ESSAI
Sur le Principe et les Lois
DE LA CRITIQUE D'ART
PAR
André FONTAINE
ESSAI
SUR
LE PRINCIPE ET LES LOIS
DE LA
CRITIQUE D'ART
ANDRE FONTAINE
Docteur ès-lettrcs
PARIS
ANCIENNE LIBRAIRIE THOHIN ET FILS
ALBERT FONTEMOING, ÉDITEUR
Libraire des Ecoles françaises d'Athènes et de Rome
du Collège de France et de l'Ecole Normale Supérieure
4. Rue Le Goff, 4
1903
Tous droits réservés
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A Madame Pauline KERGOMARD
Inspectrice générale de VInstruction Publique
Respectueux et affectueux hommage.
A. F.
PREMIÈRE PARTIE
L'Objet du Jugement esthétique
CHAPITRE I
Impossibilité de réduire l'un a l'autre
LE BEAU DANS LA NATURE ET LE BEAU DANS l'aRT
Confusion constante des deux ordres de beauté, même chez
les esthéticiens modernes. — La représentation du laid
dans les arts ruine la théorie qui ramène le beau artis-
tique au beau naturel.
Objections tirées : 1° de la communauté fréquente d'origine
entre les deux formes du beau; — 2" de la nécessité d^em-
ployer dans les arts les beaux éléments fournis par la
nature. — Réfutation de ces objections.
Objections philosophiques : 1° la beauté naturelle ne se
connaît que par V abstraction et le beau artistique nest
que la copie de la beauté naturelle ainsi restituée :
Winckelmann et Diderot. — 2° la beauté naturelle et la
4 l'objet du jugement esthétique
beauté artistique proviennent Vune et Vautre de l'expres-
sion de la vie. — Réfutation de ces objections.
Le beau naturel ne se ramène pas à son tour à une concep-
tion esthétique formée par association d'images.
La confusion perpétuelle des deux ordres de beauté s'ex-
plique ; mais elle est condamnable, et il faut rechercher
le principe de la beauté artistique, en dehors du principe
du beau naturel.
Il suffit de parcourir les œuvres des philosophes qui
se sont occupés d'esthélique, aussi bien que celles des
critiques d'art proprement dits, pour s'apercevoir que
presque tous ont considéré le beau dans l'art comme
une sorte d'émanation du beau dans la nature.
S'il est quelqu'un en qui se résume la théorie classi-
que de la beauté, c'est à coup sûr Winckelmann (1)
dont les idées générales se retrouveront partout pendant
plus d'un siècle, aussi bien chez Quatremère de
Quincy (2) que chez son contradicteur Emeric David (3),
aussi bien chez le délicat Gustave Planche (4) que chez
l'emphatique Charles Blanc (5). Or, Winckelmann
déclare que « la beauté suprême réside en Dieu », et que
(t) Toutes les idées éparses au xvii' siècle dans les Conférences de l'Aca-
démie ou dans Félibien, Guillet de St. -Georges et Roger de Piles aboutissent
aux quelques pages que Winckelmann consacre à la théorie du beau.
(2) Cf. en particulier l'Essai sur 1 Idéal.
(3) Cf. Recherches sur l'art statuaire. 2* partie secl.ni § 6.
(4) Cf. en particulier Portraits d'artistes. T. I p. 34 et 192.
(5) Cf. Grammaire des arts du dessin, p. 20.
LA NATURE ET L ART 5
«l'idée de la beauté humaine se perfectionne à raison
de sa conformité et de son harmonie avec l'être suprême,
avec cet être que l'idée de l'unité et de l'indivisibilité
nous fait distinguer de la matière (1), » Il est donc clair
que toute beauté, dans la nature comme dans l'art, dérive
d'un principe unique et présente les mêmes caractères
essentiels. D'ailleurs Winckelmann nous apprend que
l'artiste ne doit pas perdre de vue la nature (2), mais au
contraire s'inspirer du beau individuel. C'est ainsi que
« les Grecs, dit-il, cherchèrent à réunir le beau de plu-
sieurs beaux corps, comme nous le voyons par l'entre-
tien de Socrate avec le célèbre peintre Parrhasius. Ils
surent épurer leurs figures de toutes les affections per-
sonnelles qui détournent notre esprit du vrai beau. Ce
choix des belles parties et leurs rapports harmonieux
dans une figure produisirent la beauté idéale qui par
conséquent n'est pas une idée métaphysique » (3). Et
cette identification du beau dans la nature et du beau
dans l'art est si nette chez l'esthéticien allemand qu'il
ajoute un peu plus bas : « Pour les détails (du corps
humain) nous serons obligés de convenir qu'il se trouve
dans la nature d'aussi hautes beautés que l'art en puisse
produire, mais pour le tout nous avouerons que l'art
l'emporte sur la nature » . Cette comparaison ne laisse
aucun doute sur une communauté, non seulement d'ori-
(1) Histoire de l'Art. L, IV, ch. II. T. II, p. 40 de la Irad. Huber.
(2) Id. L. IV, ch. VI, T. Il, p. 238 de la trad. Huber.
(3) Histoire de l'Art. Liv. IV, ch. Il, T. II, p. 45 de la traduction Huber,
6 L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
gine, mais d'essence, attribuée par Winckelmann aux
deux ordres de beauté.
Kantafait très spirituellement la distinction négligée
par l'auteur de l'Histoire de l'art : « Une beauté natu-
relle, dit-il, est une chose belle : la beauté artistique
est une belle représentation d'une chose » (1). Et il se
garde bien de spécifier que cette chose représentée doit
être belle. Mais pour définir la nature du jugement
esthétique, il n'a tenu aucun compte de cette différence,
établie seulement dans la dernière partie de son ouvrage
comme un point accessoire. Bien au contraire, il parle,
dans sa préface, de « ces jugements appelés esthétiques
qui concernent le beau et le sublime de la nature ou de
l'art », sans distinguer entre ceux qui concernent la
nature et ceux qui concernent l'art ; et lorsqu'il définit
le beau : « ce qui plaît universellement sans con-
cept » (1), il applique ces mots aussi bien aux belles
arabesques qu'aux belles formes vivantes. D'ailleurs,
si l'on veut toute sa pensée sur la question, il suffit de
se reporter au chapitre 41 : « On peut en général appe-
ler la beauté — celle de la nature ou celle de l'art —
l'expression d'idées esthétiques : il y a seulement cette
distinction à faire que, dans les beaux-arts, l'idée
esthétique doit être occasionnée par un concept de
l'objet, tandis que, dans la beauté de la nature, la
simple réflexion que nous faisons sur une intuition
donnée, sans aucun concept de ce que doit être l'objet.
(1) Kanl. Critique du jugement. L. 1., ch. XLVIII.
(2) Critique du jugement. Liv. I, ch. IX.
LA NATURE ET L ART ^
suffit à exciter et à communiquer l'idée dont cet objet
est considéré comme l'expression ». Donc, pour Kant,
le beau est partout et toujours l'expression d'une idée,
et en cela il se rapproche de Winckelmann.
Cette théorie a prévalu dans la philosophie allemande
pendant tout le cours du xix' siècle ; on peut même
dire que la nature et l'art ont fini par se rejoindre
complètement dans une sorte de beau essentiel, si bien
que la métaphysique a rendu impossible la constitution
d'une critique d'art indépendante et rationnelle.
Malheureusement, la confusion du beau dans la
nature et du beau dans l'art n'a guère été moins com-
plète en France qu'en Allemagne, quoique chez nous,
la philosophie ait moins embrouillé la question. D'un
côté les critiques d'art (1) ne se sont trop souvent
occupés que de louer ou de blâmer les peintres et les
sculpteurs selon leurs goûts personnels, leurs princi-
pes d'écoles ou même leurs théories philosophiques,
politiques ou sociales ; et d'un autre côté, les purs
rationalistes n'ont pas toujours rompu nettement avec
l'ancienne et traditionnelle confusion. Les uns ont
négligé ou ignoré la question ; les autres ne l'ont pas
nettement résolue ou même ont entretenu l'équivoque.
Charles Lévêque, dans un ouvrage longtemps en
faveur même parmi les peintres, comme il le dit lui-
même, déclare que l'artiste qui crée une belle œuvre
(1) Il est bien évident que nous ne parlons pas ici des critiques d'art vivants
dont l'œuvre ne pourrait être jugée avec quelque rigueur que si elle était com-
plète et définitive.
H L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
reproduit « le type idéal » des choses ; s'il copie un
chêne, par exemple, c'est le type idéal du chêne. Où
existe ce modèle auquel il se conforme ? « Le type idéal
du chêne et les types idéaux de. tous les genres sont
l'entendement même de Dieu. Ce type du chêne, c'est
donc la pensée même de Dieu, ou pour parler rigou-
reusement, c'est Dieu pensant ce type, comme il pense
les types idéaux de tout ce qui nait, vit, meurt ou ne
meurt pas dans le monde » (1). Il est clair que cet idéal
vivant, car l'auteur prétend ne l'avoir pas relégué
« quelque part dans je ne sais quel recoin de l'espace,
à titre d'entité je ne sais laquelle », (2) est aussi bien
celui du chêne réellement existant que du chêne
exécuté par l'artiste. D'ailleurs, les lignes suivantes
sont aussi significatives qu'on peut le souhaiter :
« Puisque l'essence de l'art est l'interprétation de la
belle nature, l'art est d'autant plus excellent, d'autant
plus beau, d' autant plus art que la nature qu'il inter-
prète est plus belle, et qu'il l'interprète avec plus de
puissance idéale » (3). La beauté de l'art participant à
la beauté de la nature, et s'identifiant avec elle dans
notre contemplation, telle est, au fond, la théorie de
Charles Levêque, issue assez directement de la théorie
de V. Cousin, — et singulièrement délaissée depuis
vingt ou vingt-cinq ans.
Est-ce à dire toutefois, qu'il n'en subsiste aucune
(1) Science du beau. T. I, p. 131.
(2) Science du beau. T. I. p. 131.
(3) Science du beau. T. II, p. 14.
LA NATURE ET L ART
trace et qu'on ait enfin déclaré que le beau dans la na-
ture était une chose, et le beau dans l'art une autre
chose ? Non ; tandis que cette idée semblait inattaquable
à la grande majorité des artistes, et à un groupe
très intéressant de critiques d'art et d'esthéticiens
peu soucieux de prouver l'évidence, quelques esprits,
cependant vigoureux et pénétrants, ne se dégageaient
pas toujours de l'ancienne erreur, les uns, adoptant
nettement le principe classique, et définissant l'esthé-
tique « la psychologie du beau, et du beau aussi bien
naturel qu'artistique, il est inutile de le répéter » (1);
les autres, semblant considérer les deux ordres de
beauté comme très différents, et écrivant pourtant :
« C'est une belle chose quun églantier en fleurs ; c'est
une belle chose que l'e'glise Notre-Dame ; c'est une
belle chose que le prélude de Lohengrin. Maintenant
réfléchissez, essayez de faire rentrer ces objets si divers
dans une même formule : analysez-les, jusqu'à ce que
vous en ayez extrait l'élément commun qui doit s'y
trouver pourtant, puisqu'ils provoquent en vous, peu
importe à quel degré, un même sentiment d'admira-
ration ! Vous ne pouvez. Cette subtile essence de beauté
dont seraient pénétrées toutes les belles choses, vous
(1) Mario Pilo. La psychologie du beau et de l'arl, p. 6. — Dans ses Pro-
ligoménes à l'esthétique, M. Dimier, prétend « que les choses, et toutes choses
sont belles en soi, et dans leur véritable essence » (p. 19), qu'il y a un beau en
soi, mais impossible à définir (p. 32), et enfin que l'esthétique se constitue en
dehors de ce beau, par l'élude de l'ordre. Cela implique donc une assimilation
du beau « inacessible » naturel au beau créé par l'art au moyen de l'ordre.
lO L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
échappe, et personne n'a réussi encore à l'isoler (1). »
La persistance d'une idée, dont Charles Lévêque fut
certainement le représentant le plus autorisé, rend
essentielle la démonstration préalable d'une différence
entre le beau dans l'art et le beau dans la nature.
Véron l'a essayée, dans la première partie de son
remarquable ouvrage, par la méthode psychologique,
et a montré que le beau, ne pouvant être un reflet de
la perfection, résulte du plaisir particulier que nous
trouvons dans l'imitation de la réalité, sans que
l'artiste se borne d'ailleurs à cette imitation. Donc le
beau en art n'est pas une conséquence de la belle
nature, mais d'une imitation qui nous plaît par elle-
même, quelle que soit la beauté de l'objet imité.
Sans méconnaître la force de ce raisonnement,
j'estime que les faits eux-mêmes, tirés du spectacle
de la nature et des œuvres d'art, peuvent contribuer à
établir plus solidement cette vérité, « qu'il n'y a pas
dans la langue, de terme plus vague et moins précis
(que le mot beau) », et que « cette absence de précision
a peut-être contribué plus qu'on ne croit, aux confu-
sions d'idées qui, seules, peuvent expliquer la multi-
plicité et l'élrangeté des théories esthétiques » (2).
Lorsqu'on aura touché du doigt l'opposition qui
(1) Souriau. L'Eslhétique du mouvement. Iniroduction. — De même
M. Guyau, Problèmes de l'esthétique contemporaine, (p. 15), reproche à Kant,
de soutenir « qu'une arabesque capricieuse est vraiment plus belle qu'une
jolie femme », mais sans protester contre la comparaison entre le beau artis-
tique et le beau natnrel.
(2) Veron. Esthétique, p. 129.
LA NATURE ET L ART II
existe sans cesse — et même dans l'école classique
— entre la beauté naturelle et la beauté artistique,
on sera mieux convaincu de la nécessité de débaptiser
l'esthétique si souvent appelée la science du beau, et
d'adopter la définition de Véron : « L'esthétique est la
science qui a pour objet T'étude des manifestations du
génie artistique ».
Et d'abord, pour prendre des exemples, un bel
animal vivant n'a pas le même genre de beauté que le
même animal habilement représenté par les procédés
littéraires ou artistiques ; la preuve en est, qu'un
animal naturellement laid et répugnant peut exciter
l'admiration grâce au travail du poète ou du sculpteur.
Le crapaud n'est point beau ; mais Hugo le rend
sublime, et les artistes japonais en ont souvent tiré des
œuvres exquises.
Un horrible mélange
D'os et de chairs meurtris et traînés dans la fange
est, dans la réalité, parfaitement hideux. D'où vient
donc que le tableau tracé par Racine est une belle
chose ? On pourrait, dans tous les arts représen-
tatifs, multiplier les exemples de ce genre, cher-
cher le laid ou l'ignoble, et montrer que ce laid et
cet ignoble ont donné naissance à d'admirables imi-
tations plastiques ou poétiques. La difformité physique,
rendue par un Ribéra ou un Callot, l'incurable
vice, traité par un Balzac ou un Flaubert, ou encore
12 L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
par un Molière ou un Corneille (i), ne nuisent en rien
à la beauté de l'œuvre d'art ; mais on ne peut dire
évidemment que cette beauté de l'œuvre d'art est
empruntée à la nature. Que devient dès lors cette affir-
mation si souvent répétée par les classiques, que l'art
doit imiter la nature, mais la belle nature seulement ?
Charles Lévêque a essayé de répondre à cette objec-
tion, en disant que les artistes « peignent la laideur et
la rendent odieuse », (2) et satisfont ainsi à l'idéal d'ordre
et de grandeur que nous trouvons dans la nature. « La
laideur, ajoute-t-il, n'a point d'idéal unique en chaque
genre, et comme elle est le contraire de la beauté, elle
est aussi le contraire de l'unité constante dans l'être
et dans la vie. » Mais si la laideur — que l'art nous rend
quelquefois sympathique et non pas odieuse — est vrai-
ment « le contraire de l'unité constante dans l'être et
dans la vie », comment expliquer qu'elle se transforme
en beauté sans réaliser cette unité ? Je ne vois à cela
qu'une seule réponse : c'est que l'unité se réalise cepen-
dant, et provient alors de la conception même de
l'artiste, ramenant les formes, les couleurs et les diffé-
rents caractères de la chose laide à une impression uni-
que. Mais la beauté ainsi entendue ne participe en rien
de la beauté naturelle : elle se réalise tout entière dans
la pensée et par la pensée de l'auteur. Il faudrait vrai-
ment un tour de force intellectuel hardi pour nous faire
(1) Cf. Prusias dans Nicomède, Cléopàlre dans Rodogune, Félix dans
Polyencl<î, etc.
("2) La science du beau. T. I, p. 208 et suivantes.
LA NATURE ET l'aRT i3
admettre que la beauté de la Tentation de Saint-Antoine
de Gallot procède de la laideur naturelle des êtres
représentés (i).
Toutefois il est permis de se demander si la beauté
naturelle n'a pas été la cause première et nécessaire de
la beauté artistique, et par conséquent si celle-ci ne se
ramène pas dans son principe à l'imitation de celle-là.
Grâce à l'importance du procédé dans les travaux d'art,
nous avons été amenés à déclarer beau ce qui est diffi-
cile àexécuter, indépendamment de la laideur des choses
dessinées ou décrites ; mais si nos yeux n'avaient pas
contemplé les belles formes vivantes, les beaux aspects
de la nature, jamais l'art n'aurait connu la beauté, et
ainsi il n'y a pas lieu de séparer en esthétique l'art de
la nature. Telle est l'objection que l'on peut nous faire.
A n'en point douter, les artistes se sont toujours ins-
pirés des spectacles que leur fournissait la nature, tantôt
pour les reproduire aussi fieèlement que possible, tantôt
pour les transformer selon une intention dont ils ne se
rendent pas toujours à eux-mêmes un compte exact.
Leurs fantaisies les plus inattendues ou même les plus
absurdes procèdent toujours de formes ou de couleurs
aperçues dans la nature, et ils ne s'éloignent d'elle que
par la seule combinaison de ces formes et de ces cou-
leurs. On ne conçoit pas l'art indépendant de la nature,
et il est certain qu'il se propose souvent de reproduire,
(1) Cf. Séailles. Le génie dans l'art, p. 280. Si l'on admet le beau idéal,
« que devient le comique dans tous les arts ? et la poésie étrange du grotes-
que ? les fantaisies orientales 1 »
i4 l'objet du jugement esthétique
par ses moyens propres, le beau naturel. L'artiste qui
admire une matinée de printemps, — qu'il s'appelle
Corot, Beethoven ou Hugo, — s'estimerait trop heureux
s'il pouvait mettre dans son œuvre toute la beauté qui
lui apparaît dans la nature.
Mais la beauté de l'œuvre d'art se ramène-t-elle pour
cela à la beauté naturelle ? De ce qu'une chose provient
d'une autre et ne pourrait exister sans cette autre,
s'ensuit-il qu'elle lui soit identique ? Peut-on dire que
si la Danse des Nymphes de Corot, la Symphonie Pas-
torale et la Tristesse cV Olympio sont des représentations
de la belle nature, ces représentations ne sont belles
que parce que la nature est belle ? Les arts rendent
l'impression que cause en nous la nature par des pro-
cédés absolument différents de ceux qu'emploie la
nature pour nous émouvoir. Et cela est si vrai que le
coin de forêt le plus charmant traité par la chromo-
lithographie devient odieux, tandis qu'un effet de
ténèbres, de pluie et de boue, traduit par un véritable
artiste, a chance de devenir une très belle œuvre.
Si le charme d'une toile de Corot est diflérent, dans
son principe, du charme des bois de Viroflay, que dire
de la ressemblance qu'il faudrait établir, pour expliquer
la beauté de la Pastorale, entre plusieurs thèmes
capricieusement répétés et savamment combinés, et un
paysage d'Allemagne au soleil du matin ? Si la nature
est belle, c'est que la juxtaposition et la pénétration
réciproque de certains éléments matériels produisent
— peu importe comment — cette beauté qui s'impose à
nous ; mais si l'œuvre d'art est belle, c'est que la
LA NATURE ET l'arT i5
beauté — et au besoin la laideur — delà nature réappa-
raissent au spectateur ou à l'auditeur par des procédés
tout différents de ceux qui produisent la beauté natu-
relle.
11 y a donc lieu de distinguer ces deux beautés,
quoique l'une peut-être — car ce point même est discu-
table — soit née de l'autre. Si l'on veut exprimer leur
rapport, on peut dire qu'il y a entre elles identité d'effet
produit sur le spectateur, lorsque la beauté artistique
est parfaite et la beauté naturelle pleinement aperçue,
mais opposition absolue de moyens de production, la
beauté naturelle se traduisant par des formes vivantes
ou par des combinaisons inconscientes de la matière,
la beauté artistique par l'imitation inanimée des formes
visibles et par l'élaboration consciente des matériaux
que fournit la nature belle ou laide. Ce sont deux
beautés parallèles, si l'on veut, — au moins dans bien
des cas — mais toujours parallèles, et par suite toujours
distinctes l'une de l'autre ; la foule croit volontiers que
les parallèles tendent à se rejoindre : il n'en est rien,
et la beauté artistique, quand bien même elle ne s'éloi-
gnerait jamais de la beauté naturelle, serait toujours
autre chose que cette beauté naturelle. Il y a deux beau-
tés différentes, ayant chacune leurs lois propres ; mais
parce qu'elles produisent en nous un sentiment analo-
gue, nous sommes portés aies confondre, et cela devient
une source d'équivoques et d'erreurs sans fin.
Dira-t-on que si une symphonie ou un tableau n'obéis-
sent pas aux mêmes lois qu'une belle matinée de prin-
temps dont ils sont l'expression, les mêmes éléments du
i6 l'objet du jugement esthétique
moins se retrouvent dans le modèle et dans la copie ?
C'est là une autre forme de l'objection que nous venons
d'étudier : Beethoven écrit sa pastorale avec les sons
entendus dans la nature ; ceux qui sont beaux dans le
chant des oiseaux le sont aussi dans l'œuvre du musi-
cien ; sans doute, dira-t-on, il y a une beauté particulière
à la musique, comme à la peinture, comme à la poésie, et
cette beauté tient à la diversité des procédés employés ;
mais il y a une beauté commune à la nature et à l'art :
un son n'est jamais autre chose qu'un son ; eh ! bien,
il y a de beaux sons comme il y en a de laids, et ceux
qui sont laids dans la nature ne sont point beaux
dans l'art.
De même les couleurs claires, agréables aux yeux,
n'ont-elles pas par elles-mêmes une valeur artistique
plus grande que les tons lie de vin ou jaune brun ?
N'y a-t-il point des lignes, la ligne serpentine par
exemple, qui l'emportent esthétiquement sur certaines
autres ? Et s'il en est ainsi, n'est-il pas évident que
l'œuvre d'art où ces sons, ces couleurs, ces lignes se
retrouveront, sera plus belle que celle où des élé-
ments moins beaux seront mis en œuvre ? La beauté
artistique, subjective dans une certaine mesure, ne
participe-t-elle pas cependant de la beauté de l'objet ?
Lorsque Taine écrit : « Il est déplaisant de voir de
la vermine, même quand on l'écrase, et nous deman-
dons qu'on nous montre des créatures d'une pousse
plus forte et d'un caractère plus haut » (1), il fait cer-
(1) C . L'Idéal dans l'art, p. 99,
LA NATURE ET L ART I^
tainement une part à la beauté naturelle dans la pro-
duction de la beauté artistique. On peut dire qu'ins-
tinctivement la plupart des hommes, même éclairés
et raffinés, sont plus sensibles à la beauté artistique
lorsqu'elle se combine avec la beauté naturelle. Mais
en fait ont-ils raison ?
Sans doute la musique est une combinaison de sons,
et nous admettons même que tous les sons musicaux
peuvent se rencontrer dans la nature. Mais la musique
repose toute entière sur la gamme, c'est-à-dire sur une
série d'intervalles calculés mathématiquement par le
nombre des vibrations, série variable d'ailleurs selon
les époques et les systèmes, et dont la nature n'a jamais
fourni aucun exemplaire. Sans doute elle produit des
combinaisons de sons agréables à l'oreille, que nous
imitons volontiers, et où nous nous plaisons à retrou-
ver de l'art par analogie avec nos propres créations.
Mais elle n'a ni diapason, ni « la » auquel s'accorde
tout le concert des voix, ni chants combinés selon les
lois que nous avons fixées à la musique. Aussi, lorsque
Beethoven veut donner l'impression de quelques voix
d'oiseaux, est-il obligé de transformer leur chansons,
sauf celle du coucou qui n'a certainement rien de
beau.
C'est donc par la tendance de l'esprit humain à la
métaphore que nous parlons de l'harmonie ou de la
mélodie naturelles dans les mêmes termes que nous
parlons de l'harmonie musicale. Nous sommes, une
fois de plus, les dupes des mots. La vérité, c'est que
les sons et les bruits existent dans la nature, que les
2
Ib L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
sons seuls peuvent devenir les éléments de la musique, par-
ce que seuls ils peuvent être mesurés, et que les sons les
moins beaux dans la nature peuvent, en art, valoir les
plus agréables à l'oreille.
Ce dernier point est le plus important pour notre
théorie, et aussi le plus délicat à établir. Car on est
habitué à considérer la beauté du timbre et les autres
avantages naturels comme essentiels à la musique ; et
nous admettons sans difficulté qu'une symphonie de
Beethoven exécutée par des flûtes aigres et des violons
criards serait une chose abominable. Mais peut-être
serait-il téméraire d'affirmer qu'un timbre désagréable,
adapté à des œuvres écrites en vue de ce timbre, sera
toujours une cause d'infériorité esthétique. Les grince-
ments des violons qu'on accorde dans la Danse Maca-
bre de M. Saint-Saéns est pénible à l'oreille ; mais il
contribue singulièrement à l'effet cherché ; et, en
dehors de cet effet général, où est la beauté de l'œu-
vre ? De ce que la musique s'est presque toujours
attachée jusqu'ici à ce que Poussin appelait « la délec-
tation » (i), il ne s'ensuit pas qu'elle y soit condamnée
à perpétuité. Déjà Berlioz et Wagner ont ouvert la voie ;
aussi bien leur a-t-on reproché tout d'abord des sons
durs ou étourdissants et l'absence de mélodie ; puis le
public s'est rendu compte que par des moyens nouveaux
ils voulaient l'amener à une forme nouvelle de la beauté,
et il a peu à peu admiré des combinaisons sonores
qui, réalisées dans la nature, déplairaient à l'oreille.
(1) Cf. Poussin. Lettres, p. 347.
LA NATURE ET L ART I9
Dès lors comment ne pas admettre qu'avec une
éducation musicale plus avancée, on en viendra sans
doute à rechercher des effets qui actuellement nous
seraient insupportables, si ces effets seuls peuvent
rendre une pensée artistique donnée ? L'épreuve se
fait plusieurs fois chaque hiver dans les grands con-
certs de Paris, et les résultats donnent raison à notre
manière de voir. La musique la plus applaudie aujour-
d'hui aurait certainement fait fuir, il y a un siècle,
gluckistes et piccinistes, ce qui semble bien démontrer
qu'en cet art, la beauté naturelle peut devenir opposée
à la beauté artistique, et que par conséquent la
seconde est autre chose que la première.
Soit, mais l'une fait valoir l'autre ! — Quand bien
même cette assertion serait fondée, il n'en résulterait
pas que celle-ci se ramène à celle-là, mais bien que leur
effet est le même sur nous, ce que nous n'avons jamais
contesté. Malheureusement on oublie qu'il y a des mélo-
dies parfaitement douces et parfaitement insipides ; en
musique, comme dans toutes les branches de l'art, le
beau naturel ne vaut pas par lui-même, à moins que
l'auteur n'en poursuive précisément l'imitation ; et
même dans ce cas, la beauté artistique ne consiste
pas dans la beauté naturelle imitée, mais dans les qua-
lités propres à cette imitation et extérieures à la beauté
naturelle. Il est vrai que le public ne fait pas toujours
la distinction ; mais qu'importe, si elle correspond à
quelque chose de réel ?
Est-il vrai de dire qu'en peinture telle ligne ou telle
nuance ont une valeur esthétique particulière ? S'il
20 L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
est une couleur qui réjouisse les yeux dans la nature,
qui par l'éclat, la douceur, la joie, réalise pour nous
la beauté, c'est sans doute le bleu du ciel lorsque le
soleil brille. Mais l'azur est souvent désagréable en
peinture, même lorsqu'il est habilement traité. Le Sueur
lui-même s'est mal trouvé de son emploi dans le Rêve
de Saint-Bruno, et quant aux robes couleur du ciel,
elles ne sont vraiment belles que dans les contes de
fées. Il y a dans la nature des bleus plus beaux les uns
que les autres ; mais en art, tous sont également beaux,
parce que leur beauté ne provient jamais que de leur
emploi. Même lorsqu'un coloriste s'écrie, en face de
certains tons : « Voilà un beau bleu », cela signifie :
« Voilà un bleu bien à sa place », ou : « Voilà un bleu
naturellement beau que l'art a su imiter merveilleuse-
ment ». Mais où est la beauté artistique ? Dans le
bleu ? Non, dans l'exécution du bleu : cela crée un
abime.
Hogarth, dessinant une série de lignes courbes (1),
prétend prouver que la ligne serpentine est la plus belle
de toutes, et que, pour produire une œuvre d'art par-
faite, il faut que le peintre nous la fasse apercevoir
dans tout le mouvement de son tableau. Gela prouve
seulement que, la beauté, pour Hogarth, consistait dans
la grâce, dont la ligne serpentine éveille en nous l'idée,
parce qu'elle fait songer à la souplesse des corps gra-
cieux. Mais on ne soutiendra jamais sérieusement qu'au
point de vue de l'art, V Entrée des Croisés à Constanti-
(1) Cf. les planches insérées dans l'Analyse de la beauté.
LA NATURE ET L ART 21
nople ou VKglise de Gréville, exécutés sans souci de la
ligne serpentine, soient, pour ce motif, inférieurs à la
Source d'Ingres ou aux œuvres mêmes de Hogarth. La
ligne serpentine est belle lorsqu'une œuvre prétend
s'imposer à nous par la grâce ; elle ne vaut rien lors-
qu'il s'agit d'exprimer la force ; or, en quoi la force est-
elle, artistiquement parlant, inférieure à la grâce?
D'ailleurs les artistes, lorsqu'ils jugent de la beauté
des lignes, sont loin d'être d'accord. « Il y a des lignes
qui sont des monstres, écrit Delacroix : la droite, la
serpentine régulière, surtout deux parallèles. Quand
l'homme les établit, les éléments les rongent (1) ». Mais
pour Mcngs, (2) « la forme ronde est la plus parfaite » , et
« il n'y a que trois couleurs parfaites qui sont le jaune,
le rouge, le bleu » (3). Un philosophe, Hutcheson, faisant
consister la beauté dans l'union de la variété et de
l'unité, exprime un autre avis. Pour lui « la beauté d'un
triangle équilatéral est moindre que celle d'un carré,
celle d'un carré moindre que celle d'un pentagone, et
celle de cette dernière figure moindre que celle d'un
hexagone. Dans les solides, l'icosaèdre surpasse en
beauté le dodécaèdre et celui-ci l'octaèdre, qui est beau-
coup plus beau que le cube, dont la beauté est supérieure
à son tour à celle de la pyramide (4) » . Ne pourrait-on
(1) Delacroix. Journal. T. I, p. 199.
(2) Réflexions sur la beauté et sur le goût. Art. II. Page 84 de la traduc-
tion Jansen, 1786.
(3) Réflexions sur la beauté et sur le goùi. Art. II. Page 86 de la traduc-
tion Jansen.
(4) Hutcheson. Recherches sur l'origine des idées <iue nous avons de la
beauté. Section H. §. III.
22 L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
pas soutenir de même que la ligne droite, par sa conti-
nuité, sa simplicité, aune beauté plus grande que la ligne
courbe, et que si Apelle ne trouvant pas Protogène dans
son atelier traça une ligne droite admirable pour mar-
quer son passage, c'est qu'il considérait cette ligne comme
la plus belle de toutes ? Et, par conséquent, si des hom-
mes également compétents ne peuvent s'entendre sur
la ligne la plus belle à exécuter, est-il bien raisonnable
de voir le principe de l'art dans quelque chose d'aussi
contestable, et disons-le, d'aussi faux ? Car de soutenir
que la beauté d'une œuvre d'art provient de telle ligne
particulière, qui sera belle partout et toujours, c'est ce
que les faits se chargent de démentir. Il y a des Christ
en croix admirables, tantôt cadavériques et raides
comme chez les primitifs, tantôt souples et forts comme
dans les dessins classiques, tantôt éplorés et tourmen-
tés comme chez les peintres espagnols : qu'est-ce que
la ligne ajoute ou retranche à la beauté de ces ouvra-
ges ? La seule belle hgne, c'est celle qui rend exacte-
ment la forme imitée et lui communique comme une
parcelle de vie. Mais la forme est infiniment variée, et
ainsi la belle ligne n'a point de modèle ni de prototype
unique.
C'est pourquoi, qu'il s'agisse de sons ou de plastique,
il semble bien que le beau artistique soit irréductible
au beau naturel, l'un étant toujours le résultat de notre
activité et n'existant pas sans notre effort, l'autre étant
indépendant de nous et s'imposant au moment où nous
y songeons le moins. D'où vient que nous les confon-
dons si souvent ? De ce que souvent aussi l'artiste cher-
LA NATURE ET l'arT 23
che à les réunir dans son œuvre ; de ce que, par abus
de la métaphore, nous attribuons sans cesse à la nature
inconsciente une préméditation analogue à l'idéal conçu
par l'artiste, et à l'artiste l'ingénuité de création que
nous croyons voir dans la nature. Mais les deux ordres
de beauté sont, en réalité, différents et irréductibles dans
leur principe.
Voilà la conclusion où nous sommes amenés par
l'étude du beau concret, tel qu'il nous apparaît dans la
nature et dans l'art. Mais si le beau, ainsi compris n'était
pas le beau réel, ou plutôt si le beau, tel que le concret
nous le présente, n'était que l'apparence et la déforma-
tion du beau naturel, redressé ensuite et réalisé par
l'art? Alors la dualité disparaîtrait, et c'est à juste
titre qu'on identifierait le beau dans la nature et le beau
dans l'art, puisque l'art ne serait plus autre chose que
la nature idéale.
Cette théorie, pour étrange qu'elle nous paraisse, a été
celle de tout l'art classique ; et nous la trouvons élo-
quemment développée et soutenue, aussi bien chez
Diderot que chez Winckelmann. Ce dernier exige de la
beauté « l'indétermination, c'est-à-dire cette sorte de
qualité dont les formes ne sont décrites ni par des
points, ni par des lignes, comme formant seuls la
beauté (1) ». « Delà, ajoute-t-il, il résulte une figure qui ne
caractérise ni telle personne, ni telle autre, qui n'expri-
me aucune situation de l'esprit, aucun sentiment du
(1) Winckelmann. Histoire de l'art. L. IV. Ch. II. Traduction Huber. Tome II.
Page 40.
24 l'objet du jugement esthétique
cœur, ni aucune affection de l'âme, tous mouvements
qui interrompent l'unité et qui mêlent à la beauté des
traits étrangers. D'après cette idée, la beauté doit être
comme l'eau la plus parfaite, puisée dans une source
pure, laquelle, moins elle a de goût et plus elle estsalu-
bre, étant épurée de toute les particules étrangères ».
En d'autres termes, la beauté n'est pas immédiatement
donnée dans le concret que rapetisse toujours l'élément
individuel ; le concret est un reflet révélateur de la
beauté ; c'est à nous de nous y élever par la générali-
sation et la conception de l'unité absolue. Il n'y a
qu'une beauté, dans l'art comme dans la nature ; mais
cette beauté e^t abstraite, ou du moins nous ne pouvons
la réaliser que par la puissance de l'abstraction. « Les
antiques sont belles quand elles ressemblent à la belle
nature, avait dit Roger do Piles (1), et la nature sera tou-
jours belle quand elle ressemblera aux belles antiques ».
Winckelmann admet la première proposition ; mais
comment imaginer que la nature, livrée aux caprices
de l'individuel, déformée de la véritable beauté par les
exigences continuelles de la vie, puisse jamais égaler la
beauté idéale des statues grecques ? Aussi Winckelmann
proteste-t-il contre la seconde proposition, déclarant
qu' « il sera difficile, pour ne pas dire impossible, de
trouver dans la nature une figure comme celle de l'Apol-
lon du Belvédère » . En rétablissant la nature dans sa
(1) Cité par Winckelmann. Histoire de l'art. L. IV. Ch. ii.
LA NATURE ET l'aKT 25
beauté première, l'art nous fait enfin contempler l'uni-
que, l'éternelle et la parfaite beauté.
Diderot est aussi catégorique et plus clair, dans l'intro-
duction du Salon de 1767. Le peintre, explique-t-il,
copie la nature, mais non pas la nature telle que nos
yeux la voient, sans quoi il tombe dans le vulgaire et
méprisable portrait, dans « la représentation d'un être
quelconque individuel ». Ce que doit exprimer l'artiste,
c'est l'idéal, en quoi consiste vraiment la nature : « Ne
concevez-vous pas, dit-il, que tout être, surtout animé,
a ses fonctions, ses passions déterminées dans la vie,
et qu'avec l'exercice et le temps, ces fonctions ont dû
répandre sur toute son organisation une altération si
marquée quelquefois qu'elle ferait deviner la fonction? » .
Il faut donc peindre la nature dans son état de pureté
première, dans ee que Winckelmann sans doute appelle
l'indéterminé, et ainsi le modèle qu'il est nécessaire
d'imiter pour produire la beauté « est purement idéal et
n'est emprunté d'aucune image individuelle de Nature » .
Quel serait le modèle le plus parfait d'un homme ou
d'une femme? Ce serait « un homme ou une femme
supérieurement propre à toutes les fonctions de la vie
et parvenu à l'âge du plus entier développement sans
en avoir exercé aucune ». L'artiste qui corrigerait dans
le modèle individuel les déformations les plus grossières
d'abord, puis les plus délicates, causées par les « fonc-
tions de la vie », s'élèverait ainsi « au vrai modèle idéal
de la beauté, à la ligne vraie, ligne vraie, modèle idéal
de la beauté, qui n'exista nulle part que dans la tête des
Agasias, des Raphaël, des Poussin, des Puget, des
26 l'objet du jugement esthétique
Pigalle, des Falconnet... » Donc, la beauté est la même
dans l'art que dans la nature ; mais c'est à l'art de la
découvrir à travers les déformations de la nature, pour
la traduire ensuite dans toute sa vérité et toute sa clarté.
Il est facile maintenant de comprendre la force de
l'objection : quand nous déclarions que la beauté natu-
relle était autre chose que la beauté artistique, nous
pouvions avoir raison parce que nous considérions une
nature individuelle et fausse, parce qu'une pareille
nature ne réalise jamais la beauté ; mais si nous resti-
tuons « le vrai modèle idéal de la beauté, la ligne
vraie », il y a alors identité entre la beauté naturelle et
la beauté artistique. C'est à nous de saisir la réalité der-
rière les apparences : la beauté n'est pas dans le parti-
culier, elle est dans le général ; elle est donc une, et
nous ne la concevons que par une aperception de la
nature suffisamment redressée.
A ces considérations philosophiques, il nous serait
aisé de répondre que la beauté, ainsi comprise, manque
singulièrement de vie, et que sans la vie il n'y a pas
d'œuvre d'art véritable. Mais sans examiner les diffé-
rents côtés faibles de cette théorie contestable, sans
entrer dans une discussion métaphysique où chacun
trouve toujours moyen d'avoir raison, nous ferons sim-
plement observer que l'hypothèse de la nature défor-
mée par l'exercice des fonctions de la vie est toute gra-
tuite. En fait nous ne connaissons qu'une nature, celle
qui nous est révélée par nos sens ; c'est de celle-là
que nous disons : elle est belle, ou elle est laide, et non
d'une nature idéale que chacun peut façonner à son
LA NATURE ET L ART 27
gré. Il est bien certain que lorsque les pommiers en
fleurs viennent ravir nos yeux, ce sont bien les arbres
que nous voyons qui excitent notre admiration, et non
les arbres n'ayant subi aucune « altération ». II y a
donc une beauté et une laideur naturelles, provenant
du concret ; et s'il est vrai que toute généralisation
conduise à la beauté (ce que je ne veux pas discuter),
cette beauté est déjà une beauté d'ordre artistisque,
conçue, élaborée et réalisée par l'intelligence. La
nature en a été la cause occasionnelle ; l'esprit en est
la cause efficiente ; et cette dernière cause ne doit rien
à la première ; elles sont irréductibles l'une à l'autre.
Car de la beauté qui existe dans la nature visible
remonter à une beauté possible qui existerait dans
une nature transformée par notre imagination,
qu'est-ce autre chose que d'affirmer d'abord une
beauté naturelle et sensible, ensuite une beauté
intellectuelle différente de la première ? Qu'est-ce
autre chose que de poser d'un côté le non-moi, de
l'autre le moi interprétant le non moi ? Or le propre de
l'art (comme nous essaierons de le prouver plus loin)
c'est précisément d'appliquer l'activité du moi aux
choses ; et ainsi, le seul fait de voir derrière la beauté
individuelle une beauté plus générale et plus parfaite,
c'est déjà le commencement d'une œuvre d'art, c'est
tout au moins la conception artistique sans laquelle
l'œuvre ne saurait se produire. Ainsi nous pouvons
dire qu'en dépit de sa profondeur apparente, l'objec-
tion des idéalistes ne repose que sur une interprétation
arbitraire de la nature et sur une analyse insuffisante
28 l'objet du jugement esthétique
des opérations de l'esprit dans la création de ce
qu'ils appellent le « beau idéal ».
Avouons cependant que les philosophes peuvent
aller plus loin et dire : « Il est dangereux de proclamer
que le beau artistique et le beau naturel sont irréduc-
tibles l'un à l'autre, lorsqu'on n'a pas déterminé ce
qu'est exactement chacun d'eux. Les artistes croient
n'être arrivés à rien tant qu'ils n'ont pas infusé à leur
œuvre le sentiment et presque l'apparence de la vie.
Les critiques, lorsqu'ils veulent les louer ou les flatter,
se plaisent à répéter que la vie circule dans leurs
poèmes, dans leurs figures et jusque dans leurs natures
mortes ; une symphonie est belle par l'humanité qu'elle
nous révèle. L'aperception de la vie sous un angle
particulier et l'expression aussi juste que possible de cette
aperception, telle semble être la qualité essentielle que
les esthéticiens apprécient dans l'œuvre d'art. Mais
est-il téméraire d'avancer que dans la nature, la
beauté, c'est aussi la vie? Un homme est beau lorsqu'en
le voyant nous le sentons très vivant, soit do la vie du
corps, soit de celle du cœur, soit de celle de l'esprit ;
car nous ne nous intéressons pas seulement à la vie
physique, et Pascal malade avait sa beauté tout comme
Alcibiade avait la sienne. Une campagne est belle lors-
que la vie réelle des végétaux, la vie apparente de
l'eau, réjouissent nos regards et nous incitent nous-
mêmes à une vie plus intense. L'Océan, le désert, les
hauts sommets sont beaux, parce qu'en nous donnant
le sentiment de l'immensité, et par suite du sublime,
ils amplifient jusqu'aux limites extrêmes nos émotions
LA NATURE ET l'ar.' 29
OU nos pensées, c'est-à-dire notre vie intérieure. Une
chose n'est belle que dans la mesure où elle vit ou fait
vivre : les blés en épis sont beaux parce qu'ils vivent,
la farine n'est pas belle parce qu'elle ne vit pas et ne
nous fait vivre que de la vie animale ».
Pour ma part, j'adopterais volontiers cette théorie
qu'il ne convient pas de discuter ici ; la seule chose que
j'en veuille retenir, c'est que la vie peut être consi-
dérée par certains esprits comme la source unique de
toute beauté, naturelle ou artistique, et qu'ainsi la dis-
tinction sur laquelle je me jiroposais d'établir le prin-
cipe de la critique d'art croule dès le début.
Mais le mot vie est un terme bien vague, et en
admettant que la vie soit le principe de toute beauté,
il reste à savoir si l'aspect de la vie, si les qualités de
la vie sont les mêmes dans la nature que dans l'œuvre
d'art. Car nous ne faisons point ici de méta}>hysique ;
nous recherchons uniquement une méthode rationnelle
pour apprécier la beauté d'un poème, d'une sonate ou
d'une statue, dans ce qu'un poème, une sonate, une
statue peuvent avoir de commun. Or il y a deux formes
de la vie très différentes l'une de l'autre : la première
qui se retrouve dans tous les êtres animés, depuis la
plante jusqu'à l'homme, la seconde qui n'apparait
guère que dans l'esprit de l'homme.
Il y a la vie du corps et la vie de la pensée, même
si la pensée n'est qu'une fonction du cerveau ; l'une en
effet se développe plus ou moins selon des conditions
de nutrition, de climat, de conformation des organes,
l'autre selon des lois beaucoup moins connues, mais où
3o l'objet du jugement esthétique
la réaction des éléments physiques nous semble tenir
une place secondaire. Quand bien môme l'esprit et le
corps auraient en définitive une vie relevant du même
principe, obéissant aux mêmes lois encore ignorées,
il n'en reste pas moins vrai qu'actuellement nous
sommes bien obligés de nous en tenir à ce que nous
savons, et d'établir une différence très profonde entre la
vie physique et la vie intellectuelle dont les fonctions et
les principes nous semblent irréductibles : on ne voit
pas le rapport qu'il y a entre la digestion et la réflexion.
Or qu'est-ce que la beauté naturelle, sinon celle que
nous offre la vie physique et qui est saisie avant tout
par la sensation? Qu'est-ce que la beauté artistique,
sinon celle que l'esprit crée lui-même en interprétant
la nature et l'homme?
La fleur du pommier est belle parce qu'elle est l'épa-
nouissement de la vie du pommier, d'une part, et
d'autre part parce qu'elle produit en nous une sensation
d'une nature particulière où sans doute s'épanouit aussi
la vie de nos yeux (1). Un animal est beau lorsque ses
formes s'adaptent à une vie particulière aussi complète
que possible, et produisent sur notre vue une impression
agréable qui semble ainsi rendre plus intense ou plus
facile cet exercice de la faculté de voir. Enfin la beauté
humaine, c'est l'apparente disposition du corps à une
(1) Nous ne cherchons pas ici à donner une explication scienliSque ou
métaphysique de la beauté naturelle, nous ne nous préoccupons que d'établir
entre cette beauté et la beauté artistique les différences pratiques qui nous
forcent à exclure l'intervention de la première dans le principe de la critique
d'art.
LA NATURE ET l'aRT 3i
vie saine et forte, par l'équilibre des proportions, par
la symétrie des membres, par la régularité des traits
dont la délicatesse est en même temps un charme pour
notre vue, et par suite une condition meilleure de notre
propre vie.
Au contraire la beauté artistique se manifeste à nous
par l'épanouissement de la vie intellectuelle de l'auteur
et par l'épanouissement delà vie intellectuelle engendrée
en nous. La sensation, si agréable qu'elle soit, n'est
plus qu'un trait d'union entre la pensée de l'artiste et la
pensée du spectateur ou del'auditeur. Dès lors, comment
juger cette beauté d'après les mêmes principes que l'au-
tre ? Dans l'une la sensation semble l'arbitre principal ;
dans la seconde la pensée seule a le droit de juger; or,
il nous est impossible pratiquement de ramener les appré-
ciations de la pensée à celles des sens, d'autant qu'elles
sont souvent absolument opposées.
Mais, dira-t-on, la beauté naturelle chez Pascal, la
beauté naturelle de la mer, du désert, ne relèvent pas
de la sensation : les traits de Pascal sont durs, heurtés ;
la mer est d'un bleu monotone, ou d'un vert qui sou-
vent tire sur le jaune ; le désert est fatigant à l'œil. Il
y a donc certains aspects de la beauté naturelle qui
s'adressent plus à l'intelligence qu'à la sensation.
Il est vrai ; mais dans ce cas, ce que l'on nomme
encore beauté naturelle est beauté artistique créée uni-
quement par l'effort de notre intelligence. Un individu
sans culture intellectuelle, et plus accessible aux sensa-
tions qu'aux idées, nous dira que Pascal n'était point
beau, que la mer est grande et que le désert est laid ; et
32 l'objet du jugement esthétique
il aura raison ; car si nous comparons Pascal à l'Apol-
lon (lu Belvédère, ce n'est plus qu'un souffreteux ; si
nous supprimons dans la mer l'antithèse de sa puis-
sance et de la nôtre d'où s'engendre le sublime (1), elle
n'est plus ni belle ni laide, — certains effets de couleur
mis à part, — elle est grande ; quant au désert, si sa
beauté apparaît aux touristes, l'absence de vie et de
végétation le rendent laid aux yeux des habitants des
contrées voisines (2).
En réalité, c'est nous qui prêtons à ces choses la
beauté ; elle existe uniquement dans l'effort de notre
pensée pour les interpréter ou pour concevoir, à pro-
pos d'elles, tout un système d'idées d'où elle résulte ;
mais quelle beauté? La beauté d'art, la seule que nous
puissions créer.
Si la question esthétique est si peu claire, c'est qu'à
tout moment le beau naturel et le beau artistique se
trouvent rapprochés et, dans une certaine mesure,
confondus. La forêt nous semble belle ; mais l'artiste
qui dessine un jardin anglais sur le modèle de la forêt
nous donne parfois l'impression de la beauté naturelle ;
on peut même dire que si la beauté naturelle de la
végétation ne vient pas à son aide, son œuvre sera
(1) Cf. Schiller. Eslhétiiiue. Trad. Régnier, p. 8. — Schopenhauer. Le
monde comme volonté. L. III, § 39.
(2) Il suffit pour s'en convaincre de causer quelques instants avec l'im-
mense majorité des Algériens de la région du Tell. Si les hommes du
XVII» siècle n'ont aimé ni la montagne, ni la mer, c'est qu'ils s'en sont
teuus à la sensation au lieu de la transformer par l'idée.
LA NATURE ET l'aRT 33
manquée. Il est donc souvent très difficile, même pour
un analyste, de discerner l'apport de l'art et l'apport de
la nature ; d'où l'équivoque. Mais en réalité il y a une
beauté naturelle mise en œuvre par l'esprit de l'homme,
et ainsi la beauté naturelle n'est plus qu'un élément de
la beauté artistique, quoique le principe de l'une et de
l'autre soit différent. De même, s'il s'agit de la beauté
humaine, et même de la simple beauté physique, il y a
lieu de distinguer l'apport de la nature qui est de beau-
coup le plus important, et aussi celui de l'art, en ce
qui concerne la démarche, l'expression du visage, et
même la finesse de la peau accrue par l'emploi de telle
ou telle substance. Il est bien certain que, sans une
éducation, consciente ou non, la démarche et la phy-
sionomie de l'homme raffmé ne seraient pas ce qu'elles
sont ; et il est bien certain aussi que cela entre pour une
part dans l'impression de beauté que nous en éprouvons.
Et cependant les deux éléments, quoique se pénétrant
sans cesse, ne peuvent être pris l'un pour l'autre ; on
peut même dire que plus on les rapproche, plus la dis-
semblance devient frappante. Une chose est belle ;
est-ce par l'art ? est-ce par la nature ? Souvent la
question posée à brùle-pourpoint nous embarrasserait ;
mais à la réflexion, nous voyons plus clairement le
mélange des deux éléments, et nous nous persuadons
davantage que ces deux choses ne peuvent — au moins
pratiquement, car peu nous importe ici la métaphysi-
que — se résoudre en une seule.
34 l'objet du jugement esthétique
Il ne nous reste plus, semble-t-il, qu'une hypothèse
à examiner : si le beau artistique n'est pas le produit
du beau naturel, peut-être le beau naturel est-il le pro-
duit du beau artistique. Les choses ne nous paraissent
belles ou laides que parce que nous y attachons tel ou
tel souvenir ; la laideur et la beauté sont des qualités
que nous prêtons à la nature par suite de certaines
associations de sentiments antérieurs. Il n'y a donc
qu'une forme de beauté, celle de l'art.
L'objection, remarquons-le, n'est pas purement méta-
physique ; nous allons citer les faits sur lesquelles elle
s'appuie ; et la conclusion n'en est pas indifférente pour
notre étude : car s'il n'y a, même dans la nature, qu'une
beauté d'art créée par nous, il nous faudra recourir aux
mêmes principes pour juger toutes les belles choses, et
c'est à cette identité de principes que nous avons attri-
bué l'échec des différents essais de critique d'art ration-
nelle.
Rien ne paraît plus naturellement beau que le chant
du rossignol. Mais cela est une illusion : « Le renouvel-
lement de la vie au printemps... l'amour universel, je
ne sais quelle mélancolie douce s'insinuant dans l'âme
à l'aspect de toutes choses et dont le solo de Philomèle
se fait tout à coup l'interprète : voilà ce qui rend si poé-
tiques les accents du rossignol » (1). François Millet
veut-il expliquer la beauté de la forêt : « C'est d'un calme,
d'une grandeur épouvantable, au point que je me
(1) Proudhon. Principe de l'art, ch. III, p. 33.
LA NATURE ET l'ART 35
surprends ayant véritablement peur. Je ne sais pas ce
que ces gueux d'arbres-là se disent entre eux ; mais ils
se disent quelque chose que nous n'entendons pas,
parce que nous ne parlons pas la même langue, voilà
tout » (1). Et de même il semble bien que pour Théo-
dore Rousseau la transformation des sensations en idées
soit l'élément essentiel de la beauté : « J'entendais les
voix des arbres ; les surprises de leurs mouvements,
leurs variétés de formes, et jusqu'à leur singularité
d'attraction vers la lumière, m'avaient tout d'un coup
révélé le langage des forêts » (2).
Schiller constate que le spectacle d'un violent orage
est beau ; il estime cependant que « l'obscurité nous dé-
robant toutes les images que nous produit la lumière ne
peut être en soi une chose plaisante.. . En outre, ce phé-
nomène, à ne considérer que nos sens, est plutôt dou-
loureux qu'agréable ». Pourquoi donc admirons-nous
l'orage ? Eh bien, « c'est parce que l'âme, devant ces
sortes de représentations se sent inspirée et élevée
au-dessus d'elle-même qu'on les désigne par le nom de
sublimes bien que les objets eux-mêmes n'aient en effet
rien de sublime » (3).
On peut aller plus loin : les couleurs ne sont belles
que parce qu'elles s'associent indissolublement à une
idée : « La pourpre, par la seule action matérielle des
(1) Lettre citée par M. Sensier. La vie et l'œuvre de J.-F. Millet, p. 121.
(2) Lettre citée par M. Sensier. Souvenirs sur Th. Rousseau p. 52.
(3) Schiller. Réflexions détachées sur diverses questions d'esthétique. Trad.
Régnier, T. IX, p. 159.
36 l'objet du jugement esthétique
rayons qu'elle envoie dans notre œil, éveille dans l'àme
une idée de richesse et de magnificence, l'azur de repos
et de bonheur tranquille, la jonquille de triomphant
éclat, le violet de mélancolie, le gris de tristesse, le noir
de deuil. Les couleurs de soi sont donc joyeuses ou tris-
tes, modestes ou tapageuses, pacifiques ou guerriè-
res » (1). L'auteur, il est vrai, n'affirme pas que l'idée ainsi
évoquée soit le principe de la beauté, mais on peut rai-
sonnablement dire (|ue la plénitude de vie de pensée
engendre la ])eauté, que cette forme de vie arrive à une
haute conscience d'elle-même dans la joie, la tristesse,
la mélancolie, le deuil, et qu'ainsi les couleurs sont
belles dans la mesure où elles éveillent ces sentiments.
En soi, les couleurs sont indifférentes, elles deviennent
belles par l'inlerprétation que nous leur donnons ; et de
même, les lignes ou les sons.
Nous avons constaté nous-mêmes tout à l'heure que
sans cesse nous mêlons la beauté de l'art à la beauté
de la nature. Mais n'y a-t-il aucun objet qui, par lui-
même, puisse provoquer en nous le sentiment de la
beauté ? Indépendamment de l'interprétation que nous
donnons aux phénomènes, n'y a-t-il pas en eux et dans
leur principe une cause efficiente de notre admiration ?
C'est ce qui nous semble difficilement contestable. Du
moins pouvons-nous citer quelques témoignages d'artis-
tes qui éclaireront plus complètement la question.
(( A quatre heures, écrit Paul Baudry, j'ouvre les per-
siennes, et vrai, j'ai jeté un cri : figure-toi cette lumière
(1) Dimier. Prolégomènes à l'esthétique, p. 8.
LA NATURE ET l'aRT 3j
sidérale : c'est bleu, violet, laiteux, améthyste,
limpide et radieux, piqué d'étoiles scintillantes avec
une grande coquine de lune blanche comme les neiges
de ces montagnes... Vois-tu ce paysage? J'ai compris
que la peinture n'est plus qu'un vil métier » (1). L'artiste
ne nous semble ici sensible qu'à certains effets de cou-
leur et de lumière éveillant en lui une impression neuve.
Sans doute il voit en peintre, c'est à dire en homme
sachant ce que sont au juste les couleurs et quels effets
produisent leurs combinaisons ; sans doute il compare
en lui-même la réalité naturelle et la misérable imita-
tion de l'art. Mais ce bleu, ce violet, ce laiteux, n'ont-
ils pas une douceur intrinsèque qui réjouit les yeux, en
dehors de tout ce que nous pouvons leur faire dire —
soit « repos et bonheur tranquille », soit « mélancolie »,
soit « tristesse » ? N'est-ce pas une pénétration de tout
notre être par la nature et l'enveloppement de notre
pensée dans la beauté des choses ?
H. Flandrin s'extasie, lui aussi, devant les effets de
couleur naturels. Mais son tempérament poétique cher-
che en même temps dans le spectacle de la mer et du
ciel une adaptation convenable à son idéal sentimental.
« Depuis vingt-cinq jours, le ciel ne dépense que de
l'outremer et de l'or. La mer, si paisible et si calme, lui
fait un beau miroir ; et lorsque, le soir venu, je la
regarde à la douce lumière de la lune, je me crois en
Italie. Mes plus beaux souvenirs me reviennent, et avec
ma chère Aimée, vingt fois je retourne à la fenêtre,
(1) Ephrussi. Paul Baudry, sa vie et son œuvre, p. 193.
.38 l'objet du jugement esthétique
avant de pouvoir la fermer décidément et renoncer à
cet admirable spectacle » (1). Flandrin admire l'outre-
mer et l'or ; il admire aussi la clarté de la lune ; mais
dans cette dernière circonstance, son admiration est
soutenue par d'anciens souvenirs qui inconsciemment
la renforcent. Qu'est-ce à dire, sinon que la nature a
sa beauté propre qui s'impose à nous et que souvent
nous en jouissons plus délicatement en lui associant
quelque chose d'absolument différent : l'idéal poétique
dont elle devient l'occasion ? la couleur émane de la
nature, et par la couleur nous avons une perception
immédiate d'une certaine beauté ; mais l'idée émane de
nous, et par l'idée nous avons une perception immé-
diate d'une beauté différente de la première, quoique
susceptible de se combiner avec elle.
Henri Regnault, enthousiaste de couleur et de
lumière (2), Guillaumet, les yeux éblouis par l'éclat du
ciel africain (3), Bastien-Lepage « ravi du ton clair,
rose, verdâtre, bleu pâle, faisant un ensemble blanc,
teinté de saumon » (4), nous fourniraient les mêmes
arguments ; et il semble bien, en fin de compte, que si
la beauté d'un lever de soleil nous apparaît différente
de la beauté d'une description ou d'un tableau de ce
(1) Lettre du 28 Août 1854 — Lettres et pensées de Flandrin publiées
par H. Delaborde, p. 402.
(2; H. Regnault. Correspondance publiée par Arthur Duparc. Cf. les
lettres écrites de Tanger.
(3) uuillaumet. Tableaux algériens, p. 3.
(4| Baslien-Lepage, cité par M. Theuriet. Revue des Deux Mondes du
15 avril 1885, p. 833.
LA NATURE ET l'arT 89
même lever de soleil, il y ait là autre chose qu'une faute
d'analyse et de raisonnement.
L'art n'est pas la nature, et la beauté de l'art n'est
pas la beauté de la nature, puisque l'une est créée par
nous et que l'autre nous est extérieure ; mais leur péné-
tration réciproque est à peu près continuelle, et le lan-
gage, n'ayant pas suffisamment marqué la différence
réelle qui les sépare, a considérablement augmenté
l'équivoque résultant des faits eux-mêmes. Pourtant si
le mot beau s'applique indifféremment à la nature et à
l'art, remarquons que l'emploi du mot laid est plus
limité ; devant une œuvre d'art, habilement exécutée
ou non, la foule ne l'emploiera que pour désigner la
représentation d'objets naturellement laids ou l'emploi
de procédés naturellement désagréables à l'œil ou à
l'oreille. La laideur est le contraire de la beauté natu-
relle, et bien plus rarement de la beauté artistique. On
ne dira guère d'un tableau sans valeur, mais lisse et
propre, qu'il est laid ; on le dira immédiatement d'une
toile représentant par des procédés brutaux une scène
désagréable. N'y a-t-il pas là un correctif, très léger, il
est vrai à la confusion créée par le mot beau ?
L'essentiel, c'est que cette confusion soit explicable,
et elle l'est. On ne peut rien dire de précis sur l'origine
des arts ; mais il y a de grandes chances pour que le
désir d'imiter les choses soit venu de l'admiration
qu'elles avaient provoquée, si bien qu'au début le beau
artistique dut consister à reproduire avant tout le beau
4o l'objet du jugement esthétique
naturel. Plus tard on se rendit compte que tout ce qui
excitait en nous un sentiment avait droit à l'imitation,
et peu à peu l'art aborda tous les sujets et tous les
modèles. Mais le mot unique, qui avait d'abord suffi à
marquer la cause de l'admiration, ne se dédoubla pas,
et ainsi s'obscurcit le problème esthétique.
Même si cette explication historique est inexacte,
nous avons vu que le mélange continuel du beau natu-
rel et du beau artistique suffisait à entretenir l'illusion
d'un beau unique. Ne disons donc pas : « Du moment
oij il n'y a qu'un mot, il n'y a qu'une idée », c'est là un
sophisme ; car s'il n'y a qu'un mot, c'est qu'il y a
deux idées presque toujours étroitement unies et n'en
formant qu'une à première vue.
Il y a donc un beau en art : la difficulté est mainte-
nant de le découvrir. Pour cela, gardons-nous des théo-
ries à priori, et au lieu de nous demander tout d'abord :
Qu'est-ce que le beau ? ou : Qu'est-ce que l'art ?
essayons, par une comparaison aussi exacte que possi-
ble, et sans perdre de vue le concret, de définir l'œuvre
d'art dans ce qu'elle a de permanent et de fondamental.
CHAPITRE II
qu'est-ce que l'œuvre d'art?
Comparaison des diverses formes de la beauté artistique.
Quy a-t-il de commun entre un beau crime, une belle robe
et une belle sonate ? — La pensée créatrice.
Les savants ont-ils nié cette pensée créatrice ?
Quelques textes de Helmhotz. — Tém,oignage unanime des
artistes à admettre la pensée créatrice.
Objection tirée du naturalisme. — Le naturalisme n'a
jamais dit ce qu'on lui fait dire. — Témoignage des écri-
vains et des peintres. — Impossibilité d'éluder Vimpor-
tance de la pensée créatrice.
Objection tirée de la théorie de Vart pour l'art. La théorie
de fart pour l'art n'a jamais dit ce quon lui fait dire.
— Quelques textes de Gautier, de Th. de Banville, de
Baudelaire et de Flaubert. — L'idéal de l'art pour lart.
4a l'objet du jugement esthétique
Il ne fait de doute pour personne que la littérature,
l'architecture, la peinture, la sculpture et la musique
donnent naissance à des œuvres d'art. Mais la danse,
la pantomime, la gymnastique telle que semblent l'avoir
comprise les Grecs, rentrent elles aussi, dans la caté-
gorie des arts. Certains métiers, exercés d'ordinaire par
des ouvriers vulgaires, le sont aussi par des artistes :
Boulle et Riésener étaient ébénistes ; Bernard Palissy
faisait de la poterie ; et les verriers sont quelquefois les
égaux des plus grands peintres ou sculpteurs. On dit
même. : un beau crime et il semble que celte qualifica-
tion comporte autre chose qu'une idée de meurtre épou-
vantable. Lorsque J.-J. Weiss proclamait : « C'est beau
un beau crime !» il y découvrait une véritable œuvre
d'art. Il faut donc trouver l'élément commun qui nous
permet d'employer le mot art pour des choses aussi dif-
férentes qu'un tableau, une symphonie, un meuble et
un crime ; joignons-y encore une robe créée par un
couturier de génie, un plat confectionné par Vatel, et
un plan de bataille conçu par Napoléon : car, en tout
cela, il y a ou il peut y avoir de l'art.
Rien n'est plus dissemblable que la matière de toutes
ces œuvres d'art ; il faut donc renoncer à chercher leur
principe unique dans ce qu'elles empruntent à la réalité
extérieure. En admettant qu'il reste encore des doutes
sur les conclusions du précédent chapitre, l'idée que
l'objet d'art tire sa valeur esthétique de la belle nature
qu'il traduit ne peut plus subsister, si l'on songe à un
assassinat, à un ragoût, et même à un bonheur-du-jour
ou à une coupe de cristal de roche.
l'œuvre d'art 4^
Quant à contester l'emploi du mot art lorsqu'on parle
de la guerre, de la cuisine, de l'ébénisterie, de la verre-
rie, ou du mot beau, lorsqu'on parle d'un crime, d'un
vêtement, d'un grès, la chose est toujours possible puis-
qu'il y a dans le langage une grande part de conven-
tion ; mais c'est rendre l'échange des idées impratica-
ble et protester contre la manière de voir et de s'expri-
mer de tout un peuple. Et d'ailleurs c'est à nous de rui-
ner cette objection en prouvant qu'il y a réellement
quelque chose de commun, non pas entre les objets
dont nous parlons, mais entre les œuvres d'art dont ils
sont l'occasion.
Renonçons donc à chercher dans ce qui est particu-
lier à chaque art le principe de la beauté artistique. Cette
phrase même serait une niaiserie, si à tout moment on
ne ramenait la beauté d'une pièce d'orfèvrerie au poids
de la matière précieuse, la valeur d'un tableau à un
plaisir sensuel, celle d'une robe à une question démode,
et l'art stratégique au nombre de soldats tués dans une
bataille. Si nous voulons justifier l'emploi de ce terme
œuvre d'art, pour les choses les plus différentes, nous
sommes bien obligés de ne tenir aucun compte des
matériaux et des procédés différents qu'elles emploient,
ou tout au moins de n'en tenir compte que dans la
mesure où ils se subordonnent à un principe commun.
Mais au lieu de nous demander quel lien existe entre
un beau crime, une belle robe, et une belle sonate (ce
qui à première vue semble un peu déroutant), peut-être
serait-il plus simple de rechercher d'abord pourquoi et
en quoi certains crimes, certaines robes, certaines sona-
44 l'objet du jugement esthétique
tes nous donnent l'impression de beauté, quand d'autres
ne nous la donnent pas.
Puisque la matière de l'œuvre d'art n'a point de
valeur esthétique propre, il est évident que le nombre
des victimes d'un assassin, la quantité de coups reçus,
les circonstances plus ou moins ignobles du meurtre ne
nous intéressent pas ; et en fait, l'assassinat de plu-
sieurs enfants par un père constitue un moins beau
crime que celui de Monte-Cristo dépêchant élégamment
la famille d'un ancien persécuteur. De même la richesse
des tissus, l'amas des broderies, la longueur du travail,
ne produiront jamais par eux-mêmes la beauté d'une
robe. M. Jourdain chargé de brocart est ridicule ; une
robe de moussehne peut devenir un chef-d'œuvre.
Enfin dans une sonate, le mouvement du morceau,
l'emploi des accords violents ou doux, le nombre de
mesures du thème principal ne la rendent pas, par eux-
mêmes, plus ou moins belle ; on peut préférer l'allégro
à l'andante et les accords simples aux accords compli-
qués ; mais ces goûts particuliers sont étrangers à la
valeur esthétique d'une œuvre. Encore une fois, c'est
en dehors du procédé général et de la matière de l'œu-
vre d'art qu'il faut chercher la beauté.
Mais pourquoi un père qui tue tous ses enfants au
milieu de la nuit commet-il un crime sans beauté, tan-
dis que Monte-Cristo, faisant disparaître successive-
ment deux ou trois membres de la famille de son
ennemi mérite le titre d'artiste ? Dans le cas du parri-
cide, le meurtre est simplement brutal ; les enfants
gênent le père : le père les tue, cherche à donner le
l'œuvre d'art 45
change comme il peut, et se fait arrêter par les gendar-
mes au bout de quelques heures. Le public éprouve
une horreur profonde, mais perd le souvenir du drame,
parce que l'auteur n'a rien de bien original. — Au con-
traire, les morts s'accumulent autour d'un homme
riche et puissant. Toutes ces morts, plus ou moins
mystérieuses, viennent encore augmenter sa fortune,
si bien que l'opinion publique finit par le soupçon-
ner d'en être l'auteur. Et cependant le véritable
assassin est un homme du monde impeccable^ plus ou
moins milliardaire, qui dépense à la fois toute sa for-
tune et toutes les ressources de son intelligence et
de son audace à tuer des innocents touchant de très
près à l'ennemi dont il veut se venger. Notez que ses
victimes ne meurent pas d'un seul coup, mais longue-
ment, et qu'il faut pendant des mois les atteindre cha-
que jour au milieu même de leur famille. Notez aussi
que l'assassin trouve le moyen d'être considéré comme
un modèle de générosité et d'héroïsme. Voilà sans doute
ce qui s'appelle un beau crime (1).
Or, quel est le principe de cette beauté ? D'où vient
que le premier crime n'est pas une œuvre d'art ? sans
doute de ce que le parricide est un boucher, et Monte-
Cristo un homme de génie, de ce que l'assassinat de
cinq enfants endormis n'exige aucune conception par-
(l)Je cite de souvenir l'exemple de Monle-Cristo et ne garantis point
l'exactitude des faits. Il me suffit de reconstituer un beau :rime. De même j'ai
cité plus haut un crime commis à Corancez en 190), mais sans tenir compte
de l'habileté aveclaquelle le père déclaré coupable s'est défendu.
46 l'objet du jugement esthétique
ticulièrement puissante ou délicate^ — surtout quand
le coupable n'a même pas su se préparer un alibi et se
contente de nier, — tandis que l'effort d'esprit nécessaire
pour combiner une série de mises à mort, dans des cir-
constances particulièrement difficiles, et en faisant
soupçonner précisément celui qui en souffre le plus, est
d'une extraordinaire grandeur. Le beau crime, c'est
donc celui qui révèle une pensée supérieure et qui en
est l'expression. Le crime est beau en proportion des
qualités de la pensée qui l'a conçu. Et c'est à dessein
que je ne parle pas de l'exécution; car le crime de
Monte-Cristo n'a jamais été exécuté ; pourtant il est
très beau ; c'est donc que la beauté réside dans la pen-
sée, la réalisation n'étant que le prolongement extérieur
et contingent de la pensée.
Maintenant, examinons le second exemple choisi, et
cherchons en quoi une belle robe diffère d'une robe qui
n'est pas belle. On dira sans doute que l'une plaît et
l'autre déplaît aux yeux, et qu'ainsi la sensation juge en
dernier ressort, comme elle le fait parfois en présence
des beautés naturelles. Mais il ne faut pas oublier que
la beauté naturelle se combine souvent avec la beauté
artistique, et qu'en matière de parures, c'est le cas le
plus ordinaire. Si nous voulons résoudre le problème,
laissons de côté le mot « beau » toujours équivoque et
disons : pourquoi telle robe est-elle une œuvre d'art,
pourquoi telle autre n'en est-elle pas une ?
On s'apercevra vite que la première s'adapte exacte-
ment à la personne physique et morale pour qui elle est
faite, dissimulant toutefois ses défauts et accusant ses
l'ceua^rb d'art 4?
avantages, qu'elle est en harmonie avec le caractère
particulier des circonstances où elle doit être revêtue,
enfin qu'elle réussit à donner l'impression que donne-
raient de belles couleurs et de belles formes naturelles.
La seconde au contraire est un simple habillement qui
préserve le corps plus qu'il ne le pare, qui ne répond à
aucun idéal, du moins apparent, et (|ui blesse les regards
par ses couleurs et sa forme, comme pourraient le
faire de vilaines couleurs et de vilaines formes natu-
relles.
La conclusion est dès lors bien simple : la robe œuvre
d'art révèle une pensée complexe, qui tient compte de
la nécessité de se vêtir, de se parer, de respecter les
convenances particulières à telle ou telle circonstance,
de provoquer enfin un plaisir des yeux. La robe dénuée
d'art correspond à un besoin plutôt qu'à une pensée
délicate, à moins que l'exécution n'ait trahi la pensée.
Mais on voit que c'est toujours à la pauvreté de pensée,
réelle ou apparente, qu'est due l'infériorité artistique,
et aux qualités de cette pensée que correspond la
valeur de l'œuvre d'art. On juge donc la beauté
d'une robe d'après le même principe que la beauté d'un
crime.
Nous arrivons maintenant à la sonate, c'est-à-dire à
une des formes les plus élevées de l'art proprement dit.
Mais si nous trouvons ici, comme précédemment, la
distinction du beau et du laid, par contre nous
n'avons plus la sonate œuvre d'art et la sonate non
œuvre d'art. D'où vient cela ? De ce que la musique
comme tous les beaux-arts, suppose une pensée initiale
48 l'objet du jugement esthétique
délicate, et non pas seulement un instinct physique,
une idée se limitant à la satisfaction immédiate d'un
besoin, comme celui de se couvrir ou de se parer gros-
sièrement. Un compositeur écrit, parce que sa pensée
lui semble digne d'être notée ; si cette pensée réalise cer-
taines qualités que nous essaierons bientôt de détermi-
ner, l'œuvre est belle ; sinon, elle est médiocre ou même
mauvaise. Gomme dans les cas précédents, la valeur
esthétique est en. raison directe de la valeur de la
pensée exprimée, abstraction faite des qualités particu-
lières, et d'ailleurs fort importantes, de l'expression.
Donc la comparaison de trois œuvres d'art très diffé-
rentes nous amène à reconnaître dans chacune d'elles
un élément commun, d'où elles tirent tout d'abord leur
valeur esthétique, et cet élément commun, c'est la pen-
sée concevant, ordonnant, et même exécutant. Si nous
étudiions l'art de la guerre, l'art culinaire, comme aussi
l'art du verre et l'art de bâtir, il est visible que nous
arriverions aux mêmes résulats ; car en quoi Napoléon
est-il un grand capitaine, sinon en ce que les ressour-
ces de sa pensée lui ont permis d'opposer toujours aux
forces de l'ennemi des forces plus grandes, avec un
effectif total moins considérable? en quoi Vatel est-il
un artiste, sinon en ce qu'il s'ingénia à découvrir des
combinaisons nouvelles d'aliments pour procurer au
palais une jouissance raffinée? Le maître verrier se
crée un idéal de transparence ou de richesse de pâte,
de contour, de dessin, qu'il emploie toute son intelli-
gence et toute son habileté professionnelle à réaliser
ensuite. Quant à l'architecte, il ne travaille à bâtir que
l'œuvre d'art 49
lorsqu'il a d'abord esquissé, échafaudé, modifié, et éta-
bli définitivement en pensée l'édifice qu'il veut cons-
truire. A cette question : Qu'est-ce que l'œuvre d'art?
