 

voir,  tout  comprendre,  tout  traduire  dans  une  œuvre 
relativement  courte,  résoudre  spontanément  les 
contraires  et  apercevoir  alors  le  sens  de  la  vie,  c'est  le 
résultat  naturel  de  cette  qualité,  et  c'est  aussi  ce  qui 
distingue  le  chef-d'œuvre  des  simples  productions  du 
talent. 

Toutefois  il  ne  faudrait  pas  confondre  avec  cette 
harmonie  générale  qui  découvre  et  proclame  la  loi 
commune  des  choses,  la  combinaison  plus  ou  moins 
fantaisiste  d'éléments  hétérogènes  dans  une  conception 
fausse.  Rien  extérieurement  ne  ressemble  plus  à  un 
drame  de  Shakespeare  que  le  théâtre  de  Hugo;  mais 
en  réalité,  rien  non  plus  n'en  diffère  davantage.  Que 
sont  les  Hernani,  les  Lucrèce  Borgia,  les  Tnboulet,  en 
Tace  des  Othello,  des  Lady  Macbeth,  des  Hamlet  9  Où 
Shakespeare  a  vu  les  hommes  s'agiter,  se  torturer,  se 
débattre  contre  la  destinée,  et  vivre  ainsi  d'une  vie 
logique  et  vraie,  Hugo  n'a  mis  qu'antithèses  factices  et 
péripéties  romanesques.  Il  a  créé  le  «  monstre  », 
déformation  voulue  et  conventionnelle  de  la  vie  ;  il  a 
représenté  l'invraisemblable  et  l'impossible,  quand 
Shakespeare  nous  montrait  le  possible  devenant  le  réel, 
et  le  malheur  suspendu  sur  chacun  de  nous  par  le  seul 
fait  que  nous  sommes  des  hommes.  L'un,  par  la  force 
de  sa  pensée,  a  synthétisé  la  condition  humaine  ;  l'autre, 
par  le  procédé,  a  concilié  quelques  contraires  habile- 
ment choisis. 

La  même  différence  de  valeur  esthétique  dans  la 
compréhension  se  retrouve  partout.  Léonard  de  Vinci, 
avec  le  simple  geste  de  son  Saint   Jean-Baptiste  qui 


i38  l'objet  du  jugement  esthétique 

montre  le  ciel  du  doigt  et  sourit,  a  mis  dans  sa  toile  sa 
large  conception  de  notre  existence  si  vaine  au  prix  de 
l'éternelle  félicité.  C'est  toute  une  vie  en  beauté  et  en 
noblesse,  c'est  tout  un  monde  souverainement  heureux 
que  nous  prédit  ce  doigt  levé.  Qu'on  lui  compare  le 
geste  des  Horaces  de  David,  et  l'on  apercevra  sans 
peine  que  la  compréhension  du  premier  porte  sur  une 
conception  de  la  vie,  tandis  que  celle  du  second  ne 
dépasse  pas  le  sentiment  assez  étroit  du  guerrier  qui 
jure  de  vaincre  ou  de  mourir. 

Et  de  même,  dans  les  premières  mesures  de  la  sym- 
phonie en  ut  mùiew,  Beethoven  (comme  il  le  disait 
lui-même)  nous  fait  entendre  le  destin  frappant  à  notre 
porte;  dans  la  Symphonie  avec  chœurs  il  exalte  la 
liberté,  cause  de  toute  joie  et  de  toute  dignité  humaines, 
et  indique  à  la  vie  sa  véritable  voie.  Aussi  n'est-il  pas 
étonnant  que  ces  œuvres  soient  autrement  larges  et 
puissantes  que  le  délicat  et  charmant  Fidélio,  puisque 
la  pensée  y  embrasse  plus  de  réalité  et  s'y  étend  à  tout 
le  mystère  de  notre  nature. 

L'église  de  la  Madeleine  sans  doute  rappelle  les 
formes  du  Parthénon.  D'où  vient  qu'elle  lui  est  infé- 
rieure? De  ce  qu'elle  n'est  pas  véritablement  une 
synthèse  ;  il  lui  manque  «  la  pensée  profonde  qui  est 
écrite  sur  le  fronton  du  temple  grec  et  qui  en  forme 
l'enseigne  et  le  couronnement  »  (1).  Le  Parthénon  était 
comme  une  révélation  d'Athènes  toute  entière    et  de 


(t)  BoiUmy.  Philosophie  de  l'architecture  en  Grèce,  p.  179. 


CARACTÈRES    DE   LA    PENSEE    CRÉATRICE  189 

l'âme  attique  avec  son  aptitude  aux  belles  formes  de  la 
vie,  avec  l'harmonie  de  ses  qualités  sagement  équilibrées. 
Mais  la  Madeleine,  quelle  est  la  part  d'humanité  qu'elle 
renferme?  Où  s'étendait  la  compréhension  de  la  pensée 
qui  l'a  créée  ?  Ni  païen,  ni  chrétien,  ce  monument  est 
le  résultat  de  quelques  règles  banales,  «  où  l'idée  dispa- 
rait derrière  le  désir  de  faciliter  l'œuvre  pratique  »  (1). 

On  voit  donc  comment,  dans  les  différents  arts,  la 
compréhension  de  la  pensée  embrassant  plus  ou  moins 
d'objets  et  les  harmonisant  plus  ou  moins  crée  des 
différences  profondes  entre  la  valeur  des  conceptions 
les  plus  semblables  d'apparence. 

D'après  ce  principe  on  imagine  aisément  une 
hiérarchie  possible  dans  la  beauté  compréhensive  ;  c'est 
à  peu  près  celle  que  Platon  représente  dans  le  Banquet, 
quand  il  veut  que  l'amour  s'élève  de  la  contemplation 
des  corps  à  celle  des  âmes,  puis  que  nous  admirions 
«  la  beauté  qui  se  trouve  dans  toutes  les  actions  des 
hommes  »,  puis  que  nous  «  passions  aux  sciences  pour 
en  contempler  la  beauté,  »  jusqu'à  ce  qu'enfin  nous 
«  n'apercevions  plus  qu'une  science,  celle  du  beau.  » 
Platon  va  ainsi  du  particulier  au  général,  de  façon  à 
parvenir  en  dernier  lieu  à  la  cause  suprême  qui 
explique  et  synthétise  les  différents  ordres  de  la  beauté. 
—  De  même  on  peut  établir  dans  la  pensée  de  l'artiste, 
appliquée  au  monde,  des  degrés  analogues  :  elle  ne 
s'attache  parfois  qu'à  un  détail  des  choses,  et  c'est  là 


I 


(1)  Boutmy.  Philosophie  de  l'architecture  en  Grèce,  p.  145. 


i4o  l'objet  du  jugement  esthétique 

sa  forme  inférieure  ;  d'autres  fois  elle  choisit  ce  détail 
de  telle  sorte  qu'il  synthétise  un  ensemble,  et  c'est  là 
une  forme  déjà  plus  compréhensive  ;  puis  elle  décrit 
un  aspect  général  de  la  vie  dans  l'interprétation  d'un 
grand  nombre  de  phénomènes  physiques  ou  moraux  ; 
elle  découvre  une  loi  commune  aux  manifestations  les 
plus  diverses  de  la  nature,  et  enfin  entrevoit  le  sens 
éternel  des  choses  et  cherche  à  faire  comprendre  le 
grand  mystère  humain. 

Tel  est  l'idéal  des  artistes  de  génie  ;  tel  est  celui  que 
nous  croyons  apercevoir  dans  le  Faii^t  de  Gœthe,  dans 
les  Pèlerins  d'Emmaûs  de  Rembrandt,  dans  le  Moïse 
de  Michel-Ange  ou  dans  la  Symphonie  en  ut  mineur  de 
Beethoven.  Mais  parce  que  ces  œuvres  ont  leur  signi- 
fication propre  intraduisible  dans  d'autres  langages  que 
le  leur,  c'est  un  point  sur  lequel  il  est  difficile  d'instituer 
une  discussion  probante  ;  il  suffira  que  ces  exemples, 
contestés  ou  non,  démontrent  nettement  le  sens  que 
nous  attachons  au  mot  compréhension  et  la  réalité  qui 
se  cache  derrière  ce  mot.  L'œuvre  d'art  parfaite  (au 
point  de  vue  de  la  compréhension)  serait  celle  où 
s'harmoniserait  la  totalité  des  choses,  et  où  apparaîtrait 
à  tous  les  yeux  ce  que  Fichte  a  appelé  «  la  divine  idée 
du  monde  ».  On  ne  saurait  imaginer  rien  de  plus  ;  car 
alors  la  pensée  serait  adéquate  à  l'univers  et  domina- 
trice des  choses  ;  elle  deviendrait  la  pensée  par 
excellence,  la  pensée  où  l'individualité  du  sujet  appa- 
raîtrait toute  entière  dans  la  connaissance  parfaite  de 
l'objet  infini  ;  cette  pensée  serait  vraiment  divine,  et 
l'artiste  se  confondrait  avec  Dieu.  Sans  doute  cet  idéal 


CARACTÈRES  DE  LA  PENSEE  CRÉATRICE        l^l 

n'est  pas  réalisable  ;  mais  c'est  vers  lui  que  se  dirige 
tout  effort  de  la  pensée  créatrice,  et  c'est  en  lui  qu'elle 
trouverait  sa  complète  perfection. 


Maintenant  que  nous  connaissons  les  trois  caractères 
de  cette  pensée,  il  convient  de  rechercher  si  parmi  les 
combinaisons  possibles  de  l'individualité,  de  la  péné- 
tration, de  la  compréhension,  il  y  en  a  qui  sont  plus 
ou  moins  favorables  les  unes  que  les  autres  à  la 
production  de  la  beauté.  Laquelle  de  ces  trois  qualités 
est  la  plus  utile  ?  Toutes  trois  sont-elles  également 
indispensables  ?  Que  devient  la  pensée  quand  l'une 
d'elles  se  développe  de  préférence  aux  deux  autres  ? 
Bref,  y  a  t-il  une  échelle  possible  de  la  beauté  selon  les 
combinaisons  diverses  des  éléments  qui  la  constituent? 

A  cela  nous  répondrons  très  nettement  :  cette  échelle 
n'existe  pas  et  ne  peut  exister.  Comment  entreprendre 
en  effet  de  classer  et  d'ordonner  les  infinies  combinai- 
sons qui  peuvent  se  produire?  Non  seulement  chacun 
de  ces  caractères  se  manifeste  de  façon  variable,  avec 
chaque  artiste,  avec  chaque  œuvre,  sans  qu'un  critérium 
sûr  nous  permette  de  reconnaître  laquelle  de  ces 
manifestations  a  le  plus  de  valeur  réelle,  mais  leurs 
combinaisons  possibles  varient,  elles  aussi,  avec  le 
tempérament  de  chaque  artiste,  sans  que  nous  ayons 
aucun  moyen  logique  de  les  proclamer  supérieures  les 
unes  aux  autres  ;  car  nous  ne  pouvons  ni  les  prévoir, 
ni  par  conséquent  les  faire  Ventrer  dans  des  catégories 


i42  l'objet  du  jugement  esthétique 

dressées  d'avance,  ni  les  analyser  avec  assez  de  rigueur 
pour  établir  un  rapport  de  valeur  entre  elles.  Donc 
l'unité  de  mesure  manque  à  la  fois  pour  l'appréciation 
de  chaque  caractère  et  pour  la  comparaison  des  infinies 
combinaisons  des  divers  caractères. 

Il  en  résulte  que  nous  sommes  obligés  de  restreindre 
le  problème  et  de  rechercher  seulement  si  chacun  des 
trois  attributs  de  la  pensée  créatrice  est  nécessaire,  si 
l'un  d'eux  a  une  valeur  esthétique  supérieure  aux 
autres,  et  entre  quelles  limites  minima  et  maxima 
varient  les  manifestations  de  cette  pensée.  Ainsi  posée, 
la  question  garde  encore  son  intérêt  et  peut  recevoir 
une  solution. 

Et  d'abord,  ce  qui  fait  qu'une  pensée  est,  c'est  qu'elle 
possède  l'individualité  et  que  par  là  elle  se  distingue  de 
toute  autre  pensée.  Donc  ce  caractère  est  indispensable. 
Il  ne  saurait  y  avoir  là  dessus  aucune  contestation  ;  car 
les  partisans  les  plus  convaincus  de  l'imitation  absolue 
de  la  nature  ne  peuvent  conseiller  que  de  bien  voir  et 
de  bien  rendre  ce  qu'on  imite.  Or  bien  voir  et  bien 
rendre,  c'est  déjà  (nous  l'avons  reconnu  plus  haut) 
individualiser;  car  c'est  donner  à  la  pensée  qu'on  veut 
traduire  une  conscience  d'elle-même,  grâce  à  laquelle 
elle  prendra  sa  physionomie  propre.  Que  l'individualité 
ainsi  comprise  soit  sublime,  comme  chez  les  poètes 
homériques  ou  chez  certains  constructeurs  de  cathédrales 
gothiques,  ou  qu'elle  soit  humble  et  pauvre,  comme 
chez  l'auteur  de  la  Cantilène  de  Sainte-Eulalie  ou  chez 
l'ouvrier  qui  bâtit  l'église  de  son  village,  elle  existe; 
si  le  degré  varie,  la  nature  reste  identique;    et  l'on  ne 


CARACTÈRES  DK  LA  PENSEE  CRÉATRICE        l43 

peut  concevoir  une  œuvre  d'art  autrement  que  comme 
la  résultante  d'une  pensée  individuelle  ;  sans  quoi  il  n'y 
aurait  plus  de  différence  entre  l'art  proprement  dit  et  le 
métier  :  le  statuaire  deviendrait  tailleur  de  pierres  ou 
plâtrier,  le  peintre  badigeonneur  et  le  poète  versifica- 
teur; encore  dans  ces  contrefaçons  de  l'art,  resterait-il 
toujours  un  semblant  d'individualité  nécessaire  à  la 
réalisation  de  l'œuvre  dans  un  sens  plutôt  que  dans  un 
autre. 

La  pénétration,  à  son  tour,  est  également  indispen- 
sable. Toute  pensée  a  un  objet,  et  par  le  seul  fait  qu'elle 
s'attache  à  cet  objet,  elle  le  connaît  dans  une  certaine 
mesure.  Admettons  qu'un  auteur  représente  des  choses 
qu'il  ne  connaisse  pas  directement,  comme  Dieu,  les 
chimères  ou  les  démons;  il  les  imaginera  cependant 
sous  tel  ou  tel  aspect,  et  la  conception  de  cet  aspect 
sera  déjà  un  effort  vers  la  pénétration,  un  commence- 
ment de  pénétration  —  juste  ou  erronée  —  des  objets. 
L'œuvre  d'art  se  réalisera  par  suite  de  l'application  de 
l'esprit  à  quelque  chose  d'extérieur  ou  parfois  à  lui- 
même  s'extériorisant  ;  et  cette  chose  extérieure  ou 
extériorisée  n'a  pas  de  valeur  esthétique  par  elle-même, 
par  sa  réalité  particulière^  mais  par  sa  représentation 
dans  la  pensée  créatrice  et  par  le  parti  qu'on  tire  de  cette 
pensée  ;  et  ainsi  il  n'est  pas  nécessaire  que  l'artiste  ait  une 
connaissance  parfaitement  exacte  de  l'objet  lui-même, 
mais  bien  de  la  représentation  subjective  de  cet  objet. 

Reste  à  savoir  si  cette  représentation  subjective 
ne  doit  pas  être  conforme  à  la  réalité  objective  ;  mais 
remarquons  que  cette  question  touche  bien  plutôt  aux 


i44  l'objet  du  jugement  esthétique 

lois  de  l'expression  esthétique  qu'à  celles  de  la  pensée 
créatrice.  Quelle  que  soit  la  solution  adoptée,  il  n'en 
est  pas  moins  vrai  que  la  pensée  doit  avoir  un  objet  — 
conforme  ou  non  à  la  réalité  —  et  connaître  cet 
objet  tel  que  l'esprit  se  le  représente.  Une  pensée  sans 
pénétration  serait  une  pensée  non-existante  ;  et  on  ne 
saurait  alors  la  supposer  individuelle,  de  même  qu'on 
ne  saurait  supposer  pénétrante  une  pensée  sans  indivi- 
dualité. La  relation  du  sujet  à  l'objet  est  chose  tellement 
étroite,  tellement  nécessaire,  que  toute  pensée  exige 
ces  deux  termes,  et  que  la  pensée  esthétique  (qui  est  à 
elle-même  sa  fin  et  qu'on  peut  appeler  la  pensée  par 
excellence)  veut  entre  eux  une  union  parfaite  et  chez 
chacun  d'eux  un  développement  plus  considérable. 

En  revanche,  il  semble  que  la  pensée  créatrice  puisse 
subsister  sans  la  compréhension,  si  l'on  entend  par 
compréhension  la  comparaison  et  la  synthèse.  Dans 
son  ouvrage  sur  V Homme  de  gériie,  le  docteur  Lom- 
broso  reproduit  des  dessins  faits  par  des  fous  ;  ce  sont 
certainement  des  œuvres  d'art,  quoique  sans  beauté  ; 
mais  elles  ne  contiennent  souvent  aucune  synthèse  ;  on 
dirait  qu'un  objet  s'est  présenté  à  l'esprit  du  fou,  l'a 
obsédé,  et  qu'il  l'a  imité  sans  conception  qui  le 
dépassât.  Dans  un  roman  déjà  cité,  (1)  l'auteur  imagine 
un  pauvre  peintre  sans  talent  copiant  un  poêle  et  rien 
que  ce  poêle  ;  il  l'imite  platement,  sans  ramener  à  une 
conception  complexe  son  consciencieux  effort  ;  il  copie 


(1)  L'Œuvre  de  M.  Zoia. 


CARACTÈRES  DE  LA  PENSÉE  CREATRICE       l45 

pour  copier  ;  et  quoiqu'il  n'y  ait  là  aucune  compréhen- 
sion, son  œuvre  n'en  est  pas  moins  une  œuvre  d'art, 
misérable,  il  est  vrai,  mais  réellement  œuvre  d'art.  On 
peut  donc  concevoir  une  pensée  sans  compréhension 
comme  ayant  une  valeur  esthétique. 

Il  semble  d'ailleurs  que  plus  un  art  est  représentatif, 
plus  on  puisse  en  éliminer  le  caractère  compréhensif 
de  la  pensée.  Dans  la  peinture,  la  nécessité  d'obtenir 
un  relief  apparent  sur  une  surface  plane  force  presque 
toujours  l'esprit  à  tenir  au  moins  compte  de  la  combi- 
naison du  fond  avec  l'objet  qui  s'en  détache  ;  et  par  là 
se  produit  une  sorte  de  compréhension,  puisque  l'idée 
de  distance  entre  le  fond  et  l'objet,  l'idée  de  perspective, 
s'ajoute  au  tableau  ;  l'artiste  embrasse  dans  sa  pensée 
deux  choses  pour  les  soumettre  à  une  loi  commune  ; 
c'est  le  commencement  de  la  compréhension.  Mais  dans 
la  sculpture  où  la  forme  devient  le  seul  souci  du  sta- 
tuaire, on  admettra  plus  facilement  que  tout  caractère 
compréhensif  de  la  pensée  disparaisse.  S'il  s'agit  de 
reproduire  une  sphère,  l'apprenti  copie  la  sphère  et 
c'est  tout  :  il  n'a  qu'un  objet  où  attacher  son  effort  ;  la 
synthèse  peut  fort  bien  ne  pas  exister.  Au  contraire,  un 
musicien,  un  poète,  pour  développer  leurs  sentiments 
et  leurs  idées,  sont  bien  obligés  de  recourir  à  la  phrase 
dont  les  éléments  divers  s'assemblent  selon  certaines 
lois  où  se  retrouve  la  compréhension.  Cette  compré- 
hension, à  vrai  dire,  est  rudimentaire  et  presque  ins- 
tinctive, et  peut-être  même  pourrait-on  soutenir  qu'une 
phrase  est  parfois  toute  machinale  et  ne  suppose  en  fait 
aucune  compréhension.  Mais  qu'il  nous  suffise  de  la 

lO 


i46  l'objet  du  jugement  esthétique 

réduire  à  très  peu  de  chose  en  littérature  et  en  musi- 
que, et  au  néant  en  peinture  et  surtout  en  sculpture, 
au  moins  dans  les  œuvres  parfaitement  naïves.  Cela 
nous  autorisera  à  conclure  que  si  l'individualité  et  la 
pénétration  sont  indispensables  à  la  pensée  créatrice, 
la  compréhension  dont  l'importance  est  d'ailleurs  évi- 
dente n'est  pas  absolument  nécessaire  à  la  conception 
esthétique. 


Mais  s'il  s'agit  maintenant  de  décider  lequel  des  trois 
caractères  est  le  plus  utile  à  la  réalisation  de  la  beauté, 
le  problème  se  transforme  complètement.  Car,  de  ce 
que  les  deux  premiers  sont  indispensables,  et  non  le 
troisième,  il  ne  s'en  suit  pas  que  pour  avoir  une  réelle 
valeur  esthétique,  la  pensée  doive  être  plus  indivi- 
duelle et  pénétrante  que  compréhensive.  C'est  ce  que 
des  exemples  feront  plus  facilement  saisir  :  un  fou  peut 
avoir  une  individualité  très  aiguë  ;  il  peut  appliquer 
cette  individualité  à  un  objet  déterminé  dont  sa  pensée 
ne  se  détachera  jamais.  Y  aura-t-il  par  cela  même  une 
belle  œuvre  d'art  réalisée  ?  Non,  parce  qu'il  n'y  aura 
pas  systématisation  logique  de  divers  objets  connus, 
parce  qu'il  n'y  aura  pas  de  synthèse  dans  la  pensée. 
Au  contraire  imaginons  une  idée  aussi  banale  que  pos- 
sible et  une  pénétration  insuffisante  de  l'objet  pensé, 
une  Rêverie  du  Soir,  par  exemple,  pour  pensionnat  de 
jeunes  filles  ;  il  est  probable  que  la  valeur  esthétique  de 
l'œuvre  proviendra,  non  pas  de  l'individualité  ou  de  la 


CARACTÈRES  DE  LA  PENSEE  CREATRICE       I^J 

pénétration,  mais  bien  de  l'impression  générale  qui  se 
dégagera  des  diverses  phrases  musicales  ;  l'auteur  y 
aura  transcrit  la  sérénité,  la  rêverie,  la  douceur  et  la 
joie  qu'engendre  dans  l'âme  la  fin  d'une  belle  journée, 
et  ces  sentiments  s'uniront  dans  une  synthèse  plus  ou 
moins  harmonieuse  à  laquelle  correspondra  le  mérite 
plus  ou  moins  grand  de  l'œuvre. 

L'importance  de  la  compréhension  apparaîtra  mieux 
encore  si  nous  considérons  des  œuvres  d'art  d'une 
beauté  incontestable.  Il  n'y  a  guère  eu,  au  xvn'^  siècle, 
d'auteur  plus  original  et  plus  curieux  que  La  Bruyère  : 
se  plaisant  à  exprimer  des  idées  neuves  sous  une  forme 
inattendue,  il  a  scruté  minutieusement  l'àme  de  ses 
contemporains,  et  a  vu  exactement  les  dessous  de  la 
vie  de  cour  et  de  la  vie  bourgeoise.  Individuel  et  péné- 
trant, voilà  deux  qualificatifs  qui  lui  conviennent  mer- 
veilleusement. A-t-il  été  compréhensif  ?  Peu,  en  ce  sens 
qu'il  ne  s'est  guère  soucié  de  chercher  la  raison  géné- 
rale des  choses  qu'il  observait,  et  que  son  génie  ne  lui 
a  pas  fait  apparaître  tont  à  coup  l'aspect  commun  par 
où  elles  s'harmonisent;  on  ne  trouve  pas  chez  lui  l'idée 
de  derrière  la  tête  qui  fait  les  grands  artistes  ;  aussi 
a-t-on  été  quelquefois  sévère  pour  son  talent.  —  Dans 
Molière,  au  contraire,  quoique  l'individualité  propre- 
ment dite  existe  à  un  haut  degré,  cette  qualité  ne 
dépasse  pas  la  mesure  atteinte  par  La  Bruyère.  D'un 
autre  côté  peut-on  dire  que  le  poète  comique  a  observé 
plus  finement  ses  modèles  que  le  moraliste  ?  Non,  et  le 
véritable  hypocrite  ressemble  tout  autant  à  Onuphure 
qu'à  Tartuffe.  Mais  Molière  a  su  fondre  dans  un  carac- 


i48  l'objet  du  jugement  esthétique 

tère  agissant  et  vivant  les  innombrables  attitudes  de  ses 
personnages  ;  rien  dans  les  paroles  de  chacun  d'eux 
n'a  l'air  particulièrement  préparé  pour  un  effet  général, 
tant  elles  semblent  naturelles  et  spontanées  ;  et  cepen- 
dant l'impression  produite  sur  le  spectateur  est  une  et 
forte,  parce  que  dans  ses  nuances  les  plus  variées,  le 
caractère,  lui  aussi,  reste  un,  et  parce  que  de  toute 
l'œuvre  ressort  une  conception  générale,  une  concep- 
tion compréheAisive  de  l'existence  ;  il  y  a  ce  qu'on  peut 
appeler  la  philosophie  de  Molière;  mais  où  est  la  philo- 
sophie de  La  Bruyère  ? 

La  plupart  des  peintres  ont  traité  les  mêmes 
sujets  tirés  de  la  Bible  ou  du  Nouveau  Testa- 
ment, D'où  vient  entre  eux  la  différence  du  talent 
au  génie  ?  Presque  toujours  de  la  compréhension. 
Rappelons-nous  plutôt  deux  tableaux  fameux,  l'un 
de  Titien,  l'autre  de  Rembrandt,  représentant  les 
Pèlerins  d'Emmaûs.  Chez  le  peintre  italien,  il  y  a 
certainement  une  conception  individuelle  très  mar- 
quée, ne  fût-ce  que  dans  le  mouvement  et  les  détails 
de  la  scène  traitée,  et  il  ne  parait  pas  que  Titien 
se  soit  beaucoup  préoccupé  d'imiter  ses  prédéces- 
seurs :  il  a  donc  fait  preuve  d'individualité.  Quant  au 
soin  avec  lequel  il  a  étudié  ses  personnages,  on  ne 
peut  douter  qu'il  ait  été  poussé  fort  loin,  puisque 
plusieurs  d'entre  eux  sont  certainement  des  portraits. 
Aussi  Jean-Baptiste  de  Ghampaigne  remarque-t-il  avec 
raison  que  «  d'abord  que  l'on  jette  la  vue  sur  le  général 
de  cet  ouvrage,  l'on  y  trouve  une  vérité  agréable  et 
magnifique  qui  représente  la  nature  d'une  force  sur- 


CARACTÈRES  DE  LA  PENSEE  CREATRICE        t49 

prenante  »  (1).  Voilà  pour  l'individualité  et  la  pénétra- 
tion ;  mais  de  tous  les  éléments  de  son  tableau  se 
dégage-t-il  une  synthèse  puissante,  une  conception 
large  et  profonde  de  cette  srène  miraculeuse  ?  C'est  ce 
que  nous  n'arrivons  pas  à  apercevoir.  Le  peintre  n'a 
pas  mis  dans  la  toile  sa  conception  de  la  vie. 

Peut-être  l'œuvre  de  Rembrandt  n'est-elle  pas  plus 
originale  que  celle  de  Titien  ;  peut-être  n'y  a-t-il  pas 
apporté  une  force  de  pénétration  plus  grande  :  le  tableau 
est  très  simple,  avec  ses  personnages  réduits  presque 
au  strict  minimum  ;  les  attitudes  sont  justes,  mais  celles 
de  Titien  le  sont  aussi.  Où  donc  réside  la  beauté 
supérieure  de  l'œuvre?  Uniquement  dans  la  compré- 
hension qui  ramène  tous  les  détails  à  une  révélation 
soudaine  de  la  divinité,  de  la  vérité  et  de  l'amour. 
C'est  tout  un  monde  nouveau  que  les  pèlerins  aper- 
çoivent dans  ce  Christ  «  pâle,  amaigri,  rompant  le  pain 
comme  il  avait  fait  le  soir  de  la  Cène,  dans  sa  robe  de 
pèlerin,  avec  ses  lèvres  noiràlrcs  où  le  supplice  a  laissé 
des  traces,  ses  grands  yeux  bruns,  doux,  largement  dila- 
tés et  levés  vers  le  ciel,  avec  son  nimbe  froid,  une  sorte 
de  phosphorescence  autour  de  lui,  qui  le  met  dans  une 
gloire  indécise,  et  ce  je  ne  sais  quoi  d'un  vivant  qui 
respire  et  qui  certainement  a  passé  par  la  mort.  (2)  » 
C'est  pour  cela  que  l'œuvre  de  Titien,  d'ailleurs    très 


(1)  Conférence  inédite  prononcée  à  l'Académie  le  3  Oclobre  1676. 

(2)  Fromentin.  Les  Maîtres  d'autrefois,  p.  38t. 


i5o  l'objet  du  jugement  esthétique 

belle,  ne  peut  se  comparer  à  la  puissante  conception 
de  Rembrandt. 

Lorsqu'au  deuxième  acte  d'Orphée,  Gluck  oppose  la 
sérénité  bienheureuse  des  Champs-Elysées  à  l'effroi  du 
Tartare,  est-ce  par  l'individualité  ou  par  la  pénétration 
qu'il  vaut  surtout  ?  N'est-ce  pas  plutôt  par  la  compré- 
hension de  tout  ce  qui  constitue  l'horreur  de  l'existence 
souterraine  —  la  nuit  perpétuelle,  les  fantômes,  la 
mort,  —  et  de  tout  ce  qui  fait  la  joie  des  âmes  justes, 
—  la  clarté,  la  beauté,  la  paix  ?  —  La  conception  har- 
monieuse de  la  vie  dans  les  régions  que  n'éclaire  pas  le 
soleil  ne  constitue-t-elle  pas  le  chef-d'œuvre,  bien  plus 
encore  que  l'individualité  ou  la  vérité  de  la  pensée  du 
musicien  ? 

Sans  doute  il  est  imprudent  de  décomposer  ainsi  les 
qualités  de  la  conception  esthétique  et  de  les  considérer 
séparément,  à  l'exclusion  l'une  de  l'autre.  Il  est  bien 
certain  qu'en  général  la  pensée  créatrice  compréhensive 
est  en  même  temps  individuelle  et  pénétrante,  et  qu'une 
pensée  véritablement  individuelle  embrasse  toujours 
divers  objets  ou  divers  éléments  d'un  même  objet  de 
façon  à  en  apercevoir  la  synthèse.  Niera-t-on  que  la 
conception  de  Molière,  celle  de  Rembrandt  et  celle  de 
Gluck  soient  profondément  originales,  quoiqu'elles 
s'imposent  à  notre  admiration  surtout  par  ce  qu'elles 
enferment  d'humanité  vivante  et  vraie  ?  Refusera-t-on  à 
La  Bruyère  ou  à  Titien  le  don  de  saisir  les  aspects 
généraux  de  la  vie,  sous  prétexte  que  leur  individualité 
s'affirme  énergiquement  dans  leur  œuvre  ?  Non  ;  en 
réalité,  il  y  a  dans  toute  production  vraiment  belle  la 


CARACTÈRES   DE    LA    PENSEE    CREATRICE  l5l 

marque  d'une  pensée  à  la  fois  individuelle^  pénétrante 
et  compréliensive,  dans  laquelle  nul  caractère  ne  se 
peut  absolument  séparer  des  deux  autres,  mais  peut 
exister  à  un  degré  supérieur  ou  inférieur. 

Ceci  admis,  on  n'en  reste  pas  moins  fondé  à  soutenir 
que  si  les  œuvres  compréhensives  sont  nécessairement 
individuelles  et  pénétrantes,  ces  dernières  sont  quelque- 
fois peu  compréhensives  et  par  suite  d'une  valeur  esthé- 
tique moindre  que  les  premières.  En  d'autres  termes 
l'individualité  et  la  pénétration  sont  le  point  de  départ 
nécessaire  de  l'œuvre  d'art,  sans  que  ces  deux  qualités 
puissent  jamais  se  distinguer  nettement  l'une  de  l'autre 
(car  connaître  l'objet,  c'est  affirmer  le  sujet,  et  affirmer 
le  sujet  suppose  un  objet  auquel  s'attache  le  sujet)  ; 
mais  la  compréhension  en  est  l'aboutissement  naturel 
et  le  couronnement  définitif.  C'est  par  la  compréhen- 
sion seule  que  le  génie,  divinateur  de  la  vie  et  du 
monde,  donne  à  la  beauté  toute  sa  valeur  ;  elle  devient 
la  véritable  mesure  du  mérite  esthétique,  d'autant  plus 
qu'elle  suppose  les  deux  autres  qualités  arrivées  à  un 
complet  développement  ;  et  ainsi  c'est  par  le  caractère 
jusqu'à  un  certain  point  superflu  de  la  pensée  créatrice 
que  se  jugera  la  valeur  de  cette  pensée. 


Rien,  au  surplus,  ne  s'explique  plus  aisément,  si  l'on 
songe  à  quelle  réalité  répond  la  compréhension,  et  si 
l'on  songe  en  même  temps  à  ce  que  représente  cette 
harmonie  dont  on  a  toujours  fait  le  caractère  essentiel 


102  L  OBJET    DU    JUGEMENT   ESTHÉTIQUE 

de  la  beauté.  Il  y  a  en  effet  identité  entre  la  compré- 
hension et  l'harmonie.  L'une  et  l'autre  embrassent  les 
objets  pour  en  saisir  l'aspect  commun,  le  sens  unique  ; 
et  de  même  que  la  compréhension  est  plus  belle  à 
mesure  que  l'objet  de  la  pensée  est  plus  vaste  et  l'unité 
de  la  conception  plus  manifeste,  de  même  l'harmonie 
parfaite  suppose  non  seulement  l'accord  complet  de 
toutes  les  parties  mais  le  plus  grand  nombre  possible  de 
parties.  «  Ce  n'est  pas  l'unité  seule,  qui  fait  la 
beauté,  il  y  faut  la  pluralité  réduite  à  l'unité  »  (1). 
On  oublie  trop  souvent  la  pluralité  lorsqu'on  définit 
l'harmonie,  et  c'est  pour  cela  qu'à  un  mot  évoquant 
surtout  l'idée  d'accord,  nous  avons  substitué  un  mot 
évoquant  surtout  l'idée  de  synthèse  puissante.  Mais, 
en  réalité,  la  compréhension  et  l'harmonie,  telle  que 
nous  venons  de  la  déterminer,  sont  une  seule  et  même 
chose,  et  nous  sommes  d'accord  avec  l'opinion  com- 
mune pour  déclarer  que  la  beauté  résulte  de  l'harmonie, 
et  se  mesure  généralement  à  elle. 

Même  lorsqu'on  donne  de  la  beauté  des  définitions 
différentes,  c'est  au  fond  à  celle-là  que  l'on  pense.  Les 
naturalistes  veulent  que  l'art  soit  «  un  coin  de  la 
nature  vu  à  travers  un  tempérament  »,  et  Claude  Ber- 
nard considère  l'artiste  comme  «  un  homme  qui  réalise 
dans  une  œuvre  d'art  une  idée  ou  un  sentiment  qui  lui 
est  personnel  »  (2).  On  serait  donc  tenté  de  croire  qu'ils 
font  passer  l'individualité  avant  la  compréhension.   La 


(1)  Le  Pére  Castel  cité  par  Charma  dans  son  étuJe  sur  le    Père  André. 

(2)  Iniroduclion  à  l'Etude  de  la  Médecine  Expérimentale. 


CARACTÈRES  DE  LA  PENSEE  CREATRICE       l53 

vérité  est  qu'ayant  vu  dans  les  formes  stéréotypées  du 
classicisme  ou  du  romantisme  la  cause  principale  de  la 
médiocrité  des  œuvres,  ils  ont  proclamé  la  nécessité  de 
retremper  la  pensée  créatrice  dans  l'effort  personnel.  Il 
leur  a  semblé  que  l'artiste  cessant  de  chercher,  l'art  se 
perdait,  et  ils  ont  fait  consister  la  beauté  de  la  concep- 
tion dans  la  sincérité  et  l'individualité.  Mais  admettra- 
t-on  un  seul  instant  que  Claude  Bernard  se  fût  contenté 
d'une  originalité  s'essayant  sur  des  réalités  stériles  ou 
mesquines  ?  Et  n'est-il  pas  certain  que  pour  lui  l'indivi- 
dualité était  plus  forte  à  mesure  qu'elle  embrassait  dans 
une  synthèse  plus  large  une  vie  plus  puissante  ?  Il  a  eu 
le  tort  de  faire  de  la  compréhension  la  conséquence  de 
l'individualité  ;  mais  le  fond  de  sa  pensée  ne  laisse 
aucun  doute,  et  c'est  bien  l'harmonie,  saisie  par  un 
esprit  vigoureux  et  personnel,  qui  constitue  pour  lui 
la  beauté. 

Quant  aux  naturalistes,  il  suffît  de  rappeler  la  décla- 
ration de  foi  de  Sandoz  dans  le  roman  intitulé  l'Œu- 
vre, pour  voir  leur  véritable  opinion  :  «  Ah  !  bonne 
terre,  prends-moi,  toi  qui  es  la  mère  commune,  l'uni- 
que source  de  la  vie  !  Toi  l'éternelle,  toi  l'immortelle 
où  circule  l'âme  du  monde,  cette  sève  épandue  jusque 
dans  les  pierres  et  qui  fait  des  arbres  mes  grands  frè- 
res immobiles...  C'est  toi  seule  qui  seras  dans  mon 
œuvre  comme  la  force  première,  le  moyen  et  le  but, 
l'arche  immense,  où  toutes  les  choses  s'animent  du 
souffle  de  tous  les  êtres  »    (1).   Peut-être    l'art    n'est-il 

(1)  E.  Zola.  L'Œuvre  p.  211.  Il  semble  bien  que  Sandoz  soil,  dans  ce  pas- 
sage, l'interprèle  du  romancier. 


i54  l'objet  du  jugement  esthétique 

«  qu'un  coin  de  la  nature  vu  à  travers  un  tempéra- 
ment )),  mais  la  beauté  varie  certainement,  s'il  faut  en 
croire  les  lignes  précédentes,  avec  l'aperception  plus  ou 
moins  puissante  d'une  nature  plus  ou  moins  vaste.  Et 
dès  lors  qu'est-ce  que  la  beauté,  sinon  la  pensée  compré- 
hensive,  l'harmonie  ? 

Le  seul  argument  sérieux  qu'on  pourrait  opposer  à 
l'importance  de  l'harmonie  ou  de  la  compréhension 
dans  l'appréciation  de  l'œuvre  d'art  serait,  non  pas  le 
silence  des  naturalistes  sur  ce  point,  mais  bien  l'éloge 
exclusif  que  font  certains  critiques  de  l'élévation  de 
pensée  en  art.  Nous  avons  vu  comment  s'exprimait  à  ce 
sujet  Quatremère  de  Quincy  (1).  Voici  ce  que  disait 
Charles  Blanc  à  propos  du  «  style  »  :  «  Un  ouvrage  a  du 
style  lorsque  les  objets  y  sont  représentés  sous  leur 
aspect  typique,  dans  leur  primitive  essence,  dégagés  de 
tous  les  détails  insignifiants,  simplifiés,  agrandis  (2).  » 
Il  en  conclut  tout  naturellement  que  les  Hollandais 
n'ont  pas  de  style  ;  or,  comme  il  fait  du  mot  style  le 
synonyme  apparent  de  ce  que  nous  appelons  compré- 
hension, on  est  amené  à  se  défier  d'une  théorie  qui 
semble  exclure  de  la  grande  peinture  les  meilleurs 
peintres. 

Mais  en  quoi  l'idéal  cher  à  Winckelmann,  à  Mengs, 
à  Quatremère  de  Quincy,  en  quoi  le  style  prôné  par 
Charles  Blanc,  ressemblent-ils  à  l'harmonie  véritable  ? 
L'idéal,  tel  qu'il  a  été   compris  par  ces  esthéticiens, .  J 

(1)  Cf.  en  particulier  l'Essai  sur  l'Idéal. 

(2)  Ch.  Blanc.  Grammaire  des  arts  du  dessin,  p.  20. 


CARACTÈRES  DE  LA  PENSÉE  CRÉATRICE        l55 

consiste  dans  un  effort  constant  vers  la  noblesse  et  la 
réalisation  des  belles  formes  naturelles  ou  même  des 
formes  plus  belles  que  nature  ;  mais  c'est  moins  un 
effort  de  pensée  qu'un  effort  de  procédés,  ce  n'est  plus 
l'âme  de  l'artiste  qui  s'exprime  en  toute  sincérité  dans 
son  œuvre,  c'est  son  habileté  technique  ;  au  lieu  de 
synthèse,  au  lieu  de  compréhension,  au  lieu  de  con- 
ception du  monde  et  de  la  vie,  nous  avons  un  canon, 
une  convention,  une  vague  généralisation  ;  c'est  à  dire 
qu'au  lieu  de  l'art,  résidant  essentiellement  dans  la 
pensée,  nous  n'en  avons  plus  que  la  contrefaçon  opé- 
rant par  préceptes  dénués  d'effort  mental.  Donc,  loin 
de  conclure  que  la  compréhension  engendre  des  œuvres 
médiocres,  nous  devons,  au  contraire,  déduire  de  ce 
qui  précède  que  la  substitution  du  mécanisme  technique 
à  la  pensée  vraiment  harmonieuse  fait  seule  disparaître 
la  beauté  et  tend  à  la  ruine  complète  de  l'art. 

Mais  qu'est-ce  en  définitive  que  la  compréhension, 
que  l'harmonie  ?  Quelle  image  concrète  peut  nous  don- 
ner une  idée  exacte  de  ces  abstractions  ?  «  La  valeur 
de  chaque  travail  de  l'art,  a  dit  Ruskin,  est  en  raison 
directe  de  la  quantité  d'humanité  qui  y  est  contenue  et 
exprimée  d'une  manière  visible  et  pour  toujours  ».  (1)  Il 
faudrait  donc  faire  de  l'humanité  et  de  la  vie  le  sym- 
bole de  la  compréhension  et  de  l'harmonie  ;  en  cela 
encore  nous  nous  rencontrerions  avec  l'opinion  cou- 
rante de  l'époque  présente. 


(1)  J.  Huskin.  Stones  of  Veuice,   p.  381,  cité  dans  la  thèse  de  M.  Bardoux 
sur  Ruskin,  p.  261. 


i56  l'objet  du  jugement  esthétique 

Or,  si  l'on  essaie  de  définir  le  mot  vie,  on  voit  sans 
peine  qu'un  des  caractères  les  plus  frappants  de  la  vie, 
c'est  l'harmonie  la  plus  vaste  et  la  plus  parfaite  qu'il 
nous  soit  donné  d'observer.  Elle  se  manifeste  en  effet 
par  le  concours  de  l'infinité  des  cellules  composant 
notre  être  à  produire  l'identité  du  moi.  Que  l'on  songe 
à  l'évolution  perpétuelle  de  ces  cellules,  au  mouvement 
incessant  de  la  circulation  sanguine,  à  l'accomplisse- 
ment compliqué  des  fonctions  telles  que  la  nutrition  et 
la  digestion,  enfin  au  nombre  incalculable  d'éléments 
et  de  phénomènes  qui  maintiennent  notre  être  ;  que 
l'on  songe,  d'un  autre  coté,  à  la  résultante  unique  de 
tout  cela,  qui  est  la  vie,  et  l'on  comprendra  sans  doute 
quel  rapport  il  y  a  entre  la  compréhension  et  la  vie.  Du 
moment  où  la  pensée  s'efforce  à  être,  elle  devient  néces- 
sairement compréhensive  ;  du  moment  où  elle  est  com- 
préhensive,  elle  produit  pour  son  compte  l'unité  et  la 
complexité  de  la  vie  intellectuelle,  en  même  temps 
qu'elle  prend  pour  objet  cette  unité  et  cette  complexité 
de  la  vie,  soit  dans  l'homme,  soit  dans  l'univers.  Elle 
réalise  donc  doublement  l'harmonie  de  la  vie,  d'une 
part  grâce  à  l'activité  mentale,  d'autre  part  grâce  à 
l'imitation  de  la  complexité  et  de  l'unité  visibles  dans  les 
choses  ;  en  cela  consiste  la  beauté  puisque  la  beauté 
pour  la  pensée,  c'est  que  la  pensée  soit,  et  soit  le  plus 
possible.  C'est  pourquoi  la  compréhension,  l'harmonie, 
la  vie  sont  trois  termes  différents  qui  au  fond  expriment 
en  art  une  seule  et  môme  chose,  à  savoir  la  beauté. 

Il  est  bien  évident  que,  dès  lors,  la  vie  existe  dans 
toute  belle  œuvre,  quand  bien  même  cette  œuvre  repré-    j 


CARACTÈRES  DE  LA  PENSEE  CRÉATRICE        I^'J 

senterait  des  choses  inanimées.  La  vie  telle  que  nous 
l'entendons  n'est  pas  la  vie  de  l'objet,  mais  celle  du 
sujet  pensant  l'objet,  celle  de  la  pensée  synthétisant  les 
choses,  vivantes  ou  inanimées,  pour  y  découvrir  un 
aspect  nouveau  ou  un  sens  encore  inédit  de  la  destinée 
humaine,  voire  même  universelle.  C'est  ainsi  qu'Edmond 
de  Goncourt  sent  circuler  la  vie  dans  les  natures  mortes 
et  dans  les  intérieurs  de  Chardin,  «  la  vie  bourgeoise, 
avec  son  parfum  d'honnêteté  »  qui  «  semble  sortir  de 
tous  les  coins  des  toiles,  des  arrangements  de  ses  meu- 
bles, de  la  sobriété  de  leurs  formes,  de  la  rusticité  de 
ses  chaises,  de  la  nudité  de  ses  murs,  de  la  tranquillité 
des  lignes  autour  de  la  tranquillité  des  personnes»  (1). 
On  voit  donc  comment  la  vie  devient  l'équivalent  de 
l'harmonie  et  de  la  compréhension,  et  comment  par 
suite  on  a  raison  d'exiger  la  vie  dans  toute  œuvre 
d'art,  quoiqu'on  laisse,  par  le  vague  du  mot,  une 
grande  place  à  l'équivoque.  Mais,  en  éclairant  les  uns 
par  les  autres  ces  différents  termes,  on  aperçoit  mieux 
la  vérité,  et  on  ne  cherche  plus  la  vie  ailleurs  que  dans  la 
pensée  créatrice  où  elle  se  manifeste  par  l'harmonie, 
souveraine  qualité  de  l'œuvre  d'art. 


(1)  Ed.  de  Gourcourt.  L'Art  au  xviir'  siècle.  Chardin. 


CHAPITRE  V 


QUALITÉS  ESSENTIELLES   DE  L  EXPRESSION 


Importance  de  V expression  dans  V œuvre  d'art.  — L'expression 
est-elle  le  seul  principe  de  la  beauté  ?  Discussion  de  la 
question  ;  l'expression  ne  vaut  que  comme  prolongement 
de  la  pensée. 

La  précision,  unique  qualité  de  l'expression.  —  Nécessité  de 
distinguer  entre  les  qualités  de  la  pensée  et  celles  de  l'ex- 
pression. —  Difficulté  pratique  de  cette  distinction. 

Peut-on  juger  la  valeur  de  l'expression  d'une  façon  certainCy 
étant  donné  qu  elle  ne  vaut  que  par  lapensée  et  que  lapensée 
ne  nous  est  connue  que  par  elle  ?  —  Solution  pratique  du 
problème. 

Ce  qu'est  la  justesse  et  la  précision  dans  l'expression.  — 
Les  divers  procédés  d'expression:  i°  expression  directe 
de  la  pensée  subjective; 2°  expression  directe  de  l'objet  de  la 
pensée;  3°  expressionde  la  pensée  par  la  représentation  de 
l'objet.  —   Qualités  propres  à  chaque  mode  d'expression. 


i6o  l'objet  du  jugement  esthétique 

Puisque  le  propre  de  l'art  est  de  communiquer  au 
spectateur  ou  à  l'auditeur  la  pensée  contenue  dans  une 
œuvre,  il  est  évident  que  l'expression  de  cette  pensée  a 
par  elle-même  une  importance  capitale  :  sans  elle,  l'es- 
prit le  plus  puissant  reste  incompris,  et  qui  sait  s'il 
prend  lui-même  conscience  de  sa  propre  valeur  ?  Notre 
pensée  arrive-t-elle  jamais  en  tant  que  pensée,  à  son 
complet  développement,  si  elle  ne  se  précise  pas  et  ne  se 
renforce  pas  par  l'expression  (1)  ?  C'est  ce  qu'on  n'oserait 
guère  soutenir  aujourd'hui  :  l'esprit  en  s'exerçant  à 
traduire  ce  qu'il  sait,  arrive  à  se  mieux  connaître  et  à 
créer  davantage. 

Aussi  certains  artistes  ont-ils  vu  dans  l'expression, 
dans  la  forme,  la  plus  haute  manifestation  de  l'art.  Ils 
ont  repris  les  paradoxes  de  Gautier  et  de  Flaubert,  sans 
se  douter  de  la  véritable  doctrine  de  leurs  prétendus 
maîtres  ;  et  ils  ont  déclaré  que  pour  le  véritable  artiste, 
toutes  les  pensées,  tous  les  sentiments,  tout  ce  qui  est 
pour  nous  le  principe  de  l'œuvre  d'art  n'a  en  soi  aucune 
importance  :  ce  n'est  plus  seulement  le  sujet  à  traiter 
qui  est  indifférent  à  l'auteur,  c'est  ce  qu'il  conçoit  à 
propos  de  son  sujet,  bref  c'est  sa  propre  pensée. 
Véronèse  dans  sa  Descente  de  Croix,  n'a  vu  qu'un  effet 
de  jaune  ;  Flaubert  dans  Salambo  qu'  «  une  chose 
pourpre  »,  donc  rien  ne  vaut  que  parla  forme^  et  la 
forme  seule  établit  des  différences  entre  les  talents. 

(1)  Cl.  Sur  ce  point,  le  très  intéressant  exposé  de  M.  Souriau,  Théorie  de 
l'invention  :  Valeur  suggestive  des  procédés  d'expression.  —  MM.  Kibot  et 
Paulhan  ont  apporté  de  nouveaux  documents  sur  celte  question  dans  les 
ouvrages  cités  plus  haut. 


L  EXPRESSION  lOI 

L'étude  que  nous  avons  faite  dans  le  chapitre  pré- 
cédent, du  rôle  de  la  pensée  créatrice  nous  dispense  de 
réfuter  ces  assertions.  II  est  aisé  en  effet  de  faire  com- 
prendre comment  la  vision  pourpre  de  Flaubert  s'iden- 
tifiait déjà  avec  le  sentiment  de  la  grandeur  éclatante 
de  Carthage,  avec  toute  une  forme  magnifique  et  mys- 
térieuse de  la  civilisation  barbare  et  raffinée  de  l'Orient 
et  de  l'Afrique.  Et  pour  ce  qui  est  de  Véronèse,  rien 
n'empêche  de  croire  qu'il  a  fait  un  tableau  en  vue  d'un 
effet  de  jaune  ;  mais  le  drame  du  Calvaire  apparaît 
singulièrement  poignant  dans  cette  forme  grave  et  triste 
de  la  femme  en  jaune,  dans  ces  ténèbres  vaguement 
vertes  sur  lesquelles  tranche  la  douloureuse  tache 
jaune.  Véronèse  a-t-il  été  inconscient  de  l'émotion 
produite?  on  peut  le  prétendre,  mais  qu'importe  pour 
le  spectateur,  si  à  l'expression  correspond  indissolu- 
blement l'émotion?  Jamais  Véronèse  n'eût  exprimé  par 
la  même  opposition  du  jaune  et  du  vert  une  pensée  de 
joie  ou  de  galanterie.  Gela  prouve  seulement  que  les 
couleurs  qui  représentent  la  nature  ont  leur  langage  ;  si 
certains  artistes  ont  une  telle  pratique  du  langage 
qu'inconsciemment  ils  assemblent  les  signes  les  plus 
propres  à  évoquer  un  sentiment  donné,  on  ne  peut  en 
conclure  que  le  sentiment  n'existe  pas  et  qu'il  n'est  pas 
le   soutien   nécessaire   de  l'expression  (1).  Il  faut  dire 

(1)  M.  Jules  Breton  ne  veut  même  pas  qu'il  y  ait  pour  le  peintre  des 
«  hasards  heureux»  dans  l'expression,  et  il  ne  voit  dans  ces  prétendus  hasards 
que  «le  résultat  de  raisonnements  si  rapides  qu'on  n'en  a  pas  eu  conscience  i, 
et,  ajoute-t-il,  «  c'est  ce  qui  amène  parfois  les  plus  belles  parties  de  l'exécu- 
tion». Un  peintre  paysan,  p.  217. 

II 


i6a  l'objet  du  jugement  esthétique 

simplement  que  comme  la  pensée  a  par  elle-même  une 
valeur  esthétique,  l'expression,  elle  aussi,  a  une  valeur 
esthétique  particulière  dont  le  mérite  peut  faire  oublier 
parfois  les  défauts  de  la  conception. 

Personne  sans  doute  ne  protestera  contre  cette  affir- 
mation. Mais  tandis  qu'avec  la  théorie  outrancière  de 
l'art  pour  l'art,  nous  arrivons  à  mettre  sur  le  même 
rang  Homère  et  Thcocrite,  admirables  tous  deux  dans 
l'art  de  bien  dire,  le  Titien  et  Tiepolo,  Pierre  Puget  et 
Bouchardon,  nous  gardons  entre  des  hommes  également 
habiles  à  traduire  leur  conception  les  diflerences 
souvent  énormes  que  ces  conceptions  mêmes  ont  éta- 
blies entre  eux.  Au  surplus  que  certains  artistes,  séduits 
par  l'importance  réelle  de  la  forme,  l'aient  cultivée 
presque  uniquementpour  elle-même  et  se  soient  imposés 
de  la  sorte  à  l'admiration  universelle,  c'est  ce  que  nous 
ne  contestons  pas,  et  ce  qu'à  vrai  dire,  nous  ne  regret- 
tons guère  ;  car,  en  enrichissant  l'art  de  moyens  d'ex- 
pression nouveaux,  ils  ont  donné  à  ceux  qui  devaient 
venir  après  eux  plus  de  facilité  pour  traduire  des  idées 
ou  des  émotions  ;  ils  ont  favorisé  l'éclosion  et  le  déve- 
loppement de  la  pensée  (1).  Le  Grec  qui  ajouta  des 
cordes  à  la  lyre  permit  aux  poètes  d'enfermer  en  des 
«  nomes  »  plus  amples  un  sens  plus  étendu,  et  contribua 
ainsi  à  l'essor  du  lyrisme.  L'invention  de  la  peinture  à 


(1)  Cf.  Bracquemoiid,  Du  dessin  et  de  la  couleur,  p.  159:  «  La  virtuosité 
d'exécution  n'aurait-elle  d'autre  expression  qu'elle-même,  ce  qui  n'est  pas  pos- 
sible, l'intérêt  de  sa  valeur  n'en  demeurerait  pas  moins  de  premier  ordre,  car 
elle  assure  la  continuité  des  arts.  » 


l'expression  i63 

l'huile  amena  un  progrès  considérable  dans  l'effort  des 
artistes  pour  exprimer  leur  pensée  par  la  ligne  et  par 
les  couleurs.  Et  de  même  les  tours  de  force  poétiques 
de  Hugo  dans  ses  Ballades  assouplirent  la  langue, 
révélèrent  le  secret  de  sa  richesse  verbale  et  rythmique, 
et  rendirent  plus  aisé  aux  poètes  romantiques  et  par- 
nassiens le  maniement  des  mètres.  De  même  aussi  les 
fantaisies  les  moins  louables  des  impressionnistes  ont 
contribué  à  renouveler  l'esthétique  de  la  peinture  en 
rendant  possible  la  représentation  des  effets  naturels 
les  plus  compliqués  et  les  moins  conventionnels.  Il 
n'est  donc  pas  étonnant  que  certains  artistes  aient  été 
hypnotisés  par  l'expression  et  n'aient  vu  qu'en  elle  le 
principe  de  la  perfection. 

Ils  en  sont  venus  à  la  cultiver  pour  elle-même,  en 
oubliant  qu'elle  concourt  à  un  but  plus  élevé,  à  peu 
près  comme  les  amateurs  de  courses  s'intéressent  aux 
réunions  d'Auteuil  ou  de  Longchamps  sans  se  soucier 
de  l'amélioration  de  la  race  chevaline  qui  en  est  le  but. 
Les  chevaux  de  course  maintiennent  les  qualités  de  la 
race,  de  même  que  les  poètes,  exclusivement  soucieux 
de  la  forme,  perfectionnent  l'instrument  de  la  pensée. 
Mais  le  public  n'applaudit  dans  le  cheval  que  le  gagnant 
de  la  course,  et  dans  le  poète  que  le  manieur  de  rythmes, 
sans  se  rendre  compte  qu'il  estime  des  qualités  dont  seul 
le  résultat  indirect  est  important.  Il  a  raison  d'applaudir  ; 
le  succès  remporté  est  utile  ;  mais  l'utilité  n'est  point 
celle  qu'il  croit,  et  la  virtuosité  n'est  une  qualité 
précieuse  que  parce  qu'on  peut  la  mettre  au  service  de 
la  pensée. 


i64  l'objet  du  jugement  esthétique 

Nous  sommes  si  loin  de  nier  la  valeur  esthétique  de 
l'expression  que  souvent,  en  art,  elle  provoque  la  pro- 
duction de  la  belle  pensée.  Lorsqu'on  parle  de  «  l'ima- 
gination verbale  »  d'un  Hugo,  qu'entend-on  par  là, 
sinon  que  chez  le  grand  poète  les  mots  s'appellent  et 
s'attirent  mutuellement,  entraînant  la  pensée  à  leur 
suite  ?  Le  mot,  au  lieu  d'être  la  conséquence,  devient  la 
cause  de  l'idée,  qui  en  prend  plus  de  force  ;  le  besoin 
de  se  développer  autour  d'un  terme  précis  lui  donne  un 
tour  plus  vif,  quelquefois  un  aspect  plus  concret,  et 
amène  les  détails  les  plus  heureux  et  les  plus  imprévus. 
Théophile  Gautier,  expert  en  la  matière,  a  bien  compris 
que  la  difficulté  apparente  du  sonnet  est  pour  le  poète 
le  meilleur  stimulant,  «  de  môme  que,  dans  les  plafonds, 
les  compartiments  polygones  ou  bizarrement  contour- 
nés servent  plus  les  peintres  qu'ils  ne  les  gênent,  en 
déterminant  l'espace  où  il  faut  encadrer  et  faire  tenir 
leurs  figures  »  (1).  11  a  fait  la  même  réflexion  à  propos 
de  l'Escurial  (2)  en  affirmant  qu'une  forme  préconçue, 
«  une  mesure  donnée  à  un  artiste  de  génie  l'aide,  le 
soutient,  et  lui  fait  trouver  des  ressources  à  quoi  il 
n'aurait  pas  songé.  »  Gicéron,  se  plaisant  à  l'ampleur 
et  à  l'harmonie  des  périodes,  renouvelle  ou  rajeunit 
parfois  les  lieux  communs  les  plus  dépréciés.  Il  lui 
fallait  parler  et  bien  parler  :  il  en  est  venu  à  bien 
penser. 


(1)  Th.  Gautier.  Préface  des  Fleurs  du  Mal,  p,  44. 

(2)  Th.  Gautier.  Voyage  eu  Espagne,  p.   127. 


l'expression  i65 

Rubens  dans  ses  tableaux  de  dévotion,  a  vu  surtout 
une  occasion  de  belles  lignes  et  de  belles  couleurs.  En 
vrai  païen,  il  semble  épris  de  l'admirable  musculature 
humaine,  et  l'exprime  jusqu'à  l'excès  dans  1'  «  Elévation 
en  Croix  »  de  la  cathédrale  d'Anvers  ou  dans  le  «  Por- 
tement dé  Croix  »  du  musée  de  Bruxelles  ;  mais  cela  lui 
fait  renouveler  le  genre  religieux  flamand  ;  et  par  la 
peinture  des  corps  et  des  visages,  il  arrive  à  trouver  les 
gestes  vrais  et  émouvants,  les  physionomies  significa- 
tives. Peut-être  sans  le  désir  de  peindre  des  attitudes 
fortes  et  violentes,  n'aurions-nous  ni  les  cavaliers  du 
Portement  de  Croix,  ni,  par  opposition,  ce  Christ 
affaissé  avec  son  regard  inoubliable  où  passe  toute  la 
détresse  humaine.  —  Qui  nierait  que  le  même  phéno- 
mène se  produise  en  architecture  où  la  forme  est  si 
importante,  en  musique,  où  le  rythme  entraîne  presque 
fatalement  le  caractère  général  —  la  pensée  —  du  mor- 
ceau ?  On  a  donc  raison  de  dire  qu'en  art  le  fond  n'est 
rien  sans  la  forme,  puisque  parfois  même  il  n'existerait 
pas  sans  une  forme  donnée  d'avance  ;  mais  en  revanche 
la  forme  ne  se  soutient  pas  sans  une  pensée  dont  elle 
est  le  signe  extérieur,  le  prolongement  ;  et  c'est  une 
entreprise  vaine  d'opposer  l'expression  à  la  conception, 
alors  que  leur  accord  seul  réalise  l'œuvre  d'art  (1). 


(1)  Cf.  G.  Séailles.  Essai  sur  le  génie  dans  l'art,  p.  165.  «  L'idée  ne  se 
sépare  jjas  de  la  forme,  ni  la  forme  de  l'idée  :  dés  qu'on  isole  les  deux  termes, 
on  ne  comprend  plus  rien  à  l'œuvre  qui  est  leur  unité  même.  » 


i66  l'objet  du  jugement  esthétique 


Quel  est  le  caractère  auquel  on  reconnaîtra  la  belle 
forme  ?  Puisque  toute  œuvre  procède  d'une  pensée 
consciente  ou  inconsciente,  et  que  cette  pensée  est  à 
elle-même  sa  propre  fin,  la  meilleure  forme  sera  évidem- 
ment celle  qui  la  traduira  le  plus  complètement.  Il  n'y 
a  pas  d'expression  bonne  ou  mauvaise  en  soi  :  il  y  a  une 
expression  qui  s'adapte  ou  ne  s'adapte  pas  à  la  pensée. 
Traduire  exactement  son  «  moi  »  sans  l'exagérer  ni  l'atté- 
nuer, tel  doit  être  le  seul  souci  de  l'artiste  ;  pour  cela,  il 
modèlera  l'expression  sur  la  conception,  la  forme  sur  le 
fond,  modifiant  l'une  lorsque  l'autre  change  d'aspect, 
jusqu'à  ce  qu'il  se  sente  incapable  de  mettre  entre  elles 
plus  d'harmonie.  Tout  ce  qui  sera  étalage  de  science  ou 
d'habileté,  tout  ce  qui  sera  au  contraire  sécheresse  et 
banalité,  s'éloignera  également  du  mérite  essentiel  de 
l'expression,  puisque  dans  l'un  et  l'autre  cas  il  y  aura 
déformation  de  la  pensée. 

Si  l'on  veut  un  exemple  frappant  de  ce  qui  constitue 
la  beauté  de  l'expression,  c'est  dans  les  œuvres  grecques 
qu'il  faut  l'aller  chercher  :  sans  doute  le  sentiment  d'une 
humanité  illimitée  dans  le  temps  et  immense  dans 
l'espace,  le  sentiment  de  l'infini  surtout  leur  fait  défaut; 
mais  ce  qu'ils  voient,  ils  le  rendent  avec  une  merveil- 
leuse justesse.  Homère  en  quelques  vers  nous  fait  con- 
cevoir toute  la  tristesse  de  la  peste  infligée  aux  Grecs 
par  Apollon  irrité.  (1)  Pourquoi?  parce  que  chaque  mot 

(1)  Iliade  Ch.  1.  v.  44-53. 


l'expression  167 

est  une  image  juste,  et  parce  que  chaque  image  engen- 
dre un  sentiment  précis.  Le  récit  est  assez  long  pour 
jque  nous  apercevions  la  scène  dans  tout  ce  qu'elle  a 
d'émouvant  ;  il  est  trop  court  pour  que  nous  attribuions 
à  chaque  détail  plus  d'importance  qu'il  ne  lui  en  revient. 
Dans  Eschyle,  la  majesté  des  mots  composés,  la  richesse 
des  métaphores  et  l'ampleur  de  la  phrase  ne  nous  sem- 
blent jamais  s'éloigner  du  naturel,  parce  que  nous  y 
sentons  l'expression  exacte  et  spontanée  d'une  pensée 
noble  et  large  :  ailleurs  ce  serait  emphase  et  préten- 
tion. Enfin  il  suffit  d'avoir  admiré  à  loisir  la  Vénus  de 
Milo,  la  Victoire  de  Samothrace  ou  certaines  statuettes 
de  Tanagra  pour  comprendre  comment  chaque  ligne 
dans  les  mouvements  ou  dans  la  physionomie,  chaque 
pli  dans  les  voiles,  chaque  détail  de  la  forme  est  la  tra- 
duction précise  et  immédiate  de  l'idéal  conçu  par  l'ar- 
tiste :  de  là,  la  beauté  de  l'expression.  Donc,  en  résumé, 
le  seul  conseil  à  donner  à  un  artiste  est  celui-ci  : 
((  apprends  ton  métier  pour  en  employer  les  ressources 
à  exprimer  pleinement  ce  que  tu  sens  » . 

