Skip to main content

Full text of "Essai sur les fondements de nos connaissances : et sur les caractères de la critique philosophique"

See other formats


mm 


ESSAI 

SUR    LES    FONDEMENTS 

DE  NOS  CONNAISSANCES 

ET    SUR    LES    CARACTÈRES 

DE  LA  CRITIQUE  PHILOSOPHIQUE 


-/o 


A  LA  MEME  LIBRAIRIE 


Cournot.  —  Traité  de  l'Enchaînement  des  Idées  fondamentales  dans  les 
Sciences  et  dans  l'Histoire,  avec  un  avertissement  par  L.  Lévy-Brkhl. 
Un  vol.  in-8,  broché 12  fr. 


ESSAI 

SUR    LES    FONDEMENTS 

DE  NOS  CONNAISSANCES 

ET    SUR    LES    CARACTÈRES 

DE  LA  CRITIQUE  PHILOSOPHIQUE 


PAR 


/T.^^OURNOT 

y  Harmonica  ratio,   quee  cogit  rerum 
naturam  sibi  ipsam  congruere. 

PuN.  ffist.  nat.  II,  113. 

* 

NOUVELLE     ÉDITION 

^ 

PARIS 

LIBRAIRIE   HACHETTE 

ET 

C- 

79, 

BOULEVARD    SAINT-GERMAIN,    79 

1912 


EIÊCTRONIC  VERSION 
AVAIIABIE 


aR--2i^<V 


AU     LECTEUR 


C'est  une  démarche  vraiment  singulière  que  celle  d'offrir 
au  Public,  dans  ce  pays  et  par  le  temps  qui  court,  un  livre  de 
pure  philosophie.  Elle  paraîtra  peut-être  plus  singulière 
encore  si  l'auteur  avoue,  à  sa  grande  confusion,  que  la  rédac- 
tion de  ce  livre,  d'une  médiocre  étendue,  l'a  occupé  à  diverses 
reprises  pendant  dix  ans,  et  qu'il  en  avait  tracé  la  première 
esquisse  il  y  a  plus  de  vingt  ans.  Cependant,  quoique  le  sujet 
en  soit  rebattu,  j'aime  à  espérer  que  l'on  y  trouvera,  si  l'on 
veut  bien  me  lire,  assez  de  vues  nouvelles  pour  justifier,  aux 
yeux  de  quelques  amateurs,  ma  naïve  persévérance.  Je  me 
tromperais  même  sur  ce  point,  que  je  pourrais  encore  faire 
valoir  l'importance  de  rajeunir  de  temps  en  temps  l'enseigne- 
ment des  vieilles  doctrines  philosophiques,  en  tenant  compte 
des  progrès  de  nos  connaissances  positives  et  des  nouvelles 
considérations  qu'elles  fournissent  ;  en  choisissant  des 
exemples  mieux  appropriés  à  l'état  présent  des  sciences  que 
ceux  qu'on  pouvait  prendre  aux  temps  de  Descartes,  de  Leib- 
nitz  et  même  de  d'Alembert,  et  qui  servent  encore  (pour  ainsi 
dire)  de  monnaie  courante,  quoique  un  peu  usée,  depuis  que 
les  philosophes  se  sont  mis  à  négliger  les  sciences,  et  les 
savants  à  montrer  volontiers  leur  peu  d'estime  pour  la  phi- 
losophie. Il  est  vrai  qu'en  allant  ainsi  contre  les  habitudes  de 
son  temps,  et  en  s'écartant  de  la  manière  qui  prévaut  dans 
les  écoles  et  dans  les  livres,  on  court  grand  risque  d'être  fort 
peu  goûté  :    mais  enfin,  chacun  philosophe  à  sa  mode,  et 


VI  AU  LECTEUR. 

porte  dans  la  spéculation  philosophique  l'empreinte  de  ses 
autres  études,  le  pli  d'esprit  que  lui  ont  donné  d'autres  tra- 
vaux. Le  théologien,  le  légiste,  le  géomètre,  le  médecin,  le 
philologue  se  laissent  encore  reconnaître  à  leur  manière  de 
draper  le  manteau  du  philosophe  ;  et  il  serait  fâcheux  à  plus 
d'un  égard  que  cette  variété  fît  place  à  une  uniformité  trop 
monotone  :  comme  cela  ne  manquerait  pas  d'arriver  si  la 
philosophie,  en  voulant  se  discipliner,  s'isolait,  se  cantonnait, 
et  finissait  par  ressembler  à  une  profession  ou  à  une  carrière. 

On  ne  peut  écrire  sur  des  matières  philosophiques  sans 
toucher  à  des  questions  d'une  délicatesse  extrême,  et  sans 
s'exposer  à  des  contradictions  apparentes,  ou  à  des  inter- 
prétations qui  vont  bien  au  delà  des  pensées  de  l'auteur.  J'ai 
tâché  d'exphquer,  mieux  qu'on  ne  l'avait  encore  fait  suivant 
moi,  les  raisons  spéciales  de  l'imperfection  inévitable  de  la 
langue  philosophique  ;  et  si  j'ai  réussi  à  démontrer  au  lecteur 
ce  point  de  théorie,  je  l'aurai  par  là  même  disposé  à  excuser 
avec  indulgence  et  à  corriger  avec  bienveillance  beaucoup 
d'inexactitudes  de  rédaction.  Quant  à  ceux  qui  seraient  ani- 
més de  sentiments  moins  charitables,  je  me  contenterai  de 
leur  répondre  par  cette  citation  de  Malebranche  (Éclaircis- 
sement sur  le  3^  chap.  du  livre  I  de  la  Recherche  de  la  vérilé)  i 
«  Il  est  difficile,  et  quelquefois  ennuyeux  et  désagréable, 
«  de  garder  dans  ses  expressions  une  exactitude  trop  rigou- 
«  reuse.  Quand  un  auteur  ne  se  contredit  que  dans  l'esprit 
«  de  ceux  qui  le  critiquent,  et  qui  souhaitent  qu'il  se  con- 
«  tredise,  il  ne  doit  pas  s'en  mettre  fort  en  peine  :  et  s'il  vou- 
«  loit  satisfaire  par  des  explications  ennuyeuses  à  tout  ce 
«  que  la  malice  ou  l'ignorance  de  quelques  personnes  pour- 
«  roit  lui  opposer,  non  seulement  il  feroit  un  fort  méchant 
«  livre,  mais  encore  ceux  qui  le  liroient  se  trouveroient  cho- 
0  qués  des  réponses  qu'il  donneroit  à  des  objections  imagi- 
«  naires,  ou  contraires  à  une  certaine  équité  dont  tout  le 
«  monde  se  pique.  » 

Un  seul  mot  pourtant.  En  parcourant  un  livre  qui  a  pour 
but  d'expliquer  le  rôle  suprême  de  la  raison  dans  l'élaboration 


AU  LECTEUR.  VII 

de  la  connaissance  humaine,  on  pourrait  supposer  que  l'auteur 
est  ce  que  l'on  est  convenu  d'appeler,  dans  le  style  de  la 
controverse  moderne,  un  rationaliste.  On  se  tromperait  en 
cela  :  je  suis  persuadé,  autant  que  qui  que  ce  soit,  de  l'insuffi- 
sance pratique  de  la  raison  ;  et  je  ne  voudrais  pas,  pour  la 
vanité  de  quelques  opinions  spéculatives,  risquer  le  moins  du 
monded'afïaiblirdes  croyances  quejeregardecommeayantsou- 
tenu  et  comme  devant  soutenir  la  vie  morale  de  l'humanité. 

A.  C. 
Paris,  28  août  1851. 


N.  B.  —  Dans  le  courant  de  Vouvrage, 
les  chiffres  entre  parenthèses  indiquent  les  numéros  du  texte 

auxquels   on  renvoie. 


ESSAI 

SUR     LES     FONDEMENTS 


DE  NOS  CONNAISSANCES 


CHAPITRE  PREMIER 

De  la  connaissance  en  général.  —  De  l'illusion  et  de 
la  réalité  relative  et  absolue. 

1.  _  Quel  que  soit  l'objet  ou  le  phénomène  que  nous  vou- 
lons étudier,  ce  que  nous  en  saisissons  le  mieux,  c'est  la  forme  : 
le  fond  ou  la  substance  des  choses  est  pour  nous  plein  d'obscu- 
rité et  de  mystères.  Heureusement,  notre  ignorance  sur  le 
fond  ou  sur  la  nature  intime  des  choses  n'empêche  pas  qu'on 
ne  puisse  suivre,  par  le  raisonnement,  toutes  les  propriétés  qui 
tiennent  à  une  forme  dout  nous  avons  l'idée  nette  et  bien 
définie.  Ainsi,  quoique  nous  ne  possédions  que  des  notions 
très  imparfaites  sur  la  constitution  des  corps  soHdes  et 
fluides  ;  quoiqu'on  n'ait  pas  encore  bien  expliqué  comment, 
par  un  jeu  d'actions  moléculaires,  la  nature  réalise  les  types 
ou  les  formes  physiques  de  la  sohdité  et  de  la  fluidité,  il  suffit 
que  ces  types  se  prêtent  à  une  définition  précise  et  mathé- 
matique, pour  que  les  géomètres  aient  pu  découvrir  dans  les 
corps  soUdes  et  fluides,  en  repos  et  en  mouvement,  une  foule 
de  propriétés  qui  ne  tiennent  qu'aux  définitions  abstraites  de 
la  solidité  et  de  la  fluidité,  et  dont  l'étude  ne  suppose  point 
la  connaissance  préalable  des  moyens  cachés  que  la  nature 
emploie  pour  produire  un  cristal  ou  une  goutte  d'eau,  et  pour 
faire  ainsi  tomber  sous  nos  sens  les  types  abstraits  de  la 
liquidité  et  des  formes  cristallines. 

De  même,  quoique  nous  soyons  encore  loin  de  connaître 
la  nature  intime  du  principe  de  la  lumière,  malgré  tous  les 
progrès  qu'ont  fait  faire  à  la  science  de  l'optique  les  travaux 

1 


2  CHAPITRE  I. 

des  physiciens  modernes,  déjà,  bien  avant  ces  travaux, 
l'optique  constituait  une  vaste  et  importante  application 
de  la  géométrie,  tout  entière  fondée  sur  la  propriété  de  la 
lumière  de  se  transmettre  en  ligne  droite,  de  se  réfléchir  ou 
de  se  briser  au  passage  d'un  milieu  dans  un  autre,  suivant 
des  lois  susceptibles  d'un  énoncé  géométrique,  rigoureux  et 
simple.  Cette  partie  de  l'optique  n'a  point  changé  quand  la 
théorie  de  l'émanation  des  particules  lumineuses  a  fait  place 
à  celle  des  vibrations  de  l'éther  :  seulement  on  a  dû  recourir 
à  d'autres  expUcations  pour  rattacher  ces  lois  géométriques, 
d'où  dépend  la  forme  du  phénomène,  aux  notions  postérieu- 
rement acquises  sur  la  constitution  physique  de  la  lumière, 
ou  sur  la  nature  même  du  phénomène. 

2.  —  Ce  que  nous  disons  à  propos  des  phénomènes  de  la 
nature  physique,  s'appUque,  à  bien  plus  forte  raison,  aux 
phénomènes  delà  vie  sensible  et  intellectuelle.  Si  le  physicien 
est  loin  d'avoir  une  connaissance  exacte  de  l'organisation 
moléculaire  d'une  goutte  d'eau  ou  d'un  cristal,  comment 
espérer  de  pénétrer  dans  les  détails  intimes  de  l'organisation 
à  l'aide  de  laquelle  la  nature  élabore  les  mystérieux  phénomènes 
que  nous  appelons  sensibiUté,  conscience,  perception  ?  Com- 
ment saisir,  dans  son  essence  et  dans  ses  causes  internes, 
cet  acte  par  lequel  un  être  doué  d'intelligence  perçoit  ou  con- 
naît des  objets  situés  hors  de  lui  ?  L'anatomie  la  plus  fine, 
l'analyse  la  plus  subtile,  y  ont  échoué  jusqu'à  présent  et  y 
échoueront  toujours.  Il  faudrait  donc  renoncer  à  rien  savoir 
sur  le  mécanisme  de  nos  facultés,  si  elles  ne  nous  présentaient, 
dans  leur  forme,  quelques-uns  de  ces  caractères  que  nous  pou- 
vons nettement  saisir,  et  dont  il  nous  est  permis  de  suivre  les 
conséquences  par  le  raisonnement,  malgré  notre  ignorance 
sur  la  nature  intime  et  sur  la  génération  des  facultés  dont 
nous  voulons  étudier  le  jeu  et  les  rapports.  Déjà  les  logiciens, 
et  Kant  en  particulier,  ont  insisté  sur  la  distinction  entre  la 
matière  et  la  forme  de  nos  connaissances,  et  ils  ont  très  bien 
fait  voir  que  la  forme  pouvait  être  l'objet  de  jugements  cer- 
tains, quand  la  matière  ou  le  fond  restait  à  l'état  probléma- 
tique ;  mais  l'application  que  nous  voulons  faire  de  cette 
distinction,  et  qui  doit  servir  do  point  de  départ  à  toutes  nos 
recherches  en  logique,  portera  sur  un  caractère  plus  général, 
plus  cssenLicl  que  ceux  doiit  les  logiciens  se  sont  occupés 


DE  LA  CONNAISSANCE  EN  GÉNÉRAL.     3 

jusqu'ici,  et  dont  il  y  a,  selon  nous,  biea  plus  de  conséquences 
importantes  à  tirer. 

3.  —  En  effet,  nous  concevons  clairement  que  toute  per- 
ception ou  connaissance  implique  un  sujet  percevant  et  un 
OBJET  perçu,  et  consiste  dans  un  rapport  quelconque  entre  ces 
deux  termes  :  d'où  il  suit  que,  la  perception  ou  le  rapport  venant 
à  changer,  il  faut  que  la  raison  du  changement  se  trouve 
dans  une  modification  subie,  ou  par  le  sujet  percevant,  ou 
par  l'objet  perçu,  ou  par  chacun  des  deux  termes  du  rapport. 

C'est  ainsi  que,  lorsque  deux  cordes  sonores  ont  eu  d'abord 
entre  elles  un  intervalle  musical  défini,  et  qu'au  bout  d'un 
certain  temps,  elles  cessent  d'ofïrir  cet  intervalle,  on  se 
demande  si  le  ton  de  l'une  a  haussé,  si  le  ton  de  l'autre  a 
baissé,  ou  si  ces  deux  causes  ont  concouru  à  faire  varier 
l'intervalle. 

De  même,  si  l'on  trouvait  que  l'hectohtre  de  blé  représente 
en  valeur,  à  une  époque  donnée,  un  certain  nombre  de  jour- 
nées de  travail,  et  à  une  époque  postérieure  un  nombre  plus 
grand,  on  se  demanderait  si  cet  effet  est  dû  à  une  hausse  dans 
la  valeur  du  blé,  résultant,  par  exemple,  d'une  suite  de  mau- 
vaises récoltes  ou  d'une  taxe  à  l'importation  ;  ou  s'il  provient 
d'une  dépréciation  du  travail  manuel,  occasionnée  par 
l'accroissement  de  la  population,  par  l'introduction  de  nou- 
velles machines  ;  ou  bien  enfin  s'il  n'y  a  pas  là  un  résultat 
composé  de  la  hausse  du  blé  et  de  la  dépréciation  du  travail. 

4.  —  Imaginons  maintenant  que  l'on  ait  un  système  de 
cordes  sonores,  accordées  d'abord  de  manière  à  offrir  de  cer- 
tains intervalles  musicaux,  et  qu'ensuite,  toutes  ces  cordes, 
moins  une,  continuant  de  donner,  quand  on  les  compare 
entre  elles,  les  mêmes  intervalles,  il  n'y  ait  de  changement 
que  dans  les  intervalles  donnés  par  la  comparaison  de  la 
dernière  corde  à  toutes  les  autres  :  on  regardera,  sinon  comme 
rigoureusement  démontré,  du  moins  comme  extrêmement 
probable,  que  cette  dernière  corde  est  la  seule  qui  n'ait  pas 
tenu  raccord,  ou  qui  ait  subi  dans  sa  tension  le  changement 
d'où  résulte  le  nouvel  état  du  système. 

On  tirerait  une  conséquence  analogue  à  la  vue  d'un  tableau 
qui  donnerait,  pour  deux  époques  différentes,  les  valeurs 
relatives  de  diverses  denrées.  Si  le  blé,  par  exemple,  en  haus- 
sant de  valeur,  comme  on  l'a  supposé  plus  haut,  par  rapport 


4  CHAPITRE  I. 

à  la  journée  de  travail,  n'avait  changé  de  valeur  par  rapport 
à  aucune  des  autres  denrées,  on  en  conclurait  que  le  change- 
ment observé  est  dû,  non  à  la  hausse  absolue  du  blé,  mais  à 
la  dépréciation  absolue  du  travail  :  à  moins  toutefois  qu'on 
ne  vît  clairement  qu'il  y  a,  entre  le  blé  et  les  autres  denrées 
auxquelles  on  le  compare,  une  Maison  telle  que  l'une  ne 
peut  varier  sans  entraîner,  dans  les  valeurs  de  toutes  celles 
qui  en  dépendent,  des  variations  proportionnées. 

5,  _  Mais,  de  tous  les  exemples  que  nous  pourrions  prendre, 
il  n'y  en  a  pas  qui  conviennent  mieux  à  notre  but,  et  qui 
comportent  plus  de  simplicité  et  de  précision,  que  ceux  qui 
se  tirent  de  la  considération  du  mouvement. 

Nous  jugeons  qu'un  point  se  meut  lorsqu'il  change  de 
situation  par  rapport  à  d'autres  points  que  nous  considérons 
comme  fixes.  Si  nous  observons  à  deux  époques  distinctes  un 
système  de  points  matériels,  et  que  les  situations  respectives 
de  ces  points  ne  soient  pas  les  mêmes  aux  deux  époques,  nous 
en  concluons  nécessairement  que  quelques-uns  de  ces  points, 
sinon  tous,  se  sont  déplacés  ;  mais  si,  de  plus,  nous  ne  pouvons 
pas  les  rapporter  à  des  points  de  la  fixité  desquels  nous 
soyons  sûrs,  il  nous  est,  de  prime  abord,  impossible  de  rien 
conclure  sur  le  déplacement  ou  l'immobiHté  de  chacun  des 
points  du  système  en  particulier. 

Cependant,  si  tous  les  points  du  système,  à  l'exception 
d'un  seul,  avaient  conservé  leurs  situations  relatives,  nous 
regarderions  comme  très  probable  que  ce  point  unique  est 
le  seul  qui  s'est  déplacé  ;  à  moins,  toutefois,  que  les  autres 
points  ne  nous  parussent  liés  entre  eux  de  manière  que  le 
déplacement  de  l'un  dût  entraîner  le  déplacement  de  tous 
les  autres. 

Nous  venons  d'indiquer  un  cas  extrême,  celui  ou  tous  les 
points,  un  seul  excepté,  ont  conservé  leurs  situations  relatives  ; 
mais,  sans  entrer  dans  les  détails,  on  conçoit  bien  qu'entre 
toutes  les  manières  de  se  rendre  raison  des  changements 
d'état  du  système,  il  peut  s'en  présenter  de  beaucoup  plus 
simples,  et  qu'on  n'hésitera  pas  à  regarder  comme  beaucoup 
plus  probables  que  d'autres.  Cette  probabilité,  dont  nous  ne 
voulons  point  encore  discuter  l'origine  et  la  nature,  peut  être 
telle  qu'elle  détermine  l'acquiescement  de  tout  esprit  raison- 
nable. 


DE  LA  CONNAISSANCE  EN  GÉNÉRAL.  5 

Si  l'on  ne  se  bornait  pas  à  observer  le  système  à  deux  époques 
distinctes,  mais  qu'on  le  suivît  dans  ses  états  successifs,  il  y 
aurait,  sur  les  mouvements  absolus  des  divers  points  du 
système,  des  hypothèses  que  l'on  serait  conduit  à  préférer  à 
d'autres  pour  l'expHcation  de  leurs  mouvements  relatifs. 
C'est  ainsi  qu'abstraction  faite  des  notions  acquises  plus  tard 
sur  les  masses  des  corps  célestes  et  sur  la  nature  de  la  force 
qui  les  fait  mouvoir,  l'hypothèse  de  Copernic,  comparée 
à  celle  de  Ptolémée,  exphquait  les  mouvements  apparents 
du  système  planétaire  d'une  manière  plus  simple,  plus  satis 
faisante  pour  la  raison,  et  partant  plus  probable  i. 

Enfin,  il  y  a  des  circonstances  qui  peuvent  nous  donner  la 
certitude  que  les  mouvements  relatifs  et  apparents  pro- 
viennent du  déplacement  réel  de  tel  corps  et  non  de  tel 
autre  ^  Ainsi,  l'aspect  d'un  animal  nous  apprendra  par  des 
symptômes  non  équivoques  s'il  est  effectivement  en  repos 
ou  en  mouvement.  Ainsi,  pour  rentrer  dans  l'exemple  que  nous 
prenions  tout  à  l'heure,  les  expériences  du  pendule  prouveront 
le  mouvement  diurne  de  la  terre  ;  le  phénomène  de  l'aberra- 
tion de  la  lumière  prouvera  le  mouvement  annuel  ;  et  l'hypo- 
thèse de  Copernic  prendra  rang  parmi  les  vérités  positivement 
démontrées. 

6.  —  Remarquons  maintenant  que  ces  mouvements  aux- 
quels nous  donnions  provisoirement  et  improprement  la 
qualification  d'absolus,  et  dans  lesquels  nous  cherchions  la 
raison  des  déplacements  relatifs,  peuvent  n'avoir  eux-mêmes 
qu'une  existence  relative.  Pour  faciliter  l'inteUigence  de  cette 
distinction  capitale,  nous  avons  à  notre  disposition  les  exemples 
les  plus  familiers  comme  les  plus  relevés. 

Sur  un  bâtiment  où  des  animaux  sont  embarqués,  nous  en 
considérons  deux,  à  deux  instants  différents  :  leur  situation 
relative  a  changé.  A  défaut  de  tout  autre  terme  de  compa- 
raison, nous  pourrons  juger  sans  hésitation,  par  les  attitudes 
de  l'un  et  de  l'autre  animal,  que  le  premier  s'est  déplacé, 
tandis  que  l'autre  gardait  le  repos.  Mais  ce  jugement  n'est  vrai 

1  Invenimus  igitur,  sub  hac  ordinatione,  admir  andam  mundi  sym- 
metriam  ac  certum  harmonise  nexum  motus  et  magnitudinis  orbium, 
qualis  alio  modo  requiri  non  potest.  »  Nie.  Copernic.  De  revolut.  orbium 
cœlestium,  T.   I,   c.   10. 

2  Newton,  Principes,  liv.  I,  à  la  fin  des  définitions  préliminaires. 


6  CHAPITRE  î. 

que  relativement  au  système  dont  le  vaisseau  et  les  animaux 
font  partie  :  peut-être  que,  si  l'on  tenait  compte  delà  marche 
du  bâtiment,  on  trouverait  que  le  même  animal  qu'on  a  eu 
raison  de  juger  en  mouvement  par  rapport  au  navire,  était 
en  repos  par  rapport  à  la  surface  terrestre,  tandis  que  l'autre 
animal  se  déplaçait.  On  n'en  est  pas  moins  fondé  à  dire  que 
l'animal,  observé  dans  l'attitude  de  la  marche,  s'est  mû 
réellement  :  seulement,  la  réahté  de  ce  mouvement  n'est  que 
relative  au  système  mobile  auquel  l'animal  est  associé. 

Les  expériences  du  pendule  et  l'aberration  de  la  lumière 
prouvent  la  réalité  du  mouvement  diurne  et  du  mouvement 
annuel  de  tous  les  corps  placés  à  la  surface  de  la  terre  ;  mais 
peut-être  qu'en  vertu  du  mouvement  de  translation  du  sys- 
tème planétaire  dans  l'espace,  tel  point  de  la  masse  terrestre, 
son  centre,  par  exemple,  se  trouve  actuellement  dans  un  repos 
absolu,  tandis  que  le  centre  du  soleil  est  en  mouvement. 
Il  n'y  aurait  rien  à  en  conclure  contre  la  réahté  de  l'hypo- 
thèse de  Copernic,  qui  fait  mouvoir  la  terre  autour  du  soleil 
en  repos  :  seulement  il  faut  entendre  que  la  réahté  de  l'hypo- 
thèse est  purement  relative  au  système  du  soleil  et  des  pla- 
nètes qui  l'escortent, 

7.  —  Pour  suivre  de  plus  près  l'analogie  avec  le  problème 
qui  doit  nous  occuper,  et  quia  pour  objet  de  soumettre  nos 
idées  à  un  examen  critique,  de  discerner  le  vrai  du  faux,  l'illu- 
sion de  la  réalité,  il  faut  (sans  sortir  de  l'ordre  de  faits  où  nous 
puisons  nos  exemples)  considérer  plus  spécialement  le  cas 
où  il  s'agit,  non  plus  de  prononcer  sur  les  mouvements  réels 
d'un  système  de  mobiles,  d'après  leurs  mouvements  relatifs, 
tels  qu'ils  apparaissent  à  un  observateur  certain  de  sa  propre 
immobihté,  mais  bien  de  prononcer  sur  les  mouvements 
réels  qui  peuvent  affecter,  soit  le  système  des  mobiles  exté- 
rieurs, pris  dans  leur  ensemble,  soit  la  station  même  de 
l'observateur  ;  et  cela,  d'après  la  perception  des  mouvements 
apparents  du  système  extérieur,  par  rapport  à  la  station  de 
l'observateur. 

La  rigueur  de  cette  analogie  n'a  point  échappé  à  Kant, 
c'est-à-dire  au  philosophe  qui  a  sondé  avec  le  plus  de  profon- 
deur la  question  de  la  légitimité  de  nos  jugements.  Lui-même 
compare  la  réforme  philosophique  dont  il  se  fait  le  promoteur 
à  la  réforme  opérée  en  astronomie  par  Copernic.  L'un  explique. 


DE  LA  CONNAISSANCE  EN  GÉNÉRAL.  7 

par  les  mouvements  diurne  et  annuel  de  la  terre  où  l'observa- 
teur est  placé,  les  apparences  du  système  astronomique  ; 
l'autre  veut  trouver  dans  les  formes,  ou  dans  les  lois  consti- 
tutives de  l'esprit  humain,  l'explication  des  formes  sous  les- 
quelles nous  concevons  les  phénomènes,  et  auxquelles  les 
hommes  sont  portés  (mal  à  propos  selon  lui)  à  attribuer  une 
réalité  extérieure.  En  un  mot,  pour  employer  dès  à  présent 
des  termes  dont  nous  ne  pourrions  nous  dispenser  par  la  suite 
de  faire  usage,  malgré  leur  dureté  technique,  Kant  n'accorde 
qu'une  valeur  subjective  à  des  idées  auxquelles  le  commun  des 
hommes,  et  même  la  plupart  des  philosophes,  attribuent  une 
réalité  objective. 

Nous  entrerons  plus  loin  dans  la  discussion  de  l'hypothèse 
du  métaphysicien  allemand,  et  nous  examinerons  si  elle  ne 
doit  pas  être  rejetée,  par  des  motifs  tout  à  fait  semblables  à 
ceux  qui  nous  obligent  d'admettre  l'hypothèse  du  grand  astro- 
nome, son  compatriote.  Il  suffit  ici  d'avoir  rappelé  l'analogie 
de  deux  questions  sur  lesquelles  la  raison  peut  d'ailleurs  por- 
ter des  jugements  inverses,  d'après  les  données  qu'elle  pos- 
sède sur  l'une  ou  sur  l'autre. 

8.  —  Nous  appellerons  illusion  la  fausse  apparence,  celle 
qui  est  viciée  ou  dénaturée  en  raison  de  conditions  inhérentes 
au  sujet  percevant,  à  ce  point"  que  par  elle-même  elle  ne 
fournit  qu'une  idée  fausse  de  l'objet  perçu  ;  nous  donnerons, 
par  opposition,  le  nom  de  phénomène  à  l'apparence  vraie, 
c'est-à-dire  à  celle  qui  a  toute  la  réalité  externe  que  nous  lui 
attribuons  naturellement  ;  enfin,  nous  distinguerons  le  phé- 
nomène dont  la  réalité  externe  n'est  que  relative,  d'avec  la 
réalité  absolue  que  l'esprit  conçoit,  lors  même  qu'il  n'aurait 
aucun  espoir  d'y  atteindre  avec  ses  moyens  de  perception  ^. 
Des  exemples  vont  encore  servir  à  éclaiic  r  le  sens  de  ces 
définitions  abstraites. 

Lorsque,  du  pont  du  navire  où  je  suis  embarqué,  mes  yeux 
voient  fuir  les  arbres  et  les  maisons  du  rivage,  c'est  une  illu- 
sion des  sens,  une  apparence  fausse  et  dont  je  reconnais 

^  Ce  que  nous  nommons  la  réalité  absolue,  par  opposition  à  laréalilé 
relative  ou  phénoménale,  correspond  à  ce  que  Kant  à  nommé  les  choses 
en  elles-mêmes  {Dingen  an  sich  selbst),  expression  technique,  que  les  tra- 
ducteurs anglais  ont  rendue  littéralement  par  things  in  themselves,  et 
les  traducteurs  français  par  choses  en  soi. 


8  CHAPITRE  I. 

immédiatement  la  fausseté,  parce  que  j'ai  des  motifs  d'être 
sûr  de  l'immobilité  du  rivage.  Au  contraire,  mes  sens  ne  me 
trompent  pas  lorsqu'ils  me  portent  à  croire  au  mouvement 
du  passager  qui  se  promène  près  de  moi  sur  le  pont  :  ce  mou- 
vement a  bien  toute  la  réalité  extérieure  que  je  suis  porté  à 
lui  attribuer,  sur  le  témoignage  de  mes  sens  qui,  en  cela, 
n'altèrent  ni  ne  compliquent  la  chose  dont  ils  ont  pour  fonc- 
tion de  me  donner  la  perception  et  la  connaissance  ;  mais  cette 
réalité  extérieure  n'est  que  phénoménale  ou  relative  ;  car 
peut-être  le  passager  se  meut-il  en  sens  contraire  du  navire 
et  avec  une  vitesse  égale,  de  manière  à  rester  fixe  par  rapport 
au  rivage  auquel  j'attribue  avec  raison  l'immobilité.  En  tout 
cas,  le  mouvement  du  navire  se  combine  avec  le  mouvement 
propre  du  passager  pour  déterminer  le  mouvement  réel  de 
celui-ci  par  rapport  au  rivage  ou  à  la  surface  terrestre. 

Mais,  en  admettant  l'hypothèse  que  le  passager  reste  immo- 
bile relativement  à  la  surface  terrestre  (et  par  conséquent 
absolument  immobile,  s'il  était  permis  d'admettre  avec  les 
anciens  l'immobihté  absolue  de  cette  surface),  nous  compre- 
nons très  bien  que  l'état  de  repos  où  il  se  trouve  a  sa  raison 
dans  la  coexistence  de  deux  mouvements  contraires,  qui  se 
neutralisent,  tout  en  existant  réellement  chacun  à  part,  d'une 
réalité  que  nous  appelons  phénoménale  et  relative,  pour  la 
distinguer  d'une  réaUté  absolue  que  l'esprit  conçoit,  lors 
même  que  l'observation  n'y  atteint  pas. 

La  courbe  enchevêtrée  qu'une  planète  vue  de  la  terre 
semble  décrire  sur  la  sphère  céleste  oij  l'on  prend  les  étoiles 
pour  points  de  repère,  est  une  apparence  où  la  vérité  objec- 
tive se  trouve  faussée  par  des  conditions  subjectives  inhé- 
rentes à  la  station  de  l'observateur.  Au  contraire,  l'orbite 
elliptique  qu'un  satellite  décrit  autour  de  sa  planète  (abstrac- 
tion faite  des  perturbations),  et  dont  l'astronome  assigne  les 
éléments,  n'est  pas  une  pure  apparence.  La  description  de 
cette  orbite  par  le  satclhte  est  un  phénomène  ou,  si  on  l'aime 
mieux,  un  fait  doué  d'une  réalité  phénoménale,  relative  au 
système  de  la  planète  principale  et  de  ses  satellites  ;  quoique, 
plus  réellement  et  relativement  au  système  solaire,  dont  celui 
de  la  planète  et  de  ses  satellites  n'est  qu'une  dépendance,  la 
trajectoire  du  satellite  soit  une  courbe  plus  composée,  résul- 
tant d'une  combinaison  du  mouvement  elliptique  du  satcl- 


DE  LA  CONNAISSANCE  EN  GÉNÉRAL.  9 

lite  autour  de  sa  planète  avec  le  mouvement  elliptique  de  la 
planète  autour  du  soleil  ;  quoique,  plus  réellement  encore  et 
relativement  au  système  d'un  groupe  d'étoiles  dont  le  soleil 
fait  partie,  la  trajectoire  du  satellite  résulte  d'une  combi- 
naison des  mouvements  que  l'on  vient  d'indiquer  avec  le 
mouvement,  encore  peu  connu,  du  système  solaire  ;  et  ainsi  de 
suite,  sans  qu'il  nous  soit  donné  d'atteindre  à  la  réalité 
absolue,  dans  le  strict  sens  du  mot. 

9.  —  Aux  exemples  tirés  du  mouvement,  nous  pouvons, 
pour  éclaircir  encore  mieux  ces  notions  préliminaires,  en 
joindre  d'autres  fournis  par  les  impressions  qui  affectent 
spécialement  le  sens  de  la  vue.  Des  yeux  fatigués  ou  malades 
éprouvent  dans  les  ténèbres  des  impressions  semblables  à 
celles  que  la  lumière  directe  ou  réfléchie  produit  sur  les  yeux 
sains,  dans  des  circonstances  normales.  On  voit  des  étincelles, 
des  taches  obscures  ou  diversement  colorées.  L'action  de 
l'électricité,  une  compression  mécanique  peuvent  produire  les 
mêmes  effets,  et  donnent  lieu  à  des  sensations  visuelles  ou 
optiques  du  genre  de  celles  que  les  physiologistes  nomment 
subjectives,  parce  qu'elles  ne  correspondent  à  aucun  objet 
extérieur  qui  révélerait  sa  présence  à  la  manière  ordinaire,  en 
vertu  de  l'action  spéciale  exercée  sur  la  rétine  par  les  rayons 
qui  en  émanent.  Dans  des  cas  d'hallucination,  on  croit  voir  des 
spectres,  des  fantômes  ;  et  alors  ce  n'est  plus  l'état  maladif 
ou  anormal  de  la  rétine  ou  du  nerf  optique  qui  vicie  les  impres- 
sions du  cerveau,  c'est  l'état  maladif  ou  anormal  du  cerveau  qui 
réagit  sur  les  appareils  nerveux  placés  dans  sa  dépendance,  et 
qui  en  pervertit  les  fonctions.  De  pareilles  aberrations  de  la 
sensibilité,  qui  appartiennent  en  quelque  sorte  à  l'état  normal, 
vu  la  fréquence  et  la  quasi-périodicité  de  leur  retour,  pro- 
duisent les  songes.  Tout  cela  n'est  évidemment  qu'illusion, 
fausse  apparence,  tenant  sans  doute  à  des  lois  manifestes  ou 
cachées  qui  régissent  notre  propre  sensibilité,  mais  sans  liaison 
avec  aucune  réahté  extérieure,  ou  du  moins  sans  une  liaison 
telle  qu'il  en  puisse  résulter  pour  nous  une  perception  ou  une 
connaissance   de  cette   même  réalité. 

Un  charbon  incandescent,  en  tournant  avec  une  rapidité 
suffisante,  produit  l'impression  d'un  cercle  lumineux  continu. 
On  trouve  dans  les  livres  de  physique  une  théorie  des  couleurs 
accidentelles,  c'est-à-dire  des  teintes  que  semble  prendre  acci- 


10  CHAPITRE  I. 

dentellement  une  surface  blanche  le  long  des  lignes  qui  la 
séparent  d'une  surface  colorée,  ou  des  teintes  que  la  surface 
blanche  acquiert  pour  quelques  instants,  après  que  l'œil  s'est 
appHqué  pendant  un  temps  suffisant  à  regarder  une  surface 
colorée.  Ce  sont  encore  là  des  apparences  qui  tiennent  au  mode 
de  sensibilité  de  la  rétine,  et  qui  n'ont  aucune  réalité  externe. 
Telle  modification  dans  la  structure  de  l'œil  ou  dans  le  ton  de 
la  fibre  nerveuse  permettrait  de  suivre  le  mouvement  du  point 
en  ignition,  quand,  pour  des  yeux  tels  que  les  nôtres,  a  déjà 
lieu  l'apparence  d'un  cercle  continu.  Cependant  ces  illusions, 
ces  fausses  apparences  ne  sont  point,  comme  celles  de  la  pre- 
mière catégorie,  indépendantes  de  la  présence  des  objets 
externes,  ou  liées  à  la  présence  de  ces  objets,  mais  par  de  tout 
autres  rapports  que  ceux  qui  donnent  aux  impressions  du 
même  genre,  dans  les  circonstances  normales,  une  vertu 
représentative.  Elles  dépendent  au  contraire  de  la  présence  des 
objets  externes,  et  résultent  d'une  simple  déviation  des  lois 
ordinaires  de  la  représentation  :  déviation  soumise  elle-même 
à  des  lois  réguHères,  susceptible  d'être  définie  par  l'expérience 
et  rectifiée  par  le  raisonnement  ;  moyennant  quoi  la  percep- 
tion sera  soustraite  à  l'influence  des  modifications  subjectives 
qui    l'altéraient   et   la    faussaient. 

Nous  sommes  frappés  pour  la  première  fois  du  spectacle 
d'un  arc-en-ciel,  et,  dans  l'habitude  où  nous  sommes  de  voir 
les  couleurs  s'étendre  à  la  surface  de  corps  résistants  qui  con- 
servent ces  couleurs  en  se  déplaçant  dans  l'espace  ou  qui  ont, 
comme  on  dit,  des  couleurs  propres,  nous  jugeons  de  prime 
abord  que  l'arc-en-ciel  est  un  objet  matériel,  teint  de  cou- 
leurs propres,  occupant  dans  le  ciel  une  place  déterminée, 
d'où  il  offrirait  les  mêmes  apparences  à  des  spectateurs  diver- 
sement placés,  sauf  les  eiïets  ordinaires  de  perspective,  dont 
nous  sommes  exercés  à  tenir  compte.  Or,  l'arc-en-cicl  n'a  pas 
ce  degré  de  réalité  ou  de  consistance  objective;  il  n'existe  en 
tel  lieu  de  l'espace  que  relativement  à  tel  observateur  placé 
dans  un  lieu  déterminé  ;  de  sorte  que,  l'observateur  se  dépla- 
çant, l'arc  se  déplace  aussi,  ou  même  s'évanouit  tout  à  fait:  et 
néanmoins  ce  n'est  point  une  illusion  ;  car,  s'il  faut  que  l'obser- 
vateur se  trouve  en  tel  lieu  pour  que  le  concours  des  rayons 
lumineux  y  produise  la  perception  d'un  arc-en-ciel  et  le  lui  fasse 
rapporter  à  tel  autre  lieu  de  l'espace,  nous  concevons  parfai- 


DE  LA  CONNAISSANCE  EN  GENERAL.  11 

tement  que  les  rayons  lumineux  font  leur  trajet,  indépen- 
damment de  la  présence  de  l'observateur,  qu'il  ait  l'œil  fermé 
ou  ouvert  pour  les  recevoir.  L'arc-en-ciel  est  un  phénomène  ; 
la  présence  de  l'observateur  est  la  condition  de  la  perception, 
et  non  celle  de  la  production  du  phénomène  :  ratio  cognoscendi, 
non  ratio  essendi. 

10.  —  Ce  que  nous  disons  de  l'arc-en-ciel,  nous  le  dirions  des 
couleurs  changeantes  que  certains  corps  présentent.  La  per- 
ception des  couleurs  change  avec  la  position  de  l'observateur 
par  rapport  au  corps,  mais  non  pas,  comme  dans  le  cas  des 
couleurs  accidentelles,  par  suite  de  modifications  propres  à 
l'organe  de  l'observateur  ou  au  sujet  percevant.  Le  corps 
renvoie  effectivement  des  rayons  d'une  certaine  couleur  dans 
une  direction,  et  des  rayons  d'une  couleur  différente  dans  une 
autre.  Nous  dirons  donc  que  l'idée  du  corps,  en  tant  que 
revêtant  telle  couleur,  n'est  pas  une  illusion  ;  que  cette  idée 
est  douée  d'une  réalité  objective  et  phénoménale,  bien  que 
relative  et  non  absolue  ;  et  nous  regarderions  au  contraire 
comme  entachée  d'illusion  la  représentation  que  s'en  ferait  un 
h  mme  dont  les  yeux  malades  faussent  les  couleurs,  ou  qui 
regarderait  à  son  insu  ce  corps  à  travers  un  milieu  coloré. 

Que  s'il  s'agit  d'un  corps  à  couleur  propre,  invariable,  tel 
que  l'or  parfaitement  pur,  le  caractère  physique  tiré  de  la 
couleur  aura  une  plus  grande  valeur  aux  yeux  du  naturaliste 
et  aux  yeux  du  philosophe  :  il  jouira  en  effet  à  un  plus  haut 
degré  de  la  consistance  objective  :  non  pas  que,  quand  on  dit  : 
L'or  est  jaune,  on  s'imagine  qu'il  y  ait  dans  le  métal  quelque 
chose  qui  ressemble  à  la  sensation  que  nous  fait  éprouver  la 
couleur  jaune.  Les  métaphysiciens  des  deux  derniers  siècles  se 
sont  trop  évertués  à  nous  prémunir  contre  une  méprise  si 
grossière.  Mais  on  entend,  ou  du  moins  tout  homme  un  peu 
exercé  à  la  réflexion  entend  sans  peine  que  l'or  a  réellement  la 
propriété  de  renvoyer  en  tous  sens  des  rayons  lumineux  d'une 
certaine  espèce,  que  nous  distinguons  des  autres  par  la  pro- 
priété qu'ils  ont  d'affecter  d'une  certaine  manière  la  sensibilité 
de  la  rétine,  et  qu'au  besoin,  grâce  au  progrès  des  sciences,  nous 
distinguerions  par  d'autres  caractères,  tels  que  celui  d'avoir 
tel  indice  de  réfraction,  celui  de  produire  tels  effets  calorifiques 
ou  chimiques. 

Viendra  maintenant  un  physicien  qui,  scrutant  plus  curieu- 


12  CHAPITRE  I. 

sèment  les  propriétés  optiques  des  corps,  remarquera  que  les 
surfaces  métalliques,  même  non  polies,  réfléchissent  toujours 
plus  ou  moins  abondamment,  à  la  manière  d'un  miroir,  la 
lumière  blanche  qui  les  éclaire,  et  que  cette  lumière  blanche, 
ainsi  réfléchie  spéculairement,  s'ajoute  (de  manière  à  en  mas- 
quer la  véritable  teinte)  à  la  lumière  qui  a  pénétré  tant  soit 
peu  entre  les  particules  du  corps,  et  qui  dans  ce  trajet  a  subi 
l'action  singulière  par  laquelle  les  particules  matérielles,  selon 
la  nature  du  corps,  éteignent  de  préférence  les  rayons  d'une 
certaine  couleur,  renvoient  de  préférence  les  rayons  d'une  autre 
couleur,  ce  qui  est  le  vrai  fondement  de  la  couleur  propre  des 
corps.  En  poursuivant  cette  idée,  en  dégageant  le  phénomène 
de  la  couleur  propre  des  corps  d'un  autre  phénomène  qui  le 
complique,  celui  de  la  réflexion  spéculaire,  le  physicien  dont 
nous  parlons  constatera  que  la  teinte  jaune  du  morceau  de 
métal  peut  résulter  de  l'action  combinée  de  rayons  de  lumière 
blanche  réfléchie  spéculairement,  et  de  rayons  pourpres  qui 
ont  subi  l'action  moléculaire  que  l'on  vient  d'indiquer.  Il 
remarquera  que  la  lumière,  vue  par  transmission  à  travers 
une  mince  feuille  d'or,  est  effectivement  colorée  en  pourpre  ; 
que  de  l'or  métallique,  obtenu  en  poudre  impalpable  dans  un 
précipité  chimique,  est  aussi  de  couleur  pourpre  ;  et  il  en 
conclura,  contre  l'opinion  commune,  que  le  pourpre  est  vrai- 
ment la  couleur  propre  de  l'or.  Il  aura  fait  un  pas  de  plus  dans 
l'investigation  de  la  réalité  que  contient  le  phénomène  :  il  aura 
franchi  un  terme  de  plus  dans  cette  série  dont  le  dernier  terme, 
reculé  ou  non  à  l'infini,  accessible  ou  inaccessible  pour  nous, 
serait  la  réalité  absolue. 

Au  point  où  nous  en  sommes,  il  est  bien  sûr  que  l'esprit  du 
physicien  ne  se  tient  point  pour  satisfait;  que  non  seulement 
il  ne  se  flatte  pas  d'avoir  saisi  la  réalité  absolue  sous  l'appa- 
rence phénoménale,  mais  qu'il  ne  regarde  nullement  comme 
impossible  de  pénétrer  plus  avant  dans  la  raison  intrinsèque, 
dans  le  fondement  réel  de  tout  cet  ordre  de  phénomènes  que 
l'on  quahfie  d'optiques,  et  dont  la  première  notion,  la  plus 
empreinte  des  conditions  propres  à  notre  organisme,  nous  est 
donnée  par  la  sensation  d'une  étendue  colorée.  En  vertu  d'une 
loi  de  l'entendement  humain,  dont  nous  aurons  à  parler 
ailleurs,  il  sera  invinciblement  porté  ii  chercher  la  raison  de 
tous  ces  phénomènes  dans  des  rapports  de  configuration  et  de 


DE  LA  GONNAISSANGE  EN  GÉNÉRAL.  13 

mouvement,  dans  le  jeu  de  certaines  forces  mécaniques  qui  ne 
sont  conçues  elles-mêmes  que  comme  des  causes  de  mouve- 
ment. Il  imaginera  donc  là-dessus  des  hypothèses  qu'il  confron- 
tera avec  des  expériences  ingénieuses.  Bientôt  le  géomètre 
redoublera  d'efforts  pour  opérer  cette  réduction  de  la  nature 
sensible  à  une  nature  purement  intelligible,  où  il  n'y  a  que  des 
mouvements  rectilignes,  circulaires,  ondulatoires,  régis  par  les 
lois  des  nombres.  Mais  par  cela  même,  et  en  admettant  le  plein 
succès  de  ses  tentatives,  en  supposant  que  l'optique  aura  été 
ramenée  à  n'être  qu'un  problème  de  mécanique,  nous  retom- 
bons sur  un  ordre  de  phénomènes  plus  généraux,  où  nous  avions 
puisé  d'abord  des  exemples  plus  abstraits  et  plus  simples,  et 
où  déjà  nous  avions  reconnu,  par  ces  exemples  mêmes,  qu'il 
ne  nous  est  pas  donné  d'atteindre  à  la  réalité  absolue  :  bien 
qu'il  soit  dans  la  mesure  denos  forces  de  nous  élever  d'un  ordre 
de  réalités  phénoménales  et  relatives  à  un  ordre  de  réalités 
supérieures,  et  de  pénétrer  ainsi  graduellement  dans  l'intelli- 
gence du  fond  de  réalité  des  phénomènes. 

IL  —  Quand  le  sujet  en  qui  la  perception  réside  est  à  son 
tour  considéré  comme  objet  de  connaissance,  toutes  les  modi- 
fications qu'il  éprouve,  même  celles  auxquelles  ne  correspon- 
drait aucune  réalité  externe  et  phénoménale,  peuvent  être 
réputées  des  phénomènes,  et  à  ce  titre  être  observées,  étudiées, 
soumises  à  des  lois.  Ainsi  les  hallucinations  du  sens  de  la  vue 
seront  décrites  et  étudiées  comme  phénomènes  par  les  physio- 
logistes et  les  psychologues  qui  s'occupent  ou  qui  doivent 
s'occuper  de  la  sensibihté,  aussi  bien  dans  ses  aberrations 
qu'à  l'état  normal.  La  sensation  des  couleurs  accidentelles 
attirera  au  même  titre  l'attention  des  physiologistes  et  même 
celle  des  physiciens,  à  cause  de  certaines  lois  très  simples  et 
purement  physiques,  suivant  lesquelle  les  teintes  acciden- 
telles naissent  à  l'occasion  du  contraste  des  couleurs  réelles. 

12.  —  La  distinction  du  sujet  qui  perçoit  et  de  l'objet  perçu 
ne  cesse  pas  d'être  admissible,  lors  même  que  l'homme 
s'observe  et  se  connaît  (ou  cherche  à  se  connaître)  dans  sa 
propre  individuahté.  Cette  distinction  est  bien  évidente  à 
l'égard  des  phénomènes  de  notre  nature  corporelle  qui  tombent 
sous  nos  sens  ;  et,  même  dans  l'ordre  des  phénomènes  intel- 
lectuels et  moraux,  il  arrive  que  l'homme  a  le  pouvoir  de  se 
poser  comme  objet  de  connaissance  à  lui-même  ;  sans  quoi  toute 


14  CHAPITRE  I. 

connaissance  serait  impossible  pour  les  phénomènes  de  cet 
ordre.  Il  y  a  vraisemblablement  une  multitude  de  faits  moraux 
et  intellectuels,  comme  de  faits  physiologiques,  qui  passent 
inaperçus,  qui  sont  hors  du  domaine  de  la  connaissance,  préci- 
sément parce  qu'il  n'y  a  pas  lieu,  en  ce  qui  les  concerne,  de 
distinguer  un  sujet  ou  une  faculté  qui  perçoit  d'avec  un  objet 
ou  une  faculté  perçue.  D'où  vient  ce  pouvoir  de  l'homme  inté- 
rieur, de  se  poser  comme  objet  de  connaissance  à  lui-même, 
pouvoir  senti  de  tous,  qui  n'apparaît  d'abord  qu'à  l'état  rudi- 
mentaire,  mais  qui  se  fortifie  et  se  développe  à  la  manière  des 
autres  puissances  de  la  vie,  et  à  la  désignation  duquel  toutes 
les  langues  ont  affecté  des  expressions  métaphoriques?  C'est 
peut-être  là  un  des  plus  impénétrables  mystères  de  la  nature 
humaine  :  c'est  du  moins  une  des  questions  les  plus  obscuré- 
ment traitées  par  les  philosophes  modernes,  mais  dont  heu- 
reusement la  solution  n'est  pas  indispensable  pour  le  but  que 
nous  nous  proposons.  Le  peu  que  nous  aurions  à  en  dire  trou- 
vera plus  naturellement  sa  place  dans  le  chapitre  où  nous 
traiterons  de  la  psychologie,  et  de  la  valeur  des  procédés 
d'investigation  scientifique  à  l'usage  des  psychologues. 


CHAPITRE  II 
De  la  raison  des  choses. 

13.  —  Les  animaux  n'éprouvent  pas  seulement  le  plaisir 
et  la  douleur  ;  ils  ont  des  sens  comme  l'homme,  quelquefois 
même  des  sens  plus  parfaits,  et  tout  indique  que  ces  sens  sont 
des  organes  de  perception  et  de  connaissance.  Nier  que  le  chien 
connaît  son  maître,  que  l'aigle  a  du  haut  des  airs  la  perception 
de  sa  proie,  c'est  avancer  par  esprit  de  secte  et  de  système 
un  de  ces  paradoxes  contre  lesquels  le  bon  sens  proteste  ; 
ou  bien  c'est  dépouiller  les  mots  de  leur  signification  ordi- 
naire, pour  leur  en  imposer  une  tout  arbitraire  et  systéma- 
tique. L'animal,  l'enfant,  l'idiot  perçoivent  et  connaissent  à 
leur  manière,  quoique  sans  doute  ils  ne  se  représentent  point 
les  objets  tels  que  l'homme  les  imagine  et  les  conçoit,  grâce  au 
concours  des  sens  et  de  facultés  supérieures  que  l'animal,  l'en- 
fant et  l'idiot  ne  possèdent  pas. 

Or,  une  de  ces  facultés,  que  nous  considérons  comme  émi- 
nente  entre  toutes  les  autres,  est  celle  de  concevoir  et  de 
rechercher  la  raison  des  choses. 

Que  cette  faculté  ait  besoin,  comme  le  goût  littéraire,  comme 
le  sentiment  du  beau,  d'exercice  et  de  culture  pour  se  déve- 
lopper ;  qu'elle  puisse  être  entravée  dans  son  développement 
par  certains  défauts  d'organisation,  par  des  circonstances 
extérieures  défavorables,  telles  que  celles  qui  concentrent 
toute  l'activité  de  l'homme  vers  des  travaux  ou  des  plaisirs 
grossiers,  il  y  aurait  absurdité  à  le  nier.  Mais  toujours  est-il  que, 
chez  tous  les  hommes  réputés  raisonnables,  on  retrouve,  à  cer- 
tains degrés,  cette  tendance  à  s'enquérir  de  la  raison  des  choses  ; 
ce  désir  de  connaître,  non  pas  seulement  comment  les  choses 
sont,  mais  pourquoi  elles  sont  de  telle  façon  plutôt  que  d'une 
autre  ;  et,  partant,  cette  intelligence  d'un  rapport  qui  ne 
tombe  pas  sous  les  sens  ;  cette  notion  d'un  lien  abstrait  en 


16  CHAPITRE  IL 

vertu  duquel  une  chose  est  subordonnée  à  une  autre  qui  la 
détermine  et  qui  l'explique. 

14.  —  Il  n'est  pas  nécessaire  d'avoir  beaucoup  pratiqué  les 
philosophes  pour  connaître  les  imperfections  du  langage  phi- 
losophique, et  pour  savoir  que  les  mêmes  termes  y  sont  pris 
souvent  dans  des  acceptions  très  diverses  ;  or,  le  mot  de  rai- 
son est  certainement  un  de  ceux  qui  présentent  la  plus  grande 
variété  d'acceptions,  selon  les  auteurs  et  les  passages.  Nous 
examinerons  plus  tard  si  cette  imperfection  du  langage  philo- 
sophique est  un  vice  qu'on  puisse  réformer,  ou  un  inconvé- 
nient dont  la  nature  des  choses  ne  permette  pas  de  s'affran- 
chir. Dès  à  présent  il  y  a  lieu  de  conjecturer  qu'une  imper- 
fection à  laquelle  tant  d'esprits  distingués  n'ont  pas  réussi  à 
porter  remède,  constitue  en  effet  une  défectuosité  naturelle 
et  irrémédiable;  dès  à  présent  aussi  nous  pouvons  remarquer 
que  le  mot  raison,  comme  la  plupart  de  ceux  qui  se  rapportent 
à  la  faculté  de  connaître,  comme  les  mots  idée,  jugement, 
vérité,  croyance,  probabilité  et  beaucoup  d'autres,  ont  une 
tendance  marquée  à  passer,  comme  on  dit,  du  sens  objectif 
au  sens  subjectif,  et  réciproquement,  suivant  que  l'attention 
se  porte  de  préférence  sur  le  sujet  qui  connaît  ou  sur  l'objet  de 
la  connaissance.  De  là  une  ambiguïté  qui  affecte  de  la  même 
manière  tous  les  termes  de  cette  classe.  Ainsi  l'on  imposera  le 
nom  de  jugement,  tantôt  à  une  faculté  de  l'esprit,  et  tantôt 
aux  produits  de  cette  faculté  ;  on  entendra  par  idée,  tantôt  la 
pensée  même,  affectée  d'une  certaine  manière,  et  tantôt  la 
vérité  intelligible  qui  est  l'objet  de  la  pensée  ^  Il  en  est  absolu- 
ment de  même  des  mots  Xôyoç,  ratio,  raison,  qui  tantôt  dé- 
signent une  faculté  de  l'être  raisonnable,  et  tantôt  un  rapport 

»  €  J'ai  dit  que  je  prenais  pour  la  même  chose  la  perception  et  Vidée. 
Il  faut  néanmoins  remarquer  que  celte  chose,  quoique  unique,  a  deux 
rapports,  l'un  h  l'âme  qu'elle  modifie,  l'autre  à  la  chose  aperçue,  en 
tant  qu'elle  est  objoctivemcnt  dans  l'âme  ;  et  que  le  mot  de  perception 
marque  plus  directement  le  premier  rapport,  et  celui  d'idée  le  dernier. 
Ainsi  la  perception  d'un  carré  marque  plus  directement  mon  âme  comme 
apercevant  un  carré,  et  Vidée  d'un  carré  marque  plus  directemenl  le 
carré  en  tant  qu'il  est  objectivement  dans  mon  esprit.  Cette  remarque 
est  très  importante  pour  résoudre  beaucoup  de  difficultés  qui  ne  sont 
fondées  que  sur  ce  qu'on  ne  comprend  pas  assez  que  ce  ne  sont  point 
deux  entités  différentes,  mais  une  même  modincation  de  notre  âme, 
qui  enferme  esseiilielknienl  ces  deux  rapports.  »  Arnaui.d,  Des  vraies 
et  des  jaussrs   idées,  cli.   .'>. 


DE  LA  RAISON  DES  CHOSES.  17 

entre  les  choses  mêmes  :  de  sorte  que  l'on  peut  dire  que  la 
raison  de  l'homme  (la  raison  subjective)  poursuit  et  saisit  la 
raison  des  choses  (la  raison  objective).  Il  est  naturel  d'admettre 
au  moins  provisoirement  et  jusqu'à  plus  ample  examen,  que 
l'ambiguïté  inhérente  à  toute  cette  famille  de  mots,  et  la  ten- 
dance constante  à  passer  d'un  sens  à  l'autre,  résultent  de 
l'impuissance  où  nous  sommes  de  concevoir  et  d'expliquer  ce 
rapport  entre  le  sujet  et  l'objet  qui  produit  la  connaissance,  ou 
plutôt  qui  constitue  la  connaissance  même,  ainsi  que  du  pen- 
chant de  l'esprit  à  se  déguiser  cette  impuissance,  en  laissant 
flotter  l'imagination  sur  je  ne  sais  quels  êtres  mixtes  ou 
intermédiaires  qui  participeraient  de  la  nature  de  l'objet  et 
de  celle  du  sujet  ;  penchant  dont  Reid,  à  propos  de  la  théorie 
des  idées,  a  si  bien  fait  voir  la  vanité  et  le  danger. 

15.  —  Le  mot  raison,  lors  même  qu'il  est  employé  de 
manière  à  désigner  bien  positivement  une  faculté  de  l'esprit 
humain,  et  à  éviter  toute  confusion  entre  le  sujet  et  l'objet 
de  la  connaissance,  n'acquiert  pas  encore  pour  cela  une 
acception  déterminée  et  invariable  dans  le  langage  des  philo- 
sophes. Souvent  on  entend  par  raison  la  faculté  de  raisonner, 
c'est-à-dire  d'enchaîner  des  jugements,  de  poser  des  prin- 
cipes et  d'en  tirer  des  conséquences.  Au  dire  des  écrivains  de 
l'école  de  Condillac,  la  raison,  ou  la  faculté  qui  distingue  essen- 
tiellement l'intelligence  de  l'homme  de  celle  de  la  brute, 
consiste  dans  le  pouvoir  de  se  former  des  idées  générales  et 
de  les  fixer  par  des  signes.  Suivant  Kant,  la  raison  est  une 
faculté  supérieure  à  l'entendement,  comme  l'entendement 
est  une  faculté  supérieure  à  la  sensibilité  ;  et  de  même  que 
l'entendement  réduit  à  l'unité,  c'est-à-dire  systématise  les 
apparences  données  par  la  sensibilité,  en  les  soumettant  à  des 
règles,  ainsi  la  raison  systématise  ou  réduit  à  l'unité  les  règles 
de  l'entendement  en  les  soumettant  à  des  principes.  La  rai- 
son, selon  des  philosophes  non  moins  autorisés  ^,  est  la  faculté 

^  «  Enim  vero  cognitio  veritatum  necessariarum  et  Eeternarum  est  id 
quod  nos  ab  animantibus  simplicibus  distinguit,  et  rationis  ac  scien- 
tiarum  compotes  reddit,  dum  nos  ad  cognitionem  nostri  atque  Dei  élevât 
Atque  hoc  est  istud,  quod  in  nobis  anima  raiionalis  sive  spiritus  appel- 
latur.  —  Cognitioni  veritatum  necessariarum  et  earum  abstractionibus 
acceptum  referri  débet,  quod  ad  actus  reflexos  elevati  simus,  quorum 
vi  istud  cogitamus,  quod  Ego  appellatur,  et  hoc  vel  istud  in  nobis  esse 
consideramus.  Et  inde  etiam  est,  quod  nosmetipsos  cogitantes  de  ente, 

2 


18  CHAPITRE  IL 

de  saisir  les  vérités  absolues  et  nécessaires,  l'idée  de  Dieu, 
celle  de  l'infini,  les  idées  de  l'espace  et  du  temps  sans  limites, 
l'idée  du  devoir  et  d'autres  du  même  genre.  Enfin  il  y  a  chez 
nous  des  auteurs,  et  des  plus  récents,  pour  lesquels  le  terme 
de  raison  n'est  qu'une  rubrique  générale  comprenant  toutes 
les  facultés  qui  se  rapportent  à  la  connaissance,  par  oppo- 
sition avec  celles  qui  se  rapporteraient,  d'une  part  à  la  sensi- 
bilité, d'autre  part  à  l'activité. 

Nous  n'entendons  contester  précisément  aucune  de  ces  défi- 
nitions :  toutes  peuvent  être,  en  tant  que  définitions  conven- 
tionnelles et  arbitraires,  d'un  usage  commode  pour  l'exposition 
de  certains  systèmes.  Nous  soutenons  seulement  que  ces 
définitions  sont  arbitraires  et  systématiques,  et  qu'elles  ne 
mettent  pas  suffisamment  en  relief  le  caractère  le  plus  essen- 
tiel par  lequel  l'homme  se  distingue,  comme  être  raisonnable, 
des  êtres  auxquels  le  bon  sens  dit  qu'il  faut  accorder  l'intelli- 
gence à  un  certain  degré,  mais  non  la  raison.  Et  d'abord, 
n'est-il  pas  évident  qu'on  se  place  dans  une  région  trop  éle- 
vée, qu'on  s'éloigne  trop  de  la  nature  et  de  ce  qu'on  pourrait 
appeler  les  conditions  moyennes  de  l'humanité,  quand  on 
fait  consister  ce  caractère  distinctif  dans  la  perception  des 
vérités  absolues  et  nécessaires,  dans  la  conception  de  Dieu 
et  de  l'infini?  Voyez  cet  enfant  à  peine  en  possession  du  lan- 
gage, dont  l'active  curiosité  presse  de  questions  ses  parents 
et  ses  maîtres  :  il  s'écoulera  encore  bien  du  temps  avant  qu'il 
n'ait  la  notion  de  l'infini,  du  nécessaire  et  de  l'absolu,  et  déjà 
il  voudrait  savoir  le  comment  et  le  pourquoi  des  choses  qui 
tombent  dans  le  domaine  borné  de  son  intelligence.  Il  est 
déjà,  par  ce  fait  seul,  infiniment  supérieur  au  plus  intelligent 
des  animaux  ;  et  malgré  l'ignorance  où  il  vit  de  toutes  les 
idées  abstraites  qui  gouvernent  la  raison  de  l'adulte,  on  regar- 
dera cette  curiosité  enfantine  comme  l'indice  et  le  germe 
des  facultés  qu'il  doit  appliquer  un  jour  à  des  études  d'un 
ordre  relevé,  et  qui  lui  donneront  la  supériorité  sur  les  esprits 
ordinaires. 

Mais,  sans  nous  arrêter  à  considérer  ce  qui  se  passe  chez 

de  substantia  cuni  simplici,  tum  composita,  de  imnialcriali  et  ipso  Deo 
cogitemus,  dum  concipimus,  quod  iii  iiobis  limitaluni  est,  iii  ipso  sine 
limitibus  cxistcre.  Atque  hi  actus  rellexi  praîcipua  largiuntur  objecta 
ratiociniorum  nostrorum.  »  Leibnitz,  édit.  Dutens,  t.  II,  p.  24. 


DE  LA  RAISON  DES  CHOSES.  19 

l'enfant,  il  est  clair  que  la  raison  de  l'adulte,  celle  du  philo- 
sophe et  du  savant  trouvent  assez  de  quoi  s'exercer  dans 
des  choses  où  l'on  peut  éviter,  et  où  il  convient  même  d'éviter 
de  faire  intervenir  les  notions  de  l'infini  et  de  l'absolu.  Le 
physicien,  le  naturaliste,  l'économiste,  le  politique,  à  qui  sans 
doute  les  spéculations  des  métaphysiciens  sur  ces  grandes  et 
mystérieuses  idées  ne  sont  point  étrangères,  qui  en  trouve- 
raient au  besoin  le  germe  dans  leur  pensée  en  s'interrogeant 
eux-mêmes,  comprennent  parfaitement  aussi  qu'il  est  à  pro- 
pos de  les  laisser  à  l'écart,  comme  n'ayant  pas  d'influence 
sur  la  marche  progressive  des  sciences  dont  ils  font  l'objet 
spécial  de  leurs  études.  Et  cependant  on  s'accorde  à  trouver 
de  la  philosophie  dans  leurs  écrits  :  on  dira  de  tels  d'entre  eux 
qu'ils  ont  donné  à  leurs  travaux  une  tournure  plus  philoso- 
phique ;  le  mot  même  de  philosophie  sera  inscrit  sur  le  frontis- 
pice de  quelques-uns  de  leurs  ouvrages.  L'esprit  philoso- 
phique, qui  n'est  autre  chose  que  la  raison  cultivée  par  des 
intelUgences  d'élite,  se  conçoit  donc  indépendamment  des 
notions  de  l'infini  et  de  l'absolu  :  donc  on  fait  violence  à  la 
nature  des  choses  et  au  sens  ordinaire  des  mots,  si  l'on  définit 
la  raison  comme  la  faculté  dont  la  fonction  consiste  essen- 
tiellement à  saisir  la  notion  de  l'infini,  à  percevoir  les  vérités 
absolues  et  nécessaires,  quoiqu3  en  cela  consiste  (à  notre  avis 
du  moins)  une  des  fonctions  éminentes  de  la  raison  de  l'homme, 
une  des  puissances  de  son  intelhgence,  absolument  refusée 
aux  intelligences  inférieures. 

16.  —  Si  nous  mettons  en  contraste  avec  la  définition  qui 
vient  d'être  critiquée,  celle  des  philosophes  qui  font  consister 
le  caractère  essentiel  de  la  raison  dans  la  faculté  que  l'homme 
possède  de  se  former  des  idées  générales,  en  s'aidant  pour  cela 
du  secours  des  signes,  nous  trouverons  qu'elles  pèchent  par 
des  défauts  contraires  :  l'une  nous  transporte  tout  d'abord 
dans  des  régions  trop  élevées  ;  l'autre  ne  suffit  pas  à  l'expli- 
cation des  actes  les  plus  simples  et  les  plus  vulgaires  de  la 
pensée.  Il  ne  faut  pas  confondre  la  faculté  d'apercevoir  des 
ressemblances  entre  les  choses  et  de  les  exprimer  dans  le 
langage  par  des  classifications  et  des  termes  généraux,  avec 
la  faculté  de  saisir  les  rapports  qui  font  que  les  choses  dépen- 
dent les  unes  des  autres  et  sont  constituées  d'une  façon 
plutôt  que   d'une   autre.   En  vertu   d     la  première   faculté, 


20  CHAPITRE  II. 

l'esprit  parvient  à  mettre  de  l'ordre  dans  ses  connaissances, 
à  en  faciliter  l'inventaire,  ou  (ce  qui  revient  au  même)  à  décrire 
plus  aisément  comment  les  choses  sont  ;  mais  c'est  par  l'autre 
faculté  que  l'esprit  saisit  le  pourquoi  des  choses,  l'explica- 
tion de  leur  manière  d'être  et  de  leurs  dépendances  mutuelles. 

Ala  vérité,  le  comment  et  le  pourquoi  des  choses  se  tiennent 
de  très  près,  en  ce  sens  que,  bien  décrire  une  chose,  c'est 
ordinairement  mettre  la  raison  sur  la  voie  de  l'explication  de 
cette  chose  ;  ou  plutôt,  nous  ne  jugeons  une  description  excel- 
lente et  nous  ne  la  préférons  à  toute  autre  que  parce  qu'elle 
nous  place  immédiatement  au  point  de  vue  le  plus  favorable 
pour  l'exphquer  et  pour  pénétrer  autant  que  possible  dans 
rintelHgence  des  rapports  qui  en  gouvernent  la  trame  et 
l'organisation.  Il  est  donc  tout  simple  que  les  classifications 
abstraites  et  les  termes  généraux  ne  soient  pas  seulement 
un  secours  pour  l'attention  et  la  mémoire,  des  instruments 
commodes  de  recherches  et  de  descriptions,  mais  qu'ils  con- 
tribuent aussi  à  rendre  plus  prompte  et  plus  nette  la  percep- 
tion de  la  raison  des  choses,  en  quoi  nous  faisons  consister 
l'attribut  le  plus  essentiel  de  la  raison  humaine.  Ce  n'est  pas 
toutefois  un  motif  pour  confondre  des  facultés  distinctes  dans 
leur  principe,  et  qui  sont  susceptibles  de  se  développer  très 
inégalement. 

Par  exemple,  l'enfant  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure, 
et  qui  voudrait  savoir  le  pourquoi  de  tout,  ne  possède  encore 
qu'à  un  bien  faible  degré  la  faculté  d'abstraire  et  de  généra- 
liser ;  des  hommes  doués  d'un  esprit  très  pénétrant  et  très 
inventif,  au  moins  dans  les  choses  spéciales  auxquelles  ils 
s'appliquent,  ne  sont  point  familiarisés  avec  les  formes  et  les 
étiquettes  de  la  logique,  avec  les  termes  généraux  et  les 
classifications  abstraites.  D'un  autre  côté,  des  savants,  des 
philosophes  très  enclins  à  la  généralisation,  à  la  classification, 
très  féconds  à  créer  des  mots  nouveaux  ou  des  étiquettes 
nouvelles  pour  les  genres  et  les  classes  qu'ils  imaginent, 
ne  sont  pas  ceux  qui  font  faire  les  jirogrès  les  plus  réels  aux 
sciences  et  à  la  philosophie.  Il  faut  donc  que  le  principe  vrai- 
ment actif,  le  principe  de  fécondité  et  de  vie,  pour  tout  ce  qui 
tient  au  développement  de  la  raison  et  de  l'esprit  })ljiloso- 
phique,  ne  se  trouve  pas  dans  la  faculté  d'abstraire,  de 
classer  et  de  généraliser. 


DE  LA  RAISON  DES  CHOSES.  21 

On  rapporte  que  le  grand  géomètre  Jean  Bernoulli,  cha- 
grin de  voir  que  son  contemporain  Varignon  semblait  vouloir 
s'approprier  ses  découvertes,  sous  prétexte  d'y  mettre  une 
généralité  que  l'auteur  avait  négligée,  et  qui  n'exigeait  pas 
grands  frais  d'invention,  disait  malignement,  en  terminant  un 
nouveau  mémoire  :  a  Varignon  nous  généralisera  cela.  » 
D'un  autre  côté,  l'on  a  souvent  conseillé  de  s'attacher  aux 
méthodes  les  plus  générales,  comme  à  celles  qui  sont  en  même 
temps  les  plus  fécondes.  Cette  maxime,  aussi  bien  que  l'épi- 
gramme  de  Bernoulli,  ne  doivent  être  admises  qu'avec  des 
restrictions.  Il  y  a  dans  toutes  les  sciences,  et  en  mathéma- 
tiques particulièrement,  des  généralisations  fécondes,  parce 
qu'elles  nous  montrent  dans  une  vérité  générale  la  raison 
d'une  multitude  de  vérités  particulières  dont  les  liens  et  la 
commune  origine  n'étaient  point  aperçus.  De  telles  généra- 
lisations sont  des  découvertes  du  génie,  et  les  plus  impor- 
tantes de  toutes.  Il  y  a  aussi  des  généralisations  stériles,  qui 
consistent  à  étendre  à  des  cas  sans  importance  ce  que  les 
hommes  inventifs  s'étaient  contentés  d'établir  pour  les  cas 
importants,  s'en  remettant  du  surplus  aux  faciles  indications 
de  l'analogie.  En  pareilles  circonstances  un  pas  de  plus  fait 
dans  la  voie  de  l'abstraction  et  de  la  généralité  ne  correspond 
pas  à  un  progrès  fait  dans  l'explication  de  l'ordre  des  vérités 
mathématiques  et  de  leurs  rapports  :  l'esprit  ne  s'est  point 
élevé  d'un  fait  subordonnéà  un  autre  fait  qui  le  domine  et  qui 
l'explique.  Encore  une  fois,  ce  n'est  donc  point  dans  la  faculté 
de  généraliser  que  réside  le  principe  des  découvertes  du  génie, 
des  progrès  des  sciences  et  des  plus  éclatantes  manifestations 
de  la  raison  humaine. 

17.  —  Nous  pourrions  aussi  bien  critiquer  toutes  les  autres 
définitions  qu'on  a  données  de  la  raison,  en  tant  que  faculté 
ou  puissance  intellectuelle  ;  mais,  comme  l'important  est  de 
fixer,  autant  que  possible,  la  valeur  des  mots  dont  on  se  sert, 
nous  nous  contenterons  de  dire  qu'en  employant  le  mot 
raison  (dans  le  sens  subjectif),  nous  entendrons  désigner  prin- 
cipalement la  faculté  de  saisir  la  raison  des  choses,  ou  l'ordre 
suivant  lequel  les  faits,  les  lois,  les  rapports,  objets  de  notre 
connaissance,  s'enchaînent  et  procèdent  les  uns  des  autres  *. 

1  «  Le  rapport  de  la  raison  et  de  l'ordre  est  extrême.  L'ordre  ne  peut 
être  remis  dans  les  choses  que  par  la  raison,  ni  être  entendu  que  par  elle  : 


22  CHAPITRE  II. 

En  précisant  ainsi  la  valeur  d'un  terme  dont  les  acceptions 
peuvent  varier,  s'étendre  ou  se  restreindre  selon  les  besoins 
du  discours,  nous  ne  nous  écartons  d'aucune  acception  com- 
munément reçue,  à  tel  point  qu'on  puisse  reprocher  à  notre 
définition  d'être  artificielle  ou  arbitraire  :  elle  sera  d'autant 
mieux  justifiée  que  nous  parviendrons  plus  complètement  à 
montrer,  dans  la  suite  de  cet  ouvrage,  que  la  faculté  ainsi 
définie  domine  et  contrôle  toutes  les  autres  ;  qu'elle  est  effec- 
tivement le  principe  de  la  prééminence  intellectuelle  de 
l'homme,  et  ce  qui  le  fait  qualifier  d'être  raisonnable,  par 
opposition  à  l'animal,  à  l'enfant,  à  l'idiot,  qui  ont  aussi  des 
connaissances,  et  qui  même  les  combinent  jusqu'à  un  certain 
point. 

18.  —  Il  ne  faut  pas  confondre  l'idée  que  nous  avons  de 
l'enchaînement  rationnel  ou  de  la  raison  des  choses  avec 
les  idées  de  cause  et  de  force,  qui  se  trouvent  aussi  dans 
l'esprit  humain,  mais  qui  y  pénètrent  d'une  autre  manière. 
Le  sentiment  de  la  tension  musculaire  suggère  à  l'homme 
l'idée  de  force,  laquelle,  en  s'associant  aux  notions  de  la  maté- 
rialité, telles  que  ses  sens  les  lui  fournissent,  devient  la  base 
de  tout  le  système  des  sciences  physiques.  Quant  à  l'idée  de 
cause,  les  métaphysiciens  ont  assez  diss&rté  pour  montrer 
comment  elle  procède  du  sentiment  intime  de  l'activité  et 
de  la  personnalité  humaine,  pour  faire  voir  par  quelle  induc- 
tion l'homme  transporte  dans  le  monde  extérieur  cette  idée 
que  lui  donne  la  conscience  de  ses  propres  facultés.  Nous 
n'avons  nul  besoin  de  reprendre  ici  cette  question  délicate  : 
car  l'idée  de  la  raison  des  choses  a  une  tout  autre  généralité 
que  l'idée  de  cause  efficiente,  qui  déjà  est  bien  plus  générale 
que  l'idée  de  force,  et  il  ne  paraît  ni  indispensable  ni  même 
possible  d'assigner  une  origine  psychologique  à  la  première 
de  ces  idées.  Elle  est  perçue  avec  clarté  dans  la  région  la  plus 
élevée  de  nos  facultés  intellectuelles.  Le  spectacle  de  la  nature 
ne  suffirait  point  pour  la  développer,  si  nous  n'en  portions  le 
germe  en  nous-mêmes.  Cette  idée  peut  être  éveillée,  mais 
non  donnée  par  la  conscience  de  notre  activité  personnelle, 
et  encore  moins  par  le  sentiment  de  l'effort  musculaire  et  par 


il  est  ami  de  la  raison  et  son  propre  ol)jet.  s  Bossukt,  De  la  connaissance 
de  Dieu  cl  de  soi-même,  ch.  i,  §  «. 


DE  LA  RAISON  DES  CHOSES.  23 

les  sensations  proprement  dites,  c'est-à-dire,  par  celles  que 
recueillent  les  organes  spéciaux  des  sens  ^. 

19.  —  Nous  justifierons  pleinement  notre  assertion  si  nous 
montrons  que  l'idée  de  la  raison  des  choses,  prise  avec  la 
généralité  qu'elle  comporte,  est  souvent  en  opposition  avec 
l'idée  de  cause  efficiente,  telle  que  l'esprit  humain  la  tire  de 
la  conscience  de  son  activité.  Lorsqu'au  jeu  de  croix  ou  pile 
une  longue  suite  de  coups  montre  l'inégalité  des  chances  en 
faveur  de  l'apparition  de  l'une  et  de  l'autre  des  faces  de  la 
pièce  projetée,  cette  inégalité  accuse  dans  la  pièce  un  défaut 
de  symétrie  ou  une  irrégularité  de  structure.  Le  fait  observé, 
consistant  dans  la  plus  fréquente  apparition  d'une  des  faces, 
a  pour  raison  l'irrégularité  de  structure  ;  mais  cette  raison 
ne  ressemble  d'ailleurs  en  rien  à  une  cause  proprement  dite 
ou  à  une  cause  efficiente,  bien  que,  dans  le  langage  ordinaire, 
on  n'hésite  pas  à  dire  que  l'irrégularité  de  structure  est  la 
cause  de  la  plus  fréquente  apparition  d'une  des  faces,  ou 
qu'elle  agit  pour  favoriser  l'apparition  de  cette  face.  Toutes  les 
molécules  de  la  masse  projetée  ne  jouent  en  réalité  qu'un  rôle 
passif,  et  l'on  ne  peut  pas,  dans  la  rigueur  du  langage  philo- 
sophique, attribuer  une  action,  une  force  ou  une  vertu  effi- 
ciente à  la  structure  intime  du  système  moléculaire,  à  la  loi 
de  distribution  de  la  masse  ou  à  la  forme  extérieure  du  corps. 
A  chaque  jet  l'apparition  d'une  face  déterminée  est  le  résultat 
de  causes  actives,  dont  le  mode  d'action  est  variable,  et  irré- 
gulièrement variable,  d'un  jet  à  l'autre  :  ce  qu'on  exprime 
en  les  qualifiant  de  causes  fortuites,  et  en  disant  qu'à  chaque 
coup  l'apparition  d'une  face  déterminée  est  un  effet  du 
hasard.  La  répétition  des  coups  en  grand  nombre  a  pour  objet 
(comme  nous  l'expliquerons  bientôt)  d'arriver  à  un  résultat 
sensiblement  affranchi  de  l'influence  du  hasard  ou  des  causes 


1  «  Certainement  la  raison  suffisante  (dans  le  sens  de  Leibnitz)  n'est 
pas  la  cause  efficiente  :  tout  au  contraire,  celle-là  n'est  établie  dans  sa 
généralité  qui  embrasse  tout  le  système  de  nos  idées,  comme  celui  des 
faits  de  la  nature,  qu'en  l'exclusion  de  celle-ci  ou  de  la  causalité  produc- 
tive  La  raison  suffisante,  comme  son  titre  l'indique,  n'est  que  la  rai- 
son même  en  action  ou  appliquée  à  la  liaison  ou  l'enchaînement  des  faits, 
dans  l'ordre  naturel  et  légitime  de  la  succession,  comme  à  la  liaison  des 
conséquences  à  leurs  principes,  dans  l'ordre  logique  de  nos  idées  et  de 
nos  signes  conventionnels.  »  Maine  de  Biran,  Œuvres  philosophiques, 
t.  IV,  p.  397. 


24  CHAPITRE  II. 

fortuites  qui,  seules,  jouent  un  rôle  actif  pour  chaque  coup 
particulier  ;  en  sorte  qu'on  ne  peut  pas  dire  du  résultat  ainsi 
obtenu  (dans  le  sens  propre  des  termes)  qu'il  ait  une  cause, 
quoiqu'il  ait  sa  raison  d'être  et  son  explication,  qui  se  tire 
de  la  structure  de  la  pièce. 

Quand  on  dit  qu'un  volant  agit  pour  régulariser  le  mou- 
vement d'une  machine,  ou  qu'il  est  cause  de  la  régularité  des 
mouvements  de  l'appareil,  on  n'entend  pas  prêter  à  la  masse 
inerte  du  volant  une  énergie  qu'elle  n'a  point.  On  comprend 
bien  que  le  volant  joue  effectivement  un  rôle  passif  dans  le 
mouvement  de  la  machine,  tantôten  absorbant  de  la  force  vive, 
et  tantôt  en  en  restituant  aux  autres  pièces  de  l'appareil, 
de  manière  à  corriger  les  inégalités  d'action  de  la  puissance 
motrice  ;  mais  toujours  par  suite  de  l'inertie  de  sa  masse, 
et  non  en  vertu  d'une  force  propre  ou  d'une  énergie  dont  il 
serait  doué.  On  entend  dire  seulement  par  là  que  la  régularité 
des  mouvements  de  la  machine  est  un  phénomène  dont  l'expli- 
cation et  la  raison  se  trouvent  dans  la  Uaison  du  volant  avec 
les  autres  pièces  de  la  machine. 

20.  —  Un  ingénieur  remarque  qu'un  fleuve  a  une  tendance 
à  délaisser  une  de  ses  rives  pour  se  rejeter  sur  l'autre  :  il 
cherche  la  raison  de  ce  phénomène,  et  il  la  trouve  dans  cer- 
tains accidents  de  la  configuration  du  lit  du  fleuve.  Sa  science 
lui  suggère  l'idée  de  faire  des  constructions  qui  corrigeront 
le  régime  du  fleuve  et  l'empêcheront  d'inquiéter  désormais 
les  riverains.  On  pourra  dire  qu'il  a  trouvé  la  cause  du  mal 
et  le  remède  ;  mais,  cette  fois  encore,  on  prendra  le  mot  de 
cause  dans  une  acception  impropre,  quoique  autorisée  par 
l'usage.  Il  y  a  réellement  une  série  de  causes  qui  ont  amené 
successivement  chaque  molécule  d'eau  contre  la  rive  mena- 
cée ;  qui  les  ont  fait  venir  de  points  très  éloignés  les  uns  des 
autres,  en  décrivant  dans  l'atmosphère,  à  l'état  de  vapeurs 
ou  de  vésicules,  des  courbes  qui  ne  se  ressemblent  point  ; 
mais  toutes  ces  variations  dans  la  manière  d'agir  des  forces 
ou  des  causes  véritablement  actives,  sont  sans  influence  sur 
le  phénomène  dont  nous  nous  occupons.  Le  phénomène  est 
constant,  parce  que  la  raison  qui  le  détermine  est  constante, 
et  que  cette  raison  se  trouve  dans  un  fait  ou  dans  des  faits 
permanents,  indépendants  de  la  série  des  causes  actives  et 
variables  qui  ont  déterminé  individuellement  chaque  mole- 


DE  LA  RAISON  DES  CHOSES.  25 

cule  à  concourir  en  un  instant  donné  à  la  production  du  phé- 
nomène. 

21.  —  Nous  venons  de  prendre  quelques  exemples  choisis 
parmi  les  faits  géométriques  ou  mécaniques  les  plus  fonda- 
mentaux, les  plus  simples,  et,  en  quelque  sorte,  les  plus 
grossiers  de  tous  ;  nous  en  pourrions  trouver  d'analogues 
dans  un  ordre  de  faits  beaucoup  plus  relevé.  Ce  qu'on  appelle 
de  nos  jours  la  philosophie  de  l'histoire  consiste  évidemment, 
non  dans  la  recherche  des  causes  qni  ont  amené  chaque  événe- 
ment historique  au  gré  et  selon  les  affections  variables  des 
personnages  agissants,  mais  dans  l'étude  des  rapports  et  des 
lois  générales  qui  rendent  raison  du  développement  des  faits 
historiques  pris  dans  leur  ensemble,  et  abstraction  faite  des 
causes  variables  qui,  pour  chaque  fait  en  particuHer,  ont  été 
les  forces  effectivement  agissantes.  Telle  province  a  été 
successivement  conquise,  perdue  et  reconquise,  selon  le 
hasard  des  batailles  ;  mais  on  aperçoit  dans  la  configuration 
géographique  du  pays,  dans  la  direction  des  fleuves,  des  bras 
de  mer  et  des  chaînes  de  montagnes,  dans  la  ressemblance 
ou  la  différence  des  races,  des  idiomes,  des  mœurs,  des  insti- 
tutions religieuses  et  civiles,  des  intérêts  commerciaux, 
les  raisons  qui  devaient  amener,  un  peu  plus  tôt  ou  un  peu 
plus  tard,  la  réunion  ou  la  séparation  définitive  de  la  province. 
Des  causes  fortuites,  telles  que  l'énergie  ou  la  faiblesse, 
l'habileté  ou  la  maladresse  de  certains  personnages,  font 
échouer  ou  réussir  une  conspiration  ;  souvent  même  l'écrivain 
curieux  de  détails  anecdotiques  prendra  plaisir  à  mettre  en 
relief  la  petitesse  des  causes  qui  ont  amené  l'événement  ; 
mais  la  raison  du  philosophe  ne  se  contentera  point  de  pareilles 
explications,  et  elle  ne  sera  pas  satisfaite  qu'elle  n'ait 
trouvé  dans  les  vices  de  la  constitution  d'un  gouvernement, 
non  point  la  cause  proprement  dite,  mais  l'explication  véri- 
table, la  vraie  raison  de  la  catastrophe  dans  laquelle  il  a 
péri. 

22.  ~  Le  livre  que  Montesquieu,  pour  se  conformer  au  lan- 
gage reçu  de  son  temps,  a  intitulé  VEsprit  des  lois,  traite 
évidemment  de  la  raison  des  lois,  ou  (comme  on  dirait  aujour- 
d'hui) de  la  philosophie  des  lois.  Ce  dont  il  s'agit  pour  le 
jusrisconsulte  philosophe,  c'est  de  remonter  à  la  raison  d'un 
droit,  d'une  obhgation,  d'une  disposition  de  la  loi  ou  de  la 


26  CHAPITRE  II. 

coutume,  et  non  pas  seulement  aux  motifs  qui  ont  pu  effecti- 
vement, mais  accidentellement,  déterminer  le  législateur  ou 
introduire  la  coutume.  Sa  tâche  consiste  à  épurer  ces  motifs, 
à  en  séparer  ce  qui  se  rattache  à  des  faits  ou  à  des  intérêts 
particuliers,  variables,  passagers.  Tant  qu'il  n'a  pas  atteint 
ce  but,  la  raison  n'est  point  satisfaite  ;  et  l'on  ne  confondra 
point  les  efforts  tentés  pour  donner  à  la  raison  cette  satis- 
faction qu'elle  réclame,  avec  les  recherches  qui  s'adressent 
à  la  curiosité,  et  qui  ont  pour  objet  d'établir  historiquement 
les  causes  qui  ont  agi  sur  l'esprit  de  tel  prince,  sur  les  menées 
de  tel  parti,  et  qui  ont  gagné  les  suffrages  de  tels  membres 
d'une  assemblée  politique, 

23.  —  Si  nous  passons  à  un  autre  ordre  de  considérations, 
nous  trouverons  un  contraste  non  moins  frappant  entre 
l'idée  de  la  raison  des  choses  et  l'idée  de  cause  proprement 
dite.  Un  être  organisé  est  celui  dont  toutes  les  parties  ont 
entre  elles  des  rapports  harmoniques,  sans  lesquels  cet  être 
ne  pourrait  subsister  ni  se  conserver.  Parmi  les  diverses 
manières  d'expliquer  l'existence  de  pareils  rapports,  il  y  en  a 
une  qui  consiste  à  supposer  que,  dans  la  suite  des  temps, 
le  concours  de  circonstances  fortuites  a  donné  lieu  à  une 
multitude  de  combinaisons,  parmi  lesquelles  toutes  celles 
qui  ne  réunissaient  pas  les  conditions  de  conservation  et  de 
perpétuité  n'ont  eu  qu'une  existence  éphémère,  jusqu'à  ce 
que,  finalement,  le  hasard  ait  amené  celle  qui  offre  les  rapports 
harmoniques  d'où  dépendent  la  stabilité  et  la  durée,  soit  de 
l'individu,  soit  de  l'espèce.  Admettons  pour  un  moment 
(sauf  à  y  revenir  plus  tard)  cette  conception  théorique,  et  il 
deviendra  bien  clair  que  l'étude  philosophique  d'un  orga- 
nisme consiste  à  pénétrer  de  plus  en  plus  dans  l'intelHgence 
des  rapports  harmoniques  et  de  la  coordination  des  parties  ; 
car  là  se  trouve  la  raison  de  l'existence  et  de  la  conservation 
de  l'organisme,  et  nullement  dans  les  causes  qui  ont  fortui- 
tement et  aveuglément  agi,  aussi  bien  pour  produire  les  com- 
binaisons éphémères  que  pour  produire  celle  qui  s'est  trouvée 
réunir  les  conditions  de  l'organisme. 

Ainsi,  lorsqu'un  naturaliste  étudie  les  lois  de  l'habitation 
et  de  la  distribution  géographique  des  animaux  et  des  plantes 
selon  les  hauteurs,  les  latitudes  et  les  climats,  ce  qui  fixe 
son  attention,  ce  ne  sont  point  les  causes  accidentelles  qui 


DE  LA  RAISON  DES  CHOSES.  27 

ont  opéré  le  transport  de  tel  germe  qui  s'est  développé,  la 
migration  de  tel  couple  qui  s'est  multiplié  :  car  ces  causes 
n'ont  pas  plus  de  valeur  aux  yeux  du  philosophe  que  celles 
qui  ont  déterminé  dans  la  suite  des  temps  le  transport  d'une 
multitude  d'animaux  qui  ont  péri  sans  pouvoir  multiplier 
leur  espèce  ;  et  il  suffit  de  concevoir  d'une  manière  géné- 
rale que  le  laps  du  temps,  en  multipliant  les  combinaisons 
fortuites,  a  dû  amener  celles  qui  étaient  susceptibles  de 
produire  les  résultats  stables  et  permanents  sur  lesquels 
portent  nos  observations.  En  conséquence,  l'objet  que  se 
propose  le  naturaliste  philosophe,  c'est  précisément  de  mettre 
en  relief  les  conditions  d'harmonie  qui  rendent  raison  de 
l'acclimatement  des  espèces,  de  l'équilibre  final  entre  les  causes 
de  propagation  et  de  destruction,  et  en  un  mot  de  la  per- 
manence des  résultats  observés. 

Que  s'il  répugne  à  la  raison  de  se  contenter  d'une  pareille 
explication  pour  toutes  les  merveilles  que  le  monde  nous  pré- 
sente, et  s'il  y  a  des  ouvrages  où  se  montre  d'une  manière 
éclatante  l'intelligence  de  l'ouvrier  qui  adapte  les  moyens 
à  la  fin  qu'il  a  résolu  d'atteindre,  il  faudra  bien  encore  que  le 
philosophe  qui  veut  pénétrer  dans  l'intelligence  de  ces  mer- 
veilles de  la  nature  ait  en  vue  la  fin  de  l'œuvre,  les  conditions 
de  l'ensemble,  qui  contiennent  la  .véritable  raison  des  rap- 
ports harmoniques  entre  les  diverses  parties,  plutôt  que  les 
causes  secondaires  et  les  procédés  de  détail  dont  la  sagesse 
providentielle  a  disposé,  comme  nous  disposons  d'un  instru- 
ment, d'une  force  aveugle  ou  d'un  agent  servile,  pour  l'exécu- 
tion des  plans  que  notre  esprit  a  conçus.  Aussi,  tous  les  natu- 
ralistes, à  quelque  secte  philosophique  qu'ils  appartiennent, 
qu'ils  soient  ou  non  partisans  des  causes  finales  dans  le  sens 
vulgaire  du  mot,  s'accordent,  par  une  considération  ou  par  une 
autre,  à  chercher  la  raison  des  principaux  phénomènes  de 
l'organisme  dans  la  fin  même  de  l'organisme  ;  et  c'est  à  la 
faveur  de  cette  idée  régulatrice,  de  ce  fil  conducteur  (comme 
s'exprime  Kant),  qu'on  est  arrivé  à  une  connaissance  de  plus 
en  plus  approfondie  des  lois  de  l'organisation. 

24.  —  L'idée  que  nous  nous  formons  de  la  relation  entre 
les  causes  efficientes  et  les  effets  qu'elles  produisent  implique 
l'idée  de  phénomènes  qui  se  succèdent  dans  l'ordre  du  temps. 
Mais,  au  contraire,  selon  ce  qui  vient  d'être  exposé,  l'idée 


28  CHAPITRE  II. 

de  la  raison  des  choses  et  les  conséquences  qu'on  en  tire 
supposent  souvent  qu'on  a  fait  abstraction  de  l'ordre  suivant 
lequel  des  phénomènes  irréguliers  et  accidentels  se  sont  pro- 
duits dans  le  temps,  pour  ne  considérer  que  des  résultats  géné- 
raux, dégagés  de  l'influence  de  ces  causes  accidentelles  et 
de  leur  mode  de  succession  chronologique,  ou  les  conditions 
d'un  état  final  et  stable,  pareillement  indépendantes  du  temps  ; 
en  un  mot  pour  arriver  à  une  théorie  dont  le  caractère  essentiel 
est  d'être  affranchie  des  données  de  la  chronologie  et  de 
l'histoire.  A  plus  forte  raison,  les  sciences  qui  ne  traitent  que 
de  vérités  abstraites,   permanentes   et  tout  à  fait  indépen- 
dantes du  temps,  comme  les  mathématiques,  ne  pourront 
nulle  part  offrir,  dans  le  système  des  faits  qu'elles  embrassent, 
rien  qui  ressemble  à  la  liaison  entre  deux  phénomènes  dont 
l'un  est  conçu  comme  la  cause  efficiente  de  l'autre.  Cependant, 
quiconque  est  un  peu  versé  dans  les  mathématiques  dis- 
tingue, parmi  les  différentes  démonstrations  qu'on  peut  don- 
ner d'un  même  théorème,  toutes  irréprochables  au  point  de 
vue  des  règles  de  la  logique  et  rigoureusement  concluantes, 
celle  qui  donne  la  vraie  raison  du  théorème  démontré,  c'est- 
à-dire  celle  qui  suit  dans  l'enchaînement  logique  des  propo- 
sitions l'ordre  selon  lequel  s'engendrent  les  vérités  correspon- 
dantes, en  tant  que  l'une  est  la  raison  de  l'autre.  Tant  qu'une 
telle  démonstration  n'est  pas  trouvée,  l'esprit  ne  se  sent  pas 
satisfait  :  il  ne  l'est  pas,  parce  qu'il  ne  lui  suffit  point  d'étendre 
son  savoir  en  acquérant  la  connaissance  d'un  plus  grand 
nombre  de  faits,  mais  qu'il  éprouve  le  besoin  de  les  disposer 
suivant  leurs  rapports  naturels,  et  de  manière  à  mettre  en 
évidence  la  raison  de  chaque  fait  particulier.  En  conséquence, 
on  dit  qu'une  démonstration  est  indirecte,  lorsqu'elle  inter- 
vertit l'ordre  rationnel  ;   lorsque  la  vérité,   obtenue  à   titre 
de  conséquence  dans  la  déduction  logique,  est  conçue  par 
l'esprit  comme  renfermant  au  contraire  la  raison  des  vérités 
qui  lui  servent  de  prémisses  logiques. 

On  a  toujours  reproché  à  certaines  démonstrations  des 
géomètres,  et  notamment  à  celles  qu'on  appelle  réductions  à 
l'absurde,  de  contraindre  l'esprit  sans  l'éclairer  :  cela  ne  veut 
dire  autre  chose  sinon  que  de  pareilles  démonstrations  ne 
mettent  nullement  en  évidence  la  raison  de  la  vérité  démon- 
trée, que  pourtant  l'esprit  se  refuse  à  admettre  comme  un  fait 


DE  LA  RAISON  DES  CHOSES.  29 

primitif  et  rationnellement  irréductible,  ou  dont  il  n'y  a  pas 
à  chercher  la  raison. 

25.  —  On  entend  souvent  dire  que  deux  faits  ou  deux 
ordres  de  faits  réagissent  l'un  sur  l'autre,  de  manière  à  ce  que 
chacun  d'eux  joue  par  rapport  à  l'autre  le  double  rôle  de  cause 
et  d'effet.  Mais  il  est  clair  qu'alors  les  termes  de  cause  et  d'effet 
ne  sont  plus  pris  dans  leur  sens  propre,  puisque  l'esprit  con- 
çoit nécessairement  la  chaîne  des  causes  et  des  effets  qui  se 
succèdent  dans  le  temps  (et  dont  chaque  terme  ou  anneau 
joue  le  rôle  d'effet  par  rapport  aux  termes  antécédents,  le 
rôle  de  cause  par  rapport  aux  termes  subséquents)  comme 
constituant  une  série  du  genre  de  celles  que  les  géomètres 
nomment  linéaires,  parce  que  la  manière  la  plus  simple  de 
se  les  représenter  est  d'imaginer  des  points  alignés  les  uns  à  la 
suite  des  autres.  La  série  linéaire  des  causes  et  des  effets  ne 
saurait  rentrer  sur  elle-même  ;  et  au  contraire  nous  la  conce- 
vons prolongée  indéfiniment,  dans  un  sens  et  dans  l'autre,  aussi 
loin  que  nos  observations  peuvent  s'étendre.  Mais  rien  ne  nous 
autorise  à  attribuer  toujours  la  même  simplicité  à  l'idée  de 
l'ordre  et  de  la  liaison  entre  les  choses,  non  plus  à  titre  de 
causes  et  d'effets  proprement  dits,  mais  en  tant  qu'elles 
rendent  raison  les  unes  des  autres,  ou  qu'elles  se  déterminent 
et  s'expliquent  mutuellement  ^.  Par  exemple,  les  lois  et  les 
institutions  d'un  peuple,  quand  elles  sont  destinées  à  durer, 
doivent  avoir  leur  raison  dans  ses  mœurs  et  dans  la  tournure 
de  son  génie  ;  et  d'un  autre  côté,  les  mœurs  d'un  peuple  sont 
jusqu'à  un  certain  point  façonnées  par  les  lois  et  les  institu- 
tions qui  les  régissent.  Si  des  causes  perturbatrices  n'ont 
point  mis  violemment  un  trop  grand  désaccord  entre  les  lois 
et  les  mœurs,  elles  réagissent  les  unes  sur  les  autres,  de  ma- 
nière à  tendre  vers  un  état  final  et  harmonique,  dans  lequel 
les  traces  des  impulsions  originelles  et  des  oscillations  consé- 

*  «  Dise  vero  insolubiles  causse  sunt,  quse  mutuis  invicem  nexibus 
vinciuntur,  et,  dum  altéra  alteram  facit,  ita  vicissim  de  se  nascuntur, 
ut  nunquam  a  naturalis  societatis  amplexibus  separentur.  »  Magrob.,  in 
Somn.  Scip.,  I,  cap.  22. 

«  Toutes  choses  étant  causées  et  causantes,  aidées  et  aidantes,  média- 
tement  et  immédiatement,  et  s'entretenant  par  un  lien  naturel  et  insen- 
sible qui  lie  les  plus  éloignées  et  les  plus  différentes,  je  tiens  impossible 
de  connaître  les  parties  sans  connaître  le  tout,  non  plus  que  de  connaître 
le  tout  sans  connaître  particulièrement  les  parties.  » 

Pascal. 


30  CHAPITRE  IL 

cutives  sont  sensiblement  effacées  ;  et  lorsque  l'on  considère 
cet  état  final,  il  n'y  a  plus  de  raison  d'attribuer  à  l'un  des 
éléments  plutôt  qu'à  l'autre  une  part  prépondérante  dans 
l'harmonie  qu'on  observe.  De  pareilles  remarques  sont  appli- 
cables à  l'harmonie  qui  s'établit  entre  les  formes  d'une  langue 
et  la  tournure  des  idées  du  peuple  qui  la  parle,  à  celle  qui 
s'observe  entre  les  habitudes  d'une  espèce  animale,  d'une 
race,  d'un  individu,  et  les  modifications  correspondantes  de 
son  organisme.  D'autres  fois,  un  des  termes  du  rapport  har- 
monique aura  une  influence  prépondérante,  mais  non  telle- 
ment dominante  qu'il  ne  faille  aussi  faire  la  part  de  l'action 
réciproque  ;  et  entre  les  deux  cas  extrêmes  on  pourra  conce- 
voir une  multitude  de  variétés  intermédiaires.  C'est  ainsi  que, 
de  la  constitution  de  notre  système  planétaire,  résulte  une 
subordination  bien  marquée  des  planètes  au  soleil  et  des 
satellites  à  leurs  planètes  principales  ;  mais  il  pourrait  y  avoir 
entre  les  corps  d'un  autre  système  de  telles  relations  de  masses 
et  de  distances,  qu'ils  s'influenceraient  respectivement  sans 
qu'il  y  eût  entre  eux  de  hiérarchie  aussi  marquée,  ou  môme 
sans   qu'il  restât  aucune  trace  de  prépondérance. 

Dans  l'ordre  des  conceptions  abstraites,  il  y  a  pareillement 
lieu  d'observer  cette  réciprocité  des  rapports,  inconciliable 
avec  la  notion  d'effets  et  de  causes  proprement  dites.  Beau- 
coup de  propriétés  des  nombres  dépendent  des  lois  qui  gou- 
vernent la  théorie  de  l'ordre  et  des  combinaisons  en  général  : 
réciproquement,  la  science  des  combinaisons  relève  en  mille 
endroits  de  l'arithmétique  pure  et  des  propriétés  des  nombres. 
Suivant  les  propriétés  que  l'on  considère,  les  mêmes  objets 
de  la  pensée  peuvent  occuper  des  degrés  divers  dans  la  série 
des  abstractions  et  des  généralités  ;  et  de  là  un  enchevêtrement 
de  rapports,  incompatible  avec  l'idée  si  simple  d'un  dévelop- 
pement linéaire,  comme  celui  qui  appartient  à  la  série  des 
causes  et  des  effets.  Nous  poursuivrons  plus  loin  les  consé- 
quences de  ces  remarques  :  ici  nous  n'avons  en  vue  que  d'indi- 
quer les  principaux  caractères  qui  ne  permettent  pas  d'iden- 
tifier l'idée  de  la  raison  des  choses  avec  l'idée  de  cause  effi- 
ciente, ni  d'accepter  pour  l'une  de  ces  idées  les  explications 
qu'on  accepterait  pour  l'autre,  si  tant  est  qu'il  y  ait  lieu  de 
chercher  comment  et  pourquoi  existent  dans  l'esprit  humain 
ces  idées  fondamentales  (jui  en  gouvernent  toutes  les  opérations. 


DE  LA  RAISON  DES  CHOSES.  31 

26.  —  A  la  vérité,  comme  nous  avons  déjà  eu  l'occasion  d'en 
faire  la  remarque,  on  emploie  volontiers  dans  le  langage  ordi- 
naire le  mot  de  cause  pour  désigner  la  raison  des  choses  aussi 
bien  que  la  cause  proprement  dite  ^  ;  et  en  cela  même  on  ne 
fait  que  se  rapprocher  de  la  terminologie  adoptée  par  les  anciens 
scolastiques,  qui  distinguaient,  d'après  Aristote,  quatre  sortes 
de  causes  :  la  cause  efficiente,  a  laquelle  seule  devrait  apparte- 
nir le  nom  de  cause,  suivant  les  conventions  des  métaphysi- 
ciens modernes  ;  la  cause  malérielle,  la  cause  formelle  et  la 
cause  finale.  Il  suffit,  en  efïet,  de  se  reporter  aux  exemples 
donnés  plus  haut  pour  comprendre  à  quoi  tient  la  nécessité 
où  l'on  est  de  chercher  la  raison  et  l'explication  des  choses, 
tantôt  dans  certaines  conditions  de  forme,  de  disposition  ou  de 
structure  interne  (cause  matérielle  et  cause  formelle),  tantôt 
dans  des  conditions  d'unité  harmonique  (cause  finale).  Cette 
acception  du  mot  de  cause,  que  le  bon  sens  a  fait  prévaloir 
dans  le  discours  ordinaire,  est  la  seule  qui  puisse  justifier 
le  rapprochement  sur  lequel  repose  la  classification  aristotéli- 
cienne ;  car  autrement  il  y  aurait  de  la  puérilité  à  dire,  avec 
la  généralité  des  scolastiques,  que  le  bloc  de  marbre  dans 
lequel  une  statue  a  été  taillée  est  la  cause  matérielle  de  la 
statue  ;  et  l'on  ne  voit  pas  bien  nettement  en  quel  sens  il  fau- 
drait dire  avec  eux  que  l'idée  conçue-dans  la  pensée  de  l'artiste 
est  la  cause  formelle  plutôt  que  la  cause  efficiente  ou  la  cause 
finale  de  l'œuvre.  Dans  cette  circonstance  comme  dans  beau- 
coup d'autres,  la  langue  commune,  expression  fidèle  des  sug- 
gestions du  bon  sens,  vaut  mieux  que  les  définitions  tech- 
niques. C'est  en  prenant  le  mot  de  cause  dans  cette  large  accep- 
tion que  peut  se  justifier  l'adage  :  Philosophia  lola  inquirit  in 
causas  ;  car  la  raison  des  choses,  partout  où  elle  se  trouve,  est 
effectivement  le  but  constant  de  la  méditation  du  philosophe  ; 
la  poursuite  de  l'exphcation  et  de  la  raison  des  choses  est  ce 
qui  caractérise  la  curiosité  philosophique,  à  quelque  ordre  de 
faits  qu'elle  s'apphque,  par  opposition  à  la  curiosité  de  l'éru- 
dit  et  du  savant,  qui  a  pour  objet  d'accroître  le  nombre  des 
faits  connus,  en  tenant  souvent  plus  de  compte  de  la  singu- 
larité et  de  la  difficulté  vaincue  que  de  leur  degré  d'impor- 
tance pour  l'exphcation  et  la  coordination  rationnelle  du  sys- 

^  Cause,  principe,  ce  qui  fait  qu'une  chose  est,  a  lieu.  Dict.  de  l'Acadé- 
mie édit.  de  1835. 


32  CHAPITRE  II. 

tème  de  nos  connaissances.  En  conséquence,  et  suivant  les 
cas,  le  philosophe  s'attachera  tantôt  à  la  recherche  des  causes 
efficientes,  comme  lorsqu'il  s'agit  d'exphquer,  par  un  soulè- 
vement des  continents  et  un  déplacement  des  mers,  les  grands 
phénomènes  géologiques  que  l'on  observe  à  l'époque  actuelle  : 
tantôt  à  la  recherche  des  causes  formelles  et  des  causes  finales, 
comme  dans  les  cas  que  nous  avons  cités,  là  où  il  faut  rendre 
compte  de  résultats  généraux,  définitifs  ou  permanents,  qui 
ne  dépendent  point  de  l'action  accidentelle  et  irréguhère  des 
causes  efficientes.  Si  ces  causes  ne  piquent  en  aucune  manière 
notre  intérêt,  ou  s'il  n'est  resté  aucune  trace  de  leur  mode 
d'action,  elles  resteront  ensevehes  dans  l'oubli.  Si,  au  con- 
traire, elles  peuvent  exciter  notre  curiosité  ou  nos  émotions 
par  un  côté  dramatique  ou  moral,  comme  lorsqu'il  s'agit  de 
personnages  humains,  elles  alimenteront  l'histoire  proprement 
dite,  les  mémoires  anecdotiques  et  les  doctes  compilations  de 
l'antiquaire  ;  mais,  dans  un  cas  comme  dans  l'autre,  elles  ne 
seront  point  l'objet  propre  des  spéculations  du  philosophe. 

27,  —  Nous  ne  pouvons  nous  empêcher  d'indiquer  ici  en 
quoi  l'idée  que  nous  voudrions  donner  du  caractère  essentiel 
de  la  spéculation  philosophique  se  rapproche  et  diffère  de  celle 
qu'en  avait  Leibnitz,  lorsque  ce  grand  homme,  le  plus  vaste 
génie  dont  les  sciences  et  la  philosophie  s'honorent,  entrepre- 
nait de  rattacher  toute  sa  doctrine  au  principe  de  la  raison 
suffisante,  c'est-à-dire  à  cet  axiome  :  qu'une  chose  ne  peut 
exister  d'une  certaine  manière  s'il  n'y  a  une  raison  suffisante 
pour  qu'elle  existe  de  cette  manière  plutôt  que  d'une  autre. 
On  ne  saurait  trop  admirer  l'élégance,  la  symétrie,  la  profon- 
deur du  système  édifié  sur  cette  base  :  système  que  l'on  peut 
regarder  comme  le  chef-d'œuvre  de  la  synthèse  en  métaphy- 
sique, et  qui  n'a  subi  le  sort  de  tous  les  systèmes  que  parce 
qu'il  est  interdit,  même  au  plus  puissant  génie,  de  refaire 
l'œuvre  de  Dieu  et  de  reconstruire  le  monde  de  toutes  pièces, 
par  la  vertu  d'un  principe.  D'ailleurs,  il  ne  peut  pas  être  ques- 
tion pour  le  moment  de  faire  l'exposé  ou  la  critique  du  sys- 
tème de  Leibnitz,  mais  seulement  de  présenter  quelques  obser- 
vations sur  l'énoncé  et  sur  la  portée  de  l'axiome  qu'il  a  rendu 
fameux,  en  tant  que  ces  observations  peuvent  contribuer  à 
éclaircir  nos  propres  idées  et  à  préparer  le  lecteur  aux  déve- 
loppements   qui    doivent   suivre. 


DE  LA  RAISON  DES  CHOSES.  33 

Et  d'abord,  il  est  à  remarquer  que  l'épithète  de  suffisante 
appliquée  à  la  raison  des  choses,  semble  superflue  :  car  on  ne 
sait  ce  qu'il  faudrait  entendre  par  la  raison  insuffisante  d'une 
chose.  Si  la  chose  G  n'existe  qu'en  raison  du  concours  des 
choses  A  et  B,  on  s'exprimerait  mal  en  disant  que  chacune  des 
choses  A  et  B,  prise  à  part,  est  une  raison  insuffisante  de  G  ; 
mais  on  doit  dire  que  le  concours  des  choses  A  et  B  est  la  raison 
d'existence,  la  raison  objective,  ou  tout  simplement  la  raison 
de  la  chose  C. 

Une  observation  plus  essentielle  doit  porter  sur  la  forme 
négative  de  l'axiome.  En  général,  les  propositions  négatives 
ont  l'avantage  de  conduire  à  des  conclusions  péremptoires  et  à 
des  démonstrations  formelles  ;  ce  sont  des  règles  d'exclusion 
qui,  en  obligeant  de  rejeter  toutes  les  hypothèses  hormis  une, 
établissent  indirectement  et  mettent  hors  de  toute  contesta- 
tion l'hypothèse  qui  subsiste  seule  après  l'exclusion  des 
autres  :  mais,  en  revanche,  on  ne  peut  se  prévaloir  de  ces 
arguments  négatifs  qu'à  la  faveur  de  circonstances  très  parti- 
culières, pour  des  cas  fort  simples  et  comparativement  très 
restreints.  Ainsi,  dans  le  tour  de  démonstration  déjà  indi- 
qué (24),  et  qu'on  appelle  réduction  à  l'absurde,  on  établit 
l'égalité  de  deux  grandeurs  en  prouvant  que  l'une  d'elles  ne 
peut  être  supposée  ni  plus  grande  ni-plus  petite  que  l'autre  : 
ce  tour  de  démonstration  est  celui  que  préféraient  les  géo- 
mètres grecs,  dans  leur  attachement  scrupuleux  à  la  rigueur 
des  formes  logiques  ;  mais  à  mesure  que  l'on  s'élève  en  mathé- 
matiques du  simple  au  composé,  le  même  tour  de  démons- 
tration, par  les  complications  qu'il  entraîne,  devient  de  plus 
en  plus  incommode  ou  impraticable  ;  en  sorte  que  les  mo- 
dernes ont  été  conduits  à  lui  en  substituer  d'autres,  dont 
l'organisation  régulière  fait  précisément  la  plus  grande  gloire 
de  Leibnitz,  et  sans  lesquels  une  foule  de  vérités  importantes 
seraient  restées  inaccessibles  à  l'esprit  humain.  Il  en  est  de 
même  pour  les  applications  du  principe  de  la  raison  suffisante. 
Considérons,  par  exemple,  deux  forces  d'égale  intensité  appli- 
quées en  un  même  point  suivant  des  directions  différentes,  et 
demandons-nous  suivant  quelle  direction  il  faudrait  appli- 
quer en  ce  point  une  troisième  force  pour  maintenir  l'équi- 
libre en  s'opposant  au  mouvement  que  le  point  tendrait  à 
prendre  dans  une  direction  contraire.  Il  est  clair  que  la  direc- 

3 


34  CHAPITRE  ]\. 

tion  de  cette  troisième  force  doit  faire  des  angles  égaux  avec 
chacune  des  directions  des  deux  premières  forces  ;  car  il  n'y 
aurait  pas  de  raison  pour  qu'elle  inclinât  plus  vers  l'une  que 
vers  l'autre,  puisque  les  deux  premières  forces  sont  supposées 
parfaitement  égales.  De  plus,  la  direction  de  la  troisième  force 
ne  peut  se  trouver  que  dans  le  plan  qui  comprend  les  direc- 
tions des  deux  autres  ;  car,  tout  étant  symétrique  de  part  et 
d'autre  de  ce  plan,  il  n'y  aurait  pas  de  raison  pour  que  la  direc- 
tion de  la  troisième  force  déviât  d'un  côté  du  plan  plutôt  que 
de  l'autre.  Voilà  un  cas  où  la  simplicité  des  données  et  leur 
parfaite  symétrie  donnent  lieu  à  une  application  irréfragable 
de  la  maxime  leibnitzienne  ;  mais  cet  exemple  même  peut  faire 
comprendre  ce  qu'il  y  a  de  singulier  et  d'exceptionnel  dans  les 
circonstances  qui  permettent  de  s'eil  prévaloir. 

28.  —  Suivant  Leibnitz,  les  mathématiques  se  distingue- 
raient de  la  métaphysique,  en  ce  que  celles-là  seraient  fondées 
sur  le  principe  d'identité,  et  celle-ci  sur  le  principe  de  la  raison 
suffisante.  Mais,  lorsqu'on  invoque  ce  dernier  principe  pour 
établir  une  vérité  mathématique  (et  il  y  en  a  beaucoup 
d'exemples,  non  seulement  en  mécanique,  mais  en  géomé- 
trie, en  algèbre  pure),  on  n'empiète  pas  plus  sur  le  domaine  de 
la  métaphysique  que  lorsqu'on  se  reporte  à  toute  autre  notion 
première  ou  donnée  immédiate  de  la  raison.  Le  caractère 
distinctif  des  mathématiques  (comme  nous  croyons  l'avoir 
clairement  expliqué  ailleurs)  doit  se  tirer  de  ce  qu'elles  ont 
pour  objet  des  vérités  que  la  raison  saisit  sans  le  secours  de 
l'expérience,  et  qui  néanmoins  comportent  toujours  la  confir- 
mation de  l'expérience  ^.  Ainsi,  il  est  aisé  d'imaginer  une 
expérience  propre  à  vérifier  la  proposition  de  mécanique  éta- 
blie tout  à  l'heure  par  le  raisonnement,  tandis  que  cette  pro- 
position de  la  métaphysique  leibnitzienne  :  «  Le  monde  créé 
est  le  meilleur  des  mondes  possibles  »,  proposition  présentée, 
à  tort  ou  à  raison,  comme  un  corollaire  du  principe  de  la  rai- 
son suffisante,  ne  serait  en  aucune  façon  susceptible  d'une 
vérification  expérimentale,  quand  même  nous  saurions  au 
juste  à  quels  caractères  on  doit  juger  qu'un  monde  est  meil- 
leur qu'un  autre.  On  peut  s'appuyer  sur  le  principe  de  la  rai- 
son suffisante  pour  établir,  non  seulement  des  vérités  mathé- 

•  De  l'origine  et  des  limites  de  la  correspondance  entre  l'algâbre  et  la  géo- 
métrie, chap.  XVI. 


DE  LA  CONNAISSANCE  EN  GÉNÉRAL.    35 

matiques,  mais  des  règles  de  droit,  de  morale,  et  même  des 
règles  de  goût;  car  c'est  évidemment  en  vertu  de  ce  principe 
que  le  goût  est  choqué  de  ce  qui  trouble,  sans  motif  suffisant, 
la  symétrie  d'une  ordonnance.  On  n'est  donc  pas  autorisé  à 
donner  à  l'axiome  de  Leibnitz  le  nom  de  principe  métaphy- 
sique, en  ce  sens  qu'il  servirait  seulement  à  diriger  l'esprit 
humain  dans  les  recherches  qui  portent  sur  ce  qu'on  appelle  la 
métaphysique,  par  opposition  aux  sciences  qui  ont  pour  objet 
le  monde  physique  et  la  nature  morale  de  l'homme  ;  mais  on 
peut  très  bien  le  qualifier  de  principe  philosophique,  en  tant 
qu'il  présuppose,  dans  la  forme  négative  de  son  énoncé,  l'idée 
positive  de  la  raison  des  choses,  laquelle  est  l'origine  de  toute 
philosophie. 

D'un  autre  côté,  il  nous  paraît  évident  que  la  philosophie, 
non  plus  que  les  mathématiques,  la  morale  ou  l'esthétique, 
ne  saurait  être  renfermée  dans  les  limites  étroites  de  l'appli- 
cation d'une  règle  négative  telle  que  la  maxime  leibnitzienne. 
De  même  qu'il  y  a  dans  l'esprit  des  facultés  pour  juger,  en 
l'absence  de  toute  règle  ou  formule  précise,  de  la  bonté  d'une 
action  morale,  de  la  beauté  d'une  œuvre  d'art,  soit  absolu- 
ment, soit  par  comparaison  avec  d'autres  actes  ou  d'autres 
œuvres,  ainsi  il  y  a  en  nous  des  facultés  pour  saisir  les  analo- 
gies, les  inductions,  les  connexions  des  choses,  et  les  motifs 
de  préférence  entre  telles  et  telles  explications  ou  coordina- 
tions rationnelles.  Au  défaut  de  démonstrations  que  la  nature 
des  choses  et  l'organisation  de  nos  instruments  logiques  ne 
comportent  pas  dans  la  plupart  des  circonstances,  il  y  a  des 
appréciations,  des  jugements  fondés  sur  des  probabilités  qui 
ont  souvent  pour  le  bon  sens  la  même  valeur  qu'une  preuve 
logique  ;  et  de  là  l'obligation  où  nous  sommes  d'étudier  soigneu- 
sement, avant  toute  autre  chose,  la  théorie  des  probabilités  et 
des  jugements  probables.  Nous  y  consacrerons  les  deux  cha- 
pitres suivants. 


CHAPITRE  III 

Du    HASARD    ET    DE    LA    PROBABILITÉ    MATHÉMATIQUE. 

29.  —  De  même  que  toute  chose  doit  avoir  sa  raison,  ainsi 
tout  ce  que  nous  appelons  événement  doit  avoir  une  cause. 
Souvent  la  cause  d'un  événement  nous  échappe,  ou  nous 
prenons  pour  cause  ce  qui  ne  l'est  pas;  mais,  ni  l'impuissance 
où  nous  nous  trouvons  d'appliquer  le  principe  de  causalité, 
ni  les  méprises  où  il  nous  arrive  de  tomber  en  voulant  l'appli- 
quer inconsidérément,  n'ont  pour  résultat  de  nous  ébranler 
dans  notre  adhésion  à  ce  principe,  conçu  comme  une  règle 
absolue   et  nécessaire. 

Nous  remontons  d'un  effet  à  sa  cause  immédiate  ;  cette 
cause,  à  son  tour,  est  conçue  comme  effet,  et  ainsi  de  suite, 
sans  que  l'esprit  conçoive,  dans  l'ordre  des  événements,  et  sans 
que  l'observation  puisse  atteindre  aucune  limite  à  cette  pro- 
gression ascendante.  L'effet  actuel  devient  ou  peut  devenir 
à  son  tour  cause  d'un  effet  subséquent,  et  ainsi  à  l'infini.  Cette 
chaîne  indéfinie  de  causes  et  d'eiïets  qui  se  succèdent,  chaîne 
dont  l'événement  actuel  forme  un  anneau,  constitue  essen- 
tiellement une  série  linéaire  (25).  Une  infinité  de  séries  pareilles 
peuvent  coexister  dans  le  temps  :  elles  peuvent  se  croiser,  de 
manière  qu'un  môme  événement,  h  la  production  duquel 
plusieurs  événements  ont  concouru,  tienne  en  qualité  d'effet 
à  plusieurs  séries  distinctes  de  causes  génératrices,  ou  en- 
gendre à  son  tour  jtjusicurs  séries  d'effets  qui  resteront  dis- 
tinctes et  parfaitement  séparées  ù  partir  du  terme  initial  qui 
leur  est  commun.  On  se  fait  une  idée  juste  de  ce  croisement  et 
de  cet  isolement  des  chaînons  par  la  comparaison  avec  les 
générations  humaines,  Un  homme  tient,  par  ses  père  et  mère. 


DU  HASARD  ET  DE  LA  PROBABILITÉ.         37 

à  deux  séries  d'ascendants  ;  et  dans  l'ordre  ascendant,  les 
lignes  paternelle  et  maternelle  se  bifurquent  à  chaque  géné- 
ration. Il  peut  devenir  à  son  tour  la  souche  ou  l'auteur  com- 
mun de  plusieurs  hgnes  descendantes  qui,  une  fois  issues  delà 
souche  commune,  ne  se  croiseront  plus,  ou  ne  se  croiseront 
qu'accidentellement,  par  des  aUiances  de  famille.  Dans  le  laps 
du  temps,  chaque  famille  ou  chaque  faisceau  généalogique 
contracte  des  alhances  avec  une  multitude  d'autres  ;  mais 
d'autres  faisceaux,  en  bien  plus  grand  nombre,  se  propagent 
collatéralement,  en  restant  parfaitement  distincts  et  isolés 
les  uns  des  autres  aussi  loin  que  nous  pouvons  les  suivre  ;  et 
s'ils  ont  une  origine  commune,  l'authenticité  de  cette  origine 
repose  sur  d'autres  bases  que  celles  de  la  science  et  des  preuves 
historiques. 

Chaque  génération  humaine  ne  donne  Heu  qu'à  une  division 
bifide  dans  l'ordre  ascendant  ;  mais  l'on  conçoit  sans  peine  la 
possibihté  d'une  complication  plus  grande  lorsqu'il  s'agit  de 
causes  et  d'effets  quelconques,  et  rien  n'empêche  qu'un  évé- 
nement ne  se  rattache  à  une  multitude,  ou  même  à  une  infi- 
nité de  causes  diverses.  Alors  les  faisceaux  de  Hgnes  concur- 
rentes par  lesquels  l'imagination  se  représente  les  Hens  qui 
enchaînent  les  événements  selon  l'ordre  de  la  causalité,  de- 
viendraient plutôt  comparables  à  des  faisceaux  de  rayons 
lumineux,  qui  se  pénètrent,  s'épanouissent  et  se  concentrent, 
sans  oiïrir  nulle  part  d'interstices  ou  de  solutions  de  continuité 
dans  leur  tissu. 

30.  —  Mais,  soit  qu'il  y  ait  Heu  de  regarder  comme  fini  ou 
comme  infini  le  nombre  des  causes  ou  des  séries  de  causes  qui 
contribuent  à  amener  un  événement,  le  bon  sens  dit  qu'il  y  a 
des  séries  solidaires  ou  qui  s'influencent  les  unes  les  autres,  et 
des  séries  indépendantes,  c'est-à-dire  qui  se  développent  paral- 
lèlement ou  consécutivement,  sans  avoir  les  unes  sur  les  autres 
la  moindre  influence,  ou  (ce  qui  reviendrait  au  même  pour 
nous)  sans  exercer  les  unes  sur  les  autres  une  influence  qui 
puisse  se  manifester  par  des  efïets  appréciables.  Personne  ne 
pensera  sérieusement  qu'en  frappant  la  terre  du  pied  il  dérange 
le  navigateur  qui  voyage  aux  antipodes,  ou  qu'il  ébranle  le 
système  des  satellites  de  Jupiter  ;  mais,  en  tout  cas,  le  déran- 
gement serait  d'un  tel  ordre  de  petitesse,  qu'il  ne  pourrait  se 
manifester  par  aucun  efïet  sensible  pour  nous,  et  que  nous 


38  CHAPITRE  III. 

sommes  parfaitement  autorisés  à  n'en  point  tenir  compte. 
Il  n'est  pas  impossible  qu'un  événement  arrivé  à  la  Chine  ou 
au  Japon  ait  une  certaine  influence  sur  des  faits  qui  doivent 
se  passer  à  Paris  ou  à  Londres  ;  mais,  en  général,  il  est  bien 
certain  que  la  manière  dont  un  bourgeois  de  Paris  arrange  sa 
journée  n'est  nullement  influencée  par  ce  qui  se  passe  actuel- 
lement dans  telle  ville  de  Chine  où  jamais  les  Européens  n'ont 
pénétré.  Il  y  a  là  comme  deux  petits  mondes,  dans  chacun  des- 
quels on  peut  observer  un  enchaînement  de  causes  et  d'elïets 
qui  se  développent  simultanément,  sans  avoir  entre  eux  de 
connexion,  et  sans  exercer  les  uns  sur  les  autres  d'influence 
appréciable. 

Les  événements  amenés  par  la  combinaison  ou  la  rencontre 
d'autres  événements  qui  appartiennent  à  des  séries  indépen- 
dantes les  unes  des  autres,  sont  ce  qu'on  nomme  des  événe- 
ments fortuUs,  ou  des  résultats  du  hasard.  Quelques  exemples 
serviront  à  éclaircir  et  à  fixer  cette  notion  fondamentale. 

31.  —  Il  prend  au  bourgeois  de  Paris  la  fantaisie  de  faire 
une  partie  de  campagne,  et  il  monte  sur  un  chemin  de  fer 
pour  se  rendre  à  sa  destination.  Le  train  éprouve  un  accident 
dont  le  pauvre  voyageur  est  la  victime,  et  la  victime  fortuite, 
car  les  causes  qui  ont  amené  l'accident  ne  tiennent  pas  à  la 
présence  de  ce  voyageur  :  elles  auraient  eu  leur  cours  de  la 
même  manière  lors  même  que  le  voyageur  se  serait  déterminé, 
par  suite  d'autres  influences,  ou  de  changements  survenus  dans 
son  monde,  à  lui,  à  prendre  une  autre  route  ou  à  attendre  un 
autre  train.  Que  si  l'on  suppose,  au  contraire,  qu'un  motif  de 
curiosité,  agissant  de  la  même  manière  sur  un  grand  nombre  de 
personnes,  amène  ce  jour-là  et  à  cette  heure-là  une  affluence 
extraordinaire  de  voyageurs,  il  pourra  bien  se  faire  que  le 
service  du  chemin  de  fer  en  soit  dérangé,  et  que  les  embarras 
du  service  soient  la  cause  déterminante  de  l'accident.  Des 
séries  de  causes  et  d'effets,  primitivement  indépendantes  les 
unes  des  autres,  cesseront  de  l'être,  et  il  faudra  au  contraire 
reconnaître  entre  elles  un  lien  étroit  de  solidarité. 

Un  homme  qui  ne  sait  pas  lire  prend  un  à  un  dos  caractères 
d'imprimerie  entassés  sans  ordre.  Ces  caractères,  dans  l'ordre 
où  il  les  amène,  donnent  le  mot  Amitié.  C'est  une  rencontre 
fortuite  ou  un  résultat  du  hasard,  car  il  n'y  a  nulle  liaison  entre 
les  causes  qui  ont  dirigé  successivement  les  doigts  de  cet 


DU  HASARD  ET  DE  LA  PROBABILITÉ.         39 

homme  sur  tels  et  tels  morceaux  de  métal,  et  celles  qui  ont  fait 
de  cet  assemblage  de  lettres  un  des  mots  les  plus  usités  de 
notre  langue. 

Je  suppose  que  deux  frères  qui  servent  dans  le  même  corps 
périssent  dans  la  même  bataille  :  quand  on  songe  au  lien  qui 
les  unissait  et  au  malheur  qu'ils  partagent,  il  y  a  dans  ce  rap- 
prochement quelque  chose  qui  frappe  ;  mais,  en  y  réfléchis- 
sant, on  s'aperçoit  que  ces  deux  circonstances  pourraient  bien 
n'être  pas  indépendantes  l'une  de  l'autre,  et  qu'il  ne  faut  pas 
mettre  sur  le  compte  du  hasard  seul  la  funeste  coïncidence. 
Car,  peut-être  le  cadet  n'a-t-il  embrassé  la  carrière  des  armes 
qu'à  l'exemple  de  son  frère  ;  en  suivant  la  même  carrière,  il  est 
naturel  qu'ils  aient  cherché  à  servir  dans  le  même  corps  ;  en 
servant  dans  le  même  corps,  ils  ont  dû  partager  les  mêmes 
périls,  se  porter  au  besoin  du  secours  ;  et  si  le  péril  a  été  grand 
pour  tous  les  deux,  il  n'est  pas  étrange  que  tous  deux  aient 
succombé.  Des  causes  indépendantes  de  leur  lien  de  parenté  ont 
pu  jouer  un  rôle  dans  cet  événement,  mais  il  n'y  a  pas  ren- 
contre fortuite  entre  leur  qualité  de  frère  et  leur  commune 
catastrophe. 

Je  suppose  maintenant  qu'ils  servent  dans  deux  armées, 
l'un  à  la  frontière  du  Nord,  l'autre  au  pied  des  Alpes  :  il  y  a  un 
combat  le  même  jour  sur  les  deux  frontières,  et  les  deux  frères 
y  périssent.  On  sera  fondé  à  regarder  cette  rencontre  comme 
un  résultat  du  hasard  ;  car,  à  une  si  grande  distance,  les  opé- 
rations des  deux  armées  composent  deux  séries  de  faits  dont 
la  direction  première  peut  partir  d'un  centre  commun,  mais 
qui  se  développent  ensuite  dans  une  complète  indépendance 
l'une  de  l'autre,  en  s'accommodant  aux  circonstances  locales 
et  aux  conjonctures.  Les  circonstances  qui  faisaient  qu'un 
combat  avait  lieu  tel  jour  plutôt  que  tel  autre  sur  l'une  des 
frontières,  ne  se  liaient  point  aux  circonstances  qui  détermi- 
naient pareillement  le  jour  du  combat  sur  l'autre  frontière  ; 
si  les  corps  auxquels  les  deux  frères  appartenaient  respective- 
ment ont  donné  dans  les  deux  combats,  si  tous  deux  y  ont  péri, 
il  n'y  a  rien  dans  leur  qualité  de  frère  qui  ait  concouru  à  produire 
ce  double  événement.  Ainsi,  lorsque  ces  deux  nobles  frères 
d'armes,  Desaix  et  Kléber,  tombaient  le  même  jour,  presque  au 
même  instant,  l'un  sur  le  champ  de  bataille  de  Marengo,  l'autre 
au  Caire,  sous  le  fer  d'un  fanatique,  il  n'y  avait  certainement 


40  CHAPITRE  III. 

pas  de  liaison  entre  les  manœuvres  des  armées  dans  les  plaines 
du  Piémont  et  les  causes  qui,  ce  jour-là  même,  sollicitaient 
l'assassin  à  tenter  son  entreprise,  ni  entre  ces  diverses  causes 
et  les  circonstances  des  campagnes  faites  auparavant  sur  les 
bords  du  Rhin,  lesquelles  avaient  valu  aux  noms  de  Kléber  et 
de  Desaix  l'honneur  d'être  associés  dans  la  pensée  de  tous  ceux 
qui  s'intéressaient  à  la  gloire  de  nos  armes.  L'historien,  en 
relevant  cette  singularité,  bien  propre  à  exciter  la  surprise  du 
lecteur,  n'y  peut  voir  qu'une  rencontre  fortuite,  un  pur  effet 
du  hasard. 

32.  —  Ce  n'est  point  d'ailleurs  parce  que  les  événements 
pris  pour  exemples  sont  rares  et  surprenants  qu'on  doit  les 
quahfier  de  résultats  du  hasard.  Au  contraire,  c'est  parce  que 
le  hasard  les  amène,  entre  beaucoup  d'autres  auxquels  donne- 
raient lieu  des  combinaisons  différentes,  qu'ils  sont  rares  ;  et 
c'est  parce  qu'ils  sont  rares,  qu'ils  nous  surprennent.  Quand  un 
homme  extrait,  les  yeux  bandés,  des  boules  d'une  urne  qui 
renferme  autant  de  boules  blanches  que  de  noires,  l'extraction 
d'une  boule  blanche  n'a  rien  de  rare  ni  de  surprenant,  pas  plus 
que  l'extraction  d'une  boule  noire  ;  et  pourtant  l'un  et  l'autre 
événement  doivent  être  considérés  comme  des  résultats  du 
hasard,  parce  qu'il  n'y  a  manifestement  aucune  haison  entre 
les  causes  qui  font  tomber  sur  telle  ou  telle  boule  les  mains  de 
l'opérateur  et  la  couleur  de  ces  boules. 

Il  est  bien  vrai  que,  dans  le  langage  familier,  on  emploie  de 
préférence  l'expression  de  hasard  lorsqu'il  s'agit  de  combinai- 
sons rares  et  surprenantes.  Si  l'on  a  extrait  quatre  fois  de  suite 
une  boule  noire  de  l'urne  qui  renferme  autant  de  boules 
blanches  que  de  noires,  on  dira  que  cette  combinaison  est  l'effet 
d'un  grand  hasard  ;  ce  qu'on  ne  dirait  peut-être  pas  si  l'on  avait 
amené  d'abord  deux  boules  blanches  et  ensuite  deux  boules 
noires,  et  à  plus  forte  raison  si  les  blanches  et  les  noires  s'étaient 
succédé  avec  moins  de  régularité,  quoique,  dans  toutes  ces 
hypothèses,  il  y  ait  une  parfaite  indépendance  entre  les  causes 
qui  ont  affecté  chaque  boule  de  telle  couleur  et  celles  qui  ont 
dirigé  à  chaque  coup  les  mains  de  l'opérateur.  On  remarquera 
le  hasard  qui  a  fait  périr  les  deux  frères  le  môme  jour,  et  l'on 
ne  remarquera  pas,  ou  l'on  remarquera  moins  celui  qui  Içs  a 
fait  mourir  à  un  mois,  à  trois  mois,  à  six  mois  d'intervalle,  quoi- 
qu'il n'y  ait  toujours  aucune  solidarité  entre  les  causes  qui  ont 


DU  HASARD  ET  DE  LA  PROBABILITÉ.         41 

amené  tel  jour  la  mort  de  l'aîné,  et  celles  qui  ont  amené  tel 
autre  jour  la  mort  du  cadet,  ni  entre  ces  causes  et  leur  qualité 
de  frères.  Dans  le  tirage  aveugle  d'une  suite  de  caractères 
entassés  sans  ordre  (c'est-à-dire  sans  ordre  lié  à  nos  idées  et  à 
l'usage  habituel  que  nous  faisons  des  caractères  d'imprime- 
rie), on  ne  fera  pas  attention  aux  assemblages  de  lettres  qui  ne 
représentent  pas  des  sons  articulables,  ou  des  mots  employés 
dans  une  langue  connue,  quoiqu'il  y  ait  toujours  absence  de 
liaison  entre  les  causes  qui  dirigent  successivement  les  doigts 
de  l'opérateur  sur  tel  ou  tel  morceau  de  métal  et  celles  qui  ont 
imprimé  tels  ou  tels  caractères  sur  les  morceaux  extraits  ou 
attaché  telle  valeur  représentative  aux  sons  figurés  par  ces 
caractères.  Mais  cette  nuance  d'expression,  attachée  au  mot 
de  hasard  dans  la  conversation  familière  et  dans  le  langage  du 
monde,  nuance  vague  et  mal  définie,  doit  être  écartée  lorsqu'on 
parle  un  langage  plus  philosophique  et  plus  sévère.  Il  faut, 
pour  bien  s'entendre,  s'attacher  exclusivement  à  ce  qu'il  y  a 
de  fondamental  et  de  catégorique  dans  la  notion  du  hasard, 
savoir,  à  l'idée  de  l'indépendance  ou  de  la  non-solidarité  entre 
diverses  séries  de  causes  ^  :  et  maintenant  le  mot  de  cause  doit 
être  pris  Mo  sensu,  conformément  à  l'usage  ordinaire,  pour 
désigner  tout  ce  qui  influe  sur  la  production  d'un  événement, 

1  Cette  idée  a  été  entrevue  par  saint  Thomas,  et  plus  anciennement 
par  Boëce  (De  interpr.,  lib.  m).  Suivant  celui-ci,  «  le  hasard  est  l'évé- 
nement inopiné  provenant  de  causes  qui  ont  originairement  un  autre 

objet Si,  en  creusant  un  champ,  on  trouve  un  trésor,  la  découverte 

est  vraiment  fortuite  ;  il  a  fallu  que  l'un  ait  enfoui  le  trésor,  que  l'autre 
ait  creusé  la  terre,  chacun  dans  une  intention  différente,  » 

Un  auteur  moderne  et  bien  peu  connu  a  eu  sur  ce  sujet  des  idées  plus 
nettes  encore,  et  qui  ne  seraient  sans  doute  pas  restées  dans  l'oubli  s'il 
en  eût  su  tirer  les  conséquences  :  «  Quelqu'un  peut-être,  dit-il,  me  deman- 
dera si  j'admets  que  le  hasard  est  un  vain  nom,  qui  ne  signifie  absolu- 
ment rien,  que  c'est  un  pur  néant,  etc..  Je  réponds  que  je  n'en  puis  con- 
venir. Je  suis  persuadé  que  si  ce  qu'on  dit  est  vrai,  on  débiterait  une 
fausseté  toutes  les  fois  qu'on  dirait,  comme  on  le  dit  si  souvent,  que  le 
hasard  a  fait  telle  ou  telle  chose,  car  il  est  certain  qu'un  pur  néant  ne  fait 
rien,  ne  produit  rien,  ne  cause  rien. 

«  Pour  moi,  je  suis  persuadé  que  le  hasard  renferme  quelque  chose 
de  réel  et  de  positif,  savoir,  un  concours  de  deux  ou  de  plusieurs  événe- 
ments contingents,  chacun  desquels  a  ses  causes,  mais  en  sorte  que 
leur  concours  n'en  a  aucune  que  l'on  connaisse.  Je  suis  fort  trompé  si 
ce  n'est  là  ce  qu'on  entend  lorsqu'on  parle  du  hasard.  » 

{Traité  des  jeux  de  hasard,  défendus  contre  les  objections  de  M.  de  Jon- 
court  et  de  quelques  autres,  par  Jean  la  Placette  (ministre  protes- 
tant en  Hollande).  La  Haye,  1714,  in-12,  fm  de  la  préface. 


42  CHAPITRE  III. 

et  non  plus  seulement  pour  désigner  les  causes  proprement 
dites,  ou  les  causes  efficientes  et  vraiment  actives.  Ainsi,  au 
jeu  de  croix  ou  pile  (19),  l'inégalité  de  structure  de  la  pièce 
projetée  sera  considérée  comme  une  cause  qui  favorise  l'appa- 
rition d'une  des  faces  et  contrarie  l'apparition  de  l'autre  : 
cause  constante,  la  même  à  chaque  coup,  et  dont  l'influence 
s'étend  sur  toute  la  série  des  coups  pris  solidairement  et  dans 
leur  ensemble  ;  tandis  que  chaque  coup  est  indépendant  des 
précédents,  quant  à  l'intensité  et  à  la  direction  des  forces 
impulsives,  que  l'on  qualifie  pour  cela  de  causes  accidentelles 
ou  fortuites  ^. 

33.  —  A  cette  notion  du  hasard  s'en  attache  une  autre  qui 
est  de  grande  conséquence  en  théorie  comme  en  pratique  : 
nous  voulons  parler  de  la  notion  de  Vimpossibiliié  physique. 
C'est  encore  ici  le  cas  de  recourir  à  des  exemples  pour  rendre 
plus  saisissables  les  généralités  abstraites. 

On  regarde  comme  physiquement  impossible  qu'un  cône 
pesant  se  tienne  en  équilibre  sur  sa  pointe  ;  que  l'impulsion 
communiquée  à  une  sphère  soit  précisément  dirigée  suivant 
une  ligne  passant  par  le  centre,  de  manière  à  n'imprimer  à  la 
sphère  aucun  mouvement  de  rotation  sur  elle-même  ;  que  le 
centre  d'un  disque  projeté  sur  un  parquet  carré  tombe  préci- 

1  Dans  l'ordre  même  des  conceptions  purement  abstraites,  là  où  les 
faits  se  produisent  par  une  nécessité  de  raison,  et  non  par  des  causes 
efficientes  comme  celles  qui  agissent  dans  la  production  des  phéno- 
mènes, la  notion  du  hasard  ou  de  l'indépendance  des  causes  trouve 
encore  son  application.  Ainsi  le  géomètre  Lambert,  dans  les  Mémoires 
de  l'Académie  de  Berlin,  s'est  avisé  d'observer  la  succession  des  chiffres 
dans  l'expression  du  rapport  de  la  circonférence  au  diamètre,  évalué 
en  décimales,  et  il  a  trouvé,  comme  cela  devait  être,  que  les  dix  chiffres 
de  notre  numération  décimale  se  reproduisent  dans  cette  série,  qu'on 
peut  prolonger  autant  qu'on  veut,  sans  affecter  aucun  ordre  régulier  de 
succession,  mais  de  manière  toutefois  que  la  moyenne  des  valeurs  de 
ces  chiffres,  quand  on  embrasse  une  portion  suftisammenl  longue  de  la 
série,  diffère  peu  de  4  1/2  :  absolument  comme  si  ces  chiffres  étaient 
successivement  amenés  par  un  tirage  au  sort  dans  une  urne  renfer- 
mant tous  ces  chiffres  en  proportions  égales,  et  non  par  le  cours  d'une 
opération  de  calcul  soumise  à  des  règles  déterminées.  Cela  veut  dire 
([uc  les  formules  mathématiques  desquelles  résulte  avec  une  approxi- 
mation indéfinie,  la  détermination  du  rapport  de  la  circonférence  au 
diamètre,  sont  indépendantes  de  la  construction  de  notre  arilhmélique 
décimale,  et  doivent,  lorsqu'on  y  applique  le  calcul  décimal,  amener 
une  série  de  chiffres  qui  offre  tous  les  caractères  de  la  succession  for- 
tuite, puisqu'il  n'y  a  pas  de  différence  essentielle  entre  la  notion  du 
hasard  et  celle  de  l'indépondancc  des  causes. 


DU  HASARD  ET  DE  LA  PROBABILITÉ.         43 

sèment  au  point  d'intersection  des  diagonales  ;  qu'un  instru- 
ment à  mesurer  les  angles  soit  exactement  centré  ;  qu'une 
balance  soit  parfaitement  juste  ;  qu'une  mesure  quelconque 
soit  rigoureusement  conforme  à  l'étalon,  et  ainsi  de  suite. 
Toutes  ces  impossibilités  physiques  sont  de  même  nature,  et 
s'expliquent  à  l'aide  de  la  notion  qu'on  a  dû  se  faire  des  ren- 
contres fortuites  et  de  l'indépendance  des  causes. 

En  effet,  supposons  qu'il  s'agisse  de  trouver  le  centre  d'un 
cercle  :  l'adresse  de  l'artiste  et  la  précision  de  ses  instruments 
assignent  des  limites  à  l'erreur  qu'il  peut  commettre  dans  cette 
détermination.  Mais  d'autre  part,  entre  de  certaines  limites 
différentes  des  premières  et  plus  resserrées,  l'artiste  cesse  d'être 
guidé  par  ses  sens  et  par  ses  instruments.  La  fixation  du  point 
central,  dans  ce  champ  plus  ou  moins  rétréci,  s'opère  sans  doute 
en  vertu  de  certaines  causes,  mais  de  causes  aveugles,  c'est-à- 
dire  de  causes  tout  à  fait  indépendantes  des  conditions  géo- 
métriques qui  serviraient  à  déterminer  ce  centre  sans  aucune 
erreur  si  l'on  opérait  avec  des  sens  et  des  instruments  par- 
faits. Il  y  a  une  infinité  de  points  sur  lesquels  ces  causes  aveugles 
peuvent  fixer  l'instrument  de  l'artiste,  sans  qu'il  y  ait  de  rai- 
son, prise  dans  la  nature  de  l'œuvre,  pour  que  ces  causes  fixent 
l'instrument  sur  un  point  plutôt  que  sur  un  autre.  La  coïnci- 
dence de  la  pointe  de  l'instrument  et  du  véritable  centre 
est  donc  un  événement  complètement  assimilable  à  l'extrac- 
tion d'une  boule  blanche  par  un  agent  aveugle,  quand  l'urne 
renferme  une  seule  boule  blanche  et  une  infinité  de  boules 
noires.  Or,  un  pareil  événement  est  avec  raison  réputé  phy- 
siquement impossible,  en  ce  sens  que,  bien  qu'il  n'implique  pas 
contradiction,  de  fait  il  n'arrive  pas  :  et  ceci  ne  veut  pas  dire 
que  nous  ayons  besoin  d'être  renseignés  par  l'expérience  pour 
réputer  l'événement  impossible  ;  au  contraire,  l'esprit  conçoit 
a  priori  la  raison  pour  laquelle  l'événement  n'arrive  pas,  et 
l'expérience  n'intervient  que  pour  confirmer  cette  vue  de 
l'esprit. 

De  même,  lorsqu'une  sphère  est  rencontrée  par  un  corps 
mû  dans  l'espace  en  vertu  de  causes  indépendantes  de  la  pré- 
sence actuelle  de  cette  sphère  en  tel  lieu  de  l'espace,  il  est 
physiquement  impossible,  il  n'arrive  pas  que,  sur  le  nombre 
infini  de  directions  dont  le  corps  choquant  est  susceptible, 
les  causes  motrices  lui  aient  précisément  donné  celle  qui  va 


44  CHAPITRE  III. 

passer  par  le  centre  de  la  sphère.  En  conséquence,  on  admet 
l'impossibilité  physique  que  la  sphère  ne  prenne  pas  un  mou- 
vement de  rotation  sur  elle-même  en  même  temps  qu'un  mou- 
vement de  translation.  Si  l'impulsion  était  communiquée  par 
un  être  intelligent,  qui  visât  à  ce  résultat,  mais  avec  des  sens 
et  des  organes  d'une  perfection  bornée,  il  serait  encore  physi- 
quement impossible  qu'il  en  vînt  à  bout  :  car,  quelle  que  fût 
son  adresse,  la  direction  delà  force  impulsive  serait  subordon- 
née, entre  de  certaines  limites  d'écart,  à  des  causes  indé- 
pendantes de  sa  volonté  et  de  son  intelligence  ;  et,  pour  peu 
que  la  direction  dévie  du  centre  de  la  sphère,  le  mouvement 
de  rotation  doit  se  produire.  On  expliquerait  de  la  même  ma- 
nière l'impossibilité  physique,  admise  par  tout  le  monde,  de 
mettre  un  cône  pesant  en  équilibre  sur  sa  pointe,  quoique 
l'équilibre  soit  mathématiquement  possible,  et  l'on  ferait  des 
raisonnements  analogues  dans  tous  les  cas  cités. 

34.  —  Ainsi  qu'on  vient  de  l'expliquer,  l'événement  phy- 
siquement impossible  (celui  qui  de  fait  n'arrive  pas,  et  sur 
l'apparition  duquel  il  serait  déraisonnable  de  compter  tant 
qu'on  n'embrasse  qu'un  nombre  fini  d'épreuves  ou  d'essais, 
c'est-à-dire  tant  qu'on  reste  dans  les  conditions  de  la  pratique 
et  de  l'expérience  possible)  est  l'événement  qu'on  peut  assimi- 
ler à  l'extraction  d'une  boule  blanche  par  un  agent  aveugle, 
quand  l'urne  renferme  une  seule- boule  blanche  pour  une  infi- 
nité de  boules  noires  ;  en  d'autres  termes,  c'est  l'événement 
qui  n'a  qu'une  c/ia/ice  favorable  pour  une  infinité  de  chances 
contraires.  Mais  on  a  donné  le  nom  de  probabililé  malhémalique 
à  la  fraction  qui  exprime  le  rapport  entre  le  nombre  des 
chances  favorables  à  un  événement  et  le  nombre  total  des 
chances  :  en  conséquence,  on  peut  dire  plus  brièvement,  dans 
le  langage  reçu  des  géomètres,  que  l'événement  physiquement 
impossible  est  celui  dont  la  probabilité  mathématique  est  infi- 
niment petite,  ou  tombe  au-dessous  de  toute  fraction,  si  petite 
qu'on  la  suppose.  On  peut  dire  aussi  que  l'événement  phy- 
siquement certain  est  l'événement  dont  le  contraire  est  phy- 
siquement impossible,  ou  l'événement  dont  la  probabilité 
mathématique  ne  diffère  de  l'unité  par  aucune  fraction 
assignable,  si  petite  qu'on  la  suppose  :  événement  qu'il  ne 
faut  pourtant  pas  confondre  avec  celui  qui  réunit  abso- 
lument toutes  les  combinaisons  ou  toutes  les  chances  en  sa 


DU  HASARD  ET  DE  LA  PROBABILITÉ.         45 

faveur,  et  qui   est   certain,  d'une  certitude  mathématique. 

D'un  autre  côté,  il  résulte  de  la  théorie  mathématique  des 
combinaisons  que,  quelle  que  soit  la  probabilité  mathéma- 
tique d'un  événement  A  dans  une  épreuve  aléatoire,  si  l'on 
répète  un  très  grand  nombre  de  fois  la  même  épreuve,  le 
rapport  entre  le  nombre  des  épreuves  qui  amènent  l'événe- 
ment A  et  le  nombre  total  des  épreuves  doit  différer 
très  peu  de  la  probabilité  de  l'événement  A  :  de  sorte  que, 
par  exemple,  si  l'événement  A  a  pour  lui  les  deux  tiers  des 
chances,  et  qu'on  embrasse  dix  mille  épreuves,  le  nombre  des 
épreuves  qui  amènent  l'événement  A  sera,  à  peu  de  chose 
près,  les  deux  tiers  de  dix  mille.  Si  l'on  peut  accroître  indéfi- 
niment le  nombre  des  épreuves,  on  fera  décroître  indéfiniment, 
et  l'on  rendra  aussi  petite  qu'on  le  voudra,  la  probabilité  que 
la  différence  des  deux  rapports  dépasse  une  fraction  donnée, 
si  petite  qu'elle  soit,  et  l'on  se  rapprochera  ainsi  de  plus  en 
plus  des  cas  d'impossibilité  physique  cités  tout  à  l'heure. 

35.  —  Dans  le  langage  rigoureux  qui  convient  aux  vérités 
abstraites  et  absolues  des  mathématiques  et  de  la  métaphy- 
sique, une  chose  est  possible  ou  elle  ne  l'est  pas  :  il  n'y  a  pas 
de  degrés  de  possibilité  ou  d'impossibilité.  Mais,  dans  l'ordre 
des  faits  physiques  et  des  réalités  qui  tombent  sous  les  sens, 
lorsque  des  événements  contraires  peuvent  arriver  et  arrivent 
effectivement,  selon  les  combinaisons  fortuites  de  certaines 
causes  variables  et  indépendantes  d'une  épreuve  à  l'autre, 
avec  d'autres  causes  ou  conditions  constantes  qui  régissent 
solidairement  l'ensemble  des  épreuves,  il  est  naturel  de  regar- 
der chaque  événement  comme  ayant  une  disposition  d'autant 
plus  grande  à  se  produire,  ou  comme  étant  d'autant  plus 
possible,  de  fait  ou  physiquement,  qu'il  se  reproduit  plus 
souvent  dans  un  grand  nombre  d'épreuves,  La  probabilité 
mathématique  devient  alors  la  mesure  de  la  possibilité  phy- 
sique, et  l'une  de  ces  expressions  peut  être  prise  pour  l'autre. 
L'avantage  de  celle-ci,  c'est  d'indiquer  nettement  l'existence 
d'un  rapport  qui  ne  tient  pas  à  notre  manière  de  juger  et 
d'apprécier,  variable  d'un  individu  à  l'autre,  mais  qui  subsiste 
entre  les  choses  mêmes  :  rapport  que  la  nature  maintient  et 
que  l'observation  manifeste  lorsque  les  épreuves  se  répètent 
assez  pour  compenser  les  uns  par  les  autres  tous  les  effets  dus 
à  des  causes  fortuites  et  irrégulières,  et  pour  mettre  au  con- 


46  CHAPITRE  III. 

traire  en  évidence  la  part  d'influence,  si  petite  qu'elle  soit, 
des  causes  régulières  et  constantes,  comme  cela  arrive  sans 
cesse  dans  l'ordre  des  phénomènes  naturels  et  des  faits 
sociaux. 

36.  —  Il  n'est  donc  pas  exact  de  dire,  avec  Hume,  que  «  le 
hasard  n'est  que  l'ignorance  où  nous  sommes  des  véritables 
causes,  »  ou,  avec  Laplace,  que  «  la  probabilité  est  relative 
en  partie  à  nos  connaissances,  en  partie  à  notre  ignorance  »  : 
de  sorte  que,  pour  une  intelligence  supérieure  qui  saurait 
démêler  toutes  les  causes  et  en  suivre  tous  les  efïets,  la  science 
des  probabilités  mathématiques  s'évanouirait,  faute  d'objet. 
Sans  doute  le  mot  de  hasard  n'indique  pas  une  cause  substan- 
tielle, mais  une  idée  :  cette  idée  est  celle  de  la  combinaison 
entre  plusieurs  systèmes  de  causes  ou  de  faits  qui  se  déve- 
loppent chacun  dans  sa  série  propre,  indépendamment  les 
uns  des  autres.  Une  intelligence  supérieure  à  l'homme  ne 
différerait  de  l'homme  à  cet  égard  qu'en  ce  qu'elle  se  trom- 
perait moins  souvent  que  lui,  ou  même,  si  l'on  veut,  ne  se 
tromperait  jamais  dans  l'usage  de  cette  donnée  de  la  raison. 
Elle  ne  serait  pas  exposée  à  regarder  comme  indépendantes 
des  séries  qui  s'influencent  réellement,  ou,  par  contre,  à  se 
figurer  des  liens  de  solidarité  entre  des  causes  réellement 
indépendantes.  Elle  ferait  avec  une  plus  grande  sûreté,  ou 
même  avec  une  exactitude  rigoureuse,  la  part  qui  revient  au 
hasard  dans  le  développement-  successif  des  phénomènes. 
Elle  serait  capable  d'assigner  a  priori  les  résultats  du  con- 
cours de  causes  indépendantes  dans  des  cas  où  nous  sommes 
obligés  de  recourir  à  l'expérience,  à  cause  de  l'imperfection 
de  nos  théories  et  de  nos  instruments  scientifiques.  Par  exemple, 
étant  donné  un  dé  de  forme  déterminée,  autre  que  le  cube, 
ou  dont  la  densité  n'est  pas  uniforme,  lequel  doit  être  projeté 
un  grand  nombre  de  fois  par  des  forces  impulsives  dont 
l'intensité,  la  direction  et  le  point  d'application  sont  déter- 
minés à  chaque  coup  par  des  causes  indépendantes  de  celles 
qui  agissent  aux  coups  suivants,  elle  saurait  (ce  que  nous  ne 
savons  pas)  quel  doit  être  à  très  peu  près  le  rapport  entre  le 
nombre  des  coups  qui  amèneront  une  face  déterminée  et  le 
nombre  total  des  coups  ;  et  cette  science  aurait  pour  elle  un 
objet  certain,  soit  qu'elle  connût  les  forces  qui  agissent  et 
qu'elle  en  pût  calculer  les  efliets  pour  chaque  coup  particulier, 


DU  HASARD  ET  DE  LA  PROBABILITÉ.  47 

soit  que  cette  connaissance  et  ce  calcul  surpassassent  encore 
sa  portée.  En  un  mot,  elle  pousserait  plus  loin  que  nous  et 
appliquerait  mieux  la  théorie  de  ces  rapports  mathéma- 
tiques, tous  liés  à  la  notion  du  hasard,  et  qui  deviennent, 
dans  l'ordre  des  phénomènes,  autant  de  lois  de  la  nature, 
susceptibles  à  ce  titre  d'être  constatées  par  l'expérience  ou 
l'observation  statistiques. 

Il  est  vrai  de  dire  en  ce  sens  (comme  on  l'a  répété  si  souvent) 
que  le  hasard  gouverne  le  monde,  ou  plutôt  qu'il  a  une  part, 
et  une  part  notable,  dans  le  gouvernement  du  monde  ;  ce  qui 
ne  répugne  nullement  à  l'idée  qu'on  doit  se  faire  d'une  direc- 
tion suprême  et  providentielle  :  soit  que  la  direction  provi- 
dentielle soit  présumée  ne  porter  que  sur  les  résultats  moyens 
et  généraux  que  les  lois  mêmes  du  hasard  ont  pour  résultat 
d'assurer,  soit  que  l'intelligence  suprême  dispose  des  détails 
et  des  faits  particuliers  pour  les  coordonner  à  des  vues  qui 
surpassent  nos  sciences  et  nos  théories. 

Que  si  nous  restons  dans  l'ordre  des  causes  secondaires  et 
des  faits  observables,  le  seul  auquel  la  science  puisse  atteindre, 
la  théorie  mathématique  du  hasard  (dont  les  développements 
ne  seraient  pas  à  leur  place  ici)  nous  apparaît  comme  l'appli- 
cation la  plus  vaste  de  la  science  des  nombres,  et  celle  qui 
justifie  le  mieux  l'adage  :  Mundum.regunt  numeri  ^.  En  effet, 
quoi  qu'en  aient  pensé  certains  philosophes,  rien  ne  nous 
autorise  à  croire  qu'on  puisse  rendre  raison  de  tous  les  phéno- 
mènes avec  les  notions  d'étendue,  de  temps,  de  mouvement, 
en  un  mot,  avec  les  seules  notions  des  grandeurs  continues 
sur  lesquelles  portent  les  mesures  et  les  calculs  du  géomètre. 
Les  actes  des  êtres  vivants,  intelligents  et  moraux  ne  s'expli- 
quent nullement,  dans  l'état  de  nos  connaissances,  et  il  y  a 
de  bonnes  raisons  de  croire  qu'ils  ne  s'expliqueront  jamais 
par  la  mécanique  et  la  géométrie.  Ils  ne  tombent  donc  point, 
par  le  côté  géométrique  ou  mécanique,  dans  le  domaine  des 
nombres,  mais  ils  s'y  retrouvent  placés,  en  tant  que  les  notions 
de  combinaison  et  de  chance,  de  cause  et  de  hasard,  sont  supé- 


^  «  Omnia  in  mundo  certis  rationibus  et  constanti  vicissitudinis  lege 
contingere  deprehenduntur  ;  adeo  ut,  etiam  in  maxime  casualibus  atque 
fortuitis,  quamdam  quasi  necessitatem,  et,  ut  sic  dicam,  fatalitatem 
agnoscere  teneamur.  »  Jacob.  Bernoulli,  Ars  conjectandi,  pars  iv, 
in  fine. 


48  CHAPITRE  III. 

rieures,  dans  l'ordre  des  abstractions,  à  la  géométrie  et  à  la 
mécanique,  et  s'appliquent  aux  phénomènes  de  la  nature 
vivante  comme  à  ceux  que  produisent  les  forces  qui  solli- 
citent la  matière  inorganique  ;  aux  actes  réfléchis  des  êtres 
libres,  comme  aux  déterminations  fatales  de  l'appétit  et  de 
l'instinct. 

37.  —  A  la  vérité,  les  géomètres  ont  appliqué  leur  théorie 
des  chances  et  des  probabilités  à  deux  ordres  de  questions  bien 
distinctes,  et  qu'ils  ont  parfois  mal  à  propos  confondues  :  à 
des  questions  de  possibilité,  qui  ont  une  valeur  tout  objective, 
ainsi  qu'on  vient  de  l'expliquer,  et  à  des  questions  de  proba- 
bilité, dans  le  sens  vulgaire  du  mot,  qui  sont  en  effet  relatives, 
en  partie  à  nos  connaissances,  en  partie  à  notre  ignorance. 
Quand  nous  disons  que  la  probabilité  mathématique  d'amener 
un  sonnez  au  jeu  de  tric-trac  est  la  fraction  1/36,  nous  pou- 
vons avoir  en  vue  un  jugement  de  possibilité,  et  alors  cela 
signifie  que,  si  les  dés  sont  parfaitement  réguliers  et  homo- 
gènes, de  manière  qu'il  n'y  ait  aucune  raison  prise  dans  leur 
structure  physique  pour  qu'une  face  soit  amenée  de  préférence 
à  l'autre,  le  nombre  des  sonnez  amenés  dans  un  grand  nombre 
de  coups,  par  des  forces  impulsives  dont  la  direction  variable 
d'un  coup  à  l'autre  est  absolument  indépendante  des  points 
inscrits  sur  les  faces,  sera  sensiblement  un  36^  du  nombre  total 
des  coups.  Mais  nous  pouvons  aussi  avoir  en  vue  un  jugement 
de  simple  probabilité,  et  alors  il  suffit  que  nous  ignorions  si 
les  dés  sont  réguliers  ou  non,  ou  dans  quel  sens  agissent 
les  irrégularités  de  structure  si  elles  existent,  pour  que  nous 
n'ayons  aucune  raison  de  supposer  qu'une  face  paraîtra  plutôt 
que  l'autre.  Alors  l'apparition  du  sonnez,  pour  laquelle  il  n'y 
a  qu'une  combinaison  sur  36,  sera  moins  probable  relative- 
ment à  nous  que  celle  du  point  deux  et  as,  en  faveur  de  laquelle 
nous  comptons  deux  combinaisons,  suivant  que  l'as  se  trouve 
sur  un  dé  ou  sur  l'autre  ;  bien  que  ce  dernier  événement  soit 
peut-être  physiquement  moins  possible  ou  même  impossible. 
Si  un  joueur  parie  pour  sonnez  et  un  autre  pour  deux  et  as, 
en  convenant  de  regarder  comme  nuls  les  coups  qui  n'amène- 
raient pas  l'un  ou  l'autre  de  ces  points,  il  n'y  aura  pas  moyen 
de  régler  leurs  enjeux  autrement  que  dans  le  rapport  d'un 
à  deux  ;  et  l'équité  sera  satisfaite  par  ce  règlement,  aussi  bien 
qu'elle   pourrait   l'être   si   l'on   était  certain   d'une   parfaite 


DU  HASARD  ET  DE  LA  PROBABILITÉ.         49 

régularité  de  structure,  tandis  que  le  même  règlement  serait 
inique  de  la  part  de  l'arbitre  qui  saurait  que  les  dés  sont  pipés, 
et  en  quel  sens. 

En  général,  si,  dans  l'état  d'imperfection  de  nos  con- 
naissances, nous  n'avons  aucune  raison  de  supposer  qu'une 
combinaison  arrive  plus  facilement  qu'une  autre,  quoique, 
en  réalité,  ces  combinaisons  soient  autant  d'événements 
dont  les  possibilité  physiques  ont  pour  mesure  des  fractions 
inégales  ;  et  si  nous  entendons  par  probabilité  d'un  événe- 
ment le  rapport  entre  le  nombre  des  combinaisons  qui  lui  sont 
favorables  et  le  nombre  total  des  combinaisons  que  l'imper- 
fection de  nos  connaissances  nous  fait  ranger  sur  la  même 
ligne,  cette  probabilité  cessera  d'exprimerunrapportsubsistant 
réellement  et  objectivement  entre  les  choses  ;  elle  prendra 
un  caractère  purement  subjectif,  et  sera  susceptible  de  varier 
d'un  individu  à  un  autre,  selon  le  degré  de  ses  connaissances. 
Elle  aura  encore  une  valeur  mathématique,  en  ce  sens  qu'elle 
pourra,  et  que  même  elle  devra  servir  à  fixer  numériquement 
les  conditions  d'un  pari  ou  de  tout  autre  marché  aléatoire. 
Elle  aura  de  plus  cette  valeur  pratique  d'offrir  une  règle  de 
conduite  propre  à  nous  déterminer  (en  l'absence  de  toute  autre 
raison  déterminante),  dans  des  cas  où  il  faut  nécessairement 
prendre  un  parti.  Ainsi,  nous  agiroûs  raisonnablement  en 
prenant  nos  arrangements  en  prévision  de  l'événement  A, 
plutôt  qu'en  prévision  de  l'événement  B,  si  la  probabilité 
de  A  (calculée  d'après  l'état  de  nos  connaissances,  comme  on 
vient  de  le  dire)  l'emporte  sur  celle  de  B,  lors  même  que  la 
possibilité  inconnue  de  B  surpasserait  celle  de  A  ;  mais  les 
valeurs  numériques  des  probabilités  de  A  et  de  B  ne  déter- 
mineront alors  qu'un  ordre  de  préférence  ;  ce  ne  seront  plus 
des  mesures,  dans  le  vrai  sens  du  mot.  En  conséquence,  de 
telles  probabilités,  quoique  méritant  d'attirer  l'attention  du 
philosophe  qui  analyse  les  motifs  de  nos  jugements,  celle  du 
moraliste  qui  cherche  une  règle  de  nos  actions,  devront  être 
réputées  en  dehors  des  applications  d'une  théorie  mathéma- 
tique qui  a  pour  objet  des  grandeurs  qu'on  puisse  rigoureu- 
sement comparer  à  une  unité  de  mesure. 

38.  —  Pour  les  événements  fortuits  dont  l'homme  n'a  pas 
lui-même  déterminé  les  conditions,  les  causes  qui  donnent  telle 
possibilité  physique  à  tel  événement  sont  presque  toujours 

4 


50  CHAPITRE  III. 

inconnues  dans  leur  nature  et  dans  leur  mode  d'action,  ou 
tellement  compliquées  que  nous  ne  pouvons  en  faire  rigou- 
reusement l'analyse,  ni  en  soumettre  les  effets  au  calcul. 
Dans  les  jeux  même  où  tout  est  de  convention  et  d'invention 
humaine,  la  construction  des  instruments  aléatoires  est  sujette 
à  des  irrégularités  qui  impriment  aux  chances  des  modifica- 
tions dont  on  ne  saurait,  a  priori,  évaluer  l'intluence.  En  con- 
séquence, la  probabilité  mathématique  prise  objectivement, 
ou  conçue  comme  mesurant  la  possibilité  des  choses,  ne  peut 
en  général  être  déterminée  que  par  l'expérience.  Si  le  nombre 
des  épreuves  d'un  même  hasard  croissait  à  l'infini,  elle  serait 
déterminée  exactement  avec  une  certitude  comparable  à 
celle  de  l'événement  dont  le  contraire  est  physiquement 
impossible.  Pour  un  nombre  très  grand  d'épreuves,  la  proba- 
bilité n'est  encore  donnée  qu'approximativement  ;  mais  on 
est  autorisé  à  regarder  comme  extrêmement  peu  probable 
que  la  valeur  réelle  diffère  totalement  de  la  valeur  conclue 
des  observations.  En  d'autres  termes,  il  arrivera  très  rarement 
que  l'on  commette  une  erreur  notable  en  prenant  pour  la 
valeur  réelle  la  valeur  tirée  des  observations. 

Dans  le  cas  même  où  le  nombre  des  épreuves  est  peu  consi- 
dérable, on  a  voulu  tirer,  de  certaines  considérations  mathé- 
matiques, des  formules  pour  évaluer  numériquement  la  proba- 
bilité des  événements  futurs  d'après  les  événements  observés  ; 
mais  de  telle  formules  n'indiquent  plus  que  des  probabilités 
subjectives,  bonnes  tout  au  plus  à  régler  les  conditions  d'un 
pari  ;  elles  deviendraient  fausses  si  on  les  appliquait,  comme 
on  l'a  fait  souvent  bien  à  tort,  à  la  détermination  de  la  possi- 
bilité des  événements. 

39.  —  Dans  la  pratique  de  la  vie,  il  arrive  à  chaque  instant 
que  nous  sommes  obligés  de  nous  déterminer  d'après  des  expé- 
riences si  peu  nombreuses  qu'elles  ne  peuvent  point  nous  ren- 
seigner sur  la  vraie  mesure  de  la  possibilité  d'un  événement  : 
de  telle  sorte  qu'il  serait  impossible  d'assigner  la  chance  que 
nous  avons  de  nous  tromper  en  croyant  à  la  production  de 
l'événement,  ou  en  jugeant  que  la  possibilité  de  cet  événement 
tombe  entre  telles  et  telles  limites.  Cependant  il  est  clair  que, 
si  l'événement  A  est  arrivé  plus  souvent  que  l'événement  B 
dans  un  certain  nombre  d'épreuves, si  petit  qu'il  soit,  ce  sera, 
en  l'absence  de  toute  autre  donnée,  une  raison  pour  que  nous 


DU  HASARD  ET  DE  LA  PROBABILITÉ.         51 

réglions  notre  conduite  en  prévision  de  la  reproduction  de 
l'événement  A,  plutôt  qu'en  prévision  de  la  reproduction 
de  B.  Si  l'on  considère  les  deux  fractions  dont  l'une  est  le 
rapport  entre  le  nombre  des  épreuves  qui  ont  amené  A  et  le 
nombre  total  des  épreuves,  l'autre  le  rapport  entre  le  nombre 
des  épreuves  qui  ont  amené  B  et  ce  même  nombre  total, 
l'ordre  de  grandeur  des  deux  fractions  motivera  pour  nous  un 
ordre  de  préférence,  quant  aux  événements  à  la  reproduction 
présumée  desquels  nous  subordonnerons  notre  conduite  ; 
mais  ce  motif  de  préférence  ne  sera  pas  une  grandeur  suscep- 
tible d'être  mesurée  par  les  fractions  dont  il  s'agit  ici,  ou  par 
d'autres  nombres  que  certains  géomètres  ont  proposés  à  cet 
effet.  En  un  mot,  sauf  le  cas  de  règlement  d'un  pari,  la  proba- 
bilité subjective  dont  il  s'agit  ici,  de  même  que  celle  dont  il 
était  question  tout  à  l'heure,  sortira  du  champ  des  appli- 
cations de  la  théorie  mathématique  des  chances,  laquelle  a 
essentiellement  pour  objet  des  grandeurs  mesurables  et  des 
rapports  qui  subsistent  entre  les  choses,  indépendamment 
de  l'esprit  qui  les  conçoit. 

Nous  avons  dû  rappeler  ici  succinctement  les  principes 
philosophiques  de  cette  théorie,  parce  que  nous  aurons  sans 
cesse,  dans  la  suite  de  nos  recherches,  à  invoquer  des  juge- 
ments fondés  sur  des  probabilités  qui,  sans  être  de  la  même 
nature  que  les  probabilités  mathématiques,  et  sans  pouvoir 
être  assujetties  au  calcul,  se  rattachent  pourtant  aussi  à  la 
notion  du  hasard  et  de  l'indépendance  des  causes,  ainsi  qu'on 
va  l'expliquer. 


CHAPITRE  IV 
De    la   probabilité    philosophique.   —    De    l'induction 

ET     DE     l'analogie. 

40.  —  Pour  mieux  préciser  les  idées,  nous  recourrons 
d'abord  à  des  exemples  fictifs,  abstraits,  mais  très  simples. 
Supposons  donc  qu'une  grandeur  sujette  à  varier  soit  suscep- 
tible de  prendre  les  valeurs  exprimées  par  la  suite  des  nombres, 
de  1  à  10  000,  et  que  quatre  observations  ou  mesures  consé- 
cutives   de    cette    grandeur    aient    donné    quatre    nombres, 

tels  que 

25,     100,     400,     1600, 

offrant  une  progression  régulière,  et  dont  la  régularité  consiste 
en  ce  que  chaque  nombre  est  le  quadruple  du  précédent  : 
on  sera  très  porté  à  croire  qu'un  tel  résultat  n'est  point 
fortuit  ;  qu'il  n'a  pas  été  amené  par  une  opération  comparable 
à  quatre  tirages  faits  au  hasard  dans  une  urne  qui  contiendrait 
10  000  billets,  sur  chacun  desquels  serait  inscrit  l'un  des 
nombres  de  1  à  10  000  ;  mais  qu'il  indique  au  contraire 
l'existence  de  quelque  loi  régulière  dans  la  variation  de  la 
grandeur  mesurée,  en  correspondance  avec  l'ordre  de  suc- 
cession des  mesures. 

Les  quatre  nombres  amenés  par  l'observation  pourraient 
offrir,  au  lieu  de  la  progression  indiquée,  une  autre  loi  aritluné- 
Uque  quelconque.  Ils  pourraient  former,  par  exemple,  quatre 
termes  d'une  progression  dans  laquelle  la  diiïérence  d'un 
terme  au  suivant  serait  constante,  comme 

25-     50.     75,     100, 


DE  LA  PROBABILITÉ  PHILOSOPHIQUE.        53 

ou  quatre  termes  pris  consécutivement  dans  la  série  des 
nombres  carrés,  tels  que 

25,     36,     49,     64 

ou  bien  encore  ils  pourraient  appartenir  à  l'une  des  séries 
des  nombres  qu'on  appelle  cubiques,  triangulaires,  pyrami- 
daux, etc.  Il  y  a  plus  (et  ceci  est  bien  important  à  noter)  : 
les  algébristes  n'ont  pas  de  peine  à  démontrer  qu'on  peut 
toujours  assigner  une  loi  mathématique,  et  même  une  infi- 
nité de  lois  mathématiques  différentes  les  unes  des  autres, 
qui  lient  entre  elles  les  valeurs  successivement  amenées,  quel 
qu'en  soit  le  nombre,  et  quelques  inégalités  que  présente  au 
premier  coup  d'oeil  le  tableau  de  ces  valeurs  consécutives. 

Si  pourtant  la  loi  mathématique  à  laquelle  il  faut  recourir 
pour  lier  entre  eux  les  nombres  observés  était  d'une  expression 
de  plus  en  plus  compliquée,  il  deviendrait  de  moins  en  moins 
probable,  en  l'absence  de  tout  autre  indice,  que  la  succession 
de  ces  nombres  n'est  pas  l'effet  du  hasard,  c'est-à-dire  du 
concours  de  causes  indépendantes,  dont  chacune  aurait 
amené  chaque  observation  particulière  ;  tandis  que,  lorsque 
la  loi  nous  frappe  par  sa  simplicité,  il  nous  répugne  d'admettre 
que  les  valeurs  particulières  soient  sans  liaison  entre  elles, 
et  que  le  hasard  ait  donné  lieu  au  rapprochement  observé. 

41.  —  Mais  en  quoi  consiste  précisément  la  simplicité  d'une 
loi  ?  Comment  comparer  et  échelonner  sous  ce  rapport  les  lois 
infiniment  variées  que  l'esprit  est  capable  de  concevoir, 
et  auxquelles,  lorsqu'il  s'agit  de  nombres,  il  est  possible  d'assi- 
gner une  expression  mathématique  ?  Telle  loi  peut  paraître 
plus  simple  qu'une  autre  à  certains  égards,  et  moins  simple 
lorsqu'on  les  envisage  toutes  deux  d'unpoint  de  vue  différent. 
Dans  Texpression  de  l'une  n'entreront  qu'un  moindre  nombre 
de  termes  ou  de  signes  d'opération  ;  mais  d'un  autre  côté  ces 
opérations  seront  d'un  ordre  plus  élevé,  et  ainsi  de  suite. 

Pour  que  l'on  pût  réduire  à  la  probabilité  mathématique 
la  probabilité  fondée  sur  le  caractère  de  simplicité  que  pré- 
sente une  loi  observée,  entre  tant  d'autres  qui  auraient  pu  se 
présenter  aussi  bien  si  la  loi  prétendue  n'était  qu'un  fait 
résultant  de  la  combinaison  fortuite  de  causes  sans  liaison 
entre  elles,  il  faudrait  premièrement  qu'on  fût  à  même  de 
faire  deux  catégories  tranchées,  l'une  des  lois  réputées  simples, 


54  CHAPITRE  IV. 

l'autre   des   lois   auxquelles   ce   caractère   de   simplicité   ne 
convient  pas.  Il  faudrait,  en  second  lieu,  qu'on  fût  autorisé 
à  mettre  sur  la  même  ligne  toutes  celles  qu'on  aurait  rangées 
dans  la  même  catégorie,  et,  par  exemple,  que  toutes  les  lois 
réputées  simples  fussent  simples  au  même  degré.  Il  faudrait, 
en  dernier  lieu,  que  le  nombre  de  lois  fût  limité  dans  chaque 
catégorie  ;  ou  bien,  si  les  nombres  étaient  de  part  et  d'autre 
illimités,  il  faudrait  que,  tandis  qu'ils  croissent  indéfiniment, 
leur  rapport  tendît  vers  une  limite  finie  et  assignable,  comme 
il  arrive  pour  les  cas  auxquels  s'applique  le  calcul  des  pro- 
babilités  mathématiques.  Mais  aucune   de   ces   suppositions 
n'est  admissible,  et  en  conséquence,  par  une  triple  raison,  la  ré- 
duction dont  il  s'agit  doit  être  réputée  radicalement  impossible. 
42.  —  Lorsqu'à  l'inspection  d'une  suite  de  valeurs  numé- 
riques obtenues  ainsi  qu'il  a  été  expliqué  plus  haut,  on  a 
choisi,  entre  l'infinité  de  lois  mathématiques  susceptibles  de 
les  relier,  celle  qui  nous  frappe   d'abord  par   sa  simplicité, 
et  qu'ensuite  des  observations  ultérieures  amènent  d'autres 
valeurs  soumises  à  la  même  loi,   la  probabilité  que  cette 
marche  régulière  des  observations  n'est  pas  l'effet  du  hasard 
va  évidemment  en  croissant  avec  le  nombre  des  observations 
nouvelles  :  elle  peut  devenir  et  même  elle  devient  bientôt  telle 
qu'il  ne  reste  plus  à  cet  égard  le  moindre  doute  à  tout  esprit 
raisonnable.  Si  au  contraire  la  loi  présumée  ne  se  soutient  pas 
dans  les  résultats  des  observations  nouvelles,  il  faudra  bien 
l'abandonner  pour  la  suite  et  reconnaître  qu'elle  ne  gouverne 
pas  l'ensemble  de  la  série  ;  mais  il  ne  résultera  pas  de  là  néces- 
sairement que  la  régularité  affectée  par  les  observations  pré- 
cédentes soit  l'effet  d'un  pur  hasard  ;  car  on  conçoit  très  bien 
que  des  causes  constantes  et  régulières  agissent  pour  une  portion 
de  la  série  et  non  pour  le  surplus.  L'une  et  l'autre  hypothèse 
auront  leurs  probabilités  respectives   :   seulement,  pour  les 
raisons  déjà  indiquées,  ces  prol)abilités  ne  seront  pas  de  la  na- 
ture de  celles  qu'on  peut  évaluer  et  comparer  numériquement. 
Il  pourrait  aussi  se  faire  que  la  loi  simple  dont  nous  sommes 
frappés  à  la  vue  du  tableau  des  observations,  s'appli(iuùt,  non 
pas    précisément    aux   valeurs    observées,    mais    à    d'autres 
valeurs  qui  en  sont  très  voisines,  et  qu'ainsi,  par  exemple, 
au  lieu  de  la  série 

25,     100,      100,     IGOO, 


DE  LA  PROBABILITÉ  PHILOSOPHIQUE.         55 

les  observations  eussent  donné  la  suivante 
% 

24,     102,     405,     1597. 

L'idée  qui  viendrait  alors,  c'est  que  les  eiïets  réguliers  d'une 
cause  constante  et  principale  se  compliquent  des  effets  de 
causes  accessoires  ou  perturbatrices,  qui  peuvent  elles-mêmes 
être  soumises  à  des  lois  régulières,  constantes  pour  toute 
la  série  des  valeurs  observées,  ou  varier  irrégulièrement  et 
fortuitement  d'une  valeur  à  l'autre.  Mais  la  probabilité  qu'il 
en  est  ainsi  se  lie  évidemment  à  la  probabilité  de  l'existence 
d'une  loi  régulière  dans  le  cas  plus  simple  que  nous  avons 
considéré  d'abord  ;  et  elle  ne  saurait,  plus  que  celle-là,  com- 
porter une  évaluation  numérique. 

43.  —  Pour  sortir  un  peu  du  champ  de  l'abstraction  et  des 
fictions,  reportons-nous  à  l'époque  ou  Kepler,  après  une  multi- 
tude d'essais  pour  démêler  une  loi  dans  les  nombres  qui  expri- 
ment, d'une  part  les  distances  des  planètes  au  soleil,  d'autre 
part  les  durées  de  leurs  révolutions,  reconnut  enfin  que  les 
durées  sont  proportionnelles  aux  racines  carrées  des  cubes 
des  distances.  Voilà  une  loi  arithmétique  assez  comphquée 
dans  son  énoncé  et  qui  ne  s'appliquait  qu'aux  six  planètes 
alors  connues.  C'était  peut-être  le  cas  de  demander  si  ce  rap- 
port singulier,  dont  rien  ne  pouvait  faire  entrevoir  alors  la 
raison,  que  Kepler  n'avait  trouvé  qu'à  force  de  tâtonnements, 
poussé  par  des  idées  pythagoriciennes,  dès  lors  suspectes  aux 
bons  esprits,  ne  se  rencontrait  pas  par  hasard,  et  parce  qu'il 
faut  bien  qu'on  finisse  par  trouver  une  loi  mathématique 
propre  à  relier  entre  eux  des  nombres  quelconques,  fortuite- 
ment groupés.  Il  semble  que  les  astronomes  de  son  siècle  en 
aient  jugé  ainsi  ;  et,  nonobstant  la  découverte  des  satellites 
de  Jupiter,  qui  donnait  lieu  de  vérifier,  sur  ce  système  parti- 
culier, la  loi  observée  dans  le  système  planétaire,  la  troisième 
loi  de  Kepler  (comme  on  l'appelle)  a  peu  fixé  l'attention,  jus- 
qu'à ce  que  la  grande  découverte  de  Newton  eût  fait  dépendre 
cette  loi,  avec  tant  d'autres  résultats  de  l'observation,  du 
principe  de  la  gravitation  universelle. 

Kepler  avait  aussi  été  frappé  d'un  rapport  singulier  que 
lui  présentait  le  tableau  des  distances  des  planètes  au 
soleil.    Si   l'on   range   les   planètes   alors   connues    (Mercure 


56  CHAPITRE  IV. 

excepté)  dans  l'ordre  de  leurs  distances  au  soleil,  ainsi  qu'il 
suit  : 

Vénus,  la  Terre,  Mars,  Jupiter,  Saturne, 

les  nombres  qui  mesurent  respectivement  l'intervalle  de 
l'orbite  de  Vénus  à  l'orbite  de  la  Terre  (ou  la  diiïérence  des 
rayons  des  deux  orbites)  et  les  intervalles  suivants,  seront  à 
peu  près  proportionnels  aux  nombres  plus  simples 

1,    2,    12,    16; 

d'où  Kepler  avait  été  amené  à  conjecturer  :  premièrement, 
qu'il  restait  à  découvrir  entre  Mars  et  Jupiter  une  planète 
dont  l'orbite  fût  à  des  distances  des  orbites  de  Mars  et  de 
Jupiter  respectivement  proportionnelles  aux  nombres  4  et  8, 
de  manière  à  permettre  de  remplacer  la  série  précédente  par 
la  progression  géométrique 

1,    2,    4,    8,    16, 

les  intervalles  allant  toujours  en  doublant  d'une  planète 
à  la  suivante  ;  secondement,  qu'il  pourrait  bien  exister  aussi 
entre  Vénus  et  Mercure  une  planète  dont  l'orbite  intermédiaire 
sauvât  approximativement  l'anomalie  qui  place  Mercure  en 
dehors  de  la  loi  si  simple  qu'on  vient  d'énoncer. 

Cette  dernière  conjecture  de  Kepler  ne  s'est  nullement 
vérifiée  ;  mais  l'autre  a  reçu  une  confirmation  bien  frappante 
par  la  découverte  tardive  du  groupe  des  planètes  télescopiques, 
dont  le  nombre,  déjà  porté  à  quatorze  au  moment  où  nous 
imprimons  ces  lignes,  semble  devoir  s'accroître  encore,  et  qui, 
circulant  toutes  à  des  distances  du  soleil,  les  unes  un  peu 
plus  petites,  les  autres  un  peu  plus  grandes  que  celle  qui 
satisferait  en  toute  rigueur  à  l'induction  de  Kepler,  ont  évi- 
demment toutes  une  même  origine  :  soit  qu'on  doive  les 
regarder  comme  autant  de  fragments  d'une  planète  qui  aurait 
fait  explosion,  soit  qu'il  faille  autrement  expliquer  leur  rap- 
prochement dans  les  espaces  célestes  et  les  analogies  de  leur 
constitution  physique.  Mais,  avant  même  la  découverte  des 
planètes  télescopiques,  celle  de  la  planète  Uranus,  située 
(comme  on  le  croyait  alors)  aux  confins  du  système  planétaire 
était  venue  singulièrement  corroborer  l'induction,  puisque 
la  distance  de  son  orbite  ù   celle  de  Saturne  se  rapproche 


DE  LA  PROBABILITÉ  PHILOSOPHIQUE.        57 

encore  beaucoup  du  double  de  l'intervalle  des  orbites  de 
Saturne  et  de  Jupiter.  Pour  mieux  fixer  les  idées  du  lecteur, 
nous  réunirons  dans  un  tableau  les  valeurs  réellement  obser- 
vées, en  les  rapprochant  des  valeurs  qui  satisferaient  d'une 
manière  rigoureuse  à  la  loi  signalée.  Nous  choisirons  Junon, 
parmi  les  planètes  télescopiques  pour  figurer  sur  ce  tableau, 
à  cause  de  sa  position  moyenne  dans  le  groupe  ;  et  il  faudra 
se  rappeler  que  le  nombre  1  000  représente  le  rayon  de  l'orbe 
terrestre. 


INTERVALLES 
DES      ORBITES. 

VALEURS 
OBSERVÉES. 

VALEURS 
THÉORIQUES. 

Vénus  et  la  Terre 

277 
523 
1146 
2  533 
4  336 
9  644 

277 
554 
1108 
2  216 
4  432 
8  864 

La  Terre  et  Mars 

Mars  et  Junon 

Junon  et  Jupiter 

.luDÏter  et  Saturne 

Saturne  et  Uranus 

Cette  confrontation  manifeste  des  écarts  notables  ;  mais, 
d'un  autre  côté,  il  faut  songer  que  les  orbites  des  planètes, 
au  lieu  d'être  des  cercles  parfaits  et  concentriques,  couchés 
dans  le  même  plan,  sont  des  ellipses  ayant  leurs  plans  inclinés 
les  uns  sur  les  autres,  dont  les  excentricités  et  les  inclinaisons  va- 
rient avec  le  temps,  en  sorte  que  les  écarts  que  présente  le  tableau 
des  valeurs  moyennes  ne  dépassentpas  les  limites  entre  lesquelles 
oscillent  sans  cesse  les  distances  physiques  du  soleil  à  chacune 
des  planètes.  D'ailleurs  il  ne  s'agit  pas  de  donner  à  la  formule 
une  précision  rigoureuse  qui  exclurait  l'intervention  de  causes 
perturbatrices  et  irrégulières,  susceptibles  d'altérer  le  résultat 
principal  dû  à  l'action  d'une  cause  constante. 

Reste  l'anomalie  pour  la  planète  Mercure,  la  plus  voisine 
du  soleil,  et  dont  l'orbite  est  séparée  de  celle  de  Vénus  par  un 
intervalle  un  peu  plus  grand  que  celui  qui  sépare  l'orbite 
de  Vénus  et  l'orbite  de  la  Terre,  tandis  que  le  premier  inter- 
valle ne  devrait  être  que  la  moitié  du  second,  d'après  la  loi 
signalée.  Pour  sauver,  ou  plutôt  pour  déguiser  cette  anomalie, 
on  a  imaginé  de  présenter  la  loi  autrement.  On  exprime  par 
le  nombre  4  la  distance  de  Mercure  au  soleil,  et  alors  celle 


58  CHAPITRE  IV. 

de  Vénus  se  trouve  avoir  pour  valeur  approchée  4  plus  3  ou  7, 
celle  de  la  Terre  4  plus  deux  fois  3  ou  10,  celle  de  Mars  4  plus 
quatre  fois  3  ou  16,  et  ainsi  de  suite,  jusqu'à  Uranus  inclusi- 
vement. Présentée  sous  cette  forme  plus  compliquée,  et  par 
cela  même  moins  probable,  la  progression  des  intervalles 
planétaires  s'est  appelée  la  loi  de  Bode,  du  nom  d'un  astro- 
nome allemand  du  dernier  siècle  ;  mais  cet  échafaudage  vient 
de  s'écrouler  par  la  découverte  de  la  planète  Neptune,  située 
dans  les  espaces  célestes  bien  au  delà  de  l'orbite  d' Uranus, 
quoique  à  une  distance  beaucoup  moindre  que  la  loi  de  Bode 
ne  l'aurait  fait  et  ne  l'avait  fait  d'abord  supposer,  puisque 
l'intervalle  des  deux  orbites  ne  surpasse  pas  de  beaucoup 
l'intervalle  des  orbites  de  Saturne  et  d' Uranus,  au  lieu  d'être 
double  ou  à  peu  près  double.  Il  faut  donc  le  reconnaître  : 
Mercure  et  Neptune,  c'est-à-dire  les  deux  termes  extrêmes 
de  la  série  des  planètes  connues,  font  exception  à  la  loi  entre- 
vue par  Kepler  ;  ce  qui  n'est  pas  un  motif  suffisant  pour  mettre 
sur  le  compte  du  hasard  la  progression  signalée,  en  ce  qui 
concerne  les  planètes  intermédiaires  ;  car  on  conçoit  fort  bien 
que  des  causes  de  distribution  régulière,  qui  n'excluent  pas 
d'ailleurs  la  complication  de  causes  perturbatrices  et  ano- 
males, puissent  régir  toute  la  portion  moyenne  d'une  série, 
tandis  que  les  termes  extrêmes  échapperaient  à  leur  influence. 
Il  y  a  là  des  probabilités  et  des  inductions  que  la  philosophie 
naturelle  ne  doit  point  dédaigner,  qui  ne  sont  pourtant  pas 
de  nature  à  forcer  l'acquiescement  de  l'esprit,  et  qu'il  serait 
chimérique  de  prétendre  exprimer  par  des  nombres. 

44.  —  Les  considérations  théoriques  présentées  dans  les 
numéros  40  et  suivants  seront  peut-être  plus  faciles  à  saisir 
pour  quelques  lecteurs,  si  nous  recourons  à  des  images  fournies 
par  la  géométrie.  Supposons  donc  que  dix  points  aient  pu 
être  observés  comme  autant  de  positions  d'un  point  mobile 
sur  un  plan,  et  que  ces  dix  points  se  trouvent  appartenir  à 
une  circonférence  de  cercle  :  on  n'hésitera  pas  à  admettre 
que  cette  coïncidence  n'a  rien  de  fortuit,  et  qu'elle  indique 
bien,  au  contraire,  que  le  point  mobile  est  assujetti  à  décrire 
sur  le  plan  une  ligne  circulaire.  Si  les  di.x  points  s'écartaient 
fort  peu,  les  uns  dans  un  sens,  les  autres  dans  l'autre,  d'une 
circonférence  de  cercle  convenablement  tracée,  on  attribuerait 
les  écarts  à  des  erreurs  d'observation  ou  à  des  causes  perLur- 


DE  LA  PROBABILITÉ  PHILOSOPHIQUE.         59 

batrices  et  secondaires,  plutôt  que  de  renoncer  à  l'idée  qu'une 
cause  régulière  dirige  le  mouvement  du  mobile. 

Au  lieu  de  tomber  sur  une  circonférence  de  cercle,  les  points 
observés  pourraient  être  situés  sur  une  ellipse,  sur  une  para- 
bole, sur  une  infinité  de  courbes  diverses,  susceptibles  d'être 
mathématiquement  définies  :  et  même  la  théorie  nous  enseigne 
qu'on  peut  toujours  faire  passer  par  les  points  observés,  quel 
qu'en  soit  le  nombre,  une  infinité  de  courbes  susceptibles 
d'une  définition  mathématique,  quoique  la  ligne  effectivement 
décrite  par  le  mobile  ne  soit  ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  courbes, 
et  ne  se  trouve  assujettie,  dans  son  tracé,  à  aucune  loi  régu- 
lière. 

La  probabilité  que  les  points  sont  disséminés  sur  le  plan 
d'après  des  influences  régulières  dépendra  donc  de  la  sim- 
plicité qu'on  attribuera  à  la  courbe  par  laquelle  on  peut  les 
relier,  soit  exactement,  soit  en  tolérant  certains  écarts.  Or, 
les  géomètres  savent  bien  que  toute  classification  des  lignes, 
d'après  leur  simplicité,  est  plus  ou  moins  artificielle  et  arbi- 
traire. Une  parabole  peut  être  réputée,  à  certains  égards,  une 
courbe  plus  simple  qu'un  cercle,  et,  d'autre  part,  la  définition 
ordinaire  du  cercle  semble  plus  simple  que  celle  de  la  para- 
bole. Il  n'est  donc  pas  possible,  pour  les  raisons  déjà  indiquées, 
que  cette  probabilité  comporte  tine  évaluation  numérique 
comme  celle  qui  résulte  de  la  distinction  des  chances  favo- 
rables ou  contraires  à  la  production  d'un  événement. 

Ainsi,  lorsque  Kepler  eut  trouvé  qu'on  pouvait  représenter 
le  mouvement  des  planètes,  en  admettant  qu'elles  décrivent 
des  ellipses  dont  le  soleil  occupe  un  des  foyers,  et  qu'il  eut 
proposé    de    substituer   cette    conception    géométrique    aux 
combinaisons  de  mouvements  circulaires  par  excentriques  et 
épicycles,  dont  les  astronomes  avaient  fait  usage  jusqu'à  lui 
(guidés  qu'ils  étaient  par  l'idée  d'une  certaine  perfection  atta- 
chée au  cercle,  et  qui  devait  correspondre  à  la  perfection  des 
choses  célestes),  sa  nouvelle  hypothèse  ne  reposait  elle-même 
que  sur  l'idée  de  la  perfection  ou  de  la  simplicité  de  l'ellipse, 
d'où  naissent  tant  de  propriétés  remarquables  qui  avaient  dû 
attirer  l'attention  et  exercer  la  sagacité  des  géomètres  immé- 
diatement après  les  propriétés  du  cercle.  En  effet,  le  tracé 
elliptique  ne  pouvait  relier  l'ensemble  des  observations  astro- 
nomiques que  d'une  manière  approchée,  tant  à  cause  des 


60  CHAPITRE  IV. 

erreurs  dont  les  observations  mêmes  étaient  nécessairement 
affectées,  qu'en  raison  des  forces  perturbatrices  qui  altèrent 
sensiblement  le  mouvement  elliptique. 

Une  courbe  ovale,  qui  diffère  peu  d'un  cercle,  différera 
encore  moins  d'une  ellipse  choisie  convenablement  ;  mais, 
pour  regarder  le  mouvement  elliptique  comme  une  loi  de  la 
nature,  il  fallait  partir  de  l'idée  que  la  nature  suit  de  préfé- 
rence des  lois  simples,  comme  celles  qui  nous  guident  dans 
nos  spéculations  abstraites  ;  il  fallait  trouver  dans  la  contem- 
plation des  rapports  mathématiques  des  motifs  de  préférer, 
comme  plus  simple,  l'hypothèse  du  mouvement  elliptique  à 
celle  des  mouvements  circulaires  combinés.  Or,  de  tout  cela, 
il  ne  pouvait  résulter  que  des  inductions  philosophiques  plus 
ou  moins  probables,  et  dont  la  probabilité  n'était  nullement 
assignable  en  nombres,  jusqu'à  ce  que  la  théorie  newtcnienne, 
en  donnant  à  la  fois  la  raison  du  mouvement  elliptique  et  des 
perturbations  qui  l'altèrent,  eût  mis  hors  de  toute  contesta- 
tion sérieuse  la  découverte  de  Kepler  et  ses  droits  à  une  gloire 
impérissable. 

45.  —  En  général,  une  théorie  scientifique  quelconque, 
imaginée  pour  relier  un  certain  nombre  de  faits  trouvés  par 
l'observation,  peut  être  assimilée  à  la  courbe  que  l'on  trace 
d'après  une  définition  mathématique,  en  s'imposant  la  condi- 
tion de  la  faire  passer  par  un  certain  nombre  de  points  donnés 
d'avance.  Le  jugement  que  la  raison  porte  sur  la  valeur  intrin- 
sèque de  cette  théorie  est  un  jugement  probable,  dont  la  pro- 
babilité tient  d'une  part  à  la  simplicité  de  la  formule  théo- 
rique, d'autre  part  au  nombre  des  faits  ou  des  groupes  de  faits 
qu'elle  relie,  le  même  groupe  devant  comprendre  tous  les  faits 
qui  sont  une  suite  les  uns  des  autres,  ou  qui  s'expliquent  déj;\ 
les  uns  par  les  autres,  indépendamment  de  l'hypothèse  théo- 
rique. S'il  faut  compliquer  la  formule  à  mesure  que  de  nou- 
veaux faits  se  révèlent  à  l'observation,  elle  devient  de  moins 
en  moins  probable  en  tant  que  loi  de  la  nature,  ou  en  tant  que 
l'esprit  y  attacherait  une  valeur  objective  :  ce  n'est  bientôt 
plus  qu'un  échafaudage  artificiel,  qui  croule  enfin  lorsque,  par 
un  surcroît  de  complication,  elle  perd  même  l'utilité  d'un 
système  artificiel,  celle  d'aider  le  travail  de  la  pensée  et  de 
diriger  les  rcchcrciics.  Si  au  contraire  les  faits  acquis  à  l'obser- 
vation postérieurement  à  la  construction  de  l'hypothèse  sont 


DE  LA  PROBABILITÉ  PHILOSOPHIQUE.        61 

reliés  par  elle  aussi  bien  que  les  faits  qui  ont  servi  à  la  con- 
struire, si  surtout  des  faits  prévus  comme  conséquence  de 
l'hypothèse  reçoivent  des  observations  postérieures  une  con- 
firmation éclatante,  la  probabilité  de  l'hypothèse  peut  aller 
jusqu'à  ne  laisser  aucune  place  au  doute  dans  tout  esprit 
suffisamment  éclairé.  L'astronomie  nous  en  fournit  le  plus 
magnifique  exemple  dans  la  théorie  newtonienne  de  la  gravi- 
tation, qui  a  permis  de  calculer  avec  une  si  minutieuse  exac- 
titude les  mouvements  des  corps  célestes,  qui  a  rendu  compte 
jusqu'ici  de  toutes  leurs  irrégularités  apparentes,  qui  en  a  fait 
prévoir  plusieurs  avant  que  l'observation  ne  les  eût  démêlées, 
et  qui  a  indiqué  à  l'observateur  les  régions  du  ciel  où  il  devait 
chercher  des  astres  inaperçus. 

Cet  accord  soutenu  n'emporte  cependant  pas  une  démons- 
tration formelle  comme  celles  qui  servent  à  établir  les  vérités 
géométriques.  On  ne  réduirait  pas  à  l'absurde  le  sophiste  à  qui 
il  plairait  de  mettre  un  tel  accord  sur  le  compte  du  hasard. 
L'accord  observé  n'emporte  qu'une  probabihté,  mais  une 
probabilité  comparable  à  celle  de  l'événement  physiquement 
certain,  en  prenant  ces  termes  dans  le  sens  qui  a  été  exphqué 
plus  haut  (34),  une  probabilité  de  l'ordre  de  celles  qui  déter- 
minent irrésistiblement  la  conviction  de  tout  esprit  droit  ; 
et  il  serait  contre  la  nature  des  choses  qu'une  loi  physique  pût 
être  établie  d'une  autre  manière. 

46.  —  En  continuant  de  nous  aider  de  la  comparaison  géo- 
métrique faite  au  no  44,  il  faut  bien  distinguer  l'induction  qui 
s'appHque  à  des  points  compris  dans  les  limites  de  l'observa- 
tion, de  l'induction  qui  s'étend  à  des  points  situés  en  deçà  ou 
au  delà  de  ces  limites.  Ainsi,  l'on  a  observé  le  point  mobile  dans 
dix  positions  prises  au  hasard  pour  être  le  sujet  d'autant 
d'observations  ;  et  les  dix  points  déterminés  de  la  sorte  se 
trouvent  appartenir  à  une  ligne  géométrique,  non  plus  à  une 
ligne  limitée  et  rentrant  sur  elle-même,  comme  un  cercle  ou  une 
ellipse,  mais  à  une  ligne  du  genre  de  celles  qui  peuvent  se 
prolonger  indéfiniment,  comme  une  parabole  ou  une  hyper- 
bole. On  en  induira  que  les  positions  intermédiaires,  si  l'on 
avait  pu  les  observer,  auraient  été  autant  de  points  appartenant 
à  la  même  courbe  :  car  il  serait  bien  extraordinaire  que  le 
hasard  eût  fait  tomber  précisément  sur  les  points  suscep- 
tibles d'être  fiés  par  une  loi  géométrique  aussi  simple,  tandis 


62  CHAPITRE  IV. 

que  les  points  intermédiaires  y  échapperaient  ;  et  en  tout  cas 
les  observations  peuvent  être  assez  multipliées  pour  exclure 
à  cet  égard  tout  doute  raisonnable.   On  en  induira  encore 
avec  une  grande  probabilité,  ou  avec  une  quasi-certitude,  que 
le  tracé  de  la  courbe  décrite  par  le  point  mobile  suit  la  même 
loi,  est  le  prolongement  de  la  même  parabole  ou  de  la  même 
hyperbole,  un  peu  en  deçà  et  un  peu  au  delà  des  points  extrêmes 
donnés  par  l'observation  :  car  comment  admettre  que  les 
circonstances  fortuites  ou  tout  à  fait   indépendantes    de    la 
marche  du  mobile,  qui  nous  ont  fait  commencer  et  finir  nos 
observations  en  tel  point  plutôt  qu'un  tel  autre,  nous  aient 
donné  pour  points  extrêmes  précisément  ceux  où  le  mobile 
commence  et  cesse  d'être  assujetti  à  la  loi  simple  qui  relie 
entre  elles  toutes  les  positions  intermédiaires  ?  Mais,  plus  on 
dépasse  les  limites  de  l'observation,  plus  l'induction  devient 
incertaine,  puisque  la  raison  n'a  aucune  peine  à  admettre  que 
les  lois  qui  président  au  mouvement  du  mobile  se  modifient 
brusquement  ou  par  degrés  insensibles,  ou  bien  encore  se 
compliquent,  par  suite  de  l'intervention  de  causes  pertur- 
batrices qui  n'avaient  pas  d'action  sensible  dans  la  région 
intermédiaire  où  se  sont  concentrées  les  observations. 

Lors  même  que  les  points  donnés  par  l'observation  n'appar- 
tiendraient pas  à  une  courbe  remarquable  par  la  simplicité  de 
sa  définition,  si  ces  points  sont  suffisamment  rapprochés  et 
qu'on  les  lie  par  un  trait  continu,  il  deviendra  très  probable 
que  le  tracé  de  la  courbe  effectivement  décrite  par  le  mobile 
s'écarte  peu,  dans  un  sens  ou  dans  l'autre,  de  la  ligne  ainsi 
menée  ;  et  la  probabilité  qu'il  en  est  ainsi  aura  d'autant  plus 
de  force  que  les  points  observés  indiqueront  par  leur  dispo- 
sition une  allure  plus  régulière  dans  la  marche  du  mobile  ; 
car,  si  la  ligne  effectivement  décrite  avait  de  notables  irrégu- 
larités, comment  admettre  que  le  hasard  eût  fait  tomber  pré- 
cisément sur  les  points  dont  le  système  dissimule  ces  irrégu- 
larités notables  ?  Il  reste  pourtant  infiniment  peu  probable 
qu'un    ait    liguureusemcnt  suivi    la    véritable     trace    do    la 
courbe,  et  l'induction  très  probable  ne  porte  que  sur  une 
approximation.  Mais  quelle  est  la  probabilité  qu'on  n'ait  pas 
dépassé  telles  limites  d'écart?  Comment  varic-t-cllc  avec  les 
intervalles    des    points    déterminés    d'une    manière    exacte, 
et  avec  l'allure  indiquée  par  leur  disposition  d'ensemble?  Ce 


DE  LA  PROBABILITÉ  PHILOSOPHIQUE.         63 

sont  là  (on  ne  doit  pas  craindre  de  l'affirmer)  des  questions 
auxquelles  il  n'y  a  pas  de  solution  mathématique  ;  et  par  con- 
séquent encore  la  probabilité  dont  il  s'agit,  quoique  toujours 
liée  à  la  notion  du  hasard  ou  de  l'indépendance  des  causes, 
n'est  pas  de  celles  qui  se  résolvent  dans  une  énumération  de 
chances,  et  qui  tombent  par  là  dans  le  domaine  du  calcul. 

Non  seulement  on  rehera  par  un  trait  continu  les  points 
déterminés  exactement,  en  se  laissant  guider  par  un  senti- 
ment de  la  continuité  des  formes,  lequel  se  refuse  à  une  défi- 
nition mathématique  et  rigoureuse,  mais  on  prolongera  la 
courbe  en  deçà  et  au  delà  des  points  extrêmes  ;  ce  qui  est  un 
autre  cas  d'induction  par  approximation,  auquel  correspond 
une  probabilité  qui  ne  peut  que  s'afïaiblir  graduellement  à 
mesure  qu'on  s'éloigne  des  derniers  points  de  repère  ;  de  sorte 
qu'il  y  aurait  telles  distances  de  ces  points  où  l'induction 
paraîtrait  à  l'esprit  le  moins  scrupuleux  d'abord  très  hasardée, 
ensuite  tout  à  fait  illégitime. 

47.  —  Il  n'y  a  pas  de  question  de  physique  qui  ne  soit  propre 
à  nous  fournir  des  exemples  palpables  de  l'application  de 
ces  conceptions  abstraites.  Supposons  qu'après  avoir  pris  de 
l'air  à  la  pression  atmosphérique  ordinaire,  on  soumette  suc- 
cessivement la  masse  d'air  enfermée  dans  un  vase  clos  à  des 
pressions  de  deux,  de  trois,  de  quatre,...  de  dix  atmosphères  : 
on  trouvera  que  le  volume  de  cette  masse  d'air  est  devenu 
successivement  la  moitié,  le  tiers,  le  quart,...  le  dixième  de  ce 
qu'il  était  primitivement.  C'est  en  cela  que  consiste  une  loi 
importante,  dont  la  découverte  est  attribuée  à  Mariotte  ou  à 
Boyle,  et  que  nous  connaissons  sous  le  nom  de  loi  de  Mariotte. 
A  la  rigueur,  les  dix  expériences  indiquées  ne  démontreront  pas 
cette  loi  pour  des  pressions  intermédiaires  :  par  exemple,  pour 
la  pression  de  deux  atmosphères  et  demie.  Le  jugement  que 
nous  porterons  en  affirmant  que  cette  loi  subsiste  pour  toutes 
les  valeurs  de  la  pression  d'une  à  dix  atmosphères,  comprend 
incomparablement  plus  qu'aucune  expérience  ne  peut  com- 
prendre, puisqu'il  porte  sur  une  infinité  de  valeurs,  tandis  que 
le  nombre  des  expériences  est  nécessairement  fini.  Or,  ce  juge- 
ment d'induction  est  rationnellement  fondé  sur  ce  que,  dans 
l'expérience  telle  qu'on  vient  de  l'indiquer,  le  choix  des  points 
de  repère  (ou  des  valeurs  de  la  pression  pour  lesquelles  la  véri- 
fication expérimentale  a  eu  lieu)  doit  être  considéré  comme 


64  CHAPITRE  IV. 

fait  au  hasard  ;  car  la  raison  n'aperçoit  aucune  liaison  pos- 
sible entre  les  causes  qui,  d'une  part,  font  varier  les  volumes 
d'une  masse  gazeuse  selon  les  pressions,  et  les  circonstances 
qui,  d'autre  part,  ont  déterminé  l'intensité  de  la  pesanteur 
à  la  surface  de  la  terre  et  la  masse  de  la  couche  atmo- 
sphérique, d'où  résulte  la  valeur  du  poids  de  l'atmosphère 
ou  celle  de  la  pression  atmosphérique.  Il  faudrait  donc, 
pour  contester  la  légitimité  de  l'induction,  admettre, 
d'un  côté,  que  la  loi  qui  lie  les  pressions  aux  volumes  prend 
pour  certaines  valeurs  une  forme  très  simple,  et  se  comphque, 
sans  raison  apparente,  pour  les  valeurs  intermédiaires.  Il  fau- 
drait en  outre  supposer  que  le  hasard  a  fait  tomber  plusieurs 
fois  de  suite,  parmi  un  nombre  infini  de  valeurs,  précisément 
sur  celles  pour  lesquelles  la  loi  en  question  prend  une  forme 
constante  et  simple.  C'est  ce  que  la  raison  ne  saurait  admettre  ; 
et  si  l'on  trouve  que  le  nombre  de  dix  expériences  est  insuffi- 
sant, qu'il  faudrait  les  espacer  plus  irrégulièrement,  il  n'y  aura 
qu'à  changer  les  termes  de  l'exemple.  On  arrivera  toujours  à  un 
cas  où  l'induction  repose  sur  une  telle  probabilité,  que  la  rai- 
son ne  conserve  pas  le  moindre  doute,  en  dépit  de  toute 
objection  sophistique. 

Supposons  maintenant  qu'il  s'agisse  d'étendre  la  loi  de 
Mariotte  au  delà  ou  en  deçà  des  limites  de  l'expérience  :  par 
exemple,  à  des  pressions  de  onze,  de  douze  atmosphères,  ou 
(au  rebours)  à  des  pressions  égales  aux  neuf  dixièmes,  aux 
huit  dixièmes  de  la  pression  atmosphérique  ;  ce  sera  une 
induction,  et  même  une  induction  très  permise,  car  il  serait 
encore  infiniment  peu  probable  que  le  hasard  eût  arrêté 
l'expérience  précisément  aux  points  où  la  loi  expérimentée 
cesse  de  régir  le  phénomène.  Mais,  dès  qu'on  se  place  à  une 
distance  finie  des  termes  extrêmes  de  l'expérience,  il  n'est  plus 
infiniment  peu  probable  que  la  loi  n'éprouve  pas  d'altération 
sensible,  bien  qu'il  soit  encore  très  probable,  quand  la  distance 
est  petite,  que  la  loi  se  soutiendrait,  au  moins  avec  une 
approximation  très  grande.  En  général,  la  probabilité  du 
maintien  de  la  loi  s'affaiblit,  tandis  que  la  distance  aux 
termes  extrêmes  de  l'expérience  va  en  augmentant,  sans  qu'il 
soit  possible  d'assigner  une  liaison  matliématiquc  entre  la 
variation  de  la  distance  et  celle  de  la  probabihté  correspon- 
dante, sans  qu'on  puisse  évaluer  numériquement  cette  pro- 


DE  LA  PROBABILITÉ  PHILOSOPHIQUE.        65 

habilité,  qui  dépendra  d'ailleurs  du  degré  de  simplicité  de  la 
loi  observée,  et  des  autres  données  expérimentales  ou  théo- 
riques qu'on  possédera  sur  la  nature  du  phénomène.  Dans 
l'exemple  particulier,  il  y  a  d'autant  plus  de  motifs  d'admettre 
la  possibilité  d'écarts  notables  en  dehors  des  limites  de  l'expé- 
rience, que,  même  entre  ces  limites,  la  loi  de  Mariotte  ne  se 
vérifie  pas  en  toute  rigueur,  d'après  les  observations  les  plus 
déhcates  et  les  plus  récentes. 

Supposons  encore  qu'il  s'agisse  d'une  série  d'expériences 
ayant  pour  objet  de  déterminer  comment  la  tension  de  la 
vapeur  d'eau  varie  avec  la  température  du  hquide  généra- 
teur. Ici  l'on  ne  tombe  pas  sur  une  loi  simple  dans  son  énoncé, 
comme  celle  de  Mariotte.  A  défaut  d'une  pareille  formule, 
il  faut  inscrire  dans  un  tableau,  en  regard  des  nombres  qui 
expriment  les  températures  auxquelles  l'expérience  s'est  faite, 
d'autres  nombres  qui  mesurent  les  tensions  correspondante?. 
Pour  des  températures  intermédiaires,  sur  lesquelles  l'expé- 
rience n'a  pas  directement  porté,  on  interpole,  c'est-à-dire 
qu'on  intercale  entre  les  nombres  donnés  par  l'expérience 
d'autres  nombres  qui  paraissent  s'accommoder  le  mieux  pos- 
sible à  la  marche  générale  des  nombres  observés.  Ces  valeurs 
intercalées  ne  pourraient  être  rigoureusement  exactes  que 
par  un  hasard  infiniment  peu  probable  ;  mais  il  est  extrême- 
ment probable  qu'elles  diffèrent  très  peu  des  valeurs  exactes, 
attendu  que  ni  l'expérience  ni  la  théorie  n'indiquent  des 
causes  de  brusque  perturbation  dans  l'intervalle.  On  pourrait 
encore,  avec  une  grande  probabilité  de  s'écarter  très  peu  des 
vraies  valeurs,  prolonger  la  table  un  peu  au-dessus  ou  un  peu 
au-dessous  des  valeurs  observées  ;  mais,  à  une  distance 
notable  de  ces  limites,  l'absence  de  toute  formule  simple  fait 
qu'il  n'y  a  plus  d'induction  légitime,  et  qu'on  ne  peut  pas 
indiquer,  même  approximativement,  la  marche  du  phéno- 
mène. 

48.  —  Nous  ne  prétendons  pas  avoir  énuméré  toutes  lea 
formes  dont  est  susceptible  le  jugement  par  induction  ;  mais 
ces  exemples  suffisent,  et,  bien  que  nous  les  ayons  conçus  à 
dessein  dans  des  termes  qui  ont  la  simplicité  et  aussi  la  séche- 
resse des  définitions  mathématiques,  ils  laissent  assez  com- 
prendre comment  il  faudrait  interpréter  des  jugements  ana- 
logues portés  dans  d'autres  circonstances,  où  il  s'agit  de  tout 


66  CHAPITRE  IV. 

autre  chose  que  de  mesurer  des  grandeurs  ou  d'assigner  la  loi 
suivant  laquelle  une  grandeur  dépend  d'une  autre.  Si,  par 
exemple,  chaque  perfectionnement  des  instruments  d'optique 
avait  fait  découvrir  de  nouveaux  détails  d'organisation  dans 
l'analyse  d'un  tissu  organique,  on  en  induirait  sans  hésitation, 
non  pas  sans  doute  que  chaque  portion  de  tissu  organique  est 
composée  à  son  tour  de  parties  organisées,  et  ainsi  à  l'infini, 
mais  au  moins  que  d'autres  détails  d'organisation  nous 
seraient  rendus  sensibles  par  d'autres  instruments  plus  par- 
faits encore  ;  car,  si  nous  ne  sommes  pas  fondés  à  affirmer, 
d'après  l'observation  d'un  grand  nombre  de  termes  d'une 
série,  qu'elle  se  prolonge  à  l'infini,  il  est  du  moins  infiniment 
peu  probable  qu'elle  s'arrête  précisément  au  terme  où  s'arrêtent 
nos  moyens  d'observation,  en  vertu  d'un  système  de  causes 
tout  à  fait  indépendantes  de  celles  qui  tiennent  à  la  nature 
de  l'objet  perçu. 

Dans  tous  les  cas,  on  voit  combien  est  peu  fondée  cette 
assertion  de  la  plupart  des  logiciens,  que  le  jugement  inductif 
repose  sur  la  croyance  à  la  stabilité  des  lois  de  la  nature,  et  sur 
la  maxime  que  les  mêmes  causes  produisent  toujours  et  par- 
tout les  mêmes  effets.  D'abord  il  ne  faut  pas  confondre  cette 
maxime  avec  l'hypothèse  de  la  stabilité  des  lois  de  la  nature. 
Si  les  mêmes  causes,  dans  les  mêmes  circonstances,  produisaient 
•des  efïets  divers,  cette  diversité  même  serait  sans  cause  ou 
sans  raison  déterminante,  ce  qui  répugne  à  une  loi  fonda- 
mentale de  la  raison  humaine,  et  les  jugements  portés  en 
conséquence  de  cette  loi  fondamentale  sont  (comme  l'axiome 
de  mécanique  pris  pour  exemple  au  n^  27)  des  jugements 
a  priori,  qu'il  ne  faut  point  ranger  parmi  les  jugements  induc- 
tifs.  Quant  aux  phénomènes  physiques,  il  y  en  a  qui  sont  régis 
par  des  lois  indépendantes  du  temps,  et  d'autres  qui  se  déve- 
loppent dans  le  temps,  d'après  les  lois  dans  l'expression  des- 
quelles entre  le  temps.  Ainsi,  de  ce  qu'une  pierre  abandonnée 
à  elle-même  tombe  actuellement  à  la  surface  de  la  terre,  nous 
ne  pourrions  pas  légitimement  induire  que  cette  pierre  tom- 
berait de  même,  et  avec  la  même  vitesse,  si  l'on  récidivait 
l'expérience  au  bout  d'un  temps  quelconque  ;  car,  si  la  vitesse 
de  rotation  de  la  terre  allait  en  croissant  avec  le  temps,  il  pour- 
rait arriver  une  époque  où  l'intensité  de  la  force  centrifuge 
balancerait  celle  de  la  gravité,  puis  la  surpasserait.  A  \a  vérité. 