Nous pouvons donc répondre : C'est celle qui réalise ou
s'efforce de réaliser une pensée créatrice, et qui tire
le principe de sa beauté de la valeur de cette pensée.
Il y aurait un mot bien commode pour désigner le
principe esthétique ainsi mis en lumière : ce serait le
mot idéal, que M. Th. Ribot définit justement : « une
construction en images qui doit devenir une réalité » (1).
Si l'on entend par image la représentation intellec-
tuelle du concret, si l'on admet par suite des images
sonores, des images olfactives, aussi bien que des images
visuelles, il faut avouer que l'œuvre d'art est une ten-
tative pour réaliser l'idéal. Mais l'abus qu'on a fait de ce
mot est tel que son emploi créerait une équivoque plus
grande encore que celle dont nous nous plaignons à
propos du mot beau. Les uns voient en lui, comme
Proudhon, « l'antithèse du réel » (2), les autres à la suite
de Diderot et de Winckelmann le considèrent comme
la source commune de la beauté naturelle et de la beauté
artistique (3). Bref, l'idéal dans le langage courant
(1) Ribot. Essai sur l'imagiaation créatrice. Impartie, chapitre V, page 67.
(2) Priidiion. Principe de l'art, p. 34.
(3) Cf. Quatremère de Qiiincy. Essai sur l'idéal, introduction : « Géné-
ralisant l'imitation du corps humain par l'étude des intentions de la nature
dans la création non d'un homme en particulier, mais Je l'espèce en général,
le beau et le vrai doivent dériver sous ces rapports non d'aucun modèle indivi-
duel, mais d'un modèle collectif de perfections qui, ne pouvant être saisi
qu'en idée, s'appelle idéal. »
5o l'objet du jugement esthétique
n'implique pas seulement une pensée créatrice, mais
une pensée prenant pour objet la beauté naturelle ; et
il est plus prudent de renoncer à un mot séduisant que
de s'exposer à renouveler la confusion que nous avons
essayé de détruire précédemment. A défaut d'un terme
meilleur, nous nous en tiendrons à celui de pensée créa-
trice, quitte à l'analyser aussi exactement que pos-
sible.
Mais avant d'entreprendre cette étude, il nous reste à
prouver qu'en dépit de l'opinion prêtée tantôt aux
savants, tantôt aux artistes, cette pensée créatrice à
laquelle se conforme l'exécution de l'œuvre d'art existe
partout et toujours.
A tort ou à raison on regarde souvent les savants
comme les ennemis de l'art. Pour eux, la matière est
tout, l'idée n'est rien. Dans un tableau, ils ne voient que
l'application instinctive d'une théorie des couleurs ;
une symphonie ne consiste que dans un système de
rapports des vibrations sonores. Selon Helmholtz, « la
musique ne cherche à reproduire aucune vérité natu
relie et ne peut exprimer aucun objet réel », et aussi
ft la musique est incapable de représenter des objets, les
sons qu'elle emploie n'ont d'autres raisons d'être
qu'eux-mêmes, et produisent leur effet indépendammen
de tout rapport d'imitation avec un objet quelconque
Il en résulte que l'étude physiologique des sons joue
dans l'esthétique musicale un rôle capital, bien supé-
rieur à celui que joue l'étude de la lumière ou de lî
l'œuvre d'art 5i
perspective en peinture. Ce qui n'est dans les autres arts
qu'un moyen est ici à la fois moyen et fm » (1). Hans-
lick va encore plus loin et déclare tout net : « L'impres-
sion douloureuse que nous fait un motif vient, non pas
de la douleur réelle du musicien, mais des intervalles
placés dans ce motif; non pas des angoisses de son
âme, mais du trémolo des cymbales ; non pas de ses
regrets mélancoliques, mais de la chromatique ;) (2).
Donc plus de pensée créatrice : des intervalles, des tré-
molos, et des chromatiques ; voilà l'esthétique proposée
par les savants, s'il faut en croire un des auteurs qui
ont étudié le plus sérieusement la question.
Mais une lecture, même peu approfondie de Helm-
holtz démontre que telle n'est pas du tout sa théorie, et
que telle n'est pas celle de Hanslick.
Dans la traduction française, revue par lui-même, de
sa « Théorie physiologique de la musique», Helmholtz
ne dit pas que l'étude physiologique des sons « est à la
fois moyen et fm », mais que contrairement à ce qui se
passe dans la peinture, «dans la musique, il ne s'agit
pas d'arriver à la fidèle représentation de la nature ; les
sons et les sensations correspondantes sont là pour
eux-mêmes et agissent tout à fait indépendamment de
leur rapport avec un objet extérieur quelconque» (3).
La seule idée exprimée ici, c'est que la musique n'imite
(1) Helmholtz cité par Combarieii, Rapports de la musiciue et de la poé-
] sie. p. 3.
(2) Hanslick, le beau musical cité par Combarieu, pH6.
(3) Helmholtz. Traduction Guéroult, p. 4.
52 l'objet du jugement esthétique
pas la nature, et comme deux lignes plus haut, il parle
de «l'effet artistique de l'œuvre », il est bien clair que
cet effet répond à la réalisation, plus ou moins complète,
d'une conception première. Bailleurs, voici la conclu-
sion de son livre : « Le mouvement mélodique des sons
peut donc exprimer les états les plus différents de l'âme
humaine ».
Et pour ce qui est du véritable sens des lignes
de Hanslick, citées tout à l'heure, nous n'avons
qu'à transcrire le passage entier de Helmholtz : « Le
mouvement mélodique des sons peut donc exprimer les
états les plus différents de Vâme humaine, non pas les
sentiments 'proprement dits (nous donnons là-dessus
raison à Hanslick contre les autres esthéticiens, car il
manque à la musique, privée du secours de la poésie,
le moyen de désigner clairement V objet du sentiment),
mais bien, en quelque sorte, la manière dont l'âme
vibre sous l'influence des sentiments (1). »
Ainsi lorsque Hanslick nous engage à voir dans notre
impression autre chose que l'écho de l'impression du
musicien, il ne veut pas dire que le musicien n'a ni
(1) Helmholtz. Traduction Guéroult, p. 330. Pour bien comprendre la
pensée de Hanslick, reprise par Helmholtz, il faut se reporter aux explications
qui suivent : « Ainsi l'amour est un sentiment; comme tel il ne peut être désigné
directement par la musique. Comme on sait, la manière d'être d'un amoureux
peut oflrîr les variétés les plus nombreuses. La musique peut, peut-être, expri-
mer l'aspiration rêveuse à une félicité infinie que l'amour est susceptible de
produire. Mais la même disposition de l'âme peut aussi prendre naissance dans
la ferveur religieuse. Si donc un morceau de musique exprime cette disposition,
rien ne s'oppose à ce que l'un des auditeurs y trouve l'ardeur de l'amour,
l'autre l'ardeur d'un pieux enthousiasme. »
l'œuvre d'art 53
pensé ni senti, mais qu'il a exprimé sa pensée et provo-
qué l'émotion en nous au moyen d'intervalles, de trémo-
los et de chromatiques. A ceux qui étaient tentés de ne
voir dans Fart que la pensée pure, il a rappelé que toute
oeuvre artistique, étant l'expression d'un état d'âme,
relevait autant des lois propres à cette expression que
de l'effort intérieur de la pensée. Mais ni Helmholtz, ni
Hanslick n'ont fait découler la musique de la simple
acoustique. De même, comme conclusion de ses confé-
rences sur l'optique et la peinture, le grand physicien
écrit : « Nous ne sommes pas éloignés de penser que le
dernier mystère de la beauté artistique, je veux dire le
plaisir merveilleux que nous éprouvons en sa présence,
réside essentiellement dans le sentiment de la facilité,
de l'harmonie, de la rapidité avec laquelle les séries
d'images passent devant notre âme, et malgré leur riche
variété, vont comme d'elles-mêmes vers un but commun,
nous faisant voir plus complètement des lois régulières
cachées jusqu'ici, et nous permcltant de jeter un regard
jusque dans les dernières profondeurs de la sensibilité
de notre âme » (1). Victor Cousin lui-même eût accepté
cette théorie qui en définitive ramène le beau à l'unité
idans la variété, et ne lèse en aucune façon les droits de
jla pensée créatrice.
I Les savants sont-ils les positivistes étroits que l'on a
[quelquefois représentés ? Nous ne le croyons pas ; ils
ont protesté, et avec raison, contre les fantaisies poéti-
(1) Helmholtz. L'optique et la peinture, fin, dans la Théorie scientifique
des Beaux-Arts. Germer-Baillière, 1878.
54 l'objet du jugement esthétique
ques des esthéticiens ; à notre connaissance, ils n'ont
jamais nié que le principe du beau fût dans la pensée
créatrice. La preuve les eût d'ailleurs gênés à éta-
blir.
Il faut convenir qu'en une pareille matière le témoi-
gnage des artistes eux-mêmes a bien quelque valeur.
Or beaucoup ont écrit, et nous n'en avons rencontré
aucun qui ait récusé la pensée créatrice comme principe
de son œuvre. Toute l'école classique s'est réclamée à
la fois de la nature et de l'idéal, — la nature révélant
l'idéal, et l'idéal étant le but de l'artisle, de sorte qu'il
était impossible d'arriver à l'idéal sans partir de l'étude
de la nature. Mais l'idéal est la nature elle-même, com-
prise à la façon de Diderot. Depuis Poussin jusqu'à
Ingres, les peintres ont exalté « la splendeur du vrai »
en dépit de Platon. Et, chose curieuse, c'est souvent
chez ceux qui se sont le plus réclamés du « beau idéal »
qu'on est le plus fondé à contester l'importance, sinon
la présence, de la pensée créatrice (1). Par souci de
noblesse, ils ont si bien imité l'antique, que leurs
œuvres semblent impersonnelles, froides, presque
copiées (2), et qu'ils ont réduit l'art au pur procédé.
(1) M. Benoit a prouvé que pour l'Amour et Psychéde Gérard, pour les Sa-
bines de David, elpourbien d'autres œuvresj'imitation des proportions du oorps
avec l'antique ou avec Michel-Ange est flagrante. Souvent en sculpture « la
filiation est cyniquement directe » (p. 327 de l'Art français au temps de la Ré-
volution) ; et il montre (p. 89) combien les classiques de cette époque sont
vides de pensée, malgré leur affectation d'idéalisme.
(2) Cf. sur ce point la conférence de Le Brun sur le Tableau des Israélites
recueillant la manne dans le désert, où il loue Poussin d'avoir copié tous ses
personnages de l'antique (H. Jouin, Conférences de l'Académie Royale).
l'œuvre d'art 55
Mais on est obligé de les en croire sur parole lorsqu'ils
parlent du Beau Idéal ; sans lui, ils n'auraient pas si
mal peint (I).
Les romantiques, malgré leur souci de prendre le
contre-pied des idées chères aux classiques, sont cepen-
dant d'accord avec eux sur la question de la pensée
créatrice. Les déclarations de Delacroix sur ce point
sont catégoriques : « Sans idéal il n'y a ni peintre, ni
couleur » ; mais pour se séparer des médiocres classi-
ques, il ajoute aussitôt : « Et ce qu'il y a de pis que
d'en manquer, c'est d'avoir cet idéal d'emprunt que ces
gens là vont apprendre à l'école et qui ferait prendre
en haine les modèles » (2).
D'autres peintres, les préraphaélistes, par exemple,
vont jusqu'à se déclarer « peintres d'idées » (3).
De même les musiciens ne voient dans leur art
qu'un moyen d'exprimer leurs conceptions. « Je me
sens affecté, écrit Schumann, par tout ce qui se passe
dans le monde : hommes, politique, littérature ; je réflé-
chis sur tout cela à ma manière, et cela trouve une
issue au dehors sous forme de musique » (4). Mendels-
sohn va au moins aussi loin. « La musique est
plus définie que la parole, et vouloir l'expliquer par
des paroles, c'est l'obscurcir... Je ne pense pas que
(1) Cf. en particulier les œuvres picturales et les écrits de R. Mengs.
(2) Delacroix. Lettre à M. Léon Peiss*. 15 juillet 1849.
(3) Paroles du peintre Watts, citées par M. de la Sizeranne. Peinture
anglaise contemporaine, p. 86.
(4) Schumann cité par M. Ribot. Easai sur l'imagination créatrice, p. 180.
56 l'objet du jugement esthétique
les mots suffisent pour cet objet, et, si j'étais persuadé
du contraire, je ne composerais plus de musique.
Il est des gens qui accusent la musique d'être ambi-
guë et prétendent que les paroles se comprennent tou-
jours ; pour moi, c'est tout le contraire, car les mots
me paraissent ambigus, vagues, inintelligibles, si on les
compare à la vraie musique qui remplit l'àme de mille
choses meilleures que les mots » (1).
A ces témoignages bien connus, on pourrait en join-
dre d'autres de Mozart (2), de Gluck (3), de Beethoven
lui-même déclarant que « la musique est le seul accès
que nous ayons vers ce monde supérieur de la connais-
sance dont l'homme a le sentiment, mais où il ne peut
pas pénétrer » (4), et aussi de Rameau disant « qu'il
faut avoir longtemps étudié la nature pour la peindre
le plus au vrai qu'il est possible », et qu' « il faudrait
encore se connaître en toutes les grandes passions et
toutes les grandes douleurs » (o).
Mais ces artistes étaient des classiques et des idéa-
listes. Adressons-nous donc aux romantiques.
M. Ernest Legouvé écrit, en parlant de BerHoz :
« L'avouerais-je, j'éprouvais une sorte de vertige à voir
tout ce qu'il voulait faire dire à la musique, non seu-
(1) Ernesl David. Les Mendelssohn-Barlholdy, p. 106.
(2) Mozart. Correspondance éd. de Curzon, p. 188 : e( Le cœur qui
bat 681 déjà annoncé par les violons en octave... On y voit le tremblement,
l'irrésolution, etc.. »
(3) Gluck, Préface del'Alceste italienne. Vienne, 1745.
(4) Lettre de Bettina à Goethe, citée par Combarieu, p. 20.
(5) R«meau. Arthur Pougin I, p. 81,
l'œuvre d'art 57
lement dans le domaine de la nature extérieure, mais
surtout dans le domaine bien autrement mystérieux de
l'âme. Nos émotions n'ont rien de si intime, nos senti-
ments n'ont rien de si secret, nos sensations n'ont rien
de si fugitif qu'il ne cherchât à le rendre par la langue
des sons » (4). Et Berlioz lui-même, dans une très belle
page, a défini, pour la musique, les rapports de
l'expression à la pensée : « Elle reproduira bien la joie,
la douleur, la gravité, l'enjouement, et des nuances
même fort délicates de chacun des nombreux caractè-
res qui constituent son riche domaine ; elle établira une
différence saillante entre la joie d'un peuple pasteur et
celle d'une nation guerrière, entre la douleur d'une
reine et le chagrin d'une simple villageoise, entre une
méditation sérieuse et calme et les ardentes rêveries qui
précèdent l'éclat des passions. Empruntant ensuite aux
différents peuples et même aux individualités sociales
le style musical qui lui estpropre,ilest bien évident, quoi
qu'en aient dit certains critiques, dont je reconnais
d'ailleurs le mérite, qu'elle pourra distinguer le chant
d'un montagnard et celui d'un habitant des plaines, la
sérénade d'un habitant des Abbruzes de celle d'un
chasseur écossais ou tyrolien, la marche nocturne de
pèlerins aux habitudes mystiques de celle d'une troupe
de marchands de bœufs revenant de la foire. Elle pourra
aller jusqu'à représenter l'extrême brutalité, la trivialité,
le grotesque, par opposition avec la pureté angélique,
(1) Legouvé Soixante ans de souvenirs. T. 1, p. 311.
58 l'objet du jugement esthétique
la noblesse, la candeur. Mais si elle veut sortir de ce
cercle immense, la musique devra, de toute nécessité,
avoir recours à la parole chantée, récitée ou lue » (4).
Berlioz ne se sépare donc pas de sesprédécesseurs sur la
question du rôle de la musique et sur celle du principe
de sa beauté. Il serait facile de montrer qu'après lui
des artistes de tempérament très différent, comme
Wagner,GounodetM.Saint-Saens ont partagé lamême
opinion (2). En revanche, il n'y a point de textes où soit
soutenue la théorie opposée.
Sans passer en revue toutes les différentes formes
d'art, nous rappelons seulement que les arts décoratifs
eux-mêmes tirent leur valeur esthétique de la pensée
créatrice. Qu'on se souvienne de l'indignation avec
laquelle Bernard Palissy proteste contre l'épithète de
c méchanique » donnée à son art (3), qu'on songe aux
efforts des verriers et décorateurs de meubles vers la
« stylisation », c'est-à-dire vers l'expression des formes
naturelles, selon un idéal de simplicité, d'élégance, de
préciosité particulier à l'artiste. Je lis dans un petit cata-
logue de M. Emile Galle, pour son exposition de 1900,
l'indication suivante sur un de ses meubles : « Le Champ
du Sang, noyer de Turquie sculpté, ajouré, mosaïques
en bois naturels, tablette en onix gravé d'un rameau de
(1) Berlioz. Voyage musical en Italie, p. 275.
(2) Cf. pour Wagner, Lettre sur la musique ; pour Gounod, ses paroles
rapportées par M. C. Bellaigue dans un article de la Hevue des deux Mondes
du 15 décembre 1895 ; pour M. Sainl-Saens : Harmonies et mélodies.
(3) Discours admirable de la nature. Chap. de l'art déterre.
l'œuvre d'art 59
Prunus Armeniaca ». Qu'est-ce que cela signifie,
sinon que ce meuble répond, dans une certaine mesure,
au sentiment de l'auteur sur les massacres d'Armé-
nie ? Enfin, dans son traité de l'Email des peintres,
Glaudius Popelin n'hésite pas à rabaisser le procédé au
profit de l'idée dont il est le moyen d'expression :
« Qu'est-ce que les procédés dans les arts élevés ? Très
peu de chose. C'est dans la connaissance des lignes,
dans une science approfondie et raisonnée des rapports,
c'est dans une noble interprétation de la nature, c'est
dans le goût exercé, délicat, sachant élire ou rejeter,
c'est dans le sentiment des jeux de la couleur, c'est
dans la philosophie du concept, dans les convenances,
dans la justesse, dans l'harmonie, dans l'ordre intelli-
gemment sérié, dans la sensibilité, la passion, la poé-
sie, que gît toute la difficulté d'un art » (1).
On remarquera ici « le sentiment des jeux de la cou-
leur )) mis sur le même rang que «c la philosophie des
concepts ». Pourquoi? parce que pour l'artiste, l'idéal
des colorations vaut l'idéal des concepts, les colora-
tions comme les concepts n'étant que la matière de sa
propre pensée, et l'œuvre d'art ne prenant sa valeur
que dans l'effort même de cette pensée. Quand nous
parlons de la pensée créatrice, nous faisons abstraction
de son objet pour ne considérer que la puissance de son
développement, et si un artiste, tout en niant le rôle de
la conception première, exécutait des chefs-d'œuvre,
(1) Claudius Popelin. L'émail des peintres, p. 25.
6o l'objet du jugement esthétique
cette dénégation elle-même serait une conception de
l'idéal artistique et un des principes de la beauté pro-
duite.
Faut-il maintenant montrer que si les arts décoratifs
eux-mêmes réclament une pensée créatrice, la sculp-
ture, l'architecture et la poésie subissent cette même
loi? Est-il nécessaire d'apporter des textes empruntés
aux hommes du métier ? Il semble bien qu'en exami-
' nant maintenant les deux théories les plus opposées à
notre thèse, celle du naturalisme et celle de l'art pour
l'art, nous fassions une besogne plus utile qu'en allon-
geant des listes de témoins toujours incomplètes et par
suite toujours récusables.
Vers le milieu du xix^ siècle, une nouvelle forme
d'art fit son apparition, qui sembla ruiner complète-
ment la théorie de la prédominance de la pensée dans
l'œuvre d'art ; ce fut le réalisme, ou le naturalisme, ou
même l'impressionnisme, noms différents pour des
choses analogues, carie principe consiste toujours dans
l'imitation scrupuleuse de la nature. Une œuvre est belle
dans la mesure où elle reproduit fidèlement le modèle.
L'idéal d'un vrai peintre réaliste, ce serait, semble-t-il,
de faire entrer dans son tableau le paysage même qu'il
copie.
Il est inutile de rappeler les polémiques, les railleries,
les refus au Salon, les accusations abominables qui se
produisirent avec scandale jusque vers 1880, — et
l'œuvre d'art 6i
même depuis. Nous ne voulons retenir que l'argument
qui nous intéresse : le naturalisme réduit l'art à la
photographie et supprime toute pensée créatrice. Nous
le retrouvons chez les esthéticiens les plus ouverts aux
formes d'art nouvelles, dans l'ouvrage de Véron(l),
comme dans celui de M. G.Séailles(2), dansProudhon(3)
comme dans Guyau (4) ; les artistes le répètent à satiété,
depuisThomas Couture (o) jusqu'à M. Bracquemond(6) ;
les littérateurs se le transmettent pendant cinquante
ans, et aujourd'hui, comme du temps de Th. Gautier (7)
ou de Maxime du Cartip (8), on continue à répéter
sérieusement que l'école naturaliste restera toujours
inférieure à la photographie comme reproduction exacte
de la réalité, et qu'elle supprime l'art en supprimant la
pensée.
Les défenseurs ont été peu nombreux et générale-
ment timides, sauf quand ils plaidaient leur propre
cause. M. SuUy-Prudhomme a fait justement remarquer
que a le peintre réaliste qui, en présence de deux objets
quelconques, incline, si peu que ce soit, à copier l'un
plutôt que l'autre, fait, par cela seul, profession
(1) Veron. Esthétique p. 118.
(2) Séailles. Essai sur le génie dans l'art, p. 161.
(3) Proudhon. Le principe de l'art, p. 33.
(4) Guyau. Problèmes d'esthétique, p. 150.
(5) Th. Couture. Entreliens d'atelier, p. 49.
(6) Bracqucmond. Du dessin et de la couleur, p. 218.
(7) Th. Gautier. Portraits contemporains : Henry Monnier.
(8) M. du Camp. Souvenirs littéraires. T. II, p. 304.
62 l'objet du jugement esthétique
d'idéalisme » (1). D'où il fallait conclure, ou bien que
le véritable réalisme n'existait pas, ou que le réalisme
ne supprimait ni la personnalité de l'artiste, ni sa
conception première de la beauté. Mais on s'est entêté
dans le vieil argument ; on a négligé de regarder les
choses de près, et surtout de prêter quelque attention
aux explications des écrivains naturalistes les plus
autorisés à commenter les principes de l'école.
En fait, il n'y a jamais eu de doctrine excluant la
pensée créatrice en art. Loin de la proscrire, le natu-
ralisme l'exige, et pour s'en convaincre, il suffit d'ouvrir
presque au hasard les œuvres critiques de son plus
fidèle représentant, et non seulement les œuvres criti-
ques, mais les romans eux-mêmes. Dans V Œuvre,
M. Emile Zola, montre au premier plan, un peintre,
Claude Lantier, qui « se brise à cette besogne impossible
« de faire tenir toute la nature sur une toile y) (2), mais
dont l'idéal, la pensée créatrice, c'est l'amour même de
la nature dans sa sève, dans son exubérance, dans son
débordement. C'est parce qu'il la juge belle qu'il veut
la traduire, comme Claude Lorrain ou Nicolas Poussin
lui-même. « Ah! la vie!... la vie!... la sentir et la
rendre dans sa réalité, l'aimer pour elle, y voir la seule
beauté vraie, éternelle et changeante,... ne pas avoir
(1) Sully-Prudhomrae. L'Expression dans les Beaux-Arts, p. 15. — M. Cher-
buliez, dans l'Art et la Nature, p. 291, écrit aussi : « Le vrai réaliste ;i son
idéal qui est de donner à l'œuvre, par des complications, la plus grande intensité
de vie que l'art comporte ».
(2) E. Zola. L'Œuvre, p. 327.
l
l'œuvre d'art 63
l'idée bête de l'anoblir en la châtrant, comprendre que
les prétendues laideurs ne sont que les saillies des
caractères, et faire vivre, et faire des hommes, la seule
façon d'être Dieu ! » (1). Est-ce jouer sur les mots que
de voir dans ce peintre réaliste un idéaliste enthousiaste?
En tous cas, il a une conception très personnelle et très
nette de la beauté : ce qui est beau, c'est le concret, tel
qu'il nous apparaît ; nous trouvons là l'exacte contre-
partie de la théorie de Diderot, mais aussi l'affirmation
d'une idée directrice d'où l'œuvre tire sa valeur
esthétique.
Il semble que pour marquer la différence entre le
génie, même voisin de la folie, et l'abrutissement de
l'ouvrier impuissant, M. E. Zola ait précisément opposé
à Claude une caricature d'artiste réaliste, un peintre
tel que l'imaginent les adversaires de l'école : c'est ce
misérable Chêne, qui passe sa vie à copier un poêle
sans trop savoir pourquoi, et avec la plus scrupuleuse
minutie. Si la pensée créatrice peut disparaître complè-
tement dans l'homme qui s'ingénie à reproduire le
réel, c'est assurément dans ce pauvre dévoyé : mais
Chêne n'est ni un naturaliste, ni un artiste, c'est une
machine, et pour cela on le méprise (2).
Quant à la véritable théorie naturaliste, nettement
exprimée, la voici : « Comparer une œuvre à ce qui
est, se demander si elle est fidèle, si elle reproduit sans
mensonge la réalité, c'est une première opération facile
(1) E, Zola. L'Œuvre, p. 102.
(2) L'ŒuTre, p. 101.
64 l'objet du jugement esthétique
qui établit un point de départ, le même pour toutes les
œuvres. Mais cela ne suffit évidemment pas ; on serait
conduit à exiger des photographies, et le plus bel
ouvrage serait l'ouvrage le plus exact, conclusion fausse
souvent. Il faut donc introduire l'élément humain qui
élargit tout d'un coup le problème, et en rend les solu-
tions aussi variées, aussi multiples qu'il y a de crânes
différents dans l'humanité » (1). Et sans cesse M. Zola
se plaint qu'on ne veuille pas le comprendre, et réfute
l'argument tiré de l'impossibilité pour l'artiste d'imiter
exactement la nature : « Un reproche bête qu'on nous
fait à nous autres, écrivains naturalistes, c'est de vou-
loir être uniquement des photographes. Nous avons
beau déclarer que nous acceptons le tempérament,
l'expression personnelle, on n'en continue pas moins
à nous répondre par des arguments imbéciles sur l'im-
possibilité d'être strictement vrais, sur le besoin d'ar-
ranger les faits pour constituer une œuvre d'art quel-
conque. Eh! bien, avec l'application de la méthode
expérimentale au roman, toute querelle cesse. L'idée
d'expérience entraîne avec elle l'idée de modification.
Nous partons bien des faits vrais, qui sont notre base
indestructible ; mais pour montrer le mécanisme des
faits, il faut que nous reproduisions et que nous diri-
gions les phénomènes ; c'est là notre part d'invention,
de génie dans l'œuvre » (2).
Nous n'avons ni à blâmer ni à louer la doctrine
(t) Documents littéraires : Réception de A. Dumas fils à l'Académie.
(2) Le Roman expérimental, p. 10.
l'œuvre d'art 65
naturaliste; mais, après des déclarations aussi catégo-
riques, nous avons le devoir de reconnaître qu'elle fait
à la pensée créatrice sa part, puis(|ue toute œuvre est
à la fois l'expression de la réalité et de la conception
particulière de l'auteur. Lorsqu'on proclame : « Une
œuvre ne sera jamais qu'un coin de la nature vu à
travers un tempérament » (1), on affirme par là même
que le tempérament, c'est-à-dire la manière d'être
physique, intellectuelle et morale de l'auteur crée, au
même titre que la nature, la vision et l'expression de
la vision perçue. Au fond, le naturalisme diffère du
classicisme et du romantisme en ce que la pensée de
l'artiste s'y efforce de copier la nature par respect et
admiration de la vie concrète et journalière, tandis que
la pensée d'Ingres ou de Delacroix ne va qu'à certaines
formes, qu'à certains aspects empruntés sans doute
à la nature, mais idéalisés et poétisés. La pensée créa-
trice d'Ingres et de Delacroix, c'est : La vie est belle
dans telles et telles circonstances, vue de telle et telle
façon; rendons la telle qu'elle est, lorsqu'elle est belle.
La pensée créatrice d'un naturaliste tel que Claude
Lantier, c'est : La vie est belle partout et toujours, par
celamême qu'elle est la vie ; rendons la donc telle que nous
la voyons partout et toujours. Mais il n'y a qu'une diffé-
rence de conceptions ; il n'y a pas, dans l'un des deux
cas, substitution du procédé mécanique à la pensée.
On a donc été injuste en reprochant au naturalisme de
(1) Zola. Le Roman expérimentai, p. 111.
66 l'objet du jugement esthétique
détruire le véritable principe de l'œuvre d'art, c'est-
à-dire la pensée créatrice.
Il est fâcheux que les peintres de cette école n'aient
rien écrit sur leur art. On retrouverait certainement
chez eux la même affirmation des droits de la pensée.
Si fervents admirateurs de la nature qu'aient été Rous-
seau et Millet, on ne peut les compter parmi les réa-
listes ; car, volontairement ou non, ils idéalisent. Sans
quoi, leur témoignage serait singulièrement probant :
« Le tableau, disait Rousseau, doit être préalablement
fait dans notre cerveau. Le peintre ne le fait pas naître
sur la toile, il enlève successivement les voiles qui le
cachaient » (1). Et, cependant, on sait comment il
peignait et envoyait ses élèves peindre en pleine
nature (2). De même Millet tâchait de montrer à Thoré
que la « grandeur était dans la pensée même et que
tout devenait grand employé pour un grand but » (3).
En cela, il se rapprochait beaucoup de la vraie théorie
réaliste, car il reconnaissait que l'art a le droit de tout
exprimer pourvu que la pensée ait de la grandeur ;
peut-être l'accord eût-il cessé si l'on en était venu à
définir le mot grandeur (4).
Mais si quelqu'un est réaliste dans toute la force
(1) Paroles rapportées par Burty dans Maîtres et petits Maîtres, p. 145.
(2) Cf. le témoignage de Letronne, cité par Burty, même ouvrage, p. 145.
(3) Lettre de Millet, citée par Alfred Sensier, p. 325.
(4) Remarquons toutefois que Millet (Sensier, p. 392) a écrit : « On peut
partir de tous les points pour arriver au sublime, et tout est propre à l'expri-
si on a une assez haute visée. . . Est-ce qu'A son heure et à une certaine place
chaque chose n'a p's son rôle? Qui oserait décider qu'une pomme de terre est
inférieur à une grenade ? »
l'œuvre d'art 67
du terme, c'est certainement Courbet, qui veut empê-
cher les élèves de l'Ecole de peindre Jésus-Christ, sous
le prétexte qu'ils ne l'ont jamais vu, et qui proscrit la
représentation des anges pour le même motif (1).
Cependant Courbet disait : « Traduire les idées, l'aspect
de mon époque selon mon appréciation... faire en un
mot de l'art vivant, tel est mon but » (2), ou en d'au-
tres termes : « Traduire ma pensée sur mon temps par
la reproduction des formes vivantes telles que je les
vois. » Cela aussi est un idéal, cela aussi procède de la
pensée créatrice.
L'artiste semble imiter la nature, puisqu'il cherche à
la reproduire telle qu'elle lui apparaît ; mais en réalité
il imite, par l'image représentée, sa propre impression
en face de la nature. Si impersonnelle qu'il ait voulu
son œuvre, c'est lui qu'on cherche et que l'on trouve
en elle. Les esprits raffinés reconstituent la philosophie
de Rembrandt en étudiant ses tableaux, les peintres
s'attachent à la façon dont il rend la lumière, les simples
admirent dans ses personnages une certaine gravité, un
certain recueillement qu'ils ne rencontrent que chez
lui. Mais tous dans l'œuvre voient l'auteur et s'inté-
ressent à ce qu'il y a mis de sa personnalité.
Dira-t-on que beaucoup de visiteurs du Louvre s'atta-
chent plus souvent à la scène représentée qu'à la pensée
créatrice de l'œuvre, et qu'ainsi cette pensée créatrice
(1) Courbet cité par Cherbuliez (l'Art et la Nature, p. 208),
(21 Courbet cité par Castagnary, Salons T. I, p. 148, et par Silvestre
(Artistes Français) qui reproduit les termes de la profession de foi impiimée
en tête du catalogue de son exposition de 1855.
68 l'objet du jugement esthétique
disparaît derrière son objet et lui devient inférieure?
Sans relever le sophisme contenu dans ce raisonnement,
nous ferons seulement observer que beaucoup des
scènes les plus goûtées du public dominical le laisse-
raient parfaitement indifférent dans la réalité ; tout le
monde a vu un homme fumer sa pipe ; mais on s'arrête
devant le petit tableau de Brouwer, parce qu'avec son
esprit et sa finesse d'observation, il a rendu intéressant
ce qui en soi ne l'était pas pour la grande majorité des
hommes. Ceux-ci croient peut-être admirer le fumeur,
— et c'est les supposer bien naïfs, — en réalité ils
admirent la pensée qui a créé ce fumeur. Qu'on le
veuille ou non, c'est toujours à elle qu'il faut revenir
comme principe de l'œuvre d'art (1).
De même que les esthéticiens, les critiques d'art et
les artistes se sont acharnés contre une théorie du
naturalisme ou du réalisme inventée ou déformée à
plaisir, de même ils ont pulvérisé facilement la pré-
tendue doctrine de l'art pour l'art. Selon eux, certains
poètes ou prosateurs, comme Th. Gautier, Flaubert,
Baudelaire, Th. de Banville, ont déclaré que, dans
l'œuvre d'art, la pensée importait peu et que seule la
(1) Cf. Champfleury, dont la théorip du réalisme est peut-être la première
en date ; « Il faut essayer de donner une idée de ce que j'entends par Art. L'Art,
n'est -il pas la communication à la foule de mes sensations personnelles ?
Je dois remuer, échauffer des cd'urs, faire sourire ou pleurer des individus
que je ne connais pas.
L'art sert de trait d'union entre eux et moi.
Longtemps j'ai étudié les aspirations, les désirs, les joies, les chagrins,
de classes qui me sont sympathiques, et je m'applique à rendre ces sentiments
dans toute leur sincérité. » Le Réalisme, préface, p. 8.
l'œuvre d'art 69
forme avait une valeur esthétique. D'où l'on a conclu
que pour les érrivains de ce genre : « l'art, c'est le
procédé » (1).
Les attaques contre la doctrine de l'art pour
l'art sont devenues un véritable lieu commun. Détail
curieux : tandis que Th. Gautier reproduit le vieil
argument du daguerréotype, plus fidèle que n'importe
quelle copie scrupuleuse d'un peintre réaliste, et con-
clut qu' « il faut à toute chose, exprimée une incidence
de lumière, un sentiment, une touche qui trahissent
l'âme de l'artiste » (2), M. Emile Zola juge ainsi cer-
taines œuvres du parfait magicien es lettres françaises :
« J'ai parfois dit que j'aimais peu le prodigieux talent
descriptif de Théophile Gautier. C'est que je trouve
justement chez lui la description pour la description,
sans souci aucun de l'humanité. Il était le fils direct de
l'Abbé Delille », et il accorde la préférence aux Con-
court qui « mettent toujours la rhétorique au service
de leur humanité » (3). Il est impossible de se renvoyer
mieux le reproche ; mais M. Zola a-t-il plus raison
contre les Parnassiens que ceux-ci contre lui ? Nous ne
le croyons pas.
On a trop facilement pris au sérieux certaines bou-
tades de Gautier : « Taine, vous me semblez donner
(1) Cf. Séailles. Essai sur le génie dans l'Art, p. 222.
(2) Th. Gautier. Portraits contemporains. Henry Monnier. Cf. aussi dans
le même volume: H. de Babac.
(3; E. Zola, « Le Roman expérimental », p. 230 et aussi p. 67, voir également
Documents littéraires, quelques appréciations analogues sur Théophile Gau-
tier.
70 L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
dans l'idiotisme bourgeois. Demander à la poésie du
sentimentalisme, ce n'est pas ça. Des mots rayonnants,
des mots de lumière, avec un rythme et une musique,
voilà ce que c'est que la poésie... Ça ne prouve rien,
ça ne raconte rien » (1). Il disait ausssi, avec une voix
de tonnerre, aux dîners Magny : « Moi, je* suis fort,
j'amène 520 sur une tôle de Turc, et je fais des méta-
phores qui se suivent : tout est là ! »
Mais on ne peut lire vingt pages de critique littéraire
ou artistique, dans Gautier, sans voir que pour lui
l'idée n'est que le support nécessaire du style. Bien
écrire, c'est rendre dans toutes ses nuances une idée
forte ou délicate.
S'il loue le « style ingénieux, compliqué, savant » de
Baudelaire, c'est en disant qu' « il exprime des idées
neuves, avec des formes nouvelles et des mots qu'on n'a
pas entendus encore » (2). Pourquoi le sonnet est-il
beau ? C'est parce qu'une « grande pensée peut se
mouvoir à l'aise dans ces quatorze vers méthodiquement
distribués » (3). Honoré de Balzac écrit bien parce qu'il
a « le style nécessaire, fatal et mathématique de son
idée » (4). Ce qui le frappe dans les vers de Th. de
Banville, c'est que « les idées comme les princesses des
féeries, se promènent dans des prairies d'émeraude,
(1) Journal des de Goncourt. T. II p. 123, et préface des Entretiens de Théo-
phile Gautier.
(2) Préface des Fleurs du mal, p. 17.
(3) Préface des Fleurs du mal, p. 44,
(4) Portraits contemporains, p. 110.
L ŒUNRE D ART 'JI
avec des robes couleur du temps, couleur du soleil, et
couleur de la lune » (1).
En commentant la théorie de Leconte de Liste, selon
laquelle le poète ne doit chercher que « la vie supé-
rieure de la forme », il remarque que « toujours par
quelque trouée, apparaît la pensée sereine du poète
dominant son œuvre comme le sommet blanc d'un
Himalaya » (2). Enfin lui-même précise le rôle de l'idée
dans ce beau tercet :
Gomme un vase d'albâtre où l'on cache un flambeau,
Mettez l'idée au fond de la forme sculptée,
Kt d'une lampe ardente éclairez le tombeau (3).
Comment après cela soutenir que la théorie de l'art
pour l'art (à moins qu'on ne la ridiculise) exclut la
pensée comme principe de la beauté ?
D'ailleurs, Th. Gautier s'est nettement expliqué sur
ce point, dans son volume de l'Art moderne. Après
avoir dit que tout homme qui n'a pas son monde
intérieur à traduire n'est pas un artiste (4), et que nous
portons en nous-mêmes l'idéal de nos créations, il se
défend contre l'accusation banale lancée aux dilettantes :
« La grande erreur des adversaires de la doctrine de
l'art pour l'art, et de M. Topffer en particulier, c'est de
(1) Le progrés de la poésie française, suite de l'histoire du romantismes,
302.
(2) Progrès de la poésie française, p. 331.
(3) Triomphe de Pétrarque. (Poésies diverses).
(41 L'art moderne, p. 133.
72 l'objet du jugement esthétique
croire que la forme peut être indépendante de l'idée : la
forme ne peut se produire sans l'idée et l'idée sans la
forme... l'art pour l'art signifie, pour les adeptes, un
travail dégagé de toute préoccupation autre que celle
du beau en lui-même » (1). Il n'explique pas d'une façon
absolument nette ce qu'est « le beau en lui-même » ;
mais il est bien certain que ce beau procède de l'idée.
Sans doute il conclut son article en disant que les
peintres et les sculpteurs, partisans de l'art pour l'art,
« au lieu de donner une forme à l'idéal, donnent un
idéal à la forme » (2) ;mais cela revient à dire que voyant
la réalité, il la conçoivent plus belle qu'elle ne leur
apparaît, et travaillent à réaliser la forme ainsi conçue ;
cette façon de comprendre l'idéal est-elle donc si diffé-
rente, en principe, de la fameuse théorie de Diderot sur
la nature vraie ?
Un autre poète, admirateur passionné de Gautier, a
écrit un « Petit traité de poésie française » que M. Guyau
a jugé en ces termes : (( Selon M. de Banville, le poète
n'a pas d'idée dans le cerveau ; il a tout simplement
des sonorités, des rimes, des calembours » (3). Il nous
suffira de citer quelques passages de ce curieux petit
livre pour montrer que si l'auteur attache une impor-
tance capitale au style, il ne le conçoit cependant que
comme expression d'une pensée : « Si vous êtes poète,
dit-il, vous commencerez par voir distinctement dans
(1) L'art moderne, p. 151.
(2) L'Art Moderne, p. 155.
(5j M. Guyau. Problèmes de l'esthétique contemporaine, — esthétique
du vers moderne.
l'œuvre d'art 73
la chambre noire de votre cerveau tout ce que vous
voulez montrer à votre auditeur, et, en même temps
que les visions se présentent spontanément à votre
esprit, les mots qui, placés à la fin des vers, auront le
don d'évoquer ces mêmes visions pour vos audi-
teurs » (1). Ailleurs il déclare au futur poète : « Gomme
en somme ta poésie exprimera ton âme, on y verra se
refléter clairement les vices, les faiblesses, les lâchetés,
et les défaillances de ton âme » (2) ; et encore : « La
poésie a pour but de faire passer des impressions dans
l'âme du lecteur et de susciter des images dans son
esprit, mais non pas en décrivant ces impressions et
ces images (3) ». Que roste-t-il, après cela, de l'accusa-
tion de M. Guyau ? On peut contester la valeur des
procédés indiqués par Th. de Banville ; on ne peut dire
qu'il réduit la poésie à des « sonorités, des rimes, des
calembours » . Volontiers, le disciple de Gautier retour-
nerait-il le reproche de n'avoir point d'idée dans le
cerveau » contre les poètes en apparence les plus amis
de la raison. « Pendant un siècle entier, souligne-t-il
très justement, les faiseurs de vers ont obéi à Boileau,
parce qu'en lui obéissant, ils pouvaient, sans avoir
besoin dépenser, ni de travailler, ni d'être artistes, jouer
le rùle de poètes, tandis que pour être poètes en effet,
il aurait fallu penser, travailler et être artistes (4). »
(t) Petit traité de Poésie française, p. 50.
(2) Petit traité de Poésie française, p. 258.
(3) Petit traité de Poésie française, p. 262.
(4) Petit traité de Poésie française, p. 94.
74 l'objet du jugement esthétirue
De même Baudelaire, que l'on a représenté comme
un pur arrangeur de mots, indifférent à l'idée (1), écrit :
« Le principe de la poésie est, strictement et simple-
ment, l'aspiration humaine vers une beauté supérieure,
et la manifestation de ce principe est dans un enthou-
siasme, dans un enlèvement de l'âme. » (2) Et ceci semble
directement inspiré de Boileau lorsqu'il montre l'ode
« élevant jusqu'au ciel son vol ambitieux », dont « le
style impétueux souvent marche au hasard », et qui
dépasse l'effort
De ces rimeurs craintifs dont l'esprit flegmatique
Garde dans ses fureurs un ordre didactique.
Au fond, ces ardents défenseurs de l'art pour l'art
étaient de purs idéalistes ; et l'idéaliste ne se conçoit
évidemment que comme un serviteur de la pensée.
Nous n'insisterions pas davantage, si le plus convaincu
d'entre eux, le plus maniaque presque, n'était en même
temps celui qui nous fait comprendre le mieux le rôle
initial et prépondérant de la pensée créatrice dans l'œu-
vre d'art. Il s'agit de Flaubert qui, par la stricte appli-
cation de la théorie, troublait le Maître lui-même :
« Figurez-vous, s'écrie Gautier, que l'autre jour Flaubert
me dit : « C'est fini ; je n'ai plus qu'une dizaine de
pages à écrire ; mais j'ai toutes mes chutes de phrases. »
Ainsi il a la musique des fins de phrases qu'il n'a pas
(1) Cf. Tolstoï. Qu'esl-ce que l'Art? p. 145 de la traduction Halépirne-
Kamlnsky.
(2) Baudelaire, l'Art Romantique p. 167. Tout le volume témoigne de
l'importance essentielle que l'auteur attache à la pensée créatrice.
I
l'œuvre d'art y5
encore faites! Il a ses chutes : que c'est drôle! hein?...))(l)
C'est au cours de la môme conversation entre Gautier
et les de Goncourt qu'il est question d'un remords qui
empoisonne la vie de Flaubert, celui « d'avoir accolé
dans Madame Bovary, deux génitifs l'un sur l'autre :
Une couronne de fleurs d'oranger. Çà le désole ; mais il
a eu beau chercher, il lui a été impossible de faire autre-
ment. ))
Les de Goncourt, qui connurent les « affres du
style » sont encore ahuris de la minutie de leur ami.
«Ce sont, entre Flaubert et Feydeau, de petites recettes
du métier agitées avec de grands gestes et d'énormes
éclats de voix, des procédés à la mécanique de talent
littéraire, emphatiquement et sérieusement exposés, des
théories puériles et graves et ridicules et solennelles sur
les façons d'écrire et les moyens de faire de la bonne
prose ; enfin tant d'importance donnée au vêtement de
l'idée, à sa couleur, à sa trame, que l'idée n'est plus
que comme unepatère à accrocher des sonorités » (2).
Jamais les adversaires de l'art pour l'art n'ont été aussi
sévères et aussi fermés au vrai sens de la doctrine que
le sont ici ses partisans.
Leur excuse, c'est que Flaubert, chez qui M. Zola
retrouve avec raison « les paradoxes à jet continu de
l'auteur de Mademoiselle de Maupin » (3), ne fait pas
toujours connaître dans la conversation le fond de son
(1) Journal des de Concourt T. II, p. U.
(2) Journal des de Goncourt. T. 1, p. t78.
(3) E. Zola. Les romanciers naturalistes : Flaubert.
^6 L^OBJET DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE
idée. Aussi ses familiers eux-mêmes se trompent sou-
vent sur sa tliéorie esthétique. Son camarade, presque
d'enfance, M. du Camp, rapporte quelques-unes de ses
affirmations les plus fréquentes : « Ce que l'on dit n'est
rien ; la façon dont on dit est tout ; une œuvre d'ai't qui
cherche à prouver quelque chose est nulle par cela seul :
un beau vers qui ne signifie rien est supérieur à un vers
moins beau qui signifie quelque chose ; hors de la
forme point de salut ; quel que soit le sujet d'un livre,
il est bon, s'il permet de parler une belle langue » (1).
Et il se scandalise ; mais il a une idée fausse de Flaubert.
Où donc faut-il chercher la véritable pensée de l'écri-
vain ? Dans sa correspondance.
Là il prend la peine do s'expliquer, renonce à éton-
ner son interlocuteur, et ne se laisse pas emporter par
le son de ses paroles, — de ses « gueulades », comme
il disait. S'il ne se dément pas, et déclare que « la
phrase la plus simple a pour le reste une portée infinie »,
il dit en même temps : « Réfléchis, réfléchis, avant
d'écrire ; tout dépend de la conception ; cet axiome du
grand Goethe est le plus simple et le plus merveilleux
résumé des préceptes de toutes les œuvres d'art possi-
bles » ; et, enfin, quelques lignes plus bas : « Je veux
(et j'y arriverai) te voir t'entliousiasmer d'une coupe,
d'une période, d'un rejet, de la forme elle-même enfin,
abstraction faite du sujet pour le cœur, pour les pas-
sions ; l'art est une représentation ; nous ne devons
penser qu'à représenter» (2).
(1) M. du Camp. Souvenirs littéraires, T. I, p. 229.
(2j Correspondance. Deuxième série, p. 132.
i
L ŒUVRE D ART
:7
Flaubert se contredit-il ? Oui, en apparence ; non, si
on comprend toute sa pensée, à savoir que de la concep-
tion première dépend la beauté finale de la forme, but
de ses efforts. Nous ne lui prêtons pas gratuitement
cette idée : « Vous me dites, écrit-il à Mademoiselle
Leroyer de Ghantepie, que je fais trop attention à la
forme. Hélas ! c'est comme le corps et l'àme, la forme
et ridée ; pour moi, c'est tout un, et je ne sais pas ce
quest l'un sans l'autre. Plus une idée est belle, plus la
phrase est sonore, soyez en eûre. La précision de la
pensée fait (et est elle-même) celle du mot » (1). C'est
dans cette même lettre qu'il parle, de « ce qui fait l'art
même, à savoir la pensée concrétée ».
Mais c'est avec George Sand qu'il s'est le mieux
expliqué sur cette question. « Je tâche de bien penser
pour bien écrire, lui écrit-il. Mais c'est bien écrire qui
est mon but, je ne le cache pas » (2). Et comme sa
correspondante lui répète sans doute l'objection connue
contre le souci excessif delà forme, il répHque : «Vous
m'attristez un peu, chère maître, en m'attribuant des
opinions esthétiques qui ne sont pas les miennes. Je
crois que l'arrondissement de la phrase n'est rien ; mais
que bien écrire est tout, parce que « bien écrire, c'est
à la fois bien sentir, bien penser, et bien dire» (Buffon).
Le dernier terme est donc dépendant des deux
autres, puisqu'il faut sentir fortement afin de penser,
et penser pour exprimer » (3). Où y a-t-il jamais eu
(1) Correspondance. Troisième série, p. 116,
(2) Correspondance. Ouatriéme série, p. *220.
(3) Correspondance. Quatrième série, p. 224.
^8 l'objet du jugfment esthétique
un plus bel hommage rendu à la pensée créatrice ?
Et maintenant, si l'on veut savoir en quoi consiste
cette pensée créatrice de Flaubert, lui-même va nous le
dire : « Je me souviens d'avoir eu des battements de cœur,
d'avoir ressenti un plaisir violent en contemplant un
mur de l'Acropole, un mur tout nu (celui qui est à
gauche quand on monte aux Propylées). Eh ! bien, je me
demande si un livre, indépendamment de ce qu'il dit, ne
peut pas produire le même effet. Dans la précision des
assemblages, la rareté des éléments, le poli de la sur-
face, l'harmonie de l'ensemble, n'y a-t-il pas une vertu
intrinsèque, une espèce de force divine, quelque chose
d'éternel comme un principe ? » (1) Oui, certes, il y a un
principe : celui de l'ordonnance parfaite de la matière
la plus exquise (que cette matière s'appelle sensations,
sentiments ou idées), pourvu qu'elle se concrète en
formes à la fois précises et fondues dans le tout. On
comprend maintenant pourquoi il attache une telle
importance à la forme : c'est que la forme est l'aboutis-
sement de l'harmonie rêvée, c'est que la moindre
dissonnance, le moindre heurt entre la chose signifiée et
le terme signifiant vient rompre cette harmonie, c'est
enfin que Flaubert a le sentiment esthétique assez délicat
pour souffrir de ce que les autres négligent. Il n'est donc
point hors de sens lorsqu'il fait cette profession de foi :
(( Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c'est
un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui
se tiendrait de lui-même par la force intense de son
(l) Correspoadance. Quatrième série, p. 227.
L ŒDVRE D ART ^9
style, comme la terre, sans être soutenue, se tient en
l'air» (1). Car « le style étantà lui tout seul une manière
absolue de voir» (2) enferme l'idéal selon lequell'auteur
se guidera : s'il voit a quelque chose de pourpre », il
écrira Salammbô ; s'il est attiré par « cette couleur de
moisissure de l'existence des cloportes » il composera
Madame Bovary (3) ; et l'on comprend qu'une fois cet
idéal de style, « celte manière absolue de voir » nette-
ment déterminés, le moindre désaccord entre les élé-
ments de l'œuvre entraine la ruine totale du projet (4).
Ce qu'il veut, ce qui dirige son action et ce qui fait
qu'une pensée crée, c'est la beauté de la forme, dernier
effort du prolongement dernier de la pensée. Tout
vient se résumer en la forme, mais tout part de l'idée.
C'est, dira-t-on, un idéal de sensations, non de con-
cepts. Mais avons-nous jamais prétendu que la pensée
créatrice devait se limiter aux idées pures ou aux
formes évoquant ces idées? La pensée créatrice, c'est
celle dont s'inspire l'artiste en exécutant son œuvre.
Nous n'avons donc pas à lui assigner sa matière pro-
pre ; sensations, sentiments, idées, tout rentre dans son
domaine ; car nous avons établi que si la beauté natu-
(1) Correspondance. Deuxième série, p. 70.
(2) Correspondance. Deuxième série, même page.
(3) Journal des de Concourt. T. 1, p. 366.
(4) M.' Zola raconte le désespoir de Flaubert, lorsqu'il paria de donner le
nom de Bouvard à un personnage de ses romans, ignorantd'ailleurs que Flau-
bert le destinait à une de ses œuvres : « Il répétait qu'il n'aurait pas continué
son livre si j'avais gardé le nom. Pour lui, toute l'œuvre était dans ces deux
noms Bouvard et Pécuchet : il ne la voyait plus sans eux ». Les Homauciers
naturalistes, p. 204.
8o l'objet du jugement esthétique
relie était quelque chose d'assez fixe, la beauté artis-
tique enfermait aussi bien le laid que le joli; et, ainsi,
nous n'avons pas à nous préoccuper de l'objet de la
pensée créatrice en lui-même, mais bien des qualités
propres de cette pensée. Le désir de faire concevoir la
puissance infinie de Dieu et celui de rendre « cette
couleur de moisissure de l'existence des cloportes »
constituent, au même titre, deux pensées créatrices.
C'est ce qui explique pourquoi les « impression-
nistes » les plus convaincus obéissent, eux aussi, à la
pensée créatrice. Il y a un idéal de couleur qu'ils veu-
lent réaliser, toute beauté réside, pour eux, dans une
combinaison de taches : ils combinent donc les taches,
ou plutôt ils imitent les combinaisons de taches en vue
de cette beauté, La pensée créatrice, c'est l'impression
qu'ils veulent rendre et de laquelle leur tableau tirera
tout son prix. Cette pensée créatrice est irraisonnée,
inconsciente ; la main obéit machinalement à l'œil, et
l'œil voit machinalement la beauté, c'est vrai, mais
cette conception de la beauté est l'œuvre de la pensée,
et de ce que la pensée n'est ni raisonnée ni nettement
consciente, il ne s'ensuit pas qu'elle soit abolie. Elle
agit par ses voies, souvent mystérieuses et bizarres; il?
n'est pas rare, alors, qu'elle s'appelle le génie (1).
\
(1) M. \\histler intitule ses tableaux : Symphonie en bleu et en rose,
Nocturne en noir et en oi\, Nocturne en bleu et en or n° 1, Nocturne en bleu
et en or n" '2. Cela prouve que son idéal, sa pensée créatrice, c'est un efiet
dû à la combinaison du bleu et de l'or diversement rapprochés, cette combi-
naison a excité en lui un sentiment qu'il veut nous faire partager en essayant
de la traduire.
I
CHAPITRE III
LA VALEUR ESTHETIQUE DE LA PENSEE CREATRICE
EST INDÉPENDANTE DE l'oBJET DE CETTE PENSÉE
La pensée créatrice n'est point le privilège exclusif de l'œuvre
d'art. — Mais la pensée créatrice, cause efficiente et finale
de l'œuvre d'art, se distingue de la pensée créatrice, cause
efficiente, mais non finale, des autres formes de l'activité
intellectuelle. — Preuves empruntées à V élude de la poésie
didactique, de l'éloquence, de la peinture, de l'architecture.
La pensée créatrice ne doit-elle point s'appliquer à un objet
sympathique ? — Théorie de Taine. — Essai de réfutation.
La pensée créatrice ne doit-elle pas être morale f — L'art en
tant quart ne saurait être que moral. L'art peut traiter
tous les sujets, l'un n'étant Jamais esthétiquement supérieur
à l'autre.
6
82 l'objet du jugement esthétique
L'origine et le développement de Vœuvre d^art prouvent que
la pensée créatrice seule importe : travaux modernes sur
ce point. — Chaque art exige une adaptation spéciale de la
mentalité, indépendante de l'objet pensé.
Ars sive homo additus naturœ : un contre sens sur la pensée
de Bacon. — Définition inattaquable de Taine.
Que la pensée créatrice soit le principe de l'œuvre
d'art, c'est ce que tout le monde, en dépit des objections
et des controverses, semble assez disposé à admettre.
Mais le problème esthétique est-il pour cela résolu ?
Evidemment non. Il semble même que nous ayons
encore compliqué la question ; car de quoi la pensée
créatrice n'est-elle pas le principe ? Qu'est-ce que la
science, qu'est-ce que la morale, sinon des productions
de la })ensée créatrice ? Et à quoi nous sert la découverte
d'un principe applicable à toutes les opérations de
l'esprit ?
A cela nous répondrons que la science, la morale et
les opérations de l'esprit qui ne visent point à l'art,
poursuivent, elles aussi, un idéal, mais pour les consé-
quences et non pour la seule expression de cet idéal.
Les mathématiques, la philosophie recherchent, par
l'efiort de la pensée, la vérité objective. Mais l'art ne
part de la pensée que pour aboutir à l'expression de
cette même pensée, et c'est en ce sens que la pensée
créatrice, cause efficiente et cause finale de l'œuvre
d'art, en est essentiellement le principe, tandis que toute
vérité découverte difîère de sa cause efficiente.
i
VALEUR DE LA PENSEE CRÉATRICE 83
Admettons môme qu'en mathématiques la vérité créée
par déduction soit la pensée créatrice autrement
présentée ; il faut cependant reconnaître que cette vérité
créée diffère, au moins d'aspect, de la pensée créatrice,
tandis que l'œuvre d'art poursuit la seule expression de
cette pensée, et ne devient parfaite que si l'expression
est adéquate à la pensée.
Dira-t-on que l'art, comme la science, vise souvent à
l'utile^ et ainsi se propose autre chose que de rendre
pour elle-même la pensée créatrice ? Dira-t-on que la
poésie didactique se propose d'instruire, l'éloquence de
persuader, la peinture de représenter la réalité, et
l'architecture de protéger l'homme contre le froid, la
pluie et le soleil ? Mais ce sont là des affirmations bien
hasardées, pour sérieuses qu'elles paraissent d'abord.
Le but de la poésie appelée à tort didactique, est-il
donc d'enseigner ? Est-ce donc pour instruire les culti-
vateurs que Virgile écrit ses Géorgiques ? On a dit bien
souvent que le moindre almanach eût mieux fait leur
affaire. A moins d'être insensible à la poésie, il est facile
de voir que Virgile, par ses descriptions, par l'intérêt
qu'il porte à la vie des champs, par son admiration de
tout ce qui vit et fait vivre, ne cherche qu'à communi-
quer aux lettrés son émotion devant la puissance, la
variété et la fécondité de la nature. Pour atteindre son
but, il s'est servi de conseils minutieusement donnés.
Mais placer l'intérêt du poème dans la science ensei-
gnée, c'est confondre la fin avec le moyen. Il instruit
pourtant, objectera-t-on. Pourquoi non, si pour s'expri-
mer, son émotion n'a pas de meilleure voie ? Et d'ail-
84 l'objet du jugement esthétique
leurs est-il sûr que la beauté réside surtout dans ses
préceptes ? Que de traités de labourage, de chasse, de
pèche, également en vers, ne sont plus connus aujour-
d'hui que des bibliothécaires consciencieux 1 Le genre
didactique, cela est trop clair, ne vaut pas par la chose
enseignée, mais par la façon dont elle est enseignée,
par l'expression du sentiment qu'elle a inspirée à
l'auteur.
S'il est une forme littéraire qui s'efforce vers un
résultat pratique, vers autre chose que l'expression
fidèle de la pensée créatrice, c'est l'éloquence ; car on
parle d'ordinaire pour persuader. Mais si l'éloquence
n'avait en vue que l'utile, elle affecterait la forme algé-
brique, ou bien elle procéderait surtout par gestes et
par éclats de voix, afm de nous entraîner à agir par la
force de l'impression physique. Or, ni une équation,
ni une scène de frénésie ne sont de l'art, et l'éloquence
est un art. En quoi donc consiste cet art ? En ce que
l'orateur dispose tous les matériaux de son discours
pour mettre en lumière une idée dominante, en ce que
le rapport des parties au tout et l'adaptation exacte du
mot à l'idée satisfont notre jugement, sans entraîner
nécessairement la persuasion ; car de même que nous
nous laissons émouvoir par la mimique d'un énergu-
mène sans y découvrir aucune beauté, de même nous
admirons l'art d'un orateur sans adopter ses idées.
Malgré le talent de Gicéron, nous ne sommes pas per-
suadés de l'innocence de Milon, et si habile qu'ait été
Bossuet, peut-être n'a-t-il pas opéré autant de conver-
sions qu'un prédicateur moins éloquent. Il est certain
VALEUR DB LA PENSEE GRÉATUIGE 85
que Cicéron et Bossuet se proposaient un but pratique ;
mais en cela l'un était avocat, l'autre prêtre, ce qui n'a
rien à voir avec l'art proprement dit. Ils n'ont fait
œuvre d'éloquence que dans la traduction parfaite de
leurs idées au moyen de la parole, ou pour mieux
dire que dans la conception puissante des idées, fidèle-
lement exprimées ensuite au moyen des mots, des
phrases et des sons mêmes les plus significatifs. Comme
la poésie, l'éloquence procède de la seule pensée, et ne
vise qu'à rendre scrupuleusement cette pensée. Si elle
est née du besoin de persuader, elle ne se manifeste et
n'existe que dans les œuvres où la persuasion n'est pas
toujours réalisée, mais où une pensée créatrice intéres-
sante a trouvé son expression naturelle.
Quant à la peinture, son but apparent est bien d'ex-
primer la réalité, c'est à dire l'objet de la pensée créa-
trice ; mais, si l'on y réfléchit quelque peu, on s'aperçoit
vite que cette représentation dos choses est le moyen,
non la fin de l'artiste ; ceux-mêmes qui comme Ingres
ont la prétention « de copier un modèle, d'en être les
très humbles serviteurs » (1) sans l'idéaliser, se font
illusion sur leur propre compte : ils copient dans leur
modèle la beauté qu'ils y voient ou croient y voir ;
mais cette beauté naturelle, comprise par leur cerveau,
sentie par leur enthousiasme, donne naissance à un
état intellectuel, à une pensée, dont l'expression est,
consciemment ou non, le seul but de leur effort ; c'est
(!) Amaury-Duval. L'atelier d'Ingres, p. 90.
86 l'objet du jugement esthétique
un point qui a été suffisamment mis en lumière à
propos de naturalisme et de la théorie de l'art pour
l'art.
Enfin l'architecture, nous l'accordons sans peine,
n'aurait jamais existé si l'on n'avait voulu se préserver
des intempéries. Mais l'œuvre d'art architecturale ne
se révèle qu'en dehors de ce but pratique, et on ne fera
jamais prendre à la foule une cabane de bûcheron pour
<( un monument ». L'art n'existe, en architecture comme
ailleurs, que lorsqu'on sent dans la pierre la traduction
d'un sentiment, d'une pensée (1). Faites abstraction de
ce sentiment, de cette pensée : l'architecte devient un
maçon et l'édifice une bâtisse. Gela est si vrai qu'on
ne parle d'architecture, que lorsque, oubliant le besoin
matériel auquel a répondu une construction, on ne
s'attache plus qu'au sentiment dont elle est l'expression
et à cette expression considérée en elle-même. Aussi
l'architecte fait-il valoir son art surtout par l'extérieur
de l'édifice : les cathédrales gothiques et les Hôtels de
Ville du XV' siècle sont faits pour être vus et admirés
autant que pour servir de lieux de réunion, et l'on s'y
souciait moins du confort que de la noblesse ou de la
grâce. L'art ne commence qu'où finit l'utile, et quand
l'art et l'utile se rejoignent, il ne faut pas une analyse
bien subtile pour faire à chacun sa part et montrer
(1) Cf. Victor Hugo. Quatre-vingt-treize : « Quand l'homme a touché au bois
ou à la pierre, le bois et la pierre ne sont plus ni bois ni pierre, el prennent
quelque chose de l'homme. Un édifice est un dogme, une machine est une
idée ». Livre VII, ch. VI.
VALEUR DE LA PENSÉE CREATRICE 8^
que l'art procède exclusivement de l'expression de la
pensée créatrice.
Ainsi nous arrivons déjà à ce premier caractère : la
pensée créatrice de l'œuvre d'art se distingue de toute
autre en ce qu'elle est à elle-même sa propre fm.
Toutefois il est nécessaire d'insister sur ce point,
tant l'opinion que nous avançons est contraire aux
théories généralement reçues. La pensée créatrice de
l'œuvre d'art, dira Taine, ne doit pas seulement être à
elle-même sa propre fin : il faut encore qu'elle dégage
dans son objet le degré de bienfaisance des caractères.
« Toutes choses égales d'ailleurs, l'œuvre qui exprime
un caractère bienfaisant est supérieure à l'œuvre qui
exprime un caractère malfaisant. Deux œuvres étant
données, si toutes deux mettent en scène, avec le même
talent d'exécution, des forces naturelles de la même
grandeur, celle qui nous représente un héros vaut
mieux que celle qui représente un pleutre... » (1). Ainsi,
en littérature, en peinture, en sculpture, la pensée créa-
trice doit porter sur des caractères bienfaisants, et
cela, parce que la vie et la morale reposent sur l'amour,
et que « nous sommes touchés à son aspect, que notre
cœur s'émeut » (2), si bien que la sympathie devient un
(1) Taine. De l'idéal dans l'art, p. 96.
(2) Id., p. 93.
88 L^OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
élément important du jugement esthétique. Taine
pousse très loin cette théorie de la valeur du caractère
bienfaisant.
Considérant que le premier de tous les caractères d'art
est la « santé intacte, même la santé florissante», il
proscrit « non seulement les grosses difformités, les dévia-
tions de l'échiné et des membres, et toutes les vilenies
que peut présenter un musée pathologique, mais encore
les altérations plus légères que le métier, la profession,
la vie sociale introduisent dans les proportions et les
dehors de l'individu » (1). Et la conclusion de ce rai-
sonnement, c'est que « toutes choses égales d'ailleurs,
les œuvres seront plus ou moins belles, selon qu'elles
exprimeront plus ou moins complètement les caractères
dont la présence est un bienfait pour le corps ; au plus
bas échelon, se trouve l'art qui de parti pris les sup-
prime tous » (2), Et cela rappelle la théorie de M. Levê-
que et de l'école spiritualiste étudiée plus haut.
Nous pourrions répondre à ce raisonnement que le
résultat de celte théorie, c'est de faire du beau naturel
une condition du beau artistique et même de faire
varier le beau artistique en fonction du beau naturel.
Or nous avons prouvé que le principe de l'un était dif-
férent du principe de l'autre, et qu'en les confondant on
commettait une erreur qui ruinait toute possibilité de
jugement esthétique logique. Nous n'aurions donc qu'à
(t) Taine. De l'Idéal dans^ l'art, p. 109.
(2) /d.,p. 114.
VALEUR DE LA PENSEE CREATRICE 89
renvoyer au premier chapitre de cet ouvrage. Mais
montrer, à l'aide des faits, que la théorie de Taine est
fausse, ce sera en même temps consoHder le principe
de notre thèse.
Tout d'abord il semble certain que beaucoup d'artis-
tes aient fait de très belles œuvres où il n'entre ni « bien-
faisance » ni « malfaisance ». Dans un portrait, dans
un paysage, où trouver les caractères dont parle Taine,
à part quelques cas, souvent malheureux, d'idéalisa-
tion ? Rembrandt et Léonard ne se sont guère souciés
de choisir la vertu et d'exclure le crime : La Ronde de
nuit et la Joconde n'expriment aucun caractère de
bienfaisance, et on ne voit pas bien ce qu'elles gagne-
raient à l'exprimer.
Un beau buste du xvni^ siècle ne semble pas supé-
rieur à un autre, lorsqu'il représente une actrice aimable
au lieu de reproduire les traits d'un magistrat austère.
Peut-on dire que la musique soit capable de rendre
un caractère de bienfaisance ? La question serait discu-
table ; mais si nous prenons comme exemples les thèmes
de la vertu et du vice sollicitant Hercule, dans une des
symphonies de M. Saint-Saens, il sera peut-être diffi-
cile de soutenir qu'à égalité de valeur musicale, le
thème de la vertu l'emporte sur celui du vice, en ce
qu'il exprime un caractère de bienfaisance ; et pour
nous en tenir aux exemples tirés de la poésie, à ceux
sur lesquels on peut raisonner plus clairement, Virgile
est-il supérieur à Dante en ce qu'il a choisi des scènes
et des personnages plus sympathiques, et Dante consi-
déré isolément est-il plus grand, à égalité de talent,
90
L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
lorsqu'il représente le Paradis que lorsqu'il nous fait
descendre les cercles de l'Enfer ? Il est peut-être impru-
dent d'affirmer que, « toutes choses égales d'ailleurs »
Othello criminel soit inférieur esthétiquement à
Desdémone victime ou Triboulet difforme à François I'"
bien portant. M. Alfred Stevens prétend que « du
moment où le peintre a une grande âme artistique, la
tortue devient aussi intéressante que le cheval, beau-
coup plus difficile à exécuter, l'àme du peintre donnant
sa marque de fabrique à toutes choses » (1). L'opinion
de ce grand peintre nous semble singulièrement juste.
Et, en effet, ramener l'art à la préoccupation d'ex-
primer ce qui est bien plutôt ce qui est mal, sous prétexte
qu' « il est déplaisant de voir la vermine même quand
on l'écrase », et que dans la manifestation de la bien-
faisance (( notre sympathie s'émeut » (2), c'est demander
à l'artiste de nous être agréable. Or, peut-on, sur un
sentiment de cette nature, édifier une critique d'art
sérieuse ? Rien n'est plus variable que le plaisir ou la
sympathie, selon les caractères et surtout selon le degré
d'éducation artistique.
Sans doute, nous constatons chaque jour que cer-
tains sujets de tableaux ou de romans ont plus de
succès que certains autres, soit qu'ils empruntent leur
charme à la beauté naturelle, soit qu'ils donnent satis-
faction à notre amour de la moralité. C'est ainsi que
(1) A. Stevens, Impressions sur la peinture, p. 14.
(2) Taine, De l'idéal dans l'art, p. 99.
VALEUR DE LA PENSEE CREATRICE QI
les chromolithographies destinées aux campagnes et
aux faubourgs représentent généralement des scènes
héroïques ou sentimentales, des paysages grandioses
ou attrayants, pleins de montagnes, de lacs, de cascades
et de verdure.
Mais, d'une part, les sujets qui valent ainsi par eux-
mêmes n'ont pas inspiré plus de chefs-d'œuvre que les
sujets qu'on peut appeler indifférents, comme le por-
trait, et, d'autre part, un homme de goût pourra fort
bien ne pas aimer ces sujets vulgaires et rebattus. S'il
s'agit de portraits, il pourra trouver que le portrait de
la plus belle femme, toutes choses égales d'ailleurs,
n'est pas^ esthétiquement parlant, supérieur à tel por-
trait de vieux précepteur peint par Ghirlandajo ou au
portrait de Descartes de Franz Hais. Taine est d'avis
contraire : mais il ne s'appuie que sur le plaisir éprouvé
par nous dans les deux cas, sur le sentiment
de sympathie. Eh bien ! outre que son principe
est contestable " en lui-même, j'affirme, en mon âme
et conscience, que la vue des deux œuvres citées
ne me fait pas moins de plaisir que le portrait de la
maîtresse du Titien ou le portrait de jeune homme de
Raphaël (1).
(1) M. Paulhan. (Sur l'Emolion esthétique) Revue philosophique, t. XIX,
p. 659, soutient la théorie de M. Taine en disant que « le degré de bienfai-
sance du caractère implique un degré de systématisation plus élevé dans le
personnage. » S'il en était ainsi, M. Paulhan aurait raison; mais le degré de
systématisation me parait le même dans le caractère de Lady Macbeth et dans
celui de Desdémone.
92 l'objet du jugement esxhétique
Et d'ailleurs puisque nous nous plaçons non au point
de vue du beau absolu, mais du principe de la critique
d'art, sur quoi doit porter le jugement esthétique ?
Evidemment sur le mérite de l'œuvre d'art, ou plutôt
de son auteur. On ne peut guère féliciter un auteur
d'avoir eu un beau modèle ; tout au plus le compli-
menterait-on d'avoir su le choisir.
Or c'est un maigre éloge, si on songe qu'il s'applique
à quiconque peut distinguer une jolie femme d'une
laide, ou un paysage aimable d'une plaine ennuyeuse.
Bien plus, le véritable artiste ne va presque jamais aux
spectacles naturels les plus beaux; et M, Jules Breton
en a très finement aperçu la cause : « Je n'ai jamais,
pour ma part, tiré bon parti des modèles qui m'enthou-
siasmaient trop par une perfection absolue : C'est que
j'abdiquais devant eux )) (1). Eh! oui, le [)eintre alors
disparaît de son œuvre, et l'œuvre devient mauvaise.
Car le principe de la beauté artistique étant différent du
principe de la beauté naturelle, il ne sert de rien de
faire rentrer la beauté naturelle dans la beauté artistique.
On jugera la seconde indépendamment de la première.
L'une augmentera peut-être^ pour certaines personnes,
(1) Cf. M. Paulhan, « sur l'émotion esthétique » : « Ce sont en moyenne
les lecteurs les plus illettrés et les moins cultivés qui se passionnent le plus
pour les personnages et qui sont à peu prés incapables de s'intéresser à
autre chose. Secondement, les œuTres où l'on s'intéresse le plus, et d'une
manière sympathique, aux destinées du héros, sont souvent celles qui sont le
moins remarquables au point de vue artistique ». Que devient alors le rôle du
degré de bienfaisance du caractère ?
VALEUR DE LA PENSÉE CRÉATRICE 93
le plaisir causé par l'autre ; mais qui donc oserait
mesurer la valeur de l'œuvre d'art au plaisir qu'elle fait
éprouver à la foule? Et quel esprit un peu délicat estime
davantage une œuvre d'art, quand elle représente des
Adonis et non des pouilleux, des actions d'éclat et non
des orgies, des landes désolées et non des paysages
Suisses?
La vérité est que la valeur de la pensée créatrice ne
peut s'estimer à l'objet de cette pensée et que la distinc-
tion établie entre le principe de la beauté artistique et
celui de la beauté naturelle trouve ici une application
nécessaire : dans l'œuvre d'art, seule la pensée doit faire
l'objet du jugement esthétique.
Oui, dira-t-on, mais il faut que la pensée soit mo-
rale.— Sans prétendre avec Flaubert que « du moment
qu'une chose est vraie, elle est bonne » (1), on
peut affirmer que « indépendamment du sujet traité,
une page bien écrite a sa moralité propre qui est
dans sa beauté, dans l'intensité de sa vie et de son
accent » (2).