Mais  si  l'expression  a  sa  valeur  esthétique  propre, 
comme  nous  l'avons  dit,  et  si  en  même  temps  cette 
valeur  consiste  à  traduire  pleinement  la  pensée 
créatrice,  comment  parler  du  mérite  de  l'expression 
sans  supposer  un  mérite  correspondant  de  la  pensée? 
et  dès  lors  à  quoi  bon  la  distinction  entre  la  pensée  et 
son  expression  ? 

Cette  distinction  est  nécessaire  ;  sans  doute  l'expres- 
sion n'est  belle  qu'à  la  condition  de  rendre  exactement 
la  conception  de  l'artiste  ;  mais  n'est-il  pas  bien  certain 


i68  l'objet  du  jugement  esthétique 

qu'à  une  conception  médiocre  peut  correspondre  une 
expression  parfaite,  et  à  une  conception  puissante  une 
expression  faible  ?  Et  ainsi  l'expression  garde  son 
mérite  propre,  quoique  ce  mérite  consiste  à  être,  s'il  se 
peut,  la  complète  illustration  de  la  pensée. 

Si  je  dis  que  dans  La  Bruyère  la  forme  est  supérieure 
au  fond,  ce  jugement  signifie-t-il  que  La  Bruyère  a  eu 
recours  aux  puérils  artifices  de  la  rhétorique  pour  faire 
paraître  grande  une  pensée  mesquine  ?  Non  ;  interpré- 
ter ainsi  la  théorie  de  l'expression,  c'est  tomber  dans 
l'erreur  que  Socrate  reprochait  si  durement,  mais  assez 
justement,  aux  sophistes  ;  c'est,  en  outre,  faire  injure  à 
la  Bruyère.  En  disant  que  la  forme  est  supérieure  au 
fond,  on  entend  qu'à  une  conception  un  peu  étroite, 
mais  pénétrante  et  fine,  il  a  donné  la  forme  la  plus 
propre  à  faire  valoir  cette  conception  ;  l'auteur  vaut 
surtout  par  l'observation  ;  son  style  donne  à  cette 
observation  tout  le  relief  qu'elle  comporte,  et  on  ne  peut 
imaginer  une  expression  plus  favorable  à  sa  pensée  que 
celle  dont  il  s'est  servi.  En  cela,  mais  en  cela  seulement, 
il  est  habile  écrivain.  S'il  avait  voulu  nous  faire 
illusion  sur  la  profondeur  de  sa  philosophie,  sur 
l'originalité  de  ses  idées,  s'il  avait  voulu,  en  un  mot, 
traduire  autre  chose  que  sa  pensée  vraie  par  des  procé- 
dés de  style  empruntés  à  la  rhétorique,  il  eût  été  médio- 
cre ou  même  mauvais. 

Au  contraire,  dans  Poussin,  on  peut  avancer  que 
souvent  l'expression  est  inférieure  à  la  pensée.  Par  la 
composition  générale  du  tableau,  par  l'attitude  des 
personnages,  on  comprend  qu'il  visait  à   la  profondeur 


l'expression  169 

et  on  lui  a  donné  le  nom  de  peintre  philosophe  ;  mais 
les  profds  de  ses  têtes  sont  souvent  durs,  les  têtes  elles- 
mêmes  mal  modelées,  et  les  couleurs  ternes  ou  bana- 
les ;  et  surtout  on  ne  saisit  pas  dans  chaque  détail  un 
rapport  très  net  avec  une  pensée  générale  insuffisam- 
ment claire  ;  en  songeant  au  Testament  d'Eudamidas 
ou  môme  aux  Bergers  d'Arcadie,  on  reconnaîtra  l'exac- 
titude de  ce  jugement. 

En  architecture,  la  Sainte  Chapelle,  si  pure  de  style 
qu'elle  soit,  nous  fournirait  l'exemple  d'une  expression 
un  peu  grêle  pour  un  édifice  de  piété  profonde  et  grave  ; 
en  revanche,  la  Bourse,  avec  ses  allures  de  Temple 
désaffecté,  ne  réalise  aucune  harmonie  entre  la  pensée 
d'où  elle  procède  et  ses  formes  architecturales.  Dans 
ces  deux  cas^  l'expression  n'est  pas  adéquate  à  la  pensée; 
mais  dans  le  premier,  elle  s'efforce  de  le  devenir,  et 
ainsi  l'œuvre,  sans  êtreparfaite,  est  belle;  dans  le  second 
cas,  il  y  a  contre  sens,  et  l'œuvre  est  laide.  S'il  fallait 
prendre  l'exemple  d'une  très  habile  expression,  s'adap- 
tant  à  une  pensée  médiocre,  nous  citerions  volontiers 
la  chapelle  du  Palais  de  Versailles,  si  élégante,  si 
somptueuse  et  si  peu  religieuse.  En  peinture,  le  nom 
de  Tiépolo  si  charmant  et  si  superficiel  viendrait 
immédiatement  à  l'esprit  ;  en  musique  celui  de  Mozart, 
lorsqu'on  le  compare  à  Beethoven,  —  mais  seulement 
dans  le  cas  de  cette  comparaison. 

On  comprend  donc  comment  la  qualité  propre  de 
l'expression  artistique  consiste  à  traduire  pleinement 
une  pensée,  quelle  que  soit  la  valeur  de  cette  pensée, 
et    comment,  en    voulant    renforcer    la    pensée    par 


lyO  L  OBJET    DU    JUGEMENT   ESTHETIQUE  ' 

une  exagération  de  style,  on  fait  tort  au  style. 
L'expression  complète  d'un  idéal  médiocre  ne  sera 
jamais  médiocre,  elle  sera  parfaite;  mais  l'œuvre 
d'art,  il  est  vrai,  courra  risque  d'être  très  imparfaite; 
car  l'importance  de  la  pensée  est  plus  grande  encore 
que  celle  de  l'expression,  la  pensée  étant  le  principe  de 
l'œuvre. 

De  là  une  difficulté  énorme  pour  le  critique,  lors- 
qu'il s'agira  de  faire,  dans  une  œuvre  d'art,  le  départ 
entre  la  beauté  de  l'expression  et  la  faiblesse  de  la 
conception  ;  car  l'œuvre  est  une,  et  l'on  n'y  juge  de  la 
conception  que  par  sa  traduction  nécessaire  :  l'expres- 
sion. Il  convient  même  de  se  demander,  avant  de 
pousser  plus  loin  l'étude  des  mérites  propres  de 
l'expression,  si  tout  jugement  esthétique  ne  renferme 
pas  une  cause  essentielle  d'erreur,  puisque  nous 
reconnaissons  d'une  part  que  la  pensée  et  l'expression 
ont  une  valeur  indépendante,  au  moins  en  principe,  et 
d'autre  part  que  l'expression  seule  nous  permet  de 
connaître  ou  de  juger  la  pensée.  Il  semble  bien  que 
nous  tournions  dans  un  cercle  vicieux:  si  l'expression 
nous  semble  mauvaise,  comment  pouvons-nous  savoir 
si  la  pensée  est  belle,  puisque  la  pensée  ne  se  révèle 
que  par  l'expression  ?  et  si  l'expression  parfaite  est 
celle  qui  traduit  pleinement  la  pensée,  comment 
pouvons-nous  dire  qu'elle  est  parfaite  ou  imparfaite, 
puisque  nous  ne  savons  de  la  pensée  que  ce  que 
l'expression  nous  en  révèle?  Pour  poser  la  question  en 
termes  plus  rigoureux,  nous  connaissons  A  par  B  ;  si  B 
est  mauvais,  il  nous  fait  mal  connaître  A,  et  ainsi  nous 


l'expression  171 

ne  pouvons  juger  A  ;  mais  la  qualité  essentielle  de  B 
étant  de  traduire  A,  nous  n'avons  pas  le  droit  de  dire 
que  B  est  mauvais,  puisque  nous  ne  connaissons  pas 
A  suffisamment. 


Si  nous  voulions  prouver  que  l'on  peut  établir  avec 
une  certitude  mathématique  le  rapport  de  l'expression  à 
la  pensée,  on  aurait  raison  de  nous  faire  une  pareille 
objection,  et  il  est  bien  certain  que  nous  ne  pourrions 
la  réfuter.  Mais  autre  chose  est  de  poser  A  =  B,  ou  de 
dire  qu'entre  la  pensée  révélée  par  l'expression  et  cette 
expression  elle-même,  on  peut  apercevoir  tantôt  une 
traduction  pleine  et  entière  de  la  pensée,  tantôt  une 
véritable  déformation. 

Remarquons  en  effet  que  tout  mot,  tout  geste 
évoquent  chez  les  divers  auditeurs  ou  les  divers  specta- 
teurs une  impression,  sinon  identique,  tout  au  moins 
analogue  :  «  Toutes  les  fois,  dit  Pascal,  que  deux 
hommes  voient  un  corps  changer  de  place,  ils  expriment 
tous  les  deux  la  vue  de  ce  môme  objet  par  le  même  mot, 
en  disant  l'un  et  l'autre  qu'il  s'est  mû  ;  et  de  cette 
conformité  d'application,  on  tire  une  puissante  conjec- 
ture d'une  conformité  d'idée  ;  mais  cela  n'est  pas 
absolument  convaincant  de  la  dernière  conviction, 
quoiqu'il  y  ait  bien  à  parier  pour  l'affirmative  ».  (1)  Il 
y  a  tant  à  parier  que,  pratiquement,  nous    ne  pouvons 


(1)  Pascal.  Ed.  Ham,  art   III,  §  15. 


1^2  L  OBJET    DU    JUGEMENT   ESTHETIQUE 

révoquer  en  doute  la  similitude  de  cause  lorsque  la 
similitude  d'impression  se  trouve  produite  par  un  même 
phénomène  sur  un  grand  nombre  d'hommes,  surtout 
si  ce  phénomène  est  simple  :  nous  entendons  un  refrain 
populaire,  nous  pouvons  affirmer  que,  pour  les  autres 
comme  pour  nous,  il  est  joyeux  ou  triste  ;  nous 
regardons  un  tableau  de  genre,  nous  pouvons  affirmer 
que,  pour  les  autres  comme  pour  nous,  il  évoquera  des 
idées  de  gaieté  ou  de  deuil  ;  en  d'autres  termes,  il  est 
beaucoup  de  cas  où  nous  remontons  sûrement  de 
l'expressionàl'étatd'âme  exprimé  et  à  la  pensée  créatrice. 
A  mesure  que  nous  prenons  une  expérience  plus  sûre 
des  oeuvres  d'art,  l'expression  nous  révèle  avec  une 
certitude  complète  des  nuances  plus  délicates  de  la 
pensée,  qu'il  s'agisse  d'apprécier  un  La  Fontaine,  un 
Gluck  ou  un  Chardin.  Nous  devenons  semblables  à 
quelqu'un  qui  commence  à  connaître  suffisamment  une 
langue  étrangère  pour  y  démêler  les  finesses  inintelli- 
gibles aux  débutants.  Non  pas  que  l'erreur  devienne 
impossible,  mais  il  y  a  de  moins  en  moins  de  chances 
pour  qu'elle  se  produise  :  et  si  métaphysiquement, 
nous  ne  pouvons  démontrer  que  nous  ne  nous  trompons 
point,  en  fait  nous  n'avons  même  pas  besoin  de  le 
démontrer.  Nous  ignorons  le  rapport  exact  qui  existe 
entre  la  conception  qu'a  eue  Beethoven  d'une  belle 
matinée  de  printemps  et  les  divers  thèmes  de  la 
Symphonie  pastorale  ;  et  cependant  nous  pouvons 
affirmer  que  ces  thèmes  correspondent  à  une  impression 
de  joie  pure  et  douce,  tantôt  plus  libre,  tantôt  plus 
grave. 


l'expression  173 

Nous  aurions  beau  connaître  toutes  les  ressources  de 
la  musique,  il  nous  serait  impossible  de  dire  en  quoi 
telle  note,  telle  succession  de  notes,  tels  accords 
répondent  à  telle  ou  telle  pensée  ;  tout  au  plus 
pourrions  nous  [soutenir  que  cette  correspondance 
existe,  mais  sans  apporter  aucune  démonstration  du 
fait.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  musique  repose 
sur  la  croyance  que  les  mêmes  sons  inspirent  les  mêmes 
sentiments  chez  tous  les  hommes  comprenant  le 
langage  musical.  Et  de  même,  il  n'en  est  pas  moins 
vrai  que  l'expression  nous  fait  connaître  le  sens 
général,  parfois  les  nuances  de  la  pensée,  et  nous 
permet  de  porter  un  jugement  suffisamment  solide  sur 
cette  pensée.  Sans  doute  il  faudra  une  étude  sérieuse 
de  l'œuvre  pour  découvrir  les  nuances  et  les  bien 
comprendre  ;  il  arrivera  même  que  nous  ne  saisirons 
pas  toute  la  pensée  de  l'auteur,  d'abord  parce  que  dans 
les  conceptions  d'autrui  il  y  a  nécessairement  un 
élément  intime,  un  sens  particulièrement  individuel  et 
propre  à  l'auteur  qui  nous  échappe,  et  ensuite  parce 
que  l'application  de  notre  propre  individualité  à  la 
pensée  d'autrui  la  déforme  toujours  jusqu'à  un  certain 
point  (1).  Mais  il  restera  les  lignes  générales,  et  mille 
détails  particuliers  qui  suffiront  à  nous  donner  une 
pleine  intelligence  de  cette  pensée  et  à  légitimer  notre 
jugement. 

Toutefois  nous    devons   encore    montrer    comment, 


(1)  Cf.  Pascal.  Pensées,  art.  VI.  36.  u  Bien  n'est  simple  de  ce  (jui  b'oUre  à 
l'âme,  et  \'î\me  ne  s'offre  simple  à  aucun  sujet.  » 


1^4  L  OBJET   DU    JUGEMEMT   ESTHETIQUE 

étant  donné  que  nous  connaissons  la  pensée  créatrice 
par  simple  approximation,  nous  pouvons  affirmer  que 
l'expression  lui  est  adéquate,  lui  convient  ou  lui 
messied.  Car  si  je  ne  peux  dire  d'une  façon  précise 
quelle  fut  la  conception  de  Beethoven  en  écrivant  la 
Pastorale,  de  quel  droit  porterai-je  un  jugement  sur 
l'expression  de  cette  problématique  conception  ?  Depuis 
de  longues  années  on  discute  sur  «  le  sourire  impéné- 
trable »  de  la  Joconde  et  sur  l'éclairage  mystérieux  de 
la  «  Ronde  de  Nuit  »,  ce  qui  n'empêche  pas  les  critiques 
de  parler  du  «  rendu  merveilleux  »  de  Léonard  et  de 
Rembrandt.  En  littérature,  il  est  peu  de  livres  aussi 
prisés  pour  la  puissance  de  l'expression  que  les 
Pensées  de  Pascal  ;  mais  le  sens  même  de  l'ouvrage 
est  objet  de  controverses.  Et  quant  aux  monu- 
ments, qui  donc  osera  définir  nettement  la  pensée 
créatrice  de  Saint-Pierre  de  Rome  ou  du  Louvre  ? 
qui  donc  cependant  hésitera  à  en  admirer  le  style  ? 
il  semble  par  conséquent  qu'il  y  ait  dans  cette 
façon  de  procéder  quelque  chose  de  parfaitement 
illogique. 

On  est  bien  obligé  d'admettre  que  toute  pensée 
créatrice  se  connaît  par  approximation  et  grâce  seule- 
ment à  la  forme  dont  elle  est  revêtue.  Mais  une  fois 
cette  pensée  dévoilée  et  révélée  avec  une  certitude 
suffisante,  n'avons-nous  pas  le  droit  de  trouver  que 
l'expression  répond  ou  ne  répond  pas  à  ce  que  nous 
comprenons  ?  Il  y  a  dans  la  phrase  des  mots  évocateurs 
de  l'idée  première  de  l'auteur  ;  si  les  autres  détonent, 
nous  avons  raison  de  blâmer  l'expression. 


l'expression  175 

Souvent  on  a  l'intuition  que  telle  conception  origi- 
nale est  comme  noyée  sous  le  convenu  d'une  période 
banale,  d'une  mélodie  vulgaire,  d'une  couleur  poncive, 
ou  d'un  contour  déjà  vu.  D'autres  fois,  au  contraire, 
il  semble  qu'on  ne  pourrait  rien  ajouter  ou  retrancher 
à  l'expression  sans  nuire  à  la  valeur  esthétique  de  l'idée; 
chaque  mot,  chaque  ligne,  chaque  couleur  paraissent 
la  traduction  définitive  et  absolue  de  la  conception  de 
l'auteur.  Nous  avons  expliqué  comment,  en  particulier, 
les  poètes  et  les  artistes  grecs  nous  donnent  cette 
impression  de  parfaite  harmonie  entre  le  fond  et  la 
forme  ;  nous  pourrions  montrer  en  revanche  comment, 
dans  beaucoup  d'œuvres  du  Moyen  Age,  la  pensée  est 
supérieure  à  l'expression  quoique  cette  pensée  ne  puisse 
être  analysée  dans  le  détail,  et  comment  au  xvni°  siècle 
il  n'est  pas  rare  que  la  forme  soit  supérieure  au  fond 
sans  que  ce  fond  soit  une  chose  très  intelhgible  pour 
quiconque  n'a  pas  eu  les  œuvres  sous  les  yeux. 

Ainsi  donc  nous  ne  connaissons  l'idéal  que  par 
l'expression  ;  mais  cet  idéal  une  fois  aperçu,  nous  avons 
le  droit  de  louer  ou  de  blâmer  l'expression  selon  qu'elle 
s'en  écarte  ou  non.  Nous  savons  ce  qu'est  l'emphase, 
ce  qu'est  la  sécheresse,  ce  qu'est  le  maniéré,  et  chacun 
de  ces  mots  correspond  à  un  vice  d'adaption  facile  à 
percevoir  entre  la  pensée  et  l'expression.  «  Il  y  a  des 
lieux  où  il  faut  appeler  Paris  Paris,  et  d'autres  où  il 
le  faut  appeler  capitale  du  royaume.  »  C'est  certaine- 
ment une  déplorable  emphase  que  de  dire  :  «  Je  reviens 
de  la  capitale,  »  après  avoir  passé  quinze  jours  à  faire 
des    achats  où  à  se  distraire   à   Paris.  Et  en  effet,  le 


1^6  l'objet  du  jugement  esthétique 

terme  de  capitale  qai  signifie  centre  administratif  d'un 
pays  ne  convient  pas  à  une  ville  que  l'on  a  considérée 
uniquement  comme  un  centre  d'affaires  ou  de  plaisir. 
Le  terme  signifiant  est  trop  grand  pour  l'objet  signifié. 
En  revanche,  si  Bossue!  au  lieu  de  prononcer  son  élo- 
quent sermon  sur  la  mort,  se  fût  borné  à  ce  résumé  : 
((  La  mort  parait  être  l'anéantissement  de  l'homme  ; 
mais  l'homme,  fait  à  l'image  de  Dieu,  échappe  par  cela 
même  à  la  mort  »  :  il  serait  tombé  dans  la  sécheresse  ; 
à  une  idée  très  complexe  il  aurait  donné  une  forme 
insuffisante.  Et  enfin  lorsque  M.  Jourdain  prépare  son 
compliment  à  la  marquise,  «  Belle  marquise,  d'amour 
mourir  me  font  vos  beaux  yeux,  »  il  est  maniéré,  en  ce 
sens  que  l'idée  apparaît  simple  et  que  la  forme  est 
compliquée,  et  qu'ainsi  il  y  a  désaccord  entre  les  deux 
facteurs  de  l'œuvre  d'art. 

Nous  pouvons  donc  conclure  qu'en  dépit  de  l'impos- 
sibilité métaphysique  où  nous  nous  trouvons  d'établir 
une  relation  mathématique  entre  la  pensée  et  l'expres- 
sion, nous  n'en  sommes  pas  moins  autorisés  à  juger  de 
la  pensée  par  l'expression,  et  de  l'expression  par  le  rap- 
port qu'elle  offre  avec  la  pensée.  Et  en  cela  nous 
n'accordons  à  l'esthétique  rien  qui  ne  soit  accordé  à 
toutes  les  sciences  inductives.  Cherchons  donc  mainte- 
nant à  quelles  conditions  l'expression  est  adéquate  à  la 
pensée,  puisque  tel  est  le  caractère  de  l'expression 
parfaite. 


L  EXPRESSION  I77 

On  serait  tenté  de  croire  que  l'expression,  pour  tra- 
duire fidèlement  la  pensée,  doit  reproduire  les  carac- 
tères mêmes  de  la  pensée,  c'est-à-dire,  ceux  que  nous 
avons  appelés  individualité,  pénétration,,  compréhen- 
sion. D'ailleurs,  n'entendons-nous  pas  vanter  chaque 
jour  l'originalité  du  style  ou  du  faire  d'un  artiste  ?N'est- 
ce  pas  une  chose  acceptée  que  «  plus  l'artiste  est  grand, 
plus  il  manifeste  profondément  le  tempérament  de  sa 
race,...  extrait  et  amplifie  l'essentiel  de  l'être  physi- 
que» (1).  Peut-on  nier  sérieusement  que  «  l'art  consiste 
à  user  de  précautions  et  de  préparations,  à  ménager  des 
transitions  savantes  et  dissimulées,  à  mettre  en  pleine 
lumière,  par  la  seule  adresse  de  la  composition,  les 
événements  essentiels  et  à  donner  à  tous  les  autres  le 
degré  de  relief  qui  leur  convient,  suivant  leur  impor- 
tance, pour  produire  la  sensation  profonde  de  la  vérité 
spéciale  qu'on  veut  montrer?  »  (2)  Et  si  l'expression 
est  soumise  à  des  lois  si  délicates,  n'est-ce  pas  qu'elle 
doit  réaliser  les  mêmes  nuances  que  la  pensée  ?  «  Le 
style  est  l'homme  même  »,  dit  Buffon  ;  aujourd'hui  nous 
dirions  volontiers  que  le  style,  c'est  la  vie  de  l'œuvre, 
parce  que  la  vie  en  art  nous  semble  le  but  suprême,  et 
que  la  vie  de  la  pensée  ne  peut  se  traduire  que  par  la 
vie  de  l'expression. 

Mais   faute  d'examiner    attentivement  les   opinions 


(1)  Taine.  De  l'idéal,  p.  83. 

(^)  Guy  de  Maupassant.    Pierre  et  Jean,  préface. 

12 


l'jS  l'objet  du  jugement  esthétique 

courantes  en  matière  d'esthétique,  les  erreurs,  les  con- 
fusions les  plus  extraordinaires  se  sont  produites.  Il 
convient  donc  de  voir  au  juste  à  quelle  réalité  corres- 
pond l'originalité  ou  la  vie  de  l'expression. 

Prenons  des  exemples.  —  Pascal  définit  ainsi  l'ima- 
gination :  «  C'est  cette  partie  décevante  dans  l'homme, 
cette  maîtresse  d'erreur  et  de  fausseté,  et  d'autant  plus 
fourbe  qu'elle  ne  l'est  pas  toujours,  car  elle  serait  règle 
infaillible  de  vérité,  si  elle  l'était  infaillible  du  men- 
songe »  (1).  On  peut  certes  citer  ces  lignes  comme  un 
modèle  de  force,  de  concision  et  d'originalité.  Mais  à  y 
regarder  de  près,  où  est  cette  force,  cette  concision, 
cette  originalité  ?  Dans  la  pensée  seule  qui  saisit  la  per- 
pétuelle et  véritable  faiblesse  de  l'imagination,  qui 
néglige  les  autres  caractères  peu  intéressants  en  compa- 
raison du  principal,  enfin  qui  conçoit  le  rôle  de  l'ima- 
gination tout  autrement  qu'on  n'a  coutume  de  le  faire. 
Quant  à  l'expression,  elle  se  moule  admirablement  sur 
la  pensée,  elle  en  fait  ressortir  l'énergie, la  vérité,  la  per- 
sonnalité ;  mais  par  elle-même  elle  n'a  d'autre  mérite 
que  la  justesse  ;  il  est  vrai  qu'elle  n'en  saurait  avoir 
d'autre. 

Lorsque  Hugo  fait  dire  à  dona  Sol  :  «  Vous  êtes 
mon  lion  superbe  et  généreux  »,  ce  vers  d'une  beauté 
toute  romantique  n'enferme  pas  une  pensée  bien  pro- 
fonde, et  vaut  surtout  par  l'expression.  Est-ce  à  dire  que 


(1)  Pascal.  Pensées,  art.  111,  p.  53. 


L  EXPRESSION  I79 

cette  expression  soit  originale  ?  Ce  qu'il  y  a  d'original, 
dans  le  vers,  c'est  l'idée  du  poète  comparant  un  amou- 
reux à  un  lion,  entre  lesquels  il  n'y  a  qu'un  rapport 
apparent  assez  vague  ;  mais  ici  il  s'agit  du  redoutable 
et  chevaleresque  Hernani  :  il  y  a  dans  l'expression  une 
évocation  rapide  et  intuitive  du  caractère  général  du 
héros.  Quel  est  le  mérite  de  l'expression?  Celui  de  nous 
faire  pénétrer  la  pensée  du  poète  dans  tout  ce  qu'elle  a 
d'original  et  de  compréhensif.  Et  si  l'on  prétend  que 
l'originalité  et  la  compréhension  en  sont  faibles,  le 
mérite  de  l'expression  n'en  sera  que  plus  grand,  puis- 
qu'elle aura  mis  en  relief  le  peu  que  la  pensée  enferme 
d'intéressant.  Donc  en  littérature,  la  pensée  seule  a 
des  quaUtés  propres,  l'expression  a  pour  but  de  faire 
valoir  ces  qualités;  mais  comment?  en  s'appliquant 
exactement  à  la  pensée,  en  lui  devenant,  s'il  se  peut, 
adéquate. 

Et  de  même  en  peinture.  Voici  comment  Charles 
Blanc  définit  le  style  :  «  il  exprime  l'ensemble  des  tra- 
ditions que  les  maîtres  nous  ont  transmises  d'âge  en 
âge,  et,  résumant  toutes  les  manières  classiques  d'envi- 
sager la  beauté,  il  signifie  la  beauté  même.  Il  est  le  con- 
traire de  la  réalité  pure,  il  est  l'idéal...  Un  ouvrage  a  du 
style  lorsque  les  objets  y  sont  représentés  sous  leur 
aspect  typique,  dans  leur  primitive  essence,  dégagés  de 
tous  les  détails  insignifiants,  simplifiés,  agrandis...»  (1). 
Mais  qu'est-ceque  «  des  objets  dans  leur  primitive  essence, 


(1)   Ch.  Blanc.  Grammaire  des  arts  du  dessin,  p.  20. 


i8o  l'objet  du  jugement  esthétique 

dégagés  de  tousles  détails  insignifiants,  simplifiés, agran- 
dis ?  y>  une  expression  ?  non  une  conception.  Nous  ne 
chicanerons  pas  sur  cette  définition  du  style,  mais  nous 
sommes  obligés  de  déclarer  que,  si  elle  a  une  significa- 
tion quelconque,  cette  signification  porte  sur  la  pensée 
que  l'expression  devra  rendre  aussi  exactement  que 
possible.  La  preuve  en  est  que  Charles  Blanc  refuse 
le  style  à  l'école  de  Hollande,  «  parce  qu'elle  n'a  pas  eu 
la  beauté  ».  Or  de  quelle  beauté  s'agit-il?  De  la  beauté 
idéale  où  les  lignes  n'expriment  qu'une  nature  corrigée, 
de  la  beauté  de  la  pensée  créatrice. 

Et  que  l'on  étudie  les  œuvres  desécoles  impressionnis- 
tes et  réalistes,  où  les  artistes  déclareraient  volontiers  que 
le  souci  de  l'expression  est  le  seul  qui  les  retienne  sérieu- 
sement, on  ne  trouvera  jamais  l'originalité  de  l'expres- 
sion antérieure  ou  même  supérieure  à  l'originalité  de  la 
vision  (qui,  chez  le  peintre,  se  confond   avec  l'origina- 
lité de  la  conception)  ;  car  l'expression  ne  vise  chez  ces 
artistes  qu'à  rendre  pleinement  la  nature  et  l'impression 
de  la  nature.  Ce  n'est  point  la  ligne  ou  la  couleur  qui 
est  originale.  C'est  la  façon  de  voir  et  de  sentir  dont  la 
ligne  et  la  couleur  constituent  l'expression.  On  s'exclame 
devant  des   chevaux  violets   comme  devant  une  forme 
d'expression  individuelle   jusqu'à  la  fantaisie.  L'artiste 
répond  qu'il  voit  les  chevaux  ainsi,  et  qu'il  fait  ce  qu'il 
voit.  Où  donc  est  le  mérite  ou  le  défaut  de  l'expression  ? 
Dans  la  correspondance  ou  la  non-correspondance  de 
la  forme  avec  le  fond.  Car  de  deux  choses  l'une  :  ou  le 
peintre  tait  profession  d'idéaliser,  et  alors  l'expression 
n'a  qu'un  mérite,  celui  de  rendre  l'idéal  qui  seul  est 


L  EXPRESSION  ibl 

original  et  compréhensif  ;  ou  il  imite  la  nature,  et  alors 
il  rend  sa  vision  aussi  fidèlement  que  possible.  Mais  que 
reste-t-il  là-dedans  pour  l'originalité  et  la  compréhen- 
sion de  l'expression  ? 

Sans  doute  c'est  une  beauté  de  l'expression  que  l'art 
d'individualiser  et  de  généraliser  les  passions  (1),  ou 
les  êtres  (2).  Faire  voir  dans  un  homme  ce  en  quoi 
il  se  distingue  de  tous  les  autres,  et  en  même  temps 
ce  en  quoi  il  ressemble  à  toux  ceux  qui  ont  existé, 
existent  ou  existeront,  exprimer  par  des  termes  frap- 
pants et  décisifs  ce  qu'il  y  a  à  la  fois  de  personnel 
et  d'éternel  dans  son  modèle,  c'est  le  moyen  de 
«  faire  vivant  »  et  par  suite  de  parvenir  à  la  beauté. 
Mais  un  mot,  un  trait,  une  couleur  ne  sont  jamais 
que  le  symbole  d'une  pensée  ou  d'un  groupe  de  pen- 
sées ;  plus  ce  mot,  ce  trait,  cette  couleur  nous  sem- 
blent personnels  et  généraux,  plus  l'idée  qui  les  a 
inspirés  était  sans  doute  originale  et  générale,  et 
plus  l'expression  en  était  iidèle  ;  mais  l'expression 
n'était  par  elle-même  ni  originale,  ni  générale,  elle 
était  juste. 

Et  ainsi  en  dehors  de  la  justesse,  nous  ne  voyons  pas 
ce  que  l'on  peut  exiger  de  l'expression  artistique.  Pour- 
tant, encore  une  fois,  il  faut  entendre  par  justesse  non 
pas  la  médiocre  expression  d'une  pensée  médiocre  ou  la 
vivante  expression  d'une  pensée  vivante,  mais  l'art  de 


(1)  Cf.  Brunetière,  Etude  sur  Racine. 

(2)  Cf.  Guy  de  Maupassanl    Préface  de  Pierre  et  Jean, 


iSa  l'objet  du  jugement  esthétique 

rendre  la  pensée  dans  toutes  ses  nuances,  dans  toute  sa 
profondeur,  que  ces  nuances  soient  nombreuses  ou  non, 
que  cette  profondeur  soit  réelle  ou  apparente.  La  jus- 
tesse, telle  que  nous  la  comprenons,  consiste  à  ne  rien 
laisser  perdre  de  l'originalité,  de  la  pénétration,  de 
l'extension  de  la  pensée  créatrice,  à  ne  pas  déformer 
cette  pensée  soit  par  l'exagération,  soit  par  la  séche- 
resse, enfin  à  la  laisser  voir  telle  qu'elle  est  dans  l'esprit 
de  l'auteur  lorsque  celui-ci  la  transcrit.  Toute  expres- 
sion qui  répond  à  cette  définition  est  bonne;  toute  expres- 
sion qui  s'applique  mal  à  la  pensée  telle  que  nous 
l'apercevons  — sinon  telle  qu'elle  est  réellement  —  dans 
l'auteur,  est  mauvaise.  C'est  donc  par  un  abus,  d'ailleurs 
assez  facile  à  comprendre,  qu'on  a  transporté  à  l'expres- 
sion les  mérites  propres  de  la  pensée.  Nous  savons  main- 
tenant ce  qu'il  faut  uniquement  demander  à  la  forme. 


Mais  s'il  est  vrai  que  la  perfection  de  la  forme  con- 
siste à  traduire  exactement  le  fond,  et  que  l'expression 
la  plus  belle  est  l'expression  adéquate  à  la  pensée,  il 
convient  maintenant  de  rechercher  comment  se  produit 
cette  affinité  ou  même  cette  identité. 

Il  ne  saurait  être  question  ici  des  procédés  matériels 
propres  à  chaque  art,  d'autant  plus  que  la  connaissance 
de  ces  procédés,  dans  ce  qu'ils  ont  d'exclusivement 
technique,  est  quelque  chose  de  tout  mécanique  et  de 
contraire  à  l'activité  intelligente  de  l'art.  La  prédomi- 
nance du  procédé  machinal  constitue  même  la  diffé- 


l'expression  i83 

rence  entre  le  métier  et  l'art.  Un  potier  qui  fabrique  sa 
grossière  marchandise  est  un  manœuvre  ;  un  céramiste 
qui  transforme,  renouvelle  ou  crée  des  procédés  en  vue 
de  rendre  plus  exactement  ce  qu'il  sent,  est  un  artiste. 
Nous  ne  nous  occuperons  donc  du  procédé  qu'en  tant 
que  moyen  de  traduction  de  la  pensée  créatrice;  et  ainsi, 
laissant  de  coté  tout  ce  qui  est  connaissance  technique, 
nous  nous  attacherons  uniquement  aux  opérations  de 
l'esprit  dans  l'exécution  définitive  de  l'œuvre  d'art,  dans 
l'aboutissement  de  la  pensée  à  l'acte. 

Nous  remarquerons  tout  d'abord  que  les  différents 
arts  n'ont  pas  tous  le  même  mode  d'expression  :  les 
uns  comme  l'architecture,  la  musique  et  la  poésie, 
n'expriment  que  le  sentiment  visé  par  l'auteur,  sans 
préoccupation  d'évoquer  la  représentation  d'un  objet 
déterminé;  d'autres  comme  le  drame,  l'épopée,  le  roman, 
le  lyrisme  impersonnel,  ou  même  comme  la  musique 
descriptive,  expriment  à  la  fois  un  sentiment  et  l'objet 
qui  provoque  ce  sentiment,  enfin  la  peinture  et  la  sculp- 
ture n'expriment  la  pensée  créatrice  que  par  la  repré- 
sentation directe  delà  nature.  11  y  a  donc,  au  point  de  vue 
de  l'expression,  trois  grandes  catégories  à  établir  dans  les 
beaux-arts  :  1°  ceux  dans  lesquels  l'expression  traduit 
immédiatement  la  pensée  seule  ;  2°  ceux  dans  lesquels 
l'expression  traduit  immédiatement  la  pensée  et  l'objet 
de  la  pensée  ;  3°  ceux  dans  lesquels  l'expression  traduit 
la  pensée  par  l'intermédiaire  de  l'objet  de  cette  pensée. 
Il  est  clair  qu'à  ces  trois  catégories  correspondent  des 
moyens  d'expression  différents  de  la  pensée  créatrice. 

((  L'âme  divine  ou  l'âme  humaine  dans  ses  conditions 


i84  l'objet  du  jugement  esthétique 

diverses,  dans  ses  divers  états  de  fortune,  de  dignité, 
de  puissance,  de  joie  ou  de  tristesse,  de  mouvement  ou 
de  repos,  de  vie  ou  de  mort,  voilà  ce  que  l'architecture 
s'efïorce  (qu'elle  en  ait  ou  non  conscience)  d'expri- 
mer sur  le  front  de  ses  monuments  »  (1).  Il  nous 
semble  difficile  de  ne  pas  souscrire  à  ce  jugement, 
abstraction  faite  de  sa  formule  un  peu  trop  pom- 
peuse. Winckelmann,  lui  aussi,  explique  que  l'archi- 
tecture, «  n'ayant  pu  imiter  rien  de  réel  et  se  trouvant 
fondée  sur  les  règles  des  proportions,  est  plus  idéale  que 
la  peinture  et  la  sculpture»  (2).  Et  nous  admettons 
volontiers  que  «  la  plus  belle  architecture  est  celle  qui 
exprime  le  plus  exactement  la  destination  d'un  édifice 
et  qui  trouve  son  harmonie  dans  la  parfaite  correspon- 
dance entre  la  fin  et  les  moyens,  entre  le  dedans  et  le 
dehors,  entre  l'idée  et  la  forme  »  (3). 

Il  nous  paraît  en  effet  saugrenu,  d'admettre,  comme 
semble  l'avoir  fait  Vitruve  (4)  et  comme  l'en  loue  vive- 
ment le  peintre  Le  Brun,  (5)  «  que  l'ordre  dorique  imite 
les  proportions  de  l'homme,  l'ordre  ionique  celles  de 
la  femme,  et  l'ordre  corinthien  celles  des  jeunes  filles  ». 
Il  y  faudrait  au  moins  quelques  preuves.  Nous  consi- 
dérons aussi  comme  un  simple  exercice  de  rhétorique 


(1)  Ch.  Levêque.  Science  du  Beau.  T.  11,  ch.  Il,  p.  28  de  la  '2*  éd. 

(2)  Winckelmann.  Histoire  de  l'Art,  livre  IV,  ch.  I. 

(3)  Cherbuliez.  L'art  et  la  nature,  p.  19. 

(4)  Vitruve.  L.  IV,  ch.  I. 

(5)  Conférence   du   9  janvier  1672  à  L'Académie  Royale.  Ms.  des  Archives 
des  Beaux-Arts. 


L^EXPRESSION  l85 

les  assertions  suivantes  :  «  Tantôt  ils  (les  architectes) 
imitent  le  sublime  des  hautes  montagnes,  iyistar  mon- 
tium  eductae  Pyramides,  dit  Tacite...  Tantôt  ils  imi- 
tent le  firmament  par  des  plafonds  étoiles  et  les  cavernes 
par  des  labyrinthes  souterrains  ;  tantôt  ils  rappellent  les 
plaines  de  la  mer  par  de  grandes  lignes  horizontales, 
les  rochers  à  pic  par  des  tours  et  les  forêts  de  la  nature 
par  des  forêts  de  colonnes»  (1).  En  réalité  aucun  texte 
d'architecte  n'autorise  de  pareilles  hypothèses  et  rien 
dans  l'histoire  de  cet  art  ne  dénote  un  désir  d'imiter 
les  formes  naturelles  ;  il  a  fallu  des  colonnes  pour 
soutenir  les  voûtes  ;  libre  aux  poètes  et  aux  critiques 
d'y  voir  des  forêts,  mais  l'artiste  n'y  songeait  guère  ; 
tout  au  plus  imitait-il  ça  et  là  ou  faisait-il  imiter 
par  les  sculpteurs,  en  guise  d'ornements,  les  feuillages 
de  la  forêt. 

Il  n'y  a  donc  pas  d'art  où  l'expression  doive  moins 
à  l'imitation  ;  elle  est  tout  entière  la  traduction  immé- 
diate d'un  sentiment.  Cette  expression  consistera  donc 
avant  tout  dans  un  système  de  formes  et  de  propor- 
tions, produisant  sur  notre  œil  et  sur  notre  intelligence 
des  sensations,  des  impressions,  des  sentiments  recher- 
chés par  l'artiste.  Quel  est  ce  système?  nous  demandera- 
t-on,  et  c'est  là  en  effet  la  grande  question.  Mais  nous 
ne  nous  chargeons  pas  de  la  résoudre;  autant  vaudrait 
expliquer  le  système  de  signes  qui  constitue  une  langue 
comme  le  français  ou  le  chinois,  ou  même  le  système 


I)  Ch.  Blanc.  Grammaire  des  arts  du  dessin,  p.  56. 


i86  l'objet  du  jugement  esthétique 

particulier  de  chaque  œuvre  des  écrivains  habiles.  Nous 
n'affirmons  point  que  le  problème  soit  complètement 
insoluble  ;  mais  actuellement  nous  ne  possédons  pas  les 
éléments  nécessaires  pour  l'étudier  ;  quelles  sont  les 
conditions  précises  auxquelles  certaines  formes  engen- 
dreront en  nous  les  idées  de  majesté,  d'élégance  ou  de 
mysticisme  ?  C'est  ce  que  nul  ne  peut  dire. 

Et  même,  pour  avoir  voulu  se  servir  de  certains  sys- 
tèmes de  proportions,  superficiellement  établis  d'après 
l'antique,  et  destinés  à  donner  une  impression  de 
majesté,  les  architectes  ont  parfois  édifié  de  véritables 
monstres  ;  il  suffit  de  passer  deux  jours  à  Munich  pour 
s'en  rendre  compte.  L'art  de  l'architecte,  c'est  précisé- 
ment de  trouver  d'instinct  les  rapports  de  formes  et  de 
dimensions  les  plus  propres  à  traduire  des  sentiments 
originaux,  pénétrants,  compréhensifs  ;  le  jour  où  ces 
rapports  seront  scientifiquement  établis,  il  n'y  aura 
plus  d'architectes,  il  y  aura  des  ingénieurs,  et  l'art  se 
sera  fondu  dans  la  science  ;  mais  ce  jour  ne  viendra 
peut-être  pas. 

Donc  il  y  a  une  harmonie  recherchée  par  l'architecte 
entre  la  pensée  et  la  forme  qui  l'exprime.  Mais  en 
dehors  de  l'enseignement  technique  ou  des  conseils 
très  généraux  et  plus  propre  à  guider  un  débutant  qu'à 
inspirer  l'homme  de  génie,  les  règles  particulières  de 
cette  harmonie  ne  sont  pas  définies  et  sont  actuellement 
indéfinissables. 

Il  en  est  de  même  de  la  musique  et  de  la  poésie. 
Sans  scruter,  comme  on  l'a  essayé  si  souvent,  les 
origines  probables  de  la  musique,  sans  faire  la  part  de 


l'expression  187 

ce  qu'il  peut  y  avoir  en  elle  de  représentatif,  de  conven- 
tionnel et  de  subjectif,  il  est  incontestable  qu'elle 
traduit,  la  plupart  du  temps,  l'état  d'âme  du  composi- 
teur, en  dehors  de  toute  imitation  directe  des  objets.  Il 
est  bien  rare  que  dans  Mozart  ou  Beethoven  on  retrouve 
l'image  sonore  des  réalités  extérieures  à  la  pensée  du 
musicien,  et  il  ne  viendra  à  l'idée  de  personne  de 
reconstituer  en  tableaux  la  Symphonie  héroïque  ou 
la  Pastorale.  Un  grand  artiste  peut  interpréter  en 
peinture  la  Sonate  au  Clair  de  Lime  ;  mais  pour  cela 
il  nous  représente  Beethoven  lui-même  au  piano  dans 
la  douce  clarté  d'un  rayon  de  lune,  il  ne  peint  pas  le 
rêve  extérieur  de  Beethoven  ;  car  qui  sait  sur  quoi 
portait  ce  rêve  ? 

La  poésie  est  plus  descriptive  que  la  musique,  parce 
que  le  poète,  même  dans  le  lyrisme  personnel,  traduit 
presque  toujours  une  réalité  extérieure  à  lui,  ou  se 
peint  lui-même  comme  objet  de  représentation.  Elle 
emprunte  donc  plus  que  la  musique  à  l'imitation  des 
êtres.  Mais  dans  sa  forme  en  quelque  sorte  subjective 
et  instinctive,  lorsqu'elle  aspire  à  traduire  une  émotion, 
sans  exprimer  l'objet  de  cette  émotion,  lorsqu'elle  se 
rapproche  ainsi  le  plus  possible  de  la  musique,  (1)  la 
poésie  consiste  dans  un  rapport  étroit  et  indéfinissable 


(I)  Cf.  Les  envolées  lyriques  de  Hugo  dans  la  «  Prière  pour  tous  »  ou  dans 
son  ((  Hymne  ».  —  Cf.  aussi,  dans  Lamartine,  le  désespoir  de  Jocelyn  retrouvant 
à  Paris  Laurence  déshonorée.  —  Cf.  l'effort  des  symbolistes  pour  évoquer  une 
impression  par  des  combinaisons  Je  sons. 


i88  l'objet  du  jugement  esthétique 

entre  la  pensée  et  la  forme.  Gomment  se  fait-il  que 
tels  sons,  telles  tournures  de  phrases,  tel  rythme 
général  évoquent  dans  ceux  qui  sont  sensibles  à  la 
poésie  la  même  impression  ?  c'est  ce  que  nous  ne 
croyons  guère  facile  d'expliquer,  quoique  le  fait  en  lui- 
même  ne  soit  pas  douteux  ;  et  c'est  pour  cela  que  toutes 
les  poétiques,  y  compris  l'Epitre  d'Horace  auxPisonsetle 
poème  didactique  de  I3oileau,  sont  peu  utiles.  Une  véri- 
table poétique  devrait  nous  expliquer  comnient  un  auteur 
arrivera  sûrement  à  provoquer  un  effet  donné  sur  son 
lecteur.  Flaubert  avait  bien  vu  que  «  plus  une  idée  est 
belle,  plus  la  phrase  est  sonore  (1),  »  et  qu'il  y  avait 
ainsi  entre  le  son  lui-même  et  la  pensée  une  harmonie 
que  le  véritable  artiste  doit  réaliser.  Mais  le  moyen 
d'enseigner  aux  autres  ou  même  de  se  révéler  logique- 
ment à  soi-même  le  rapport  où  apparaîtra  l'harmo- 
nie ?  Et  Flaubert  avait  eu  raison  de  dire  aussi  que 
«  chaque  œuvre  à  faire  a  sa  poétique  en  soi  qu'il  faut 
trouver  »  (2). 

Horace  et  Boileau  n'ont  pas  été  plus  utiles  aux 
littérateurs  que  Virgile  aux  paysans  romains.  Ils  n'ont 
indiqué  aucune  voie  nouvelle,  aucun  moyen  pratique  de 
réaliser  la  beauté,' et  ils  ont  dû  proclamer  en  tête  de 
leur  œuvre  que  la  poésie  est  un  don  du  ciel.  Alors  à 
quoi  bon  leurs  préceptes  ?  le  moindre  régent  de  collège 


(1)  Flaubert  Correspoodance,  3'  série,  p.  116. 

(2)  Flaubert  Correspondance,  2'  série,  p.  380. 


l'expression  189 

sera  plus  utile  à  un  élève  que  les  quatre  chants  appris 
par  cœur  de  l'Art  Poétique,  où  Boileau  répète  sans 
cesse  :  Soyez  précis,  soyez  nobles,  soyez  raisonnables, 
mais  où  il  déclare  que  la  précision,  la  noblesse,  la 
raison,  vériioblemeni  poétiques,  descendent  tout  droit 
d'Apollon  et  des  neuf  Sœurs.  L'œuvre  de  Boileau  n'a 
pas  été  inutile  au  point  de  vue  de  la  formation  du  goût 
public  ;  mais  les  poètes  en  tant  que  poètes,  n'en 
ont  tiré  aucun  profit.  La  poésie,  comme  la  musique, 
comme  l'architecture,  est  l'expression  directe  et 
immédiate  de  nos  états  d'âme  ;  il  est  probable,  étant 
donné  le  déterminisme  général  des  choses,  qu'à  chaque 
pensée  correspond  une  forme  adéquate,  distincte  de 
toutes  les  autres  ;  mais  le  problème  de  cette  harmonie 
et  des  conditions  qu'elle  réalise  est  actuellement 
insoluble,  et  le  jour  où  la  solution  en  serait  trouvée, 
il  semble  évident  que  la  différence  entre  la  science  et 
l'art  cesserait  d'exister.  On  exprimerait  par  une  forme 
parfaite  l'expression  de  tel  sentiment  particulier  dans 
un  cas  déterminé,  absolument  comme  on  prédit  d'une 
façon  infaillible  les  éclipses  de  soleil  ou  l'heure  du 
lever  de  la  lune. 


Il  est  donc  impossible  d'expliquer  comment  l'expres- 
sion devient  adéquate  à  la  pensée  créatrice  dans 
l'architeclure,  la  musique  en  général,  et  la  poésie 
purement  personnelle,  parce  que  nous  ne  savons  pas 
comment  telles  lignes  ou  tels  sons  excitent  en  nous  telle 


igo  L  OBJET   DU   JUGEMENT   ESTHETIQUE 

OU  telle  impression.  Nous  devons  donc  nous  borner  à 
constater  que  telle  forme  ne  correspond  pas  à  telle 
pensée  sans  préciser  dans  le  menu  détail  pourquoi  ni 
comment. 

En  sera-t-il  de  même  pour  la  littérature  descriptive 
épopée,  drame,  roman,  lyrisme  impersonnel,  etc.  ou 
pour  la  musique  qui  s'efforce  d'imiter  la  réalité  par  de 
véritables  images  sonores  ?  Oui,  sans  doute,  dans  la 
mesure  où  la  pensée  s'exprimera  immédiatement  par  j 
les  mots  ou  les  notes.  Il  est  bien  certain  que  l'harmonie 
nécessaire  entre  l'état  d'âme  de  Beethoven  composant  la 
Sijmjjhonie  Héroïque Q,i  la  Symphonie  Héroïque  elle- 
même  ne  sera  ni  plus  ni  moins  difficile  à  expliquer  que 
l'harmonie  nécessaire  entre  l'état  d'âme  de  l'auteur  du 
Rouet  d'OmpJiale  et  le  Rouet  cVOmphale  considéré 
comme  expression  directe  de  cet  état  d'âme.  Mais  dans 
ce  dernier  .cas  s'introduit  un  élément  nouveau,  à  savoir 
l'imitation  de  la  réalité  ;  c'est  cet  élément  qu'il  s'agit  ' 
maintenant  d'étudier. 

Ce  serait  une  grossière  erreur  de  croire  que  cette 
imitation  doive  être  complète  et  produire  l'illusion.  S'il 
y  avait  illusion,  nous  cesserions  de  considérer  l'objet 
comme  une  œuvre  d'art,  et  nous  ne  nous  placerions  plus 
au  point  de  vue  nécessaire  pour  en  bien  juger  ;  car  nous 
ne  considérerions  plus  que  le  beau  ou  le  laid  naturel 
là  où  nous  devrions  considérer  le  beau  ou  le  laid 
artistique. 

Imaginons  que  toute  la  symphonie  du  Rouet  cCOm- 
phale  consiste  dans  l'imitation  aussi  exacte  que 
possible  du  bruit  du  rouet,  l'auteur  aura  échangé  une 


L  EXPRESSION  IQI 

pensée  créatrice  large  et  féconde  contre  une  imita- 
tion étroite  et  stérile  ;  qu'a-t-il  fait  au  contraire  ?  Il  a 
subordonné  l'imitation  à  la  pensée  créatrice,  et  n'a 
traduit  les  objets  que  dans  la  mesure  où  la  complète 
expression  de  cette  pensée  l'exigeait.  Ce  spectacle 
lamentable  d'Hercule  filant  aux  pieds  de  sa  maîtresse, 
nous  l'apercevons  mieux  par  ce  bruit  du  rouet  dominant 
la  mélodie  voluptueuse. 

Il  n'y  a  pas  de  genre  littéraire  qui  recoure  plus 
volontiers  à  l'imitation  que  le  genre  dramatique,  puis- 
qu'il est  par  définition  «  l'imitation  d'une  action  »  (1). 
Mais,  dans  toutes  les  écoles,  y  compris  l'école  natura- 
liste, l'imitation  choisit  ;  elle  choisit  non  seulement  le 
sujet,  mais  les  divers  moments  de  l'action,  elle  retran- 
che presque  inconciemment  tout  ce  qui  ne  répond 
pas  à  l'expression  de  la  pensée  créatrice.  Il  est  abso- 
lument certain  que  dans  la  réalité,  les  personnages 
d'un  drame  s'occuperaient  de  mille  autres  choses 
—  y  compris  les  besoins  de  boire,  de  manger,  de 
dormir,  de  parler  pour  ne  rien  dire,  etc.  —  que  de 
celles  dont  ils  s'occupent  dans  une  pièce.  Dès  lors 
l'imitation  ne  vise  à  l'exactitude  précise  que  sur 
certains  points,  i 

Quels  sont  ces  points  ?  Evidemment  ceux  qui  répon- 
dent à  la  pensée  créatrice,  à  la  conception  de  l'auteur, 
et  c'est  ce  qui  a  fait  dire  à  Taine  ;  «  Rendre  dominateur 


(I)  Aristote.  Poéliqne,  I,  2, 


192  L  OBJET    DU    JUGEMENT   ESTHETIQUE 

un  caractère  notable,  voilà  le  but  de  l'œuvre  d'art»  (1). 
En  réalité,  cette  prétendue  nécessité  du  caractère 
dominateur  n'a  rien  à  voir  avec  l'expression  artistique  ; 
elle  rentre  dans  la  pensée  créatrice.  C'est  cette  pensée 
qui,  opérant  sur  les  différents  caractères  d'un  individu, 
choisit  le  caractère  notable  auquel  elle  subordonne 
tous  les  autres  de  façon  à  le  rendre  dominateur.  L'ex- 
pression consistera  à  rendre  aussi  exactement  que 
possible,  par  une  imitation  scrupuleuse  de  la  réalité 
ainsi  déformée,  la  pensée  créatrice.  Dans  le  Britannicus 
de  Racine,  Néron  ne  ressemble  pas  au  personnage 
décrit  par  Tacite  ;  Racine,  inconsciemment  ou  non, 
par  la  tournure  naturelle  de  son  génie  ou  par  l'effort 
Taisonné  de  son  intelligence,  a  élagué,  effacé,  atténué 
ou  au  contraire  accusé  certains  traits  ;  le  mérite  de 
l'expression  a  consisté,  non  pas  à  élaguer  ou  à  exagérer, 
mais  à  imiter  fidèlement  le  personnage  créé  ainsi  à 
nouveau  par  Racine.  On  peut  donc  dire  que  l'expression, 
dans  la  littérature  et  dans  la  musique  descriptives,  sera 
parfaite  quand  elle  imitera  exactement  la  conception 
de  l'auteur.  Et  comme  cette  conception  de  l'auteur, 
une  fois  qu'elle  nous  est  communiquée,  devient  une 
sorte  d'objet,  analogue  aux  objets  que  nous  percevons 
dans  la  nature,  on  peut  dire  que  l'expression  parfaite 
est  celle  qui  imite  exactement  la  nature,  telle  que  l'a 
vue  et  qu'a  voulu  nous  la  faire  voir  l'auteur. 


(1)  Taine.  De  l'Idéal  dans  l'Art,  p.  2. 


l'expression  193 

Celui-ci,  nous  l'avons  dit,  a  le  droit  de  choisir 
n'importe  quel  sujet,  à  condition  que  sa  pensée  soit 
individuelle,  pénétrante  et  compréhensive,  mais  à 
condition  aussi  que  l'objet  ainsi  formé  par  sa  pensée 
soit  rendu  exactement  et  la  fasse  mieux  comprendre. 
Quand  sera-t-il  rendu  exactement  ?  Lorsque  nous 
saisirons,  d'une  part  un  rapport  logique  entre  la  pensée 
générale  et  les  diverses  manifestations  de  cette  pensée, 
d'autre  part  une  imitation,  une  reproduction  fidèle 
de  la  réalité,  prise  pour  objet  de  la  pensée,  dans  la 
mesure  où  cette  pensée  a  embrassé  ou  même  déformé 
cette  réalité.  Il  y  a  donc,  au  fond  de  tout  cela,  la 
nécessité  d'imiter  la  nature,  à  moins  que  l'auteur 
ne  se  soit  proposé  de  la  réinventer,  et  alors  cette  réin- 
vention aura  produit  chez  lui  une  image  qu'il  a  le  devoir 
de  nous  rendre  fidèlement.  Dès  qu'il  ne  nous  fait  pas 
apercevoir  ce  parti-pris  de  déformation,  nous  devons 
exiger  de  lui  non  pas  l'imitation  de  tout  l'objet,  mais 
l'imitation  exacte  de  l'objet  dans  la  mesure  où  il  se 
l'est  représenté,  l'exactitude  de  l'imitatiou  n'étant  plus 
autre  chose  que  l'expression  de  la  vie. 

Marivaux,  comme  pensée  créatrice,  est  inférieur  à 
Molière,  mais  cette  passion  sincère,  profonde  même, 
des  personnages  malgré  son  apparence  un  peu  légère 
et  superficielle,  cette  déformation  de  la  souffrance 
morale  par  la  nécessité  de  paraître  à  son  avantage 
ne  pouvait  être  exprimée  avec  plus  d'exactitude  qu'elle 
ne  l'est  dans  l'auteur  du  Jeu  de  l'amour  et  du 
hasard,  et  par  là,  Marivaux  nous  donne  l'impression  de 
la  vie  et  se  classejparmi  les  plus  grands  écrivains  fran- 

i3 


1^4  l'objet  du  jugement  esthétique 

çais.  Voltaire,  dans  Candide,  ne  vise  pas  à  l'imitation 
de  la  nature  vraie  ;  mais  il  crée  un  personnage  auquel 
il  donne  les  allures  générales  d'un  jeune  homme  con- 
fiant et  étonné  ;  il  le  voit,  l'écoute,  le  suit  dans  son  pro- 
pre esprit;  et  c'est  l'exactitude  du  rendu  de  cette  vision 
et  de  cette  création  logique  qui  fait  le  mérite  de  l'ex- 
pression dans  le  petit  roman  si  connu  et  si  justement 
vanté. 

Donc  l'expression,  dans  la  littérature  et  parfois 
dans  la  musique,  ne  sera  adéquate  à  la  pensée  que 
si  l'imitation  de  l'objet  de  la  pensée  est  exacte  et 
vivante . 


Enfin  la  peinture  et  la  sculpture  traduisent  la  pensée 
créatrice  d'une  façon  absolument  opposée  à  l'architec- 
ture et  à  la  musique,  c'est-à-dire  par  l'intermédiaire 
nécessaire  de  l'imitation  de  la  nature.  Il  s'ensuit  que 
l'expression  ne  devient  adéquate  à  l'idée  que  dans  des 
conditions  d'un  tout  autre  ordre. 

La  pensée  ne  se  manifestant  que  par  la  reproduction 
de  son  objet,  il  est  de  toute  nécessité  que  cet  objet  soit 
rendu  de  la  façon  exacte  dont  il  a  été  vu  par  l'artiste,  et 
dont  celui-ci  a  désiré  nous  le  montrer.  Mais  d'un  autre 
côté,  l'artiste  n'a  pu  le  voir  que  tel  qu'il  est,  sinon  dans 
son  ensemble,  du  moins  dans  quelques  détails  sur  les- 
quels il  s'est  particulièrement  arrêté,  et  qui,  pour  lui, 
constituent  sa  physionomie.  Si  la  vision  de  l'artiste  n'est 
pas  conforme  à  celle  du  public  auquel  il  s'adresse,  le 


l'expression  195 

langage  spécial  aux  lignes  et  à  la  couleur  cesse  d'être 
compréhensible. 

Imaginons  qu'un  artiste  symboliste  nous  peigne 
des  êtres  absolument  différents  de  ceux  que  nous  con- 
naissons .  nous  n'avons  plus  de  point  de  comparaison 
pour  juger  cette  imitation  de  la  nature  sur  laquelle 
repose  l'expression  en  peinture  et  en  sculpture  ;  nous 
restons  indifférents  ou  hostiles  devant  une  telle  œuvre. 
Si  un  artiste  nous  représente  des  chevaux  verts  d'eau 
avec  des  pattes  semblables  à  des  arcs-en-ciel,  il  est  pro- 
bable, il  est  même  certain  qu'il  a  obéi  à  une  pensée 
initiale  ;  mais  la  valeur  de  l'expression  nous  échappe, 
parce  que  l'imitation  ne  représente  aucun  objet  réel 
auquel  nous  puissions  la  comparer.  Il  est  donc  néces- 
saire que  l'art  imite  les  formes  et  les  couleurs  natu- 
relles ;  c'est  un  point  sur  lequel  d'ailleurs  tout  le  monde 
est  à  peu  près  d'accord,  aussi  bien  au  xvnf  siècle 
qu'au  XIX'  siècle,  chez  les  purs  classiques  aussi  bien 
que  chez  David  ou  Delacroix,  que  chez  Courbet  ou 
Puvis  de  Chavannes.  On  n'y  connaît  guère  d'autres 
exceptions  que  certains  peintres  symbolistes,  dont  les 
efforts  sont  sans  doute  respectables,  s'ils  sont  sincères, 
mais  dont  les  œuvres  restent  inaccessibles  à  l'esprit  le 
moins  prévenu. 

Mais  lorsque  nous  parlons  d'imitation  de  la  nature, 
il  ne  s'agit  pas  de  la  copie  puérile  que  le  public  imagine 
quelquefois.  S'il  en  était  ainsi,  on  n'aurait  jamais  le 
droit  d'admirer  un  portrait  sans  en  connaître  l'original, 
ni  un  effet  de  lumière  sans  avoir  pu  le  contempler  de 
ses  yeux  dans  la  réalité.    L'imitation  que  nous  exigeons 


196  l'objet  du  jugement  esthétique 

est  à  la  fois  très  fidèle  et  très  personnelle  :  lidèle  en  ce 
qu'elle  rend  exactement  un  aspect  de  la  nature,  person- 
nelle en  ce  qu'elle  est  dirigée  inconsciemment  par  une 
conception  initiale.  Il  en  résulte  qu'elle  s'attache  à  ce 
que  l'artiste  trouve  de  plus  intéressant,  c'est-à-dire  à 
quelque  chose  de  subjectif,  tout  en  se  conformant  à  la 
réalité  objective.  Il  en  résulte  aussi  que  parfois  le  sub- 
jectif déforme  l'objectif  ;  mais  lorsque  cet  objectif 
devient  contraire  au  possible,  l'œuvre  est  fatalement 
mauvaise,  soit  que  la  pensée  ait  frisé  la  folie,  soit  que 
l'expression  ait  fait  fausse  route.  Donc  l'expression  est 
parfaite  lorsqu'elle  traduit  pleinement  la  pensée  de  l'ar- 
tiste en  étant  une  imitation  aussi  fidèle  que  possible  de 
la  nature.  Mais  il  faut  que  cette  imitation  lidèle  soit 
conforme  à  la  conception  première.  La  vie  de  l'œuvre 
d'art  ne  se  réalise  qu'à  ce  prix,  et  mieux  vaut  une  exé- 
cution fantaisiste  et  expressive  de  la  pensée,  qu'une 
plate  copie.  «  Un  bras  parfois  trop  court  de  Rembrandt, 
écrit  le  peintre  Alfred  Stevens,  est  toujours  vivant  ;  un 
bras  d'un  fort  en  thème,  exécuté  dans  des  proportions 
exactes,  reste  inerte»  (1).  Est-ce  à  dire  que  ce  bras  trop 
court  soit  une  beauté  de  plus  dans  l'œuvre?  Non;  mais 
il  ne  la  gâte  pas  irrémédiablement,  et  n'affaiblit  que  fort 
peu  le  sentiment  de  la  vie. 

Les   grands    peintres   d'ailleurs  ne  se    sont  jamais 
assujettis  qu'à  une  imitation  intelligente  et  limitée  de 


(1)  A.  Stevens.  Impressions  sur  la  peinture,  p.  82. 


L  EXPRESSION  I97 

l'objet  propre  de  la  pensée  créatrice  :  de  là  cette  force 
de  vie  et  cependant  cette  étrangeté  de  Rembrandt  ou  de 
Léonard  ;  de  là  l'efïort  de  l'artiste  pour  faire  compren- 
dre par  certains  traits,  plus  saillants  dans  ses  tableaux 
que  dans  la  nature,  le  sens  de  son  œuvre.  «  Ils  croient, 
disait  La  Tour,  que  je  ne  saisis  que  les  traits  de  leur 
visage  ;  mais  je  descends  au  fond  d'eux-mêmes,  et  je 
les  remporte  tout  entiers  ».  (1)  C'est  en  effet  ce  que  se 
proposent  le  peintre  et  le  sculpteur  :  traduire  la  com- 
préhension de  leur  pensée  par  les  traits  les  plus  signi- 
ficatifs qu'ils  puissent  emprunter  à  la  nature.  Comment 
exprimer  tout  ce  qu'il  y  a  souvent  de  pensée  subjective 
et  de  vérité  objective  dans  un  des  bizarres  croquis  de 
Rembrandt  ?  Comment  expliquer,  sinon  par  cette 
imitation  spontanée  de  la  nature  en  vue  d'une  concep- 
tion donnée,  le  charme  tout  particulier  des  esquisses, 
charme  qui  disparait  presque  toujours  dans  l'œuvre 
définitive  préférable  cependant  à  l'esquisse,  mais  grâce 
à  des  qualités  tout  autres  ?  «  L'esquisse  dit  Diderot, 
c'est  l'âme  du  peintre  qui  se  répand  librement  sur  la 
toile  ))  (2),  c'est  aussi  le  trait  emprunté  directement  à  la 
nature  et  exprimant  la  vie  vraie,  sans  aucun  de  ces 
truquages  d'école  nécessaires  à  l'achèvement  complet 
du  tableau. 


(1)  Mot  de  La  Tour  rapporté  par  de  Concourt.  L'art  au  xviii*  siècle  :  La 
Tour. 