DE  LA  PROBABILITÉ  PHILOSOPHIQUE.        67 

nous  savons,  par  la  théorie  et  par  l'expérience,  que  le  mouve- 
ment de  rotation  de  la  terre  ne  comporte  pas  une  telle  accélé- 
ration ;  mais  il  faut  cette  connaissance  extrinsèque  pour  légi- 
timer en  pareil  cas  l'induction  du  fait  actuellement  observé 
au  fait  futur.  Au  contraire,  de  ce  que  la  température  de  la  sur- 
face de  la  terre  est  depuis  longtemps  compatible  avec  l'exis- 
tence des  êtres  organisés,  et  même  ne  paraît  pas  avoir  subi 
depuis  les  temps  historiques  de  variation  appréciable,  nous 
aurions  grand  tort  d'induire  qu'elle  a  été  et  qu'elle  sera  tou- 
jours compatible  avec  les  conditions  de  vie  des  végétaux  et 
des  animaux  connus,  et  même  de  végétaux  et  d'animaux  quel- 
conques. Le  jugement  par  lequel  nous  croyons  à  la  stabihté  de 
certaines  lois  de  la  nature,  ou  par  lequel  nous  affirmons  que  le 
temps  n'entre  pas  dans  la  définition  de  ces  lois,  repose,  ou  sur 
une  théorie  des  phénomènes,  comme  dans  le  cas  de  la  pesan- 
teur terrestre  pris  pour  exemple,  ou  sur  une  induction  ana- 
logue à  celles  que  présentent  d'autres  cas  déjà  cités  ;  mais  il 
ne  faut  pas  dire  inversement  que  l'induction  provient  d'une 
pareille  croyance. 

Il  est  vrai  de  dire  encore  que  nous  sommes  portés  à  concevoir 
toutes  les  lois  de  la  nature,  et  celles  mêmes  dans  l'expression 
desquelles  entre  le  temps,  comme  émanant  de  lois  plus  géné- 
rales ou  de  décrets  permanents,  immuables  dans  le  temps  ; 
mais  ceci  appartient  à  un  ordre  de  considérations  supérieures, 
auxquelles  la  logique  et  la  science  proprement  dite 
n'atteignent  pas,  et  dont  nous  pouvons,  dont  nous  devons 
même  faire  abstraction  ici. 

49.  —  Le  jugement  par  analogie  se  rapproche  à  bien  des 
égards  du  jugement  par  induction,  et  n'en  peut  pas  toujours 
être  nettement  distingué.  Selon  Kant  i,  «  l'induction  conclut 
du  particulier  au  général,  d'après  le  principe  de  la  généralisa- 
tion, à  savoir  :  que  ce  qui  convient  à  plusieurs  choses  d'un 
genre,  convient  aussi  à  toutes  les  autres  choses  du  même 
genre  ;  tandis  que  l'analogie  conclut  de  la  ressemblance  par- 
tielle de  deux  choses  de  même  genre,  à  leur  ressemblance 
totale...  L'induction  étend  les  données  empiriques  du  parti- 
cuUer  au  général,  par  rapport  à  plusieurs  objets  ;  l'analogie, 
au  contraire,  étend  les  quahtés  données  d'une  chose  à  un  plus 

*  Logique,  chap.  in,  sect.  3,  §  84. 


68  CHAPITRE  IV. 

grand  nombre  de  qualités  de  la  même  chose.  »  Mais  il  y  a  bien 
d'autres  sortes  d'inductions  qui  n'ont  aucun  rapport  avec  la 
notion  de  genre  et  d'espèces  comme  lorsque  l'on  prolonge  ou 
que  l'on  complète  par  induction  le  tracé  d'une  courbe,  ou 
comme  lorsque  l'on  étend  une  loi  physique,  telle  que  celle  de 
Mariotte,  au  delà  des  termes  précis  de  l'expérience  ;  et,  dans 
le  cas  même  que  Kant  a  eu  en  vue,  on  ne  saisit  pas  bien  nette- 
ment quelle  différence  il  y  a  entre  attribuer  à  une  chose  par 
induction  ce  qui  convient  à  sa  congénère,  ou  conclure  par 
analogie  qu'elle  possède  la  qualité  trouvée  dans  sa  congénère. 
Beaucoup  de  gaz  ont  été  successivement  liquéfiés,  à  mesure 
qu'on  a  pu  les  soumettre  à  des  pressions  plus  considérables  ou 
à  un  froid  plus  intense.  De  là  on  affirmera  par  induction  que 
tous  les  gaz  seraient  susceptibles  de  se  liquéfier  si  l'on  dispo- 
sait de  pressions  suffisantes  et  si  l'on  pouvait  abaisser  conve- 
nablement la  température  ;  ou  bien  encore,  on  peut  regarder 
ce  jugement  comme  porté  par  analogie,  à  cause  des  ressem- 
î>lances  que  nous  remarquons  entre  les  propriétés  de  tous  les 
gaz,  précisément  en  ce  qui  dépend  des  variations  de  tempé- 
rature et  de  pression.  Nous  en  inférons  qu'il  y  a  une  raison, 
prise  dans  les  caractères  génériques  des  corps  ramenés  à  cet 
état,  pour  qu'ils  se  liquéfient  quand  la  pression  ou  la  tempé- 
rature s'élèvent  au-dessus  ou  tombent  au-dessous  de  certaines 
limites,  et  que,  selon  toute  apparence,  pour  les  gaz  non 
encore  liquéfiés  comme  pour  les  autres,  les  différences  spéci- 
fiques de  constitution  ne  doivent  agir  qu'en  rapprochant  ou  en 
reculant  ces  limites. 

Raisonner  par  analogie,  c'est,  dit  VAcadémie,  former  un 
raisonnement  fondé  sur  les  ressemblances  ou  les  rapports 
d'une  chose  avec  une  autre.  Pour  donner  à  cette  définition 
toute  la  justesse  philosophique,  il  faudrait  dire  :  «  fondé  sur 
les  rapports  ou  sur  les  ressemblances  en  tant  qu'elles  indiquent 
des  rapports.  »  En  effet,  la  vue  de  l'esprit,  dans  le  jugement 
analogique,  porte  uniquement  sur  les  rapports  et  sur  la  rai- 
son des  ressemblances  :  les  ressemblances  sont  de  nulle  valeur 
dès  qu'elles  n'accusent  pas  des  rapports  dans  l'ordre  de  faits 
où   l'analogie  s'applique. 

Les  chimistes  admettent  par  analogie  l'existence  de  corps 
élémentaires  qu'on  n'a  pas  pu  isoler  jusqu'ici  ;  ils  assignent 
même  les  familles  ou  les  groupes  naturels  dans  lesquels  ces 


DE  LA  PROBABILITÉ  PHILOSOPHIQUE.        69 

corps  inconnus  doivent  se  ranger  ;  mais,  pour  cela,  ils  ne 
tiennent  compte  que  des  analogies  que  présentent,  d'après 
leur  mode  d'action  chimique,  les  composés  dans  la  constitu- 
tion desquels  sont  réputés  entrer  les  radicaux  inconnus.  II 
pourra  n'être  d'aucune  importance  à  leurs  yeux  que  ces  com- 
posés affectent  à  la  température  ordinaire  l'état  solide,  liquide 
ou  gazeux  ;  qu'ils  soient  blancs  ou  diversement  colorés.  En  un 
mot,  ils  ne  se  borneront  pas  à  constater  des  ressemblances,  et 
ne  régleront  pas  sur  le  nombre  des  ressemblances  la  probabilité 
de  telle  ou  telle  hypothèse  chimique  ;  ils  tiendront  surtout 
compte  de  la  valeur  des  caractères,  valeur  indiquée  par  la 
théorie,  ou  constatée  par  des  expériences  antérieures  ;  et  l'on 
se  conduira  de  même,  à  plus  forte  raison,  dans  l'étude  des 
êtres  organisés,  ou  la  variété  des  rapports,  jointe  à  la  subor- 
dination bien  marquée  des  caractères,  offre  une  tout  autre 
carrière  au  jugement  analogique.  Là,  surtout,  l'analogie  four- 
nit de  ces  probabilités  irrésistibles  que  l'on  doit  assimiler  à  la 
certitude  physique  ;  et  il  n'est  pas  un  naturaliste  qui,  à  l'aspect 
d'un  animal  d'espèce  jusqu'à  présent  inconnue,   occupé  à 
allaiter  ses  petits,  ne  soit  parfaitement  sûr  d'avance  que  la 
dissection  y  fera  trouver  un  cerveau,  une  moelle  épinière,  un 
foie,  un  cœur,  des  poumons  propres  à  une  circulation  double 
et  complète,  etc.  Une  étude  patiente  des  êtres  vivants  a  mis 
€n  évidence  des  lois  dont  la  nature  ne  s'écarte  pas  dans  les 
modifications    innombrables    qu'elle    fait    subir    à   certains 
types  d'organisation  ;  et,  bien  que  la  raison  de  ces  lois  surpasse 
le  plus  souvent  nos  connaissances,  nous  ne  saurions  douter  de 
leur  réalité,  ni  admettre  que  l'assemblage  fortuit  de  causes 
indépendantes  les  unes  des  autres  en  ait  produit  le  fantôme. 
En  consultant  l'étymologie,  qui  est  presque  toujours  le 
meilleur  guide,  nous  devons  entendre  plus  spécialement  par 
analogie  (àvaXoyia)  un  procédé   de  l'esprit   qui   s'élève,    par 
l'observation  des  rapports,  à  la  raison  de  ces  rapports,  faute 
de  pouvoir  descendre  de  la  conception  immédiate  des  prin- 
cipes à  l'explication  des  rapports  qui  en  dérivent  et  qui  s'y 
trouvent    virtuellement    compris  ;    tandis    que    Vindudion 
{ÈTraYWYvî)  est  plus  spécialement  le  procédé  de  l'esprit  qui, 
au  heu  de  s'arrêter  brusquement  à  la  limite  de  l'observation 
immédiate,  poursuit  sa  route,  prolonge  la  ligne  décrite,  cède, 
pour  ainsi  dire,  pendant  quelque  temps  encore,  à  la  loi  du 


70  CHAPITRE  IV. 

mouvement  qui  lui  était  imprimé,  mais  non  pas  d'une  manière 
fatale  et  aveugle  ;  car  la  raison  lui  dit  pourquoi  il  aurait  tort  de 
résister,  et  elle  se  charge  de  justifier  pleinement  ce  qui  aurait 
pu  n'être  dans  l'origine  qu'une  tendance  instinctive. 

50.  —  Dans  tous  les  jugements  que  nous  venons  de  passer 
en  revue,  l'esprit  ne  procède  point  par  voie  de  démonstration,, 
comme  lorsqu'il  s'agit  d'établir  un  théorème  de  géométrie,  ou 
de  faire  sortir,  par  un  raisonnement  en  forme,  la  conclusion 
des  prémisses.  11  y  a  donc,  indépendamment  de  la  preuve  qu'on 
appelle  apodidique,  ou  de  la  démonstration  formelle,  une  cer- 
titude que  nous  avons  souvent  nommée  (avec  les  auteurs)  cer- 
iilude  physique,  en  tant  qu'elle  s'applique  à  la  succession  des 
événements  naturels,  mais  qu'on  pourrait  quahfier  aussi  de 
philosophique  ou  de   rationnelle,   parce   qu'elle  résulte  d'un 
jugement  de  la  raison  qui,  en  appréciant  diverses  supposi- 
tions ou  hypothèses,  admet  les  unes  à  cause  de  l'ordre  et  de 
l'enchaînement  qu'elles  introduisent  dans  le  système  de  nos 
connaissances,  et  rejette  les  autres  comme  inconciliables  avec 
cet  ordre  rationnel  dont  l'intelligence humainepoursuit, autant 
qu'il  dépend  d'elle,  la  réalisation  au  dehors.  Mais,  tandis  que 
la  certitude  acquise  par  la  voie  de  la  démonstration  logique  est 
fixe  et  absolue,  n'admettant  pas  de  nuances  ni  de  degrés,  cet 
autre  jugement  de  la  raison,  qui  produit  sous  de  certaines 
conditions  une  certitude  ou  une  conviction  inébranlable,  dans 
d'autres  cas,  ne    mène  qu'à  des  probabilités  qui  vont  en 
s'affaiblissant  par  nuances  indiscernables,  et  qui  n'agissent 
pas  de  la  même  manière  sur  tous  les  esprits. 

Par  exemple,  telles  théories  physiques  sont,  dans  l'état  de 
la  science,  réputées  plus  probables  que  d'autres,  parce  qu'elles 
nous  semblent  mieux  satisfaire  à  l'enchaînement  rationnel  des 
faits  observés,  parce  qu'elles  sont  plus  simples  ou  qu'elles  font 
ressortir  des  analogies  plus  remarquables  ;  mais  la  force  de  ces 
analogies,  de  ces  inductions,  ne  frappe  pas  au  même  degré 
tous  les  esprits,  même  les  plus  éclairés  et  les  plus  impar- 
tiaux. La  raison  est  saisie  de  certaines  probabilités  qui  pour- 
tant ne  suffisent  pas  pour  déterminer  une  entière  conviction. 
Ces  probabilités  changent  par  les  progrès  de  la  science.  Telle 
théorie,  repoussée  dans  l'origine  et  ensuite  longtemps  com- 
battue, finit  par  obtenir  l'assentiment  unanime  ;  mais  les  uns 
cèdent  plus  tard  que  d'autres  :  preuve  qu'il  entre  dans  les 


DE  LA  PROBABILITÉ  PHILOSOPHIQUE.        71 

éléments  de  cette  probabilité  quelque  chose  qui  varie  d'un 
esprit  à  l'autre. 

Sur  d'autres  points  nous  sommes  condamnés  à  n'avoir 
jamais  que  des  probabilités  insuffisantes  pour  déterminer 
une  entière  conviction.  Telle  est  la  question  de  l'habitation 
des  planètes  par  des  êtres  vivants  et  animés.  Nous  sommes 
frappés  des  analogies  que  les  autres  planètes  ont  avec  notre 
Terre  ;  il  nous  répugne  d'admettre  que,  dans  les  plans  de  la 
nature,  un  petit  globe  perdu  au  sein  de  l'immensité  des 
espaces  célestes  soit  le  seul  à  la  surface  duquel  se  développent 
les  merveilles  de  l'organisation  et  de  la  vie  ;  mais  nous  ne 
pouvons  guère  attendre  des  progrès  de  la  science  aucune 
lumière  nouvelle  sur  des  choses  que  Dieu  semble  s'être  plu  à 
mettre  hors  de  la  portée  de  tous  nos  moyens  d'observation. 
Tout  près  de  nous  relativement,  un  globe  dont  les  dimen- 
sions sont  comparables  à  celles  de  la  Terre,  paraît  être  placé 
dans  de  telles  conditions  physiques,  qu'aucun  être  organisé, 
analogue  à  ceux  dont  les  races  peuplent  notre  Terre,  n'y 
pourrait  vivre.  Selon  que  l'esprit  sera  plus  frappé  des  ana- 
logies ou  des  disparates,  il  adhérera  avec  plus  ou  moins  de 
fermeté  à  l'opinion  philosophique  de  la  pluralité  des  mondes. 

A  la  vue  d'un  fragment  d'os  ayant  appartenu  à  un  animal 
dont  l'espèce  est  perdue,  mais  dont  les  congénères  vivent 
encore  à  l'époque  actuelle,  un  naturahste  prononcera  avec 
certitude,  non  seulement  que  cet  animal  était  de  la  classe 
des  mammifères,  et  qu'ainsi  il  avait  un  cœur  à  quatre  divi- 
sions, un  poumon  à  deux  lobes,  le  sang  rouge  et  chaud,  une 
circulation  double,  etc.,  mais  encore  qu'il  appartenait  à 
l'ordre  des  carnassiers  ou  à  celui  des  ruminants,  au  genre 
Chai  ou  au  genre  Cerf.  Par  cette  puissante  induction  il  fixera 
avec  certitude  tous  les  traits  importants  de  l'organisation  de 
l'animal,  de  ses  habitudes  et  de  son  régime  ;  tandis  qu'il 
n'aura  que  des  probabilités  sur  quelques-unes  des  particu- 
larités par  lesquelles  cette  espèce  perdue  se  distinguait  de 
ses  congénères,  et  que  pour  d'autres  détails  il  restera  dans 
une  ignorance  absolue.  S'il  s'agit  d'une  espèce  dont  le  type 
générique  a  disparu,  et  à  plus  forte  raison  d'un  genre  qui  ne 
peut  rentrer  dans  les  ordres  actuellement  connus,  la  certitude 
du  jugement  inductif  ne  portera  que  sur  les  caractères  les 
plus  généraux  ;  et  la  probabilité  ira  en  s'afïaiblissant  graduel- 


72  CHAPITRE  IV. 

lement   quant   aux   détails   et   aux   linéaments  secondaires, 
sans  qu'il  soit  possible  d'en  mesurer  la  dégradation  continue. 

51.  —  Cette  probabilité  subjective,  variable,  qui  parfois 
exclut  le  doute  et  engendre  une  certitude  sui  generis,  qui 
d'autres  fois  n'apparaît  plus  que  comme  une  lueur  vacillante, 
est  ce  que  nous  nommons  la  prohabililé  philosophique,  parce 
qu'elle  tient  à  l'exercice  de  cette  faculté  supérieure  par  laquelle 
nous  nous  rendons  compte  de  l'ordre  et  de  la  raison  des  choses. 
Le  sentiment  confus  de  semblables  probabilités  existe  chez 
tous  les  hommes  raisonnables  ;  il  détermine  alors  ou  du  moins 
il  justifie  les  croyances  inébranlables  qu'on  appelle  de  sens 
commun.  Lorsqu'il  devient  distinct,  ou  qu'il  s'applique  à  des 
sujets  délicats,  il  n'appartient  qu'aux  intelligences  exercées, 
ou  même  il  peut  constituer  un  attribut  du  génie.  Il  ne  s'ap- 
plique pas  seulement  à  la  poursuite  des  lois  de  la  nature  phy- 
sique et  animée,  mais  aussi  à  la  recherche  des  rapports  cachés 
qui  relient  le  système  des  vérités  abstraites  et  purement  intel- 
ligibles (24).  Le  géomètre  lui-même  n'est  le  plus  souvent  guidé 
dans  ses  investigations  que  par  des  probabilités  du  genre  de 
celles  dont  nous  traitons  ici,  qui  lui  font  pressentir  la  vérité 
cherchée  avant  qu'il  n'ait  réussi  à  lui  donner  par  déduction 
l'évidence  démonstrative,  et  à  l'imposer  sous  cette  forme  à  tous 
les  esprits  capables  d'embrasser  une  série  de  raisonnements 
rigoureux. 

52.  —  La  probabilité  philosophique  se  rattache,  comme 
la  probabilité  mathématique,  à  la  notion  du  hasard  et  de 
l'indépendance  des  causes.  Plus  une  loi  nous  paraît  simple, 
mieux  elle  nous  semble  satisfaire  à  la  condition  de  relier 
systématiquement  des  faits  épars,  d'introduire  l'unité  dans 
la  diversité,  plus  nous  sommes  portés  à  admettre  que  cette 
loi  est  douée  de  réalité  objective  ;  qu'elle  n'est  point  simulée 
par  l'effet  d'un  concours  de  causes  qui,  en  agissant  d'une 
manière  indépendante  sur  chaque  fait  isolé,  auraient  donné 
lieu  fortuitement  à  la  coordination  apparente.  Mais,  d'autre 
part,  la  probabilité  philosophique  dilïère  essentiellement  de 
la  probal)ilité  mathématique,  en  ce  qu'elle  n'est  pas  réduc- 
tible en  nombres  :  non  point  à  cause  de  l'imperfection  actuelle 
de  nos  connaissances  dans  la  science  des  nombres,  mais  en  soi 
et  par  sa  nature  propre.  Il  n'y  a  lieu  ni  de  nombrer  les  lois 
possibles,  par  la  variation  discontinue  ou  continue  d'un  élé- 


DE  LA  PROBABILITÉ  PHILOSOPHIQUE.        73 

ment  numérique  quelconque,  ni  de  les  échelonner  comme  des 
grandeurs,  par  rapport  à  cette  propriété  de  forme  qui  constitue 
leur  degré  de  simplicité,  et  qui  donne,  dans  des  degrés  divers, 
à  la  conception  théorique  des  phénomènes,  l'unité,  la  symétrie, 
l'élégance  et  la  beauté. 

La  probabilité  mathématique  se  prend  dans  deux  sens, 
ainsi  que  nous  l'avons  expliqué  :  objectivement,  en  tant  que 
mesurant  la  possibilité  physique  des  événements  et  leur 
fréquence  relative  ;  subjectivement,  en  tant  que  fournissant 
une  certaine  mesure  de  nos  connaissances  actuelles  sur  les 
causes  et  les  circonstances  de  la  production  des  événements  ; 
et  cette  seconde  acception  a  incomparablement  moins  d'im- 
portance que  l'autre.  La  probabihté  philosophique  repose 
sans  doute  sur  une  notion  générale  et  généralement  vraie  de 
ce  que  les  choses  doivent  être  ;  mais,  dans  chaque  appli- 
cation, elle  est  de  nature  à  changer  avec  l'état  de  nos  con- 
naissances, et  selon  les  variétés  individuelles  qui  font  qu'un 
esprit  se  distingue  d'un  autre. 

L'idée  de  l'unité,  de  la  simplicité  dans  l'économie  des  lois 
naturelles,  est  une  conception  de  la  raison  qui  reste  immuable 
dans  le  passage  d'une  théorie  à  une  autre,  soit  que  nos  con- 
naissances positives  et  empiriques  s'étendent  ou  se  restreignent  ; 
mais  en  même  temps  nous  comprenons  que,  réduits  dans  notre 
rôle  d'observateurs  à  n'apercevoir  que  des  fragments  de 
l'ordre  général,  nous  sommes  grandement  exposés  à  nous 
méprendre  dans  les  applications  partielles  que  nous  faisons 
de  cette  idée  régulatrice.  Quand  il  ne  reste  que  quelques 
vestiges  d'un  vaste  édifice,  l'architecte  qui  en  tente  la  restau- 
ration peut  aisément  se  méprendre  sur  les  inductions  qu'il  en 
tire  quant  au  plan  général  de  l'édifice.  Il  fera  passer  un  mur 
par  un  certain  nombre  de  lémoins  dont  l'alignement  ne  lui 
semblera  pas  pouvoir  être  mis  raisonnablement  sur  le  compte 
des  rencontres  fortuites  ;  tandis  que,  si  d'autres  vestiges 
viennent  à  être  mis  au  jour,  on  se  verra  forcé  de  changer  le 
plan  de  la  restauration  primitive,  et  l'on  reconnaîtra  que 
l'alignement  observé  est  l'effet  du  hasard  ;  non  que  les  frag- 
ments subsistants  n'aient  toujours  fait  partie  d'un  système 
et  d'un  plan  régulier,  mais  en  ce  sens  que  les  détails  du  plan 
n'avaient  nullement  été  coordonnés  en  vue  de  l'alignement 
observé.  Les  fragments  observés  étaient  comme  les  extrémités 


74  CHAPITRE  IV. 

d'autant  de  chaînons  qui  se  rattachent  à  un  anneau  commun^ 
mais  qui  ne  se  relient  pas  immédiatement  entre  eux,  et  qui 
dès  lors  doivent  être  réputés  indépendants  les  uns  des  autres 
dans  tout  ce  qui  n'est  pas  une  suite  nécessaire  des  liens  qui 
les  rattachent  à  l'anneau  commun  (29). 


CHAPITRE    V 
De  l'intervention  de  la  probabilité  dans  la  critique 

DES    IDÉES    QUE    NOUS    NOUS    FAISONS    DE    L'hARMONIE    DES 
RÉSULTATS  ET  DE  LA  FINALITÉ  DES  CAUSES. 

53.  —  L'idée  de  la  fmalité  des  causes,  comme  l'idée  du 
hasard,  revient  sans  cesse,  aussi  bien  dans  la  conversation 
familière  que  dans  les  discours  des  philosophes  et  des  savants  : 
et  l'on  en  sent  l'étroite  connexité,  l'on  est  amené  à  en  faire  le 
rapprochement,  lors  même  que  l'on  ne  s'en  rend  pas  un 
compte  rigoureux.  Si  l'une  est  restée  indécise  ou  obscurcie 
par  de  fausses  définitions,  les  mêmes  raisons  ont  dû  faire  que 
l'autre  offrît  aussi  de  l'obscurité  et  de  l'indécision.  Sinous avons 
été  assez  heureux  pour  donner  plus  de  clarté  à  la  notion  du 
hasard,  pour  en  arrêter  plus  nettement  les  traits  caracté- 
ristiques, pour  en  tirer  des  conséquences  qui  apportent  quelque 
perfectionnement  à  la  théorie,  nous  pourrons  sans  trop  de 
présomption  espérer  qu'en  suivant  la  même  analyse,  ou  une 
analyse  du  même  genre,  nous  parviendrons  à  jeter  quelque 
jour  sur  ces  questions  relatives  à  l'harmonie  du  monde,  à  la 
part  du  hasard  des  causes  finales  ':  questions  qui  sollicitent  la 
curiosité  inquiète  de  l'ignorant  comme  du  savant,  et  à  la 
poursuite  desquelles  l'humanité  ne  peut  rester  étrangère  ou 
indifférente  dans  aucune  des  phases  de  son  développement. 

Lorsqu'une  chose  exige  pour  se  produire  et  pour  subsister 
l'accord  ou  le  concours  harmonique  de  causes  diverses, 
c'est-à-dire  une  combinaison  singulière  entre  toutes  les 
autres,  il  n'y  a  pour  la  raison  que  trois  manières  de  se  rendre 
compte  de  l'harmonie  observée  :  1°  par  l'épuisement  des  com- 
binaisons fortuites,  dans  le  champ  illimité  de  l'espace  et  de  la 


76  CHAPITRE  V. 

durée,  où  toutes  les  combinaisons  instables  ont  dû  dispa- 
raître sans  laisser  de  traces  observables,  tandis  que  notre 
observation  porte  et  ne  peut  porter  que  sur  celle  qui  a  réuni 
fortuitement  les  conditions  de  durée  et  de  persistance  ; 
2°  par  une  direction  intelligente  et  providentielle  qui  accom- 
mode les  moyens  à  une  fin  voulue,  ou  qui  communique  à 
des  forces  secondaires  et  aveugles  la  vertu  d'agir  comme 
pourraient  le  faire  des  forces  intelligentes  et  qui  auraient 
conscience  de  leurs  actes  ou  de  la  fin  qu'elles  se  proposent  ; 
30  par  des  réactions  mutuelles  dont  le  jeu  aurait  suffi  pour 
amener  dans  l'état  final  que  nous  observons  une  harmonie 
qui  n'existait  pas  originairement  (24),  et  qui,  étant  le  résultat 
nécessaire  de  forces  aveugles,  ne  porte  pas  en  soi  la  marque 
d'une  coordination  providentielle  ou  en  vue  d'une  fin  ^. 
C'est  ainsi  que,  lorsqu'il  s'agit  d'expliquer  l'accord  d'une 
prédiction  et  de  l'événement  prédit,  on  ne  peut  faire  que  trois 
hypothèses  :  1°  dans  la  multitude  des  prédictions  faites  au 
hasard,  on  n'a  dû  retenir  que  celles  dont  le  jeu  des  causes  for- 
tuites a  amené  la  confirmation  ;  2°  la  prédiction  est  l'effet 

*  «  Figurez-vous  deux  horloges  ou  deux  montres  qui  s'accordent 
parfaitement.  Or  cela  peut  se  faire  de  trois  façons  :  la  première  con- 
siste dans  l'inlluence  mutuelle  d'une  horloge  sur  l'autre  ;  la  seconde, 
dans  le  soin  d'un  homme  qui  y  prend  garde  ;  la  troisième,  dans  leur 
propre  exactitude.  La  première  façon,  qui  est  celle  de  l'inlluence,  a  été 
expérimentée  par  feu  M.  Iluygens,  à  son  grand  étonnement.  Il  avait 
deux  grandes  pendules  attachées  à  une  même  pièce  de  bois  ;  les  bat- 
tements continuels  de  ces  pendules  avaient  communiqué  des  tremble- 
ments semblables  aux  particules  du  bois  ;  mais,  ces  tremblements  divers 
ne  pouvant  pas  bien  subsister  dans  leur  ordre,  et  sans  s'entr'cmpêcher, 
à  moins  que  les  pendules  ne  s'accordassent,  il  arrivait,  par  une  espèce  de 
merveille,  que  lorsqu'on  avait  même  troublé  leurs  battements  tout 
exprès,  elles  retournaient  bientôt  à  battre  ensemble,  à  peu  près  comme 
deux  cordes  qui  sont  à  l'unisson.  »  Leibnitz,  Premier  éclaircissement 
sur  un  système  nouveau  de  la  nature  et  de  la  communication  des  substances. 

Ce  qui  pouvait  paraître  une  espèce  de  merveille  au  temps  d'Huygens 
et  de  Leibnitz,  est  aujourd'hui  un  phénomène  physique  des  mieux  connus 
et  des  plus  complètement  exi)liqués  par  l'analyse  mathématique.  Il  y 
a  une  autre  hypothèse  que  Leibnitz,  dans  ce  passage,  n'avait  pas  besoin 
de  considérer,  et  qu'il  omet  :  celle  où,  dans  la  multitude  de  pendules  que 
contient  le  magasin  d'un  horloger,  et  dans  la  multitude  de  tirages  for- 
tuits faits  pour  les  appareiller,  le  hasard  finirait  par  amener  l'assorti- 
ment de  deux  pendules  ayant  la  même  marclic.  Quant  à  ses  deux  der- 
nières hypotlièses,  que,  pour  son  objet  parliculier,  il  lui  convenait  de 
distinguer,  nous  les  rattacherons  à  un  même  principe  d'explication, 
celui  de  la  coordination  intelligente,  ou  en  vue  d'une  lin.  Nous  aurons  ainsi 
comme  Leibnitz,  trois  hypothèses  ou  principes  d'explication,  mais  non 
pas  les  mêmes. 


DE  L'HARMONIE  ET  DE  LA  FINALITÉ.         77 

d'une  connaissance,  naturelle  ou  surnaturelle,  des  causes  qui 
devaient  amener  l'événement  ;  3°  la  prédiction  et  l'événement 
ont  réagi  l'un  sur  l'autre,  soit  que  le  récit  de  la  prédiction  ait 
été  ajusté  après  coup  sur  l'événement,  ou  le  récit  de  l'événe- 
ment sur  la  prédiction,  soit  que  la  connaisssance  de  la  pré- 
diction ait  déterminé  l'événement,  comme  lorsque  des  troupes 
perdent  courage  et  se  laissent  battre,  frappées  qu'elles  sont 
d'un  oracle  qui  a  prédit  leur  défaite. 

54.  —  Parlons  d'abord  de  l'explication  qui  se  rattache 
à  l'influence  des  réactions  mutuelles  ;  ce  qui  nous  obligera  de 
revenir  sur  ce  qu'on  entend  en  philosophie  naturelle  par 
état  initial  et  par  état  final,  et  d'indiquer  sur  des  exemples 
comment  l'ordre  et  la  régularité  tendent  à  s'introduire  dans 
le  passage  de  l'état  initial  à  l'état  final.  Que  l'on  imagine 
un  corps  de  forme  régulière,  tel  qu'une  sphère,  qui  a  été  pri- 
mitivement échauffé  en  ses  divers  points  d'une  manière  iné- 
gale, et  sans  que  les  variations  de  température  d'un  point  à 
l'autre  suivent  aucune  loi  régulière  :  si  le  corps  est  ensuite 
placé  dans  un  milieu  dont  la  température  uniforme  et  con- 
stante se  trouve  de  beaucoup  inférieure  à  la  moyenne  des  tem- 
pératures données  dans  l'origine  aux  diverses  particules 
du  corps,  il  perdra  graduellement  de  la  chaleur  ;  sa  tempé- 
rature moyenne  s'abaissera,  en  tendant  à  se  rapprocher  de 
celle  du  milieu  ambiant  ;  mais  en  même  temps  la  distribution 
de  la  chaleur  dans  l'intérieur  du  corps  tendra  à  se  régulariser. 
Les  particules  centrales,  lors  même  qu'elles  auraient  été  pri- 
mitivement moins  échauffées  que  les  autres,  prendront  une 
température  plus  élevée  que  celle  des  particules  voisines  de 
la  surface;  parce  que,  d'une  part,  celles-ci  leur  auront  commu- 
niqué une  partie  de  l'excès  de  leur  chaleur  initiale,  et  que 
d'autre  part  les  particules  centrales  se  trouvent  plus  éloignées 
des  points  par  oîi  le  corps,  pris  dans  son  ensemble,  émet  de 
la  chaleur  au  dehors  aux  dépens  de  sa  température  moyenne. 
Au  bout  d'un  temps  suffisant,  la  température  de  la  couche 
superficielle  sera  sensiblement  la  même  que  celle  du  milieu 
ambiant  ;  et,  de  la  surface  au  centre,  la  température  ira  en 
croissant,  de  manière  qu'on  puisse  partager  la  masse  du  corps 
en  couches  sphériques  et  concentriques,  dont  toutes  les  par- 
ticules, pour  chaque  couche,  jouissent  d'une  température 
uniforme.  Ainsi,  la  distribution  de  la  chaleur  se  fera  d'après 


78^  CHAPITRE  V. 

un  mode  de  plus  en  plus  régulier,  et  qui  finalement  doit  offrir 
une  régularité  parfaite,  lors  même  qu'il  n'y  aurait  eu,  dans  le 
mode  de  distribution  initial,  aucune  trace  de  régularité. 

De  même,  si  l'on  suppose  un  amas  sporadique  de  particules 
matérielles,  distribuées  irrégulièrement  à  des  distances  quel- 
conques les  unes  des  autres,  animées  d'ailleurs  de  vitesses 
quelconques,  mais  soumises  de  plus  à  des  forces  qui  les  attirent 
les  unes  vers  les  autres,  il  arrivera  au  bout  d'un  temps  suffi- 
sant que  ces  particules  s'aggloméreront  en  un  corps  de  figure 
régulière,  dont  le  mouvement  régulier  de  rotation  et  de  trans- 
lation sera  une  sorte  de  moyenne  entre  les  mouvements  divers 
qui  animaient  les  diverses  particules  à  l'état  sporadique.  L'ordre 
sera  né  de  lui-même  du  sein  du  chaos  primordial. 

De  même,  enfin,  si  l'on  agite  irrégulièrement  de  l'air  ou  de 
l'eau  à  l'embouchure  d'un  tuyau  ou  d'un  canal  de  forme  régu- 
lière, le  mouvement  se  propagera  de  manière  qu'à  une  cer- 
taine distance  de  l'embouchure  on  n'apercevra  plus  que  des 
ondulations  régulières,  dont  la  loi  ne  dépendra  point  du  mode 
d'ébranlement  initial.  Dans  tous  ces  phénomènes,  l'ordre  qui 
s'établit  en  définitive  n'atteste  (comme  la  constance  des  rap- 
ports trouvés  par  la  statistique)  que  la  prépondérance  finale 
d'une  influence  irrégulière  ou  permanente  sur  les  causes  ano- 
males et  variables.  Il  est  la  conséquence  de  lois  mathéma- 
tiques, et  nous  ne  pouvons  l'admirer  que  comme  nous  admi- 
rerions un  théorème  de  géométrie  qui  nous  frapperait  par  sa 
simplicité  et  par  la  fécondité  de  ses  applications. 

55.  —  Il  en  est  de  même  de  l'harmonie  qui  s'établit  finalement 
entre  plusieurs  phénomènes  ou  séries  de  phénomènes,  en  rai- 
son de  l'influence  qu'une  série  exerce  sur  l'autre,  ou  par  suite 
de  réactions  mutuelles.  C'est  ainsi  que,  selon  la  curieuse  expé- 
rience citée  plus  haut  (53,  noie),  si  l'on  fixe  à  un  même  support 
deux  horloges  dont  les  battements  ne  sont  point  parfaitement 
synchrones  ni  les  marches  rigoureusement  concordantes,  on 
remarque,  au  bout  d'un  certain  temps,  que  la  transmission  des 
mouvements  d'une  horloge  à  l'autre,  par  l'intermédiaire  du 
support  commun,  les  a  amenées  au  synchronisme  et  à  la 
concordance  exacte.  En  général,  des  corps  qui  peuvent  se 
communiquer  leurs  mouvements  vibratoires  tondent  à  vibrer 
à  l'unisson,  quoique  doués  à  l'origine  de  mouvements  vibra- 
toires dont  les  périodes  ne  concordent  pas  et  sont  d'inégales 


DE  L'HARMONIE  ET  DE  LA  FINALITÉ.         79 

■durées,  pourvu  que  les  discordances  et  les  inégalités  n'excèdent 
pas  certaines  limites.  Notre  système  planétaire  offre  sur  une 
-grande  échelle  des  exemples  de  phénomènes  analogues.  La 
lune  tourne  toujours  vers  nous  la  même  face,  parce  qu'elle 
emploie  le  même  temps  à  accomplir  son  mouvement  de  rota- 
tion sur  elle-même,  et  à  décrire  son  orbite  autour  de  la  terre. 
Il  serait  fort  singulier  que  des  circonstances  initiales  qui 
auraient  fixé  ces  deux  périodes  indépendamment  l'une  de 
l'autre,  se  fussent  ajustées  de  manière  à  produire  spontané- 
ment une  si  exacte  concordance.  Mais,  si  l'on  admet  que  les 
deux  périodes  ont  peu  différé  dans  l'origine,  et  si  l'on  suppose 
en  outre  (selon  toute  vraisemblance)  que  la  masse  de  la  lune, 
comme  celle  des  autres  corps  célestes,  ait  été  primitivement 
fluide,  l'attraction  de  la  terre  a  dû  modifier  la  figure  de  son 
satellite  de  manière  à  faire  concorder  à  la  longue  les  deux 
mouvements  périodiques,  et  à  produire  le  phénomène  que 
nous  constatons  maintenant,  par  suite  duquel  l'un  des  hémi- 
sphères de  la  lune  nous  est  caché  pour  jamais.  On  a  des  motifs 
•de  croire  que  les  satellites  des  autres  planètes  présentent  le 
même  phénomène,  dû  à  la  même  cause  ;  et  les  vitesses  avec 
lesquelles  les  satellites  de  Jupiter  circulent  autour  de  leur 
planète  ont  aussi  entre  elles  des  rapports  singuliers,  qui 
s'expliquent  d'une  manière  analogue,  au  moyen  de  réactions 
mutuelles  qui  doivent  aboutir  à  ajuster  harmoniquement  les 
parties  d'un  système,  sous  la  condition  toutefois  que  les  par- 
ties aient  été  originairement  placées  dans  un  état  qui  se 
rapprochât  suffisamment  de  celui  que  les  réactions  internes 
tendent  à  établir,  ou  à  rétabUr  quand  des  causes  externes 
viennent  à  le  troubler. 

56.  —  Dans  des  phénomènes  d'un  ordre  tout  différent,  et 
d'ordres  très  différents  les  uns  des  autres,  lesquels  ne  se  prêtent 
plus  comme  les  précédents  au  calcul  mathématique,  on  peut 
signaler  des  harmonies  pareilles,  tenant  aussi  à  des  influences 
ou  à  des  réactions  mutuelles,  qui  toutefois  n'opèrent  avec 
efficacité  qu'entre  de  certaines  limites  :  de  sorte  que  l'état 
initial  doit  être  supposé,  sinon  précisément  dans  les  conditions 
^l'harmonie  qui  s'établissent  à  la  longue,  au  moins  dans  des 
■conditions  qui  n'en  soient  pas  trop  éloignées.  Un  organe  exercé 
acquiert  plus  de  force,  prend  plus  de  développement,  et  par  là, 
en  même  temps  que  les  usages  de  l'organe  deviennent  plus  fré- 


80  CHAPITRE  V. 

quents  et  plus  variés,  il  prend  des  qualités  appropriées  à  ses 
nouveaux  usages.  Au  contraire,  l'organe  qui  cesse  d'être  exercé 
s'atrophie  et  disparaît  avec  le  besoin  que  l'animal  en  avait, 
comme  on  en  a  un  exemple  célèbre  dans  l'œil  des  animaux 
fouisseurs,  tels  que  la  taupe.  Dans  l'état  social,  les  besoins 
sollicitent  l'industrie,  et  des  ressources  nouvelles  correspondent 
harmoniquement  à  des  besoins  nouveaux  ;  de  là  notamment 
l'équilibre  qui  s'établit  entre  la  population  et  les  moyens  de 
subsistance,  sans  qu'on  s'avise  de  supposer  que  la  fécondité 
des    mariages   ait   été   ajustée  d'avance  à   la  fécondité  du 
sol,  et  encore  moins  que  la  fécondité  du  sol  ait  été  mesurée  en 
vue  de  la  fécondité  des  mariages.  L'introduction  dans  l'éco- 
nomie animale  d'un  corps  étranger  ou  d'une  substance  nuisible 
irrite  les  tissus  ;  et  par  cette  irritation  même  la  nature  fait, 
comme  on  dit,  des  efforts  pour  se  débarrasser  des  substances 
qui  lui  nuisent,  des  corps  étrangers  qui  la  blessent.  Elle  tend  à 
la  guérison,  ou  à  la  reconstitution  de  l'état  normal  passagère- 
ment troublé,  pourvu  qu'il  n'en  soit  pas  résulté  de  lésions  ou 
d'altérations  trop  profondes.   Lorsqu'une  perturbation  quel- 
conque a  eu  lieu  dans  l'économie  animale  ou  dans  l'économie 
sociale,  les  forces  réparatrices  acquièrent  par  cela  même  un 
plus  haut  degré  d'énergie.  C'est  ainsi  qu'après  une  saignée 
copieuse  ou  une  longue  abstinence,  l'appétit  du  convalescent 
s'aiguise,  et  les  aliments  s'assimilent  en  proportion  plus  forte. 
C'est  encore  ainsi  qu'à  la  suite  d'une  guerre  ou  d'une  révolu- 
tion qui  a  décimé  la  population  virile  et  dissipé  les  capitaux 
d'une  nation,  les  hommes  tendent  à  se  multiplier  et  les  capi- 
taux à  se  régénérer  si  rapidement,  que  peu  d'années  de  paix  et 
d'une  administration  sage  suffisent  pour  effacer  la  trace  des 
calamités   passées. 

57.  —  Mais,  outre  les  harmonies  de  cette  sorte,  qui  s'éta- 
blissent après  coup  et  portent  avec  elles  leur  explication,  il  y  en 
a  d'autres  dont  on  ne  peut  rendre  raison  de  même,  parce  qu'elles 
ont  lieu  entre  divers  faits  ou  ordres  de  faits  indépendants,  et 
qui  ne  sauraient  réagir  les  uns  sur  les  autres,  de  manière  à  pro- 
duire une  harmonie  qui  n'existerait  pas  originellement ,  ou  à  ré- 
tablir une  harmonie  préexistante  et  accidentellement  troublée. 
Afin  de  nous  mieux  faire  comprendre,  empruntons  encore  un 
exemple  à  l'astronomie.  Dans  la  théorie  du  mouvement  dea 
astres,  comme  dans  la  théorie  des  mouvements  d'un  système 


DE  L'HARMONIE  ET  DE  LA  FINALITÉ.         81 

quelconque  de  corps,  il  y  a  deux  choses  à  considérer  :  les  forces 
auxquelles  les  corps  sont  soumis  pendant  la  durée  de  leurs 
mouvements,  et  les  données  initiales,  c'est-à-dire  les  posi- 
tions que  les  corps  occupaient,  et  les  vitesses  dont  ils  étaient 
animés  à  une  époque  d'où  l'on  part  pour  assigner,  à  l'aide  du 
calcul,  toutes  les  phases  par  lesquelles  le  système  doit  passer 
ensuite,  ou  même  (sauf  certaines  restrictions  dont  nous  aurons 
à  parler  ailleurs)  pour  remonter  aux  phases  par  lesquelles  il  a 
dû  passer  antérieurement.  Pour  que  les  mouvements  de  notre 
système  astronomique  se  perpétuent  avec  la  régularité  et 
l'harmonie  qui  nous  frappent,  il  n'a  pas  seulement  fallu  que 
la  matière  fût  soumise  à  l'action  permanente  d'une  force  dont 
la  loi  est  très  simple,  comme  celle  de  la  gravitation  univer- 
selle ;  il  a  encore  fallu  que  les  masses  du  soleil  et  des  planètes, 
leurs  distances  respectives,  leurs  distances  aux  étoiles,  leurs 
vitesses  à  une  certaine  époque,  aient  été  proportionnées  de 
manière  que  ces  astres  décrivissent  périodiquement  des  orbites 
presque  circulaires  et  invariables,  sauf  de  légères  perturba- 
tions qui  les  altèrent,  tantôt  dans  un  sens,  tantôt  dans  l'autre, 
et  qui  se  trouvent  resserrées  entre  de  fort  étroites  limites.  C'est 
là  ce  qu'on  entend  par  les  conditions  de  stabilité  du  système  pla- 
nétaire; et  il  ne  nous  est  point  permis,  dans  l'état  de  nos  con- 
naissances, de  supposer  que  le  phénomène  de  cette  stabilité 
soit  du  nombre  de  ceux  qui  s'établissent  ou  se  rétablissent  par 
une  vertu  inhérente  aux  réactions  mutuelles  et  aux  liens  de 
sohdarité  du  système.  Que  ce  phénomène  ne  soit  pas  un  fait 
absolument  primitif,  et  qu'on  puisse  recourir,  pour  l'expli- 
quer, à  des  hypothèses  plus  ou  moins  arbitraires,  ce  n'est  pas 
ce  dont  il  s'agit  ici  ;  nous  tenons  seulement  à  bien  faire  remar- 
quer que  le  fait  de  ces  dispositions  initiales  dans  les  parties  d'un 
système  matériel,  et  le  fait  de  la  soumission  des  parties  du 
système  à  l'action  de  telles  forces  permanentes,  sont  deux  faits 
entre  lesquels  la  raison  n'aperçoit  aucune  dépendance  essen- 
tielle, et  dont  l'un  n'est  nullement  la  conséquence  de  l'autre  t 
en  sorte  que  l'accord  de  ces  deux  faits,  pour  l'établissement 
etlemaintiend'unordredontl'harmonie  nous  frappe,  entre  une 
infinité  d'autres  arrangements  possibles,  n'est  pas  un  résultatné- 
cessaire,  et  nepeutêtre  attribué  qu'à  une  combinaison  fortuite, 
ou  à  la  détermination  d'une  cause  supérieure  qui  trouve,  dans 
la  fin  qu'elle  poursuit,  la  raison  de  ses  déterminations. 

6 


82  CHAPITRE  V. 

58.  —  Prenons  un  autre  exemple,  plus  rapproché  des  phé- 
nomènes qu'on  appelle  proprement  organiques.  Les  éléments 
chimiques  des  corps  que  nous  avons  pu  soumettre  à  l'analyse 
sont  en  assez  grand  nombre,  mais  ils  sont  loin  de  jouer  tous  le 
même  rôle  dans  l'économie  de  notre  monde  terrestre.  Les  uns 
sont   abondants,   les   autres   rares  ;    quelques-uns,    en   petit 
nombre,  se  prêtent  à  des  combinaisons  bien  plus  variées,  bien 
plus  complexes,  et  par  là  se  trouvent  aptes  à  fournir  à  la  nature 
organique  ses  matériaux  essentiels.  Or,  il  est  certain  que  les 
causes  qui  ont  déterminé  les  proportions  et  la  répartition  dans 
la  masse  de  notre  globe  des  diverses  substances  chimiquement 
hétérogènes,  sont  par  leur  nature  indépendantes  ae  celles  qui 
ont  suscité  le  développement  des  êtres  organisés  et  vivants  ; 
et  d'un  autre  côté,  quoique  la  nature  vivante,  subissant  l'in- 
fluence des  conditions  physiques,  puisse,  dans  sa  fécondité 
merveilleuse,  se  prêter  à  des  conditions  physiques  fort  di- 
verses, en  modifiant  les  types  par  des  voies  apparentes  ou 
secrètes,  de  manière  à  les  rendre  compatibles  avec  les  nou- 
velles conditions,  il  est  pareillement  certain  que  cette  puis- 
sance de  modification  a  des  limites  fort  restreintes,  compa- 
rativement à  la  distance  des  limites  entre  lesquelles  les  condi- 
tions physiques  et  extérieures  peuvent  osciller.  Que  l'on  ima- 
gine, entre  les  matériaux  chimiques  dont  les  couches  superfi- 
ficielles  de  notre  globe  se  composent,  d'autres  proportions,  une 
répartition  différente,  et  le  développement  des  plantes  et  des 
animaux  deviendra  impossible,  faute  des  conditions  requises. 
Que  la  masse  de  l'atmosphère  diminue  suffisamment,  et  la  sur- 
face entière  du  globe  sera  dans  les  conditions  où  se  trouvent 
les  sommets  glacés  des  Alpes.  Que  la  proportion  de  silice  aug- 
mente à  la  surface,  et  les  continents  offriront  partout  l'aspect 
de  stérilité  qu'ont  pour  nous  les  sables  du  désert.  Que  la  pro- 
portion de  chlorure  de  sodium  augmente  dans  les  eaux  de 
l'océan  ou  qu'il  s'y  mêle  quelques  principes  malfaisants,  et  ses 
eaux  seront  dépeuplées  comme  celles  du  lac  Asjihaltite.  Il  faut 
que  la  masse  de  l'atmosphère  (pour  ne  parler  que  de  cette 
circonstance  seule)  soit  en  rapport  avec  la  distance  de  la  terre 
au  soleil,  d'où  lui  vient  la  chaleur  qu'elle  doit  retenir  et  con- 
centrer, et  en  même  temps  en  rapport  avec  la  manière  d'agir 
des  forces  qui  président  à  l'évolution  des  êtres  vivants  ;  sans 
quoi  (comme  l'observation  même  nous  apprend  que  la  chose 


DE  L'HARMONIE  ET  DE  LA  FINALITÉ.         83 

est  possible),  les  conditions  de  tant  d'admirables  phénomènes 
viendraient  à  défaillir.  La  raison,  l'expérience  nous  instruisent;, 
assez  qu'il  y  a  là  un  concours  de  causes  indépendantes,  une  i 
harmonie  non  nécessaire  (d'une  nécessité  mathématique),  et 
pour  l'explication  de  laquelle,  comme  on  l'a  déjà  dit,  il  ne 
reste  que  deux  hypothèses  :  celle  du  concours  fortuit,  et  celle 
de  la   subordination  de  toutes   les   causes   concourantes   et    ■ 
aveugles  à  une  cause  qui  poursuit  une  fin. 

59.  —  Dans  la  multitude  infinie  des  exemples  d'harmonie  ' 
que  peuvent  offrir  les  êtres  organisés,  soit  qu'on  les  considère 
en  eux-mêmes  ou  dans  leurs  rapports  avec  les  agents  exté- 
rieurs, prenons,  comme  un  des  moins  compliqués,  celui  qui  se 
tire  des  modifications  du  pelage  des  animaux,  selon  les  cli- 
mats. Nous  ignorons  absolument  (car  que  n'ignorons-nous  pas 
en  ces  matières  !)  comment  le  climat  agit  de  manière  à  épaissir- 
la  fourrure  de  l'animal  transporté  dans  les  régions  froides,  et  •>■. 
à  l'éclaircir  quand  on  le  transporte  au  contraire  vers  les  régions;:, 
chaudes  ;  mais  selon  toute  apparence,  l'impression  du  froid. et;i' 
du  chaud  sur  la  sensibilité  de  l'animal,  les  troubles  qui  enri:. 
peuvent  résulter  dans  l'économie  intérieure  de  son  organisation,!  ! 
n'interviennent  pas  plus  dans  l'action  de  la  température  poun 
modifier  le  développement  du  derme. et  des  poils,  qu'ils  n'in-r>-  • 
terviennent  dans  les  modifications  que  l'action  de  la  lumière  : 
fait  subir  au  système  tégumentaire,  au  point  de  parer  des  plus.- 
vives  couleurs  la  robe  de  l'animal  qui  vit  sous  les  feux  du  tro- 
pique, et,  au  contraire,  de  rendre  pâle  et  terne  la  robe  du  qua-s-- 
drupède  ou  de  l'oiseau  qui  habite  les  contrées  polaires.  Ler;- 
besoin  d'une  parure  plus  brillante  n'est  sans  doute  pas  ce  quin 
donne  aux  plumes  du  colibri  leur  éclat  métallique  ;  bien  profi  \ 
bablement  aussi,  le  malaise  que  le  froid  fait  éprouver  à  l'anin -• 
mal  qui  s'achemine  vers  les  régions  glacées  n'est  pas  ce  qui.; 
provoque  la  croissance  d'un  poil  plus  laineux  et  plus  abon-j-: 
dant.  Si  ce  jugement  est  fondé,  il  faut  admettre  un  concoiirs,^  . 
soit  fortuit,  soit  préétabli,  entre  les  besoins   de  l'animal  et  . 
l'action  que  le  milieu  ambiant  exerce  sur  le  développement)': 
du  système  tégumentaire.   A   la   vérité,   il   serait  téméraire!/ 
d'affirmer  absolument  que  l'impression  du  froid  sur  lasensi-^:- 
bilité  de  l'animal  n'est  pas  la  cause  immédiate  d'un  surcroît 
de  développement  dans  le  système  tégumentaire  ;  mais  nous 
n'avons  besoin  que  d'un  exemple,  hypothétique  si  l'on  veut  ; 


84  CHAPITRE  V. 

et,  en  tout  cas,  la  probabilité  de  la  conséquence  que  nous  en 
tirons  ici  sera  évidemment  subordonnée  à  la  probabilité  de 
l'hypothèse,  dans  l'état  de  nos  connaissances. 

On  a  fait  la  remarque  que  le  pelage  des  animaux  prend 
fréquemment  une  teinte  voisine  de  celle  que  revêt  le  sol  même 
qui  les  porte,  comme  si  la  nature  avait  voulu,  dans  l'intérêt 
de  la  conservation  des  espèces,  leur  ménager  les  moyens  de  se 
dérober  aux  ennemis  qui  les  poursuivent  ou  qui  les  guettent. 
Ainsi  le  pelage  blanchit  dans  les  contrées  neigeuses,  prend  une 
teinte  roussâtre  dans  les  terres  arables,  et,  au  milieu  du  Grand- 
Désert  d'Afrique,  se  rapproche  singulièrement  de  la  teinte 
même  des  sables  qui  sont  le  fond  de  ce  triste  paysage.  Que  le 
fait  soit  plus  ou  moins  constant,  qu'il  puisse  ou  non  s'expli- 
quer par  les  lois  de  la  physique,  c'est  ce  que  nous  n'avons  pas 
à  examiner  :  toujours  est-il  qu'on  ne  peut  point  admettre  que 
la  chasse  faite  à  l'animal  par  ses  ennemis  naturels  et  ses  efforts 
pour  s'y  soustraire  contribuent  au  changement  de  coloration 
du  pelage;  de  sorte  que  si  l'harmonie  signalée  entre  le  change- 
ment de  coloration  et  le  besoin  de  protection  existe  vérita- 
blement, il  faut  le  mettre  sur  le  compte  du  hasard,  ou  l'imputer 
à  la  finalité  qui  gouverne  les  déterminations  d'une  cause  supé- 
rieure. Ce  ne  peut  être  une  de  ces  harmonies  qui  s'établissent 
d'elles-mêmes  par  des  influences  ou  par  des  réactions  qui 
tiennent  à  la  solidarité  des  diverses  parties  d'un  système. 

60.  —  Du  reste,  les  merveilles  de  l'organisation  ne  nous 
laissent  pas  manquer  d'exemples,  sinon  aussi  simples,  du 
moins  bien  autrement  péremptoires.  Admettons  pour  un 
moment  que  l'impression  du  froid  et  le  malaise  qu'en  ressent 
l'animal  suffisent,  à  qui  comprendrait  bien  le  jeu  des  forces 
organiques,  pour  rendre  raison  du  travail  qui  s'accomplit  dans 
le  bulbe  générateur  du  poil  et  des  modifications  de  taille  ou 
de  structure  que  le  poil  subit  :  à  qui  persuadera-t-on  que 
l'œil  se  soit  façonné  et  comme  pétri  sous  l'impression  de  la 
lumière  ;  que  les  propriétés  de  cet  agent  physique  et  toute 
l'organisation  si  comphcjuée,  si  savante  de  l'appareil  de  la 
vision  se  soient  mises  d'accord  d'elles-mêmes,  à  la  longue, 
par  une  influence  comparable  à  celle  qui  établit  l'accord  final 
entre  deux  horloges  accrochées  à  un  commun  support?  Cha- 
cun comprend  que,  si  le  défaut  d'excitation  suffit  pour  expli- 
quer l'atrophie  de  l'appaxeil  de  la  vision  chez  les  animaux 


DE  L'HARMONIE  ET  DE  LA  FINALITÉ.         85 

soustraits  par  leur  genre  de  vie  à  l'action  de  la  lumière,  et  que 
si  ce  défaut  d'excitation  paralyse  la  force  plastique  qui  tend 
au  développement  le  plus  complet  de  l'appareil,  dans  les 
circonstances  convenables  de  nutrition  et  d'excitation,  on 
n'en  peut  pas  conclure  inversement  que  la  lumière  possède 
la  vertu  plastique,  ni  qu'il  suffise  de  l'ébranlement  donné 
par  la  lumière,  pour  que  le  travail  de  l'organisation  aboutisse 
à  la  construction  de  l'appareil  de  la  vision,  sans  un  accord 
préalable,  parie  in  qiia,  entre  les  propriétés  physiques  de  la 
lumière  et  les  lois  propres  à  l'organisme. 

Il  ne  faut  pas  que  la  généralité  de  l'emploi  de  l'appareil 
de  la  vision  dans  le  règne  animal  soit  une  cause  d'illusion. 
L'électricité  joue  dans  le  monde  physique  un  rôle  aussi  consi- 
dérable que  celui  de  la  lumière  ;  cependant,  tandis  que  presque 
tous  les  animaux  ont  des  yeux,  il  n'y  a  rien  de  plus  particu- 
lier et  de  plus  rare  que  l'existence  d'un  appareil  électrique 
comme  celui  qui  sert  à  la  torpille  et  au  gymnote  de  moyen  de 
défense  contre  ses  ennemis  et  d'attaque  contre  sa  proie.  Si 
l'on  plaçait  ces  poissons  dans  des  circonstances  où  ils  ne 
pussent  charger  leurs  batteries  électriques,  ces  organes  s'atro- 
phieraient, on  n'en  doit  pas  douter  ;  et  il  n'y  aurait  là  qu'une 
application  de  cette  loi  générale  de  l'organisme,  qui  veut  que 
tout  organe  non  exercé  subisse  un  arrêt  dans  son  développe- 
ment, ou  s'atrophie  après  son  développement  complet.  Mais 
de  là  conclura-t-on  que  l'influence  de  l'électricité  est  la  force 
qui  crée  et  qui  développe  dans  la  torpille  et  le  gymnote  le 
germe  de  l'appareil  électrique?  Alors,  pourquoi  la  même  in- 
fluence, partout  présente,  n'aboutirait-elle  pas  à  la  construc- 
tion du  même  appareil  chez  toutes  les  espèces  aquatiques, 
ou  tout  au  moins  chez  toutes  les  espèces  de  même  famille,  de 
même  genre,  qui,  outre  qu'elles  habitent  le  même  élément, 
ont  avec  la  torpille  ou  le  gymnote  électrique  de  si  grandes 
conformités  dans  tous  les  autres  détails  de  leur  organisation  ? 
II  en  faut  conclure  que  l'œil  ne  se  façonne  point  par  l'action 
de  la  lumière,  non  plus  que  la  batterie  de  la  torpille  par  l'action 
de  l'électricité,  et  que  la  cause  génératrice  de  ces  appareils 
est  une  force  plastique,  inhérente  à  la  vie  animale,  qui  pour- 
suit pour  chaque  espèce  la  réalisation  d'un  type  déterminé, 
en  se  gouvernant  d'après  des  lois  qui  lui  sont  propres.  Si 
l'appareil  de  la  vision,  considéré  dans  ses  traits  les  plus  gêné- 


^6  CHAPITRE  V. 

raùx,  semble  appartenir  au  type  général  de  l'animalité,  tandis 
■que  la  batterie  électrique  ne  figure  que  comme  un  détail 
accessoire  et  tout  spécial,  dans  un  type  d'organisation  très 
particulier  ;  si,  d'autre  part,  l'un  sert  à  une    fonction  très 
importante   et  se  trouve  approprié    à  la  satisfaction    d'un 
besoin    très  général,    tandis    que   l'autre  ne  remplit  qu'une 
fonction  accessoire   pour   un    besoin    que   la    nature  a  une 
•multitude  d'autres  moyens  de  satisfaire,  la  raison  de  cette 
idifïérence  ne    saurait   être    dans  la  disparité  et  dans  l'iné- 
gale importance  du  rôle  des  agents  physiques,  à  l'influence 
•'desquels  la  nature  animale  ne  ferait  que  céder  docilement  :  il 
faut  qu'elle  se  trouve  dans  des  lois  propres  à  la  nature  ani- 
'male. 

On  se  convainc  d'autant  plus  de  cette  autonomie  que  l'on 
pénètre  plus  avant  dans  la  connaissance  de  l'organisme.  Alors 
on  s'aperçoit  que  la  fonction  d'un  organe  et  le  service  que 
l'animal  en  tire  pour  la  satisfaction  de  tel  ou  tel  besoin,  ne 
sont  pas  ce  qu'il  y  a  pour  cet  organe  de  plus  fondamental, 
de  plus  fixe  et  de  plus  caractéristique.  Tandis  qu'un  type 
fondamental  et  persistant  quant  à  ses  traits  généraux  va  en 
se  modifiant  d'une  multitude  de  manières  quant  aux  détails, 
dans  le  passage  d'une  espèce  à  l'autre,  l'organe  dont  on  ne 
peut  méconnaître  l'identité  à  travers  toutes  ces  modifications 
successives  remplit  souvent  des  fonctions  très  diverses  ;  et, 
réciproquement,  les  mêmes  fonctions  sont  remplies  par  des 
^  organes  très  nettement  distincts.  En  un  mot,  l'organe  ne  peut 
•en  général  se  définir  par  la  fonction  qu'il  remplit  ;  l'attribu- 
tion de  telle  fonction  à  tel  organe  paraît  être  le  plus  souvent 
MTi  accident,  et  non  ce  qui  caractérise  essentiellement  l'organe, 
ni  ce  qui  en  détermine  les  rapports  fondamentaux  avec  tout 
le  système  de  l'organisme.  Or,  si  le  monde  physique  et  la  nature 
vivante,  gouvernés  respectivement  par  des  lois  qui  leur  sont 
propres,  qui  ont  leurs  raisons  spéciales,  se  trouvent  mis  en 
présence  et  en  conflit,  l'harmonie  qui  s'observe  entre  les  unes 
et  les  autres,  pour  l'accomplissement  des  fonctions  et  la  satis- 
faction des  besoins  de  l'être  vivant,  en  tout  ce  qui  excède  la 
part  qu'on  peut  raisonnablement  attribuer  à  des  influences 
et  à  des  réactions  mutuelles,  ne  saurait  être  imputée  qu'à  une 
coïncidence  fortuite,  ou  bien  à  la  finalité  qui  gouverne  les 
déterminations  d'une  cause  supérieure,  de  laquelle  relèvent 


DE  L'HARMONIE  ET  DE  LA  FINALITÉ.       ^87 

les  lois  générales  du  monde  physique,  aussi  bien  que  les  lois 
spéciales  à  la  nature  vivante. 

61.  —  C'est  maintenant  entre  ces  deux  hypothèses  ou 
explications  que  la  comparaison  doit  s'établir  :  et  d'abord 
nous  traiterons  de  la  première,  de  celle  qui  repose  sur  l'idée 
d'un  concours  fortuit,  et  de  l'épuisement  des  combinaisons 
fortuites,  dans  un  espace  et  dans  un  temps  sans  limites.  Cette 
explication,  sans  cesse  reproduite  et  sans  cesse  combattue, 
peut  d'autant  moins,  quoi  qu'on  en  ait  dit,  être  passée  sous 
silence  ou  dédaigneusement  traitée,  qu'elle  est,  pour  certains 
détails  et  entre  certaines  limites,  celle  qui  satisfait  le  mieux 
la  raison,  ou  même  la  seule  que  la  raison  puisse  accepter.  Il  est 
clair  que  l'être  dont  toute  l'organisation  ne  concourt  pas  à  la 
conservation  de  l'individu  est  condamné  à  périr,  et  que  de 
même  l'espèce  ne  peut  subsister  que  sous  la  condition  du 
concours  de  toutes  les  circonstances  propres  à  assurer  la  pro- 
pagation et  la  perpétuité  de  l'espèce.  On  en  conclut  que,  dans 
la  multitude  infinie  des  combinaisons  auxquelles  a  donné  lieu 
le  jeu  continuel  des  forces  de  la  nature,  dans  le  champ  illimité 
de  l'étendue  et  de  la  durée,  toutes  celles  qui  ne  réunissaient 
pas  les  conditions  de  stabilité  ont  disparu  pour  ne  laisser  sub- 
sister que  celles  qui  trouvaient,  dans  l'harmonie  toute  fortuite 
de  leurs  éléments,  des  conditions  d'e  stabilité  suffisante.  Et  en 
effet,  nous  voyons  que  les  espèces  et  les  individus  sont  très 
inégalement  partagés  dans  leurs  moyens  de  résistance  à  l'ac- 
tion des  causes  destructives.  Pour  les  uns,  la  durée  de  la  vie 
s'abrège  ;  pour  les  autres,  la  multiplication  se  restreint.  Que 
les  forces  destructives  deviennent  plus  intenses  ou  les  moyens 
de  résistance  plus  faibles,  le  germe  ne  se  développera  point, 
l'individu  ne  naîtra  pas  viable,  ou  l'espèce  disparaîtra.  Or, 
l'observation  nous  apprend  en  effet  que  des  espèces  se  sont 
éteintes,  et  que  tous  les  jours  des  individus  restent  à  l'état 
d'ébauche  et  ne  réunissent  pas  les  conditions  de  viabilité. 

62.  —  Il  est  à  propos  de  remonter  plus  haut  ;  car  ces  con- 
sidérations s'appUquent,  non  seulement  aux  êtres  organisés 
et  vivants,  maïs  à  tous  les  phénomènes  cosmiques  où  l'on 
trouve  des  marques  d'ordre  et  d'harmonie.  Notre  système 
planétaire,  si  remarquable  par  les  conditions  de  simplicité  et 
de  stabilité  auxquelles  il  satisfait,  n'est  lui-même  qu'un  grain 
de  poussière  dans  les  espaces  célestes,  une  des  combinaisons 


88-  CHAPITRE  V. 

que  la  nature  a  dû  réaliser  parmi  une  infinité  d'autres  ;  et,  si 
faibles  que  soient  encore  nos  connaissances  sur  d'autres  sys- 
tèmes ou  d'autres  mondes  si  prodigieusement  éloignés,  nous 
puisons  déjà  dans  l'observation  des  motifs  de  croire  qu'en 
effet  la  nature,  en  y  variant  les  combinaisons,  ne  s'est  point 
assujettie  à  y  réunir  au  même  degré  les  conditions  de  simplicité 
et  de  permanence.  Il  a  fallu  (nous  l'avons  déjà  reconnu)  des 
conditions  toutes  particulières  pour  qu'une  atmosphère  se 
formât  autour  de  notre  planète,  et  une  atmosphère  tellement 
dosée  et  constituée  qu'elle  exerçât  sur  la  lumière  et  la  chaleur 
solaires,  en  conséquence  de  la  distance  où  la  terre  se  trouve 
du  soleil,  une  action  appropriée  au  développement  de  la  vie 
végétale  et  animale,  en  même  temps  qu'elle  fournirait  l'élé- 
ment chimique  indispensable  à  l'entretien  de  la  respiration  et 
de  la  vie.  Mais  aussi,  parmi  les  corps  célestes,  celui  qui  nous 
avoisine  le  plus  nous  offre  de  prime  abord  l'exemple  d'un  astre 
placé  par  les  circonstances  fortuites  de  sa  formation  dans  des 
conditions  toutes  contraires  :  la  lune  n'a  point  d'atmosphère, 
et  nous  avons  tout  lieu  d'induire  des  observations  que  sa  sur- 
face est  vouée  à  une  stérilité  permanente.  Il  a  fallu  que  les 
matériaux  solides  de  la  croûte  extérieure  du  globe  terrestre 
eussent  une  certaine  composition  chimique,  et  que  les  inéga- 
lités de  sa  surface  affectassent  de  certaines  dispositions  pour 
permettre  tant  de  variété  et  de  richesse  dans  le  développement 
des  formes  et  des  organismes  ;  mais  aussi,  là  où  ces  condi- 
tions ont  défailli,  rencontre-t-on  des  espaces  déserts,  des  sables 
arides,  des  zones  glacées,  où  le  cryptogame   et  l'animalcule 
microscopique,  entassés  par  millions,  sont  les  dernières  et 
infimes  créations  d'une  force  plastique  qui  se  dégrade  et  qui 
s'éteint  ;  des  contrées  où  les  eaux  sauvages,  torrentueuses, 
stagnantes,  causes  de  destruction  et  d'émanations  malfai- 
santes pour  toutes  les  espèces  qui  occupent  dans  les  deux 
règnes  un  rang  élevé,  remplacent  ces  fleuves,  ces  ruisseaux, 
ces  lacs,  ces  eaux  aménagées,  dont  le  régime  et  l'ordonnance 
régulière  font  encore  plus  ressortir  le  désordre  et  l'irrégula- 
rité que  présentent  d'autres  parties  du  tableau.  Si,  dans  l'état 
présent  des  choses,  les  contrées  ravagées  et  stériles  ne  forment 
qu'une  petite  partie  de  la  surface  de  notre  planète  ;  si  les  limites 
de  l'empire  de  Typhon  ont  reculé  presque  partout  devant  l'ac- 
tion du  principe  organisateur  et  fécondant,  les  monuments 


DE  L'HARMONIE  ET  DE  LA  FINALITÉ.         89 

géologiques  sont  là  pour  nous  apprendre  que  l'ordre  n'a  pas 
toujours  été  le  même  ;  qu'il  a  fallu  traverser  des  périodes 
immenses  et  des  convulsions  sans  nombre,  pour  arriver  gra- 
duellement à  l'ordre  que  nous  observons  maintenant,  et  qui 
probablement,  dans  la  suite  des  âges,  malgré  sa  stabilité  rela- 
tive, ne  doit  pas  plus  échapper  que  les  autres  combinaisons 
de  la  nature  aux  causes  de  dissolution. 

63.  —  Voilà  l'argument  dans  sa  force,  le  même  au  fond 
qu'aurait  employé  un  Grec  de  l'école  d'Épicure  ou  un  raison- 
neur du  moyen  âge,  mais  conçu  en  termes  et  appuyé  d'exem- 
ples mieux  appropriés  à  l'état  des  sciences  modernes  ;  c'est 
aussi  à  la  science  que  nous  demanderons  de  nous  fournir  des 
inductions  et  des  exemples,  non  pour  le  détruire,  car  il  a  sa 
valeur  et  ses  applications  légitimes,  mais  pour  en  combattre 
les  conséquences  extrêmes  et  les  tendances  exclusives. 

Supposons  que  notre  planète  ne  doive  plus  éprouver  de 
secousses  comme  celles  qui,  à  des  époqlies  reculées,  ont  sou- 
levé les  chaînes  de  montagnes  et  produit  toutes  les  disloca- 
tions et  les  irrégularités  de  la  surface  des  continents  et  du  fond 
des  mers  ;  l'action  de  l'atmosphère  et  des  eaux,  combinée  avec 
l'action  de  la  pesanteur,  tendra  avec  une  extrême  lenteur, 
mais  enfin  tendra  constamment  à  désagréger  les  roches,  à  en 
charrier  les  débris  au  fond  des  vallées  et  des  bassins,  en  un 
mot,  à  abattre  tout  ce  qui  s'élève,  à  combler  toutes  les  dépres- 
sions, et  à  niveler  la  surface  comme  si  les  matériaux  de  l'écorce 
du  globe  avaient  été  primitivement  fluides.  Or,  dans  l'état 
présent  des  choses,  les  inégalités  de  l'écorce  terrestre,  quoique 
énormes  relativement  à  notre  taille  et  à  nos  chétives  construc- 
tions, sont  si  petites  relativement  aux  dimensions  de  la  terre, 
que  les  astronomes  ont  dû  les  négliger  dans  la  plupart  de  leurs 
calculs,  et  que,  frappés  de  la  conformité  de  la  figure  générale 
de  notre  planète  avec  celle  que  lui  assigneraient  les  lois  de 
l'hydrostatique,  dans  l'hypothèse  d'une  fluidité  initiale,  ils 
n'ont  pas  hésité  à  regarder  cette  hypothèse  comme  démontrée 
par  la  figure  même  de  la  Terre.  Écartons  pour  le  moment  toutes 
les  autres  preuves  et  toutes  les  autres  inductions  fournies  par 
le  progrès  des  observations  géologiques,  et  qui  ne  permettent 
plus  de  douter  raisonnablement  de  la  fluidité  initiale  :  l'accord 
de  la  figure  du  sphéroïde  terrestre  avec  les  lois  de  l'hydro- 
statique pourrait  encore  à  la  rigueur  s'expliquer  sans  lasuppo- 


90  CHAPITRE  V. 

sition  d'une  fluidité  initiale,  et  en  partant  d'une  figure  initiale 
quelconque,  par  l'action  indéfiniment  prolongée  des  causes 
qui,  même  aujourd'hui,  tendent  à  amoindrir  les  aspérités  de 
la  surface  actuelle  ou  ses  écarts  du  niveau  parfait.  Un  temps 
infini  est  à  notre  disposition  pour  le  besoin  de  cette  conception 
théorique,  comme  pour  l'épuisement  de  toutes  les  combi- 
naisons fortuites,  si  prodigieux  que  soit  le  nombre  des  éléments 
à  combiner,  et  si  singulière  que  soit  la  combinaison  dont  il 
s'agit  de  rendre  compte.  Néanmoins,  le  temps  qu'il  faudrait 
pour  amener,  par  l'usure  et  la  lente  dégradation  des  couches 
superficielles,  un  corps  solide  de  forme  quelconque  et  de  la 
grosseur  de  la  Terre,  à  la  forme  que  prendrait  spontanément 
la  même  masse  à  l'état  fluide,  dépasse  si  démesurément  la  durée 
des  grands  phénomènes  géologiques  (quelque  énorme  que  cette 
durée  soit,   en  comparaison  des  temps  que  nous  appelons 
historiques   et   auxquels   nous   remontons   par   la    tradition 
humaine),   qu'en  l'absence  de  tout  autre  indice,  la  raison 
n'hésiterait  pas  à  préférer  l'hypothèse  d'une  fluidité  initiale, 
si  naturelle  et  si  simple,  à  une  explication  qui  requiert  une  si 
excessive  demande.  Puis,  lorsque  nous  voyons  que  dans  le 
relief  des  anciens  terrains,  à  quelque  antiquité  que  nous  puis- 
sions remonter,  rien  n'annonce  une  figure  plus  éloignée  que 
la  figure  actuelle  de  la  direction  générale  des  surfaces  de 
niveau,  nous  rejetons  comme  absolument  improbable  l'expli- 
cation fondée  sur  la  lente  dégradation  des  couches  superfi- 
cielles, sans  même  avoir  besoin  de  recourir  aux  inductions 
tirées    des    phénomènes   volcaniques    et   de    l'accroissement 
des  températures  avec  les  profondeurs,  qui  nous  font  admet- 
tre qu'à  une  profondeur  relativement  petite,  la  masse  du 
globe  est  encore  maintenant  à  l'état  de  fluidité  ignée. 

Mais  ce  laps  de  temps,  devant  lequel  la  raison  reculerait 
pour  l'explication  d'un  phénomène  tel  que  l'ellipticité  du 
globe  terrestre,  n'est  qu'un  point  dans  la  durée,  en  compa- 
raison du  temps  dont  il  faudrait  disposer  pour  qu'on  pût 
raisonnablement  admettre,  d'après  les  règles  qui  nous  guident 
en  matière  de  probabilité,  que,  par  la  seule  évolution  des  com- 
binaisons fortuites,  en  dehors  des  limites  où  les  réactions 
mutuelles  suffisent  pour  rendre  raison  de  l'harmonie  finale, 
«près  des  combinaisons  sans  nombre  aussitôt  détruites  que 
formées,  des  combinaisons  ont  enfin  dû  venir,  offrant  par 


DE  L'HARMONIE  ET  DE  LA  FINALITÉ.         91 

hasard  toutes  les  conditions  d'harmonie  propres  à  en  assurer 
-la  stabihté.  Ainsi  ce  serait  par  hasard,  après  des  combinai- 
sons dont  rénumération  surpasse  toutes  les  forces  du  calcul, 
que  se  serait  formé  le  globe  de  l'œil  avec  ses  tissus,  ses  humeurs, 
les  courbures  de  leurs  cloisons,  les  densités  diverses  des  matière 
réfringentes  dont  il  se  compose,  combinées  de  manière  à  cor- 
riger l'aberration  des  rayons,  le  diaphragme  qui  se  dilate 
ou  se  resserre  selon  qu'il  faut  amplifier  ou  restreindre  les  dimen- 
sions du  pinceau  lumineux,  le  pigment  qui  en  tapisse  le  fond 
pour  prévenir  le  trouble  que  causeraient  les  réflexions  inté- 
rieures, les  organes  accessoires  qui  le  protègent,  les  muscles 
qui  le  meuvent,  l'épanouissement  du  nerf  optique  en  un  réseau 
sensible  si  bien  approprié  à  la  peinture  des  images,  et  les  con- 
nexions de  ce  nerf  avec  le  cerveau,  non  moins  spécialement 
appropriées  à  la  sensation  qu'il  s'agit  de  transmettre  !  Tout 
cela  n'attesterait  pas  une  harmonie  préétablie  entre  les  pro- 
priétés physiques  de  la  lumière  et  le  plan  de  l'organisation 
animale  !  Il  serait  trop  facile  d'insister  sur  les  détails  inépui- 
sables de  cet  argument  inductif  ;  on  l'a  fait  trop  souvent,  et 
parfois  trop  éloquemment,  pour  qu'il  ne  convienne  pas  de  se 
borner  ici  à  en  indiquer  la  place.  Encore  moins  conviendrait- 
il  de  ressasser  les  lieux  communs  des  écoles  sur  les  coups  de 
dés  et  les  assemblages  de  lettres,  et  de  répéter  des  exemples 
fictifs,  rebattus,  même  dans  l'antiquité  ^.  La  science  moderne 
a  une  réponse  plus  satisfaisante  et  plus  péremptoire  que  ces 
raisonnements  scolastiques  :  elle  a  déchiffré  les  archives  du 
vieux  monde  ;  elle  y  a  vu  qu'à  une  certaine  époque  géologique 
les  êtres  vivants  n'existaient  pas  et  ne  pouvaient  exister  à  la 
surface  de  notre  planète  ;  que  par  conséquent  la  condition 


1  «  QuEeris  cur  hsec  ita  fiant,  et  qua  arte  perspici  possint  ?  Nescire  me 
fateor,  evenire  autem,  te  ipsum  dico  videre.  Casii,  inquis.  Itane  vero? 
Quidnam  potest  casu  esse  factum,  quod  omnes  habet  in  se  numéros 
veritatis?  Quatuor  tali  jacti  casum  venereum  efficiunt  ;  num  etiam 
centum  venereos,  si  quadringinta  talos  jeceris,  casu  futures  putas.? 
Adspersa  temere  pigmenta  in  tabula  oris  lineamenta  effingere  possunt  ; 
num  etiam  Veneris  Coae  pulchritudinem  effingi  posse  adspersione  for- 
tuita  putas  ?  Sus  rostro  si  humi  A  litteram  impresserit,  num  propterea 
suspicari  poteris  Andromacham  Ennii  ab  ea  posse  describi  ?  Fingebat 
Carneades,  in  Chiorum  lapicidinis  saxo  diffisso  caput  exstitisse  Panisci. 
Credo  aliquam  non  dissimilem  figuram,  sed  certe  non  talem  ut  eam 
factam  a  Scopa  diceres.  Sic  enin  se  profecto  res  habet,  ut  nunquam 
perfecte  veritatem  casus  imitetur.  »  Cic,  De  divinat,  lib.  I,  c.  13. 


92  CHAPITRE  V. 

d'un  temps  illimité  pour  l'évolution  des  combinaisons  for- 
tuites manque  absolument  ;  que  les  races  se  sont  succédé,  et 
très  probablement  aussi  se  sont  modifiées  selon  les  circon- 
stances extérieures,  mais  sans  que  la  nature  procédât  plus  que 
maintenant  par  des  myriades  d'ébauches  informes,  avant 
d'aboutir  fortuitement  à  un  type  organique  susceptible  de  se 
conserver  comme  individu  et  de  se  perpétuer  comme  espèce. 
L'existence  d'une  force  plastique,  qui  d'elle-même  procède 
d'après  des  conditions  d'unité  et  d'harmonie  qui  lui  sont 
propres,  tout  en  se  mettant  en  rapport  avec  les  circonstances 
extérieures  et  en  en  subissant  l'influence,  est  dès  lors,  pour 
tout  esprit  sensé,  non  seulement  la  conséquence  probable 
d'un  raisonnement  abstrait,  mais  aussi  la  conséquence  indu- 
bitable des  données  mêmes  de  l'observation. 

64,  —  Le  plus  souvent,  les  trois  principes  ou  chefs  d'expli- 
cation que  nous  avons  mentionnés  doivent  être  concurrem- 
ment acceptés,  sauf  à  faire  la  part  de  chacun  selon  la  mesure 
de  nos  connaissances  et  la  valeur  des  inductions  qui  s'en 
tirent.  Un  jardinier  soumet  à  la  culture  une  plante  sauvage, 
la  place  dans  des  conditions  nouvelles,  et  bientôt  le  type  orga- 
nique, cédant  aux  influences  extérieures,  se  met  en  harmonie 
avec  ces  nouvelles  conditions,  et  par  suite  en  harmonie  avec 
les  besoins  en  vue  desquels  l'homme  a  dirigé  sa  culture.  Cer- 
tains organes  avortent  ou  s'amoindrissent  ;  d'autres  organes, 
comme  les  fleurs,  les  fruits,  les  racines,  qui  sont  pour  l'homme 
des  objets  d'utilité  ou  d'agrément,  prennent  un  surcroît  de 
développement,  de  vigueur  et  de  beauté.  Voilà  pour  la  part 
des  réactions  et  des  influences  susceptibles  d'aboutir  à  une 
harmonie  finale,  et  qui  (dans  ce  cas)  substituent  un  ordre 
harmonique  nouveau,  provoqué  par  l'industrie  de  l'homme, 
à  l'ordre  qu'avaient  établi  les  lois  primordiales  de  la  nature, 
en  dehors  de  l'action  de  l'homme,  et  antérieurement  à  l'intro- 
duction de  cette  force  nouvelle  dans  l'économie  du  monde. 
Le  même  jardinier  fait  des  semis  à  tout  hasard,  et  parmi  le 
grand  nombre  de  variétés  individuelles  qui  résultent  fortuite- 
ment des  diverses  dispositions  des  germes,  combinées  avec  les 
influences  accidentelles  de  l'atmosphère  et  du  sol,  il  s'en 
trouve  quelques-unes  qui  réunissent  les  conditions  de  pro- 
pagation, en  ce  ;^ens  que  le  cultivateur  a  intérêt  à  les  propager, 
de  préférence  aux  autres  qu'il  sacrifie.  Les  individus  conservés 


DE  L'HARMONIE  ET  DE  LA  FINALITÉ.         93 

en  produisent  à  leur  tour  une  multitude  d'autres,  parmi  les- 
quels on  trie  encore  ceux  qui,  par  des  circonstances  fortuites, 
réunissent  à  un  plus  haut  degré  les  qualités  que  l'on  prisait 
dans  leurs  ancêtres,  qualités  qui  vont  ainsi  en  se  consolidant 
et  se  prononçant  de  plus  en  plus  par  les  transmissions  succes- 
sives d'une  génération  à  l'autre  :  et  par  là  s'explique  la  for- 
mation des  races  cultivées,  qui  sont  comme  des  types  nou- 
veaux, artificiellement  substitués  à  ceux  de  la  nature  sauvage. 
Cet  exemple  peut  donner  l'idée  de  la  part  du  hasard  et  de  la 
multiplication  indéfinie  des  combinaisons  fortuites  dans  l'éta- 
blissement de  l'ordre  final  et  des  harmonies  qui  s'y  remar- 
quent. Mais  il  y  a  des  limites  à  cette  part  du  hasard,  comme 
à  la  part  des  influences  que  la  culture  développe  :  le  plus 
grand  rôle  dans  la  constitution  de  l'harmonie  finale  reste 
toujours  à  la  force  génératrice  et  plastique  primitivement 
attachée  au  type  originel,  en  vertu  d'une  harmonie  préexis- 
tante que  l'art  de  la  culture  peut  bien  modifier,  mais  non 
suppléer,  ni  créer  de  toutes  pièces. 

Ce  que  nous  disons  pour  un  petit  échantillon  de  la  nature 
cultivée  peut  aussi  bien  s'appliquer,  sauf  le  grandiose  des 
proportions,  aux  libres  allures  de  la  nature  sauvage.  Il  y  a  eu 
sans  doute  bien  des  races  créées  et  consolidées  par  un  concours 
fortuit  de  circonstances  accidentelles,  en  raison  de  la  diversité 
des  climats  et  du  long  temps  écoulé  depuis  l'époque  de  la 
première  apparition  des  êtres  vivants  ;  mais,  autant  qu'on  en 
peut  juger  dans  l'état  de  nos  connaissances,  ceci  n'explique 
que  la  moindre  partie  des  variétés  de  type  et  d'organisation, 
et  il  faut  surtout  tenir  compte  des  variétés  inhérentes  au  plan 
primordial  de  la  nature  dans  la  construction  des  types  orga- 
niques. De  même,  pour  s'expliquer  l'harmonie  finale  des  or- 
ganes entre  eux  et  de  l'organisme  complet  avec  les  milieux 
ambiants,  il  faut  sans  doute  faire  la  part  des  influences  et  des 
réactions  mutuelles  qui  suffisent  au  besoin,  entre  de  certaines 
limites,  pour  rétabhr  une  harmonie  accidentellement  troublée  ; 
mais  il  faut  principalement  et  avant  tout  avoir  égard  aux  har- 
monies essentielles  du  plan  primordial.  S'il  arrive  que  la  patte 
du  chien  de  Terre-Neuve  offre  un  rudiment  de  palmature 
approprié  à  sa  vie  aquatique  ;  s'il  arrive  aussi,  suivant  la  re- 
marque de  Daubenton,  que  le  tube  intestinal  s'allonge  un  peu 
chez  le  chat  domestique,  que  l'on  force  à  se  nourrir  en  partie 


94  CHAPITRE  V. 

d'aliments  végétaux,  ces  faits,  qui  nous  démontrent  l'in- 
fluence singulière  des  milieux  ambiants  et  des  habitudes  ac- 
quises pour  modifier,  mais  seulement  dans  d'étroites  limites, 
les  types  organiques,  de  manière  à  les  approprier  à  de  nou- 
velles conditions,  nous  montrent  aussi,  par  l'étroitesse  même 
des  limites  et  l'imperfection  organique  des  produits,  toute  la 
différence  qu'il  faut  mettre  entre  de  telles  influences  exté-^ 
rieures  et  la  vertu  plastique  qui  procède  du  type  même  de 
l'organisation  et  de  ses  coordinations  harmoniques.  Autre- 
ment, autant  vaudrait  assimiler  les  callosités  que  la  fatigue 
habituelle  développe  après  coup,  quoique  d'une  manière 
constante,  précisément  sur  les  parties  du  derme  qui  ont  be- 
soin de  protection,  avec  les  organes  mêmes  de  protection, 
comme  les  ongles,  les  sabots,  qui  rentrent  évidemment  dans 
les  harmonies  originelles  du  type  spécifique. 

65.  —  Lorsque  le  consensus  final  provient  d'influences  ou 
de  réactions  mutuelles,  il  n'y  a  pas  ordinairement  parité  de 
rôles  entre  les  diverses  parties  qui  tendent  à  former  un  sys- 
tème solidaire.  L'une  des  parties  joue  le  plus  souvent,  en  raison 
de  sa  masse  ou  pour  toute  autre  cause,  un  rôle  prépondérant, 
et  il  peut  même  se  faire  qu'en  soumettant  les  autres  à  son 
influence,  elle  n'en  subisse  pas  à  son  tour  de  réaction  appré- 
ciable. Lorsque  les  influences  ou  les  réactions  mutuelles  ne 
suiïisent  pas  à  l'explication  du  consensus  observé,  et  que  la 
raison  se  sent  obligée  de  chercher  dans  la  finalité  des  causes 
l'explication  qui  lui  manquerait  autrement,  elle  ne  doit  pas 
non  plus  admettre  qu'il  y  ait,  en  général,  parité  de  rôle,  dans 
l'ordre  de  la  finalité,  entre  toutes  les  parties  du  système  har- 
monique. Là  où  la  finalité  est  le  plus  manifeste,  comme  dans 
l'organisme  des  êtres  vivants,  on  ne  saurait  attribuer  une 
telle  parité  de  rôles  à  toutes  les  parties  de  l'organisme,  sans 
aller  contre  toutes  les  notions  que  la  science  nous  donne  sur 
la  subordination  des  organes  et  des  caractères  organiques, 
qui  n'ont  ni  la  même  fixité  d'un  type  à  l'autre,  ni  la  même 
importance,  lorsqu'on  les  considère  simultanément  dans  le 
même  type.  Ainsi,  à  l'aspect  de  l'éléphant,  on  voit  que  sa 
structure  massive  lui  rendait  nécessaire  cet  organe  singulier 
de  préhension  connu  sous  le  nom  de  trompe,  et  qu'il  y  a  par 
conséquent   une    harmonie    remarquable  dans  l'organisation 
de  cet  animal,  entre  le  développement  extraordinaire  du  nez^ 


DE  L'HARMONIE  ET  DE  LA  FINALITÉ.         95 

qui  en  fait  par  exception  un  organe  de  préhension,  et  les 
modifications  de  taille  et  de  forme  des  autres  parties  du  corps. 
Il  serait  ridicule  de  supposer  que  le  nez  de  l'éléphant  s'est 
allongé  par  suite  des  efforts  persévérants  que  lui  et  ses  an- 
cêtres ont  faits  pour  atteindre  avec  le  nez  les  objets  dont  ils 
faisaient  leur  nourriture  :  cela  excède  la  part  des  réactions 
mutuelles  ;  la  paléontologie  ne  témoigne  nullement  de  cet 
allongement  progressif  ;  la  race  aurait  péri  avant  que  le  but 
ne  fût  atteint  ;  et  la  raison  est  amenée  à  reconnaître  une  har- 
monie originelle,  une  cause  finale.  Mais  évidemment  aussi,  ce 
n'est  point  parce  que  l'animal  a  été  pourvu  d'une  trompe 
que  la  nature  l'a  créé  lourd  et  massif,  et  l'a  privé  des  moyens 
d'atteindre  directement  avec  la  bouche  les  objets  dont  il  se 
nourrit  ;  c'est  au  contraire  parce  que  les  conditions  générales 
de  structure  et  de  taille  étaient  données  pour  ce  type,  en  vertu 
de  lois  supérieures  qui  président  aux  grandes  modifications  de 
l'animalité  et  à  la  distribution  des  espècesenordres  et  en  genres,, 
que  la  nature,  descendant  aux  détails,  a  modifié  un  organe 
secondaire  de  manière  à  l'approprier  à  un  besoin  spécial  im- 
posé par  les  conditions  dominantes.  Dans  l'ordre  de  la  fina- 
lité, les  conditions  générales  de  structure  et  de  taille  sont  le 
terme  antécédent  ;  le  développement  exceptionnel  de  l'appa- 
reil nasal  est  le  terme  conséquent.  La  raison  serait  choquée  si 
l'on  intervertissait  l'ordre  des  termes,  comme  elle  pourrait 
l'être  si  l'on  s'obstinait  à  ne  voir  dans  cette  harmonie  que  le 
résultat  d'une  coïncidence  fortuite. 

D'autres  fois,  les  divers  termes  du  rapport  harmonique  se 
présentent  sur  la  même  ligne,  sans  qu'il  y  ait  de  raison,  au 
moins  dans  l'état  de  nos  connaissances,  pour  subordonner 
l'un  à  l'autre.  Il  faut  que  l'animal  carnassier  ait  assez  d'agilité 
pour  atteindre  sa  proie,  assez  de  force  musculaire  pour  la  ter- 
rasser, des  griffes  et  des  dents  puissantes  pour  la  déchirer  ; 
mais  nous  n'avons  pas  de  raisons  décisives  pour  regarder  les 
caractères  qui  se  tirent  de  la  conformation  de  l'appareil  den- 
taire comme  dominant  ceux  qui  se  tirent  de  la  conformation 
des  extrémités  des  membres,  ou  réciproquement  ;  ces  carac- 
tères nOus  paraissent  être  de  même  ordre,  et  concourir  de  la 
même  manière,  au  même  titre,  à  l'harmonie  générale  de  l'or- 
ganisme (25). 

66.  —  Nous  aurons  lieu  de  faire  des  remarques  analogues. 


96  CHAPITRE  V. 

si  nous  passons  de  la  considération  de  l'harmonie  qui  règne 
entre  les  parties  d'un  être  organisé,  à  l'étude  des  harmonies 
que  nous  offrent  les  rapports  d'un  être  organisé  avec  les  êtres 
qui  l'entourent,  ou  bien  à  celle  des  harmonies  que  manifeste, 
sur  une  échelle  encore  plus  grande,  l'économie  du  monde  phy- 
sique. Ainsi,  il  ne  sera  pas  permis  de  dire  indifféremment  que 
les  végétaux  ont  été  créés  pour  servir  de  pâture  aux  animaux 
herbivores,  ou  que  les  animaux  herbivores  ont  été  organisés 
pour  se  nourrir  d'aliments  végétaux.  Le  développement  de  la 
vie  végétale  à  la  surface  du  globe  est  le  fait  antérieur,  domi- 
nant, auquel  la  nature  a  subordonné  la  construction  de  cer- 
tains types  d'animaux,  organisés  pour  puiser  leurs  aliments 
dans  le  règne  végétal.  Ce  n'est  pas  là  une  proposition  qui  se 
démontre  avec  une  rigueur  logique  ;  mais  c'est  une  relation 
que  nous  saisissons  par  le  sentiment  que  nous  avons  de  la  rai- 
son des  choses,  et  par  une  vue  de  l'ensemble  des  phénomènes. 
L'abeille  seule  pourrait  se  figurer  que  les  fleurs  ont  été  créées 
pour  son  usage  :  quant  à  nous,  spectateurs  désintéressés,  nous 
voyons  clairement  que  la  fleur  fait  partie  d'un  système  d'or- 
ganes essentiellement  destinés  à  la  reproduction  du  végétal, 
construits  dans  ce  but,  et  que  c'est  au  contraire  l'abeille  dont 
l'organisme  a  reçu  les  modifications  convenables  pour  qu'elle 
pût  tirer  de  la  fleur  les  sucs  nourriciers  et  les  assimiler  à  sa 
propre  substance.  Il  serait  ridicule  de  dire  qu'un  animal  a  été 
organisé  pour  servir  de  pâture  à  l'insecte  parasite,  tandis 
qu'on  ne  peut  douter  que  l'organisation  de  l'insecte  parasite 
n'ait  été  accommodée  à  la  nature  des  tissus  et  des  humeurs 
de  l'animal  aux  dépens  duquel  il  vit.  Si  l'on  y  prend  garde, 
et  qu'on  examine  la  plupart  des  exemples  qu'on  a  coutume 
de  citer  pour  frapper  de  ridicule  le  recours  aux  causes  finales, 
on  verra  que  le  ridicule  vient  de  ce  qu'on  a  interverti  les  rap- 
ports, et  méconnu  la  subordination  naturelle  des  phénomènes 
les  uns  aux  autres.  Mais,  de  ce  que  des  matériaux,  comme  la 
pierre  et  le  bois,  n'ont  pas  été  créés  pour  servir  à  la  construc- 
tion d'un  édifice,  il  ne  s'ensuit  pas  qu'on  doive  expliquer  par 
des  réactions  aveugles  ou  par  une  coïncidence  fortuite  la  con- 
venance qui  s'observe  entre  les  propriétés  des  matériaux  et 
la  destination  de  l'édifice.  Or,  dans  le  plan  général  de  la  na- 
ture (autant  qu'il  nous  est  donné  d'en  juger),  les  mêmes  objets 
doivent  être  successivement  envisagés,  d'abord  comme  des 


DE  L'HARMONIE  ET  DE  LA  FINALITÉ.  97 

ouvrages  que  la  nature  crée  pour  eux-mêmes,  en  disposant 
industrieusement  pour  cela  des  matériaux  préexistants  ;  puis 
comme  des  matériaux  qu'elle  emploie  avec  non  moins  d'in- 
dustrie à  la  construction  d'autres  ouvrages.  Intervertir  cet 
ordre  toutes  les  fois  qu'il  se  montre  avec  clarté,  c'est  heurter 
la  raison,  ainsi  qu'on  l'a  fait  souvent,  quand  on  s'est  plu  à 
considérer  l'homme  comme  le  centre  et  le  but  de  toutes  les 
merveilles  dont  il  est  seulement  le  témoin  intelligent,  et  dont 
il  n'a  encore,  le  plus  souvent,  qu'une  notion  fort  imparfaite. 
67.  —  Les  phénomènes  naturels,   enchaînés   les  uns  aux 
autres,  forment  un  réseau  dont  toutes  les  parties  adhèrent 
entre  elles,  mais  non  de  la  même  manière  ni  au  même  degré. 
On  n'en  peut  comparer  le  tissu,  ni  à  un  système  doué  d'une 
rigidité  absolue,  et  qui,  pour  ainsi  dire,  ne  serait  capable  de  se 
mouvoir  que  tout  d'une  pièce,  ni  à  un  tout  dont  chaque  partie 
serait  libre  de  se  mouvoir  en  tous  sens  avec  une  indépendance 
absolue.  Ici  les  liens  de  solidarité  se  relâchent,  et  il  y  a  plus  de 
carrière  au  jeu  des  combinaisons  fortuites  :  là,  au  contraire, 
les  liens  se  resserrent,  et  l'unité  systématique  est  accusée  plus 
fortement.  Tel  on  voit  le  dessin  d'une  feuille  d'arbre  parfaite- 
ment arrêté  quant  aux  principales  nervures,  tandis  que,  pour 
les  dernières  ramifications,  et  pour  l'agglomération  des  cellules 
qui  en  comblent  les  intervalles  et  composent  le  parenchyme 
de  la  feuille,  le  jeu  fortuit  des  circonstances  accessoires  donne 
lieu  à  des  modifications  innombrables  et  à  des  détails  qui  n'ont 
plus  rien  de  fixe  d'un  individu  à  l'autre.  On  s'écarte  également 
de  la  fidèle  interprétation  de  la  nature,  et  en  méconnaissant 
la  coordination  systématique  dans  les  traits  fondamentaux 
où  elle  se  montre  distinctement,  et  en  imaginant  mal  à  propos 
des  liens  de  coordination  et  de  solidarité  là  où  des  séries  col- 
latérales, gouvernées  chacune  par  leurs  propres  lois  depuis 
leur  séparation  du  tronc  commun,  n'ont  plus  entre  elles  que 
des  rapprochements  accidentels  et  des  adhérences  fortuites. 
C'est  un  axiome  de  la  raison  humaine  que  la  nature  se  gou- 
verne par  des  lois  générales,  et  l'on  va  contre  cet  axiome 
lorsqu'on  invoque  un  décret  providentiel,  lorsqu'on  a  recours 
à  une  cause  finale  [deus  ex  machina)  pour  chaque  fait  parti- 
culier, pour  chacun  des  innombrables  détails  que  nous  offre 
le  tableau  du  monde.  Mais  rien  ne  nous  autorise  à  dire  que  la 
nature  se  gouverne  par  une  loi  unique  ;  et  tant  que  ses  lois  ne 

7 


98  CHAPITRE  V. 

nous  paraîtront  pas  dériver  les  unes  des  autres,  ou  dériver 
toutes  d'une  loi  supérieure,  par  une  nécessité  purement  lo- 
gique ;  tant  que  nous  les  concevrons  au  contraire  comme 
ayant  pu  être  décrétées,  séparément,  d'une  infinité  de  manières, 
toutes  incompatibles  avec  la  production  d'effets  harmoniques 
comme  ceux  que  nous  observons,  nous  serons  fondés  à  voir 
dans  l'effet  à  produire  la  raison  d'une  harmonie  dont  ne  rend 
pas  compte  la  solidarité  des  lois  concourantes  ou  leur  dé- 
pendance logique  d'une  loi  supérieure  ;  et  c'est  l'idée  qui  se 
trouve  exprimée  par  la  dénomination  de  cause  finale.  De  là  il 
suit  que,  plus  le  nombre  des  lois  générales  et  des  faits  indé- 
pendants se  réduira  par  le  progrès  de  nos  connaissances  posi- 
tives, plus  le  nombre  des  harmonies  fondamentales  et  des 
applications  distinctes  du  principe  de  finalité  se  réduira  pa- 
reillement ;  mais  aussi,  plus  chaque  harmonie  fondamentale, 
prise  en  particulier,  acquerra  de  valeur  et  de  force  probante 
dans  son  témoignage  en  faveur  de  la  finalité  des  causes  et 
d'une  coordination  intelligente,  puisque  nous  jugeons  néces- 
sairement de  la  perfection  d'un  système  par  la  simplicité  des 
principes  et  la  fécondité  des  conséquences  :  en  sorte  que,  s'il 
nous  appartenait  de  remonter  jusqu'à  un  principe  unique  qui 
expliquât  tout,  ce  principe  unique  ou  ce  décret  primordial 
serait  la  plus  haute  expression  de  la  sagesse  comme  de  la  puis- 
sance suprême. 

D'ailleurs,  il  doit  être  bien  entendu  que  les  considérations 
dont  il  s'agit  dans  ce  chapitre  ne  s'élèvent  point  à  une  telle 
hauteur.  Nous  n'avons  en  vue  que  l'interprétation  philoso- 
phique des  phénomènes  naturels,  à  l'aide  des  lumières  de  la 
science  et  de  la  raison,  en  tant  qu'elle  ne  franchit  pas  le  cercle 
des  causes  secondaires  et  des  faits  observables.  Nous  ne  re- 
cherchons point  comment,  dans  les  détails  mêmes  livrés  au 
jeu  des  combinaisons  fortuites,  il  peut  y  avoir  une  direction 
suprême,  ni  comment,  dans  un  ordre  surnaturel  vers  lequel 
il  est  aussi  dans  la  nature  de  l'homme  de  tendre  par  le  senti- 
ment religieux,  le  hasard  peut  être,  jusque  pour  les  faits  par- 
ticuliers, le  ministre  de  la  Providence  et  l'exécuteur  de  ses  dé- 
crets mystérieux  (36).  Nous  aurons  encore  moins  la  témé- 
rité de  rechercher  quelle  est  la  fin  suprême  de  la  création  ;  la 
finalité  que  nous  ne  pouvons  méconnaître  dans  les  œuvres  de 
la  nature  est  une  finalité,  pour  ainsi  dire,  immédiate  et  spé- 


DE  L'HARMONIE  ET  DE  LA  FINALITÉ.  99 

ciale,  une  chaîne  dont  on  ne  peut  suivre  que  des  fragments 
dispersés.  Tel  organisme  est  admirablement  adapté  à  l'accom- 
plissement de  telle  fonction,  et  le  jeu  de  la  fonction  n'est  pas 
moins  bien  approprié  aux  besoins  de  l'individu  et  à  l'entretien 
de  l'espèce  ;  mais  quelle  fin  la  nature  s'est-elle  proposée  en 
créant  et  en  propageant  l'espèce  ?  c'est  ce  qui  ne  nous  est 
point  indiqué,  et  ce  que  nous  ne  pouvons  tenter  de  deviner 
sans  faire  des  suppositions  gratuites,  parfois  ridicules,  et  tou- 
jours indignes  d'un  esprit  sévère  :  tant  le  champ  de  nos  con- 
naissances est  restreint  en  comparaison  de  ce  qu'il  faudrait 
savoir  pour  pouvoir,  sans  une  trop  choquante  présomption, 
émettre  des  conjectures  sur  l'ordonnance  générale  du  monde  ! 

68.  —  Entre  les  deux  explications  qui  se  réfèrent,  l'une  à  la 
finalité  des  causes,  l'autre  à  l'épuisement  des  combinaisons 
fortuites,  ce  n'est  point,  en  général,  par  une  preuve  rigoureuse 
et  une  démonstration  formelle  que  l'esprit  se  décide.  On  peut, 
non  sans  choquer  le  bon  sens,  mais  sans  violer  aucune  règle 
de  la  logique,  attribuer  à  un  arrangement  providentiel  le  rap- 
prochement le  plus  insignifiant  et  le  plus  aisé  à  concevoir 
comme  résultant  de  combinaisons  fortuites,  ou  bien  inverse- 
ment se  donner  carrière  pour  tirer  du  jeu  des  combinaisons 
fortuites  le  résultat  le  plus  merveilleux  par  un  concours  har- 
monique de  circonstances  innombrables,  et  celui  où  brille, 
avec  le  plus  d'éclat,  l'intelligence  des  rapports  entre  la  fin  et 
les  moyens.  Quelque  fondée  que  soit  la  raison  humaine  à  pré- 
férer, selon  les  cas,  l'une  ou  l'autre  solution,  elle  rencontrera 
une  contradiction  sophistique  :  non  pas  une  contradiction 
passagère,  comme  en  éprouvent  toutes  les  vérités  scienti- 
fiques, jusqu'à  ce  qu'elles  aient  été  définitivement  constatées 
et  acquises  à  la  science,  mais  une  contradiction  permanente, 
tenant  à  l'impuissance  radicale  où  la  raison  humaine  se  trouve 
d'y  mettre  fin  par  une  démonstration  catégorique,  à  défaut 
de  l'observation  directe. 

Est-ce  à  dire  que  l'homme  doive  et  puisse  être  indifférent 
au  choix  de  la  solution  à  donner  à  ces  éternels  problèmes  ; 
qu'il  doive  renoncer  à  se  rendre  compte,  autant  que  ses  facultés 
le  comportent,  des  principes  d'ordre  et  d'harmonie  introduits 
dans  l'économie  du  monde,  de  la  part  qui  revient  à  ces  prin- 
cipes divers  et  du  mode  de  subordination  des  uns  aux  autres  ? 
Concevrions-nous  un  tableau  de  la  nature  où  ces  considérations 


100  CHAPITRE  V. 

ne  trouveraient  pas  leur  place,  et  où  l'on  se  bornerait  à  décrire 
des  plantes,  des  animaux,  des  roches,  des  chaînes  de  mon- 
tagnes, sans  rien  dire  des  rapports  des  êtres  entre  eux,  des 
parties  au  tout,  et  de  la  manière  d'entendre  la  raison  de  ces 
rapports  ?  C'est  ici  qu'il  devient  nécessaire  de  distinguer  pro- 
fondément la  connaissance  scientifique,  fondée  sur  l'observa- 
tion des  faits  et  la  déduction  des  conséquences,  d'avec  la  spé- 
culation philosophique,  qui  porte  sur  l'enquête  de  la  raison 
des  choses.  Toute  la  suite  de  cet  ouvrage  tendra  à  faire  res- 
sortir de  plus  en  plus  cette  distinction  capitale  entre  la  science 
et  la  philosophie,  à  tâcher  de  faire  la  part  de  l'une  et  de  l'autre, 
et  à  montrer  que  ni  l'une  ni  l'autre  ne  peuvent  être  sacrifiées 
sans  que  ce  sacrifice  n'entraîne  l'abaissement  de  l'intelligence 
de  l'homme  et  la  destruction  de  l'unité  harmonique  de  ses 
facultés. 

69.  —  Or,  comme  il  est  de  la  nature  de  la  spéculation  philo- 
sophique de  procéder  par  inductions  et  par  jugements  de  pro- 
babilité, non  par  déductions  et  par  démonstrations  catégo- 
riques, il  doit  arriver  et  il  arrive  que  la  probabilité  traverse  des 
degrés  sans  nombre  :  que  parfois  la  raison  est  irrésistiblement 
portée  à  voir,  ici  la  conséquence  d'une  harmonie  préétablie, 
là  le  résultat  de  la  multiplication  indéfinie  des  combinaisons 
fortuites  ;  tandis  qu'en  d'autres  cas  elle  flotte  indécise,  incli- 
nant à  se  prononcer  dans  un  sens  ou  dans  l'autre,  par  suite  de 
dispositions  qui  peuvent  varier  avec  les  habitudes  intellec- 
tuelles, l'état  des  lumières  et  les  impressions  venues  du  dehors. 

Quand  on  voit  que  le  soleil,  centre  des  mouvements  plané- 
taires, qu'il  domine  et  régularise  par  l'énorme  prépondérance 
de  sa  masse,  et  à  la  faveur  des  grands  intervalles  que  la  nature 
a  mis  initialement  entre  les  distances  des  planètes,  est  aussi 
le  foyer  de  la  lumière  qui  les  éclaire  et  de  la  chaleur  qui  y  dé- 
veloppe le  principe  de  vie,  on  ne  peut  méconnaître  l'admi- 
rable ordonnance  qui  fait  concourir  harmoniquement,  à  la 
production  de  ces  beaux  phénomènes,  des  forces  naturelles, 
telles  que  la  gravitation,  la  lumière,  etc.  ;  qui,  lors  môme 
qu'elles  pourraient  être  considérées  comme  autant  d'émana- 
tions d'un  seul  principe,  n'en  seraient  pas  moins  caractérisées, 
en  tant  que  principes  secondaires,  par  des  lois  distinctes  ayant 
entre  elles  la  même  indépendance  que  des  ruisseaux  issus 
d'une  même  source,  et  qui,  après  le  partage  de  leurs  eaux. 


DE  L'HARMONIE  ET  DE  LA  FINALITÉ.        101 

conservent  leurs  cours  et  leurs  allures  propres,  en  s'accom- 
modant  aux  accidents  des  terrains  qu'ils  parcourent  (52). 
Mais,  d'un  autre  côté,  s'il  est  loisible  à  une  imagination 
rêveuse  et  poétique  de  se  figurer  que  le  satellite  de  notre  pla- 
nète a  été  créé  tout  exprès  pour  éclairer  nos  nuits  de  sa  douce 
lumière,  une  raison  plus  sévère,  instruite  de  ce  qu'il  y  a  d'acci- 
dentel et  d'irrégulier  dans  la  répartition  des  satellites  entre  les 
planètes  principales  de  notre  système,  ne  peut  se  résoudre 
à  invoquer  le  principe  de  la  finalité  pour  rendre  compte  d'une 
harmonie  dont  l'importance  est  subalterne,  et  qui  même  ne 
remplit  qu'imparfaitement  le  but  qu'on  voudrait  lui  assigner. 
Encore  moins  la  raison  éclairée  par  le  progrès  des  études  géo- 
logiques admettrait-ell«  que,  si  les  antiques  révolutions  du 
globe  ont  enfoui  des  amas  de  végétaux  incomplètement  dé- 
composés, c'était,  comme  quelques-uns  se  sont  risqués  à  le 
dire,  pour  que  l'homme  y  trouvât  plus  tard  l'approvisionne- 
ment de  combustible  dont  les  progrès  de  son  industrie  lui 
feraient  sentir  le  besoin.  On  peut  remplir  par  tant  de  degrés 
qu'on  voudra  l'intervalle  entre  ces  cas  extrêmes  que  nous 
prenons  pour  exemples. 

70.  —  Quant  au  principe  du  consensus  final  par  influences 
ou  réactions  mutuelles,  lorsque  le  -progrès  de  nos  connais- 
sances scientifiques  nous  a  mis  à  même  d'y  rattacher  l'expli- 
cation de  telle  harmonie  particulière,  cette  explication  est 
définitivement  acquise  à  la  science,  et  il  n'y  a  pas  de  subtilité 
dialectique  qui  puisse  l'infirmer.  Le  nombre  des  cas  parti- 
culiers expliqués  de  la  sorte  est  petit  sans  doute,  mais  quelques 
exemples  suffisent  pour  nous  montrer  que  l'application  du 
principe  ne  surpasse  pas  absolument  les  forces  de  l'intelli- 
gence de  l'homme,  et  que  le  cercle  des  applications  pourra 
s'étendre,  à  mesure  que  nos  connaissances  positives  se  per- 
fectionneront et  s'étendront.  Si  l'application  du  principe  dont 
il  s'agit  exige  (comme  cela  paraît  être  le  cas  ordinaire)  que  les 
dispositions  initiales  aient  été  jusqu'à  un  certain  point  rap- 
prochées des  conditions  finales  d'harmonie,  il  faudra  encore 
que  l'un  des  deux  autres  principes  nous  serve  à  rendre  compte 
de  l'accomplissement  de  cette  condition  initiale  ;  et  à  cet 
égard  nous  retomberons  dans  l'ambiguïté  inévitable  signalée 
tout  à  l'heure  :  le  surplus  de  l'explication,  par  les  réactions 
mutuelles  des  diverses  parties  d'un  système  plus  ou  moins 


102  CHAPITRE  V. 

solidaire,  conservant  toute  la  certitude  d'une  démonstration 
scientifique.  Plus  il  y  aura  de  latitude  dans  les  suppositions 
permises  sur  l'état  initial  (ce  qu'on  apprendra  par  une  discus- 
sion appropriée  à  chaque  cas  particulier),  plus  on  aura  de 
motifs  de  se  dispenser  de  recourir  à  la  finalité  des  causes  ou  à 
l'épuisement  d'un  nombre  immense  de  combinaisons  for- 
tuites, pour  rendre  complètement  raison  de  l'harmonie  qui 
s'observe  dans  l'état  final. 

71.  —  En  terminant,  disons  quelques  mots  de  l'usage  du 
principe  de  finalité  comme  fil  conducteur  dans  les  recherches 
scientifiques.  Cet  usage  peut  ne  consister  que  dans  l'applica- 
tion de  l'adage  vulgaire  :  «  Qui  veut  la  fin,  veut  les  moyens.  » 
Lorsque  la  fin,  c'est-à-dire  le  résultat,  est  un  fait  donné  et  in- 
contestable, il  faut,  de  nécessité  logique,  admettre  les  moyens, 
c'est-à-dire  la  réunion  des  circonstances  sans  lesquelles  ce  ré- 
sultat n'aurait  pas  lieu  :  et  de  là  une  direction  imprimée  aux 
recherches  expérimentales,  jusqu'à  ce  qu'on  ait  retrouvé  par 
l'observation  directe  et  positivement  constaté  ce  dont  on  avait 
d'abord  conclu  par  le  raisonnement  l'existence  nécessaire. 
Ainsi,  nous  sommes  autorisés  à  conclure,  de  la  connaissance 
que  nous  avons  des  habitudes  carnassières  d'un  animal,  la 
présence  nécessaire  d'armes  propres  à  saisir  et  à  déchirer  la 
proie,  un  mode  de  structure  de  l'appareil  digestif  approprié 
au  régime  Carnivore,  et  ainsi  de  suite.  On  a  pu  de  la  sorte  (50) 
reslifuer  des  espèces  détruites,  dans  les  traits  les  plus  essentiels 
de  leur  organisation,  à  l'aide  seulement  de  quelques  frag- 
ments fossiles  ;  et  l'on  a  fait  dans  ce  travail  de  restitution  des 
pas  d'autant  plus  grands  qu'on  a  acquis  une  connaissance 
plus  approfondie  des  harmonies  de  la  nature  animale.  Un  pareil 
travail  n'implique  point  du  tout  la  solution  du  problème  phi- 
losophique qui  porte  sur  l'origine  et  sur  la  raison  des  harmonies 
observées,  et  n'exige  pas  qu'on  ait  pris  parti  pour  l'un  ou  pour 
l'autre  des  trois  chefs  d'explication  entre  lesquels  il  faut  choisir 
pour  s'en  rendre  compte.  Il  ne  s'agit  que  de  conclure  logi(iue- 
ment  d'un  fait  certain  aux  conditions  sans  lesquelles  ce  fait  ne 
pourrait  avoir  lieu.  L'esprit,  dans  cette  opération,  procède 
avec  toute  la  sûreté  et  toute  la  rigueur  démonstratives  qui 
appartiennent  aux  déductions  logiques. 

Mais  il  y  a  encore  pour  l'esprit  une  autre  marche,  qui  con- 
siste à  se  laisser  guider  par  le  pressentiment  d'une  perfection 


DE  L'HARMONIE  ET  DE  LA  FINALITÉ.        103 

et  d'une  harmonie  dans  les  œuvres  de  la  nature,  bien  supé- 
rieures à  ce  que  notre  faible  intelligence  en  a  pu  déjà  décou- 
vrir. Si  ce  pressentiment  n'est  pas  infaillible,  parce  que  le 
point  où  nous  sommes  placés  pour  juger  des  œuvres  de  la 
nature  ne  nous  laisse  voir  qu'un  horizon  restreint,  et  parce  que 
la  plus  grande  perfection  dans  les  détails  n'est  pas  toujours 
compatible  avec  la  simplicité  du  plan  et  la  généralité  des  lois, 
il  arrive  bien  plus  ordinairement,  principalement  lorsque 
l'observation  porte  sur  les  créations  de  la  nature  vivante, 
que  l'observateur,  en  cédant  à  ce  pressentiment,  et  en  diri- 
geant son  investigation  en  conséquence,  se  trouve  par  cela 
même  sur  la  voie  des  découvertes.  Il  en  est  de  ce  pressenti- 
ment indéfinissable,  et  dont  il  faut  tenir  grand  compte,  quoi- 
qu'il n'ait  pas  la  sûreté  d'une  règle  logique,  comme  de  celui 
qui  met  le  géomètre  sur  la  trace  d'un  théorème,  le  physicien 
sur  la  trace  d'une  loi  physique,  selon  qu'il  leur  paraît  que  la 
loi  ou  le  théorème  pressentis  satisfont  aux  conditions  de  gé- 
néralité, de  simplicité,  de  symétrie,  qui  contribuent  à  la  per- 
fection de  l'ordre  en  toutes  choses,  et  qu'une  longue  pratique 
des  sciences  leur  a  rendues  familières. 

72.  —  Les  considérations  dans  lesquelles  nous  venons 
d'entrer  trouvaient  ici  leur  place,  non  seulement  parce  que 
l'idée  d'un  ordre  harmonique  dans  la  nature  est  essentielle- 
ment corrélative  à  la  notion  du  hasard  et  de  l'indépendance  des 
causes,  et  par  là  même  se  rattache  à  la  théorie  de  la  probabi- 
lité philosophique,  mais  encore  parce  qu'elle  a  une  influence 
directe  et  évidente  sur  les  jugements  que  nous  portons  con- 
cernant la  réalité  de  nos  connaissances  et  la  valeur  objective 
de  nos  idées  en  général.  N'es-il  pas  clair  en  efïet  que,  s'il  y  a 
tant  d'harmonie  dans  tous  les  détails  de  la  création,  et  no- 
tamment dans  l'économie  des  êtres  vivants,  l'harmonie  doit 
aussi  régner  entre  le  système  des  causes  extérieures  qui  agis- 
sent sur  nous  de  manière  à  nous  donner  des  connaissances  et 
des  idées,  et  le  système  de  connaissances  et  d'idées  qui  en  ré- 
sultent ?  Ce  qu'il  y  a  de  particulier,  d'accidentel,  d'anormal 
dans  les  impressions  reçues  et  dans  les  idées  produites,  d'un 
individu  à  l'autre  ou  d'une  phase  à  l'autre  de  l'existence  du 
même  individu,  ne  doit-il  pas  s'efïacer  et  disparaître,  de  ma- 
nière qu'en  définitive  il  y  ait  accord  entre  les  notions  fonda- 
mentales, ou  les  règles  de  l'intelligence,  et  les  lois  fondamen- 


104  CHAPITRE  V. 

taies  ou  les  phénomènes  généraux  du  monde  extérieur  ?  D'un 
autre  côté,  si  un  tel  consensus  doit  nécessairement  s'établir 
en  définitive,  n'est-il  pas  manifeste  que  c'est  par  suite  de 
l'influence  des  causes  extérieures  sur  la  génération  des  idées, 
et  non  par  l'influence  de  nos  idées  sur  la  constitution  du  monde 
extérieur  ?  De  telle  sorte  que  ces  étranges  systèmes  de  méta- 
physique, qui  consistent  à  faire  sortir  le  monde  extérieur,  ou 
tout  au  moins  à  faire  sortir  l'ordre  qu'on  y  observe,  de  l'ordre 
même  de  nos  idées,  ne  sont,  à  le  bien  prendre,  que  l'extrême 
exagération  de  l'erreur  où  l'on  tombe  dans  les  applications 
abusives  de  l'un  ou  de  l'autre  des  deux  principes  de  solidarité 
et  de  finalité  (65  ei  66),  lorsqu'au  heu  de  concevoir  que  les 
faits  particuliers  se  sont  ajustés  ou  ont  été  ajustés  aux  faits 
généraux  et  dominants,  on  imagine,  au  contraire,  un  ajuste- 
ment des  faits  généraux  et  dominants  en  vue  ou  par  l'influence 
des  faits  particuliers  et  subordonnés. 

73.  —  Il  en  est  de  l'harmonie  entre  la  constitution  intellec- 
tuelle d'un  être  intelhgent  et  la  constitution  du  monde  exté- 
rieur, comme  de  toutes  les  autres  harmonies  de  la  nature  :  on 
peut  supposer  qu'elle  n'excède  point  le  pouvoir  inhérent  aux 
influences  et  aux  réactions  d'un  système  sur  l'autre,  comme 
aussi  l'on  peut  croire  qu'elle  serait  inexplicable  sans  un  concert 
préétabh  ;  et  enfin  la  troisième  explication,  par  l'épuisement 
des  combinaisons  fortuites,  s'offre,  ici  comme  ailleurs,  à  titre 
au   moins   d'argutie   scolastique.    xMais,   de   quelque   manière 
que  l'on  conçoive  la  raison  d'une  telle  harmonie,  il  est  évident 
qu'elle  n'a  lieu  nécessairement  que  tout  autant  qu'il  est  né- 
cessaire pour  le  gouvernement  de  l'être  intelligent,  dans  ses 
rapports  avec  le  monde  extérieur.  Là  est  le  vrai  fondement  de 
la  distinction  posée  par  Kant  entre  la  raison  spéculative  et  la 
raison  pratique  :  car  il  répugnerait  que  les  idées  d'un  être  in- 
telligent ne  fussent  pas  en  rapport  harmonique  avec  ses  be- 
soins et  avec  les  actes  qu'il  doit  accomplir  en  conséquence  de 
ses  idées  et  de  ses  besoins,  tout  comme  il  répugnerait  qu'un 
animal  dont  l'estomac  et  les  intestins  sont  appropriés  à  la  di- 
gestion d'une  proie  vivante,  n'eût  pas  reçu  de  la  nature  les 
armes  destinées  à  le  mettre  en  possession  de  cette  proie.  Que 
si  l'on  sort  du  cercle  des  besoins  et  des  actes  de  l'être  intelli- 
gent, qui  tous  dépendent  de  ses  rapports  avec  le  monde  exté- 
rieur, pour  se  livrer  à  des  spéculations  sur  ce  que  les  choses 


DE  L'HARMONIE  ET  DE  LA  FINALITÉ.        105 

sont  en  elles-mêmes  et  indépendamment  de  leurs  rapports 
avec  l'être  intelligent,  il  est  incontestable  qu'on  ne  peut 
plus  rien  conclure  de  l'action  des  principes  généraux  qui  pré- 
sident à  l'harmonie  de  la  création,  pas  plus  que  Descartes 
n'était  autorisé  à  s'appuyer  en  pareil  cas  sur  le  principe  de 
la  véracité  de  Dieu  :  car,  s'il  est  évident  que  Dieu  n'a  pas  pu 
nous  tromper  dans  les  règles  qu'il  a  imposées  à  notre  intelli- 
gence pour  la  conduite  de  nos  actions,  de  quel  droit  affirmer 
qu'il  a  dû  nous  donner  des  règles  infaillibles  pour  pénétrer 
dans  des  vérités  absolues  dont  la  connaissance  n'importe  pas 
à  l'accomplissement  des  destinées  qu'il  nous  a  faites  ?  Il  faut 
donc  recourir  à  d'autres  principes  pour  la  discussion  critique 
de  la  valeur  de  nos  idées,  en  tant  qu'il  s'agit  de  spéculation 
et  non  de  pratique  :  ce  sont  ces  principes  que  nous  allons  en- 
treprendre d'indiquer,  en  demandant  grâce  pour  l'aridité  des 
explications  techniques.  La  question  en  vaut  la  peine,  soit 
que  l'on  croie  à  la  possibilité  d'une  solution,  soit  qu'on  n'ait 
en  vue  que  de  rapprocher  des  systèmes  qui  ont  tant  occupé 
l'esprit  humain. 


CHAPITRE  VI 
De  l'application  de  la  probabilité  a  la  critique  des 

SOURCES     de     nos     CONNAISSANCES. 

74.  —  Nous  avons  traité,  dans  les  trois  précédents  cha- 
pitres, des  jugements  probables  fondés  sur  l'état  de  nos 
connaissances,  mais  en  supposant  que  l'on  ne  conteste  point 
le  fond  même  de  ces  connaissances,  et  que  la  discussion  porte 
exclusivement  sur  la  valeur  des  conséquences  qu'on  en  peut 
tirer.  S'agissait-il,  par  exemple,  de  la  probabilité  que  les  pla- 
nètes sont  habitées,  nous  admettions  comme  incontestables 
l'existence  de  l'espace  et  des  corps,  et  celle  des  planètes  en 
particulier  ;  nous  mettions  hors  de  doute  ce  que  les  astronomes 
nous  enseignent  des  dimensions,  des  formes,  des  distances  et 
des  mouvements  de  ces  corps  ;  nous  ne  songions  à  discuter, 
en  fait  de  probabilités,  que  celle  des  analogies  et  des 
inductions  qui  nous  portent,  à  la  suite  de  l'acquisition  de 
connaissances  réputées  certaines,  à  croire  que  les  planètes 
sont  habitées.  Maintenant,  au  contraire,  il  s'agit  d'appliquer 
les  idées  fondamentales  de  la  raison  des  choses,  de  l'ordre 
et  du  hasard  (c'est-à-dire  de  la  solidarité  et  de  l'indépen- 
dance des  causes),  et  les  conséquences  qui  s'en  déduisent  sur 
la  nature  des  probabilités  et  des  jugements  probables,  à 
l'examen  critique  des  sources  de  la  connaissance  humaine,  ce 
qui  est  le  principal  objet  de  nos  recherches,  dans  tout  le  cours 
de  cet  ouvrage. 

Toutes  les  facultés  par  lesquelles  nous  acquérons  nos 
connaissances  sont  ou  paraissent  être  sujettes  à  l'erreur  ; 
les  sens  ont  leurs  illusions,  la  mémoire  est  capricieuse,  l'atten- 
tioh  sommeille,  des  fautes  de  raisonnement  ou  de  calcul  nous 


DE  LA    CRITIQUE    DE    NOS    CONNAISSANCES.  107 

échappent  plusieurs  fois  de  suite.  Aussi  nous  défions-nous 
justement  de  nous-mêmes,  et  ne  regardons-nous  comme  des 
vérités  acquises  que  celles  qui  ont  été  contrôlées,  acceptées 
par  un  grand  nombre  de  juges  compétents,  placés  dans  des 
circonstances  diverses,  A  toutes  les  époques  de  la  philosophie, 
les  sceptiques  se  sont  prévalus  de  cette  règle  du  bon  sens  pour 
nier  la  possibilité  de  discerner  le  vrai  du  faux,  tandis  que 
d'autres  philosophes  en  concluaient  que  nos  connaissances, 
sans  être  jamais  rigoureusement  certaines,  peuvent  acquérir 
des  probabilités  de  plus  en  plus  voisines  de  la  certitude,  et 
tandis  que  d'autres  encore  regardaient  l'assentiment  unanime, 
ou  presque  unanime,  comme  l'unique  et  solide  fondement  de 
la  certitude. 

Admettons  que  chacune  des  facultés  auxquelles  nous 
devons  nos  connaissances  puisse  être  assimilée  à  un  juge  ou  à 
un  témoin  faillible  :  une  intelligence  supérieure  qui  en  com- 
prendrait tous  les  ressorts,  qui  pénétrerait,  par  exemple, 
dans  le  mystérieux  artifice  de  la  mémoire,  serait  capable 
d'assigner  la  chance  d'erreur  attachée  au  jeu  de  chaque  fonc- 
tion, à  l'emploi  de  chaque  faculté,  pour  chaque  individu  et 
dans  telles  circonstances  déterminées.  Elle  reconnaîtrait 
peut-être  que,  pour  certains  individus  et  dans  certaines  cir- 
constances, l'erreur  devient  physiquement  impossible  ;  car, 
enfin,  rien  ne  nous  autorise  à  affirmer  absolument  qu'il  n'y 
a  pas  d'opération  intellectuelle,  si  simple  qu'elle  soit,  qui 
n'entraîne  la  possibilité  d'une  erreur. 

Une  intelligence  incapable  de  tirer  de  telles  conclusions 
a  priori,  mais  qui  serait  en  possession  d'un  critère  infaillible 
pour  discerner  les  cas  où  l'une  de  nos  facultés  nous  a  trompés 
de  ceux  où  elle  nous  a  fidèlement  renseignés,  pourrait  par  cela 
même  (38)  déterminer  expérimentalement  les  chances  d'erreur 
inhérentes  à  l'exercice  de  cette  faculté,  si  d'ailleurs  elle  pou- 
vait effectuer  des  séries  d'expériences  assez  nombreuses,  et 
fixer  convenablement  les  conditions  de  l'expérience. 

75.  —  Lors  même  que  l'intelligence  dont  nous  parlons  ne 
serait  pas  en  possession  d'un  critère  infailHble,  l'observation 
pourrait  la  conduire  à  déterminer  numériquement  les  chances 
d'erreur,  inconnues  a  priori,  pourvu  qu'on  admît  que  la 
chance  de  vérité  surpasse  la  chance  d'erreur  ;  ce  qu'il  faut  bien 
accorder,  si  l'on  accorde  que,  dans  leur  jeu  réguHer,  les  facultés 


108  CHAPITRE  VI. 

intellectuelles  de  l'homme  ont  pour  fin  et  pour  résultat  de 
l'instruire  et  non  de  le  tromper  ;  de  sorte  que  la  perception 
et  le  jugement  erronés  doivent  être  considérés  comme  les  suites 
d'un  trouble  accidentel  des  facultés  et  des  fonctions.  Ceci 
repose  sur  une  théorie  qui  ne  peut  être  exposée  avec  les 
développements  convenables  sans  le  secours  du  calcul,  mais 
dont  nous  voulons  au  moins  indiquer  ici  les  principes,  pour  ne 
rien  négliger  de  ce  qui  a  trait  aussi  essentiellement  à 
notre  sujet. 

Afin  de  fixer  les  idées  par  un  exemple,  supposons  qu'un 
observateur  dont  l'attention  s'est  toujours  portée  sur  l'état 
du  ciel,  soit  dans  l'habitude  de  pronostiquer,  à  chaque  coucher 
du  soleil,  le  temps  qu'il  fera  le  jour  suivant  ;  si  l'on  tenait 
registre  de  ses  pronostics  pendant  un  temps  suffisamment 
long,  le  rapport  entre  le  nombre  des  pronostics  contredits  par 
l'événement  et  le  nombre  total  des  pronostics  donnerait, 
sans  erreur  sensible,  et  par  voie  purement  expérimentale,  la 
mesure  de  la  chance  d'erreur  qui  affecte  le  jugement  de 
l'observateur  dans  les  circonstances  indiquées.  Il  n'y  aurait 
aucune  limite  à  la  précision  de  cette  mesure  expérimentale, 
si  l'on  pouvait  prolonger  indéfiniment  l'expérience,  et  si 
d'ailleurs  l'observateur  ne  gagnait  ni  ne  perdait  en  perspicacité 
dans  le  cours  de  l'expérience,  comme  il  faut  le  supposer  d'abord 
pour  plus  de  simplicité.  Après  une  première  série  d'épreuves, 
qui  aurait  donné  la  mesure  de  la  chance  d'erreur  avec  une 
précision  suffisante,  si  l'on  en  recommençait  une  autre, 
toujours  dans  les  mêmes  conditions,  on  trouverait  sensible- 
ment le  même  rapport  entre  le  nombre  des  pronostics  démentis 
par  l'événement  et  le  nombre  total  des  pronostics  ;  la  gran- 
deur des  nombres  amenant  sensiblement,  dans  chaque  série 
d'épreuves,  la  compensation  des  efl'ets  dus  à  des  causes  irré- 
gulièrement variables  d'une  épreuve  à  l'autre,  pour  ne  laisser 
subsister  que  les  effets  des  causes  régulières  et  permanentes, 
ou  de  celles  qui  régissent  solidairement  toute  la  série  des 
épreuves. 

76.  —  Concevons  maintenant  que  deux  observateurs 
fassent  leurs  pronostics  simultanément,  mais  à  l'insu  l'un 
de  l'autre,  et  qu'on  en  tienne  registre  :  la  chance  d'erreur 
pourra  être  très  différente  pour  les  deux  observateurs  ; 
mais  (toujours  dans  le  but  de  raisonner  sur  les  cas  les  plus 


DE  LA    CRITIQUE    DE    NOS    CONNAISSANCES.  109 

simples)  supposons  d'abord  qu'elle  soit  la  même.  Admettons 
enfin  que  les  causes  qui  influent  sur  la  vérité  ou  l'erreur  du 
jugement  de  l'un  des  observateurs  soient  complètement  indé- 
pendantes de  celles  qui  influent  sur  la  vérité  ou  l'erreur  du 
jugement  de  l'autre  observateur  ;  qu'elles  résident,  par 
exemple,  dans  les  dispositions  où  se  trouvent  accidentelle- 
ment les  deux  observateurs,  au  physique  et  au  moral  :  il  y 
aura  une  liaison  mathématique  entre  le  nombre  qui  mesure 
la  chance  d'erreur  pour  chaque  observateur  et  le  rapport 
du  nombre  des  cas  où  ils  sont  d'accord  au  nombre  des  cas  où 
ils  émettent  des  jugements  contraires.  Si,  par  exemple,  chaque 
observateur  se  trompe  une  fois  sur  cinq,  ou  si  la  chance  d'erreur 
est  un  cinquième,  il  arrivera  dix-sept  fois  sur  vingt-cinq  que 
les  deux  observateurs  tomberont  d'accord  dans  leurs  pro- 
nostics ;  et  le  dépouillement  du  registre  devra  donner  sensi- 
blement ce  rapport  de  dix-sept  à  vingt-cinq,  toutes  les  fois 
qu'il  comprendra  une  série  assez  nombreuse  d'observations 
pour  que  les  irrégularités  fortuites  se  compensent  sensible- 
ment. On  pourra  passer  par  une  formule  mathématique  du 
premier  rapport  au  second,  ou  inversement. 

Cependant,  il  est  aisé  de  comprendre  que,  dans  le  retour 
du  second  nombre  au  premier,  doit  ge  trouver  une  ambiguïté 
qui  n'existe  pas  dans  le  passage  direct  du  premier  nombre  au 
second.  S'il  arrive  que  les  deux  observateurs  tombent  d'accord 
dix-sept  fois  sur  vingt-cinq  lorsqu'ils  se  trompent  tous  les 
deux  une  fois  sur  cinq,  il  est  évident  qu'ils  doivent  encore 
tomber  d'accord  dix-sept  fois  sur  vingt-cinq  lorsqu'ils  se 
trompent  tous  les  deux  quatre  fois  sur  cinq,  ou  lorsque  ce 
n'est  plus  la  chance  d'erreur,  mais  la  chance  de  vérité,  qui 
est  égale  à  un  cinquième.  Le  cas  extrême  où  ils  seraient 
toujours  d'accord,  sans  qu'il  y  eût  de  correspondance  entre 
eux,  indiquerait  manifestement  que  chacun  d'eux  dit  toujours 
vrai  ou  que  chacun  d'eux  se  trompe  toujours.  Cette  ambi- 
guïté inhérente  à  la  nature  du  problème  doit  se  retrouver 
dans  la  formule  mathématique,  et  s'y  trouve  efïectivement. 
Mais  si  l'on  a,  a  priori,  de  suffisants  motifs  d'admettre  que 
la  chance  de  vérité  l'emporte  sur  la  chance  d'erreur,  l'ambi- 
guïté sera  levée  par  cela  même.  La  formule  mathématique 
donnant,  par  exemple,  ces  deux  systèmes  : 
chance  d'erreur,  un  cinquième  ;  chance  de  vérité,   quatre  cinquièmes 


110  CHAPITRE  VI. 

ou  bien  : 

chance  d'erreur,   quatre  cinquièmes  ;  chance  de  vérité,  un  cinquième. 

on  saura  que  le  premier  système  est  seul  admissible,  et  l'on 
rejettera  le  second. 

C'est  ainsi  que  l'on  conçoit  la  possibilité  de  déterminer 
empiriquement  une  chance  d'erreur,  non  plus  par  l'obser- 
vation directe,  comme  dans  le  cas  où  l'on  possède  un  critère 
de  vérité  (tel  que  celui  qui  résulterait,  dans  notre  exemple, 
de  la  comparaison  des  pronostics  avec  les  événements  subsé- 
quents), mais  par  voie  indirecte  et  à  l'aide  de  relations  four- 
nies par  le  calcul,  toutes  les  fois  qu'un  pareil  critère  n'existe 
pas.  Ainsi,  quand  un  médecin  prescrit  un  traitement  à  son 
malade,  on  ne  saurait  tirer  de  l'événement  un  critère  infaillible 
de  la  vérité  ou  de  l'erreur  du  jugement  du  médecin  ;  car  il 
peut  se  faire  que  le  malade  succombe,  quoique  le  traitement 
prescrit  soit  le  meilleur,  ou  au  contraire  qu'il  guérisse  malgré 
les  vices  du  traitement.  A  supposer  donc  que  deux  médecins 
soient  appelés  séparément  en  consultation  pour  une  nombreuse 
série  de  cas  pathologiques,  il  n'y  aura  aucun  moyen  de 
déterminer  directement,  pour  chacun  d'eux,  la  chance  d'un 
jugement  erroné  ;  mais  le  registre  des  consultations  fera 
connaître  combien  de  fois  les  deux  médecins  sont  tombés 
d'accord  et  combien  de  fois  ils  ont  porté  des  jugements  con- 
tradictoires :  ce  qui  permet  de  concevoir,  d'après  les  expli- 
cations données  plus  haut,  comment  on  pourrait  parvenir 
à  déterminer  ces  chances  indirectement  et  sans  ambiguïté,  si 
l'on  était  d'ailleurs  fondé  à  croire  (comme  on  l'est  sans  doute) 
que  les  études  professionnelles  du  médecin,  sans  le  rendre 
infaillible,  l'inclinent  plutôt  à  la  vérité  qu'à  l'erreur,  et  qu'il 
vaut  mieux,  en  général,  consulter  le  médecin  que  de  remettre 
aux  dés  le  sort  du  malade. 

77.  —  Dans  les  questions  qui  sont  du  ressort  du  calcul, 
et  même  dans  toutes  les  questions  auxquelles  on  veut  applicjucr 
une  logique  sévère,  il  faut  commencer  par  des  cas  hypothé- 
tiques, al)straits,  qui  servent  ensuite  à  aborder  graduelle- 
ment des  cas  plus  complexes  et  plus  rapprochés  de  la  réalité 
des  applications.  C'est  ainsi  que  nous  avons  procédé  dans  la 
question  présente.  En  réalité,  les  chances  d'erreur  varient 
d'une  personne  à  l'autre,  et,  même,  en  général,  pour  chaque 


DE  LA    CRITIQUE    DE    NOS    CONNAISSANCES.  111 

personne,  d'un  jugement  à  l'autre.  Quand  un  jugement 
est  porté  sur  le  même  fait  par  plusieurs  personnes,  les  causes 
d'erreur  qui  agissent  sur  l'une  ne  sont  pas  dans  une  complète 
indépendance  des  causes  d'erreur  qui  agissent  sur  l'autre. . 
Pourvu  que  l'on  dispose  de  longues  séries  de  jugements, 
comme  cela  a  lieu  dans  la  statistique  des  tribunaux,  la  théorie 
dont  on  vient  d'indiquer  les  bases  peut  encore  s'appliquer, 
après  le  redressement  de  toutes  les  hypothèses  inexactes,  et  à 
la  faveur  de  données  expérimentales  suffisantes.  Alors  les 
valeurs  numériques  trouvées  par  le  calcul  ne  désignent  plus 
des  chances  d'erreur  pour  une  personne  et  pour  un  cas 
d'espèce  déterminée,  mais  des  moyennes  entre  toutes  les 
valeurs  que  la  chance  d'erreur  est  susceptible  de  prendre 
pour  un  grand  nombre  de  personnes  et  pour  un  grand 
nombre  d'espèces.  On  peut  arriver  ainsi  à  une  théorie 
vraiment  exacte  des  résultats  moyens  et  généraux  de  cer- 
taines institutions  judiciaires,  c'est-à-dire  des  résultats  qui 
préoccupent  le  législateur  et  intéressent  la  science  de  l'orga- 
nisation sociale,  sans  qu'il  y  ait  lieu  d'en  rien  conclure  (comme 
bien  des  gens  l'ont  cru  et  le  croient  encore)  dans  l'application 
à  chaque  cas  particulier. 

Il  serait  sans  doute  intéressant,  utile  aux  progrès  de  la 
science  de  notre  constitution  intellectuelle,  d'avoir  une  table 
des  valeurs  moyennes  de  la  chance  d'erreur,  pour  des  percep- 
tions ou  des  jugements  autres  que  les  décisions  des  tribunaux, 
comme  il  est  utile  à  la  connaissance  de  la  constitution  phy- 
sique de  l'homme  d'avoir  des  tables  de  mortalité,  des 
moyennes  de  la  taille,  du  poids,  de  la  force  musculaire,  à  diffé- 
rents âges  et  dans  différents  pays.  Aussi  la  théorie  de  ces 
chances  moyennes  ne  doit-elle  pas  être  complètement  négligée, 
quand  même  on  n'apercevrait  pas  les  moyens  de  dresser  une 
statistique  propre  à  rendre  la  théorie  applicable  :  car  d'abord 
la  théorie  peut  provoquer  l'expérience,  comme  l'expérience 
rectifie  souvent  la  théorie  ;  et  d'ailleurs  il  est  bon,  ainsi  que 
l'a  dit  Leibnitz,  d'avoir  des  méthodes  pour  tout  ce  qui  peut 
se  trouver  par  raison,  lors  même  que  des  circonstances  de- 
vraient par  le  fait  entraver  l'application  de  la  méthode.  Mais 
en  même  temps  il  faut  reconnaître  que  ce  qui  nous  importe 
par-dessus  tout,  c'est  de  peser,  dans  chaque  cas  particulier, 
la  valeur  des  motifs  qui  nous  portent  à  accorder,  à  refuser  ou 


112  CHAPITRE  VI. 

à  suspendre  notre  assentiment.  Or,  à  cet  égard,  la  théorie  des 
probabilités  mathématiques,  bien  entendue,  ne  serait  le  plus 
souvent  d'aucun  secours  :  mal  entendue,  elle  conduirait  à  de 
très  fausses  conséquences. 

78.  —  Supposons,  pour  prendre  un  exemple,  qu'il  ait  été 
parfaitement  constaté  par  l'expérience  que  deux  personnes, 
A  et  B,  sont  sujettes  chacune  à  se  tromper  une  fois  sur  vingt 
dans  un  calcul  numérique,  de  forme  bien  déterminée  :  il  ne 
s'ensuivra  pas  que,  lorsque  B  a  contrôlé  avec  attention  le 
calcul  de  A  et  l'a  trouvé  juste,  la  probabilité  de  l'erreur 
simultanée  soit  de  un  sur  quatre  cents,  ainsi  qu'on  pourrait 
le  conclure  par  assimilation  avec  la  probabilité  d'extraire 
deux  fois  de  suite  une  boule  noire  d'une  urne  qui  renfermerait 
dix-neuf  fois  autant  de  boules  blanches  que  de  boules  noires. 
En  effet,  par  cela  même  que  B  se  propose  de  contrôler  un 
résultat  déjà  obtenu,  il  y  a  lieu  de  supposer  que  son  attention 
est  plus  éveillée  et  qu'il  se  prémunit  mieux  contre  les  chances 
d'erreur.  Quand  même  B  opérerait  dans  l'ignorance  du 
résultat  trouvé  par  A  et  sans  intention  de  contrôle,  il  serait 
fort  extraordinaire  que,  parmi  toutes  les  fautes  de  calcul  pos- 
sibles, il  lui  échappât  précisément  celle  qui  a  échappé  au  cal- 
culateur A,  ou  qu'il  lui  en  échappât  une  autre,  affectant  préci- 
sément de  la  même  manière  le  même  chiiïre  du  résultat  final. 
En  conséquence,  si  les  résultats  trouvés  par  les  deux  calcu- 
lateurs concordaient  exactement,  la  probabilité  de  l'erreur 
du  résultat  commun,  conclue  de  ces  notions  de  combinaisons 
et  de  chances,  pourrait  être  de  beaucoup  inférieure  à  celle 
de  un  sur  quatre  cents.  Le  calcul  de  cette  probabilité  serait 
un  problème  compliqué,  dont  la  solution  dépendrait  de  la 
forme  du  calcul  numérique  qui  a  amené  les  deux  résultats  con- 
cordants, du  nombre  des  chiffres  employés,  etc.  Au  contraire, 
si  les  fautes  du  calcul  tenaient  à  quchpie  vice  de  méthode 
commun  aux  deux  opérateurs,  à  quelque  erreur  des  tables 
dont  ils  se  servent,  la  probabilité  d'une  erreur  commune  aux 
deux  résultats  concordants  pourrait  excéder  de  beaucoup 
celle  de  un  sur  quatre  cents  :  en  d'autres  termes,  il  arriverait 
plus  d'une  fois  sur  quatre  cents  que  les  deux  opérateurs  tom- 
beraient sur  des  résultats  faux,  quoique  concordants. 

79.  —  Admettons  maintenant  que  le  résultat  trouvé  par 
les  deux  calculateurs  satisfasse  â   une   loi  simple,  suggérée 


DE    LA    CRITIQUE    DE    NOS    CONNAISSANCES.  113 

par  la  théorie,  déjà  vérifiée  pour  d'autres  cas,  et  dont  on 
attendait  la  confirmation  :  tout  le  monde  s'accordera  à 
regarder  comme  excessivement  peu  probable,  ou  même  comme 
impossible,  qu'une  erreur  fortuite  de  calcul  donne  précisément 
ce  qu'il  faut  pour  faire  cadrer  le  résultat  avec  la  loi  théorique. 
On  ne  doutera  point  de  la  justesse  du  résultat  obtenu,  et  l'on 
ne  s'enquerra  point  si  les  deux  calculateurs  sont  sujets  à  se 
tromper  une  fois  sur  vingt,  ou  une  fois  sur  cent.  Nous  avons 
pris  pour  exemple  un  calcul  numérique,  c'est-à-dire  en  quel- 
que sorte  la  plus  mécanique  des  opérations  intellectuelles  ; 
mais  il  est  clair  qu'une  pareille  discussion  peut  porter  sur  tous 
les  actes  de  l'esprit  qui  tendent  à  nous  faire  connaître  quelque 
chose  :  bien  que  l'évaluation  des  chances  d'erreur,  tant  a  priori 
qu'a  posteriori,  paraisse  devoir  oiïrir  des  difficultés  d'autant 
moins  surmontables  qu'il  s'agit  d'opérations  plus  compli- 
quées, ou  pour  lesquelles  sont  mis  en  jeu  des  ressorts  plus 
cachés  de  notre  organisation  intellectuelle. 

Il  est  arrivé  aux  plus  grands  géomètres  de  tomber  dans  des 
méprises,  et  des  propositions  admises  comme  vraies,  même  en 
mathématiques  pures,  ont  été  plus  tard  abandonnées  comme 
fausses  ou  inexactes.  Cependant  il  serait  fort  extraordinaire, 
et  par  cela  seul  improbable,  que  tant  d^e  géomètres,  depuis  plus 
de  vingt  siècles,  se  fussent  trompés  en  trouvant  irréprochable 
la  démonstration  du  théorème  de  Pythagore,  telle  qu'on  la  lit 
dans  Euclide.  Mais,  si  l'on  considère  que  ce  théorème  se  dé- 
montre de  diverses  manières,  qu'il  se  coordonne  avec  tout  un 
système  de  propositions  parfaitement  liées,  on  aura  la  plus 
entière  conviction,  non  seulement  que  la  démonstration  est 
conforme  aux  lois  régulatrices  de  la  pensée  humaine,  mais 
encore  que  ce  théorème  appartient  à  un  ordre  de  vérités  sub- 
sistant indépendamment  des  facultés   qui  nous  les  révèlent  et 
des  lois  auxquelles  ces  facultés  sont  soumises  dans  leur  exercice. 
80.  —  Des  remarques  analogues  peuvent  s'appliquer  à  la 
crédibilité  des  témoignages.  J'ai  un  ami  à  Londres,  et  il  m'in- 
struit qu'un  grave  événement  vient  d'arriver  dans  cette  ville, 
qu'un  incendie  y  a  causé  des  pertes  énormes  et  détruit  de  fond 
en  comble  un  quartier  de  la  ville  ;  il  ajoute  diverses  circon- 
stances à  son  récit  ;  et  bientôt  après,  un  de  mes  amis  de  Paris, 
qui  a  aussi  un  correspondant  à  Londres,  me  montre  une  lettre 
où  les  mêpies  faits  sont  rapportés  avec  les  mêmes  circonstan- 

8 


114  CHAPITRE  VI. 

ces.  Je  sais  de  plus  pertinemment  que  son  correspondant  et  le 
mien  ne  se  connaissent  pas,  n'ont  aucune  relation  ensemble, 
et  ne  peuvent  par  conséquent  s'être  entendus  pour  nous 
tromper  tous  les  deux.  Dès  lors,  je  ne  songe  point  à  m'infor- 
mer  si  l'un  et  l'autre  sont  sujets,  une  fois  sur  dix  ou  une  fois 
sur  mille,  soit  à  se  laisser  fasciner  par  quelque  hallucination, 
soit  à  vouloir  mystifier  leurs  amis  par  quelque  méchante  plai- 
santerie :  car  comment  ce  bizarre  caprice  leur  serait-il  venu 
à  tous  deux  précisément  le  même  jour  ?  Et  quand  même  il 
leur  serait  venu,  comment,  sans  concert  aucun,  les  fantaisies 
de  leur  imagination  se  seraient-elles  accordées  pour  leur  faire 
inventer  le  même  conte  avec  les  mêmes  circonstances  ?  La 
chose  n'est  sans  doute  pas  mathématiquement  impossible  ; 
mais  il  y  aurait  là  un  si  prodigieux  hasard,  que  la  raison  ne 
peut  se  résoudre  à  admettre  une  telle  explication,  tandis  qu'il 
y  en  a  une  si  naturelle,  à  savoir  la  réalité  de  l'événement  ra- 
conté. Toutefois,  quant  à  certains  détails  du  récit,  je  suspen- 
drai mon  jugement,  nonobstant  la  confrontation  des  deux 
lettres  :  car  tout  le  monde  sait  que,  sous  l'impression  d'un 
grand  désastre,  les  esprits  sont  généralement  portés  à  s'en 
exagérer  à  eux-mêmes  et  à  en  exagérer  aux  autres  l'étendue 
et  les  suites.  Les  hommes  aiment  le  merveilleux  et  le  surpre- 
nant. Il  y  a  là  une  cause  d'altération  de  la  vérité,  qui  a  dû, 
ou  qui  du  moins  a  pu  agir  de  la  même  manière,  sans  concert 
aucun,  sur  les  deux  correspondants.  Dix  lettres,  cent  lettres 
reçues  le  même  jour  de  personnes  différentes  et  qui  n'ont  pu 
se  concerter,  me  laisseraient  encore  soupçonner  beaucoup 
d'exagération  dans  certains  détails  :  j'attendrai,  pour  y 
ajouter  foi,  que  les  imaginations  aient  eu  le  temps  de  se 
calmer,  et  qu'on  ait  procédé  à  des  enquêtes  dont  les  formes 
présentent  des  garanties  suffisantes  d'exactitude. 

En  général,  si  beaucoup  de  témoins  sont  unanimes  pour 
rapporter  un  fait  isolé  ;  si  nous  savons  qu'il  n'y  a  pas  de  con- 
cert possible  entre  les  témoins,  qu'ils  n'ont  pas  été  sous  l'in- 
fluence et  comme  dans  l'atmosphère  des  mêmes  causes  d'er- 
reur ou  d'imposture,  qu'il  n'y  avait  au  contraire  aucune  soli- 
darité possible  entre  les  causes  capables  de  vicier  séparément 
le  témoignage  de  chacun  d'eux,  la  théorie  mathématique  des 
chances  nous  autorisera  déjà  à  rejeter  comme  extrêmement 
peu  probable  la  supposition  qu'ils  se  trompent  tous  ou  qu'ils 


DE    LA    CRITIQUE    DE    NOS    CONNAISSANCES.  115 

veulent  tous  nous  tromper.  Mais,  si  le  fait  témoigné  est  com- 
plexe, si  toutes  les  circonstances  se  relient  bien  entre  elles  et 
avec  d'autres  faits  tenus  pour  certains,  un  autre  jugement  de 
probabilité,  fondé  sur  l'idée  de  l'ordre  et  sur  le  besoin  de  nous 
rendre  compte  de  l'enchaînement  rationnel  des  événements, 
pourra  mettre  hors  de  doute  le  fait  témoigné,  lors  même  que 
les  témoignages  ne  seraient  pas  en  grand  nombre,  ou  qu'ils 
seraient  exposés  à  des  causes  d'erreur  manifestement  soli- 
daires. 

Cela  s'applique  plus  spécialement  encore  aux  témoignages 
historiques.  Nous  croyons  fermement  à  l'existence  de  ce  per- 
sonnage que  l'on  nomme  Auguste,  non  seulement  à  cause  du 
grand  nombre  d'écrivains  originaux  qui  en  ont  parlé,  et  dont 
les  témoignages,  sur  les  circonstances  principales  de  son  his- 
toire, sont  d'accord  entre  eux  et  d'accord  avec  le  témoignage 
des  monuments,  mais  encore  et  principalement  parce  qu'Au- 
guste n'est  pas  un  personnage  isolé,  et  que  son  histoire  rend 
raison  d'une  foule  d'événements  contemporains  et  postérieurs, 
qui  manqueraient  de  fondement  et  ne  se  relieraient  plus  entre 
eux  si  l'on  supprimait  un  anneau  de  cette  importance  dans  la 
chaîne  historique. 

A  supposer  que  quelques  esprits  singuliers  se  plaisent  à 
mettre  en  doute  le  théorème  de  Pythagore  ou  l'existence 
d'Auguste,  notre  croyance  n'en  sera  nullement  ébranlée  :  nous 
n'hésiterons  pas  à  en  conclure  qu'il  y  a  désordre  dans  quel- 
ques-unes de  leurs  idées  ;  qu'ils  sont  sortis  à  quelques  égards 
de  l'état  normal  dans  lequel  nos  facultés  doivent  se  trouver 
pour  remplir  leur  destination. 

Ce  n'est  donc  pas  sur  la  répétition  des  mêmes  jugements, 
ni  sur  l'assentiment  unanime  ou  presque  unanime,  qu'est 
fondée  uniquement  notre  croyance  à  certaines  vérités  ;  elle 
repose  principalement  sur  la  perception  d'un  ordre  rationnel 
d'après  lequel  ces  vérités  s'enchaînent,  et  sur  la  persuasion 
que  les  causes  d'erreur  sont  des  causes  anomales,  affectant 
d'une  manière  irrégulière  chaque  sujet  qui  perçoit,  et  d'où 
ne  pourrait  résulter  une  telle  coordination  dans  les  objets 
perçus.  En  un  mot,  c'est  principalement,  et  même  on  pourrait 
dire  essentiellement,  sur  des  probabilités  de  la  nature  de  celles 
que  nous  avons  nommées  philosophiques,  qu'est  fondée  la  cri- 
tique de  nos  propres  jugements,  de  nos  perceptions  person- 


116  CHAPITRE  VI. 

nelles,  des  jugements,  des  perceptions  et  des  dires  de  nos 
semblables.  C'est  effectivement  ainsi  que  cette  critique  se 
fait  tous  les  jours,  dans  la  méditation  solitaire,  dans  la  dis- 
cussion orale  et  dans  les  livres.  Parfois,  cette  critique  passe 
comme  inaperçue,  tant  les  conclusions  qu'elle  doit  amener 
sont  saisissantes  et  incontestables.  Dans  une  foule  de  cas  elle 
nous  mène  à  des  probabilités  dont  on  ne  saurait  fixer  la  valeur 
par  des  nombres,  ni  par  aucun  signe  précis,  qui  frappent  in- 
également les  esprits,  et  n'engendrent  que  des  controverses 
sans  issue. 

81.  —  Maintenant,  faut-il  nécessairement  s'arrêter  là,  et 
n'est-ce  pas  encore  ainsi  que  peut  et  que  doit  se  faire  la  critique 
de  nos  facultés,  de  nos  idées,  de  nos  jugements,  quand  on  les 
considère,  non  plus  dans  les  individus,  mais  dans  l'espèce  ; 
quand  il  s'agit  de  règles  et  de  notions  générales,  et  non  plus 
seulement  d'objets  ou  de  faits  particuliers  ?  Les  motifs  de  dé- 
cider sont  les  mêmes.  Nos  sens,  et  en  général  toutes  les  facultés 
par  lesquelles  nos  connaissances  s'élaborent  et  se  perfection- 
nent, sont  guidées,  contrôlées  dans  leur  exercice  par  cette 
faculté  supérieure  et  régulatrice,   à  laquelle  nous  réservons 
par  excellence  le  nom  de  raison  (17),  et  qui  saisit  l'ordre  et  la 
raison  des  choses,  en  remontant  des  phénomènes  aux  lois,  des 
conséquences  aux  principes,  des  apparences  à  la  réalité.  C'est 
encore  elle  qui  doit  nous  apprendre  si  les  notions  et  les  idées 
qui  résultent  pour  nous  de  l'exercice  de  toutes  nos  autres  fa- 
cultés, après  qu'on  a  mis  à  l'écart  toutes  les  causes  fortuites 
d'illusion,  après  le  redressement  de  toutes  les  anomalies  acci- 
dentelles et   individuelles,    ne  sont  vraies  que  d'une   vérité 
humaine,  accommodée  à  la  constitution  de  notre  espèce,  à  la 
condition  et  aux  lois  de  notre  propre  nature  ;  ou  si,  au  con- 
traire, ces  facultés  ont  été  données  à  l'homme  pour  atteindre, 
dans  une  certaine  mesure,  à  la  connaissance  effective  de  ce 
que  les  choses  sont  intrinsèquement,  et  indépendamment  du 
commerce  que  nous  entretenons  avec  elles  ^. 

Un  homme  pourrait  être  assujetti  à  ne  voir  qu'à  travers  un 
verre  prismatique   ou   lenticulaire,   qui  changerait  tous   les 

'  «  nia  magna  fallacia  sensuuin,  niniiruni  quod  constituant  lineas 
reruni  ex  analogia  hoininis,  et  non  ex  analogia  universi  ;  quœ  non  corri- 
gitur,  nisi  per  rationem  et  philosoplùam  univemalcm.  »  Bacon,  Nov. 
Org.,  lib.  II,  c.  xl. 


DE    LA    CRITIQUE    DE    NOS    CONNAISSANCES.  117 

angles  visuels,  déformerait  tous  les  contours,  altérerait  tous  les 
rapports  de  grandeur  et  de  situation  ;  mais  cet  homme  ne  dé- 
mêlerait aucune  des  lois  qui  régissent  le  monde  matériel  ;  il 
ne  trouverait  que  confusion  et  désordre  dans  les  phénomènes 
qui  nous  frappent  par  leur  simplicité  et  leur  harmonie  ;  à 
moins  qu'à  l'aide  d'autres  sens,  ou  même  par  la  discussion 
raisonnée  d'expériences  faites  avec  la  vue  dans  des  circon- 
stances convenables,  il  ne  vînt  à  bout  de  démêler  dans  ses 
perceptions  ce  qui  provient  de  la  configuration  de  l'appareil 
ou  de  l'organe  par  l'intermédiaire  duquel  les  rayons  visuels  lui 
parviennent. 

Cette  hypothèse  n'est  pas  un  pur  jeu  d'imagination  :  nous 
observons  effectivement  les  astres  à  travers  un  milieu  (l'at- 
mosphère terrestre)  qui  dévie  inégalement  les  rayons  de  lu- 
mière selon  les  distances  des  astres  au  zénith,  de  manière  à 
changer  les  distances  zénithales,  à  altérer  les  distances  appa- 
rentes des  astres  entre  eux,  et  à  troubler  les  configurations  des 
groupes  dans  lesquels  nous  les  rangeons.  En  vertu  de  cette 
cause  perturbatrice  qu'on  nomme  la  réfradion  astronomique, 
les  phénomènes  du  mouvement  diurne  perdent  en  apparence 
leur  harmonieuse  simplicité.  Les  étoiles  ne  décrivent  plus, 
d'un  mouvement  uniforme,  des  cercles  parfaits  autour  de 
l'axe  du  monde.  Mais,  lors  même  que  nous  ne  pourrions  pas, 
avec  nos  connaissances  sur  la  constitution  de  l'atmosphère 
et  sur  le  mode  de  propagation  de  la  lumière,  assigner  la  cause 
physique  de  cette  illusion,  et  calculer  les  effets  de  la  réfraction 
astronomique,  nous  n'hésiterions  point  à  reconnaître  que  les 
irrégularités  du  mouvement  diurne  des  étoiles  sont  purement 
apparentes  et  dues  à  des  illusions  d'optique,  dont  le  milieu 
où  nous  sommes  plongés  est  la  véritable  cause.  Il  nous  suffirait, 
pour  en  être  convaincus,  de  remarquer  que  ces  irrégularités 
sont  plus  ou  moins  sensibles  selon  l'état  de  l'atmosphère  ; 
qu'elles  donnent  lieu  à  des  écarts  d'autant  plus  grands  que 
l'astre  se  penche  davantage  sur  notre  horizon  :  de  sorte  que, 
au  moment  même  où  elles  acquièrent  pour  nous  la  plus  grande 
amplitude,  elles  diminuent  ou  disparaissent  pour  un  obser- 
vateur éloigné.  Enfin,  lors  même  que  cette  dernière  expérience 
décisive  ne  pourrait  pas  se  faire,  quand  mêm?  il  nous  serait 
impossible  de  comparer  des  observations  de  la  même  étoile 
faites   simultanément  dans   des   lieux   très  distants   l'un   de 


118  CHAPITRE  VI. 

l'autre,  il  nous  suffirait  de  remarquer  que  notre  horizon  n'a 
qu'une  relation  accidentelle  avec  l'axe  du  mouvement  diurne  ; 
que  la  direction  de  notre  horizon  tient  au  lieu  que  nous  occu- 
pons à  la  surface  de  la  terre,  circonstance  qui  n'a  rien  à  faire 
avec  le  mouvement  des  astres  ;  cela  suffirait,  disons-nous, 
pour  nous  faire  conclure,  avec  cette  haute  probabilité  qui  en- 
traîne l'acquiescement  de  la  raison,  que  des  irrégularités  dont 
l'amplitude  dépend  de  la  hauteur  des  astres  sur  l'horizon 
tiennent  à  nous  et  non  aux  astres,  ne  sont  qu'apparentes  et 
n'affectent  point  les  mouvements  réels. 

82.  —  Une  cause  d'illusions  optiques,  comparable  à  celle 
qui  réside  dans  la  couche  atmosphérique  où  nous  sommes 
plongés,  et  dont  l'astronome  sait  si  bien  démêler  la  nature  et 
mesurer  les  effets,  pourrait  (comme  Bacon  le  soupçonne  en 
passant)  se  trouver  dans  la  constitution  même  de  l'œil  hu- 
main, dans  la  structure  des  milieux  et  des  appareils  divers  qui 
concourent  à  le  former  ;  enfin,  ce  qu'il  serait  difficile  sinon  im- 
possible de  vérifier  directement,  dans  le  mode  même  de  sen- 
sibilité de  la  rétine  et  des  tissus  nerveux  qui  la  mettent  en 
communication  avec  le  centre  cérébral  ^.  Si  cette  atmosphère 
interne  (qu'on  nous  passe  l'expression)  existait  effectivement, 
si  nous  avions  seulement  quelques  motifs  d'en  soupçonner 
l'existence,  il  faudrait  douter  aussi  de  la  légitimité  des  lois  du 
mouvement  diurne,  y  supposer  une  complication  des  lois  qui 
régissent  eiïectivement  le  phénomène,  avec  les  lois  d'après 
lesquelles  la  vision  s'opère  en  nous.  Tout  l'édifice  des  sciences 
astronomiques,  qui  repose  sur  les  lois  du  mouvement  diurne, 
serait  ébranlé  dans  sa  base.  Mais  c'est  là  une  pensée  qui  ne 
vient  à  personne,  et  qui  surtout  ne  viendra  jamais  à  un  astro- 
nome. La  belle  simplicité  des  lois  observées  nous  garantit  assez 
l'absence  de  toute  cause  interne  qui  les  compliquerait  à  notre 
insu.  Il  répugne  à  la  raison  d'admettre  qu'un  vice  de  confor- 
mation de  l'œil  humain,  bien  loin  de  troubler  l'ordre  et  la  ré- 
gularité des  phénomènes  extérieurs,  y  introduisît  l'ordre,  la 
régularité,  la  simplicité  qui  ne  s'y  trouveraient  pas,  ou  qui  ne 
s'y  trouveraient  que  dans  un  moindre  degré  de  perfection. 
Aussi  avons-nous  la  ferme  conviction  que  l'observation  ne 

'  Par  exemple,  l'illusion  optique,  connue  des  astronomes  et  des  phy- 
siciens sous  le  nom  d'irradiation,  paraît  tenir  au  mode  de  sensibilité 
de  la  rétine. 


DE    LA    CRITIQUE    DE    NOS    CONNAISSANCES.  119 

nous  induit  point  en  erreur  ;  que  les  étoiles  sont  bien  rappor- 
tées par  nous  à  leurs  véritables  lieux  optiques,  après  que  nous 
avons  tenu  compte  de  la  déviation  causée  par  l'interposition 
de  l'atmosphère,  et  de  quelques  autres  perturbations  prove- 
nant des  mouvements  dont  la  Terre  est  animée,  lesquelles 
sont  elles-mêmes  soumises  à  des  lois  régulières  que  la  théorie 
parvient  à  démêler.  Les  anomalies  très  petites  que  les  obser- 
vations ainsi  redressées  peuvent  encore  offrir  sont  mises  avec 
raison  (44)  sur  le  compte  des  erreurs  inhérentes  à  toute  opé- 
ration de  mesure,  faite  avec  des  sens  et  des  instruments  d'une 
perfection  bornée.  Si  elles  ne  se  compensent  pas  avec  une 
approximation  d'autant  plus  grande  que  les  observations 
qu'elles  affectent  seront  accumulées  en  plus  grand  nombre, 
elles  accuseront  l'existence  d'une  cause  constante  d'erreur 
ou  d'un  vice,  soit  dans  les  instruments  employés,  soit  dans  les 
organes  mêmes  ou  dans  les  habitudes  de  l'observateur  (telle 
que  serait  une  disposition  constante  à  une  estime  un  peu  trop 
forte  ou  un  peu  trop  faible,  soit  dans  l'opération  même  de  la 
mesure  des  grandeurs  angulaires,  soit  dans  l'opération  de  la 
lecture  sur  le  limbe  des  instruments).  Enfin,  si  les  anomalies 
dont  nous  parlons  ne  disparaissent  pas  sensiblement  quand  on 
établit  la  compensation  entre  les  mesures  prises  par  un  grand 
nombre  d'observateurs  placés  dans  des  circonstances  variées, 
elles  accuseront  effectivement  une  cause  constante  d'erreur, 
et  partant  une  imperfection  qui  tient  à  la  constitution  même 
de  l'espèce  ;  imperfection  d'autant  moins  surprenante 
qu'en  général  la  nature,  tout  en  satisfaisant  aux  conditions 
d'harmonie  requises  pour  le  maintien  de  son  plan  et  la  conser- 
vation de  ses  ouvrages,  ne  semble  pas  s'assujettir  à  y  satis- 
faire avec  une  précision  mathématique,  et,  tout  au  contraire, 
semble  avoir  une  disposition  constante  à  admettre  des  tolé- 
rances et  des  écarts  dont  au  surplus  la  raison  se  rend  compte 
(ainsi  qu'on  l'a  vu  dans  le  précédent  chapitre)  par  les  expli- 
cations mêmes  qu'on  peut  donner  de  l'ordre  et  de  l'harmonie 
du  monde. 

83.  —  La  comparaison  que  nous  venons  d'emprunter  à  la 
physique  peut  être  reproduite  sous  une  forme  un  peu  diffé- 
rente et  qui  a  ses  avantages  particuliers.  Supposons  donc 
qu'au  lieu  de  voir  les  objets  directement,  nous  n'ayons  en  face 
de  nous  qu'un  miroir  qui  nous  en  renverrait  les  images.  C'est 


120  CHAPITRE  VI. 

dans  un  pareil  miroir  qu'Herschell  sondait  les  profondeurs  du 
ciel  étoile,  et  il  y  a  des  mondes  au  sein  desquels  l'œil  de  l'hom- 
me n'a  pénétré  que  de  cette  manière.  Mais  Herschell  connais- 
sait parfaitement  la  structure  de  son  télescope  qu'il  avait 
inventé  lui-même  ;  tandis  qu'on  peut  imaginer  un  miroir  en 
face  duquel  il  aurait  plu  à  la  nature  de  nous  placer,  sans  nous 
avertir  de  sa  présence,  et  sans  nous  instruire  directement  de 
la  forme  qu'elle  aurait  jugé  à  propos  de  lui  donner.  Cependant, 
si  le  miroir  était  courbe,  la  déformation  des  images  produirait 
le  même  eiïet  que  produisait  tout  à  l'heure  l'interposition  du 
prisme  ou  du  verre  lenticulaire.  En  troublant  toutes  les  appa- 
rences, en  mettant  obstacle  à  l'enchaînement  des  phénomènes 
suivant  un  ordre  simple  et  régulier,  elle  nous  ferait  soupçon- 
ner l'existence  d'une  cause  de  désordre  qui  aiïecte,  non  pas 
les  objets  de  nos  perceptions,  mais  les  instruments  ou  les  or- 
ganes de  nos  perceptions,  et  par  suite  nos  perceptions  mêmes 
et  toutes  les  notions  qui  s'y  rattachent  ;  au  lieu  que,  si  le 
miroir  était  plan,  l'ordre  dans  lequel  tous  les  phénomènes 
s'enchaîneraient  nous  autoriserait  assez  à  conclure  que  nous 
sommes  placés  dans  des  conditions  favorables  pour  voir  les 
objets  extérieurs  tels  qu'ils  sont,  soit  que  nous  en  ayons  l'in- 
tuition directe,  soit  qu'ils  ne  se  montrent  à  nous  que  par  l'in- 
termédiaire de  certaines  images,  peut-être  alïaiblies,  mais 
pourtant  fidèles,  en  ce  sens  qu'elles  retiennent  bien  les  formes 
principales  et  les  traits  caractéristiques  du  type  originel. 

Néanmoins,  même  dans  le  cas  du  miroir  plan,  il  y  aurait 
une  différence  de  forme  bien  essentielle  entre  les  objets  et 
leurs  images  :  différence  pareille  à  celle  qui  existe  entre  la 
main  droite  et  la  main  gauche,  ou  à  celle  que  l'anatomie  dé- 
couvre entre  l'organisation  intérieure  de  la  plupart  des  hom- 
mes, pour  lesquels  la  déviation  des  viscères  a  lieu  dans  un 
sens,  et  celle  de  quelques  sujets  qui,  par  anomalie,  offrent  la 
même  déviation  en  sens  inverse.  La  même  inversion  afTecte- 
rait  h  la  fois  les  mouvements  des  corps  célestes,  l'action  des 
courants  électriques  sur  les  aimants,  l'action  des  cristaux 
sur  la  lumière,  l'enroulement  des  spires  de  la  coquille  et  de 
la  plante,  et  une  multitude  d'autres  traits,  généraux  ou  parti- 
culiers, de  la  structure  du  monde  que  nous  connaissons.  Mais, 
par  cela  même  qu'elle  affecterait  à  la  fois  l'ensemble  et  tous 
les  détails,  elle  ne  troublerait  en  rien  ni  la  régularité  de  l'en- 


DE   LA    CRITIQUE    DE    NOS    CONNAISSANCES.  121 

semble,  ni  l'harmonie  des  parties  ;  elle  n'amènerait  aucun  sur- 
croît de  complication  ;  et  la  raison,  n'ayant  aucun  motif  de 
préférence  entre  deux  ordres  d'une  symétrie  si  parfaite,  ne 
pourrait  s'appuyer  sur  aucune  induction  pour  croire  ou  pour 
ne  pas  croire  à  l'hypothèse  d'une  réflexion,  ou  d'un  nombre 
impair  de  réflexions,  d'où  résulterait  l'inversion  des  rapports 
géométriques.  Il  faudrait,  pour  que  la  question  cessât  d'être  à 
tout  jamais  problématique,  que  des  observations  d'une  autre 
nature,  fondées  sur  d'autres  propriétés  de  la  lumière,  nous 
apprissent  à  distinguer  par  certains  caractères  les  rayons 
directs  d'avec  les  rayons  réfléchis,  et  ceux  qui  n'ont  subi  qu'un 
certain  nombre  de  réflexions  d'avec  ceux  qui  en  ont  subi 
un  nombre  plus  grand.  De  là  un  nouveau  critère  dont  effecti- 
vement les  progrès  de  l'optique  nous  ont  mis  en  possession, 
mais  dont  l'acquisition  récente  sert  à  mieux  faire  ressortir 
l'insufTisance  d'un  autre  critère  pour  discerner  l'image  de 
l'objet  réel,  bien  que  ce  critère  suffise  déjà  pour  décider  que 
nous  avons  devant  nous,  sinon  l'objet  réel,  au  moins  une  image 
régulière  et  non  fantastique. 

84.  —  C'est  ainsi,  pour  revenir  encore  à  notre  premier 
exemple,  qu'après  avoir  dégagé  l'observation  du  mouvement 
diurne  des  étoiles  de  la  cause  de  trouble  et  de  complication 
qui  résulte  de  l'interposition  des  couches  de  l'atmosphère, 
nous  ne  doutons  pas  que  les  étoiles  ne  soient  rapportées  par 
nous  à  leurs  véritables  lieux  optiques  ;  et  nous  ne  craignons 
nullement  qu'il  reste  dans  la  structure  de  l'œil  ou  dans  la 
constitution  du  sensorium  un  vice  qui  fausse  toutes  les  mesures 
des  distances  angulaires,  au  point  que  la  simplicité  des  lois  du 
mouvement  diurne  ne  serait  que  le  fruit  d'une  illusion  fantas- 
tique. Mais,  d'un  autre  côté,  le  phénomène  de  la  rotation 
diurne  de  la  sphère  céleste  conserve  les  mêmes  caractères  de 
régularité  et  de  simpUcité  géométrique,  soit  qu'on  l'expUque 
par  la  rotation  du  système  entier  des  astres,  ou  par  une  rota- 
tion en  sens  inverse  imprimée  au  système  entier  des  objets 
terrestres.  De  là  une  ambiguïté  comme  celle  dont  nous  par- 
lions tout  à  l'heure,  pour  la  solution  de  laquelle  il  faut  le  se- 
cours de  connaissances  nouvelles  sur  la  constitution  physique 
des  objets  célestes,  connaissances  qui  fournissent  à  la  raison 
d'autres  analogies  et  d'autres  inductions.  A  la  faveur  de  ces 
connaissances  nouvelles,  non  seulement  la  question  relative 


122  CHAPITRE  VI. 

au  sens  du  mouvement  se  trouve  tranchée,  mais  nous  acqué- 
rons la  certitude  que  le  système  des  lieux  optiques  des  étoiles, 
ou  ce  qu'on  nomme  la  sphère  céleste,  n'est  qu'un  phéno- 
mène (87),  une  image  sui  generis,  tellement  différente  de  la 
réalité  que  l'image  brillerait  encore  à  nos  regards  plusieurs 
années  après  que  l'objet  qu'elle  nous  représente  aurait  cessé 
d'exister.  Et  pourtant,  quoiqu'il  nous  soit  donné  de  pénétrer 
beaucoup  plus  avant  dans  la  connaissance  de  la  réalité  d'où 
émanent  ces  apparences  phénoménales,  il  est  toujours  exact 
de  dire  que  notre  constitution  ne  fausse  en  rien  le  phénomène 
et  ne  nous  empêche  pas  d'en  saisir  la  véritable  loi,  ou  d'en 
avoir  une  juste  idée,  tout  à  fait  indépendante  des  particularités 
de  notre  propre  organisation. 

85.  —  Les  sens  ne  sont  pas  toujours  dans  le  même  état,  ne 
fonctionnent  pas  toujours  de  la  même  manière  ;  et  pourtant, 
ni  les  aberrations  de  la  sensibilité  chez  quelques  individus,  dans 
certaines  conditions  anomales,  ni  celles  même  qui  se  repro- 
duisent habituellement  et  périodiquement  dans  l'état  de  som- 
meil, ne  sont  capables,  malgré  les  objections  usées  du  vieux 
pyrrhonisme,  d'ébranler  notre  foi  dans  le  témoignage  ordi- 
naire des  sens.  C'est  que  les  notions  qu'ils  nous  donnent  sur 
les  objets  extérieurs,  dans  l'état  de  veille,  et  lorsque  rien  n'en 
trouble  le  jeu  ordinaire,  s'accordent  parfaitement  entre  elles. 
C'est  que  des  impressions  de  nature  diverse,  reçues  par  des 
sens  différents,  se  relient,  se  systématisent,  se  coordonnent 
bien,  dans  l'hypothèse  de  l'existence  des  objets  extérieurs, 
tels  que  l'entendement  les  conçoit.  C'est  que  la  mémoire  con- 
state l'identité  des  notions  que  les  sens  nous  ont  données,  de- 
puis ce  période  obscur  de  la  première  enfance  où  leur  éduca- 
tion s'est  achevée,  malgré  la  variété  des  affections  pénibles 
ou  agréables  qui  ont  accompagné  pour  chacun  de  nous,  aux 
diverses  époques  de  la  vie,  la  perception  des  mêmes  objets 
extérieurs.  C'est  que  la  même  identité  dans  la  perception  des 
mêmes  objets  pour  tous  les  hommes  jouissant  de  l'intégrité 
de  leurs  facultés,  sans  pouvoir  se  démontrer  formellement, 
se  manifeste  clairement  dans  notre  commerce  continuel  avec 
nos  semblables,  tandis  qu'il  n'y  a  nulle  liaison  réguhère  entre 
le  songe  de  la  veille  et  celui  du  lendemain,  ni  entre  nos  songes 
et  ceux  des  autres  hommes.  C'est  qu'enfin,  malgré  le  peu  de 
connaissance    que  nous  avons  du  principe  de  la  sensibiUté 


DE    LA    CRITIQUE    DE    NOS    CONNAISSANCES.  123 

et  du  jeu  de  nos  fonctions  psychologiques,  nous  en  savons 
assez  pour  démêler  que  les  perturbations  de  la  sensibilité,  dans 
le  sommeil  ou  dans  d'autres  circonstances  de  la  vie  animale, 
résultent  de  la  suspension  ou  de  l'oblitération  de  certaines 
facultés,  de  l'affaiblissement  ou  de  la  lésion  de  certains  or- 
ganes. Excepiio  firmal  regulam. 

Quelquefois  les  sens  nous  exposent  à  des  illusions  qu'on 
pourrait  appeler  normales,  parce  qu'elles  sont  universellement 
partagées,  et  que,  loin  de  résulter  d'un  trouble  accidentel 
dans  l'économie  des  fonctions,  elles  sont  le  résultat  constant 
de  cette  économie  même.  Telles  sont  les  illusions  d'optique 
par  suite  desquelles  le  ciel  prend  l'apparence  d'une  voûte 
aplatie,  et  la  lune  nous  semble  beaucoup  plus  grande  à 
l'horizon  que  près  du  zénith.  On  a  proposé  plusieurs  explica- 
tions de  ces  illusions  et  de  beaucoup  d'autres  ;  mais,  lors 
même  qu'elles  resteraient  inexpliquées,  le  concours  des 
autres  sens  et  l'intervention  de  la  raison  ne  tarderaient  pas  à 
rectifier  les  erreurs  de  jugement  qui  peuvent  les  accompagner 
d'abord.  Dans  la  contradiction  apparente  d'une  faculté  et 
d'une  autre,  notre  esprit  n'éprouve  aucun  embarras  à  se  dé- 
cider :  il  reconnaît  la  prééminence  d'une  faculté  sur  l'autre, 
et  il  n'hésite  pas  à  concevoir  les  phénomènes  de  la  manière 
qui  se  prête  seule  à  une  coordination  systématique  et  régu- 
lière, de  la  manière  qui  satisfait  seule  aux  lois  suprêmes  de 
la  raison. 

86.  —  De  même  que  la  nature  a  organisé  l'œil  pour  perce- 
voir les  angles  optiques  sans  les  altérer,  les  configurations  op- 
tiques sans  les  déformer,  et  cela  dans  un  but  évident  d'appro- 
priation aux  besoins  des  êtres  qu'elle  douait  du  sens  de  la 
vue,  ainsi  a-t-elle  façonné  l'entendement,  non  pour  coor- 
donner les  impressions  venues  des  choses  extérieures,  suivant 
un  type  à  lui,  étranger  à  la  réalité  objective,  mais  pour  pé- 
nétrer dans  cette  réalité,  toutefois  selon  la  mesure  exigée  pour 
l'accomphssement  de  la  destinée  de  l'homme. 

Or,  bien  que  l'homme,  en  philosophant,  cultive  des  facultés 
dont  il  tient  le  germe  de  la  nature,  il  est  clair  que  la  nature  n'a 
point  fait  l'homme  pour  philosopher  :  ce  sera,  si  l'on  veut, 
la  destinée  de  quelques  individus,  mais  ce  n'est  assurément 
pas  la  destination  de  l'espèce.  Il  est  donc  tout  simple  que  les 
actes  par  lesquels  l'homme  se  rapproche  le  plus  des  animaux 


124  CHAPITRE  VI. 

lui  suggèrent  instinctivement  les  perceptions  ou  intuitions 
fondamentales  dont  il  a  besoin  pour  se  conduire  dans  l'exer- 
cice de  ses  fonctions  animales,  et  dont  les  animaux  mêmes 
paraissent  avoir  au  moins  une  conscience  obscure.  Il  est  tout 
simple  aussi  que,  pour  l'accomplissement  des  actes  qui  s'élè- 
vent   au-dessus    de    l'animalité,    mais    qui   tiennent    à    l'ac- 
complissement de  la  destinée  de  l'espèce,  l'homme  ait  des 
croyances  naturelles  \  qu'on  pourra  appeler  spontanées  :  non 
qu'elles  fassent  soudainement  apparition  dans  l'esprit,  mais 
parce  qu'elles  précèdent  de  beaucoup  tout  contrôle  philoso- 
phique ou  rationnel.  Il  est  vrai  de  dire  en  ce  sens  avec  Pascal 
que  la  nature  confond  les  pyrrhoniens  ;  mais  le  second  membre 
de  l'antithèse,  la  raison  confond  les  dogmatistes,  ne  peut  être 
admis  comme  l'admettait  cet  austère  génie.  Le  raisonnement 
et  non  la  raison  confond  les  dogmatistes,  en  tant  qu'il  les 
réduit  à  l'impuissance  de  démontrer  formellement  les  thèses 
du  dogmatisme  ;  mais  la  raison  proprement  dite,  le  sens  de 
la  raison  des  choses,  parvient,  suivant  les  cas,  à  légitimer  cer- 
taines  croyances  naturelles   et  instinctives,   et  à  en  rejeter 
d'autres  parmi  les  préjugés  ou  les  illusions  des  sens  ^  Ce  départ 
du  vrai  et  du  faux,  dans  des  croyances  ou  des  penchants  in- 
tellectuels que  nous  tenons  de  la  nature,  cette  critique  des 
instruments  à  l'aide  desquels  nous  entrons  dans  la  connais- 
sance des  choses,  ne  pourraient  sans  contradiction,  comme  les 
sceptiques  de  tous  les  temps  l'ont  fait  voir,  résulter  de  dé- 
monstrations formelles  du  genre  de  celles  des  géomètres  ;  ce 
départ  ou  cette  critique  ne  résultent  jamais  que  de  jugements 
fondés  sur  des  probabilités  ;  mais  ces  probabiUtés  peuvent, 
dans  certains  cas,  acquérir  une  telle  force,  qu'elles  entraînent 
irrésistiblement  l'assentiment  de  la  raison,  tandis  qu'elles  ne 
projettent  qu'une  lueur  indécise  sur  d'autres  parties  du  champ 
de  la  spéculation. 

87.  —  Le  système  de  critique  philosophique  que  l'on  indique 
ici  n'est  pas  autre  chose  que  le  système  de  critique  suivi  dans 
les  sciences  et  dans  la  pratique  de  la  vie.  Il  faut  se  contenter 


»  «  Neque  earum  rcruni  quemquam  funditus  natura  voluit  exper- 
tem.  »  Cic,  De  Oral.,  lib.  III.  c.  i,. 

>  «  Je  vois  toutes  les  vérités  dans  une  lumière  intérieure,  c'est-à-dire 
dans  ma  raison  par  laquelle  je  juge  et  des  sens,  et  de  leurs  organes,  et  de 
leurs  objets.  »  Bossuet,  De  In  connaissance  de  Dieu  el  de  soi-même. 


DE    LA    CRITIQUE    DE    NOS    CONNAISSANCES.  125 

de  hautes  probabilités  dans  la  solution  des  problèmes  de  la 
philosophie,  comme  on  s'en  contente  en  astronomie,  en  phy- 
sique, en  histoire,  en  affaires  ;  et  de  même  qu'il  y  a  en  phy- 
sique, en  histoire,  des  choses  hors  de  doute,  quoique  non  lo- 
giquement démontrées,  il  peut,  il  doit  y  en  avoir  de  telles 
dans  le  champ  de  la  spéculation  philosophique.  Il  faut  savoir 
reconnaître  l'affaiblissement  graduel  et  continu  de  la  probabi- 
lité là  où  il  se  trouve,  aussi  bien  en  philosophie  qu'ailleurs. 
La  prétention  d'y  tout  réduire  à  la  démonstration  logique, 
et  même  la  tendance  à  rechercher  de  préférence  ce  genre  de 
preuves,  ne  peuvent  aboutir  qu'au  scepticisme,  comme 
l'atteste  l'expérience  de  tous  les  siècles,  et  comme  l'indiquent 
a  priori  les  lois  de  l'intelligence  humaine.  L'idée  de  procéder 
en  philosophie  comme  l'esprit  procède  partout  est  sans  doute 
une  idée  si  simple  qu'on  n'y  saurait  voir  ni  invention,  ni  ré- 
forme ;  mais  c'était  aussi  une  idée  simple  que  celle  d'étendre 
aux  corps  célestes  les  lois  d'inertie,  de  pesanteur,  qui  régissent 
à  la  surface  de  notre  globe  les  mouvements  de  la  matière,  et 
de  cette  idée  simple  sont  issues  les  grandes  découvertes  astro- 
nomiques du  dix-septième  siècle.  Ce  n'est  pas  non  plus  une 
idée  neuve  que  de  penser  que  nous  sommes  guidés  en  tout 
par  des  probabilités  d'inégale  force-;  c'était  l'opinion  pro- 
fessée dans  l'école  grecque  connue  sous  le  nom  de  troisième 
Académie,  école  dont  Cicéron  a  été  chez  les  Latins  et  est  resté 
pour  nous  l'élégant  interprète.  Mais  la  notion  de  la  probabi- 
lité n'a  jamais  été  pour  les  anciens  que  vague  et  confuse  ;  et 
lorsque,  chez  les  modernes,  les  progrès  des  sciences  exactes 
eurent  fait  éclore  la  théorie  de  la  probabilité  mathématique, 
précisément  vers  l'époque  où  la  philosophie  et  les  sciences 
exactes  allaient  tendre  à  faire  divorce,  il  semble  que  cette  dé- 
couverte même  ait  empêché  qu'on  ne  donnât  à  la  doctrine 
philosophique  ébauchée  par  les  Grecs  la  rigueur  méthodique 
et  la  précision  sans  subtilité  qui  caractérisent  l'esprit  moderne. 
Il  fallait  pénétrer  plus  avant  qu'on  ne  l'a  fait  dans  l'idée  fon- 
damentale du  hasard  et  de  l'indépendance  des  causes  ;  distin- 
guer nettement  la  notion  de  la  probabilité  philosophique  d'avec 
celle  de  la  probabilité  mathématique,  telle  que  les  géomètres 
l'entendent  ou  doivent  l'entendre  ;  faire  voir  ce  que  ces  no- 
tions ont  de  commun  et  en  quoi  elles  diffèrent,  au  point  d'être 
essentiellement  irréductibles  l'une  à  l'autre. 


126  CHAPITRE  VI. 

Surtout  il  fallait  distinguer  cette  subordination  de  nos  fa- 
cultés, qui  seule  peut  conduire  à  un  contrôle  et  à  une  solution 
des  contradictions  apparentes.  A  défaut  de  cette  distinction, 
il  n'y  aura  plus,  à  proprement  parler,  de  discussion  philoso- 
phique ;  on  multipliera  indéfiniment  les  faits  prétendus  pri- 
mitifs ou  irréductibles  ;  on  en  appellera  sans  cesse  au  sens 
commun  :  ce  qui  équivaudra  à  la  multiplication  indéfinie,  en 
physique,  des  qualités  occultes,  et  ce  qui  est  un  procédé  ex- 
clusif de  toute  organisation  théorique. 

88.—  C'est  un  préjugé  commun  chez  les  personnes  éclairées 
que  l'homme,  ne  pouvant  juger  qu'à  l'aide  de  ses  facultés,  ne 
saurait  critiquer  ses  facultés  ;  mais,  si  l'homme  a  des  facultés 
diverses,  si  elles  sont  hiérarchiquement  ordonnées,  et  non 
simplement  associées,  ce  qu'il  y  a  de  spécieux  dans  la  formule 
de  ce  jugement  a  priori  disparaît  aussitôt.  Or,  les  explications 
données  jusqu'ici,  celles  que  nous  continuerons  de  donner 
par  la  suite,  mettent  ou  mettront  en  évidence,  à  ce  que  nous 
espérons,  le  fait  de  cette  coordination  hiérarchique.  Les  sens 
ne  sont  que  des  instruments  pour  la  raison  :  et  de  même  que 
l'homme  parvient  à  s'assurer,  au  moyen  des  sens,  des  causes 
d'erreur  inhérentes  aux  instruments  que  son  industrie  a  créés, 
de  même  il  peut,  sous  de  certaines  conditions,  s'assurer  des 
causes  d'erreur  qui  résideraient  dans  les  instruments  naturels 
dont  sa  raison  dispose. 

Supposons,  pour  prendre  un  nouvel  exemple,  qu'il  s'agisse 
de  mesurer  une  certaine  grandeur,  et  que  cette  grandeur  doive 
être  estimée  à  vue,  sans  le  secours  d'aucun  instrument,  afin 
de  ne  pas  compliquer  des  erreurs  provenant  de  l'instrument 
celles  qui  proviendraient  des  imperfections  du  sens.  Nous 
sommes  bien  certains,  avant  toute  expérience,  qu'une  pareille 
estime  sera  entachée  d'erreur,  car  la  précision  mathématique 
ne  saurait  (sans  un  hasard  infiniment  peu  probable)  se  trouver 
dans  ce  qui  dépend  des  sens  et  du  commerce  de  l'homme  avec 
le  monde  matériel  ;  mais  ce  qu'il  faut  tâcher  de  découvrir  expé- 
rimentalement, c'est  la  présence  ou  l'absence  d'une  cause 
constante  d'erreur  qui,  en  se  combinant  avec  d'autres  causes 
dont  l'action  varie  fortuitement  et  irrégulièrement  d'une  me- 
sure à  l'autre,  tendrait  à  rendre  toutes  les  mesures  trop  fortes 
ou  toutes  les  mesures  trop  faibles,  de  manière  à  entacher  d'une 
erreur  sensible  le  résultat  moyen,   après  que  les  efïets  des 


DE    LA    CRITIQUE    DE    NOS    CONNAISSANCES.  127 

causes  variables  et  fortuites  se  seraient  sensiblement  com- 
pensés. Or,  concevons  que  toutes  les  mesures  ainsi  prises  se 
trouvent  rangées  en  tableau  par  ordre  de  grandeur,  de  part 
et  d'autre  de  la  valeur  moyenne,  selon  qu'elles  la  surpassent 
ou  qu'elles  en  sont  surpassées.  S'il  n'y  a  pas  de  cause  constante, 
soit  organique  ou  constitutionnelle,  soit  tenant  à  l'action  des 
milieux  ambiants,  qui  tende  à  favoriser  de  préférence,  soit  les 
erreurs  en  plus,  soit  les  erreurs  en  moins,  les  mesures  particu- 
lières qui  toutes  pèchent,  les  unes  par  excès,  les  autres  par  dé- 
faut, se  trouveront  distribuées  symétriquement  de  part  et 
d'autres  de  la  valeur  moyenne,  dont  la  vraie  valeur  ne  pourra 
différer  sensiblement.  A  mesure  que  l'on  s'éloignera  davan- 
tage de  la  valeur  moyenne,  dans  un  sens  ou  dans  l'autre,  les 
valeurs  particulières  deviendront  plus  clairsemées,  plus  dis- 
tantes de  celles  qui  les  précèdent  ou  qui  les  suivent  ;  parce  que, 
en  vertu  de  l'hypothèse,  la  probabilité  d'une  erreur  plus  pe- 
tite doit  l'emporter  sur  la  probabilité  d'une  erreur  plus  grande. 
Les  valeurs  particulières  seront  également  accumulées  ou  éga- 
lement clairsemées  à  des  distances  égales  de  la  moyenne,  en 
plus  ou  en  moins.  Si  donc  une  pareille  distribution  symétrique 
s'observe  dans  le  tableau  des  valeurs  particulières,  il  ne  sera 
pas  encore  prouvé,  mais  il  sera  du  moins  fort  probable  que 
l'œil,  dans  l'opération  de  mesure  dont  il  s'agit,  n'est  pas  sous 
l'influence  d'une  cause  constante  d'erreur,  et  que  la  moyenne 
ne  diffère  pas  sensiblement  de  la  vraie  valeur  qu'il  fallait  me- 
surer. Mais  si  au  contraire  la  distribution  symétrique  dont 
nous  parlons  n'a  nullement  lieu,  on  sera  certain,  pourvu  qu'on 
opère  sur  des  nombres  suffisamment  grands,  que  les  chances 
des  erreurs  en  un  sens  l'emportent  sur  celles  des  erreurs  en  sens 
contraire  ;  que,  par  exemple,  une  cause  constante  favorise 
les  erreurs  en  plus  ;  et  dès  lors  il  deviendra,  sinon  rigoureuse- 
ment impossible,  du  moins  excessivement  peu  probable,  que 
la  moyenne  trouvée  ne  diffère  pas  sensiblement  de  la  vraie 
valeur.  Une  simple  vue  de  l'esprit,  une  conception  purement 
rationnelle,  aura  accusé  la  vérité  ou  l'erreur  de  la  perception 
sensible  et  du  jugement  de  comparaison  ou  de  mesure  qui  en 
est  la  suite. 

89.  —  L'homme,  dit-on,  se  fait  nécessairement  le  centre  de 
tout,  rapporte  nécessairement  tout  à  lui.  Que  ce  soit  là  une 
tendance  instinctive  de  sa  nature  sensible,  on  ne  saurait  le 


128  CHAPITRE  VI. 

nier  ;  mais  qu'il  y  ait  dans  la  raison  de  quoi  combattre  et  sur- 
monter cette  tendance,  de  quoi  élever  l'homme  au-dessus  des 
pures  fonctions  de  relation,  comme  les  physiologistes  les  appel- 
lent avec  justesse,  c'est  ce  dont  l'histoire  des  sciences  fournit 
des  preuves  multipliées.  Quoi  de  plus  conforme  à  ce  penchant 
instinctif  que  de  supposer  la  terre  immobile  et  d'en  faire  le 
centre  des  mouvements  des  corps  célestes  ?  Et  cependant, 
par  une  suite  d'analogies,  d'inductions,  de  preuves,  qui  s'adres- 
sent à  la  raison  et  non  aux  sens,  l'homme  s'est  vu  contraint 
de  sacrifier  ce  préjugé.  Il  l'a  fait  en  dépit  de  bien  d'autres 
obstacles  qui  venaient  contrarier  le  jugement  de  sa  raison. 

La  raison  et  la  science  ont  conduit  les  naturalistes  à  des 
conséquences  tout  autres.  La  gradation  qu'ils  établissent  dans 
la  série  des  espèces  animales  qui  peuplent  notre  globe,  laisse 
l'homme  à  la  tête  de  la  série,  et  abaisse  d'autant  plus  les  autres 
espèces  qu'elles  s'éloignent  davantage  de  la  nôtre  par  l'en- 
semble de  leurs  caractères,  ou  par  les  caractères  que  l'ensemble 
des  observations  nous  oblige  de  regarder  comme  les  caractères 
fondamentaux  et  dominants  ;  et  cependant  il  est  fort  clair, 
pour  tous  les  zoologistes,  que  cette  gradation  ne  doit  pas  être 
mise  sur  le  compte  d'un  préjugé  de  position  ;  qu'un  tel  ordre 
n'est  pas  artificiel,  parce  qu'il  ne  présente  aucune  des  incohé- 
rences que  présenterait  inévitablement  un  ordre  artificiel, 
établi  d'après  la  position  accidentelle  de  l'homme  dans  la 
série  des  êtres.  C'est  ce  que  le  progrès  et  les  résultats  concor- 
dants de  la  zoologie,  de  l'anatomie  comparée,  de  l'embryogé- 
nie, de  la  paléontologie,  ont  mis  depuis  longtemps  hors  de 
doute,  et  ce  qui  reçoit,  chaque  jour,  des  nouvelles  découvertes, 
une  nouvelle  confirmation. 

La  découverte  de  l'ordre  des  affinités  naturelles,  qui  nous 
donne  ainsi,  par  des  inductions  rationnelles,  la  certitude  de 
la  prééminence  de  notre  espèce,  a  été  pour  nous  le  résultat 
d'investigations  scientifiques,  de  travaux  méthodiques  et 
persévérants.  Au  début,  et  poussé  par  les  seuls  instincts  de 
sa  nature  sensiljle,  l'homme  range  en  elTet  les  êtres  de  la 
création  terrestre  dans  un  ordre  artificiel,  selon  les  services 
qu'ils  lui  rendent,  le  parti  qu'il  en  tire,  ou  du  moins  (s'il 
veut  bien  faire  abstraction  de  ce  qui  le  touche  personnelle- 
ment) d'après  leur  taille,  leurs  formes  extérieures,  la  durée 
de  leur  croissance,   le  milieu   qu'ils  habitent  ;  en  un  mot, 


DE  LA    CRITiOUE    DE    NOS    CONNAISSANCES.  129 

d'après  les  caractères  auxquels  l'homme  est  naturellement 
porté  à  attribuer  une  valeur  qu'ils  n'ont  foncièrement  pas, 
et  que  fait  évanouir  une  connaissance  plus  approfondie  de  la 
nature  des  êtres,  à  mesure  que  les  progrès  de  la  science  mettent 
en  évidence  des  faits  plus  cachés  et  permettent  à  la  raison  de 
saisir  des  rapports  plus  essentiels. 

Ce  n'est  pas  que,  dans  l'ordre  réputé  avec  fondement  le 
plus  naturel  ou  le  plus  vrai,  il  n'y  ait  encore  des  traces  d'un 
ordre  relatif  et  artificiel,  accommodé  à  notre  manière  de  con- 
cevoir les  choses,  plutôt  qu'à  l'exacte  représentation  de  ce 
que  les  choses  sont  intrinsèquement  et  absolument.  Nous  le 
reconnaîtrons  plus  tard,  et  nous  en  démêlerons  la  cause,  qui 
tient  au  mode  de  développement  de  quelques-unes  de  nos 
facultés  :  de  sorte  que  cette  application,  dans  un  autre  sens, 
des  principes  de  la  critique,  ne  fera  que  donner  aux  principes 
une  nouvelle  confirmation. 

Si  l'homme  était  en  commerce  avec  des  êtres  raisonnables 
d'une  autre  nature  que  la  sienne  ;  si  nous  connaissions  en 
effet  plusieurs  espèces  d'animaux  raisonnables,  comme  nous 
connaissons  une  foule  d'espèces  qui  se  rapprochent  beaucoup 
de  la  nôtre  par  l'ensemble  des  organes  et  des  fonctions  de 
l'animalité,  nul  doute  que  nous  n'eussions  bien  d'autres 
moyens  de  compléter  la  critique  de  nos  connaissances  et  d'y 
démêler  ce  qui  tient  au  fond  des  choses  d'avec  ce  qui  est 
imposé  par  la  constitution  de  l'espèce.  Mais  de  pareils  termes 
de  comparaison  nous  font  défaut,  et  la  distinction  des  races 
humaines  est  trop  inférieure  en  consistance  à  la  distinction 
spécifique  pour  ouvrir  à  l'induction  philosophique  des  voies 
assez  sûres  et  assez  larges.  Cependant,  là  même  encore  tout 
jugement  critique  n'est  pas  impossible.  Sans  doute  il  est  fort 
naturel  de  croire  à  la  prééminence  physique  et  intellectuelle 
de  la  race  à  laquelle  on  appartient  ;  mais  ce  préjugé  naturel 
peut  être  confirmé  ou  infirmé  par  la  raison.  Si,  par  exemple, 
il  arrivait  que  les  mêmes  caractères  qui  ont  servi  à  établir 
la  gradation  des  espèces  et  la  prééminence  incontestable  de 
l'espèce  humaine  sur  les  autres  espèces  animales,  pussent 
encore  servir  à  établir  dans  l'espèce  humaine  une  gradation 
entre  les  races,  il  faudrait  bien  admettre  par  raison,  et  indé- 
pendamment de  tout  préjugé  de  naissance,  la  supériorité 
de  la  race  qui  réunit  ces  caractères  distinctifs  au  degré  le  plus 

9 


130  GHAPITRE|VI.    ^ 

éminent.  L'induction  à  laquelle  la  raison  céderait  en  pareil 
cas  est  absolument  de  même  nature  que  celle  qui  nous  fait 
prolonger,  au  delà  du  dernier  point  de  repère,  une  courbe 
dont  l'allure  nous  est  indiquée  par  des  points  de  repère  en 
nombre  sulfisant  (46). 

90,  —  Si  l'ordre  que  nous  observons  dans  les  phénomènes 
n'était  pas  l'ordre  qui  s'y  trouve,  mais  l'ordre  qu'y  mettent 
nos  facultés,  comme  le  voulait  Kant,  il  n'y  aurait  plus  de  cri- 
tique possible  de  nos  facultés,  et  nous  tomberions  tous, 
avec  ce  grand  logicien,  dans  le  scepticisme  spéculatif  le  plus 
absolu.  Mais  il  ne  suffit  pas  de  poser  gratuitement  une  telle 
hypothèse,  il  faut  la  contrôler  par  les  faits,  et  nous  avons 
montré  que  tous  les  faits  y  répugnent.  A  moins  d'outrer 
l'idéalisme  jusqu'au  point  d'admettre  que  la  pensée  crée  de 
toutes  pièces  le  monde  extérieur  (et  nos  recherches  n'ont  point 
pour  objet  la  critique  de  pareils  écarts  de  la  spéculation), 
tant  qu'on  ne  donne  aux  idées  qu'une  vertu  de  représentation 
et  non  de  production,  on  doit  accorder  qu'il  existe  dans  les 
choses  un  ordre  indépendant  de  notre  manière  de  les  concevoir, 
et  que,  s'il  n'y  avait  pas  harmonie  entre  l'ordre  de  réception 
par  nos  facultés  et  l'ordre  inhérent  aux  objets  représentés, 
il  ne  pourrait  arriver  que  par  un  hasard  infiniment  peu  pro- 
bable que  ces  deux  ordres  s'ajustassent  de  manière  à  produire 
un  ordre  simple  ou  un  enchaînement  réguher  dans  le  système 
des  représentations  ^.  C'est  précisément  parce  que  cette 
harmonie  n'est  point  parfaite  et  ne  comporte  pas  plus  que  les 
autres  harmonies  de  la  nature  une  précision  rigoureuse  (73), 
qu'il  peut  se  présenter  et  qu'il  se  présente  en  effet  des  désordres 
partiels,  des  lacunes  et  des  contradictions  dans  le  système  de 
nos  conceptions. 

L'idée  de  l'ordre  a  cela  de  singulier  et  d'éminent,  qu'elle 
porte  en  elle-même  sa  justification  ou  son  contrôle.  Pour 
savoir  si  nos  autres  facultés  nous  trompent  ou  ne  nous 
trompent  pas,  nous  examinons  si  les  notions  qu'elles  nous 
donnent  s'enchaînent  ou  ne  s'enchaînent  pas  suivant  un 
ordre  qui  satisfasse  la  raison  ;  mais  l'idée  de  l'ordre  ne  peut 

*  «  Il  n'est  pas  dans  lu  nature  des  choses  que  ce  qui  a  sa  base  fonda- 
mentale en  désordre  et  dans  la  confusion,  puisse  avoir  ce  qui  en  dérive 
nécessairement  dans  un  état  convenable.  »  ConfuciUs,  le  Ta-hio  ou  la 
Grande  Elude,  §  7. 


DE  LA    CRITIQUE    DE    NOS    CONNAISSANCES.   131 

nous  être  donnée  que  par  l'ordre  même  ;  et  s'il  était  possible 
qu'elle  surgît  dans  l'esprit  humain  indépendamment  de  toute 
manifestation  d'un  ordre  extérieur,  elle  ne  pourrait  tenir  devant 
la  perpétuelle  manifestation  du  désordre.  Par  cela  seul  que 
nous  avons  la  faculté  de  la  raison,  et  que  cette  faculté  n'est 
pas  condamnée  à  l'impuissance  ou  étouffée  dans  son  germe 
par  le  défaut  d'exercice,  nous  devons  croire  que  l'autorité 
qu'elle  s'arroge  est  une  autorité  légitime.  Les  yeux  ne  peuvent 
témoigner  pour  les  yeux,  le  goût  pour  le  goût  ;  mais  la  raison 
témoigne  pour  la  raison,  en  même  temps  qu'elle  témoigne, 
selon  les  cas,  pour  ou  contre  les  yeux  et  le  goût.  Au  surplus, 
il  serait  chimérique  et  même  absurde  de  chercher  un  critère 
à  la  faculté  qui  critique  les  autres,  puisqu'on  irait  ainsi  à  l'infini. 
Il  est  trop  évident  qu'il  faudrait  dès  lors,  sans  aucune  discus- 
sion, adopter  le  pyrrhonisme  le  plus  radical,  et  dire  avec  ce 
Grec  «  qu'on  ne  sait  pas  même  que  l'on  ne  sait  rien  ».  Mais, 
encore  une  fois,  il  s'agit  ici,  si  nous  ne  nous  faisons  pas  trop 
d'illusion,  d'une  discussion  plus  sérieuse  que  ces  subtilités 
d'école,  et  l'on  renonce  volontiers  à  convaincre  ceux  qui 
n'admettent  même  pas  l'autorité  de  la  raison. 

«  Du  même  droit,  dit  Joufîroy  ^,  que  la  raison,  recueillant 
les  dépositions  des  sens,  de  la  mémoire,  de  la  conscience,  se 
demande  ce  que  valent  ces  dépositions  et  jusqu'à  quel  point 
elle  doit  s'y  fier  ;  de  ce  même  droit,  à  mesure  qu'elle  juge 
ces  facultés,  à  mesure  qu'elle  conçoit,  au  delà  de  ce  qu'elles 
lui  apprennent,  des  réalités  et  des  rapports  qui  leur  échappent, 
elle  se  demande  ce  que  valent  ses  propres  jugements  et  ses 
propres  conceptions  et  jusqu'à  quel  point  est  fondée  cette 
confiance  en  elle-même,  base  dernière  et  suprême  de  tout  ce 
qu'elle  croit.  Ainsi  la  raison,  qui  contrôle  tout  en  nous,  se 
contrôle  elle-même  ;  et  ce  n'est  point  là  une  supposition, 
mais  un  fait  que  l'observation  constate  immédiatement  en 
nous,  et  que  les  débats  de  la  philosophie  n'ont  fait  que  tra- 
duire sur  la  scène  de  l'histoire...  Mais  de  ce  que  la  raison  élève 
ce  doute  sur  elle-même,  s'ensuit-il  que  la  raison  qui  peut 
l'élever  puisse  le  résoudre  ?  Nullement...  De  quoi  la  raison 
doute-t-elle  ?  Des  principes  qui  la  constituent,  des  principes 
qui  sont  pour  elle  la  règle  même  de  ce  qui  est  raisonnable  et 

Préface  de  la  traduction  des  Œuvres  de.  Reid,  p.  clxxxviii. 


132  CHAPITRE  VI. 

vrai.  Quels  moyens  a-t-elle  pour  résoudre  ce  doute  ?  elle  n'en  a 
et  n'en  peut  avoir  d'autres  que  ces  principes  mêmes  ;  elle  ne 
peut  donc  juger  ces  principes  que  par  ces  principes  ;  c'est  elle 
qui  se  contrôle,  et  si  elle  doute  d'elle  au  point  de  sentir  le 
besoin  d'être  contrôlée,  elle  ne  peut  s'y  fier  quand  elle  exerce 
ce  contrôle  ;  cela  est  si  évident  que  ce  serait  faire  injure  au 
bon  sens  d'insister.  Il  y  a  en  nous,  et  il  est  impossible  qu'il 
en  soit  autrement,  une  dernière  raison  de  croire  ;  en  fait, 
nous  doutons  de  cette  dernière  raison  ;  évidemment  ce  doute 
est  invincible  ;  autrement  cette  raison  de  croire  ne  serait  pas 
la  dernière.  C'est  ce  que  disent  les  Écossais,  quand  ils  sou- 
tiennent qu'il  implique  contradiction  d'essayer  de  prouver 
les  vérités  premières,  car  si  on  pouvait  les  prouver  elles  ne 
seraient  pas  des  vérités  premières  ;  qu'il  est  insensé  de  vouloir 
démontrer  les  vérités  évidentes  par  elles-mêmes,  car  si  elles 
pouvaient  être  démontrées  elles  ne  seraient  pas  évidentes  par 
elles-mêmes.  C'est  ce  que  répète  Kant,  lorsqu'il  soutient  que 
l'on  ne  peut  objectiver  le  subjectif,  c'est-à-dire  faire  que 
la  vérité  humaine  cesse  d'être  humaine,  puisque  la  raison  qui 
la  trouve  est  humaine.  On  peut  exprimer  de  vingt  manières 
différentes  cette  impossibilité  ;  elle  reste  toujours  la  même 
et  demeure  toujours  insurmontable.   » 

Il  y  a  dans  ce  passage,  que  nous  tenions  à  transcrire  textuel- 
lement, un  mélange  de  principes  incontestables  et  de  fausses 
applications  qu'il  faut  débrouiller.  Toute  la  confusion  vient 
de  la  diversité  des  acceptions,  tantôt  plus  larges,  tantôt  plus 
restreintes,  dans  lesquelles  on  prend  le  mot  de  raison.  Après 
que,  dans  l'analyse  des  facultés  et  des  organes  de  l'entende- 
ment, on  a  fait  la  part  des  sens,  de  la  mémoire,  de  la  conscience, 
dont  les  dépositions  admettent  un  contrôle,  de  l'aveu  de 
Jouiïroy,  on  trouve  que  l'esprit  humain  est  gouverné  par 
certaines  règles,  conçoit  et  juge  les  choses  d'après  certaines 
idées  et  certains  principes  que  sa  constitution  lui  impose, 
et  qui  ne  peuvent  venir  ni  des  sens,  ni  de  la  mémoire,  ni  de  la 
conscience  ;  que,  par  exemple,  il  conçoit  nécessairement  un 
espace  et  un  temps  sans  limite,  au  sein  desquels  des  j)héno- 
mènes  s'acconi])lissent  ;  qu'il  est  invinciblement  porté  (comme 
l'organisation  de  toutes  les  langues  le  prouve)  à  attribuer  les 
qualités  destructibles  qu'il  saisit  à  une  substance  indestruc- 
tible qu'il  ne  saisit  pas  ;  et  ainsi  de  suite.  L'ensemble  de  ces 


DE  LA    CRITIQUE    DE    N0£    CONNAISSANCES.  133 

lois,  de  ces  idées,  de  ces  principes,  que  les  sens  ne  peuvent 
donner,  voilà  ce  que  beaucoup  de  philosophes  appellent  la 
raison  (15)  ;  mais  la  raison  ainsi  conçue  est  quelque  chose 
de  multiple  et  de  complexe,  dont  les  diverses  données  nous 
inspirent  des  doutes  en  fait  et  en  droit,  et  peuvent  être  sou- 
mises au  contrôle  d'un  principe  supérieur,  au  même  titre  que 
les  dépositions  des  sens,  de  la  mémoire,  de  la  conscience. 
Pour  justifier  la  prérogative  du  principe  suprême  et  régu- 
lateur, il  faut  que  ce  principe  ait  quelque  chose  qui  le  distingue 
entre  tous  les  autres.  Or,  1°  si  nous  examinons  à  l'aide  de 
quel  principe  la  raison  contrôle  les  dépositions  des  sens,  de 
la  mémoire,  de  la  conscience,  sur  quel  principe  s'appuient 
la  critique  historique,  la  critique  scientifique,  la  critique  des 
témoignages  judiciaires,  et  généralement  toute  espèce  de  cri- 
tique, nous  trouvons  que  ce  n'est  point  en  invoquant  la 
notion  d'un  espace  infini,  d'une  substance  indestructible, 
ou  tout  autre  principe  du  même  genre,  que  la  raison  procède 
en  pareil  cas,  mais  toujours  au  contraire  en  se  référant  à 
l'idée  de  l'ordre  et  de  la  raison  des  choses  ;  en  rejetant  ce  qui 
serait  une  cause  de  contradiction  et  d'incohérence,  en  admet- 
tant ou  en  inclinant  à  admettre  ce,  qui  amène  au  contraire 
une  coordination  régulière.  2*'  Nous  ne  concevons  point 
du  tout  comment  une  idée  telle  que  celle  d'une  substance 
indestructible  ou  d'un  temps  sans  limite,  pourrait  se  servir 
de  contrôle  à  elle-même,  ou  servir  de  contrôle  à  l'idée  de  l'ordre 
et  de  la  raison  des  choses  ;  tandis  que  nous  concevons  très  bien 
comment  cette  dernière  idée  pourra  nous  servir  à  contrôler 
les  précédentes,  en  tant  que  nous  verrons  si  celles-ci  mettent 
de  l'ordre  ou  amènent  des  incohérences  et  des  conflits  dans 
le  système  de  nos  conceptions  ;  en  même  temps  que  l'idée 
de  l'ordre  se  contrôlera  elle-même,  puisqu'il  y  aurait  contra- 
diction à  supposer  que  cette  idée  fût  un  préjugé  de  l'esprit 
humain,  ou  ne  fût  vraie,  comme  le  dit  Joufîroy,  que  d'une 
vérité  humaine,  et  que  pourtant  nous  trouvassions  de  l'ordre 
dans  la  nature  à  mesure  que  nous  l'étudierons  davantage. 
Ainsi  la  raison  (quand  on  prend  ce  terme  dans  un  certain 
sens,  beaucoup  trop  large,  selon  nous)  doute  d'elle-même  et 
des  principes  qui  la  constituent,  non  sans  fondement  ;  mais 
elle  n'élève  point,  quoi  qu'en  dise  Joufîroy,  de  doute  sérieux, 
encore  moins  de  doute  insurmontable,  sur  le  principe  régu- 


134  CHAPITRE  VI. 

lateur  et  suprême  en  vertu  duquel  elle  fait  la  critique  de  ses 
principes  constitutifs,  et  de  toutes  les  autres  facultés  humaines, 
pas  plus  qu'elle  n'élève  de  doute  sérieux  sur  les  axiomes 
mathématiques.  Seulement,  ce  qui  est  bien  différent,  il  est 
de  la  nature  de  ce  principe  régulateur  de  ne  fournir  que  des 
inductions  probables,  d'une  probabilité  qui  parfois  exclut 
tout  doute  raisonnable,  et  nullement  des  démonstrations  rigou- 
reuses, comme  celles  que  l'on  déduit  des  axiomes  mathé- 
matiques. 

Il  y  a  loin  de  cette  organisation  hiérarchique  au  pêle-mêle 
de  la  philosophie  écossaise,  qui  se  pique  de  multiplier  plutôt 
que  de  réduire  le  nombre  des  vérités  premières,  et  pour  qui 
l'appel  au  sens  commun  (cette  manière  de  procéder  si  com- 
mode) dispenserait  de  contrôler  les  dépositions  des  sens,  de  la 
mémoire,  de  l'imagination  (que  pourtant  Jouffroy  soumet  au 
contrôle  de  la  raison),  aussi  bien  que  les  principes  mêmes  de 
la  raison,  dont  on  veut  que  le  contrôle  ne  soit  point  possible. 
Il  n'y  a  pas  moins  de  différence,  comme  la  suite  le  montrera, 
entre  la  théorie  que  nous  essayons  d'exposer  et  celle  de  Kant, 
qui  non  seulement  soutient  qu'on  ne  peut  conclure  valable- 
ment des  lois  de  la  raison  humaine  à  la  vérité  absolue,  en  quoi 
il  serait  pleinement  dans  son  droit,  mais  qui  de  plus  rejette 
systématiquement  tout  ce  qui  n'est  que  probable  et  non 
rigoureusement  ou  formellement  démontré  ;  et  qui  par  là 
est  amené  à  imputer  à  la  constitution  de  l'esprit  humain, 
nonobstant  les  analogies  et  les  inductions  les  plus  pressantes, 
tout  ce  que  nous  sommes  portés,  avec  raison,  à  regarder  comme 
appartenant  à  la  nature  des  objets  extérieurs  de  nos  per- 
ceptions. 