Sans doute il y a des sujets immoraux ; outre que
de prétendues œuvres d'art s'adressent moins à l'intel-
ligence qu'aux bas instincts, il arrive fréquemment que
(1) Flaubert. Corresp. Quatrième série, p. 230.
(2) E. Zola. Documents littéraires: de la moralité dans la littérature.
94 l'objet du jugement esthétique
certains tableaux, certains récits, certains détails soient
inquiétants et troublants pour des imaginations neuves ;
leur vérité hardie, très louable d'intention, ne convient
pas à tous les âges ni à tous les caractères, il arrive
même que des auteurs d'un très grand et très réel
talent s'efforcent, comme dit Fénelon, de rendre le vice
aimable. Faut-il donc exclure de l'art toutes ces pro-
ductions et leur refuser le maximum de beauté qu'une
œuvre puisse atteindre ?
Non ; car si un roman, une statue, un dessin peu-
vent être immoraux par le sujet traité (indifférent nous
l'avons vu à la véritable conception d'art), ils enferment
dans le travail de la pensée la seule moralité qui inté-
resse le critique. L'artiste en effet n'a pas pour mission
de prêcher : il observe, décrit et synthétise. Il aperçoit
dans les vertus et dans les vices une manière d'être de
l'homme, un aspect de la vie : cela seul (quand il s'agit
d'un véritable artiste, non d'un exploiteur) l'attire, et
il n'y a plus en lui et dans son travail que la moralité
attachée à l'activité même de la pensée ; car il y a —
et ceci est essentiel — une moralité de l'acte même de
la pensée.
Il est bon, en effet, il est moral de penser,
puisque par là nous réalisons la fonction humaine
essentielle; en dehors de l'objet auquel s'applique
notre pensée, il y a une cause de moralité dans
l'effort que nous faisons pour comprendre et faire
comprendre. Tout ce qui est conçu par nous, sur
quelque matière que ce soit, est un aliment intellectuel
par qui se développe et s'affine la réflexion. L'exercice
VALEUR DE LA PENSEE CREATRICE qS
de la pensée est même le fondement de toute moralité,
si l'on songe que, sans son effort, la morale n'est plus
qu'un préjugé, une habitude, une mode ; et ainsi l'être
qui pense, et augmente par là sa dignité d'homme, est
moral dans la mesure où sa pensée s'affirme et s'agrandit.
Y a-t-il des sujets plus propres que d'autres à l'exercice
de la pensée? Si oui, ces sujets sont certainement plus
esthétiques. Mais quand on songe aux natures mortes
de Chardin, aux grotesques de Callot, on se demande
si les objets les plus misérables ne peuvent pas engen-
drer une pensée créatrice puissante (i). Pour Murillo,
un pouilleux vaut une Vierge s'enlevant au ciel sur
j'aile des anges ; pour Racine, Néron vaut Britannicus,
pour A. de Musset, la Marion de Rolla vaut la Ninon
de « A quoi rêvent les jeunes filles » et pour les sculp-
teurs la Luxure vaut l'Innnocence. Dès lors comment
admettre qu'à propos des objets les plus répugnants et
les plus immondes, la pensée créatrice ne puisse
atteindre son plus complet développement ? Lorsque
Flaubert parle « du sublime d'en bas », il y a dans
cette expression plus de justesse qu'on ne le croirait
tout d'abord, et il ne faut pas un effort d'imagination
excessif pour supposer qu'un artiste, voyant avec indif-
j férence, voyant en artiste l'immoralité d'une scène
(1) Cf. Millet : c On peut partir de tous les points pour arriver au sublime,
et tout est propre à l'exprimer si on a une assez haute visée... Oui oserait
décider qu'une pomme de terre est inférieure à une grenade '! ». Note de
Millet, citée par Sensier, p. 392. Millet disait aussi (p. 100) : « Tout sujet est
bon; il s'agit de le rendre avec force, avec clarté ».
96
L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
ignoble, rende cette scène dans toute sa laideur repous-
sante, mais selon la beauté intime de sa pensée créa-
trice. On soutiendra difficilement que quand Chardin
fait de beaux tableaux avec deux biscuits et un verre de
vin, que quand Rembrandt nous intéresse avec un
bœuf écorché, il soit impossible à des artistes de leur
envergure, mais différemment organisés, de faire sortir
une pensée, un sentiment de leur cerveau et de leur
œuvre à propos de l'horrible et de l'ignoble. Or, en
dehors de ce sentiment, de cette pensée, et de l'habileté
de l'expression, que peut-on demander à l'œuvre d'art
dont les sujets sont infinis, dont les plus beaux exem-
plaires représentent tantôt des scènes morales, tantôt
des spectacles honteux ?
Ainsi malgré les tentations inspirées et les encoura-
gements suggérés par certaines œuvres licencieuses, l'art
qu'elles renferment est moral en lui-même par le spec-
tacle de la pensée créatrice, par les ressources nouvelles
de s'exprimer offertes au talent, par le goût que nous
pouvons y puiser des choses intellectuelles, enfin par
l'élévation de l'âme au-dessus de la matière interprétée.
Si l'on pouvait dédoubler l'homme et séparer en lui
l'être intelligent de l'être sensible, l'étude de certaines
œuvres, peu rccommandables au point de vue moral,
deviendrait profitable et n'inspirerait aucun scrupule
aux consciences délicates. Il ne faut donc pas rendre
l'art lui-même responsable des effets que les œuvres
provoquent ; l'art est, indépendamment de son objet, très
noble et très respectable. « Dans la poésie dit Cor-
neille, il ne faut pas considérer si les mœurs sont
VALEUR DE LA PENSEE CREATRICE 9^
vertueuses, mais si elles sont pareilles à celles de la
personne qu'elle introduit. Aussi nous décrit-elle indif-
féremment les bonnes et les mauvaises actions, sans
proposer les dernières pour exemples » (1). Il en est de
même dans la peinture et dans la sculpture, et c'est ce
qui assure à l'art une moralité supérieure à la com-
mune pratique du bien et du mal, — j'entends par là
le triomphe de la pensée sur son objet, quel qu'il puisse
être. L'art est la chose nécessaire par excellence, s'il est
nécessaire que nous pensions et que nous atteignions
ainsi à la plus complète manifestation de la vie humaine,
à la réalisation de l'idée et à l'acheminement vers le
meilleur. C'est aux meneurs d'âmes à conseiller les
œuvres qui peuvent former la pensée sans dégrader
le cœur ; c'est aux éducateurs à choisir celles qui
conviennent à leur but. Mais quand l'homme ne recon-
naît plus d'autres juges de ses actes que lui-môme,
c'est à lui à chercher en toutes choses l'élément intel-
lectuel, à se l'assimiler, et à rejeter les suggestions
perverses ou à s'y rendre insensible. S'il ne le fait pas,
l'art n'en garde pas moins sa moralité, mais une mora-
lité qui émane tout entière de la valeur de la pensée et
qui consiste dans le profit retiré, par l'intelligence, du
spectacle non des choses représentées, mais des res-
sources de l'esprit qui les représente.
Donc la pensée créatrice doit être morale, et elle
l'est nécessairement : car sa moralité consiste en elle-
(1) Corneille. Premier discours sur le poème dramatique.
98 l'objet du jugement esthétique
même, non dans son objet. Toute œuvre parfaite est
morale, toute œuvre misérablement conçue et faible-
ment exécutée est immorale, ou plutôt amorale, quel
qu'en soit le sujet, parce qu'elle ne contribue pas à
nous faire mieux connaître le domaine de la pensée
humaine. Il n'y a donc de principe de beauté artistique
que dans la valeur même de la pensée créatrice ; tout le
reste ne peut que fausser le jugement esthétique.
Mais avant d'analyser les qualités qui donnent à la
pensée créatrice sa valeur, il convient de se demander
si nous pouvons concevoir une pensée, ainsi dégagée
de son objet, et si nous la retrouvons dans les différents
arts, musique, peinture, sculpture, architecture, poésie.
Il est clair que nous ne pouvons penser sans penser
à quelque chose, que nous ne pouvons éprouver un
sentiment conscient sans lui assigner une cause, bref que
nous ne pouvons séparer le moi du non-moi sans que
leur union se reconstitue aussitôt dans notre intelligence.
Il n'y a pas de pensée sans objet, il n'y a rien qui ne
puisse devenir l'objet de la pensée, et c'est par abstrac-
tion que nous concevons d'une part l'esprit pensant,
d'autre part l'objet pensé ; en fait, il y a la pensée,
embrassant le sujet et l'objet. Alors, dira-t-on, qu'est-ce
qu'une pensée créatrice dont nous proclamons la valeur
esthétique, indépendamment de son objet ?
Et, cependant, il faut bien admettre que la fonction
de penser, de sentir, de concevoir, est autre chose que
VALEUR DE LA PENSEE CREATRICE 99
le résultat de cette fonction. Le phénomène de l'alimen-
tation physique ne se produit pas sans aliment déter-
miné ; mais on peut l'étudier, abstraction faite de la
nature de l'aliment. Il se décompose en un certain
nombre de phases, qui se retrouvent aussi bien dans
l'absorption du lait que dans celle de la pomme de terre
ou de la viande. De même on peut étudier le fonction-
nement de la pensée, sans tenir compte de la beauté ou
de la laideur naturelle, de la moralité ou de l'immora- .
lité de son objet ; on peut en chercher l'origine, en
suivre le développement, et finalement déterminer les
conditions qu'elle doit remplir pour que l'œuvre d'art
soit parfaite. C'est ce qu'ont fait de très clairvoyants et
habiles psychologues, dont les travaux nous permettent
d'établir nettement que la valeur esthétique de la pensée
est indépendante de son objet et qu'on peut aisément
concevoir cette pensée, abstraction faite de son objet.
Il ressort en effet des études poursuivies par MM. Ri-
bot, Souriau, Paulhan, Binet et Passy, aussi bien que
des propres aveux d'écrivains comme Flaubert, de
Goncourt, Daudet, (1) que souvent une lecture fortuite,
une idée éclose subitement, une émotion éprouvée plus
ou moins vaguement devant le spectacle des choses ont
été l'origine obscure et très humble de l'œuvre d'art, si
bien que M. Souriau a pu, avec quelque exagération,
soutenir que l'invention en art était due au hasard. A
(1) Flaubert .Correspondance; de Goncourt : Journal; Daudet : Souvenirs
d'un homme de lettres.
lOO L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
vrai dire, on a établi parla suite que ce prétendu hasard
se produit dans des conditions assez particulières et que
les phénomènes de l'esprit sont régis par des lois pres-
que aussi étroites que ceux du corps ; mais si le mot
hasard désigne simplement une cause mal connue des
phénomènes dont on ne met pas en doute le détermi-
nisme, on peut dire qu'il rend assez exactement compte
de l'invention en art. L'artiste observe, enregistre dans
sa tête ou sur le papier des notes et des documents ;
puis, au moment où il y songe le moins, il arrive
souvent que telle de ces notes, tel de ces documents lui
suggèrent l'idée de son œuvre, toutes les autres obser-
vations étant dès lors oubliées.
Or n'est-il pas juste de dire que dans ce phénomène
se marque la distinction de la faculté subjective de
penser et de l'objet pensé, en même temps que la pré-
pondérance de cette faculté sur le travail subséquent de
l'artiste? Et n'a-t-on'; pas raison de placer « l'essence
même et la racine de l'art » dans « la substitution d'une
réalité idéale, mieux systématisée, au moins à certains
égards, à la réalité vraie? » (1). Du moment où l'esprit
s'applique à l'objet, l'objet, au point de vue esthétique,
devient en effet une conception de l'esprit et ne nous
intéresse plus qu'à ce titre.
Aussi, pour suivre la genèse de l'œuvre d'art, n'est-
ce plus l'objet que nous devons considérer, mais bien
les systématisations logiques ou au contraire capri-
(1) Paulhan. Psychologie de l'invention, ]i. 39.
VALEUR DE LA PENSEE CREARRICE lOI
cieuses de l'esprit. L'objet resté le même, et pour le
traduire dans sa réalité, l'esprit construit une série
d'images et d'idées, interrompant tantôt l'une par l'autre»
tantôt au contraire s'attachant à une seule du commen-
cement à la fin de l'élaboration artistique, transformant
souvent les premières systématisations, et même rem-
plaçant, au cours du travail, une conception par une
autre ; car la pensée créatrice évolue, elle aussi, avec
les systèmes qu'elle forme. Qu'en conclurons-nous,
sinon que la pensée s'exerçant sur un objet, ne se
confond pas essentiellement avec cet objet, et que nous
avons, par conséquent, le droit d'étudier la pensée
créatrice en elle-même, et de lui attribuer une valeur
esthétique indépendante de l'objet?
M. Paulhan a surtout établi sa théorie au moyen
d'exemples empruntés à la littérature. Mais les autres
arts peuvent nous faire comprendre, eux aussi, ce qu'est
la pensée créatrice, indépendamment de son objet (1).
(( Une phrase musicale est un jugement qui s'exprime
avec des sons et qui est inséparable de ces mêmes
sons » (2). Si hardi que paraisse ici l'emploi du mot
jugement, il est autorisé par les textes cités plus haut
de Mendelssohn et de Schumann (3). Or, un jugement
a sa valeur propre, un jugement est logique ou illo-
(1) Cf. sur ce point : Arréat. Psychologie du Peintre. Mémoire et Imagina-
tion.
(2) Comijarieu. Rapports de la poésie et de la musique, p. 131.
(3) Cf. page 55.
lOa L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
gique, général ou particulier, indépendamment de
l'objet sur lequel il porte. Si cette définition parait
inexacte, on adoptera au moins celle de Gounod :
(( Une idée, c'est une forme musicale précise, qu'on
saisit à l'instant, sans attendre, et de plus, une forme
féconde, qui contient en elle tout le morceau qu'elle
annonce, morceau qui se déroule clair, puissant,
logique, un, sans que je sois obligé de me traîner à
tâtons pour en percevoir la robuste et majestueuse
identité » (1). Il semble que M. Massenet, voyant un
verre de vin grec exprime sous une forme plus humo-
ristique une pensée analogue lorsqu'il déclare : « A quoi
vous fait penser ce vin ? Pour moi voici ce qu'il me
dit... et il se mit à murmurer une étrange mélopée
orientale, langoureuse et capiteuse, une vraie danse
d'aimée. Et, en effet, cela ressemblait au vin qui brillait
dans son verre » (2). L'adaptation d'une forme à un
sentiment, voilà ce qui semble pour ces artistes cons-
tituer le principe de leur art. Mais cette adaptation ne
va pas sans un effort t»u sans un don inné de la pensée
pour la réaliser, et il est nécessaire de rechercher les
qualités de cette pensée, en dehors de toute représen-
tation. Qu'il s'agisse du sentiment évoqué par le vin
grec ou par la curiosité d'Eisa de Brabant ou par l'ap-
parition de la reine Mab, il y a certaines conditions
propres à la traduction du sentiment en mélodie, qui se
(1) Gounod cité par R. Bellaigne. Reçue des Deux-Mondes, 15 Dé-
cembre 1895, p. 808.
(2) Cilé par Paul Desjardins. Reçue Bleue, 22 mai 1886,
VALEUR DE LA PENSEE CRÉATRICE Io3
retrouvent toujours les même, et en qui réside toute la
valeur esthétique de l'œuvre.
On a pu dire qu'il y a une « pensée musicale » en
désignant par ces mots un sentiment ou un jugement
a ayant pour caractère spécifique d'être exprimé par des
sons», et par suite « inséparable de ces mêmes sons » (i).
En d'autres termes il y a indépendamment des objets une
façon musicale de comprendre et d'exprimer certains
sentiments intraduisibles par d'autre procédés. Il sem-
ble bien en effet que tout effort pour définir les senti-
ments évoqués par la Si/niphonle Pastorale ou le Pré-
lude de Lohengrin restera inutile tant qu'on n'aura pas
entendu soi-même ces deux œuvres, et que si la traduction
verbale réveille ensuite l'impression causée par la musi-
que, le souvenir de cette musique ou des émotions susci-
tées par elle en sera l'unique facteur. Dès lors comment
confondre, même dans l'unité de la pensée pensante,
l'objet du sentiment musical et ce sentiment lui-même?
Il y a une valeur esthétique de la musique, comme
conception et comme expression des choses, indépen-
dante des choses elles-mêmes.
Il est vrai que M. Gombarieu oppose à la pensée
musicale l'absence de pensée picturale. « Il y a des
idées (c'est à dire un système d'images) propres à la
peinture : il n'y a pas de pensée picturale ». Nous
croyons cependant que les visions d'Orient d'un Dela-
croix ou d'un Regnault, visions dont l'équivalent exact
ne se rendra ni par la musique, ni par la poésie, ni par
(I) Gombarieu. Ouvrage cité, p. 165.
io4 l'objet du jugement esthétique
autre chose que par l'éclat des couleurs, sont singuliè-
rement analogues à la pensée musicale. Il y a une façon
de penser en couleurs (même s'il s'agit de choses abs-
traites) comme de penser en musique ; on imagine
aisément que la pensée d'un Delacroix qui « ne voit
qu'à travers sa palette » (1) se révèle à elle-même sous
un aspect rouge, ou blanc, ou noir. Flaubert n'a-t-il
pas tiré Salajntnbô d'une vision pourpre et Madame
Bovary d'une vision grisâtre ?
Mais sans épiloguer sur des définitions, somme
toute, peu importantes, il suffit de montrer (ju'en dehors
des représentations picturales, il y a ce que l'on appelle
« un tempérament de peintre », c'est à dire des dispo-
sitions de la pensée créatrice à se transformer en dessin
et en couleurs — quels que soient les objets de cette
pensée, — plutôt qu'en musique, en poésie ou en
figures de ballet (1). On a un cerveau, un œil et une
(1) Mot de Delacroix rapporté par Max. du Camp: Souvenirs littéraires.
T. 11, p. 287.
(1) C'est ce que le peintre Carrière a défini admirablement par ces mots :
« L'amour des formes extérieures de la nature est le moyen de compréhensio n
que la nature m'impose. » Préface du Catalogue de l'exposition de 1896. 11
est essentiel de faire remarquer que la pensée créatrice chez le peintre et le
sculpteur ou même chez le musicien, ne ressemble quelquefois en aucune
façon à la pensée créatrice chez l'écrivain. Un illustre romancier me faisait
remarquer qu'on disait couramment dans son entourage : « bêle comme un
sculpteur », et il est bien certain qu'un sculpteur est souvent très embarrassé
d'exprimer verbalement la pensée créatrice de son œuvre. Il est encore bien
certain que cette pensée créatrice porte beaucoup plus souvent sur la forme
des choses que sur leur signification intime, alors même qu'on prête au sculp-
teur une conception philosophique de l'homme et du monde. Un sculpteur est
VALEUR DE LA PENSEE CREATRICE Io5
main de peintre que l'on appliquera tantôt à une
réalité, tantôt à une autre ; mais en dehors de cette
réalité, il restera quelque chose, et c'est précisément la
(( puissance » de peindre non parvenue à « l'acte »,
puissance ayant seule une valeur esthétique et élant
seule susceptible d'être analysée et logiquement jugée :
car l'expression même ne sera que cette puissance envi-
sagée à un point de vue particulier.
Et de même, peut-on nier que l'architecture et la sculp-
ture aient une conception, ou si l'on veut, une faculté
de conception architecturale ou sculpturale, indépen-
dante de tout objet ? Le sentiment des proportions
nécessaire à la construction du Parthénon, comme à
celle de Notre-Dame de Paris, de Saint-Pierre de Rome
donc « bête » pour un lettré. Mais le don particulier grâce auquel le grand
sculpteur s'attache aux formes révélatrices du sens profond des choses plutôt
qu'à tels gracieux et aimables contours, cette conception sculpturale qu'il aura
de ce qu'il y a de plus important et expressif dans l'être vivant, ce pouvoir
qu'il possédera de faire réfléchir, d'émouvoir les hommes de lettres, et même
de leur faire trouver des choses qu'il était trop peu psychologue pour discerner
lui-même, tout cela constitue la pensée du sculpteur, et donne bien l'idée de
ce qui se produit aussi chez le peintre, le musicien, l'architecte, le verrier ou
le potier. Je ne serais pas scandalisé d'apprendre que Rembrandt ne ressem-
blait en rien à un philosophe et était incapable de raisonner dans l'abstrait ;
car sa pensée de peintre consistait sans doute à s'intéresser naturellement aux
formes où la vraie nature de l'homme lui apparaissait ; ce sont les philosophes
qui ont remarqué que ces formes correspondaient au plus haut elTorl de leur
pensée propre. Le génie en art, c'est de choisir et de traduire, consciem-
ment ou non, ce qui inspirera aux hommes l'idée la plus individuelle, la plus
pénétrante et la plus compréhensive possible ; quand on a atteint ce but, on a
soi-même pensé — selon les lois propres à son art — de façon individuelle,
pénétrante et compréhensive.
io6 l'objet du jugement esthétique
ou de l'Opéra, n'est-il pas virtuel chez l'artiste qui n'a
pas encore conçu un dessein particulier ? N'est-ce pas
là ce qu'on appelle le génie ou le talent, selon les cas,
et ce qui ne dépend en rien de l'œuvre exécutée, mais
au contraire la réalise ?
Si évidente que la chose paraisse, on est bien obligé
de la démontrer jusqu'à la satiété, puisque toujours et
partout la critique d'art continue à louer le plaisir ou
la moralité de l'objet lui-même au lieu de faire la diffé-
rence nécessaire entre la cause vraie de la beauté artis-
tique, et l'objet, la matière indifférente de cette beauté.
Lorsque Pradier dit : « Marceau était un hussard ; un
hussard, c'est une veste ajustée et une culotte à sou-
taches qui accuse les formes... des bottes à la Sou-
warow, dégageant le mollet, un genou bien dessiné,
des hanches modelées, le cou nu, la lèvre épaisse et
l'œil en coulisse, voilà Marceau » (1), il semble bien
difficile de séparer la pensée créatrice de la chose
pensée : et cependant en dehors de cette beauté phy-
sique décrite par Pradier, n'y a-t-il pas là une faculté
naturelle de la concevoir sous un aspect plutôt que
sous un autre, n'y a-t-il pas une organisation spéciale
du tempérament de l'artiste qui le pousse à modeler
plutôt qu'à peindre, et à modeler de telle façon plutôt
que de telle autre ? De même qu'avec un peu de bonne
volonté, on imagine une pensée musicale, enveloppée
dans des sons, une pensée picturale, enveloppée dans
(1) M. du Camp. Souvenirs liuéraires. T. 1, p. 335.
VALEUR DE LA PENSEE CREATRICE IO7
des couleurs, on peut concevoir aussi une pensée
architecturale ou sculpturale, s'érigeant en lignes ou
se modelant en contours. La pensée créatrice ou con-
ception artistique ne s'exprime qu'à propos d'un objet;
mais, à l'état latent et plus ou moins conscient, elle
existe en elle-même, et a en elle-même toute sa valeur
esthétique.
Qu'est-ce donc en définitive que cette pensée créa-
trice ? c'est ce que les philosophes appellent le moi,
opposé au non-moi ou même se prenant lui-même
comme objet de la pensée ; c'est le moi faisant effort
pour se traduire.
L'erreur des idéalistes, amis du canon, a été de croire
que ce moi était une idée raisonnable, raisonnée et rai-
sonnante. Ils se sont imaginés que l'artiste la concevait
d'après un bel objet, la couvait, l'exprimait, la modifiait
et la redressait logiquement jusqu'à ce qu'il l'eût menée
à la plus grande beauté régulière possible. Si l'on veut
savoir ce qu'est la pensée créatrice chez un homme
comme Goethe, certainement plus philosophe que
Quatremère de Quincy, et plus familier aussi avec les
œuvres de génie, il faut lire tout au long ce qu'il dit
de son Faust : « Vous venez me demander quelle idée
j'ai cherché à incarner dans mon Faust... comme si je
le savais, comme si je pouvais le dire moi-même!...
« Depuis le ciel, à travers le monde, jusqu'à l'enfer »,
voilà une explication, s'il en faut une; mais cela,
io8 l'objet du jugement esthétique
ce n'est pas l'idée, c'est la marche de l'action... En
général ce n'était pas ma manière, comme poète, de
chercher à incarner une abstraction. Je recevais dans
mon àme des impressions, impressions de mille espèces,
physiques, vivantes, séduisantes, bigarrées, comme
une imagination vive me les offrait; je n'avais plus,
comme poète, qu'à donner à ces impressions, à ces
images une forme artistique, à les disposer en tableaux,
à les faire apparaître en peinture vivante, pour que,
en m'écoutant ou en me lisant, on éprouvât les
impressions que j'avais éprouvées moi-même... Je suis
de cette opinion que plus une œuvre est incommensu-
rable et insaisissable par l'intelligence, meilleure elle
est » (1).
Gœthe a donc voulu se mettre tout entier dans son
œuvre; ayant appliqué au monde sa pensée, ce n'est
plus le monde, mais sa conception du monde qui nous
intéresse au point de vue de l'art. Mais sa conception
du monde, c'est lui, lui, Gœthe, pensant le monde, et
ainsi l'art, c'est l'homme, dans une œuvre, à propos
des choses ou à propos de lui-même. C'est ce qui
explique comment tout peut devenir objet de l'œuvre
d'art. « Que l'on ne dise pas, déclare encore Gœthe,
que l'intérêt poétique manque à la vie réelle, car
justement on prouve que l'on est poète, lorsqu'on a
l'esprit de découvrir un aspect intéressant dans un
objet vulgaire » (2). Et en effet cet aspect intéressant
(1) Entretiens de Gœthe et Eckermann, 6 mai 1827.
(2) Entretiens de Gœthe et Eckermann, 18 septembre 1823.
VALEUR DE LA PENSEE CREAïllIGE IO9
c'est l'esprit de l'auteur apparaissant à propos de l'objet,
même si l'œuvre affecte d'être impersonnelle. Car faut-
il rappeler que la personnalité s'accuse, non par l'affir-
mation du moi, mais par « cet aspect intéressant » que
prennent les moindres choses pensées par un homme
original, et qu'ainsi la personnalité, c'est la pensée
même de l'auteur vivifiant les choses ? En dépit des
principes d'école, toutes les fois qu'elle apparaîtra,
l'œuvre sera belle, toutes les fois qu'elle disparaîtra,
l'œuvre sera mauvaise, elle seule ayant une valeur
esthétique.
C'est ce que comprennent bien les naturalistes, lors-
qu'ils prêchent la double nécessité de copier la nature,
et « d'y ajouter l'intérêt d'une interprétation person-
nelle » (1), lorsqu'ils parlent « de l'effort humain, de ce
que l'homme ajoute à la nature pour la créer à nouveau
d'après des lois d'optique personnelle » (2). C'est ce
qu'ont bien vu aussi des hommes comme Th. Gautier,
affirmant que « tout homme qui n'a pas un monde
intérieur à traduire n'est pas un artiste » (3). C'est ce
qu'ont vu enfin tous ceux qui n'ont pas réduit l'art à de
simples formules comme l'ont fait Raphaël Mengs,
Quatremère de Quincy, et tous les artistes imitateurs et
copistes de l'antique.
« Rude s'amusait à mettre, à côté de la belle tête du
cheval de Phidias, la tête d'un cheval de fiacre, et il
(1) E. Zola. Romanciers naturalistes, p. 315.
(2) E. Zola. Documents littéraires: Victor Hugo.
(3) L'Art moderne, p. 133.
IIO L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
faisait observer que c'était la même chose, que seule-
ment la tête du cheval de fiacre était encore plus belle.
Et Rude soutenait que les Grecs faisaient ce qu'ils
voyaient, la nature, avec leur tempérament de grands
artistes, mais sans aucune préoccupation ou recherche
de l'idéal » (1). Oui, une tête vivante de cheval de fiacre
est physiquement plus belle qu'une tête de cheval
sculptée par Phidias, mais Phidias pour faire beau n'a-
t-il eu qu'à imiter la nature? S'il n'avait pas été
Phidias, l'œuvre aurait-elle été belle ? Il a bien fallu
qu'il apportât « un tempérament de grand artiste », mot
vague qui exprime un principe de beauté différent du
principe de la beauté naturelle, et qui fait résider dans
le seul moi ce premier principe.
On voit donc ce que c'est que l'œuvre exécutée « avec
un tempérament de grand artiste, mais sans aucune
préoccupation ou recherche de l'idéal ». C'est celle qui
reproduit la vie telle que l'esprit du grand artiste l'a
conçue, mais sans songer à enfler et à parer cette
conception. La recherche de l'idéal, lorsqu'elle est
quelque chose de voulu et de raisonné, s'ajoute en
effet à la pensée créatrice sincère, la seule, encore une
fois, qui ait pour le critique d'art une valeur esthétique,
et la déforme. Cette recherche revient en effet à
l'introduction dans la pensée d'éléments extérieurs à
cette pensée, de règles, de formules, d'emprunts à la
beauté naturelle, bref de tout ce qui lui enlève sa vie
(1) Journal dé Goncourl. T. II, p. 250.
I
VALEUR DE LA PENSEE CREATRICE III
et sa force propres. Et ainsi le véritable idéal, c'est
de ne pas se soucier de l'idéal. Non pas que l'artiste
doive toujours s'assujettir à une représentation exacte
de la nature; l'artiste doit être «soi», suivre son
tempérament, et par conséquent idéaliser s'il ne sent
dans les choses que l'idéal, si sa pensée créatrice est
une conception sincèrement idéaliste ; au contraire il
doit copier scrupuleusement, si sa pensée créatrice est
une conception de la vie belle par elle-même.
Nous adopterons donc comme définition de l'art la
célèbre formule prêtée à Bacon, ou plutôt mal inter-
prétée : ars sive additus rébus homo (1), l'art, c'est
l'homme s'ajoutant à la nature. Il n'y a point d'écoles
qui aient protesté contre cette formule ; elle est en
effet assez vaste pour les contenir toutes. Mais pour
nous, elle a l'immense avantage de poser d'un côté la
nature, de l'autre coté l'homme, et de rappeler ainsi
le dualisme sur lequel repose toute notre théorie. En
outre, elle montre l'homme actif et la nature passive,
et par conséquent le germe de la beauté artistique se
trouvant dans l'effort de l'homme pour s'ajouter à la
(1) Bacon, Descriptio globis intellectualis. Chap. II, § 4. Pour Bacon,
ce qu'on appelle ars rentre dans « l'historia naturalis » où il distingue trois
parties : l'étude des phénomènes naturels et de leurs lois, l'étude des
phénomènes qui échappent aux lois connues, et l'élude de ce qu'il désigne
indifféremment par le mol ars et par le mot artificialia, c'est à dire des
modincalions que nous imposons à la nature pour en tirer parti. Cela est
l'industrie et non pas l'art. Et quand il parle de l'homme s'ajoutant aux choses,
il n'enlend pas par là l'esprit humain interprétant les choses esthétiquement,
mais l'activité transformant les choses pratiquement.
IIÎ2 l'objet du jugement ESTHETIQUE
nature; elle implique que la nature est la matière
indifférente de l'œuvre d'art, tandis que l'esprit humain
seul est le principe de la beauté artistique. Elle équivaut
à ceci : Tant vaut l'homme, tant vaut l'œuvre, la
nature n'a par elle-même aucune valeur. C'est pour
cela que nous l'adoptons avec autant d'empressement;
elle est courte, elle est antithétique, et elle est complète.
C'est bien par elle que s'expliquent les formules
aujourd'hui si courantes, à savoir <( qu'une œuvre ne vaut
que par la part d'humanité qu'elle renferme », « qu'une
belle œuvre, c'est une œuvre vivante ». Car cette
humanité, cette vie, cette réalité exprimée par l'œuvre,
n'ont de sens que si l'on entend par là des vues justes et
profondes de l'auteur sur l'humanité, la vie, la réalité,
ou plutôt que l'humanité, la vie, la réalité pleinement
perçues par l'auteur et transportées dans son œuvre
comme objet de sa compréhension et de sa conception. Il
semble donc bien que, malgré la routine des théories
vieillies, malgré la persistance d'une certaine confusion
entre les éléments de la beauté naturelle ou de la
moralité et ceux de la beauté artistique, entre l'objet
de la pensée et la pensée elle-même, l'idée que nous
soutenons soit celle dont le triomphe, logiquement
nécessaire, est en pleine voie de réalisation. L'art, c'est
l'homme s'ajoutant à la nature ; la beauté de l'œuvre
d'art, c'est la beauté de la pensée créatrice s'exprimant
pleinement dans l'œuvre d'art. Voilà notre conclusion
dernière, et voilà, semble-t-il aussi, celle à laquelle
était arrivé Taine, lorsqu'il écrivait : « Pourvu que
l'artiste ait un sentiment profond et passionné, et ne
VALEUR DE LA PENSEE CREATRICE Il3
songe qu'à l'exprimer tout entier, tel qu'il l'a, sans
hésitation, défaillance ou réserve, cela est bien ; dès
qu'il est sincère et suffisamment m aître de ses procédés
pour traduire exactement et complètement son impres-
sion, son œuvre est belle, ancienne ou moderne,
gothique ou classique » (1). Si Taine, au lieu d'affir-
mer l'importance du caractère de bienfaisance dans
l'œuvre d'art, s'en était tenu à cette définition, s'il
l'avait établie, comme il faudrait qu'elle le fût, d'une
façon inébranlable, nous n'aurions eu qu'à déduire
de ce principe les lois de la critique d'art ; nous
l'approuvons en effet sans aucune réserve, c'est à elle
que nous arrivons logiquement, et c'est en elle que
nous trouvons le meilleur commentaire de la formule :
(( L'art, c'est l'homme s'ajoutant à la nature. »
(1) Taine, Voyage en Italie, p. 5,
CHAPITRE IV
CARACTERES ESSENTIELS DE LA PENSEE CREATRICE
Plus la pensée est, -plus l'œuvre d'art tend à se réaliser. —
La pensée se manifeste par l'individualité, la pénétration,
la compréhension.
L' indimdualitè : définition. — L'individualité dans Vimita-
iion. — L'individualité collective. — Exemples.
La pénétration : définition. — Nécessité de connaître l'objet
de lapensée: témoignage des artistes. — Cette connaissance
est intuitive plus que scientifique, synthétique plus
qu'analytique.
La compréhension : définition. — La fausse compréhension.
— La plus vaste compréhension concevable.
Combinaisons de ces caractères de la pensée créatrice. —
Quelle est la meilleure ?
V individualité et la pénétration sont indispensables à
l'œuvre d'art, la compréhension nest pas toujours indispen-
sable. — Mais la vraie beauté ne se réalise que par la com-
préhension, supérieure dès lors à V individualité et à la péné-
n6 l'objet du jugement esthétique
iration. — D'ailleurs les trois caractères sont généralement
associés.
L'union de ces caractères constitue Vharmonie de la vie.
— La vie est la -plus parfaite harmonie possible .
Plus l'homme s'ajoutera à la nature, — non pour la
transformer et l'idéaliser, mais pour la comprendre et
la traduire, — plus l'œuvre d'art se réalisera, bien ou
mal : telle est la conséquence logique du principe posé
dans le chapitre précédent. Mais cette addition de
l'homme à la nature consiste essentiellement dans
l'effort de la pensée créatrice ; et, dans l'œuvre d'art,
la pensée créatrice n'a d'autre fin qu'elle-même ; donc
l'œuvre d'art parfaite se réalisera, lorsque la pensée
atteindra son complet développement : plus la pensée
sera, plus la beauté sera. Il ne s'agit maintenant que
dedétermier à quelles conditions la pensée esf, à quelles
conditions elle est le plus possible.
Tout d'abord une pensée n'existe que si, ayant pris,
non pas à proprement parler, conscience d'elle-même,
mais une consistance consciente ou subconsciente, elle
se distingue de toute autre pensée par un caractère que
nous nommerons l'individualité. En second lieu, une
pensée existe davantage à mesure qu'elle se connaît
mieux elle-même en tant que représentation de son
objet, à mesure qu'elle croit embrasser plus complète-
ment cet objet, en mieux discerner les parties, et saisir
plus sûrement le rapport des détails à l'ensemble : c'est
le caractère que nous appellerons la pénétration. Et
enfin une pensée a une existence plus développée et
CARACTERES DE LA PENSEE CREATRICE II7
plus importante lorsque, s'étendant à un plus grand
nombre d'objets, elle les synthétise dans une harmonie
parfaite ; il en résulte qu'en ce qui concerne ce caractère,
le summun d'existence pour une pensée serait la pleine
et entière intelligence des rapports généraux qui
assurent le maintien de l'univers ; nous donnerons à ce
dernier caractère le nom de compréhension.
Il est bien clair qu'en dehors de ces trois qualités,
portant l'une sur l'existence du sujet, l'autre sur la
connaissance de l'objet, la troisième sur les possibles à
connaître, il n'y a rien qui caractérise la pensée
créatrice, rien du moins qui ne rentre dans l'une de ces
trois divisions ; car on ne peut imaginer, à propos de
la pensée, autre chose qu'un sujet pensant, un objet
pensé, ou une infinité d'objets réunis dans la pensée
par la comparaison et la synthèse. Et ainsi une pensée
Fiera, lorsqu'elle apparaîtra individuelle, pénétrante et
compréhensive ; elle sera davantage, lorsque ces
qualités seront davantage, et elle sera le plus possible,
lorsque ces qualités seront le plus possible, leur réali-
sation totale se confondant avec la beauté totale.
Etudions donc : 1" chacun de ces caractères, 2° leurs
combinaisons dans la production de l'œuvre d'art et les
résultats de ces combinaisons.
Dans la langue courante, on désigne par le mot indivi-
dualité la tendance d'un être à se distinguer des autres
êtres de la même espèce. Cette définition, appliquée à la
pensée créatrice, est parfaitement juste : un homme
conçoit d'une façon individuelle lorsqu'il voit les choses
par ses yeux à lui, lorsqu'il ignore, du moins pour un
ii8 l'objet du jugement esthétique
moment, l'aspect sous lequel d'autres hommes les ont
vues, lorsque, sans souci des règles apprises ou des
opinions reçues, il considère naïvement les objets qui
s'offrent à lui, enfin lorsqu'il se met lui-même, avec sa
tournure d'esprit et son tempérament, dans les juge-
ments qu'il porte. Aussi l'individualité se rencontre-
t-elle, ou peut-elle se rencontrer chez les natures les plus
diverses, puisqu'elle consiste uniquement à être « soi ».
Mais il ne faudrait pas croire que cette nécessité d'être
« soi » exclue les réminiscences et même l'imitation
des œuvres antérieures. A ce compte, l'individualité
deviendrait à peu près impossible et confinerait souvent
à la démence. En fait, d'admirables poètes, comme
Corneille et Racine, ont emprunté les sujets de leurs
pièces aux Grecs et aux Latins, sans cesser d'être indi-
viduels ; lorsque Rubans peignait son Porte'inent de
Croix du musée de Bruxelles, il pouvait se souvenir de
centaines de tableaux du même genre ; aujourd'hui
encore on voit des sculpteurs, parfois originaux, mode-
ler la Vérité nue, un miroir à la main, ou Silène ivre,
soutenu par des Satyres ; et les musiciens ne donnent
jamais de preuve plus sûre d'individualité qu'en rajeu-
nissant de vieux thèmes. Dans toute conception d'art,
on peut dire qu'il y a une part d'imitation, parce que
nous n'arrivons pas à oublier entièrement ce qui s'est
fait avant nous : mais tantôt cette imitation reste indi-
viduelle, et tantôt elle tombe dans la platitude ; de là
une différence considérable dans la valeur esthétique
de la pensée, et de là aussi la nécessité de définir l'indi-
vidualité dans l'imitation. Nous choisirons pour cela
CARACTERES DE LA PENSEE CREATRICE II9
deux exemples : celui de la tragédie française, et celui
de la sculpture classique.
On sait que Racine a emprunté à Euripide non seule-
ment l'action générale et les personnages de certaines
pièces, mais encore des phrases de quelques passages.
Et cependant au moment même où il traduit le poète
grec, nous le trouvons original, plus original souvent
que lorsqu'il s'écarte de son modèle. C'est qu'en effet
Phèdre, Iphigénie, Agamemnon, Andromaque, Her-
mione diffèrent chez Euripide et chez Racine, non pas
tant par les apparences extérieures que par une con-
ception autre de la vie. Euripide voit dans l'homme
un être faible, exposé à tous les maux par l'infirmité
de sa nature et par le caprice du destin ; Racine n'aper-
çoit qu'une cause à nos malheurs : c'est l'abolition de
la volonté quand la passion nous égare. Chez l'un
Phèdre succombe en combattant Aphrodite parce
qu'une femme ne peut lutter contre la divinité ou
la destinée ; chez l'autre, Phèdre essaie en vain d'arra-
cher de son cœur un amour incestueux : à la faiblesse
irrémédiable de l'homme, il substitue la faiblesse de
l'être en proie à la passion ; il renouvelle donc la
conception antique, et tout en s'exprimant parfois
comme son devancier, révèle une pensée différente. En
cela consiste son originalité.
Mais à Racine opposons Voltaire. Quelle conception
humaine trouvons-nous dans les meilleures de ses
tragédies, Zaïre ou Méropel En dehors de l'imitation
des procédés et des caractères de la tragédie de Racine,
quel mérite propre distingue ses pièces ? Là où le poète
120 L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
du xvii^ siècle avait vu vraiment la passion agir et
souffrir, celui du xviii^ ne cherche plus que des atti-
tudes convenues, des tirades pompeuses et des coups
de théâtre obtenus par des moyens usés bien plus que
par l'observation directe et par une conception person-
nelle de la vie. Sans doute Voltaire a imité Racine et
Racine Euripide ; mais Voltaire n'a pas imité comme
l'avait fait Racine ; tandis que ce dernier a coulé dans
le moule antique sa vision des hommes, l'autre a copié
plus encore la façon de penser et de concevoir de
Racine que la forme de son drame. Racine a été indi-
viduel en ce que sa pensée est distincte de celle des
autres poètes tragiques ; Voltaire ne l'a pas été, en ce
qu'il s'efforce à refaire du Racine.
De même les sculpteurs de la Renaissance comme
ceux des siècles suivants ont proclamé la nécessité
d'étudier et d'imiter la statuaire grecque. Mais les
premiers virent en elle l'éclat spontané de la beauté
humaine et tentèrent, à son exemple, de reproduire la
vie par le naturel des attitudes et l'harmonie des lignes;
les autres s'attachèrent à copier des formes pour ces
formes elles-mêmes, à les exagérer au besoin, et à
reproduire les proportions des « belles antiques » par-
tout et toujours. Il s'ensuivit pour les premiers une
forte individualité, pour les seconds une déplorable
banalité dans l'imitation. Peut-être Germain Pilon,
dans son monument funéraire de Henri II et de Cathe-
rine de Médicis s'est-il souvenu des Trois Nymphes anti-
ques qu'on peut voir actuellement au musée du Louvre et
qui forment elles aussi une sépulture; mais il n'a pas
CARACTERE DE LA PENSEE CREATRICE 121
abdiqué sa pensée en face de la vie, et il l'a réalisée
telle qu'il la concevait et la voyait; au contraire que de
fois n'a-t-on pas représenté plus tard les Trois Grâces,
sans s'attacher à autre chose qu'à une élégance de con-
vention et qu'à une imitation vide des modèles grecs !
Si l'on veut comprendre la différence dont nous
parlons ici, il suffit d'écouter les conseils de deux
artistes dont l'un fut individuel jusque dans l'imitation,
et dont l'autre fut banalement classique. « Une statue,
dit Falconet, n'étant autre chose que la représentation
d'un homme vivant, tout ce qui constitue la vie et le
mouvement lui est essentiel. Faites une statue savam-
ment dessinée (cela est difficile sans doute), joignez-y
le sentiment, l'esprit, la vie, par tous les moyens qui
portent ce caractère (c'est un don accordé à peu
d'artistes), et vous aurez fait une statue d'autant plus
parfaite qu'elle réunira ces parties si touchantes au
beau qui en impose ))(!). Falconet veut que la statue soit
« savamment dessinée », c'est-à-dire avec la même
perfection qu'auraient pu le faire les grands artistes
grecs ; mais ce dessin n'a pour lui de valeur qu'autant
qu'il exprime la vie directement perçue par le sculpteur.
Au contraire un homme comme Hemsterhuis ne son-
gera plus à traduire sa propre et personnelle pensée
dans son œuvre, mais à appliquer une foule de petites
règles dérivées plus ou moins de l'imitation formelle de
l'antique : « Il faudra, dit-il, que le sculpteur, lorsqu'il
veut parvenir plus facilement à la plus grande perfec-
(1) Lettre à Raphaël Mengs, 23 scptembr» 1776.
122 L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
tion de son art, représente une seule figure... Il faudra
qu'elle soit belle , presque en repos , dans une
attitude naturelle, qu'elle se présente avec grâce,
qu'elle soit tournée de façon que je voie partou'
autant de différentes parties de son corps qu'il est
possible en même temps... » (1). Il n'y a plus là
qu'imitation stérile des procédés employés par les
artistes les plus réputés.
C'est cette imitation qui fut si fort recommandée par
les partisans du beau idéal, alors que Quatremère de
Quincy voulait que les sculpteurs employassent « deux
sortes de pratiques... dont l'une a la propriété de
généraliser, et l'autre a le pouvoir de métaphoriser
tous les sujets, » (2) c'est à dire de faire disparaître dans
l'imitation tout ce qui est conception personnelle et
originale des choses. Croirait-on que Quatremère de
Quincy poussait la haine de l'individualité jusqu'à
reprocher à Poussin d'avoir donné à une figure allégo-
rique « les couleurs de la vie », alléguant que « on ne
peut s'empêcher de trouver étrange que ce qui n'est
qu'un caractère d'écriture soit métamorphosé en être
vivant? » (3). Mais tout s'explique, lorsque cet auteur
déclare qu'il veut une imitation « jusqu'à un certain
point inimitative » (4). C'est sans doute le triomphe
de l'imitation conventionnelle ; c'est aussi le triomphe
de la sculpture solennelle et morte.
(1) Lettre sur la Sculpture, fin.
(2) Essai sur l'Idéal, p. t'JO.
(3) Id. Id. p. 274.
(4) Essai sur l'Idéal, p. 276.
CARACTÈRES DE LA PENSEE CRÉATRICE 123
On voit donc maintenant en quoi consiste l'individua-
lité de la pensée créatrice dans l'imitation ; elle est la
marque d'un tempérament sur les choses vues, elle est
la déformation de l'objet s'adaptant au sujet qui le
pense, elle est enfin la manifestation de la vie propre du
sujet par rapport à l'objet.
Mais, dira-t-on, il y a des œuvres d'art admirables,
d'où l'individualité est absente, pour la raison qu'elles
n'ont pas eu d'auteur unique et que l'apport de chacun
se confond dans l'ensemble. Quelle individualité peut-il
exister, par exemple, dans les pyramides d'Egypte,
puisqu'il ne semble pas qu'un architecte unique en ait
conçu le plan ? Les maîtres de l'œuvre auxquels nous
devons les cathédrales gothiques ont-ils été bien per-
sonnels, eux qui se léguèrent do génération en généra-
tion le travail commencé ? Et enfin comment parler
d'individualité dans la pensée créatrice de VIliade,
quand nous savons pertinemment que le poème du
prétendu Homère s'est formé d'un noyau, autour et à
l'intérieur duquel se sont agglomérés de nombreux
épisodes, composés par des auteurs divers à des époques
diverses ?
L'objection est spécieuse. Quand bien même les
Pyramides seraient l'ouvrage, moins d'un homme que
d'un peuple, elles exprimeraient cependant un idéal de
massive et simple grandeur : l'état d'âme qui les a
produites se distingue pour nous do celui qui a créé la
Parthénon ou le Golysée ; il no se confond avec aucun
autre, et en ce sens il est individuel. Ce ne sont pas
seulement les grands hommes qui laissent leur marque
124 l'objet du jugement esthétirue
dans un monument ou dans un livre, mais parfois aussi
les peuples et les races, individualités énormes de
l'humanité. Obéissant à son goût naturel de l'immense
et de l'indestructible, l'Egypte édifie les pyramides et y
imprime son esprit ; l'individualité n'en devient que
plus puissante ; elle est celle d'un pays, non d'un
homme ; l'auteur est collectif, mais sa pensée est une
et se distingue de toute autre.
Dans les cathédrales du Moyen-Age, chaque maitre
de l'oeuvre reprend à peu près le plan et la tradition de
celui qui l'a précédé ; ou, s'il lui arrive d'introduire des
modifications notables, elles s'harmonisent avec les tra-
vaux déjà exécutés. Pourquoi? Parce que l'artiste
nouveau s'est assimilé la pensée créatrice des fondateurs
en la faisant sienne. Chaque continuateur fait preuve
d'individualité en ce sens que, de toute son intelligence,
il comprend et adopte l'idée flottant non seulement chez
ses prédécesseurs, mais encore dans la foule pieuse de ses
contemporains ; c'est par la force de son individualité
d'artiste qu'il saisit et réalise la pensée de tous. Et ainsi
l'individualité en art ne consiste pas nécessairement à
être personnel au sens moderne du mot, à se distinguer
par une conception neuve et inédite sur un point
donné, mais à se pénétrer sincèrement d'une idée et à
la traduire dans une œuvre comme si l'auteur de cette
œuvre l'avait inventée de toutes pièces.
C'est ce que firent les poètes homériques, lorsque re-
prenant sans cesse la même matière et s' enthousiasmant
pour les mêmes héros, ils fixèrent à jamais la tradi-
tion et réalisèrent des types homogènes et profondément
CARACTÈRES DE LA PENSEE CRÉATRICE 125
originaux ; c'est par la faculté de comprendre fortement
ce qu'avaient compris leurs devanciers qu'ils furent
individuels ; et si plus lard l'originalité se manifeste
moins par une assimilation de ce genre que par la
richesse de l'imagination, il faut cependant reconnaître
que le principe est le même dans les deux cas : la
conception puissante de l'objet par le sujet. Donc, pour
que la pensée créatrice soit, et pour qu'elle contribue à
réaliser la beauté, il faut qu'elle nous apparaisse
individuelle au sens le plus vaste, et en même temps le
plus juste, de ce mot.
Mais cela ne suffit pas : si originale qu'on la suppose,
une conception n'a de valeur esthétique que lorsqu'elle
s'efforce de connaître un objet pour le rendre tel qu'il
aura été perçu, tel que l'esprit se le sera représenté. La
beauté de la pensée créatrice dépendra donc en partie
de la pénétration avec laquelle nous aurons observé et
traduit en nous-mêmes la nature.
Le témoignage des grands peintres est unanime sur
ce point, qu'on interroge les Italiens de la Renaissance,
les artistes du xvn'^ siècle ou ceux des écoles
contemporaines. « La plus excellente manière de
peindre, dit Léonard de Vinci, est celle qui imite le
mieux et rend le tableau plus semblable à l'objet
naturel qu'on représente » (1) . C'est pour cela qu'il
11) Léonard de Vinci. Traité de la peinture, Chapitre GCLXXVl.
126 l'objet du jugement esthétique
recommande aux artistes de ne « jamais s'attacher
servilement à la manière d'un autre peintre, » disant
qu'ils ne doivent pas « représenter les ouvrages des
hommes, mais ceux de la nature» (1) . Connaître les
objets que l'on représente, les étudier longtemps par
des esquisses sans que les modèles s'en aperçoivent, au
hasard des spectacles de la rue, (2) voilà les conseils
que Ton trouve sans cesse dans son bel ouvrage. Au
contraire les peintres de l'école de Bologne dont les
œuvres sont si emphatiques, si conventionnelles et
souvent si médiocres, méprisent l'étude directe de la
nature : « Mettons toute notre attention, écrit Annibal
Carrache, à nous approprier de notre mieux la belle ma-
nière du Gorrège : c'est là notre principale affaire » (3).
Qu'en résulte-t-il ? C'est que la pensée créatrice
s'affaiblit par la recherche presque mécanique du
procédé, au lieu de se développer par l'étude et la
pénétration de la vie réelle et vraie. D'où une déperdi-
tion de valeur esthétique.
Les peintres français du xvn' siècle, si respectueux
de Raphaël et de l'antiquité, veulent cependant qu'on
imite exactement la nature, (4) au moins quand elle est
(1) Léonard d|e Vinci. Traité de la peinlurc Chapitre XXIV.
(2) id. Chapitre XCX.
(3) Lettre d'Annibal Carrache, extraite du recueil de Jay, d'après Botlari.
(4) On déclare volontiers à cette époque que le propre de la peinture est de
tromper les yeux. Cf. Roger de Piles, Dialogue sur le Coloris : « La peinture
n'est qu'un fard, il est de son essence de tromper, et le plus grand trompeur
en cet art est le plus grand peintre ». Cf. Blanchard, conlérence inédite sur le
mérite de la couleur. Il définit le coloris un art qui « distribue les couleurs
les plus capables d'imposer aux yeux et de les [^tromper ». C'est là une idée
courante.
CARACTERES DE LA PENSEE CREATRICE 12 J
belle. Ils reconnaissent que le dessin n'est beau que s'il
reproduit fidèlement le modèle, quitte à choisir un beau
modèle et h en modifier ensuite les parties les moins
élégantes. A diverses reprises, l'Académie s'élève contre
la manie qu'ont certains élèves de « charger » le modèle.
« Les études, dit Jean-Baptiste de Ghampaigne à ses
confrères, que l'on voit être faites par les grands hom-
mes après le modèle suivent la nature en toutes ses
belles parties, et chargent ensuite dans leurs ordon-
nances selon que les sujets le demandent, étant fortifiés
par les études qu'ils ont faites après les belles antiques.
Mais de souffrir que les étudiants chargent continuelle-
ment de leur propre caprice, avant de s'être rendus
capables de le pouvoir faire avec raison, je laisse,
Messieurs, au zèle que vous avez pour l'avancement de
la jeunesse de résoudre en public sur ce sujet ce que
vous avez souvent agité en particulier » (1). L'opinion
de l'Académie était en effet très nette, et ce jour là
même. Le Brun dont personne ne songeait à contester
l'autorité, dit que « lorsqu'il s'était servi du modèle
pour quelques-uns de ses ouvrages, il l'avait dessiné
dans son pur naturel, chargeant les parties qui lui
avaient paru chargées », et se contentant de « corriger
par le secours de l'art ce que la nature et le vrai lui
avaient montré d^imparfait dans le modèle» (2). Il ne
(1) Conférence inédite de J.-B. de Champaigne, du 1" mars 1670. Archi-
ves de l'Ecole des Beaux-Arts.
(2) Ms. de Guillet de Saint-Georges joint au cahier contenant la conférence
de J.-B. de Champaigne.
laS l'objet du jugement esthétique
transformait donc, lui aussi, son esquisse que par un
eifort de sa pensée pour mieux connaître l'objet qu'il
voulait rendre dans sa beauté primitive, épurée de
toutes les déformations que Diderot attribuait plus tard
à la vie même.
Il n'est pas jusqu'aux peintres moralistes qui ne
recommandent l'étude de la nature comme le meilleur
moyen d'arriver à la perfection. Sans doute, l'essentiel
est d'employer « son pinceau à la morale et à l'instruc-
tion » (1) ; mais on ne réalisera la beauté qu'en péné-
trant la vérité des choses. Le peintre Hogarth n'attribue
pas le succès de ses plus illustres prédécesseurs à la portée
de leurs enseignements honnêtes, mais à « la seule
imitation des beautés qu'ils ont trouvées dans la
nature » (2), et Diderot, tout en exaltant les tableaux
édifiants de Greuze, ne manque pas de faire remarquer
combien ils rendent l'impression de la vie. Même,
lorsqu'on voit dans la peinture autre chose que l'imi-
tation de la nature, on proclame la nécessité de cette
imitation, c'est à dire la nécessité de connaître l'objet
représenté.
C'est pour cela que les maîtres des écoles les plus
opposées se trouvent tous d'accord sur le principe,
quitte à ne plus s'entendre lorsqu'il s'agit de l'appli-
quer.
David dit à son élève Broc : « Vois, étudie les
(1) C'est l'éloge que Jansen fait de Hogarth dans la biographie qui précède
la traduction des œuvres du peintre anglais.
2} Prélace de l'Analyse de la Beauté.
CARACTÈRES DE LA PENSEE CREATRICE I29
maîtres qui te vont, qui te conviennent : Titien, Tin-
toret, Giorgione, les Italiens enfin ; et, puis reviens
devant le modèle, oublie les maîtres, et copie la nature
comme tu copierais un tableau, sans science, sans
idée faite d'avance, avec naïveté, et tu seras tout
étonné d'avoir bien fait » (1), De même, Ingres pré-
tendait, on l'a vu (2), copier servilement le modèle, et,
cependant, en faisant allusion à David, il disait qu' « on
l'avait trompé », et qu'il « avait dû refaire son éduca-
tion » (3). Lorsque Delacroix définit la peinture « l'art
de produire l'illusion dans l'esprit du spectateur en
passant par ses yeux » , (4) il faut bien admettre que la
production de l'illusion suppose une connaissance
parfaite — au point de vue pictural, — de l'objet
représenté. Enfin les préraphaélites eux-mêmes,
malgré leur mysticisme et leur vision simplifiée
des choses, se réclament de la vérité ; leur plus
célèbre admirateur, John Ruskin, écrit que les jeunes
artistes « doivent aller à la nature en toute simplicité
de cœur et marcher avec elle, obstinés et fidèles,
n'ayant qu'une idée : pénétrer sa signification et rap-
peler son enseignement, sans rien répéter, sans rien
mépriser, sans rien choisir » (5). Il est vrai qu'après
cette éducation sévère, Ruskin leur reconnaît le droit de
nous « conduire où ils voudront », « mais non pas
(1) Delécluze. LouisjDavid, p. 55.
(2) Cf. la citation supra p. 85.
(3) Amaury Durai. L'atelier d'Ingres, p. 88.
(4) Delacroix, cité par Th. Silvestre dans les Artistes Français, : Delacroix.
(5) John Ruskin. Modem Painters V. 11, Ch. III, § '21. texte souvent cité.
i3o l'objet du jugement esthétique
tant qu'ils ne se seront pas eux-mêmes inclinés devant
une autorité plus haute » (1).
Donc, toute pensée doit pénétrer son objet, quand
bien même cette pénétration la conduirait à le trans-
former, comme le cas s'est présenté pour les peintres
idéalistes. C'est seulement en partant de l'étude de la
nature qu'on peut réaliser la beauté imaginée ensuite,
la beauté parfois la plus éloignée de la nature. Et cela
est vrai non seulement de la peinture, mais de la littéra-
ture, de la sculpture ou de la musique.
D'où vient que le Monsieur Poirier d'Emile Augier
est un mince pendant du Monsieur Jourdain de Molière,
si ce n'est de ce que Monsieur Jourdain réalise le type
complet du bourgeois enrichi, tandis que Monsieur
Poirier représente seulement l'ambitieux sans grandeur?
Partout Monsieur Jourdain parle et agit en brave et
honnête bourgeois entiché de noblesse ; avec sa femme,
avec sa bonne, avec son tailleur, ses professeurs, sa
marquise et les prétendants de sa fille, il garde, sous
des aspects différents, l'unité d'un caractère pleinement
aperçu. Mais Monsieur Poirier, parfois éloquent,
parfois sentimental, n'a pas été observé avec assez de
profondeur, et ce n'est que dans deux ou trois scènes
qu'il se révèle tel qu'Augier a voulu le caractériser :
ailleurs il n'est qu'un bourgeois quelconque.
Si l'on compare les lions de Barye aux honnêtes
quadrupèdes que nous ont légués les sculpteurs du
(l) Suite moins connue du texte précédent.
I
CARACTÈRES DE LA PKNSÉE CRÉATRICE l3l
premier Empire, on n'aura pas de peine à apercevoir
qu'un des principaux mérites du grand animalier
consiste dans la sûreté avec laquelle il a étudié et saisi
les gestes, la physionomie, l'allure générale du lion.
Ses prédécesseurs au contraire s'étaient contentés d'un
certain idéal qu'ils reproduisaient à volonté, au fur et
à mesure que les commandes arrivaient. Et il est bien
certain que si Barye avait voulu donner à ses animaux
une attitude extraordinaire et presque invraisemblable,
s'il avait voulu faire une belle œuvre en s'éloignant de
la nature, il y aurait été grandement aidé par sa science
même du modèle, tandis que les praticiens n'auraient
produit qu'une monstruosité ou une plate exagération.
La connaissance de l'objet est indispensable, ne serait-ce
que pour déformer au besoin cet objet.
Les musiciens ont volontiers traduit leurs émotions
en présence de la nature joyeuse; mais aucun n'a refait
la Pastorale de Beethoven. Pourquoi? Parce que sans
doute aucun n'a mieux compris et pénétré la beauté
d'une matinée de printemps, la fraîcheur qui s'en
dégage, l'allégresse de tous les êtres s'essayant à la vie.
D'autres artistes, dira-t-on, ont senti tout cela aussi
bien que Beethoven sans savoir l'exprimer. Evidem-
ment il faut faire la part de l'habileté technique ; mais,
en dehors même de la science de l'expression, n'est-il
pas vrai que nous apercevons dans l'œuvre de Beetho-
ven une conception plus juste, plus pénétrante, du
sentiment qu'évoque en nous la douceur printanière ?
N'est-il pas vrai que nous trouvons une adaptation plus
exacte de la représentation à la chose représentée, et
i32 l'objet du jugement esthétique
par suite une connaissance plus précise de cette chose ?
Donc en art la pénétration est une qualité essentielle
de la pensée créatrice.
Mais il faut bien se garder de croire qu'une telle
pénétration ait rien de scientifique ou même de
raisonné; elle est généralement intuitive. Ce n'est pas
par une étude attentive et minutieuse des essences
d'arbres, de la nature du terrain, de l'espèce des
oiseaux, que Beethoven a pénétré le 'paysage d'où est
sortie la Pastorale ; ce n'est point davantage par la
réflexion qu'il a saisi le sens du spectacle de la nature ;
mais, grâce à un don heureux de son esprit, les
éléments les plus caractéristiques de la scène champêtre
se sont découverts spontanément à lui, se sont associés
dans son imagination et traduits en une émotion que
nous retrouvons dans l'œuvre.
Il y a une pénétration artistique, variable avec chaque
tempérament, mais toujours diflérente de la pénétration
scientifique. A quoi la reconnait-on ? A ce qu'elle procède
par des aperçus individuels, non par une méthode cons-
tante et nécessaire. Un artiste peut recourir à la science ;
mais il n'est artiste qu'en ce qu'il y recourt spontanément
et par goût personnel. M. Guillaume voit dans la connais-
sance approfondie de i'anatomie une des causes de la
supériorité de Barye (1) ; mais Ingres se vante de ne
pas connaître « cette science affreuse, cette horrible
chose, disait-il, à laquelle je ne peux penser sans
(!) Eugène Guillaume, Notes et discours : Barye.
CARACTÈRES DE LA PENSEE CREATRICE l33
dégoût )) (1). Chacun de ces deux artistes pénétrait ses
modèles à sa façon : le sculpteur par l'agencemenl du
squelette et des muscles, le }>eintre par le simple relief,
par les formes et la couleur; mais l'un et l'autre
suivaient leur penchant naturel, et s'attachaient à
connaître l'objet moins en lui-même que relativement à
leur art et de façon à le traduire tel qu'ils le conce-
vaient.
Pascal a dit : « Nous connaissons la vérité non
seulement par la raison, mais encore par le cœur. »
C'est par le cœur que souvent les artistes connaissent
la vérité de leur art et de l'objet qu'ils représentent.
Et ainsi c'est un contre-sens de leur demander exclu-
sivement, comme l'ont fait certains naturalistes, la
vérité scientifique. « Le vrai dans les arts, a très
justement écrit Delacroix, est relatif à la personne
seule qui écrit, peint ou compose dans quelque genre
que ce soit ; le vrai que je dégagerai dans la nature n'est
pas celui qui frappera tel autre peintre » (2). Tandis
que les écrivains impressionnistes et naturalistes (3)
procèdent par observations de détail, par analogies
scientifiques, par enquêtes, dont une synthèse heureuse
fait jaillir l'œuvre vivante, les romantiques semblent
s'écouter sentir et rêver, et n'en découvrent pas moins
(1) Armaury Duval. L'Atelier d'Ingres, p. 58.
(2) Eug. Delacroix. Correspondance, 8 juin 1855.
(3) Cf. Daudet. Souvenirs d'un homme de lettres : Numa Roumestan. —
Cl. la méthode de travail de E. Zola (dans ses œuvres critiques), et celle de
Flaubert (dans sa correspondance).
i34 l'objet du jugement esthétique
sûrement les côtés les plus importants, les plus cachés
et les plus vrais de notre nature. De leur côté les
classiques sont des réfléchis, des logiciens, moins
empreints peut-être de la méthode de Descartes que de
l'esprit général dont Descartes lui-même a été le plus
illustre représentant (1).
Peut-on dire que le mode de pénétration de la
nature est meilleur chez les classiques que chez les
romantiques, ou chez les romantiques que chez les
impressionnistes ? Non, puisque cette pénétration
a produit dans chaque école des œuvres égale-
ment vraies et vivantes. En réalité chaque artiste
a sa façon propre de connaître les objets, et tout
procédé est bon du moment où la connaissance porte
sur une chose vraie et caractéristique, sur un détail
révélateur du tout, sur une impression générale évoca-
trice des détails. Peu importe que nous concevions les
choses plus ou moins semblables à l'aspect quotidien,
pourvu que cet aspect soit vrai; et en ce sens Puvis
de Chavannes est aussi vrai que Delacroix et Delacroix
que Manet. Certains artistes parleront de copier ce
qu'ils voient ; à cela un autre répondra : « L'art ce n'est
pas d'imiter, et il n'y a que les sots pour croire que
nous puissions créer quelque chose ; alors il reste
l'interprétation dans un sens donné de la nature.
Chacun interprète dans le sens qu'il aime » (2).
(1) Cf. Siir ce point la thèse un peu paradoxale de M. Krantz sur l'Esthé-
tique de Descartes.
(2) Théorie de M. Rodin exposée dans la Revue des Revues du 15 juin 1898.
CARACTÈRES DE LA PENSÉE CRÉATRICE l35
Qu'en conclure, sinon que la pénétration de la nature
s'impose sans doute aux artistes, mais qu'elle est indivi-
duelle, spontanée, et toute différente en cela de la connais-
sance scientifique ? Elle est vraie cependant, mais d'une
vérité qui ne vise pas à l'absolu ; elle est nécessaire,
mais autant pour permettre à l'idéaliste ou au symboliste
de transformer la réalité qu'au naturaliste de la
reproduire dans ses plus vulgaires détails. Et ainsi elle
concilie la vérité objective avec l'impression subjective,
en les tempérant habilement l'une par l'autre. Il faut
que la pensée créatrice pénètre les choses, mais pour
elle-même, non pour les choses.
Toutefois si par l'individualité et la pénétration, la
pensée réalise partiellement la beauté, c'est par le
caractère que nous appelons compréhension qu'elle
achève de prendre sa valeur esthétique. Sans doute il
n'y a pas, en art, de sujets à traiter qui soient par eux-
mêmes supérieurs à d'autres ; mais il y ades penséesqui,
par l'étendue de leur objet, jparl'ensemble vaste et harmo-
nieux qu'elles embrassent, ont une existence plus forte
et plus complète.
Lorsque Gœthe résume son Faust da-ns cette formule :
(( Depuis le ciel, à travers le monde, jusqu'à l'enfer » (4),
il est certain que la pensée créatrice enferme ainsi tout
ce qu'il est humainement possible de concevoir, et
qu'elle est supérieure, — indépendamment de l'exécu-
(1) Conversation de Gœthe et d'Eekermann, 6 mai 1827.
i36 l'objet du jugement esthétique
tion, — à la pensée d'un Racine ne voyant que
l'homme, et dans l'homme que l'être passionné, souf-
frant et faible. C'est peut-être le caractère le plus
frappant du génie que celui qui consiste à synthétiser
dans une œuvre l'homme et la nature et à y rapprocher
les contraires (1). La Bible, évoquant la création du
monde et faisant vivre sous l'œil de Dieu les races
fidèles ou impies, les poèmes homériques représentant
l'homme dans toute son activité et sa sensibilité et
figurant les dieux à son image, Eschyle s'apitoyant sur
l'indomptable et bienfaisant Prométhée, victime
des dieux anciens que délivreront les dieux nouveaux,
Pindare vivant dans la pleine pureté du mythe, Dante
peignant au ciel comme dans l'enfer l'humanité du
Moyen-Age, Shakespeare retraçant la course fatale des
puissants et des humbles vers le malheur ou vers le
crime, Gœthe dans son Faust, Hugo dans sa Légende
des Siècles, voilà quelques exemples de cette conception
puissante de l'univers, ou tout ou moins de l'humanité,
dans laquelle se réalise la compréhension géniale. Tout
(Ij Cf. les définitions du sublime de Kant qui y voit l'antithèse de l'homme
et de la nature, de Schiller pour qui le sublime o se compose, d'une part, du
sentiment de notre faiblesse, de notre impuissance à embrasser un objet, et
d'autre part, du sentiment de notre pouvoir moral, de celte faculté supé-
rieure qui ne s'effraie d'aucun obstacle, d'aucune limite, et qui se soumet
spirituellement ce même à quoi nos forces physiques succombent » (De la
cause du plaisir que nous prenons aux objets tragiques). Cf. enfin Schopenhauer
(Le monde comme représentation et comme volonté. Liv. III § 39) pour qui
le sublime consiste dans « l'opposition qu'il y a entre l'objet de la connaissance
ntuitive qui s'impose à nous et la répulsion que notre organisme a pour cet
objet ».
CARACTÈRES DE LA PENSEE CREATRICE iS^
voir, tout comprendre, tout traduire dans une œuvre
relativement courte, résoudre spontanément les
contraires et apercevoir alors le sens de la vie, c'est le
résultat naturel de cette qualité, et c'est aussi ce qui
distingue le chef-d'œuvre des simples productions du
talent.
Toutefois il ne faudrait pas confondre avec cette
harmonie générale qui découvre et proclame la loi
commune des choses, la combinaison plus ou moins
fantaisiste d'éléments hétérogènes dans une conception
fausse. Rien extérieurement ne ressemble plus à un
drame de Shakespeare que le théâtre de Hugo; mais
en réalité, rien non plus n'en diffère davantage. Que
sont les Hernani, les Lucrèce Borgia, les Tnboulet, en
Tace des Othello, des Lady Macbeth, des Hamlet 9 Où
Shakespeare a vu les hommes s'agiter, se torturer, se
débattre contre la destinée, et vivre ainsi d'une vie
logique et vraie, Hugo n'a mis qu'antithèses factices et
péripéties romanesques. Il a créé le « monstre »,
déformation voulue et conventionnelle de la vie ; il a
représenté l'invraisemblable et l'impossible, quand
Shakespeare nous montrait le possible devenant le réel,
et le malheur suspendu sur chacun de nous par le seul
fait que nous sommes des hommes. L'un, par la force
de sa pensée, a synthétisé la condition humaine ; l'autre,
par le procédé, a concilié quelques contraires habile-
ment choisis.
La même différence de valeur esthétique dans la
compréhension se retrouve partout. Léonard de Vinci,
avec le simple geste de son Saint Jean-Baptiste qui
i38 l'objet du jugement esthétique
montre le ciel du doigt et sourit, a mis dans sa toile sa
large conception de notre existence si vaine au prix de
l'éternelle félicité. C'est toute une vie en beauté et en
noblesse, c'est tout un monde souverainement heureux
que nous prédit ce doigt levé. Qu'on lui compare le
geste des Horaces de David, et l'on apercevra sans
peine que la compréhension du premier porte sur une
conception de la vie, tandis que celle du second ne
dépasse pas le sentiment assez étroit du guerrier qui
jure de vaincre ou de mourir.
Et de même, dans les premières mesures de la sym-
phonie en ut mùiew, Beethoven (comme il le disait
lui-même) nous fait entendre le destin frappant à notre
porte; dans la Symphonie avec chœurs il exalte la
liberté, cause de toute joie et de toute dignité humaines,
et indique à la vie sa véritable voie. Aussi n'est-il pas
étonnant que ces œuvres soient autrement larges et
puissantes que le délicat et charmant Fidélio, puisque
la pensée y embrasse plus de réalité et s'y étend à tout
le mystère de notre nature.
L'église de la Madeleine sans doute rappelle les
formes du Parthénon. D'où vient qu'elle lui est infé-
rieure? De ce qu'elle n'est pas véritablement une
synthèse ; il lui manque « la pensée profonde qui est
écrite sur le fronton du temple grec et qui en forme
l'enseigne et le couronnement » (1). Le Parthénon était
comme une révélation d'Athènes toute entière et de
(t) BoiUmy. Philosophie de l'architecture en Grèce, p. 179.
CARACTÈRES DE LA PENSEE CRÉATRICE 189
l'âme attique avec son aptitude aux belles formes de la
vie, avec l'harmonie de ses qualités sagement équilibrées.
Mais la Madeleine, quelle est la part d'humanité qu'elle
renferme? Où s'étendait la compréhension de la pensée
qui l'a créée ? Ni païen, ni chrétien, ce monument est
le résultat de quelques règles banales, « où l'idée dispa-
rait derrière le désir de faciliter l'œuvre pratique » (1).
On voit donc comment, dans les différents arts, la
compréhension de la pensée embrassant plus ou moins
d'objets et les harmonisant plus ou moins crée des
différences profondes entre la valeur des conceptions
les plus semblables d'apparence.
D'après ce principe on imagine aisément une
hiérarchie possible dans la beauté compréhensive ; c'est
à peu près celle que Platon représente dans le Banquet,
quand il veut que l'amour s'élève de la contemplation
des corps à celle des âmes, puis que nous admirions
« la beauté qui se trouve dans toutes les actions des
hommes », puis que nous « passions aux sciences pour
en contempler la beauté, » jusqu'à ce qu'enfin nous
« n'apercevions plus qu'une science, celle du beau. »
Platon va ainsi du particulier au général, de façon à
parvenir en dernier lieu à la cause suprême qui
explique et synthétise les différents ordres de la beauté.
— De même on peut établir dans la pensée de l'artiste,
appliquée au monde, des degrés analogues : elle ne
s'attache parfois qu'à un détail des choses, et c'est là
I
(1) Boutmy. Philosophie de l'architecture en Grèce, p. 145.
i4o l'objet du jugement esthétique
sa forme inférieure ; d'autres fois elle choisit ce détail
de telle sorte qu'il synthétise un ensemble, et c'est là
une forme déjà plus compréhensive ; puis elle décrit
un aspect général de la vie dans l'interprétation d'un
grand nombre de phénomènes physiques ou moraux ;
elle découvre une loi commune aux manifestations les
plus diverses de la nature, et enfin entrevoit le sens
éternel des choses et cherche à faire comprendre le
grand mystère humain.