(2)  Diderot.  Salon  de  1745  :  Greuze.  —  Cf.  Jules  Breton.  Un  peintre  paysan, 
p.  212  II  van»e  à  propos  des  ébauches  et  des  esquisses  «  lear  incomparable 
attrait  dû  aux  réticences  de  l'inspiration  qui  a  hâte  d'exprimer  tortement  et 
vivement  l'essentiel  d'un  sentiment  et  d'une  pensée  qui  glisse  sur  le  reste  ». 


igS  l'objet  du  jugement  esthétique 

Donc  si  l'imitation  de  la  nature  doit  être  exacte 
étant  donné  que  l'artiste  s'est  appliqué  à  rendre  cette 
nature,  elle  comporte  au  contraire  une  assez  grande 
liberté  dès  que  l'artiste  exprime  sa  pensée  propre  par 
le  moyen  de  la  nature.  Il  suffit  dans  ce  dernier  cas  que 
la  vérité  possible  soit  respectée  et  que  la  pensée  se 
comprenne  pleinement.  Claude  le  Lorrain  n'imite  pas 
aussi  scrupuleusement  la  nature  que  tel  impressionniste 
moderne.  Il  arrange  certainement  le  décor  de  ses 
tableaux.  Mais  sa  lumière  est  celle  qui,  à  certaines 
heures,  nous  séduit  dans  la  nature  ;  toute  la  force  et 
tout  le  charme  de  son  émotion  sont  dans  cette  lumière  ; 
nous  ne  lui  en  demandons  pas  davantage,  et  nous  nous 
soucions  peu  qu'il  décompose  ou  non  les  nuances  qu'un 
œil  exercé  saisira  dans  l'eau.  —  Pu  vis  de  Chavannes 
est  frappé  par  la  beauté  d'un  paysage  qu'il  aperçoit  en 
wagon  entre  Paris  et  Amiens  ;  il  en  fait  le  fond  de  son 
«  Ludus  pro  Patria  ».  Mais  il  se  garde  bien  de  gâter  sa 
première  impression  par  une  étude  d'après  nature.  «  La 
vision  du  paysage,  dit-il,  avait  été  pour  moi  si  intense, 
qu'il  me  semblait  qu'une  observation  sur  place  en  eût 
affaibli  la  sensation,  et  m'aurait  exposé  à  n'en  retrouver 
plus  tard,  dans  ma  mémoire,  qu'une  image  réduite, 
confuse  et  sans  vie  »  (1).  Le  paysage  en  question  est 
l'expression  d'un  état  d'âme,  dans  laquelle  l'imitation 
est  ramenée  en  quelque  sorte  à  son  minimum,  sans  que 
pourtant  l'expression  soit  défectueuse  :  car  la  vérité  et 


(1)  Marias  Vachoû.  Puvis  de  Chavannes,  p.  94. 


L  EXPRESSION  I99 

la  vie  s'y  retrouvent  non  dans  la  fidélité  photographique, 
mais  dans  la  justesse  des  grandes  lignes  et  dans  l'exac- 
titude des  quelques  détails,  où  se  résume  l'impression 
du  peintre. 

S'il  est  certain  que  l'artiste  doit  imiter  fidèlement  la 
nature,  il  est  certain  aussi  qu'il  ne  doit  l'imiter  que 
dans  la  mesure  où  cette  imitation  est  un  moyen 
d'expression  de  la  pensée.  L'imitation  doit  être  totale, 
quand^  par  principe,  l'artiste  traduit  la  vie  universelle, 
belle  partout  et  toujours  ;  elle  doit  être  limitée  à 
certains  objets,  ou  même  à  certains  détails  des  objets 
quand  des  hommes  comme  Rembrandt  ou  Puvis  de 
Chavannes  ne  conçoivent  leur  œuvre  qu'en  raison  de 
certains  effets  de  lumière  ou  de  lignes.  Mais  si  restreinte 
qu'on  fasse  la  part  de  l'imitation,  il  faut  que  cette 
imitation  soit  scrupuleuse,  sans  quoi  la  peinture  ou  la 
sculpture  deviennent  des  énigmes.  Ce  principe  néces- 
saire une  fois  admis,  chacun  peut  imiter  ce  qu'il  veut 
dans  son  modèle  —  tout  ou  partie,  —  et  n'a  plus  qu'un 
devoir  :  ramener  l'imitation  aux  exigences  de  la 
conception,  au  lieu  de  confondre  ce  qu'il  y  a  de  signi- 
ficatif dans  les  choses  que  l'on  veut  peindre  avec 
l'accessoire  et  l'inutile. 


On  voit  maintenant  comment  la  nécessité  de  se 
borner  à  la  traduction  exacte  d'une  pensée  créatrice, 
forte  ou  médiocre,  amène  l'expression  à  être  tantôt  une 
simple  figuration,  mi-instinctive,  mi-conventionnelle  de 


200  l'objet  du  jugement  esthétique 

la  pensée,  comme  dans  l'architecture,  la  musique  et  la 
poésie,  tantôt  une  imitation  de  la  réalité  par  les 
procédés  musicaux  ou  littéraires,  tantôt  enfin  une 
reproduction  fidèle  (au  moins  dans  les  traits  essentiels) 
de  l'objet  de  la  pensée,  comme  dans  la  peinture  et  dans 
la  sculpture.  Mais  partout  et  toujours  cette  expression 
reste  soumise  à  cette  loi  :  rendre  la  pensée  dans  toute 
sa  valeur  et  ne  rendre  qu'elle,  sans  cependant  avoir  les 
mêmes  mérites  que  nous  avons  reconnus  en  elle.  Et 
ainsi  l'expression  a  une  valeur  indépendante  de  la 
valeur  de  la  pensée. 

Est-ce  à  dire  qu'en  général  un  grand  artiste  soit 
grand  par  la  pensée  et  médiocre  par  l'expression,  ou 
inversement  ?  Non.  Presque  toujours  à  une  pensée 
puissante  correspond  une  expression  digne  d'elle  et  à 
une  pensée  faible  une  expression  médiocre  ;  car  il  faut 
un  don  aussi  heureux  de  l'esprit  pour  exprimer 
pleinement  sa  pensée  que  pour  bien  penser  ;  et  quiconque 
est  intellectuellement  faible  risque  fort  de  pécher  aussi 
bien  par  le  fond  que  par  la  forme.  Mais  après  cette 
importante  réserve,  nous  pouvons  résumer  la  valeur  de 
l'œuvre  d'art  en  disant  qu'elle  embrasse  deux  choses 
distinctes  :  la  pensée  créatrice  et  l'expression  ;  que  la 
pensée  créatrice  est  parfaite  quand  elle  se  distingue 
essentiellement  de  toute  autre,  quand  elle  pénètre 
pleinement  son  objet  et  quand  cet  objet  est  le  plus 
vaste  possible  ;  que  l'expression  n'a  d'autre  mérite  que 
de  traduire  la  pensée,  toute  la  pensée,  rien  que  la 
pensée,  par  les  moyens  propres  à  chaque  art,  et  enfin 
qu'une  œuvre  est  parfaite  dans  la  mesure  où  la  pensée 


L  EXPRESSION  20I 

créatrice  et  l'expression  sont  l'une  et  l'autre  arrivées  à 
la  perfection,  et  donnent,  par  leur  complète  adaptation, 
ce  sentiment  de  la  vie  à  la  fois  une  et  infinie,  ce 
sentiment  de  la  totale  harmonie,  sans  lequel  il  ne  saurait 
y  avoir  de  beauté,  et  dont  la  manifestation  est  le  but  de 
toute  œuvre  d'art.  Le  prix  de  l'art  vient  donc  de  la 
pensée,  soit  qu'elle  conçoive  les  choses,  soit  qu'elle  les 
exprime,  et  ainsi  c'est  à  l'appréciation  de  la  pensée 
seule  qu'il  nous  faudra  maintenant  réduire  les  lois  plus 
ou  moins  précises  de  la  critique  d'art. 


DEUXIEME  PARTIE 


Les  Lois  de  la  Critique  d'Art 


CHAPITRE  I 

PEUT-ON    ÉTABLIR    LES     LOIS     DE    LA    CRITIQUE    d'aRT 

EN  DEHORS 

DE  TOUTES  CONSIDÉRATiONS  TECHNIQUES  ? 


Comment  est  née  Vopinion  que  les  hommes  du  métier  sont 
les  meilleurs  juges  des  œuvres  d'art.  —  Nécessité  de  dis- 
cuter cette  opinion  par  les  faits  plutôt  que  par  les  consi- 
dérations abstraites. 

Le  sens  critique  dans  les  conférences  de  l  Académie 
Royale.  —  La  question  du  coloris.  —  La  question  de  la 
vérité  historique.  —  Absence  de  considérations  techni- 
ques. —  Médiocrité  de  cette  critique  faite  par  des  artistes. 

Le  sens  critique  dans  Diderot.  —  Sa  méthode.  —  La  ques- 
tion du  coloris.  —  La  question  de  l'imitation  de  la  nature. 
—  Profondeur  et  justesse  de  ses  vues. 

Le  sens  critique  et  la  technique  réunis  :  Fromentin.  —  Peu 
d'importance  de  la  technique  chez  Fromentin.  —  Ce  qu'est 
la  critique  d'art. 


206  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

Estime  des  peintres  pour  les  critiques  consciencieux.  —  Où 
sont  les  jugements  les  plus  sérieux.  —  Avis  des  peintres 
eux-mêmes  dans  la  question.  —  Un  chapitre  de  Léonard 
de  Vinci.  —  Conclusion. 


Le  principe  de  la  critique  d'art  ayant  été  établi  dans 
la  première  partie  de  cet  ouvrage,  nous  n'avons  plus, 
semble-t-il,  qu'à  en  déduire  les  lois  qui  la  régissent.  Mais 
une  question  préjudicielle  se  pose  :  avons-nous  le  droit, 
nous,  profanes,  de  juger  des  œuvres  d'art  dont  nous  ne 
connaissons  pas  la  technique  ?  Un  musicien  sait  pour- 
quoi telle  sonate  est  belle  ou  médiocre  :  il  se  rend 
compte  que  telles  lois  de  l'harmonie  ont  été  appliquées 
ou  négligées,  ou  que  l'auteur  s'est  montré  timide  ou 
hardi,  et  qu'il  a  déployé  ou  épargné  l'effort  de  sa 
science  et  de  son  ingéniosité.  Mais  le  simple  ama- 
teur éprouve  du  plaisir  ou  de  l'ennui  sans  pou- 
voir en  déterminer  la  cause  avec  précision  ;  dès  Ion 
comment  ose-t-il  s'établir  juge  de  cette  sonate  ?  Et  d( 
même  on  peut  prétendre  que  seuls  les  poètes  jugeron 
sainement  de  lapoésiedontils  connaissent  les  lois  et  le 
difficultés  techniques,  que  seuls  les  architectes,  sachan 
raisonner  sur  les  proportions  et  les  caractéristiques  de 
divers  ordres,  pourront  donner  un  avis  autorisé  sur  u: 
monument,  enfin  que  seuls  les  peintres  et  les  sculpteurs 
ayant  la  pratique  de  la  brosse  ou  de  l'ébauchoir,  seroD 
en  droit  de  se  prononcer  sur  un  tableau  ou  une  statut 
Nous  savons  tous  les  arguments  qu'on  peut  fait 
valoir  et  qu'on  a  souvent  fait  valoir  contre  cette  théorie 


LES   DROITS   DE   LA   CRITIQUE   D  ART  20^ 

les  artistes  ne  recherchent  pas  seulement  les  suffrages 
de  leurs  pairs,  mais  aussi  ceux  de  la  masse  ;  les  plus 
raffinés  d'entre  eux,  les  plus  dédaigneux  de  l'opinion 
publique  ont  terriblement  souffert  de  l'isolement  où  la 
foule  les  a  laissés  ;  (1)  les  artistes  les  plus  parfaits  et 
reconnus  comme  tels  par  les  gens  du  métier  se  sont 
toujours  adressés  à  la  multitude  capable  de  comprendre 
la  poésie,  la  plastique,  l'architecture,  plutôt  qu'au  petit 
nombre  des  poètes,  des  peintres,  des  sculpteurs  ou  des 
architectes  :  on  n'imagine  pas  les  poètes  grecs  ou  même 
les  poètes  romains  du  siècle  d'Auguste  écrivant  pour 
un  cénacle  de  poètes.  Ces  arguments  ont  une  indéniable 
valeur;  cependant  ils  ne  suffisent  plus  aujourd'hui  à 
convaincre  quelques  esprits  sérieux. 

Peu  à  peu  l'opinion  s'est  répandue  que  le  critique 
doit  avoir  pratiqué  lui-même  les  arts  dont  il  prétend 
s'occuper.  Nous  ne  la  trouvons  exprimée  presque  nulle 
part  au  xvii^  et  au  xyiu'  siècles,  où  le  grand  souci  des 
artistes  est  de  plaire  aux  «  honnêtes  gens  »  ;  bien  plus, 
on  aurait  considéré  comme  une  affectation  et  un  pédan- 
tisme  insupportables  l'étalage  de  connaissances  ou  de 
considérations   techniques  dans   les  jugements   esthé- 


(1)  Les  témoignages  d'Edmond  de  Goncourt,  d'Alph.  Daudel,  de  M.  Zola, 
attribuent  la  mort  de  Jules  de  Goncourt  à  l'amertume  de  ses  insuccès  litté- 
raires ;  et  pourtant  il  se  piquait  de  ne  pas  écrire  pour  le  commun.  Manet, 
lui  aussi,  souflrit  d'être  un  incompris  ;  mais,  peut-être,  a-t  il  toujours  visé  à 
la  conquête  du  public,  contrairement  au  dédain  des  de  Goncourt  pour  la  masse. 
En  revanche  le  hautain  Baudelaire,  dans  ses  Salons  de  1845  et  1846,  déclare 
sérieusement  qu'il  écrit  pour  n  les  Bourgeois  ». 


2o8  LES    LOIS    DE    LA   CRITIQUE 

tiques.  Molière  s'est  nettement  expliqué  sur  ce  point 
dans  la  Critique  de  l'Ecole  des  Femmes  ;  et  il  semble 
bien  que  l'opinion  publique,  en  même  temps  que  celle 
des  écrivains,  lui  ait  donné  raison.  A  l'Académie  Royale 
de  Peinture  et  de  Sculpture,  ce  sont  souvent  les  ama- 
teurs qui  se  font  le  mieux  écouter,  et  l'on  sait  le  rôle 
prépondérant  qu'y  joua  le  comte  de  Caylus.  Mais  à 
partir  des  premières  années  du  xix^  siècle,  les  artistes 
se  déclarent  «  las  d'être  régentés  par  des  amateurs 
ignorants  ou  des  écrivains  incompétents  :  architectes, 
peintres,  sculpteurs,  graveurs  à  l'envi  s'escrimèrent  de 
la  plume  sur  la  théorie,  l'histoire  et  la  critique  d'art. 
Mis  en  goût,  ils  ne  tardèrent  pas  à  en  réclamer  la 
critique  exclusive,  pour  la  raison  qu'une  bonne  doctrine 
ne  peut  être  que  le  fruit  d'une  longue  pratique  dans 
l'art  dont  il  s'agit  de  parler,  et  que  la  métaphysique 
n'apprend  ni  à  faire  des  statues,  ni  à  savoir  comment 
d'autres  les  ont  faites  »  (1).  C'est  en  partant  de  ce 
principe  que  Théodore  de  Banville  déclare  au  poète  : 
«  Tu  n'as  pas  d'autres  juges  que  les  bons  ouvriers  et 
les  maîtres  de  ton  art,  et  tout  encouragement  qui  ne 
vient  pas  d'eux  est  un  piège  »  (2). 

Depuis  cette  époque,  les  critiques  d'art  eux-mêmes, 
ou  tout  au  moins  les  historiens  de  l'art  ont  souvent  tenu 
un  langage  analogue.  Ils  ont  donné  à  entendre  que  la 
critique  faite  par  des  amateurs,  quelque  éclairés  qu'on  i 


(1)  Benoit.  L'Art  Français  sous  la  Révolution  et  l'Empire,  p.  253. 

(2)  Th.  de  Banville.  Petit  traité  de  Poésie  française,  p.  261. 


LES    DROITS    DE   LA    CRITIQUE    D  ART  209 

les  suppose,  est  toujours  une  critique  de  littérateur  où 
le  souci  de  décrire  et  de  pérorer  l'emporte  sur  la  dis- 
cussion vraiment  sérieuse  ;  c'est  à  Diderot  surtout  qu'ils 
s'en  sont  pris,  comme  au  plus  brillant  représentant  de 
ce  genre  (1)  ;  et  ils  ont  réclamé  dans  la  critique  d'art  des 
observations  d'artistes.  Sans  doute  ils  n'ont  pas  demandé 
pour  les  artistes  le  monopole  de  la  critique,  d'autant 
que  quelques-uns  se  fussent  mis  en  singulière  contra- 
diction avec  eux-mêmes.  Mais  ils  ont  donné  au  public 
l'impression  que  les  artistes  étaient  plus  aptes  que  les 
amateurs  à  la  critique  des  œuvres  d'art,  et  l'idée  n'a  pas 
tardé  à  faire  son  chemin.  On  peut  dire  que  son  cham- 
pion le  plus  convaincu  a  été  M.  Ferdinand  Brunetière, 
qui  dans  un  article  sur  les  conférences  de  l'Académie 
Royale  de  Peinture  et  de  Sculpture  accusa  Diderot 
d'avoir  «  jeté  la  critique  d'art  dans  une  voie  fausse,  tandis 
que  cent  ans  avant  lui  les  Conférences  de  l'Académie 
Royale  l'avaient  dirigée  dans  la  bonne,  dans  la  vraie, 
dans  la  seule  »,  et  qui  se  félicite  même  des  préjugés  que 
contiennent  ces  conférences,  parce  que  du  moins  «  ce 
sont  encore  des  préjugés  d'art  !  »  (2)  Ainsi  la  critique 
d'un  artiste,  même  fausse,  aura  une  valeur  que  n'aura 


(1)  Cf.  en  particulier  ;  Larroumet.  Etudes  de  littérature  et  d'art,  4*  série 
p.  130  —  S.  Rocheblave.  Le  comte  de  Cayius,  p.  180.  —  Véron  :  Esthéti- 
que, p.  338. 

(2)  Revue  des  deux  Mondes,  1''  juillet  1883.  «  Leurs  raisons  (aux  artistes) 
valent  ce  qu'elles  valent.  Elles  sont  bonnes  ou  elles  sont  mauvaises  ;  mais  ce 
sont  des  raisons  d'artistes  ;  et  si  quelqnefois,  comme  à  tout  le  monde,  il  leur 
arrive  de  prendre  leurs  préjugés  pour  des  raisons,  ce  soil  encore  des  préjugés 
d'art  ».  Cf.  aussi  un  article  du  15  mai  1880  sur  le  même  sujet. 

i4 


2IO  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

pas  celle  d'un  amateur,  même  juste.  Quelle  valeur  ? 
Celle  d'être  la  critique  d'un  artiste,  et  non  d'un  ama- 
teur. 

Si  cette  façon  de  voir  est  exacte,  nous  n'avons  pas  à 
nous  préoccuper  plus  longtemps  de  rechercher  les  lois 
de  la  critique  d'art  :  ce  sera  l'affaire  des  artistes,  non  la 
nôtre.  Si  elle  est  inexacte,  les  preuves  qu'on  a  données 
jusqu'ici  sont  insuffisantes,  puisqu'elle  se  fait  jour  mal- 
gré elles,  et  nous  devons  par  conséquent  étudier  les 
assertions  de  M.  Brunetière,  rechercher  ce  que  vaut  la 
critique  des  Conférences  de  l'Académie  Royale  de  Pein- 
ture et  de  Sculpture,  montrer  jusqu'à  quel  point  celle 
de  Diderot  lui  est  inférieure  ou  supérieure,  mettre  en 
lumière  les  qualités  de  la  critique  d'art  faite  par  les 
artistes,  afin  d'examiner  si  ces  qualités  sont  inaccessi- 
bles aux  amateurs,  et  enfin  recourir  au  témoignage  des 
artistes  eux-mêmes  pour  savoir  s'ils  ne  reconnaissent 
que  leurs  confrères  comme  juges  autorisés  de  leurs 
ouvrages. 

Depuis  1667  jusqu'à  la  mort  de  Colbert,  l'Académie 
Royale  de  Peinture  et  de  Sculpture  consacra  la  séance 
du  premier  samedi  de  chaque  mois  «  à  l'exercice  de  la 
conférence  »    (1).   Un   des  professeurs,   ou    même  un 

(1)  Cf.  Procès  verbaux  de  l'Académie,  publiés  par  M.  de  Monlaiglon.  Les 
Conférences  auxquels  Colbert  altachail  une  1res  grande  importance  (cl.  procès- 
verbal  de  la  séance  du  31  août  1669),  ne  disparurent  pas  avec  lui,  mais  on 
tricha  un  peu  avec  le  règlement  en  reprenant  d'anciennes  conférences,  en 
lisant  des  traités  de  peinture,  et  en  se  déchargeant  souvent  de  ces  divers  tra- 
vaux sur  le  Secrétaire  de  l'Académie. 


LES    DROITS    DE    LA    CRITIQUE    D  ART  211 

simple  membre  de  l'Académie  était  chargé  «  d'expli- 
quer un  des  meilleurs  tableaux  du  cabinet  du  roi  »,  ainsi 
que  Golbert  l'avait  prescrit  en  janvier  et  en  avril  1667  ; 
plus  rarement  il  entretenait  à  la  fois  ses  collègues  et  les 
étudiants  «  des  sciences  et  raisonnement  des  arts  de 
peinture  et  de  sculpture  »  conformément  à  l'article  IX 
des  statuts  de  l'Académie  interprétés  par  une  délibéra- 
tion du  3  mai  1653,  qui  ne  fut  mise  en  vigueur  que 
quatre  ans  plus  tard.  La  critique  d'art  entrait  donc  à 
l'Académie  sous  ses  deux  formes  principales  :  critique 
théorique,  avec  les  discussions  générales  sur  la  peinture 
et  la  sculpture,  critique  appliquée  avec  l'explication 
«  des  beautés  des  tableaux  du  cabinet  du  roi  »  (1).  Si 
vraiment  «  les  ouvertures  de  conférences  »  faites  par  des 
hommes  comme  Charles  Le  Brun,  Philippe  de  Cham- 
paigne,  Sébastien  Bourdon,  ont  des  mérites  qu'on  ne 
retrouve  pas  chez  les  plus  célèbres  critiques  d'art,  nous 
aurons  d'autant  moins  de  peine  à  nous  en  rendre  compte 
que  les  règlements  ont  pris  soin  d'imposer  aux  artistes 
des  sujets  ne  prêtant  à  aucune  équivoque,  et  rappelant 
les  efforts  de  Diderot  pour  apprécier  avec  équité  les 
tableaux  du  Salon  ou  déterminer  les  principes  essentiels 
de  la  peinture  et  de  la  sculpture. 

Deux  sujets  ont  été  particulièrement  discutés  dans  les 
conférences  de  l'Académie  :  l'importance  de  la  couleur 
comparée  à  celle  du  dessin,  et  la  nécessité  pour  le 
peintre  de  se  conformer  à  la  vérité  historique.  Voyons 


(1)  Procès-verbal  du  9  avril  1667. 


212  LES    LOIS   DE    LA    CRITIQUE 

donc  comment  ont  été  traitées  ces  questions  capitales 
par  des  hommes  du  métier,  et  en  quoi  consiste  la  valeur 
de  leurs  observations  d'artistes. 

Le  12  juin  1(371  (1),  Philippe  de  Ghampaigne,  tout 
en  louant  la  beauté  des  coloris  dans  la  Sainte  Famille 
de  Titien,  engageait  les  étudiants  à  s'appliquer  avant 
tout  à  la  correction  du  dessin,  comme  «  au  principal  et 
au  solide  de  la  peinture  »,  et  il  concluait  que  «  quicon- 
que s'attache  à  cette  qualité  acquiert  toujours  en  prati- 
quant une  assez  belle  méthode  de  peindre,  sans  qu'il 
soit  nécessaire  de  s'enlêter  de  cette  partie  seule  ».  Il  y 
avait  dans  ces  derniers  mots  quelque  acrimonie  contre 
le  parti  des  coloristes  ;  et  bien  que  Philippe  de  Gham- 
paigne eût  témoigné  de  son  admiration  pour  «  le  char- 
mant pinceau  du  Titien  ï,  Blanchard,  encore  tout  jeune 
et  enthousiaste  de  l'école  Vénitienne,  résolut  de  prendre 
la  défense  de  la  couleur. 

Donc,  le  4  novembre  suivant,  il  répondit  au  discours 
de  M.  de  Ghampaigne  l'oncle.  Mais  on  se  serait  plutôt 
cru  à  la  Sorbonne  qu'à  l'Académie.  Point  de  considéra- 
tions sur  la  touche,  l'empâtement,  la  lumière,  mais 
des  déductions  et  des  arguties  dignes  d'un  scolastique. 
Pour  savoir  si  la  couleur  est  supérieure  au  dessin  (qu'il 
déclare  d'ailleurs  nécessaire),  il  remonte  aux  défini- 
tions, et  veut  connaître  «  non   seulement  ce  que  nous 


(1)  Les  conférences  que  nous  citons  existent  en  manuscrit  aux  archives  de 
l'Ecole  des  Beaux-Arts.  Le  catalogue  des  conférences  manuscrites  a  été  dressé 
et  imprimé  par  les  soins  de  M.  Miintz  en  1877. 


LES    DROITS    DE   LA   CRITIQUE    d'aRT  2i3 

appelons  couleur,  mais  encore  ce  que  c'est  que  pein- 
ture ».  Et  il  découvre  que  la  peinture  est  «  un  art  qui, 
par  le  moyen  de  la  forme  et  des  couleurs,  imite  sur 
une  superficie  plate  tous  les  objets  qui  tombent  sous 
le  sens  de  la  vue  ». 

Blanchard  pose  cette  définition  comme  une  vérité 
incontestable,  et  ne  s'inquiète  pas  un  instant  de  recher- 
cher si  elle  est,  par  hasard,  imcomplète  ou  inexacte.  Il 
s'empresse  d'en  conclure  que  «  la  fin  du  peintre,...  c'est 
de  tromper  les  yeux  et  d'imiter  la  nature  ;  mais,  remar- 
que-t-il,  il  faut  ajouter  que  cela  se  fait  parle  moyen  des 
couleurs,  et  il  n'y  a  que  cette  seule  différence  qui 
rende  la  fin  de  la  peinture  particulière  et  qui  la 
distingue  d'avec  celle  des  autres  arts  >. 

Or,  nous  connaissons  la  nature  d'un  objet  par  sa  fin 
propre  ;  c'est  la  théorie  aristotélicienne  de  l'otzeîov  î/iyov  ; 
si  la  fin  de  la  peinture  est  d'imiter  les  choses  au  moyen 
de  la  couleur,  la  peinture  est  donc  l'art  de  la  couleur, 
et  il  faut  admettre  que  «  celui-là  est  un  plus  savant 
peintre,  lequel  possède  mieux  cette  partie  de  la  pein- 
ture que  nous  appelons  couleur,  et  la  sait  mieux  mettre 
en  usage  »,  de  même  que  «  l'homme  n'étant  homme 
que  par  la  raison...,  on  peut  fort  bien  dire  que 
celui-là  est  plus  homme,  qui  se  sert  le  mieux  de 
sa  raison  ». 

Si  vous  joignez  à  cela  que  la  couleur  a  mérité  les 
louanges  de  l'antiquité  à  une  époque  c  où  le  dessin  était 
au-dessus  de  l'état  où  il  se  trouve  aujourd'hui,  et  où  la 
couleur  l'aurait  cédé  à  celle  de  notre  temps»,  n'est-il 
pas  évident  qu'il  faut  être  aveugle  ou  de  mauvaise  foi 


2l4  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

pour  ne  pas  admettre  la  supériorité  de  la  couleur 
sur  le  dessin  ?  Voilà  certes  une  application  inattendue 
des  théories  d'Aristote  et  de  l'argumentation  sco- 
lastique. 

Mais  la  dialectique  de  Blanchard  n'eiïraie  pas  M.  de 
Ghampaigne  le  neveu,  et  cet  autre  peintre  défendra 
scolastiquementjlui  aussi,  la  prééminence  du  dessin.  Il 
aura  recours  à  la  distinction  entre  la  substance  et 
l'accident  ;  toutefois,  il  est  moins  clair  que  son  adver- 
saire, et  on  ne  peut  que  le  regretter,  d  Dans  l'article 
26  (du  discours  de  Blanchard),  il  est  dit  que  les  tableaux 
d'un  médiocre  dessin,  colorés  dans  la  perfection,  feront 
plus  d'effet  et  tromperont  davantage  que  ceux  qui 
auraient  des  couleurs  médiocres,  quoique  dessinés  dans 
la  dernière  justesse.  La  raison  qu'il  en  donne  est  parce 
que  la  couleur,  dans  sa  perfection,  représente  toujours 
la  vérité  ;  il  y  a  à  dire  à  cela  que  la  couleiir  n'est 
qu'un  accident  tout  pur,  et  que  la  forme  est  la  vérité  — 
de  quoi  il  n'y  a  aucun  lieu  de  douter  ».  Est-ce  donc  là 
la  véritable  critique  d'art?  Il  est  permis  de  le  contester. 

Remarquez  que  Jean-Baptiste  de  Ghampaigne  ne 
relève  pas  la  définition  de  la  peinture,  réduite  au 
trompe-l'œil  par  Blanchard.  Il  admet,  lui  aussi,  que 
«  la  tin  du  peintre  est  d'imiter  la  nature  et  de  tromper 
les  yeux  »  ;  mais  il  conteste  que  cette  imitation  soit 
réalisée  par  le  moyen  des  couleurs  ;  car  «  puisque  la 
peinture  ne  peut  former  aucune  figure  sans  le  dessin, 
ainsi  ce  n'est  pas  la  couleur  qui  fait  la  lin  du  peintre  ». 
D'ailleurs,  on  n'a  qu'à  consulter  les  étymologistes  (et 
ici  nous  avouons  ne  pas  comprendre  très  bien  la  force 


LES    DROITS    DE    LA   CRITIQUE    d'aRT  2i5 

du  raisonnement)  :  «  le  mot  de  peintre  tire  son  origine 
de  dépeindre,  qui  est  de  faire  la  ressemblance  de  ce 
qu'on  propose  ;  cette  qualité  ne  s'attache  nullement  à  la 
matière,  puisqu'on  peint  en  prose  ;  n'appelle-t-on  pas 
la  poésie  une  peinture  parlante  »  ?  Et  voilà  pourquoi  le 
dessin  l'emporte  sur  la  couleur.  Mais  le  syllogisme 
n'est  pas  en  forme  ;  Blanchard  était  plus  convaincant. 

Pour  clore  un  pareil  débat,  il  ne  fallait  rien  moins 
que  l'autorité  de  Le  Brun,  autorité  incontestée  à 
l'Académie,  et  même  en  dehors,  autorité  qui  procédait 
un  peu  de  celle  de  Colbert,  et  qui  s'étendait  à  la  doc- 
trine aussi  bien  qu'à  l'administration.  Aussi,  le  9  jan- 
vier 1672,  Le  Brun  lut  un  discours  intitulé  :  «  Senti- 
ments sur  le  discours  du  mérite  de  la  couleur,  par 
M.  Blanchard  ».  Il  joue  là  un  rôle  d'arbitre,  et  sa  déci- 
sion est  celle  de  l'Académie. 

Voici,  avec  ses  alinéas  très  nets,  le  début  du  dis- 
cours : 

«  Pour  bien  parler  du  mérite  de  quelque  chose,  il 
faut  savoir  en  quoi  il  consiste. 

«  Or  le  véritable  mérite  est  celui  qui  se  soutient  de 
lui-même  et  qui  n'emprunte  rien  d'autrui. 

«  De  sorte  que  pour  connaître  le  mérite  du  dessin  et 
celui  de  la  couleur,  et  pour  en  faire  la  différence,  il  faut 
considérer  laquelle  de  ces  deux  choses  subsiste  davan- 
tage par  elle-même,  et  est  plus  indépendante  de  toutes 
les  autres...  » 

Puis,  au  lieu  de  laisser  de  côté  ces  raisonnements 
abstraits  et  déconcertants  chez  un  artiste,  il  s'y 
enfonce,  et  établit  aussitôt  undistinguo  entre  deux  sortes 


2l6  LES    LOIS    DE    LA   CRITIQUE 

de  dessin,  «  l'un  qui  est  intellectuel  ou  théorique,  et 
l'autre  pratique  ».  Il  part  de  là  pour  établir  tant  bien 
que  mal  que  «  le  dessin  imite  toutes  les  choses  réelles, 
au  lieu  que  la  couleur  ne  représente  que  ce  qui  est  acci- 
dentel )),  et  que  «  la  couleur  dépend  du  dessin,  parce 
qu'il  lui  est  impossible  de  représenter  ni  figurer  quoi 
que  soit,  si  ce  n'est  par  l'ordonnance  du  dessin  ».  Et  il 
conclut  sèchement  que  «  c'est  le  dessin  qui  fait  le  mérite 
de  la  peinture  et  non  pas  la  couleur  ». 

Si  les  auteurs  de  ces  discours,  au  lieu  d'être  des  pein- 
tres, eussent  été  des  métaphysiciens  ou  des  pédants,  on 
se  demande  ce  qu'ils  auraient  pu  dire  de  plus  abstrus  et 
de  moins  technique.  Qu'y  a-t-il  là  qui  révèle  un  tempé- 
rament d'artiste?  et  commentsoutenir  que  cette  critique 
des  Ghampaigne,  de  Blanchard,  de  Le  Brun,  est  «  la 
bonne,  la  vraie,  la  seule?  » 

Qu'on  ne  croie  pas  que  le  débat  sur  le  dessin  et  la 
couleur  ait  eu  le  privilège  exclusif  de  faire  parler  les 
peintres  comme  des  barbares  égarés  dans  les  beaux- 
arts.  La  question  de  la  couleur  locale,  comme  on  l'ap- 
pelle aujourd'hui,  ne  fut  ni  traitée,  ni  résolue  d'une 
façon  plus  digne  de  la  peinture.  Là  encore  des  considé- 
rations étrangères  à  l'art  furent  introduites  dans  la  dis- 
cussion par  les  artistes  eux-mêmes  et  dictèrent  la  déci- 
sion de  l'Académie  (1). 

Le  7  janvier   1668,   M.   de    Ghampaigne   (le  neveu, 


(l)  Cf.  sur  la  discussion  académique  que  nous  rapportons    ici  M.  Lemon- 
nier,  l'Art  français  au  temps  de  Richelieu  et  de  Mazarin,  p.  352. 


LES    DROITS    DE    LA    CRITIQUE   D  ART  21^ 

selon  une  note  inscrite  sur  le  cahier  contenant  la  confé- 
rence, l'oncle,  selon  Guillet  de  Saint-Georges),  déclara 
à  propos  de  la  toile  de  Poussin  représentant  Eliézer  et 
Rebecca,  qu'il  lui  semblait  que  «  M.  Poussin  n'avait 
pas  traité  le  sujet  de  son  tableau  avec  toute  la  fidélité 
de  l'histoire,  parce  qu'il  en  avait  retranché  la  représen- 
tation des  chameaux  dont  l'Ecriture  fait  mention, 
quand  elle  dit  que  le  serviteur  d'Abraham  reconnut 
Rebecca  aux  soins  officieux  qu'elle  prit  de  donner  à 
boire  à  ses  chameaux  aussi  bien  qu'à  lui.  »  Là-dessus 
grande  discussion. 

Le  Brun  défendit  Poussin  qui,  «  cherchant  toujours 
à  épurer  et  à  débarrasser  le  sujet  de  ses  ouvrages,  en 
avait  rejeté  les  objets  bizarres  qui  pouvaient  débaucher 
l'œil  du  spectateur  et  l'amuser  à  des  minuties  ».  Il 
ne  fallait  pas,  selon  Texpression  même  de  Poussin, 
mélanger  le  mode  phrygien  et  le  mode  dorien.  La 
poésie,  d'ailleurs,  avait  donné  l'exemple  et  «  un  excel- 
lent poète  de  notre  temps,  ajoute  Le  Brun,  décrivant 
le  combat  d'Alexandre  contre  Porus,  avait  retranché 
de  sa  narration  que  Porus  était  alors  monté  sur  un 
éléphant,  de  peur  que,  faisant  mention  d'une  espèce  de 
monturerejetéedenosescadronSjil  n'effarouchât  l'oreille 
de  ses  auditeurs,  et  que  la  matière  principale  ne  fût 
troublée  par  ce  petit  détail  qui  est  contaire  à  nos  ma- 
nières de  combattre  ». 

Ceci,  du  moins,  était  un  argument,  et  on  pouvait 
espérer  qu'une  discussion  sur  l'unité  de  la  composi- 
tion, sur  l'harmonie  du  sujet,  contrariée  ou  peut-être 
favorisée  par  l'inexactitude  des  détails^  allait  en  sortir. 


2l8  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

Mais  les  adversaires  de  Poussin  se  contentèrent  de 
regretter  qu'il  n'eût  pas  «  représenté  au  moins  trois  ou 
quatre  chameaux  »  sur  les  dix  dont  parle  l'Ecriture,  à 
seule  fin  que  le  tableau  fût  plus  intelligible,  «et  qu'on 
ne  prît  pas  le  serviteur  d'Abraham  pour  un  marchand 
qui  cherche  à  vendre  ses  joyaux  et  qui  va  les  mon- 
trer. » 

Sur  quoi,  Le  Brun  retourna  les  armes  de  ses  contra- 
dicteurs contre  eux-mômes,  et,  «  leur  faisant  consi- 
dérer que  les  chameaux  servent  de  voiture  ordinaire  aux 
marchands  du  Levant,  il  leur  dit  que,  tout  au  con- 
traire, si  on  représentait  quelques-uns  de  ces  animaux 
auprès  du  serviteur  d'Abraham,  ce  serait  le  vrai 
moyen  de  le  faire  prendre  pour  un  marchand  forain 
qui,  chemin  faisant,  exerce  un  trafic  auprès  de  ces 
filles.  )) 

Gomment  se  termina  le  débat  ?  Par  une  conclusion 
tirée  de  l'exégèse  et  capable  de  satisfaire  les  casuistes 
les  plus  difficiles.  On  observa  que  «  la  Genèse  marque 
expressément  que  Rébecca  ayant  donné  à  boire  au  ser- 
viteur d'Abraham  courut  au  puits  une  seconde  fois  et  y 
puisa  de  l'eau  pour  ses  chameaux,  ce  qui  marque  la 
distance  qu'il  y  avait  entre  les  chameaux  et  le  puits.  » 
Donc  les  chameaux  étaient  en  dehors  de  la  toile,  et 
Poussin  n'avait  offensé  ni  la  Bible,  ni  la  vérité  histo- 
rique. 

En  1672,  Testelin,  reprenant  ce  débat  à  l'Académie, 
fut  de  l'avis  de  Le  Brun  ;  et  même,  allant  plus  loin,  il 
soutint  que  les  détails,  en  apparence  les  plus  néces- 
saires, devaient  disparaître  si  la  noblesse  du  sujet  l'exi- 


LES   DROITS    DE    LA    CRITIQUE   d'ART  219 

geait,  et  il  protesta  contre  «  ces  représentations  de  la 
Nativité  de  Notre  Sauveur,  où  l'on  met  en  des  places 
les  plus  apparentes  un  bœuf  et  un  âne,  qui  sont  des 
choses  indécentes  et  profanes,  ces  animaux  portant  un 
caractère  de  brutalité,  au  lieu  qu'un  sujet  aussi  divin 
ne  devait  être  accompagné  que  de  figures  et  d'actions 
qui  répondent  à  la  sublimité  et  à  la  sainteté  du  mys- 
tère. »  Cette  idée  eût  sans  doute  pu  venir  à  un  littéra- 
teur aussi  bien  qu'à  un  peintre,  et  elle  eût  moins  étonné 
chez  le  premier  que  chez  le  second. 

Enfin  le  discours  sur  Ellèzer  et  Rèbecca  fut  relu 
devant  Golbert,  en  séance  solennelle,  le  10  octobre  1682. 
On  rappela  les  arguments  échangés  autrefois,  on 
discuta  de  nouveau,  et  on  «  agita  si,  sur  l'exemple  de 
Poussin,  un  peintre  pouvait  retrancher  du  sujet 
principal  de  son  tableau  les  circonstances  bizarres  et 
embarrassantes  que  l'histoire  ou  la  fable  lui  fournissent.  » 
Coypel  soutenait  la  négative.  Le  Brun  l'affirmative  ;  on 
pria  Colbert  de  trancher  la  question  ;  il  s'en  défendit 
d'abord,  puis  «  dit  que,  sans  prétendre  donner  aucune 
discussion  sur  cette  matière,  sa  pensée  était  que  le  peintre 
doit  consulter  le  bon  sens  et  demeurer  en  liberté  de 
supprimer  dans  un  tableau  les  moindres  circonstances 
du  sujet  qu'il  traite,  pourvu  que  les  principales  y 
soient  expliquées  suffisamment.  »  C'est  donc  un  homme 
étranger  à  l'art  qui  donne  une  solution  définitive 
au  débat  soulevé  entre  les  peintres  ;  «  l'Académie 
demeura  pleinement  persuadée  de  la  force  et  de  l'au- 
torité d'un  sentiment  si  judicieux,  et  y  déférant  avec 
autant  de  joie  que  de  respect,  elle  a  voulu  qu'il  soit  pris 


220  LES    LOIS    DE    LA   CRITIQUE 

à  l'avenir  pour  un  précepte  positif,  et  s'est  fait  un 
plaisir  et  un  honneur  de  signer  ce  résultat.  »  Abstrac- 
tion faite  de  la  flatterie  des  académiciens  envers  Golbert, 
il  reste  que  ce  jugement  du  ministre  avait  à  peu  près  la 
même  valeur  esthétique  et  technique  que  ceux  de  Le 
Brun  ou  de  tout  autre  recteur  ou  professeur  de 
l'Académie. 

Dès  lors,  quel  mérite  particulier,  quelle  saveur  sut 
generis  peut-on  trouver  à  des  discussions  sur  la  théorie 
de  la  peinture  ou  sur  les  plus  beaux  tableaux  du  cabinet 
du  roi,  lorsque  nulle  part  elles  ne  révèlent  de  connais- 
sances spéciales,  lorsqu'elles  empiètent  sans  cesse  sur 
le  domaine  de  la  scolastique  ou  sur  celui  de  l'exégèse? 
On  peut  relire  le  poème  de  Molière  sur  la  Gloire  du  Val- 
de-Grâce  ;  il  n'a  ni  plus  ni  moins  de  valeur  que  la  plu- 
part des  conférences  de  l'Académie  Royale  ;  on  peut 
même  dire,  à  son  avantage,  qu'il  est  écrit  en  français, 
tandis  qu'il  en  est  tout  autrement  de  la  plupart  des  dis- 
cours prononcés  par  les  peintres  et  les  sculpteurs. 


En  face  de  cette  pauvreté  de  principes  et  d'observa- 
tions techniques  dans  la  critique  des  peintres  par  les 
peintres,  il  est  intéressant  de  montrer  l'originalité  et  la 
justesse  des  observations  d'un  homme  tel  que  Diderot, 
étranger  à  la  pratique  des  arts.  Sa  méthode  est  très 
simple  :  il  écoute  les  discussions  des  gens  du  métier,  il 
regarde,  il  interroge,  il  réfléchit,  et  il  dit  son  avis  sans 
aucune  prétention. 


LES   DROITS    DE    LA   CRITIQUE    D  ART  221 

«  S'il  m'arrive  de  blesser  l'artiste,  dit-il,  dans  la  dédi- 
cace du  Salon  de  1765,  c'est  souvent  avec  l'arme  qu'il 
a  lui-même  aiguisée.  Je   l'ai  interrogé,  et  j'ai  compris 
ce  que  c'était  que  finesse  de  dessin  et  vérité  de  nature 
J'ai  conçu  la  magie  de  la  lumière  et  des  ombres.  J'ai 
connu  la  couleur  ;  j'ai  acquis  le  sentiment  de  la  chair  ; 
seul,  j'ai  médité  ce  que  j'ai  vu  et  entendu  ;   et  ces  ter- 
mes de  l'art,  unité,  variété,  contraste,  symétrie,  ordon- 
nance, composition,  caractère,  expression,  si  familiers 
dans  ma  bouche,   si  vagues  dans  mon  esprit,   se  sont 
circonscrits  et  fixés...  »  Il  ne  se  fait  pas  cependant  illu- 
sion sur  lui-même  :  «  Au  reste,  n'oubliez  pas  que  je  ne 
garantis  ni  mes   descriptions,   ni  mon  jugement  sur 
rien...  mon  jugement,  parce  que  je  ne  suis  ni  artiste, 
ni  même  amateur.  Je  vous   dis    seulement    ce  que  je 
pense,  et  je  vous  le  dis  avec  toute  ma  franchise.  S'il 
m'arrive  d'un  moment  à  l'autre  de  me  contredire,  c'est 
que  d'un  moment  à  l'autre,  j'ai  été  diversement  affecté, 
également  impartial  quand  je  loue  et  que  je  me  dédis 
d'un  éloge,  quand  je  blâme  et  que  je  me  dépars  de  ma 
critique  (1)  ».  Diderot,  si  curieux  qu'il  ait  été  des  pro- 
cédés techniques  (2),  n'est  donc   qu'un  ami  des    arts 
s'entretenant  avec  quelques  abonnés  de  la  Correspon- 
dance de  Grimm  ;  il  ne  se  pose  môme  pas  en  connais- 
seur. Voyons   ce  qu'après  Philippe  de  Ghampaigne  et 
Le  Brun,  ce  profane  va  nous  dire   au  sujet  de  la  cou- 
leur. 

(1)  Salon  de  1767  Loulherbourg. 

(2)  Cf.  son  traité  de  la  Peinture  à  l'Encaustique. 


222  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

Loin  de  la  comparer  au  dessin,  il  s'efforce  d'expliquer 
en  quoi  elle  consiste  dans  la  peinture,  et  de  montrer 
que  le  peintre  doit  procéder  comme  semble  procéder 
la  nature  elle-même.  «  Assemblez  confusément  des 
objets  de  toute  espèce  et  de  toutes  couleurs,  du  linge, 
des  fruits,  du  papier,  des  livres,  des  étoffes  et  des  ani- 
maux, et  vous  verrez  que  l'air  et  la  lumière,  ces  deux 
harmoniques  universels,  les  accordent  tous,  je  ne  sais 
comment,  par  des  reflets  imperceptibles  :  tout  se  liera, 
les  disparates  s'affaibliront,  et  notre  œil  ne  reprochera 
rien  à  l'ensemble  »  (1).  On  dirait  que  ces  lignes  ont  été 
soufflées  par  Chardin  à  Diderot  :  la  chose  d'ailleurs  est 
fort  possible;  mais  cela  prouve  que  les  hommes  de 
talent,  étrangers  aux  arts,  peuvent  en  pénétrer  les 
secrets,  s'ils  se  donnent  la  peine  de  les  bien  cher- 
cher. 

Cette  théorie  si  hardie  et  si  féconde  de  l'accord  de 
toutes  les  couleurs  dans  la  lumière,  nous  le  retrouvons 
dans  ses  Observations  sur  l'Art  de  peindre  de  Watelet  : 
«  Cette  harmonie  s'établit  par  les  reflets  entre  les  cou- 
leurs les  plus  antipathiques.  Ainsi,  à  proprement  parler, 
il  n'y  a  point  d'antipathies  de  couleurs  dans  la  nature  ;  et 
il  y  en  a  d'autant  moins  dans  l'art  que  le  peintre  est  plus 
habile.  Jetez  les  yeux  sur  une  campagne  ;  voyez  s'il  y  a 
rien  qui  choque  votre  œil.  La  nature  établit  entre  tous  les 
objets  une  sorte  de  tempérament  qu'il  faut  imiter.  Mais 
ce  n'est  pas  tout.  Jamais  les  couleurs  de  l'artiste  ne 


(l)  Salon  de  1763:  Deshays. 


LES    DROITS   DE    LA    CRITIQUE   d'aRT  223 

pouvant  égaler,  soit  en  vivacité,  soit  en  obscurité,  celles 
de  la  nature,  l'artiste  est  encore  obligé  de  se  faire  une 
sorte  d'échelle  où  ses  couleurs  soient  entres  elles  comme 
celles  de  la  nature.  La  pointure  a,  pour  ainsi  dire,  un 
soleil  qui  n'est  pas  celui  de  l'univers  (1).  Chaque 
artiste  ayant  ses  yeux  et  par  conséquent  sa  manière  de 
voir,  devrait  avoir  son  coloris.  Mais  il  y  a,  par  malheur, 
un  coloris  d'école  et  d'atelier  auquel  le  disciple  se  con- 
forme, quoiqu'il  ne  fût  pas  fait  pour  lui.  Qu'est-ce  qui  lui 
arrive  alors  ?  De  se  départir  de  ses  yeux  et  de  peindre 
avec  ceux  de  son  maître.  De  là  tant  de  cacophonie  et 
tant  de  fausseté  ».  Il  semble  que  cette  page  en  dise  plus 
long  sur  les  limites  de  l'imitation  de  la  nature  et  de  la 
convention  en  art  que  le  traité  de  Le  Brun  sur  l'Expres- 
sion des  passions  ou  que  le  discours  de  Blanchard  sur 
la  couleur. 

Lorsque  Diderot  applique  cette  théorie  à  deux  des 
plus  grands  peintres  du  xviii^  siècle,  Chardin  et  La 
Tour,  elle  lui  inspire  des  jugements  auxquels  la  posté- 
rité a  souscrit,  et,  ce  qui  vaut  mieux  encore,  des  obser- 
vations utiles  à  recueillir  pour  les  artistes.  «  Gomme 
l'air  circule  autour  de  ces  objets  !  écrit-il  à  propos  des 
tableaux  exposés  par  Chardin  au  salon  de  1765.  Là 
lumière  du  soleil  ne  sauve  pas  mieux  les  disparates  des 
êtres  qu'elle  éclaire.  C'est  celui-là  qui  ne  connaît  guère 


(1)  Cette  phrase  se  retrouve  presque  textuellement  dans  d'autres  passages, 
notamment  à  la  fin  du  Salon  de  1767  (De  la  manière)  et  dans  les  Pensées 
détachées. 


224  LES    LOIS    DE    LA   CRITIQUE 

de  couleurs  amies,  de  couleurs  ennemies...  C'est  là 
qu'on  voit  qu'il  n'y  a  guère  d'objets  ingrats  dans  la 
nature  et  que  le  point  est  de  les  rendre....  Les  biscuits 
sontjaunes,  le  bocal  est  vert,  la  serviette  blanche,  le  vin 
rouge  ;  et  ce  jaune,  ce  vert,  ce  blanc,  ce  rouge,  mis  en 
opposition,  récréent  l'œil  par  l'accord  le  plus  parfait. 
Et  ne  croyez  pas  que  cette  harmonie  soit  le  résultat 
d'une  manière  faible,  douce  et  léchée  :  point  du  tout  ! 
c'est  partout  la  touche  la  plus  vigoureuse  !  »  Les  passa- 
ges de  ce  genre  ne  sont  pas  très  rares  dans  les  Salons 
de  Diderot  ;  encore  faut-il  les  chercher,  et  dans  ces 
pages  écrites  de  verve,  au  courant  de  la  plume,  faire  la 
part  de  la  fantaisie  et  celle  de  la  solide  et  sérieuse 
réflexion. 

Il  est  curieux  de  remarquer  que,  lorsqu'après  les 
grandes  révolutions  artistiques  du  xix^  siècle  Edmond 
de  Goncourt  a  analysé  àsontour  le  talent  de  Chardin  (1), 
il  s'est  exprimé  à  peu  près  comme  Diderot  :  «  Que  lui 
fait  à  lui  le  mauvais  guide-àne  des  peintres  coloristes 
du  temps,  la  théorie  de  l'arc-en-ciel  rangeant  à  leur 
place  et  morcelant  dans  une  toile  les  couleurs  conve- 
nues et  la  lumière  ?  Chez  lui,  point  d'arrangement,  ni 
de  convention  ;  il  n'admet  pas  le  préjuge  des  couleurs 
amies  ou  ennemies.  Il  ose,  comme  la  nature  même,  les 
couleurs  les  plus  contraires.  Et  cela,  sans  les  mêler, 
sans  les  fondre  :il  les  pose  l'une  à  côté  de  l'autre,  il  les 
oppose  dans  leur  franchise.  » 


(1)  L'art  au  xviii*  siècle,  Chardin. 


LES    DROITS    DE    LA    CiRlTIQUE    d'aRï  220 

Qu'on  ne  dise  pas  que  cette  théorie  n'est  pas  le  fond 
même  de  la  critique  de  Diderot,  mais  simplement  une 
trouvaille  heureuse,  un  propos  d'artiste  recopié  au 
moment  même  où  il  était  prononcé.  Chaque  fois  que 
notre  auteur  fait  à  un  peintre  l'honneur  de  le  prendre 
au  sérieux,  il  exprime  la  même  idée.  A  propos  de  Boucher 
qu'il  n'aime  pas,  mais  auquel  il  reconnaît  de  la  facilité 
et  d'heureuses  dispositions,  il  parle  encore  de  «  ces 
analogies  fines  et  déliées  qui  appellent  sur  la  toile  les 
objets  les  uns  à  côté  des  autres,  et  qui  les  y  lient  par 
des  fils  secrets  et  imperceptibles  »  (1).  Quatre  ans  plus 
tard,  il  se  félicitera  d'avoir  découvert  d'instinct  une 
vérité  que  La  Tour  lui  explique,  à  savoir  qu'on  n'em- 
bellit pas  la  nature  et  qu'on  n'arrive  à  la  perfection  qu'en 
s'approchant  d'elle  le  plus  possible. 

«  lime  confia,  dit-il  (2),  que  la  fureur  d'embellir  et 
d'exagérer  la  nature  s'affaiblissait  à  mesure  qu'on 
acquérait  plus  d'expérience  et  d'habileté  et  qu'il  venait 
un  temps  où  on  la  trouvait  si  belle,  si  une,  si  liée, 
même  dans  ses  défauts,  qu'on  penchait  à  la  rendre  telle 
qu'on  la  voyait,  penchant  dont  on  n'était  détourné  que 
par  l'habitude  contraire  et  par  l'extrême  difficulté  qu'on 
trouvait  à  être  assez  vrai  pour  plaire  en  suivant  cette 
route...  principe  qui,  comme  vous  le  savez,  m'était  venu 
d'instinct,  comme  vous  vous  en  assurerez  en  relisant  le 
premier  chapitre  de  mon  petit  traité  de  peinture  ». 


(1)  Salon  1765.  Boucher. 

(2)  Salon  1769.  La  Tour. 

i5 


220  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

Il  y  a  donc  bien,  chez  Diderot,  une  théorie  de  la 
couleur  qui  est  la  suivante  :  se  moquer  des  règles  ensei- 
gnées par  les  hommes  à  principes,  et  s'efforcer  de 
rendre  l'harmonie  des  couleurs  et  de  la  lumière  de  la 
nature.  Sans  doute  il  n'a  pas  exposé  dogmatiquement 
ses  idées  ;  il  les  a  répandues  presque  au  hasard  dans  le 
cours  de  ses  écrits  :  mais  elles  existent,  et  leur  étude  est 
singulièrement  plus  profitable  pour  les  artistes  que  la 
lecture  sèche  et  fatigante  des  conférences  de  l'Académie. 

De  même  que  nous  avons  opposé  les  idées  de  Diderot 
sur  la  couleur  à  celles  de  Le  Brun,  de  Philippe  de 
Champaigne  et  de  leur  adversaire  Blanchard,  nous 
voudrions  pouvoir  connaître  son  opinion  vraie  sur  le 
réalisme. 

Malheureusement  il  ne  s'est  jamais  expliqué  nette- 
ment sur  ce  point.  On  retrouve  chez  lui,  comme  chez 
tous  ses  contemporains,  une  estime  particulière  pour 
la  peinture  d'histoire  noblement  traitée  :  mais  il  y  a 
loin  de  ce  goùi  avoué  et  souvent  contredit  par  l'amour 
du  naturel  au  dogmatisme  étroit  d'un  Le  Brun.  Les 
éléphants  des  armées  d'Alexandre  ou  le  bœuf  et  l'âne 
de  la  Nativité  ne  l'auraient  pas  scandalisé;  et  s'il  a 
écrit  quelque  part  :  «  Jamais  un  peintre  dégoût  n'occu- 
pera son  pinceau  des  compagnons  d'Ulysse  changés  en 
pourceaux,  (1)  »  il  affirmera  ailleurs  qu'  *  il  n'y  a  ni 
beau  ni  laid  dans  les  productions  de  la  nature  considé- 


(1)  Pensées  détachées  sur  la  Peinture.  De  la  composition  et  du  choix  des 
sujets. 


LES    DROITS   DE    LA   CRITIQUE    D  ART  22^ 

rées  relativement  à  l'emploi  qu'on  en  peut  faire  dans 
les  arts  d'imitation  ;  (1)  »  il  protestera  sans  cesse  con- 
tre les  règles  mesquines  et  traditionnelles  qui  «  ont 
fait  de  l'art  une  routine,  »  qui  «  ont  servi  à  l'homme 
ordinaire  »  et  «  nui  à  l'homme  de  génie  ;  (2)  »  et  con- 
trairement à  l'Académie,  il  déclarera  que  ce  n'est  pas 
l'exactitude  des  proportions  qui  rendra  une  figure 
sublime,  mais  plutôt  «  un  système  de  difformités  bien 
liées  et  bien  nécessaires  »  (3). 

Donc  Diderot  laisse  à  l'artiste  une  liberté  féconde, 
grâce  à  laquelle  Chardin  aura  le  droit  de  faire  des  natu- 
res mortes  admirables  au  lieu  de  tableaux  d'histoire 
médiocres  ;  et  cette  liberté  même  est  sans  doute  la  véri- 
table solution  du  problème  du  réalisme.  Car  imposer  à 
des  tempéraments  divers  une  seule  façon  de  faire  est 
une  méthode  dangereuse  :  il  est  vraisemblable  que  chez 
un  peintre  grandiloquent  comme  Le  Brun,  des  animaux 
aussi  humbles  que  le  bœuf  et  l'âne  eussent  fait  triste 
figure,  mais  il  est  plus  vraisemblable  encore  que  les 
artistes  flamands  du  xv'  siècle  se  seraient  sentis  très 
gênés  pour  peindre  une  Nativité  d'où  ces  pauvres  bêtes 
auraient  été  exclues.  Au  fond  Diderot  ne  hait  pas  le 
grand  style,  bien  au  contraire  ;  mais  il  ne  l'impose  pas 
aux  artistes  capables  de  produire  sans  lui  des  chefs- 
d'œuvres  ;  et  il  avoue  tout  uniment  que  si  Chardin  man- 


(1)  Dictionnaire  philosophique  :  article  beau.  Cf.  le  chapitre  I  de  l'Essai  sur 
la  peinture. 

(2)  Pensées  détachées  sur  la  peinture,  du  goût. 

(3)  Essai  sur  la  peinture,  ch.  VI. 


228  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

que  d'idéal,  il  n'en  est  pas  moins  le  premier  peintre  de 
son  temps,  parce  que  seul  il  a  vraiment  su  imiter  la 
nature  (1). 

Si  Diderot  ne  s'est  pas  attaché  à  la  question  du  choix 
des  sujets,  en  revanche  il  ne  cesse  de  revenir  sur  cette 
imitation  de  la  nature,  sans  laquelle  il  ne  conçoit  pas 
l'art.  Et  ceci  encore  nous  permet  de  le  comparer  aux 
artistes  théoriciens  du  xvii=  siècle  pour  qui  l'art  n'était 
autre  chose  que  l'embellissement  de  la  nature,  et  l'em- 
bellissement lui-même  de  la  nature  un  procédé  de 
rhétorique  souvent  faux  et  toujours  froid. 

Diderot  ne  veut  rien  embellir  ;  sans  doute  il  donnera 
de  la  nature  une  définition  contre  laquelle  nous  nous 
sommes  énergiquement  élevés  (2)  ;  il  retombera,  au 
fond,  dans  la  théorie  du  beau  idéal  ;  mais  il  importe  de 
distinguer  entre  Diderot  métaphysicien  et  Diderot  cri- 
tique d'art  :  le  métaphysicien  de  l'Introduction  au 
Salon  de  1767  et  de  la  traduction  de  V Essai  sur  le  mérite 
et  la  vertu  oublie  volontiers  son  système  lorsque  ce 
système  est  en  contradiction  avec  la  réalité  des  faits  : 
en  principe,  le  modèle  des  peintres  «  est  purement  idéal 
et...  n'est  emprunté  d'aucune  image  individuelle  de 
Nature  »  (3)  ;  mais  en  réalité  il  admire  une  œuvre  lors- 
que l'auteur  a  été  «  voir  la  nature  chez  elle  »,  lorsque 
Chardin  «  place  son  tableau  devant  la  nature  et  le  juge 
mauvais  tant  qu'il  n'en  soutient  pas  la  présence  (4)  »  ;  de 

(1)  Salon  de  1765.  Bachelier,  Chardin. 

(2)  Première  partie.  Ch.  I. 

(3)  Introduction  au  Salon  de  1767. 

(4)  Salon  de  1767.  Chardin. 


LES    DROITS    DE    LA   CRITIQUE   D  ART  229 

quelle  nature  s'agit-il  ?  évidemment  ce  n'est  pas  de  cette 
nature  quintessenciée  et  abstraite  qu'on  ne  voit  jamais 
chez  elle,  mais  de  celle  qui  frappe  tous  les  yeux,  et  avec 
laquelle  (il  le  dit  lui-même),  il  n'y  a  point  de  médiocrité 
possible  :  «  quand  on  s'en  tient  à  la  nature  telle  qu'elle 
se  présente,  qu'on  la  prend  avec  ses  beautés  et  ses 
défauts  et  qu'on  dédaigne  les  règles  de  convention  pour 
s'assujettir  à  un  système  où,  sous  peine  d'être  ridicule 
et  choquant,  il  faut  que  la  nécessité  des  difformités  se 
fasse  sentir,  on  est  pauvre,  mesquin,  plat,  ou  l'on  est 
sublime  »  (1).  Voilà  une  phrase  qui  éclaire  singulière- 
ment la  méthode  critique  de  Diderot  :  lorsque  l'imita- 
tion de  la  nature,  tôlle  qu'elle  se  présente,  est  parfaite, 
il  n'en  demande  pas  davantage  :  l'œuvre  est  sublime  ; 
mais  lorsque  l'auteur  s'y  montre  «  pauvre,  mesquin, 
plat,  »  il  affirme  qu'il  ne  faut  pas  «  rendre  servilement 
la  nature  »  (2),  et  que  l'art  étant  un  mélange  de  con- 
vention et  de  vérité,  «  le  grand  homme  n'est  pas  celui  qui 
fait  vrai,  c'est  celui  qui  sait  le  mieux  concilier  le  men- 
songe avec  la  vérité.  »  (3)  En  cela,  il  se  montre  vrai- 
ment critique  d'art,  puisque  la  critique  consiste  à 
saisir  en  quoi  une  chose  est  belle  et  en  quoi  elle  est 
médiocre,  et  puisqu'en  dépit  de  toute  théorie  préconçue, 
l'important  est  de  reconnaître  le  mérite  réel  des  œuvres 
et  d'en  déterminer  la  cause.  Or,  il  est  bien  certain  que 


l\)  Salon  oe  1767.  Madame  Therbouche. 

('2)  Salon  de  1767.  Robertà,  propos  d'un  tableau  de  la  Vigne-Madame. 

(3)  Salon  de  1767.  Robert,  vers  la  (in. 


23o 


LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 


c'est  dans  l'effort  de  Chardin  pour  rendre  naïvement 
la  nature  qu'est  la  qualité  essentielle  de  ce  peintre,  et 
que  c'est  dans  un  mélange  maladroit  de  vérité  et  de 
convention  que  consiste  le  défaut  essentiel  de  beaucoup 
de  peintres  du  xviii*  siècle.  Diderot  s'est  chargé  à  plus 
d'une  reprise  de  relever  ces  disparates  avec  une  com- 
plète précision. 

Il  y  a  donc  eu  chez  lui  le  souci  d'étudier  dans  quelle 
mesure  l'artiste  doit  imiter  la  nature  et  ce  que  c'est 
que  la  nature  ;  les  membres  de  l'Académie  Royale  se 
contentaient  de  proclamer  qu'il  faut  imiter  la  nature, 
lorsqu'elle  est  conforme  à  la  beauté  des  antiques,  et  ne 
voir  l'une  qu'à  travers  l'autre  :  ceci  ressort  de  presque 
toutes  les  conférences.  Or,  sur  ce  dernier  point  encore, 
l'avantage  reste  à  Diderot  écrivant  :  «  Celui  qui  dé- 
daigne l'antique  pour  la  nature  risque  de  n'être  jamais 
que  petit,  faible  et  mesquin  de  dessin,  de  caractère,  de 
draperie  et  d'expression.  Celui  qui  aura  négligé  la 
nature  pour  l'antique  risquera  d'être  froid,  sans  vie, 
sans  aucune  de  ces  vérités  cachées  et  secrètes  qu'on 
n'aperçoit  que  dans  la  nature  même.  Il  me  semble 
qu'il  faudrait  étudier  l'antique  pour  apprendre  à  voir 
la  nature  »  (1). 

Nous  ne  prétendons  point  exposer  ici  en  quelques 
pages  l'esthétique  de  Diderot  ;  nous  avons  seulement 
voulu  établir  une  comparaison  entre  l'encyclopédiste 
étranger  à  la  pratique  des  arts  et  les  peintres  du  xvii* 


(t)  Salon  de  1765.  Sculpture. 