CHAPITRE  VII 

Des  sens,  considérés  comme  instruments  de  connaissance. 
—  Des  images  et  des  idées. 

91.  —  Deux  facultés  corrélatives,  celle  de  sentir  et  celle 
de  se  mouvoir,  paraissent  constituer,  par  leur  union,  le 
caractère  fondamental  et  distinctif  de  l'animalité.  Dès  que 
ces  deux  facultés  commencent  à  se  montrer  nettement,  nous 
voyons  qu'elles  dépendent  d'un  appareil  organique  que  l'on 
nomme  le  système  nerveux,  dont  une  branche,  en  se  ramifiant, 
va  chercher  à  l'enveloppe  extérieure  de  l'animal  les  impres- 
sions venues  du  dehors,  pour  les  transmettre  à  de  certaines 
parties  centrales,  où  une  organisation  bien  plus  compliquée 
indique  le  siège  d'une  élaboration  très  complexe,  tandis 
que  l'autre  branche,  par  ses  ramifications,  transmet  des  parties 
centrales  aux  organes  moteurs  l'excitation  qui  doit  en  pro- 
voquer les  mouvements.  Certaines  ramifications  de  la  pre- 
mière branche,  en  prenant  une  texture  et  des  dispositions 
particulières,  en  s'adaptant  à  des  organes  d'une  structure 
toute  spéciale,  acquièrent  aussi  des  fonctions  spéciales, 
deviennent  propres  à  subir  dans  leur  sensibilité  des  modi- 
fications très  distinctes  les  unes  des  autres,  et  distinctes  de 
celles  qui  affectent  généralement  l'ensemble  de  l'appareil. 
Ces  modifications  de  la  sensibilité,  modifications  spéciales, 
distinctes,  et  en  quelque  sorte  hétérogènes,  sont  ce  qu'on 
nomme  proprement  des  sensations  ou  des  affections  senso- 
rielles. On  observe  que  les  sensations  se  distinguent  d'autant 
mieux  les  unes  des  autres,  et  donnent  lieu  à  des  perceptions 
d'autant  plus  nettes,  qu'elles  proviennent  de  sens  d'une  orga- 
nisation plus  parfaite,  c'est-à-dire  d'une  organisation  qui  nous 


136  CHAPITRE  VII. 

frappe  par  plus  de  complication  dans  les  détails,  plus  d'unité 
et  d'harmonie  dans  l'ensemble.  Quelle  est  précisément  la  part 
des  sens  dans  l'élaboration  de  la  connaissance  humaine  ? 
c'est  là  le  point  de  litige  entre  les  philosophes  ;  mais  que  les 
sens  fournissent  des  matériaux  indispensables  à  l'édifice  de 
nos  connaissances,  c'est  un  fait  hors  de  toute  contestation. 

L'homme  a  cinq  sens,  ni  plus  ni  moins  :  les  animaux  voisins 
de  l'homme  ont  les  mêmes  sens  et  en  même  nombre,  sauf 
quelques  anomalies  tenant  à  des  circonstances  accidentelles  ; 
et  il  faut  descendre  très  bas  dans  la  série  animale  pour  arriver 
à  des  espèces  chez  lesquelles  les  organes  des  sens,  ou  certains 
de  ces  organes,  subissent  des  modifications  profondes,  se 
dégradent  et  disparaissent.  A  peine  pouvons-nous  soupçonner, 
chez  quelques  espèces,  des  organes  de  sensation  essentielle- 
ment distincts  des  nôtres,  qui  n'appartiendraient  pas  aux 
types  normaux  de  l'animalité,  ou  qui  ne  se  montreraient 
qu'accidentellement  et  accessoirement.  Ce  nombre  cinq 
a-t-il  donc  quelque  vertu  secrète,  tenant  à  l'essence  des 
choses  ?  Ou  si  la  nature  en  l'adoptant  a  usé  pour  ainsi  dire 
de  son  pouvoir  discrétionnaire,  n'y  a-t-il  pas  lieu  de  croire 
qu'avec  un  sens  de  plus  ou  de  moins  tout  le  système  de  nos 
connaissances  serait  bouleversé,  et  non  pas  seulement  étendu 
ou  amoindri  ;  qu'ainsi  c'est  de  notre  part  une  prétention 
bien  chimérique  que  celle  d'avoir  l'intelligence,  même  super- 
ficielle ou  bornée,  de  ce  que  sont  les  choses,  avec  des  moyens 
de  perception  si  visiblement  contingents  et  relatifs,  appropriés 
sans  doute  aux  besoins  de  notre  nature  animale,  mais  nulle- 
ment accommodés  aux  exigences  présomptueuses  de  notre 
curiosité  ?  Reprenons  à  ce  point  de  vue  l'analyse  de  nos  sen- 
sations, tant  de  fois  faite  par  les  philosophes  et  par  les  physiolo- 
gistes, et  où  il  y  a  toujours  à  faire. 

92.  —  Commençons  par  des  remarques  qui  s'appliquent, 
non  à  des  organes  de  sensations  spéciales,  ou  aux  sens  propre- 
ment dits,  mais  au  système  général  de  la  sensibilité.  L'animal 
reçoit  par  toutes  les  parties  de  son  enveloppe  sensible  les 
impressions  du  chaud  et  du  froid  :  l'homme,  guidé  par  cette 
sensation  sui  generis,  arrive  à  connaître,  non  pas  la  nature 
intime,  mais  la  présence  d'un  agent  qui  occasionne  cette 
sensation  ;  qui  pénètre  tous  les  corps  en  leur  imprimant  des 
modifications  innombrables  ;  qui  joue  un  rôle  capital  dans 


DES  SENS.  137 

tous  les  phénomènes  physiques  ;  qui  se  propage  et  se  disperse 
suivant  des  lois  que  la  science  a  assignées,  et  dont  la  découverte 
a  grandement  contribué  à  étendre  nos  connaissances  dans  le 
domaine  de  la  nature.  L'homme,  supposé  insensible  à  l'action 
de  la  chaleur,  serait  privé  d'avertissements  indispensables 
pour  la  conservation  de  sa  vie  animale,  cela  est  évident  et  ne 
doit  pas  nous  occuper  dans  la  question  présente.  Le  système 
de  ses  connaissances  en  serait-il  profondément  altéré  ?  C'est 
là  le  point  qui  doit  attirer  notre  attention. 

Avec  quelques  notions  d'astronomie,  on  se  représente 
volontiers  ce  que  serait  pour  nous  le  spectacle  du  ciel,  vu  de 
la  lune  ou  de  Saturne,  dans  un  monde  astronomiquement 
constitué  autrement  que  le  nôtre.  On  suit  même  avec  quelque 
curiosité  le  roman  d'une  astronomie  imaginaire,  et  l'on  se 
demande  comment,  muni  d'instruments  d'observation  sem- 
blables aux  nôtres,  mais  d'une  station  différente,  un  obser- 
vateur intelligent  aurait  pu  s'élever  graduellement,  de 
l'intuition  de  mouvements  apparents  autres  que  ceux  que 
l'on  voit  de  notre  terre,  jusqu'à  la  connaissance  des  mouve- 
ments réels,  telle  que  la  science  a  fini  par  nous  la  donner  à 
nous-mêmes,  en  parcourant  des  phases  dont  la  trace  histo- 
rique est  parfaitement  conservée.  Dans  le  but  que  nous 
poursuivons  ici,  il  est  non  seulement  curieux,  mais  utile 
d'indiquer  comment  on  referait  notre  physique,  en  l'accom- 
modant à  des  hypothèses,  imaginaires  sans  doute,  mais  où 
il  n'entre  rien  qui  implique  contradiction  ou  qui  répugne  de 
toute  autre  manière  à  la  raison. 

93.  —  Feignons  donc  que  les  variations  de  l'état  calori- 
fique des  corps  ne  tombent  pas  plus  directement  sous  nos 
sens  que  n'y  tombent  les  variations  de  leur  état  électrique 
ou  celles  de  l'état  magnétique  d'un  barreau  d'acier.  Il  ne  fau- 
drait pas  une  étude  bien  curieuse  de  la  nature  pour  remarquer 
que  les  liquides  sont  sujets  à  éprouver  à  chaque  instant  des 
variations  de  volume  ;  que  ces  variations  sont  particulièrement 
sensibles  lorsqu'on  les  expose  aux  rayons  solaires  ou  qu'on  les 
en  met  à  l'abri,  lorsqu'on  les  approche  ou  qu'on  les  éloigne 
d'un  corps  incandescent.  On  imaginerait  de  rendre  ces  varia- 
tions plus  sensibles  en  donnant  au  vase  qui  contient  le  liquide 
la  forme  d'une  boule  terminée  par  un  tube  effilé  ;  et  l'on 
aurait,  non  pas  encore  un  thermomètre  ou  un  instrument 


138  CHAPITRE  VII. 

propre  à  mesurer  les  variations  de  température,  mais  un  in- 
strument indicateur,  propre  à  accuser  l'existence  de  ces  varia- 
tions, ou  ce  que  les  physiciens  nomment  un  thermoscope. 
En  plaçant  le  thermoscope  à  des  distances  diverses  du  corps 
incandescent,  en  mettant  un  écran  entre  ce  corps  et  le  ther- 
moscope, en  interposant  des  milieux  de  diverse  nature,  des 
miroirs  ou  des  lentilles  à  foyer,  en  recouvrant  la  boule  de 
divers  enduits,  on  constaterait  que  l'action  émanée  des  corps 
incandescents    se   transmet   dans    un   temps    inappréciable, 
qu'elle  varie  d'énergie  en  raison  inverse  du  carré  de  la  dis- 
tance, qu'elle  est  modifiée  par  l'état  de  la  surface  du  corps 
qui  la  subit,  que  cette  émanation  invisible  se  réfléchit  et  se 
réfracte  comme  la  lumière,  que  certains  milieux  la  trans- 
mettent, l'éteignent  en  partie  ou  lui  refusent  tout  passage. 
On  remarquerait  surtout  que  des  milieux  opaques  ou  imper- 
méables à  la  lumière  sont  très  perméables  à  cette  autre  éma- 
nation dont  il  s'agit  d'étudier  les  lois  ;  que  par  conséquent 
elle  peut  être  rapportée  à  un  principe  analogue  à  la  lumière, 
qui  tantôt  l'accompagne,  tantôt  s'en  sépare  ;  qui  paraît  en 
différer  à  plusieurs  égards,  et  qui  suit  dans  certains  cas  des 
lois   différentes.   En   poursuivant   cette   idée,    on   arriverait 
ou  l'on  pourrait  arriver  à  une  théorie  de  la  chaleur  rayonnante, 
qui  vraiment  ne  différerait  pas  de  celle  que  nous  ont  donnée 
les  résultats  des  travaux  les  plus  récents. 

94.  —  On  ne  tarderait  pas  à  s'apercevoir  que  des  corps 
obscurs,  exposés  pendant  un  certain  temps  aux  rayons 
solaires  ou  aux  émanations  d'un  corps  incandescent,  agissent 
aussi  sur  le  thermoscope,  jusqu'à  ce  qu'ils  soient  graduelle- 
ment revenus  à  leur  état  primitif  ;  et  l'on  se  confirmerait  dans 
l'idée  que  le  principe  de  cette  émanation  doit  être,  au  moins 
provisoirement,  distingué  de  la  lumière,  bien  que  la  lumière 
l'accompagne  lorsqu'il  est  porté  à  un  certain  degré  d'exalta- 
tion. Une  induction  naturelle,  confirmée  par  des  expériences 
faciles  à  imaginer,  porterait  à  admettre  que  tous  les  corps, 
même  lorqu'ils  n'ont  pas  été  mis  en  présence  de  corps  incan- 
descents, ou  exposés  aux  rayons  solaires,  ont  une  irradiation 
de  même  nature,  quoique  moins  intense  ;  que  l'irradiation 
appartient  aussi  à  la  matière  du  thermoscope,  mais  qu'il  n'y 
a  pas  d'effet  apparent  lorsque  ce  corps  perd  autant  par 
rayonnement  sur  les   corps   environnants,   qu'il   reçoit  par 


DES  SENS.  139 

l'irradiation  de  ces  corps.  On  acquerrait,  en  un  mot,  la  notion 
de  la  température,  et  l'on  construirait  la  théorie  de  V équilibre 
mobile  des  températures,  telle  qu'elle  se  trouve  enseignée  dans 
nos  livres. 

Les  expériences  qu'on  a  faites  pour  étudier  les  lois  de  la 
propagation  de  la  chaleur  dans  les  corps  solides  pourraient  se 
faire  pour  la  plupart  de  la  même  manière,  et  donneraient 
naissance  à  la  même  théorie  mathématique. 

Enfin  l'on  remarquerait  que  les  changements  dans  l'état 
moléculaire  des  corps  sont  liés  à  leur  état  thermoscopique  ; 
que  l'eau,  par  exemple,  se  dilate  ou  que  ses  molécules  s'écartent 
jusqu'à  prendre  l'état  gazeux  ;  qu'elle  se  contracte,  ou  que  ses 
molécules  se  rapprochent  jusqu'à  prendre  l'état  solide  ;  que 
le  thermoscope,  plongé  dans  la  neige  ou  dans  l'eau  bouillante 
et  soumis  à  l'irradiation  d'un  corps  incandescent,  ne  bouge 
pas  tant  qu'il  y  a  de  la  neige  à  fondre  ou  de  l'eau  à  vaporiser. 
Cette  dernière  observation  donnerait  l'idée  de  la  construc- 
tion du  thermomètre,  ou  d'un  instrument  gradué  propre 
à  définir  et  à  mesurer  les  températures  ;  celle  de  la  con- 
struction du  calorimètre,  ou  d'un  instrument  propre  à 
mesurer  dans  ses  effets  cette  irradiation  singulière,  cet 
effluve  qui  n'est,  comme  la  lumière,  ni  tangible,  ni  pondé- 
rable. On  remarquerait  que  la  plupart  des  actions  chimiques 
sont  accompagnées  de  dégagement  ou  d'absorption  de  ce 
principe  intangible.  On  le  concevrait  comme  une  cause  dont 
l'effet  le  plus  général  est  de  tendre  à  écarter  les  molécules  des 
corps  et  à  contre-balancer  l'action  d'autres  forces  qui  tendent 
à  les  rapprocher  les  unes  des  autres. 

95.  —  En  un  mot  (car  on  sent  bien  que  nous  sommes  obligé 
d'omettre  ou  d'abréger  les  détails),  on  aurait  du  principe 
de  la  chaleur  et  de  ses  effets  les  idées  que  nous  en  avons  nous- 
mêmes,  excepté  qu'à  ces  idées  ne  s'associerait  par  la  rémi- 
niscence d'une  certaine  sensation  qui  ici  ne  contribue  manifes- 
tement en  rien  à  la  clarté  des  idées,  qui  n'aide  point  l'esprit 
dans  le  travail  de  la  construction  théorique.  Nous  connaîtrions 
la  chaleur  comme  nous  connaissons  l'électricité,  d'une  con- 
naissance scientifique  et  non  vulgaire.  Il  n'y  aurait  pas  de 
mots  usuels  dans  toutes  les  langues  pour  désigner  le  chaud  et 
le  froid  ;  mais  il  y  aurait  des  termes  techniques  ou  scienti- 
fiques qui  tendraient  même,  vu  la  généralité  et  l'importance 


140  CHAPITRE  VIL 

des  notions  qu'ils  expriment,  à  passer  dans  la  langue  usuelle 
des  peuples  instruits  ;  et  c'est  ainsi  qu'on  peut  dire  maintenant 
chez  nous,  avec  la  certitude  d'être  compris  de  tout  le  monde, 
qu'un  orateur  a  éledrisé  son  auditoire,  ce  qui  eût  été  inintelli- 
gible au  temps  de  Louis  XIV.  L'ordre  historique  des  décou- 
vertes aurait  changé  sans  doute  ;  le  point  de  départ  et  l'ordre 
de  l'exposition  didactique  ne  seraient  plus  les  mêmes  ;  mais 
toutes  ces  circonstances  accessoires,  quoique  d'un  grand 
intérêt  lorsqu'on  prend  l'homme  dans  sa  nature  mixte,  comme 
un  être  à  la  fois  sensible  et  intelligent  (lorsqu'il  s'agit,  par 
exemple,  d'éducation  et  de  pédagogie),  deviennent  indiffé- 
rentes lorsqu'il  est  uniquement  question  de  ses  facultés  intel- 
lectuelles, des  idées  que  ces  facultés  élaborent  par  leur  vertu 
propre,  et  qui  ne  changent  point  dans  leur  essence,  quel  que 
soit,  pour  ainsi  dire,  le  sol  sensible  sur  lequel  elles  se  sont 
implantées. 

96.  —  Non  seulement  l'aptitude  de  notre  sensibilité  à 
recevoir  les  impressions  du  chaud  et  du  froid  n'est  pas  la 
condition  essentielle  de  la  connaissance  que  nous  avons  du 
principe  de  la  chaleur  et  de  ses  effets  ;  non  seulement  elle  ne 
contribue  pas  au  perfectionnement  scientifique  de  cette  con- 
naissance, mais  elle  y  pourrait  nuire  si  la  raison  ne  se  mettait 
en  garde  contre  les  illusions  dont  elle  est  la  source.  Les  modi- 
fications de  la  fibre  nerveuse  auxquelles  se  lient  les  sensations 
de  chaud  et  de  froid  peuvent  être  provoquées  par  le  trouble 
des  fonctions  organiques  aussi  bien  que  par  l'action  physique 
de  la  chaleur.  On  frissonne  dans  la  fièvre,  quoiqu'on  soit  plongé 
dans  une  atmosphère  chaude,  et  ainsi  de  suite.  Sans  trouble 
organique,  l'habitude  émousse  modifie,  dénature  les  sen- 
sations que  l'action  physique  de  la  chaleur  nous  fait  éprouver. 
Un  bain  à  la  même  température  nous  semble  chaud  ou  froid 
selon  que  nous  sortons  d'une  atmosphère  plus  froide  ou  plus 
chaude.  Nous  trouvons  fraîche  en  été  et  tiède  en  hiver  une 
cave  dont  la  température  ne  varie  pas  sensiblement  avec  les 
saisons.  Aussi,  dans  tous  les  livres  de  physique,  après  que 
l'auteur  a  parlé  brièvement  de  l'impression  de  la  chaleur  sur 
nos  organes,  se  hâte-t-il  de  montrer  qu'il  ne  faut  pas  juger 
d'après  cette  impression,  et  d'exposer  la  construction  de 
l'instrument  dont  les  indications  sûres,  indépendantes  de 
l'état  de  nos  organes,  au  moins  entre  de  certaines  limites  de 


DES  SENS.  141 

précision,  doivent  guider  l'observateur,  sans  qu'il  ait  nulle- 
ment égard  aux  suggestions  trompeuses  de  la  sensibilité. 

97.  —  Ce  n'est  donc  pas  sans  fondement  que,  dès  les  pre- 
miers âges  de  la  philosophie,  des  esprits  spéculatifs  se  sont 
récriés  contre  les  erreurs  des  sens,  ont  insisté  sur  la  nécessité 
de  dégager  la  perception  sensible  de  ce  qu'elle  a  de  variable, 
de  relatif,  d'inhérent  à  notre  organisation,  pour  arriver  à 
l'idée  ou  à  la  pure  intelligence  des  choses.  On  a  outré  cette 
doctrine  ;  on  l'a  souvent  bien  mal  attaquée  et  bien  mal 
défendue  ;  on  l'a  liée  à  des  systèmes  hasardés  ou  à  des  visions 
mystiques  avec  lesquelles  elle  n'a  pourtant  rien  de  commun. 
Surtout  on  s'est  généralement  mépris  sur  le  mode  de  démons- 
tration ou  de  réfutation  qu'elle  comporte.  Au  lieu  de  prendre, 
pour  l'analyser,  la  connaissance  vulgaire,  la  connaissance 
restée,  pour  ainsi  dire,  à  l'état  rudimentaire,  il  fallait  prendre 
de  préférence  la  connaissance  scientifique,  c'est-à-dire  la  con- 
naissance organisée,  développée,  perfectionnée.  Les  naturalistes 
savent  bien  qu'à  l'état  rudimentaire,  tous  les  types,  toutes  les 
trames  organiques  se  confondent  ou  semblent  se  confondre, 
et  que,  pour  en  bien  saisir  les  caractères  distinctifs,  il  est  préfé- 
rable de  les  étudier  dans  les  hauts  perfectionnements  de  l'orga- 
nisme. Le  type  de  l'animal  et  celui  du"  végétal,  si  nettement 
distincts  dans  les  espèces  supérieures,  vont  en  se  confondant 
à  mesure  qu'ils  se  dégradent  dans  les  espèces  inférieures. 
Si  donc  la  science  est  le  perfectionnement  organique  de  la  con- 
naissance, il  y  a  de  bonnes  raisons  de  présumer  que  c'est  en 
cherchant  jusqu'à  quel  point,  de  quelle  manière  les  sens  con- 
tribuent à  l'organisation  de  la  science,  que  nous  pourrons  le 
mieux  saisir  quelle  est  essentiellement  la  part  des  sens  dans 
l'élaboration  de  la  connaissance,  même  à  l'état  élémentaire 
ou  rudimentaire. 

98.  —  Avant  de  quitter  l'exemple  qui  nous  a  suggéré  ces 
réflexions  générales,  nous  ne  pouvons  nous  refuser  à  fixer  un 
moment  l'attention  du  lecteur  sur  les  principes  en  vertu  des- 
quels nous  parvenons  à  trouver,  en  fait  de  températures  et  de 
quantités  de  chaleur,  les  termes  fixes  de  comparaison,  que 
l'organisation  de  notre  nature  sensible  ne  peut  nous  fournir. 
Si  l'on  construit  des  thermomètres  avec  des  liquides  divers, 
tels  que  l'eau,  l'alcool,  le  mercure,  on  trouvera  que  ces  instru- 
ments ou  ces  sens  artificiels,  imaginés  pour  nous  donner  l'indi- 


142  CHAPITRE  VII. 

cation  précise  de  la  température  des  milieux  avec  lesquels 
on  les  met  en  contact,  ne  marchent  point  dans  un  parfait 
accord,  et  de  prime  abord  on  ne  saura  quel  est  celui  dont  les 
indications  doivent  être  préférées.  Si  pourtant  l'on  remarque 
que  tous  ces  thermomètres  concordent  sensiblement  tant  que 
les  liquides  avec  lesquels  ils  sont  formés  sont  tous  fort  éloignés 
des  températures  où  ils  se  congèlent  et  de  celles  où  ils  entrent 
en  ébullition,  et  que  les  écarts,  pour  chaque  thermomètre 
en  particuher,  sont  d'autant  plus  grands  que  la  température 
du  hquide  qu'il  renferme  approche  plus  de  l'un  que  de  l'autre 
de  ces  points  extrêmes,  on  comprendra  que  les  écarts  sont  dus 
à  des  causes  perturbatrices  qui  tiennent  à  la  constitution 
spécifique  de  chaque  liquide,  et  qui  cessent  d'avoir  une 
action  sensible  pour  la  portion  intermédiaire  où  l'on  voit  tous 
les  thermomètres  concorder  sensiblement.  Lorsque  ensuite  on 
imaginera  de  remplacer  les  liquides  par  des  gaz,  c'est-à-dire 
par  des  fluides  où  nous  avons  de  grands  motifs  de  croire  que 
la  constitution  moléculaire  est  arrivée  à  un  plus  haut  degré  de 
simplicité  et  de  régularité  que  dans  les  liquides,  et  quand  on 
verra  ces  thermomètres  à  gaz  être  d'accord  entre  eux  à  toutes 
les  températures,  ainsi  qu'avec  les  thermomètres  à  liquides, 
dans  la  portion  de  leur  échelle  où  les  causes  perturbatrices  te- 
nant à  leur  constitution  spécifique  n'ont  plus  d'action  sensible, 
on  aura  la  conviction  que  le  thermomètre  à  gaz  est  bien 
l'instrument  régulateur  qui  doit  servir  à  contrôler  les  autres 
et  à  fixer  absolument  les  degrés  de  l'échelle  des  températures. 
C'est  un  jugement  de  probabiUté  tout  à  fait  analogue  à  celui 
par  lequel  nous  prononçons  sur  les  mouvements  relatifs  et 
absolus  d'un  système  de  corps  (5),  et  les  motifs  de  choisir 
entre  les  témoignages  de  divers  sens  artificiels  sont  exacte- 
ment de  même  nature  que  les  motifs  de  choisir  entre  les  indi- 
cations des  sens  et  des  facultés  diverses  dont  la  nature  nous  a 
doués  (85). 

Passons  à  la  mesure  des  quantités  de  chaleur  qu'un  corps 
dégage  ou  absorbe  en  changeant  d'état  physique,  en  s'unis- 
sant  chimiquement  à  d'autres  corps,  en  variant  de  tempé- 
rature, etc.  Ces  quantités  ne  sont  ni  tangibles  ni  pondérables  : 
elles  échappent  aux  procédés  ordinaires  de  mesure  à  l'aide  des 
sens  de  la  vue  et  du  tact,  et  il  faut  qu'une  conception  de  la 
raison  supplée  au  défaut  des  sens.  Si  deux  quantités  de  cha- 


DES  SENS.  143 

leur  A  et  B  ont  servi  à  élever  la  température  de  deux  litres 
d'eau,  l'un  de  10  degrés  à  50  degrés,  l'autre  de  10  degrés  à 
90  degrés,  nous  ne  sommes  pas  autorisés  pour  cela  à  affirmer 
que  B  est  double  de  A  ;  car  il  pourrait  bien  se  taire  qu'une 
masse  liquide  déjà  échauffée  de  40  degrés,  et  par  suite  déjà 
modifiée  dans  sa  constitution  moléculaire,  exigeât  plus  ou 
moins  de  chaleur  pour  s'échauffer  encore  de  40  degrés.  La 
conséquence  deviendrait  bien  plus  probable  si  les  deux 
quantités  A  et  B  avaient  servi,  l'une  à  élever  de  10  degrés 
à  50  degrés  la  température  de  deux  litres  d'eau,  l'autre  à  éle- 
ver de  10  degrés  à  50  degrés  la  température  de  quatre  litres 
du  même  Hquide  ;  ou  bien  encore  si  la  quantité  A  avait  servi 
à  fondre  un  kilogramme  de  glace,  et  la  quantité  B  à  fondre 
deux  kilogrammes  :  car  on  concevrait  difficilement  que  la 
simple  juxtaposition  de  deux  masses  de  glace  ou  de  deux 
masses  d'eau  liquide  influât  sur  la  quantité  de  chaleur  néces- 
saire pour  fondre  chacune  des  masses  solides,  ou  pour  porter 
chacune  des  masses  liquides,  de  la  température  de  10  degrés 
à  celle  de  50  degrés.  Mais,  ce  que  chaque  expérience  prise  à 
part  indique  au  moins  avec  une  grande  vraisemblance,  le 
concours  des  deux  expériences  qui  se  renforcent  l'une  l'autre 
ne  permet  plus  d'en  douter  raisonnablement  :  car,  vu  la 
disparité  des  effets  produits,  on  ne  concevrait  pas  qu'ils 
fussent  ainsi  en  proportion  exacte,  si  les  quantités  de  chaleur 
qui  les  produisent  n'étaient  aussi  dans  la  même  proportion. 
En  multipliant  les  expériences  et  les  concordances  de  cette 
nature,  on  mettra  la  conséquence  que  nous  venons  de  tirer 
hors  de  toute  contestation.  C'est  ainsi  que,  par  le  concours 
des  sens  qui  observent  et  de  la  raison  qui  interprète,  on  peut 
franchir  sans  présomption  les  limites  de  l'observation  sensible, 
et  arriver,  sans  cercle  vicieux,  au  terme  fixe  de  comparaison, 
à  ce  qiiid  inconcussum  dont  on  a  besoin  pour  asseoir  l'é- 
difice de  la  théorie. 

99.  —  Reprenons  maintenant  la  suite  de  la  discussion  que 
nous  avions  entamée,  et,  après  avoir  montré  que  l'abolition 
d'une  faculté  tenant  à  la  sensibilité  générale,  comme  celle 
de  percevoir  les  impressions  du  froid  et  du  chaud,  n'apporte- 
rait ni  retranchement  ni  modification  dans  le  système  de  nos 
idées,  examinons  quelle  est  sur  ce  système  l'influence  propre 
à  chacun  des  organes  spéciaux  des  sens,  en  commençant  par 


144  CHAPITRE  VII. 

celui  dont  l'organisation  est  la  moins  compliquée,  et  où  (de 
l'avis  de  tous  les  physiologistes)  la  sensibilité  générale  a  reçu 
les  perfectionnements  les  moins  recherchés,  c'est-à-dire  par 
l'organe  du  goût.  Certes,  l'importance  de  cet  organe  pour  une 
des  principales  fonctions  de  la  vie  de  l'animal  est  assez  mani- 
feste ;  mais  autant  cette  importance  est  grande,  autant  (par 
une  sorte  de  compensation  dont  la  nature  oiïre  mille  exemples) 
l'utilité  de  l'organe  est  faible,  et  même  nulle,  dans  l'ordre  de 
la  connaissance.  La  perception  des  saveurs  vient  à  la  suite 
d'une  action  chimique  que   des  molécules  liquides,   ou  en 
dissolution  dans  un  liquide,  exercent  sur  les  papilles  nerveuses 
de  l'organe  du  goût  ;  cet  organe  est  un  réactif  chimique, 
doué  quelquefois  d'une  délicatesse  exquise,  et  qui  pourra 
accuser  dans  un  mélange,  par  la  perception  de  saveurs  carac- 
téristiques, la  présence  de  quelques  atomes  qui  échapperaient 
aux  balances  ou  aux  réactifs  de  laboratoire.  Mais  la  percep- 
tion des  saveurs  ne  porte  avec  elle  aucune  lumière  .sur  la 
nature  de  l'action  chimique  ou  moléculaire  :  c'est  une  affection 
du  sujet  sentant,  laquelle  ne  donne  aucune  représentation, 
ni  n'implique  aucune  connaissance  de  l'objet  senti.  Apprendre 
par  le  sens  du  goût  que  le  sel  marin  a,  comme  on  dit,  une 
saveur  franche  et  que  le  sulfate  de  fer  a  une  saveur  astrin- 
gente, c'est  apprendre  que  ces  deux  sels  sont  susceptibles 
d'affecter,  chacun  à  sa  manière,  l'organe  du  goût,  mais  ce 
n'est  rien  apprendre  quant  à  la  nature  du  sel  marin  ou  du 
sulfate  de  fer.  Une  douleur  de  goutte  nous  apprend  de  même 
qu'il  y  a  dans  les  humeurs  ou  les  tissus  de  nos  organes  quelque 
chose  de  propre  à  provoquer  une  sensation  douloureuse,  sans 
que  pour  cela  nous  en  soyons  plus  avancés  dans  la  connais- 
sance de  la  structure  des  tissus,  de  la  composition  des  humeurs 
et  de  la  nature  du  principe  morbide.  Le  goût  ne  contribue 
donc  à  nos  connaissances  que  d'une  manière  indirecte  et  à 
titrc.de  réactif  :  c'est-à-dire  qu'après  que  nous  avons  l'cconnu 
que  tel  corps  nous  donne  telle  sensation  de  saveur  bien  déter- 
minée, et,  connue  on  dit,  caractéristique,  la  saveur  nous  sert 
ensuite  à  reconnaître  la  présence  du  corps  dans  un  mélange 
où  il  se  trouve  confondu,  et  où  nous  ne  pourrions  pas  le  discer- 
ner autrement,  soit  parce  qu'il  s'y  trouve  en  quantité  trop 
petite,  soit  pour  toute  autre  cause.  La  sensation  de  saveur, 
comme  tout  autre  réactif,  peut  aussi,  dans  certains  cas,  nous 


DES  SENS.  145 

renseigner,  non  point  sur  la  nature  spécifique  du  corps,  mais 
sur  le  genre  du  corps  auquel  il  appartient,  et  par  conséquent 
sur  les  propriétés  caractéristiques  qu'il  partage  avec  ses  con- 
génères. Ainsi,  quand  un  corps  nous  aura  fait  éprouver  la 
saveur  acide,  nous  saurons  qu'il  est  capable  de  s'unir  chimi- 
quement aux  bases  salifiables  ;  que  si  l'on  décompose  par  un 
courant  électrique  le  produit  de  cette  union,  le  même  corps, 
redevenu  libre,  se  portera  au  pôle  électro-positif  de  la  pile 
voltaïque,  etc.  Nous  saurons  toutes  ces  choses,  parce  que 
l'expérience  nous  aura  appris  que  la  propriété  de  s'unir  aux 
bases  salifiables,  celle  de  se  transporter  au  pôle  positif  de  la 
pile,  se  trouvent  constamment  associées  à  la  propriété  ou 
qualité  d'exciter  en  nous  la  sensation  de  saveur  acide;  mais 
nous  n'en  connaîtrons  pas  mieux,  pour  cela,  ni  la  raison  des 
caractères  chimiques  par  lesquels  contrastent  les  acides  et 
les  bases,  ni  la  liaison  qu'il  peut  y  avoir  entre  la  constitution 
chimique  des  acides  et  la  propriété  dont  ils  jouissent  de  nous 
faire  éprouver  la  sensation  d'une  saveur  acide.  Lors  même 
que  nous  saurions  précisément  en  quoi  consiste  l'action  chi- 
mique du  corps  acide  sur  la  pulpe  nerveuse,  nous  n'en  reste- 
rions pas  moins  dans  une  ignorance  invincible  sur  la  question 
de  savoir  pourquoi  telle  action  chimique  engendre  telle  sen- 
sation de  saveur  plutôt  que  telle  autre  ;  et  cette  ignorance 
invincible  tient  précisément  à  ce  que  la  sensation  de  saveur 
n'a  par  elle-même  aucune  vertu  représentative  et  n'apporte 
avec  soi  aucune  lumière  sur  les  causes  qui  la  produisent. 
L'organe  du  goût  n'est  même,  à  titre  de  réactif,  que  d'une 
fort  médiocre  utilité  pour  le  progrès  de  nos  connaissances 
scientifiques.  Assurément  aucun  chimiste  ne  s'imaginera  que 
Scheele  ou  Lavoisier  auraient  manqué  quelques-unes  de  leurs 
mémorables  découvertes,  quand  bien  même  ils  auraient  été 
absolument  privés  du  sens  du  goût.  A  supposer  que  le  sens 
du  goût  fût  pour  les  chimistes  un  réactif  d'un  usage  aussi 
habituel  que  l'est  celui  du  papier  de  tournesol  pour  recon- 
naître la  présence  des  acides,  il  ne  viendrait  à  personne 
l'envie  de  croire  que  la  possibilité  d'acquérir  le  système  de  nos 
connaissances  actuelles  en  chimie  tient  au  fait  accidentel  de 
la  sensibilité  de  l'organe  du  goût  pour  certaines  actions 
chimiques,  pas  plus  qu'elle  ne  tient  au  fait  très  particulier  et 
très   accidentel  de   la  présence,  dans  les    sucs   de  certaines 

10 


146  CHAPITRE  VII. 

plantes,  d'une  matière  colorante  fort  sensible  à  l'action  des 
acides.  Et  puis  il  s'agit  ici  des  conditions  essentielles  de  la 
connaissance  ou  des  causes  invincibles  d'ignorance,  et  non  des 
circonstances  accidentelles  qui  peuvent  faciliter  nos  recher- 
ches, ou  les  entraver,  ou  leur  imprimer  de  préférence  une 
certaine  direction. 

100.  —  Le  sens  de  l'odorat  est  bien  supérieur  à  celui  du  goût 
dans  l'ordre  de  la  complication  organique  ;  il  est  à  la  fois  plus 
spécial  et  plus  perfectionné,  car  c'est  toujours  par  une  plus 
grande  spécialité  de  fonctions  que  le  perfectionnement  de 
l'organisation  s'annonce.  Les  nerfs  du  sentiment  y  dépouillent 
la  sensibilité  tactile,  en  même  temps  qu'ils  cessent  d'être  en 
connexion  immédiate  avec  l'appareil  des  nerfs  du  mouve- 
ment ;  et  par  ce  double  caractère  le  sens  de  l'odorat  s'éloigne 
du  sens  du  goût,  pour  se  rapprocher  de  ceux  de  l'ouïe  et  de  la 
vue.  Quoiqu'il  soit  loin  d'égaler  en  perfection  ces  deux  sens 
supérieurs,  il  est  manifestement  destiné  comme  eux  à  donner 
à  l'animal  la  perception  des  corps  situés  à  distance  ;  et  il 
acquiert,  chez  quelques  espèces,  un  tel  degré  de  finesse,  qu'il 
peut,  en  prêtant  son  concours  aux  facultés  du  tact  et  de  la 
locomotion,  pourvoir  aux  besoins  de  l'animal  aussi  bien, 
mieux  peut-être,  que  les  sens  de  la  vue  et  de  l'ouïe.  Mais, 
d'autre  part,  il  y  a  entre  les  sens  de  l'odorat  et  du  goût  des  con- 
nexions évidentes  ;  soit  anatomiques,  c'est-à-dire  tenant  à  la 
structure  et  à  la  disposition  des  organes  ;  soit  physiologiques, 
c'est-à-dire  tenant  à  l'analogie  et  à  la  sympathie  des  fonc- 
tions ;  à  ce  point  qu'on  a  pu  soupçonner  chez  certaines  espèces, 
et  notamment  chez  quelques  animaux  ruminants,  l'existence 
d'un  organe  approprié  à  la  recherche  de  leurs  ahments,  fai- 
sant fonction  de  sens  intermédiaire,  ou  établissant  le  passage 
de  l'un  à  l'autre.  Tous  deux  sont  en  rapport  direct  avec  la 
nutrition  et  se  développent  parallèlement  à  ce  que  nous 
nommons  l'instinct,  plutôt  que  parallèlement  à  l'intelligence 
de  l'animal.  Tous  deux  sont  adaptés  à  la  perception  d'actions 
moléculaires,  ou  d'actions  émanées  de  particules  matérielles  dans 
un  étatde  division  extrême,  chimique  ou  mécanique.  Tous  deux 
enfin,  et  le  sens  de  l'odorat  surtout,  doivent,  dans  l'ordre 
de  la  connaissance,  être  considérés  comme  des  réactifs  d'une 
délicatesse  exquise,  mais  qui  n'ont  point  la  propriété  de  nous 
renseigner  sur  la  nature  des  causes  productrices  de  la  réaction. 


DES  SENS.  147 

Une  odeur,  comme  une  saveur,  est  une  affection  du  sujet  sen- 
tant, qui  ne  donne  aucune  représentation,  qui  n'implique  ni  ne 
détermine  par  elle-même  aucune  connaissance  de  l'objet  senti. 
Gondillac  a  pu  dire  convenablement,  en  imaginant  sa  statue 
bornée  au  sens  de  l'odorat,  qu'e//e  se  sent  odeur  de  rose,  si 
toutefois  notre  langage,  suggéré  par  une  constitution  et  des  ha- 
bitudes toutes  différentes,  est  propre  à  bien  rendre  les  phé- 
nomènes obscurs  qui  se  produiraient  dans  cet  état  hypothé- 
tique. Ce  qu'il  y  a  d'incontestable,  c'est  que  le  sens  de  l'odo- 
rat ne  donnerait  à  lui  seul  aucune  notion  du  monde  extérieur, 
et  que,  dans  la  constitution  normale  de  l'homme,  il  n'ajoute 
rien  à  la  connaissance  théorique  ou  scientifique  du  monde 
extérieur.  Il  fournit  aux  physiciens  quelques  exemples  de 
plus  de  l'extrême  divisibilité  de  la  matière  ;  il  sert  quelque- 
fois (comme  on  l'a  dit  pour  le  goût)  de  réactif  aux  chimistes  ; 
mais  ce  sens  serait  aboli,  que  les  progrès  de  la  science  n'en 
seraient  point  entravés  ;  la  nature  n'en  aurait  pas  doué 
l'homme,  qu'il  n'en  pourrait  résulter  de  perturbation  que  dans 
le  jeu  de  ses  fonctions  animales,  sans  que,  toutes  choses  égales 
d'ailleurs,  le  système  de  ses  connaissances  ou  la  constitution  de 
son  intellect  en  ressentissent  la  moindre  altération. 

101.  —  Quelque  admirable  que  nous  paraisse  la  structure 
de  l'œil,  il  y  a  de  bonnes  raisons  de  penser  que  le  sens  de 
l'ouïe  est  un  appareil  d'une  complication  et  d'une  perfection 
organique  encore  plus  grande,  occupant  le  plus  haut  rang  dans 
la  série  des  organes  des  sens  :  et,  sans  rapporter  les  explications 
que  donnent  à  ce  sujet  les  anatomistes  modernes,  et  qui  ne 
sont  pas  de  notre  ressort,  nous  ferons  remarquer  (89)  que  le 
sens  de  la  vue  est  moins  parfait  chez  l'homme  que  chez  des  es- 
pèces qui  s'éloignent  beaucoup  de  l'homme  et  qui  occupent 
incontestablement  un  rang  inférieur  dans  la  série  animale  ; 
tandis  que  l'appareil  de  l'audition  atteint  sa  perfection  chez 
l'homme,  où  il  doit  être  en  rapport  avec  la  faculté  de  pro- 
duire des  voix  articulées,  de  manière  à  déterminer  la  forma- 
tion du  langage,  condition  organique  du  développement  de 
toutes  nos  facultés  intellectuelles.  Néanmoins,  comrhe  l'in- 
fluence du  langage  sur  l'élaboration  de  la  pensée  doit  être  étu- 
diée à  part  et  à  la  faveur  de  considérations  d'un  autre  ordre, 
nous  ferons  abstraction  ici  de  cette  influence  indirecte  du 
sens  de  l'ouïe  sur  le  développement  de  l'intelligence  ;  nous 


148  CHAPITRE  VII. 

supposerons  l'homme  en  possession  d'un  langage  par  gestes, 
ou  d'un  langage  écrit,  ou  de  tout  autre  instrument  analogue 
à  la  parole  et  susceptible  des  mêmes  perfectionnements  ;  et 
alors,  en  procédant  toujours  par  voie  de  retranchements  suc- 
cessifs, nous  ferons  passer  le  sens  de  l'ouïe  avant  celui  de  la 
vue  ;  attendu  qu'il  doit  résulter  de  cette  suppression,  sous  les 
conditions  indiquées,  des  modifications  moins  profondes  dans 
le  système  de  la  connaissance. 

En  effet,  bien  que  la  physique  ait  deux  grandes  sections, 
l'optique  et  l'acoustique,  dont  les  noms  suffisent  pour  indiquer 
la  dépendance  oîi  elles  se  trouvent  de  nos  deux  sens  les  plus 
élevés,  il  s'en  faut  que  les  liens  de  dépendance  soient  aussi 
étroits  pour  l'une  que  pour  l'autre.  Le  son  est  causé  par  des 
vibrations  qu'exécutent  les  particules  des  corps,  dérangées  de 
leurs  positions  d'équilibre  ;  vibrations  très  rapides,  mais  dont 
pourtant  la  rapidité  n'est  pas  telle  qu'on  ne  puisse  la  mesurer 
sans  le  secours  du  sens  de  l'ouïe,  indirectement  et  par  le 
calcul,  à  cause  des  liaisons  que  la  théorie  a  fait  connaître 
entre  la  durée  des  vibrations  et  d'autres  phénomènes  suscep- 
tibles de  mesure  ;  directement  même,  à  l'aide  de  certains  in- 
struments ingénieux  dont  on  doit  l'invention  aux  physiciens 
modernes.  Privé  du  sens  de  l'ouïe,  l'homme  continuerait  d'être 
averti  par  la  vue  et  le  tact  des  mouvements  vibratoires  im- 
primés aux  très  petites  particules  des  corps  ;  et  si  ses  facultés 
intellectuelles  n'étaient  d'ailleurs  pas  plus  dénaturées  que  ne  le 
sont  celles  du  sourd-muet  instruit,  il  arriverait,  par  les  mêmes 
actes  de  l'esprit,  à  la  même  conception  théorique  des  causes 
de  ces  mouvements  vibratoires,  aux  mêmes  formules  mathéma- 
tiques qui  en  sont  la  plus  haute  expression.  Au  fond,  le  phy- 
sicien et  le  géomètre  sont  dans  le  cas  du  sourd-muet,  pour 
tous  les  mouvements   vibratoires   dont  la   rapidité  dépasse 
ou  n'atteint  pas  certaines  limites  ;  l'oreille  est  sourde  aux 
mouvements   vibratoires   trop    lents   ou   trop    rapides,    aux 
sons  trop  graves  ou  trop  aigus  ;  ce  qui  n'empêche  pas  le  phy- 
sicien de  les  comprendre  tous  dans  la  même  théorie,  le  géo- 
mètre de  les  lire  tous  dans  la  même  formule,  sans  égard  aux 
limites  de  cette  échelle  sensible,  susceptible  probablement  de 
varier,  par  des  causes  organiques,  d'un  individu  {\  l'autre  et 
d'une  espèce  à  l'autre. 

Sans  doute,  pour  les  sons  auxquels   l'oreille  est  sourde, 


DES  SENS.  149 

le  physicien  se  trouve  privé,  non  plus  seulement  d'un  réactif 
délicat,  servant  à  la  manière  des  odeurs  et  des  saveurs,  mais 
d'un  instrument  de  mesure,  qui  acquiert  souvent  une  mer- 
veilleuse précision  chez  les  personnes  dont  l'oreille,  par  l'effet 
des  dispositions  naturelles  ou  de  l'habitude  acquise,  perçoit 
avec  une  grande  justesse  les  intervalles  musicaux  ;  et  nous 
accordons  volontiers  qu'il  serait  difficile  à  un  sourd-muet,  non 
pas  de  professer  l'acoustique  (comme  l'aveugle  Saunderson 
professait  l'optique),  mais  d'y  briller  par  le  talent  de  l'expé- 
rimentation comme  un  Chladni  ou  un  Savart.  Sans  doute 
aussi,  quoiqu'une  formule  mathématique  contienne  virtuelle- 
ment tous  les  détails  d'un  phénomène,  il  y  a  telle  conséquence 
qui    échapperait,    si    l'expérience    sensible    n'attirait    notre 
attention,  et  même  tel  fait  qu'on  a  bien  de  la  peine  à  lire 
dans  la  formule,  après  que  le  résultat  de  l'expérience  nous  a 
forcés  d'y  réfléchir  longuement.  Mais,  encore  une  fois,  il  s'agit 
ici  des  conditions  essentielles  de  la  connaissance  ;  et  à  ce  point 
de  vue,  tout  ce  qui  se  trouve  virtuellement  compris  dans 
l'énoncé  d'une  loi,  tout  ce  qui  peut  en  être  tiré  par  les  seules 
forces  du  raisonnement,  est  censé  nous  être  donné  par  la  con- 
naissance de  la  loi  même.  Il  ne  s'agit  pas  du  résultat  auquel 
peut  atteindre  tel  ou  tel  homme,  selon  la  mesure  de  ses  forces 
individuelles  :  il  s'agit  du  résultat  auquel  la  raison  humaine 
peut  parvenir,  et  doit  parvenir,  si  aucun  obstacle  accidentel 
ne  vient  arrêter  son  progrès  indéfini. 

La  sensation  d'un  son  isolé  n'est  pas  plus  propre  qu'une 
sensation  de  saveur  ou  d'odeur  à  nous  donner  l'idée  de  la 
cause  qui  la  produit,  quoique  nous  ayons  tout  lieu  de  croire  que 
la  modification  physique  de  la  fibre  nerveuse,  à  laquelle  se 
rattache  la  sensation  du  son,  consiste  dans  un  mouvement  vi- 
bratoire, de  sorte  qu'elle  conserve  une  grande  analogie  avec  le 
phénomène  extérieur  qui  la  détermine.  En  effet,  les  vibra- 
tions de  la  fibre  nerveuse,  comme  celles  du  corps  sonore,  se 
succèdent  si  rapidement,  que  nous  ne  pouvons  avoir  aucune 
conscience  de  leur  distinction  ni  de  leur  succession.  Mais, 
lorsque  l'oreille  est  simultanément  frappée  de  deux  ou  de  plu- 
sieurs sons  qui  ont  entre  eux  un  intervalle  musical  défini 
(dont  l'un  est,  par  exemple,  l'octave  ou  la  quinte  de  l'autre), 
un  rapport  simple  s'établit  entre  les  divers  mouvements  vi- 
bratoires dont  la  fibre  nerveuse  est  le  siège  comme  entre  les 


150  CHAPITRE  VIL 

mouvements  vibratoires  des  divers  corps  sonores  ;  et  la  con- 
science qui  n'a  pas  la  faculté  de  compter  ou  de  distinguer 
les  vibrations  une  à  une,  est  au  contraire  très  capable  de 
saisir  la  régularité  des  périodes  auxquelles  sont  assujetties  les 
vibrations  de  la  fibre  nerveuse.  Voilà  pourquoi  l'oreille  n'est 
plus  seulement  un  réactif,  mais  aussi  un  instrument  de  mesure, 
lorsqu'il  s'agit  de  comparer  entre  eux  des  sons  musicaux.  Nous 
nous  rendons  ainsi  compte  du  plaisir  que  l'oreille  trouve  dans 
les  consonances  harmoniques  et  de  son  aversion  pour  les 
dissonances,  tandis  que  nous  n'avons  pas  la  moindre  idée  des 
causes  physiques  de  l'attrait  ou  de  la  répugnance  que  nous 
éprouvons  pour  une  saveur  ou  pour  une  odeur.  En  nous 
élevant  dans  l'échelle  des  sens,  nous  trouvons  que  la  sensa- 
tion commence  à  acquérir  une  valeur  représentative,  et  à 
cesser  d'être  une  simple  affection,  incapable  de  nous  rien 
apprendre  sur  la   nature   des   causes   productrices. 

102.  —  De  même  que  le  sens  de  l'ouïe  contribue  de  deux 
manières  à  l'accroissement  de  nos  connaissances  et  à  la  géné- 
ration  de   nos   idées  ;   d'abord   d'une  manière   directe,   par 
la  perception  des  sons  et  des  divers  phénomènes  qui  sont  du 
ressort  de  l'acoustique  ;  puis  d'une  manière  indirecte  et  plus 
générale,    en   déterminant   la    construction   de   l'instrument 
du  langage,  à  l'aide  duquel  nous  formons  et  communiquons  nos 
pensées,  de  quelque  nature  qu'elles  soient  ;  de  même  le  sens  de 
la  vue  doit  être  étudié  sous  deux  aspects  :  d'une  part,  en  tant 
qu'il  nous  donne  directement,  par  une  sensation  sui  generis, 
la  perception  de  la  lumière,  des  couleurs  et  de  tous  les  phé- 
nomènes dont  la  théorie  constitue  la  science  de  l'optique  ; 
d'autre  part,  en  tant  qu'il  contribue  indirectement  à  nous 
faire  connaître  l'universalité  des  phénomènes  du  monde  phy- 
sique, en  mettant  à  notre  disposition  le  flambeau  qui  les  éclaire 
tous  ;  puisque,  de  l'action  des  corps  sur  la  lumière,  résulte 
pour  nous  la  manifestation  de  l'existence  de  ces  corps,  de 
leurs  formes,  de  leurs  dimensions,  de  leurs  mouvements,  et 
des  modifications  qu'ils  subissent  par  leurs  actions  réciproques. 
De  ces  deux  fonctions  du  sens  de  la  vue,  l'une  directe  et  spé- 
ciale, l'autre  indirecte  et  générale,  laquelle  constitue  la  vision 
proprement  dite,  celle-ci  doit  être  mise  en  première  ligne  : 
car,  bien  que  la  lumière  soit  en  elle-même  un  très  digne  objet 
d'étude    et  quoique  l'œil  dût  encore  passer  pour  un  organe 


DES  SENS.  151 

très  précieux,  quand  il  ne  servirait  qu'à  nous  révéler  l'exis- 
tence et  quelques-unes  des  propriétés  d'un  agent  naturel  de 
cette  importance,  il  est  assez  clair  que  ce  n'est  point  là  sa  des- 
tination propre,  et  que  la  nature  nous  a  donné,  comme  aux 
animaux,  des  yeux  pour  voir  les  objets  que  la  lumière  éclaire, 
et  nullement  pour  nous  procurer  la  satisfaction  de  pénétrer 
plus  ou  moins  dans  la  connaissance  de  la  nature  de  la  lumière 
et  des  lois  qui  régissent  les  phénomènes  d'optique.  Or,  il  faut 
remarquer  que  l'acte  de  la  vision  ne  dépend  essentiellement, 
ni  de  la  nature  intime  du  principe  lumineux,  ni  de  son  mode 
spécial  d'action  sur  la  fibre  nerveuse,  ni  de  l'espèce  de  sensa- 
tion qui  est  immédiatement  liée  à  ce  mode  d'action.  La  rétine 
pourrait  devenir  insensible  aux  rayons  du  spectre  solaire  qui 
lui  envoient  maintenant  les  diverses  sensations  de  couleurs, 
et  recevoir  par  des  rayons  actuellement  invisibles  (comme  nous 
savons  qu'il  en  existe  en  deçà  et  au  delà  des  limites  du  spectre 
visible)  des  sensations  dont  nous  n'avons  présentement  nulle 
idée,  sans  que  cela  altérât  les  conditions  essentielles  de  la 
visibilité  des  corps,  savoir  :  le  rayonnement  indéfini  en  tous 
sens  suivant  des  lignes  droites,  la  réflexion  et  le  brisement 
des  rayons  au  passage  d'un  milieu  dans  un  autre.  Toute  irra- 
diation assujettie  à  ces  lois  géométriques,  quoique  d'ailleurs 
physiquement  distincte  de  l'irradiation  lumineuse,  pourrait, 
comme  la  lumière,  se  prêter  au  jeu  d'un  instrument  destiné 
à  percevoir  les  corps  à  distance,  pourrait  être  l'intermédiaire 
de  ce  toucher  à  distance,  tout  à  fait  indépendant  de  la  sensation 
sui  generis  qui  s'y  associe,  et  qui  résulte  (sans  que  nous  sachions 
comment)  tant  de  la  nature  intime  des  divers  rayons  du  spec- 
tre lumineux,  que  de  la  structure  spéciale  des  tissus  nerveux 
de  la  rétine  et  du  nerf  optique. 

Les  suppositions  que  nous  faisons,  pour  le  besoin  de  notre 
analyse,  ne  sont  pas  purement  gratuites  :  il  y  a  des  anomalies 
organiques  qui  suffiraient  pour  en  suggérer  l'idée.  Les  yeux  de 
quelques  personnes  sont  naturellement  ou  deviennent  acci- 
dentellement insensibles  à  certaines  couleurs.  On  cite  des  cas 
où  la  distinction  des  couleurs  paraissait  être  entièrement  abolie, 
et  où  les  images  des  corps  éclairés  continuaient  d'être  perçues 
à  la  manière  des  figures  d'une  estampe  ou  d'une  peinture  en 
grisaille.  Les  sujets  chez  qui  la  vision  s'opérait  dans  ces  condi- 
tions anomales  peuvent  se  comparer  à  ceux  chez  qui  la  dis- 


152  CHAPITRE  VII. 

tinction  des  saveurs  est  abolie,  quoiqu'ils  perçoivent  encore, 
en  prenant  leurs  aliments,  les  impressions  du  chaud  et  du 
froid  et  les  autres  sensations  tactiles.  Ce  qu'il  y  a  de  fonda- 
mental dans  la  fonction  et  dans  la  sensation  qui  l'accompagne 
subsiste  encore,  même  après  la  suppression  ou  l'émoussement 
de  cette  sensibilité  spéciale  et  accessoire  que  la  nature  emploie, 
dans  cette  circonstance  comme  dans  bien  d'autres,  pour  l'exci- 
tation du  sujet  sentant  ou  la  parure  de  l'objet  senti,  de  ma- 
nière à  atteindre  plus  complètement  ou  plus  sûrement  la  fin 
en  vue  de  laquelle  tout  l'organisme  fonctionne. 

Lorsque  nous  plaçons  devant  nos  yeux  des  verres  colorés,  ou 
lorsque  nous  éclairons  les  objets  avec  une  lumière  privée  arti- 
ficiellement de  quelques-uns  des  rayons  qui  entrent  dans  la 
composition  de  la  lumière  solaire,  nous  nous  plaçons  volon- 
tairement dans  des  conditions  analogues  à  celles  où  se  trouvent 
placés,  par  infirmité  ou  par  maladie,  les  sujets  dont  nous  par- 
lions tout  à  l'heure  ;  et  néanmoins  la  vision  s'opère  comme  dans 
les  conditions  ordinaires,  de  manière  à  nous  donner  les  mêmes 
idées  des  distances,  des  formes  et  des  dimensions  des  corps,  et 
en  général  de  tous  les  phénomènes  du  monde  physique,  excepté 
seulement  ce  qui  tient  à  la  coloration  des  corps  et  des  images. 
Nos  théories  de  mécanique,  d'astronomie,  de  physique  générale, 
de  chimie,  de  physiologie,  seraient  absolument  les  mêmes, 
quand  la  nature  aurait  compris  dans  l'étendue  du  spectre 
solaire  visible  pour  nous  un  rayon  de  moins  ou  un  rayon  de 
plus,  ou  quand,  sans  modifier  la  sensibihté  de  notre  organe, 
elle  aurait  changé  la  nature  du  flambeau,  en  substituant  à 
notre  soleil  une  de  ces  étoiles  qui  nous  paraissent  rouges  ou 
vertes,  ou  dont  la  lumière,  sans  offrir  des  différences  aussi 
saillantes,  se  trouve  pourtant,  par  l'analyse  qu'on  en  fait  avec 
le  prisme,  autrement  composée  que  ne  l'est  la  lumière  solaire. 
On   doit  au   physicien   Brewster  une  théorie  ingénieuse, 
d'après  laquelle  les  teintes  graduées  du  spectre  solaire  se- 
raient ducs  à  la  superposition  de  trois  spectres,  rouge,  jaune 
et  bleu,  pour  chacun  desquels  la  lumière  est  de  même  teinte 
partout,  mais  d'intensité  variable  d'un  point  à  l'autre  :  de 
sorte  que,  les  points  où  chaque  teinte  atteint  son  maximum 
d'intensité  n'étant  pas  les  mômes,  c'est  tantôt  une  couleur  et 
tantôt  l'autre  qui  domine  dans  le  spectre  formé  par  la  superpo- 
sition et  le  mclunge  des  trois  spectres  élémentaires.  Suivant 


DES  SENS.  153 

cette  théorie  que  nous  n'avons  point  à  discuter,  mais  qu'il  nous 
est  permis  de  citer  à  titre  d'exemple  hypothétique,  il  y  aurait, 
non  pas  une  lumière,  mais  trois  lumières  distinctes  auxquelles 
l'œil  de  l'homme  serait  sensible,  trois  sortes  d'irradiations  ou 
d'effluves,  affectées,  pour  ainsi  dire,  au  service  de  la  vision, 
parmi  d'autres  irradiations  qui  n'y  concourent  pas,  mais  qui 
produisent  d'autres  effets  physiques,  chimiques  ou  physiolo- 
giques, parfaitement  certains.  Et  dans  cette  manière  de  nous 
rendre  compte  des  choses,  nous  comprendrions  encore  mieux 
combien  est  accessoire  et  accidentel,  dans  l'acte  de  la  vision, 
le  phénomène  de  la  distinction  des  couleurs  dont  l'échelle 
serait  renversée  par  un  simple  déplacement  des  points  qui  cor- 
respondent au  maximum  d'intensité  de  chacune  des  teintes 
élémentaires.  Il  n'y  a  de  là  qu'un  pas  à  la  suppression  de  l'un 
ou  de  l'autre  de  ces  trois  effluves  visibles,  ou  à  la  substitution 
de  l'un  des  effluves  actuellement  invisibles  à  l'un  des  effluves 
actuellement  visibles. 

Certes,  nous  ne  tombons  pas  dans  la  puériUté  de  croire 
qu'on  puisse  proposer  des  hypothèses  et  imaginer  des  plans 
propres  à  remplacer  le  plan  de  la  nature.  Il  y  a  sans  doute  de 
bonnes  raisons  pour  que  nos  sensations  et  les  causes  de  nos 
sensations  soient  ce  qu'elles  sont,  jusque  dans  leurs  moindres 
détails.  Il  s'agit  seulement  de  distinguer  (ce  qui  est  possible  et 
permis  à  la  raison)  les  conditions  essentielles  et  fondamentales 
d'un  phénomène  d'avec  les  conditions  accessoires  et  de  per- 
fectionnement ;  il  s'agit  aussi  de  reconnaître  qu'ici  les  con- 
ditions essentielles  sont  des  conditions  géométriques  et  non 
physiques,  des  conditions  de  forme  et  non  des  conditions 
d'étoffe  ou  de  matière  (1). 

103.  —  Qu'arriverait-il  donc  si  l'œil  cessait  d'être  sensible 
aux  rayons  visibles  qui  lui  donnent  maintenant  la  sensation 
de  telle  couleur  déterminée,  ou  si  les  limites  du  spectre  visible 
venaient  à  être  resserrées  davantage?  Évidemment,  ce  qui 
arrive  pour  les  rayons  actuellement  invisibles,  et  dont  nous 
ne  laissons  pas  que  de  constater  l'existence,  par  suite  des 
actions  qu'ils  exercent  sur  l'aiguille  aimantée,  sur  le  thermo- 
mètre, sur  les  réactifs  chimiques,  à  l'égard  desquels  nous  par- 
venons même  à  constater  des  lois  de  réflexion,  de  réfraction, 
de  polarisation,  tout  à  fait  identiques  ou  analogues  à  celles 
qui  régissent  les  rayons  visibles.  Ainsi,  il  en  est  au  fond  des  sen- 


154  CHAPITRE  VII. 

sations  de  couleurs  comme  des  sensations  de  sons,  d'odeurs,  de 
saveurs  :  elles  pourraient  être  abolies,  sans  qu'il  en  résultât, 
de  toute  nécessité,  aucune  suppression  dans  le  système  de  nos 
connaissances.  La  lumière,  prise  en  masse,  c'est-à-dire  tout  le 
système  des  rayons  actuellement  visibles,  pourrait  perdre 
son  action  spéciale  sur  la  rétine,  et  passer  ainsi  à  l'état  d'effluve 
invisible,  que  nous  pourrions  encore,  non  seulement  arriver  à 
la  connaissance  du  monde  extérieur  et  des  corps  à  distance, 
mais  même  découvrir  l'existence  et  les  propriétés  caractéris- 
tiques du  principe  lumineux  rendu  invisible,  si  d'ailleurs  la 
rétine  devenait  sensible  à  un  autre  effluve  soumis  aux  mêmes 
lois  de  rayonnement,  et  qui  satisferait  par  conséquent  aux  con- 
ditions géométriques  de  la  vision  ou  du  toucher  à  distance.  A 
la  vérité,  l'œil  est  pour  les  rayons  actuellement  visibles  un 
réactif  bien  plus  sensible,  et  (ce  qui  est  encore  d'une  tout  autre 
importance  scientifique)  un  instrument  de  mesure  bien  plus 
précis  que  ne  sauraient  l'être  le  thermomètre,  l'aiguille  ai- 
mantée ou  les  préparations  chimiques  ;  de  sorte  qu'il  y  aurait, 
dans  les  hypothèses  imaginaires  où  nous  nous  plaçons  pour  le 
besoin  de  notre  analyse,  bien  plus  de  difficultés  à  créer  la 
théorie  de  cette  lumière  invisible,  qu'à  créer  la  théorie  de  la 
chaleur  sans  la  suggestion  des  sensations  du  chaud  et  du  froid, 
les  théories  chimiques  sans  le  secours  des  organes  du  goût  et  de 
l'odorat,  ou  même  la  théorie  des  vibrations  des  corps  sans  le 
secours  du  sens  de  l'ouïe.  Mais,  encore  une  fois,  il  s'agit  pour 
nous,  dans  toute  cette  analyse,  des  conditions  essentielles 
de  la  connaissance,  de  celles  dont  le  défaut  est  une  cause 
d'ignorance  invincible,  et  non  des  circonstances  accessoires 
qui  facilitent  les  progrès  des  connaissances  et  en  développent 
le  germe  naturel,  de  manière  à  les  faire  passer  à  l'état  de 
théories  scientifiques.  La  marche  de  toute  la  physique  serait 
singulièrement  entravée  si  nous  ne  possédions  ni  une  substance 
solide  et  transparente,  comme  le  verre,  ni  un  métal  liquide 
aux  températures  ordinaires,  comme  le  mercure  :  ce  qui    ne 
veut  pas  dire  qu'il  faille,  dans  une  critique  des  sources  de  la 
connaissance  humaine,  assigner  un  rôle  fondamental  à  ces 
propriétés  spécifiques  et  très  particulières,  qui  donnent,  dans 
la  pratique  industrieuse  des  expériences,  une  importance  très 
grande  au  verre  et  au  mercure. 

Les  sensations  de  couleurs  sont  d'ailleurs,  à  tous  égards, 


DES  SENS.  155 

comparables  aux  sensations  du  chaud  et  du  froid,  aux  sen- 
sations de  saveurs,  d'odeurs  et  de  sons.  Elles  sont  dues  sou- 
vent à  un  trouble  intérieur  du  système  nerveux,  que  ne  pro- 
voque aucune  excitation  du  dehors,  ou  à  des  irritations 
produites  par  l'électricité,  par  des  lésions  mécaniques,  en  un 
mot  par  d'autre  causes  que  celles  qui  déterminent  les  mêmes 
sensations,  dans  l'état  normal  et  habituel.  Nous  n'avons 
nulle  idée  des  rapports  qu'il  peut  y  avoir  entre  la  nature 
spécifique  de  chaque  rayon  de  lumière  et  la  sensation  spéciale 
de  couleur  dont  il  est  la  cause  déterminante  ou  provoca- 
trice. La  sensation  de  couleur,  comme  celle  de  saveur,  n'a  en 
elle-même  aucune  vertu  représentative  ;  et  l'une  ne  nous  in- 
struit pas  plus  sur  la  constitution  spécifique  du  rayon  lumi- 
neux, que  l'autre  ne  nous  instruit  sur  la  constitution  molécu- 
laire de  la  substance  sapide. 

On  a  comparé  quelquefois  l'échelle  des  couleurs  du  spectre 
solaire  à  la  gamme  des  tons  musicaux,  et  l'harmonie  ou  le 
contraste  de  certaines  couleurs  aux  consonances  ou  aux  disso- 
nances musicales  ;  mais  ces  comparaisons  sont  très  inexactes, 
notamment  au  point  de  vue  de  l'analyse  qui  nous  occupe,  en  ce 
qu'elles  tendraient  à  établir  un  parallélisme  entre  deux  sens 
dont  l'un,  celui  de  l'ouïe,  est  sous  ce  rapport  très  supérieur  à 
l'autre.  En  effet,  dans  le  mode  même  d'ébranlement  des  rami- 
fications du  nerf  auditif,  qui  se  mettent  à  vibrer  à  l'unisson  des 
vibrations  du  corps  sonore  et  des  milieux  ambiants,  nous 
avons  trouvé  (101)  une  raison  pour  que  l'oreille  perçoive  les 
rapports  numériques  des  tons  ou  leurs  intervalles  musicaux. 
Ce  n'est  pas  que  l'oreille  puisse  nombrer  ces  vibrations,  si 
rapides  qu'elles  se  succèdent  par  centaines  dans  le  court  inter- 
valle d'une  seconde  ;  ce  que  l'oreille  saisit  ou  nombre  à  sa  ma- 
nière, à  cause  de  l'exacte  correspondance  des  vibrations  du 
nerf  acoustique  avec  les  vibrations  du  corps  sonore,  ce  sont 
des  rapports  très  simples  entre  ces  grands  nombres  qui 
échappent  à  la  perception  directe,  l'un  étant,  par  exemple, 
double,  ou  triple,  ou  quadruple  de  l'autre.  En  conséquence, 
l'oreille  n'est  pas  seulement  le  siège  d'affections  agréables  ou 
désagréables  ;  elle  est  un  instrument  de  perception  immé- 
diate des  intervalles  musicaux,  la  sensation  ayant  par  elle- 
même  une  valeur  représentative  qui  tient  encore  à  un  carac- 
tère de  forme,  savoir,  au  retour  périodique  des  mêmes  im- 


156  CHAPITRE  VII. 

pressions,  et  non  à  la  nature  de  l'impression  produite.  Aussi 
la  perception  de  l'intervalle  musical  reste-t-elle  la  même, 
quelle  que  soit  la  hauteur  absolue  des  tons  comparés,  ou  leur 
timbre,  ou  leurs  autres  qualités  accessoires,  qui  modifient  la 
sensation  dans  ce  qu'elle  a  de  purement  affectif.  C'est  une  pro- 
priété tout  à  fait  éminente  du  sens  de  l'ouïe,  que  la  vertu  qu'il 
a  de  dégager  ainsi,  du  fond  ou  de  Véioffe  de  la  sensation,  un 
rapport  abstrait  et  mathématique,  lequel  (comme  le  langage 
même  l'indique  assez,  et  comme  l'histoire  de  la  philosophie 
le  témoigne)  est  devenu  le  type  de  nos  plus  hautes  con- 
ceptions sur  l'ordre  et  sur  l'harmonie  des  êtres.  Le  sens  de  la 
vue  ne  possède  point  un  tel  pouvoir  à  l'endroit  de  la  percep- 
tion des  couleurs.  L'association  de  certaines  couleurs  peut  le 
flatter  ou  lui  déplaire,  comme  l'association  de  certaines  voix, 
de  timbres  différents,  flatte  ou  déplaît  dans  un  concert  ; 
comme  l'association  de  certaines  saveurs  plaît  ou  déplaît  à 
l'organe  du  goût  :  mais,  bien  qu'on  puisse  assigner  des  rai- 
sons physiques  à  ce  qu'on  a  nommé  l'harmonie  ou  le  contraste 
des  couleurs,  la  sensation  de  l'harmonie  des  couleurs  n'est  pas, 
comme  celle  de  l'intervalle  musical,  la  perception  d'un  rapport 
mathématique  qui  resterait  le  même,  quand  les  termes  du  rap- 
port, c'est-à-dire  les  couleurs  associées,  viendraient  à  changer. 
En  admettant,  ce  qui  est  douteux,  que  l'accident  de  la  couleur 
soit  lié  à  la  rapidité  des  vibrations  de  l'éther,  il  resterait  cer- 
tain que  l'un  n'est  en  aucune  façon  la  représentation  de 
l'autre  ;  que,  par  suite,  non  seulement  l'œil  est  incapable 
de  compter  les  vibrations  de  l'éther,  dont  la  rapidité  est 
hors  de  toute  proportion  avec  celle  des  mouvements  vibra- 
toires des  corps  pondérables,  mais  de  plus  qu'il  est  inhabile  à 
saisir  des  intervalles  harmoniques  ou  des  rapports  simples 
entre  ces  nombres,  sous  l'énormité  desquels  l'imagination 
succombe. 

104.  —  Il  faut  maintenant  reprendre  l'étude  du  sens  de  la 
vue  dans  sa  fonction  générale,  qui  constitue  la  vision  propre- 
ment dite,  et  que  nous  avons  reconnu  être  fondamentalement 
indépendante  de  la  distinction  spécifique  des  rayons  et  des 
couleurs.  Or,  on  est  frappé  dès  l'abord  de  cette  circonstance, 
qu'autant  nous  ignorons  les  rapports  entre  les  sensations  de 
saveurs,  d'odeurs,  de  couleurs,  et  les  causes  qui  les  déter- 
minent à  être  ce  qu'elles  sont  spécifiquement,  autant  la  cor- 


DES  SENS.  157 

relation  entre  la  chose  perçue  et  la  constitution  de  l'organe 
de  perception  devient  manifeste  quand  il  s'agit  de  la  perception 
d'une  étendue  colorée,  non  pas  en  tant  que  colorée,  mais  en 
tant  qu'étendue.  La  rétine  est  un  tableau  sentant  :  ce  mot  dis- 
pense de  tout  commentaire.  C'est  le  cas  d'appliquer  au  sens  de 
la  vue  les  remarques  que  nous  appliquions  tout  à  l'heure  au 
sens  de  l'ouïe.  Nous  n'apercevons  rien  qui  puisse  lier  la  sensation 
de  tel  timbre  de  son  à  tel  mode  d'excursion  vibratoire  des  par- 
ticules du  corps  résonnant,  pas  plus  que  nous  n'apercevons  ce 
qui  lierait  les  sensations  de  jaune  et  de  vert  à  l'action  de  tels 
rayons  du  spectre,  ou  telle  saveur  à  l'action  chimique  des  molé- 
cules de  telle  substance.  Aussi  de  pareilles  sensations  sont- 
elles  affectives,  et  non  point  représentatives.  Mais,  dans  le 
mode  même  d'ébranlement  des  fibres  du  nerf  auditif,  nous 
trouvions  une  raison,  tirée  de  la  correspondance  et  du  syn- 
chronisme des  vibrations,  pour  que  l'oreille  eût  la  représenta- 
tion immédiate  et  par  suite  la  perception  directe  des  rapports 
numériques  ou  des  intervalles  des  tons  ;  et,  dans  le  mode  même 
d'épanouissement  du  tissu  nerveux  dans  la  rétine,  nous 
trouvons  une  raison  bien  plus  immédiate  encore,  bien  plus 
apparente,  pour  que  l'œil  perçoive  les  relations  géométriques, 
les  rapports  de  situation  et  de  grandeur  entre  les  objets  d'où 
émanent  les  rayons  lumineux  ;  sauf,  bien  entendu,  les  alté- 
rations de  perspective  dont  le  redressement  est  l'objet  d'une 
éducation  ultérieure  du  sens  de  la  vue,  sur  laquelle  les  psy- 
chologues ont  assez  disserté,  et  dont  nous  ne  nous  occupons 
pas  en  ce  moment.  La  vertu  représentative  résulte,  dans  un 
cas  comme  dans  l'autre,  de  ce  que  le  phénomène  de  sensation 
est  la  traduction  ou  l'image  du  phénomène  extérieur,  non 
quant  au  fond  ou  à  l'étoffe,  mais  quant  à  la  forme,  sur  laquelle 
seule  porte  la  représentation. 

Si  nous  avons  pu  concevoir  le  retranchement  successif  des 
sens  du  goût,  de  l'odorat  et  de  l'ouïe,  et  même  l'abolition  de  la 
distinction  des  couleurs,  sans  que  le  système  de  nos  connais- 
sances en  fût  essentiellement  modifié,  sans  que  le  germe  d'au- 
cune de  nos  théories  scientifiques  fût  par  cela  même,  et  de 
toute  nécessité,  condamné  à  la  destruction  ou  à  l'avortement, 
il  est  manifeste  que  le  retranchement  du  sens  de  la  vision,  en 
rendant  l'acquisition  d'une  foule  de  connaissances  absolument 
impossible,   arrêterait  de  fait  presque  tout  développement 


158  CHAPITRE  VII. 

scientifique.  Mais,  ce  qu'il  faut  bien  remarquer,  le  système  de 
nos  connaissances  en  serait  mutilé,  et  non  désorganisé  ou  viscé- 
ralement altéré.  Ce  serait  comme  un  arbre  dont  on  a  coupé  les 
rameaux,  qui  a  perdu  sa  parure,  mais  qui  conserve  son  tronc 
et  ses  maîtresses  branches.  Inversement,  si  l'on  rend  le  sens  de 
la  vision  à  un  aveugle  précédemment  instruit  par  le  seul 
secours  du  tact,  dans  une  société  d'aveugles  comme  lui,  ses 
connaissances  s'étendront,  se  développeront,  s'orneront, 
sans  qu'il  se  trouve  dans  la  nécessité  de  reconstruire  sur  un 
plan  nouveau  la  charpente  qui  les  supporte.  Un  sens  s'ajou- 
tant  à  l'autre,  des  idées  ne  supplantent  pas  d'autres  idées, 
mais  des  idées  nouvelles  s'ajoutent,  ou  plutôt  s'ajustent  aux 
idées  anciennement  acquises.  Bien  entendu  que  nous  ne  par- 
lons que  des  idées  auxquelles  conduit  nécessairement  la  per- 
ception sensible,  éclairée  par  la  raison,  et'non  de  celles  qui  tirent 
leur  origine  d'inductions  douteuses,  ou  que  l'imagination 
créerait  de  toutes  pièces,  en  dépassant  les  bornes  de  l'obser- 
vation et  de  l'induction  légitime. 

Au  lieu  de  supposer  l'abolition  brusque  et  totale  de  la  vision 
ou  du  toucher  à  distance,  on  peut  supposer  que  la  vue  se  rac- 
courcit progressivement,  ou  que  la  portée  de  ce  toucher  à  dis- 
tance est  de  plus  en  plus  réduite.  L'effet  de  cette  myopie  crois- 
sante pourrait  bien  être  d'amener  une  gêne  dans  le  jeu  des  fonc- 
tions animales,  de  priver  le  myope  de  la  jouissance  de  cer- 
tains spectacles,  de  lui  interdire  même  certains  genres  d'études 
et  de  découvertes  ;  mais  cela  n'irait  pas  jusqu'à  bouleverser  le 
système  de  ses  idées,  et  il  concevrait  les  choses  absolument 
comme  les  autres  hommes  pour  qui  le  sens  de  la  vue  a  conservé 
sa  portée  naturelle.  A  l'inverse,  lorsque  la  découverte  des 
divers  instruments  d'optique  est  venue  étendre  la  portée 
naturelle  de  la  vision  chez  l'homme,  la  matière  de  nos 
études  et  le  fond  de  nos  connaissances  se  sont  accrus 
sans  doute,  mais  la  forme  de  nos  connaissances  ou  la  con- 
stitution essentielle  de  nos  idées  n'ont  pas  changé,  pas  plus 
qu'elles  ne  changent  par  la  découverte  de  tout  autre  appareil 
de  physique  qui  multiplie  nos  moyens  d'observation.  Il  est 
arrivé  seulement,  comme  il  arrive  encore  à  chaque  décou- 
verte de  ce  genre,  que  nos  observations,  en  s'étendant,  ont 
donné  lieu  de  signaler  d'autres  analogies,  de  saisir  d'autres 
inductions,  et  par  suite  de  modifier  nos  théories  scientifiques 


DES  SENS.  159 

dans  ce  qu'elles  avaient  de  prématuré    et  d'hypothétique. 
105.  —  Les  psychologues  ont  agité  la  question  de  savoir  si 
le  sens  de  la  vue,  sans  le  concours  de  celui  du  tact,  donnerait 
ridée  de  l'étendue  à  deux  ou  à  trois  dimensions,  ou  même 
si  les  sensations  qu'il  procurerait  dans  cet  état  d'isolement 
suffiraient  pour  que  le  sujet  sentant  conçût  l'idée  d'un  monde 
extérieur  et  apprît  à  s'en  distinguer  ;  question  évidemment 
insoluble  par  l'expérience,  et  qu'on  pourrait  regarder  comme 
étant  de  pure  fantaisie,  puisque  l'hypothèse  à  laquelle  elle  se 
rapporte  répugne  non    seulement  à  l'organisation  de  notre 
espèce,  mais  au  plan  fondamental  de  l'animalité.  Que  serait-ce 
effectivement  qu'un  sens  destiné  à  donner  la  perception  des 
objets  situés  à  distance,  et  auquel  ne  s'associerait  pas  la  faculté 
de  se  porter  vers  les  uns,  de  s'éloigner  des  autres,  par  conséquent 
la  conscience  de  l'effort  musculaire  qui  produit  le  mouvement, 
et  le  cortège  de  sensations  tactiles  qui  accompagnent  l'exercice 
de  la  puissance  locomotrice  ?  Ce  serait  une  dérogation  à  l'har- 
monie générale  de  la  nature,  une  combinaison  monstrueuse, 
dépourvue  de  toute  condition  de  stabilité.  Étant  donnés  un 
appareil  et  une  fonction  fondamentale,  on  peut  bien  concevoir 
que  des  perfectionnements  accessoires  s'y  ajoutent  successi- 
vement ou  qu'on  les  retranche  successivement  ;  mais  il  serait 
absurde  de  supposer  le  perfectionnement  accessoire  en  retran- 
chant la  partie  fondamentale.  En  conséquence,  et  même  en 
admettant  que  le  raisonnement  pût  donner  une  solution  non 
arbitraire  de  la  question  qui  vient  d'être  indiquée,  il  n'y  aurait 
à  tirer  de  la  solution  quelle  qu'elle  fût  aucune  induction 
légitime,  aucun  argument  pour  ou  contre  les  fondements  de 
nos  connaissances,  puisque  toutes  les  inductions  légitimes 
doivent  se  tirer  de  la  considération  de  l'ordre  général  de  la 
nature  (81),  et  non  d'une  hypothèse  où  l'on  se  mettrait  en  con- 
tradiction avec  cet  ordre  général.  Au  reste,  nous  pensons  que,  s'il 
plaisait  d'imaginer  un  animal  intelHgent,  privé  de  locomotion 
et  de  sensations  tactiles,  et  cependant  pourvu  d'un  organe  de 
vision,  tel  que  ces  yeux  à  pédoncules  flexibles  et  rétractiles 
que  la  nature  a  donnés  à  certaines  espèces  inférieures,  avec 
lequel  il  pourrait  diriger  en  tous  sens  ses  explorations  au  gré 
de  sa  volonté,  et  avec  conscience  de  la  direction  volontaire,  il 
faudrait  regarder  un  pareil  être  comme  habile  à  acquérir  la 
notion  de  l'extériorité  des  choses.  Il  faudrait  supposer  qu'il 


160  CHAPITRE  VII. 

parvient  peu  à  peu  à  démêler  dans  les  changements  de  per- 
spective ce  qui  est  dû  au  déplacement  des  objets  perçus  sur 
lesquels  sa  volonté  n'a  aucune  prise,  d'avec  ce  qui  provient  du 
déplacement  volontaire  de  l'organe  de  perception  ;  de  sorte 
que,  s'il  n'arrivait  pas  à  une  conception  nette  de  l'espace  dans 
ses  trois  dimensions,  il  se  ferait  au  moins  l'idée  d'une  étendue 
à  deux  dimensions  ou  d'une  sorte  de  surface  arrondie  sur  la- 
quelle il  projetterait  toutes  les  images,  sans  tenir  compte  de 
la  distance  où  elles  peuvent  être  de  lui:  idée  assez  semblable  à 
celle  qu'un  enfant  ou  qu'un  peuple  enfant  peuvent  se  faire 
de  la  voûte  du  ciel.  Mais  nous  ne  voulons  pas  insister  davan- 
tage sur  une  discussion  si  inévitablement  entachée  de  vague 
et  d'arbitraire  ^. 

106.  —  Il  vaut  mieux  poursuivre  notre  analyse  et  aborder 
enfin  l'étude  du  sens  du  tact,  qui  n'est  pas,  comme  les  quatre 
autres,  un  sens  spécial,  et  qui  ne  réside  point  dans  un  organe 
distinct,  mais  que  l'on  doit  regarder  comme  l'appareil  général 
de  la  sensibilité,  comme  l'animal  lui-même  entrant  en  commu- 
nication avec  le  monde  extérieur  par  tous  les  points  de  son  en- 
veloppe sensible.  Ici  la  sensibilité  propre  de  la  fibre  nerveuse 
n'est  pas  exaltée  pour  la  perception  des  impressions  les  plus 
délicates  ;  elle  est  plutôt  émoussée,  affaiblie  par  des  organes 
protecteurs.  De  là  des  variétés  innombrables  dans  les  im- 
pressions tactiles,  selon  les  variétés  de  configuration,  de  struc- 
ture et  de  fonctions  des  organes  de  l'animal  et  des  téguments 
qui  les  protègent. 

On  a  distingué  avec  raison  le  toucher  passif,  ou  la  nue 
sensation  du  contact,  d'avec  le  toucher  actif  ou  le  tact 
proprement  dit.  Le  sens  du  tact  fait  encore  par  là  contraste 
avec  les  autres  sens.  Ce  n'est  pas  qu'il  y  ait  des  sensations 
absolument  passives  :  l'action  et  la  réaction  sont  inséparables, 
dans  l'ordre  des  phénomènes  physiologiques  comme  dans  tout 
autre,  et  le  nerf  optique  ou  le  nerf  olfactif  ne  peuvent  être 
affectés  par  la  lumière  ou  par  les  particules  odorantes,  sans 
qu'il  y  ait  une  réaction  de  la  fibre  nerveuse,  qui  sert  à  faire 
comprendre,   quoique   bien  imparfaitement  encore,   le   phé- 

>  Voyez  le  Traité  des  sensations  de  Condillac  ;  l'article  de  Reid,  inti- 
tulé :  Géométrie  des  visibles,  t.  II  de  la  trad.  franc,  de  ses  œuvres,  p.  486 
et  suiv..  mais  surtout  le  Maniiii  de  pliysioloijic  de  J,  Mvllef,  t.  II  de  la 
trad.  Iranç.  de  Jourdan,  p.  270  et  suiv. 


DES  SENS.  161 

nomène  de  l'attention  et  celui  de  la  persistance  ou  de  la 
reproduction  des  émotions  et  des  images.  De  même,  toutes 
les  sensations  peuvent  provoquer  et  sont  en  général  destinées 
à  provoquer  des  mouvements  qui  offrent  la  manifestation  la 
plus  nette  de  l'activité  de  l'animal  ;  mais,  tandis  que  les  mouve- 
ments qui  se  produisent  à  la  suite  d'une  sensation  de  saveur 
ou  d'odeur  ne  contribuent  pas  pour  l'ordinaire,  ou  contribuent 
peu,  soit  à  renforcer  la  sensation,  soit  à  la  rendre  plus  nette, 
les  sensations  tactiles  ont  pour  eiïet  ordinaire  de  provoquer  des 
mouvements  par  suite  desquels  ces  sensations  se  répètent, 
s'étendent  ou  se  localisent,  jusqu'à  ce  qu'elles  aient  atteint  le 
degré  de  netteté  que  l'animal  recherche  en  exécutant  ces 
mouvements.  Le  sens  du  tact  devient  ainsi  un  instrument 
plus  sûr  de  perception,  parce  qu'il  est  plus  susceptible  de  di- 
rection volontaire  ;  et  il  doit  cette  prérogative  précisément 
au  caractère  d'infériorité  de  la  sensibilité  tactile,  dans  l'ordre 
anatomique  et  physiologique,  qui  fait  que  cette  sensibilité  n'est 
pas  exclusivement  dévolue  à  des  organes  d'une  perfection  toute 
spéciale.  D'ailleurs,  tous  les  animaux  sont  pourvus  d'organes 
plutôt  singuliers  que  spéciaux,  dans  lesquels  se  montrent  da- 
vantage la  finesse  et  l'activité  du  toucher,  comme  les  mains 
de  l'homme,  la  trompe  de  l'éléphant,  les  moustaches  du  chat, 
les  tentacules  de  l'insecte  :  et  à  cet  égard  il  y  a  de  grandes 
différences  entre  les  espèces  les  plus  voisines,  parce  que  les 
modifications  portent  sur  des  appareils  accessoires  qui  n'ont 
ni  la  fixité  ni  la  valeur  caractéristique  réservées  aux  traits  pro- 
fonds et  fondamentaux  de  l'organisme,  quoiqu'elles  aient 
la  plus  grande  influence  sur  les  mœurs  des  espèces,  et  qu'elles 
se  trouvent  en  relation  bien  évidente  avec  le  milieu  où  ces 
espèces  doivent  vivre,  avec  leurs  divers  instincts  de  chasse  ou 
de  propagation.  Ces  mêmes  modifications  accessoires  ne  sont 
pas  non  plus  de  nature  à  changer  les  conditions  fondamentales 
de  la  connaissance,  ni  les  caractères  essentiels  de  la  perception. 
C'est  avec  grande  raison  sans  doute  que  tous  les  naturalistes, 
depuis  Aristote,  ont  vu,  dans  l'admirable  structure  de  la  main 
de  l'homme,  une  des  causes  de  la  prééminence  de  notre  espèce, 
une  de  celles  qui  ont  efficacement  concouru,  non  seulement  au 
développement  de  son  industrie,  et  par  suite  à  sa  puissance  de 
fait  sur  la  nature,  mais  encore  au  développement  de  ses  facultés 
intellectuelles  et  morales  dont  la  supériorité  donne  à  cette 

11 


162  CHAPITRE  VII. 

puissance  de  fait  la  consécration  du  droit.  Tout  se  lie,  tout  se 
coordonne  merveilleusement  dans  l'économie  des  œuvres  de  la 
nature  :  elle  donne  à  la  fois  la  supériorité  intellectuelle  et 
les  instruments  mécaniques  que  doit  manier  l'intelligence. 
Néanmoins,  en  reconnaissant  cette  harmonie  providen- 
tielle, il  faut  toujours  distinguer  le  principal  de  l'accessoire, 
l'essentiel  de  l'accidentel.  De  ce  qu'il  serait  difficile,  ou  peut- 
être  pratiquement  impossible  de  se  faire  une  réputation  d'ha- 
bilité en  physique,  en  chimie,  en  anatomie,  sans  avoir  reçu 
de  la  nature  une  certaine  adresse  manuelle,  on  ne  conclura 
pas  que  l'adresse  manuelle  est  ce  qui  fait  essentiellement  le 
grand  physicien  ou  le  grand  anatomiste  ;  et  personne  ne  s'est 
avisé  de  contester  que  les  idées  que  se  fait  du  monde  extérieur 
un  malheureux  privé  dès  sa  naissance  de  l'usage  de  ses  mains, 
soient  entièrement  conformes  à  celles  des  autres  hommes. 

107.  —  Déjà  nous  avons  reconnu  que  les  sensations  de  chaud 
et  de  froid,  qui  font  partie  des  impressions  tactiles,  pourraient 
être  abolies  sans  que  le  système  de  nos  connaissances  en  fût 
altéré  ;  que  par  conséquent  elles  ne  contribuent  pas  directe- 
ment et  essentiellement  à  la  connaissance  :  ce  qui  peut  aussi  se 
conclure  a  priori  de  ce  qu'elles  n'ont  point  en  soi  de  vertu  re- 
présentative. Il  en  faut  dire  autant  de  toutes  ces  afïections  de 
la  sensibilité  tactile  qui  restent  obscures  et  confuses  chez  la  plu- 
part des  hommes,  mais  qui  acquièrent,  dit-on,  chez  certains 
aveugles  une  finesse  et  une  netteté  surprenantes.  Un  homme 
distingue  au  toucher  le  poli  du  verre  de  celui  du  bois,  du 
marbre  ou  du  métal,  tous  ces  corps  étant  supposés  à  la  même 
température  et  à  la  température  de  la  main.  Un  autre  ira  plus 
loin,  et  distinguera  le  poli  du  chêne  de  celui  du  hêtre,  le  poli 
du  porphyre  de  celui  du  marbre  statuaire,  le  poli  de  l'acier  de 
celui  du  cuivre;  mais  toutes  ces  sensations  n'auront  aucune 
vertu  représentative  et  ne  donneront  aucune  notion  des  variétés 
de  structure  moléculaire  auxquelles  il  faut  probablement  les 
rapporter  comme  à  leur  cause.  Il  en  sera  de  ces  diverses  sensa- 
tions tactiles  comme  des  sensations  de  saveurs,  d'odeurs,  de 
couleurs  :  elles  })ourraient  être  abolies,  et  de  fait  elles  sont 
comme  non  avenues  chez  la  plupart  des  hommes,  sans  que 
notre  connaissance  de  la  nature  extérieure  en  soit  le  moins  du 
monde  amoindrie  ;  seulement  nous  n'aurions  plus  à  notre  dis- 
position un  réactif  qui  devient  précicu.x,  à  défaut  d'autres, 


DES  SENS.  163 

pour  indiquer  à  quels  corps  nous  avons  affaire,  en  supposant 
que  nous  ayons  acquis  d'ailleurs,  sur  la  nature,  la  constitution 
et  les  propriétés  de  ces  corps,  des  connaissances  qu'il  serait 
impossible  de  tirer  des  sensations  dont  il  s'agit. 

Quelques  physiologistes  allemands,  entre  autres  Weber  et 
Valentin,  ont  eu  l'ingénieuse  idée  de  mesurer  avec  précision 
le  degré  de  finesse  des  impressions  tactiles  dans  les  diverses 
régions  de  la  peau  :  pour  cela  on  touche  la  peau,  dans  la  région 
explorée,  avec  un  compas  dont  les  branches  (garnies  de  liège 
à  leur  pointe,  afin  d'éviter  toute  lésion  ou  toute  impression 
trop  vive)  sont  inégalement  écartées  ;  et  l'on  note  l'écarte- 
ment  des  pointes  au  moment  où  les  impressions  qu'elles  pro- 
duisent commencent  à  se  distinguer  l'une  de  l'autre.  On  a 
ainsi  des  nombres  qui  varient  beaucoup  d'une  région  à  l'au- 
tre, et  dont  on  peut  former  des  tables,  pour  rendre  les  compa- 
raisons plus  faciles  i.  En  suivant  la  même  idée,  imaginons 
qu'on  ait  circonscrit  à  la  surface  de  la  peau  une  région  où  les 
impressions  tactiles  acquièrent  leur  maximum  de  finesse  et 
de  netteté  ;  et  cet  organe  aura  une  grande  analogie  avec  la 
rétine,  quoique  sans  doute  il  soit  bien  loin  d'en  pouvoir  attein- 
dre la  prodigieuse  délicatesse.  Que  l'on  substitue  aux  tam- 
pons de  liège  des  tampons  de  soie,  de  laine  ou  d'autres  tissus, 
et  l'impression  tactile  sera  modifiée,  comme  l'est  l'impression 
visuelle  par  la  substitution  d'une  couleur  à  l'autre  ;  mais, 
la  sensation  changeant  dans  ce  qui  en  constitue  la  matière  ou 
l'étoffe,  et  dans  ce  qui  n'a  nulle  influence  sur  la  perception  ou 
la  connaissance,  la  forme  essentielle  de  la  sensation,  à  laquelle 
la  vertu  représentative  est  attachée,  restera  constante  pour 
chaque  organe,  et,  qui  plus  est,  la  même  pour  l'un  et  l'autre 
organe.  Au  lieu  de  deux  pointes,  on  en  peut  concevoir  un  plus 
grand  nombre  agissant  simultanément  sur  autant  de  points 
sensibles,  étant  d'ailleurs  diversement  espacées  et  affectant 
des  configurations  variables  :  au  moyen  de  quoi,  les  sensa- 
tions tactiles  ainsi  circonscrites  seront  capables  d'engendrer  la 
représentation  d'une  étendue  superficielle  ou  à  deux  dimen- 
sions, dans  les  mêmes  circonstances  où  cette  représentation 
pourrait  résulter  de  l'impression  nue  des   rayons  visuels  sur 

^  Voyez  une  de  ces  tables  et  les  observations  qui  l'accompagnent, 
dans  le  Manuel  de  physiologie  de  Muller,  t.  I,  p.  606  de  Tédit.  franc. 
de  1845. 


164  CHAPITRE  VII. 

la  rétine  (105).  Elles  pourront  aussi  donner  lieu  à  des 
illusions  comparables  à  celles  qui  affectent  le  sens  de  la  vue, 
et  dont  on  peut  prendre  une  idée  par  cet  exemple  si  connu, 
de  la  bille  que  l'on  |sent  double,  quand  on  la  fait  rouler 
entre  deux  doigts  qui  s'entre-croisent. 

Maintenant,  sans  plus  nous  arrêter  à  ces  suppositions  arbi- 
traires, rendons  la  sensibilité  tactile  à  tous  les  organes  par 
lesquels  l'animal  agit  sur  les  corps  extérieurs  et  sur  le  sien 
propre  ;  donnons-lui  le  sentiment  intime  de  l'effort  muscu- 
laire qui  détermine  les  mouvements  des  organes  ;  permettons 
aux  organes  de  céder  aux  sollicitations  de  l'instinct  et  à  l'im- 
pulsion de  la  volonté,  en  venant  s'appliquer  dans  leurs  articu- 
lations, se  mouler  partiellement  sur  des  corps  résistants,  par 
des  contacts  simultanés  ou  par  des  contacts  successifs  auxquels 
la  faculté  de  réminiscence  prête  une  quasi-simultanéité  :  et 
la  représentation  de  l'espace  sortira  dans  toute  sa  netteté  de 
cette  série  de  sensations  complexes,  par  une  raison  de  pure 
forme,  quelle  que  soit  d'ailleurs  la  nature  sui  generis  des  sen- 
sations tactiles  de  chaud  ou  de  froid,  de  poli  ou  de  rude,  et 
lors  même  que  ces  sensations  seraient  remplacées  par  d'autres 
dont  nous  n'avons  nulle  idée,  lors  même  que  la  conscience  du 
mouvement  produit  résulterait  d'une  sensation  autre  que  celle 
qui  accompagne  en  nous  la  contraction  et  les  efforts  de  la  fibre 
musculaire.  A  la  vérité,  la  résistance  que  les  corps  opposent 
au  déploiement  de  la  force  musculaire  ajoute  à  la  représenta- 
tion de  l'espace  et  à  la  notion  de  V extériorité,  en  suggérant  à 
notre  intelligence  les  idées  de  solidité,  de  matérialité,  de  masse, 
d'inertie,  etc.,  qui  nous  servent  à  imaginer  et  à  expliquer 
les  divers  phénomènes  du  monde  physique.  Voilà  ce  que  ne 
pourraient  nous  donner  les  sensations  visuelles,  non  plus  que 
celles  qui  nous  arrivent  par  le  goût,  l'odorat  ou  l'ouïe  ;  mais 
toutes  les  sensations  tactiles  de  chaud  et  de  froid,  de  poli  et 
de  rude,  etc.,  ne  nous  les  donneraient  pas  davantage,  ^i  elles 
n'étaient  accompagnées  ou  suivies  du  déploiement  de  la  force 
musculaire,  sous  l'action  de  cette  branche  du  système  ner- 
veux qui  préside  aux  mouvements  volontaires  ;  branche  que 
'on  sait  maintenant  (par  les  découvertes  de  la  physiologie 
moderne)  être  nettement  distincte  de  la  branche  destinée  à 
recueillir  et  à  transmettre  les  diverses  impressions  sensorielles, 
aussi  bien  les  sensations  tactiles  de  chaud,  de  froid,  de  poli, 


DES  SENS.  165 

de  rude,  que  les  sensations  de  couleurs,  de  sons,  d'odeurs,  de 
saveurs.  Cette  grande  découverte  physiologique  vient  mer- 
veilleusement en  aide  à  l'analyse  philosophique  des  sensations, 
en  nous  forçant  de  distinguer,  dans  le  fait  complexe  que  les 
psychologues  ont  désigné  sous  le  nom  de  toucher  actif,  ce  qui 
est  vraiment  une  sensation,  d'avec  ce  qui  tient  à  l'exercice 
d'une  fonction  active,  dévolue  à  un  appareil  organique  par- 
faitement distinct  de  l'appareil  des  nerfs  sensoriels,  quoique 
en  connexion  nécessaire  avec  celui-ci.  Or,  pour  le  moment, 
nous  ne  nous  occupons  que  des  impressions  sensorielles  et  des 
notions  ou  représentations  qu'elles  sont,  par  elles-mêmes, 
capables  de  donner.  Nous  examinerons  plus  loin  la  valeur 
représentative  des  notions  physiques  qui  sont,  pour  notre 
intelligence,  le  produit  moins  immédiat  de  la  conscience  que 
nous  avons  des  fonctions  du  système  nerveux  moteur,  et  du 
déploiement  de  notre  force  musculaire. 

108.  —  Ainsi,  en  résumé,  des  cinq  sens  dont  la  nature 
a  doué  l'homme  et  les  animaux  supérieurs,  et  qui  tous  ont 
assurément  une  grande,  quoique  inégale  importance  dans 
l'ordre  des  fonctions  de  la  vie  animale,  il  n'y  en  a  réellement 
que  deux  qui  soient  pour  l'homme  des  instruments  essentiels 
de  connaissance  ;  et  en  tant  qu'instruments  de  connaissance, 
ces  deux  sens  s'identifient  en  quelque  sorte  ;  ils  sont  homogènes 
ou  ils  procurent  des  représentations  et  des  connaissances 
homogènes,  savoir,  la  représentation  de  l'espace  et  la 
connaissance  des  rapports  de  grandeur  et  de  configuration 
géométrique  ;  la  vertu  représentative  étant,  pour  chacun  de 
ces  deux  sens,  attachée  à  la  forme  et  indépendante  du  fond 
de  la  sensation,  raiione  formse  et  non  ratione  materiœ.  Les 
autres  sens,  ou  les  fonctions  de  ces  deux  sens  à  l'égard  des- 
quels ils  doivent  être  réputés  hétérogènes,  ne  contribuent  à 
l'accroissement  de  la  connaissance  que  d'une  manière  indirecte 
et  accessoire,  en  fournissant  des  réactifs,  c'est-à-dire  des 
moyens  de  reconnaître  la  présence  d'agents  sur  la  nature  et 
la  constitution  desquels  nous  ne  savons  que  ce  que  des 
sensations  douées  de  vertu  représentative  nous  ont  fait 
connaître.  Le  sens  fondamental  de  la  connaissance,  le  toucher 
actif,  n'est  pas  attaché  à  un  appareil  spécial  dont  la  nature 
se  soit  plu  à  doter  certaines  espèces  privilégiées,  dont  les  indi- 
vidus  puissent  être    accidentellement    privés,    sansj  cesser 


166  CHAPITRE  VII. 

d'être  privés  des  moyens  de  se  conserver  et  de  commercer 
avec  le  monde  extérieur  :  il  est  constitué   dans   son  essence, 
sinon  dans  ses  perfectionnements  spécifiques  et  individuels, 
par  ce  qu'il  y  a  de  plus  fondamental  dans  le  type  de  l'anima- 
lité. La  conséquence  qu'on  en  doit  naturellement  tirer,  c'est 
que   d'autres  sens,  ou  un  surcroît  de  perfectionnement  des 
sens  que   nous    possédons,    aideraient    au   progrès    de    nos 
connaissances,   comme  le  font  la  découverte  d'un  nouveau 
réactif  ou  d'un  instrument  nouveau,   et  vraisemblablement 
nous  mettraient  sur  la  trace  de  phénomènes  dont  nous  ne 
soupçonnons  pas  actuellement,  dont  peut-être   on  ne  soup- 
çonnera jamais  l'existence  ;  mais  sans  changer  pour  nous  les 
conditions  formelles  de   la  représentation  et  de   la  connais- 
sance des  phénomènes  :  de  manière  à  modifier  nos  théories 
actuelles  dans  ce  qu'elles  ont  de  conjectural,  et  dans  ce  qui 
dépasse  l'observation,   mais  non  dans  ce   qui  n'est  que  la 
pure  coordination  des  faits  observés.  Nous  n'entendons  pas 
donner  ceci   pour  une   démonstration,   ni  même   pour   une 
induction  de  l'ordre  de  celles   auxquelles  la  raison  ne  peut 
s'empêcher  de  céder,  mais  pour  une  induction  très  probable  à 
laquelle  on  a  de  bons  motifs  d'acquiescer  ;  non  pas  de  ces 
motifs  qui  tiennent  à  la  routine  ou  à  l'habitude  aveugle,  mais 
de  ceux  qui  ressortent  d'une  analyse  raisonnée  des  faits  obser- 
vables. Lors  donc  qu'on  nous  parlera  de  certains  états  ner- 
veux où  les  conditions  organiques  de  la  sensibilité  semblent 
bouleversées  ;  où  certains  sens  seraient  suspendus,  tandis  que 
d'autres  prendraient  une  exaltation  anormale  ;  où  même  des 
sens  inconnus  dans  l'état  normal  entreraient,  dit-on,  en  jeu, 
nous  nous   abstiendrons   sagement  de  nier  les   phénomènes 
dont  nous  ne  pouvons  dire  autre  chose,  sinon  que  leur  expli- 
cation surpasse  nos  connaissances  ;  mais   nous  n'hésiterons 
pas  à  rejeter  ceux  qui  impliquent  le  renversement  des  conditions 
essentielles  de  notre  connaissance,  lesquelles  ne  sont  autres 
que  les  lois  fondamentales  des  êtres  animés,  et   sont  elles- 
mêmes  en  rapport  nécessaire  avce  les  lois  du  monde  au  sein 
duquel  les  êtres  animés  vivent  et  agissent. 

109.  —  Si  nous  retranchons  de  la  sensation,  ou  de  la  rémi- 
niscence de  la  sensation,  tout  ce  qui  n'a  en  soi  aucune  vertu 
représentative,  tout  ce  qui  ne  contribue  pas  à  la  connaissance, 
ou  ce  qui  n'y  contribue  que  par  voie  indirecte,  à  titre  de  réac- 


DES  SENS.  167 

tif,  ainsi  qu'on  l'a  expliqué,  tout  ce  qui  pourrait  ne  pas  s'y 
trouver,  sans  que  la  connaissance  fût  nécessairement  arrêtée 
dans  sa  marche  vulgaire  ou  dans  ses  progrès  scientifiques,  il 
restera  Vidée  ou  la  pure  connaissance  de  l'objet.  Si  nous  pre- 
nons au  contraire  la  sensation  complexe,  l'idée  avec  ses  acces- 
soires, ou  plutôt  avec  son  support  sensible,  nous  aurons  ce 
qu'on  peut  appeler,  par  opposition,  Vimage  de  l'objet. 

A  ne  consulter  que  l'étymologie,  idée  et  image  seraient 
des  mots  équivalents  empruntés,  l'un  au  grec,  l'autre  au  latin  ; 
mais,  parce  que  le  premier  n'a  passé  que  plus  tard  dans  notre 
propre  langue,  et  qu'il  est  même  resté  longtemps  confiné 
dans  le  vocabulaire  philosophique,  l'usage,  en  variant  les 
acceptions  de  l'un  et  de  l'autre  terme,  a  toujours  rattaché  le 
premier  à  des  fonctions  intellectuelles  d'un  ordre  plus  élevé. 

Suivant  l'étymologie,  les  mots  idée,  image,  ne  devraient  non 
plus  s'appliquer  qu'aux  impressions  reçues  par  le  sens  de  la 
vue  et  aux  réminiscences  de  ces  impressions.  On  transpor- 
terait, pour  ainsi  dire,  dans  le  cerveau  ou  dans  l'esprit  le  tableau 
qui  vient  se  peindre  sur  la  rétine  quand  l'œil  est  ouvert  aux 
rayons  lumineux.  C'est  là  sans  doute  un  moyen  bien  grossier 
de  se  rendre  compte  de  la  perception  des  objets  visibles  et 
de  leur  représentation  dans  l'esprit  ;  mais  il  n'y  en  a  pas  qui 
s'offre  plus  naturellement,  et  en  recourant  à  cette  métaphore, 
l'homme  ne  fait  qu'obéir  à  la  loi  qui  l'obhge  à  fixer  par  des 
signes  ou  par  des  comparaisons  sensibles  toutes  les  notions 
purement  intelligibles. 

Si  le  mot  image  et  ses  dérivés  n'avaient  jamais  été  détournés 
de  cette  acception  originelle,  la  faculté  d'imaginer  serait 
inséparable  de  celle  de  percevoir  les  couleurs  ;  il  n'y  aurait 
pas  d'images  pour  les  aveugles-nés  ;  il  n'y  aurait  d'images 
dans  les  écrits  des  poètes  que  celles  qui  s'adressent  aux  yeux 
ou  qui  consistent  dans  la  reproduction  des  impressions  pro- 
duites par  des  objets  visibles.  Les  écrivains  n'ont  point  observé 
cette  distinction,  et  l'usage  n'a  pas  tracé,  dans  le  style  fami- 
lier ou  littéraire,  de  démarcation  rigoureuse  entre  les  accep- 
tions des  deux  termes  idée  et  image.  Généralement  on  emploie 
celui-ci  pour  désigner  des  perceptions  venues  plus  immédiate- 
ment des  sens  ;  et  l'autre,  pour  désigner  celles  qui  ont  exigé 
un  concours  plus  actif  des  forces  propres  de  l'esprit.  Les  traits 
d'une  personne  qui  m'est  chère,  le  son  de  sa  voix  sont  des 


1G8  CHAPITRE  VIL 

images  présentes  à  ma  pensée,  et  je  conserve  l'idée  de  sa  bonté. 
On  s'exprimera  convenablement  en  disant  de  l'homme  faible 
qui  fuit  le  péril,  qu'il  est  frappé  de  l'image  de  la  mort  ;  et  du 
chrétien  fervent,  que  l'idée  de  la  mort  est  l'objet  de  ses  médi- 
tations habituelles. 

110.  —  Quant  à  nous  qui  avons  besoin  de  nous  faire  un 
langage  plus  précis,  nous  le  pourrons  sans  difficulté,  à  la  faveur 
de  la  distinction  établie  plus  haut,  et  de  l'analyse  qui  a  préparé 
et  motivé  cette  distinction  bien  nette.  Ainsi,  toutes  les  idées 
sur  les  formes  et  les  dimensions  des  corps  seront  les  mêmes 
pour  un  aveugle-né  que  pour  un  clairvoyant,  quoique  le  pre- 
mier imagine  certainement  les  corps  d'une  autre  manière  que 
le  second,  indépendamment  de  tous  les  accidents  de  lumière, 
d'ombre  et  de  couleur,  dont  l'habitude  ne  nous  permet  pas  de 
les  dépouiller  tout  à  fait  en  nous  les  représentant,  même 
lorsque  notre  attention  se  concentre  sur  des  qualités  ou  des 
propriétés  indépendantes  de  tout  accident  de  lumière.  L'aveu- 
gle-né et  le  clairvoyant,  en  pensant  à  une  démonstration  de 
géométrie,  construiront  idéalement  la  même  figure,  en  auront 
la  même  idée,  mais  non  pas  la  même  image  ;  et  parce  que  tous 
deux  pensent  à  l'aide  de  cerveaux  organisés  à  peu  près  de 
même,  ils  auront  tous  les  deux  besoin  d'images,  mais  non  de 
la  même  image,  pour  penser  la  même  idée. 

L'idée  que  le  clairvoyant  aura  des  corps  sera  plus  complète 
que  celle  qu'en  pourrait  acquérir  l'aveugle-né  livré  à  lui-même, 
parce  que  le  premier  aura  l'idée  de  la  propriété  inhérente  à 
ces  corps  de  renvoyer  des  rayons  lumineux,  distingués  des 
autres  rayons  par  certains  caractères  intrinsèques,  comme 
seraient  celui  de  posséder  tel  indice  de  réfraction,  celui  d'exer- 
cer telle  action  chimique  ;  mais  la  sensation  de  couleur,  en 
entrant  dans  la  formation  de  l'image  que  le  clairvoyant  se 
fait  des  corps,  n'entrera  pas  dans  la  formation  de  l'idée,  bien 
qu'elle  ait  suggéré  un  des  éléments  de  l'idée. 

Le  sourd-muet,  suffisamment  instruit,  aura  des  phénomènes 
de  l'acoustique  la  même  idée  que  nous  ;  un  homme  que  son 
organisation  rendrait  insensible  aux  impressions  de  chaleur 
et  de  froid  pourrait,  comme  on  l'a  expliqué,  avoir  toutes  les 
idées  que  nous  avons  du  principe  de  la  chaleur  et  de  ses  effets  ; 
mais  l'image  qu'il  s'en  ferait,  l'image  des  phénomènes  de 
l'acoustique  pour  le  sourd-muet,  n'impliqueraient  que  des 


DES  SENS.  169 

mouvements,  des  changements  de  distance  et  de  configura- 
tions ;  elles  seraient  dépouillées  de  ce  cortège  d'impressions 
sensibles  que  réveillent  en  nous,  quelque  faiblement  que  ce 
soit,  les  seuls  mots  de  chaleur  et  de  son. 

111.  —  Il  y  a  une  analyse  qui  sépare  les  objets,  et  une  ana- 
lyse qui  les  distingue  sans  les  isoler.  Ainsi,  dans  l'expérience 
du  prisme  réfringent,  des  rayons  de  couleurs  différentes,  qui 
jusque-là  s'étaient  constamment  accompagnés,  se  trouvent 
brisés  inégalement,  et  par  suite  séparés  dans  le  surplus  de  leur 
trajet  :  voilà  un  exemple  de  l'analyse  qui  sépare  ou  qui  isole. 
Mais  supposons,  comme  l'a  pensé  ingénieusement  Brewster, 
en  construisant  l'hypothèse  déjà  citée  (102),  que  des  rayons 
diversement  colorés  aient  le  même  indice  de  réfraction  ;  il 
n'y  aura  aucun  moyen  de  les  isoler,  de  manière  à  leur  faire 
décrire  des  trajectoires  différentes.  Si  pourtant  de  certains 
milieux  ont  la  propriété  d'éteindre  les  rayons  de  certaines 
couleurs,  sinon  totalement,  du  moins  dans  une  proportion 
croissant  avec  l'épaisseur  du  milieu  traversé,  on  pourra  encore 
distinguer  l'un  de  l'autre  deux  rayons  qui  auraient  la  même 
marche,  épurer  successivement  le  mélange  par  rapport  à  l'un 
et  par  rapport  à  l'autre,  en  conclure,  par  une  induction 
légitime,  et  dont  le  principe  a  été  exposé  ailleurs  (46  et 
suiv.),  ce  que  donnerait  l'observation,  s'il  était  possible 
d'éteindre  totalement  le  rayon  qui  ne  comporte  qu'une  extinc- 
tion partielle  et  graduelle. 

C'est  une  analyse  de  cette  seconde  espèce  qui  peut  s'appli- 
quer à  la  distinction  de  l'idée  pure  et  du  cortège  d'impressions 
sensibles  qui  l'accompagne  nécessairement,  par  une  loi  inhé- 
rente à  la  constitution  de  l'esprit  humain,  parce  que  l'esprit 
humain  n'est  pas  une  intelligence  pure,  mais  une  intelligence 
fonctionnant  à  l'aide  d'appareils  organiques  ;  parce  que  la 
vie  intellectuelle  est  dans  l'homme  étroitement  unie  à  une 
nature  animale  d'où  elle  tire  ce  qui  doit  la  nourrir  et  la  forti- 
fier. Nous  pouvons,  sinon  dégager  complètement  l'idée,  du 
moins  l'épurer  successivement,  affaiblir  graduellement  l'im- 
pression sensible  ou  l'image  qui  y  reste  unie  dans  les  opéra- 
tions de  la  pensée,  et  reconnaître  clairement  que  ni  les  carac- 
tères essentiels  de  l'idée,  ni  les  résultats  des  opérations  de  la 
pensée  ne  dépendent,  soit  de  l'espèce,  soit  de  l'intensité  de 
l'image  ou  de  l'impression  sensible.   La  nature  elle-même, 


170  CHAPITRE  VII. 

en  émoussant  graduellement  certaines  impressions  sensibles, 
par  le  seul  effet  de  l'habitude,  se  charge  de  préparer  cette  ana- 
lyse que  doit  ensuite  compléter  un  jugement  de  la  raison  qu'on 
a  exprimé  dans  cet  adage  aussi  vrai  qu'énergique  :  Summum 
principium  remotissimum  a  sensibus. 

112.  —  A  la  nécessité  de  donner  un  corps  à  l'idée,  par 
l'emploi  d'images  sensibles,  tient  la  nécessité  des  signes  d'in- 
stitution, qui  jouent  un  si  grand  rôle  dans  le  développement  de 
l'esprit  humain,  et  sur  la  nature  desquels  nous  aurons  lieu  de 
faire  par  la  suite  des  observations  importantes.  Dès  à  présent 
nous  pouvons  remarquer  que  l'impression  sensible  des  sons 
de  la  voix  articulée  ou  des  caractères  de  la  parole  écrite 
s'émousse  d'autant  plus  par  l'habitude,  et  par  conséquent 
dérobe  à  l'idée  une  part  d'autant  moindre  de  l'attention,  que 
la  langue  parlée  ou  écrite  nous  devient  plus  familière,  sans  que 
jamais  l'idée  puisse  se  passer  tout  à  fait  du  support  de  l'im- 
pression sensible,  même  lorsque  nous  ne  nous  servons  du  lan- 
gage que  pour  converser  avec  nous-mêmes  et  pour  le  besoin  de 
nos  méditations  solitaires. 

On  entend  ordinairement  par  imagination  une  faculté  émi- 
nemment active  et  créatrice,  une  aptitude  à  saisir  avec  viva- 
cité et  à  exprimer  avec  énergie,  par  des  images  empruntées 
à  la  nature  sensible,  les  émotions  de  l'âme  et  les  inspirations  du 
cœur.  Mais,  au-dessous  de  cette  faculté  poétique,  il  y  en  a  une 
autre  moins  brillante,  et  qui  consiste  aussi  à  pouvoir  associer 
des  images  sensibles,  pour  le  besoin  de  la  pensée,  aux  idées 
souvent  les  plus  arides  et  les  moins  faites  pour  exciter  l'en- 
thousiasme et  émouvoir  les  passions  du  cœur  humain.  Les 
hommes  possèdent  cette  faculté  à  des  degrés  très  inégaux, 
selon  qu'elle  est  perfectionnée  par  l'exercice  ou  émoussée  par 
l'inaction,  et,  bien  probablement  aussi,  en  conséquence  de 
quelques  variétés  individuelles  d'organisation.  Tel  se  repré- 
sente facilement  et  distinctement  un  polygone  régulier  de  six, 
de  sept,  de  huit  côtés  ;  tel  autre  ira  plus  loin  ;  mais  personne  ne 
peut  se  faire  l'image  d'un  polygone  de  mille  côtés,  et  il  faut, 
pour  y  penser,  l'emploi  des  signes  artificiels  ;  et  cependant 
les  propriétés  de  ce  polygone  sont  aussi  bien  connues  du  géo- 
mètre, l'idée  qu'il  s'en  fait  est  aussi  claire  que  celles  de  l'hexa- 
gone et  du  carré.  Nous  nous  représentons  le  mouvement  d'un 
corps,  pourvu  que  ce  mouvement  ne  soit  ni  trop  lent,  ni  trop 


DES  SENS.  171 

rapide  ;  mais  nous  ne  nous  formons  aucune  image  du  mou- 
vement vibratoire  d'un  fil  tendu  qui  exécute  cinq  cents  oscilla- 
tions par  seconde,  quoique  nous  ayons  de  ce  mouvement  une 
idée  ou  une  connaissance  aussi  exacte  que  s'il  était  rendu 
cent  fois  plus  lent,  et  que  par  là  il  donnât  prise  à  la  faculté 
d'imagination  dont  nous  parlons.  C'est  au  singulier  dévelop- 
pement de  cette  faculté  qu'il  faut  rapporter  certaines  apti- 
tudes merveilleuses,  telles  que  l'aptitude  à  faire,  de  tête  et 
très  rapidement,  des  calculs  fort  compliqués.  Cette  aptitude 
n'a  rien  de  commun  (comme  des  personnes,  même  instruites, 
sont  tentées  de  le  croire  à  la  vue  de  semblables  prodiges) 
avec  le  génie  mathématique  qui  s'exerce  sur  les  idées,  qui 
découvre  entre  elles  de  nouveaux  rapports,  ni  même  avec  le 
talent  qui  rend  apte  à  suivre  et  à  coordonner  les  découvertes 
du  génie  dans  la  région  des  idées,  bien  que  d'ailleurs  l'aptitude 
à  imaginer  puisse  aider  le  génie  ou  le  talent,  comme  pourrait  le 
faire  une  mémoire  heureuse,  sans  qu'on  fût  pour  cela  autorisé 
à  dire  qu'une  mémoire  heureuse  est  la  cause  déterminante 
du  talent  ou  du  génie.  Nous  ignorons  tout  à  fait  les  causes 
organiques  d'une  mémoire  plus  heureuse  ou  d'une  plus  grande 
aptitude  à  retenir  et  à  construire  les  images  des  choses  ;  mais 
nous  les  connaîtrions  que  nous  serions  probablement  encore 
très  loin  de  connaître  les  causes  organiques  de  la  supériorité 
du  génie  opérant  sur  les  idées,  si  tant  est  que  cette  supé- 
riorité soit  imputable  à  des  modifications  organiques. 

La  question  de  savoir  si  l'animal,  si  l'enfant  en  bas  âge 
ont  des  idées,  reviendra  pour  nous  à  celle  de  savoir  si  quel- 
que connaissance  des  objets  extérieurs  et  des  qualités  qui  com- 
pétent à  ces  objets  se  joint,  chez  l'animal  et  chez  l'enfant,  aux 
images  ou  aux  impressions  de  la  sensibilité  ;  et  comme  nous 
ne  doutons  pas  qu'il  n'y  ait  pour  l'animal  et  pour  l'enfant 
un  commencement  de  connaissance,  nous  admettrons  sans 
hésitation  qu'ils  ont  des  idées,  incomparablement  moins 
épurées,  moins  nettement  distinguées  de  l'impression  sen- 
sible, que  ne  le  sont  celles  de  l'homme,  et  surtout  incapables 
chez  l'animal  de  ce  perfectionnement  indéfini,  de  ce  progrès 
continuel  dont  Dieu  a  réservé  à  l'homme  le  glorieux  privilège. 
Et  comme,  d'un  autre  côté,  nous  n'entendons  point  par  idée 
la  capacité  de  connaître,  mais  une  connaissance  effective,  il 
ne  sera  pas  question  pour  nous  d'idée  à  l'état  latent,  ni  d'idées 


172  CHAPITRE  VIL 

innées,  puisqu'on  ne  peut  pas  douter  raisonnablement  que  les 
premières  traces  de  connaissance  et  de  vie  intellectuelle 
n'apparaissent  après  un  développement  déjà  avancé  des 
fonctions  de  la  vie  animale,  et  lorsque  la  sensibilité  a  déjà  été 
sollicitée  par  une  foule  d'impressions  diverses,  tant  générales 
que  locales.  Au  reste,  toutes  ces  questions  sont  connexes  ; 
car  c'est  une  loi  de  la  nature  vivante,  des  plus  curieuses  et  des 
mieux  établies  maintenant,  que  les  espèces  supérieures  passent 
dans  leurs  développements  successifs  par  des  phases,  sinon 
identiques,  du  moins  très  analogues  à  celles  auxquelles 
s'arrêtent  définitivement  les  espèces  de  rang  inférieur  ;  et 
par  conséquent,  de  ce  qu'il  y  a  des  espèces  bornées  après  leur 
complet  développement  aux  impressions  de  la  sensibilité  la 
plus  obscure,  c'est  déjà  une  forte  raison  de  présumer  qu'il 
doit  y  avoir,  même  pour  les  espèces  les  plus  élevées,  des 
phases  transitoires  dans  lesquelles  les  impressions  sensibles 
sont  au  même  degré  obscures  et  confuses.  Mais  nous  nous 
contenterons  d'indiquer  ici  ce  rapprochement,  devant  y 
revenir  plus  tard,  lorsque  nous  jetterons  un  coup  d'oeil  sur 
l'ensemble  de  la  psychologie  et  sur  les  connexions  des  fa- 
cultés de  la  vie  intellectuelle  avec  les  facultés  de  la  vie 
animale. 


CHAPITRE    VIII 
De  la  notion  que  nous  avons  des  corps,  et  des  idées  de 

MATIÈRE    ET    DE    FORCE.   DeS    DIVERSES    CATÉGORIES    DE 

PHÉNOMÈNES    PHYSIQUES    ET    DE    LEUR    SUBORDINATION. 

113.  —  Les  philosophes  scolastiques  et  même,  depuis 
les  découvertes  faites  dans  le  champ  de  la  physique  expéri- 
mentale, les  métaphysiciens  modernes  ont  beaucoup  insisté 
sur  la  distinction  entre  les  qualités  premières  des  corps  et  leurs 
qualités  secondes  ;  entendant  par  qualités  premières  l'étendue, 
l'impénétrabilité,  la  mobilité,  l'inertie,  et  par  qualités  se- 
condes celles  qui  produisent  sur  nos  sens  les  impressions  de  sa- 
veurs, d'odeurs,  de  couleurs,  de  chaud,  de  froid,  etc.  Nous 
nous  proposons  de  soumettre  à  une  critique  nouvelle  et  plus 
exacte  cette  classification  consacrée  par  un  si  long  usage  ;  et 
d'abord  nous  remarquerons  que,  si  l'on  entendait  par  qualités 
premières  celles  dont  nous  ne  pouvons  nullement  rendre  rai- 
son à  l'aide  d'autres  propriétés,  et  qui  en  ce  sens  constituent 
pour  nous  autant  de  faits  primitifs  ou  irréductibles,  il  n'y 
aurait  rien  qui  dût  figurer  parmi  les  qualités  premières  des 
corps  à  plus  juste  titre  que  ce  que  les  philosophes  ont  cou- 
tume de  désigner  sous  le  nom  de  qualités  secondes.  En  effet, 
nous  avons  déjà  reconnu  que  les  sensations  de  saveurs, 
d'odeurs,  etc.,  sont  autant  de  modifications  de  notre  sensibilité, 
qui  n'ont  aucune  valeur  représentative  ;  qui  par  elles-mêmes  ne 
sauraient  nous  donner  la  notion  des  corps  et  de  l'existence  du 
monde  extérieur,  et  qui  n'impliquent  aucune  connaissance  des 
raisons  pour  lesquelles  elles  se  trouvent  déterminées  à  être 
de  telle  espèce  plutôt  que  de  telle  autre.  En  conséquence,  la 
propriété  qu'ont  les  corps  de  produire  en  nous  de  telles  sensa 


174  CHAPITRE  VIIl. 

lions  est  nécessairement  une  propriété  inexplicable,  et  dont 
nous  ne  pouvons  démontrer  la  liaison  avec  d'autres  propriétés 
connues,  lors  même  que  l'expérience  nous  aurait  appris  qu'elle 
est  constamment  associée  à  d'autres  propriétés.  Ainsi,  de  ce 
qu'un  corps  nous  a  fait  éprouver  la  sensation  de  saveur  acide, 
nous  pouvons  bien  conclure,  en  vertu  d'expériences  antérieures 
(99),  qu'il  doit  avoir  aussi  la  propriété  de  s'unir  chimiquement 
aux  bases  salifiables  et  celle  de  se  transporter  au  pôle  positif 
de  la  pile,  quand  on  décompose  par  un  courant  voltaïque  le  pro- 
duit de  cette  union  ;  mais  nous  n'en  restons  pas  moins  dans  une 
ignorance  invincible  sur  la  question  de  savoir  pourquoi  les 
composés  chimiques,  bien  caractérisés  par  cette  double  pro- 
priété, agissent  sur  l'organe  du  goût  de  manière  à  nous  pro- 
curer la  sensation  de  saveur  acide,  plutôt  qu'une  sensation  de 
saveur  amère,  acre  ou  astringente.  Les  mêmes  composés  chi- 
miques ont  aussi  la  propriété  de  rougir  le  papier  de  tournesol  ; 
et  quoiqu'on  ne  puisse  pas  l'expliquer  actuellement,  il  n'est 
pas  impossible  qu'on  explique  un  jour  pourquoi  le  papier  de 
tournesol,  attaqué  par  les  acides,  renvoie  les  rayons  de  lumière 
les  moins  réfrangibles,  de  préférence  à  ceux  qui  occupent  une 
autre  place  dans  l'étendue  du  spectre  solaire  ;  mais  ce  qu'on 
n'expliquera  jamais,  c'est  pourquoi  les  rayons  les  moins  ré- 
frangibles nous  font  éprouver  la  sensation  de  rouge  plutôt  que 
celle  du  bleu  ou  du  jaune;  c'est  en  un  mot  la  liaison  entre 
l'indice  de  réfraction  du  rayon  et  la  nature  de  la  sensation  qu'il 
détermine.  Non  seulement  nous  ne  connaissons  pas  actuelle- 
ment la  cause  d'une  pareille  liaison,  mais  la  nature  des  choses 
s'oppose  à  ce  que  nous  puissions  la  connaître,  et  il  est  permis 
d'affirmer  que  nous  ne  la  connaîtrons  jamais.  En  ce  sens  donc, 
et  relativement  à  nous,  les  propriétés  des  corps  en  vue  des- 
quelles on  a  imaginé  la  dénomination  de  qualités  secondes, 
sont  justement  celles  qui  méritent  le  mieux  d'être  qualifiées 
de  faits  primitifs  ou  irréductibles. 

D'un  autre  côté,  si,  à  défaut  d'explications  et  de  preuves,  on 
tient  compte  des  analogies  et  des  inductions,  il  y  a  lieu  de 
croire  que  les  diverses  qualités  spécifiques  par  lesquelles  les 
corps  ou  certains  corps  agissent  sur  notre  organisme,  loin 
d'être  dans  ces  corps  autant  de  qualités  fondamentales  dont 
toutes  les  autres  dériveraient,  ne  se  rattachent  même  pas  le 
plus  souvent  d'une  manière  immédiate  aux  quahtés  vraiment 


DES  CORPS.  175 

fondamentales,  et  en  sont  au  contraire  séparées  par  un  grand 
nombre  d'anneaux  intermédiaires,  dans  la  chaîne  des  causes 
et  des  eiïets,  des  principes  et  des  conséquences.  Que  l'écorce 
de  quinquina  ou  la  quinine  qui  s'en  extrait  aient  la  propriété 
de  nous  causer  une  sensation  de  saveur  amère,  en  même  temps 
que  la  propriété  plus  singulière  et  beaucoup  plus  intéressante 
pour  nous,  de  couper  la  fièvre  et  d'en  prévenir  les  retours  pé- 
riodiques, ce  sont  là  des  caractères  accidentels,  inexplicables 
ou  inexpliqués,  mais  non  pas  primitifs,  en  ce  sens  qu'on  serait 
tenté  d'y  voir  la  raison  et  le  fondement  des  autres  caractères. 
A  peine  remarquerions-nous  de  telles  propriétés  spécifiques, 
si  nous  n'y  avions  pas  un  intérêt  tout  particulier,  s'il  s'agis- 
sait d'un  de  ces  végétaux  qui  ont  des  propriétés  du  même  ordre, 
utiles  ou  nuisibles  à  certains  animaux,  mais  non  à  l'homme. 
Or,  c'est  de  la  nature  même  d'un  être,  et  non  de  ses  rapports 
avec  d'autres  êtres  sur  lesquels  il  peut  accidentellement  agir, 
que  doit  se  tirer  la  classification  de  ses  propriétés  diverses, 
selon  leur  importance  intrinsèque  et  leur  subordination  réelle  ; 
aussi  n'attribuera-t-on  pas  aux  deux  propriétés  spécifiques 
que  l'on  vient  de  citer  la  même  valeur  intrinsèque  qu'au  ca- 
ractère chimique  tiré  de  la  propriété  dont  jouit  la  quinine, 
d'entrer  en  combinaison  avec  les  acides  à  la  manière  d'une  base 
salifiable.  Laissant  donc  de  côté  toutes  ces  propriétés  spéci- 
fiques qui  tiennent  à  une  mystérieuse  action  sur  notre  orga- 
nisme, et  parmi  lesquelles  il  faut  ranger  celles  qui  déterminent 
les  diverses  affections  de  notre  sensibilité,  nous  distinguerons 
parmi  les  autres  propriétés  des  corps,  non  pas  des  qualités  pre- 
mières et  des  qualités  secondes,  mais  des  qualités  fondamen- 
tales ou  primordiales  et  des  qualités  dérivées  ou  secondaires, 
qui  peuvent  à  leur  tour  se  concevoir  comme  étant  hiérarchi- 
quement distribuées,  selon  que  leur  valeur  caractéristique 
va  en  s'affaiblissant  et  qu'elles  sont  un  résultat  moins  immé- 
diat des  propriétés  fondamentales. 

114.  —  Lors  même  que  nous  ne  savons  nullement  expli- 
quer les  propriétés  des  corps,  ou  les  rattacher  à  d'autres  pro- 
priétés qui  en  seraient  le  principe,  nous  sommes  suffisamment 
autorisés  à  les  regarder  comme  ne  constituant  pas  des  qualités 
fondamentales  et  absolument  irréductibles,  quand  nous 
voyons  qu'elles  manquent  de  persistance  et  qu'elles  peuvent 
disparaître  ou  reparaître,  selon  les  circonstances  dans  lesquelles 


176  CHAPITRE  VIII. 

le  corps  est  placé  et  les  modifications  qu'on  lui  fait  subir.  Par 
la  même  raison,  telle  propriété  sera  réputée  tenir  de  plus 
près  à  ce  qu'il  y  a  de  fondamental  et  d'essentiel  dans  la  na- 
ture du  corps,  ou  s'en  éloigner  davantage,  suivant  qu'elle  offrira 
plus  de  persistance  ou  d'instabilité.  Par  exemple,  la  substance 
que  les  chimistes  modernes  connaissent  sous  le  nom  de  car- 
bone, et  qui  s'offre  à  nous  sous  deux  états  si  différents,  à  l'état 
de  diamant  et  à  l'état  de  charbon  produit  par  la  combustion 
des  matières  végétales  ou  animales,  jouit  sous  ces  deux  états 
d'une  grande  fixité  ;  c'est-à-dire  qu'il  est,  sinon  absolument 
infusible  et  non  volatil,  du  moins  très  difficile  à  volatiliser  et 
surtout  à  fondre  sous  l'action  de  la  chaleur  la  plus  intense  : 
voilà  une  qualité  plus  persistante  et  que  dès  lors  on  réputera 
tenir  de  plus  près  aux  propriétés  fondamentales  du  carbone, 
que  la  diaphanéité  ou  la  dureté  du  diamant,  avec  lesquelles 
contrastent  d'une  façon  si  étrange  l'opacité  et  la  friabilité  du 
charbon.  Enfin,  ce  même  caractère  de  fixité  ou  d'infusibihté 
disparaissant  dans  les  composés  chimiques  dont  le  carbone 
est  l'un  des  éléments,  ne  doit  pas  avoir  la  même  valeur 
fondamentale  que  d'autres  propriétés  des  corps  en  général, 
ou  du  carbone  en  particulier,  qui  restent  inaltérables  à  travers 
toute  la  série  des  combinaisons  chimiques  dans  lesquelles  les 
mêmes  particules  de  carbone  peuvent  être  successivement 
engagées. 

La  minéralogie  nous  offrirait  les  exemples  les  plus  variés  de 
cette  gradation  des  caractères.  Ainsi  la  pierre  calcaire  ou  (pour 
employer  le  nom  scientifique)  le  carbonate  de  chaux  nous  pré- 
sentera d'abord  des  variétés  de  structure  terreuse,  compacte, 
fibreuse,  aciculairc,  lamellaire,  saccharine,  oohthique,  qui 
tiennent  évidemment  à  des  circonstances  de  formation  tout  à 
fait  accessoires,  et  qui  ne  peuvent  servir  à  caractériser  nette- 
ment, ni  cette  substance  à  l'exclusion  des  autres,  ni  même  les 
échantillons  de  cette  substance  où  s'observe  souvent  le  passage 
d'une  structure  à  l'autre.  Que  si  l'on  étudie  au  contraire  les 
formes  cristallines  du  carbonate  de  chaux,  qui  sont  prodi- 
gieusement multipliées  et  qui  caractérisent  autant  de  variétés 
bien  définies  de  la  même  espèce  minérale,  on  en  démêlera  une 
(celle  du  spath  d'Islande)  dont  les  autres  peuvent  être  consi- 
dérées comme  autant  de  dérivations  ou  de  modifications 
secondaires,  et  que  pour  cette  raison  l'on  nomme  forme  fon- 


DES  CORPS.  177 

damentale  ou  primitive  :  en  sorte  que  la  propriété  d'afïecter 
des  formes  cristallines  réductibles  à  ce  type  fondamental,  con- 
stitue pour  l'espèce  minéralogique  du  carbonate  de  chaux 
un  caractère  bien  autrement  important  que  ne  le  sont  pour 
les  variétés  ou  pour  les  échantillons  les  caractères  tirés  de  la 
structure  fibreuse,  lamellaire,  etc.  Toutefois  ce  type  cristallin 
ne  constitue  lui-même  qu'un  caractère  inférieur  en  valeur  à 
ceux  qui  se  tirent  de  la  composition  chimique  de  la  substance  : 
puisque,  outre  la  foule  de  variétés  cristallines  du  carbonate  de 
chaux,  réductibles  au  type  du  spath  d'Islande,  il  y  en  a  une 
autre,  l'aragonite,  dont  le  type  cristallin  est  essentiellement 
différent,  quoique  sa  composition  chimique  soit  absolument  la 
même.  Ainsi  dans  ce  cas  comme  dans  tous  les  cas  analogues 
de  dimorphisme,  l'élément  ou  la  molécule  chimique  persiste, 
quand  l'élément  ou  la  molécule  cristallographique  est  dé- 
truite et  fait  place  à  un  autre.  De  quelque  manière  que  nous 
concevions  cette  subordination  de  caractères,  il  reste  constant 
que  les  caractères,  en  grand  nombre,  qui  se  lient  à  la  compo- 
sition chimique,  l'emportent  en  importance  sur  les  caractères, 
en  grand  nombre  aussi,  qui  se  lient  au  type  cristallin.  Il  y  a 
cristallographiquement  deux  espèces  de  carbonates  de  chaux, 
dont  les  caractères  distinctifs  sont  fondamentaux  par  rapport 
à  ceux  qui  distinguent  les  variétés  à  cristallisation  régulière 
ou  confuse  ;  et  ces  deux  espèces  se  fondent  en  une  seule 
espèce  chimique  dont  les  caractères  ont  une  valeur  encore  plus 
fondamentale. 

Autre  chose  est  la  subordination  des  caractères,  en  tant 
que  généraux  et  particuliers,  autre  chose  est  leur  subordina- 
tion, en  tant  que  fondamentaux  et  secondaires.  Sans  doute,  à 
persistance  égale,  nous  sommes  avec  raison  portés  à  regarder 
comme  plus  fondamentale  la  qualité  commune  à  un  plus  grand 
nombre  de  corps,  et  à  plus  forte  raison  celle  qui  appartiendrait 
à  tous  les  corps  sans  exception.  Mais,  si  telle  qualité  persiste 
dans  telle  espèce  de  corps,  et  y  résiste  à  toutes  les  altérations 
qu'ils  peuvent  d'ailleurs  subir,  nous  devrons  la  regarder  comme 
plus  fondamentale  que  celle  qui  est  commune  à  un  plus  grand 
nombre  de  corps  spécifiquement  différents,  quoiqu'elle  ait 
moins  de  persistance  dans  chacun  d'eux  en  particulier.  Ainsi, 
bien  que  la  propriété  d'être  solide  aux  températures  ordi- 
naires, ou  celle  d'être  liquide,  ou  celle  d'être  gazeux  aux 

12 


178  CHAPITRE  VIII. 

mêmes  températures,  soient  des  propriétés  dont  chacune  est 
commune  à  un  grand  nombre  de  corps,  elles  ne  peuvent  pas 
être  réputées  avoir  l'importance  ou  la  valeur  caractéristique 
de  celles  qui  n'appartiennent  qu'à  une  espèce  ou  à  quelques 
espèces  de  corps,  mais  qui  y  sont  indestructibles,  et  qui 
résistent  à  toutes  les  causes  sous  l'influence  desquelles  les  corps 
changent  d'état,  en  passant  de  l'état  solide  à  l'état  liquide,  et 
ainsi  de  suite. 

C'est  par  des  considérations  et  des  inductions  de  ce  genre, 
qu'en  zoologie,  en  botanique,  on  assigne  aux  divers  caractères 
des  êtres  organisés  divers  degrés  d'importance  ou  de  valeur,  en 
tirant  tous  les  éléments  de  cette  classification  des  renseigne- 
ments de  l'observation,  de  la  comparaison  attentive  des  faits 
observés  et  de  la  force  des  inductions  ou  des  analogies  ;  tant  il 
est  évident  qu'en  pareille  matière  nous  ne  pouvons  rien  affir- 
mer a  prion"  sur  les  rapports  de  subordination  entre  des  faits 
dont  la  première  origine  est  couverte  pour  nous  d'un  voile  si 
épais  ! 

115.  —  Il  n'en  est  pas  de  même,  au  sujet  des  propriétés  ou 
qualités  des  corps  que  l'on  appelle  inertes,  pour  lesquels  nous 
nous  trouvons  en  présence  d'une  croyance  naturelle  à  l'esprit 
humain,  d'un  préjugé  commun  aux  philosophes  et  au  vulgaire, 
et  qui  consiste  à  admettre  a  priori  l'existence  de  certaines  pro- 
priétés ou  qualités  fondamentales,  communes  à  tous  les  corps, 
enconstituantl'essence,  et  devant  contenir  la  raison  ou  l'expli- 
cation de  toutes  les  propriétés  secondaires  :  soit  que  nous  puis- 
sions ou  non  donner  cette  explication  dans  l'état  actuel  de  nos 
connaissances.  C'est  de  cette  croyance  naturelle  ou  de  ce  pré- 
jugé philosophique  qu'il  faut  tâcher  de  rendre  raison  :  il  faut  en 
discuter  la  légitimité,  en  profitant  pour  cela  de  tous  les  rensei- 
gnements dont  nous  sommes  redevables  aux  progrès  de  l'expé- 
rimentation et  au  perfectionnement  des  sciences. 

En  tête  de  la  liste  des  qualités  premières  ou  fondamentales 
on  a  coutume  de  mettre  l'étendue  et  l'impénétrabilité.  Mais 
d'abord  la  notion  vulgaire  de  l'impénétrabilité,  telle  qu'elle 
nous  est  procurée  par  le  toucher  d'un  corps  solide  et  par  le  sen- 
timent de  la  résistance  qu'il  oppose  au  déploiement  de  notre 
force  musculaire,  cette  notion  répond  à  un  phénomène  très 
complexe,  dont  la  plus  haute  géométrie  n'a  pu  jusqu'ici,  tout 
en  prodiguant  les  hypothèses,  donner  une  explication  vrai- 


DES  CORPS.  179 

ment  satisfaisante  :  et  ce  phénomène,  c'est  celui  de  la  consti- 
tution même  du  corps  solide,  au  moyen  d'atomes  ou  de  molé- 
cules maintenues  à  distance  les  unes  des  autres.  Que  si  l'on  attri- 
bue la  solidité,  non  plus  aux  corps  mêmes  ou  aux  agrégats  molé- 
culaires, mais  aux  dernières  molécules  qui  en  seraient  les  élé- 
ments constitutifs,  on  introduit,  pour  satisfaire  à  un  penchant 
de  l'imagination,  une  conception  hypothétique,  que  l'expé- 
rience ne  peut  ni  renverser,  ni  confirmer,  et  qui  en  réalité  ne 
joue  aucun  rôle  dans  l'explication  des  phénomènes.  La  préten- 
due qualité  première  pourra  bien  n'être  qu'une  qualité  imagi- 
naire, et  à  notre  égard  sera  certainement  une  supposition  gra- 
tuite. 

Remarquons  en  effet  que  dans  l'hypothèse  à  laquelle  les 
physiciens  modernes  sont  conduits,  celle  d'atomes  maintenus 
à  distance  les  uns  des  autres,  et  même  à  des  distances  qui 
(bien  qu'inappréciables  pour  nous  à  cause  de  leur  extrême 
petitesse)  sont  pourtant  très  grandes  par  comparaison  avec  les 
dimensions  des  atomes  ou  des  corps  élémentaires,  rien  n'oblige 
à  concevoir  ces  atomes  comme  de  petits  corps  durs  ou  solides, 
plutôt  que  comme  de  petites  masses  molles,  flexibles  ou 
liquides.  Dans  les  corps  qui  tombent  sous  nos  sens,  la  solidité 
et  la  rigidité,  comme  la  flexibilité,  la  "mollesse  ou  la  liquidité, 
sont  autant  de  phénomènes  très  dérivés  et  très  complexes, 
que  nous  tâchons  d'expliquer  de  notre  mieux,  à  l'aide  d'hypo- 
thèses sur  la  loi  des  forces  qui  maintiennent  les  molécules  élé- 
mentaires à  distance,  et  sur  l'étendue  de  leur  sphère  d'acti- 
vité, comparée  au  nombre  de  molécules  comprises  dans  cette 
sphère  et  aux  distances  qui  les  séparent  :  mais,  que  ces  expli- 
cations soient  ou  non  satisfaisantes,  il  est  incontestable 
qu'elles  ne  préjugent  rien,  et  ne  peuvent  rien  préjuger  sur 
l'état  de  dureté  ou  de  mollesse,  de  solidité  ou  de  fluidité  de  la 
molécule  élémentaire.  La  préférence  que  nous  donnons  à  la 
dureté  sur  la  mollesse,  le  penchant  que  nous  avons  à  imaginer 
l'atome  ou  la  molécule  primordiale  comme  un  solide  hyper- 
microscopique  plutôt  que  comme  une  masse  fluide  du  même 
ordre  de  petitesse,  ne  sont  donc  que  des  préjugés  d'éducation 
qui  tiennent  à  nos  habitudes  et  aux  conditions  de  notre  vie 
animale.  Nous  aurions  d'autres  préjugés  et  d'autres  penchants, 
si  la  nature,  tout  en  nous  accordant  le  même  degré  d'intelli- 
gence, avait  réalisé  pour  nous  dans  l'âge  adulte,  ce  qui  fait 


180  CHAPITRE  VIII. 

partie  des  conditions  de  la  vie  fœtale,  à  savoir  l'immersion 
dans  un  milieu  liquide,  sans  contact  habituel  avec  des  corps 
qui  n'ont  point,  il  est  vrai,  cette  absolue  dureté  où  cette  soli- 
dité idéale  que  nous  attribuons  sans  fondement  aux  molécules 
élémentaires,  mais  qui  néanmoins  se  rapprochent  plus  de  l'état 
de  rigidité  ou  de  solidité  parfaite,  que  de  tout  autre  état  idéal. 

Mais,  dira-t-on,  l'impénétrabilité  n'est  pas  la  rigidité  ;  et  un 
corps,  pour  être  liquide,  n'en  est  pas  moins  impénétrable,  en  ce 
sens  que,  si  la  masse  est  pénétrée  par  l'écartement  des  parties, 
les  parties  mêmes  ne  le  sont  pas.  Sans  doute  ces  atomes  qui  ne 
peuvent  jamais  arriver  au  contact,  peuvent  encore  moins  se 
pénétrer  ;  et  c'est  précisément  pour  cela  que  la  raison  n'a  au- 
cun motif  d'admettre,  en  ce  qui  les  concerne,  une  prétendue 
qualité  essentielle  ou  fondamentale,  laquelle  serait  au  con- 
traire une  qualité  inutile  et  oiseuse,  qui  n'entrerait  ni  ne  pour- 
rait jamais  entrer  en  action.  Ou  l'impénétrabilité  des  molé- 
cules atomiques  n'est  autre  chose  que  leur  mobilité  et  leur 
déplacement  effectif  par  l'action  répulsive  qu'exercent  à  dis- 
tance les  autres  molécules,  et  alors  il  n'en  faut  pas  faire  une 
qualité  première,  distincte  de  la  mobilité  :  ou  bien  c'est  une 
qualité  distincte,  mais  qui  ne  se  manifeste  jamais,  qui  ne  joue 
aucun  rôle  dans  l'explication  des  phénomènes,  et  que  nous 
affirmons  sans  fondement. 

116.  —  Il  en  faut  dire  autant  de  l'étendue,  considérée,  non 
pas  comme  le  lieu  des  corps,  mais  comme  une  qualité  des  corps. 
Sans  doute  les  corps  qui  tombent  sous  nos  sens  nous  donnent 
l'idée  d'une  portion  d'étendue  continue,  figurée  et  limitée  ; 
mais  ce  n'est  là  qu'une  fausse  apparence  ou  une  illusion.  De 
même  que  les  taches  blanchâtres  et  en  apparence  continues 
de  la  voie  lactée  se  résolvent  dans  un  puissant  télescope,  en 
un  amas  de  points  lumineux  distincts,  et  de  dimensions  abso- 
lument inappréciables,  de  même  des  expériences  concluantes 
résolvent  le  fantôme  d'un  corps  étendu,  continu  et  figuré  en 
un  système  d'atomes  ou  de  particules  infinitésimales,  aux- 
quelles, il  est  vrai,  les  lois  de  notre  imagination  nous  obligent 
d'attribuer  une  figure  et  des  dimensions,  mais  sans  qu'il  y  ait 
à  cela  aucun  fondement  rationnel,  puisque  toutes  les  expli- 
cations qu'on  a  pu  donner  des  phénomènes  physiques,  chi- 
miques, etc.,  sont  indépendantes  des  hypothèses  qu'on  pour- 
rait faire  sur  les  figures  et  les  dimensions,  absolues  ou  rela- 


DES  CORPS.  181 

tives,  des  atomes  ou  des  molécules  élémentaires.  Ces  molé- 
cules sont  des  centres  d'où  émanent  des  forces  attractives  et 
répulsives,    voilà    ce    que    l'expérience    et   le    raisonnement 
semblent   indiquer   d'une   maniéré   certaine  ;   mais   qu'elles 
aient  la  forme  de  sphères,  d'ellipsoïdes,  de  pyramides,  de 
cubes,   ou   qu'elles   affectent  toute  autre  figure  courbe  ou 
polyédrique,  c'est  ce  qu'aucune  observation  ne  peut  nous 
apprendre,  ni  même  nous  faire  présumer.  Il  semblait  au  pre- 
mier aperçu,  et  l'on  a  cru  pendant  quelque  temps  que  des  lois 
de  la  cristallographie  ressortait  une  indication  de  la  forme 
polyédrique  des  molécules  élémentaires  ;  mais,  quand  ces  lois 
ont  été  mieux  connues  et  mieux  interprétées,  toute  consé- 
quence de  ce  genre  s'est  trouvée  dépourvue  de -solidité  et 
contraire  aux  inductions  d'une  saine  physique.  Ainsi,  pour  ne 
rappeler  qu'un  fait  déjà  cité  (114),  le  dimorphisme  de  cer- 
taines substances  oblige  d'admettre  que  la  forme  cristalline 
n'est  pas  une  propriété  invariable  et  inhérente  aux  dernières 
molécules  des  corps,  mais  le  résultat  et  la  conséquence  déjà 
éloignée  d'un  mode  de  groupement  qui  peut  changer,  entre  des 
molécules  dont  la  figure  (si  figure  elles  ont)  reste  aussi  indé- 
terminée pour  nous  qu'elle  pouvait  l'être  avant  toute  étude 
des  phénomènes  de  la  cristallisation.  Aussi  bien  aurait-on  pu 
et  dû  prévoir  cette  conséquence  à  laquelle  le  progrès  de  l'étude 
a  conduit  ;  car  il  répugne  à  la  raison  d'admettre  que  nous  puis- 
sions, avec  les  organes  et  les  facultés  dont  la  nature  nous  a 
doués  pour  connaître  les  choses  à  la  faveur  des  relations 
qu'elles  ont  avec  nous,  atteindre  en  quoi  que  ce  soit  à  l'essence 
des  choses  et  à  la  réalité  primitive  et  absolue  (8  et  10)  ;  comme 
on  y  atteindrait  effectivement  dans  le  système  atomistique,  si 
l'on  pouvait  assigner  la  figure  des  éléments  primordiaux,  des 
atomes  indestructibles,  dont  l'existence  expliquerait  tous  les 
phénomènes  physiques,  tandis  qu'elle-même  ne  pourrait  être 
rapportée  qu'à  un  décret  immédiat  de  la  volonté  créatrice. 
La  raison  n'aurait  pas  moins  de  peine  à  admettre  qu'un  décret 
primitif  et  inexplicable  eût  donné  la  préférence  à  telle  forme 
polyédrique  sur  telle  autre  ;  eût  choisi  tel  nombre  de  degrés 
et  de  minutes  plutôt  que  tel  autre,  pour  l'inclinaison  de  deux 
faces  ou  de  deux  arêtes  ;  eût  donné  aux  arêtes  des  polyèdres, 
aux  rayons  des  sphères,  aux  axes  des  ellipsoïdes,  telle  fraction 
de  millionièmes  de  millimètre  plutôt  que  telle  autre  :  comme 


182  CHAPITRE  VIII. 

si,  en  fait  de  grandeur  et  de  petitesse,  tout  n'était  pas  relatif, 
et  qu'il  pût  y  avoir  de  raison  intrinsèque  pour  que  les  atomes 
et  les  systèmes  d'atomes  fussent  construits  plutôt  sur  une 
échelle  que  sur  une  autre.  Mais  nous  ne  voulons  pas  insister 
davantage  ici  sur  cet  argument,  tout  leibnitzien,  qui  rentre 
dans  les  considérations  que  nous  devons  développer  un  peu 
plus  loin,  à  propos  de  la  critique  de  l'idée  d'espace. 

Est-ce  à  dire  qu'il  faille  substituer  à  l'hypothèse  vulgaire 
des  atomes  de  dimensions  finies,  quoique  extrêmement  petites, 
et  de  figures  déterminées,  quoique  inconnues,  une  autre  hypo- 
thèse sur  la  constitution  des  corps,  du  genre  de  celles  que 
Leibnitz  lui-même,  et  d'autres  philosophes  qu'on  appelle 
dynamisies,  ont  proposées?  Pas  le  moins  du  monde,  puisque  ce 
serait  reproduire  sous  une  autre  forme  la  prétention  que  nous 
croyons  insoutenable,  celle  de  pénétrer  l'essence  des  choses  et 
d'en  assigner  les  premiers  principes.  Tout  au  contraire,  nous 
admettrons  que  la  théorie  atomistique  est  d'un  usage  néces- 
saire ;  qu'on  ne  saurait  s'en  passer  dans  le  langage  des  sciences, 
parce  que  notre  imagination  a  besoin  de  se  reposer  sur  quelque 
chose,  et  que  ce  quelque  chose,  en  vertu  des  faits  que  nous 
avons  analysés  en  traitant  des  sensations,  ne  peut  être  qu'un 
atome  ou  corpuscule  étendu  et  figuré  ;  mais  la  raison  inter- 
vient pour  abstraire  l'idée,  ou  ce  qui  fait  l'objet  d'une  véri- 
table connaissance,  d'avec  l'image  qui  lui  sert  de  soutien,  et 
dont  l'intervention  nécessaire  n'est  que  la  conséquence  des 
lois  de  notre  organisation.  L'hypothèse  atomistique  est  au 
nombre  de  ces  hypothèses  dont  l'emploi,  si  fréquent  dans  les 
sciences,  ne  doit  pas  être  blâmé,  pourvu  que  l'on  ne  commette 
pas  la  méprise  de  prendre  pour  les  matériaux  de  la  construc- 
tion scientifique  ce  qui  n'en  est  que  l'échafaudage  extérieur  ; 
et  pourvu  qu'on  reconnaisse  bien  que  ces  conceptions  hypo- 
thétiques ne  sont  pas  introduites  à  titre  d'idées,  mais  à  titre 
d'images,  et  à  cause  de  la  nécessité  où  se  trouve  l'esprit  humain 
d'enter  les  idées  sur  des  images  (112). 

117.  —  Il  est  temps  que  cette  discussion  nous  conduise  à 
parler  des  propriétés  des  corps  qui  doivent  vraiment  passer 
pour  fondamentales  ;  et  d'abord,  pour  mieux  distinguer  les 
faits  positifs,  les  résultats  certains  de  l'observation,  d'avec 
les  conceptions  hypothétiques  qu'on  pourrait  y  mêler,  rappe- 
lons brièvement  les  faits  dans  l'ordre  où  l'expérience  les  con- 


DES  CORPS.  183 

State.  D'une  part,  l'observation  nous  apprend  que  les  corps 
peuvent  changer  de  figure,  d'aspect  et  d'état,  se  désagréger  et 
se  disperser,  mais  non  s'anéantir  ;  de  telle  sorte  que,  si  l'on 
recueille  soigneusement  tous  les  produits  nouveaux  qui  ont  pu 
se  former,  toutes  les  particules  intégrantes  du  corps  qui  s'est 
en  apparence  évanoui,  la  balance  accusera  ce  fait  capital,  que 
le  poids  total  est  resté  le  même,  sans  augmentation  ni  déchet  ; 
d'autre  part,  ce  résultat  de  l'observation  cadre  bien  avec  une 
loi  de  notre  esprit,  qui  nous  porte  à  concevoir  quelque  chose 
d'absolu  et  de  persistant  dans  tout  ce  qui  se  manifeste  à  nous 
par  des  qualités  relatives  et  variables.  Enfin,  des  observations 
plus  délicates  et  une  théorie  plus  avancée  nous  montrent  cette 
constance  du  poids  dans  les  corps,  malgré  leurs  changements 
d'état,  comme  liée  à  une  loi  plus  générale,  en  vertu  de  laquelle 
les  parcelles  des  corps,  prises  dans  leur  totalité,  opposent  la 
même  résistance  à  l'action  des  forces  motrices,  ou  exigent  la 
même  dépense  de  force  pour  prendre  la  même  vitesse,  quels 
que  soient  l'aspect  et  le  mode  d'agrégation  des  parcelles,  et 
quelle  que  soit  la  nature  de  la  force  qu'on  dépense  pour  leur 
imprimer  le  mouvement.  Or,  afin  d'exprimer  qu'il  faut  dépen- 
ser une  force  double,  triple,  ou  répéter  deux  fois,  trois  fois  la 
dépense  de  la  même  force,  à  l'effet  d'imprimer  au  corps  A  la 
mêmevitessequ'aucorps  B,  on  dit  que  la  masse  de  A  est  double, 
triple  de  celle  de  B  ;  de  sorte  qu'on  énonce  tous  les  résultats 
d'expérience  dont  il  vient  d'être  question,  en  disant,  d'une 
part,  que  le  poids  d'un  corps  est  proportionnel  à  sa  masse  ; 
d'autre  part,  que  la  masse  d'un  corps  est  quelque  chose  d'inva- 
riable, de  fondamental  et  de  persistant,  à  travers  toutes  les 
modifications  que  le  corps  est  susceptible  d'éprouver,  et  de 
plus  une  grandeur  mesurable,  sui  generis,  à  l'égard  de  laquelle 
un  corps  peut  être  comparé  à  un  autre  corps,  mais  qui,  dans  le 
même  corps  ou  dans  la  collection  des  parties  dont  un  corps 
se  compose,  ne  saurait  être  aucunement  augmentée  ni  dimi- 
nuée. 

Ceci  nous  indique  le  sens  qu'on  doit  attribuer,  dans  le  lan- 
gage de  la  physique,  au  terme  de  matière,  qui  a  d'ailleurs  ou 
qui  a  eu,  dans  la  langue  commune  et  dans  la  terminologie 
philosophique,  des  acceptions  très  diverses.  Ces  objets  que 
nous  appelons  corps  et  qui  tombent  immédiatement  sous  nos 
sens,  sont  sujets  à  périr  dans  leur  individualité  par  la  disso- 


184  CHAPITRE  VIII. 

lution  de  leurs  parties  ;  ce  qui  persiste  après  la  destruction  ou 
le  changement  du  corps,  en  restant  invariable  dans  la  collec- 
tion des  parties,  c'est  ce  que  nous  nommons  la  matière  ;  c'est 
le  sujet,  le  subsiratum  inconnu  et  insaisissable  dont  la  masse 
(qui  tombe  dans  le  domaine  de  notre  observation)  est  pour 
nous  l'attribut  constant  et  caractéristique  ;  puisque  telle  est 
la  constitution  de  notre  esprit  qu'il  se  trouve  forcé  de  conce- 
voir un  subsiratum  ou  un  soutien  insaisissable  de  toutes  les 
qualités  qu'il  saisit,  et  forcé  pareillement  d'accommoder  le 
discours  à  la  forme  nécessaire  de  ses  conceptions.  Que  si,  outre 
les  propriétés  telles  que  la  masse,  communes  à  tous  les  corps 
pondérables,  et  indestructibles  dans  les  parties  dont  ils  se 
composent,  il  y  en  a  d'autres  par  lesquelles  ces  corps  ou  les 
éléments  de  ces  corps  diffèrent  radicalement  les  uns  des  autres, 
de  sorte  que  les  qualités  auxquelles  tiennent  ces  différences 
spécifiques  doivent  être  réputées  primitives  ou  irréductibles 
au  même  titre  que  la  masse  et  le  poids,  l'idée  de  matière  impli- 
quera aussi  celle  d'un  sujet  auquel  adhèrent  ces  qualités  diffé- 
rentielles ;  et  il  faudra  admettre,  non  seulement  des  corps 
différant  les  uns  des  autres,  selon  les  arrangements  divers  des 
parties  d'une  matière  homogène,  mais  des  matières  diverses 
ou  hétérogènes  ^.  Voilà  ce  que  l'expérience  est  capable  de  nous 
enseigner  relativement  à  la  composition  et  à  l'essence  des 
corps  pondérables  ;  tout  ce  que  l'imagination  peut  y  ajouter 
pour  la  représentation  de  cette  essence,  n'est  d'aucune  valeur 
aux  yeux  de  la  raison.  Si  nous  sommes  portés,  pour  les  causes 
qu'on  a  dites,  à  nous  représenter  les  corps  qui  tombent  sous 
nos  sens  comme  construits  avec  d'autres  corps  qui  échappent 
aux  sens  (corpuscules  ou  atomes  parfaitement  impénétrables, 
rigides,  indestructibles,  de  figures  et  de  dimensions  inva- 
riables), cette  conception  reste  purement  hypothétique  :  nous 
ne  savons  si  les  masses  de  ces  corpuscules  seraient  ou  non  pro- 


*  «Alors,  pour  la  première  fois,  fut  constatée  l'hétérogénéité  des  sub- 
stances et  la  nature  des  forces  qui  ne  se  manifestent  pas  par  le  mouvement, 
et  qui,  à  cAté  de  l'excellence  de  la  forme,  telle  que  l'entendaient  Pytha- 
gore  et  Platon,  introduisirent  aussi  le  principe  de  la  composition  et  du 
mélange.  C'est  sur  ces  différences  de  la  forme  et  du  mélange  que  repose 
tout  ce  que  nous  savons  de  1  a  matière  ;  ce  sont  les  abstractions  sous 
lesquelles  nous  croyons  pouvoir  embrasser  l'ensemble  et  le  mouvement 
du  monde,  par  la  mesure  et  pari 'analyse.  »  A.  de  Humboldt.  Cosmos, 
t.  II,  p.  268. 


DES  CORPS.  185 

portionnelles  à  leurs  volumes,  dépendraient  ou  non  de  leurs 
figures,  ou  d'autres  qualités  dont  nous  n'avons  nulle  idée. 

118.  —  Si  nous  sommes  dans  une  ignorance  invincible 
sur  ce  qui  fait  l'essence  de  la  matière  tangible  et  pondérable, 
à  plus  forte  raison  ne  saurions-nous  avoir  aucune  connais- 
sance réelle  de  la  nature  de  ce  principe  ou  de  ces  principes 
intangibles,  incoercibles  et  impondérables  auxquels  nous 
rapportons  les  merveilleux  phénomènes  de  lumière,  d'élec- 
tricité, de  chaleur,  où  l'on  doit  voir,  non  de  simples  accidents 
des  corps  pondérables,  mais  bien,  selon  toute  vraisemblance, 
les  manifestations  d'une  chose  qui  pourrait  subsister  encore, 
même  après  l'anéantissement  des  corps  pondérables.  Il  est 
dans  les  lois  de  notre  esprit  d'avoir  recours,  pour  les  uns 
comme  pour  les  autres,  aux  mêmes  images.  Ainsi,  lorsqu'un 
physicien  entreprend  d'exposer  les  lois  de  la  distribution  de 
l'électricité  à  la  surface  d'un  corps  conducteur,  ou  les  lois 
de  la  distribution  du  magnétisme  dans  un  barreau  aimanté,  il 
lui  est  commode  d'imaginer  un  fluide  ou  plusieurs  fluides 
qui  se  répandent  en  couches  d'épaisseur  ou  de  densité  varia- 
bles ;  mais  il  sait  bien  que  ces  fluides  n'ont  qu'une  existence 
hypothétique  ;  qu'au  fond  nous  n'en  avons  nulle  idée  et  qu'ils 
ne  sont  un  objet  de  connaissance  réelle,  ni  pour  le  vulgaire, 
ni  pour  les  savants  ;  qu'ils  ne  figurent  dans  la  théorie  qu'en 
manière  d'échafaudages  ou  de  constructions  auxiliaires,  pour 
nous  aider  à  concevoir  et  à  formuler  les  lois  qui  régissent 
des  phénomènes  dont  la  cause  réelle  nous  échappe  absolument. 
D'ailleurs,  et  nonobstant  cette  identité  d'images,  tout  indique 
un  contraste  profond  entre  les  propriétés  de  la  matière  pon- 
dérable et  celles  des  principes  impondérables.  Non  seulement 
ces  principes  échappent  à  la  balance,  comme  leur  nom  l'in- 
dique, mais  ils  semblent  ne  participer  en  rien  à  l'inertie  de  la 
matière,  puisqu'ils  n'offrent  au  mouvement  des  corps  pon- 
dérables aucune  résistance  appréciable,  et  que  leur  accumu- 
lation ou  leur  dispersion  ne  donne  lieu  à  aucun  accroissement 
observable,  ni  à  aucun  déchet  dans  la  masse.  Tandis  que  la 
masse  d'un  corps  pondérable  est  quelque  chose  d'essentielle- 
ment défini  et  limité,  et  en  même  temps  quelque  chose  d'ab- 
solument indestructible,  il  semble  qu'on  puisse  indéfini- 
ment tirer  d'un  corps  de  l'électricité  on  en  ajouter, pourvu  qu'on 
en  tire  en  même  temps  ou  qu'on  ajoute  pareille  dose  d'élec- 


186  CHAPITRE  VIII. 

tricité  contraire  ;  il  semble  qu'on  puisse  sans  contradiction 
supposer  que  de  l'électricité  ou  de  la  chaleur  sont  détruites  ou 
créées  de  toutes  pièces  par  l'effet  des  actions  chimiques  ou 
moléculaires  ;  et  en  un  mot,  tout  ce  qui  est  le  fondement 
réel  de  l'idée  de  matière  pour  ce  qui  touche  aux  corps  pondé- 
rables, ou  paraît  contraire  à  l'expérience,  ou  du  moins  n'a 
pas  été  jusqu'ici  constaté  par  l'expérience,  en  ce  qui  concerne 
les  prétendus  fluides  impondérables. 

119.  —  Revenons  à  l'idée  de  force,  que  nous  avons  vue  être 
en  corrélation  nécessaire  avec  les  idées  de  masse  et  de  ma- 
tière. Dans  une  foule  de  circonstances,  les  corps  sont  mani- 
festement inertes,  c'est-à-dire  qu'ils  ne  se  mettent  en  mouve- 
ment que  sous  l'action  d'une  force  extérieure  et  apparente  ; 
dans  d'autres  cas  il  semble  que  les  corps,  même  privés  de 
tout  principe  de  vie,  se  déplacent  d'eux-mêmes  ou  sont  agités 
d'un  mouvement  intérieur  ;  et  enfin  la  faculté  du  mouvement 
spontané  paraît  caractériser  les  corps  vivants.  Mais  tout 
cela  change  avec  les  circonstances  extérieures  et  la  consti- 
tution intime  du  corps  ;  tandis  que  ce  qui  persiste  dans  les 
éléments  des  corps  ou  dans  ce  que  nous  nommons  la  matière, 
c'est  Vinerlie,  à  savoir  la  propriété  d'exiger  pour  se  mouvoir 
la  dépense  d'une  certaine  force,  proportionnelle  à  la  masse 
mise  en  mouvement,  quand  la  vitesse  est  la  même,  et  propor- 
tionnelle à  la  vitesse  imprimée,  quand  la  masse  reste  la  même. 
Voilà  comment,  sans  rien  préjuger  sur  l'inertie  ou  sur  l'ac- 
tivité des  êtres  complexes  auxquels  nous  donnons  le  nom 
de  corps,  on  est  autorisé  à  dire  que  la  matière  est  inerte  ; 
et  dès  lors  il  n'y  a  rien  de  plus  naturel  et  de  plus  conforme  à  la 
subordination  observée  entre  les  phénomènes,  que  de  conce- 
voir une  force  qui,  en  agissant  sur  la  matière  dont  un  corps 
est  formé,  lui  imprime  l'activité  et  le  mouvement,  même 
dans  les  cas  où  nous  ne  sommes  pas  frappés  de  l'action  d'une 
force  extérieure  et  apparente. 

L'expérience  nous  enseigne  que  l'inertie  de  la  matière 
consiste,  non  seulement  à  rester  dans  l'état  de  repos  quand 
aucune  force  ou  cause  de  mouvement  ne  la  sollicite,  mais  à 
persévérer  dans  l'état  de  mouvement  et  à  continuer  de  se 
mouvoir  d'un  mouvement  rectilignc  et  uniforme,  quand  nulle 
force  ou  nul  obstacle  extérieur  ne  viennent  arrêter  son  mou- 
vement, ou  en  changer,  soit  la  vitesse,  soit  la  direction.  Un 


DES  CORPS.  187 

dit  en  conséquence  que  l'inertie  de  la  matière  consiste  dans 
l'indifférence  au  repos  et  au  mouvement  ;  de  sorte  que  ce 
qu'on  nomme  la  mobilité  des  corps  ne  doit  pas  être  regardé 
comme  une  qualité  spéciale,  mais  seulement  comme  une 
conséquence  du  principe  de  l'inertie  de  la  matière. 

120.  —  L'idée  de  force  provient  ordinairement  du  senti- 
ment intime  que  nous  avons  de  notre  puissance  comme 
agents  mécaniques,  et  de  l'efîort  ou  de  la  tension  musculaire 
qui  est  la  condition  organique  de  l'exercice  de  cette  puis- 
sance. Nous  étendons  cette  idée,  en  supposant  que  quelque 
chose  d'analogue  réside  dans  tous  les  agents  capables  de 
produire  les  mêmes  effets  mécaniques,  et  nous  disons  :  la 
force  de  la  vapeur,  la  force  d'un  cours  d'eau,  la  force  du 
vent.  Par  un  procédé  d'abstraction  familier  aux  géomètres, 
ils  mettent  de  côté  toutes  les  qualités  physiques  qui  distin- 
guent si  profondément  ces  agents  divers  ;  ils  ne  tiennent 
compte  que  de  la  direction  suivant  laquelle  ces  forces  ten- 
dent à  mouvoir  les  corps  qu'elles  sollicitent,  et  de  la  vitesse 
qu'elles  tendent  à  leur  imprimer  ;  pour  eux  deux  forces 
sont  égales  lorsqu'elles  tendent  à  imprimer  à  une  masse  dé- 
terminée des  vitesses  égales,  quelles  que  soient  d'ailleurs 
la  nature  de  l'agent  et  les  conditions  physiques  de  l'action 
qu'il  exerce.  On  n'a  pas  besoin  de  scruter  davantage  l'ori- 
gine et  le  fondement  de  l'idée  de  force,  pour  constater  par 
l'expérience  ou  pour  établir  par  le  raisonnement  les  principes 
généraux  de  la  mécanique,  et  pour  en  suivre  par  le  calcul  les 
conséquences  éloignées.  Mais  la  philosophie  naturelle  ne 
s'arrête  pas  là  :  en  effet,  il  est  bien  évident  que  le  ressort  d'un 
gaz  ou  d'une  vapeur,  et  à  plus  forte  raison  la  tension  d'un 
muscle  sont  des  phénomènes  dérivés  et  complexes,  qui  ont 
besoin  d'être  expliqués  par  des  faits  plus  simples,  bien  loin 
de  pouvoir  fournir  le  type  primordial  qui  servirait  à  l'expli- 
cation des  autres  phénomènes.  Il  en  est  des  forces  comme 
des  corps  ;  pour  les  unes  comme  pour  les  autres,  ce  qui  affecte 
immédiatement  notre  sensibilité,  ce  qui  est  l'objet  immédiat 
de  nos  perceptions,  n'est  point  la  chose  fondamentale  et 
primitive,  mais  un  produit  compliqué  qu'il  faut  tâcher  de 
soumettre  à  l'analyse  pour  en  saisir,  s'il  se  peut,  les  principes 
et  le  fondement. 

121.  —  L'école  cartésienne  avait  voulu  proscrire  l'idée 


188  CHAPITRE  VIII. 

de  force,  en  l'assimilant  aux  qualités  occultes  de  l'ancienne 
scolastique  ;  et  le  fond  de  sa  doctrine  consistait  à  vouloir 
tout  expliquer  au  moyen  de  corpuscules,  les  uns  plus  gros- 
siers ou  de  plus  grandes  dimensions,  les  autres  plus  petits  ou 
plus  subtils,  qui,  dans  leurs  mouvements,  se  déplaçaient 
nécessairement  les  uns  les  autres,  en  vertu  de  leur  impéné- 
trabilité :  comme  si  l'impénétrabilité  et  la  mobilité  d'une 
portion  circonscrite  de  l'étendue  n'étaient  pas  aussi  des 
qualités  occultes  ou  inexplicables,  et  dont  nous  ne  nous  fai- 
sons une  idée,  vraie  ou  fausse,  qu'à  la  faveur  d'un  phénomène 
complexe  et  inexpliqué,  celui  de  la  constitution  des  corps 
solides  qui  tombent  sous  nos  sens.  A  la  vérité,  si  l'on  admet, 
d'une  part  des  molécules  solides  et  impénétrables,  d'autre 
part  des  forces  par  lesquelles  ces  molécules  agissent  à  dis- 
tance les  unes  sur  les  autres,  sans  l'intermédiaire  de  liens 
matériels  formés  d'autres  corpuscules  contigus  et  impéné- 
trables, on  fait  deux  hypothèses  au  heu  d'une,  on  confesse 
deux  mystères  au  lieu  d'un,  et  il  ne  faut  pas  accroître  sans 
nécessité  le  nombre  des  mystères  ou  des  faits  primitifs  et 
irréductibles  :  mais  il  est  clair  et  nous  avons  déjà  montré 
que,  l'action  à  distance  une  fois  admise,  l'étendue,  la  figure 
et  l'impénétrabilité  des  atomes  ou  des  molécules  élémentaires 
n'entrent  plus  pour  rien  dans  l'explication  des  phénomènes, 
et  ne  servent  plus  que  de  soutien  à  l'imagination  ;  de  sorte 
qu'en  réalité  il  n'intervient,  dans  la  physique  newtonienne 
qui  est  celle  de  toutes  les  écoles  contemporaines,  comme  dans 
la  physique  cartésienne  depuis  longtemps  passée  de  mode, 
qu'un  seul  principe  hypothétique  de  toutes  les  explications 
doctrinales,  soit  la  notion  de  la  force  ou  de  l'action  à  distance, 
soit  la  notion  de  la  communication  du  mouvement  par  le 
contact,  en  vertu  de  l'impénétrabilité  des  molécules  contigu es. 
122.  —  Ce  n'est  que  par  l'épreuve,  c'est-à-dire  par  l'appli- 
cation eiïective  d'un  principe  à  l'enchaînement  rigoureux 
et  mathématique  des  faits  naturels,  que  l'on  peut  juger  de 
la  valeur  du  principe.  Newton  a  eu  la  gloire  de  soumettre 
à  une  telle  épreuve,  et  de  la  manière  la  plus  décisive,  l'idée 
de  force  ou  d'action  à  distance.  Il  faisait,  quoi  qu'il  en  ait  dit, 
une  hypothèse  et  même  des  plus  hardies,  en  imaginant  dans 
toutes  les  particules  de  la  matière  pondérable  une  force  dont 
la  pesanteur  des  corps  terrestres  n'est  qu'une  manifestation 


DES  CORPS.  189 

particulière,  et  qui  fait  que  ces  particules,  séparées  les 
unes  des  autres,  agissent  pourtant  toutes  les  unes  sur  les 
autres  :  mais,  de  cette  hypothèse  est  sortie,  grâce  au  génie 
de  cet  homme  illustre  et  de  ses  successeurs,  l'explication 
la  plus  complète  des  plus  grands  et  des  plus  beaux  phéno- 
mènes de  l'univers.  La  simplicité  de  la  loi  du  décroissement 
de  la  force  par  l'accroissement  de  la  distance,  la  raison  géomé- 
trique qu'on  peut  assigner  à  cette  loi,  tout  concourt  à  nous 
la  faire  regarder  comme  une  loi  fondamentale  de  la  nature  : 
et  ceci  s'applique  également  à  d'autres  forces  qui  jouent  un 
rôle  dans  l'explication  des  phénomènes  physiques,  et  qui 
suivent  la  même  loi  que  la  gravitation  newtonienne. 

Mais  les  théories  des  physiciens  modernes  n'ont  plus  le 
même  caractère,  lorsqu'il  s'agit  pour  eux  d'expliquer,  en 
partant  toujours  de  l'idée  d'une  action  à  distance  entre 
des  particules  disjointes,  les  phénomènes  que  les  corps  nous 
présentent  dans  leur  structure  intime  et  moléculaire.  Alors 
ils  imaginent  des  forces  dont  la  sphère  d'action  ne  s'étend 
qu'à  des  distance  insensibles  pour  nous,  et  comprend  néan- 
moins un  nombre  comme  infini  de  molécules  :  ce  sont  là  (115) 
les  deux  nouveaux  postulats  sans  lesquels  deviendrait  im- 
possible toute  tentative  d'explication  des  phénomènes 
moléculaires  au  moyen  des  principes  de  la  mécanique  ra- 
tionnelle, c'est-à-dire  au  moyen  des  notions  de  masse  et 
d'action  à  distance,  combinées  avec  les  théorèmes  de  la  géo- 
métrie. Toutefois  il  s'en  faut  bien  qu'à  la  faveur  même 
de  ces  postulats,  les  essais  des  géomètres  et  des  physiciens 
aient  abouti  à  une  théorie  comparable  à  celle  de  la  gravita- 
tion universelle,  expliquant  tous  les  phénomènes  observés, 
et  devançant  souvent  les  résultats  de  l'observation. 

123.  —  Si  l'on  considère  notamment,  parmi  les  phéno- 
mènes moléculaires,  ceux  qui  font  l'objet  de  la  chimie,  on 
voit  que  les  théories  chimiques  sont  parfaitement  indé- 
pendantes de  toute  hypothèse  à  l'aide  de  laquelle  on  vou- 
drait donner,  par  la  mécanique,  une  explication  de  ces  phéno- 
mènes. Les  progrès  de  la  mécanique  n'ont  point  contribué 
à  avancer  la  chimie,  et  les  progrès  de  la  chimie  n'ont  nulle- 
ment réagi  sur  la  mécanique.  Il  ne  serait  même  pas  difficile 
de  montrer  que  les  phénomènes  chimiques  répugnent,  par 
tous  leurs  caractères,  à  une  explication   qui    prendrait  sa 


190  CHAPITRE  VIII. 

source  dans  les  conceptions  de  la  mécanique  rationnelle  et  de 
la  géométrie.  Les  attractions  ou  répulsions  entre  des  molé- 
cules à  distance  ne  doivent  produire  que  des  efïets  régis  par 
la  loi  de  continuité  :  les  affinités  chimiques  ne  donnent  lieu 
qu'à  des  associations  ou  à  des  dissociations  brusques,  et  à 
des  combinaisons  en  proportions  définies.  D'où  viendrait 
cette  distinction  tranchée  entre  différents  états  molécu- 
laires, si  les  actions  chimiques,  ne  variant  qu'en  raison  des 
distances,  n'éprouvaient  que  des  altérations  infiniment 
petites,  quand  les  distances  ne  varient  elles-mêmes  qu'in- 
finiment peu  ?  De  même,  si  les  atomes  élémentaires  dis- 
joints ne  différaient  les  uns  des  autres  que  par  les  dimen- 
sions et  par  les  figures,  ou  si  les  groupes  qui  constituent  les 
molécules  chimiques  composées  ne  différaient  que  par  le 
nombre  et  par  la  configuration  des  atomes  élémentaires, 
maintenus  à  distance  les  uns  des  autres  dans  l'intérieur  de 
chaque  groupe,  on  ne  voit  pas  comment  il  serait  possible 
d'expliquer  la  distinction  essentielle  des  radicaux  et  des 
composés  chimiques,  et  tout  le  jeu  des  affinités  qui  produi- 
sent les  compositions  et  les  décompositions  dont  le  chimiste 
s'occupe.  La  différence  des  masses  ne  peut  pas  plus  que  la 
difïérence  des  configurations  et  des  distances  rendre  raison 
de  tous  ces  phénomènes,  puisque  la  masse  est  sujette  aussi 
dans  ses  variations  à  la  loi  de  continuité,  et  qu'au  surplus 
la  théorie  des  équivalents  chimiques  manifeste  un  contraste 
des  plus  remarquables  entre  la  masse  que  l'on  considère  en 
mécanique,  laquelle  se  mesure  par  le  poids  et  par  l'inertie 
des  corps,  et  ce  que  l'on  pourrait  nommer  la  masse  chi- 
mique, laquelle  est  mesurée  par  la  capacité  de  saturation. 
Donc,  de  toute  façon,  l'on  arrive  avec  M.  de  Humboldt 
(117,  note)  à  cette  conséquence,  que  les  phénomènes  chi- 
miques sont  inexplicables  par  les  seuls  principes  de  la  mé- 
canique ;  et  que  les  notions  d'affimité  ou  d'attraction  élective, 
sur  lesquelles  reposent  les  explications  des  chimistes,  sont 
des  notions  irréductibles  à  inscrire  sur  le  catalogue  des  idées 
premières  que  la  raison  admet  sans  les  exphqucr,  et  qu'elle 
est  forcée  d'admettre  pour  l'enchaînement  des  faits  observés. 
124.  —  Ainsi,  d'une  part,  nous  avons  l'idée  d'une  certaine 
subordination  entre  diverses  catégories  dans  lesquelles 
se  rangent  les  phénomènes  de  la  nature,  et  entre  les     théo- 


DES  CORPS.  191 

ries  scientifiques  accommodées  à  l'explication  des  faits  de 
chaque  catégorie  ;  d'autre  part,  nous  comprenons  que,  dans 
le  passage  d'une  catégorie  à  l'autre,  il  peut  se  présenter 
des  solutions  de  continuité  qui  ne  tiennent  pas  seulement  à 
une  imperfection  actuelle  de  nos  connaissances  et  de  nos 
méthodes,  mais  bien  à  l'intervention  nécessaire  de  nouveaux 
principes  pour  le  besoin  des  explications  subséquentes,  et 
à  l'impossibilité  radicale  de  suivre  le  fil  des  déductions  d'une 
catégorie  à  l'autre,  sans  le  secours  de  ces  nouveaux  principes 
ou  postulats,  et  en  quelque  sorte  sans  un  changement  de 
clé  ou  de  rubrique.  Il  n'y  aurait  rien  de  plus  utile,  pour  la 
saine  critique  de  l'entendement  humain,  qu'une  table  exacte 
de  ces  clés  ou  de  ces  rubriques  diverses.  A  commencer  par 
Aristote,  les  logiciens  ont  plusieurs  fois  essayé  de  dresser  l'in- 
ventaire des  idées  fondamentales  ou  des  catégories  sous 
lesquelles  toutes  nos  idées  peuvent  se  ranger  ;  mais  le  goût 
d'une  symétrie  artificielle  ou  d'une  abstraction  trop  forma- 
liste ne  leur  a  permis  jusqu'ici,  ni  de  tomber  d'accord  sur  la 
rédaction  du  catalogue,  ni  d'en  tirer  parti  pour  le  progrès 
de  nos  sciences  et  de  nos  méthodes,  pour  la  connaissance  de 
l'organisation  de  l'esprit  humain  ou  de  ses  rapports  avec 
la  nature  extérieure.  Maintenant,  au  contraire,  que  les  sciences 
ont  pris  tant  de  développements  inconnus  aux  anciens, 
c'est  le  cas  de  déterminer  a  posteriori  et  par  l'observation 
même,  quelles  sont  les  idées  ou  les  conceptions  primitives  et 
irréductibles  auxquelles  nous  recourons  constamment  pour 
l'intelligence  et  l'explication  des  phénomènes  naturels,  et 
qui  dès  lors  doivent  nous  être  imposées,  ou  par  la  nature 
même  des  choses,  ou  par  des  conditions  inhérentes  à  notre 
constitution    intellectuelle. 

II  importe  encore  moins  de  bien  distinguer  les  catégories 
vraiment  distinctes,  que  de  se  faire  une  juste  idée  de  leur  subor- 
dination hiérarchique.  Or,  déjà  par  ce  qui  précède,  il  semble 
que  la  marche  de  la  nature  consiste  à  passer  de  phénomènes 
plus  généraux,  plus  simples,  plus  fondamentaux,  plus  per- 
manents, à  des  phénomènes  plus  particuHers,  plus  complexes 
et  plus  mobiles.  Dans  l'étude  scientifique  des  lois  de  la  nature 
se  présentent,  en  première  Hgne,  les  propriétés  générales  de  la 
matière,  les  lois  fondamentales  de  la  mécanique,  celles  de  la 
gravitation  universelle.  De  ces  lois  et  de  quelques  autres  qui, 


192  CHAPITRE  VIII. 

pour  être  moins  bien  connues,  n'ont  probablement  pas  moins 
d'extension  et  de  généralité,  dépendent  les  grands  phénomènes 
cosmiques,  et  comme  la  charpente  de  l'univers  ou  les  traits  fon- 
damentaux du  plan  de  la  création.  Il  faut  y  rapporter  la  con- 
stitution des  systèmes  astronomiques,  la  régularité  presque 
géométrique  des  mouvements  et  des  figures  des  astres,  tous 
ces  beaux  phénomènes  qui  nous  frappent  également  par  leur 
simplicité  et  par  leur  grandeur,  et  qui  ont  de  tout  temps 
excité  à  un  haut  degré  l'admiration  des  hommes  :  aussi  bien 
dans  les  âges  de  poétique  ignorance,  qu'à  l'époque  où  la  ri- 
gueur des  méthodes  scientifiques,  la  sécheresse  des  calculs  et 
des  formules  semblent  ne  plus  laisser  de  place  aux  émotions 
de  l'âme  et  à  la  pompe  des  images. 

D'autres  phénomènes  viennent  se  subordonner  à  ceux-là, 
comme  les  détails  et  les  ornements  d'un  dessin  aux  traits  géné- 
raux qui  caractérisent  les  mouvements  et  les  attitudes,  comme 
les  variétés  spécifiques  et  individuelles  aux  grands  caractères 
qui  marquent  le  type  d'un  genre  ou  d'une  classe.  Ce  sont  les 
phénomènes  que  nous  nommons  moléculaires,  parce  que  nous 
n'avons   d'autre   manière   de   nous   en   rendre   compte   que 
d'imaginer  la  matière  dans  un  état  d'extrême  division  qui  dé- 
passe de  bien  loin  les  limites  de  la  perception  sensible,  et  de 
comparer  ce  qui  se  passe  entre  les  dernières  particules  aux 
actions  qu'on  observe  entre  les  corps  dont  les  dimensions  et  les 
formes  tombent  sous  nos  sens.  Mais,  quoi  qu'il  en  soit  de  cette 
hypothèse,  quelque  raison  qu'on  veuille  assigner  à  ce  par  quoi 
les  éléments  des  corps  diffèrent  intimement  et  chimiquement, 
il  y  a  là  une  cause  de  distinction  spécifique  qui,  en  se  joignant 
aux  propriétés  générales  de  la  matière,  d'où  résultent  les  grands 
phénomènes  cosmiques,  donne  naissance  à  des  phénomènes 
d'un  autre  ordre,  plus  compHqués,  plus  particuliers,  moins 
stables  ;  et,  dans  cette  complication  même,  la  nature  procède 
graduellement  :  de  manière  que,    plus  s'accroît  la  complica- 
tion des  combinaisons  chimiques,  moins  elles  offrent  de  per- 
manence et  de  stabilité,  plus  les  phénomènes  auxquels  elles 
donnent  lieu  sont  particuliers,   mobiles  et  pour  ainsi  dire 
éphémères. 

Hâtons-nous  cependant  de  le  dire  :  ces  inductions  qui  ne 
s'appuient  encore  que  sur  la  contemplation  des  phénomènes 
du  monde  physique  et  matériel,  abstraction  faite  des  merveilles 


DES  CORPS.  193 

de  l'organisation  et  de  toutes  les  manifestations  de  l'activité 
vitale,  seraient  insuffisantes  pour  faire  nettement  ressortir  la 
subordination  hiérarchique  sur  laquelle  notre  attention  est 
fixée  dans  ce  moment  :  car  il  ne  suffît  pas  de  posséder  les  pre- 
miers termes  d'une  série  pour  en  saisir  la  loi,  et  surtout  pour 
être  sûr  de  la  loi  qu'on  croit  saisir.  Il  faut  donc  passer  à  l'exa- 
men de  phénomènes  d'un  autre  ordre,  plus  variés  et  plus 
riches,  plus  propres  à  fournir  des  rapprochements  féconds,  et 
voir  s'ils  peuvent  se  classer  ou  s'ils  se  classent  d'eux-mêmes, 
en  conformité  du  principe  de  subordination  que  déjà  la  compa- 
raison des  phénomènes  de  la  nature  inorganique  nous  fait 
pressentir. 


13 


CHAPITRE  IX 
De  la  vie  et  de  la  série  des  phénomènes  qui  dépendent 

DES  actions  vitales. 

125.  —  En  suivant  la  progression  indiquée  dans  le  chapitre 
précédent,  on  est  amené  à  considérer  les  phénomènes  les  plus 
simples  que  nous  offre  la  nature  vivante,  et  qui  pourtant  dé- 
passent déjà  de  beaucoup,  par  le  degré  de  complication,  les 
phénomènes  les  plus  complexes  de  la  physique  corpusculaire. 
Pour  l'explication  des  phénomènes  de  la  nature  vivante,  il  faut 
tenir  compte  des  propriétés  fondamentales  de  la  matière  ;  il 
faut  savoir  appliquer  la  mécanique  des  solides  et  celle  des 
fluides  ;  il  faut  surtout  faire  intervenir  les  actions  chimiques  ; 
et  le  choix  même  que  la  nature  a  fait  d'un  petit  nombre  d'élé- 
ments chimiques,  jouissant  de  propriétés  singulières,  pour 
fournir  presque  exclusivement  les  matériaux  du  règne  organi- 
que, indique  assez  qu'il  faut  puiser  dans  la  chimie  les  condi- 
tions les  plus  immédiates  du  développement  des  forces  orga- 
niques ;  mais  d'un  autre  côté,  si  le  chimiste  regarde  comme 
chimérique  l'entreprise  de  ramener  à  un  problème  de  méca- 
nique ordinaire  l'explication  des  phénomènes  qu'il  étudie  et 
des  lois  qu'il  constate,  le  physiologiste  regarde  comme  encore 
bien  plus  chimérique  la  prétention  d'expliquer,  par  le  seul 
concours  des  lois  de  la  mécanique  et  de  la  chimie,  un  des  phé- 
nomènes les  plus  simples  de  la  vie  organique,  la  formation 
d'une  cellule,  la  production  d'un  globule  du  sang,  ou,  parmi 
les  fonctions  plus  complexes  et  qui  néanmoins  dépendent  le 
plus  immédiatement  du  jeu  des  actions  chimiques,  la  diges- 
tion des  aliments,  l'assimilation  des  lluidcs  nourriciers.  Encore 
moins  surmonterait-on  la  répugnance  de  la  raison  à  admettre 


DE  LA  VIE.  195 

que  la  solution  de  l'énigme  de  la  génération  puisse  sortir 
des  formules  du  géomètre  ou  du  chimiste.  A  l'apparition  des 
êtres  organisés  et  vivants  commence  un  ordre  de  phénomènes 
qui  s'accommodent  aux  grandes  lois  de  l'univers  matériel,  qui 
en  supposent  le  concours  incessant,  mais  dont  évidemment  la 
conception  et  l'explication  scientifique  exigent  l'admission 
expresse  ou  tacite  de  forces  ou  de  principes  ajoutés  à  ceux  qui 
suffisent  à  l'explication  de  phénomènes  plus  généraux  et  plus 
permanents. 

126.  —  Si  l'on  entre  dans  plus  de  détails,  la  même  progres- 
sion s'observe  encore.  Tous  les  êtres  organisés,  végétaux  ou 
animaux,  ont  certaines  qualités  communes,  certaines  fonctions 
analogues  :  de  manière  qu'il  semble  que  l'animal  ne  diffère  du 
végétal,  comme  l'indiquait  Linné  dans  son  style  aphoristique, 
que  par  l'insertion  d'une  vie  sur  une  autre,  idée  qu'Aristote 
avait  professée,  et  à  laquelle  Bichat  a  donné  un  développement 
lumineux,  par  le  contraste  qu'il  a  si  bien  établi  entre  la  vie 
organique,  commune  aux  végétaux  et  aux  animaux,  toujours 
agissante,  jamais  suspendue,  commençant  et  finissant  la  der- 
nière, toujours  obscure  et  sans  conscience  d'elle-même,  et  la 
vie  animale,  essentiellement  irrégulière  ou  périodique,  appa- 
raissant plus  tard  et  finissant  plus  tôt,  se  perfectionnant  gra- 
duellement avec  le  système  d'organes  qui  y  est  affecté  dans  les 
diverses  espèces  de  la  série  animale  ;  en  un  mot  (conformé- 
ment à  la  loi  que  nous  signalons)  imprimant  aux  phénomènes 
qui  en  relèvent  plus  d'élévation  et  moins  de  fixité  qu'il  n'y  en  a 
dans  les  phénomènes  de  la  vie  organique  qui  lui  sert  de  fon- 
dement. Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'examiner  les  objections  de 
détail  que  rencontre  la  théorie  de  Bichat  ;  le  fond  de  ses  idées 
est  entré  dans  la  science,  est  devenu  la  base  de  l'enseignement  ; 
et  les  objections  prouvent  seulement  la  difficulté  ou  l'impossi- 
bilité de  soumettre  à  la  rigueur  de  nos  distinctions  catégoriques 
les  phases  par  lesquelles  passent  les  phénomènes  de  la  nature 
dans  leur  mouvement  d'évolution  progressive.  Il  est  clair 
d'ailleurs  que,  quand  bien  même  on  serait  parvenu  à  expliquer 
par  la  physique  et  la  chimie  tous  les  phénomènes  de  l'organi- 
sation végétale,  et  tout  ce  qui  peut  être  assimilé  dans  les  ani- 
maux à  la  vie  organique  du  végétal,  on  n'aurait  pas  l'expli- 
cation d'un  phénomène  de  la  vie  animale,  d'une  sensation, 
d'un  plaisir,  d'un  appétit.  Dans  le  passage  d'un  ordre  de  phé- 


196  CHAPITRE  IX. 

nomènes  à  l'autre  se  trouverait  toujours  un  hiatus  qu'on 
essaierait  vainement  de  déguiser  par  les  artifices  du  langage 
ou  de  voiler  sous  l'ambiguïté  des  termes. 

127.  —  Le  contraste  que  Bichat  a  si  heureusement  marqué 
entre  la  vie  organique  et  la  vie  animale,  n'a-t-il  pas  la  plus 
grande  ressemblance  avec  le  contraste  entre  la  chair  et  l'es- 
prit ^,  entre  la  vie  animale,  commune  à  l'homme  et  aux  espèces 
inférieures,  quoique  différant  dans  ses  manifestations  et  par  ses 
degrés  de  perfectionnement,  et  la  vie  intellectuelle  et  morale 
propre  à  l'homme  seul,  et  (on  peut  le  dire)  donnée  à  tous  les 
hommes,  quoique  sujette  aussi  à  des  diversités  infinies  dans 
ses  manifestations,  selon  les  aptitudes  et  les  degrés  de  culture 
des  individus  et  des  races?  Tous  les  grands  peintres  de  la  na- 
ture humaine,  tous  ceux  qui  l'ont  étudiée  dans  un  but  pra- 
tique, et  par  conséquent  sans  préoccupation  des  systèmes 
métaphysiques  et  des  subtilités  d'école,  n'ont-ils  pas  vive- 
ment exprimé  ce  dernier  contraste  que  la  conscience  du  genre 
humain  proclame,  que  le  sentiment  intérieur  indique  à 
l'homme  le  plus  grossier,  le  moins  enclin  aux  raffinements  ou 
à  l'enthousiasme  mystique  ?  Ces  deux  hommes,  ou  plutôt  ces 
deux  vies  distinctes  (quoiqu'elles  se  pénètrent  mutuellement 
à  l'instar  des  deux  vies  organique  et  animale)  ne  suivent-elles 
pas  des  allures  différentes  ;  n'ont-elles  pas  leurs  périodes 
distinctes  d'enfance,  de  jeunesse,  de  virilité  et  de  déclin  ? 
L'une  n'est-elle  pas  plus  élevée  dans  ses  principes  et  dans 
ses  tendances,  l'autre  plus  fondamentale  et  plus  fixe  dans 
ces  caractères  ?  Mais,  tandis  que  la  distinction  de  Bichat  a 
été  amenée  par  les  progrès  de  l'observation  scientifique,  il 
semble  que  la  métaphysique,  en  se  raffinant,  n'ait  pu  se  con- 
tenter d'une  distinction  sentie  par  le  vulgaire,  sur  laquelle, 
dès  le  berceau  des  civilisations,  ont  été  fondées  les  morales  et 
les  religions.  Dans  les  temps  modernes  surtout,  l'importance 
exclusive  que  Descartes  (en  cela  seulement  disciple  outré 
d'Aristote)  a  attachée  à  la  notion  métaphysique  de  sub- 
stance, ses  explications  fondées  sur  la  distinction  de  deux 
substances  dont  l'essence  consisterait,  pour  l'une  dans 
l'étendue,  pour  l'autre  dans  la  pensée,  ont  habitué  à  consi- 

'  «  Video  aliani  Icf^cm  in  mcinbris  mois,  rcpuf^nanleni  Icgi  mentis 
meae.  »  S.  Paul,  ad  Rom.  VII,  23.  Voyez  dans  Buffon  l'ailicle  intitulé 
Homo  duplex. 


DE  LA  VIE.  197 

dérer  comme  un  préjugé  indigne  de  logiciens  rigoureux  la 
distinction  entre  l'âme  sensitive  et  l'âme  raisonnable,  dis- 
tinction si  familière  aux  Anciens  i,  proclamée  par  les  premiers 
docteurs  du  christianisme  2,  conservée  dans  la  scolastique  du 
moyen  âge  ^,  soutenue  par  Bossuet  lui-même  *,  tout  enclin 
qu'il  était  au  cartésianisme  avec  les  grands  esprits  de  son 
siècle;  distinction  qui  n'est  autre  que  celle  de  la  vie  animale 

*  «  Tv  Se  àvôpMTTOu  «l/uy.V  StapsÏTÔai  Tpt)(Yi,  s";  t£  voyv  xal  çpéva;  xal 
0\)\i6'r  voûv  [JL£V  O'jv  eîvat  y.al  6y[iôv  xal  èv  toïç  oilloiz  ^woiç"  «ppéva;  6e  [X.6vov 
èv  àvOpwTrw.   »  DiOG.  Laert.  VIII,  30. 

«  Pythagoras  primum,  deinde  Plato,  animum  in  duas  partes  divi- 
dunt,  alteram  rationis  participem,  alteram  expertem;  in  participe  rat  o- 
nis  ponunt  tranquillitatem,  id  est  placidam  quietamque  constantiam  : 
in  illa  altéra  motus  turbidos,  tum  irse,  tum  cupiditatis,  contraries  ini- 
micosque  rationi.  »  Cic,  Tusc,  IV,  5. 

*  «Voyons  où  est  placé  le  point  de  réunion  de  l'homme  extérieur 
et  de  l'homme  intérieur.  Tout  ce  que  nous  avons  dans  l'existence  de 
commun  avec  la  brute  appartient  à  l'homme  extérieur.  En  effet,  ce 
n'est  pas  seulement  le  corps  qu'il  faut  appeler  l'homme  extérieur,  c'est 
aussi  cette  portion  de  la  vie  qui  soutient  l'organisme.  Lorsque  les  images 
des  objets  déposées  dans  la  mémoire  reviennent  par  le  souvenir,  c'est 
encore  un  acte  qui  appartient  à  l'homme  extérieur  ;  et  les  animaux 
mêmes  peuvent  recevoir  par  les  sens  l'impression  des  objets  du  dehors, 
en  garder  le  souvenir,  et  entre  ces  objets  rechercher  ce  qui  leur  est  utile, 
fuir  ce  qui  leur  est  déplaisant.  Mais  noter  ces  impressions,  les  retenir 
non  seulement  sous  une  sensation  immédiate',  mais  en  les  confiant  exprès 
à  la  mémoire,  et  lorsqu'elles  commencent  à  s'efîacer  par  l'oubli,  les 
graver  de  nouveau  par  le  ressouvenir  et  la  réflexion,  de  sorte  que  la 
mémoire  ayant  d'abord  fourni  matière  à  la  pensée,  ensuite  la  pensée 
affermisse  la  mémoire,  se  créer  enfin  une  vue  fictive  des  objets,  en  recueil- 
lant et  en  rapprochant  de  çà  et  de  là  ce  qui  était  dispersé,  et  dans  cet 
ensemble  discerner  le  vraisemblable  du  vrai,  non  pour  les  choses  spi- 
rituelles, mais  pour  les  choses  matérielles,  cette  épreuve  et  toute  autre 
semblable,  quoique  faite  sur  des  objets  sensibles  et  par  l'entremise  des 
sens,  ne  se  fait  pas  en  dehors  de  la  raison  et  n'appartient  qu'à  l'homme. 
L'œuvre  d'une  raison  plus  haute  encore,  c'est  de  juger  des  objets  corporels 
d'après  les  règles  idéales  et  éternelles.  »  S.  Augustin,  Traité  de  la  Tri- 
nité ;  fragment  traduit  par  M.  Villemain,  dans  le  Tableau  de  l'éloquence 
chrétienne  au  iv^  siècle. 

'  «  L'âme  a  trois  puissances  ou  facultés,  celle  de  végéter,  celle  de 
sentir,  celle  de  juger.  L'âme  en  exerce  une  dans  les  plantes,  deux  dans  les 
animaux  ;  dans  l'homme  elle  les  exerce  toutes  trois  ;  elle  a  le  conseil  et 
le  jugement  avec  la  végétabilité  et  la  sensibilité  ;  c'est  ce  qu'on  appelle 
la  rationalité  ou  la  raison.  »  Abélard,  Dialectique.  Voy.  l'ouvrage  inti- 
tulé Abélard,  par  M.  de  Rémusat,  t.  1,  p.  462. 

*  Voyez  notamment  le  Traité  de  la  connaissance  de  Dieu  et  de  soi-même, 
chap.  v,  §  13.  C'est  encore  Bossuet  qui  a  dit  ailleurs  :  «  On  voit  le  grand 
ouvrage  qui  commence,  qui  se  continue,  qui  s'achève.  Dans  ses  desseins. 
Dieu  toujours  avance  :  il  va  de  la  matière  à  la  vie,  de  la  vie  à  l'intelli- 
gence, de  l'intelligence  à  l'âme,  et  il  ne  s'arrête  que  lorsqu'il  a  créé  l'homme, 
c'est-à-dire  l'être  qui  le  connaît. 


198  CHAPITRE  IX. 

et  de  la  vie  intellectuelle,  lorsqu'on  écarte  toute  hypothèse 
transcendante  sur  l'essence  des  causes,  pour  s'en  tenir  à  ce 
que  donne  l'observation  des  phénomènes. 

128.  —  Cependant  la  métaphysique  de  Descartes  n'avait 
pu  se  soutenir  nulle  part,  comme  principe  de  l'interprétation 
scientifique  de  la  nature.  L'idée  de  force,  bannie  de  l'école 
cartésienne,  remise  en  honneur  dans  la  philosophie  de  Leib- 
nitz,  fournissait  à  Newton  l'explication  admirable  des  plus 
grands  phénomènes  de  l'univers  ;  à  l'imitation  de  Newton,  les 
géomètres,  les  physiciens,  les  chimistes  employaient  tous, 
sous  diverses  formes,  l'idée  de  force  ou  d'action  à  distance  ; 
les  physiologistes  proclamaient  la  nécessité  d'admettre  des 
forces  vitales  et  organiques  pour  l'explication  des  phénomènes 
que  présentent  les  êtres  organisés  et  vivants  ;  le  bon  sens 
répugnait  à  ce  que  l'on  ne  vît  dans  les  animaux  que  des 
machines  ou  des  appareils  chimiques  ;  il  ne  devait  pas  moins 
répugner,  par  la  même  raison,  à  ce  que  l'on  ne  vît  dans 
l'homme  intelligent  et  moral  qu'une  machine,  une  plante  ou 
un  animal  de  structure  plus  compliquée,  quoiqu'il  y  ait  cer- 
tainement à  étudier  dans  l'homme  des  phénomènes  méca- 
niques, chimiques,  une  vie  organique  servant  de  soutien  à  la 
vie  animale,  et  une  vie  animale  sur  laquelle  vient  s'enter  la  vie 
intellectuelle  et  morale.  L'absurdité  est  la  même  à  confondre 
ou  à  identifier  avec  un  terme  quelconque  de  la  progression 
hiérarchique  tous  ceux  qui  le  précèdent  ou  qui  le  suivent.  On 
ne  réussit  ni  mieux  ni  plus  mal  à  tirer  de  la  sensation  une  idée 
ou  une  conception  rationnelle,  qu'à  faire  éclore  du  conflit  des 
actions  chimiques  le  germe  d'un  arbre  ou  d'un  oiseau,  et  à 
faire  sortir  la  sensation  de  couleur  d'un  mode  d'ébranlement 
du  nerf  optique.  Au  lieu  du  mystère  unique  de  l'union  entre 
la  matière  et  l'esprit  (c'est-à-dire,  suivant  Descartes,  entre 
l'étendue  et  la  pensée),  il  faut  admettre  une  succession 
de  mystères,  toutes  nos  explications  scientifiques  suppo- 
sant l'intervention  successive  et  le  concours  harmonique 
de  forces  dont  l'essence  est  impénétrable,  mais  dont  l'irré- 
ductibilité est  pour  nous  la  conséquence  de  l'irréductibilité 
des  phénomènes  qui  en  émanent  :  de  manière  qu'il  y  ait 
toujours  dans  le  champ  des  connaissances  humaines  des 
espaces  éclairés,  séparés  par  des  intervalles  obscurs,  comme 
l'œil  en  discerne   dans  l'étendue  du  spectre  solaire,  quand 


DE  LA  VIE.  199 

il  s'arme  pour  cela  de   verres   d'un   grossissement  suffisant. 

En  définitive  (et  c'est  là  le  point  sur  lequel  nous  voulons 
insister  ici),  ces  forces  mystérieuses  et  irréductibles  nous  appa- 
raissent comme  étant  subordonnées  les  unes  aux  autres  dans 
leurs  manifestations.  La  loi  hiérarchique  est  évidente  :  nous 
voyons  constamment  des  phénomènes  plus  particuliers,  plus 
complexes,  et  qui,  dans  leur  particularité  et  leur  complexité 
croissantes,  impliquent  l'idée  d'un  plus  haut  degré  de  perfec- 
tionnement, s'enter  sur  des  phénomènes  plus  généraux,  plus 
simples,  plus  constants,  et  qui,  par  leur  généralité  et  leur 
fixité  relatives,  nous  semblent  participer  à  un  plus  haut  degré 
à  la  réalité  substantielle.  De  là,  suivant  la  tournure  des  intelli- 
gences, un  penchant  à  apprécier  l'importance  d'un  ordre  de 
phénomènes  par  le  degré  d'élévation  et  de  perfectionnement, 
ou  au  contraire  par  le  degré  de  généralité  et  de  fixité.  Ces  deux 
penchants  contraires  sont  ce  qu'il  y  a  de  vraiment  caractéris- 
tique dans  l'antagonisme  des  tendances  spiritualistes  et  maté- 
rialistes :  tendances  que  l'on  peut  remarquer  chez  ceux  mêmes 
qui  font  profession  d'ignorer  absolument  ce  que  c'est  que 
l'essence  de  la  matière  et  l'essence  de  l'âme,  et  qui  ne  subor- 
donnent pas  l'étude  des  lois  de  la  nature  à  des  systèmes  onto- 
logiques sur  les  choses  qui  passent  tous  nos  moyens  de  con- 
naître. 

129.  —  Dans  l'étude  de  la  nature  vivante,  une  question 
générale  plane  sur  toutes  les  autres  :  faut-il  regarder  les  fonc- 
tions vitales  comme  le  résultat  et  l'effet  de  l'organisation,  ou 
bien  l'organisation  est-elle  le  résultat  et  l'effet  des  forces  vitales 
et  plastiques  ?  L'esprit  humain  tourne  fatalement  dans  ce  cer- 
cle, parce  qu'il  lui  est  également  impossible  de  concevoir  que 
l'organisation  précède  la  vie,  et  que  la  vie  précède  l'organisa- 
tion, sinon  dans  le  temps,  du  moins  en  puissance.  Il  n'y  a  pas 
moyen  de  concevoir  la  vie  comme  antérieure  à  l'organisation  ; 
car  où  serait  le  subsiratum  des  forces  vitales  et  plastiques,  tant 
que  l'organisme  n'existe  pas  ?  D'autre  part,  il  est  déraison- 
nable et  contraire  à  toutes  les  observations  d'admettre  que 
l'organisation  produise  la  vie  :  car  on  distingue  nettement 
les  propriétés  vitales  des  tissus  d'avec  leurs  propriétés  méca- 
niques, physiques  ou  chimiques,  lesquelles  subsistent  après  que 
la  vie  s'est  éteinte,  ou  l'état  du  germe  simplement  organisé 
d'avec  l'état  du  germe  vivifié  par  la  fécondation.  D'ailleurs 


200  CHAPITRE  IX. 

l'élément  organique  le  plus  simple,  un  globule,  une  cellule, 
témoignent  déjà  d'un  plan  de  structure  et  d'une  coordination 
de  parties  dont  on  ne  pourrait  rendre  raison  par  un  concours 
de  forces  physiques,  agissant  de  molécule  à  molécule,  à  la 
manière  de  celles  que  nous  admettons  pour  l'explication  des 
formes  des  corps  inorganiques.  A  supposer  même  que  la  for- 
mation des  éléments  dont  nous  parlons  pût  être  rapportée  à  un 
mode  de  cristallisation  sui  generis,  on  serait  arrêté  à  chaque 
pas  dans  le  passage  à  des  formations  plus  complexes  ;  et  l'on  ne 
se  trouverait  pas  plus  avancé  pour  expliquer,  par  exemple, 
comment  les  rudiments  des  organes  se  coordonnent  et  s'asso- 
cient, en  marchant  à  la  rencontre  les  uns  des  autres  dans  la 
formation  de  l'embryon  par  épigénèse,  ou  commentse  régénère 
le  membre  amputé  de  l'écrevisse  avec  la  même  forme  et  les 
mêmes  pièces  que  le  membre  primitif.  On  sent,  mieux  qu'  on  ne 
comprend,  qu'en  pareil  cas  la  force  plastique  et  l'énergie 
vitale,  loin  d'attendre  pour  agir  la  formation  des  organes, 
loin  d'être  le  résultat  et  la  suite  d'une  disposition  des  parties 
amenés  par  le  concours  de  forces  inorganiques,  gouvernent  et 
déterminent  au  contraire  la  formation  de  l'organisme,  qui  ne 
cesse  pourtant  pas  de  régler  et  de  modifier,  à  mesure  qu'il  se 
développe,  les  manifestations  de  l'énergie  vitale  et  plastique. 
Ainsi,  dans  l'être  organisé  et  vivant,  l'organisation  et  la  vie 
jouent  simultanément  le  rôle  d'effet  et  de  cause,  par  une  réci- 
procité de  relations  qui  n'a  d'analogues,  ni  dans  l'ordre  des  phé- 
nomènes purement  physiques,  ni  dans  la  série  des  actes  soumis 
à  l'influence  d'une  détermination  volontaire  et  réfléchie  :  d'où 
il  suit  que  nous  ne  pouvons,  ni  par  les  renseignements  des 
sens,  ni  par  ceux  de  la  conscience,  nous  faire  jamais  aucune 
idée,  aucune  image  du  principe  de  ces  mystérieux  phénomènes. 
Les  fluides  vitaux  que  l'on  a  quelquefois  imaginés,  à  l'instar 
des  fluides  impondérables,  admis  en  physique,  n'ont  pas  même 
ici  l'avantage  de  déguiser  un  peu  notre  ignorance  ;  et  les 
esprits  sévères  semblent  maintenant  s'être  accordés  pour 
éviter  la  superfétation  et  l'abus  de  ces  créations  fantastiques. 
130.  —  L'expression  de  forces  vitales  ou  plastiques,  qui 
prévaut  généralement,  sans  présenter  à  l'esprit  une  idée  qui 
puisse  être  nettement  définie,  a  du  moins  cela  de  juste  qu'elle 
exprime  bien  une  des  propriétés  les  plus  merveilleuses  et  les 
plus  certaines  du  principe  inconnu  de  la  vie  et  de  l'organisation, 


DE  LA  VIE.  201 

celle  de  parcourir  des  phases  diverses  d'intensité  et  d'énergie. 
La  force  de  reproduction  des  organes  détruits,  dans  les  espèces 
inférieures  où  une  telle  reproduction  s'observe,  s'affaiblit 
et  s'épuise  par  son  action,  de  la  même  manière  que  s'affaiblit 
et  s'épuise,  dans  les  espèces  supérieures,  la  reproduction  des 
simples  tissus,  par  une  régénération  trop  souvent  répétée  ^. 
Quand  des  animaux,  comme  le  lombric  terrestre,  donnent,  par 
la  simple  section,  des  segments  capables  de  régénérer  chacun 
un  animal  entier,  on  remarque  que,  si  l'on  soumet  successi- 
vement à  l'amputation  les  segments  régénérés,  les  êtres 
successivement  produits  vont  en  se  simplifiant  et  en  s'abais- 
sant  dans  l'échelle  de  l'organisation  animale.  D'autres  espèces 
présentent  le  phénomène,  bien  plus  singulier  encore,  d'une 
fécondation  qui  suffit  pour  plusieurs  générations  successives  : 
mais  pourtant  la  vertu  prolifique  finit  par  s'épuiser,  et  elle 
n'est  pas  transmise  sans  déchet  d'une  génération  à  la  sui- 
vante ;  et  par  une  cause  analogue,  s'il  arrive  rarement  que  les 
croisements  des  espèces  soient  féconds,  il  arrive  beaucoup  plus 
rarement  que  les  produits  soient  féconds  eux-mêmes,  et  plus 
rarement  encore  que  la  fécondité  passe  aux  produits  des  pro- 
duits. Si  la  disposition  des  germes  à  la  reproduction  des  va- 
riétés individuelles  se  montre  dans  ta  série  des  générations 
successives,  même  après  des  interruptions  ou  des  intervalles,  la 
répétition  des  intervalles  tend  à  l'affaiblir  et  finalement  à 
l'éteindre.  Ce  que  nous  disons  de  la  force  prolifique  ou  régé- 
nératrice, s'applique  à  toutes  les  forces  vitales  ou  à  toutes  les 
manifestations  diverses  de  la  même  force,  qui  produisent  le 
développement,  la  réparation  et  la  conservation  de  l'organisme. 
On  voit  la  vie  organique  et  la  force  plastique  douées  chez 
l'embryon,  chez  le  fœtus,  et  ensuite  chez  le  petit  pendant 
toute  la  durée  de  la  croissance,  d'une  énergie  qui  va  en  s'affai- 
blissant  à  mesure  que  les  linéaments  de  l'organisation  sont 
mieux  arrêtés  et  s'approchent  davantage  de  leur  forme  défi- 
nitive. La  force  reproductrice  arrive  à  son  tour  à  sa  plus 
grande  énergie,  pour  parcourir  des  phases  analogues  de  dé- 
croissement  ;  et  enfin  la  force  conservatrice  des  organes,  celle- 
qui  lutte  contre  l'action  incessante  des  forces  générales  de  la 
nature,  celle  qui  entraîne  passagèrement  dans  sa  sphère  d'ac- 

*  Serres,  Principes  d'organogénie,  p.  142. 


202  CHAPITRE  IX. 

tion  les  éléments  matériels  que  l'organisme  s'assimile  et  que 
plus  tard  il  abandonne;  cette  force,  comme  chacun  lésait,  s'use 
et  dépérit  par  son  action  même,  jusqu'à  ce  que  les  dernières 
traces  en  aient  disparu. 

131.  —  Les  phénomènes  de  la  nature  vivante  diiïèrent  essen- 
tiellement des  phénomènes  du  monde  inorganique,  par  les  liens 
de  solidarité  qui  unissent  harmoniquement  toutes  les  actions 
vitales,  toutes  les  parties  de  l'organisme  et  toutes  les  phases  de 
ses  développements.  Suivant  l'expression  de  Kant,  la  cause 
du  mode  d'existence  de  chaque  partie  d'un  corps  vivant  est 
contenue  dans  le  tout,  tandis  que,  pour  les  masses  mortes  ou 
inertes,  chaque  partie  la  porte  en  elle-même.  Il  est  bien  vrai 
que,  selon  notre  manière  de  concevoir  les  phénomènes  phy- 
siques et  les  forces  qui  les  produisent,  la  raison  du  mouvement 
de  chaque  particule  réside  dans  les  actions  qu'exercent  sur  elle 
les  autres  particules  matérielles,  et  c'est  ainsi  que  nous  inter- 
prétons le  principe  de  l'inertie  de  la  matière  ;  mais  nous  n'en 
admettons  pas  moins  (et  en  cela  nos  hypothèses  reçoivent  la 
confirmation  de  l'expérience  et  du  calcul)  une  parfaite  indé- 
pendance entre  les  actions  qui  s'exercent  d'une  molécule  à 
l'autre  ;  il  y  a  autant  d'actions  distinctes  et  indépendantes 
que  de  combinaisons  binaires  entre  les  particules  ;  les  effets 
des  actions  ou  des  forces  s'ajoutent,  se  neutralisent,  se  com- 
posent ou  se  combinent  entre  eux  selon  des  lois  mathéma- 
tiques ;  mais  les  forces  mêmes  ne  changent  ni  de  sens,  ni 
d'énergie,  par  suite  du  conflit  ou  du  concert  qui  s'établit  entre 
elles.  Au  contraire,  dans  l'organisme,  l'action  de  chaque 
organe  élémentaire  ou  rudiment  d'organe  est  visiblement 
dirigée  vers  l'accomplissement  d'une  certaine  fonction,  la- 
quelle ne  peut  être  conçue  qu'au  moyen  des  relations  de  l'or- 
gane élémentaire  avec  tout  l'ensemble  de  l'organisme  ;  et 
pareillement  la  structure  de  chaque  partie  n'est  pas,  comme 
dans  la  masse  gazeuse  ou  liquide,  ou  même  comme  dans  le 
cristal,  indépendante  du  mode  de  structure  des  parties  adja- 
centes, mais  bien  en  rapport  manifeste  avec  la  structure  du 
tout.  Ce  qui  se  dit  de  la  coordination  daus  l'espace,  doit  se 
dire,  avec  plus  de  raison  encore,  de  la  coordination  dans  le 
temps.  L'organisation  de  l'embryon  et  du  fœtus  est  appropriée, 
non  seulement  aux  fonctions  qu'il  remplit  actuellement,  mais 
encore  à  celles  qu'il  doit  remplir  après  des  évolutions  ulté- 


DE  LA  VIE.  203 

rieures.  L'instinct  qui  pousse  l'oiseau  à  ramasser  les  maté- 
riaux de  son  nid  est  en  rapport  avec  les  fonctions  qu'il  rem- 
plira plus  tard  en  propageant  son  espèce  ;  l'instinct  de  l'animal 
économe  est  en  rapport  avec  la  situation  où  il  doit  se  trouver 
quand  viendra  le  temps  de  l'hibernation,  et  ainsi  de  suite. 