Tel est l'idéal des artistes de génie ; tel est celui que
nous croyons apercevoir dans le Faii^t de Gœthe, dans
les Pèlerins d'Emmaûs de Rembrandt, dans le Moïse
de Michel-Ange ou dans la Symphonie en ut mineur de
Beethoven. Mais parce que ces œuvres ont leur signi-
fication propre intraduisible dans d'autres langages que
le leur, c'est un point sur lequel il est difficile d'instituer
une discussion probante ; il suffira que ces exemples,
contestés ou non, démontrent nettement le sens que
nous attachons au mot compréhension et la réalité qui
se cache derrière ce mot. L'œuvre d'art parfaite (au
point de vue de la compréhension) serait celle où
s'harmoniserait la totalité des choses, et où apparaîtrait
à tous les yeux ce que Fichte a appelé « la divine idée
du monde ». On ne saurait imaginer rien de plus ; car
alors la pensée serait adéquate à l'univers et domina-
trice des choses ; elle deviendrait la pensée par
excellence, la pensée où l'individualité du sujet appa-
raîtrait toute entière dans la connaissance parfaite de
l'objet infini ; cette pensée serait vraiment divine, et
l'artiste se confondrait avec Dieu. Sans doute cet idéal
CARACTÈRES DE LA PENSEE CRÉATRICE l^l
n'est pas réalisable ; mais c'est vers lui que se dirige
tout effort de la pensée créatrice, et c'est en lui qu'elle
trouverait sa complète perfection.
Maintenant que nous connaissons les trois caractères
de cette pensée, il convient de rechercher si parmi les
combinaisons possibles de l'individualité, de la péné-
tration, de la compréhension, il y en a qui sont plus
ou moins favorables les unes que les autres à la
production de la beauté. Laquelle de ces trois qualités
est la plus utile ? Toutes trois sont-elles également
indispensables ? Que devient la pensée quand l'une
d'elles se développe de préférence aux deux autres ?
Bref, y a t-il une échelle possible de la beauté selon les
combinaisons diverses des éléments qui la constituent?
A cela nous répondrons très nettement : cette échelle
n'existe pas et ne peut exister. Comment entreprendre
en effet de classer et d'ordonner les infinies combinai-
sons qui peuvent se produire? Non seulement chacun
de ces caractères se manifeste de façon variable, avec
chaque artiste, avec chaque œuvre, sans qu'un critérium
sûr nous permette de reconnaître laquelle de ces
manifestations a le plus de valeur réelle, mais leurs
combinaisons possibles varient, elles aussi, avec le
tempérament de chaque artiste, sans que nous ayons
aucun moyen logique de les proclamer supérieures les
unes aux autres ; car nous ne pouvons ni les prévoir,
ni par conséquent les faire Ventrer dans des catégories
i42 l'objet du jugement esthétique
dressées d'avance, ni les analyser avec assez de rigueur
pour établir un rapport de valeur entre elles. Donc
l'unité de mesure manque à la fois pour l'appréciation
de chaque caractère et pour la comparaison des infinies
combinaisons des divers caractères.
Il en résulte que nous sommes obligés de restreindre
le problème et de rechercher seulement si chacun des
trois attributs de la pensée créatrice est nécessaire, si
l'un d'eux a une valeur esthétique supérieure aux
autres, et entre quelles limites minima et maxima
varient les manifestations de cette pensée. Ainsi posée,
la question garde encore son intérêt et peut recevoir
une solution.
Et d'abord, ce qui fait qu'une pensée est, c'est qu'elle
possède l'individualité et que par là elle se distingue de
toute autre pensée. Donc ce caractère est indispensable.
Il ne saurait y avoir là dessus aucune contestation ; car
les partisans les plus convaincus de l'imitation absolue
de la nature ne peuvent conseiller que de bien voir et
de bien rendre ce qu'on imite. Or bien voir et bien
rendre, c'est déjà (nous l'avons reconnu plus haut)
individualiser; car c'est donner à la pensée qu'on veut
traduire une conscience d'elle-même, grâce à laquelle
elle prendra sa physionomie propre. Que l'individualité
ainsi comprise soit sublime, comme chez les poètes
homériques ou chez certains constructeurs de cathédrales
gothiques, ou qu'elle soit humble et pauvre, comme
chez l'auteur de la Cantilène de Sainte-Eulalie ou chez
l'ouvrier qui bâtit l'église de son village, elle existe;
si le degré varie, la nature reste identique; et l'on ne
CARACTÈRES DK LA PENSEE CRÉATRICE l43
peut concevoir une œuvre d'art autrement que comme
la résultante d'une pensée individuelle ; sans quoi il n'y
aurait plus de différence entre l'art proprement dit et le
métier : le statuaire deviendrait tailleur de pierres ou
plâtrier, le peintre badigeonneur et le poète versifica-
teur; encore dans ces contrefaçons de l'art, resterait-il
toujours un semblant d'individualité nécessaire à la
réalisation de l'œuvre dans un sens plutôt que dans un
autre.
La pénétration, à son tour, est également indispen-
sable. Toute pensée a un objet, et par le seul fait qu'elle
s'attache à cet objet, elle le connaît dans une certaine
mesure. Admettons qu'un auteur représente des choses
qu'il ne connaisse pas directement, comme Dieu, les
chimères ou les démons; il les imaginera cependant
sous tel ou tel aspect, et la conception de cet aspect
sera déjà un effort vers la pénétration, un commence-
ment de pénétration — juste ou erronée — des objets.
L'œuvre d'art se réalisera par suite de l'application de
l'esprit à quelque chose d'extérieur ou parfois à lui-
même s'extériorisant ; et cette chose extérieure ou
extériorisée n'a pas de valeur esthétique par elle-même,
par sa réalité particulière^ mais par sa représentation
dans la pensée créatrice et par le parti qu'on tire de cette
pensée ; et ainsi il n'est pas nécessaire que l'artiste ait une
connaissance parfaitement exacte de l'objet lui-même,
mais bien de la représentation subjective de cet objet.
Reste à savoir si cette représentation subjective
ne doit pas être conforme à la réalité objective ; mais
remarquons que cette question touche bien plutôt aux
i44 l'objet du jugement esthétique
lois de l'expression esthétique qu'à celles de la pensée
créatrice. Quelle que soit la solution adoptée, il n'en
est pas moins vrai que la pensée doit avoir un objet —
conforme ou non à la réalité — et connaître cet
objet tel que l'esprit se le représente. Une pensée sans
pénétration serait une pensée non-existante ; et on ne
saurait alors la supposer individuelle, de même qu'on
ne saurait supposer pénétrante une pensée sans indivi-
dualité. La relation du sujet à l'objet est chose tellement
étroite, tellement nécessaire, que toute pensée exige
ces deux termes, et que la pensée esthétique (qui est à
elle-même sa fin et qu'on peut appeler la pensée par
excellence) veut entre eux une union parfaite et chez
chacun d'eux un développement plus considérable.
En revanche, il semble que la pensée créatrice puisse
subsister sans la compréhension, si l'on entend par
compréhension la comparaison et la synthèse. Dans
son ouvrage sur V Homme de gériie, le docteur Lom-
broso reproduit des dessins faits par des fous ; ce sont
certainement des œuvres d'art, quoique sans beauté ;
mais elles ne contiennent souvent aucune synthèse ; on
dirait qu'un objet s'est présenté à l'esprit du fou, l'a
obsédé, et qu'il l'a imité sans conception qui le
dépassât. Dans un roman déjà cité, (1) l'auteur imagine
un pauvre peintre sans talent copiant un poêle et rien
que ce poêle ; il l'imite platement, sans ramener à une
conception complexe son consciencieux effort ; il copie
(1) L'Œuvre de M. Zoia.
CARACTÈRES DE LA PENSÉE CREATRICE l45
pour copier ; et quoiqu'il n'y ait là aucune compréhen-
sion, son œuvre n'en est pas moins une œuvre d'art,
misérable, il est vrai, mais réellement œuvre d'art. On
peut donc concevoir une pensée sans compréhension
comme ayant une valeur esthétique.
Il semble d'ailleurs que plus un art est représentatif,
plus on puisse en éliminer le caractère compréhensif
de la pensée. Dans la peinture, la nécessité d'obtenir
un relief apparent sur une surface plane force presque
toujours l'esprit à tenir au moins compte de la combi-
naison du fond avec l'objet qui s'en détache ; et par là
se produit une sorte de compréhension, puisque l'idée
de distance entre le fond et l'objet, l'idée de perspective,
s'ajoute au tableau ; l'artiste embrasse dans sa pensée
deux choses pour les soumettre à une loi commune ;
c'est le commencement de la compréhension. Mais dans
la sculpture où la forme devient le seul souci du sta-
tuaire, on admettra plus facilement que tout caractère
compréhensif de la pensée disparaisse. S'il s'agit de
reproduire une sphère, l'apprenti copie la sphère et
c'est tout : il n'a qu'un objet où attacher son effort ; la
synthèse peut fort bien ne pas exister. Au contraire, un
musicien, un poète, pour développer leurs sentiments
et leurs idées, sont bien obligés de recourir à la phrase
dont les éléments divers s'assemblent selon certaines
lois où se retrouve la compréhension. Cette compré-
hension, à vrai dire, est rudimentaire et presque ins-
tinctive, et peut-être même pourrait-on soutenir qu'une
phrase est parfois toute machinale et ne suppose en fait
aucune compréhension. Mais qu'il nous suffise de la
lO
i46 l'objet du jugement esthétique
réduire à très peu de chose en littérature et en musi-
que, et au néant en peinture et surtout en sculpture,
au moins dans les œuvres parfaitement naïves. Cela
nous autorisera à conclure que si l'individualité et la
pénétration sont indispensables à la pensée créatrice,
la compréhension dont l'importance est d'ailleurs évi-
dente n'est pas absolument nécessaire à la conception
esthétique.
Mais s'il s'agit maintenant de décider lequel des trois
caractères est le plus utile à la réalisation de la beauté,
le problème se transforme complètement. Car, de ce
que les deux premiers sont indispensables, et non le
troisième, il ne s'en suit pas que pour avoir une réelle
valeur esthétique, la pensée doive être plus indivi-
duelle et pénétrante que compréhensive. C'est ce que
des exemples feront plus facilement saisir : un fou peut
avoir une individualité très aiguë ; il peut appliquer
cette individualité à un objet déterminé dont sa pensée
ne se détachera jamais. Y aura-t-il par cela même une
belle œuvre d'art réalisée ? Non, parce qu'il n'y aura
pas systématisation logique de divers objets connus,
parce qu'il n'y aura pas de synthèse dans la pensée.
Au contraire imaginons une idée aussi banale que pos-
sible et une pénétration insuffisante de l'objet pensé,
une Rêverie du Soir, par exemple, pour pensionnat de
jeunes filles ; il est probable que la valeur esthétique de
l'œuvre proviendra, non pas de l'individualité ou de la
CARACTÈRES DE LA PENSEE CREATRICE I^J
pénétration, mais bien de l'impression générale qui se
dégagera des diverses phrases musicales ; l'auteur y
aura transcrit la sérénité, la rêverie, la douceur et la
joie qu'engendre dans l'âme la fin d'une belle journée,
et ces sentiments s'uniront dans une synthèse plus ou
moins harmonieuse à laquelle correspondra le mérite
plus ou moins grand de l'œuvre.
L'importance de la compréhension apparaîtra mieux
encore si nous considérons des œuvres d'art d'une
beauté incontestable. Il n'y a guère eu, au xvn'^ siècle,
d'auteur plus original et plus curieux que La Bruyère :
se plaisant à exprimer des idées neuves sous une forme
inattendue, il a scruté minutieusement l'àme de ses
contemporains, et a vu exactement les dessous de la
vie de cour et de la vie bourgeoise. Individuel et péné-
trant, voilà deux qualificatifs qui lui conviennent mer-
veilleusement. A-t-il été compréhensif ? Peu, en ce sens
qu'il ne s'est guère soucié de chercher la raison géné-
rale des choses qu'il observait, et que son génie ne lui
a pas fait apparaître tont à coup l'aspect commun par
où elles s'harmonisent; on ne trouve pas chez lui l'idée
de derrière la tête qui fait les grands artistes ; aussi
a-t-on été quelquefois sévère pour son talent. — Dans
Molière, au contraire, quoique l'individualité propre-
ment dite existe à un haut degré, cette qualité ne
dépasse pas la mesure atteinte par La Bruyère. D'un
autre côté peut-on dire que le poète comique a observé
plus finement ses modèles que le moraliste ? Non, et le
véritable hypocrite ressemble tout autant à Onuphure
qu'à Tartuffe. Mais Molière a su fondre dans un carac-
i48 l'objet du jugement esthétique
tère agissant et vivant les innombrables attitudes de ses
personnages ; rien dans les paroles de chacun d'eux
n'a l'air particulièrement préparé pour un effet général,
tant elles semblent naturelles et spontanées ; et cepen-
dant l'impression produite sur le spectateur est une et
forte, parce que dans ses nuances les plus variées, le
caractère, lui aussi, reste un, et parce que de toute
l'œuvre ressort une conception générale, une concep-
tion compréheAisive de l'existence ; il y a ce qu'on peut
appeler la philosophie de Molière; mais où est la philo-
sophie de La Bruyère ?
La plupart des peintres ont traité les mêmes
sujets tirés de la Bible ou du Nouveau Testa-
ment, D'où vient entre eux la différence du talent
au génie ? Presque toujours de la compréhension.
Rappelons-nous plutôt deux tableaux fameux, l'un
de Titien, l'autre de Rembrandt, représentant les
Pèlerins d'Emmaûs. Chez le peintre italien, il y a
certainement une conception individuelle très mar-
quée, ne fût-ce que dans le mouvement et les détails
de la scène traitée, et il ne parait pas que Titien
se soit beaucoup préoccupé d'imiter ses prédéces-
seurs : il a donc fait preuve d'individualité. Quant au
soin avec lequel il a étudié ses personnages, on ne
peut douter qu'il ait été poussé fort loin, puisque
plusieurs d'entre eux sont certainement des portraits.
Aussi Jean-Baptiste de Ghampaigne remarque-t-il avec
raison que « d'abord que l'on jette la vue sur le général
de cet ouvrage, l'on y trouve une vérité agréable et
magnifique qui représente la nature d'une force sur-
CARACTÈRES DE LA PENSEE CREATRICE t49
prenante » (1). Voilà pour l'individualité et la pénétra-
tion ; mais de tous les éléments de son tableau se
dégage-t-il une synthèse puissante, une conception
large et profonde de cette srène miraculeuse ? C'est ce
que nous n'arrivons pas à apercevoir. Le peintre n'a
pas mis dans la toile sa conception de la vie.
Peut-être l'œuvre de Rembrandt n'est-elle pas plus
originale que celle de Titien ; peut-être n'y a-t-il pas
apporté une force de pénétration plus grande : le tableau
est très simple, avec ses personnages réduits presque
au strict minimum ; les attitudes sont justes, mais celles
de Titien le sont aussi. Où donc réside la beauté
supérieure de l'œuvre? Uniquement dans la compré-
hension qui ramène tous les détails à une révélation
soudaine de la divinité, de la vérité et de l'amour.
C'est tout un monde nouveau que les pèlerins aper-
çoivent dans ce Christ « pâle, amaigri, rompant le pain
comme il avait fait le soir de la Cène, dans sa robe de
pèlerin, avec ses lèvres noiràlrcs où le supplice a laissé
des traces, ses grands yeux bruns, doux, largement dila-
tés et levés vers le ciel, avec son nimbe froid, une sorte
de phosphorescence autour de lui, qui le met dans une
gloire indécise, et ce je ne sais quoi d'un vivant qui
respire et qui certainement a passé par la mort. (2) »
C'est pour cela que l'œuvre de Titien, d'ailleurs très
(1) Conférence inédite prononcée à l'Académie le 3 Oclobre 1676.
(2) Fromentin. Les Maîtres d'autrefois, p. 38t.
i5o l'objet du jugement esthétique
belle, ne peut se comparer à la puissante conception
de Rembrandt.
Lorsqu'au deuxième acte d'Orphée, Gluck oppose la
sérénité bienheureuse des Champs-Elysées à l'effroi du
Tartare, est-ce par l'individualité ou par la pénétration
qu'il vaut surtout ? N'est-ce pas plutôt par la compré-
hension de tout ce qui constitue l'horreur de l'existence
souterraine — la nuit perpétuelle, les fantômes, la
mort, — et de tout ce qui fait la joie des âmes justes,
— la clarté, la beauté, la paix ? — La conception har-
monieuse de la vie dans les régions que n'éclaire pas le
soleil ne constitue-t-elle pas le chef-d'œuvre, bien plus
encore que l'individualité ou la vérité de la pensée du
musicien ?
Sans doute il est imprudent de décomposer ainsi les
qualités de la conception esthétique et de les considérer
séparément, à l'exclusion l'une de l'autre. Il est bien
certain qu'en général la pensée créatrice compréhensive
est en même temps individuelle et pénétrante, et qu'une
pensée véritablement individuelle embrasse toujours
divers objets ou divers éléments d'un même objet de
façon à en apercevoir la synthèse. Niera-t-on que la
conception de Molière, celle de Rembrandt et celle de
Gluck soient profondément originales, quoiqu'elles
s'imposent à notre admiration surtout par ce qu'elles
enferment d'humanité vivante et vraie ? Refusera-t-on à
La Bruyère ou à Titien le don de saisir les aspects
généraux de la vie, sous prétexte que leur individualité
s'affirme énergiquement dans leur œuvre ? Non ; en
réalité, il y a dans toute production vraiment belle la
CARACTÈRES DE LA PENSEE CREATRICE l5l
marque d'une pensée à la fois individuelle^ pénétrante
et compréliensive, dans laquelle nul caractère ne se
peut absolument séparer des deux autres, mais peut
exister à un degré supérieur ou inférieur.
Ceci admis, on n'en reste pas moins fondé à soutenir
que si les œuvres compréhensives sont nécessairement
individuelles et pénétrantes, ces dernières sont quelque-
fois peu compréhensives et par suite d'une valeur esthé-
tique moindre que les premières. En d'autres termes
l'individualité et la pénétration sont le point de départ
nécessaire de l'œuvre d'art, sans que ces deux qualités
puissent jamais se distinguer nettement l'une de l'autre
(car connaître l'objet, c'est affirmer le sujet, et affirmer
le sujet suppose un objet auquel s'attache le sujet) ;
mais la compréhension en est l'aboutissement naturel
et le couronnement définitif. C'est par la compréhen-
sion seule que le génie, divinateur de la vie et du
monde, donne à la beauté toute sa valeur ; elle devient
la véritable mesure du mérite esthétique, d'autant plus
qu'elle suppose les deux autres qualités arrivées à un
complet développement ; et ainsi c'est par le caractère
jusqu'à un certain point superflu de la pensée créatrice
que se jugera la valeur de cette pensée.
Rien, au surplus, ne s'explique plus aisément, si l'on
songe à quelle réalité répond la compréhension, et si
l'on songe en même temps à ce que représente cette
harmonie dont on a toujours fait le caractère essentiel
102 L OBJET DU JUGEMENT ESTHÉTIQUE
de la beauté. Il y a en effet identité entre la compré-
hension et l'harmonie. L'une et l'autre embrassent les
objets pour en saisir l'aspect commun, le sens unique ;
et de même que la compréhension est plus belle à
mesure que l'objet de la pensée est plus vaste et l'unité
de la conception plus manifeste, de même l'harmonie
parfaite suppose non seulement l'accord complet de
toutes les parties mais le plus grand nombre possible de
parties. « Ce n'est pas l'unité seule, qui fait la
beauté, il y faut la pluralité réduite à l'unité » (1).
On oublie trop souvent la pluralité lorsqu'on définit
l'harmonie, et c'est pour cela qu'à un mot évoquant
surtout l'idée d'accord, nous avons substitué un mot
évoquant surtout l'idée de synthèse puissante. Mais,
en réalité, la compréhension et l'harmonie, telle que
nous venons de la déterminer, sont une seule et même
chose, et nous sommes d'accord avec l'opinion com-
mune pour déclarer que la beauté résulte de l'harmonie,
et se mesure généralement à elle.
Même lorsqu'on donne de la beauté des définitions
différentes, c'est au fond à celle-là que l'on pense. Les
naturalistes veulent que l'art soit « un coin de la
nature vu à travers un tempérament », et Claude Ber-
nard considère l'artiste comme « un homme qui réalise
dans une œuvre d'art une idée ou un sentiment qui lui
est personnel » (2). On serait donc tenté de croire qu'ils
font passer l'individualité avant la compréhension. La
(1) Le Pére Castel cité par Charma dans son étuJe sur le Père André.
(2) Iniroduclion à l'Etude de la Médecine Expérimentale.
CARACTÈRES DE LA PENSEE CREATRICE l53
vérité est qu'ayant vu dans les formes stéréotypées du
classicisme ou du romantisme la cause principale de la
médiocrité des œuvres, ils ont proclamé la nécessité de
retremper la pensée créatrice dans l'effort personnel. Il
leur a semblé que l'artiste cessant de chercher, l'art se
perdait, et ils ont fait consister la beauté de la concep-
tion dans la sincérité et l'individualité. Mais admettra-
t-on un seul instant que Claude Bernard se fût contenté
d'une originalité s'essayant sur des réalités stériles ou
mesquines ? Et n'est-il pas certain que pour lui l'indivi-
dualité était plus forte à mesure qu'elle embrassait dans
une synthèse plus large une vie plus puissante ? Il a eu
le tort de faire de la compréhension la conséquence de
l'individualité ; mais le fond de sa pensée ne laisse
aucun doute, et c'est bien l'harmonie, saisie par un
esprit vigoureux et personnel, qui constitue pour lui
la beauté.
Quant aux naturalistes, il suffît de rappeler la décla-
ration de foi de Sandoz dans le roman intitulé l'Œu-
vre, pour voir leur véritable opinion : « Ah ! bonne
terre, prends-moi, toi qui es la mère commune, l'uni-
que source de la vie ! Toi l'éternelle, toi l'immortelle
où circule l'âme du monde, cette sève épandue jusque
dans les pierres et qui fait des arbres mes grands frè-
res immobiles... C'est toi seule qui seras dans mon
œuvre comme la force première, le moyen et le but,
l'arche immense, où toutes les choses s'animent du
souffle de tous les êtres » (1). Peut-être l'art n'est-il
(1) E. Zola. L'Œuvre p. 211. Il semble bien que Sandoz soil, dans ce pas-
sage, l'interprèle du romancier.
i54 l'objet du jugement esthétique
« qu'un coin de la nature vu à travers un tempéra-
ment )), mais la beauté varie certainement, s'il faut en
croire les lignes précédentes, avec l'aperception plus ou
moins puissante d'une nature plus ou moins vaste. Et
dès lors qu'est-ce que la beauté, sinon la pensée compré-
hensive, l'harmonie ?
Le seul argument sérieux qu'on pourrait opposer à
l'importance de l'harmonie ou de la compréhension
dans l'appréciation de l'œuvre d'art serait, non pas le
silence des naturalistes sur ce point, mais bien l'éloge
exclusif que font certains critiques de l'élévation de
pensée en art. Nous avons vu comment s'exprimait à ce
sujet Quatremère de Quincy (1). Voici ce que disait
Charles Blanc à propos du « style » : « Un ouvrage a du
style lorsque les objets y sont représentés sous leur
aspect typique, dans leur primitive essence, dégagés de
tous les détails insignifiants, simplifiés, agrandis (2). »
Il en conclut tout naturellement que les Hollandais
n'ont pas de style ; or, comme il fait du mot style le
synonyme apparent de ce que nous appelons compré-
hension, on est amené à se défier d'une théorie qui
semble exclure de la grande peinture les meilleurs
peintres.
Mais en quoi l'idéal cher à Winckelmann, à Mengs,
à Quatremère de Quincy, en quoi le style prôné par
Charles Blanc, ressemblent-ils à l'harmonie véritable ?
L'idéal, tel qu'il a été compris par ces esthéticiens, . J
(1) Cf. en particulier l'Essai sur l'Idéal.
(2) Ch. Blanc. Grammaire des arts du dessin, p. 20.
CARACTÈRES DE LA PENSÉE CRÉATRICE l55
consiste dans un effort constant vers la noblesse et la
réalisation des belles formes naturelles ou même des
formes plus belles que nature ; mais c'est moins un
effort de pensée qu'un effort de procédés, ce n'est plus
l'âme de l'artiste qui s'exprime en toute sincérité dans
son œuvre, c'est son habileté technique ; au lieu de
synthèse, au lieu de compréhension, au lieu de con-
ception du monde et de la vie, nous avons un canon,
une convention, une vague généralisation ; c'est à dire
qu'au lieu de l'art, résidant essentiellement dans la
pensée, nous n'en avons plus que la contrefaçon opé-
rant par préceptes dénués d'effort mental. Donc, loin
de conclure que la compréhension engendre des œuvres
médiocres, nous devons, au contraire, déduire de ce
qui précède que la substitution du mécanisme technique
à la pensée vraiment harmonieuse fait seule disparaître
la beauté et tend à la ruine complète de l'art.
Mais qu'est-ce en définitive que la compréhension,
que l'harmonie ? Quelle image concrète peut nous don-
ner une idée exacte de ces abstractions ? « La valeur
de chaque travail de l'art, a dit Ruskin, est en raison
directe de la quantité d'humanité qui y est contenue et
exprimée d'une manière visible et pour toujours ». (1) Il
faudrait donc faire de l'humanité et de la vie le sym-
bole de la compréhension et de l'harmonie ; en cela
encore nous nous rencontrerions avec l'opinion cou-
rante de l'époque présente.
(1) J. Huskin. Stones of Veuice, p. 381, cité dans la thèse de M. Bardoux
sur Ruskin, p. 261.
i56 l'objet du jugement esthétique
Or, si l'on essaie de définir le mot vie, on voit sans
peine qu'un des caractères les plus frappants de la vie,
c'est l'harmonie la plus vaste et la plus parfaite qu'il
nous soit donné d'observer. Elle se manifeste en effet
par le concours de l'infinité des cellules composant
notre être à produire l'identité du moi. Que l'on songe
à l'évolution perpétuelle de ces cellules, au mouvement
incessant de la circulation sanguine, à l'accomplisse-
ment compliqué des fonctions telles que la nutrition et
la digestion, enfin au nombre incalculable d'éléments
et de phénomènes qui maintiennent notre être ; que
l'on songe, d'un autre coté, à la résultante unique de
tout cela, qui est la vie, et l'on comprendra sans doute
quel rapport il y a entre la compréhension et la vie. Du
moment où la pensée s'efforce à être, elle devient néces-
sairement compréhensive ; du moment où elle est com-
préhensive, elle produit pour son compte l'unité et la
complexité de la vie intellectuelle, en même temps
qu'elle prend pour objet cette unité et cette complexité
de la vie, soit dans l'homme, soit dans l'univers. Elle
réalise donc doublement l'harmonie de la vie, d'une
part grâce à l'activité mentale, d'autre part grâce à
l'imitation de la complexité et de l'unité visibles dans les
choses ; en cela consiste la beauté puisque la beauté
pour la pensée, c'est que la pensée soit, et soit le plus
possible. C'est pourquoi la compréhension, l'harmonie,
la vie sont trois termes différents qui au fond expriment
en art une seule et môme chose, à savoir la beauté.
Il est bien évident que, dès lors, la vie existe dans
toute belle œuvre, quand bien même cette œuvre repré- j
CARACTÈRES DE LA PENSEE CRÉATRICE I^'J
senterait des choses inanimées. La vie telle que nous
l'entendons n'est pas la vie de l'objet, mais celle du
sujet pensant l'objet, celle de la pensée synthétisant les
choses, vivantes ou inanimées, pour y découvrir un
aspect nouveau ou un sens encore inédit de la destinée
humaine, voire même universelle. C'est ainsi qu'Edmond
de Goncourt sent circuler la vie dans les natures mortes
et dans les intérieurs de Chardin, « la vie bourgeoise,
avec son parfum d'honnêteté » qui « semble sortir de
tous les coins des toiles, des arrangements de ses meu-
bles, de la sobriété de leurs formes, de la rusticité de
ses chaises, de la nudité de ses murs, de la tranquillité
des lignes autour de la tranquillité des personnes» (1).
On voit donc comment la vie devient l'équivalent de
l'harmonie et de la compréhension, et comment par
suite on a raison d'exiger la vie dans toute œuvre
d'art, quoiqu'on laisse, par le vague du mot, une
grande place à l'équivoque. Mais, en éclairant les uns
par les autres ces différents termes, on aperçoit mieux
la vérité, et on ne cherche plus la vie ailleurs que dans la
pensée créatrice où elle se manifeste par l'harmonie,
souveraine qualité de l'œuvre d'art.
(1) Ed. de Gourcourt. L'Art au xviir' siècle. Chardin.
CHAPITRE V
QUALITÉS ESSENTIELLES DE L EXPRESSION
Importance de V expression dans V œuvre d'art. — L'expression
est-elle le seul principe de la beauté ? Discussion de la
question ; l'expression ne vaut que comme prolongement
de la pensée.
La précision, unique qualité de l'expression. — Nécessité de
distinguer entre les qualités de la pensée et celles de l'ex-
pression. — Difficulté pratique de cette distinction.
Peut-on juger la valeur de l'expression d'une façon certainCy
étant donné qu elle ne vaut que par lapensée et que lapensée
ne nous est connue que par elle ? — Solution pratique du
problème.
Ce qu'est la justesse et la précision dans l'expression. —
Les divers procédés d'expression: i° expression directe
de la pensée subjective; 2° expression directe de l'objet de la
pensée; 3° expressionde la pensée par la représentation de
l'objet. — Qualités propres à chaque mode d'expression.
i6o l'objet du jugement esthétique
Puisque le propre de l'art est de communiquer au
spectateur ou à l'auditeur la pensée contenue dans une
œuvre, il est évident que l'expression de cette pensée a
par elle-même une importance capitale : sans elle, l'es-
prit le plus puissant reste incompris, et qui sait s'il
prend lui-même conscience de sa propre valeur ? Notre
pensée arrive-t-elle jamais en tant que pensée, à son
complet développement, si elle ne se précise pas et ne se
renforce pas par l'expression (1) ? C'est ce qu'on n'oserait
guère soutenir aujourd'hui : l'esprit en s'exerçant à
traduire ce qu'il sait, arrive à se mieux connaître et à
créer davantage.
Aussi certains artistes ont-ils vu dans l'expression,
dans la forme, la plus haute manifestation de l'art. Ils
ont repris les paradoxes de Gautier et de Flaubert, sans
se douter de la véritable doctrine de leurs prétendus
maîtres ; et ils ont déclaré que pour le véritable artiste,
toutes les pensées, tous les sentiments, tout ce qui est
pour nous le principe de l'œuvre d'art n'a en soi aucune
importance : ce n'est plus seulement le sujet à traiter
qui est indifférent à l'auteur, c'est ce qu'il conçoit à
propos de son sujet, bref c'est sa propre pensée.
Véronèse dans sa Descente de Croix, n'a vu qu'un effet
de jaune ; Flaubert dans Salambo qu' « une chose
pourpre », donc rien ne vaut que parla forme^ et la
forme seule établit des différences entre les talents.
(1) Cl. Sur ce point, le très intéressant exposé de M. Souriau, Théorie de
l'invention : Valeur suggestive des procédés d'expression. — MM. Kibot et
Paulhan ont apporté de nouveaux documents sur celte question dans les
ouvrages cités plus haut.
L EXPRESSION lOI
L'étude que nous avons faite dans le chapitre pré-
cédent, du rôle de la pensée créatrice nous dispense de
réfuter ces assertions. II est aisé en effet de faire com-
prendre comment la vision pourpre de Flaubert s'iden-
tifiait déjà avec le sentiment de la grandeur éclatante
de Carthage, avec toute une forme magnifique et mys-
térieuse de la civilisation barbare et raffinée de l'Orient
et de l'Afrique. Et pour ce qui est de Véronèse, rien
n'empêche de croire qu'il a fait un tableau en vue d'un
effet de jaune ; mais le drame du Calvaire apparaît
singulièrement poignant dans cette forme grave et triste
de la femme en jaune, dans ces ténèbres vaguement
vertes sur lesquelles tranche la douloureuse tache
jaune. Véronèse a-t-il été inconscient de l'émotion
produite? on peut le prétendre, mais qu'importe pour
le spectateur, si à l'expression correspond indissolu-
blement l'émotion? Jamais Véronèse n'eût exprimé par
la même opposition du jaune et du vert une pensée de
joie ou de galanterie. Gela prouve seulement que les
couleurs qui représentent la nature ont leur langage ; si
certains artistes ont une telle pratique du langage
qu'inconsciemment ils assemblent les signes les plus
propres à évoquer un sentiment donné, on ne peut en
conclure que le sentiment n'existe pas et qu'il n'est pas
le soutien nécessaire de l'expression (1). Il faut dire
(1) M. Jules Breton ne veut même pas qu'il y ait pour le peintre des
« hasards heureux» dans l'expression, et il ne voit dans ces prétendus hasards
que «le résultat de raisonnements si rapides qu'on n'en a pas eu conscience i,
et, ajoute-t-il, « c'est ce qui amène parfois les plus belles parties de l'exécu-
tion». Un peintre paysan, p. 217.
II
i6a l'objet du jugement esthétique
simplement que comme la pensée a par elle-même une
valeur esthétique, l'expression, elle aussi, a une valeur
esthétique particulière dont le mérite peut faire oublier
parfois les défauts de la conception.
Personne sans doute ne protestera contre cette affir-
mation. Mais tandis qu'avec la théorie outrancière de
l'art pour l'art, nous arrivons à mettre sur le même
rang Homère et Thcocrite, admirables tous deux dans
l'art de bien dire, le Titien et Tiepolo, Pierre Puget et
Bouchardon, nous gardons entre des hommes également
habiles à traduire leur conception les diflerences
souvent énormes que ces conceptions mêmes ont éta-
blies entre eux. Au surplus que certains artistes, séduits
par l'importance réelle de la forme, l'aient cultivée
presque uniquementpour elle-même et se soient imposés
de la sorte à l'admiration universelle, c'est ce que nous
ne contestons pas, et ce qu'à vrai dire, nous ne regret-
tons guère ; car, en enrichissant l'art de moyens d'ex-
pression nouveaux, ils ont donné à ceux qui devaient
venir après eux plus de facilité pour traduire des idées
ou des émotions ; ils ont favorisé l'éclosion et le déve-
loppement de la pensée (1). Le Grec qui ajouta des
cordes à la lyre permit aux poètes d'enfermer en des
« nomes » plus amples un sens plus étendu, et contribua
ainsi à l'essor du lyrisme. L'invention de la peinture à
(1) Cf. Bracquemoiid, Du dessin et de la couleur, p. 159: « La virtuosité
d'exécution n'aurait-elle d'autre expression qu'elle-même, ce qui n'est pas pos-
sible, l'intérêt de sa valeur n'en demeurerait pas moins de premier ordre, car
elle assure la continuité des arts. »
l'expression i63
l'huile amena un progrès considérable dans l'effort des
artistes pour exprimer leur pensée par la ligne et par
les couleurs. Et de même les tours de force poétiques
de Hugo dans ses Ballades assouplirent la langue,
révélèrent le secret de sa richesse verbale et rythmique,
et rendirent plus aisé aux poètes romantiques et par-
nassiens le maniement des mètres. De même aussi les
fantaisies les moins louables des impressionnistes ont
contribué à renouveler l'esthétique de la peinture en
rendant possible la représentation des effets naturels
les plus compliqués et les moins conventionnels. Il
n'est donc pas étonnant que certains artistes aient été
hypnotisés par l'expression et n'aient vu qu'en elle le
principe de la perfection.
Ils en sont venus à la cultiver pour elle-même, en
oubliant qu'elle concourt à un but plus élevé, à peu
près comme les amateurs de courses s'intéressent aux
réunions d'Auteuil ou de Longchamps sans se soucier
de l'amélioration de la race chevaline qui en est le but.
Les chevaux de course maintiennent les qualités de la
race, de même que les poètes, exclusivement soucieux
de la forme, perfectionnent l'instrument de la pensée.
Mais le public n'applaudit dans le cheval que le gagnant
de la course, et dans le poète que le manieur de rythmes,
sans se rendre compte qu'il estime des qualités dont seul
le résultat indirect est important. Il a raison d'applaudir ;
le succès remporté est utile ; mais l'utilité n'est point
celle qu'il croit, et la virtuosité n'est une qualité
précieuse que parce qu'on peut la mettre au service de
la pensée.
i64 l'objet du jugement esthétique
Nous sommes si loin de nier la valeur esthétique de
l'expression que souvent, en art, elle provoque la pro-
duction de la belle pensée. Lorsqu'on parle de « l'ima-
gination verbale » d'un Hugo, qu'entend-on par là,
sinon que chez le grand poète les mots s'appellent et
s'attirent mutuellement, entraînant la pensée à leur
suite ? Le mot, au lieu d'être la conséquence, devient la
cause de l'idée, qui en prend plus de force ; le besoin
de se développer autour d'un terme précis lui donne un
tour plus vif, quelquefois un aspect plus concret, et
amène les détails les plus heureux et les plus imprévus.
Théophile Gautier, expert en la matière, a bien compris
que la difficulté apparente du sonnet est pour le poète
le meilleur stimulant, « de môme que, dans les plafonds,
les compartiments polygones ou bizarrement contour-
nés servent plus les peintres qu'ils ne les gênent, en
déterminant l'espace où il faut encadrer et faire tenir
leurs figures » (1). 11 a fait la même réflexion à propos
de l'Escurial (2) en affirmant qu'une forme préconçue,
« une mesure donnée à un artiste de génie l'aide, le
soutient, et lui fait trouver des ressources à quoi il
n'aurait pas songé. » Gicéron, se plaisant à l'ampleur
et à l'harmonie des périodes, renouvelle ou rajeunit
parfois les lieux communs les plus dépréciés. Il lui
fallait parler et bien parler : il en est venu à bien
penser.
(1) Th. Gautier. Préface des Fleurs du Mal, p, 44.
(2) Th. Gautier. Voyage eu Espagne, p. 127.
l'expression i65
Rubens dans ses tableaux de dévotion, a vu surtout
une occasion de belles lignes et de belles couleurs. En
vrai païen, il semble épris de l'admirable musculature
humaine, et l'exprime jusqu'à l'excès dans 1' « Elévation
en Croix » de la cathédrale d'Anvers ou dans le « Por-
tement dé Croix » du musée de Bruxelles ; mais cela lui
fait renouveler le genre religieux flamand ; et par la
peinture des corps et des visages, il arrive à trouver les
gestes vrais et émouvants, les physionomies significa-
tives. Peut-être sans le désir de peindre des attitudes
fortes et violentes, n'aurions-nous ni les cavaliers du
Portement de Croix, ni, par opposition, ce Christ
affaissé avec son regard inoubliable où passe toute la
détresse humaine. — Qui nierait que le même phéno-
mène se produise en architecture où la forme est si
importante, en musique, où le rythme entraîne presque
fatalement le caractère général — la pensée — du mor-
ceau ? On a donc raison de dire qu'en art le fond n'est
rien sans la forme, puisque parfois même il n'existerait
pas sans une forme donnée d'avance ; mais en revanche
la forme ne se soutient pas sans une pensée dont elle
est le signe extérieur, le prolongement ; et c'est une
entreprise vaine d'opposer l'expression à la conception,
alors que leur accord seul réalise l'œuvre d'art (1).
(1) Cf. G. Séailles. Essai sur le génie dans l'art, p. 165. « L'idée ne se
sépare jjas de la forme, ni la forme de l'idée : dés qu'on isole les deux termes,
on ne comprend plus rien à l'œuvre qui est leur unité même. »
i66 l'objet du jugement esthétique
Quel est le caractère auquel on reconnaîtra la belle
forme ? Puisque toute œuvre procède d'une pensée
consciente ou inconsciente, et que cette pensée est à
elle-même sa propre fin, la meilleure forme sera évidem-
ment celle qui la traduira le plus complètement. Il n'y
a pas d'expression bonne ou mauvaise en soi : il y a une
expression qui s'adapte ou ne s'adapte pas à la pensée.
Traduire exactement son « moi » sans l'exagérer ni l'atté-
nuer, tel doit être le seul souci de l'artiste ; pour cela, il
modèlera l'expression sur la conception, la forme sur le
fond, modifiant l'une lorsque l'autre change d'aspect,
jusqu'à ce qu'il se sente incapable de mettre entre elles
plus d'harmonie. Tout ce qui sera étalage de science ou
d'habileté, tout ce qui sera au contraire sécheresse et
banalité, s'éloignera également du mérite essentiel de
l'expression, puisque dans l'un et l'autre cas il y aura
déformation de la pensée.
Si l'on veut un exemple frappant de ce qui constitue
la beauté de l'expression, c'est dans les œuvres grecques
qu'il faut l'aller chercher : sans doute le sentiment d'une
humanité illimitée dans le temps et immense dans
l'espace, le sentiment de l'infini surtout leur fait défaut;
mais ce qu'ils voient, ils le rendent avec une merveil-
leuse justesse. Homère en quelques vers nous fait con-
cevoir toute la tristesse de la peste infligée aux Grecs
par Apollon irrité. (1) Pourquoi? parce que chaque mot
(1) Iliade Ch. 1. v. 44-53.
l'expression 167
est une image juste, et parce que chaque image engen-
dre un sentiment précis. Le récit est assez long pour
jque nous apercevions la scène dans tout ce qu'elle a
d'émouvant ; il est trop court pour que nous attribuions
à chaque détail plus d'importance qu'il ne lui en revient.
Dans Eschyle, la majesté des mots composés, la richesse
des métaphores et l'ampleur de la phrase ne nous sem-
blent jamais s'éloigner du naturel, parce que nous y
sentons l'expression exacte et spontanée d'une pensée
noble et large : ailleurs ce serait emphase et préten-
tion. Enfin il suffit d'avoir admiré à loisir la Vénus de
Milo, la Victoire de Samothrace ou certaines statuettes
de Tanagra pour comprendre comment chaque ligne
dans les mouvements ou dans la physionomie, chaque
pli dans les voiles, chaque détail de la forme est la tra-
duction précise et immédiate de l'idéal conçu par l'ar-
tiste : de là, la beauté de l'expression. Donc, en résumé,
le seul conseil à donner à un artiste est celui-ci :
(( apprends ton métier pour en employer les ressources
à exprimer pleinement ce que tu sens » .
Mais si l'expression a sa valeur esthétique propre,
comme nous l'avons dit, et si en même temps cette
valeur consiste à traduire pleinement la pensée
créatrice, comment parler du mérite de l'expression
sans supposer un mérite correspondant de la pensée?
et dès lors à quoi bon la distinction entre la pensée et
son expression ?
Cette distinction est nécessaire ; sans doute l'expres-
sion n'est belle qu'à la condition de rendre exactement
la conception de l'artiste ; mais n'est-il pas bien certain
i68 l'objet du jugement esthétique
qu'à une conception médiocre peut correspondre une
expression parfaite, et à une conception puissante une
expression faible ? Et ainsi l'expression garde son
mérite propre, quoique ce mérite consiste à être, s'il se
peut, la complète illustration de la pensée.
Si je dis que dans La Bruyère la forme est supérieure
au fond, ce jugement signifie-t-il que La Bruyère a eu
recours aux puérils artifices de la rhétorique pour faire
paraître grande une pensée mesquine ? Non ; interpré-
ter ainsi la théorie de l'expression, c'est tomber dans
l'erreur que Socrate reprochait si durement, mais assez
justement, aux sophistes ; c'est, en outre, faire injure à
la Bruyère. En disant que la forme est supérieure au
fond, on entend qu'à une conception un peu étroite,
mais pénétrante et fine, il a donné la forme la plus
propre à faire valoir cette conception ; l'auteur vaut
surtout par l'observation ; son style donne à cette
observation tout le relief qu'elle comporte, et on ne peut
imaginer une expression plus favorable à sa pensée que
celle dont il s'est servi. En cela, mais en cela seulement,
il est habile écrivain. S'il avait voulu nous faire
illusion sur la profondeur de sa philosophie, sur
l'originalité de ses idées, s'il avait voulu, en un mot,
traduire autre chose que sa pensée vraie par des procé-
dés de style empruntés à la rhétorique, il eût été médio-
cre ou même mauvais.
Au contraire, dans Poussin, on peut avancer que
souvent l'expression est inférieure à la pensée. Par la
composition générale du tableau, par l'attitude des
personnages, on comprend qu'il visait à la profondeur
l'expression 169
et on lui a donné le nom de peintre philosophe ; mais
les profds de ses têtes sont souvent durs, les têtes elles-
mêmes mal modelées, et les couleurs ternes ou bana-
les ; et surtout on ne saisit pas dans chaque détail un
rapport très net avec une pensée générale insuffisam-
ment claire ; en songeant au Testament d'Eudamidas
ou môme aux Bergers d'Arcadie, on reconnaîtra l'exac-
titude de ce jugement.
En architecture, la Sainte Chapelle, si pure de style
qu'elle soit, nous fournirait l'exemple d'une expression
un peu grêle pour un édifice de piété profonde et grave ;
en revanche, la Bourse, avec ses allures de Temple
désaffecté, ne réalise aucune harmonie entre la pensée
d'où elle procède et ses formes architecturales. Dans
ces deux cas^ l'expression n'est pas adéquate à la pensée;
mais dans le premier, elle s'efforce de le devenir, et
ainsi l'œuvre, sans êtreparfaite, est belle; dans le second
cas, il y a contre sens, et l'œuvre est laide. S'il fallait
prendre l'exemple d'une très habile expression, s'adap-
tant à une pensée médiocre, nous citerions volontiers
la chapelle du Palais de Versailles, si élégante, si
somptueuse et si peu religieuse. En peinture, le nom
de Tiépolo si charmant et si superficiel viendrait
immédiatement à l'esprit ; en musique celui de Mozart,
lorsqu'on le compare à Beethoven, — mais seulement
dans le cas de cette comparaison.
On comprend donc comment la qualité propre de
l'expression artistique consiste à traduire pleinement
une pensée, quelle que soit la valeur de cette pensée,
et comment, en voulant renforcer la pensée par
lyO L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE '
une exagération de style, on fait tort au style.
L'expression complète d'un idéal médiocre ne sera
jamais médiocre, elle sera parfaite; mais l'œuvre
d'art, il est vrai, courra risque d'être très imparfaite;
car l'importance de la pensée est plus grande encore
que celle de l'expression, la pensée étant le principe de
l'œuvre.
De là une difficulté énorme pour le critique, lors-
qu'il s'agira de faire, dans une œuvre d'art, le départ
entre la beauté de l'expression et la faiblesse de la
conception ; car l'œuvre est une, et l'on n'y juge de la
conception que par sa traduction nécessaire : l'expres-
sion. Il convient même de se demander, avant de
pousser plus loin l'étude des mérites propres de
l'expression, si tout jugement esthétique ne renferme
pas une cause essentielle d'erreur, puisque nous
reconnaissons d'une part que la pensée et l'expression
ont une valeur indépendante, au moins en principe, et
d'autre part que l'expression seule nous permet de
connaître ou de juger la pensée. Il semble bien que
nous tournions dans un cercle vicieux: si l'expression
nous semble mauvaise, comment pouvons-nous savoir
si la pensée est belle, puisque la pensée ne se révèle
que par l'expression ? et si l'expression parfaite est
celle qui traduit pleinement la pensée, comment
pouvons-nous dire qu'elle est parfaite ou imparfaite,
puisque nous ne savons de la pensée que ce que
l'expression nous en révèle? Pour poser la question en
termes plus rigoureux, nous connaissons A par B ; si B
est mauvais, il nous fait mal connaître A, et ainsi nous
l'expression 171
ne pouvons juger A ; mais la qualité essentielle de B
étant de traduire A, nous n'avons pas le droit de dire
que B est mauvais, puisque nous ne connaissons pas
A suffisamment.
Si nous voulions prouver que l'on peut établir avec
une certitude mathématique le rapport de l'expression à
la pensée, on aurait raison de nous faire une pareille
objection, et il est bien certain que nous ne pourrions
la réfuter. Mais autre chose est de poser A = B, ou de
dire qu'entre la pensée révélée par l'expression et cette
expression elle-même, on peut apercevoir tantôt une
traduction pleine et entière de la pensée, tantôt une
véritable déformation.
Remarquons en effet que tout mot, tout geste
évoquent chez les divers auditeurs ou les divers specta-
teurs une impression, sinon identique, tout au moins
analogue : « Toutes les fois, dit Pascal, que deux
hommes voient un corps changer de place, ils expriment
tous les deux la vue de ce môme objet par le même mot,
en disant l'un et l'autre qu'il s'est mû ; et de cette
conformité d'application, on tire une puissante conjec-
ture d'une conformité d'idée ; mais cela n'est pas
absolument convaincant de la dernière conviction,
quoiqu'il y ait bien à parier pour l'affirmative ». (1) Il
y a tant à parier que, pratiquement, nous ne pouvons
(1) Pascal. Ed. Ham, art III, § 15.
1^2 L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
révoquer en doute la similitude de cause lorsque la
similitude d'impression se trouve produite par un même
phénomène sur un grand nombre d'hommes, surtout
si ce phénomène est simple : nous entendons un refrain
populaire, nous pouvons affirmer que, pour les autres
comme pour nous, il est joyeux ou triste ; nous
regardons un tableau de genre, nous pouvons affirmer
que, pour les autres comme pour nous, il évoquera des
idées de gaieté ou de deuil ; en d'autres termes, il est
beaucoup de cas où nous remontons sûrement de
l'expressionàl'étatd'âme exprimé et à la pensée créatrice.
A mesure que nous prenons une expérience plus sûre
des oeuvres d'art, l'expression nous révèle avec une
certitude complète des nuances plus délicates de la
pensée, qu'il s'agisse d'apprécier un La Fontaine, un
Gluck ou un Chardin. Nous devenons semblables à
quelqu'un qui commence à connaître suffisamment une
langue étrangère pour y démêler les finesses inintelli-
gibles aux débutants. Non pas que l'erreur devienne
impossible, mais il y a de moins en moins de chances
pour qu'elle se produise : et si métaphysiquement,
nous ne pouvons démontrer que nous ne nous trompons
point, en fait nous n'avons même pas besoin de le
démontrer. Nous ignorons le rapport exact qui existe
entre la conception qu'a eue Beethoven d'une belle
matinée de printemps et les divers thèmes de la
Symphonie pastorale ; et cependant nous pouvons
affirmer que ces thèmes correspondent à une impression
de joie pure et douce, tantôt plus libre, tantôt plus
grave.
l'expression 173
Nous aurions beau connaître toutes les ressources de
la musique, il nous serait impossible de dire en quoi
telle note, telle succession de notes, tels accords
répondent à telle ou telle pensée ; tout au plus
pourrions nous [soutenir que cette correspondance
existe, mais sans apporter aucune démonstration du
fait. Il n'en est pas moins vrai que la musique repose
sur la croyance que les mêmes sons inspirent les mêmes
sentiments chez tous les hommes comprenant le
langage musical. Et de même, il n'en est pas moins
vrai que l'expression nous fait connaître le sens
général, parfois les nuances de la pensée, et nous
permet de porter un jugement suffisamment solide sur
cette pensée. Sans doute il faudra une étude sérieuse
de l'œuvre pour découvrir les nuances et les bien
comprendre ; il arrivera même que nous ne saisirons
pas toute la pensée de l'auteur, d'abord parce que dans
les conceptions d'autrui il y a nécessairement un
élément intime, un sens particulièrement individuel et
propre à l'auteur qui nous échappe, et ensuite parce
que l'application de notre propre individualité à la
pensée d'autrui la déforme toujours jusqu'à un certain
point (1). Mais il restera les lignes générales, et mille
détails particuliers qui suffiront à nous donner une
pleine intelligence de cette pensée et à légitimer notre
jugement.
Toutefois nous devons encore montrer comment,
(1) Cf. Pascal. Pensées, art. VI. 36. u Bien n'est simple de ce (jui b'oUre à
l'âme, et \'î\me ne s'offre simple à aucun sujet. »
1^4 L OBJET DU JUGEMEMT ESTHETIQUE
étant donné que nous connaissons la pensée créatrice
par simple approximation, nous pouvons affirmer que
l'expression lui est adéquate, lui convient ou lui
messied. Car si je ne peux dire d'une façon précise
quelle fut la conception de Beethoven en écrivant la
Pastorale, de quel droit porterai-je un jugement sur
l'expression de cette problématique conception ? Depuis
de longues années on discute sur « le sourire impéné-
trable » de la Joconde et sur l'éclairage mystérieux de
la « Ronde de Nuit », ce qui n'empêche pas les critiques
de parler du « rendu merveilleux » de Léonard et de
Rembrandt. En littérature, il est peu de livres aussi
prisés pour la puissance de l'expression que les
Pensées de Pascal ; mais le sens même de l'ouvrage
est objet de controverses. Et quant aux monu-
ments, qui donc osera définir nettement la pensée
créatrice de Saint-Pierre de Rome ou du Louvre ?
qui donc cependant hésitera à en admirer le style ?
il semble par conséquent qu'il y ait dans cette
façon de procéder quelque chose de parfaitement
illogique.
On est bien obligé d'admettre que toute pensée
créatrice se connaît par approximation et grâce seule-
ment à la forme dont elle est revêtue. Mais une fois
cette pensée dévoilée et révélée avec une certitude
suffisante, n'avons-nous pas le droit de trouver que
l'expression répond ou ne répond pas à ce que nous
comprenons ? Il y a dans la phrase des mots évocateurs
de l'idée première de l'auteur ; si les autres détonent,
nous avons raison de blâmer l'expression.
l'expression 175
Souvent on a l'intuition que telle conception origi-
nale est comme noyée sous le convenu d'une période
banale, d'une mélodie vulgaire, d'une couleur poncive,
ou d'un contour déjà vu. D'autres fois, au contraire,
il semble qu'on ne pourrait rien ajouter ou retrancher
à l'expression sans nuire à la valeur esthétique de l'idée;
chaque mot, chaque ligne, chaque couleur paraissent
la traduction définitive et absolue de la conception de
l'auteur. Nous avons expliqué comment, en particulier,
les poètes et les artistes grecs nous donnent cette
impression de parfaite harmonie entre le fond et la
forme ; nous pourrions montrer en revanche comment,
dans beaucoup d'œuvres du Moyen Age, la pensée est
supérieure à l'expression quoique cette pensée ne puisse
être analysée dans le détail, et comment au xvni° siècle
il n'est pas rare que la forme soit supérieure au fond
sans que ce fond soit une chose très intelhgible pour
quiconque n'a pas eu les œuvres sous les yeux.
Ainsi donc nous ne connaissons l'idéal que par
l'expression ; mais cet idéal une fois aperçu, nous avons
le droit de louer ou de blâmer l'expression selon qu'elle
s'en écarte ou non. Nous savons ce qu'est l'emphase,
ce qu'est la sécheresse, ce qu'est le maniéré, et chacun
de ces mots correspond à un vice d'adaption facile à
percevoir entre la pensée et l'expression. « Il y a des
lieux où il faut appeler Paris Paris, et d'autres où il
le faut appeler capitale du royaume. » C'est certaine-
ment une déplorable emphase que de dire : « Je reviens
de la capitale, » après avoir passé quinze jours à faire
des achats où à se distraire à Paris. Et en effet, le
1^6 l'objet du jugement esthétique
terme de capitale qai signifie centre administratif d'un
pays ne convient pas à une ville que l'on a considérée
uniquement comme un centre d'affaires ou de plaisir.
Le terme signifiant est trop grand pour l'objet signifié.
En revanche, si Bossue! au lieu de prononcer son élo-
quent sermon sur la mort, se fût borné à ce résumé :
(( La mort parait être l'anéantissement de l'homme ;
mais l'homme, fait à l'image de Dieu, échappe par cela
même à la mort » : il serait tombé dans la sécheresse ;
à une idée très complexe il aurait donné une forme
insuffisante. Et enfin lorsque M. Jourdain prépare son
compliment à la marquise, « Belle marquise, d'amour
mourir me font vos beaux yeux, » il est maniéré, en ce
sens que l'idée apparaît simple et que la forme est
compliquée, et qu'ainsi il y a désaccord entre les deux
facteurs de l'œuvre d'art.
Nous pouvons donc conclure qu'en dépit de l'impos-
sibilité métaphysique où nous nous trouvons d'établir
une relation mathématique entre la pensée et l'expres-
sion, nous n'en sommes pas moins autorisés à juger de
la pensée par l'expression, et de l'expression par le rap-
port qu'elle offre avec la pensée. Et en cela nous
n'accordons à l'esthétique rien qui ne soit accordé à
toutes les sciences inductives. Cherchons donc mainte-
nant à quelles conditions l'expression est adéquate à la
pensée, puisque tel est le caractère de l'expression
parfaite.
L EXPRESSION I77
On serait tenté de croire que l'expression, pour tra-
duire fidèlement la pensée, doit reproduire les carac-
tères mêmes de la pensée, c'est-à-dire, ceux que nous
avons appelés individualité, pénétration,, compréhen-
sion. D'ailleurs, n'entendons-nous pas vanter chaque
jour l'originalité du style ou du faire d'un artiste ?N'est-
ce pas une chose acceptée que « plus l'artiste est grand,
plus il manifeste profondément le tempérament de sa
race,... extrait et amplifie l'essentiel de l'être physi-
que» (1). Peut-on nier sérieusement que « l'art consiste
à user de précautions et de préparations, à ménager des
transitions savantes et dissimulées, à mettre en pleine
lumière, par la seule adresse de la composition, les
événements essentiels et à donner à tous les autres le
degré de relief qui leur convient, suivant leur impor-
tance, pour produire la sensation profonde de la vérité
spéciale qu'on veut montrer? » (2) Et si l'expression
est soumise à des lois si délicates, n'est-ce pas qu'elle
doit réaliser les mêmes nuances que la pensée ? « Le
style est l'homme même », dit Buffon ; aujourd'hui nous
dirions volontiers que le style, c'est la vie de l'œuvre,
parce que la vie en art nous semble le but suprême, et
que la vie de la pensée ne peut se traduire que par la
vie de l'expression.
Mais faute d'examiner attentivement les opinions
(1) Taine. De l'idéal, p. 83.
(^) Guy de Maupassant. Pierre et Jean, préface.
12
l'jS l'objet du jugement esthétique
courantes en matière d'esthétique, les erreurs, les con-
fusions les plus extraordinaires se sont produites. Il
convient donc de voir au juste à quelle réalité corres-
pond l'originalité ou la vie de l'expression.
Prenons des exemples. — Pascal définit ainsi l'ima-
gination : « C'est cette partie décevante dans l'homme,
cette maîtresse d'erreur et de fausseté, et d'autant plus
fourbe qu'elle ne l'est pas toujours, car elle serait règle
infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du men-
songe » (1). On peut certes citer ces lignes comme un
modèle de force, de concision et d'originalité. Mais à y
regarder de près, où est cette force, cette concision,
cette originalité ? Dans la pensée seule qui saisit la per-
pétuelle et véritable faiblesse de l'imagination, qui
néglige les autres caractères peu intéressants en compa-
raison du principal, enfin qui conçoit le rôle de l'ima-
gination tout autrement qu'on n'a coutume de le faire.
Quant à l'expression, elle se moule admirablement sur
la pensée, elle en fait ressortir l'énergie, la vérité, la per-
sonnalité ; mais par elle-même elle n'a d'autre mérite
que la justesse ; il est vrai qu'elle n'en saurait avoir
d'autre.
Lorsque Hugo fait dire à dona Sol : « Vous êtes
mon lion superbe et généreux », ce vers d'une beauté
toute romantique n'enferme pas une pensée bien pro-
fonde, et vaut surtout par l'expression. Est-ce à dire que
(1) Pascal. Pensées, art. 111, p. 53.
L EXPRESSION I79
cette expression soit originale ? Ce qu'il y a d'original,
dans le vers, c'est l'idée du poète comparant un amou-
reux à un lion, entre lesquels il n'y a qu'un rapport
apparent assez vague ; mais ici il s'agit du redoutable
et chevaleresque Hernani : il y a dans l'expression une
évocation rapide et intuitive du caractère général du
héros. Quel est le mérite de l'expression? Celui de nous
faire pénétrer la pensée du poète dans tout ce qu'elle a
d'original et de compréhensif. Et si l'on prétend que
l'originalité et la compréhension en sont faibles, le
mérite de l'expression n'en sera que plus grand, puis-
qu'elle aura mis en relief le peu que la pensée enferme
d'intéressant. Donc en littérature, la pensée seule a
des quaUtés propres, l'expression a pour but de faire
valoir ces qualités; mais comment? en s'appliquant
exactement à la pensée, en lui devenant, s'il se peut,
adéquate.
Et de même en peinture. Voici comment Charles
Blanc définit le style : « il exprime l'ensemble des tra-
ditions que les maîtres nous ont transmises d'âge en
âge, et, résumant toutes les manières classiques d'envi-
sager la beauté, il signifie la beauté même. Il est le con-
traire de la réalité pure, il est l'idéal... Un ouvrage a du
style lorsque les objets y sont représentés sous leur
aspect typique, dans leur primitive essence, dégagés de
tous les détails insignifiants, simplifiés, agrandis...» (1).
Mais qu'est-ceque « des objets dans leur primitive essence,
(1) Ch. Blanc. Grammaire des arts du dessin, p. 20.
i8o l'objet du jugement esthétique
dégagés de tousles détails insignifiants, simplifiés, agran-
dis ? y> une expression ? non une conception. Nous ne
chicanerons pas sur cette définition du style, mais nous
sommes obligés de déclarer que, si elle a une significa-
tion quelconque, cette signification porte sur la pensée
que l'expression devra rendre aussi exactement que
possible. La preuve en est que Charles Blanc refuse
le style à l'école de Hollande, « parce qu'elle n'a pas eu
la beauté ». Or de quelle beauté s'agit-il? De la beauté
idéale où les lignes n'expriment qu'une nature corrigée,
de la beauté de la pensée créatrice.
Et que l'on étudie les œuvres desécoles impressionnis-
tes et réalistes, où les artistes déclareraient volontiers que
le souci de l'expression est le seul qui les retienne sérieu-
sement, on ne trouvera jamais l'originalité de l'expres-
sion antérieure ou même supérieure à l'originalité de la
vision (qui, chez le peintre, se confond avec l'origina-
lité de la conception) ; car l'expression ne vise chez ces
artistes qu'à rendre pleinement la nature et l'impression
de la nature. Ce n'est point la ligne ou la couleur qui
est originale. C'est la façon de voir et de sentir dont la
ligne et la couleur constituent l'expression. On s'exclame
devant des chevaux violets comme devant une forme
d'expression individuelle jusqu'à la fantaisie. L'artiste
répond qu'il voit les chevaux ainsi, et qu'il fait ce qu'il
voit. Où donc est le mérite ou le défaut de l'expression ?
Dans la correspondance ou la non-correspondance de
la forme avec le fond. Car de deux choses l'une : ou le
peintre tait profession d'idéaliser, et alors l'expression
n'a qu'un mérite, celui de rendre l'idéal qui seul est
L EXPRESSION ibl
original et compréhensif ; ou il imite la nature, et alors
il rend sa vision aussi fidèlement que possible. Mais que
reste-t-il là-dedans pour l'originalité et la compréhen-
sion de l'expression ?
Sans doute c'est une beauté de l'expression que l'art
d'individualiser et de généraliser les passions (1), ou
les êtres (2). Faire voir dans un homme ce en quoi
il se distingue de tous les autres, et en même temps
ce en quoi il ressemble à toux ceux qui ont existé,
existent ou existeront, exprimer par des termes frap-
pants et décisifs ce qu'il y a à la fois de personnel
et d'éternel dans son modèle, c'est le moyen de
« faire vivant » et par suite de parvenir à la beauté.
Mais un mot, un trait, une couleur ne sont jamais
que le symbole d'une pensée ou d'un groupe de pen-
sées ; plus ce mot, ce trait, cette couleur nous sem-
blent personnels et généraux, plus l'idée qui les a
inspirés était sans doute originale et générale, et
plus l'expression en était iidèle ; mais l'expression
n'était par elle-même ni originale, ni générale, elle
était juste.
Et ainsi en dehors de la justesse, nous ne voyons pas
ce que l'on peut exiger de l'expression artistique. Pour-
tant, encore une fois, il faut entendre par justesse non
pas la médiocre expression d'une pensée médiocre ou la
vivante expression d'une pensée vivante, mais l'art de
(1) Cf. Brunetière, Etude sur Racine.
(2) Cf. Guy de Maupassanl Préface de Pierre et Jean,
iSa l'objet du jugement esthétique
rendre la pensée dans toutes ses nuances, dans toute sa
profondeur, que ces nuances soient nombreuses ou non,
que cette profondeur soit réelle ou apparente. La jus-
tesse, telle que nous la comprenons, consiste à ne rien
laisser perdre de l'originalité, de la pénétration, de
l'extension de la pensée créatrice, à ne pas déformer
cette pensée soit par l'exagération, soit par la séche-
resse, enfin à la laisser voir telle qu'elle est dans l'esprit
de l'auteur lorsque celui-ci la transcrit. Toute expres-
sion qui répond à cette définition est bonne; toute expres-
sion qui s'applique mal à la pensée telle que nous
l'apercevons — sinon telle qu'elle est réellement — dans
l'auteur, est mauvaise. C'est donc par un abus, d'ailleurs
assez facile à comprendre, qu'on a transporté à l'expres-
sion les mérites propres de la pensée. Nous savons main-
tenant ce qu'il faut uniquement demander à la forme.
Mais s'il est vrai que la perfection de la forme con-
siste à traduire exactement le fond, et que l'expression
la plus belle est l'expression adéquate à la pensée, il
convient maintenant de rechercher comment se produit
cette affinité ou même cette identité.
Il ne saurait être question ici des procédés matériels
propres à chaque art, d'autant plus que la connaissance
de ces procédés, dans ce qu'ils ont d'exclusivement
technique, est quelque chose de tout mécanique et de
contraire à l'activité intelligente de l'art. La prédomi-
nance du procédé machinal constitue même la diffé-
l'expression i83
rence entre le métier et l'art. Un potier qui fabrique sa
grossière marchandise est un manœuvre ; un céramiste
qui transforme, renouvelle ou crée des procédés en vue
de rendre plus exactement ce qu'il sent, est un artiste.
Nous ne nous occuperons donc du procédé qu'en tant
que moyen de traduction de la pensée créatrice; et ainsi,
laissant de coté tout ce qui est connaissance technique,
nous nous attacherons uniquement aux opérations de
l'esprit dans l'exécution définitive de l'œuvre d'art, dans
l'aboutissement de la pensée à l'acte.
Nous remarquerons tout d'abord que les différents
arts n'ont pas tous le même mode d'expression : les
uns comme l'architecture, la musique et la poésie,
n'expriment que le sentiment visé par l'auteur, sans
préoccupation d'évoquer la représentation d'un objet
déterminé; d'autres comme le drame, l'épopée, le roman,
le lyrisme impersonnel, ou même comme la musique
descriptive, expriment à la fois un sentiment et l'objet
qui provoque ce sentiment, enfin la peinture et la sculp-
ture n'expriment la pensée créatrice que par la repré-
sentation directe delà nature. 11 y a donc, au point de vue
de l'expression, trois grandes catégories à établir dans les
beaux-arts : 1° ceux dans lesquels l'expression traduit
immédiatement la pensée seule ; 2° ceux dans lesquels
l'expression traduit immédiatement la pensée et l'objet
de la pensée ; 3° ceux dans lesquels l'expression traduit
la pensée par l'intermédiaire de l'objet de cette pensée.
Il est clair qu'à ces trois catégories correspondent des
moyens d'expression différents de la pensée créatrice.
(( L'âme divine ou l'âme humaine dans ses conditions
i84 l'objet du jugement esthétique
diverses, dans ses divers états de fortune, de dignité,
de puissance, de joie ou de tristesse, de mouvement ou
de repos, de vie ou de mort, voilà ce que l'architecture
s'efïorce (qu'elle en ait ou non conscience) d'expri-
mer sur le front de ses monuments » (1). Il nous
semble difficile de ne pas souscrire à ce jugement,
abstraction faite de sa formule un peu trop pom-
peuse. Winckelmann, lui aussi, explique que l'archi-
tecture, « n'ayant pu imiter rien de réel et se trouvant
fondée sur les règles des proportions, est plus idéale que
la peinture et la sculpture» (2). Et nous admettons
volontiers que « la plus belle architecture est celle qui
exprime le plus exactement la destination d'un édifice
et qui trouve son harmonie dans la parfaite correspon-
dance entre la fin et les moyens, entre le dedans et le
dehors, entre l'idée et la forme » (3).
Il nous paraît en effet saugrenu, d'admettre, comme
semble l'avoir fait Vitruve (4) et comme l'en loue vive-
ment le peintre Le Brun, (5) « que l'ordre dorique imite
les proportions de l'homme, l'ordre ionique celles de
la femme, et l'ordre corinthien celles des jeunes filles ».
Il y faudrait au moins quelques preuves. Nous consi-
dérons aussi comme un simple exercice de rhétorique
(1) Ch. Levêque. Science du Beau. T. 11, ch. Il, p. 28 de la '2* éd.
(2) Winckelmann. Histoire de l'Art, livre IV, ch. I.
(3) Cherbuliez. L'art et la nature, p. 19.
(4) Vitruve. L. IV, ch. I.
(5) Conférence du 9 janvier 1672 à L'Académie Royale. Ms. des Archives
des Beaux-Arts.
L^EXPRESSION l85
les assertions suivantes : « Tantôt ils (les architectes)
imitent le sublime des hautes montagnes, iyistar mon-
tium eductae Pyramides, dit Tacite... Tantôt ils imi-
tent le firmament par des plafonds étoiles et les cavernes
par des labyrinthes souterrains ; tantôt ils rappellent les
plaines de la mer par de grandes lignes horizontales,
les rochers à pic par des tours et les forêts de la nature
par des forêts de colonnes» (1). En réalité aucun texte
d'architecte n'autorise de pareilles hypothèses et rien
dans l'histoire de cet art ne dénote un désir d'imiter
les formes naturelles ; il a fallu des colonnes pour
soutenir les voûtes ; libre aux poètes et aux critiques
d'y voir des forêts, mais l'artiste n'y songeait guère ;
tout au plus imitait-il ça et là ou faisait-il imiter
par les sculpteurs, en guise d'ornements, les feuillages
de la forêt.
Il n'y a donc pas d'art où l'expression doive moins
à l'imitation ; elle est tout entière la traduction immé-
diate d'un sentiment. Cette expression consistera donc
avant tout dans un système de formes et de propor-
tions, produisant sur notre œil et sur notre intelligence
des sensations, des impressions, des sentiments recher-
chés par l'artiste. Quel est ce système? nous demandera-
t-on, et c'est là en effet la grande question. Mais nous
ne nous chargeons pas de la résoudre; autant vaudrait
expliquer le système de signes qui constitue une langue
comme le français ou le chinois, ou même le système
I) Ch. Blanc. Grammaire des arts du dessin, p. 56.
i86 l'objet du jugement esthétique
particulier de chaque œuvre des écrivains habiles. Nous
n'affirmons point que le problème soit complètement
insoluble ; mais actuellement nous ne possédons pas les
éléments nécessaires pour l'étudier ; quelles sont les
conditions précises auxquelles certaines formes engen-
dreront en nous les idées de majesté, d'élégance ou de
mysticisme ? C'est ce que nul ne peut dire.
Et même, pour avoir voulu se servir de certains sys-
tèmes de proportions, superficiellement établis d'après
l'antique, et destinés à donner une impression de
majesté, les architectes ont parfois édifié de véritables
monstres ; il suffit de passer deux jours à Munich pour
s'en rendre compte. L'art de l'architecte, c'est précisé-
ment de trouver d'instinct les rapports de formes et de
dimensions les plus propres à traduire des sentiments
originaux, pénétrants, compréhensifs ; le jour où ces
rapports seront scientifiquement établis, il n'y aura
plus d'architectes, il y aura des ingénieurs, et l'art se
sera fondu dans la science ; mais ce jour ne viendra
peut-être pas.
Donc il y a une harmonie recherchée par l'architecte
entre la pensée et la forme qui l'exprime. Mais en
dehors de l'enseignement technique ou des conseils
très généraux et plus propre à guider un débutant qu'à
inspirer l'homme de génie, les règles particulières de
cette harmonie ne sont pas définies et sont actuellement
indéfinissables.
Il en est de même de la musique et de la poésie.
Sans scruter, comme on l'a essayé si souvent, les
origines probables de la musique, sans faire la part de
l'expression 187
ce qu'il peut y avoir en elle de représentatif, de conven-
tionnel et de subjectif, il est incontestable qu'elle
traduit, la plupart du temps, l'état d'âme du composi-
teur, en dehors de toute imitation directe des objets. Il
est bien rare que dans Mozart ou Beethoven on retrouve
l'image sonore des réalités extérieures à la pensée du
musicien, et il ne viendra à l'idée de personne de
reconstituer en tableaux la Symphonie héroïque ou
la Pastorale. Un grand artiste peut interpréter en
peinture la Sonate au Clair de Lime ; mais pour cela
il nous représente Beethoven lui-même au piano dans
la douce clarté d'un rayon de lune, il ne peint pas le
rêve extérieur de Beethoven ; car qui sait sur quoi
portait ce rêve ?
La poésie est plus descriptive que la musique, parce
que le poète, même dans le lyrisme personnel, traduit
presque toujours une réalité extérieure à lui, ou se
peint lui-même comme objet de représentation. Elle
emprunte donc plus que la musique à l'imitation des
êtres. Mais dans sa forme en quelque sorte subjective
et instinctive, lorsqu'elle aspire à traduire une émotion,
sans exprimer l'objet de cette émotion, lorsqu'elle se
rapproche ainsi le plus possible de la musique, (1) la
poésie consiste dans un rapport étroit et indéfinissable
(I) Cf. Les envolées lyriques de Hugo dans la « Prière pour tous » ou dans
son (( Hymne ». — Cf. aussi, dans Lamartine, le désespoir de Jocelyn retrouvant
à Paris Laurence déshonorée. — Cf. l'effort des symbolistes pour évoquer une
impression par des combinaisons Je sons.
i88 l'objet du jugement esthétique
entre la pensée et la forme. Gomment se fait-il que
tels sons, telles tournures de phrases, tel rythme
général évoquent dans ceux qui sont sensibles à la
poésie la même impression ? c'est ce que nous ne
croyons guère facile d'expliquer, quoique le fait en lui-
même ne soit pas douteux ; et c'est pour cela que toutes
les poétiques, y compris l'Epitre d'Horace auxPisonsetle
poème didactique de I3oileau, sont peu utiles. Une véri-
table poétique devrait nous expliquer comnient un auteur
arrivera sûrement à provoquer un effet donné sur son
lecteur. Flaubert avait bien vu que « plus une idée est
belle, plus la phrase est sonore (1), » et qu'il y avait
ainsi entre le son lui-même et la pensée une harmonie
que le véritable artiste doit réaliser. Mais le moyen
d'enseigner aux autres ou même de se révéler logique-
ment à soi-même le rapport où apparaîtra l'harmo-
nie ? Et Flaubert avait eu raison de dire aussi que
« chaque œuvre à faire a sa poétique en soi qu'il faut
trouver » (2).