LES    DROITS    DE    LA    CRITIQUE    d'aRT  23i 

siècle  s'occupant  des  tableaux  de  leurs  devanciers  ou 
des  règles  de  la  peinture.  Il  nous  semble  que  sur  deux 
questions  capitales,  le  coloris  et  la  vérité  en  art, 
l'avantage  reste  à  Diderot,  partisan  des  recherches 
guidées  par  une  scrupuleuse  imitation  de  la  nature, 
partisan  aussi  de  l'observation  à  la  fois  exacte  et  intel- 
ligente de  la  réalité.  Sans  doute  il  n'est  pas  sans  défauts  : 
il  bavarde  (ce  qui  d'ailleurs  n'est  point  désagréable),  il 
se  contente  trop  facilement  de  son  premier  mouvement; 
en  présence  de  toiles  médiocres,  il  attribue  cette  médio- 
crité à  des  raisons  souvent  fausses,  il  conserve  les  pré- 
jugés déplorables  de  son  temps  sur  le  portrait  et  sur  le 
paysage,  il  veut  introduire  la  morale  en  peinture  ; 
mais,  devant  les  chefs-d'œuvre  de  Chardin  et  de  La 
Tour,  il  trouve  les  raisons  véritables  de  leur  beauté,  il 
aperçoit  les  conditions  essentielles  de  la  perfection  en 
art  et  les  expose  avec  une  verve  et  une  chaleur  admi- 
rables. Il  est  facile  de  démolir  d'un  mot  l'œuvre  de 
Diderot,  en  disant  :  «  C'est  de  la  critique  de  littéra- 
teur !  »  mais  il  suffit  de  lire  de  près  les  Salons,  de  les 
comparer  avec  ce  qu'ont  écrit  les  artistes,  pour  voir 
que  nul  n'a  été  mieux  inspiré  sur  la  plupart  des  ques- 
tions qui  intéressent  les  peintres  dignes  de  ce  nom. 

Ajoutons  que  s'il  n'a  pas  écrit  un  traité  des  Beaux- 
Arts  tel  qu'on  pourrait  le  souhaiter,  il  en  a  vu  tous  les 
éléments  et  s'est  fait  un  malin  plaisir  de  les  signaler  à 
l'abbé  Batteux,  auteur  d'un  livre  sur  les  Beaux-Arts 
réduits  à  un  même  principe  •  «  Balancer  les  beautés 
d'un  poète  avec  celles  d'un  autre  poète,  c'est  ce  qu'on 
a  fait  mille  fois.  Mais  rassembler  les  beautés  commu- 


232  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

nés  de  la  poésie,  de  la  peinture  et  de  la  musique,  en 
montrer  les  analogies,  expliquer  comment  le  poète,  le 
peintre  et  le  musicien  rendent  la  même  image  ;  saisir 
les  emblèmes  fugitifs  de  leur  expression  ;  examiner  s'il 
n'y  aurait  pas  quelque  similitude  entre  ces  emblèmes 
etc.,  c'est  ce  qui  reste  à  faire,  et  ce  que  je  vous  conseille 
d'ajouter  à  vos  Beaux- Arts  réduits  à  un  même  principe. 
Ne  manquez  pas  non  plus  de  mettre  à  la  tête  de  cet 
ouvrage  un  chapitre  sur  ce  que  c'est  que  la  belle 
nature  ;  car  je  trouve  des  gens  qui  me  soutiennent  que, 
faute  de  l'une  de  ces  choses,  votre  traité  reste  sans  fon- 
dement, et  que,  faute  de  l'autre,  il  manque  d'application. 
Apprenez-leur,  Monsieur,  une  bonne  fois,  comment 
chaque  art  imite  la  nature  dans  un  même  objet,  et 
démontrez-leur  qu'il  est  faux,  ainsi  qu'ils  le  prétendent, 
que  toute  nature  soit  belle  et  qu'il  n'y  ait  de  laide  nature 
que  celle  qui  n'est  pas  à  sa  place  »  (1), 

Il  est  impossible  de  tracer  plus  nettement  le  plan 
d'une  esthétique  générale  et  d'en  montrer  avec  plus  de 
finesse  l'extrême  difficulté  ;  qu'on  songe  à  ce  vaste  pro- 
gramme, qu'on  lui  compare  les  tentatives  partielles  des 
artistes  ou  des  philosophes,  et  on  sera  bien  obligé  de 
reconnaître  qu'elles  ont  été  en  général  déplorables  ; 
seul  Diderot  a  su  en  réaliser  quelques  points  sans  même 
avoir  l'air  d'y  songer,  et  par  la  précision  de  ses  remar- 
ques, par  la  justesse  des  ses    idées,  il  a  fait  entrer  la 


(1)  Lettre  sur  les  sourds    et    muets.  T.  I,  p.  385  de    l'édition   Assézat    et 
Tourneux. 


LES    DROITS    DE    LA    CRITIQUE   d'arT  233 

critique  d'art  dans  la  voie  qui  est  réellement  «  la  bonne, 
la  vraie,  la  seule  d. 


Mais,  dira-t-on,  le  critique  qui  joindra  à  la  finesse  et 
à  la  sûreté  du  jugement  une  connaissance  et  une  prati- 
que sérieuses  de  la  technique  ne  sera-t-il  pas  par  là 
même  supérieur  à  l'amateur  ?  Que  de  fois  Diderot  n'a- 
t-il  pas  regretté  son  ignorance  en  peinture  et  déclaré 
que  cette  ignorance  ôtait  à  sa  critique  une  bonne  part 
de  sa  valeur  !  (1)  «  Pour  les  parties  et  le  mécanisme  de 
l'art,  dit-il  dans  ses  observations  sur  la  sculpture  et 
sur  Bouchardon,  il  faut  être  artiste  pour  en  apprécier 
le  mérite  ».  C'est  ce  qu'on  a  répété  bien  des  fois  depuis 
un  siècle,  en  ajoutant  (ce  que  n'eût  pas  fait  Diderot) 
que  cette  appréciation  technique  était  seule  impor- 
tante. 

Pour  le  prouver,  on  s'est  généralement  adressé  à  Fro- 
mentin,   comme   si    Léonard    de   Vinci    et    Delacroix 


(1)  Cf.  notamment  ses  réflexions  sur  le  Voyage  en  Italie  de  Cochin,  1758, 
où  il  dit  que  faute  de  connaitre  la  technique,  l'amateur  s'expose  à  «  faire  rire 
celui  qui  broie  les  couleurs  dans  l'atelier  ».  —  Cf.  Salon  de  1767  Loutherbourg. 
-  Cf.  Manière  de  bien  juger  dans  les  ouvr.iges  de  peinture.  T.  III  p.  29  de 
l'édition  Assézat  :  «  Quant  au  dessin,  dissertez  tant  qu'il  vous  plaira  ;  si  vous 
n'avez  pas  pris  le  porte-crayon,  si  vous  n'avez  pas  dessiné  vous-même  d'après 
l'exemple,  la  bosse  et  le  modèle,  et  dessiné  très  longtemps,  des  incorrections 
de  dessin  très  grossières  vous  échapperont  ».  —  Il  écrit  aussi  à  propos  des 
mauvais  peintres  :  «  Ils  sont  trop  heureux,  les  faquins,  que  celui  qui  sait  rai- 
sonner, écrire,  ne  sache  ni  dessiner,  ni  peindre,  ni  colorier.  Combien  de 
défauts  dans  leurs  ouvrages,  qui  m'échappent,  faute  d'avoir  pratiqué,  et 
comme  je  les  leur  remontrerais  !  »  Salon  de  1767,  Anonyme. 


234  LES    LOIS   DE    LA   CRITIQUE 

n'eussent  pas  écrit  sur  leur  art  des  choses  aussi  intéres- 
santes que  l'auteur  (d'ailleurs  très  estimable  et  très 
élégant)  des  Maîtres  d'Autrefois.  Mais  puisqu'on 
cite  sans  cesse  le  nom  de  Fromentin  comme  modèle  aux 
critiques  d'art,  nous  n'aurons  qu'à  parcourir  son  ouvrage 
pour  montrer  combien  on  a  tort  d'attribuer  ses  mérites 
de  juge  à  sa  pratique  de  la  peinture. 

Il  n'y  a  pas  un  critique  qui  ait  maintenu  plus  énergi- 
quement  que  lui  le  droit  de  tout  amateur  éclairé  à 
comprendre  et  à  expliquer  un  artiste.  Il  déclare  que 
l'ouvrage  entrepris  par  lui  demanderait  à  être  traité  «  à 
la  fois  par  un  historien,  par  un  penseur  et  par  un 
peintre  »  (1)  ;  et  chez  lui  le  peintre  a  souvent  fait  place 
au  penseur.  On  peut  même  dire  que  sa  critique  n'est 
jamais  plus  belle  ni  plus  profonde  que  lorsqu'elle  se  dé- 
gage des  considérations  purement  techniques.  La  forme, 
pour  lui,  ne  s'explique  que  par  le  fond,  et  lorsqu'il 
veut  pénétrer  le  secret  de  l'art  d'un  Rembrandt,  il  ne 
tarde  pas  à  laisser  de  côté  la  magie  du  clair-obscur  et 
les  touches  lumineuses  et  les  empâtements  chauds, 
pour  remonter  plus  haut  (2). 

Qu'est-ce  que  Rembrandt  ?  «  Un  cerveau  servi  par  un 
œil  de  noctiluque,  par  une  main  habile  sans  grande 
adresse...  C'était  un  pur  spiritualiste,  disons-le  d'un 
seul  mot,  un  idéologue,  je  veux  dire  un  esprit  dont  le 
domaine  est  celui  des  idées  et  la  langue  celle  des  idées. 


(1)  Les  Maitres  d'Autrefois,  p.  1. 

(2)  Cf.  sur  ce  point  le  Génie  dans  l'Art  de  M.  G.  Séailles,  pp.  220  et   sui- 
vantes. 


LES    DROITS    DE    LA    CRITIQUE    DART  235 

La  clef  du  mystère  est  là  »  (1).  Or,  il  n'est  point  besoin 
d'avoir  tenu  la  palette  pour  arriver  à  cette  conclusion, 
et  un  Diderot  n'aurait  pas  été  incapable  de  la 
découvrir.  Il  a  même  découvert  sur  la  véritable 
harmonie  des  couleurs  des  choses  qui  sont  plus  techni- 
ques que  celle-là. 

Les  observations  de  métier,  quand  on  étudie  le  génie 
des  peintres,  sont  à  elles  seules  si  insuffisantes  qu'elles 
n'établissent  parfois  aucune  nuance  entre  des  artistes 
absolument  différents.  C'est  Fromentin  lui-même  qui 
nous  l'apprend.  «  Considérez  Van  Eyck  et  Memling 
par  l'intérieur  de  leur  art  ;  c'est  le  même  art  qui, 
s'appliquant  à  des  choses  augustes,  les  rend  avec  ce 
qu'il  y  a  de  plus  précieux...  Sous  le  rapport  des 
procédés,  il  n'y  a  pas  de  différences  très  sensibles  entre 
Memling  et  Jean  Van  Eyck  qui  le  précéda  de  quarante 
ans...  Et  si  les  dates  ne  nous  apprenaient  pas  quel  fut 
l'inventeur  et  quel  fut  le  disciple,  on  s'imaginerait,  à 
des  sûretés  de  résultat  plus  grandes  encore,  que  Van 
Eyck  a  plutôt  profité  des  leçons  de  Memling...  »  Ainsi 
toute  la  technique  d'un  peintre  habile  comme  Fromentin 
aboutirait  en  critique  à  une  large  erreur,  si  des 
considérations  d'un  ordre  plus  général  et  plus  accessi- 
ble au  vulgaire  ne  rectifiaient  cette  impression  d'artiste! 
Malgré  la  similitude  de  procédés  entre  les  deux  grands 
peintres  flamands,  Fromentin  reconnaît  qu'  «  un  monde 
les  sépare  ».  Pourquoi  ?  Parce  que  «  à  quarante  ans  de 


(1)  LesMaitres  d'Autrefois,  p.  413. 


236  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

distance,  ce  qui  est  bien  peu,  il  s'est  produit  dans  la 
manière  de  voir  et  de  sentir,  de  croire  et  d'inspirer  les 
croyances,  un  phénomène  étrange  et  qui  éclate  ici 
comme  une  lumière  ».  Ce  phénomène  duquel  dépend 
la  différence  entre  les  deux  peintres,  c'est  la  poésie  très 
douce  et  très  pure  qui  a  envahi  l'âme  ingénue  de 
Memling  :  «  Van  Eyck  voyait  avec  son  œil  ;  Memling 
commence  à  voir  avec  son  esprit.  L'un  pensait  bien, 
pensait  juste  :  l'autre  n'a  pas  l'air  de  penser  autant, 
mais  il  a  le  cœur  qui  bat  tout  autrement  »  (l).  Il  était 
impossible  de  mieux  dire  ;  mais,  encore  une  fois, 
Fromentin  aurait  pu  être  incapable  de  tenir  un  crayon, 
et  cependant  écrire  ces  lignes,  parce  que  la  peinture 
est  une  langue  que  certains  hommes  comprennent  très 
nettement  sans  l'avoir  jamais  ânonnée,  sans  même  en 
savoir  au  juste  les  règles,  parce  que  tout  ce  qui  est 
expression  de  la  pensée  humaine  et  du  sentiment 
humain  peut,  en  dehors  de  toute  connaissance  technique 
chez  le  spectateur  ou  l'auditeur,  livrer  le  secret  de  cette 
pensée  ou  de  ce  sentiment,  parce  qu'enfin  quand  un 
artiste  peint,  ce  n'est  pas  pour  des  peintres,  mais  pour 
quiconque  a  des  yeux  et  une  âme,  pour  les  hommes 
d'aujourd'hui  et  de  demain,  pour  tous  ceux  qui  sauront 
s'émouvoir  devant  une  œuvre  comme  devant  une 
manifestation  particulière  de  la  beauté  totale. 

Gomment  dès  lors   ceux   qui  par  métier  s'attachent 
plus  à  l'expression  qu'à  la   chose  exprimée,  comment 


(I)  Les  Maitres  d'autrefois,  p.  436. 


LES   DROITS    DE    LA    CRITIQUE   d'arT  287 

les  techniciens  curieux  de  la  forme  et  du  détail,  seraient- 
ils  mieux  préparés  que  l'amateur  au  rôle  de  juges  ? 
Toutes  les  fois  que  Fromentin  examine  les  tableaux  au 
point  de  vue  du  métier,  il  devient  aussi  peu  intéressant 
qu'un  critique  littéraire  dénombrant  les  figures  de 
rhétorique  d'un  drame  ou  d'un  discours.  En  admettant 
que  les  hommes  du  métier  aient,  pour  juger  les  œuvres 
d'art,  des  lumières  (|ue  les  autres  n'ont  pas,  il  est 
indéniable  que  leurs  habitudes  professionnelles  leur 
font  aisément  confondre  les  qualités  secondaires  avec 
le  mérite  esssentiel,  et  qu'ainsi  l'avantage  resterait 
peut-être  encore  au  simple  amateur.  D'ailleurs  s'il 
s'agit  de  citer  des  critiques  d'art  de  réelle  valeur,  on 
n'a  que  l'embarras  du  choix,  à  condition  d'écarter 
d'abord  les  hommes  de  métier  ou  de  ne  prendre  chez 
eux  que  ce  qui  n'est  pas  considération  de  métier. 


A  ces  arguments  de  fait  qui  militent  en  faveur  des 
critiques  d'art  étrangers  aux  techniques,  nous  pour- 
rions joindre  des  considérations  rationnelles  d'un  grand 
poids,  mais  nous  nous  contenterons  de  rappeler  deux 
ou  trois  ouvrages  où  ces  considérations  ont  été  mises 
en  lumière  :  et  d'abord  (sans  remonter  à  La  Bruyère)  les 
Réflexions  critiques  sur  la  ^joésle  et  la  peinture, 
où  l'abbé  Du  Bos  résume  ainsi  les  trois  raisons  pour 
lesquelles,  selon  lui,  la  plupart  des  hommes  du  métier 
«  jugent  mal  des  ouvrages  pris  en  général  :  la  sensibi- 
hté  est  usée.  Ils  jugent  en  tout  par  voie  de  discussion. 


^38  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

Enfin  il  sont  prévenus  en  faveur  de  quelque  partie  de 
l'art,  et  ils  la  comptent  dans  les  jugements  généraux 
qu'ils  portent  pour  plus  qu'elle  ne  vaut  »  (1).  Emeric 
David  se  rencontre  avec  son  ennemi  Quatremère  de 
Quincy  pour  reconnaître  l'insuffisance  des  artistes 
comme  juges  des  œuvres  d'art,  précisément  parce  qu'ils 
sont  artistes  et  qu'ils  font  prévaloir  sur  les  mérites  de 
la  pensée  créatrice  ceux  «  du  savoir  et  de  l'exécu- 
tion »  (2).  Dans  son  Essai  sur  la  critique  d'art,  M.  Bougot 
a  montré  le  danger  de  s'attacher  exclusivement  aux 
prétendues  fautes  du  dessin  ;  car  «  une  incorrection 
qu'on  ne  peut  apprécier  qu'avec  le  secours  d'un  instru- 
ment de  précision  n'est  point  une  faute  ;  par  contre 
une  correction  dont  on  ne  pourrait  s'assurer  que  mathé- 
matiquement risquerait  fort  d'être  un  défaut  »  (3).  A 
propos  de  l'antipathie  réciproque  de  V.  Hugo,  de 
Lamartine  et  de  Musset,  M.  Legouvé  a  fait  remarquer 
avec  beaucoup  de  justesse  que  ce  n'est  pas  toujours 
par  envie  que  les  artistes  se  jugent  si  mal  les  uns  les 
autres,  mais  aussi  «  par  antipathie  de  génies  »  (4).  Toutes 
ces  raisons  sont  excellentes  et  devraient  convaincre 
certains  critiques,  auxquels  on  pourrait,  conformément 
à  leurs  doctrines,  interdire  de  parler  de  Racine,  de 
Voltaire  ou   de  Baudelaire  sous  prétexte    qu'ils   n'ont 


(1)  Livre  II.  Ch.  XXV. 

(2)  Oiiatremére  de   Quincy.   Considérations  morales,  p.  36.    —  E.  David. 
Heclierclies  sur  l'art  statuaire,  p.  98. 

(3)  Bougot.  Essai  sur  la  critique  d'art,  p.  76. 

(4)  Legouvé.  Soixante  ans  de  souvenir  T.  Il,  p.  385. 


LES    DROITS    DE    LA    CRITIQUE    D'ART  289 

jamais  pratiqué  le  vers  français.  Mais,  sans  revenir  sur 
des  arguments  souvent  exposés  et  très  bien  exposés, 
nous  ferons  seulement  constater,  en  terminant,  qu'en 
général  les  artistes  ont  reconnu  aux  critiques  le  droit 
d'examiner  leurs  œuvres  et  la  compétence  pour  les  juger. 
Il  est  incontestable  que  Théodore  Rousseau  et  Dela- 
croix professèrent  une  réelle  estime  pour  le  critique 
Thoré,  et  trouvèrent  ses  jugements  plus  équitables  et 
mieux  motivés  que  ceux  des  peintres  académiciens 
auxquels  ils  durent  leurs  échecs  persistants  au  Salon. 
Qu'on  se  rappelle  les  reproches  adressés  par  les  peintres 
classiques  à  leurs  adversaires  romantiques  ou  impres- 
sionnistes ou  naturalistes  pendant  qu'ils  composèrent 
exclusivement  le  jury  du  Salon,  et  l'on  verra  si  le  sens 
critique  est  plutôt  l'apanage  des  artistes  que  celui  des 
amateurs.  L'aveuglement  des  hommes  du  métier, 
lorsqu'ils  se  jugent  les  uns  les  autres,  est  parfois  extra- 
ordinaire. Mengs  trouvait  que  «  Raphaël  ne  connaissait 
pas  la  beauté  idéale  »  (1)  et  que  Poussin  sans  avoir  «  la 
grandiosité  ni  la  grâce  de  Raphaël...  était  néanmoins  un 
excellent  peintre  pour  l'expression  de  la  nature 
commune  et  pour  les  caractères  bas  et  violents  »  (2). 
Il  est  vrai  que  dans  une  lettre  à  Falconet  du  25  Juillet 
1776  il  avoue  la  faiblesse  du  «  jugement  »  des  artistes  : 
«  M.  Winckelmann  n'était  pas  un  juge  infaillible  :  car  il 
n'était  point  artiste  ;    mais  nous-mêmes   qui    faisons 


(1}  Réflexions  sur  Baphael.  etc.  Ch.  H,  §  l. 
(2)  Ré^exions  sur  Raphaël,  etc.  Ch.  II  §  4. 


24©  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

profession  de  l'être,  sommes-nous  sûrs  de  bien  juger? 
Si  nous  jouissions  de  ce  beau  privilège,  nos  productions 
seraient  certainement  parfaites,  puisque  ce  n'est  pas  la 
pratique  qui  nous  manque,  mais  le  jugement  ;  car  il 
nous  arrive  tous  les  jours  de  faire  des  ouvrages  que 
nous  condamnons  ensuite  nous-mêmes  ». 

Personne  n'a  plus  spirituellement  raillé  l'intrusion 
des  prétendus  connaisseurs  dans  les  beaux-arts  que 
Gochin  :  «  Quiconque  se  destine  à  la  profession  de 
donneur  d'idées  doit  dormir  peu  et  cependant  rêver 
beaucoup.  Quelque  confuses  que  puissent  être  les  ima- 
ginations qu'il  combine,  il  en  forme  untoutqui,  àla vérité, 
n'est  pas  distinct,  mais  néanmoins  dans  lequel  il  voit, 
comme  au  travers  d'un  brouillard,  des  merveilles  difficiles 
à  expliquer  et  plus  difficiles  encore  à  rendre.  Il  va  chez 
un  artiste,  lui  propose  ces  idées  ;  vingt  objections  se 
présentent  dont  il  ne  s'est  pas  douté  ;  il  n'importe,  rien 
ne  le  déconcerte,  il  revient  pourvu  de  nouvelles 
idées  »  (1). 

Oui,  mais  tout  critique  étranger  aux  secrets  de  la 
technique  est-il  un  donneur  d'idées  ?  Gochin  ne  le  dit 
pas,  et,  aujourd'hui  du  moins,  personne  n'oserait  le 
soutenir.  Quant  à  ce  même  Gochin,  il  est  bien  obligé  de 
constater  ailleurs  «  qu'il  ne  faut  pas  toujours  se  livrer 
au  sentiment  des  artistes  sur  ce  qui  concerne  leurs 
rivaux,  surtout  lorsqu'ils  professent  le  même  genre.  11 
en  est  qui  ne  jugent  que  d'après  leur  manière  ».  Et  il 


(1)  Cocliiii.  Œuvres  diverses.  T.  1  de  l'édition  1771,  p.  52. 


LES    DROITS    DE    LA    CRITIQUE    d'ART  24^ 

cite  des  exemples  :  «  M.  Restout  le  père  et  M.  Halle, 
quoique  habiles  gens  à  plusieurs  égards,  étaient  certai- 
nement les  deux  plus  mauvais  dessinateurs  qu'il  y  ait 
eus  à  l'Académie  depuis  cinquante  ans.  Ils  ne  trou- 
va^ient  néanmoins  jamais  rien  de  bien  dessiné  dans  les 
ouvrages  des  autres,  et  cela  ne  signifiait  autre  chose, 
sinon  que  :  je  ne  l'aurais  pas  dessiné  ainsi,  donc  cela 
ne  vaut  rien  »  (1).  Si  les  artistes  sont  juges  récusables 
dans  les  arts  qu'ils  cultivent,  force  est  donc  de  s'en 
rapporter  aux  hommes  qui  aiment  et  comprennent  les 
arts  sans  les  cultiver  eux-mêmes. 

Il  nous  semble  que,  pour  résoudre  cette  question,  on 
ne  saurait  choisir  un  meilleur  arbitre  que  Léonard  de 
Vinci  ;  il  n'est  pas  suspect  de  partialité  envers  les  cri- 
tiques, comme  peuvent  l'être  l'abbé  Du  Dos,  Emeric 
David  et  Quatremère  de  Quincy  ;  d'autre  part,  il  a  été 
lui-même  le  plus  admirable  théoricien  de  son  art  ;  et 
voici  ce  qu'il  écrit  au  chapitre  xix  de  son  Traité  de 
Peinture  :  «  Quoiqu'un  homme  ne  soit  pas  peintre,  il 
sait  cependant  bien  quelle  est  la  forme  d'un  homme  ;  il 
verra  bien  s'il  est  bossu  ou  boiteux,  s'il  a  la  jambe 
trop  grosse,  la  main  trop  grande,  ou  quelques  autres 
défauts  semblables.  Pourquoi  donc  les  hommes  ne 
remarqueraient-ils  pas  des  défauts  dans  les  ouvrages 
de  l'art,  puisqu'ils  en  remarquent  bien  dans  ceux  de  la 
nature  »  ?  On  voit  sur  quel  principe  repose  la  critique 
d'art  ainsi  comprise  :   l'intuition  de  l'harmonie  natu- 


(1).  Cochin.  Lettre  à  M.  d'Angivilliers  sur  le  Salon  de  1785. 

i6 


a42  LES    LOIS    DE    LA   CRITIQUE 

relie  donnant  naissance  à  l'harmonie  esthétique.  Nous 
comprenons  d'instinct  ce  rapport  des  parties  au  tout 
que  produit  si  souvent  le  beau  dans  la  nature  ;  nous  en 
réclamons  la  réalisation  dans  l'œuvre  d'art,  et  puisque 
nous  sommes  aptes  à  juger  si,  dans  la  nature,  ce 
rapport  existe  ou  non,  nous  avons  également  le  droit 
de  décider  s'il  existe  ou  non  dans  l'œuvre  d'art.  Pour 
simple  que  soit  la  solution  de  Léonard  de  Vinci,  il 
semble  bien  qu'elle  renferme  toute  la  part  de  vérité 
compatible  avec  les  affirmations  simples  dans  des 
choses  compliquées.  Nous  ne  dirons  pas  qu'elle  tranche 
définitivement  la  question  ;  mais  nous  croyons  que 
c'est  encore  ce  qu'on  a  dit  de  plus  précis  et  de  plus 
juste  dans  l'ensemble. 

Ainsi  donc,  sans  prétendre  imposer  notre  opinion  que 
les  amateurs  habitués  à  l'examen  des  œuvres  d'art  sont 
plus  qualifiés  que  les  artistes  eux-mêmes  pour  porter 
un  jugement  esthétique,  nous  sommes  en  mesure  de 
déclarer  tout  au  moins  que  le  privilège  de  la  critique 
n'appartient  pas  plus  aux  artistes  qu'aux  amateurs. 
Nous  avons  mis  dans  la  balance  les  essais  de  critique 
des  peintres  les  plus  renommés  et  ceux  des  amateurs 
les  plus  attaqués,  comme  l'a  été  Diderot;  nous  aurions 
pu  citer  des  hommes  comme  Thoré  et  même  comme 
Gastagnary,  pour  nous  en  tenir  aux  morts  ;  nous  ne 
croyons  pas  que  le  plateau  eût  penché  en  faveur  des 
peintres.  Nous  avons  essayé  de  montrer  que  Fromen- 
tin, à  tout  moment,  est  obligé  de  renoncer  à  la  techni- 
que pour  formuler  ses  jugements.  Nous  croyons  qu'en 
lisant  attentivement  le  Traité  de  peinture  de  Léonard  de 


i 


LES    DROITS    DE    LA   CRITIQUE   d'ART  243 

Vinci,  on  verra  que  ses  plus  intéressantes  remarques 
auraient  aussi  bien  pu  être  faites  par  un  simple  ama- 
teur ;  et  enfin  nous  avons  montré  que  les  jugements  des 
critiques  proprement  dits  avaient  presque  toujours  été 
plus  sûrs  et  plus  impartiaux  que  ceux  des  hommes  du 
métier,  à  tel  point  que  ceux-ci  l'ont  reconnu  parfois, 
presque  malgré  eux,  et  ont  souvent  marqué  une  estime 
particulière  et  désintéressée  à  ces  amateurs  et  con- 
naisseurs intelligents.  Si  l'on  croit  que  ces  arguments 
ont  quelque  valeur,  nous  pourrons  alors  rechercher  les 
lois  propres  à  la  critique  d'art.  Que  les  artistes  ne  soient 
pas  jaloux  :  entre  celui  qui  crée  une  œuvre  originale  et 
celui  qui  cherche  à  la  comprendre,  la  plus  belle  part 
revient  au  premier  qui  est  un  maitre  ;  le  second  n'est 
qu'un  élève. 


CHAPITRE  II 


LOIS    NEGATIVES    DE   LA    CRITIQUE    D  ART 


Nécessité  de -préciser  le  domaine  de  la  critique  et  d'en  exclure 
trois  principes  ordinaires  du  jugement  esthétique,  la 
moralité,  la  délectation,  le  respect  des  règles. 

La  moralité.  — Pourquoi  elle  est  exigée.  —  Ce  qu'elle  est 
réellement.  —  Accord  de  tous  les  critiques  sur  la  néces- 
sité de  la  moralité,  réduite  au  culte  de  la  pensée.  —  Toute 
autre  espèce  de  moralité  doit  être  indifférente  à  la  critique 
d'art. 

La  délectation  :  définition.  —  Doctrine  des  artistes  ;  doctrine 
des  philosophes  ;  doctrine  des  critiques  d'art.  —  La  délec- 
tation impliquant  une  confusion  dubeau  naturel  et  du  beau 
artistique  est  un  principe  faux.  —  Définition  et  valeur  du 
véritable  plaisir  esthétique.  —  Le  plaisir  naturel  esthéti- 
que, —  Le  plaisir  n'a  de  valeur  esthétique  que  s'il  prend 
naissance  dans  une  des  conditions  auxquelles  se  réalise  la 
beauté  de  la  pensée  créatrice. 


246  LES    LOIS    DE    LA   CRITIQUE 

Le  respect  des  règles.  —  La  technique  est  différente  des 
règles.  —  //  ny  a  pas  de  règles  en  art.  —  Le  génie  et  les 
règles.  —  Hugo,  Rembrandt,  Goya.  —  Opinion  de  Gœthe 
sur  la  musique.  —  La  seule  règle,  c'est  de  réaliser  la 
beauté  indépendante  des  règles. 

Définition  du  goût.  —  Nécessité  de  ne  pas  employer  ce  mot 
en  critique  d'art. 


Avant  de  rechercher  quelles  lois  générales  régissent 
ou  doivent  régir  la  critique  d'art,  il  convient  sans  doute 
de  déterminer  son  domaine  ;  car  pour  l'avoir  mal 
connu,  la  plupart  des  esthéticiens  ont  assigné  à  leurs 
jugements  des  principes  faux.  C'est  ainsi  que  nous  serons 
obligés  d'exclure  des  investigations  de  la  critique  trois 
matières  sur  lesquelles  elle  insiste  sans  cesse  :  la  mora- 
lité, la  délectation,  le  respect  des  règles.  Elle  n'a  pas 
plus  le  droit  de  louer  ou  de  blâmer  les  artistes  à  ce 
sujet  qu'au  sujet  du  choix  d'un  genre  littéraire  ou  d'un 
mode  musical. 

Pour  ce  qui  concerne  la  moralité,  nous  avons  déjà 
proclamé  le  droit  de  l'auteur  à  choisir  son  sujet  dans  le 
milieu  qui  l'intéresse,  fût-il  ignoble,  et  nous  en  avons 
donné  comme  raison  que  l'œuvre  d'art  consistant 
essentiellement  dans  l'expression  d'une  pensée  origi- 
nale, pénétrante  et  harmonieuse,  —  c'est-à-dire  d'une 
pensée  vraiment  vivante,  —  on  ne  pouvait  demander 
à  l'artiste  que  de  donner  la  vie  à  la  pensée  créatrice, 
quelque  matière  qu'il  traitât.  Nous  ne  revenons  donc 
sur    ce   point    que    pour   signaler    l'obstination   avec 


LOIS    NÉGATIVES    DE    LA    CRITIQUE    D  ART  24? 

laquelle  les  esthéticiens,  comme  Victor  Cousin  et 
Charles  Lévêque,  et,  derrière  eux,  l'opinion  pubhque 
considèrent  comme  une  rare  qualité  de  l'œuvre  d'art  ce 
que  l'on  appelle  à  tort  ou  à  raison  sa  moralité,  et  ce 
qui  n'est  souvent  que  sa  banalité.  Le  beau,  déclare-t-on, 
est  la  splendeur  du  vrai,  —  à  moins  qu'il  ne  soit  la 
splendeur  du  bien  ;  —  et  comme  le  vrai  et  le  bien  sont, 
au  fond,  identiques,  il  est  la  splendeur  de  l'un  et  de 
l'autre.  On  fait  honneur  de  la  formule  à  Platon  ;  et,  à 
l'abri  d'un  véritable  faux,  on  loue  ou  on  condamne  les 
œuvres  d'après  leur  prétendue  moralité  ou  immoralité. 
Sans  doute  la  critique  vraiment  libre  et  réfléchie,  en 
même  temps  que  la  grande  majorité  des  artistes,  a 
aujourd'hui  renoncé  à  ces  principes  d'appréciation,  et 
reconnaît  qu'en  art  «  du  moment  qu'une  chose  est 
vraie,  elle  est  bonne  »  (1),  ou  tout  au  moins  qu'elle 
enferme  sa  moralité  propre,  indépendante  du  sujet 
traité  ;  car  le  souci  intellectuel  de  l'artiste,  en  y  appa- 
raissant, laisse  dans  l'ombre  l'obscénité  possible  de  la 
matière  étudiée  ;  ou  si  ce  souci  n'apparait  pas,  il  n'y  a 
pas  œuvre  d'art,  il  n'y  a  plus  que  corruption  et  désir 
de  corruption.  Mais  il  n'en  est  pas  moins  incontes- 
table que  la  théorie  de  la  fausse  moralité  en  art  a  eu 
d'illustres  défenseurs  et  en  a  certainement  encore. 
Toute  erreur    ne    s'expliquant  que  par  la   portion  de 


fl)  Fiaiiberl  Correspondance.  4'  série,  p.  230.  Il  ajoute  d'une  façon  plus 
contestable  :  «  Les  livres  obscènes  ne  sont  même  immoraux  que  parce  qu'ils 
manquent  de  vérité  a. 


248  LES    LOIS    DE    LA   CRITIQUE 

vérité  d'où  elle  a  pu  prendre  naissance,  il  convient  de 
découvrir  cette  vérité,  et  d'éprouver  si  notre  propre 
opinion  ne  s'en  trouve  pas  consolidée. 

L'immoralité  n'a  jamais  été  condamnée  en  art  que 
parce  quelle  procède  des  plus  bas  instincts  et  qu'elle 
incite  aux  désirs  mauvais.  Pour  prendre  un  exemple 
célèbre,  on  n'a  jamais  reproché  à  la  Phèdre  de 
Racine  que  l'aberration  et  la  violence  de  son  amour; 
la  scène  des  aveux  dénotait,  semblait-il,  chez  le 
poète  une  curiosité  malsaine  des  cas  de  conscience 
les  plus  scabreux,  et  préoccupait  le  spectateur  d'i- 
dées propres  à  corrompre  la  vertu.  Plus  encore 
que  dans  ses  précédentes  pièces,  Racine  apparaissait 
aux  âmes  timorées  comme  un  «  empoisonneur  public  ». 
Lorsque  Bossuet  attaque  la  tragédie  en  général,  il 
lui  reproche  presque  uniquement  d'exciter  la  passion 
dans  les  cœurs  en  la  représentant  comme  désirable,  et 
surtout  comme  innocente.  Bref,  qu'on  supprime  de 
l'art  tout  ce  qui  est  préoccupation  des  choses  défendues 
et,  par  là  même,  exploitation  plus  ou  moins  directe  de 
la  concupiscence,  comme  on  disait  au  xvii'  siècle,  et 
l'art  devient  l'exercice  le  plus  noble  de  l'homme.  Esther 
et  Athalie  n'ont  jamais  éveillé  aucune  susceptibilité,  et 
si  les  peintres  et  les  sculpteurs  ont  presque  toujours 
été  tenus  en  suspicion  par  les  moralisateurs,  en  revan- 
che les  architectes  qui  élèvent  et  ornent  les  temples  ou 
les  édifices  publics  n'ont  guère  été  malmenés  ;  au  con- 
traire, lorsque  leurs  œuvres  semblaient  dignes  de  la 
divinité  ou  de  la  majesté  royale,  on  les  exaltait  sans 
réserve. 


LOIS    NÉGATIVES    DE    LA    CRITIQUE    d'aRT  249 

Qu'en  conclure,  sinon  que  les  hommes  à  scrupules 
ne  sont  pas,  par  principe,  les  ennemis  de  l'art,  ni 
même  de  la  tragédie,  comme  ils  en  font  profession  ? 
Mais  ils  ne  comprennent  l'art  que  comme  la  mise  en 
œuvre  des  plus  belles  facultés  de  l'homme,  et  cela  pour 
le  développement  même  de  ces  facultés  chez  le  specta- 
teur. Or  une  telle  conception  de  l'art  difîère-t-elle  de 
la  nôtre  ?  Non,  évidemment,  puisque  nous  aussi  nous 
le  considérons  comme  l'effort  le  plus  haut  de  ce  qu'il 
y  a  en  nous  de  réellement  et  uniquement  humain, 
c'est-à-dire  de  la  pensée.  Donc  il  n'est  pas  téméraire  de 
supposer  que  ce  respect  de  l'art  provient,  chez  tous 
les  hommes,  d'une  cause  vraie,  à  savoir  de  l'accom- 
plissement, grâce  à  lui,  de  notre  destinée  propre  d'être 
pensants. 

Mais  tandis  que  pour  Victor  Cousin  et  ses  partisans, 
le  fait  de  traiter  certaines  questions  enlève  à  la  pensée 
toute  dignité  et  lui  substitue  des  instincts  bas,  nous 
croyons  au  contraire  qu'un  esprit  dégagé  des  désirs 
inavouables  peut  porter  la  force  et  l'harmonie  de  son 
intelligence  dans  les  sujets  les  plus  immoraux  en  appa- 
rence, et  y  trouver  une  conception  nouvelle  et  gran- 
diose de  la  vie.  S'il  y  fallait  des  exemples,  le  roman 
naturaliste  pourrait  quelquefois  nous  les  fournir.  Il 
suffit  que  de  telles  œuvres  d'art  aient  pour  public  une 
élite  dégagée,  elle  aussi,  des  préoccupations  autres  que 
celles  de  la  beauté. 

Il  existe  donc  entre  les  défenseurs  de  la  moralité, 
telle  qu'on  l'entend  d'ordinaire,  et  nous,  une  diffé- 
rence profonde  ;  mais  cette  différence  ne  porte  pas  sur 


25o  LES    LOIS    DE    LA   CRITIQUE 

la  définition  même  de  l'art,  et  par  suite  n'entraîne 
pas  l'impossibilité  de  toute  discussion  ;  elle  ne  s'atta- 
che qu'à  l'interprétation  de  la  dignité  inhérente 
à  la  pensée  humaine  ;  et  tandis  que  nos  adversaires 
limitent  cette  dignité  aux  sujets  nobles,,  nous  n'hésitons 
pas  à  l'étendre  à  toutes  sortes  de  sujets.  De  la  sorte 
nous  élargissons  le  domaine  de  l'art  et  restreignons 
celui  de  la  critique  ;  car  si  nous  laissons  le  créateur 
libre  de  choisir  sa  matière,  nous  interdisons  au  juge  de 
s'occuper  de  ce  choix  et  par  conséquent  de  faire  entrer 
dans  son  appréciation  des  considérations  de  moralité 
ou  d'immoralité  ;  seule,  la  qualité  de  la  pensée  lui 
appartient. 

En  principe  nous  sommes  donc  opposés  aux  parti- 
sans de  la  moralité,  et  en  fait^  nous  ne  tenons  guère 
compte  des  arguments  qu'ils  font  valoir  ;  mais  il  arrive 
souvent  que  nos  jugements  concordent  avec  testeurs  : 
car  il  est  incontestable  que  le  nombre  des  individus 
choisissant  des  sujets  ignobles  par  parti-pris  de  lucibrité 
est  plus  considérable  que  celui  des  artistes  sincères  ne 
voyant  dans  la  dégradation  humaine  qu'un  sujet  d'étude 
psychologique  et  qu'un  aspect  profondément  vrai  de 
notre  nature.  Malgré  cette  fréquente  similitude  de 
jugements,  nous  n'en  resterons  pas  moins  attachés  à 
notre  théorie,  parce  que  seule  elle  ouvre  à  l'art  la  voie 
large  qui  est  vraiment  la  sienne,  et  parce  que  sans  elle 
on  est  obligé  d'exclure  de  la  littérature,  de  la  peinture 
et  de  la  sculpture,  quelques  très  grands  génies. 


LOIS   NÉGATIVES    DE    LA   CRITIQUE    d'aRT  25 1 

Si  l'on  semble  depuis  quelques  années  renoncer  à 
juger  les  œuvres  d'art  d'après  leur  valeur  morale  ou 
soi-disant  telle,  en  revanche  on  continue  à  exiger  d'elles 
qu'elles  nous  causent  cette  sorte  de  plaisir  que  Poussin 
appelait  la  délectation  (1).  Que  faut-il  entendre  par  ce 
mot?  Tantôt  une  impression  agréable  causée  aux  sens 
par  l'emploi  de  certains  procédés  artistiques,  tantôt  la 
sympathie  excitée  en  nous  par  la  peinture  de  senti- 
ments, de  vertus  ou  même  de  vices.  En  peinture,  la 
délectation  est  surtout  due  aux  couleurs  agréables  qui 
((  ressemblent  à  des  flatteries  qu'on  emploie  pour 
persuader  les  yeux,  comme  la  beauté  des  vers  le 
fait  dans  la  poésie  »  (2).  La  théorie  de  la  délec- 
tation tient  toute  entière  dans  les  deux  vers  fameux 
de  Boileau  : 

Il  n'est  point  de  serpent,  point  de  monstre  odieux, 
Qui,  par  l'art  imité,  ne  puisse  plaire  aux  yeux. 

Or  cette  délectation  qui,  selon  nous,  ne  rentre  pas 
dans  le  domaine  de  la  critique  d'art  et  ne  doit  faire 
l'objet  d'aucun  jugement  esthétique,  a  presque  toujours 
été  déclarée  indispensable,  aussi  bien  par  les  artistes 
que  par  les  critiques. 

Léonard  de  Vinci  parle  sans  cesse  de  la  beauté  des 


(1)  Letire  du  7  mars  1665  à  M.  de  Chambray. 

(2)  Observations  sur  la  peinture  attribuées  à  tort  à  Poussin,  page  403  du 
recueil  des  Lettres  sur  la  Peinture  de  Jay,  d'après  Botlari. 


202  LES    LOIS    DE    LA   CRITIQUE 

couleurs,  il  entend  par  là  leur  éclat  et  le  plaisir  naturel 
qu'elles  causent  aux  yeux  (1).  Le  xvif  siècle  français 
tout  entier  partage  le  sentiment  de  Poussin  sur  la  cou- 
leur et  le  plaisir  particulier  que  nous  devons  attendre 
d'elle.  Au  siècle  suivant,  un  des  peintres  les  plus  univer- 
sellement admirés  de  ses  contemporains,  Mengs,  l'ami 
de  Winckelmann,  déclare  qu'en  art  «  le  bon  est  en 
général  ce  qui  est  utile  et  ce  qui  flatte  agréablement  nos 
sens,  et  le  mauvais  est  dans  chaque  chose  la  partie  qui 
blesse  nos  yeux  et  qui  révolte  notre  jugement  en  cau- 
sant une  sensation  désagréable  » .  Dans  des  temps  plus 
voisins  de  nous,  Thomas  Couture  reprend  presque  mot 
pour  mot  la  maxime  de  Poussin  :  «  L'art,  écrit-il,  étant 
une  délectation  ne  doit  rien  comporter  de  pénible  »  (3). 
En  opposition  avec  cesmaximes,  nous  ne  connaissons  à 
peu  près  aucun  texte  d'artiste  ;  car  il  est  à  remarquer 
que  ceux  qui,  comme  Manet,  ont  toujours  donné  à  la 
personne  humaine  et  aux  formes  naturelles  un  je  ne  sais 
quoi  de  caricatural,  ont  eu,  eux  aussi,  la  prétention  de 
charmer  les  yeux. 

Cependant  un  peintre  à  peu  près  ignoré,  dont  la  cri- 
tique n'est  pas  sans  valeur,  Taillasson,  a  remarqué  que 
le  plaisir  des  yeux  était  quelquefois  absent  des  meilleurs 
tableaux  :  «  La  peinture,  dit-il,  semble  être  divisée  en 
deux  parties  principales,  l'une  de  décoration,  l'autre 
d'expression  ;  le  but  de  l'une  est  de  plaire  aux  yeux. 


(1)  Chapitres  CXLIV,  CXLIVII,  CL,  CLI,  CLIII,  CLVL 
(!2)  Mengs.  Réflexions  sur  la  beauté.  Section  II,  art.  III. 
(3)  Th.  Couture.  Entretiens  d'atelier,  p.  213,  note. 


LOIS    NÉGATIVES    DE   LA    CRITIQUE    d'aRT  253 

celui  de  l'autre  est  d'instruire,  de  charmer  et  l'esprit 
et  le  cœur...  Des  yeux  bien  exercés,  la  science,  un  goût 
porté  vers  la  richesse  sont  la  source  de  l'une  ;  un  esprit 
juste,  élevé,  la  délicatesse  et  l'abandon  du  sentiment 
sont  les  principales  causes  l'autre  :  quoique  ces  deux 
parties  ne  soient  pas  tout  à  fait  incompatibles,  rarement 
on  les  admire  ensemble  »  (1).  Mais  Taillasson  se  garde 
bien  de  dire  qu'il  peut  y  avoir  de  la  beauté  en  peinture 
sans  un  minimum  de  plaisir  oculaire  naturel,  et  surtout 
sans  cet  autre  plaisir  qu'excite  en  nous  un  sujet  sym- 
pathique. 

A  peu  près  seul,  M.  Saint-Saëns,  dont  l'autorité,  à 
vrai  dire,  est  considérable,  a  protesté  contre  la  théorie 
de  la  délectation  :  «Non,  dit-il,  la  musique  n'est  pas  un 
instrument  de  plaisir  physique...  En  modifiant  un  des 
aphorismes  de  Stendhal,  il  faut  dire  :  Si  en  musique  on 
sacrifie  au  plaisir  physique  l'idéal  qu'elle  doit  nous 
donner  avant  tout,  ce  qu'on  entend  n'est  plus  de 
l'art  »  (2).  Il  ne  condamne  pas  complètement  le  plaisir 
physique  ;  mais  il  le  subordonne  à  l'impression  cher- 
chée dans  l'œuvre,  et  ne  voit  en  lui  que  «  l'attrait  par 
lequel  la  musique  séduit  les  auditeurs  ».  Il  ne  dirait 
pas  de  son  art  ce  que  Poussin  disait  du  sien  :  a  Sa  fin 
est  la  délectation  ».  Il  ne  veut  au  contraire  que  «  ce 
qui  dilate  le  cœur,  ce  qui   élève  l'âme,  ce   qui  éveille 


{{)  Taillasson.  Observations  sur  quelques  grands  peintres  :  AnnibalCarrache. 
(2)   Harmonie    et   mélodie,   p.    10   et  suivantes.    Les  autres  citations  de 
.  M.  Saint-Saëns  sont  empruntées  au  même  passage. 


254  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

rimagination    en    lui    découvrant    les    horizons    d'un 
monde  inconnu  et  supérieur  ». 

Ainsi  donc,  pour  un  artiste  qui  considère  la  délecta- 
tion comme  une  chose  secondaire  et  qui  ne  voit  en  elle 
que  le  moyen  possible,  mais  non  pas  nécessaire,  de 
réaliser  la  beauté  de  la  pensée,  presque  tous  les  autres 
adoptent  l'idée  de  Poussin  qui  fait  d'elle  «  le  but  »  de 
l'art  ;  et  ce  qu'ils  appellent  délectation  n'est  guère  au 
fond  que  ce  qu'on  entendait  au  xvii^  siècle  par  l'art 
«  d'orner  »  ou  «  d'égayer  »  un  ouvrage.  Boileau  revient 
souvent  sur  la  nécessité  qui  s'impose  à  l'écrivain  de 
charmer  son  lecteur  ;  et  comment  le  charmer  ?  Par 

un  amas  de  nobles  fictions 
Où  le  poète  s'égaie  en  mille  inventions  (1). 

C'est,  au  fond,  l'application  d'une  des  trois  qualités 
exigées  de  l'orateur  par  la  rhétorique  ancienne  :  docere, 
movere,  delectare.  Mais  pour  quiconque  ne  considère 
pas  l'art  comme  un  simple  passe-temps,  cette  nécessité 
de  la  délectation  est  secondaire,  et  le  critique  ne  doit  ni 
louer,  ni  blâmer  en  raison  du  plaisir  qu'il  a  éprouvé 
devant  une  œuvre. 

Cependant  rien  n'est  plus  fréquent  que  l'introduc- 
tion en  critique  de  cet  élément  contestable  d'apprécia- 
tion. 

Alors  qu'un  seul  esthéticien  ose  écrire  :  «  L'agré-  ;| 
ment  en  musique  est  chose  tout  à  fait  secondaire...  la  ; 
fonction  de  la  musique  n'est  pas  de   chatouiller  agréa-    j 

(1)  Art  Poétique,  ch.  II. 


LOIS    NÉGATIVES    DE    LA    CRITIQUE    d'aRT  255 

blement  l'oreille,  mais  d'émouvoir  au  moyen  des  sons, 
et  les  sensations  pénibles  peuvent  être  utiles  à  cet 
effet,  (1)  »  nous  en  trouvons  une  foule  d'autres  procla- 
mant ((  qu'un  véritable  artiste  veut  jouir  des  couleurs, 
des  lignes,  des  notes  pour  elles-mêmes  en  tant  que 
délectables  aux  sens  ;  (2)  »  que  «  le  poète  n'est  un 
artiste  qu'à  la  condition  d'être  un  charmeur,  (3)  »  que 
((  c'est  dans  le  plaisir  des  yeux  qu'il  faut  rechercher  la 
première  raison  de  l'émotion  et  l'origine  sensorielle  du 
plaisir  dans  la  peinture  (4)  »,  que  «  le  beau,  c'est  l'être 
affectant  agréablement  la  sensibilité  »  (5).  Nous  citons 
à  dessein  des  écrivains  contemporains  pour  montrer 
combien  cette  idée  que  la  délectation  est  indispensable 
aux  œuvres  d'art  trouve  encore  aujourd'hui  de  défen- 
seurs. A  cette  liste,  nous  pourrions  ajouter  d'autres 
noms,  parfois  considérables  (6). 

Si  nous  remontons  dans  le  passé,   la  confusion  du 
beau  et  de  «  ce  qui  plait  »,  ou  plutôt  l'impossibilité  de 


(1)  Souriau.  Suggestion  dans  l'art,  p.  264. 
(2)Sully-Prudhomme.  De  l'expression  dans  les  beaux-arts,  p.  4. 

(3)  Cherbuliez.  L'art  et  la  nature,  p.  53. 

(4)  Arréat.  Psychologie  du  peintre,  p.  138. 

(5)  Lechalas.  Etudes  esthétiques,  p.  13. 

{6)  C'est  ainsi  que  pour  M.  Guyau  «  le  beau  est  renfermé  en  germe  dans 
l'agréable.  »  (  Problèmes  d'Esthétique  contemporaine,  p.  75  )  ;  pour  M.  Dimier, 
l'agréable  est  une  condition  du  beau  (Prolégomènes  à  l'Esthétique,  p.  11  et  12); 
pour  M.  Dauriac,  il  est  évident  que  a  la  musique  a  pour  eflet,  sinon  pour  fin, 
de  plaire  et  d'émouvoir,  n  (La  psychologie  dans  l'opéra  français);  pour  M.  Mario 
Pilo  la  définition  populaire  :  «  Le  beau,  c'est  ce  qui  plaît  »  est  la  meilleure. 
(La  psychologie  du  beau  et  de  l'art,  p.  4.) 


256  LES    LOIS    DE   LA   CRITIQUE 

concevoir  le  beau  sans  plaisir    qui  l'accompagne    est 
complète. 

C'est  la  doctrine  de  Cousin  et  de  Charles  Lévêque  : 
«  le  beau,  avais-je  dit,  inonde  l'âme  d'une  volupté  pure 
qui  est  une  puissante  délectation  »  (1).  Schiller  raille 
«la  peine  que  se  donnent  certains  esthéticiens  modernes 
pour  établir,  contrairement  à  la  croyance  générale,  que 
les  actes  de  l'imagination  et  du  sentiment  n'ont  point 
pour  objet  le  plaisir,  et  pour  les  en  défendre  comme 
d'une  accusation  qui  les  dégrade  »  (2).  Lessing,  dont 
il  semble  qu'on  ait  singulièrement  exagéré  le  sens 
critique,  est  d'une  intransigeance  absolue  :  la  beauté 
d'une  œuvre  d'art  ne  saurait,  selon  lui,  s'opposer  à  la 
beauté  de  la  nature  :  «  La  peinture,  en  tant  que  moyen 
d'imitation,  peut  reproduire  la  laideur  ;  mais,  comme 
art,  elle  se  refuse  à  le  faire.  Au  premier  point  de  vue, 
tous  les  objets  visibles  sont  de  son  domaine  :  au  second 
elle  ne  s'attache  qu'à  ceux  de  ces  objets  qui  éveillent 
en  nous  des  impressions  agréables  »  (3).  A  chaque 
page  du  Laocoon,  revient  cette  même  doctrine  qui  est 
celle  des  purs  classiques,  celle  de  tout  le  xvii^  siècle 
français,  celle  du  «  bon  sens  »  et  de  la  tradition.  Faut- 
il  dire  aussi  que  c'est  celle  d'Emmanuel  Kant  ?  Du 
moins  lisons-nous  en  tête  de  la  Critique  du  Jugement 
les  lignes  suivantes  :  «  Pour  décider  si  une   chose   est 


(1)  Lévêque.  Science  du  Beau  T.  II  p.  179. 

(2)  Schiller.  De  la  cause  du  plaisir  que  nous  prenons  aux  objets   tragiques. 
Tr.  Régnier.  Esthétique,  p.  3. 

(3)  Lessing.  Laocoon.  Ch.  XXIV. 


1 


LOIS   NÉGATIVES    DE    LA   CRITIQUE  d'aRT  267 

belle  ou  ne  l'est  pas,  nous  n'en  rapportons  pas  la 
représentation  à  son  objet  au  moyen  de  l'entendement 
et  en  vue  d'une  connaissance,  mais  au  sujet  et  au  sen- 
timent du  plaisir  et  de  la  pei'^e  (peut-être  jointe  à 
tendement).  »  Et  au  chapitre  m  du  même  ouvrage,  le 
grand  philosophe  explique  que  «  les  beaux-arts  ont 
cet  avantage  qu'ils  rendent  belles  les  choses  qui  dans 
la  nature  seraient  odieuses  ou  déplaisantes...  Il  n'y  a, 
ajoute-t-il,  qu'une  espèce  de  choses  odieuses  qu'on  ne 
peut  représenter  d'après  la  nature  sans  détruire  toute 
satisfaction  esthétique  et  par  conséquent  la  beauté 
artistique  :  ce  sont  celles  qui  excitent  le  dégoût.  » 
Ainsi  il  faut  à  tout  prix  que  l'artiste  soit  séduisant  ;  et 
c'est  pour  cela  que  Kant  lui  interdit  de  représenter  les 
choses  qui  excitent  le  dégoût, —  même  s'il  le  fait  d'une 
façon  séduisante. 

Ces  préceptes  esthétiques  ont  presque  toujours 
inspiré  la  critique  d'art  proprement  dite,  le  plus  sou- 
vent à  son  insu,  quelquefois  après  réflexion  et  délibé- 
ration. C'est  ainsi  que  dans  une  étude  sur  Flaubert,  le 
plus  sagace  et  le  plus  rationaliste  des  critiques  du 
xix*"  siècle,  Sainte-Beuve,  affirme  son  amour  de  ce  qui 
plait  et  l'importance  qu'il  attache  à  la  délectation  en 
art  :  «  Puisque  j'ai  commencé  de  me  découvrir,  je  ne 
m'arrêterai  pas  en  si  beau  chemin,  et  j'achèverai,  s'il 
le  faut,  de  me  perdre  dans  l'esprit  de  beaucoup  de  mes 
contemporains,  et  des  plus  chers  :  oui,  en  matière  de 
goût,  j'ai,  je  l'avoue,  un  grand  faible  :  j'aime  ce  qui  est 
agréable.  » 

Voici   un  échantillon  caractéristique  de   la  critique 


258  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

littéraire  faussée  par  l'introduction  du  sentiment  de  la 
délectation  :  Maxime  du  Camp,  relatant  l'effet  produit 
par  la  publication  des  Fleurs  du  Mal  de  Baudelaire 
dans  la  Revue  des  Deux  Mondes,  écrit  :  «  On  admira  la 
facture  savante,  la  vigueur  métallique  du  vers,  mais 
plus  d'un  lecteur  fut  cHoqué  de  l'âcreté  de  la  pensée  »  (1) . 
En  d'autres  termes,  l'œuvre  parut  excellente,  à  cela 
près  qu'elle  causa  une  impression  pénible,  et  le  critique 
ne  se  demande  même  pas  si  cette  impression  pénible  a 
le  droit  d'entrer  en  ligne  de  compte  dans  un  jugement 
impartial. 

On  ne  peut  nier  que  les  deux  critiques  dramatiques 
les  plus  en  vue  du  temps  présent  aient  une  tendance  à 
juger  les  œuvres  théâtrales,  non  d'après  leur  simple 
impression  d'amusement  ou  d'ennui,  mais  d'après  la 
valeur  intrinsèque  de  la  pensée  et  de  l'expression.  Ils 
accordent  volontiers  à  l'auteur  le  droit  de  choisir  son 
sujet  où  et  comme  bon  lui  semble,  pourvu  qu'il  fasse 
preuve  d'originaUté  et  de  vigueur  de  pensée,  pourvu 
aussi  qu'il  mette  dans  son  œuvre  l'unité  qu'elle  com- 
porte, unité  d'où  procède  en  grande  partie  l'intérêt  dra- 
matique. Cependant  la  tendance  à  exiger  d'un  auteur  ce 
qui  est  agréable  les  entraîne  parfois  —  soit  par  sa  pro- 
pre force,  soit  parce  qu'ils  recherchent  les  conditions 
nécessaires  du  succès  pour  la  pièce  qu'ils  étudient,  —  à 
réclamer  d'un  écrivain  le  personnage  sympathique  cher 


(l)  Souvenirs.  T.  II.  p.  89. 


LOIS    NEGATIVES    DE    LA    CRITIQUE    D  ART  209 

au  public,  même  délicat  (1).  Et  ceci  est  la  marque  la 
plus  sûre  de  notre  irrésistible  penchant  à  faire  porter 
le  jugement  esthétique  sur  le  plaisir  ou  le  déplaisir  que 
nous  cause  une  œuvre  d'art. 

Cependant  ce  penchant  ne  peut  que  fausser  nos 
appréciations.  Nous  l'avons  déjà  fait  voir  lorsque  nous 
avons  discuté  la  théorie  de  Taine  sur  le  degré  de 
bienfaisance  du  caractère.  Sans  reprendre  les  arguments 
déjà  invoqués,  nous  nous  contenterons  de  faire  remar- 
quer que  la  définition  de  l'art  à  laquelle  nous  sommes 
arrivés  est  à  peu  près  celle-ci  :  «  l'art  est  l'expression 
de  la  pensée  n'ayant  d'autre  fin  qu'elle-même  ».  C'est 
donc  une  addition  toute  arbitraire  à  la  conception  de 
l'art  que  celle  d'un  plaisir  nécessaire  de  nos  sens  ou  de 
notre  moralité.  Ou  notre  définition    de   l'art  est  fausse 

—  et  il  faudrait  alors  indiquer  le  point  faible  de  la 
théorie  exposée  dans  la  première  partie  de  cet  ouvrage, 

—  ou  nul  n'a  le  droit,  dans  la  critique  d'art,  de  tenir 
compte  de  la  sympathie  ou  de  l'antipathie  que  lui  ins- 
pire une  œuvre.  Le  critique  impartial  doit  éliminer  sa 
sensibilité  propre  dans  l'examen  d'un  ouvrage  où  pres- 


(\)  M.  Larroumet,  dans  un  feuilleton  du  Temps  (23  décembre  1901)  repro- 
che au  principal  personnage  d'une  pièce  d'être  «  un  Don  Juan  de  l'espèce 
rosse,  un  chercheur  de  sensations  rares,  voire  perverses,  un  personnage  par- 
faitement anlipalhique,  sinon  faux  ».  —  M.  Faguet,  dans  un  feuilleton  du  Jour- 
nal des  Débats  (20  février  1902),  indique  une  modification  possible  des  Noces 
Corinthiennes  de  M.  A.  France,  et  note,  comme  avantage,  que  «  le  drame 
pris  de  ce  biais,  la  mère  devenait  sympathique  ».  II  est  vrai  qu'il  ajoute  ; 
«  Tout  était  mieux  pour  l'intérêt  dramatique  »,  ce  qui  subordonne  la  délecta- 
tion à  quelque  chose  d'essentiel. 


26o  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

que  toujours  l'auteur  s'efforce  de  faire  entrer  enjeu 
cette  sensibilité  du  spectateur.  La  valeur  de  l'art  rési- 
dant uniquement  dans  la  pensée,  c'est  d'après  la  pensée 
seule  qu'elle  doit  être  appréciée. 

Mais,  dira-t-on,  il  est  incontestable  que  la  beauté 
dans  l'œuvre  d'art  nous  cause  toujours  un  certain 
plaisir  ;  nous  ne  pouvons  même  la  concevoir  indépen- 
damment de  ce  charme  spécial  qu'elle  exerce  sur  nous 
et  qui,  par  suite,  est  de  son  essence  propre  ;  on  a  donc 
raison  de  tenir  compte,  en  bonne  critique,  du  plaisir 
que  nous  cause  la  vue,  l'audition,  la  lecture  d'une  œu- 
vre d'art. 

Ainsi  présentée,  l'objection  est  irréfutable  ;  mais  il 
faut  alors  analyser  l"idée  de  plaisir,  et  distinguer  ce 
qu'on  entend  d'ordinaire  par  elle  de  ce  qu'est  vérita- 
blement le  plaisir  esthétique.  La  délectation,  telle  que  la 
comprennent  les  artistes,  les  philosophes  et  les  critiques 
que  nous  avons  cités,  comporte  un  plaisir  naturel  des 
sens  ou  un  plaisir  naturel  de  la  sensibilité,  quelquefois 
l'un  et  l'autre.  On  ne  saurait  trop  insister  sur  le  mot 
naturel  ;  car  c'est  bien  en  raison  de  notre  conformation 
physique  ou  de  notre  organisation  morale  que  nous 
éprouvons  de  la  joie  à  certaines  couleurs,  à  certaines 
formes,  à  certains  sons,  comme  aussi  à  certaines  repré- 
sentations d'une  réalité  agréable,  bienfaisante  ou 
sublime,  plutôt  qu'au  spectacle  du  vice,  du  crime  et  de 
l'ignoble.  Or,  ce  sont  ces  sensations  et  ces  sentiments 
naturellement  agréables,  constituant  la  délectation,  qui, 
selon  nous,  n'ont  rien  de  commun  avec  l'art  et  ne  doi- 
vent pas  diriger  le  jugement  esthétique.  Nous  avons  en 


LOIS   NÉGATIVES   DE     LA    CRITIQUE   d'ART  261 

effet  démon trr  qu'il  n'y  avait  rien  de  commun  entre  le 
principe  de  la  beauté  naturelle  et  celui  de  la  beauté 
artistique  ;  il  n'est  pas  douteux  que  les  impressions 
physiques  agréables  par  elles-mêmes  et  les  sentiments 
qui  nous  plaisent  instinctivement  rentrent  par  là  même 
dans  la  beauté  naturelle,  puisqu'ils  n'empruntent  rien 
de  ce  qui  nous  charme  à  l'effort  et  à  l'activité  de  la  pen- 
sée créatrice,  de  qui  relève  exclusivement  la  beauté 
artistique.  11  y  a  donc  une  forme  particulière  du  plaisir 
que  tantôt  nous  trouvons  et  que  tantôt  nous  ne  trou- 
vons pas  dans  l'œuvre  d'art,  mais  dont  la  critique  n'a 
nullement  le  droit  de  s'occupper,  parce  que  ce  plaisir 
est  étranger  à  l'art  :  c'est  la  forme  que  nous  avons, 
d'après  Poussin,  appelée  délectation. 

Mais  à  côté  d'elle  en  existe  une  autre  qui  est  insépa- 
rable de  toute  belle  œuvre  d'art  :  c'est  celle  que  nous 
nommerons  le  plaisir  esthétique  proprement  dit.  Lors- 
qu'une pensée,  cherchant  à  s'exprimer  pour  elle-même, 
atteint  pleinement  son  but,  lorsque  d'autre  part  cette 
pensée  réunit  les  qualités  essentielles  d'individualité,  de 
pénétration,  d'harmonie,  lorsqu'en  un  mot  la  vie  de  la 
pensée  s'est  communiquée  à  l'œuvre  où  s'exprime 
cette  pensée,  il  en  résulte  nécessairement  pour  l'auteur 
et  pour  le  spectateur  inteUigent  un  plaisir  soit  de  créa- 
tion, soit  de  pénétration,  qui  est  le  plaisir  esthétique. 
Celui-là,  dont  les  philosophes  et  dont  les  critiques  ont 
assez  peu  parlé,  peut  et  doit  inspirer  les  jugements 
esthétiques  ;  car  le  critique  ne  parle  plus  alors  d'après 
se  délectation  naturelle  particulière  qui  s'oppose  par- 
fois à  la  délectation  naturelle  de  son  voisin,  mais  d'après 


262  LES    LOIS    DE    LA   CRITIQUE 

l'effet  produit  sur  son  intelligence  suffisamment  vive  et 
cultivée  par  les  qualités  d'une  pensée  qui  apparaîtront 
aussi  à  toute  autre  intelligence  suffisamment  vive  et 
cultivée. 