De  là  un  contraste  saillant  de  caractères  et  de  méthodes, 
lorsque  l'on  passe,  des  sciences  qui  ont  pour  objet  les  propriétés 
des  corps  inorganiques,  à  celles  qui  traitent  de  la  nature  vi- 
vante. C'est  par  la  décomposition  ou  l'analyse  des  phénomènes 
complexes,  que  l'on  arrive  en  physique  à  trouver  l'ordre  et 
l'unité  ;  et  plus  la  réduction  analytique  est  avancée,  mieux  on 
voit  les  phénomènes  s'enchaîner  suivant  un  ordre  systématique 
et  réguHer.  Au  contraire,  la  nature  vivante  tend  par  la  com- 
plication de  l'organisme  au  perfectionnement  de  l'harmonie 
et  de  l'unité,  ou  de  l'individualité,  en  même  temps  qu'à  la 
fixité  des  déterminations  ou  de  la  caractéristique.  Ainsi,  dans 
l'ordre  des  phénomènes  chimiques,  nous  trouvons  que  les  com- 
binaisons se  distinguent  les  unes  des  autres  par  des  caractères 
d'autant  plus  tranchés,  ou  par  des  propriétés  d'autant  plus 
énergiques  et  contrastantes,  qu'elles  sont  moins  complexes  : 
tandis  que  les  êtres  les  plus  élevés  dans  l'échelle  de  l'organisa- 
tion sont  pour  nous  les  plus  faciles  à  étudier  et  à  classer,  en  ce 
que  les  appareils  organiques  y  sont  plus  distincts  et  les  fonc- 
tions mieux  déterminées,  en  même  temps  que  le  lien  d'unité 
qui  les  coordonne  se  prononce  plus  nettement.  On  ne  débuterait 
pas  dans  l'enseignement  de  la  botanique  par  l'étude  des  algues 
et  des  lichens,  ou  dans  l'enseignement  de  la  zoologie  par  l'étude 
des  éponges  et  des  polypes.  On  sent  au  contraire  la  conve- 
nance d'étudier  d'abord  un  type  dans  lequel  l'organisation,  soit 
animale,  soit  végétale,  ait  atteint  son  plus  haut  degré  de  com- 
plication aussi  bien  que  de  perfectionnement,  pour  rapporter 
ensuite  à  ce  type  les  organisations  inférieures,  en  tenant 
compte  des  dégradations  successives  ;  en  signalant  à  chaque 
pas  la  simplification  des  appareils,  la  décentralisation  des 
fonctions  et  l'oblitération  des  caractères  distinctifs,  jusqu'à  ce 
que  l'on  soit  arrivé  aux  fonctions  les  plus  rudimentaires,  aux 
êtres  que  l'on  est  fondé  à  regarder  comme  les  premières  ébauches 
de  la  puissance  créatrice  (97). 

A  la  vérité,  s'il  s'agit,  non  plus  de  décrire  et  de  classer  les 
êtres,  les  organes  et  les  fonctions,  mais  de  saisir  des  analogies, 


204  CHAPITRE  IX. 

des  transitions,  et  de  combler  par  l'induction  philosophique 
des  solutions  de  continuité,  sans  lesquelles  il  n'y  aurait  pas  de 
système  de  classification  applicable  à  la  série  des  organismes, 
des  développements  et  des  métamorphoses,  la  marche  sera  né- 
cessairement inverse.  Il  faudra,  par  exemple,  pour  mettre  en 
relief  les  analogies  des  végétaux  et  des  animaux,  s'attaquer 
d'abord  aux  types  inférieurs  de  l'une  et  de  l'autre  série,  chez 
lesquels  les  caractères  différentiels  des  deux  séries  sont  encore 
flottants  et  indécis.  Plus  généralement,  il  conviendra  de 
remonter  à  l'organisation  embryonnaire,  d'en  observer  les 
traits  encore  mal  définis  et  les  transformations  fugaces  :  car, 
à  ce  point  de  départ,  les  ressemblances  et  les  analogies  de- 
vront l'emporter  sur  les  différences  ;  comme  les  difïérences 
caractéristiques  l'emporteront  plus  tard  sur  les  ressemblances 
et  les  analogies  primordiales,  après  que  les  êtres  auront  par- 
couru toutes  les  phases  de  leur  évolution,  et  que  les  types  se 
seront  constitués  d'une  manière  définitive  et  conforme  aux  con- 
ditions finales  d'harmonie.  Il  en  résulte  que  la  science  propre- 
ment dite,  c'est-à-dire  la  connaissance  méthodique  des  faits 
précis,  arrêtés,  rigoureusement  constatés  et  susceptibles  de 
coordination  théorique,  s'appuiera  principalement  sur  l'étude 
des  êtres  arrivés  au  summum  de  développement  et  de  compli- 
cation organique  :  tandis  que  la  philosophie  de  la  nature, 
fondée  sur  la  perception  de  transitions  et  de  modifications  con- 
tinues, sur  l'appréciation  d'analogies  et  de  similitudes  qui  ne 
comportent  pas  de  mesure  ni  de  détermination  rigoureuse, 
devra  principalement  s'attacher  à  l'observation  des  orga- 
nismes simplifiés  et  abaissés  à  l'état  rudimentaire.  En  un  mot, 
dans  les  sciences  physiques,  en  chimie  par  exemple,  le  surcroît 
de  complication  tend  à  combler  les  distances,  à  manifester  les 
analogies,  à  effacer  les  solutions  de  continuité,  à  favoriser 
l'induction  philosophique  en  alïaihlissant  par  cela  même  l'im- 
portance des  caractères  différentiels  qui  servent  de  base  à 
la  détermination  et  à  la  classification  scientifiques  ;  le  contraire 
arrive  dans  les  sciences  naturelles  par  le  surcroît  de  compli- 
cation de  l'organisme  :  fait  capital,  qui  marque  bien  le  pas- 
sage d'un  ordre  de  phénomènes  à  un  autre,  et  dont  la  raison 
profonde  se  trouve  dans  l'essence  même  de  l'organisation,  qui 
n'est  qu'une  tendance  à  l'unité  par  la  coordination  des  parties. 
132.  —  Ce  concours  harmonique  des  forces,  des  organes  et 


DE  LA  VIE.  205 

des  fonctions  dans  l'être  vivant  ne  doit  point  se  confondre 
avec  l'harmonie  générale  de  la  nature.  Quoique  nous  admi- 
rions, dans  l'économie  des  phénomènes  cosmiques,  un  ordre  et 
un  plan  qui  nous  portent  à  y  reconnaître  l'œuvre  d'une  intelli- 
gence ordonnatrice,  la  science  proprement  dite,  qui  n'a  point 
à  sonder  le  mystère  des  causes  premières,  n'est  nullement 
obligée  d'attribuer  aux  forces  de  la  nature,  qui  agissent 
comme  causes  secondes,  pour  la  production  de  ces  phénomènes 
généraux,  aucun  lien  de  solidarité  entre  elles,  pas  plus  qu'il  n'y 
en  a  entre  les  forces  naturelles  que  l'homme  met  en  jeu  dans 
une  machine  ou  une  usine,  bien  qu'il  ait  par  son  intelligence 
ajusté  les  pièces  et  combiné  les  forces  de  manière  à  les  faire 
concourir  à  un  certain  but.  La  force  inhérente  à  chaque  partie 
du  système  n'en  suit  pas  moins  sa  loi,  comme  si  les  autres 
parties  du  système  n'existaient  pas  ;  et  nous  concevons,  par 
exemple,  que  les  planètes  contirmeraient  de  graviter  vers  le 
soleil  et  de  tourner  réguHèrement  autour  de  cet  astre,  quand  il 
cesserait  d'être  pour  elles  un  foyer  de  lumière  et  de  chaleur, 
absolument  comme  elles  le  font  dans  l'ordre  actuel  des  choses, 
où  la  régularité  de  leurs  mouvements  paraît  si  bien  adaptée  au 
mode  d'influence  des  rayons  solaires.  De  même,  quoiqu'il  y  ait 
une  harmonie  manifeste  entre  l'organisation  de  l'animal 
herbivore  et  celle  des  végétaux  destinés  à  lui  servir  de  pâture, 
il  ne  peut  venir  en  pensée  que  les  forces  qui  concourent  acti- 
vement à  la  germination  et  au  développement  de  la  plante, 
influent,  d'une  manière  pareillement  active,  et  en  tant  que 
causes  plastiques  ou  efficientes,  sur  l'organisation  de  l'animal, 
ou  réciproquement.  Mais,  quand  nous  considérons  l'animal 
en  lui-même,  comme  être  individuel  et  distinct,  il  nous  est 
impossible  au  contraire  de  ne  pas  reconnaître  un  lien  de  soh- 
darité  entre  les  forces  plastiques  qui  déterminent  ici  la  forma- 
tion du  cœur,  et  là  celle  du  poumon  ou  du  cerveau  ;  entre 
les  actions  vitales  qui  élaborent  les  tissus,  les  humeurs,  et 
celles  qui  doivent  ultérieuremei^t  irriter  les  tissus,  employer 
dans  l'économie  animale  les  humeurs  sécrétées  ;  entre  les  actes 
qui  préparent  l'accomplissement  d'une  fonction  et  ceux  par 
lesquels  la  fonction  s'accomplit.  Il  s'agit  alors,  non  plus  d'un 
concert  imputable  à  une  coordination  providentielle  ou  à  une 
combinaison  fortuite,  mais  d'une  influence  immédiate,  active, 
déterminante,   portant  sur  les  causes   secondes,    et  exercée 


206  CHAPITRE  IX. 

par  les  forces  à  l'énergie  desquelles  nous  rapportons  immé- 
diatement la  production  des  phénomènes  dont  nous  sommes 
témoins.  Ce  lien  étroit  de  solidarité,  ou  ce  consensus  mer- 
veilleux entre  les  forces  et  les  actions  vitales  est  ce  qui  les 
fait  qualifier  de  forces  plastiques  ou  électives,  lorsqu'il  s'agit 
des  phénomènes  de  la  vie  organique,  et  d'actions  instinctives 
lorsque  l'on  considère  plus  particulièrement  les  fonctions  de 
relation  ou  en  général  toutes  celles  qui  appartiennent  à  la 
vie  animale.  Mais  comme  la  lumière  delà  conscience  n'éclaire 
que  nos  déterminations  volontaires  et  réfléchies,  tandis  que 
les  sens  et  l'imagination  ne  nous  représentent  que  des  effets 
mécaniques,  nous  nous  trouvons  dans  l'impossibilité  absolue 
de  nous  faire  une  notion  et  une  représentation,  même 
imparfaite,  de  la  nature  et  des  opérations  d'un  principe  actif 
dont  nous  ne  savons  autre  chose  sinon  qu'il  agit  fatalement, 
sans  conscience  et  sans  liberté,  en  se  révélant  par  des  œuvres 
si  supérieures  à  tout  ce  que  le  mécanisme  peut  produire,  et 
même  à  ce  que  l'intelligence  de  l'homme  peut  obtenir  par 
des  combinaisons  réfléchies  ^. 

*  «  La  force  organisante  qui,  obéissant  à  une  loi  éternelle,  produit 
et  anime  les  membres  nécessaires  à  l'existence  du  tout,  ne  réside  dans 
aucun  organe  ;  elle  se  révèle  par  la  nutrition,  même  chez  les  monstres 
acéphales,  jusqu'au  moment  de  la  naissance  ;  elle  modifie  le  système 
nerveux  déjà  existant,  aussi  bien  que  tous  les  autres  organes,  chez  la 
larve  d'insecte  qui  se  métamorphose,  de  sorte  que  plusieurs  ganglions 
du  cordon  nerveux  disparaissent,  et  que  d'autres  se  confondent  ensem- 
ble ;  elle  fait,  pendant  la  métamorphose  de  la  grenouille,  que  la  moelle 
épinière  se  raccourcit  à  mesure  que  la  queue  perd  son  organisation  et 
que  les  nerfs  des  extrémités  se  développent.  L'activité  agissant  avec  har- 
monie et  sans  conscience,  se  déploie  aussi  dans  les  phénomènes  de  l'ins- 
tinct. Cuvier  a  très  bien  dit  que  l'instinct  est  une  sorte  de  rêve  ou  de 
vision  qui  poursuit  toujours  les  animaux,  et  que  ceux-ci  semblent  avoir 
dans  leur  scnsorium  des  images  ou  sensations  innées  et  constantes  qui  les 
déterminent  à  agir  comme  les  sensations  ordinaires  et  accidentelles 
déterminent  communément.  Mais  ce  qui  excite  ce  rêve,  cette  vision, 
ne  peut  être  que  la  force  organisatrice  agissant  d'après  des  lois  ration- 
nelles. Cette  force  existe  dans  le  germe  antérieurement  à  tous  les  organes, 
de  manière  qu'elle  paraît  n'être  enchaînée  non  plus  ù  aucun  organe  chez 
l'adulte.  La  conscience,  au  contraire,  qui  ne  donne  lieu  l'j  aucun  produit 
organique,  et  ne  forme  que  des  idées,  est  un  résultat  tardif  du  dévelop- 
pement lui-même,  et  elle  est  liée  :\  un  organe  dont  son  intégrité  dépend, 
tandis  que  le  premier  mobile  de  toute  organisation  harmonique  continue 
d'agir  jusque  cliez  le  monstre  privé  d'encéphale.  l,a  conscience  manque 
aux  végétaux,  avec  le  système  nerveux,  et  cependant  il  y  a  chez  eux  une 
force  d'organisation  agissant  d'après  le  prototype  de  chaque  espèce  de 
plante.  On  ne  peut  donc  pas  regarder  la  force  organisatrice  comme  ana- 
logue ù  la  conscience,  et  son  activité  aveugle,  nécessaire,  ne  saurait  être 


DE  LA  VIE.  207 

133.  —  C'est  en  assimilant  indûment  au  principe,  quel  qu'il 
soit,  de  l'harmonie  générale  de  la  nature,  le  principe  de  l'unité 
harmonique  de  l'organisme  et  des  fonctions  dans  l'être  vivant, 
c'est-à-dire  le  principe  même  de  la  vie,  que,  dès  la  plus  haute 
antiquité,  les  philosophes  ont  comparé  le  monde,  dans  son 
immensité,  à  un  être  vivant  {\ii^a.  Cwov),  tandis  que  les  mé- 
decins et  les  physiologistes  se  sont  plu  à  appeler  l'homme  un 
petit  monde  (fjLixpoxocrjxoç),  dénomination  qu'ils  auraient  aussi 
bien  pu  appliquer  à  tout  animal  autre  que  l'homme.  Mais 
une  telle  assimilation  ne  va  à  rien  moins  qu'à  méconnaître 
la  distinction  profonde  entre  le  mécanisme  et  l'organisme, 
entre  la  nature  inanimée  et  la  nature  vivante.  Le  monde  n'est 
pas  un  animal  gigantesque,  mais  une  grande  machine  dont 
chaque  élément  obéit  à  sa  loi  propre  et  à  la  force  dont  il  est 
individuellement  doué,  de  telle  sorte  que  la  raison  de  leur 
concours  harmonique  doit  être  cherchée  ailleurs  que  dans 
l'essence  même  de  ces  forces  et  dans  leur  vertu  productrice  ;  et 
de  même  l'animal  n'est  pas  seulement  un  petit  monde,  c'est- 
à-dire  une  petite  machine  incluse  dans  une  grande,  mais  un 
être  qui  porte  en  lui  son  principe  d'unité  et  d'activité  harmo- 
nique, n'attendant  pour  se  déployer  que  des  stimulants  exté- 
rieurs et  une  disposition  favorable  deS  milieux  ambiants. 

Néanmoins  il  faut  bien  reconnaître  que  le  lien  d'unité  et  de 
solidarité  organique  se  montre,  suivant  les  cas,  plus  ou  moins 
resserré  ou  détendu.  A  cet  égard,  la  plante  n'est  pas  compa- 
rable à  l'animal,  ni  l'animal  des  classes  inférieures  à  l'animal 
que  la  nature  a  doué  d'une  organisation  plus  compliquée  et 
plus  parfaite.  Chez  les  animaux  même  les  plus  parfaits,  il  y  a 
des  organes  ou  des  systèmes  d'organes  dont  la  sympathie 
est  plus  vive,  et  d'autres  qui  remplissent  avec  plus  d'in- 
dépendance individuelle  leur  rôle  dans  l'ensemble  de  l'or- 
ganisme. Chez  les  animaux  composés  et  chez  les  monstres 
doubles,  des  organismes  se  pénètrent  de  manière  à  dérouter 
les  idées  que  les  cas  ordinaires  et  normaux  nous  suggèrent  sur 


comparée  à  aucune  formation  d'idées.  Nos  idées  du  tout  organique 
ne  sont  que  de  simples  images  dont  nous  avons  la  conscience,  au  lieu  que 
la  force  organique,  la  cause  première  de  l'être  organique,  est  une  force 
créatrice,  qui  imprime  des  changements  harmoniques  à  la  matière.  » 
J.  MuLLER,  Manuel  de  physiologie,  prolégomènes.  Traduction  française  de 
Jourdan. 


208  CHAPITRE  IX. 

l'indépendance  des  êtres  organisés  et  sur  la  solidarité  de  leurs 
parties  constituantes. 

134.  —  En  définitive,  le  contraste  entre  les  phénomènes 
purement  matériels  et  ceux  que  les  êtres  vivants  nous  pré- 
sentent tient  à  ce  que  notre  manière  de  concevoir  les  forces 
physiques,  c'est  de  les  supposer  inhérentes  à  des  particules 
matérielles  comme  à  leur  siibstratum  permanent  et  indes- 
tructible, tandis  que  le  propre  des  forces  vitales  et  plastiques, 
auxquelles  la  raison  dit  qu'il  faut  rapporter  l'unité  harmonique 
de  l'être  organisé,  conformément  au  type  de  chaque  espèce, 
et  avec  l'aptitude  à  des  variétés  héréditairement  transmis- 
sibles,  c'est  de  ne  pouvoir  être  conçues  comme  adhérant, 
d'une  manière  fixe  et  immuable,  à  aucun  siibslratam  matériel, 
simple  ou  composé.  Ainsi  apparaissent,  dès  le  seuil  de  la  phy- 
siologie, toutes  les  difficultés  et  tous  les  mystères  dont 
les  philosophes  se  préoccupent  surtout  à  propos  des  phéno- 
mènes qui  ont  pour  théâtre  la  conscience  humaine  et  qui 
donnent  lieu  à  des  actes  volontaires  et  réfléchis.  Ce  n'est 
pas  seulement  pour  les  phénomènes  de  cet  ordre,  le  plus 
élevé  de  tous,  mais  pour  toutes  les  fonctions  de  la  vie  que 
l'unité  harmonique  et  l'énergie  formatrice,  toujours  étroite- 
ment liées  à  des  dispositions  organiques  et  à  des  excitations 
physiques,  ne  peuvent  cependant,  à  la  manière  des  forces 
physiques,  être  réputées  adhérentes  à  un  siibsiralum  matériel, 
simple  ou  composé,  à  une  molécule  ou  à  un  système  de  molé- 
cules :  d'où  résultent  nécessairement  une  incohérence  dans 
le  système  de  nos  conceptions,  et  une  interruption  dans  leur 
enchaînement  théorique,  lorsque  nous  passons,  de  la  descrip- 
tion ou  de  l'explication  des  phénomènes  de  l'ordre  phy- 
sique, à  la  description  ou  à  l'explication  des  phénomènes  qui  se 
produisent  au  sein  de  la  nature  vivante. 

De  là  l'impossibilité  de  concevoir,  dans  l'histoire  de  la  na- 
ture, la  première  apparition  des  êtres  vivants,  et  la  formation 
d'un  organisme  qui  ne  dériverait  pas  d'un  organisme  préexis- 
tant, comme  nous  concevons,  par  exemple,  sans  aucune 
difliculté,  la  formation  des  cristaux  et  la  première  mani- 
festation des  phénomènes  chimiques,  à  la  suite  de  la  concen- 
tration graduelle  d'une  matière  nébuleuse  disséminée  dans 
les  espaces  célestes.  Du  moment,  en  effet,  que  les  forces  aux- 
quelles nous  attribuons  la  puissance  de  produire  les  phéno- 


DE  LA  VIE.  209 

mènes  physiques,  sont  censées  inhérentes  aux  dernières 
particules  de  la  matière,  comme  à  leur  subslraium,  nous  n'a- 
vons nulle  peine  à  admettre  qu'elles  y  résident  d'une  manière 
permanente  (que  les  circonstances  leur  permettent  ou  non  de 
produire  des  effets  sensibles),  et  il  n'est  point  nécessaire  de  re- 
courir à  une  intervention  de  la  puissance  créatrice  pour  douer 
les  particules  matérielles  de  ce  genre  de  forces  ou  de  pro- 
priétés, au  moment  même  où  les  forces  entrent  en  jeu.  En 
d'autres  termes,  l'origine  ou  le  commencement  des  phénomènes 
chimiques  n'a  rien  pour  nous  de  mystérieux,  quoique  l'essence 
des  forces  chimiques,  comme  l'essence  de  toute  chose,  se  dérobe 
nécessairement  à  nos  investigations.  Au  contraire,  un  voile 
mystérieux  recouvre  et  doit  nécessairement  recouvrir,  non 
seulement  l'origine  de  la  vie  et  de  l'organisation  en  général, 
mais  les  origines  de  chaque  espèce  vivante  et  les  causes  de  la 
diversité  des  espèces  selon  les  temps  et  les  lieux.  D'un  côté, 
l'observation  met  hors  de  doute  que  ces  espèces  n'ont  pas 
toujours  existé  ;  d'autre  part,  les  données  de  l'observation  ne 
répugnent  pas  moins  à  ce  que  nous  admettions  un  développe- 
ment spontané,  une  formation  de  toutes  pièces,  produisant  des 
animaux  et  des  plantes  par  d'autres  voies  que  celles  de  la 
génération  ordinaire.  Aussi  voit-on  que  les  savants  les  moins 
enclins  à  recourir  aux  explications  surnaturelles,  et  qui  ne 
s'aviseraient  pas  d'employer  le  mot  de  création  pour  désigner 
la  formation  des  minéraux  et  des  roches,  des  couches  et  des 
filons,  des  dépôts  de  houille  et  des  colonnes  de  basaltes,  parce 
que,  dans  la  production  de  tous  ces  objets  (et  lors  même  que 
les  circonstances  actuelles  ne  permettraient  pas  qu'ils  se  pro- 
duisent maintenant),  nous  n'avons  aucune  peine  à  reconnaître 
l'action  des  forces  physiques,  actuellement  encore  inhérentes 
à  la  matière,  emploient  au  contraire  les  mots  de  création 
animale  ou  végétale  pour  désigner  l'ensemble  des  espèces 
propres  à  une  contrée  ou  à  une  période  géologique  :  n'en- 
tendant point  par  là  faire  appel  à  une  intervention  surna- 
turelle, mais  seulement  marquer  qu'il  nous  est  également 
impossible  d'admettre  la  perpétuité  et  de  concevoir  le  commen- 
cement naturel  de  l'ordre  de  phénomènes  que  nous  offre 
l'ensemble  des  êtres  vivants.  Il  ne  s'agit  pas  ici  d'un  problème 
de  métaphysique,  comme  de  savoir  si  le  monde  est  ou  n'est 
pas  éternel,  si  la  matière  est  créée  ou  incréée,  si  l'ordre  dépend 

14 


210  CHAPITRE  IX. 

de  la  Providence  ou  du  hasard  :  il  s'agit  d'une  question  vrai- 
ment physique  ou  naturelle,  portant  sur  des  faits  compris  dans 
les  limites  du  monde  que  nous  touchons  et  des  périodes  de 
temps  dont  nous  pouvons  avoir  et  dont  nous  avons  en  effet 
des  monuments  subsistants.  Il  y  a  là  une  véritable  lacune  dans 
le  système  de  nos  connaissances  :  lacune  que  la  raison  éprouve 
le  besoin  de  combler  et  qu'elle  ne  peut  pas  combler, 
précisément  parce  qu'il  nous  est  impossible  de  concilier  nos 
idées  sur  la  matière  et  sur  le  mode  d'action  des  forces  vitales 
en  donnant  à  celles-ci  un  subslratum  matériel,  et  en  les  ratta- 
chant ainsi  aux  forces  qui  produisent  les  phénomènes  les 
plus  généraux  du  monde  sensible. 

135.  —  Maintenant,  quelle  valeur  faut-il  attribuer  à  l'idée 
de  suhslralum  ou  de  substance,  quiamènel'incohérencesignalée  ? 
Cette  idée  abstraite  et  générale,  la  première  des  catégories  du 
Stagirite,  la  pierre  angulaire  de  tant  de  systèmes,  le  fonde- 
ment de  tout  ce  qu'on  appelle  ontologie,  n'a  pas,  quoi  qu'on  en 
ait  dit,  de  privilège  qui  la  soustraie  à  un  examen  critique.  Elle 
aussi  demande  à  être  jugée  par  ses  œuvres,  c'est-à-dire  par 
l'ordre  et  la  liaison  qu'elle  met  dans  le  système  de  nos  connais- 
sances, ou  par  le  trouble  qu'elle  y  sème  et  les  conflits  qu'elle 
suscite.  Cette  idée  de  substance  provient  originairement  de  la 
conscience  que  nous  avons  de  notre  identité  comme  personnes, 
malgré  les  changements  continuels  que  l'âge,  l'expérience  de 
la  vie  et  les  accidents  de  toute  sorte  apportent  dans  nos  idées, 
dans  nos  sentiments,  dans  nos  jugements,  et  dans  les  juge- 
ments que  les  autres  portent  de  nous.  Cette  idée  tient  donc 
naturellement  à  la  constitution  de  l'esprit  humain,  et  la 
structure  des  langues  en  fournirait  au  besoin  la  preuve.  Mais, 
lorsque  nous  employons  cette  idée,  qui  n'a  rien  de  sensible,  à 
relier  entre  eux  les  phénomènes  sensibles,  la  raison  pourrait 
douter  de  la  légitimité  de  cette  application  faite  hors  de  nous, 
si  l'expérience  ne  nous  enseignait  pas  qu'il  y  a,  en  effet,  dans  les 
corps  quelque  chose  (|ui  persiste,  malgré  tous  les  changements 
de  forme,  d'état  moléculaire,  de  composition  chimique  et 
d'organisation  (117).  Ces  renseignements  de  l'expérience 
suffisent  pour  établir  que  l'idée  de  substance,  dans  l'appli- 
cation que  nous  en  faisons  aux  corps  et  à  la  matière  pondé- 
rable, n'est  pas  simplement  une  abstraction  logique,  une 
fiction  de  notre  esprit,  et  qu'elle  a,  au  contraire,  sa  raison  et 


DE  LA  VIE.  211 

son  fondement  dans  l'essence  des  corps  ;  quoique  nous 
soyons  condamnés  à  ignorer  toujours  en  quoi  cette  essence 
consiste,  et  quoique  ces  corpuscules  étendus  et  figurés,  qu'il 
nous  plaît  d'imaginer,  ou  plutôt  que  nous  éprouvons  le  besoin 
d'imaginer  pour  servir  de  substratum  aux  phénomènes  maté- 
riels et  aux  forces  qui  les  produisent,  ne  soient  qu'une  pure 
hypothèse,  contredite  même  par  toutes  les  indications  de  la 
raison  (116). 

Lorsque  nous  étendons  par  analogie  cette  idée  de  substance 
ou  de  subsîraium  matériel  aux  agents  qu'on  appelle  impon- 
dérables, l'expérience  nous  fait  jusqu'à  présent  défaut.  Nous 
observons  des  phénomènes,  nous  en  démêlons  les  lois,  et  rien  ne 
nous  assure  qu'une  systématisation  de  ces  phénomènes  et  de 
leurs  lois,  dans  laquelle  se  trouverait  impliquée  l'idée  de  sub- 
stance, soit  autre  chose  qu'une  systématisation  artificielle. 

L'expérience  aurait  pu  nous  laisser  toujours,  à  l'égard  des 
corps  pondérables,  dans  l'ignorance  où  elle  nous  laisse  quant 
à  présent  en  ce  qui  concerne  les  agents  impondérables.  A  vrai 
dire,  nous  ignorions,  pour  les  uns  comme  pour  les  autres,  le  vrai 
fondement  de  l'idée  de  substance,  tant  que  la  physique  est 
restée  dans  les  langes,  et  que  nous  n'avions  aucun  moyen  de 
constater  qu'il  ne  se  fait  (nonobstant  quelques  apparences 
grossières  et  trompeuses)  aucune  déperdition  réelle  de  sub- 
stance, c'est-à-dire  de  masse  et  de  poids,  dans  les  transforma- 
tions innombrables  que  la  matière  subit  sous  nos  yeux.  Ceci 
n'empêchait  pas  d'observer  la  suite  et  l'enchaînement 
des  phénomènes  à  l'égard  des  corps  pondérables  i,  comme  nous 
le  faisons  encore  pour  les  phénomènes  attribués  aux  agents  im- 
pondérables, et  l'on  a  eu  grand  tort  de  direqu'ôtée  l'idée  de 
substance,  le  spectacle  de  la  nature  n'est  plus  qu'une  fantas- 
magorie ;  car,  à  ce  compte,  les  parties  de  la  physique  où  l'on 
traite  de  la  lumière,  de  l'électricité,  de  la  chaleur,  n'offriraient 
encore  à  l'esprit  rien  de  lié,  rien  de  réel,  et  devraient  passer 
pour  des  fantasmagories  savantes  ;  tandis  que  la  fantasma- 
gorie (^avraffia)   ne  se    trouve   au   contraire    que  dans    cette 

1  «  Si  corpora  mera  essent  phsenomena,  non  ideo  fallerentur  sensus. 
Neque  enin  sensus  pronuntiant  aliquid  de  rébus  metaphysicis.  Sen- 
suum  veracitas  in  eo  consistit,  ut  phsenomena  consentiant  inter  se, 
neque  decipiamur  eventibus,  si  rationes  experimentis  insedificatas  probe 
sequamur.  »  Leibnitz,  édit.  Dutens,  t.  II,  p.  519. 


212  CHAPITRE  IX. 

portion  artificielle  de  nos  théories  où  l'imagination,  dépas- 
sant les  limites  de  l'expérience,  crée  des  fictions  que  la  raison 
accepte  provisoirement,  mais  seulement  à  titre  d'échafaudages 
artificiels  et  de  signes  auxiliaires  (116). 

Si  les  procédés  rigoureux  d'expérimentation,  dus  au  génie 
des  modernes,  avaient  contredit  l'application  de  la  notion 
de  substance,  même  aux  corps  pondérables  ;  s'il  avait  été  bien 
constaté  que,  dans  certaines  circonstances,  il  y  a  des  destruc- 
tions de  masse  et  de  poids,  comme  il  y  a  des  destructions  de 
force  vive,  on  aurait  défini  les  circonstances  de  cette  destruc- 
tion :  et  les  corps  pondérables  n'auraient  pas  cessépour  cela  de 
nous  présenter  le  spectacle  de  phénomènes  bien  ordonnes, 
phœnomena  bene  ordinala,  selon  l'expression  de  Leibnitz.  Seu- 
lement on  aurait  eu  un  argument  de  plus  et  un  argument  pé- 
remptoire  pour  condamner  l'hypothèse  de  ces  atomes  figurés 
et  étendus,  que  déjà  notre  raison  a  tant  de  motifs  de  rejeter, 
et  dont  pourtant  notre  imagination  ne  peut  pas  se  départir. 

136.  —  La  difficulté  que,  dans  cette  supposition,  nous  éprou- 
verions à  concevoir  les  forces  physiques,  sans  adhérence  à  un 
subsiratum  matériel,  c'est-à-dire  en  définitive,  sans  adhérence 
à  un  corpuscule  ou  à  un  système  de  corpuscules  figurés  et 
étendus,  est  précisément  celle  que  nous  éprouvons  à  concevoir 
les  forces  vitales  et  plastiques  ;  puisque,  dans  le  passage  des 
phénomènes  du  monde  inorganique  à  ceux  de  la  nature  vi- 
vante, la  matière  et  la  forme  semblent  changer  de  rôle  :  la 
persistance  (dans  une  certaine  mesure)  de  la  forme  ou  du  type 
tenant  lieu  de  la  persistance  de  la  masse  et  du  poids  ;  et  la 
variabilité  ou  même  (dans  une  certaine  mesure  aussi)  l'indifTé- 
rence  des  matériaux  succédant  à  la  variabilité  ou  à  l'indiiïé- 
rence  des  formes.  C'est  pour  échapper  à  cette  difficulté,  qu'on 
a  imaginé,  aux  diverses  époques  de  la  science,  des  hypothèses 
aujourd'hui  jugées  et  définitivement  condamnées,  telles  que 
celles  de  la  génération  spontanée,  de  rcmboîtement  des  germes, 
etc.,  au  sujet  desquelles  nous  n'avons  pas  à  entrer  dans  des 
explications  de  détail,  qui  sont  du  ressort  de  l'anatomiste  et 
du  physiologiste,  plutôt  que  du  logicien  et  du  métaphysicien. 
Il  faut  confesser  cette  difficulté,  et  même  reconnaître  qu'elle 
est  insurmoiilablo,  puisqu'elle  tient  à  une  contradiction 
entre  certaines  lois  de  la  nature  et  certains  penchants  de 
l'esprit  liumain  :  mais  il  ne  faut  pas  non  plus  l'exagérer.  La 


DE  LA  VIE.  213 

physique  ordinaire  (on  vient  de  le  montrer)  n'est  pas  elle-même 
exempte  de  difficultés  et  de  contradictions  analogues.  Et  si 
la  notion  métaphysique  de  substance  devient  en  certains  cas 
une  source  de  contradictions  insolubles,  la  raison  n'aura-t-elle 
pas  le  droit  de  condamner  les  applications  forcées  qu'on  en  vou- 
drait faire  à  tel  ordre  de  phénomènes,  tout  en  reconnaissant 
qu'elle  a  sa  racine  dans  l'esprit  humain  et  qu'elle  préside  à  l'or- 
ganisation du  langage  humain?  Nous  allons  voir  tout  à  l'heure 
d'autres  exemples  de  contradictions  tenant  à  la  même  cause, 
et  dont  nous  estimons  qu'il  faut  tirer  la  même  conséquence,  si 
hardie  qu'elle  puisse  paraître  à  certains  esprits  ;  si  obscure  ou 
si  oiseuse  qu'elle  soit  pour  d'autres. 


CHAPITRE  X 
Des  idées  d'espace  et  de  temps. 

137.  —  Nous  croyons  avoir  démontré,  aux  chapitres  vu  et 
VIII,  que  les  sens  ne  concourent  directement  à  la  connaissance 
du  monde  extérieur,  qu'en  tant  qu'il  nous  donnent  la  repré- 
sentation de  l'étfendue  ;  et  nous  avons  vu  que  cette  vertu  repré- 
sentative est  liée  à  la  forme  de  la  sensation,  attendu  que  c'est 
uniquement  par  la  forme  qu'il  y  a  homogénéité  entre  l'im- 
pression des  sens  et  les  causes  extérieures  de  l'impression  pro- 
duite. Mais  nous  ne  concevons  pas  seulement  l'étendue  en 
tant  que  propriété  des  agrégats  matériels  ou  des  corps  qui 
tombent  sous  nos  sens  :  nous  la  concevons  aussi  comme  le 
lieu  des  corps,  comme  Y  espace  où  les  corps  se  meuvent  et  où 
s'opèrent  tous  les  phénomènes  du  monde  extérieur.  Cette 
idée  est  telle,  ou  nous  semble  telle,  qu'elle  aurait  encore  un 
objet,  quand  même  les  corps  cesseraient  d'exister  ;  quand 
même  les  phénomènes  dont  l'espace  est  le  théâtre  cesseraient 
de  se  produire.  De  même  nos  sensations  ont  la  propriété  de 
durer  ;  le  souvenir  de  nos  sensations  persiste  ou  dure  encore 
après  que  les  organes  des  sens  ont  cessé  de  subir  l'impression 
des  objets  extérieurs.  Les  phénomènes  du  monde  extérieur, 
dont  les  sensations  nous  procurent  la  connaissance,  ont 
eux-mêmes  une  durée  :  et  de  la  notion  de  la  durée  des  phéno- 
mènes nous  passons  ù  l'idée,  du  temps  dans  lequel  les  phéno- 
mènes se  rangent  et  s'accomplissent.  Cette  idée  est  telle  ou 
nous  semble  telle,  qu'elle  aurait  encore  un  objet,  quand  même 
les  phénomènes  du  monde  extérieur  se  déroberaient  à  notre 
connaissance  ou  cesseraient  de  se  produire  :  et  que  cet  objet 
ne  serait  pas  détruit  par  notre  propre  destruction,  par  la  sup- 


DE  L'ESPACE  ET  DU  TEMPS.  215 

pression  de  cette  série  d'affections  et  de  phénomènes  internes 
qui  durent  et  qui  se  succèdent  en  nous. 

Les  deux  idées  fondamentales  de  l'espace  et  du  temps  ne 
sont  donc  pas  seulement  des  éléments  de  la  connaissance  du 
monde  extérieur  :  elles  outrepassent  cette  connaissance  ;  et 
c'est  sous  ce  rapport  que  nous  les  envisageons  ici.  Elles  se 
manifestent  à  l'intelligence  avec  un  caractère  de  nécessité 
dans  leur  objet  que  n'ont  pas  les  autres  idées  par  le  moyen 
desquelles  nous  concevons  le  monde  extérieur.  Sur  les  idées  de 
l'espace  et  du  temps,  conçues  avec  ce  caractère  de  nécessité  qui 
s'impose  à  l'esprit  humain,  reposent  des  sciences  susceptibles 
d'une  construction  a  priori,  qui  n'empruntent  rien  à  l'expé- 
rience; qui  sont  indépendantes  de  la  considération  des  phéno- 
mènes du  monde  extérieur  ;  dans  l'étude  desquelles  les  images 
empruntées  au  monde  extérieur  n'interviennent  que  pour  aider 
le  travail  de  l'esprit  (110),  sans  laisser  de  traces  dans  le  corps 
de  la  doctrine. 

Ce  caractère  de  nécessité  est-il  apparent  ou  réel  ?  tient-il  à 
la  nature  des  choses  ou  à  celle  de  l'esprit  humain?  Les  idées 
de  l'espace  et  du  temps  ne  sont-elles  que  des  manières  de 
voir  de  l'esprit,  des  lois  de  sa  constitution?  ont-elles  au  contraire 
une  valeur  représentative,  objective-;  et  dans  ce  cas  que  repré- 
sentent-elles ?  Il  n'y  a  pas  de  système  philosophique  dont 
la  réponse  à  ces  questions  ne  soit  en  quelque  sorte  la  clé  ;  pas 
de  question  philosophique  d'un  grand  intérêt  qui  n'aboutisse 
par  quelque  point  aux  questions  que  soulèvent  ces  idées  fon- 
damentales. Que  ces  questions  puissent  être  résolues  ou 
qu'elles  surpassent  les  forces  de  la  raison  ;  que  les  discussions 
des  philosophes  les  aient  éclairées  ou  obscurcies  ;  ce  n'est  pas 
encore  ce  que  nous  voulons  examiner  :  ce  qui  nous  semble  de- 
voir passer  pour  un  résultat  clair,  acquis  à  la  discussion,  c'est 
la  parfaite  analogie,  la  symétrie  rigoureuse  que  toutes  ces  ques- 
tions présentent,  en  ce  qui  concerne  l'espace  et  en  ce  qui  con- 
cerne le  temps  ;  de  manière  que  la  solution  donnée  ou  acceptée 
pour  l'une  des  idées  fondamentales,  soit  par  cela  même  donnée 
ou  acceptée  pour  l'autre,  dans  toutes  les  écoles  et  dans  tous  les 
systèmes. 

138.  —  Ainsi,  quand  Newton  et  Clarke  admettent  dans 
toute  sa  plénitude  la  valeur  représentative  de  l'idée  du  temps, 
ils  sont  conduits  à  l'admettre  pour  l'idée  de  l'espace.  Ni  l'es- 


216  CHAPITRE  X. 

pace,  ni  le  temps  ne  pouvant,  selon  eux,  être  conçus  comme  des 
substances,  ils  en  font  les  attributs  d'une  substance  ;  et  parce 
que  les  idées  de  l'espace  et  du  temps  revêtent  les  caractères 
de  nécessité  et  d'infinité,  ils  en  font  les  attributs  de  l'Être 
nécessaire  et  infini.  Le  temps  est  l'éternité  de  Dieu,  l'espace 
est  son  immensité  ;  et  le  rigoureux  spiritualisme,  la  foi  reli- 
gieuse de  ces  grands  hommes  ont  beau  protester  contre  l'in- 
tention de  donner  de  l'étendue  et  des  parties  à  la  substance 
divine  :  la  force  de  l'analogie  les  entraîne. 

Ainsi,  quand  Leibnitz  soumet  à  l'épreuve  critique,  tirée  de 
son  principe  de  la  raison  suffisante,  les  deux  idées  de  l'espace 
et  du  temps,  le  résultat  de  l'épreuve  est  le  même  pour  l'une  et 
pour  l'autre.  Ni  l'espace  ni  le  temps  ne  peuvent  avoir  une  exis- 
tence absolue,  pas  plus  à  titre  d'attributs  de  la  substance 
divine  qu'à  titre  de  substances  créées.  Car,  toutes  les  parties 
de  l'espace  étant  parfaitement  similaires,  il  n'y  aurait  pas  de 
raison  pour  que  le  monde,  supposé  fini,  occupât  telle  portion 
de  l'espace  infini  plutôt  que  toute  autre  ;  et  si  le  monde  est 
infini,  on  pourrait  toujours  concevoir  le  système  entier  du 
monde  se  déplaçant  dans  l'espace  absolu,  tandis  que  les 
parties  du  système  conserveraient  leurs  positions  relatives, 
en  sorte  qu'il  n'y  aurait  toujours  pas  de  raison  pour  que  cha- 
que élément  du  système  occupât  tel  lieu  absolu  plutôt  que 
tout  autre  (116).  De  même,  toutes  les  parties  du  temps  étant 
parfaitement  similaires,  il  n'y  aurait  pas  de  raison  pour  que 
la  durée  du  monde,  si  cette  durée  est  finie,  correspondît  à  telle 
portion  du  temps  absolu  plutôt  qu'à  toute  autre  ;  et  si  le 
monde  n'a  ni  commencement  ni  fin,  on  pourrait  toujours  con- 
cevoir un  déplacement  de  toute  la  série  des  phénomènes  dans 
le  temps  absolu,  qui  ne  troublerait  pas  leurs  époques  relatives  : 
de  sorte  qu'il  n'y  aurait  pas  de  raison  pour  que  chaque  phé- 
nomène se  produisît  à  tel  instant  plutôt  qu'à  tout  autre.  Donc, 
ni  l'espace  ni  le  temps  ne  peuvent  avoir  d'existence  absolue  : 
l'espace  n'est  que  l'ordre  des  phénomènes  coexistants  ;  le 
temps  n'est  que  l'ordre  des  phénomènes  successifs  :  supprimez 
les  phénomènes,  et  l'idée  de  l'espace  comme  celle  du  temps 
n'a  plus  d'objet. 

Ainsi,  pour  troisième  et  dernier  exemple,  lorsque  Kant,  pre- 
nant le  contre-pied  de  la  théorie  de  Newton,  refuse  toute 
valeur  objective  à  l'idée  de  l'espace,  il  en  fait  autant  pour 


DE  L'ESPACE  ET  DU  TEMPS.  217 

l'idée  du  temps.  L'espace  et  le  temps  ne  sont  que  des  formes  de 
la  sensibilité  humaine,  des  conditions  subjectives  de  l'intui- 
tion des  phénomènes.  Ni  l'idée  de  l'espace,  ni  l'idée  du  temps 
ne  correspondent  à  l'ordre  des  choses,  en  tant  que  coexis- 
tantes ou  en  tant  que  successives  ;  elles  correspondent  à  l'ordre 
suivant  lequel  les  représentations  des  choses  doivent  s'arranger 
pour  devenir  des  objets  de  notre  intuition. 

Il  faut  lire  la  correspondance  célèbre  entre  Leibnitz  et 
Clarke,  qui  peut  passer  pour  un  modèle  de  dialectique,  et  l'on 
suivra  dans  ses  détails  l'analogie  dont  nous  ne  faisons  qU'es- 
quisser  les  traits  principaux.  Encore  une  fois,  il  ne  s'agit  pas 
de  prendre  un  parti  dans  ces  systèmes  métaphysiques  ;  il  ne 
s'agit  pas  même  de  savoir  si  la  prétention  d'avoir  en  de  pa- 
reilles matières  un  système  ou  un  parti  est  ou  non  chimérique  ; 
il  s'agit  de  constater  une  analogie,  une  corrélation  qui  doit 
tenir  à  la  nature  des  choses  et  non  à  nos  systèmes,  puisqu'elle 
se  montre  dans  les  systèmes  les  plus  opposés. 

139.  —  L'analogie  dont  il  s'agit  est  d'autant  plus  remar- 
quable qu'elle  ne  se  soutient  pas  en  ce  qui  touche  à  l'origine 
psychologique  des  idées  d'espace  et  de  temps  et  à  la  nature 
des  images  sensibles  à  l'aide  desquelles  nous  les  concevons. 
Ce  contraste  prouve  bien  que  nous-  avons  la  puissance  de 
nous  élever  au-dessus  des  lois  de  notre  propre  nature  et  des 
conditions  organiques  de  la  pensée,  pour  saisir  des  rapports  qui 
subsistent  entre  les  objets  mêmes  de  la  pensée,  et  qui  tiennent 
à  leur  nature  intrinsèque  (88).  Psychologiquement  (et  par 
suite  d'une  propriété  inhérente  à  la  construction  de  nos 
sens,  ainsi  qu'on  l'a  exphqué),  l'étendue  est  pour  nous  l'objet 
d'une  intuition  immédiate,  d'une  représentation  directe  ; 
il  faut  l'artifice  des  allusions  et  des  signes  pour  que  la  durée 
devienne  l'objet  de  notre  intuition.  Nous  imaginons  l'étendue 
avec  le  concours  des  images  sensibles  qui  s'y  associent  natu- 
rellement (110)  ;  et  nous  ne  pouvons  imaginer  la  durée, 
qu'en  attribuant  à  l'étendue  une  vertu  représentative  de  la 
durée.  Nous  alignons,  pour  ainsi  dire,  les  phénomènes  succes- 
sifs, afin  d'avoir  une  image,  et  par  suite  une  idée  de  leur  ordre 
de  situation  dans  le  temps.  Ce  travail  de  l'esprit  se  manifeste 
dans  les  formes  du  langage  :  anlea  et  poslea,  qui  se  réfèrent  à 
l'ordre  dans  le  temps,  dérivent  d'ante  et  de  post  qui  se  rappor- 
tent plus  immédiatement  à  l'ordre  dans  l'espace  ;  et  c'est  gêné- 


218  CHAPITRE  X. 

ralement  ainsi  que,  pour  la  perception  des  idées  dont  la  sensi- 
bilité ne  nous  fournit  pas  les  images  immédiates,  nous  sommes 
obligés  d'y  associer  des  images  qui  n'ont  la  vertu  représenta- 
tive qu'indirectement  et,  pour  ainsi  dire,  de  seconde  main,  à  la 
faveur  des  analogies  que  la  raison  saisit  entre  des  choses  d'ail- 
leurs hétérogènes;  ce  qui  est  le  fondement  de  l'institution  des 
signes  et  le  principe  de  la  perfectibilité  humaine. 

Les  animaux,  même  les  plus  rapprochés  de  l'homme,  ne 
nous  paraissent  avoir  qu'une  perception  très  obscure  des 
rapports  de  temps,  de  durée,  et  de  tout  ce  qui  s'y  rattache  ^. 
En  effet,  l'on  peut  dire  que  les  sens  ont  été  donnés  à  l'homme 
et  aux  animaux  pour  les  conduire  dans  l'espace  ;  la  raison, 
au  contraire,  a  surtout  pour  destination  pratique  de  diriger 
l'homme  dans  le  temps,  de  coordonner  ses  actes  en  vue  des  faits 
accomplis  et  des  circonstances  à  venir.  Cette  destinée  supé- 
rieure et  ces  facultés  plus  élevées  ayant  été  refusées  aux  ani- 
maux, la  perception  nette  du  temps  leur  devenait  superflue. 
Mais,  par  cela  même  que  la  faculté  de  percevoir  le  temps  restait 
tt  devait  rester  à  l'état  rudimentaire,  jusque  chez  les  animaux 
les  plus  voisins  de  l'homme,  elle  ne  pouvait,  pour  l'homme 
lui-même,  atteindre  à  la  clarté  représentative  propre  à  l'in- 
tuition de  l'espace  ;  car,  en  tout  ce  qui  tient  au  développement 
des  puissances  vitales,  nous  observons  que  la  nature  sème 
la  variété  sans  perdre  de  vue  un  plan  commun  à  la  série  des 
êtres  :  développant  chez  une  espèce  ce  qu'elle  n'a  mis  qu'en 
germe  chez  l'autre  ou  chez  toutes  les  autres,  plutôt  que  de  créer 
de  toutes  pièces  ce  qui  n'existerait  point  ailleurs,  pas  même  en 
germe. 

Quant  à  la  perception  de  l'espace,  les  innombrables  espèces 
animales  l'ont  évidemment  aux  degrés  les  plus  divers,  selon 
le  rang  qu'elles  occupent  dans  l'échelle  de  l'animalité  :  et  tou- 
jours nous  remarquons,  autant  que  l'induction  nous  permet 
d'en  juger,  que  le  degré  de  cette  perception  est  parfaitement 
assorti  au  genre  de  mouvements  que  l'animal  doit  exécuter  en 
conséquence  de  ses  perceptions  ;  ou  plutôt,  comme  on  l'a 
expliqué  (107),  c'est  l'acte  même  du  mouvement  qui  donne 

'  u  Quainobrcm  pracsens  tcinpus  prinuini  locuni  occupavit  ;  est  enim 
commune  omnibus  animalilms.  Prreteritum  autcm  iis  tanlum  quîc  mcmo- 
ria  pra^dita  sunl.  Fulurum  vero  paucioril)us.  quippe  quibus  dalum  est 
prudentise  officium.  »  Scalig.,  De  caus.  ling.  lat.,  c.  113. 


DE  L'ESPACE  ET  DU  TEMPS.  219 

originairement  à  l'animal  une  perception  de  l'espace,  assortie 
aux  fonctions  qu'il  doit  remplir.  L'animal  a  de  l'espace  une 
perception  plus  ou  moins  obscure  et  imparfaite,  mais  non  pas 
fausse  :  sa  perception  étant,  dans  une  mesure  convenable,  con- 
forme à  la  réalité  extérieure,  et  de  plus  accommodée  à  la  nature 
des  actes  qu'il  doit  effectivement  accomplir  dans  l'espace, 
d'après  sa  perception. 

140.  —  La  mesure  de  l'étendue  ou  des  grandeurs  géomé- 
triques s'opère  par  superposition,  c'est-à-dire  par  le  procédé 
de  mesure  le  plus  direct,  le  plus  sensible,  et  en  quelque  sorte 
le  plus  grossier.  La  mesure  de  la  durée  est  indirecte  et  repose 
essentiellement  sur  un  principe  rationnel.  Nous  jugeons  que 
le  même  phénomène  doit  se  produire  dans  le  même  temps,  lors- 
que toutes  les  circonstances  restent  les  mêmes  à  chaque  repro- 
duction du  phénomène  (48)  :  de  sorte  que,  si  la  nature  repro- 
duit ou  si  nous  pouvons  reproduire  artificiellement  le  même 
phénomène  dans  des  circonstances  parfaitement  semblables, 
nous  nous  croirons  avec  raison  en  possession  d'un  étalon  du 
temps  ou  d'une  unité  chronométrique,  et  nous  nous  en  servi- 
rons pour  mesurer  la  durée  de  tous  les  autres  phénomènes. 
C'est  ainsi  que  l'on  pourra  mesurer  le  temps  ou  la  durée  avec 
une  clepsydre,  en  prenant  pour  unité  de  durée  le  temps  que 
met  à  s'écouler  le  liquide  ou  la  poussière  fine  dont  on  a  rem- 
pli la  clepsydre,  et  en  se  fondant  sur  le  principe,  certain  a 
priori,  que  la  durée  de  l'écoulement  doit  être  la  même,  quand 
il  n'y  a  de  changement  ni  dans  la  masse  Hquide,  ni  dans  le 
vase,  ni  dans  l'orifice,  ni  dans  les  autres  circonstances  physi- 
ques du  phénomène  :  quoique  d'ailleurs  nous  ne  connaissions 
d'une  manière  pleinement  satisfaisante,  ni  par  la  théorie,  ni 
même  par  l'expérience,  les  lois  qui  règlent  la  durée  et  les  phases 
de  l'écoulement.  Le  phénomène  dont  on  prend  la  durée  pour 
étalon  du  temps  est  ordinairement  un  mouvement  périodique 
et  autant  que  possible  uniforme,  afin  que  les  parties  aliquotes 
de  la  période  correspondent  à  des  portions  égales  de  la  durée  : 
mais  c'est  un  tort  de  regarder  (ainsi  qu'on  le  fait  souvent)  le 
phénomène  du  mouvement  comme  la  condition  essentielle 
de  la  mesure  du  temps.  L'unité  de  temps  pourrait  être  le 
temps  que  met  un  corps  (de  matière,  de  forme  et  de  dimen- 
sions bien  définies)  à  passer  de  telle  température  à  telle  autre, 
dans  un  miheu  dont  la  température  et  toutes  les  conditions 


220  CHAPITRE  X. 

physiques  seraient  de  même  exactement  définies.  Un  phéno- 
mène physiologique,  ou  même  un  phénomène  psychologique 
pourrait,  par  sa  durée,  fournir  un  étalon  du  temps,  s'il  était 
susceptible  de  se  reproduire  indéfiniment,  dans  des  circon-  . 
stances  parfaitement  identiques,  sans  que  la  répétition  mo- 
difiât les  conditions  du  phénomène. 

On  objectera  peut-être  que,  si  la  raison  pose  a  priori  cette 
maxime  générale,  que  la  durée  du  même  phénomène  doit  être 
la  même,  dans  des  circonstances  parfaitement  identiques, 
nous  n'avons  aucun  moyen,  dans  les  cas  particuliers,  de  con- 
stater avec  une  certitude  parfaite  cette  rigoureuse  identité. 
Mais  c'est  encore  ici  qu'intervient  un  jugement  de  la  raison, 
fondé  sur  des  probabilités  qui  peuvent  aller  jusqu'à  l'exclu- 
sion du  doute.  Lorsque  les  premiers  astronomes  ont  comparé 
le  mouvement  diurne  du  soleil  à  celui  des  étoiles,  ils  ont  pu  à  la 
rigueur  mettre  en  question  si  c'était  la  durée  du  jour  solaire 
qui  restait  constante  et  celle  du  jour  sidéral  qui  variait,  ou 
inversement  ;  mais  une  foule  d'inductions  ont  dû  bientôt  les 
amener  à  prendre  pour  terme  constant  la  durée  du  jour  sidéral, 
et  lorsque  ensuite  on  a  vu  toute  la  théorie  des  mouvements 
astronomiques  s'enchaîner  suivant  des  lois  régulières,  dans 
l'hypothèse  de  cette  durée  constante,  tandis  que  l'hypothèse  de 
la  constance  du  jour  solaire  y  porterait  le  trouble  et  le  désordre, 
il  n'a  pas  pu  rester  de  doute  sur  l'hypothèse  fondamentale  de 
l'invariabihté  du  jour  sidéral  ;  et  bien  avant  même  que  les  lois 
de  la  mécanique  eussent  donné  la  raison  immédiate  de  l'inva- 
riabilité du  mouvement  de  rotation  de  la  terre  dont  la  période 
coïncide  avec  celle  du  jour  sidéral,  on  a  dû  régler  tous  les  chro- 
nomètres sur  le  mouvement  des  étoiles,  comme  on  règle  tous 
les  thermomètres  sur  le  thermomètre  à  air  (98),  et  par  un 
motif  analogue. 

Ainsi,  de  toute  manière,  la  mesure  du  temps  requiert  l'inter- 
vention de  principes  rationnels  ;  elle  tient  à  la  notion  de  la 
raison  et  de  l'ordre  des  choses  ;  tandis  que  la  mesure  directe 
de  l'étendue  tombe  immédiatement  sous  les  sens  :  circon- 
stance digne  d'attention  et  qui  cadre  bien  avec  la  remarque 
déjà  faite,  que  la  connaissance  du  temps  ne  peut  être  que  con- 
fuse et  rudimcntaire  là  où  la  faculté  de  percevoir  l'ordre  et  la 
raison  des  choses  n'existe  pas  ou  n'existe  qu'en  germe. 

141.   —  En  tant  qu'elles  fournissent  les  matériaux  d'une 


DE  L'ESPACE  ET  DU  TEMPS.  221 

science,  et  d'une  science  qui  peut  se  construire  indépendam- 
ment de  l'expérience  (28),  les  idées  d'espace  et  de  temps  offrent 
encore  une  grande  disparité.  L'espace  a  trois  dimensions  et  le 
temps  n'en  a  qu'une.  Il  faut  trois  grandeurs  (ou,  comme  disent 
les  géomètres,  trois  coordonnées)  pour  fixer  la  position  d'un 
point  susceptible  de  se  déplacer  d'une  manière  quelconque 
dans  l'espace  ;  il  n'en  faut  plus  que  deux  si  le  point  est  assu- 
jetti à  rester  sur  une  surface,  par  exemple  sur  un  plan  ou  sur 
une  sphère  ;  il  n'en  faut  plus  qu'une  si  le  point  est  pris  sur  une 
ligne  déterminée.  Ainsi,  les  étapes  d'une  route  sont  fixées, 
quand  on  assigne  les  distances  à  un  point  pris  sur  la  route, 
tel  que  le  point  de  départ  ou  V origine  du  bornage  de  la  route. 
Un  point  est  fixé  à  la  surface  des  mers,  quand  on  en  donne  la 
longitude  et  la  latitude  ;  mais,  s'il  s'élève  au-dessus,  ou  s'abaisse 
au-dessous  de  la  surface,  il  faudra  assigner  une  troisième 
coordonnée,  à  savoir  la  hauteur  au-dessus  du  niveau  des  mers, 
ou  la  profondeur  au-dessous  de  ce  même  niveau.  Au  contraire, 
pour  fixer  l'époque  d'un  phénomène  ou  sa  position  dans  le 
temps,  il  suffit,  comme  pour  fixer  le  lieu  d'un  point  sur  une 
ligne,  d'assigner  une  seule  grandeur,  à  savoir  le  temps  écoulé 
ou  qui  doit  s'écouler,  entre  un  instant  pris  pour  ère  ou  pour 
origine  du  temps,  et  l'instant  du  "phénomène.  De  là  l'infinie 
variété  des  rapports  de  grandeur,  de  configuration,  de  situa- 
tion et  d'ordre,  qui  sont  l'objet  de  la  géométrie  ;  tandis  que 
l'idée  du  temps,  vu  son  extrême  simplicité,  ne  saurait  fournir 
l'étoffe  d'une  théorie  qui  mérite  le  nom  de  science,  tant  qu'elle 
n'est  pas  associée  aux  conceptions  abstraites  de  la  géométrie, 
ou  à  d'autres  notions  suggérées  par  l'étude  expérimentale 
du  monde  physique. 

142.  —  Après  avoir  indiqué  les  contrastes,  revenons  aux 
analogies  (138),  et  voyons  si  nos  procédés  de  critique  philo- 
sophique n'ont  absolument  aucune  prise  sur  ces  questions 
abstruses  que  les  métaphysiciens  ont  soulevées  à  propos  des 
grandes  et  fondamentales  idées  de  l'espace  et  du  temps.  Ces 
idées  ne  seraient-elles  en  effet,  comme  Kant  le  veut,  que  des 
lois  de  l'esprit  humain,  des  formes  où  doivent  en  quelque  sorte 
venir  se  mouler  les  idées  plus  particulières  dont  la  sensibilité 
fournit  les  matériaux  à  l'entendement,  des  règles  à  la  faveur 
desquelles  devient  possible  l'expérience  qui  nous  instruit  de 
l'existence  des  objets  extérieurs?  Donner,  hors  de  l'esprit  hu- 


222  CHAPITRE  X. 

main,  une  valeur  objective  aux  idées  de  temps  et  d'espace,  est- 
ce  céder  à  une  illusion  du  même  genre  que  celle  qui  nous  fait 
transporter  aux  arbres  du  rivage  le  mouvement  du  navire 
qui  nous  emporte,  et  au  système  des  astres  le  mouvement  de 
la  terre  d'où  nous  les  observons  (7)? 

Mais,  par  quel  prodigieux  hasard,  s'il  en  était  ainsi,  les 
phénomènes  dont  la  connaissance  nous  arrive  s'enchaîne- 
raient-ils suivant  des  lois  simples,  qui  impliquent  l'existence 
objective  du  temps  et  de  l'espace  ?  La  loi  newtonienne,  par 
exemple,  qui  rend  si  bien  raison  des  phénomènes  astronomiques, 
implique  l'existence,  hors  de  l'esprit  humain,  du  temps,  de 
l'espace  et  des  relations  géométriques.  Gomment  admettre  que 
les  phénomènes  astronomiques,  si  manifestement  indépendants 
des  lois  ou  des  formes  de  l'intelhgence  humaine,  viendraient  se 
coordonner,  d'une  manière  simple  et  réguUère,  en  un  système 
qui  ne  signifierait  pourtant  rien  hors  de  l'esprit,  parce  que  la 
clé  de  voûte  de  ce  système  serait  un  fait  intellectuel,  humain, 
mal  à  propos  transporté  dans  le  monde  où  s'accomplissent 
les  phénomènes  astronomiques?  Ce  qui  se  dirait  des  phéno- 
mènes astronomiques  pourrait  se  dire  de  tous  ceux  que  la 
science  a  ramenés  à  des  lois  régulières,  simples,  et  qui  pa- 
raissent tenir  de  très  près,  en  raison  de  cette  simplicité  même, 
aux  lois  primordiales  qui  nous  sont  cachées. 

Au  surplus,  nous  n'en  sommes  pas  réduits  à  insister  sur  de 
telles  inductions,  quelque  pressantes  qu'elles  soient.  Nous 
pouvons  pénétrer  et  nous  avons  effectivement  pénétré  plus 
avant  dans  la  nature  de  l'acte  qui  nous  donne  la  connaissance 
de  l'espace.  L'analyse  de  nos  facultés  intellectuelles  nous  a  fait, 
pour  ainsi  dire,  toucher  du  doigt  la  corrélation  sur  laquelle  la 
nature  se  fonde  et  les  procédés  qu'elle  emploie  pour  donner, 
non  seulement  à  l'homme,  mais  aux  autres  espèces  animales, 
la  représentation  et  la  perception  de  l'espace,  selon  la  mesure 
de  leurs  besoins.  La  hardie  négation  de  Kant  se  trouve 
réfutée  d'avance  par  cette  analyse  même  qui  nous  montre  avec 
évidence  la  raison  de  la  valeur  représentative  des  impressions 
sensibles,  en  ce  qui  touche  à  la  configuration  et  aux  rapports 
géométriques  des  objets  d'où  ces  impressions  émanent.  Il 
n'en  résulte  pas  sans  doute  de  démonstration  catégorique  et 
l'on  sait  que  le  système  du  grand  logicien  allemand,  c'est  de 
réputcr  sans  valeur  tout  ce  qui  n'est  pas  étabh  par  une  dé- 


DE  L'ESPACE  ET  DU  TEMPS.  223 

monstration  logique  ;  mais  la  raison  se  refuse  à  le  suivre  dans 
cette  voie  qui  aboutit  nécessairement,  comme  tout  le  monde  l'a 
remarqué,  à  l'idéalisme  pur  ou  au  scepticisme  le  plus  absolu. 

143.  —  Que  si  l'on  veut  aller  plus  loin  et  suivre  les  onto- 
logistes  dans  leurs  controverses  sur  la  nature  de  l'espace  et  du 
temps,  on  se  heurte  sans  doute  contre  des  contradictions 
insolubles.  Il  y  a  des  difficultés  également  insurmontables  à 
regarder  l'espace  et  le  temps  comme  des  substances  ou  comme 
les  attributs  d'une  substance  ;  et  il  faut  pourtant  bien,  dans 
la  hiérarchie  ontologique,  que  les  objets  de  notre  connaissance 
viennent  se  ranger  parmi  les  substances  ou  parmi  les  attri- 
buts des  substances.  Mais  de  pareilles  contradictions  ne 
déposent  pas  nécessairement  contre  la  valeur  objective  des 
idées  d'espace  et  de  temps  :  elles  s'expliquent  aussi  bien  et 
mieux  encore,  si  l'on  admet  que  la  philosophie  ontologique 
part  d'un  principe  arbitraire  quand  elle  entreprend  de  classer 
en  substances  etenattiibuts  tous  les  objets  de  la  connaissance; 
et  cela  vient  à  l'appui  des  remarques  déjà  faites  (135  el  136), 
comme  de  celles  que  nous  ferons  ultérieurement.  Il  n'y  a  rien 
de  plus  clair  dans  l'esprit  humain  que  les  conceptions  de 
l'espace  et  du  temps  et  tout  ce  qui  s'y  rattache  :  il  n'y  a  rien 
de  plus  obscur  que  la  notion  de  substance  et  tout  ce  qu'on 
en  a  voulu  déduire.  En  bonne  critique,  il  ne  faut  pas  juger 
de  ce  qui  est  clair  par  ce  qui  est  obscur  ;  il  faut  au  contraire 
que  les  idées  claires  par  elles-mêmes  projettent  leur  lumière 
sur  les  régions  obscures  du  champ  de  la  connaissance,  et  nous 
aident  à  en  chasser  les  fantômes. 

Les  idées  d'espace  et  de  temps  sont  tellement  claires  par 
elles-mêmes,  qu'elles  échappent  nécessairement  à  toute 
définition.  Lorsque  Leibnitz  définit  l'espace  :  l'ordre  des  choses 
coexistantes,  et  le  temps  :  l'ordre  des  existences  successives, 
il  est  trop  clair  que  ses  définitions  présupposent  l'idée  des 
objets  définis,  et  qu'elles  ne  nous  apprendraient  rien  sur  leur 
nature,  si  nous  n'en  avions  l'idée  antérieurement  à  la  défini- 
tion. Mais  pourtant  ces  définitions  ont  un  sens  philosophique 
en  ce  qu'elles  indiquent  que  l'idée  d'ordre,  par  son  degré  de 
généralité,  domine  les  idées  du  temps  et  de  l'espace,  non  point 
seulement  dans  l'échelle  des  abstractions  logiques,  mais  bien 
plutôt  dans  celle  des  conceptions  rationnelles  :  de  sorte  que, 
dans  la  théorie  de  l'ordre  en  général,  se  trouve  la  raison  d'un 


224  CHAPITRE  X. 

grand  nombre  de  propriétés  et  de  rapports  que  les  géomètres 
ont  d'abord  spécialement  étudiés  sous  les  formes  (comparati- 
vement moins  abstraites  et  plus  sensibles)  de  l'espace  et  du 
temps. 

144.  —  Leibnitz,  en  recourant  à  ces  définitions,  a  entendu 
exprimer  une  pensée  plus  importante  encore  :  à  savoir  que 
si  les  idées  d'espace  et  de  temps  ne  sont  pas  des  illusions  fan- 
tastiques, des  formes  de  notre  entendement  ;  si  elles  ont  au 
contraire  une  réalité  externe  ou  objective,  cette  réalité  externe 
ne  doit  pas  être  prise  dans  un  sens  absolu,  mais  dans  un  sens 
phénoménal  et  relatif,  pour  employer  une  terminologie  qui 
n'est  pas  précisément  celle  de  Leibnitz,  mais  que  nous  croyons 
devoir  préférer  et  dont  nous  avons  tâché  de  fixer,  dès  le  début 
de  nos  recherches  (8  et  suiv.),  le  sens  et  la  valeur.  C'est  à  ces 
termes  que  nous  ramenons  le  fond  du  débat  entre  Leibnitz  et 
Clarke,  bien  qu'eux-mêmes  n'y  aient  pas  mis  cette  sécheresse 
logique,  parce  qu'ils  étaient  surtout  préoccupés,  dans  leur 
controverse,  des  questions  de  théologie  naturelle  qu'ils  y  ratta- 
chaient. 

Leibnitz  a  étayé  sa  thèse  d'arguments  a  priori,  tirés  du  prin- 
cipe de  la  raison  suffisante  (138),  et  dont,  pour  notre  part,  nous 
admettons  la  force  probante  ;  mais  y  aurait-il  en  outre  des 
inductions  légitimes,  capables  de  corroborer  ces  arguments 
a  priori  ?  Il  y  en  a  en  effet,  et  de  plusieurs  sortes.  D'abord,  les 
deux  principes  fondamentaux  de  la  dynamique,  le  principe 
de  l'inertie  de  la  matière  (119)  et  celui  de  la  proportionnalité 
des  forces  aux  vitesses,  sont  l'un  et  l'autre  des  résultats  de 
l'expérience  et  ne  sauraient  être  donnés  que  par  l'expérience, 
tant  qu'on  fait  profession  de  ne  rien  affirmer  sur  la  valeur  abso- 
lue ou  relative  des  idées  d'espace  et  de  temps  ;  mais  l'un  et 
l'autre  aussi  sont  des  conséquencesnécessaires  de  la  théorie  leib- 
nitzienne  qui  n'attribue  aux  idées  de  temps  et  d'espace 
qu'une  valeur  phénoménale  et  relative  ^  Or,  si  une  loi  de  la 

'  Concevons  un  système  qui  comprenne  tous  les  corps  susceptibles 
<1  "exercer  les  uns  sur  les  autres  des  actions  appréciables  :  et,  si  la  matière 
n'est  pas  indifférente  au  repos  comme  au  mouvement,  il  y  aura  une 
différence  essentielle  et  observable,  entre  l'état  du  système  lorsque 
les  corps  sont  absolument  fixes,  et  l'état  du  même  système  lorsque 
les  particules  qui  le  composent  sont  animées  d'un  mouvement  comnmn 
de  translation,  en  vertu  duquel  elles  décrivent  avec  la  même  vitesse 
des  droites  parallèles,  sans  que  rien  soit  changé  dans  leurs  positions 


DE  L'ESPACE  ET  DU  TEMPS.  225 

nature  a  besoin  de  preuve  empirique,  tant  qu'on  ne  préjuge 
rien  sur  la  valeur  d'un  principe  philosophique,  et  si,  d'autre 
part,  elle  est  une  conséquence  nécessaire  de  ce  même   prin- 

relatives,  et,  par  conséquent,  dans  les  actions  qu'elles  exercent  les  unes 
sur  les  autres.  L'expérience  prouve  le  contraire  :  mais  c'est  aussi  ce 
qu'on  peut  nier  avant  toute  expérience,  dès  qu'on  admet  avec  Leibnitz 
que  l'idée  de  l'espace  n'est  qu'une  idée  de  relation,  et  que  la  raison  ne 
peut  concevoir  que  des  mouvements  et  des  repos  relatifs. 

Les  mêmes  considérations  s'appliquent  au  principe  de  la  propor- 
tionnalité des  forces  aux  vitesses.  Imaginons,  pour  plus  de  simplicité, 
que  les  particules  matérielles  A,  B,  C,...  supposées  d'égale  masse,  soient 
soumises  à  l'action  de  forces  égales  F,  qui  leur  font  décrire  avec  des 
vitesses  égales  des  droites  parallèles  ;  et  qu'en  outre  une  force  F'  agisse 
dans  la  même  direction  sur  la  seule  particule  A  :  il  faudra  que  l'effet 
de  cette  force  F'  soit  d'imprimer  à  A  une  vitesse  relative,  absolument 
indépendante  du  mouvement  commun  du  système  produit  par  l'action 
des  forces  F  sur  toutes  les  particules  A,  B,  G,...  dont  il  se  compose. 
Donc,  si  l'on  considère  isolément  la  particule  A,  soumise  aux  forces  F, 
F',  il  faudra  que  les  effets  de  ces  deux  forces  s'ajoutent  purement  et  sim- 
plement, chaque  force  produisant  son  effet  comme  si  l'autre  n'existait 
pas,  et  la  vitesse  totale  étant  la  somme  des  vitesses  que  chaque  force 
aurait  imprimées  à  la  particule  A,  en  agissant  seule.  En  conséquence, 
une  force  double,  c'est-à-dire  la  réunion  de  deux  forces  capables  d'impri- 
mer séparément  des  vitesses  égales,  imprimera  une  vitesse  double  ; 
une  force  triple  imprimera  une  vitesse  triple  ;  en  un  mot,  les  vitesses  croî- 
tront proportionnellement  aux  forces  qui  les  produisent. 

Les  géomètres  et  les  physiciens  de  l'école  contemporaine,  en  admet- 
tant le  principe  de  la  proportionnalité  des  forces  aux  vitesses  comme 
l'une  des  bases  de  la  science  du  mouvement,  l'ont  généralement  admis 
comme  une  donnée  de  l'expérience  ou  comme  un  fait  d'observation. 
Quelques-uns  ont  cru  n'y  voir  qu'une  définition,  d'autres  un  théorème 
ordinaire  de  mathématiques,  susceptible  d'être  démontré  comme  tout 
autre  théorème  :  mais  alors  ils  sont  tombés  dans  des  paralogismes  où 
l'on  a  refusé  de  les  suivre.  Le  principe  en  question,  tout  comme  le  prin- 
cipe d'inertie  avec  lequel,  en  réalité,  il  ne  fait  qu'un,  ne  peut  être  effecti- 
vement qu'une  donnée  empirique,  tant  que  l'objet  de  l'idée  d'espace  est 
regardé  comme  quelque  chose  d'absolu  ;  tant  que  la  distinction  entre  les 
mouvements  absolus  et  les  mouvements  relatifs  est  regardée  comme 
quelque  chose  d'absolu,  et  non  pas  comme  une  distinction  qui  n'est  elle- 
même  que  relative.  Si,  au  contraire,  avec  Leibnitz,  on  n'admet  pas  qu'il 
puisse  y  avoir  rien  d'absolu  dans  les  idées  d'espace  et  de  mouvement, 
le  principe  de  la  proportionnalité  des  forces  aux  vitesses  ne  requiert  plus 
l'intervention  de  l'expérience.  Ce  n'est  pas  non  plus  un  théorème  mathé- 
matique ou  une  définition  purement  logique  :  c'est  un  axiome  philoso- 
phique. Voyez  Laplace,  Exposition  du  système  du  monde,  liv.  m,  chap.  2  ; 
Poisson,  Traité  de  mécanique,  2«  édit.,  T.  I,  n°  116.  On  peut  consulter 
aussi  le  discours  préliminaire  et  la  première  partie  du  Traité  de  Dyna- 
mique de  d'Alembert  :  il  est  curieux  de  voir  comment  d'Alembert, 
qui  se  croyait  bien  éloigné  de  philosopher  à  la  manière  de  Leibnitz, 
emploie,  pour  établir  ce  qu'il  appelle  la  nécessité  des  lois  du  mouvement, 
des  raisonnements  qui  ne  sont  qu'une  application  continuelle  du  prin- 
cipe fondamental  de  la  doctrine  leibnitziènne. 

15 


226  CHAPITRE  X. 

cipe,  inversement  l'expérience  qui  constate  la  loi  pourra  être 
censée  donner  a  posteriori  la  confirmation  du  principe,  ou  du 
moins  vaudra  comme  une  induction  puissante  en  faveur  du 
principe. 

Nous  pourrions  reproduire  encore  la  remarque  déjà  faite 
(116),  au  sujet  de  l'hypothèse  des  atomes  figurés  et  éten- 
dus, à  savoir  que,  si  les  idées  d'espace  et  de  temps  avaient  un 
objet  réel,  d'une  réalité  absolue,  il  serait  donné  à  notre  intel- 
ligence d'atteindre  par  ses  seules  forces  à  ce  qui  est  primitif 
et  absolu  ;  ce  qui  peut  paraître,  par  bien  des  motifs,  très  peu 
probable,  quoique  cela  ne  soit  pas,  ni  ne  puisse  être  démontré 
impossible.  Mais  nous  préférons  insister  sur  des  considérations 
d'un  autre  ordre,  auxquelles  nous  avons  plus  habituellement 
recours  dans  ce  genre  de  recherches. 

Admettons  que  l'esprit  ait  un  penchant  (comme  il  l'a  sans 
aucun  doute)  à  attribuer  une  réalité  absolue  à  ce  que  nous  con- 
cevons sous  les  noms  d'espace  et  de  temps,  et  que  ce  penchant 
soit  trompeur  :  il  y  aura  très  probablement  des  incohérences 
dans  le  système  de  nos  idées,  tenant  à  un  défaut  d'harmonie 
entre  la  nature  des  objets  de  la  pensée  et  la  manière  de  les 
penser  ;  et  réciproquement,  s'il  se  manifeste  des  incohérences, 
des  oppositions  dans  le  système  de  nos  idées,  par  suite  de 
l'attribution  d'une  réalité  absolue  aux  idées  d'espace  et  de 
temps,  il  en  faudra  conclure,  avec  une  probabilité  du  même 
ordre,  que  ces  idées  n'ont  pas  objectivement  la  valeur  absolue 
que  l'esprit  humain  voudrait  leur  accorder,  par  une  condition 
de   son   organisation   comme   sujet  pensant. 

145.  —  Or,  de  telles  oppositions,  de  tels  conflits  existent 
à  propos  des  idées  d'espace  et  de  temps,  et  donnent  lieu  à  ce 
que  Kant  a  décrit  sous  le  nom  d'anlinomies  de  la  raison  pure, 
dans  la  partie  la  plus  remarquable,  suivant  nous,  de  son 
œuvre  de  critique^.  Il  répugne  de  concevoir  le  monde  comme 
limité  dans  l'espace,  et  comme  ayant  un  commencement  et 
une  fin  dans  le  temps  ;  il  ne  répugne  pas  moins  de  concevoir 
le  monde  comme  n'ayant  ni  limites,  ni  commencement,  ni 
fin  :  première  antinomie.  Il  répugne  de  concevoir  une  limite 
à  la  divisibilité  de  la  matière  ;  et  il  ne  répugne  pas  moins  de 
concevoir   la    matière   comme   divisible    à    l'infini  :    seconde 

*  Critique  de  la  raison  pure,  —  Dialectique  transcendenlale,  liv.   ii, 
chap. 1. 


DE  L'ESPACE  ET  DU  TEMPS.  227 

antinomie.  La  thèse  et  l'antithèse  se  prouvent  également  bien 
et  se  détruisent  l'une  l'autre.  Kant  met  sur  la  même  ligne  deux 
autres  antinomies,  dont  nous  n'avons  pas  besoin  de  parler 
ici. 

Ces  antinomies  ou  (pour  parler  un  langage  moins  tech- 
nique) ces  contradictions  sont  réelles  ;  il  n'est  pas  nécessaire, 
pour  en  être  frappé,  de  recourir  à  des  arguments  pourvus  des 
formes  scolastiques,  il  suffit  de  parcourir  les  livres  des  phi- 
losophes, d'entrer  un  peu  dans  leurs  débats  interminables. 
Mais,  à  nos  yeux,  ce  ne  sont  pas  des  contradictions  de  la  raison, 
ce  sont  des  contradictions  de  l'esprit  humain,  chose  bien 
différente  ;  car,  si  la  raison  ne  peut  se  contredire  elle-même 
sans  perdre  son  unité  et  son  autorité  régulatrice,  on  peut  bien 
comprendre  que,  dans  l'organisation  complexe  de  l'esprit 
humain,  des  rouages  soient  capables  de  se  contrarier,  et  que 
l'entendement,  dans  sa  manière  d'élaborer  et  de  relier  les 
matériaux  fournis  par  les  sensations,  ait  ses  illusions  comme 
il  en  a  dans  les  sensations,  ou  dans  certains  jugements 
spontanés  qui  s'associent  constamment  aux  sensations  et 
que  la  raison  désavoue  (85). 

C'est  là  le  seul  motif  plausible  que  puisse  faire  valoir  Kant 
pour  refuser  aux  idées  d'espace  et  de  temps  toute  valeur  objec- 
tive, et  pour  ne  les  considérer  que  comme  des  formes  de  la 
sensibilité  ;  mais  en  cela  il  va  trop  loin  :  car  il  suffit  d'admettre 
avec  Leibnitz  que  l'espace  et  le  temps  sont  des  phénomènes, 
qui  n'ont  objectivement  qu'une  réalité  relative  et  non  abso- 
lue, pour  faire  évanouir  des  contradictions  où  le  point  de 
départ  des  deux  thèses  contraires  est  l'attribution  d'une 
valeur  objective  absolue  à  l'idée  de  l'espace  et  à  celle  du  temps. 

L'esprit  humain  est  organisé  pour  percevoir,  dans  l'espace 
et  dans  la  durée,  des  rapports  qui  existent  effectivement  hors 
de  lui  et  indépendamment  de  lui.  Il  pénètre  ainsi  dans  la  réa- 
lité, mais  dans  une  réalité  relative,  phénoménale,  dont  la  con- 
naissance suffit  aux  besoins  et  au  rôle  de  l'homme  dans  le 
monde.  Lorsqu'il  est  tenté  de  l'outrepasser  et  d'ériger  cette 
réalité  relative  en  réalité  absolue,  il  cède  sans  doute  à  un  pen- 
chant de  sa  nature,  mais  ce  penchant  le  trompe,  et  la  raison  l'en 
avertit,  en  lui  montrant  des  abîmes  sans  fond  et  des  contra- 
dictions sans  issue. 

146,   —  Les  deux  antinomies  kantiennes  ne  sont  pas  les 


228  CHAPITRE  X. 

seules  contre  lesquelles  se  heurte  l'esprit  humain,  dès  qu'il  a 
la  prétention  d'atteindre  à  l'essence  des  choses  ou  à  la  réalité 
absolue,  dans  la  double  conception  de  l'espace  et  du  temps. 
Le  plein  des  cartésiens  est  insoutenable  dans  l'état  de  la  phy- 
sique, et  les  actions  à  distance,  à  travers  le  vide,  tel  que  les 
newtoniens  le  conçoivent,  sont  absolument  incompréhensibles. 
C'est  une  hypothèse  que  la  force  des  habitudes  scientifiques 
nous  a  rendue  familière,  mais  qui  n'en  devrait  pas  moins 
choquer  notre  raison  autant  qu'elle  choquait  celle  des 
Leibnitz,  des  Bernoulli  et  des  Huygens,  s'il  fallait  considérer 
le  vide  ou  l'espace  comme  quelque  chose  de  primitif  et  d'absolu 
qui  subsiste  indépendamment  des  phénomènes  du  monde 
matériel,  et  non  pas  plutôt  comme  une  relation  entre  des 
phénomènes  dont  le  fondement  et  le  principe  essentiel  échappe 
absolument  à  nos  moyens  de  perception  et  de  connaissance. 
Mais  qu'est-ce  qu'une  pareille  contradiction  dans  la  con- 
ception que  l'homme  peut  avoir  du  monde  physique,  auprès 
des  contradictions  dans  la  conception  que  l'homme  a  de  lui- 
même,  de  l'action  des  organes  sur  l'esprit  et  de  l'esprit  sur  les 
organes,  et  en  général  de  tous  les  phénomènes  de  la  vie  orga- 
nique, animale,  intellectuelle,  dont  les  uns  lui  sont  propres, 
tandis  qu'il  est  pour  les  autres  en  communauté  de  nature  avec 
une  si  prodigieuse  variété  d'êtres  inférieurs?  Il  répugne  de 
concevoir  l'intelligence  et  la  pensée,  la  force  vitale  et  plas- 
tique diffuses  dans  une  substance  étendue,  grande  ou  petite, 
dans  un  système  de  particules  à  distance  comme  dans  un  tout 
continu  ;  il  répugne  de  les  concevoir  inhérentes  à  une  parti- 
cule ou  à  une  agrégation  de  particules  déterminées,  ou 
d'imaginer  qu'elles  se  transportent  d'une  particule  à  l'autre, 
d'un  groupe  matériel  à  un  autre  groupe, au  furet  à  mesure  du 
renouvellement  des  matériaux  de  l'organisme.  Il  répugne 
même  d'assigner  au  principe  de  la  vie  et  de  la  pensée  un  lieu 
dans  l'espace  ;  de  fixer  (comme  dirait  un  géomètre)  les  coor- 
données d'un  point  de  l'espace  où  l'esprit  aurait  son  siège, 
et  d'où  il  agirait  sur  les  organes,  après  avoir  ressenti  et  perçu 
les  modifications  de  l'organisme.  De  toutes  parts  il  y  a  contra- 
diction pour  la  raison,  si  l'étendue  est  conçue  comme  quelque 
•  hose  d'absolu,  si  l'espace  est  quelque  chose  de  nécessaire, 
de  primitif  et  d'immuable.  Mais,  au  lieu  de  contradictions 
dans  le  système  de  nos  connaissances,  il  n'y  a  plus  que  des  faits 


DE  L'ESPACE  ET  DU  TEMPS.  229 

qui  surpassent  nos  connaissances,  si  les  corps,  si  l'espace  ne 
sont  que  des  phénomènes  dont  il  nous  est  bien  donné  de  per- 
cevoir la  réalité  externe,  mais  non  le  fondement  absolu  et 
l'essence   première. 

Il  y  a  dans  la  nature  de  l'homme  des  besoins  qui  n'auraient 
pas  satisfaction,  des  facultés  qui  sembleraient  vaines  et  trom- 
peuses, si  tout  finissait  pour  lui  avec  la  vie  animale.  D'un 
autre  côté,  il  répugne  de  placer  dans  l'espace  et  dans  le  temps 
l'accomplissement  des  destinées  supérieures  de  l'homme,  en 
dehors  de  la  sphère  des  phénomènes  organiques  et  des  faits 
sensibles.  Nous  ne  prétendons  point  que  la  raison  livrée  à 
elle-même  soit  habile  à  sonder  ces  mystères  :  nous  disons  seu- 
lement qu'en  présence  de  tels  mystères  et  pour  la  conciliation 
de  croyances  instinctives  ou  acquises  qui  semblent  se  com- 
battre, la  raison  trouve  de  nouveaux  motifs  d'admettre  que 
les  formes  de  l'espace  et  du  temps,  toujours  conçues  comme 
inhérentes  aux  phénomènes  et  non  à  la  constitution  de  l'esprit 
humain,  n'ont  pourtant  elles-mêmes  qu'une  valeur  phéno- 
ménale. 

Nous  nous  gardons  d'avancer  que  la  probabilité  philoso- 
phique de  cette  solution  soit  une  probabilité  de  même  ordre 
que  celle  qui  rend  légitime,  aux  yeux  de  la  raison,  la  croyance 
de  sens  commun  à  l'existence  objective  des  corps,  à  celle  du 
monde  extérieur,  tel  qu'il  se  montre  à  nous  dans  l'espace  et 
dans  le  temps.  Que  ceux  pour  qui  de  telles  inductions  sont 
sans  valeur  abandonnent  le  champ  de  la  spéculation  phi- 
losophique, ils  en  ont  pleinement  le  droit  :  pour  ceux  à  qui 
une  telle  désertion  répugnerait,  il  faut  accepter  les  inductions 
comme  elles  s'offrent  ;  autant  que  possible,  sans  se  faire  illusion 
à  soi-même,  et  surtout  sans  vouloir  faire  illusion  à  d'autres. 


CHAPITRE  XI 

Des  diverses  sortes  d'abstractions  et  d'entités.  — 
Des  idées  mathématiques.  —  Des  idées  de  genre  et 
d'espèce. 

147.  —  Déjà  nous  avons  indiqué  d'une  manière  générale 
comment  la  connaissance  ou  l'idée  se  dégage  de  l'impression 
sensible  :  il  y  a  dans  ce  travail  de  l'esprit  sur  les  matériaux  qui 
lui  sont  fournis  par  la  sensibilité,  une  série  d'analyses  et  de 
synthèses,  de  décompositions  et  de  recompositions,  compa- 
rables à  ce  qui  se  passe  dans  l'élaboration  des  matériaux  que 
l'animal  emprunte  au  monde  extérieur  pour  y  puiser  les  prin- 
cipes et  en  former  les  matériaux  immédiatement  appropriés 
au  développement  et  à  la  réparation  de  ses  organes.  La  com- 
paraison est  d'autant  plus  admissible  que,  dans  un  cas  comme 
dans  l'autre,  il  ne  s'agit  pas  simplement  d'isoler  des  parties 
juxtaposées,  ou  d'agréger  des  parties  isolées  :  il  faut  conce- 
voir au  contraire  que,  dans  un  cas  comme  dans  l'autre,  par 
l'élaboration  des  matériaux  primitifs,  faite  sous  l'influence 
d'un  principe  vital,  les  produits  des  combinaisons  acquièrent 
des  propriétés  qui  n'appartiennent  ni  en  totalité  ni  en  partie 
aux  éléments  isolés  ;  tandis  qu'inversement  la  dissociation 
des  éléments  permet  la  libre  manifestation  de  propriétés 
que  l'état  de  combinaison  neutralisait  ou  rendait  latentes. 

La  décomposition  ou  l'analyse  à  laquelle  la  force  de  l'in- 
telligence soumet  les  matériaux  de  la  sensibilité,  se  nomme 
abslraclion  ;  et  bien  que  toutes  les  idées  que  nous  avons  des 
choses,  même  de  celles  qui  tombent  immédiatement  sous  nos 
sens,  puissent  être  abstraites  ou  séparées  de  l'impression  sen- 
sible qui  les  accompagne  (100  et  suiv.),  on  donne  particuliè- 


DES  IDÉES  ABSTRAITES.  231 

rement  le  nom  d'idées  abstraites  à  celles  que  nous  procure 
une  abstraction  ou  une  décomposition  ultérieure  à  laquelle 
nous  soumettons  les  idées  des  objets  sensibles.  D'une  autre 
part,  l'acte  de  composition  ou  de  synthèse  par  lequel  la  pen- 
sée coordonne  les  matériaux  fournis  par  la  sensibilité,  en  y 
introduisant  un  principe  d'unité  et  de  liaison  systématique, 
aboutit  à  la  conception  d'entités,  que  l'on  qualifie  souvent  aussi 
d'idées  abstraites,  par  opposition  aux  images  des  objets  sen- 
sibles ;  mais  qu'il  faut  pourtant  distinguer  des  idées  obtenues 
par  voie  de  décomposition  ou  d'abstraction  proprement  dite. 
La  formation  des  idées  abstraites  et  des  entités  n'est  pas  réser- 
vée aux  philosophes  et  aux  savants  :  le  travail  qui  les  pro- 
duit commence  dès  que  l'esprit  humain  entre  en  action,  et  se 
manifeste  dans  l'organisation  des  langues,  quel  que  soit  le 
degré  de  culture  des  peuples  qui  les  parlent.  Notre  but,  dans  ce 
chapitre,  doit  être  de  discerner,  à  l'aide  des  règles  de  critique 
dont  nous  tenons  à  montrer  partout  l'apphcation,  la  part  qui 
revient  à  la  constitution  des  objets  pensés  et  la  part  qui  revient 
aux  lois  régulatrices  de  la  pensée,  dans  la  formation  des  idées 
abstraites  proprement  dites,  et  dans  la  conception  de  ces  types 
purement  intelligibles,  que  nous  ne  craignons  pas  de  nommer 
entités,  quoique  à  une  certaine  époque  les  philosophes  aient 
abusé  du  mot  et  de  la  chose,  et  quoique  à  une  autre  époque 
la  chose  et  le  mot  soient  tombés  dans  un  injuste  décri. 

148.  —  Remarquons  d'abord  qu'on  se  ferait  de  l'abstrac- 
tion une  notion  fausse,  ou  tout  au  moins  très  incomplète,  si 
l'on  n'y  voyait  qu'un  procédé  de  l'esprit  qui  isole  les  pro- 
priétés d'un  objet  pour  les  étudier  à  part  et  arriver  ainsi 
plus  aisément  à  la  connaissance  de  l'objet.  Ceci  est  l'abs- 
traction, telle  qu'on  l'entend  dans  la  logique  vulgaire  ; 
et  en  ce  sens  les  idées  abstraites,  les  sciences  abstraites  seraient 
des  produits  purement  artificiels  de  l'entendement,  ce  qui 
n'est  vrai  que  de  certaines  idées  et  de  certaines  sciences  abs- 
traites. Mais  il  y  a  une  autre  abstraction  (celle-là  même  qui 
nous  a  donné,  pures  de  toute  image  sensible,  les  idées  de 
l'étendue  et  de  la  durée,  de  l'espace  et  du  temps),  abstraction 
en  vertu  de  laquelle  nous  distinguons  par  la  pensée  des  élé- 
ments indépendants  les  uns  des  autres,  quoique  la  sensation 
les  confonde.  Il  y  a  des  idées  abstraites  qui  correspondent  à 
des  faits  généraux,  à  des  lois  supérieures  auxquelles  sont  subor- 


232  CHAPITRE  XI. 

données  toutes  les  propriétés  particulières  par  lesquelles  les 
objets  extérieurs  nous  deviennent  sensibles  :  et  les  sciences  qui 
ont  pour  objet  de  telles  idées,  qui  embrassent  le  système  de 
telles  lois  et  de  tels  rapports,  ne  doivent  point  passer  pour  des 
sciences  de  création  artificielle,  conventionnelle  et  arbitraire. 

Pour  prendre  un  exemple  propre  à  faire  sentir  la  distinction 
que  nous  voulons  établir,  considérons  un  corps  solide,  en  mou- 
vement dans  l'espace.  On  peut  prendre  à  volonté  un  point 
de  la  masse  et  considérer  le  mouvement  du  corps  comme  le 
résultat  de  la  combinaison  de  deux  autres  mouvements  ;  l'un 
par  lequel  tous  les  points  de  la  masse  se  mouvraient  d'un  mou- 
vement commun,  le  même  que  celui  du  point  en  question  ; 
l'autre  par  lequel  le  corps  solide  tournerait  d'une  certaine 
manière  autour  de  ce  même  point  auquel  on  attribuerait  alors 
une  fixité  idéale.  La  décomposition  du  mouvement  réel  du 
corps  en  ces  deux  mouvements  fictifs,  l'un  de  translation, 
commun  à  tous  les  points  de  la  masse,  l'autre  de  rotation, 
relatif  à  l'un  des  points  de  cette  masse,  s'effectuera  d'une  infi- 
nité de  manières  différentes,  suivant  qu'on  aura  choisi  arbi- 
trairement tel  ou  tel  point  de  la  masse  pour  centre  du  mou- 
vement relatif.  Cette  décomposition  idéale  du  mouvement 
rée  du  corps  en  deux  autres  pourra  encore  donner  lieu  à  des 
décompositions  ultérieures  qui  seront  ou  qui  pourront  être, 
comme  la  décomposition  primitive,  accommodées  à  notre 
manière  de  concevoir  le  phénomène,  qui  fourniront  des  images 
propres  à  en  faciliter  la  description  et  l'étude,  mais  qui,  en 
général,  seront  arbitraires  et  non  fondées  sur  la  nature  même 
du  phénomène. 

Supposons  maintenant  qu'il  s'agisse  du  mouvement  d'un 
corps  solide,  soumis  à  la  seule  force  de  la  pesanteur,  et  n'éprou- 
vant pas  de  résistance  de  la  part  du  milieu  dans  lequel  il  se 
meut  :  il  y  a  pour  ce  corps  un  point  connu  sous  la  dénomina- 
tion de  centre  de  gravilé,  et  qui  jouit  de  cette  propriété,  que,  si 
on  le  prend  pour  centre  du  mouvement  de  rotation  imagine 
tout  à  l'heure,  les  deux  mouvements  de  translation  et  de  rota- 
tion, devenus  indépendants  l'un  de  l'autre,  s'accomplissent 
chacun  séparément  comme  si  l'autre  n'existait  pas.  En  consé- 
quence, l'abstraction  qui  distingue  ou  qui  isole  ces  deux  mou- 
vements cesse  alors  d'être  une  abstraction  artificielle  ou  pure- 
ment logique  :  elle  a  son  fondement,  sa  raison  dans  la  nature 


DES  IDÉES  ABSTRAITES.  233 

du  phénomène,  et  nous  en  donne  la  conception  ou  la  repré- 
sentation véritable. 

149,  —  Quand,  dans  la  vue  d'étudier  plus  facilement  les 
conditions  d'équilibre  et  de  mouvement  des  corps  solides  et 
fluides,  nous  imaginons  des  solides  doués  d'une  rigidité  par- 
faite, des  fluides  dépourvus  de  toute  viscosité,  de  toute  adhé- 
rence entre  leurs  parties,  nous  faisons  abstraction  de  quelques- 
unes  des  qualités  naturelles  que  ces  corps  possèdent  ;  nous 
construisons  en  idée,  pour  simplifier  les  problèmes  que  nous 
nous  proposons  de  résoudre  et  pour  les  accommoder  à  nos 
procédés  de  calcul,  des  corps  dont  le  type  ne  se  trouve  pas 
réalisé  dans  la  nature,  et  n'est  peut-être  pas  réalisable.  A  la 
vérité,  et  par  une  heureuse  circonstance,  les  corps  solides  et 
les  fluides,  tels  que  la  nature  nous  les  offre,  ne  s'éloignent  pas 
tant  des  conditions  fictives  de  rigidité  et  de  fluidité  absolues, 
qu'on  ne  puisse  considérer  les  résultats  théoriques, obtenus  à 
la  faveur  de  ces  conditions  fictives,  comme  représentant  déjà 
avec  assez  d'approximation  les  lois  de  certains  phénomènes 
naturels.  C'est  en  cela  que  consiste  l'utilité  de  l'hypothèse 
ou  de  la  conception  abstraite,  substituée  artificiellement  aux 
types  naturels  des  corps  solides  et  des  fluides. 

Lorsqu'on  étudie  les  lois  d'après  lesquelles  les  richesses  se 
produisent,  se  distribuent  et  se  consomment,  on  voit  que  ces 
lois  pourraient  s'établir  théoriquement  d'une  manière  assez 
simple,  si  l'on  faisait  abstraction  de  certaines  circonstances 
accessoires  qui  les  compliquent,  et  dont  les  effets  ne  sauraient 
être  que  vaguement  appréciés,  par  suite  de  cette  complica- 
tion. En  conséquence,  on  admettra  que  les  richesses  ou  les 
valeurs  commerçables  peuvent  circuler  sans  la  moindre  gêne, 
passer  immédiatement  d'une  main  à  l'autre,  se  réaliser,  se 
négocier,  s'échanger  contre  d'autres  valeurs  ou  contre  des 
espèces,  au  gré  du  propriétaire,  au  cours  du  jour  et  du  mar- 
ché ;  on  admettra  le  parfait  nivellement  des  prix  sous  l'in- 
fluence de  la  libre  concurrence  :  suppositions  dont  aucune 
n'est  vraie  en  toute  rigueur,  mais  qui  approchent  d'autant 
plus  d'être  vraies,  qu'on  les  apphque  à  des  denrées  sur  les- 
quelles s'exerce  de  préférence  la  spéculation  commerciale, 
à  des  pays  et  à  des  temps  où  l'organisation  commerciale  a  fait 
plus  de  progrès. 

De  pareilles  abstractions  par  lesquelles  l'esprit  sépare  des 


234  CHAPITRE  XI. 

faits  naturellement  associés  et  dépendant  les  uns  des  autres 
(abstraction  dont  on  pourrait  se  passer,  si  l'esprit  humain 
était  capable  d'embrasser  à  la  fois  toutes  les  causes  qui 
influent  sur  la  production  d'un  phénomène,  et  de  tenir  compte 
de  tous  les  efïets  qui  résultent  de  leur  association  et  de  leurs 
réactions  mutuelles),  sont  ce  que  nous  proposons  d'appeler 
des  abstractions  artificietles,  ou,  si  l'on  veut,  des  abstractions 
togiques. 

150.  —  II  y  a  d'autres  abstractions  déterminées  par  la 
nature  des  choses,  par  la  manière  d'être  des  objets  de  la  con- 
naissance, et  nullement  par  la  constitution  de  l'esprit  ou  à 
cause  du  point  de  vue  d'où  l'esprit  les  envisage.  Telles  sont 
assurément  les  abstractions  sur  lesquelles  porte  le  système 
des  mathématiques  pures  :  les  idées  de  nombre,  de  distance, 
d'angle,  de  ligne,  de  surface,  de  volume.  II  est  dans  la  nature 
des  choses  que  certains  phénomènes  résultent  de  la  configu- 
ration des  corps,  et  ne  dépendent  pas  des  qualités  physiques 
de  la  matière  dont  les  corps  sont  formés  (1).  Lors  donc  que  notre 
esprit  fait  abstraction  des  qualités  physiques  de  la  matière, 
pour  étudier  à  part  les  propriétés  géométriques  ou  de  configu- 
ration, il  ne  fait  que  se  conformer  à  l'ordre  suivant  lequel, 
dans  la  nature,  certains  rapports  s'établissent,  certains  phé- 
nomènes se  développent  à  côté,  mais  indépendamment  des 
autres.  A  bien  plus  forte  raison,  si  les  progrès  que  nous  faisons 
dans  l'interprétation  philosophique  de  la  nature  tendaient 
«le  plus  en  plus  à  nous  donner  les  moyens  d'expliquer  par  des 
rapports  géométriques  tous  les  phénomènes  de  l'ordre  phy- 
sique dont  on  a  pu  étudier  soigneusement  les  lois  ;  si  la  phy- 
sique tendait  à  se  résoudre  dans  la  géométrie,  il  serait  con- 
forme à  la  nature  des  choses  et  non  pas  seulement  à  la  nature 
de  l'esprit  humain,  d'isoler  par  la  pensée  un  système  de  faits 
non  seulement  généraux,  mais  fondamentaux  :  un  système 
de  rapports  qui  domine  les  autres  ou  qui  en  contient  la  raison 
objective,  à  tel  point  qu'on  a  pu  voir  dans  la  géométrie  la  pen- 
sée de  Dieu  et  appeler  Dieu  l'éternel  géomètre.  De  telles  abs- 
tractions, indépendantes  de  la  pensée  humaine,  supérieures 
aux  phénomènes  de  la  pensée  humaine,  ne  doivent  point  être 
confondues  avec  ces  abstractions  artificielles  que  l'esprit 
imagine  pour  sa  commodité,  et  nous  proposons  de  les  appeler 
abstractions  rationnelles. 


DES  IDÉES  ABSTRAITES.  235 

151.  —  Les  motifs  qui  nous  portent  à  attribuer  une  valeur 
objective  aux  abstractions  géométriques,  sont  de  même  nature 
que  ceux  qui  nous  font  croire  à  l'existence  du  monde  extérieur 
ou  qui  nous  font  attribuer  une  valeur  objective  aux  idées  fon- 
damentales de  l'espace  et  du  temps.  Si  la  notion  de  la  ligne 
droite  ou  de  la  distance  n'était  qu'une  fiction  de  l'esprit,  une 
idée  de  création  artificielle,  par  quel  hasard  se  ferait-il  que 
les  forces  de  la  nature,  la  force  de  la  gravitation,  par  exemple, 
varieraient  avec  les  distances  suivant  des  lois  simples,  seraient 
(comme  disent  les  géomètres)  fondions  des  distances,  de  telle 
sorte  que  la  variation  de  la  distance  est  nécessairement  conçue 
comme  la  cause  ou  la  raison  de  la  variation  de  la  force  ?  D'où 
viendrait  cet  harmonieux  accord  entre  les  lois  générales  de  la 
nature,  dont  nous  ne  sommes  que  les  témoins  intelligents, 
et  une  idée  déterminée  par  la  constitution  de  notre  entende- 
ment, qui  n'aurait  de  valeur  que  comme  invention  humaine 
et  comme  produit  de  notre  activité  personnelle  ? 

152.  —  Mais,  si  la  croyance  à  l'existence  du  monde  exté- 
rieur est  et  a  dû  être,  pour  l'accomplissement  de  la  destinée 
de  l'homme,  une  croyance  naturelle  ;  si  la  nature  s'est  chargée 
de  combattre  les  pyrrhoniens  sur  ce  terrain  (86),  elle  n'a  nul- 
lement pris  ni  dû  prendre  le  soin  de'  combattre  un  pyrrho- 
nisme  purement  spéculatif,  qui  consiste  à  ne  voir  dans  toutes 
les  idées  abstraites  que  des  jeux  de  l'esprit  ou  des  créations 
arbitraires  de  l'entendement.  Ceci  intéresse  la  philosophie, 
mais  n'intéresse  pas  la  vie  pratique,  ni  même  la  science  pro- 
prement dite.  On  n'en  saura  ni  mieux,  ni  plus  mal,  la  géomé- 
trie ou  la  physique,  soit  que  l'on  considère  les  conceptions 
géométriques  comme  une  fiction  de  l'esprit,  sans  réalité  objec- 
tive, qui  trouve  cependant  une  application  utile  dans  l'ana- 
lyse des  phénomènes  physiques  ;  soit  que  l'on  considère  au 
contraire  les  vérités  mathématiques  comme  ayant  une  valeur 
objective  hors  de  l'esprit  qui  les  conçoit,  comme  contenant 
la  raison  des  apparences  physiques  assorties  aux  modes  de 
notre  sensibilité.  La  science  est  indifférente  à  cette  transposi- 
tion d'ordre,  et  il  n'y  a  rien  qui  puisse  servir  à  démontrer  logi- 
quement que  l'ordre  a  h  doit  être  admis,  à  l'exclusion  de 
l'ordre  b  a.  Mais  ce  qui  n'a  pas  d'influence  directe  sur  les 
applications  techniques  et  sur  le  progrès  de  la  science  posi- 
tive, est  précisément  ce  qui  a  le  plus  d'importance  pour  l'ordre 


236  CHAPITRE  XL 

philosophique  à  int-roduire  entre  les  objets  de  nos  connais- 
sances, et  pour  éclairer  du  flambeau  de  la  raison  les  con- 
nexions et  les  rapports  entre  les  faits  scientifiques,  positive- 
ment constatés  ;  et  l'on  ne  se  rendra  point  compte  du  vrai 
caractère  des  sciences  mathématiques,  ni  du  rôle  qu'elles 
jouent  dans  le  système  des  connaissances  humaines,  tant 
qu'on  n'aura  pas  apprécié  l'importance  de  ces  questions 
d'ordre,  et  qu'on  ne  les  aura  pas  résolues  d'après  les  induc- 
tions, les  analogies,  les  probabilités  philosophiques. 

Plus  nous  avancerons  dans  notre  examen,  plus  nous  trou- 
verons de  motifs  d'attacher  une  grande  importance  à  la  dis- 
tinction doctrinale  entre  l'abstraction  logique  et  l'abstraction 
rationnelle.  Car,  si  toutes  les  abstractions  sont  des  créations 
artificielles  de  l'esprit,  il  sera  tout  simple  que  l'esprit  arrange 
à  sa  guise  et  selon  les  convenances  de  sa  nature,  le  produit 
de  ses  propres  facultés.  Que  s'il  y  a  au  contraire  des  idées 
abstraites  dont  le  type  soit  hors  de  l'esprit  humain,  comme 
l'esprit  ne  peut  opérer  sur  les  idées  abstraites,  quelle  qu'en 
soit  l'origine,  qu'en  y  attachant  des  signes  sensibles  (112), 
il  pourra  se  trouver  entre  la  nature  des  signes  qu'il  est  tenu 
d'employer  et  la  nature  des  idées  rappelées  par  ces  signes, 
certaines  discordances  capables  de  contrarier,  soit  la  juste 
perception  par  la  pensée,  soit  la  juste  expression  par  le  lan- 
gage, des  liens  et  des  rapports  qu'il  faudrait  saisir  entre  les 
types  de  pareilles  idées. 

153.  —  De  ce  que  les  idées  fondamentales  des  mathématiques 
ne  sont  pas  des  produits  artificiels  de  l'entendement,  il  ne 
s'ensuit  point  que  toutes  les  parties  de  la  doctrine  mathéma- 
tique soient  aiïranchies  de  conceptions  artificielles  qui  tiennent 
moins  à  la  nature  des  choses  qu'à  l'organisation  de  nos  mé- 
thodes. Ainsi,  l'application  que  nous  faisons  des  nombres  à  la 
mesure  ou  à  l'expression  des  grandeurs  continues,  est  sans  nul 
doute  un  artifice  de  notre  esprit,  et  ne  tient  pas  essentielle- 
ment à  la  nature  de  ces  grandeurs.  On  a  pu  dire  en  ce  sens  que 
les  nombres  n'existent  pas  dans  la  nature  :  et  toutefois, 
quand  notre  pensée  se  porte  sur  l'idée  abstraite  de  nombre, 
nous  sentons  bien  que  cette  idée  n'est  pas  une  fiction  arbi- 
traire ou  une  création  artificielle  de  l'esprit,  pour  la  commo- 
dité de  nos  recherches,  comme  le  serait  l'idée  de  corps  parfai- 
tement rigides  ou  fluides.  Lorsque  nous  étudions  les  proprié- 


DES  IDÉES  ABSTRAITES.  237 

tés  des  nombres,  nous  croyons,  et  avec  fondement  (36),  étu- 
dier certains  rapports  généraux  entre  les  choses,  certaines  lois 
ou  conditions  générales  des  phénomènes  :  ce  qui  n'implique  pas 
nécessairement  que  toutes  les  propriétés  des  nombres  jouent 
un  rôle  dans  l'explication  des  phénomènes,  ni  à  plus  forte  rai- 
son que  toutes  les  circonstances  des  phénomènes  ont  leur  rai- 
son suprême  dans  les  propriétés  des  nombres,  conformément 
à  cette  doctrine  mystérieuse  qui  s'est  transmise  de  Pytha- 
gore  à  Kepler,  qui  a  pris  naissance  dans  la  haute  antiquité, 
pour  ne  disparaître  qu'à  l'avènement  de  la  science  moderne. 

En  général  il  arrive  qu'après  que  la  nature  des  choses  a 
fourni  le  type  d'une  abstraction,  l'idée  abstraite  ainsi  formée 
suggère  à  son  tour  des  abstractions  ultérieures,  des  générali- 
sations systématiques  qui  ne  sont  plus  que  des  fictions  de 
l'esprit  (16).  De  là  vient  que  les  idées  qu'on  appelle  neuves, 
parce  qu'elles  projettent  sur  les  objets  de  notre  connaissance 
un  jour  nouveau,  ont  leur  temps  de  fécondité  et  leur  temps 
de  stérilité  et  d'épuisement.  Si  ces  idées  neuves  sont  fécondes, 
c'est  que,  loin  d'être  créées  de  toutes  pièces  par  le  génie  qui 
s'en  empare,  elles  ne  sont  pour  l'ordinaire  que  l'heureuse 
expression  d'un  rapport  découvert  entre  les  choses  ;  et  si  leur 
fécondité  n'est  pas  illimitée,  comme"  le  nombre  des  combinai- 
sons artificielles  dans  lesquelles  l'esprit  peut  les  faire  entrer, 
c'est  que  la  nature  ne  s'assujettit  point  aux  règles  logiques 
qui  président  à  la  coordination  systématique  de  nos  idées.  De 
là  vient  encore  que  le  défaut  général  des  systèmes  est  d'être, 
comme  on  dit,  trop  exclusifs,  ou  de  n'embrasser  qu'une  partie 
des  vrais  rapports  des  choses,  et  de  s'en  écarter  tout  à  fait 
dans  leurs  conséquences  extrêmes  ou  dans  leur  prolongement 
excessif. 

154.  —  Non  seulement  l'application  des  idées  fondamen- 
tales des  mathématiques  à  l'interprétation  scientifique  de  la 
nature  nous  montre  qu'elles  ne  sont  pas  des  créations  artifi- 
cielles de  l'esprit,  mais  il  est  à  remarquer  que  plusieurs  de  ces 
idées,  malgré  leur  haut  degré  de  généralité  et  d'abstraction,  ne 
sont  que  des  formes  particulières,  et  en  quelque  sorte  des 
espèces  concrètes  d'idées  encore  plus  abstraites  et  plus  géné- 
rales, auxquelles  nous  pourrions  nous  élever  par  d'autre  voies 
que  celles  de  l'abstraction  mathématique,  et  par  la  contem- 
plation d'autres  phénomènes  que  ceux  auxquels  le  calcul  et 


238  CHAPITRE  XI. 

la  géométrie  s'appliquent.  Les  idées  de  combinaison,  d'ordre, 
de  symétrie,  d'égalité,  d'inclusion,  d'exclusion,  etc.,  ne 
revêtent  pas  seulement  des  formes  géométriques  ou  algé- 
briques ;  et  certaines  propriétés  des  figures  ou  des  nombres, 
qui  tiennent  à  telle  espèce  d'ordre,  à  tel  mode  de  combinai- 
son ou  de  symétrie,  ont  leur  cause  ou  raison  d'être  dans  une 
sphère  d'abstractions  supérieures  à  la  géométrie  et  au  calcul 
(143).  Par  exemple,  l'idée  d'inclusion,  ou  celle  du  rapport  du 
contenant  au  contenu,  se  retrouve  en  logique  où  elle  sert  de 
fondement  à  la  théorie  du  syllogisme  ;  quoique  le  mode  selon 
lequel  l'idée  générale  contient  l'idée  particulière,  soit  bien 
différent  du  mode  suivant  lequel  une  quantité  ou  un  espace 
contiennent  une  autre  quantité  ou  un  autre  espace.  L'idée  de 
force  ou  de  puissance  active  est  bien  plus  générale  que  l'idée 
de  force  motrice  ou  mécanique  ;  et  un  jour  viendra  peut-être 
où,  conformément  encore  aux  indications  de  Leibnitz,  on  ten- 
tera l'ébauche  de  cette  dynamique  supérieure  dont  les  règles, 
jusqu'ici  confusément  entrevues,  contiendraient  dans  leur 
généralité  celles  de  la  dynamique  des  géomètres  et  des  méca- 
niciens, ou  du  moins  celles  d'entre  ces  dernières  qui  ne  tiennent 
pas  à  des  conditions  exclusivement  propres  aux  phénomènes 
mécaniques,  en  tant  qu'elles  se  rattachent  aux  propriétés 
spéciales  et  aux  caractères  exclusifs  des  idées  d'espace,  de 
temps  et  de  mouvement.  Ces  adages  reçus  également  en  phy- 
sique, en  médecine,  en  morale,  en  politique  :  «  Toute  action 
entraîne  une  réaction  ;  —  on  ne  s'appuie  que  sur  ce  qui 
résiste  »,  et  d'autres  semblables,  sont  autant  de  manières 
d'exprimer  certaines  règles  de  cette  dynamique  que  nous  qua- 
lifions de  supérieure,  parce  qu'elle  gouverne  aussi  bienle  monde 
moral  que  le  monde  physique,  et  sert  à  rendre  raison  des  phé- 
nomènes les  plus  délicats  de  l'organisme,  comme  des  mouve- 
ments des  corps  inertes  ^. 

»  C'est  à  propos  d'une  maxime  de  même  genre  :  Vis  unita  fortior,  que 
Bacon,  dans  un  mémoire  adressé,  en  1603,  au  roi  Jacques  I",  sur  un 
projet  d'union  de  l'Angleterre  et  de  l'Écossc,  s'exprime  comme  il  suit: 
«Lorsque  Heraclite,  surnommé  l'Obscur,  publia  un  certain  livre  qui 
n'existe  plus  aujourd'hui,  les  uns  y  virent  une  dissertation  sur  la  nature, 
les  autres  un  traité  de  politique.  Je  ne  m'en  étonne  pas  :  car  entre  les 
règles  de  la  nature  et  celles  dune  bonne  politique  il  y  a  beaucoup  d'accord 
et  de  ressemblance,  les  premières  n'étant  que  l'ordre  suivi  dans  le  gou- 
vernement du  monde,  les  secondes  l'ordre  suivi  dans  le  gouvernement 
des  États.  Aussi  les  rois  de  Perse  étaient-ils  profondément  initiés  dans 


DES  IDÉES  ABSTRAITES.  239 

155.  —  Pour  prouver  que  les  idées  qui  sont  la  base  de 
l'édifice  des  mathématiques  pures  ont  leurs  types  dans  la 
nature  des  choses  et  ne  sont  pas  des  fictions  de  notre  esprit, 
nous  avons  tiré  nos  inductions  des  corrélations  qui  s'observent 
entre  les  vérités  abstraites  des  mathématiques  et  les  lois  des 
phénomènes  naturels  :  les  unes  contenant  l'explication  ou  la 
raison  des  autres.  Mais  on  pourrait  écarter  ces  inductions, 
considérer  le  système  des  mathématiques  en  lui-même,  indé- 
pendamment de  toute  application  à  l'interprétation  scienti- 
fique de  la  nature,  pénétrer  dans  l'économie  de  ce  système, 
et  trouver  encore  des  motifs  suffisants  de  rejeter  l'opinion, 
trop  présomptueuse  ou  trop  timide,  selon  laquelle  l'esprit 
humain  n'opérerait  que  sur  les  produits  de  sa  propre  fantaisie, 
et,  comme  l'a  dit  Vico,  démontrerait  les  vérités  géométriques 
parce  qu'il  les  fait.  Si  cette  opinion  était  fondée,  rien  ne  devrait 
être  plus  aisé  que  de  diviser  le  domaine  des  mathématiques 
pures  en  compartiments  réguliers  et  nettement  définis,  ou,  en 
d'autres  termes,  de  soumettre  le  système  des  sciences  mathé- 
matiques à  une  classification  du  genre  de  celles  qui  nous 
plaisent  par  leur  régularité  et  leur  symétrie,  quand  il  s'agit 
d'idées  que  l'esprit  humain  crée  de  toutes  pièces  et  peut  arran- 
ger d'après  ses  convenances  (152),  sans  être  gêné  par  l'obli- 
gation de  reproduire  un  type  extérieur.  Mais  au  contraire  (et 
cette  circonstance  est  bien  digne  de  remarque),  les  mathéma- 
tiques, sciences  exactes  par  excellence,  sont  du  nombre  de 
celles  où  il  y  a  le  plus  de  vague  et  d'indécision  dans  la  clas- 
sification des  parties,  où  la  plupart  des  termes  qui  expriment 
les  principales  divisions  ^e  prennent,  tantôt  dans  un  sens  plus 
large,  tantôt  dans  un  sens  plus  rétréci,  selon  le  contexte  du  dis- 
cours et  les  vues  propres  à  chaque  auteur,  sans  qu'on  soit  par- 
venu à  en  fixer  nettement  et  rigoureusement  l'acception  dans 

une  science  fort  respectée  alors,  mais  qui  est  aujourd'hui  bien  dégénérée, 
et  dont  le  nom  ne  se  prend  guère  qu'en  mauvaise  part.  En  effet,  la  magie 
des  Perses,  cette  science  occulte  de  leurs  rois,  était  l'application  à  la  poli- 
tique des  observations  faites  sur  le  monde  ;  on  y  donnait  les  lois  fonda- 
mentales de  la  nature  pour  modèle  au  gouvernement  de  l'État.  »  On  ne 
devra  donc  pas  se  scandaliser  lorsqu'on  verra,  dans  un  des  derniers  cha- 
pitres de  cet  ouvrage,  la  magie  figurer  sur  le  tableau  encylopédique  de 
Bacon.  Il  dit  encore  ailleurs  (de  Augm.  scient.  III,  c.  3)  :  «  Magia  apud 
Persas  pro  sapientia  sublimi  et  scientia  consensuum  rerum  universalium 
accipiebatur.  »  Voyez  l'édition  que  M.  Bouillet  a  donnée  des  Œuvres 
philosophiques  de  Bacon,  t.  I,  p.  522. 


240  CHAPITRE  XI. 

une  langue  commune.  Ceci  accuse  une  complication  et  un 
enchevêtrement  de  rapports,  rebelle  à  nos  procédés  logiques 
de  définition,  de  division  et  de  classification  ;  et  rien  ne  montre 
mieux  que  l'objet  des  mathématiques  existe  hors  de  l'esprit 
humain,  et  indépendamment  des  lois  qui  gouvernent  notre 
intelligence. 

156.  —  Il  appartient  à  la  philosophie  générale  de  fixer 
le  rang  des  mathématiques  dans  le  système  général  de  nos 
connaissances  et  d'apprécier  la  valeur  des  notions  premières 
qui  servent  de  fondement  à  cette  vaste  construction  scienti- 
fique. Que  si  l'on  entre  dans  les  détails  d'économie  et  de 
structure  intérieures,  on  voit  surgir  des  questions  analogues, 
auxquelles  les  mêmes  moyens  de  critique  sont  applicables, 
et  qui,  d'un  intérêt  spécial  pour  les  géomètres  que  leurs 
études  préparent  à  les  bien  entendre,  composent  en  grande 
partie  ce  qu'on  peut  appeler  la  philosophie  des  mathéma- 
tiques. Il  va  sans  dire  que  ces  questions  de  détail  ne  sau- 
raient entrer  dans  notre  cadre  :  nous  en  avons  traité  dans 
d'autres  ouvrages  *  auxquels  on  trouvera  tout  simple  que 
nous  renvoyions  le  lecteur  curieux  de  ces  sortes  de  spécula- 
tions, en  nous  bornant  ici  aux  indications  les  plus  succinctes. 

Au  premier  rang  des  questions  philosophiques,  en  mathé- 
matiques comme  ailleurs,  se  placent  celles  qui  portent  sur 
la  valeur  représentative  des  idées,  et  où  il  s'agit  de  distinguer, 
selon  l'expression  de  Bertrand  de  Genève,  ce  qui  appartient 
aux  choses  mêmes  (l'abstraction  rationnelle),  d'avec  ce  qui 
n'appartient  qu'à  la  manière  dont  nous  pouvons  et  voulons 
les  envisager  (l'abstraction  artificielle  ou  purement  logique). 
L'Algèbre  n'est-elle  qu'une  langue  conventionnelle,  ou 
bien  est-ce  une  science  dont  les  développements,  liés  sans 
doute  à  l'emploi  d'une  notation  primitivement  arbitraire 
et  conventionnelle,  embrassent  pourtant  un  ensemble  de 
faits  généraux  et  de  relations  abstraites  ou  purement  intel- 
ligibles, que  l'esprit  humain  découvre,  démêle  avec  plus 
ou  moins  d'adresse  et  de  bonheur,  mais  qu'il  crée  si  peu, 
qu'il  lui  faut  beaucoup  de  tâtonnements  et  de  vérifications 

•  1°  De  l'origine  cl  des  limiles  de  la  Correspondance  entre  l'algèbre  et  la 
géométrie  (en  particulier,  le  chap.  XVI  et  dernier). 

2°  Traité  élémentaire  de  la  Théorie  des  fonctions  et  du  calcul  infinitési- 
mal (en  particulier,  le  chap.  IV  du  livre  I")- 


DES  IDÉES  ABSTRAITES.  241 

avant  qu'il  n'ait  pris,  pour  ainsi  dire,  confiance  dans  ses 
découvertes  ?  Tout  le  calcul  des  valeurs  négatives,  imagi- 
naires, infinitésimales,  n'est-il  que  le  résultat  de  règles 
admises  par  conventions  arbitraires  ;  ou  toutes  ces  pré- 
tendues conventions  ne  sont-elles  que  l'expression  néces- 
saire de  rapports  que  l'esprit  est  certainement  obligé  (at- 
tendu leur  nature  idéale  et  purement  intelligible)  de  repré- 
senter par  des  signes  de  forme  arbitraire,  mais  qu'il  n'in- 
vente point  au  gré  de  son  caprice,  ou  par  la  seule  nécessité 
de  sa  propre  nature,  et  qu'il  se  borne  à  saisir,  tels  que  la  na- 
ture des  choses  les  lui  offre,  en  vertu  de  la  faculté  de  généra- 
liser et  d'abstraire  qui  lui  a  été  départie?  Voilà  ce  qui  partage 
les  géomètres  en  sectes;  voilà  le  fond  de  la  philosophie  des 
mathématiques  comme  de  toute  philosophie.  Tout  cela,  re- 
marquons-le bien,  ne  touche  point  à  la  partie  positive  et 
vraiment  scientifique  de  la  doctrine.  Tous  les  géomètres 
appliqueront  aux  symboles  des  valeurs  négatives,  imaginaires, 
infinitésimales,  les  mêmes  règles  de  calcul,  obtiendront  les 
mêmes  formules,  quelque  opinion  philosophique  qu'ils  se 
soient  faite  sur  l'origine  et  sur  l'interprétation  de  ces  sym- 
boles :  mais,  ce  qui  n'intéresse  pas  la  doctrine  au  point  de 
vue  des  règles  positives  et  des  applications  pratiques,  est 
précisément  ce  qui  contient  la  raison  de  l'enchaînement  et 
des  rapports  des  diverses  parties  de  la  doctrine. 

Démontrer  logiquement  que  certaines  idées  ne  sont  point 
de  pures  fictions  de  l'esprit,  n'est  pas  plus  possible  qu'il  ne 
l'est  de  démontrer  logiquement  l'existence  des  corps  (151)  ; 
et  cette  double  impossibilité  n'arrête  pas  plus  les  progrès  des 
mathématiques  positives  que  ceux  de  la  physique  positive. 
Mais  il  y  a  cette  différence,  que  la  foi  à  l'existence  des  corps 
fait  partie  de  notre  constitution  naturelle  :  tandis  qu'il 
faut  se  familiariser,  par  la  culture  des  sciences,  avec  le  sens 
et  la  valeur  des  hautes  abstractions  qu'on  y  rencontre. 
C'est  ce  qu'exprime  ce  mot  commun,  attribué  à  d'Alembert  : 
Allez  en  avant,  et  la  foi  vous  viendra  ;  non  pas  une  foi  aveugle, 
machinale,  produit  irréfléchi  de  l'habitude,  mais  un  acquies- 
cement de  l'esprit,  fondé  sur  la  perception  simultanée  d'un 
ensemble  de  rapports  qui  ne  peuvent  que  successivement 
frapper  l'attention  du  disciple,  et  d'où  résulte  un  faisceau 
d'inductions  auxquelles  la  raison  doit  se  rendre,  en  l'absence 

16 


242  CHAPITRE  XI. 

d'une  démonstration  logique  que  la  nature  des  choses  rend 
impossible. 

157.  —  Nous  allons  passer  à  cette  autre  catégorie  d'idées 
abstraites  auxquelles  l'esprit  s'élève  par  voie  de  synthèse, 
afin  de  relier  dans  une  unité  systématique  les  apparences 
variables  des  choses  qui  sont  l'objet  immédiat  de  ses  intui- 
tions. Ce  sont  là  les  idées  ou  les  conceptions  auxquelles 
nous  attribuons  le  nom  à'enlilés  :  et  afin  de  ne  pas  trop 
effaroucher  quelques  lecteurs  par  un  mot  qui  rappelle  au- 
tant la  barbarie  scolastique,  il  sera  à  propos  de  choisir  d'abord 
les  exemples  les  plus  palpables,  et  de  montrer  comment 
l'entité  intervient  pour  la  conception  des  phénomènes  qui 
tombent  le  plus  immédiatement  sous  les  sens. 

Si  nous  imprimons  un  ébranlement  à  un  point  de  la  sur- 
face d'une  masse  liquide,  nous  donnons  naissance  à  une 
onde  dont  nous  suivons  des  yeux  la  propagation  en  tout 
sens,  à  partir  du  centre  d'ébranlement.  Cette  onde  a  une  vitesse 
de  propagation  qui  lui  est  propre,  et  qu'il  ne  faut  pas  con- 
fondre avec  les  vitesses  de  chacune  des  particules  fluides 
qui  successivement  s'élèvent  et  s'abaissent  un  peu,  au- 
dessus  et  au-dessous  du  plan  de  niveau  qui  les  contient 
dans  l'état  de  repos.  Ces  mouvements  de  va-et-vient  imprimés 
aux  particules  matérielles  restent  très  petits  et  à  peine  mesu- 
rables ;  tandis  que  l'onde  chemine  toujours  dans  le  même 
sens,  jusqu'à  de  grandes  distances,  avec  une  vitesse  que  nous 
apprécions  parfaitement  sans  instruments,  et  que  nous 
pouvons  mesurer  de  la  manière  la  plus  exacte  en  nous 
aidant  d'instruments  convenables.  Si  plusieurs  points  de 
la  surface,  éloignés  les  uns  des  autres,  deviennent  en  même 
temps  des  centres  de  mouvements  ondulatoires,  nous  ver- 
rons plusieurs  systèmes  d'ondes  se  rencontrer,  se  croiser 
sans  se  confondre.  Tout  cela  nous  autorise  bien  à  concevoir 
l'idée  de  l'onde,  comme  celle  d'un  objet  d'observation  et 
d'étude,  qui  a  sa  manière  d'être,  ses  lois,  ses  caractères 
ou  attributs,  tels  que  celui  d'une  vitesse  de  propagation  me- 
surable. Cependant  l'onde  n'est  vraiment  qu'une  entité  : 
la  réalité  matérielle  ou  substantielle  appartient  aux  molé- 
cules qui  deviennent  successivement  le  siège  de  mouvements 
oscillatoires.  La  conception  systématique  du  mode  de  suc- 
cession  et  de  liaison    de    ces    mouvements,  voilà   l'idée  de 


DES  ENTITÉS.  243 

l'onde  :  mais  cette  idée  n'a  pas  une  origine  arbitraire  ;  elle 
nous  est  immédiatement  suggérée  par  la  perception  sensible  ; 
elle  entre  comme  élément  dans  l'explication  rationnelle  de 
tous  les  phénomènes  qui  résultent  de  la  propagation  des 
mouvements  ondulatoires  ;  c'est  une  entité  qu'on  peut  nom- 
mer naturelle  ou  rationnelle,  par  opposition  aux  entités 
artificielles  ou  logiques. 

158.  —  Je  suppose  qu'un  naturaliste  ou  un  ingénieur 
prenne  pour  objet  de  ses  études  le  Rhône  ;  qu'il  nous  donne 
l'histoire  de  ce  fleuve,  de  ses  déviations,  de  ses  crues,  des 
modifications  brusques  ou  lentes  apportées  au  régime  de 
ses  eaux,  des  propriétés  qui  les  distinguent,  des  espèces 
animales  qui  les  peuplent  :  ne  devra-t-il  pas  craindre  qu'on 
ne  plaigne  tant  de  travail  mal  à  propos  dépensé  pour  ce  qui 
n'est  après  tout  qu'une  entité,  un  signe,  flalus  vocis  ?  C'est 
l'histoire  de  chaque  goutte  d'eau  qu'il  faudrait  nous  don- 
ner ;  c'est  la  goutte  d'eau  qu'il  faudrait  suivre  dans  l'at- 
mosphère, dans  la  mer  et  dans  les  divers  courants  où  le 
hasard  de  sa  destinée  la  porte  tour  à  tour;  parce  que  la  goutte 
d'eau  est  l'objet  doué  de  réalité  substantielle  ;  parce  que  le 
Rhône,  si  on  le  considère  comme  une  collection  de  gouttes 
d'eau,  est  un  objet  qui  change  sans'  cesse  ;  tandis  que  c'est 
un  objet  sans  réalité,  si,  pour  sauver  l'unité  historique,  on 
le  regarde  comme  un  objet  qui  persiste,  après  que  toutes  les 
gouttes  d'eau  ont  été  remplacées  par  d'autres  ^. 

Dans  le  cas  que  nous  citons,  l'objection  serait  ridicule 
et  probablement  ne  viendrait  à  l'idée  de  personne  :  on  lira 
avec  intérêt  et  instruction  la  monographie  du  Rhône,  comme 
on  lirait  avec  curiosité  et  intérêt  scientifique  celle  de  ce 
vent  singulier  qui  parcourt  les  mêmes  contrées,  et  qui  est 

*  L'exemple  que  nous  prenons  a  fourni  aux  anciens  une  de  leurs  com- 
paraisons familières.  «  C'est  une  question,  dit  Aristote  (Politique,  liv.  III, 
ch.  4),  de  savoir  si  l'État  persiste  à  être  le  même,  tant  qu'il  conserve  le 
même  nombre  d'habitants,  malgré  la  mort  des  uns  et  la  naissance  des 
autres,  comme  les  fleuves  et  les  fontaines  dont  l'eau  s'écoule  sans  cesse 
pour  faire  place  à  l'eau  qui  succède.  »  —  «  Ainsi,  dit  encore  un  métaphy- 
sicien du  moyen  âge,  Jean  de  Salisbury,  les  espèces  des  choses  demeurent 
les  mêmes  dans  les  individus  passagers,  comme  dans  les  eaux  qui  coulent, 
le  courant  en  mouvement  demeure  un  fleuve,  car  on  dit  que  c'est  le  même 
fleuve,  d'où  ce  mot  de  Sénèque  :  Nous  descendons  et  ne  descendons  pas 
deux  fois  le  même  fleuve.  »  Plutarque  cite  la  même  comparaison,  en 
l'attribuant  à  Heraclite  :  «  Ilo-za[iS)  yàp  otjx  éaTtv  i\i.6r\ya.i  ôtç  tm  aûxài, 
xaô'   'Hpâx),.  »  De  et  ap.  Delph.  18." 


244  CHAPITRE  XI. 

connu  sous  le  nom  de  Mistral.  On  ne  prendra  pas  les  poètes 
au  sérieux  quand  ils  personnifient  les  fleuves  et  les  vents  ; 
mais,  nonobstant  les  subtilités  de  la  dialectique,  on  ne  prendra 
pas  non  plus  les  vents  ou  les  fleuves  pour  des  abstractions 
qui  n'auraient  de  support  que  celui  que  leur  prête  un  signe, 
un  son  fugitif.  Les  vents  et  les  fleuves  sont  des  objets  de 
connaissance  vulgaire  comme  de  théories  scientifiques  ; 
et  de  tels  objets  ne  peuvent  être,  ni  des  images  poétiques, 
ni  de  simples  signes  logiques. 

Effectivement,  un  fleuve  comme  le  Rhône,  un  courant 
marin  comme  le  Gidf-Slream,  un  vent  caractérisé  dans 
son  allure  comme  le  Mistral,  appartiennent  à  la  catégorie 
des  entités  dont  la  notion  résulte,  soit  de  la  perception 
d'une  forme  permanente  malgré  les  changements  de  matière, 
ou  d'une  forme  dont  les  variations  sont  indépendantes  du 
changement  de  matière  ;  soit  de  la  perception  d'un  lien 
systématique  qui  persiste,  quels  que  soient  les  objets  indi- 
viduels accidentellement  entraînés  à  faire  partie  du  système  ; 
ou  d'un  Uen  qui  se  modifie  par  des  causes  indépendantes 
de  celles  qui  imposent  des  modifications  aux  objets  indivi- 
duels (20).  Ce  sont  là  des  entités,  mais  des  entités  ration- 
nelles, qui  ne  tiennent  pas  à  notre  manière  de  concevoir  et 
d'imaginer  les  choses,  et  qui  ont  au  contraire  leur  fonde- 
ment dans  la  nature  des  choses,  au  même  titre  que  l'idée 
de  substance  qui  n'est  elle-même  qu'une  entité  (135). 

159.  —  A  côté  de  ces  entités,  il  y  en  a  de  manifestement 
artificielles.  Ainsi,  par  exemple,  on  s'occupe  en  géographie 
physique,  non  seulement  des  fleuves,  mais  de  ce  qu'on  a 
nommé  les  bassins  des  fleuves  ;  et  quelques  auteurs  mo- 
dernes ont  poussé  jusqu'à  la  minutie  la  distribution  systé- 
matique des  terres  en  bassins  de  divers  ordres,  d'après  la 
distribution  des  cours  d'eau  qui  les  arrosent.  Or,  si  parmi 
ces  bassins  il  y  en  a  de  très  nettement  dessinés  par  la  confi- 
guration du  terrain  et  par  tous  leurs  caractères  physiques, 
d'autres,  en  plus  grand  nombre,  ne  sont  que  des  conceptions 
artificielles  des  géographes,  et  des  lignes  de  démarcation  arbi- 
traires entre  des  territoires  que  rien  ne  divise  naturellement. 

Il  se  peut,  comme  on  l'a  soutenu  dans  certaines  écoles 
médicales,  que  les  nosographes  aient  abusé  des  entités  ; 
qu'en  systématisant,  sous  le  nom  de  fièvre  ou  sous  tout  autre, 


DES  ENTITÉS.  245 

certains  phénomènes  morbides,  ils  aient  fait  une  systéma- 
tisation artificielle  et  dangereuse  par  ses  conséquences, 
si  elle  les  a  conduits  à  perdre  de  vue  l'altération  des  organes 
où  est  le  siège  du  mal,  pour  attaquer  la  fièvre  à  la  manière 
d'un  ennemi  qu'il  faut  étreindre  et  terrasser.  Mais,  suppo- 
sons qu'il  y  ait  au  contraire  une  affection  morbide,  telle  que 
le  choléra  ou  la  variole,  bien  caractérisée  dans  ses  sym- 
ptômes, dans  son  allure,  dans  ses  périodes  d'invasion,  de  pro- 
grès et  de  décroissance,  soit  que  l'on  en  considère  l'action 
sur  les  individus  ou  sur  les  masses  :  on  n'abusera  pas  plus 
de  l'abstraction  en  érigeant  en  entités,  de  telles  affections 
morbides,  en  faisant  la  monographie  du  choléra  et  de  la 
variole,  qu'en  faisant  la  monographie  d'un  vent  ou  d'un 
fleuve.  Car,  dans  l'hypothèse,  il  y  aura  pour  le  choléra  une 
marche  et  une  allure  générales,  qui  ne  seront  pas  modifiées 
ou  qui  ne  subiront  que  des  modifications  d'un  ordre  secon- 
daire, selon  les  dispositions  des  populations  ou  des  individus 
accidentellement  soumis  à  son  invasion  :  comme  la  marche 
et  l'allure  du  Mistral  ne  dépendent  pas  sensiblement  des 
circonstances  accidentelles  qui  ont  amené  telle  ou  telle  mo- 
lécule d'air  dans  la  région  où  ce  vent  domine. 

En  général,  la  critique  philosophique  des  sciences,  où  des 
entités  paraissent  sans  cesse  sous  des  noms  vulgaires  ou 
techniques,  la  critique  même  de  la  connaissance  vulgaire 
ou  élémentaire,  telle  qu'elle  est  exprimée  par  les  formes  de 
la  langue  commune,  consisteront  à  faire,  autant  que  possible, 
le  départ  entre  les  entités  artificielles  qui  ne  sont  que  des 
signes  logiques,  et  les  entités  fondées  sur  la  nature  et  la  raison 
des  choses,  les  véritables  êtres  de  raison,  pour  employer 
une  expression  vulgaire,  mais  d'un  sens  vrai  et  profond, 
quand  on  l'entend  bien.  A  mesure  que  les  progrès  de  l'ob- 
servation et  les  développements  des  théories  scientifiques 
suggéreront  à  l'esprit  la  conception  d'entités  d'un  ordre 
de  plus  en  plus  élevé,  la  comparaison  des  faits  observés 
et  les  inductions  qui  en  ressortent  devront  fournir  à  la  raison 
les  motifs  des  jugements  par  lesquels  elle  prononcera,  tan- 
tôt que  ces  entités  sont  de  pures  fictions  logiques,  tantôt 
qu'elles  ont  un  fondement  dans  la  nature  et  qu'elles  dési- 
gnent bien  les  causes  purement  intelhgibles  des  phénomènes 
qui   tombent  sous   nos   sens. 


246  CHAPITRE  XL 

160.  —  Il  y  a  une  catégorie  d'entités  ou  d'idées  abstraites 
qui  mérite  une  attention  particulière,  et  dont  en  effet 
les  logiciens  de  l'antiquité  et  du  moyen  âge  se  sont  parti- 
culièrement occupés  :  c'est  la  catégorie  des  universaux 
(comme  disaient  les  scolastiques),  ou  celle  qui  comprend 
les  idées  de  classes,  de  genres,  d'espèces,  hiérarchiquement 
ordonnées  suivant  leur  degré  de  généralité  ;  l'espèce  étant 
subordonnée  au  genre  comme  l'individu  à  l'espèce,  et  ainsi 
de  suite.  Or,  la  distinction  entre  l'abstraction  artificielle  ou 
logique  et  l'abstraction  naturelle  ou  rationnelle  n'est  nulle 
part  plus  évidente  que  dans  cette  catégorie  d'idées  abs- 
traites. 

La  classification  proprement  dite  est  une  opération  de 
l'esprit  qui,  pour  la  commodité  des  recherches  ou  de  la 
nomenclature,  pour  le  secours  de  la  mémoire,  pour  les  be- 
soins de  l'enseignement,  ou  dans  tout  autre  but  relatif  à 
l'homme,  groupe  artificiellement  des  objets  auxquels  il 
trouve  quelque  caractère  commun,  et  donne  au  groupe 
artificiel  ainsi  formé  une  étiquette  ou  un  nom  générique. 
D'après  le  même  procédé,  ces  groupes  artificiels  peuvent 
se  distribuer  en  groupes  subalternes,  ou  se  grouper  à  leur 
tour  pour  former  des  collections  et  en  quelque  sorte  des 
unités  d'ordre  supérieur.  Telle  est  la  classification  au  point 
de  vue  de  la  logique  pure  ;  et  l'on  peut  citer  comme  exemples 
de  classifications  artificielles,  celles  des  bibliographes  que 
chacun  modifiera  d'après  ses  convenances  en  faisant  le 
catalogue  de  sa  propre  bibliothèque. 

Mais,  d'un  autre  côté,  la  nature  nous  offre,  dans  les  in- 
nombrables espèces  d'êtres  vivants,  et  même  dans  les  objets 
inanimés,  des  types  spécifiques  qui  assurément  n'ont  rien 
d'artificiel  ni  d'arbitraire,  que  l'esprit  humain  n'a  pas 
inventés  pour  sa  commodité,  et  dont  il  saisit  très  bien  l'exis- 
tence idéale,  même  lorsqu'il  éprouve  de  l'embarras  à  les 
définir  ;  de  même  que  nous  croyons,  sur  le  témoignage  des 
sens,  à  l'existence  d'un  objet  physique  avant  de  l'avoir  vu 
d'assez  près  pour  en  distinguer  nettement  les  contours,  et 
surtout  avant  d'avoir  pu  nous  rendre  compte  de  sa  structure. 
Ces  types  spécifiques  sont  le  principal  objet  de  la  connais- 
sance scientifique  de  la  nature,  par  la  raison  que  dans  ces 
espèces  ou  dans  ces  groupes  naturels,  les    caractères   con- 


DES  IDÉES  DE  GENRE  ET  D'ESPÈCE.        247 

stants  qui  sont  le  fondement  de  l'association  spécifique  ou 
générique,  dominent  et  dépassent  de  beaucoup  en  impor- 
tance les  caractères  accidentels  ou  particuliers  qui  distin- 
guent les  uns  des  autres  les  individus  ou  les  espèces  infé- 
rieures. Enfin,  comme  il  y  a  des  degrés  dans  cette  domina- 
tion et  dans  cette  supériorité  des  caractères  les  uns  par 
rapport  aux  autres,  il  doit  arriver  et  il  arrive  que  des  genres 
nous  apparaissent  comme  plus  naturels  que  d'autres,  et  que 
les  classifications  auxquelles  nous  sommes  dans  tous  les 
cas  obligés  d'avoir  recours  pour  le  besoin  de  nos  études, 
offrent  le  plus  souvent  un  mélange  d'abstractions  naturelles 
et  d'abstractions  artificielles,  sans  qu'il  soit  facile  ni  même 
possible  de  marquer  nettement  le  passage  des  unes  aux 
autres.  Un  exemple  physique,  où  le  mot  de  groupe  sera  pris 
dans  son  acception  matérielle,  préparera  peut-être  mieux 
à  l'intelligence  de  ces  rapports  abstraits  entre  les  groupes 
que  la  pensée  conçoit  sous  les  noms  de  genre  et  d'espèces. 
161.  —  On  sait  que  les  astronomes  ont  groupé  les  étoiles 
par  constellations,  soit  d'après  de  vieilles  traditions  mytho- 
logiques, soit  par  imitation,  ou  dans  un  but  de  commodité 
pratique,  bien  ou  mal  entendue,  pour  la  portion  de  la  sphère 
étoilée,  inconnue  à  l'antiquité  classique.  Voilà  des  groupes 
manifestement  artificiels,  où  les  objets  individuels  se  trou- 
vent associés,  non  selon  leurs  vrais  rapports  de  grandeurs, 
de  distances  ou  de  propriétés  physiques,  mais  parce  qu'ils 
se  trouvent  fortuitement  à  notre  égard  sur  les  prolongements 
de  rayons  visuels  peu  inclinés  les  uns  sur  les  autres.  Sup- 
posons maintenant  qu'on  observe  au  télescope,  comme 
l'a  fait  Herschell,  certains  espaces  très  petits  de  la  sphère 
céleste,  espaces  bien  isolés  et  bien  distincts,  où  des  étoiles 
du  même  ordre  de  grandeur  (ou  plutôt  de  petitesse)  appa- 
rente se  trouvent  accumulées  par  myriades  :  on  n'hésitera 
pas  à  admettre  que  ces  étoiles  forment  autant  de  groupes 
naturels  ou  de  systèmes  particuliers  ;  quoique  nous  n'ayons 
que  peu  ou  point  de  renseignements  sur  la  nature  et  l'origine 
de  leurs  rapports  systématiques.  On  ne  sera  pas  tenté  d'at- 
tribuer cette  accumulation  apparente  à  une  illusion  d'op- 
tique et  à  un  hasard  singulier  qui  aurait  ainsi  rapproché 
les  rayons  visuels  qui  vont  de  notre  œil  à  toutes  ces  étoiles  ; 
tandis  qu'en  réalité  les  étoiles  d'un  même  groupe  seraient 


248  CHAPITRE  XL 

distribuées  dans  les  espaces  célestes,  à  des  distances  com- 
parables à  celles  qui  séparent  les  étoiles  appartenant  à  des 
groupes  différents.  Tout  cela  est  géométriquement  possible, 
mais  n'est  pas  physiquement  admissible.  Une  fois  con- 
vaincus qu'il  s'agit  d'un  groupement  réel  des  étoiles  dans 
les  espaces  célestes,  et  non  pas  seulement  d'un  groupement 
apparent  sur  la  sphère  céleste,  nous  repousserons  encore 
l'idée  que  ce  rapprochement  soit  dû  à  un  hasard  d'une  autre 
sorte,  et  nous  croirons  que  des  liens  de  solidarité  quelconques 
existent  entre  les  étoiles  d'un  même  groupe;  que,  par 
exemple,  les  étoiles  du  groupe  A  ne  se  trouveraient  pas 
ainsi  condensées,  si  les  causes  qui  ont  déterminé  pour 
chacune  le  Heu  qu'elle  occupe  ne  dépendaient  par  les  unes 
des  autres,  plus  qu'elles  ne  dépendent  des  causes  qui  ont 
opéré  la  distribution  des  étoiles  dans  le  groupe  B  ou  dans 
les  autres  groupes. 

Après  que  l'étude  télescopique  du  ciel  aura  donné  cette 
notion  d'amas  d'étoiles,  et  d'amas  non  fortuits  ou  de  con- 
stellations naturelles,  on  pourra  reconnaître  (comme  l'a  fait 
encore  Herschell)  que  les  étoiles  les  plus  brillantes,  qui 
nous  offrent  l'apparence  d'une  dissémination  irrégulière 
sur  la  sphère  céleste,  forment  très  probablement  avec  notre 
soleil  un  de  ces  groupes  ou  l'une  de  ces  constellations  natu- 
relles :  celle  dont  la  richesse  et  l'immensité  suffisent,  et  au 
delà,  à  l'imagination  des  poètes,  mais  qui  s'absorbe  à  son 
tour  dans  une  autre  immensité  que  révèle  l'étude  scienti- 
fique   du    monde. 

Remarquons  maintenant  (et  ceci  est  un  point  bien  essen- 
tiel) que  l'esprit  conçoit  sans  peine  une  infinité  de  nuances 
entre  la  dissémination  complètement  irréguUère  et  fortuite, 
celle  qui  ne  permettrait  d'établir  que  des  groupes  purement 
artificiels  ;  et  l'accumulation  en  groupes  bien  tranchés, 
parfaitement  isolés,  très  distants  les  uns  des  autres  :  laquelle, 
ne  pouvant  être  considérée  comme  fortuite,  et  accusant 
au  contraire  l'existence  d'un  lien  de  soUdarité  entre  les 
causes  sous  l'influence  desquelles  chaque  individu  a  pris 
sa  place,  nous  donne  l'idée  de  systèmes  parfaitement  na- 
turels. Il  y  a  des  nuances  sans  nombre  entre  ces  états  ex- 
trêmes, parce  que  les  liens  de  solidarité  peuvent  aller  en 
se  resserrant  ou  en  se  relâchant  graduellement,  et  parce  que 


DES  IDÉES  DE  GENRE  ET  D'ESPÈCE.        249 

la  part  d'influence  des  causes  accidentelles  et  fortuites  peut 
se  combiner  en  proportions  variables  avec  la  part  d'in- 
fluence des  causes  constantes  et  solidaires.  Si  donc  nous 
sommes  forcés,  par  la  nature  de  nos  méthodes,  d'établir 
partout  des  circonscriptions  et  des  groupes,  nous  pourrons 
diriger  ce  travail  de  manière  à  nous  rapprocher  le  plus  pos- 
sible des  conditions  d'une  distribution  naturelle  ;  mais  il 
y  aura  des  groupes  moins  naturels  que  d'autres  ;  et  l'ex- 
pression des  rapports  naturels  se  trouvera  inévitablement 
compUquée  de  liens  artificiels,  introduits  pour  satisfaire 
aux  exigences  de  la  méthode. 

162.  —  Il  n'est  pas  nécessaire  que  les  objets  individuels 
soient  en  grand  nombre,  pour  que  des  groupes  naturels 
se  dessinent.  Il  a  suffi  de  la  découverte  de  quelques  nou- 
velles planètes  pour  suggérer  l'idée  de  la  distribution  des  pla- 
nètes en  trois  groupes  ou  étages  :  un  groupe  ou  étage  moyen, 
parfaitement  marqué,  comprenant  les  planètes  télescopiques 
que  rapprochent  à  la  fois  leurs  caractères  physiques,  la 
petitesse  de  leurs  masses  et  la  presque  égalité  des  grands 
axes  de  leurs  orbites  (43)  ;  un  étage  inférieur  formé  de  notre 
Terre  et  des  trois  planètes  qui,  pour  les  dimensions  et  la 
vitesse  de  rotation  diurne,  sont  comparables  à  la  Terre  ; 
enfin  un  étage  supérieur  comprenant  maintenant  quatre 
planètes,  dont  l'une,  la  plus  éloignée,  est  encore  trop  peu 
connue,  mais  dont  les  trois  autres  se  ressemblent  beaucoup 
par  la  grosseur  de  leur  masse,  la  rapidité  de  leur  rotation 
et  leur  cortège  de  satellites.  De  même,  dès  que  le  nombre  des 
radicaux  chimiques  s'est  accru,  on  a  vu  se  dessiner  parmi 
eux  des  groupes  très  naturels,  quoique  peu  nombreux  en 
individus,  tels  que  le  groupe  qui  comprend  les  radicaux 
de  la  potasse  et  de  la  soude,  ou  tels  encore  que  celui  qui 
comprend  le  chlore  et  ses  analogues  ;  tandis  que  d'autres 
radicaux  restent  isolés  ou  ne  peuvent  être  rapprochés  les 
uns  des  autres  que  par  des  caractères  arbitrairement  choisis, 
selon  le  système  artificiel  de  classification. 

163.  —  Les  types  génériques  et  les  classifications  des 
naturalistes  donnent  lieu  à  des  remarques  parfaitement 
analogues.  Un  genre  est  naturel,  lorsque  les  espèces  du  genre 
ont  tant  de  ressemblances  entre  elles,  et  par  comparaison 
différent  tellement  des  espèces  qui  appartiennent  aux  genres 


250  CHAPITRE  XL 

les  plus  voisins,  que  ce  rapprochement  d'une  part,  cet  éloi- 
gnement  de  l'autre  ne  peuvent  avec  vraisemblance  être  mis 
sur  le  compte  du  jeu  fortuit  de  causes  qui  auraient  fait 
varier  irrégulièrement,  d'une  espèce  à  l'autre,  les  types  d'or- 
ganisation. Il  faut  qu'il  y  ait  eu  un  lien  de  solidarité  entre 
les  causes,  quelles  qu'elles  soient,  qui  ont  constitué  les  espèces 
du  genre  ;  ou  plutôt  on  conçoit  que  ces  causes  se  décom- 
posent en  deux  groupes  :  un  groupe  de  causes  dominantes, 
les  mêmes  pour  toutes  les  espèces  du  genre,  et  qui  déter- 
minent le  type  générique  ;  et  un  groupe  de  causes  subordon- 
nées aux  précédentes,  mais  variables  d'une  espèce  à  l'autre, 
lesquelles  déterminent  les  différences  spécifiques. 

Si  le  genre  est  considéré  à  son  tour  comme  espèce  d'un 
genre  supérieur,  auquel,  pour  fixer  les  idées,  nous  donne- 
rons le  nom  de  classe,  on  pourra  dire  de  la  classe  et  du  genre 
tout  ce  qui  vient  d'être  dit  du  genre  et  de  l'espèce  ^.  Alors 
la  classe  et  le  genre  seront  pareillement  naturels,  s'il  résulte 
de  la  comparaison  des  espèces,  qu'on  doit  concevoir  l'ensem- 
ble des  causes  qui  ont  déterminé  la  constitution  de  chaque 
espèce,  comme  se  décomposant  en  trois  groupes  hiérar- 
chiquement ordonnés  :  d'abord  un  groupe  de  causes  aux- 
quelles toutes  les  autres  se  subordonnent,  et  qui,  étant 
constantes  pour  chaque  genre,  et  par  conséquent  pour  toutes 
les  espèces  de  chaque  genre,  ont  déterminé  l'ensemble  des 
caractères  fondamentaux  qui  constituent  la  classe  ;  puis 
des  groupes  de  causes  subordonnées  aux  précédentes, 
et  constantes  pour  toutes  les  espèces  du  même  genre,  mais 
variables  d'un  genre  à  l'autre,  et  qui,  jointes  aux  précéden- 
tes, constituent  les  types  génériques  ;  enfin  des  causes  d'un 
ordre  plus  inférieur  encore,  et  qui,  en  se  subordonnant 
aux  précédentes,  ainsi  qu'on  l'a  dit,  achèvent  de  constituer 
les   types   spécifiques. 

Dans    le  système    régulier    de    classification    auquel    nous 

'  L'intelligence  créatrice  universelle  a  les  mêmes  rapports  avec  la  pro- 
duction des  choses  naturelles,  que  notre  intelligence  avec  les  conceptions 
de  genre  et  d'espèce.  »  Giordano  Bruno,  Dialoghi  de  la  causa,  principio 
e  uno,  1584. 

«  Les  divers  organismes  sont  unis  aussi  par  un  lien  supérieur,  qui 
réside  au  fond  de  leur  création,  et  qui  les  a  distribués  en  classes,  ordres, 
familles,  genres,  espèces.  Le  genre  n'existe  que  dans  les  espèces  indépen- 
dantes les  unes  des  autres,  et  non  comme  organisme  qui  procrée  ces 
espèces.  »  J.  MuLLER,  Manuel  de  Physiologie,  liv.  vi,  sect.  i,  ch.  i. 


DES  IDÉES  DE  GENRE  ET  D'ESPÈCE.        251 

soumettons  les  êtres,  pour  la  symétrie  et  la  commodité  de 
nos  méthodes,  le  genre  peut  être  naturel  et  la  classe  arti- 
ficielle, ou  réciproquement.  Il  n'y  a  pas,  dans  le  règne  ani- 
mal, de  classe  plus  naturelle  que  celle  des  oiseaux  ;  mais 
malgré  cela,  ou  même  à  cause  de  cela,  il  y  a  dans  la  classe 
des  oiseaux  plus  d'un  genre  sur  lequel  les  naturalistes  ne 
sont  pas  d'accord,  et  qu'on  peut  véhémentement  soupçonner 
d'être  un  genre  artificiel.  Un  genre  est  artificiel,  lorsque  la 
distribution    des  variétés  de  formes  entre  les    espèces   que 
ce  genre  comprend,  n'a  rien  qui  ne  puisse  être  raisonnable- 
ment attribué  au  jeu  fortuit  de  causes  variant  irrégulière- 
ment d'une  espèce  à  l'autre.  Alors  il  manque  un  terme  dans 
la  série  d'échelons  que  nous  avons  indiquée  ;  et  aux  causes 
fondamentales  qui  déterminent  le  type  de  la  classe  (le  type 
de   l'oiseau,    par   exemple),    viennent   se   subordonner   sans 
intermédiaire  les  causes  qui  varient  en  toute  liberté  d'une 
espèce    à   l'autre,    et   qui   produisent   les    différences   spéci- 
fiques. 

164.  —  Il  peut  y  avoir  et  il  y  a  d'ordinaire  un  plus  grand 
nombre  d'échelons  que  nous  ne  l'avons  indiqué.  D'ailleurs 
la  conception  même  de  ces  échelons  n'est  qu'une  image  im- 
parfaite,  et  l'on  observe  dans  la  subordination  et  l'enche- 
vêtrement des  causes  naturelles,  des  nuances  sans  nombre 
que   nos   nomenclatures    et  nos    classifications   ne   peuvent 
exprimer.  De  là  un  mélange  inévitable  d'abstractions  ration- 
nelles, qui  ont  leur  type  ou  leur  fondement  dans  la  nature 
des     choses,     et    d'abstractions     artificielles    ou    purement 
logiques  dont  on  se  sert  comme  d'instruments,  mais  qui, 
en  tant  qu'objets  directs  de  connaissance  et  d'étude,  man- 
queraient de  cette  dignité  théorique  par  laquelle  sont  excités 
et  soutenus  les  esprits  élevés.  C'est  à  démêler  les  abstrac- 
tions   artificielles,    introduites    dans    les   sciences    naturelles 
pour  la  commodité  de  l'étude,  d'avec  les   abstractions  ra- 
tionnelles par  lesquelles  notre  esprit  saisit    et  exprime  les 
traits  dominants  du  plan  de  la  nature,  que  tendent  les  tra- 
vaux des  naturahstes  les  plus  éminents  :  c'est  dans  cette 
critique  que  consiste  principalement  la  philosophie  des  sciences 
naturelles.   La   difficulté  d'y  réussir   complètement  tient  à 
la  continuité  des  plans  de  la  nature,  ainsi  qu'à  la  variété 
infinie  des  causes  modificatrices,  dont  nous  ne  pouvons  trouver 


252  CHAPITRE  XL 

dans   les   signes   du   langage   qu'une   expression   imparfaite, 
comme  cela  sera  expliqué  plus  loin. 

L'un  des  caractères  les  plus  remarquables  des  travaux 
scientifiques  accomplis  depuis  près  d'un  siècle,  a  été  cette 
tendance  à  s'éloigner  de  plus  en  plus  des  classifications  arti- 
ficielles, pour  accommoder  de  mieux  en  mieux  les  clas- 
sifications à  l'expression  des  rapports  naturels  entre  les 
objets  classés,  même  aux  dépens  de  la  commodité  pratique. 
En  botanique,  en  zoologie,  où  les  objets  à  classer  sont  si 
nombreux,  d'organisations  si  complexes,  susceptibles  par 
conséquent  d'être  comparés  sous  tant  de  faces,  ce  mouve- 
ment imprimé  aux  travaux  de  classification  devait  se  mani- 
fester d'abord  :  mais  il  a  successivement  gagné  toutes  les 
branches  du  savoir  humain.  Nous  citions  tout  à  l'heure 
des  exemples  pris  dans  l'astronomie  et  dans  la  chimie  ; 
nous  pourrions  en  prendre  d'autres  dans  la  linguistique, 
dans  cette  science  toute  récente  et  si  digne  d'intérêt,  dont 
l'objet  est  de  mettre  en  relief  les  affinités  naturelles  et  les 
liens  de  parenté  des  idiomes  :  témoignages  précieux  de  la 
généalogie  et  des  alUances  des  races  humaines,  pour  des 
temps  sur  lesquels  l'histoire  et  les  monuments  sont  muets. 

165.  —  Dans  les  écoles  philosophiques  du  moyen  âge,  à 
une  époque  où  le  scepticisme,  contenu  par  la  foi  religieuse, 
ne  pouvait  pas  plus  porter  sur  les  données  fondamentales 
de  la  connaissance  et  de  l'expérience  sensible  que  sur  les 
bases  de  la  morale,  c'était  sur  la  consistance  objective  des 
idées  abstraites,  des  conceptions  rationnelles,  des  fictions 
logiques,  que  la  dialectique  devait  s'épuiser.  De  là  des  con- 
troverses fameuses  et  des  sectes  sans  nombre,  que  l'on  a 
rangées  sous  trois  principales  rubriques,  le  réalisme,  le  nomi- 
nalisme,  et  le  conceplualisme  ;  quoique  cette  division  tri- 
partite  n'ait  rien  de  nettement  tranché,  et  qu'elle  indique 
seulement  en  gros  l'existence  de  deux  partis  extrêmes  et 
d'un  parti  mitoyen,  susceptible  de  se  fractionner,  ainsi 
qu'il  arrive  toujours  dans  ces  longues  querelles  qui  divi- 
sent les  hommes  et  qui  ne  cessent  que  par  l'épuisement  des 
partis.  Certes,  nous  ne  voulons  pas  reprendre  après  tant 
d'autres  ce  sujet  stérile  et  épineux,  parcourir  encore  une 
fois,  au  risque  de  nous  y  égarer  avec  nos  lecteurs,  ce  dédale 
de  subtilités  et  d'équivoques  :  mais  il  est  bon  d'en  signaler 


DES  IDÉES  DE  GENRE  ET  D'ESPÈCE.        253 

l'origine  et  le  point  de  départ,  et  de  juger  du  principe  par 
les  conséquences,  par  le  trouble  qu'il  a  produit,  et  les  inter- 
minables contradictions  qu'il  a  soulevées. 

L'origine  de  toutes  ces  disputes  est  dans  les  fondements 
mêmes  de  la  doctrine  péripatéticienne,  et  dans  le  rôle  qu'Aris- 
tote  fait  jouer  à  l'idée  de  substance,  en  la  plaçant  en  tête  de 
ses  catégories,  et  en  y  subordonnant  toutes  les  autres.  La 
substance,  selon  cette  doctrine,  est  la  réalité  ou  l'être  par 
excellence,  et  toutes  les  autres  catégories  n'ont  de  réalité 
qu'en  tant  qu'elles  désignent  les  affections  ou  les  manières 
d'être  d'une  substance.  D'un  autre  côté,  la  substance  figure 
au  sommet  de  l'échelle  des  classifications  ou  des  degrés  mé- 
taphysiques :  l'oiseau  est  animal,  l'animal  est  corps,  le  corps 
est  substance.  Or,  si  les  deux  termes  extrêmes  de  la  série 
hiérarchique  des  genres  et  des  espèces,  des  classes  ou  des 
degrés  métaphysiques,  savoir  l'individu  et  la  substance, 
sont  choses  auxquelles  on  ne  peut  refuser  la  réalité  et  la 
plénitude  de  l'être,  il  y  a  lieu  d'en  conclure  que  la  réalité 
subsiste  aux  degrés  intermédiaires,  et  que  la  différence 
de  l'un  à  l'autre,  ou  ce  qu'il  faut  ajouter  à  l'un  pour  consti- 
tuer l'autre,  est  une  réalité  ^.  Ainsi  la  corporéité  s'ajoute  à 
la  substance  pour  constituer  le  corps,  Vanimalité  s'ajoute 
à  la  corporéité  et  à  la  substance  pour  constituer  l'animal, 
et  ainsi  de  suite  jusqu'à  l'individu  qui  réunit  en  lui  les  es- 
sences constitutives  de  l'espèce  et  des  genres  supérieurs, 
jointes  aux  accidents  qui  le  caractérisent  individuellement. 
Tel  est  le  fond  du  réalisme  péripatéticien,  et  c'est  sur  ce 
fond  d'idées  qu'ont  roulé  principalement  les  controverses 
des  lettrés  du  moyen  âge.  Écoutons  là-dessus  M.  Cousin  : 
«  Le  principe  de  l'école  réaliste  est  la  distinction  en  chaque 
chose  d'un  élément  général  et  d'un  élément  particulier. 
Ici  les  deux  extrémités  également  fausses  sont  ces  deux 
hypothèses  :  ou  la  distinction  de  l'élément  général  et  de 
l'élément  particulier  portée  jusqu'à  leur  séparation,  ou  leur 
non-séparation  portée  jusqu'à  l'abolition  de  leur  différence, 
et  la  vérité  est  que  ces  deux  éléments  sont  à  la  fois  distincts 
et    inséparablement    unis.    Toute    réalité    est   double Le 

^  Et  cependant,  d'après  Aristote,  aucun  universel  n'est  substance  : 
OûSsv  Tûv  xaôôXoy  ÙTiapj^dvTwv  o'jvia.  saxt.  Met.  VII,  13.  La  contradiction 
nous  paraît  insoluble. 


254  CHAPITRE  XL 

moi est  essentiellement  distinct  de  chacun  de  ses  actes, 

même  de  chacune  de  ses  facultés,  quoiqu'il  n'en  soit  pas 
séparé.  Le  genre  humain  soutient  le  même  rapport  avec  les 
individus  qui  le  composent;  ils  ne  le  constituent  pas,  c'est 
lui,  au  contraire,  qui  les  constitue.  L'humanité  est  essen- 
tiellement tout  entière  et  en  même  temps  dans  chacun  de 

nous L'humanité  n'existe  que  dans  les  individus  et  par 

les  individus,  mais  en  retour  les  individus  n'existent,  ne 
se  ressemblent  et  ne  forment  un  genre  que  par  le  lien  de 
l'humanité,  que  par  l'unité  de  l'humanité  qui  est  en  chacun 
d'eux.  Voici  donc  la  réponse  que  nous  ferions  au  problème 
de  Porphyre  :  ttôtsoov  j^coptari  (y^v/i)  r^  év  toÎ;  aiffOr^ToTç. 
Distincts,  oui  ;  séparés,  non  ;  séparables,  peut-être  ;  mais 
alors  nous  sortons  des  limites  de  ce  monde  et  de  la  réalité 
actuelle  ^.    » 

166.  —  Or,  si  le  genre  humain  soutient  avec  les  individus 
qui  le  composent  le  même  rapport  que  le  moi  soutient  avec 
chacune  de  ses  facultés  ou  avec  chacun  de  ses  actes  ;  en 
d'autres  termes,  si  nous  attribuons  à  l'humanité  ou  au  genre 
humain  la  réalité  substantielle  que  nous  attribuons  au  moi 
ou  à  la  personne  humaine  ;  et  si  cette  réalité  substantielle 
qui  constitue  le  genre  se  retrouve  à  la  fois  dans  tous  les 
individus  du  genre,  distincte  quoique  inséparable  d'un 
élément  particulier,  en  vérité  il  y  a  là-dessous  un  mystère 
aussi  impénétrable  à  la  raison  humaine  que  peuvent  l'être 
les  plus  profonds  mystères  de  la  théologie.  L'obscurité  devient 
plus  profonde  encore,  si  l'on  fait  attention  qu'apparem- 
ment la  réalité  substantielle  n'appartient  pas  à  cet  élément 
particulier,  puisqu'on  le  compare  aux  facultés  ou  aux  actes 
du  moi  ;  tandis  qu'il  doit  avoir  la  réahté  substantielle  au 
même  titre  que  l'élément  général,  s'il  doit  se  retrouver  à  ce 
titre  dans  des  sous-genres  ou  espèces  hiérarchiquement 
inférieures.  Mais  les  contradictions  disparaissent  et  le  voile 
mystérieux  se  déchire,  sans  qu'il  faille  sortir  des  limites 
de  ce  monde  et  des  conditions  de  la  science  humaine,  si, 
au  lieu  d'une  hiérarchie  de  substances  et  d'essences,  on  ne 
voit  dans  nos  termes  génériques  que  l'expression  d'une 
subordination   de  causes   et  de   phénomènes.   Selon   que   la 

'  Ouvrages  inédils  d'Abélard,  introduction,  p.  cxxxvi. 


DES  IDÉES  DE  GENRE  ET  D'ESPÈCE.        255 

subordination  est  plus  ou  moins  marquée,  le  genre  est  plus 
ou  moins  naturel   :   il  cesse  de  l'être,   lorsque  les  ressem- 
blances  d'après   lesquelles   nous   l'établissons,   quoique   très 
réelles,  peuvent  s'expliquer  par  le  hasard,  c'est-à-dire  par 
le  concours  de  causes  qui  ne  seraient  point  enchaînées  et 
subordonnées  les  unes  aux  autres.  Ainsi,  pour  toute  espèce 
organique,  et  pour  l'espèce  humaine  en  particulier,  il  y  a 
une    subordination    évidente,    des    causes   qui  déterminent 
les  variétés  individuelles    aux    causes  qui  déterminent    les 
caractères    généraux    et    spécifiques,  héréditairement  trans- 
missibles,    et  une   subordination   non  moins  manifeste,   des 
conditions  d'existence  de  l'individu,  aux  conditions  d'exis- 
tence et  de  perpétuité  de  l'espèce.  L'espèce  humaine,  pour 
parler  le  langage  des  naturalistes,  ou  le  genre  humain,  pour 
employer    une    expression    plus    familière    aux    philosophes 
et  aux  moralistes,  constitue   donc  un    genre  naturel  ;    ou, 
en   d'autres  termes,  il   existe  une  nature   humaine,   et  ces 
mots  ne  sont  pas  de  vains  sons,    ni    ne    représentent   une 
pure  conception  de  l'esprit.  De  même  la  classe  des  oiseaux, 
la  classe  plus  générale  encore  des  vertébrés  sont  naturelles  : 
car,   par  suite  des  connaissances   que  nous  avons   acquises 
en  zoologie,  on  est  amené  à  considérer  les  caractères  de  ces 
classes    comme    des    caractères    dominants    dont   l'ensemble 
compose  une  sorte  de  type  ou  de  schème  en  conformité  duquel 
la    nature      a    procédé    ultérieurement    et    secondairement 
(par  des  voies   qui  jusqu'ici  nous   sont  restées  inconnues) 
à  l'opération  de  diversifier  les  genres  et  les  espèces,  dans  des 
limites  fixées  par  les  conditions  dominantes.  En  conséquence, 
les   causes,    quelles    qu'elles   soient,   auxquelles   il   faut  im- 
puter la   détermination  des  caractères  dominants  et  consti- 
tutifs de  la  classe,  doivent  être  réputées  des  causes  princi- 
pales et  dominantes,  par  rapport  aux  causes,  pareillement 
inconnues   ou  trop  imparfaitement  connues,  qui  ont  amené 
la  diversité  des  espèces. 

167.  —  Il  ne  faut  pas  croire  que  les  scolastiques  aient  abso- 
lument ignoré  la  disctinction  des  genres  naturels  et  des 
genres  artificiels  ;  ils  ont  au  contraire  plus  d'une  fois  indiqué 
qu'ils  n'entendaient  appliquer  leurs  théories  des  degrés 
métaphysiques  «  qu'aux  choses  qui,  ayant  une  substance  na- 
turelle,  procèdent   de   l'opération   divine   :    ainsi,    aux   ani- 


256  CHAPITRE  XI. 

maux,  aux  métaux,  aux  arbres,  et  non  pas  aux  armées, 
aux  tribunaux,  aux  nobles,  etc.  ^  ».  Mais  toujours  la  préoc- 
cupation des  substances  et  des  distinctions  substantielles 
est  venue  dans  leur  esprit  offusquer  une  lueur  bien  éloignée 
alors  de  ce  degré  de  clarté  auquel  l'a  portée,  dans  les  temps 
modernes,  une  étude  approfondie  de  l'organisation  des 
êtres.  La  conséquence  à  tirer  de  ce  chapitre  de  l'histoire 
de  l'esprit  humain,  c'est  que  tout  s'éclaircit  quand  on  prend 
pour  fil  conducteur,  dans  l'interprétation  philosophique  de 
la  nature,  l'idée  de  la  raison  des  choses,  de  l'enchaînement 
des  causes  et  de  la  subordination  rationnelle  des  phénomènes, 
cette  idée  souveraine  et  régulatrice  de  la  raison  humaine  : 
tandis  que  tout  s'obscurcit  et  s'embrouille  quand  on  prend 
pour  idée  régulatrice  et  dominante  l'idée  de  substance,  qui 
n'a  qu'un  fondement  subjectif,  ou  dont  la  valeur  objective 
est  renfermée  dans  des  limites  qu'ignorait  le  génie  d'Aristote, 
et  dont  les  docteurs  du  moyen  âge  ne  pouvaient  avoir  la 
moindre  notion  (117  et  135).  Cependant,  il  faut  le  recon- 
naître, l'instrument  du  langage  s'est  façonné  d'après  cette 
idée  de  la  substance,  suggérée  par  la  conscience  que  nous 
avons  de  notre  personnalité  ou  de  notre  moi,  pour  parler 
le  langage  des  métaphysiciens  modernes.  L'ordre  des  caté- 
gories d'Aristote  est  conforme  au  génie  des  langues  et  à  ce 
qu'on  pourrait  appeler  l'ordre  des  catégories  grammaticales. 
De  là  une  véritable  contradiction  (136  et  143),  une  oppo- 
sition réelle  entre  les  conditions  de  structure  de  l'organe  de 
la  pensée,  et  la  nature  des  objets  de  la  pensée  :  contradic- 
tion qui  a  tourmenté  les  philosophes  pendant  les  siècles 
où  l'on  devait  d'autant  plus  se  préoccuper  des  formes  logiques, 
que  la  science  des  choses  était  moins  avancée,  et  pour  la 
solution  de  laquelle  il  faut  savoir  se  dégager  de  l'influence 
des  formes  logiques  et  du  mécanisme  du  langage,  sans  pour 
cela  sortir  des  limites  de  ce  monde  et  de  la  réalité  actuelle,  ni 
des  conditions  vraiment  essentielles  de  la  science   humaine. 


1.  Abélard,  par  M.  de  Rémusat,  'f.  I.  p.  432. 


CHAPITRE   XII 
Des    idées    morales    et    esthétiques. 

168.  —  Il  n'y  a  rien  de  plus  frappant,  dans  l'harmonie 
générale  du  monde,  que  l'accord  qu'on  observe,  à  tous  les 
degrés  de  l'animalité,  entre  le  système  des  organes  et  des 
facultés  par  lesquels  l'animal  reçoit  les  impressions  du  de- 
hors, et  l'ensemble  de  facultés  et  d'organes  par  lesquels  l'ani- 
mal réagit  sur  le  monde  extérieur  pour  l'accomplissement 
de  sa  destinée  propre.  Les  deux  systèmes  marchent  paral- 
lèlement, se  développent,  se  perfectionnent  et  se  dégra- 
dent ensemble.  A  côté  du  système  nerveux  conducteur  de 
la  sensation,  le  système  nerveux  conducteur  des  ordres  de 
la  volonté  ;  avec  des  sens  plus  perfectionnés,  des  organes 
de  locomotion  ou  de  préhension  plus  puissants  ou  plus  dé- 
licats ;  à  la  suite  de  perceptions  plus  obscures  ou  plus  dis- 
tinctes, des  actes  plus  indécis  ou  mieux  déterminés  (91 
et  131). 

Ainsi,  l'analogie  suffirait  pour  faire  présumer  que  l'homme, 
ayant,  dans  l'ordre  de  la  connaissance,  des  facultés  très  su- 
périeures à  celles  des  animaux,  est  par  cela  même  appelé  à  une 
destinée  supérieure  et  doit  accomplir  des  actes  d'une  nature 
plus  relevée.  Si  cette  supériorité  de  l'homme,  dans  l'ordre 
de  la  connaissance,  allait  jusqu'à  lui  faire  concevoir  des 
vérités  absolues  et  nécessaires,  cela  seul  ferait  pressentir, 
dans  la  règle  de  ses  actes,  l'intervention  d'un  principe  pourvu 
de  ce  caractère  de  nécessité  et  de  rigueur  absolue.  Ce  ne 
serait  sans  doute  là  qu'une  présomption,  mais  une  présomp- 
tion fondée  sur  une  induction  rationnelle,  comme  celle  que 
pourrait   saisir  un   être   intelligent,    qui,    sans   appartenir   à 

17 


258  CHAPITRE  XII. 

l'humanité,  sans  avoir  directement  conscience  de  la  loi 
qui  règle  les  actes  de  l'homme,  observerait  l'homme  comme 
nous  observons  les  espèces  animales,  assez  bien  pour  entre- 
voir dans  leur  ensemble  les  rapports  de  l'humanité  avec  le 
reste  de  la  création. 

Il  est  donc  tout  simple  que  l'étude  philosophique  de 
l'homme  comprenne  deux  parties  essentielles,  distinctes 
quoique  unies,  et  qu'à  chaque  théorie  philosophique  de  la 
connaissance  ou  des  idées  corresponde  une  théorie  philo- 
sophique de  nos  actes  et  de  leur  règle  ;  il  est  tout  simple 
que  la  nature  mixte  de  l'homme,  cette  complication  de  fa- 
cultés intellectuelles,  rationnelles,  et  de  facultés  instinc- 
tives et  animales,  cette  vie  de  relation  et  cette  puissance 
de  s'élever  par  le  relatif  à  la  conception  de  l'absolu,  jouent 
en  logique  et  en  morale  des  rôles  analogues  ;  l'un  étant, 
pour  ainsi  dire,  la  contre-épreuve  de  l'autre  ou  sa  repro- 
duction symétrique. 

Un  développement  de  la  connaissance  auquel  ne  corres- 
pondrait pas  un  développement  parallèle  des  facultés  actives 
de  l'homme,  serait,  autant  que  nous  pouvons  naturelle- 
ment en  juger,  une  anomalie,  un  désordre,  un  trouble  dans 
le  plan  général  de  la  création.  Ainsi,  lorsque  à  force  de  soins 
et  d'artifices  de  culture,  on  a  transformé  en  parure  de  luxe, 
en  corolle  resplendissante  mais  stérile,  ces  organes  que  la 
nature  avait  destinés  à  la  propagation  de  la  plante,  la  raison, 
malgré  le  charme  des  sens,  n'y  peut  voir  qu'une  monstruo- 
sité au  lieu  d'un  perfectionnement. 

Lorsque  l'on  considère  l'homme  tel  que  la  société  l'a  fait, 
il  ne  faut  plus  s'attendre  à  trouver  chez  les  individus  cette 
juste  proportion  entre  les  connaissances  et  les  actes,  ce  dé- 
veloppement parallèle  des  facultés  intellectuelles  et  des 
facultés  actives  ;  la  division  du  travail,  la  distribution  des 
rôles  entre  les  membres  de  la  famille  humaine  ne  le  permettent 
pas  ;  et  indépendamment  des  nécessités  sociales,  l'altus 
que  l'homme  peut  faire  de  sa  liberté  suflirait  pour  troubler 
cet  accord.  C'est  dans  le  corps  social  qu'il  faut  chercher  et 
qu'on  peut  trouver,  au  moins  approximativement,  la  corré- 
lation, le  parallélisme  que  la  nature  réalise  d'une  main  plus 
sûre  chez  les  individus,  pour  les  espèces  qu'elle  n'a  pas  destinées 
à  une  vie  sociale,  nécessairement  mêlée  de  progrès  et  d'abus. 


DES  IDÉES  MORALES.  259 

169_  —  Nous  nous  proposons  dans  ce  livre  de  donner 
l'esquisse  d'une  critique  de  la  connaissance,  et  nullement 
de  chercher  dans  le  cœur  humain,  dans  l'analyse  des  penchants 
et  des  besoins  de  la  nature  humaine,  des  règles  de  morale 
privée,  de  droit  ou  de  politique.  Sans  doute,  l'homme  peut 
trouver  dans  sa  conscience  des  motifs  d'admettre  ou  de  re- 
jeter certaines  théories,  suivant  qu'elles  lui  paraissent  con- 
duire à  des  conséquences  pratiques  qu'un  cœur  honnête 
approuve  ou  désavoue.  C'est  un  critère  comme  un  autre, 
et  peut-être  le  meilleur  de  tous  ;  mais  ce  n'est  pas  celui 
dont  nous  voulons  nous  occuper  ici.  Nous  envisageons  au 
contraire  les  idées  morales,  de  quelque  source  qu'elles  provien- 
nent, comme  des  objets  de  connaissance  pour  l'entende- 
ment ;  et  la  question  philosophique  que  nous  posons  est 
celle  de  savoir  s'il  y  a  lieu  de  les  regarder  simplement  comme 
des  faits  humains  qui  tiennent  à  la  constitution  toute  par- 
ticulière de  notre  espèce,  ou  s'il  faut  au  contraire  les  ratta- 
cher à  un  ordre  de  faits,  de  lois  et  de  conditions  qui  domi- 
nent les  lois  et  les  conditions  de  l'humanité.  C'est  un  autre 
cas  du  problème  qui  nous  a  occupé  jusqu'ici,  et  le  principe 
de  solution  doit  encore  être  le  même. 

170.  —  Supposons,  par  exemple,  qu'il  s'agisse  d'apprécier 
avec  une  parfaite  indépendance  philosophique  un  système 
de  morale  où  la  recherche  du  plaisir,  l'éloignement  de  la 
douleur  seraient  considérés  comme  le  but  et  la  règle  des 
actions  humaines.  Il  ne  serait  pas  difficile  d'apercevoir 
qu'un  tel  système  n'est  point  en  harmonie,  non  seulement 
avec  certains  éléments  de  la  nature  humaine,  mais  avec  ce 
qui  nous  est  dévoilé  du  plan  général  de  la  création.  Partout 
nous  voyons  que  la  nature  fait  intervenir  le  plaisir  et  la 
douleur  comme  moyen  et  non  comme  but,  comme  ressorts 
pour  obtenir  certains  résultats  et  non  comme  fins  dernières. 
Le  plaisir  et  la  douleur  sont  attachés  à  certaines  impres- 
sions des  agents  extérieurs,  à  certaines  fonctions  de  la  vie 
de  l'animal,  précisément  dans  la  mesure  requise  pour  la  con- 
servation des  individus  et  des  espèces.  Toute  analogie  serait 
rompue,  si  l'homme,  en  acquérant  des  facultés  supérieures 
à  celles  de  l'animalité,  ne  les  acquérait  pas  pour  d'autres 
fins  que  pour  ce  qui  n'est  pas  même  une  fin  dans  l'ordre 
des  fonctions  et  des  facultés    animales.    Et    la    dissonance 


260  CHAPITRE  XII. 

ne  serait  pas  sauvée,  quand  on  remplacerait  l'appétit  du 
plaisir  actuel  ou  la  répugnance  de  la  douleur  instante  par 
une  sorte  de  balance  arithmétique  des  plaisirs  et  des  douleurs 
qui  doivent  se  succéder  dans  le  cours  de  la  vie  de  l'individu, 
en  conséquence  de  telle  détermination  ;  ni  même  quand 
on  rassemblerait  en  un  tout  solidaire,  pour  établir  cette 
balance,  tant  d'existences  individuelles  ou  tant  de  générations 
successives  que   l'on  voudrait. 

171.  —  C'est  surtout  en  morale  que  les  sceptiques  ont  eu 
beau  jeu  d'opposer  les  opinions,  les  maximes,  les  pratiques 
d'un  peuple,  d'une  secte,  d'une   caste,    d'une   époque,    aux 
pratiques,  aux  maximes,  aux  opinions  en  vogue  dans  d'autres 
sectes,    chez    d'autres    nations,  ou  à  des  âges  différents  de 
l'humanité.    «  Un  méridien  décide  de  la  vérité...  Le  droit  a 
ses   époques...    Plaisante    justice   qu'une   montagne   ou    une 
rivière  borne...  Vérité  en  deçà  des  Pyrénées,  erreur  au  delà...  » 
Et  à  cette  objection  redoutable,  ainsi  résumée  par  Pascal 
dans  sa  phrase  énergique,  les  dogmatistes  n'ont  pu  répondre 
qu'en  alléguant  les  intérêts  et  les  passions  des  hommes,  qui 
obscurcissent  leur  jugement  dans  ce  qui  touche  à  la  pratique, 
tout   en   lui    laissant   habituellement   sa   netteté,   tant   qu'il 
ne  s'agit  que  des  vérités  spéculatives.  Mais  nous  ne  voyons 
pas  pourquoi  l'on  ferait  dilTiculté  d'accorder  que  dans  ce  qui 
tient   aux    facultés   morales    de    l'homme,    comme   dans   ce 
qu'on  nomme  proprement  l'esprit,  le  génie,  le  caractère,  les 
variétés  de  races  ou  même  les  variétés  individuelles  ont  un 
champ  plus  libre  que  dans  ce  qui  tient  à  l'organisation  des 
facultés  par  lesquelles  nous  acquérons  la  connaissance  des 
objets  physiques  et  de  leurs  rapports.  II  y  a,  pour  toutes  les 
espèces,    des    caractères    plus    constants,  plus    spécifiques, 
comme  il  y  en  a  d'autres  sur  lesquels  portent  de  préférence 
les  variétés  individuelles  ou  les  variétés  de  race  ;  et  de  même, 
quand  on  rapproche  plusieurs  espèces  du  même  genre,  on 
reconnaît  que   le   genre   n'est  constitué    naturellement    que 
par  la  persistance  de  certains  caractères  plus  fondamentaux 
que  ceux  dont  la  variation  dilTéroncie  les  espèces.  Il  est  selon 
toutes  les  analogies,  (juc  les  facultés  qui  existent  fondamen- 
talement   chez    les    animaux    voisins   de    l'homme,    comme 
chez  l'homme,  (juoique  très  inégalement  développées,  aient 
dans  l'espèce  humaine  plus  de  constance  spécifique  ;  et  au 


DES  IDÉES  MORALES.  261 

contraire,  que  les  facultés  exclusivement  propres  à  l'espèce 
(par    conséquent    moins    fondamentales    pour    qui  envisage 
la  série  des  espèces  et   l'ordonnance    générale  de   la  nature) 
se    prêtent    plus    aisément    aux    variétés  individuelles,    aux 
variétés  de  races,  ou  aux  variétés  résultant  de  l'action  pro- 
longée  des    mêmes    influences   extérieures,    selon    les    pays 
et   les   époques.    La   tâche   du   philosophe   moraliste   est   de 
distinguer  autant  que  possible,  au  sujet  des  idées  morales, 
ce   qui   est   spécifiquement   fondamental,   ce   qui   appartient 
essentiellement  à  la  nature  humaine,  ce  qui  n'en  est  retran- 
ché que  dans  des  cas  morbides  ou  monstrueux,  d'avec  ce  qui 
est  abandonné  aux  variétés  individuelles  ou  à  des  variétés 
du   genre  de  celles  que  nous  venons   de   signaler  ;  mais  sa 
tâche  ne  se  borne  pas  là  :  il  peut,  il  doit  encore,  en  suivant 
des  inductions  rationnelles,  démêler  parmi  des  idées  et  des 
croyances  d'origines  diverses,  celles  qui  ont  leur  fondement, 
leur  raison,    leur   type,  dans  des  lois  d'un  ordre  supérieur, 
comparativement  à  celles  qui  ont  donné  à   l'homme  sa  con- 
stitution spécifique,  et  par  là  même  distinguer  ce  qui  est  mo- 
ralement   bon    ou    mauvais    dans    les  variétés  individuelles. 
172.    —    Ceci    reçoit    particulièrement    son    application    à 
propos  de  ce  qu'on  appelle  Vhonneur,  dont  les  lois,  souvent 
tyranniques,    ont   pour   sanction,    non   le   remords,   mais   la 
honte,   et  ne   peuvent   être   confondues   avec   celles   que   la 
conscience   nous   révèle,   et  dont  nous   respectons  l'autorité 
lors  même  qu'il  nous  arrive  de  les  enfreindre.  Nous  ne  trouvons 
nulle  part  ce  sujet  mieux  analysé  que  dans  le  livre  où  un 
spirituel  écrivain  a  envisagé  sous  toutes  leurs  faces  les  con- 
séquences  de   la   grande   transformation   sociale   dont  nous 
sommes  les  témoins.    «  Il  semble,  dit  M.  de  Tocqueville  ^, 
«  que   les   hommes   se  servent  de  deux  méthodes   fort  dis- 
«  tinctes  dans  le  jugement  public  qu'ils  portent  des  actions 
«  de    leurs    semblables  ;    tantôt    ils    les    jugent    suivant   les 
«  simples  notions  du  juste  et  de  l'injuste,  qui  sont  répan- 
«  dues  sur  toute  la  terre  ;  tantôt  ils  les  apprécient  à  l'aide 
«  de  notions  très  particulières  qui  n'appartiennent  qu'à  un 
«  pays   et  à   une   époque.   Souvent  il   arrive   que  ces   deux 
«  règles   diffèrent  ;   quelquefois   elles   se   combattent   ;   mais 

'  De  la  Démocratie  en  Amérique,  III«  part.,  chap.  18. 


262  CHAPITRE  XII. 

«  jamais  elles  ne  se  confondent  entièrement,  ni  ne  se  détruisent. 
«  L'honneur,    dans    le    temps   de  son    plus   grand   pouvoir, 
«  régit   la   volonté   plus   que   la   croyance,   et   les    hommes, 
«  alors  même  qu'ils  se  soumettent  sans   hésitation    et   sans 
«  murmure  à  ses  commandements,  sentent  encore,  par  une 
«  sorte   d'instinct  obscur^   mais   puissant,    qu'il    existe    une 
«  loi  plus  générale,  plus  ancienne  et  plus  sainte,  à  laquelle 
«  ils   désobéissent  quelquefois   sans   cesser  de  la   connaître. 
«  Il  y  a  des  actions  qui  ont  été  jugées  à  la  fois  honnêtes  et 
«  déshonorantes.  Le  refus  d'un  duel  a  souvent  été  dans  ce 
«  cas.  »  L'auteur  montre  ensuite,  avec  beaucoup  de  sagacité, 
comment   les   idées   d'honneur,   propres   à   certains   pays,    à 
certaines  professions  ou  à  certaines  castes,  sont  déterminées 
par  des  besoins  ou  par  des  exigences  qui  tiennent  à  la  con- 
stitution même  des  pays,   de  la  profession  ou  de  la  caste  ; 
de  sorte  que  ces  idées  ont  d'autant  plus  de  singularité  et 
d'empire,  qu'elles  correspondent  à  des  besoins  plus  particu- 
liers et  ressentis  par  un  plus  petit  nombre  d'hommes,  et  vont 
au  contraire  en  s'affaiblissant  à  mesure  que  les  rangs  se  con- 
fondent et  que  les  populations  se  mélangent.  D'où  l'auteur 
conclut  enfin  que  :  «  s'il  était  permis  de  supposer  que  toutes 
«  les  races  se  confondissent  et  que  tous  les  peuples  du  monde 
«  en   vinssent   à    ce   point   d'avoir   les   mêmes   intérêts,    les 
«  mêmes   besoins,   et  de   ne  plus  se  distinguer  les  uns  des 
«  autres   par   aucun   trait  caractéristique,   on    cesserait  en- 
«  tièrement    d'attribuer    une    valeur    conventionnelle    aux 
«  actions  humaines  ;  tous  les  envisageraient  sous  le  même 
«  jour  ;     les   besoins  généraux  de  l'humanité,  que    la    con- 
«  science    révèle   à    chaque    homme,    seraient    la    commune 
«  mesure.  Alors,  on  ne  rencontrerait  plus    dans    ce    monde 
«  que  les  simples  et  générales  notions  du  bien  et  du    mal, 
«  auxquelles  s'attacheraient,   par  un  lien  naturel  et  néces- 
«  saire,  les  idées  de  louange  ou  de  blâme.   » 

Mais,  dans  cette  supposition  extrême,  il  ne  serait  pas 
encore  permis,  d'après  les  principes  mêmes  de  l'auteur,  de 
considérer  les  règles  de  la  morale  universelle,  appropriées 
aux  besoins  généraux  de  l'humanité,  comme  une  sorte  de 
résultante  ou  de  moyenne  entre  les  règles  d'honneur  ou  de 
morale  particulière,  propres  à  certaines  agrégations  d'hommes 
et  adaptées  à  leurs  besoins  spéciaux.  Car  la  simple  fusion 


DES  IDÉES  MORALES.  263 

des  intérêts  et  des  besoins  ne  pourrait  pas  changer  tout  à 
coup  le  caractère  de  la  règle  morale,  la  rendre  plus  sainte, 
l'imposer  à  la  croyance  autant  qu'd  la  volonté,  lui  donner 
pour  sanction,  d'un  côté  le  remords,  de  l'autre  la  satisfac- 
tion de  la  conscience.  Ces  caractères  si  remarquables  de  la 
morale  universelle,  par  lesquels  elle  contraste  avec  les  règles 
de  l'honneur  de  caste  ou  de  l'honneur  professionnel,  ne  sau- 
raient tenir  seulement  à  ce  que  les  besoins  généraux  de 
l'humanité  l'emportent  sur  les  besoins  d'une  caste  ou  d'une 
profession,  et  ne  sont  point  le  produit  d'institutions  conven- 
tionnelles ;  ils  doivent  tenir  surtout  à  ce  que  les  notions  du 
juste  et  de  l'injuste  dominent  par  leur  généralité  l'idée  même 
de  l'humanité,  et  à  ce  que  nous  concevons  que  ces  notions 
gouverneraient  encore  des  sociétés  d'êtres  intelligents  et 
raisonnables,  autrement  constitués  que  l'homme,  n'ayant  ni 
les  mêmes  organes,  ni  les  mêmes  besoins  physiques  ;  de 
même  que  nous  concevons  qu'il  y  a  dans  notre  logique  hu- 
maine des  règles  qui  gouverneraient  encore  des  intelligences 
servies  par  d'autres  sens  que  les  nôtres,  employant  d'autres 
signes,  ou  à  qui  la  vérité  parviendrait  sans  l'intermédiaire 
des  impressions  des  sens,  et  qui  n'auraient  pas  besoin  du 
secours  des  signes  pour  se  la  trafismettre. 

S'il  y  a,  au  sein  même  de  l'humanité,  une  distinction 
ineffaçable  qui  ne  tienne  pas  à  des  institutions  convention- 
nelles, et  qui  exerce  une  influence  capitale  sur  tout  ce  qui 
touche  aux  mœurs  et  à  ce  qu'on  appelle  honneur,  c'est 
assurément  la  distinction  des  sexes.  Or,  quoi  que  le  chris- 
tianisme ait  pu  faire  pour  relever  la  dignité  morale  de  la 
femme  à  l'égal  de  celle  de  l'homme,  et  pour  imposer  à  l'homme, 
dans  le  for  de  la  conscience,  des  devoirs  non  moins  aus- 
tères que  ceux  qui  sont  imposés  à  la  femme  par  suite  des 
conditions  naturelles  de  son  sexe,  le  monde  (pour  parler  le 
langage  de  la  chaire  chrétienne)  a  persisté  dans  sa  morale 
à  la  fois  relâchée  et  tyrannique,  pleine  de  rigueur  pour  un 
sexe  et  d'indulgence  pour  l'autre.  Voilà  bien  les  caractères 
que  tout  à  l'heure  on  assignait  à  cet  honneur  qui  a  sa  raison 
dans  les  besoins  d'une  société,  dans  les  conditions  d'exis- 
tence d'une  caste  ou  d'une  classe  particulière  ;  mais,  en  même 
temps  que  les  mœurs  publiques  cèdent  partout  à  la  né- 
cessité de  ces  conditions  naturelles,  la  raison,  le  sens  moral, 


264  CHAPITRE  XII. 

au  défaut  même  des  croyances  religieuses,  protesteraient 
dans  le  for  de  la  conscience  contre  l'injustice  des  mœurs  ; 
et  cette  protestation  signifie  qu'au-dessus  des  lois  de  l'orga- 
nisation physique  et  des  conséquences  qui  s'y  rattachent, 
nous  concevons  une  réciprocité  de  droits  et  d'obligations 
entre  des  personnes  morales  liées  par  un  engagement  mu- 
tuel, et  capables  au  même  degré  de  s'élever  aux  idées  de  droit 
et  de  devoir,  nonobstant  toutes  les  dissemblances  physi- 
ques que  la  nature  a  mises  entre  elles. 

173.  —  On  ne  saurait  contester  le  fait  de  l'apparition 
successive  et  du  développement  d'un  certain  nombre  d'idées 
morales,  en  raison  de  la  culture  des  sociétés  et  des  individus, 
sous  l'influence  des  institutions  religieuses  et  civiles  et  de 
l'éducation  individuelle.  Mais  il  semble  que  ce  fait  si  naturel 
et  si  constant  n'ait  été  bien  interprété,  ni  par  les  esprits  à 
tendances  sceptiques,  ni  par  ceux  qui  avaient  ou  qui  se  don- 
naient la  mission  de  les  combattre.  Les  uns  ont  cru  pouvoir  en 
conclure  que  les  principes  moraux  n'ont  aucun  fondement 
en  dehors  ou  en  dessus  des  institutions  sociales  :  les  autres 
ont  voulu,  par  des  distinctions  subtiles,  maintenir  intacte 
la  preuve  tirée  d'un  prétendu  consentement  unanime  des 
peuples  à  toutes  les  époques  de  l'humanité.  En  quoi  pour- 
tant l'idée  d'un  progrès  moral  des  sociétés  et  des  individus 
blesserait-elle  la  raison  et  l'ordre  universel,  plus  que  l'idée 
d'un  progrès  dans  les  sciences,  dans  la  philosophie  et  dans 
les  arts  ?  Si  l'on  niait,  par  un  tel  motif,  la  valeur  objective 
des  idées  morales,  il  faudrait  contester  la  valeur  objective 
de  toutes  les  vérités  scientifiques,  qui  ne  sont  pas  le  patri- 
moine de  toutes  les  intelligences,  et  qui  ne  se  manifestent 
qu'à  quelques  esprits  d'éljte  à  l'aide  d'un  grand  nombre 
d'instruments  et  de  secours  de  tout  genre,  qu'on  ne  peut 
rencontrer  qu'au  sein  de  sociétés  très  cultivées.  Ne  doit-on 
pas,  au  contraire,  en  tirer  un  argument  en  faveur  delà  valeur 
objective  des  idées  morales,  s'il  arrive  qu'en  partant  de  condi- 
tions initiales  très  diverses,  sous  des  influences  de  races, 
de  climats  et  d'institutions  qui  diffèrent  considérablement,  les 
idées  morales,  épurées  par  la  culture,  tendent  de  plus  en 
plus  à  se  rapprocher  du  même  type,  bien  loin  que  leurs  dis- 
tinctions originelles,  sous  les  mêmes  influences  physiques, 
aillent  en  se  consolidant  et  en  se  prononçant  déplus  en  plus  ? 


DES  IDÉES  MORALES.  265 

Par  cela  seul  que  le  système   des  idées  morales   tendrait 
à  l'uniformité,  chez  des  peuples  dont  la  culture  sociale  va 
en    se   perfectionnant   sous    l'empire    de  circonstances  difïé- 
rentes   il  y  aurait  lieu  d'admettre  que  ce  système  se  dépouille 
progressivement  de  tout  ce  qui  tient  à  des  causes  accessoires 
et  variables,  pour  ne  plus  retenir  que  ce  qui  appartient  au 
fond   même   de   l'humanité  et  à   la   constitution   morale   de 
notre  espèce,  à  ses  penchants  et  à  ses  besoins    permanents. 
Mais   si,   de   plus,   des   idées   nouvelles   s'y   introduisaient   à 
la   suite  de   ce    perfectionnement    progressif,    il   deviendrait 
présumable   que   de   telles   idées,    dont   l'humanité    n'a    pas 
toujours  été  en  possession  quoique  ses   besoins   fussent  les 
mêmes,  ne  sont  pas  vraies  seulement    d'une  vérité  humaine 
et  relative  ;  qu'elles  tiennent  à  l'ordre  général  que  nous  ne 
sommes  pas  toujours  capables  de  découvrir,  mais  qui  nous 
frappe  toujours  dès  qu'on  nous  le  montre  ;   qu'en  un  mot 
elles    font   partie   d'un    fonds    de   vérités   supérieures.   Bien 
loin  qu'on  pût   arguer   contre   elles  de  ce  qu'elles   sont  res- 
tées inconnues   à   des    hommes    grossiers    et  à   des    peuples 
barbares,  de  ce  qu'elles  n'ont  été  aperçues  qu'à  la  suite  des 
progrès    de    la    civilisation    et    des    mœurs,    leur   nouveauté 
même,   c'est-à-dire   la   nouveauté   de 'leur  révélation,    serait 
le  meilleur  témoignage  du  rang   éminent   qu'elles  occupent, 
entre    les    principes    que    l'homme    découvre,    mais    qu'il    ne 
crée   pas.    Autrement,    comment   pourrait-il   se    faire    qu'un 
génie,  quelle  que  fût  sa  puissance,  imposât  aux  générations 
à  venir  des  croyances  impérissables  ?  La  nature,  en  douant 
quelques    individus    privilégiés    des   plus    brillantes    facultés 
du  génie,  ne  produit  après  tout  qu'un  phénomène  accidentel 
et  passager.  Que  Newton,  au  Heu  de  découvrir  une  des  grandes 
lois  de   la  nature,   n'ait  imaginé  qu'un  système  ingénieux, 
et  l'on  peut  affirmer  qu'un  jour  viendra  où  le  nom  de  Newton 
s'efïacera  ;   mais   il  ne   périra  jamais   dans   la  mémoire   des 
hommes,  s'il  se  rattache  à  la  découverte  d'une  vérité  éter- 
nelle. C'est  une  loi  de  l'ordre  moral  comme  de  l'ordre   phy- 
sique, que  les  traces  des  circonstances  initiales  et  acciden- 
telles s'effacent  à  la  longue,  sous  l'action  prolongée  des  causes 
qui  agissent  constamment  dans  le  même  sens  et  de  la  même 
manière  :  et    lors    même    que    les    traces    des   circonstances 
initiales    ne    pourraient   jamais    entièrement    disparaître,   ou 


266  CHAPITRE  XII. 

exigeraient  pour  leur  disparition  des  périodes  dont  jusqu'ici 
l'histoire  n'a  pu  embrasser  la  durée,  on  s'apercevrait  à  leur 
affaiblissement   graduel   et  séculaire   qu'elles   ne   font  point 
partie  des  conditions  d'un  état  normal  et  définitif.  Ainsi,  des 
idées  morales   auraient  encore   la   plus   grande   valeur  pour 
l'homme  d'État,  pour  l'historien  politique,  qu'elles  seraient 
devenues,  pour  ainsi  dire,  indifférentes  au  philosophe  dont 
la  pensée  aspire  à  faire  abstraction  des  faits  accidentels  et 
variables,    pour  mieux   pénétrer  dans   l'économie   intérieure 
des  lois  permanentes  de  la  nature.  Au  contraire,  si  une  idée, 
une  croyance  morale  ne  s'affaiblit  point  par  la  transmission 
traditionnelle  ;   si    elle    se  maintient  ou  se  reproduit,   com- 
pliquée ou  dégagée  d'accessoires  variables,  à  tous  les  âges  de 
l'humanité  et  chez  les  peuples  qui  différent  le  plus  par  les 
formes  de  la  civilisation,  elle  devra  être  réputée  tenir  à  la  con- 
stitution  naturelle  de  l'espèce,   lors  même   qu'à   défaut    de 
transmission  traditionnelle  elle  ne  se  développerait  pas  chez 
l'individu,   ou   ne   s'y  développerait  qu'à   la   faveur  de  cir- 
constances  exceptionnelles,    qui    elles-mêmes,    en   un   sens, 
rentrent  dans  le  plan  général  de  la  nature  et  dans  les  condi- 
tions de  l'ordre  définitif  et  permanent  ;  puisque  tout  ce  qui 
n'arrive  que  par  cas  fortuit  et  singulier  est  néanmoins  des- 
tiné à  arriver  tôt  ou  tard,  lorsque  le  jeu   des    combinaisons 
fortuites  aura  fini  par  amener,  dans  une  multitude  de  com- 
binaisons qui  ne  laissent  pas  de  trace,  la  combinaison  sin- 
gulière qui  porte  en  elle  le  principe  de  sa  perpétuité.  Qui 
nous  dit  que  parmi  les  espèces,  aujourd'hui  les  plus    stables 
dans   leurs  caractères    physiques,    il    n'y    en    ait    pas    dont 
l'origine    tienne    à    des    singularités    individuelles,    qui,    loin 
de  disparaître  avec  les  individus,   ont    trouvé    des    circon- 
stances à  la  faveur  desquelles  elles  ont  pu  se  propager  et  se 
consolider    dans    leur    descendance  ?    La    même    remarque 
{pour  le  dire  en  passant)  ne  doit  pas  être  perdue  de  vue,  quand 
on  agite  la   question  de  l'origine   naturelle  ou   surnaturelle 
du   langage.    Il  se  peut  que  la  plupart  des   hommes  soient 
organisés  de  telle  sorte  que,   livrés    à    eux-mêmes    et    dans 
les  conditions  ordinaires  de  la  vie    sauvage,   ils    n'invente- 
raient  pas   l'art  de  la  parole  ;   mais   il   suiHt  que   quelques 
individus    d'une    organisation    plus    heureuse,    placés    dans 
des  circonstances  plus  favorables,  soient  capables  de  com- 


DES  IDÉES  MORALES.  267 

mencer  l'ébauche  d'une  langue,  pour  que  cette  langue  ru- 
dimentaire  aille  ensuite  en  se  perfectionnant  et  en  se  pro- 
pageant à  tous  les  individus  de  l'espèce  ;  et  en  ce  sens  il 
serait  encore  vrai  de  dire  que  le  don  du  langage  appartient 
naturellement  à  l'espèce,  ou  fait  naturellement  partie  de 
la  constitution  de  l'espèce. 

174.  —  Tout  ce  que  nous  venons  de  dire  au  sujet  des  idées 
morales,  s'appliquerait,  à  quelques  changements  près,  à 
cette  autre  catégorie  d'idées  abstraites,  relatives  au  beau 
et  au  goût  dans  les  arts,  idées  dont  la  théorie,  cultivée  avec 
une  sorte  de  prédilection  dans  les  temps  modernes,  est 
d'ordinaire  désignée  maintenant  sous  le  nom  d'esthélique. 
Notre  objet  est  encore  moins  de  développer  ici  un  système 
d'esthétique  qu'un  système  de  morale  :  mais  il  rentre  pour- 
tant dans  notre  cadre  de  faire  comprendre  qu'en  esthé- 
tique comme  en  morale,  la  critique  philosophique  a  essen- 
tiellement pour  but  d'opérer  le  départ  entre  les  modifica- 
tions abandonnées  aux  variétés  individuelles  ou  de  race, 
aux  influences  accidentelles  et  passagères,  et  le  fond  appar- 
tenant à  la  constitution  normale  et  spécifique  ;  qu'elle  a 
encore  pour  but,  après  ce  départ  opéré,  de  rechercher  si  les 
idées  qui  tiennent  à  l'état  normal  et  à  la  constitution  spéci- 
fique n'ont  pas  leur  type  objectif  ou  leur  raison  d'être  dans 
la  nature  même  des  objets  extérieurs  qui  nous  les  suggè- 
rent, ou  dans  des  lois  plus  générales  que  celles  qui  ont  im- 
primé à  l'humanité  sa  constitution  spécifique  ;  qu'enfin, 
pour  tout  ce  travail,  la  critique  philosophique  ne  peut  dis- 
poser que  d'inductions  rationnelles,  d'analogies  et  de  pro- 
babilités de  la  nature  de  celles  sur  lesquelles  nous  n'avons 
cessé  jusqu'ici  d'appeler  l'attention. 

Un  objet  nous  plaît-il  parce  qu'il  est  beau,  en  lui-même 
et  essentiellement,  et  parce  que  nous  tenons  de  la  nature 
le  don  de  percevoir  cette  qualité  des  choses  extérieures  et 
de  nous  y  complaire  ;  ou  bien  le  qualifions-nous  de  beau 
parce  qu'il  nous  plaît,  sans  qu'il  y  ait  d'autre  fondement 
à  l'idée  de  beauté  que  le  plaisir  même  que  l'objet  nous  cause, 
en  vertu  des  lois  constantes  de  notre  organisation,  ou  des 
modifications  accidentelles  qu'elle  a  pu  subir  ?  Telle  est  la 
face  sous  laquelle  se  présente  en  esthétique  le  problème  qui 
se  reproduit  partout,  et  qui  consiste  à  faire  la  part  du  sujet 


268  •  CHAPITRE  XII. 

sentant  ou  percevant  et  de  l'objet  perçu  ou  senti,  dans 
l'acte  qui  les  met  en  rapport  l'un  avec  l'autre  et  d'où  résulte 
un  sentiment  ou  une  perception.  En  esthétique  comme 
ailleurs,  il  doit  y  avoir  des  cas  extrêmes  où  la  solution  du 
problème,  dans  un  sens  ou  dans  l'autre,  n'est  pas  douteuse 
pour  un  bon  esprit,  quoiqu'elle  ne  soit  donnée  que  par 
des  procédés  d'induction  nécessairement  exclusifs  d'une 
démonstration  rigoureuse,  et  nécessairement  exposés  à  la 
négation  sophistique  :  comme  il  doit  y  avoir  aussi  des  cas 
douteux,  incertains,  pour  lesquels  des  esprits  divers  incli- 
nent d'un  côté  ou  de  l'autre,  selon  leurs  propres  habitudes 
et  le  point  de  vue  où  ils  se  placent. 

A  l'occasion  de  la  perception  d'un  objet  qui  nous  plaît  et 
qui  réveille  en  nous  l'idée  du  beau,  la  critique  philosophique 
peut  être  conduite  à  une  solution  différente  du  même  pro- 
blème fondamental,  selon  qu'elle  se  place  au  point  de 
vue  de  l'esthétique,  ou  au  point  de  vue  de  la  connaissance 
nue  et  dégagée  du  sentiment  de  plaisir  qui  l'accompagne. 
Par  exemple,  l'architecte  qui  connaît  les  eiïets  de  le  per- 
spective, altérera  à  dessein  les  proportions  d'un  édifice, 
afin  que,  de  la  place  où  le  spectateur  le  contemple,  la  per- 
spective corrigeant  ces  altérations,  l'objet  apparaisse  tel  qu'il 
doit  être  pour  nous  plaire  et  pour  nous  offrir  les  caractères 
de  la  beauté.  Le  tragédien,  le  pantomime  outreront  de  même 
certains  effets  de  leur  jeu,  en  tenant  compte  de  l'éloigne- 
ment  de  la  scène.  Or,  en  pareil  cas,  si  l'on  considère  l'idée 
que  l'impression  sensible  nous  donne  de  l'objet  extérieur, 
en  tant  que  représentative  de  l'objet  même,  cette  idée  est 
certainement  faussée  par  des  conditions  subjectives,  et  consé- 
quemment  le  caractère  de  beauté  que  nous  plaçons  dans 
l'objet  n'appartient  en  réalité  qu'à  l'image,  telle  que  les 
sens  nous  la  donnent  :  mais  il  ne  suit  nullement  de  là  que 
les  conditions  de  la  beauté  de  cette  image  soient  purement 
relatives  à  notre  sensibilité,  et  que  l'image,  telle  que  nous 
la  concevons,  ou  l'objet  qui  la  réaliserait  au  dehors  n'aient 
pas  une  beauté  intrinsèque  qui  subsisterait  par  elle-même, 
soit  que  nous  fussions  ou  non  organisés  pour  la  sentir,  comme 
la  lumière  subsisterait,  quand  même  nous  n'aurions  pas 
d'yeux  pour  nous  apprendre  qu'elle  existe. 

175. —  Avant  d'entrer  dans  des  explications  plus  détail- 


DES  IDÉES  ESTHÉTIQUE.  ^     269 

lées,  faisons  quelques  remarques  générales.   Non  seulement 
une  multitude  d'objets  naturels  nous  plaisent  et  nous  sem- 
blent beaux,  mais  le  monde  lui-même,  pris  dans  son  ensemble, 
nous  oiïre  à  un  degré  éminent  les  caractères  de  la  beauté,  et 
le  nom  même  que  lui  ont  donné  les  anciens,  s'il  faut  en  croire 
leur  propre  témoignage  ^,   est  l'expression   de  cette   beauté 
éminente.    La    nature    extérieure    n'est    pas    seulement    une 
source  inépuisable  d'observations    méthodiques  pour  les   sa- 
vants, de  calculs  pour  les  géomètres  et  de  méditations  pour 
les   philosophes    :   c'est   une   source   aussi   merveilleusement 
féconde  de  beautés  poétiques  et  de  ravissantes  extases.  Or, 
si  l'homme  ne  tirait  l'idée  du  beau  que  des  convenances  de 
sa  propre  nature  et  des  particularités  de   son  organisation  ; 
si,  par  exemple,  comme  beaucoup  de  gens  l'ont  prétendu, 
nous  ne  jugions  de  la  beauté  des  proportions  et  des  formes 
que    tout    autant    qu'elles    se    rapportent    aux    proportions 
et  aux  formes  du  corps  humain,  ne  serait-ce  point  par  un 
hasard   tout  à   fait  singulier  et  improbable,   qu'en  partant 
de  ce  modèle  arbitraire,  nous  trouverions  sans  cesse  dans  la 
nature  extérieure,  à  mesure  que  nous  en  sondons  les  profon- 
deurs et  que  nous  en  scrutons  les  détails,   non    seulement 
quelques   objets   réunissant   fortuitement   les   conditions    de 
cette  beauté    relative  et    toute  humaine,  mais  des  beautés 
de  détail  sans  nombre  et  des  beautés  d'ensemble  qui  l'em- 
portent   infiniment,    comme    chacun     en     tombe    d'accord, 
sur  celles  des  plus  admirables  productions  de  l'art  humain  ? 
Ne  voyons-nous  pas  que,  pour  ce  qui  tient  à  d'autres  idées, 
par  exemple  aux  idées  du  bon  et  de  l'utile,  idées  relatives 
en  effet  à  notre  nature  et  à  nos  besoins,  un  pareil  accord 
ne  s'observe  pas  :  en  sorte  qu'il  nous  est  le  plus  souvent 
impossible   de   dire   à   quoi  servent,   à   quoi   sont  bonnes,   à 
quoi  sont  utiles  tant  d'œuvres  merveilleuses  que  la  nature, 
selon  nos  idées  humaines,  ne  semble  produire  que  pour  le 
plaisir  de  produire  ?   Donc,  cette  idée  humaine  du  bon  et 
de  l'utile  ne  doit  pas   être  transportée,   ou  du   moins  rien 
ne  nous  autorise  à  la  transporter  dans  le  domaine  des  faits 
naturels,  et  l'on  court  grand  risque  de  s'égarer  en  y  cher- 

1  «  Equidem  et  consensu  gentium  moveor.  Nam  quem  xo'fffiov  Grseci, 
nomine  ornamenti,  appellavere,  eum  nos,  a  perfecta  absolutaque  ele- 
gantia,  mundum.  »  Plin,  Hist.  nat,  lib.  ii,  cap.  3. 


270  CHAPITRE  XII. 

chant  la  raison  de  l'ordre  et  de  l'harmonie  des  phénomènes. 
Mais  à  l'inverse,  puisque  la  beauté  des  œuvres  de  l'homme 
ne  nous  apparaît  que  comme  un  reflet  et  une  image  affai- 
blie des  beautés  cosmiques,  il  y  a  lieu  d'en  induire  que  l'idée 
du  beau  ne  tire  pas  son  origine  de  convenances  purement 
humaines  :  et  de  même  qu'en  voyant  le  monde  soumis  à  des 
lois  géométriques,  nous  en  inférons  que  les  idées  et  les  rap- 
ports géométriques  subsistent  indépendamment  de  l'esprit 
qui  les  conçoit  et  ne  doivent  pas  être  rangés  parmi  les  abs- 
tractions artificielles  et  arbitraires,  mais  parmi  les  principes 
rationnels  des  choses  ;  de  même  les  beautés  répandues  à 
profusion  dans  l'ensemble  et  dans  les  détails  du  monde 
doivent  nous  porter  à  croire  que  les  principes  et  la  raison 
du  beau  ne  tiennent  pas  aux  particularités  de  l'organisation 
de  l'homme,  et  sont  d'un  ordre  bien  supérieur  à  l'ordre  des 
faits  purement  humains. 

On  pourrait  même  supposer,  au  moins  de  prime  abord, 
que  l'influence  exercée  sur  l'homme  par  le  spectacle  de  la 
nature  est  ce  qui  a  façonné  les  goûts  de  l'homme,  au  point 
de  lui  rendre  un  objet  agréable  et  de  faire  qu'il  y  trouve  de 
la  beauté,  lorsque  cet  objet  lui  rappelle  les  proportions, 
les  formes,  les  assortiments  de  couleurs,  etc.,  auxquels  le 
spectacle  journalier  du  monde  l'a  de  bonne  heure  habi- 
tué. En  général,  toutes  les  hypothèses  dont  la  discussion  fait 
l'objet  du  chapitre  V,  et  auxquelles  on  peut  recourir  pour 
l'explication  des  diverses  harmonies  de  la  nature,  peuvent 
être  invoquées  pour  rendre  raison  de  l'harmonie  entre  l'ordre 
du  monde  et  nos  goûts  sur  la  beauté,  sauf  à  examiner  plus  à 
fond  laquelle  a  le  plus  haut  degré  de  probabilité,  selon  la 
force  des  inductions  et  l'étendue  des  analogies  qui  militent 
en  sa  faveur  ;  mais  ce  qui  semble  de  prime  abord  impro- 
bable et  inadmissible,  c'est  la  supposition  que  nos  idées  et 
nos  goûts  sur  la  beauté  tiennent  aux  particularités  de  notre 
organisation  individuelle  ou  spécifique,  et  que  pourtant  elles 
se  trouvent  forLuitement  d'accord  avec  l'ordonnance  gé- 
nérale   du    monde. 