Horace et Boileau n'ont pas été plus utiles aux
littérateurs que Virgile aux paysans romains. Ils n'ont
indiqué aucune voie nouvelle, aucun moyen pratique de
réaliser la beauté,' et ils ont dû proclamer en tête de
leur œuvre que la poésie est un don du ciel. Alors à
quoi bon leurs préceptes ? le moindre régent de collège
(1) Flaubert Correspoodance, 3' série, p. 116.
(2) Flaubert Correspondance, 2' série, p. 380.
l'expression 189
sera plus utile à un élève que les quatre chants appris
par cœur de l'Art Poétique, où Boileau répète sans
cesse : Soyez précis, soyez nobles, soyez raisonnables,
mais où il déclare que la précision, la noblesse, la
raison, vériioblemeni poétiques, descendent tout droit
d'Apollon et des neuf Sœurs. L'œuvre de Boileau n'a
pas été inutile au point de vue de la formation du goût
public ; mais les poètes en tant que poètes, n'en
ont tiré aucun profit. La poésie, comme la musique,
comme l'architecture, est l'expression directe et
immédiate de nos états d'âme ; il est probable, étant
donné le déterminisme général des choses, qu'à chaque
pensée correspond une forme adéquate, distincte de
toutes les autres ; mais le problème de cette harmonie
et des conditions qu'elle réalise est actuellement
insoluble, et le jour où la solution en serait trouvée,
il semble évident que la différence entre la science et
l'art cesserait d'exister. On exprimerait par une forme
parfaite l'expression de tel sentiment particulier dans
un cas déterminé, absolument comme on prédit d'une
façon infaillible les éclipses de soleil ou l'heure du
lever de la lune.
Il est donc impossible d'expliquer comment l'expres-
sion devient adéquate à la pensée créatrice dans
l'architeclure, la musique en général, et la poésie
purement personnelle, parce que nous ne savons pas
comment telles lignes ou tels sons excitent en nous telle
igo L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
OU telle impression. Nous devons donc nous borner à
constater que telle forme ne correspond pas à telle
pensée sans préciser dans le menu détail pourquoi ni
comment.
En sera-t-il de même pour la littérature descriptive
épopée, drame, roman, lyrisme impersonnel, etc. ou
pour la musique qui s'efforce d'imiter la réalité par de
véritables images sonores ? Oui, sans doute, dans la
mesure où la pensée s'exprimera immédiatement par j
les mots ou les notes. Il est bien certain que l'harmonie
nécessaire entre l'état d'âme de Beethoven composant la
Sijmjjhonie Héroïque Q,i la Symphonie Héroïque elle-
même ne sera ni plus ni moins difficile à expliquer que
l'harmonie nécessaire entre l'état d'âme de l'auteur du
Rouet d'OmpJiale et le Rouet cVOmphale considéré
comme expression directe de cet état d'âme. Mais dans
ce dernier .cas s'introduit un élément nouveau, à savoir
l'imitation de la réalité ; c'est cet élément qu'il s'agit '
maintenant d'étudier.
Ce serait une grossière erreur de croire que cette
imitation doive être complète et produire l'illusion. S'il
y avait illusion, nous cesserions de considérer l'objet
comme une œuvre d'art, et nous ne nous placerions plus
au point de vue nécessaire pour en bien juger ; car nous
ne considérerions plus que le beau ou le laid naturel
là où nous devrions considérer le beau ou le laid
artistique.
Imaginons que toute la symphonie du Rouet cCOm-
phale consiste dans l'imitation aussi exacte que
possible du bruit du rouet, l'auteur aura échangé une
L EXPRESSION IQI
pensée créatrice large et féconde contre une imita-
tion étroite et stérile ; qu'a-t-il fait au contraire ? Il a
subordonné l'imitation à la pensée créatrice, et n'a
traduit les objets que dans la mesure où la complète
expression de cette pensée l'exigeait. Ce spectacle
lamentable d'Hercule filant aux pieds de sa maîtresse,
nous l'apercevons mieux par ce bruit du rouet dominant
la mélodie voluptueuse.
Il n'y a pas de genre littéraire qui recoure plus
volontiers à l'imitation que le genre dramatique, puis-
qu'il est par définition « l'imitation d'une action » (1).
Mais, dans toutes les écoles, y compris l'école natura-
liste, l'imitation choisit ; elle choisit non seulement le
sujet, mais les divers moments de l'action, elle retran-
che presque inconciemment tout ce qui ne répond
pas à l'expression de la pensée créatrice. Il est abso-
lument certain que dans la réalité, les personnages
d'un drame s'occuperaient de mille autres choses
— y compris les besoins de boire, de manger, de
dormir, de parler pour ne rien dire, etc. — que de
celles dont ils s'occupent dans une pièce. Dès lors
l'imitation ne vise à l'exactitude précise que sur
certains points, i
Quels sont ces points ? Evidemment ceux qui répon-
dent à la pensée créatrice, à la conception de l'auteur,
et c'est ce qui a fait dire à Taine ; « Rendre dominateur
(I) Aristote. Poéliqne, I, 2,
192 L OBJET DU JUGEMENT ESTHETIQUE
un caractère notable, voilà le but de l'œuvre d'art» (1).
En réalité, cette prétendue nécessité du caractère
dominateur n'a rien à voir avec l'expression artistique ;
elle rentre dans la pensée créatrice. C'est cette pensée
qui, opérant sur les différents caractères d'un individu,
choisit le caractère notable auquel elle subordonne
tous les autres de façon à le rendre dominateur. L'ex-
pression consistera à rendre aussi exactement que
possible, par une imitation scrupuleuse de la réalité
ainsi déformée, la pensée créatrice. Dans le Britannicus
de Racine, Néron ne ressemble pas au personnage
décrit par Tacite ; Racine, inconsciemment ou non,
par la tournure naturelle de son génie ou par l'effort
Taisonné de son intelligence, a élagué, effacé, atténué
ou au contraire accusé certains traits ; le mérite de
l'expression a consisté, non pas à élaguer ou à exagérer,
mais à imiter fidèlement le personnage créé ainsi à
nouveau par Racine. On peut donc dire que l'expression,
dans la littérature et dans la musique descriptives, sera
parfaite quand elle imitera exactement la conception
de l'auteur. Et comme cette conception de l'auteur,
une fois qu'elle nous est communiquée, devient une
sorte d'objet, analogue aux objets que nous percevons
dans la nature, on peut dire que l'expression parfaite
est celle qui imite exactement la nature, telle que l'a
vue et qu'a voulu nous la faire voir l'auteur.
(1) Taine. De l'Idéal dans l'Art, p. 2.
l'expression 193
Celui-ci, nous l'avons dit, a le droit de choisir
n'importe quel sujet, à condition que sa pensée soit
individuelle, pénétrante et compréhensive, mais à
condition aussi que l'objet ainsi formé par sa pensée
soit rendu exactement et la fasse mieux comprendre.
Quand sera-t-il rendu exactement ? Lorsque nous
saisirons, d'une part un rapport logique entre la pensée
générale et les diverses manifestations de cette pensée,
d'autre part une imitation, une reproduction fidèle
de la réalité, prise pour objet de la pensée, dans la
mesure où cette pensée a embrassé ou même déformé
cette réalité. Il y a donc, au fond de tout cela, la
nécessité d'imiter la nature, à moins que l'auteur
ne se soit proposé de la réinventer, et alors cette réin-
vention aura produit chez lui une image qu'il a le devoir
de nous rendre fidèlement. Dès qu'il ne nous fait pas
apercevoir ce parti-pris de déformation, nous devons
exiger de lui non pas l'imitation de tout l'objet, mais
l'imitation exacte de l'objet dans la mesure où il se
l'est représenté, l'exactitude de l'imitatiou n'étant plus
autre chose que l'expression de la vie.
Marivaux, comme pensée créatrice, est inférieur à
Molière, mais cette passion sincère, profonde même,
des personnages malgré son apparence un peu légère
et superficielle, cette déformation de la souffrance
morale par la nécessité de paraître à son avantage
ne pouvait être exprimée avec plus d'exactitude qu'elle
ne l'est dans l'auteur du Jeu de l'amour et du
hasard, et par là, Marivaux nous donne l'impression de
la vie et se classejparmi les plus grands écrivains fran-
i3
1^4 l'objet du jugement esthétique
çais. Voltaire, dans Candide, ne vise pas à l'imitation
de la nature vraie ; mais il crée un personnage auquel
il donne les allures générales d'un jeune homme con-
fiant et étonné ; il le voit, l'écoute, le suit dans son pro-
pre esprit; et c'est l'exactitude du rendu de cette vision
et de cette création logique qui fait le mérite de l'ex-
pression dans le petit roman si connu et si justement
vanté.
Donc l'expression, dans la littérature et parfois
dans la musique, ne sera adéquate à la pensée que
si l'imitation de l'objet de la pensée est exacte et
vivante .
Enfin la peinture et la sculpture traduisent la pensée
créatrice d'une façon absolument opposée à l'architec-
ture et à la musique, c'est-à-dire par l'intermédiaire
nécessaire de l'imitation de la nature. Il s'ensuit que
l'expression ne devient adéquate à l'idée que dans des
conditions d'un tout autre ordre.
La pensée ne se manifestant que par la reproduction
de son objet, il est de toute nécessité que cet objet soit
rendu de la façon exacte dont il a été vu par l'artiste, et
dont celui-ci a désiré nous le montrer. Mais d'un autre
côté, l'artiste n'a pu le voir que tel qu'il est, sinon dans
son ensemble, du moins dans quelques détails sur les-
quels il s'est particulièrement arrêté, et qui, pour lui,
constituent sa physionomie. Si la vision de l'artiste n'est
pas conforme à celle du public auquel il s'adresse, le
l'expression 195
langage spécial aux lignes et à la couleur cesse d'être
compréhensible.
Imaginons qu'un artiste symboliste nous peigne
des êtres absolument différents de ceux que nous con-
naissons . nous n'avons plus de point de comparaison
pour juger cette imitation de la nature sur laquelle
repose l'expression en peinture et en sculpture ; nous
restons indifférents ou hostiles devant une telle œuvre.
Si un artiste nous représente des chevaux verts d'eau
avec des pattes semblables à des arcs-en-ciel, il est pro-
bable, il est même certain qu'il a obéi à une pensée
initiale ; mais la valeur de l'expression nous échappe,
parce que l'imitation ne représente aucun objet réel
auquel nous puissions la comparer. Il est donc néces-
saire que l'art imite les formes et les couleurs natu-
relles ; c'est un point sur lequel d'ailleurs tout le monde
est à peu près d'accord, aussi bien au xvnf siècle
qu'au XIX' siècle, chez les purs classiques aussi bien
que chez David ou Delacroix, que chez Courbet ou
Puvis de Chavannes. On n'y connaît guère d'autres
exceptions que certains peintres symbolistes, dont les
efforts sont sans doute respectables, s'ils sont sincères,
mais dont les œuvres restent inaccessibles à l'esprit le
moins prévenu.
Mais lorsque nous parlons d'imitation de la nature,
il ne s'agit pas de la copie puérile que le public imagine
quelquefois. S'il en était ainsi, on n'aurait jamais le
droit d'admirer un portrait sans en connaître l'original,
ni un effet de lumière sans avoir pu le contempler de
ses yeux dans la réalité. L'imitation que nous exigeons
196 l'objet du jugement esthétique
est à la fois très fidèle et très personnelle : lidèle en ce
qu'elle rend exactement un aspect de la nature, person-
nelle en ce qu'elle est dirigée inconsciemment par une
conception initiale. Il en résulte qu'elle s'attache à ce
que l'artiste trouve de plus intéressant, c'est-à-dire à
quelque chose de subjectif, tout en se conformant à la
réalité objective. Il en résulte aussi que parfois le sub-
jectif déforme l'objectif ; mais lorsque cet objectif
devient contraire au possible, l'œuvre est fatalement
mauvaise, soit que la pensée ait frisé la folie, soit que
l'expression ait fait fausse route. Donc l'expression est
parfaite lorsqu'elle traduit pleinement la pensée de l'ar-
tiste en étant une imitation aussi fidèle que possible de
la nature. Mais il faut que cette imitation lidèle soit
conforme à la conception première. La vie de l'œuvre
d'art ne se réalise qu'à ce prix, et mieux vaut une exé-
cution fantaisiste et expressive de la pensée, qu'une
plate copie. « Un bras parfois trop court de Rembrandt,
écrit le peintre Alfred Stevens, est toujours vivant ; un
bras d'un fort en thème, exécuté dans des proportions
exactes, reste inerte» (1). Est-ce à dire que ce bras trop
court soit une beauté de plus dans l'œuvre? Non; mais
il ne la gâte pas irrémédiablement, et n'affaiblit que fort
peu le sentiment de la vie.
Les grands peintres d'ailleurs ne se sont jamais
assujettis qu'à une imitation intelligente et limitée de
(1) A. Stevens. Impressions sur la peinture, p. 82.
L EXPRESSION I97
l'objet propre de la pensée créatrice : de là cette force
de vie et cependant cette étrangeté de Rembrandt ou de
Léonard ; de là l'efïort de l'artiste pour faire compren-
dre par certains traits, plus saillants dans ses tableaux
que dans la nature, le sens de son œuvre. « Ils croient,
disait La Tour, que je ne saisis que les traits de leur
visage ; mais je descends au fond d'eux-mêmes, et je
les remporte tout entiers ». (1) C'est en effet ce que se
proposent le peintre et le sculpteur : traduire la com-
préhension de leur pensée par les traits les plus signi-
ficatifs qu'ils puissent emprunter à la nature. Comment
exprimer tout ce qu'il y a souvent de pensée subjective
et de vérité objective dans un des bizarres croquis de
Rembrandt ? Comment expliquer, sinon par cette
imitation spontanée de la nature en vue d'une concep-
tion donnée, le charme tout particulier des esquisses,
charme qui disparait presque toujours dans l'œuvre
définitive préférable cependant à l'esquisse, mais grâce
à des qualités tout autres ? « L'esquisse dit Diderot,
c'est l'âme du peintre qui se répand librement sur la
toile )) (2), c'est aussi le trait emprunté directement à la
nature et exprimant la vie vraie, sans aucun de ces
truquages d'école nécessaires à l'achèvement complet
du tableau.
(1) Mot de La Tour rapporté par de Concourt. L'art au xviii* siècle : La
Tour.
(2) Diderot. Salon de 1745 : Greuze. — Cf. Jules Breton. Un peintre paysan,
p. 212 II van»e à propos des ébauches et des esquisses « lear incomparable
attrait dû aux réticences de l'inspiration qui a hâte d'exprimer tortement et
vivement l'essentiel d'un sentiment et d'une pensée qui glisse sur le reste ».
igS l'objet du jugement esthétique
Donc si l'imitation de la nature doit être exacte
étant donné que l'artiste s'est appliqué à rendre cette
nature, elle comporte au contraire une assez grande
liberté dès que l'artiste exprime sa pensée propre par
le moyen de la nature. Il suffit dans ce dernier cas que
la vérité possible soit respectée et que la pensée se
comprenne pleinement. Claude le Lorrain n'imite pas
aussi scrupuleusement la nature que tel impressionniste
moderne. Il arrange certainement le décor de ses
tableaux. Mais sa lumière est celle qui, à certaines
heures, nous séduit dans la nature ; toute la force et
tout le charme de son émotion sont dans cette lumière ;
nous ne lui en demandons pas davantage, et nous nous
soucions peu qu'il décompose ou non les nuances qu'un
œil exercé saisira dans l'eau. — Pu vis de Chavannes
est frappé par la beauté d'un paysage qu'il aperçoit en
wagon entre Paris et Amiens ; il en fait le fond de son
« Ludus pro Patria ». Mais il se garde bien de gâter sa
première impression par une étude d'après nature. « La
vision du paysage, dit-il, avait été pour moi si intense,
qu'il me semblait qu'une observation sur place en eût
affaibli la sensation, et m'aurait exposé à n'en retrouver
plus tard, dans ma mémoire, qu'une image réduite,
confuse et sans vie » (1). Le paysage en question est
l'expression d'un état d'âme, dans laquelle l'imitation
est ramenée en quelque sorte à son minimum, sans que
pourtant l'expression soit défectueuse : car la vérité et
(1) Marias Vachoû. Puvis de Chavannes, p. 94.
L EXPRESSION I99
la vie s'y retrouvent non dans la fidélité photographique,
mais dans la justesse des grandes lignes et dans l'exac-
titude des quelques détails, où se résume l'impression
du peintre.
S'il est certain que l'artiste doit imiter fidèlement la
nature, il est certain aussi qu'il ne doit l'imiter que
dans la mesure où cette imitation est un moyen
d'expression de la pensée. L'imitation doit être totale,
quand^ par principe, l'artiste traduit la vie universelle,
belle partout et toujours ; elle doit être limitée à
certains objets, ou même à certains détails des objets
quand des hommes comme Rembrandt ou Puvis de
Chavannes ne conçoivent leur œuvre qu'en raison de
certains effets de lumière ou de lignes. Mais si restreinte
qu'on fasse la part de l'imitation, il faut que cette
imitation soit scrupuleuse, sans quoi la peinture ou la
sculpture deviennent des énigmes. Ce principe néces-
saire une fois admis, chacun peut imiter ce qu'il veut
dans son modèle — tout ou partie, — et n'a plus qu'un
devoir : ramener l'imitation aux exigences de la
conception, au lieu de confondre ce qu'il y a de signi-
ficatif dans les choses que l'on veut peindre avec
l'accessoire et l'inutile.
On voit maintenant comment la nécessité de se
borner à la traduction exacte d'une pensée créatrice,
forte ou médiocre, amène l'expression à être tantôt une
simple figuration, mi-instinctive, mi-conventionnelle de
200 l'objet du jugement esthétique
la pensée, comme dans l'architecture, la musique et la
poésie, tantôt une imitation de la réalité par les
procédés musicaux ou littéraires, tantôt enfin une
reproduction fidèle (au moins dans les traits essentiels)
de l'objet de la pensée, comme dans la peinture et dans
la sculpture. Mais partout et toujours cette expression
reste soumise à cette loi : rendre la pensée dans toute
sa valeur et ne rendre qu'elle, sans cependant avoir les
mêmes mérites que nous avons reconnus en elle. Et
ainsi l'expression a une valeur indépendante de la
valeur de la pensée.
Est-ce à dire qu'en général un grand artiste soit
grand par la pensée et médiocre par l'expression, ou
inversement ? Non. Presque toujours à une pensée
puissante correspond une expression digne d'elle et à
une pensée faible une expression médiocre ; car il faut
un don aussi heureux de l'esprit pour exprimer
pleinement sa pensée que pour bien penser ; et quiconque
est intellectuellement faible risque fort de pécher aussi
bien par le fond que par la forme. Mais après cette
importante réserve, nous pouvons résumer la valeur de
l'œuvre d'art en disant qu'elle embrasse deux choses
distinctes : la pensée créatrice et l'expression ; que la
pensée créatrice est parfaite quand elle se distingue
essentiellement de toute autre, quand elle pénètre
pleinement son objet et quand cet objet est le plus
vaste possible ; que l'expression n'a d'autre mérite que
de traduire la pensée, toute la pensée, rien que la
pensée, par les moyens propres à chaque art, et enfin
qu'une œuvre est parfaite dans la mesure où la pensée
L EXPRESSION 20I
créatrice et l'expression sont l'une et l'autre arrivées à
la perfection, et donnent, par leur complète adaptation,
ce sentiment de la vie à la fois une et infinie, ce
sentiment de la totale harmonie, sans lequel il ne saurait
y avoir de beauté, et dont la manifestation est le but de
toute œuvre d'art. Le prix de l'art vient donc de la
pensée, soit qu'elle conçoive les choses, soit qu'elle les
exprime, et ainsi c'est à l'appréciation de la pensée
seule qu'il nous faudra maintenant réduire les lois plus
ou moins précises de la critique d'art.
DEUXIEME PARTIE
Les Lois de la Critique d'Art
CHAPITRE I
PEUT-ON ÉTABLIR LES LOIS DE LA CRITIQUE d'aRT
EN DEHORS
DE TOUTES CONSIDÉRATiONS TECHNIQUES ?
Comment est née Vopinion que les hommes du métier sont
les meilleurs juges des œuvres d'art. — Nécessité de dis-
cuter cette opinion par les faits plutôt que par les consi-
dérations abstraites.
Le sens critique dans les conférences de l Académie
Royale. — La question du coloris. — La question de la
vérité historique. — Absence de considérations techni-
ques. — Médiocrité de cette critique faite par des artistes.
Le sens critique dans Diderot. — Sa méthode. — La ques-
tion du coloris. — La question de l'imitation de la nature.
— Profondeur et justesse de ses vues.
Le sens critique et la technique réunis : Fromentin. — Peu
d'importance de la technique chez Fromentin. — Ce qu'est
la critique d'art.
206 LES LOIS DE LA CRITIQUE
Estime des peintres pour les critiques consciencieux. — Où
sont les jugements les plus sérieux. — Avis des peintres
eux-mêmes dans la question. — Un chapitre de Léonard
de Vinci. — Conclusion.
Le principe de la critique d'art ayant été établi dans
la première partie de cet ouvrage, nous n'avons plus,
semble-t-il, qu'à en déduire les lois qui la régissent. Mais
une question préjudicielle se pose : avons-nous le droit,
nous, profanes, de juger des œuvres d'art dont nous ne
connaissons pas la technique ? Un musicien sait pour-
quoi telle sonate est belle ou médiocre : il se rend
compte que telles lois de l'harmonie ont été appliquées
ou négligées, ou que l'auteur s'est montré timide ou
hardi, et qu'il a déployé ou épargné l'effort de sa
science et de son ingéniosité. Mais le simple ama-
teur éprouve du plaisir ou de l'ennui sans pou-
voir en déterminer la cause avec précision ; dès Ion
comment ose-t-il s'établir juge de cette sonate ? Et d(
même on peut prétendre que seuls les poètes jugeron
sainement de lapoésiedontils connaissent les lois et le
difficultés techniques, que seuls les architectes, sachan
raisonner sur les proportions et les caractéristiques de
divers ordres, pourront donner un avis autorisé sur u:
monument, enfin que seuls les peintres et les sculpteurs
ayant la pratique de la brosse ou de l'ébauchoir, seroD
en droit de se prononcer sur un tableau ou une statut
Nous savons tous les arguments qu'on peut fait
valoir et qu'on a souvent fait valoir contre cette théorie
LES DROITS DE LA CRITIQUE D ART 20^
les artistes ne recherchent pas seulement les suffrages
de leurs pairs, mais aussi ceux de la masse ; les plus
raffinés d'entre eux, les plus dédaigneux de l'opinion
publique ont terriblement souffert de l'isolement où la
foule les a laissés ; (1) les artistes les plus parfaits et
reconnus comme tels par les gens du métier se sont
toujours adressés à la multitude capable de comprendre
la poésie, la plastique, l'architecture, plutôt qu'au petit
nombre des poètes, des peintres, des sculpteurs ou des
architectes : on n'imagine pas les poètes grecs ou même
les poètes romains du siècle d'Auguste écrivant pour
un cénacle de poètes. Ces arguments ont une indéniable
valeur; cependant ils ne suffisent plus aujourd'hui à
convaincre quelques esprits sérieux.
Peu à peu l'opinion s'est répandue que le critique
doit avoir pratiqué lui-même les arts dont il prétend
s'occuper. Nous ne la trouvons exprimée presque nulle
part au xvii^ et au xyiu' siècles, où le grand souci des
artistes est de plaire aux « honnêtes gens » ; bien plus,
on aurait considéré comme une affectation et un pédan-
tisme insupportables l'étalage de connaissances ou de
considérations techniques dans les jugements esthé-
(1) Les témoignages d'Edmond de Goncourt, d'Alph. Daudel, de M. Zola,
attribuent la mort de Jules de Goncourt à l'amertume de ses insuccès litté-
raires ; et pourtant il se piquait de ne pas écrire pour le commun. Manet,
lui aussi, souflrit d'être un incompris ; mais, peut-être, a-t il toujours visé à
la conquête du public, contrairement au dédain des de Goncourt pour la masse.
En revanche le hautain Baudelaire, dans ses Salons de 1845 et 1846, déclare
sérieusement qu'il écrit pour n les Bourgeois ».
2o8 LES LOIS DE LA CRITIQUE
tiques. Molière s'est nettement expliqué sur ce point
dans la Critique de l'Ecole des Femmes ; et il semble
bien que l'opinion publique, en même temps que celle
des écrivains, lui ait donné raison. A l'Académie Royale
de Peinture et de Sculpture, ce sont souvent les ama-
teurs qui se font le mieux écouter, et l'on sait le rôle
prépondérant qu'y joua le comte de Caylus. Mais à
partir des premières années du xix^ siècle, les artistes
se déclarent « las d'être régentés par des amateurs
ignorants ou des écrivains incompétents : architectes,
peintres, sculpteurs, graveurs à l'envi s'escrimèrent de
la plume sur la théorie, l'histoire et la critique d'art.
Mis en goût, ils ne tardèrent pas à en réclamer la
critique exclusive, pour la raison qu'une bonne doctrine
ne peut être que le fruit d'une longue pratique dans
l'art dont il s'agit de parler, et que la métaphysique
n'apprend ni à faire des statues, ni à savoir comment
d'autres les ont faites » (1). C'est en partant de ce
principe que Théodore de Banville déclare au poète :
« Tu n'as pas d'autres juges que les bons ouvriers et
les maîtres de ton art, et tout encouragement qui ne
vient pas d'eux est un piège » (2).
Depuis cette époque, les critiques d'art eux-mêmes,
ou tout au moins les historiens de l'art ont souvent tenu
un langage analogue. Ils ont donné à entendre que la
critique faite par des amateurs, quelque éclairés qu'on i
(1) Benoit. L'Art Français sous la Révolution et l'Empire, p. 253.
(2) Th. de Banville. Petit traité de Poésie française, p. 261.
LES DROITS DE LA CRITIQUE D ART 209
les suppose, est toujours une critique de littérateur où
le souci de décrire et de pérorer l'emporte sur la dis-
cussion vraiment sérieuse ; c'est à Diderot surtout qu'ils
s'en sont pris, comme au plus brillant représentant de
ce genre (1) ; et ils ont réclamé dans la critique d'art des
observations d'artistes. Sans doute ils n'ont pas demandé
pour les artistes le monopole de la critique, d'autant
que quelques-uns se fussent mis en singulière contra-
diction avec eux-mêmes. Mais ils ont donné au public
l'impression que les artistes étaient plus aptes que les
amateurs à la critique des œuvres d'art, et l'idée n'a pas
tardé à faire son chemin. On peut dire que son cham-
pion le plus convaincu a été M. Ferdinand Brunetière,
qui dans un article sur les conférences de l'Académie
Royale de Peinture et de Sculpture accusa Diderot
d'avoir « jeté la critique d'art dans une voie fausse, tandis
que cent ans avant lui les Conférences de l'Académie
Royale l'avaient dirigée dans la bonne, dans la vraie,
dans la seule », et qui se félicite même des préjugés que
contiennent ces conférences, parce que du moins « ce
sont encore des préjugés d'art ! » (2) Ainsi la critique
d'un artiste, même fausse, aura une valeur que n'aura
(1) Cf. en particulier ; Larroumet. Etudes de littérature et d'art, 4* série
p. 130 — S. Rocheblave. Le comte de Cayius, p. 180. — Véron : Esthéti-
que, p. 338.
(2) Revue des deux Mondes, 1'' juillet 1883. « Leurs raisons (aux artistes)
valent ce qu'elles valent. Elles sont bonnes ou elles sont mauvaises ; mais ce
sont des raisons d'artistes ; et si quelqnefois, comme à tout le monde, il leur
arrive de prendre leurs préjugés pour des raisons, ce soil encore des préjugés
d'art ». Cf. aussi un article du 15 mai 1880 sur le même sujet.
i4
2IO LES LOIS DE LA CRITIQUE
pas celle d'un amateur, même juste. Quelle valeur ?
Celle d'être la critique d'un artiste, et non d'un ama-
teur.
Si cette façon de voir est exacte, nous n'avons pas à
nous préoccuper plus longtemps de rechercher les lois
de la critique d'art : ce sera l'affaire des artistes, non la
nôtre. Si elle est inexacte, les preuves qu'on a données
jusqu'ici sont insuffisantes, puisqu'elle se fait jour mal-
gré elles, et nous devons par conséquent étudier les
assertions de M. Brunetière, rechercher ce que vaut la
critique des Conférences de l'Académie Royale de Pein-
ture et de Sculpture, montrer jusqu'à quel point celle
de Diderot lui est inférieure ou supérieure, mettre en
lumière les qualités de la critique d'art faite par les
artistes, afin d'examiner si ces qualités sont inaccessi-
bles aux amateurs, et enfin recourir au témoignage des
artistes eux-mêmes pour savoir s'ils ne reconnaissent
que leurs confrères comme juges autorisés de leurs
ouvrages.
Depuis 1667 jusqu'à la mort de Colbert, l'Académie
Royale de Peinture et de Sculpture consacra la séance
du premier samedi de chaque mois « à l'exercice de la
conférence » (1). Un des professeurs, ou même un
(1) Cf. Procès verbaux de l'Académie, publiés par M. de Monlaiglon. Les
Conférences auxquels Colbert altachail une 1res grande importance (cl. procès-
verbal de la séance du 31 août 1669), ne disparurent pas avec lui, mais on
tricha un peu avec le règlement en reprenant d'anciennes conférences, en
lisant des traités de peinture, et en se déchargeant souvent de ces divers tra-
vaux sur le Secrétaire de l'Académie.
LES DROITS DE LA CRITIQUE D ART 211
simple membre de l'Académie était chargé « d'expli-
quer un des meilleurs tableaux du cabinet du roi », ainsi
que Golbert l'avait prescrit en janvier et en avril 1667 ;
plus rarement il entretenait à la fois ses collègues et les
étudiants « des sciences et raisonnement des arts de
peinture et de sculpture » conformément à l'article IX
des statuts de l'Académie interprétés par une délibéra-
tion du 3 mai 1653, qui ne fut mise en vigueur que
quatre ans plus tard. La critique d'art entrait donc à
l'Académie sous ses deux formes principales : critique
théorique, avec les discussions générales sur la peinture
et la sculpture, critique appliquée avec l'explication
« des beautés des tableaux du cabinet du roi » (1). Si
vraiment « les ouvertures de conférences » faites par des
hommes comme Charles Le Brun, Philippe de Cham-
paigne, Sébastien Bourdon, ont des mérites qu'on ne
retrouve pas chez les plus célèbres critiques d'art, nous
aurons d'autant moins de peine à nous en rendre compte
que les règlements ont pris soin d'imposer aux artistes
des sujets ne prêtant à aucune équivoque, et rappelant
les efforts de Diderot pour apprécier avec équité les
tableaux du Salon ou déterminer les principes essentiels
de la peinture et de la sculpture.
Deux sujets ont été particulièrement discutés dans les
conférences de l'Académie : l'importance de la couleur
comparée à celle du dessin, et la nécessité pour le
peintre de se conformer à la vérité historique. Voyons
(1) Procès-verbal du 9 avril 1667.
212 LES LOIS DE LA CRITIQUE
donc comment ont été traitées ces questions capitales
par des hommes du métier, et en quoi consiste la valeur
de leurs observations d'artistes.
Le 12 juin 1(371 (1), Philippe de Ghampaigne, tout
en louant la beauté des coloris dans la Sainte Famille
de Titien, engageait les étudiants à s'appliquer avant
tout à la correction du dessin, comme « au principal et
au solide de la peinture », et il concluait que « quicon-
que s'attache à cette qualité acquiert toujours en prati-
quant une assez belle méthode de peindre, sans qu'il
soit nécessaire de s'enlêter de cette partie seule ». Il y
avait dans ces derniers mots quelque acrimonie contre
le parti des coloristes ; et bien que Philippe de Gham-
paigne eût témoigné de son admiration pour « le char-
mant pinceau du Titien ï, Blanchard, encore tout jeune
et enthousiaste de l'école Vénitienne, résolut de prendre
la défense de la couleur.
Donc, le 4 novembre suivant, il répondit au discours
de M. de Ghampaigne l'oncle. Mais on se serait plutôt
cru à la Sorbonne qu'à l'Académie. Point de considéra-
tions sur la touche, l'empâtement, la lumière, mais
des déductions et des arguties dignes d'un scolastique.
Pour savoir si la couleur est supérieure au dessin (qu'il
déclare d'ailleurs nécessaire), il remonte aux défini-
tions, et veut connaître « non seulement ce que nous
(1) Les conférences que nous citons existent en manuscrit aux archives de
l'Ecole des Beaux-Arts. Le catalogue des conférences manuscrites a été dressé
et imprimé par les soins de M. Miintz en 1877.
LES DROITS DE LA CRITIQUE d'aRT 2i3
appelons couleur, mais encore ce que c'est que pein-
ture ». Et il découvre que la peinture est « un art qui,
par le moyen de la forme et des couleurs, imite sur
une superficie plate tous les objets qui tombent sous
le sens de la vue ».
Blanchard pose cette définition comme une vérité
incontestable, et ne s'inquiète pas un instant de recher-
cher si elle est, par hasard, imcomplète ou inexacte. Il
s'empresse d'en conclure que « la fin du peintre,... c'est
de tromper les yeux et d'imiter la nature ; mais, remar-
que-t-il, il faut ajouter que cela se fait parle moyen des
couleurs, et il n'y a que cette seule différence qui
rende la fin de la peinture particulière et qui la
distingue d'avec celle des autres arts >.
Or, nous connaissons la nature d'un objet par sa fin
propre ; c'est la théorie aristotélicienne de l'otzeîov î/iyov ;
si la fin de la peinture est d'imiter les choses au moyen
de la couleur, la peinture est donc l'art de la couleur,
et il faut admettre que « celui-là est un plus savant
peintre, lequel possède mieux cette partie de la pein-
ture que nous appelons couleur, et la sait mieux mettre
en usage », de même que « l'homme n'étant homme
que par la raison..., on peut fort bien dire que
celui-là est plus homme, qui se sert le mieux de
sa raison ».
Si vous joignez à cela que la couleur a mérité les
louanges de l'antiquité à une époque c où le dessin était
au-dessus de l'état où il se trouve aujourd'hui, et où la
couleur l'aurait cédé à celle de notre temps», n'est-il
pas évident qu'il faut être aveugle ou de mauvaise foi
2l4 LES LOIS DE LA CRITIQUE
pour ne pas admettre la supériorité de la couleur
sur le dessin ? Voilà certes une application inattendue
des théories d'Aristote et de l'argumentation sco-
lastique.
Mais la dialectique de Blanchard n'eiïraie pas M. de
Ghampaigne le neveu, et cet autre peintre défendra
scolastiquementjlui aussi, la prééminence du dessin. Il
aura recours à la distinction entre la substance et
l'accident ; toutefois, il est moins clair que son adver-
saire, et on ne peut que le regretter, d Dans l'article
26 (du discours de Blanchard), il est dit que les tableaux
d'un médiocre dessin, colorés dans la perfection, feront
plus d'effet et tromperont davantage que ceux qui
auraient des couleurs médiocres, quoique dessinés dans
la dernière justesse. La raison qu'il en donne est parce
que la couleur, dans sa perfection, représente toujours
la vérité ; il y a à dire à cela que la couleiir n'est
qu'un accident tout pur, et que la forme est la vérité —
de quoi il n'y a aucun lieu de douter ». Est-ce donc là
la véritable critique d'art? Il est permis de le contester.
Remarquez que Jean-Baptiste de Ghampaigne ne
relève pas la définition de la peinture, réduite au
trompe-l'œil par Blanchard. Il admet, lui aussi, que
« la tin du peintre est d'imiter la nature et de tromper
les yeux » ; mais il conteste que cette imitation soit
réalisée par le moyen des couleurs ; car « puisque la
peinture ne peut former aucune figure sans le dessin,
ainsi ce n'est pas la couleur qui fait la lin du peintre ».
D'ailleurs, on n'a qu'à consulter les étymologistes (et
ici nous avouons ne pas comprendre très bien la force
LES DROITS DE LA CRITIQUE d'aRT 2i5
du raisonnement) : « le mot de peintre tire son origine
de dépeindre, qui est de faire la ressemblance de ce
qu'on propose ; cette qualité ne s'attache nullement à la
matière, puisqu'on peint en prose ; n'appelle-t-on pas
la poésie une peinture parlante » ? Et voilà pourquoi le
dessin l'emporte sur la couleur. Mais le syllogisme
n'est pas en forme ; Blanchard était plus convaincant.
Pour clore un pareil débat, il ne fallait rien moins
que l'autorité de Le Brun, autorité incontestée à
l'Académie, et même en dehors, autorité qui procédait
un peu de celle de Colbert, et qui s'étendait à la doc-
trine aussi bien qu'à l'administration. Aussi, le 9 jan-
vier 1672, Le Brun lut un discours intitulé : « Senti-
ments sur le discours du mérite de la couleur, par
M. Blanchard ». Il joue là un rôle d'arbitre, et sa déci-
sion est celle de l'Académie.
Voici, avec ses alinéas très nets, le début du dis-
cours :
« Pour bien parler du mérite de quelque chose, il
faut savoir en quoi il consiste.
« Or le véritable mérite est celui qui se soutient de
lui-même et qui n'emprunte rien d'autrui.
« De sorte que pour connaître le mérite du dessin et
celui de la couleur, et pour en faire la différence, il faut
considérer laquelle de ces deux choses subsiste davan-
tage par elle-même, et est plus indépendante de toutes
les autres... »
Puis, au lieu de laisser de côté ces raisonnements
abstraits et déconcertants chez un artiste, il s'y
enfonce, et établit aussitôt undistinguo entre deux sortes
2l6 LES LOIS DE LA CRITIQUE
de dessin, « l'un qui est intellectuel ou théorique, et
l'autre pratique ». Il part de là pour établir tant bien
que mal que « le dessin imite toutes les choses réelles,
au lieu que la couleur ne représente que ce qui est acci-
dentel )), et que « la couleur dépend du dessin, parce
qu'il lui est impossible de représenter ni figurer quoi
que soit, si ce n'est par l'ordonnance du dessin ». Et il
conclut sèchement que « c'est le dessin qui fait le mérite
de la peinture et non pas la couleur ».
Si les auteurs de ces discours, au lieu d'être des pein-
tres, eussent été des métaphysiciens ou des pédants, on
se demande ce qu'ils auraient pu dire de plus abstrus et
de moins technique. Qu'y a-t-il là qui révèle un tempé-
rament d'artiste? et commentsoutenir que cette critique
des Ghampaigne, de Blanchard, de Le Brun, est « la
bonne, la vraie, la seule? »
Qu'on ne croie pas que le débat sur le dessin et la
couleur ait eu le privilège exclusif de faire parler les
peintres comme des barbares égarés dans les beaux-
arts. La question de la couleur locale, comme on l'ap-
pelle aujourd'hui, ne fut ni traitée, ni résolue d'une
façon plus digne de la peinture. Là encore des considé-
rations étrangères à l'art furent introduites dans la dis-
cussion par les artistes eux-mêmes et dictèrent la déci-
sion de l'Académie (1).
Le 7 janvier 1668, M. de Ghampaigne (le neveu,
(l) Cf. sur la discussion académique que nous rapportons ici M. Lemon-
nier, l'Art français au temps de Richelieu et de Mazarin, p. 352.
LES DROITS DE LA CRITIQUE D ART 21^
selon une note inscrite sur le cahier contenant la confé-
rence, l'oncle, selon Guillet de Saint-Georges), déclara
à propos de la toile de Poussin représentant Eliézer et
Rebecca, qu'il lui semblait que « M. Poussin n'avait
pas traité le sujet de son tableau avec toute la fidélité
de l'histoire, parce qu'il en avait retranché la représen-
tation des chameaux dont l'Ecriture fait mention,
quand elle dit que le serviteur d'Abraham reconnut
Rebecca aux soins officieux qu'elle prit de donner à
boire à ses chameaux aussi bien qu'à lui. » Là-dessus
grande discussion.
Le Brun défendit Poussin qui, « cherchant toujours
à épurer et à débarrasser le sujet de ses ouvrages, en
avait rejeté les objets bizarres qui pouvaient débaucher
l'œil du spectateur et l'amuser à des minuties ». Il
ne fallait pas, selon Texpression même de Poussin,
mélanger le mode phrygien et le mode dorien. La
poésie, d'ailleurs, avait donné l'exemple et « un excel-
lent poète de notre temps, ajoute Le Brun, décrivant
le combat d'Alexandre contre Porus, avait retranché
de sa narration que Porus était alors monté sur un
éléphant, de peur que, faisant mention d'une espèce de
monturerejetéedenosescadronSjil n'effarouchât l'oreille
de ses auditeurs, et que la matière principale ne fût
troublée par ce petit détail qui est contaire à nos ma-
nières de combattre ».
Ceci, du moins, était un argument, et on pouvait
espérer qu'une discussion sur l'unité de la composi-
tion, sur l'harmonie du sujet, contrariée ou peut-être
favorisée par l'inexactitude des détails^ allait en sortir.
2l8 LES LOIS DE LA CRITIQUE
Mais les adversaires de Poussin se contentèrent de
regretter qu'il n'eût pas « représenté au moins trois ou
quatre chameaux » sur les dix dont parle l'Ecriture, à
seule fin que le tableau fût plus intelligible, «et qu'on
ne prît pas le serviteur d'Abraham pour un marchand
qui cherche à vendre ses joyaux et qui va les mon-
trer. »
Sur quoi, Le Brun retourna les armes de ses contra-
dicteurs contre eux-mômes, et, « leur faisant consi-
dérer que les chameaux servent de voiture ordinaire aux
marchands du Levant, il leur dit que, tout au con-
traire, si on représentait quelques-uns de ces animaux
auprès du serviteur d'Abraham, ce serait le vrai
moyen de le faire prendre pour un marchand forain
qui, chemin faisant, exerce un trafic auprès de ces
filles. ))
Gomment se termina le débat ? Par une conclusion
tirée de l'exégèse et capable de satisfaire les casuistes
les plus difficiles. On observa que « la Genèse marque
expressément que Rébecca ayant donné à boire au ser-
viteur d'Abraham courut au puits une seconde fois et y
puisa de l'eau pour ses chameaux, ce qui marque la
distance qu'il y avait entre les chameaux et le puits. »
Donc les chameaux étaient en dehors de la toile, et
Poussin n'avait offensé ni la Bible, ni la vérité histo-
rique.
En 1672, Testelin, reprenant ce débat à l'Académie,
fut de l'avis de Le Brun ; et même, allant plus loin, il
soutint que les détails, en apparence les plus néces-
saires, devaient disparaître si la noblesse du sujet l'exi-
LES DROITS DE LA CRITIQUE d'ART 219
geait, et il protesta contre « ces représentations de la
Nativité de Notre Sauveur, où l'on met en des places
les plus apparentes un bœuf et un âne, qui sont des
choses indécentes et profanes, ces animaux portant un
caractère de brutalité, au lieu qu'un sujet aussi divin
ne devait être accompagné que de figures et d'actions
qui répondent à la sublimité et à la sainteté du mys-
tère. » Cette idée eût sans doute pu venir à un littéra-
teur aussi bien qu'à un peintre, et elle eût moins étonné
chez le premier que chez le second.
Enfin le discours sur Ellèzer et Rèbecca fut relu
devant Golbert, en séance solennelle, le 10 octobre 1682.
On rappela les arguments échangés autrefois, on
discuta de nouveau, et on « agita si, sur l'exemple de
Poussin, un peintre pouvait retrancher du sujet
principal de son tableau les circonstances bizarres et
embarrassantes que l'histoire ou la fable lui fournissent. »
Coypel soutenait la négative. Le Brun l'affirmative ; on
pria Colbert de trancher la question ; il s'en défendit
d'abord, puis « dit que, sans prétendre donner aucune
discussion sur cette matière, sa pensée était que le peintre
doit consulter le bon sens et demeurer en liberté de
supprimer dans un tableau les moindres circonstances
du sujet qu'il traite, pourvu que les principales y
soient expliquées suffisamment. » C'est donc un homme
étranger à l'art qui donne une solution définitive
au débat soulevé entre les peintres ; « l'Académie
demeura pleinement persuadée de la force et de l'au-
torité d'un sentiment si judicieux, et y déférant avec
autant de joie que de respect, elle a voulu qu'il soit pris
220 LES LOIS DE LA CRITIQUE
à l'avenir pour un précepte positif, et s'est fait un
plaisir et un honneur de signer ce résultat. » Abstrac-
tion faite de la flatterie des académiciens envers Golbert,
il reste que ce jugement du ministre avait à peu près la
même valeur esthétique et technique que ceux de Le
Brun ou de tout autre recteur ou professeur de
l'Académie.
Dès lors, quel mérite particulier, quelle saveur sut
generis peut-on trouver à des discussions sur la théorie
de la peinture ou sur les plus beaux tableaux du cabinet
du roi, lorsque nulle part elles ne révèlent de connais-
sances spéciales, lorsqu'elles empiètent sans cesse sur
le domaine de la scolastique ou sur celui de l'exégèse?
On peut relire le poème de Molière sur la Gloire du Val-
de-Grâce ; il n'a ni plus ni moins de valeur que la plu-
part des conférences de l'Académie Royale ; on peut
même dire, à son avantage, qu'il est écrit en français,
tandis qu'il en est tout autrement de la plupart des dis-
cours prononcés par les peintres et les sculpteurs.
En face de cette pauvreté de principes et d'observa-
tions techniques dans la critique des peintres par les
peintres, il est intéressant de montrer l'originalité et la
justesse des observations d'un homme tel que Diderot,
étranger à la pratique des arts. Sa méthode est très
simple : il écoute les discussions des gens du métier, il
regarde, il interroge, il réfléchit, et il dit son avis sans
aucune prétention.
LES DROITS DE LA CRITIQUE D ART 221
« S'il m'arrive de blesser l'artiste, dit-il, dans la dédi-
cace du Salon de 1765, c'est souvent avec l'arme qu'il
a lui-même aiguisée. Je l'ai interrogé, et j'ai compris
ce que c'était que finesse de dessin et vérité de nature
J'ai conçu la magie de la lumière et des ombres. J'ai
connu la couleur ; j'ai acquis le sentiment de la chair ;
seul, j'ai médité ce que j'ai vu et entendu ; et ces ter-
mes de l'art, unité, variété, contraste, symétrie, ordon-
nance, composition, caractère, expression, si familiers
dans ma bouche, si vagues dans mon esprit, se sont
circonscrits et fixés... » Il ne se fait pas cependant illu-
sion sur lui-même : « Au reste, n'oubliez pas que je ne
garantis ni mes descriptions, ni mon jugement sur
rien... mon jugement, parce que je ne suis ni artiste,
ni même amateur. Je vous dis seulement ce que je
pense, et je vous le dis avec toute ma franchise. S'il
m'arrive d'un moment à l'autre de me contredire, c'est
que d'un moment à l'autre, j'ai été diversement affecté,
également impartial quand je loue et que je me dédis
d'un éloge, quand je blâme et que je me dépars de ma
critique (1) ». Diderot, si curieux qu'il ait été des pro-
cédés techniques (2), n'est donc qu'un ami des arts
s'entretenant avec quelques abonnés de la Correspon-
dance de Grimm ; il ne se pose môme pas en connais-
seur. Voyons ce qu'après Philippe de Ghampaigne et
Le Brun, ce profane va nous dire au sujet de la cou-
leur.
(1) Salon de 1767 Loulherbourg.
(2) Cf. son traité de la Peinture à l'Encaustique.
222 LES LOIS DE LA CRITIQUE
Loin de la comparer au dessin, il s'efforce d'expliquer
en quoi elle consiste dans la peinture, et de montrer
que le peintre doit procéder comme semble procéder
la nature elle-même. « Assemblez confusément des
objets de toute espèce et de toutes couleurs, du linge,
des fruits, du papier, des livres, des étoffes et des ani-
maux, et vous verrez que l'air et la lumière, ces deux
harmoniques universels, les accordent tous, je ne sais
comment, par des reflets imperceptibles : tout se liera,
les disparates s'affaibliront, et notre œil ne reprochera
rien à l'ensemble » (1). On dirait que ces lignes ont été
soufflées par Chardin à Diderot : la chose d'ailleurs est
fort possible; mais cela prouve que les hommes de
talent, étrangers aux arts, peuvent en pénétrer les
secrets, s'ils se donnent la peine de les bien cher-
cher.
Cette théorie si hardie et si féconde de l'accord de
toutes les couleurs dans la lumière, nous le retrouvons
dans ses Observations sur l'Art de peindre de Watelet :
« Cette harmonie s'établit par les reflets entre les cou-
leurs les plus antipathiques. Ainsi, à proprement parler,
il n'y a point d'antipathies de couleurs dans la nature ; et
il y en a d'autant moins dans l'art que le peintre est plus
habile. Jetez les yeux sur une campagne ; voyez s'il y a
rien qui choque votre œil. La nature établit entre tous les
objets une sorte de tempérament qu'il faut imiter. Mais
ce n'est pas tout. Jamais les couleurs de l'artiste ne
(l) Salon de 1763: Deshays.
LES DROITS DE LA CRITIQUE d'aRT 223
pouvant égaler, soit en vivacité, soit en obscurité, celles
de la nature, l'artiste est encore obligé de se faire une
sorte d'échelle où ses couleurs soient entres elles comme
celles de la nature. La pointure a, pour ainsi dire, un
soleil qui n'est pas celui de l'univers (1). Chaque
artiste ayant ses yeux et par conséquent sa manière de
voir, devrait avoir son coloris. Mais il y a, par malheur,
un coloris d'école et d'atelier auquel le disciple se con-
forme, quoiqu'il ne fût pas fait pour lui. Qu'est-ce qui lui
arrive alors ? De se départir de ses yeux et de peindre
avec ceux de son maître. De là tant de cacophonie et
tant de fausseté ». Il semble que cette page en dise plus
long sur les limites de l'imitation de la nature et de la
convention en art que le traité de Le Brun sur l'Expres-
sion des passions ou que le discours de Blanchard sur
la couleur.
Lorsque Diderot applique cette théorie à deux des
plus grands peintres du xviii^ siècle, Chardin et La
Tour, elle lui inspire des jugements auxquels la posté-
rité a souscrit, et, ce qui vaut mieux encore, des obser-
vations utiles à recueillir pour les artistes. « Gomme
l'air circule autour de ces objets ! écrit-il à propos des
tableaux exposés par Chardin au salon de 1765. Là
lumière du soleil ne sauve pas mieux les disparates des
êtres qu'elle éclaire. C'est celui-là qui ne connaît guère
(1) Cette phrase se retrouve presque textuellement dans d'autres passages,
notamment à la fin du Salon de 1767 (De la manière) et dans les Pensées
détachées.
224 LES LOIS DE LA CRITIQUE
de couleurs amies, de couleurs ennemies... C'est là
qu'on voit qu'il n'y a guère d'objets ingrats dans la
nature et que le point est de les rendre.... Les biscuits
sontjaunes, le bocal est vert, la serviette blanche, le vin
rouge ; et ce jaune, ce vert, ce blanc, ce rouge, mis en
opposition, récréent l'œil par l'accord le plus parfait.
Et ne croyez pas que cette harmonie soit le résultat
d'une manière faible, douce et léchée : point du tout !
c'est partout la touche la plus vigoureuse ! » Les passa-
ges de ce genre ne sont pas très rares dans les Salons
de Diderot ; encore faut-il les chercher, et dans ces
pages écrites de verve, au courant de la plume, faire la
part de la fantaisie et celle de la solide et sérieuse
réflexion.
Il est curieux de remarquer que, lorsqu'après les
grandes révolutions artistiques du xix^ siècle Edmond
de Goncourt a analysé àsontour le talent de Chardin (1),
il s'est exprimé à peu près comme Diderot : « Que lui
fait à lui le mauvais guide-àne des peintres coloristes
du temps, la théorie de l'arc-en-ciel rangeant à leur
place et morcelant dans une toile les couleurs conve-
nues et la lumière ? Chez lui, point d'arrangement, ni
de convention ; il n'admet pas le préjuge des couleurs
amies ou ennemies. Il ose, comme la nature même, les
couleurs les plus contraires. Et cela, sans les mêler,
sans les fondre :il les pose l'une à côté de l'autre, il les
oppose dans leur franchise. »
(1) L'art au xviii* siècle, Chardin.
LES DROITS DE LA CiRlTIQUE d'aRï 220
Qu'on ne dise pas que cette théorie n'est pas le fond
même de la critique de Diderot, mais simplement une
trouvaille heureuse, un propos d'artiste recopié au
moment même où il était prononcé. Chaque fois que
notre auteur fait à un peintre l'honneur de le prendre
au sérieux, il exprime la même idée. A propos de Boucher
qu'il n'aime pas, mais auquel il reconnaît de la facilité
et d'heureuses dispositions, il parle encore de « ces
analogies fines et déliées qui appellent sur la toile les
objets les uns à côté des autres, et qui les y lient par
des fils secrets et imperceptibles » (1). Quatre ans plus
tard, il se félicitera d'avoir découvert d'instinct une
vérité que La Tour lui explique, à savoir qu'on n'em-
bellit pas la nature et qu'on n'arrive à la perfection qu'en
s'approchant d'elle le plus possible.
« lime confia, dit-il (2), que la fureur d'embellir et
d'exagérer la nature s'affaiblissait à mesure qu'on
acquérait plus d'expérience et d'habileté et qu'il venait
un temps où on la trouvait si belle, si une, si liée,
même dans ses défauts, qu'on penchait à la rendre telle
qu'on la voyait, penchant dont on n'était détourné que
par l'habitude contraire et par l'extrême difficulté qu'on
trouvait à être assez vrai pour plaire en suivant cette
route... principe qui, comme vous le savez, m'était venu
d'instinct, comme vous vous en assurerez en relisant le
premier chapitre de mon petit traité de peinture ».
(1) Salon 1765. Boucher.
(2) Salon 1769. La Tour.
i5
220 LES LOIS DE LA CRITIQUE
Il y a donc bien, chez Diderot, une théorie de la
couleur qui est la suivante : se moquer des règles ensei-
gnées par les hommes à principes, et s'efforcer de
rendre l'harmonie des couleurs et de la lumière de la
nature. Sans doute il n'a pas exposé dogmatiquement
ses idées ; il les a répandues presque au hasard dans le
cours de ses écrits : mais elles existent, et leur étude est
singulièrement plus profitable pour les artistes que la
lecture sèche et fatigante des conférences de l'Académie.
De même que nous avons opposé les idées de Diderot
sur la couleur à celles de Le Brun, de Philippe de
Champaigne et de leur adversaire Blanchard, nous
voudrions pouvoir connaître son opinion vraie sur le
réalisme.
Malheureusement il ne s'est jamais expliqué nette-
ment sur ce point. On retrouve chez lui, comme chez
tous ses contemporains, une estime particulière pour
la peinture d'histoire noblement traitée : mais il y a
loin de ce goùi avoué et souvent contredit par l'amour
du naturel au dogmatisme étroit d'un Le Brun. Les
éléphants des armées d'Alexandre ou le bœuf et l'âne
de la Nativité ne l'auraient pas scandalisé; et s'il a
écrit quelque part : « Jamais un peintre dégoût n'occu-
pera son pinceau des compagnons d'Ulysse changés en
pourceaux, (1) » il affirmera ailleurs qu' * il n'y a ni
beau ni laid dans les productions de la nature considé-
(1) Pensées détachées sur la Peinture. De la composition et du choix des
sujets.
LES DROITS DE LA CRITIQUE D ART 22^
rées relativement à l'emploi qu'on en peut faire dans
les arts d'imitation ; (1) » il protestera sans cesse con-
tre les règles mesquines et traditionnelles qui « ont
fait de l'art une routine, » qui « ont servi à l'homme
ordinaire » et « nui à l'homme de génie ; (2) » et con-
trairement à l'Académie, il déclarera que ce n'est pas
l'exactitude des proportions qui rendra une figure
sublime, mais plutôt « un système de difformités bien
liées et bien nécessaires » (3).
Donc Diderot laisse à l'artiste une liberté féconde,
grâce à laquelle Chardin aura le droit de faire des natu-
res mortes admirables au lieu de tableaux d'histoire
médiocres ; et cette liberté même est sans doute la véri-
table solution du problème du réalisme. Car imposer à
des tempéraments divers une seule façon de faire est
une méthode dangereuse : il est vraisemblable que chez
un peintre grandiloquent comme Le Brun, des animaux
aussi humbles que le bœuf et l'âne eussent fait triste
figure, mais il est plus vraisemblable encore que les
artistes flamands du xv' siècle se seraient sentis très
gênés pour peindre une Nativité d'où ces pauvres bêtes
auraient été exclues. Au fond Diderot ne hait pas le
grand style, bien au contraire ; mais il ne l'impose pas
aux artistes capables de produire sans lui des chefs-
d'œuvres ; et il avoue tout uniment que si Chardin man-
(1) Dictionnaire philosophique : article beau. Cf. le chapitre I de l'Essai sur
la peinture.
(2) Pensées détachées sur la peinture, du goût.
(3) Essai sur la peinture, ch. VI.
228 LES LOIS DE LA CRITIQUE
que d'idéal, il n'en est pas moins le premier peintre de
son temps, parce que seul il a vraiment su imiter la
nature (1).
Si Diderot ne s'est pas attaché à la question du choix
des sujets, en revanche il ne cesse de revenir sur cette
imitation de la nature, sans laquelle il ne conçoit pas
l'art. Et ceci encore nous permet de le comparer aux
artistes théoriciens du xvii= siècle pour qui l'art n'était
autre chose que l'embellissement de la nature, et l'em-
bellissement lui-même de la nature un procédé de
rhétorique souvent faux et toujours froid.
Diderot ne veut rien embellir ; sans doute il donnera
de la nature une définition contre laquelle nous nous
sommes énergiquement élevés (2) ; il retombera, au
fond, dans la théorie du beau idéal ; mais il importe de
distinguer entre Diderot métaphysicien et Diderot cri-
tique d'art : le métaphysicien de l'Introduction au
Salon de 1767 et de la traduction de V Essai sur le mérite
et la vertu oublie volontiers son système lorsque ce
système est en contradiction avec la réalité des faits :
en principe, le modèle des peintres « est purement idéal
et... n'est emprunté d'aucune image individuelle de
Nature » (3) ; mais en réalité il admire une œuvre lors-
que l'auteur a été « voir la nature chez elle », lorsque
Chardin « place son tableau devant la nature et le juge
mauvais tant qu'il n'en soutient pas la présence (4) » ; de
(1) Salon de 1765. Bachelier, Chardin.
(2) Première partie. Ch. I.
(3) Introduction au Salon de 1767.
(4) Salon de 1767. Chardin.
LES DROITS DE LA CRITIQUE D ART 229
quelle nature s'agit-il ? évidemment ce n'est pas de cette
nature quintessenciée et abstraite qu'on ne voit jamais
chez elle, mais de celle qui frappe tous les yeux, et avec
laquelle (il le dit lui-même), il n'y a point de médiocrité
possible : « quand on s'en tient à la nature telle qu'elle
se présente, qu'on la prend avec ses beautés et ses
défauts et qu'on dédaigne les règles de convention pour
s'assujettir à un système où, sous peine d'être ridicule
et choquant, il faut que la nécessité des difformités se
fasse sentir, on est pauvre, mesquin, plat, ou l'on est
sublime » (1). Voilà une phrase qui éclaire singulière-
ment la méthode critique de Diderot : lorsque l'imita-
tion de la nature, tôlle qu'elle se présente, est parfaite,
il n'en demande pas davantage : l'œuvre est sublime ;
mais lorsque l'auteur s'y montre « pauvre, mesquin,
plat, » il affirme qu'il ne faut pas « rendre servilement
la nature » (2), et que l'art étant un mélange de con-
vention et de vérité, « le grand homme n'est pas celui qui
fait vrai, c'est celui qui sait le mieux concilier le men-
songe avec la vérité. » (3) En cela, il se montre vrai-
ment critique d'art, puisque la critique consiste à
saisir en quoi une chose est belle et en quoi elle est
médiocre, et puisqu'en dépit de toute théorie préconçue,
l'important est de reconnaître le mérite réel des œuvres
et d'en déterminer la cause. Or, il est bien certain que
l\) Salon oe 1767. Madame Therbouche.
('2) Salon de 1767. Robertà, propos d'un tableau de la Vigne-Madame.
(3) Salon de 1767. Robert, vers la (in.
23o
LES LOIS DE LA CRITIQUE
c'est dans l'effort de Chardin pour rendre naïvement
la nature qu'est la qualité essentielle de ce peintre, et
que c'est dans un mélange maladroit de vérité et de
convention que consiste le défaut essentiel de beaucoup
de peintres du xviii* siècle. Diderot s'est chargé à plus
d'une reprise de relever ces disparates avec une com-
plète précision.
Il y a donc eu chez lui le souci d'étudier dans quelle
mesure l'artiste doit imiter la nature et ce que c'est
que la nature ; les membres de l'Académie Royale se
contentaient de proclamer qu'il faut imiter la nature,
lorsqu'elle est conforme à la beauté des antiques, et ne
voir l'une qu'à travers l'autre : ceci ressort de presque
toutes les conférences. Or, sur ce dernier point encore,
l'avantage reste à Diderot écrivant : « Celui qui dé-
daigne l'antique pour la nature risque de n'être jamais
que petit, faible et mesquin de dessin, de caractère, de
draperie et d'expression. Celui qui aura négligé la
nature pour l'antique risquera d'être froid, sans vie,
sans aucune de ces vérités cachées et secrètes qu'on
n'aperçoit que dans la nature même. Il me semble
qu'il faudrait étudier l'antique pour apprendre à voir
la nature » (1).
Nous ne prétendons point exposer ici en quelques
pages l'esthétique de Diderot ; nous avons seulement
voulu établir une comparaison entre l'encyclopédiste
étranger à la pratique des arts et les peintres du xvii*
(t) Salon de 1765. Sculpture.
LES DROITS DE LA CRITIQUE d'aRT 23i
siècle s'occupant des tableaux de leurs devanciers ou
des règles de la peinture. Il nous semble que sur deux
questions capitales, le coloris et la vérité en art,
l'avantage reste à Diderot, partisan des recherches
guidées par une scrupuleuse imitation de la nature,
partisan aussi de l'observation à la fois exacte et intel-
ligente de la réalité. Sans doute il n'est pas sans défauts :
il bavarde (ce qui d'ailleurs n'est point désagréable), il
se contente trop facilement de son premier mouvement;
en présence de toiles médiocres, il attribue cette médio-
crité à des raisons souvent fausses, il conserve les pré-
jugés déplorables de son temps sur le portrait et sur le
paysage, il veut introduire la morale en peinture ;
mais, devant les chefs-d'œuvre de Chardin et de La
Tour, il trouve les raisons véritables de leur beauté, il
aperçoit les conditions essentielles de la perfection en
art et les expose avec une verve et une chaleur admi-
rables. Il est facile de démolir d'un mot l'œuvre de
Diderot, en disant : « C'est de la critique de littéra-
teur ! » mais il suffit de lire de près les Salons, de les
comparer avec ce qu'ont écrit les artistes, pour voir
que nul n'a été mieux inspiré sur la plupart des ques-
tions qui intéressent les peintres dignes de ce nom.
Ajoutons que s'il n'a pas écrit un traité des Beaux-
Arts tel qu'on pourrait le souhaiter, il en a vu tous les
éléments et s'est fait un malin plaisir de les signaler à
l'abbé Batteux, auteur d'un livre sur les Beaux-Arts
réduits à un même principe • « Balancer les beautés
d'un poète avec celles d'un autre poète, c'est ce qu'on
a fait mille fois. Mais rassembler les beautés commu-
232 LES LOIS DE LA CRITIQUE
nés de la poésie, de la peinture et de la musique, en
montrer les analogies, expliquer comment le poète, le
peintre et le musicien rendent la même image ; saisir
les emblèmes fugitifs de leur expression ; examiner s'il
n'y aurait pas quelque similitude entre ces emblèmes
etc., c'est ce qui reste à faire, et ce que je vous conseille
d'ajouter à vos Beaux- Arts réduits à un même principe.
Ne manquez pas non plus de mettre à la tête de cet
ouvrage un chapitre sur ce que c'est que la belle
nature ; car je trouve des gens qui me soutiennent que,
faute de l'une de ces choses, votre traité reste sans fon-
dement, et que, faute de l'autre, il manque d'application.
Apprenez-leur, Monsieur, une bonne fois, comment
chaque art imite la nature dans un même objet, et
démontrez-leur qu'il est faux, ainsi qu'ils le prétendent,
que toute nature soit belle et qu'il n'y ait de laide nature
que celle qui n'est pas à sa place » (1),
Il est impossible de tracer plus nettement le plan
d'une esthétique générale et d'en montrer avec plus de
finesse l'extrême difficulté ; qu'on songe à ce vaste pro-
gramme, qu'on lui compare les tentatives partielles des
artistes ou des philosophes, et on sera bien obligé de
reconnaître qu'elles ont été en général déplorables ;
seul Diderot a su en réaliser quelques points sans même
avoir l'air d'y songer, et par la précision de ses remar-
ques, par la justesse des ses idées, il a fait entrer la
(1) Lettre sur les sourds et muets. T. I, p. 385 de l'édition Assézat et
Tourneux.
LES DROITS DE LA CRITIQUE d'arT 233
critique d'art dans la voie qui est réellement « la bonne,
la vraie, la seule d.
Mais, dira-t-on, le critique qui joindra à la finesse et
à la sûreté du jugement une connaissance et une prati-
que sérieuses de la technique ne sera-t-il pas par là
même supérieur à l'amateur ? Que de fois Diderot n'a-
t-il pas regretté son ignorance en peinture et déclaré
que cette ignorance ôtait à sa critique une bonne part
de sa valeur ! (1) « Pour les parties et le mécanisme de
l'art, dit-il dans ses observations sur la sculpture et
sur Bouchardon, il faut être artiste pour en apprécier
le mérite ». C'est ce qu'on a répété bien des fois depuis
un siècle, en ajoutant (ce que n'eût pas fait Diderot)
que cette appréciation technique était seule impor-
tante.
Pour le prouver, on s'est généralement adressé à Fro-
mentin, comme si Léonard de Vinci et Delacroix
(1) Cf. notamment ses réflexions sur le Voyage en Italie de Cochin, 1758,
où il dit que faute de connaitre la technique, l'amateur s'expose à « faire rire
celui qui broie les couleurs dans l'atelier ». — Cf. Salon de 1767 Loutherbourg.
- Cf. Manière de bien juger dans les ouvr.iges de peinture. T. III p. 29 de
l'édition Assézat : « Quant au dessin, dissertez tant qu'il vous plaira ; si vous
n'avez pas pris le porte-crayon, si vous n'avez pas dessiné vous-même d'après
l'exemple, la bosse et le modèle, et dessiné très longtemps, des incorrections
de dessin très grossières vous échapperont ». — Il écrit aussi à propos des
mauvais peintres : « Ils sont trop heureux, les faquins, que celui qui sait rai-
sonner, écrire, ne sache ni dessiner, ni peindre, ni colorier. Combien de
défauts dans leurs ouvrages, qui m'échappent, faute d'avoir pratiqué, et
comme je les leur remontrerais ! » Salon de 1767, Anonyme.
234 LES LOIS DE LA CRITIQUE
n'eussent pas écrit sur leur art des choses aussi intéres-
santes que l'auteur (d'ailleurs très estimable et très
élégant) des Maîtres d'Autrefois. Mais puisqu'on
cite sans cesse le nom de Fromentin comme modèle aux
critiques d'art, nous n'aurons qu'à parcourir son ouvrage
pour montrer combien on a tort d'attribuer ses mérites
de juge à sa pratique de la peinture.
Il n'y a pas un critique qui ait maintenu plus énergi-
quement que lui le droit de tout amateur éclairé à
comprendre et à expliquer un artiste. Il déclare que
l'ouvrage entrepris par lui demanderait à être traité « à
la fois par un historien, par un penseur et par un
peintre » (1) ; et chez lui le peintre a souvent fait place
au penseur. On peut même dire que sa critique n'est
jamais plus belle ni plus profonde que lorsqu'elle se dé-
gage des considérations purement techniques. La forme,
pour lui, ne s'explique que par le fond, et lorsqu'il
veut pénétrer le secret de l'art d'un Rembrandt, il ne
tarde pas à laisser de côté la magie du clair-obscur et
les touches lumineuses et les empâtements chauds,
pour remonter plus haut (2).
Qu'est-ce que Rembrandt ? « Un cerveau servi par un
œil de noctiluque, par une main habile sans grande
adresse... C'était un pur spiritualiste, disons-le d'un
seul mot, un idéologue, je veux dire un esprit dont le
domaine est celui des idées et la langue celle des idées.
(1) Les Maitres d'Autrefois, p. 1.
(2) Cf. sur ce point le Génie dans l'Art de M. G. Séailles, pp. 220 et sui-
vantes.
LES DROITS DE LA CRITIQUE DART 235
La clef du mystère est là » (1). Or, il n'est point besoin
d'avoir tenu la palette pour arriver à cette conclusion,
et un Diderot n'aurait pas été incapable de la
découvrir. Il a même découvert sur la véritable
harmonie des couleurs des choses qui sont plus techni-
ques que celle-là.
Les observations de métier, quand on étudie le génie
des peintres, sont à elles seules si insuffisantes qu'elles
n'établissent parfois aucune nuance entre des artistes
absolument différents. C'est Fromentin lui-même qui
nous l'apprend. « Considérez Van Eyck et Memling
par l'intérieur de leur art ; c'est le même art qui,
s'appliquant à des choses augustes, les rend avec ce
qu'il y a de plus précieux... Sous le rapport des
procédés, il n'y a pas de différences très sensibles entre
Memling et Jean Van Eyck qui le précéda de quarante
ans... Et si les dates ne nous apprenaient pas quel fut
l'inventeur et quel fut le disciple, on s'imaginerait, à
des sûretés de résultat plus grandes encore, que Van
Eyck a plutôt profité des leçons de Memling... » Ainsi
toute la technique d'un peintre habile comme Fromentin
aboutirait en critique à une large erreur, si des
considérations d'un ordre plus général et plus accessi-
ble au vulgaire ne rectifiaient cette impression d'artiste!
Malgré la similitude de procédés entre les deux grands
peintres flamands, Fromentin reconnaît qu' « un monde
les sépare ». Pourquoi ? Parce que « à quarante ans de
(1) LesMaitres d'Autrefois, p. 413.
236 LES LOIS DE LA CRITIQUE
distance, ce qui est bien peu, il s'est produit dans la
manière de voir et de sentir, de croire et d'inspirer les
croyances, un phénomène étrange et qui éclate ici
comme une lumière ». Ce phénomène duquel dépend
la différence entre les deux peintres, c'est la poésie très
douce et très pure qui a envahi l'âme ingénue de
Memling : « Van Eyck voyait avec son œil ; Memling
commence à voir avec son esprit. L'un pensait bien,
pensait juste : l'autre n'a pas l'air de penser autant,
mais il a le cœur qui bat tout autrement » (l). Il était
impossible de mieux dire ; mais, encore une fois,
Fromentin aurait pu être incapable de tenir un crayon,
et cependant écrire ces lignes, parce que la peinture
est une langue que certains hommes comprennent très
nettement sans l'avoir jamais ânonnée, sans même en
savoir au juste les règles, parce que tout ce qui est
expression de la pensée humaine et du sentiment
humain peut, en dehors de toute connaissance technique
chez le spectateur ou l'auditeur, livrer le secret de cette
pensée ou de ce sentiment, parce qu'enfin quand un
artiste peint, ce n'est pas pour des peintres, mais pour
quiconque a des yeux et une âme, pour les hommes
d'aujourd'hui et de demain, pour tous ceux qui sauront
s'émouvoir devant une œuvre comme devant une
manifestation particulière de la beauté totale.
Gomment dès lors ceux qui par métier s'attachent
plus à l'expression qu'à la chose exprimée, comment
(I) Les Maitres d'autrefois, p. 436.
LES DROITS DE LA CRITIQUE d'arT 287
les techniciens curieux de la forme et du détail, seraient-
ils mieux préparés que l'amateur au rôle de juges ?
Toutes les fois que Fromentin examine les tableaux au
point de vue du métier, il devient aussi peu intéressant
qu'un critique littéraire dénombrant les figures de
rhétorique d'un drame ou d'un discours. En admettant
que les hommes du métier aient, pour juger les œuvres
d'art, des lumières (|ue les autres n'ont pas, il est
indéniable que leurs habitudes professionnelles leur
font aisément confondre les qualités secondaires avec
le mérite esssentiel, et qu'ainsi l'avantage resterait
peut-être encore au simple amateur. D'ailleurs s'il
s'agit de citer des critiques d'art de réelle valeur, on
n'a que l'embarras du choix, à condition d'écarter
d'abord les hommes de métier ou de ne prendre chez
eux que ce qui n'est pas considération de métier.
A ces arguments de fait qui militent en faveur des
critiques d'art étrangers aux techniques, nous pour-
rions joindre des considérations rationnelles d'un grand
poids, mais nous nous contenterons de rappeler deux
ou trois ouvrages où ces considérations ont été mises
en lumière : et d'abord (sans remonter à La Bruyère) les
Réflexions critiques sur la ^joésle et la peinture,
où l'abbé Du Bos résume ainsi les trois raisons pour
lesquelles, selon lui, la plupart des hommes du métier
« jugent mal des ouvrages pris en général : la sensibi-
hté est usée. Ils jugent en tout par voie de discussion.
^38 LES LOIS DE LA CRITIQUE
Enfin il sont prévenus en faveur de quelque partie de
l'art, et ils la comptent dans les jugements généraux
qu'ils portent pour plus qu'elle ne vaut » (1). Emeric
David se rencontre avec son ennemi Quatremère de
Quincy pour reconnaître l'insuffisance des artistes
comme juges des œuvres d'art, précisément parce qu'ils
sont artistes et qu'ils font prévaloir sur les mérites de
la pensée créatrice ceux « du savoir et de l'exécu-
tion » (2). Dans son Essai sur la critique d'art, M. Bougot
a montré le danger de s'attacher exclusivement aux
prétendues fautes du dessin ; car « une incorrection
qu'on ne peut apprécier qu'avec le secours d'un instru-
ment de précision n'est point une faute ; par contre
une correction dont on ne pourrait s'assurer que mathé-
matiquement risquerait fort d'être un défaut » (3). A
propos de l'antipathie réciproque de V. Hugo, de
Lamartine et de Musset, M. Legouvé a fait remarquer
avec beaucoup de justesse que ce n'est pas toujours
par envie que les artistes se jugent si mal les uns les
autres, mais aussi « par antipathie de génies » (4). Toutes
ces raisons sont excellentes et devraient convaincre
certains critiques, auxquels on pourrait, conformément
à leurs doctrines, interdire de parler de Racine, de
Voltaire ou de Baudelaire sous prétexte qu'ils n'ont
(1) Livre II. Ch. XXV.
(2) Oiiatremére de Quincy. Considérations morales, p. 36. — E. David.
Heclierclies sur l'art statuaire, p. 98.
(3) Bougot. Essai sur la critique d'art, p. 76.
(4) Legouvé. Soixante ans de souvenir T. Il, p. 385.