Ce  ne  sera  pas  parce  que  l'innocence  sera  récom- 
pensée et  la  vertu  punie  au  cinquième  acte  qu'il  louera 
un  drame,  mais  parce  qu'il  aura  éprouvé  un  plaisir 
d'une  nature  particulière  à  refaire,  après  Shakespeare 
par  exemple,  l'effort  de  pensée  nécessaire  pour  conce- 
voir l'unité  et  la  complexité  vivantes  d'un  Hamlet  ou 
d'un  Macbeth.  Si  le  critique  n'a  pas  éprouvé  ce  plaisir, 
il  a  le  droit  de  déclarer  que  l'œuvre  n'est  pas  belle,  à 
moins  que  par  défaillance  intellectuelle  il  n'ait  pu 
pénétrer  la  pensée  de  l'auteur.  Mais  alors,  à  quoi  bon 
parler  de  plaisir,  puisque  la  critique  n'a  de  valeur  que 
si  elle  analyse  et  met  en  lumière  les  qualités  de  la 
pensée  créatrice  ?  Il  sera  toujours  sous-entendu  que  ces 
qualités  engendreront  en  nous  le  plaisir,  et  d'autre 
part  la  critique  sera  sans  valeur  si  elle  se  borne  à  enre- 
gistrer ce  plaisir  sans  prouver  qu'il  n'est  pas  purement 
instinctif  ou  individuel.  II  convient  donc  de  ne  pas 
donner  comme  argument  décisif  de  la  valeur  d'une 
œuvre  le  plaisir  esthétique  qu'elle  nous  cause,  puisque 
la  critique  est  obligée  de  justifier  le  plaisir  ainsi  ressenti 
par  les  qualités  de  la  pensée  créatrice  et  de  son  expres- 
sion. 

Remarquons  toutefois  que  le  plaisir  esthétique  dérive 
directement  du  beau  artistique  et  qu'ainsi  l'on  a  le  droit 
d'en  faire,  sinon  la  cause  efficiente,  du  moins  la  cause 
finale  de  l'art,  tandis  qu'il  n'en  va  pas   de  même  de  la 


LOIS    NÉGATIVES    DE    LA    CRITIQUE    d'aRT  203 

délectation.  C'est  ainsi  qnc  Véron,  dans  son  Esthétique, 
et  M.  G.  Séailles,  dans  son  Essai  sur  le  Génie  dans  l'art, 
ont  compris  le  rôle  et  la  nature  du  plaisir  esthétique. 
«  Le  peintre,  dit  Véron,  est,  avant  tout,  un  homme  qui 
ayant  reçu  de  la  nature  le  privilège  d'une  excitabilité 
extraordinaire  des  nerfs  optiques,  jouit  surtout  par  l'œil. 
11  trouve  dans  la  combinaison  des  lignes,  des  formes, 
des  couleurs,  un  charme  qu'il  ne  rencontre  nulle  part 
ailleurs  au  même  degré  ;  c'est  cet  attrait  qui  détermine 
sa  vocation  ;  c'est  lui  qui  est  la  source  de  ses  émotions, 
et  c'est  pour  obéir  à  cet  entraînement  qui  nous  porte 
presque  invinciblement  à  traduire  au  dehors  nos 
émotions,  qu'il  s'applique  à  reproduire  les  combinaisons 
réelles  ou  imaginaires  de  formes,  de  couleurs  ou  de 
lignes  qui  l'ont  ému  »  (1).  De  même  M.  Séailles  note 
que  «  dans  l'art  le  plaisir  sensible  est  déjà  le  plaisir 
intellectuel,  le  plaisir  intellectuel  est  encore  le  plaisir 
sensible  »  (2).  Il  faudrait  seulement  ajouter  cette  res- 
triction, que,  de  parti-pris,  le  peintre  peut  composer  des 
couleurs  désagréables  à  l'œil,  et  le  musicien  des  accords 
désagréables  à  l'oreille  ;  non  pas  sans  doute  à  l'œil  ou 
à  l'oreille  du  connaisseur  qui,  en  raison  de  la  pensée 
qu'il  apercevra  derrière  l'expression  adéquate  de  cette 
pensée,  ne  s'apercevra  même  pas  de  l'impression  natu- 
rellement désagréable  perçue  par  lui,  mais  à  l'œil  et  à 
l'oreille  du  public  ignorant  qui  ne  recherche  que  la 
délectation. 


(l)  Veron  Esthétique  p.  111. 

(2^  Séailles.  Essai  sur  le  Génie  dans  l'art,  p   164. 


264  LES   LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

Lorsqu'on  parle  de  jouissance  de  l'œil  et  de  plaisir 
sensible,  il  faut  éviter  toute  équivoque,  et  dire  que  cette 
jouissance,  que  ce  plaisir  sensible  ne  sont  pas  naturels, 
mais  acquis.  Si  j'admire  les  gris  de  Velasquez  et  les 
blancs  de  Chardin,  ce  n'est  pas  parce  que  mon  œil  y 
trouve  naturellement  plaisir  ;  et  la  preuve  en  est  que 
des  yeux  moins  exercés  à  la  peinture  y  restent  insensibles 
et  préfèrent  la  blancheur  éclatante  d'une  soierie  toute 
neuve  ou  d'un  plastron  bien  empesé:  mais  je  me  rends 
compte  des  «  effets  »  en  vue  desquels  ces  peintres  ont 
produits  ces  couleurs  ;  je  vois  ce  qu'ils  ont  voulu,  et 
comprends  à  la  fois  la  valeur  de  leur  pensée  et  le 
mérite  de  leur  expression,  et  c'est  pour  cela  que  leurs 
blancs  et  leurs  gris  me  paraissent  beaux  ;  insensible- 
ment ces  tons  savants  et  justes  deviennent  une  caresse 
pour  mon  œil,  et  de  bonne  foi  je  les  admire  pour  eux- 
mêmes  ;  mais  dans  la  nature  ils  me  déplairaient  peut- 
être.  —  De  même  il  existe  chez  certains  musiciens 
modernes  des  accords  d'une  hardiesse  telle  que 
beaucoup  pourraient  y  voir  des  fautes  d'harmonie  ; 
mais  ces  accords  rentrent  si  bien  dans  le  caractère  du 
morceau  qu'on  les  admire  en  tant  qu'expressifs  ;  puis 
l'oreille  bientôt  arrive  à  les  rechercher  comme  agréables 
par  eux-mêmes,  alors  qu'ils  mettent  en  fuite  les  auditeurs 
ignorants. — Ne  voit-on  pas  aussi  qu'en  poésie  les  rythmes 
classiques  si  simples,  si  satisfaisants  pour  l'oreille,  ont 
été  remplacés  par  des  coupes  de  plus  en  plus  auda- 
cieuses, par  des  mètres  inouïs,  et  qu'à  côté  d'incontes- 
tables sottises,  il  y  a  eu  des  trouvailles  heureuses  que 
Boileau     aurait     condamnées     comme     contraires     à 


LOIS    NÉGATIVES    DE    LA   CRITIQUE    d' ART  265 

l'harmonie  ?  Le  vers  de  sept  syllabes,  en  apparence 
boiteux,  a  été  manié  par  certains  poètes  avec  une  rare 
habileté  ;  mais  les  oreilles  peu  exercées  le  récusent, 
tandis  que  les  autres  en  viennent  à  l'aimer  pour  lui- 
même,  comme  une  chose  naturellement  belle. 

11  y  a  donc  lieu  de  considérer  dans  la  jouissance  de 
l'artiste  ami  des  couleurs  rares,  dans  le  «  plaisir 
sensible  »  de  l'amateur,  ce  qui  est  dû  à  l'éducation,  ou 
môme  à  la  mode  et  au  préjugé.  Le  plaisir  sensible 
ainsi  compris  est  un  plaisir  esthétique,  bon  ou  mauvais, 
mais  il  est  d'origine  intellectuelle;  et  même  lorsqu'il  se 
confond  (ce  qui  arrive  assez  souvent)  avec  le  plaisir 
naturel,  il  faut  distinguer  ce  qui  revient  à  l'un  et  à 
l'autre  :  au  plaisir  esthétique,  la  perception  du  rapport 
entre  la  pensée  et  l'expression  non  seulement  pour 
l'œuvre  actuellement  contemplée,  mais  pour  l'œuvre 
simplement  possible  ;  au  plaisir  naturel,  le  charme 
exercé  sur  la  sensation  ou  la  semsibilité  par  des 
couleurs,  des  formes,  des  sons  agréables,  en  dehors  de 
tout  rapport  entre  la  pensée  et  l'expression. 

Eh  ainsi  le  plaisir  sensible  esthétique  que  l'on  éprouve 
en  songeant  à  la  richesse  de  certains  tons,  de  certains 
accords,  est  différent  du  plaisir  sensible  naturel  que 
l'on  éprouve  en  se  laissant  séduire  par  ces  mêmes  tons 
agréables  à  l'œil,  par  ces  mêmes  accords  doux  à 
l'oreille. 

Faute  de  ces  distinctions,  on  risque  de  fausser  la  cri- 
tique d'art  en  laissant  place  à  une  interprétation  abusive 
du  plaisir  que  causent  les  belles  œuvres.  Sans  doute  il 
n'y  a  pas  de  beauté  perçue  sans  plaisir  éprouvé  ;  mais 


266  LES   LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

c'est  la  nature  du  plaisir  qui  importe,  et  même  lorsque 
ce  plaisir  est  un  plaisir  sensible,  —  ce  qui  arrive  presque 
toujours,  —  il  faut  considérer  si  ce  plaisir  sensible  con- 
cerne l'art  ou  s'il  n'a  aucun  rapport  réel  avec  lui.  Dans 
le  premier  cas,  le  critique  recherchera  la  cause  de  ce 
plaisir,  et  la  trouvera  dans  la  valeur  propre  delà  pensée 
ou  de  l'expression,  ce  qui  sera  le  fondement  de  tout 
jugement  esthétique  ;  dans  le  second,  il  n'en  tiendra 
aucun  compte,  sachant  que  le  plaisir  purement  naturel 
n'est  pas  du  ressort  de  la  critique  d'art. 


Il  nous  reste  maintenant  à  signaler  une  dernière 
source  de  graves  erreurs  dans  les  jugements  esthéti- 
ques :  c'est  le  respect  de  prétendues  «  règles  de  l'art  ». 
Il  suffit  pour  bien  des  amateurs  qu'une  oeuvre  soit  con- 
traire aux  règles  pour  être  mauvaise,  et  qu'elle  y  soit 
conforme  pour  être  au  moins  honorable.  S'il  s'agit  de 
peintres,  on  parlera  volontiers  de  la  science  des  cou- 
leurs ou  de  la  science  du  dessin  ;  pour  les  sculpteurs,  de 
la  science  des  lignes  ;  et  chaque  fois  qu'un  musicien  a 
composé  une  œuvre  importante  en  dehors  des  procédés 
généralement  admis,  on  n'a  jamais  manqué  de  lui  repro- 
cher son  ignorance  des  lois  de  l'harmonie  :  Berlioz  et 
Wagner,  pour  ne  citer  que  les  plus  célèbres,  ont  été 
souvent  en  butte  à  ces  critiques.  Que  faut-il  donc  pen- 
ser de  l'observation  ou  de  la  non-observation  des  règles 
au  point  de  vue  du  jugement  esthétique  ? 

Si  l'on  appliquait  ce  mot  de  «  règles  »  uniquement  à 


LOIS   NÉGATIVES    DE   LA   CRITIQUE   d'aRT  267 

l'apprentissage  de  la  technique,  nous  serions  les  pre- 
miers à  défendre  les  règles.  Il  est  clair  en  effet  que  nul 
ne  peut  faire  un  bon  tableau  ou  une  bonne  statue,  s'il 
ne  connaît  ni  la  façon  de  composer  les  couleurs  ou  de 
les  étendre,  ni  les  nécessités  de  la  mise  au  point  ou  le 
maniement  des  outils.  En  admettant  même  qu'un  homme 
admirablement  doué  réinvente  la  technique  d'un  art,  à 
peu  près  comme  Pascal  découvrit,  à  lui  seul,  les  pre- 
miers théorèmes  de  la  géométrie,  il  n'en  sera  pas  moins 
vrai  que  cet  artiste  admirable  aura  perdu  dans  ce  labeur 
inutile  un  temps  qu'il  eût  pu  employer  à  créer  des  chefs 
d'œuvre,  s'il  avait  d'abord  appris  les  principes  généra- 
lement connus.  Mais  les  règles  dont  s'occupent  les  cri- 
tiques n'ont  rien  de  commun  avec  l'apprentissage  d'nn 
art  ;  et  même  l'apprentissage  n'a  pour  but,  en  général, 
que  de  rendre  facile  à  l'artiste  l'application  des  règles. 
Cherchons  donc  avant  tout  en  quoi  elles  consistent. 

Ici  commence  la  difficulté  ;  car  ces  règles  d'après 
lesquelles  on  veut  apprécier  la  valeur  des  œuvres  d'art 
n'ont  rien  de  fixe;  elles  varient  avec  chaque  critique, 
et  répondent  à  un  certain  idéal  qu'il  s'est  formé  d'avance 
de  la  perfection.  Comme  cet  idéal  est  nécessairement 
assez  arbitraire,  les  règles  le  sont  aussi,  et  par  consé- 
quent on  ne  voit  pas  bien  le  parti  que  peut  en  tirer 
une  critique  rationnelle. 

D'ailleurs  en  dehors  des  «  Sentiments  des  plus  habiles 
peintres  recueillis  et  réunis  en  tables  de  préceptes  » 
par  Testelin,  nous  ne  connaissons  guère  de  règles  posi- 
tives concernant  la  peinture  ;  or,  on  sait  combien  sont 
sujets  à  caution  les  aphorismes  des  artistes  du   xvn* 


268  LES    LOIS    DE    LA   CRITIQUE 

siècle.  Quel  peintre  prétendrait  aujourd'hui  que  l'on 
doit  se  conformer  aux  conseils  d'un  Le  Brun,  ou  même 
d'un  Poussin,  que  ces  conseils  aient  été  ou  non  enre- 
gistrés par  l'Académie  Royale  sous  forme  de  «  résolu- 
tions »  ? 

Les  lois  de  la  sculpture  ne  sont  pas  plus  précises 
que  celles  de  la  peinture  :  sans  doute  Diderot,  et  beau- 
coup d'autres  critiques  après  lui,  veulent  qu'elle  ait  de 
la  gravité  et  de  la  noblesse  ;  mais  il  ne  semble  pas  que 
les  artistes  modernes  en  représentant  des  boulangères, 
des  lessivières  ou  des  fiévreux,  aient  fait  des  ouvrages 
méprisables  ;  il  ne  semble  pas  non  plus  qu'un  seul 
principe  puisse  être  énoncé  sans  soulever  d'objections 
sérieuses  et  sans  qu'on  puisse  montrer  une  belle  œuvre 
exécutée  en  opposition  avec  ce  principe. 

C'est  en  littérature  que  les  règles  ont  été  le  plus 
nettement  exposées  et  le  plus  généralement  admises  : 
la  règle  des  trois  unités  a  longtemps  été,  au  théâtre,  un 
véritable  dogme  ;  on  se  rendrait  ridicule  en  réclamant 
aujourd'hui  son  application  ;  et  en  vérité  il  n'existe 
plus  aucune  règle  imposée  à  l'écrivain,  quel  qu'il  soit, 
en  dehors  de  celles  qui  découlent  des  conditions  néces- 
saires de  la  pensée  et  de  son  expression. 

Mais  admettons  que  l'opinion  publique  ait  raison,  et 
qu'il  existe  pour  les  artistes  un  certain  nombre  de  règles 
auxquelles  ils  soient  obligés  de  s'astreindre.  Admettons, 
par  exemple,  que  dans  un  drame  il  doive  toujours  y 
avoir  au  moins  un  personnage  sympathique,  et  que 
l'auteur  soit  tenu  de  donner  un  dénouement  précis  qui 
nous  renseigne  sur  le  sort  de  tous  les  personnages  de 


LOIS    NÉGATIVES    DE   LA    CRITIQUE    D'ART  269 

la  pièce.  Est-ce  à  dire  qu'une  pièce  sera  mauvaise  par 
le  fait  même  que  ces  conditions  ne  seront  pas  remplies? 
Non;  des  règles  en  art  ne  sont  jamais  des  dogmes,  et 
si  la  pièce  est  mauvaise,  c'est  qu'elle  sera  vide  de  pensée 
ou  faible  d'expression.  —  Mais  peut-être,  si  l'auteur  se 
fût  conformé  aux  règles,  son  œuvre  aurait-elle  été 
meilleure,  parce  qu'elles  consistent  en  «  quelques 
observations  aisées  que  le  bon  sens  a  faites  sur  ce  qui 
peut  ôter  le  plaisir  que  l'on  prend  à  ces  sortes  d'ou- 
vrages (1)  »  ;  il  aurait  évité  des  écueils,  et  il  aurait  été 
amené  à  penser  plus  logiquement  ou  à  exposer  plus 
clairement  sa  pensée  ;  voilà  le  profit  qu'il  aurait  retiré 
des  règles.  —  Mais  il  n'aurait  pas  fait  pour  cela  une  belle 
œuvre  ;  et  comme  la  critique  d'art  n'est  au  fond  que  la 
recherche  de  la  beauté  contenue  dans  un  ouvrage,  elle 
n'a  rien  à  démêler  avec  les  règles  incapables  de  réaliser 
la  beauté. 

Disons  plus  :  si  nous  sentons  l'auteur  asservi  à 
d'autres  règles  que  celle  de  «  plaire  »  —  mais  de  plaire 
parles  qualités  de  la  pensée  et  de  l'expression,  de  plaire 
esthétiquement,  —  nous  aurons  beau  louer  la  conscience 
de  l'artiste,  nous  aurons  l'impression  d'une  œuvre  mé- 
diocre. Et  en  effet,  lorsque  le  souci  des  prétendues 
règles  est  visible,  on  éprouve  une  déception  :  les  règles 
n'avaient  d'autre  objet  que  de  contribuer  à  la  beauté, 
sans  être  elles-mêmes  la  beauté  :  et  au  lieu  de  voir  cette 
beauté,  nous  n'apercevons  plus   que  les   règles  ;   c'est 


(1)  Molière.  Criliiiue  de  l'Ecole  des  Femmes,  Se.  VII. 


270  LES   LOIS    DE    LA   CRITIQUE 

pourquoi  Horace  et  tous  les  faiseurs  de  poétiques 
recommandent  particulièrement  de  cacher  les  finesses 
de  métier,  et  de  donner  à  l'œuvre  l'allure  la  plus  libre 
et  la  plus  naturelle  possible.  Il  ne  faut  donc  pas,  lors- 
qu'il s'agit  de  règles,  croire  «  que  ce  soient  les  plus 
grands  mystères  du  monde  »,  ni  y  voir  autre  chose 
que  de  simples  conseils  quelquefois  dangereux  à  suivre, 
empruntés  à  l'exemple  des  grands  auteurs  ;  car  ce  qui 
a  produit,  chez  un  artiste,  d'excellents  effets  peut  pro- 
duire, chez  un  artiste  de  tempérament  contraire,  des 
résultats  déplorables  ;  et  ainsi  l'on  n'a  pas  le  droit  de 
faire  reposer  le  jugement  esthétique  sur  des  maximes 
générales  et  universelles,  à  moins  qu'elles  ne  se  rap- 
portent à  ce  qu'il  y  a  dans  l'art  de  véritablement  général 
et  universel. 

D'ailleurs,  puisque  les  règles  doivent  avoir  pour  seul 
but  de  concourir  à  la  beauté  de  l'œuvre,  cette  œuvre 
obéit  en  dernier  ressort  à  une  seule  loi  :  la  production 
de  la  beauté  ;  donc,  pourvu  que  le  chef-d'œuvre  soit 
réalisé,  il  importe  peu  qu'on  ait  ou  non  respecté  les 
traditions  en  honneur  et  suivi  les  conseils  des  gens  de 
métier.  L'ouvrage  vaut  en  raison  de  sa  perfection 
propre,  non  de  la  soumission  aux  préceptes,  même  les 
plus  sages.  Sans  insister  outre  mesure  sur  une  vérité 
quasi  évidente,  il  ne  sera  pas  superflu  sans  doute  de 
montrer  à  quelles  conclusions  extravagantes  arriverait 
la  critique,  si  elle  jugeait  d'après  des  règles  fixes 
tous  les  écrivains,  ou  tous  les  peintres,  ou  tous  les 
musiciens. 

Le  propre  du  génie  est  en  effet  de  s'exprimer  par  des 


LOIS    NEGATIVES    DE    LA   CRITIQUE    U  ART  '2'Jl 

procédés  nouveaux,  dont  la  nouveauté  même  est  le 
grand  moyen  de  se  faire  écouter,  et  ainsi  il  se  mani- 
feste sublime  par  la  méconnaissance  ou  même  par 
le  mépris  des  vieilles  lois  usées.  Si  André  Chénier  eût 
écrit  toutes  ses  poésies  d'après  le  procédé  classique 
dont  on  trouve  la  trace  dans  son  poème  de  V Invention, 
il  serait  demeuré  aussi  obscur  que  son  frère  Marie- 
Joseph.  Si  Victor  Hugo  eût  respecté  la  règle  des  trois 
unités,  la  règle  de  la  séparation  des  genres,  la  pratique 
classique  du  grand  style,  quelle  œuvre  eût-il  produite  ? 
Et  n'est-il  pas  clair,  au  contraire,  que  son  irritation 
contre  les  dogmes  littéraires  où  on  prétendait  l'enfer- 
mer a  été  un  des  excitants  de  son  génie?  Il  a  connu 
les  règles  ;  mais  c'est  pour  les  avoir  haïes  et  méprisées 
qu'il  a  créé  de  nouveaux  modes  d'expression  et  même 
a  introduit  en  littérature  de  nouvelles  idées.  Dès  lors 
comment  juger  son  œuvre  en  recherchant  s'il  a  ou  non 
observé  certains  principes  soi-disant  généraux  et 
universels?  Il  n'y  a  qu'un  seul  principe  de  ce  genre  :  ce- 
lui qui  oblige  l'artiste  à  penser  et  à  exprimer  toute  sa 
pensée  ;  mais  il  est  au-dessus  de  toutes  les  prétendues 
règles  de  la  critique  officielle  et  dogmatique. 

Il  suffit  de  considérer  quelques  dessins  de  Rembrandt 
pour  se  rendre  compte  du  ridicule  qu'il  y  aurait  à  les 
juger  d'après  des  règles  précises.  Les  traits  grossière- 
ment tracés  semblent  se  rencontrer  et  se  heurter  au 
hasard  ;  un  œil  est  indiqué  par  un  simple  rond,  et 
cependant,   dans  !cet  œil,  il  y    a   toute  l'angoisse  du 


272  LES   LOIS    DE    LA   CRITIQUE 

malade  qui  regarde  la  mort  (1)  ;  un  gribouillage 
étrange  représente,  en  y  regardant  de  plus  près,  un 
homme  relevant  un  blessé,  et  dans  cet  amas  de  traits 
bizarres,  on  retrouve  le  même  sentiment  que  dans  le 
Bon  Samaritain  du  musée  du  Louvre.  D'ailleurs,  si 
l'on  considère  sa  peinture,  en  apparence  plus  méthodi- 
que, plus  régulière,  la  même  remarque  s'impose.  «  Les 
procédés  de  Rembrandt,  écrit  le  peintre  Bonnat,  varient 
à  l'infini  et  ne  peuvent  s'analyser  :  tantôt  il  frotte 
superficiellement  certaines  parties  de  sa  toile,  tantôt  il 
écrase  ses  vessies  de  couleurs  sans  daigner  seulement 
les  étaler^  tantôt  il  pose  des  touches  violentes  avec  son 
couteau  à  palette,  ou  bien  encore  il  fait  des  éraflures 
avec  le  manche  de  son  pinceau...  Il  doit  peindre  avec 
tout  ce  qui  lui  tombe  sous  la  main,  —  et  même  avec  la 
main,  avec  ses  doigts.  —  Il  ne  voit  que  le  résultat,  et  se 
tient  pour  satisfait,  quand  il  a  obtenu  l'effet  réclamé 
par  le  démon  intérieur  qui  l'échauffé  »  (2).  Qu'y  a-t-il 
là  pour  les  règles  chères  aux  professeurs  de  dessin  ? 
Rembrandt,  il  est  vrai,  est  mort,  et  on  s'en  tire  en 
disant  que  le  génie  a  le  droit  de  s'élever  au-dessus  des 
règles,  mais  ce  qu'on  dit  volontiers  pour  les  morts,  on 
l'oublie  en  parlant  des  vivants,  et  sous  prétexte  de  la 


(t)  Les  deux  dessins  auxquels  nous  faisons  allusion  sonl  au  musée  de 
Munich  et  ont  été  reproduits  photographiquement  par  la  direction  du  Musée 
sous  les  numéros  71  et  73. 

(2j  Revue  de  Paris,  15  novembre  1898. 


LOIS   NÉGATIVES    DE    LA    CRITIQUE   d'ART  278 

nécessité  d'obéir  aux  règles,  on  les  traite  ignominieuse- 
ment (1). 

Un  peintre  aussi  étrange  que  Rembrandt,  mais 
moins  profond  et  moins  puissant,  Goya,  est  bien  fait, 
lui  aussi,  pour  causer  de  gros  embarras  à  la  critique 
qui  juge  d'après  les  règles  de  l'art.  «  La  manière  de 
peindre  de  Goya,  écrit  Théophile  Gautier,  était  aussi 
excentrique  que  son  talent  ;  il  puisait  la  couleur  dans 
des  baquets,  l'appliquait  avec  des  éponges,  des  balais, 
des  torchons  et  tout  ce  qui  lui  tombait  sous  la  main  ;  il 
truellait  et  maçonnait  ses  tons  comme  du  mortier,  et 
donnait  des  touches  de  sentiment  à  grands  coups  de 
pouce...  Il  exécuta  avec  une  cuiller,  en  guise  de  brosse, 
une  scène  du  Dos  de  Mayo,  où  l'on  voit  des  Français 
qui  fusillent  des  Espagnols  »  (2).  Voilà  les  règles  foulées 
aux  pieds,  et  cependant  voilà  des  chefs-d'œuvre.  En 
revanche,  un  peintre  qui  est  loin  d'être  un  révolution- 
naire, Thomas  Couture,  explique  d'une  façon  très 
humoristique,  le  résultat  produit  d'ordinaire  par  l'appli- 
cation des  règles  enseignées  en  peinture.  Il  a  recours 
pour  cela  à  une  simple  addition  : 

((  La  base  avant  tout  ; 

L'accord  des  contraires  [rouge  vert,  jaune  bleu]  ; 

La  dominante  lumineuse  et  centrale  ; 


(1)  L'histoire  de  Delacroix  qui  peignait,  selon  un   ennemi,  avec  «  un  bala 
ivre    i>  est  édifiante    à  cet   égard.    Son  graud   crime  fut  de   méconnaître  les 
règles  imposées  par  Quatremère  de  Quincy  et  autres  académiciens  du  premier 
Empire. 

(2)  Th.  Gautier.   Voyage  en  Espagne,  p.   HT, 

i8 


a^4  ^^^    L^ï^    ^^    ^^    CRITIQUE 

Les  couleurs  sombres  s'augmentent  vers  les  extré- 
mités. 

Total  :  De  bonnes  conditions  d'harmonie. 

Et  avec  cette  méthode-là  on  arrive  au  poncif  par  le 
procédé  »  (1). 

Il  est  impossible  de  se  montrer  plus  dur  pour  les 
règles  et  de  mieux  mettre  en  lumière  leur  peu  de  valeur 
comme  fondement  du  jugement  esthétique. 

On  sait  le  désaccord  qui  exista  de  tout  temps  dans  le 
monde  des  musiciens  et  qui  rappelle  les  discussions  des 
peintres  sur  les  mérites  comparés  du  dessin  et  de  la 
couleur  :  les  uns  ont  tenu  pour  la  mélodie,  les  autres 
pour  l'harmonie,  ils  se  sont  réciproquement  jeté  à  la 
tête  les  règles  de  l'art,  et  ne  sont  jamais  arrivés  à  se 
convaincre  mutuellement.  Le  critérium  en  effet  était 
insuffisant,  parce  qu'on  avait  négligé  de  défmir  ces 
règles,  et  que  beaucoup  considéraient  comme  incon- 
testable ce  que  leurs  adversaires  étaient  le  moins 
disposés  à  accorder.  Gœthe  a  très  bien  vu  com- 
ment se  posait  le  débat.  «  Toute  musique  moderne, 
dit-il,  appartient  à  l'un  de  ces  deux  systèmes  :  ou 
bien,  comme  les  Italiens,  on  la  considère  comme  un 
art  indépendant  qui  doit  se  développer  par  lui-même 
et  qui  s'adresse  à  l'un  de  nos  sens  délicatement 
exercé  ;  ou  bien,  comme  le  font  et  comme  le  feront 
toujours  les  Français,  les  Allemands  et  tous  les  hommes 
du   Nord,  on  la  considère   dans    ses  rapports  avec  la 


(I)  Th.  Couture,  cilé  par  M.  Séailles  dans  l'Essai  sur  le  génie  dans  l'art. 


LOIS    NÉGATIVES   DE    LA   CRITIQUE    d'aRT  2^5 

raison,  le  sentiment,  la  passion,  et  alors  on  cherche  à 
la  faire  parler  aux  puissances  de  l'esprit  et  de 
l'âme....  L'Italien  cherche  l'harmonie  la  plus 
caressante,  la  mélodie  la  plus  agréable...  l'autre 
école...  recherche  les  harmonies  étranges,  les  mélo- 
dies brisées,  les  irrégularités  violentes,  pour  arriver  à 
exprimer  le  cri  de  l'enthousiasme,  de  la  terreur  ou  du 
désespoir  »  (1). 

Gœthe  explique  ainsi  pourquoi  les  deux  écoles  ne 
pouvaient  arriver  à  s'entendre  :  elles  n'avaient  pas  le 
même  but,  et  par  conséquent  les  lois  de  l'une  n'étaient 
pas  celles  de  l'autre.  Lorsqu'il  s'agit  simplement  de 
procurer  à  l'oreille  une  sensation  agréable,  on  comprend 
qu'il  y  ait  des  règles  précises  réductibles  aux  lois  de  la 
physique,  et  que  la  critique  doive  tenir  compte  de  ces 
règles  lorsqu'elle  veut  expliquer  certaines  qualités  ou 
certains  défauts,  —  encore  pourrait-on  discuter  sur  la 
valeur  d'un  art  destiné  uniquement  à  réjouir  les  sens  ; 
—  mais  dès  que  la  musique  devient  un  mode  d'expres- 
sion de  la  pensée  humaine,  il  est  clair  qu'elle  n'a  plus 
qu'une  seule  règle  :  exprimer  de  façon  adéquate  la 
pensée  la  plus  belle  possible  ;  si  les  règles  tradition- 
nelles s'accordent  avec  celle-ln,  tant  mieux  !  à  la  con- 
dition toutefois  qu'elles  soient  appliquées  sans  que  le 
spectateur  y  songe  ;  autrement,  il  perdrait  de  vue  la 
beauté  de  la  pensée  pour  s'occuper  de  l'observation 
ingénieuse  des  règles,  et  l'œuvre  d'art  n'atteindrait 
pas  son  but.  Mais  si  les  soi-disant  règles  sont  inconci- 

(1)  Goethe.  Wotes  et  fragments. 


a^6  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

liables  avec  celle  que  nous  venons  d'indiquer  (ce  fut  le 
cas  pour  Gluck,  Be-rlioz  et  Wagner,)  c'est  à  elles  de 
disparaître  ;  et  ainsi,  soit  qu'elles  se  dissimulent,  soit 
qu'elles  fassent  complètement  défaut,  la  véritable  cri- 
tique d'art  n'a  point  à  s'en  préoccuper  :  elle  ne  recher- 
che que  les  conditions  de  la  beauté  ;  la  beauté  n'est 
point  leur  fait. 

Nous  avons  donc  déblayé   le  domaine   de  la  critique 
d'art  de  trois  envahisseurs  dangereux  :  la  moralité,  la 
délectation,  le  souci  des  règles.  En  rendant  à  l'art  toute 
sa  liberté,  nous  avons  astreint   la  critique   à    respecter 
cette  liberté  et  à  ne  réclamer  de  lui  rien  qui  soit  étran- 
ger aux  qualités  de  la  pensée  et  de  l'expression  de  cette 
pensée,  —  non  pas  aux  qualités   proclamées  par  cer- 
taines écoles  ou   certains  préjugés,  mais   à  celles  qui 
constituent  la  vie  même  de  la  pensée  et  la  sincérité  de 
l'expression.  En  disant  au  critique  :  Tu  ne  jugeras  les 
œuvres  d'art   qu'abstraction    faite  de  ce  qu'on  appelle 
généralement    moralité,    plaisir   sensible,    observation 
des  règles,  nous  avons  établi  en  quelques  mots  les  lois 
négatives  du  jugement  esthétique  ;   il  reste  maintenant 
à    déterminer   les    lois  positives,   si  tant  est  qu'il  en 
existe. 

Mais,  à  ce  compte,  que  devient  le  goût,  ce  goût  qui, 
selon  Montesquieu,  «  n'est  pas  une  connaissance  de  la 
théorie»,  mais  «  une  application  prompte  et  exquise 
des  règles  mêmes  que  l'on  ne  connaît  pas  »  ?  (1)  S'il 

(1)  Essai  sur  le  goût. 


LOIS    NEGATIVES    DE   LA    CRITIQUE    D  ART  2^7 

faut  absolument  choisir  entre  un  terme  vague  et  par- 
faitement équivoque,  mais  commode  dans  la  conversa- 
tion, et  la  nécessité  de  réduire  les  qualités  de  l'œuvre 
d'art  à  ce  qu'elles  doivent  être  réellement,  nous  som- 
mes prêts  à  faire  le  sacrifice  de  ce  qu'on  appelle  le  goût. 
Si  au  contraire  on  entend  par  goût  «  l'application 
prompte  et  exquise  des  règles  «  révélées  par  l'étude 
rationnelle,  l'émotion  que  nous  éprouvons  devant  la 
beauté  subitement  aperçue  et  appréciée  en  vertu  de  prin- 
cipes logiques  agissant  en  nous  inconsciemment,  nous 
voyons  dans  le  goût  une  conséquence  nécessaire  de 
notre  théorie.  Il  consistera  en  effet  dans  le  discerne- 
ment immédiat  des  qualités  de  la  pensée  et  de  l'expres- 
sion. 

Quant  au  mot  goût  en  lui-même,  nous  nous  en 
défions  comme  d'un  terme  insignifiant  et  décisif  avec 
lequel  on  se  justifie  à  soi-même  sa  propre  opinion,  et 
on  réduit  à  néant  l'opinion  adverse.  Telle  chose  est 
d'un  goût  admirable,  telle  autre  est  d'un  suprême  mau- 
vais goût,  —  c'est  comme  si  l'on  disait  :  «  Mon  goût 
naturel  étant  excellent,  je  déclare  belle  telle  chose  qui 
me  plaît,  et  laide  telle  autre  chose  qui  me  déplaît  >. 
Ainsi  pour  Voltaire,  le  mauvais  goût  est  «  de  ne  pas 
sentir  la  belle  nature  »  (1)  ;  mais  qu'est-ce  que  la  belle 
nature  ?  Apparemment  celle  qui  plaît  aux  gens  ayant  le 
goût  bon.  De  même,  il  exphque  que,  dans  les  arts,  on 
peut  disputer  des  goûts  :  et  en  effet  «  comme  ils  ont  des 


(I)  Dictionnaire  philosophique. 


2^8  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

beautés  réelles,  il  y  a  un  goût  qui  les  discerne  et  un 
un  mauvais  goût  qui  les  ignore  î  ;  mais  quelles  sont 
ces  beautés  connues  «  par  un  discernement  qui  pré- 
vient la  réflexion  »,  et  dont  il  faut  cependant  «  démêler 
les  différentes  nuances  »  ? 

Ou  bien  le  goût  prévient  réellement  la  réflexion,  et 
alors  il  est  individuel,  instinctif,  et  arbitraire,  c'est-à- 
dire  méprisable  ;  ou  bien  il  s'exerce  d'une  façon 
prompte  et  spontanée,  mais  en  prenant  son  principe 
dans  une  théorie  rationnelle,  antérieurement  connue  et 
éprouvée,  et  alors  il  n'est  pas  autre  chose  que  l'esprit 
criticjue  proprement  dit,  habile  à  distinguer  les  qualités 
et  les  défauts,  en  sachant  au  juste  en  quoi  consistent 
ces  qualités  et  ces  défauts,  c'est-à-dire  en  quoi  consis- 
tent l'art  et  la  beauté. 

Peu  importe  donc  qu'une  œuvre  soit  de  bon  ou  de 
mauvais  goût,  dans  le  sens  où  l'entendent  les  critiques 
qui  prétendent  ramener  le  mérite  des  œuvres  d'art  à 
la  mesure  de  leur  fantaisie  ;  le  goût  ainsi  compris  a 
exactement  la  même  valeur  esthétique  que  la  mode,  par 
laquelle  il  se  plait  d'ailleurs  à  s'exprimer  ;  c'est  au  nom 
du  goût  que  furent  exclus  du  Salon  Delacroix,  Th. 
Rousseau,  François  Millet,  Manet  et  tant  d'autres,  au 
nom  du  goût  aussi  que  devant  VHomme  à  la  Houe, 
Napoléon  III  s'écria,  dit-on  :  «  Tiens,  c'est  Dumolard  », 
au  nom  du  goût  enfin  que  Wagner  fut  sifflé  à  l'Opéra 
en  18G1  et  acclamé  trente  ans  plus  tard.  Nous  ne  nions 
pas  qu'il  y  ait  un  bon  et  un  mauvais  goût,  mais  à  con- 
dition qu'on  s'explique  sur  ce  point  plus  nettement 
qu'on  ne  le   fait   d'ordinaire  ;  et  nous   trouvons  plus 


LOIS   NEGATIVES    DE    LA    CRITIQUE   D  ART  a'jg 

sage,  en  bonne  critique  d'art,  de  ne  laisser  aucune 
place  à  l'équivoque  et  de  renoncer  à  un  terme  qui  per- 
met toujours  d'imposer  une  opinion  sans  la  justifier. 


I 


CHAPITRE  III 


LOIS   POSITIVES   DE   LA  CRITIQUE  D  ART 


Lois  générales  concernant  :  1°  la  pensée  créatrice  ;  2"  l'ex- 
pression. —  Nécessité  d'une  application  pratique. 

Les  divers  aspects  de  la  beauté  :  le  joli,  le  beau  proprement 
dit,  le  sublime.  —  Le  mérite  de  l'œuvre  jolie  est  en  raison 
directe  de  r individualité  de  la  pensée  créatrice.  —  Le 
mérite  de  l'œuvre  belle  est  en  raison  directe  de  la  pénétra- 
tion de  laptnsée  créatrice.  — Lemérite  de  l'œuvre  sublime 
est  en  raison  directe  de  la  compréhension  de  la  pensée 
créatrice . 

L'expression  est  la  traduction  directe  delà  pensée.  L'expres- 
sion doit  donc  être  claire.  —  Décadents  et  symbolistes  ; 
leur  effort  vers  l'intelligibilité .  —  Tous  les  sujets  ne  sont 
pas  également  susceptibles  de  claj^té.  —  Le  mérite  de 
l'expression  est  en  raison  directe  de  la  clarté,  dans  là 
mesure  où  la  clarté  est  compatible  avec  le  sujet.  —  L'ex- 
pression doit  être  le  prolongement  immédiat  de  la  pensée. 


282  LES    DROITS    DE    LA   CRITIQUE 

Dangers  d'un  idéal  préconçu  et  des  formules  esthétiques  : 
exemples  tirés  de  l'art  du  XVII"  siècle.  —  Allégorie 
et  symbole.  —  Le  naturel  de  V expression  dans  l'art  idéa- 
liste :  Puvis  de  Chavannes .  —  Les  formules  banales  :  les 
proverbes.  —  La  convention.  —  Résumé  des  lois  posi- 
tives . 


De  tout  ce  qui  précède  il  est  maintenant  facile  de 
dégager  les  deux  lois  suivantes  : 

1°  Le  mérite  d'une  œuvre  d'art  est  en  raison  directe 
de  l'individualité,  de  la  pénétration  et  de  la  compré- 
hension constituant  la  vie  de  la  pensée  créatrice; 

2°  Le  mérite  d'une  œuvre  d'art  est,  d'autre  part, 
en  raison  directe  de  la  convenance  de  l'expression  à  la 
pensée. 

Il  est  également  facile  de  montrer  que  ces  deux  lois 
ne  souffrent  aucune  exception  et  que  lejugement  esthé- 
tique ne  doit  reposer  que  sur  elles  seules.  Et,  en  effet, 
si  nous  définissons  l'art  l'expression  d'une  pensée  pour 
elle-même,  et  la  beauté  l'expression  adéquate  d'une 
pensée  aussi  originale,  aussi  pénétrante  et  aussi  harmo- 
nieuse que  possible,  on  voit  que  ces  deux  lois  sont  la 
conséquence  rigoureuse  des  définitions  ;  on  voit  aussi 
qu'elles  portent  sur  les  deux  seuls  éléments  constitutifs 
de  la  beauté  et  de  l'art,  et  par  suite  qu'il  ne  reste  aucune 
place  pour  un  troisième  principe  d'appréciation.  Elles 
sont  donc  nécessaires  et  suffisantes  ;  et  leur  démons- 
tration véritable  se  trouve  dans  toute  la  première  partie 
de  cet  ouvrage,  destinée  à  les  établir. 


LOIS    POSITIVES    DE    LA   CRITIQUE    d'aRT  283 

Toutefois  la  critique  d'art  étant  d'application  prati- 
que, et  comportant  par  suite  une  vérité,  non  seulement 
d'ordre  métaphysique,  mais  facilement  vérifiable  par 
les  faits,  il  importe  de  trouver  à  ces  lois  générales  des 
corollaires  particuliers  et  de  montrer  qu'elles  se  prêtent 
aisément  à  l'appréciation  de  la  beauté  sous  ses  aspects 
divers.  Si  elles  ne  peuvent  rendre  compte  des  différen- 
tes nuances  de  la  beauté,  si  elles  n'impliquent  aucune 
formule  capable  de  faire  comprendre  ces  nuances,  elles 
sont  peut  être  vraiesthéoriquement;  mais  pratiquement, 
elles  ne  rendent  aucun  service,  et  le  seul  résultat  sérieux 
de  nos  recherches  aura  consisté  à  empêcher  la  critique 
de  s'égarer  en  dehors  de  ses  voies  propres.  Nous  aurons 
indiqué  ce  qu'elle  ne  doit  pas  faire,  nous  n'aurons  pas 
montré  comment  elle  procède,  et  les  esprits  sceptiques 
seront  tentés  d'en  conclure  qu'elle  ne  mérite  aucune 
confiance  et  n'a  même  pas  droit  à  l'existence. 

Les  termes  dont  on  se  sert  le  plus  souvent  pour 
marquer  l'admiration  sont  ceux  de  :  beau,  sublime, 
noble,  élevé,  profond,  grand,  aimable,  gracieux,  délicat, 
spirituel,  joli...  Sans  doute,  la  liste  des  qualifica- 
tifs pourrait  être  de  beaucoup  allongée,  mais  il 
semble  bien  que  ceux-ci  suffisent  à  résumer  les 
diverses  formes  de  l'admiration.  Remarquons  qu'en- 
tre quelques-unes  de  ces  épithètes  volontiers  acco- 
lées à  tout  ce  qui  est  œuvre  d'art,  il  y  a  une 
synonymie  incontestable,  et  que  si  l'on  veut  réduire,  en 
dernière  analyse,  à  quelques  types  principaux  les  qua- 
lités esthétiques,  on  arrive  naturellement  à  ce  classe- 
ment :  joli,  beau,  sublime.  —  Le  joli  recherchera  avant 


284  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

tout  le  mérite  de  l'agrément  et  de  la  délectation,  et  se 
traduira  par  des  sensations  agréables  ou  par  des  senti- 
ments sympathiques  :  bref,  il  mettra  en  œuvre  le  beau 
naturel  et  supposera  toujours  une  conformité  entre  le 
plaisir  esthétique  et  le  plaisir  de  la  sensation  ou  de  la 
sensibilité.  —  Le  beau  se  manifestera  par  la  prédomi- 
nance des  qualités  propres  à  la  pensée  sur  les  impres- 
sions agréables  recherchées  avant  tout  dans  le  joli  ;  il 
établira  un  tempérament  entre  la  nécessité  d'exciter  le 
plaisir  et  la  sympathie  du  spectateur,  et  celle  de  donner 
à  la  pensée  le  plus  d'originalité,  d'intensité  et  d'ampleur 
possible.  Tel  est  du  moins  le  sens  qu'on  semble  atta- 
cher au  mot  beau,  lorsqu'on  l'oppose  au  joli  ou  au 
sublime.  —  Enfin  le  sublime  consistera  essentiellement 
dans  l'opposition  que  l'homme  de  génie  aperçoit  et 
révèle  entre  les  force  de  la  nature  et  nous-mêmes  ;  le 
sublime  ne  se  comprend  que  si  un  auteur  construisant 
une  vaste  et  puissante  synthèse  nous  la  fait  apercevoir 
tout  à  coup  dans  ce  qu'elle  a  d'écrasant  ou  au  contraire 
d'exaltant  pour  l'homme.  Ainsi  donc  nous  pouvons 
dire  que  l'art  se  révèle  à  nous  sous  trois  aspects  :  l'un, 
charmant  et  délectable,  que  nous  appelons  le  joli, 
l'autre  puissant  et  sympathique  à  la  fois,  que 
nous  désignons,  comme  on  le  fait  dans  le  langage 
courant,  par  le  mot  beau,  enfin  le  troisième,  illimité  et 
infiniment  émouvant,  que  nous  nommons  le  sublime. 
Quelles  seront  les  lois  propres  à  l'appréciation  de  ces 
trois  genres,  et  comment  le  critique  y  discernera-t-il  les 
mérites  et  les  défauts  ? 

Par  définition  le  joli  s'efforce  de  reproduire  en  art  ce 


LOIS    POSITIVES   DE    LA    CRITIQUE    d'arï  285 

qui  dans  la  nature  et  dans  l'homme  plaît  à  nos  sens  et 
à  notre  sensibilité.  La  pensée  créatrice  se  propose  donc 
comme  but  notre  plaisir,  et  ne  peut  le  réaliser  qu'en 
luttant  avec  les  aspects  séduisants  des  choses  ou  de 
l'être  humain.  Gardons-nous  bien  surtout  de  dire  que 
ces  aspects  séduisants  feront  par  eux-mêmes  le  mérite 
de  l'œuvre  ;  il  est  certain  que  sans  eux  une  œuvre  ne 
peut  être  jolie  ;  mais  il  est  certain  aussi  qu'en  dehors 
de  leur  interprétation  par  la  pensée,  ils  n'ont  en  art 
aucune  valeur.  L'artiste  qui  s'attache  au  joli  doit  par 
suite  réaliser  deux  conditions  :  ne  prendre  pour  sujet 
que  des  scènes  agréables  au  moins  par  quelque  côté,  et 
appliquer  à  ces  scènes  les  qualités  ordinaires  de  la 
pensée,  considérée  au  point  de  vue  esthétique. 

Mais  laquelle  de  ces  qualités  ordinaires  dominera  dans 
son  Œ'uvre?  Est-ce  la  pénétration,  par  laquelle  l'esprit 
connaît  et  révèle  la  nature  et  l'importance  de  l'objet 
qu'il  étudie  ?  Il  semble  bien  qu'une  concentration  aussi 
forte  de  la  pensée  créatrice  ne  soit  pas  favorable  au 
caprice,  à  la  légèreté,  à  la  séduction  des  œuvres  jolies  : 
ce  n'est  pas  en  allant  jusqu'au  fond  de  son  moi,  ni 
jusqu'au  fond  des  choses,  ce  n'est  pas  en  reproduisant 
avec  une  précision  extrême  la  réalité  que  l'artiste  engen- 
drera la  délectation.  Est-ce  donc  la  conception  synthé- 
tique, compréhensive  et  harmonieuse,  qu'il  lui  faudra 
rechercher?  Mais  le  grand  nombre  d'objets  embrassés 
par  l'esprit  soucieux  de  s'élever  aux  lois  générales,  ou 
tout  au  moins  aux  larges  aperçus,  est  une  fatigue  pour 
le  curieux  de  plaisir  ;  il  aimera  parfois  le  rapproche- 
ment inattendu  de  deux  idées  ou  de  deux  images,  il  se 


286  LES    DROITS    DE    LA    CRITIQUE 

divertira  à  considérer  un  ensemble  peu  compliqué  dont 
l'impression  sera  simple,  mais  il  restera  insensible  à  ces 
vastes  synthèses  d'oii  découle  la  conception  de  notre 
destinée,  d'où  se  devinent  les  lois  organisatrices  des 
choses,  d'oii  se  contemplent  les  spectacles  entrevus  de 
l'univers  ou  rêvés  de  l'au-delà.  Donc  si  le  joli  ne  vaut 
guère  par  la  pénétration  ni  par  la  compréhension  de  la 
pensée  créatrice,  il  ne  lui  reste  plus  qu'à  se  racheter  par 
l'individualité. 

Et  en  effet  l'œuvre  jolie,  qu'elle  nous  apparaisse 
ou  gracieuse,  ou  spirituelle,  ou  délectable,  ou  dis- 
tinguée, ou  attrayante  par  n'importe  quelle  qualité 
particulière,  suppose  toujours  une  pensée  originale. 
Les  charmes  réels  de  la  nature  et  la  séduction  des 
êtres  élégants  et  bons  seront  toujours  supérieurs  dans 
la  réalité  à  ce  qu'ils  peuvent  être  dans  la  représen- 
tation ;  la  plus  exquise  des  toiles  de  Corot,  le  plus 
délicieux  portrait  de  la  Pompadour  ne  valent  pas, 
comme  fraîcheur,  comme  délicatesse  de  vie,  une 
belle  matinée  dans  les  bois  de  Chaville  ou  une 
femme  telle  qu'a  dû  être  la  Pompadour.  L'artiste 
est  donc  réduit  à  créer  en  nous  l'impression  person- 
nelle qu'il  a  ressentie  devant  la  réalité  ;  tant  vaudra 
cette  impression  qui  lui  a  été  particulière,  tant  vaudra 
son  œuvre,  abstraction  faite  du  mérite  de  l'expres- 
sion ;  comme  il  n'a  d'autre  moyen  de  se  faire  com- 
prendre que  la  description  artistique,  il  y  a  recours  et 
imite  l'objet  qui  lui  a  plu,  mais  en  le  présentant  sous  un 
certain  jour,  sous  un  certain  angle,  de  façon  à  nous 
communiquer  son  plaisir  propre. 


LOIS    POSITIVES    DE    LA    CRITIQUE    d'arT  287 

Sans  doute  dans  le  travail  de  la  pensée  créatrice,  il  y 
aura  une  part  de  pénétration  et  de  compréhensio  n  ; 
mais  l'originalité  l'emportera  de  beaucoup. 

Qu'il  s'agisse  de  Watteau,  de  Falconet  dans  quelques 
œuvres,  de  Gluck  dans  ses  ballets,  ou  de  Marivaux, 
qu'il  s'agisse  même  de  quelques-uns  des  petits  maîtres 
hollandais,  de  la  sculpture  de  la  Renaissance,  de  la 
musique  italienne,  des  écrivains  légers  du  xviii'^  siècle 
français  ou  de  l'architecture  baroque,  c'est  certainement 
l'effort  ingénieux  de  chaque  artiste  pour  plaire  par  une 
voie  nouvelle  qui  est  le  plus  frappant  dans  les  œuvres. 
On  veut  voir  les  choses  sous  un  autre  aspect  que  ses 
prédécesseurs,  tout  en  les  voyant  aussi  séduisantes  ;  on 
se  distingue  du  commun  moins  par  la  force  ou  l'ampleur 
dans  la  conception  que  par  une  façon  particulière  de 
sentir  agréablement,  et  ainsi  on  produit  une  œuvre  de 
valeur,  non  pas  en  y  introduisant  le  charme  des  objets 
naturels,  ce  qui  est  impossible,  et  ce  qui,  même  possi- 
ble, serait  une  supercherie,  mais  en  interprétant 
par  son  individualité  propre  le  charme  de  ces  objets 
naturels. 

Nous  avons  donc  maintenant  le  droit  de  déduire  un 
premier  corollaire  de  la  loi  générale  posée  au  début  de 
ce  chapitre  :  «  La  valeur  d'une  œuvre  jolie  est  en  rai- 
son directe  de  l'originalité  avec  laquelle  la  pensée  inter- 
prète les  objets  agréables  dans  la  nature  ou  dans 
l'homme  ».  C'est  à  dire  qu'une  fois  le  but  de  l'artiste 
nettement  aperçu,  si  cet  artiste  vise  au  joli,  le 
critique  a  le  devoir  de  juger  l'œuvre  d'après  l'ori- 
ginalité de  la  pensée  créatrice  et  d'après   le    choix  plus 


288  LES    LOIS    DE    LA   CRITIQUE 

OU  moins  heureux  des  objets  agréables  représentés  ; 
mais  ce  choix  lui-même  est  une  des  manifestations  de 
l'originalité. 


Si  maintenant  nous  considérons  les  œuvres  qu'on  a 
coutume  d'appeler  belles,  nous  voyons  qu'elles  ont 
pour  but  de  nous  plaire,  mais  non  plus  par  le  sujet 
traité  et  par  ce  que  nous  avons  nommé  la  délectation  ; 
ce  plaisir  provient  des  qualités  propres  de  la  pensée 
s'appliquant  à  la  nature  physique  ou  à  la  nature  morale, 
sans  qu'il  soit  absolument  nécessaire  que  la  nature 
excite  notre  sympathie.  On  accorde  d'ordinaire  que 
cette  conception  du  beau  exclut  au  moins  l'ignoble; 
nous  faisons  volontiers  cette  concession,  si  on  consent 
à  faire  de  l'ignoble  l'élément  possible  du  sublime  ;  sinon, 
nous  réclamerons  pour  l'artiste  qui  vise  aux  belles 
œuvres  le  droit  de  traiter  toutes  les  matières.  Donc, 
sans  insister  sur  cette  question  du  sujet  odieux  ou 
ignoble,  nous  dirons  seulement  qu'un  beau  poème 
une  belle  statue,  un  beau  tableau,  un  bel  édifice  ou 
une  belle  symphonie  supposent  une  pensée  créatrice  bien 
organisée,  et  généralement  une  matière  qui  ne  soulève 
pas  la  répugnance. 

Mais  cette  pensée  créatrice,  quel  aspect  particulier 
prendra-t-elle  ?  N'ayant  d'autre  fin  qu'elle-même,  se 
prêtant  à  peu  près  à  tous  les  sujets,  ne  prétendant  pas 
nous  jeter  hors  de  nous-mêmes  par  des  spectacles 
imprévus,    elle    ne    poursuivra    pas    particulièrement 


LOIS   POSITIVES    DE    LA   CRITIQUE    d'auT  289 

l'originalité  qui  renouvelle  une  matière  banale  à  force 
d'avoir  plu  à  tout  le  monde,  elle  ne  recherchera  pas 
davantage  la  compréhension  propre  à  nous  émouvoir 
violemment  par  la  conciHation  des  contraires  dans  un 
principe  supérieur  ;  elle  s'attachera  donc  à  la  pénétra- 
tion. Une  chose  est  belle,  lorsqu'elle  connaît  et  repro- 
duit fidèlement  son  objet,  lorsqu'elle  approfondit  ce  qui 
intéresse  directement  cet  objet,  et  lorsqu'elle  satisfait 
ainsi  notre  désir  de  représentation  exacte.  Il  ne  s'agit 
pas  ici  d'exactitude  scientifique,  quoique  la  connais- 
sance rigoureuse  des  choses  ou  de  leurs  rapports  puisse 
elle-même  réaliser  quelquefois  la  beauté,  mais  de 
l'effort  de  l'esprit  pour  apercevoir  les  qualités  essen- 
tielles des  êtres,  pour  les  distinguer  des  apparences  à 
la  fois  plus  visibles  et  plus  superficielles,  enfin  pour  se 
rendre  compte  de  la  complexité  et  de  l'unité  de  l'objet 
étudié. 

C'est  précisément  parce  que  le  beau  vise  à  cette 
représentation  pénétrante  que  l'on  considère  comme 
incompatibles  avec  lui  les  sujets  où  le  dégoût  risque 
de  substituer  l'élément  sensible  à  l'élément  intellectuel; 
où  l'émotion  l'emporte,  il  reste  peu  de  place  pour 
l'exercice  de  la  pensée  ;  et  ainsi,  par  nécessité  de 
respecter  la  force  de  la  pensée  s'appliquant  à  son  objet, 
on  a  écarté  tout  ce  qui  paraissait  provenir  des  bas 
instincts.  Il  va  de  soi  que  nous  faisons  toutes  nos 
réserves  sur  cet  exclusivisme,  et  que  nous  maintenons 
pour  l'auteur,  qui  dans  n'importe  quel  sujet  reste  par  la 
pensée  au-dessus  des  viles  préoccupations,  le  droit  de 
prétendre  à  la  beauté.  Il  va  de  soi  aussi  que  nous  main- 

19 


290  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

tenons  le  même  droit  pour  l'artiste  qui,  au  contraire, 
se  plait  aux  sujets  attrayants  et  gracieux,  lorsqu'il  vise 
moins  à  traduire  l'élégance  naturelle  des  choses  —  ce 
qui  constitue  le  joli  —  qu'à  la  représenter  pour  le  plai- 
sir d'une  représentation  exacte  et  d'un  effort  de  la 
pensée  vers  la  connaissance  plus  complète  de  son 
objet. 

La  Vénus  de  Milo  est  belle  parce  que  l'artiste,  ayant 
le  sentiment  de  la  sérénité  et  de  la  gravité  qui,  pour  les 
Grecs,  résumaient  l'idéal  de  la  vie,  a  exprimé  pleine- 
ment ce  sentiment.  Essayons,  par  la  pensée,  d'en 
dépouiller  le  marbre  élégant,  et  il  ne  restera  plus  que 
des  formes  agréables  à  l'œil  où  nous  apercevrons  bientôt 
le  joli  au  lieu  du  beau.  En  face  de  l'artiste  qui,  par  la 
pénétration  de  la  pensée,  sait  s'élever  au-dessus  de  la 
délectation,  veut-on  voir  des  auteurs  qui,  par  la  même 
qualité,  dominent  l'ignoble  et  produisent  la  beauté  ?  Les 
exemples  les  plus  divers  se  présentent  aussitôt  :  le 
Panurge  de  Rabelais,  la  T/ieorforc  de  Corneille  (dont  on 
a  méconnu  les  réels  mérites,  parfois  voisins  de  ceux  de 
Poli/eucfe),  les  œuvres  de  certains  romanciers  contem- 
porains. Mais,  somme  toute,  ce  sont  là  des  exceptions, 
et  en  général  le  beau  suppose  simplement  une  pensée 
s'efforçant  de  connaître  pleinement  et  d'exprimer  exac- 
tement un  objet,  sans  tenir  compte  de  ce  qu'il  a  de 
délectable  ou  de  repoussant,  ou  pour  mieux  dire,  sans  i 
qu'il  y  ait  en  lui  rien  de  particulièrement  délectable, , 
rien  de  particulièrement  repoussant  :  c'est  ainsi  que 
nous  apparaît  la  beauté  classique  dans  la  plupart  deS; 
œuvres  littéraires,  picturales  ou  sculpturales. 


LOIS    POSITIVES   DE    LA     CRITIQUE    D  ART  29I 

Est-ce  à  dire  que  la  pénétration  de  la  pensée  exclue 
l'individualité  et  la  compréhension  ?  Nous  ne  nous  las- 
serons jamais  de  répéter,  comme  une  vérité  essentielle, 
que  ces  trois  grandes  qualités  ne  vont  guère  l'une  sans 
l'autre  et  qu'elles  constituent  par  leur  union  la  vie  pro- 
pre de  la  pensée  ;  mais  cette  vie  a  des  aspects  divers,  et 
c'est  à  la  prédominance  d'une  ou  de  deux  qualités  que  sont 
dûs  ces  aspects.  C'est  pourquoi  tout  en  reconnaissant 
dans  ce  qu'on  appelle  le  beau  une  part,  (juelquefois  très 
grande,  d'originalité  ou  de  compréhension,  nous  n'en 
persistons  pas  moins  à  considérer  la  pénétration  comme 
le  facteur  essentiel  du  beau.  Et  ainsi  nous  arrivons  à 
ce  second  corollaire  :  «  Le  mérite  d'une  œuvre  qui 
n'est  ni  jolie,  ni  sublime,  mais  simplement  belle,  est  en 
raison  directe  de  la  pénétration  de  la  pensée  créatrice, 
quel  que  soit  le  sujet  traité  ».  En  d'autres  termes  le  cri- 
tique devra,  lorsqu'il  comprendra  que  l'artiste  s'est 
efforcé  vers  le  beau,  rechercher  surtout  jusqu'à  quel 
point  l'objet  a  été  connu  et  bien  connu  par  la  pensée. 


Le  troisième  aspect  de  la  beauté  est  le  sublime.  Kant 
voyait  déjà  en  lui  l'antithèse  de  l'homme  et  de  la  nature; 
c'est  une  idée  universellement  acceptée  aujourd'hui,  au 
moins  dans  ce  qu'elle  a  d'essentiel,  car  si  on  entre  dans 
le  détail,  il  est  possible  que  le  spectacle  des  steppes, 
sublime    pour   Schopenhauer   (1)   ne   le  soit  pas  pour 


(1)    Schopenhauer.  Le  monde    comme  volonté   et    comme   représentation. 
L.  III.,  ch.  39. 


292  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

Schiller  qui  exige  «  d'une  part  le  sentiment  de  notre 
faiblesse,  de  notre  impuissance  à  embrasser  un  objet, 
et  d'autre  part,  le  sentiment  de  notre  pouvoir  moral,  de 
cette  faculté  supérieure  qui  ne  s'effraie  d'aucun 
obstacle,  d'aucune  limite,  et  qui  se  soumet  spirituelle- 
ment ce  même  à  quoi  nos  forces  physiques  succom- 
bent »  (1).  Mais  on  peut  dire  qu'une  œuvre  est  sublime 
lorsque,  nous  élevant  par  la  synthèse  au-dessus  des 
réalités  déjà  connues,  elle  nous  les  découvre  sous  un 
aspect  vraiment  un,  nous  opj)ose  comme  sujets  pensants 
à  l'immensité  des  objets  pensés,  et  nous  émeut  par 
cette  opposition  saisissable  au  premier  coup  d'œil.  La 
vision  immédiate  de  l'univers  ou  des  réalités  suprasen- 
sibles,  la  vision  immédiate  de  l'homme  en  face  de 
l'univers  ou  des  réalités  suprasensible,  l'émotion  d'infi- 
niment grand  ou  d'infiniment  petit  qui  s'en  dégage, 
voilà  les  éléments  du  sublime. 

Lorsqu'au  vingt-deuxième  chant  de  l'Iliade,  Hector, 
qui  si  souvent  a  méprisé  la  mort,  fuit  éperdument 
devant  Achille,  nous  avons  l'impression  du  sublime, 
parce  que  nous  sentons  une  puissance  irrésistible 
détruire  en  un  instant  l'effort  de  la  plus  noble  vie  vers 
le  courage  ;  c'est  le  mystère  d'une  destinée,  dont  nous 
ne  sommes  pas  les  maîtres  alors  même  que  nous 
croyons  l'avoir  fixée  par  quelque  point,  qui  se  révèle 
soudain  à  nous.  —  Et  de  même  le  sublime  du  «  Qu'il 
mourût  »  de  Corneille  réside  dans  l'opposition  entre  le 


(I)  Schiller.  De  la  cause  du  plaisir   que  nous  prenons  aux  objels  tragiques. 


LOIS    POSITIVES    DE    LA    CRITIQUE   d'aRT  298 

sentiment  le  plus  naturel  à  l'homme  et  la  force  de 
volonté  qui  sacrifie  la  nature  à  l'idéal  une  fois  conçu 
comme  le  véritable  prix  de  la  vie,  —  Dans  le  premier 
cas,  l'impuissance  du  plus  noble  effort  humain  devant 
le  désir  infini  et  inconscient  de  la  vie,  dans  le  second  la 
puissance  souveraine  de  la  volonté  devant  les  attache- 
ments naturels  les  plus  chers,  voilà  semble-t-il,  le 
secret  du  sublime.  Peut-être  serait-on  autorisé  à  dire 
que  le  sublime  suppose  toujours  une  puissance  repré- 
sentée comme  infinie  et  dominant  toutes  les  puissances 
finies,  quelle  que  soit  la  vérité  objective  de  cette 
représentation  à  laquelle  suffit  le  vraisemblable. 

Or  par  quelle  opération  de  la  pensée  se  réalise  le 
sublime  ?  Sans  doute  par  l'originalité  qui  découvre  un 
aspect  nouveau  des  choses,  sans  doute  aussi  par  la 
pénétration  qui  cherche  à  connaître  les  objets  de  la 
pensée,  mais  surtout  par  la  compréhension,  grâce  à 
laquelle  les  matériaux  les  plus  divers  de  l'idée  générale 
se  trouvent  réunis  et  conciliés,  grâce  à  laquelle  l'unité 
de  conception  apparaît  dans  la  multiplicité  la  plus  vaste 
des  phénomènes  et  même  dans  la  coordination  des 
contraires. 