176.  —  11  y  i>  lieu  de  faire  une  autre  remarque  générale, 
complètement  analogue  à  celle  qui  nous  a  été  suggérée  (173) 
à  propos  des  idées  morales.  Dans  les  produits  de  l'art  hu- 
main,  la   découverte  des   règles  et  des  conditions  du   beau 


DES  IDÉES  ESTHÉTIQUES.  271 

est  le  fruit  de  recherches  patientes  ou  de  l'inspiration  du 
génie.  Si  l'on  y  arrive  méthodiquement  et  progressivement, 
en  raison  des  progrès  de  la  civilisation  et  de  la  culture  des 
individus  et  des  peuples,  et  de  manière  que  des  idées  et 
des  goûts  très  contrastants  entre  eux  dans  les  temps  de 
barbarie  ou  d'enfance  des  peuples  tendent  à  se  rapprocher  des 
mêmes  types  par  suite  des  communications  et  des  progrès 
que  la  civilisation  amène,  on  est  fondé  à  penser  que  l'homme 
ne  se  forge  pas  ces  types,  mais  qu'il  les  découvre  et  les  per- 
çoit d'autant  plus  nettement  que  ses  yeux  sont  mieux  pré- 
parés à  s'ouvrir  aux  impressions  d'une  lumière  du  dehors. 
Si  au  contraire  (ce  qui  semble  plus  conforme  aux  témoi- 
gnages historiques)  l'inspiration  du  génie  individuel  entre 
pour  la  plus  grande  part  dans  la  découverte  du  beau  en  fait 
d'art  ;  si  les  chefs-d'œuvre  du  génie,  objets  continuels  d'imi- 
tation et  d'étude,  exercent  sur  les  idées  que  les  hommes 
se  font  du  beau  une  influence  ineffaçable,  peut-on  concilier 
ce  fait  avec  la  loi  générale  qui  veut  que  toute  action  acci- 
dentelle et  isolée  ne  laisse  que  des  traces  passagères,  à  moins 
d'admettre  que  le  génie  individuel  a  révélé  à  l'humanité 
des  types  permanents,  dont  la  connaissance  et  le  sentiment 
une  fois  acquis  ne  peuvent  plus  se  perdre,  à  moins  d'un  re- 
tour à  la  barbarie  qui  en  abolirait  toute  empreinte  ? 

177.  —   «   Il  y  a  dans  l'art,  dit  La  Bruyère  ^,  un  point 
«  de  perfection,  comme  de  bonté  ou  de  maturité  dans  la 
«  nature  :  celui  qui  le  sent  et  qui  l'aime  a  le  goût  parfait  ; 
«  celui  qui  ne  le  sent  pas,  et  qui  aime  en  deçà  ou  au  delà, 
«  a    le    goût    défectueux.   Il  y  a  donc  un  bon  et  un  mau- 
«  vais  goût,   et  l'on  dispute  des  goûts  avec  fondement.    » 
Mais  quel  est  donc  ce  point  de  bonté  ou  de  maturité  dans 
la  nature,   qui  peut  être   regardé  comme   le   fondement  et 
la  raison,  ou  tout  au  moins  comme  le  modèle  de  la  perfec- 
tion dans  l'art  ?  Nous  allons  prendre  un  exemple,  et  discuter 
à  ce  point  de  vue  l'idée  que  nous  nous  faisons  des  types 
spécifiques   et   les   conditions   de   la   perfection   idéale   dans 
les   êtres   organisés,    façonnés   d'après   ces   types. 

Ne  considérons  d'abord,  pour  plus  de  simplicité,   que  ce 
qui  tient  aux  dimensions,  aux  contours  et  aux  formes  sen- 

1  Chap.  I"^',  Des  Ouvrages  de  l'esprit. 


272  CHAPITRE  XII. 

sibles.  Faut-il  concevoir  que  l'on  mesure  sur  un  grand  nom- 
bre d'individus  toutes  les  grandeurs,  toutes  les  lignes,  tous 
les    angles    qui    peuvent    servir    à    déterminer    leurs    formes 
individuelles  ;  que  pour  toutes  ces  grandeurs  en  particulier 
l'on  prenne  des  moyennes,  et  que  le  système  de  ces  valeurs 
moyennes     détermine      la     forme,    l'elooç     du    type     spéci- 
fique ?  Il  semble  que  les    statisticiens  modernes  l'aient   en- 
tendu ainsi,  mais  sans  se  rendre  compte  d'une  grave  difii- 
culté  théorique.  En  eiïet,  il  peut  bien  arriver,   et  même  il 
doit  arriver  en  général,  que  ces  valeurs  moyennes  ne  s'ajus- 
tent   point  entre   elles    et   soient  incompatibles,   dans    leur 
ensemble,  avec  les  conditions  essentielles  de  l'existence  des 
individus  et  de  l'espèce.  Supposons  (pour  prendre  une  com- 
paraison étrangère,  mais  dont  la  simplicité  géométrique  fasse 
bien   saisir   notre   pensée)    qu'il   s'agisse   d'un   triangle   dont 
l'essence   soit   d'être   rectangle,   et   dont   les   côtés  puissent 
varier    accidentellement    entre    de    certaines    limites,    d'un 
individu  à  l'autre,  sans  conserver  exactement  ni  les  mêmes 
grandeurs  absolues,  ni  les  mêmes  proportions  ;    on  mesurera 
un     grand    nombre      de     ces      triangles  ;     on    prendra    les 
valeurs    moyennes    de    chaque    côté,    et,   avec    ces    valeurs 
moyennes,   on   construira  un  autre    triangle  qu'on   pourrait 
appeler  en  un  sens  triangle  moyen,  mais  qui  ne  sera  pas  le 
type    spécifique    de    chacun    des    triangles    individuels,    car 
ce   triangle   moyen    (comme   la   géométrie   le   démontre)    ne 
sera  pas   rectangle,  et  ainsi  ne  possédera  pas  le  caractère 
essentiel  de    l'espèce.  Admettons    qu'on  tienne  compte    de 
cette    condition     essentielle,    en    assujettissant    le    triangle 
type  à  être  rectangle,  et  qu'on  achève  de  le  déterminer  en 
donnant  pour  longueurs,  aux  deux  côtés  qui  comprennent 
l'angle  droit,  les  moyennes  des  longueurs  de  ces  côtés,  four- 
nies par  la  série  des  triangles  individuels  :  les  deux  angles 
aigus  du  triangle  ainsi  construit  ne  seront  pas  les  moyennes 
des  angles  correspondants,  telles  que  la  même  série  les  don- 
nerait ;  son  aire  ne  sera  pas  l'aire  moyenne  ;  et,  en  un  mot, 
de  qucl<]iio  manière  que  l'on  s'y  prenne,  il  sera  mathéma- 
tiquement imjKjssiblc  de  construire  ou  de  définir  un  triangle 
sur  lequel  on  trouve  réalisées  à  la  fois  et  reliées  entre  elles 
les  valeurs  moyennes  de  toutes  les  grandeurs  qui  prennent, 
pour   chaque    triangle  individuel,  des    valeurs    parfaitement 


DES  IDÉES  ESTHÉTIQUES.  273 

déterminées  et  parfaitement  compatibles.  S'il  en  est  ainsi 
pour  la  plus  simple  des  figures  géométriques,  pour  le  triangle, 
à  plus  forte  raison  ne  peut-on  pas,  sans  restriction  ou  con- 
vention arbitraire,  définir  par  un  tableau  de  mesures  moyen- 
nes la  forme  ou  la  structure  du  type  spécifique,  pour  un 
système  aussi  complexe  que  l'ensemble  des  organes  d'une 
plante  ou  d'un  animal.  Que  sera-ce  donc  si  l'on  veut  tenir 
compte  d'une  multitude  d'autres  caractères  physiques  ou 
physiologiques,  tels  que  le  poids,  la  force  musculaire,  le 
pouvoir  des  sens,  etc.  ?  Évidemment,  les  valeurs  moyennes 
de  ces  éléments  si  divers  ne  pourront  que  par  un  très  grand 
hasard  s'accorder  entre  elles  ;  et  le  tableau  synoptique  de 
toutes  ces  valeurs,  ne  devant  pas  être  considéré  comme 
la  définition  d'un  individu  possible,  est  encore  moins  la 
définition  du  type  spécifique,  dont  nous  poursuivons  pourtant 
l'idée  et  la  description  approximative,  quelque  difficulté 
que  nous  éprouvions,  ou  même  quelque  impossibilité  qu'il 
y  ait  à  en  donner,  par  des  procédés  méthodiques  et  rigou- 
reux, une  image  sensible  et  une  expression  adéquate. 

178.  —  Mais  allons  plus  loin,  et  par  là  revenons  aux  prin- 
cipes d'esthétique  dont  ce  préambule  nous  a  écartés.  Lors 
même  que  la  collection  des  individus  fournirait  un  système 
de  valeurs  moyennes  parfaitement  conciHables,  il  n'en  fau- 
drait nullement  conclure  que  ce  système  offre  la  représen- 
tation du  type  spécifique,  ou  qu'il  est  propre  à  nous  donner 
l'idée  de  ce  que  ce  type  est  en  lui-même,  indépendamment 
de  l'influence  des  circonstances  extérieures  et  accidentelles 
qui  l'altèrent  et  le  déforment.  Sans  doute,  si  ces  circon- 
stances accidentelles  agissaient  sur  l'un  des  éléments  du 
type  (sur  la  grandeur  d'une  ligne,  par  exemple),  tantôt  dans 
un  sens  et  tantôt  dans  l'autre,  par  exagération  ou  par  amoin- 
drissement, avec  la  même  facilité  et  la  même  intensité,  la 
moyenne  fournie  par  un  grand  nombre  de  cas  individuels 
serait  précisément  la  valeur  qui  appartient  au  type,  et  toutes 
les  altérations  dues  à  des  causes  accidentelles  et  extérieures 
se  trouveraient  exactement  compensées.  Mais  de  ce  que  cette 
compensation  exacte  n'aurait  pas  lieu,  ou  même  de  ce  que  les 
causes  de  déformation  agiraient  toujours  dans  le  même  sens^, 

^  Ainsi  la  taille  moyenne  de  l'homme  en  France,    et  probablement 
partout,  est  fort  loin  d'être  ce  qu'on  appelle  une  belle  taille,  par  la  rai- 

18 


274  CHAPITRE  XII. 

il  ne  s'ensuivrait  pas  qu'elles  perdent  leur  caractère  de 
causes  accidentelles  et  étrangères,  ni  qu'il  faille  cesser  de 
considérer  les  effets  qu'elles  produisent  comme  des  alté- 
rations du  type  originel,  que  l'on  doit  mettre  à  l'écart  si  l'on 
veut  concevoir  ce  type  dans  sa  perfection  idéale  et  dans 
sa  beauté  essentielle.  Tel  est  l'objet  ou  l'un  des  objets  de 
l'art  :  c'est  à  cela  que  s'applique,  à  défaut  des  procédés 
méthodiques  de  la  science,  le  sentiment  indéfinissable  que 
l'on  nomme  le  goût,  et  qui,  tenant  surtout  à  une  délicatesse 
particulière  d'organisation,  met  pourtant  à  profit  comme 
la  science,  quoique  d'une  manière  différente,  les  secours  de 
l'étude  et  d'une  observation  attentive. 

179.  —  Sans  doute  les  conditions  de  la  perfection  des 
types  spécifiques  et  de  la  beauté  idéale  n'attirent  pas  au 
même  degré,  pour  toutes  les  espèces,  l'attention  du  com- 
mun des  hommes  et  celle  des  artistes,  et  cela  pour  deux  rai- 
sons :  l'une  relative  à  l'homme  et  qui  fait  qu'il  s'intéresse 
de  préférence  aux  espèces  qui  se  rapprochent  le  plus  de  lui, 
qui  servent  le  mieux  ses  besoins  ou  ses  plaisirs,  qu'il  a  pour 
amies   ou   pour  ennemies  naturelles  ;    l'autre,  fondée   sur   la 

son  toute  simple  que  les  causes  accidentelles  de  rabougrissemcnt  de 
la  taille,  tenant  aux  vices  du  régime  et  à  l'insalubrité  des  occupations 
habituelles,  l'emportent  de  beaucoup  en  intensité  et  en  fréquence  sur 
celles  qui  tendent  à  l'exagérer.  A  plus  forte  raison,  la  durée  moj'enne 
de  la  vie  (ce  que  les  statisticiens  nomment  la  vie  moyenne)  est-elle  bien 
au-dessous  de  l'idée  que  l'on  se  fait  de  la  durée  naturelle  de  la  vie,  abs- 
traction faite  des  causes  accidentelles  de  destruction,  ou  de  ce  qu'on 
pourrait  appeler  la  longévité  de  l'espèce.  La  vie  moyenne  est  si  essen- 
tiellement différente  de  la  longévité  spécifique,  qu'il  y  a  des  espèces 
où,  le  plus  grand  nombre  des  individus  périssant  avant  d'arriver  à  l'âge 
adulte,  la  vie  moyenne  n'atteindrait  pas  l'âge  où  les  individus  sont  aptes  à 
se  reproduire  et  à  perpétuer  l'espèce.  C'est  un  des  cas  de  désaccord  signalés 
dans  le  n°  précédent.  Quand  les  statisticiens  nous  rapportent  que  dans 
telle  contrée,  à  telle  époque,  la  rudée  moyenne  de  la  vie  humaine  est  de  25, 
de  30  ou  de  40  ans,  personne  n'entend  que  ce  soit  là,  pour  la  contrée  et 
pour  l'époque,  la  longévité  ou  la  durée  naturelle  et  normale  delà  vie  de 
l'homme.  On  comprend,  au  contraire,  que  la  durée  moyenne  de  la  vie 
humaine  peut  varier  de  deux  manières  bien  différentes  :  ou  parce  que 
les  conditions  extérieures  d'hygiène,  de  police,  de  miturs,  d'économie  so- 
ciale, ont  subi  des  changements  qui  intluent  sur  les  chances  de  mortalité, 
la  constitution  physique  de  l'espèce  restant  d'ailleurs  la  même;  ou  parce 
quela  constitution  même  (U- l'espèce  a  subi  â  la  longue  des  modifications 
héréditairement  Iransmissibles,  et  qui  sont  les  seules  dont  il  faille  tenir 
compte,  au  point  de  vue  du  naturaliste,  pour  la  fixation  de  la  longévité  de 
l'espèce  ou  de  la  race.  Mais  plus  de  détails  à  ce  sujet  nous  écarteraient 
trop  des  considérations  dont  il  s'agit  dans  le  texte. 


DES  IDÉES  ESTHÉTIQUES.  275 

nature  même  des  divers  objets  offerts  aux  regards  de  l'homme, 
et  qui  tient  à  ce  que  certains  types  spécifiques,  comparés 
à  d'autres,  réunissent  foncièrement  à  un  degré  plus  éminent 
les  conditions  de  la  perfection  et  de  la  beauté  idéale.  En 
efîet,  pourquoi  ne  pourrait-on  pas  dire  des  espèces  du  même 
genre  ce  qu'on  dit  avec  fondement  des  individus  de  la  même 
espèce  ?  Il  est  vrai  que  nous  connaissons  encore  moins  les 
causes  qui  ont  modifié  les  caractères  fondamentaux  du  genre, 
de  manière  à  particulariser  les  espèces,  que  nous  ne  con- 
naissons celles  qui  tous  les  jours  modifient  les  caractères 
fondamentaux  de  l'espèce  ou  de  la  race,  de  manière  à  pro- 
duire les  variétés  individuelles  ;  mais  cette  ignorance  où  nous 
sommes  ne  nous  empêche  pas  d'apercevoir  très  bien,  dans 
un  cas  comme  dans  l'autre,  la  subordination  des  causes  modi- 
ficatrices et  accessoires,  aux  causes  d'où  résulte  la  déter- 
mination des  caractères  fondamentaux.  Aussi  n'y  a-t-il 
pas  de  naturaliste  qui,  dans  chacun  de  ces  genres  qu'on 
appelle  naturels,  parce  que  la  parenté  des  espèces  y  est  for- 
tement marquée,  tel  que  serait  par  exemple  le  genre  Felis, 
ne  signale  une  espèce,  telle  que  le  lion,  qui  est,  comme  on 
dit,  le  type  du  genre,  c'est-à-dire  où  se  trouvent  réunis, 
plus  excellemment  que  dans  aucune  autre,  les  caractères 
distinctifs  du  genre,  et  que  pour  cette  raison,  clairement 
saisie  ou  confusément  perçue,  on  trouvera  belle  entre  toutes 
les  autres,  sans  qu'il  entre  rien  d'arbitraire  dans  un  pareil 
jugement. 

On  peut  remonter  plus  haut  dans  cette  progression  hié- 
rarchique :  et  le  type  du  genre  Felis  sera  aussi  le  type  de 
l'ordre  des  mammifères  carnassiers,  si  le  genre  en  question 
est  celui  où  se  trouvent  à  leur  summum  de  développement, 
de  puissance,  d'harmonie,  et  de  perfection  les  caractères 
essentiels  du  mammifère  carnassier.  Car  l'harmonie,  sans 
laquelle  aucune  des  œuvres  de  la  nature  ne  saurait  subsister, 
ne  se  montre  pas  à  nous  sous  des  traits  aussi  marqués,  et 
n'existe  réellement  pas  au  même  degré  dans  toutes  les 
œuvres  de  la  nature.  Il  peut  y  avoir  et  il  y  a  des  imperfections 
compatibles  avec  les  conditions  de  l'existence  des  individus 
et  de  la  perpétuité  des  espèces.  Parmi  des  types  fortement 
accusés  peuvent  se  rencontrer  et  se  rencontrent  des  formes 
intermédiaires,     indécises,     ébauches     imparfaites     ou     mo- 


276  CHAPITRE  XII. 

dèles  moins  parfaits,  qui  témoignent  à  leur  manière  de  la 
fécondité  inépuisable  de  la  nature  et  de  ses  ressources  in- 
finies, mais  qui  ne  sauraient  exciter  au  même  degré  notre 
admiration  ni  éveiller  l'imagination  de  l'artiste,  parce  qu'effec- 
tivement elles  n'ont  pas  comme  d'autres  un  type  idéal  et 
un  genre  de  beauté  qui  leur  soit  propre. 

180.  —  Supposons  maintenant  que  l'homme  agisse  sur 
la  nature  pour  la  modifier  ;  qu'il  crée  de  nouvelles  races 
et  en  quelque  sorte  de  nouvelles  espèces  appropriées  à  ses 
besoins  et  à  ses  jouissances  :  rien  ne  s'opposera  à  ce  qu'il 
y  ait  aussi  pour  ces  espèces  plus  récentes  et  moins  stables, 
des  conditions  de  perfection  et  d'harmonie,  un  type  idéal 
et  un  genre  de  beauté  autres  que  ceux  qui  appartiennent  aux 
espèces  de  la  nature  sauvage,  quoique  dérivant  d'une  source 
commune.  Si  l'on  suppose  de  plus  que  l'imagination  de  l'ar- 
tiste s'empare  de  ces  types  que  lui  offre  la  nature  sauvage 
ou  cultivée,  pour  exprimer  symboliquement  une  idée  morale 
ou  abstraite  ;  si  le  lion  est  pour  lui  l'emblème  de  la  force, 
le  cheval  l'emblème  de  l'impétuosité  docile,  on  pourra  lui 
permettre  une  certaine  exagération  de  caractères  fondamen- 
taux ;  et  son  œuvre  sera  belle,  de  ce  point  de  vue  de  l'art, 
non  seulement  quoiqu'il  n'y  ait  pas  dans  la  nature  d'indi- 
vidus tels  que  ceux  qu'il  a  représentés,  mais  lors  même 
que  l'existence  de  tels  individus  serait  incompatible  avec 
les  conditions  organiques  de  leur  espèce.  C'est  ainsi  que  la 
beauté  des  œuvres  de  l'art  peut  se  distinguer  de  la  beauté 
des  œuvres  de  la  nature,  et  que  les  conditions  de  la  perfection 
idéale  ne  sont  pas  nécessairement  les  mêmes  pour  les  unes  et 
pour  les  autres,  malgré  la  communauté  d'origine. 

181.  —  Après  les  œuvres  de  l'art,  faites  à  l'imitation  des 
œuvres  de  la  nature,  se  rangent  les  œuvres  si  spécialement 
appropriées  aux  besoins  de  l'homme  civilisé,  que  la  na- 
ture n'en  offre  point  le  modèle  ;  et  pourtant  là  encore  nous 
rencontrons  le  beau  et  le  laid,  ce  bon  et  ce  mauvais  goût  dont 
parle  La  Bruyère,  et  dont  il  faudrait  qu'une  théorie  de 
l'esthétique  rendît  raison  partout.  Prenons  pour  exemple 
le  plus  simple  peut-être  des  produits  des  arts  plastiques, 
un  vase  que  les  convenances  de  la  fabrication  comme  celles 
de  l'usage  assujettissent  à  avoir  une  forme  circulaire  ou  de 
révolution  ;    de   sorte   qu'il   ne   s'agit   plus   que   d'en   tracer 


DES  IDÉES  ESTHÉTIQUES.  277 

le  profil  ou,  comme  disent  les  géomètres,  la  courbe  géné- 
ratrice, et  que  l'unique  question  est  de  savoir  pourquoi 
tel  profil,  plutôt  que  tel  autre,  nous  plaît  et  nous  semble 
beau.  Si  donc  nous  consultons  ceux  qui  ont  traité  à  fond 
du  sujet  1,  nous  trouvons  qu'après  qu'on  a  écarté  toutes  les 
formes  vulgaires,  dans  l'emploi  desquelles  on  n'a  eu  en  vue 
que  la  confection  d'un  ustensile,  sans  aucune  prétention 
de  satisfaire  aux  conditions  de  la  beauté  plastique,  les  for- 
mes qui  restent  se  rangent  naturellement  sous  un  assez  petit 
nombre  de  types  spécifiques,  déterminés  chacun  par  les 
combinaisons  d'un  très  petit  nombre  d'éléments  et  par  des 
rapports  simples  entre  leurs  dimensions  principales.  On 
peut  se  représenter  le  système  de  ces  conditions  comme 
déterminant,  pour  chaque  type  ou  espèce,  un  système  de 
points  par  lesquels  la  courbe  du  profil  est  assujettie  à  passer, 
et  qu'ensuite  le  goût  du  dessinateur  doit  relier  par  un  trait 
continu  qui  achève  de  déterminer  le  profil  du  vase,  et  qui  lui 
imprime,  pour  ainsi  dire,  son  cachet  d'individualité.  Or, 
nous  comprenons  que,  pour  répondre  à  l'idée  que  l'on  doit 
se  faire  de  la  perfection  de  l'objet  considéré,  il  faut  1»  que 
sa  forme  annonce  clairement  l'u&age  auquel  il  peut  être 
approprié,  lors  même  qu'en  réalité  il  ne  devrait  servir  que 
d'ornement  et  comme  simulacre  de  la  chose  plutôt  que  comme 
la  chose  même;  2°  que  les  conditions  physiques  résultant 
de  ce  même  usage,  par  exemple  les  conditions  de  stabilité, 
soient  évidemment  satisfaites  ;  3°  que  la  subordination  des 
parties  accessoires  aux  parties  principales  ressorte  net- 
tement de  leur  mode  d'association  et  de  leurs  dimensions 
relatives  ;  4°  qu'entre  les  divers  rapports  propres  à  satis- 
faire aux  conditions  précédentes  on  choisisse  de  préférence 
les  rapports  les  plus  simples  »  qui  plaisent  davantage,  non 
seulement  parce  que  notre  esprit  les  saisit  mieux,  mais  parce 
que  la  raison  est  choquée  d'une  complication  inutile,  en 
vertu  du  même  principe  qui  fait  qu'elle  s'offense  d'un  défaut 

1  Voyez  notamment  l'ouvrage  intitulé  Éludes  céramiques,  par  Ziegler. 
Paris,  1850. 

2  On  a  été  frappé  du  rôle  que  joue  le  nombre  trois,  en  esthétique  comme 
ailleurs,  et  le  mysticisme  s'est  emparé  de  cette  observation.  Rien  ne 
prête  moins  au  mystère,  et  il  suffit  de  dire  que  le  nombre  trois  est  le  plus 
simple  des  nombres  après  l'unité  et  le  nombre  deux,  que  l'on  ne  compte 
presque  pas,  tant  il  est  facile  de  le  compter. 


278  CHAPITRE  XII. 

de  symétrie  là  où  il  n'y  a  aucune  raison  intrinsèque  pour 
que  la  symétrie  soit  troublée,  et  parce  que  cette  manière 
de  voir  de  l'esprit  humain  trouve  sans  cesse  sa  confirmation 
dans  l'étude  des  phénomènes  et  des  lois  de  la  nature.  Voilà 
pour  l'explication  des  conditions  fondamentales  de  l'œuvre 
et  des  raisons  qui,  dans  l'espèce,  fixent  les  points  de  repère 
du  profil  ;  il  ne  serait  pas  aussi  facile  de  dire  ce  qui  guide 
le  goût  de  l'artiste  dans  le  tracé,  en  apparence  arbitraire,  qui 
doit  les  relier,  et  ce  qui  nous  fait  préférer  un  tracé  à  l'autre, 
comme  plus  correct,  plus  élégant,  plus  pur  ;  mais  l'obser- 
vation nous  enseigne  que  l'artiste  a,  dans  cette  partie  de 
sa  tâche,  deux  extrêmes  à  éviter  :  le  style  raide  ou  sec, 
et  le  style  maniéré  ou  contourné.  Nous  comprenons  de  plus 
que  l'un  des  extrêmes  pèche  en  ce  qu'il  semble  annoncer 
une  contrainte  servile,  et  l'autre  en  ce  qu'il  témoigne  d'une 
complication  capricieuse  ;  ce  qui  suffit  pour  nous  convain- 
cre qu'indépendamment  de  tout  système  arbitraire,  il  doit 
y  avoir  entre  ces  extrêmes  une  forme  moyenne  et  normale. 
Enfin,  l'histoire  de  l'art  nous  apprend,  par  une  foule  d'exem- 
ples en  tout  genre,  que  la  marche  naturelle  de  l'esprit 
humain  est  de  débuter  dans  les  arts  par  la  raideur,  et  de 
finir  par  le  maniéré  de  l'exécution.  Il  y  a  là  un  sujet  d'ana- 
lyses subtiles  et  des  problèmes  des  plus  curieux  à  résoudre, 
mais  dont  il  semblerait  par  trop  étrange  qu'un  algébriste 
essayât  de   trouver  la   solution. 

182.  —  Il  ne  faut  pas  que  la  pénurie  du  langage  nous 
porte  à  confondre  des  affections  de  nature  diverse  et  fonciè- 
rement distinctes,  quoiqu'elles  s'unissent  dans  ces  phéno- 
mènes complexes  que  nous  nommons  sensations  et  senti- 
ments. Autre  chose  est  le  sentiment  que  nous  avons  du  beau, 
autre  chose  est  le  plaisir  ou  l'émotion  agréable  que  le  spec- 
tacle du  beau  nous  procure.  De  ce  qu'une  tragédie  ou  un 
opéra,  souvent  médiocres,  nous  remueront  plus  que  la  vue 
d'un  tableau,  d'une  statue  ou  d'un  monument  d'architec- 
ture, nous  nous  garderons  de  conclure  qu'il  y  a  dans  l'opéra 
ou  dans  la  tragédie  des  beautés  d'un  ordre  bien  supérieur 
à  tout  ce  que  peut  produire  l'art  des  Phidias  et  des  Raphaël. 
C'est  principalement  l'aptitude  à  ressentir  l'impression 
agréable  ou  voluptueuse,  qui  dépend  de  particularités  d'or- 
ganisation très  variables,  au  point  que  souvent  ce    qui  plaît 


DES  IDÉES  ESTHÉTIQUES.  279 

à  l'un  déplaît  à  l'autre,  et  que  ce  qui  nous  a  plu  cesse  de 
nous  plaire.  Le  goût  intellectuel  (comme  on  l'a  nommé), 
qui  n'est  qu'une  manière  de  juger  spontanément  des  condi- 
tions du  beau,  et  de  l'apercevoir  où  il  existe,  a  bien  plus 
de  constance  et  de  fixité.  Mais,  pour  que  la  distinction  soit 
plus  claire,  il  convient  de  revenir  en  arrière,  et  de  prendre 
son  point  de  départ  dans  les  effets  plus  grossiers  de  la  sen- 
sibilité   physique. 

Un  corps  odorant  ou  sapide  agit  sur  les  nerfs  de  l'olfac- 
tion ou  du  goût,  de  manière  qu'il  en  résulte  une  impression 
caractéristique  que  nous  reconnaissons  pour  être  la  même, 
quoique   nous    ayons  pris    de  l'aversion  pour  la    saveur   ou 
l'odeur   qui    nous    étaient   primitivement    agréables,    ou    in- 
versement. C'est  qu'en  effet  le  nerf  sensoriel  peut  être  affecté 
de  la  même  manière,  et  cependant  provoquer  dans  le  reste 
de    l'organisme    des   réactions  sympathiques    complètement 
différentes,   selon  les  dispositions  générales  du  système  ou 
celles    de    quelques-uns    des    grands    centres    sympathiques. 
Tel  homme  supporte  avec  courage  ou  même  avec  sérénité 
une  douleur  physique  qui  en  fait  tomber  un  autre  en  défail- 
lance ;  ce  n'est  pas  que  tous  deux  ne  ressentent  la  même 
impression    de    douleur    dans    le    cordon    nerveux    attaqué, 
mais  le  système  général  est  constitué  dans  l'un  de  manière 
à  résister  à  l'ébranlement  causé  par  la  douleur  locale,  ou 
bien  l'excitation  communiquée  par  des  causes  morales  pro- 
duit les  mêmes  résultats  qu'un  surcroît  de  forces  physiques. 
Dans  tous  ces  cas,  nous  voyons  clairement  qu'il  faut  dis- 
tinguer la  sensation  locale  et  spéciale  d'avec  le  sentiment 
attractif  et  répulsif  qui  s'y  joint,   lequel,  étant  un  phéno- 
mène bien  plus  complexe,  doit  avoir  bien  moins  de  constance 
et  de  fixité. 

Pareille  chose  doit  se  dire  au  sujet  des  couleurs,  dont 
le  proverbe  assure  qu'il  ne  faut  pas  plus  disputer  que  des 
goûts.  La  couleur  qui  nous  a  plu  nous  déplaît,  quoique  la 
sensation  optique  reste  certainement  la  même  dans  sa  spé- 
cialité tant  que  les  yeux  restent  sains.  De  même,  après  avoir 
préféré  le  son  d'un  instrument  à  cordes  à  celui  d'un  instru- 
ment à  vent,  on  pourra  prendre  une  préférence  contraire, 
quoique  l'impression  sui  generis  que  le  timbre  de  chaque 
instrument  produit  sur  le  nerf  acoustique  soit  toujours  la 


280  CHAPITRE  XII. 

même.  Il  n'y  a  nulle  distinction  à  faire  à  cet  égard  entre  les 
deux  sens  supérieurs  de  la  vue  et  de  l'ouïe,  et  les  sens  infé- 
rieurs du  goût  et  de  l'odorat.  Mais,  si  l'oreille  perçoit  une 
succession  de  tons  divers  ou  si  l'œil  est  frappé  par  un  assor- 
timent de  couleurs,  alors  se  montrent  des  harmonies  et  des 
contrastes  fondés,  comme  la  physique  nous  l'apprend,  non 
point  sur  des  particularités  d'organisation  variables  avec 
les  individus,  ni  même  sur  des  caractères  anatomiques  ou 
physiologiques  propres  à  l'espèce,  mais  sur  la  nature  même 
des  phénomènes  dont  la  perception  nous  arrive  par  les  sens 
de  l'ouïe  et  de  la  vue  ^  ;  ce  qui  explique  assez  pourquoi  la 
notion  du  beau  s'unit  aux  sensations  que  nous  procurent 
ces  deux  sens  supérieurs,  tandis  qu'elle  ne  s'associe  jamais 
aux  sensations  de  saveur  et  d'odeur.  En  conséquence,  il 
dépendra  du  goût  individuel  de  préférer  les  brillantes  cou- 
leurs d'un  peintre  flamand  aux  teintes  sombres  d'une  toile 
espagnole,  selon  que  les  unes  ou  les  autres  seront  plus  en 
harmonie  avec  l'état  des  nerfs  et  les  dispositions  de  l'âme  ; 
il  y  aura,  pour  ainsi  dire,  un  diapason  chromatique  qui 
changera  d'un  maître  à  l'autre  et  d'une  école  à  l'autre  ; 
mais,  quelle  que  soit  l'influence  du  maitre  ou  de  l'école  sur 
le  ton  général  du  coloris,  il  faudra  que  les  mêmes  règles 
président  aux  relations  des  couleurs  entre  elles,  à  leur  har- 
monie et  à  leur  contraste,  et  l'observation  de  ces  règles 
constituera  la  beauté  ou  la  perfection  du  coloris  dans  tous 
les  systèmes  ;  de  même  qu'il  y  a  une  perfection  et  une  beauté 
dans  un  air  de  musique,  qui  tient  essentiellement  à  la  mé- 
lodie, c'est-à-dire  à  la  succession  des  sons  et  à  leurs  inter- 

'  «  La  musique  nous  charme,  quoique  sa  beauté  ne  consiste  que  dans 
les  convenances  des  nombres,  et  dans  le  compte,  dont  nous  ne  nous 
apercevons  pas,  et  que  l'âme  ne  laisse  pas  que  de  faire,  des  battements 
ou  vibrations  des  corps  sonnants  qui  se  rencontrent  par  certains  inter- 
valles. Les  plaisirs  que  la  vue  trouve  dans  les  proportions  sont  de  la  même 
nature,  et  ceux  que  causent  les  autres  sens  reviendront  ù  quelque  chose 
de  seml)lal)le,  quoicpie  nous  ne  jjuissions  pas  l'explicpier  si  dislinctement.  » 
Leibnitz,  édit.  Dutens,  T.  Il,  p.  38.  Dans  le  dernier  membre  de  phrase, 
Leibnitz  confond  manifestement  la  sensation  voluptueuse  ou  purement 
nerveuse,  avec  la  perception  de  la  convenance  et  du  beau,  laquelle,  soit 
qu'elle  reste  obscure,  soit  qu'elle  devienne  dislincle.  suj)|iose  certaine- 
ment l'intervention  de  l'âme  et  le  concours  des  fi  iiclions  cérébrales.  11  ne 
paraît  pas  possible  d'admettre,  avec  Leibnitz,  ()u"une  perception  de  ce 
genre  puisse  être  provoquée  par  les  fonctions  voluptueuses  que  nous 
procurent  les  sens  inférieurs  de  l'odorat  et  du  goût 


DES  IDÉES  ESTHÉTIQUES.  281 

vallcs  relatifs  de  ton  et  de  durée,  quelle  que  soit  la  valeur 
absolue  de  la  note  fondamentale,  et  quelles  que  soient  les 
préférences  du  goût  individuel  au  sujet  du  timbre  et  de  la 
qualité  des  sons,  selon  les  instruments  et  les  voix  employés 
à  l'exécution  du  morceau. 

183.  —  Ces  préférences  individuelles,  d'où  dépendent 
ce  qu'on  appelle  dans  les  arts  le  style  ou  la  manière,  et  ce 
qu'on  appelle  la  mode  dans  les  choses  où  l'on  ne  vise  point 
à  la  beauté  esthétique,  ne  doivent  donc  pas  être  confondues 
avec  le  goût,  qui  poursuit  les  conditions  essentielles  de  la 
beauté,  conformément  à  un  certain  type  idéal  ;  et  il  ne  faut 
pas  davantage  confondre  la  perception  du  beau  d'après  un 
type  constant  et  indépendant  de  notre  organisation,  avec 
l'émotion  voluptueuse  qui  s'y  joint,  mais  dont  la  vivacité, 
que  l'habitude  émousse  (quoiqu'elle  ne  fasse  que  donner 
plus  de  persistance  à  nos  jugements  sur  la  beauté  intrin- 
sèque), est  d'ailleurs  si  variable  selon  les  tempéraments, 
selon  la  nature  des  agents  ou  des  matériaux  dont  les  arts 
disposent,  et  selon  leur  mode  d'action  sur  notre  organisme. 
Or,  quand  on  a  ainsi  abstrait  par  la  pensée  tous  les  senti- 
ments accessoires  et  variables  qui  s'unissent  au  goût  intel- 
lectuel ou  à  la  perception  du  beau,  que  reste-t-il,  sinon  une 
faculté  de  la  pure  raison,  une  manière  de  juger  et  de  discer- 
ner dans  les  choses  les  rapports  d'ordre,  de  convenance, 
d'harmonie  et  d'unité  ?  Omnis  porro  pulchritudinis  forma 
iinilas  est,  a  dit  saint  Augustin  dans  une  phrase  que  tout 
le  monde  a  citée,  et  qui  serait  en  eiïet  la  meilleure  définition 
de  la  beauté,  s'il  était  possible  de  la  définir  et  de  contenir 
dans  une  formule  générale  ce  qui  se  présente  (à  nos  yeux 
du  moins,  et  dans  l'éloignement  où  nous  sommes  des  prin- 
cipes suprêmes)  sous  des  aspects  si  variés.  Nous  la  préfére- 
rons encore  à  ces  définitions  plus  modernes  et  plus  mystiques 
que  philosophiques,  qui  font  consister  la  beauté  dans  un 
prétendu  rapport  entre  le  fini  et  l'infini,  auquel  il  est  douteux 
que  la  plupart  des  grands  artistes  aient  jamais  pensé,  et  dont 
en  tout  cas  la  recherche  caractériserait  plutôt  une  école  par- 
ticulière, qu'elle  ne  répondrait  à  l'idée  que  les  hommes  se 
sont  faite  en  tout  temps  de  la  beauté. 

A  ce  degré  d'abstraction,  la  morale  même  peut  être  consi- 
dérée, et  on  l'a  considérée  souvent  comme  une  branche  de 


282  CHAPITRE  XII. 

l'esthétique.  En  effet,  des  actions  sont  moralement  belles 
comme  moralement  bonnes,  dès  lors  qu'elles  sont  conformes 
à  ces  idées  de  convenance,  d'ordre  et  d'harmonie,  dont 
la  raison  humaine  est  capable  de  concevoir  le  modèle  et  de 
poursuivre  l'application.  C'est  ici  surtout  que  les  idées  du 
beau  et  du  bon  se  confondent,  comme  le  voulait  Platon, 
ou  tendent  à  se  confondre  :  car,  si  nous  réservons  de  préfé- 
rence l'épithète  de  belles  aux  actions  qui  supposent  une 
vertu  rare,  un  dévouement  généreux,  et  qui  excitent  en 
nous  un  sentiment  d'admiration  que  nous  n'éprouvons  pas 
pour  des  actes  de  probité  ou  de  bienfaisance  ordinaires,  il  est 
clair  qu'on  tracerait  difficilement  entre  les  unes  et  les  autres 
une  ligne  de  démarcation  tranchée.  Il  est  clair  aussi  que  le 
sentiment  du  devoir  et  la  satisfaction  qu'on  éprouve  à  l'ac- 
complir, ou  le  remords  de  l'avoir  enfreint,  sont  des  affections 
de  l'âme  qu'on  ne  saurait  ni  identifier  ni  comparer  avec 
l'attrait  qu'on  ressent  pour  les  beautés  de  la  nature  ou  de 
l'art,  ou  avec  le  dégoût  que  la  laideur  inspire.  Mais,  dès 
qu'on  écarte  ces  diverses  aiïections  du  sujet  sentant,  pour 
ne  considérer,  dans  les  actes  par  lesquels  nous  saisissons 
les  qualités  des  choses,  que  ce  qu'ils  ont  la  vertu  de  repré- 
senter à  l'entendement,  on  voit  que  tous  dépendent  de  la 
même  faculté  supérieure  qui  cherche  et  trouve  partout 
l'ordre,  l'harmonie,  l'unité,  et  qui,  en  trouvant  ce  qu'elle 
cherche,  se  convainc  par  là  même  de  la  légitimité  de  ses 
prétentions  et  de  la  conformité  des  lois  générales  avec  les 
lois  de  sa   nature  propre. 


CHAPITRE  XIII 
De  la  continuité  et  de  la  discontinuité. 

184.  —  Dès  que  notre  intelligence  commence  à  démêler 
quelques  perceptions,  elle  acquiert  la  notion  d'objets  dis- 
tincts et  semblables,  comme  les  étoiles  sur  la  voûte  céleste, 
les  cailloux  sur  les  plages  de  la  mer,  les  arbres  ou  les  ani- 
maux à  travers  une  campagne.  De  là  l'idée  de  nombre,  la 
plus  simple,  la  plus  vulgaire  de  toutes  les  conceptions  abs- 
traites, et  celle  qui  contient  en  germe  la  plus  utile  comme 
la  plus  parfaite  des  sciences  ^.  Quand  même  l'homme, 
privé  de  ses  sens  ou  de  certains  sens,  n'aurait  pas  la  connais- 
sance des  objets  extérieurs,  si  d'ailleurs  ses  facultés  n'étaient 
pas  condamnées  à  l'inaction,  on  conçoit  que  l'idée  de  nom- 
bre pourrait  lui  être  suggérée  par  la  conscience  de  ce  qui 
se  passe  en  lui,  par  l'attention  donnée  à  la  reproduction 
intermittente  des  phénomènes  intérieurs,  identiques  ou 
analogues. 

Le  nombre  est  conçu  comme  une  collection  d'uniiés  dis- 
tinctes :  c'est-à-dire  que  l'idée  de  nombre  implique  à  la  fois 
la  notion  de  l'individualité  d'un  objet,  de  la  connexion  ou 
de  la  continuité  de  ses  parties  (s'il  a  des  parties),  et  celle 
de  la  séparation  ou  de  la  discontinuité  des  objets  individuels. 
Lors  même  qu'il  y  aurait  entre  les  objets  nombres  une  con- 
tiguïté physique,  il  faut  que  la  raison  les  distingue  et  qu'on 
puisse  les  considérer  à  part,  nonobstant  cette  contiguïté 
ou  cette  continuité  accidentelle  et  nullement  inhérente  à 
leur  nature.   Des   cailloux   qui   se   touchent  ne   cessent  pas 

1  «  Accessit  eo  numerus,  res,  cum  ad  vitam  necessaria,  tum  immuta- 
bilis  et  aeterna.  »  Cic,  de  Rep.,  lib.  m. 


284  CHAPITRE  XIII. 

pour  cela  d'être  des  objets  naturellement  distincts  ;  et 
le  ciment  qui,  parfois,  les  agglutine,  n'empêche  pas  d'y  re- 
connaître des  fragments  de  roches  préexistantes,  de  nature 
et  d'origine  diverses.  Lorsque  les  objets  nombres,  et  par 
suite  les  collections  de  ces  objets,  peuvent  être  comparés 
du  côté  de  la  grandeur,  les  grandeurs  formées  par  de  sem- 
blables collections  sont  dites  discrètes  ou  discontinues  :  par 
l'addition  ou  le  retranchement  d'un  des  objets  dont  la  col- 
lection se  compose,  elles  passent  brusquement  d'un  état 
à  un  autre,  sans  nuances  intermédiaires  et  sans  gradations 
insensibles. 

Tandis  que  nous  saisissons  ce  caractère  d'individualité 
et  de  discontinuité  propre  à  une  foule  d'objets  de  nos  per- 
ceptions, d'autres  objets  revêtent  un  caractère  opposé. 
Par  exemple,  l'eau  qui  remplit  un  vase  donne,  comme  le 
monceau  de  cailloux,  l'idée  d'une  masse  susceptible  d'être 
augmentée  ou  diminuée  :  mais,  tandis  que  le  monceau 
éprouve  nécessairement  des  changements  brusques  dans 
son  volume,  dans  son  poids  et  dans  sa  forme  par  l'addi- 
tion ou  le  retranchement  des  cailloux,  le  courant  qui  amène 
l'eau  dans  le  vase  ou  qui  l'en  fait  sortir  fait  varier  avec  con- 
tinuité le  poids,  le  volume  et  la  hauteur  du  liquide  dans  le 
vase  ;  de  sorte  que  ces  diverses  grandeurs  ne  passent  pas 
d'un  état  à  un  autre,  si  voisin  qu'on  le  suppose,  sans  avoir 
traversé  une   infinité  d'états   intermédiaires. 

185  —  Dans  l'exemple  que  nous  venons  de  choisir,  la 
continuité  pourrait  n'être  qu'apparente  et  relative  à  l'im- 
perfection de  nos  sens  :  car  peut-être  le  liquide  n'est-il  qu'un 
monceau  de  particules,  lesquelles  ne  diffèrent  des  cailloux 
grossiers  et  ne  se  dérobent  à  nos  sens  dans  leur  individua- 
lité, que  par  l'extrême  petitesse  de  leurs  dimensions.  Mais, 
dans  d'autres  cas,  la  notion  de  la  continuité  nous  est  fournie 
par  une  vue  de  la  raison,  indépendamment  de  toute  expé- 
rience sensible  :  et  ce  n'est  même  que  par  une  vue  de  la 
raison  que  l'idée  de  la  continuité  et  par  suite  l'idée  de  la 
grandeur  continue  peuvent  être  saisies  dans  leur  rigueur 
absolue.  Ainsi  nous  concevons  nécessairement  que  la  dis- 
tance d'un  corps  mobile  à  un  corps  en  repos,  ou  celle  de 
deux  corps  mobiles,  ne  peuvent  varier  qu'en  passant  par 
tous  les   états   intermédiaires   de  grandeur,  en  nombre   illi- 


DE  LA  CONTINUITÉ.  285 

mité  ou  infini  ;  et  il  en  est  de  même  du  temps  qui  s'écoule 
pendant  le  passage  des  corps  d'un  lieu  à  l'autre.  Toutes  les 
grandeurs  géométriques,  les  longueurs,  les  aires,  les  volumes, 
les  angles,  sont  qualifiées  de  grandeurs  continues,  parce 
qu'elles  ont  évidemment  la  propriété  de  croître  ou  de  dé- 
croître avec  continuité  ;  il  en  est  de  même  des  grandeurs 
que  l'on  considère  en  mécanique,  telles  que  la  vitesse,  la 
force,  la  résistance. 

En  général,  lorsqu'une  grandeur  physique  varie  en  raison 
de  l'écoulement  du  temps  ou  seulement  à  cause  des  chan- 
gements de  distance  entre  des  molécules  ou  des  systèmes 
matériels,  ou  par  l'effet  de  l'écoulement  du  temps  combiné 
avec  la  variation  des  distances,  il  répugne  qu'elle  passe 
d'une  valeur  déterminée  à  une  autre  sans  prendre  dans 
l'intervalle  toutesles  valeurs  intermédiaires.  Mais,  dans  l'état 
d'imperfection  de  nos  connaissances  sur  la  constitution 
des  milieux  matériels,  on  est  autorisé  à  admettre  pour  cer- 
taines grandeurs  physiques,  telles  que  nous  les  pouvons 
concevoir  et  définir,  des  solutions  de  continuité  résultant  du 
passage  brusque  d'une  valeur  finie  à  une  autre.  Ainsi,  quand 
deux  liquides  hétérogènes,  tels  que  l'eau  et  le  mercure, 
sont  superposés,  nous  regardons  la-  densité  comme  une 
grandeur  qui  varie  brusquement  à  la  surface  de  contact 
des  deux  liquides  :  bien  que  toutes  les  inductions  nous  por- 
tent à  croire,  et  qu'il  soit  philosophique  d'admettre  que 
la  solution  de  continuité  disparaîtrait  si  nous  nous  ren- 
dions complètement  compte  de  la  structure  des  liquides 
et  de  toutes  les  modifications  qui  ont  lieu  au  voisinage  de 
la  surface  de  contact. 

Déjà  les  physiciens  et  les  géomètres  n'admettent  plus  l'exis- 
tence de  ces  forces  que  l'on  qualifiait  de  discontinues,  et 
auxquelles  on  attribuait  la  vertu  de  changer  brusquement 
la  direction  du  mouvement  d'un  corps  et  de  lui  faire  ac- 
quérir ou  perdre  une  vitesse  finie  dans  un  instant  indivi- 
sible. On  reconnaît  généralement  que  les  forces  dont  il  s'agit, 
et  qui  se  développent,  par  exemple,  à  l'occasion  du  choc 
de  deux  corps,  ne  sont  point  hétérogènes  aux  autres  forces 
de  la  nature,  telles  que  la  pesanteur,  qui  ont  besoin  d'un 
temps  fini  pour  produire  un  effet  fini.  Les  forces  que  l'on 
appelait  jadis   discontinues   ne   sont  plus   aujourd'hui   dis- 


286  CHAPITRE  XIII. 

tinguées  des  autres  que  par  la  propriété  qu'elles  ont  d'é- 
puiser leur  action  dans  un  temps  très  court  et  ordinaire- 
ment inappréciable  pour  nous,  à  cause  de  l'imperfection  de 
nos  sens  et  de  nos  moyens  d'observation. 

Par  exemple,  quand  une  bille  élastique  va  frapper  un 
obstacle,  le  changement  brusque  qui  nous  semble  s'opérer 
dans  la  direction  du  mouvement  et  dans  la  vitesse  de  la 
bille,  n'est  brusque  qu'en  apparence  :  en  réalité  le  corps 
se  déforme  insensiblement,  perd  graduellement  la  vitesse 
dont  il  était  animé  ;  après  quoi,  des  réactions  moléculaires 
lui  restituent  sa  forme  principale,  en  lui  imprimant  une 
autre  vitesse  dans  une  direction  différente  :  tout  cela  dans 
un  intervalle  de  temps  si  court  qu'il  échappe  à  notre  appré- 
ciation et  que  nous  ne  pouvons  le  saisir,  bien  qu'on  ne  puisse 
mettre  en  doute  la  succession  des  diverses  phases  du  phé- 
nomène. 

De  même,  lorsqu'un  rayon  de  lumière  nous  semble  se 
briser  brusquement  au  passage  d'un  milieu  dans  un  autre 
d'une  densité  différente,  en  réalité  le  rayon  s'infléchit  sans 
discontinuité  ;  la  nouvelle  direction  se  raccorde  avec  la 
direction  primitive  par  une  portion  de  courbe  dont  les  di- 
mensions nous  échappent. 

186.  —  Dans  l'idée  que  nous  nous  faisons  des  lignes,  des 
angles,  des  forces,  de  la  durée,  etc.,  l'attribut  de  continuité 
se  trouve  associé  à  celui  de  grandeur  ;  et  nous  concevons 
la  grandeur  comme  un  tout  homogène,  susceptible  d'être 
divisé,  au  moins  par  la  pensée,  en  tel  nombre  qu'on  voudra 
de  portions  parfaitement  similaires  ou  identiques  :  ce  nom- 
bre pouvant  croître  de  plus  en  plus,  sans  que  rien  en  limite 
l'accroissement  indéfini.  A  cette  notion  de  la  grandeur  se 
rattache  immédiatement  celle  de  la  mesure.  Une  grandeur 
est  censée  connue  et  déterminée  lorsqu'on  a  assigné  le  nombre 
de  fois  qu'elle  contient  une  certaine  grandeur  de  même 
espèce  prise  pour  terme  de  comparaison  ou  pour  iinilé. 
Toutes  les  grandeurs  de  même  csjjèce,  dont  celle-ci  est  une 
partie  aliquote,  se  trouvent  alors  représentées  par  des  nom- 
bres ;  et  comme  on  peut  diviser  et  subdiviser,  suivant  une 
loi  quelconque,  l'unité  en  autant  de  parties  aliquotes  que 
l'on  veut,  susceptibles  d'être  prises  à  leur  tour  pour  unités 
dérivées  ou  secondaires,  il  est  clair  qu'après  qu'on  a  choisi 


DE  LA  CONTINUITÉ.  287 

arbitrairement  l'unité  principale  et  fixé  arbitrairement  la 
loi  de  ses  divisions  et  subdivisions  successives,  une  gran- 
deur continue  quelconque  comporte  une  expression  numé- 
rique aussi  approchée  qu'on  le  veut,  puisqu'elle  tombe 
nécessairement  entre  deux  grandeurs  susceptibles  d'une 
expression  numérique  exacte,  et  dont  la  différence  peut  être 
rendue  aussi  petite  qu'on  le  veut.  Les  grandeurs  continues, 
ainsi  exprimées  numériquement  au  moyen  d'une  unité  ar- 
bitraire ou  conventionnelle,  passent  à  l'état  de  quantités,  ou 
sont  ce  qu'on  appelle  des  quantités.  Ainsi  l'idée  de  quan- 
tité, toute  simple  qu'elle  est,  et  quoiqu'elle  ait  été  consi- 
dérée généralement  comme  une  catégorie  fondamentale 
ou  une  idée  primitive,  n'est  point  telle  effectivement  ;  et 
l'esprit  humain  la  construit  au  moyen  de  deux  idées  vraiment 
irréductibles  et  fondamentales,  l'idée  de  nombre  et  l'idée 
de  grandeur.  Non  seulement  l'idée  de  quantité  n'est  point 
primordiale,  mais  elle  implique  quelque  chose  d'artificiel. 
Les  nombres  sont  dans  la  nature,  c'est-à-dire  subsistent 
indépendamment  de  l'esprit  qui  les  observe  ou  les  con- 
çoit ;  car  une  fleur  a  quatre,  ou  cinq,  ou  six  étamines,  sans 
intermédiaire  possible,  que  nous  nous  soyons  ou  non  avisés 
de  les  compter.  Les  grandeurs  continues  sont  pareillement 
dans  la  nature  ;  mais  les  quantités  n'apparaissent  qu'en 
vertu  du  choix  artificiel  de  l'unité,  et  à  cause  du  besoin 
que  nous  éprouvons  (par  suite  de  la  constitution  de  notre 
esprit)  de  recourir  aux  nombres  pour  l'expression  des  gran- 
deurs (153). 

Dans  cette  application  des  nombres  à  la  mesure  des  gran- 
deurs continues,  le  terme  d'unité  prend  évidemment  une 
autre  acception  que  celle  qu'il  a  quand  on  l'applique  au 
dénombrement  d'objets  individuels  et  vraiment  uns  par 
leur  nature.  Philosophiquement,  ces  deux  acceptions  sont 
tout  juste  l'opposé  l'une  de  l'autre.  C'est  un  inconvénient 
du  langage  reçu,  mais  un  inconvénient  moindre  que  celui 
de  recourir  à  un  autre  terme  que  l'usage  n'aurait  pas  sanc- 
tionné. 

Au  contraire,  on  blesse  à  la  fois  le  sens  philosophique 
et  les  analogies  de  la  langue,  lorsqu'on  applique  aux  nom- 
bres purs,  aux  nombres  qui  désignent  des  collections  d'ob- 
jets   vraiment    individuels,    la    dénomination    de    quantités, 


288  CHAPITRE  XIII. 

en  les  qualifiant  de  quantités  discrètes  ou  discontinues.  Le 
marchand  qui  livre  cent  pieds  d'arbres,  vingt  chevaux,  ne 
livre  pas  des  quantités,  mais  des  nombres  ou  des  quotités. 
Que  s'il  s'agit  de  vingt  hectolitres  ou  de  mille  kilogrammes 
de  blé,  la  livraison  aura  effectivement  pour  objet  des  quan- 
tités et  non  des  quotités,  parce  qu'on  assimile  alors  le  tas 
de  grains  à  une  masse  continue  quant  au  volume  ou  quant 
au  poids,  sans  s'occuper  le  moins  du  monde  d'y  discerner  ou 
d'y  nombrer  des  objets  individuels.  Une  somme  d'argent 
doit  aussi  être  réputée  une  quantité,  parce  qu'elle  repré- 
sente une  valeur,  grandeur  continue  de  sa  nature  ;  et  que 
le  compte  des  pièces  de  monnaie,  compte  qui  peut  changer, 
pour  la  même  somme,  selon  les  espèces  employées,  n'est 
qu'une  opération  auxiliaire,  imaginée  dans  le  but  d'arriver 
plus  vite  à  la  mesure  de  la  valeur. 

187.  —  D'après  la  définition  vulgaire,  on  appelle  quan- 
tité tout  ce  qui  est  susceptible  d'augmentation  ou  de  dimi- 
nution ;  mais  il  y  a  une  multitude  de  choses  susceptibles 
d'augmenter  et  de  diminuer,  et  même  d'augmenter  et  de 
diminuer  d'une  manière  continue,  et  qui  ne  sont  pas  des  gran- 
deurs, ni  par  conséquent  des  quantités.  Une  sensation 
douloureuse  ou  voluptueuse  augmente  ou  diminue,  parcourt 
diverses  phases  d'intensité,  sans  qu'il  y  ait  de  transition 
soudaine  d'une  phase  à  l'autre  ;  sans  qu'on  puisse  fixer 
l'instant  précis  où  elle  commence  à  poindre  et  celui  où 
elle  s'éteint  tout  à  fait.  C'est  ainsi,  du  moins,  que  les  choses 
se  passent  incontestablement  dans  une  foule  de  cas  ;  et  si, 
d'autres  fois,  la  douleur  semble  commencer  ou  finir  brus- 
quement, augmenter  ou  diminuer  par  saccades,  il  y  a  tout 
lieu  de  croire  (comme  à  l'égard  du  choc  qui  paraît  changer 
brusquement  le  mouvement  d'un  corps)  que  la  disconti- 
nuité n'est  qu'apparente,  et  qu'en  réalité  le  phénomène  est  tou- 
jours continu,  bien  que  nous  confondions  en  un  même  in- 
stant de  la  durée  les  phases  dont  la  succession  nous  échappe, 
à  cause  de  l'imperfection  de  ce  sens  intime  que  l'on  appelle 
la  conscience  psychologique.  Cependant  il  n'y  a  rien  de 
commun  entre  la  sensation  de  plaisir  ou  de  douleur  et  la 
notion  mathématique  de  la  grandeur.  On  no  peut  pas  dire 
d'une  douleur  plus  intense  qu'elle  est  une  somme  de  dou- 
leurs plus  fail)les.  Quoique  la  sensation,  dans  ses  modifica- 


DE  LA  CONTINUITE.  289 

lions  continues,  passe  souvent  du  plaisir  à  la  douleur,  ou 
inversement  de  la  douleur  au  plaisir,  en  traversant  un  état 
neutre  (ce  qui  rappelle,  à  plusieurs  égards,  l'évanouisse- 
ment de  certaines  grandeurs  dans  le  passage  du  positif  au 
négatif),  on  ne  peut  pas  regarder  l'état  neutre  comme  ré- 
sultant d'une  somme  algébrique  ou  d'une  balance  de  plai- 
sirs et  de  douleurs. 

188.  —  Il  est  vrai  que,  par  l'étude  de  l'anatomie  et  de  la 
physiologie,  nous  parvenons  à  entrevoir  comment  la  varia- 
tion continue  d'intensité,  dans  une  sensation  de  douleur 
ou  de  plaisir,  peut  se  lier  à  la  variation  continue  de  certaines 
grandeurs  mesurables,  et  dépendre  de  la  continuité  inhé- 
rente à  l'étendue  et  à  la  durée.  Car  nous  reconnaissons  que 
plus  un  cordon  nerveux  a  de  grosseur  entre  ceux  de  son 
espèce  (en  ne  tenant  compte,  pour  l'évaluation  de  sa  sec- 
tion transversale,  que  de  la  somme  des  sections  transver- 
sales des  fibres  nerveuses  élémentaires,  et  non  des  tissus 
qui  leur  servent  de  protection  et  d'enveloppe),  et  plus  la 
sensation  douloureuse  causée  par  le  tiraillement  du  cordon 
acquiert  d'intensité.  Il  y  a  une  certaine  intensité  de  dou- 
leur qui  correspond  à  chaque  valeur. de  l'aire  de  la  section 
transversale  du  cordon,  les  autres  circonstances  restant 
les  mêmes  ;  mais  cette  correspondance  ou  cette  relation 
n'a  rien  de  mathématique,  puisque  l'attribut  de  grandeur 
mesurable  qui  appartient  à  l'aire  de  la  section  transversale 
n'appartient  pas  à  la  sensation. 

Si  l'on  plonge  la  main  dans  un  bain  à  quarante  degrés, 
et  qu'on  l'y  laisse  un  temps  sufïîsant,  on  éprouve  d'abord 
une  sensation  de  chaleur  brusque  en  apparence  ;  après  quoi 
sans  que  le  bain  se  refroidisse,  la  sensation  va  en  s'affaiblis- 
sant  graduellement  et  sans  secousse,  de  manière  à  ce  qu'on  ne 
puisse  assigner  l'instant  précis  où  elle  prend  fin.  L'intensité 
de  la  sensation  dépend,  toutes  circonstances  égales  d'ail- 
leurs, du  temps  écoulé  depuis  l'instant  de  l'immersion  ;  et 
la  continuité  dans  l'écoulement  du  temps  rend  sufTisam- 
ment  raison  de  la  continuité  dans  la  variation  d'intensité 
de  la  sensation  produite;  mais  cette  sensation  n'est  pas  pour 
cela  une  grandeur  mesurable  que  l'on  puisse  rapporter  à 
une  unité  et  exprimer  numériquement. 

Puisque  la  vitesse  de  vibration  d'un  corps  sonore  ou  celle 

19 


290  CHAPITRE  XIII. 

de  l'éther  sont  des  grandeurs  mesurables  et  continues,  on 
voit  une  raison  suffisante  pour  que  le  passage  de  la  sensa- 
tion d'un  ton  à  celle  d'un  autre  ton,  de  la  sensation  d'une 
couleur  à  celle  d'une  autre  couleur,  se  fasse  avec  conti- 
nuité ;  mais  il  n'y  a  pas  pour  cela  entre  les  diverses  sensa- 
tions de  tons  et  de  couleurs  des  rapports  numériques  assi- 
gnables, comme  il  y  en  a  entre  les  vitesses  de  vibration 
qui  leur  correspondent.  La  sensation  du  son  sol  n'équivaut 
pas  à  une  fois  et  demie  la  sensation  du  son  ut,  parce  que 
la  vitesse  de  vibration  qui  produit  le  sol  vaut  une  fois  et 
demie  la  vitesse  de  vibration  qui  donne  l'ut.  La  sensation 
de  Vorangé  n'est  pas  les  cinq  septièmes,  ni  toute  autre  frac- 
tion de  la  sensation  du  violet,  parce  que  la  vitesse  de  vibra- 
tion de  l'éther  serait,  pour  le  rayon  orangé,  à  peu  près  les 
cinq  septièmes  de  ce  qu'elle  est  pour  le  rayon  violet. 

La  continuité  dans  la  variation  d'intensité  d'une  force 
d'attention  ou  d'un  appétit  sensuel  s'expliquera  bien  par 
la  continuité  dans  la  variation  de  certaines  grandeurs  phy- 
siques et  mesurables,  telles  que  la  vitesse  et  l'abondance 
du  sang,  la  charge  électrique  ou  la  température  de  cer- 
tains organes,  lesquelles  ont  ou  peuvent  avoir  une  influence 
immédiate  sur  d'autres  forces  vitales  ;  mais  il  n'en  faut 
pas  conclure  que  l'attribut  de  grandeur  mesurable  appar- 
tienne à  ces  mêmes  forces  vitales,  ni  aux  phénomènes  qu'elles 
déterminent. 

189.  —  De  même  que  la  continuité  de  certaines  gran- 
deurs purement  physiques  suffit  pour  soumettre  à  la  loi 
de  continuité  des  forces,  des  affections,  des  phénomènes 
de  la  vie  organique  et  animale  qui  ne  sont  plus  des  gran- 
deurs mesurables  ;  de  même  on  conçoit  que  ces  forces  ou 
ces  phénomènes,  susceptibles  de  continuité,  mais  non  de 
mesure,  peuvent  introduire  la  continuité  dans  les  varia- 
tions que  comportent  des  forces  ou  des  phénomènes  d'un 
ordre  supérieur,  qui  dépouillent  bien  plus  manifestement 
encore  le  caractère  de  grandeur  mesurable.  Si,  chez  l'homme 
en  particulier,  les  phénomènes  de  lu  vie  intellectuelle  et 
morale  s'entaient  sur  ceux  de  la  vie  animale  ou  les  suppo- 
saient, comme  les  phénomènes  de  la  vie  animale  s'entent 
sur  les  phénomènes  générau.x  de  l'ordre  physique  ou  les 
suj)poscnt,     la     continuité     des    formes    fondamentales    de 


DE  LA  CONTINUITÉ.  291 

l'espace  et  du  temps  suffirait  pour  faire  présumer  la  conti- 
nuité qu'on  observerait  habituellement  dans  ce  qui  tient 
à  la  trame  de  l'organisation,  de  la  vie  et  de  la  pensée,  dans 
les  choses  de  l'ordre  intellectuel  et  de  l'ordre  moral,  qui 
relèvent  le  plus  médiatement  des  conditions  de  la  sensi- 
bilité animale  et  de  celles  de  la  matérialité.  En  un  mot,  la 
continuité  de  l'espace  et  du  temps  suffirait  pour  rendre 
raison  du  vieil  adage  scolastique,  tant  invoqué  par  Leib- 
nitz  :  Nahira  non  facit  saltus  ;  ce  qui  n'empêche  pas  de  sup- 
poser, si  l'on  veut,  que  la  continuité,  dans  les  choses  de 
l'ordre  intellectuel  ou  de  l'ordre  moral,  ait  encore  d'autres 
fondements  ou  raisons  d'être  que  la  continuité  de  l'espace 
et  du  temps,  ou  d'admettre,  avec  Leibnitz,  que  la  conti- 
nuité en  toutes  choses  tienne  directement  à  une  loi  supé- 
rieure de  la  nature,  dont  la  continuité  dans  les  phénomènes 
de  l'étendue  et  de  la  durée  n'est  qu'une  manifestation  par- 
ticulière. 

190.  —  Dans  le  développement  des  facultés  intellectuelles, 
après  la  sensation  purement  affective,  viennent  les  sensa- 
tions accompagnées  de  perceptions,  les  sensations  repré- 
sentatives, capables  d'engendrer  des  images  qui  persistent 
ou  que  l'esprit  peut  reproduire,  après  que  les  objets  exté- 
rieurs ont  cessé  d'agir  sur  les  sens.  Or,  par  cela  même  que 
la  sensation  est  représentative  ou  qu'elle  fait  image,  il  est  bien 
clair  qu'à  la  continuité  ou  à  la  discontinuité  dans  l'objet 
correspond  une  continuité  ou  une  discontinuité  dans  le  phé- 
nomène intellectuel  de  l'image.  Si  je  pense  à  la  constellation 
de  la  Grande  Ourse,  l'image  présente  à  mon  esprit  est  celle 
de  sept  points  étincelants,  nettement  distincts  les  uns  des 
autres  et  disposés  dans  un  certain  ordre  ;  mais,  si  je  me 
rappelle  le  tableau  qui  s'est  déroulé  à  mes  yeux  quand  j'ai 
eu  atteint  le  sommet  d'une  montagne,  ce  n'est  plus  l'as- 
semblage d'un  nombre  déterminé  d'objets  distincts  qui 
vient  s'offrir  à  mon  imagination  ;  c'est  un  tout  continu  et 
harmonieux,  dans  les  détails  duquel  je  ne  puis  entrer  sans 
y  trouver  d'autres  détails,  et  ainsi  à  l'infini. 

Il  en  est  de  même  pour  les  perceptions  qui  nous  viennent 
par  d'autres  sens  que  celui  de  la  vue,  et  auxquelles  nous 
donnons  aussi  par  extension  le  nom  d'images  (109  et  110). 
Ainsi,  après  avoir  entendu  un  air  de  musique,  je  pourrai 


292  CHAPITRE  XIII. 

me  représenter  parfaitement  la  série  des  notes  qui  le  cons- 
tituent, et  dans  ce  cas  ma  perception  se  composera  d'un 
système  de  perceptions  distinctes  et  discontinues  ;  mais, 
si  mon  souvenir  porte  sur  toutes  les  impressions  que  j'ai 
ressenties  en  entendant  exécuter  ce  morceau  par  une 
cantatrice  habile,  sur  le  timbre,  l'accentuation,  les  modu- 
lations de  sa  voix  qu'aucune  notation  ne  peut  rendre, 
j'entreverrai  encore  des  nuances  infinies  dans  un  ensemble 
harmonieux  et  continu.  Tout  cela  a  été  mille  fois  constaté, 
mille  fois  exprimé  par  toutes  les  formes  du  langage. 

La  discontinuité  ou  la  continuité  se  trouve  dans  les  faits 
de  mémoire,  non  seulement  par  la  nature  des  objets  sur 
lesquels  porte  le  souvenir,  mais  encore  par  la  nature  des 
forces  et  des  conditions,  quelles  qu'elles  soient,  organiques 
ou  hyperorganiques,  dont  dépendent  les  actes  de  mémoire. 
On  remarque  souvent  qu'après  de  longs  efforts  pour  se 
rappeler  un  nom,  une  date,  un  fait  historique,  le  rappel 
du  fait  oublié  a  lieu  soudainement  et  comme  par  secousse  ; 
tandis  que  d'autres  fois  on  a  une  réminiscence  vague  et 
confuse,  dont  peu  à  peu  les  linéaments  se  dessinent,  jusqu'à 
ce  qu'ils  aient  pris  une  forme  nettement  arrêtée. 

191.  —  On  dit  d'une  image  qu'elle  est  fidèle,  d'une  idée 
qu'elle  est  vraie,  et  l'on  entend  par  là  exprimer  la  confor- 
mité entre  l'objet  ou  le  type  perçu  et  l'image  ou  l'idée  pré- 
sente à  l'esprit.  Si  la  conformité  est  rigoureuse,  l'idée  est 
dite  exacte  ou  adéquate  ;  mais  les  modifications  de  l'idée,  qui 
altèrent  cette  conformité  rigoureuse,  peuvent,  selon  les 
cas,  admettre  la  discontinuité  ou  la  continuité  ;  de  sorte 
qu'il  y  ait  passage  brusque  de  la  vérité  à  l'erreur,  ou  au  con- 
traire dégradation  continue  de  la  vérité. 

Tout  le  monde  comprend  que  le  portrait  d'une  personne, 
le  tableau  d'un  paysage  peuvent  être  plus  ou  moins  fidèles 
et  ressemblants  ;  qu'il  y  a  dans  cette  ressemblance  des 
nuances  infinies,  sans  qu'on  puisse  d'une  part  atteindre 
à  la  ressemblance  parfaite  ou  rigoureuse,  de  l'autre,  tracer 
une  ligne  de  démarcation  entre  ce  qui  ressemble,  quoique 
imparfaitement,  et  ce  qui  cesse  tout  à  fait  de  ressembler. 

On  dit  qu'il  y  a  de  la  vérité  dans  un  portrait  ou  qu'il 
manque  de  vérité,  on  y  signale  des  parties  mieux  rendues 
les  unes  que  les  autres  ;  mais  on  ne  s'aviserait  pas  de  faire 


DE  LA  CONTINUITÉ.  293 

le  compte  des  vérités  ou  des  erreurs  que  contient  le  portrait. 

Une  carte  géographique  est  une  espèce  de  portrait  ;  et 
cependant  il  arrive  journellement  aux  géographes  de  re- 
lever et  de  compter  les  erreurs  d'une  carte  :  c'est  que  leur 
attention  se  porte  alors  exclusivement  sur  un  certain  nombre 
de  points  remarquables,  susceptibles  d'une  détermination 
exacte,  au  moins  dans  les  limites  de  précision  que  nos  mesures 
et  nos  observations  comportent.  Ces  points  sont  relevés  ou 
oubliés  ;  ils  sont  ou  ils  ne  sont  pas  à  la  juste  place  que  de 
bonnes  observations  leur  assignent  ;  il  y  a  lieu,  en  ce  qui 
les  concerne,  à  un  dénombrement  de  vérités  et  d'erreurs. 
Mais  quant  aux  traits  continus  par  lesquels  ces  points  de 
repère  peuvent  être  reliés,  et  qui  servent  à  peindre  le  cours 
des  rivières,  les  sinuosités  des  côtes,  la  configuration  des 
montagnes,  on  approche  plus  ou  moins  de  la  ressemblance, 
sans  qu'on  puisse,  pas  plus  pour  ce  genre  de  portrait  que 
pour  tout  autre,  songer  à  faire  le  compte  et  la  balance 
arithmétique  des  erreurs  et  des  vérités. 

Dans  le  souvenir  que  j'ai  gardé  d'un  air  de  musique,  je 
puis  prendre  une  note  pour  une  autre,  un  fa  naturel  pour  un 
fa  dièze  ;  et  si  j'exécute  l'air  sur  un  instrument  à  sons  fixes, 
tel  que  le  piano,  je  commettrai  une  faute  ou  une  erreur, 
parce  qu'il  n'y  a  pas  de  nuances  entre  deux  touches  consé- 
cutives du  clavier;  mais,  qu'un  artiste  veuille  imiter  le  jeu 
d'un  de  ses  rivaux  sur  le  violon  ou  sur  le  cor,  on  pourra 
trouver  l'imitation  plus  ou  moins  fidèle  ;  on  dira  qu'il  y  a 
de  la  vérité  dans  cette  espèce  d'image  perçue  par  l'oreille, 
ou  qu'il  manque  de  vérité  ;  on  ne  songera  pas  à  y  compter 
des  vérités  et  des  erreurs. 

192.  —  La  vérité  d'un  portrait,  la  ressemblance  d'une 
image  à  son  type,  admet  des  variations  progressives  et  sou- 
mises à  la  loi  de  continuité  dans  leur  progression,  mais  ce 
n'est  point  pour  cela  quelque  chose  de  mesurable  ;  il  n'y  a 
pas  de  mètre  pour  cette  espèce  de  vérité  qu'on  nomme 
proprement  ressemblance.  Réduisons  l'analyse  à  des  termes 
plus  simples  et  plus  géométriques.  Si,  pour  donner  l'image 
d'une  ellipse,  je  trace  une  autre  ellipse  dans  laquelle  il  y  ait 
entre  le  grand  et  le  petit  axe  le  même  rapport  que  dans  la 
première,  la  ressemblance  ou  (pour  employer  dans  ce  cas 
le  mot  technique  des  géomètres)  la  similitude  sera  parfaite. 


294  CHAPITRE  XIII. 

Si  maintenant  l'on  conçoit  une  suite  d'ellipses  dans  les- 
quelles ce  rapport  qui  est  une  grandeur  mesurable  aille 
en  variant  avec  continuité,  elles  ressembleront  d'autant 
moins  à  la  première  qu'elles  iront  en  s'allongeant  ou  en 
s'aplatissant  davantage  ;  la  ressemblance  dépendant  de 
la  petitesse  de  l'écart  entre  la  valeur  fixe  du  rapport  dans 
l'ellipse  prise  pour  type,  et  la  valeur  variable  de  ce  rapport 
dans  la  série  des  images,  sans  toutefois  qu'on  puisse  fixer,  au- 
trement qu'en  vertu  d'une  règle  purement  convention- 
nelle et  arbitraire,  une  grandeur  liée  à  cet  écart  par  une 
loi  mathématique,  et  qu'il  plairait  de  considérer  comme 
la  mesure  de  la  ressemblance  ou  de  la  dissemblance.  A  plus 
forte  raison,  si,  pour  imiter  une  courbe  ovale  qui  ne  serait 
pas  une  ellipse,  qui  même  ne  serait  pas  susceptible  de  défi- 
nition géométrique,  on  traçait  une  courbe  ovale  ressem- 
blant plus  ou  moins  à  la  première,  et  dont  la  ressemblance 
comporterait  des  nuances  sans  nombre,  serait-il  impossible 
de  mesurer  ou  d'évaluer  numériquement  la  ressemblance  : 
la  nature  même  des  choses,  et  non  pas  seulement  l'état 
d'imperfection  de  nos  théories  et  de  nos  méthodes,  mettant 
obstacle  à  une  telle  évaluation.  De  même,  si  l'on  comparait 
un  triangle  invariable  à  une  série  de  triangles  dans  les- 
quels les  angles  et  les  rapports  des  côtés  subiraient  des  alté- 
rations progressives  et  continues,  il  serait  impossible  d'assigner, 
sans  convention  arbitraire,  une  fonction  des  angles  et  des 
rapports  des  côtés  qui  fût  la  mesure  naturelle  de  la  ressem- 
blance avec  le  type  invariable. 

193.  —  C'est  bien  autre  chose  s'il  s'agit  de  la  représen- 
tation d'un  être  animé,  et  de  l'expression  de  cet  indéfinissable 
caractère  qu'on  appelle  physionomie.  On  est  toujours  frappé 
de  ce  fait  singulier,  qu'une  silhouette,  une  image  daguer- 
rienne,  un  buste  moulé  sur  la  nature,  peuvent  oiïrir  moins 
de  ressemblance  que  le  portrait  dû  au  crayon  ou  au  burin 
d'un  artiste  ;  mais  la  réflexion  rend  bien  compte  de  la  su- 
périorité de  la  traduction  obtenue  par  l'art  sur  la  traduc- 
tion dont  il  semble  que  la  nature  fasse  tous  les  frais.  Par 
exemple,  une  image  dessinée  sur  une  surface  plane  est  une 
projection  de  l'objet  en  relief,  et  il  peut  se  faire  que,  dans 
la  projection  la  mieux  choisie,  des  nuances  de  forme  pres- 
que   insensibles     qui   caractérisent   l'individualité   physique 


DE  LA  CONTINUITÉ.  295 

et  surtout  l'individualité  morale,  s'eiïacent  ou  s'oblitèrent 
tellement,  que  l'artiste,  dans  le  but  d'exprimer  ces  mêmes 
nuances,  n'ait  rien  de  mieux  à  faire  que  de  feindre  une  pro- 
jection géométriquement  impossible.  Il  pourra  renforcer 
ou  charger  les  traits,  de  manière  à  n'avoir  pourtant  que  la 
juste  expression  de  ce  qu'il  doit  rendre  ;  et  on  ne  lui  repro- 
chera de  les  charger,  dans  le  sens  attaché  à  ce  mot  par  les 
artistes,  que  lorsqu'il  outrera  effectivement,  non  pas  les 
linéaments  du  dessin,  mais  les  caractères  physiques,  intel- 
lectuels ou  moraux  que  les  traits  doivent  exprimer.  Il  y  a 
là  une  ressemblance  d'un  autre  ordre  que  la  similitude  ou 
la  ressemblance  géométrique,  et  telle  d'ailleurs  que,  dans 
des  portraits  pareillement  ressemblants,  on  reconnaîtra 
très  bien  le  faire  ou  la  manière  du  peintre  :  chaque 
peintre  atteignant  à  sa  manière,  et  par  des  procédés  maté- 
riellement différents,  le  même  degré  de  ressemblance.  Il  y 
a  là  enfin  une  ressemblance  bien  moins  susceptible  encore 
de  mesure  et  d'évaluation  que  la  ressemblance  purement 
géométrique,  quoiqu'elle  soit  toujours  soumise  à  la  loi  de 
continuité  dans  ses  altérations  progressives. 

Si  le  peintre  est  chargé  d'exécuter,  non  plus  un  portrait 
de  famille,  mais  celui  d'un  personnage  historique  dont  les 
traits  physiques  ne  conservent  guère  de  valeur  qu'autant 
qu'ils  ont  le  mérite  d'accuser  fortement  les  saillies  les  plus 
remarquables  d'un  type  intellectuel  ou  moral,  il  aura  à 
satisfaire  à  d'autres  conditions  de  ressemblance  :  il  devra 
mettre  dans  l'image  moins  d'imitation  géométrique  ou  phy- 
sique et  plus  d'idéal  (180)  ;  et  ce  progrès  vers  l'idéal  de- 
viendra encore  plus  marqué  lorsque,  dans  la  reproduction 
d'un  type  allégorique  ou  d'une  effigie  sacrée,  les  formes 
vulgaires  de  l'humanité  ne  devront  apparaître  que  tout 
autant  qu'il  est  nécessaire  pour  donner  un  corps  à  l'idée 
que  l'artiste  a  dû  et  voulu  rendre. 

194.  —  La  tendance  de  l'art  vers  l'expression  d'un  idéal 
que  l'esprit  conçoit,  sans  avoir  de  formule  logique  pour  le 
définir  ni  de  méthode  géométrique  pour  en  approcher,  est 
quelque  chose  de  si  manifeste  qu'on  ne  l'a  jamais  méconnue 
et  que  la  critique  moderne,  dans  ses  raffinements  subtils, 
l'a  peut-être  exagérée.  On  a  fini  par  faire  l'artiste  trop  phi- 
losophe, et,  au  contraire,  on  n'a  pas  assez  remarqué  que 


296  CHAPITRE  XIII. 

pour  l'expression  de  l'idée  pure,  en  tant  seulement  qu'objet 
de  connaissance,  indépendamment  de  toute  intention  de 
plaire  ou  de  toucher,  le  philosophe  est  aussi  et  ne  saurait  se 
dispenser  d'être  artiste  à  sa  manière.  Trompés  par  la  nature 
des  signes  d'institution  auxquels  ils  sont  forcés  d'avoir  re- 
cours, les  hommes  se  sont  figuré  leurs  idées  comme  autant 
d'unités,  de  chiffres,  de  monades,  et  ils  ont  supposé  que 
tout  le  travail  de  la  pensée  consiste  à  combiner  ou  à  grouper 
systématiquement  ces  objets  individuels.  Il  semble  qu'on 
puisse  toujours  compter  les  vérités,  les  erreurs  semées  dans 
un  livre,  de  même  qu'un  astronome  fait  un  catalogue  d'é- 
toiles, un  commissaire  le  dénombrement  des  habitants 
d'une  ville  ;  de  même  encore  que  l'on  compte  les  proposi- 
tions contenues  dans  un  traité  de  géométrie,  ou  les  fautes 
de  calcul  échappées  à  un  rédacteur  de  tables.  Cependant, 
si  l'objet  de  l'idée,  quoique  placé  hors  de  la  sphère  des  phé- 
nomènes sensibles,  est  un  de  ceux  qui  comportent  des  mo- 
difications continues,  le  caractère  de  vérité  qui  consiste 
dans  la  conformité  de  l'idée  avec  son  type  et  de  l'expres- 
sion de  l'idée  avec  l'idée  même,  admettra  pareillement  des 
gradations  continues.  On  pourra  bien  dire  alors  que  tel 
esprit  a  approché  davantage  de  la  vérité  :  on  ne  pourra  pas 
énumérer  les  vérités  nouvelles  dont  il  est  l'inventeur.  Chacun 
appréciera  à  sa  manière  le  mérite  de  cette  approximation, 
jugera  de  cette  espèce  de  ressemblance,  sans  pouvoir  précisé- 
ment réfuter  ceux  qui  n'adopteraient  pas  son  appréciation 
et    qui    contrediraient    son    jugement. 

L'inexactitude  du  dessin  d'un  animal  saute  aux  yeux  d'un 
naturaliste,  s'il  n'y  trouve  pas  le  nombre  de  doigts,  de  dents, 
de  pennes,  de  nageoires,  qui  caractérise  l'espèce  :  voilà  des 
erreurs  qui  peuvent  se  compter  et  s'établir  sans  contestation, 
parce  qu'il  n'y  a  pas  d'intermédiaire  et  de  nuance  entre 
trois,  quatre  et  cinq  doigts.  Au  contraire,  un  peintre  dont 
l'attention  ne  s'est  jamais  fixée  sur  les  caractères  qui  ser- 
vent à  la  classification  méthodique  des  espèces,  trouve 
la  physionomie  ou  le  faciès  de  l'animal  rendu  avec  plus  ou 
moins  de  vérité  ;  et  si  on  lui  constcste  son  appréciation,  il 
ne  peut  qu'en  appeler  à  ceux  qui  ont  comme  lui  le  senti- 
ment de  la  physionomie  de  l'animal  et  de  l'art  du  dessin. 
Il  ne  peut  recourir  à  une  preuve  en  forme,  pas  plus  que 


DE  LA  CONTINUITÉ.  297 

je  ne  puis  prouver  à  un  homme  qu'on  a  manqué  sa  res- 
semblance, s'il  a  l'illusion  ou  le  caprice  de  trouver  son  por- 
trait ressemblant. 

195.  —  Un  botaniste  a  commis  une  erreur  dans  la  descrip- 
tion d'une  plante  :  deux  étamines  avortées  lui  ont  échappé 
par  leur  petitesse,  et  il  a  rangé  dans  la  pentandrie  de  Linné 
une  espèce  qu'il  fallait  mettre  dans  l'heptandrie.  Pour  ré- 
former cette  erreur,  des  yeux  et  une  loupe  suffiront  à  un 
observateur  plus  attentif  ou  que  n'a  pas  trompé  un  cas  de 
monstruosité  accidentelle  :  après  quoi  l'erreur  ne  pourra 
plus  reparaître  ;  la  botanique  descriptive  en  sera  défini- 
tivement débarrassée,  et,  en  revanche,  se  sera  enrichie 
d'un  fait  précis,  positif,  incontestable.  Mais  je  suppose  que 
la  fleur  soit  sujette  à  ce  qu'on  appelle  un  avortement  con- 
stant, normal,  spécifique  ;  que  les  deux  étamines,  modi- 
fiées dans  leur  développement,  deviennent  des  organes  dont 
les  formes  et  les  fonctions  s'éloignent  de  plus  en  plus  de 
celles  des  étamines  ordinaires  ;  que  d'après  cela  un  bota- 
niste ait  rangé  la  plante  dans  une  des  familles  qui  ont  parmi 
leurs  caractères  distinctifs  la  présence  de  cinq  étamines  ; 
qu'un  autre  botaniste,  appréciant  autrement  l'importance 
relative  des  caractères,  et  démêlant'  ce  qu'il  y  a  d'essentiel 
et  de  persistant,  ce  qu'il  y  a  d'accessoire  et  de  variable  dans 
la  constitution  des  organes,  rejette  la  plante  dans  une  des 
familles  à  sept  étamines  :  comment  se  videra  le  différend  ? 
Sans  doute,  par  le  jugement  des  botanistes  les  plus  autori- 
sés. Mais  ce  jugement,  comment  se  formera-t-il  ?  Non 
point  par  une  démonstration  expérimentale  qui  tombe 
sous  les  sens  ;  encore  moins  par  des  arguments  en  forme, 
comme  ceux  qui  sont  à  l'usage  des  logiciens  et  des  géo- 
mètres. Car,  si  d'un  côté  il  y  a  des  cas  où  cette  transfor- 
mation d'organes  n'est  manifestement  qu'un  phénomène 
secondaire,  lequel  ne  doit  pas  masquer  aux  yeux  d'un  na- 
turaliste exercé  des  affinités  plus  intimes  ;  d'autre  part,  en 
allant  de  métamorphose  en  métamorphose,  l'on  ne  saurait 
où  s'arrêter,  et  l'on  finirait  par  confondre  les  choses  les 
plus  disparates.  Ici  le  vrai  et  le  faux  tendent,  pour  ainsi  dire, 
à  se  fondre  l'un  dans  l'autre  :1a  vérité  ne  se  montre  pas  comme 
une  lueur  uniforme  éclairant  un  espace  nettement  cir- 
conscrit, mais  plutôt  comme  un  jet  de  lumière  qui  s'affai- 


298  CHAPITRE  XIII. 

blit  en  s'éloignant  de  sa  source,  et  dont  l'œil  suit  plus  ou 
moins  loin  la  trace,  selon  le  ton  de  sa  sensibilité. 

Et  qu'on  ne  dise  pas,  pour  infirmer  l'exemple,  que  c'est 
une  pure  question  de  nomenclature  et  de  méthode  que  celle 
de  savoir  si  l'on  rangera  une  plante,  un  animal  dans  telle 
ou  telle  famille.  Une  classification  vraiment  naturelle,  et 
même  toute  classification  dans  ce  qu'elle  a  de  naturel,  ne 
peut  être  que  l'expression  des  affinités  qui  lient  entre  eux 
les  êtres  organisés,  et  des  lois  auxquelles  la  nature  s'as- 
treint en  variant  et  en  modifiant  les  types  organiques  :  lois 
qui  subsistent  indépendamment  de  nos  méthodes  et  de  nos 
procédés  artificiels,  tout  comme  les  lois  qui  régissent  les 
mouvements  de  la  matière  inerte,  quoiqu'elles  ne  puissent 
pas  de  même  s'énoncer  en  termes  d'une  exactitude  rigou- 
reuse, ni  se  constater  par  des  mesures  précises  ou  dont  la 
précision  n'ait  d'autres  limites  que  celles  qui  dérivent  de 
l'imperfection  des  instruments.  En  général,  comme  nous 
avons  tâché  de  l'établir  dans  l'avant-dernier  chapitre,  à 
côté  de  l'abstraction  artificielle  qui  n'est  qu'une  fiction 
de  l'esprit,  accommodée  à  ses  instruments  et  à  ses  besoins, 
se  place  l'abstraction  rationnelle,  qui  n'est  que  la  concep- 
tion ou  la  représentation  idéale  des  liens  que  la  nature  a 
mis  entre  les  choses  et  de  la  subordination  des  phénomènes. 
Mais  presque  toujours,  par  suite  des  efforts  continuels  de 
l'esprit  pour  arriver  à  l'intelligence  des  phénomènes,  il  y  a 
mélange  des  deux  sortes  d'abstraction  et  transition  continue 
de  l'une  à  l'autre  :  car  les  liens  de  solidarité,  de  parenté, 
d'harmonie,  d'unité,  que  nous  tâchons  de  saisir  par  l'abs- 
traction rationnelle,  peuvent  être  plus  ou  moins  tendus  ou 
relâchés,  tandis  que  notre  esprit  éprouve  pour  tous  les 
objets  de  la  nature  le  même  besoin  de  classification,  de  ré- 
gularité et  de  méthode.  La  critique  philosophique  doit  faire 
autant  que  possible  le  départ  de  l'abstraction  artificielle 
et  de  l'abstraction  rationnelle,  en  se  fondant  sur  des  in- 
ductions et  des  probabilités  :  or,  comme  nous  l'avons  encore 
expliqué  plus  haut,  il  est  de  l'essence  de  la  probabilité  phi- 
losophique de  se  prêter  à  des  altérations  ou  progressions 
continues,  sans  que  pour  cela  cette  probabilité  puisse  être 
évaluée  en  nombres  ;  sans  qu'elle  devienne  une  grandeur 
mesurable   à   la   manière   de   la   probabilité   mathématique. 


DE  LA  CONTINUITÉ.  299 

Ainsi,  sous  quelque  aspect  que  le  sujet  soit  envisagé,  on 
trouve  que  la  loi  de  continuité  règne  dans  ce  monde  intel- 
ligible où  la  pensée  du  philosophe  recherche  les  principes 
et  la  raison  des  phénomènes  sensibles,  non  moins  que  dans 
le  monde  matériel  qui  tombe  sous  les  sens. 

196.  —  Dans  la  sphère  des  idées  morales,  rien  de  plus 
évident  que  la  transition  continue  d'une  idée  à  l'autre,  et 
d'une  qualité  à  la  qualité  contraire.  Le  meurtre  inspiré 
par  une  passion  haineuse  ou  cupide  est  un  de  ces  grands 
crimes  qui  soulèvent  une  réprobation  générale,  et  à  la  ré- 
pression desquels  chaque  membre  de  la  société,  dans  l'ordre 
de  ses  fonctions,  prête  avec  empressement  son  concours, 
à  moins  de  quelque  perversion  des  mœurs,  dont  il  nous  est 
permis  de  ne  pas  tenir  compte  ici.  D'autre  part,  si  l'on  ne 
consulte  que  les  sentiments  naturels  à  l'homme,  la  sym- 
pathie et  l'approbation  morale  resteront  acquises  à  celui 
qui  venge  par  un  meurtre,  avec  péril  pour  lui-même,  l'hon- 
neur offensé  des  personnes  dont  il  est  le  protecteur  naturel  ; 
et  les  lois  purement  humaines  ne  pourront  triompher  de  ce 
sentiment  naturel.  Entre  ces  cas  [extrêmes  il  y  a  des  meur- 
tres qu'on  blâme  et  qu'on  excuse,  sans  qu'il  soit  possible  à 
une  autorité  humaine  de  fixer  le  point  précis  où  la  criminalité 
cesse,  et  où  commence  le  dévouement,  pour  ne  pas  dire  la 
vertu. 

Lors  même  que  la  qualification  de  l'acte  n'est  pas  dou- 
teuse, d'après  les  circonstances  de  perpétration,  on  sent  que 
la  responsabilité  morale  de  l'agent,  la  perversité  que  l'acte 
suppose,  peuvent  comporter  une  infinité  de  nuances,  selon 
l'âge,  le  sexe,  le  tempérament  et  l'éducation  du  coupable. 
L'intérêt  qui  s'attache  à  la  défense  des  accusés,  chez  un 
peuple  civilisé  et  humain,  n'a  pas  permis  de  méconnaître 
cette  vérité  lorsqu'il  s'agit  des  grands  attentats  qui  appel- 
lent la  sévère  répression  des  lois  pénales  ;  mais  il  en  est 
des  notions  d'équité,  d'honnêteté,  de  bienséance,  comme  de 
celle   de    criminalité. 

Il  est  légitime  de  tirer  un  bénéfice  de  son  industrie  et  de 
ses  capitaux,  de  s'adresser  pour  cela  de  préférence  à  ceux 
près  de  qui  l'on  trouve  les  conditions  les  plus  avantageuses, 
et  même  d'élever  d'autant  plus  ses  bénéfices  que  l'on  court 
plus  de  chances  de  perte.  Le  plus  honnête  négociant  fait 


300  CHAPITRE  XIII. 

tout  cela  sans  que  sa  considération  doive  en  souffrir  ;  tandis 
qu'on  flétrit  à  bon  droit  de  noms  odieux  l'homme  dont 
le  métier  est  de  spéculer  sur  les  subsistances  dans  les  temps 
calamiteux,  ou  de  prêter  de  l'argent  à  des  taux  excessifs, 
en  allant  à  la  rencontre  de  ceux  que  leur  mauvaise  conduite, 
leur  imprévoyance  ou  leur  •  misère  forcent  à  subir  sa  loi. 
Maintenant,  peut-on  dire  précisément  où  commence  le 
bénéfice  usuraire,  soit  qu'il  s'agisse  de  blé,  d'argent,  ou  de 
toute  autre  marchandise  ?  Y  a-t-il  une  ligne  de  démarcation 
en  deçà  de  laquelle  il  suffise  de  se  tenir  pour  prétendre  à 
une  scrupuleuse  probité,  qu'il  suffise  de  franchir  pour  être 
assimilé  aux  plus  malhonnêtes  gens  ?  Évidemment  cette 
conclusion  répugne  ;  et  l'on  doit  admettre  au  contraire 
qu'avec  un  sentiment  plus  délicat  de  la  moralité  de  ses  actes, 
tel  commerçant  réprimera  plus  rigidement  les  tentations 
de  l'intérêt  personnel  et  aura  droit  à  une  place  plus  haute 
dans  notre  estime,  sans  que  pour  cela  il  y  ait  lieu  de  con- 
damner absolument  celui  qui  franchit  les  limites  que  le 
premier   s'est    imposées. 

Lorsqu'une  loi  positive  fixe  le  taux  de  l'intérêt  de  l'ar- 
gent, nous  comprenons  bien  qu'une  réprobation  formelle 
atteigne  ou  puisse  atteindre  celui  qui  franchit,  même  tant 
soit  peu,  le  taux  légal  ;  mais  alors  la  réprobation  morale  a 
pour  motif  l'infraction  d'une  loi  supérieure,  à  savoir,  de 
celle  qui  oblige  moralement  le  citoyen  de  se  soumettre  aux 
lois  positives  de  son  pays  dans  les  choses  qui  ressortissent 
du  pouvoir  discrétionnaire  du  législateur.  L'intervention 
de  ce  pouvoir  discrétionnaire  doit  être  considérée  comme 
ayant  précisément  pour  but  d'introduire,  ainsi  que  cela 
sera  développé  plus  loin,  une  discontinuité  artificielle  là  où 
la  nature  des  choses  n'en  avait  pas  mis. 

Quand  nous  lisons  les  histoires  de  tous  les  peuples,  nous 
voyons  des  gouvernements  s'établir  par  l'abus  de  la  force 
et  par  le  renversement  violent  de  quelques  institutions  de- 
puis longtemps  régnantes.  Le  pouvoir  conquis  de  la  sorte  est 
qualifié  de  pouvoir  usurpé,  par  opposition  aux  pouvoirs 
légitimes,  que  crée  et  que  maintient  le  jeu  régulier  des 
institutions  «d'un  pays.  Mais  d'un  autre  côté  les  institutions 
se  modifient  sans  cesse  ;  et  les  changements,  même  brusques, 
que  le  cours  des  événements  y   apporte,  créent  des  droits 


DE  LA  CONTINUITÉ.  301 

nouveaux,     proscrivent    des    prétentions     surannées,     sans 
qu'on  puisse   assigner   autrement  que  par   des   fictions   de 
juristes, ou  pour  les  besoins  des  partis,  où  l'illégitimité  cesse, 
où  la  légitimité  commence.  La  nature  des  choses  humaines, 
en  opposition  avec  certaines  théories  à  l'usage  des  esprits 
spéculatifs,   maintient  encore  ici  des   transitions   continues 
entre  les   termes   qui  restent  parfaitement    distincts,    tant 
que  l'attention  n'est  fixée  que  sur  les  cas  extrêmes.  L'abus 
de  la  logique  et  de  la  casuistique,  en  politique  comme  en 
morale,  consiste  à  ne  pas  tenir  compte  de  la  continuité  des 
transitions,  et  à  vouloir  appliquer  la  rigueur  des  définitions, 
des  formules  et  des  déductions  logiques  à  des  choses  qui  y  ré- 
pugnent en  raison  de  cette  continuité  même.  Le  bon  sens 
pratique  des  peuples  et  des  hommes  d'État  consiste  au  con- 
traire à  saisir  avec  justesse  les  rapports  des  choses  au  point 
où  les  ont  insensiblement  amenées  des  forces  dont  la  nature 
est  d'agir  progressivement,  lentement  et  sans  intermittence 
ou  discontinuité,  et  à  protester  contre  les  systèmes  absolus 
de  quelques  esprits  superbes  dont  le  tort  n'est  pas  de  faire 
de  la  théorie,  mais  une  fausse  théorie,  et  qui  croient  se  servir 
de  la  logique,  quand  ils  ne  font  qu'en  abuser  en  l'appliquant 
à   des  choses  auxquelles  il  est  im.possible  qu'elle  s'adapte. 
197.  —  Nous  espérons  démontrer  que  la  distinction  la  plus 
propre  à  éclairer  la  théorie  de  l'entendement  humain,  est 
celle  de  la  continuité  et  de  la  discontinuité  dans  les  objets 
de  la  pensée  :  soit  qu'il  s'agisse  de  phénomènes  sensibles, 
ou  bien  de  qualités  et  de  rapports   purement   intelligibles 
mais  qui  subsistent  entre  les  choses  ou  dans  les  choses  in- 
dépendamment de  l'esprit  qui  les  conçoit.  Nous  prétendons 
que  cette  distinction  donne  la  clef  des  actes  les  plus  vulgaires 
de  l'esprit   comme   celle    des    méthodes   dont    l'emploi   est 
réservé  aux  philosophes    et  aux  savants,   en  même   temps 
qu'elle  rend  compte  d'un  grand  nombre  de  particularités 
de    l'organisation    sociale.  Nous    soutenons    enfin    que,  par 
une  loi  générale  de  la  nature,  la  continuité   est   la   règle 
et  la  discontinuité  l'exception,  dans  l'ordre  intellectuel   et 
moral  comme  dans  l'ordre   physique,   pour  les  idées  comme 
pour  les  images,  et  que,  si  ce  fait  capital  a  été  méconnu,  ou 
si  l'on  ne  s'est  pas  suffisamment  attaché  à  en  développer 
les  conséquences,  il  faut  l'imputer  à  la  nature  des  signes 


302  CHAPITRE  XIII. 

qui  sont  pour  nous  les  instruments  indispensables  du  travail 
de  la  pensée.  La  suite  de  nos  recherches  aura  surtout  pour 
objet  de  développer  ces  conséquences,  dont  en  général  les 
logiciens  se  sont  si  peu  occupés. 

Nous  dirons  que  la  continuité  est  quantitative  ou  quali- 
tative, selon  qu'elle  concourt  ou  qu'elle  ne  concourt  pas 
avec  la  mensurabilité  ;  mais,  en  opposant  ainsi  la  qualité 
à  la  quantité,  il  ne  faut  pas  considérer,  avec  Aristote  et 
ses  successeurs,  la  qualité  et  la  quantité  comme  des  attri- 
buts généraux  (prédicaments  ou  catégories)  de  même  ordre. 
Il  faut  au  contraire,  pour  la  justesse  de  l'idée,  entendre 
que  le  rapport  entre  ces  prédicaments  ou  catégories  est 
celui  de  l'espèce  au  genre,  du  cas  particulier  (ou  plutôt 
singulier)  au  cas  général.  De  sorte,  que  si  l'on  distrait  l'es- 
pèce singulière  pour  la  mettre  en  opposition  avec  la  collec- 
tion de  toutes  les  autres  espèces,  en  conservant  à  cette 
collection  la  dénomination  générique,  c'est  parce  que  l'es- 
pèce singulière  acquiert  pour  nous,  en  raison  de  son  im- 
portance, une  valeur  comparable  à  celle  que  l'idée  générique 
mise  en  contraste  conserve  par  son  extension,  ou  par  la  variété 
sans   nombre   des   formes   spécifiques   qu'elle   peut   revêtir. 

198.  —  Ainsi,  pour  employer  une  comparaison,  le  cercle 
peut  être  considéré  comme  une  variété  de  l'ellipse  ;  c'est  une 
espèce  d'ellipse  où  le  grand  et  le  petit  axe  deviennent  égaux, 
et  où,  par  suite,  les  deux  foyers  viennent  se  réunir  au  centre. 
Mais  ce  n'est  pas  simplement  une  espèce  particulière,  per- 
due (pour  ainsi  dire)  dans  la  multitude  sans  nombre  de 
toutes  celles  qu'on  peut  obtenir  en  faisant  varier  d'une 
manière  quelconque  le  rapport  des  axes  ;  c'est  une  espèce 
singulière  et  dont  il  convient,  pour  deux  raisons,  de  traiter 
à  Dart  :  d'abord,  parce  que  les  propriétés  communes  à  tout 
le  genre  des  ellipses  éprouvent  des  modifications  et  des 
simplifications  très  remarquables  quand  on  passe  au  cas 
du  cercle  ;  en  second  lieu,  parce  que  toutes  les  ellipses  peu- 
vent être  considérées  comme  les  projections  d'un  cercle 
vu  en  perspective,  et  qu'eu  rattachant  ainsi  (à  la  manière 
des  anciens)  la  génération  des  ellipses  à  celle  du  cercle,  on 
trouve  dans  les  propriétés  du  cercle  la  raison  de  toutes  les 
propriétés  des  courbes  du  genre  des  ellipses.  De  même, 
cette  espèce  singulière  de  qualité  qu'on  appelle  quantité  se 


DE  LA  CONTINUITÉ.  303 

prête  dans  ses  variations  continues  à  des  procédés  réguliers 
de  détermination  que  nulle  autre  qualité  ne  comporte  ;  et  de 
plus,  dans  l'état  de  nos  connaissances,  il  est  loisible  de  con- 
cevoir que  la  continuité  de  toute  variation  qualitative  est 
une  suite  nécessaire  de  la  continuité  inhérente  à  des  varia- 
tions quantitatives  dont  les  autres  dépendent.  Sans  doute, 
les  variations  avec  continuité  qualitative  dépendent  en  outre 
d'autres  principes  dont  l'action,  en  s'appliquant  aux  formes 
de  l'espace  et  de  la  durée,  imprime  à  chacune  de  ces  varia- 
tions son  cachet  spécifique  ;  et  il  se  peut  (189)  que  ces  élé- 
ments soient  eux-mêmes  susceptibles  de  variation  con- 
tinue, non  quantitative  ou  mesurable,  et  tout  à  fait  indé- 
pendante de  la  variation  quantitative  inhérente  aux  formes 
de  l'espace  et  de  la  durée  :  de  sorte  que  la  continuité  qua- 
litative dans  les  variations  subordonnées  ne  proviendrait 
pas  uniquement  d'une  continuité  quantitative  dans  cer- 
taines données  primordiales.  Gela  est  même  (si  l'on  veut) 
probable,  mais  non  démontrable  ;  et  nous  ne  sommes  pas 
obligé,  pour  notre  but,  de  nous  arrêter  à  la  discussion  de 
cette  hypothèse. 

199.  —  Selon  les  circonstances,  une  variation  en  quantité 
peut  être  conçue  comme  la  cause  "ou  comme  l'effet  d'une 
variation  en  qualité  ;  mais,  dans  l'un  ou  l'autre  cas,  l'esprit 
humain  tend,  autant  qu'il  dépend  de  lui,  à  ramener  à  une 
variation  de  quantité  (pour  laquelle  il  a  des  procédés  régu- 
liers de  détermination  et  d'expression)  toute  variation  dans 
les  qualités  des  choses.  Par  exemple,  il  serait  presque  tou- 
jours impossible  de  soumettre  à  une  mesure  les  agréments 
et  les  jouissances,  ou  les  incommodités  et  les  inconvénients 
attachés  à  la  consommation  de  telle  nature  de  denrée,  à  la 
possession  de  telle  nature  de  propriété,  par  comparaison 
avec  les  avantages  ou  les  inconvénients  attachés  à  la  con- 
sommation d'une  autre  denrée,  à  la  possession  d'une  pro- 
priété d'une  autre  nature.  Tout  cela  influe  d'abord  très 
irrégulièrement  sur  le  débat  qui  s'établit  entre  le  vendeur 
et  l'acheteur  ;  puis  bientôt,  lorsque  les  transactions  sont 
nombreuses  et  fréquemment  répétées,  elles  s'influencent 
mutuellement  :  un  prix  courant  s'établit,  et  une  grandeur 
très  mesurable,  à  savoir,  la  valeur  vénale  d'un  immeuble, 
d'une  denrée,  d'un  service,  se  trouve  dépendre  de  qualités 


304  CHAPITRE  XIII. 

non  mesurables  ;  mais  cette  dépendance  tient  au  dévelop- 
pement de  l'organisation  sociale,  au  besoin  qu'éprouve 
l'homme,  par  la  constitution  de  ses  facultés,  de  soumettre 
aux  nombres  et  à  une  mesure  indirecte  les  choses  qui,  par 
leur  nature,  sont  le  moins  susceptibles  d'être  directement 
mesurées.  Jusque  dans  ces  examens,  dans  ces  concours 
où  il  s'agit  de  classer  des  candidats  nombreux  d'après  leurs 
savoir  et  leur  intelligence,  n'est-on  pas  amené  à  faire  usage 
des  nombres  ?  Gomme  si  l'on  pouvait  évaluer  en  nombres 
l'érudition,  la  sagacité  et  la  finesse  de  l'esprit  !  A  la  vérité, 
le  petit  nombre  des  juges  fait  que  les  chiffres  auxquels  ils 
s'arrêtent  sont  très  hasardés  ;  mais,  si  l'on  pouvait  réunir 
des  juges  compétents  en  assez  grand  nombre  pour  com- 
penser les  anomalies  des  appréciations  individuelles,  on 
arriverait  à  un  chifTre  moyen  qui  donnerait,  sinon  la  juste 
mesure,  du  moins  la  juste  gradation  du  mérite  des  candidats, 
tel   qu'il    s'est    manifesté   dans   les   épreuves. 

Il  n'y  a  rien  de  plus  variable  selon  les  circonstances,  et 
de  moins  directement  mesurable,  que  la  criminalité  d'un 
acte  ou  la  responsabilité  morale  qui  s'attache  à  la  perpé- 
tration d'un  délit.  Mais  quand  le  législateur  a  voulu  laisser 
aux  juges  la  faculté  de  tenir  compte  de  toutes  les  nuances 
du  délit,  et  d'arbitrer  entre  de  certaines  limites  l'intensité 
de  la  peine,  il  a  dû  faire  choix  de  peines,  comme  l'amende 
ou  l'emprisonnement  temporaire,  qui  sont  vraiment  des 
grandeurs  mesurables.  La  gradation  des  peines  donnerait 
encore  la  juste  gradation  des  délits  (tels  du  moins  qu'ils 
nous  apparaissent  à  nous  autres  hommes),  si  le  nombre 
des  juges  était  suffisant  pour  opérer  la  compensation  des 
écarts  fortuits  entre  les  appréciations  individuelles. 

Le  développement  prodigieux,  parfois  maladroit  ou  pré- 
maturé, de  ce  que  l'on  nomme  la  statistique,  dans  toutes 
les  branches  des  sciences  naturelles  et  de  l'économie  so- 
ciale, tient  au  besoin  de  mesurer,  d'une  manière  directe 
ou  indirecte,  tout  ce  qui  peut  être  mesurable,  et  de  fixer 
par  des  nombres  tout  ce  qui  comporte  une  telle  détermi- 
nation :  quoique  le  plus  souvent  les  nombres  de  la  statis- 
tique ne  mesurent  que  des  effets  très  complexes  et  très 
éloignés  de  ceux  qu'il  faudrait  saisir  pour  avoir  la  théorie 
rationnelle   des   phénomènes. 


DE  LA  CONTINUITÉ.  305 

C*est  pour  avoir  méconnu  cette  loi  de  l'esprit  humain 
que  les  philosophes,  depuis  Pythagore  jusqu'à  Kepler  (153), 
ont  vainement  cherché  l'explication  des  grands  phéno- 
mènes cosmiques  dans  des  idées  d'harmonie,  mystérieu- 
sement rattachées  à  certaines  propriétés  des  nombres  consi- 
dérés en  eux-mêmes,  et  indépendamment  de  l'application 
qu'on  en  peut  faire  à  la  mesure  des  grandeurs  continues; 
tandis  que  la  vraie  physique  a  été  fondée  le  jour  ou  Galilée, 
rejetant  des  spéculations  depuis  si  longtemps  stériles,  a 
conçu  l'idée,  non  seulement  d'interroger  la  nature  par  l'ex- 
périence (ce  que  Bacon  proposait  aussi  de  son  côté),  mais  de 
préciser  la  forme  générale  à  donner  aux  expériences,  en  leur 
assignant  pour  objet  immédiat  la  mesure  de  tout  ce  qui 
peut  être  mesurable  dans  les  phénomènes  naturels.  Pareille 
révolution  a  été  faite  en  chimie  un  siècle  et  demi  plus  tard, 
lorsque  Lavoisier  s'est  avisé  de  soumettre  à  la  balance,  c'est- 
à-dire  à  la  mesure  ou  à  l'analyse  quantitative,  des  produits 
auxquels  avant  lui  les  chimistes  n'avaient  guère  appliqué 
que  le  genre  d'analyse  qu'ils  appellent  qualitative. 

200.  —  A  quoi  tient  donc  cette  singulière  prérogative 
des  idées  de  nombre  et  de  quantité  ?  D'une  part,  à  ce  que 
l'expression  symbolique  des  nombres  peut  être  systéma- 
tisée de  manière  qu'avec  un  nombre  limité  de  signes  conven- 
tionnels (par  exemple,  dans  notre  numération  écrite,  avec 
dix  caractères  seulement)  on  ait  la  faculté  d'exprimer  tous 
les  nombres  possibles,  et,  par  suite,  toutes  les  grandeurs 
commensurables  avec  celles  qu'on  aura  prises  pour  unités  ; 
d'autre  part,  à  ce  que,  bien  qu'on  ne  puisse  exprimer  rigou- 
reusement en  nombres  des  grandeurs  incommensurables, 
on  a  un  procédé  simple  et  régulier  pour  en  donner  une  ex- 
pression numérique  aussi  approchée  que  nos  besoins  le  re- 
quièrent :  d'où  il  suit  que  la  continuité  des  grandeurs  n'est 
pas  un  obstacle  à  ce  qu'on  les  exprime  toutes  par  des  com- 
binaisons de  signes  distincts  en  nombre  limité,  et  à  ce  qu'on 
les  soumette  toutes  par  ce  moyen  aux  opérations  du  calcul  ; 
l'erreur  qui  en  résulte  pouvant  toujours  être  indéfiniment 
atténuée,  ou  n'ayant  de  limites  que  celles  qu'apporte  l'im- 
perfection de  nos  sens  à  la  rigoureuse  détermination  des 
données  primordiales.  La  métrologie  est  la  plus  simple  et  la 
plus  complète  solution,  mais  seulement  dans  un  cas  singu- 

20 


306  CHAPITRE  XIII. 

lier,  d'un  problème  sur  lequel  n'a  cessé  de  travailler  l'esprit 
humain  :  exprimer  des  qualités  ou  des  rapports  à  varia- 
tions continues,  à  l'aide  de  règles  syntaxiques  applicables 
à  un  système  de  signes  individuels  ou  discontinus,  et  en 
nombre  nécessairement  limité,  en  vertu  de  la  conven- 
tion qui  les  institue.  Les  trois  grandes  innovations  qui  ont 
successivement  étendu,  pour  les  modernes,  le  domaine  du 
calcul,  à  savoir,  le  système  de  la  numération  décimale,  la 
théorie  des  courbes  de  Descartes  et  l'algorithme  infinitésimal 
de  Leibnitz,  ne  sont,  au  fond,  que  trois  grands  pas  faits 
dans  l'art  d'appliquer  des  signes  conventionnels  à  l'ex- 
pression des  rapports  mathématiques  régis  par  la  loi  de 
continuité. 

201.  —  La  chose  n'a  pas  besoin  d'autre  explication,  en  ce 
qui  touche  à   l'invention   de   notre   arithmétique   décimale. 
L'idée  de  Descartes  fut  de  distinguer  dans  les  formules  de 
l'algèbre,  non  plus  (comme  on  l'avait  fait  avant  lui)   des 
quantités    connues    et   des    quantités   inconnues,    mais    des 
grandeurs  constantes  par  la  nature  des  questions,   et  des 
grandeurs  variables  sans  discontinuité  :    de  façon  que  l'é- 
quation ou  la  haison  algébrique  eût  pour  but  essentiel  d'é- 
tablir une  dépendance  entre  les  variations  des  unes  et  les 
variations  des  autres.  C'était  avancer  dans  la  voie  de  l'abs- 
traction :  car,  tandis  que,  par  l'algèbre  ancienne,  sans  rien 
spécifier  sur  les  valeurs  numériques  de  certaines  quantités, 
on  avait  toujours  en  vue  des  quantités  arrivées  à  un  état 
fixe  et   en  quelque  sorte  stationnaire,  maintenant  la  vue 
de  l'esprit,  embrassant  une  série  continue    de    valeurs    en 
nombre  infini,  portait  plutôt  sur  la  loi  de  la  série  que  sur  les 
valeurs  mêmes  ;  et  en  même  temps  que  les   symboles  algé- 
briques, originairement  destinés  à  représenter  des  nombres 
ou  des  quantités  discrètes,  se  trouvaient  ainsi  appropriés  à 
la  représentation  de  la  loi  d'une  série  continue,   Descartes 
inventait  un  autre  artifice  qui  rendît  cette  loi  sensible,  qui 
lui  donnât   une  forme  et  une  image  ;  et  il  peignait  par  le 
tracé  d'une  courbe  la  loi  idéale  déjà  définie  dans  la  langue 
de  l'algèbre.  Il  ne  se  contentait  pas  d'appliquer,  ainsi  que  l'a 
dit  poétiquement  un   célèbre  écrivain   moderne    «   l'algèbre 
à  la  géométrie  comme  la  parole  à  la  pensée  »  :  il  appliquait 
réciproquement  et  figurativement  l'une  à  l'autre  ces  deux 


DE  LA  CONTINUITÉ.  307 

grandes  pensées  ou  théories  mathématiques  ;  et  il  tirait 
de  l'une  comme  de  l'autre  des  expressions  symboliques, 
singulièrement  propres,  chacune  à  sa  manière,  à  soutenir 
l'esprit  humain  dans  l'enquête  de  vérités  plus  cachées,  de 
rapports  encore  plus  généraux  et  plus  abstraits. 

L'invention  de  Descartes  devait  surtout  préparer  la 
troisième  découverte  capitale  que  nous  signalons  :  celle  du 
calcul  infinitésimal,  destiné  à  remplacer  les  méthodes  com- 
pHquées  et  indirectes,  fondées  sur  la  réduction  à  l'absurde, 
ou  sur  la  considération  des  limiles.  La  méthode  dite  des 
limites  consiste  à  supposer  d'abord  une  discontinuité  fictive 
dans  les  choses  soumises  réellement  à  la  loi  de  continuité  ; 
à  substituer,  par  exemple,  un  polygone  à  une  courbe,  une 
succession  de  chocs  brusques  à  l'action  d'une  force  qui  agit 
sans  intermittences  ;  puis  à  chercher  les  limites  dont  les 
résultats  obtenus  s'approchent  sans  cesse,  quand  on  assu- 
jettit les  changements  brusques  à  se  succéder  au  bout  d'in- 
tervalles de  plus  en  plus  petits,  et  par  conséquent  à  devenir 
individuellement  de  plus  en  plus  petits,  puisque  la  variation 
totale  doit  rester  constante.  Les  limites  trouvées  sont  pré- 
cisément les  valeurs  qui  conviennent  dans  le  cas  d'une  va- 
riation continue  ;  et  ces  valeurs  se  trouvent  ainsi  détermi- 
nées d'après  un  procédé  rigoureux,  quoique  indirect,  puisque 
ce  passage  du  discontinu  au  continu  n'est  pas  fondé  sur  la 
nature  des  choses,  et  n'est  qu'un  artifice  logique,  appro- 
prié à  nos  moyens  de  démonstration  et  de  calcul. 

La  complication  de  cet  échafaudage  artificiel  entravait 
les  progrès  des  sciences,  lorsque  Newton  et  Leibnitz  ima- 
ginèrent de  fixer  directement  la  vue  de  l'esprit  à  l'aide  de 
notations  convenables  :  l'un,  sur  l'inégale  rapidité  avec 
laquelle  les  grandeurs  continues  tendent  à  varier,  tandis 
que  d'autres  grandeurs  dont  elles  dépendent  subissent  des 
variations  uniformes  ;  l'autre,  sur  les  rapports  entre  les 
variations  élémentaires  et  infiniment  petites  de  diverses 
grandeurs  dépendant  les  unes  des  autres,  rapports  dont  la 
loi  contient  la  vraie  raison  de  la  marche  que  suivent  les 
variations  de  ces  mêmes  grandeurs,  telles  que  nous  les 
pouvons  observer  au  bout  d'un  intervalle  fini.  De  là  le  calcul 
infinitésimal,  dont  la  vertu  propre  est  de  saisir  directe- 
ment le  fait  de  la  continuité  dans  la  variation  des  grandeurs  ; 


308  CHAPITRE  XIII. 

lequel  est  par  conséquent  accommodé  à  la  nature  des  choses, 
mais  non  à  la  manière  de  procéder  de  l'esprit  humain,  pour 
qui  il  n'y  a  de  sensibles  et  de  directement  saisissables  que 
des  variations  finies. 

Ainsi,  quand  un  corps  en  se  refroidissant  émet  sans  cesse 
de  la  chaleur  thermométrique,  la  perte  de  température 
qu'il  éprouve  dans  un  intervalle  de  temps  quelconque, 
si  petit  qu'on  le  suppose,  est  un  effet  composé,  résultant, 
comme  de  sa  cause,  de  la  loi  suivant  laquelle  le  corps  émet 
sans  cesse,  en  chaque  instant  infiniment  petit,  une  quantité 
infiniment  petite  de  chaleur  thermométrique.  Le  rap- 
port entre  les  variations  élémentaires  de  la  chaleur  et  du 
temps  est  la  raison  du  rapport  qui  s'établit  entre  les  varia- 
tions de  ces  mêmes  grandeurs  quand  elles  ont  acquis  des 
valeurs  finies. 

De  même,   les  espaces   décrits  par  un  corps   qui  tombe 
librement,  en  cédant  à  l'action  de  la  pesanteur,  varient  pro- 
portionnellement aux   carrés   des   temps   écoulés   depuis   le 
commencement  de  la  chute,  parce  que  l'accroissement  in- 
finiment  petit   de   l'espace   parcouru   est   proportionnel   en 
chaque  instant  à  la  vitesse  acquise,  qui  elle-même,  par  un 
résultat  évident  de  l'action  continuelle  et  constante  de  la 
pesanteur,  est  proportionnelle  au  temps  écoulé  depuis  que 
le  corps  est  en  mouvement.  De  cette  relation  si  simple  entre 
les  éléments  du  temps  écoulé  et  de  l'espace  décrit,  dérive, 
comme  de  sa  cause,  la  loi  moins  simple  qui  lie  l'une  à  l'autre 
les  variations  finies  de  ces  deux  grandeurs.  C'est  en  ce  sens 
qu'on  a  pu  dire  avec  fondement  que  les  infiniments  petits 
existent  dans  la  nature  :  non  que  des  grandeurs  infiniment 
petites  puissent  en  aucune  façon  tomber  dans  le  domaine 
de  l'imagination  ou  de  la  perception  sensible,  mais  parce  que 
la   notion   abstraite   et   purement   intelligible   de   l'élément 
infinitésimal,  loin  d'être  une  abstraction  d'origine  artificielle 
(156),   accommodée   à  l'organisation  de  l'esprit  humain,   à 
notre  manière  de  concevoir  et  d'imaginer  les  choses,  y  est 
plutôt    opposée,    tandis    qu'elle    s'adapte    directement    au 
mode  de  génération    des    phénomènes    naturels,    et   à    l'ex- 
pression de  la  loi  de  continuité  qui  les  régit.  Et  c'est  pour 
cela  que  l'algorithme  de  Lcibnitz,  qui  i)rête  à  la  méthode 
infinitésimale  le  secours  d'une  notation  régulière,  est  devenu 


DE  LA  CONTINUITÉ.  309 

un  si  puissant  instrument,  a  changé  la  face  des  mathéma- 
tiques pures  et  appliquées,  et  constitue  à  lui  seul  une  inven- 
tion capitale,  dont  l'honneur  revient  sans  partage  à  ce  grand 
philosophe. 

202.  —  L'approximation  méthodique  et  indéfinie  du 
continu  par  le  discontinu  n'est  pas  seulement  possible  quand 
il  s'agit  proprement  de  rapports  entre  des  grandeurs  :  elle 
s'adapte  également  bien  aux  rapports  de  situation  et  de 
configuration  dans  l'espace,  qui  d'ailleurs  jouissent  de  la 
propriété  de  pouvoir  être  implicitement  définis  au  moyen 
de  relations  entre  des  grandeurs.  Ainsi,  que  l'on  ait  ou  non 
égard  à  la  longueur  d'une  courbe  et  à  l'étendue  de  la  surface 
qu'elle  circonscrit,  on  en  déterminera,  avec  une  approxi- 
mation illimitée,  l'allure,  les  inflexions,  les  sinuosités  (en  un 
mot,  tous  les  accidents  qui  tiennent  directement  à  la  forme 
et  non  à  la  grandeur),  si  l'on  a  des  procédés  rigoureux  pour 
déterminer  autant  de  points  de  la  courbe  qu'il  plaît  d'en 
choisir,  et  si  ces  points  peuvent  être  indéfiniment  rappro- 
chés les  uns  des  autres.  A  la  vérité,  lorsqu'on  voudra  relier 
par  un  trait  continu  ces  points  isolément  déterminés,  la 
main  du  dessinateur  sera  guidée  par  un  sentiment  de  la 
continuité  des  formes,  qui  ne  saurait  se  traduire  en  règles 
fixes,  et  qui  ne  comporte  pas  une  analyse  rigoureuse  ;  ce 
sera  une  affaire  d'art  et  non  de  méthode  :  mais,  plus  les 
points  de  repère  seront  rapprochés,  plus  on  resserrera  les 
limites  d'écart  entre  les  dessins  divers  que  diverses  mains 
traceraient,  selon  qu'elles  sont  plus  fermes  et  plus  habiles, 
ou  qu'elles  obéissent  à  une  intelligence  douée  d'une  percep- 
tion plus  nette  et  plus  sûre  de  la  continuité  des  formes  (46 
et  181). 

Chacun  connaît  le  procédé  pour  copier  un  dessin  ou  une 
image  à  deux  dimensions,  en  en  conservant  ou  en  en  changeant 
l'échelle.  On  décompose  en  carreaux  correspondants  la 
surface  du  modèle  et  celle  qui  doit  recevoir  la  copie,  et  l'on 
copie  carreau  par  carreau,  de  manière  à  resserrer  les  écarts 
possibles  de  la  copie  entre  des  limites  d'autant  plus  rap- 
prochées que  les  carreaux  ont  été  plus  multipliés,  et  à  di- 
minuer de  plus  en  plus  par  cette  méthode  la  part  laissée  à 
l'habileté  et  au  goût  de  l'artiste,  à  la  netteté  de  ses  percep- 
tions et  à  la  sûreté  de  sa  main.  Les  praticiens  statuaires 


310  CHAPITRE  XIII. 

ont  un  procédé  analogue  pour  reproduire  méthodique- 
ment et  mécaniquement  en  quelque  sorte,  sur  le  marbre, 
le  relief  dont  ils  ont  le  modèle  en  terre  pétri  de  la  main  de 
l'artiste,  en  mettant,  comme  on  dit,  la  figure  au  point  :  ce 
qui,  bien  entendu,  ne  dispense  pas  l'artiste  de  donner  en- 
suite à  son  œuvre  ces  dernières  touches  savantes  et  à  peine 
physiquement  saisissables,  sur  lesquelles  la  méthode  n'a 
point  de  prise,  et  dont  le  génie  seul  a  le  secret. 

Au  fond,  et  quelque  bizarre  que  ce  rapprochement  puisse 
sembler  au  premier  coup  d'œil,  c'est  sur  un  artifice  analogue 
que  roule  constamment  l'administration  de  la  justice  et 
des  affaires.  Des  règles  sont  établies  (ainsi  que  nous  le  dé- 
velopperons plus  loin),  des  cadres  sont  tracés  pour  res- 
treindre entre  des  limites  plus  ou  moins  étroites  l'appré- 
ciation consciencieuse  d'un  expert,  d'un  arbitre,  d'un 
juré,  d'un  juge,  d'un  administrateur  :  appréciation  rebelle 
à  l'analyse  et  qui  échappe  par  conséquent  à  un  contrôle 
rigoureux.  Mais,  comme  il  ne  s'agit  plus  ni  de  grandeur, 
ni  d'étendue,  ni,  en  un  mot,  de  continuité  quantitative,  la 
nature  des  choses  répugne  à  ce  qu'on  puisse  organiser  sys- 
tématiquement un  procédé  de  restriction  progressive  et  in- 
définie, et  à  ce  qu'on  puisse,  à  chaque  pas  fait  dans  un  procédé 
de  restriction  systématique,  se  rendre  un  compte  précis 
de  l'approximation   obtenue. 

203.  —  Il  est  évident  que  toute  règle  logique  qui  promet 
ou  semble  promettre  en  théorie  une  exactitude  illimitée,  ne 
comporte  qu'une  exactitude  bornée  dans  la  pratique  dès 
qu'elle  exige,  pour  être  appliquée,  l'intervention  de  facultés 
ou  l'emploi  d'instruments  auxquels  ne  compète  qu'une 
précision  limitée.  On  peut  se  passer  la  fantaisie  de  pousser 
jusqu'à  tel  ordre  de  décimales  que  l'on  veut  le  calcul  du 
rapport  de  la  diagonale  d'un  carré  à  son  côté,  ou  celui  du 
rapport  de  la  circonférence  d'un  cercle  à  son  diamètre. 
La  règle  pour  ce  calcul  une  fois  trouvée,  l'application  en 
est,  comme  on  dit,  mécanique  :  ce  qui  ne  signifie  pas  préci- 
sément qu'un  automate  pourrait  la  faire,  mais  ce  qui  exprime 
plutôt  que,  la  règle  prescrivant  une  succession  d'actes  par- 
faitement distincts  et  déterminés,  les  agents  qui  l'exécutent 
peuvent  se  contrôler  les  uns  les  autres,  de  manière  à  donner 
la  quasi-certitude  de  la  justesse  du  résultat  (78).  Maintenant, 


DE  LA  CONTINUITÉ.  311 

s'il  s'agit,  en  vertu  de  cette  règle,  d'exprimer  numérique- 
ment la  longueur  de  la  diagonale  d'un  carré  dont  on  a  mesuré 
le  côté,  comme  la  précision  de  la  mesure  est  nécessairement 
bornée,  puisqu'il  y  a  nécessairement  des  bornes  au  perfec- 
tionnement des  sens  et  des  instruments  mis  en  œuvre,  il 
serait  chimérique  d'outrepasser,  dans  l'application  du  calcul 
ou  de  la  règle  logique,  la  limite  de  précision  imposée  à  l'opé- 
ration de  la  mesure.  Si  l'on  ne  peut  répondre  d'un  déci- 
mètre sur  la  mesure  de  la  longueur  du  côté,  il  serait  dérai- 
sonnable de  pousser  le  calcul  de  la  diagonale  jusqu'aux  mil- 
limètres ou  aux  fractions  de  millimètre  ;  et  le  défaut  de 
précision  des  données,  quand  on  arrive  aux  fractions  de  cet 
ordre,  ôterait  toute  signification  à  la  précision  du  calcul. 
Cette  remarque  doit  paraître  bien  simple,  et  pourtant  elle 
a  été  bien  fréquemment  perdue  de  vue  dans  les  applications 
du  calcul  aux  sciences  physiques  :  sans  égard  à  toutes  les  cir- 
constances qui  devaient  influer  sur  la  limite  de  précision 
des  observations  et  des  mesures  souvent  très  compliquées, 
on  a  affecté  dans  les  calculs  ou  dans  certains  détails  d'ex- 
périences une  précision  illusoire,  dont  l'inconvénient  n'est 
pas  tant  d'entraîner  des  soins  et  dçs  travaux  inutiles,  que 
de  donner  à  l'esprit  une  fausse  idée  du  résultat  obtenu. 
Une  illusion  du  même  genre,  beaucoup  plus  difficile  à 
démêler  et  à  détruire,  peut  nous  tromper  sur  la  portée  et 
sur  les  résultats  de  ces  règles  administratives  et  judiciaires, 
par  lesquelles  on  s'est  proposé,  non  sans  de  bons  motifs,  de 
limiter  l'usage  discrétionnaire  de  certains  pouvoirs,  la  lati- 
tude arbitraire  de  certaines  appréciations.  Pour  que  la 
raison  fût  pleinement  satisfaite  d'un  système  de  pareilles 
règles,  il  faudrait  que  l'arbitraire,  repoussé  par  une  porte 
(si  l'on  veut  nous  passer  cette  image  triviale),  ne  rentrât 
point  par  l'autre  ;  qu'en  imposant  d'une  part  des  règles 
de  procédure  ou  de  comptabilité  minutieuses,  on  ne  laissât 
pas  d'autre  part  au  juge  dans  l'appréciation  de  certains 
faits,  au  comptable  dans  la  gestion  de  certaines  affaires, 
une  latitude  qui  détruit  les  garanties  achetées  par  l'accom- 
plissement de  formalités  gênantes  ou  dispendieuses.  En  un 
mot,  il  faut  se  prémunir  contre  l'abus  du  formalisme  en 
affaires,  aussi  bien  et  par  la  même  raison  qu'il  faut  se  pré- 
munir contre  l'abus  du  calcul  en  physique  :  parce  qu'il  y  a 


312  CHAPITRE  XIII. 

des  limites  à  la  précision  possible  ;  parce  que,  dès  qu'il  s'agit 
de  déterminations  pratiques  ou  expérimentales,  la  règle 
ne  serait  qu'une  forme  vide,  une  lettre  morte,  sans  l'inter- 
vention de  forces  émanées  du  principe  de  la  vie,  dont  le 
développement  continu  se  soustrait  à  la  mesure,  à  la  règle 
et  au  contrôle.  Il  y  a  beaucoup  de  vague  sans  doute  dans 
ces  généralités,  comme  dans  tant  d'autres  préceptes  de 
logique  :  nous  tâcherons  par  la  suite  d'indiquer  quelques 
applications  qu'on  en  peut  faire  dans  un  ordre  de  faits  plus 
spéciaux  et  mieux  caractérisés. 

204.  —  Si  les  géomètres  ont  pour  artifice  habituel  de  sup- 
poser d'abord  une  discontinuité  fictive  là  où  il  y  a  réelle- 
ment continuité,  une  fois  que  cet  artifice  les  a  mis  en  pos- 
session de  règles  pour  mesurer  le  continu,  ils  ont  assez 
fréquemment  recours  à  l'artifice  inverse,  qui  est  de  sup- 
poser, pour  l'abréviation  et  la  commodité  des  calculs,  une 
continuité  fictive  là  où  il  y  a  réellement  discontinuité.  Ils 
n'obtiennent  ainsi  qu'une  approximation  des  vrais  résul- 
tats, mais  ils  s'arrangent  pour  que  l'approximation  soit 
suffisante  :  tandis  que  le  calcul  rigoureux,  quoique  théori- 
quement possible,  serait  de  fait  impraticable,  à  cause  de 
l'excessive  longueur  des  opérations  qu'il  exigerait.  Cet 
artifice  des  géomètres,  utile  surtout  dans  le  calcul  des  chances 
et  des  probabilités  mathématiques,  ressemble  au  fond  à  ce 
qui  se  pratique  tous  les  jours  dans  les  circonstances  les 
plus  vulgaires.  C'est  ainsi  qu'au  lieu  de  compter  des  graines 
on  les  mesure,  comme  si  ces  graines  formaient  une  masse 
continue  :  le  rapport  des  volumes,  si  les  graines  sont  de  même 
espèce,  ne  devant  pas  différer  sensiblement  du  rapport  entre 
les  deux  grands  nombres  qui  exprimeraient  (si  l'on  avait 
la  patience  de  les  compter)  combien  il  y  a  de  graines  dans 
les  volumes  mesurés.  C'est  encore  ainsi  que,  dans  les  ban- 
ques, on  pèse  les  sacs  au  lieu  de  compter  les  écus,  quoique 
la  valeur  des  écus,  tant  qu'ils  ont  cours  de  monnaie,  se  compte 
légalement  à  la  pièce  et  ne  se  mesure  pas  au  poids,  ou  soit 
indépendante  des  variations  de  poids  d'une  pièce  à  l'autre, 
pourvu  que  ces  variations,  continues  de  leur  nature,  ne 
dépassent  pas  les  limites  fixées  par  la  loi. 

En  général,  si  l'esprit  humain  est  tenu,  par  son  organi- 
«^nlion  et  par  la  forme  des  instruments  qu'il  emploie,  de  sub- 


DE  LA  CONTINUITÉ.  313 

stituer  habituellemment  à  la  continuité  inhérente  aux  choses 
une  discontinuité  artificielle,  et  en  conséquence  de  marquer 
des  degrés,   de  briser  des  lignes,   de  tracer  des  comparti- 
ments d'après  des  règles  artificielles  et  jusqu'à  un  certain 
point  arbitraires,  il  a  lieu  aussi  de  pratiquer  l'artifice  in- 
verse,  d'opérer  sur  le   discontinu   comme   il   opérerait  sur 
le   continu,    en  s'affranchissant   des  procédés  systématiques 
et  rigoureux  dont  l'application  serait  impossible,   à  cause 
du  temps  et  du  travail  qu'elle  exigerait.  Ainsi,  bien  qu'on 
ait  des  procédés  rigoureux  pour  mettre  en  perspective  un 
objet  susceptible  d'être  géométriquement  défini  dans  toutes 
ses  parties,  comme  une  machine,  une  décoration  architectu- 
rale,  le  dessinateur,   le  peintre,   le    décorateur    de  théâtre 
n'appliqueront  ces  procédés  longs  et  pénibles  qu'à  quelques 
points  principaux  qui  leur  serviront  de  repères,   et  ils  se 
fieront  pour  le  reste  à  leur  dextérité  d'artistes.  Ainsi,  dans 
les  jeux  de  société,  on  se  détermine  à  chaque  instant  d'après 
des  chances  dont  l'évaluation  rigoureuse,  sans  être  théori- 
quement impossible,  serait  de  fait  impraticable,  à  cause  des 
immenses  calculs  qu'elle  entraînerait,   ou   bien   d'après  des 
chances  dont  l'évaluation,  sans  exiger  beaucoup  de  temps, 
en  demanderait  encore  plus  que  les  habitudes  de  la  société 
et  les  usages  du  jeu  ne  permettent  d'en  accorder.  Il  faut 
alors  que  l'appréciation  des  chances  se  fasse  instinctivement, 
spontanément,  par  une  sorte  de  sens  dont  la  finesse,  pro- 
venant  de  l'aptitude  naturelle  ou   de  l'exercice,   constitue 
ce  que  l'on  nomme  l'esprit  du  jeu,  le  tact,  le  coup  d'œil  du 
joueur  :  et  ceci  ne  s'applique  pas  seulement  au  jeu,  mais 
au  négoce,  à  la  tactique  guerrière,  et  à  une  foule  d'autres 
affaires  où  l'homme  a  besoin  d'être  éclairé  par  une  inspi- 
ration soudaine,  dans  les  choses  même 'qui   ne  seraient  pas 
absolument  rebelles  de  leur  nature  à   une  analyse  exacte 
et  à  des  raisonnements  rigoureux. 


CHAPITRE  XIV 

Du     LANGAGE. 

205.  —  Une  langue  est  un  système  de  signes,  en  nombre 
nécessairement  limité,  qui  doivent  s'associer  ou  se  com- 
biner d'après  certaines  règles,  et  qui  sont  destinés  à  fournir 
à  l'homme  les  moyens  d'exprimer  ses  sensations,  ses  idées, 
ses  sentiments  et  ses  passions.  D'après  ce  simple  énoncé, 
rapproché  de  ce  qui  a  été  dit  au  chapitre  qui  précède,  on 
doit  comprendre  que,  dans  la  plupart  des  cas,  le  but  du 
discours  ne  saurait  être  qu'imparfaitement  atteint.  Le  tra- 
vail de  l'orateur,  et  par  suite  le  travail  de  l'écrivain,  ont 
de  l'analogie  avec  celui  de  cet  artiste  en  mosaïque,  à  qui 
l'on  ne  donne,  pour  copier  un  objet  pris  dans  la  nature  ou 
un  tableau  ordinaire,  qu'un  assortiment  de  pierres  dont  les 
teintes  sont  fixes  et  les  dimensions  déterminées  d'avance. 
Il  est  clair  que  cet  artiste  ne  peut  reproduire  qu'approxi- 
mativement  les  couleurs  et  les  contours  des  objets  sur  les- 
quels s'exerce  son  talent  d'imitation. 

Les  articulations  de  la  voix  et  la  peinture  de  ces  articu- 
lations par  l'écriture  vulgaire  ne  sont  pas  les  seuls  signes 
que  la  nature  ait  mis  à  la  disposition  de  l'homme  pour  la 
communication  de  ses  pensées.  Les  avantages  du  langage 
oral  sur  le  discours  écrit  tiennent  justement  à  ce  que  les 
signes  accessoires  de  la  parole,  l'accent,  l'intonation,  le 
geste,  le  mouvement  des  yeux  et  de  la  physionomie,  l'accé- 
lération et  le  ralentissement  du  débit,  se  prêtent  au  besoin 
à  des  nuances  infinies,  comme  celles  des  pensées  qu'il  s'agit 
de  rendre,  comblent  en  quelque  sorte  les  intervalles  et  les 
hiatus   du   langage,   et   (pour   employer  l'expression   reçue) 


DU  LANGAGE.  315 

fonl  tableau,  c'est-à-dire  rétablissent  la  continuité,  telle 
qu'elle  pourrait  se  trouver  dans  cette  sorte  d'image,  la 
plus  sensible  de  toutes,  et  à  laquelle  par  suite  nous  aimons 
à  comparer  toutes  les  autres.  Ne  nous  étonnons  donc  pas 
de  la  prééminence  du  langage  oral,  non  seulement  lorsqu'il 
s'agit  de  décrire,  de  narrer,  d'émouvoir  ;  mais  lors  même 
que,  dans  la  bouche  d'un  professeur  habile,  il  est  destiné 
à  exposer  des  vérités  abstraites,  et  à  faire  saisir  des  rap- 
ports qui  admettent  des  nuances  infinies  et  des  dégradations 
continues,  aussi  bien  que  les  linéaments  d'un  dessin  ou 
que  les  tons  d'un  tableau.  Ne  soyons  pas  surpris  si  l'on 
ne  retrouve,  à  la  lecture  d'un  discours,  d'un  plaidoyer  ou 
d'une  leçon  écrite,  qu'une  partie  des  émotions,  des  images, 
et  même  des  conceptions  purement  abstraites,  suscitées  par 
le  débit. 

Mais,  d'un  autre  côté,  il  est  clair  que  tous  ces  signes  qui 
forment  l'accessoire  du  langage  oral,  et  dont  l'emploi  habi- 
lement ménagé  est  l'objet  de  cet  art  que  l'on  nomme  l'action 
oratoire,  demeurent,  pour  le  commun  des  hommes,  bornés 
à  la  traduction  des  affections  les  plus  simples  de  la  sensibilité. 
Ils  sont  restés  ce  qu'ont  dû  être  dans  l'origine  les  premiers 
rudiments  du  langage,  ce  que  sont  encore  les  onomatopées 
des  grammairiens.  A  la  vérité,  l'art  des  gestes  a  été  per- 
fectionné et  systématisé  pour  l'usage  des  sourds-muets  ; 
mais  la  systématisation  étant  l'œuvre  de  personnes  dont 
toute  l'éducation  s'était  faite  sous  l'influence  du  langage 
ordinaire,  cela  seul  indiquerait  que  le  langage  figuré  et 
conventionnel  dont  ils  sont  les  auteurs  n'a  dû  être  qu'une 
traduction  du  langage  oral  ;  qu'il  a  pu  en  conserver  en  bonne 
partie  les  avantages,  mais  aussi  qu'il  a  dû  en  retenir  les 
imperfections. 

206.  —  Le  langage  s'est  tellement  incorporé  avec  les 
produits  de  notre  intelligence,  que  les  Grecs  employaient  le 
même  mot  pour  désigner  le  langage  et  la  raison,  et  qu'il 
doit  paraître  de  prime  abord  impossible  de  discerner  ce  qui 
tient  à  la  nature  de  nos  facultés  intellectuelles  d'avec  ce 
qui  tient  à  la  forme  de  l'instrument  qu'elles  manient.  Gom- 
ment juger  du  développement  que  nos  facultés  intellec- 
tuelles auraient  pris  avec  des  instruments  ou  des  signes 
d'une   autre   nature,    dont  nous   ne   nous   formons   aucune 


316  CHAPITRE  XIV. 

idée  précise  ?  La  privation  du  langage  aurait-elle  eu  pour 
résultat  le  perfectionnement  d'autres  moyens  de  communi- 
cation, d'autres  systèmes  de  signes  représentatifs,  comme  il 
arrive  que  la  privation  des  yeux  amène  ordinairement  le  per- 
fectionnement des  sens  de  l'ouïe  et  du  toucher  ?  L'exemple 
de  ce  qui  arrive  aux  sourds-muets  abandonnés  à  eux- 
mêmes  n'est  pas  concluant  ;  car  ils  vivent  au  milieu  d'hom- 
mes habitués  à  la  parole,  dont  les  efforts  ne  peuvent  corres- 
pondre aux  leurs;  et  surtout  il  n'y  a  pas,  pour  ces  êtres 
placés  dans  une  situation  anomale,  cette  transmission  d'ef- 
forts d'une  génération  à  l'autre,  condition  essentielle  de 
tous  les  progrès  de  l'humanité.  Mais  au  lieu  de  bâtir  des 
systèmes  sur  de  vaines  fictions,  nous  pouvons  placer  ici 
quelques  remarques  générales,  qui  tiennent  au  fond  du 
sujet. 

207.  —  Une  langue  serait  bien  pauvre  si  elle  ne  consis- 
tait qu'en  onomatopées  ou  en  signes  vocaux  ayant  des 
rapports  naturels  avec  les  choses  signifiées.  Toute  autre 
espèce  de  signes  sensibles  offrirait  aussi  peu  de  ressources, 
si  l'on  n'employait  que  ceux  qui  ont  naturellement  la  pro- 
priété de  réveiller  l'idée  de  la  chose  signifiée,  si  l'on  n'avait 
recours  à  des  signes  d'institution  ou  de  valeur  convention- 
nelle. Mais  des  signes  d'institution  ne  peuvent  exister  en 
nombre  illimité,  de  manière  à  correspondre  à  tous  les  objets 
de  la  pensée  ;  il  faut  nécessairement  qu'il  existe  pour  de 
pareils  signes  des  lois  de  combinaison  ou  des  syntaxes  dont 
l'esprit  puisse  retenir  les  formules  jusqu'à  se  les  rendre 
familières  par  l'habitude  :  de  manière  que  l'attention 
puisse  se  porter  sur  le  fond  de  la  pensée,  sans  être  distraite 
par  la  forme  syntaxique.  Or,  comment  adapter  des  lois 
syntaxiques  à  autre  chose  qu'à  des  éléments  individuelle- 
ment déterminés,  et  comment  les  produits  d'une  synthèse 
combinatoire  pourraient-ils  varier  sans  discontinuité  ?  II 
en  faut  conclure  que  l'imperfection  radicale  du  langage, 
tenant  à  la  discontinuité  de  ses  éléments,  dérive  essen- 
tiellement de  la  nature  abstraite  des  signes  d'institution 
et  non  des  caractères  physiques  qui  les  particularisent  ; 
qu'ainsi  elle  se  rattache  à  une  propriété  de  forme,  et  non 
à  ce  qu'on  peut  appeler  la  matière  du  signe  et  son  étoffe 
sensible   (107). 


DU  LANGAGE.  317 

Puisque  d'une  part  la  nature  a  voulu  subordonner  à 
l'emploi  des  signes  sensibles  le  jeu  de  la  pensée  et  les  déve- 
loppements de  l'intelligence  humaine  (112)  ;  puisque  d'autre 
part  un  système  de  signes  discontinus  a  seul  pu  prendre 
un  développement  parallèle  à  ceux  de  la  pensée,  qui  pour- 
tant, en  général,  portent  sur  des  qualités  ou  des  rapports 
susceptibles  de  modifications  continues,  on  comprend  qu'il 
doit  résulter  de  cette  contrariété  entre  l'essence  des  signes 
et  celle  de  la  plupart  des  idées  une  des  plus  grandes  en- 
traves de  l'intelligence  :  entrave  contre  laquelle  elle  lutte 
depuis  qu'elle  a  commencé  à  se  développer  ;  entrave  dont 
parfois  elle  a  pu  heureusement  s'affranchir,  et  qui,  par 
d'autres  côtés,  la  retient  dans  une  enfance  éternelle.  Dans 
cette  discordance  des  idées  et  des  signes,  un  esprit  médi- 
tatif reconnaîtra  un  de  ces  détails  où  la  nature  semble  acci- 
dentellement dévier  de  son  plan  général  de  continuité  et 
d'harmonie.  Car  la  philosophie  et  les  sciences  humaines,  ces 
produits  éminents  de  la  pensée,  dont  nous  nous  enorgueil- 
lissons à  juste  titre,  ne  sont  après  tout  qu'un  épisode  dans 
l'histoire  de  la  nature  et  même  dans  celle  de  l'humanité, 
le  résultat  du  développement  en  quelque  sorte  exagéré 
de  facultés  qui  semblent  avoir  été  données  à  l'homme  dans 
un  but  moins  ambitieux. 

208.  —  Ce  n'est  pas  à  dire  que  des  signes  d'institution, 
différents  de  la  parole,  n'eussent  pu  à  d'autres  égards  avoir 
de  la  supériorité  sur  le  langage  ;  et  en  effet,  l'homme  n'a 
imaginé  l'écriture  que  pour  remédier  à  l'un  des  plus  graves 
inconvénients  de  la  parole,  celui  d'être  un  signe  fugitif. 
L'époque  de  l'invention  de  l'écriture  peut  être  regardée 
comme  l'époque  critique  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain. 
De  la  forme  sous  laquelle  cette  grande  invention  allait  se 
fixer,  devait  dépendre  la  direction  imprimée  aux  progrès 
ultérieurs  de  la  pensée.  Nous  commençons  à  soulever  le 
voile  qui  couvrait  ces  temps  reculés,  à  retrouver  les  vestiges 
de  cette  élaboration  après  laquelle  le  système  des  signes 
graphiques  s'est  définitivement  fixé,  au  moins  parmi  les 
grandes  familles  de  peuples  au  sein  desquelles  la  philoso- 
phie et  les  sciences  étaient  destinées  à  sortir  de  l'état  d'en- 
fance. Nous  commençons  à  comprendre,  grâce  surtout  aux 
ingénieux   travaux   dont   l'Egypte   a    été   l'objet   depuis   le 


318  CHAPITRE  XIV. 

commencement  de  ce  siècle,  comment  l'écriture,  qui  ne 
consistait  d'abord  qu'en  signes  naturels,  auxquels  se  sont 
bientôt  joints  des  signes  analogiques,  puis  des  signes  pure- 
ment conventionnels,  mais  encore  indépendants  du  langage, 
admettant  ensuite  des  signes  phonétiques,  a  tendu  de  plus 
en  plus  à  devenir  un  signe  indirect,  une  simple  peinture 
conventionnelle  du  langage  parlé,  jusqu'à  ce  que  cette 
révolution  ait  été  systématisée  par  l'invention  des  lettres 
et  de  l'alphabet  ;  après  quoi  l'écriture  n'a  plus  été  autre 
chose  que  le  langage  rendu  permanent  et  dépouillé  de  quel- 
ques-uns de  ses  accessoires  sensibles. 

On  pourrait  être  tenté  de  se  demander  si  ce  complet  assu- 
jettissement du  signe  graphique  à  la  parole,  consommé  par 
l'invention  de  l'écriture  alphabétique,  a  été  plus  favorable 
au  progrès  de  l'esprit  humain  que  la  coexistence  de  deux 
systèmes  de  signes  indépendants.  Nos  chiffres  et  nos  signes 
algébriques  sont  des  inventions  qui  déposent  de  l'utilité 
d'une  écriture  idéographique  indépendante  du  langage  ; 
la  conception  de  Descartes,  dont  il  a  déjà  été  question  (201), 
fournit  un  exemple  non  moins  remarquable  de  l'importance 
d'un  signe  graphique  et  conventionnel  spécialement  ap- 
proprié à  la  nature  de  la  chose  signifiée.  On  nous  dit,  et  il 
est  assez  naturel  de  croire  que  l'écriture  chinoise  comporte 
certaines  finesses  d'expression,  certaines  beautés  de  style 
auxquelles  rien  ne  correspond  dans  la  langue  parlée.  Tou- 
tefois, si  l'on  considère  que  les  idées  exprimées  par  les  ca- 
ractères arithmétiques  ou  algébriques  sont  du  petit  nombre 
de  celles  qui  admettent  une  détermination  précise  ;  que 
la  continuité  des  formes  de  l'étendue  ne  pourrait  jamais 
s'adapter  suivant  une  méthode  régulière  et  systématique 
à  la  représentation  conventionnelle  des  variations  qualita- 
tives ;  que  par  cette  raison  toute  écriture  idéographique 
resterait  un  art  plutôt  qu'une  méthode,  ou  ne  deviendrait 
une  méthode  qu'en  perdant  ses  avantages  spéciaux,  et  en 
laissant  subsister  l'inconvénient  de  deux  langues  indé- 
pendantes et  hétérogènes,  dont  il  faudrait  acijuérir  l'habi- 
tude et  qu'il  faudrait  sans  cesse  traduire  l'une  dans  l'autre, 
on  s'expliquera  comment  l'invention  d'une  écriture  pu- 
rement phonétique,  en  simplifiant  la  pédagogie,  a  dû  faci- 
liter au  moins  l'élévation  du  niveau  moyen  des  esprits,  et 


DU  LANGAGE.  319 

puissamment  contribuer  aux  progrès  de  ce  qu'on  appelle 
proprement    civilisation. 

209.  —  Sans  pousser  cette  discussion  plus  loin,  exami- 
nons un  peu  comment  le  langage,  qui  est,  pour  ainsi  dire, 
notre  unique  mode  d'expression  dans  les  choses  abstraites,  et 
qui  résulte  essentiellement  de  l'association  d'éléments  dis- 
continus, d'après  certaines  lois  syntaxiques,  peut  plus  ou 
moins  se  prêter  à  rendre  des  types  qui  se  modifient  avec 
continuité  ;  comment  se  pratique  en  général  l'expression 
du  continu  par  le  discontinu,  laquelle  devient  si  simple  dans 
le  cas  singulier  de  la  continuité  quantitative   (200). 

La  raison  des  philosophes  ne  s'est  point  posé  cette  ques- 
tion :  les  hommes  l'ont  résolue  à  leur  insu  dans  le  lent  tra- 
vail de  la  formation  des  langues.  La  plupart  des  éléments 
qui  les  constituent  n'ont  pas  reçu  une  valeur  fixe,  déter- 
minée, comme  celle  de  chaque  chifïre  ou  de  chaque  note  mu- 
sicale, considérée  dans  son  rapport  tonique  avec  une  note 
fondamentale.  Non  seulement  des  mots  essentiellement  dis- 
tincts peuvent  par  une  coïncidence  fortuite,  surtout  dans 
les  langues  très  mélangées,  revêtir  des  formes  identiques  ; 
non  seulement  les  mêmes  mots  peuvent  être  pris  dans  un 
nombre  déterminé  d'acceptions  bien  distinctes,  par  suite 
de  la  pénurie  originelle  de  la  langue,  ou  du  besoin  qu'on 
éprouve  de  ne  pas  surcharger  la  mémoire  d'un  trop  grand 
nombre  de  formes  différentes  ^  ;  mais  de  plus,  si  l'on  consi- 
dère le  même  mot  dans  chacune  de  ses  acceptions,  on  verra 
le  plus  souvent  que  cette  acception  varie  entre  des  limites 
qu'il  est  tantôt  possible,  tantôt  impossible  d'assigner,  ou 
bien  encore  que  l'on  passe  d'une  acception  à  une  autre 
par  des  nuances  insensibles  ^.  Or,  l'artifice  du  langage  con- 

*  «  Les  nuances  de  la  langue,  même  la  plus  parfaite,  ne  peuvent  jamais 
égaler  les  nuances  de  la  pensée  humaine.  Les  modifications  de  la  parole 
sont  nécessairement  renfermées  dans  certaines  limites  ;  autrement  elles 
excéderaient  la  capacité  de  la  mémoire  humaine.  Il  faut,  par  conséquent, 
que,  dans  toutes  les  langues,  une  sorte  d'économie  fasse  servir  une  seule 
locution  à  plusieurs  fins  différentes,  de  même  que  la  dague  d'Hudibras, 
faite  pour  percer  et  pour  briser  des  têtes,  était  employée  à  beaucoup  d'au- 
tres usages  encore.  »  Reid,  T.  V  de  la  trad.  franc,  de  ses  Œuvres,  p.  331. 

^  Dans  notre  langue  parlée,  ces  deux  mots  fin  et  faim  se  confondent 
phonétiquement  :  l'orthographe  les  distingue  nettement  dans  la  langue 
écrite.  —  Le  hasard  a  confondu,  dans  le  son  et  dans  l'écriture,  deux 
mots  FIN  sur  la  distinction  desquels  l'étymologie  ne  permet  pas  de  se 


320  CHAPITRE  XIV. 

siste  principalement  à  fixer  par  le  contexte  du  discours,  et 
à  la  faveur  de  mutuelles  réactions  entre  les  éléments  qui  le 
constituent,  la  valeur  précise  que  chaque  élément  doit 
prendre,  ou  du  moins  à  faire  en  sorte  que  le  champ  de  l'in- 
détermination se  trouve  réduit,  autant  que  la  nature  des 
choses  le  comporte.  Il  faut  donc  rectifier  la  comparaison 
faite  au  début  de  ce  chapitre  (205),  et  supposer  que  l'artiste 
en  mosaïque,  voulant  représenter  une  fleur  ou  tout  autre 
objet,  tel  qu'il  existe  dans  la  nature  ou  que  son  imagination 
le  conçoit,  aurait  à  sa  disposition,  au  lieu  de  fragments  à 
teintes  fixes,  des  fragments  à  teintes  changeantes,  capables 
de  nous  affecter  diversement  selon  les  reflets  et  les  con- 
trastes des  teintes  environnantes  :  de  sorte  que  l'habileté 
de  l'artiste  consisterait  à  les  disposer  tellement,  que  de  leurs 

méprendre  :  l'un  qui  dérive  du  tudesque  fein,  signifiant  délié  ;  l'autre 
qui  provient  du  latin  finis,  et  qui  en  a  retenu  les  diverses  acceptions. 
—  Le  mot  FIN  (fein)  et  ses  dérivés  ont  plusieurs  séries  d'acceptions, 
au  physique  et  au  moral,  les  unes  nettement  distinctes,  les  autres  affec- 
tant des  nuances  indécises.  Au  sujet  d'une  broderie  d'or,  le  mot  de  finesse 
exprimera  des  idées  nettement  distinctes,  selon  qu'il  s'appliquera  au 
travail  de  la  broderie  ou  au  titre  du  métal  ;  mais  si  l'on  parle  de  la  finesse 
d'un  dessin,  il  faudra  que  le  discours  ait  assez  de  développement  pour 
que  l'on  discerne  sans  ambiguïté  le  sens  de  cette  expression  ;  et  si  l'on 
passe  aux  acceptions  morales  du  terme,  il  faudra  quelquefois  consulter 
jusqu'au  jeu  de  la  phjsionomie  de  celui  qui  l'emploie  pour  sentir  la  nuance 
de  l'idée  qu'il  y  attache.  En  anglais,  où  la  même  racine  germanique  se 
retrouve  sous  la  forme  fine,  elle  désigne  plus  habituellement  la  beauté, 
l'élégance  ;  prenant  ainsi  pour  acception  principale  ce  qui  n'est  en  fran- 
çais et  en  allemand  moderne  qu'une  acception  accessoire  et  détournée.  — 
L'autre  mot  français  fin  {finis)  a  aussi  deux  séries  principales  d'accep- 
tions, l'une  où  il  s'agit  du  terme  ou  de  l'extrémité  d'une  chose,  l'autre  qui 
se  rapporte  au  but  en  vue  duquel  une  chose  se  fait  ;  et  dans  les  deux  séries 
on  pourrait  signaler  des  nuances  qui  ne  sont  susceptibles  de  détermination 
exacte  ou  approchée  que  par  le  contexte  du  discours. 

Le  lexicographe  n'a  besoin  que  d'une  scrupuleuse  attention  pour 
cnumérer  toutes  les  acceptions  distinctes  et  déterminées  qu'un  mot  a 
reçues  dans  la  langue  :  son  travail  devient  une  œuvre  d'art  quand  il  s'agit 
d'indiquer,  par  un  choix  heureux  d'exemples,  les  nuances  dominantes 
d;ins  une  série  d'acceptions  où  les  transitions  sont  insensil)lcs.  I,o  iiiènie 
arlillce  est  indispensable  i)our  marciiier  les  nuances  îles  tenues  qu'on 
appelle  sijnoiujmcs,  non  qu'ils  soient  rigoureusement  équivalents,  mais 
parce  que  leurs  acceptions  ne  sont  pas  tellement  distinctes  que  l'écrivain 
n'ait  souvent  la  lii)erlé  de  substituer  l'un  à  l'autre,  uniquement  pour 
donner  à  la  phrase  plus  de  rondeur  ou  d'harmonie,  comme  dans  celte 
série  citée  par  Voltaire  (lettre  du  2-1  janvier  17G1)  :  orgueil,  superbe, 
liauleur,  fierté,  morgue,  élévation,  dédain,  arrogance,  insolence,  gloire, 
gloriole,  présomption,  outrecuidance,  à  quoi  l'on  pourrait  ajouter:  vanité, 
amour-propre,  siijfisance,  jactance,  forfanterie,  etc. 


DU  LANGAGE.  321 

reflets  mutuels  et  de  leurs  constrastes  résultassent  aussi 
fidèlement  que  possible  les  nuances  propres  à  l'objet  imité. 

210.  —  Pour  remédier  à  la  défectuosité  essentielle  du 
langage,  à  celle  qui  résulte  de  l'impossibilité  d'exprimer 
rigoureusement,  par  des  combinaisons  de  signes  artificiels 
distincts,  des  idées  susceptibles  de  modifications  continues, 
l'expédient  le  plus  vulgaire  consiste  à  multiplier  les  signes 
ou  à  créer  des  mots  nouveaux.  Il  est  en  effet  plus  facile  de 
multiplier  les  touches  d'un  instrument  à  sons  fixes,  que 
d'imiter  l'habile  artiste  qui  sait  tirer  de  quelques  cordes 
tous  les  tons  possibles  dans  l'étendue  de  l'échelle  musicale 
embrassée  par  l'instrument.  Mais  si  quelquefois  on  obtient 
ainsi  une  approximation  grossière,  presque  jamais  cet  avan- 
tage ne  compense  les  efforts  de  mémoire  et  le  travail  néces- 
saires pour  se  rendre  les  mots  nouveaux  familiers  ;  et  en 
définitive,  la  raison,  d'accord  avec  le  goût,  reconnaît  que 
les  vraies  ressources  du  langage  consistent  dans  cette  élasticité 
des  éléments  qui  fait  qu'ils  se  prêtent  à  plus  ou  moins  d'ex- 
tension, et  dans  la  réaction  qu'ils  exercent  les  uns  sur  les 
autres  pour  la  juste  détermination  de  leurs  valeurs  indi- 
viduelles. 

Quand  le  travail  de  la  pensée  porte  sur  des  objets  ou  des 
rapports  précis,  non  continus  dans  leurs  variations  ;  lors- 
qu'il s'agit  d'idées  fixes  et  de  combinaisons  déterminées 
entre  certaines  idées  fixes,  il  serait  déraisonnable  de  re- 
courir à  des  artifices  d'approximation  au  lieu  des  procédés 
rigoureux  qu'on  peut  employer.  En  conséquence,  la  créa- 
tion de  nouveaux  signes,  de  termes  nouveaux,  est  alors 
aussi  légitime  et  profitable,  qu'elle  l'est  peu  quand  elle  ne 
tend  qu'à  établir  une  interpolation  arbitraire  dans  une 
série  où  il  y  a,  d'un  terme  à  l'autre,  une  infinité  d'intermé- 
diaires possibles.  Toutes  les  sciences  qui  précisent  des  idées 
restées  vagues  chez  le  commun  des  hommes,  ou  qui  en  font 
des  associations  inusitées  dans  le  commerce  naturel  de  la 
vie,  doivent  donc  employer  des  termes  spéciaux  ou  techni- 
ques. Mais  il  faut  encore  remarquer  que  les  sciences  tirent 
bien  moins  de  secours  de  la  création  de  termes  techniques, 
que  de  celle  d'un  mode  technique  pour  la  dérivation  et 
l'association  des  termes  :  ce  qui  revient  à  dire  que  l'établis- 
sement de  règles  syntaxiques  pour  la  combinaison  des  signes 

21 


322  CHAPITRE  XIV. 

est  une  institution  généralement  plus  féconde  que  la  for- 
mation de  signes  nouveaux.  Ainsi  l'invention  d'une  forme 
syntaxique  aussi  ingénieuse  que  simple  produit  tous  les 
avantages  attachés  à  l'emploi  de  notre  arithmétique  ;  ainsi 
la  clarté  des  modernes  nomenclatures  chimiques  tient  au 
système  d'association  des  mots  radicaux,  lequel  met  en 
évidence,  dans  l'expression  de  chaque  corps  composé,  la 
présence  des  radicaux  chimiques  constituants  et  leur  mode 
d'association  dans  le  composé,  tel  du  moins  que  nous  le 
concevons. 

211.  —  Il  faut  d'ailleurs  considérer  que  le  langage  n'est 
pas  seulement  employé  comme  signe  immédiat  de  la  pensée 
(son  utilité  serait  alors  bien  restreinte),  mais  qu'il  l'est 
encore  comme  signe  médiat,  en  tant  qu'il  évoque  d'autres 
signes  mieux  appropriés  à  l'expression  immédiate  de  la 
pensée.  En  eiïet,  qu'appelle-t-on  le  langage  figuré  ?  Ce  n'est 
pas  uniquement,  comme  les  rhéteurs  ont  pu  le  croire,  un 
moyen  de  frapper  la  sensibilité,  d'émouvoir  les  passions 
par  des  images  ;  car,  s'il  en  était  ainsi,  quand  on  s'adresse 
à  la  froide  raison,  quand  on  parle  à  l'entendement  de  choses 
purement  intelligibles,  toutes  figures  devraient  disparaître. 
Et  pourtant  il  est  facile  de  s'apercevoir  que  le  langage  des 
philosophes  n'est  pas  moins  figuré  que  celui  des  orateurs 
et  des  poètes.  Sans  cesse  ils  procèdent  par  comparaison 
avec  les  objets  sensibles,  et  ceux  qui  ont  voulu  en  faire  un 
sujet  de  reproches  à  leurs  devanciers  sont  tombés  à  leur  tour 
dans  cette  faute,  si  c'en  est  une.  Mais,  loin  que  ce  soit  une 
faute,  c'est  l'artifice  fécond  à  l'aide  duquel  nous  remédions 
aux  défectuosités  natives  du  langage,  et  le  faisons  concourir 
indirectement  à  la  représentation  d'idées  abstraites  auxquelles 
il  ne  pourrait  pas  directement  s'adapter.  Puisque  c'est  la 
loi  fondamentale  de  l'esprit  humain  qu'il  ne  puisse  s'élever 
à  la  conception  de  l'intelligible  qu'en  s'appuyant  sur  des 
signes  sensibles,  dès  que  le  langage,  en  lui-même,  cesse 
d'être  approprié  à  la  représentation  de  l'intelligible,  il 
faut  bien  que  nous  appelions  d'autres  signes  à  notre  aide. 
Ces  signes,  nous  les  choisissons  parmi  les  phénomènes  du 
monde  extérieur  et  parmi  ceux  qui  se  passent  en  nous- 
mêmes.  Nous  les  clioisissoiis  surtout,  d'une  part,  parmi 
les  phénomènes  d'étendue  et  de  mouvement,  parce  que  ce 


DU  LANGAGE.  323 

sont  les  plus  simples,  les  plus  fondamentaux,  ceux  dont 
l'image  a  le  plus  de  clarté  représentative  entre  tous  les 
phénomènes  soumis  à  la  loi  de  continuité,  et  que  les  ob- 
stacles à  l'expression  directe  de  nos  pensées  par  le  langage 
proviennent  surtout  de  la  discontinuité  des  signes  vocaux. 
Nous  les  choisissons,  d'autre  part,  parmi  les  phénomènes 
intérieurs  de  désir,  de  volonté,  de  passion,  que  nous  n'imagi- 
nons point  à  la  manière  des  objets  extérieurs  perçus  par 
les  sens,  mais  dont  nous  avons  le  sentiment  intime.  De 
cette  façon,  le  discours  n'est  plus  seulement  un  système 
de  signes  spéciaux,  une  caractéristique  plus  vaste  que  la 
langue  algébrique,  mais  destinée  à  des  fonctions  analogues  ; 
c'est  plutôt  un  cadre  destiné  à  rassembler  les  signes  les  plus 
divers,  non  pas  directement  et  en  quelque  sorte  personnel- 
lement, mais  par  voie  de  représentation,  au  moyen  des 
signes  vocaux  qui  les  rappellent. 

Il  semble  que  l'on  se  soit  rendu  compte  de  cette  pro- 
priété du  langage  lorsqu'on  a  réservé  par  excellence  le  nom 
de  poésie  à  l'art  de  peindre  la  nature  et  d'émouvoir  les 
passions  à  l'aide  d'un  langage  que  ses  formes  ennoblies 
distinguent  de  la  parole  vulgaire  ; .  quoique  la  conception 
poétique  soit  l'essence  et  comme  l'âme  de  tous  les  arts, 
et  qu'il  y  ait  par  là  entre  tous  les  arts  une  étroite  frater- 
nité, malgré  la  diversité  des  procédés  physiques  d'exécu- 
tion, malgré  la  variété  ou  plutôt  l'hétérogénéité  des  étoffes 
sensibles  que  revêt  la  pensée  poétique.  Mais  s'il  est  vrai, 
comme  on  en  tombe  d'accord,  que  l'artiste  peut  se  pro- 
poser un  autre  but  que  celui  de  plaire  ou  d'émouvoir  ;  qu'il 
peut  être  animé  d'une  pensée  philosophique,  la  reproduire 
dans  ses  œuvres  sous  des  formes  et  par  des  moyens  d'ex- 
pression qui  lui  sont  propres,  il  faut  bien  reconnaître  à 
plus  forte  raison  que  les  formes  poétiques  et  figurées  du 
langage  sont  souvent  un  moyen  et  parfois  l'unique  moyen 
d'expression  pour  la  pensée  philosophique.  C'est  ainsi  que 
la  philosophie  s'allie  à  la  poésie  et  à  l'art,  quand  d'autre 
part,  comme  nous  l'exphquerons,  elle  s'unit  étroitement 
au  système  des  connaissances  scientifiques. 

Au  reste,  la  science  la  plus  sévère  a  aussi  son  langage  poé- 
tique et  figuré,  des  images  dont  on  ne  pourrait  lui  in- 
terdire l'emploi  sans  nuire  essentiellement    à  la    concision, 


324  CHAPITRE  XIV. 

à    la    netteté   de   l'expression   et   à   la   clarté   du   discours. 
212.  —  S'il  en  est  de  la  poésie,  de  l'éloquence,  de  la  mu- 
sique, des  arts  plastiques,  comme  de  ces  sœurs  dont  parle 
le  poète  : 

faciès  non  omnibus  una, 
Nec  diversa  tamen..., 

il  faut  aussi  remarquer  avec  attention  tout  ce  qu'il  y  a  de 
singulier  dans  les  caractères  distinctifs  de  l'art  de  la  parole. 
Si  la  chimie  fournit  au  peintre  de  nouvelles  couleurs,  plus 
vives  ou  plus  durables  ;  si  l'invention  de  nouveaux  in- 
struments permet  à  l'harmoniste  d'imaginer  de  nouveaux 
effets  d'orchestre,  qu'est-ce  pour  le  génie  de  l'artiste  que 
cet  accroissement  de  richesses  matérielles,  auprès  des  res- 
sources que  puisent  le  poète,  l'orateur,  l'écrivain,  dans 
une  langue  plus  harmonieuse,  plus  riche  ou  plus  flexible  ? 
L'artiste,  comme  l'écrivain,  s'est  formé  à  l'école  d'un  maître  ; 
il  en  propage  les  traditions  et  s'inspire  des  œuvres  de  ses 
devanciers  :  mais  il  dispose  d'une  matière  brute  en  quelque 
sorte  et  inorganique,  auprès  de  cet  admirable  organe  que 
la  vie,  la  pensée  pénètrent  de  toutes  parts,  et  qu'on  nomme 
une  langue.  Il  faut  que  le  génie  du  poète  ou  celui  de  l'écri- 
vain gouverne  cet  organe,  cette  machine  vivante  ;  qu'il 
la  prenne  telle  que  le  destin  la  lui  offre,  dans  son  enfance 
ou  dans  sa  caducité,  ou  bien  qu'il  sache  tirer  un  heureux 
parti  de  sa  jeunesse  ou  de  sa  maturité  vigoureuse.  Non 
seulement  le  vocabulaire  de  la  langue  s'étend  ou  se  res- 
serre, elle  perd  ou  acquiert  des  idiotismes,  sa  règle  syn- 
taxique s'épure  ou  se  corrompt  ;  mais  encore  les  mots  sont 
comme  '  des  pièces  de  monnaie  dont  l'empreinte  s'efface, 
qui  s'usent  et  se  déprécient  par  la  circulation  :  leur  sens 
propre  tombe  en  oubli  ;  on  perd  la  trace  des  analogies  qui 
ont  successivement  amené  les  diverses  acceptions  figu- 
rées ;  il  n'y  a  plus  entre  les  idées  et  les  images,  entre  les 
pensées  et  leur  expression  sensible,  entre  la  construction 
matérielle  des  éléments  du  langage  et  leur  valeur  représen- 
tative, cet  accord  que  la  raison  réclame.  Le  néologisme  et 
l'archaïsme,  les  alliances  bizarres  de  mots,  les  tournures 
forcées  et  affectées,  naissent  de  la  recherche  d'une  énergie 
d'expression  que  la  langue,  à  son  état  de  pureté,  semble 
avoir  perdue  par  un  trop  long  usage.  Ces  remarques,  qui 


DU  LANGAGE.  325 

ont  tant  d'intérêt  pour  le  philosophe,  ont  dû  souvent  être 
faites  ;  mais  on  ne  les  trouvera  nulle  part  plus  ingénieuse- 
ment exprimées  que  dans  l'élégante  préface  mise,  au  nom 
de  l'Académie  française,  en  tête  de  la  sixième  édition  de 
son  Dictionnaire.  Peut-être  nous  siérait-il  mal  d'insister 
davantage  sur  des  choses  qui  semblent  exiger  une  délicatesse 
de  sensibilité,  une  culture  du  goût  littéraire  peu  compa- 
tibles avec  la  sécheresse  de  nos  études  habituelles  et  avec 
la  rigueur  didactique  dont  nous  voudrions  nous  rappro- 
cher dans  cet  ouvrage,  autant  que  le  sujet  le  comporte. 

213.  —  On  peut  du  moins,  par  ce  qui  précède,  voir  ce  qu'il 
faut  penser  du  projet  d'une  langue  philosophique  et  univer- 
selle, auquel  ont  songé  les  plus  grands  génies  du  xvii^  siècle, 
Bacon,  Descartes,  Pascal,  mais  que  Leibnitz  surtout 
avait  médité,  d'après  son  propre  témoignage,  au  point  de 
s'occuper  sérieusement  des  moyens  d'exécution,  ainsi  que 
l'indiquent  des  passages  déjà  bien  des  fois  cités  ^.  Cette 
langue  philosophique  ou  cette  caractéristique  universelle 
(comme  l'appelle  Leibnitz),  fondée  sur  un  catalogue  de  toutes 
les  idées  simples,  représentées  chacune  par  un  signe  ou  par 
un  numéro  d'ordre,  aurait  eu  cet  avantage  sur  toutes  les 
langues  vulgaires,  de  n'employer  que  des  éléments  doués 
de  valeurs  fixes,   déterminées,  invariables  ;  et  par  sa  per- 

1  Voyez  Bacon,  De  augm.  scient,  lib.  vi,  cl;  —  Descartes,  Lettre 
à  Mersenne,  en  date  du  20  novembre  1629,  T.  VI,  p.  66,  de  l'édit.  de 
M.  Cousin,  et  T.  IV,  p.  128,  de  celle  de  M.  Gamier  ;  —  Leibnitz,  Historia 
et  commendatio  linguas  charactericse  universalis,  quse  sîmul  sit  ars  inve- 
niendi  et  judicandi,  dans  le  recueil  de  Raspe. — On  peut  consulter,  pour 
d'autres  citations,  deux  articles  insérés  au  Moniteur,  n"^  des  23  août  1837 
et  12  février  1838,  et  ce  que  Reid  dit  de  la  tentative  de  Wilkins,  T.  V 
p.  199  de  la  traduction  française  de  ses  Œuvres. 

Longtemps  après  avoir  rédigé  ce  chapitre  et  celui  qui  précède,  et  même 
longtemps  après  en  avoir  communiqué  la  rédaction  à  des  personnes 
connues,  nous  avons  trouvé  dans  un  écrit  de  M.  Bordas-Demoulin, 
intitulé  Théorie  de  la  substance,  et  mis  à  la  suite  de  sa  monographie  du 
Cartésianisme  (Paris,  1843,  2  vol.  in-S^'),  des  idées  qui  ont,  à  plusieurs 
égards,  une  grande  ressemblance  avec  les  nôtres.  Il  prouve  par  les  mêmes 
raisons  (T.  II,  p.  416)  que  la  construction  d'une  caractéristique  univer- 
selle est  chimérique  :  car  ce  qu'il  appelle  idées  de  perfection,  par  opposition 
aux  idées  de  grandeur,  ce  sont  évidemment  les  idées  susceptibles  de 
ce  mode  de  continuité  que  nous  croyons  devoir  nommer  continuité  quali- 
tative. En  nous  félicitant  de  tomber  d'accord  sur  quelques  points  impor- 
tants avec  cet  esprit  distingué,  nous  ferons  remarquer  que  notre  doctrine 
diffère  d'ailleurs  complètement,  par  ses  principes  et  par  ses  développe- 
ments, de  celle  de  M.  Bordas-Demoulin. 


326  CHAPITRE  XIV. 

fection  même,  elle  aurait  eu  droit  de  prétendre  à  l'univer- 
salité. L'algèbre  n'aurait  été  qu'une  branche  de  cette  carac- 
téristique ;  tout  le  travail  de  la  pensée  eût  été  manifesté 
par  des  combinaisons  de  signes  ;  et  l'art  du  raisonnement, 
qui  aurait  été  au  calcul  arithmétique  ou  algébrique  ce  que 
le  genre  est  à  l'espèce,  n'aurait  dû  à  son  tour  être  réputé 
qu'une  application  spéciale  de  la  synthèse  combinatoire, 
ou  de  l'art  de  former,  de  classer  et  d'énumérer  des  combi- 
naisons. 

Cette  comparaison  même  devait  mettre  sur  la  trace  de 
l'erreur  capitale  dont  est  entachée  l'idée  d'une  caractéris- 
tique universelle.  Combien  seraient  bornées  les  applications 
du  calcul  arithmétique  ou  algébrique,  si  elles  ne  concer- 
naient que  des  quantités  susceptibles  de  s'exprimer  exacte- 
ment en  nombres,  et  affranchies  de  la  loi  de  continuité  ! 
La  nature  de  l'idée  de  grandeur  permet  d'appliquer  aux 
grandeurs  continues,  avec  tel  degré  voulu  d'approxima- 
tion, les  procédés  de  calcul  directement  applicables  aux 
quantités  discrètes  ou  aux  quotités  ;  mais,  ce  cas  singulier 
mis  à  part,  comment  des  qualités  et  des  rapports  qui  varient 
d'une  manière  continue  pourraient-ils  en  général  s'exprimer 
avec  l'approximation  convenable,  au  moyen  de  combi- 
binaisons  de  signes  discontinus  ou  distincts,  en  nombre 
limité,  à  valeurs  déterminées  et  fixes  ?  En  tout  cas,  com- 
ment définirait-on  l'approximation  obtenue  ? 

Condillac  et  les  logiciens  de  son  école  (dont  les  idées  sur 
ce  point  s'accordent,  par  une  rareté  digne  de  remarque, 
avec  celles  de  Descartes  et  de  Leibnitz),  en  exagérant  peut- 
être  la  puissance  de  l'institution  du  langage  en  général, 
exagèrent  surtout  les  imperfections  des  langues  indivi- 
duelles, telles  que  l'usage  les  a  façonnées,  en  leur  opposant 
sans  cesse  ce  type  idéal  qu'ils  appellent  une  langue  bien 
faile.  Or,  c'est  au  contraire  le  langage,  dans  sa  nature  abs- 
traite ou  dans  sa  forme  générale,  que  l'on  doit  considérer 
comme  essentiellement  défectueux,  tandis  que  les  langues 
parlées,  formées  lentement  sous  l'influence  durable  de  be- 
soins infiniment  variés,  ont,  chacune  à  sa  manière  et  d'après 
son  degré  de  souplesse,  paré  à  cet  inconvénient  radical. 
Selon  le  génie  et  les  destinées  des  races,  sous  l'influence 
si  diverse  des  zones  et  des  climats,  elles  se  sont  appropriées 


DU  LANGAGE.  327 

plus  spécialement  à  l'expression  de  tel  ordre  d'images,  de 
passions  et  d'idées.  De  là  les  difficultés  et  souvent  l'impos- 
sibilité des  traductions,  aussi  bien  pour  des  passages  de 
métaphysique  que  pour  des  morceaux  de  poésie.  Ce  qui 
agrandirait  et  perfectionnerait  nos  facultés  intellectuelles, 
en  multipliant  et  en  variant  les  moyens  d'expression  et 
de  transmission  de  la  pensée,  ce  serait,  s'il  était  possible, 
de  disposer  à  notre  gré,  et  selon  le  besoin  du  moment,  de- 
toutes  les  langues  parlées,  et  non  de  trouver  construite  cette 
langue  systématique  qui,  dans  la  plupart  des  cas,  serait 
le  plus  imparfait  des  instruments. 

Les  langues,  par  la  manière  dont  elles  se  sont  formées, 
par  leur  lente  croissance  et  leurs  liens  de  parenté,  par  les 
périodes  de  maturité  et  de  décadence  qu'elles  traversent, 
sont,  de  toutes  les  œuvres  de  l'homme,  ce  qui  se  rapproche 
le  plus  des  œuvres  de  la  nature.  Elles  participent  en  quelque 
sorte  à  la  vie  d'une  race  ou  d'une  nation.  Entre  les  lan- 
gues faites  de  la  sorte  et  la  langue  systématique  dont  le  plan 
a  occupé  les  philosophes,  il  y  a,  pour  ainsi  dire,  la  même 
différence  qu'entre  l'œil  et  un  instrument  d'optique,  entre 
l'organe  de  la  voix  et  un  clavecin,  entre  un  animal  et  une 
machine.  Certes,  lorsqu'il  s'agira,"  comme  dans  le  travail 
manufacturier,  de  produire  un  effet  déterminé,  précis, 
mesurable,  susceptible  de  division  ou  de  décomposition 
en  un  système  d'opérations  distinctes,  le  travail  de  la  machine 
remplacera  avec  avantage  le  travail,  non  seulement  des 
animaux,  mais  de  l'homme  lui-même  ^.  Au  contraire, 
jamais  le  plus  ingénieux  machiniste  ne  remplacera  par  un 
automate,  par  un  système  d'engins  et  de  rouages,  le  chien 
du  chasseur  ;  et  en  général,  dès  qu'il  faut  se  prêter  à  des 
nuances,  à  des  modifications  continues,  quelles  combi- 
naisons du  génie  humain  pourraient  soutenir  le  parallèle 
avec  les  créations  de  la  nature  ? 

214. —  Outre  l'algèbre,  qui  est,  comme  tout  le  monde  le 
reconnaît,  la  plus  vaste  application  des  principes  sur  les- 
quels reposerait  une  caractéristique  universelle,  la  no- 
menclature chimique  dont  Guyton  et  Lavoisier  ont  jeté 
les  bases,  et  la  notation,  plutôt  idéographique  que  phoné- 

*  Smith,  De  la  richesse  des  nations,  liv.  v,  chap.  1. 


328  CHAPITRE  XIV. 

tique,  adaptée  par  Berzélius  à  des  théories  chimiques  plus 
modernes,  en  offrent  d'autres  appHcations  très  remarquables. 
Aussi,  la  chimie,  dans  sa  forme  actuelle,  est-elle  la  plus  simple, 
la  mieux  définie  des  sciences  naturelles.  Elle  ne  traite  des 
corps  pondérables  qu'en  tant  qu'ils  sont  réductibles  à  un 
petit  nombre  de  radicaux  fixes,  déterminés,  indestructibles 
et  inaltérables.  Elle  combine  ces  radicaux  en  proportions 
pondérables  pareillement  fixes  et  déterminées.  Tous  les 
rapports,  en  un  mot,  dont  l'étude  et  la  coordination  sys- 
tématique sont  l'objet  des  spéculations  du  chimiste,  con- 
sistent en  combinaisons  entre  des  éléments  discontinus  ou 
traités  comme  tels. 

Mais,  si  l'on  passe  à  l'étude  des  phénomènes  infiniment 
variés  que  la  vie  produit  chez  les  êtres  organisés,  plus  de 
discontinuité,  plus  de  réduction  possible  à  des  combinaisons 
systématiques  ;  ou  du  moins  de  telles  combinaisons  ne  se 
présentent  qu'exceptionnellement  et  en  quelque  sorte  par 
accident.  Aussi,  plus  de  théorèmes  absolus,  plus  de  méthodes 
précises  et  rigoureuses,  plus  d'invariabilité  dans  la  valeur 
des  éléments  du  discours,  lorsqu'ils  doivent  s'approprier  à 
l'expression  des  faits  de  cet  ordre.  Et  il  en  est  de  même,  à 
plus  forte  raison,  quand  nous  passons  de  la  description  des 
phénomènes  de  la  vie  organique  et  animale  à  celle  des  phé- 
nomènes de  la  vie  morale  et  intellectuelle,  ou  à  l'étude  des 
rapports  qui  naissent  de  la  vie  sociale. 

215.  —  D'ailleurs  il  faut  reconnaître  que  souvent  les 
mots  conservent,  même  dans  le  contexte  du  discours,  tout 
ou  partie  de  l'indétermination  qu'ils  auraient  isolément, 
sans  qu'on  puisse  dire  qu'il  en  résulte  une  imperfection 
du  langage.  Ne  sait-on  pas  que  la  puissance  de  la  langue 
algébrique  est  due  en  partie  à  l'indétermination  graduée 
des  symboles  qu'elle  emploie,  et  qu'à  la  faveur  de  cette  in- 
détermination l'ordre  des  difficultés  se  trouve  souvent  in- 
terverti d'une  manière  avantageuse  ?  Les  géomètres  sont 
dans  l'usage  de  désigner  par  la  lettre  grecque  tt  le  rapport 
de  la  circonférence  d'un  cercle  î\  son  diamètre,  rapport 
que  l'on  ne  peut  pas  exprimer  exactement  en  chiffres, 
quoiqu'on  approche  de  la  vraie  valeur  d'aussi  près  qu'on 
le  veut.  Ce  signe  abréviatif  a  déjà  cela  de  commode,  qu'il 
dispense   d'écrire   une   assez   longue   série   de   chiffres   dans 


DU  LANGAGE.  329 

tous  les  calculs  algébriques  où  entre  le  rapport  dont  il  s'agit, 
et  qu'il  permet  de  rejeter  à  la  fin  des  calculs  les  opérations 
arithmétiques  qui  porteraient  sur  la  valeur  numérique  de 
ce  rapport  :  ce  qui  rend  bien  plus  facile  l'appréciation  de 
l'erreur  commise,  d'après  le  degré  d'approximation  de  la 
valeur  numérique.  Mais  le  principal  avantage  de  l'emploi 
d'un  tel  signe  tient  à  ce  qu'il  arrive  fréquemment  qu'en 
entrant  dans  l'expression  des  quantités  que  l'on  compare, 
il  n'entre  pas  dans  l'expression  de  leurs  rapports,  et  dis- 
parait ainsi  du  résultat  final  que  l'on  a  en  vue.  La  surface 
d'une  sphère  d'un  mètre  de  rayon  et  la  surface  d'un  grand 
cercle  de  cette  sphère  sont  deux  quantités  qu'on  ne  peut 
exprimer  exactement  en  nombres,  parce  que  dans  l'expres- 
sion de  l'une  ou  de  l'autre  entre  le  nombre  ir,  nombre  tran- 
scendant, comme  disent  les  géomètres,  et  qu'on  ne  peut  dé- 
finir ou  exprimer  exactement  en  chiffres.  Mais  la  première 
grandeur  est  tout  juste  le  quadruple  de  la  seconde  ;  et  la 
transcendance,  qui  se  trouve  dans  l'une  et  dans  l'autre, 
ne  se  trouve  pas  dans  le  rapport  de  l'une  à  l'autre. 

De  même,  des  termes  dont  l'acception  ne  peut  pas  être, 
ou  du  moins  n'a  pas  été  jusqu'à  présent  nettement  circon- 
scrite, ne  laissent  pas  que  de  circuler  dans  le  discours  avec 
l'indétermination  qui  y  est  inhérente  et  avec  avantage  pour 
le  mouvement  et  la  manifestation  de  la  pensée.  Prenons 
pour  exemple  le  mot  de  nature,  entendu  dans  le  sens  actif 
{natura  naturans,  comme  on  disait  dans  le  style  de  l'école)  : 
on  ne  peut  tenter  d'en  fixer  rigoureusement  l'acception 
sans  résoudre,  par  la  foi  religieuse  ou  autrement,  le  plus 
haut  problème  de  philosophie  transcendante  ;  et  pourtant 
il  est  évident  qu'on  ne  peut  se  dispenser  de  l'employer, 
dans  la  science  aussi  bien  que  dans  la  conversation  fami- 
lière. Partout  cette  chaîne  de  finalité  mystérieuse,  dont 
nous  ne  pouvons  démontrer  scientifiquement  ni  l'origine 
ni  le  terme,  nous  apparaît  comme  un  fil  conducteur,  à  l'aide 
duquel  l'ordre  s'introduit  dans  les  faits  observés,  et  qui 
nous  met  sur  la  trace  des  faits  à  rechercher  (71).  Qu'il  faille 
recourir,  pour  exphquer  l'harmonie  générale  du  monde, 
ou  telle  harmonie  particulière,  à  l'intervention  des  causes 
finales,  au  principe  des  réactions  mutuelles  ou  à  celui  de 
l'épuisement   des    combinaisons   fortuites,  nous    n'en    avons 


330  CHAPITRE  XIV. 

pas  moins  besoin  d'exprimer  l'idée  de  cette  harmonie  et 
ses  conséquences  nécessaires,  et  de  l'exprimer  dans  un  lan- 
gage commun  à  tous,  indépendant  de  toute  hypothèse  phi- 
losophique  et  de  toute  croyance  religieuse.  Voilà   pourquoi 
l'homme  le  plus  religieux,  comme  le  partisan  le  plus  outré 
du  fatalisme   matérialiste,  sont    amenés    à    en  faire    usage, 
sauf  à  reporter  sur  le  terrain  des  discussions  philosophiques 
et  des  controverses  religieuses  la    définition  de   l'idée  iran- 
scendanle,  enveloppée  et  comme  voilée   à   dessein  sous  l'ex- 
pression   destinée    aux    usages    vulgaires    ou    scientifiques, 
pour  lesquels  la  définition  n'est  pas  requise.  Et  qu'on  ne 
croie  pas  que  les  termes  auxquels  les  mêmes  remarques  s'ap- 
pliquent soient  en  petit  nombre  :  nous  aurions  pu  prendre 
aussi  bien  ceux  de  matière,  de  force,  de  substance,  de  droit, 
et    une    foule    d'autres    dont   la    définition,    essentiellement 
problématique,  est  l'afïaire  de  la  philosophie  transcendante, 
et  que  l'on  ne  peut  se  dispenser  d'employer  dans  les  cours 
scientifiques,  devant  les  tribunaux    et  les    assemblées  poli- 
tiques, dans  la  pratique  des  arts  et  dans  les  circonstances 
les  plus  vulgaires  de  la  vie  ;  sans  que  l'indétermination  tran- 
scendante dont  ces  expressions  sont  affectées  cause  la  moindre 
ambiguïté  toutes  les  fois  qu'il  ne  s'agit  que  d'arriver  à  une 
idée  de  relation,  comme  de  comparer  un  droit  à  un  droit, 
une  force  à  une  force,  une  matière  à  une  matière.  En  effet, 
l'on  conçoit  qu'il  doit  s'opérer  alors  une  élimination  des  idées 
philosophiques  ou  transcendantes  imphquées  sous  ces  termes, 
dont  la  définition  scientifique   est  impossible  :  et  ceci  sera 
mis  dans  un  plus  grand  jour  quand  nous  aurons  rappro- 
ché les  notions  indispensables,  à  notre  avis,  pour  bien  com- 
prendre en  quoi  consiste  le  caractère  essentiel  des  spécu- 
lations philosophiques,  par  opposition  à  la  science  positive, 
susceptible  de  progrès  indéfini,  de  vérifications  sensibles  et 
d'applications  pratiques. 

216.  —  Les  observations  qu'on  vient  de  faire  sur  les 
termes  auxquels  s'attachent  des  idées  essentiellement  phi- 
losophiques ou  transcendantes,  sont  également  suscep- 
tibles de  s'appliquer  aux  termes  dont  peut-être  on  défi- 
nira un  jour  scientifiquement  et  incontestablement  la 
valeur,  mais  dont  jusqu'à  présent  la  définition  rigoureuse 
n'a  pas  été  trouvée.  Il  se  peut  que  l'on  parvienne  un  jour 


DU  LANGAGE.  331 

à  définir  positivement  l'espèce  organique  ;  il  se  peut  aussi 
que  cette  détermination  précise  implique  la  solution  d'une 
question  d'origine,  décidément  placée  hors  du  domaine  de 
l'observation  et  de  l'investigation  scientifique  ;  dans  tous 
les  cas  cette  détermination  précise  n'a  point  encore  eu  lieu, 
puisqu'on  dispute  encore  sur  la  possibilité  de  la  mutation 
des  espèces  ou  de  certaines  espèces,  et  que  tel  naturaliste 
voit  une  différence  d'espèce  où  tel  autre  ne  voit  qu'une 
variété  de  race,  sans  que  ni  l'un  ni  l'autre  puisse  péremp- 
toirement distinguer  la  variété  de  l'espèce  i.  Mais,  d'un 
autre  côté,  cette  ambiguïté  ne  porte  que  sur  des  cas  peu 
nombreux,  en  comparaison  de  ceux  où  tous  les  naturalistes 
sont  d'accord  sur  la  distinction  des  types  spécifiques,  quoi- 
qu'ils n'aient  pas  la  même  opinion  sur  ce  qui  constitue 
l'origine  et  l'essence  de  la  distinction  spécifique.  De  là  l'obli- 
gation de  parler  une  langue  commune,  et  d'employer  de 
concert  dans  la  science  un  terme  dont  la  définition  reste 
problématique  dans  les  écoles.  On  peut  ajourner  la  solution 

^  Sans  doute  l'idée  de  l'espèce  végétale  ou  animale  est,  jusqu'à  un 
certain  point,  rendue  sensible  par  le  mode  de  propagation,  qui  fait  que 
tous  les  individus  de  la  même  espèce  semblent  appartenir  à  la  même 
famille  et  pourraient  être  réputés  issus  d'un  même  ancêtre  ou  d'un 
même  couple  ;  tandis  que  les  individus  d'espèces  différentes,  ou  ne 
s'unissent  pas,  ou  ne  contractent  que  des  unions  stériles,  ou  n'engendrent 
que  des  produits  frappés  eux-mêmes  de  stérilité  et  qui  disparaissent 
sans  laisser  de  trace  dans  l'ordre  permanent  des  choses.  Mais  il  ne  faut 
pas  prendre  pour  le  fondement  essentiel  et  primitif  de  l'idée  d'espèce 
et  de  la  diversité  des  types  spécifiques,  le  fondement  de  la  distinction 
des  espèces  dans  l'ordre  que  nous  observons  actuellement.  Supposons 
à  l'origine  une  création  de  types  spécifiques,  tous  nettement  distincts 
les  uns  des  autres  ;  mais  que,  pour  quelques-uns  de  ces  types,  qui  peut- 
être  ne  seront  pas  ceux  que  l'ensemble  de  leur  organisation  rapproche 
le  plus,  les  individus  d'espèces  différentes  soient  disposés,  en  vertu  de 
certaines  conformités  secondaires  d'organisation,  à  contracter  des  unions 
fécondes  et  à  produire  des  métis  qui  possèdent  eux-mêmes  le  principe  de 
fécondité  :  la  conséquence  de  cette  aptitude  sera  certainement  qu'au 
bout  d'un  temps  suffisant  pour  amener  l'évolution  de  toutes  les  combi- 
naisons fortuites,  les  espèces  qui  la  possèdent  se  seront  intimement 
mélangées,  et  que,  de  la  fusion  des  anciens  types,  seront  sortis  des  types 
nouveaux  où  se  trouveront  diversement  combinés  et  modifiés  les  carac- 
tères des  types  primitifs.  Donc,  réciproquement,  il  faut  bien  que  les 
espèces  dont  nous  observons  actuellement  la  distinction  soient  celles 
dont  la  constitution  n'a  pas,  dès  l'origine,  cessé  de  répugner  à  des  unions 
fécondes  ou,  du  moins,  à  des  unions  dont  les  produits  pussent  se 
propager.  Seulement,  il  ne  faut  pas  prendre  la  conséquence  pour  le 
principe,  ni  le  résultat  d'une  des  particularités  de  la  constitution 
spécifique  pour  la  définition  de  l'idée  d'espèce. 


332  CHAPITRE  XIV. 

du  problème  sans  ajourner  pour  cela  les  progrès  de  la  bo- 
tanique et  de  la  zoologie.  Tous  les  jours  on  découvre,  on 
catalogue,  on  classe  des  espèces  nouvelles,  sauf  à  définir 
plus  tard  rigoureusement,  si  cela  devient  possible,  l'espèce 
zoologique  ou  botanique.  II  suffît  que,  pour  le  plus  grand 
nombre  des  cas,  et  dans  l'ordre  actuel  des  choses,  la  dis- 
tinction spécifique  se  montre  nettement,  quelles  qu'en  puis- 
sent être  d'ailleurs  l'origine  et  la  raison  fondamentale. 

217.  —  Quand  nous  parlons,  dans  ce  qui  précède,  de 
termes  impossibles  à  définir,  nous  n'avons  point  en  vue 
les  définitions  telles  que  les  entendent  les  lexicographes  et 
les  logiciens  :  celles-ci  vont  être,  dans  le  chapitre  suivant, 
l'objet  d'une  discussion  spéciale.  Les  mots  nombre,  angle,  ne 
sont  pas  définissables,  suivant  la  notion  que  l'on  a  commu- 
nément de  la  définition  ;  et  pourtant  les  idées  correspon- 
dantes sont  rigoureusement  définies  ou  déterminées  :  tout 
le  monde  les  conçoit  de  la  même  manière,  sans  qu'il  puisse 
s'établir  à  ce  sujet  de  controverses  philosophiques  dignes 
d'une  attention  sérieuse.  Au  contraire,  ce  sont  non  seule- 
ment les  termes  de  nature,  de  force,  de  droit,  etc.,  mais  les 
idées  qui  s'y  rattachent,  dont  la  détermination  ou  la  défi- 
nition impliquerait  la  solution  de  problèmes  que  la  philo- 
sophie agite  et  agitera  sans  cesse,  mais  qui  ne  comportent 
pas  de  solutions  vraiment  scientifiques,  parce  qu'on  ne 
peut  y  appliquer  ni  l'expérience,  ni  la  démonstration  logique. 


CHAPITRE  XV 
Des  racines  logiques   et  des   définitions. 

218.  —  Les  grammairiens  et  les  philologues  entendent 
par  racines,  ou  par  mots  radicaux,  des  mots  en  petit  nombre 
(comparativement  à  tous  ceux  qui  entrent  dans  le  vocabulaire 
d'une  langue),  ordinairement  d'une  composition  phoné- 
tique plus  simple,  et  même  le  plus  habituellement  monosyl- 
labiques (du  moins  dans  les  langues  qui  ne  sont  pas  for- 
mées des  débris  de  beaucoup  d'autres)  :  mots  qui,  par  leur 
aptitude  à  recevoir  des  inflexions,  des  désinences  et  des 
modifications  diverses,  deviennent  chacun  la  souche  d'une 
famille  de  mots  dont  les  différentes  acceptions  tiennent 
de  près  ou  de  loin  à  la  valeur  du  mot  radical.  On  sait  généra- 
lement de  nos  jours  que  l'étude  des  racines  linguistiques 
est  l'une  des  plus  intéressantes  que  l'on  puisse  se  proposer, 
une  de  celles  qui  jettent  le  plus  de  clarté,  non  seulement 
sur  les  origines  des  peuples,  mais  sur  la  marche  et  sur  les 
procédés  de  l'esprit  humain. 

Toutefois  tel  mot  est  racine  dans  un  idiome,  dont  l'équiva- 
lent est  dérivé  dans  un  autre  ;  tel  mot  radical  peut  et  doit 
manifestement  se  définir  par  un  système  de  mots  dérivés. 
On  conçoit  donc  un  ordre  de  recherches  dans  lesquelles,  abs- 
traction faite  de  la  forme  matérielle  des  éléments  du 
discours  dans  les  différents  idiomes,  on  se  proposerait 
d'assigner  d'une  part  les  mots  qu'il  faut  considérer  comme  pri- 
mitifs ;  d'autre  part  les  mots  qui  doivent  être  réputés  jouer 
le  rôle  de  signes  secondaires,  attendu  qu'ils  équivalent  à  une 
combinaison  de  signes  primitifs.  Les  mots  de  la  première 
catégorie  sont  ce    que  nous  appelons   des  racines  logiques. 


334  CHAPITRE  XV. 

219.  —  Par  exemple,  le  mot  plan,  en  allemand  £6en,  est 
une  racine,  dans  le  sens  de  la  grammaireet  de  la  linguistique  ; 
et  il  désigne  effectivement,   dans  la  langue  des  géomètres, 
une  notion  élémentaire  et  capitale,  mais  non  pas  une  ra- 
cine logique  ou  une  idée  logiquement  irréductible  :  car  on 
définit  très  bien  le  plan,  en  disant  que  c'est  une  surface 
sur  laquelle  une  ligne  droite  peut  s'appliquer  en  tous  sens. 
En  grec,  un   mot   composé,    £7n'7r£oov,  est  le    terme  scienti- 
fique afïecté  à  la  représentation  de  la  même  idée.  Pour  dési- 
gner le  solide  que  nous  connaissons  sous  le  nom  de  cube,  et 
dont  la  considération  sert  de  point  de  départ  dans  la  théorie 
de  la  mesure  des  volumes  des  corps,  un  jeu  frivole  a  fourni 
la  comparaison  du  dé,  d'ailleurs  si  naturelle,  et  le  mot  xûêo; 
{dé),  regardé  en  grec  comme  une  racine,  est  devenu  le  nom 
technique  de  ce  solide.  En  allemand,  Wiirfel  désigne  aussi 
l'instrument  de  jeu  et  la  figure  géométrique  ;  mais  ce  mot 
se  rattache  à  la  racine  luerfen  {jeter),  et  n'est  pas   lui-même 
racine.    De   Trp-'to  {scier),  les  Grecs  ont  fait  Trptfffxa  {prisme), 
nom   qui  pourrait,   d'après  l'étymologie,   se  donner  à  tous 
les  corps  terminés  par  des  faces  planes,  ou  à  tous  les  poly- 
èdres, mais    qui  ne  s'applique  effectivement  qu'à  une  classe 
de  polyèdres,  dans  laquelle  le  cube  se  trouve  compris.  Au 
contraire,  ils  ont  eu  recours   au  mot  démesurément  com- 
posé   7rapxXXT,Xe7riT:£oov     {parallélépipède),    pour  désigner     un 
genre  de  solides  compris  dans  la  classe  des  prismes,  et  coiu- 
prenant  l'espèce  du  cube,  quoiqu'il  n'y  eût  pas  de  raison 
pour  s'élever,  dans  un  cas  plutôt  que  dans  l'autre,  à  ce  degré 
de  composition. 

220.  —  Les  langues  vulgaires,  auxquelles  se  rattachent 
nécessairement  les  langues  techniques  ou  scientifiques, 
au  moins  dans  le  matériel  de  leur  composition,  doivent 
porter  l'empreinte  des  rapports  de  l'homme  avec  les  choses, 
plutôt  que  la  marque  des  rapports  des  choses  entre  elles. 
L'homme  n'arrive  qu'après  de  longs  efforts  (quand  il  y  arrive) 
à  la  connaissance  des  vrais  principes  des  choses  ;  et  ce  qui 
est  simple  dans  les  choses  doit  souvent  se  présenter  comme 
composé  dans  le  matériel  de  l'expression,  et  réciproquement. 
Par  la  même  raison,  le  rôle  de  racines  logiques,  ou  de  mots 
que  l'on  renonce  à  définir,  pour  éviter  un  cercle  vicieux, 
doit  en    général  appartenir  ù  des  mots  différents,  suivant 


DES  DEFINITIONS.  335 

qu'on  se  reporte  à  la  constitution  intrinsèque  des  choses, 
ou  qu'on  prend  pour  point  de  départ  les  premières  impres- 
sions qu'elles  font  sur  l'homme,  sans  chercher  à  s'affranchir 
des  conditions  où  la  nature  nous  a  placés  pour  les  étudier. 

Ainsi,  nous  savons  par  la  chimie  que  l'oxygène  et  l'hy- 
drogène sont  deux  gaz  indécomposables,  lesquels,  venant 
à  s'unir  dans  la  proportion  de  deux  volumes  d'hydrogène 
pour  un  d'oxygène,  donnent  naissance  à  un  corps  composé 
qui  devrait  recevoir,  d'après  les  règles  de  la  nomenclature 
systématique,  la  dénomination  complexe  d^oxyde  d'hydro- 
gène. Mais  ce  corps  n'est  pas  de  ceux  avec  lesquels  on  ne 
fait  connaissance  que  dans  les  laboratoires  et  dans  les 
cours  scientifiques  :  il  est  indispensable  à  l'existence  de 
l'homme  ;  il  joue  le  plus  grand  rôle  dans  la  nature,  au  point 
d'avoir  été  longtemps  regardé  par  les  philosophes  comme 
l'un  des  quatre  éléments,  ou  même  comme  l'élément  d'où 
tous  les  autres  sortent  ;  en  un  mot,  ce  corps  est  ïeau.  Aussi, 
les  chimistes  ne  tombent  pas  dans  le  pédantisme  ridicule 
de  désigner  l'eau  autrement  que  par  son  nom  vulgaire  ;  mais 
ce  nom,  employé  par  eux,  est  un  signe  simple  affecté  à  une 
idée  complexe,  qui  peut  toujours  se  résoudre,  et  qu'on  résout 
effectivement,  chaque  fois  que  le  l»esoin  s'en  fait  sentir, 
dans  l'expression  complexe  oxyde  d'hydrogène.  Dans  la  langue 
du  chimiste,  les  mots  oxygène  et  hydrogène  sont  les  signes 
simples,  les  mots  radicaux  au  moyen  desquels  la  valeur 
chimique  du  mot  eau  peut  être  complètement  définie. 

Dans  les  langues  vulgaires  au  contraire,  lesquelles  ont 
dû  s'approprier  à  l'ensemble  des  relations  naturelles  de 
l'homme  avec  les  objets  extérieurs,  et  non  à  tel  ordre  déter- 
miné de  phénomènes  spéciaux,  les  mots  eau,  u5wp,  Wasser, 
sont  les  véritables  radicaux  avec  lesquels  on  a  formé  les 
dérivés  hydrogène,  Wasserstoff.  On  se  conformera  à  l'éty- 
mologie,  aussi  bien  qu'à  la  marche  naturelle  de  l'esprit 
humain,  si  l'on  définit  l'hydrogène,  le  principe  chimique  dont 
la  combinaison  avec  l'oxygène  produit  l'eau  ;  et  si,  après 
avoir  montré  que  l'air  est  formé  du  mélange  de  deux  gaz, 
on  définit  l'oxygène,  celui  des  deux  principes  de  l'air  qui  est 
propre  à  la  respiration,  à  la  combustion,  et  qui  acidifie  les 
corps  avec  lesquels  il  se  combine  en  certaines  proportions. 
Ainsi  donc,  suivant  que  l'on  se  place  à  un  point  de  vue  ou 


336  CHAPITRE  XV. 

à  l'autre,  les  mots  oxygène  et  hydrogène  d'une  part,  les  mots 
air  et  eau  de  l'autre,  échangent  leurs  rôles  de  signes  pri- 
mitifs et  indéfinissables,  ou  de  signes  dérivés  et  susceptibles 
de  définition. 

Au  lieu  d'un  corps  composé,  tel  que  l'eau,  dont  la  con- 
naissance est  si  familière  à  tout  le  monde,  et  de  substances 
telles  que  l'oxygène  et  l'hydrogène,  dont  la  découverte, 
dans  des  temps  très  modernes,  n'a  pu  être  que  le  résultat 
d'expériences  savamment  dirigées,  nous  pourrions  prendre 
pour  types  le  cinabre,  le  mercure  et  le  soufre.  Il  n'est  per- 
sonne qui  ne  connaisse  au  moins  aussi  bien  le  soufre  et  le 
mercure  que  le  composé  auquel  on  donne  le  nom  de  cinabre, 
formé  par  la  combinaison  de  ces  deux  corps  simples.  En 
conséquence,  il  serait  déraisonnable  de  définir  au  moyen  du 
cinabre,  soit  le  mercure,  soit  le  soufre;  et  au  contraire,  on  ne 
peut  guère  donner  une  définition  du  cinabre  qui  ne  fasse 
au  moins  allusion  à  sa  composition  chimique. 

221.  —  Remarquons  bien  que  la  définition  chimique  de 
l'eau,  «  oxyde  d'hydrogène  »,  ou  mieux  encore  «  com- 
binaison d'oxygène  et  d'hydrogène,  dans  la  proportion 
de  deux  volumes  d'hydrogène  pour  un  d'oxygène  »,  est 
complète,  en  ce  sens  qu'elle  exclut  tout  autre  corps  que 
l'eau  ;  qu'elle  fixe  et  détermine  sans  ambiguïté  la  chose  à 
laquelle  le  mot  s'appHque  :  car  il  n'y  a  point  d'autre  corps 
qui,  soumis  à  l'analyse  chimique,  se  résoudrait  en  hydro- 
gène et  en  oxygène  dans  la  proportion  indiquée.  Mais  la 
définition  ne  fait  nullement  connaître  l'ensemble  des  pro- 
priétés et  des  caractères  physiques  dont  le  mot  eau  réveille 
en  nous  l'idée.  Elle  ne  dispenserait  pas  celui  qui  connaî- 
trait l'oxygène  et  l'hydrogène  de  faire,  pour  ainsi  dire, 
connaissance  avec  l'eau,  s'il  voulait  se  former  une  idée  du 
rôle  que  joue  ce  corps  partout  ailleurs  qu'en  fait  de  combi- 
naisons chimiques.  Ce  n'est  que  par  rapport  à  cet  ordre 
spécial  de  phénomènes  que  le  mot  eau  équivaut  identique- 
ment à  la  définition  des  chimistes. 

Ce  que  nous  disons  des  corps  composés  peut  également 
se  dire  des  corps  chimiquement  simples  auxquels  nous  les 
opposons.  L'oxygène,  l'Iiydrogène,  le  mercure,  le  soufre, 
jouissent  d'une  foule  de  propriétés  que  l'expérience  seule 
peut  faire  connaître,   dont  le  nombre  s'accroît  pour  nous 


DES  DÉFINITIONS.  337 

à  mesure  que  l'on  soumet  ces  corps  à  une  observation 
plus  attentive,  et  qu'il  est  impossible,  dans  l'état  de  nos 
connaissances,  de  résumer  en  une  définition  qui  les  con- 
tiendrait toutes  virtuellement.  Cependant,  si  l'on  entend 
par  définition  une  désignation  à  l'aide  de  laquelle  on  puisse 
distinguer  l'objet  de  tout  autre  ou  reconnaître  sans  am- 
biguïté l'objet  auquel  le  mot  s'applique,  il  sera  possible 
de  donner  une  définition  des  corps  simples  aussi  bien  que 
des  corps  composés  ;  et  cette  définition  ou  désignation 
sommaire  comportera  plus  ou  moins  de  précision  et  de 
brièveté,  d'après  des  circonstances  accidentelles.  Ainsi, 
en  regardant  comme  bien  déterminée  la  notion  générale 
de  métal,  on  pourra  définir  le  mercure  :  «  un  métal  liquide 
à  la  température  ordinaire  »,  tandis  qu'il  serait  difficile 
de  trouver  une  définition  aussi  brève  et  aussi  tranchée  pour 
d'autres  métaux,  tels  que  le  fer,  le  cuivre,  l'argent.  Mais,  si 
le  mercure,  par  sa  propriété  d'être  liquide  à  la  tempéra- 
ture ordinaire,  se  distingue  si  bien  des  autres  métaux  et 
se  trouve  approprié  à  une  foule  d'usages  pour  lesquels  il 
ne  peut  être  remplacé  par  aucun  autre  corps  ;  d'un  autre 
côté,  nos  connaissances  en  physique  ne  nous  permettent 
de  regarder  cette  propriété  que  comme  secondaire  et  acci- 
dentelle, en  ce  sens  qu'on  n'en  voit  même  pas  la  liaison  avec 
les  caractères  que  tout  nous  porte  à  considérer  comme 
essentiels  et  dominants,  lorsque  nous  étudions  la  consti- 
tution des  corps  en  elle-même,  indépendamment  de  leur 
appropriation  à  nos  usages. 

Les  descriptions  en  style  linnéen,  dont  les  naturalistes 
font  maintenant  un  usage  général,  sont  des  définitions 
de  même  genre,  destinées  à  faire  reconnaître,  par  l'énuméra- 
tion  des  caractères  qui  conviennent  exclusivement  à  une 
espèce  naturelle,  l'espèce  à  laquelle  tel  nom  s'applique,  ou 
réciproquement  le  nom  qui  s'applique  à  telle  espèce.  Mais 
ces  descriptions  linnéennes,  même  les  plus  étendues,  seraient 
encore  loin  de  suffire  pour  qu'on  pût  restituer  par  le  dessin 
ou  se  représenter  mentalement  l'image  de  la  plante  ou  de 
l'animal  qu'elles  concernent  ;  parce  qu'en  effet  il  est  im- 
possible de  rendre  avec  des  mots  des  modifications  infini- 
ment variées  de  formes,  de  couleurs,  d'organisation.  Si  l'on 
ne  craignait  la   trivialité   de   la   comparaison,   on   pourrait 

22 


338  CHAPITRE  XV. 

assimiler  ces  définitions  ou  descriptions  sommaires  au  signa- 
lement qui  accompagne  un  passeport,  et  qui  suffît  au  besoin 
pour  constater  l'identité  de  l'individu,  surtout  lorsque  sa 
figure  offre  une  combinaison  de  traits  bien  saillants  ou 
quelque  difformité  accidentelle,  mais  avec  lequel  il  serait 
impossible  de  faire  un  portrait  qui  donnât  une  idée  de  la  res- 
semblance et  de  la  physionomie. 

222.  —  Nous  venons  de  prendre  quelques  exemples  parmi 
des  objets  concrets  et  sensibles  :  mais  si  les  philosophes  se 
sont  tant  occupés  de  la  théorie  de  la  définition,  c'est  prin- 
cipalement en  vue  des  idées  dans  la  conception  desquelles 
la  raison  fait  usage  de  la  puissance  qu'elle  a  de  généraliser, 
d'abstraire,  d'associer,  de  dissocier  et  d'élaborer  diverse- 
ment les  matériaux  que  la  sensation  lui  fournit.  La  hiérar- 
chie des  genres  et  des  espèces,  sur  laquelle  Aristote  a  fondé 
sa  théorie  du  syllogisme,  devait,  par  une  corrélation  né- 
cessaire, servir  de  base  à  une  théorie  de  la  définition,  dont 
l'appareil  systématique  avait  la  plus  grande  importance 
aux  yeux  des  péripatéticiens  de  l'antiquité  et  du  moyen 
âge.  Ainsi,  Porphyre,  suivi  en  cela  par  Boëce  et  par  tous 
les  scolastiques,  avait  donné,  comme  introduction  à  la 
logique,  son  traité  des  Cinq  Voix,  ou  des  cinq  rubriques 
auxquelles  on  rattachait  la  théorie  de  la  définition,  et  par 
suite  la  logique  tout  entière,  et  ces  cinq  voix  sont  : 

Le    GENRE,  la  DIFFÉRENCE,  I'ESPÈCE,  le  PROPRE,  I'ACCIDENT. 

La  différence  est  ce  qui  s'ajoute  à  l'idée  du  genre  pour 
constituer  l'idée  de  Vespèce  subordonnée.  Le  propre  dé- 
signe une  qualité  qui  appartient  exclusivement  à  l'espèce, 
et  que  l'on  retrouve  dans  tous  les  individus  de  l'espèce, 
mais  qui  ne  la  constitue  pas,  ou  qui  n'en  est  pas  la  caracté- 
ristique essentielle.  L'accident  est  ce  qui  distingue  fortuite- 
ment un  individu  d'un  autre.  L'espèce  est  définie  par  le 
genre  et  la  différence  (per  genus  et  differenliam).  Dans  cette 
définition  :  l'honime  est  un  animal  raisonnable,  l'animalité 
est  le  genre,  l'humanité  l'espèce,  la  raison  la  différence. 
Rire  est  le  propre  de  l'homme  ;  mais  on  ne  peut  pas  faire 
consister  dans  le  rire  le  caractère  essentiel  et  spécifique  de 

*  révo;,  Aiaçopi,  ElSo;,  "Ifitov,  i;vnx6sCr,x(i;. 


DES  DÉFINITIONS.  339 

l'humanité.  Quand  on  dit  :  Achille  est  blond  ;  Sacrale  est 
camus  ;  César  esl  chauve  ;  blond,  camus,  chauve  désignent 
des  accidents  individuels.  On  ne  peut  définir  ou  caracté- 
riser par  le  genre  et  la  différence,  ni  les  catégories,  qui  sont 
au  sommet  de  la  hiérarchie  des  genres  et  des  espèces,  et 
dont  l'idée  ne  saurait  par  conséquent  être  comprise  dans 
une  idée  plus  générale  ;  ni  les  individus,  au-dessous  des 
quels  il  n'y  a  rien,  et  qui  ne  se  distinguent  les  uns  des  autres, 
dans  la  même  espèce,  que  par  de  simples  accidents.  L'énu- 
mération  des  propres  et  des  accidents  ne  constitue  pas  une 
définition,  dans  le  vrai  sens  du  mot,  mais  une  description  ; 
en  sorte  que  les  individus  peuvent  être  décrits,  mais  non 
définis.  La  définition  proprement  dite  et  la  description 
s'appliquent  aux  choses,  et  en  ce  sens  sont  opposables  à  la 
définition  de  nom,  ou  à  V interprétation  qui  a  pour  objet  de 
faire  connaître,  au  moyen  de  l'étymologie,  des  synonymes 
ou  de  la  traduction,  la  valeur  d'un  mot  à  celui  qui  l'ignorait, 
tout  en  connaissant  la  chose  à  laquelle  ce  mot  s'apphque. 
Le  mot  qui  a  été  interprété,  ou  qui  n'a  pas  besoin  d'in- 
terprétation, montre  la  chose,  mais  comme  enveloppée 
et  dans  une  sorte  d'intuition  synthétique  :  la  définition  déve- 
loppe, décompose  cette  notion,  en  distinguant  la  matière 
et  la  forme,  le  genre  et  la  différence  ^. 