LES DROITS DE LA CRITIQUE D'ART 289
jamais pratiqué le vers français. Mais, sans revenir sur
des arguments souvent exposés et très bien exposés,
nous ferons seulement constater, en terminant, qu'en
général les artistes ont reconnu aux critiques le droit
d'examiner leurs œuvres et la compétence pour les juger.
Il est incontestable que Théodore Rousseau et Dela-
croix professèrent une réelle estime pour le critique
Thoré, et trouvèrent ses jugements plus équitables et
mieux motivés que ceux des peintres académiciens
auxquels ils durent leurs échecs persistants au Salon.
Qu'on se rappelle les reproches adressés par les peintres
classiques à leurs adversaires romantiques ou impres-
sionnistes ou naturalistes pendant qu'ils composèrent
exclusivement le jury du Salon, et l'on verra si le sens
critique est plutôt l'apanage des artistes que celui des
amateurs. L'aveuglement des hommes du métier,
lorsqu'ils se jugent les uns les autres, est parfois extra-
ordinaire. Mengs trouvait que « Raphaël ne connaissait
pas la beauté idéale » (1) et que Poussin sans avoir « la
grandiosité ni la grâce de Raphaël... était néanmoins un
excellent peintre pour l'expression de la nature
commune et pour les caractères bas et violents » (2).
Il est vrai que dans une lettre à Falconet du 25 Juillet
1776 il avoue la faiblesse du « jugement » des artistes :
« M. Winckelmann n'était pas un juge infaillible : car il
n'était point artiste ; mais nous-mêmes qui faisons
(1} Réflexions sur Baphael. etc. Ch. H, § l.
(2) Ré^exions sur Raphaël, etc. Ch. II § 4.
24© LES LOIS DE LA CRITIQUE
profession de l'être, sommes-nous sûrs de bien juger?
Si nous jouissions de ce beau privilège, nos productions
seraient certainement parfaites, puisque ce n'est pas la
pratique qui nous manque, mais le jugement ; car il
nous arrive tous les jours de faire des ouvrages que
nous condamnons ensuite nous-mêmes ».
Personne n'a plus spirituellement raillé l'intrusion
des prétendus connaisseurs dans les beaux-arts que
Gochin : « Quiconque se destine à la profession de
donneur d'idées doit dormir peu et cependant rêver
beaucoup. Quelque confuses que puissent être les ima-
ginations qu'il combine, il en forme untoutqui, àla vérité,
n'est pas distinct, mais néanmoins dans lequel il voit,
comme au travers d'un brouillard, des merveilles difficiles
à expliquer et plus difficiles encore à rendre. Il va chez
un artiste, lui propose ces idées ; vingt objections se
présentent dont il ne s'est pas douté ; il n'importe, rien
ne le déconcerte, il revient pourvu de nouvelles
idées » (1).
Oui, mais tout critique étranger aux secrets de la
technique est-il un donneur d'idées ? Gochin ne le dit
pas, et, aujourd'hui du moins, personne n'oserait le
soutenir. Quant à ce même Gochin, il est bien obligé de
constater ailleurs « qu'il ne faut pas toujours se livrer
au sentiment des artistes sur ce qui concerne leurs
rivaux, surtout lorsqu'ils professent le même genre. 11
en est qui ne jugent que d'après leur manière ». Et il
(1) Cocliiii. Œuvres diverses. T. 1 de l'édition 1771, p. 52.
LES DROITS DE LA CRITIQUE d'ART 24^
cite des exemples : « M. Restout le père et M. Halle,
quoique habiles gens à plusieurs égards, étaient certai-
nement les deux plus mauvais dessinateurs qu'il y ait
eus à l'Académie depuis cinquante ans. Ils ne trou-
va^ient néanmoins jamais rien de bien dessiné dans les
ouvrages des autres, et cela ne signifiait autre chose,
sinon que : je ne l'aurais pas dessiné ainsi, donc cela
ne vaut rien » (1). Si les artistes sont juges récusables
dans les arts qu'ils cultivent, force est donc de s'en
rapporter aux hommes qui aiment et comprennent les
arts sans les cultiver eux-mêmes.
Il nous semble que, pour résoudre cette question, on
ne saurait choisir un meilleur arbitre que Léonard de
Vinci ; il n'est pas suspect de partialité envers les cri-
tiques, comme peuvent l'être l'abbé Du Dos, Emeric
David et Quatremère de Quincy ; d'autre part, il a été
lui-même le plus admirable théoricien de son art ; et
voici ce qu'il écrit au chapitre xix de son Traité de
Peinture : « Quoiqu'un homme ne soit pas peintre, il
sait cependant bien quelle est la forme d'un homme ; il
verra bien s'il est bossu ou boiteux, s'il a la jambe
trop grosse, la main trop grande, ou quelques autres
défauts semblables. Pourquoi donc les hommes ne
remarqueraient-ils pas des défauts dans les ouvrages
de l'art, puisqu'ils en remarquent bien dans ceux de la
nature » ? On voit sur quel principe repose la critique
d'art ainsi comprise : l'intuition de l'harmonie natu-
(1). Cochin. Lettre à M. d'Angivilliers sur le Salon de 1785.
i6
a42 LES LOIS DE LA CRITIQUE
relie donnant naissance à l'harmonie esthétique. Nous
comprenons d'instinct ce rapport des parties au tout
que produit si souvent le beau dans la nature ; nous en
réclamons la réalisation dans l'œuvre d'art, et puisque
nous sommes aptes à juger si, dans la nature, ce
rapport existe ou non, nous avons également le droit
de décider s'il existe ou non dans l'œuvre d'art. Pour
simple que soit la solution de Léonard de Vinci, il
semble bien qu'elle renferme toute la part de vérité
compatible avec les affirmations simples dans des
choses compliquées. Nous ne dirons pas qu'elle tranche
définitivement la question ; mais nous croyons que
c'est encore ce qu'on a dit de plus précis et de plus
juste dans l'ensemble.
Ainsi donc, sans prétendre imposer notre opinion que
les amateurs habitués à l'examen des œuvres d'art sont
plus qualifiés que les artistes eux-mêmes pour porter
un jugement esthétique, nous sommes en mesure de
déclarer tout au moins que le privilège de la critique
n'appartient pas plus aux artistes qu'aux amateurs.
Nous avons mis dans la balance les essais de critique
des peintres les plus renommés et ceux des amateurs
les plus attaqués, comme l'a été Diderot; nous aurions
pu citer des hommes comme Thoré et même comme
Gastagnary, pour nous en tenir aux morts ; nous ne
croyons pas que le plateau eût penché en faveur des
peintres. Nous avons essayé de montrer que Fromen-
tin, à tout moment, est obligé de renoncer à la techni-
que pour formuler ses jugements. Nous croyons qu'en
lisant attentivement le Traité de peinture de Léonard de
i
LES DROITS DE LA CRITIQUE d'ART 243
Vinci, on verra que ses plus intéressantes remarques
auraient aussi bien pu être faites par un simple ama-
teur ; et enfin nous avons montré que les jugements des
critiques proprement dits avaient presque toujours été
plus sûrs et plus impartiaux que ceux des hommes du
métier, à tel point que ceux-ci l'ont reconnu parfois,
presque malgré eux, et ont souvent marqué une estime
particulière et désintéressée à ces amateurs et con-
naisseurs intelligents. Si l'on croit que ces arguments
ont quelque valeur, nous pourrons alors rechercher les
lois propres à la critique d'art. Que les artistes ne soient
pas jaloux : entre celui qui crée une œuvre originale et
celui qui cherche à la comprendre, la plus belle part
revient au premier qui est un maitre ; le second n'est
qu'un élève.
CHAPITRE II
LOIS NEGATIVES DE LA CRITIQUE D ART
Nécessité de -préciser le domaine de la critique et d'en exclure
trois principes ordinaires du jugement esthétique, la
moralité, la délectation, le respect des règles.
La moralité. — Pourquoi elle est exigée. — Ce qu'elle est
réellement. — Accord de tous les critiques sur la néces-
sité de la moralité, réduite au culte de la pensée. — Toute
autre espèce de moralité doit être indifférente à la critique
d'art.
La délectation : définition. — Doctrine des artistes ; doctrine
des philosophes ; doctrine des critiques d'art. — La délec-
tation impliquant une confusion dubeau naturel et du beau
artistique est un principe faux. — Définition et valeur du
véritable plaisir esthétique. — Le plaisir naturel esthéti-
que, — Le plaisir n'a de valeur esthétique que s'il prend
naissance dans une des conditions auxquelles se réalise la
beauté de la pensée créatrice.
246 LES LOIS DE LA CRITIQUE
Le respect des règles. — La technique est différente des
règles. — // ny a pas de règles en art. — Le génie et les
règles. — Hugo, Rembrandt, Goya. — Opinion de Gœthe
sur la musique. — La seule règle, c'est de réaliser la
beauté indépendante des règles.
Définition du goût. — Nécessité de ne pas employer ce mot
en critique d'art.
Avant de rechercher quelles lois générales régissent
ou doivent régir la critique d'art, il convient sans doute
de déterminer son domaine ; car pour l'avoir mal
connu, la plupart des esthéticiens ont assigné à leurs
jugements des principes faux. C'est ainsi que nous serons
obligés d'exclure des investigations de la critique trois
matières sur lesquelles elle insiste sans cesse : la mora-
lité, la délectation, le respect des règles. Elle n'a pas
plus le droit de louer ou de blâmer les artistes à ce
sujet qu'au sujet du choix d'un genre littéraire ou d'un
mode musical.
Pour ce qui concerne la moralité, nous avons déjà
proclamé le droit de l'auteur à choisir son sujet dans le
milieu qui l'intéresse, fût-il ignoble, et nous en avons
donné comme raison que l'œuvre d'art consistant
essentiellement dans l'expression d'une pensée origi-
nale, pénétrante et harmonieuse, — c'est-à-dire d'une
pensée vraiment vivante, — on ne pouvait demander
à l'artiste que de donner la vie à la pensée créatrice,
quelque matière qu'il traitât. Nous ne revenons donc
sur ce point que pour signaler l'obstination avec
LOIS NÉGATIVES DE LA CRITIQUE D ART 24?
laquelle les esthéticiens, comme Victor Cousin et
Charles Lévêque, et, derrière eux, l'opinion pubhque
considèrent comme une rare qualité de l'œuvre d'art ce
que l'on appelle à tort ou à raison sa moralité, et ce
qui n'est souvent que sa banalité. Le beau, déclare-t-on,
est la splendeur du vrai, — à moins qu'il ne soit la
splendeur du bien ; — et comme le vrai et le bien sont,
au fond, identiques, il est la splendeur de l'un et de
l'autre. On fait honneur de la formule à Platon ; et, à
l'abri d'un véritable faux, on loue ou on condamne les
œuvres d'après leur prétendue moralité ou immoralité.
Sans doute la critique vraiment libre et réfléchie, en
même temps que la grande majorité des artistes, a
aujourd'hui renoncé à ces principes d'appréciation, et
reconnaît qu'en art « du moment qu'une chose est
vraie, elle est bonne » (1), ou tout au moins qu'elle
enferme sa moralité propre, indépendante du sujet
traité ; car le souci intellectuel de l'artiste, en y appa-
raissant, laisse dans l'ombre l'obscénité possible de la
matière étudiée ; ou si ce souci n'apparait pas, il n'y a
pas œuvre d'art, il n'y a plus que corruption et désir
de corruption. Mais il n'en est pas moins incontes-
table que la théorie de la fausse moralité en art a eu
d'illustres défenseurs et en a certainement encore.
Toute erreur ne s'expliquant que par la portion de
fl) Fiaiiberl Correspondance. 4' série, p. 230. Il ajoute d'une façon plus
contestable : « Les livres obscènes ne sont même immoraux que parce qu'ils
manquent de vérité a.
248 LES LOIS DE LA CRITIQUE
vérité d'où elle a pu prendre naissance, il convient de
découvrir cette vérité, et d'éprouver si notre propre
opinion ne s'en trouve pas consolidée.
L'immoralité n'a jamais été condamnée en art que
parce quelle procède des plus bas instincts et qu'elle
incite aux désirs mauvais. Pour prendre un exemple
célèbre, on n'a jamais reproché à la Phèdre de
Racine que l'aberration et la violence de son amour;
la scène des aveux dénotait, semblait-il, chez le
poète une curiosité malsaine des cas de conscience
les plus scabreux, et préoccupait le spectateur d'i-
dées propres à corrompre la vertu. Plus encore
que dans ses précédentes pièces, Racine apparaissait
aux âmes timorées comme un « empoisonneur public ».
Lorsque Bossuet attaque la tragédie en général, il
lui reproche presque uniquement d'exciter la passion
dans les cœurs en la représentant comme désirable, et
surtout comme innocente. Bref, qu'on supprime de
l'art tout ce qui est préoccupation des choses défendues
et, par là même, exploitation plus ou moins directe de
la concupiscence, comme on disait au xvii' siècle, et
l'art devient l'exercice le plus noble de l'homme. Esther
et Athalie n'ont jamais éveillé aucune susceptibilité, et
si les peintres et les sculpteurs ont presque toujours
été tenus en suspicion par les moralisateurs, en revan-
che les architectes qui élèvent et ornent les temples ou
les édifices publics n'ont guère été malmenés ; au con-
traire, lorsque leurs œuvres semblaient dignes de la
divinité ou de la majesté royale, on les exaltait sans
réserve.
LOIS NÉGATIVES DE LA CRITIQUE d'aRT 249
Qu'en conclure, sinon que les hommes à scrupules
ne sont pas, par principe, les ennemis de l'art, ni
même de la tragédie, comme ils en font profession ?
Mais ils ne comprennent l'art que comme la mise en
œuvre des plus belles facultés de l'homme, et cela pour
le développement même de ces facultés chez le specta-
teur. Or une telle conception de l'art difîère-t-elle de
la nôtre ? Non, évidemment, puisque nous aussi nous
le considérons comme l'effort le plus haut de ce qu'il
y a en nous de réellement et uniquement humain,
c'est-à-dire de la pensée. Donc il n'est pas téméraire de
supposer que ce respect de l'art provient, chez tous
les hommes, d'une cause vraie, à savoir de l'accom-
plissement, grâce à lui, de notre destinée propre d'être
pensants.
Mais tandis que pour Victor Cousin et ses partisans,
le fait de traiter certaines questions enlève à la pensée
toute dignité et lui substitue des instincts bas, nous
croyons au contraire qu'un esprit dégagé des désirs
inavouables peut porter la force et l'harmonie de son
intelligence dans les sujets les plus immoraux en appa-
rence, et y trouver une conception nouvelle et gran-
diose de la vie. S'il y fallait des exemples, le roman
naturaliste pourrait quelquefois nous les fournir. Il
suffit que de telles œuvres d'art aient pour public une
élite dégagée, elle aussi, des préoccupations autres que
celles de la beauté.
Il existe donc entre les défenseurs de la moralité,
telle qu'on l'entend d'ordinaire, et nous, une diffé-
rence profonde ; mais cette différence ne porte pas sur
25o LES LOIS DE LA CRITIQUE
la définition même de l'art, et par suite n'entraîne
pas l'impossibilité de toute discussion ; elle ne s'atta-
che qu'à l'interprétation de la dignité inhérente
à la pensée humaine ; et tandis que nos adversaires
limitent cette dignité aux sujets nobles,, nous n'hésitons
pas à l'étendre à toutes sortes de sujets. De la sorte
nous élargissons le domaine de l'art et restreignons
celui de la critique ; car si nous laissons le créateur
libre de choisir sa matière, nous interdisons au juge de
s'occuper de ce choix et par conséquent de faire entrer
dans son appréciation des considérations de moralité
ou d'immoralité ; seule, la qualité de la pensée lui
appartient.
En principe nous sommes donc opposés aux parti-
sans de la moralité, et en fait^ nous ne tenons guère
compte des arguments qu'ils font valoir ; mais il arrive
souvent que nos jugements concordent avec testeurs :
car il est incontestable que le nombre des individus
choisissant des sujets ignobles par parti-pris de lucibrité
est plus considérable que celui des artistes sincères ne
voyant dans la dégradation humaine qu'un sujet d'étude
psychologique et qu'un aspect profondément vrai de
notre nature. Malgré cette fréquente similitude de
jugements, nous n'en resterons pas moins attachés à
notre théorie, parce que seule elle ouvre à l'art la voie
large qui est vraiment la sienne, et parce que sans elle
on est obligé d'exclure de la littérature, de la peinture
et de la sculpture, quelques très grands génies.
LOIS NÉGATIVES DE LA CRITIQUE d'aRT 25 1
Si l'on semble depuis quelques années renoncer à
juger les œuvres d'art d'après leur valeur morale ou
soi-disant telle, en revanche on continue à exiger d'elles
qu'elles nous causent cette sorte de plaisir que Poussin
appelait la délectation (1). Que faut-il entendre par ce
mot? Tantôt une impression agréable causée aux sens
par l'emploi de certains procédés artistiques, tantôt la
sympathie excitée en nous par la peinture de senti-
ments, de vertus ou même de vices. En peinture, la
délectation est surtout due aux couleurs agréables qui
(( ressemblent à des flatteries qu'on emploie pour
persuader les yeux, comme la beauté des vers le
fait dans la poésie » (2). La théorie de la délec-
tation tient toute entière dans les deux vers fameux
de Boileau :
Il n'est point de serpent, point de monstre odieux,
Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux.
Or cette délectation qui, selon nous, ne rentre pas
dans le domaine de la critique d'art et ne doit faire
l'objet d'aucun jugement esthétique, a presque toujours
été déclarée indispensable, aussi bien par les artistes
que par les critiques.
Léonard de Vinci parle sans cesse de la beauté des
(1) Letire du 7 mars 1665 à M. de Chambray.
(2) Observations sur la peinture attribuées à tort à Poussin, page 403 du
recueil des Lettres sur la Peinture de Jay, d'après Botlari.
202 LES LOIS DE LA CRITIQUE
couleurs, il entend par là leur éclat et le plaisir naturel
qu'elles causent aux yeux (1). Le xvif siècle français
tout entier partage le sentiment de Poussin sur la cou-
leur et le plaisir particulier que nous devons attendre
d'elle. Au siècle suivant, un des peintres les plus univer-
sellement admirés de ses contemporains, Mengs, l'ami
de Winckelmann, déclare qu'en art « le bon est en
général ce qui est utile et ce qui flatte agréablement nos
sens, et le mauvais est dans chaque chose la partie qui
blesse nos yeux et qui révolte notre jugement en cau-
sant une sensation désagréable » . Dans des temps plus
voisins de nous, Thomas Couture reprend presque mot
pour mot la maxime de Poussin : « L'art, écrit-il, étant
une délectation ne doit rien comporter de pénible » (3).
En opposition avec cesmaximes, nous ne connaissons à
peu près aucun texte d'artiste ; car il est à remarquer
que ceux qui, comme Manet, ont toujours donné à la
personne humaine et aux formes naturelles un je ne sais
quoi de caricatural, ont eu, eux aussi, la prétention de
charmer les yeux.
Cependant un peintre à peu près ignoré, dont la cri-
tique n'est pas sans valeur, Taillasson, a remarqué que
le plaisir des yeux était quelquefois absent des meilleurs
tableaux : « La peinture, dit-il, semble être divisée en
deux parties principales, l'une de décoration, l'autre
d'expression ; le but de l'une est de plaire aux yeux.
(1) Chapitres CXLIV, CXLIVII, CL, CLI, CLIII, CLVL
(!2) Mengs. Réflexions sur la beauté. Section II, art. III.
(3) Th. Couture. Entretiens d'atelier, p. 213, note.
LOIS NÉGATIVES DE LA CRITIQUE d'aRT 253
celui de l'autre est d'instruire, de charmer et l'esprit
et le cœur... Des yeux bien exercés, la science, un goût
porté vers la richesse sont la source de l'une ; un esprit
juste, élevé, la délicatesse et l'abandon du sentiment
sont les principales causes l'autre : quoique ces deux
parties ne soient pas tout à fait incompatibles, rarement
on les admire ensemble » (1). Mais Taillasson se garde
bien de dire qu'il peut y avoir de la beauté en peinture
sans un minimum de plaisir oculaire naturel, et surtout
sans cet autre plaisir qu'excite en nous un sujet sym-
pathique.
A peu près seul, M. Saint-Saëns, dont l'autorité, à
vrai dire, est considérable, a protesté contre la théorie
de la délectation : «Non, dit-il, la musique n'est pas un
instrument de plaisir physique... En modifiant un des
aphorismes de Stendhal, il faut dire : Si en musique on
sacrifie au plaisir physique l'idéal qu'elle doit nous
donner avant tout, ce qu'on entend n'est plus de
l'art » (2). Il ne condamne pas complètement le plaisir
physique ; mais il le subordonne à l'impression cher-
chée dans l'œuvre, et ne voit en lui que « l'attrait par
lequel la musique séduit les auditeurs ». Il ne dirait
pas de son art ce que Poussin disait du sien : a Sa fin
est la délectation ». Il ne veut au contraire que « ce
qui dilate le cœur, ce qui élève l'âme, ce qui éveille
{{) Taillasson. Observations sur quelques grands peintres : AnnibalCarrache.
(2) Harmonie et mélodie, p. 10 et suivantes. Les autres citations de
. M. Saint-Saëns sont empruntées au même passage.
254 LES LOIS DE LA CRITIQUE
rimagination en lui découvrant les horizons d'un
monde inconnu et supérieur ».
Ainsi donc, pour un artiste qui considère la délecta-
tion comme une chose secondaire et qui ne voit en elle
que le moyen possible, mais non pas nécessaire, de
réaliser la beauté de la pensée, presque tous les autres
adoptent l'idée de Poussin qui fait d'elle « le but » de
l'art ; et ce qu'ils appellent délectation n'est guère au
fond que ce qu'on entendait au xvii^ siècle par l'art
« d'orner » ou « d'égayer » un ouvrage. Boileau revient
souvent sur la nécessité qui s'impose à l'écrivain de
charmer son lecteur ; et comment le charmer ? Par
un amas de nobles fictions
Où le poète s'égaie en mille inventions (1).
C'est, au fond, l'application d'une des trois qualités
exigées de l'orateur par la rhétorique ancienne : docere,
movere, delectare. Mais pour quiconque ne considère
pas l'art comme un simple passe-temps, cette nécessité
de la délectation est secondaire, et le critique ne doit ni
louer, ni blâmer en raison du plaisir qu'il a éprouvé
devant une œuvre.
Cependant rien n'est plus fréquent que l'introduc-
tion en critique de cet élément contestable d'apprécia-
tion.
Alors qu'un seul esthéticien ose écrire : « L'agré- ;|
ment en musique est chose tout à fait secondaire... la ;
fonction de la musique n'est pas de chatouiller agréa- j
(1) Art Poétique, ch. II.
LOIS NÉGATIVES DE LA CRITIQUE d'aRT 255
blement l'oreille, mais d'émouvoir au moyen des sons,
et les sensations pénibles peuvent être utiles à cet
effet, (1) » nous en trouvons une foule d'autres procla-
mant (( qu'un véritable artiste veut jouir des couleurs,
des lignes, des notes pour elles-mêmes en tant que
délectables aux sens ; (2) » que « le poète n'est un
artiste qu'à la condition d'être un charmeur, (3) » que
(( c'est dans le plaisir des yeux qu'il faut rechercher la
première raison de l'émotion et l'origine sensorielle du
plaisir dans la peinture (4) », que « le beau, c'est l'être
affectant agréablement la sensibilité » (5). Nous citons
à dessein des écrivains contemporains pour montrer
combien cette idée que la délectation est indispensable
aux œuvres d'art trouve encore aujourd'hui de défen-
seurs. A cette liste, nous pourrions ajouter d'autres
noms, parfois considérables (6).
Si nous remontons dans le passé, la confusion du
beau et de « ce qui plait », ou plutôt l'impossibilité de
(1) Souriau. Suggestion dans l'art, p. 264.
(2)Sully-Prudhomme. De l'expression dans les beaux-arts, p. 4.
(3) Cherbuliez. L'art et la nature, p. 53.
(4) Arréat. Psychologie du peintre, p. 138.
(5) Lechalas. Etudes esthétiques, p. 13.
{6) C'est ainsi que pour M. Guyau « le beau est renfermé en germe dans
l'agréable. » ( Problèmes d'Esthétique contemporaine, p. 75 ) ; pour M. Dimier,
l'agréable est une condition du beau (Prolégomènes à l'Esthétique, p. 11 et 12);
pour M. Dauriac, il est évident que a la musique a pour eflet, sinon pour fin,
de plaire et d'émouvoir, n (La psychologie dans l'opéra français); pour M. Mario
Pilo la définition populaire : « Le beau, c'est ce qui plaît » est la meilleure.
(La psychologie du beau et de l'art, p. 4.)
256 LES LOIS DE LA CRITIQUE
concevoir le beau sans plaisir qui l'accompagne est
complète.
C'est la doctrine de Cousin et de Charles Lévêque :
« le beau, avais-je dit, inonde l'âme d'une volupté pure
qui est une puissante délectation » (1). Schiller raille
«la peine que se donnent certains esthéticiens modernes
pour établir, contrairement à la croyance générale, que
les actes de l'imagination et du sentiment n'ont point
pour objet le plaisir, et pour les en défendre comme
d'une accusation qui les dégrade » (2). Lessing, dont
il semble qu'on ait singulièrement exagéré le sens
critique, est d'une intransigeance absolue : la beauté
d'une œuvre d'art ne saurait, selon lui, s'opposer à la
beauté de la nature : « La peinture, en tant que moyen
d'imitation, peut reproduire la laideur ; mais, comme
art, elle se refuse à le faire. Au premier point de vue,
tous les objets visibles sont de son domaine : au second
elle ne s'attache qu'à ceux de ces objets qui éveillent
en nous des impressions agréables » (3). A chaque
page du Laocoon, revient cette même doctrine qui est
celle des purs classiques, celle de tout le xvii^ siècle
français, celle du « bon sens » et de la tradition. Faut-
il dire aussi que c'est celle d'Emmanuel Kant ? Du
moins lisons-nous en tête de la Critique du Jugement
les lignes suivantes : « Pour décider si une chose est
(1) Lévêque. Science du Beau T. II p. 179.
(2) Schiller. De la cause du plaisir que nous prenons aux objets tragiques.
Tr. Régnier. Esthétique, p. 3.
(3) Lessing. Laocoon. Ch. XXIV.
1
LOIS NÉGATIVES DE LA CRITIQUE d'aRT 267
belle ou ne l'est pas, nous n'en rapportons pas la
représentation à son objet au moyen de l'entendement
et en vue d'une connaissance, mais au sujet et au sen-
timent du plaisir et de la pei'^e (peut-être jointe à
tendement). » Et au chapitre m du même ouvrage, le
grand philosophe explique que « les beaux-arts ont
cet avantage qu'ils rendent belles les choses qui dans
la nature seraient odieuses ou déplaisantes... Il n'y a,
ajoute-t-il, qu'une espèce de choses odieuses qu'on ne
peut représenter d'après la nature sans détruire toute
satisfaction esthétique et par conséquent la beauté
artistique : ce sont celles qui excitent le dégoût. »
Ainsi il faut à tout prix que l'artiste soit séduisant ; et
c'est pour cela que Kant lui interdit de représenter les
choses qui excitent le dégoût, — même s'il le fait d'une
façon séduisante.
Ces préceptes esthétiques ont presque toujours
inspiré la critique d'art proprement dite, le plus sou-
vent à son insu, quelquefois après réflexion et délibé-
ration. C'est ainsi que dans une étude sur Flaubert, le
plus sagace et le plus rationaliste des critiques du
xix*" siècle, Sainte-Beuve, affirme son amour de ce qui
plait et l'importance qu'il attache à la délectation en
art : « Puisque j'ai commencé de me découvrir, je ne
m'arrêterai pas en si beau chemin, et j'achèverai, s'il
le faut, de me perdre dans l'esprit de beaucoup de mes
contemporains, et des plus chers : oui, en matière de
goût, j'ai, je l'avoue, un grand faible : j'aime ce qui est
agréable. »
Voici un échantillon caractéristique de la critique
258 LES LOIS DE LA CRITIQUE
littéraire faussée par l'introduction du sentiment de la
délectation : Maxime du Camp, relatant l'effet produit
par la publication des Fleurs du Mal de Baudelaire
dans la Revue des Deux Mondes, écrit : « On admira la
facture savante, la vigueur métallique du vers, mais
plus d'un lecteur fut cHoqué de l'âcreté de la pensée » (1) .
En d'autres termes, l'œuvre parut excellente, à cela
près qu'elle causa une impression pénible, et le critique
ne se demande même pas si cette impression pénible a
le droit d'entrer en ligne de compte dans un jugement
impartial.
On ne peut nier que les deux critiques dramatiques
les plus en vue du temps présent aient une tendance à
juger les œuvres théâtrales, non d'après leur simple
impression d'amusement ou d'ennui, mais d'après la
valeur intrinsèque de la pensée et de l'expression. Ils
accordent volontiers à l'auteur le droit de choisir son
sujet où et comme bon lui semble, pourvu qu'il fasse
preuve d'originaUté et de vigueur de pensée, pourvu
aussi qu'il mette dans son œuvre l'unité qu'elle com-
porte, unité d'où procède en grande partie l'intérêt dra-
matique. Cependant la tendance à exiger d'un auteur ce
qui est agréable les entraîne parfois — soit par sa pro-
pre force, soit parce qu'ils recherchent les conditions
nécessaires du succès pour la pièce qu'ils étudient, — à
réclamer d'un écrivain le personnage sympathique cher
(l) Souvenirs. T. II. p. 89.
LOIS NEGATIVES DE LA CRITIQUE D ART 209
au public, même délicat (1). Et ceci est la marque la
plus sûre de notre irrésistible penchant à faire porter
le jugement esthétique sur le plaisir ou le déplaisir que
nous cause une œuvre d'art.
Cependant ce penchant ne peut que fausser nos
appréciations. Nous l'avons déjà fait voir lorsque nous
avons discuté la théorie de Taine sur le degré de
bienfaisance du caractère. Sans reprendre les arguments
déjà invoqués, nous nous contenterons de faire remar-
quer que la définition de l'art à laquelle nous sommes
arrivés est à peu près celle-ci : « l'art est l'expression
de la pensée n'ayant d'autre fin qu'elle-même ». C'est
donc une addition toute arbitraire à la conception de
l'art que celle d'un plaisir nécessaire de nos sens ou de
notre moralité. Ou notre définition de l'art est fausse
— et il faudrait alors indiquer le point faible de la
théorie exposée dans la première partie de cet ouvrage,
— ou nul n'a le droit, dans la critique d'art, de tenir
compte de la sympathie ou de l'antipathie que lui ins-
pire une œuvre. Le critique impartial doit éliminer sa
sensibilité propre dans l'examen d'un ouvrage où pres-
(\) M. Larroumet, dans un feuilleton du Temps (23 décembre 1901) repro-
che au principal personnage d'une pièce d'être « un Don Juan de l'espèce
rosse, un chercheur de sensations rares, voire perverses, un personnage par-
faitement anlipalhique, sinon faux ». — M. Faguet, dans un feuilleton du Jour-
nal des Débats (20 février 1902), indique une modification possible des Noces
Corinthiennes de M. A. France, et note, comme avantage, que « le drame
pris de ce biais, la mère devenait sympathique ». II est vrai qu'il ajoute ;
« Tout était mieux pour l'intérêt dramatique », ce qui subordonne la délecta-
tion à quelque chose d'essentiel.
26o LES LOIS DE LA CRITIQUE
que toujours l'auteur s'efforce de faire entrer enjeu
cette sensibilité du spectateur. La valeur de l'art rési-
dant uniquement dans la pensée, c'est d'après la pensée
seule qu'elle doit être appréciée.
Mais, dira-t-on, il est incontestable que la beauté
dans l'œuvre d'art nous cause toujours un certain
plaisir ; nous ne pouvons même la concevoir indépen-
damment de ce charme spécial qu'elle exerce sur nous
et qui, par suite, est de son essence propre ; on a donc
raison de tenir compte, en bonne critique, du plaisir
que nous cause la vue, l'audition, la lecture d'une œu-
vre d'art.
Ainsi présentée, l'objection est irréfutable ; mais il
faut alors analyser l"idée de plaisir, et distinguer ce
qu'on entend d'ordinaire par elle de ce qu'est vérita-
blement le plaisir esthétique. La délectation, telle que la
comprennent les artistes, les philosophes et les critiques
que nous avons cités, comporte un plaisir naturel des
sens ou un plaisir naturel de la sensibilité, quelquefois
l'un et l'autre. On ne saurait trop insister sur le mot
naturel ; car c'est bien en raison de notre conformation
physique ou de notre organisation morale que nous
éprouvons de la joie à certaines couleurs, à certaines
formes, à certains sons, comme aussi à certaines repré-
sentations d'une réalité agréable, bienfaisante ou
sublime, plutôt qu'au spectacle du vice, du crime et de
l'ignoble. Or, ce sont ces sensations et ces sentiments
naturellement agréables, constituant la délectation, qui,
selon nous, n'ont rien de commun avec l'art et ne doi-
vent pas diriger le jugement esthétique. Nous avons en
LOIS NÉGATIVES DE LA CRITIQUE d'ART 261
effet démon trr qu'il n'y avait rien de commun entre le
principe de la beauté naturelle et celui de la beauté
artistique ; il n'est pas douteux que les impressions
physiques agréables par elles-mêmes et les sentiments
qui nous plaisent instinctivement rentrent par là même
dans la beauté naturelle, puisqu'ils n'empruntent rien
de ce qui nous charme à l'effort et à l'activité de la pen-
sée créatrice, de qui relève exclusivement la beauté
artistique. 11 y a donc une forme particulière du plaisir
que tantôt nous trouvons et que tantôt nous ne trou-
vons pas dans l'œuvre d'art, mais dont la critique n'a
nullement le droit de s'occupper, parce que ce plaisir
est étranger à l'art : c'est la forme que nous avons,
d'après Poussin, appelée délectation.
Mais à côté d'elle en existe une autre qui est insépa-
rable de toute belle œuvre d'art : c'est celle que nous
nommerons le plaisir esthétique proprement dit. Lors-
qu'une pensée, cherchant à s'exprimer pour elle-même,
atteint pleinement son but, lorsque d'autre part cette
pensée réunit les qualités essentielles d'individualité, de
pénétration, d'harmonie, lorsqu'en un mot la vie de la
pensée s'est communiquée à l'œuvre où s'exprime
cette pensée, il en résulte nécessairement pour l'auteur
et pour le spectateur inteUigent un plaisir soit de créa-
tion, soit de pénétration, qui est le plaisir esthétique.
Celui-là, dont les philosophes et dont les critiques ont
assez peu parlé, peut et doit inspirer les jugements
esthétiques ; car le critique ne parle plus alors d'après
se délectation naturelle particulière qui s'oppose par-
fois à la délectation naturelle de son voisin, mais d'après
262 LES LOIS DE LA CRITIQUE
l'effet produit sur son intelligence suffisamment vive et
cultivée par les qualités d'une pensée qui apparaîtront
aussi à toute autre intelligence suffisamment vive et
cultivée.
Ce ne sera pas parce que l'innocence sera récom-
pensée et la vertu punie au cinquième acte qu'il louera
un drame, mais parce qu'il aura éprouvé un plaisir
d'une nature particulière à refaire, après Shakespeare
par exemple, l'effort de pensée nécessaire pour conce-
voir l'unité et la complexité vivantes d'un Hamlet ou
d'un Macbeth. Si le critique n'a pas éprouvé ce plaisir,
il a le droit de déclarer que l'œuvre n'est pas belle, à
moins que par défaillance intellectuelle il n'ait pu
pénétrer la pensée de l'auteur. Mais alors, à quoi bon
parler de plaisir, puisque la critique n'a de valeur que
si elle analyse et met en lumière les qualités de la
pensée créatrice ? Il sera toujours sous-entendu que ces
qualités engendreront en nous le plaisir, et d'autre
part la critique sera sans valeur si elle se borne à enre-
gistrer ce plaisir sans prouver qu'il n'est pas purement
instinctif ou individuel. II convient donc de ne pas
donner comme argument décisif de la valeur d'une
œuvre le plaisir esthétique qu'elle nous cause, puisque
la critique est obligée de justifier le plaisir ainsi ressenti
par les qualités de la pensée créatrice et de son expres-
sion.
Remarquons toutefois que le plaisir esthétique dérive
directement du beau artistique et qu'ainsi l'on a le droit
d'en faire, sinon la cause efficiente, du moins la cause
finale de l'art, tandis qu'il n'en va pas de même de la
LOIS NÉGATIVES DE LA CRITIQUE d'aRT 203
délectation. C'est ainsi qnc Véron, dans son Esthétique,
et M. G. Séailles, dans son Essai sur le Génie dans l'art,
ont compris le rôle et la nature du plaisir esthétique.
« Le peintre, dit Véron, est, avant tout, un homme qui
ayant reçu de la nature le privilège d'une excitabilité
extraordinaire des nerfs optiques, jouit surtout par l'œil.
11 trouve dans la combinaison des lignes, des formes,
des couleurs, un charme qu'il ne rencontre nulle part
ailleurs au même degré ; c'est cet attrait qui détermine
sa vocation ; c'est lui qui est la source de ses émotions,
et c'est pour obéir à cet entraînement qui nous porte
presque invinciblement à traduire au dehors nos
émotions, qu'il s'applique à reproduire les combinaisons
réelles ou imaginaires de formes, de couleurs ou de
lignes qui l'ont ému » (1). De même M. Séailles note
que « dans l'art le plaisir sensible est déjà le plaisir
intellectuel, le plaisir intellectuel est encore le plaisir
sensible » (2). Il faudrait seulement ajouter cette res-
triction, que, de parti-pris, le peintre peut composer des
couleurs désagréables à l'œil, et le musicien des accords
désagréables à l'oreille ; non pas sans doute à l'œil ou
à l'oreille du connaisseur qui, en raison de la pensée
qu'il apercevra derrière l'expression adéquate de cette
pensée, ne s'apercevra même pas de l'impression natu-
rellement désagréable perçue par lui, mais à l'œil et à
l'oreille du public ignorant qui ne recherche que la
délectation.
(l) Veron Esthétique p. 111.
(2^ Séailles. Essai sur le Génie dans l'art, p 164.
264 LES LOIS DE LA CRITIQUE
Lorsqu'on parle de jouissance de l'œil et de plaisir
sensible, il faut éviter toute équivoque, et dire que cette
jouissance, que ce plaisir sensible ne sont pas naturels,
mais acquis. Si j'admire les gris de Velasquez et les
blancs de Chardin, ce n'est pas parce que mon œil y
trouve naturellement plaisir ; et la preuve en est que
des yeux moins exercés à la peinture y restent insensibles
et préfèrent la blancheur éclatante d'une soierie toute
neuve ou d'un plastron bien empesé: mais je me rends
compte des « effets » en vue desquels ces peintres ont
produits ces couleurs ; je vois ce qu'ils ont voulu, et
comprends à la fois la valeur de leur pensée et le
mérite de leur expression, et c'est pour cela que leurs
blancs et leurs gris me paraissent beaux ; insensible-
ment ces tons savants et justes deviennent une caresse
pour mon œil, et de bonne foi je les admire pour eux-
mêmes ; mais dans la nature ils me déplairaient peut-
être. — De même il existe chez certains musiciens
modernes des accords d'une hardiesse telle que
beaucoup pourraient y voir des fautes d'harmonie ;
mais ces accords rentrent si bien dans le caractère du
morceau qu'on les admire en tant qu'expressifs ; puis
l'oreille bientôt arrive à les rechercher comme agréables
par eux-mêmes, alors qu'ils mettent en fuite les auditeurs
ignorants. — Ne voit-on pas aussi qu'en poésie les rythmes
classiques si simples, si satisfaisants pour l'oreille, ont
été remplacés par des coupes de plus en plus auda-
cieuses, par des mètres inouïs, et qu'à côté d'incontes-
tables sottises, il y a eu des trouvailles heureuses que
Boileau aurait condamnées comme contraires à
LOIS NÉGATIVES DE LA CRITIQUE d' ART 265
l'harmonie ? Le vers de sept syllabes, en apparence
boiteux, a été manié par certains poètes avec une rare
habileté ; mais les oreilles peu exercées le récusent,
tandis que les autres en viennent à l'aimer pour lui-
même, comme une chose naturellement belle.
11 y a donc lieu de considérer dans la jouissance de
l'artiste ami des couleurs rares, dans le « plaisir
sensible » de l'amateur, ce qui est dû à l'éducation, ou
môme à la mode et au préjugé. Le plaisir sensible
ainsi compris est un plaisir esthétique, bon ou mauvais,
mais il est d'origine intellectuelle; et même lorsqu'il se
confond (ce qui arrive assez souvent) avec le plaisir
naturel, il faut distinguer ce qui revient à l'un et à
l'autre : au plaisir esthétique, la perception du rapport
entre la pensée et l'expression non seulement pour
l'œuvre actuellement contemplée, mais pour l'œuvre
simplement possible ; au plaisir naturel, le charme
exercé sur la sensation ou la semsibilité par des
couleurs, des formes, des sons agréables, en dehors de
tout rapport entre la pensée et l'expression.
Eh ainsi le plaisir sensible esthétique que l'on éprouve
en songeant à la richesse de certains tons, de certains
accords, est différent du plaisir sensible naturel que
l'on éprouve en se laissant séduire par ces mêmes tons
agréables à l'œil, par ces mêmes accords doux à
l'oreille.
Faute de ces distinctions, on risque de fausser la cri-
tique d'art en laissant place à une interprétation abusive
du plaisir que causent les belles œuvres. Sans doute il
n'y a pas de beauté perçue sans plaisir éprouvé ; mais
266 LES LOIS DE LA CRITIQUE
c'est la nature du plaisir qui importe, et même lorsque
ce plaisir est un plaisir sensible, — ce qui arrive presque
toujours, — il faut considérer si ce plaisir sensible con-
cerne l'art ou s'il n'a aucun rapport réel avec lui. Dans
le premier cas, le critique recherchera la cause de ce
plaisir, et la trouvera dans la valeur propre delà pensée
ou de l'expression, ce qui sera le fondement de tout
jugement esthétique ; dans le second, il n'en tiendra
aucun compte, sachant que le plaisir purement naturel
n'est pas du ressort de la critique d'art.
Il nous reste maintenant à signaler une dernière
source de graves erreurs dans les jugements esthéti-
ques : c'est le respect de prétendues « règles de l'art ».
Il suffit pour bien des amateurs qu'une oeuvre soit con-
traire aux règles pour être mauvaise, et qu'elle y soit
conforme pour être au moins honorable. S'il s'agit de
peintres, on parlera volontiers de la science des cou-
leurs ou de la science du dessin ; pour les sculpteurs, de
la science des lignes ; et chaque fois qu'un musicien a
composé une œuvre importante en dehors des procédés
généralement admis, on n'a jamais manqué de lui repro-
cher son ignorance des lois de l'harmonie : Berlioz et
Wagner, pour ne citer que les plus célèbres, ont été
souvent en butte à ces critiques. Que faut-il donc pen-
ser de l'observation ou de la non-observation des règles
au point de vue du jugement esthétique ?
Si l'on appliquait ce mot de « règles » uniquement à
LOIS NÉGATIVES DE LA CRITIQUE d'aRT 267
l'apprentissage de la technique, nous serions les pre-
miers à défendre les règles. Il est clair en effet que nul
ne peut faire un bon tableau ou une bonne statue, s'il
ne connaît ni la façon de composer les couleurs ou de
les étendre, ni les nécessités de la mise au point ou le
maniement des outils. En admettant même qu'un homme
admirablement doué réinvente la technique d'un art, à
peu près comme Pascal découvrit, à lui seul, les pre-
miers théorèmes de la géométrie, il n'en sera pas moins
vrai que cet artiste admirable aura perdu dans ce labeur
inutile un temps qu'il eût pu employer à créer des chefs
d'œuvre, s'il avait d'abord appris les principes généra-
lement connus. Mais les règles dont s'occupent les cri-
tiques n'ont rien de commun avec l'apprentissage d'nn
art ; et même l'apprentissage n'a pour but, en général,
que de rendre facile à l'artiste l'application des règles.
Cherchons donc avant tout en quoi elles consistent.
Ici commence la difficulté ; car ces règles d'après
lesquelles on veut apprécier la valeur des œuvres d'art
n'ont rien de fixe; elles varient avec chaque critique,
et répondent à un certain idéal qu'il s'est formé d'avance
de la perfection. Comme cet idéal est nécessairement
assez arbitraire, les règles le sont aussi, et par consé-
quent on ne voit pas bien le parti que peut en tirer
une critique rationnelle.
D'ailleurs en dehors des « Sentiments des plus habiles
peintres recueillis et réunis en tables de préceptes »
par Testelin, nous ne connaissons guère de règles posi-
tives concernant la peinture ; or, on sait combien sont
sujets à caution les aphorismes des artistes du xvn*
268 LES LOIS DE LA CRITIQUE
siècle. Quel peintre prétendrait aujourd'hui que l'on
doit se conformer aux conseils d'un Le Brun, ou même
d'un Poussin, que ces conseils aient été ou non enre-
gistrés par l'Académie Royale sous forme de « résolu-
tions » ?
Les lois de la sculpture ne sont pas plus précises
que celles de la peinture : sans doute Diderot, et beau-
coup d'autres critiques après lui, veulent qu'elle ait de
la gravité et de la noblesse ; mais il ne semble pas que
les artistes modernes en représentant des boulangères,
des lessivières ou des fiévreux, aient fait des ouvrages
méprisables ; il ne semble pas non plus qu'un seul
principe puisse être énoncé sans soulever d'objections
sérieuses et sans qu'on puisse montrer une belle œuvre
exécutée en opposition avec ce principe.
C'est en littérature que les règles ont été le plus
nettement exposées et le plus généralement admises :
la règle des trois unités a longtemps été, au théâtre, un
véritable dogme ; on se rendrait ridicule en réclamant
aujourd'hui son application ; et en vérité il n'existe
plus aucune règle imposée à l'écrivain, quel qu'il soit,
en dehors de celles qui découlent des conditions néces-
saires de la pensée et de son expression.
Mais admettons que l'opinion publique ait raison, et
qu'il existe pour les artistes un certain nombre de règles
auxquelles ils soient obligés de s'astreindre. Admettons,
par exemple, que dans un drame il doive toujours y
avoir au moins un personnage sympathique, et que
l'auteur soit tenu de donner un dénouement précis qui
nous renseigne sur le sort de tous les personnages de
LOIS NÉGATIVES DE LA CRITIQUE D'ART 269
la pièce. Est-ce à dire qu'une pièce sera mauvaise par
le fait même que ces conditions ne seront pas remplies?
Non; des règles en art ne sont jamais des dogmes, et
si la pièce est mauvaise, c'est qu'elle sera vide de pensée
ou faible d'expression. — Mais peut-être, si l'auteur se
fût conformé aux règles, son œuvre aurait-elle été
meilleure, parce qu'elles consistent en « quelques
observations aisées que le bon sens a faites sur ce qui
peut ôter le plaisir que l'on prend à ces sortes d'ou-
vrages (1) » ; il aurait évité des écueils, et il aurait été
amené à penser plus logiquement ou à exposer plus
clairement sa pensée ; voilà le profit qu'il aurait retiré
des règles. — Mais il n'aurait pas fait pour cela une belle
œuvre ; et comme la critique d'art n'est au fond que la
recherche de la beauté contenue dans un ouvrage, elle
n'a rien à démêler avec les règles incapables de réaliser
la beauté.
Disons plus : si nous sentons l'auteur asservi à
d'autres règles que celle de « plaire » — mais de plaire
parles qualités de la pensée et de l'expression, de plaire
esthétiquement, — nous aurons beau louer la conscience
de l'artiste, nous aurons l'impression d'une œuvre mé-
diocre. Et en effet, lorsque le souci des prétendues
règles est visible, on éprouve une déception : les règles
n'avaient d'autre objet que de contribuer à la beauté,
sans être elles-mêmes la beauté : et au lieu de voir cette
beauté, nous n'apercevons plus que les règles ; c'est
(1) Molière. Criliiiue de l'Ecole des Femmes, Se. VII.
270 LES LOIS DE LA CRITIQUE
pourquoi Horace et tous les faiseurs de poétiques
recommandent particulièrement de cacher les finesses
de métier, et de donner à l'œuvre l'allure la plus libre
et la plus naturelle possible. Il ne faut donc pas, lors-
qu'il s'agit de règles, croire « que ce soient les plus
grands mystères du monde », ni y voir autre chose
que de simples conseils quelquefois dangereux à suivre,
empruntés à l'exemple des grands auteurs ; car ce qui
a produit, chez un artiste, d'excellents effets peut pro-
duire, chez un artiste de tempérament contraire, des
résultats déplorables ; et ainsi l'on n'a pas le droit de
faire reposer le jugement esthétique sur des maximes
générales et universelles, à moins qu'elles ne se rap-
portent à ce qu'il y a dans l'art de véritablement général
et universel.
D'ailleurs, puisque les règles doivent avoir pour seul
but de concourir à la beauté de l'œuvre, cette œuvre
obéit en dernier ressort à une seule loi : la production
de la beauté ; donc, pourvu que le chef-d'œuvre soit
réalisé, il importe peu qu'on ait ou non respecté les
traditions en honneur et suivi les conseils des gens de
métier. L'ouvrage vaut en raison de sa perfection
propre, non de la soumission aux préceptes, même les
plus sages. Sans insister outre mesure sur une vérité
quasi évidente, il ne sera pas superflu sans doute de
montrer à quelles conclusions extravagantes arriverait
la critique, si elle jugeait d'après des règles fixes
tous les écrivains, ou tous les peintres, ou tous les
musiciens.
Le propre du génie est en effet de s'exprimer par des
LOIS NEGATIVES DE LA CRITIQUE U ART '2'Jl
procédés nouveaux, dont la nouveauté même est le
grand moyen de se faire écouter, et ainsi il se mani-
feste sublime par la méconnaissance ou même par
le mépris des vieilles lois usées. Si André Chénier eût
écrit toutes ses poésies d'après le procédé classique
dont on trouve la trace dans son poème de V Invention,
il serait demeuré aussi obscur que son frère Marie-
Joseph. Si Victor Hugo eût respecté la règle des trois
unités, la règle de la séparation des genres, la pratique
classique du grand style, quelle œuvre eût-il produite ?
Et n'est-il pas clair, au contraire, que son irritation
contre les dogmes littéraires où on prétendait l'enfer-
mer a été un des excitants de son génie? Il a connu
les règles ; mais c'est pour les avoir haïes et méprisées
qu'il a créé de nouveaux modes d'expression et même
a introduit en littérature de nouvelles idées. Dès lors
comment juger son œuvre en recherchant s'il a ou non
observé certains principes soi-disant généraux et
universels? Il n'y a qu'un seul principe de ce genre : ce-
lui qui oblige l'artiste à penser et à exprimer toute sa
pensée ; mais il est au-dessus de toutes les prétendues
règles de la critique officielle et dogmatique.
Il suffit de considérer quelques dessins de Rembrandt
pour se rendre compte du ridicule qu'il y aurait à les
juger d'après des règles précises. Les traits grossière-
ment tracés semblent se rencontrer et se heurter au
hasard ; un œil est indiqué par un simple rond, et
cependant, dans !cet œil, il y a toute l'angoisse du
272 LES LOIS DE LA CRITIQUE
malade qui regarde la mort (1) ; un gribouillage
étrange représente, en y regardant de plus près, un
homme relevant un blessé, et dans cet amas de traits
bizarres, on retrouve le même sentiment que dans le
Bon Samaritain du musée du Louvre. D'ailleurs, si
l'on considère sa peinture, en apparence plus méthodi-
que, plus régulière, la même remarque s'impose. « Les
procédés de Rembrandt, écrit le peintre Bonnat, varient
à l'infini et ne peuvent s'analyser : tantôt il frotte
superficiellement certaines parties de sa toile, tantôt il
écrase ses vessies de couleurs sans daigner seulement
les étaler^ tantôt il pose des touches violentes avec son
couteau à palette, ou bien encore il fait des éraflures
avec le manche de son pinceau... Il doit peindre avec
tout ce qui lui tombe sous la main, — et même avec la
main, avec ses doigts. — Il ne voit que le résultat, et se
tient pour satisfait, quand il a obtenu l'effet réclamé
par le démon intérieur qui l'échauffé » (2). Qu'y a-t-il
là pour les règles chères aux professeurs de dessin ?
Rembrandt, il est vrai, est mort, et on s'en tire en
disant que le génie a le droit de s'élever au-dessus des
règles, mais ce qu'on dit volontiers pour les morts, on
l'oublie en parlant des vivants, et sous prétexte de la
(t) Les deux dessins auxquels nous faisons allusion sonl au musée de
Munich et ont été reproduits photographiquement par la direction du Musée
sous les numéros 71 et 73.
(2j Revue de Paris, 15 novembre 1898.
LOIS NÉGATIVES DE LA CRITIQUE d'ART 278
nécessité d'obéir aux règles, on les traite ignominieuse-
ment (1).
Un peintre aussi étrange que Rembrandt, mais
moins profond et moins puissant, Goya, est bien fait,
lui aussi, pour causer de gros embarras à la critique
qui juge d'après les règles de l'art. « La manière de
peindre de Goya, écrit Théophile Gautier, était aussi
excentrique que son talent ; il puisait la couleur dans
des baquets, l'appliquait avec des éponges, des balais,
des torchons et tout ce qui lui tombait sous la main ; il
truellait et maçonnait ses tons comme du mortier, et
donnait des touches de sentiment à grands coups de
pouce... Il exécuta avec une cuiller, en guise de brosse,
une scène du Dos de Mayo, où l'on voit des Français
qui fusillent des Espagnols » (2). Voilà les règles foulées
aux pieds, et cependant voilà des chefs-d'œuvre. En
revanche, un peintre qui est loin d'être un révolution-
naire, Thomas Couture, explique d'une façon très
humoristique, le résultat produit d'ordinaire par l'appli-
cation des règles enseignées en peinture. Il a recours
pour cela à une simple addition :
(( La base avant tout ;
L'accord des contraires [rouge vert, jaune bleu] ;
La dominante lumineuse et centrale ;
(1) L'histoire de Delacroix qui peignait, selon un ennemi, avec « un bala
ivre i> est édifiante à cet égard. Son graud crime fut de méconnaître les
règles imposées par Quatremère de Quincy et autres académiciens du premier
Empire.
(2) Th. Gautier. Voyage en Espagne, p. HT,
i8
a^4 ^^^ L^ï^ ^^ ^^ CRITIQUE
Les couleurs sombres s'augmentent vers les extré-
mités.
Total : De bonnes conditions d'harmonie.
Et avec cette méthode-là on arrive au poncif par le
procédé » (1).
Il est impossible de se montrer plus dur pour les
règles et de mieux mettre en lumière leur peu de valeur
comme fondement du jugement esthétique.
On sait le désaccord qui exista de tout temps dans le
monde des musiciens et qui rappelle les discussions des
peintres sur les mérites comparés du dessin et de la
couleur : les uns ont tenu pour la mélodie, les autres
pour l'harmonie, ils se sont réciproquement jeté à la
tête les règles de l'art, et ne sont jamais arrivés à se
convaincre mutuellement. Le critérium en effet était
insuffisant, parce qu'on avait négligé de défmir ces
règles, et que beaucoup considéraient comme incon-
testable ce que leurs adversaires étaient le moins
disposés à accorder. Gœthe a très bien vu com-
ment se posait le débat. « Toute musique moderne,
dit-il, appartient à l'un de ces deux systèmes : ou
bien, comme les Italiens, on la considère comme un
art indépendant qui doit se développer par lui-même
et qui s'adresse à l'un de nos sens délicatement
exercé ; ou bien, comme le font et comme le feront
toujours les Français, les Allemands et tous les hommes
du Nord, on la considère dans ses rapports avec la
(I) Th. Couture, cilé par M. Séailles dans l'Essai sur le génie dans l'art.
LOIS NÉGATIVES DE LA CRITIQUE d'aRT 2^5
raison, le sentiment, la passion, et alors on cherche à
la faire parler aux puissances de l'esprit et de
l'âme.... L'Italien cherche l'harmonie la plus
caressante, la mélodie la plus agréable... l'autre
école... recherche les harmonies étranges, les mélo-
dies brisées, les irrégularités violentes, pour arriver à
exprimer le cri de l'enthousiasme, de la terreur ou du
désespoir » (1).
Gœthe explique ainsi pourquoi les deux écoles ne
pouvaient arriver à s'entendre : elles n'avaient pas le
même but, et par conséquent les lois de l'une n'étaient
pas celles de l'autre. Lorsqu'il s'agit simplement de
procurer à l'oreille une sensation agréable, on comprend
qu'il y ait des règles précises réductibles aux lois de la
physique, et que la critique doive tenir compte de ces
règles lorsqu'elle veut expliquer certaines qualités ou
certains défauts, — encore pourrait-on discuter sur la
valeur d'un art destiné uniquement à réjouir les sens ;
— mais dès que la musique devient un mode d'expres-
sion de la pensée humaine, il est clair qu'elle n'a plus
qu'une seule règle : exprimer de façon adéquate la
pensée la plus belle possible ; si les règles tradition-
nelles s'accordent avec celle-ln, tant mieux ! à la con-
dition toutefois qu'elles soient appliquées sans que le
spectateur y songe ; autrement, il perdrait de vue la
beauté de la pensée pour s'occuper de l'observation
ingénieuse des règles, et l'œuvre d'art n'atteindrait
pas son but. Mais si les soi-disant règles sont inconci-
(1) Goethe. Wotes et fragments.
a^6 LES LOIS DE LA CRITIQUE
liables avec celle que nous venons d'indiquer (ce fut le
cas pour Gluck, Be-rlioz et Wagner,) c'est à elles de
disparaître ; et ainsi, soit qu'elles se dissimulent, soit
qu'elles fassent complètement défaut, la véritable cri-
tique d'art n'a point à s'en préoccuper : elle ne recher-
che que les conditions de la beauté ; la beauté n'est
point leur fait.
Nous avons donc déblayé le domaine de la critique
d'art de trois envahisseurs dangereux : la moralité, la
délectation, le souci des règles. En rendant à l'art toute
sa liberté, nous avons astreint la critique à respecter
cette liberté et à ne réclamer de lui rien qui soit étran-
ger aux qualités de la pensée et de l'expression de cette
pensée, — non pas aux qualités proclamées par cer-
taines écoles ou certains préjugés, mais à celles qui
constituent la vie même de la pensée et la sincérité de
l'expression. En disant au critique : Tu ne jugeras les
œuvres d'art qu'abstraction faite de ce qu'on appelle
généralement moralité, plaisir sensible, observation
des règles, nous avons établi en quelques mots les lois
négatives du jugement esthétique ; il reste maintenant
à déterminer les lois positives, si tant est qu'il en
existe.
Mais, à ce compte, que devient le goût, ce goût qui,
selon Montesquieu, « n'est pas une connaissance de la
théorie», mais « une application prompte et exquise
des règles mêmes que l'on ne connaît pas » ? (1) S'il
(1) Essai sur le goût.
LOIS NEGATIVES DE LA CRITIQUE D ART 2^7
faut absolument choisir entre un terme vague et par-
faitement équivoque, mais commode dans la conversa-
tion, et la nécessité de réduire les qualités de l'œuvre
d'art à ce qu'elles doivent être réellement, nous som-
mes prêts à faire le sacrifice de ce qu'on appelle le goût.
Si au contraire on entend par goût « l'application
prompte et exquise des règles « révélées par l'étude
rationnelle, l'émotion que nous éprouvons devant la
beauté subitement aperçue et appréciée en vertu de prin-
cipes logiques agissant en nous inconsciemment, nous
voyons dans le goût une conséquence nécessaire de
notre théorie. Il consistera en effet dans le discerne-
ment immédiat des qualités de la pensée et de l'expres-
sion.
Quant au mot goût en lui-même, nous nous en
défions comme d'un terme insignifiant et décisif avec
lequel on se justifie à soi-même sa propre opinion, et
on réduit à néant l'opinion adverse. Telle chose est
d'un goût admirable, telle autre est d'un suprême mau-
vais goût, — c'est comme si l'on disait : « Mon goût
naturel étant excellent, je déclare belle telle chose qui
me plaît, et laide telle autre chose qui me déplaît >.
Ainsi pour Voltaire, le mauvais goût est « de ne pas
sentir la belle nature » (1) ; mais qu'est-ce que la belle
nature ? Apparemment celle qui plaît aux gens ayant le
goût bon. De même, il exphque que, dans les arts, on
peut disputer des goûts : et en effet « comme ils ont des
(I) Dictionnaire philosophique.
2^8 LES LOIS DE LA CRITIQUE
beautés réelles, il y a un goût qui les discerne et un
un mauvais goût qui les ignore î ; mais quelles sont
ces beautés connues « par un discernement qui pré-
vient la réflexion », et dont il faut cependant « démêler
les différentes nuances » ?
Ou bien le goût prévient réellement la réflexion, et
alors il est individuel, instinctif, et arbitraire, c'est-à-
dire méprisable ; ou bien il s'exerce d'une façon
prompte et spontanée, mais en prenant son principe
dans une théorie rationnelle, antérieurement connue et
éprouvée, et alors il n'est pas autre chose que l'esprit
criticjue proprement dit, habile à distinguer les qualités
et les défauts, en sachant au juste en quoi consistent
ces qualités et ces défauts, c'est-à-dire en quoi consis-
tent l'art et la beauté.
Peu importe donc qu'une œuvre soit de bon ou de
mauvais goût, dans le sens où l'entendent les critiques
qui prétendent ramener le mérite des œuvres d'art à
la mesure de leur fantaisie ; le goût ainsi compris a
exactement la même valeur esthétique que la mode, par
laquelle il se plait d'ailleurs à s'exprimer ; c'est au nom
du goût que furent exclus du Salon Delacroix, Th.
Rousseau, François Millet, Manet et tant d'autres, au
nom du goût aussi que devant VHomme à la Houe,
Napoléon III s'écria, dit-on : « Tiens, c'est Dumolard »,
au nom du goût enfin que Wagner fut sifflé à l'Opéra
en 18G1 et acclamé trente ans plus tard. Nous ne nions
pas qu'il y ait un bon et un mauvais goût, mais à con-
dition qu'on s'explique sur ce point plus nettement
qu'on ne le fait d'ordinaire ; et nous trouvons plus
LOIS NEGATIVES DE LA CRITIQUE D ART a'jg
sage, en bonne critique d'art, de ne laisser aucune
place à l'équivoque et de renoncer à un terme qui per-
met toujours d'imposer une opinion sans la justifier.
I
CHAPITRE III
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE D ART
Lois générales concernant : 1° la pensée créatrice ; 2" l'ex-
pression. — Nécessité d'une application pratique.
Les divers aspects de la beauté : le joli, le beau proprement
dit, le sublime. — Le mérite de l'œuvre jolie est en raison
directe de r individualité de la pensée créatrice. — Le
mérite de l'œuvre belle est en raison directe de la pénétra-
tion de laptnsée créatrice. — Lemérite de l'œuvre sublime
est en raison directe de la compréhension de la pensée
créatrice .
L'expression est la traduction directe delà pensée. L'expres-
sion doit donc être claire. — Décadents et symbolistes ;
leur effort vers l'intelligibilité . — Tous les sujets ne sont
pas également susceptibles de claj^té. — Le mérite de
l'expression est en raison directe de la clarté, dans là
mesure où la clarté est compatible avec le sujet. — L'ex-
pression doit être le prolongement immédiat de la pensée.
282 LES DROITS DE LA CRITIQUE
Dangers d'un idéal préconçu et des formules esthétiques :
exemples tirés de l'art du XVII" siècle. — Allégorie
et symbole. — Le naturel de V expression dans l'art idéa-
liste : Puvis de Chavannes . — Les formules banales : les
proverbes. — La convention. — Résumé des lois posi-
tives .
De tout ce qui précède il est maintenant facile de
dégager les deux lois suivantes :
1° Le mérite d'une œuvre d'art est en raison directe
de l'individualité, de la pénétration et de la compré-
hension constituant la vie de la pensée créatrice;
2° Le mérite d'une œuvre d'art est, d'autre part,
en raison directe de la convenance de l'expression à la
pensée.
Il est également facile de montrer que ces deux lois
ne souffrent aucune exception et que lejugement esthé-
tique ne doit reposer que sur elles seules. Et, en effet,
si nous définissons l'art l'expression d'une pensée pour
elle-même, et la beauté l'expression adéquate d'une
pensée aussi originale, aussi pénétrante et aussi harmo-
nieuse que possible, on voit que ces deux lois sont la
conséquence rigoureuse des définitions ; on voit aussi
qu'elles portent sur les deux seuls éléments constitutifs
de la beauté et de l'art, et par suite qu'il ne reste aucune
place pour un troisième principe d'appréciation. Elles
sont donc nécessaires et suffisantes ; et leur démons-
tration véritable se trouve dans toute la première partie
de cet ouvrage, destinée à les établir.
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE d'aRT 283
Toutefois la critique d'art étant d'application prati-
que, et comportant par suite une vérité, non seulement
d'ordre métaphysique, mais facilement vérifiable par
les faits, il importe de trouver à ces lois générales des
corollaires particuliers et de montrer qu'elles se prêtent
aisément à l'appréciation de la beauté sous ses aspects
divers. Si elles ne peuvent rendre compte des différen-
tes nuances de la beauté, si elles n'impliquent aucune
formule capable de faire comprendre ces nuances, elles
sont peut être vraiesthéoriquement; mais pratiquement,
elles ne rendent aucun service, et le seul résultat sérieux
de nos recherches aura consisté à empêcher la critique
de s'égarer en dehors de ses voies propres. Nous aurons
indiqué ce qu'elle ne doit pas faire, nous n'aurons pas
montré comment elle procède, et les esprits sceptiques
seront tentés d'en conclure qu'elle ne mérite aucune
confiance et n'a même pas droit à l'existence.
Les termes dont on se sert le plus souvent pour
marquer l'admiration sont ceux de : beau, sublime,
noble, élevé, profond, grand, aimable, gracieux, délicat,
spirituel, joli... Sans doute, la liste des qualifica-
tifs pourrait être de beaucoup allongée, mais il
semble bien que ceux-ci suffisent à résumer les
diverses formes de l'admiration. Remarquons qu'en-
tre quelques-unes de ces épithètes volontiers acco-
lées à tout ce qui est œuvre d'art, il y a une
synonymie incontestable, et que si l'on veut réduire, en
dernière analyse, à quelques types principaux les qua-
lités esthétiques, on arrive naturellement à ce classe-
ment : joli, beau, sublime. — Le joli recherchera avant
284 LES LOIS DE LA CRITIQUE
tout le mérite de l'agrément et de la délectation, et se
traduira par des sensations agréables ou par des senti-
ments sympathiques : bref, il mettra en œuvre le beau
naturel et supposera toujours une conformité entre le
plaisir esthétique et le plaisir de la sensation ou de la
sensibilité. — Le beau se manifestera par la prédomi-
nance des qualités propres à la pensée sur les impres-
sions agréables recherchées avant tout dans le joli ; il
établira un tempérament entre la nécessité d'exciter le
plaisir et la sympathie du spectateur, et celle de donner
à la pensée le plus d'originalité, d'intensité et d'ampleur
possible. Tel est du moins le sens qu'on semble atta-
cher au mot beau, lorsqu'on l'oppose au joli ou au
sublime. — Enfin le sublime consistera essentiellement
dans l'opposition que l'homme de génie aperçoit et
révèle entre les force de la nature et nous-mêmes ; le
sublime ne se comprend que si un auteur construisant
une vaste et puissante synthèse nous la fait apercevoir
tout à coup dans ce qu'elle a d'écrasant ou au contraire
d'exaltant pour l'homme. Ainsi donc nous pouvons
dire que l'art se révèle à nous sous trois aspects : l'un,
charmant et délectable, que nous appelons le joli,
l'autre puissant et sympathique à la fois, que
nous désignons, comme on le fait dans le langage
courant, par le mot beau, enfin le troisième, illimité et
infiniment émouvant, que nous nommons le sublime.
Quelles seront les lois propres à l'appréciation de ces
trois genres, et comment le critique y discernera-t-il les
mérites et les défauts ?
Par définition le joli s'efforce de reproduire en art ce
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE d'arï 285
qui dans la nature et dans l'homme plaît à nos sens et
à notre sensibilité. La pensée créatrice se propose donc
comme but notre plaisir, et ne peut le réaliser qu'en
luttant avec les aspects séduisants des choses ou de
l'être humain. Gardons-nous bien surtout de dire que
ces aspects séduisants feront par eux-mêmes le mérite
de l'œuvre ; il est certain que sans eux une œuvre ne
peut être jolie ; mais il est certain aussi qu'en dehors
de leur interprétation par la pensée, ils n'ont en art
aucune valeur. L'artiste qui s'attache au joli doit par
suite réaliser deux conditions : ne prendre pour sujet
que des scènes agréables au moins par quelque côté, et
appliquer à ces scènes les qualités ordinaires de la
pensée, considérée au point de vue esthétique.
Mais laquelle de ces qualités ordinaires dominera dans
son Œ'uvre? Est-ce la pénétration, par laquelle l'esprit
connaît et révèle la nature et l'importance de l'objet
qu'il étudie ? Il semble bien qu'une concentration aussi
forte de la pensée créatrice ne soit pas favorable au
caprice, à la légèreté, à la séduction des œuvres jolies :
ce n'est pas en allant jusqu'au fond de son moi, ni
jusqu'au fond des choses, ce n'est pas en reproduisant
avec une précision extrême la réalité que l'artiste engen-
drera la délectation. Est-ce donc la conception synthé-
tique, compréhensive et harmonieuse, qu'il lui faudra
rechercher? Mais le grand nombre d'objets embrassés
par l'esprit soucieux de s'élever aux lois générales, ou
tout au moins aux larges aperçus, est une fatigue pour
le curieux de plaisir ; il aimera parfois le rapproche-
ment inattendu de deux idées ou de deux images, il se
286 LES DROITS DE LA CRITIQUE
divertira à considérer un ensemble peu compliqué dont
l'impression sera simple, mais il restera insensible à ces
vastes synthèses d'oii découle la conception de notre
destinée, d'où se devinent les lois organisatrices des
choses, d'oii se contemplent les spectacles entrevus de
l'univers ou rêvés de l'au-delà. Donc si le joli ne vaut
guère par la pénétration ni par la compréhension de la
pensée créatrice, il ne lui reste plus qu'à se racheter par
l'individualité.
Et en effet l'œuvre jolie, qu'elle nous apparaisse
ou gracieuse, ou spirituelle, ou délectable, ou dis-
tinguée, ou attrayante par n'importe quelle qualité
particulière, suppose toujours une pensée originale.
Les charmes réels de la nature et la séduction des
êtres élégants et bons seront toujours supérieurs dans
la réalité à ce qu'ils peuvent être dans la représen-
tation ; la plus exquise des toiles de Corot, le plus
délicieux portrait de la Pompadour ne valent pas,
comme fraîcheur, comme délicatesse de vie, une
belle matinée dans les bois de Chaville ou une
femme telle qu'a dû être la Pompadour. L'artiste
est donc réduit à créer en nous l'impression person-
nelle qu'il a ressentie devant la réalité ; tant vaudra
cette impression qui lui a été particulière, tant vaudra
son œuvre, abstraction faite du mérite de l'expres-
sion ; comme il n'a d'autre moyen de se faire com-
prendre que la description artistique, il y a recours et
imite l'objet qui lui a plu, mais en le présentant sous un
certain jour, sous un certain angle, de façon à nous
communiquer son plaisir propre.
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE d'arT 287
Sans doute dans le travail de la pensée créatrice, il y
aura une part de pénétration et de compréhensio n ;
mais l'originalité l'emportera de beaucoup.
Qu'il s'agisse de Watteau, de Falconet dans quelques
œuvres, de Gluck dans ses ballets, ou de Marivaux,
qu'il s'agisse même de quelques-uns des petits maîtres
hollandais, de la sculpture de la Renaissance, de la
musique italienne, des écrivains légers du xviii'^ siècle
français ou de l'architecture baroque, c'est certainement
l'effort ingénieux de chaque artiste pour plaire par une
voie nouvelle qui est le plus frappant dans les œuvres.
On veut voir les choses sous un autre aspect que ses
prédécesseurs, tout en les voyant aussi séduisantes ; on
se distingue du commun moins par la force ou l'ampleur
dans la conception que par une façon particulière de
sentir agréablement, et ainsi on produit une œuvre de
valeur, non pas en y introduisant le charme des objets
naturels, ce qui est impossible, et ce qui, même possi-
ble, serait une supercherie, mais en interprétant
par son individualité propre le charme de ces objets
naturels.
Nous avons donc maintenant le droit de déduire un
premier corollaire de la loi générale posée au début de
ce chapitre : « La valeur d'une œuvre jolie est en rai-
son directe de l'originalité avec laquelle la pensée inter-
prète les objets agréables dans la nature ou dans
l'homme ». C'est à dire qu'une fois le but de l'artiste
nettement aperçu, si cet artiste vise au joli, le
critique a le devoir de juger l'œuvre d'après l'ori-
ginalité de la pensée créatrice et d'après le choix plus
288 LES LOIS DE LA CRITIQUE
OU moins heureux des objets agréables représentés ;
mais ce choix lui-même est une des manifestations de
l'originalité.
Si maintenant nous considérons les œuvres qu'on a
coutume d'appeler belles, nous voyons qu'elles ont
pour but de nous plaire, mais non plus par le sujet
traité et par ce que nous avons nommé la délectation ;
ce plaisir provient des qualités propres de la pensée
s'appliquant à la nature physique ou à la nature morale,
sans qu'il soit absolument nécessaire que la nature
excite notre sympathie. On accorde d'ordinaire que
cette conception du beau exclut au moins l'ignoble;
nous faisons volontiers cette concession, si on consent
à faire de l'ignoble l'élément possible du sublime ; sinon,
nous réclamerons pour l'artiste qui vise aux belles
œuvres le droit de traiter toutes les matières. Donc,
sans insister sur cette question du sujet odieux ou
ignoble, nous dirons seulement qu'un beau poème
une belle statue, un beau tableau, un bel édifice ou
une belle symphonie supposent une pensée créatrice bien
organisée, et généralement une matière qui ne soulève
pas la répugnance.
Mais cette pensée créatrice, quel aspect particulier
prendra-t-elle ? N'ayant d'autre fin qu'elle-même, se
prêtant à peu près à tous les sujets, ne prétendant pas
nous jeter hors de nous-mêmes par des spectacles
imprévus, elle ne poursuivra pas particulièrement
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE d'auT 289
l'originalité qui renouvelle une matière banale à force
d'avoir plu à tout le monde, elle ne recherchera pas
davantage la compréhension propre à nous émouvoir
violemment par la conciHation des contraires dans un
principe supérieur ; elle s'attachera donc à la pénétra-
tion. Une chose est belle, lorsqu'elle connaît et repro-
duit fidèlement son objet, lorsqu'elle approfondit ce qui
intéresse directement cet objet, et lorsqu'elle satisfait
ainsi notre désir de représentation exacte. Il ne s'agit
pas ici d'exactitude scientifique, quoique la connais-
sance rigoureuse des choses ou de leurs rapports puisse
elle-même réaliser quelquefois la beauté, mais de
l'effort de l'esprit pour apercevoir les qualités essen-
tielles des êtres, pour les distinguer des apparences à
la fois plus visibles et plus superficielles, enfin pour se
rendre compte de la complexité et de l'unité de l'objet
étudié.