Sans  un  effort  immense  de  la  compréhension,  il  est 
possible  de  créer  des  œuvres  jolies  ou  belles,  mais  on 
n'atteindra  jamais  au  sublime  ;  en  revanche  où  la  com- 
préhension est  immense,  il  suffira,  pour  que  l'œuvre  soit 
sublime,  d'une  pénétration  très  ordinaire  ;  quant  à  l'in- 
dividualité, l'effort  même  de  la  compréhension  la  crée  ; 
car  comment  apercevoir  un  lien  entre  les  phénomènes 
les  plus  divers,  sans  que  par  la  simple  vision  de   ce 


2g4  LES   LOIS    DE   LA    CRITIQUE 

lien  l'individualité  s'affirme  ?  L'artiste  ne  sera  pas  alors 
original  parce  qu'il  aura  aperçu  un  ou  plusieurs  objets 
sous  un  angle  particulier,  mais  parce  que  la  compa- 
raison et  la  synthèse  d'une  foule  d'objets  lui  révèlent 
une  loi  ou  un  aspect  général  que  nul  n'avait  encore 
soupçonné.  C'est  donc  la  compréhension  qui,  dans 
l'élaboration  du  sublime,  joue  le  rôle  primordial  ;  tout 
le  reste  lui  est  subordonné,  et  ce  ne  sont  jamais  les 
esprits  les  plus  pénétrants  ou  les  plus  originaux  qui  y 
parviennent.  Qu'on  lise  les  poèmes  Homériques,  Dante, 
Shakespeare,  Goethe  ou  Molière,  qu'on  contemple  le 
Parthénon,  Saint-Pierre  de  Rome  ou  Notre  Dame,  qu'on 
s'arrête  devant  le  Joconde  ou  les  Pèlerins  d'Emmaïm 
de  Rembrandt,  devant  la  Marseillaise  de  Rude,  qu'on 
écoute  la  Symphonie  Héroïque  ou  la  partition  de  Par- 
sifal,  et  qu'on  dise  sincèrement  si  c'est  l'originalité  de 
l'artiste  qui  fraj)pe  particulièrement  dans  ces  œuvres. 
Est-ce  davantage  l'effort  pour  aller  jusqu'au  fond  des 
sentiments  ou  de  l'objet  représenté,  pour  en  bien  con- 
naître la  nature  et  l'aspect?  Nous  ne  le  croyons  pas  ; 
quels  que  soient  ces  mérites  dans  de  telles  œuvres,  ils 
s'éclipsent  devant  l'immense  effort  pour  créer  des  élé- 
ments les  plus  divers  la  conception  d'une  forme  parti- 
culière de  la  vie  opposée  aux  forces  qui  l'entourent  ; 
c'est  le  sentiment  de  l'œuvre  dominatrice  du  monde 
qui  révèle  le  sublime,  et  c'est  pourquoi  nous  rapportons 
plus  particulièrement  à  la  compréhension  la  création 
de  l'œuvre  qui  se  manifeste  sublime.  ' 

Qu'en  résulte-t-il  ?  C'est  que  nous  établissons  mainte- 1 
nant  ce  troisième   corollaire  :   «  Le  mérite  de  l'œuvre 


LOIS    POSITIVES    DE    LA   CRITIQUE    D'ART  ago 

sublime  est  en  raison  directe  de  l'effort  vers  la  compré- 
hension réalisée  par  la  })ensée  créatrice  ».  C'est  donc  à 
la  recherche  de  la  force  synthétique  d'une  œuvre  que 
s'attachera  le  critique,  lorsqu'il  aura  éprouvé  ce  frisson 
de  l'infini  que  fait  passer  en  nous  le  sublime.  Nous  voilà 
ainsi  parvenus  à  l'explication  des  diverses  formes  de  la 
beauté,  et  les  lois  positives  sont  les  conséquences  logi- 
ques des  qualités  que  nous  avons  reconnues  à  la  pensée 
créatrice.  Cherchons  maintenant  si  de  pareils  corollaires 
se  dégagent  de  la  loi  générale  de  l'expression. 


L'artiste  qui  se  propose  de  nous  communiquer  sa 
pensée  pour  provoquer  notre  émotion  et  qui  cherche 
ainsi  à  réaliser  la  beauté  doit  avant  tout  se  rendre  aussi 
intelligible  que  possible.  Nous  ne  pourrons  constater 
le  rapport  étroit  que  nous  exigeons  entre  la  pensée  et 
l'expression,  si  l'expression  ne  suffit  pas  à  nous  révéler 
la  pensée  ;  et  d'autre  part  plus  l'expression  sera  claire, 
mieux  la  pensée  nous  sera  connue,  et  plus  nous  serons 
à  même  d'apprécier  la  véritable  valeur  esthétique  d'un 
poème,  d'un  tableau,  d'une  statue,  aussi  bien  que  d'un 
édifice  ou  d'une  symphonie.  Donc,  de  prime  abord,  il 
semble  que  nous  soyons  en  droit  de  poser  cette  loi  : 
«  Le  premier  mérite  de  l'expression,  en  matière  esthé- 
tique, c'est  la  clarté  la  plus  complète  possible  ». 

Cependant  ce  principe  n'est  pas  aussi  évident  qu'on 
pourrait  le  croire  ;  les  écoles  symbolistes,  décadentes, 
mystiques  et  autres  l'ont  fort  malmené  ;  et  il  ne  suffit 


296  LES   LOIS    DE    LA  CRITIQUE 

pas  d'affirmer  que  ces  écoles,  faisant  fi  du  bon  sens, 
ne  méritent  pas  qu'on  discute  sérieusement  leurs 
théories.  De  tels  procédés  critiques  réduiraient  bientôt 
l'appréciation  des  œuvres  d'art  à  une  simple  question 
de  goût  personnel,  et  il  vaut  mieux  avoir  l'air  de  prendre 
au  sérieux  des  plaisanteries  impertinentes  que  de  ruiner 
par  un  dédain  inutile  la  force  d'une  argumentation 
logique.  D'ailleurs  les  chefs  des  écoles  nouvelles  ont 
trouvé  des  admirateurs  sincères,  et  rien  ne  prouve  qu'ils 
soient  les  mauvais  plaisants  que  l'opinion  publique  a 
voulu  voir  en  eux. 

Toujours  est-il  que  quelques-uns  ont  érigé  l'obscurité 
en  principe  ;  et  comme  ils  appliquent  dans  leurs  œu- 
vres leurs  propres  théories,  les  textes  mêmes  où  ils  sem- 
blent expliquer  les  avantages  de  l'obscurité  sont  obscurs. 
«  Tout  écrit,  dit  M.  Mallarmé,  extérieurement  à  son 
trésor,  doit,  par  égard  envers  ceux  dont  il  emprunte, 
après  tout,  pour  un  objet  autre,  le  langage,  présenter, 
avec  les  mots,  un  sens  même  indifférent.  »  Pourquoi 
indifférent?  Parce  que  les  mots  évoquent  des  idées 
précises,  et  qu'il  faut  avant  tout  effacer  cette  précision 
pour  laisser  transparaître  sans  doute  le  mystère  impé- 
nétrable des  choses.  C'est  apparemment  ce  que  se 
propose  l'auteur  quand  il  parle  de  «  tendre  le  nuage, 
précieux,  flottant  sur  l'intime  gouffre  de  chaque  pensée  », 
et  quand  il  témoigne  son  horreur  du  «  vulgaire  »  qu'il 
définit  ((  ce  à  quoi  on  décerne,  pas  plus,  un  caractère 
immédiat  »   (1).  Il  serait  dangereux  de  vouloir  édifier 

(1)  Mallarmé,  —  Divagations  :  Le  mystère  dans  les  lettres,  p.  277  et  suivantes. 


LOIS    POSITIVES    DE    LA    CRITIQUE   D  ART  29^ 

sur  des  textes  volontairement  équivoques  une  théorie 
de  l'expression  décadente  ;  mais  on  n'exagère  sans  doute 
rien,  en  disant  avec  un  critique  de  M.  Mallarmé  que 
son  esthétique  «  est  de  donner  la  sensation  des  idées 
avec  des  sons  et  des  images  »  (1). 

Une  théorie  analogue  se  retrouve  dans  un  des 
auteurs  dramatiques  les  plus  ridiculisés  jadis,  les  plus 
admirés  en  ces  derniers  temps.  M.  Maeterlinck 
constate  que  dans  une  de  ses  pièces,  la  Princesse 
Maleine,  il  y  a  «  beaucoup  de  naïvetés  dangereuses, 
quelques  scènes  inutiles  et  un  grand  nombre  de  répé- 
titions étonnées  qui  donnent  aux  personnages  l'appa- 
rence de  somnambules  un  peu  sourds  constamment 
arrachés  à  un  songe  pénible  ».  Néanmoins  il  se 
refuse  à  modifier  le  texte  primitif,  parce  que  ces 
maladresses  de  détail  sont  de  peu  d'importance, 
et  laissent  subsister  dans  toute  sa  valeur  l'idée  qui 
((  anime  tout  le  drame  ».  L'auteur  ne  précise  pas 
cette  idée  ;  mais  il  parle  de  «  fatalités  confuses  qui 
s'agitent  dans  son  œuvre  comme  .  dans  la  vie  »,  il 
défend  dans  ses  personnages  «  ce  manque  de  prompti- 
tude à  entendre  et  à  répondre  » ,  en  déclarant  qu'il  tient 
((  à  leur  psychologie  et  à  l'idée  un  peu  hagarde  qu'ils 
se  font  de  l'univers  »  (2).  En  résumé,  c'est  bien  la 
partie  obscure  de  notre  être  qui  intéresse  l'auteur,  et 


(1)  E.  Zola.  Documents  littéraires.  Les  Poêles  contemporains,  p.  179. 

(2)  Théâtre  de  Mœterlinck.  Vol.  I,  page  2. 


298  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

pour  rendre  cette  obscurité,  il  adopte  —  non  sans  quel- 
que regret  —  un  langage  à  la  fois  enfantin  et  vague  qui 
ne  saurait  passer  pour  clair  à  moins  d'être  déplorable- 
ment  banal. 

Nous  bornons  nos  exemples  à  la  littérature,  parce 
que  c'est  d'elle  qu'on  exige  le  plus  de  précision  dans 
l'expression,  et  qu'on  accorde  aux  autres  arts  des 
moyens  de  traduction  incompatibles  avec  une  explica- 
tion verbale  définitive.  Mais  le  principe  de  la  beauté 
étant  le  même  pour  eux  que  pour  la  littérature,  il 
est  bien  certain  que  si  la  nécessité  d'être  intelligible 
existe  pour  l'écrivain,  elle  existera  aussi  pour  le  sta- 
tuaire, l'arcbitecte,  le  peintre  ou  le  musicien. 

Malgré  l'affectation  d'obscurité  que  nous  rencontrons 
chez  les  auteurs  qui  nous  occupent,  il  est  bien  certain 
qu'ils  écrivent  pour  réaliser  la  beauté  et  pour  en  com- 
muniquer le  sentiment  à  leurs  lecteurs.  Or  communi- 
quer un  sentiment  suppose  une  pénétration  de  la 
pensée  de  l'auteur  par  la  pensée  du  lecteur;  sans  quoi, 
comment  y  aurait-il  eux  entre  identité  ou  même 
analogie  d'état  d'âme  ?  Cette  pénétration  à  son 
tour  n'est  possible  que  par  la  communauté  de  lan- 
gage, que  ce  langage  soit  simplement  verbal,  qu'il 
soit  musical ,  ou  qu'il  emprunte  ses  signes  à 
n'importe  quelle  convention.  Donc  la  prétendue 
obscurité  recherchée  par  les  décadents  et  les  symbo- 
listes, —  si  tant  est  que  leur  théorie  soit  vraiment 
sincère  et  respectable,  —  est  elle-même  un  moyen 
d'exprimer  l'état  d'âme  des  auteurs  :  l'indéfinissable 
seul   les  intéresse  ;   tout  ce  qui  est  précis  leur  semble 


LOIS    POSITIVES   DE    LA    CRITIQUE    d'aRT  299 

faux  parce  qu'il  n'y  a  dans  le  monde  que  du  mystérieux 
et  de  l'obscur;  donc  leur  langage  verbal  lui  aussi,  sera, 
comme  les  choses,  une  pure  apparence  ;   ce  n'est  pas 
dans  la  réalité  claire  et  visible   qu'est  la  vérité,  et  de 
même  ce  n'est  pas  dans  les  mots  précis  et  définis  qu'on 
peut  trouver  l'expression  exacte  de   ce   qui  est  ;   sans 
doute,  on  est  obligé  de  se  servir  de  ces  mots  ;  mais  au 
moins  cherche-t-on  dans  leur  résonnance  même,  dans 
leur  physionomie  auditive  ou  oculaire,  une  signification 
moins  nette,  et  partant  plus  vraie,  que  le  sens  vulgaire- 
ment  admis.  C'est   donc   par   souci   de   vérité  que  les 
décadents  sont  obscurs  ;  et  leur  obscurité  verbale  elle- 
même  est  le  moyen  de  faire  comprendre  le  plus  claire- 
ment possible  l'impression  qu'ils   ressentent  et   qu'ils 
croient  correspondre  à  la  réalité.  Ils  n'échappent  pas, 
par  conséquent,  à  la  loi  qui  dans  toute  expression  exige 
l'intelligibilité  ;    mais  la  voie  qu'ils  choisissent  pour  se 
rendre  intelligibles  est  exactement  le  contraire  de  celle 
que  prennent  les  autres  écrivains,  et  il  n'est  pas  éton- 
nant qu'on   ait  appelé   obscurité   voulue  ce  qui,  pour 
eux,  était  la  seule  possibilité  d'expression  juste,  la  seule 
possibilité  de  se  faire  comprendre. 

Le  même  raisonnement  s'applique  au  théâtre  de 
M.  Maeterlinck.  Si  la  vie  est  un  ensemble  de  «  fatalités 
confuses  »,  et  si  les  hommes  vraiment  intelligents  ne 
doivent  en  avoir  qu'  «  une  idée  un  peu  hagarde  », 
l'auteur  a  pu  croire  que  le  meilleur  moyen  de  rendre 
cette  impression  de  confusion  et  d'effarement  consistait 
dans  l'emploi  d'interjections,  de  menues  phrases,  de 
répétitions  enfantines  et  de  propos  mal  suivis.   Peut- 


3oO  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

être  a-t-il  eu  tort,  comme  lui-même  semble  en  convenir  ; 
mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  son  but  a  été 
d'exprimer  le  plus  intelligiblement  possible  une  idée 
qu'il  jugeait  vraie.  Donc,  quelle  que  soit  l'obscurité 
apparente  ou  réelle  des  œuvres  d'art,  on  peut  affirmer 
que  les  auteurs  se  sont  toujours  proposé  d'être  aussi 
intelligibles  que  possible,  dans  la  mesure  où  cette 
intelligibilité  était  compatible  avec  l'expression  de  ce 
qu'ils  considéraient  comme  la  vérité.  Quant  à  ceux  qui 
ont  recherché  de  parti-pris  l'obscurité  pour  l'obs- 
curité (1),  ils  se  sont  mis  en  dehors  des  conditions 
normales  de  l'exercice  de  la  raison,  et  l'appréciation  de 
leurs  œuvres  ne  relève  par  suite  en  quoi  que  ce  soit  de 
la  critique  d'art. 

Mais,  que  les  décadents  et  les  symbolistes  aient  ou 
non  le  désir  sincère  d'être  intelligibles,  s'ensuit-il  que 
l'expression  verbale  de  leur  pensée  doive  être  obscure 
sous  prétexte  que  cette  pensée  va  à  ce  qu'il  y  a  de  mysté- 
rieux dans  l'être  universel  ?  Si  oui,  la  loi  que  nous  avons 


(I)  Cette  façon  d'attirer  l'attention  publique  ne  date  pas  d'hier,  comme  on 
pourrait  le  croire.  Maxime  du  Camp  (Souvenirs.  T.  I.,  p.  256)  parle  d'un  livre 
qui  fit  quelque  bruit  dans  sa  jeunesse  :  Sémiramis  la  grande,  journée  île  Dieu 
en  cinq  coupes  d'amertume.  «  La  préface,  dil-il,  est  intitulée  Porte  cyclopéeane 
el  d'introduction.  La  nuit,  les  mages  écoutent  les  paroles  qui,  pendant  le  rêve, 
s'échappent  des  lèvres  de  la  reine,  elles  gravent  sur  des  tables  d'or.  La  langue 
française  ne  suffit  pas  à  l'auteur  pour  exprimer  ses  idées  ou  raconter  les  évé- 
nements. Il  emploie  les  caractères  hébreux,  arabes,  cbaldéens,  coptes,  hiérati- 
ques, égyptiens  et  cunéiformes  ».  Dans  le  même  ordre  d'idées,  M.  du  Camp 
signale  un  autre  livre,  dû  à  un  certain  Forneret  et  intitulé  :  Sans  titre  par  un 
homme  noir  blanc  de  visage. 


LOIS    POSITIVES    DE    LA   CRITIQUE    d'arT  3oI 

énoncée  devient  pratiquement  inutile,  puisque  la  néces- 
sité même  d'être  intelligible  les  contraint  à  l'obscurité 
verbale.  Faut-il  au  contraire  adopter  la  célèbre  formule 
de  Boileau  : 

Ce  que  l'ont  conçoit  bien  s'énonce  clairement, 
Et  les  mots  pour  le  dire  arrivent  aisément. 

Il  semble  que  les  décadents  soient  illogiques  et  que 
Boileau  n'ait  pas  soupçonné  la  possibilité  d'exprimer 
autre  chose  que  des  idées  parfaitement  limpides. 

Et,  en  effet,  les  procédés  d'expression  doivent  s'adap- 
ter aux  idées  à  exprimer.  Si  les  mots  sont  incapables  de 
rendre  le  mystère  infini  des  choses,  la  réalité  inaccessi- 
ble masquée  par  des  apparences  changeantes,  bref  si 
l'on  exige  des  paroles  d'exprimer  l'indicible,  on  a  grand 
tort  de  choisir  la  littérature  comme  moyen  d'expression. 
Il  est  incontestable  que  les  mots  ont  un  sens  assez 
nettement  défini,  que  le  vague  des  métaphores  flotte 
dans  un  espace  restreint  sous  peine  de  devenir  inex- 
pressif, et  enfin  qu'on  ne  peut  donner  aux  termes  les 
plus  rares  comme  les  plus  usuels  qu'une  signification 
conventionnelle  destinée  à  devenir  bientôt  aussi  précise 
que  la  signification  ordinaire. 

Dès  lors  pourquoi  s'acharner  à  vouloir  se  faire  com- 
prendre au  moyen  d'un  langage  qui  n'y  peut  prétendre  ? 
Il  y  a  incompatibilité  entre  l'idée  de  l'auteur  et  le  moyen 
d'expression  ;  qu'il  cherche  donc  un  autre  langage.  — 
Oui,  mais  il  n'en  existe  pas.  —  Si  vraiment  l'esthétique 
décadente  «  est  de  donner  la  sensation  des  idées  avec 
des  sons   et  des  images,  »  qu'elle  recoure  au  langage 


3o2  LES    LOIS    DE    LA   CRITIQUE 

propre  des  sons  qui  est  la  musique,  et  qu'elle  y  joigne  le 
spectacle,  comme  dans  l'Opéra.  —  Non,  car  c'est  par 
les  sons  des  mots  et  les  images  verbales  que  veulent 
procéder  les  décadents.  —  En  cela  consiste  précisément 
leur  erreur  :  au  langage  des  mots,  précis  par  définition, 
ils  veulent  faire  exprimer  des  idées  imprécises,  et  par 
conséquent  la  tentative  est  absurde,  au  sens  philoso- 
phique du  mot. 

Quant  à  l'effort  plus  modeste  des  symbolistes,  il 
n'est  pas  absurde  en  soi  ;  mais  ils  doivent,  eux  aussi,  s'as- 
treindre aux  conditions  ordinaires  du  langage  verbal  : 
il  n'est  interdit  à  personne  de  se  faire  de  l'univers  «  une 
idée  un  peu  hagarde  »  ;  «  les  fatalités  confuses  »  de 
l'existence  sont  quelque  chose  de  très  réel,  «le  très 
déconcertant  et  de  très  dramatique.  Mais  où  prend-on 
que  ces  conceptions,  si  abstruses  et  si  obscures  qu'elles 
paraissent,  soient  inconciliables  avec  la  précision  du 
langage  ordinaire  ?  Si  l'on  voulait  expliquer  la  philoso- 
phie d'un  Eschyle  ou  celle  d'un  Pindare,  peut-être  y 
trouverait-on  aussi  le  sentiment  de  quelque  chose  d'in- 
explicable dans  la  destinée  humaine  ;  mais  Eschyle  et 
Pindare  ont  exprimé  en  termes  définis  des  idées  parfois 
flottantes  et  ennemies  du  dogme.  Et,  pour  nous  en  tenir 
aux  seuls  symbolistes  modernes,  sommes-nous  plus 
émus  par  ceux  chez  lesquels  on  ne  saisit  qu'imparfai- 
tement le  rapport  entre  le  mot  et  l'idée  que  par  ceux 
chez  lesquels  l'expression  présente  un  sens  satisfai- 
sant ? 

Telle  pièce  faite  toute  entière  d'images  précises  offre 
une  idée  générale  très  profonde  et  très  vague  à  la  fois, 


LOIS   POSITIVES    DE    LA    CRITIQUE    d'ART  3o3 

que  telle  autre  pièce  dont  on  a  quelque  peine  à  saisir 
le  contenu  ne  présente  que  l'apparence  (1).  Sans  doute 
l'art  ne  doit  pas  s'abstenir  d'exprimer  ce  qu'il  y  a  d'incom- 
préhensible dans  l'être  humain  ;  car  il  y  peut  trouver  une 
source  féconde  de  beauté  ;  mais  il  faut  qu'il  rende 
palpable  et  intelligible  ce  sentiment  de  l'incompréhen- 
sible; il  ne  s'agit  pas  d'expliquer  l'inexplicable  mystère, 
mais  de  traduire  l'émotion  de  l'homme  devant  l'inex- 
plicable. L'artiste  n'a  donc  pas  à  exprimer  avec  précision 
une  réalité  indéfinissable,  mais  à  rendre  clairement  le 
sentiment  que  nous  éprouvons  devant  cette  réalité  indé- 
finissable. Or,  un  sentiment  est  toujours  quelque  chose 
dont  les  mots  suffisent  à  donner  une  idée  nette,  et  quant 
à  la  cause  de  ce  sentiment,  si  éloignée  qu'elle  soit  de 
notre  expérience  ordinaire,  il  est  permis  de  croire  que 
les  termes  ne  manquent  pas  pour  la  peindre  dans  ce 
qu'elle  a  au  moins  de  commun  avec  notre  sensibilité  à 
laquelle  elle  s'impose.  On  peut  donc  dire  que  l'expression, 
en  art,  doit  être  claire  au  sens  le  plus  ordinaire  du  mot, 
et  que  le  degré  de  sa  convenance  à  la  pensée  créatrice 
—  de  sa  beauté  —  répondra  à  la  clarté  avec  laquelle 
apparaîtra  cette  pensée. 

Mais  cette  clarté  sera-t-elle  la  même  partout  et  tou- 
jours? Peut-on  espérer  que  Gœthe  nous  menant,  dans 
Faust,  «  depuis  le   ciel,   à  travers   le  monde,  jusqu'à 


(1)  Nous  pensons  ici  à  une  pièce  intitulée  l'Obole,  dans  les  Jeux  Rustiques 
et  Divins  de  M.  Henri  de  Régnier  et  à  la  pièce  XXV  des  Fleurs  du  Mal,  de 
Baudelaire,  commençant  ainsi  :  «  Je  t'adore  à  l'égal  de  la  voûte  nocturne,  etc.  ». 


3o4  LES    LOIS    DE    LA   CRITIQUE 

l'enter  »,  sera  aussi  limpide  que  La  Fontaine  nous 
racontant  l'histoire  du  Renard  et  de  la  Cigogne  ?  Les 
classiques  s'en  sont  d'ordinaire  tenus  aux  idées  claires  : 
mais  lorsque  les  romantiques  eurent  rendu  à  l'instinct  et 
aux  mouvements  obscurs  de  notre  être  la  place  qu'ils 
occupent  réellement,  il  apparut  que  la  parfaite  clarté 
n'était  pas  également  com})atible  avec  tous  les  sujets. 
On  comprend  qu'à  vouloir  étudier  dans  l'homme  ce 
qu'il  y  a  de  moins  perceptible,  ce  qu'il  y  a  de  moins 
explicable,  et  quelquefois  ce  qu'il  y  a  de  moins 
consistant,  les  auteurs  soient  arrivés  à  faire  passer 
l'obscurité  des  choses  qui  les  intéressaient  dans  leur 
œuvre.  Lorsque  des  termes  trop  précis  ne  correspondent 
pas  à  la  conception  originale  d'un  homme  de  génie,  il 
est  impossible  que  la  clarté  soit  parfaite  ;  mais  il  n'est 
pas  impossible  que  cette  aperception  neuve  des  choses 
constitue  une  œuvre  d'art  admirable.  Il  faut  donc  réser- 
ver pour  l'artiste  le  droit  de  ne  pas  être  toujours  égale- 
ment clair. 

Mais  ce  qu'on  peut  affirmer,  ce  que  nous  posons 
comme  corollaire  de  la  loi  générale  de  l'expression, 
c'est  que  :  «  La  traduction  d'une  idée  doit  être  aussi 
claire  que  le  permettent  la  nature  de  cette  idée  et  les 
procédés  d'expression  qui  lui  sont  applicables  ».  En 
présence  d'une  œuvre  d'art,  le  critique  aura  donc  à  se 
demander  si  la  pensée  créatrice  pouvait  être  exprimée 
plus  clairement  qu'elle  ne  l'est,  étant  donné  son  objet, 
étant  donnés  aussi  les  moyens  d'expression  dont  dispo- 
sait l'auteur  ;  et  ceci  suppose  évidemment  que  la  forme 
artistique  choisie  peut  s'adapter  à  la  pensée  créatrice. 


LOIS    POSITIVES    DE    LA    CRITIQUE   d'arT  3o5 

Donc  c'est  en  raison  de  sa  clarté  dans  une  matière  par- 
fois confuse,  et  non  en  raison  de  son  obscurité  dans 
une  matière  simple,  qu'un  auteur  doit  être  loué,  quoique 
la  critique  d'avant-garde  admire  volontiers  l'obscurité, 
et  que  la  critique  plus  rassise  n'admette  guère  les  sujets 
et  les  sentiments  vagues  et  mal  définis. 


Mais  à  côté  de  la  clarté  il  est  une  autre  qualité  indis- 
pensable à  l'expression,  et  qui,  elle  aussi,  se  déduit  de 
la  loi  générale  posée  plus  haut  :  c'est  celle  qu'on  pour- 
rait appeler  la  spontanéité,  bien  que  ce  mot  implique 
une  absence  d'effort  et  de  recherche  dont  les  plus  belles 
œuvres  d'art  sont  loin  d'être  exemptes.  Nous  ferons 
mieux  comprendre  notre  idée  en  disant  que  de  la  loi  ainsi 
énoncée  :  «  Le  mérite  d'une  œuvre  d'art  est  en  raison 
directe  de  la  convenance  de  l'expression  à  la  pensée  », 
nous  tirons  le  corollaire  suivant  :  «  La  convenance  de 
l'expression  à  la  pensée  se  réalise  par  le  prolongement 
immédiat  de  la  pensée  dans  l'expression  ».  Tout  inter- 
médiaire entre  la  pensée  et  l'expression  déforme  la  pre- 
mière ou  fausse  la  seconde.  Or  quels  sont  ces  intermé- 
diaires ? 

D'abord,  et  avant  tout,  les  formes  traditionnelles 
imposées  à  la  beauté  par  telle  ou  telle  école.  Ces  inter- 
médiaires sont,  en  littérature  :  le  souci  perpétuel  de  la 
noblesse  (1),  en  sculpture  :  l'imitation  perpétuelle  des 

(1)  Boileau  :  Quoi  que  vous  écriviez  évitez  la  bassesse, 

20 


3o6  LES   LOIS    DE    LA   CRITIQUE 

belles  proportions  révélées  par  le  canon  alexandrin,  en 
peinture:  la  prétendue  nécessité  de  plaire  toujours  aux 
yeux,  en  architecture  :  les  réminiscences  continuelles 
de  l'antique,  en  musique  :  la  préoccupation  constante 
de  la  délectation.  Chaque  fois  que  la  pensée  avant  de  se 
formuler  dans  l'expression  qui  doit  la  traduire,  s'impose 
un  autre  idéal  que  celui  d'être  elle-même  dans  toute  sa 
vérilé  et  sa  simplicité,  elle  cesse  de  se  prolonger  immé- 
diatement dans  l'expression,  pour  s'assimiler  une  beauté 
de  commande  et  de  convention. 

Est-il  besoin  de  dire  que  cette  prétendue  beauté  est  tou- 
jours une  faiblesse,  puisqu'elle  fait  dévier  l'expression  de 
la  loi  générale  qui  par  délinition  la  régit  ?  c'est  elle  (jui  a 
gâté  les  plus  belles  qualités  de  l'art  français  du  xvii'  siècle, 
en  assujettissant  les  écrivains  à  ce  style  noble,  abstrait, 
et  toujours  un  peu  guindé,  qui  enlève  à  la  pensée  tout 
son  naturel  et  toute  sa  fraîcheur,  en  soumettant  les  pein- 
tres, les  sculpteurs  et  les  architectes  à  l'imitation,  sou- 
vent servile,  de  l'antique  et  de  l'école  Romaine,  et  à 
cette  affection  de  grand  goût,  où  sombra  la  vérité  du 
dessin  et  du  coloris.  «  Qu'est-ce  autre  chose  que  l'art, 
sinon  l'embellissement  de  la  nature  »  ?  dit  Bossuet  dans 
le  Sermon  sur  la  Mort.  Cette  définition  est  l'explication 
la  plus  nette  des  défauts  de  l'art  à  cette  époque  : 
l'auteur  se  préoccupe  non  d'exprimer  immédiatement  la 
nature  et  l'humanité,  mais  de  les  embellir  d'après  un 
certain  idéal,  arrêté  d'avance,  et  applicable  indifférem- 
ment à  toute  pensée  esthétique.  Cet  embellissement, 
c'est  ce  que  nous  appelons  un  intermédiaire  entre  la 
pensée  et  l'expression,  et  c'est  ce  que  nous  condamnons 


LOIS    POSITIVES    DE    LA    CRITIQUE    d'aRT  SoJ 

absolument  ;  car  dès  qu'il  disparait,  l'expression  retrouve 
toute  sa  valeur. 

Pour  rester  dans  le  xviie  siècle,  n'est-on  pas  frappé 
de  la  beauté  des  œuvres,  dès  que  la  pensée  cherche  à  se 
traduire  par  elle-même,  sans  se  préoccuper  des  exigen- 
ces du  grand  art?  La  verve  de  Molière  qui  n'avait  guère 
le  temps  d'épurer  son  langage,  la  bonhomie  apparente 
de  La  Fontaine  qui  ne  vise  pas  au  sublime,  et  surtout  la 
hardiesse  éloquente  d'un  Pascal,  qui  n'écrit  que  pour 
noter  sa  pensée,  suffisent  à  faire  comprendre  ce  que 
gagne  l'expression  à  oublier  les  principes  du  style  noble 
cher  à  Voltaire. 

En  peinture  le  seul  genre  qui  échappe  un  peu  à  la 
rhétorique  académique,  c'est  celui  qui  est  obligé  de 
s'asservir  à  la  vulgaire  réalité,  c'est  le  portrait  ;  or  quel 
visiteur  de  la  galerie  française  du  Louvre  n'a  pas  été 
frappé  de  la  particulière  vérité  du  portrait  de  Fagon 
par  Jouvenet,  de  celui  de  Descartes  par  Bourdon,  de 
celui  d'un  précepteur  et  de  son  élève  par  Cl.  Lefebvre, 
de  tous  les  peintres  par  eux-mêmes  en  général  ?  Les 
artistes  les  plus  grandiloquents,  comme  Le  Brun 
deviennent  admirables  en  ce  genre  (1)  ;  et  leur  mérite 
propre  est  celui  d'exprimer  leur  pensée,  toute  leur 
pensée,  rien  que  leur  pensée,  sans  souci  de  l'embellir 
ou  de  l'égayer.  De  même,  en   sculpture,   les  bustes  et 


(I)  Voir  au  musée  du  Louvre  le  portrait  de  Testelin  et  celui  de  l'arliste 
par  lui-même.  Voir  surtout  à  la  Piuacolhèque  de  Munich  le  portrait  de  la 
mère  de  Le  Brun  par  ce  grand  peintre. 


3o8  LES   LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

les  portraits  ont  une  valeur  qu'on  ne  retrouve  plus  dans 
les  grands  morceaux  académiques  ;  l'artiste  le  plus 
dégagé  des  règles  conventionnelles  de  l'Académie, 
Puget,  fut  aussi  le  plus  remarquable. 

Les  observations  que  nous  faisons  sur  le  xvii^  siècle, 
nous  pourrions  les  répéter  pour  le  commencement  du 
xix'  siècle,  et  en  général  pour  toutes  les  périodes  où  on 
n'a  pas  laissé  la  pensée  chercher  librement  sa  traduc- 
tion, mais  où  on  lui  a  imposé,  avant  cette  traduction 
et  en  dehors,  un  certain  idéal  qui  l'a  déformée  et 
affaiblie. 

L'exemple  le  plus  frappant  peut-être  de  ce  que 
perd  la  pensée  créatrice  à  revêtir  certaines  formules 
traditionnelles  pour  s'exprimer,  c'est  l'usage  de  l'allé- 
gorie, aussi  bien  en  art  qu'en  littérature.  La  nécessité 
de  se  conformer  aux  figures  connues  dans  ce 
genre  ou  d'en  inventer  de  suffisamment  nobles  et 
intelligibles  a  toujours  rendu  l'expression  froide  et 
emphatique.  Il  n'en  faut  pas  d'autres  exemples  que 
cette  page  où  Buffon  nous  montre  «  le  Génie  de 
la  France  qui  parle  à  Richelieu  et  lui  dicte  à  la  fois 
l'art  d'éclairer  les  hommes  et  de  faire  régner  les 
rois  ;  la  Justice  et  la  science  qui  conduisent  Séguier  et 
relèvent  de  concert  à  la  première  place  de  leurs  tribu- 
naux ;  la  Victoire  qui  s'avance  à  grands  pas  et  précède 
le  char  triomphal  de  nos  rois  où  Louis  le  Grand,  assis 
sur  des  trophées,  d'une  main  donne  la  paix  aux  nations 
vaincues,  et  de  l'autre  rassemble  dans  ce  palais  (le 
Louvre)  les  Muses  dispersées  ».  Tout  cela  signifie  sim- 
plement que  Richelieu  fut  un  grand  ministre,  Séguier 


LOIS    POSITIVES    DE    LA   CRITIQUE    d'aRT  3o9 

un  chancelier  sage  et  intègre,  Louis  XIV  un  roi  victo- 
rieux et  ami  des  lettres.  Encore  ces  deux  seules  lignes 
laissent-elles  une  impression  plus  nette  que  tout  le 
fatras  de  Bufîon.  Pourquoi  ?  Parce  que  la  pensée  ne 
vise  qu'à  se  traduire  lidèlement  au  lieu  de  se  farder 
tout  d'abord  et  de  se  rendre  méconnaissable. 

Si,  en  regard  de  l'allégorie,  nous  plaçons  le  symbole, 
dans  le  sens  le  plus  élevé  du  mot,  nous  lui  trouvons 
une  valeur  esthétique  singulièrement  plus  grande, 
parce  qu'il  n'a  pas  pour  but  d'ennoblir  et  de  défigurer 
la  pensée,  mais  de  représenter  au  naturel  un  être  vivant 
dont  les  paroles,  les  gestes,  les  actes,  tout  en  reprodui- 
sant la  complexité  de  la  nature  humaine,  nous  font 
apercevoir  un  aspect  nouveau  de  notre  destinée.  Lors- 
que Wagner  dans  Lohengrin  nous  montre  par  les 
personnages  d'Eisa  et  de  son  noble  amant  le  bonheur 
«  dépendant  d'une  seule  condition,  c'est  que  jamais  ne 
soit  proférée  cette  question  :  D'où  viens-tu  ?  »  lorsque, 
dans  Trùtan  et  Yseutt,  il  donne  à  entendre  que  «  la  vie 
et  la  mort,  l'importance  et  l'existence  du  monde  exté- 
rieur dépendent  uniquement  des  mouvements  intérieurs 
de  l'àme  »  (1),  sans  doute  il  y  a  une  conception  figurée 
des  choses  abstraites  comme  dans  l'allégorie  ;  mais  ce 
n'est  pas  cette  conception  qui  intéresse  le  plus  l'auteur, 
c'est  le  personnage  vivant,  pensant  et  agissant  par 
lequel  il  la  traduira  ;  dans  l'allégorie,  l'artiste  exprime 


(1)  Wagner.  Quatre  poèmes   d'opéra.  Lettre   sur   la   Musique,    pages    LX 
«l  LXI. 


3lO  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

une  pensée  abstraite  par  l'intermédiaire  traditionnel  d'une 
forme  supposée  vivante  ;  dans  le  symbole  il  prolonge 
immédiatement  sa  conception  d'un  être  vraiment  vivant 
dans  un  personnage  par  lequel  il  dévoile  en  outre  une 
vérité  métaphysique  ou  morale.  Dans  l'une,  il  y  a  la  pure 
convention  ;  dans  l'autre,  il  y  a  la  spontanéité  et  par 
suite  l'expression  naturelle  de  la  pensée  créatrice. 

C'est  cette  expression  naturelle  qui,  même  dans  les 
œuvres  en  apparence  les  moins  conformes  à  la  réalité, 
donne  tout  son  prix  à  la  pensée.  Que  vaudraient,  sans 
elle,  les  toiles  les  plus  admirées  d'un  artiste  comme, 
par  exemple,  Puvis  de  Chavannes  ?  Lorsque  ses  adver- 
saires rendaient  hommage  à  sa  «  conviction  peu 
commune  »,  à  sa  «  bonne  foi  désintéressée  »  (1),  ils 
entendaient  par  là  qu'il  s'efforçait  de  traduire  directe- 
ment sa  pensée,  en  dehors  de  toule  convention,  qu'il  ne 
se  souciait  d'aucune  formule  esthétique,  et  que  sa  vision 
sincère  des  choses,  il  la  rendait  sincèrement  au  moyen 
d'une  expression  longtemps  cherchée,  mais  approuvée 
seulement  après  qu'elle  avait  été  reconnue  adéquate  à 
l'idée.  Puvis  de  Chavannes  n'a  été  intéressé,  comme 
artiste,  que  par  les  attitudes  simples,  que  par  les  gestes 
des  hommes  et  des  choses.  En  idéaliste  convaincu,  il 
n'a  vu  dans  les  lignes  du  corps  que  l'indication  ou  plu- 
tôt l'évocation  d'un  état  d'âme  ;  c'est  à  travers  une 
sérénité  très  pure  de  sa  pensée  qu'il  aperçoit  les  bois, 
les  collines,  les  plantes  et  les  eaux.  Le  geste  de  la  nature 
est  pour  lui  un  geste  de  paix  et  de  douceur  ;  et  il  n'est 

(I)  Caslagnary.  Salons.  T.  II,  p.  19. 


LOIS    POSITIVES    DE    LA    CRITIQUE    Ii'ART  3iI 

un  grand  artiste  que  pour  avoir  exprimé  directement 
cette  paix  et  cette  douceur  par  la  représentation  fidèle 
de  ce  qu'il  apercevait  dans  les  choses. 

Sans  doute,  le  monde  réel  n'est  pas,  aux  yeux  du 
vulgaire,  semblable  à  celui  qu'il  peint  dans  ses  toiles  ; 
mais  dans  le  monde  réel  il  y  a,  au  moins  quelquefois, 
ce  qu'il  nous  a  montré,  et  c'est  autant  pour  nous  avoir 
révélé  un  aspect  vrai  des  choses  que  pour  avoir  traduit 
sa  conception  avec  la  seule  préoccupation  de  la  rendre 
en  tonte  exactitude  qu'il  a  créé  des  chefs-d'œuvre. 
Donc,  en  dehors  de  la  nécessité  que  nous  avons  étudiée 
plus  haut  où  se  trouvent  le  peintre  et  le  sculpteur  d'ex- 
primer la  réalité,  il  y  a  encore  celle-ci  :  exprimer  cette 
réalité  sans  autre  souci  que  la  traduction  exacte  et 
sincère  de  la  conception  qu'ils  s'en  forment.  Nous  ne 
disons  pas  qu'il  ne  doit  pas  y  avoir  en  art  de  conven- 
tion ;  mais  chacun  doit  se  créer  à  soi-même  sa  conven- 
tion, c'est-à-dire  l'expression  personnelle  et  nécessaire 
de  sa  vision.  Puvis  de  Ghavannes  est  conventionnel  si 
l'on  veut,  comme  Rembrandt,  comme  aussi  Rubens, 
comme  enfin  les  réalistes  les  plus  acharnés  ;  mais  sa 
convention  consiste  dans  un  mode  original  d'expression 
sans  lequel  il  n'aurait  pu  rendre  sa  pensée  ;  et  ainsi  la 
convention,  chez  lui,  n'est  pas  un  défaut  ;  elle  le  devient 
chez  les  imitateurs  qui,  par  parti-pris  et  sans  savoir 
d'avance  si  leur  pensée  se  prêtera  à  la  manière  du 
maître,  adoptent  aveuglément  et  outrent  cette  manière. 
Le  mot  de  convention  est  encore  un  de  ceux  qui  per- 
mettent le  mieux  à  l'équivoque  de  se  produire  et 
auxquels  il  faudrait  avoir  le  courage  de  renoncer.  Mais 


3l2  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

l'essentiel  est  de  se  rendre  compte  que  la  convention 
n'est  blâmable  que  si  elle  s'oppose  à  la  sponta- 
néité et  à  la  sincérité,  que  si  elle  est  l'effet  non  de 
l'originalité  de  la  pensée,  mais  du  préjugé  esthétique. 

On  comprend  maintenant  ce  que  nous  entendons  par 
l'expression  immédiate  et  par  les  intermédiaires  entre  la 
pensée  et  l'expression.  Ces  intermédiaires  sont  d'ordi- 
naire de  prétendus  dogmes  artistiques  ;  mais  par  ce  mot 
il  faut  évidemm'ent  comprendre  aussi  tout  ce  qui  saisit 
notre  pensée,  au  moment  où  elle  se  produit,  et  lui 
donne  une  autre  forme  que  celle  où  elle  trouverait 
comme  son  prolongement  naturel.  C'est  ainsi  que  cer- 
taines formules  sont  des  trouvailles  de  génie  et  que 
d'autres  sont  des  banalités  dépourvues  de  tout  ce  qui 
fait  la   vie  de  la  pensée. 

«  Le  nez  de  Cléôpâtre  :  s'il  eût  été  plus  court,  toute  la 
face  de  la  terre  aurait  changé  ».  Voilà  comme  s'exprime 
Pascal,  voulant  faire  comprendre  la  misère  de  l'homme 
et  de  l'univers  dont  le  bonheur  est  la  conséquence 
des  plus  ridicules  particularités.  Mais  la  même  idée 
se  traduit  couramment  par  la  lormule  suivante  :  «  Les 
petites  causes  amènent  les  grands  effets,  »  ce  qui 
répond  peut-être  chez  ceux  qui  s'en  servent  à  une 
pensée  très  originale  et  très  profonde,  mais  ce 
qui,  au  lieu  d'être  la  traduction  rigoureuse  de  cette 
pensée,  est  un  simple  intermédiaire  pouvant  servir  dans 
tous  les  cas  analogues.  —  C'est  là  ce  qui  explique  la 
faiblesse  de  la  plupart  des  proverbes  au  point  de  vue  de 
l'expression.  «  La  richesse  ne  fait  pas  le  bonheur,  »  dit 
la   sagesse  populaire,   et  on  arrive  à  considérer  cette 


LOIS    POSITIVES    DE    LA    CRITIQUE    D'ART  3x3 

phrase  comme  à  peu  près  dénuée  de  sens,  parce  cpi'on 
n'aperçoit  pas  de  réalité  à  quoi  elle  corresponde  bien 
exactement.  Au  contraire  les  premiers  mots  du  Sermon 
sur  la  Montagne  :  «  Heureux  les  pauvres  !  car  le 
royaume  des  cieux  leur  appartient  ;;  ont  une  force  et 
une  ampleur  admirables,  tout  en  signifiant  à  peu  près 
la  même  idée  ;  car  on  y  sent  une  conception  de  l'huma- 
nité opposée  à  la  conception  antérieure  ;  contrairement 
au  bonheur  païen  qui  repose  sur  la  tranquilité  de  l'âme 
en  cette  vie,  le  bonheur  chrétien  apparaît  comme  exté- 
rieur au  monde  présent,  comme  éternel,  et  comme  inac- 
cessible aux  prétendus  heureux  de  la  terre.  Il  y  a  dans 
ces  quelques  mots,  assez  voisins  par  le  sens  d'un  proverbe 
populaire  un  peu  niais,  une  révolution  morale  en 
germe,  et  c'est  pourquoi  ils  atteignent  au  sublime  tandis 
que  la  formule  banale  est  sans  valeur. 

Ainsi  tout  ce  qui  est  phrase  toute  faite,  ligne  tradi- 
tionnelle en  peinture  ou  en  sculpture,  adaptation  par 
parti-pris  de  formes  soi-disant  belles  à  un  monument 
quelconque,  imitation  ou  délectation  en  musique,  tout 
cela  est  mauvais,  parce  que  la  pensée  n'y  trouve  pas  son 
prolongement  naturel  et  immédiat,  parce  que  l'expres- 
sion ne  fut  pas  faite  uniquement  pour  cette  pensée,  et 
qu'ainsi  elle  perd  de  sa  force  et  de  sa  signification.  On 
croit  donner  plus  de  valeur  à  l'œuvre  d'art  en  lui  appli- 
quant les  formules  dont  de  grands  maîtres  se  sont  bien 
trouvés  ;  en  réalité  on  la  rend  inexpressive,  et  comme 
elle  n'a,  en  somme,  qu'un  but  :  manifester  une  pensée 
individuelle,  pénétrante  et  compréhensive,  elle  compro- 
met sa  raison  d'être  en  déguisant   ou  en  faussant  cette 


3l4  LES    LOIS    DE    LA   CRITIQUE 

pensée.  Ainsi  se  vérifie  le  second  corollaire  que  nous 
avons  déduit  de  la  loi  générale  de  l'expression. 

Donc,  pour  résumer  ce  que  nous  avons  dit  dans  ce 
chapitre,  nous  croyons  que  le  critique  d'art,  désireux 
d'apporter  dans  l'étude  des  œuvres  une  méthode  ration- 
nelle et  d'éviter  les  jugements  arbitraires  ou  illogiques 
si  fréquents  en  ces  matières^  ne  doit  jamais  perdre  de 
vue  que  la  valeur  d'un  livre,  d'une  statue,  d'un  opéra, 
réside  toute  entière  dans  l'effort  de  la  pensée  créatrice 
et  dans  l'adaptation  de  l'expression  à  la  pensée.  Mais 
cette  considération,  utile  pour  empêcher  la  critique  de 
dévier,  ne  saurait  suffire  ;  et  c'est  pourquoi  nous  avons 
tenté  de  démontrer  que  dans  le  joli  le  mérite  de  la 
pensée  créatrice  devait  être  cherché  surtout  dans  l'indi- 
vidualité de  cette  pensée,  que  dans  le  beau  proprement 
dit,  il  résultait  plus  particulièrement  de  la  pénétration, 
et  qu'enfin  dans  le  sublime,  il  supposait  tout  d'abord 
une  compréhension  puissante  des  phénomènes  d'où  se 
dégage  l'idée  générale.  D'un  autre  côté,  comme  la  plus 
belle  pensée  n'a  de  valeur  dans  les  œuvres  d'art  que  si 
elle  trouve  l'expression  qui  lui  est  adéquate,  nous  avons 
cru  discerner  que  le  critique  avait  à  se  préoccuper  de 
juger  d'abord  si  la  pensée  était  traduite  avec  toute  la 
clarté  qu'elle  comportait,  et  ensuite  si  elle  passait  direc- 
tement et  toute  entière  dans  l'expression,  sans  l'inter- 
médiaire de  formules  vides  ou  usées,  et  cela  par  le  pro- 
pre effort  de  sa  vie  et  de  sa  nature.  Peut-être  n'y  a-t-il 
pas  dans  ces  lois  la  rigueur  mathématique  à  laquelle  on 
aspire  quelquefois  ;  mais  il  suffit  qu'elles  tracent  à  la 
critique  une  voie  sûre  et  utile. 


CHAPITRE  IV 


LES  SIGNES   DE  LA  BEAUTE 


But  de  cette  étude.  —  Différence  entre  le  critérium  et  les 
signes  de  la  beauté  :  ce  qu'il  faut  attendre  d'eux. 

Correspondance  des  signes  de  la  beauté  dans  la  pensée  et 
dans  l'expression  à  l'individualité,  à  la  pénétration,  à  la 
compréhension. 

L'individualité.  —  Signes  :  impression  nouvelle,  forme 
inédite.  —  Différence  entrée  la  vraie  et  la  fausse  origina- 
lité. —  Exemples. 

La  pénétration.  —  Signes  :  obsession  d'une  œuvre,  vérité 
de  l'expression.  —  Démonstration  de  l'existence  de  ces 
signes.  —  Exemples. 

La  compréhension.  —  Signes  :  la  suggestivité,  la  largeur 
du  faire.—  Ce  qu'est  la  suggestivité  ;  comment  elle  résulte 
de  la  compréhension.  —  Ce  qu'est  la  largeur  du  faire.  — 
Exemples. 

Objections.  — I^es  signes  de  la  beauté  et  leur  interprétation. 
—  Leur  valeur  pratique. 


3l6  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

Si  l'on  accorde  quelque  utilité  aux  lois  que  nous 
venons  d'établir,  on  sera  cependant  tenté  de  leur 
reprocher  une  certaine  difficulté  d'application  ;  elles 
visent  à  la  pratique,  et,  malgré  cela,  l'appréciation  de 
la  part  d'individualité,  de  pénétration,  de  compréhen- 
sion dans  la  pensée,  ou  de  clarté  et  de  spontanéité 
dans  la  forme,  demeure  livrée  à  l'arbitraire  individuel. 
Il  ne  faut  donc  voir  dans  ces  lois  que  des  guides 
destinés  à  empêcher  l'erreur  et  à  indiquer  le  chemin 
de  la  vérité,  mais  non  des  signes  palpables  de  la  beauté. 
Ce  sont  ces  signes  extérieurs  que  nous  voudrions  dé- 
couvrir maintenant,  afin  de  donner  à  la  critique  d'art 
toute  sa  valeur. 

Mais  entre  ces  signes  et  le  critérium  exact  de  la 
beauté,  il  y  aura  une  différence  essentielle.  Nous  avons 
expliqué  ailleurs,  nous  répétons  très  nettement  ici 
qu'un  critérium  capable  de  nous  révéler  exactement  le 
degré  de  beauté  d'une  oeuvre,  ou  même  de  nous  démon- 
trer irréfutablement  qu'une  œuvre  est  belle  ou  ne  l'est 
pas,  n'existe  pas  et  ne  peut  pas  exister,  au  moins  dans  | 
l'état  actuel  de  nos  connaissances.  Il  est  imprudent  de 
préjuger  l'avenir;  mais  il  semble  bien  qu'un  tel  crité- 
rium n'existera  jamais,  ou  alors  les  rapports  de  chaque 
son,  de  chaque  nuance,  de  chaque  ligne,  à  l'intelligence 
seront  scientifiquement  connus,  et  l'art  tel  que  nous  le 
comprenons  aujourd'hui  n'existera  plus. 

Les  signes  que  nous  allons  essayer  d'indiquer  n'ont 
aucune  prétention  à  l'évaluation  précise  et  comparative    | 
du  mérite  esthétique  ;  ils  ne    garantissent    même   pas     ' 
d'une  façon  pratiquement  infaillible  la  beauté  réelle  de 


I 


LES    SIGNES    DE    LA   BEAUTE  Sl'J 

l'œuvre  où  on  croira  les  apercevoir  ;  car  l'interprélation 
d'un  signe  est  chose  toujours  délicate  et  oii  l'erreur 
arrive  souvent  à  se  glisser  d'une  façon  imperceptible. 
Mais  leur  utilité  véritable  consistera  à  retenir  notre  atten- 
tion sur  des  œuvres  qui,  au  premier  abord,  nous  dé- 
plaisent, et  à  nous  faire  plus  facilement  pénétrer  dans 
la  pensée  de  l'auteur,  ce  qui  est  l'unique  moyen  de 
porter  un  jugement  rationnel.  Nous  n'essaierons  pas 
d'appliquer  une  commune  mesure  à  tout  ce  qui  sera 
produit  de  la  pensée  humaine,  mais  bien,  à  l'aide  de 
certains  points  de  repère,  de  démêler,  dans  la  confusion 
de  nos  sentiments  sujets  à  l'erreur,  les  mérites  et  les 
défauts  d'une  œuvre. 

S'il  est  en  effet  facile,  dans  un  certain  nombre  de  cas, 
d'entrer  dans  la  pensée  d'un  auteur  et  de  la  juger  avec 
quelque  logique,  souvent  nos  habitudes  d'esprit  ou 
même  de  sensation  nous  sont  un  obstacle  très  grave.  Il 
est  rare  qu'à  la  lecture  des  belles  pages  de  Vlliade,  à  la 
vue  de  la  Vénus  de  Milo  ou  de  la  Victoire  de  Samo- 
thrace,  des  Pèlerins  d'Emmails  de  Rembrandt  ou  du 
Sai7it  Jean-Baptiste  de  Léonard,  de  Notre-Dame  ou  du 
Parthénon,  on  n'éprouve  pas  ce  frisson  de  la  beauté  qui 
est  peut-être  le  signe  le  plus  sûr  —  à  condition  qu'on  soit 
sincère  — de  la  puissance  esthétique  d'une  œuvre  d'art; 
et  ainsi  on  est  tout  naturellement  porté  à  la  communion 
de  sentiments  et  d'idées  qui  facilite  la  complète  intelli- 
gence de  l'œuvre.  Sans  aller  jusqu'à  ce  frisson  désira- 
ble, on  éprouve  quelqueiois  une  délectation  si  complète 
à  l'aspect  d'œuvres,  telles  que  V Embarquement  pour 
Cyihère,   les  comédies  de  Marivaux,   les  figurines   de 


3l8  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

Tanagra  ou  certains  ballets  de  Gluck,  qu'on  sent,  pres- 
que instinctivement,  l'effort  de  l'auteur  pour  nous  plaire 
et  la  complète  réussite  de  cet  effort,  ce  qui  est  une 
forme  de  la  beauté.  Mais  à  côté  de  ces  œuvres  qui  nous 
attirent  naturellement  et  dont  la  valeur  nous  est  facile- 
ment révélée  par  l'analyse,  à  côté  de  ces  œuvres  sym- 
pathiques que  nous  risquons  plutôt  d'estimer  à  trop  haut 
prix  que  de  dédaigner,  il  y  en  a  d'autres  qui  nous  lais- 
sent d'abord  indifférents  ou  même  qui  nous  choquent 
par  une  apparence  terne  ou  trop  crue,  et  en  tout  cas 
contraire  soit  à  ce  que  nous  aimons  naturellement,  soit 
à  ce  que  nos  habitudes  nous  font  attendre.  Il  est  incon- 
testable que  parmi  ces  productions,  il  y  a  de  grandes 
pauvretés  —  il  y  en  a  également  dans  le  genre  opposé  ; 
—  mais  il  est  incontestable  aussi  qu'elles  ne  sont  pas 
réfractaires  à  la  beauté  ;  les  plus  grands  peintres  du 
xix^  siècle  ont  presque  tous  vu  leurs  meilleures  toiles  refu- 
sées au  Salon,  uniquement  parce  qu'elles  déplaisaient  au 
bon  goût  du  jury,  ou  parce  qu'elles  dérangeaient  ses 
habitudes  d'optique. 

C'est  pour  ces  productions,  qui  déroutent  toujours 
un  peu  le  spectateur,  que  nous  cherchons  les  signes  de 
la  beauté  :  les  autres  n'en  ont  pas  besoin.  Au  contraire 
si  nous  démontrons,  dans  les  œuvres  les  plus  audacieuses, 
les  plus  imprévues,  les  plus  rebutantes  mêmes,  l'exis- 
tence de  quelques  indices  à  peu  près  certains  d'une  réelle 
valeur  esthétique,  nous  aurons  peut-être  réussi  à  arrêter 
l'attention  du  spectateur  sur  ce  que,  naturellement,  il 
serait  porté  à  mépriser  ;  et  ainsi,  nous  lui  aurons  fourni 
le  moyen  d'éviter  le  plus  possible  ces  jugements  hâtifs, 


LES    SIGNES    DE    LA   BEAUTE  '}ig 

irréfléchis     et    illogiques,   qui     scandalisent     la    pos- 
térité. 


Gomment  découvrir  les  signes  de  la  beauté  et  sur 
quel  principe  rationnel  les  faire  reposer?  Il  est  bien 
certain  que  leur  valeur  ne  sera  rigoureuse  qu'autant 
qu'ils  seront  la  conséquence  naturelle  de  notre  défini- 
tion de  l'art;  c'estdoncdans  l'individualité,  dansla  péné- 
tration, dans  la  compréhension  de  la  pensée  créatrice  que 
nous  en  chercherons  l'origine  ;  ils  seront  en  quelque  sorte 
la  projection  extérieure  de  ces  qualités  de  la  pensée. 

Ce  que  nous  avons  appelé  l'individualité,  ce  que 
l'on  nomme  aussi  personnalité,  originalité,  consiste 
dans  le  fait  qu'une  pensée  se  distingue  de  toute  autre 
pensée.  Donc  une  œuvre  sera  individuelle  lorsqu'elle 
nous  donnera  l'impression  qu'on  ne  peut  la  confondre 
avec  aucune  autre  dii  même  genre,  et  cette  impression 
ressentie  en  face  d'elle  sera  un  des  signes  de  sa  valeur 
esthétique  ;  cette  impression  sera  d'ailleurs  provoquée 
par  une  forme  inattendue,  inédite,  de  l'œuvre  d'art. 

Entendons-nous  bien  :  il  ne  suffit  pas  qu'une  œuvre 
soit  simplement  étrange,  baroque  ou  folle  pour  être  origi- 
nale et,  partant,  pour  réaliser  une  des  conditions  de  la 
beauté.  Une  telle  conception  de  l'individualité  serait 
d'autant  plus  fausse  que,  d'ordinaire,  rien  n'est  moins 
individuel  que  l'excentricité.  Sous  couleur  de  ne  pas 
faire  comme  tout  le  monde,  on  fait  comme  quelques- 
uns,  et  par  cela  même  on  n'est  plus  soi.  Il  n'est  pas 
original  de  se  promener  dans  un  costume  Moyen-Age, 


320  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

parce  que  la  pensée  de  s'habiller  au  rebours  des  com- 
muns usages  est  banale.  Il  n'est  pas  original  de  pein- 
dre des  chevaux  verts  ou  violets,  parce  qu'on  imite 
ainsi  les  premières  tentatives  de  l'école  réaliste  pour 
décomposer  les  couleurs.  Mais,  dira-t-on,  comment 
reconnaître,  à  un  signe  extérieur  certain,  l'individualité 
vraie  de  la  fausse,  si  toutes  les  deux  produisent  sur 
nous  la  môme  impression  ? 

Toutes  les  deux  ne  produisent  pas  sur  nous  la  même 
impression,  et  c'est  la  nature  particulière  de  cette  impres- 
sion que  nous  voudrions  analyser.  En  présence  de  deux 
œuvres,  l'une  réellement  originale,  l'autre  simplement 
étrange,  nous  éprouvons,  il  est  vrai,  un  premier  senti- 
ment d'étonnement  qui  ne  varie  guère  dans  l'un  ou 
dans  l'autre  cas  ;  mais,  à  mesure  que  nous  examinons 
l'œuvre  sincère  et  personnelle,  nous  nous  rendons 
compte  que  rien  de  ce  que  nous  connaissions  jusque-là 
ne  lui  ressemble  dans  les  traits  essentiels  ;  à  mesure 
que  nous  examinons  l'autre,  nous  sentons  l'influence 
d'une  mode,  d'une  manière,  en  un  mot  une  ressem- 
blance de  la  pensée  créatrice  avec  quelque  chose  d'an- 
térieurement existant,  et  cela  suffit  pour  en  atténuer 
ou  en  annuler  la  valeur.  Des  exemples  feront  mieux 
comprendre  ce  nous  voulons  dire. 

On  ne  peut  nier  que  deux  tableaux  célèbres  de 
deux  peintres  très  différents  :  Pauvre  pêcheur ,  de  Puvis 
de  Chavannes,  et  l'Olympia,  de  Manet,  déconcertent 
tout  d'abord  le  spectateur  par  leur  aspect  original. 
Aussi  ont-ils  donné  lieu,  l'un  et  l'autre,  à  de  vives 
polémiques.  Sont-ils  réellement  originaux,  et  s'ils  le  sont 


LES    SIGNES    DE   LA    BEAUTÉ  321 

en  quoi  le  sont-ils?  Beaucoup  de  tableaux  représentent 
des  scènes  de  pêche  ou  de  prière  ;  mais  il  se  dégage  de 
celui  de  Puvis  de  Chavannes  un  tel  sentiment  de  vie 
fruste  et  étroite,  une  telle  impression  de  crédulité, 
plutôt  que  de  foi,  dans  une  âme  simple  et  ignorante,  une 
telle  tristesse  des  eaux  et  du  paysage  appariée  à  cette 
tristesse  d'une  vie  obscare,  que  nous  nous  voyons  en  pré- 
sence de  quelque  chose  de  réellement  nouveau.  Dira-t-on 
que  nous  donnons  du  tableau  une  interprétation  fausse  ? 
Mais  cela  même  indique  qu'il  y  a  moyen  de  se  tromper 
sur  la  pensée  créatrice,  et  par  conséquent  que  cette 
pensée  n'est  pas  banale  et  insignifiante  ;  l'excentrique  ne 
se  prête  pas  à  de  tels  commentaires.  L'impression  singu- 
lière que  nous  ressentons  est  donc  le  signe  de  l'indivi- 
dualité de  la  pensée. 

De  même  l'Olympia  nous  étonne  :  mais  cet 
étonnement  est-il  simplement  la  conséquence  d'une 
mauvaise  plaisanterie  de  l'auteur  ?  Lorsque  des  peintres 
nous  représentent  des  formes  nues,  c'est  en  général 
par  désir  d'exciter  en  nous  la  délectation  au  moyen  des 
belles  formes  naturelles,  ou  de  nous  étonner  par  leur 
science  du  dessin  et  des  raccourcis,  ou  enfin  d'exciter 
notre  sensibilité  par  quelque  scène  gaie  ou  lamentable. 
Nous  n'éprouvons  ici  aucun  sentiment  de  ce  genre  : 
cette  femme  couchée  n'est  point  plaisante  à  l'œil,  le 
peintre  par  cela  même  ne  peut  être  soupçonné  d'obéir  à 
un  banal  calcul  d'immoralité  ;  le  dessin  en  est  sec  et  dur, 
et  le  tableau  ne  cause  en  nous  aucune  émotion  mélo- 
dramatique. —  Mais  n'est-il  pas  dénué  d'originalité 
véritable,  en  ce  sens  qu'il  se  propose  de  nous  étonner 

21 


322  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

par  la  hardiesse  du  sujet,  par  l'imprévu  des  accessoires, 
enfin  par  une  foule  de  détails  qui  n'exigent  pas  un 
grand  effort  de  la  pensée  et  qu'un  artiste  assemble  pour 
aller  contre  le  goût  public  ?  Un  tel  souci,  incontestable- 
ment, serait  banal;  car  c'est  celui  de  tous  les  rapins. 

Mais  en  examinant  l'œuvre  de  plus  près,  ne  sentons- 
nous  pas  une  tristesse  d'un  genre  spécial  nous  envahir? 
n'y  a  t-il  pas  dans  l'ensemble  de  ces  détails,  si  vivement 
critiqués  jadis,  un  accord  de  toutes  choses  pour 
augmenter  notre  impression  de  malaise  en  face  d'une 
pareille  scène  ?  et  n'est-il  pas  probable  que  l'auteur  a 
voulu  nous  communiquer  l'amertume  que  lui-même 
ressentait  devant  une  vie  voluptueuse  à  peine,  merce- 
naire et  fermée  ?  En  cela  consiste  son  originalité  ;  et 
cette  originalité  se  manifeste  moins  par  l'étonnement 
initial  que  par  l'imprévu  de  l'émotion,  quand  nous 
venons  à  analyser  le  tableau. 

C'est  donc  une  garantie  d'originalité,  mais  non  de 
beauté  complète,  que  l'impossibilité  où  nous  sommes  de 
confondre  le  sentiment  qui  se  dégage  d'une  œuvre  avec 
celui  qui  se  dégage  d'une  autre  œuvre  semblable  en 
apparence.  On  trouverait  sans  doute  entre  l'an  18S0  et 
l'an  1900  bien  des  tableaux  aussi  étranges  d'aspect  que 
Pauvre  Pêcheur  et  que  V Olympia,  et  de  sujets  analogues  ; 
cependant  ces  deux  derniers  se  sont  imposés  particu- 
lièrement et  s'imposent  encore  à  l'attention  publique  ;  il 
est  donc  probable  qu'il  y  avait  en  eux  quelque  chose  qui 
n'était  pas  dans  les  autres,  et  que  c'est  par  l'originalité, 
non  par  l'étrangeté,  qu'ils  ont  conquis  l'estime  de  la 
critique. 