223.  —  Tel  est  très  sommairement  le  fond  de  la  doctrine 
péripatéticienne  sur  la  définition,  et  l'on  y  voit  poindre  le 
germe  des  idées  que  nous  a  données  la  science  moderne 
sur  la  diversité  d'importance  et  sur  la  subordination  des 
caractères  dans  les  genres,  les  espèces  et  les  individus  : 
quoique  ces  idées,  au  lieu  d'y  être  éclaircies  par  la  notion 
de  l'indépendance  et  de  la  solidarité  des  causes,  s'y  trou- 
vent mal  à  propos  compliquées  d'hypothèses  chimériques 
sur  une  sorte  de  raffinement  ou  d'épuration  progressive 
des  substances  et  des  essences  (166  et  167)  ;  et  quoiqu'elles 
soient  prises  dans  un  sens  beaucoup  trop  systématique  et 
absolu,  qui  répugne  à  la  continuité  habituelle  des  plans 
de  la  nature.  D'abord  il  est  clair  que  la  hiérarchie  des  genres 
et  des  espèces  ne  peut  naturellement  s'appliquer  ni  à  tous 
les  objets  extérieurs  de  la  connaissance,  ni  à  toutes  les  con- 

*  Consultez  notamment  les  extraits  de  la  dialectique  d'Abélard,  donnés 
par  M.  de  Rémusat,  p.  338,  438  et  474  de  l'ouvrage  déjà  cité  (167). 


340  CHAPITRE  XV. 

ceptions  de  l'entendement.  Les  idées  de  nombre,  d^ angle, 
sont  indéfinissables  (217),  et  ce  ne  sont  ni  des  catégories, 
ni  des  idées  d'objets  individuels.  Dans  l'ordre  des  com- 
binaisons chimiques,  l'eau,  le  cinabre  (220)  peuvent  être 
considérés  comme  des  objets  individuels,  et  ces  objets 
sont  parfaitement  définissables  :  la  définition  chimique 
en  saisit  le  caractère  essentiel  et  constitutif  ;  et  la  descrip- 
tion s'applique  aux  propriétés  secondaires  dont  l'existence 
ne  ressort  pas  pour  nous  de  la  définition  chimique,  quoique 
sans  doute  elles  soient  une  suite  nécessaire  de  la  composi- 
tion chimique  de  ces  corps  et  des  qualités  propres  aux  corps 
composants.  D'un  autre  côté,  la  description  doit  s'appli- 
quer non  seulement  aux  individus,  mais  aux  espèces  et  aux 
genres  ;  et  entre  plusieurs  caractères  qui  appartiennent 
constamment  à  tous  les  individus  de  l'espèce  et  du  genre, 
il  nous  arrive  souvent  de  n'apercevoir  aucune  subordination 
rationnelle  tellement  marquée,  que  nous  puissions  dire  de 
l'un,  plutôt  que  de  l'autre,  qu'il  est,  non  seulement  une 
propriété,  mais  le  caractère  essentiel  et  constitutif  de  l'es- 
pèce ou  du  genre.  Tel  caractère  peut,  selon  les  cas,  être  pris 
pour  un  accident  individuel,  ou  pour  le  propre  d'un  type. 
Achille  est  blond,  Socrate  est  camus  par  accident,  tandis 
que  le  type  nègre  a  pour  caractéristique  des  cheveux  lai- 
neux et  un  nez  épaté. 

Dans  les  cas  où  l'institution  des  genres  et  des  espèces  ne 
repose  que  sur  un  choix  artificiel  de  caractères  d'ailleurs 
nettement  fixés,  la  définition  per  geniis  et  differentiam  sera 
propre  à  faire  reconnaître  distinctement  l'objet  auquel 
le  nom  est  imposé,  comme  on  trouve  un  livre  dans  une  bi- 
bliothèque, à  l'aide  d'un  catalogue  où  des  signes  de  rappel  de 
l'armoire  et  de  la  case  sont  inscrits  à  côté  du  titre  de  chaque 
livre  ;  mais  la  définition  en  question  n'instruira  point  sur  la 
nature  intrinsèque  de  l'objet,  ou  du  moins  ne  mettra  pas 
en  évidence  une  subordination  rationnelle  entre  des  ca- 
ractères de  valeur  inégale.  Ce  sera,  à  ce  point  de  vue,  une 
définition  de  mots  plutôt  qu'une  définition  de  choses  ;  et 
enfin,  là  où  l'on  ne  pourra  établir  de  démarcation  tranchée 
entre  les  groupes  artificiels  et  les  groupes  naturels  (160 
et  suiv.),  il  y  aura  un  passage  insaisissable  des  définitions 
de  choses  aux  définitions  de  mots.  Comme  exemple  de  dis- 


DES  DÉFINITIONS.  341 

position  artificielle  de  caractères,  pour  l'usage  que  nous 
indiquons,  on  peut  citer  la  méthode  dichotomique deshotànistes, 
à  l'aide  de  laquelle,  en  divisant  toujours  chaque  groupe 
en  deux  groupes  d'ordre  inférieur,  par  la  présence  ou  l'ab- 
sence d'un  caractère  convenablement  choisi,  on  arrive 
promptement  à  trouver  dans  son  manuel  le  nom  de  la  plante 
que  l'on  vient  de  cueilHr  ;  mais  sans  être  instruit  par  là  de 
la  vraie  place  de  la  plante  dans  le  système  des  affinités  na- 
turelles, ni  du  degré  d'importance  des  caractères  qui  ont 
successivement  conduit  au  nom  cherché  :  tandis  que  celui-là 
en  est  instruit,  qui  a  su  retrouver  le  nom  de  la  plante  dans 
un  catalogue  systématique,  pour  la  construction  duquel, 
sans  se  préoccuper  de  la  commodité  des  recherches,  on  a 
tenu  compte,  autant  que  possible,  de  la  valeur  intrinsèque 
des  caractères  et  des  affinités  naturelles. 

Quelques  scolastiques  sont  allés  jusqu'à  prétendre  que 
toute  division  du  genre,  pour  être  régulière,  c'est-à-dire 
pour  se  faire  par  les  différences  ou  les  espèces  les  plus  pro- 
chaines, dans  l'ordre  descendant  de  la  série,  devait  être 
à  deux  membres  ;  ce  qui  rendrait  la  hiérarchie  des  genres 
et  des  espèces,  et  les  définitions  fondées  sur  cette  distribu- 
tion hiérarchique,  tout  à  fait  comparables  à  la  méthode 
dichotomique  des  botanistes  :  mais  alors,  sans  s'en  douter, 
ils  montraient  en  l'exagérant  le  côté  purement  artificiel 
de  leur  théorie  ;  ils  réduisaient  leurs  définitions  à  n'être  le 
plus  souvent  que  des  définitions  de  mots. 

224.  —  La  notion  de  l'objet  défini  que  nous  donne  la  dé- 
finition per  genus  et  differeniiam,  varie  selon  la  constitution 
du  genre.  Dire  d'un  animal  qu'il  appartient  au  genre  ou 
à  la  classe  des  oiseaux,  c'est  déjà  nous  apprendre  une 
multitude  de  choses  sur  son  organisation,  nous  en  faire 
connaître  les  traits  fondamentaux,  auprès  desquels  ceux 
qui  différencient  les  espèces  n'ont  qu'une  importance  fort 
secondaire.  Aussi  bien  le  type  de  l'oiseau  est-il  un  type 
générique  des  plus  naturels  (163).  Si  le  genre,  sans  être 
naturel  à  ce  degré,  est  pourtant  bien  caractérisé  par  des 
propriétés  communes  aux  congénères,  l'indication  du  genre, 
en  nous  rappelant  les  propriétés  communes,  observées 
dans  les  congénères  déjà  connus,  nous  apprend  qu'elles 
se  retrouvent  à  des  degrés  divers  dans  l'objet  défini.  Ainsi, 


342  CHAPITRE  XV. 

dire  d'un  corps  qu'il  appartient  au  genre  des  métaux,  c'est 
nous  indiquer  qu'il  agit  sur  la  lumière,  la  chaleur,  l'élec- 
tricité, comme  nous  savons  qu'agissent  en  général  les  corps 
métalliques.  Mais  de  tels  caractères  peuvent  aller  et  vont 
effectivement  en  se  dégradant  ;  et  s'il  n'y  a  qu'un  lien  arti- 
ficiel ou  des  caractères  négatifs  qui  constituent  le  genre 
à  l'état  de  pure  entité  logique,  la  définition  per  genus  ne 
nous  donnera  aucune  notion  positive  sur  l'objet  défini. 
Nous  dire  d'un  corps  qu'il  appartient  au  genre  des  corps 
non  métalliques,  c'est  nous  dire  ce  qu'il  n'est  pas,  mais 
point  du  tout  ce  qu'il  est.  Les  scolastiques  donnaient  à  de 
tels  genres  la  qualification  d'm/înis,  c'est-à-dire  d'indé- 
terminés. 

En  somme,  il  en  est  de  la  définition  per  genus  comme  de 
la  déduction  syllogistique,  dont  nous  parlerons  plus  loin. 
Son  utilité  consiste  à  étendre  notre  connaissance,  ou  sim- 
plement à  mettre  en  ordre  la  connaissance  acquise,  selon 
que  l'idée  générique  ou  la  vérité  générale  contenues  dans 
la  majeure  sont  saisies  par  l'esprit,  comme  impliquant  la 
raison  de  la  communauté  de  caractères  ou  de  l'identité 
de  conclusion  dans  chaque  variété  spécifique  ;  ou  au  con- 
traire, selon  que  ces  idées  génériques  et  ces  propositions 
générales  ne  sont  que  le  résumé  logique  de  ce  qui  est  donné 
par  l'observation  pour  chaque  cas  particulier. 

225.  —  Le  précepte  des  scolastiques,  que  la  définition 
doit  se  faire  per  genus  proximum,  et  sans  sauter  de  degrés 
dans  la  hiérarchie  des  genres  et  des  espèces  ;  ce  précepte,  bon 
dans  un  système  de  classification  artificielle  et  purement 
logique,  peut  se  trouver  défectueux  si  l'on  se  propose  d'ex- 
primer par  la  définition  la  subordination  rationnelle  des 
caractères.  Soit,  par  exemple,  la  définition  déjà  citée  : 
«  L'homme  est  un  animal  raisonnable  »,  il  faudrait  dire, 
pour  appliquer  la  règle  des  scolastiques  :  «  L'homme  est 
un  animal  vertébré  raisonnable  »,  ou  mieux  encore  :  «  l'homme 
est  un  mammifère  raisonnable  »  ;  mais,  indépendamment 
de  ce  qu'il  y  aurait  dans  cette  manière  de  parler  une  pré- 
tention pédantesque  et  de  mauvais  goût,  elle  nous  heurte, 
parce  que  nous  n'avons,  dans  l'état  de  nos  connaissances, 
aucun  motif  suffisant  d'admettre  que  la  qualité  d'être  rai- 
sonnable dépende  nécessairement  des  caractères  organiques 


DES  DÉFINITIONS.  343 

par  lesquels  l'homme  se  range  dans  la  série  des  mammifères  ; 
et  parce  que  ce  qui  nous  frappe  dans  la  nature  de  l'homme, 
c'est  l'alliance  des  facultés  de  la  raison  avec  les  caractères 
fondamentaux   du  type   de  l'animalité,  nullement  avec   les 
caractères   organiques  propres  à  la  série  des  mammifères. 
226.  —  C'est  par  un  vague  souvenir  de  la  théorie  des 
scolastiques    sur   la  définition,  que  l'on  appelle  choses  sui 
generis,  ou  choses  qui  ne  rentrent  dans  aucun  genre,  soit 
artificiel,  soit  naturel,  celles  qu'on  ne  peut  faire  connaître, 
même   imparfaitement,   ni   au  moyen   d'une   définition  per 
genus  et  differentiam,  ni  même  à  la  faveur  d'une  description, 
de  la  nature   de  celles   que    les    scolastiques    prétendaient 
appartenir   aux   objets    individuels     (222)  :    par    exemple, 
une  sensation  de  couleur,  de  saveur,   d'odeur,  éloignée   de 
celles  qui  nous  sont  familières,   ou  les   articulations   d'une 
langue   étrangère,    qui    n'ont    point    d'équivalent    dans    la 
nôtre.  Cependant  il  est  clair  que  ces  choses,  réputées  avec 
raison   indéfinissables   et   indescriptibles,    peuvent   pourtant 
comporter  une  classification  par  genres  et  par  espèces,  tout 
aussi   bien   qu'une   foule   d'autres    qu'on   est   dans   l'usage 
de  définir.  Une  odeur  sui  generis  est  une  sensation  comprise 
dans  le  genre  très  naturel  des  odeurs  ;  mais  elle  ne  nous 
est  guère  mieux  connue  pour  cela,  si  nous  ne  l'avons  pas 
ressentie,  que  telle  autre  sensation  qui  ne  rentre  pas  dans 
la  catégorie  des  impressions  reçues  par  un  des  sens  spéciaux  et 
qu'on  ne  sait  dès  lors  comment  distribuer  en  genres  :  par 
exemple,  l'agacement  nerveux  que  le  frôlement  de  certains 
corps  produit  chez  quelques  personnes,  et  non  chez  d'autres. 
Quand  les  choses  dites  sui  generis  ont  un  caractère  mesu- 
rable, elles  admettent  par  cela  même  une  définition  rigou- 
reuse qui  permet  de  les  reconnaître  sans   ambiguïté.   Tels 
sont  les  tons  musicaux,  que  l'on  peut  définir  par  le  nombre 
de  vibrations  que  le  corps  sonore  exécute   dans    un   inter- 
valle de  temps  donné.  Ainsi,  pour  définir  le  sens  qui  s'at- 
tache en  France  à  cette  dénomination,    «  la  de  l'Opéra   », 
il  n'y  a  d'autre  moyen  que  d'indiquer  le  nombre  de  vibra- 
tions correspondant  à  ce  ton  musical  ;  et  à  la  faveur  d'une 
pareille    définition    (fort    étrangère,  comme  on  le  voit,   au 
mode    de     définition    scolastique),    on    pourra    reproduire 
le  même  ton  dans  tous  les  temps,  et  s'assurer  si  le  ton  dé- 


344  CHAPITRE  XV. 

signé  de  la  sorte  reste  invariable,  ou  s'il  subit  avec  le  temps, 
suivant  une  opinion  fort  probable,  une  élévation  progres- 
sive. D'ailleurs  il  est  évident  que  le  caractère  mesurable 
attaché  à  la  sensation  ou  aux  phénomènes  qui  produisent 
la  sensation,  ne  fait  pas  connaître  la  sensation,  mais  donne 
seulement  le  moyen  de  reconnaître  ou  de  reproduire  la 
sensation  qu'on  a  entendu  désigner  par  l'imposition  d'un 
nom.  Que  s'il  s'agit,  non  plus  du  ton  musical,  mais  du  timbre 
d'une  sensation  sonore,  ou  de  cette  autre  affection  si  peu 
connue,  par  laquelle  les  sons-voyelles  d'une  langue  diffèrent 
entre  eux  et  diffèrent  des  sons-voyelles  d'une  autre  langue, 
comme  nous  ne  connaissons  pas  de  caractères  mesurables 
qui  les   déterminent,   il  n'y  a  pas    de    définition  possible. 

Lorsque  le  célèbre  opticien  Fraunhofer  a  découvert  dans 
le  spectre  solaire  (128)  des  raies  obscures  d'une  extrême 
finesse,  inégalement  espacées,  et  qui  se  succèdent  dans 
un  ordre  constant,  quelle  que  soit  la  matière  du  prisme 
réfringent  à  l'aide  duquel  on  a  décomposé  la  lumière  blan- 
che du  soleil,  il  a  par  là  fourni  des  points  de  repère  d'une 
extrême  utilité  pour  définir  avec  précision  le  rayon  coloré  sur 
lequel  on  opère  dans  une  expérience  d'optique,  nonobstant 
la  continuité  avec  laquelle  les  couleurs  se  nuancent  ou 
semblent  se  nuancer  dans  l'étendue  du  spectre.  Quant  aux 
teintes  mélangées  et  confuses  qui  constituent  ce  que  l'on 
nomme  les  couleurs  propres  des  corps,  nous  manquons  de 
semblables  points  de  repère  et  de  caractères  commodes  pour 
les  définir  numériquement,  à  la  manière  des  tons  musicaux, 
ou  à  l'aide  de  tout  autre  procédé  rigoureux.  De  là  le  vague 
attaché,  non  seulement  à  la  désignation  des  couleurs  des 
objets  particuliers,  mais  aux  noms  de  couleurs  pris  abs- 
tractivement,  ou  aux  expressions  dont  on  se  sert  dans  les 
divers  idiomes  pour  désigner  un  certain  nombre  de  nuances 
principales  ;  et  des  personnes  très  versées  dans  les  langues 
anciennes  ont  peine  à  reconnaître  les  nuances  auxquelles 
s'apphquent  des  noms  adoptés  par  les  peuples  de  l'anti- 
quité :  nuances  qui  peuvent  bien  n'être  pas  celles  qu'ont 
trouvées  plus  frappantes  et  qu'ont  voulu  nommer  les  peu- 
ples modernes,  vivant  sous  un  autre  ciel,  et  façonnés  à 
d'autres  habitudes. 

227.  —  Il  y  a  une  foule  de  définitions  génériques  qu'on 


DES  DÉFINITIONS.  345 

peut  appeler  corrélatives,  qui  s'impliquent  ou  semblent  s'im- 
pliquer mutuellement.  Les  chimistes  connaissent  des  acides 
et  des  bases,  doués  en  général  de  propriétés  contrastantes, 
et  dont  les  propriétés  se  neutralisent  respectivement  lorsque 
ces  corps  s'unissent  pour  donner  naissance  à  des  compo- 
sés que  l'on  nomme  sels.  Dans  l'origine,  la  dénomination 
d'acide  a  été  tirée  de  la  propriété  qu'ont  certains  corps  de 
la  première  catégorie,  et  les  plus  remarquables,  de  nous 
procurer  des  saveurs  analogues  à  celle  du  vin  aigri  par  la 
fermentation  ;  mais  ce  n'est  là  qu'une  propriété  secon- 
daire, d'une  énergie  variable,  qui  n'appartient  pas  à  des 
corps  dont  l'analogie  chimique  avec  les  principaux  acides 
est  évidente.  Il  faut  en  dire  autant  d'autres  caractères  qu'on 
emploie  souvent,  à  cause  de  leur  commodité,  pour  recon- 
naître de  prime  abord  l'acidité  d'un  corps,  tel  que  la  pro- 
priété de  faire  passer  au  rouge  les  couleurs  bleues  végétales. 
En  définitive,  les  chimistes  ont  été  amenés  à  reconnaître 
comme  propriété  fondamentale  des  acides,  celle  de  s'unir 
aux  bases  pour  former  des  sels  dans  lesquels  les  propriétés 
des  acides  et  des  bases  se  trouvent  complètement  ou  par- 
tiellement neutralisées,  selon  le  degré  d'énergie  des  forces 
constrastantes,  et  de  même  à  admettre  pour  propriété  fon- 
damentale des  bases  celle  de  neutraliser  complètement 
ou  partiellement  les  acides  en  formant  avec  ces  corps  un 
composé  salin.  De  là  un  cercle,  qu'on  ne  peut  qualifier  de 
vicieux,  puisqu'il  tient  à  la  nature  des  choses,  et  qui  ne 
permet  pas  à  l'esprit  de  passer  par  une  série  de  définitions 
rigoureuses,  de  la  notion  d'acide  à  celle  de  base  ou  inver- 
sement, mais  qui  oblige  à  admettre  ces  deux  notions  à  la 
fois,  comme  corrélatives  et  se  soutenant  l'une  l'autre, 
après  l'élimination  des  caractères  variables  et  secondaires 
qui  avaient  primitivement  donné  lieu  à  la  distinction  des 
deux  genres  de  corps.  La  division  catégorique  en  deux  genres 
cesse  même  d'être  possible  après  qu'on  a  remarqué  que  tel 
corps,  jouant  le  rôle  d'acide  avec  les  bases  puissantes,  joue 
le  rôle  de  base  avec  les  corps  doués  des  propriétés  acides 
à  un  plus  haut  degré.  A  l'idée  d'une  distribution  en  deux 
groupes  se  substitue  alors  celle  de  la  répartition  dans  une 
série  unique  et  linéaire,  où  le  contraste  des  termes  ex- 
trêmes, qui  sont  comme  les  pôles  opposés  de  la  série,  va 


346  CHAPITRE  XV. 

en  s'aiïaiblissant  à  mesure  qu'on  se  rapproche  de  la  partie 
moyenne  ou  neutre  :  chaque  terme  de  la  série  jouant  des 
rôles  inverses  par  rapport  à  ceux  qui  le  précèdent  et  par 
rapport  à  ceux  qui  le  suivent.  Mais  c'est  là  une  conception 
qu'on  ne  saurait  traduire  en  définitions  logiques  per  genus 
et  differentiam  ;  et  il  en  faut  dire  autant,  à  plus  forte  raison,  des 
conceptions  plus  compliquées  auxquelles  on  aboutit  par 
l'étude  des  rapports  naturels  des  êtres. 

Ainsi,  dans  le  squelette  d'un  animal,  chaque  pièce  pourra, 
en  général,  être  définie  par  sa  forme  ou  par  ses  fonctions,  et 
recevoir  des  noms  appropriés  aux  caractères  qui  se  tirent, 
soit  des  fonctions,  soit  de  la  forme,  comme  on  le  voit  en  par- 
courant les  livres  qui  traitent  de  l'ostéologie  de  l'homme. 
Mais,  si  les  progrès  ultérieurs  de  l'anatomie  comparée  nous  font 
voir  que,  dans  le  passage  d'une  espèce  à  l'autre,  les  formes 
peuvent   changer,    les    fonctions   diiïérer   complètement,    et 
néanmoins  les  pièces  du  squelette  indiquer  par  leurs  con- 
nexions les  traces  d'un  plan  fondamental  qui  persiste  à  tra- 
vers les  métamorphoses  et  les  modifications  que  subit  l'orga- 
nisme pour  s'adapter  au  miheu  ambiant  et  aux  conditions  de 
la  vie  de  l'animal,  alors  il  faudra  bien  reconnaître  que  la' 
définition  essentielle  de  chacune  des  pièces  du  squelette,  celle 
qui  est  valable,  non  seulement  pour  une  espèce  déterminée, 
mais  pour  toutes  les  espèces  comprises  dans  le  même  genre  ou 
dans  la  même  classe,  doit  se  tirer  de  ses  connexions  fonda- 
mentales et  persistantes  ^.  De  là  une  nouvelle  sorte  d'idées 

I  «  Déterminer,  dans  les  sciences  anatomiques,  c'est  fixer  les  prin- 
cipes d'après  lesquels  on  doit  distinguer  un  organe,  un  système  d'organes. 
La  détermination  est  la  base  de  la  philosophie  de  ces  sciences,  comme 
les  faits  sont  la  base  de  leur  partie  matérielle.  Mais  les  naturalistes, 
jusqu'à  ces  derniers  temps,  se  sont  attachés  à  déterminer  les  parties, 
tantôt  par  la  seule  considération  de  la  fonction,  tantôt  par  la  considé- 
ration de  la  forme,  d'autres  fois  par  celle  de  la  forme  et  de  la  fonction 
réunies  :  la  position  et  les  connexions  étaient  presqur;  entièrement  négli- 
gées. •  M.  Serres.  Principes  d  organogânie,  1"  partie. 

II  y  a  parfois  (154)  de  singuliers  rapprochements  entre  les  choses  les 
plus  disparates.  Ainsi  l'on  pourrait  faire,  sur  les  lettres  de  l'alphabet, 
des  remarques  parfaitement  analogues  à  celles  que  les  anatoinistes  mo- 
dernes, et  surtout  Gcoflroy  Saint-llilaire,  ont  faites  sur  les  pièces  du 
squelette,  et  qui  sont  devenues  le  fondement  de  la  nouvelle  philosophie 
anatomique.  Au  premier  coup  d'œil,  il  semble  que  l'idcnlité  d'une  lettre 
ne  peut  mieux  se  reconnaître  qu'à  son  nom,  à  sa  forme  et  à  sa  valeur 
phonétique.  Mais  d'abord  les  noms  des  lettres  s'altèrent,  comme  tous 
les  autres  mots,  enpassantd'une  langue  à  une  autre,  oumcme  se  perdent 


DES  DÉFINITIONS.  347 

génériques,  qui  ne  peuvent  se  définir  isolément,  mais  dont  au 
contraire  les  définitions  s'impliquent  et  se  soutiennent  les 
unes  les  autres,  dans  un  système  dont  l'esprit  peut  arriver  à 
se  faire  une  représentation  nette,  malgré  l'impossibilité  d'y 
appliquer  les  règles  ordinaires  de  la  logique,  et  notamment  la 
définition  per  genus  et  differeniiam. 

228.  —  On  était  fatigué  des  subtilités  de  la  scolastique, 
et  en  voie  de  réaction  contre  les  doctrines  du  péripatétisme, 
lorsque  Pascal,  dans  un  des  plus  intéressants  de  ses  frag- 
ments posthumes,  intitulé  De  l'esprit  géométrique  ^,  donna  sur 
l'usage  et  l'utilité  des  définitions,  sur  l'impossibilité  de  tout 
définir,  sur  la  distinction  des  définitions  de  mots  et  des  défi- 
nitions de  choses,  quelques  réflexions  marquées  au  coin  de  son 
génie  vigoureux,  que  ses  amis  de  Port-Royal  ont  mises  en 


tout  à  fait  ;  et  c'est  ainsi  que  les  Latins,  en  prenant,  comme  les  Grecs,  leur 
alphabet  à  une  source  sémitique,  n'ont  pas,  comme  les  Grecs,  retenu  les 
noms  des  lettres  empruntées,  et  ont  appelé  simplement  A  la  lettre  que 
les  Grecs  nomment  alpha,  et  les  Orientaux  aleph  ou  alif.  Quant  à  la  forme 
des  caractères,  il  suffit  de  la  plus  légère  teinture  de  paléographie  pour 
savoir  que  rien  n'est  plus  sujet  à  varier,  dans  le  passage  d'un  alphabet 
à  un  autre  alphabet  qui  en  dérive,  et  même  chez  le  même  peuple,  parlant 
la  même  langue,  selon  la  mode  régnante  et.  les  fantaisies  des  copistes. 
La  valeur  phonétique  est  sujette  aussi  aux  altérations  les  plus  graves, 
comme  on  peut  s'en  assurer  en  comparant  le  p  grec  au  B  latin,  le  y  au  G, 
Vr,  à  l'H,  qui  sont  incontestablement  les  mêmes  lettres,  occupant  les 
mêmes  places  dans  une  série  alphabétique  prise  à  la  même  source.  Il  est 
pareillement  certain  que  l'F  latin  ou  le  digamma  éolique,  est  la  même 
lettre  que  le  vau  hébraïque;  qu'il  y  a  identité  essentielle  entre  l'o  grec  et 
Vain  des  Hébreux,  entre  le  ?  et  le  samech,  nonobstant  les  grands  change- 
ments que  les  mêmes  lettres  ont  subis  dans  leur  valeur  phonétique  en 
passant  d'un  peuple  à  l'autre.  La  valeur  numérale  des  lettres  (chez  les 
peuples  qui,  comme  les  Grecs,  les  Hébreux,  attribuent  aux  lettres  une 
valeur  numérale)  est  un  caractère  plus  fixe,  précisément  parce  qu'il  est 
plus  immédiatement  lié  au  rang  des  lettres  dans  la  série  alphabétique 
qu'un  peuple  a  transmise  à  l'autre  ;  et  c'est  ainsi  que  les  Grecs,  en  rejetant 
de  l'alphabet  sémitique  le  vau  et  le  qaf,  que  les  Latins  ont  conservés,  ont 
imaginé  des  signes  particuhers  pour  en  tenir  la  place  dans  le  tableau 
des  lettres  numérales,  afin  que  l'accident  d'une  case  vide  ne  dérangeât 
pas  l'ordre  du  système  entier  des  cases,  pas  plus  que  l'accident  d'une 
pièce  osseuse  qui  s'atrophie  et  disparaît  ne  dérange  le  système  général 
des  connexions  anatomiques.  Ainsi,  l'identité  de  chaque  lettre,  comme 
l'identité  de  chaque  pièce  osseuse,  ne  peut  se  conclure  que  d'un  ensemble 
de  rapports  :  la  définition  de  chaque  partie,  dans  ce  qu'elle  a  d'essentiel 
et  de  persistant,  impUque  la  définition  de  toutes  les  autres  parties  du 
système,  qui  se  soutiennent  et  se  déterminent  mutuellement. 

1  T.  I,  p.  123  de  l'édit.  des  Pensées,  d'après  les  manuscrits  autographes, 
donnée  par  M.  Prosper  Faugère. 


348  CHAPITRE  XV. 

œuvre  dans  leur  Logique  ^,  et  qu'on  a  répétées  d'après  eux  sans 
y  rien  ajouter  de  bien  essentiel.  Nous  croyons  cependant  que 
le  sujet  pouvait  et  devait  être  plus  approfondi,  et  nous  tâche- 
rons de  mettre  sur  la  voie  des  observations  qu'il  suggère. 

Les  définitions  de  mots,  chez  les  lexicographes,  ont  pour 
but  de  faire  connaître  le  sens  d'un  mot  à  ceux  qui  ont  déjà 
une  notion  plus  ou  moins  claire  ou  obscure,  plus  ou  moins 
superficielle  ou  approfondie,  de  la  chose  que  ce  mot  désigne. 
S'il  s'agit  d'un  mot  nouveau,  la  définition  de  mot  a  pour  objet 
de  désigner  le  mot  dont  un  auteur  a  fait  choix,  afin  de  dési- 
gner soit  un  être  physique,  soit  une  idée  simple  ou  complexe 
qui  n'avait  point  encore  de  nom.  Toute  l'attention  se  porte 
alors  sur  l'introduction  du  signe  nouveau,  signe  arbitraire, 
sauf  les  convenances  de  la  langue  et  de  l'étymologie.  Le  but 
des  définitions  d'idées  est  au  contraire  de  mieux  faire  con- 
naître la  nature  d'une  chose  à  ceux  qui  sont  déjà  censés 
savoir  à  quelle  chose  le  mot  s'applique  (222).  Elles  doivent, 
comme  l'a  dit  Port-Royal,  êire  confirmées  par  raison  ;  ce  qui 
ne  veut  pas  dire  qu'on  doit  en  prouver  la  justesse  par  une 
démonstration  logique  :  car  au  contraire,  dans  la  plupart  des 
cas,  le  sentiment  delà  justesse  de  la  définition,  ou  de  la  vraie 
perception  des  caractères  essentiels  et  fondamentaux  de 
l'idée,  résultera  d'un  ensemble  de  rapprochements  et  d'induc- 
tions qui  convainquent  la  raison,  mais  qui  ne  pourraient  se 
prêter  à  l'agencement  d'une  démonstration  rigoureuse. 

229.  —  Il  y  a  des  mots  qui  n'ont  été  imaginés  que  pour 
tenir  lieu  de  périphrase,  et  pour  la  commodité  du  discours. 
Rien  de  plus  simple  que  le  rôle  de  la  définition  à  l'égard  des 
termes  de  cette  catégorie,  parmi  lesquels  Pascal  a  pris  ses 
exemples  de  définition  de  mois.  Ainsi,  comme  l'étude  des  pro- 
priétés des  nombres  fournit  sans  cesse  l'occasion  de  distinguer 
les  nombres  divisibles  par  2  de  ceux  qui  ne  le  sont  pas,  on  a 
appelé,  pour  abréger,  les  uns  pairs,  les  autres  impairs,  et  il 
est  toujours  loisible  de  remplacer  le  mot  par  la  périphrase 
qui  en  explique  le  sens,  ou  de  substituer  mentalement  la  défi- 
nition au  mot  défini.  De  même,  on  a  trouvé  commode  d'appe- 
ler d'un  seul  mot,  hijpolénuse,  le  côté  opposé  à  l'angle  droit 
dans  un  triangle  rectangle  ;  et  partout  l'on  pourrait,  sans 

»  I"  partie,  chap.  12, 13, 14,  et  II'"  partie,  chap.  16. 


DES  DÉFINITIONS.  349 

altérer  en  rien  le  fond  des  idées,  quoiqu'avec  plus  d'embarras 
dans  l'expression  de  la  pensée,  substituer  la  périphrase  au 
mot  qui  en  est  l'abréviation  conventionnelle.  Les  algébristes 
ont  recours  à  un  artifice  parfaitement  équivalent,  lorsque,  pour 
la  facilité  des  calculs,  ils  remplacent  par  une  seule  lettre  une 
expression  complexe,  sauf  à  rétablir  à  la  fin  du  calcul,  dans 
toutes  les  places  occupées  par  la  lettre  auxiliaire,  l'expres- 
sion complexe  à  laquelle  elle  était  substituée. 

Mais,  sans  sortir  de  la  géométrie  qui  fournit  toujours  en 
cette  matière  les  exemples  les  plus  simples  et  les  plus  nets, 
on  peut  citer  des  termes  techniques  dont  le  rôle  est  tout 
différent,  et  dont  la  définition  ne  doit  pas  être  envisagée  de  la 
même  manière.  Ainsi,  lorsqu'on  étudie  les  propriétés  de  la 
courbe  ovale  qui  résulte  de  l'intersection  d'un  cône  par  un 
plan,  et  qu'on  nomme  ellipse,  on  trouve  qu'il  y  a  dans  l'inté- 
rieur de  cette  courbe  deux  points  tellement  situés  que  la 
somme  des  distances  de  chaque  point  de  la  courbe  à  ces  deux 
points  fixes  fait  une  longueur  constante,  qui  est  celle  du  grand 
axe  de  la  courbe.  On  nomme  ces  deux  points  les  foyers  de 
l'ellipse  ;  mais  l'utilité  de  ce  terme  technique  ne  se  borne  pas, 
comme  dans  les  exemples  précédents,  à  dispenser  de  l'emploi 
d'une  périphrase  :  car  les  foyers  de  l'ellipse  sont  caractérisés, 
non  seulement  par  la  propriété  qui  vient  de  servir  à  les  définir, 
mais  par  une  foule  d'autres  qui  peuvent  en  fournir  au  besoin 
autant  de  définitions  différentes.  En  imprimant  un  nom  à  ces 
points  remarquables,  on  en  signale  l'existence  et  on  appelle 
sur  eux  l'attention,  tout  en  faisant  disparaître  ce  qu'il  y 
avait  d'arbitraire  ou  de  fortuit  dans  le  choix  de  la  propriété 
caractéristique  par  laquelle  on  les  avait  originairement 
définis.  Si  je  dis  que  la  Terre  se  meut  dans  une  elHpse 
dont  le  Soleil  occupe  un  des  foyers,  j'énonce  en  termes 
convenables  une  vérité  dont  l'énoncé  ne  doit  pas  conserver 
de  trace  des  idées  particulières  qui  ont  pu  engager  l'auteur 
d'un  traité  de  géométrie  à  prendre  telle  ou  telle  propriété 
pour  définition  ou  pour  point  de  départ  dans  l'exposé  de  la 
théorie  des  foyers. 

Ce  que  nous  disons  à  propos  des  foyers  de  l'ellipse,  on  le 
dirait  à  propos  de  l'ellipse  même  :  car  cette  courbe  peut  être 
engendrée  d'une  infinité  de  manières,  et  jouit  d'une  infinité 
de  propriétés  différentes  qui  pourraient,  sans  que  la  logique 


350  CHAPITRE  XV. 

en  fût  blessée,  servir  à  la  définir  et  à  la  caractériser  ^.  Donner 
un  nom  à  un  objet  idéal,  tel  que  la  courbe  dont  il  s'agit,  en 
même  temps  qu'on  énonce  une  de  ses  propriétés  caractéris- 
tiques, c'est  indiquer  que  l'objet  doit  être  conçu  en  lui-même, 
indépendamment  des  circonstances  qui  ont  amené  à  faire 
choix  de  cette  propriété  pour  le  caractériser  ;  ou  du  moins, 
c'est  mettre  l'esprit  sur  la  voie  d'une  semblable  conception. 
De  telles  définitions,  qui  signalent  un  objet  et  nous  le  font 
saisir,  méritent  bien  d'être  qualifiées  de  définitions  d'idées 
ou  de  choses,  par  opposition  aux  définitions  dont  il  était 
question  tout  à  l'heure,  qui  n'ont  qu'une  valeur  verbale  ou 
logique  :  quoique  Pascal  et  Port-Royal  aient  paru  confondre 
les  unes  et  les  autres  dans  la  classe  des  définitions  de  mots, 
en  tant  qu'elles  ont  pour  objet  d'imposer  un  nom  arbitraire  à 
la  chose  définie. 

230.  —  Inversement,  il  y  a  des  définitions  très  connues, 
très  acceptées,  qu'on  pourrait  prendre  à  la  première  vue  pour 
des  définitions  d'idées,  et  qui  ne  sont  en  réalité  que  des  défi- 
nitions de  mots.  Quand  on  a  lu  dans  un  dictionnaire,  ou  en 
tête  d'un  traité  de  mathématiques,  que  l'arithmétique  est 
la  science  des  propriétés  des  nombres,  que  la  géométrie  est 
la  science  des  propriétés  de  l'étendue,  on  n'a  pas  acquis  de 
l'objet  de  l'arithmétique  ou  de  la  géométrie  une  idée  plus 
nette  ou  plus  étendue  que  celle  que  l'on  possédait  avant  de 
connaître  la  définition  ;  mais  l'idée,  telle  quelle,  qu'on  pou- 
vait avoir  déjà  des  propriétés  des  nombres  et  des  figures, 
fait  qu'après  la  définition,  les  termes  d'arilhmélique  et  de 
géomélrie  cessent  d'être  des  mots  vides  de  sens,  pareils  aux 
articulations  d'une  langue  inconnue  ;  comme  ils  le  seraient 
pour  un  enfant,  et  comme  le  sont,  même  pour  des  personnes 
instruites,  des  termes  techniques  d'un  emploi  moins  fré- 
quent. Or,  l'acquisition  de  termes  nouveaux,  lors  même 
qu'elle  n'est  pas  immédiatement  accompagnée  d'une  acqui- 
sition de  connaissances  nouvelles,  ou  d'un  éclaircissement  des 

*  «  Idcas  rcrum  quas  intcllcctus  ex  aliis  format,  mulLis  inoilis  mens 
dctcrminare  potest  :  ut  ad  determinanduin  ex.  Qr.  planum  ellipseos, 
fingit  stylum  chorda;  adluerenlcm  circa  duo  centra  moveri,  vel  concipit 
inlinita  puncta  eamdem  scmper  et  certam  rationem  ad  datam  aliquam 
rectam  lineam  habcntia,  vel  conum  piano  aliquo  scctum,  ita  ut  angulus 
inclinatlonis  major  sit  angulo  vcrticis  coni,  vel  aliis  inlinitis  modis.  » 
Spinoza,  De  intellect,  emend.,  tract.  XV,  §  7. 


DES  DÉFINITIONS.  351 

connaissances  acquises,  facilite  le  commerce  des  idées  :  en 
sorte  que  les  définitions  sommaires  de  cette  nature,  quand 
elles  sont  possibles,  sans  avoir  une  grande  utilité,  ne  doivent 
pas  être  regardées  comme  tout  à  fait  inutiles,  et  qu'il  est  bon 
de  distinguer  les  termes  qui  comportent  une  telle  définition 
sommaire,  et  au  fond  purement  verbale,  d'avec  ceux  qui  n'en 
comportent  pas. 

Par  exemple,  s'il  est  très  facile,  comme  on  vient  de  le  voir, 
de  donner  une  définition  de  l'arithmétique  et  de  la  géométrie, 
bonne  à  mettre  dans  un  dictionnaire  ou  à  placer  en  tête  d'un 
ouvrage  didactique,  il  est  en  revanche  très  difficile  de  définir 
l'algèbre.  Les  définitions  très  variées  qu'on  en  a  données  sont 
obscures,  inintelligibles  pour  ceux  à  qui  l'algèbre  n'est  pas 
déjà  familière,  et  elles  offrent  les  plus  grandes  disparates, 
selon  les  vues  systématiques  de  ceux  qui  les  ont  adoptées  ^. 
C'est  qu'alors  la  définition  joue  essentiellement  le  rôle  de 
définition  d'idée,  et  qu'il  est  en  effet  très  difficile  de  saisir 
par  la  pensée,  et  impossible  d'exprimer  dans  une  phrase  con- 
cise, ce  qui  fait  le  caractère  éminent  et  distinctif  de  l'algèbre, 
dans  ses  développements  successifs  et  dans  ses  applications 
si  diverses. 

231.  —  Il  y  a  des  définitions  qui,  n'étant  primitivement 
que  des  définitions  de  mots,  ont  la  vertu  de  conduire  à  des 
définitions  d'idées,  et  par  là  rendent  un  service  tout  autre- 
ment important  que  celui  qui  consisterait  dans  la  suppres- 
sion d'une  périphrase.  Ainsi,  après  qu'on  a  donné,  par  une 
définition  purement  verbale,  le  nom  technique  de  multipli- 
cation à  l'opération  d'arithmétique  qui  consiste  à  répéter  un 
nombre  autant  de  fois  qu'il  y  a  d'unités  dans  un  autre  nombre 
appelé  multiplicaleur,  on  ne  tarde  pas  à  s'apercevoir  que, 
dans  l'emploi  qu'on  fait  des  nombres  pour  mesurer  les  gran- 
deurs continues,  le  multiplicateur  peut  bien  n'être  pas  un 
nombre  entier,  qu'il  n'est  même  un  nombre  entier  que  par 
accident,  en  vertu  du  choix  arbitraire  que  l'on  a  fait  de  telle 
grandeur  déterminée  pour  servir  d'unité  dans  la  mesure  des 
grandeurs  de  même  espèce,  et  que  par  conséquent  il  faut  cher- 
cher une  autre  définition  de  la  multiplication  qui  convienne 
aa  cas  du  multiplicateur  fractionnaire  comme  au  cas  du  mul- 

*  De  la  Correspondance  entre  l'algèbre  et  la  géométrie,  chap.  4. 


352  CHAPITRE  XV. 

tiplicateur  entier.  Cette  généralisation  n'est  pas  convention- 
nelle ou  arbitraire  :  elle  est  au  contraire  nécessitée  par  l'obli- 
gation de  faire  disparaître  ce  qu'il  y  avait  primitivement  de 
trop  particulier  et  de  trop  restreint  dans  notre  manière  de 
subordonner  au  choix  arbitraire  de  l'unité  la  notion  d'une 
liaison  entre  des  grandeurs,  laquelle  ne  saurait  dépendre  de 
ce  choix  arbitraire  et  conventionnel.  Mais  l'imposition  du  nom, 
dans  les  circonstances  particulières  où  nous  nous  plaçons 
d'abord  en  vertu  de  l'ordre  naturel  des  opérations  de  l'esprit, 
est  ce  qui  amène  la  perception  de  l'idée  avec  la  généralité  qui 
lui  appartient  intrinsèquement,  et  par  suite  la  généralisation 
de  la  définition  primordiale. 

S'il  y  a  un  choix  à  faire  entre  diverses  définitions  de  la 
même  idée,  afin  de  donner  à  l'idée  la  juste  extension  qu'elle 
doit  avoir,  et  afin  de  la  saisir  dans  ce  qu'elle  a  de  vraiment 
essentiel  et  dominant,  on  conçoit  que  les  disputes  à  cet  égard 
ne  sont  pas,  comme  on  l'a  souvent  dit  par  méprise,  des  dis- 
putes de  mots  ;  que  par  conséquent  on  est  fondé  à  appeler 
ces  sortes  de  définitions,  des  définitions  d'idées  ou  de  choses, 
par  opposition  aux  définitions  de  mots. 

232.  —  Lorsque  la  définition  d'idée  a  pour  but  de  dépouil- 
ler de  ses  acceptions  vagues  et  indécises  un  mot  pris  dans  la 
langue  commune,  de  manière  à  fixer  avec  précision  l'idée  à 
laquelle  ce  mot  doit  s'appliquer  dans  le  langage  de  la  philo- 
sophie et  des  sciences,  en  assignant  à  cette  idée  ses  caractères 
fondamentaux  et  essentiels,  on  n'en  saurait  méconnaître 
l'utilité  immédiate  pour  l'éclaircissement  des  notions  acquises 
et  pour  la  bonne  direction  des  travaux  ultérieurs  de  l'esprit. 
Tout  le  monde  emploie  à  chaque  instant  le  mot  de  hasard, 
à  propos  d'événements  qui  ont  quelque  chose  d'irrégulier, 
de  fatal,  d'extraordinaire  ou  d'imprévu  ;  et  la  conversation 
familière,  le  dialogue  du  drame,  les  récits  mêmes  de  l'histoire, 
telle  qu'on  la  conçoit  d'ordinaire,  revêtant  des  formes  ani- 
mées et  pittoresques,  peuvent  s'accommoder  de  tout  ce  qu'il 
y  a  d'obscur  et  de  vague  dans  toutes  ces  idées  accessoires, 
groupées  de  manière  à  donner  prise  à  l'imagination  poétique 
plutôt  qu'à  l'austère  raison  ;  mais  comment  fonder  sur  la 
notion  du  hasard  une  théorie  scientifique,  si  la  notion  n'a  pas 
été  fixée  dans  ce  qu'elle  a  de  fondamental  ?  Et  comment  les 
applications  de  la  théorie  ne  dilïéreraient-ellcs  pas  suivant 


DES  DÉFINITIONS.  353 

qu'on  part  de  cette  définition  de  Hume  :  «  le  hasard  est  l'igno- 
rance où  nous  sommes  des  véritables  causes  »,  ou  suivant 
qu'on  regarde  avec  nous  (30  et  suiv.)  «  l'idée  du  concours  de 
plusieurs  séries  de  causes  indépendantes  pour  la  production 
d'un  événement  »  comme  ce  qu'il  y  a  de  caractéristique  et 
d'essentiel  dans  la  notion  du  hasard  ? 

L'idée  du  hasard,  telle  que  nous  la  concevons  et  que  nous 
entreprenons  de  la  définir,  n'est  point  un  produit  artificiel 
de  la  faculté  d'abstraire  ;  elle  est  l'expression  d'un  fait  dont 
les  conséquences,  prévues  par  la  théorie,  sont  à  chaque 
instant  constatées  par  l'observation  des  phénomènes.  Mais  des 
définitions  d'idées  peuvent  aussi  avoir  pour  but  de  fixer  des 
abstractions  artificielles  ;  et  le  mérite  de  ces  définitions  con- 
sistera à  conduire  l'abstraction  de  telle  sorte  qu'on  arrive 
par  la  voie  la  plus  directe  ou  la  plus  commode  à  une  connais- 
sance exacte  ou  approchée  des  choses  que  l'on  veut  étudier, 
et  qu'on  ne  peut  étudier  tout  d'abord  dans  leur  état  naturel 
de  complication.  A  ce  point  de  vue,  la  théorie  des  définitions 
d'idées  se  confond  avec  la  théorie  des  idées  abstraites,  dont 
nous  avons  donné  l'esquisse  au  chapitre  XI. 

233.  —  De  ce  qui  a  été  dit  au  n^  229,  sur  la  variété  des 
définitions  que  comporte  un  même  objet  idéal,  tel  qu'une 
courbe  géométrique,  il  ne  faudrait  pas  conclure  que  toutes 
les  propriétés  caractéristiques  d'un  objet  conviennent  égale- 
ment pour  le  définir.  Dans  l'enchaînement  rationnel  des  di- 
verses vérités,  enchaînement  qui  ne  forme  pas  une  série  linéaire 
partout  également  serrée,  comme  celle  des  causes  et  des 
effets  (25),  il  en  est  qui  se  tiennent  sans  se  dominer,  sans  qu'il 
y  ait  de  motifs  déterminants  pour  faire  jouer  à  l'une  le  rôle 
d'antécédent,  à  l'autre  le  rôle  de  conséquent  ;  mais  il  en  est 
aussi  entre  lesquelles  on  aperçoit  une  subordination  évidente, 
et  à  l'égard  desquelles  un  tel  intervertissement  de  rôles, 
compatible  avec  la  rigueur  de  la  démonstration  logique,  ne 
s'accorderait  pas  avec  l'idée  que  nous  nous  formons  des  choses 
et  de  leurs  rapports  naturels. 

On  définira  très  bien  la  courbe  connue  des  géomètres  sous 
le  nom  de  parabole,  en  disant  qu'elle  est  donnée  par  l'inter- 
section d'un  cône  et  d'un  plan  mené  parallèlement  à  l'une  des 
génératrices  du  cône.  Mais,  dans  la  multitude  de  définitions 
qu'on  peut  donner  de  la  parabole,  il  y  en  a  qui  paraîtront 

23 


354  CHAPITRE  XV. 

aussi  convenables  que  la  précédente,  ou  même  plus  conve- 
nables, selon  l'ordre  d'abstractions  dans  lequel  on  se  pla- 
cera :  tandis  qu'il  y  en  a  d'autres  qu'on  rejetterait  sans  hési- 
tation, comme  exprimant  des  propriétés  dérivées,  secondaires, 
d'un  énoncé  compliqué,  ou  bien  encore  comme  étant  sujettes  à 
des  limitations,  à  des  restrictions  incompatibles  avec  l'idée 
que  nous  nous  faisons  d'un  caractère  fondamental  et  pri- 
mitif. 

234.  —  On  regarde  comme  une  perfection  de  l'ordre  logique 
de  ne  faire  entrer  dans  la  définition  que  les  caractères  rigou- 
reusement nécessaires  pour  caractériser  l'objet  ;  mais  cette 
perfection,  qui  ne  porte  que  sur  la  forme,  et  qui  tient  à  une 
vue  systématique  de  l'esprit,  peut  avoir  des  inconvénients 
réels,  si  elle  subordonne  arbitrairement  l'un  à  l'autre  des 
caractères  qui  se  présentent  ensemble  et  sur  la  même  ligne, 
dans  la  notion  que  naturellement  nous  avons  de  l'objet. 
Par  exemple,  tous  les  hommes,  sans  avoir  étudié  la  géométrie, 
ont  naturellement  l'idée  de  la  similitude  de  deux  figures, 
planes  ou  en  relief,  et  reconnaissent  au  premier  coup  d'œil 
que  l'une  est  la  copie  de  l'autre,  en  grand  ou  en  petit.  Cette 
notion  en  comprend  deux  autres,  à  savoir  :  1°  que  toutes  les 
lignes  de  la  figure  sont  réduites  dans  la  même  proportion  quand 
on  passe  du  grand  au  petit  ;  2°  que  toutes  ces  lignes  sont  éga- 
lement situées  et  inclinées  les  unes  par  rapport  aux  autres, 
dans  le  grand  modèle  comme  dans  le  petit.  Ainsi  l'on  peut 
dire  que  deux  polygones  sont  semblables  lorsqu'ils  ont  tous 
leurs  angles  égaux  et  tous  leurs  côtés  correspondants  propor- 
tionnels ;  on  peut  dire  que  deux  polyèdres  sont  semblables 
lorsque  les  faces  qui  se  correspondent  dans  les  deux  polyèdres 
sont  des  polygones  semblables  assemblés  de  la  même  manière, 
et  dont  les  plans  ont  entre  eux  les  mêmes  inclinaisons.  Or, 
quoique  toutes  ces  conditions  entrent  simultanément  dans 
l'idée  que  nous  avons  naturellement  de  la  similitude  ou  de  la 
ressemblance  des  figures  avant  toute  étude  scientifique,  les 
géomètres  ont  remarqué  qu'il  suffit  d'un  certain  nombre  de 
ces  conditions  pour  entraîner  les  autres,  et  ils  se  sont  attachés 
à  trouver  des  définitions  qui  ne  renfermassent  que  le  nombre 
de  conditions  strictement  nécessaire,  ce  à  quoi  l'on  peut  par- 
venir de  diverses  manières,  Mais,  par  cette  disposition  arti- 
ficielle des  prémisses  et  des  conséquences,  on  dissocie  ce  qui 


DES  DÉFINITIONS.  355 

est  naturellement  uni  dans  l'idée  ^,  et  l'on  rejette  parmi  les 
notions  dérivées  et  secondaires  une  idée  véritablement  pri- 
mitive, non  sans  préjudice,  même  pour  la  rigueur  logique, 
en  vue  de  laquelle  la  disposition  artificielle  était  établie. 

235.  —  Pourreveniràlaremarquefaiteaucommencementdu 
présent  chapitre,  on  voit,  parles  explications  dans  lesquelles  nous 
venons  d'entrer,  combien  il  importerait,  afin  de  se  rendre 
compte  des  fonctions  du  langage,  et  avant  toute  tentative 
de  caractéristique  universelle,  d'avoir  le  catalogue  raisonné 
des  racines  logiques,  c'est-à-dire  des  mots  indéfinissables  qui 
servent  à  définir  les  autres  termes,  et  pour  l'intelligence  des- 
quels «  la  nature,  comme  l'a  dit  Pascal,  soutient  à  défaut  du 
discours  »  ;  soit  qu'il  s'agisse  de  notions  sensibles,  ou  d'idées 
qui  ne  tombent  que  sous  la  vue  de  l'esprit.  Dans  l'exécution 
d'un  pareil  travail,  il  faudrait  tenir  compte  des  rôles  divers  de 
la  définition,  distinguer  les  définitions  de  mots  des  définitions 
de  choses  ;  celles  qui  assignent  l'essence,  et  par  suite  déter- 
minent implicitement  toutes  les  propriétés  de  la  chose  nom- 
mée ;  celles  qui  ne  font  que  la  désigner  par  un  caractère  dis- 
tinctif,  sans  dispenser*  de  recourir  à  l'intuition  de  la  chose 
pour  la  connaissance  de  ses  autres  propriétés  fondamentales 

'  II  ne  faut  que  de  médiocres  connaissances  en  géométrie  élémen- 
taire, et  un  peu  de  réflexion,  pour  se  convaincre  que  l'imperfection  de 
la  théorie  des  parallèles  (pour  employer  le  mot  consacré)  tient  au  refus 
d'admettre  comme  notion  naturelle  et  primitive,  la  notion  de  la  simili- 
tude, ou  l'idée  qu'une  figure  étant  donnée,  on  peut  toujours  en  imaginer 
une  autre  qui  ne  diffère  de  la  figure  primitive  que  parce  qu'on  a  changé 
l'échelle  de  construction,  ou  parce  que  toutes  les  lignes  de  la  figure  ont 
crû  ou  décru  proportionnellement.  De  cette  notion  primitive  (dont  il 
serait  chimérique  de  chercher  une  démonstration  prétendue  analytique, 
comme  celle  qu'a  voulu  donner  Legendre  dans  une  note  jointe  à  ses 
Éléments  de  géométrie)  résulte  immédiatement  que  les  triangles  équiangles 
ont  leurs  côtés  correspondants  proportionnels,  ou  réciproquement  ;  et 
cette  proposition  une  fois  admise,  il  n'est  plus  besoin,  dans  la  théorie 
des  parallèles,  du  fameux  postulatum  d'EucUde,  ni  d'aucun  autre  qui  en 
tienne  lieu.  Inversement,  la  nécessité  de  ce  postulatum,  ou  d'un  équi- 
valent, nécessité  prouvée  par  l'inutilité  des  efforts  qu'on  a  faits  pour 
s'en  affranchir  depuis  que  la  géométrie  forme  un  corps  de  science,  montre 
bien  que  nos  systèmes  artificiels  ne  peuvent  prévaloir  contre  la  nature 
des  choses,  et  que,  si  l'on  mutile  une  idée  naturelle  et  primitive,  en  vue 
d'une  prétendue  perfection  logique,  on  ne  pourra  jamais  rattacher  par  de 
simples  liens  logiques  la  partie  retranchée  à  la  partie  conservée  ;  il  faudra 
toujours  revenir  à  l'intuition  immédiate,  et  admettre  comme  prémisse,  à 
une  place  ou  â  une  autre,  sous  une  forme  ou  sous  une  autre,  un  équivalent 
logique  de  la  partie  mal  à  propos  retranchée. 


356  CHAPITRE  XV. 

ou  dérivées,  et  enfin  celles  qui  ne  tendent  qu'à  substituer 
identiquement  un  signe  simple  à  une  expression  complexe. 
Il  faudrait  avoir  égard  aux  conditions  qui  tiennent  aux  cir- 
constances de  la  formation  de  chaque  idiome  en  particulier, 
à  celles  qui  résultent  des  lois  générales  de  la  formation  du  lan- 
gage et  du  développement  naturel  des  facultés  de  l'homme, 
enfin  à  celles  qui  sont  données  par  la  constitution  intrinsèque 
des  choses.  On  pourrait  se  proposer  pour  but,  ou  une  perfection 
purement  artificielle  et  logique,  consistant  à  réduire  au  mini- 
mum le  nombre  des  racines  ou  le  degré  de  complexité  des 
définitions  pour  les  mots  définis  au  moyen  des  radicaux  : 
comme  aussi  l'on  pourrait  mettre  de  côté  ce  but  de  per- 
fection dans  la  forme,  afin  de  s'attacher  seulement  à  repré- 
senter aussi  fidèlement  que  possible  les  choses  et  leurs  rap- 
ports, dans  le  degré  de  simplicité  ou  de  complexité  que  la 
nature  y  a  mis.  Mais  cela  même  montre  assez  que  l'achève- 
ment d'une  telle  entreprise  serait  en  quelque  sorte  le  résumé 
de  toute  science  et  de  toute  philosophie,  et  il  ne  faut  pas 
s'étonner  si  l'ébauche  n'en  a  pas  même  été  tentée. 


CHAPITRE  XVI 

De  l'ordre  linéaire  du  discours.  —  De  la  construction 
logique  et  du  syllogisme. 

236.  —  Nous  allons  passer  à  des  considérations  d'un  autre 
genre,  tout  aussi  importantes,  si  l'on  tient  à  se  rendre  compte 
de  l'influence  qu'exerce,  sur  le  développement  et  l'allure 
de  la  pensée,  la  forme  de  l'instrument  qu'elle  manie  et  par 
lequel  elle  exerce  son  action.  Ces  nouvelles  considérations  por- 
teront sur  la  nécessité  où  nous  met  l'emploi  du  discours  d'expo- 
ser nos  idées  dans  un  ordre  linéaire  :  et  pour  que  le  sens  de  cette 
expression  soit  mieux  saisi  de  tous  les  lecteurs,  il  faut  revenir 
sur  quelques  notions  fondamentales  dont  il  a  déjà  été  question, 
mais  accessoirement. 

L'une  des  idées  les  plus  générales,  et  peut-être  la  plus 
générale  de  toutes  celles  auxquelles  l'esprit  humain  s'élève, 
celle  dont  Bossuet  a  pu  dire  (17,  noie)  qu'elle  est  le  propre 
objet  de  la  raison,  c'est  l'idée  abstraite  d'ordre.  Cette  idée 
se  spécialise  et  reçoit  des  formes  particulières  plus  déterminées, 
en  s'appliquant  au  temps,  à  l'espace,  ou  en  s'associant  à 
d'autres  idées  plus  abstraites  et  plus  éloignées  des  impres- 
sions sensibles,  comme  celles  dont  il  s'agit  en  algèbre. 

Lorsque  l'on  considère  une  série  d'événements  successifs, 
on  peut  tenir  compte  des  intervalles  de  temps  qui  les  séparent, 
mais  on  peut  aussi  en  faire  abstraction  pour  ne  considérer 
que  l'ordre  suivant  lequel  ils  se  succèdent,  et  qui  fait  que 
l'événement  A  a  la  priorité  sur  l'événement  B,  celui-ci  sur 
l'événement  C  ;  d'où  résulte  a  fortiori  la  priorité  de  A  sur  C  ; 
et  ainsi  de  suite. 

De  même,  si  l'on  considère  une  série  de  points  rangés  en 


358  CHAPITRE  XVI. 

ligne  droite,  ou  même  disposés  le  long  d'une  ligne  courbe, 
mais  qui  ne  rentre  pas  sur  elle-même,  on  peut  tenir  compte 
de  leurs  distances  :  comme  aussi  l'on  peut  en  faire  abstraction 
pour  ne  considérer  que  l'ordre  suivant  lequel  ces  points  se 
succèdent,  et  qui  fait  que  le  point  a  étant  en  arrière  de  6, 
celui-ci  en  arrière  de  c,  le  point  a  est  a  forliori  en  arrière  de  c, 
et  ainsi  des  autres. 

Or,  il  suffit  de  ce  rapprochement  pour  faire  ressortir  et 
pour  donner  lieu  d'abstraire  ce  qu'il  y  a  de  commun  entre  la 
série  des  événements  A,  B,  C,....  et  la  série  des  points  a, 

b,  c Cette  disposition  commune  se  nomme  la  disposition 

en  série  linéaire,  ou  plus  simplement  Vordre  linéaire,  parce 
que  l'on  choisit  de  préférence  pour  l'expression  d'une  idée, 
la  particularisation  de  cette  idée  dans  une  espèce  qui  fait 
image  :  ici  l'on  prend  pour  image  une  série  de  points  alignés. 

Si  les  points  a,  b,  c h  sont  situés,  non  plus  sur  une  ligne 

droite  ou  sur  toute  autre  ligne  susceptible  d'être  indéfiniment 
prolongée,  mais  sur  un  cercle  ou  sur  une  autre  courbe  rentrante, 
on  aura  le  type  d'un  ordre  particulier  que  l'on  peut  appeler 
Vordre  circulaire  ou  reniranl.  Il  suffit  de  rappeler  ces  expres- 
sions proverbiales  :  que  les  extrêmes  se  touchent,  que  Von 
tourne  dans  un  cercle,  et  autres  semblables,  pour  faire  sentir 
que  l'image  géométrique,  dans  ce  cas  comme  dans  le  précé- 
dent, a  seulement  le  privilège  de  donner  une  forme  sensible  à 
une  idée  abstraite  et  générale,  susceptible  de  se  réaliser  sous 
d'autres  formes  qui  n'ont  d'ailleurs  rien  de  commun  avec  la 
représentation  des  choses  dans  l'espace. 

Transporté  dans  le  temps,  l'ordre  circulaire  s'appelle 
Vordre  périodique,  et  devient  l'une  des  formes  les  plus  remar- 
quables et  les  plus  fréquentes  de  la  succession  des  phénomènes 
naturels. 

237.  —  L'idée  de  temps  est  tellement  simple  de  sa  nature, 
et  si  peu  propre  à  engendrer  des  combinaisons  variées,  que 
l'idée  d'ordre  ne  peut  non  plus  se  réaliser  dans  le  temps  sous 
des  formes  très  diverses  ;  mais,  par  la  raison  contraire,  il  y  a 
une  multitude  d'ordres  différents,  représentés  dans  la  variété 
sans  nombre  des  conceptions  géométriques  (141).  De  là  les 
arbres  généalogiques  et  encyclopédiques,  les  tablettes  chrono- 
logiques, les  atlas  historiques  et  les  tableaux  synoptiques  de 
toute  espèce. 


DE  L'ORDRE  LOGIQUE.  359 

Quand  il  s'agit  d'une  classification  artificielle,  ou  d'un  ordre 
à  établir  artificiellement  entre  des  objets  donnés,  pour  en 
faciliter  la  recherche  ou  l'étude,  on  se  contente  souvent  d'une 
disposition  en  série  linéaire,  d'après  certains  caractères  ou 
signes  de  rappel,  comme  le  montre  l'emploi  si  fréquent  de 
l'ordre  alphabétique.  Chaque  terme  de  la  série  pourrait  être 
désigné  par  un  numéro  d'ordre,  de  façon  qu'en  assignant  le 
numéro  on  assignât  implicitement  l'objet  correspondant  :  et 
une  série  ainsi  construite  est  ce  que  les  géomètres  nomment, 
dans  leur  langage  technique,  une  série  à  simple  entrée.  Mais, 
si  les  objets  sont  en  trop  grand  nombre,  ou  si,  pour  toute 
autre  cause,  l'ordre  linéaire  ne  peut  pas  être  commodément 
employé,  on  pourra  disposer  les  objets  par  cases  sur  une  sur- 
face plane.  En  supposant,  pour  fixer  les  idées,  que  le  plan  des 
cases  soit  vertical,  chaque  case  se  trouvera  déterminée  par 
le  numéro  d'ordre  de  la  tranche  horizontale  et  par  celui  de 
la  colonne  verticale  à  laquelle  elle  appartient.  Ceci  permet 
évidemment  de  tenir  compte,  dans  une  classification,  de  deux 
caractères  distincts  :  de  classer,  par  exemple,  des  livres  d'après 
la  matière  dont  ils  traitent,  et  d'après  la  langue  dans  laquelle 
ils  sont  écrits.  Une  série  d'objets  ainsi  classés  ou  disposés  sui- 
vant deux  séries  d'indices  ou  de  nurnéros  de  rappel,  s'appelle 
une  série  à  double  entrée.  Une  série  à  triple  entrée  est  celle  où 
chaque  objet  se  trouve  déterminé  par  le  système  de  trois 
indices  ou  numéros  d'ordre  ;  comme  on  peut  s'en  faire  une 
idée  géométrique  en  imaginant  des  tiroirs  à  cases  assis  horizon- 
talement et  superposés  les  uns  aux  autres  :  de  manière  que, 
pour  indiquer  une  case  ou  un  objet  déterminé,  il  fallût  assi- 
gner le  numéro  d'ordre  du  tiroir  dans  la  série  verticale,  outre 
les  deux  numéros  d'ordre  qui  fixent  la  position  de  la  case 
dans  le  plan  horizontal  du  casier.  Enfin,  rien  ne  s'oppose  à  ce 
que  l'on  conçoive  de  même  des  séries  à  entrée  quadruple, 
quintuple,  etc.  :  seulement,  les  rapports  d'ordre  ou  de  situa- 
tion idéale  qu'une  telle  conception  suppose  ne  sauraient  être 
figurés  par  une  construction  géométrique  analogue  aux  précé- 
dentes, attendu  qu'on  ne  peut  trouver  plus  de  trois  dimensions 
à  l'étendue. 

238.  —  Pour  comprendre  cependant  que  des  rapports 
d'ordre,  d'arrangement  et  de  construction  idéale,  aussi  com- 
plexes ou  même  plus  complexes,  peuvent  s'offrir  à  notre  étude 


360  CHAPITRE  XVI. 

et  être  saisis  par  la  raison,  il  suffirait  de  se  reporter  à  ce  que 
nous  avons  déjà  dit  des  rapports  entre  les  types  spécifiques 
et  de  l'existence  objective  de  tels  rapports,  indépendamment 
de  toute  méthode  artificielle  (160  et  suiv.)  ;  mais  il  ne  sera  pas 
hors  de  propos  d'entrer  à  cet  égard  dans  quelques  explications 
plus  détaillées. 

On  sait  ce  que  Bonnet  et  d'autres  naturalistes  philosophes 
du  dernier  siècle  entendaient  par  la  chaîne  des  êires,  idée  dont 
le  germe  se  trouve  déjà  dans  Leibnitz,  dans  Aristote,  et  qui 
fait  même  le  fond  de  cette  doctrine  des  émanations,  à  laquelle 
se  sont  rattachés,  à  toutes  les  époques,  tant  de  systèmes 
théologiques  ou  théurgiques  nés  dans  l'Orient  et  dans  la 
Grèce  ^.  Pour  nous  restreindre,  dans  l'application  de  cette 
idée,  à  ce  qui  concerne  les  types  spécifiques  des  êtres  organisés, 
Bonnet  et  les  naturalistes  dont  nous  parlons  admettaient  que 
chaque  type  spécifique  est  compris  entre  deux  autres  types, 
l'un  plus  simple,  l'autre  plus  composé  :  le  plan  de  la  nature 
ayant  consisté  à  s'élever  graduellement  de  l'être  le  plus 
simple,  tel  que  l'animalcule  infusoire,  jusqu'à  l'être  le  plus 
parfait  dans  la  complication  de  son  organisme,  c'est-à-dire 
à  l'homme  ;  de  même  qu'en  suivant  une  chaîne  on  passe  gra- 
duellement d'un  chaînon  à  l'autre.  Si  parfois  la  chaîne  semble 
brusquement  interrompue,  c'est  que  les  chaînons  intermé- 
diaires correspondent  à  des  types  détruits  pour  des  causes 
particulières  ou  générales,  telles  que  les  antiques  révolutions 
de  notre  globe;  ou  bien  c'est  qu'il  nous  reste  des  découvertes 
à  faire,  qui  viendront  un  jour  combler  les  lacunes. 

Il  n'a  pas  été  difficile  de  montrer  tout  ce  qu'il  y  avait 
d'arbitraire  et  d'inexact  dans  cette  hypothèse  d'une  chaîne 
continue  ;  et  même  il  est  évident  avant  toute  discussion  qu'il 
ne  peut  pas  être  question  de  continuité  dans  le  propre  sens 
du  mot,  puisqu'il  faudrait  que  les  espèces  fussent  en  nombre 


•  «  Secundum  ha>c  crgo,  cuin  ex  suninio  Dco  mens,  ex  mente  anima 
sit  ;  anima  vcro  et  condat,  et  vita  compleat  omnia  quse  sequuntur, 
cunctaque  liic  unus  fulgor  illuminet,  et  in  universis  appareat,  ut  in 
multis  speculis  per  ordinem  positis  vultus  unus  ;  cumque  omnia  con- 
tinuis  successionibus  se  sequantur,  degenerantia  per  ordinem  ad  imum 
mcandi  :  invenietur  pressius  intuenti  e  summo  Deo  usque  ad  ultimum 
rerum  fœcem,  una  mutuis  se  vinculis  rcligans  et  nusquam  intcrrupta 
connexio.  Et  haec  est  Homeri  catena  aurea,  quam  pcndcre  de  cœlo  in 
teiras  Deum  jussissc  commémorât.  »  Macrob.  in  Somn.  Scip.  I,  14. 


DE  L'ORDRE  LOGIQUE.  361 

infini,  et  ne  se  distinguassent  les  unes  des  autres  par  aucun 
caractère  tranché,  ce  qui  est  en  contradiction  avec  la  notion 
même  de  l'espèce  organique.  D'ailleurs  on  conçoit  bien  que 
si  l'on  fait  varier  à  la  fois  les  dimensions  et  les  formes  d'une 
multitude  d'appareils  qui  doivent  entrer  dans  l'organisation 
d'un  être  vivant,  il  pourra  y  avoir  des  séries  entières  de 
combinaisons  incompatibles  avec  l'entretien  de  la  vie  dans 
l'individu,  ou  sujettes  à  de  telles  chances  de  destruction 
pour  l'individu,  que  l'espèce  n'aurait  pas  de  chances  de 
perpétuité,  et  disparaîtrait  nécessairement  ou  très  proba- 
blement d'un  état  final  et  stable  {chap.  V).  On  se  rend 
compte  ainsi  parfaitement,  a  priori,  des  lacunes  d'une  série 
de  types  spécifiques  ;  et  l'on  comprend  qu'il  puisse  y  avoir 
saut  brusque  d'un  type  à  l'autre,  non  seulement  parce  que 
les  types  intermédiaires  ont  disparu,  mais  parce  qu'ils  ne 
sont  pas  possibles  :  à  peu  près  comme,  lorsqu'on  fait  tourner 
en  divers  sens  sur  un  plan  un  corps  susceptible  de  diverses 
positions  d'équilibre  stable,  il  y  a  passage  brusque  d'une  de 
ces  positions  à  l'autre.  Si  pourtant  on  ne  rencontrait  dans  la 
série  des  types  spécifiques  que  des  interruptions  tenant  à  des 
causes  de  cette  nature,  on  pourrait  encore  dire  qu'elle  est 
continue  en  ce  sens  que  la  nature  aurait  réalisé  tous  les  inter- 
médiaires possibles,  ou  soumis  à  toutes  les  modifications  pos- 
sibles un  même  type  fondamental  ;  et  c'est  probablement 
ainsi  que  l'entendaient  les  partisans  de  l'idée  philosophique 
que  Bonnet  a  préconisée  ;  mais  en  ce  sens  encore  elle  est  con- 
tredite par  l'observation  qui  témoigne  d'une  si  grande  iné- 
galité d'intervalles,  et  parfois  de  tels  hiatus,  qu'il  faut 
absolument  renoncer  à  l'hypothèse  d'une  gradation  régulière, 
rappelant  ou  simulant  la  continuité.  Les  ruptures  de  la 
chaîne  semblent  dépendre  au  contraire  de  causes  capricieuses 
et  irrégulières,  comme  celles  qui  ont  découpé  les  continents  et 
les  mers,  et  qui  manifestent,  jusque  dans  un  ordre  régulier  et 
permanent,  les  circonstances  fortuites  de  la  formation  origi- 
nelle. 

239.  —  L'idée  de  la  continuité  dans  les  transitions  étant  ainsi 
écartée,  il  reste  toujours  l'idée  de  la  disposition  dans  une  série 
linéaire  :  c'est  à  cette  idée  que  les  classificateurs  modernes 
ont  dû  s'attacher,  non  seulement  parce  qu'elle  met  assez  bien 
en  relief  les  traits  les  plus  généraux  du  plan  de  la  nature,  mais 


362  CHAPITRE  XVI. 

encore  parce  qu'elle  s'accommode  mieux  qu'aucune  autre  aux 
besoins  de  l'exposition  didactique. 

En  considérant  notamment  ce  qui  a  été  fait  pour  le  règne 
végétal,  moins  compliqué  que  l'autre,  nous  voyons  que  les 
travaux  des  Jussieu  et  des  botanistes  sortis  de  leur  école 
ont  consisté  à  former,  d'après  une  certaine  appréciation  de 
l'ensemble  des  caractères  organiques  (appréciation  qui  ne 
peut  d'ailleurs  être  soumise  à  des  règles  fixes),  des  groupes 
qui  prennent  le  nom  de  genres,  de  familles,  de  classes  ;  puis 
à  les  coordonner  dans  un  catalogue  général  ou  dans  une  série 
linéaire,  dont  on  peut  supposer  les  anneaux  diversement 
espacés,  sans  que  l'ordre  proprement  dit  en  soit  troublé  ; 
mais  qui  devrait  cependant,  pour  satisfaire  aux  pures  condi- 
tions d'ordre,  être  telle  que  chaque  terme  eût  des  affinités 
plus  nombreuses  ou  plus  importantes  avec  les  deux  termes 
entre  lesquels  il  est  compris,  qu'avec  ceux  qui  les  précèdent 
ou  qui  les  suivent  :  et  même  eût  plus  d'affinités  avec  un  terme 
quelconque  qu'avec  tout  autre  terme  plus  avancé  ou  plus 
reculé  dans  la  série  :  soit  qu'on  fît  dépendre  le  degré  d'affinité 
du  nombre  ou  de  l'importance  des  caractères. 

Afin  de  satisfaire  le  mieux  possible  aux  conditions  (formulées 
ou  non)  de  ce  schème  abstrait,  les  botanistes  modernes  ont 
fait  bien  des  tâtonnements,  ont  modifié  à  bien  des  reprises 
les  classifications  de  leurs  devanciers  ;  mais  tous  recon- 
naissent qu'il  est  impossible  d'y  satisfaire  avec  quelque 
rigueur.  Linné  le  sentait  déjà,  lorsqu'il  proposait  de  com- 
parer le  règne  végétal,  non  plus  à  une  chaîne  ou  à  une  série 
linéaire,  mais  à  une  carte  géographique  sur  laquelle  les 
familles  botaniques  figureraient  comme  autant  de  grands 
États,  les  genres  comme  des  provinces,  les  espèces  enfin 
comme  autant  de  centres  d'habitation  :  et,  à  en  croire  de 
Gandolle,  il  ne  faudrait  pas  désespérer  de  pouvoir  un  jour 
réaliser  d'une  manière  utile  cette  idée  d'un  grand  maître. 

240.  —  Réduite  à  son  expression  la  plus  pure,  et  dégagée 
de  toute  image  métaphorique,  la  pensée  de  Linné  consiste 
à  remplacer  une  série  linéaire,  ou  à  simple  entrée,  par  une 
série  h  double  entrée.  Si  l'on  maintient  la  métaphore,  et  que 
l'on  continue  de  figurer  chaque  terme  par  un  anneau,  c'est 
comme  si  les  centres  des  anneaux,  au  lieu  d'être  assujettis  à 
garder  un  certain  alignement,  pouvaient,  de  même  que  les 


DE  L'ORDRE  LOGIQUE.  363 

mailles  d'un  réseau,  être  distribués  sur  une  surface.  Il  est  clair 
qu'à  la  faveur  de  cette  nouvelle  disposition,  on  multiplierait 
les  points  de  contact  et  les  sens  de  rapprochement,  de  manière 
à  faciliter,  par  une  image  sensible,  une  conception  plus  vraie 
de  l'ordre  des  affinités  entre  les  différents  termes. 

Cependant  il  faut  bien  reconnaître  que  la  carte  géographique 
de  Linné,  ou  tout  autre  dessin  conventionnel  analogue,  ne 
figurerait  encore  que  très  imparfaitement  les  rapports  si 
variés  que  l'on  découvre  entre  les  végétaux  quand  on  tient 
compte  de  la  structure  et  des  fonctions  de  leurs  nombreux 
organes,  de  leur  habitation,  de  leur  distribution  géographique, 
des  propriétés  des  substances  qu'on  en  extrait,  et  de  toutes 
les  faces  de  leur  histoire.  En  d'autres  termes,  l'ordre  naturel 
des  affinités  entre  les  végétaux  n'a  pas  d'analogue  géométrique 
parmi  toutes  les  sortes  d'ordre  qui  peuvent  se  réaliser  sur  une 
étendue  à  deux  dimensions,  bien  qu'elles  soient  infiniment 
plus  variées  que  celles  qui  peuvent  se  réaliser  dans  un  enchaî- 
nement linéaire. 

241.  —  Si  l'on  voulait  soumettre  la  conception  de  Linné 
à  une  extension  analogique,  il  faudrait,  après  avoir  substitué 
à  l'image  vulgaire  de  la  chaîne  celle  d'un  plan  ou  d'une  carte, 
substituer  à  celle-ci  l'image  d'un  modèle  en  relief,  de  matière 
diaphane,  afin  que  l'œil  pût  en  étudier  les  compartiments  in- 
ternes. Ce  serait  faire  concourir  les  trois  dimensions  de  l'étendue 
à  la  représentation  des  rapports  d'ordre  dont  nous  cherchons 
une  image  sensible  :  cela  reviendrait,  pour  l'abstraction  pure, 
à  remplacer  par  une  série  à  triple  entrée  la  série  à  double 
entrée,  qui  déjà  aurait  pris  la  place  d'une  série  linéaire. 

Mais,  pour  exprimer  sensiblement,  pour  peindre  ou  modeler 
avec  vérité  le  mode  de  coordination,  le  sysième  des  divers 
types  de  l'organisation  végétale,  il  faudrait  que  l'étendue 
comportât,  non  pas  deux  ou  trois,  mais  une  infinité  de  dimen- 
sions. Au  contraire,  s'il  ne  s'agissait  que  d'objets  entre  les- 
quels il  n'y  eût  de  rapprochements  possibles  que  par  un 
nombre  de  faces  limité,  on  pourrait  dans  certains  cas  expri- 
mer complètement  le  système  de  leurs  rapports  par  des  séries 
à  double  ou  à  triple  entrée,  tandis  qu'on  ne  l'exprimerait  pas 
convenablement  par  une  série  linéaire  ^. 

1  Lorsque,  au  lieu  d'embrasser  tout  un  règne  de  la  nature,  on  détache 


364  CHAPITRE  XVI. 

242.  —  Maintenant  que  le  sens  de  nos  expressions  doit  être 
saisi,  nous  reviendrons  à  notre  point  de  départ  en  disant  que 

des  fragments  de  ce  vaste  ensemble,  de  manière  à  n'avoir  à  distribuer 
systématiquement  que  des  êtres  fort  étroitement  unis  par  tous  les  traits 
fondamentaux  de  leur  organisation,  l'idée  des  séries  à  entrée  double 
ou  multiple  se  confond  avec  l'idée  des  séries  parallèles  ou  collatérales, 
dont  mon  ancien  collègue  et  savant  ami,  M.  Isidore  Geoffroy  Saint- 
Hilaire,  a  donné  depuis  longtemps  d'ingénieuses  applications,  en  se 
fondant  sur  des  considérations  qui  sont  pour  le  fond,  et  en  partie  pour 
la  forme,  les  mêmes  que  nous  venons  de  résumer  dans  ces  trois  derniers 
numéros.  Par  exemple,  la  famille  des  singes  a  été  partagée  par  tous 
les  naturalistes,  depuis  Bufïon,  en  deux  grandes  sections  :  l'une  compre- 
nant les  singes  de  l'ancien  continent,  dont  l'appareil  dentaire  est  établi 
sur  le  même  type  que  celui  de  l'homme,  et  parmi  lesquels  se  trouvent 
les  espèces  privées  de  queue,  qui  se  rapprochent  le  plus  de  l'homme 
par  tous  leurs  caractères  physiques  ainsi  que  par  le  développement  de 
leur  inteUigence  ;  l'autre  comprenant  les  singes  américains,  qui  ont 
36  dents  au  lieu  de  32,  et  la  queue  généralement  développée  au  point  de 
devenir  un  organe  de  préhension.  Chacune  de  ces  sections  constitue 
une  série  partielle,  où  les  espèces  viennent,  sans  difficulté  et  sans  transi- 
tions trop  brusques,  se  ranger  dans  un  ordre  linéaire,  depuis  les  espèces 
qui,  par  la  structure  de  leur  cerveau,  par  leur  angle  facial,  et  par  l'en- 
semble de  leur  organisation,  sont  les  plus  voisines  de  l'homme,  jusqu'à 
celles  qui  se  rapprochent  au  contraire  le  plus,  par  tous  ces  caractères,  du 
type  des  animaux  carnassiers,  inférieurement  placés  dans  la  grande 
classe  des  mammifères.  Il  y  a  entre  les  espèces  de  chaque  section  une 
parenté  qui  tient  à  l'association  géographique  et  à  des  faits  primordiaux 
dont  la  raison  nous  échappe  :  parenté  telle  qu'on  ne  pourrait,  sans  tout 
embrouiller,  séparer  ces  espèces  en  y  intercalant  des  espèces  prises  dans 
l'autre  section  ;  et  en  même  temps  les  lois  d'un  ordre  supérieur,  en  vertu 
desquelles  se  nuancent  les  traits  les  plus  généraux  de  l'organisation 
animale,  malgré  la  diversité  des  accidents  originaires,  font  que  le  passage 
du  type  humain  au  type  bestial  s'accomplit,  dans  l'une  et  dans  l'autre 
série  des  singes,  par  des  moments  ou  des  degrés  à  peu  près  correspondants; 
quoique  la  nature  ne  s'asujcttisse  pas  à  une  correspondance  exacte, 
échelon  par  échelon,  et  quoique  les  termes  puissent  être,  dans  chacune 
des  séries,  inégalement  nombreux  et  espacés.  Pour  exprimer  ces  diverses 
circonstances,  M.  Geoffroy  dit  que  les  singes  de  l'ancien  monde  et  les 
singes  américains  forment  deux  séries  parallèles  ou  collatérales,  et  que 
la  nature  se  répète  d'une  série  à  l'autre.  Un  autre  exemple  bien  frappant 
de  parallélisme  ou  de  répétition  dans  la  classe  des  animaux  mammifères, 
ressort  de  la  série  des  rongeurs  et  de  celle  des  insectivores.  Tandis  que  le 
système  dentaire,  le  genre  de  nourriture,  certains  traits  généraux  d'orga- 
nisation ne  permettent  pas  de  méconnaître  la  distinction  essentielle  des 
deux  types,  ni  la  j^arenté  de-j  espèces  comprises  dans  chaque  série,  ni  par 
conséquent  d'enchevêtrer  les  séries  ou  de  les  fondre  en  une  série  unique, 
on  observe  d'autre  part  une  correspondance  manifeste  entre  les  groupes 
qui  se  succèdent  dans  l'une  et  l'autre  série  ;  et  l'analogie  des  types  est  le 
plus  souvent  marquée  par  l'analogie  des  termes,  dans  les  langues  vul- 
gaires ou  dans  les  nomenclatures  scientifiques.  C'est  ainsi  que,  parmi  les 
insectivores,  la  musaraigne  (sorex)  figure  comme  l'amlogue  de  la  souris 
chez  les  rongeurs  ;  la  taupe,  comme  l'analogue  du  rat-taupe  ;  le  hérisson, 
comme  l'analogue  du  porc-épic  ;  le    grimpeur  appelé    tupaïa,   comme 


DE  L'ORDRE  LOGIQUE.  365 

l'une  des  imperfections  radicales  du  discours  parlé  ou  écrit, 
c'est  qu'il  constitue  une  série  essentiellement  linéaire  ;  que 
son  mode  de  construction  nous  oblige  à  exprimer  successive- 
ment, par  une  série  linéaire  de  signes,  des  rapports  que  l'esprit 
perçoit  ou  qu'il  devrait  percevoir  simultanément  et  dans  un 
autre  ordre  ;  à  disloquer  dans  l'expression  ce  qui  se  tient 
dans  la  pensée  ou  dans  l'objet  de  la  pensée.  La  chose  sera 
évidente  pour  tout  le  monde  s'il  s'agit  de  décrire  par  la  parole, 
je  ne  dirai  pas  un  tableau  ou  un  paysage  (car  déjà  nous  avons 
trouvé,  dans  la  continuité  des  formes,  des  nuances  et  des 
grandeurs,  une  autre  cause  qui  rend  impossible  la  traduction 
exacte  par  des  signes  discontinus),  mais  un  système  composé 
de  parties  discontinues,  tel  qu'une  machine  d'horlogerie. 
De  quelque  point  que  nous  partions  pour  décrire  les  pièces 
de  la  machine  et  leur  jeu  réciproque,  quelque  ordre  que  nous 
suivions,  nous  éprouverons  la  plus  grande  peine  à  faire 
comprendre  par  le  seul  discours  l'ensemble  de  la  machine, 
et  nous  n'en  donnerons  qu'une  idée  très  imparfaite,  La  cause 
en  est  manifestement  dans  la  nécessité  de  décrire  les  pièces 
une  à  une,  et  dans  l'impossibilité  où  nous  sommes  de  passer 
de  l'une  d'entre  elles  aune  autre  qui  est  avec  celle-ci  en  con- 
nexion immédiate,  sans  abandonner  toutes  celles  qui  sont 
aussi  en  connexion  immédiate  avec  la  première. 

l'analogue  de  l'écureuil  ;  le  sauteur  appelé  rhinomys,  comme  l'analogue 
de  la  gerboise  ;  l'animal  aquatique  appelé  desman,  comme  l'analogue 
de  l'ondatra  et  du  castor.  Non  seulement  l'analogie  porte  sur  des  ca- 
ractères qui  paraissent  être  en  relation  nécessaire  avec  le  genre  de  vie  et 
d'habitudes,  mais  encore  sur  des  caractères  accessoires  ou  accidentels, 
du  genre  de  ceux  qui  tiendraient  à  une  parenté  originelle  et  à  un  dessin 
primitif  plutôt  qu'à  l'influence  persévérante  des  habitudes  acquises  et 
des  milieux  ambiants,  tels  que  le  caractère  d'avoir  la  queue  distique, 
qu'on  retrouve  chez  le  tupaïa  comme  chez  l'écureuil,  et  dont  on  ne  voit 
point  la  liaison  avec  les  habitudes  de  l'animal  grimpeur  ;  en  sorte  que 
la  reproduction  de  pareils  caractères  semble  accuser  clairement  une  ten- 
dance de  la  nature  à  répéter  pour  des  types  distincts  des  modifications 
concordantes.  On  a,  dans  la  disposition  en  séries  parallèles,  une  image 
ou  une  expression  fort  convenable  de  tels  rapports  ;  et  c'est  peut-être 
là,  malgré  la  conjecture  émise  par  de  CandoUe  et  citée  dans  le  texte, 
tout  le  parti  qu'on  pourra  tirer  de  l'étendue  à  deux  dimensions,  ou  des 
tables  à  double  entrée,  pour  la  représentation  des  rapports  naturels  entre 
les  êtres  organisés  ;  mais  une  telle  représentation  n'est  évidemment 
applicable  qu'à  des  fragments  détachés  du  système  général,  et  non 
au  système  même  pris  dans  son  ensemble. 

Voyez  une  note  insérée  par  M.  Is.  Geoffroy  Saint-Hilaire,  dans  les 
Principes  d'organogénie  de  M.  Serres,  T.  I,  p.  205. 


366  CHAPITRE  XVI. 

Or,  cette  simultanéité  de  connexions,  ces  rapports  de 
dépendance  mutuelle  ne  se  retrouvent  pas  seulement  dans  les 
choses  étendues,  matérielles  et  sensibles,  mais  dans  tout  ce 
qui  fait  l'objet  des  spéculations  de  l'entendement.  Combien 
de  fois  n'éprouvons-nous  pas  la  difficulté  de  mettre,  comme 
on  dit,  en  ordre  les  idées  qui  s'offrent  simultanément  à  notre 
esprit  !  Et  après  bien  des  essais,  nous  trouvons  souvent  que 
cet  ordre  qui  nous  a  coûté  tant  de  peines  n'est  point  la  repro- 
duction fidèle  de  l'ordre  dont  nous  croyons  posséder  le  type 
intérieurement,  et  que  nous  cherchons  vainement  à  manifester 
aux  autres,  ou  à  fixer  pour  nous-mêmes  à  l'aide  des  signes, 
entravés  que  nous  sommes  par  la  nature  des  signes,  par  la  loi 
du  langage,  par  la  forme  sensible  de  cet  instrument  de  nos 
pensées. 

Sur  quelque  échelle  que  l'on  opère,  dans  quelque  mode 
d'abstraction  que  l'on  se  tienne,  la  même  influence  se  fait 
sentir  de  la  même  manière.  Nos  traités,  nos  méthodes  scienti- 
fiques, nos  histoires,  nos  codes  sont  autant  d'essais  dont  le 
but  est  de  coordonner  en  séries  linéaires,  d'enchaîner  (c'est 
le  mot  propre)  des  faits,  des  idées,  des  phénomènes,  des  rap- 
ports qui  ne  sauraient  le  plus  souvent  se  prêter  sans  violence 
à  un  pareil  enchaînement.  Il  en  résulte  que  telles  matières  se 
trouvent  disjointes,  qui  ont  entre  elles  des  liaisons  intimes  ; 
que  la  description  de  tels  rapports  ne  peut  être  assez  com- 
plète sans  causer  de  la  confusion  ou  déranger  le  plan  général 
de  l'ouvrage.  Chacun  veut  substituer  un  plan  meilleur  à 
celui  dont  on  reconnaît  les  imperfections  ;  chacun  recherche 
les  artifices  de  diction  les  plus  propres  à  déguiser  les  incohé- 
rences, comme  un  compositeur  de  musique  s'occupe  de  sau- 
ver une  dissonance  obligée  ;  et  l'on  consume  à  chercher  la 
solution  d'un  problème  insoluble  des  forces  qui  souvent  pour- 
raient être  plus  fructueusement  employées. 

243.  —  Dans  certains  cas  cependant  on  a  bien  reconnu 
les  imperfections  inhérentes  à  la  forme  du  discours,  à  ce 
défilement  auquel  il  soumet  les  idées  ;  et  l'on  essaie  de  les 
corriger  en  construisant  des  tableaux  synoptiques,  des  arbres, 
des  atlas  historiques  :  sortes  de  tables  à  double  entrée,  dans 
le  tracé  desquelles  on  tire  un  parti  plus  ou  moins  heureux  des 
deux  dimensions  de  l'étendue  en  surface,  pour  figurer  des 
rapports  et  des  liens  systématiques  difficiles  à  démêler  dans 


DE  L'ORDRE  LOGIQUE.  367 

l'enchaînement  du  discours.  La  difficulté  de  l'exécution  maté- 
rielle s'est  opposée  à  ce  qu'on  tirât  parti,  dans  le  même  but, 
des  trois  dimensions  de  l'espace,  quoique,  dans  l'ordre  des 
conceptions  abstraites,  l'analogie  dût  y  conduire. 

Mais  il  faut  remarquer  que  ces  tableaux  synoptiques  n'ont 
une  utilité  bien  réelle  que  lorsqu'ils  s'adaptent  à  des  rap- 
ports susceptibles  d'énumération,  et  qui  se  rattachent  par 
conséquent  à  un  ordre  d'idées  ou  défaits  non  soumis  à  la  loi 
de  continuité.  Quand  le  contraire  a  lieu,  ces  tableaux,  en  intro- 
duisant une  détermination  et  une  discontinuité  fictive  dans 
ce  qui  est  foncièrement  indéterminé  et  continu,  ne  font 
qu'égarer  la  pensée.  Ainsi,  un  arbre  généalogique  est  la  chose 
du  monde  la  plus  simple  et  la  meilleure  pour  exprimer  clai- 
rement le  système  des  rapports  qui  lient  entre  eux  tous  les 
membres  d'une  famille,  tandis  qu'un  arbre  ou  un  tableau 
encyclopédique  ne  peuvent  qu'imparfaitement  figurer  les 
connexions  des  sciences  et  leur  mutuelle  dépendance. 

244.  —  En  discutant  les  conséquences  qui  résultent  de  la 
construction  linéaire  du  discours,  nous  avons  eu  en  vue  la 
construction  par  masses,  qui  constitue  l'ordre  oratoire  ou 
didactique,  plutôt  que  la  construction  de  détail  pour  chaque 
phrase  détachée,  qui  constitue  l'ordre  grammatical.  Si  l'on 
pouvait  porter  dans  le  langage  ordinaire  la  sécheresse  et  la 
précision  formahste  de  l'argumentation  scolastique  ;  si  un 
discours  de  quelque  étendue  et  de  quelque  importance  pou- 
vait être  formé  par  une  superposition  de  syllogismes,  d'enthy- 
mèmes  et  de  dilemmes,  comme  une  colonne  par  une  super- 
position d'assises,  il  y  aurait  une  corrélation  obligée  entre 
les  coupures  grammaticales  et  la  division  naturelle  des  opéra- 
tions de  la  pensée  ;  mais  le  plus  souvent  les  coupures  gramma- 
ticales, subordonnées  aux  exigences  de  l'oreille,  à  la  capacité 
d'attention  de  l'esprit,  et  à  d'autres  circonstances  accessoires, 
n'ont  pas  de  rapports  plus  déterminés  avec  l'ordonnance  géné- 
rale du  discours  que  n'en  ont,  dans  un  ouvrage  de  maçon- 
nerie, les  dimensions  et  les  formes  d'un  moellon  avec  les 
lignes  et  les  proportions  architecturales  de  l'édifice.  Lorsqu'on 
examine  le  discours  dans  ses  détails  et  phrase  à  phrase,  on 
trouve  que,  non  seulement  les  mots  de  chaque  phrase  sont 
assujettis  à  se  succéder  dans  un  ordre  linéaire,  comme  les 
phrases  entre  elles,  mais  qu'en  outre  leurs  numéros  d'ordre 


368  CHAPITRE  XVI. 

sont  assignés  avec  plus  ou  moins  de  fixité,  selon  le  génie  des 
langues,  en  vertu  de  certaines  règles  syntaxiques.  Les  langues 
dites  à  inversions,  celles  qui  font  l'objet  de  notre  admiration 
et  de  nos  études  classiques,  sont  des  langues  dont  la  syntaxe 
plus  libre  permet  à  l'écrivain  de  choisir  plus  facilement, 
entre  toutes  les  formes  linéaires  de  construction,  la  plus 
pittoresque,  c'est-à-dire  celle  qui  peint  ou  représente  le  plus 
fidèlement  l'ordre  suivant  lequel  l'esprit  de  l'orateur  ou  de 
l'écrivain  est  saisi  des  idées  que  chaque  mot  doit  réveillera  son 
tour  dans  l'esprit  de  l'auditeur  ou  du  lecteur.  Si,  tout  en  se 
tenant  dans  l'ordre  linéaire  qu'impose  l'essence  du  langage, 
on  trouve  tant  de  différences  d'une  langue  à  l'autre  quant  à 
l'énergie  d'expression,  différences  dues  surtout  à  quelques 
libertés  de  syntaxe,  que  serait-ce  s'il  était  donné  à  l'écrivain 
de  sortir  du  cercle  de  combinaisons  limité  par  la  forme  linéaire 
de  la  construction  grammaticale  ? 

245.  —  On  ne  doit  pas  regarder  comme  étant  de  même 
ordre  ces  deux  caractères  du  discours,  de  se  composer  d'élé- 
ments discontinus  et  de  se  développer  en  série  linéaire.  Le 
premier  caractère  se  retrouverait  dans  tout  autre  système 
de  signes  artificiels  (206)  :  le  second  est  plus  particulièrement 
déterminé  par  les  conditions  organiques  de  l'acte  de  la  parole. 
Si  le  signe  graphique  de  la  pensée  ne  s'était  pas  moulé  sur  le 
signe  oral,  il  aurait  encore  été  atteint  comme  le  discours,  et 
au  même  degré,  des  imperfections  qui  tiennent  à  ce  premier 
caractère  ;  mais  il  aurait  pu  dilTérer  essentiellement  du  discours 
quant  au  mode  de  coordination  des  signes  élémentaires,  et 
ouvrir  par  là  d'autres  voies  au  développement  de  la  pensée. 
Ainsi  une  formule  algébrique  est  plus  propre  que  l'écriture 
ordinaire  à  donner,  dans  un  tableau  synoptique,  l'idée  de  la 
symétrie  avec  laquelle  se  groupent  et  se  combinent  les  élé- 
ments de  la  formule.  D'ailleurs  un  système  quelconque  de 
signes  graphiques,  quelques  ressources  spéciales  qu'il  eût  pu 
oiïrir,  aurait  toujours  fini  par  se  trouver  insuffisant  pour  la 
représentation  de  toutes  les  sortes  d'ordres  et  de  liaisons  que 
la  nature  nous  oiïre  et  que  la  raison  conçoit.  C'est  ainsi  que 
les  images  géométriques  cessent  bientôt  de  soutenir  l'atten- 
tion de  l'analyste  par  leur  correspondance  avec  les  concep- 
tions de  pure  analyse:  et  pourtant  l'analyse  mathématique 
ne  porte  que  sur  des  idées  d'une  nature  très  particulière  et 


DE  L'ORDRE  LOGIQUE.  369 

même  très  singulière,  entre  toutes  celles  auxquelles  la  pensée 
s'applique  (200). 

246.  —  De  ce  qu'une  science  ne  peut  être  exposée,  dans 
un  traité  didactique,  que  suivant  un  ordre  linéaire  qui  met 
obstacle  à  la  juste  représentation  des  rapports  entre  les 
diverses  parties  de  cette  science,  il  ne  faut  pas  conclure  que, 
dans  la  pensée  de  celui  qui  s'est  déjà  rendu  cette  science 
familière,  et  à  plus  forte  raison  dans  la  pensée  de  l'homme 
qui  est  parvenu  à  la  dominer  de  son  génie,  les  imperfections 
de  l'ordre  didactique  ne  soient  pas  corrigées  ;  il  faut  au  con- 
traire admettre  qu'un  tel  homme,  abattant  l'échafaudage 
à  l'aide  duquel  son  génie  s'est  élevé,  ou  n'en  conservant  que 
les  bonnes  parties,  perçoit  avec  justesse  le  système  des  liai- 
sons de  toutes  les  parties  entre  elles,  et  se  laisse  guider  par  cette 
vue  de  l'esprit  dans  l'enquête  de  faits  et  de  rapports  encore 
ignorés.  Mais,  comme  cette  perception,  tout  intérieure,  ne 
peut  se  traduire  ou  ne  se  traduit  qu'imparfaitement  par  le 
discours,  elle  constitue  une  propriété  individuelle,  mobile  et 
périssable.  Il  n'y  a  que  les  idées  susceptibles  de  se  fixer  par  des 
signes  qui  puissent  être  identiquement  transmises  et  entrer 
définitivement  dans  le  système  de  la  science  qui  s'enseigne  et 
qui  s'accroît  sans  cesse. 

247.  —  Déjà  nous  avons  appris  à  faire  la  distinction  de 
l'ordre  rationnel  et  de  l'ordre  logique  (24),  distinction  bien 
importante  et  que,  contre  l'ordinaire,  l'étymologie  même 
devait  porter  à  méconnaître  :  maintenant  nous  pouvons  com- 
prendre que  l'ordre  rationnel  est  accommodé  à  la  nature  des 
choses,  et  l'ordre  logique  à  la  nature  de  nos  facultés  ;  que 
l'ordre  logique  est  essentiellement  linéaire,  tandis  que  nous 
n'apercevons  aucune  limite  nécessaire  à  la  variété  des  formes 
que  l'ordre  rationnel  peut  affecter.  D'ailleurs,  comme  ces 
formes  ne  sont  pas  en  général  susceptibles  de  représentation 
sensible,  l'idée  que  nous  en  avons  offre  cet  étrange  caractère, 
qu'elle  ne  saurait  avoir  d'expression  adéquate,  mais  qu'elle 
nous  sert  pourtant  de  terme  de  comparaison,  à  l'effet  de 
choisir,  parmi  des  formes  susceptibles  d'expression  sensible, 
celles  qui  se  prêtent  le  moins  imparfaitement  à  la  traduction 
des  rapports  naturels  des  choses.  Elle  est  comme  ce  type  idéal 
que  possède  l'artiste,  dont  son  crayon  ou  son  ciseau  cherchent 
l'expression  adéquate,  sans  la  trouver,  puisqu'elle  n'existe 

24 


370  CHAPITRE  XVI. 

point  parmi  les  formes  sensibles,  mais  non  sans  en  rencontrer 
qui  y  ressemblent,  et  par  lesquelles  l'artiste  puisse  jusqu'à 
un  certain  point  communiquer  sa  pensée  aux  intelligences 
faites  pour  le  comprendre,  aux  âmes  qui  sympathisent  avec 
la  sienne. 

II  est  toujours  possible  de  prouver  qu'on  a  failli  aux  règles 
de  la  déduction  logique,  que  telle  démonstration  pèche 
par  un  cercle  vicieux  ou  par  une  énumération  incomplète  ; 
tandis  qu'il  n'y  a  aucun  moyen  de  démontrer  rigoureusement 
que  tel  arrangement  entre  des  vérités  théoriques  est  con- 
forme à  l'ordre  rationnel  ou  s'en  écarte  (156).  Ici  intervient 
le  sens  philosophique,  dont  les  appréciations  ne  peuvent  être 
précisément  confirmées  ou  réfutées,  ni  imposées  à  la  raison 
d'autrui. 

Il  est  permis  de  conjecturer  que  la  plupart  des  vérités 
importantes  ont  été  d'abord  entrevues  à  l'aide  de  ce  sens 
philosophique  qui  devance  la  preuve  rigoureuse:  de  sorte  qu'il 
ne  faut  pas  s'étonner  si,  dans  les  sciences  telles  que  les  mathé- 
matiques, où  la  rigueur  logique  est  prisée  avant  tout,  il  arrive 
souvent  qu'en  acceptant  les  découvertes  des  inventeurs  on 
ne  se  contente  pas  des  démonstrations  qu'ils  ont  données, 
comme  s'ils  avaient  mal  inventé  ce  qu'ils  ont  si  bien  découvert, 
suivant  l'expression  piquante  d'un  spirituel  géomètre  ^. 
On  a  certainement  abusé  de  cette  disposition  au  rigorisme, 
et  en  tout  cas  le  mérite  de  la  découverte,  accompagnée  d'une 
démonstration  même  imparfaite,  l'emporte  de  beaucoup  sur 
le  mérite  d'un  perfectionnement  tardif,  qui  donne  ou  qui 
semble  donner  plus  de  rigueur  logique  à  la  preuve  ;  mais 
toujours  est-il  que  le  procédé  par  lequel  l'esprit  saisit  des 
vérités  nouvelles  est  souvent  très  distinct  du  procédé  par 
lequel  l'esprit  rattache  logiquement  et  démonstrativemenl 
les  vérités  les  unes  aux  autres  :  ce  qui  tient  à  ce  que  l'ordre 
imposé  par  les  formes  de  la  logique  n'est  pas  toujours  l'ordre 
qui  exprime  le  mieux  la  raison  des  choses  et  leurs  dépendances 
mutuelles. 

248.  —  Nous  aurions  lieu  de  faire  sur  Tordre  logique  des 
observations  parfaitement  analogues  à  celles  dont  la  théorie 
de  la   définition   a   (Hé  l'objet  dans   le  chapitre  précédent. 

'  M.  PoiNsoT,  Théorie  nouvelle  de  la  rolation  des  corps,  §  2,  in  fine. 


DE  L'ORDRE  LOGIQUE.  371 

De  même  qu'il  faut  admettre  des  racines  logiques,  ou  des 
mots  indéfinissables  et  qui  servent  à  définir  les  autres,  de 
même  il  doit  y  avoir  des  principes  ou  des  axiomes  admis 
sans  démonstration,  et  qui  servent  de  base  à  toutes  les  dé- 
monstrations ultérieures.  On  fait  consister  la  perfection  de 
l'ordre  logique  à  réduire  autant  que  possible,  d'une  part  le 
nombre  des  principes  ou  des  axiomes  admis  sans  démonstra- 
tion, d'autre  part  le  nombre  des  anneaux  ou  des  propositions 
intermédiaires  par  lesquelles  une  proposition  est  logiquement 
enchaînée  à  une  autre  ^.  C'est  à  cette  perfection  de  l'ordre 
logique  que  les  géomètres,  et  particulièrement  les  géomètres 
anciens,  se  sont  surtout  attachés  ;  et  le  goût  de  ce  genre  de 
perfection  est  regardé  comme  l'un  des  caractères  éminents 
de  l'esprit  géométrique  ^.  Mais,  tandis  qu'on  s'attache  à  per- 
fectionner ainsi  l'ordre  logique,  il  faut  s'attendre  à  troubler 
souvent  les  rapports  essentiels,  l'analogie,  la  symétrie,  en  un 


^  On  trouve  dans  le  tome  VIII  des  Anciens  Commentaires  de  Peters" 
bourg  un  mémoire  d'Euler  sur  un  problème  futile  par  son  énoncé,  curieux 
par  ses  rapports  avec  la  théorie  des  combinaisons,  de  la  situation  et  de 
l'ordre,  et  qui  consiste  à  assigner  la  marche  qu'il  faut  suivre  pour  traverser 
l'un  après  l'autre  (quand  la  chose  est  possible)  tous  les  ponts  qui  relient 
un  système  d'îlots  ou  de  lagunes,  avec  la  condition  essentielle  de  ne 
passer  qu'une  fois  sur  chaque  pont,  bien  qu'on  puisse  mettre  plusieurs 
fois  le  pied  dans  chaque  îlot.  Un  problème  corrélatif  consisterait  à  mettre 
un  ordre  et  un  choix  entre  les  ponts,  de  manière  à  traverser  tous  les  îlots 
les  uns  après  les  autres  et  à  ne  passer  qu'une  fois  dans  chaque  îlot.  En  ne 
retenant  de  l'énoncé  de  ces  problèmes  que  ce  qui  les  constitue  dans  leur 
forme  abstraite,  on  en  voit  l'analogie  avec  le  problème  de  l'enchaînement 
en  série  linéaire  (moniliforme,  comme  disent  les  naturalistes),  au  moyen 
des  transitions  que  suggèrent  les  rapports  naturels  entre  les  objets  qu'on 
veut  enchaîner  de  la  sorte.  Selon  le  nombre  des  objets  qu'on  veut  distri- 
buer en  série,  selon  le  nombre  et  la  distribution  des  rapports  qui  peuvent 
faire  l'office  de  connexions  ou  de  passages,  le  problème  peut  comporter 
plusieurs  solutions  rigoureuses,  ou  ne  comporter  que  des  solutions  appro- 
chées, dans  lesquelles  on  ne  tiendra  pas  compte  d'un  certain  nombre 
d'objets  dont  la  présence  rend  la  solution  impossible,  sauf  à  les  rattacher 
irrégulièrement,  accessoirement  et  par  forme  d'appendices  à  la  série 
générale. 

Ces  considérations  sont  également  applicables  à  la  théorie  des  racines 
logiques  et  des  définitions  {chap.  xv)  ;  à  celle  de  l'enchaînement  logique 
d'une  suite  de  propositions  ou  de  vérités  dépendant  les  unes  des  autres  ; 
aux  classifications  des  naturalistes  (239)  ;  enfin  aux  hypothèses  sur  la 
généalogie  des  idées  et  aux  expositions  didactiques  d'après  la  méthode 
dite  d'invention,  qui  le  plus  souvent,  comme  on  le  sait,  diffère  beaucoup 
de  la  marche  suivie  par  les  inventeurs,  telle  que  l'histoire  des  sciences  nous 
la  fait  connaître. 

2  Voyez  le  fragment  de  Pascal,  déjà  cité  dans  la  note  sur  le  n"  228. 


372  CHAPITRE  XVI. 

mot  l'ordre  rationnel  entre  les  diverses  parties  d'une  compo- 
sition scientifique  ^. 

Le  degré  d'évidence  qui  fait  qu'une  proposition  peut  être 
convenablement  prise  pour  axiome,  n'appartient  pas  tou- 
jours à  la  vérité  primordiale,  à  celle  que  la  raison  conçoit 
comme  étant  le  principe  et  l'origine  des  autres,  mais  au  con- 
traire, dans  beaucoup  de  cas,  à  quelque  résultat  éloigné  de 
cette  vérité  primordiale,  lequel,  à  l'aide  de  circonstances 
accessoires,  se  présente  à  l'esprit  sous  un  jour  plus  favorable. 
Il  arrive  également  que  la  simplicité  ou  la  complication  des 
arguments  démonstratifs  n'est  pas  toujours  en  rapport  avec 
le  degré  de  simplicité  ou  de  composition  des  idées  sur  les- 
quelles roulent  les  propositions  qui  font  l'objet  de  la  dé- 
monstration. En  d'autres  termes,  il  arrive  parfois  que  la 
démonstration  prend  un  tour  plus  aisé  ou  plus  expéditif 
quand  on  va  du  composé  au  simple,  que  lorsqu'on  va  du 
simple  au  composé.  Ainsi,  quoique  la  complication  des  con- 
structions, des  calculs  et  des  raisonnements  démonstratifs 
s'accroisse  en  général  quand  on  passe  des  propositions  de 
géométrie  plane  à  leurs  analogues  dans  la  géométrie  à  trois 
dimensions,  c'est  une  remarque  faite  depuis  longtemps  que. 
par  exception,  les  constructions  dans  l'espace  et  les  raison- 
nements sur  des  figures  à  trois  dimensions  mènent  quel- 
quefois plus  simplement  à  démontrer  certaines  propriétés 
des  figures  planes.  L'objet  de  la  statique  est  moins  simple 
que  celui  de  la  géométrie,  puisque  la  considération  des  forces 


•Par  exemple,  lorsque  Euclide,  et  Lcf^cndre  d'après  lui,  démontrent 
ce  théorème  fondamental  de  la  géométrie,  que  les  triangles  équianglcs 
ont  leurs  côtés  homologues  proportionnels,  en  se  fondant  sur  la  propo- 
sition qui  donne  la  mesure  de  l'aire  d'un  triangle,  ils  ont  en  vue  l'éco- 
nomie de  l'ordre  logique;  car  le  passage  du  commensurable  à  l'incom- 
mensural»le  ayant  eu  lieu  à  propos  de  la  mesure  de  l'aire,  on  se  trouve 
dispensé  de  reconstruire  cet  éohafaudaj'e  incommode  à  propos  du  théo- 
rème sur  la  similitude  des  triangles  équiangles  ;  mais  d'un  autre  côté,  en 
rejetant  après  la  théorie  de  la  mesure  des  aires,  et  en  subordonnant  ;\ 
cette  théorie  une  proposition  et  presque  un  axiome  (234,  note)  qui  doit 
passer  pour  l'introduction  naturelle  à  la  géométrie,  qui  a  été  effectivement 
aperçue  la  première,  d'après  le  témoignage  de  l'histoire,  et  qui  exprime 
la  propriété  la  plus  importante  de  la  ligne  droite  ou  d'un  système  de 
l)lusieurs  lignes  droites,  on  trouble  entièrement  l'économie  de  l'ordre 
rationnel  ;  et  la  plupart  des  auteurs  ont  pensé  avec  raison  que  des  avan- 
tages de  pure  forme  logique  ne  justidaicnt  pas  un  tel  renversement  des 
rapports  naturels. 


DE  L'ORDRE  LOGIQUE.  373 

s'y  ajoute  à  la  considération  des  figures  ;  et  néanmoins  il 
arrive  qu'on  peut  mettre  ingénieusement  en  œuvre  des 
notions  de  statique,  pour  établir  certaines  propriétés  des 
figures,  plus  simplement  et  plus  brièvement  qu'on  ne  le 
ferait  à  l'aide  de  la  seule  géométrie.  De  même  on  applique  la 
géométrie  à  l'algèbre,  et  les  diverses  branches  du  calcul  les 
unes  aux  autres,  de  manière  à  faire  résulter  une  simplification 
logique  d'un  surcroît  de  composition  ou  de  complication  dans 
l'ordre  rationnel.  Les  exemples  de  pareilles  interversions  sont 
innombrables  ;  mais  (sans  qu'il  soit  besoin  d'entrer  dans  des 
détails  techniques  que  la  nature  de  ce  livre  ne  comporte  pas) 
la  variété  des  méthodes  suivies  par  les  géomètres  pour  établir 
le  même  fonds  de  vérités,  les  nombreuses  vérifications  aux- 
quelles ils  ne  manquent  pas  de  soumettre  chaque  théorème 
important,  montrent  assez  qu'il  en  est  de  ces  vérités,  procédant 
les  unes  des  autres  et  susceptibles  de  se  reproduire  suivant 
diverses  séries,  toutes  logiquement  enchaînées,  à  peu  près 
comme  de  ces  formes  que  les  minéralogistes  rapportent  à  un 
même  système  cristallin,  et  dont  chacune,  étant  prise  pour 
point  de  départ,  reproduit  toutes  les  autres  formes  quand  on 
la  soumet  à  une  suite  de  modifications  régulièrement  défi- 
nies ;  bien  qu'il  y  en  ait  dans,  le  nombre  de  beaucoup  plus 
simples,  qu'il  est  rationnel  de  prendre  de  préférence  pour  les 
points  de  départ  des  transformations  successives. 

249.  —  L'importance  du  syllogisme  ^  dans  la  logique  péri- 
patéticienne tient  au  rôle  que  jouent  dans  cette  logique  la 
doctrine  des  universaux  et  la  définition  per  genus  et  diffe- 
rentiam  (222).  Le  génie  d'Aristote  avait  admirablement  saisi 
et  coordonné  toutes  les  parties  du  système  ;  et  il  faut  le  suivre, 
même  lorsque  l'on  combat  ses  théories  dans  ce  qu'elles  ont 
de  trop  absolu  ou  d'excessif.  Il  y  a  lieu  de  faire,  au  sujet  des 
majeures  ou  des  vérités  générales  d'où  l'on  veut  faire  sortir 
par  le  syllogisme  une  vérité  particulière,  les  mêmes  distinc- 
tions qu'au  sujet  des  idées  génériques  et  des  abstractions  de 
toute  sorte.  Les  unes  sont  artificielles  ou  purement  logiques, 

1  Comparez,  sur  la  théorie  du  syllogisme,  la  Logique  de  Port-Royal 
m»  partie,  les  Lettres  d'Euler  à  une  princesse  d'Allemagne,  u«  partie, 
lettres  35  et  suivantes  de  notre  édition,  Paris,  1842,  et  parmi  les  ouvrages 
les  plus  récents,  le  livre  curieux  intitué  :  Formai  logic,  or  the  calculus  of 
inference,  par  M.  de  Morgan,  Londres,  1847. 


374  CHAPITRE  XVI. 

les  autres  sont  naturelles  et  fondées  sur  la  subordination 
rationnelle  des  choses.  Si  le  jugement  général  contenu  dans 
la  majeure  n'est  que  l'expression  résumée  des  jugements 
particuliers  portés  sur  chacune  des  espèces  du  genre,  le  syllo- 
gisme est  une  construction  artificielle  qui  peut  avoir  son 
utilité  pour  mettre  en  ordre  des  connaissances  acquises, 
mais  qui  est  inefficace  pour  l'extension  ou  le  développement 
de  nos  connaissances.  Si  au  contraire  la  vérité  générale  est 
conçue  comme  tout  à  fait  indépendante  des  formes  parti- 
culières et  concrètes  qu'une  idée  générale  et  abstraite  peut 
revêtir,  et  comme  étant,  non  le  résumé  logique,  mais  la  raison 
et  le  fondement  des  vérités  particulières,  le  syllogisme,  qui 
exprime  la  subordination  de  nos  jugements  d'une  manière 
conforme  aux  rapports  intrinsèques  des  choses  (ou  à  l'ordre 
suivant  lequel  les  faits  relèvent  les  uns  des  autres  et  les 
vérités  émanent  les  unes  des  autres),  devient  un  moyen 
d'étendre  notre  connaissance,  et  d'avancer  dans  la  connais- 
sance des  propriétés  des  choses  particulières,  en  y  appliquant 
convenablement  les  idées  générales. 

Tout  métal  est  opaque  :  voilà  une  proposition  qui  ne  saurait 
figurer,  à  titre  de  majeure,  dans  un  syllogisme  propre  à 
accroître  sur  quelques  points  nos  connaissances  ;  car  la  vérité 
de  cette  proposition  générale  ne  nous  est  connue  que  parce 
que  nous  avons  vérifié  sur  tous  les  corps  du  genre  des  métaux 
la  propriété  d'être  opaques  ;  et  il  faudrait  la  vérifier  directe- 
ment sur  tous  les  métaux  qu'on  découvrirait  par  la  suite.  On 
aurait  pu  dire  tout  aussi  bien  :  Tout  métal  est  plus  lourd  que 
Veau,  avant  la  découverte  du  potassium  et  du  sodium  ;  ou 
bien  encore  :  Tout  métal  est  solide  d  la  température  ordinaire, 
avant  la  découverte  du  mercure.  Au  contraire,  on  emploiera 
très  bien  comme  majeure  cette  proposition  générale  :  Tout 
mammifère  respire  par  des  poumons  ;  et  elle  servira  à  accroître 
notre  connaissance,  ou  à  prouver  que  tout  animal  perdu, 
dont  nous  ne  savons  autre  chose  sinon  qu'il  était  mammifère, 
respirait  par  des  poumons  (49)  ;  non  seulement  parce  qu'il 
n'y  a  pas  d'exception  h  ce  fait  d'observation,  que  tous  les 
animaux  pourvus  de  mamelles  ont  des  poumons,  mais  encore 
et  principalement  parce  que  les  connaissances  acquises  sur 
l'ensemble  de  l'économie  animale  ne  nous  permettent  pas  de 
douter  que  la  viviparité  et  l'allaitement  du  petit  ne  soient  des 


DE  L'ORDRE  LOGIQUE.  375 

conditions  d'existence  subordonnées  à  une  condition  de  plus 
haute  valeur,  celle  de  respirer  par  des  poumons.  C'est  ainsi 
que  la  preuve  logique,  qui  résulte  de  l'enchaînement  des  propo- 
sitions du  syllogisme,  peut  avoir  pour  condition  préalable  une 
induction  philosophique,  et  pour  fondement  une  probabilité, 
mais  une  probabilité  de  l'ordre  de  celles  qui  forcent  l'acquies- 
cement de  la  raison. 

250.  —  Il  n'en  est  pourtant  pas  ainsi  dans  tous  les  cas  ;  et  ce 
principe  de  morale  ou  de  droit,  que  nul  ne  doit  s'enrichir  aux 
dépens  d'auirui,  est  une  maxime  que  la  raison  trouve  en  elle- 
même,  sans  avoir  besoin  de  se  fonder  sur  des  observations 
répétées,  ni  d'invoquer  des  analogies  ou  des  inductions  de 
l'ordre  de  celles  que  nous  nommons  philosophiques.  Lors  donc 
que  le  jurisconsulte  argumentera  de  ce  principe  général  ou  de 
cette  majeure,  pour  prouver  que  le  propriétaire  qui  recouvre 
sa  chose  doit  rembourser  au  possesseur  de  bonne  foi  les  im- 
penses qu'il  a  faites,  jusqu'à  concurrence  des  améliorations 
qui  en  sont  résultées,  ou  pour  décider  toute  autre  question 
plus  subtile  et  d'une  solution  moins  évidente,  sa  déduction  sera 
affranchie  de  toute  induction  préalable.  Il  passera  directement 
de  la  vérité  générale  aux  vérités  particulières  qui  doivent 
effectivement  être  considérées  comme  autant  d'émanations 
de  cette  vérité  générale  :  au  rebours  des  cas  où  la  proposition 
générale  n'existe  que  comme  expression  logique  et  signe 
collectif  de  vérités  particulières. 

La  distinction  des  propositions  majeures  et  mineures, 
et  la  construction  syllogistique  qui  en  est  la  suite,  se  montrent 
particulièrement  dans  l'argumentation  du  barreau,  où  la 
majeure  s'appelle  ordinairement  question  de  droit,  et  la  mi- 
neure question  de  fait,  ou  quelquefois  espèce,  par  un  reste 
d'influence  des  traditions  scolastiques.  Il  est  parfaitement 
clair  que,  dans  un  procès  entre  le  propriétaire  qui  revendique 
sa  chose  et  le  possesseur  de  bonne  foi,  la  solution  de  la  question 
de  droit  dont  on  vient  de  parler,  ou  de  toute  autre  analogue, 
est  indépendante  de  la  connaissance  de  l'espèce,  de  la  preuve  du 
fait  que  le  possesseur  était  de  bonne  foi,  qu'il  a  fait  des  impenses, 
et  que  les  impenses  augmentent  jusqu'à  concurrence  dételle 
somme  la  valeur  de  la  chose  revendiquée.  La  distribution  syl- 
logistique, prescrite  ici  par  la  nature  des  choses,  est  tout 
à  l'avantage  de  l'ordre  des  idées  et  de  la  clarté  des  preuves. 


376  CHAPITRE  XVI. 

Elle  favorisera  au  contraire  le  sophisme  et  la  mauvaise  foi, 
si  l'argumentation  roule  sur  des  idées  dont  on  n'ait  pu  fixer 
invariablement  la  valeur,  à  cause  des  modifications  continues 
que  ces  idées  comportent.  On  résoudrait  le  sophisme  par  des 
distinctions  dans  le  cas  de  la  simple  équivoque,  c'est-à-dire 
si  les  termes  n'avaient  qu'un  certain  nombre  déterminé  d'accep- 
tions distinctes  ;  mais  le  plus  souvent  il  n'en  est  pas  ainsi,  et 
c'est  alors  que  l'appareil  des  formes  logiques  trouble  le  juge- 
ment et  le  fausse,  au  lieu  de  l'éclairer  et  de  l'aiïermir  (196). 
Nous  ne  tarderons  pas  à  développer  davantage  ces  considé- 
rations, quand  nous  appliquerons  plus  spécialement  nos  prin- 
cipes à  la  théorie  des  questions  judiciaires. 

251.  —  On  peut  faire  abstraction  de  la  nature  et  de  l'origine 
des  idées  et  des  jugements  qui  entrent  en  combinaison  dans 
le  syllogisme  et  qui  en  constituent,  comme  on  dit,  la  matière, 
pour  ne  considérer  que  la  forme  ou  l'espèce  des  propositions, 
c'est-à-dire  la  propriété  qu'elles  ont  d'être  générales  ou  parti- 
culières, affirmatives  ou  négatives  ;  car,  selon  que  ces  carac- 
tères se  combinent  diversement  dans  les  trois  propositions 
dont  le  syllogisme  est  composé,  on  pourra  distinguer  plusieurs 
modes  et  figures  de  syllogisme,  et  assigner  des  règles  pour 
qu'un  syllogisme  soit  valable  et  concluant,  ou  au  contraire 
pour  qu'il  pèche  dans  la  forme,  quelle  que  soit  d'ailleurs  la 
vérité  ou  la  fausseté  intrinsèque  de  la  conséquence  ou  des 
prémisses.  De  là  une  théorie  curieuse,  parfaitement  rigoureuse 
dans  toutes  ses  parties,  et  dont  l'invention  a  précédé  de  beau- 
coup celle  de  l'algèbre  et  de  la  théorie  générale  des  combi- 
naisons, quoiqu'elle  relève  de  cette  dernière  théorie,  et  quoi- 
qu'elle ait  avec  les  règles  élémentaires  de  l'algèbre  une  analogie 
fort  étroite.  En  effet,  bien  que  l'espèce  ne  soit  pas  contenue 
dans  le  genre  de  la  même  manière  qu'une  grandeur  est  con- 
tenue dans  une  autre,  il  y  a  pourtant  des  principes  d'une  géné- 
ralité telle  (154),  qu'ils  s'appliquent  à  l'un  comme  à  l'autre 
mode  de  compréhension  ou  d'extension.  On  peut  dire  que  des 
deux  propositions  : 

A  contient  B,  B  contient  C, 

résulte  la  troisième  proposition  : 

A  contient  C  ; 


DE  L'ORDRE  LOGIQUE.  377 

et  ceci  sera  vrai,  soit  que  A,  B,  G  désignent  des  grandeurs 
homogènes,  soit  que  les  mêmes  lettres  s'emploient  pour 
désigner  des  termes  génériques  subordonnés  les  uns  aux 
autres  dans  la  hiérarchie  des  universaux.  Les  règles  de  syn- 
thèse combinatoire,  appropriées  à  la  série  syllogistique,  doivent 
donc  avoir  la  plus  grande  ressemblance  avec  les  règles  de  ce 
calcul  qu'on  appelle  en  algèbre  calcul  des  inégalités,  et  par 
conséquent  elles  ressemblent  beaucoup  aussi  aux  règles  du 
calcul  des  égalités  ou  équations  ;  mais  la  grande  ressemblance 
ne  se  trouve  qu'aux  points  de  départ.  La  fécondité  des  prin- 
cipes mathématiques  et  la  hauteur  de  l'édifice  dont  ils  four- 
nissent les  matériaux,  tiennent  à  la  grande  simplicité  de  leurs 
formes  et  à  la  grande  régularité  de  leur  syntaxe.  Le  calcul  des 
inégalités,  comparé  à  celui  des  équations,  repose  sur  des  prin- 
cipes moins  simples  et  sujets  à  plus  de  restrictions  :  aussi  est-il 
resté  à  un  état  qu'on  peut  qualifier  de  rudimentaire  par 
comparaison  avec  les  vastes  développements  qu'a  pris  la 
théorie  des  équations  algébriques.  Par  une  raison  semblable, 
la  théorie  du  syllogisme  ne  comporterait  en  aucune  façon  des 
développements  scientifiques  comparables  à  ceux  de  l'algèbre, 
quand  même  elle  ne  serait  pas  d'une  utilité  pratique  aussi 
restreinte  que  les  applications  de  l'algèbre  sont  nombreuses  et 
importantes. 

252.  —  Tous  les  raisonnements  peuvent-ils  se  ramener  au 
syllogisme  ?  Aristote  lui-même  ne  le  pensait  pas,  et  il  faisait 
déjà  remarquer  que  les  géomètres  n'emploient  pas  le  syllo- 
gisme, parce  que,  suivant  lui,  ils  ne  font  point  usage  des 
notions  de  genre  et  d'espèce.  Mais  il  y  a  une  meilleure  raison 
pour  cela  :  car,  comment  établir  par  syllogismes  la  théorie  des 
combinaisons,  puisque  les  règles  mêmes  de  l'argumentation 
syllogistique  relèvent  de  la  théorie  des  combinaisons  ?  Et 
comment  faire  dépendre  d'un  syllogisme  les  règles  du  calcul 
algébrique,  puisque  la  liaison  de  la  conséquence  aux  prémisses 
dans  le  syllogisme  n'a  ni  plus  ni  moins  d'évidence  que  les 
règles   du    calcul    algébrique  ?  Le  raisonnement    algébrique 

A  égale  B  ;  B  égale  G  :  donc  A  égale  G 

(qui  n'est  pas  un  syllogisme,  puisqu'on  n'y  saurait  distin- 
guer ni  majeure,  ni  mineure,  ni  grand,  ni  moyen,  ni  petit 
terme)    est    aussi   évident   par  lui-même    que  la  liaison  de 


378  CHAPITRE  XVI. 

la    conséquence  aux  prémisses  dans  cet  exemple   vulgaire  : 

Tout  homme  est  mortel  ; 
Les  rois  sont  hommes  : 
Donc  les  rois  sont  mortels. 

Si  la  force  probante  du  raisonnement  algébrique  tenait  à  ce 
qu'il  peut  se  convertir  en  syllogismes,  il  faudrait  au  même 
titre  qu'on  pût  justifier  par  des  syllogismes  les  règles  mêmes 
du  syllogisme,  et  l'on  ne  sortirait  pas  d'un  cercle  vicieux. 

L'artifice  qui  consiste  à  mettre  en  évidence  le  rapport  de 
deux  termes  ou  idées,  en  s'aidant  pour  cela  d'un  terme  moyen 
ou  d'une  idée  intermédiaire,  n'est  pas  non  plus  quelque  chose 
de  particulier  à  l'argumentation  syllogistique,  ou  qu'on  ne 
retrouve  que  dans  les  règles  du  calcul  algébrique.  C'est  un  des 
procédés  les  plus  généraux  auxquels  l'esprit  humain  recourt 
pour  aider  sa  faiblesse,  et  il  l'emploie  perpétuellement  sous  les 
formes  les  plus  variées.  Pour  comparer  les  surfaces  de  deux 
rectangles  qui  n'ont  ni  la  même  base  ni  la  même  hauteur,  on 
concevra  un  troisième  rectangle  qui  ait  la  même  base  que  le 
premier,  la  même  hauteur  que  le  second,  et  dont  la  surface 
serve  de  terme  de  comparaison  entre  les  surfaces  des  deu.x 
rectangles  proposés  :  rôle  analogue,  quoique  non  pas  préci- 
sément identique,  à  celui  du  moyen  terme  du  syllogisme. 
En  général,  pour  comparer  des  grandeurs,  on  les  mesure  ; 
c'est-à-dire  que  l'unité  de  mesure  est  ce  moyen  terme  à  la 
faveur  duquel  on  obtient  les  rapports  de  grandeurs  de  même 
espèce,  qui,  le  plus  souvent,  ne  pourraient  être  physiquement 
rapprochées,  ni  immédiatement  comparées.  Dans  le  commerce, 
les  métaux  précieux  sont  le  moyen  terme  à  l'aide  duquel  on 
compare,  quant  à  la  valeur  d'échange,  des  objets  disparates 
à  tous  autres  égards.  Dans  une  opération  géodésique,  les 
objets  trop  distants  les  uns  des  autres  pour  qu'on  puisse  les 
voir  à  la  fois  de  la  même  station,  sont  liés  par  des  signaux  et 
des  stations  intermédiaires,  et  ainsi  de  suite. 

253.  —  On  trouve  dans  les  traités  de  logique  des  règles 
sur  la  conversion  des  propositions,  en  vertu  desquelles  il  est 
permis,  moyennant  certaines  conditions,  de  conclure  rigou- 
reusement du  particulier  au  général  :  et  ce  mode  de  conclusion 
est  souvent  qualifié  (.Vindiiclion,  par  opposition  à  la  dédiidion, 
qui  consiste  à  conclure  du  général  au  particulier,  et  qui  est 


DE  L'ORDRE  LOGIQUE.  379 

le  procédé  qu'on  pratique  dans  le  syllogisme  proprement  dit, 
pergenus  et  speciem.  C'est  ainsi  qu'il  suffit  souvent  de  l'obser- 
vation d'un  fait  particulier  pour  renverser  une  théorie  géné- 
rale. Mais  une  pareille  induction,  soumise  à  des  conditions 
de  forme  aussi  nettes  et  aussi  précises  que  celles  de  la  déduc- 
tion syllogistique,  est  comme  celle-ci  une  démonstration 
logique,  un  calcul  rigoureux,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec 
l'induction  philosophique  dont  nous  avons  assigné,  au  cha- 
pitre IV,  le  caractère  et  le  rôle.  Il  en  faut  dire  autant  d'un  tour 
de  raisonnement,  fort  usité  en  mathématiques,  et  qui  porte 
aussi  le  nom  d'induction  ;  lequel  consiste  à  prouver  que  si, 
dans  une  série  qui  peut  comprendre  un  nombre  infini  de 
termes,  un  ou  plusieurs  termes  consécutifs  sont  soumis  à  une 
certaine  loi,  le  terme  suivant  y  sera  pareillement  soumis,  par 
conséquent  le  terme  qui  vient  après  celui-ci,  et  ainsi  de  proche 
en  proche  ;  de  sorte  qu'il  suffit  de  constater  la  loi  pour  un 
terme  ou  pour  un  nombre  fini  de  termes  :  une  induction 
rigoureuse  l'étendant  ensuite  à  toute  la  série  des  termes 
consécutifs,  en  nombre  infini.  C'est  bien  là  en  effet  conclure  du 
particulier  au  général,  mais  ce  tour  n'est  pas  le  seul  que  les 
géomètres  affectionnent  ;  et  sans  cesse  il  leur  arrive,  quand  ils 
veulent  établir  les  propriétés  d'un  genre  de  figures,  de  consi- 
dérer d'abord  la  figure  dans  un  état  particulier  ou  plutôt 
singulier  (198),  en  ce  qu'il  amène  des  simplifications  qui  lui 
sont  exclusivement  propres,  et  de  montrer  ensuite  que  le  cas 
général  peut  être  ramené  au  cas  singulier.  Au  contraire,  ils 
concluent  du  général  au  particulier  (du  genre  à  l'espèce,  quoi 
qu'en  ait  dit  Aristote),  lorsqu'ils  traitent  tout  d'abord  le  cas 
général,  pour  en  déduire  le  cas  singulier,  par  forme  de  co- 
rollaire ;  et  dans  cette  manière  de  passer  du  général  au  parti- 
culier ou  au  singulier,  il  n'y  a  pour  l'ordinaire  rien  qui  rappelle 
la  construction  syllogistique.  Enfin,  plus  souvent  encore, 
comme  il  arrive  dans  la  série  de  raisonnements  dont  le  tableau 
d'un  calcul  d'algèbre  offre  la  notation  technique,  les  termes 
et  les  propositions  conservent  dans  toute  la  série  le  même 
degré  de  généralité  ;  et  à  ce  titre  on  ne  peut  pas  dire  en  pareil 
cas  que  l'algébriste  procède  par  déduction  plutôt  que  par 
induction.  Des  observations  analogues  s'apphquent  à  la  marche 
du  raisonnement,  quels  que  soient  les  objets  sur  lesquels  on  rai- 
sonne, quoique  les  mathématiques  jouissent  toujours  du  privi- 


380  CHAPITRE  XVI. 

lège  de  fournir  en  ce  genre  les  exemples  les  plus  nets,  et  d'être 
à  tous  égards  la  meilleure  école  de  logique  formaliste.  En  toute 
matière,  la  distinction  vraiment  essentielle  est  celle  qui  con- 
siste à  opposer  à  la  preuve  logique  ou  démonstrative  l'induc- 
tion philosophique,  dont  nous  avons  tâché  précédemment 
de  faire  bien  saisir  l'origine  et  la  nature  ;  quant  à  la  preuve 
logique  ou  démonstrative,  elle  procède,  selon  les  cas,  tantôt 
par  déduction  ou  par  induction,  du  connu  à  l'inconnu,  selon 
qu'il  y  a  plus  ou  moins  de  généralité  dans  la  vérité  connue  que 
dans  la  vérité  inconnue  ;  tantôt,  par  une  marche  inverse,  elle 
justifie  les  prémisses  hypothétiques  en  retombant  sur  des 
conséquences  connues  ;  enfin,  dans  une  multitude  de  cas,  les 
prémisses  et  les  conséquences  sont  du  même  ordre  d'abstrac- 
tion ou  de  généralité  ;  et  pour  embrasser  à  la  fois  tous  ces  cas 
divers,  le  mot  le  plus  convenable  est  celui  de  consiriidion,  dont 
le  sens  sera  encore  mieux  fixé  d'après  les  remarques  contenues 
dans  le  chapitre  qui  va  suivre. 


CHAPITRE     XVII 

De  l'analyse  et  de  la  synthèse.  — Des  jugements  analy- 
tiques ET  synthétiques. 

254.  —  En  parlant  de  la  formation  des  idées  abstraites  et  de 
l'élaboration  progressive  des  premiers  matériaux  fournis  à 
l'esprit  par  la  sensibilité  (147),  nous  avons  déjà  dû  dire  quel- 
que chose  de  l'analyse  et  de  la  synthèse,  et  même  établir  une 
distinction  capitale  entre  les  idées  abstraites  résultant  de 
l'analyse  ou  de  la  décomposition  des  impressions  sensibles, 
et  celles  qui  proviennent  du  besoin  que  la  raison  éprouve  de 
relier  et  de  coordonner  des  impressions  éparses.  Ce  sont  là, 
au  point  de  vue  de  la  logique,  l'analyse  et  la  synthèse  élémen- 
taires, puisqu'elles  aboutissent  à  la  formation  d'idées  ou  de 
termes  qui  (n'importe  leur  degré  dans  l'échelle  des  générali- 
sations et  des  abstractions)  figurent  à  titre  d'éléments  dans  la 
série  des  propositions,  des  raisonnements  et  des  constructions 
logiques.  Or,  c'est  principalement  à  propos  de  la  méthode  que 
les  logiciens  ont  traité  de  l'analyse  et  de  la  synthèse  ;  c'est- 
à-dire  qu'ils  ont  considéré  plus  spécialement  ces  deux  actes 
de  la  pensée,  en  tant  qu'ils  embrassent  toute  une  suite  de  juge- 
ments et  de  raisonnements  susceptibles  d'énonciation  formelle 
et  de  coordination  logique.  Nous  allons  aussi  traiter  de  l'ana- 
lyse et  de  la  synthèse  à  ce  point  de  vue,  en  essayant  de  décrire 
et  d'expliquer,  d'après  nos  principes,  les  diverses  acceptions 
que  ces  termes  prennent  dans  la  langue  commune  et  dans  les 
divers  dialectes  scientifiques,  mais  principalement  dans  le 
langage  des  mathématiques,  où  ils  sont  si  fréquemment 
employés,  et  où  ils  acquièrent  une  valeur  technique  qu'il  est 
curieux  de  comparer  avec  celle  que  les  logiciens  y  attachent. 


382  CHAPITRE  XVII. 

255.  —  Si  l'on  remonte  à  l'étymologie,  le  mot  synthèse  ne 
signifie  autre  chose  que  composition  ou  construction,  tandis  que 
le  mot  à'analyse  signifie  décomposition,  ou  mieux  encore 
résolution  :  mais  il  est  bon  d'observer  que  ces  deux  termes 
corrélatifs,  en  passant  d'une  langue  savante  dans  la  nôtre, 
n'ont  pas  eu  le  même  sort.  La  langue  commune  s'est  approprié 
entièrement  l'un,  l'emploi  en  est  devenu  des  plus  vulgaires  : 
l'autre  n'est  pas  sorti  du  style  didactique  ;  ou,  s'il  tend  de  nos 
jours  à  en  sortir,  c'est  par  l'effet  d'un  néologisme  prétentieux. 
Gomme  tout,  dans  l'économie  du  langage,  doit  avoir  sa  raison, 
on  est  déjà  porté  à  induire  de  ce  rapprochement  que  l'un  des 
deux  termes  rappelle  une  opération  plus  naturelle  à  l'homme, 
l'autre  une  opération  plus  réfléchie  et  plus  savante.  Au  reste, 
le  terme  même  de  composition  peut,  dans  beaucoup  de  cas,  être 
considéré  comme  le  vrai  corrélatif  de  celui  d'analyse.  On  dit  : 
la  composition  d'un  discours,  d'un  poème,  d'un  tableau, 
comme  on  dit  :  faire  l'analyse  d'une  tragédie  ou  d'un  discours. 

En  général,  le  mot  d'analyse  est  pris  vulgairement  pour 
désigner  une  décomposition  qui  s'opère  par  la  pensée  sur  des 
objets  intellectuels,  par  opposition  à  la  décomposition  maté- 
rielle ou  mécanique.  Son  emploi  ne  roule  alors  que  sur  une 
métaphore  perpétuelle,  et  quand  il  s'agit  d'un  sujet  aussi 
complexe,  aussi  abstrait,  quelquefois  aussi  vague  que  tout  le 
système  d'idées,  de  raisonnements,  d'images,  qu'un  livre  est 
destiné  à  reproduire,  on  sent  bien  que  la  notion  attachée  au 
mot  d'analyse  ne  peut  pas  comporter  elle-même  une  définition 
rigoureuse  ;  que  dans  les  idées  que  ce  mot  fait  naître,  il  en  est 
beaucoup  qui  ne  rappellent  pas  plus  une  décomposition  propre- 
ment dite  qu'une  composition,  et  qu'enfin  il  faut,  à  moins  de 
renoncer  à  parler,  le  prendre  alors,  comme  tant  d'autres,  avec 
l'indétermination  qui  l'affecte,  en  tâchant  que  l'indétermi- 
nation ne  porte  pas  sur  les  formes  essentielles  et  caractéris- 
tiques de  la  pensée. 

A  mesure  que  le  sujet  devient  plus  simple  et  mieux  défini, 
l'allusion  métaphorique  à  la  notion  commune  de  composition 
et  de  décomposition  acquiert  une  précision  plus  grande. 
Ainsi,  l'on  fait  faire  à  un  enfant  l'analyse  grammaticale  d'une 
phrase  :  c'est  une  véritable  décomposition,  ou  une  résolution 
du  discours  dans  les  éléments  grammaticaux  qui  le  consti- 
tuent. On  lui  dicte  ces  éléments  isolés,  et  il   faut   qu'il  les 


DE  L'ANALYSE  ET  DE  LA  SYNTHÈSE.  383 

associe  suivant  les  lois  de  la  grammaire  :  c'est  une  véritable 
composition,  une  synthèse  ou  une  syntaxe  ;  car  on  peut  consi- 
dérer ces  termes  comme  synonymes,  à  cela  près  que,  dans 
l'emploi  du  dernier  terme,  il  semble  y  avoir  une  allusion 
plus  directe  aux  rapports  d'ordre  et  de  situation  des  éléments 
associés.  Enfin,  l'enfant  devient  plus  habile  ;  et  comme  on  a 
jugé  à  propos  de  l'initier  dans  une  langue  morte,  dont  l'étude 
se  prête  bien  au  développement  méthodique  de  son  intelli- 
gence, on  lui  fait  faire,  à  l'aide  d'un  double  dictionnaire  ce 
qu'on  appelle  des  versions  et  des  thèmes.  Ceci  devient  déjà  une 
opération  trop  complexe  pour  qu'une  expression  métapho- 
rique s'y  adapte  avec  une  parfaite  justesse  ;  mais  cependant, 
en  y  réfléchissant,  on  verra  qu'il  y  a  dans  le  travail  de  la 
version  plus  de  ce  qu'on  appelle  analyse,  et  que  l'opération 
de  synthèse  ou  de  syntaxe  prédomine  dans  le  travail  du  thème. 

Outre  la  grammaire,  il  y  a  une  science  dans  le  vocabulaire 
de  laquelle  les  termes  de  synthèse  et  d'analyse  prennent  un 
sens  toujours  précis,  et  qui  ne  peut  donner  lieu  à  aucune 
équivoque  :  c'est  la  chimie.  La  raison  en  est  évidente,  puisque 
cette  science  a  pour  objet  des  êtres  physiques  auxquels  les 
idées  de  composition  ou  de  décomposition  peuvent  s'appliquer 
directement  et  sans  aucun  emploi  du  style  figuré. 

256.  —  Condillac  revient  sans  cesse  dans  ses  écrits  sur 
l'analyse  et  la  synthèse  :  prouver  que  la  méthode  analytique 
est  la  seule  bonne,  la  seule  fondée  sur  la  nature,  tel  semble 
être  l'unique  but  pour  lequel  ce  philosophe  ait  pris  la  plume. 
Cependant,  comme  on  l'a  depuis  bien  longtemps  remarqué,  il 
se  trouve  que  Condillac  a  fait  autant  qu'un  autre  usage  de 
la  synthèse,  et  qu'en  particulier  son  traité  des  Sensalions,  où  il 
essaie  de  refaire  l'homme  de  toutes  pièces,  en  donnant  successi- 
vement à  sa  statue  chacun  des  cinq  sens,  est  un  ouvrage 
éminemment  synthétique.  Nous  ajouterons  que  les  défauts 
de  l'ouvrage  tiennent  précisément  à  l'emploi  de  la  synthèse 
dans  un  sujet  qui  y  répugne. 

Si  un  horloger  voulait  expliquer  le  mécanisme  d'une  montre, 
il  serait  assez  indifférent  qu'il  commençât  par  démonter  la 
montre,  c'est-à-dire  par  en  faire  l'analyse,  ou  au  contraire 
qu'il  débutât  par  assembler  les  pièces  éparses,  c'est-à-dire  qu'il 
fît  d'abord  la  synthèse  de  la  montre.  Ce  ne  serait  probablement 
qu'après  avoir  répété  plusieurs  fois  l'une  et  l'autre  opération 


384  CHAPITRE  XVII. 

qu'enfin  l'élève  aurait  de  la  machine  une  idée  nette  et  persis- 
tante. On  en  peut  dire  autant  de  toutes  les  théories  portant 
sur  des  objets  complexes  dont  les  parties  se  laissent  ainsi 
associer  et  dissocier.  Il  importe  assez  peu  qu'on  les  expose  par 
voie  d'analyse  ou  par  voie  de  synthèse  ;  ou  plutôt  il  est  à  peu 
près  impossible  de  suivre  exclusivement,  en  les  exposant,  soit 
les  procédés  analytiques,  soit  les  procédés  synthétiques.  Lors 
même  qu'on  vaincrait  cette  difficulté  dans  la  rédaction  d'un 
traité  didactique  longuement  médité,  la  théorie  ne  serait 
vraiment  comprise  que  de  celui  dont  l'esprit  se  serait  fami- 
liarisé avec  ces  compositions  et  ces  décompositions  alternatives, 
et  à  qui  il  serait  devenu  également  facile  de  procéder  analyti- 
quement  ou  synthétiquement. 

Au  lieu  de  l'horloger  qui  explique  le  système  mécanique 
d'une  montre,  nous  pourrions  supposer  un  démonstrateur 
({ui  explique  le  squelette  ou  le  système  osseux  du  corps  hu- 
main :  système  composé  d'un  nombre  connu  de  pièces  dis- 
tinctes, que  l'on  maintient  assez  bien  dans  leurs  rapports  natu- 
rels de  situation,  au  moyen  de  ligaments  artificiels.  Dans  ce  cas 
comme  dans  l'autre,  nous  disons  qu'il  importera  assez  peu  que 
le  démonstrateur  sépare  les  parties  assemblées,  ou  assemble  les 
parties  isolées  ;  qu'il  fasse  l'analyse  ou  la  synthèse  du  squelette. 

Mais,  dans  la  nature,  le  système  osseux  tient  à  d'autres 
systèmes  d'organes,  dans  l'étude  desquels  on  ne  peut  aller  que 
du  tout  aux  parties,  et  non  pas  au  rebours  aller  des  parties 
au  tout  ;  ce  qui  ne  tient  pas  essentiellement  à  leur  défaut  de 
consistance  (car,  avec  de  la  patience  et  de  l'adresse,  on  isole 
assez  bien  le  réseau  vasculaire,  le  réseau  nerveux,  et  l'art  des 
injections  est  précisément  destiné  à  isoler  pour  les  yeux  le 
réseau  vasculaire),  mais  ce  qui  résulte  bien  plutôt  de  ce  que 
ces  organes  sont  ramifiés  à  l'infini,  de  ce  qu'ils  subissent  des 
flexions  et  des  anastomoses  innombrables,  en  un  mot,  de  ce 
qu'ils  forment  un  tout  continu,  et  non  un  assemblage  de 
pièces.  Aussi,  comme  l'étymologie  l'indique,  l'anatomie  n'est- 
elle  que  l'analyse  des  organes  ;  et  l'on  ne  connaît  pas  de  syn- 
thèse correspondante,  car  évidemment  la  physiologie  est  tout 
autre  chose  que  cette  synthèse.  L'ostéologie  humaine  est  com- 
plète, et  l'on  en  peut  faire  la  synthèse  :  on  n'épuisera  jamais 
le  champ  des  découvertes  anatomiques,  en  ce  qui  touche  aux 
systèmes  nerveux  et  vasculaire  ;  de  nouveaux   instruments 


DE  L'ANALYSE  ET  DE  LA  SYNTHÈSE.        385 

d'optique  en  reculeraient  indéfiniment  les  bornes,  et  cela  même 
montre  l'impossibilité  de  faire  la  synthèse  de  ces  systèmes. 
257.  —  Remarquons  bien  que,  quand  la  synthèse  est  impos- 
sible, parce  qu'on  n'arrive  jamais  aux  véritables  éléments, 
à  proprement  parler,  l'analyse  l'est  aussi  ;  mais  il  y  a  cette 
diiïérence  essentielle,  que  le  procédé  analytique  ou  anato- 
mique  tend  à  l'atténuation  indéfinie  des  erreurs,  à  une  connais- 
sance de  l'objet  de  plus  en  plus  distincte  et  vraie  ;  tandis  que 
le  procédé  synthétique,  ou  la  reconstruction  du  tout  avec  des 
morceaux  qui  ne  sont  pas  les  éléments  véritables,  tend  à 
l'accumulation  des  erreurs  ;  et  s'il  arrive  que  les  erreurs  ne 
s'accumulent  pas,  mais  au  contraire  se  compensent,  la  compen- 
sation est  purement  fortuite.  Lorsque,  dans  le  monde  physique 
ou  dans  celui  des  idées,  il  s'agit  d'objets  qui  admettent  des 
modifications  continues,  la  construction  d'une  théorie  implique 
la  substitution  d'un  système  artificiel  au  système  réel,  tel  que 
la  nature  des  choses  nous  l'offre  ;  mais  le  système  artificiel,  fruit 
d'une  analyse  qui  opère  sur  l'ensemble,  peut  être  sans  cesse 
rapproché  du  système  réel,  dont  peut  au  contraire  s'écarter 
indéfiniment  celui  qu'on  voudrait  construire  par  le  rappro- 
chement de  membres  ou  d'éléments  artificiels  ^. 

^  «  Par  analogie  avec  le  procédé  que  les  physiciens  emploient  pour 
s'assurer  de  la  justesse  d'une  expérience,  Reinhard,  rassemblant  les 
éléments  de  notre  organisation,  tels  qu'ils  résultent  de  la  décomposition 
opérée  par  la  philosophie  de  Kant,  se  mit  à  reconstruire  avec  ces  maté- 
riaux tout  l'édifice  de  l'être  moral  ;  et  au  lieu  de  voir  renaître  cet  ensemble 
admirable  et  harmonique  dans  lequel  toutes  nos  forces  se  prêtent  un 
mutuel  secours,  et  contribuent,  chacune  pour  sa  part,  sans  qu'il  y  ait 
ni  choc  ni  ressort  superflu,  au  but  indiqué  par  nos  besoins  physiques  et 
moraux,  il  sortit  de  cet  essai  de  rapprochement,  renouvelé  à  diverses 
reprises,  un  tout  si  incohérent,  si  dépourvu  d'accord  dans  ses  parties 
constituantes  et  des  traces  de  cette  économie  sage,  de  cette  prévoyante 
sollicitude,  qui  brillent  dans  tous  les  ouvrages  de  la  nature,  qu'il  sentit 
la  plus  forte  répugnance  à  adopter  des  principes  qui  conduisaient  par 
l'épreuve  de  la  synthèse  à  des  résultats  aussi  peu  conformes  aux  besoins 
de  l'homme  et  aux  desseins  paternels  de  son  auteur.  Il  se  crut  en  droit 
de  soupçonner  dans  le  travail  analytique  de  Kant  quelque  défaut  secret, 
quelque  lacune  importante,  que  l'habileté  du  maître  et  le  prestige  de  son 
art  avaient  dérobée  à  son  attention,  à  peu  près  comme  un  chimiste  qui  ne 
réussirait  pas,  en  combinant  de  nouveau  les  éléments  qu'il  aurait  obtenus 
par  la  décomposition  d'une  substance,  à  la  reproduire  telle  que  l'offre  la 
nature,  resterait  convaincu  de  l'imperfection  de  ses  expériences.  » 
{Lettres  de  Reinhard,  traduites  de  l'allemand,  avec  une  Notice  par 
Stapfer.)  —  Le  défaut  secret  que  soupçonnait  Reinhard,  consiste  à  rem- 
placer par  un  système  artificiel,  à  pièces  discontinues,  un  tout  harmo- 
nique où  la  loi  de  continuité  préside  à  l'agencement  et  aux  modifications 

25 


386  CHAPITRE  XVII. 

On  pourra  très  bien  faire  exécuter  les  diverses  pièces  d'une 
machine  par  autant  d'ouvriers  qu'il  y  a  de  pièces  diiïérentes  : 
les  pièces  n'en  seront  exécutées  qu'avec  plus  de  rapidité  et  de 
précision,  d'après  le  principe  si  connu  de  la  division  du  travail. 
Au  contraire,  si  l'on  voulait  avoir  la  copie  d'une  statue,  ce 
serait  un  très  mauvais  procédé  que  de  charger  un  artiste 
d'un  bras,  un  autre  d'une  jambe,  un  autre  du  tronc,  et  ainsi 
de  suite.  Ces  parties  pourraient  être  copiées  chacune  avec 
une  exactitude  suffisante,  sans  que  la  statue  formée  par  le 
rapprochement  des  parties  fût  d'une  exécution  tolérable.  Or, 
la  même  perception  de  l'ensemble  des  rapports,  laquelle  guide 
l'artiste,  est  celle  qui  guide  ou  qui  doit  guider  l'analyste  :  la 
même  accumulation  d'erreurs  ou  de  déviations  des  rapports 
réels,  qui  se  manifeste  par  le  rapprochement  des  membres 
isolés,  est  une  conséquence  du  procédé  synthétique  donnée  par 
la  théorie. 

258.  —  On  a  dit  que  l'analyse  est  la  méthode  d'inven- 
tion, et  la  synthèse  la  méthode  d'exposition.  Le  fait  est  qu'il 
n'y  a  pas  de  méthode  d'invention,  et  qu'on  ne  doit  pas  consi- 
dérer, qu'on  ne  considère  pas  effectivement  comme  inventeur 
celui  qui  ne  fait  qu'appliquer  une  méthode.  Nous  tâcherons 
tout  à  l'heure  d'en  faire  comprendre  la  raison.  Quant  à  la 
méthode  d'exposition,  il  est  rare  qu'elle  puisse  être  exclusi- 
vement analytique  ou  exclusivement  synthétique,  comme 
l'ont  remarqué  tous  ceux  que  l'esprit  de  système  ne  dominait 
pas.  Lorsque  la  synthèse  rigoureuse  est  possible,  elle  l'emporte 
d'ordinaire  en  concision  et  en  clarté  sur  l'analyse.  Si  la  mé- 
thode synthétique  a  plus  fréquemment  égaré  les  philosophes 
et  ceux  qui  ont  voulu  se  faire  les  interprètes  de  la  nature,  c'est 
que,  dans  le  plan  de  la  nature,  autant  que  nous  en  pouvons 
juger,  la  continuité  est  la  règle,  et  la  discontinuité  l'exception. 

Au  reste,  comme  le  progrès  dans  la  connaissance  des  choses 
résulte  principalement  de  cette  opération  de  l'esprit  par  la- 
quelle nous  distinguons,  dans  les  faits  complexes  de  la  percep- 
tion, ce  qui  provient  de  la  constitution  même  des  choses  d'avec 
les  circonstances  qui  tiennent  à  notre  point  de  vue  ou  aux 

des  parties  constitutives  ;  et  la  lacune  importante  consiste  tout  simple- 
ment dans  la  suppression  du  principe  de  vie,  qui  produit  la  continuité, 
l'unité  et  l'harmonie,  et  qui  disparaît  sous  le  scalpel  du  logicien  comme 
dans  le  creuset  du  chimiste. 


DE  L'ANALYSE  ET  DE  LA  SYNTHÈSE.       -387 

conditions  dans  lesquelles  nous  sommes  placés  pour  les  obser- 
ver, il  est  clair  qu'en  ce  sens  la  méthode  d'invention  est 
nécessairement  analytique  ;  tandis  qu'on  se  conformera  à 
l'ordre  des  phénomènes,  et  que  par  conséquent  on  en  simpli- 
fiera l'exposition,  en  faisant  d'abord  connaître  les  choses  dans 
les  circonstances  de  leur  organisation  intrinsèque,  puis  en 
examinant  les  circonstances  dans  lesquelles  nous  les  obser- 
vons, et  en  expliquant  finalement,  par  la  combinaison  des  unes 
et  des  autres,  les  phénomènes  complexes  qui  sont  l'objet  de 
notre  observation  immédiate.  L'astronomie,  à  cause  de  la 
perfection  qu'elle  a  acquise  et  de  la  simplicité  du  grand  objet 
dont  elle  traite,  peut  offrir  un  exemple  très  net  de  l'emploi  de 
l'une  et  de  l'autre  méthode.  Dans  les  sciences  moins  parfaites, 
où  l'on  n'est  pas  sûr  d'avoir  saisi  les  lois  fondamentales,  les 
vrais  éléments  de  la  théorie,  la  construction  synthétique  peut 
accumuler  les  erreurs,  et  par  là  même  devenir  la  pierre  de 
touche  de  la  théorie,  quand  on  confronte  les  résultats  de 
l'observation  directe  avec  ceux  que  l'on  conclut  de  la  con- 
struction synthétique.  C'est  de  cette  manièreque  les  hypothèses 
et  les  constructions  synthétiques,  même  prématurées  et  fau- 
tives, contribuent  au  perfectionnenient  de  nos  connaissances. 

On  voit  par  ces  remarques  que  le  terme  d'analyse,  dans 
l'application  qu'on  en  fait  aux  sciences,  désigne  moins  fré- 
quemment la  décomposition  d'un  tout  dans  ses  parties  inté- 
grantes, que  la  distinction  des  principes  dont  la  combinaison 
fournit  l'explication  raisonnée  d'un  phénomène  complexe,  et 
non  pas  seulement  la  description  du  phénomène.  Lorsque 
nous  faisons  de  l'analyse  en  ce  sens  (soit  avec  l'aide  de  la 
raison  seule,  soit  avec  le  secours  d'une  expérimentation  intelli- 
gente, qui  met  en  relief  les  circonstances  essentielles  de  la 
production  d'un  phénomène,  en  les  dégageant  des  circon- 
stances accessoires  ou  des  causes  perturbatrices),  ce  n'est  plus, 
comme  on  a  coutume  de  le  dire,  à  cause  de  la  faiblesse  de  notre 
intelligence,  qui  ne  nous  permet  pas  d'embrasser  à  la  fois, 
dans  une  vue  distincte,  les  diverses  parties  d'un  tout,  c'est  au 
contraire  pour  user  du  plus  noble  attribut  de  notre  intelli- 
gence, de  la  puissance  que  nous  avons  de  saisir  la  raison  et  de 
discerner  les  principes  des  choses. 

Les  logiciens  disent  en  conséquence  que  l'on  procède  analy- 
tiquement  quand  on  va  du  particulier  au  général,  du  concret 


388  CHAPITRE  XVII. 

à  l'abstrait,  en  cherchant  à  retrouver,  par  l'examen  de  la 
question  particulière  et  complexe  que  l'on  veut  résoudre,  les 
principes  généraux,  ou  les  vérités  abstraites  qui  doivent  en 
procurer  la  solution  ;  et  au  contraire  que  l'on  procède  synthé- 
tiquement  ou  doctrinalement,  lorsqu'on  va  du  général  au 
particulier,  de  l'abstrait  au  concret,  ou  du  moins  d'une 
abstraction  plus  simple  à  une  abstraction  plus  complexe,  en 
combinant  les  principes  généraux  et  en  poussant  ainsi  la 
construction  théorique  jusqu'à  ce  qu'on  soit  arrivé  à  la  combi- 
naison qui,  dans  sa  complexité,  s'adapte  immédiatement  à  la 
question  particulière  et  concrète.  La  première  marche  est  celle 
que  suit  un  avocat  dans  son  mémoire  ou  dans  sa  plaidoirie,  un 
juge-rapporteur  dans  son  rapport  sur  la  question  litigieuse 
soumise  à  la  décision  d'un  tribunal  ;  l'autre  est  celle  que  suit 
un  professeur  de  droit  dans  son  cours,  un  auteur  dans  la  rédac- 
tion d'un  traité  de  jurisprudence. 

259.  —  Lorsque  l'on  considère  une  série  de  propositions  qui 
se  lient  les  unes  aux  autres,  et  dont  l'ensemble  constitue  une 
démonstration,  il  peut  très  bien  arriver  que  la  dernière  ait 
tout  autant  de  généralité  que  la  première  (253),  et  qu'on  puisse, 
en  adoptant  un  autre  plan  didactique  pour  l'ensemble  de  la 
théorie  à  laquelle  cette  série  de  propositions  se  rattache,  ren- 
verser la  série,  conclure  la  première  proposition  de  la  dernière, 
sans  que  pour  cela  le  caractère  général  de  la  méthode  soit 
changé,  sans  qu'on  ait  de  motifs  de  distinguer  les  deux  ordres 
suivis,  en  qualifiant  l'un  d'analytique  et  l'autre  de  synthé- 
tique. Pour  avoir  des  exemples  de  ces  renversements  de  séries 
partielles,  de  ces  transpositions  d'ordre  entre  des  propositions 
qui  ont  le  même  degré  de  généralité,  il  suffit  de  comparer  des 
éléments  de  géométrie  rédigés  sur  des  plans  diiïérents.  Mais  il 
y  aura  au  contraire,  au  point  do  vue  de  la  logique,  une  diffé- 
rence essentielle  entre  les  méthodes,  si  dans  l'une  on  va  tou- 
jours d'une  proposition  démontrée  à  une  autre  qui  est  une 
conséquence  des  propositions  démontrées  antérieurement,  et 
qui  par  là  se  trouve  démontrée  à  son  tour  ;  tandis  (jue  dans 
l'autre  on  part  au  contraire  directement  de  la  proposition  à 
démontrer,  comme  d'une  hypothèse,  en  poursuivant  les  consé- 
quences qui  résultent,  tant  de  cette  proposition  hypothétique 
que  d'autres  vérités  admises,  jusqu'à  ce  que  l'on  tombe  sur  une 
proposition  déjà  reconnue  vraie,  et  dont  la  vérité  entraîne  celle 


DE  L'ANALYSE  ET  DE  LA  SYNTHÈSE.        389 

de  la  proposition  hypothétique  qui  servait  de  premier  terme 
à  cette  série  de  déductions.  Or,  c'est  cette  méthode  inverse 
dont  les  géomètres  grecs  regardaient  Platon  comme  l'inven- 
teur, et  à  laquelle  ils  donnaient  le  nom  d'analyse  ^,  c'est-à-dire 
de  résolution  ou  de  solution  à  rebours,  en  appliquant  celui  de 
synthèse  ou  de  construction  à  la  méthode  directe,  dans  la- 
quelle on  passe  d'une  vérité  à  une  autre  que  les  précédentes 
soutiennent,  comme  on  irait,  dans  la  construction  d'un  édifice, 
des  assises  inférieures  aux  assises  superposées,  sans  recourir 
à  des  concessions  hypothétiques  qui,  dans  ce  genre  de  con- 
struction, font  l'office  d'étais  provisoires,  pareils  à  ceux  qu'on 


*  Est  veritatis  inquirendse  via  quaedam  in  mathematicis,  quam  Plato 
primus  invenisse  dicitur,  a  Theone  nominata  analysis,  et  ab  eodem 
dcfinita,  adsumptio  quœsiti  tanquam  concessi  per  consequentia  ad  verum 
concessum.  Ut  contra  synthesiS;  adsumptio  concessi  per  consequentia  ad 
quîesiti  finem  et  comprehensionem.  »  (Viète.  Isagoqe  in  artem  ana- 
lyticam,  in  principio). 

«  L'analyse  est  le  chemin  qui,  partant  de  la  chose  demandée,  que 
l'on  accorde  pour  le  moment,  mène,  par  une  suite  de  conséquences,  à 
quelque  chose  de  connu  antérieurement,  ou  mis  au  nombre  des  prin- 
cipes reconnus  pour  vrais.  Cette  méthode  nous  fait  donc  remonter  d'une 
vérité  ou  d'une  proposition  à  ses  antécédents,  et  nous  la  nommons  analj'se 
ou  résolution,  comme  qui  dirait  une  solution  en  sens  inverse.  Dans  la 
synthèse,  au  contraire,  nous  partons  de  la  proposition  qui  se  trouve  la 
dernière  de  l'analyse  :  ordonnant  ensuite,  d'après  leur  nature,  les  anté- 
cédents qui,  plus  haut,  se  présentaient  comme  des  conséquents,  et  les 
combinant  entre  eux,  nous  arrivons  au  but  cherché  d'où  nous  étions 
partis  dans  le  premier  cas. 

«  On  distingue  deux  genres  d'analyse  :  dans  l'un,  que  l'on  peut  nommer 
contemplatif,  on  se  propose  de  reconnaître  la  vérité  ou  la  fausseté  d'une 
proposition  avancée  ;  l'autre  se  rapporte  à  la  solution  des  problèmes  ou 
à  la  recherche  des  vérités  inconnues.  Dans  le  premier,  en  posant  pour 
vrai  ou  pour  déjà  existant  le  sujet  de  la  proposition  avancée,  nous  mar- 
chons, par  les  conséquences  de  l'hypothèse,  à  quelque  chose  de  connu  ; 
et  si  ce  résultat  est  vrai,  la  proposition  avancée  est  vraie  aussi.  La  démons- 
tration directe  se  forme  ensuite  en  reprenant,  dans  un  ordre  inverse,  les 
diverses  parties  de  l'analyse.  Si  la  conséquence  à  laquelle  nous  arrivons 
en  dernier  lieu  se  trouve  fausse,  nous  concluons  que  la  proposition 
analysée  l'est  aussi.  Lorsqu'il  s'agit  d'un  problème,  nous  le  supposons 
d'abord  résolu,  et  nous  poussons  les  conséquences  qui  en  dérivent  jusqu'à 
ce  quelles  nous  mènent  à  quelque  chose  de  connu.  Si  le  dernier  résultat 
peut  s'obtenir,  s'il  est  compris  dans  ce  que  les  géomètres  nomment 
données,  la  question  proposée  peut  se  résoudre,  la  démonstration  (ou 
plutôt  la  construction)  se  forme  encore  en  prenant  dans  un  ordre  inverse 
es  parties  de  l'analyse.  L'impossibilité  du  dernier  résultat  de  l'analj'se 
prouvera  évidemment  dans  ce  cas,  comme  dans  le  précédent,  celle  de  la 
chose  demandée.  »  Pappus,  prolégomènes  du  vii^  livre  des  Collections 
m  athématiques. 


390  CHAPITRE  XVII. 

emploie  pour  soutenir  l'édifice  que  l'on  veut  reprendre  en  sous- 
œuvre. 

260.  —  Dans  cette  dernière  acception  des  termes  de  synthèse 
et  d'analyse,  très  différente  de  celles  qui  ont  été  d'abord 
exposées,  il  y  a  allusion  à  deux  modes  de  construction  direct 
et  inverse,  mais  non  plus  à  des  compositions  de  parties  et  à  la 
décomposition  d'un  tout  en  ses  parties  intégrantes,  ni  même 
au  passage  du  général  au  particulier  et  du  particulier  au  général. 
Car,  ainsi  que  nous  l'avons  déjà  observé,  il  arrive  ordinaire- 
ment que,  dans  les  séries  de  propositions  géométriques  aux- 
quelles s'appliquent  les  définitions  de  Théon  et  de  Pappus 
citées  plus  haut,  les  diverses  propositions  de  la  série  ont  le 
même  degré  de  généralité,  et  qu'on  pourrait  changer  le  plan 
général  de  l'exposition  doctrinale,  de  manière  que  l'ordre  des 
termes  de  la  série  partielle  en  fût  renversé,  et  que  le  même 
ordre  qui  était  direct  ou  synthétique  en  vertu  du  premier 
plan,  devînt,  dans  le  second  plan,  indirect  ou  analytique  : 
la  proposition  qui  jouait  primitivement  le  rôle  d'hypothèse 
(méthode  analytique)  ou  de  conséquent  (méthode  synthé- 
tique) jouant  maintenant  le  rôle  de  donnée  ou  d'antécédent, 
à  la  faveur  de  propositions  qui  maintenant  précèdent  la  série 
partielle,  et  qui,  dans  le  plan  primitif,  en  étaient  des  consé- 
quences. 

Le  procédé  analytique  des  géomètres  grecs  devient  le 
procédé  par  la  rédudion  à  l'absurde,  lorsque,  pour  démontrer 
la  vérité  d'une  proposition,  on  part  de  la  proposition  contra- 
dictoire comme  d'une  hypothèse,  afin  d'arriver,  de  consé- 
quence en  conséquence,  jusqu'à  une  proposition  reconnue 
fausse,  ou  qui  contredit  une  proposition  reconnue  vraie  ;  ce 
qui  entraîne  l'absurdité  de  l'hypothèse,  et  par  suite  la  vérité 
de  la  proposition  contradictoire.  C'est  même  de  préférence 
sous  cette  forme  qu'on  emploie  maintenant,  dans  l'exposition 
doctrinale,  le  procédé  analytique  des  anciens  ;  et  l'on  y  a 
recours  pour  éluder  les  difficultés  logiques  qu'entraîne  le  pas- 
sage de  la  discontinuité  à  la  continuité  dans  le  procédé  synthé- 
tique ou  direct  (201). 

Mais  ce  même  procédé  analytique,  qui  est  indirect  dans 
l'exposition  doctrinale  et  quand  il  s'agit  d'enchaîner  des 
théorèmes,  devient  le  procédé  direct  quand  il  s'agit  d'un  pro- 
blème à  résoudre.  Car  alors  il  n'y  a  rien  de  plus  naturel  que  de 


DE  L'ANALYSE  ET  DE  LA  SYNTHÈSE.        391 

considérer  le  problème  comme  résolu  ;  de  supposer,  par 
exemple,  les  objets  géométriques  sur  lesquels  porte  le  pro- 
blème dans  les  rapports  de  grandeur  et  de  situation  où  l'on 
veut  qu'ils  soient,  et  de  poursuivre  les  conséquences  de  cet  état 
hypothétique  jusqu'à  ce  que  l'on  soit  arrivé  à  des  construc- 
tions que  l'on  sait  faire,  à  des  calculs  que  l'on  sait  exécuter, 
ou  bien  au  contraire  à  des  constructions  ou  à  des  calculs  impos- 
sibles et  absurdes,  ce  qui  prouvera  que  le  problème  n'admet 
pas  de  solution. 

261.  —  C'est  à  cette  manière  de  traiter  les  problèmes  de 
mathématiques  que  la  langue  de  l'algèbre,  telle  que  les  mo- 
dernes l'ont  organisée,  s'adapte  merveilleusement,  puisqu'elle 
fournit  les  moyens  de  soumettre  les  grandeurs  aux  mêmes  opé- 
rations de  calcul,  sans  distinction  de  données  et  d'inconnues. 
On  a  rattaché  dès  lors  au  contraste  des  deux  procédés  logiques 
signalés  par  les  géomètres  grecs,  le  contraste  que,  dans  la 
langue  mathématique  des  modernes  on  établit  entre  l'ana- 
lyse et  la  synthèse  :  le  mot  d'analyse  désignant  main- 
tenant la  science  du  calcul,  prise  dans  toute  son  extension, 
soit  qu'on  la  considère  en  elle-même,  ou  qu'on  l'applique 
à  la  géométrie,  à  la  mécanique,  à  "la  physique,  etc.,  tandis 
que,  sous  la  dénomination  de  synthèse,  on  entend  la  géo- 
métrie traitée  à  la  manière  des  anciens,  sans  calcul  et  à  l'aide 
de  figures  et  de  constructions  graphiques.  Néanmoins,  ceux 
qui  se  sont  occupés  de  la  philosophie  des  sciences  n'ont  pas 
manqué  de  faire  observer  que  la  synthèse  et  l'analyse  ainsi 
entendues  ne  constituent  plus  deux  procédés  logiquement 
distincts  ;  que  l'on  peut  faire  de  l'analyse  avec  des  figures  et 
des  constructions  graphiques,  delà  synthèse  avec  des  symboles 
algébriques  et  du  calcul  :  soit  qu'on  attribue  aux  termes 
d'analyse  et  de  synthèse  l'acception  logique  que  les  anciens 
y  attachaient,  au  rapport  de  Théon  et  de  Pappus  ;  soit  qu'on  les 
prenne  dans  une  autre  des  acceptions  logiques  déjà  indiquées. 

Ces  remarques  sont  justes,  et  cependant  nous  pensons  que 
l'acception  qu'ont  prise  les  termes  d'analyse  et  de  synthèse 
dans  l'idiome  des  mathématiques  modernes,  par  la  seule  force 
de  l'usage  et  sans  qu'on  s'en  soit  jamais  bien  rendu  compte, 
peut  très  bien  s'expliquer  et  se  justifier  théoriquement.  Elle  se 
rattache  à  une  distinction  logique,  plus  profonde  et  plus 
importante  que  celles  dont  nous  nous  sommes  déjà  occupés 


392  CHAPITRE  XVII. 

dans  le  cours  de  ce  chapitre  :  à  la  distinction  que  Kant  a 
faite  entre  les  jugements  analytiques  et  synthétiq^ues,  et  qui 
paraîtra  lumineuse  et  simple,  si  on  la  dégage  des  formes  sco- 
lastiques  dans  lesquelles  s'est  trop  complu  ce  grand  logicien. 

262. —  En  eiïet,  quand  nous  étudions  un  objet,  nous  pouvons 
partir  de  certaines  propriétés  de  l'objet,  exprimées  par  des 
définitions  ;  puis,  sans  avoir  besoin  de  fixer  davantage  notre 
attention  sur  l'objet,  en  ayant  soin  seulement  de  ne  point 
enfreindre  les  règles  de  la  logique,  arriver  à  des  conclusions 
ou  à  des  jugements  que  Kant  qualifie  d'analytiques,  qui 
éclaircissent  et  développent  la  connaissance  de  l'objet  plutôt 
qu'ils  ne  retendent,  à  proprement  parler  ;  car  on  était  censé 
nous  donner  implicitement,  avec  les  notions  exprimées  par  les 
définitions  d'où  nous  sommes  partis,  toutes  les  conséquences 
que  la  logique  est  capable  d'en  tirer.  Ou  bien,  au  contraire, 
nous  pouvons  avoir  besoin  de  laisser  notre  attention  fixée  sur 
l'objet  même,  pour  trouver,  soit  par  expérience,  soit  par 
quelque  considération  ou  construction  que  la  nature  de 
l'objet  nous  suggère,  une  propriété  de  cet  objet  qui  n'était 
pas  implicitement  contenue  dans  les  termes  de  la  définition, 
et  qu'on  n'en  pouvait  pas  tirer  par  la  force  de  la  logique  seule. 
Les  jugements  par  lesquels  nous  affirmons  l'existence  de  telles 
propriétés  dans  l'objet  sont  ceux  que  Kant  qualifie  de  synthé- 
tiques, et  qui  véritablement  étendent  laconnaissancc  que  nous 
avons  de  l'objet.  La  synthèse  est  empirique,  s'il  nous  faut 
recourir  à  l'expérience  pour  obtenir  cet  accroissement  de 
connaissances  ;  dans  le  cas  contraire,  la  synthèse  est  a  priori, 
et  cette  dernière  synthèse  est  celle  que  l'on  pratique  en 
mathématiques  pures. 

Par  exemple,  je  veux  prouver  que  deux  triangles  sont  égaux 
lorsqu'ils  ont  un  côté  égal  et  deux  angles  adjacents  égaux 
chacun  à  chacun  ;  et  pour  cela,  j'imagine  de  placer  les  deux 
triangles  l'un  sur  l'autre,  de  manière  que  les  côtés  et  les 
angles  égaux  coïncident  ;  après  quoi  il  suffit  de  se  reporter 
à  la  notion  ou  à  la  dénnition  du  triangle,  pour  reconnaître 
que  ceci  entraîne  la  coïncidence  des  autres  parties.  Cette 
synthèse  ou  construction  idéale  était  nécessaire  pour  faire 
ressortir  de  la  définition  du  triangle  la  proposition  énoncée  ; 
elle  fait  l'essence  et  la  force  probante  de  la  démonstration. 

2G3.  —  De  même  que  l'on  a  dû  appeler  procédé  synthétique 


DE  L'ANALYSE  ET  DE  LA  SYNTHÈSE.        393 

celui  qui  consiste  à  tirer  successivement,  de  la  nature  spéciale 
de  l'objet,  les  constructions  propres  à  manifester  les  vérités 
qu'on  a  en  vue  d'établir,  de  même  il  a  été  convenable  d'appeler, 
par  opposition,  procédé  analytique,  celui  qui  consiste  à  définir 
l'objet  une  fois  pour  toutes,  et  à  tirer  ensuite  du  développe- 
ment progressif  de  cette  définition  toutes  les  propriétés  de 
l'objet,  soit  qu'il  ne  faille,  pour  ce  développement  progressif, 
que  s'abandonner  aux  règles  de  la  logique  universelle,  soit 
qu'il  faille  emprunter  les  règles  de  développement  à  une 
science  plus  spéciale  dans  son  objet  que  la  logique  universelle, 
mais  moins  spéciale  que  la  science  qu'il  s'agit  de  construire 
avec  son  secours  ;  comme  lorsque,  à  propos  défigures  de  géo- 
métrie, on  applique  des  règles  qui  conviennent,  non  seulement 
aux  grandeurs  géométriques,  mais  à  des  grandeurs  quel- 
conques. 

Voilà  précisément  le  sens  dans  lequel  les  géomètres  mo- 
dernes ont  été  amenés  à  faire  usage  des  termes  d'analyse  et  de 
synthèse.  Pour  eux,  l'analyse  comprend,  outre  l'algèbre  pro- 
prement dite,  toutes  les  branches  du  calcul  des  grandeurs,  dans 
lesquelles  on  opère  à  l'aide  de  signes  généraux  qui  ont  fait 
disparaître  la  trace  de  ce  qu'il  y  avait  de  concret,  de  spécial 
et  de  particulier  dans  la  nature  de  ces  grandeurs.  Les  règles  du 
calcul  une  fois  assises  sur  un  petit  nombre  de  propriétés 
fondamentales  des  grandeurs  abstraites,  le  calcul  devient  une 
langue,  un  instrument  logique,  qui  fonctionne,  pour  ainsi 
dire,  de  lui-même,  sans  que  l'attention  ait  besoin  d'être  fixée 
sur  autre  chose  que  sur  le  maintien  des  règles  de  calcul. 

L'avantage  de  la  méthode  analytique  ainsi  définie  consiste 
principalement  dans  la  généralité  et  dans  la  régularité  de  ses 
procédés,  tandis  que  les  procédés  synthétiques,  qui  ne  nous 
font  jamais  perdre  de  vue  l'objet  spécial  de  nos  recherches, 
permettent  de  saisir  le  caractère  le  plus  immédiatement  appli- 
cable à  la  manifestation  de  la  propriété  qu'on  a  en  vue,  et  ont 
souvent  sur  les  procédés  analytiques  l'avantage  de  la  simplicité 
et  de  la  brièveté.  D'ailleurs,  il  arrive  ordinairement  que  ce 
caractère,  qui  simplifie  et  abrège  la  démonstration,  est  celui 
qui  contient  la  raison  immédiate  du  fait  à  démontrer  :  en 
sorte  que  la  supériorité  du  procédé  synthétique  consiste  bien 
moins  alors  dans  la  commodité  du  tour  de  démonstration,  que 
dans  la  manifestation   des  vrais  rapports   suivant  lesquels 


394  CHAPITRE  XVII. 

s'enchaînent  rationnellement  les  vérités  abstraites  qui  sont 
l'objet  de  nos  spéculations.  En  définitive,  la  méthode  analy- 
tique est  accommodée  à  la  nature  de  notre  esprit,  que  la  régu- 
larité des  procédés  et  la  symétrie  des  opérations  dispensent 
d'une  application  continuelle  ;  mais  les  procédés  synthétiques 
se  plient  à  la  variété  des  rapports  que  la  nature  a  mis  entre 
les  choses,  sans  s'astreindre  à  les  systématiser  d'après  les  lois 
de  combinaisons  qui  conviennent  le  mieux  à  notre  esprit  et  qui 
sont  le  fondement  de  notre  logique. 

264.  —  Après  que  nous  avons  tâché  de  faire  ressortir  l'impor- 
tance de  la  distinction  aperçue  par  Kant,  il  doit  nous  être 
permis  de  critiquer  l'usage  qu'il  en  a  fait  pour  opposer  les 
mathématiques,  toujours  fondées  suivant  lui  sur  une  synthèse 
a  priori,  aux  spéculations  métaphysiques,  qui  ne  consisteraient 
qu'en  jugements  analytiques.  D'abord,  les  mathématiques 
n'ont  pas  moins  besoin  de  l'analyse  que  de  la  synthèse,  dans 
l'acception  même  qu'il  donne  à  ces  termes.  Le  caractère  dis- 
tinctif  du  corollaire,  c'est  d'être  implicitement  donné  avec  la 
proposition  ou  les  propositions  dont  il  résulte,  et  d'en  pouvoir 
être  tiré  analytiquement,  sans  synthèse  nouvelle  ;  mais  la 
tâche  de  mettre  en  relief  certains  corollaires  n'en  a  pas  moins 
d'importance.  Les  résultats  d'un  calcul  sont  implicitement 
contenus  dans  les  données  du  calcul  ;  mais  il  faut  souvent  une 
rare  sagacité  pour  les  en  tirer,  et  un  talent  distingué  pour 
écrire  la  langue  du  calcul,  comme  toute  autre  langue,  avec 
l'élégance  et  la  simplicité  qu'elle  comporte.  L'organisation  des 
méthodes,  en  mathématiques  comme  dans  les  autres  sciences, 
a  pour  but  d'économiser  le  travail  du  jugement  synthétique 
et  de  dispenser  du  génie  d'invention  (258)  qui  fait  trouver  des 
constructions  nouvelles,  opérer  des  rapprochements  inatten- 
dus, pour  mettre  en  lumière  une  vérité  inconnue  ou  démontrer 
plus  facilement  une  vérité  connue.  C'est  en  mathématiques 
qu'on  a  les  plus  beaux  exemples  de  telles  méthodes,  auxiliaires 
puissants  de  notre  intelligence  bornée. 

D'un  autre  côté,  s'il  est  vrai  que  la  philosophie  se  distingue 
des  sciences,  notamment  en  ce  que  les  travaux  du  savant 
tendent  à  l'accroissement  de  nos  connaissances  et  à  de  nou- 
velles découvertes  dans  le  domaine  inépuisable  de  la  nature, 
tandis  que  les  travaux  du  jihilosophc  tendent  à  éclaircir  les 
principes  de  nos  connaissances,  et  à  faire  l'analyse  des  lois 


DE  L'ANALYSE  ET  DE  LA  SYNTHÈSE.        395 

de  l'esprit  humain,  auxquelles  l'ignorant  obéit  comme  le 
philosophe,  mais  par  une  sorte  d'instinct  et  sans  en  avoir 
nettement  la  conscience,  il  est  vrai  aussi  que  l'induction, 
l'analogie,  le  sentiment  de  l'ordre,  et  tous  les  éléments  de  ce 
que  nous  avons  nommé  la  probabihté  philosophique,  four- 
nissent au  jugement,  en  fait  de  spéculations  philosophiques, 
les  bases  que  lui  fournissent  la  construction  idéale  ou  la  syn- 
thèse a  priori  en  mathématiques  pures,  et  l'expérience  ou  la 
synthèse  empirique  en  fait  de  spéculations  sur  les  lois  du  monde 
sensible.  Kant  n'en  tient  pas  compte,  parce  que,  dans  son 
système  sceptique,  il  regarde  comme  non  avenues  toutes  les 
vérités  qui  n'admettent  pas  de  démonstration  formelle,  en 
vertu  de  laquelle  on  puisse  réduire  à  l'absurde  la  contradic- 
tion sophistique.  Toutes  les  raisons  que  nous  avons  fait  valoir 
contre  ce  système  militent  contre  les  conséquences  que  l'au- 
teur en  tire,  en  ce  qui  touche  les  jugements  analytiques 
et  synthétiques  et  les  appHcations  qu'ils  comportent. 

265.  —  Déjà  nous  avons  eu  l'occasion  de  combattre  l'idée 
de  Leibnitz  qui  veut  que  le  contraste  entre  les  mathématiques 
et  la  métaphysique  tienne  essentiellement  à  ce  que  les  unes 
sont  fondées  sur  ce  qu'il  appelle  le  principe  d'identité,  et  l'autre 
sur  le  principe  de  la  raison  suffisante  (28).  Nous  avons  montré 
que  la  notion  de  la  raison  des  choses,  et  ce  principe  régula- 
teur de  l'intelHgence  humaine,  savoir,  que  rien  n'existe  ou 
n'apparaît  qui  n'ait  sa  raison  d'être  ou  d'apparaître,  trouvent 
leur  appUcation  en  mathématiques  comme  dans  toutes  les 
autres  sciences.  C'est  ici  le  heu  de  faire  remarquer  que,  quoi 
qu'en  ait  dit  Leibnitz  (dont  sur  ce  point  Condillac  s'est  chargé 
de  développer  la  doctrine),  il  n'est  nullement  vrai  que  les 
raisonnements  mathématiques  consistent  essentiellement  en 
une  suite  d'identités.  Cette  proposition,  qui  est  la  contre- 
partie de  celle  de  Kant,  pèche  de  même,  pour  être  trop  abso- 
lue. Il  y  a  sans  doute  en  mathématiques  des  séries  de  propo- 
sitions, pour  lesquelles  tout  l'art  du  raisonnement  consiste  à 
montrer  l'identité  de  diverses  expressions  de  la  même  gran- 
deur ;  à  faire  voir  que  chaque  proposition,  malgré  la  diffé- 
rence d'énoncé,  n'est  qu'une  transformation  de  celle  qui  la 
précède  ;  mais,  chaque  fois  qu'intervient  l'opération  du  juge- 
ment synthétique,  l'esprit  saisit,  par  la  contemplation  directe 
de  l'objet,  de  nouvelles  propriétés  qui  lui  appartiennent  ;  et 


396  CHAPITRE  XVII. 

l'on  ne  peut  pas  plus  dire,  de  la  science  construite  par  une 
suite  d'opérations  de  ce  genre,  qu'elle  se  fonde  sur  le  principe 
d'identité,  qu'on  ne  pourrait  le  dire  de  la  physique,  ou  de  toute 
autre  science  construite  à  l'aide  d'observations  et  d'expé- 
riences, et  successivement  agrandie,  soit  par  les  progrès  qu'on 
a  faits  dans  l'art  de  diriger  les  expériences,  soit  par  la  décou- 
verte d'instruments  qui  étendent  le  pouvoir  des  sens. 

266.  —  Pour  éclaircir  encore  mieux  ceci  par  d'autres 
exemples,  supposons  qu'il  s'agisse  d'établir  cette  proposition 
connue  sous  le  nom  de  principe  d'Archimède,  qu'un  corps  solide, 
plongé  dans  un  fluide,  y  perd  une  partie  de  son  poids  égale  au 
poids  du  volume  de  fluide  déplacé.  On  peut  acquérir  la  con- 
naissance de  cette  vérité  ou  la  démontrer  aux  autres  par  une 
expérience  directe,  facile  à  imaginer,  et  dont  la  description  se 
trouve  dans  tous  les  traités  de  physique  :  voilà  un  exemple 
très  simple  de  synthèse  empirique.  Mais  on  peut  aussi  donner 
de  la  même  vérité  une  démonstration  purement  rationnelle  ; 
et  pour  cela  on  imaginera  que  la  masse  fluide  dont  le  corps 
occupe  la  place  après  l'immersion,  vient  à  se  sohdifier  ou  à  se 
congeler,  sans  que  la  densité  change,  c'est-à-dire  que  les  molé- 
cules dont  la  masse  se  compose,  en  gardant  leur  position,  sont 
censées  liées  entre  elles  d'une  manière  invariable,  comme  les 
molécules  d'un  corps  solide.  La  masse  fluide,  que  l'on  suppose 
ainsi  solidifiée,  était  en  équilibre  au  sein  du  fluide  ambiant 
avant  cette  solidification  idéale  :  elle  y  sera  encore  en  équi- 
libre après  la  solidification  ;  car  il  n'y  aurait  pas  de  raison 
pour  qu'une  liaison  entre  les  molécules,  qui  ne  fait  qu'en 
diminuer  la  mobilité  ou  les  gêner  dans  leurs  mouvements, 
troublât  un  équilibre  déjà  établi.  Donc  la  pression  exercée  par 
le  fluide  ambiant  contre  la  portion  solidifiée,  et  qui  tend  à  la 
soulever,  est  justement  égale  au  poids  de  la  partie  sohdifiée 
qui  tond  à  la  faire  descendre.  Mais  cette  pression  ne  peut 
dépendre  que  des  dimensions  et  de  la  forme  du  corps  solide 
contre  lequel  elle  s'exerce,  nullement  de  sa  structure  inté- 
rieure, de  la  densité  et  des  autres  propriétés  de  la  matière  dont 
il  est  formé.  Donc,  si  nous  revenons  au  solide  réel,  plongé 
dans  le  fluide,  la  pression  que  le  fluide  ambiant  exerce  contre 
ce  corps  est  justement  égale  en  intensité  au  poids  d'une  masse 
fluide  de  même  figure  et  de  même  volume,  ou  seulement  de 
même  volume,  puisque  la  figure  ne  fait  rien  au  poids.  Donc  le 


DE  L'ANALYSE  ET  DE  LA  SYNTHÈSE.        397 

corps  perd  de  son  poids,  par  suite  de  son  immersion  dans  le 
fluide  et  de  la  pression  qu'exerce  à  sa  surface  le  fluide  ambiant, 
une  portion  justement  égale  au  poids  d'un  pareil  volume  de 
fluide  déplacé  ;  ce  qui  est  le  principe  d'Archimède  qu'il  s'agis- 
sait de  démontrer.  Il  n'est  besoin  d'être  versé  ni  dans  la  méca- 
nique, ni  dans  la  physique,  pour  suivre  cet  enchaînement  de 
propositions,  et  c'est  ce  qui  nous  a  permis  d'entrer  dans  les 
détails  de  cet  exemple,  qui  a  toute  la  netteté  désirable. 

En  effet,  la  construction  ou  la  synthèse  idéale  consiste  évi- 
demment ici  à  imaginer  qu'une  portion  du  fluide,  ayant  le 
même  volume  et  la  même  figure  que  le  corps    immergé,   se 
solidifie,    sans    éprouver    dans    sa    constitution    moléculaire 
d'autre  changement  qui  puisse  entraîner  un  changement  de 
densité.  Nous  voyons  d'ailleurs  intervenir  une  appUcation  du 
principe  de  la  raison  suffisante  dans  le  jugement  par  lequel 
nous  prononçons,  d'une  part,  qu'il  ne  peut  y  avoir  dans  la  soli- 
dification aucune  raison  de  trouble  pour  l'équilibre  déjà  subsis- 
tant ;  d'autre  part,  que  l'eflet  de  la  pression  du  fluide  ambiant 
ne  peut  dépendre  que  des  dimensions  et  de  la  figure  du  solide 
immergé,  nullement  de  la  constitution  interne  et  moléculaire 
de  ce  corps  solide.  Mais  l'intervention  du  principe  de  la  raison 
suffisante  n'est  liée  d'une  manière  nécessaire  qu'à  ce  tour  de 
démonstration  et  de  construction  synthétique,  et  non  au  fond 
même  de  la  proposition  qu'il  s'agit  d'étabUr,  et  à  laquelle  on 
peut  également  arriver  par  des  raisonnements  tout  différents. 
268.  —  Les  mathématiques  ont  cela  de  singuher  que  toute 
synthèse  rationnelle  ou  a  priori  (pour  parler  le  langage  de 
Kant)  y  peut  être  contrôlée  au  moyen  d'une  synthèse  empi- 
rique (28).  Par  là  elles  se  distinguent,  d'une  part,  des  sciences 
physiques  et  naturelles,  principalement  fondées  sur  l'expé- 
rience et  sur  l'induction  qui  généralise  les  résultats  de  l'expé- 
rience ;  d'autre  part,  des  sciences  qui  portent  sur  des  idées 
et  sur  des  rapports  que  la  raison  conçoit,  mais  qui  ne  tombent 
pas  sous  les  sens.  Après  qu'un  jurisconsulte  a  analysé  avec  le 
plus  grand  soin  une  question  controversée,  après  qu'il  a  mis 
les  principes  de  solution  dans  l'évidence  la  plus  satisfaisante 
pour  la  raison,  il  ne  peut  pas,  comme  le  géomètre,  fournir  au 
besoin  la  preuve  expérimentale  de  la    justesse  de  ses    raison- 
nements et  de  l'exactitude  de  ses  déductions. 

Il  y  a,  entre  la  doctrine  du  jurisconsulte  et  celle  du  géo- 


398  CHAPITRE  XVII. 

mètre,  une  autre  différence,  bien  importante  aussi,  provenant 
de  ce  que  celle-ci  a  pour  objet  des  idées  et  des  rapports  très 
simples,  celle-là  des  idées  et  des  rapports  très  complexes  :  et 
dès  lors,  tandis  que  le  géomètre  peut  rattacher  à  une  synthèse 
primitive,  ou  à  une  propriété  fondamentale  donnée  par  la 
contemplation  immédiate  de  l'objet,  une  multitude  de  consé- 
quences qui  s'en  déduisent  par  les  combinaisons  de  la  logique 
ou  par  le  mécanisme  du  calcul,  le  jurisconsulte  est  fréquem- 
ment obhgé  d'interrompre  la  série  des  déductions  logiques, 
pour  puiser  dans  la  contemplation  directe  de  l'objet  de  nou- 
veaux théorèmes  ou  de  nouvelles  règles  qui  viennent  se  com- 
biner avec  les  principes  déjà  admis  ^.  Les  mathématiques  par 
la  simphcité  de  leur  objet,  la  jurisprudence  par  la  complexité 
du  sien,  sont  autant  de  types  au  moyen  desquels  on  peut  se 
rendre  compte  de  l'organisation  des  sciences  et  de  la  nature 
des  procédés  que  suit  l'esprit  humain  pour  les  élever  à  la  hau- 
teur d'un  corps  de  doctrine.  D'ailleurs,  s'il  est  vrai  que  dans 
l'étude  des  facultés  intellectuelles  de  l'homme,  comme  dans 
celle  de  toutes  les  fonctions  de  la  vie,  il  ne  faille  point  partir 
de  l'état  rudimentaire  où  tout  se  confond,  mais  bien  au  con- 
traire de  l'état  de  perfectionnement  où  toutes  les  parties  se 
distinguent  les  unes  des  autres  en  se  développant  (97),  que 
peut-il  y  avoir  de  mieux  pour  jeter  du  jour  sur  la  théorie  du 
jugement,  que  d'étudier  le  développement  organique  que  la 
faculté  de  juger  a  dû  recevoir,  en  s'appropriant  au  gouverne- 
ment, non  plus  de  l'individu,  mais  de  la  cité  ;  en  devenant 
une  des  forces  motrices  ou  régulatrices  du  corps  politique  ;  en 
suscitant  des  institutions  dans  lesquelles  l'activité  individuelle 
de  l'homme  trouve  à  s'exercer,  mais  de  manière  toutefois 
que  le  cachet  de  la  personnalité  individuelle  s'efface  autant 
que  possible  dans  le  système  de  décisions  doctrinales  ou  dans 
la  série  des  jugements  particuhers  ?  L'étymologie  suffirait  pour 
indiquer  que  la  sentence  de  l'homme  public,  chargé  de  pro- 
noncer sur  les  droits  et  sur  le  sort  des  citoyens,  est  ce  qui 
mérite  par  excellence  le  nom  de  jugement  :  que  c'est  en  quelque 

*  C'est  avec  cette  restriction  importante  qu'il  faut  entendre  ce  pas- 
sage de  Leibnitz  :  <■  Jurisprudcntia,  cuin  in  aliis  Reometriœ  similis  est, 
tum  in  hoc  quod  ulraque  habct  clcmcnla,  ut  raque  casus.  Elementa 
sunt  simplicia  in  f^comctria,  figura",  triangulus,  circulus,  etc.  In  juris- 
prudcntia, actus,  promissum,  alicnatio,  etc.  Casus  :  amplexiones  horum, 
qui  utrobiquc  variabi'cs  sunt  inlinitics.  »  Ed.  Dutcns,  T.  II,  p.  3G2. 


DE  L'ANALYSE  ET  DE  LA  SYNTHÈSE.        399 

sorte  le  type  solennel,  emprunté  par  les  philosophes  à  la  vie 
de  la  cité,  pour  fixer  avec  plus  de  précision  l'idée  de  ce  qui  se 
passe  dans  l'homme  intérieur,  et  dans  l'ordre  des  phénomènes 
tout  à  fait  personnels  ^.  Nous  placerons  donc,  à  la  suite  de 
quelques  réflexions  sur  l'organisation  scientifique  du  droit, 
d'autres  réflexions  sur  la  nature  des  décisions  et  sur  l'organi- 
sation des  corps  judiciaires.  Ce  sera,  si  l'on  veut,  une  digression, 
mais  une  digression  que  nous  prions  qu'on  nous  pardonne, 
puisqu'elle  nous  fournira  l'occasion  toute  naturelle  d'éclaircir, 
en  les  apphquant,  la  plupart  des  notions  de  logique  générale 
que  nous  avons  cherché  à  mettre  en  relief.  Les  jurisconsultes, 
s'il  s'en  trouve  qui  jettent  un  coup  d'œil  sur  ces  pages,  vou- 
dront bien  aussi  nous  pardonner  quelques  idées  qui  leurparaî- 
traient  étranges,  pour  le  fond  ou  pour  la  forme,  en  considé- 
rant que  nous  n'avons  pu  qu'ébaucher  le  sujet,  et  le  traiter 
d'une  manière  qui  ne  fît  pas  trop  disparate  avec  l'ensemble 
de  nos  recherches. 

1  C'est  ainsi  que  Platon  déclare,  dans  plusieurs  passages  de  ses  dia- 
logues de  la  République,  que  son  but,  en  étudiant  l'organisation  de  la 
cité,  est  d'arriver  plus  facilement  et  plus  sûrement  à  la  connaissance 
de  l'organisation  de  l'âme  humaine. 


CHAPITRE  XVIII 
Application  au  mode  d'organisation  du  droit 

ET   de  la  jurisprudence. 

269.  —  Rien  n*offre  plus  de  variété,  chez  les  différents 
peuples,  que  les  sources  de  leur  droit  national,  ou  que  l'origine 
historique  des  maximes  fondamentales  sur  lesquelles,  à  une 
certaine  époque  de  la  civilisation  de  ces  peuples,  le  raisonne- 
ment des  légistes  venant  à  s'exercer,  il  en  résulte  un  corps  de 
doctrine  qui  prend  les  caractères  et  les  proportions  d'une 
science,  et  qu'on  nomme  jurisprudence.  Les  éléments  du  droit 
ne  proviennent  pas  seulement  de  l'équité  naturelle  et  des 
besoins  physiques  et  moraux  que  tous  les  hommes  éprouvent  : 
ils  dérivent  aussi  des  habitudes  et  des  croyances  de  chaque 
peuple,  des  instincts  et  des  aventures  de  chaque  race  ;  ils 
peuvent  tenir  à  un  intérêt  d'ordre  public  ou  de  fiscalité,  au 
besoin  d'affermir  une  institution  pohtique  ou  d'effacer  les 
vestiges  d'une  institution  proscrite.  La  plupart  des  principes 
ou  des  matériaux  du  droit  peuvent  changer  et  changent  en 
effet  avec  la  société  :  malgré  l'influence  de  l'esprit  d'imitation 
et  l'autorité  des  traditions  des  docteurs,  notre  législation  n'a 
presque  plus  rien  de  commun  avec  celle  de  la  Rome  des  patri- 
ciens et  des  empereurs  ;  mais  la  forme  scientifique  du  droit 
n'a  pas  plus  varié  que  les  lois  de  l'intelligence  humaine,  et  c'est 
par  la  forme  logique  que  la  jurisprudence  de  Rome  est  restée 
le  modèle  de  la  nôtre. 

Connaître  toute  la  matière  du  droit  d'un  pays,  toute  sa 
législation  écrite  ou  coutuinière,  c'est  posséder  une  érudition 
très  utile  dans  les  affaires  de  la  vie,  et  qu'on  ne  peut  jamais 
acquérir  complètement  dans   un   pays  comme   le  nôtre,   où 


DE  L'ORGANISATION  DU  DROIT.  401 

chaque  période  de  dix  ans  enfante  une  masse  énorme  de  dis- 
positions législatives  et  réglementaires.  Toutefois,  personne 
ne  songerait  à  ranger  parmi  les  sciences  proprement  dites 
une  érudition  dont  les  objets  sont  si  variables  et  les  applica- 
tions si  particulières.  Il  y  a  des  places  dans  les  académies  pour 
le  médecin,  l'agronome,  l'économiste  :  il  n'y  en  a  point  pour 
l'homme  d'affaires  et  l'avocat. 

Celui  qui  ne  se  borne  pas  à  apprendre  dans  un  but  pratique 
les  lois  de  son  pays  et  de  son  temps,  mais  qui  étudie  les  légis- 
lations anciennes  et  contemporaines  pour  les  comparer  dans 
les  matières  qui  leur  sont  communes,  pour  reconnaître  des 
formes  générales  et  saisir  des  analogies  entre  des  formes  diffé- 
rentes, celui-là  s'élève  à  une  véritable  science.  Enfin,  celui  qui 
recherche  dans  l'histoire,  dans  la  constitution  morale  et  phy- 
sique de  l'homme,  dans  ses  rapports  avec  le  monde  extérieur, 
la  raison  des  législations,  les  causes  de  leur  décadence  et  de  leur 
chute,  et  réciproquement  la  manière  dont  les  législations 
influent  sur  le  génie  et  sur  l'Jiistoire  des  peuples,  celui-là 
conçoit  l'étude  des  lois  dans  ce  qu'elle  a  de  plus  éminent,  et 
dans  ce  qui  intéresse  au  plus  haut  degré  l'humanité  ;  il  s'élève 
jusqu'à  la  philosophie  des  lois  (22).  Mais,  de  quelque  point  de 
vue  qu'on  veuille  envisager  la  science  des  lois,  on  ne  doit  pas 
la  confondre  avec  l'appareil  de  procédés  logiques  qui  sert  à 
développer  systématiquement  l'application  des  dispositions 
légales,  et  qui  s'adapte  de  la  même  manière  aux  lois  éternelles 
que  la  nature  a  gravées  dans  le  cœur  de  l'homme,  et  aux  lois 
éphémères  nées  d'une  tourmente  révolutionnaire  ou  des 
caprices  d'un  despote  ;  aux  lois  qui  statuent  sur  les  plus  grands 
intérêts  de  la  société,  et  aux  règlements  inventés  dans  un 
esprit  minutieux  de  fiscalité  ou  de  monopole.  Il  s'agit  donc  de 
distinguer,  en  jurisprudence  comme  ailleurs,  l'étoffe  et  la 
forme,  les  matériaux  de  l'organisation,  et  la  force  organisa- 
trice. 

270.  —  Pour  rendre  cette  distinction  plus  facile  à  saisir, 
nous  aurons  recours  à  des  exemples,  et  nous  citerons  les  règles 
qui,  dans  notre  droit  français,  régissent  quant  aux  biens  l'asso- 
ciation des  époux.  D'où  dérivent-elles?  d'une  coutume  bien 
simple  comme  les  mœurs  des  peuples  qui  l'avaient  adoptée^  . 

1  «  Viri,  quantas  pecunias  ab  uxoribus  dotis  nomine  acceperunt, 
tantas  ex  suis  bonis,  œstimatione  facta,  cum  dotibus  communicant. 

26 


402  CHAPITRE  XVIII. 

Tous  les  fruits  sont  communs  pendant  le  mariage  ;  à  la  mort 
de  l'un  des  époux,  ses  héritiers  reprennent  les  biens-fonds  qui 
lui  appartiennent  en  propre  ;  l'autre  époux  en  fait  autant,  et 
ils  partagent  par  moitié  les  fonds  acquis  pendant  le  mariage 
par  les  époux,  du  produit  de  leur  travail  et  de  leurs  écono- 
mies. Enfin  les  meubles  qui  garnissent  le  ménage  ou  l'habi- 
tation commune,  qui  s'usent  et  que  l'on  renouvelle  sur  les 
revenus  communs,  sont  aussi  devenus  la  propriété  commune 
des  époux  ;  quelle  qu'en  soit  la  première  origine,  on  les  par- 
tage de  même  par  moitié. 

Chez  d'autres  peuples,  où  les  mœurs  imposent  à  la  femme 
une  plus  grande  dépendance  et  restreignent  davantage  sa  vie 
extérieure,  les  choses  ne  se  passent  plus  de  la  sorte.  Quel- 
quefois le  mari  achète  sa  femme  ;  plus  ordinairement  la  femme 
apporte  à  son  mari  une  dot  qui  doit  être  rendue  en  cas  de 
répudiation  ou  de  veuvage  ;  elle  est  reçue  tantôt  comme  une 
esclave,  tantôt  comme  un  hôte  sous  le  toit  marital  ;  elle  reste 
étrangère  à  l'industrie  et  aux  gains  de  son  époux  :  voilà  l'ori- 
gine du  droit  dotal. 

Lorsque,  par  le  progrès  de  la  civilisation,  de  l'industrie, 
du  luxe,  les  mœurs  ont  perdu  leur  simplicité  originelle,  les 
affaires  d'intérêt  se  compliquent  ;  la  coutume  ne  peut  plus 
prévoir  tous  les  cas  ;  elle  fournira  bien  encore  les  principes  de 
solution,  mais  il  faudra  les  combiner  systématiquement  pour 
les  approprier  à  la  multitude  de  combinaisons  ou  d'espèces 
qui  exigeront  une  solution. 

271.  —  Ainsi,  il  est  clair  que,  dans  les  mœurs  d'un  peuple 
pauvre,  rien  de  plus  naturel  que  la  différence  établie  par  le 
droit  coutumier  français  entre  les  biens  immeubles  propres 
à  chacun  des  époux  (tels  que  des  champs,  des  maisons),  et  les 
meubles  qui  garnissent  le  toit  domestique.  Les  uns  restent 
distincts,  les  autres  se  confondent  par  la  nature  des  choses. 
Mais  supposons  que  ce  peuple  devienne  industrieux  et  com- 

Hujus  omnis  pccuniae  conjunctim  ratio  habctur  fructusque  servantur  ; 
uter  coruin  vita  siiperarit,  ad  cum  pars  utriusquc  cum  fructibus  supc- 
riorum  tcniporuin  pervenit.  »  C^s.,  De  bcU.  (jctll.,  1.  vi,  c.  19.  Nous  ne 
commettons  pas  l'erreur  {j;rossiôre  qui  consisterait  à  confondre  l'espèce 
de  communauté  indiquée  par  ce  texte  fameux  avec  celle  qui  se  trouve 
établie  dans  nos  coutumes  ;  mais  peu  importe,  pour  l'objet  que  nous 
avons  en  vue,  qu'on  fasse  remonter  plus  ou  moins  haut  l'origine  de  ces 
coutumes.  Voyez  M.  Pardessus,  Loi  saliquc,  p.  G75. 


DE  L'ORGANISATION  DU  DROIT.  403 

merçant  :  alors  se  créeront  de  grandes  valeurs,  telles  que  des 
capitaux  d'exploitation,  des  créances,  des  rentes  publiques, 
des  actions  dans  de  vastes  entreprises.  Les  mœurs  ou  la  cou- 
tume, expression  des  mœurs,  nous  apprendront-elles  ce  qu'il 
faut  statuer  à  l'égard  de  ces  biens  de  nouvelle  création  ? 
Non  sans  doute  ;  et  si  l'on  voulait  remonter  à  l'origine  natu- 
relle de  la  coutume,  statuer  d'après  son  esprit,  les  circonstances 
seules  détermineraient  les  arbitres  doués  d'un  sens  droit  à 
prononcer,  tantôt  la  séparation,  tantôt  la  confusion  des  biens 
de  cette  espèce,  à  les  comprendre  dans  la  communauté  ou  à 
les  en  exclure,  sans  qu'ils  pussent  le  plus  souvent  rendre  un 
compte  rigoureux  des  motifs  de  leurs  décisions. 

D'ailleurs,  et  sans  qu'il  soit  besoin  de  supposer  pour  cela 
un  développement  très  avancé  de  civilisation,  bien  des  com- 
binaisons diverses  viendront  compliquer  et  rendre  difficile 
l'application  du  principe  coutumier.  Les  époux  recueilleront 
des  successions  grevées  de  dettes  ou  de  servitudes  ;  ils  auront 
des  immeubles  à  revendiquer  ou  à  saisir  à  titre  de  gages, 
des  débiteurs  à  poursuivre  personnellement.  C'est  alors  que, 
pour  fixer  avec  précision  les  droits  respectifs  des  époux,  le 
droit  s'organise  systématiquement  "et  devient  l'objet  d'une 
science  abstraite  appelée  jurisprudence.  Le  jurisconsulte 
conçoit  par  analogie  des  immeubles  et  des  meubles  fictifs  ; 
une  fois  en  possession  de  certaines  idées  ou  formes  abstraites, 
il  en  poursuit  indéfiniment  les  combinaisons  logiques,  en  fai- 
sant sortir  ainsi  du  simple  et  de  l'abstrait  la  solution  des 
espèces  les  plus  complexes  et  les  plus  particulières. 

272.  —  Le  droit  romain  nous  offrirait  partout  des  exemples 
de  ces  coutumes  simples,  grossières  ou  même  barbares,  qui 
ont  donné  lieu  au  développement  d'une  jurisprudence  savante 
et  systématique,  lorsqu'il  ne  subsistait  déjà  plus  rien  dans 
les  mœurs  de  ce  qui  avait  déterminé  la  coutume  originelle. 
BornonS-nous  à  citer  la  distinction  des  choses  mancipi  et 
nec  mancipi.  Il  était  naturel  que  chez  un  peuple  pauvre, 
agricole  et  illettré,  la  coutume  exigeât  quelques  solennités 
ou  démonstrations  symboliques,  telles  que  l'assistance  du 
libripens  et  des  témoins,  pour  transférer  la  propriété  des 
biens  les  plus  précieux,  des  fonds  de  terre,  des  esclaves,  des 
chevaux  et  du  gros  bétail.  Plus  tard,  lorsque  les  Romains 
connurent  l'or  et  l'argent,   lorsque  le  bronze  et  le  marbre 


404  CHAPITRE  XVIII. 

entrèrent  dans  la  décoration  de  leurs  demeures,  lorsque 
l'écriture,  devenue  d'un  usage  vulgaire,  leur  offrit  le  moyen 
le  plufe  commode  et  le  plus  sûr  de  constater  leurs  transactions, 
il  n'y  avait  plus  rien  dans  l'état  de  la  société  qui  motivât 
cette  distinction  ;  mais  un  respect  religieux  pour  les  institu- 
tions des  ancêtres  la  fit  conserver  comme  principe  de  droit  ; 
et  les  conséquences  abstraites  que  de  rigoureux  logiciens 
tirèrent  d'un  usage  effacé  donnèrent  naissance  à  l'une  des 
théories  les  plus  délicates  du  droit  romain,  qui  exerce  encore 
aujourd'hui  la  sagacité  des  interprètes. 

273.  —  Enfin,  pour  citer  un  dernier  exemple  qui  ne  tienne 
plus  à  des  coutumes  singulières  ou  à  des  besoins  spéciaux, 
nous  remarquerons  que  les  lois  ont  consacré  un  principe  de 
morale  publique  et  universelle,  en  excluant  de  la  succession 
d'un  défunt  l'héritier  qui  s'est  porté  contre  lui  à  des  violences 
ou  à  d'autres  offenses  capitales.  Il  est  conforme  d'autre  part 
aux  sentiments  d'humanité  et  de  bienveillance,  fruits  de 
l'adoucissement  des  mœurs,  de  ne  pas  punir  des  enfants 
innocents  pour  le  crime  de  leur  père.  D'où  vient  donc  que, 
selon  les  jurisconsultes,  les  enfants  de  l'indigne  recueilleront 
la  succession  de  leur  aïeul  si  leur  père  est  fils  unique,  ou  si 
leurs  oncles  ont  renoncé,  et  que  dans  le  cas  contraire  ils  seront 
exclus  de  l'héritage  ?  Selon  la  morale  publique,  l'humanité, 
l'équité  naturelle,  la  position  de  ces  enfants  n'cst-elle  pas  la 
même,  qu'il  y  ait  ou  qu'il  n'y  ait  pas  d'autres  héritiers  au 
m.ême  degré  que  leur  père  coupable  ?  Oui  assurément,  mais 
c'est  que  la  jurisprudence  intervient  avec  ses  abstractions  et 
fictions  légales.  Dans  le  cas  où  l'indigne  n'a  pas  de  cohéritiers 
au  même  degré,  les  enfants  viennent  de  leur  chef  à  l'hé- 
ritage, comme  étant  les  plus  proches  parents  après  l'in- 
digne exclu.  Dans  le  cas  contraire,  selon  les  règles  abstraites 
du  droit,  ils  ne  pourraient  concourir  avec  des  parents 
d'un  degré  plus  prociie  qu'autant  qu'ils  représenteraient 
l'indigne  et  succéderaient  à  ses  droits  ;  or,  d'une  part  on  ne 
succède  pas  à  une  personne  encore  vivante,  et  d'autre  part 
l'indigne  n'a  pu  leur  transmettre  des  droits  qu'il  a  perdus  par 
sa  faute. 

274.  —  Pour  mieux  saisir  ce  que  c'est  théoriquement  que 
la  jurisprudence,  il  faut  d'abord  en  voir  le  but  pratique, 
but  sans   lequel  elle  ne  serait  qu'un  jeu  d'esprit,  ou  plutôt 


DE  L'ORGANISATION  DU  DROIT.  405 

sans  lequel  elle  n'aurait  pas  pris  le  développement  scientifique 
que  nous  lui  connaissons. 

La  jurisprudence  s'est  organisée  dans  le  but  pratique  de 
déterminer  la  solution  d'une  question  judiciaire  et  d'imposer 
au  juge  une  règle  de  décision  ;  car  on  a  senti  de  bonne  heure 
la  justesse  de  cette  maxime  proclamée  par  Bacon,  que,  nonob- 
stant l'imperfection  de  la  règle  et  ses  inconvénients  fréquents, 
elle  vaut  encore  mieux  que  l'arbitraire  du  juge  ^.  Or,  s'il  y  a 
des  décisions  que  personne  n'hésiterait  à  déclarer  iniques, 
des  statuts  que  chacun  regarderait  comme  pernicieux  ou 
immoraux,  il  arrive  plus  souvent  encore  qu'on  ne  trouve  pas 
de  démarcation  tranchée  entre  l'honnête  et  le  déshonnête, 
entre  l'équitable  et  l'inique,  entre  l'utile  et  le  pernicieux 
(196  et  suiv.).  Des  nuances  sans  nombre  comblent  l'intervalle 
entre  les  termes  extrêmes.  Ce  sont  ces  nuances  dont  l'appré- 
ciation consciencieuse  pourrait  être  livrée  aux  lumières  et  à 
la  probité  d'un  arbitre,  investi  ou  non  d'un  caractère  public. 
Mais  une  telle  appréciation  ne  serait  pas  susceptible  d'analyse 
rigoureuse,  ni  par  conséquent  de  contrôle,  et  aurait  tous  les 
inconvénients  d'une  décision  arbitraire.  Il  a  donc  fallu  (202) 
tracer  des  compartiments  artificiels,  établir  une  discontinuité 
idéale  dans  ce  système  où  la  nature  procédait  par  transitions 
continues.  Pour  cela  on  a  posé  certains  principes  fixes,  ima- 
giné certaines  fictions  juridiques,  à  l'aide  desquelles,  par  la 
seule  force  du  raisonnement  et  de  l'analogie,  on  pût  arriver 
dans  chaque  cas  à  un  résultat  déterminé  ;  et  de  cette  manière 
s'est  organisée  la  jurisprudence.  Toutes  les  fois  pourtant  que 
les  conséquences  logiques  faisaient  ouvertement  violence  à 
l'équité,  aux  mœurs,  au  sentiment  du  bien  pubhc,  comme 
peut-être  dans  le  dernier  exemple  cité  plus  haut,  on  a  senti 
la  nécessité  de  déroger  à  ce  qui  s'appelle  la  rigueur  du  droit, 

^  Platon,  des  Lois,  liv.  ix.  Aristote,  Rhet.,  I.  —  L'opinion  commune 
est  pourtant  que  la  jurisprudence  civile  est  née  chez  les  Romains,  moins 
encore  du  désir  d'affermir  les  libertés  publiques  en  soustrayant  les 
citoyens  à  la  puissance  arbitraire  des  magistrats,  que  de  la  politique  des 
patriciens  qui  voulaient  maintenir  la  prépondérance  de  leur  caste,  en 
donnant  au  droit  civil,  comme  au  droit  pontifical  ou  religieux,  une  orga- 
nisation savante  et  systématique  dont  eux  seuls  avaient  la  clef.  Mais,  à 
quelque  but  politique  que  l'on  rattache  le  développement  scientifique 
de  la  jurisprudence,  par  la  voie  des  abstractions  juridiques  et  des  con- 
structions logiques,  les  conséquences  sur  lesquelles  nous  voulons  appeler 
l'attention  resteront  les  mêmes. 


406  CHAPITRE  XVIII. 

en  recourant  derechef  aux  sources  naturelles  du  droit,  c'est- 
à-dire  aux  sentiments  d'équité,  d'honnêteté,  de  bien  public,  pour 
y  puiser  de  nouveaux  principes  juridiques,  dont  il  faut  tenir 
compte  dans  les  analyses  et  les  constructions  subséquentes,  aussi 
bien  que  des  principes  antérieurs  auxquels  ils  dérogent.  Cette 
accumulation  de  principes,  les  uns  plus  généraux,  les  autres 
plus  circonscrits  dans  leur  appUcation,  fait  tout  l'embarras 
de  la  jurisprudence,  et  la  place  dans  une  condition  théori- 
quement inférieure  vis-à-vis  des  autres  sciences  abstraites, 
qui  n'empruntent  aux  notions  communes  qu'un  très 
petit  nombre  de  données  primordiales,  et  qui  sont 
réputées  d'autant  plus  parfaites  que  ce  nombre  se  réduit 
davantage  (268). 