C'est précisément parce que le beau vise à cette
représentation pénétrante que l'on considère comme
incompatibles avec lui les sujets où le dégoût risque
de substituer l'élément sensible à l'élément intellectuel;
où l'émotion l'emporte, il reste peu de place pour
l'exercice de la pensée ; et ainsi, par nécessité de
respecter la force de la pensée s'appliquant à son objet,
on a écarté tout ce qui paraissait provenir des bas
instincts. Il va de soi que nous faisons toutes nos
réserves sur cet exclusivisme, et que nous maintenons
pour l'auteur, qui dans n'importe quel sujet reste par la
pensée au-dessus des viles préoccupations, le droit de
prétendre à la beauté. Il va de soi aussi que nous main-
19
290 LES LOIS DE LA CRITIQUE
tenons le même droit pour l'artiste qui, au contraire,
se plait aux sujets attrayants et gracieux, lorsqu'il vise
moins à traduire l'élégance naturelle des choses — ce
qui constitue le joli — qu'à la représenter pour le plai-
sir d'une représentation exacte et d'un effort de la
pensée vers la connaissance plus complète de son
objet.
La Vénus de Milo est belle parce que l'artiste, ayant
le sentiment de la sérénité et de la gravité qui, pour les
Grecs, résumaient l'idéal de la vie, a exprimé pleine-
ment ce sentiment. Essayons, par la pensée, d'en
dépouiller le marbre élégant, et il ne restera plus que
des formes agréables à l'œil où nous apercevrons bientôt
le joli au lieu du beau. En face de l'artiste qui, par la
pénétration de la pensée, sait s'élever au-dessus de la
délectation, veut-on voir des auteurs qui, par la même
qualité, dominent l'ignoble et produisent la beauté ? Les
exemples les plus divers se présentent aussitôt : le
Panurge de Rabelais, la T/ieorforc de Corneille (dont on
a méconnu les réels mérites, parfois voisins de ceux de
Poli/eucfe), les œuvres de certains romanciers contem-
porains. Mais, somme toute, ce sont là des exceptions,
et en général le beau suppose simplement une pensée
s'efforçant de connaître pleinement et d'exprimer exac-
tement un objet, sans tenir compte de ce qu'il a de
délectable ou de repoussant, ou pour mieux dire, sans i
qu'il y ait en lui rien de particulièrement délectable, ,
rien de particulièrement repoussant : c'est ainsi que
nous apparaît la beauté classique dans la plupart deS;
œuvres littéraires, picturales ou sculpturales.
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE D ART 29I
Est-ce à dire que la pénétration de la pensée exclue
l'individualité et la compréhension ? Nous ne nous las-
serons jamais de répéter, comme une vérité essentielle,
que ces trois grandes qualités ne vont guère l'une sans
l'autre et qu'elles constituent par leur union la vie pro-
pre de la pensée ; mais cette vie a des aspects divers, et
c'est à la prédominance d'une ou de deux qualités que sont
dûs ces aspects. C'est pourquoi tout en reconnaissant
dans ce qu'on appelle le beau une part, (juelquefois très
grande, d'originalité ou de compréhension, nous n'en
persistons pas moins à considérer la pénétration comme
le facteur essentiel du beau. Et ainsi nous arrivons à
ce second corollaire : « Le mérite d'une œuvre qui
n'est ni jolie, ni sublime, mais simplement belle, est en
raison directe de la pénétration de la pensée créatrice,
quel que soit le sujet traité ». En d'autres termes le cri-
tique devra, lorsqu'il comprendra que l'artiste s'est
efforcé vers le beau, rechercher surtout jusqu'à quel
point l'objet a été connu et bien connu par la pensée.
Le troisième aspect de la beauté est le sublime. Kant
voyait déjà en lui l'antithèse de l'homme et de la nature;
c'est une idée universellement acceptée aujourd'hui, au
moins dans ce qu'elle a d'essentiel, car si on entre dans
le détail, il est possible que le spectacle des steppes,
sublime pour Schopenhauer (1) ne le soit pas pour
(1) Schopenhauer. Le monde comme volonté et comme représentation.
L. III., ch. 39.
292 LES LOIS DE LA CRITIQUE
Schiller qui exige « d'une part le sentiment de notre
faiblesse, de notre impuissance à embrasser un objet,
et d'autre part, le sentiment de notre pouvoir moral, de
cette faculté supérieure qui ne s'effraie d'aucun
obstacle, d'aucune limite, et qui se soumet spirituelle-
ment ce même à quoi nos forces physiques succom-
bent » (1). Mais on peut dire qu'une œuvre est sublime
lorsque, nous élevant par la synthèse au-dessus des
réalités déjà connues, elle nous les découvre sous un
aspect vraiment un, nous opj)ose comme sujets pensants
à l'immensité des objets pensés, et nous émeut par
cette opposition saisissable au premier coup d'œil. La
vision immédiate de l'univers ou des réalités suprasen-
sibles, la vision immédiate de l'homme en face de
l'univers ou des réalités suprasensible, l'émotion d'infi-
niment grand ou d'infiniment petit qui s'en dégage,
voilà les éléments du sublime.
Lorsqu'au vingt-deuxième chant de l'Iliade, Hector,
qui si souvent a méprisé la mort, fuit éperdument
devant Achille, nous avons l'impression du sublime,
parce que nous sentons une puissance irrésistible
détruire en un instant l'effort de la plus noble vie vers
le courage ; c'est le mystère d'une destinée, dont nous
ne sommes pas les maîtres alors même que nous
croyons l'avoir fixée par quelque point, qui se révèle
soudain à nous. — Et de même le sublime du « Qu'il
mourût » de Corneille réside dans l'opposition entre le
(I) Schiller. De la cause du plaisir que nous prenons aux objels tragiques.
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE d'aRT 298
sentiment le plus naturel à l'homme et la force de
volonté qui sacrifie la nature à l'idéal une fois conçu
comme le véritable prix de la vie, — Dans le premier
cas, l'impuissance du plus noble effort humain devant
le désir infini et inconscient de la vie, dans le second la
puissance souveraine de la volonté devant les attache-
ments naturels les plus chers, voilà semble-t-il, le
secret du sublime. Peut-être serait-on autorisé à dire
que le sublime suppose toujours une puissance repré-
sentée comme infinie et dominant toutes les puissances
finies, quelle que soit la vérité objective de cette
représentation à laquelle suffit le vraisemblable.
Or par quelle opération de la pensée se réalise le
sublime ? Sans doute par l'originalité qui découvre un
aspect nouveau des choses, sans doute aussi par la
pénétration qui cherche à connaître les objets de la
pensée, mais surtout par la compréhension, grâce à
laquelle les matériaux les plus divers de l'idée générale
se trouvent réunis et conciliés, grâce à laquelle l'unité
de conception apparaît dans la multiplicité la plus vaste
des phénomènes et même dans la coordination des
contraires.
Sans un effort immense de la compréhension, il est
possible de créer des œuvres jolies ou belles, mais on
n'atteindra jamais au sublime ; en revanche où la com-
préhension est immense, il suffira, pour que l'œuvre soit
sublime, d'une pénétration très ordinaire ; quant à l'in-
dividualité, l'effort même de la compréhension la crée ;
car comment apercevoir un lien entre les phénomènes
les plus divers, sans que par la simple vision de ce
2g4 LES LOIS DE LA CRITIQUE
lien l'individualité s'affirme ? L'artiste ne sera pas alors
original parce qu'il aura aperçu un ou plusieurs objets
sous un angle particulier, mais parce que la compa-
raison et la synthèse d'une foule d'objets lui révèlent
une loi ou un aspect général que nul n'avait encore
soupçonné. C'est donc la compréhension qui, dans
l'élaboration du sublime, joue le rôle primordial ; tout
le reste lui est subordonné, et ce ne sont jamais les
esprits les plus pénétrants ou les plus originaux qui y
parviennent. Qu'on lise les poèmes Homériques, Dante,
Shakespeare, Goethe ou Molière, qu'on contemple le
Parthénon, Saint-Pierre de Rome ou Notre Dame, qu'on
s'arrête devant le Joconde ou les Pèlerins d'Emmaïm
de Rembrandt, devant la Marseillaise de Rude, qu'on
écoute la Symphonie Héroïque ou la partition de Par-
sifal, et qu'on dise sincèrement si c'est l'originalité de
l'artiste qui fraj)pe particulièrement dans ces œuvres.
Est-ce davantage l'effort pour aller jusqu'au fond des
sentiments ou de l'objet représenté, pour en bien con-
naître la nature et l'aspect? Nous ne le croyons pas ;
quels que soient ces mérites dans de telles œuvres, ils
s'éclipsent devant l'immense effort pour créer des élé-
ments les plus divers la conception d'une forme parti-
culière de la vie opposée aux forces qui l'entourent ;
c'est le sentiment de l'œuvre dominatrice du monde
qui révèle le sublime, et c'est pourquoi nous rapportons
plus particulièrement à la compréhension la création
de l'œuvre qui se manifeste sublime. '
Qu'en résulte-t-il ? C'est que nous établissons mainte- 1
nant ce troisième corollaire : « Le mérite de l'œuvre
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE D'ART ago
sublime est en raison directe de l'effort vers la compré-
hension réalisée par la })ensée créatrice ». C'est donc à
la recherche de la force synthétique d'une œuvre que
s'attachera le critique, lorsqu'il aura éprouvé ce frisson
de l'infini que fait passer en nous le sublime. Nous voilà
ainsi parvenus à l'explication des diverses formes de la
beauté, et les lois positives sont les conséquences logi-
ques des qualités que nous avons reconnues à la pensée
créatrice. Cherchons maintenant si de pareils corollaires
se dégagent de la loi générale de l'expression.
L'artiste qui se propose de nous communiquer sa
pensée pour provoquer notre émotion et qui cherche
ainsi à réaliser la beauté doit avant tout se rendre aussi
intelligible que possible. Nous ne pourrons constater
le rapport étroit que nous exigeons entre la pensée et
l'expression, si l'expression ne suffit pas à nous révéler
la pensée ; et d'autre part plus l'expression sera claire,
mieux la pensée nous sera connue, et plus nous serons
à même d'apprécier la véritable valeur esthétique d'un
poème, d'un tableau, d'une statue, aussi bien que d'un
édifice ou d'une symphonie. Donc, de prime abord, il
semble que nous soyons en droit de poser cette loi :
« Le premier mérite de l'expression, en matière esthé-
tique, c'est la clarté la plus complète possible ».
Cependant ce principe n'est pas aussi évident qu'on
pourrait le croire ; les écoles symbolistes, décadentes,
mystiques et autres l'ont fort malmené ; et il ne suffit
296 LES LOIS DE LA CRITIQUE
pas d'affirmer que ces écoles, faisant fi du bon sens,
ne méritent pas qu'on discute sérieusement leurs
théories. De tels procédés critiques réduiraient bientôt
l'appréciation des œuvres d'art à une simple question
de goût personnel, et il vaut mieux avoir l'air de prendre
au sérieux des plaisanteries impertinentes que de ruiner
par un dédain inutile la force d'une argumentation
logique. D'ailleurs les chefs des écoles nouvelles ont
trouvé des admirateurs sincères, et rien ne prouve qu'ils
soient les mauvais plaisants que l'opinion publique a
voulu voir en eux.
Toujours est-il que quelques-uns ont érigé l'obscurité
en principe ; et comme ils appliquent dans leurs œu-
vres leurs propres théories, les textes mêmes où ils sem-
blent expliquer les avantages de l'obscurité sont obscurs.
« Tout écrit, dit M. Mallarmé, extérieurement à son
trésor, doit, par égard envers ceux dont il emprunte,
après tout, pour un objet autre, le langage, présenter,
avec les mots, un sens même indifférent. » Pourquoi
indifférent? Parce que les mots évoquent des idées
précises, et qu'il faut avant tout effacer cette précision
pour laisser transparaître sans doute le mystère impé-
nétrable des choses. C'est apparemment ce que se
propose l'auteur quand il parle de « tendre le nuage,
précieux, flottant sur l'intime gouffre de chaque pensée »,
et quand il témoigne son horreur du « vulgaire » qu'il
définit (( ce à quoi on décerne, pas plus, un caractère
immédiat » (1). Il serait dangereux de vouloir édifier
(1) Mallarmé, — Divagations : Le mystère dans les lettres, p. 277 et suivantes.
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE D ART 29^
sur des textes volontairement équivoques une théorie
de l'expression décadente ; mais on n'exagère sans doute
rien, en disant avec un critique de M. Mallarmé que
son esthétique « est de donner la sensation des idées
avec des sons et des images » (1).
Une théorie analogue se retrouve dans un des
auteurs dramatiques les plus ridiculisés jadis, les plus
admirés en ces derniers temps. M. Maeterlinck
constate que dans une de ses pièces, la Princesse
Maleine, il y a « beaucoup de naïvetés dangereuses,
quelques scènes inutiles et un grand nombre de répé-
titions étonnées qui donnent aux personnages l'appa-
rence de somnambules un peu sourds constamment
arrachés à un songe pénible ». Néanmoins il se
refuse à modifier le texte primitif, parce que ces
maladresses de détail sont de peu d'importance,
et laissent subsister dans toute sa valeur l'idée qui
(( anime tout le drame ». L'auteur ne précise pas
cette idée ; mais il parle de « fatalités confuses qui
s'agitent dans son œuvre comme . dans la vie », il
défend dans ses personnages « ce manque de prompti-
tude à entendre et à répondre » , en déclarant qu'il tient
(( à leur psychologie et à l'idée un peu hagarde qu'ils
se font de l'univers » (2). En résumé, c'est bien la
partie obscure de notre être qui intéresse l'auteur, et
(1) E. Zola. Documents littéraires. Les Poêles contemporains, p. 179.
(2) Théâtre de Mœterlinck. Vol. I, page 2.
298 LES LOIS DE LA CRITIQUE
pour rendre cette obscurité, il adopte — non sans quel-
que regret — un langage à la fois enfantin et vague qui
ne saurait passer pour clair à moins d'être déplorable-
ment banal.
Nous bornons nos exemples à la littérature, parce
que c'est d'elle qu'on exige le plus de précision dans
l'expression, et qu'on accorde aux autres arts des
moyens de traduction incompatibles avec une explica-
tion verbale définitive. Mais le principe de la beauté
étant le même pour eux que pour la littérature, il
est bien certain que si la nécessité d'être intelligible
existe pour l'écrivain, elle existera aussi pour le sta-
tuaire, l'arcbitecte, le peintre ou le musicien.
Malgré l'affectation d'obscurité que nous rencontrons
chez les auteurs qui nous occupent, il est bien certain
qu'ils écrivent pour réaliser la beauté et pour en com-
muniquer le sentiment à leurs lecteurs. Or communi-
quer un sentiment suppose une pénétration de la
pensée de l'auteur par la pensée du lecteur; sans quoi,
comment y aurait-il eux entre identité ou même
analogie d'état d'âme ? Cette pénétration à son
tour n'est possible que par la communauté de lan-
gage, que ce langage soit simplement verbal, qu'il
soit musical , ou qu'il emprunte ses signes à
n'importe quelle convention. Donc la prétendue
obscurité recherchée par les décadents et les symbo-
listes, — si tant est que leur théorie soit vraiment
sincère et respectable, — est elle-même un moyen
d'exprimer l'état d'âme des auteurs : l'indéfinissable
seul les intéresse ; tout ce qui est précis leur semble
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE d'aRT 299
faux parce qu'il n'y a dans le monde que du mystérieux
et de l'obscur; donc leur langage verbal lui aussi, sera,
comme les choses, une pure apparence ; ce n'est pas
dans la réalité claire et visible qu'est la vérité, et de
même ce n'est pas dans les mots précis et définis qu'on
peut trouver l'expression exacte de ce qui est ; sans
doute, on est obligé de se servir de ces mots ; mais au
moins cherche-t-on dans leur résonnance même, dans
leur physionomie auditive ou oculaire, une signification
moins nette, et partant plus vraie, que le sens vulgaire-
ment admis. C'est donc par souci de vérité que les
décadents sont obscurs ; et leur obscurité verbale elle-
même est le moyen de faire comprendre le plus claire-
ment possible l'impression qu'ils ressentent et qu'ils
croient correspondre à la réalité. Ils n'échappent pas,
par conséquent, à la loi qui dans toute expression exige
l'intelligibilité ; mais la voie qu'ils choisissent pour se
rendre intelligibles est exactement le contraire de celle
que prennent les autres écrivains, et il n'est pas éton-
nant qu'on ait appelé obscurité voulue ce qui, pour
eux, était la seule possibilité d'expression juste, la seule
possibilité de se faire comprendre.
Le même raisonnement s'applique au théâtre de
M. Maeterlinck. Si la vie est un ensemble de « fatalités
confuses », et si les hommes vraiment intelligents ne
doivent en avoir qu' « une idée un peu hagarde »,
l'auteur a pu croire que le meilleur moyen de rendre
cette impression de confusion et d'effarement consistait
dans l'emploi d'interjections, de menues phrases, de
répétitions enfantines et de propos mal suivis. Peut-
3oO LES LOIS DE LA CRITIQUE
être a-t-il eu tort, comme lui-même semble en convenir ;
mais il n'en est pas moins vrai que son but a été
d'exprimer le plus intelligiblement possible une idée
qu'il jugeait vraie. Donc, quelle que soit l'obscurité
apparente ou réelle des œuvres d'art, on peut affirmer
que les auteurs se sont toujours proposé d'être aussi
intelligibles que possible, dans la mesure où cette
intelligibilité était compatible avec l'expression de ce
qu'ils considéraient comme la vérité. Quant à ceux qui
ont recherché de parti-pris l'obscurité pour l'obs-
curité (1), ils se sont mis en dehors des conditions
normales de l'exercice de la raison, et l'appréciation de
leurs œuvres ne relève par suite en quoi que ce soit de
la critique d'art.
Mais, que les décadents et les symbolistes aient ou
non le désir sincère d'être intelligibles, s'ensuit-il que
l'expression verbale de leur pensée doive être obscure
sous prétexte que cette pensée va à ce qu'il y a de mysté-
rieux dans l'être universel ? Si oui, la loi que nous avons
(I) Cette façon d'attirer l'attention publique ne date pas d'hier, comme on
pourrait le croire. Maxime du Camp (Souvenirs. T. I., p. 256) parle d'un livre
qui fit quelque bruit dans sa jeunesse : Sémiramis la grande, journée île Dieu
en cinq coupes d'amertume. « La préface, dil-il, est intitulée Porte cyclopéeane
el d'introduction. La nuit, les mages écoutent les paroles qui, pendant le rêve,
s'échappent des lèvres de la reine, elles gravent sur des tables d'or. La langue
française ne suffit pas à l'auteur pour exprimer ses idées ou raconter les évé-
nements. Il emploie les caractères hébreux, arabes, cbaldéens, coptes, hiérati-
ques, égyptiens et cunéiformes ». Dans le même ordre d'idées, M. du Camp
signale un autre livre, dû à un certain Forneret et intitulé : Sans titre par un
homme noir blanc de visage.
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE d'arT 3oI
énoncée devient pratiquement inutile, puisque la néces-
sité même d'être intelligible les contraint à l'obscurité
verbale. Faut-il au contraire adopter la célèbre formule
de Boileau :
Ce que l'ont conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément.
Il semble que les décadents soient illogiques et que
Boileau n'ait pas soupçonné la possibilité d'exprimer
autre chose que des idées parfaitement limpides.
Et, en effet, les procédés d'expression doivent s'adap-
ter aux idées à exprimer. Si les mots sont incapables de
rendre le mystère infini des choses, la réalité inaccessi-
ble masquée par des apparences changeantes, bref si
l'on exige des paroles d'exprimer l'indicible, on a grand
tort de choisir la littérature comme moyen d'expression.
Il est incontestable que les mots ont un sens assez
nettement défini, que le vague des métaphores flotte
dans un espace restreint sous peine de devenir inex-
pressif, et enfin qu'on ne peut donner aux termes les
plus rares comme les plus usuels qu'une signification
conventionnelle destinée à devenir bientôt aussi précise
que la signification ordinaire.
Dès lors pourquoi s'acharner à vouloir se faire com-
prendre au moyen d'un langage qui n'y peut prétendre ?
Il y a incompatibilité entre l'idée de l'auteur et le moyen
d'expression ; qu'il cherche donc un autre langage. —
Oui, mais il n'en existe pas. — Si vraiment l'esthétique
décadente « est de donner la sensation des idées avec
des sons et des images, » qu'elle recoure au langage
3o2 LES LOIS DE LA CRITIQUE
propre des sons qui est la musique, et qu'elle y joigne le
spectacle, comme dans l'Opéra. — Non, car c'est par
les sons des mots et les images verbales que veulent
procéder les décadents. — En cela consiste précisément
leur erreur : au langage des mots, précis par définition,
ils veulent faire exprimer des idées imprécises, et par
conséquent la tentative est absurde, au sens philoso-
phique du mot.
Quant à l'effort plus modeste des symbolistes, il
n'est pas absurde en soi ; mais ils doivent, eux aussi, s'as-
treindre aux conditions ordinaires du langage verbal :
il n'est interdit à personne de se faire de l'univers « une
idée un peu hagarde » ; « les fatalités confuses » de
l'existence sont quelque chose de très réel, «le très
déconcertant et de très dramatique. Mais où prend-on
que ces conceptions, si abstruses et si obscures qu'elles
paraissent, soient inconciliables avec la précision du
langage ordinaire ? Si l'on voulait expliquer la philoso-
phie d'un Eschyle ou celle d'un Pindare, peut-être y
trouverait-on aussi le sentiment de quelque chose d'in-
explicable dans la destinée humaine ; mais Eschyle et
Pindare ont exprimé en termes définis des idées parfois
flottantes et ennemies du dogme. Et, pour nous en tenir
aux seuls symbolistes modernes, sommes-nous plus
émus par ceux chez lesquels on ne saisit qu'imparfai-
tement le rapport entre le mot et l'idée que par ceux
chez lesquels l'expression présente un sens satisfai-
sant ?
Telle pièce faite toute entière d'images précises offre
une idée générale très profonde et très vague à la fois,
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE d'ART 3o3
que telle autre pièce dont on a quelque peine à saisir
le contenu ne présente que l'apparence (1). Sans doute
l'art ne doit pas s'abstenir d'exprimer ce qu'il y a d'incom-
préhensible dans l'être humain ; car il y peut trouver une
source féconde de beauté ; mais il faut qu'il rende
palpable et intelligible ce sentiment de l'incompréhen-
sible; il ne s'agit pas d'expliquer l'inexplicable mystère,
mais de traduire l'émotion de l'homme devant l'inex-
plicable. L'artiste n'a donc pas à exprimer avec précision
une réalité indéfinissable, mais à rendre clairement le
sentiment que nous éprouvons devant cette réalité indé-
finissable. Or, un sentiment est toujours quelque chose
dont les mots suffisent à donner une idée nette, et quant
à la cause de ce sentiment, si éloignée qu'elle soit de
notre expérience ordinaire, il est permis de croire que
les termes ne manquent pas pour la peindre dans ce
qu'elle a au moins de commun avec notre sensibilité à
laquelle elle s'impose. On peut donc dire que l'expression,
en art, doit être claire au sens le plus ordinaire du mot,
et que le degré de sa convenance à la pensée créatrice
— de sa beauté — répondra à la clarté avec laquelle
apparaîtra cette pensée.
Mais cette clarté sera-t-elle la même partout et tou-
jours? Peut-on espérer que Gœthe nous menant, dans
Faust, « depuis le ciel, à travers le monde, jusqu'à
(1) Nous pensons ici à une pièce intitulée l'Obole, dans les Jeux Rustiques
et Divins de M. Henri de Régnier et à la pièce XXV des Fleurs du Mal, de
Baudelaire, commençant ainsi : « Je t'adore à l'égal de la voûte nocturne, etc. ».
3o4 LES LOIS DE LA CRITIQUE
l'enter », sera aussi limpide que La Fontaine nous
racontant l'histoire du Renard et de la Cigogne ? Les
classiques s'en sont d'ordinaire tenus aux idées claires :
mais lorsque les romantiques eurent rendu à l'instinct et
aux mouvements obscurs de notre être la place qu'ils
occupent réellement, il apparut que la parfaite clarté
n'était pas également com})atible avec tous les sujets.
On comprend qu'à vouloir étudier dans l'homme ce
qu'il y a de moins perceptible, ce qu'il y a de moins
explicable, et quelquefois ce qu'il y a de moins
consistant, les auteurs soient arrivés à faire passer
l'obscurité des choses qui les intéressaient dans leur
œuvre. Lorsque des termes trop précis ne correspondent
pas à la conception originale d'un homme de génie, il
est impossible que la clarté soit parfaite ; mais il n'est
pas impossible que cette aperception neuve des choses
constitue une œuvre d'art admirable. Il faut donc réser-
ver pour l'artiste le droit de ne pas être toujours égale-
ment clair.
Mais ce qu'on peut affirmer, ce que nous posons
comme corollaire de la loi générale de l'expression,
c'est que : « La traduction d'une idée doit être aussi
claire que le permettent la nature de cette idée et les
procédés d'expression qui lui sont applicables ». En
présence d'une œuvre d'art, le critique aura donc à se
demander si la pensée créatrice pouvait être exprimée
plus clairement qu'elle ne l'est, étant donné son objet,
étant donnés aussi les moyens d'expression dont dispo-
sait l'auteur ; et ceci suppose évidemment que la forme
artistique choisie peut s'adapter à la pensée créatrice.
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE d'arT 3o5
Donc c'est en raison de sa clarté dans une matière par-
fois confuse, et non en raison de son obscurité dans
une matière simple, qu'un auteur doit être loué, quoique
la critique d'avant-garde admire volontiers l'obscurité,
et que la critique plus rassise n'admette guère les sujets
et les sentiments vagues et mal définis.
Mais à côté de la clarté il est une autre qualité indis-
pensable à l'expression, et qui, elle aussi, se déduit de
la loi générale posée plus haut : c'est celle qu'on pour-
rait appeler la spontanéité, bien que ce mot implique
une absence d'effort et de recherche dont les plus belles
œuvres d'art sont loin d'être exemptes. Nous ferons
mieux comprendre notre idée en disant que de la loi ainsi
énoncée : « Le mérite d'une œuvre d'art est en raison
directe de la convenance de l'expression à la pensée »,
nous tirons le corollaire suivant : « La convenance de
l'expression à la pensée se réalise par le prolongement
immédiat de la pensée dans l'expression ». Tout inter-
médiaire entre la pensée et l'expression déforme la pre-
mière ou fausse la seconde. Or quels sont ces intermé-
diaires ?
D'abord, et avant tout, les formes traditionnelles
imposées à la beauté par telle ou telle école. Ces inter-
médiaires sont, en littérature : le souci perpétuel de la
noblesse (1), en sculpture : l'imitation perpétuelle des
(1) Boileau : Quoi que vous écriviez évitez la bassesse,
20
3o6 LES LOIS DE LA CRITIQUE
belles proportions révélées par le canon alexandrin, en
peinture: la prétendue nécessité de plaire toujours aux
yeux, en architecture : les réminiscences continuelles
de l'antique, en musique : la préoccupation constante
de la délectation. Chaque fois que la pensée avant de se
formuler dans l'expression qui doit la traduire, s'impose
un autre idéal que celui d'être elle-même dans toute sa
vérilé et sa simplicité, elle cesse de se prolonger immé-
diatement dans l'expression, pour s'assimiler une beauté
de commande et de convention.
Est-il besoin de dire que cette prétendue beauté est tou-
jours une faiblesse, puisqu'elle fait dévier l'expression de
la loi générale qui par délinition la régit ? c'est elle (jui a
gâté les plus belles qualités de l'art français du xvii' siècle,
en assujettissant les écrivains à ce style noble, abstrait,
et toujours un peu guindé, qui enlève à la pensée tout
son naturel et toute sa fraîcheur, en soumettant les pein-
tres, les sculpteurs et les architectes à l'imitation, sou-
vent servile, de l'antique et de l'école Romaine, et à
cette affection de grand goût, où sombra la vérité du
dessin et du coloris. « Qu'est-ce autre chose que l'art,
sinon l'embellissement de la nature » ? dit Bossuet dans
le Sermon sur la Mort. Cette définition est l'explication
la plus nette des défauts de l'art à cette époque :
l'auteur se préoccupe non d'exprimer immédiatement la
nature et l'humanité, mais de les embellir d'après un
certain idéal, arrêté d'avance, et applicable indifférem-
ment à toute pensée esthétique. Cet embellissement,
c'est ce que nous appelons un intermédiaire entre la
pensée et l'expression, et c'est ce que nous condamnons
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE d'aRT SoJ
absolument ; car dès qu'il disparait, l'expression retrouve
toute sa valeur.
Pour rester dans le xviie siècle, n'est-on pas frappé
de la beauté des œuvres, dès que la pensée cherche à se
traduire par elle-même, sans se préoccuper des exigen-
ces du grand art? La verve de Molière qui n'avait guère
le temps d'épurer son langage, la bonhomie apparente
de La Fontaine qui ne vise pas au sublime, et surtout la
hardiesse éloquente d'un Pascal, qui n'écrit que pour
noter sa pensée, suffisent à faire comprendre ce que
gagne l'expression à oublier les principes du style noble
cher à Voltaire.
En peinture le seul genre qui échappe un peu à la
rhétorique académique, c'est celui qui est obligé de
s'asservir à la vulgaire réalité, c'est le portrait ; or quel
visiteur de la galerie française du Louvre n'a pas été
frappé de la particulière vérité du portrait de Fagon
par Jouvenet, de celui de Descartes par Bourdon, de
celui d'un précepteur et de son élève par Cl. Lefebvre,
de tous les peintres par eux-mêmes en général ? Les
artistes les plus grandiloquents, comme Le Brun
deviennent admirables en ce genre (1) ; et leur mérite
propre est celui d'exprimer leur pensée, toute leur
pensée, rien que leur pensée, sans souci de l'embellir
ou de l'égayer. De même, en sculpture, les bustes et
(I) Voir au musée du Louvre le portrait de Testelin et celui de l'arliste
par lui-même. Voir surtout à la Piuacolhèque de Munich le portrait de la
mère de Le Brun par ce grand peintre.
3o8 LES LOIS DE LA CRITIQUE
les portraits ont une valeur qu'on ne retrouve plus dans
les grands morceaux académiques ; l'artiste le plus
dégagé des règles conventionnelles de l'Académie,
Puget, fut aussi le plus remarquable.
Les observations que nous faisons sur le xvii^ siècle,
nous pourrions les répéter pour le commencement du
xix' siècle, et en général pour toutes les périodes où on
n'a pas laissé la pensée chercher librement sa traduc-
tion, mais où on lui a imposé, avant cette traduction
et en dehors, un certain idéal qui l'a déformée et
affaiblie.
L'exemple le plus frappant peut-être de ce que
perd la pensée créatrice à revêtir certaines formules
traditionnelles pour s'exprimer, c'est l'usage de l'allé-
gorie, aussi bien en art qu'en littérature. La nécessité
de se conformer aux figures connues dans ce
genre ou d'en inventer de suffisamment nobles et
intelligibles a toujours rendu l'expression froide et
emphatique. Il n'en faut pas d'autres exemples que
cette page où Buffon nous montre « le Génie de
la France qui parle à Richelieu et lui dicte à la fois
l'art d'éclairer les hommes et de faire régner les
rois ; la Justice et la science qui conduisent Séguier et
relèvent de concert à la première place de leurs tribu-
naux ; la Victoire qui s'avance à grands pas et précède
le char triomphal de nos rois où Louis le Grand, assis
sur des trophées, d'une main donne la paix aux nations
vaincues, et de l'autre rassemble dans ce palais (le
Louvre) les Muses dispersées ». Tout cela signifie sim-
plement que Richelieu fut un grand ministre, Séguier
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE d'aRT 3o9
un chancelier sage et intègre, Louis XIV un roi victo-
rieux et ami des lettres. Encore ces deux seules lignes
laissent-elles une impression plus nette que tout le
fatras de Bufîon. Pourquoi ? Parce que la pensée ne
vise qu'à se traduire lidèlement au lieu de se farder
tout d'abord et de se rendre méconnaissable.
Si, en regard de l'allégorie, nous plaçons le symbole,
dans le sens le plus élevé du mot, nous lui trouvons
une valeur esthétique singulièrement plus grande,
parce qu'il n'a pas pour but d'ennoblir et de défigurer
la pensée, mais de représenter au naturel un être vivant
dont les paroles, les gestes, les actes, tout en reprodui-
sant la complexité de la nature humaine, nous font
apercevoir un aspect nouveau de notre destinée. Lors-
que Wagner dans Lohengrin nous montre par les
personnages d'Eisa et de son noble amant le bonheur
« dépendant d'une seule condition, c'est que jamais ne
soit proférée cette question : D'où viens-tu ? » lorsque,
dans Trùtan et Yseutt, il donne à entendre que « la vie
et la mort, l'importance et l'existence du monde exté-
rieur dépendent uniquement des mouvements intérieurs
de l'àme » (1), sans doute il y a une conception figurée
des choses abstraites comme dans l'allégorie ; mais ce
n'est pas cette conception qui intéresse le plus l'auteur,
c'est le personnage vivant, pensant et agissant par
lequel il la traduira ; dans l'allégorie, l'artiste exprime
(1) Wagner. Quatre poèmes d'opéra. Lettre sur la Musique, pages LX
«l LXI.
3lO LES LOIS DE LA CRITIQUE
une pensée abstraite par l'intermédiaire traditionnel d'une
forme supposée vivante ; dans le symbole il prolonge
immédiatement sa conception d'un être vraiment vivant
dans un personnage par lequel il dévoile en outre une
vérité métaphysique ou morale. Dans l'une, il y a la pure
convention ; dans l'autre, il y a la spontanéité et par
suite l'expression naturelle de la pensée créatrice.
C'est cette expression naturelle qui, même dans les
œuvres en apparence les moins conformes à la réalité,
donne tout son prix à la pensée. Que vaudraient, sans
elle, les toiles les plus admirées d'un artiste comme,
par exemple, Puvis de Chavannes ? Lorsque ses adver-
saires rendaient hommage à sa « conviction peu
commune », à sa « bonne foi désintéressée » (1), ils
entendaient par là qu'il s'efforçait de traduire directe-
ment sa pensée, en dehors de toule convention, qu'il ne
se souciait d'aucune formule esthétique, et que sa vision
sincère des choses, il la rendait sincèrement au moyen
d'une expression longtemps cherchée, mais approuvée
seulement après qu'elle avait été reconnue adéquate à
l'idée. Puvis de Chavannes n'a été intéressé, comme
artiste, que par les attitudes simples, que par les gestes
des hommes et des choses. En idéaliste convaincu, il
n'a vu dans les lignes du corps que l'indication ou plu-
tôt l'évocation d'un état d'âme ; c'est à travers une
sérénité très pure de sa pensée qu'il aperçoit les bois,
les collines, les plantes et les eaux. Le geste de la nature
est pour lui un geste de paix et de douceur ; et il n'est
(I) Caslagnary. Salons. T. II, p. 19.
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE Ii'ART 3iI
un grand artiste que pour avoir exprimé directement
cette paix et cette douceur par la représentation fidèle
de ce qu'il apercevait dans les choses.
Sans doute, le monde réel n'est pas, aux yeux du
vulgaire, semblable à celui qu'il peint dans ses toiles ;
mais dans le monde réel il y a, au moins quelquefois,
ce qu'il nous a montré, et c'est autant pour nous avoir
révélé un aspect vrai des choses que pour avoir traduit
sa conception avec la seule préoccupation de la rendre
en tonte exactitude qu'il a créé des chefs-d'œuvre.
Donc, en dehors de la nécessité que nous avons étudiée
plus haut où se trouvent le peintre et le sculpteur d'ex-
primer la réalité, il y a encore celle-ci : exprimer cette
réalité sans autre souci que la traduction exacte et
sincère de la conception qu'ils s'en forment. Nous ne
disons pas qu'il ne doit pas y avoir en art de conven-
tion ; mais chacun doit se créer à soi-même sa conven-
tion, c'est-à-dire l'expression personnelle et nécessaire
de sa vision. Puvis de Ghavannes est conventionnel si
l'on veut, comme Rembrandt, comme aussi Rubens,
comme enfin les réalistes les plus acharnés ; mais sa
convention consiste dans un mode original d'expression
sans lequel il n'aurait pu rendre sa pensée ; et ainsi la
convention, chez lui, n'est pas un défaut ; elle le devient
chez les imitateurs qui, par parti-pris et sans savoir
d'avance si leur pensée se prêtera à la manière du
maître, adoptent aveuglément et outrent cette manière.
Le mot de convention est encore un de ceux qui per-
mettent le mieux à l'équivoque de se produire et
auxquels il faudrait avoir le courage de renoncer. Mais
3l2 LES LOIS DE LA CRITIQUE
l'essentiel est de se rendre compte que la convention
n'est blâmable que si elle s'oppose à la sponta-
néité et à la sincérité, que si elle est l'effet non de
l'originalité de la pensée, mais du préjugé esthétique.
On comprend maintenant ce que nous entendons par
l'expression immédiate et par les intermédiaires entre la
pensée et l'expression. Ces intermédiaires sont d'ordi-
naire de prétendus dogmes artistiques ; mais par ce mot
il faut évidemm'ent comprendre aussi tout ce qui saisit
notre pensée, au moment où elle se produit, et lui
donne une autre forme que celle où elle trouverait
comme son prolongement naturel. C'est ainsi que cer-
taines formules sont des trouvailles de génie et que
d'autres sont des banalités dépourvues de tout ce qui
fait la vie de la pensée.
« Le nez de Cléôpâtre : s'il eût été plus court, toute la
face de la terre aurait changé ». Voilà comme s'exprime
Pascal, voulant faire comprendre la misère de l'homme
et de l'univers dont le bonheur est la conséquence
des plus ridicules particularités. Mais la même idée
se traduit couramment par la lormule suivante : « Les
petites causes amènent les grands effets, » ce qui
répond peut-être chez ceux qui s'en servent à une
pensée très originale et très profonde, mais ce
qui, au lieu d'être la traduction rigoureuse de cette
pensée, est un simple intermédiaire pouvant servir dans
tous les cas analogues. — C'est là ce qui explique la
faiblesse de la plupart des proverbes au point de vue de
l'expression. « La richesse ne fait pas le bonheur, » dit
la sagesse populaire, et on arrive à considérer cette
LOIS POSITIVES DE LA CRITIQUE D'ART 3x3
phrase comme à peu près dénuée de sens, parce cpi'on
n'aperçoit pas de réalité à quoi elle corresponde bien
exactement. Au contraire les premiers mots du Sermon
sur la Montagne : « Heureux les pauvres ! car le
royaume des cieux leur appartient ;; ont une force et
une ampleur admirables, tout en signifiant à peu près
la même idée ; car on y sent une conception de l'huma-
nité opposée à la conception antérieure ; contrairement
au bonheur païen qui repose sur la tranquilité de l'âme
en cette vie, le bonheur chrétien apparaît comme exté-
rieur au monde présent, comme éternel, et comme inac-
cessible aux prétendus heureux de la terre. Il y a dans
ces quelques mots, assez voisins par le sens d'un proverbe
populaire un peu niais, une révolution morale en
germe, et c'est pourquoi ils atteignent au sublime tandis
que la formule banale est sans valeur.
Ainsi tout ce qui est phrase toute faite, ligne tradi-
tionnelle en peinture ou en sculpture, adaptation par
parti-pris de formes soi-disant belles à un monument
quelconque, imitation ou délectation en musique, tout
cela est mauvais, parce que la pensée n'y trouve pas son
prolongement naturel et immédiat, parce que l'expres-
sion ne fut pas faite uniquement pour cette pensée, et
qu'ainsi elle perd de sa force et de sa signification. On
croit donner plus de valeur à l'œuvre d'art en lui appli-
quant les formules dont de grands maîtres se sont bien
trouvés ; en réalité on la rend inexpressive, et comme
elle n'a, en somme, qu'un but : manifester une pensée
individuelle, pénétrante et compréhensive, elle compro-
met sa raison d'être en déguisant ou en faussant cette
3l4 LES LOIS DE LA CRITIQUE
pensée. Ainsi se vérifie le second corollaire que nous
avons déduit de la loi générale de l'expression.
Donc, pour résumer ce que nous avons dit dans ce
chapitre, nous croyons que le critique d'art, désireux
d'apporter dans l'étude des œuvres une méthode ration-
nelle et d'éviter les jugements arbitraires ou illogiques
si fréquents en ces matières^ ne doit jamais perdre de
vue que la valeur d'un livre, d'une statue, d'un opéra,
réside toute entière dans l'effort de la pensée créatrice
et dans l'adaptation de l'expression à la pensée. Mais
cette considération, utile pour empêcher la critique de
dévier, ne saurait suffire ; et c'est pourquoi nous avons
tenté de démontrer que dans le joli le mérite de la
pensée créatrice devait être cherché surtout dans l'indi-
vidualité de cette pensée, que dans le beau proprement
dit, il résultait plus particulièrement de la pénétration,
et qu'enfin dans le sublime, il supposait tout d'abord
une compréhension puissante des phénomènes d'où se
dégage l'idée générale. D'un autre côté, comme la plus
belle pensée n'a de valeur dans les œuvres d'art que si
elle trouve l'expression qui lui est adéquate, nous avons
cru discerner que le critique avait à se préoccuper de
juger d'abord si la pensée était traduite avec toute la
clarté qu'elle comportait, et ensuite si elle passait direc-
tement et toute entière dans l'expression, sans l'inter-
médiaire de formules vides ou usées, et cela par le pro-
pre effort de sa vie et de sa nature. Peut-être n'y a-t-il
pas dans ces lois la rigueur mathématique à laquelle on
aspire quelquefois ; mais il suffit qu'elles tracent à la
critique une voie sûre et utile.
CHAPITRE IV
LES SIGNES DE LA BEAUTE
But de cette étude. — Différence entre le critérium et les
signes de la beauté : ce qu'il faut attendre d'eux.
Correspondance des signes de la beauté dans la pensée et
dans l'expression à l'individualité, à la pénétration, à la
compréhension.
L'individualité. — Signes : impression nouvelle, forme
inédite. — Différence entrée la vraie et la fausse origina-
lité. — Exemples.
La pénétration. — Signes : obsession d'une œuvre, vérité
de l'expression. — Démonstration de l'existence de ces
signes. — Exemples.
La compréhension. — Signes : la suggestivité, la largeur
du faire.— Ce qu'est la suggestivité ; comment elle résulte
de la compréhension. — Ce qu'est la largeur du faire. —
Exemples.
Objections. — I^es signes de la beauté et leur interprétation.
— Leur valeur pratique.
3l6 LES LOIS DE LA CRITIQUE
Si l'on accorde quelque utilité aux lois que nous
venons d'établir, on sera cependant tenté de leur
reprocher une certaine difficulté d'application ; elles
visent à la pratique, et, malgré cela, l'appréciation de
la part d'individualité, de pénétration, de compréhen-
sion dans la pensée, ou de clarté et de spontanéité
dans la forme, demeure livrée à l'arbitraire individuel.
Il ne faut donc voir dans ces lois que des guides
destinés à empêcher l'erreur et à indiquer le chemin
de la vérité, mais non des signes palpables de la beauté.
Ce sont ces signes extérieurs que nous voudrions dé-
couvrir maintenant, afin de donner à la critique d'art
toute sa valeur.
Mais entre ces signes et le critérium exact de la
beauté, il y aura une différence essentielle. Nous avons
expliqué ailleurs, nous répétons très nettement ici
qu'un critérium capable de nous révéler exactement le
degré de beauté d'une oeuvre, ou même de nous démon-
trer irréfutablement qu'une œuvre est belle ou ne l'est
pas, n'existe pas et ne peut pas exister, au moins dans |
l'état actuel de nos connaissances. Il est imprudent de
préjuger l'avenir; mais il semble bien qu'un tel crité-
rium n'existera jamais, ou alors les rapports de chaque
son, de chaque nuance, de chaque ligne, à l'intelligence
seront scientifiquement connus, et l'art tel que nous le
comprenons aujourd'hui n'existera plus.
Les signes que nous allons essayer d'indiquer n'ont
aucune prétention à l'évaluation précise et comparative |
du mérite esthétique ; ils ne garantissent même pas '
d'une façon pratiquement infaillible la beauté réelle de
I
LES SIGNES DE LA BEAUTE Sl'J
l'œuvre où on croira les apercevoir ; car l'interprélation
d'un signe est chose toujours délicate et oii l'erreur
arrive souvent à se glisser d'une façon imperceptible.
Mais leur utilité véritable consistera à retenir notre atten-
tion sur des œuvres qui, au premier abord, nous dé-
plaisent, et à nous faire plus facilement pénétrer dans
la pensée de l'auteur, ce qui est l'unique moyen de
porter un jugement rationnel. Nous n'essaierons pas
d'appliquer une commune mesure à tout ce qui sera
produit de la pensée humaine, mais bien, à l'aide de
certains points de repère, de démêler, dans la confusion
de nos sentiments sujets à l'erreur, les mérites et les
défauts d'une œuvre.
S'il est en effet facile, dans un certain nombre de cas,
d'entrer dans la pensée d'un auteur et de la juger avec
quelque logique, souvent nos habitudes d'esprit ou
même de sensation nous sont un obstacle très grave. Il
est rare qu'à la lecture des belles pages de Vlliade, à la
vue de la Vénus de Milo ou de la Victoire de Samo-
thrace, des Pèlerins d'Emmails de Rembrandt ou du
Sai7it Jean-Baptiste de Léonard, de Notre-Dame ou du
Parthénon, on n'éprouve pas ce frisson de la beauté qui
est peut-être le signe le plus sûr — à condition qu'on soit
sincère — de la puissance esthétique d'une œuvre d'art;
et ainsi on est tout naturellement porté à la communion
de sentiments et d'idées qui facilite la complète intelli-
gence de l'œuvre. Sans aller jusqu'à ce frisson désira-
ble, on éprouve quelqueiois une délectation si complète
à l'aspect d'œuvres, telles que V Embarquement pour
Cyihère, les comédies de Marivaux, les figurines de
3l8 LES LOIS DE LA CRITIQUE
Tanagra ou certains ballets de Gluck, qu'on sent, pres-
que instinctivement, l'effort de l'auteur pour nous plaire
et la complète réussite de cet effort, ce qui est une
forme de la beauté. Mais à côté de ces œuvres qui nous
attirent naturellement et dont la valeur nous est facile-
ment révélée par l'analyse, à côté de ces œuvres sym-
pathiques que nous risquons plutôt d'estimer à trop haut
prix que de dédaigner, il y en a d'autres qui nous lais-
sent d'abord indifférents ou même qui nous choquent
par une apparence terne ou trop crue, et en tout cas
contraire soit à ce que nous aimons naturellement, soit
à ce que nos habitudes nous font attendre. Il est incon-
testable que parmi ces productions, il y a de grandes
pauvretés — il y en a également dans le genre opposé ;
— mais il est incontestable aussi qu'elles ne sont pas
réfractaires à la beauté ; les plus grands peintres du
xix^ siècle ont presque tous vu leurs meilleures toiles refu-
sées au Salon, uniquement parce qu'elles déplaisaient au
bon goût du jury, ou parce qu'elles dérangeaient ses
habitudes d'optique.
C'est pour ces productions, qui déroutent toujours
un peu le spectateur, que nous cherchons les signes de
la beauté : les autres n'en ont pas besoin. Au contraire
si nous démontrons, dans les œuvres les plus audacieuses,
les plus imprévues, les plus rebutantes mêmes, l'exis-
tence de quelques indices à peu près certains d'une réelle
valeur esthétique, nous aurons peut-être réussi à arrêter
l'attention du spectateur sur ce que, naturellement, il
serait porté à mépriser ; et ainsi, nous lui aurons fourni
le moyen d'éviter le plus possible ces jugements hâtifs,
LES SIGNES DE LA BEAUTE '}ig
irréfléchis et illogiques, qui scandalisent la pos-
térité.
Gomment découvrir les signes de la beauté et sur
quel principe rationnel les faire reposer? Il est bien
certain que leur valeur ne sera rigoureuse qu'autant
qu'ils seront la conséquence naturelle de notre défini-
tion de l'art; c'estdoncdans l'individualité, dansla péné-
tration, dans la compréhension de la pensée créatrice que
nous en chercherons l'origine ; ils seront en quelque sorte
la projection extérieure de ces qualités de la pensée.
Ce que nous avons appelé l'individualité, ce que
l'on nomme aussi personnalité, originalité, consiste
dans le fait qu'une pensée se distingue de toute autre
pensée. Donc une œuvre sera individuelle lorsqu'elle
nous donnera l'impression qu'on ne peut la confondre
avec aucune autre dii même genre, et cette impression
ressentie en face d'elle sera un des signes de sa valeur
esthétique ; cette impression sera d'ailleurs provoquée
par une forme inattendue, inédite, de l'œuvre d'art.
Entendons-nous bien : il ne suffit pas qu'une œuvre
soit simplement étrange, baroque ou folle pour être origi-
nale et, partant, pour réaliser une des conditions de la
beauté. Une telle conception de l'individualité serait
d'autant plus fausse que, d'ordinaire, rien n'est moins
individuel que l'excentricité. Sous couleur de ne pas
faire comme tout le monde, on fait comme quelques-
uns, et par cela même on n'est plus soi. Il n'est pas
original de se promener dans un costume Moyen-Age,
320 LES LOIS DE LA CRITIQUE
parce que la pensée de s'habiller au rebours des com-
muns usages est banale. Il n'est pas original de pein-
dre des chevaux verts ou violets, parce qu'on imite
ainsi les premières tentatives de l'école réaliste pour
décomposer les couleurs. Mais, dira-t-on, comment
reconnaître, à un signe extérieur certain, l'individualité
vraie de la fausse, si toutes les deux produisent sur
nous la môme impression ?
Toutes les deux ne produisent pas sur nous la même
impression, et c'est la nature particulière de cette impres-
sion que nous voudrions analyser. En présence de deux
œuvres, l'une réellement originale, l'autre simplement
étrange, nous éprouvons, il est vrai, un premier senti-
ment d'étonnement qui ne varie guère dans l'un ou
dans l'autre cas ; mais, à mesure que nous examinons
l'œuvre sincère et personnelle, nous nous rendons
compte que rien de ce que nous connaissions jusque-là
ne lui ressemble dans les traits essentiels ; à mesure
que nous examinons l'autre, nous sentons l'influence
d'une mode, d'une manière, en un mot une ressem-
blance de la pensée créatrice avec quelque chose d'an-
térieurement existant, et cela suffit pour en atténuer
ou en annuler la valeur. Des exemples feront mieux
comprendre ce nous voulons dire.
On ne peut nier que deux tableaux célèbres de
deux peintres très différents : Pauvre pêcheur , de Puvis
de Chavannes, et l'Olympia, de Manet, déconcertent
tout d'abord le spectateur par leur aspect original.
Aussi ont-ils donné lieu, l'un et l'autre, à de vives
polémiques. Sont-ils réellement originaux, et s'ils le sont
LES SIGNES DE LA BEAUTÉ 321
en quoi le sont-ils? Beaucoup de tableaux représentent
des scènes de pêche ou de prière ; mais il se dégage de
celui de Puvis de Chavannes un tel sentiment de vie
fruste et étroite, une telle impression de crédulité,
plutôt que de foi, dans une âme simple et ignorante, une
telle tristesse des eaux et du paysage appariée à cette
tristesse d'une vie obscare, que nous nous voyons en pré-
sence de quelque chose de réellement nouveau. Dira-t-on
que nous donnons du tableau une interprétation fausse ?
Mais cela même indique qu'il y a moyen de se tromper
sur la pensée créatrice, et par conséquent que cette
pensée n'est pas banale et insignifiante ; l'excentrique ne
se prête pas à de tels commentaires. L'impression singu-
lière que nous ressentons est donc le signe de l'indivi-
dualité de la pensée.
De même l'Olympia nous étonne : mais cet
étonnement est-il simplement la conséquence d'une
mauvaise plaisanterie de l'auteur ? Lorsque des peintres
nous représentent des formes nues, c'est en général
par désir d'exciter en nous la délectation au moyen des
belles formes naturelles, ou de nous étonner par leur
science du dessin et des raccourcis, ou enfin d'exciter
notre sensibilité par quelque scène gaie ou lamentable.
Nous n'éprouvons ici aucun sentiment de ce genre :
cette femme couchée n'est point plaisante à l'œil, le
peintre par cela même ne peut être soupçonné d'obéir à
un banal calcul d'immoralité ; le dessin en est sec et dur,
et le tableau ne cause en nous aucune émotion mélo-
dramatique. — Mais n'est-il pas dénué d'originalité
véritable, en ce sens qu'il se propose de nous étonner
21
322 LES LOIS DE LA CRITIQUE
par la hardiesse du sujet, par l'imprévu des accessoires,
enfin par une foule de détails qui n'exigent pas un
grand effort de la pensée et qu'un artiste assemble pour
aller contre le goût public ? Un tel souci, incontestable-
ment, serait banal; car c'est celui de tous les rapins.
Mais en examinant l'œuvre de plus près, ne sentons-
nous pas une tristesse d'un genre spécial nous envahir?
n'y a t-il pas dans l'ensemble de ces détails, si vivement
critiqués jadis, un accord de toutes choses pour
augmenter notre impression de malaise en face d'une
pareille scène ? et n'est-il pas probable que l'auteur a
voulu nous communiquer l'amertume que lui-même
ressentait devant une vie voluptueuse à peine, merce-
naire et fermée ? En cela consiste son originalité ; et
cette originalité se manifeste moins par l'étonnement
initial que par l'imprévu de l'émotion, quand nous
venons à analyser le tableau.
C'est donc une garantie d'originalité, mais non de
beauté complète, que l'impossibilité où nous sommes de
confondre le sentiment qui se dégage d'une œuvre avec
celui qui se dégage d'une autre œuvre semblable en
apparence. On trouverait sans doute entre l'an 18S0 et
l'an 1900 bien des tableaux aussi étranges d'aspect que
Pauvre Pêcheur et que V Olympia, et de sujets analogues ;
cependant ces deux derniers se sont imposés particu-
lièrement et s'imposent encore à l'attention publique ; il
est donc probable qu'il y avait en eux quelque chose qui
n'était pas dans les autres, et que c'est par l'originalité,
non par l'étrangeté, qu'ils ont conquis l'estime de la
critique.
LES SIGNES DE LA BEAUTÉ 323
A cette impression d'originalité correspond, nous
l'avons dit, une forme neuve et saisissante ; aussi objec-
tera-t-on que cette forme suffit à provoquer l'impression
et que par suite eUe induira souvent le critique en erreur:
car elle s'applique aussi bien aux œuvres médiocres
qu'aux œuvres de génie. C'est sans doute de fort bonne
foi que les ennemis de Puvis de Chavannes et de Manet
ont considéré leurs œuvres comme des aberrations sans
intérêt, et ont trouvé fort originales les tentatives des
pseudo-classiques, comme Couture, pour allier au
romantisme les mérites de l'ancienne école.
Nous reconnaissons bien volontiers que ce signe de
la valeur esthétique peut être interprété de la façon la
plus fausse par des hommes même expérimentés. Cepen-
dant remarquons que les médiocres réalistes, auteurs de
chevaux orangés, verts ou violets, n'ont jamais attiré
l'attention et la colère du public autant que la moindre
toile de Manet. Au salon de ISGG ce fut un scandale
— au Salons des refusés, bien entendu ; — et au milieu
de toutes les médiocrités environnantes, si originales en
apparence, seul ou presque seul Manet s'imposa aux
injures. Nous pourrions en dire autant de Courbet.
Nous pourrions également montrer que, de tous les
peintres idéalistes ou mystiques, Puvis de Chavannes a
été seul bafoué pendant trente ans avant d'entrer seul
dans la gloire. Quelle conclusion en tirer, sinon qu'il y
a une véritable originalité, capable de se révéler par
elle-même à l'attention publique, et que si un
auteur — peintre, sculpteur, poète ou musicien —
réussit pendant plusieurs années de suite à provoquer la
324 LES LOIS DE LA CRITIQUE
colère de ses contemporains, c'est qu'il a une forme
vraiment neuve, tandis que les autres artistes excen-
triques sont des déséquilibrés, des exploiteurs de la
réclame ou des imitateurs, en somme des hommes assez
vulgaires ? Chacun de nous peut se tromper et prendre
pour original un artiste f|ui ne l'est pas, ou inverse-
ment ; l'opinion publique, pour peu que la mode ait eu
le temps de changer, ne se trompe jamais et choisit
pour cible la véritable, non la fausse originalité. Ajou-
tons que si le critique est expérimenté, dénué de
préjugés, décidé à étudier scrupuleusement les œuvres
qui lui inspirent le plus de méfiance, il y a de grandes
chances pour qu'il sache distinguer souvent les deux
formes d'originalité.
Ainsi nous pouvons établir ce })rincipe : quand une
œuvre par son aspect imprévu nous arrête et nous
retient, c'est un signe d'originalité probable. Si les
efforts de la critique et du public s'acharnent longtemps
contre elle, c'est un signe d'originalité certaine : et alors
il est possible que cette œuvre ne soit pas belle, mais
elle renferme au moins un germe de beauté. Les exem-
ples ne manquent dans aucun des arts ; en littérature,
on sait les clameurs que suscitèrent Baudelaire, Flaubert
et les de Goncourt, pour ne parler que des morts du siè-
cle dernier ; leur originalité, à défaut d'autres qualités,
est indéniable. En peinture il y eut des déchaînements
prolongés contre Géricault, Delacroix, Courbet, Théodore
Rousseau et même Millet ; en sculpture, où l'originalité
a fait beaucoup plus défaut pendant le xix^ siècle, la
critique est assez anodine, et il faut arriver à l'œuvre
LES SIGNES DE LA BEAUTE SaS
de M. Rodiii pour retrouver cette impression d'étrangeté
qui est le signe de l'individualité, et avec elle la polémi-
que violente ; en architecture, les grandes constructions
en fer sont certainement ce qui a paru le i)lus bizarre
au goût public et ce qui l'a le plus choqué ; c'est
aussi ce qu'il y a eu de plus original ; enfin en musique,
rien n'a plus surpris les contemporains que les éclats
d'un Berlioz et la conception nouvelle du drame wagné-
rien ; les noms de Berlioz et de Wagner, si on ne veut
pas voir en eux les plus grands du xix* siècle, person-
nifient du moins les deux plus importants, les deux
plus originaux mouvements de l'art à cette époque. Donc
un conseil se dégage très net de ce rapide aperçu
historique autant que du raisonnement théorique que
nous avons exposé: ne jamais mépriser une œuvre
parce qu'elle choque le goiit public, mais la considérer
avec d'autant plus de soin qu'elle le choque plus vivement
et plus généralement, et discerner par l'analyse si cette
étrangeté est le fait d'une originalité sincère ou d'une
banale réclame ; dans le premier cas, l'œuvre renferme
au moins un élément de beauté, dans le second elle est
certainement mauvaise.
De même qu'un sentiment, non encore éprouvé du
spectateur et révélé soudain par l'aspect nouveau d'une
œuvre, est le signe à peu près certain d'originalité chez
l'auteur, de même le souvenir et l'obsession d'une
œuvre sont une marque de la pénétration de pensée
326 LES LOIS DE LA CRITIQUE
dont a fait preuve l'artiste. Qu'un tableau, un poème,
un opéra nous aient plu ou déplu, du moment où ils
ont laissé en nous une trace profonde, agréable ou
douloureuse, c'est qu'ils ont une valeur esthétique
réelle, et cette valeur, ils la doivent à l'effort de l'auteur
pour aller au fond de son idée et exprimer la vérité
objective.
En effet rien de ce qui est faiblement conçu ne nous
frappe ; si l'expression est elle-même flottante et incon-
sistante, l'œuvre est irrémédiablement mauvaise ; si
l'expression est exagérée, le résultat est identique, et
enfin si l'expression rend fidèlement la pensée, nous
pouvons être sensibles à ce mérite, mais le vide de cette
pensée nous empêchera d'être intellectuellement touchés
et, dans une certaine mesure, modifiés par l'œuvre. Au
contraire lorsque l'artiste, s'attachant à un objet s'efforce
de le connaître et de le rendre tel qu'il lui apparaît,
lorsque l'esprit, d'ailleurs vigoureux, pénètre la matière
à laquelle il s'intéresse et exprime exactement l'idée ou
l'image aperçues, l'œuvre, bonne ou mauvaise, attra-
yante ou répugnante, s'empare de nous par tout ce
qu'elle renferme de forte vérité ; et, bienveillants ou
hostiles, nous sommes, grâce à elle, autres que nous
n'étions auparavant ; nous avons une conception plus
nette et plus forte des choses ; nous sommes transfor-
més par cette œuvre qui revient sans cesse à notre
esprit, sur laquelle nous discutons, que nous donnons
comme exemple à suivre ou à éviter, enfin qui nous
engage plus avant dans une théorie esthétique, auda-
cieuse ou timide, — peu importe. La pénétration de
LES SIGNES DE LA BEAUTÉ 32^
notre intelligence par une œu vre est le contre-coup de
la pénétration de l'objet par la pensée créatrice de
l'auteur ; et ainsi c'est un signe certain, sinon de beauté,
du moins de mérite esthétiqu e, que la place prise en
nous par cette œuvre, alors même que nous sommes
tentés de la déclarer mauvaise.
Nous n'en voulons d'autres preuves que l'histoire
même des œuvres dont nous parlions tout à l'heure :
l'effort de Fuvis de Chavannes pour rendre l'état d'âme
et la condition d'existence du Pauvre Pêcheur^ l'efïort
de Manet pour concevoir et pour faire concevoir à autrui
la vie écrasée de la prostituée, n'ont pas été signalés en
général par la critique ; mais ils ont imposé à l'esprit
du spectateur une certaine conception des choses, dans
laquelle la vérité et la sincérité agissaient sur ceux mêmes
qui niaient ces qifalités ; cette conception, exacte ou
non, mais provenant d'une étude pénétrante et cons-
ciencieuse, a envahi lentement l'intelligence, comme
toute idée neuve et encore mal comprise ; l'obsession de
l'œuvre a hanté la critique ; dès lors on a discuté cette
œuvre au point de vue esthétique, on l'a anathématisée
ou on l'a exaltée, et finalement, comme cette conception,
puisée dans la recherche du vrai et du naturel, avait au
moins le mérite d'être forte, elle est restée et a marqué
une date dans l'histoire de l'art. On peut maintenant
condamner les œuvres, au point de vue de ce qu'on
nomme le goût ; on ne peut empêcher qu'elles se soient
imposées et qu'elles s'imposent encore, comme types
de deux grands genres, aux raisonnements de la criti-
que ; et ce seul fait qu'elles préoccupèrent tous les
3a8 LES LOIS DE LA CRITIQUE
esprits dès leur apparition était une marque suffisante
de la'force et de la vérité avec lesquelles elles rendaient
la nature — non pas certes toute la nature, — mais
l'aspect auquel elles s'attachaient.
La même remarque s'appliquera à un musicien comme
Richard Wagner qui s'est ingénié à connaître les âmes
mystiques ou passionnées, à apercevoir l'être humain
dans ses tendances naturelles, dans ses aspirations
Méales, dans le mystère de sa destinée, et à ne laisser
en dehors de son art rien de ce qui pouvait être exprimé
par lui. Ceux qui sifflaient Tannhauser en 1861 n'en
subissaient pas moins l'ascendant du maitre ; c'est lui
qui était le représentant de «la musique de l'avenir»,
c'est contre lui qu'il fallait lutter, et c'est lui qui obsé-
dait la pensée de tous les amateurs de musique, parce
c'est lui qui faisait traduire ou essayait de faire traduire
à la musique des objets nouveaux. On comprenait, sans
se l'avouer franchement, qu'il s'appliquait de toute sa
force à l'étude de certains sentiments dans leur rapport
avec la musique, et ces ressources nouvelles qu'il trou-
vait dans la pénétration ])lus complète de l'àme humaine
marquaient, à elles seules, la valeur esthétique de son
effort, et assuraient à son œuvre une place dominante
dans le mouvement musical.
Sans répéter le même raisonnement pour un archi-
tecte comm eViollet-le-Duc ou pour les grands construc-
teurs en fer, pour un audacieux comme le sculpteur
Rodin, pour Baudelaire, sur lequel on s'acharne encore,
pour Flaubert et les de Goncourt qui furent traduits en
justice moins par souci de la morale que par scrupules
LES SIGNES DE LA BEAUTE 829
esthétiques (1), on voit que certaines œuvres en s'impo-
sant aux préoccupations constantes des contemporains,
en devenant des arguments pour ou contre une forme
d'art, affirment par là môme leur mérite esthétique.
Mais quel mérite? Celui d'avoir connu et rendu forte-
ment l'objet auquel elles se sont appliquées, celui delà
pénétration.
Ajoutons d'ailleurs que cette connaissance scrupu-
leuse, que cette expression énergique constituent en
même temps une puissante originalité, et que, pour les
artistes novateurs, individualité et pénétration sont deux
qualités presque inséparables. Donc si une œuvre
qui arrête le regard par l'expression d'un senti-
ment neuf marque l'individualité, au bon sens du terme,
celle qui obsède la pensée artistique d'une époque mar-
que la pénétration par l'auteur de l'objet qu'il étudie, et
(1) On lil dans les considérants du jugement de la 6' chambre du Tribunal
correclionnel de Paris, concernant le procès de a Madame Bovary » : « Attendu
qu'il n'est pas permis, sous prétexte de peinture de caractère ou de couleur
locale, de reproduire dans leurs écarts les faits, dits et gestes des personnages
qu'un éccrivain s'est donné mission de peindre ; qu'un pareil système, appli-
qué aux œuvres de l'esprit aussi bien qu'aux productions des beaux-arts,
conduiriil à un réalisme qui .serait la négation du beau et du bon, et qui, enfan-
tant des œuvres également offensantes pour les regards et pour l'esprit, commettrait
de continuels outrages à lu morale publique et aux bonnes mœurs, etc. »
Les de Concourt se sont plaints qu'on poursuivit en eux « certaines idées
littéraires. ;< Latoiir-Desmoulins (alors ministre) n'avait-il pas dit à M. Armand
Lefebvre : Je dois vous dire que je suis désolé delà poursuite de ces Messieurs...
vous savez, les magistrats, c'est si vétilleux, ces gens-là... au reste je les crois
dans une mauvaise voie littéraire, et je crois leur rendre service par cette pour-
suite ». (Journal des de Concourt. T. I. P. 48).
33o LES LOIS DE LA CRITIQUE
presque toujours l'artiste qui possède une de ces quali-
tés possède aussi l'autre.
Mais en retenant de force l'attention du spectateur,
les productions de l'art ne témoignent pas seulement
de cette qualité de la pensée créatrice que nous
appelons la pénétration ; elles révèlent encore la vérité
de l'expression. A l'individualité correspondait l'im-
possibilité de confondre une pensée créatrice avec une
autre et la forme propre à cette pensée avec toute
autre forme ; à la pénétration correspondent l'envahisse-
ment des esprits par une conception esthétique, et la
traduction adéquate de l'objet aperçu par l'artiste.
Ceci, sans doute, semble un paradoxe : car si les natu-
ralistes se sont piqués de rendre la nature avec une
entière vérité, les idéalistes ont eu, eux, la prétention
d'embellir cette même nature, et par conséquent de la
déformer en un certain sens. Manel voulait peut-être
copier purement et simplement un modèle pris dans la
nature avec son Olympia, — et en réalité il a fait tout
autre chose ; — mais Puvis de Ghavannes dans Pauvre
Pêcheur n'a pas songé à la réalité de chaque jour ; il a
fait selon sa pensée plutôt que selon la nature. De même
Wagner a connu l'être humainjusque dans ses profon-
deurs ; mais avec un artiste d'une telle envolée, qui
donc osera parler de l'exactitude dans l'expression ?
Qu'est-ce également que cette exactitude chezunRodin,
si tourmenté, si maniéré même dans ses affectations de
rudesse et de simplicité, et, au fond, si idéaliste ? Qu'est-
ce enfin que cette vérité chez un Baudelaire toujours
préoccupé de sensations rares ou exquises?
LES SIGNES DE LA BEAUTÉ 33l
Il arrive sans cesse, dans les questions d'esthétique,
qu'on soit victime d'une équivoque. C'est ici le cas. Le
mot exactitude est large jusqu'à l'excès, et signifie
à la fois expression fidèle de la réalité vulgaire, e t
expression fidèle d'une chose vraie, que cette chose
soit un sentiment ou une sensation ou un objet de la
nature, qu'elle soit fréquente ou rare, réelle ou même
imaginaire, auquel cas la vérité se confondra avec la
vraisemblance. C'est dans ce second sens que nous récla-
mons, pour toute œuvre qui compte et fait époque, le
mérite de l'exactitude. Puvis de Ghavannes est exact et
vrai, non pas de cette exactitude et de cette vérité qui
consisterait à faire, par impossible, passer un coin de la
nature dans son œuvre, mais de celle qui vise au geste
exact des hommes et des choses : les êtres prennent une
signification particulière par leur allure générale, indé-
pendamment de tous les détails qui les composent; c'est
cette allure généraleq u'avec une exactitude scrupuleuse,
due à une étude consciencieuse, Puvis de Chavannes a
rendue.
Il est trop clair qu'on ne peut copier la nature : le
peintre de La Berge mourut de désespoir après trois
ans d'efforts pour reproduire un coin de jardin où le
ciel, le changement des saisons, les heures différentes
du jour mettaient sans cesse des nuances différentes.
Donc tout peintre choisit la vérité qu'il veut rendre :
Manet l'a vue dans les lignes arrêtées et dans la couleur
claire et un peu dure ; Puvis de Chavannes l'a vue
dans le geste, et c'était son droit. Pour qu'un artiste soit
vrai, il n'est pas nécessaire qu'il nous montre ce que nous
332 LES LOIS DE LA CRITIQUE
avons coutume d'apercevoir et qui est souvent secon-
daire^ mais ce qui existe réellement et donne à l'objet
ou à la pensée toute Itîur valeur. Ainsi comprises l'exac-
titude et la vérité se trouvent dans toutes les œuvres
auxquelles s'arrête la pensée d'une époque.
Comment en effet imaginer que dans l'art, défini si
souvent l'imitation de la nature, le public se préoc-
cupe, jusqu'à en être obsédé, d'une forme d'où la
vérité est absente ? On laisse à l'écrivain ou au peintre
une assez grande liberté dans le choix de leur sujets ;
mais, une fois les sujets admis, on exige des auteurs
qu'ils respectent la vraisemblance, c'est-à-dire la vérité
telle que la réalité la présenterait si la chose reproduite
n'était pas imaginaire. Faute de cette vérité, l'œuvre
manque son effet, et on n'y prend pas intérêt. Même dans
les romans d'aventure les plus hardis, tels que les Trois
Mousquetaires ou Monte-Cristo, dans les plus vastes
débordements d'imagination, on exige assez de vrai-
semblance, ou, si l'on veul, de vérité, pour croire que
« l'histoire est arrivée ». On peut donc dire que tout
ouvrage valant par la j)énétration de la pensée créa-
trice vaut aussi par la vérité dans le rendu ; car il n'ar-
riverait à intéresser personne, si on ne sentait, même
confusément, un rapport étroit entre la chose ou l'idée
étudiées par l'auteur et l'expression de cette chose ou
de cette idée. Ce rapport constitue l'exactitude
de l'expression, comme l'étude de l'objet ou de
l'idée constitue la vérité de la pensée, vérité vue
sous un angle spécial, par un tempérament spécial,
vérité partielle souvent, mais vérité vraie qui,
LES SIGNES DE LA BEAUTÉ 333
fidèlement rendue, produit l'exactitude de l'expression.
Donc Puvis de Chavannes est vrai, comme l'est
Manet, lui aussi, comme l'est Wagner ayant pénétré
les coins les plus mystérieux de l'àme humaine et ayant
rendu avec vérité ce mystère presque indicible, comme
l'est aussi M. Kodin, ayant saisi dans l'individu une
attitude vivante à laquelle il sacrifie tous les autres
détails, même importants, comme l'est Baudelaire,
rendant en toute vérité des des sensations morbides ou
des sentiments compliqués. La vérité, dans les arts
plastiques, ne consiste pas à fixer l'aspect banal de la
réalité, et dans les autres arts à rendre fidèlement un
sentiment rare ou commun, mais un aspect possible,
un sentiment vraisemblable. Il s'ensuit que la vérité
est une conséquence nécessaire de la pénétration, par
laquelle la pensée connaît son objet, et que si le rôle
prépondérant joué par une œuvre à une époque donnée
suppose une grande puissance de pénétration chez
l'auteur, il suppose aussi l'exactitude dans l'expression.
La compréhension, à son tour, fait naîlre en nous
une impression particulière et se traduit dans l'œuvre
par une qualité propre de la forme ; cette impression,
c'est celle que des pensées nouvelles naissent en nous à
la vue de l'œuvre ; cette qualité de la forme, c'est ce
que nous appellerons la largeur du faire. En d'autres
termes l'œuvre compréhensive a comme signes exté-
rieurs la suggestivité et la large facture.
334 lES LOIS DE LA CRITIQUE
Il ne faut voir dans ces deux qualités que la projec-
tion extérieure de la compréhension, de l'harmonie et
de la vie de la pensée créatrice. En effet l'art, ayant
pour but de traduire la conception intime d'un auteur,
nous fait apercevoir d'un coup d'œil l'ensemble des
objets embrassés par l'esprit créateur, nous révèle au
moins dans ses grandes lignes la marche de la pensée,
et en même temps que le spectacle du réel nous offre
celui de l'esprit dominant les choses. L'effort par lequel
l'artiste est arrivé à se satisfaire sur le problème intéres-
sant les rapports des objets qu'il perçoit est compris par
le spectateur ; l'idée qui se dégage de cet effort, la
solution du problème apparaissent comme un aliment
offert à la réflexion comme un nouveau problème se
posant à quiconque comprend ou essaie de comprendre ;
car, en présence d'une conception particulière de l'uni-
vers, comme celle d'un Gœthe ou d'un Dante, l'esprit
humain se demande à son tour : Est-ce ou n'est-ce
pas exact ? est-ce ou n'est-ce pas un tableau précis, une
explication juste de notre nature ? l'auteur a-t-il vu
tout ce qui intéresse notre humanité ? n'a-t-il laissé
dans l'ombre aucun élément important qui contrarierait
ses vues ? sa synthèse même est-elle absolument rigou-
reuse, et n'induit-il pas au-delà de ce que lui permet-
tent les phénomènes ? En présence d'un Rembrandt ou
d'un Léonard, des questions analogues se posent d'elles-
mêmes à notre intelligence : Ce Christ des disciples
d'Emmaûs répond-il à l'être plus divin qu'humain
entrevu par les humbles ? Cette divinité est-elle suffi-
samment exprimée par les traits et les couleurs dont
LES SIGNES DE LA BEAUTÉ 335
s'est servi l'artiste ? a-t-il vu et fait voir tout ce qu'elle
contenait de grandeur, de noblesse et d'amour infini ?
a-t-il montré aussi tout ce que la souffrance humaine a
laissé de tristesse sur le visage de l'Homme Dieu ? Cette
conception est-elle vraiment puissante ? Ou encore :
Pourquoi ce sourire inquiétant de la Joconde, ce sourire
qui n'exprime ni la joie ni l'affection, ni la condescen-
dance, ni aucun des sentiments qu'il traduit d'ordinaire,
mais bien l'indifférence à tout ce que recherchent les
hommes et le mystère d'une vie intérieure qui se
suffit à elle-même sans se révéler à autrui ?