LES    SIGNES    DE    LA    BEAUTÉ  323 

A  cette  impression  d'originalité  correspond,  nous 
l'avons  dit,  une  forme  neuve  et  saisissante  ;  aussi  objec- 
tera-t-on  que  cette  forme  suffit  à  provoquer  l'impression 
et  que  par  suite  eUe  induira  souvent  le  critique  en  erreur: 
car  elle  s'applique  aussi  bien  aux  œuvres  médiocres 
qu'aux  œuvres  de  génie.  C'est  sans  doute  de  fort  bonne 
foi  que  les  ennemis  de  Puvis  de  Chavannes  et  de  Manet 
ont  considéré  leurs  œuvres  comme  des  aberrations  sans 
intérêt,  et  ont  trouvé  fort  originales  les  tentatives  des 
pseudo-classiques,  comme  Couture,  pour  allier  au 
romantisme  les  mérites  de  l'ancienne  école. 

Nous  reconnaissons  bien  volontiers  que  ce  signe  de 
la  valeur  esthétique  peut  être  interprété  de  la  façon  la 
plus  fausse  par  des  hommes  même  expérimentés.  Cepen- 
dant remarquons  que  les  médiocres  réalistes,  auteurs  de 
chevaux  orangés,  verts  ou  violets,  n'ont  jamais  attiré 
l'attention  et  la  colère  du  public  autant  que  la  moindre 
toile  de  Manet.  Au  salon  de  ISGG  ce  fut  un  scandale 
—  au  Salons  des  refusés,  bien  entendu  ;  —  et  au  milieu 
de  toutes  les  médiocrités  environnantes,  si  originales  en 
apparence,  seul  ou  presque  seul  Manet  s'imposa  aux 
injures.  Nous  pourrions  en  dire  autant  de  Courbet. 
Nous  pourrions  également  montrer  que,  de  tous  les 
peintres  idéalistes  ou  mystiques,  Puvis  de  Chavannes  a 
été  seul  bafoué  pendant  trente  ans  avant  d'entrer  seul 
dans  la  gloire.  Quelle  conclusion  en  tirer,  sinon  qu'il  y 
a  une  véritable  originalité,  capable  de  se  révéler  par 
elle-même  à  l'attention  publique,  et  que  si  un 
auteur  —  peintre,  sculpteur,  poète  ou  musicien  — 
réussit  pendant  plusieurs  années  de  suite  à  provoquer  la 


324  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

colère  de  ses  contemporains,  c'est  qu'il  a  une  forme 
vraiment  neuve,  tandis  que  les  autres  artistes  excen- 
triques sont  des  déséquilibrés,  des  exploiteurs  de  la 
réclame  ou  des  imitateurs,  en  somme  des  hommes  assez 
vulgaires  ?  Chacun  de  nous  peut  se  tromper  et  prendre 
pour  original  un  artiste  f|ui  ne  l'est  pas,  ou  inverse- 
ment ;  l'opinion  publique,  pour  peu  que  la  mode  ait  eu 
le  temps  de  changer,  ne  se  trompe  jamais  et  choisit 
pour  cible  la  véritable,  non  la  fausse  originalité.  Ajou- 
tons que  si  le  critique  est  expérimenté,  dénué  de 
préjugés,  décidé  à  étudier  scrupuleusement  les  œuvres 
qui  lui  inspirent  le  plus  de  méfiance,  il  y  a  de  grandes 
chances  pour  qu'il  sache  distinguer  souvent  les  deux 
formes  d'originalité. 

Ainsi  nous  pouvons  établir  ce  })rincipe  :  quand  une 
œuvre  par  son  aspect  imprévu  nous  arrête  et  nous 
retient,  c'est  un  signe  d'originalité  probable.  Si  les 
efforts  de  la  critique  et  du  public  s'acharnent  longtemps 
contre  elle,  c'est  un  signe  d'originalité  certaine  :  et  alors 
il  est  possible  que  cette  œuvre  ne  soit  pas  belle,  mais 
elle  renferme  au  moins  un  germe  de  beauté.  Les  exem- 
ples ne  manquent  dans  aucun  des  arts  ;  en  littérature, 
on  sait  les  clameurs  que  suscitèrent  Baudelaire,  Flaubert 
et  les  de  Goncourt,  pour  ne  parler  que  des  morts  du  siè- 
cle dernier  ;  leur  originalité,  à  défaut  d'autres  qualités, 
est  indéniable.  En  peinture  il  y  eut  des  déchaînements 
prolongés  contre  Géricault,  Delacroix,  Courbet,  Théodore 
Rousseau  et  même  Millet  ;  en  sculpture,  où  l'originalité 
a  fait  beaucoup  plus  défaut  pendant  le  xix^  siècle,  la 
critique  est  assez  anodine,  et  il  faut  arriver  à  l'œuvre 


LES    SIGNES    DE  LA   BEAUTE  SaS 

de  M.  Rodiii  pour  retrouver  cette  impression  d'étrangeté 
qui  est  le  signe  de  l'individualité,  et  avec  elle  la  polémi- 
que violente  ;  en  architecture,  les  grandes  constructions 
en  fer  sont  certainement  ce  qui  a  paru  le  i)lus  bizarre 
au  goût  public  et  ce  qui  l'a  le  plus  choqué  ;  c'est 
aussi  ce  qu'il  y  a  eu  de  plus  original  ;  enfin  en  musique, 
rien  n'a  plus  surpris  les  contemporains  que  les  éclats 
d'un  Berlioz  et  la  conception  nouvelle  du  drame  wagné- 
rien  ;  les  noms  de  Berlioz  et  de  Wagner,  si  on  ne  veut 
pas  voir  en  eux  les  plus  grands  du  xix*  siècle,  person- 
nifient du  moins  les  deux  plus  importants,  les  deux 
plus  originaux  mouvements  de  l'art  à  cette  époque.  Donc 
un  conseil  se  dégage  très  net  de  ce  rapide  aperçu 
historique  autant  que  du  raisonnement  théorique  que 
nous  avons  exposé:  ne  jamais  mépriser  une  œuvre 
parce  qu'elle  choque  le  goiit  public,  mais  la  considérer 
avec  d'autant  plus  de  soin  qu'elle  le  choque  plus  vivement 
et  plus  généralement,  et  discerner  par  l'analyse  si  cette 
étrangeté  est  le  fait  d'une  originalité  sincère  ou  d'une 
banale  réclame  ;  dans  le  premier  cas,  l'œuvre  renferme 
au  moins  un  élément  de  beauté,  dans  le  second  elle  est 
certainement  mauvaise. 


De  même  qu'un  sentiment,  non  encore  éprouvé  du 
spectateur  et  révélé  soudain  par  l'aspect  nouveau  d'une 
œuvre,  est  le  signe  à  peu  près  certain  d'originalité  chez 
l'auteur,  de  même  le  souvenir  et  l'obsession  d'une 
œuvre  sont  une  marque  de   la  pénétration  de  pensée 


326  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

dont  a  fait  preuve  l'artiste.  Qu'un  tableau,  un  poème, 
un  opéra  nous  aient  plu  ou  déplu,  du  moment  où  ils 
ont  laissé  en  nous  une  trace  profonde,  agréable  ou 
douloureuse,  c'est  qu'ils  ont  une  valeur  esthétique 
réelle,  et  cette  valeur,  ils  la  doivent  à  l'effort  de  l'auteur 
pour  aller  au  fond  de  son  idée  et  exprimer  la  vérité 
objective. 

En  effet  rien  de  ce  qui  est  faiblement  conçu  ne  nous 
frappe  ;  si  l'expression  est  elle-même  flottante  et  incon- 
sistante, l'œuvre  est  irrémédiablement  mauvaise  ;  si 
l'expression  est  exagérée,  le  résultat  est  identique,  et 
enfin  si  l'expression  rend  fidèlement  la  pensée,  nous 
pouvons  être  sensibles  à  ce  mérite,  mais  le  vide  de  cette 
pensée  nous  empêchera  d'être  intellectuellement  touchés 
et,  dans  une  certaine  mesure,  modifiés  par  l'œuvre.  Au 
contraire  lorsque  l'artiste,  s'attachant  à  un  objet  s'efforce 
de  le  connaître  et  de  le  rendre  tel  qu'il  lui  apparaît, 
lorsque  l'esprit,  d'ailleurs  vigoureux,  pénètre  la  matière 
à  laquelle  il  s'intéresse  et  exprime  exactement  l'idée  ou 
l'image  aperçues,  l'œuvre,  bonne  ou  mauvaise,  attra- 
yante ou  répugnante,  s'empare  de  nous  par  tout  ce 
qu'elle  renferme  de  forte  vérité  ;  et,  bienveillants  ou 
hostiles,  nous  sommes,  grâce  à  elle,  autres  que  nous 
n'étions  auparavant  ;  nous  avons  une  conception  plus 
nette  et  plus  forte  des  choses  ;  nous  sommes  transfor- 
més par  cette  œuvre  qui  revient  sans  cesse  à  notre 
esprit,  sur  laquelle  nous  discutons,  que  nous  donnons 
comme  exemple  à  suivre  ou  à  éviter,  enfin  qui  nous 
engage  plus  avant  dans  une  théorie  esthétique,  auda- 
cieuse  ou   timide,  —  peu  importe.   La  pénétration  de 


LES    SIGNES    DE    LA    BEAUTÉ  32^ 

notre  intelligence  par  une  œu  vre  est  le  contre-coup  de 
la  pénétration  de  l'objet  par  la  pensée  créatrice  de 
l'auteur  ;  et  ainsi  c'est  un  signe  certain,  sinon  de  beauté, 
du  moins  de  mérite  esthétiqu  e,  que  la  place  prise  en 
nous  par  cette  œuvre,  alors  même  que  nous  sommes 
tentés  de  la  déclarer  mauvaise. 

Nous  n'en  voulons  d'autres  preuves  que  l'histoire 
même  des  œuvres  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure  : 
l'effort  de  Fuvis  de  Chavannes  pour  rendre  l'état  d'âme 
et  la  condition  d'existence  du  Pauvre  Pêcheur^  l'efïort 
de  Manet  pour  concevoir  et  pour  faire  concevoir  à  autrui 
la  vie  écrasée  de  la  prostituée,  n'ont  pas  été  signalés  en 
général  par  la  critique  ;  mais  ils  ont  imposé  à  l'esprit 
du  spectateur  une  certaine  conception  des  choses,  dans 
laquelle  la  vérité  et  la  sincérité  agissaient  sur  ceux  mêmes 
qui  niaient  ces  qifalités  ;  cette  conception,  exacte  ou 
non,  mais  provenant  d'une  étude  pénétrante  et  cons- 
ciencieuse, a  envahi  lentement  l'intelligence,  comme 
toute  idée  neuve  et  encore  mal  comprise  ;  l'obsession  de 
l'œuvre  a  hanté  la  critique  ;  dès  lors  on  a  discuté  cette 
œuvre  au  point  de  vue  esthétique,  on  l'a  anathématisée 
ou  on  l'a  exaltée,  et  finalement,  comme  cette  conception, 
puisée  dans  la  recherche  du  vrai  et  du  naturel,  avait  au 
moins  le  mérite  d'être  forte,  elle  est  restée  et  a  marqué 
une  date  dans  l'histoire  de  l'art.  On  peut  maintenant 
condamner  les  œuvres,  au  point  de  vue  de  ce  qu'on 
nomme  le  goût  ;  on  ne  peut  empêcher  qu'elles  se  soient 
imposées  et  qu'elles  s'imposent  encore,  comme  types 
de  deux  grands  genres,  aux  raisonnements  de  la  criti- 
que ;    et    ce   seul   fait  qu'elles  préoccupèrent  tous  les 


3a8  LES   LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

esprits  dès  leur  apparition  était  une  marque  suffisante 
de  la'force  et  de  la  vérité  avec  lesquelles  elles  rendaient 
la  nature  —  non  pas  certes  toute  la  nature,  —  mais 
l'aspect  auquel  elles  s'attachaient. 

La  même  remarque  s'appliquera  à  un  musicien  comme 
Richard  Wagner  qui  s'est  ingénié  à  connaître  les  âmes 
mystiques  ou  passionnées,  à  apercevoir  l'être  humain 
dans  ses  tendances  naturelles,  dans  ses  aspirations 
Méales,  dans  le  mystère  de  sa  destinée,  et  à  ne  laisser 
en  dehors  de  son  art  rien  de  ce  qui  pouvait  être  exprimé 
par  lui.  Ceux  qui  sifflaient  Tannhauser  en  1861  n'en 
subissaient  pas  moins  l'ascendant  du  maitre  ;  c'est  lui 
qui  était  le  représentant  de  «la  musique  de  l'avenir», 
c'est  contre  lui  qu'il  fallait  lutter,  et  c'est  lui  qui  obsé- 
dait la  pensée  de  tous  les  amateurs  de  musique,  parce 
c'est  lui  qui  faisait  traduire  ou  essayait  de  faire  traduire 
à  la  musique  des  objets  nouveaux.  On  comprenait,  sans 
se  l'avouer  franchement,  qu'il  s'appliquait  de  toute  sa 
force  à  l'étude  de  certains  sentiments  dans  leur  rapport 
avec  la  musique,  et  ces  ressources  nouvelles  qu'il  trou- 
vait dans  la  pénétration  ])lus  complète  de  l'àme  humaine 
marquaient,  à  elles  seules,  la  valeur  esthétique  de  son 
effort,  et  assuraient  à  son  œuvre  une  place  dominante 
dans  le  mouvement  musical. 

Sans  répéter  le  même  raisonnement  pour  un  archi- 
tecte comm  eViollet-le-Duc  ou  pour  les  grands  construc- 
teurs en  fer,  pour  un  audacieux  comme  le  sculpteur 
Rodin,  pour  Baudelaire,  sur  lequel  on  s'acharne  encore, 
pour  Flaubert  et  les  de  Goncourt  qui  furent  traduits  en 
justice  moins  par  souci  de  la  morale  que  par  scrupules 


LES    SIGNES    DE    LA   BEAUTE  829 

esthétiques  (1),  on  voit  que  certaines  œuvres  en  s'impo- 
sant  aux  préoccupations  constantes  des  contemporains, 
en  devenant  des  arguments  pour  ou  contre  une  forme 
d'art,  affirment  par  là  môme  leur  mérite  esthétique. 
Mais  quel  mérite?  Celui  d'avoir  connu  et  rendu  forte- 
ment l'objet  auquel  elles  se  sont  appliquées,  celui  delà 
pénétration. 

Ajoutons  d'ailleurs  que  cette  connaissance  scrupu- 
leuse, que  cette  expression  énergique  constituent  en 
même  temps  une  puissante  originalité,  et  que,  pour  les 
artistes  novateurs,  individualité  et  pénétration  sont  deux 
qualités  presque  inséparables.  Donc  si  une  œuvre 
qui  arrête  le  regard  par  l'expression  d'un  senti- 
ment neuf  marque  l'individualité,  au  bon  sens  du  terme, 
celle  qui  obsède  la  pensée  artistique  d'une  époque  mar- 
que la  pénétration  par  l'auteur  de  l'objet  qu'il  étudie,  et 


(1)  On  lil  dans  les  considérants  du  jugement  de  la  6'  chambre  du  Tribunal 
correclionnel  de  Paris,  concernant  le  procès  de  a  Madame  Bovary  »  :  «  Attendu 
qu'il  n'est  pas  permis,  sous  prétexte  de  peinture  de  caractère  ou  de  couleur 
locale,  de  reproduire  dans  leurs  écarts  les  faits,  dits  et  gestes  des  personnages 
qu'un  éccrivain  s'est  donné  mission  de  peindre  ;  qu'un  pareil  système,  appli- 
qué aux  œuvres  de  l'esprit  aussi  bien  qu'aux  productions  des  beaux-arts, 
conduiriil  à  un  réalisme  qui  .serait  la  négation  du  beau  et  du  bon,  et  qui,  enfan- 
tant des  œuvres  également  offensantes  pour  les  regards  et  pour  l'esprit,  commettrait 
de  continuels  outrages  à  lu  morale  publique  et  aux  bonnes  mœurs,  etc.  » 

Les  de  Concourt  se  sont  plaints  qu'on  poursuivit  en  eux  «  certaines  idées 
littéraires.  ;<  Latoiir-Desmoulins  (alors  ministre)  n'avait-il  pas  dit  à  M.  Armand 
Lefebvre  :  Je  dois  vous  dire  que  je  suis  désolé  delà  poursuite  de  ces  Messieurs... 
vous  savez,  les  magistrats,  c'est  si  vétilleux,  ces  gens-là...  au  reste  je  les  crois 
dans  une  mauvaise  voie  littéraire,  et  je  crois  leur  rendre  service  par  cette  pour- 
suite ».  (Journal  des  de  Concourt.  T.  I.  P.  48). 


33o  LES    LOIS    DE   LA    CRITIQUE 

presque  toujours  l'artiste  qui  possède  une  de  ces  quali- 
tés possède  aussi  l'autre. 

Mais  en  retenant  de  force  l'attention  du  spectateur, 
les  productions  de  l'art  ne  témoignent  pas  seulement 
de  cette  qualité  de  la  pensée  créatrice  que  nous 
appelons  la  pénétration  ;  elles  révèlent  encore  la  vérité 
de  l'expression.  A  l'individualité  correspondait  l'im- 
possibilité de  confondre  une  pensée  créatrice  avec  une 
autre  et  la  forme  propre  à  cette  pensée  avec  toute 
autre  forme  ;  à  la  pénétration  correspondent  l'envahisse- 
ment des  esprits  par  une  conception  esthétique,  et  la 
traduction  adéquate  de  l'objet  aperçu  par  l'artiste. 

Ceci,  sans  doute,  semble  un  paradoxe  :  car  si  les  natu- 
ralistes se  sont  piqués  de  rendre  la  nature  avec  une 
entière  vérité,  les  idéalistes  ont  eu,  eux,  la  prétention 
d'embellir  cette  même  nature,  et  par  conséquent  de  la 
déformer  en  un  certain  sens.  Manel  voulait  peut-être 
copier  purement  et  simplement  un  modèle  pris  dans  la 
nature  avec  son  Olympia,  —  et  en  réalité  il  a  fait  tout 
autre  chose  ;  —  mais  Puvis  de  Ghavannes  dans  Pauvre 
Pêcheur  n'a  pas  songé  à  la  réalité  de  chaque  jour  ;  il  a 
fait  selon  sa  pensée  plutôt  que  selon  la  nature.  De  même 
Wagner  a  connu  l'être  humainjusque  dans  ses  profon- 
deurs ;  mais  avec  un  artiste  d'une  telle  envolée,  qui 
donc  osera  parler  de  l'exactitude  dans  l'expression  ? 
Qu'est-ce  également  que  cette  exactitude  chezunRodin, 
si  tourmenté,  si  maniéré  même  dans  ses  affectations  de 
rudesse  et  de  simplicité,  et,  au  fond,  si  idéaliste  ?  Qu'est- 
ce  enfin  que  cette  vérité  chez  un  Baudelaire  toujours 
préoccupé  de  sensations  rares  ou  exquises? 


LES    SIGNES    DE   LA    BEAUTÉ  33l 

Il  arrive  sans  cesse,  dans  les  questions  d'esthétique, 
qu'on  soit  victime  d'une  équivoque.  C'est  ici  le  cas.  Le 
mot  exactitude  est  large  jusqu'à  l'excès,  et  signifie 
à  la  fois  expression  fidèle  de  la  réalité  vulgaire,  e  t 
expression  fidèle  d'une  chose  vraie,  que  cette  chose 
soit  un  sentiment  ou  une  sensation  ou  un  objet  de  la 
nature,  qu'elle  soit  fréquente  ou  rare,  réelle  ou  même 
imaginaire,  auquel  cas  la  vérité  se  confondra  avec  la 
vraisemblance.  C'est  dans  ce  second  sens  que  nous  récla- 
mons, pour  toute  œuvre  qui  compte  et  fait  époque,  le 
mérite  de  l'exactitude.  Puvis  de  Ghavannes  est  exact  et 
vrai,  non  pas  de  cette  exactitude  et  de  cette  vérité  qui 
consisterait  à  faire,  par  impossible,  passer  un  coin  de  la 
nature  dans  son  œuvre,  mais  de  celle  qui  vise  au  geste 
exact  des  hommes  et  des  choses  :  les  êtres  prennent  une 
signification  particulière  par  leur  allure  générale,  indé- 
pendamment de  tous  les  détails  qui  les  composent;  c'est 
cette  allure  généraleq  u'avec  une  exactitude  scrupuleuse, 
due  à  une  étude  consciencieuse,  Puvis  de  Chavannes  a 
rendue. 

Il  est  trop  clair  qu'on  ne  peut  copier  la  nature  :  le 
peintre  de  La  Berge  mourut  de  désespoir  après  trois 
ans  d'efforts  pour  reproduire  un  coin  de  jardin  où  le 
ciel,  le  changement  des  saisons,  les  heures  différentes 
du  jour  mettaient  sans  cesse  des  nuances  différentes. 
Donc  tout  peintre  choisit  la  vérité  qu'il  veut  rendre  : 
Manet  l'a  vue  dans  les  lignes  arrêtées  et  dans  la  couleur 
claire  et  un  peu  dure  ;  Puvis  de  Chavannes  l'a  vue 
dans  le  geste,  et  c'était  son  droit.  Pour  qu'un  artiste  soit 
vrai,  il  n'est  pas  nécessaire  qu'il  nous  montre  ce  que  nous 


332  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

avons  coutume  d'apercevoir  et  qui  est  souvent  secon- 
daire^ mais  ce  qui  existe  réellement  et  donne  à  l'objet 
ou  à  la  pensée  toute  Itîur  valeur.  Ainsi  comprises  l'exac- 
titude et  la  vérité  se  trouvent  dans  toutes  les  œuvres 
auxquelles  s'arrête  la  pensée  d'une  époque. 

Comment  en  effet  imaginer  que  dans  l'art,  défini  si 
souvent  l'imitation  de  la  nature,  le  public  se  préoc- 
cupe, jusqu'à  en  être  obsédé,  d'une  forme  d'où  la 
vérité  est  absente  ?  On  laisse  à  l'écrivain  ou  au  peintre 
une  assez  grande  liberté  dans  le  choix  de  leur  sujets  ; 
mais,  une  fois  les  sujets  admis,  on  exige  des  auteurs 
qu'ils  respectent  la  vraisemblance,  c'est-à-dire  la  vérité 
telle  que  la  réalité  la  présenterait  si  la  chose  reproduite 
n'était  pas  imaginaire.  Faute  de  cette  vérité,  l'œuvre 
manque  son  effet,  et  on  n'y  prend  pas  intérêt.  Même  dans 
les  romans  d'aventure  les  plus  hardis,  tels  que  les  Trois 
Mousquetaires  ou  Monte-Cristo,  dans  les  plus  vastes 
débordements  d'imagination,  on  exige  assez  de  vrai- 
semblance, ou,  si  l'on  veul,  de  vérité,  pour  croire  que 
«  l'histoire  est  arrivée  ».  On  peut  donc  dire  que  tout 
ouvrage  valant  par  la  j)énétration  de  la  pensée  créa- 
trice vaut  aussi  par  la  vérité  dans  le  rendu  ;  car  il  n'ar- 
riverait à  intéresser  personne,  si  on  ne  sentait,  même 
confusément,  un  rapport  étroit  entre  la  chose  ou  l'idée 
étudiées  par  l'auteur  et  l'expression  de  cette  chose  ou 
de  cette  idée.  Ce  rapport  constitue  l'exactitude 
de  l'expression,  comme  l'étude  de  l'objet  ou  de 
l'idée  constitue  la  vérité  de  la  pensée,  vérité  vue 
sous  un  angle  spécial,  par  un  tempérament  spécial, 
vérité     partielle     souvent,     mais      vérité     vraie     qui, 


LES    SIGNES    DE    LA   BEAUTÉ  333 

fidèlement  rendue,  produit  l'exactitude  de  l'expression. 
Donc  Puvis  de  Chavannes  est  vrai,  comme  l'est 
Manet,  lui  aussi,  comme  l'est  Wagner  ayant  pénétré 
les  coins  les  plus  mystérieux  de  l'àme  humaine  et  ayant 
rendu  avec  vérité  ce  mystère  presque  indicible,  comme 
l'est  aussi  M.  Kodin,  ayant  saisi  dans  l'individu  une 
attitude  vivante  à  laquelle  il  sacrifie  tous  les  autres 
détails,  même  importants,  comme  l'est  Baudelaire, 
rendant  en  toute  vérité  des  des  sensations  morbides  ou 
des  sentiments  compliqués.  La  vérité,  dans  les  arts 
plastiques,  ne  consiste  pas  à  fixer  l'aspect  banal  de  la 
réalité,  et  dans  les  autres  arts  à  rendre  fidèlement  un 
sentiment  rare  ou  commun,  mais  un  aspect  possible, 
un  sentiment  vraisemblable.  Il  s'ensuit  que  la  vérité 
est  une  conséquence  nécessaire  de  la  pénétration,  par 
laquelle  la  pensée  connaît  son  objet,  et  que  si  le  rôle 
prépondérant  joué  par  une  œuvre  à  une  époque  donnée 
suppose  une  grande  puissance  de  pénétration  chez 
l'auteur,  il  suppose  aussi  l'exactitude  dans  l'expression. 


La  compréhension,  à  son  tour,  fait  naîlre  en  nous 
une  impression  particulière  et  se  traduit  dans  l'œuvre 
par  une  qualité  propre  de  la  forme  ;  cette  impression, 
c'est  celle  que  des  pensées  nouvelles  naissent  en  nous  à 
la  vue  de  l'œuvre  ;  cette  qualité  de  la  forme,  c'est  ce 
que  nous  appellerons  la  largeur  du  faire.  En  d'autres 
termes  l'œuvre  compréhensive  a  comme  signes  exté- 
rieurs la  suggestivité  et  la  large  facture. 


334  lES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

Il  ne  faut  voir  dans  ces  deux  qualités  que  la  projec- 
tion extérieure  de  la  compréhension,  de  l'harmonie  et 
de  la  vie  de  la  pensée  créatrice.  En  effet  l'art,  ayant 
pour  but  de  traduire  la  conception  intime  d'un  auteur, 
nous  fait  apercevoir  d'un  coup  d'œil  l'ensemble  des 
objets  embrassés  par  l'esprit  créateur,  nous  révèle  au 
moins  dans  ses  grandes  lignes  la  marche  de  la  pensée, 
et  en  même  temps  que  le  spectacle  du  réel  nous  offre 
celui  de  l'esprit  dominant  les  choses.  L'effort  par  lequel 
l'artiste  est  arrivé  à  se  satisfaire  sur  le  problème  intéres- 
sant les  rapports  des  objets  qu'il  perçoit  est  compris  par 
le  spectateur  ;  l'idée  qui  se  dégage  de  cet  effort,  la 
solution  du  problème  apparaissent  comme  un  aliment 
offert  à  la  réflexion  comme  un  nouveau  problème  se 
posant  à  quiconque  comprend  ou  essaie  de  comprendre  ; 
car,  en  présence  d'une  conception  particulière  de  l'uni- 
vers, comme  celle  d'un  Gœthe  ou  d'un  Dante,  l'esprit 
humain  se  demande  à  son  tour  :  Est-ce  ou  n'est-ce 
pas  exact  ?  est-ce  ou  n'est-ce  pas  un  tableau  précis,  une 
explication  juste  de  notre  nature  ?  l'auteur  a-t-il  vu 
tout  ce  qui  intéresse  notre  humanité  ?  n'a-t-il  laissé 
dans  l'ombre  aucun  élément  important  qui  contrarierait 
ses  vues  ?  sa  synthèse  même  est-elle  absolument  rigou- 
reuse, et  n'induit-il  pas  au-delà  de  ce  que  lui  permet- 
tent les  phénomènes  ?  En  présence  d'un  Rembrandt  ou 
d'un  Léonard,  des  questions  analogues  se  posent  d'elles- 
mêmes  à  notre  intelligence  :  Ce  Christ  des  disciples 
d'Emmaûs  répond-il  à  l'être  plus  divin  qu'humain 
entrevu  par  les  humbles  ?  Cette  divinité  est-elle  suffi- 
samment exprimée   par  les  traits  et  les  couleurs  dont 


LES    SIGNES    DE    LA    BEAUTÉ  335 

s'est  servi  l'artiste  ?  a-t-il  vu  et  fait  voir  tout  ce  qu'elle 
contenait  de  grandeur,  de  noblesse  et  d'amour  infini  ? 
a-t-il  montré  aussi  tout  ce  que  la  souffrance  humaine  a 
laissé  de  tristesse  sur  le  visage  de  l'Homme  Dieu  ?  Cette 
conception  est-elle  vraiment  puissante  ?  Ou  encore  : 
Pourquoi  ce  sourire  inquiétant  de  la  Joconde,  ce  sourire 
qui  n'exprime  ni  la  joie  ni  l'affection,  ni  la  condescen- 
dance, ni  aucun  des  sentiments  qu'il  traduit  d'ordinaire, 
mais  bien  l'indifférence  à  tout  ce  que  recherchent  les 
hommes  et  le  mystère  d'une  vie  intérieure  qui  se 
suffit  à  elle-même  sans  se  révéler  à  autrui  ? 

Toute  œuvre  de  pensée  provoque  à  son  tour  la  pen- 
sée; et  plus  cette  pensée  créatrice  est  large,  harmonieuse, 
compréhensive,  plus  l'effort  qu'elle  suscite  est  naturelle- 
ment grand,  élevé,  philosophique.  Une  image  d'Epinal 
est  une  œuvre  d'art  ;  mais  le  dessin  en  ayant  été  à  peu 
près  dénué  de  pensée,  il  est  naturel  qu'il  ne  suggère  pas 
à  l'esprit  autre  chose  que  ce  qu'il  contient;  au  contraire 
les  disciples  d'Emmaûs  étant  le  résultat  d'une  concep- 
tion de  la  divinité  —  conception  non  pas  analytique  et 
philosophique  peut-être,  mais  plastique  et  tendant  à 
s'exprimer  par  les  formes  où  le  peintre  sent  le  plus  de 
grandeur  et  de  vérité,  —  il  est  naturel  qu'ayant  pénétré 
cette  conception,  nous  nous  y  arrêtions,  en  jugions  la 
valeur,  et  pour  cela  refassions  le  travail  de  pensée 
qu'exige  un  pareil  sujet. 

Une  œuvre  de  génie  qui  ne  serait  pas  suggestive,  ne 
saurait  s'affirmer  comme  telle  :  pour  prendre  l'exemple 
de  Léonard  de  Vinci,  quiconque  ne  sent  pas  dans  son 
œuvre   cet  éternel  problème  de  la  nature  et  de  la  desti- 


336  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

née  de  l'homme,  et  n'est  pas  incité  à  réfléchir  sur  ces 
sujets,  n'a  pas  le  droit  de  proclamer  la  beauté  éminente 
de  cette  œuvre,  et  devra  lui  préférer  le  charme  de 
Raphaël,  d'André  del  Sarto  et  du  Corrège  ;  et  ces  pein- 
tres eux-mêmes,  on  ne  pourra  les  trouver  vraiment 
grands  que  si  on  pénètre  leur  profondeur  de  sentiment 
et  leur  conception  des  belles  formes,  de  la  douceur  et  de 
la  volupté  de  la  vie.  Et  s'il  nous  arrive  fréquemment  de 
proclamer  géniale  une  œuvre  qui  ne  provoque  pas  en 
nous  un  puissant  effort  de  pensée,  —  qu'il  s'agisse  de 
Dante  et  de  ses  visions  des  autres  mondes,  ou  de  Dona- 
tello  et  de  son  Saint- Georges,  d'aspect  à  la  fois  frêle  et 
rude,  —  il  n'y  a  qu'une  chose  à  dire  :  c'est  que  la  tra- 
dition seule  nous  inspire  ce  jugement,  et  ce  n'est  ni 
dans  notre  raison,  ni  même  dans  notre  sentiment  qu'il 
prend  naissance. 

On  voit  ce  qu'il  faut  entendre  par  la  suggestivité 
considérée  comme  le  signe  de  la  puissance  compréhen- 
sive  de  la  pensée  :  elle  n'a  rien  de  commun  avec  la 
rêverie  vague  qui  s'empare  de  nous  au  bercement  d'une 
musique  quelconque,  avec  l'enchantement  que  causent 
à  nos  yeux  les  pompes  vulgaires  d'une  féerie,  avec  le 
libertinage  que  développe  le  spectacle  ou  la  lecture  des 
œuvres  malsaines,  avec  les  accès  de  sensibilité  romanes- 
que que  peuvent  nous  inspirer  des  sujets  tendres  ou 
touchants  :  tout  cela  est  extérieur  à  l'art,  et  ces  sortes 
de  suggestions  sans  valeur  esthétique  n'ont  pas  leur 
cause  efficiente  dans  l'harmonie  de  la  pensée  créatrice  ; 
elles  passent  sans  laisser  de  traces  durables  en  nous, 
sans  réaliser  une  acquisition  intellectuelle  sérieuse,  ou 


LES    SIGNES    DE    LA    BEAUTÉ  337 

alors  elles  nous  corrompent  par  la  fausse  apparence  ou 
l'inintelligence  de  l'art.  La  suggestivité  dont  nous  par- 
lons est  la  réaction  de  la  pensée  créatrice  sur  la  pensée 
spectatrice,  —  réaction  fatale,  puisque  nous  avons 
besoin  de  penser,  et  que  la  pensée  d'autrui  provoque 
nécessairement  la  nôtre  ;  —  elle  constitue  le  véritable 
gain  de  l'esprit  communiant  avec  un  esprit  plus  élevé, 
et  ne  vise  à  rien  moins  qu'à  une  conception  générale  de 
notre  nature  et  de  l'univers. 

Mais  en  môme  temps  que  l'œuvre  harmonieuse  est 
suggestive,  elle  est,  avons  nous  dit,  d'une.facture  large. 
Si  vague  que  paraisse  d'abord  ce  terme,  on  voit  assez 
ce  ce  qu'il  signifie  :  la  subordination  du  détail  à  l'impres- 
sion d'ensemble. 

Le  faire  est  large  quand  l'artiste,  se  préoccupant  de 
provoquer  en  nous  une  pensée  ou  une  émotion,  va 
droit  à  cette  pensée  ou  à  cette  émotion,  mettant  en 
pleine  lumière  ce  qui  les  engendre  directement,  et  ne 
touchant  au  reste  que  dans  la  mesure  où  l'exige  la 
représentation  vraie  des  choses.  Le  faire  est  large  dans 
l'épopée  homérique  parce  que  le  poète,  au  lieu  de  s'at- 
tarder à  tout  décrire,  ne  prend  que  les  détails  évoca- 
teurs  du  sentiment  et  révélateurs  de  l'aspect  général, 
sans  se  soucier  de  tout  dire  ou  même  de  dire  ce  qu'un 
esprit  analytique  considérerait  sans  doute  comme  essen- 
tiel. Le  faire  est  généralement  large  dans  l'esquisse  parce 
que  le  peintre  choisit  pour  rendre  son  idée  ce  qui  est 
propre  à  en  exprimer  le  sens  général,  le  sens  premier  et 
le  plus  important,  et  néglige  tout  ce  qui  est  pour  l'agré- 
ment et  la  pure  convention.  Le  faire  est  large  en  archi- 

2a 


338  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

lecture  quand  les  grandes  lignes  du  bâtiment  se  dégagent 
nettement,  et  que  d'un  seul  coup  d'oeil  on  se  rend  compte 
de  l'harmonie  de  l'ensemble,  sans  que  l'attention  soit 
troublée  par  une  foule  d'ornements  secondaires.  Et  de 
même  le  faire  est  large  dans  une  symphonie  quand  au 
milieu  de  la  variété  des  thèmes  et  des  sonorités  orches- 
trales, on  aperçoit  sans  cesse  l'idée  maîtresse  destinée  à 
nous  pénétrer  et  à  nous  émouvoir. 

Cette  largeur  du  faire  correspond-elle  nécessairement 
à  la  compréhension  de  la  pensée  créatrice?  Oui,  lorsque 
l'expression  s'adapte  exactement  à  la  pensée  ;  car  toute 
compréhension  suppose  un  ensemble  d'objets  ou  d'idées 
d'où  se  dégage  une  forte  impression  voulue  par  l'ar- 
tiste, que  cette  impression  soit  celle  des  lois  générales 
de  la  nature,  celle  de  noire  destinée,  qu'elle  consiste 
dans  un  aspect  imprévu  et  significatif  de  l'univers  ou 
même  dans  un  regard  divinateur  jeté  sur  l'au-delà. 
Comment  rendre  cette  unité  dans  la  multiplicité  si  l'on 
ne  trouve  le  centre  de  cette  vaste  perspective,  si  l'on  ne 
va  droit  à  ce  qui  résume  et  synthétise  les  idées  secon- 
daires ou  les  objets  qui  composent  l'ensemble  ?  Pour 
peu  que  les  détails  encombrent  l'œuvre  et  que  l'abus 
des  fioritures,  des  louches,  du  léché,  de  tout  ce  qui  est 
beauté  convenue  disperse  l'esprit,  la  pensée  grande  et 
forte  où  aboutit  l'effort  compréhensif  disparaît  ;  sans  la 
largeur  du  faire,  pas  d'impression  vaste  et  puissante. 

Soit,  dira-t-on,  mais  le  faire  peut  être  large  sans  que  cette 
impression  forte  existe  nécessairement;  d'où  l'on  peut 
conclure  que  ce  signe  de  la  beauté  est  trompeur. —  Il  est 
vrai  qu'il  est  difficile  d'expliquer  la  différence  qui  séoare 


LES    SIGNES    DE    LA    BEAUTE  339 

une  facture  vraiment  large  et  belle  d'une  ébauche 
grossière  et  vide  de  pensée.  Mais  lorsqu'une  forme 
simple,  ou  même  fruste,  éveille  en  nous  un  essaim 
d'idées,  lorsqu'une  telle  forme  est  suggestive,  elle 
réalise  d'ordinaire  la  facture  véritablement  large  où  le 
détail  sans  signification  est  sacrifié  volontairement.  Au 
contraire  quand  la  facture  nous  laisse  indifférents, 
quand,  après  un  impartial  et  scrupuleux  examen,  elle 
n'évoque  en  nous  aucune  forme  de  vie  inédite,  aucune 
idée  importante  demeurée  obscure,  il  y  a  beaucoup  à 
parier  qu'elle  est  simplement  maladroite  et  vaine.  Ce 
n'est  donc  pas  la  seule  inspection  de  la  facture  qui 
suffira  à  nous  révéler  si  cette  facture  est  large  ou  non, 
mais  la  coopération  de  la  suggestivité,  —  en  supposant 
au  critique  une  expérience  sérieuse  des  œuvres  d'art. 

Ainsi  certains  dessins  de  Rembrandt  sont  tellement 
hardis  comme  procédés  de  représentation  que  des  igno- 
rants les  confondraient  aisément  avec  des  griffonnages 
d'enfants  ;  est-ce  la  seule  connaissance  des  formes  plas- 
tiques qui  nous  fera  reconnaître  si  les  dessins  de  Rem- 
brandt sont  des  maladresses  ou  des  chefs-d'œuvre  ?  Non, 
il  y  faudra  encore  cette  impression  de  gravité,  de  recher- 
che quasi-philosophique  qu'on  retrouve  dans  toute 
l'œuvre  de  ce  grand  maître,  La  largeur  du  faire,  comme 
signe  extérieur  de  la  beauté,  n'a  de  valeur  que  si  elle 
correspond  à  une  impression  de  suggestivité  émanant  de 
l'œuvre  d'art. 

Mais,  objectera-t-on,  si  par  largeur  du  faire  on  entend, 
comme  le  veut  Diderot  pour  l'esquisse,  «  l'âme  du  pein- 
tre  qui   se  répand  librement  sur  la  toile  »,  l'âme  du 


34©  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

peintre  traduisant  à  grands  traits  et  sans  souci  du  menu 
détail  l'idée  dont  elle  est  pleine,  à  combien  de  belles  et 
larges  œuvres  ne  serons-nous  pas  obligés  de  refuser 
cette  qualité  ?  Toutes  celles  en  cfîet,  où  apparaît  le  soin 
du  détail,  où  l'artiste,  au  lieu  de  s'en  tenir  aux  grandes 
lignes  et  aux  traits  essentiels,  a  pris  plaisir  à  l'ornement 
et  au  fini  du  travail,  semblent  répugner  à  la  large  fac- 
ture ;  à  ce  compte,  la  plupart  des  peintres  primitifs  si 
puissants  et  si  délicats,  les  constructeurs  de  cathédrales 
gothiques  aux  dentelles  compliquées,  les  poètes  curieux 
du  style,  en  un  mot  tous  les  puissants  génies  qui  ne  se 
sont  pas  contentés  de  l'a  peu  près,  ne  sauraient  préten- 
dre à  la  largeur  du  faire. 

En  réalité  les  choses  sont  tout  autres  :  la  qualité  dont 
nous  nous  occupons  n'exclut  pas  le  scrupule  de  la  per- 
fection ;  elle  n'est  pas  incompatible  avec  le  désir  de 
plaire  par  des  ornements  patiemment  ouvragés  ;  elle 
s'accommode  de  tout  ce  qui  est  travail  précieux,  exquis 
et  rare,  mais  à  une  condition,  c'est  que  ce  travail  soit 
nettement  subordonné  à  un  dessin  d'ensemble  où  se 
manifeste  immédiatement  la  force  de  pensée  de  l'auteur. 
Les  rosaces  de  Notre-Dame  pourraient  être  plus  simples  ; 
mais  la  cathédrale  n'en  serait  pas  pour  cela  d'un  faire 
plus  large,  parce  qu'elles  ne  nuisent  en  rien  à  l'impres- 
sion qui  ressort  de  l'ensemble  de  l'édifice.  Imaginons 
qu'elles  rompent  les  lignes  et  que  leur  complication  soit 
volontairement  mise  en  vue,  le  faire  deviendra  mesquin, 
parce  qu'on  aura  transformé  l'accessoire  en  principal. 

Il  y  a  peu  d'œuvres  aussi  soignées  d'exécution  que  le 
Couronnement  de  la  Vierge  de  Fra  Angelico  ;  mais  la 


LES    SIGNES    DE    LA   BEAUTÉ  34l 

subordination  de  tout  ce  travail  d'exécution  à  un  senti- 
ment initial  est  tel  que  les  grandes  lignes,  les  lignes 
significatives,  apparaissent  tout  d'abord  dans  leur  puis- 
sante simplicité  pour  provoquer  en  nous  l'émotion  cber- 
chée  par  l'auteur  ;  puis,  conformément  à  l'idéal  pri- 
mitif, les  détails  se  surajoutent,  s'appellent  les  uns  les 
autres,  et  finissent  par  emplir  toute  l'œuvre  sans  cepen- 
dant nuire  à  l'impression  d'ensemble.  Nous  définirions 
volontiers  la  largeur  du  faire  par  la  persistance  des 
qualités  essentielles  de  l'esquisse  dans  l'œuvre  menée  à 
son  complet  achèvement.  Elle  ne  consiste  pas  dans  la 
rudesse  et  la  maladresse  apparentes,  mais  dans  la  pré- 
dominance des  traits  significatifs  et  essentiels,  des  traits 
vraiment  révélateurs  de  la  pensée  harmonieuse  et  forte, 
sur  les  détails  dont  l'artiste  se  plaît  à  rehausser  l'éclat 
de  chaque  partie  de  son  œuvre. 

La  largeur  du  faire  se  trouve  dans  les  dessins  de 
Rembrandt,  elle  se  trouve  aussi  dans  le  xin°  siècle 
gothique  ;  l'essentiel  pour  le  critique  est  de  ne  pas  atta- 
cher plus  d'importance  au  détail  que  n'en  ont  attaché 
les  artistes,  et,  au  milieu  d'une  ornementation  compli- 
quée, de  ne  pas  perdre  de  vue  les  grandes  lignes  de 
l'ouvrage.  On  peut  sans  doute  s'y  tromper;  mais  il  est 
bien  certain  que  pratiquement  un  critique  expérimenté 
n'aura  pas  de  peine  à  reconnaître  l'œuvre  où  le  détail 
surcharge  la  conception  générale  de  celle  où  il  vient 
au  contraire  se  loger  —  si  compliqué  qu'on  le  suppose, 
—  dans  des  parties  faites  pour  le  recevoir  et  gardant  la 
beauté  propre  de  leurs  proportions.  Ce  n'est  donc  pas 
un  sophisme  que  de  parler  de  largeur  du  faire  dans  les 


34a  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

œuvres  d'art  parfois  les  plus  achevées,  et  de  voir  dans 
cette  qualité  le  signe  extérieur  de  la  puissance  compré- 
hensive  de  la  pensée  créatrice. 

Et  maintenant  est-ce  une  règle  absolue  que  toute 
œuvre  originale  éveille  en  nous  une  pensée  inconnue  et 
se  traduise  par  une  forme  imprévue,  que  toute  œuvre 
dont  la  pensée  créatrice  est  pénétrante  s'impose  à  notre 
attention  d'une  façon  obsédante  et  revête  une  forme 
dont  la  vérité  est  le  principal  mérite,  enfin  que  toute 
œuvre  ample  et  harmonieuse  nous  suggère  de  hautes  et 
graves  pensées,  en  même  temps  qu'elle  se  distingue  par 
une  facture  véritablement  large  ?  Nous  n'oserions  ériger 
ces  observations  en  lois  intangibles  :  sans  doute  elles 
répondent  à  la  généralité  des  faits  et  sont  logiquement 
déduites  des  qualités  de  la  pensée  créatrice  ;  mais  nul 
ne  peut  dire  exactement  où  commencent  et  finissent 
l'originalité,  la  pénétration,  la  compréhension,  nul  ne 
peut  dire  dans  quelle  mesure  précise  elles  se  combinent 
en  une  œuvre  définitive  ;  et  dès  lors  il  arrive  qu'à  l'ori- 
ginalité atténuée  correspondent  une  pensée  déjà 
entr'aperçue  et  une  forme  incomplètement  neuve,  qu'à 
la  pénétration  médiocre  correspondent  une  simple 
préoccupation  de  notre  esprit  et  une  demi  vérité  de 
l'œuvre  d'art,  et  qu'à  une  compréhension  un  peu  limi- 
tée correspondent  une  suggestivité  peu  intense  et  un 
faire  parfois  maniéré. 

Les  limites  maxima  et  minima  entre  lesquelles  varient 
les  qualités  de  la  pensée  rendent  possibles  des  diffé- 
rences d'aspect  très  grandes  dans  le  même  signe  de  la 
beauté.  L'interprétation  de  ces  signes  est  donc  délicate 


LES    SIGNES    DE   LA    BEAUTE  343 

et  ne  peut  prétendre  à  donner  une  certitude  absolue, 
d'autant  que  le  langage  d'un  art  est  intraduisible  dans 
toutes  ses  nuances  par  le  langage  verbal. 

Mais  nous  visons,  par  une  méthode  rationnelle,  à  un 
but  pratique,  et  dans  ces  conditions  il  est  sans  doute 
utile  d'avoir  défini  quelques-uns  des  signes  de  la  beauté  : 
car  ils  pourront  servir  à  la  reconnaître,  alors  que  par 
paresse  d'esprit,  par  goût  personnel,  par  habitude  des 
vieilles  formules,  nous  l'aurions  dédaignée.  Il  ne  faut 
pas  attendre  de  ces  signes  des  services  réguliers  et 
aisés  ;  mais  rien  n'est  à  mépriser  de  ce  qui  peut  nous 
mettre  sur  la  voie  d'un  jugement  équitable,  et  à  ce  titre 
ils  avaient  quelque  droit  à  prendre  place  dans  ce 
travail. 


CHAPITRE  V 


LES    QUALITES    DU    CRITIQUE    D  ART 


Les  lois  ne  valent  qu'en  raison  de  leur  application.  —  Com- 
ment les  lois  de  la  critique  d'art  seront-elles  appliquées  ? 
Quelles  seront  lefi  qualités  du  critique  ? 

L'indépendance  d'esprit.  —  En  quoi  elle  consiste.  —  Obsta- 
cles à  cette  indépendance  :  les  préjugés  du  dehors,  nos 
goûts  personnels. 

L'intelligence  de  l'œuvre  d'art.  —  En  quoi  elle  consiste.  — 
Pourquoi  elle  est  si  rarement  réalisée.  —  Nécessité  de 
chercher  à  comprendre  toute  la  pensée  de  l'auteur  aussi 
bien  dans  les  œuvres  qui  nous  déplaisent  que  dans  celles 
qui  nous  plaisent. 

L'expérience  des  œuvres  d'art.  —  En  quoi  elle  consiste.  — 
Comment  elle  procède.  —  L'expérience  mène  à  la  science 
et  à  l'érudition.  —  Nécessité  de  celte  science. 

Ce  qu'il  faut  attendre  de  la  critique  d'art  rationnelle. 


346  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

Les  lois  de  la  critique  d'art  une  fois  déduites  de  leur 
principe,  il  semble  que  l'application  en  soit  désormais 
chose  aisée,  et  qu'il  ne  reste  plus  dans  le  jugement 
esthétique  aucune  place  pour  l'arhitraire.  Il  n'en  est 
malheureusement  rien.  Un  bon  mathématicien  voit  du 
premier  coup  d'oeil  si  la  solution  d'un  problème  donné 
est  exacte  ou  fausse,  et  il  ne  risque  pas  de  se  trouver 
sur  ce  point  en  désaccord  avec  un  autre  mathématicien  ; 
car  la  science  des  mathématiques  est  si  précise  et  si 
nettement  délimitée,  l'application  des  principes  y  est  si 
rigoureuse  que  quiconque  l'a  sérieusement  étudiée  y 
distingue  facilement  la  vérité  de  l'erreur,  sans  crainte 
d'être  contredit  par  un  confrère.  Mais  les  lois  de  la  cri- 
tique d'art,  même  précisées  par  leurs  corollaires,  sont 
singulièrement  élastiques  :  chacun  peut  les  interpréter 
presque  à  son  gré. 

S'il  s'agit  d'apprécier  les  œuvres  du  passé,  la  plupart 
des  critiques,  s'insj)irant  de  la  tradition,  —  c'est-à-dire 
de  la  routine,  —  admirent  ou  dénigrent,  selon  l'opinion 
communément  admise,  et  invoquent  ])Our  cela  des 
raisons  courantes  ;  ils  arrivent  ainsi  à  un  accord 
apparent  dont  l'absence  d'examen  personnel  et  d'effort 
intellectuel  semble  être  la  cause  principale.  Mais 
lorsque  les  mêmes  critiques  se  trouvent  en  présence 
d'une  œuvre  contemporaine,  les  divergences  s'accen- 
tuent, et  ce  serait  une  grosse  naïveté  de  s'imaginer  que 
l'adoption  des  lois  proposées  dans  cet  ouvrage  pût  y 
porter  infailliblement  remède.  Dès  qu'il  faut,  d'après  son 
sens  personnel,  reconnaître  si  la  conception  d'un  auteur 
est  originale,  pénétrante,  harmonieuse  et  vivante,  et  si 


LES    QUALITÉS    DU    CRITIQUE    d'arT  347 

l'expression  de  cette  conception  la  traduit  aussi  fidèle- 
ment que  possible,  il  est  évident  que  toutes  les  opinions 
peuvent  se  faire  jour.  Pour  nous,  Puvis  de  Gliavannes 
a  rendu  avec  beaucoup  de  grandeur  la  vérité  d'un  des 
plus  larges  aspects  de  la  vie  ;  mais  que  répondre  de 
probant  et  d'absolument  convaincant  à  ceux  qui  ne 
voient  chez  lui  que  «  des  cartes  de  géographie  teintées  » 
et  «  à  ceux  que  ses  tableaux  font  sourire  »  (1)  ?  On  aura 
beau  leur  expliquer  que  si  ce  peintre  n'a  pas  reproduit 
toute  la  réalité  des  choses,  il  a  exprimé  avec  une  rare 
puissance  la  signification  des  gestes  de  l'homme  et  de  la 
nature,  on  aura  beau  leur  dire  que  la  couleur,  par  le  fait 
même  qu'elle  s'harmonise  avec  ces  gestes  saisis  sur  le 
vif,  est  aussi  vraie  que  celle  des  réalistes  les  plus  con- 
sciencieux, et  que  si  les  couleurs  crues  et  décomposées 
existent  et  méritent  d'être  rendues,  ces  aspects  simples 
et  presque  monochromes  sont  aussi  ceux  de  la  nature, 
—  on  ne  les  convertira  pas.  Pour  eux  il  n'y  a  de  réel 
que  ce  qu'ils  ont  coutume  de  voir  chaque  jour  ;  tout  ce 
qui  est  en  dehors  de  ce  qu'ils  aperçoivent  communé- 
ment, tout  ce  qui  contrarie  leur  façon  habituelle  de 
considérer  les  choses,  est  mauvais  ;  ils  ne  se  rendent 
même  pas  compte  «  qu'en  proscrivant  toute  convention 
d'un  art  qui  ne  peut  être  qu'une  convention  (2),  »  ils  font 
tort  à  leur  théorie.  Dès  lors  comment  leur  prouver  que 


(1).  Caslagnary.  Salon  de  1869. 

(2).  Fromentin.  Les  Maîtres  d'autreiois,  page  285. 


348  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

nous  avons  raison  de  voir  vraiment  la  vie  dans  ce  qui  ^ 
leur  paraît  mort  ?  Plus  ils  étudieront  les  œuvres  d'art 
en  les  comparant  à  la  nature,  plus  ils  s'enfonceront 
dans  leur  opinion  :  car  ils  croiront  connaître  toute  la 
nature,  alors  qu'ils  n'en  apercevront  qu'un  aspect,  et 
nous  ne  pourrons  rien  contre  eux. 

A  plus  forte  raison,  serons-nous  désarmés  en  présence 
de  ceux  qui  ne  partageront  pas  notre  avis  sur  un  drame 
ou  un  opéra  :  car  tandis  qu'en  peinture  et  en  sculpture 
on  peut  encore  discuter  tant  bien  que  mal  sur  la  vérité 
de  l'imitation,  il  est  rare  qu'en  littérature  et  il  n'arrive 
jamais  qu'en  musique  il  y  ait  un  objet  réellement 
existant  auquel  on  puisse  comparer  l'œuvre  d'art  pro- 
duite. J'estime  que  Shakespeare  est  un  grand  drama- 
turge et  que  Victor  Hugo  est  loin  de  l'égaler,  parce  que 
le  premier  enferme  dans  son  œuvre  une  représentation 
juste  et  une  conception  large  de  la  vie,  tandis  que  le 
second  est  supcrliciel  et  ne  vaut  que  par  le  lyrisme  ; 
mais  encore  est-il  que  je  n'ai  pas  établi  et  que  je  ne  peux 
guère  établir  et  faire  adopter  un  critérium  de  vie,  une 
unité  à  laquelle  tout  le  monde  rapportera  la  valeur  des 
œuvres  d'art.  Que  répondrai-je  à  ceux  qui  verront  dans 
Victor  Hugo  de  la  vérité  et  de  la  profondeur?  Il  n'y  a 
pas  de  lois  qui  tiennent  :  on  se  fera  fort  de  me  montrer 
des  qualités  dans  des  œuvres  où  je  nierai  qu'elles  aient 
été  réalisées. 

De  même  il  serait  malaisé  de  faire  comprendre  à  ceux 
que  la  musique  Wagnérienne  incommode,  qu'à  n'en 
point  douter  «  la  vie  et  la  mort,  l'importance  et  l'existence 
du  monde  extérieur  dépendent  uniquement  des  mouve- 


LES    QUALITÉS    DU    CRITIQUE    d'aUT  349 

Ynents  intérieurs  do  l'âme  »  (1)  trouvent  dans  Tristan  et 
Yseult  leur    plus    haute    expression.    S'ils    répondent 
que  pour  eux  la  plus  haute  expression  de  ces  sentiments 
se  trouve  dans   la  Traviata  ou  dans  Hobert   le  Diable^ 
avouons   qu'il    nous    sera    difficile,    malgré    les    plus 
savantes    discussions,    de    leur    faire    partager    notre 
opinion.  Nous  avons  reconnu  qu'en  définitive  le  suprême 
mérite   d'une  œuvre  d'art  consistait    dans    ce    qu'elle 
enfermait    de    vie    et    de  réalité.  Or  il    est   tellement 
impossible  de  donner  de  la  vie   et  de   la   réalité    une 
définition  nette,  excluant  toute  équivoque,  toute  cause 
d'erreur,  qu'on  ne  pourra  jamais,  en  cas  de  contestation, 
vérifier  si  l'œuvre  d'art  est  vivante  ou  non  et  par  suite 
si  la  beauté  y  est  ou  non  réalisée.  On  ne  sera  même  pas 
en   mesure    d'établir    avec    certitude     que     la    pensée 
créatrice  est  ou  non  originale,  pénétrante,  compréhen- 
sive,  et  que  l'expression  en  est  ou  non  le  prolongement 
naturel.  Tout  cela  est  afTaire  d'appréciation  personnelle. 
Il  en  résulte  que  l'introduction  d'une  méthode  ration- 
nelle  en   critique   d'art   ne  peut    amener   le    triomphe 
immédiat  de  l'œuvre  véritablement  belle  et  l'insuccès 
assuré  de  tout  ce  qui  est  médiocre  (2).  Les  lois  une  fois 
admises,  les  difficultés  d'interprétations   commencent, 
et  elles  sont  infinies.  C'est  qu'en  effet  le  procédé  ration- 


(1)  Wagner.  Lettre  sur  la  musique,  p.  LXI.  de  la  traduction  des  Quatre 
poèmes  d'Opéras. 

;2)  M.  A.  Stevens  a  bien  raison  de  dire  ([u'  «  on  ne  juge  équitablement 
un  tableau  que  dix  ans  après  son  exécution  ».  Impressions  sur  la  Peinture, 
page  16. 


35o  LES    LOIS   DE   LA    CRITIQUE 

nel  comporte  plus  qu'aucun  autre  le  sens  individuel,  et 
exige  une  étude  personnelle  approfondie  des  œuvres  ; 
mais  parler  du  sens  individuel  et  d'étude  personnelle, 
c'est  précisément  indiquer  que  chaque  intelligence 
diffère  de  toutes  les  autres,  et  que  les  reflexions  suscitées 
par  des  œuvres  d'art  où  chaque  détail  est  l'objet,  non 
d'une  vérification  scientifique,  mais  d'une  interprétation, 
varieront  avec  le  degré  de  culture,  avec  le  tempérament 
particulier,  avec  l'humeur  même  du  juge.  Du  moment 
011  l'opération  du  jugement  n'est  pas  une  pure  déduc- 
tion, mais  exige  au  contraire  toutes  les  qualités  subtiles 
de  l'induction,  du  moment  où  à  «  l'esprit  de  géométrie  » 
doit  se  joindre  «  l'esprit  de  finesse  »,  il  est  inévitable 
que  l'application  des  principes  devienne  sujette  à  l'arbi- 
traire et  à  l'erreur  ;  et  ainsi  le  mérite  des  lois  si  labo- 
rieusement établies  précédemment  s'atténue  de  façon 
inquiétante,  puisqu'il  dépend  en  grande  partie  du  mérite 
de  l'esprit  qui  les  applique. 

Mais  de  ce  que  la  méthode  vaut  seulement  en  raison 
de  la  façon  dont  elle  est  mise  en  œuvre,  une  conclusion 
s'impose  :  nous  avons  le  devoir  de  rechercher  quelles 
qualités  essentielles  sont  requises  pour  juger  les  œuvres 
d'art.  Si  nous  parvenons  à  les  indiquer  nettement,  nous 
rendrons  du  coup  une  sorte  de  certitude  pratique  à  la 
critique.  Car  il  est  bien  clair  que  lorsque  les  mêmes 
principes  sont  appliqués  par  des  esprits  semblablement 
disposés  et  façonnés,  les  conséquences  ont  chance  d'être 
à  peu  près  semblables.  Sans  doute  la  vérité  n'est  pas 
une  et  simple  :  ses  aspects  sont  en  nombre  illimité  dans 
tout  ce  qui  n'est  pas  syllogisme  ou  déduction  ;  mais  la 


LES    QUALITÉS    DU    CRITIQUE    d'ART  35i 

vérité  a  cependant  quel(iue  chose  de  fixe  que  perçoivent 
toujours  les  intelligences  habituées  à  la  chercher  par 
les  méthodes  rationnelles  ;  et  les  mille  détails  qu'elle 
comporte  et  que  chacun  remarque  ou  ne  remarque  pas, 
selon  la  tournure  propre  de  son  esprit,  n'empêchent  pas 
qu'elle  n'impressionne  semblablement,  mais  non  iden- 
tiquement, les  esprits  les  plus  divers,  pourvu  qu'ils 
soient  guidés  par  les  mêmes  principes  et  qu'on  retrouve 
toujours  chez  eux  les  mêmes  qualités  essentielles.  En 
critique,  comme  dans  tout  art  et  dans  toute  science,  il 
y  a  une  éducation  nécessaire  ;  sans  elle,  chacun  juge 
au  hasard  de  la  beauté;  avec  elle,  les  jugements,  sans 
être  jamais  uniformes,  ont  chance  d'être  conformes  les 
uns  aux  autreset  d'être  motivés  par  les  mêmes  considéra- 
tions générales.  Cherchons  donc  quelles  doivent  être  les 
vertus  principales  du  critique  qui  veut  appliquer  sincè- 
rement la  méthode  rationnelle  à  l'examen  des  ceuvres 
d'art. 


Et  d'abord,  puisque  la  valeur  de  l'œuvre  d'art  est  en 
raison  directe  de  la  valeur  de  la  pensée  créatrice  et  de 
celle  de  l'expression,  le  premier  devoir  du  critique  sera 
de  garder  une  complète  indépendance  à  l'égard  de  tous 
les  dogmes,  de  toutes  les  écoles,  de  toutes  les  conven- 
tions. Il  lui  faudra  oublier  que  telle  façon  de  penser  ou 
de  s'exprimer  est  considérée  comme  belle  et  telle  autre 
comme  laide  ;  toutes  les  rhétoriques,  toutes  les  poéti- 
ques,  toutes  les  esthétiques  resteront  pour  lui   lettre 


352  LES    LOIS    DE   LA   CRITIQUE 

morte,  à  moins  qu'elles  ne  reposent  sur  le  principe 
essentiel  de  la  valeur  exclusive  de  la  pensée  et  de  l'ex- 
pression. Or,  quoi  qu'il  paraisse  au  premier  abord,  ce 
n'est  point  chose  facile  de  se  décharger  des  préjugés 
ambiants  :  alors  même  qu'on  se  révolte  contre  eux,  on 
risque  fort  de  retomber  dans  d'autres  qui  pour  être  oppo- 
sés aux  premiers  n'en  sont  pas  moins  graves. 

On  sait  l'effort  que  dut  faire  la  critique  entre  1840  et 
1870  pour  assurer  le  triomphe  des  peintres  comme 
Rousseau  et  Millet  qui  puisaient  leur  inspiration  dans  la 
nature  vivante,  non  dans  les  sites  et  les  «  fabriques  » 
soi-disant  poétiques  ou  pittoresques.  Les  théoriciens, 
prenant  à  parti  le  vieil  idéal  usé  des  classiques,  décla- 
rèrent que  la  «  peinture  a  pour  objet  d'exprimer  la 
société  qui  la  produit  »  (1).  Et  sans  doute  il  faut  louer 
ce  principe  fécond  qui  favorise  les  conceptions  origina- 
les et  les  expressions  neuves,  il  faut  le  louer  d'autant 
plus  que  par  la  société  on  n'entend  pas  seulement  une 
série  d'aspects  matériels  des  hommes  d'une  époque, 
mais  aussi  une  série  d'aspects  moraux  propres  à  amor- 
cer ce  qu'on  a  souvent  appelé  «  des  idées  de  peintre  ». 
Ces  théoriciens  sont-ils  cependant  dégagés  de  tout  pré- 
jugé ?  Non,  car  ils  condamnent  àpriotn  la  peinture  allé- 
gorique et  symbolique  sous  prétexte  qu'elle  s'éloigne 
de  la  nature,  et  la  peinture  religieuse  sous  prétexte  que 
la  foi  disparaît  chez  les  artistes.  (2)  Et  cependant  ces 


(1)  Castagnary.  Salon  de  1863. 

(2)  Ceci  ressort,  par  exemale,  de  tous  les  écrits  de  Castagnary. 


LES    QUALITÉS    DU    CRITIQUE    d'aRT  353 

formes  (l'art  sont  capables  d^exprimer  la  vie  dans  ce 
qu'elle  a  de  plus  profond,  et  même  si  l'on  peut  dire, 
dans  ce  qu'elle  a  de  plus  contemporain.  Parce  que  le 
tempéramment  hollandais  du  xvji°  siècle  est  porté  plutôt 
au  naturalisme  qu'au  mysticisme,  on  ne  peut  reprocher 
à  Rembrandt  ses  Pèlerins  d'Emmam,  et  parce  nous  ne 
croyons  plus  aux  Muses,  nous  ne  ferons  pas  un  crime 
à  Puvis  de  Chavannes  d'avoir  symbolisé  par  elles, 
dans  le  grand  amphithéâtre  de  la  Sorbonne,  la  sérénité 
patiente  de  l'étude.  Toute  critique  qui  laisse  en  dehors 
de  son  admiration  une  belle  œuvre  procède  d'une  théo- 
rie particulière  insuffisante,  à.  moins  qu'elle  ne  soit  dupe 
des  mots  dont  elle  se  sert  et  qu'en  proclamant  la  liberté 
de  Tartiste,  elle  ne  l'oriente  inconsciemment  et  exclusi- 
vement dans  la  voie  opposée  à  celle  de  l'âge  précédent. 
C'est  pourquoi  alors  même  que  les  principes  semblent 
les  plus  hardis,  il  faut  rechercher  si  cette  hardiesse 
n'enferme  pas  elle-même  un  parti  pris,  et  si  elle  permet 
à  toute  conception  de  se  produire  sans  entraves.  La  cri- 
tique du  xvu^  siècle,  comprimait  le  génie  ;  mais 
celle  du  xix%  tout  en  exaltant  la  liberté,  a  voulu 
parfois  ployer  les  artistes  à  des  formes  ou  à  des  idées 
pour  lesquelles  ils  ne  se  sentaient  point  faits. 