275.  —  Dans  l'usage,  les  mots  de  loi  et  de  jurisprudence 
se  rangent  parmi  ceux  dont  l'acception  peut,  selon  les  cas, 
se  restreindre  ou  s'étendre  ;  mais  en  bonne  logique,  et  pour  la 
juste  intelligence  de  l'organisation  scientifique  du  droit,  il 
faudrait  appeler  loi,  ou  du  moins  assimiler  à  la  loi  proprement 
dite,  c'est-à-dire  à  la  volonté  du  souverain,  constatée  par  une 
formule  écrite,  tous  les  principes  juridiques  (de  quelques 
sources  qu'ils  émanent)  que  la  science  admet  comme  autant 
de  données  primitives  et  incontestables  :  aussi  bien  les 
maximes  d'équité,  de  morale,  d'utihté  publique,  consacrées 
par  un  assentiment  unanime,  que  les  coutumes  traditionnelles 
dont  les  jurisconsultes  romains  ont  dit  qu'elles  imitent  la  loi 
[legem  imilanlur)  ;  quoique,  à  vrai  dire,  les  lois  positives  aient 
été  plutôt  créées  à  l'imitation  de  ces  coutumes  traditionnelles, 
qui  les  ont  partout  précédées. 

Le  terme  de  jurisprudence  s'emploie  spécialement  pour  dési- 
gner le  corps  de  doctrine  consacré  par  les  décisions  des  tri- 
bunaux et  les  avis  des  jurisconsultes  renommés.  Cependant, 
si  les  tribunaux  et  les  jurisconsultes  ont  procédé,  non  par  voie 
d'analyse  ou  de  déduction  logique  des  principes  déjà  posés 
dans  la  loi,  mais  par  voie  d'estime  ou  d'appréciation  dans  un 
cassur  lequel  la  loi  n'a  pasplusstatué  implicitement  qu'expli- 
citement ;  si  l'autorité  qui  s'attache  à  leurs  décisions  et  à  leurs 
avis  est  fondée,  non  sur  la  })résomption  qu'ils  ont  bien  rai- 
sonné, mais  sur  celle  qu'ils  ont  convenablement  apprécié, 
ces  décisions  et  ces  avis,  après  qu'ils  ont  acquis  l'autorité 
nécessaire  pour  faire,  comme  on  dit,  jurisprudence,  participent 


DE  L'ORGANISATION  DU  DROIT.  407 

réellement  à  la  nature  des  législations  écrites  ou  coutumières, 
qu'ils  suppléent  ou  qu'ils  complètent  ^. 

Au  contraire,  si  le  législateur  ne  se  borne  pas  à  proclamer 
des  principes,  mais  qu'il  se  charge  lui-même  de  les  combiner 
et  d'en  tirer  les  conséquences  logiques,  il  fait  en  réalité  l'office 
de  jurisconsulte  ;  et  dans  cette  partie  de  son  œuvre,  il  faudra 
reconnaître  une  véritable  jurisprudence  revêtue  des  formes 
législatives. 

276.  —  La  jurisprudence  n'a  acquis  chez  les  Romains  un  si 
haut  degré  de  perfection  scientifique,  qu'en  raison  du  petit 
nombre  de  leurs  lois,  et  du  respect  religieux  qu'ils  ont  si 
longtemps  conservé  pour  le  code  des  Douze-Tables,  dont  la 
simplicité  était  assortie  aux  traits  rudes  et  fortement  pronon- 
cés de  la  première  civilisation  romaine.  Jusqu'à  la  chute  de  la 
république,  on  ne  voit  survenir  qu'un  petit  nombre  de  lois 
ou  de  plébiscites  pour  modifier  la  législation  civile,  et  la  forme 
même  de  ces  actes,  qui  en  rendait  nécessairement  la  rédaction 
très  concise,  faisait  qu'on  devait  se  borner  à  y  inscrire  des 
principes.  Aussi  le  jurisconsulte  pouvait-il  s'abandonner  à 
toute  la  rigueur  de  la  logique,  poursuivre  par  le  raisonnement 
et  par  l'analogie  les  dernières  conséquences  d'un  principe 
abstrait,  élever  enfin  cet  édifice  savant  et  systématique,  que 
Leibnitz,  dans  son  admiration,  plaçait  immédiatement  après 
la  géométrie  2. 

Lorsque  la  législation  des  Douze-Tables,  tombée  trop  tôt  en 
désaccord  avec  les  mœurs,  se  trouva,  sinon  abrogée,  du  moins 
presque  annihilée  par  le  droit  prétorien,  la  jurisprudence  dut 
acquérir  une  plus  grande  complication  en  perdant  de  sa  régu- 
larité. Cependant,  comme  le  droit  prétorien  s'était  formé  à  la 
longue,par  des  développements  et  des  amendements  successifs 
à  un  texte  qui  n'avait  rien  de  sacramentel,  on  conçoit  qu'il 
devait  mettre  moins  d'entraves  à  l'organisation  scientifique 
de  la  jurisprudence  que  n'aurait  pu  le  faire  une  volumineuse 
collection  de  lois  écrites,  chacune  rédigée  tout  d'une  pièce, 
et  dont  le  texte  aurait  eu  une  valeur  sacramentelle^.  Quand 

1  «  Lex  est  commune  prseceptum,  virorum  prudentium  consultum.  » 
Papin.  D.  de  legibus,  lib.  I,  tit.  11,  fr.  1. 

^  «  Dixi  ssepius,  post  scripta  geometrarum,  nihil  exstare  quod  vi  ac 
simplicitate  cum  scriptis  romanorum  jurisconsultorum  comparari  possit  ; 
tantum  nervi  inest,  tantum  profunditatis  1  » 

3  «  Recte  dictum  est  quia  nulla  lex  videtur  ad  omnia  suffîcienter  ab 


408  CHAPITRE  XVIII. 

enfin  le  droit  prétorien  eut  cessé  d'être  vivant,  et  que  les 
empereurs,  avec  cette  facilité  qui  est  l'attribut  de  la  puis- 
sance absolue,  eurent  prodigué  les  dispositions  législatives,  la 
législation  romaine  put  bien  encore  recevoir  des  améliorations 
importantes,  dont  plusieurs  ont  mérité  de  passer  dans  le 
droit  des  peuples  modernes  ;  mais  la  jurisprudence  pencha 
vers  son  déclin,  et  finalement  la  science  du  jurisconsulte  fit 
place  à  l'érudition  du  glossateur  et  du  compilateur. 

277.  —  Dès  l'instant  que  le  législateur  veut  fixer  la  jurispru- 
dence par  un  code  systématique,  ou  bien  il  déroge  à  dessein 
aux  conséquences  logiques  des  principes  qu'il  a  posés,  et  par 
conséquent  il  pose  de  nouveaux  principes  en  rendant  par  là 
d'autant  plus  nombreuses  et  plus  complexes  les  combinaisons 
qui  doivent  conduire  à  une  décision  juridique  ;  ou  bien  son 
intention  est  de  consacrer  les  conséquences  logiques  des  prin- 
cipes fondamentaux  ;  mais  il  est  sujet  à  l'erreur  ;  il  peut 
même,  sans  errer  au  fond,  se  méprendre  sur  l'expression  de 
sa  pensée.  Dans  l'un  et  l'autre  cas  il  entrave  le  développement 
scientifique,  il  altère  la  régularité  des  rapports,  et  (ce  qui  est 
plus  grave)  il  multiplie  les  points  de  contestation  par  les 
dispositions  mêmes  qu'il  croyaitpropres  à  en  réduire  le  nombre. 

En  eiïet,  lorsque  les  lois  écrites  sont  en  petit  nombre  et 
qu'elles  ne  consacrent  que  des  principes  ou  ne  statuent  que 
sur  les  cas  les  plus  simples,  il  y  a  nécessité,  pour  les  étendre 
et  pour  en  faire  la  base  d'un  système,  d'en  prendre  l'esprit 
et  non  la  lettre,  de  convertir  en  une  idée  générale  et  abstraite 
l'idée  particulière  et  concrète  qui  s'attache  immédiatement 
aux  termes  employés  par  le  législateur.  Ce  premier  travail 
effectué  (et  il  est  favorisé  d'ordinaire  par  les  formes  concises  et 
proverbiales  ou  par  l'archaïsme  du  style),  la  tâche  du  juriscon- 
sulte ne  porte  plus  que  sur  des  combinaisons  d'idées.  Au  con- 
traire, plus  un  code  est  étendu,  plus  il  empiète  sur  la  discussion 
doctrinale,  et   plus  la  jurisprudence  tend  à  descendre  de  la 

initio  promuljîata,  sed  mulla  indigcrc  corrcctione,  ut  ad  naturse  varie- 
tatem  et  ejus  machinationes  sufTiciat.  »  NooclL,  tit.  III. 
Platon  avait  dit,  dans  le  dialof^iic  intitulé  le  PoUliquc  : 
«  Il  n'y  a  point  de  loi  qui  puisse  saisir  et  prcserirc  avec  exactitude 
ce  qu'il  y  a  de  plus  juste,  de  meilleur  et  de  plus  utile  pour  tout  le  monde. 
Les  hommes  et  leurs  actions  se  ressemblent  si  peu,  et  telle  est  l'instabilité 
des  choses  humaines,  qu'il  est  impossible  à  quelque  art  que  ce  soit  d'y 
pourvoir  par  des  règles  simples,  universelles  et  perpétuelles. 


DE  L'ORGANISATION  DU  DROIT.  409 

combinaison  des  idées  à  la  confrontation  des  mots.  Quant  à  la 
tâche  du  juge,  si  la  codification  la  facilite  pour  les  cas  prévus 
et  apparemment  les  plus  fréquents,  elle  la  complique  pour 
les  cas  imprévus,  en  augmentant  le  nombre  des  textes  à  rappro- 
cher et  des  éléments  à  combiner. 

278.  —  On  a  déjà  signalé  bien  des  fois  cette  prédilection  des 
modernes  pour  l'écriture,  qui  leur  fait  regarder  comme  non 
avenu  tout  ce  qui  n'est  point  écrit.  Dans  l'état  présent  de  la 
civiUsation,  nous  attribuons  au  signe  de  l'écriture  cette  vertu 
sacramentelle  que  les  anciens  attachaient  à  des  paroles  solen- 
nelles, à  des  gestes  symboliques,  à  des  cérémonies  et  à  des 
rites  rehgieux.  Ainsi,  à  en  croire  quelques  philosophes  ou 
jurisconsultes  modernes,  la  perfection  de  la  jurisprudence 
exigerait  qu'on  ne  reconnût  d'autres  règles  de  droit  que  des 
textes  écrits  et  des  formules  officielles  :  ce  serait  le  moyen 
d'éviter  tout  arbitraire  dans  l'administration  de  la  justice, 
et  de  repousser  l'abus  qu'on  a  fait  si  longtemps  de  ces  vagues 
expressions,  équité,  droit  naturel  ;  la  jurisprudence  prendrait 
enfin  ce  caractère  de  science  positive,  si  prisé  de  notre  temps. 
Mais,  par  la  même  raison,  ne  faudrait-il  pas  que  la  loi  fixât 
officiellement  les  règles  de  bon  sens  ou  de  logique  d'après  les- 
quelles les  juges  devrontinterpréter  etappHquer  les  lois  écrites  ? 
Croit-on  que  l'article  1315  du  Gode  civiP  ait  ajouté  à  la  force 
de  cette  règle  naturelle  :  Onus  probandi  incumbit  aclori  ;  — 
Reus  excipiendo  fit  ador  ?  Au  contraire,  il  l'a  masquée  en  ne 
l'appHquant  que  dans  un  cas  spécial  ;  il  faut  que  le  juriscon- 
sulte et  le  juge  dégagent  le  principe  abstrait  de  l'enveloppe 
que  lui  a  donnée  le  texte  légal  ;  et  s'il  ne  tombe  sous  le  sens 
de  personne  de  contester  la  maxime  dans  sa  généralité  ; 
s'il  est  certain  que  chez  nous  un  arrêt  serait  cassé  pour  avoir 
refusé  de  l'appHquer  en  toute  autre  matière  que  celle  d'obh- 
gation  et  de  paiement,  l'article  ne  devient-il  pas  superflu, 
et  n'offre-t-il  pas  l'inconvénient  de  proclamer  comme  règle 
de  droit  positif  ce  qui  n'est  quel'appUcationparticuhèred'une 
maxime  générale  dont  la  vigueur  subsiste  indépendamment 
de  la  loi  écrite,  et  qu'on  a  jugé  avec  raison  inutile  d'y  insérer  ? 

Ge  ne  sont  point  tant  les  textes  légaux  qui  hmitent  l'arbi- 

1  «  Celui  qui  réclame  l'exécution  d'une  obligation  doit  la  prouver, 
—  Réciproquement,  celui  qui  se  prétend  libéré  doit  justifier  le  paiement 
ou  le  fait  qui  a  produit  l'extinction  de  son  obligation  .  » 


410  CHAPITRE  XVIII. 

traire  du  juge,  que  la  bonne  organisation  des  pouvoirs  judi- 
ciaires, leurs  rapports  hiérarchiques  et  la  manière  dont  ils 
se  contrôlent.  Nous  examinerons  plus  loin  comment  notre 
organisation  judiciaire  tend  à  remplir  ce  but,  et  comment 
la  nature  des  choses  a  amené  à  peu  près  chez  nous  la  Cour 
de  cassation  à  être  juge  de  l'apphcation  logique  des  principes 
de  droit,  sous  quelque  forme  que  ces  principes  se  trouvent 
exprimés  dans  la  loi,  et  lors  même  qu'ils  ne  s'y  trouvent  pas 
exprimés  ;  tandis  que,  dans  la  pensée  des  fondateurs  de  cette 
institution,  la  Cour  de  cassation  n'aurait  dû  être  que  la  gar- 
dienne d'un  texte  sacramentel, 

279.  —  Il  n'y  a  pas  d'adage  plus  proverbial,  non  seulement 
devant  les  tribunaux,  mais  dans  le  monde,  que  celui-ci  : 
«  La  lettre  tue  et  l'esprit  vivifie  »  ;  cependant  je  ne  sache  pas 
qu'en  argumentant,  selon  le  besoin  de  la  cause,  tantôt  du  texte 
et  tantôt  de  l'esprit  de  la  loi,  en  tâchant  de  faire  alternative- 
ment pencher  d'un  côté  ou  de  l'autre  les  balances  delà  Justice, 
on  se  soit  assez  nettement  rendu  compte  du  véritable  principe 
de  décision.  Entend-on  que  sous  la  formule  légale,  sous 
l'assemblage  de  mots  par  lequel  le  législateur  a  rendu  sa  pensée 
avec  plus  ou  moins  de  bonheur  (car  il  n'est  pas  tenu  de  possé- 
der au  plus  haut  degré  les  qualités  du  philosophe  et  de 
l'écrivain),  il  faut  savoir  reconnaître  dans  toute  sa  généraHté 
et  son  abstraction  le  principe  qu'il  a  voulu  étabUr,  les  idées 
qu'il  a  entendu  mettre  en  rapport  et  la  nature  de  ce  rapport  ? 
Rien  alors  de  plus  vrai  et  de  plus  important  que  l'adage  cité. 
Maisveut-on  dire  qu'il  faut  remonter  à  l'esprit  de  la  loi,  en  ce 
sens  que  si  le  législateur  a  été  guidé  par  des  motifs  d'équité, 
d'utihté  publique,  ou  par  tous  autres,  et  que  dans  l'espèce 
ces  motifs  ne  trouvent  pas  à  s'appliquer  ou  s'appliquent 
en  sens  contraire,  il  ne  faille  tenir  compte  que  des  motifs 
et  point  du  tout  des  termes  du  précepte  ?  Une  telle  doctrine 
serait  subversive  du  droit,  et  tendrait  précisément  à  remplacer 
par  une  appréciation  sans  contrôle  un  jugement  susceptible 
de  passer  au  creuset  de  la  dialectique  :  de  sorte  qn'en  vue 
d'un  bon  résultat,  dans  une  espèce  particulière,  on  ne  tien- 
drait plus  compte  des  motifs  d'ordre  pubUc  qui  ont  fait  pré- 
valoir le  jugement  de  droit  strict  sur  le  jugement  d'équité  ^ 

'  Ainsi,  pour  prendre  un  exemple  des  plus  simples,  quoique  le  légis- 
lateur français  ait  dit  dans  l'art.  1326  du  Code  civil  :    »  que  le  billet 


DE  L'ORGANISATION  DU  DROIT.  411 

280.  —  A  la  faveur  des  mêmes  principes,  on  peut  jeter  du 
jour  sur  la  théorie  des  lois  interprétatives  et  sur  la  mise  en 
pratique  de  cette  fameuse  maxime  :  Ejus  est  inlerprelari  legem^ 
cujus  est  condere. 

Ou  bien  la  loi  interprétative  n'est  que  la  déduction  logique 
ou  l'extension  analogique  des  principes  posés  dans  des  lois 
antérieures  ;  ou  bien  elle  pose  des  principes  nouveaux  qui 
pourront  devenir  la  souche  de  déductions  subséquentes  ;  ou 
bien  enfin  elle  attribue  un  sens  à  des  mots  qui  n'en  présen- 
taient aucun,  ou  qui  présentaient  un  sens  ambigu. 

Dans  le  premier  cas  la  loi  interprétative  est  inutile,  et  il 
faut  s'en  prendre  aux  vices  de  l'organisation  judiciaire  si  la 


ou  la  promesse  sous  seing  privé,  par  lequel  une  seule  personne  s'engage 
envers  l'autre  à  lui  payer  une  somme  d'argent  ou  une  chose  appréciable, 
doit  être  écrit  en  entier  de  la  main  de  celui  qui  l'a  souscrit,  ou  que  du 
moins  il  faut,  outre  sa  signature,  qu'il  ait  écrit  de  sa  main  un  bon  ou  un 
approuvé,  portant  en  toutes  lettres  la  somme  ou  la  quantité  de  la  chose  », 
les  tribunaux  n'ont  pas  pensé  que  les  termes  de  la  disposition  dussent 
empêcher  la  règle  de  s'étendre  au  cas  où  plusieurs  personnes  contrac- 
teraient un  pareil  engagement  envers  une  ou  plusieurs  autres.  Car  évidem- 
ment la  règle  que  le  législateur  a  voulu  établir  est  celle-ci  :  «  Toute  obli- 
gation de  payer  une  somme  d'argent  ou  de  livrer  une  chose  appréciable 
ne  pourra  être  prouvée  juridiquement  par  un  acte  sous  seing  privé, 
unilatéral,  qu'autant  que  l'écrit  sera  en  entier  de  la  main  de  l'obligé, 
ou,  etc.,  etc.  »  De  ce  que  ce  principe  n'a  pas  été  rédigé  avec  assez  de 
rigueur  par  le  législateur,  qui  a  accommodé  son  langage  au  cas  parti- 
culier le  plus  ordinaire,  il  n'en  faut  pas  moins,  pour  entendre  sainement 
l'article,  comme  l'a  dit  la  Cour  de  cassation  (arrêt  du  5  mai  1816),  res- 
tituer au  principe  sa  généralité  et  saisir  l'idée  sans  s'asservir  à  la  lettre  : 
c'est  le  cas  où  l'adage  subsiste  dans  toute  sa  force. 

Que  si  l'on  remonte  à  l'intention  qui  a  dicté  l'article,  il  est  clair  que  le 
législateur  s'est  proposé  de  parer  aux  surprises  et  à  l'abus  des  signatures, 
d'opposer  une  barrière  à  la  fraude  et  à  la  mauvaise  foi.  Lors  donc  que 
des  circonstances,  comme  il  s'en  présente  souvent,  éloignent  tout  soupçon 
de  fraude  et  démontrent  que  le  signataire  a  bien  connu  toute  l'étendue 
de  l'obligation,  en  annuler  la  preuve  juridique,  n'est-ce  pas  favoriser  la 
fraude,  et  violer  l'esprit  de  la  loi  par  un  respect  aveugle  pour  le  texte  ? 
Et  pourtant  c'est  le  cas  où  l'adage  ne  peut  s'appliquer  sans  violation 
expresse,  non  pas  tant  des  termes  de  la  loi  que  de  ce  qui  fait  l'essence 
et  la  force  du  principe  juridique  déposé  dans  la  loi.  Car  autrement  il 
deviendrait  loisible  au  juge  d'apprécier  les  circonstances  d'où  doit  résulter 
la  preuve  que  le  signataire  a  bien  connu  la  juste  étendue  de  l'obligation  ; 
les  résultats  des  appréciations  dépendraient  d'impressions  variables, 
et  échapperaient  ainsi  à  toute  prévision  et  à  tout  contrôle,  contrairement 
à  la  volonté  du  législateur,  qui  a  cru  devoir,  par  l'institution  d'une  règle 
juridique,  limiter  en  cette  matière  le  pouvoir  discrétionnaire  du  juge. 
Voyez  ce  qui  sera  dit  dans  le  chapitre  suivant,  sur  la  distinction  des. 
questions  de  fait  et  des  questions  de  droit. 


412  CHAPITRE  XVIII. 

rigueur  des  déductions  et  la  justesse  des  analogies  ne  finissent 
pas  par  prévaloir,  après  quelques  aberrations  passagères  et  de 
peu  d'importance  au  point  de  vue  del'intérêtgénéral.  Dans  tout 
pays  pourvu  de  bonnes  institutions  judiciaires,  après  la  solen- 
nité des  épreuves  qui  précèdent  ordinairement  les  lois  inter- 
prétatives, on  ne  peut  raisonnablement  s'attendre  à  trouver 
dans  l'homme  ou  dans  le  corps,  quel  qu'il  soit,  investi  du  pou- 
voir législatif,  plus  de  garanties  contre  l'erreur  logique  que 
n'en  offraient  les  épreuves  judiciaires. 

Mais  il  y  a  plus  ;  le  pouvoir  législatif,  par  cela  même  qu'il 
fait  des  lois  ;  qu'il  pose  des  principes  en  vertu  d'une  apprécia- 
tion souveraine  et  sans  contrôle  ;  qu'il  statue  habituellement 
sur  ce  qui  lui  paraît  bon,  et  non  sur  les  conséquences  bonnes 
ou  mauvaises,  mais  logiquement  nécessaires,  de  ce  qui  a  paru 
bon  à  d'autres  corps  et  en  d'autres  temps,  est  moins  propre  à 
interpréter  logiquement  une  loi  préexistante  que  ne  le  serait 
un  corps  judiciaire  dans  les  attributions  et  dans  les  habitudes 
duquel  une  telle  interprétation  rentre  au  contraire  essentiel- 
lement ^.  Cette  inaptitude  se  manifestera  d'autant  plus  que 
la  puissance  législative  sera  exercée  par  des  corps  plus  nom- 
breux, sous  des  formes  qui  se  prêteront  mieux  à  l'apprécia- 
tion instinctive  et  moins  bien  au  jugement  par  abstraction 
et  par  construction  logique.  Là  au  contraire  où  la  puissance 
législative  (soit  qu'il  s'agisse  de  lois  générales  ou  de  lois  spé- 
ciales, pour  un  ordre  particulier  de  fonctionnaires  ou  de 
citoyens)  est  concentrée  entre  les  mains  d'un  conseil  peu 
nombreux,  que  sa  composition  rapproche  des  corps  judi- 
ciaires, on  pourra  obtenir  une  décision  vraiment  interpréta- 
tive ;  et  l'on  devra  considérer  un  tel  acte  comme  participant 
du  jugement  et  de  la  loi  :  du  jugement,  en  ce  qu'il  n'est  que  la 
conséquence  logique  de  lois  antérieures  et  qu'il  régit  les  faits 
passés  ;  de  la  loi,  en  ce  qu'il  statue  d'une  manière  générale  et 
pour  l'avenir. 

281.  —  Reste  à  examiner  le  cas  où  la  décision  interpréta- 
tive étant  réclamée  à  cause  de  l'insuffisance  ou  de  l'obscurité 


'  Kn  France,  après  bien  des  variations,  ces  principes  se  trouvent 
virtuellement  consacrés  par  la  loi  du  1"  avril  1837,  qui,  en  abrogeant 
celle  du  30  juillet  1828,  a  remis  à  la  Cour  de  cassation  (sections  réunies) 
la  décision  souveraine  du  point  de  droit,  en  cas  de  conflit  avec  les  Cours 
d'appel. 


DE  L'ORGANISATION  DU  DROIT.  413 

des  lois  existantes,  elle  doit  contenir  des  principes  nouveaux 
de  solution  juridique,  ou  donner  un  sens  déterminé  à  un  texte 
qui  n'avait  qu'un  sens  confus  ou  ambigu.  C'est  bien  là  le  cas 
où  doit  s'appliquer  la  maxime  citée  ;  car,  interpréter  les  lois 
de  cette  manière,  c'est  en  réalité  faire  une  loi  nouvelle  qui  ne 
peut,  pas  plus  que  toute  autre  loi,  statuer  que  pour  l'avenir, 
à  moins  d'être  entachée  du  vice  de  rétroactivité. 

Telle  n'est  pas  cependant  l'opinion  de  la  plupart  des  juris- 
consultes ;  mais  un  écrivain  estimable  l'a  trop  bien  réfutée 
pour  que  nous  ne  nous  bornions  pas  à  citer  ses  paroles  :  «  Il 
»  est,  dit-il,  assez  difficile  de  donner  une  raison  pour  laquelle 
»  on  ait  vu  dans  une  loi  interprétative  autre  chose  qu'une  dis- 
»  position  nouvelle,  assujettie  à  toutes  les  formes  et  à  toutes 
«les  conditions  d'une  loi  précédemment  inconnue...  Chacun 
»  est  le  meilleur  interprète  de  ses  propres  expressions,  en  ce 
»  sens  qu'il  sait  quelles  sont  les  idées  qu'il  a  voulu  exprimer  ; 
»  mais  ce  n'est  qu'aussi  longtemps  que  ses  idées  lui  appar- 
»  tiennent  ;  et  celui  qui  a  contracté  ne  serait  pas  admis  à  pré- 
»  tendre  qu'il  a  attaché  à  sa  locution  un  sens  contraire  à  celui 
»  qu'elle  a  présenté  à  la  partie  qui  s'est  engagée  envers  lui  ; 
»  encore  moins  le  législateur  pourrait-il  réclamer  le  droit  de 
»  déclarer  le  sens  de  la  loi,  lorsque  ce  sens  serait  contraire  aux 
»  mots  dont  il  s'est  servi.  Depuis  sa  promulgation  la  loi  est 
»  devenue  une  propriété  publique...  Les  droits  que  les  indi- 
»  vidus  ont  pu  acquérir  en  vertu  de  cette  loi,  les  obligations 
»  qu'elle  leur  a  imposées,  sont  existants  et  ne  peuvent  dépendre 
»  d'une  déclaration  qui,  expliquant  le  sens  des  mots,  en  déna- 
»  turerait,  altérerait  ou  modifierait  l'expression...  Elle  ne  peut 
»  atteindre  ceux  qui  ont  agi,  transigé,  contracté  sur  la  foi  de 
»  la  loi,  dans  son  état  primitif  ;  en  un  mot,  elle  ne  peut  porter 
»  que  sur  l'avenir,  de  même  qu'une  loi  toute  nouvelle  ^.  » 
«  Si  les  jugements,  dit  Montesquieu^,  étaient  une  opinion 
»  particulière  du  juge,  on  vivrait  dans  la  société  sans  savoir 
»  précisément  les  engagements  que  l'on  y  contracte.  »  Mais  ce 
qui  serait  pire  qu'une  telle  ignorance,  ce  serait  de  pouvoir 
être  soumis,  après  coup,  à  une  disposition  impérative  pour  des 
choses  à  l'égard  desquelles  on  était  fondé,  au  moment  de  l'acte 
ou  du  contrat,  à  compter  sur  les  bénéfices  d'une  appréciation 

1  Meyer,  Esprit  des  institutions  judiciaires,  liv.  viii,  chap.  4. 
*  Esprit  des  lois,  liv,  xi,  chap.  6. 


414  CHAPITRE  XVIII. 

consciencieuse,   et  sur  toute  la    latitude    d'une  application 
accommodée  aux  circonstances  de  l'espèce. 

282  —  S'il  n'est  pas  toujours  facile  de  distinguer  la  part 
réservée  au  pouvoir  législatif  et  celle  qui  revient  au  pouvoir 
judiciaire  dans  l'interprétation  des  lois,  il  est  encore  plus 
malaisé  de  nettement  définir,  par  des  raisons  prises  dans  la 
nature  des  choses,  les  attributions  du  pouvoir  qui  fait  les  lois, 
et  celles  du  pouvoir  qui,  ayant  pour  mission  essentielle  de 
pourvoir  à  l'exécution  des  lois,  est  par  cela  même  investi  du 
droit  de  prescrire  des  dispositions  réglementaires,  pareillement 
obligatoires  pour  les  citoyens,  et  qui  ont  avec  les  lois  propre- 
ment dites  la  plus  grande  affinité,  souvent  même  bien  plus 
d'affinité  qu'il  n'y  en  a  entre  des  résolutions  auxquelles  le 
style  officiel  affecte  la  dénomination  commune  de  lois,  parce 
qu'elles  émanent  toutes  d'un  même  pouvoir  officiellement 
qualifié  de  pouvoir  législatif.  Voter  un  emprunt,  une  levée 
d'hommes,  une  déclaration  de  guerre,  un  traité  de  paix,  un 
budget,  une  approbation  de  comptes,  un  impôt,  une  loi  poli- 
tique, administrative,  pénale  ou  civile,  c'est  remplir  des  fonc- 
tions entre  lesquelles  il  y  a  bien  plus  de  différence  qu'on  n'en 
saurait  trouver  entre  les  fonctions  du  pouvoir  législatif  prises 
dans  leur  ensemble,  et  celles  des  autres  pouvoirs  publics. 
Qu'il  faille  pour  tout  cela  consulter  la  nation  ou  les  assemblées 
qui  sont  réputées  constitutionnellement  la  représenter,  nous 
l'accordons  volontiers  ;  mais  la  manière  de  les  consulter  et 
d'avoir  leurs  réponses  doit-elle  être  la  même?  Convient-il 
d'appliquer  les  mêmes  formes  de  procédure  à  des  actes  si  essen- 
tiellement différents  ? 

Tout  le  monde  sent  bien  aujourd'hui  que  les  décisions  judi- 
ciaires, comprises  sous  la  dénomination  commune  de  juge- 
ments et  d'arrêts,  ne  sont  pas  de  même  nature.  En  matière 
civile,  l'institution  du  recours  en  cassation  ;  en  matière  cri- 
minelle, l'introduction  du  jugement  par  jurés,  nous  rendent 
sensible  une  distinction  qui  n'est  autre  (comme  nous  allons 
essayer  de  le  montrer  dans  le  chapitre  suivant)  que  la  dis- 
tinction de  l'appréciation  consciencieuse  et  du  jugement  dia- 
lectique. On  comprend  que  des  fonctions  judiciaires,  de  nature 
diverse,  n'en  sont  pas  moins  distinctes,  pour  être  confiées 
quelquefois  ou  même  le  plus  ordinairement  aux  mêmes  per- 
sonnes, comme  cela  a  lieu  chez  nous,  dans  nos  tribunaux  de 


DE  L'ORGANISATION  DU  DROIT.  415 

première  instance  et  d'appel,  en  matière  civile  et  correction- 
nelle. De  même  nos  assemblées  législatives  concilient  des  fonc- 
tions analogues  à  celles  du  juré  et  à  celles  du  magistrat,  avec 
cette  différence  tenant  à  l'objet  et  non  à  la  nature  de  l'acte 
intellectuel,  à  savoir,  qu'elles  statuent  plus  ordinairement 
d'une  manière  générale,  et  non  sur  des  cas  particuliers.  Orga- 
niser la  procédure  législative  de  manière  à  démêler  ces  fonc- 
tions, à  surmonter  autant  que  possible  les  obstacles  qui  dans 
la  pratique  tendent  à  maintenir  la  confusion,  c'est  là,  suivant 
nous,  une  de  ces  améliorations  essentielles  dont  la  raison 
publique  se  préoccupera,  si  de  telles  questions  peuvent  jamais 
être  traitées  sans  esprit  de  parti,  hors  de  ces  crises  politiques  qui 
sembleraient  devoir  peu  à  peu  diminuer  d'intensité,  sinon  de 
fréquence  ;  pourvu  du  moins  qu'on  admette  que,  dans  l'éco- 
nomie des  sociétés  humaines  comme  dans  le  monde  physique, 
tout  doit  tendre  à  la  longue  vers  un  état  stable  et  vers  un  ordre 
permanent. 

183.  —  Voyons  comment  l'autorité,  guidée  par  le  bon  sens 
public,  procède  dans  des  choses  où  la  poUtique  est  étrangère. 
Supposons   qu'il  s'agisse  de  juger  du   mérite   d'un   ouvrage 
d'art,  d'une  statue,  d'un  tableau,  d'une  composition  musi- 
cale ;  s'adressera-t-on  à  un  artiste  célèbre  ou  à  une  académie 
d'artistes?  On  le  pourrait  sans  doute,  et  c'est  un  parti  que 
l'administration  prend   quelquefois  ;  mais  souvent  elle  s'en 
trouve  mal.  Le  jugement  des  experts  est,  comme  on  dit,  cassé 
par  le  public,  et  ce  sont  les  arrêts  du  public  que  la  postérité, 
juge  en  dernier  ressort,  ratifie  pour  l'ordinaire.  Au  contraire, 
s'agit-il  de  juger  du  mérite  d'une  découverte  en  mécanique 
ou  en  chimie,  on  s'adressera  à  l'Académie  des  sciences,  corps 
plus  compétent  que  le  public  ;  l'Académie  renverra  le  mémoire 
aune  commission  ou  aune  section  plus  capable  d'en  juger  que 
l'Académie  en  corps  ;  et  la  section  choisira  pour  rapporteur 
celui  de  ses  membres  qui  a  cultivé  de  préférence  la  branche 
de  la  science  à  laquelle  le  mémoire  paraît  se  rattacher.  Si  l'on 
admet,  dans  le  cas  d'un  travail  scientifique  comme  dans  celui 
d'un  ouvrage  d'art,  que  des  passions  ou  des  intérêts    person- 
nels n'obscurcissent  pas  la  raison  ou  ne  pervertissent  pas  le 
goût  des  juges,  les  garanties  de  la  bonté  du  jugement  semblent 
augmentées,  dans  un  cas  par  l'accroissement,  dans  l'autre  par 
la  réduction  du  nombre  des  juges. 


416  CHAPITRE  XVIII. 

On  pourrait  dire  qu'il  faut  une  instruction  spéciale  pour 
entendre  quelque  chose  à  des  questions  de  mécanique  ou  de 
chimie,  tandis  qu'il  ne  faut  que  des  yeux  ou  des  oreilles  pour 
trouver  un  tableau  beau  ou  laid,  une  composition  musicale 
mélodieuse  ou  barbare.  La  première  partie  de  l'assertion  est 
incontestable,  et  c'est  une  excellente  raison  pour  qu'on  ne 
songe  jamais  à  faire  dépendre  de  la  multitude  la  réputation 
d'un  mécanicien  ou  d'un  chimiste  ;  mais  il  est  faux  que  le 
degré  de  culture  du  sens  poétique  ou  musical  n'influe  pas  sur 
le  mérite  de  l'appréciation  qui  sera  faite  d'une  tragédie  ou 
d'un  opéra.  Si  je  dois  prendre  au  hasard  l'avis  d'un  homme  du 
peuple,  d'un  homme  du  monde,  ou  d'un  académicien,  je  m'en 
rapporterai  plutôt  à  celui-ci  cju'aux  deux  autres,  pourvu  que 
j'aie  lieu  de  croire  qu'il  n'est  ni  intéressé  ni  passionné.  Mais, 
quoique  l'avis  d'un  artiste  (ou  d'un  homme  spécial,  comme  on 
dit)  doive  prévaloir  sur  chacun  des  avis  individuels  qui  con- 
courent à  former  l'opinion  générale  et  vulgaire,  cette  opinion 
doit  prévaloir  sur  l'avis  de  l'artiste,  parce  que  c'est  dans  ces 
matières,  où  il  s'agit  d'appréciation  et  de  jugements  non 
explicables  (comme  s'exprime  Leibnitz  ^),  plutôt  que  de  juge- 
ments dialectiques  ou  explicables,  qu'on  peut  dire  avec 
grande  raison  que  personne  n'a  aiitanl  cVespril,  ou  mieux 
encore,  n'a  aulanl  de  sens  que  ioul  le  monde  l. 

'  «  Les  raisons  de  notre  persuasion  sont  de  deux  sortes  :  les  unes  sont 
explicables,  les  autres  inexplicables.  Celles  que  j'appelle  explicables 
peuvent  être  proposées  aux  autres  par  un  raisonnement  distinct  ;  mais 
les  raisons  inexplicables  consistent  uniquement  dans  notre  conscience 
ou  perception,  et  dans  une  expérience  de  sentiment  intérieur,  dans  lequel 
on  ne  saurait  faire  entrer  les  autres,  si  on  ne  trouve  moyen  de  leur  faire 
sentir  les  mêmes  choses  de  la  même  manière.  »  Ed.  Dutens,  T.  I,  p.  679. 

*  «  Car  il  peut  se  faire  que  le  grand  nombre,  dont  chaque  particulier, 
pris  en  détail,  se  soucie  peu  de  la  vertu,  étant  rassemblé,  vaille  mieux 
collectivement  que  le  petit  nombre  des  autres...  C'est  la  même  estimation 
à  faire  de  leur  intelligence  et  de  leurs  habitudes  morales,  .-^ussi  voit-on 
que  le  public  juge  mieux  que  personne  d'une  pièce  de  musique  ou  de 
poésie.  Les  uns  critiqueront  un  morceau,  les  autres  un  autre,  et  tous 
saisiront  le  fort  et  le  faible  de  toute  la  pièce...  Chacun  sera  moins  propre 
à  juger  que  les  savants,  mais  tous  enscml)lc  jugeront  mieux  ou  aussi 
bien...  In  liomme,  quel  qu'il  soit,  comparé  ù  la  multitude,  doit  proba- 
blement valoir  moins.  Or,  c'est  de  la  multitude  qu'est  formé  l'État.  Les 
assemblées  ressemblent  ù  ces  festins  où  plusieurs  apportent  leur  part, 
festins  qui  valent  toujours  mieux  que  toute  autre  table.  De  même,  il  y  a 
beaucoup  de  choses  dont  la  multitude  juge  mieux  qu'un  particulier,  quel 
qu'il  puisse  être...  "  •ità  toijto  xai -/pivEt  à'pLetvov  o'y_),o;  7To).)àr,  ei;  ckitkxovv.  » 
Aristoti;,  Polilique,  liv.  m,  chap.  H  et  15. 


DE  L'ORGANISATION  DU  DROIT.  417 

284.  —  On  peut,  de  deux  manières  différentes,  se  rendre 
compte   d'un   semblable   résultat. 

Les  opinions  des  hommes,  dans  les  choses  qui  ne  com- 
portent pas  la  précision  logique,  s'influencent  réciproquement  : 
les  écarts  de  l'une  répriment  les  écarts  de  l'autre  ;  on  cherche 
la  saine  appréciation  des  choses  dans  l'intervalle  des  limites 
entre  lesquelles  on  voit  flotter  la  plupart  des  appréciateurSj 
et  l'on  arrive  ainsi  à  une  appréciation  commune,  résultat  de 
tous  les  tâtonnements  individuels.  C'est  ainsi  que,  par  les 
réactions  mutuelles  d'un  amas  de  molécules  agitées  de  mou- 
vements confus,  s'établit  définitivement  un  mouvement  com- 
mun, qui  tend  à  se  perpétuer  avec  régularité  (54). 

Abstraction  faite  de  l'influence  réciproque  que  les  appré- 
ciateurs exercent  les  uns  sur  les  autres,  et  lors  même  que  l'on 
considérerait  leurs  appréciations  comme  autant  de  faits  isolés 
et  indépendants,  il  y  aurait  une  raison  pour  que  l'apprécia- 
tion moyenne  entre  un  grand  nombre  d'appréciations  indi- 
viduelles, offrît  en  général  plus  de  garanties  que  toute  appré- 
ciation individuelle,  prise  au  hasard  dans  la  catégorie  de  celles 
qui  en  offrent  le  plus.  Cette  raison,  qui  se  rattache  à  la  théorie 
mathématique  des  chances,  est  la  même  qui  fait  qu'on  obtien- 
dra pour  l'ordinaire  avec  une  plus  grande  précision  la  valeur 
d'un  angle,  en  prenant  la  moyenne  arithmétique  d'un  grand 
nombre  d'observations  faites  avec  un  instrument  assez  impar- 
fait, que  si  l'on  se  bornait  à  une  ou  deux  observations  faites 
avec  un  instrument  même  très  parfait.  A  la  vérité,  il  en  serait 
tout  autrement  si  l'on  avait  lieu  de  croire  que  la  construction 
de  l'instrument  favorise  plus  les  erreurs  dans  un  sens  que  dans 
l'autre,  par  exemple,  les  erreurs  en  excès  plutôt  que  les  erreurs 
en  défaut  (82  et  88).  Dans  ce  cas,  en  multipliant  les  observa- 
tions avec  un  instrument  défectueux,  bien  loin  d'atténuer, 
on  accroîtrait  l'erreur  probable  sur  la  valeur  moyenne.  Pareil- 
lement, si  l'on  avait  lieu  de  croire  que  les  juges  appréciateurs 
sont  sous  l'influence  d'une  passion,  d'un  préjugé  qui  agit  dans 
le  même  sens  sur  la  plupart  d'entre  eux,  plus  ces  juges  seraient 
nombreux,  plus  le  résultat  de  l'appréciation  moyenne  cour- 
rait de  chances   d'être   notablement  erroné. 

285.  —  Que  si  nous  revenons  au  sujet  qui  a  provoqué  ces  ex- 
phcations,  notre  attention  se  fixera  sur  un  point  capital  parmi 
tant  d'autres  qui  donneraientheu  à  des  remarques  sans  nombre. 

27 


418  CHAPITRE  XVIII. 

Dans  les  dispositions  législatives,  le  législateur  apprécie  ou 
il  combine. 

Il  apprécie,  par  exemple,  lorsqu'il  pose  des  principes  de 
droit  civil,  lorsqu'il  érige  en  maximes  impératives  pour  le  juge 
les  règles  que  lui  suggèrent  l'équité,  l'utilité  publique,  les 
mœurs,  les  coutumes  du  pays  ;  et  il  combine,  lorsqu'il  se 
livre  à  un  travail  de  codification. 

Il  apprécie,  lorsqu'il  fixe  des  conditions  d'âge  ou  de  cens 
pour  être  électeur  ou  éligible  ;  et  il  combine,  lorsqu'il  organise 
les  formes  de  l'élection. 

Il  apprécie,  lorsque,  d'après  le  sentiment  des  besoins  du 
pays,  il  décrète  un  emprunt,  un  impôt,  un  bill  d'indemnité  ; 
il  combine,  lorsque,  dans  un  système  d'économie  politique,  il 
construit  un  tarif  de  douanes,  ou  lorsqu'il  organise  un  impôt, 
tel  que  celui  de  mutation,  qui  doit  donner  lieu  à  une  jurispru- 
dence compliquée. 

Sur  cela,  que  dit  la  raison,  dégagée  des  préjugés  ou  des 
intérêts  qui  peuvent  pousser  au  soutien  de  ce  qu'on  appelle 
la  prérogative  de  tel  ou  tel  pouvoir?  D'abord,  que  le  mandat 
législatif  est  une  fiction  chimérique  dans  l'état  actuel  des 
peuples  ;  qu'une  assemblée  législative  ne  représente  pas  le 
pays  au  sein  duquel  elle  a  été  élue,  comme  le  mandataire 
représente  le  mandant  ;  mais  que,  d'après  les  conditions  de 
l'élection,  il  peut  y  avoir  plus  ou  moins  de  probabilité  que 
l'opinion  de  la  majorité  de  l'assemblée  cadre  avec  l'opinion  de 
la  majorité  du  pays,  ou  du  moins  avec  celle  delà  majorité  des 
électeurs,  là  où  tous  les  citoyens,  sans  distinction,  ne  sont  pas 
appelés  à  prendre  part  à  l'élection  des  membres  de  l'assemblée; 
Que,  toutes  circonstances  égales  d'ailleurs,  cette  probabilité 
augmente  quand  l'assemblée  devient  plus  nombreuse  ; 

Que,  dans  l'hypothèse  (destinée  peut-être  à  demeurer 
longtemps  à  l'état  d'utopie)  où  la  décision  de  l'assemblée 
serait  soustraite  à  l'influence  des  passions  et  des  préjugés  poli- 
tiques, la  probabilité  de  la  bonté  de  l'appréciation  qui  la 
motive  croîtrait  avec  le  nombre  des  votants,  au  moins  jusqu'à 
de  certaines  limites  ; 

Que  si,  pour  rentrer  dans  le  vrai,  on  tient  compte  de  cette 
influence,  l'augmentation  du  nombre  des  votants  aura  pour 
effet  de  rendre  plus  probable,  non  pas  précisément  la  bonté 
de  l'appréciation,  mais  sa  conformité  avec  l'appréciation  qui 


DE  L'ORGANISATION  DU  DROIT.  419 

serait  faite  par  le  pays  soumis  aux  mêmes  influences,  si  le 
pays  pouvait  être  directement  consulté. 

On  conçoit  donc  de  toutes  manières  l'intervention  d'assem- 
blées nombreuses  dans  les  résolutions  législatives,  toutes  les 
fois  que  ces  résolutions  se  rattachent  à  un  jugement  d'appré- 
ciation, lequel  ne  se  résout  point  dans  une  suite  d'abstrac- 
tions et  de  constructions  logiques.  Mais,  s'il  s'agit  de  combi- 
ner, d'organiser  logiquement  les  conséquences  d'un  principe, 
qu'est-il  besoin  d'insister  sur  ce  qui  est  devenu  pour  tout  le 
monde  l'objet  d'observations  quotidiennes,  à  savoir  que  les 
nombreuses  assemblées  ont  à  surmonter  des  difficultés  inex- 
tricables, pour  mener  une  pareille  tâche  à  bonne  fin  ? 

On  a  vu  des  assemblées  nombreuses  trouver  pour  de  géné- 
reuses résolutions,  pour  des  actes  de  haute  politique,  la  vigueur, 
la  décision,  et  même  la  sûreté  de  jugement,  la  netteté  de  vues 
qui  eussent  manqué  à  une  réunion  de  quelques  habiles  per- 
sonnages assis  autour  d'un  tapis  vert.  Pourquoi  parler  des 
assemblées,  quand  la  place  pubUque  nous  offre  l'exemple  des 
mêmes  faits  sur  une  bien  plus  grande  échelle  ?  Le  bon  sens  du 
peuple  n'est-il  pas  passé  en  proverbe  ?  Et  qu'entend-on  par  son 
bon  sens,  sinon  la  rectitude  habituelle  de  son  jugement  ins- 
tinctif, quand  il  n'est  pas  livré  à  ces  émotions  violentes  qui  en 
font  momentanément  un  instrument  aveugle  de  destruction  ? 

286.  —  Les  anciens  avaient  très  bien  compris  cela,  et  chez 
les  Romains  notamment,  le  peuple  répondait  par  oui  ou  par 
non,  comme  nos  jurés,  à  la  proposition  [rogalio)  d'un  magis- 
trat dont  la  loi  prenait  le  nom,  parce  qu'il  en  était  regardé 
comme  le  rédacteur  et  l'auteur.  On  ne  s'avisait  pas  de  discuter 
des  amendements  au  forum  :  le  peuple  acceptait  ou  rejetait  le 
tout,  comme  il  est  quelquefois  censé  faire  de  nos  jours,  pour 
ces  lois  réputées  fondamentales,  qu'on  appelle  des  constitu- 
tions. Ce  rôle  de  jury  national  ne  serait-il  pas  le  rôle  naturel 
des  assemblées  pohtiques  modernes,  qui  participent  à  la  fois 
(il  faut  bien  le  reconnaître)  des  quahtés  et  des  défauts  des 
grands  comices  populaires  chez  les  peuples  de  l'antiquité? 
La  bonne  organisation  du  pouvoir  législatif  n'exigerait-elle  pas 
que  l'on  concentrât  davantage  le  travail  logique  de  la  rédac- 
tion et  de  la  coordination  des  lois',  et  qu'on  le  séparât  mieux 
de  la  fonction  qui  consiste  dans  une  appréciation  instinctive 
et  consciencieuse?  On  ne  doit  pas  s'attendre  à  voir  des  ques- 


420  CHAPITRE  XVIII. 

tio!ns  si  graves  et  si  complexes  traitées  ici  incidemment,  avec 
l'intention  sérieuse  de  réclamer  des  innovations  ou  d'indiquer 
des  réformes.  Personne  ne  respecte  plus  que  nous  l'esprit  pra- 
tique, et  n'est  plus  frappé  de  l'intervalle  immense  qui  se  trouve 
entre  la  conception  d'une  idée,  d'une  forme  abstraite,  et  son 
application  dans  les  réalités  de  la  vie.  Mais  d'un  autre  côté, 
toute  conception  abstraite  ou  philosophique  est  susceptible 
de  conséquences  pratiques  qui  peuvent  servir  de  contrôle  et 
d'épreuve  pour  juger  de  la  valeur  même  de  l'idée,  et  qu'à  ce 
titre  du  moins  il  n'est  pas  inutile  de  faire  apercevoir.  C'est 
dans  le  même  but,  et  avec  la  même  réserve,  que  nous  allons 
traiter  rapidement  de  quelques  questions  non  moins  graves 
que  soulève  l'organisation  du  pouvoir  judiciaire,  en  montrant 
par  quel  côté  ces  questions  se  rattachent  aux  points  de  logique 
qui  nous  intéressent. 


CHAPITRE  XIX 

Application  a  l'organisation  judiciaire,  et  notam- 
ment A  LA  distinction  DES  QUESTIONS  DE  FAIT  ET  DE  DROIT. 

287.  —  Nous  parlerons  d'abord  de  la  justice  criminelle, 
dont  l'administration  tient  de  bien  plus  près  que  celle  de  la 
justice  civile  au  mode  d'organisation  politique.  Non  seule- 
ment la  vie,  l'honneur,  la  liberté  des  citoyens  sont  des  biens 
plus  précieux  que  ceux  qui  peuvent  faire  l'objet  de  contesta- 
tions civiles,  mais  encore  la  confusion  qui  a  si  longtemps  régné 
entre  les  crimes  publics  et  les  crimes  privés  aurait  livré  au 
pouvoir  judiciaire  toutes  les  institutions  du  pays,  si  dans  les 
États  libres  on  n'avait  pris  à  tâche  délimiter  les  attributions  du 
magistrat  criminel.  Partout  au  contraire  où  le  despotisme 
s'est  identifié  avec  les  mœurs  nationales,  l'administration  de 
la  justice  criminelle  a  été  une  pure  émanation  du  pouvoir 
despotique.  Les  délégués  du  maître  infligent  des  peines  corpo- 
relles ou  pécuniaires,  sans  qu'on  puisse  craindre  que  leur  igno- 
rance ou  leur  partialité,  préjudiciables  à  quelques  individus, 
altèrent  la  constitution  politique. 

Personne  n'ignore  que  les  Anglais  ont  toujours  regardé 
l'intervention  des  jurés  en  matière  criminelle  comme  le  gage 
de  leur  liberté  pohtique,  et  que  l'un  des  premiers  actes  de 
l'Assemblée  constituante  a  été  d'étabhr  (ou,  si  l'on  veut,  de 
rétablir)  en  France  l'institution  du  jury  en  matière  de  grand 
criminel.  Cette  institution  est  du  nombre  de  celles  qui,  ayant 
persisté  malgré  toutes  les  réactions  politiques,  peuvent  être 
actuellement  considérées  comme  faisant  partie  du  droit  con- 
stitutionnel ou  fondamental  du  pays. 

288.  —  Toutefois,  dans  le  but  que  nous  nous  proposons  ici, 


422  CHAPITRE  XIX. 

qui  est  d'examiner,  sous  certains  rapports  abstraits  et  théo- 
riques, une  institution  sur  laquelle  on  a  déjà  tant  disserté, 
commençons  par  écarter  cette  idée  de  jugement  par  pairs, 
résurrection  artificielle  des   traditions   d'un  autre   âge,   qui 
peut-être  n'ont  jamais  été  bien  rigoureusement  conformes  à 
la  réalité  historique.  En  effet,  si,  tandis  que  l'institution  du 
jury  se  perpétuait  en  Angleterre,  les  autres  nations  de  l'Eu- 
rope occidentale  (issues  aussi  des  tribus  germaniques,  ou  long- 
temps façonnées  à  leur  domination  et  imprégnées   de    leur 
esprit)  laissaient  tranquillement  les  corps  de  judicature  s'attri- 
buer en  matière  criminelle  un  pouvoir  souverain,  c'était  le 
résultat'  natlurel  de  l'adoucissement  des  mœurs  et  des  progrès 
de  la  société.  Il  ne  s'agissait  plus,  comme  dans  les  temps  bar- 
bares, ou  même  comme  dans  les  républiques  de  l'antiquité,  de 
meurtres,  de  viols,  de  pillages  à  main  armée,  de  concussions 
et  de  corruptions  patentes  de  la  part  des  principaux  person- 
nages. Déjà,  sauf  de  rares  exceptions,  la  classe  des  malfaiteurs 
ne  se  recrutait  plus  dans  les  rangs  élevés  de  la  société.  Là  où 
les  passions  politiques  étaient  éteintes,  où  l'inquisition  n'était 
point  parvenue  à  établir  ses  redoutables  tribunaux,  la  chance 
de  tomber  victime  d'une  accusation  calomnieuse  et  capitale 
était  si  faible,  que  la  généralité  des  citoyens  devait    peu  se 
préoccuper  du  soin  d'obtenir  des  garanties  contre  la  magis- 
trature armée  du  glaive  de  la  justice. 

Or,  les  mêmes  causes  continuent  d'agir  ;  et  du  jour  où  l'on 
aura  introduit  dans  les  lois,  aussi  complètement  qu'elle  existe 
dans  l'opinion,  la  distinction  entre  les  délits  contre  l'ordre 
politique  et  les  délits  contre  l'ordre  moral,  ce  sera  par  amour 
de  l'humanité,  de  l'ordre  et  de  la  justice  qu'on  s'intéressera  au 
.système  de  procédure  et  de  juridiction  criminelles,  plutôt  que 
par  des  motifs  de  sûreté  ou  de  garanties  personnelles.  On  cher- 
chera les  améliorations  possibles  dans  cette  partie  de  l'organisa- 
tion judiciaire,  comme  on  cherche  celles  que  comporte  le  régime 
des  bagnes  et  des  maisons  pénitentiaires,  sans  craindre  sérieuse- 
ment pour  soi-même  la  condition  de  galérien   ou   de  convict. 

Faisons  donc  abstraction  de  toute  considération  politique, 
et  supposons  qu'il  n'est  question  que  de  déUts  contre  l'ordre 
général  des  sociétés.  Voyons  dans  cette  hypothèse  quelles 
peuvent  et  quelles  doivent  être  les  garanties  de  l'accusé  et  de 
la  société,  de  l'humanité  et  de  la  justice. 


DE  L'ORGANISATION  JUDICIAIRE.  423 

289.  —  Trois  éléments  concourent  à  la  formation  d'un  juge- 
ment en  matière  criminelle  :  il  y  a  un  fait  à  constater,  une 
action  à  apprécier,  une  peine  à  fixer.  Ordinairement  l'accusé 
nie  certains  faits  qu'on  lui  impute  ;  subsidiairement,  il  conteste 
le  caractère  de  criminalité  qu'on  y  attache,  et  finalement  il  se 
débat  sur  l'application  de  la  peine.  Lorsqu'on  a  voulu  diviser, 
d'après  des  vues  théoriques,  les  fonctions  judiciaires  en 
matière  criminelle,  on  a  donné  à  l'un  des  bancs  du  tribunal, 
sous  le  nom  de  question  de  fait,  les  deux  premiers  points  à 
décider,  tantôt  en  les  distinguant  nettement,  tantôt  en  les 
confondant  par  le  mode  de  position  des  questions  ^  :  on  a 
donné  à  l'autre  banc  le  dernier  point  à  résoudre,  sous  le  nom 
de  question  de  droit. 

Suivant  nous,  les  trois  questions  sont,  par  la  nature  des 
choses,  des  questions  de  fait  et  non  de  droit,  en  ce  sens  qu'elles 
ne  peuvent  dans  la  plupart  des  cas  être  résolues  d'après  un 
système  de  règles  fixes  et  générales,  par  voie  d'abstraction  et 
de  construction  logique  ;  mais  que  la  solution  des  trois  ques- 
tions dépend,  pour  chaque  espèce  soumise  aux  juges,  d'une 
appréciation  consciencieuse  dans  laquelle  le  plus  savant  peut 
errer,   faute   de  règles   scientifiques  ^. 

Le  fait  physique  qui  motive  l'accusation  a  eu  lieu  ou  n'a 
pas  eu  lieu  :  rien  de  plus  catégorique  que  cette  disjonctive  ; 
mais  ce  qui  est  susceptible  de  variation  continue,  c'est  la  pro- 
babilité du  fait,  qui  n'est  presque  jamais  certain  d'une  certi- 
tude comparable  à  celle  que  donne  le  témoignage  des  sens  ; 
et  s'il  faut  le  plus  souvent  se  contenter  en  pareil  cas  de  grandes 
probabilités  sous  peine  de  paralyser  l'action  de  la  justice,  de 
compromettre  gravement  la  sécurité  des  citoyens  et  l'ordre 
social,  il  est  impossible  d'assigner  le  point  oii  la  probabiUté 
doit  déterminer  la  réponse  affirmative  du  juge  interrogé  sur 
la  vérité  du  fait.  Ici  intervient  nécessairement  une  double 
appréciation  :  d'abord  l'appréciation  de  la  probabilité  du  fait, 
affirmé  par  l'accusation,  nié  par  la  défense  ;  et  cette  probabi- 
lité, susceptible  de  varier  à  tous  les  degrés,  n'est  assurément  pas 

1  Loi  du  16  septembre  1791,  tit.  VII,  art.  21  et  suiv.  —  Code  du  3  brum. 
an  IV,  art.  374  et  suiv.  —  Code  d'inst.  crim.  de  1808,  art.  345. 

'^  «  Jus  finitum  et  potest  esse  et  débet  :  facti  interpretatio  plerumque 
etiam  prudentissimos  fallit.  »  Neratius,  lib.  v.  Membran.  (D.  lib.  XXII, 
tit.  6,  fr.  2.) 


424  CHAPITRE  XIX. 

de  celles  qui  comportent  une  évaluation  soumise  aux  procé- 
dés généraux  du  calcul.  En  second  lieu,  il  y  a  le  jugement  que 
cette  probabilité  suffît  ou  ne  suffit  pas,  dans  les  circonstances 
de  l'espèce,  pour  déterminer  le  juge  à  déclarer  le  fait  constant  ; 
car  il  est  incontestable  que  le  juge  se  montrera  et  devra  se 
montrer  plus  ou  moins  exigeant  sur  la  preuve  du  fait,  selon  que 
la  déclaration  aura  des  suites  plus  ou  moins  graves  pour 
l'accusé,  et  selon  qu'il  y  aura  moins  ou  plus  de  dangers  pour 
la  société  à  ne  pas  se  contenter  de  preuves  comme  celles  qui 
se  rencontrent  dans  l'espèce.  Par  exemple,  la  facilité  du  vol 
domestique,  l'inquiétude  qu'il  porte  dans  les  familles,  et  la 
difficulté  de  le  prouver  indépendamment  de  la  déclaration  du 
maître,  pourront  porter  le  juge  à  déclarer  constant  un  fait  de 
vol  domestique  d'après  des  témoignages  qui  paraîtraient  insuf- 
fisants pour  des  faits  d'une  autre  nature. 

Il  est  visible  que  l'appréciation  du  caractère  moral  de  l'action, 
d'après  les  inductions  tirées  des  diverses  circonstances,  ne  peut, 
pas  plus  que  les  jugements  d'appréciation  relatifs  à  la  constata- 
tion du  fait  physique,  être  soumise  à  des  règles  invariables  (196). 

Enfin  l'échelle  des  peines  ne  peut  être  tellement  graduée  que 
chacun  n'en  sente  l'insuffisance  pour  l'exacte  corrélation  de  la 
peine  au  délit. 

290.  —  Les  législateurs  n'en  ont  pas  moins  cherché  à  établir 
des  échelles  de  peines,  et  en  général  ils  ont  cru  de  leur  devoir  de 
chercher  à  proscrire  les  peines  arbitraires  :  but  louable,  s'il 
pouvait  être  atteint.  De  même  en  effet  qu'en  matière  d'intérêts 
civils,  il  vaut  souvent  mieux  froisser  l'équité  naturelle  que  de 
laisser  à  l'arbitraire  du  juge  civil  la  solution  de  toutes  les  contes- 
tations qui  peuvent  s'élever  entre  les  citoyens,  ainsi  mieux  vau- 
drait que  l'intensité  de  la  peine  ne  fût  pas  en  parfaite  corrélation 
avec  la  gravité  du  délit,  que  de  courir  les  chances  de  l'erreur  ou 
de  la  prévarication  du  juge  en  matière  criminelle,  dans  la  dis- 
pensation  de  son  pouvoir  discrétionnaire.  D'ailleui-s  les  peines 
n'étant  instituées  que  dans  l'intérêt  général  de  la  société,  bien 
moins  pour  châtier  le  coupable  que  pour  assurer  par  une  terreur 
salutaire  le  maintien  des  lois,  il  rentre  dans  les  fonctions  du  légis- 
lateur plutôt  que  dans  celles  du  juge  d'apprécier  la  peine  qui  doit 
rendre  cette  terreur  eiïicace,  et  au  besoin  (]o  sacrifier  les  intérêts 
des  individus  à  un  plan  général  d'organisation  sociale. 

Mais  alors  il  faut  que  le  système  soit  complet  :  il  faut  établir 


DE  L'ORGANISATION  JUDICIAIRE.  425 

aussi  des  règles,  c'est-à-dire  des  présomptions  légales,  pour  con- 
stater le  fait  physique  qui  donne  ouverture  à  la  poursuite  crimi- 
nelle, et  pour  en  déterminer  le  caractère  de  criminalité. 

Il  faut  revenir  au  système  qui  a  été  tant  attaqué  et  avec  raison: 
parce  que  la  vie,  l'honneur,  la  Uberté  des  citoyens  ne  peuvent 
être  à  la  merci  d'un  système  de  présomptions  légales  ;  parce  que, 
devant  les  considérations  qui  touchent  à  des  intérêts  individuels 
de  cette  nature,  doivent  fléchir  même  les  considérations  qui 
touchent  l'intérêt  pubhc  ;  parce  qu'un  jugement  criminel,  qui 
a  des  effets  moraux,  doit  toujours  revêtir  un  caractère  de  mora- 
lité qui  pourrait  ne  pas  cadrer  avec  les  combinaisons  logiques  et 
artificielles  d'un  système  de  présomptions  légales. 

Vouloir  scinder  un  tel  système,  prendre  une  partie  et  rejeter 
l'autre,  prescrire  ici  les  règles  fixes  et  les  présomptions  légales 
afin  de  conciUer  au  jugement  un  caractère  de  moralité,  établir 
là  des  règles  fixes  afin  de  proscrire  l'arbitraire,  est  une  prétention 
chimérique  (203),  dont  l'illusion  est  parfaitement  démontrée  par 
la  pratique  des  tribunaux  et  par  l'histoire  de  notre  législation 
moderne  sur  l'organisation  de  la  justice  criminelle.  Que  l'on 
confie  à  difïérents  tribunaux,  à  des  membres  ou  à  des  bancs  dis- 
tincts du  même  tribunal,  la  fonction  de-déclarer  la  culpabihté  et 
celle  d'apphquer  la  peine,  toujours  il  arrive,  ou  du  moins  il  doit 
en  général  arriver  que  la  déclaration  de  culpabilité  s'ajuste  à  la 
formule  légale  de  pénaUté,  de  manière  à  satisfaire  autant  que 
possible  la  conscience  du  juge  appréciateur,  ou  à  s'éloigner  le 
moins   possible  du  but  que  sa  conscience  voudrait  atteindre. 
Plus  les  solutions  de  continuité  seront  sensibles  dans  le  système 
de  la  législation  pénale,  plus  les  décisions  du  pouvoir  discré- 
tionnaire offriront  d'incohérence.  Il  dira  le  oui  et  le  non  dans 
des  espèces  presque  identiques  ;  il  acquittera  purement  et  sim- 
plement ou  il  condamnera  à  la  peine  capitale,  parce  qu'un  poids 
léger  aura  fait  pencher  la  balance  d'un  côté  plutôt  que  d'un 
autre,  et  que  la  loi  ne  lui  a  pas  laissé  de  terme  moyen  entre  le 
oui  et  le  non,  entre  l'acquittement  et  la  condamnation  capitale. 
291.  —  Par  suite  des  notions  vulgaires  qui  s'attachent  aux 
mots  de  fait  et  de  droit,  on  s'est  imaginé  que  le  plus  simple  et  en 
quelque  sorte  le  plus  grossier  des  éléments  qui  concourent  à 
former  le  jugement  criminel  est  celui  qui  a  pour  objet  la  consta- 
tation du  fait  matériel  ;  qu'il  ne  faut  pour  cela  ni  expérience  ni 
perspicacité  au-dessus  de  l'ordinaire  ;  que  le  simple  bon  sens 


426  CHAPITRE  XIX. 

suffît,  et  que  c'est  pour  cette  raison  qu'il  convient  de  confier  à 
des  citoyens  désignés  par  le  sort  la  charge  de  constater  le  fait  ; 
tandis  que  la  question  de  droit,  c'est-à-dire  l'application  de  la 
loi  pénale,  exige  des  connaissances  spéciales,  des  études  profes- 
sionnelles, et  doit  pour  ces  motifs  tomber  dans  les  attributions 
de  magistrats  permanents. 

Ce  qui  surprend,  c'est  qu'une  pareille  doctrine  ait  été,  non 
seulement  émise  par  des  esprits  spéculatifs,  mais  admise,  énoncée 
avec  approbation  ou  du  moins  sans  contestation,  par  des  hommes 
versés  dans  la  pratique  des  affaires  criminelles,  tandis  que  l'expé- 
rience des  débats  judiciaires  la  contredit  journellement. 

Dans  la  plupart  des  cas,  la  tâche  du  défenseur  ne  serait-elle 
pas  consommée  après  le  verdict  du  jury,  si  la  loi  n'avait  laissé 
aux  magistrats  une  certaine  latitude  dans  la  fixation  de  la  peine  ? 
Voit-on  souvent  après  ce  verdict  s'engager  entre  le  défenseur  et 
l'accusateur  public  des  luttes  comparables  à  celles  qui  ont  pré- 
cédé la  réponse  des  jurés,  des  discussions  comme  celles  que  ne 
manque  pas  de  faire  naître  un  procès  civil,  pour  peu  qu'il  ait 
d'importance  ? 

Le  fait  est  que,  dans  le  plus  grand  nombre  des  cas,  et  à  moins 
d'une  bien  vicieuse  rédaction  de  la  loi  pénale,  rien  n'est  plus 
simple  et  ne  prête  moins  à  la  controverse  que  l'application  de 
cette  loi,  tandis  qu'il  faut  une  réunion  de  circonstances  assez 
rare,  hors  le  cas  de  flagrant  délit,  pour  que  l'accusé,  succombant 
sous  le  poids  des  preuves,  ne  puisse  songer  à  grouper  les  faits  et 
les  témoignages  de  manière  à  porter,  du  moins  momentanément, 
le  doute  et  l'hésitation  dans  la  conscience  des  jurés. 

292.  —  Si  les  intérêts  de  l'accusé  et  ceux  de  l'accusateur  se 
présentaient  sur  la  même  hgne,  si  l'on  n'avait  en  vue  que  d'arri- 
ver au  jugement  le  plus  à  l'abri  des  chances  d'erreur,  soit  qu'elles 
tournassent  au  détriment  de  l'accusation  ou  de  la  défense  ;  si 
néanmoins,  pour  prémunir  les  citoyens  contre  les  excès  de  pou- 
voir ou  de  dévouement  d'une  magistrature  permanente,  on  tenait 
à  diviser  les  fonctions  judiciaires  en  matière  criminelle,  le 
mieux  serait  de  confier  à  des  personnes  choisies,  h  de  véritables 
experts,  la  fonction  ordinairement  la  plus  difficile,  celle  d'appré- 
cier la  probabilité  (hi  f;iit  physique  et  de  décider  si  elle  doit  en- 
traîner une  réponse  affirmative,  sauf  h  faire  statuer  ensuite  par 
des  juges,  accidentellement  désignés,  sur  le  caractère  moral  de 
l'action,  dont  tout  homme  d'un  cœur  droit  peut  être  juste  appré- 


DE  L'ORGANISATION  JUDICIAIRE.  427 

ciateur,  ou  sur  la  fixation  de  la  peine,  ce  qui  n'exige  pas  davan- 
tage des  connaissances  ou  une  aptitude  spéciale. 

Mais,  en  chargeant  de  la  tâche  ordinairement  la  plus  difficile 
le  juge  accidentel  et  non  expérimenté,  le  législateur  a  eu  un  autre 
but  :  il  a  voulu  faire  tourner  au  profit  de  l'accusé  l'inexpérience 
même  du  juge,  et  la  timidité  qui  en  est  la  suite.  Il  a  voulu  qu'il 
y  eût  beaucoup  d'acquittements  non  mérités  ou  mal  fondés  ;  et 
il  a  assez  bien  présumé  du  cœur  humain  pour  penser  que  presque 
toujours,  quand  le  juré  sentirait  que  la  décision  passe  ses  forces, 
quand  sa  raison  aurait  été  troublée  par  l'éloquence  de  l'avocat, 
quand  la  longueur  et  la  complication  des  débats  auraient  excédé 
son  attention,  il  rendrait  un  verdict  d'acquittement.  Quelque 
paradoxale  que  cette  assertion  puisse  paraître,  nous  n'hésitons 
pas  à  dire  que  ce  qui  motive  (abstraction  faite  de  toute  considé- 
ration politique)  l'intervention  de  jurés  ou  de  juges  novices 
dans  un  procès  criminel  pour  la  constatation  du  fait,  ce  n'est 
point  la  facilité,  c'est  au  contraire  la  difficulté  de  la  question  qui 
leur  est  soumise. 

D'ailleurs,  en  jugeant  le  fait,  il  est  dans  la  nature  des  choses 
que  les  jurés  jugent  indirectement  ce  qu'on  appelle  le  droit, 
c'est-à-dire  statuent  virtuellement  (quoique  d'une  manière 
détournée)  sur  l'apphcation  de  la  peine,  par  la  corrélation  qu'ils 
ne  manquent  pas  d'étabhr  entre  leur  verdict  et  la  formule  de 
pénalité.  Vainement  les  législateurs  de  l'Assemblée  constituante 
et  ceux  qui  ont  poursuivi  en  France  la  naturalisation  du  jury, 
ont-ils  voulu  que  le  verdict  fût  rendu  sans  aucun  souci  de  la  peine, 
en  en  faisant  l'objet  d'une  instruction  sacramentelle  pour  les 
jurés.  Leurs  efforts  ont  échoué  devant  les  lois  supérieures  du  cœur 
humain  ;  et  l'omnipotence  du  jury,  proscrite  par  le  texte  de  la 
loi,  est  devenue  une  vérité  de  fait  que  chaque  jour  consacre  da- 
vantage. Le  jury,  quoi  qu'on  ait  pu  faire,  a  en  vue  la  peine  dans 
la  rédaction  de  son  verdict  ;  et  si  quelquefois  il  y  manque  ou  qu'il 
se  trompe  dans  ses  vues,  il  se  hâte  de  protester  contre  la  surprise 
par  la  seule  voie  que  les  lois  lui  ménagent,  par  un  recours  en 
grâce. 

Au  heu  de  lutter  contre  un  penchant  irrésistible,  les  législa- 
teurs auraient  dû  voir  que  la  moralité  d'un  jugement  criminel 
consiste  dans  l'appréciation  de  la  culpabihté  et  dans  la  fixation 
de  la  peine,  bien  plus  que  dans  la  déclaration  préalable  sur  la 
vérité  du  fait  physique,  et  que  le  caractère  de  morahté,  recherché 


428  CHAPITRE  XIX. 

dans  un  tel  jugement,  ne  peut  résulter  que  d'une  appréciation 
consciencieuse,  soustraite  à  des  règles  invariables. 

293.  —  Mais  en  admettant,  ce  qui  est  incontestable,  que  les 
jurés  statuent  virtuellement  sur  la  peine,  il  y  a  encore  de  bonnes 
raisons  pour  que  leur  pouvoir  à  cet  égard  ne  soit  qu'indirect. 
D'une  part,  les  idées  avec  lesquelles  nous  sommes  familiarisés 
de  longue  main  sur  l'organisation  de  la  puissance  publique  se 
trouveraient  blessées,  si  la  condamnation  à  une  peine  émanait 
directement  de  juges  temporaires,  simples  citoyens,  et  non  de 
magistrats  permanents,  investis  d'un  caractère  public.  D'un 
autre  côté  (et  cette  considération  est  plus  décisive  encore)  le 
simple  citoyen  qui  veut  bien  prêter  main-forte  à  la  loi,  et  qui  sait 
les  conséquences  de  son  vote  quant  à  l'application  de  la  peine, 
ne  se  résoudrait  pas  facilement  à  être  l'organe  direct  des  rigueurs 
de  la  loi,  ou  à  paraître  fixer  directement  la  peine  dont  pourtant 
il  est  le  véritable  arbitre,  par  la  corrélation  qu'il  établit  entre  son 
verdict  et  l'échelle  légale  de  pénalité.  Il  y  a  dans  un  tel  ministère 
quelque  chose  de  pénible  et  souvent  de  déchirant,  dont  les  hon- 
neurs de  la  magistrature  sont  un  faible  dédommagement,  et  qu'il 
convient  d'épargner  aux  simples  citoyens,  dans  la  crainte  surtout 
que  des  répugnances  trop  naturelles  ne  paralysent  la  vindicte 
pubUque. 

Il  ne  peut  donc  être  question  ni  de  supprimer  les  échelles  de 
pénalité,  ni  de  transférer  au  jury  soit  la  fixation,  soit  l'applica- 
tion directe  de  la  peine.  Seulement  il  importe  de  se  convaincre 
que,  le  jury  une  fois  admis  en  matière  criminelle,  il  devient  le 
juge  naturel,  nécessaire,  de  tout  ce  qui  tombe  dans  le  domaine 
de  l'appréciation  consciencieuse,  et  que  le  degré  de  culpabilité, 
aussi  bien  que  l'évaluation  de  la  peine,  y  tombent  essentielle- 
ment. Alors,  loin  de  contrarier  par  les  lois  écrites  cette  tendance 
naturelle,  on  appropriera  les  lois  à  cette  tendance,  de  manière  k 
approcher  le  plus  près  du  but  désirable  et  à  éviter  surtout  l'in- 
cohérence des  décisions  judiciaires.  On  ne  verra  dans  les  échelles 
de  pénalité  qu'un  cadre  offert  au  jury  pour  le  dispenser  d'une 
initiative  redoutable,  et  dans  la  sentence  pénale  du  magistrat, 
qu'une  sanction  solennelle  donnée  à  l'appréciation  du  jury.  Cette 
sanction  solennelle  devra  être  du  même  genre  que  celle  que  donne 
le  président  des  assises,  i)ar  son  ordonnance  d'acquittement,  au 
verdict  de  non-culpabilité.  Elle  ne  devra  pas  davantage  exiger 
d'appréciation  ou  de  déduction  logique  de  la  part  des  juges  per- 


DE  L'ORGANISATION  JUDICIAIRE.  429 

manents.  A  la  vérité,  ceci  suppose,  d'une  part,  que  la  loi  ne 
charge  pas  les  juges  permanents  du  soin  d'arbitrer  la  peine 
entre  de  certaines  limites  ;  d'autre  part,  que  les  formules  d'inter- 
rogations et  de  réponses  pour  les  jurés  sont  assujetties  à  se  trou- 
ver en  corrélation  tellement  simple  avec  les  formules  pénales, 
qu'il  ne  peut  y  avoir  de  doute  sur  les  conséquences  du  verdict. 
Or,  cette  double  hypothèse  nous  paraît  être  celle  que  le  législa- 
teur doit  réaliser.  Premièrement,  il  est  étrange  que  l'on  s'en  rap- 
porte à  la  conscience  des  jurés  pour  une  appréciation  aussi  déli- 
cate, aussi  difficile  dans  une  foule  de  cas,  que  l'est  celle  de  la  cons- 
tatation du  fait  physique,  ou  même  celle  du  degré  de  responsa- 
bilité morale,  pour  craindre  ensuite  de  confier  à  leur  appréciation 
entre  les  limites  légales  l'intensité  de  la  peine,  sorte  d'apprécia- 
tion pour  laquelle  il  est  le  moins  besoin  d'expérience  et  de  con- 
naissances spéciales'.  En  second  lieu,  le  jury,  incertain  des  con- 
séquences de  sa  déclaration,  à  cause  de  la  latitude  d'apprécia- 
tion laissée  aux  juges  permanents,  manquera  rarement  d'adapter 
son  verdict  au  cas  où  ceux-ci  arbitreraient  le  maximum  de  la 
peine  :  ce  qui  rendra  illusoire  le  pouvoir  modérateur  des  juges 
permanents  ou  troublera  l'économie  de  la  loi  pénale.  Par  la 
même  raison,  si  le  jury  peut  éprouver  de  l'incertitude  sur  la  cor- 
rélation de  son  verdict  avec  la  formule  de  pénahté,  il  formulera 
son  verdict  en  vue  de  l'hypothèse  la  plus  défavorable  à  l'accusé, 
ce  qui  fera  souvent  descendre  la  peine  au-dessous  même  du  taux 
où  voulait  l'abaisser  l'humanité  du  jury. 

294.  —  Mais,  si  ces  principes  sont  admis,  quelle  part  restera-t-il 
donc  aux  juges  permanents  dans  la  distribution  de  la  justice  cri- 
minelle ?  Il  leur  restera  la  décision  des  questions  sur  la  compé- 
tence et  sur  la  forme,  sur  les  fins  de  non-recevoir  et  les  prescrip- 
tions, seules  questions  qui,  en  matière  criminelle,  peuvent  être 
avec  propriété  quahfiées  de  questions  de  droit.  Autant  est  grand 
le  pouvoir  discrétionnaire  que  le  législateur  a  dû  laisser  aux  juges 
du  fond,  autant  il  importe  de  conserver  au  jugement  sur  le  fond 
ce  caractère  de  moralité  qui  ne  peut  résulter  que  d'une  apprécia- 
tion consciencieuse,  soustraite  à  l'empire  de  règles  fixes  ;  autant 

1  Bien  entendu  que  cette  gradation  de  la  peine  entre  les  limites  légales 
ne  doit  toujours  être  faite  par  les  jurés  que  d'une  manière  indirecte  ; 
par  exemple,  ainsi  qu'on  l'a  heureusement  essayé  dans  la  loi  du  28  avril 
1832,  pour  la  réforme  du  Code  d'instruction  criminelle  et  du  Code  pénal  ; 
au  moyen  de  la  déclaration  des  circonstances  atténuantes  laissée  à  la 
spontanéité  du  jury. 


430  CHAPITRE  XIX. 

il  est  de  rigueur  de  définir  avec  certitude  et  de  maintenir  invaria- 
blement les  conditions  qui  donnent  lieu  à  l'ouverture  de  ce  pou- 
voir discrétionnaire  et  qui  lui  tracent  le  cercle  d'où  il  ne  doit  pas 
sortir.  Tout  le  monde  sent  que  l'ordre  social  serait  bouleversé  s'il 
dépendait  des  juges  d'étendre  ou  de  resiserrer  leur  juridiction, 
d'intervertir  les  formes  de  l'accusation  ou  de  la  défense.  Tout  le 
monde  sent  qu'il  n'y  a  pas  d'intermédiaire  entre  être  et  n'être 
pas  justiciable  d'un  tribunal,  entre  observer  et  transgresser  des 
formes  juridiques  ;  que  la  solution  de  toutes  les  questions  qui 
peuvent  s'élever  à  ce  sujet  doit  résulter  d'un  système  de  déduc- 
tions rigoureuses  ;  que  ce  sont  là  des  questions  d'ordre  public 
auxquelles  ne  s'attache  point  ce  caractère  de  moralité  inhérent 
au  fond,  en  matière  de  jugement  criminel. 

Dès  l'instant  que  des  accidents  de  procédure  peuvent  toucher 
au  fond  ;  qu'ils  tendent,  par  exemple,  à  étendre  ou  à  restreindre 
les  moyens  de  la  défense,  ils  revêtent  le  caractère  moral  inhérent 
au  fond  ;  ils  tombent  indirectement  dans  le  domaine  du  pouvoir 
appréciateur.  Ainsi,  ce  serait  vainement  que  la  loi  interdirait  à 
l'accusé  telle  discussion  de  principes,  la  production  de  tels  témoi- 
gnages ;  qu'elle  réputerait  fictivement  nuls  et  non  avenus  des 
faits,  des  écrits  doués  d'une  existence  réelle  et  physique  ;  ce 
serait  en  vain  que  le  magistrat,  pour  obéir  à  la  loi  ou  en  usant 
d'un  pouvoir  discrétionnaire  dont  elle  l'aurait  investi,  tracerait 
de  semblables  hmites  à  la  défense  :  le  jury  jugerait  comme  si  les 
faits  allégués  étaient  prouvés,  comme  si  les  témoins  qu'on  a 
refusé  d'entendre  avaient  déposé  selon  les  dires  de  l'accusé. 

295.  —  On  a  souvent  discuté  sur  le  nombre  de  juges  dont  il 
convient  de  composer  le  banc  permanent  du  tribunal  criminel. 
La  solution  dépend  évidemment  de  la  nature  des  fonctions  qu'on 
attribue  au  banc  permanent.  Si  ces  fonctions  se  bornent  à  revêtir 
d'une  sanction  solennelle  l'appréciation  du  jury,  à  prononcer 
l'acquittement  ou  la  peine  qui  est  en  corrélation  nécessaire  avec 
le  verdict,  un  seul  magistrat  sufTit,  puisqu'il  ne  doit  pas  même  y 
avoir  matière  à  délibération.  Si  le  banc  permanent  est  investi 
d'un  pouvoir  appréciateur,  tel  que  celui  d'arbitrer  la  peine  entre 
des  limites  souvent  fort  étendues,  il  y  a  lieu,  comme  dans  tous 
les  jugements  d'appréciation,  de  réclamer  l'intervention  d'un 
assez  grand  nombre  d'appréciateurs  ;  parce  qu'en  général  les 
garanties  de  la  bonté  des  jugements  de  cette  nature  augmentent 
avec  le  nombre  de  ceux  qui  y  ont  coopéré,  et  dont  les  opinions  se 


DE  L'ORGANISATION  JUDICIAIRE.  431 

sont  influencées  réciproquement.  Lorsque  la  section  permanente 
est  formée  de  trois  magistrats,  comme  elle  l'est  d'après  la  loi 
française  actuellement  en  vigueur,  on  devrait  s'effrayer  du  pou- 
voir exorbitant  dont  deux  hommes  se  trouvent  investis  en  cer- 
tains cas  de  prolonger  ou  d'abréger  de  plusieurs  années  la  capti- 
vité d'un  citoyen,  d'arbitrer  le  taux  d'une  amende  entre  des 
limites  dont  l'une  est  minime,  tandis  que  l'autre  absorbera  la 
fortune  du  condanmé,  si  l'on  n'était  d'ailleurs  presque  sûr  que 
le  verdict  du  jury  est  formulé  dans  la  prévision  du  maximum  de 
la  peine,  et  que  c'est  à  ce  maximum  qu'il  a  été  virtuellement  con- 
damné par  l'accord  d'au  moins  sept  arbitres,  naturellement  plus 
enclins  à  l'indulgence  qu'à  la  sévérité. 

296.  —  La  distinction  du  fait  et  du  droit,  dans  les  jugements 
rendus  sur  des  intérêts  civils,  se  montre  avec  plus  ou  moins  de 
netteté,  selon  la  nature  des  institutions  judiciaires  et  la  forme 
des  procédures  usitées  dans  les  différents  pays.  A  Rome,  où  le 
magistrat  chargé  de  maintenir  le  droit  et  de  distribuer  la  justice 
n'aui^ait  pu  suffire  à  rex!amen  des  circonstances  particulières  de 
chaque  cause,  il  s'opérait,  dès  l'origine  de  la  procédure,  une  sépa- 
ration du  droit  et  du  fait,  de  l'abstrait  et  du  concret,  de  la  règle 
et  de  l'arbitrage.  Le  préteur,  en  rédigeant  une  formule  que  l'on  a 
comparée  au  wril  anglais,  tirait  de  la  loi  ou  des  maximes  de  juris- 
prudence dont  il  s'était  fait  une  règle  les  conséquences  applicables 
au  cas  du  procès,  et  en  subordonnait  l'application  à  la  vérification 
de  certains  faits,  à  l'appréciation  de  certaines  circonstances,  pour 
lesquelles  il  renvoyait  lés  parties  devant  les  juges,  arbitres  ou 
experts,  à  qui  la  formule  était  adressée,  et  qui  devaient,  en  s'as- 
treignant  à  la  rédaction  de  la  formule,  condamner  ou  renvoyer 
la  partie  contre  qui  l'action  était  intentée.  Judex  esto,  ou  Re- 

CUPERATORES  SUNTO.   Si  PARET...,  CONDEMNATO  ;  SI  NON    PARET, 

ABSOLViTO.  C'était  un  syllogisme  (250),  dont  le  magistrat,  chef  de 
la  justice,  posait  la  majeure  et  tirait  la  conséquence,  en  présen- 
tant la  mineure  sous  forme  d'hypothèse  dont  le  juge,  délégué 
par  lui,  véritable  juré  en  matière  civile,  avait  à  déclarer  la  vérité 
ou  l'erreur.  A  la  différence  de  notre  jury  en  matière  criminelle,  le 
judex  tirait  de  la  délégation  du  magistrat  suprême  le  pouvoir  de 
prononcer  lui-même  la  condamnation  Ou  l'absolution  :  mais  cette 
différence  tient  moins  au  fond  des  choses  qu'à  la  forme,  et 
aux  idées  de  chaque  peuple  sur  l'organisation  de  la  puissance 
publique  (293).  D'ailleurs,  par  la  force  des  choses,   le  judex 


432  CHAPITRE  XIX. 

romain,  comme  notre  jury  en  matière  criminelle,  n'était  pas 
seulement  appelé  à  constater  des  faits,  mais  aussi  à  reconnaître 
des  droits  résultant  des  faits.  Les  formules  données  par  le  préteur 
étaient  tantôt  relatives  au  droit  {in  jus  conceptse),  tantôt  rela- 
tives au  fait  (m /ac/izm  conceplse)  ;  de  même  que,  dans  la  pro- 
cédure anglaise,  les  parties  join  an  issue,  soit  of  righl,  soit  offacl. 
Les  formules  pouvaient  encore  être  à  la  fois  in  jus  et  in  fadum  >. 
Tantôt  elles  supposent  le  fait  constant  ;  tantôt  elles  le  laissent  à 
constater  au  juge  ;  tantôt  elles  précisent  le  montant  de  la  con- 
damnation pécuniaire  que  le  juge  doit  prononcer,  après  qu'il  a 
reconnu  la  vérité  du  fait  ou  la  juste  application  du  droit,  sans 
pouvoir,  à  moins  de  responsabilité  personnelle,  condamner  au 


»  «  Sed  ex  quibusdam  causis  praetor  et  in  jus  et  in  factum  conceptas 
formulas  prseponit,  velut  depositi  et  commodati.  Illa  enim  formula 
quse  ita  concepta  est  :  Judex  esto  ;  quod  Aulus  Agerius  apud  Nu- 

MERIUM  NeGIDIUM  MENSAM  ARGENTEAM  DEPOSUIT,  QUA  de  RE  A^ITLR, 
QUIDQUID  OB  EAM  REM  NUMERIUM  NeGIDIUM  AULO  AgERIC  DARE 
FACERE  OPPORTET  EX  F1DE  BONA  EJUS,   ID  JUDEX  NUMERIUM  NeGIDIUM 

Aulo  Agerio  condemnato  ;  si  non  paret,  absolvito,  in  jus  concepta 
est.  At  illa  formula  quse  ita  concepta  est  :  Judex  esto  ;  si  paret  Aulum 

AgERIUM  apud  NuMERIUM  NeGIDIUM  MENSAM  ARGENTEAM  DEPOSUISSE, 
EAMQUE  DOLO  MALO  NUMERII  NeGIDII  AULO  AGERIO  REDDITAM  NON  ESSE, 
QUANTI  EA  RES  ERIT,  TANTAM  PECUNIAM  JUDEX NUMERIUM  NeGIDIUM  AULO 

Agerio  condemnato  ;  si  non  paret,  absolvito,  in  factum  concepta  est. 
Similcs  etiam  commodati  formula;  sunt... 

—  Omnium  autem  formularum  quse  condemnationcm  habent,  ad 
pecuniariam  îestimationem  condemnatio  concepta  est  :  itaque,  etsi 
corpus  aliquod  petatur,  judex  non  ipsam  rem  condemnat  eum  cuni 
quo  actum  est,  sed,  aestimala  re,  pecuniam  eum  condemnat.  —  Condem- 
natio autem  vcl  certœ  pccuniœ  in  formula  ponitur,  vcl  inccrtiv.  —  Ccrtie 
pecunise  in  ea  formula  qua  ccrtam  pecuniam  petimus  ;  nam  illic  ima 
parte  formulae  ita  est  :  Judex,  Numerium  Negidium  Aulo  Agerio  ses- 

TERTIUM  X  MILLIA  CONDEMNA  ;  SI  NON  PARET,  ABSOLVE.   IncertfC    VcTO 

condemnatio  pecuniic  duplicem  signiflcationcm  habet  :  est  enim  una  eum 
aliqua  prsefinitione,  qua;  vulgo  dicitur  eum  taxatione  ;  velut  si  inccrtum 

aliquid  petamus...  formula;  ita Judex,  Numerium  Negidium  Aulo 

Agerio  duntaxat  X  millia  condemna  ;  si  non  paret,  absolve. 
Diversa  est  qua;  infmita  est,  velut  si  rem  aliquam  a  possidente  nostram 
esse  petamus,  id  est,  si  in  rem  agamus  vel  ad  exhibendum  ;  nam  illic  ita 
est  :  Quanti  ea  res  erit,  tantam  pecuniam  Numerium  Negidium  Aulo 
Agerio  condemna  ;  si  non  pahkt,  absolvito.  —  Judcx  si  con- 
demnat, certain  pecuniam  condcmnare  débet,  etsi  certa  pecunia  in 
condemnatione  posita  non  sit.  Débet  autem  judex  attendere  ut,  eum 
certa;  pecuniic  condemnatio  posita  sit,  neque  niajoris  neque  minoris 
summa  pclila  condemncl  :  alioquin  liteni  suain  facit.  Item,  si  taxatio 
posita  sit,  ne  pluris   condemnel  quam  taxatum  sit  ;  alias  enim  similiter 

litem  suam  facit.  Minoris  autem  damnare  ci  permissum  est » 

Gaii  Institutio.nu.m  comment.  IV,  n««  47  et  seq. 


DE  L'ORGANISATION  JUDICIAIRE.  433 

paiement  d'une  somme  plus  forte  ou  plus  faible  ;  tantôt  elles 
assignent  seulement  une  limite  que  la  condamnation  du  juge  ne 
doit  point  dépasser  ;  tantôt  elles  s'en  rapportent  entièrement  à 
son  appréciation.  Ainsi  donc  les  fonctions  du  judex  ne  sont  pas 
bornées  à  la  constatation  d'un  fait  matériel  ;  il  est  aussi  chargé 
de  prononcer  sur  ce  qui  est  bon  et  équitable  {ex  bono  et  sequo  judi- 
care)  ;  il  prononce  même  sur  le  droit  strict,  en  ce  sens  qu'il  recon- 
naît d'après  les  éléments  que  lui  fournit  la  connaissance  de  la 
cause,  et  en  conformité  des  indications  de  la  formule,  le  droit  de 
revendiquer  la  propriété  d'une  chose,  le  droit  de  réclamer 
une  somme  d'argent  ou  la  prestation  d'un  service  ;  bien  qu'il 
n'ait  pas,  suivant  les  idées  que  les  Romains  s'étaient  faites,  la 
puissance  de  réintégrer  dans  la  propriété  d'une  chose,  ou  de  con- 
traindre à  la  prestation  d'un  service,  mais  seulement  celle  de 
fixer  une  compensation  pécuniaire,  ou,  comme  nous  disons,  des 
dommages-intérêts.  A  vrai  dire,  il  juge  en  droit  tout  ce  qui  ne 
peut  pas  être  décidé  d'avance,  d'une  manière  générale,  d'après 
des  règles  fixes,  indépendamment  de  toute  connaissance  prise 
des  circonstances  propres  à  la  cause.  Ses  jugements  en  droit, 
motivés  par  l'appréciation  de  circonstances  particulières  et 
essentiellement  variables  d'une  espèce  à  l'autre,  sont  de  ceux 
qui  ne  peuvent  faire  jurisprudence,  ou  qui  ne  concourent  pas 
à  donner  à  l'interprétation  des  statuts  légaux  et  des  aphorismes 
juridiques  son  développement  systématique  et  sa  construction 
rationnelle.  Ceci  est  l'affaire  de  la  juridiction  du  préteur.  Par 
conséquent,  comme  le  plus  grand  nombre  des  procès,  aussi 
bien  chez  les  Romains  que  chez  nous,  ne  devaient  pas  présenter 
de  ces  difficultés  qui  tiennent  à  l'organisation  scientifique  du 
droit  et  qui  intéressent  la  doctrine,  il  devait  arriver  le  plus  sou- 
vent que  l'intervention  du  préteur,  pour  la  délivrance  de  la  for- 
mule et  la  désignation  du  juge,  était  un  acte  d'autorité  plutôt 
qu'une  décision  juridique,  un  acte  comparable  à  celui  par  lequel 
chez  nous  un  tribunal  nomme  des  experts  ou  renvoie  devant  des 
arbitres  dont  il  se  réserve  (à  la  différence  du  préteur  romain) 
d'homologuer  les  décisions,  pour  leur  communiquer  la  force 
exécutoire  en  leur  donnant  le  sceau  et  l'attache  de  la  puissance 
publique.  Or,  il  est  bien  clair  que  lorsque  chez  nous,  par  exemple, 
un  tribunal  renvoie  à  des  arbitres,  selon  la  prescription  de  la  loi, 
le  jugement  d'une  contestation  qui  s'élève  entre  des  commer- 
çants associés,  les  arbitres  n'ont  pas  seulement  mission  de  con- 

28 


434  CHAPITRE  XIX. 

stater  des  faits,  mais  aussi  d'apprécier  les  droits  et  les  obligations 
réciproques  entre  les  associés,  tels  qu'ils  résultent  des  faits  qui 
ont  amené  la  contestation.  Et  il  n'est  pas  moins  évident  que,  si 
le  législateur  a  prescrit  de  renvoyer  à  des  arbitres  les  contestations 
de  cette  nature,  c'est  qu'il  a  voulu  que  le  jugement  résultât,  dans 
chaque  cas,  d'une  appréciation  consciencieuse  et  de  bonne  foi, 
faite  par  des  personnes  initiées  aux  affaires  du  commerce,  et  non 
d'une  application  rigoureuse  de  certaines  règles  logiques,  comme 
celle  qui  est  dans  les  habitudes  des  juges  ordinaires,  pour  qui 
juger  est  devenu  une  science  et  un  art,  en  même  temps  qu'une 
profession. 

297.  —  «  Au  fond,  dit  M.  Ortolan^  le  système  des  formules 
«  n'est  autre  chose  que  le  moyen  ingénieux  de  constituer  un 
«  jury  en  matière  civile.  Il  faut  partir  de  ce  principe  que  le  juge 
«  n'est  pas  un  magistrat,  mais  simplement  un  citoyen  ;  qu'il 
«  n'a,  par  conséquent,  pas  d'autres  attributions  que  celles  qui 
«  lui  sont  conférées  par  le  magistrat  :  hors  des  termes  de  la  for- 
«  mule,  il  est  sans  pouvoir.  La  rédaction  des  formules  est  donc 
«  le  point  capital  de  la  procédure.  La  science  juridique  y  met 
«  tous  ses  soins  et  y  travaille  sans  cesse.  Les  jurisconsultes  les 
«  plus  renommés  sont  consultés  par  le  magistrat.  L'analyse  et 
«  l'enchaînement  des  parties,  la  concision  et  la  rectitude  des 
«  termes  y  sont  admirables.  Chaque  droit,  pour  peu  qu'il 
«  demande  une  nuance  spéciale,  est  prévu  ;  car  chaque  droit 
«  a  besoin  de  la  formule  spéciale  de  son  action.  Les  formules 
«  sont  rédigées  à  l'avance,  incorporées  dans  la  jurisprudence, 
«  inscrites  sur  Valhum  et  exposées  au  public.  Le  demandeur, 
«  devant  le  tribunal  du  magistrat  (m  jure),  désigne  celle  qu'il 
«  demande.  Les  éléments  en  sont  débattus  entre  les  parties,  la 
«  formule  accommodée  au  cas  particuHer,  et  enfin  délivrée  parle 
«  préteur  {posîulalio,  impelralio  Commise,  vel  aclionis,  vel  judicii). 
«  Ensuite  le  juge,  appréciateur  du  fait  ou  du  droit,  selon  \e  cas, 
«  entend  les  parties,  fait  les  vérifications  convenables,  résout  le 
«  problème  qui  lui  a  été  posé,  et  rend  sa  sentence  {senlentia) 
«  dans  la  limite  des  pouvoirs  que  lui  confère  la  formule.  » 

Ainsi,  autant  que  nous  en  pouvons  juger,  depuis  que  la  décou- 
verte de  précieux  fragments  et  surtout  celle  du  manuscrit 
de  Gaius  sont  venues  jeter  du  jour  sur  ce  point,  autrefois  si 

»  Histoire  de  la  législalion  romaine,  deuxième  époque,  §  3,  n"  48. 


DE  L'ORGANISATIOr*  JUDICIAIRE.  435 

obscur,  des  institutions  romaines,  l'organisation  du  judicium  et 
de  la  procédure  formulaire  s'était  naturellement  adaptée,  non  à 
la  distinction  du  fait  et  du  droit,  dans  le  sens  étroit  qui  a  si  long- 
temps faussé  nos  idées  sur  le  rôle  et  les  attributions  du  jury  en 
matière  criminelle,  mais  bien  à  une  autre  distinction  qui  a  sa 
raison  profonde  dans  la  nature  des  objets  de  la  pensée  et  dans  les 
lois  de  la  pensée  même,  et  qui  ne  permet  pas  de  confondre  le  juge- 
ment par  voie  de  construction  logique  et  le  jugement  par  voie 
d'appréciation  consciencieuse,  pas  plus  qu'on  ne  peut  confondre 
la  puissance  du  calcul  et  la  sûreté  du  goût.  Est-ce  à  dire  qu'aux 
temps  des  Scipions  et  des  Gracques  les  jurisconsultes  de  la  vieille 
Rome  se  fussent  rendu  compte,  en  logiciens  profonds  et  en  phi- 
losophes généralisateurs,  des  voies  diverses  que  suit  l'esprit  hu- 
main, et  des  diverses  aptitudes  qu'il  développe,  selon  qu'il  rai- 
sonne ou  qu'il  apprécie  ?  Bien  loin  de  là,  il  n'y  a  rien  de  plus 
particulier  et  (à  notre  point  de  vue)  de  moins  libéral  et  de  plus 
étroit  que  les  préjugés  et  les  traditions  de  cité  ou  de  caste  qui 
ont  progressivement  amené  cette  organisation  philosophique  et 
savante  :  par  la  raison  toute  simple  que  les  lois  de  la  logique  et 
les  conditions  permanentes  de  l'esprit  humain  doivent  en  général 
prévaloir  à  la  longue  dans  les  institutions  sur  les  causes  acciden- 
telles et  sur  les  influences  traditionnelles,  en  imprimant  sa  forme 
définitive  à  l'édifice  dont  les  matériaux  seuls  portent  la  trace 
(souvent  confuse)  des  premières  origines. 

La  procédure  formulaire  s'était  substituée,  au  vie  siècle  de 
Rome,  à  la  procédure  antique  des  actions  de  la  loi,  vrai  rituel  au 
moyen  duquel  la  caste  patricienne  tenait  resserré  dans  ses  mains 
le  lien  qui  rattachait  aux  institutions  religieuses  les  institutions 
politiques  et  civiles.  «  La  formule,  dit  encore  l'auteur  que  nous 
«  venons  de  citer,  était  une  dérivation  simplifiée  de  ce  qu'il  y 
«  avait  d'important  et  de  principal  dans  les  actions  de  la  loi. 
«  La  demonsiraiio,  qui  indiquait  l'objet  du  litige,  remplaçait 
«  d'une  manière  purement  spirituelle  ces  pantomimes,  gestes, 
«  apports  d'objets  ou  de  vestiges  symboHques,  qui  avaient  pour 
«  but  de  faire  matériellement  cette  démonstration  dans  l'action 
«  de  la  loi.  Et  l'on  peut  remarquer  que  Vintentio,  qui  indiquait 
«  la  prétention  du  demandeur,  était  calquée  assez  évidemment 
«  sur  les  paroles  mêmes  prononcées  par  le  demandeur  dans 
«  l'action  de  la  loi.  «  Hunc  ego  hominem  ex  jure  Quiritium 
«  MEUM  ESSE   Aïo  »,  disait,   par  exemple,  le  demandeur  dans 


436  CHAPITRE  XIX. 

«  le  sacramenlum  en  matière  réelle,  en  imposant  la  lance,  la 
«  vindida,  sur  l'homme  qu'il  réclamait  :  «  Si  paret  hominem 
«  EX  JURE  QuiRiTiUM  AuLi  Agerii  ESSE  »,  dit  le  préteur  dans 
«  sa  formule  de  l'action  réelle.  Ce  sont  les  mêmes  idées,  maté- 
«  rialisées  dans  l'action  de  la  loi,  spiritualisées  dans  la  formule 
«  du  préteur  ». 

Mais  il  en  est  des  actes  solennels,  des  symboles  ou  des  signes  par 
lesquels  les  peuples  expriment  et  fixent  leurs  idées,  quand  ils 
donnent  à  ces  idées  la  valeur  d'institutions  politiques  et  civiles, 
comme  des  signes  ordinaires  du  langage  à  l'égard  des  idées  qui 
n'ont  rien  d'officiel,  ou  qui  ne  touchent  point  le  gouvernement 
et  l'administration  de  la  cité.  Les  mots  s'usent  par  la  circulation, 
les  acceptions  se  détournent,  les  traces  de  l'étymologie  se  perdent 
et  la  langue  se  dénature  (212)  ;  de  même  les  solennités  légales  et 
juridiques,  soit  qu'elles  consistent  en  démonstrations  symbo- 
liques, comme  aux  premiers  âges  de  la  vie  des  peuples,  ou  en 
paroles  sacramentelles,  ou  en  formules  écrites,  perdent  peu  à  peu 
leur  énergie  primitive  et  leur  sens  originel  ;  elles  s'usent  par  la 
pratique,  et  elles  tombent  en  désuétude,  ou  on  les  abolit  lors- 
qu'elles ne  sont  plus  que  des  formaUtés  gênantes.  Il  était  donc 
dans  la  nature  des  choses  que  la  délivrance  des  formules  par  le 
préteur  (une  fois  le  droit  prétorien  bien  fixé)  devînt  à  la  longue 
quelque  chose  d'analogue  à  ce  que  nous  appellerions,  dans  notre 
style  moderne,  des  lettres  de  chancellerie,  c'est-à-dire  une  pure 
formalité  ;  et  d'ailleurs  le  changement  de  la  constitution  poli- 
tique, en  amenant  l'abohtiondela  juridiction  prétorienne,  devait 
entraîner  celle  d'un  système  de  procédure  qui  n'en  est  pas  moins 
digne  de  la  plus  curieuse  attention,  en  ce  que  sa  pleine  vigueur 
correspond  à  l'époque  oij  le  droit  chez  les  Romains,  déjà  dégagé 
de  ses  enveloppes  religieuses,  non  entravé  encore  par  les  lois 
prolixes  ou  incohérentes  d'un  pouvoir  absolu,  avait  atteint  son 
plus  haut  degré  de  perfection  comme  doctrine  scientifique  (276). 

298.  —  Ce  que  les  institutions  des  Romains,  à  une  certaine 
époque  de  leur  histoire,  paraissent  avoir  fait  pour  distinguer 
(suivant  l'expression  reçue)  la  question  de  fait  et  la  question  de 
droit,  c'est-à-dire,  en  réalité,  pour  distinguer  le  jugement  par  voie 
d'appréciation  consciencieuse,  valable  seulement  dans  l'espèce, 
et  le  jugement  dialectique,  valable  comme  décision  doctrinale  ; 
ce  qu'elles  avaient  fait,  disons-nous,  pour  amener  cette  distinc- 
tion dès  les  premières  phases  de  la  procédure,  des  institutions 


DE  L'ORGANISATION  JUDICIAIRE.  437 

d'une  tout  autre  nature  l'ont  fait  chez  nous,  mais  de  manière 
que  la  fixation  des  deux  éléments  fût  au  contraire  le  couronne- 
ment de  la  procédure,  et  n'apparût  avec  netteté  que  dans  la  plus 
haute  des  épreuves  judiciaires  auxquelles  peut  être  soumise  une 
contestation  civile.  Après  que  nos  rois,  dans  l'intérêt  de  leur 
pouvoir,  eurent  organisé  sous  le  nom  de  parlements  des  tribu- 
naux permanents  et  en  dernier  ressort,  qui  se  qualifiaient  de  cours 
souveraines,  ils  en  vinrent. à  craindre  l'esprit  d'indépendance 
de  ces  corps  de  légistes,  qui  leur  avaient  servi  à  abattre  la  féoda- 
lité, et,  afin  de  maintenir  la  suprématie  du  pouvoir  royal,  ils 
autorisèrent  les  plaideurs  à  se  pourvoir  devant  leur  conseil  privé 
contre  les  arrêts  qui  contiendraient  des  infractions  à  leurs  ordon- 
nances. A  la  chute  de  l'ancien  régime,  les  nouveaux  pouvoirs 
législatifs  ne  se  montrèrent  pas  moins  jaloux  de  maintenir  la 
subordination  des  corps  judiciaires,  et  un  tribunal  suprême  fut 
créé,  ayant  pour  principale  attribution  d'annuler,  sur  la  demande 
des  parties  intéressées,  toutes  procédures  dans  lesquelles  les 
formes  auraient  été  violées,  et  tout  jugement  qui  contiendrait 
une  contravention  expresse  au  texte  de  la  loi,  mais  sans  pouvoir 
connaître  le  fond  des  affaires,  et  à  la  charge  de  renvoyer  le  juge- 
ment du  fond  aux  tribunaux  ordinaires,  après  la  cassation  des 
procédures  ou  du  jugement  précédemment  intervenue 

En  fondant,  ou  plutôt  en  raffermissant  cette  grande  institu- 
tion, dont  l'ébauche  remontait  jusqu'à  la  royauté  du  moyen 
âge,  les  auteurs  du  nouvel  ordre  de  choses  n'avaient  pas  seule- 
ment pour  but  de  défendre  le  pouvoir  législatif  et  le  texte  de  la  loi 
contre  les  velléités  d'indépendance  et  d'opposition  des  corps 
judiciaires  ;  ils  devaient,  suivant  l'esprit  de  l'époque,  se  proposer 
de  fortifier  de  plus  en  plus  l'unité  nationale,  et  pour  cela,  de 
prévenir  par  l'action  régulatrice  d'un  tribunal  suprême,  les  diver- 
sités de  jurisprudence  qui  ne  manqueraient  pas,  à  la  longue, 
d'altérer  gravement  d'un  ressort  à  l'autre  l'uniformité  du  droit, 
nonobstant  l'uniformité  des  lois  et  des  codes.  Mais  il  est  clair 
que  cet  autre  but  ne  pourrait  être  atteint  qu'indirectement  et 
imparfaitement  par  l'institution  d'un  tribunal  de  cassation,  si 
l'on  prenait  à  la  lettre  la  loi  qui,  pour  atteindre  un  but  poli- 
tique tout  différent  (celui  d'empêcher  les  tribunaux  de  résister 
au  pouvoir  législatif),  ne  lui  confère  le  droit  de  casser  que  dans  le 

1  Loi  du  27  novembre  1790,  art.  3. 


438  CHAPITRE  XIX. 

cas  de  contravention  expresse  au  texte  de  la  loi.  Ou  les  contra- 
ventions de  ce  genre  reposent  sur  une  erreur  manifeste,  acci- 
dentelle, qui  n'est  pas  de  nature  à  se  perpétuer  et  à  faire  juris- 
prudence ;  ou  elles  proviennent  de  ce  que  la  loi  fait  violence, 
soit  à  l'opinion  publique,  soit  du  moins  à  l'opinion  qui  prévaut 
dans  la  magistrature,  et  de  telles  erreurs  sont  peu  à  craindre 
dans  des  temps  réguliers,  au  sein  d'une  société  bien  ordonnée. 
En  général  donc,  la  diversité  de  jurisprudence,  d'un  ressort  à 
l'autre,  ne  peut  s'établir  que  dans  des  cas  douteux  où  le  texte 
de  la  loi  peut  être  interprété  ou  complété  diversement  par  des 
personnes  qui  ne  manquent  ni  de  lumières  ni  de  bonne  foi,  sans 
qu'il  en  résulte  de  contravention  expresse,  ni  d'ouverture  à  cassa- 
tion, dans  la  rigueur  de  la  définition  légale.  Il  devrait  arriver  en 
pareil  cas  que  le  tribunal  suprême  rejetât  le  pourvoi,  dans  quelque 
sens  qu'eussent  jugé  les  tribunaux  dont  on  lui  défère  la  décision  ; 
ce  serait  toujours  un  pouvoir  réformateur  des  erreurs  judiciaires, 
mais  non  un  pouvoir  régulateur,  dans  le  vrai  sens  du  mot  ;  et  son 
intervention  ne  mettrait  pas  obstacle  à  ce  que  des  diversités  de 
jurisprudence  se  consolidassent  et  vinssent  troubler,  d'un  ressort 
à  l'autre,  l'uniformité  du  droit. 

Par  le  fait,  la  Cour  de  cassation  a  autrement  compris  et  rempli 
sa  mission  ;  et  cette  mission  a  grandi  dans  l'opinion  publique,  à 
mesure  que  le  tribunal  suprême,  fixant  la  jurisprudence  sur  les 
points  douteux,  et  élucidant  la  législation  dans  ce  qu'elle  avait 
d'obscur,  a  fait  avec  décision,  bien  qu'avec  réserve,  usage  de 
cette  haute  juridiction,  comparable  à  la  juridiction  prétorienne, 
et  que  ne  semblaient  pas  lui  conférer  les  dispositions  littérales 
de  la  loi  constitutive.  Quoiqu'il  y  ait  bien  plus  de  rejets  que  de 
cassations  (parce  qu'une  prévention  favorable  s'attache  à  la  chose 
jugée,  et  parce  qu'on  doit  rencontrer  plus  fréquenmient  l'obsti- 
nation chez  les  plaideurs  que  l'erreur  chez  les  juges),  le  nombre 
des  cas  où  la  Cour  de  cassation  a  refusé  de  trancher  les  questions 
douteuses  en  rejetant  les  pourvois  dans  un  sens  comme  dans 
l'autre,  est  assurément  fort  petit,  en  comparaison  de  ceux  où  elle 
a  résolument  pris  parti  ;  au  rebours  de  ce  qui  aurait  dû  arriver  si 
elle  s'en  était  tenue  rigoureusement  à  la  définition  légale  de  ses 
attributions,  et  s'il  n'était  pas  dans  la  nature  des  choses  que  le 
principe  logique  ou  l'idée  générale  dont  une  institution  judi- 
ciaire contient  le  germe,  finît  par  se  dégager  des  restrictions  arbi- 
traires de  la  définition  priuiiLive. 


DE  L'ORGANISATION  JUDICIAIRE.  439 

299.  —  Dès  qu'il  a  été  admis  que  le  tribunal  suprême  ne  ré- 
prime pas  seulement  les  contraventions  expresses  au  texte 
de  la  loi,  mais  qu'il  en  régularise  l'interprétation,  en  fixe  les 
principes,  les  subordonnant  les  uns  aux  autres,  selon  leur  degré 
d'abstraction  et  de  généralité,  en  tire  les  conséquences  logiques, 
procède  par  voie  d'analogie  et  de  parité,  en  un  mot,  concourt 
(comme  autrefois  le  préteur  romain,  quoique  par  des  voies  dif- 
férentes) à  la  systématisation  du  droit,  il  a  fallu  distinguer 
l'erreur  juridique,  soumise  à  la  censure  du  tribunal  suprême, 
d'avec  le  mal  jugé,  soit  en  droit,  soit  en  fait,  qui  échappe  à  cette 
censure,  et  qui  porte  sur  des  points  que  les  juges  du  fond  avaient 
pouvoir  de  décider  souverainement.  Or,  ici  encore  nous  trou- 
vons que  la  distinction  radicale  n'est  pas  entre  le  fait  et  le 
droit,  pas  plus  qu'entre  le  fond  et  la  forme.  Une  question  de 
forme  ou  de  procédure  peut,  tout  comme  une  question  sur  le 
fond  du  litige,  dépendre  tantôt  d'une  interprétation  juridique, 
tantôt  de  l'appréciation  des  preuves  ou  de  la  signification  d'un 
fait.  La  loi  peut  avoir  laissé  à  la  conscience  du  juge  l'appré- 
ciation du  droit  des  parties,  tel  qu'il  résulte  de  faits  avérés, 
de  clauses  précises  ou  d'actes  authentiques,  aussi  bien  que 
l'interprétation  du  sens  des  actes,  de  la  volonté  des  parties, 
et  l'appréciation  des  moyens  desquels  on  entend  faire  résulter 
la  preuve  d'un  fait  ou  d'une  intention  ;  ou  au  contraire  la  loi 
peut  avoir  défini  et  caractérisé  la  preuve  d'un  fait,  la  valeur 
d'une  clause,  le  sens  d'un  acte,  aussi  bien  que  la  nature  et  les 
conséquences  du  droit  auquel  le  fait,  la  clause,  le  contrat  don- 
nent ouverture.  Soit  qu'il  s'agisse  du  droit  ou  du  fait,  de  la 
forme  ou  du  fond,  il  ne  saurait  y  avoir  violation  de  la  loi  là  où  le 
juge,  autorisé  à  apprécier  selon  sa  conscience,  a  fait  usage  d'un 
pouvoir  nécessairement  discrétionnaire  et  partant  souverain, 
après  qu'on  a  parcouru  tous  les  degrés  de  la  juridiction  ordi- 
naire. Au  contraire,  il  y  aura  violation  de  la  loi  si  le  juge  a 
apprécié  contrairement  à  la  définition  légale  des  preuves,  des 
contrats,  des  faits  définis  et  caractérisés  par  la  loi,  aussi  bien 
que  s'il  avait  enfreint  une  règle  de  procédure,  ou  méconnu  les 
dispositions  de  la  loi  sur  le  droit  proprement  dit  ^.  Mais  d'un 

1  Nous  citerons  sommairement  dans  cette  note  un  certain  nombre 
d'autorités,  sans  entrer  dans  des  explications  détaillées  et  techniques, 
que  ne  comporte  pas  un  livre  où  ce  sujet  n'est  touché  qu'en  vue  de  ses 
connexions  avec  des  questions  de  philosophie  générale.  «  Un  moyen  de 


440  CHAPITRE  XIX. 

autre  côté,  puisqu'on  n'exige  pas,  pour  qu'il  y  ait  lieu  à  cassa- 
tion, une  contravention  expresse  au  texte  de  la  loi  (dont  la  con- 

cassation,  pour  être  recevable,  doit  reposer  sur  la  violation  d'une  loi.  » 
Cass.  17  juillet  1827.  —  «  La  fausse  application  d'une  loi  ne  donne  ouver- 
ture à  cassation  que  lorsqu'il  en  résulte  la  violation  formelle  de  quelque 
loi.  »  Cass.  14  novembre  1826.  —  «  En  général,  un  mal  jugé  au  fond  ne 
donne  pas  ouverture  à  cassation,  même  lorsque  la  loi  semblerait  appliquée 
contrairement  à  son  esprit.  »  Avis  du  Conseil  d'État,  du  31  janvier  1806. 

—  «  Surtout  lorsque  le  mal  jugé  ne  consiste  que  dans  une  fausse  appré- 
ciation des  faits  ou  actes  de  la  cause.  »  Cass.  19  nivôse  an  xii,  —  «  A  moins 
pourtant  qu'il  ne  paraisse  que,  pour  éluder  la  loi,  les  juges  ont  porté 
une  décision  erronée  sur  les  faits  soumis  à  leur  appréciation.  »  Cass. 
5  janvier  1809.  —  «  Il  y  a  lieu  à  cassation  pour  violation  des  lois  romaines 
réglant,  dans  le  silence  des  lois  existantes,  un  point  de  droit  ou  d'équité.  » 
Cass.  10  avril  1821.  —  «  Pour  violation  des  principes  consacrés  par  le  droit 
des  gens.  »  Cass.  29  mars  1809. 

«  Il  n'y  a  pas  ouverture  à  cassation  pour  violation  d'un  contrat.  »  Cass. 
13  février  1827.  —  «  Ni  pour  erreur  sur  la  nature  d'un  contrat  que  la  loi 
n'a  point  défmi.  Ce  n'est  là  qu'un  mal  jugé.  »  Cass.  2  février  1808.  — 
«  Mais  il  y  a  plus  qu'un  mal  jugé,  il  y  a  ouverture  à  cassation  pour  fausse 
qualification  d'un  contrat  défini  par  la  loi  qui  en  a  caractérisé  les  élé- 
ments. »  Cass.  26  juillet  1823.  —  «  En  général,  la  fausse  interprétation 
d'un  contrat  ne  peut  offrir  ouverture  à  cassation.  »  Cass.  18  mars  1807. 

—  «  Mais  il  y  a  ouverture  à  cassation  lorsque  les  juges  déclarent  y  avoir 
renonciation  à  un  droit  en  le  faisant  résulter  seulement  de  présomptions, 
dans  le  cas  où  la  preuve  testimoniale  n'est  pas  admissible.  »  Cass.  l^'  mai 
1815. 

«  Il  n'appartient  pas  à  la  Cour  de  cassation  d'apprécier  les  preuves  et 
les  témoignages  qui  ont  produit  la  conviction  dans  lame  des  jurés,  lorsque 
la  loi  n'attache  pas  à  certains  actes  ou  à  certains  faits  un  caractère  spécial 
et  nécessaire  de  preuve,  d  Cass.  11  juin  1825.  —  «  En  tlièse  générale,  la 
Cour  de  cassation,  chargée  uniquement  de  réprimer  la  contravention  à  la 
loi,  et  de  maintenir  l'observation  des  formalités  essentielles  qu'elle 
prescrit,  n'entre  pas  dans  l'examen  du  point  de  fait  ;  elle  prend  les  faits 
tels  qu'il  sont  constatés  par  le  jugement  ou  l'arrêt  attaqué,  et  elle  ne 
s'occupe  du  point  de  droit  jugé  que  sous  le  rapport  desa  conformité  ou  non- 
conformité  avec  la  loi.  »  Cass.  13  octobre  1812.  —  «  Néanmoins,  lorsqu'une 
décision  en  droit  repose  sur  une  erreur  de  fait,  démentie  par  le  titre  même, 
fondement  de  l'action,  la  Cour  de  cassation  peut  vérifier  l'erreur  et  casser 
p:ir  suite.  iCass,  16  février  1813.  —  «  La  décision  des  juges  ordinaires  sur 
un  fait  dont  la  preuve  contraire  résulte  d'un  acte  authentique,  peut 
être  annulée  par  la  Cour  de  cassation.  »  Cass.  30  avril  1820.  —  «  Il  est 
des  cas  où  la  Cour  de  cassation,  même  en  matière  civile,  apprécie  certains 
faits  légaux,  ou  définis  par  la  loi,  pour  en  déduire  les  conséquences  en 
droit  ;  ainsi  elle  a  reconnu  sa  propre  compétence  pour  déterminer,  contrai- 
rement à  la  décision  des  juges  du  fond,  les  caractères  constiîutifs  d'une 
servitude.  »  Cass.  13  juin  1814. —  «  D'une  révocation  du  mandat.  »  Cass. 
3  août  1819.  —  «  D'une  transaction  sur  une  question  de  féodalité,  » 
Cass.  15  février  1815,  etc.,  etc. 

C'estsurtoutdans  les  matières  fiscales  que  la  Cour  de  cassation  semble 
avoir  déterminé  plus  particulièrement  sa  compétence,  à  l'effet  d'apprécier 
les  actes  et  les  circonstances  de  la  cause.  Ainsi,  en  matière  d'enregis- 
trement, clic  décide  que  de  certains  faits  ou  actes  résulte  la  preuve  d'une 


DE  L'ORGANISATION  JUDICIAIRE.  441 

statation  serait  en  effet  dans  les  attributions  d'un  bureau 
politique  plutôt  que  dans  celles  d'un  tribunal  pour  lequel  on 
veut  la  réunion  de  tant  de  lumières),  il  s'ensuit  que  la  cassation 
devra  avoir  lieu,  non  seulement  si  le  juge  est  allé  contre  les 
termes  exprès  de  la  définition  légale,  mais  encore  s'il  est  allé 
contre  les  conséquences  logiques,  prochaines  ou  éloignées,  que 
l'on  peut  tirer  de  cette  définition  ou  d'un  système  de  définitions 
pareilles,  par  voie  de  déduction  et  de  discussion  doctrinale, 
indépendamment  de  toute  appréciation  consciencieuse  des 
circonstances  particulières  de  la  cause.  D'où  il  suit  enfin  que 
le  principe  qui  guidera  le  tribunal  suprême  dans  la  fixation 
de  sa  compétence,  lorsqu'elle  est  controversable  (c'est-à-dire 
toutes  les  fois  qu'il  ne  s'agit  pas  de  contravention  expresse  à 
un  texte  formel),  présuppose  la  distinction  entre  les  jugements 
rendus  par  voie  d'appréciation  consciencieuse  et  souveraine, 
et  les  jugements  rendus  par  application  logique  des  principes 
que  la  loi  proclame  ;  jugements  susceptibles  d'être  réformés, 
si  une  meilleure  discussion  logique  démontre  la  fausseté  de 
l'application.  Que  l'on  se  soit  ou  non  nettement  rendu 
compte  de  cette  distinction  fondamentale,  au  point  de  vue  de 
la  théorie  ;  qu'elle  se  trouve  ou  non  exprimée  d'une  manière 
générale,  nous  croyons  que  si  l'on  analyse  sérieusement  les 
motifs  particuliers  de  chaque  arrêt,  on  trouvera  que  le  senti- 
ment de  la  distinction  logique  sur  laquelle  nous  insistons  a 
constamment  guidé  le  tribunal  suprême,  toujours  attentif  à 
laisser  aux  juges  le  libre  exercice  de  leur  pouvoir  discrétion- 
naire là  où  la  loi  l'autorise,  et  à  en  circonscrire  l'exercice  dans 
les  limites  fixées  par  la  loi. 

S'il  arrive  que  la  Cour  de  cassation  substitue  son  apprécia- 
tion à  celle  du  juge,  là  où  la  loi  n'est  pas  intervenue  avec  des  dé- 
finitions précises,  et  a  laissé  carrière  à  l'appréciation  con- 
sciencieuse, c'est  dans  des  matières  exceptionnelles  où  l'on  a 
lieu  de  craindre,  non  pas  l'erreur  de  bonne  foi,  mais  la  révolte 
du  juge  contre  l'autorité  d'une  loi  réputée  dure,  ou  contraire, 
soit  au  droit  commun,  soit  à  l'équité  naturelle  ;  comme  aussi 
en  matière  d'impôts,  où  la  cause  du  contribuable  obtient  géné- 

mutation  de  propriété,  donnant  ouverture  au  droit.  Cass.  2  août  1814.  — 
En  matière  de  contributions  indirectes,  que  les  juges  du  fond  ont  commis 
une  erreur  de  fait  dans  l'interprétation  d'un  procès- verbal.  Cass.  25  mars 
1825,  etc.,  etc. 


442  CHAPITRE  XIX. 

ralement  plus  de  faveur  que  celle  du  fisc.  Alors  le  tribunal  su- 
prême, à  qui  des  distinctions  doctrinales  et  des  principes  géné- 
raux ne  peuvent  faire  oublier  la  mission  politique  dont  il  est 
investi,  entre  dans  l'appréciation  du  fond,  parce  que  c'est  le  seul 
moyen  de  maintenir  l'autorité  de  la  loi  et  d'empêcher  qu'elle  ne 
soit  systématiquement  éludée.  Mais  l'exception  même  con- 
firme la  règle.  Dans  tout  ce  qui  touche  au  gouvernement  des 
sociétés,  il  y  a  des  dérogations  nécessaires  aux  maximes  les  plus 
constantes,  dont  l'application  rigoureuse  en  toute  occasion  ne 
conviendrait  qu'à  ces  républiques  idéales  créées  par  l'imagina- 
tion des  philosophes  ;  mais  il  n'en  est  pas  moins  important  de 
saisir  dans  leur  pureté  intelligible  les  règles  vers  lesquelles  gra- 
vite la  pratique  des  affaires  humaines,  et  dont  elle  s'approche 
d'autant  plus  que  l'ordre  des  sociétés  a  reçu  par  les  progrès  du 
temps  et  de  la  raison  générale  une  plus  grande  perfection. 

300.  —  Il  a  été  souvent  question  d'introduire  chez  nous  le 
jury  en  matière  civile.  Si  cette  innovation,  que  nous  sommes 
loin  de  vouloir  préconiser,  et  qui  semble  répugner  à  des  tradi- 
tions séculaires,  était  tentée  jamais,  il  nous  paraît  résulter  de 
toutes  les  explications  qui  précèdent,  que  le  législateur,  dans 
l'organisation  de  la  procédure  adaptée  à  une  pareille  institu- 
tion, devrait  avoir  principalement  en  vue  la  distinction  entre 
le  jugement  dialectique  et  le  jugement  par  appréciation  con- 
sciencieuse, soit  en  fait,  soit  en  droit  :  toutes  les  questions  qui 
dépendent  d'une  appréciation  consciencieuse  devant  être  re- 
mises à  la  décision  du  jury,  et  la  solution  de  toutes  les  autres 
devant  être  confiée  à  la  sagacité  de  magistrats  ou  de  juges  per- 
manents. Cette  fixation  d'attributions  imprimerait  certaine- 
ment plus  de  netteté  aux  débats  judiciaires  ;  peut-être  expose- 
rait-elle à  plus  de  chances  d'erreurs  de  la  part  de  juges  inex- 
périmentés, et  en  tout  cas  elle  exigerait  un  soin  merveilleux 
de  la  part  du  législateur  pour  régler  d'avance,  selon  la  spécia- 
lité, non  des  causes,  mais  des  matières,  et  par  voie  de  décision 
générale,  la  distinction  des  attributions  ;  à  moins  qu'il  ne  vou- 
lût confier  à  un  magistrat  de  rang  inférieur  un  pouvoir  com- 
parable à  celui  d'un  magistrat  suprême,  tel  que  le  préteur  ro- 
main, qui  non  seulement  résolvait  à  sa  manière  le  point  de 
droit,  mais  encore  circonscrivait  lui-même  la  compétence  du 
juré  ou  du  juge  par  lui  délégué.  —  Nous  ne  pousserons  pas  plus 
loin  ces  remarques,  et  nous  terminerons  ici  une  digression  peut- 


DE  L'ORGANISATION  JUDICIAIRE.  443 

être  trop  longue,  pour  revenir  à  des  questions  de  pure  spécu- 
lation philosophique.  Nous  avons  terminé  ce  que  nous  avions  à 
dire  sur  les  fonctions  de  l'entendement  et  sur  leurs  instruments 
logiques  ;  il  faut  maintenant  reprendre  la  suite  des  considé- 
rations générales  par  lesquelles  nous  avions  débuté,  et  sou- 
mettre à  un  nouvel  et  rapide  examen  le  système  de  nos  con- 
naissances sur  le  monde  au  sein  duquel  l'homme  est  placé  et  sur 
l'homme  lui-même,  de  manière  à  faire  ressortir  dans  tout  ce 
système  la  distinction  et  le  contraste  de  trois  éléments  :  l'élé- 
ment historique,  l'élément  scientifique  et  l'élément  philoso- 
phique. Ce  sera  l'objet  des  chapitres  qui  vont  suivre. 


CHAPITRE  XX 

Du    CONTRASTE   DE   l'hISTOIRE    ET   DE    LA  SCIENCE,    ET   DE   LA 
PHILOSOPHIE  DE  l'hISTOIRE. 

301.  —  Lorsque  le  génie  de  Bacon  entreprit  de  résumer  dans 
une  table  encyclopédique  la  classification  des  connaissances 
humaines,  et  d'en  indiquer  les  principales  connexions,  il  les 
rangea  d'abord  sous  trois  grandes  catégories  ou  rubriques  : 
I'histoire,  la  poésie,  la  science,  correspondant  à  trois  facul- 
tés principales  de  l'esprit  humain,  la  mémoire,  I'imagination, 
la  raison.  Nous  aurons  à  revenir  plus  loin  sur  cette  classifi- 
cation célèbre,  tant  préconisée  et  tant  critiquée,  et  sur  les  modi- 
fications que  d'Alembert  y  a  apportées  dans  le  discours  mis  en 
tête  de  VEncyclopédie  française  du  xyiii^  siècle  :  citons-la 
seulement  ici  en  preuve  du  contraste  de  deux  éléments,  l'un 
historique,  l'autre  scientifique  ou  théorique,  qui  entrent  dans 
la  composition  du  système  général  de  nos  connaissances,  et  tâ- 
chons d'en  saisir  avec  précision  la  nature  et  les  traits  distinc- 
tifs.  Ce  n'est  pas  d'ailleurs  uniquement  dans  le  système  de 
nos  connaissances  que  ces  deux  éléments  se  combinent  :  nous 
les  retrouvons  encore  en  combinaison  et  en  contraste  lorsque 
nous  quittons  la  spéculation  Httéraire  ou  philosophique,  pour 
entrer  dans  le  domaine  des  applications  pratiques  et  des  réa- 
lités de  la  vie.  Au  point  où  l'on  en  est  arrivé  de  nos  jours  dans 
l'intelligence  des  institutions  sociales  et  des  conditions  de  la 
vie  des  peuples,  on  reconnaît  bien  qu'une  part  revient  à  des 
influences  traditionnelles,  à  des  particularités  d'origine,  en  un 
mot  à  des  faits  dont  l'histoire  seule  donne  la  clef,  tandis  qu'une 
autre  part  revient  à  des  conditions  prises  dans  la  nature  per- 
manente des  choses,  et  qui  sont  pour  la  raison  un  objet  d'étu- 
des indépendantes  de  tout  précédent  historique.  Ce  contraste 


DE  L'HISTOIRE  ET  DE  LA  SCIENCE.  445 

est  si  frappant  dans  tout  ce  qui  a  trait  au  droit  et  aux  institu- 
tions juridiques,  qu'il  a  naturellement  amené  la  formation  et 
l'antagonisme  de  deux  écoles  de  jurisconsultes  :  l'école  que 
l'on  appelle  historique  ou  traditionnelle,  et  l'école  que,  par 
opposition,  l'on  appelle  rationnelle  ou  théorique.  Ce  qui  s'est 
manifesté  le  plus  clairement,  dans  les  crises  révolutionnaires 
des  temps  modernes,  c'est  une  tendance  de  la  société  à  s'orga- 
niser sur  un  plan  systématique  et  régulier,  d'après  des  con- 
ceptions théoriques,  et  une  lutte  contre  les  obstacles  que  les 
précédents  historiques  mettent  à  la  réalisation  des  systèmes 
et  des  théories.  Tantôt  on  a  vu  la  société  tout  à  fait  livrée  à 
l'esprit  de  système  ;  tantôt  des  réactions  inévitables  ont  rendu 
l'ascendant  aux  gardiens  des  précédents  historiques  et  des  tra- 
ditions du  passé  ;  tantôt  enfin  ceux-ci  ont  voulu  pactiser  avec 
l'esprit  nouveau,  en  soutenant  à  titre  de  théorie  ce  qui  ne  pou- 
vait avoir  de  force  réelle  que  par  l'influence  des  précédents  his- 
toriques. Les  excès  de  la  pensée  (pour  ne  point  parler  d'excès 
d'une  autre  nature  et  plus  regrettables)  ont  consisté  surtout 
dans  un  culte  intolérant,  dans  une  prédilection  exclusive  pour 
l'un  ou  pour  l'autre  des  deux  éléments  dont  il  faut  tenir  compte 
et  auxquels  reviendra  toujours  une  part  légitime  d'influence 
dans  l'organisation  des  sociétés.  Du  reste,  il  est  évident  que, 
plus  les  existences  individuelles  se  rapetissent,  absolument 
ou  par  comparaison,  plus  les  inégalités  de  toute  sorte  se  nivel- 
lent, plus  les  idées  et  les  passions  se  générahsent,  et  plus  l'in- 
fluence des  précédents  historiques  doit  aller  en  s'affaiblissant  ; 
plus  la  marche  des  événements  doit  se  conformer  à  un  certain 
ordre  théorique,  que  ne  troublent  plus  au  même  degré  les  acci- 
dents qui  naissent  de  la  supériorité  des  rangs,  des  talents  et  du 
génie. 

Mais  par  histoire  on  ne  doit  pas  seulement  entendre  le  récit 
des  événements  politiques,  le  tableau  des  destinées  des  nations 
et  des  révolutions  des  empires.  Il  n'est  pas  de  l'essence  de  l'his- 
toire que  l'intervention  des  causes  morales,  le  jeu  de  la  liberté 
et  des  passions  humaines  aux  prises  avec  la  fatalité  extérieure, 
viennent  échauffer  l'imagination  de  l'historien,  colorer  ses 
tableaux  et  donner  à  ses  récits  un  intérêt  dramatique.  Les 
sciences,  les  arts,  la  littérature  ont  aussi  leur  histoire  ;  les 
grands  objets  delà  nature,  les  phénomènes  de  l'ordre  physique 
comportent  de  même,  dans  une  foule  de  cas,  une  chronologie. 


446  CHAPITRE  XX. 

des  annales,  une  narration  historique.  On  peut  faire,  par  exem- 
ple, l'histoire  d'un  volcan,  comme  l'histoire  d'une  ville.  Cher- 
chons donc  ce  qui  caractérise  essentiellement  l'élément  histo- 
rique, sans  craindre  la  sécheresse  des  conceptions  abstraites, 
et  en  tâchant  de  dégager  l'idée  fondamentale  des  accessoires 
qui  la  compliquent  ou  l'embellissent. 

302.  —  Prenons,  dans  l'ordre  des  phénomènes  purement 
mécaniques,  l'exemple  le  plus  simple,  celui  du  mouvement 
d'une  bille  qui  roule  sur  un  tapis,  en  vertu  de  l'impulsion  qu'elle 
a  reçue.  Si  l'on  considère  cette  bille  à  un  instant  quelconque 
de  son  mouvement,  il  suffira  de  connaître  sa  position,  sa  vi- 
tesse actuelle,  la  nature  des  frottements  et  des  autres  résis- 
tances auxquels  elle  est  soumise,  pour  être  en  état  d'assigner, 
ou  bien  sa  position  et  sa  vitesse  à  une  époque  qui  a  précédé  celle 
que  l'on  considère,  ou  bien  sa  position  et  sa  vitesse  à  une  épo- 
que postérieure,  et  finalement  le  lieu  et  l'instant  où  le  frotte- 
ment et  les  autres  résistances  l'auront  ramenée  à  un  état  de 
repos  d'où  elle  ne  devra  plus  sortir,  à  moins  que  de  nouvelles 
forces  ne  viennent  à  agir  sur  elle.  Mais,  si  l'on  prenait  pour 
point  de  départ  un  des  instants  qui  suivent  celui  où  la  bille 
est  arrivée  au  repos,  il  est  clair  que,  ni  son  état  actuel,  ni  même 
l'état  des  corps  environnants  qui  ont  pu  lui  communiquer 
l'impulsion  initiale,  n'offriraient  plus  de  traces  des  phases 
qu'elle  a  traversées  dans  son  état  de  mouvement  :  tandis  qu'on 
serait  encore  à  même  d'assigner  les  phases  de  repos  et  de 
mouvement  par  lesquelles  elle  passera  dans  l'avenir,  d'après 
la  connaissance  de  l'état  actuel,  tant  de  la  bille  que  des  autres 
corps  qui  peuvent,  en  vertu  du  mouvement  qui  actuellement 
les  anime,  venir  plus  tard  la  choquer  et  lui  communiquer  une 
nouvelle  impulsion. 

En  général,  et  sans  nous  arrêter  plus  longtemps  aux  termes 
de  cet  exemple,  peut-être  grossier,  l'on  conçoit  que  les  condi- 
tions de  la  connaissance  théorique  ne  sont  pas  les  mêmes 
pour  les  événements  passés  et  pour  les  événements  à  venir  ; 
ce  qui  tient  essentiellement  à  ce  que,  parmi  les  séries  de  phé- 
nomènes qui  s'enchaînent,  en  devenant  successivement  effets 
et  causes  les  uns  des  autres,  il  y  a  des  séries  qui  s'arrêtent  et 
d'autres  qui  se  prolongent  indéfiniment  ;  de  même  que,  dans 
l'ordre  des  générations  humaines,  il  y  a  des  familles  qui  s'étei- 
gnent et  d'autres  qui  se  perpétuent  (20). 


DE  L'HISTOIRE  ET  DE  LA  SCIENCE.  447 

Afin  de  ne  pas  nous  jeter  de  prime  abord  dans  les  disputes  de 
l'École  sur  ce  que  l'on  a  appelé  le  libre  arbitre  de  l'homme,  bor- 
nons-nous d'abord  à  considérer  les  phénomènes  naturels  où  les 
causes  et  les  effets  s'enchaînent,  de  l'aveu  de  tout  le  monde, 
d'après  une  nécessité  rigoureuse  ;  alors  il  sera  certainement 
vrai  de  dire  que  le  présent  est  gros  de  l'avenir,  et  de  tout  l'avenir, 
en  ce  sens  que  toutes  les  phases  subséquentes  sont  implici- 
tement déterminées  par  la  phase  actuelle,  sous  l'action  des  lois 
permanentes  ou  des  décrets  éternels  auxquels  la  nature  obéit  ; 
mais  on  ne  pourra  pas  dire  sans  restriction  que  le  présent  est  de 
même  gros  du  passé,  car  il  y  a  eu  dans  le  passé  des  phases  dont 
l'état  actuel  n'oiïre  plus  de  traces,  et  auxquelles  l'intelli- 
gence la  plus  puissante  ne  saurait  remonter,  d'après  la  con- 
naissance théorique  des  lois  permanentes  et  l'observation  de 
l'état  actuel  ;  tandis  que  cela  suffirait  à  une  intelligence  pour- 
vue de  facultés  analogues  à  celles  de  l'homme,  quoique  plus 
puissantes,  pour  lire  dans  l'état  actuel  la  série  de  tous  les  phé- 
nomènes futurs,  ou  du  moins  pour  embrasser  une  portion  de 
cette  série  d'autant  plus  grande  que  ses  facultés  iraient  en  se 
perfectionnant  davantage.  Ainsi,  quelque  bizarre  que  l'asser- 
tion puisse  paraître  au  premier  coup  d'oeil,  la  raison  est  plus 
apte  à  connaître  scientifiquement  l'avenir  que  le  passé.  Les 
obstacles  à  la  prévision  théorique  de  l'avenir  tiennent  à  l'im- 
perfection actuelle  de  nos  connaissances  et  de  nos  instruments 
scientifiques,  et  peuvent  être  surmontés  par  suite  du  progrès 
des  observations  et  de  la  théorie  :  il  s'est  écoulé  dans  le  passé 
une  multitude  de  faits  que  leur  nature  soustrait  essentielle- 
ment à  toute  investigation  théorique  fondée  sur  la  constata- 
tion des  faits  actuels  et  sur  la  connaissance  des  lois  perma- 
nentes, et  qui  dès  lors  ne  peuvent  être  connus  qu'historique- 
ment, ou  qui,  à  défaut  de  tradition  historique,  sont  et  seront 
toujours  pour  nous  comme  s'ils  ne  s'étaient  jamais  produits  i. 
Or,  si  la  connaissance  théorique  est  susceptible  de  progrès  indé- 
finis, les  renseignements  de  la  tradition  historique,  quant  au 
passé,  ont  nécessairement  une  borne  que  toutes  les  recherches 
des  antiquaires  ne  sauraient  reculer  :  de  là  un  premier  con- 
traste entre  la  connaissance  théorique  et  la  connaissance  histo- 

1  «  Quare  illa  quse  jam  majoribus  nostris  ademit  oblivio  fugitiva, 
secuta  sedulitas  Muti  et  Bruti  retrahere  nequit.  »  Varr,.  de  ling.  M., 
in  principio. 


448  CHAPITRE  XX. 

rique,  ou,  si  l'on  veut,  entre  l'élément  théorique  et  l'élément 
historique  de  nos  connaissances. 

303.  —  Les  tables  astronomiques  nous  mettent  à  même  de 
prédire,  pour  une  époque  très  éloignée  de  la  nôtre,  les  éclipses, 
les  conjonctions,  les  oppositions  des  planètes,  et  toutes  les  cir- 
constances des  mouvements  des  astres  dont  se  compose  notre 
système  planétaire.  A  mesure  que  l'on  perfectionnera  les  tables, 
nous  pourrons  étendre  plus  loin  dans  l'avenir  et  rendre  plus 
précis  le  calcul  des  phénomènes  futurs  ;  et  à  cet  égard  nous  avons 
sur  le  passé  le  même  pouvoir  que  sur  l'avenir.  Quand  une  fois 
les  tables  auront  toute  la  perfection  qu'elles  comportent,  il  ne 
sera  plus  question  de  faire,  dans  cet  ordre  de  phénomènes, 
aucun  emprunt  à  la  connaissance  historique.  Au  contraire,  on 
pourra  appliquer,  et  déjà  l'on  applique  la  science  à  l'histoire,  en 
se  servant,  par  exemple,  du  calcul  d'une  ancienne  éclipse  pour 
fixer  la  date  précise  d'un  événement  que  les  historiens  nous  rap- 
portent comme  ayant  été  contemporain  de  cette  éclipse. 

Mais  s'il  s'agit  d'un  phénomène  astronomique,  tel  que  l'ap- 
parition de  l'étoile  de  1572,  qui  bientôt  a  disparu  sans  laisser 
de  traces,  il  faut  bien  que  l'histoire  vienne  à  notre  aide  :  et  la 
théorie  la  plus  perfectionnée,  lors  même  qu'elle  nous  instrui- 
rait des  causes  d'un  pareil  phénomène,  et  qu'elle  nous  mettrait 
à  même  de  dire  quelles  sont,  parmi  les  étoiles  qui  brillent  au- 
jourd'hui, celles  à  qui  un  pareil  sort  est  réservé,  et  à  quelle 
époque  elles  le  subiront,  ne  nous  révélerait  point,  sans  les  té- 
moignages historiques,  l'existence  d'étoiles  autrefois  brillantes, 
maintenant  éteintes  et  soustraites  pour  toujours  à  nos  regards. 

Peut-être  connaîtra-t-on  un  jour  assez  bien  la  constitution 
du  globe  terrestre  et  la  théorie  des  forces  qui  le  travaillent, 
pour  assigner  à  l'avance  l'époque  et  les  phases  d'un  phéno- 
mène géologique,  tel  qu'une  éruption  de  volcan,  un  tremble- 
ment de  terre,  une  grande  fonte  de  glaces  polaires,  comme  on 
prédit  l'époque  et  les  phases  d'une  éclipse  ;  mais  cette  con- 
naissance théorique,  si  parfaite  qu'on  la  suppose,  nous  laissera 
toujours,  en  l'absence  de  témoignages  historiques,  dans  une 
ignorance  invincible  sur  une  foule  de  phénomènes  géologiques 
qui  n'ont  pas  laissé  de  traces,  ou  qui  n'ont  laissé  que  des  traces 
insuffisantes  pour  manifester  toutes  les  particularités  essen- 
tielles des  révolutions  dont  notre  globe  a  été  le  théâtre. 

304.  —  Il  ne  saurait  être  donné  à  une  intelligence  telle  que 


DE  L'HISTOIRE  ET  DE  LA  SCIENCE.  449 

la  nôtre,  ni  même  à  aucune  intelligence  finie,  d'embrasser  dans 
un  seul  système  les  phénomènes  et  les  lois  de  la  nature  entière  ; 
et  lors  même  que  nous  en  serions  capables,  nous  distinguerions 
encore  dans  cet  ensemble  des  parties  qui  se  détachent  et  qui 
font  l'objet  de  théories  indépendantes  les  unes  des  autres,  quoi- 
que pouvant  se  rattacher  à  une  commune  origine  (29  et  suiv.). 
De  là  une  autre  cause  d'insuffisance  de  la  connaissance  théori- 
que, et  une  autre  part  nécessairement  réservée  à  l'élément  his- 
torique de  la  connaissance.  Par  exemple,  le  système  planétaire, 
en  y  comprenant  les  comètes  dont  le  retour  périodique  est 
constaté,  fait  l'objet  d'une  théorie  si  perfectionnée,  que  nous 
pouvons,  comme  on  le  disait  tout  à  l'heure,  calculer  les  actions 
que  tous  les  corps  qui  le  composent  exercent  les  uns  sur  les 
autres,  de  manière  à  prédire  l'avenir  et  à  remonter  dans  le 
passé  sans  le  secours  des  documents  liistoriques.  Mais  suppo- 
sons qu'une  comète  ait  dans  des  temps  reculés  traversé  ce  sys- 
tème, en  apportant  dans  les  mouvements  des  corps  qui  le  con- 
stituent un  trouble  sensible,  et  qu'ensuite  elle  se  soit  dissipée 
dans  les  espaces  célestes,  ou  que,  sans  se  dissiper,  elle  se  soit 
soustraite  pour  toujours  à  nos  regards  et  à  l'influence  du  sys- 
tème planétaire  en  décrivant  une  courbe  hyperbolique  :  ni 
la  théorie  ni  l'observation  de  l'état  actuel  du  système  plané- 
taire ne  pourront  nous  apprendre  quand  et  comment  une  telle 
perturbation  a  eu  lieu,  ni  même  nous  faire  soupçonner  l'in- 
tervention de  cette  cause  perturbatrice  ;  et  tous  les  calculs 
que  nous  pourrons  faire  relativement  à  des  époques  anté- 
rieures à  celle  oii  la  perturbation  a  eu  lieu,  seront,  à  notre  insu, 
en  l'absence  de  renseignements  historiques,  entachés  d'erreurs 
inévitables.  De  même,  l'exactitude  des  apphcations  que  nous 
pourrons  faire  de  la  théorie  aux  phénomènes  à  venir  sera  sub- 
ordonnée à  l'hypothèse  qu'un  événement  imprévu,  du  genre 
de  celui  que  nous  venons  d'indiquer,  ne  viendra  pas  troubler 
l'état  du  système.  A  la  vérité,  si  nous  connaissions  parfaite- 
ment l'état  présent  de  l'univers  entier,  et  non  plus  seule- 
ment celui  des  corps  qui  composent  notre  système  planétaire, 
nous  serions  à  même  de  prédire  théoriquement  une  pareille  ren- 
contre, ou  d'affirmer  qu'elle  n'aura  pas  lieu  ;  mais,  outre  qu'il 
serait  chimérique  de  prétendre  à  une  connaissance  universelle, 
on  serait  encore  fondé  à  considérer  le  système  planétaire 
comme  formant  dans  l'univei's  un  système  à  part,  qui  a  sa  pro- 

29 


450  CHAPITRE  XX. 

pre  théorie  ;  et  l'on  ne  devrait  pas  confondre  les  événements 
dont  la  série  est  déterminée  par  les  lois  et  par  la  constitution 
propre  du  système,  avec  les  perturbations  accidentelles,  ad- 
ventices, dont  la  cause  est  en  dehors  de  ce  système.  Ce  sont  ces 
influences  externes,  irrégulières  et  fortuites,  qu'il  faut  consi- 
dérer comme  entrant  dans  la  connaissance  à  titre  de  données 
historiques,  par  opposition  avec  ce  qui  est  pour  nous  le  résul- 
tat régulier  des  lois  permanentes  et  de  la  constitution  du  sys- 
tème. 

Remarquons  bien  que  le  contraste  que  nous  signalons  ici 
est  bien  moins  fondé  sur  la  nature  des  facultés  par  lesquelles 
nous  acquérons  la  connaissance  historique  et  scientifique,  que 
sur  la  nature  même  des  objets  de  la  connaissance.  Les  influen- 
ces externes,  irrégulières  et  fortuites  dont  il  vient  d'être  ques- 
tion, n'en  conserveraient  pas  moins  ce  triple  caractère,  lors 
même  que  nous  aurions  quelque  moyen  de  les  prévoir  et  d'en 
calculer  les  efïets  a  priori,  sans  le  secours  de  l'observation  et 
des  témoignages  historiques  (36)  ;  et  d'après  ce  triple  carac- 
tère, elles  ne  pourraient,  même  alors,  être  considérées  comme 
faisant  l'objet  d'une  science  proprement  dite,  c'est-à-dire  d'un 
corps  de  doctrine  systématique  et  régulier. 

305.  —  En  effet,  nous  avons  une  multitude  de  connaissances, 
venant  de  sources  diverses,  auxquelles  on  ne  donne  pas  et  aux- 
quelles on  ne  doit  pas  donner  le  nom  de  sciences.  Les  procédés 
de  la  métallurgie  et  de  bien  d'autres  industries  dont  les  décou- 
vertes de  la  chimie  moderne  ont  donné  le  secret,  étaient  déjà 
fort  avancés  bien  avant  que  la  chimie  méritât  le  nom  de 
science.  A  peine  la  météorologie  commence-t-clleà  prendre  une 
consistance  scientiflque  :  et  depuis  bien  des  siècles  les  habitants 
des  campagnes  ont  leurs  pronostics,  leurs  adages  météorolo- 
giques, que  les  savants  ne  dédaigneront  plus  quand  ils  les 
pourront  expliquer.  La  science  n'est  qu'une  forme  de  la  con- 
naissance ou  du  savoir,  et  elle  n'apparaît  que  comme  le  fruit 
tardif  d'une  civilisation  avancée,  après  la  poésie,  après  les 
arts,  après  les  c()ini»ositioiis  histuiiqui^s,  morales  et  philoso- 
phiques. Elle  est  contemporaine  de  l'érudition  ;  mais  l'éru- 
dition ne  doit  pas  non  plus  être  confondue  avec  la  science, 
quoique  le  monde  décore  souvent  du  même  nom  et  traite  à 
peu  près  sur  le  même  pied  les  érudits  et  les  savants.  Qu'un 
homme  possède  parfaitement  la  topographie  de  l'Attique  au 


DE  L'HISTOIRE  ET  DE  LA  SCIENCE  451 

temps  de  Périclès,  ou  qu'il  ait  débrouillé  la  généalogie  d'une 
dynastie  médique,  on  aura  raison  de  le  priser  plus  que  si  son 
savoir  avait  pour  objet  le  plan  d'une  capitale  moderne  ouïes 
alliances  d'une  maison  régnante,  car  l'un  est  plus  difficile  que 
l'autre  et  suppose  une  réunion  bien  plus  rare  de  connaissances 
préalables  ;  mais  pourtant  ce  n'est  point  parce  que  des  con- 
naissances sont  plus  pénibles  à  acquérir,    ou    parce  qu'elles 
s'appliquent   à  des    objets   éloignés  ou  à   des  faits  anciens, 
qu'on  doit  les  considérer  comme  essentiellement  différentes 
des  connaissances  analogues  concernant  des  faits  contempo- 
rains ou  des   objets  rapprochés    de    nous.    On   peut  avoir 
rassemblé  dans  sa  mémoire  un  grand  nombre  de  faits  histori- 
ques, avoir  recueilli  dans  ses  voyages  une  foule  de  notions  sur 
les  mœurs  et  les  coutumes  des  peuples  qu'on  a  visités,  s'être 
rendu  familiers  les  vocabulaires  et  les  tournures  d'un  grand 
nombre  d'idiomes  :  on  aura  acquis  par  là  une  grande  éru- 
dition, et  l'on  saura  beaucoup,  sans  pour  cela  prendre  rang 
parmi  ceux  qui  cultivent  les  sciences,  quoiqu'un  bon  nombre 
de  faits  recueillis  soient  de  nature  à  entrer  comme  matériaux 
dans  la  construction  du  système  scientifique.  Dans  l'étude 
d'une  langue  ou  d'un  art,  tel  que  la  musique,  on  distingue  très 
bien  ce  qui  fait  l'objet  d'une  théorie  scientifique,  ayant  ses 
principes,  ses  règles  et  ses  déductions,  d'avec  ce  qui  n'admet 
pas  un  exposé  scientifique,  bien  que  ce  soit  encore  un  objet 
d'étude,  de  connaissance  ou  de  savoir. 

306.  —  C'était  une  maxime  reçue  chez  les  philosophes  de 
l'antiquité,  qu'il  n'y  a  point  de  science  de  l'individuel,  du  par- 
ticulier, du  contingent,  du  variable  ;  que  l'idée  de  la  science 
est  l'idée  de  la  connaissance,  en  tant  qu'elle  s'applique  à  des 
notions  générales,  à  des  conceptions  nécessaires,  à  des  résul- 
tats permanents.  Mais,  dans  l'état  présent  des  sciences,  nous 
ne  saurions  nous  contenter  de  ces  lieux  communs  ;  il  faut  exa- 
miner plus  à  fond  et  établir  par  des  exemples  comment,  dans 
quelles  circonstances,  à  la  faveur  de  quelles  conditions,  se 
forment  et  s'organisent  ces  corps  de  doctrine  qui  méritent  vrai- 
ment le  nom  de  sciences. 

Et  d'abord  est-il  vrai  que  la  science  n'ait  pour  objet  que  des 
vérités  immuables  et  des  résultats  permanents  ?  En  aucune 
façon.  Il  y  a  des  sciences,  comme  la  géologie  et  l'embryogénie, 
qui  portent  au  contraire  essentiellement  sur  une  succession 


452  CHAPITRE  XX. 

d'états  variables  et  de  phases  transitoires.  Et  lors  même  que 
nous  considérons  les  objets  de  la  nature  dans  un  état  que 
nous  qualifions  de  stable  et  de  permanent,  tout  nous  porte  à 
croire  qu'il  ne  s'agit  encore  que  d'une  stabilité  relative,  et  que 
nous  prenons  pour  permanent  ce  qui  ne  s'altère  qu'avec  une 
grande  lenteur,  de  manière  à  n'ofïrir  de  variations  apprécia- 
bles que  dans  des  périodes  de  temps  qui  surpassent  ceux  que 
nous  pouvons  embrasser.  Ainsi  les  étoiles  que  nous  appelons 
fixes  ont  en  réalité  des  mouvements  propres  qui  altèrent  leurs 
distances  mutuelles  et  la  configuration  des  groupes  qu'elles 
nous  paraissent  former  sur  la  sphère  céleste  ;  quoique  ces 
mouvements  propres,  appréciables  seulement  au  moyen  d'ob- 
servations scrupuleusement  discutées  et  faites  avec  des 
instruments  d'une  délicatesse  extrême,  n'aient  pas  altéré 
sensiblement  l'aspect  du  ciel  depuis  les  temps  historiques  les 
plus  reculés.  Il  en  est  vraisemblablement  de  même  dans  tout 
ordre  de  phénomènes.  Les  types  spécifiques  de  la  nature 
sauvage  et  libre,  dont  on  n'a  pas  jusqu'ici  constaté  la  varia- 
bihté  depuis  l'origine  des  temps  historiques,  pourraient  bien 
être  sujets  à  de  lentes  modifications,  qui  au  fond  ne  nuiraient 
pas  plus  à  la  dignité  des  sciences  naturelles  que  les  lentes 
perturbations  du  système  planétaire,  ou  les  déplacements 
plus  lents  encore  des  systèmes  stellaires,  ne  nuisent  à  la  per- 
fection scientifique  de  l'astronomie.  Les  rapides  changements 
que  le  temps  apporte  dans  les  faits  qui  sont  du  ressort  de  l'éco- 
nomie sociale,  en  rendant  plus  difficile  l'étude  des  sciences 
économiques  dans  ce  qu'elles  ont  de  positif  et  de  déterminablc 
par  l'observation,  ne  leur  enlèvent  pas  le  caractère  de  sciences; 
et  en  un  mot  rien  n'exige  que  les  objets  d'une  théorie  scien- 
tifique soient  fixes,  invariables,  appropriés  à  tous  les  temps  et 
à  tous  les  lieux. 

307.  —  Quoique  l'on  ne  conçoive  pas  d'organisation  scienti- 
fique sans  règles,  sans  principes,  sans  classification,  et  par 
conséquent  sans  une  certaine  généralisation  des  faits  et  des 
idées,  il  ne  faudrait  i)as  non  plus  prendre  à  la  lettre  cet  apho- 
risme des  anciens  :  que  l'individuel  et  le  particulier  ne  sont 
point  du  domaine  de  la  science,  llien  de  plus  inégal  que  le  degré 
de  générahté  des  faits  sur  lesquels  portent  des  sciences, 
d'ailleurs  susceptibles  au  même  degré  de  l'ordre  et  de  la  clas- 
sification qui  constituent  la  perfection  scientifique.  En  zoolo- 


DE  L'HISTOIRE  ET  DE  LA  SCIENCE.  453 

gîe,  en  botanique,  on  considère  des  types  spécifiques,  sus- 
ceptibles de  comprendre  des  myriades  d'individus,  tous 
différents  les  uns  des  autres  et  dont  la  science  ne  s'occupe 
pas  ;  du  point  de  vue  de  la  chimie,  chaque  corps  simple  ou 
chaque  combinaison  définie  est  un  objet  particulier  ou  in- 
dividuel, absolument  identique  dans  toutes  les  particules  de 
la  même  matière,  simple  ou  composée.  La  nature  n'aurait 
façonné  qu'un  seul  échantillon  d'un  cristal,  qu'il  figurerait 
parmi  les  espèces  minéralogiques,  au  même  titre  que  l'espèce 
la  plus  abondante  en  individus.  En  astronomie,  l'on  considère 
les  corps  célestes  comme  autant  d'objets  individuels  :  quelques- 
uns,  tels  que  l'anneau  de  Saturne,  paraissent  être  jusqu'ici 
uniques  dans  leur  espèce  ;  notre  lune  pouvait  passer  pour 
telle,  jusqu'à  la  découverte  des  satellites  de  Jupiter  ;  et  les 
recherches  les  plus  profondes  de  la  mécanique  céleste  ne 
portent  que  sur  les  mouvements  d'un  système  borné  à  un 
petit  nombre  de  corps.  Enfin  la  géologie  n'est  que  l'étude  ap- 
profondie de  la  figure  et  de  la  structure  de  l'un  de  ces  corps 
dont  l'astronomie  décrit  les  mouvements  et  trace  sommaire- 
ment les  principaux  caractères  physiques.  Ce  n'est  pas  à  dire 
pour  cela  que  la  zoologie  ou  la  botanique  l'emportent  en 
dignité  et  en  perfection  scientifique  sur  la  chimie  ou  la  physi- 
que, sur  l'astronomie  ou  la  géologie  ;  mais  il  est  incontestable 
que,  dans  un  ordre  quelconque  de  connaissances  empiriques, 
la  forme  scientifique  ne  peut  se  dessiner  qu'après  que  des 
faits  ont  été  recueilhs  en  assez  grand  nombre  pour  que,  de  leur 
rapprochement,  puisse  sortir  quelque  généralité  et  quelque 
principe  régulateur.  Les  déviations  mêmes  des  règles  ordinaires, 
lorsqu'on  les  compare  entre  elles,  manifestent  une  tendance 
à  s'opérer  d'après  certaines  lois  ;  et  c'est  ainsi  que  l'appa- 
rition des  monstruosités  organiques,  après  n'avoir  été  pendant 
longtemps  qu'une  cause  de  terreurs  superstitieuses  pour  le 
vulgaire,  puis  un  objet  de  curiosité  pour  les  érudits,  a  fini  par 
donner  lieu  à  une  théorie  scientifique  qui,  sous  le  nom  de 
tératologie,  rentre  aujourd'hui  dans  le  cadre  des  sciences  natu- 
relles. 

308.  —  La  science  est  la  connaissance  logiquement  orga- 
nisée. Or,  l'organisation  ou  la  systématisation  logique  se  ré- 
sume sous  deux  chefs  principaux  :  1°  la  division  des  matières 
et  la  classification  des  objets  quelconques  sur  lesquels  porte  la 


454  CHAPITRE  XX. 

connaissance  scientifique  ;  2°  l'enchaînement  logique  des  pro- 
positions, qui  fait  que  le  nombre  des  axiomes,  des  hypothèses 
fondamentales  ou  des  données  de  l'expérience  se  trouve  réduit 
autant  que  possible,  et  que  l'on  en  tire  tout  ce  qui  peut  en  être 
tiré  par  le  raisonnement,  sauf  à  contrôler  le  raisonnement  par 
des  expériences  confirmatives.  Il  suit  de  là  que  la  forme  scien- 
tifique sera  d'autant  plus  parfaite,  que  l'on  sera  en  mesure  d'é- 
tablir des  divisions  plus  nettes,  des  classifications  mieux  tran- 
chées, et  des  degrés  mieux  marqués  dans  la  succession  des  rap- 
ports. D'où  il  suit  aussi  qu'accroître  nos  connaissances  et  per- 
fectionner la  science  ne  sont  pas  la  même  chose  :  la  science  se 
perfectionnant  par  la  conception  d'une  idée  heureuse  qui  met 
dans  un  meilleur  ordre  les  connaissances  acquises,  sans  en 
accroître  la  masse  ;  tandis  qu'une  science,  en  s'enrichissant 
d'observations  nouvelles  et  de  faits  nouveaux,  incompatibles 
avec  les  principes  d'ordre  et  de  classification  précédemment 
adoptés,  pourra  perdre  quant  à  la  perfection  de  la  forme  scien- 
tifique. Ordinairement  cette  rétrogradation  n'est  que  passa- 
gère ;  c'est  le  premier  symptôme  d'une  crise  ou  d'une  révo- 
lution scientifique  :  et  de  même  que  le  perfectionnement  de 
la  forme  provoque  des  recherches  nouvelles  et  une  augmenta- 
tion de  ce  qu'on  pourrait  appeler  les  matériaux  scientifiques, 
de  même  l'augmentation  des  matériaux  donne  lieu  à  de  nou- 
veaux rapprochements  qui  suggèrent  d'autres  principes  d'or- 
dre et  de  classification.  L'expérience  révélant  de  nouveaux 
faits  qui  sont  en  contradiction  avec  quelqu'une  des  hypo- 
thèses fondamentales,  on  est  conduit  à  imaginer  d'autres  hypo- 
thèses, en  accord  avec  tous  les  faits  connus,  et  quelquefois  plus 
simples  que  l'hypothèse  abandonnée.  Néanmoins,  pour  être 
autorisé  à  affirmer  que  le  progrès  des  découvertes  amènera 
toujours  finalement  le  perfectionnement  de  la  forme  scienti- 
fique ou  le  perfectionnement  de  l'organisation  logique  de  la 
connaissance,  il  faudrait  pouvoir  affirmer  que  les  conditions 
du  développement  artificiel  de  notre  intcHigcnce  sont  en  par- 
faite harmonie  avec  celles  de  l'arrangement  de  l'univers  :  sup- 
position que  beaucoup  de  philosophes  n'hésitent  pas  à  se  per- 
mettre, mais  qui  paraîtra  toujours  téméraire  à  une  raison  cir- 
conspecte ;  et  il  y  aurait  d'autant  plus  de  témérité  dans  une 
telle  assertion,  que,  lorsqu'il  s'agit  de  sciences  abstraites  et 
rationnelles,  que  l'intelligence  humaine  semble  tirer  de  son 


DE  L'HISTOIRE  ET  DE  LA  SCIENCE.  455 

propre  fonds,  comme  les  mathématiques,  nous  remarquons  que 
l'arrangement  qui  satisfait  le  mieux  aux  conditions  de  l'ordre 
logique,  qui  rend  les  divisions  plus  nettes  ou  plus  symétriques, 
les  démonstrations  plus  rapides  ou  plus  rigoureuses,  n'est 
pas  toujours  celui  qui  rend  le  mieux  raison  des  vérités  décou- 
vertes, de  leur  filiation  et  de  leurs  connexions  (155). 

309.  —  Il  y  a  des  sciences,  comme  les  sciences  abstraites, 
dont  l'objet  n'a  rien  de  commun  avec  l'ordre  chronologique 
des  événements,  et  qui  n'ont,  par  conséquent,  aucun  emprunt 
à  faire  à  l'histoire,  aucune  donnée  historique  à  accepter.  Les 
théorèmes  de  géométrie,  les  règles  du  syllogisme,  sont  de  tous 
les  temps  et  de  tous  les  lieux  :  et  il  est  clair  qu'il  ne  s'y  mêle 
aucun  élément  historique,  quoique  d'ailleurs  ces  sciences, 
aussi  bien  que  les  autres,  aient,  en  tant  que  produits  de  l'ac- 
tivité humaine,  leur  histoire  propre,  qui  sert  à  rendre  raison 
de  leur  nomenclature  et  de  leurs  formes  extérieures.  Parmi  les 
sciences  qui  ont  pour  objet  les  phénomènes  naturels,  plusieurs 
sont  encore  dispensées,  dans  leur  construction  théorique,  de 
l'appui  nécessaire  d'une  base  ou  d'une  donnée  historique. 
Telles  sont  la  chimie  et  la  physique  proprement  dites,  qui 
traitent  de  lois  que  nous  considérons  comme  immuables,  et  de 
propriétés  que  nous  supposons  avoir  toujours  été  inhérentes 
à  la  matière  ;  de  sorte  qu'à  cet  égard  il  n'y  a  pas  lieu  de  cher- 
cher, dans  le  mode  de  succession  et  d'enchaînement  des  phé- 
nomènes qui  ont  précédé  les  phénomènes  actuels,  la  raison 
des  particularités  que  nous  présente  l'ordre  actuel  des  choses. 
Ainsi,  pour  expliquer  notre  pensée  par  des  exemples,  il  faut, 
en  chimie,  que  l'observation  nous  donne  les  valeurs  des  équi- 
valents chimiques  de  chacun  des  corps  simples,  après  quoi  la 
théorie  en  conclut  les  valeurs  des  équivalents  chimiques  des 
corps  composés  :  et  tant  que  la  théorie  ne  nous  aura  pas  donné, 
d'une  manière  satisfaisante  pour  tout  le  monde,  la  clef  des 
relations  qui  existent  entre  les  équivalents  chimiques  des 
divers  corps  réputés  simples,  il  faudra  accepter  comme  un  fait 
et  comme  une  donnée  empirique  la  table  des  nombres  qui 
mesurent  ces  équivalents.  Mais  nous  n'en  admettons  pas  moins 
que  les  rapports  entre  ces  nombres  doivent  avoir  une  expU- 
cation  théorique  (prise  dans  la  nature  permanente  des  corps), 
qu'on  découvrirait  si  cette  nature  des  corps  nous  était  mieux 
connue,  et  pour  laquelle  il  ne  serait  point  nécessaire  de  con- 


456  CHAPITRE  XX. 

naître  les  phases  par  lesquelles  ont  passé  jadis  les  portions  de 
la  matière  sur  lesquelles  se  font  nos  expériences:. car  la  même 
explication  doit  valoir  pour  d'autres  portions,  chimiquement 
identiques  quoique  individuellement  distinctes,  et  dont  l'his- 
toire est  tout  autre,  ou  qui  ont  passé  par  des  phases  toutes 
différentes.  De  même  les  divers  rayons  du  spectre  solaire  ont 
chacun  leur  indice  de  réfraction  pour  chaque  matière  réfrin- 
gente, et  l'expérience  seule,  dans  l'état  actuel  de  la  théorie, 
peut  nous  fournir  les  valeurs  numériques  de  ces  indices  ; 
mais  nous  n'en  admettons  pas  moins  que  les  causes  d'inégale 
réfrangibiUté  tiennent  aux  conditions  permanentes  de  la  con- 
stitution des  rayons  lumineux;  tellement  qu'une  théorie  plus 
profonde  en  donnerait  la  raison,  sans  qu'il  fût  besoin  de  join- 
dre à  la  connaissance  théorique  de  la  constitution  de  la  lumière 
et  des  corps  matériels  la  connaissance  historique  des  phases 
par  lesquelles  le  monde  a  passé.  On  dirait  la  même  chose  à 
l'égard  d'une  foule  de  conslanles  ou  de  coefficients  numériques, 
ou  même  plus  généralement  (et  sans  distinguer  entre  les  choses 
qui  peuvent  et  celles  qui  ne  peuvent  pas  s'exprimer  en  nom- 
bres) à  l'égard  d'une  multitude  de  faits  qui  figurent  à  titre  de 
données  expérimentales  dans  les  sciences  telles  qu'elles  sont 
aujourd'hui  constituées,  sans  qu'il  vienne  à  personne  l'idée  de 
les  confondre  avec  des  données  historiques,  pour  lesquelles 
l'histoire  des  faits  passés,  et  non  la  théorie  des  faits  perma- 
nents, pourrait  seule  remplacer  l'observation  des  phénomènes 
actuels. 

310.  —  Au  contraire,  dans  une  multitude  d'autres  cas,  les 
données  que  la  science  accepte  et  sur  lesquelles  elle  s'appuie 
nécessairement,  n'ont  et  ne  peuvent  avoir  qu'une  raison  his- 
torique. Par  exemple,  la  mécanique  céleste  nous  donne  la  théo- 
rie des  perturbations  du  système  planétaire,  et  nous  démontre 
la  stabilité  de  ce  système  en  assignant  des  limites,  dans  un  sens 
et  dans  l'autre,  aux  oscillations  très  lentes  et  très  petites  que 
subissent  les  éléments  des  orbites  ;  mais  elle  ne  nous  fait  point 
connaître  les  causes  qui  ont  établi  entre  les  corps  du  système 
de  tels  rapports  de  distances  et  de  masses,  que  l'ordre  une  fois 
établi  tendît  de  lui-même  à  se  perpétuer.  La  raison  physique 
et  la  cause  immédiate  de  ce  fait  si  singulier,  l'une  des  marques 
les  plus  frappantes  d'une  intelligence  ordonnatrice  (57),  se 
trouvent  certainement  dans  la  série  des  phases  que  le  monde 


DE  L'HISTOIRE  ET  DE  LA  SCIENCE.  4^7 

a  traversées  avant  d'arriver  à  cet  ordre  final  et  stable  dont 
nous  admirons  la  simplicité  majestueuse. 

La  théorie  nous  explique  les  causes  des  marées  et  de  leurs 
inégalités  périodiques  et  régulières,  d'après  le  cours  de  la  lune 
et  du  soleil  ;  elle  nous  permet,  à  l'aide  de  certaines  données 
empiriques,  d'assigner  pour  chaque  point  des  côtes  l'heure 
de  la  marée  et  à  peu  près  sa  hauteur  en  chaque  jour  de  l'année 
et  bien  des  années  à  l'avance  ;  elle  nous  enseigne  que,  d'après 
le  mode  de  distribution  des  eaux  de  l'Océan,  leur  profondeur 
moyenne  et  leur  volume  total,  la  stabilité  de  l'équilibre  des 
mers  est  assurée  dans  l'ordre  actuel  des  choses,  en  sorte  que 
les  oscillations  que  l'attraction  des  corps  célestes  leur  imprime 
ne  peuvent  aller  jusqu'à  produire  la  submersion  des  con- 
tinents. Mais  quelles  sont  les  causes  qui  ont  déterminé,  de  ma- 
nière à  satisfaire  à  cette  condition,  la  profondeur  moyenne 
et  les  irrégularités  du  bassin  des  mers,  le  volume  des  eaux 
qui  le  remplissent,  et  cette  constante  empirique,  propre  à  cha- 
que localité,  qu'on  nomme  dans  la  théorie  des  marées  Vélahlis- 
sement  du  port  ?  L'histoire  des  phénomènes  passés  pourrait 
seule  nous  le  dire  :  dans  l'état  présent  des  choses,  la  théorie 
accepte  ces  faits  comme  autant  de  données  de  l'observation,  et 
il  n'y  a  pas  de  branche  des  sciences  naturelles  qui  n'oiïre  des 
exemples  de  contrastes  analogues. 

Dans  les  langues,  la  structure  grammaticale  est  l'objet  d'une 
théorie  vraiment  scientifique  ;  à  part  quelques  irrégularités 
qu'il  faut  imputer  au  caprice  de  l'oreille  ou  de  l'usage,  le  rai- 
sonnement, l'analogie  rendent  compte  des  lois  et  des  formes 
syntaxiques  ;  tandis  que  la  composition  matérielle  des  mots  et 
les  liens  de  parenté  des  idiomes  ne  peuvent  en  général  s'ex- 
pliquer que  par  des  précédents  historiques,  pour  quelques-uns 
desquels  nous  possédons  efïectivement  les  renseignements  de 
l'histoire,  et  dont  les  autres  se  perdent  dans  les  ténèbres  qui 
enveloppent  l'origine  des  races  et  des  peuples  ^.  Au  défaut  de 
renseignements  historiques,  ce  sont  pour  nous  autant  de  faits 
que  l'observation  constate,  que  la  théorie  accepte  et  sur  les- 
quels s'appuie  la  science  grammaticale. 

On  peut  dire  la  même  chose  au  sujet  des  mesures  que  les 

1  «  Ad  illud  genus  historia  opus  est  ;  nisi  descendendo  enim  aliter  id  non 
pervenit  ad  nos  :  ad  reliquum  genus  ars  ;  ad  quam  opus  est  paucis  prae- 
ceptis,  quse  sunt  hrevia.  »  Varr.  De  ling.,  lat.  viii,  6. 


458  CHAPITRE  XX. 

peuples  et  les  générations  se  transmettent  en  leur  faisant  subir 
parfois  des  altérations  lentes  et  progressives  que  l'usage  amène, 
d'autres  fois  de  brusques  réformes  dues  à  l'intervention  de  la 
puissance  publique.  Chez  toutes  les  nations  civilisées,  les  di- 
verses mesures  usuelles  ont  offert  un  mode  quelconque  de  coor- 
dination systématique  qui  s'explique  par  les  convenances  de 
la  numération  et  par  d'autres  considérations  théoriques. 
Mais  le  système  d'arrangement  et  de  subordination  des  par- 
ties laisse  toujours  arbitraire  le  choix  de  certains  étalons  fon- 
damentaux; et  la  diversité  de  ceux-ci  chez  les  divers  peuples 
ne  peut  avoir  sa  raison  que  dans  des  précédents  historiques 
dont  la  trace  ne  s'efface  jamais  complètement.  Ainsi,  jus- 
que dans  le  système  métrique  que  les  législateurs  français 
ont  construit  avec  l'intention  proclamée  d'offrir  à  tous  les 
peuples  un  système  dont  tous  les  éléments  fussent  pris  dans 
la  science,  et  qui  ne  portât  l'empreinte  d'aucune  nationalité 
particulière,  il  n'est  pas  difficile  de  reconnaître  l'influence 
d'une  tradition  nationale  qui  a  fait  préférer,  dans  la  série 
des  multiples  ou  sous-multiples  décimaux  de  telles  grandeurs 
physiques,  ceux  qui  se  rapprochaient  davantage  des  étalons 
employés  dans  un  système  antérieur,  afin  de  ménager,  pour  le 
peuple  à  qui  l'autorité  l'imposait,  la  transition  d'un  système  à 
l'autre.  C'est  encore  ainsi  que  la  carte  moderne  de  nos  dépar- 
tements, faite  avec  le  dessein  d'abolir  l'influence  des  habitudes 
nées  des  précédents  historiques,  offre  une  multitude  de  singu- 
larités qui  ne  peuvent  s'expliquer  que  par  l'ancienne  carte 
provinciale,  et  l'on  pourrait  faire  des  remarques  analogues 
sur  tout  ce  qui  a  trait  aux  sciences  économiques  et  à  l'or- 
ganisation des  sociétés  (301).  Partout  on  observerait  l'asso- 
ciation et  le  contraste  de  la  donnée  historique  avec  la  donnée 
théorique  ou  scientifique. 

311.  —  Pour  que  la  part  de  l'une  s'efface  ou  tende  à  s'effa- 
cer devant  la  part  de  l'autre,  tant  dans  les  phénomènes  natu- 
rels que  dans  les  choses  où  intervient  l'activité  humaine,  il 
faut  que  l'influence  des  particularités  individuelles  et  acciden- 
telles, dont  l'histoire  seule  rend  raison,  soit  de  nature  à  s'afïai- 
blir  graduellement,  comme  dans  les  exemples  physiques  rap- 
portés ailleurs  (54),  et  finalement  à  disparaître,  pour  ne  j)lus 
laisser  d'influence  sensibles  qu'aux  conditions  permanentes, 
prises  dans  la  nature  intrinsèque  de  l'objet  auquel  s'appli({ue 


DE  L'HISTOIRE  ET  DE  LA  SCIENCE.  459 

la  science  ou  la  théorie  :  ou  bien  il  faut  que,  les  particularités 
individuelles  ou  accidentelles  agissant  en  divers  sens,  leurs 
effets  se  compensent  et  se  détruisent  en  ce  qui  touche  aux  ré- 
sultats moyens  et  généraux,  qui  sont  alors  les  seuls  objets  dont 
la  science  s'occupe.  Or,  ils  s'en  faut  de  beaucoup  que  de  telles 
conditions  soient  toujours  remplies.  La  secousse  imprimée 
accidentellement  à  quelques  parties  de  la  masse  d'un  corps 
considérable  n'ébranle  pas  la  masse  entière,  et  tous  les  effets 
se  bornent  à  des  vibrations  intérieures  et  de  peu  de  durée,  au 
voisinage  de  la  partie  qui  a  reçu  le  choc  ;  tandis  que,  dans  le 
phénomène  de  la  fermentation,   il  suffit  que   le  phénomène 
commence  sur  un  point  de  la  masse,  pour  qu'il   se  propage 
dans    la    masse   entière    dont    la    constitution    moléculaire 
éprouvera  une  révolution  complète.  Le  temps,  loin  d'amortir 
l'influence  de  certaines  causes  historiques,  en  étend  et  en  con- 
solide les  effets.  Le  calendrier  des  Européens,  dont  l'usage  est 
aujourd'hui  répandu  sur  toute  la  surface  du  globe,  est  plein 
d'irrégularités  et  de  bizarreries  qu'une  rédaction  scientifique 
aurait  proscrites,  et  pour  l'explication  desquelles  il  faut  re- 
monter jusqu'aux  origines  les  plus  obscures  d'une  petite  cité 
du  Latium.  Mais  la  destinée  a  voulu  que  le  calendrier  des  prê- 
tres de  cette  cité  devînt  celui  des  peuples  du  midi  et  du  centre 
de  l'Europe,  soumis  plus  tard  à  son  empire  ;  que  des  croyances 
religieuses,   toutes  contraires  à  celles  qui  avaient  présidé  à  la 
rédaction  primitive,  le  fissent  ensuite  adopter  par  les  autres  na- 
tions européennes  que  Rome,  dans  sa  puissance,  n'avait  pu 
dompter,  etqu'enfmles  développements  delà  civilisation  euro- 
péenne portassent  ce  calendrier  par  toute  la  terre.  Il  est  clair 
que  plus  l'institution  (arbitraire,  frêle  et  circonscrite  à  son 
origine)  a  duré  et  s'est  propagée,  plus  il  y  a  de  raisons  pour 
qu'elle  dure  et  se  propage  encore  davantage,  et  que  même, 
toutes  les  causes  initiales   ayant  disparu,  les  raisons  de  son 
existence  et  de  sa  durée  ne  se  tirent  plus  maintenant  que 
de   l'existence  et   de  la   durée    antérieures.   C'est   ainsi,  en 
quelque   sorte,  qu'une  variété  individuelle,   due   originaire- 
ment à   un  concours  fortuit  de  causes  extérieures,  a  pu  se 
consolider  en  se  transmettant    d'une   génération  à   l'autre, 
devenir  un  caractère  de  race,   ou  peut-être   même  acquérir 
la  valeur  d'un  caractère  spécifique,  et  se  perpétuer  indépen- 
damment de  l'influence  des  causes  extérieures,  ou  même  en 


460  CHAPITRE  XX. 

vertu  d'une  force  propre  qui  résiste  à  l'action  des  forces  exté- 
rieures. 

312.  —  D'après  tout  cela  nous  pouvons  juger  que  la  distinc- 
tion de  l'histoire  et  de  la  science,  de  l'élément  historique  et  de 
l'élément  scientifique,  est  bien  plus  essentielle  que  ne  semble 
le  penser  Bacon  (301),  et  qu'elle  ne  tient  pas  précisément  à  la 
présence  dans  l'esprit  humain  de  deux  facultés,  dont  l'une  s'ap- 
pellerait la  mémoire  et  l'autre  la  raison.  Les  hommes  n'auraient 
jamais  fait  usage  de  leur  mémoire  et  de  leur  raison  pour  écrire 
l'histoire  et  des  traités  sur  les  sciences,  qu'il  n'y  en  aurait  pas 
moins,  dans  l'évolution  des  phénomènes,  une  part  faite  à  des 
lois  permanentes  et  régulières,  susceptibles  par  conséquent  de 
coordination  systématique,  et  une  part  laissée  à  l'influence  des 
faits  antérieurs,  produits  du  hasard  ou  des  combinaisons  acci- 
dentelles entre  diverses  séries  de  causes  indépendantes  les  unes 
des  autres.  La  notion  du  hasard,  comme  nous  nous  sommes 
efforcé  de  l'établir  ailleurs  (36),  a  son  fondement  dans  la  nature, 
et  n'est  pas  seulement  relative  à  la  faiblesse  de  l'esprit  humain. 
Il  faut  en  dire  autant  de  la  distinction  entre  la  donnée  histo- 
rique et  la  donnée  théorique.  Une  intelligence  qui  remonterait 
bien  plus  haut  que  nous  dans  la  série  des  phases  que  le  sys- 
tème planétaire  a  traversées,  rencontrerait  comme  nous  des 
faits  primordiaux,  arbitraires  et  contingents  (en  ce  sens  que  la 
théorie  n'en  rend  pas  raison),  et  qu'il  lui  faudrait  accepter  à 
titre  de  données  historiques,  c'est-à-dire  comme  les  résultats 
du  concours  accidentel  de  causes  qui  ont  agi  dans  des  temps 
encore  plus  reculés.  Supposer  que  cette  distinction  n'est  pas 
essentielle,  c'est  admettre  que  le  temps  n'est  qu'une  illusion, 
ou  c'est  s'élever  à  un  ordre  de  réalités  au  sein  desquelles  le 
temps  disparaît.  Mais  notre  philosophie  ne  prend  pas  un  vol 
si  hardi.  Nous  tâchons  de  rester  dans  la  sphère  des  idées  que  la 
raison  de  l'homme  peut  atteindre,  tout  en  conservant  la  capa- 
cité de  distinguer  ce  qui  tient  à  des  particularités  de  l'esprit 
humain,  et  ce  qui  tient  à  la  nature  des  choses  plutôt  qu'au 
mode  d'organisation  de  nos  facultés. 

313.  —  Ce  qui  fait  la  distinction  essentielle  de  l'histoire  et 
de  la  science,  ce  n'est  pas  que  l'une  embrasse  la  succession 
des  événements  dans  le  temps,  tandis  que  l'autre  s'occuperait 
de  la  systématisation  des  phénomènes,  sans  tenir  compte  du 
temps  dans  lequel  ils  s'accomplissent.  La  description  d'un 


DE  L'HISTOIRE  ET  DE  LA  SCIENCE.  461 

phénomène  dont  toutes  les  phases  se  succèdent  et  s'enchaî- 
nent nécessairement  selon  des  lois  que  font  connaître  le  raison- 
nement ou  l'expérience,  est  du  domaine  de  la  science  et  non  de 
l'histoire.  La  science  décrit  la  succession  des  éclipses,  la  pro- 
pagation d'une  onde  sonore,  le  cours  d'une  maladie  qui  passe 
par  des  phases  réguhères,  et  le  nom  d'histoire  ne  peut  s'appli- 
quer qu'abusivement  à  de  semblables  descriptions  ;  tandis  que 
l'histoire  intervient  nécessairement  (lorsque  à  défaut  de  rensei- 
gnements historiques  il  y  a  lacune  inévitable  dans  nos  con- 
naissances) là  où  nous  voyons,  non  seulement  que  la  théorie, 
dans  son  état  d'imperfection  actuelle,  ne  suffit  pas  pour  expli- 
quer les  phénomènes,  mais  que  même  la  théorie  la  plus  par- 
faite exigerait  encore  le  concours  d'une  donnée  historique. 

S'il  n'y  a  pas  d'histoire  proprement  dite  là  où  tous  les  évé- 
nements dérivent  nécessairement  et  régulièrement  les  uns 
des  autres,  en  vertu  des  lois  constantes  par  lesquelles  le  système 
est  régi,  et  sans  concours  accidentel  d'influences  étrangères  au 
système  que  la  théorie  embrasse,  il  n'y  a  pas  non  plus  d'his- 
toire, dans  le  vrai  sens  du  mot,  pour  une  suite  d'événements 
qui  seraient  sans  aucune  liaison  entre  eux.  Ainsi  les  registres 
d'une  loterie  publique  pourraient  offrir  une  succession  de  coups 
singuliers,  quelquefois  piquants  pour  la  curiosité,  mais  ne  con- 
stitueraient pas  une  histoire  :  car  les  coups  se  succèdent  sans 
s'enchaîner,  sans  que  les  premiers  exercent  aucune  influence 
sur  ceux  qui  les  suivent,  à  peu  près  comme  dans  ces  annales  où 
les  prêtres  de  l'antiquité  avaient  soin  de  consigner  les  mon- 
struosités et  les  prodiges  à  mesure  qu'ils  venaient  à  leur  con- 
naissance. Tous  ces  événements  merveilleux,  sans  liaison  les 
uns  avec  les  autres,  ne  peuvent  former  une  histoire,  dans  le 
vrai  sens  du  mot,  quoiqu'ils  se  succèdent  suivant  un  certain 
ordre  chronologique. 

Au  contraire,  à  un  jeu  comme  celui  de  trictrac,  où  chaque 
coup  de  dés,  amené  par  des  circonstances  fortuites,  influe 
néanmoins  sur  les  résultats  des  coups  suivants  ;  et  à  plus  forte 
raison  au  jeu  d'échecs,  où  la  détermination  réfléchie  du  joueur 
se  substitue  aux  hasards  du  dé,  de  manière  pourtant  à  ce  que 
les  idées  du  joueur,  en  se  croisant  avec  celles  de  l'adversaire, 
donnent  lieu  à  une  multitude  de  rencontres  accidentelles, 
on  voit  poindre  les  conditions  d'un  enchaînement  historique. 
Le  récit  d'une  partie  de  trictrac  ou  d'échecs,  si  l'on  s'avisait 


462  CHAPITRE  XX. 

d'en  transmettre  le  souvenir  à  la  postérité,  serait  une  histoire 
tout  comme  une  autre,  qui  aurait  ses  crises  et  ses  dénoue- 
ments :  car  non  seulement  les  coups  se  succèdent,  mais  ils 
s'enchaînent,  en  ce  sens  que  chaque  coup  influe  plus  ou  moins 
sur  la  série  des  coups  suivants  et  subit  l'influence  des  coups 
antérieurs.  Que  les  conditions  du  jeu  se  compliquent  encore, 
et  l'histoire  d'une  partie  du  jeu  deviendra  philosophiquement 
comparable  à  celle  d'une  bataille  ou  d'une  campagne,  à  l'im- 
portance près  des  résultats.  Peut-être  même  pourrait-on  dire 
sans  boutade  qu'il  y  a  eu  bien  des  batailles  et  bien  des  cam- 
pagnes dont  l'histoire  ne  mérite  guère  plus  aujourd'hui  d'être 
retenue  que  celle  d'une  partie  d'échecs. 

314.  —  La  liaison  historique  consiste  donc  dans  une  in- 
fluence exercée  par  chaque  événement  sur  les  événements 
postérieurs,  influence  qui  peut  s'étendre  plus  ou  moins  loin, 
mais  qui  doit  au  moins  se  faire  sentir  dans  le  voisinage  de  l'é- 
vénement que  l'on  considère,  et  qui,  en  général,  est  d'autant 
plus  grande  qu'elle  agit  plus  immédiatement  sur  des  événe- 
ments plus  rapprochés.  Le  propre  d'une  telle  liaison  est  d'intro- 
duire une  certaine  continuité  dans  la  succession  des  faits, 
comme  celle  dont  le  tracé  d'une  courbe,  dans  la  représentation 
graphique  de  certains  phénomènes,  nous  donnerait  l'image  (46), 
ou  bien  encore  comme  celle  que  nous  figure  la  tracé  du  cours 
d'un  fleuve  sur  une  carte  géographique.  Gela  sullit  pour  que, 
malgré  le  désordre  et  l'enchevêtrement  des  causes  fortuites  et 
secondaires  dans  les  accidents  de  détail,  nous  puissions,  en 
l'absence  de  toute  théorie,  saisir  une  allure  générale  des  évé- 
nements, distinguer  des  périodes  d'accroissement  et  de  décrois- 
sement,  de  progrès,  de  station  et  de  décadence,  des  époques  de 
formation  et  de  dissolution,  pour  les  nations  et  pour  les  insti- 
tutions sociales,  comme  pour  les  êtres  à  qui  la  nature  a  donné 
une  vie  propre  et  individuelle.  La  tâche  de  l'historien  qui 
aspire  à  s'élever  au-dessus  du  rôle  de  simple  annaliste  consiste 
à  mettre  dans  un  jour  convenable,  à  marquer  sans  indécision 
comme  sans  exagération  ces  traits  dominants  et  caractcristi- 
.  ques,  sans  se  méprendre  sur  le  rôle  des  causes  secondaires, 
lors  même   que   des  circonstances   fortuites  leur  impriment 
un  air  de  grandeur  et  un  éclat  en  présence  duquel  semble 
s'effacer  l'action  plus  lente  ou  plus  cachée  des  causes  princi- 
pales. Il  faut  ensuite,  et  ceci  est  bien  autrement  dillicile,  que 


DE  L'HISTOIRE  ET  DE  LA  SCIENCE.         463 

l'historien  rende  compte  de  l'influence  mutuelle,  de  la  péné- 
tration réciproque  de  ces  diverses  séries  d'événements  qui  ont 
chacune  leurs  principes,  leurs  fins,  leurs  lois  de  développement 
et  pour  ainsi  dire  leur  compte  ouvert  au  livre  des  destinées.  Il 
faut  qu'il  démêle,  dans  la  trame  si  complexe  des  événements 
historiques,  tous  ces  fils  qui  sont  sujets  à  tant  d'entre-croise- 
ments et  de  flexuosités. 

315.  —  Mais  cela  même  n'indique-t-il  pas  en  quoi  l'histoire 
traitée  de  la  sorte  diffère  essentiellement  d'une  théorie  scienti- 
fique ?  Supposons  (pour  poursuivre  la  comparaison  indiquée 
tout  à  l'heure)  qu'on  demande  de  marquer  par  un  trait,  sur 
une  carte  géographique,  la  direction  d'un  grand  cours  d'eau 
ou  d'une  chaîne  de  montagnes,  et  qu'on  veuille  parler  de  cette 
direction  générale  qui  domine  les  irrégularités,  les  flexuosités 
locales  et  accidentelles.  Il  y  a,  disons-nous,  une  grande  analo- 
gie entre  ce  problème  et  ceux  que  se  propose  l'historien  philo- 
sophe. En  effet,  tout  le  monde  sait  que  pour  avoir  une  juste 
idée  du  relief  d'un  pays  de  montagnes,  il  faut  l'étudier  d'un 
point  de  vue  d'où  s'effacent  les  irrégularités  sans  nombre,  les 
contournements  bizarres  que  des  accidents  locaux  ont  accu- 
mulés, de  manière  à  ne  présenter  d'abord  aux  yeux  du  voya- 
geur étonné  qu'un  inextricable  dédale  ;  tandis  que,  d'une  station 
plus  élevée  ou  plus  distante,  d'où  l'on  peut  embrasser  à  la  fois 
un  plus  grand  nombre  d'objets,  on  voit  se  dessiner  ces  grands 
alignements,  témoins  irrécusables  d'un  principe  dominant  de 
régularité,  et  d'un  ordre  dans  le  désordre.  Si  ces  lignes  de  sou- 
lèvement (comme  on  les  appelle  maintenant)  viennent  à  se 
rencontrer,  il  faut  s'attendre,  d'une  part  à  un  surcroît  d'em- 
brouillement et  de  désordre  de  détails  vers  les  points  où  la 
rencontre  s'opère  ;  d'autre  part  et  dans  l'ensemble,  à  un  sur- 
croît d'exhaussement,  résultant  des  concours  de  deux  systèmes 
de  causes,  dont  les  effets  moyens  et  généraux  ont  eu  en  cela 
une  tendance  commune.  Bien  décrire  un  pays  de  montagnes, 
ce  sera  donc  marquer  aussi  nettement  et  surtout  aussi  juste- 
ment que  possible  les  grands  traits  auxquels  se  subordonnent 
toutes  les  irrégularités  de  détail.  Il  ne  faut  pas  que  ces  irrégu- 
larités fassent  illusion,  et  que,  par  exemple,  on  méconnaisse 
la  juste  place  du  point  culminant  d'un  soulèvement,  parce 
que,  dans  telle  autre  partie  de  la  chaîne  où  sa  hauteur  moyenne 
a  visiblement  diminué,  des  accidents  locaux  auront  redressé 


464  CHAPITRE  XX. 

un  pic  qui  surpasse  en  hauteur  les  cimes  même  les  plus  éle- 
vées de  la  portion  culminante. 

Reste  à  savoir  si  tous  ces  problèmes  orographiques  sont  du 
nombre  de  ceux  qui  peuvent  être  géométriquement  définis, 
et  qui  comportent  une  solution  technique  et  rigoureuse.  Or, 
il  n'en  est  rien  ;  et  les  formules  géométriques  qu'il  plairait 
d'imaginer  à  cet  effet  auraient  toutes  le  défaut  radical  d'être 
arbitraires,  au  point  de  s'appliquer  également  bien  au  cas  où 
le  fait  d'une  direction  générale  et  constante  est  le  plus  frappant, 
comme  à  ceux  où  il  y  a  plusieurs  déviations  successives  bien 
marquées  dans  la  direction  générale,  et  comme  à  ceux  enfin 
où  des  flexions  continuelles  excluent  par  leur  irrégularité  et 
leur  amplitude  toute  idée  d'une  direction  générale  et  domi- 
nante. D'ailleurs,  le  passage  d'un  cas  à  l'autre  pouvant  se 
faire  par  des  nuances  et  des  dégradations  continues,  la  logique 
est  visiblement  inhabile  à  distinguer  les  cas  extrêmes  :  cette 
distinction  ne  saurait  résulter  que  d'une  appréciation  instinc- 
tive qui  perd  progressivement  de  sa  netteté  et  de  sa  sûreté 
à  mesure  que  l'on  s'éloigne  des  termes  extrêmes  de  la  série  ; 
et  lors  même  que  le  fait  d'une  direction  générale  n'est  pas 
contestable,  la  ligne  idéale  qui  accuse  cette  direction  n'est  pas 
une  ligne  scientifiquement  définie  ;  l'orientation  de  la  chaîne 
n'est  pas  un  angle  qu'on  puisse  assigner  avec  tel  degré  voulu 
d'approximation,  ou  dont  la  détermination  ne  soit  alïectce 
que  des  erreurs  inhérentes  à  toute  opération  de  mesure.  S'il 
plaît  de  tracer  eflectivement  la  ligne  sur  une  carte,  ou  de  coter 
quelque  part  la  valeur  numérique  de  l'angle  d'orientation,  il 
y  aura  dans  le  choix  du  tracé  ou  de  la  cote  quelque  chose  d'ar- 
bitraire, ou  quelque  chose  dont  on  ne  pourra  pas  rendre  un 
compte  rigoureux. 

Il  en  faut  dire  autant  au  sujet  des  limites  où  commencent 
et  où  finissent  les  chaînes,  les  massifs  de  montagnes,  que  l'on 
connaît  aussi  sous  la  dénomination  de  systèmes  orographi- 
ques. Le  plus  souvent,  il  n'y  a  pas  entre  eux  de  solutions  de 
continuité  tellement  tranchées,  qu'on  ne  puisse  à  la  rigueur 
les  rattacher  les  uns  aux  autres  par  quelques-uns  de  leurs  ra- 
meaux, de  manière  à  abolir  finalement  les  distinctions  les  plus 
naturelles  ;  et  d'autres  fois  au  contraire,  des  solutions  de  con- 
tiiuiité  matériellement  très  jirononcées,  comme  celles  qui  tien- 
draient à  l'interposition  d'un  bras  de  mer,  doivent  être  reje- 


DE  L'HISTOIRE  ET  DE  LA  SCIENCE.  465 

tées  sur  le  compte  des  accidents  locaux,  et  ne  doivent  pas  faire 
méconnaître  l'unité  systématique  des  parties  disjointes.  Pour 
l'appréciation  de  la  valeur  intrinsèque  de  tous  ces  liens  systé- 
matiques, et  pour  la  conception  même  de  l'unité  systéma- 
tique, interviennent  donc  à  tous  égards  des  jugements  où  la 
raison  ne  procède  point  par  voie  de  définition  et  de  déduction 
logique,  et  dont  la  probabilité  ne  comporte  pas  d'évaluation 
rigoureuse.  De  telles  conceptions  systématiques,  introduites 
dans  la  description  des  faits  naturels,  non  seulement  pour  la 
commodité  de  l'esprit,  mais  encore  pour  donner  la  clef  et  la 
saine  intelligence  des  faits  en  eux-mêmes,  ne  doivent  pas  être 
confondues  avec  les  théories  vraiment  scientifiques,  encore 
moins  avec  la  partie  positive  des  sciences,  qui  admet  le  con- 
trôle continuel  de  l'expérience.  Elles  ont  au  contraire  tous 
les  caractères  de  la  spéculation  philosophique,  caractères  sur 
lesquels  nous  n'avons  cessé  d'insister  dans  tout  le  cours  de  cet 
ouvrage,  et  sur  lesquels  nous  devons  encore  revenir  dans  le  cha- 
pitre suivant,  spécialement  consacré  à  marquer  le  contraste  de 
la  philosophie  et  de  la  science  proprement  dite. 

316.  —  Or,  n'est-il  pas  clair  que  toutes  ces  réflexions  s'appli- 
quent, mutalis  mutaniis,  à  l'histoire  philosophiquement  traitée, 
au  tableau  des  événements  historiques,  quand  on  se  propose 
d'y  mettre  en  relief  les  traits  dominants,  et  d'y  prévenir  la  con- 
fusion des  détails  par  la  distinction  des  masses  et  la  subdivi- 
sion des  groupes  principaux  ?  Cet  art  de  pénétrer  dans  la  rai- 
son intime  des  faits,  d'en  démêler  l'ordonnance,  d'y  saisir  les 
fils  conducteurs,  peut-il  se  ramener  à  des  règles  fixes,  conduit-il 
à  des  distinctions  catégoriques,  projette-t-il  partout  une  lu- 
mière égale  ?  Non,  sans  aucun  doute.  Toutes  les  conceptions 
systématiques  sur  lesquelles  se  fonde  l'histoire  philosophique 
peuvent  être  plus  ou  moins  contestées,  et  aucune  ne  com- 
porte de  démonstration  proprement  dite  ou  de  confirmation 
expérimentale  et  positive  :  quoiqu'il  y  en  ait  que  tout  esprit 
éclairé  et  impartial  n'hésite  pas  à  accepter,  comme  donnant 
de  la  raison  essentielle  des  choses  et  du  développement  pro- 
gressif des  événements  une  expression  aussi  fidèle,  aussi 
exempte  de  partialité  et  d'arbitraire,  et  aussi  complètement 
dégagée  des  accidents  fortuits,  que  le  permettent,  dans  des 
choses  si  compliquées,  les  moyens  imparfaits  dont  notre  art 
dispose.  Effectivement,  l'historien  n'a  pas,  comme  le  géogra- 

30 


466  CHAPITRE  XX. 

plie,  pour  peindre  sa  pensée,  la  ressource  du  signe  graphique 
et  sensible  ;  il  est  comme  ce  voyageur  à  qui  manquent  les  res- 
sources du  dessin,  et  qui  doit  y  suppléer  par  la  force  de  la  mé- 
moire et  de  l'imagination  et  par  le  pittoresque  du  style.  Il  est 
enfin,  comme  le  philosophe,  sans  cesse  assujetti  à  employer 
un  langage  métaphorique  dont  sans  cesse  il  reconnaît  l'insuf- 
fisance (211). 

Aussi  la  composition  historique  tient-elle  plus  de  l'art  que  de 
la  science,  lors  même  que  l'historien  se  propose  bien  moins 
de  plaire  et  d'émouvoir  par  l'intérêt  de  ses  récits,  que  de  satis- 
faire notre  intelligence  dans  le  désir  qu'elle  éprouve  de  connaî- 
tre et  de  comprendre.  L'historien,  même  philosophe,  ou  plutôt 
par  cela  même  qu'il  est  ou  qu'il  veut  être  philosophe,  a  besoin, 
comme  le  peintre  philosophe  de  la  nature,  de  ces  dons  do 
l'imagination,  qu'on  suspecte  à  bon  droit  lorsqu'il  s'agit  d'une 
œuvre  purement  scientifique  ;  et  suivant  la  juste  expression 
de  l'un  des  maîtres  de  la  critique  littéraire,  «  on  peut  dire  en 
ce  sens  qu'il  «  a  besoin  d'être  poète,  non  seulement  pour  être 
éloquent,  «  mais  pour  être  vrai^  ».  De  telle  sorte  que  l'histoire, 
dont  nous  venons  de  voir  les  connexions  avec  la  science  et  la 
philosophie,  en  a  pareillement  avec  la  poésie  et  l'art,  et  que  par 
là  les  trois  membres  de  la  division  tripartite  de  Bacon  (301) 
tendent  à  s'unir,  sans  toutefois  se  confondre. 

Au  reste,  si  l'historien  est  artiste,  et  jusqu'à  un  certain 
point  poète,  par  cela  seul  qu'il  a  une  physionomie  à  saisir,  et 
que  c'est  en  toutes  choses  une  œuvre  d'art,  non  de  science, 
que  de  saisir  et  de  rendre  une  physionomie  (193),  il  est  clair 
que  sa  composition  devra  participer  à  un  bien  plus  haut  degré 
des  caractères  de  la  composition  poétique,  lorsque  l'intérêt  dra- 
matique du  récit,  la  grandeur  des  actions,  la  forte  unité  du 
sujet,  le  placeront,  pour  ainsi  dire,  malgré  qu'il  en  ait,  sur  le 
trépied  du  poète.  Aussi  Voltaire  a-t-il  dit  :  «  Il  faut  une  ex- 
ce  position,  un  nœud  ctundénouementdans  une  histoire,  comme 
«  dans  une  tragédie  -  »  ;  sentence  qu'on  ne  doit  pas  trop  géné- 
raliser, puisque,  dans  les  choses  qui  n'ont  pas  une  fin  nécessaire, 
et  (jui  comportent  au  contraire  un  perfectionnement  continu, 
comme  les  sciences,  la  civilisation,  il  peut  y  avoir  une  forte  unité 
historique  sans  nœud  ni  dénouement.  Mais  au  moins  l'on  peut 

»  M.  ViLLEMAiN,  Tableau  de  la  lilléralure  au  xvm'  siècle,  Icçou  XXIX. 
2  Lettre  au  président  Hcnault,  du  8  janvier  1752. 


DE  L'HISTOIRE  ET  DE  LA  SCIENCE.  467 

dire  que  la  composition  historique,  susceptible  d'autant  de 
variétés  de  genres  qu'il  y  a  de  tempéraments  divers  et  de  pro- 
portions entre  les  principales  facultés  de  l'âme  humaine,  est 
singulièrement  propre  à  en  faire  ressortir  les  harmonies  et  les 
contrastes. 

317.  L'histoire,  par  son  côté  poétique,  a  toujours  le  privi- 
lège d'exciter  l'intérêt,  quelque  faible  que  soit  l'importance  des 
événements  racontés  ;  et  ce  que  la  science  négligerait  comme 
trop  particulier  ou  trop  individuel,  est  souvent  ce  qui  se 
prête  le  mieux  à  l'art.  D'ailleurs  des  événements  qui  n'ont 
laissé  aucune  trace  après  eux  peuvent  encore  intéresser  le 
philosophe,  s'ils  viennent  à  l'appui  de  quelque  maxime  géné- 
rale de  morale  ou  de  politique,  qu'on  ne  saurait  trop  inculquer 
et  justifier  par  des  exemples.  Mais,  dans  le  système  général  de 
le  connaissance  humaine,  et  en  tant  qu'auxihaire  obligé  de  la 
connaissance  scientifique,  il  semble  que  l'histoire  ne  doive  fi- 
gurer que  tout  autant  qu'elle  apprend  des  choses  nécessaires 
ou  utiles  à  l'explication  des  phénomènes  et  des  faits  actuels  et  de 
ceux  qui  doivent  suivre.  Tout  ce  qui  a  passé  sans  laisser  de  tra- 
ces et  sans  influer  sur  l'ordre  de  choses  actuellement  subsistant, 
n'a  point,  pour  ainsi  dire,  sa  raison  d'être  connu,  et  devient  du 
ressort  d'une  curiosité  vague,  que  rien  ne  limite  et  ne  déter- 
mine. L'histoire  notera  le  débordement  impétueux  d'un 
fleuve  qui  a  rompu  ses  anciennes  digues  et  s'est  frayé  un  lit 
nouveau  dans  lequel  il  coule  encore,  mais  elle  négligera  la  des- 
cription de  ses  crues  annuelles  ou  périodiques  après  lesquelles 
il  reprend  son  cours  ordinaire  ;  et  si  les  débordements  annuels 
ont  pour  eiïet  permanent  l'exhaussement  progressif  d'une 
terre  d'alluvion,  elle  indiquera  le  résultat  général,  sans  entrer 
dans  l'énumération  détaillée  de  phases  qui  se  ressemblent 
toutes,  et  dont  les  différences  n'offrent  aucune  particularité 
digne  d'intérêt,  puisque  toutes  ces  différences  doivent  se  com- 
penser à  la  longue  ^.  Grâce  au  perfectionnement  que  comporte 
la  forme  scientifique,  le  domaine  des  sciences  peut  s'étendre 
de  plus  en  plus  sans  que  l'esprit  humain  cesse  de  l'embrasser 


^  Les  événements  qu  n'ont  pas  changé  d'une  manière  complète  le 
sort  des  peuples  laissent  une  faible  trace  sur  les  pages  de  l'histoire  ;  et 
la  répétition  des  mêmes  hostilités,  entreprises  sans  motifs,  suivies  sans 
gloire  et  terminées  sans  effets,  épuiserait  la  patience  du  lecteur.  »  Gibbon, 
Hist.  de  la  décad.  et  de  la  chute  de  l'empire  romain,  ch.  xlvi. 


468  CHAPITRE  XX. 

et  d'en  être  maître  ;  il  faut  que  des  conditions  d'un  autre 
genre  limitent  l'accumulation  indéfinie  des  matériaux  histori- 
ques :  sans  quoi  toute  proportion  serait  rompue  ;  et  l'on  n'en 
voit  pas  de  plus  propre  à  définir  et  à  circonscrire  l'objet  des 
recherches  et  des  traditions  historiques,  lorsque  la  force  des 
choses  fera  sentir  le  besoin  d'une  règle  dans  ces  matières. 

318.  —  Il  arrive  souvent  aux  historiens  de  nos  jours  d'usur- 
per pour  l'histoire  le  nom  de  science,  comme  il  arrive  aux  phi- 
losophes de  l'usurper  pour  la  philosophie.  C'est  un  des  abus 
du  style  moderne,  et  l'une  des  conséquences  de  l'éclat  que  les 
sciences  ont  jeté  et  de  la  popularité  qu'elles  ont  acquise.  Le 
plus  grave  inconvénient  de  cette  confusion,  c'est  de  suggérer 
des  formules  prétendues  scientifiques,  à  l'aide  desquelles  l'his- 
torien fataliste  explique  à  merveille  tout  le  passé,  mais  aux- 
quelles il  n'aurait  garde  de  se  fier  pour  la  prédiction   de  l'ave- 
nir ;  en  cela  semblable  aux  auteurs  de  ces  fictions  épiques,  où 
un  personnage  divin  découvre  au  héros  les  destinées  de  sa  race, 
à  condition,  bien  entendu,  que  sa  clairvoyance  cesse  précisé- 
ment vers  l'époque  où  le  poète  a  chanté.  L'on  conçoit  aisément 
qu'on  puisse  réduire  à  la  forme  scientifique  certaines  branches 
de  connaissances  qui  portent  sur  les  détails  de  l'organisation  des 
sociétés  humaines  ;  car,  avec  les  observations  que  la  statisti- 
que accumule,  on  parvient  à  constater  positivement  des  lois 
et  des  rapports  permanents  et  dont  la  variabilité  même  accuse 
une  progression  régulière  et  des  influences  soutenues.  Mais  il 
n'en  saurait  être  de  même  pour  l'histoire  politique  :  car  il  y  a 
dans  les  migrations  des  races,  dans  les  invasions,  les  conquêtes, 
dans  les  grandes  révolutions  des  empires,  dans  les  changements 
de  mœurs  et  de  croyances,  des  faits  accidentels  et  des  forces 
tout  individuelles,   qui   sont    de  nature  à   exercer   une   in- 
fluence sensible  sur  tous  les  âges  suivants,  ou  dont  l'influence 
exigerait,  pour  s'elîacer,  des  périodes  de  temps  dont  nous  n'a- 
vons pas  à  nous  occuper.  Et,  d'un  autre  côté,  l'histoire  poli- 
tique est  un  théâtre  où  les  jeux  de  la  fortune,  quelque  fré- 
quents et  surprenants  qu'ils  soient,  ne  se  répètent  pas  encore 
assez,  ou  se  répètent  dans  des  circonstances  trop  dissemblables, 
pour  que  l'on  puisse  avec  certitude,  ou  avec  une  probabilité 
suflisante,  dégager  des  perturbations  tlu  hasard  des  lois  con- 
stantes et  régulières.  Aussi  une  telle  histoire  peut  bien  avoir  sa 
philosophie,  mais  non  sa  formule  scientifiqne.  l^Ile  peut  avoir 


DE  L'HISTOIRE  ET  DE  LA  SCIENCE.  469 

sa  philosophie  ;  car  le  sens  philosophique  démêle  des  causes 
de  natures  diverses,  les  unes  permanentes,  les  autres  acciden- 
telles, et  reconnaît  la  tendance  qu'elles  ont  à  se  subordonner 
les  unes  aux  autres,  sans  toutefois  pouvoir  donner  à  ses  aperçus 
l'évidence  démonstrative  ;  et,  tandis  que  dans  les  choses  qui 
sont  du  ressort  de  la  statistique,  on  peut  recommencer  la  série 
des  épreuves,  et  confirmer  ainsi  la  vérité  des  résultats  déjà  mis 
en  évidence  par  des  observations  antérieures,  de  manière  à 
arriver  à  la  certitude  scientifique,  il  serait  contraire  au  mode 
de  succession  des  phases  historiques  de  se  prêter  à  cette  expé- 
rience confirmative.  En  conséquence,  le  passé,  si  bien  expliqué 
qu'il  soit  ou  qu'il  paraisse  être,  ne  projette  jamais  sur  l'avenir 
qu'une  lueur  singulièrement  indécise,  non  seulement  quant 
aux  accidents  de  détail,  mais  quant  aux  résultats  généraux, 
que  peuvent  toujours  modifier  et  même  complètement  chan- 
ger des  accidents  imprévus,  comme  ceux  qui  ont  modifié,  dans 
son  ensemble,  la  série  des  événements  antérieurs. 

D'ailleurs,  si  l'histoire  pragmatique  ne  peut  jamais  devenir 
une  science,  il  est  tout  simple  qu'on  trouve,  dans  certaines 
branches  de  nos  connaissances,  la  forme  scientifique  unie  à 
un  fond  de  recherches  historiques.  La  numismatique,  par  exem- 
ple, revêt  les  formes  d'une  science,  a  ses  règles,  ses  principes, 
ses  classifications,  quoique  le  fond  en  soit  tiré  de  l'histoire,  et 
qu'elle  n'ait  guère  d'utilité  qu'autant  qu'elle  sert  à  l'éclaircis- 
sement de  l'histoire.  Aussi  pourrait-on  éprouver  quelque  em- 
barras à  la  ranger  dans  un  système  encyclopédique,  et  se  dé- 
terminer diversement,  suivant  qu'on  attacherait  plus  d'im- 
portance au  fond  ou  à  la  forme  ;  mais  cela  ne  prouve  que  l'in- 
suffisance de  nos  classifications  artificielles  et  n'intéresse  en 
rien  le  fond  des  choses. 

319.  —  Nous  devons  insister  davantage  sur  ces  deux  ex- 
pressions d'histoire  naturelle  et  de  sciences  naturelles^  dont 
l'emploi  simultané  semble  tenir  à  une  distinction  essentielle 
qu'il  importe  d'éclaircir.  En  effet,  ce  n'est  pas  sans  raison  qu'on 
a  donné  jusqu'ici  le  nom  d'histoire  à  la  description,  ou  du 
moins  à  certaines  parties  de  la  description  de  la  nature.  Pre- 
nons pour  terme  de  comparaison  la  géographie  physique  :  à  la 
vue  d'un  globe  terrestre  où  sont  dessinés  les  contours  des 
continents  et  des  mers,  tels  qu'ils  ont  été  arrêtés  à  la  suite 
des  dernières  révolutions  de  notre  planète,  par  le  concours 


470  CHAPITRE  XX. 

d'une  multitude  de  causes  ayant  une  sphère  d'activité  et  un 
degré  de  généralité  ou  de  particularité  très  variables,  on  n'est 
frappé  d'abord  que  des  irrégularités  capricieuses;  puis,  d'un 
examen  plus  attentif  ressortent  certains  aperçus  généraux,  cer- 
taines conformités  ou  ressemblances  singulières  dans  les  arti- 
culations ou  les  terminaisons  des  continents  ^.  Qu'y  a-t-il  de 
fortuit  dans  ces  ressemblances,  qu'y  a-t-il  d'imputable  à  l'ac- 
tion d'une  cause  générale  ?  De  quelle  manière  faut-il  grouper 
et  subordonner  ces  faits  les  uns  aux  autres  ?  L'esprit  hésite 
plus  ou  moins,  suivant  qu'il  a  plus  de  circonspection  ou  de 
hardiesse.  Les  faits  de  même  genre  sont  trop  peu  nombreux 
pour  que  l'élimination  des  causes  accidentelles  et  perturba- 
trices puisse  se  faire  avec  certitude  ;  la  statistique  est  inappli- 
cable, la  théorie  vraiment  scientifique  n'est  point  possible, 
mais  l'induction  philosophique  ne  saurait  être  pour  cela  né- 
gligée (42).  On  passe  de  la  pure  description,  qui  n'est  point  une 
science,  qui  s'applique  à  un  ordre  de  connaissances  compa- 
rable à  tous  égards  à  la  connaissance  historique  et  à  des  faits 
qui  ne  peuvent  s'expliquer  que  par  des  précédents  historiques, 
on  passe  de  là,  disons-nous,  à  la  spéculation  philosophique, 
et  la  force  des  choses  y  conduit,  omisso  medio,  sans  passer  par 
l'intermédiaire  de  la  formule  scientifique. 

Il  ne  faut  pas  confondre  les  sciences  naturelles  descrip- 
tives avec  l'histoire  de  la  nature.  L'anatomie  descriptive  est 
une  science  ;  car  elle  emploie  des  classifications  et  des  liens  sys- 
tématiques qui  relèvent  principalement  des  lois  générales  et 
constantes  de  l'organisation,  des  conditions  d'unité  et  d'har- 
monie de  l'organisme,  et  non  des  faits  accidentels  et  des  pré- 
cédents dont  l'histoire  donnerait  la  clef.  Si  l'observation  des 
faits  conduit  à  une  philosophie  anatomique,  elle  n'y  conduit 
ou  ne  doit  y  conduire  que  médiatement,  après  que  les  faits  ont 
reçu  la  coordination  scientifique  dont  ils  sont  susceptibles  ; 
tandis  qu'en  ce  qui  touche  la  distribution  géographique  des 
animaux  et  des  plantes,  l'association  des  substances  minérales 
dans  les  roches  et  dans  les  filons,  la  distribution  des  corps  cé- 


»  Ces  analogies  {instantiic  conformes),  qui  donnent  lieu  à  ce  qu'on 
pourrait  appeler  la  philosophie  géographique,  ont  été  très  bien  signalées 
par  Bacon  {Nov.  Org.,  llb.  ii),  en  mCine  temps  que  les  analogies  dans  la 
composition  des  membres  des  animaux  vertébrés,  lesquelles  ont  servi  de 
point  de  départ  A  la  philosophie  anatomique. 


DE  L'HISTOIRE  ET  DE  LA  SCIENCE.  471 

lestes  et  de  leurs  orbites  dans  les  champs  de  l'espace,  et  bien 
d'autres  sujets  que  nous  ne  pouvons  même  effleurer,  il  y  a  une 
multitude  de  faits  dont  la  raison  est  purement  historique  ;  qui 
se  lient  historiquement  (314)  et  non  scientifiquement  les  uns 
aux  autres  ;  que  la  philosophie  groupe,  comme  tous  les  faits  de 
l'histoire  proprement  dite,  d'après  des  inductions  probables, 
sans  pouvoir  les  soumettre  à  des  lois  précises,  susceptibles  de 
confirmation  expérimentale,  comme  les  faits  qui  servent  de 
base  aux  sciences  positives.  En  conséquence,  à  côté  de  la  théo- 
rie de  la  gravitation  universelle  viendra  se  placer  une  histoire 
naturelle  du  ciel  et  des  astres  ;  à  côté  de  la  physique,  de  la 
chimie,  de  la  cristallographie,  une  histoire  naturelle  de  la  terre, 
des  couches,  des  roches,  des  filons  et  des  gisements  des  miné- 
raux ;  à  côté  de  la  physiologie  végétale  et  animale,  une  histoire 
naturelle  des  plantes  et  des  animaux.  Les  genres  seront  sou- 
vent confondus  dans  les  mémoires  et  dans  les  compositions 
didactiques  :  mais  d'autres  fois  la  séparation  sera  mieux  mar- 
quée ;  et,  lors  même  que  le  mélange  serait  inévitable,  il  faudrait 
encore,  pour  l'intelligence  philosophique  du  tout,  que  la  raison 
se  rendît  compte  du  principe  de  la  distinction  générique. 