Toute œuvre de pensée provoque à son tour la pen-
sée; et plus cette pensée créatrice est large, harmonieuse,
compréhensive, plus l'effort qu'elle suscite est naturelle-
ment grand, élevé, philosophique. Une image d'Epinal
est une œuvre d'art ; mais le dessin en ayant été à peu
près dénué de pensée, il est naturel qu'il ne suggère pas
à l'esprit autre chose que ce qu'il contient; au contraire
les disciples d'Emmaûs étant le résultat d'une concep-
tion de la divinité — conception non pas analytique et
philosophique peut-être, mais plastique et tendant à
s'exprimer par les formes où le peintre sent le plus de
grandeur et de vérité, — il est naturel qu'ayant pénétré
cette conception, nous nous y arrêtions, en jugions la
valeur, et pour cela refassions le travail de pensée
qu'exige un pareil sujet.
Une œuvre de génie qui ne serait pas suggestive, ne
saurait s'affirmer comme telle : pour prendre l'exemple
de Léonard de Vinci, quiconque ne sent pas dans son
œuvre cet éternel problème de la nature et de la desti-
336 LES LOIS DE LA CRITIQUE
née de l'homme, et n'est pas incité à réfléchir sur ces
sujets, n'a pas le droit de proclamer la beauté éminente
de cette œuvre, et devra lui préférer le charme de
Raphaël, d'André del Sarto et du Corrège ; et ces pein-
tres eux-mêmes, on ne pourra les trouver vraiment
grands que si on pénètre leur profondeur de sentiment
et leur conception des belles formes, de la douceur et de
la volupté de la vie. Et s'il nous arrive fréquemment de
proclamer géniale une œuvre qui ne provoque pas en
nous un puissant effort de pensée, — qu'il s'agisse de
Dante et de ses visions des autres mondes, ou de Dona-
tello et de son Saint- Georges, d'aspect à la fois frêle et
rude, — il n'y a qu'une chose à dire : c'est que la tra-
dition seule nous inspire ce jugement, et ce n'est ni
dans notre raison, ni même dans notre sentiment qu'il
prend naissance.
On voit ce qu'il faut entendre par la suggestivité
considérée comme le signe de la puissance compréhen-
sive de la pensée : elle n'a rien de commun avec la
rêverie vague qui s'empare de nous au bercement d'une
musique quelconque, avec l'enchantement que causent
à nos yeux les pompes vulgaires d'une féerie, avec le
libertinage que développe le spectacle ou la lecture des
œuvres malsaines, avec les accès de sensibilité romanes-
que que peuvent nous inspirer des sujets tendres ou
touchants : tout cela est extérieur à l'art, et ces sortes
de suggestions sans valeur esthétique n'ont pas leur
cause efficiente dans l'harmonie de la pensée créatrice ;
elles passent sans laisser de traces durables en nous,
sans réaliser une acquisition intellectuelle sérieuse, ou
LES SIGNES DE LA BEAUTÉ 337
alors elles nous corrompent par la fausse apparence ou
l'inintelligence de l'art. La suggestivité dont nous par-
lons est la réaction de la pensée créatrice sur la pensée
spectatrice, — réaction fatale, puisque nous avons
besoin de penser, et que la pensée d'autrui provoque
nécessairement la nôtre ; — elle constitue le véritable
gain de l'esprit communiant avec un esprit plus élevé,
et ne vise à rien moins qu'à une conception générale de
notre nature et de l'univers.
Mais en môme temps que l'œuvre harmonieuse est
suggestive, elle est, avons nous dit, d'une.facture large.
Si vague que paraisse d'abord ce terme, on voit assez
ce ce qu'il signifie : la subordination du détail à l'impres-
sion d'ensemble.
Le faire est large quand l'artiste, se préoccupant de
provoquer en nous une pensée ou une émotion, va
droit à cette pensée ou à cette émotion, mettant en
pleine lumière ce qui les engendre directement, et ne
touchant au reste que dans la mesure où l'exige la
représentation vraie des choses. Le faire est large dans
l'épopée homérique parce que le poète, au lieu de s'at-
tarder à tout décrire, ne prend que les détails évoca-
teurs du sentiment et révélateurs de l'aspect général,
sans se soucier de tout dire ou même de dire ce qu'un
esprit analytique considérerait sans doute comme essen-
tiel. Le faire est généralement large dans l'esquisse parce
que le peintre choisit pour rendre son idée ce qui est
propre à en exprimer le sens général, le sens premier et
le plus important, et néglige tout ce qui est pour l'agré-
ment et la pure convention. Le faire est large en archi-
2a
338 LES LOIS DE LA CRITIQUE
lecture quand les grandes lignes du bâtiment se dégagent
nettement, et que d'un seul coup d'oeil on se rend compte
de l'harmonie de l'ensemble, sans que l'attention soit
troublée par une foule d'ornements secondaires. Et de
même le faire est large dans une symphonie quand au
milieu de la variété des thèmes et des sonorités orches-
trales, on aperçoit sans cesse l'idée maîtresse destinée à
nous pénétrer et à nous émouvoir.
Cette largeur du faire correspond-elle nécessairement
à la compréhension de la pensée créatrice? Oui, lorsque
l'expression s'adapte exactement à la pensée ; car toute
compréhension suppose un ensemble d'objets ou d'idées
d'où se dégage une forte impression voulue par l'ar-
tiste, que cette impression soit celle des lois générales
de la nature, celle de noire destinée, qu'elle consiste
dans un aspect imprévu et significatif de l'univers ou
même dans un regard divinateur jeté sur l'au-delà.
Comment rendre cette unité dans la multiplicité si l'on
ne trouve le centre de cette vaste perspective, si l'on ne
va droit à ce qui résume et synthétise les idées secon-
daires ou les objets qui composent l'ensemble ? Pour
peu que les détails encombrent l'œuvre et que l'abus
des fioritures, des louches, du léché, de tout ce qui est
beauté convenue disperse l'esprit, la pensée grande et
forte où aboutit l'effort compréhensif disparaît ; sans la
largeur du faire, pas d'impression vaste et puissante.
Soit, dira-t-on, mais le faire peut être large sans que cette
impression forte existe nécessairement; d'où l'on peut
conclure que ce signe de la beauté est trompeur. — Il est
vrai qu'il est difficile d'expliquer la différence qui séoare
LES SIGNES DE LA BEAUTE 339
une facture vraiment large et belle d'une ébauche
grossière et vide de pensée. Mais lorsqu'une forme
simple, ou même fruste, éveille en nous un essaim
d'idées, lorsqu'une telle forme est suggestive, elle
réalise d'ordinaire la facture véritablement large où le
détail sans signification est sacrifié volontairement. Au
contraire quand la facture nous laisse indifférents,
quand, après un impartial et scrupuleux examen, elle
n'évoque en nous aucune forme de vie inédite, aucune
idée importante demeurée obscure, il y a beaucoup à
parier qu'elle est simplement maladroite et vaine. Ce
n'est donc pas la seule inspection de la facture qui
suffira à nous révéler si cette facture est large ou non,
mais la coopération de la suggestivité, — en supposant
au critique une expérience sérieuse des œuvres d'art.
Ainsi certains dessins de Rembrandt sont tellement
hardis comme procédés de représentation que des igno-
rants les confondraient aisément avec des griffonnages
d'enfants ; est-ce la seule connaissance des formes plas-
tiques qui nous fera reconnaître si les dessins de Rem-
brandt sont des maladresses ou des chefs-d'œuvre ? Non,
il y faudra encore cette impression de gravité, de recher-
che quasi-philosophique qu'on retrouve dans toute
l'œuvre de ce grand maître, La largeur du faire, comme
signe extérieur de la beauté, n'a de valeur que si elle
correspond à une impression de suggestivité émanant de
l'œuvre d'art.
Mais, objectera-t-on, si par largeur du faire on entend,
comme le veut Diderot pour l'esquisse, « l'âme du pein-
tre qui se répand librement sur la toile », l'âme du
34© LES LOIS DE LA CRITIQUE
peintre traduisant à grands traits et sans souci du menu
détail l'idée dont elle est pleine, à combien de belles et
larges œuvres ne serons-nous pas obligés de refuser
cette qualité ? Toutes celles en cfîet, où apparaît le soin
du détail, où l'artiste, au lieu de s'en tenir aux grandes
lignes et aux traits essentiels, a pris plaisir à l'ornement
et au fini du travail, semblent répugner à la large fac-
ture ; à ce compte, la plupart des peintres primitifs si
puissants et si délicats, les constructeurs de cathédrales
gothiques aux dentelles compliquées, les poètes curieux
du style, en un mot tous les puissants génies qui ne se
sont pas contentés de l'a peu près, ne sauraient préten-
dre à la largeur du faire.
En réalité les choses sont tout autres : la qualité dont
nous nous occupons n'exclut pas le scrupule de la per-
fection ; elle n'est pas incompatible avec le désir de
plaire par des ornements patiemment ouvragés ; elle
s'accommode de tout ce qui est travail précieux, exquis
et rare, mais à une condition, c'est que ce travail soit
nettement subordonné à un dessin d'ensemble où se
manifeste immédiatement la force de pensée de l'auteur.
Les rosaces de Notre-Dame pourraient être plus simples ;
mais la cathédrale n'en serait pas pour cela d'un faire
plus large, parce qu'elles ne nuisent en rien à l'impres-
sion qui ressort de l'ensemble de l'édifice. Imaginons
qu'elles rompent les lignes et que leur complication soit
volontairement mise en vue, le faire deviendra mesquin,
parce qu'on aura transformé l'accessoire en principal.
Il y a peu d'œuvres aussi soignées d'exécution que le
Couronnement de la Vierge de Fra Angelico ; mais la
LES SIGNES DE LA BEAUTÉ 34l
subordination de tout ce travail d'exécution à un senti-
ment initial est tel que les grandes lignes, les lignes
significatives, apparaissent tout d'abord dans leur puis-
sante simplicité pour provoquer en nous l'émotion cber-
chée par l'auteur ; puis, conformément à l'idéal pri-
mitif, les détails se surajoutent, s'appellent les uns les
autres, et finissent par emplir toute l'œuvre sans cepen-
dant nuire à l'impression d'ensemble. Nous définirions
volontiers la largeur du faire par la persistance des
qualités essentielles de l'esquisse dans l'œuvre menée à
son complet achèvement. Elle ne consiste pas dans la
rudesse et la maladresse apparentes, mais dans la pré-
dominance des traits significatifs et essentiels, des traits
vraiment révélateurs de la pensée harmonieuse et forte,
sur les détails dont l'artiste se plaît à rehausser l'éclat
de chaque partie de son œuvre.
La largeur du faire se trouve dans les dessins de
Rembrandt, elle se trouve aussi dans le xin° siècle
gothique ; l'essentiel pour le critique est de ne pas atta-
cher plus d'importance au détail que n'en ont attaché
les artistes, et, au milieu d'une ornementation compli-
quée, de ne pas perdre de vue les grandes lignes de
l'ouvrage. On peut sans doute s'y tromper; mais il est
bien certain que pratiquement un critique expérimenté
n'aura pas de peine à reconnaître l'œuvre où le détail
surcharge la conception générale de celle où il vient
au contraire se loger — si compliqué qu'on le suppose,
— dans des parties faites pour le recevoir et gardant la
beauté propre de leurs proportions. Ce n'est donc pas
un sophisme que de parler de largeur du faire dans les
34a LES LOIS DE LA CRITIQUE
œuvres d'art parfois les plus achevées, et de voir dans
cette qualité le signe extérieur de la puissance compré-
hensive de la pensée créatrice.
Et maintenant est-ce une règle absolue que toute
œuvre originale éveille en nous une pensée inconnue et
se traduise par une forme imprévue, que toute œuvre
dont la pensée créatrice est pénétrante s'impose à notre
attention d'une façon obsédante et revête une forme
dont la vérité est le principal mérite, enfin que toute
œuvre ample et harmonieuse nous suggère de hautes et
graves pensées, en même temps qu'elle se distingue par
une facture véritablement large ? Nous n'oserions ériger
ces observations en lois intangibles : sans doute elles
répondent à la généralité des faits et sont logiquement
déduites des qualités de la pensée créatrice ; mais nul
ne peut dire exactement où commencent et finissent
l'originalité, la pénétration, la compréhension, nul ne
peut dire dans quelle mesure précise elles se combinent
en une œuvre définitive ; et dès lors il arrive qu'à l'ori-
ginalité atténuée correspondent une pensée déjà
entr'aperçue et une forme incomplètement neuve, qu'à
la pénétration médiocre correspondent une simple
préoccupation de notre esprit et une demi vérité de
l'œuvre d'art, et qu'à une compréhension un peu limi-
tée correspondent une suggestivité peu intense et un
faire parfois maniéré.
Les limites maxima et minima entre lesquelles varient
les qualités de la pensée rendent possibles des diffé-
rences d'aspect très grandes dans le même signe de la
beauté. L'interprétation de ces signes est donc délicate
LES SIGNES DE LA BEAUTE 343
et ne peut prétendre à donner une certitude absolue,
d'autant que le langage d'un art est intraduisible dans
toutes ses nuances par le langage verbal.
Mais nous visons, par une méthode rationnelle, à un
but pratique, et dans ces conditions il est sans doute
utile d'avoir défini quelques-uns des signes de la beauté :
car ils pourront servir à la reconnaître, alors que par
paresse d'esprit, par goût personnel, par habitude des
vieilles formules, nous l'aurions dédaignée. Il ne faut
pas attendre de ces signes des services réguliers et
aisés ; mais rien n'est à mépriser de ce qui peut nous
mettre sur la voie d'un jugement équitable, et à ce titre
ils avaient quelque droit à prendre place dans ce
travail.
CHAPITRE V
LES QUALITES DU CRITIQUE D ART
Les lois ne valent qu'en raison de leur application. — Com-
ment les lois de la critique d'art seront-elles appliquées ?
Quelles seront lefi qualités du critique ?
L'indépendance d'esprit. — En quoi elle consiste. — Obsta-
cles à cette indépendance : les préjugés du dehors, nos
goûts personnels.
L'intelligence de l'œuvre d'art. — En quoi elle consiste. —
Pourquoi elle est si rarement réalisée. — Nécessité de
chercher à comprendre toute la pensée de l'auteur aussi
bien dans les œuvres qui nous déplaisent que dans celles
qui nous plaisent.
L'expérience des œuvres d'art. — En quoi elle consiste. —
Comment elle procède. — L'expérience mène à la science
et à l'érudition. — Nécessité de celte science.
Ce qu'il faut attendre de la critique d'art rationnelle.
346 LES LOIS DE LA CRITIQUE
Les lois de la critique d'art une fois déduites de leur
principe, il semble que l'application en soit désormais
chose aisée, et qu'il ne reste plus dans le jugement
esthétique aucune place pour l'arhitraire. Il n'en est
malheureusement rien. Un bon mathématicien voit du
premier coup d'oeil si la solution d'un problème donné
est exacte ou fausse, et il ne risque pas de se trouver
sur ce point en désaccord avec un autre mathématicien ;
car la science des mathématiques est si précise et si
nettement délimitée, l'application des principes y est si
rigoureuse que quiconque l'a sérieusement étudiée y
distingue facilement la vérité de l'erreur, sans crainte
d'être contredit par un confrère. Mais les lois de la cri-
tique d'art, même précisées par leurs corollaires, sont
singulièrement élastiques : chacun peut les interpréter
presque à son gré.
S'il s'agit d'apprécier les œuvres du passé, la plupart
des critiques, s'insj)irant de la tradition, — c'est-à-dire
de la routine, — admirent ou dénigrent, selon l'opinion
communément admise, et invoquent ])Our cela des
raisons courantes ; ils arrivent ainsi à un accord
apparent dont l'absence d'examen personnel et d'effort
intellectuel semble être la cause principale. Mais
lorsque les mêmes critiques se trouvent en présence
d'une œuvre contemporaine, les divergences s'accen-
tuent, et ce serait une grosse naïveté de s'imaginer que
l'adoption des lois proposées dans cet ouvrage pût y
porter infailliblement remède. Dès qu'il faut, d'après son
sens personnel, reconnaître si la conception d'un auteur
est originale, pénétrante, harmonieuse et vivante, et si
LES QUALITÉS DU CRITIQUE d'arT 347
l'expression de cette conception la traduit aussi fidèle-
ment que possible, il est évident que toutes les opinions
peuvent se faire jour. Pour nous, Puvis de Gliavannes
a rendu avec beaucoup de grandeur la vérité d'un des
plus larges aspects de la vie ; mais que répondre de
probant et d'absolument convaincant à ceux qui ne
voient chez lui que « des cartes de géographie teintées »
et « à ceux que ses tableaux font sourire » (1) ? On aura
beau leur expliquer que si ce peintre n'a pas reproduit
toute la réalité des choses, il a exprimé avec une rare
puissance la signification des gestes de l'homme et de la
nature, on aura beau leur dire que la couleur, par le fait
même qu'elle s'harmonise avec ces gestes saisis sur le
vif, est aussi vraie que celle des réalistes les plus con-
sciencieux, et que si les couleurs crues et décomposées
existent et méritent d'être rendues, ces aspects simples
et presque monochromes sont aussi ceux de la nature,
— on ne les convertira pas. Pour eux il n'y a de réel
que ce qu'ils ont coutume de voir chaque jour ; tout ce
qui est en dehors de ce qu'ils aperçoivent communé-
ment, tout ce qui contrarie leur façon habituelle de
considérer les choses, est mauvais ; ils ne se rendent
même pas compte « qu'en proscrivant toute convention
d'un art qui ne peut être qu'une convention (2), » ils font
tort à leur théorie. Dès lors comment leur prouver que
(1). Caslagnary. Salon de 1869.
(2). Fromentin. Les Maîtres d'autreiois, page 285.
348 LES LOIS DE LA CRITIQUE
nous avons raison de voir vraiment la vie dans ce qui ^
leur paraît mort ? Plus ils étudieront les œuvres d'art
en les comparant à la nature, plus ils s'enfonceront
dans leur opinion : car ils croiront connaître toute la
nature, alors qu'ils n'en apercevront qu'un aspect, et
nous ne pourrons rien contre eux.
A plus forte raison, serons-nous désarmés en présence
de ceux qui ne partageront pas notre avis sur un drame
ou un opéra : car tandis qu'en peinture et en sculpture
on peut encore discuter tant bien que mal sur la vérité
de l'imitation, il est rare qu'en littérature et il n'arrive
jamais qu'en musique il y ait un objet réellement
existant auquel on puisse comparer l'œuvre d'art pro-
duite. J'estime que Shakespeare est un grand drama-
turge et que Victor Hugo est loin de l'égaler, parce que
le premier enferme dans son œuvre une représentation
juste et une conception large de la vie, tandis que le
second est supcrliciel et ne vaut que par le lyrisme ;
mais encore est-il que je n'ai pas établi et que je ne peux
guère établir et faire adopter un critérium de vie, une
unité à laquelle tout le monde rapportera la valeur des
œuvres d'art. Que répondrai-je à ceux qui verront dans
Victor Hugo de la vérité et de la profondeur? Il n'y a
pas de lois qui tiennent : on se fera fort de me montrer
des qualités dans des œuvres où je nierai qu'elles aient
été réalisées.
De même il serait malaisé de faire comprendre à ceux
que la musique Wagnérienne incommode, qu'à n'en
point douter « la vie et la mort, l'importance et l'existence
du monde extérieur dépendent uniquement des mouve-
LES QUALITÉS DU CRITIQUE d'aUT 349
Ynents intérieurs do l'âme » (1) trouvent dans Tristan et
Yseult leur plus haute expression. S'ils répondent
que pour eux la plus haute expression de ces sentiments
se trouve dans la Traviata ou dans Hobert le Diable^
avouons qu'il nous sera difficile, malgré les plus
savantes discussions, de leur faire partager notre
opinion. Nous avons reconnu qu'en définitive le suprême
mérite d'une œuvre d'art consistait dans ce qu'elle
enfermait de vie et de réalité. Or il est tellement
impossible de donner de la vie et de la réalité une
définition nette, excluant toute équivoque, toute cause
d'erreur, qu'on ne pourra jamais, en cas de contestation,
vérifier si l'œuvre d'art est vivante ou non et par suite
si la beauté y est ou non réalisée. On ne sera même pas
en mesure d'établir avec certitude que la pensée
créatrice est ou non originale, pénétrante, compréhen-
sive, et que l'expression en est ou non le prolongement
naturel. Tout cela est afTaire d'appréciation personnelle.
Il en résulte que l'introduction d'une méthode ration-
nelle en critique d'art ne peut amener le triomphe
immédiat de l'œuvre véritablement belle et l'insuccès
assuré de tout ce qui est médiocre (2). Les lois une fois
admises, les difficultés d'interprétations commencent,
et elles sont infinies. C'est qu'en effet le procédé ration-
(1) Wagner. Lettre sur la musique, p. LXI. de la traduction des Quatre
poèmes d'Opéras.
;2) M. A. Stevens a bien raison de dire ([u' « on ne juge équitablement
un tableau que dix ans après son exécution ». Impressions sur la Peinture,
page 16.
35o LES LOIS DE LA CRITIQUE
nel comporte plus qu'aucun autre le sens individuel, et
exige une étude personnelle approfondie des œuvres ;
mais parler du sens individuel et d'étude personnelle,
c'est précisément indiquer que chaque intelligence
diffère de toutes les autres, et que les reflexions suscitées
par des œuvres d'art où chaque détail est l'objet, non
d'une vérification scientifique, mais d'une interprétation,
varieront avec le degré de culture, avec le tempérament
particulier, avec l'humeur même du juge. Du moment
011 l'opération du jugement n'est pas une pure déduc-
tion, mais exige au contraire toutes les qualités subtiles
de l'induction, du moment où à « l'esprit de géométrie »
doit se joindre « l'esprit de finesse », il est inévitable
que l'application des principes devienne sujette à l'arbi-
traire et à l'erreur ; et ainsi le mérite des lois si labo-
rieusement établies précédemment s'atténue de façon
inquiétante, puisqu'il dépend en grande partie du mérite
de l'esprit qui les applique.
Mais de ce que la méthode vaut seulement en raison
de la façon dont elle est mise en œuvre, une conclusion
s'impose : nous avons le devoir de rechercher quelles
qualités essentielles sont requises pour juger les œuvres
d'art. Si nous parvenons à les indiquer nettement, nous
rendrons du coup une sorte de certitude pratique à la
critique. Car il est bien clair que lorsque les mêmes
principes sont appliqués par des esprits semblablement
disposés et façonnés, les conséquences ont chance d'être
à peu près semblables. Sans doute la vérité n'est pas
une et simple : ses aspects sont en nombre illimité dans
tout ce qui n'est pas syllogisme ou déduction ; mais la
LES QUALITÉS DU CRITIQUE d'ART 35i
vérité a cependant quel(iue chose de fixe que perçoivent
toujours les intelligences habituées à la chercher par
les méthodes rationnelles ; et les mille détails qu'elle
comporte et que chacun remarque ou ne remarque pas,
selon la tournure propre de son esprit, n'empêchent pas
qu'elle n'impressionne semblablement, mais non iden-
tiquement, les esprits les plus divers, pourvu qu'ils
soient guidés par les mêmes principes et qu'on retrouve
toujours chez eux les mêmes qualités essentielles. En
critique, comme dans tout art et dans toute science, il
y a une éducation nécessaire ; sans elle, chacun juge
au hasard de la beauté; avec elle, les jugements, sans
être jamais uniformes, ont chance d'être conformes les
uns aux autreset d'être motivés par les mêmes considéra-
tions générales. Cherchons donc quelles doivent être les
vertus principales du critique qui veut appliquer sincè-
rement la méthode rationnelle à l'examen des ceuvres
d'art.
Et d'abord, puisque la valeur de l'œuvre d'art est en
raison directe de la valeur de la pensée créatrice et de
celle de l'expression, le premier devoir du critique sera
de garder une complète indépendance à l'égard de tous
les dogmes, de toutes les écoles, de toutes les conven-
tions. Il lui faudra oublier que telle façon de penser ou
de s'exprimer est considérée comme belle et telle autre
comme laide ; toutes les rhétoriques, toutes les poéti-
ques, toutes les esthétiques resteront pour lui lettre
352 LES LOIS DE LA CRITIQUE
morte, à moins qu'elles ne reposent sur le principe
essentiel de la valeur exclusive de la pensée et de l'ex-
pression. Or, quoi qu'il paraisse au premier abord, ce
n'est point chose facile de se décharger des préjugés
ambiants : alors même qu'on se révolte contre eux, on
risque fort de retomber dans d'autres qui pour être oppo-
sés aux premiers n'en sont pas moins graves.
On sait l'effort que dut faire la critique entre 1840 et
1870 pour assurer le triomphe des peintres comme
Rousseau et Millet qui puisaient leur inspiration dans la
nature vivante, non dans les sites et les « fabriques »
soi-disant poétiques ou pittoresques. Les théoriciens,
prenant à parti le vieil idéal usé des classiques, décla-
rèrent que la « peinture a pour objet d'exprimer la
société qui la produit » (1). Et sans doute il faut louer
ce principe fécond qui favorise les conceptions origina-
les et les expressions neuves, il faut le louer d'autant
plus que par la société on n'entend pas seulement une
série d'aspects matériels des hommes d'une époque,
mais aussi une série d'aspects moraux propres à amor-
cer ce qu'on a souvent appelé « des idées de peintre ».
Ces théoriciens sont-ils cependant dégagés de tout pré-
jugé ? Non, car ils condamnent àpriotn la peinture allé-
gorique et symbolique sous prétexte qu'elle s'éloigne
de la nature, et la peinture religieuse sous prétexte que
la foi disparaît chez les artistes. (2) Et cependant ces
(1) Castagnary. Salon de 1863.
(2) Ceci ressort, par exemale, de tous les écrits de Castagnary.
LES QUALITÉS DU CRITIQUE d'aRT 353
formes (l'art sont capables d^exprimer la vie dans ce
qu'elle a de plus profond, et même si l'on peut dire,
dans ce qu'elle a de plus contemporain. Parce que le
tempéramment hollandais du xvji° siècle est porté plutôt
au naturalisme qu'au mysticisme, on ne peut reprocher
à Rembrandt ses Pèlerins d'Emmam, et parce nous ne
croyons plus aux Muses, nous ne ferons pas un crime
à Puvis de Chavannes d'avoir symbolisé par elles,
dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, la sérénité
patiente de l'étude. Toute critique qui laisse en dehors
de son admiration une belle œuvre procède d'une théo-
rie particulière insuffisante, à. moins qu'elle ne soit dupe
des mots dont elle se sert et qu'en proclamant la liberté
de Tartiste, elle ne l'oriente inconsciemment et exclusi-
vement dans la voie opposée à celle de l'âge précédent.
C'est pourquoi alors même que les principes semblent
les plus hardis, il faut rechercher si cette hardiesse
n'enferme pas elle-même un parti pris, et si elle permet
à toute conception de se produire sans entraves. La cri-
tique du xvu^ siècle, comprimait le génie ; mais
celle du xix% tout en exaltant la liberté, a voulu
parfois ployer les artistes à des formes ou à des idées
pour lesquelles ils ne se sentaient point faits.
A vrai dire, la critique pèche d'ordinaire moins par
cet exclusivisme qui procède de l'amour mal compris
de la liberté que par la tyrannie des formules et des
règles esthétiques dont nous ne parvenons jamais à nous
débarrasser complètement. Nous voulons être indépen-
dants ; mais nous sommes tellement imbus du préjugé
que nous ne l'apercevons plus, et nous proclamons
23
354 LES LOIS DE LA CRITIQUE
comme principes évidents ce qui choque le plus la
théorie de la liberté. En veut-on un exemple? Depuis
que Diderot a proclamé dans une page célèbre « que le
marbre ne rit pas », que « la sculpture ne souffre ni le
bouffon, ni le burlesque, ni le plaisant », qu'elle doit
charmer les yeux, qu'elle est « sévère, grave et
chaste » (1), ces idées sont devenues autant de lieux
communs, et on les retrouve chez les auteurs d'ordinaire
les plus indépendants. En fait, si le mérite d'une œuvre
dépend non du choix du sujet, non d'un mode particu-
lier d'expression, mais des qualités intrinsèques de la
pensée et du rapport de l'expression à cette pensée, de
quel droit interdira-t-on à la sculpture telles ou telles
représentations? C'est pour avoir subi le préjugé banal
que le romantique Théophile Gautier a écrit que « tout
sculpteur est forcément classique », que la statuaire ne
peut rien « sans les dieux et les héros de la mythologie
qui lui fournissent avec des prétextes plausibles le nu
et la draperie dont elle a besoin et que le romantisme
proscrit, ou du moins proscrivait, au temps de première
ferveur » (1). On ne s'étonnera pas sans doute de retrou-
ver le s mêmes exigences dans les ouvrages de M. Charles
Levêque, parce qu'elles sont d'accord avec ses doctrines
idéalistes ; mais comment expliquer autrement que par
la force du préjugé, que son adversaire Véron interdise
lui aussi à la sculpture « les mouvements violents et
(l) Diderot. Salon de 1765. La sculpture.
(l) Th. Gautier. Histoire du Uomaatisme, p. 29.
LES QUALITÉS BV CRITIQUE d'arT 355
surtout ceux qui laisseraient à la statue un aspect désa-
gréable ? » Tout comme Lessing, il affirme que « la
statue d'un Laocoon, la bouche toute grande ouverte,
la figure grimaçante, les yeux hors de la tête, nous
paraîtrait affreuse » (1). Peut-être si l'auteur eût prati-
qué l'art japonais et quelques-uns de ses admirables
monstres, eût- il compris que sa théorie était fausse.
De même le défenseur passionné de l'école naturaliste,
le critique républicain Castagnary, si hardi, si révolu-
tionnaire presque, semble avoir accepté toutes faites les
vieilles idées sur la sculpture. « Tandis que la peinture,
limitée et enchaînée par les réalités extérieures, saisit au
passage les manières d'être fugitives de la nature et de
la vie, la sculpture, plus noble, plus intellectuelle, va
chercher parmi les idées générales d'un peuple celles qui
méritent d'être incarnées dans une forme humaine et
d'être placées sous les yeux des hommes pour y demeurer
à jamais, soit à titre d'enseignement, soit à titre de sou-
venirs. Et ainsi le sculpteur n'a pas pour tâche de re-
produire les corps qui existent à l'entour de lui dans la
réalité ; sa mission est d'en créer à nouveau, d'en créer
dans le sens propre et rigoureux de la nature, mais sui-
vant un mode plus épuré ; et d'en créer, savez-vous, pour
qui ? pour les seules choses du monde qui n'en ont jamais
eu et n'en auront jamais : les idées, les idées maîtresses
qui mènent l'humanité » (2). Dans cette page éloquente,
(1) Veron. Esthétique, p. 239,
(2) Castagnary. Salon 1868.
356 LES DROITS DE LA CRITIQUE
le critique n'est guère d'accord avec ses principes et en
refusant à la sculpture le droit qu'il reconnaît à Murillo
de faire un pouilleux, à Ribera de faire un pied-bot et à
Courbet de faire un mendiant, il nie inconsidérément la
beauté d'œuvres qu'il ne pouvait voir, il est vrai, mais
qui depuis quelques années prennent, dans le musée du
Luxembourg par exemple, une place de plus en plus
grande (1). Il est donc nécessaire que le critique se
dégage des dogmes les plus universellement acceptés,
ou plutôt il est nécessaire qu'il adopte, comme Descartes
la méthode du doute universel, et ne reconnaisse ensuite
comme vrai que ce qu'il sait être d'accord avec ses
principes logiquement établis.
Mais s'il est difficile d'échapper aux préventions de
son siècle ou de son entourage, il l'est encore plus de
conserver son indépendance vis à vis de soi-même, c'est
à dire de ne jamais faire entrer en compte, dans le juge-
ment esthétique, l'impression agréable ou désagréable
que nous cause tout d'abord une œuvre d'art. Nous ne
reviendrons pas sur ce que nous avons dit plus haut
de la théorie de la « délectation », mais nous ferons
remarquer que même ceux qui n'ont pas adopté cette
théorie se sont souvent laissé guider par elle dans leurs
jugements. Sans doute Véron, dans son Esthétique, ne
reconnaît pas dans le plaisir le fondement de la critique ;
toutefois nous avons vu qu'il exige de la sculpture un
aspect agréable et (pi'il proscrit tout mouvement
(l) Cf. Les œuvres de MM. Constantin Meunier, Roger Bioclie, etc.
LES QUALITÉS DU CRITIQUE d'aRT 357
contraire à cet aspect. Pour puiser nos exemples chez
les critiques déjà cités, nous emprunterons quelques
lignes caractéristiques à Castagnary, qui louait Millet
de (( faire servir le trivial à l'expression du sublime » (1),
et prêchait sans cesse l'imitation de la nature. Ayant
à juger un paysage intitulé « La pose du télégraphe
électrique dans les rochere du cap Gris-Nez », il s'aper-
çoit tout à coup qu'un paysage doit être la recherche
et l'expression du beau dans la nature, ce qui revient à
dire : Imitez la nature, à condition qu'elle réponde
à un certain idéal de grâce et d'élégance. Et cela
est si vrai que l'auteur s'indigne qu'on ait repré-
senté « ce fil d'archal, ce produit industriel », et
conclut que « si le paysage admettait des fils, ce ne
pourrait être que des fils de la vierge » (2). Pourquoi
les fils de la vierge et non les fils d'archal ? Parce que
en dehors de toute recherche impartiale sur la nature
de la pensée créatrice, le critique aime les fils de la
vierge gracieux et capricieux, tandis que les fils de
fer, raides et réguliers, lui sont antipathiques. Mais
cela ne constitue pas un jugement sérieux.
De même, lorsqu'il parle de « cet indéfinissable mélange
de force et de grâce qui est le caractère de toute beauté, » (3)
il se met en contradiction avec son principe de l'imitation
(1) Propos de Millet rapporté par Castagnary. Salon de 1864. T. I.
p. 192.
(2) Salon de 1857. T. I, p. 59.
(3) Salon de 18.i9. T. I, p. 87.
358 LES LOIS DE LA CRITIQUE
fidèle de la nature, parce qu'il se laisse aller à consi-
dérer ce qui lui plaît comme le véritable idéal de tout
artiste. Personne ne fut plus que lui désireux déjuger
d'après les principes arrêtés et longuement exposés au
début de quelques-uns de ses Salons ; mais son goût
personnel l'emporte souvent, et, si ses jugements
furent rarement faux, du moins les motifs n'en furent-
ils pas toujours aussi rationnels qu'il le croyait.
Les exemples du goût personnel érigé en principe,
alors môme qu'on croit juger logiquement, sont in-
nombrables ; et ils ont cela de remarquable, c'est que
le critique agit alors inconsciemment ; par suite, le
seul moyen d'échapper au danger, c'est de se tenir sans
cesse en garde contre ses préférences et ses antipathies
personnelles, c'est de les considérer presque comme
suspectes et d'attacher une attention particulière aux
œuvres qui, à première vue, nous déplaisent le plus.
Ainsi donc le premier devoir du critique, c'est de
rester indépendant vis-à-vis de toutes les théories, de
toutes les écoles et même vis-à-vis de ses goûts particu-
liers. Mais, objectera-t-on, si vous prétendez dégager le
jugement esthétique de tout ce qui peut le diriger dans
une voie fausse, êtes-vous bien sûr qu'en substituant
vous-même une théorie à celle que vous condamnez,
vous n'entraviez pas à votre tour son indépendance et
ne l'entachiez pas d'erreur préjudicielle ?
La réponse est bien simple : nous ne nous sommes
élevés contre les théories et les conventions en art que
lorsqu'elles relevaient du caprice et non de la raison. Il
nous a paru arbitraire d'imposer tels sujets ou telspro-
LES QUALITÉS DU CRITIQUE d'aRT 359
cédés particuliers à un auteur ; nous avons proclamé
la liberté tant qu'elle permettait à la pensée de se déve-
lopper entièrement ; nous avons considéré l'art comme
un exercice de rintelligcnce humaine ; et ainsi nous
avons essayé de remplacer des préjugés d'école ou de
milieu, des goûts naturels illogiques, par le strict mini-
mum des lois rigoureusement déduites de notre défini-
tion de l'art. Tant vaudra cette définition, tant vau-
dront les principes, mais de tout ce que nous exigeons
de l'artiste et du critique il n'est rien que nous ayons
décrété a priori, au nom de notre goût personnel, au
nom du bon sens ou au nom de l'évidence, trois choses
souvent identiques. Nous ne pouvons donc introduire
involontairement une cause d'erreur dans le jugement
esthétique, à moins que nous ne nous soyons trompés
du tout au tout sur le principe même de ce jugement.
Mais il ne suffit pas au critique de garder toute son
impartialité et toute son indépendance, il ne lui suffit
pas, s'il veut appliquer rigoureusement les lois ration-
nelles, de se défendre contre toutes les préventions con-
scientes ou inconscientes qui l'assaillent. Il faut encore
qu'il pénètre, dans la mesure du possible, le sens com-
plet de l'œuvre qu'il étudie, — le sens complet de la
pensée, la valeur exacte de l'expression. Bref, après
avoir écarté les causes d'erreur extérieures à l'œuvre,
il convient qu'il ne se méprenne pas sur la signification
même de cette œuvre. La seconde qualité du critique,
36o LES LOIS DE LA CRITIQUE
après l'indépendance d'esprit, c'est V intelligence, au
sens précis du mot. Or comprendre est une chose
plus rare et plus difficile qu'on ne le croit d'ordi-
naire.
Lorsqu'on s'attache à des auteurs ou à des artistes
anciens, dont on connaît, soit directement, soit même
de seconde main, l'ensemble de l'œuvre, l'intelligence
semble constituer une opération naturelle et spontanée
de l'esprit; on les comprend, parce que tout le inonde
les a compris et qu'on ne peut pas ne pas les compren"
dre. C'est qu'en effet, avant de porter sur eux notre
jugement, nous avons de nombreuses informations sur
leurs habitudes de pensée, sur leur façon de procéder;
et ainsi nous replaçons machinalement l'œuvre proposée
à notre examen dans son propre milieu ; sa signification
se dégage presque du nom même de l'auteur.
Nous avons beau ignorer l'œuvre peinte de Watteau
ou celle de Delacroix ; nous ne sommes pas sans avoir
entendu dire que l'un est le peintre délicat des fêtes
galantes et l'autre le peintre fougueux de scènes gran-
dioses ou émouvantes. Aussi quand nous nous trouvons
en face d'une de leurs œuvres, nous avons, pour ainsi
dire, la clef de leur génie. D'un autre côté la gloire qui
s'attache à leur nom nous rassure sur leur mérite,
et nous n'avons plus qu'à essayer de pénétrer les
nuances de la pensée de l'artiste, au lieu de nous
demander d'abord si le tableau étudié n'est pas
simplement le résultat trop heureux d'un moment de
verve, d'un hasard de main, ou le pastiche habile d'un
maître plus original.
LES QUALITÉS DU CR [TIQUE d'ART 36i
Enfin, les travaux antérieurs de la critique et de l'his-
toire — toujours sujets d'ailleurs à revision — nous facili-
tent notre propre jugement en nous faisant connaître
d'une façon générale l'œuvre que nous voulons étudier.
Ainsi, à supposer que nous ayons d'abord triomphé de
nos préjugés, l'intelligence complète d'une œuvre d'art,
non seulement ancienne, mais remontant à peine à un
demi-siècle peut nous être facilitée par ce que nous
savons de certain sur l'auteur et sur son milieu. Mais
la difficulté commence, ou plutôt s'accroit considérable-
ment, lorsqu'on étudie une œuvre au moment même de
son apparition, ce qui est le propre de la critique d'art
au sens où l'on entend généralement ce mot.
En considérant les choses de près, la tâche de ceux qui
eurent à juger le début des grands hommes — que ces
artistes fussent Molière, Racine, Puget, Philippe de Cham-
paigne, Lulli, ou Lamartine, Géricault, Rude, Berlioz,
— fut particulièrement délicate. Ayant à apprécier une
œuvre dont l'auteur était un inconnu, ne sachant de lui
que peu de chose, — peut-être rien, — se trouvant en
présence d'une seule production où la personnalité de
l'auteur jusque-là ignorée ne se rattachait à aucun cou-
rant d'idées nettement déterminé, ils étaient en grand
danger de se tromper sur les intentions de l'artiste et sur la
valeur de l'œuvre, s'ils n'apportaient pas à leur examen
une intelligence consciencieuse (cela va de soi), et sur-
tout pénétrante et éveillée. Ajoutons que de notre
temps où la production surabonde, cet effort d'intel-
ligence devient presque impossible ; car il ne faut pas
songer à le faire porter sur toutes les œuvres qui
362 LES LOIS DE LA CRITIQUE
paraissent ; et dès lors comment établir un choix judi-
cieux et rationnel entre les œuvres dignes de notre
examen et les autres ? Aussi la critique est-elle sans cesse
faussée, parce que la connaissance des ouvrages est
nécessairement hâtive, superficielle et incomplète, à
moins que leurs auteurs n'aient trouvé le moyen
d'attirer précédemment l'attention sur eux.
Chose curieuse : ce sont les productions du génie qui
sont les plus malaisées à apprécier lorsqu'elles se révè-
lent sans préparation. Les talents médiocres ne trom-
pent généralement personne, parce que nous retrouvons
en eux beaucoup de nous-mêmes, et que nous avons
sur notre propre compte des appréciations toutes prêtes
et en général assez justes. Mais les hommes de génie
voyant les choses autrement que nous, nous déconcer-
tent, et, si claire que soit leur pensée, elle nous échappe
tout d'abord : on conte qu'Archimède ne put persuader
à ses contemporains que la somme des angles d'un trian-
gle est égale à deux droits. C'est donc à la pénétration
des choses qui nous choquent que nous devrions nous
attacher tout d'abord, parce que c'est là que nous avons
chance de découvrir une œuvre de génie.
Mais, dira-t-on, si parce qu'une chose nous semble
ridicule, désagréable ou obscure, elle mérite d'être étu-
diée avec plus de soin que les autres, si parce que
notre première impression est mauvaise, nous devons
nous en défier particulièrement, nous perdrons tout
notre temps à l'examen minutieux d'œuvres misérables,
au milieu desquelles nous courrons risque de ne pas
découvrir le chef-d'œuvre cherché, et nous laisserons
LES QUALITÉS DU CRITIQUE d'aRT 363
de côté les œuvres séduisantes qui nous auraient au
moins procuré quelque joie. — Peut-être l'objection
est-elle moins forte qu'elle ne le parait ; car si des
œuvres proposées à notre examen, nous retirons celles
qui sont visiblement empreintes de banalité, celles qui en
rappellent une foule d'autres, le nombre de celles qui
retiendra notre attention diminuera vite ; et parmi
ces dernières sera-t-il donc impossible à un esprit logi-
que et sérieux de reconnaître la beauté de la médio-
crité ? En admettant que l'œuvre dans son ensemble,
comme il arrive souvent, paraisse obscure, n'y aura-
t-il pas quelque phrases où se révélera un esprit supé-
rieur, qui nous aideront à comprendre le sens général
de l'ouvrage? S'il s'agit d'un tableau, n'y aura-t-il pas,
dans la banalité apparente ou dans le désordre voulu
du sujet, quelques indications où se reconnaîtront une
pensée puissante, une main habile, une entreprise
hardie et iéconde ? Et si nous nous sentons incapables
de pénétrer le sens de l'œuvre, qui nous oblige à nous
prononcer? L'abstention, elle aussi, est une forme du
jugement esthétique.
Si l'œuvre nous dépasse par la nouveauté ou l'ampleur
de la conception ou de l'exécution, plus tard nous en
apercevrons la beauté, à mesure que le génie de l'au-
teur nous deviendra plus familier, à mesure que nous
aurons de lui plus d'œuvres qui s'éclaireront mutuelle-
ment. Mais si l'œuvre est simplement obscure, préten-
tieuse et vide, c'est ce qui nous apparaîtra — à nous
ou à nos descendants, — lorsque les idées vraiment
neuves d'une époque auront fait leur chemin, et que
364 I^ES LOIS DE LA CRITIQUE
la séparation se sera opérée presque machinalement
entre ce qui était pauvreté intellectuelle et ce qui était
profondeur. En attendant, il suffit de réserver son juge-
ment, en dépit de tous les engouements et des modes
les plus universellement acceptées. Ce sera vraiment
faire œuvre de critique que de dire : je ne comprends
pas, je donnerai mon avis quand j'aurai compris.
Et qu'on ne craigne pas que la critique se fasse tort
en adoptant cet apparent specticisme. Sans doule si
tous ses jugements se terminaient par une formule de
ce genre, il y aurait fort à craindre qu'elle ne parût
bientôt inutile et niaise ; mais les cas où un critique
sérieux et sincère réserve complètement son avis sont
très rares ; on comprend que cela ait lieu aux pre-
mières productions d'un Courbet, d'un Puvis de Cha-
vannes, d'un Manet ; mais en général le sens des œuvres,
les qualités de leur exécution se laissent plus aisément
pénétrer, et si les grands homme sont été mal appréciés,
c'est souvent moins par suite de leur individualité
déconcertante que de l'insuffisance de réflexion de la
plupart de leurs juges.
Le Mhanihrope fut froidement accueilli ; cepen-
dant le génie de Molière était déjà familier aux specta-
teurs ; mais au lieu de chercher à pénétrer toute la
profondeur d'observation de l'auteur, le public ne trouva
pas l'intrigue et les personnages qu'il aime dans la
comédie, et en fut quelque peu dépité. En revanche,
Scarron eut presque autant de succès que Molière ; on
peut dire que, là encore, l'esprit critique fit défaut :
on consulta son goût plus que sa raison pour applaudir
LES QUALITÉS DU CRITIQUE d'aRT 365
Don Japhet d' Arménie, et on ne chercha guère à péné-
trer hi pensée véritable, la pensée créatrice de l'<euvre.
Etait-ce impossible ? Non ; et voilà des cas où la critique
aurait pu ne pas rester sur la réserve ; car de telles
œuvres répondaient bien à la conception artistique du
temps et n'avaient vraiment rien de déroutant.
Donc il faut de toute nécessité que le critique fasse
effort pour pénétrer le sens et la portée de l'œuvre qu'il
examine ; et il semble que ce but ne .puisse mieux être
atteint que lorsqu'on étudie la pensée créatrice d'une
œuvre au triple point de vue de son individualité, de
son rapport avec son objet et de l'importance de cet
objet, tel que nous l'avons décrit plus haut. Rien en
effet de ce qui constitue les éléments du jugement
esthétique n'échappe à l'attention du critique, et en
divisant son travail, il le rend plus facile.
Quant aux œuvres qui nous séduisent à première vue
et nous procurent de la joie, il en est d'elles comme des
autres : elles peuvent être indifféremment bonnes ou
mauvaises ; que de poètes, de peintres, de musiciens,
célèbres de leur temps et dispensateurs souverains du
plaisir esthétique, sont à peu près oubliés aujourd'hui !
Qui sait maintenant le nom des poètes du premier
Empire? qui admire l'illustre Mengs ou même le peintre
Guérin, l'auteur si vanté du Marcus Sextus, ou tant
d'autres qui, comme l'abbé Delille, moururent dans la
gloire et tombèrent lentement et naturellement dans
l'oubli, tandis que les dédaignés de la veille reprenaient
les places qu'ils auraient toujours dû occuper? Force
est donc de ne pas nous laisser séduire, de refuser la
366 LES LOIS DE LA CRITIQUE
joie qui s'offre à nous et qui est peut-être d'essence
méprisable, parce qu'il ne doit y avoir de joie en art
que là où est véritablement la beauté. Et ainsi la néces-
sité de comprendre pleinement, de faire eff'ort pour
pénétrer toute la pensée de l'auteur, s'impose aussi
bien lorsque l'œuvre est claire que lorsqu'elle est
obscure, et lorsqu'elle est sympathique que lorsqu'elle
est antipathique ; car l'idéal de l'art est moins de nous
donner de la joie que de nous communiquer une pensée
réellement belle enfermée dans une forme parfaite.
D'ailleurs les œuvres de génie qui sont d'accord avec
les aspirations populaires, avec le goût instinctif de
chacun de nous, et qui nous donnent immédiatement
la joie, exigée à tort ou à raison de la beauté artistique,
ne se produisent pas plus rarement que celles vers
lesquelles on ne se sent guère attiré. Le triomphe du
Ciel, celui des Précieuses Ridicules, celui d'Andro-
maque, et plus tard celui des Orientales, des premières
poésies d'Alfred de Musset prouvent que le génie n'est
pas toujours inaccessible à son siècle. Mais parce que
des œuvres de second ordre ont obtenu des succès non
moins éclatants, il importe de ne pas accueillir au
hasard ce qui nous enthousiasme, et de vérifier froi-
dement si les conditions que nous avons exigées de la
pensée et de l'expression se trouvent réalisées dans les
œuvres ; c'est la meilleure façon d'honorer le génie que
celle qui consiste à ne pas confondre avec lui le vul-
gaire talent et, pour cela, à le disséquer sans pitié. On
n'y saurait arriver que par l'effort sincère et puissant
pour comprendre les œuvres.
LES QUALITÉS DU CRITIQUE DART 36^
En dernier lieu, on ne s'improvise pas critique : il
faut avoir derrière soi une longue expérience des
œuvres d'art et de sérieuses connaissances historiques,
pour pouvoir donner un avis autorisé sur la valeur d'un
poème, d'un tableau ou d'une symphonie. Mais en quoi
consiste cette expérience ? en quoi consistent ces con-
naissances ?
D'abord, (et cela est de toute évidence) l'expérience des
œuvres d'art, celle que nous exigeons du critique, sup-
pose un goût naturel très vif pour tout ce qui touche à
un art et l'intelligence du langage propre à cet art.
Théophile Gautier définissait, parait-il, la musique un
bruit pluscoûteuxetplusdésagreablequ'unautre : il n'en
faut pas davantage pour récuser un tel homme comme
critique musical ; il ne comprendra rien au langage des
notes, et plus il l'entendra, plus il en méconnaîtra le
véritable caractère. Le langage de l'art ne s'apprend pas
en effet comme l'anglais ou l'allemand, par habitude
constante d'associer certains sons, certaines formes, à
certaines images et à certaines idées. Il ne procède que
par la recherche personnelle d'une expression propre à
une pensée particulière : en poésie, par la trouvaille
heureuse du mot suggestif, du rythme convenable, du
son musical, en peinture et en sculpture, par l'évoca-
tion des formes et des couleurs qui, dans la nature nous
ont intéressés, en musique, par la combinaison libre et
spontanée des notes, du ton, de la mesure propres à
traduire l'idée de l'auteur ; bref, le langage de l'art ne
368 LES LOIS DE LA CRITIQUE
s'apprend pas par principes et déductions ; mais il se
révèle aux élus par une sorte d'intuition.
A l'audition d'une belle symphonie, nous restons
froids, attendant patiemment la fin, ou nous sommes
émus profondément, selon que nous goûtons ou que
nous ne goûtons pas la musique ; mais nous ne faisons
pas, comme s'il s'agissait d'une langue vivante, appel à
notre mémoire, pour découvrir l'idée précise que repré-
sentent les sons entendus. La Vénus de Milo nous appa-
raît vivante ou froide, selon que nous comprenons ou
que nous ne comprenons pas le langage des lignes ;
mais si quelqu\in ne connaît pas naturellement ce lan-
gage, on perdrait son temps à vouloir le lui apprendre
méthodiquement. Il n'y a en art ni expérience ni con-
naissance possibles, sans un don de naissance, sans une
véritable intuition scmblablt à celle qui nous révèle la
beauté dans la nature : delà, la nécessité pour le critique
d'être sensible à ce « frisson de la beauté » qui nous
surprend, nous enthousiasme et nous effraie presque,
lorsque nous nous sentons en présence d'une œuvre
puissante. Quiconque est rebelle à cette impulsion irré-
fléchie, aussi bien en poésie qu'en musique, en peinture
ou en architecture, ne pourra jamais prétendre s'ériger
en critique ; et plus il sera insensible à ce premier émoi
que causent les belles choses, plus il sera éloigné de
pouvoir les connaître. Il faut d'abord le goût d'un art,
l'éveil de notre attention, de notre intelligence et de
notre sympathie devant toute manifestation visuelle ou
auditive de la pensée, pour que le jugement puisse
ensuite se produire avec quelque autorité.
LES QUALITÉS DU CRITIQUE d'aRT 869
Mais si l'intuition esthétique est la condition néces-
saire de l'expérience, cette condition est loin d'être suf-
fisante : un enfant aime à entendre chanter et semble
comprendre l'intention de la mélodie qu'il écoute .; va-
t-on en faire un critique, ou même un futur critique
musical? La prétention serait parfaitement sotte. En
réalité, tant que le langage de l'art reste simple et pri-
mitif, sa signification est perçue des esprits les moins
cultivés et les moins sensibles aux belles choses ; mais
lorsqu'il s'agit de saisir, dans les nuances de l'expres-
sion, les nuances de la pensée de l'artiste, lorsqu'il s'agit
de distinguer entre le mensonge du procédé qui masque
le vide de l'idée et la traduction sincère d'un sentiment
intéressant, lorsqu'il s'agit d'expliquer en quoi l'œuvre
du véritable artiste l'emporte sur celle du faiseur, qui
ne voit que la simple connaissance intuitive n'y saurait
parvenir, et qu'il y faut une toute autre expérience des
œuvres d'art ? C'est à peu près comme si l'on prétendait
qu'un enfant de sept ans, parce qu'il sait le sens de la
plupart des mots employés par Hugo dans la Prière
pour tous, et parce qu'il sait à quel sentiment répond
l'acte de la prière, est en état de comprendre et de
juger l'œuvre du poète.
Ce qu'on appelle l'expérience des œuvres d'art
résulte d'une éducation spéciale, non pas d'une éduca-
tion dogmatique, mais d'une éducation libre, sponta-
née, tantôt raisonnée et plus souvent capricieuse. Cette
éducation ne comporte ni lois, ni principes, ni formules
qui déterminent la beauté, comme une règle de gram-
maire sépare ce qui est correct de ce qui ne l'est pas ;
24
3^0 LES LOIS DE LA CRITIQUE
cette éducation se souvient toujours qu'elle relève de la
connaissance intuitive et par suite qu'elle doit se défier
de tout ce qui est dogme, elle procède par l'audition
ou le spectacle du plus grand nombre d'œuvres possi-
ble et par la comparaison de ce qui a été ainsi vu ou
entendu ; elle procède en un mot par tâtonnements,
commence par l'erreur, reconnaît peu à peu les condi-
tions delà beauté, et finit par une connaissance sûre des
belles choses dont elle découvre enfin le principe rationnel.
Quel est le critique d'art qui n'a pas commencé,
tout enfant, par se plaire aux images d'Epinal qu'il
admirait d'autant plus que chaque dessin lui sem-
blait interpréter plus exactement et plus éloquemment
la légende écrite ? Mais bientôt la comparaison de ces
œuvres avec des chromolithographies, où le tableau
était par lui-même assez significatif pour pouvoir se
passer de commentaire en prose, fit tort à sa première
passion ; et il comprit obscurément que la couleur et
le dessin étaient indépendants des autres langages, et
méritaient d'être cultivés et estimés pour eux-mêmes.
A partir de ce moment le futur critique admira les
représentations qui flattent le regard et présentent un
spectacle attrayant ou émouvant, il chercha dans les
tableaux un aliment à sa pensée, et plus cet aliment
répondit à son goût personnel, plus le tableau lui sembla
beau. A mesure qu'il saisit des nuances plus délicates
de sentiment ou d'expression, il devint plus sévère pour
ses anciennes admirations, et comprit mieux le but
réel de l'art. Mais il resta longtemps enfermé dans un
certain idéal, forgé d'après sa délectation propre, d'après
LES QUALITÉS DU CRITIQUE d'aKT 871
les sujets qui lui étaient sympalliiques, d'après ses préju-
gés iuliîllectuels, sociaux ou moraux, en un mot d'après
son tempérament, et l'on peut dire que s'il n'avait pas
réellement la vocation esthétique, il s'en tint toute sa
vie à cet idéal des gens du monde, un peu étroit et
banal, mais qui peut cependant produire des œuvres
excellentes, et dont le grand tort est de ne pas se
concilier avec toutes les formes de la beauté.
Que faut-il maintenant pour que cette expérience d'un
grand nombre d'œuvres vues et admirées soit réelle-
ment féconde ? Il faut que l'esprit se sente intéressé
devant des œuvres d'inspiration très différente, recher-
che comment toutes ces œuvres peuvent produire en
lui une impression esthétique analogue, et quel prin-
cipe est assez large pour rendre raison de cet effet
unique produit par des objets si dissemblables. C'est ce
travail qui sépare le simple amateur du critique pro-
prement dit : l'amateur parle d'après son goût, le criti-
que d'après son jugement, et qui dit jugement dit loi
en vertu de laquelle on prononce un arrêt. Or cette loi,
ou ces lois que nous avons exposées plus haut, nous
voyons maintenant comment elles sortent peu à peu de
l'expérience des œuvres d'art, nous voyons aussi com-
bien cette expérience est indispensable ; car nous aurions
beau les énoncer, les développer et les commenter, si
on n'en a reconnu par soi-même la justesse, grâce à la
comparaison d'un grand nombre d'œuvres, on n'en
saisira pas la portée, et on n'arrivera jamais à les appli-
quer strictement. L'expérience ne suffit pas à faire de
nous des critiques ; nous devons y ajouter notre recher-
3^2 LES LOIS DE LA CRITIQUE
che personnelle du principe esthétique ; mais nous pou-
vons être sûrs de ne jamais le trouver, si nous ne
commençons par nous appuyer sur l'expérience.
Tant que le critique procède par simple voie de com-
paraisons et de tâtonnements, le mot expérience rend
bien compte de son travail ; mais on n'imagine guère un
critique n'arrivant pas à établir un principe ferme à ses
jugements et ne sortant pas de la période des recher-
ches incertaines, un critique ne parvenant pas à la
connaissance de l'histoire de l'art dont il s'occupe. Cette
histoire lui est indispensable s'il veut que ses jugements
ne pèchent pas par la base. Le moyen en effet de recon-
naître si un auteur est original ou non, sans savoir ce
qui fut fait avant lui ? Critiquer, c'est rendre à chacun
selon ses œuvres ; mais on ne peut opérer cette justice
distributive, si l'on est incapable de discerner dans une
œuvre ce qu'elle doit à son milieu ou aux périodes
précédentes de ce qu'y a mis le génie propre de son
auteur. Le critique sera au-dessous de sa tâche toutes
les fois qu'il ignorera l'état de la civilisation en général
et des arts en particulier à l'époque où vit l'auteur qu'il
étudie. Il y aurait queb^ue puérilité à reprochera Racine
la noblesse de son discours, comme le firent les roman-
tiques, alors que le public du xvii' siècle n'eût pas
admis dans une tragédie une conversation familière ;
on montrerait tout au moins qu'on ignore la fameuse
loi de la distinction des genres. Et il y a toujours eu
quelque injustice à louer Corneille de la grandeur d'âme
de ses héros, parce que le théâtre contemporain ne
connaissait guère que des personnages d'une vertu
LES QUALITÉS DU CRITIQUE d'aRÏ S^S
admirable ou d'une lâcheté insigne, des Polyeucle ou
des Félix, des Nicomèdc ou des Prusias ; c'était un
vieux reste des Mystères du Moyen-Age. Lorsque
Voltaire tournait Pindare en ridicule, et voyait en lui
le chantre des cochers Thcbains, il prouvait simplement
qu'il ne savait en quoi consistait l'ode triomphale et
qu'il ne soupçonnait pas l'étroit enchaînement du mythe
aux circonstances particulières de la victoire ; il jugeait
de travers par pure ignorance, comme aussi lorsqu'il
relevait dans son Commentaire sur Corneille de préten-
dues fautes de français : il oubliait qu'en un siècle la
syntaxe d'une langue se modifie notablement. La criti-
que ne repose pas sur l'érudition, bien loin de là, mais,
sans une connaissance très sûre de l'histoire de l'art et
des artistes, il lui arrive souvent de décerner à tort
l'éloge aussi bien que le blâme.
On peut même dire que pour porter un jugement
autorisé sur un artiste, il ne suffit pas de connaître ses
prédécesseurs inunédials cl ses contemporains : il est
nécessaire de pouvoir établir en soi-même la compa-
raison avec des hommes d'une autre époque, d'un autre
pays et de tempéraments différents, pour reconnaître
jusqu'à quel point s'est élevé cet artiste. On ne comprend
toute la profondeur d'un Rembrandt qu'en lui cherchant
des rivaux dans les autres écoles, qu'en apercevant la
place singulière qu'il occupe dans l'histoire de la pein-
ture où seul Léonard soutient la comparaison avec lui.
On n'estime la Vénus de Milo à sa véritable valeur
qu'en se reportant aux efforts faits par les modernes
pour atteindre à la grâce vivante du marbre antique.
3^4 LES LOIS DE LA CRITIQUE
Il en est de la valeur des jugements esthétiques comme
de celle des autres jugements : plus ils ont eu l'occa-
sion de s'affiner par la comparaison, plus ils ont
chance de se rapprocher de la parfaite vérité. Et ainsi
c'est plus que l'expérience irraisonnée des œuvres d'art
que réclame la critique, c'est la connaissance métho-
dique et raisonnée, c'est la science, et souvent même
c'est l'érudition.
Maintenant que nous avons expliqué quelles qualités
nous exigeons du critique — l'indépendance d'esprit, la
pénétration complète de l'œuvre étudiée, l'expérience et
la science des productions de l'art — maintenant que
nous avons comme façonné un critique idéal, et que
nous avons déterminé la manière de juger qu'il nous
semble nécessaire d'adopter, avons-nous enfin rendu la
critique d'art uniforme en dépit des esprits si divers qui
s'y adonnent, et pouvons-nous espérer que les conclu-
sions de l'un seront toujours celles de l'autre? En
aucune façon. Chacun, en dehors des qualités que nous
avons énumérées tout à l'heure, apportera fatalement
dans ses décisions son tempérament propre : les uns
seront subtils au point de prêter à l'auteur des idées
auxquelles il n'avait point songé, les autres seront
simples au point de ne pas discerner dans l'harmonie
d'un ensemble les nuances changeantes d'une pensée
capricieuse, ceux-ci feront ressortir telle qualité aux
dépens dételle autre, et ceux-là voudront, de force ou de
LES QUALITÉS DU CRITIQUE d'ART 3'j5
gré, retrouver dans une œuvre tous les caractères
qu'ils auront aperçus dans un genre ou dans une
époque.
Alors quel avantage avons-nous à tracer le por-
trait du critique idéal ? Celui-ci : c'est que malgré des
écarts d'interprétation assez grands, il y a chance
pour que le sens général et les mérites essentiels d'une-
œuvre apparaissent de la même façon à ceux qui
appliqueront les mêmes principes au moyen des mêmes
qualités principales. Nous ne désirons point que le
critique perde sa personnalité en examinant les œuvres
d'art, mais nous voulons de plus qu'il raisonne en bon
logicien, et que par là il se rapproche de tous ses
confrères et soit moins souvent en complet désaccord
avec eux. Un jugement porte toujours la marque du
juge, et cette marque a bien son prix, mais un jugement
n'est digne de ce nom que lorsqu'il est le résultat
d'opérations intellectuelles qui auraient été les mêmes
chez un autre esprit bien équilibré. C'est cette
concordance dans les jugements que notre méthode
peut contribuer à réaliser davantage.
CONCLUSION
Nous nous sommes proposé dans tout le cours de cet
ouvrage un but pratique : celui d'assurer au jugement
esthétique le maximum de certitude et d'autorité qu'il
comporte.
Mais à quoi ont abouti nos efforts ? Nous venons de
voir que malgré toutes les qualités que nous exigeons
du critique, malgré la détermination aussi précise
que possible des lois de la critique, le jugement
esthétique peut différer du tout au tout chez deux
critiques impartiaux, éclairés, et fidèles aux préceptes
que nous avons établis.
Il y a chez chacun de nous une tournure d'esprit
particulière qui peut contrebalancer l'effort de lalogique
et fausser les opérations les plus simples du raisonne-
ment. On imagine très bien deux juges, appliquant
loyalement la méthode rationnelle, et concluant l'un au
mérite, l'autre à la médiocrité de Puvis de Chavannes ou
3^8 LES LOIS DE LA CRITIQUE
de Charles Baudelaire ou de Wagner ou de Viollet-le-
Duc. Cela tient à ce que la qualité suprême de l'œuvre
d'art consiste à réaliser la vie ; et qu'il n'y a pas de
critérium sûr de la vie. On ne peut, par raison démons-
trative, prouver à quelqu'un que la vie existe dans
une oeuvre d'art lorsqu'il nie sincèrement la sentir et la
comprendre. On ne rendra jamais évidente comme une
vérité mathématique, Taffirmation que Phidias, Eschyle,
Rembrandt et Beethoven eurent du génie ; car le génie
ne se mesure pas et même ne se constate pas comme
un objet matériel. Il est donc bien certain que nous
n'avons pas fixé une fois pour toutes la marche et
surtout les résultats de la critique d'art. Après comme
avant notre théorie, les avis continueront à différer
sur les œuvres.
Avons-nous manqué complètement le but que nous
voulions atteindre? Nous ne le croyons pas. Car à côté
de la vérité mathématique qui rallie nécessairement
tous les suffrages, il y a une vérité moins évidente,
moins aisée à percevoir, mais qui peu à peu se fait
jour, grandit, et finit par s'imposer. C'est cette vérité
que nous nous sommes préoccupés de faire triompher,
en dépit des erreurs passagères dans lesquelles peuvent
tomber ceux qui la recherchent le plus sincèrement.
Sans doute lorsqu'une œuvre d'art paraît, les premiers
juges risquent de s'égarer ; ils croiront souvent dis-
tinguer une haute pensée là où il n'y aura que phra-
séologie plus ou moins habile, que représentation
conventionnelle et fausse de la nature ; ou bien au
contraire ils se méprendront sur l'originalité, la force,
CONCLUSION 3^9
la valeur réelle de l'œuvre de génie. Mais en dehors de
cet avantage que l'application d'une méthode ration-
nelle diminue les chances d'erreur, il est bien certain
que les engouements de la mode, les préjugés de tout
genre, la méfiance de l'obscurité ou de la nouveauté,
bref tout ce qui contribue à nous égarer se dissipera
plus vite si nous cherchons à légitimer notre impression
que si nous nous reposons tranquillement sur elle en la
considérant comme infaillible.
Nous n'offrons donc pas, avec ces lois de la critique
d'art, avec ces qualités du juge idéal, une vérité immé-
diate et totale ; mais nous hâtons l'œuvre de « l'équitable
avenir, » et nous limitons le plus possible les chances
d'erreur du présent. Gela est déjà un résultat pratique
important, à supposer que nous l'ayons atteint.
Il faut en effet le reconnaître sans fausse honte : c'est
pour avoir dédaigné les procédés ordinaires de la logique
et du raisonnement que la critique s'est trompée si sou-
vent. Tantôt le juge prenait pour guide son simple
sentiment ; le plaisir ou l'ennui qu'il avait éprouvé
devant une œuvre d'art lui dictait sa sentence, et il ne
semblait pas se douter qu'au-dessus de son impression
si sujette au changement, il y avait des lois rationnelles
de la beauté dont il ne tenait aucun compte ; tantôt il
rapportait l'œuvre à un idéal étroit et il la jugeait d'après
une théorie préconçue, d'après un dogme' accepté sans
discussion sérieuse ; d'autres fois il confondait le beau
artistique avec le beau naturel, et il exigeait du premier
les mêmes qualités que du second, sans se rendre
compte du principe différent qui les régit ; d'autres fois
38o LES LOIS DE LA CRITIQUE
encore il attachait une importance capitale au sujet
choisi, comme si le choix du sujet pouvait révéler sûre-
ment la médiocrité intellectuelle ou la faiblesse d'exécu-
tion de l'auteur. Bref la critique, hostile atout jugement
raisonné, portait ses décisions d'une façon arbitraire, et
par suite se ruinait elle-même, puisque juger suppose
un principe non arbitraire du jugement.
Quand bien même les lois que nous avons énoncées
dans les chapitres précédents ne permettraient pas
d'espérer l'accord de tous les juges dans une même
opinion — accord que l'avenir réalise presque toujours
alors que la raison entre surtout enjeu, — elles rendraient
un service réel en limitant nettement le champ de la
critique et en empêchant celle-ci de s'égarer en dehors
de son domaine propre. Elles établissent en effet le
principe unique de la beauté, qui est la pensée vivante
se prolongeant directement dans l'expression, et excluent
tout ce qui ne dérive pas de ce principe; elles imposent
silence aux préjugés extérieurs, à nos goûts personnels,
en un mot à toutes les causes d'erreur qui nous entou-
rent ou qui tiennent à notre propre tempérament. Elles
empêchent le jugement de dévier hors du droit chemin,
comme il est si souvent tenté de le faire ; et par cela
même elles contribuent puissamment à la vérité : car
c'est déjà se rapprocher de la vérité qu'éviter l'erreur.
Mais en supprimant tous les dogmes, tous les
« canons », toutes les mesquines exigences d'école,
elles ne font pas seulement œuvre négative ; elles
accordent à l'art un avantage positif : la liberté, la
féconde liberté uniquement limitée par la nécessité pour
CONCLUSION 38l
l'artiste d'obéir à la raison et de faire œuvre de pensée.
Ce n'est point là l'anarchie qui ne reconnaît à l'art
aucun devoir particulier, et laisse carrière aux goûts
les moins sensés, mais au contraire le triomphe de la
raison libre qui, après avoir créé des œuvres conformes
à ses lois, admet que d'après les mêmes lois chacun
puisse juger les œuvres. La critique d'art, comprise
comme l'étude rationnelle des productions les plus
hautes de la raison humaine, n'est doné pas seulement
un moyen de vérifier si l'artiste n'a pas introduit dans
son œuvre des éléments étrangers à l'art, mais encore
un guide pour pénétrer les mérites véritables d'une
œuvre de pensée libre en appréciant cette pensée libre
en elle-même.
Oui, mais comment obtenir des spectateurs ou des
auditeurs appelés à porter un jugement esthétique qu'ils
se posent immédiatement, étudient, et résolvent ces
deux questions capitales : que vaut l'idée créatrice de
l'œuvre examinée? que vaut l'expression? Nous avons
une habitude trop invétérée de juger par le sentiment
et de nous faire une opinion sous le coup de la première
impression, pour adopter cette façon lente et pédante
de tout peser, de tout décomposer, de tout interpréter
dans le détail. Et surtout, lorsqu'un artiste en exposant
son œuvre devant nous, la soumet par là même à notre
appréciation, nous sommes trop enclins à décider sou-
verainement sur le mérite de l'objet en question pour
accepter le rôle très humble de critique consciencieux
et raisonneur. Il faut donc renoncer à l'espoir que la
méthode rationnelle, contraire à nos usages et à nos
382 LES LOIS DE LA CRITIQUE
penchants naturels, remplace jamais la critique d'im-
pression et du premier mouvement. On peut dire que
cette substitution est pratiquement impossible.
Nous n'en disconvenons pas ; mais si l'éducation
rationnelle du critique produit ce résultat que son
impression soit presque toujours conforme à l'opinion
que provoquerait chez lui un jugement raisonné et
minutieux, l'utilité de la méthode rationnelle n'en
devient que plus grande. 11 est bien certain que quicon-
que s'est habitué à étudier, d'après les principes de la
critique d'art, les grandes œuvres dujpassé, a rendu son
esprit, ses oreilles, ses yeux plus sensibles à la vraie
beauté, et risque moins de subir une impression malen-
contreuse que l'amateur pour qui le beau n'a jamais été
autre chose que le délectable. Il arrive un moment où
l'expérience des œuvres d'art jadis étudiées par la
méthode rationnelle, nous met à même de formuler un
jugement autorisé, sans que nous nous posions les
questions méticuleuses qu'exige une critique soucieuse
de ne rien laisser au hasard. Pour nous rendre capa-
bles de nous passer de l'application formelle des règles
de la critique, le meilleur moyen est de pratiquer long- '
temps cette application; quand une éducation sérieuse
a assuré à notre première impression une conformité
presque toujours complète avec un jugement régulier,
nous pouvons nous laisser guider par elle, mais en
nous souvenant toujours que pour faire vraiment œu-
vre de critique, nous devons contrôler cette impression
par une étude approfondie et méthodique
Et maintenant sommes-nous en droit de dire que la
I
CONCLUSION 383
recherche du principe et des lois de la critique d'art est
de quelque utilité pratique ? Oui, à condition de décla-
rer tout d'abord qu'il ne peut être question en esthéti-
que de jugements infaillibles, de jugements qui soient
au-dessus de toute révision. Cette restriction faite, si
vraiment le domaine de la critique d'art est par cette
étude nettement dégagé de tout ce qui l'encombrait
indûment, si la beauté de l'œuvre exige certaines con-
ditions dont nous puissions contrôler la réalisation et
la non-réalisation, si en tenant compte des lois dont
l'observation s'impose à tout critique on a chance de
formuler un jugement solide, nous n'avons pas seule-
ment çdifié une théorie, nous avons proposé une solu-
tion pratique à un problème important.
TABLE DES MATIÈRES
PREMIERE PARTIE
L'objet du jugement esthétique.
Ghap. I. — Impossibilité de réduire l'un à
l'autre le beau dans la nature et le
beau dans l'art
Ghap. II. — Qu'est-ce que l'œuvre d'art ? .
Ghap. III. — La valeur esthétique dé la pensée
créatrice est indépendante de l'ob-
jet de cette pensée
Ghap. IV. — Garactères essentiels de la pensée
créatrice
Ghap. V. — Qualités essentiellesde l'expression.
DEUXIÈME PARTIE
Pages
3
4i
8i
ii5
i59
Les lois de la critique d'art
Ghap. I. — Peut-on établir les lois de la critique
d'art en dehors de toute considé-
ration technique 2o5
Ghap. II. — Lois négatives de la critique d^art . 246
Ghap. III. — Lois positives de la critique d'art. . 280
Ghap. IV. — Les signes de la beauté . . '. . . 3i5
Ghap. V. — Les qualités du critique d'art . . 345
GoNCLUsiON 377
AUXBRRE-PARIS. — IMPRIMERIE A. LANIER
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N Fontaine, André
7475 Essai sur le principe et
F65 les lois de la critique d'art