A  vrai  dire,  la  critique  pèche  d'ordinaire  moins  par 
cet  exclusivisme  qui  procède  de  l'amour  mal  compris 
de  la  liberté  que  par  la  tyrannie  des  formules  et  des 
règles  esthétiques  dont  nous  ne  parvenons  jamais  à  nous 
débarrasser  complètement.  Nous  voulons  être  indépen- 
dants ;  mais  nous  sommes  tellement  imbus  du  préjugé 
que  nous  ne  l'apercevons    plus,   et    nous  proclamons 

23 


354  LES    LOIS   DE    LA    CRITIQUE 

comme  principes  évidents  ce  qui  choque  le  plus  la 
théorie  de  la  liberté.  En  veut-on  un  exemple?  Depuis 
que  Diderot  a  proclamé  dans  une  page  célèbre  «  que  le 
marbre  ne  rit  pas  »,  que  «  la  sculpture  ne  souffre  ni  le 
bouffon,  ni  le  burlesque,  ni  le  plaisant  »,  qu'elle  doit 
charmer  les  yeux,  qu'elle  est  «  sévère,  grave  et 
chaste  »  (1),  ces  idées  sont  devenues  autant  de  lieux 
communs,  et  on  les  retrouve  chez  les  auteurs  d'ordinaire 
les  plus  indépendants.  En  fait,  si  le  mérite  d'une  œuvre 
dépend  non  du  choix  du  sujet,  non  d'un  mode  particu- 
lier d'expression,  mais  des  qualités  intrinsèques  de  la 
pensée  et  du  rapport  de  l'expression  à  cette  pensée,  de 
quel  droit  interdira-t-on  à  la  sculpture  telles  ou  telles 
représentations?  C'est  pour  avoir  subi  le  préjugé  banal 
que  le  romantique  Théophile  Gautier  a  écrit  que  «  tout 
sculpteur  est  forcément  classique  »,  que  la  statuaire  ne 
peut  rien  «  sans  les  dieux  et  les  héros  de  la  mythologie 
qui  lui  fournissent  avec  des  prétextes  plausibles  le  nu 
et  la  draperie  dont  elle  a  besoin  et  que  le  romantisme 
proscrit,  ou  du  moins  proscrivait,  au  temps  de  première 
ferveur  »  (1).  On  ne  s'étonnera  pas  sans  doute  de  retrou- 
ver le  s  mêmes  exigences  dans  les  ouvrages  de  M.  Charles 
Levêque,  parce  qu'elles  sont  d'accord  avec  ses  doctrines 
idéalistes  ;  mais  comment  expliquer  autrement  que  par 
la  force  du  préjugé,  que  son  adversaire  Véron  interdise 
lui  aussi  à  la  sculpture  «  les  mouvements  violents  et 


(l)  Diderot.  Salon  de  1765.  La  sculpture. 

(l)  Th.  Gautier.  Histoire  du  Uomaatisme,  p.  29. 


LES    QUALITÉS    BV    CRITIQUE    d'arT  355 

surtout  ceux  qui  laisseraient  à  la  statue  un  aspect  désa- 
gréable ?  »  Tout  comme  Lessing,  il  affirme  que  «  la 
statue  d'un  Laocoon,  la  bouche  toute  grande  ouverte, 
la  figure  grimaçante,  les  yeux  hors  de  la  tête,  nous 
paraîtrait  affreuse  »  (1).  Peut-être  si  l'auteur  eût  prati- 
qué l'art  japonais  et  quelques-uns  de  ses  admirables 
monstres,  eût- il  compris  que  sa  théorie  était  fausse. 

De  même  le  défenseur  passionné  de  l'école  naturaliste, 
le  critique  républicain  Castagnary,  si  hardi,  si  révolu- 
tionnaire presque,  semble  avoir  accepté  toutes  faites  les 
vieilles  idées  sur  la  sculpture.  «  Tandis  que  la  peinture, 
limitée  et  enchaînée  par  les  réalités  extérieures,  saisit  au 
passage  les  manières  d'être  fugitives  de  la  nature  et  de 
la  vie,  la  sculpture,  plus  noble,  plus  intellectuelle,  va 
chercher  parmi  les  idées  générales  d'un  peuple  celles  qui 
méritent  d'être  incarnées  dans  une  forme  humaine  et 
d'être  placées  sous  les  yeux  des  hommes  pour  y  demeurer 
à  jamais,  soit  à  titre  d'enseignement,  soit  à  titre  de  sou- 
venirs. Et  ainsi  le  sculpteur  n'a  pas  pour  tâche  de  re- 
produire les  corps  qui  existent  à  l'entour  de  lui  dans  la 
réalité  ;  sa  mission  est  d'en  créer  à  nouveau,  d'en  créer 
dans  le  sens  propre  et  rigoureux  de  la  nature,  mais  sui- 
vant un  mode  plus  épuré  ;  et  d'en  créer,  savez-vous,  pour 
qui  ?  pour  les  seules  choses  du  monde  qui  n'en  ont  jamais 
eu  et  n'en  auront  jamais  :  les  idées,  les  idées  maîtresses 
qui  mènent  l'humanité  »  (2).  Dans  cette  page  éloquente, 


(1)  Veron.  Esthétique,  p.  239, 

(2)  Castagnary.  Salon  1868. 


356  LES    DROITS    DE    LA    CRITIQUE 

le  critique  n'est  guère  d'accord  avec  ses  principes  et  en 
refusant  à  la  sculpture  le  droit  qu'il  reconnaît  à  Murillo 
de  faire  un  pouilleux,  à  Ribera  de  faire  un  pied-bot  et  à 
Courbet  de  faire  un  mendiant,  il  nie  inconsidérément  la 
beauté  d'œuvres  qu'il  ne  pouvait  voir,  il  est  vrai,  mais 
qui  depuis  quelques  années  prennent,  dans  le  musée  du 
Luxembourg  par  exemple,  une  place  de  plus  en  plus 
grande  (1).  Il  est  donc  nécessaire  que  le  critique  se 
dégage  des  dogmes  les  plus  universellement  acceptés, 
ou  plutôt  il  est  nécessaire  qu'il  adopte,  comme  Descartes 
la  méthode  du  doute  universel,  et  ne  reconnaisse  ensuite 
comme  vrai  que  ce  qu'il  sait  être  d'accord  avec  ses 
principes  logiquement  établis. 

Mais  s'il  est  difficile  d'échapper  aux  préventions  de 
son  siècle  ou  de  son  entourage,  il  l'est  encore  plus  de 
conserver  son  indépendance  vis  à  vis  de  soi-même,  c'est 
à  dire  de  ne  jamais  faire  entrer  en  compte,  dans  le  juge- 
ment esthétique,  l'impression  agréable  ou  désagréable 
que  nous  cause  tout  d'abord  une  œuvre  d'art.  Nous  ne 
reviendrons  pas  sur  ce  que  nous  avons  dit  plus  haut 
de  la  théorie  de  la  «  délectation  »,  mais  nous  ferons 
remarquer  que  même  ceux  qui  n'ont  pas  adopté  cette 
théorie  se  sont  souvent  laissé  guider  par  elle  dans  leurs 
jugements.  Sans  doute  Véron,  dans  son  Esthétique,  ne 
reconnaît  pas  dans  le  plaisir  le  fondement  de  la  critique  ; 
toutefois  nous  avons  vu  qu'il  exige  de  la  sculpture  un 
aspect    agréable    et    (pi'il    proscrit    tout    mouvement 


(l)  Cf.  Les  œuvres  de  MM.  Constantin  Meunier,  Roger  Bioclie,  etc. 


LES    QUALITÉS    DU    CRITIQUE    d'aRT  357 

contraire  à  cet  aspect.  Pour  puiser  nos  exemples  chez 
les  critiques  déjà  cités,  nous  emprunterons  quelques 
lignes  caractéristiques  à  Castagnary,  qui  louait  Millet 
de  ((  faire  servir  le  trivial  à  l'expression  du  sublime  »  (1), 
et  prêchait  sans  cesse  l'imitation  de  la  nature.  Ayant 
à  juger  un  paysage  intitulé  «  La  pose  du  télégraphe 
électrique  dans  les  rochere  du  cap  Gris-Nez  »,  il  s'aper- 
çoit tout  à  coup  qu'un  paysage  doit  être  la  recherche 
et  l'expression  du  beau  dans  la  nature,  ce  qui  revient  à 
dire  :  Imitez  la  nature,  à  condition  qu'elle  réponde 
à  un  certain  idéal  de  grâce  et  d'élégance.  Et  cela 
est  si  vrai  que  l'auteur  s'indigne  qu'on  ait  repré- 
senté «  ce  fil  d'archal,  ce  produit  industriel  »,  et 
conclut  que  «  si  le  paysage  admettait  des  fils,  ce  ne 
pourrait  être  que  des  fils  de  la  vierge  »  (2).  Pourquoi 
les  fils  de  la  vierge  et  non  les  fils  d'archal  ?  Parce  que 
en  dehors  de  toute  recherche  impartiale  sur  la  nature 
de  la  pensée  créatrice,  le  critique  aime  les  fils  de  la 
vierge  gracieux  et  capricieux,  tandis  que  les  fils  de 
fer,  raides  et  réguliers,  lui  sont  antipathiques.  Mais 
cela  ne  constitue  pas  un  jugement  sérieux. 

De  même,  lorsqu'il  parle  de  «  cet  indéfinissable  mélange 
de  force  et  de  grâce  qui  est  le  caractère  de  toute  beauté,  »  (3) 
il  se  met  en  contradiction  avec  son  principe  de  l'imitation 


(1)  Propos    de    Millet  rapporté    par    Castagnary.     Salon  de    1864.    T.  I. 
p.  192. 

(2)  Salon  de  1857.  T.  I,  p.  59. 

(3)  Salon  de  18.i9.  T.  I,  p.  87. 


358  LES   LOIS    DE   LA   CRITIQUE 

fidèle  de  la  nature,  parce  qu'il  se  laisse  aller  à  consi- 
dérer ce  qui  lui  plaît  comme  le  véritable  idéal  de  tout 
artiste.  Personne  ne  fut  plus  que  lui  désireux  déjuger 
d'après  les  principes  arrêtés  et  longuement  exposés  au 
début  de  quelques-uns  de  ses  Salons  ;  mais  son  goût 
personnel  l'emporte  souvent,  et,  si  ses  jugements 
furent  rarement  faux,  du  moins  les  motifs  n'en  furent- 
ils  pas  toujours  aussi  rationnels  qu'il  le  croyait. 

Les  exemples  du  goût  personnel  érigé  en  principe, 
alors  môme  qu'on  croit  juger  logiquement,  sont  in- 
nombrables ;  et  ils  ont  cela  de  remarquable,  c'est  que 
le  critique  agit  alors  inconsciemment  ;  par  suite,  le 
seul  moyen  d'échapper  au  danger,  c'est  de  se  tenir  sans 
cesse  en  garde  contre  ses  préférences  et  ses  antipathies 
personnelles,  c'est  de  les  considérer  presque  comme 
suspectes  et  d'attacher  une  attention  particulière  aux 
œuvres  qui,  à  première  vue,  nous  déplaisent  le  plus. 

Ainsi  donc  le  premier  devoir  du  critique,  c'est  de 
rester  indépendant  vis-à-vis  de  toutes  les  théories,  de 
toutes  les  écoles  et  même  vis-à-vis  de  ses  goûts  particu- 
liers. Mais,  objectera-t-on,  si  vous  prétendez  dégager  le 
jugement  esthétique  de  tout  ce  qui  peut  le  diriger  dans 
une  voie  fausse,  êtes-vous  bien  sûr  qu'en  substituant 
vous-même  une  théorie  à  celle  que  vous  condamnez, 
vous  n'entraviez  pas  à  votre  tour  son  indépendance  et 
ne  l'entachiez  pas  d'erreur  préjudicielle  ? 

La  réponse  est  bien  simple  :  nous  ne  nous  sommes 
élevés  contre  les  théories  et  les  conventions  en  art  que 
lorsqu'elles  relevaient  du  caprice  et  non  de  la  raison.  Il 
nous  a  paru  arbitraire  d'imposer  tels  sujets  ou  telspro- 


LES    QUALITÉS    DU    CRITIQUE    d'aRT  359 

cédés  particuliers  à  un  auteur  ;  nous  avons  proclamé 
la  liberté  tant  qu'elle  permettait  à  la  pensée  de  se  déve- 
lopper entièrement  ;  nous  avons  considéré  l'art  comme 
un  exercice  de  rintelligcnce  humaine  ;  et  ainsi  nous 
avons  essayé  de  remplacer  des  préjugés  d'école  ou  de 
milieu,  des  goûts  naturels  illogiques,  par  le  strict  mini- 
mum des  lois  rigoureusement  déduites  de  notre  défini- 
tion de  l'art.  Tant  vaudra  cette  définition,  tant  vau- 
dront les  principes,  mais  de  tout  ce  que  nous  exigeons 
de  l'artiste  et  du  critique  il  n'est  rien  que  nous  ayons 
décrété  a  priori,  au  nom  de  notre  goût  personnel,  au 
nom  du  bon  sens  ou  au  nom  de  l'évidence,  trois  choses 
souvent  identiques.  Nous  ne  pouvons  donc  introduire 
involontairement  une  cause  d'erreur  dans  le  jugement 
esthétique,  à  moins  que  nous  ne  nous  soyons  trompés 
du  tout  au  tout  sur  le  principe  même  de  ce  jugement. 


Mais  il  ne  suffit  pas  au  critique  de  garder  toute  son 
impartialité  et  toute  son  indépendance,  il  ne  lui  suffit 
pas,  s'il  veut  appliquer  rigoureusement  les  lois  ration- 
nelles, de  se  défendre  contre  toutes  les  préventions  con- 
scientes ou  inconscientes  qui  l'assaillent.  Il  faut  encore 
qu'il  pénètre,  dans  la  mesure  du  possible,  le  sens  com- 
plet de  l'œuvre  qu'il  étudie,  —  le  sens  complet  de  la 
pensée,  la  valeur  exacte  de  l'expression.  Bref,  après 
avoir  écarté  les  causes  d'erreur  extérieures  à  l'œuvre, 
il  convient  qu'il  ne  se  méprenne  pas  sur  la  signification 
même  de  cette  œuvre.  La  seconde  qualité  du  critique, 


36o  LES    LOIS    DE   LA    CRITIQUE 

après  l'indépendance  d'esprit,  c'est  V intelligence,  au 
sens  précis  du  mot.  Or  comprendre  est  une  chose 
plus  rare  et  plus  difficile  qu'on  ne  le  croit  d'ordi- 
naire. 

Lorsqu'on  s'attache  à  des  auteurs  ou  à  des  artistes 
anciens,  dont  on  connaît,  soit  directement,  soit  même 
de  seconde  main,  l'ensemble  de  l'œuvre,  l'intelligence 
semble  constituer  une  opération  naturelle  et  spontanée 
de  l'esprit;  on  les  comprend,  parce  que  tout  le  inonde 
les  a  compris  et  qu'on  ne  peut  pas  ne  pas  les  compren" 
dre.  C'est  qu'en  effet,  avant  de  porter  sur  eux  notre 
jugement,  nous  avons  de  nombreuses  informations  sur 
leurs  habitudes  de  pensée,  sur  leur  façon  de  procéder; 
et  ainsi  nous  replaçons  machinalement  l'œuvre  proposée 
à  notre  examen  dans  son  propre  milieu  ;  sa  signification 
se  dégage  presque  du  nom  même  de  l'auteur. 

Nous  avons  beau  ignorer  l'œuvre  peinte  de  Watteau 
ou  celle  de  Delacroix  ;  nous  ne  sommes  pas  sans  avoir 
entendu  dire  que  l'un  est  le  peintre  délicat  des  fêtes 
galantes  et  l'autre  le  peintre  fougueux  de  scènes  gran- 
dioses ou  émouvantes.  Aussi  quand  nous  nous  trouvons 
en  face  d'une  de  leurs  œuvres,  nous  avons,  pour  ainsi 
dire,  la  clef  de  leur  génie.  D'un  autre  côté  la  gloire  qui 
s'attache  à  leur  nom  nous  rassure  sur  leur  mérite, 
et  nous  n'avons  plus  qu'à  essayer  de  pénétrer  les 
nuances  de  la  pensée  de  l'artiste,  au  lieu  de  nous 
demander  d'abord  si  le  tableau  étudié  n'est  pas 
simplement  le  résultat  trop  heureux  d'un  moment  de 
verve,  d'un  hasard  de  main,  ou  le  pastiche  habile  d'un 
maître  plus  original. 


LES    QUALITÉS    DU    CR  [TIQUE   d'ART  36i 

Enfin,  les  travaux  antérieurs  de  la  critique  et  de  l'his- 
toire —  toujours  sujets  d'ailleurs  à  revision  —  nous  facili- 
tent notre  propre  jugement  en  nous  faisant  connaître 
d'une  façon  générale  l'œuvre  que  nous  voulons  étudier. 
Ainsi,  à  supposer  que  nous  ayons  d'abord  triomphé  de 
nos  préjugés,  l'intelligence  complète  d'une  œuvre  d'art, 
non  seulement  ancienne,  mais  remontant  à  peine  à  un 
demi-siècle  peut  nous  être  facilitée  par  ce  que  nous 
savons  de  certain  sur  l'auteur  et  sur  son  milieu.  Mais 
la  difficulté  commence,  ou  plutôt  s'accroit  considérable- 
ment, lorsqu'on  étudie  une  œuvre  au  moment  même  de 
son  apparition,  ce  qui  est  le  propre  de  la  critique  d'art 
au  sens  où  l'on  entend  généralement  ce  mot. 

En  considérant  les  choses  de  près,  la  tâche  de  ceux  qui 
eurent  à  juger  le  début  des  grands  hommes  —  que  ces 
artistes  fussent  Molière,  Racine,  Puget,  Philippe  de  Cham- 
paigne,  Lulli,  ou  Lamartine,  Géricault,  Rude,  Berlioz, 
—  fut  particulièrement  délicate.  Ayant  à  apprécier  une 
œuvre  dont  l'auteur  était  un  inconnu,  ne  sachant  de  lui 
que  peu  de  chose,  —  peut-être  rien,  —  se  trouvant  en 
présence  d'une  seule  production  où  la  personnalité  de 
l'auteur  jusque-là  ignorée  ne  se  rattachait  à  aucun  cou- 
rant d'idées  nettement  déterminé,  ils  étaient  en  grand 
danger  de  se  tromper  sur  les  intentions  de  l'artiste  et  sur  la 
valeur  de  l'œuvre,  s'ils  n'apportaient  pas  à  leur  examen 
une  intelligence  consciencieuse  (cela  va  de  soi),  et  sur- 
tout pénétrante  et  éveillée.  Ajoutons  que  de  notre 
temps  où  la  production  surabonde,  cet  effort  d'intel- 
ligence devient  presque  impossible  ;  car  il  ne  faut  pas 
songer   à    le   faire   porter  sur   toutes    les    œuvres   qui 


362  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

paraissent  ;  et  dès  lors  comment  établir  un  choix  judi- 
cieux et  rationnel  entre  les  œuvres  dignes  de  notre 
examen  et  les  autres  ?  Aussi  la  critique  est-elle  sans  cesse 
faussée,  parce  que  la  connaissance  des  ouvrages  est 
nécessairement  hâtive,  superficielle  et  incomplète,  à 
moins  que  leurs  auteurs  n'aient  trouvé  le  moyen 
d'attirer  précédemment  l'attention  sur  eux. 

Chose  curieuse  :  ce  sont  les  productions  du  génie  qui 
sont  les  plus  malaisées  à  apprécier  lorsqu'elles  se  révè- 
lent sans  préparation.  Les  talents  médiocres  ne  trom- 
pent généralement  personne,  parce  que  nous  retrouvons 
en  eux  beaucoup  de  nous-mêmes,  et  que  nous  avons 
sur  notre  propre  compte  des  appréciations  toutes  prêtes 
et  en  général  assez  justes.  Mais  les  hommes  de  génie 
voyant  les  choses  autrement  que  nous,  nous  déconcer- 
tent, et,  si  claire  que  soit  leur  pensée,  elle  nous  échappe 
tout  d'abord  :  on  conte  qu'Archimède  ne  put  persuader 
à  ses  contemporains  que  la  somme  des  angles  d'un  trian- 
gle est  égale  à  deux  droits.  C'est  donc  à  la  pénétration 
des  choses  qui  nous  choquent  que  nous  devrions  nous 
attacher  tout  d'abord,  parce  que  c'est  là  que  nous  avons 
chance  de  découvrir  une  œuvre  de  génie. 

Mais,  dira-t-on,  si  parce  qu'une  chose  nous  semble 
ridicule,  désagréable  ou  obscure,  elle  mérite  d'être  étu- 
diée avec  plus  de  soin  que  les  autres,  si  parce  que 
notre  première  impression  est  mauvaise,  nous  devons 
nous  en  défier  particulièrement,  nous  perdrons  tout 
notre  temps  à  l'examen  minutieux  d'œuvres  misérables, 
au  milieu  desquelles  nous  courrons  risque  de  ne  pas 
découvrir  le  chef-d'œuvre  cherché,  et    nous  laisserons 


LES   QUALITÉS    DU    CRITIQUE    d'aRT  363 

de  côté  les  œuvres  séduisantes  qui  nous  auraient  au 
moins  procuré  quelque  joie.  —  Peut-être  l'objection 
est-elle  moins  forte  qu'elle  ne  le  parait  ;  car  si  des 
œuvres  proposées  à  notre  examen,  nous  retirons  celles 
qui  sont  visiblement  empreintes  de  banalité,  celles  qui  en 
rappellent  une  foule  d'autres,  le  nombre  de  celles  qui 
retiendra  notre  attention  diminuera  vite  ;  et  parmi 
ces  dernières  sera-t-il  donc  impossible  à  un  esprit  logi- 
que et  sérieux  de  reconnaître  la  beauté  de  la  médio- 
crité ?  En  admettant  que  l'œuvre  dans  son  ensemble, 
comme  il  arrive  souvent,  paraisse  obscure,  n'y  aura- 
t-il  pas  quelque  phrases  où  se  révélera  un  esprit  supé- 
rieur, qui  nous  aideront  à  comprendre  le  sens  général 
de  l'ouvrage?  S'il  s'agit  d'un  tableau,  n'y  aura-t-il  pas, 
dans  la  banalité  apparente  ou  dans  le  désordre  voulu 
du  sujet,  quelques  indications  où  se  reconnaîtront  une 
pensée  puissante,  une  main  habile,  une  entreprise 
hardie  et  iéconde  ?  Et  si  nous  nous  sentons  incapables 
de  pénétrer  le  sens  de  l'œuvre,  qui  nous  oblige  à  nous 
prononcer?  L'abstention,  elle  aussi,  est  une  forme  du 
jugement  esthétique. 

Si  l'œuvre  nous  dépasse  par  la  nouveauté  ou  l'ampleur 
de  la  conception  ou  de  l'exécution,  plus  tard  nous  en 
apercevrons  la  beauté,  à  mesure  que  le  génie  de  l'au- 
teur nous  deviendra  plus  familier,  à  mesure  que  nous 
aurons  de  lui  plus  d'œuvres  qui  s'éclaireront  mutuelle- 
ment. Mais  si  l'œuvre  est  simplement  obscure,  préten- 
tieuse et  vide,  c'est  ce  qui  nous  apparaîtra  —  à  nous 
ou  à  nos  descendants,  —  lorsque  les  idées  vraiment 
neuves  d'une  époque  auront    fait    leur  chemin,  et  que 


364  I^ES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

la  séparation  se  sera  opérée  presque  machinalement 
entre  ce  qui  était  pauvreté  intellectuelle  et  ce  qui  était 
profondeur.  En  attendant,  il  suffit  de  réserver  son  juge- 
ment, en  dépit  de  tous  les  engouements  et  des  modes 
les  plus  universellement  acceptées.  Ce  sera  vraiment 
faire  œuvre  de  critique  que  de  dire  :  je  ne  comprends 
pas,  je  donnerai  mon  avis  quand  j'aurai  compris. 

Et  qu'on  ne  craigne  pas  que  la  critique  se  fasse  tort 
en  adoptant  cet  apparent  specticisme.  Sans  doule  si 
tous  ses  jugements  se  terminaient  par  une  formule  de 
ce  genre,  il  y  aurait  fort  à  craindre  qu'elle  ne  parût 
bientôt  inutile  et  niaise  ;  mais  les  cas  où  un  critique 
sérieux  et  sincère  réserve  complètement  son  avis  sont 
très  rares  ;  on  comprend  que  cela  ait  lieu  aux  pre- 
mières productions  d'un  Courbet,  d'un  Puvis  de  Cha- 
vannes,  d'un  Manet  ;  mais  en  général  le  sens  des  œuvres, 
les  qualités  de  leur  exécution  se  laissent  plus  aisément 
pénétrer,  et  si  les  grands  homme  sont  été  mal  appréciés, 
c'est  souvent  moins  par  suite  de  leur  individualité 
déconcertante  que  de  l'insuffisance  de  réflexion  de  la 
plupart  de  leurs  juges. 

Le  Mhanihrope  fut  froidement  accueilli  ;  cepen- 
dant le  génie  de  Molière  était  déjà  familier  aux  specta- 
teurs ;  mais  au  lieu  de  chercher  à  pénétrer  toute  la 
profondeur  d'observation  de  l'auteur,  le  public  ne  trouva 
pas  l'intrigue  et  les  personnages  qu'il  aime  dans  la 
comédie,  et  en  fut  quelque  peu  dépité.  En  revanche, 
Scarron  eut  presque  autant  de  succès  que  Molière  ;  on 
peut  dire  que,  là  encore,  l'esprit  critique  fit  défaut  : 
on  consulta  son  goût  plus  que  sa  raison  pour  applaudir 


LES    QUALITÉS    DU    CRITIQUE   d'aRT  365 

Don  Japhet  d' Arménie,  et  on  ne  chercha  guère  à  péné- 
trer hi  pensée  véritable,  la  pensée  créatrice  de  l'<euvre. 
Etait-ce  impossible  ?  Non  ;  et  voilà  des  cas  où  la  critique 
aurait  pu  ne  pas  rester  sur  la  réserve  ;  car  de  telles 
œuvres  répondaient  bien  à  la  conception  artistique  du 
temps  et  n'avaient  vraiment  rien  de  déroutant. 

Donc  il  faut  de  toute  nécessité  que  le  critique  fasse 
effort  pour  pénétrer  le  sens  et  la  portée  de  l'œuvre  qu'il 
examine  ;  et  il  semble  que  ce  but  ne  .puisse  mieux  être 
atteint  que  lorsqu'on  étudie  la  pensée  créatrice  d'une 
œuvre  au  triple  point  de  vue  de  son  individualité,  de 
son  rapport  avec  son  objet  et  de  l'importance  de  cet 
objet,  tel  que  nous  l'avons  décrit  plus  haut.  Rien  en 
effet  de  ce  qui  constitue  les  éléments  du  jugement 
esthétique  n'échappe  à  l'attention  du  critique,  et  en 
divisant  son  travail,  il  le  rend  plus  facile. 

Quant  aux  œuvres  qui  nous  séduisent  à  première  vue 
et  nous  procurent  de  la  joie,  il  en  est  d'elles  comme  des 
autres  :  elles  peuvent  être  indifféremment  bonnes  ou 
mauvaises  ;  que  de  poètes,  de  peintres,  de  musiciens, 
célèbres  de  leur  temps  et  dispensateurs  souverains  du 
plaisir  esthétique,  sont  à  peu  près  oubliés  aujourd'hui  ! 
Qui  sait  maintenant  le  nom  des  poètes  du  premier 
Empire?  qui  admire  l'illustre  Mengs  ou  même  le  peintre 
Guérin,  l'auteur  si  vanté  du  Marcus  Sextus,  ou  tant 
d'autres  qui,  comme  l'abbé  Delille,  moururent  dans  la 
gloire  et  tombèrent  lentement  et  naturellement  dans 
l'oubli,  tandis  que  les  dédaignés  de  la  veille  reprenaient 
les  places  qu'ils  auraient  toujours  dû  occuper?  Force 
est  donc  de  ne  pas  nous  laisser  séduire,  de  refuser  la 


366  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

joie  qui  s'offre  à  nous  et  qui  est  peut-être  d'essence 
méprisable,  parce  qu'il  ne  doit  y  avoir  de  joie  en  art 
que  là  où  est  véritablement  la  beauté.  Et  ainsi  la  néces- 
sité de  comprendre  pleinement,  de  faire  eff'ort  pour 
pénétrer  toute  la  pensée  de  l'auteur,  s'impose  aussi 
bien  lorsque  l'œuvre  est  claire  que  lorsqu'elle  est 
obscure,  et  lorsqu'elle  est  sympathique  que  lorsqu'elle 
est  antipathique  ;  car  l'idéal  de  l'art  est  moins  de  nous 
donner  de  la  joie  que  de  nous  communiquer  une  pensée 
réellement  belle  enfermée  dans  une  forme  parfaite. 

D'ailleurs  les  œuvres  de  génie  qui  sont  d'accord  avec 
les  aspirations  populaires,  avec  le  goût  instinctif  de 
chacun  de  nous,  et  qui  nous  donnent  immédiatement 
la  joie,  exigée  à  tort  ou  à  raison  de  la  beauté  artistique, 
ne  se  produisent  pas  plus  rarement  que  celles  vers 
lesquelles  on  ne  se  sent  guère  attiré.  Le  triomphe  du 
Ciel,  celui  des  Précieuses  Ridicules,  celui  d'Andro- 
maque,  et  plus  tard  celui  des  Orientales,  des  premières 
poésies  d'Alfred  de  Musset  prouvent  que  le  génie  n'est 
pas  toujours  inaccessible  à  son  siècle.  Mais  parce  que 
des  œuvres  de  second  ordre  ont  obtenu  des  succès  non 
moins  éclatants,  il  importe  de  ne  pas  accueillir  au 
hasard  ce  qui  nous  enthousiasme,  et  de  vérifier  froi- 
dement si  les  conditions  que  nous  avons  exigées  de  la 
pensée  et  de  l'expression  se  trouvent  réalisées  dans  les 
œuvres  ;  c'est  la  meilleure  façon  d'honorer  le  génie  que 
celle  qui  consiste  à  ne  pas  confondre  avec  lui  le  vul- 
gaire talent  et,  pour  cela,  à  le  disséquer  sans  pitié.  On 
n'y  saurait  arriver  que  par  l'effort  sincère  et  puissant 
pour  comprendre  les  œuvres. 


LES    QUALITÉS    DU    CRITIQUE    DART  36^ 


En  dernier  lieu,  on  ne  s'improvise  pas  critique  :  il 
faut  avoir  derrière  soi  une  longue  expérience  des 
œuvres  d'art  et  de  sérieuses  connaissances  historiques, 
pour  pouvoir  donner  un  avis  autorisé  sur  la  valeur  d'un 
poème,  d'un  tableau  ou  d'une  symphonie.  Mais  en  quoi 
consiste  cette  expérience  ?  en  quoi  consistent  ces  con- 
naissances ? 

D'abord,  (et  cela  est  de  toute  évidence)  l'expérience  des 
œuvres  d'art,  celle  que  nous  exigeons  du  critique,  sup- 
pose un  goût  naturel  très  vif  pour  tout  ce  qui  touche  à 
un  art  et  l'intelligence  du  langage  propre  à  cet  art. 
Théophile  Gautier  définissait,  parait-il,  la  musique  un 
bruit  pluscoûteuxetplusdésagreablequ'unautre  :  il  n'en 
faut  pas  davantage  pour  récuser  un  tel  homme  comme 
critique  musical  ;  il  ne  comprendra  rien  au  langage  des 
notes,  et  plus  il  l'entendra,  plus  il  en  méconnaîtra  le 
véritable  caractère.  Le  langage  de  l'art  ne  s'apprend  pas 
en  effet  comme  l'anglais  ou  l'allemand,  par  habitude 
constante  d'associer  certains  sons,  certaines  formes,  à 
certaines  images  et  à  certaines  idées.  Il  ne  procède  que 
par  la  recherche  personnelle  d'une  expression  propre  à 
une  pensée  particulière  :  en  poésie,  par  la  trouvaille 
heureuse  du  mot  suggestif,  du  rythme  convenable,  du 
son  musical,  en  peinture  et  en  sculpture,  par  l'évoca- 
tion des  formes  et  des  couleurs  qui,  dans  la  nature  nous 
ont  intéressés,  en  musique,  par  la  combinaison  libre  et 
spontanée  des  notes,  du  ton,  de  la  mesure  propres  à 
traduire  l'idée  de  l'auteur  ;  bref,  le  langage  de  l'art  ne 


368  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

s'apprend  pas  par  principes  et  déductions  ;  mais  il  se 
révèle  aux  élus  par  une  sorte  d'intuition. 

A  l'audition  d'une  belle  symphonie,  nous  restons 
froids,  attendant  patiemment  la  fin,  ou  nous  sommes 
émus  profondément,  selon  que  nous  goûtons  ou  que 
nous  ne  goûtons  pas  la  musique  ;  mais  nous  ne  faisons 
pas,  comme  s'il  s'agissait  d'une  langue  vivante,  appel  à 
notre  mémoire,  pour  découvrir  l'idée  précise  que  repré- 
sentent les  sons  entendus.  La  Vénus  de  Milo  nous  appa- 
raît vivante  ou  froide,  selon  que  nous  comprenons  ou 
que  nous  ne  comprenons  pas  le  langage  des  lignes  ; 
mais  si  quelqu\in  ne  connaît  pas  naturellement  ce  lan- 
gage, on  perdrait  son  temps  à  vouloir  le  lui  apprendre 
méthodiquement.  Il  n'y  a  en  art  ni  expérience  ni  con- 
naissance possibles,  sans  un  don  de  naissance,  sans  une 
véritable  intuition  scmblablt  à  celle  qui  nous  révèle  la 
beauté  dans  la  nature  :  delà,  la  nécessité  pour  le  critique 
d'être  sensible  à  ce  «  frisson  de  la  beauté  »  qui  nous 
surprend,  nous  enthousiasme  et  nous  effraie  presque, 
lorsque  nous  nous  sentons  en  présence  d'une  œuvre 
puissante.  Quiconque  est  rebelle  à  cette  impulsion  irré- 
fléchie, aussi  bien  en  poésie  qu'en  musique,  en  peinture 
ou  en  architecture,  ne  pourra  jamais  prétendre  s'ériger 
en  critique  ;  et  plus  il  sera  insensible  à  ce  premier  émoi 
que  causent  les  belles  choses,  plus  il  sera  éloigné  de 
pouvoir  les  connaître.  Il  faut  d'abord  le  goût  d'un  art, 
l'éveil  de  notre  attention,  de  notre  intelligence  et  de 
notre  sympathie  devant  toute  manifestation  visuelle  ou 
auditive  de  la  pensée,  pour  que  le  jugement  puisse 
ensuite  se   produire  avec  quelque  autorité. 


LES    QUALITÉS    DU    CRITIQUE    d'aRT  869 

Mais  si  l'intuition  esthétique  est  la  condition  néces- 
saire de  l'expérience,  cette  condition  est  loin  d'être  suf- 
fisante :  un  enfant  aime  à  entendre  chanter  et  semble 
comprendre  l'intention  de  la  mélodie  qu'il  écoute .;  va- 
t-on  en  faire  un  critique,  ou  même  un  futur  critique 
musical?  La  prétention  serait  parfaitement  sotte.  En 
réalité,  tant  que  le  langage  de  l'art  reste  simple  et  pri- 
mitif, sa  signification  est  perçue  des  esprits  les  moins 
cultivés  et  les  moins  sensibles  aux  belles  choses  ;  mais 
lorsqu'il  s'agit  de  saisir,  dans  les  nuances  de  l'expres- 
sion, les  nuances  de  la  pensée  de  l'artiste,  lorsqu'il  s'agit 
de  distinguer  entre  le  mensonge  du  procédé  qui  masque 
le  vide  de  l'idée  et  la  traduction  sincère  d'un  sentiment 
intéressant,  lorsqu'il  s'agit  d'expliquer  en  quoi  l'œuvre 
du  véritable  artiste  l'emporte  sur  celle  du  faiseur,  qui 
ne  voit  que  la  simple  connaissance  intuitive  n'y  saurait 
parvenir,  et  qu'il  y  faut  une  toute  autre  expérience  des 
œuvres  d'art  ?  C'est  à  peu  près  comme  si  l'on  prétendait 
qu'un  enfant  de  sept  ans,  parce  qu'il  sait  le  sens  de  la 
plupart  des  mots  employés  par  Hugo  dans  la  Prière 
pour  tous,  et  parce  qu'il  sait  à  quel  sentiment  répond 
l'acte  de  la  prière,  est  en  état  de  comprendre  et  de 
juger  l'œuvre  du  poète. 

Ce  qu'on  appelle  l'expérience  des  œuvres  d'art 
résulte  d'une  éducation  spéciale,  non  pas  d'une  éduca- 
tion dogmatique,  mais  d'une  éducation  libre,  sponta- 
née, tantôt  raisonnée  et  plus  souvent  capricieuse.  Cette 
éducation  ne  comporte  ni  lois,  ni  principes,  ni  formules 
qui  déterminent  la  beauté,  comme  une  règle  de  gram- 
maire sépare  ce  qui  est  correct  de  ce  qui  ne  l'est  pas  ; 

24 


3^0  LES    LOIS    DE   LA    CRITIQUE 

cette  éducation  se  souvient  toujours  qu'elle  relève  de  la 
connaissance  intuitive  et  par  suite  qu'elle  doit  se  défier 
de  tout  ce  qui  est  dogme,  elle  procède  par  l'audition 
ou  le  spectacle  du  plus  grand  nombre  d'œuvres  possi- 
ble et  par  la  comparaison  de  ce  qui  a  été  ainsi  vu  ou 
entendu  ;  elle  procède  en  un  mot  par  tâtonnements, 
commence  par  l'erreur,  reconnaît  peu  à  peu  les  condi- 
tions delà  beauté,  et  finit  par  une  connaissance  sûre  des 
belles  choses  dont  elle  découvre  enfin  le  principe  rationnel. 
Quel  est  le  critique  d'art  qui  n'a  pas  commencé, 
tout  enfant,  par  se  plaire  aux  images  d'Epinal  qu'il 
admirait  d'autant  plus  que  chaque  dessin  lui  sem- 
blait interpréter  plus  exactement  et  plus  éloquemment 
la  légende  écrite  ?  Mais  bientôt  la  comparaison  de  ces 
œuvres  avec  des  chromolithographies,  où  le  tableau 
était  par  lui-même  assez  significatif  pour  pouvoir  se 
passer  de  commentaire  en  prose,  fit  tort  à  sa  première 
passion  ;  et  il  comprit  obscurément  que  la  couleur  et 
le  dessin  étaient  indépendants  des  autres  langages,  et 
méritaient  d'être  cultivés  et  estimés  pour  eux-mêmes. 
A  partir  de  ce  moment  le  futur  critique  admira  les 
représentations  qui  flattent  le  regard  et  présentent  un 
spectacle  attrayant  ou  émouvant,  il  chercha  dans  les 
tableaux  un  aliment  à  sa  pensée,  et  plus  cet  aliment 
répondit  à  son  goût  personnel,  plus  le  tableau  lui  sembla 
beau.  A  mesure  qu'il  saisit  des  nuances  plus  délicates 
de  sentiment  ou  d'expression,  il  devint  plus  sévère  pour 
ses  anciennes  admirations,  et  comprit  mieux  le  but 
réel  de  l'art.  Mais  il  resta  longtemps  enfermé  dans  un 
certain  idéal,  forgé  d'après  sa  délectation  propre,  d'après 


LES    QUALITÉS    DU    CRITIQUE    d'aKT  871 

les  sujets  qui  lui  étaient  sympalliiques,  d'après  ses  préju- 
gés iuliîllectuels,  sociaux  ou  moraux,  en  un  mot  d'après 
son  tempérament,  et  l'on  peut  dire  que  s'il  n'avait  pas 
réellement  la  vocation  esthétique,  il  s'en  tint  toute  sa 
vie  à  cet  idéal  des  gens  du  monde,  un  peu  étroit  et 
banal,  mais  qui  peut  cependant  produire  des  œuvres 
excellentes,  et  dont  le  grand  tort  est  de  ne  pas  se 
concilier  avec  toutes  les  formes  de  la  beauté. 

Que  faut-il  maintenant  pour  que  cette  expérience  d'un 
grand  nombre  d'œuvres  vues  et  admirées  soit  réelle- 
ment féconde  ?  Il  faut  que  l'esprit  se  sente  intéressé 
devant  des  œuvres  d'inspiration  très  différente,  recher- 
che comment  toutes  ces  œuvres  peuvent  produire  en 
lui  une  impression  esthétique  analogue,  et  quel  prin- 
cipe est  assez  large  pour  rendre  raison  de  cet  effet 
unique  produit  par  des  objets  si  dissemblables.  C'est  ce 
travail  qui  sépare  le  simple  amateur  du  critique  pro- 
prement dit  :  l'amateur  parle  d'après  son  goût,  le  criti- 
que d'après  son  jugement,  et  qui  dit  jugement  dit  loi 
en  vertu  de  laquelle  on  prononce  un  arrêt.  Or  cette  loi, 
ou  ces  lois  que  nous  avons  exposées  plus  haut,  nous 
voyons  maintenant  comment  elles  sortent  peu  à  peu  de 
l'expérience  des  œuvres  d'art,  nous  voyons  aussi  com- 
bien cette  expérience  est  indispensable  ;  car  nous  aurions 
beau  les  énoncer,  les  développer  et  les  commenter,  si 
on  n'en  a  reconnu  par  soi-même  la  justesse,  grâce  à  la 
comparaison  d'un  grand  nombre  d'œuvres,  on  n'en 
saisira  pas  la  portée,  et  on  n'arrivera  jamais  à  les  appli- 
quer strictement.  L'expérience  ne  suffit  pas  à  faire  de 
nous  des  critiques  ;  nous  devons  y  ajouter  notre  recher- 


3^2  LES    LOIS    DE   LA   CRITIQUE 

che  personnelle  du  principe  esthétique  ;  mais  nous  pou- 
vons être  sûrs  de  ne  jamais  le  trouver,  si  nous  ne 
commençons  par  nous  appuyer  sur  l'expérience. 

Tant  que  le  critique  procède  par  simple  voie  de  com- 
paraisons et  de  tâtonnements,  le  mot  expérience  rend 
bien  compte  de  son  travail  ;  mais  on  n'imagine  guère  un 
critique  n'arrivant  pas  à  établir  un  principe  ferme  à  ses 
jugements  et  ne  sortant  pas  de  la  période   des  recher- 
ches   incertaines,  un   critique   ne   parvenant  pas   à  la 
connaissance  de  l'histoire  de  l'art  dont  il  s'occupe.  Cette 
histoire  lui  est  indispensable  s'il  veut  que  ses  jugements 
ne  pèchent  pas  par  la  base.  Le  moyen  en  effet  de  recon- 
naître si  un  auteur  est    original  ou  non,  sans  savoir  ce 
qui  fut  fait  avant  lui  ?  Critiquer,  c'est  rendre  à   chacun 
selon  ses  œuvres  ;  mais  on  ne  peut  opérer  cette  justice 
distributive,  si  l'on  est  incapable  de  discerner  dans  une 
œuvre  ce  qu'elle  doit  à    son   milieu  ou    aux   périodes 
précédentes  de  ce  qu'y  a  mis    le  génie  propre  de    son 
auteur.  Le  critique  sera  au-dessous  de  sa  tâche  toutes 
les  fois  qu'il  ignorera  l'état  de  la  civilisation  en  général 
et  des  arts  en  particulier  à  l'époque  où  vit  l'auteur  qu'il 
étudie.  Il  y  aurait  queb^ue  puérilité  à  reprochera  Racine 
la  noblesse  de  son  discours,  comme  le  firent  les  roman- 
tiques, alors  que  le    public    du    xvii'  siècle  n'eût   pas 
admis   dans  une  tragédie  une  conversation  familière  ; 
on  montrerait  tout  au  moins    qu'on  ignore  la    fameuse 
loi  de  la  distinction  des  genres.  Et  il  y  a  toujours  eu 
quelque  injustice  à  louer  Corneille  de  la  grandeur  d'âme 
de  ses  héros,    parce  que   le  théâtre  contemporain  ne 
connaissait   guère  que    des   personnages   d'une  vertu 


LES    QUALITÉS    DU    CRITIQUE    d'aRÏ  S^S 

admirable  ou  d'une  lâcheté  insigne,  des  Polyeucle  ou 
des  Félix,  des  Nicomèdc  ou  des  Prusias  ;  c'était  un 
vieux  reste  des  Mystères  du  Moyen-Age.  Lorsque 
Voltaire  tournait  Pindare  en  ridicule,  et  voyait  en  lui 
le  chantre  des  cochers  Thcbains,  il  prouvait  simplement 
qu'il  ne  savait  en  quoi  consistait  l'ode  triomphale  et 
qu'il  ne  soupçonnait  pas  l'étroit  enchaînement  du  mythe 
aux  circonstances  particulières  de  la  victoire  ;  il  jugeait 
de  travers  par  pure  ignorance,  comme  aussi  lorsqu'il 
relevait  dans  son  Commentaire  sur  Corneille  de  préten- 
dues fautes  de  français  :  il  oubliait  qu'en  un  siècle  la 
syntaxe  d'une  langue  se  modifie  notablement.  La  criti- 
que ne  repose  pas  sur  l'érudition,  bien  loin  de  là,  mais, 
sans  une  connaissance  très  sûre  de  l'histoire  de  l'art  et 
des  artistes,  il  lui  arrive  souvent  de  décerner  à  tort 
l'éloge  aussi  bien  que  le  blâme. 

On  peut  même  dire  que  pour  porter  un  jugement 
autorisé  sur  un  artiste,  il  ne  suffit  pas  de  connaître  ses 
prédécesseurs  inunédials  cl  ses  contemporains  :  il  est 
nécessaire  de  pouvoir  établir  en  soi-même  la  compa- 
raison avec  des  hommes  d'une  autre  époque,  d'un  autre 
pays  et  de  tempéraments  différents,  pour  reconnaître 
jusqu'à  quel  point  s'est  élevé  cet  artiste.  On  ne  comprend 
toute  la  profondeur  d'un  Rembrandt  qu'en  lui  cherchant 
des  rivaux  dans  les  autres  écoles,  qu'en  apercevant  la 
place  singulière  qu'il  occupe  dans  l'histoire  de  la  pein- 
ture où  seul  Léonard  soutient  la  comparaison  avec  lui. 
On  n'estime  la  Vénus  de  Milo  à  sa  véritable  valeur 
qu'en  se  reportant  aux  efforts  faits  par  les  modernes 
pour  atteindre  à  la  grâce  vivante  du  marbre  antique. 


3^4  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

Il  en  est  de  la  valeur  des  jugements  esthétiques  comme 
de  celle  des  autres  jugements  :  plus  ils  ont  eu  l'occa- 
sion de  s'affiner  par  la  comparaison,  plus  ils  ont 
chance  de  se  rapprocher  de  la  parfaite  vérité.  Et  ainsi 
c'est  plus  que  l'expérience  irraisonnée  des  œuvres  d'art 
que  réclame  la  critique,  c'est  la  connaissance  métho- 
dique et  raisonnée,  c'est  la  science,  et  souvent  même 
c'est  l'érudition. 


Maintenant  que  nous  avons  expliqué  quelles  qualités 
nous  exigeons  du  critique  —  l'indépendance  d'esprit,  la 
pénétration  complète  de  l'œuvre  étudiée,  l'expérience  et 
la  science  des  productions  de  l'art  —  maintenant  que 
nous  avons  comme  façonné  un  critique  idéal,  et  que 
nous  avons  déterminé  la  manière  de  juger  qu'il  nous 
semble  nécessaire  d'adopter,  avons-nous  enfin  rendu  la 
critique  d'art  uniforme  en  dépit  des  esprits  si  divers  qui 
s'y  adonnent,  et  pouvons-nous  espérer  que  les  conclu- 
sions de  l'un  seront  toujours  celles  de  l'autre?  En 
aucune  façon.  Chacun,  en  dehors  des  qualités  que  nous 
avons  énumérées  tout  à  l'heure,  apportera  fatalement 
dans  ses  décisions  son  tempérament  propre  :  les  uns 
seront  subtils  au  point  de  prêter  à  l'auteur  des  idées 
auxquelles  il  n'avait  point  songé,  les  autres  seront 
simples  au  point  de  ne  pas  discerner  dans  l'harmonie 
d'un  ensemble  les  nuances  changeantes  d'une  pensée 
capricieuse,  ceux-ci  feront  ressortir  telle  qualité  aux 
dépens  dételle  autre,  et  ceux-là  voudront,  de  force  ou  de 


LES    QUALITÉS    DU    CRITIQUE    d'ART  3'j5 

gré,  retrouver  dans  une  œuvre  tous  les  caractères 
qu'ils  auront  aperçus  dans  un  genre  ou  dans  une 
époque. 

Alors  quel  avantage  avons-nous  à  tracer  le  por- 
trait du  critique  idéal  ?  Celui-ci  :  c'est  que  malgré  des 
écarts  d'interprétation  assez  grands,  il  y  a  chance 
pour  que  le  sens  général  et  les  mérites  essentiels  d'une- 
œuvre  apparaissent  de  la  même  façon  à  ceux  qui 
appliqueront  les  mêmes  principes  au  moyen  des  mêmes 
qualités  principales.  Nous  ne  désirons  point  que  le 
critique  perde  sa  personnalité  en  examinant  les  œuvres 
d'art,  mais  nous  voulons  de  plus  qu'il  raisonne  en  bon 
logicien,  et  que  par  là  il  se  rapproche  de  tous  ses 
confrères  et  soit  moins  souvent  en  complet  désaccord 
avec  eux.  Un  jugement  porte  toujours  la  marque  du 
juge,  et  cette  marque  a  bien  son  prix,  mais  un  jugement 
n'est  digne  de  ce  nom  que  lorsqu'il  est  le  résultat 
d'opérations  intellectuelles  qui  auraient  été  les  mêmes 
chez  un  autre  esprit  bien  équilibré.  C'est  cette 
concordance  dans  les  jugements  que  notre  méthode 
peut  contribuer  à  réaliser  davantage. 


CONCLUSION 


Nous  nous  sommes  proposé  dans  tout  le  cours  de  cet 
ouvrage  un  but  pratique  :  celui  d'assurer  au  jugement 
esthétique  le  maximum  de  certitude  et  d'autorité  qu'il 
comporte. 

Mais  à  quoi  ont  abouti  nos  efforts  ?  Nous  venons  de 
voir  que  malgré  toutes  les  qualités  que  nous  exigeons 
du  critique,  malgré  la  détermination  aussi  précise 
que  possible  des  lois  de  la  critique,  le  jugement 
esthétique  peut  différer  du  tout  au  tout  chez  deux 
critiques  impartiaux,  éclairés,  et  fidèles  aux  préceptes 
que  nous  avons  établis. 

Il  y  a  chez  chacun  de  nous  une  tournure  d'esprit 
particulière  qui  peut  contrebalancer  l'effort  de  lalogique 
et  fausser  les  opérations  les  plus  simples  du  raisonne- 
ment. On  imagine  très  bien  deux  juges,  appliquant 
loyalement  la  méthode  rationnelle,  et  concluant  l'un  au 
mérite,  l'autre  à  la  médiocrité  de  Puvis  de  Chavannes  ou 


3^8  LES    LOIS    DE    LA   CRITIQUE 

de  Charles  Baudelaire  ou  de  Wagner  ou  de  Viollet-le- 
Duc.  Cela  tient  à  ce  que  la  qualité  suprême  de  l'œuvre 
d'art  consiste  à  réaliser  la  vie  ;  et  qu'il  n'y  a  pas  de 
critérium  sûr  de  la  vie.  On  ne  peut,  par  raison  démons- 
trative, prouver  à  quelqu'un  que  la  vie  existe  dans 
une  oeuvre  d'art  lorsqu'il  nie  sincèrement  la  sentir  et  la 
comprendre.  On  ne  rendra  jamais  évidente  comme  une 
vérité  mathématique,  Taffirmation  que  Phidias,  Eschyle, 
Rembrandt  et  Beethoven  eurent  du  génie  ;  car  le  génie 
ne  se  mesure  pas  et  même  ne  se  constate  pas  comme 
un  objet  matériel.  Il  est  donc  bien  certain  que  nous 
n'avons  pas  fixé  une  fois  pour  toutes  la  marche  et 
surtout  les  résultats  de  la  critique  d'art.  Après  comme 
avant  notre  théorie,  les  avis  continueront  à  différer 
sur  les   œuvres. 

Avons-nous  manqué  complètement  le  but  que  nous 
voulions  atteindre?  Nous  ne  le  croyons  pas.  Car  à  côté 
de  la  vérité  mathématique  qui  rallie  nécessairement 
tous  les  suffrages,  il  y  a  une  vérité  moins  évidente, 
moins  aisée  à  percevoir,  mais  qui  peu  à  peu  se  fait 
jour,  grandit,  et  finit  par  s'imposer.  C'est  cette  vérité 
que  nous  nous  sommes  préoccupés  de  faire  triompher, 
en  dépit  des  erreurs  passagères  dans  lesquelles  peuvent 
tomber  ceux  qui  la  recherchent  le  plus  sincèrement. 
Sans  doute  lorsqu'une  œuvre  d'art  paraît,  les  premiers 
juges  risquent  de  s'égarer  ;  ils  croiront  souvent  dis- 
tinguer une  haute  pensée  là  où  il  n'y  aura  que  phra- 
séologie plus  ou  moins  habile,  que  représentation 
conventionnelle  et  fausse  de  la  nature  ;  ou  bien  au 
contraire  ils  se  méprendront  sur  l'originalité,   la   force, 


CONCLUSION  3^9 

la  valeur  réelle  de  l'œuvre  de  génie.  Mais  en  dehors  de 
cet  avantage  que  l'application  d'une  méthode  ration- 
nelle diminue  les  chances  d'erreur,  il  est  bien  certain 
que  les  engouements  de  la  mode,  les  préjugés  de  tout 
genre,  la  méfiance  de  l'obscurité  ou  de  la  nouveauté, 
bref  tout  ce  qui  contribue  à  nous  égarer  se  dissipera 
plus  vite  si  nous  cherchons  à  légitimer  notre  impression 
que  si  nous  nous  reposons  tranquillement  sur  elle  en  la 
considérant  comme  infaillible. 

Nous  n'offrons  donc  pas,  avec  ces  lois  de  la  critique 
d'art,  avec  ces  qualités  du  juge  idéal,  une  vérité  immé- 
diate et  totale  ;  mais  nous  hâtons  l'œuvre  de  «  l'équitable 
avenir,  »  et  nous  limitons  le  plus  possible  les  chances 
d'erreur  du  présent.  Gela  est  déjà  un  résultat  pratique 
important,  à  supposer  que  nous  l'ayons  atteint. 

Il  faut  en  effet  le  reconnaître  sans  fausse  honte  :  c'est 
pour  avoir  dédaigné  les  procédés  ordinaires  de  la  logique 
et  du  raisonnement  que  la  critique  s'est  trompée  si  sou- 
vent. Tantôt  le  juge  prenait  pour  guide  son  simple 
sentiment  ;  le  plaisir  ou  l'ennui  qu'il  avait  éprouvé 
devant  une  œuvre  d'art  lui  dictait  sa  sentence,  et  il  ne 
semblait  pas  se  douter  qu'au-dessus  de  son  impression 
si  sujette  au  changement,  il  y  avait  des  lois  rationnelles 
de  la  beauté  dont  il  ne  tenait  aucun  compte  ;  tantôt  il 
rapportait  l'œuvre  à  un  idéal  étroit  et  il  la  jugeait  d'après 
une  théorie  préconçue,  d'après  un  dogme'  accepté  sans 
discussion  sérieuse  ;  d'autres  fois  il  confondait  le  beau 
artistique  avec  le  beau  naturel,  et  il  exigeait  du  premier 
les  mêmes  qualités  que  du  second,  sans  se  rendre 
compte  du  principe  différent  qui  les  régit  ;  d'autres  fois 


38o  LES    LOIS    DE    LA    CRITIQUE 

encore  il  attachait  une  importance  capitale  au  sujet 
choisi,  comme  si  le  choix  du  sujet  pouvait  révéler  sûre- 
ment la  médiocrité  intellectuelle  ou  la  faiblesse  d'exécu- 
tion de  l'auteur.  Bref  la  critique,  hostile  atout  jugement 
raisonné,  portait  ses  décisions  d'une  façon  arbitraire,  et 
par  suite  se  ruinait  elle-même,  puisque  juger  suppose 
un  principe  non  arbitraire  du  jugement. 

Quand  bien  même  les  lois  que  nous  avons  énoncées 
dans  les  chapitres  précédents  ne  permettraient  pas 
d'espérer  l'accord  de  tous  les  juges  dans  une  même 
opinion  —  accord  que  l'avenir  réalise  presque  toujours 
alors  que  la  raison  entre  surtout  enjeu,  —  elles  rendraient 
un  service  réel  en  limitant  nettement  le  champ  de  la 
critique  et  en  empêchant  celle-ci  de  s'égarer  en  dehors 
de  son  domaine  propre.  Elles  établissent  en  effet  le 
principe  unique  de  la  beauté,  qui  est  la  pensée  vivante 
se  prolongeant  directement  dans  l'expression,  et  excluent 
tout  ce  qui  ne  dérive  pas  de  ce  principe;  elles  imposent 
silence  aux  préjugés  extérieurs,  à  nos  goûts  personnels, 
en  un  mot  à  toutes  les  causes  d'erreur  qui  nous  entou- 
rent ou  qui  tiennent  à  notre  propre  tempérament.  Elles 
empêchent  le  jugement  de  dévier  hors  du  droit  chemin, 
comme  il  est  si  souvent  tenté  de  le  faire  ;  et  par  cela 
même  elles  contribuent  puissamment  à  la  vérité  :  car 
c'est  déjà  se  rapprocher  de  la  vérité  qu'éviter  l'erreur. 

Mais  en  supprimant  tous  les  dogmes,  tous  les 
«  canons  »,  toutes  les  mesquines  exigences  d'école, 
elles  ne  font  pas  seulement  œuvre  négative  ;  elles 
accordent  à  l'art  un  avantage  positif  :  la  liberté,  la 
féconde  liberté  uniquement  limitée  par  la  nécessité  pour 


CONCLUSION  38l 

l'artiste  d'obéir  à  la  raison  et  de  faire  œuvre  de  pensée. 
Ce  n'est  point  là  l'anarchie  qui  ne  reconnaît  à  l'art 
aucun  devoir  particulier,  et  laisse  carrière  aux  goûts 
les  moins  sensés,  mais  au  contraire  le  triomphe  de  la 
raison  libre  qui,  après  avoir  créé  des  œuvres  conformes 
à  ses  lois,  admet  que  d'après  les  mêmes  lois  chacun 
puisse  juger  les  œuvres.  La  critique  d'art,  comprise 
comme  l'étude  rationnelle  des  productions  les  plus 
hautes  de  la  raison  humaine,  n'est  doné  pas  seulement 
un  moyen  de  vérifier  si  l'artiste  n'a  pas  introduit  dans 
son  œuvre  des  éléments  étrangers  à  l'art,  mais  encore 
un  guide  pour  pénétrer  les  mérites  véritables  d'une 
œuvre  de  pensée  libre  en  appréciant  cette  pensée  libre 
en  elle-même. 

Oui,  mais  comment  obtenir  des  spectateurs  ou  des 
auditeurs  appelés  à  porter  un  jugement  esthétique  qu'ils 
se  posent  immédiatement,  étudient,  et  résolvent  ces 
deux  questions  capitales  :  que  vaut  l'idée  créatrice  de 
l'œuvre  examinée?  que  vaut  l'expression?  Nous  avons 
une  habitude  trop  invétérée  de  juger  par  le  sentiment 
et  de  nous  faire  une  opinion  sous  le  coup  de  la  première 
impression,  pour  adopter  cette  façon  lente  et  pédante 
de  tout  peser,  de  tout  décomposer,  de  tout  interpréter 
dans  le  détail.  Et  surtout,  lorsqu'un  artiste  en  exposant 
son  œuvre  devant  nous,  la  soumet  par  là  même  à  notre 
appréciation,  nous  sommes  trop  enclins  à  décider  sou- 
verainement sur  le  mérite  de  l'objet  en  question  pour 
accepter  le  rôle  très  humble  de  critique  consciencieux 
et  raisonneur.  Il  faut  donc  renoncer  à  l'espoir  que  la 
méthode  rationnelle,  contraire  à  nos  usages   et  à  nos 


382  LES   LOIS    DE    LA   CRITIQUE 

penchants  naturels,  remplace  jamais  la  critique  d'im- 
pression et  du  premier  mouvement.  On  peut  dire  que 
cette  substitution  est  pratiquement  impossible. 

Nous  n'en  disconvenons  pas  ;  mais  si  l'éducation 
rationnelle  du  critique  produit  ce  résultat  que  son 
impression  soit  presque  toujours  conforme  à  l'opinion 
que  provoquerait  chez  lui  un  jugement  raisonné  et 
minutieux,  l'utilité  de  la  méthode  rationnelle  n'en 
devient  que  plus  grande.  11  est  bien  certain  que  quicon- 
que s'est  habitué  à  étudier,  d'après  les  principes  de  la 
critique  d'art,  les  grandes  œuvres  dujpassé,  a  rendu  son 
esprit,  ses  oreilles,  ses  yeux  plus  sensibles  à  la  vraie 
beauté,  et  risque  moins  de  subir  une  impression  malen- 
contreuse que  l'amateur  pour  qui  le  beau  n'a  jamais  été 
autre  chose  que  le  délectable.  Il  arrive  un  moment  où 
l'expérience  des  œuvres  d'art  jadis  étudiées  par  la 
méthode  rationnelle,  nous  met  à  même  de  formuler  un 
jugement  autorisé,  sans  que  nous  nous  posions  les 
questions  méticuleuses  qu'exige  une  critique  soucieuse 
de  ne  rien  laisser  au  hasard.  Pour  nous  rendre  capa- 
bles de  nous  passer  de  l'application  formelle  des  règles 
de  la  critique,  le  meilleur  moyen  est  de  pratiquer  long-  ' 
temps  cette  application;  quand  une  éducation  sérieuse 
a  assuré  à  notre  première  impression  une  conformité 
presque  toujours  complète  avec  un  jugement  régulier, 
nous  pouvons  nous  laisser  guider  par  elle,  mais  en 
nous  souvenant  toujours  que  pour  faire  vraiment  œu- 
vre de  critique,  nous  devons  contrôler  cette  impression 
par  une  étude  approfondie  et  méthodique 

Et  maintenant  sommes-nous  en  droit  de  dire  que  la 


I 


CONCLUSION  383 

recherche  du  principe  et  des  lois  de  la  critique  d'art  est 
de  quelque  utilité  pratique  ?  Oui,  à  condition  de  décla- 
rer tout  d'abord  qu'il  ne  peut  être  question  en  esthéti- 
que de  jugements  infaillibles,  de  jugements  qui  soient 
au-dessus  de  toute  révision.  Cette  restriction  faite,  si 
vraiment  le  domaine  de  la  critique  d'art  est  par  cette 
étude  nettement  dégagé  de  tout  ce  qui  l'encombrait 
indûment,  si  la  beauté  de  l'œuvre  exige  certaines  con- 
ditions dont  nous  puissions  contrôler  la  réalisation  et 
la  non-réalisation,  si  en  tenant  compte  des  lois  dont 
l'observation  s'impose  à  tout  critique  on  a  chance  de 
formuler  un  jugement  solide,  nous  n'avons  pas  seule- 
ment çdifié  une  théorie,  nous  avons  proposé  une  solu- 
tion pratique  à  un  problème  important. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


PREMIERE  PARTIE 

L'objet  du  jugement  esthétique. 

Ghap.  I.  —  Impossibilité  de  réduire  l'un  à 
l'autre  le  beau  dans  la  nature  et  le 
beau  dans  l'art 

Ghap.     II.  —  Qu'est-ce  que  l'œuvre  d'art  ?     . 

Ghap.  III.  —  La  valeur  esthétique  dé  la  pensée 
créatrice  est  indépendante  de  l'ob- 
jet de  cette  pensée 

Ghap.  IV.  —  Garactères  essentiels  de  la  pensée 
créatrice    

Ghap.     V.  —  Qualités  essentiellesde  l'expression. 

DEUXIÈME  PARTIE 


Pages 

3 

4i 

8i 

ii5 
i59 


Les  lois  de  la  critique  d'art 

Ghap.  I.  —  Peut-on  établir  les  lois  de  la  critique 
d'art  en  dehors  de  toute  considé- 
ration technique 2o5 

Ghap.     II.  —  Lois  négatives  de  la  critique  d^art  .  246 

Ghap.   III.  —  Lois  positives  de  la  critique  d'art.   .  280 

Ghap.   IV.  —  Les  signes  de  la  beauté .    .     '.      .      .  3i5 

Ghap.     V.  —  Les  qualités  du  critique  d'art     .      .  345 

GoNCLUsiON 377 

AUXBRRE-PARIS.    —  IMPRIMERIE  A.   LANIER 


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N  Fontaine,    André 

7475  Essai   sur  le  principe  et 

F65  les  lois  de  la  critique  d'art