CHAPITRE    XXI 

Du  CONTRASTE  DE  LA  SCIENCE  ET  DE  LA  PHILOSOPHIE, 
ET  DE  LA  PHILOSOPHIE  DES  SCIENCES. 

320. —  Mettons  pour  un  moment  de  côté  toutes  les  considé- 
rations théoriques  qui  ont  fait  jusqu'ici  l'objet  de  ce  livre  ;  par- 
courons rapidement  de  la  pensée  le  tableau  historique  de  la 
marche  de  l'esprit  humain  ;  et  pour  peu  que  nous  voulions  y 
prendre  garde,  nous  serons  frappés  des  contrastes  que  ce  ta- 
bleau nous  offre  entre  deux  ordres  de  spéculation  que,  dans  la 
langue  commune,  alors  qu'on  ne  vise  pas  à  une  précision  dog- 
matique, on  s'accorde  à  désigner  sous  les  noms  de  science  et  de 
philosophie  :  la  science,  qui  part  de  certaines  notions  pre- 
mières, communes  à  tous  les  hommes,  et  les  combine  pour  for- 
mer un  corps  de  doctrine  à  l'aide  des  seules  forces  de  la  raison, 
ou  bien  qui  recueille  des  observations,  des  expériences,  à  l'aide 
desquelles  on  a  pu  s'élever  jusqu'à  la  découverte  des  lois  aux- 
quelles sont  soumis  certains  phénomènes  ;  la  philosophie,  qui 
disserte  sur  l'origine  de  nos  connaissances,  sur  les  principes  de 
la  certitude,  et  qui  cherche  à  pénétrer  dans  la  raison  des  faits 
sur  lesquels  porte  l'édifice  des  sciences  positives. 

La  marche  des  sciences  est  essentiellement  progressive  ;  les 
faits  nouveaux  qu'elles  constatent  servent  de  point  de  départ 
pour  en  découvrir  d'autres  :  il  n'y  a  de  périssable  en  elles  que 
les  méthodes  et  les  systèmes,  c'est-à-dire  les  liens  artificiels  ima- 
ginés pour  coordonner  des  faits  dont  la  liaison  naturelle  nous 
échappe  encore.  Rien  ne  limite  d'ailleurs  les  acquisitions  qu'el- 
les peuvent  faire  :  les  combinaisons  des  notions  abstraites  sont 
sans  nombre  ;  le  domaine  de  la  nature  est  inépuisable  pour 
l'homme,  et  les  travaux  des  observateurs  tendent  constam- 


DE  LA  SCIENCE  ET  DE  LA  PHILOSOPHIE     473 

ment  à  agrandir  l'idée  que  nous  pouvons  nous  faire  de  son  im- 
mensité et  de  sa  variété  infinie.  Au  contraire,  les  spéculations 
philosophiques  sont  enfermées  dans  un  cercle  de  problèmes  qui, 
sous  des  formes  diverses,  restent,  au  fond,  toujours  les  mêmes. 
Tels  ils  se  sont  offerts  confusément  aux  génies  méditatifs  dès 
les  premiers  âges  de  l'humanité,  tels  ils  se  présentent,  mais  plus 
nettement  exprimés,  aux  esprits  éclairés  des  lumières  de  la 
science  moderne,  polis  par  la  culture  des  lettres  et  des  arts.  Il 
est  dans  la  nature  de  l'homme  de  poursuivre  incessamment  la 
solution  de  ces  questions  mystérieuses,  qui  toutes  ont  pour  lui 
un  intérêt  pressant  ;  et,  soit  qu'il  puisse  ou  non  atteindre  le 
but,  il  y  a  une  jouissance  secrète  attachée  aux  efforts  qu'il 
fait  pour  en  approcher.  Sa  pensée  s'élève  en  approfondissant 
les  conditions  d'un  problème  insoluble,  comme  en  résolvant 
effectivement  un  problème  de  l'ordre  scientifique,  en  décou- 
vrant un  nouvel  être  ou  en  assignant  la  loi  d'une  série  de  phé- 
nomènes. 

Quand  nous  parlons  ici  de  l'homme  en  général,  il  est  bien 
entendu  que  nous  voulons  désigner  seulement  ces  hommes, 
comme  il  en  a  existé  à  toutes  les  époques  de  civilisation,  pour 
qui  les  méditations  philosophiques  sont  un  besoin  de  l'intelli- 
gence. Pour  beaucoup  d'esprits  sans  doute,  soit  par  défaut  de 
culture,  soit  par  le  résultat  des  dispositions  naturelles,  ce  be- 
soin n'existe  pas.  Il  en  est  qui  font  consister  leur  philosophie  à 
dédaigner  toute  spéculation  philosophique,  et  qui  répètent, 
après  Montaigne,  qu'en  fait  de  choses  qui  passent  notre  por- 
tée (c'est-à-dire,  pour  parler  avec  plus  de  précision,  en  fait  de 
questions  qui  ne  comportent  pas  une  solution  scientifique  et 
positive),  «  l'ignorance  et  l'incuriosité  sont  deux  oreillers  bien 
«  doux  pour  une  tête  bien  faite  ».  Mais  celui  qui  avait  passé  sa 
vie  à  peser  dans  la  balance  du  doute  les  opinions  des  philoso- 
phes était  loin  de  donner  l'exemple  de  ce  repos  d'ignorance  et 
d'incuriosité,  «  A  ceux-là,  dit  M°ie  de  Staël,  qui  vous  deman- 
«  deront  à  quoi  sert  la  philosophie,  répondez  hardiment  :  A 
«  quoi  sert  tout  ce  qui  n'est  pas  la  philosophie  ?  » 

321. — Originairement  l'esprit  humain  n'a  qu'une  conscience 
obscure  de  ses  diverses  facultés  ;  il  ne  parvient  qu'avec  lenteur 
à  les  démêler,  à  les  classer,  à  en  reconnaître  tantôt  l'indépen- 
dance, et  tantôt  la  subordination.  Au  berceau  de  toutes  les  ci- 
vilisations, nous  voyons  que  la  religion,  la  morale,  la  législa- 


474  CHAPITRE  XXI. 

tion  civile,  la  philosophie,  la  science  ont  été  confondues  ;  et  l'on 
n'oserait  pas  dire  que  toute  lutte  pour  l'émancipation  ou  la 
domination  des  unes  ou  des  autres  est  définitivement  termi- 
née. Faut-il  donc  s'étonner  si,  de  nos  jours  encore,  on  afïecte 
de  confondre  la  philosophie  avec  la  science  ?  Et  cette  affec- 
tation, il  faut  le  dire,  ne  doit  pas  être  aujourd'hui  imputée  aux 
savants,  mais  aux  philosophes.  Les  sciences  positives  ont 
acquis  un  si  grand  lustre,  elles  ont  rendu  des  services  si 
incontestables  à  l'humanité,  qu'il  est  assez  naturel  de  vouloir 
concilier  aux  spéculations  des  philosophes  la  faveur  du  public, 
en  revendiquant  pour  elles  le  nom  de  science  (318).  Les  uns 
font  de  la  philosophie  la  science  par  excellence  ;  d'autres  plus 
modestes  veulent  au  moins  que  la  philosophie  soit  une  science 
ou  un  système  de  sciences  indépendantes  et  autonomes,  aussi 
certaines,  aussi  positives,  aussi  progressives  de  leur  nature  que 
d'autres  peuvent  l'être,  et  qui  paraîtront  telles  dès  que  ceux 
qui  les  cultivent  seront  entrés  dans  la  bonne  voie. 

Ces  prétentions  ne  sont  pas  nouvelles  ^  :  il  y  a  longtemps 
que  presque  tous  les  philosophes,  dans  leurs  prolégomènes, 
ont  présenté  la  philosophie  comme  une  science  mal  faite 
jusqu'à  eux,  et  qu'il  fallait  faire".  A  eux  la  tâche  d'abattre 
les  mauvaises  constructions,  de  déblayer  le  terrain,  de  tracer 
le  plan,  de  jeter  les  fondements  :  celle  de  leurs  successeurs 
devait  consister  à  poursuivre  l'exécution  du  plan,  à  continuer 
l'édifice.  Mais,  par  malheur  (ou,  pour  parler  plus  juste,  par  la 
force  des  choses),  ceux  qui  les  ont  suivis  ne  se  sont  pas  rési- 
gnés à  ce  rôle  modeste  de  continuateurs  ;  ils  n'ont  pas  résisté, 
plus  que  leurs  devanciers,  à  la  tentation  de  remanier  le  plan 
et  de  reprendre  l'édifice  par  les  fondements.  Aussi  Voltaire 
a-t-il  pu  dire  que  la  métaphysique  se  compose  de  choses  que 
tout  le  monde  sait  et  de  choses  que  personne  ne  saura  jamais 
(ce  qui  ne  l'a  pas  empêché  de  s'occuper  toute  sa  vie  de  méta- 
physique) ;  et,  sans  être  des  Voltaires,  bien  des  esprits  judi- 

1  «  Atquc  haec  studiorum  ratio  mihi  et  pnulentisc  doccntis  et  utilitatl 
disccntium  maxime  accommodatu  vidctur,  ne  dcstrucndi  quam  œdifl- 
candi  cupidiorcs  videamur,  ncve  intcr  perpétuas  doctrinx  mutationes, 
audaciorum  ingeniorum  Jlatibus  quotidie  incerti  jactemur  ;  sed  tandem 
aliquando  humanum  gcnus,  refrenata  sectarum  libidine  (quas  inanis 
novandi  gloria  stimulât),  conslilulis  crrtis  dogmatibits,  inofjcnso  pcdc 
non  in  philosophia  minus  quam  in  malhesi  ad  uUcriora  progredialur,  » 
Leibnitz,  édit.  Dutens,  T.  III,  p.  SI'-. 


DE  LA  SCIENCE  ET  DE  LA  PHILOSOPHIE.    475 

deux,  qui  n'avaient  pas  suffisamment  pénétré  la  raison  de 
ces  remaniements  continuels,  ont  dû  concevoir  peu  d'estime 
pour  une  science  toujours  à  refaire,  dont  les  principes  étaient 
perpétuellement  remis  en  question.  Ils  ont  cessé  de  la  consi- 
dérer comme  une  véritable  science,  en  quoi  ils  ont  eu  raison  ; 
mais  de  plus  ils  ont  regardé  avec  dédain,  et  comme  un  champ 
stérile,  celui  des  spéculations  philosophiques.  Voyant  bien 
que  la  philosophie  n'est  point  une  science,  selon  les  pré- 
tentions de  la  plupart  des  philosophes,  ils  en  ont  conclu  le 
néant  de  la  philosophie:  ce  qui  tendrait  à  mutiler  l'esprit 
humain,  en  condamnant  à  l'inaction  ou  à  l'impuissance  l'une 
de  ses  plus  nobles  facultés,  si  les  erreurs  de  l'homme  pou- 
vaient prévaloir  contre  les  lois  de  sa  nature. 

En  effet,  de  ce  que  la  philosophie  ne  comporte  pas  la  marche 
progressive  des  sciences,  il  ne  faut  nullement  conclure  qu'elle 
reste  étrangère  au  perfectionnement  général.  Le  germe  de 
toutes  les  hautes  questions  se  retrouve  sans  doute  dans  les 
textes  obscurs  des  Brames,  sous  les  emblèmes  bizarres  des 
prêtres  d'Egypte,  dans  les  subtilités  dialectiques  des  Grecs  et 
sous  la  sèche  argumentation  des  scolastiques  ;  mais  la  philo- 
sophie n'en  fait  pas  moins  des  progrès,  au  moins  en  ce  sens 
que  les  questions  sont  plus  nettement  posées,  les  difficultés 
mieux  classées  et  leur  subordination  mieux  établie  ;  qu'on 
rapporte  les  systèmes  à  des  types  génériques,  qu'on  en  suit 
la  filiation  et  les  affinités,  qu'on  en  pèse  les  probabilités  et 
qu'on  apprécie  avec  justesse  la  portée  des  conséquences  qu'ils 
renferment.  La  philosophie  procède  encore  par  voie  d'exclu- 
sion :  si  elle  n'atteint  pas  directement  à  la  solution  des  pro- 
blèmes, elle  peut,  par  une  analyse  souvent  rigoureuse,  indi- 
quer la  raison  qui  les  rend  insolubles,  ou  susceptibles  d'un 
nombre  de  solutions,  soit  limité,  soit  indéfini.  Elle  montre 
l'impossibilité  de  certaines  solutions,  en  établissant  leur 
incompatibilité,  soit  avec  les  données  de  la  science,  soit  avec 
les  lumières  naturelles  et  la  conscience  du  genre  humain, 
et  elle  circonscrit  ainsi  l'indétermination  d'un  problème  que 
la  nature  des  choses  n'a  pas  rendu  susceptible  d'une  solution 
déterminée  et  vraiment  scientifique. 

322.  —  Une  autre  erreur  où  l'on  est  tombé  en  ne  discernant 
pas  les  caractères  essentiels  qui  distinguent  les  spéculations 
philosophiques  des  sciences  positives,  consiste  à  les  comparer 


476  CHAPITRE  XXI. 

au  point  de  vue  des  difficultés  qu'elles  présentent.  Ainsi  la 
philosophie,  sous  le  nom  de  métaphysique,  a  été  regardée  par 
le  vulgaire  comme  la  région  des  abstractions  les  plus  fati- 
gantes pour  la  pensée,  et  bien  des  philosophes  semblent  avoir 
pris  à  tâche  de  justifier  cette  opinion.  D'autres  n'ont  cessé 
de  dire  au  contraire  que  la  saine  philosophie  ou  la  saine 
métaphysique  est  ce  qu'il  y  a  au  monde  de  plus  simple  et  de 
plus  clair.  Or,  les  sciences  positives  ne  sauraient  donner  lieu 
à  de  telles  contradictions.  La  méthode  adoptée  dans  l'expo- 
sition d'une  science,  la  clarté  ou  l'obscurité  du  style,  le  choix 
des  notations  ou  de  la  terminologie,  peuvent  en  rendre  l'intel- 
ligence plus  ou  moins  difficile,  mais  non  intervertir  complè- 
tement l'ordre  des  difficultés,  abaisser  au  niveau  des  éléments 
les  sommités  de  cette  science,  ou  reporter  jusqu'aux  sommités 
les  notions  que  d'autres  réputent  élémentaires.  Ceci  nous 
montre  bien  que  la  philosophie  ne  peut  être  rapprochée  de  la 
science,  en  ce  sens  qu'elle  en  formerait,  soit  le  premier,  soit 
le  dernier  échelon.  C'est  le  produit  d'une  autre  faculté  de 
l'intelligence,  qui,  dans  la  sphère  de  son  activité,  s'exerce  et 
se  perfectionne  suivant  un  mode  qui  lui  est  propre.  C'est  aussi 
quelque  chose  de  moins  impersonnel  que  la  science.  La  science 
se  transmet  identiquement  par  l'enseignement  oral  et  dans 
les  livres  ;  elle  devient  le  patrimoine  commun  de  tous  les 
esprits,  et  dépouille  bientôt  le  cachet  du  génie  qui  l'a  créée 
ou  agrandie.  Dans  l'ordre  des  spéculations  philosophiques,  les 
développements  de  la  pensée  sont  seulement  suscités  par  la 
pensée  d'autrui  ;  ils  conservent  toujours  un  caractère  de  per- 
sonnalité qui  fait  que  chacun  est  obligé  de  se  faire  sa  philo- 
sophie. La  pensée  philosophique  est  bien  moins  que  la  pensée 
poétique  sous  l'influence  des  formes  du  langage,  mais  elle  en 
dépend  encore,  tandis  que  la  science  se  transmet  sans  modi- 
fication aucune  d'un  idiome  à  l'autre. 

323.  —  Quand  nous  distinguons  la  religion,  la  morale,  la 
poésie,  l'histoire,  la  philosophie,  la  science,  comme  répondant 
à  des  facultés  diverses  de  notre  nature,  ce  n'est  pas  à  dire  que 
ces  facultés  puissent  se  développer  avec  une  indépendance 
absolue,  et  qu'il  n'y  ait  pas  à  signaler  entre  elles  des  con- 
nexions étroites  ou  même  des  pénétrations  intimes.  L'anato- 
miste  distingue  avec  raison,  dans  la  structure  du  corps 
humain,  les  systèmes  artériel,  veineux,  lymphatique,  nerveux. 


DE  LA  SCIENCE  ET  DE  LA  PHILOSOPHIE.    477 

Cette  distinction  n'est  point  une  pure  conception  de  l'esprit, 
destinée  à  faciliter  la  description  de  l'étude  d'un  ensemble 
compliqué  ;  elle  a  un  fondement  naturel  dans  les  différences 
essentielles  de  composition,  de  texture  et  de  fonctions.  Néan- 
moins ces  différents  systèmes  s'influencent  réciproquement, 
se  lient  ou  se  pénètrent  par  leurs  dernières  ramifications,  et 
ne  peuvent  entrer  en  jeu  indépendamment  les  uns  des  autres. 
Le  sang  apporté  par  les  artères  nourrit  et  stimule  la  substance 
nerveuse,  dont  réciproquement  l'influence  est  indispensable 
pour  la  sanguification  et  le  jeu  du  système  artériel.  Cette 
analogie  nous  indique  comment,  dans  la  trame  de  la  vie 
intellectuelle,  il  peut  y  avoir  à  la  fois  distinction  et  dépen- 
dance entre  les  mêmes  facultés.  Personne  ne  songerait 
aujourd'hui  à  nier  les  connexions  de  la  philosophie  et  de 
l'art,  ni  à  méconnaître  une  distinction  bien  marquée  entre  le 
génie  du  philosophe  et  celui  de  l'artiste.  Tout  de  même  il  faut 
reconnaître  que  l'élément  philosophique  et  l'élément  scienti- 
fique, quoique  distincts  l'un  de  l'autre,  se  combinent  ou 
s'associent  dans  le  développement  naturel  et  régulier  de 
l'activité  intellectuelle.  La  philosophie  sans  la  science  perd 
bientôt  de  vue  nos  rapports  réels  avec  la  création,  pour 
s'égarer  dans  des  espaces  imaginaires  ;  la  science  sans  la 
philosophie  mériterait  encore  d'être  cultivée  pour  les  appli- 
cations aux  besoins  de  la  vie  ;  mais  hors  de  là  on  ne  voit  pas 
qu'elle  offre  à  la  raison  un  aliment  digne  d'elle,  ni  qu'elle 
puisse  être  prise  pour  le  dernier  but  des  travaux  de  l'esprit. 
C'est  ainsi,  pour  emprunter  encore  un  exemple,  que  la  théorie 
philosophique  du  droit  court  risque  de  dégénérer  en  subtilités 
scolastiques,  si  elle  ne  s'appuie  sur  une  étude  solide  des  lois 
positives  ;  que  la  science  des  lois,  séparée  de  toute  culture 
de  la  philosophie,  trouve  encore  une  utile  application  dans 
l'enceinte  du  palais  ;  mais  que  celui-là  seul,  au  jugement  de 
Cicéron,  est  digne  du  nom  de  jurisconsulte,  qui,  en  s'instrui- 
sant  dans  la  science  des  lois  positives,  ne  cesse  d'élever  sa 
pensée  jusqu'à  la  raison  de  ces  lois. 

324.  Les  écrits  des  philosophes  font  de  perpétuelles  allu- 
sions aux  résultats  des  sciences  :  c'est  là  qu'ils  choisissent 
avec  plus  ou  moins  de  bonheur,  selon  le  degré  de  leur  instruc- 
tion positive,  les  exemples  destinés  à  donner  à  leurs  idées  une 
manifestation  plus  sensible,  à  montrer  des  applications  et  des 


478  CHAPITRE  XXI. 

vérifications  de  leurs  théories.  Mais,  ce  qu'il  est  plus  essentiel 
de  remarquer,  et  ce  qui  explique  en  partie  la  confusion  de  la 
philosophie  et  de  la  science,  c'est  que,  dans  le  champ  des 
spéculations  qui  sont  naturellement  du  domaine  du  philosophe, 
se  trouvent  çà  et  là  quelques  théories  effectivement  réductibles 
à  la  forme  scientifique.  Telle  est,  par  exemple,  en  logique, 
la  théorie  du  syllogisme,  que  l'on  peut  rapprocher  de  celle  des 
équations  algébriques  (251).  Mais  il  ne  faut  pas  que  cette  inter- 
polation accidentelle  de  quelques  chapitres  scientifiques 
nous  fasse  illusion,  comme  aux  philosophes  de  l'école  écos- 
saise, au  point  d'entraîner  l'assimilation  des  sciences  positives 
{ou,  suivant  l'expression  anglaise,  de  la  philosophie  naturelle) 
avec  cet  ordre  de  spéculations,  que,  dans  notre  langue  et  à 
notre  époque,  on  désigne  spécialement  sous  le  nom  de  phi- 
losophie. 

L'intervention  de  la  philosophie  dans  les  sciences  est  bien 
plus  fréquente  et  plus  essentielle.  On  ne  peut  exposer  les  élé- 
ments d'une  science  sans  aborder  ces  notions  premières 
par  lesquelles  elle  se  rattache  au  système  général  de  la  con- 
naissance humaine,  notions  dont  la  critique  est  du  domaine 
propre  de  la  philosophie.  Chaque  auteur,  selon  la  tournure  de 
son  esprit,  s'arrête  plus  ou  moins  à  cette  critique  prélimi- 
naire, inévitable,  bien  que  le  corps  de  la  science  reste  le  même, 
dans  quelque  système  philosophique  que  la  critique  ait  eu 
lieu.  Si  la  philosophie  saisit,  pour  ainsi  dire,  les  sciences  à 
leur  base,  elle  en  domine  aussi  les  sommités  ;  et  à  mesure 
que  les  sciences  positives  font  des  progrès,  l'esprit  trouve 
de  nouvelles  occasions  de  revenir  aux  principes,  à  la  raison, 
à  la  fin  des  choses  ;  et  il  est  ainsi  ramené  sur  le  terrain  de  la 
spéculation  philosophique. 

325.  —  Nous  venons  d'indiquer  quelques  aperçus  géné- 
raux :  il  faut  entrer  maintenant  dans  des  explications  plus 
détaillées  qui  ne  peuvent  être  d'ailleurs  que  la  reproduction, 
sous  un  aspect  nouveau,  des  idées  principales  exposées  dans 
les  chapitres  qui  précèdent.  Et  d'abord,  parmi  les  acceptions 
sans  nombre  que  le  mot  de  philosophie  a  rcQucs,  dans  le  lan- 
gage du  monde  et  dans  celui  des  auteurs,  à  laquelle  faut-il 
s'attaciicr  ?  L'appliquerons-nous,  comme  on  le  faisait  dans 
le  dernier  siècle,  à  la  doctrine  secrète  de  quelques  lettrés, 
travaillant  de  concert  au  rcnverscmcut  d'antiques  institu- 


DE  LA  SCIENCE  ET  DE  LA  PHILOSOPHIE.    479 

lions,  qu'ils  réputaient  contraires  au  progrès  de  la  raison 
et  au  perfectionnement  de  l'humanité  ?  Donnerons-nous, 
comme  dans  l'antiquité,  le  nom  de  philosophes  à  tous  ceux 
qui  affectent  de  se  séparer  du  vulgaire  par  leur  manière  de 
voir  et  de  penser  ;  qui  se  retirent  des  soucis  et  des  embarras 
de  la  vie  pratique,  pour  se  livrer  à  la  vie  méditative  ?  Évidem- 
ment, ce  n'est  pas  en  donnant  aux  termes  de  telles  acceptions 
qu'il  peut  être  question  d'opposer  la  philosophie  à  la  science, 
l'esprit  philosophique  à  l'esprit  scientifique. 

Sans  nous  arrêter  à  ces  abus  du  langage,  si  nous  dégageons 
l'idée  fondamentale  des  idées  accessoires  qui  ont  pu  la  com- 
pliquer ou  même  la  déguiser  parfois,  nous  verrons  qu'on 
entend  essentiellement  par  philosophie,  d'une  part  l'étude 
et  la  recherche  de  la  raison  des  choses,  d'autre  part  l'étude 
des  formes  de  la  pensée,  des  lois  et  des  procédés  généraux 
de  l'esprit  humain.  Reportons-nous  à  des  noms  d'auteurs  ou 
à  des  titres  d'ouvrages  demeurés  célèbres  ;  songeons  à  ce  qu'on 
entend  et  à  ce  qu'on  a  toujours  entendu  par  philosophie  de 
l'histoire,  par  philosophie  du  droit,  par  philosophie  des 
mathématiques,  par  philosophie  chimique,  par  anatomie 
philosophique,  etc.  ;  et  nous  reconnaîtrons  qu'il  n'est  pas 
une  branche  des  connaissances  humaines,  soit  qu'elle  ait 
pour  objet  la  nature  ou  l'homme,  le  visible  ou  l'invisible, 
dans  laquelle  l'esprit  philosophique  n'ait  la  prétention  de 
pénétrer  ;  et  ce  qui  imprime  plus  ou  moins  à  la  pensée  des 
auteurs  qui  en  traitent  le  cachet  philosophique,  c'est  toujours 
cette  tendance  plus  ou  moins  marquée  à  rechercher  les  con- 
nexions rationnelles  entre  les  parties  d'un  même  tout,  à  saisir 
la  raison  profonde  des  phénomènes  observés  ou  des  vérités 
conclues,  laquelle  peut  rester  voilée  derrière  les  causes  immé- 
diates ou  les  prémisses  logiques,  qui  elles-mêmes  sont  suscep- 
tibles de  varier,  selon  le  système  de  coordination  logique  arbi- 
trairement choisi. 

Mais,  par  cela  même  que  le  champ  ouvert  à  l'activité  philo- 
sophique de  l'esprit  est  l'investigation  de  la  raison  des  choses, 
comme  la  raison  des  choses  n'a  rien  qui  tombe  sous  les  sens, 
rien  qui  puisse  être  constaté  par  l'expérience  sensible  ; 
comme  les  jugements  que  nous  portons  en  cette  matière  no 
sont  que  des  jugements  de  conformité  à  un  type  intérieur, 
à  une  idée,  il  est  tout  simple  que  les  investigations  philoso- 


480  CHAPITRE  XXI. 

phiques,  quel  qu'en  soit  l'objet,  nous  ramènent  dans  le 
monde  des  idées,  et  que  toute  question  philosophique  soit 
intimement  connexe  à  l'appréciation  de  certaines  idées 
régulatrices  et  fondamentales,  ou  à  la  critique  de  leur  valeur 
représentative. 

Réciproquement,  lorsqu'on  ne  se  borne  pas  à  décrire  les 
idées  en  tant  que  phénomènes  qui  se  passent  dans  l'esprit 
humain,  ce  qui  est  le  propre  de  la  psychologie  ou  d'une 
branche  de  la  psychologie  ;  lorsqu'on  veut  conclure,  de  la 
présence  de  ces  idées  dans  l'esprit  humain,  à  l'existence  de 
certains  rapports  entre  les  choses,  de  certaines  lois  dont  relèvent 
les  phénomènes  du  monde  extérieur  ;  en  un  mot,  lorsqu'on 
veut  se  rendre  compte  de  la  valeur  représentative  des  idées, 
on  ne  le  peut,  comme  nous  croyons  l'avoir  surabondam- 
ment prouvé,  qu'en  recourant  à  l'intervention  du  sens  philo- 
sophique, de  ce  sens  supérieur  qui  saisit  la  raison  des  choses, 
et  dont  les  jugements,  nullement  réductibles  aux  formes  de 
la  démonstration  logique,  ont  une  probabilité  qui,  dans  cer- 
tains cas,  exclut  tout  à  fait  le  doute,  et  va  dans  d'autres  cas 
en  s' affaiblissant  jusqu'au  point  de  laisser  l'esprit  dans  une 
entière  indécision. 

Ainsi,  de  tous  côtés,  nous  voyons  une  connexité  intime 
entre  la  recherche  de  la  raison  des  choses,  à  quelque  ordre 
de  choses  qu'elle  s'applique,  et  la  critique  des  idées  régula- 
trices de  l'entendement  humain.  Toute  question  essentielle- 
ment philosophique  doit  pouvoir  se  présenter  sous  ces  deux 
faces  ;  et  réciproquement  cette  duplicité  d'aspect  est  ce  qui 
caractérise  les  questions  philosophiques,  à  l'exclusion  de 
toutes  autres. 

326.  —  C'est  donc  mal  concevoir  les  choses  que  de  se  repré- 
senter la  philosophie  comme  la  science  oul'ensembledes  sciences 
qui  ont  pour  objet  l'esprit  humain  et  ses  diverses  facultés,  par 
opposition  aux  sciences  qui  ont  pour  objet  le  monde  extérieur 
et  l'homme  lui-même,  considéré  dans  son  organisation  cor- 
porelle et  dans  les  fonctions  de  sa  vie  animale.  C'est  aussi 
pour  cela  que  le  terme  de  mélaphysique,  dont  on  connaît 
maintenant  la  bi/arre  origine,  mais  dont  les  scolasliques, 
trompés  par  une  fausse  étymologie,  ont  toujours  fait  usage 
en  opposant  la  métaphysique  ù  la  physique,  comme  la  science 
des  esprits  à  la  science  des  corps  ;  c'est  pour  cela,  disons-nous, 


DE  LA  SCIENCE  ET  DE  LA  PHILOSOPHIE.    481 

que  ce  terme  est  si  mal  choisi.  La  philosophie  pénètre  partout  : 
dans  la  physique  comme  dans  la  morale,  dans  les  mathé- 
matiques comme  dans  la  jurisprudence  et  dans  l'histoire, 
dans  la  mécanique  qui  traite  des  mouvements  des  corps 
inertes,  comme  dans  la  physiologie  qui  traite  des  ressorts  les 
plus  délicats  de  l'organisation  et  des  fonctions  accomplies 
par  les  êtres  doués  de  vie.  La  philosophie  pénètre  dans  les 
sciences  formées  par  des  combinaisons  d'idées  abstraites, 
comme  dans  l'histoire  qui  raconte  des  faits  réels,  et  comme 
dans  la  poésie  et  dans  les  arts  qui  emploient  sans  cesse  des 
images  sensibles. 

327.  —  De  même  que  l'on  oppose  l'histoire  positive  à  la 
philosophie  de  l'histoire,  en  entendant  par  histoire  positive 
l'ensemble  des  faits  historiques  bien  constatés,  que  chacun 
peut  vérifier  d'après  les  sources,  et  dont  la  certitude  est  indé- 
pendante de  l'opinion  qu'on  peut  se  faire  des  conceptions 
philosophiques  destinées  à  relier  ces  faits  entre  eux  ;  de  même 
on  doit  entendre  par  science  positive,  ou  par  la  partie  positive 
des  sciences,  la  collection  des  faits  que  chacun  peut  vérifier, 
de  manière  à  acquérir  la  certitude  qu'ils  sont  exacts,  par  un 
de  ces  procédés  qui  ne  laissent  audun  doute  dans  l'esprit, 
ou  qui  tout  au  plus  donneraient  lieu  aux  vaines  objections 
d'un  pyrrhonisme  contre  lequel  la  nature  proteste,  et  dont 
personne  ne  tient  sérieusement  compte  dans  la  conduite 
de  la  vie.  Ces  faits  positifs  sont  les  matériaux  de  la  science, 
comme  des  autres  connaissances  non  scientifiques  ou  non 
logiquement  ordonnées  (308),  mais  ils  ne  constituent  pas  la 
science  à  eux  seuls  :  car  il  faut  encore  que  certaines  idées  inter- 
viennent pour  en  opérer  la  distribution,  le  classement,  pour 
y  mettre  de  la  suite  ou  de  l'ordre,  et  surtout  pour  nous  en 
donner  la  clef  et  la  raison.  Examinons  donc  un  peu,  en  variant 
nos  exemples,  et  en  considérant  successivement  des  sciences 
diverses,  comment  on  peut  distinguer  dans  les  sciences  ce  qui 
est  positif  et  ce  qui  ne  l'est  pas,  et  de  quelle  manière  s'allient 
les  éléments  de  nature  différente  dont  le  concours  est  requis 
pour  l'organisation  de  la  science. 

328.  —  En  première  ligne  se  présentent  les  mathématiques 
pures,  qui  ont  pour  caractère  distinctif,  entre  toutes  les 
autres  sciences,  de  porter  sur  des  vérités  rigoureuses,  que  la 
raison  est  capable  de  découvrir  sans  le  secours  de  l'expérience, 

31 


482  CHAPITRE  XXI.  ' 

et  qui  néanmoins  peuvent  toujours  se  confirmer  par  l'expé- 
rience, dans  les  limites  d'approximation  que  l'expérience 
comporte  (28  el  268).  La  vérification  est  rigoureuse,  s'il  s'agit 
de  dénombrements,  de  supputations  et  de  calculs  pour  les- 
quels l'esprit  opère  à  l'aide  de  signes  conventionnels,  discon- 
tinus, d'une  valeur  fixe  et  déterminée.  Que  s'il  s'agit  au  con- 
traire de  comparer  des  grandeurs  continues  et  mesurables, 
la  vérification  sera  d'autant  plus  approchée,  qu'on  opérera 
avec  plus  de  soin  et  en  s'aidant  d'instruments  plus  parfaits. 
Soit,  par  exemple,  cette  proposition  de  géométrie  :  «  Le  nombre 
des  angles  solides  d'un  polyèdre,  ajouté  au  nombre  de  ses 
faces,  donne  une  somme  supérieure  de  deux  unités  au  nombre 
de  ses  arêtes  «  :  on  pourra  construire  autant  de  polyèdres 
qu'on  voudra,  et  l'on  trouvera  toujours  que  le  théorème 
se  vérifie  en  toute  rigueur,  parce  que  le  dénombrement  des 
angles,  des  faces  et  des  arêtes  peut  se  faire  avec  une  précision 
absolue,  et  parce  que  des  nombres  entiers  ne  peuvent  passer 
que  brusquement  d'une  valeur  à  une  autre.  Soit  au  contraire 
cette  autre  proposition  :  «  La  somme  des  trois  angles  d'un 
triangle  rectiligne  est  égale  à  deux  angles  droits  »  :  on  la 
vérifiera  encore  sur  autant  de  triangles  qu'on  voudra,  en 
mesurant  avec  soin  les  trois  angles  et  en  ajoutant  les  trois 
valeurs  mesurées  ;  mais  alors  la  vérification  ne  sera  jamais 
qu'approchée,  et  le  degré  d'approximation  dépendra  des 
soins  mis  à  l'opération  et  de  la  perfection  des  instruments 
de  mesure.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  cette  possibilité  de  véri- 
fier sans  cesse  par  l'expérience  les  conclusions  de  la  théorie 
est  ce  qui  imprime  aux  mathématiques  le  caractère  de 
sciences  positives  :  c'est  ainsi  qu'appuyées  sur  l'une  et  sur 
l'autre  base  de  la  connaissance  humaine,  elles  s'imposent 
irrésistiblement  aux  esprits  les  plus  pratiques  comme  aux 
génies  les  plus  portés  vers  la  spéculation  abstraite. 

Au  contraire,  cette  confirmation  expérimentale  n'est  point 
possible  pour  les  sciences  autres  que  les  mathématiques  pures, 
telles  que  la  jurisprudence,  la  morale,  la  théologie  naturelle, 
qui  ont  pour  objet  des  idées  et  des  rapports  que  la  raison 
conçoit,  mais  qui  ne  tombent  pas  sous  les  sens  (268).  Par  ce 
motif,  de  telles  sciences  ne  peuvent,  comme  les  mathéma- 
tiques, être  qualifiées  de  sciences  positives.  Aussi  oppose-t-on 
à  la  théologie  naturelle  ou  rationnelle  les  religions  positives 


DE  LA  SCIENCE  ET  DE  LA  PHILOSOPHIE.    483 

ou  les  théologies  dogmatiques,  qui  tirent  leur  autorité  d'un 
autre  principe  que  le  principe  rationnel  ;  et  de  même  on  qua- 
lifie de  droit  positif  les  décisions  du  législateur  civil,  qui  sont 
autant  de  faits  dont  l'autorité  subsiste  indépendamment  de 
tous  les  raisonnements  des  jurisconsultes  :  à  peu  près  comme 
les  faits  historiques  subsistent,  quelles  que  soient  les  concep- 
tions que  la  raison  mette  en  œuvre  pour  en  expliquer  l'enchaî- 
nement. 

C'est  donc  à  tort  qu'on  a  tant  répété  que  les  passions  et  les 
vices  des  hommes  obscurciraient  les  vérités  de  la  géométrie, 
comme  ils  obscurcissent  les  vérités  de  la  morale  et  de  la  théo- 
logie naturelle,  s'ils  y  trouvaient  le  même  intérêt.  Les  plus 
mauvaises  passions  n'empêcheraient  pas  que  les  vérités 
mathématiques  ne  se  prêtassent,  à  l'exclusion  de  celles  de  la 
morale  et  de  la  théologie  naturelle,  à  une  confirmation  expé- 
rimentale qui  les  érige  en  faits  positifs,  et  qui  prévaut  contre 
tous  les  sophismes  du  cœur  ou  de  l'esprit  ^.  Les  passions,  les 
intérêts  et  les  préjugés  divisent  les  géomètres  comme  les 
autres  hommes,  même  sur  ce  qui  est  du  ressort  de  la  spécu- 
lation mathématique  et  du  domaine  de  la  raison  pure,  dès 
qu'il  s'agit  d'idées  qui  ne  peuvent  plus  revêtir  une  forme 
sensible,  et  de  théories  qui  font  partie  de  la  science,  mais  non 
plus  de  la  science  dans  ce  qu'elle  a  de  positif  et  de  compatible 
avec  une  vérification  empirique. 


^  Si  nous  disputions,  toi  et  moi,  sur  deux  nombres,  pour  savoir  lequel 
est  le  plus  grand,  cette  différence  d'opinions  nous  rendrait-elle  ennemis, 
et  nous  porterait-elle  à  des  actes  de  violence  ?  En  nous  mettant  à  compter, 
ne  serions-nous  pas  bientôt  d'accord  ?...  Et  si  nous  disputions  sur 
deux  corps  pour  savoir  lequel  est  le  plus  grand  ou  le  plus  petit,  ne  nous 
mettrions-nous  pas  à  les  mesurer,  et  cela  ne  finirait-il  pas  sur-le-champ 
notre  dispute  ?...  Et  en  nous  mettant  à  les  peser,  pour  savoir  lequel  est 
le  plus  pesant  ou  le  plus  léger,  ne  tomberions-nous  pas  d'accord  ?...  Mais 
qu'est-ce  qui  exciterait  en  nous  la  colère  et  la  haine,  si  nous  venions  à  en 
disputer  sans  avoir  une  règle  à  laquelle  nous  puissions  avoir  recours  ? 
Peut-être  ne  te  vient-il  aucune  de  ces  choses  à  l'esprit  ;  je  vais  t'en  pro- 
poser, et  vois  si  j'ai  raison.  N'est-ce  pas  le  juste  et  l'injuste,  le  beau  et  le 
laid,  le  bon  et  le  mauvais,  ne  sont-ce  pas  ces  choses  sur  lesquelles  nous 
entrons  en  différend  ?  Et  faute  d'une  règle  suffisante,  nous  nous  jetons 
dans  des  inimitiés,  toi  et  moi,  et  tous  les  hommes  en  général.  »  Platon 
Eutyphron. 

'<  Sine  experientia  nihil  sufficienter  sciri  potest.  Argumentum  con- 
cludit,  sed  non  certificat,  neque  removet  dubitationem,  ut  quiescat  animus 
in  intuitu  veritatis,  nisi  eam  inveniat  via  experientife.  »  Rog.  Bagom, 
Opus  majus,  pars  VI,  c.  1. 


484  CHAPITRE  XXI. 

Nous  indiquerons  d'ailleurs  plus  loin  comment,  vue  d'un 
certain  côté,  la  morale  peut  aussi  être  traitée  de  science 
positive  ;  mais  alors  il  s'agit  d'une  morale  empirique,  et  non 
plus  de  la  morale  considérée  comme  une  science  rationnelle, 
telle  que  les  mathématiques  pures. 

La  logique,  dans  certaines  de  ses  parties,  par  exemple 
dans  la  théorie  du  syllogisme,  pourrait  être  réputée  à  la 
fois  science  rationnelle  et  science  positive.  En  effet,  rien 
n'empêche  de  vérifier  la  justesse  des  règles  du  syllogisme  en 
faisant  voir,  sur  autant  d'exemples  qu'on  voudra,  que,  dès 
qu'on  enfreint  ces  règles,  on  est  conduit  à  des  raisonnements 
visiblement  faux  et  absurdes.  Aussi  n'a-t-on  jamais  élevé 
de  doutes  sur  les  règles  du  syllogisme,  pas  plus  que  sur  celles 
de  l'arithmétique  et  de  la  géométrie. 

329.  —  Lorsque,  dans  l'exposé  des  doctrines  mathéma- 
tiques, se  rencontrent  des  principes,  des  idées,  des  conclu- 
sions que  l'on  ne  peut  soumettre  au  critère  de  l'expérience, 
quand  on  trouve  dans  les  écrits  des  géomètres  des  discussions 
relatives  à  des  questions  de  théorie  que  l'expérience  ne  sau- 
rait trancher,  on  est  averti  par  cela  seul  que  ces  questions 
n'appartiennent  pas  à  la  science  positive  ;  qu'elles  ne  sont  pas, 
à  proprement  parler,  mathématiques  ou  scientifiques  ;  qu'elles 
restent  dans  le  domaine  de  la  spéculation  philosophique, 
dont  la  science,  quoi  qu'on  fasse,  ne  peut  s'isoler  complète- 
ment, et  dont  elle  ne  s'isolerait,  si  la  chose  était  possible, 
qu'aux  dépens  de  sa  propre  dignité.  L'union  intime  et  pour- 
tant la  primitive  indépendance  de  l'élément  philosophique 
et  de  l'élément  positif  ou  proprement  scientifique  dans  le 
système  de  la  connaissance  humaine,  se  manifestent  ici  parce 
fait  bien  remarquable,  que  l'esprit  ne  peut  régulièrement 
procéder  à  la  construction  scientifique  sans  adopter  une  théorie 
piiilosophique  quelconque,  et  que  néanmoins  les  progrès  et 
la  certitude  de  la  science  ne  dépendent  point  de  la  solution 
donnée  à  la  question  philosophique  (156  et  215). 

Que  l'on  veuille  écrire  un  traité  d'algèbre,  de  calcul  diffé- 
rentiel ou  de  mécanique  ;  que  l'on  soit  chargé  de  professer 
ces  sciences  dans  une  chaire  publique,  et  il  faudra  bien  se  faire 
son  système  sur  la  manière  d'introduire  les  quantités  néga- 
tives, les  infiniment  petits,  la  mesure  des  forces  ;  lors  même 
que  l'on  se  serait  efforcé  jusque-là,  dans  des  mémoires  ou  dans 


DE  LA  SCIENCE  ET  DE  LA  PHILOSOPHIE.    485 

des  travaux  détachés,  de  mettre  toutes  ces  questions  à  l'écart. 
On  imposera  son  système  dogmatiquement,  ou  bien  on  y 
amènera  le  lecteur  ou  l'auditeur  par  des  détours,  par  une 
discussion  critique,  par  le  poids  des  inductions  et  l'autorité 
des  exemples  ;  mais  de  toute  manière  il  faudra  prendre  un 
parti  sur  le  système  même.  Et  pourtant,  quel  que  soit  ce  sys- 
tème dont  on  ne  peut  se  passer,  on  arrivera  aux  mêmes  théo- 
rèmes, aux  mêmes  formules,  aux  mêm.es  applications  techni- 
ques ;  chacun,  par  exemple,  faisant  usage  des  mêmes  règles 
pour  trouver  les  racines  négatives  d'une  équation  algébrique, 
soit  qu'il  adopte  sur  les  racines  négatives  la  manière  de 
voir  de  Carnot,  de  d'Alembert  ou  de  tout  autre.  Il  n'en  est 
pas  des  conceptions  philosophiques  qui  servent  de  prémisses 
nécessaires  à  la  construction  scientifique,  comme  des  fon- 
dements d'un  édifice  matériel,  qu'il  faut  rendre  inébranlables 
si  l'on  ne  veut  que  l'édifice  s'écroule.  Ce  genre  de  construc- 
tion se  soutient  malgré  l'imperfection  des  fondements,  parce 
qu'il  trouve  à  chaque  assise,  dans  les  vérifications  du  calcul 
et  de  l'expérience,  comme  autant  de  contreforts  et  d'appuis 
solides  :  ce  qui  ne  doit  point  nous  empêcher,  pour  la  satis- 
faction de  la  raison,  de  perfectionner  sans  cesse,  autant 
qu'il  dépend  de  nous,  les  idées  d'après  lesquelles  nous  nous 
rendons  philosophiquement  compte  de  la  théorie,  et  qui 
devraient  en  être  la  justification  suffisante  en  l'absence  de 
toute  vérification  et  de  tout  contrôle  de  l'expérience. 

Souvent  la  controverse  philosophique  porte  en  mathé- 
matiques, non  sur  les  idées  premières  qui  sont  le  point  de 
départ  de  la  théorie,  mais  sur  le  sens  dans  lequel  il  faut 
prendre  certains  résultats  obtenus  par  déduction,  et  sur  le 
degré  d'extension  ou  de  restriction  qu'ils  comportent.  Telle 
proportion  qui  se  démontre  (et  qui  au  besoin  se  vérifie)  pour 
des  grandeurs  commensurables,  quelle  que  soit  la  valeur  du 
rapport  commensurable,  subsiste-t-elle  pour  des  grandeurs 
incommensurables,  et  en  quel  sens  faut-il  alors  la  définir 
et  l'entendre  ?  Voilà  bien  une  question  qui  appartient  à  la 
doctrine  mathématique,  mais  non  pas  à  la  partie  positive 
des  mathématiques  :  car,  dès  qu'il  s'agit  de  passer  à  des  me- 
sures effectives,  on  ne  peut  entendre  par  grandeurs  incom- 
mensurables que  celles  dont  la  commune  mesure  est  d'autant 
plus  petite  que  l'on  opère  avec  plus  de  soin  et  avec  des  instru- 


486  CHAPITRE  XXL 

ments  plus  parfaits.  Lors  donc  que  les  géomètres,  non  contents 
de  cette  simple  remarque,  qui  suffirait  au  praticien  et  à  l'empi- 
rique, se  mettent  en  frais  de  raisonnements  pour  prouver 
que  la  proportion  établie  dans  le  cas  de  la  commensurabilité 
subsiste  encore  quand  on  passe  aux  incommensurables  ; 
lorsqu'ils  imaginent  à  cet  effet  divers  tours  de  démonstration, 
directs  ou  indirects  ;  lorsqu'ils  admettent  les  uns  et  rejettent 
les  autres,  sans  que  l'expérience  puisse  intervenir  pour  termi- 
ner leurs  débats,  ils  font  l'analyse  et  la  critique  de  certaines 
idées  de  l'entendement,  non  susceptibles  de  manifestation 
sensible  ;  ils  se  placent  sur  le  terrain  de  la  spéculation  phi- 
losophique ;  ils  font  ce  qu'on  est  convenu  de  désigner,  ce 
que  bien  des  gens  décrient  sous  le  nom  de  métaphysique,  et 
nullement  de  la  science  positive. 

La  philosophie  des  mathématiques  consiste  encore  essen- 
tiellement à  discerner  l'ordre  et  la  dépendance  rationnelle 
de  tant  de  vérités  abstraites  que  la  sagacité  des  inventeurs  a 
successivement  et  laborieusement  découvertes,  souvent  par 
des  voies  si  détournées  ;  à  préférer  tel  enchaînement  de  pro- 
positions à  tel  autre   (aussi  irréprochable  logiquement,   ou 
quelquefois  même  logiquement  plus  commode),  parce  qu'il 
satisfait  mieux  à  la  condition  de  faire  ressortir  cet  ordre  et 
ces  connexions,  tels  qu'ils  résultent  de  la  nature  des  choses, 
indépendamment  des  moyens  que  nous  avons  de  connaître 
et  de  démontrer  la  vérité.  Il  est  évident  que  ce  travail  de 
l'esprit  ne  saurait  se  confondre  avec  celui  qui  a  pour  objet 
l'extension  de  la  science  positive,  et  que  les  raisons  de  préférer 
un  ordre  à  un  autre  sont  de  la  catégorie  de  celles  qui  ne 
s'imposent,  ni  par  l'expérience,  ni  par  la  voie  des  démonstra- 
tions logiques.  Nier  à  cause  de  cela  la  philosophie  des  mathé- 
matiques, ce  serait  tout  simplement  nier  l'une  des  conditions 
de   la    construction    rationnelle    et   régulière    des    mathéma- 
tiques ;  de  même  que,  nier  la  philosophie  en  général,  ce  serait 
nier   l'une    des   conditions    de    la    construction    du    système 
général  des  connaissances  humaines,  ou  l'un  des  éléments 
essentiels  de  ce  système. 

330.  —  En  physique,  les  faits  et  même  les  lois  que  chacun 
peut  constater  par  des  expériences  sensibles,  auxquelles  on 
opposerait  vainement  les  arguments  des  sceptiques  contre  la 
valeur  du  témoignage  des  sens,  composeront  la  partie  posi- 


DE  LA  SCIENCE  ET  DE  LA  PHILOSOPHIE.    487 

tive  de  la  science,  par  opposition,  non  seulement  aux  hypothèses 
prématurées  et  douteuses,  mais  même  aux  conceptions  sur 
lesquelles  tous  les  physiciens  tombent  d'accord,  et  qui 
toutefois  ne  sont  pas  susceptibles  de  démonstration  sensible. 
Par  exemple,  lorsqu'un  chimiste  donne  la  formule  de  la  com- 
position d'un  corps,  tout  ce  que  l'expérience  peut  vérifier, 
c'est  la  présence  de  tels  éléments  associés  en  telles  proportions 
pondérables.  Voilà  le  résultat  positif  de  l'analyse  du  chimiste; 
mais  cela  ne  suffirait  pas  pour  constituer  un  corps  de  doc- 
trine :  il  y  a  dans  la  formule  autre  chose,  à  savoir  l'expression 
d'une  idée  d'après  laquelle  on  conçoit  les  éléments  comme 
unis  d'abord  d'une  certaine  façon  pour  former  des  corps  com- 
posés du  premier  ordre  ;  ceux-ci,  comme  unis  d'une  autre 
manière  pour  former  des  composés  du  second  ordre,  et  ainsi 
de  suite.  Sur  cette  manière  de  concevoir  la  constitution  des 
corp  complexes  soumis  à  l'analyse,  il  peut  arriver  que  tous 
les  chimistes  tombent  d'accord,  entraînés  par  la  force  des 
analogies  et  des  inductions  ;  comme  aussi  il  peut  arriver  et  il 
arrive  souvent  qu'ils  diffèrent  d'avis,  sans  que  la  controverse 
qui  s'établit  alors  entre  eux,  controverse  philosophique  plutôt 
que  scientifique  dans  le  propre  sens  du  mot,  portant  sur 
des  idées  plutôt  que  sur  des  faits,  puisse  être  tranchée  par 
l'expérience,  qui  n'atteint  que  le  fait  sensible  ;  et  sans  qu'elle 
entrave  le  progrès  des  découvertes  dans  ce  que  la  science  a  de 
positif,  ni  la  suite  des  applications  qui  s'en  font  journellement 
aux  besoins  de  l'industrie  et  à  la  pratique  des  arts. 

Les  corps  que  nous  nommons  aujourd'hui  acide  chlorhy- 
drique  et  chlore^  on  les  nommait  encore  dans  les  premières 
années  de  ce  siècle,  après  les  grandes  découvertes  de  Lavoi- 
sier,  acide  muriaîiqiie  et  acide  murialique  oxygéné  ;  au  lieu 
de  dériver  le  premier  du  second  par  une  addition  d'hydro- 
gène, on  faisait  dériver  le  second  du  premier  par  une  addition 
d'oxygène  ;  et  les  chimistes  savent  que  tous  les  résultats  sen- 
sibles peuvent  logiquement  s'expliquer  dans  l'ancienne 
comme  dans  la  nouvelle  théorie,  moyennant  que  les  doses 
correspondantes  d'oxygène  et  d'hydrogène  soient  entre  elles 
dans  la  proportion  voulue  pour  faire  de  l'eau  (220).  Lors  donc 
que  MM.  Gay-Lussac  et  Thénard,  frappés  de  beaucoup  d'ana- 
logies et  d'inductions,  imaginèrent  de  considérer  l'acide  muria- 
lique oxygéné  de  Lavoisier  comme  un  corps  simple,  auquel 


488  CHAPITRE  XXI. 

ils  donnèrent  le  nom  de  chlore,  ils  modifièrent  totalement, 
par  cette  idée  lumineuse,  la  philosophie  chimique,  sans  tou- 
cher d'ailleurs  aux  faits  positifs  dont  la  science  était  alors 
en  possession,  et  sans  changer  la  nature  des  applications  qu'on 
avait  faites  jusque-là  du  chlore  et  de  ses  dérivés  dans  les  arts 
et  dans  l'industrie.  Lorsque  plus  tard,  au  contraire,  d'autres 
chimistes,  excités  par  leurs  recherches,  découvrirent  l'iode 
et  le  brome,  corps  qui  ont  une  si  grande  parenté  chimique 
avec  le  chlore,  en  même  temps  que  leurs  découvertes  venaient 
à  l'appui  des  vues  théoriques  qui  avaient  fait  ériger  le  chlore 
en  corps  simple,  elles  enrichissaient  le  domaine  de  la  chimie 
positive,  en  multiphaient  les  applications  techniques,  et 
préparaient  notamment  l'une  des  plus  curieuses  inventions 
de  notre  époque,  celle  de  la  photographie. 

Les  mêmes  analogies  chimiques  qui  établissent  la  parenté 
du  chlore,  de  l'iode,  du  brome,  et  qui  font  qu'on  s'accorde 
maintenant  à  les  regarder  comme  autant  de  corps  simples 
ou  de  radicaux  chimiques,  font  qu'on  est  d'accord  aussi  à 
admettre  l'existence  d'un  radical  de  même  famille,  auquel 
on  donne  le  nom  de  fluor,  quoiqu'on  n'ait  pu  l'extraire  jus- 
qu'ici des  corps  réputés  composés  où  l'on  suppose  qu'il  se 
trouve.  Tout  ce  qu'on  peut  dire  du  fluor  appartient  donc 
à  la  philosophie  chimique  et  n'appartient  pas  à  la  chimie 
positive.  On  parviendrait  à  montrer  le  fluor  comme  on 
montre  le  chlore,  qu'on  pourrait  encore  à  la  rigueur,  et  sans 
contrarier  aucun  fait  positif,  dire  du  fluor  ce  qu'on  disait  du 
chlore  avant  qu'on  eût  adopté  la  théorie  de  MINI.  Gay-Lussac 
et  Thénard.  Ce  serait  persévérer  dans  une  mauvaise  philo- 
sophie, mais  ce  ne  serait  pas  aller  contre  les  données  positives 
de  la  science. 

Si  les  chimistes  s'accordent  à  l'égard  des  corps  que  l'on 
vient  de  citer,  il  y  en  a  d'autres  au  sujet  desquels  des  théo- 
ries contraires  sont  encore  en  présence.  C'est  ainsi  que  l'école 
de  Berzélius  admet,  sous  le  nom  d'ammonium,  un  métal  pro- 
blématique, ({u'on  n'a  jamais  isolé  et  qui  vraisemblablement 
n'est  pas  isolablc,  mais  dont  la  nature  métallique  apparaîtrait 
dans  les  propriétés  des  produits  résultant  de  son  union  avec 
d'autres  corps.  Pourquoi  en  effet  n'y  aurait-il  pas  des  combi- 
naisons chimiques  que  des  circonstances  purement  acciden- 
telles ou  accessoires  empêcheraient  de  subsister  hors  de  la 


DE  LA  SCIENCE  ET  DE  LA  PHILOSOPHIE.    489 

présence  des  réactifs  qui  en  ont  provoqué  la  formation  ;  et 
pourquoi  ces  circonstances  accidentelles  masqueraient-elles 
aux  yeux  de  la  raison  les  analogies  essentielles  ou  fondamen- 
tales que  ces  combinaisons  présenteraient  avec  d'autres  com- 
binaisons que  d'autres  circonstances,  pareillement  acciden- 
telles, rendent  susceptibles  de  persister  dans  l'état  d'isolement, 
et  qui  peuvent  frapper  nos  sens,  ainsi  isolées  ?  La  vertu  propre 
de  la  raison  et  sa  fonction  naturelle,  n'est-ce  pas  de  ranger  les 
caractères  des  choses  et  les  choses  mêmes  selon  leur  impor- 
tance intrinsèque,  sans  s'arrêter  aux  apparences  et  aux  faits 
sensibles  ?  Disons  cependant,  avec  M.  Dumas,  que  «  toutes 
«  les  fois  qu'une  théorie  exige  l'admission  de  corps  inconnus, 
«  il  faut  s'en  défier  ;  qu'il  ne  faut  lui  donner  son  assentiment 
«  qu'avec  la  plus  grande  réserve,  lorsqu'il  n'est  plus  permis 
«  de  s'y  refuser,  ou  du  moins  qu'en  présence  des  analogies 
«  les  plus  pressantes  ^.  »  Mais,  quand  est-ce  que  les  analogies 
deviennent  pressantes  à  ce  point  ?  Voilà  ce  que  le  sens  philo- 
sophique décide  et  ce  qui  ne  peut  être  logiquement  déterminé 
par  définitions  et  par  règles  précises,  ni  expérimentalement 
établi.  Voilà  ce  qui  est  du  ressort  de  la  philosophie  chimique, 
et  ce  qui,  dans  l'organisation  de  la  théorie,  reste  distinct  quoi- 
que non  séparé  de  la  partie  positive  de  nos  connaissances 
chimiques. 

331,  —  Dans  les  sciences  naturelles,  la  part  des  conceptions 
philosophiques  est  bien  plus  grande  encore.  Nous  les  retrou- 
vons intervenant  partout  :  dans  la  classification  des  espèces, 
dans  l'anatomie  des  organes,  dans  l'explication  des  évolutions 
régulières  et  anomales,  dans  la  théorie  des  forces  et  des  fonc- 
tions vitales.  Partout,  à  l'occasion  des  faits  que  l'observation 
constate,  et  dont  la  collection,  sans  cesse  accrue,  méthodique- 
ment rangée,  est  la  partie  positive  des  sciences  naturelles,  sur- 
gissent des  idées  destinées  à  exprimer  l'ordre  réel  que  la  nature 
a  mis  entre  ces  faits,  à  les  enchaîner  rationnellement,  à  déter- 
miner des  organes,  à  marquer  des  parentés  et  des  analogies, 
à  accuser  des  liens  de  subordination  et  de  dépendance.  Les  hautes 
questions  que  ces  idées  font  naître,  et  dont  tant  de  savants 
illustres  se  sont  occupés  et  s'occupent,  ne  sont  pas  (comme 
on  le  dit  souvent  avec  peu  de  justesse)  des  questions  scienti- 

1  Leçons  de  philosophie  chimique,  professées  au  Collège  de  France , 
9«leçon,  p.  341. 


490  CHAPITRE  XXI. 

fîques  ;  elles  ne  comportent  pas  de  solutions  positives  ;  elles 
ne  peuvent  être  tranchées  par  l'observation  ou  par  l'expé- 
rience ;  la  manière  de  les  résoudre  n'a  pas  d'influence  directe 
sur  les  applications  techniques,  ne  tend  pas  à  étendre  ou  à  res- 
treindre la  puissance  de  l'homme  sur  le  reste  de  la  création, 
comme  il  arrive  pour  les  questions  de  fait,  pour  celles  qui  ren- 
trent dans  la  partie  positive  des  sciences.  Mais,  par  contre,  ces 
questions  sont  celles  qui  élèvent  le  plus  la  pensée,  et  vers  les- 
quelles l'esprit  se  sent  invinciblement  entraîné  par  le  besoin 
d'exercer  la  plus  éminente  des  facultés  que  la  nature  a  mises 
en  lui. 

Un  célèbre  anatomiste  de  nos  jours  ^  a  cherché  à  établir  entre 
les  sciences  qu'il  appelle  descriptives,  et  celles  auxquelles  il 
donne  le  nom  de  sciences  générales,  une  distinction  et  un  con- 
traste qui  ne  sont  autres,  à  notre  avis,  que  la  distinction  et  le 
contraste  entre  la  partie  positive  des  sciences  naturelles  et  la 
philosophie  de  ces  mêmes  sciences.  On  en  jugera  par  le  passage 
que  nous  allons  transcrire,  et  par  les  remarques  que  nous  y 
joindrons,  afin  de  mieux  éclaircir  nos  propres  idées. 

«  L'homme  et  la  nature  seraient  mal  connus  dans  leur  en- 
te semble,  dans  leur  harmonie,  dans  leur  but,  si  nos  connais- 
«  sances  se  bornaient  à  ce  que  renferment  les  sciences  descrip- 
«  tives.  Quelque  indispensables  que  soient  les  vérités  de  détail 
«  dont  se  composent  ces  dernières  sciences,  on  sent  que  ces 
«  vérités  ne  sont  pas  détachées  les  unes  des  autres  ;  on  sent 
«  qu'elles  se  touchent,  qu'elles  se  lient  entre  elles  par  des 
«  rapports  divers  et  nombreux,  par  quelque  chose  de  commun 
«  qui  leur  sert  en  quelque  sorte  de  principe  et  de  point  de  dé- 
«  part.  L'étude  de  ces  rapports,  la  recherche  de  ces  principes 
«  constitue  donc  une  série  nouvelle  de  faits  généraux  à  dé- 
«  couvrir  pour  avoir  la  clef  de  toutes  ces  vérités  particulières 
«  et  en  former  un  corps  de  doctrine.  C'est  le  but  des  sciences 
«  générales...  Dans  les  sciences  descriptives,  on  est  toujours 
«  à  la  recherche  des  caractères  diflcrentiels  des  faits  :  dans  les 
«  sciences  générales,  on  est  à  la  recherche  de  leurs  rapports. 
«  Dans  les  premières,  on  dissèque  la  nature,  on  isole  les  faits  : 
«  dans  les  secondes,  on  les  lie,  on  les  enchaîne  par  la  force  des 
u  analogies.  L'étude  de  l'analogie  des  êtres  organisés  forme 

•  M.  biiiiHiis,  Principes  d'uryaiwyénic,  l"^  partie. 


DE  LA  SCIENCE  ET  DE  LA  PHILOSOPHIE.    491 

«  donc  l'essence  des  sciences  générales,  comme  celle  de  leurs 
«  caractères  différentiels  forme  l'essence  des  sciences  descrip- 
«  tives.  Et  de  là  dérivent  leurs  différences,  leur  subordina- 
«  tion,  la  simplicité  des  sciences  descriptives,  la  complication 
«  et  l'étendue  des  sciences  générales... 

«  Comme  les  sciences  descriptives  n'ont  pour  but  que  de 
«  faire  connaître  un  objet  donné,  une  série  d'organes  ou  de 
«  corps,  leur  travail  est  en  quelque  sorte  tout  mécanique,  tout 
«  matériel...  Et  au  contraire,  les  sciences  générales  se  propo- 
«  sant  d'établir  les  conditions  d'existence  des  organes  des 
«  êtres,  se  proposant  de  faire  connaître  comment  ils  devien- 
«  nent  ce  qu'ils  sont,  soit  en  eux-mêmes,  soit  à  l'égard  les  uns 
«  des  autres,  leur  travail  est  nécessairement  plus  élevé,  plus 
«  intellectuel  ;  il  est  tout  de  réflexion  et  de  comparaison... 
«  Les  sciences  descriptives  sont,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  le  corps 
«  de  la  nature,  tandis  que  les  sciences  générales  en  sont  l'esprit. 

«  Il  n'y  a  donc  pas  de  doute  que  les  faits  ne  soient  la  base 
((  des  sciences  générales,  comme  ils  le  sont  des  sciences  des- 
«  crip tives,  mais  ils  diffèrent  par  leur  qualité.  Les  faits  dont 
«  se  composent  les  sciences  descriptives  sont  simples  ;  ceux 
«  des  sciences  générales  sont  élevés  à  la  deuxième,  à  la  troi- 
«  sième,  à  la  quatrième  puissance.  Voilà,  quant  aux  faits, 
«  toute  la  différence,  et  de  part  et  d'autre  la  certitude  sera  égale. 

«  Mais,  si  la  certitude  est  égale  dans  les  deux  ordres  de 
«  sciences,  il  faut  avouer  toutefois  que  les  causes  d'erreur  sont 
«  bien  autrement  nombreuses  et  puissantes  dans  les  sciences 
«  générales  que  dans  les  sciences  descriptives.  Ces  dernières 
«  n'ont  qu'un  écueil  à  éviter,  celui  de  trop  dire.  A  force  de 
«  vouloir  descendre  dans  les  détails,  on  devient  prolixe  :  on 
«  étoufïe  les  caractères  saillants  sous  un  amas  de  caractères 
«  insignifiants  ;  on  décrit  sans  faire  connaître.  C'est  un  travers 
«  que  l'anatomie  descriptive  de  l'homme  a  souvent  présenté. 
«  De  là  sa  sécheresse,  mais  de  là  aussi  son  invariable  certitude. 
«  C'est  le  contraire  dans  les  sciences  générales  :  aussitôt  que 
«  l'esprit  a  saisi  un  rapport,  un  caractère  commun  à  plusieurs 
«  faits,  il  vise  à  l'étendre  à  tous  ;  il  suppose  au  lieu  de  traduire  ; 
«  il  s'égare  au  lieu  de  diriger.  Pour  que  les  généralités  soient 
«  utiles  aux  sciences,  il  faut  savoir  les  restreindre.  Ainsi,  l'abus 
«  des  détails  et  l'abus  des  généralités,  voilà  les  écueils  de  deux 
«  ordres  dans  les  sciences  naturelles...  » 


492  CHAPITRE  XXI, 

Maintenant  nous  demanderons,  avec  tout  le  respect  dû  à 
un  naturaliste  éminent,  ce  qu'on  peut  entendre  par  des  faits 
élevés  à  la  deuxième,  à  la  troisième,  d  la  quatrième  puissance  ? 
Des  faits  très  généraux  comportent  autant  de  certitude  que 
des  faits  individuels,  et  peuvent  au  même  titre  fournir  les  ma- 
tériaux d'une  science  positive.  Il  serait  aussi  positif  que  tous 
les  mammifères  ont  une  colonne  vertébrale,  même  quand  on 
n'aurait  pas  disséqué  toutes  les  espèces  de  mammifères,  qu'il 
est  positif  que  tous  les  chevaux  en  ont  une,  quoiqu'on  n'ait 
pas  disséqué  tous  les  individus  de  l'espèce  chevaline.  Ce  qui 
rend  un  fait  positif,  c'est  la  possibilité  de  le  vérifier  indéfini- 
ment, sur  tous  les  cas  individuels,  quoiqu'on  n'épuise  jamais 
le  nombre  des  cas  individuels.  D'ailleurs,  on  décrit  des  faits 
généraux  comme  des  faits  spéciaux  ou  particuliers  ;  et,  par 
exemple,  on  peut  avec  Bichat  décrire  les  propriétés  générales 
des  différents  tissus  qui  entrent  dans  la  composition  des  or- 
ganes, tout  comme  on  décrit,  dans  l'anatomie  particulière, 
la  structure  de  chaque  organe  :  et  en  ce  sens,  les  sciences  que 
l'auteur  appelle  générales  sont  descriptives  comme  les  autres, 
aussi  positives  que  les  autres,  plus  difficiles  peut-être,  mais  sus- 
ceptibles de  même  d'un  progrès  uniforme  et  continu,  entre  les 
mains  d'observateurs  habiles  et  d'historiens  fidèles.  D'un  autre 
côté,  une  science  purement  descriptive,  où  les  faits  seraient 
sans  liens  naturels  ou  artificiels,  où  l'on  ne  les  soumettrait  à 
aucune  classification,  parce  qu'il  n'y  serait  fait  aucune  mention 
des  rapports  qui  les  unissent  et  des  généralités  qui  les  résument, 
ne  mériterait  point  le  nom  de  science  (308),  et  il  n'y  en  a  pas 
de  telles  dans  le  cadre  des  sciences  naturelles.  Enfin  l'on  doit 
reconnaître  que  la  simplicité  ne  saurait  se  trouver  de  préfé- 
rence dans  les  sciences  qui  traitent  do  détails  et  de  faits  parti- 
culiers ;  c'est  au  contraire  par  la  complication  qu'elles  doivent 
se  faire  remarquer,  tandis  que  les  sciences  dont  l'objet  est  de 
remonter  aux  généralités  et  aux  principes  tendent  par  cela 
même  à  la  simplicité  et  à  l'unité. 

Mais  il  est  incontestable  que,  dans  ce  travail  d'abstraction 
et  de  généralisation  progressive,  la  pensée  philosophique,  qui 
saisit  les  analogies  et  remonte  à  la  raison  des  phénomènes,  s'é- 
loigne de  plus  en  plus  des  faits  susceptibles  de  vérification 
rigoureuse  et  de  démonstration  sensible  :  de  sorte  qu'en  l'ab- 
sence du  contrôle  de  l'expérience,  la  raison  individuelle  court 


DE  LA  SCIENCE  ET  DE  LA  PHILOSOPHIE.    493 

de  plus  en  plus  le  risque  de  s'abandonner  à  sa  propre  fantaisie. 
En  d'autres  termes,  l'élément  philosophique  prédomine  dans 
les  sciences  que  l'auteur  appelle  générales,  dans  celles  qui,  en 
raison  même  de  cette  prédominance  de  l'élément  philosophi- 
que, doivent,  d'après  lui,  être  considérées  comme  l'esprit  des 
sciences  naturelles;  et  inversement  l'élément  positif  ou  propre- 
ment scientifique  entre  pour  la  plus  grande  part  dans  ce  qu'il 
nomme  les  sciences  descriptives,  considérées  par  lui  comme 
la  partie  matérielle  ou  comme  le  corps  des  sciences  naturelles. 
Quant  à  cette  autre  remarque,  que  les  caractères  différentiels 
peuvent  être  déterminés  avec  une  tout  autre  précision  que  les 
ressemblances,  elle  est  parfaitement  juste  et  rentre  dans  notre 
théorie  des  passages  continus  et  discontinus.  Lorsqu'il  s'agit  de 
différencier  les  êtres,  et  pour  cela  delesprenrde  à  l'état  de  déve- 
loppement complet  où  ils  s'éloignent  le  plus  les  uns  des  autres 
(131),  le  travail  de  l'esprit  porte  sur  des  idées  parfaitement 
distinctes,  auxquelles  s'adaptent  très  bien  nos  nomenclatures 
artificielles  et  nos  méthodes  logiques  :  au  contraire,  pour  saisir 
les  ressemblances,  il  faut  combler  les  intervalles,  revenir  aux 
transitions  continues  qui  de  leur  nature  sont  rebelles  aux  dis- 
tinctions et  aux  classifications  logiques,  et  mettent  tant  d'obs- 
tacles au  perfectionnement  de  la  forme  scientifique. 

332.  —  Il  y  a  pourtant  un  sens  dans  lequel  on  pourrait  très 
bien  entendre  cette  expression  (étrange  au  premier  aperçu), 
de  faits  élevés  à  la  deuxième,  à  la  troisième  puissance.  Dans 
toutes  les  branches  de  la  statistique,  on  recueille  des  faits  par- 
ticuliers en  grand  nombre,  afin  de  constater  par  le  calcul  des 
valeurs  moyennes,  non  pas  précisément  des  faits,  mais  des 
dispositions  ou  des  aptitudes,  dues  à  l'action  de  causes  con- 
stantes dont  nous  ignorons  le  plus  souvent  la  nature,  mais  dont 
il  est  toujours  possible  de  manifester  l'existence  lorque  les 
observations  particulières  ont  été  accumulées  en  nombre  suf- 
fisant pour  opérer  la  compensation,  à  très  peu  près  exacte, 
des  effets  dus  à  des  causes  accidentelles  et  anomales  (35).  De 
telles  dispositions,  de  telles  influences,  qui  ne  tombent  pas 
directement  sous  les  sens  et  que  les  chiffres  seuls  accusent, 
sont  des  faits  d'une  autre  nature  que  les  faits  particuliers  et 
sensibles  ;  et  pourtant  ce  sont  aussi  des  faits  positifs,  en  ce 
sens  qu'on  peut  réitérer  l'expérience  et  confirmer  par  une  ex- 
périence nouvelle  ce  qu'on  avait  conclu  de  l'expérience  anté- 


494  CHAPITRE  XXI. 

rieure  :  et  comme  ils  se  tirent  de  l'observation  d'un  grand 
nombre  de  faits  particuliers  et  sensibles,  par  l'élimination  de 
ce  qu'ils  ont  de  sensible  et  de  particulier,  on  pourra  dire,  si  l'on 
veut,  que  ce  sont  des  faits  positifs  d'un  autre  ordre  ou  d'un 
autre  degré  que  les  faits  sensibles.  De  plus,  comme  on  peut 
comparer  entre  elles  les  moyennes  d'un  grand  nombre  de  séries 
partielles,  et  prendre  les  moyennes  de  ces  moyennes,  pour  en 
extraire  ce  qu'il  y  a  de  commun  à  toutes  ces  séries,  ou  ce  qui  est 
indépendant  des  conditions  propres  à  chaque  série  en  parti- 
culier, on  voit  qu'il  est  permis  en  ce  sens  d'admettre  des  faits 
positifs  de  divers  ordres  ou  degrés.  C'est  ainsi  que  les  variétés 
individuelles  sont  avec  raison  réputées  d'un  autre  ordre  que 
les  variétés  de  races,  celles-ci  d'un  autre  ordre  que  les  variétés 
spécifiques,  et  ainsi  de  suite. 

Or,  plus  les  phénomènes  dont  nous  étudions  les  lois  sont 
complexes  de  leur  nature,  plus  il  y  a  de  cas  où  nous  ne  pouvons 
instituer  nos  expériences  sous  une  autre  forme  que  celle  qui 
est  propre  aux  recherches  statistiques.  Déjà  les  sciences  phy- 
siques, dans  quelques-unes  de  leurs  branches,  telles  que  la  mé- 
téorologie, nous  en  offrent  beaucoup  d'exemples.  C'est  bien 
autre  chose  dans  les  sciences  naturelles,  où,  comme  on  le  dit 
souvent  (non  sans  quelque  exagération),  il  n'y  a  pas  de  règles 
absolues  :  ce  qu'on  prend  pour  la  règle  n'étant  que  ce  qui  arrive 
le  plus  ordinairement,  ce  qui  a  une  très  grande  disposition  à 
se  produire,  tout  en  comportant  des  anomalies  et  des  excep- 
tions. Quoi  qu'il  faille  penser  de  cette  maxime,  que  nous  ne 
prenons  pas  elle-même  dans  un  sens  absolu,  il  est  certain  que, 
par  la  seule  complication  des  causes,  le  nombre  de  cas  où  la 
confirmation  expérimentale  et  positive  n'est  praticable  que  par 
le  procédé  statistique,  doit  singulièrement  s'accroître  dans  le 
passage  des  sciences  physiques  aux  sciences  naturelles.  Ainsi 
la  partie  positive  des  sciences  médicales  ne  peut  guère  être 
que  la  partie  qui  repose  sur  des  expériences  instituées  en  grand, 
à  la  manière  des  expériences  statistiques.  Ce  n'est  pourtant 
pas  là  le  genre  de  savoir  que  le  malade  demande  à  son  médecin, 
et  il  lui  importe  assez  peu  que  le  médecin  sache  si,  pour  tel 
mode  de  traitement,  la  proportion  des  guérisons  est  de  60  ou 
de  65  pour  100.  Le  fait  particulier  et  concret  est  tout  ce  qui  le 
touche  ;  et  la  complication  accidentelle  peut  avoir  pour  lui 
bien  plus  d'importance  que  la  disposition  constante.  Aussi  y 


DE  LA  SCIENCE  ET  DE  LA  PHILOSOPHIE.    495 

a-t-il  eu  toujours  pour  les  médecins,  non  seulement  un  art  et 
une  réunion  de  connaissances,  mais  une  science  méthodique, 
que  l'on  professait  et  apprenait  avant  qu'on  ne  songeât  à  re- 
cueillir et  à  publier  de  tels  chiffres  statistiques.  Seulement 
cette  science  n'est  pas  positive,  s'il  faut  entendre  par  science 
positive  (comme  nous  croyons  l'avoir  établi)  celle  qui  porte 
sur  des  faits  susceptibles  d'être  constatés  par  l'expérience. 
Partout  en  effet  où  la  médecine  n'est  pas  en  possession  de  rè- 
gles absolues,  l'expérience  d'un  fait  individuel  ne  prouve  rien  ; 
et  ce  qu'on  appelle  l'expérience  d'une  longue  pratique  n'est 
que  l'expérience  statistique  dépouillée  des  nombres  qui  lui 
donnent  une  signification  précise  et  une  valeur  concluante. 

333.  —  Lorsque  l'on  entre  dans  le  domaine  des  sciences  qui 
ont  trait  à  la  nature  morale  de  l'homme  et  à  l'organisation 
des  sociétés  humaines,  la  complication  croissante  des  objets 
qu'elles  embrassent  oblige  à  bien  plus  forte  raison  de  recourir 
à  des  observations  dont  le  grand  nombre  compense  les  anoma- 
lies du  hasard,  si  l'on  veut  donner  à  ces  sciences  la  confirma- 
tion de  l'expérience  et  les  appuyer  sur  des  données  positives. 
De  là  le  nom  même  de  statistique  qui,  dans  le  sens  propre  et 
restreint,  est  synonyme  d'arithmétique  politique,  mais  qu'on  a 
souvent  étendu,  et  que  nous-même,  dans  cet  ouvrage,  nous 
étendons  par  analogie  à  toutes  les  recherches  qui  ont  pour  objet 
de  recueillir  des  faits  particuliers  en  grand  nombre,  afin  de 
démêler  des  influences  ou  des  dispositions  constantes  à  travers 
les  effets  de  causes  accidentelles  et  variables.  D'ailleurs  on  se 
tromperait  si  l'on  croyait  que  la  complication  croissante  des 
causes  oblige  de  recueillir  des  faits  particuliers  en  plus  grand 
nombre  pour  avoir  des  résultats  moyens  sensiblement  con- 
stants. C'est  plutôt  le  contraire  qui  arrive  :  et  il  y  a,  par  exem- 
ple, bien  plus  d'inégalités  d'une  année  à  l'autre,  dans  nos  pays, 
pour  la  température  moyenne,  pour  la  direction  moyenne  des 
vents,  pour  la  proportion  d'eau  pluviale,  que  pour  le  rapport 
du  nombre  des  accusés  à  la  population,  ou  pour  la  proportion 
des  accusés  condamnés  ou  acquittés.  C'est  principalement 
dans  les  choses  qui  dépendent  plus  du  libre  arbitre  de  l'homme, 
que,  chaque  cas  individuel  étant  plus  indépendant  de  ceux  qui 
l'avoisinent,  il  y  a  moins  de  ces  influences  irrégulières  qui  pour- 
raient (comme  dans  les  phénomènes  météorologiques  cités  en 
exemple)  affecter  toute  une  série  d'observations  particulières, 


496  CHAPITRE  XXI. 

pour  faire  place  ensuite  à  des  influences  contraires  ;  et  par  con- 
séquent c'est  là  que  doit  s'opérer  le  plus  promptement  la  com- 
pensation de  toutes  les  influences  passagères  et  anomales. 

334. — Mais,  en  reconnaissant  l'utilité  et  même  la  nécessité  de 
l'expérimentation  statistique,  pour  donner  à  certaines  parties 
des  doctrines  morales,  politiques  et  économiques  le  caractère 
de  sciences  positives,  il  faut  se  garder  de  réduire  ces  doctrines 
à  ce  qu'elles  peuvent  acquérir  par  là  de  positif,  et  se  garder 
même  de  considérer  cette  partie  déjà  rendue  positive,  ou  sus- 
ceptible de  le  devenir,  comme  ce  qu'elles  contiennent  de 
plus  important  et  de  plus  essentiel.  Supposons  des  questions 
telles  que  celles-ci  :  faut-il  maintenir  ou  abolir  la  peine  de 
mort  ?  faut-il,  dans  tel  pays,  maintenir  ou  abolir  l'institution 
de  l'esclavage  ?  J'admets  que  l'on  soit  en  possession  de  docu- 
ments statistiques  qui  prouvent  bien  clairement  qu'à  la  suite 
de  la  suppression  de  la  peine  de  mort,  il  y  a  eu  un  certain  ac- 
croissement du  nombre  des  accusés  pour  crimes  emportant 
précédemment  la  peine  de  mort  ;  qu'à  la  suite  de  la  suppression 
de  l'esclavage,  il  y  a  eu  un  certain  décroissement  de  la  popu- 
lation, de  la  production  et  des  consommations  de  diverse  na- 
ture :  regarderons-nous  pour  cela  ces  questions  comme  tran- 
chées ?  La  plus  petite  différence  suiïîra-t-elle  pour  les  faire 
réputer  résolues  ;  et  dans  le  cas  contraire  quelle  sera  l'inégalité 
requise  pour  entraîner  la  solution  ?  Si  la  différence  est  nulle 
ou  insignifiante,  faudra-t-il  regarder  les  questions  comme  in- 
signifiantes, et  leurs  solutions  comme  indifférentes  ou  arbi- 
traires? Évidemment,  rien  de  tout  cela  n'est  admissible  :  et  si 
nous  sommes  heureux  de  trouver  par  la  statistique  des  faits 
positifs  à  l'appui  des  théories  qui  satisfont  notre  raison  en 
morale  et  en  politique  ;  s'il  peut  même  arriver  dans  certains 
cas  que  ces  résultats  positifs  réduisent  au  silence  de  dangereux 
déclamateurs,  dans  une  foule  de  cas  la  raison  sent  qu'elle  doit 
avant  tout  tenir  compte  d'autre  principes,  d'autres  règles, 
d'autres  idées,  seules  capables  démettre  dans  les  théories  l'or- 
dre et  la  lumière,  d'obtenir  l'acquiescement  des  consciences 
et  de  diriger  même  l'investigation  statistique  de  manière  à  la 
rendre  féconde  et  concluante.  Que  l'on  se  figure  la  morale  du 
for  intérieur,  la  jurisprudence  civile,  le  droit  des  gens,  obligés 
à  chaque  pas  de  rapporter  la  preuve  arithmétique  ou  statistique 
que  telle  solution  provoque  plus  de  délits  et  de  fraudes,  suscite 


DE  LA  SCIENCE  ET  DE  LA  PHILOSOPHIE.     497 

plus  de  procès,  trouble  plus  de  ménages,  désunit  plus  de  fa- 
milles, ruine  plus  de  gens,  enrichit  plus  de  fripons,  nuit  à  la 
population,  à  l'agriculture,  à  l'industrie,  au  commerce,  expose 
à  plus  de  guerres,  les  rend  plus  sanglantes,  etc.  !  Non-seulement 
il  faudrait  renoncer  à  la  morale,  à  la  jurisprudence,  au  droit  des 
gens,  faute  de  pouvoir  rapporter  de  telles  preuves  positives  ; 
mais  encore  les  faits  positifs,  comme  la  plupart  des  faits  histo- 
riques, ne  donneraient  le  plus  souvent  que  des  résultats  con- 
fus et  contradictoires,  tant  que  la  raison  ne  les  aurait  pas  in- 
terprétés et  ordonnés  d'après  certaines  règles  qu'elle  puise 
en  elle-même,  en  ayant  égard  à  tous  les  principes  de  la  nature 
humaine,  aussi  bien  à  ceux  qui  ne  comportent  pas  une  mani- 
festation sensible  et  directe  qu'à  ceux  qui  se  montrent  immé- 
diatement dans  les  faits  sensibles. 

Les  sciences  économiques  même,  qui  s'occupent  plus  spécia- 
lement des  choses  au  point  de  vue  de  l'utilité  de  la  société  et 
du  bien-être  des  individus,  ont  besoin  que  la  raison  fixe,  indé- 
pendamment de  l'expérience,  les  éléments  et  les  conditions 
des  problèmes  qu'elles  agitent.  La  statistique  apprendra  bien 
que  la  population  s'est  accrue,  que  le  prix  des  denrées  a  baissé 
ou  haussé,  que  le  produit  des  taxes  s'est  accru,  qu'on  a  récolté 
plus  de  blé,  bu  plus  de  bière  ou  filé  plus  de  coton  ;  mais  avec 
tout  cela  le  peuple  est-il  devenu  plus  robuste,  plus  sage,  plus 
heureux  ?.  La  société  est-elle  mieux  assise,  l'État  plus  tran- 
quille au  dedans  et  plus  respecté  au  dehors  ?  Questions  bien 
autrement  graves,  dignes  encore  de  bien  plus  d'intérêt  ;  ques- 
tions que  le  progrès  de  la  civilisation  (on  doit  l'espérer)  ne 
supprimera  point,  quoiqu'elles  ne  puissent  être  décidées  pé- 
remptoirement, scientifiquement,  positivement,  c'est-à-dire  par 
un  calcul  exact,  ou  par  une  expérience  sensible  qui  ne 
pourrait  avoir  ici  d'autre  forme  que  la  forme  statistique.  Le 
bonheur  des  particuhers,  le  bon  ordre  de  l'État  ne  se  définis- 
sent point  par  les  règles  de  la  logique  d'Aristote,  ne  s'écrivent 
point  en  nombres  et  en  formules  algébriques,  ne  se  constatent 
point  parles  chiffres  de  la  statistique, quoique  quelques-uns  de 
leurs  effets  indirects  puissent  se  constater  de  la  sorte  ;  mais  il  faut 
touj  ours  que  le  sens  philosophique  intervienne,  et  pour  comparer 
à  un  type  idéal  le  sort  des  individus  et  l'ordre  de  l'État,  et  pour 
apprécier  les  rapports  des  effets  sensibles  et  mesurables  avec 
le  principe  intelligible  d'ordre  ou  de  désordre  qui  les  aproduits. 

32 


498  CHAPITRE  XXI. 

335.  —  Ainsi  donc,  partout  dans  les  sciences  nous  retrou- 
vons la  spéculation  philosophique  intimement  unie  à  la  partie 
positive  ou  proprement  scientifique,  qui  comporte  le  progrès 
indéfini,  les  applications  techniques  et  le  contrôle  de  l'expé- 
rience sensible.  Partout  nous  aurions  à  constater  ce  double 
fait  :  que  l'intervention  de  l'idée  philosophique  est  nécessaire 
comme  fil  conducteur,  et  pour  donner  à  la  science  sa  forme 
dogmatique  et  régulière  ;  et  que  néanmoins  le  progrès  des 
connaissances  positives  n'est  point  suspendu  par  l'état  d'in- 
décision des  questions  philosophiques.  Réciproquement,  il 
impliquerait  que  l'on  pût  attendre  des  progrès  de  la  connais- 
sance scientifique  la  solution  positive  et  expérimentale  d'une 
question  philosophique.  Si  l'on  ne  pouvait  pas  discerner  a 
priori  le  caractère  philosophique  d'une  question,  on  le  recon- 
naîtrait a  posteriori  et  par  induction,  en  voyant  que  les  pro- 
grès des  connaissances  positives  maintiennent  la  question 
dans  son  état  d'indétermination  scientifique. 

Ainsi,  comme  il  est  manifeste  que  les  progrès  immenses 
faits  depuis  Newton  et  Leibnitz  dans  une  branche  supérieure 
de  l'analyse  mathématique  connue  sous  le  nom  de  calcul 
infinitésimal  n'empêchent  pas  qu'on  ne  discute,  comme  on 
le  faisait  il  y  a  bientôt  deux  siècles,  sur  les  principes  mêmes 
de  ce  calcul,  tout  esprit  judicieux  est  suffisamment  averti  que 
de  telles  discussions  portent,  non  sur  un  point  de  doctrine 
scientifiquement  résoluble,  mais  sur  une  question  philoso- 
phique nécessairement  liée  à  l'exposé  de  la  doctrine. 

336.  —  Il  ne  faut  pas  confondre  avec  les  questions  vraiment 
philosophiques  les  hypothèses  sur  des  faits  inaccessibles  à 
l'observation,  soit  dans  l'état  provisoire  de  nos  connaissances, 
soit  à  cause  des  limites  que  des  circonstances  mettent  à  l'exten- 
sion de  nos  moyens  d'observation  et  d'expérience.  Il  est  plus 
que  probable  que  l'observation  ne  décidera  jamais  ce  qu'il  faut 
penser  de  l'ingénieuse  hypothèse  de  la  pluralité  des  mondes, 
et  qu'on  n'exécutera  pas  les  travaux  qui  pourraient  nous 
faire  connaître  empiriquement  la  composition  des  couches 
intérieures  et  profondes  de  notre  globe.  Toutefois  les  obstacles 
qui  rendent  de  pareilles  observations  impraticables  tiennent 
à  des  circonstances  accidentelles  et  accessoires  plutôt  qu'à 
des  raisons  essentielles  :  ils  dépendent  des  limites  de  nos 
forces  physiques  et  de  l'imperfection  des  instruments  maté- 


DE  LA  SCIENCE  ET  DE  LA  PHILOSOPHIE.    499 

riels  dont  nous  pouvons  disposer,  plutôt  que  des  limites 
essentiellement  imposées  à  toute  connaissance  fondée  sur  la 
perception  sensible.  Au  contraire,  il  répugnerait  à  la  raison 
qu'on  pût,  en  augmentant  suffisamment  la  puissance  de  nos 
télescopes,  arriver  à  résoudre  expérimentalement  la  question 
de  savoir  si  le  monde  est  ou  non  limité  dans  l'espace  ;  qu'on 
pût,  en  augmentant  suffisamment  le  pouvoir  grossissant  de 
nos  appareils  microscopiques,  arriver  à  saisir  les  premiers 
éléments  de  la  matière,  à  trancher  par  l'expérience  la  question 
du  vide,  des  atomes  et  de  l'action  à  distance.  Pour  la  science 
positive,  il  n'importe  de  quelle  nature  soient  les  obstacles  qui- 
s'opposent  à  l'extension  de  nos  connaissances,  dès  qu'on  les 
reconnaît  pour  être  humainement  insurmontables  ;  mais  en 
philosophie  l'on  distingue,  parce  que  d'une  part  on  s'y  préoc- 
cupe bien  moins  des  faits  que  de  la  raison  des  faits  et  de  leur 
subordination,  et  que  d'autre  part  on  s'y  propose  de  démêler 
la  hiérarchie  des  facultés  intellectuelles  de  l'homme  :  hiérar- 
chie qui  se  montre  dans  l'explication  des  causes  de  notre 
ignorance,  comme  dans  celle  des  causes  de  notre  savoir. 

337.  —  Si  l'on  prend  la  peine  de  rapprocher  toutes  les 
observations  répandues  dans  ce  chapitre  et  dans  le  précé- 
dent, on  sera  amené,  je  pense,  à  discerner  clairement,  dans 
la  nature  intellectuelle  et  morale  de  l'homme,  non  plus, 
comme  l'entendait  Bacon  (301),  trois  facultés  principales 
(logiquement  et,  pour  ainsi  dire,  anatomiquement  distinctes), 
mais  plutôt  cinq  formes  principales  de  développement,  appro- 
priées à  autant  de  syncrasies  ou  de  tempéraments  divers,  et 
correspondant  à  autant  d'idées  générales,  de  rubriques  ou  de 
catégories,  qu'on  peut  désigner  ainsi  : 

RELIGION,  —  ART,  —  HISTOIRE,  —  PHILOSOPHIE,  —  SCIENCE, 

en  les  énonçant  dans  l'ordre  qui  rappelle  assez  bien  leurs 
alliances,  et  qui  est  conforme  à  ce  que  nous  savons  de  la 
marche  générale  de  la  civilisation.  En  effet,  toute  civilisation 
a  commencé  par  la  rehgion  et  s'y  est  d'abord  concentrée  tout 
entière  ;  l'art  et  la  poésie  sont  nés  à  l'ombre  et  sous  l'influence 
de  la  religion  ;  l'histoire  de  la  nature  et  de  l'homme  s'est 
dégagée  plus  tard  des  enveloppes  mythologiques  et  poétiques  ; 
et  partout  la  philosophie,  en  se  rattachant  d'abord  aux 
symboles  de  la  religion  et  de  l'art,  a  devancé  la  science,  qui 


500  CHAPITRE  XXI. 

semble  la  dernière  conquête  de  l'esprit  de  l'homme  et  le 
produit  d'une  civilisation  parvenue  à  toute  sa  maturité. 
L'histoire  fait  appel  à  l'art  et  à  la  philosophie  ;  la  science  peut 
rarement  s'isoler  de  la  philosophie  et  de  l'histoire  ;  mais  les 
alliances  et  les  combinaisons  de  principes  divers  ne  doivent 
pas  être  une  raison  de  les  confondre.  Tous  les  eiïorts  qu'on  a 
pu  faire  pour  les  mettre  en  antagonisme  n'ont  jamais  réussi 
à  les  déraciner  de  l'esprit  humain,  parce  qu'ils  tiennent 
essentiellement  à  sa  nature  et  à  la  nature  de  ses  rapports  avec 
les  objets  extérieurs.  On  l'a  dit  maintes  fois  de  la  religion  et  de 
la  philosophie,  de  la  poésie  et  de  la  science  :  il  faut  le  dire  pa- 
reillement de  la  science  et  de  la  philosophie.  Insistons  donc 
sur  ce  point  capital  que  nous  avons  eu  surtout  en  vue  :  à 
savoir,  que  la  philosophie  n'est  point  une  science,  comme  on 
le  dit  souvent,  et  que  c'est  pourtant  quelque  chose  dont  la 
nature  humaine,  pour  être  complète,  ne  peut  pas  plus  se  pas- 
ser qu'elle  ne  pourrait  se  passer  de  la  science  et  de  l'art.  Si 
nous  avions  réussi  à  mettre  cette  vérité  dans  un  jour  nouveau, 
nous  croirions  avoir  quelque  peu  contribué,  pour  notre  part, 
au  redressement  de  certains  préjugés  et  au  progrès  général  delà 
raison. 


CHAPITRE  XXII 
De  la  coordination  des  connaissances  humaines. 

338.  —  Nous  sommes  maintenant  en  mesure  d'examiner 
comment  Bacon  a  appliqué  à  la  classification  encyclopédique 
des  connaissances  humaines  le  principe  de  sa  division  tripar- 
tite,  d'apprécier  les  critiques  et  les  changements  dont  sa 
classification  a  été  l'objet,  et  de  proposer  nous-même  un  essai 
de  coordination  synoptique,  tout  imparfaite  que  doive  être 
nécessairement  une  coordination  de  cette  nature  (243),  par 
les  raisons  que  nous  avons  déduites.  Après  avoir  posé  ses  trois 
grandes  rubriques, 

I'histoire,  la  poésie,  la  science, 
correspondant  à  trois  facultés  distinctes, 

la  MÉMOIRE,  l'iMAGINATION,  la  RAISON, 

Bacon  divise  I'histoire  en  naturelle  et  civile  ;  la  poésie,  en 
narrative,  dramatique  et  parabolique  ;  la  science,  en  philo- 
sophie et  en  théologie  révélée.  La  philosophie  traite  de  Dieu, 
de  la  nature  et  de  Vhomme  ;  ce  qui  amène  Bacon  à  réintroduire 
(par  double  emploi)  dans  la  première  subdivision  de  la  philo- 
sophie la  théologie  révélée,  qu'il  semblait  d'abord  vouloir  exclure 
de  cette  rubrique,  la  seule  pour  laquelle  le  besoin  d'un  tableau 
synoptique  se  fasse  sentir  :  encore  ne  le  détaillerons-nous  que 
tout  autant  qu'il  est  nécessaire  pour  donner  une  notion 
sommaire  des  vues  du  grand  philosophe  anglais. 

1°  DOCTRINE  DE  DIEU. 

„,  .  ,     .         \  Naturelle. 
Théologie...  j  Révélée. 

(Appendice.)        Doctrine  des  anges  et  des  esprits. 


502 


CHAPITRE  XXII. 


2°   DOCTRINE  DE  LA  NATURE. 


Spéculative. 
Opérât  ive . . 


Philosophie  première. 
Physique  spéciale. 
Métaphysique. 
Mécanique. 


(Grand 

Appendice.) 
Mathématiques 


Magie, 
pures. 


appliquées. 


Géométrie. 

Arithmétique,  algèbre. 

Perspective. 

Musique. 

Astronomie. 

Cosmographie. 

Architecture. 

Engins  (arts  de  l'ingénieur). 


3"    DOCTRINE    DE    L'HOMME. 


Philosophie 

de 
l'humanité. 


Doctrine  civile  ou  politique. 


Généralités  sur  la  nature  de  l'homme. 

HytJîiène. 

Médecine. 

Cosmétique. 

Athlétique. 

Peinture. 

Musique. 

Logique,  Grammaire. 

Rhétorique,  etc. 

Éthique. 
Doctrine  de  la  conversation. 
Doctrine  des  affaires. 


Sciences 

relatives 

au 

corps  humain. 

Sciences 

relatives  à 

l'âme  humaine. 


Doctrine  du  gouvernement  ou  de  l'État. 


Les  incohérences  des  détails  et  la  bizarrerie  de  certains 
rapprochements  sautent  trop  aux  yeux  pour  que  nous  y 
insistions.  A  vrai  dire,  il  n'y  a  de  très  digne  d'attention 
dans  l'essai  de  Bacon  que  l'idée  fondamentale  de  sa  division 
tripartite.  Voyons  comment  d'Alembert  l'a  acceptée  et 
modifiée  ^. 

339.  —  D'abord  il  change  l'ordre  des  facultés  principales, 
en  faisant  systématiquement  violence  à  toutes  les  inductions 
psychologiques  et  historiques,  et  il  les  dispose  ainsi  : 

MÉMOIRE,    RAISON,    IMAGINATION  ; 

les  rubriques  correspondantes  sont  : 

l'iiiSTOiRE,  la  PHILOSOPHIE,  la  POÉSIE  ; 

*  Les  tableaux  développés  de  Bacon  et  de  d'Alembert  se  trouvent, 
avec  le  Discours  de  d'Alcmliert  et  les  explications  de  Diderot,  en  tête 
de  leur  Encijclopédie.  M.  Bouillct  a  reproduit  le  tout  dans  son  édition 
des  Œuvres  philosopliiquvs  de  Bacon,  T.  I,  p.  189  et  suiv.,  et  il  y  a  ajouté, 
dans  son  Introduction,  de  curieux  détails  historiques. 


DE  LA  COORDINATION  DES  SCIENCES.       503 

mais  la  substitution  du  mot  de  philosophie  au  mot  de  science 
n'est  qu'une  affaire  de  style,  et  au  fond,  pour  d'Alembert 
comme  pour  Bacon,  ces  deux  termes  ont  la  même  valeur. 
L'histoire  et  la  poésie  se  subdivisent  à  peu  près  comme 
dans  l'arbre  baconien,  mais  avec  des  additions  considérables  : 
car  la  technologie  (ou,  comme  on  disait  alors,  les  arts,  métiers 
et  manufactures)  se  trouve  faire  partie  de  l'histoire  naturelle; 
tandis  que  les  beaux-aris  (la  musique,  la  peinture,  Varchitec- 
iure,  etc.)  sont  rattachés  sous  la  même  rubrique  à  I'imagi- 
NATioN,  avec  la  poésie  proprement  dite.  Voici  le  tableau 
abrégé  de  la  rubrique  philosophie  : 

1°   MÉTAPHYSIQUE    GÉNÉRALE    OU   ONTOLOGIE. 
2°    SCIENCE     DE     DIEU. 

Théologie  naturelle  et  révélée.  Divination.  Magie. 

3°   SCIENCE    DE   l'homme. 

Pneumatologie  Science  l  raisonnable. 

universelle.  de  l'âme        (  sensitive. 

/  Art  de  penser.  (Idéologie.) 
Loaiouc  )  ^^^  ^^  retenir.  (Écriture,  hiéroglyphes,  blason.) 

•^  ^    ]  Art    de    communiquer.    (Grammaire,    pédagogie, 

(      philologie,  rhétorique,  etc.) 
(  générale. 

Morale j  particulière.  (Jurisprudence  naturelle,  économique, 

'       politique.) 


4°    SCIENCE     de    la     nature 

Métaphysique  des  corps 

Arithmétique 


ou  physique  générale.    ]  ^^  l'étendue,  du  mouvement,  du  vide,  etc. 


pures  i  Anthmetiq 

^  }  Géométrie. 

Mécanique. 

Astronomie  géométrique. 

Mathématiques.  {         mixtes.         \  Optique. 

Acoustique. 
Pneumatique. 
Art  de  conjecturer. 
Physico-mathématiques. 

Anatomie. 
Phj^siologie. 
Zoologie.        {  Médecine. 
Vétérinaire. 
Chasses  et  pêches. 
Physique       )  Astronomie  physique.  —  Astrologie. 
particulière.     \  Météorologie. 
J  Cosmologie. 
'  Botanique,  agriculture. 
^  Chimie. 


504  CHAPITRE  XXII. 

Les  affinités  naturelles  ne  sont  guère  moins  violées  clans  ce 
tableau  que  dans  celui  de  Bacon.  On  a  été  choqué  notamment 
de  trouver  la  botanique  entre  la  cosmologie  et  la  chimie,  et 
loin  de  la  zoologie  ;  de  voir  figurer  l'art  de  conjecturer,  ou  la 
théorie  mathématique  des  chances,  à  la  suite  de  l'acoustique 
et  de  la  pneumatique.  D'ailleurs,  en  maintenant  Vhisloire 
naliirelle  avec  l'histoire  civile  sous  une  autre  rubrique  que  celle 
qui  comprend  les  sciences  naturelles,  telles  que  la  zoologie, 
la  cosmologie,  la  botanique,  d'Alembert  n'explique  pas  suffi- 
samment ce  qui  distingue  l'astronomie  de  l'histoire  du  ciel,  la 
zoologie  de  l'histoire  des  animaux,  la  botanique  de  l'histoire 
des  végétaux  ;  et  en  un  mot  ne  donne  pas  de  raison  valable 
de  cette  dislocation  qui  n'entrait  pas  dans  le  plan  primitif  de 
Bacon,  conçu  à  une  époque  où  la  connaissance  de  la  nature 
n'avait  pas  fait  des  pas  aussi  marqués  vers  la  coordination 
scientifique  qu'au  siècle  où  d'Alembert  écrivait. 

340.  —  Après  les  essais  de  Bacon  et  de  d'Alembert,  nous 
n'en  citerons  plus  que  deux,  à  cause  de  la  célébrité  de  leurs 
auteurs,  Bentham  et  Ampère,  qui  d'ailleurs  n'ont  pas  traité 
ce  sujet  incidemment,  mais  ex  professa,  et  qui  en  ont  fait  la 
matière  de  traités  spéciaux  i.  Dans  leurs  arbres  encyclopé- 
diques, Bentham  et  Ampère  abandonnent  tous  deux  le  prin- 
cipe de  la  division  tripartite  de  Bacon,  et  tous  deux  se  propo- 
sent d'appliquer  en  rigueur  le  principe  de  la  classification 
dichotomique,  qu'Ampère  surtout  croit  rigoureusement  fondé 
sur  la  nature  des  choses  :  comme  si  la  forme  même  de  la  règle 
et  les  applications  qu'on  en  a  déjà  faites  dans  diverses  branches 
des  sciences  naturelles  n'indiquaient  pas  assez  jusqu'à  quel 
point  elle  doit  être  réputée  artificielle.  Nous  n'insisterons 
pas  davantage  ici  sur  ce  point,  que  personne  n'a  contesté  ni  ne 
contestera.  Bentham  surtout  pousse  jusqu'à  un  excès  fatigant 
l'abus  des  ramifications  dichotomiques,  et  la  fabrication  de 
mots  bizarres,  destinés  à  exprimer  la  suite  des  bifurcations. 
Une  première  bifurcation  lui  donne  la  métaphysique  [cœnon- 
iologie)  d'une  part,  de  l'autre  la  science  des  êtres  particuliers 

*  1»  Essai  sur  la  nomenclature  et  In  classification  des  principales  branches 
d'arl  et  science,  extrait  de  la  ChrcstonuUhia  de  Jérémic  Bentham,  par 
G.  Bentham.  Paris,  182.3,  in-8". 

2°  Essai  sur  la  philosophie  des  sciences,  on  exposition  analijtique  d'une 
classification  naturelle  de  toutes  les  connaissances  humaines,  par  A.  M.  Am- 
père. Paris,  1834,  in-S». 


DE  LA  COORDINATION  DES  SCIENCES.       505 

(idionlologie),  se  bifurquant  en  science  des  corps  [somalologie] 
et  science  des  esprits  {pneumalologie)  :  ce  qui  n'est  que  l'appli- 
cation des  idées  reçues  chez  les  scolastiques  du  moyen  âge. 
La  somalologie  se  bifurque  en  science  des  quantités  [posologie, 
mathématiques)  et  science  des  qualités  (poiosomalologie)  ; 
tandis  que  la  pneumatologie  se  subdivise  en  noologie  (logique, 
idéologie)  et  anoopneumalologie,  comprenant  la  palhoscopie 
et  Vélhique.  Mais  il  serait  fastidieux  de  suivre  Bentham  dans 
les  ramifications  subséquentes  de  son  arbre  encyclopédique, 
où  l'on  trouverait  en  grand  nombre  des  subdivisions  forcées 
et  arbitraires,  et  qui  n'ont  pas  même  le  mérite  d'une  classifi- 
cation artificielle,  celui  de  procurer  une  vue  plus  claire  de 
l'ensemble  des  objets  classés. 

34L  —  II  n'en  est  pas  de  même  de  la  classification  d'Am- 
père, parce  que  la  sagacité  de  son  esprit  et  ses  vastes  connais- 
sances ne  lui  ont  pas  permis  de  méconnaître  à  ce  point  les 
vraies  affinités  des  sciences,  et  qu'il  a  au  besoin  fait  violence 
à  ses  règles  artificielles  de  bifurcation,  pour  arriver  finalement 
à  une  série  qui  en  effet  représente,  bien  mieux  que  celles  que 
nous  avons  examinées  jusqu'ici,  les  rapports  naturels  des 
divers  corps  de  doctrines  scientifiques,  ainsi  qu'on  peut  en 
juger  par  l'extrait  suivant,  où  la  première  colonne  désigne 
ce  qu'Ampère  nomme  des  embranchemenls,  la  seconde  colonne 
des  sous-embranchemenls,  et  la  troisième  des  sciences  du  pre- 
mier ordre,  que  l'auteur  bifurque  ensuite  en  sciences  du  second 
et  du  troisième  ordre.  Mais,  sans  le  suivre  dans  ces  dernières 
ramifications,  où  l'artifice  de  la  bifurcation  se  fait  de  plus  en 
plus  sentir,  nous  nous  sommes  borné  à  joindre  entre  paren- 
thèses, aux  noms  des  sciences  de  premier  ordre,  les  noms  de 
quelques  sciences  de  troisième  ordre,  dont  il  convenait  de 
marquer  la  place  dans  la  série  générale. 

Premier  règne.  —  sciences  cosmologiques. 

l  Arithmologie. 

Sciences         )  ^^^^^'  (  Géométrie. 

mathémaliques    )  physico-  l  Mécanique. 

{  mathématiques,  f  Uranoîogie. 

(  physiques  1  physique  générale  (chimie). 

Sciences         \  proprement          Technologie. 

physiques.        )  dites.  '      .  ,     .    ,    .    .     -,     .  s 

'^  '^                   f  ...  l  Géologie  (mmeralogie). 

l  géologiques.  j  oryctotechnie. 


506 


CHAPITRE  XXII. 


Sciences 
naturelles. 


Sciences 
médicales. 


phytologiques 

zoologiques. 

physico- 
médicales. 


Botanique. 
Agriculture. 
Zoologie. 
Zootechnie. 

Physique  médicale  (pharmaceu- 
I      tique). 
Hygiène. 


Sciences 
philosophiques. 


\         médicales 
f        proprement 
\  dites. 

Second  règne.    —    sciences  noologiques. 
philosophiques 
proprement 
dites. 


Nosologie  (thérapeutique). 
Médecine  pratique  (diagnostique). 


/  Psychologie  (logique). 

)  Métaphysique    (ontologie,    théo- 


Sciences 
dialegmaiiques. 


Sciences 
ethnologiques. 


Sciences 
politiques. 


I 


morales. 

dialegmatiques 
proprement 

dites. 

éleuthéro- 

techniques. 

ethnologiques 

proprement 

dites. 


historiques. 


ethnocritiqucs. 


et'mégétiques. 


logie  naturelle). 

Éthique. 

Thélésiologie. 

Glossologie. 

Littérature    (bibhographie,    cri- 
tique littéraire). 

Technesthétique. 

Pédagogique. 

Ethnologie. 
Archéologie. 

Histoire    (chronologie,    philoso- 
phie de  l'histoire). 
Hiérologie  (symbolique,   contro- 
verse). 

(  Nomologie     (législation,      juris- 

l       prudence). 

'  Art  militaire. 

/  Économie     sociale     (statistique, 

\       théorie  des  richesses). 

)  Politique     (droit     international, 

(      diplomatie). 

A  l'inspection  de  ce  tableau,  il  peut  paraître  singulier  que 
la  chimie  et  la  logique  ne  soient  que  des  sciences  du  troisième 
ordre  quand  l'oryctotechnie  et  l'art  militaire  sont  des  sciences 
de  premier  ordre.  D'ailleurs  on  est  tout  de  suite  frappé  de 
ce  qu'il  y  a  d'arbitraire  et  même  de  faux  dans  les  principes  de 
classification  :  car,  assurément,  les  rapports  des  sciences  zoo- 
logiques aux  sciences  botaniques  ne  ressemblent  guère  à 
ceux  qu'on  peut  trouver  entre  les  sciences  géologiques  et 
les  sciences  physiques,  ou  bien  entre  les  sciences  historiques 
et  les  sciences  ethnologiques.  Il  en  faut  dire  autant  des  rap- 
ports de  la  géométrie  à  l'arithmologie,  comparés  à  ceux  de 
l'hygiène  à  la  physique  médicale  ou  de  la  littérature  à  la 
glossologie.  Afin  de  montrer,  par  un  seul  exemple,  jusqu'où 
peuvent  aller  ces  discordances  quand  il  s'agit  des  sciences 


DE  LA  COORDINATION  DES  SCIENCES.       507 

de  second  ou  de  troisème  ordre,  nous  choisirons  l'embran- 
chement avec  lequel  Ampère  était  le  plus  familier  par  la 
nature  de  ses  travaux  habituels,  celui  des  sciences  mathé- 
matiques, qu'il  décompose  comme  il  suit  : 


Arithmologie. 


Géométrie. 


Mécanique. 


Uranologie. 


À 


Arithmologie 
élémentaire. 

Mégéthologie 

(théorie  des 

grandeurs). 

Géométrie 

élémentaire. 

Théorie 
des  formes. 

Mécanique 
élémentaire. 

Mécanique 
transcendante. 

Uranologie 
élémentaire. 

Uranognosie. 


( 


1 


Arithmographie. 
Analyse  mathématique. 

Théorie  des  fonctions. 
Théorie  des  probabilités. 

Géométrie  synthétique. 
Géométrie  analytique. 
Théorie   des   lignes   et   des   sur- 
faces. 
Géométrie  moléculaire. 
Cinématique. 
Statique. 
Dynamique. 
Mécanique  moléculaire. 
Uranographie. 
Héliostatique. 
Astronomie. 
Mécanique  céleste. 


Il  est  très  bien  de  distinguer  l'arithmétique  pure  ou  la 
théorie  des  nombres  d'avec  la  théorie  des  grandeurs  passées 
à  l'état  de  quantités,  et  exprimées  par  la  série  des  valeurs 
numériques,  tant  entières  que  fractionnaires  ;  mais  la  théorie 
des  nombres  par  excellence,  qui  traite  des  propriétés  des 
nombres  en  eux-mêmes,  abstraction  faite  de  toute  notation 
arithmétique  et  de  tout  procédé  de  calcul,  et  qui  ne  fait  nul- 
lement partie  de  l'arithmologie  élémentaire,  ne  saurait  se 
ranger,  ni  dans  l' arithmographie,  ni  dans  la  théorie  des 
équations,  qui  est  ce  qu'Ampère  entend  par  analyse  mathé- 
matique. D'ailleurs  l'algèbre,  dont  la  théorie  des  équations 
constitue  la  partie  la  plus  essentielle,  appartient,  aussi  bien 
que  la  théorie  des  fonctions,  à  la  mégéthologie  et  non  à  l'arith- 
métique pure  ;  tandis  que  la  théorie  des  probabilités  se  rat- 
tache essentiellement  à  la  théorie  des  combinaisons  et  des 
nombres.  La  classification  de  la  géométrie  est  défectueuse 
de  tout  point  :  la  théorie  des  lignes  et  des  surfaces  ne  peut 
pas  s'isoler  de  la  géométrie,  soit  synthétique,  soit  analy- 
tique ;  et  il  n'existe  pas  de  géométrie  moléculaire,  la  cris- 
tallographie, qu'Ampère  désigne  de  ce  nom,  n'étant,  lors- 
qu'on la  considère  du  point  de  vue  mathématique,  qu'une 


508  CHAPITRE  XXII. 

branche  de  la  géométrie  à  trois  dimensions.  Au  contraire, 
Ampère  a  eu  une  idée  heureuse  en  imaginant  un  mot  nou- 
veau, celui  de  cinématique,  pour  distinguer  cette  théorie  qui 
fait  le  passage  naturel  de  la  géométrie  à  la  mécanique  pro- 
prement dite,  et  où  l'on  considère  les  propriétés  du  mouvement, 
abstraction  faite  des  forces  qui  le  produisent  et  du  temps 
pendant  lequel  il  s'accomplit.  Nous  n'insisterons  pas  sur  les 
subdivisions  de  l'uranologie,  toutes  fort  arbitraires,  et  nous 
passerons  enfin  à  l'énoncé  des  idées  qui  nous  ont  servi  de 
guides  dans  l'essai  d'une  classification  nouvelle. 

342.  —  D'abord  le  bon  sens  veut  qu'on  distingue  les  con- 
naissances qui  n'ont  été  réunies  en  corps  de  doctrine  que  dans 
un  but  technique  ou  pratique,  d'avec  celles  qui  intéressent 
surtout  la  spéculation,  et  que  nous  cultivons  pour  elles-mêmes, 
pour  la  satisfaction  de  notre  raison  et  de  l'instinct  de  cu- 
riosité qui  fait  partie  intégrante  de  notre  nature.  Sans  doute 
on  peut  tirer  de  toutes  les  sciences  quelques  conséquences 
utiles  à  la  pratique,  et  trouver  une  loi  ou  un  théorème  à 
propos  d'une  question  d'application  :  comme  aussi,  réci- 
proquement, on  peut  mettre  à  profit  nos  connaissances 
techniques  pour  l'avancement  des  sciences  spéculatives.  Des 
faits  observés  dans  les  usines  métaUurgiques,  dans  l'agriculture 
ou  dans  la  pratique  médicale  peuvent  contribuer  à  l'éclaircisse- 
ment de  quelques  points  de  doctrine  en  chimie,  en  botanique, 
en  physiologie  animale  ;  de  même  qu'en  général  les  théories 
dont  s'occupent  le  chimiste,  le  botaniste,  le  physiologiste, 
seront  appliquées  par  l'ingénieur  qui  se  livre  à  l'exploitation 
des  mines,  par  l'agronome  et  le  médecin.  Mais  des  causes 
profondes  de  distinction,  qui  donnent  une  existence  à  part 
et  une  sorte  d'autonomie  à  l'agriculture  et  à  la  médecine, 
ne  permettent  pas  de  les  considérer  comme  de  pures  appli- 
cations ou  comme  de  simples  annexes  de  la  botanique  et  de 
la  physiologie  ;  la  valeur  philosophique  des  caractères  per- 
met encore  moins  de  regarder  la  chimie,  la  physiologie 
comme  des  annexes  ou  comme  des  sciences  accessoires 
par  rapport  à  l'agriculture  ou  à  la  médecine  ;  et  comme 
la  même  distinction  est  partout  plus  ou  moins  sensible  ; 
que  d'ailleurs  l'importance  et  le  développement  des  sciences 
techniques  tiennent  à  diverses  particularités  de  l'état  des 
nations  civilisées,  et  ne  sont  nullement  en   raison  de  l'im- 


DE  LA  COORDINATION  DES  SCIENCES.       509 

portance  et  du  rang  philosophique  des  sciences  spéculatives 
auxquelles  il  faudrait  les  annexer,  on  est  naturellement 
amené  à  ordonner  les  connaissances  techniques  dans  ime  série 
particulière,  parallèle  à  la  série  ou  aux  séries  où  viendront 
se  ranger  les  sciences  spéculatives,  qui  nous  intéressent  surtout 
par  la  notion  qu'elles  nous  donnent  des  lois  de  la  nature, 
ainsi  que  des  faits  qui  ont  déterminé  l'arrangement  du  monde 
et  les  destinées  de  l'humanité. 

343.  —  C'est  ici  que  se  fait  sentir  l'opportunité  d'une  dis- 
tinction plus  délicate,  tenant  à  un  principe  plus  abstrait  et  à 
des  raisons  plus  profondes.  Il  y  a  des  sciences  dont  le  propre 
est  de  relier  en  système  des  vérités  éternelles  ou  des  lois 
permanentes  de  la  nature,  qui  tiennent  à  l'essence  des  choses 
ou  aux  qualités  dont  il  a  plu  à  la  puissance  créatrice  de 
douer  les  objets  de  la  création.  D'un  autre  côté,  il  y  a  des 
sciences  qui  portent  sur  un  enchaînement  de  faits  qui  se 
sont  produits  successivement  les  uns  les  autres  et  qu'on  explique 
les  uns  par  les  autres,  en  remontant  ainsi  jusqu'à  des  faits 
originels  qu'il  faut  admettre  sans  explication,  faute  de  con- 
naître les  faits  antérieurs  qui  les  expliqueraient.  En  consé- 
quence de  cette  distinction,  la  nature  et  le  monde  sont 
deux  termes  qui  n'expriment  pas  la  même  idée  ^.  Autre  est 
le  point  de  vue  du  physicien  qui  systématise  les  lois  des 
combinaisons  chimiques,  et  pour  qui  l'iode  et  le  brome  sont 
des  radicaux  tout  aussi  importants  que  le  chlore,  parce  qu'ils 
jouent  en  chimie  des  rôles  parfaitement  analogues;  autre  est  le 
point  de  vue  du  géologue,  qui  s'occupe  de  savoir  comment 
les  diverses  substances  chimiques  sont  distribuées  à  la  sur- 
face de  notre  globe  et  entrent  dans  la  composition  de  sa 
masse.  Nous  avons  développé  dans  l' avant-dernier  chapitre 
les  caractères  vraiment  distinctifs  de  l'histoire  et  de  la  science 
proprement  dite,  de  l'histoire  naturelle  et  des  sciences  natu- 
relles, de  la  physique  et  de  la  cosmologie  :  nous  n'y  revenons 
ici  que  tout  autant  qu'il  le  faut  pour  justifier  un  essai  de  clas- 
sification et  pour  fournir  par  la  classification  même,  si  elle 
parait  naturelle  et  claire,  une  sorte  de  contre-épreuve  de  la 
théorie. 

344.  —  En  définitive,  cette  analyse  nous  conduit  à  dis- 


1  Voj-ez  le  livre  de  M.  Alex:,  de  Humboldt,  intitulé  Cosmos. 

32*" 


w 

w. 
o 

m 
w. 

HH 
-Il 

îz; 

o 
o 

P 

P 
C? 

H 
P-< 

O 

O 
I— I 

H 
< 
O 
I— I 

l-H 

m 
w. 
< 


< 

Oh 

o 


aj 


u 

p 

w 

0 

0 

0 

a 

h4 
n 

ce 

v-i 

CJ 

F=5 

0 

1— 1 

u 

•-^ 

p:  ^ 

C/2 


::3 
p: 

O 

-a 


_;'5c 
=  o 

^  o- 

ri    ti 


o 
o    . 

•o  5  ç 

<J  .-    O 

au  o 

1  ^  ^ 

-  1^0^- 

o  — 

c  ^  c 
c-o  -te 

■o 

C/2 


en 


a> 


en  09 

O   O  *-> 

n  p  J2 
s-      " 

«    -^   !- 

—      _:      M  M 

•-30      c 

«  o  s  «^^ 
o  o 

—  ■*-' 
C3  in 


c 
.2 

« 


3 


•5  s. 
3    s 

«       u 
2  S.3     • 

•3  tr2  ^T! 
5  s  =  3 

^2    o    c/5    5J 


S        <3     . 

O  a> 


ex 


o 


.    01 

.Si -50 


o 


jr  .3        fc- 


o.'-^ 


<      r-.ci 


BU 

o  "0> 


c::2 


»9 

V 

3 
C 

«•H 

S 

o 


g 
O 
3 
O 

u 


a; 

3 

X! 

D* 

0    . 

^■n 

.  >^ 

^^  tx 

0^ 

35 

se  — 

T3   C 

0 

f-   — 

û)   C 

0-- 

3  "O 

-«  ,E 

cr.1T^ 

Oîr 

'l^ 

^ 

0 

0. 

•0 
0 

o  30 

3  ^t  S 

?  yli 

O  u  = 


S 

o 
'■5 

3 


3*9 

D*  • 
■-  *->■; 
S  « 

o  o 

d' 
u 

a 

EA 
W 

a 


o 
(1 


s 


C 
a 
u 

s 

es 


o 

3 
cr 


3 

O 

S 

o 

(«-H 

I    ."^ 

o  —  ^ 


s 

o 

o 


3 


a 

ce 

3 

< 

3  3 

C  3 

lA 

3S 


S£ 


3  i* 

•-•  3  û  i-  ij  "ïi 


*-'  u  -3  o  i:  -0 

3  -^  j-  "3  o  ~ 


o        Cl  3 

■fc:  -  t-  =  ■ 
030^ 
•o  o;^-3 

-3   *"  "^   3 


o  ~  sa 

o  =^  = 
.a 

C3 

XI 

o 
I-, 

c 


II 


1/2 

U 

!  -^  < 

en  s 

H 

a 


o 
u 

.2  «J    . 

3  3  ç) 
«  .3  3 
-CJ  -j  — 

Sofe     .-g 

-      "-  o  —  "^  3. 

!"   3  —        ~   CT 

•<y:U      30 


•«  A  o 

a>  o  i: 

.5i  >.  s 
tjx:.3 

u 


t/l 


Sff- 

i-i  y  en  a 


U 


(d 

D 

5 

o 

o 

O 

u 


0) 


,   -  «  o  ■" 

^^     ^     L-     E     f^ 


•a, 


(Ù  i     ..2  3 

C  «  <u  *J  ï? 
•4>  c  S  s  •"; 


3 
V 

"ôb 
o 

« 

eu 


3 


su 


X 

S 

as 


ai 


3 
•-^ 

(h 

o 


u 
.  3 

3-^ 

-.r;  «  —  «  Qj  vj  — 

3  &       C         3 
^  oj  tn  « 


«1i 


<        Ctf  3 

S  fi 


o 

u 

Q 


o 

Q 


se 

-o 


(h 

a> 

.   •!-> 

M  ■« 

O    fi 

o  « 

e*^ 

M 

s  « 

< 


Si  ^ 

S  fi 
S" 

u'3 

fi 


S 
o 

^^ 

4-1 

3 

*-< 

co 

o  es 


3 

.H* 
*5b 


«  ê .?:_ 


o 


c 

2^  fi 
c     o 

2     P. 


fi 
_o 

3     • 

■2  "^ 

«u'i.S 

■aj2  2 

o-o  c 
Se?? 

pH     *-.     QJ 

500 


a 


, 

Cl) 

a> 

3 

er,  cr 

0 
0 

4-> 

c 

3 

^ 

teO 

H-J 

C 

hJ 

■fi 
& 

es 
t.1 
CD 

O 

§•-' 
'^  OC 

1    o 


(U  X3 

•-fi  Oh 
o 


3 

«    g    «    ttC 

•■—I    4)  _i_)  '.^ 

iDDtH.t:  oD 

o       "O  o 


o 

.—I 

o 


-  kl 

OC 
o 

w 


o 
3 


3 

C 
.■H 

O 


o 


s    - 


o     . 

& 

C3 
t.1 
ÙC 
O 

O 

u 


o 
"o 
fi 
o 


-fi 

ca 
11 
00 
o 


m 


.fi 
& 

C3 

t>D 
O 


en 

E 

•■-4 

c 

C3 


â"a'3) 

^2-2 

c  -«  .fi 


W  S, 

z  3  f" 
So 

c«  2 


^    S 


c 

'a 

S 

3 
J3 


C   01  _« 

«  "^'Ec'a 


3 

cr 


0^2-2 
fi 


<WHPh 


-     fi 
o 

2i  s 

la 

fi. 2 

J5.fi 


fi    s 


CD 
O 

-fi 

u 

CL, 


H 


« 


s  w  s  w 

o  K  W  H 

H  û  tf  " 

a  •<  2 

z  fi 


o 

"c 

o 

"o 

T3 


a 

3 

o 


S 

.s* 

su 

x: 


W 


'S 


C 


tac 
o 

"o 

■CJ 


3 


W 


en 


2:  5  f^  3 
w  o  w  S 


Z 


fi 


a> 
u 


en 


O 

Jfi 
H 

3 
O 


O 


3         O 

.1.^       es 


_  ^  . 


kl 

x: 


.2      § 


H 

ai 

0 
Z 

W 

H 

fi 
0 

Z 

W 

H 

t^ 

H 

K 

l>H 

c/! 

P. 
0 
fi 
b 

u 

>^ 

i-( 

C/2 

0 

P4 

X 

512  CHAPITRE  XXII. 

poser  la  table  des  connaissances  humaines  en  trois  séries  pa- 
rallèles {Voir  le  tableau  ci-joint)  :  la  série  théorique,  la  série 
cosMOLOGiouE  et  HISTORIQUE,  et  la  série  technique  ou 
PRATIQUE.  Et  en  même  temps  le  mode  de  subordination  et 
d'enchaînement  des  faits,  des  lois  et  des  phénomènes  (tel 
qu'il  a  été  exposé  dans  tout  le  cours  de  cet  ouvrage),  en  allant 
des  plus  fondamentaux  aux  plus  spéciaux,  des  plus  simples 
aux  plus  complexes,  nous  donne  lieu  d'établir  une  suite 
d'étages  ou  de  groupes  :  la  combinaison  des  divisions  par 
étages  et  des  divisions  par  séries  constituant  une  table  à  double 
entrée  (237),  c'est-à-dire  la  disposition  la  plus  commode  et 
la  moins  défectueuse  pour  représenter  nettement  et  aussi  fidè- 
lement que  possible  un  système  de  rapports  compliqués. 
La  distribution  par  étages  permet  de  distinguer  naturelle- 
ment cinq  groupes  ou  familles,  savoir  : 

Le  premier  groupe,  comprenant  les  sciences  mathématiques; 

Le  second,  comprenant  les  sciences  physiques  et  cosmologiques  ; 

Le  troisième,  comprenant  les  sciences  biologiques  et  I'histoire  natu- 
relle proprement  dite 

Le  quatrième,  comprenant  les  sciences  noologiques  et  toutes  les 
branches  de  la  symbolique  ; 

Le  cinquième,  comprenant  les  sciences  politiques  et  I'histoire 
proprement  dite. 

Pour  l'ordre  des  étages  et  les  principales  divisions,  notre 
classification  cadre  avec  celle  d'Ampère;  et  il  ne  pouvait 
guère  en  être  autrement,  soit  qu'on  partît  de  considéra- 
tions théoriques,  soit  qu'on  se  laissât  guider  par  les  rap- 
ports que  la  conformité  ou  l'analogie  des  travaux  ont  éta- 
blis entre  les  diverses  catégories  de  savants  et  de  lettrés  ^. 

'  Voyez,  à  la  fin  des  Nouveaux  essais  sur  l'entendement  humain,  les 
réflexions  de  Leibnitz  sur  la  division  des  sciences,  et  notamment  sur  ce 
qu'il  nomme  la  division  civile  des  sciences,  selon  les  facultés  et  les  pro- 
fessions. Remarquez  ses  vues  sur  une  faculté  économique  «  qui  contien- 
drait les  arts  mathématiques  et  mécaniques,  et  tout  ce  qui  regarde  le 
détail  de  la  subsistance  des  hommes  et  des  commodités  de  la  vie,  où 
l'agriculture  et  l'architecture  seraient  comprises  ».  Sur  ce  point,  comme 
sur  bien  d'autres,  Leibnitz  était  en  avant  de  son  siècle,  et  il  pressentait 
les  questions  qui  s'agitent  de  nos  jours.  Outre  la  division  selon  les  pro- 
fessions et  les  facultés,  qui  concerne  principalement,  suivant  la  remarque 
de  Leibnitz  lui-même,  les  sciences  ])ratiques  ou  techniques  (puisque  les 
institutions  d'instruction  publique,  comme  les  professions,  ont  dû  s'accom- 
moder aux  besoins  et  aux  usages  de  la  société),  il  y  a  pour  les  sciences 
théoriques  une  sorte  de  division  officielle,  qui  ne  faisait  pour  ainsi  dire  que 
de  naître  au  temps  de  Leibnitz  et  dont  le  pliilosophe  ne  parle  pas  :  c'est 


DE  LA  COORDINATION  DES  SCIENCES.       513 

D'après  la  théorie  en  effet,  il  est  impossible  de  confondre 
les  mathématiques  avec  les  sciences  physiques  et  cosmo- 
logiques, et  de  méconnaître  la  dépendance  immédiate  où 
celles-ci  sont  des  mathématiques.  Les  sciences  qui  ont  pour 
objet  la  nature  vivante  supposent  la  connaissance  des  pro- 
priétés générales  des  corps  et  de  l'économie  générale  du 
monde,  tandis  qu'elles  conduisent,  par  l'histoire  naturelle 
de  l'homme  et  par  la  psychologie  empirique  (étroitement 
unie  à  la  physiologie),  jusqu'à  la  limite  où  commencent 
l'idéologie  et  toutes  les  sciences  qui  traitent,  sous  divers 
aspects,  des  lois  de  l'entendement  humain  et  de  la  nature 
morale  de  l'homme.  Enfin,  les  sciences  qui  ont  pour  objet 
l'organisation  des  sociétés  ou  corps  politiques  ne  peuvent 
venir  qu'après  celles  qui  traitent,  tant  de  la  nature  physique 
de  l'homme,  que  de  sa  nature  intellectuelle  et  morale. 

En  disant  que  cet  ordre  nous  est  imposé,  nous  n'entendons 
nullement  dire  qu'il  soit  parfait.  Il  y  a,  par  exemple,  entre 
les  mathématiques  et  la  logique,  entre  la  physique  propre- 
ment dite  et  certaines  branches  de  l'économie  des  sociétés, 
auxquelles  on  a  proposé  de  donner  le  nom  de  physique  so- 
ciale, des  affinités  que  l'ordre  du  tableau  n'indique  pas, 
tandis  qu'on  les  exprimerait  assez  fidèlement  en  adoptant 
le  schème  ou  la  disposition  qui  suit,  plus  conforme  encore 
au  principe  de  la  classification  d'Ampère  : 

celle  qui  résulte  de  l'établissement  officiel  des  académies  et  du  rappro- 
chement des  savants  d'après  le  sentiment  qu'ils  ont  eux-mêmes  des 
affinités  entre  les  sciences  qu'ils  cultivent.  Il  est  clair  qu'on  devrait  se 
méfier  de  toute  classification  systématique  qui  choquerait  trop  ouver- 
tement un  arrangement  dont  on  ne  s'est  pas  toujours  rendu  un  compte 
philosophique,  et  qui  peut  offrir  des  parties  défectueuses,  mais  qui,  dans 
son  ensemble,  est  consacré  par  l'assentiment  des  corps  savants  et  du 
public  éclairé. 


33 


514 


CHAPITRE  XXII. 


s  S. 

n 

0^ 

a 
M. 2" 
«  o 
'W  o 

w  a 

s 

» 

a  S 

-SI 

s -g" 

-W  o 
="1 

-«2 

.fi 

5.1 
■a  "S 

Sciences 
mathématiques. 

Sciences 

noologiques 

et  symboliques. 

» 

Sciences 

physiques 

et  cosmologiques. 

» 

» 

Sciences 

politiques 

et  historiques. 

u 

» 

» 

Sciences 

biologiques 

et  histoire  naturelle 

proprement  dite 

» 

» 

}) 

Mais  alors  on  scinderait  en  deux  l'étude  de  l'homme,  et 
l'on  ne  tiendrait  plus  compte  des  transitions  continues  par 
lesquelles  (comme  nous  l'expliquerons  dans  le  chapitre 
suivant)  on  va  de  l'étude  des  fonctions  du  système  ner- 
veux et  de  la  sensibilité  animale  à  l'étude  des  facultés  su- 
périeures de  l'intelligence.  Par  la  rupture  de  cette  chaîne  on 
blesserait  des  rapports  plus  intimes  encore  et  plus  essen- 
tiels que  ceux  qu'on  voudrait  exprimer  en  adoptant  cette 
disposition  nouvelle  ou  toute  autre  disposition  analogue  : 
d'où  il  faut  seulement  conclure,  tout  en  préférant  un  sys- 
tème à  l'autre,  l'impossibilité  d'exprimer  exactement  et 
complètement,  par  un  schème  sensible,  les  rapports  que 
nous  apercevons,  et  qui  constituent  autant  d'affinités  na- 
turelles entre  les  diverses  parties  du  système. 

345.  —  On  pourrait  nous  demander  pourquoi,  tout  en 
faisant  usage,  comme  d'un  principe  de  classification,  de 
la  distinction  entre  l'histoire  et  la  science  proprement  dite, 
nous  n'appliquons  pas  de  même  la  distinction  que  nous  avons 
tant  cherché  à  établir  entre  la  science  et  la  philosophie.  La 
raison  en  est  que  l'élément  philosophique,  qui  vient  s'allier 
à  toutes  les  branches  de  nos  connaissances  positives,  dans 
l'histoire  comme  dans  la  science,  n'en  peut  pas  être  séparé 
ou  anatomiquement  distingué  avec  autant  de  netteté  que 
la    science    peut    l'être    de    l'histoire,    quoique   d'ailleurs    le 


DE  LA  COORDINATION  DES  SCIENCES.       515 

départ  des  deux  éléments  historique  et  théorique  soit  loin 
d'être  absolu;  mais  il  s'opère  en  gros,  et  cela  suffît  en  fait 
de  classifications  de  ce  genre.  En  fait  d'anatomie  proprement 
dite,  on  isole  assez  bien,  et  l'on  peut  montrer  à  part  les 
systèmes  osseux,  artériel,  lymphatique,  nerveux,  lesquels, 
après  cette  préparation,  se  prêtent  parfaitement  à  la  des- 
cription par  régions  et  par  organes  ;  tandis  qu'une  autre 
anatomie,  fondée  sur  la  distinction  des  tissus  qui  entrent 
comme  matériaux  primitifs  dans  toutes  les  parties  de  l'or- 
ganisme, ne  se  prête  pas  de  la  même  manière,  ni  à  l'isolement 
en  systèmes  matériellement  séparés,  ni  à  la  description 
topographique  des  organes.  Il  en  est  ainsi  pour  l'élément 
philosophique  de  nos  connaissances  :  aussi  n'avons-nous 
pas  proposé  dans  notre  tableau  de  cases  distinctes  pour  la  phi- 
losophie proprement  dite,  mais  seulement  pour  des  branches 
de  nos  connaissances  qu'on  peut  plus  ou  moins  ramener  à  la 
forme  scientifique,  et  où  prédomine,  plus  que  dans  d'autres, 
l'influence  de  la  spéculation  philosophique. 

De  même,  quoique  la  religion,  l'art,  la  poésie  ne  soient 
pas  des  sciences,  et  quoique  ce  fût  étrangement  amoindrir 
ou  dénaturer  leur  rôle  que  de-  les  comparer  à  une  science 
telle  que  la  botanique  ou  la  chimie,  il  y  a,  dans  un  tableau 
encyclopédique  des  connaissances  humaines,  des  cases 
pour  toutes  ces  choses,  traitées  du  point  de  vue  d'où  le  sa- 
vant les  envisage,  c'est-à-dire  en  tant  qu'elles  appartiennent 
à  l'histoire  de  l'humanité,  et  sont  la  manifestation  de  cer- 
taines facultés  de  l'esprit  humain,  ou  d'instincts  et  de  be- 
soins dont  l'étude  fait  partie  de  l'étude  de  notre  nature.  Il 
ne  suit  pas  de  là  qu'il  faille  (ce  qui  serait  tomber  dans  la 
profanation  ou  dans  la  barbarie)  comparer  la  Bible,  l'Iliade 
ou  le  Laocoon  à  un  traité  d'algèbre  ou  de  médecine  ;  mais 
une  table  des  connaissances  humaines  n'est  pas  une  méthode 
de  classification  bibliographique,  ni  un  catalogue  des  pro- 
ductions du  génie  de  l'homme  ou  des  inspirations  d'une  sa- 
gesse surnaturelle.  Les  divisions  bibliographiques  doivent 
être  assorties  à  l'abondance  relative  des  productions  dans 
chaque  branche  de  la  littérature,  de  la  philosophie,  de  l'his- 
toire, des  sciences  et  des  arts  ;  abondance  relative,  qui  change 
avec  l'état  de  la  civilisation,  des  mœurs,  des  institutions 
et  des  croyances  :  la  subordination  rationnelle  des  diverses 


516  CHAPITRE  XXII. 

parties  de  nos  connaissances  ne  saurait  se  régler  par  de  pa- 
reilles   conditions. 

346.  —  Pour  achever  le  commentaire  de  notre  tableau, 
nous  n'avons  à  ajouter  aux  généralités  qui  précèdent  que 
quelques  explications  de  détail.  Dans  la  famille  des  sciences 
MATHÉMATIQUES,  la  colonne  aiïectée  à  la  seconde  série  offre 
nécessairement  un  vide  (309).  Nous  distinguons  dans  la  pre- 
mière colonne  deux  chaînons  parallèles   (241),  parce  qu'en 
effet,  à  partir  des  éléments  de  l'arithmétique,  la  science  se 
bifurque:  une  branche  ayant  pour  objet  les  propriétés  dont 
les   nombres  jouissent    en    tant  que   nombres,   et  indépen- 
damment de  toute  application  à  la  mesure  des  grandeurs,  au 
moyen  d'une  unité  arbitraire  et  susceptible  de  se  fractionner  ; 
tandis  que  l'autre  branche  a  précisément  cette  application 
pour  objet,   et  constitue  ce   qu'on  nommait  du   temps  de 
Viète   et   de    Descartes   la   logistique  i,   avant   que   l'algèbre 
moderne    eût    pris    les    développements    qui   en   font   une 
science    qu'on    peut    considérer    pour    elle-même,    indépen- 
damment  de   toute   application   aux   autres   parties    de    la 
doctrine  mathématique.  La  logistique,  l'algèbre  et  la  théorie 
des  fonctions  sont  autant  d'assises  de  la  théorie  des  gran- 
deurs abstraites  ou  de  la  mégéthologie  d'Ampère.  De  là  on 
passe  naturellement  à  la  géométrie  et  à  la  mécanique  ra- 
tionnelle,   où    se    trouve    le  fondement  de    l'application    du 
calcul  des  grandeurs  à  l'explication  des  phénomènes  de  la 
nature  :  tandis  que,  par  la  théorie  des  combinaisons,  qui  a 
avec  celle  des  nombres  purs  la  plus  étroite  parenté,  on  passe 
au  calcul  des  chances  et  des  probabilités  mathématiques, 
qui  est  l'autre  source  d'où  découlent  les  applications  des 
nombres   à   l'interprétation  de  tous  les  phénomènes  natu- 
rels, amenés  par  une  complication  de  causes,  tantôt  dépen- 
dantes, tantôt  indépendantes  les  unes  des  autres  (36). 

La  mécanique  rationnelle  fait,  dans  l'ordre  des  sciences 
théoriques,  la  transition  naturelle  des  mathématiques  à 
la  physique  générale,  de  même  que,  dans  la  série  technique, 
la  mécanique  industrielle  fait  le  passage  des  arts  mathéma- 

*  «  Arithmeticnm  et  loRisticani  distingucbant  vetcres,  illam  ad  nume 
rorum  integrorum  considcrationcin  accominodando,  hanc  item  ad  frac- 
tionum    et    quarumcuniquc    ration  uni,    seu    Àôyojv,    consideratioiiem.  » 
Leidnitz,  édit.  Dutcns,  T.  III.  p.  133, 


DE  LA  COORDIiNATION  DES  SCIENCES.       517 

tiques  à  la  physique  industrielle.  Mais  comme,  nonobstant 
l'emprunt  fait  de  quelques  principes  ou  de  quelques  don- 
nées à  l'expérience,  la  forme  mathématique  y  prédomine  de 
beaucoup,  il  ne  faut  pas  hésiter  à  les  maintenir  dans  la  fa- 
mille des  sciences  mathématiques. 

347.  —  Nous  ne  trouvons  pas  de  remarque  particulière  à 
faire  sur  le  compartiment  afïecté  à  la  famille  des  sciences 
PHYSIQUES  et  COSMOLOGIQUES.  La  distinction  des  deux  sé- 
ries, physique  et  cosmologique,  est  assez  évidente  par  elle- 
même.  Une  distinction  analogue,  dans  le  groupe  qui  com- 
prend les  sciences  biologiques  ^  et  I'histoire  naturelle 
proprement  -dite,  exige  plus  d'attention  :  puisqu'il  s'agit 
de  discerner  dans  l'organisation  des  êtres  vivants,  plantes 
ou  animaux,  qui  nous  sont  connus,  ce  qui  tient  aux  lois 
générales  de  l'organisation,  indépendantes  des  temps  et  des 
lieux,  d'avec  ce  qui  tient  à  la  succession  des  faits  et  des 
causes  accidentelles  qui  ont  diversifié  les  races  et  les  espèces, 
déterminé  leur  distribution  géographique,  créé  ou  main- 
tenu les  unes  et  anéanti  les  autres,  et  donné  au  monde, 
parie  in  qua,  l'aspect  que  nous  lui  connaissons.  Que  d'obs- 
curités enveloppent  ces  hautes  questions  d'origine  !  Et 
comment,  dans  la  discussion  des  cas  particuliers,  faire  exac- 
tement le  départ  des  lois  générales  et  des  faits  spéciaux,  de 
l'essentiel  et  de  l'accidentel  ?  Cependant,  au  point  où  les 
sciences  sont  maintenant  arrivées,  les  savants  ne  confon- 
dent plus  les  travaux  du  naturaliste  qui  décrit,  compare  et 
classe  les  espèces,  avec  les  recherches  expérimentales  du 
physiologiste  ou  avec  les  lois  que  l'anatomiste  découvre  et 
formule.  Autres  sont  les  caractères  zoologiques,  autres 
sont  (de  l'aveu  de  tous  les  juges  compétents)  les  caractères 
anatomiques  et  physiologiques.  La  faune  de  la  Nouvelle- 
Hollande  tranche,  par  les  caractères  zoologiques,  avec  celle 
des  autres  continents  ;  mais  les  lois  de  l'anatomie  et  de  la 
physiologie   s'appliquent   à    cette    faune   tout    comme    aux 

1  Nous  adoptons  ici  cette  expression  que  d'autres  ont  proposée,  afin 
d'éviter  la  confusion  que,  d'après  l'étymologie,  présentent  les  expres- 
sions de  sciences  physiques  et  de  sciences  naturelles,  dont  l'ambiguïté 
rappelle  l'époque  où  l'on  ne  distinguait  pas  le  domaine  du  naturaliste 
de  celui  du  physicien.  Chez  les  Anglais,  qui  ont  conservé  mieux  que  nous, 
en  toute  chose,  les  traditions  du  moyen  âge,  un  médecin  s'appelle  encore 
un  physicien  (physician). 


518  CHAPITRE  XXII. 

autres  ;  et  il  resterait  un  autre  continent  et  une  autre  faune 
à  découvrir,  que  nous  serions  sûrs  dès  à  présent  d'y  trouver, 
sous  des  formes  zoologiques  nouvelles,  l'application  des  mêmes 
lois  théoriques.  Le  progrès  de  chaque  science  dans  la  voie 
qui  lui  est  propre  rendra  sûrement  la  séparation  encore 
plus  marquée  ;  mais  dès  à  présent  elle  est  suffisante  pour 
montrer  qu'à  cet  égard  la  famille  des  sciences  biologiques 
ne  fait  point  exception  dans  le  système  général  des  sciences, 
quelque  difficulté  qu'on  puisse  trouver  à  poursuivre  jusque 
dans  les  détails  une  séparation  rigoureuse.  Car,  encore 
une  fois,  la  nature  ne  s'asservit  pas  à  la  précision  absolue 
de  nos  règles  logiques  ;  et  de  ce  que  la  distinction  de  deux 
systèmes  a  un  fondement  naturel,  il  ne  s'ensuit  nullement 
que  les  deux  systèmes  ne  puissent  pas  se  pénétrer  ou  s'unir 
par  quelques-unes  de  leurs  ramifications. 

L'étage  des  sciences  biologiques  se  distingue  fort  bien  en 
quatre  membres  ou  assises  subordonnées,  quoiqu'il  n'y  ait 
pas  non  plus  absence  d'enchevêtrements  et  de  mélanges 
dans  le  passage  d'une  assise  à  l'autre.  On  ne  confondra  pas 
les  deux  règnes  végétal  et  animal,  nonobstant  l'interposition 
de  quelques  êtres  indécis.  La  psychologie  empirique  doit 
encore  moins  se  confondre  avec  la  physiologie  de  l'homme, 
quoiqu'elle  s'y  rattache  intimement,  en  même  temps  qu'elle 
tient  à  la  théorie  abstraite  des  idées,  et  que  par  là  elle  se 
trouve  en  connexion  avec  tout  le  groupe  des  sciences  noo- 
logiques.  Les  raisons  (déjà  indiquées  au  chapitre  IX,  et  sur 
lesquelles  nous  allons  revenir  dans  un  chapitre  spécial)  qui 
nous  portent  à  ne  point  distraire  la  psychologie  empirique 
de  la  famille  des  sciences  naturelles,  militent  également  pour 
que  l'on  place  dans  la  seconde  série  l'ethnologie  et  la  lin- 
guistique, à  la  suite  de  l'anthropologie  ou  de  l'histoire  natu- 
relle de  l'espèce  humaine,  et  dans  la  troisième  série  la  pédago- 
gique, dont  les  relations  avec  la  psychologie  empirique  sont 
de  même  nature  que  celles  de  l'hygiène  et  de  l'éducation 
physique  avec  la  physiologie  de  l'homme.  Du  reste,  il  est 
clair  qu'il  s'agit  ici  d'analogies  et  d'affinités  qu'on  peut 
apprécier  diversement,  etsurlesquelles  il  serait  peu  raisonnable 
de  prononcer  d'un  ton  dogmatique. 

348.  —  Puisque  l'homme  a  été  destiné  par  la  nature  à  la 
vie  sociale,  il  ne  se  peut  que,  dans  l'étude  de  la  nature  intellec- 


DE  LA  COORDINATION  DES  SCIENCES.       519 

tuelle  et  morale  de  l'homme,  on  n'ait  continuellement  à  tenir 
compte  des  faits  et  des  idées  qui  naissent  des  rapports  de 
l'homme  avec  ses  semblables,  au  sein  de  la  société  civile  et 
politique.  Il  ne  faut  donc  pas  chercher  à  établir  une  séparation 
rigoureuse  entre  le  groupe  des  sciences  noologiques  et  le 
groupe  de  sciences  sociales  ou  politiques.  L'éthique  ou  la 
morale  a  des  relations  avec  la  théorie  de  la  législation  et  avec 
toutes  les  branches  du  droit  positif.  La  grammaire,  la  litté- 
rature et  les  beaux-arts  supposent  l'existence  de  sociétés 
polies,  et  le  commerce  actuel  d^  l'homme  individuel  avec  la 
société.  A  vrai  dire,  la  division  des  deux  groupes  est  purement 
artificielle,  mais  elle  est  commode  :  surtout  parce  qu'elle 
correspond  assez  bien  à  la  distinction  qu'il  convient  de  faire 
entre  les  sciences  qui  ne  comportent  guère  le  progrès  continu 
et  indéfini,  parce  que  le  genre  d'observations  sur  lequel  elles 
reposent  a  depuis  longtemps  fourni  à  peu  près  tout  ce  qu'il 
peut  fournir,  et  les  sciences  qui,  dans  la  plupart  de  leurs 
parties,  dans  celles  du  moins  qui  méritent  la  qualification  de 
positives  (334),  doivent  aller  en  s'afïermissant  et  en  s'éten- 
dant,  à  mesure  que  les  progrès  de  l'observation  et  de  l'expé- 
rience mettront  plus  de  faits  en  lumière,  et  donneront  plus 
de  certitude  ou  de  précision  aux  faits  déjà  connus  ou  entrevus. 


CHAPITRE    XXIII 

Des  caractères  scientifiques  de  la  psychologie,  et  de 
son  rang  parmi  les  sciences. 

349.  —  Les  philosophes  ont  tant  parlé,  depuis  un  demi- 
siècle,  de  la  psychologie  et  de  l'observation  psychologique  ; 
il  y  a  entre  l'étude  psychologique  de  l'homme  et  la  spécu- 
lation philosophique  des  rapports  si  intimes,  que  nous  croyons 
devoir,  à  la  suite  de  l'esquisse  du  tableau  général  des  connais- 
sances humaines,  entrer  dans  plus  de  développements  sur 
ce  qui  concerne  la  psychologie,  ses  principes,  ses  méthodes 
et  ses  connexions  avec  les  autres  branches  du  savoir  humain. 
Ce  sera  là  le  terme  de  la  tâche  que  nous  nous  sommes  imposée 
en  entreprenant  cet  Essai. 

350.  —  Ce  qui  frappe  d'abord,  dans  le  passage  de  la  physio- 
logie à  la  psychologie  et  des  phénomènes  de  la  vie  animale  aux 
phénomènes  de  la  vie  intellectuelle  (127),  c'est  l'impossibilité 
d'assigner  avec  précision  le  point  d'insertion  d'une  vie  sur 
l'autre,  ou  l'origine  fixe  de  la  série  des  phénomènes  psycholo- 
giques. Les  psychologues  qui  ont  eu  la  prétention  de  se  tenir 
le  plus  près  de  la  nature,  de  décrire  avec  le  plus  de  circon- 
spection et  de  netteté  le  développement  graduel  des  fonctions 
de  l'intelligence,  ont  tous  pris  le  phénomène  de  la  sensation 
pour  le  point  de  départ  de  leurs  descriptions,  pour  la  première 
assise  de  leurs  constructions  théoriques.  Mais,  que  de  degrés, 
que  de  modifications  dans  la  sensibilité,  et  que  de  variétés 
dans  ces  affections  que  nous  comprenons  toutes,  faute  de 
pouvoir  les  bien  discerner,  soue  le  terme  générique  et  abstrait 
de  sensalion  !  Au  degré  le  plus  inférieur,  nous  devinons  plutôt 
que  nous  ne  constatons  la  présence,  dans  les  tissus  élémen- 


DE  LA  PSYCHOLOGIE.  521 

taires,  d'une  sensibilité  obscure,  souvent  désignée  par  le  nom 
spécial  d'irritabilité,  pour  marquer  la  grande  distance  où  elle 
se  trouve  de  cette  sensibilité  perfectionnée,  propre  aux  appa- 
reils des  sens,  et  à  la  faveur  de  laquelle  ont  lieu  les  perceptions 
sensorielles.  Mais,  pour  ceux  mêmes  qui  croient  devoir  recourir 
à  des  termes  différents  afin  de  désigner  des  choses  si  distantes, 
l'irritabilité,  force  éminemment  vitale,  très  distincte  des  pro- 
priétés physiques  des  tissus,  n'est  que  la  manifestation 
rudimentaire  d'une  puissance  de  sentir  qui  va  en  se  perfec- 
tionnant à  mesure  que  l'organisation  se  perfectionne  et  se 
complique,  tout  en  tendant  vers  la  centralisation  et  l'unité 
systématique  ;  qui  va  au  contraire  en  se  dégradant  à  mesure 
que  l'organisation  se  réduit  et  se  décompose  en  ses  éléments 
primordiaux. 

Au-dessus  de  la  sensibihté  purement  organique  des  tissus 
élémentaires,  ou  des  organes  pris  à  part  et  non  rehés  au 
système  général  de  la  vie  animale,  mais  à  une  grande  distance 
encore  de  la  sensibilité  qui  appartient  aux  animaux  supérieurs, 
se  place  certainement  la  sensibilité  propre  aux  animaux  des 
classes  inférieures,  privés  de  centres  nerveux,  ou  chez  lesquels 
la  centralisation  nerveuse  est  relativement  imparfaite,  comme 
chez  les  insectes,  qui  n'ont  point  de  cerveau,  et  qui  pourtant 
exécutent  tant  d'actes  merveilleux  qui  dénotent  une  sorte  de 
sensibilité  et  de  perception  instinctive  dont  notre  mode 
habituel  de  connaissance  ne  peut  nous  donner  nulle  idée. 
Assurément  il  serait  aussi  contraire  à  la  raison  de  recourir  à 
l'hypothèse  du  mécanisme  cartésien  pour  expliquer  les  actes 
de  la  fourmi  et  de  l'abeille,  que  pour  expliquer  ceux  du  chien 
et  de  l'éléphant  ;  et  d'un  autre  côté,  pour  quiconque  a  un  peu 
approfondi  les  lois  de  l'organisation,  il  est  tout  aussi  impos- 
sible d'admettre  que  le  mode  de  perception  du  plus  indus- 
trieux insecte  ressemble  à  celui  de  l'animal  que  son  organi- 
sation prédispose  à  des  fonctions  d'un  ordre  supérieur,  et  dont 
le  commerce  de  l'homme,  dans  l'état  de  domesticité,  a  perfec- 
tionné les  aptitudes  naturelles. 

351.  —  Ainsi  le  phénomène  pris  pour  premier  terme  de  la 
série  psychologique,  la  sensation,  n'est  point  en  réalité  un  fait 
primitif,  ou  duquel  on  puisse  partir  comme  d'un  point  de 
repère  bien  constant  pour  y  enchaîner  théoriquement  tous  les 
faits  consécutifs  ;  mais  c'est  au  contraire  une  origine  prise 


522  CHAPITRE  XXIII. 

arbitrairement,  et  qu'on  ne  saurait  fixer  avec  précision,  au 
milieu  d'une  série  continue  de  phénomènes  dont  la  véritable 
origine  échappera  toujours  à  l'observation  et  à  la  conscience. 
On  ne  peut  dire  par  combien  de  nuances  passe  cette  sensibilité 
qualifiée  d'obscure,  qui  va  en  se  dégradant  des  animaux 
supérieurs  jusqu'aux  derniers  animalcules  ;  qui,  chez  les 
animaux  supérieurs  et  chez  l'homme  lui-même,  semble  tantôt 
se  localiser  dans  certains  organes,  tantôt  entrer  dans  le  système 
des  phénomènes  que  la  conscience  relie  et  centralise,  selon 
l'évolution  progressive  de  l'organisation  et  des  fonctions. 
352.  —  Le  passage  de  la  sensation  au  jugement  n'est  pas 
davantage  un  passage  brusque.  Il  ne  faut,  pour  s'en  con- 
vaincre, que  parcourir  ce  que  les  naturalistes  et  les  philosophes 
ont  écrit  sur  les  illusions  des  sens.  On  ne  peut  expliquer  par 
l'éducation  et  par  l'habitude  le  jugement  plus  ou  moins  obscur 
ou  distinct  qui  se  trouve  impliqué  dans  toute  perception  des 
sens  ;  et  les  psychologues  ne  s'en  sont  tirés  que  par  des  hypo- 
thèses arbitraires,  souvent  surchargées  de  détails  de  pure 
invention,  au  point  de  mériter  le  titre  de  romans  philoso- 
phiques. Ce  qui  a  permis  de  donner  carrière  à  l'imagination 
dans  ces  matières,  c'est  la  circonstance  de  la  longue  durée 
de  la  première  enfance  dans  l'espèce  humaine,  et  la  lenteur 
avec  laquelle  l'enfant  entre  en  possession  des  facultés  qui  lui 
procurent  la  connaissance  des  êtres  extérieurs.  L'espèce 
humaine  se  trouve  à  cet  égard,  comme  on  l'a  remarqué  de 
tout  temps,  dans  une  exception  singulière.  Il  semble  que  la 
nature  n'ait  pu  satisfaire  aux  conditions  de  la  naissance  de 
l'enfant  qu'en  abrégeant,  aux  dépens  du  développement 
du  fœtus,  la  durée  de  la  grossesse  de  la  mère  ;  et  que  notre 
espèce  reproduise  jusqu'à  un  certain  point  l'anomalie  qu'on 
observe  dans  l'ordre  des  animaux  à  poche  abdominale,  où,  la 
parturition  étant  toujours  prématurée,  des  moyens  spéciaux 
de  protection  entretiennent  la  vie  du  jeune  sujet  jusqu'à  ce 
que  son  organisation  ait  acquis  le  degré  do  perfection  auquel, 
dans  les  autres  espèces,  le  travail  de  la  vie  utérine  a  déjà 
conduit  le  sujet  au  moment  de  la  naissance.  Or,  si  nous  consi- 
dérons comment  s'établit  pour  ces  espèces  (en  cela  plus  favo- 
risées que  nous)  le  commerce  du  nouveau-né  avec  le  monde 
extérieur,  nous  n'y  trouvons  rien  qui  ressemble  au  pénible 
apprentissage,  à  la  lente  éducation  des  organes  des  sens,  tels 


DE  LA  PSYCHOLOGIE.  523 

qu'ils  devraient  être  selon  les  explications  systématiques  des 
psychologues,  pour  établir  le  passage  de  la  sensation  aux 
jugements  sur  les  distances,  les  formes  et  les  autres  propriétés 
des  corps.  Les  mouvements  du  petit  de  l'oiseau,  qui  trotte  et 
cherche  sa  nourriture  en  venant  de  briser  sa  coquille,  ne 
doivent  pas  être  assimilés  aux  mouvements  de  l'enfant  nou- 
veau-né qui  cherche  le  sein  de  sa  nourrice  :  ceux-ci  sont 
instinctifs  et  non  accompagnés  de  perception,  ou  accompagnés 
seulement  d'une  perception  obscure  des  objets  extérieurs  ; 
ceux-là  supposent  une  perception  claire  et  distincte  des 
distances  et  des  formes,  telle  à  peu  près  à  ce  début  que  l'animal 
doit  la  conserver  pendant  toute  sa  vie,  et  telle  que  l'enfant  ne 
l'acquiert  que  longtemps  après  sa  naissance. 

353.  —  S'il  n'y  avait  pas,  même  pour  nous,  des  jugements 
primitivement  spontanés  et  que  la  nature  a  intimement  unis 
à  la  sensation,  sans  que  le  lien  puisse  être  logiquement 
explique  ;  si  la  spontanéité  apparente  de  ces  jugements 
n'était  que  le  résultat  de  l'éducation  et  de  l'habitude,  il  fau- 
drait qu'une  autre  éducation  et  d'autres  habitudes  eussent 
le  pouvoir  de  nous  en  défaire,  après  que  les  progrès  de  notre 
raison  nous  ont  familiarisés  avec  l'idée  que  de  tels  jugements 
sont  erronés.  Or,  c'est  le  contraire  que  l'on  observe,  et  il  n'est 
pas  permis  de  confondre  les  illusions  que  le  jugement  détruit 
avec  celles  que  le  jugement  ou  la  raison  redressent,  mais  ne 
détruisent  pas.  Il  se  peut  que,  conformément  au  récit  de 
quelques  auteurs,  un  aveugle-né,  nouvellement  opéré  de  la 
cataracte,  croie  d'abord  toucher  les  murailles  de  sa  chambre  ; 
que  tous  les  reliefs  lui  semblent  plats;  que  plus  tard,  et  lorsque 
ces  illusions  sont  déjà  dissipées,  il  voie  de  plus  en  plus  petits 
et^ disposés  suivant  deux  lignes  convergentes  les  arbres  d'une 
allée  qui  nous  paraissent  d'égale  hauteur  et  rangés  sur  deux 
lignes  parallèles,  après  que  nous  nous  sommes  familiarisés 
avec  les  lois  de  la  perspective.  Mais,  outre  ces  illusions  que 
l'habitude  détruit,  il  y  en  a  de  persistantes.  L'astronome  de 
profession  voit,  comme  le  vulgaire,  le  ciel  affecter  la  forme 
d'une  voûte  surbaissée,  la  lune  comme  un  disque  plat,  plus 
grand  à  l'horizon  qu'au  zénith.  Quand  on  entre  dans  un  pano- 
rama, il  faut  un  certain  temps  pour  que  l'illusion  se  produise, 
et  l'on  ne  remarque  pas  que  l'habitude  de  fréquenter  les  pano- 
ramas allonge  ou  abrège  le  temps  voulu  pour  l'établissement 


524  CHAPITRE  XXIII. 

de  cette  illusion  des  sens,  à  laquelle  assurément  la  raison  n'a 
aucune  part.  Les  diamètres  apparents  des  étoiles  fixes  sem- 
blent se  rapetisser  dans  une  lunette  à  fort  grossissement  : 
illusion  qu'on  explique  par  cette  circonstance,  que  le  mouve- 
ment apparent  des  étoiles,  dans  le  champ  de  la  lunette,  de- 
vient d'autant  plus  rapide  ;  et  cette  explication  cadre  avec  la 
remarque,  que  chacun  a  pu  faire,  du  rapetissement  apparent 
des  maisons,  des  arbres  et  des  autres  objets  qui  bordent  une 
ligne  de  fer  sur  laquelle  le  voyageur  est  emporté  d'un  mouve- 
ment très  rapide.  Or,  on  ne  constate  pas  que  l'habitude  des 
observations  astronomiques  ou  celle  des  voyages  en  chemin 
de  fer  nuisent  à  la  persistance  de  l'une  et  de  l'autre  illusion. 
Dans  l'expérience  des  deux  doigts  croisés  sur  une  boule 
mobile,  la  fréquente  répétition  de  l'expérience,  jointe  à  l'inter- 
vention du  sens  de  la  vue,  ne  détruisent  pas  l'illusion  du  sens 
du  tact,  bien  qu'elles  la  rectifient.  S'il  y  a  dans  les  perceptions 
sensibles  des  illusions  persistantes,  par  opposition  à  d'autres 
illusions  que  le  concours  des  autres  sens  et  l'habitude  détrui- 
sent, il  faut  bien  que  les  sensations  de  l'homme,  comme  celles 
des  animaux,  impliquent  un  jugement  d'une  autre  nature  que 
le  jugement  supérieur  dont  l'animal  est  certainement  inca- 
pable, et  par  lequel  notre  raison  redresse  ces  erreurs  persis- 
tantes. 

354.  —  Mais  ce  sont  surtout  les  mouvements  volontaires, 
et  en  général  les  décisions  rapides  de  la  volonté,  qui  impli- 
quent de  la  manière  la  plus  merveilleuse,  sinon  une  série  de 
jugements  et  de  raisonnements,  dans  le  sens  qu'on  attache 
à  ces  termes  en  logique,  du  moins  un  travail  continu  de 
l'intelligence  qui  lui  fait  percevoir  avec  rapidité  des  rapports 
de  convenance  ou  de  disconvenance,  tout  aussi  compliqués, 
souvent  même  bien  plus  compliqués  que  ceux  que  nous  ne 
parvenons  à  saisir  qu'avec  lenteur  dans  le  travail  de  la  déduc- 
tion logique.  Tous  les  jeux  d'adresse  et  de  calcul,  tous  les 
exercices  du  corps  et  de  l'esprit  en  oiïrent  d'étonnants  exem- 
ples. Pour  nous  former  une  théorie  scientifique  des  perceptions 
et  des  jugements  de  cette  nature,  il  nous  plaît  d'imaginer  que 
l'acte  s'est  décomposé  originairement  en  moments  distincts, 
et  qu'ensuite  l'habitude  a  progressivement  diminué  les  inter- 
valles de  temps  qui  les  séparent,  jusqu'au  point  d'en  effacer  la 
trace  dans  la  conscience.  C'est  un  artifice  de  même  genre  que 


DE  LA  PSYCHOLOGIE.  525 

celui  par  lequel,  dans  les  sciences  de  calcul,  nous  posons 
d'abord  des  intervalles  que  nous  soumettons  ensuite  par  la 
pensée  à  un  décroissement  indéfini,  afin  de  revenir  au  cas  de 
la  continuité  que  nous  ne  pouvions  aborder  sans  ce 
détour  (201)  ;  mais  ce  n'est  là  qu'un  artifice  accommodé  à 
notre  manière  de  concevoir  les  choses,  et  non  à  la  nature  même 
des  choses.  Sans  doute  l'expérience  constate  qu'en  fait  de 
choses  enseignées  et  apprises  méthodiquement,  il  a  fallu  pro- 
céder à  peu  près  ainsi,  c'est-à-dire  décomposer  l'acte  continu, 
pour  qu'il  pût  se  prêter  à  une  transmission  méthodique  ;  mais 
comme  chez  les  animaux  pour  tous  leurs  actes,  chez  nous 
pour  une  multitude  d'actes,  rien  de  semblable  ne  s'observe, 
il  en  faut  conclure  que  l'habitude  ne  diminue  pas  seulement 
les  intervalles  au  point  de  rendre  les  actes  consécutifs  indiscer- 
nables, quoique  toujours  discontinus,  mais  bien  plutôt  que 
l'effet  de  l'habitude  est  de  nous  douer  d'aptitudes  spéciales, 
en  excitant  et  en  dirigeant  vers  un  but  spécial  la  puissance  que 
nous  avons  de  saisir  des  rapports,  sans  être  assujettis  à  nous 
traîner  dans  la  série  des  déductions  logiques.  On  se  rend 
habile  au  jeu  de  billard,  non  en  creusant  les  problèmes  de 
mécanique  dont  il  faudrait  que  le  joueur  possédât  à  fond  la 
théorie  pour  rendre  logiquement  compte  de  son  jeu,  mais  en 
s'exerçant,  c'est-à-dire  en  cultivant  par  l'habitude  et  en  diri- 
geant vers  ce  but  d'amusement  l'aptitude  qui  est  en  nous  à 
des  degrés  divers,  pour  saisir  d'un  coup  d'œil  les  rapports 
entre  les  mouvements  de  nos  membres,  l'intensité  et  la  direc- 
tion des  mouvements  imprimés  aux  billes,  les  modifications 
que  ces  mouvements  doivent  subir  en  vertu  des  frottements 
et  des  chocs.  Le  joueur  habile  sait  toutes  ces  choses  à  sa  ma- 
nière, non  à  la  manière  du  géomètre  ;  il  se  laisse  guider  par  les 
enseignements  de  l'expérience,  sans  pouvoir  dégager,  comme 
le  physicien,  les  données  fondamentales  de  l'expérience,  ni  en 
rendre  compte  scientifiquement.  On  ne  contestera  pas  que  la 
faculté  du  jugement  ne  soit  dans  un  continuel  exercice  chez 
ce  joueur,  quoique  d'une  manière  qui  tient  plus  de  la  sponta- 
néité de  la  perception  sensible  que  des  procédés  méthodiques 
et  réfléchis,  sur  lesquels  les  logiciens  et  les  psychologues  fixent 
exclusivement  leur  attention  quand  ils  veulent  donner  une 
théorie  scientifique  des  opérations  de  la  pensée, 

355.  —  A  juger  de  ces  opérations  par  la  nature  des  connais- 


526  CHAPITRE  XXIII. 

sances  qui  en  sont  le  produit,  une  solution  de  continuité  des 
plus  marquées  existe  entre  les  jugements  fondés  sur  le  rapport 
des  sens  et  ceux  que  la  raison  conçoit  comme  absolus  et  néces- 
saires. Il  est  impossible,  ainsi  que  Kant  l'a  établi  avec  plus 
de  rigueur  que  tout  autre,  de  tirer  d'une  expérience  sensible, 
sans  l'intervention  d'une  faculté  supérieure,  autre  chose 
qu'un  jugement  relatif  et  conditionnel.  Mais  d'un  autre  côté, 
si  l'on  considère  que  les  idées  générales  de  la  raison  n'acquiè- 
rent toute  leur  netteté  que  dans  quelques  intelligences  choisies, 
prédisposées  ou  placées  dans  des  circonstances  favorables  au 
développement  et  à  la  stimulation  des  forces  de  l'esprit  ;  que 
chez  d'autres  on  les  trouve  confuses,  obscures  à  tous  les  de- 
grés, à  ce  point  qu'il  serait  hasardeux  d'affirmer  qu'elles  n'exis- 
tent pas  en  germe  dans  la  perception  sensible  la  plus  grossière, 
dans  celle  qui  est  dévolue  à  l'enfant  ou  à  l'idiot,  on  reconnaît 
que  cette  ligne  de  démarcation  (très  bonne  en  logique,  où  l'on 
se  préoccupe  de  la  valeur  intrinsèque  et  de  la  forme  des  idées 
plutôt  que  des  forces  et  des  ressorts  que  la  nature  met  en  jeu 
pour  les  produire)  perd  de  sa  fixité  quand  on  la  transporte  sur 
le  terrain  de  la  psychologie,  où  l'on  a  au  contraire  en  vue  bien 
plus  le  développement  naturel  des  forces  de  l'esprit  que  les 
caractères  intrinsèques  des  produits  de  la  pensée.  C'est  ainsi 
(pour  recourir  à  une  comparaison  sans  doute  éloignée)  que 
telle  classification  des  roches,  tirée  de  la  nature  chimique  de 
leurs  principes  constituants,  et  très  nette  en  minéralogie,  où 
l'on  étudie  les  roches  d'après  leur  composition  et  leur  struc- 
ture, non  d'après  les  circonstances  de  leur  formation  et  de 
leurs  gisements,  n'est  plus  à  l'usage  du  géologue,  qui,  obser- 
vant au  contraire  les  roches  sur  place  et  ayant  pour  but  prin- 
cipal d'études  l'histoire  de  leur  formation,  constate  des  transi- 
tions, des  mélanges  et  des  substitutions  d'éléments,  qui  con- 
fondent ou  associent  (à  son  point  de  vue)  ce  que  la  classifica- 
tion du  minéralogiste  avait  distinctement  séparé. 

356.  —  Parallèlement  à  la  sensibilité,  à  l'intelligence,  à  la 
raison,  se  développent  l'activité,  la  volonté,  la  liberté  ;  et  la 
continuité  des  transitions,  qui  s'observe  dans  l'une  des  séries, 
s'observera  également  dans  la  série  parallèle.  Ces  deux  ordres 
de  phénomènes  se  correspondent  et  se  supposent  mutuelle- 
ment, sont  liés  l'un  à  l'autre  comme  l'action  et  la  réaction 
mécaniques  (168).  A  la  sensibilité  obscure  des  tisssus  orga- 


DE  LA  PSYCHOLOGIE.  527 

niques  et  des  animaux  inférieurs  correspond  une  activité 
pareillement  obscure  :  force  mystérieuse,  qui  nous  est  incom- 
préhensible, non  seulement  dans  sa  cause  ou  dans  son  essence, 
mais  dans  son  mode  d'action.  A  mesure  que  les  afïections  de 
la  sensibilité  se  coordonnent  et  se  centralisent  pour  aboutir  à 
une  conscience  plus  distincte,  la  direction  volontaire  va  en 
se  déterminant  avec  une  netteté  plus  grande  ;  et  finalement 
le  phénomène  du  désir  et  du  vouloir  ne  peut  plus  être  méconnu 
dans  l'animal  des  classes  supérieures,  dans  l'enfant  en  très  bas 
âge,  dans  l'idiot,  dans  le  fou,  dans  l'homme  livré  aux  songes 
ou  à  l'ivresse,  chez  qui  la  puissance  active,  à  ce  degré  plus 
élevé  qui  constitue  l'activité  libre,  ou  ne  peut  exister,  ou 
n'existe  pas  encore,  ou  se  trouve  momentanément  suspendue. 
Et  ensuite  que  de  degrés  dans  cette  possession  de  soi-même, 
qui  est  la  condition  de  l'acte  éminemment  libre  et  de  la  pléni- 
tude de  la  responsabilité  !  Quand  l'acte  volontaire  commence- 
t-il  à  entraîner  la  responsabilité  de  l'agent?  Saint  Augustin 
se  demande  si  un  enfant  au  berceau,  dans  un  accès  de  colère, 
n'a  point  péché  ;  et  la  question  qu'il  pose  en  théologien,  nous 
pouvons  la  poser  en  philosophes.  On  démêle  dans  les  actions 
du  fouet  dans  ses  propos  une  volonté  malicieuse  qu'on  réprime 
par  les  menaces  et  les  châtiments  corporels,  sans  qu'elle 
entraîne  de  responsabilité  aux  yeux  des  interprètes  des  lois 
religieuses  et  civiles.  Nous  prêtons  nos  passions  aux  animaux, 
nous  les  qualifions  de  cruels,  d'obstinés,  de  timides,  de  lâches  ; 
et  s'il  n'est  pas  permis  de  prendre  ces  expressions  à  la  lettre, 
en  ce  sens  qu'elles  attribueraient  aux  appétits  et  aux  incli- 
nations des  animaux  un  caractère  de  moralité  qui  n'appartient 
qu'à  l'homme,  on  ne  peut  non  plus  se  refuser  à  voir  dans  ces 
affections  de  la  nature  animale  le  fond  des  appétits  et  des 
passions  de  la  nature  humaine.  Non  seulement  les  conditions 
organiques  sont  analogues,  mais  l'analogie  subsiste  dans  les 
afïections  psychologiques  ;  et  les  puissances  de  l'âme  humaine, 
qui  les  maîtrisent  parfois  au  nom  d'un  principe  supérieur,  sont 
sujettes  à  des  rémittences,  à  des  défaillances  graduelles,  qui 
font  que  nul  n'a  le  droit  de  s'ériger  en  juge  de  la  valeur  absolue 
des  actions  de  l'homme,  que  celui  dont  l'œil  plonge  dans  toutes 
les  profondeurs  de  son  être. 

Si  la  nature  avait  mis  dans  la  série  des  phénomènes  psy- 
chologiques des  distinctions  tranchées,  un  ordre  de  succès- 


528  CHAPITRE  XXIII. 

sion  que  l'esprit  pût  saisir  nettement,  la  langue  de  la  psy- 
chologie n'aurait  point  tardé  à  se  fixer,  la  précision  des  idées 
aurait  amené  la  précision  du  langage,  et  l'impossibilité  de 
définir  les  choses,  faute  d'en  connaître  l'essence  ou  d'en  pou- 
voir décomposer  l'idée  dans  des  idées  plus  simples,  n'aurait 
pas  empêché  de  convenir  de  termes  pour  les  désigner,  du 
moment  qu'elles  auraient  été  bien  discernées  par  la  pensée. 
Au  contraire,  quand  nous  voyons  après  tant  d'essais  la 
langue  de  la  psychologie  toujours  refaite  et  toujours  dans 
l'enfance,  le  sens  des  termes  varier  d'un  auteur  à  l'autre, 
ou  plutôt  chaque  auteur  faire  de  vains  efforts  pour  maintenir 
l'idendité  de  l'idée  sous  l'identité  du  mot,  provoquer  ainsi  de 
la  part  des  critiques  des  distinctions  et  des  contradictions 
sans  fin,  nous  devons  en  induire  que  l'indécision  du  langage 
est  le  contre-coup  et  la  marque  de  l'indécision  des  idées.  Nous 
ne  devons  plus  nous  étonner  que  les  psychologues,  en  partant 
d'origines  obscures,  indécises,  n'aient  pu  parvenir  à  donner 
à  leur  langue  et  à  leurs  systèmes  la  précision,  la  rigueur  et 
l'enchaînement  vraiment  scientifiques. 

357.  —  Ces  considérations  mènent  naturellement  à  discuter 
le  sens  de  la  proposition  fameuse  qui  résume,  comme  on  le 
sait,  toute  la  psychologie  de  Condillac  et  de  son  école  :  «  L'at- 
tention, le  jugement,  le  raisonnement,  la  mémoire,  l'imagi- 
nation, le  désir,  la  volonté,  les  passions,  toutes  les  facultés 
de  l'âme  humaine  ne  sont  que  la  sensallon  transformée.  »  Depuis 
que  la  philosophie  de  Condillac,  si  dédaigneuse  du  passé,  a 
cessé  de  régner  en  France,  on  lui  a  rendu  mépris  pour  mépris  ; 
on  a  pu  lui  donner  une  forme  sophistique  sous  laquelle  elle 
serait  indigne  d'arrêter  des  esprits  sérieux  ;  et  pourtant  le 
crédit  dont  elle  a  joui  auprès  d'hommes  éminents  nous  force 
à  croire  que  cette  doctrine  ne  heurtait  pas  les  lois  de  la  raison  ; 
qu'elle  aurait  pu  être  mieux  interprétée  et  plus  longtemps 
défendue,  lorsque,  par  un  de  ces  retours  dont  l'histoire  des 
opinions  des  hommes  offre  tant  d'exemples,  elle  est  passée 
de  la  domination  exclusive  à  un  complet  abaissement.  Mais 
il  ne  s'agit  pas  ici  d'examiner  dans  toutes  ses  parties  le 
système  philosophique  de  Condillac  :  nous  ne  voulons  qu'ap- 
peler incidemment  l'attention  sur  le  sens  de  la  formule  dans 
laquelle  il  a  entendu  résumer  sa  psychologie,  et  d'abord 
rassembler  des  exemples  dont  la  comparaison  nous  semble 


DE  LA  PSYCHOLOGIE.  529 

être  ce  qu'il  y  a  de  plus  propre  à  lever  l'ambiguïté  qui  s'y 
trouve. 

358.  —  Ouand  un  ingénieur  se  propose  d'employer  à  la 
production  d'un  eiïet  mécanique  déterminé  la  force  vive  en- 
gendrée par  un  agent  naturel,  celle  d'un  cours  d'eau  par 
exemple,  il  imagine  un  appareil  qui  recueille  d'abord  la  force 
vive  à  mesure  qu'elle  se  produit,  l'accumule  et  la  met  en  ré- 
serve, pour  la  dépenser  ensuite  uniformément,  lors  même 
que  le  moteur  serait  sujet  à  des  intermittences  d'action. 
D'autres  parties  de  l'appareil  sont  destinées  à  distribuer  et  à 
transmettre  la  force  vive  dans  différentes  directions,  jusqu'à 
ce  qu'elle  arrive  aux  pièces  qui,  par  leur  configuration  et  par 
le  jeu  de  leurs  parties,  sont  spécialement  appropriées  à  la  pro- 
duction des  différents  effets  mécaniques  pour  lesquels  la  force 
vive  est  recueillie  et  dépensée.  Or,  l'étude  des  lois  de  la  méca- 
nique nous  apprend  que  l'ingénieur  agit  dans  cette  circonstance 
sur  la  force  vive  mise  à  sa  disposition  par  la  nature,  comme 
le  statuaire  agit  sur  la  masse  d'argile  qu'il  pétrit  à  son  gré,  et 
à  laquelle  il  fait  successivement  prendre,  quitter  et  reprendre 
telles  formes  qu'il  lui  plaît.  Après  avoir  résidé  un  moment 
dans  l'arbre  de  la  maîtresse  roue,  la  force  vive  va,  par  l'inter- 
médiaire d'engrenages,  passer  dans  des  balanciers,  des  volants, 
des  pistons  ;  ici  elle  déterminera  des  mouvements  circulaires, 
là  des  mouvements  rectilignes  ;  ici  des  mouvements  de  va-et- 
vient,  là  des  mouvements  continus.  Peu  importe  l'état  sous 
lequel  la  force  vive  est  primitivement  donnée  ;  car  le  méca- 
nicien peut  toujours  (du  moins  en  théorie,  et  sauf  à  subir 
dans  la  pratique  un  déchet  que  le  perfectionnement  de  l'art 
tend  sans  cesse  à  réduire)  amener  cette  force  vive  à  l'état 
le  mieux  approprié  au  but  final  qu'il  se  propose.  On  s'expri- 
mera donc  convenablement  en  disant  que  l'appareil  méca- 
nique ne  fait  que  transformer  une  quantité  donnée  de  force 
vive,  ou  que  la  force  vive  qui  se  transmet  d'une  partie  de 
l'appareil  à  une  autre  est  la  même  force  transformée. 

De  même,  lorsqu'un  banquier  échange  des  espèces  contre 
d'autres,  de  l'argent  contre  de  l'or,  de  l'or  contre  du  papier, 
des  billets  à  vue  contre  des  billets  à  échéance,  du  papier 
payable  sur  une  place  contre  une  traite  sur  une  place  éloignée, 
il  ne  fait  que  transformer,  selon  les  besoins  de  son  négoce,  une 
valeur  toujours  identique  au  fond.  Peu  lui  importe  sous  quelle 

34 


530  CHAPITRE  XXIII. 

forme  cette  valeur  lui  sera  fournie,  car  il  pourra  toujours 
par  des  opérations  de  banque,  la  réaliser  sous  la  forme  la 
mieux  appropriée  à  ses  besoins  actuels,  sauf  à  subir  le  déchet 
de  valeur  ou  la  perte  résultant  des  frais  de  change  et  d'es- 
compte, frais  que  la  concurrence  commerciale  et  le  perfec- 
tionnement des  rouages  du  commerce  tendent  sans  cesse  à 
ramener  à  leur  minimum.  Non  seulement  le  banquier,  mais  le 
négociant  et  le  fabricant  qui  opèrent  sur  des  denrées  propre- 
ment dites,  ne  voient  dans  ces  denrées  qu'une  grandeur  ab- 
solue et  homogène,  savoir,  la  valeur  commerciale,  réalisée 
sous  des  formes  diverses.  Une  denrée  a  été  matériellement 
consommée,  mais  sa  valeur  lui  survit,  et  elle  a  passé  dans  une 
autre  denrée  produite.  Au  point  de  vue  où  se  place  l'écono- 
miste, dans  l'ordre  des  idées  et  des  faits  qu'il  analyse,  il  est 
exact  de  dire  que  la  valeur  ou  une  partie  de  la  valeur  de  la 
denrée  produite  n'est  qu'une  transformation  de  la  valeur  de 
la  denrée  consommée. 

359.  —  Supposons,  afin  de  nous  rapprocher  des  termes  de 
notre  premier  exemple,  que  l'usine  pour  le  service  de  laquelle 
est  utilisée  la  force  motrice  du  cours  d'eau,  soit  une  fabrique 
de  poudre  :  de  sorte  que  la  force  recueillie,  après  avoir  circulé 
sous  des  formes  diverses  dans  toutes  les  parties  du  système 
mécanique,  aille  finalement  se  dépenser  et  s'éteindre  dans  les 
chocs  des  pilons  qui  triturent  et  mélangent  les  matériaux 
dont  la  poudre  est  formée.  Cette  poudre  est  elle-même  un  agent 
mécanique  des  plus  puissants  ;  elle  sera  employée  à  rompre, 
à  projeter  des  quartiers  de  roches,  à  produire  des  chocs  for- 
midables ;  elle  recèle  en  un  mot  une  force  motrice  qui  n'attend 
qu'une  étincelle  pour  se  développer.  Mais  dirons-nous  pour 
cela  que  la  force  motrice,  dépensée  par  les  pilons,  a  passé  dans 
la  poudre  ;  que  cette  force  latente,  possédée  par  la  poudre, 
n'est  que  la  transformation  de  la  force  primitivement  four- 
nie par  le  moteur  et  distribuée  dans  les  diverses  parties 
de  l'appareil  mécanique  ?  On  ne  pourrait  exprimer  ainsi 
qu'une  idée  fausse  ;  car  il  n'y  a  nulle  proportion,  nul  rap- 
port entre  la  force  dépensée  dans  l'usine  et  la  puissance 
mécanique  de  la  poudre  produite.  L'une  ne  résulte  point  de 
l'autre;  la  force  primitive  a  été  dépensée  comme  elle  aurait  pu 
l'être  dans  la  trituration  et  le  mélange  de  matières  absolu- 
ment inertes.  Il  faut  faire  intervenir,  pour  rendre  raison  des 


DE  LA  PSYCHOLOGIE.  531 

propriétés  mécaniques  de  la  poudre,  certaines  lois  de  phy- 
sique et  de  chimie,  qui  n'ont  point  de  relation  avec  la  dépense 
de  force  appliquée  à  la  fabrication  de  la  poudre.  Cette  dépense 
a  été  simplement  une  des  conditions  pour  mettre  en  présence 
et  en  contact  intime  les  matières  du  mélange  explosif,  pour 
rendre  ultérieurement  possible  ce  déploiement  de  force  mé- 
canique que  la  nature  a  attaché  à  la  réaction  chimique  des 
éléments  du  mélange,  sous  l'influence  d'un  point  en  ignition. 

Pareillement,  lorsque  la  poudre  sera  employée  dans  les 
travaux  des  mines,  il  faudra  dépenser  une  certaine  quantité 
de  force  pour  pratiquer  des  cavités,  y  introduire  et  y  tasser  la 
poudre,  en  approcher  la  mèche  enflammée  ;  mais  il  n'y  aura 
d'ailleurs  aucun  rapport  entre  la  dépense  de  force  appliquée 
à  ce  travail  et  les  effets  mécaniques  que  la  détonation  pro- 
duira ;  cette  dépense  ne  déterminera  pas  la  production  ulté- 
rieure de  force,  due  à  l'expansion  des  gaz  qui  s'engendrent 
par  l'inflammation  de  la  poudre  ;  elle  sera  seulement  une  des 
conditions  pour  que  ce  déploiement  de  forces,  dont  la  raison 
est  dans  des  lois  physiques  d'un  ordre  spécial,  s'effectue  avec 
production  d'un  effet  utile.  Une  force  aura  été  consommée, 
une  autre  force  aura  pris  naissance,  "mais  celle-ci  ne  sera  pas 
la  première  force  transformée  ;  le  passage  de  l'une  à  l'autre 
ne  s'expliquera  point  par  les  seules  lois  de  la  mécanique,  par 
celles  qui  suffisent  dans  l'explication  du  jeu  d'une  machine 
proprement  dite  ;  il  faudra  faire  intervenir  une  action  natu- 
relle qui  a  ses  lois  propres  et  sa  raison  spéciale  d'existence. 

Une  machine  à  vapeur  que  la  houille  alimente  est  em- 
ployée à  extraire  de  la  houille  du  sein  de  la  terre  et  à  l'amener 
à  la  surface  du  sol.  En  un  sens,  cette  machine  régénère  la  den- 
rée qu'elle  consomme  ;  elle  absorbe  de  la  force  et  elle  en  crée, 
puisque,  en  vertu  des  propriétés  des  substances  gazeuses, 
toute  source  de  chaleur  équivaut  à  une  source  de  force  méca- 
nique. Mais  on  ne  peut  pas  dire  en  pareil  cas  qu'il  y  ait  trans- 
formation de  la  force  dépensée.  Le  rapport  qui  subsiste  entre 
la  dépense  de  la  machine  et  son  effet  utile  tient  à  des  cir- 
constances accidentelles  ou  fortuites.  La  même  dépense  de 
combustible  et  de  force  aurait  pu  être  appliquée  à  remonter 
à  la  même  hauteur  des  matières  du  même  poids,  et  qui 
ne  jouiraient  nullement  de  la  propriété  de  régénérer  de  la 
chaleur  ou  de  la  force. 


532  CHAPITRE  XXIII. 

360.  —  Quand  l'homme,  au  lieu  d'appliquer  immédiatement 
sa  force  musculaire  à  la  production  d'un  eiïet  mécanique, 
agit  par  l'intermédiaire  d'une  machine  sur  les  résistances  à 
vaincre,  la  fonction  toute  passive  de  cette  machine  consiste 
à  transformer  la  force  vive  que  l'homme  possède  en  qualité 
d'agent  mécanique,  à  la  concentrer  ou  à  la  disperser  sur  cer- 
tains points  de  l'espace  et  dans  certaines  parties  de  la  durée, 
mais  sans  altérer  foncièrement  cette  force  vive,  et  surtout 
sans  y  rien  ajouter.  Au  contraire,  quand  le  matelot  emploie 
sa  force  musculaire  à  déployer  et  à  orienter  les  voiles  de  son 
bâtiment,  à  diriger  le  gouvernail,  à  manœuvrer  les  cordages, 
au  lieu  d'agir  lui-même  sur  les  obstacles  à  vaincre,  il  oblige 
es  forces  de  la  nature,  et  des  forces  incomparablement  plus 
puissantes  que  la  sienne  propre,  à  agir  pour  lui.  Vainement  ten- 
terait-on d'expliquer  les  effets  produits,  si  l'on  ne  tenait 
compte  de  cette  intervention  de  forces  étrangères  que  dirige 
et  met  en  jeu  le  travail  du  matelot,  mais  dont  il  n'est  point 
la  source  productrice. 

L'homme  lui-même  et  les  animaux,  considérés  dans  leur 
structure  corporelle,  peuvent  être  assimilés  à  des  appareils 
mécaniques,  où  l'on  retrouve  des  bras  de  levier,  des  points 
d'appui  et  tous  les  éléments  d'une  machine.  Dans  les  appa- 
reils de  ce  genre,  une  contraction  de  faisceaux  musculaires 
est  la  source  de  la  force  vive  qui  va  ensuite,  en  se  transformant, 
en  se  distribuant  selon  les  lois  de  la  mécanique,  jusqu'aux 
organes  par  lesquels  l'animal  agit  immédiatement  sur  les  corps 
extérieurs.  Mais,  quelle  que  soit  l'obscurité  qui  règne  sur  les 
causes  et  sur  le  mode  du  phénomène  de  la  contraction  muscu- 
laire, on  ne  voit  pas  qu'il  soit  possible  d'échapper  à  cette  con- 
clusion, que  là,  comme  dans  l'inflammation  du  mélange  dé- 
tonant, comme  dans  la  combustion  de  la  houille,  intervient 
une  action  spéciale  de  la  nature,  par  laquelle  elle  ne  transforme 
pas  seulement,  mais  crée  de  toutes  pièces  de  la  force  méca- 
nique. Et  si  l'on  considère  la  série  des  phénomènes  bien  plus 
subtils  encore  qui  interviennent  entre  l'action  des  stimulants 
extérieurs  et  la  réaction  nerveuse  sur  la  fibre  musculaire,  on 
jugera  qu'il  se  trouve  entre  les  divers  termes  de  la  série  une 
hétérogénéité  qui  ne  nous  permet  pas  de  concevoir  le  passage 
de  l'un  à  l'autre  par  simple  transformation,  et  qui  nous  oblige 
au  contraire  à  admettre  l'interposition  de  forces  naturelles 


DE  LA  PSYCHOLOGIE.  533 

$ui  generis,  dont  les  exemples  ci-dessus,  dans  leur  simplicité, 
et  en  quelque  sorte  dans  leur  grossièreté  relative,  donnent 
pourtant  l'idée. 

36L  —  Maintenant,  en  quel  sens  peut-on  dire  avec  Con- 
dillac  que  la  sensation  se  transforme  pour  devenir  attention, 
jugement,  raisonnement,  mémoire,  désir,  volonté,  etc.  ?  Est- 
ce  à  dire  que  le  phénomène  de  la  sensation  rende  raison  à  lui 
seul  de  tout  ce  qui  se  passe  dans  l'entendement  et  dans  la 
volonté,  à  la  suite  de  la  sensation  ;  que,  ce  premier  fait  étant 
donné,  tous  les  autres  s'y  trouvent  virtuellement  compris, 
et  que  les  plus  hauts  aperçus  de  la  raison,  les  déterminations 
les  plus  réfléchies  de  la  volonté  ne  contiennent  que  ce  qui,  était 
dans  le  phénomène  de  la  sensation,  sans  additions  ni  retran- 
chements, sans  modifications  profondes  dues  à  l'intervention 
de  forces  qui  auraient  leur  cause  et  leur  principe  d'action 
ailleurs  que  dans  la  sensation  même  ?  Si  telle  était  la  pensée 
de  Condillac  (et  à  la  vérité  son  langage  se  prête  trop  facile- 
ment à  cette  interprétation),  on  comprendrait  à  peine  qu'une 
doctrine  qui  heurte  autant  le  bon  sens  ait  pu  figurer  parmi 
ces  aberrations  extrêmes  auxquelles  les  philosophes  ont  été 
conduits,  en  cédant  au  désir  de  plier  les  faits  de  la  nature  à 
l'unité  artificielle  de  leurs  systèmes. 

Mais  si  Condillac  a  simplement  voulu  décrire  l'ordre  suivant 
lequel  les  phénomènes  psychologiques  se  succèdent,  et  peuvent 
en  ce  sens  être  considérés  comme  causes  prochaines  les  uns 
des  autres,  il  n'aurait  fait  que  ce  qui  se  pratique  dans  toutes 
les  branches  de  l'étude  de  la  nature,  ce  que  font  tous  les  phy- 
siologistes, sans  qu'on  se  méprenne  sur  la  portée  de  leur  lan- 
gage. Quand  ils  expliquent,  par  exemple,  l'ensemble  des 
fonctions  de  nutrition,  en  prenant  la  matière  alimentaire  à 
son  introduction  dans  la  bouche,  en  la  suivant  dans  ses  trans- 
formations à  travers  tout  le  système  des  appareils  digestifs, 
et  jusque  dans  les  dernières  ramifications  des  tissus  où  l'assi- 
milation s'opère,  ils  ne  prétendent  pas  que  l'acte  de  la  préhen- 
sion et  de  la  mastication  des  aliments  suffise  pour  rendre  raison 
de  la  digestion,  ni  que  l'assimilation  ne  soit  autre  chose  qu'une 
digestion  prolongée  et  modifiée.  Ils  admettent  l'intervention 
de  forces  et  de  principes  divers  dont  le  concours  est  la  con- 
dition nécessaire  de  l'accomplissement  de  toute  la  fonction  ; 
mais,  faute  de  pouvoir  remonter,  par  l'observation  et  I  ana- 


534  CHAPITRE  XXIIl. 

lyse  scientifique,  jusqu'aux  vraies  causes  des  phénomènes, 
de  manière  à  les  isoler  et  à  faire  à  chacune  d'elles  sa  juste 
part  d'action,  ils  réputent  pour  explication  du  phénomène 
la  description,  entre  les  limites  de  l'observation  possible,  des 
circonstances  dans  lesquelles  le  phénomène  se  produit  ;  et  ils 
entendent  par  causes  d'un  phénomène  d'autres  phénomènes 
observables,  en  l'absence  desquels  celui-là  n'aurait  pas  lieu. 

Cette  interprétation  admise,  la  formule  de  Condillac  ne 
paraît  plus  être  que  la  juste  expression  de  la  continuité  qui 
règne  dans  la  série  des  phénomènes  psychologiques  engen- 
drés les  uns  des  autres,  procédant  les  uns  des  autres  par  un 
travail  incessant  de  l'énergie  vitale  et  créatrice^.  Aussi,  lors- 
que au  condillacisme  pur  ont  succédé  des  doctrines  mitigées, 
dans  lesquelles  on  a  voulu  donner  plus  de  part  à  l'activité 
de  l'esprit,  la  difficulté  ou  plutôt  l'impossibilité  de  préciser 
le  point  de  partage  a  mis  dans  l'exposé  de  ces  doctrines,  où 
l'on  vise  à  l'explication  et  non  plus  seulement  à  la  description 
des  phénomènes,  une  indécision  que  l'art  du  style  peut  dissi- 
muler parfois,  mais  que  la  critique  ne  manque  pas  de  faire 
reparaître  dès  qu'elle  creuse  le  sujet. 

362.  —  En  fondant,  pour  ainsi  dire,  dans  la  sensation  toute 
la  suite  des  affections  dont  est  capable  l'âme  humaine,  Con- 
dillac avait  maintenu  la  séparation  profonde,  tracée  par  les 
Cartésiens,  entre  les  phénomènes  matériels,  tous  également 
réductibles,  suivant  eux,  au  pur  mécanisme,  et  les  phénomènes 
spirituels,  tous  également  incompatibles  avec  les  propriétés 
essentielles  de  la  matière,  depuis  la  sensation  la  plus  obtuse 
jusqu'aux  actes  les  plus  élevés  de  l'intelligence  et  de  la  liberté. 
Il  combattait  Buiïon  lorsque  ce  grand  écrivain,  peintre  trop 
vrai  de  la  nature  pour  tomber  dans  l'absurde  hypothèse  de 
l'automatisme  cartésien,  tout  en  refusant  aux  animaux  l'âme, 
ce  principe  divin  de  la  liberté  et  de  la  raison,  leur  accordait  les 
affections  de  la  sensibilité,  comme  compatibles  avec  une  nature 
corporelle.  L'opinion  de  Buiïon  était  une  protestation  du  bon 
sens,  soutenu  de  la  science  et  du  génie,  contre  le  paradoxe 
où  la  prédilection  pour  les  constructions  systématiques  et  les 
spéculations  abstraites  avait  fait  tomber  l'école  cartésienne. 
C'était  un  retour  à  l'idée  admise  dans  l'antiquité,  d'une  âme 

•  0  Nil  nalura  portionibus  parit.  »  Plin.,  Hisl.  nal.,  xvii,  22. 


DE  LA  PSYCHOLOGIE.  535 

sensitive  et  animale  et  d'une  âme  raisonnable  et  libre  (127  el 
suiv.  )  :  idée  que  l'un  des  penseurs  les  plus  originaux  de  ce 
siècle,  Maine  de  Biran,  a  reproduite  sous  des  formes  bien 
mieux  arrêtées,  mais  par  là  même  empreintes  d'arbitraire 
et  d'artifice  systématique^.  Selon  lui,  l'essence  du  moi  humain 
ou  de  l'âme  humaine  consiste  dans  le  pouvoir  de  prendre  des 
déterminations  libres.  Les  affections  de  la  sensibilité,  les  simu- 
lacres de  l'imagination,  les  emportements  des  passions  appar- 
tiennent à  la  nature  animale,  sont  placés  sous  l'empire  de 
l'organisme  ;  la  personne  humaine,  le  moi,  force  hyperor- 
ganique  {compos  sta'),  dont  l'essence  est  de  se  posséder  elle- 
même  et  de  se  déterminer  librement,  se  trouve  unie  dans 
l'homme  et  dans  l'homme  seul  à  la  vie  animale  ;  et  le  mystère 
de  cette  union  remplace  le  mystère  de  l'union  de  la  substance 
pensante  à  la  substance  étendue  dans  le  système  cartésien. 
La  force  hyperorganique  du  moi  est  suspendue  dans  les  songes, 
dans  l'ivresse,  dans  la  folie,  alors  que  la  vie  animale  continue 
de  fonctionner,  à  peu  près  comme,  suivant  la  théorie  de  Bi- 
chat,  la  vie  organique  poursuit  son  cours  pendant  les  suspen- 
sions anomales  ou  périodiques  de  la  vie  animale  ;  et  quand  la 
personne  se  ressaisit  elle-même,  se  retrouve  de  nouveau  en 
présence  des  phénomènes  de  sensibilité,  d'imagination,  de 
passion,  qui  s'accomplissent  dans  le  cercle  des  fonctions  de 
la  vie  animale,  c'est  toujours  par  une  détermination  volon- 
taire et  libre  que  son  pouvoir  éclate  et  que  sa  puissance  se 
manifeste.  En  l'absence  du  moi,  il  y  a  des  sensations,  mais 
point  de  connaissance  ;  des  passions,  mais  point  de  volonté  : 
car  la  connaissance  et  la  volonté  supposent  la  conscience 
de  la  liberté  et  de  la  personnalité,  la  possession  de  soi-même  ; 
et  partant  il  n'y  a  pour  les  animaux,  pour  l'homme  en  songe 
ou  en  délire,  ni  volonté,  ni  connaissance  à  un  degré  quel- 
conque. 

363.  —  Mais  ces  conséquences  mêmes  montrent  ce  qu'il 
y  a  d'excessif  et  de  contraire  aux  faits  dans  le  système  ingé- 
nieux dont  nous  esquissons  les  principaux  traits.  Notre  pro- 
pre expérience  nous  atteste  que  dans  les  rêves,  soit  que  nous 
éprouvions  ou  que  nous  n'éprouvions  pas  un  sentiment  vague 
de  notre  impuissance  d'agir  ou  de  coordonner  nos  actes,  nous 

1  Œ\uvres  philos.,  T.  III,  passim. 


536  CHAPITRE  XXIII. 

connaissons  les  personnes  et  les  choses  dont  l'imagination 
nous  reproduit  les  fantômes  ;  que  les  facultés  de  comparer,  de 
juger,  de  se  ressouvenir,  de  prévoir  entrent  en  exeixice  à  la  suite 
de  ces  perceptions  trompeuses.  Nous  voyons  bien  que,  par  le 
passage  de  l'état  de  sommeil  à  l'état  de  veille,  ces  fonctions 
s'accomplissent  avec  plus  de  régularité  ou  de  coordination, 
mais  non  qu'elles  changent  brusquement  de  nature  ;  et  nous 
avons  tout  motif  de  croire  qu'il  en  est  encore  de  même  lorsque 
l'enfant,  par  une  sorte  de  réveil  ou  plutôt  d'éveil  progressif, 
entre  peu  à  peu  en  jouissance  des  facultés  de  la  vie  intellec- 
tuelle. Il  est  aussi  contraire  à  une  induction  légitime  de  refuser 
aux  animaux  toute  connaissance  et  même  tout  sentiment 
de  leur  individualité,  que  de  leur  accorder  une  connaissance 
et  une  personnalité  pareilles  aux  nôtres.  La  personne  humaine 
est  le  mode  le  plus  élevé  de  la  conscience  du  moi,  ou  du  moins 
nous  n'avons  pas  l'idée  d'un  mode  plus  élevé  ;  mais  cette 
conscience  a  ses  degrés  et  son  évolution  progressive  comme 
les  autres  phénomènes  de  la  vie. 

364.  —  Si  une  ligne  de  démarcation  tranchée  ne  peut  pas 
plus  être  admise  là  où  la  placent  Buiïon  et  Maine  de  Biran 
que  là  où  la  plaçait  Descartes,  il  faut  reconnaître  que  la  pensée 
des  premiers  tend  à  exprimer  bien  plus  fidèlement  la  hiérarchie 
naturelle  des  phénomènes  et  des  fonctions,  et  la  vraie  distinc- 
tion que  le  Créateur  a  mise  entre  l'humanité  et  l'animalité  : 
distinction  d'un  tout  autre  ordre  que  les  différences  qui  sé- 
parent une  espèce  animale  d'une  autre,  et  correspondant  à 
des  destinées  qui  n'ont  rien  de  comparable.  La  raison  dit  en 
effet  qu'il  y  a  deux  étages  dans  la  série  des  phénomènes  que 
l'on  peut  qualifier  tous  de  psychologiques,  en  ce  sens  qu'ils 
affectent  tous  notre  sens  intime  :  un  étage  inférieur,  compre- 
nant des  affections  auxquelles  l'animalité  participe,  ou,  si 
l'on  veut,  auxquelles  l'homme  est  sujet  en  tant  qu'il  parti- 
cipe à  la  nature  animale  ;  et  un  étage  supérieur,  comprenant 
toute  la  partie  de  la  série  à  laquelle  il  est  constant  que  l'ani- 
malité reste  étrangère.  Ceci  est  un  fait  qu'aucune  théorie  ne 
peut  renverser,  et  une  conception  théorique  sera  préférable 
par  cela  même  qu'elle  fera  mieux  ressortir  un  fait  si  capital  ; 
quoique  d'ailleurs  la  séparation  des  étages,  bien  manifeste 
lorsque  l'on  embrasse  d'un  coup  d'œil  l'ensemble  des  assises 
dont  ils   se  composent,   perde  de  sa  netteté  vers  la  région 


DE  LA  PSYCHOLOGIE.  537 

moyenne  où  ils  se  pénètrent  mutuellement,  et  n'empêche  ni  la 
solidarité  du  système,  ni  la  réaction  des  parties  les  unes  sur 
les  autres.  C'est  ainsi  à  peu  près  que  la  distinction  des  étages 
géologiques  n'empêche  pas  qu'on  observe  des  enchevêtrements 
et  des  mélanges  au  passage  d'un  étage  à  l'autre,  et  que  souvent 
les  terrains  inférieurs  portent  les  marques  d'altérations  pro- 
fondes, provenant  d'une  influence  exercée  par  les  terrains 
qui  les  ont  recouverts. 

365.  —  A  mesure  que  l'on  marche  vers  l'étage  supérieur 
des  phénomènes  de  la  série  psychologique,  ou  vers  la  psy- 
chologie exclusivement  humaine,  les  ressources  qu'on  peut 
tirer  des  observations  anatomiques  et  physiologiques  vont 
en  s'appauvrissant  ;  et  il  y  a  à  cela  bien  des  raisons  évi- 
dentes. D'abord  l'anatomie  vulgaire  n'apprend  sur  l'organi- 
sation du  cerveau  rien  ou  presque  rien  qui  tende  à  expliquer 
ou  à  faire  concevoir  le  jeu  des  fonctions  de  cet  organe  de  la 
pensée  ;  une  autre  anatomie  bien  plus  délicate,  dont  les  pre- 
miers essais  ne  remontent  pas  au  delà  du  commencement  de 
ce  siècle,  est  encore  trop  peu  avancée  pour  jeter  un  grand 
jour  sur  ce  sujet  si  compliqué  et  si  difficile.  D'ailleurs,  sans  que 
les  aptitudes  psychologiques  cessent  d'être  liées  aux  carac- 
tères organiques,  la  liaison  porte  (et  ceci  est  bien  important 
à  considérer)  sur  des  caractères  organiques  d'une  importance 
décroissante,  à  mesure  qu'il  s'agit  d'aptitudes  psychologiques 
d'un  ordre  plus  élevé.  Ce  ne  sont  plus  des  caractères  de  genres, 
d'espèces,  mais  des  variétés  de  races,  ou  plus  souvent  encore 
des  variétés  individuelles,  dépourvues  de  toute  fixité  dans  la 
transmission,  qui  se  lient  aux  différences  d'aptitudes  les  plus 
importantes,  intellectuellement  et  moralement.  Par  là  il  y  a 
contraste  bien  marqué  entre  l'étude  des  faits  au  point  de  vue 
du  naturaliste  et  du  médecin,  et  l'étude  des  mêmes  faits  ou  de 
faits  connexes,  au  point  de  vue  du  psychologue  et  du  moraliste. 
Sans  excéder  les  limites  d'une  induction  légitime,  nous  pou- 
vons avancer  que  ce  contraste  se  maintiendra,  quels  que  soient 
les  futurs  progrès  de  l'étude  des  caractères  organiques  dans 
leur  liaison  avec  les  aptitudes  intellectuelles  et  morales. 

Il  est  pareillement  incontestable  que  la  pensée  humaine, 
sans  pouvoir  jamais  s'affranchir  des  liens  de  l'organisme, 
tend  de  plus  en  plus  à  se  gouverner  dans  ses  évolutions  pro- 
gressives d'après  des  lois  qui  lui  sont  propres,  et  qui  n'ont  avec 


538  CHAPITRE  XXIII. 

les  dispositions  organiques  que  des  rapports  de  plus  en  plus 
indirects.  Tout  est  accommodé  dans  le  système  de  la  sensibi- 
lité animale  à  la  perception  de  l'espace  et  des  rapports  de 
situation  dans  l'espace  (139).  Il  y  a  homogénéité  et  liaison 
directe  entre  les  dispositions  organiques  de  l'appareil  des 
sensations  et  les  rapports  pour  la  perception  desquels  il  doit 
servir  d'intermédiaire  entre  l'animal  et  les  objets  extérieurs. 
Mais  c'est  dans  la  conscience  intime  de  son  existence  person- 
nelle que  l'homme  trouve  l'idée  de  la  durée  et  de  la  coordi- 
nation des  choses  dans  le  temps  :  idée  que  nulle  disposition 
organique  ne  peut  avoir  en  soi  la  vertu  de  susciter,  parce 
qu'il  s'agit  de  rapports  dont  nulle  disposition  organique  ne 
peut  offrir  l'empreinte  et  la  représentation  immédiate.  Si  donc 
il  faut  attribuer  à  l'énergie  propre  de  la  force  qui  produit  la 
conscience  de  l'existence  personnelle,  la  production  consécu- 
tive de  l'idée  du  temps  ou  de  la  durée,  il  n'y  a  pas  de  raison 
pour  exiger  que  l'organisme  conserve  l'empreinte  de  toutes 
les  affections  de  l'âme  qui  sont  la  conséquence  d'impressions 
antérieures,  et  qui  doivent  encore  exercer  sur  les  détermi- 
nations et  les  actes  postérieurs  une  si  capitale  influence. 

366.  —  Un  homme  assiste  à  un  discours  qui  captive  son 
-attention  et  lui  fait  faire  des  réflexions  sérieuses.  En  ce  moment 
ses  sens  sont  excités,  son  cerveau  travaille  ;  et  si  un  œil  assez 
perçant  pouvait  lire  dans  les  détails  les  plus  intimes  de  l'orga- 
nisme, il  y  démêlerait  mille  traces  de  ce  travail  des  organes. 
Bien  plus,  l'âge,  le  tempérament  du  sujet,  son  état  de  santé, 
son  régime  diététiqj.ie,  toutes  choses  qui  certainement  se 
reflètent  dans  les  dispositions  organiques,  exercent,  concur- 
remment avec  le  souvenir  du  passé  et  le  souci  de  l'avenir, 
une  influence  des  moins  contestables  sur  l'impression  que  le 
discours  produit  actuellement.  Cependant  d'autres  circon- 
stances surviennent  ;  les  sens  rentrent  dans  le  calme  ou  subissent 
des  excitations  d'une  autre  nature  ;  il  ne  reste  d'une  impression 
si  vive  qu'un  souvenir  qui  va  se  perdre  dans  la  foule  des  autres 
souvenirs.  Mais  voici  que  vingt  ans  plus  tard,  par  une  de 
ces  liaisons  d'idées  que  la  raison  aperçoit  et  où  les  sens  n'ont 
que  faire,  par  une  de  ces  analogies  morales  qui  rapprochent 
les  faits  physiquement  les  plus  disparates,  un  événement 
imprévu  fait  revivre  ce  souvenir,  rappelle  des  réflexions 
oubliées,  des  émotions  effacées  ;  et  désormais  elles  exerceront 


DE  LA  PSYCHOLOGIE.  539 

sur  toute  la  conduite  de  cet  homme  une  influence  décisive  : 
elles  le  feront  renoncer  à  ses  habitudes,  à  ses  affections  les 
plus  chères  ;  elles  le  conduiront  dans  la  solitude  ;  elles  le  déter- 
mineront à  s'imposer  des  privations  et  des  austérités.  Il  y  a 
là  pour  le  moraliste  un  intéressant  sujet  d'étude  et  une  occa- 
sion d'appliquer  la  connaissance  qu'il  a  acquise  des  ressorts 
du  cœur  humain  ;  mais  s'imaginer  que  tout  cela  puisse  s'expli- 
quer par  des  plissements  de  fibres  ou  des  vibrations  de  molé- 
cules ;  exiger  que  les  dispositions  organiques  conservent 
indéfiniment  l'empreinte  de  toutes  les  aiïections  qui  plus  tard 
influent  sur  les  déterminations  de  l'âme  par  la  puissance  du 
souvenir,  c'est  tomber  dans  une  de  ces  exagérations  systé- 
matiques que  la  raison  repousse,  lors  même  qu'elle  n'est  pas 
en  mesure  d'en  démontrer  logiquement  l'absurdité  ou  d'en 
prouver  expérimentalement  la  fausseté. 

Ce  que  nous  disons  pour  les  idées  qui  se  rattachent  à  la 
notion  du  temps  ou  de  la  durée,  se  dirait,  bien  entendu,  pour 
toutes  les  conceptions  de  la  raison  qui  n'ont  point  de  type 
physique  et  sensible.  Il  est  vrai  que  nous  ne  pouvons  nous 
occuper  d'idées  abstraites  sans  le  secours  de  signes  sensibles, 
et  par  là  il  y  a  toujours  une  part  laissée  à  la  sensibilité  ani- 
male et  à  l'organisme  dans  le  travail  de  la  pensée.  Consi- 
dérons donc  deux  hommes  qui  s'occupent  des  mêmes  spécu- 
lations abstraites,  mais  qui  pensent  dans  deux  langues  diffé- 
rentes :  si  l'anatomie  microscopique  de  leurs  cerveaux  pou- 
vait être  poussée  assez  loin,  on  y  trouverait  (c'est  bien 
probable)  des  différences  correspondant  à  la  diversité  des 
sons  vocaux  qui  s'offrent  pendant  ce  travail  à  l'imagination 
de  l'un  et  de  l'autre.  D'autres  modifications  organiques  corres- 
pondraient au  degré  d'attention,  à  l'effort  intellectuel,  et 
varieraient  d'un  individu  à  l'autre,  d'après  les  aptitudes 
innées  ou  acquises  ;  tandis  qu'elles  pourraient  être  identiques, 
soit  chez  le  même  individu,  soit  chez  différents  individus, 
quoique  la  méditation  portât  sur  des  sujets  très  divers.  Main- 
tenant admettrons-nous  que  ces  modifications  organiques, 
insaisissables  à  l'observation  actuelle,  et  pour  ainsi  dire 
infinitésimales,  qui  doivent  principalement  différer  par  la 
nature  des  signes  sensibles  servant  de  support  à  la  pensée  et 
par  l'intensité  de  l'effort  intellectuel,  ont  pourtant  je  ne  sais 
quoi  de  commun  ;  et  que  ce  je  ne  sais  quoi,  cet  infiniment 


540  CHAPITRE  XXIII. 

petit  d'un  autre  ordre,  représente  la  vérité  abstraite,  le  théo- 
rème identique  pour  les  deux  intelligences,  en  quelque  langue 
qu'elles  les  pensent,  et  quelque  peine  ou  quelque  facilité 
qu'elles  aient  eue  à  les  saisir?  Mais  le  bon  sens  repousse  un 
échafaudage  si  compliqué  et  si  gratuitement  construit,  une 
hypothèse  qui,  loin  de  rien  expliquer,  ne  laisse  pas  même 
pressentir  une  explication  possible. 

367.  —  Tout  ce  qu'on  a  pu  faire  jusqu'ici,  c'a  été  de  tâcher 
de  constater  les  liaisons  de  certains  caractères  organiques 
avec    certaines    aptitudes    intellectuelles    ou    morales,    sans 
pénétrer  nullement  dans  le  pourquoi  de  ces  Maisons  ;  tandis 
que,  pour  les  sensations  animales,  on  entrevoit  des  rapports 
entre  la  construction  de  l'appareil  sensible  et,  sinon  la  nature, 
du  moins  l'ordre  et  l'intensité  des  sensations  produites.  La 
doctrine  de  Gall  sur  la  corrélation  des  aptitudes  avec  les 
développements  des  diverses  régions  des  hémisphères  céré- 
braux,  développements  traduits  selon  lui  par  les  protubé- 
rances de  leur  enveloppe  osseuse,  est  déjà  un  exemple  remar- 
quable des  résultats  auxquels  peut  conduire  l'étude  empirique 
des  liaisons  dont  il  s'agit  ;  quoique  le  célèbre  auteur  de  cette 
doctrine  se  soit  laissé  entraîner  prématurément,  comme  il 
arrive  toujours,  à  construire  un  système  dont  les  meilleurs 
esprits  n'ont  pu  accepter  les  conséquences  en  ce  qui  dépasse 
les  faits  observés.  On  sent  bien  que  l'expérience  proprement 
dite,  celle  qui  dispose  artificiellement  des  circonstances  de  la 
production  des  phénomènes  pour  en  constater  l'indépendance 
ou  en  manifester  la  liaison,  devient  comme  impossible  dans 
ces  régions  supérieures  de  la  psychologie  ;  il  faut  s'en  tenir  à 
l'observation  des  faits  tels  qu'ils  se  présentent  à  nous  dans 
toute  leur  complexité.  Que  l'on  songe  à  quel  point  cette  com- 
plexité est  prodigieuse  en  comparaison  de  la  simplicité  des 
phénomènes  astronomiques,   qui  échappent  aussi  à   l'expé- 
rience et  qu'il  faut  se  contenter  d'observer  tels  qu'ils  se  dérou- 
lent à  nous,  et  l'on  comprendra  sans  peine  combien  doit  être 
grande  la  difficulté  de  débrouiller  l'ordre  vrai,  la  subordina- 
tion effective  des  phénomènes  psychologiques  à  travers  la 
complication  des  apparences.  Cependant  on  peut  approcher 
de  la  solution  de  ce  beau  problème,  et  l'on  en  approchera 
sans  doute  par  une  étude  minutieuse,  patiente  et  intelligente. 
On  comparera  les  lésions  et  les  altérations  organiques,  résul- 


DE  LA  PSYCHOLOGIE.  541 

tant  d'anomalies  morbides  ou  monstrueuses,  à  la  nature  des 
désordres  généraux  ou  partiels  qu'elles  auront  amenés  dans 
les  fonctions  de  la  vie  intellectuelle,  tels  que  l'abolition  de  la 
mémoire  pour  certaines  classes  de  faits  ou  de  mots,  la  perver- 
sion de  certains  jugements  ou  de  certains  goûts,  les  halluci- 
nations de  diverses  espèces  ;  et  en  même  temps  qu'on  établira 
des  rapprochements  entre  l'organisme  et  les  fonctions,  on  aura 
une  connaissance  moins  imparfaite  de  la  subordination  des 
fonctions,  ce  qui  est  la  question  proprement  psychologique, 
plus  importante  en  elle-même  que  les  rapports  des  fonctions 
avec  les  conformations  organiques. 

Comme  il  s'agit,  dans  cette  étude  comparative,  d'une  part 
de  variétés  organiques  d'une  importance  caractéristique 
décroissante,  et  par  là  même  moins  nettement  accusées  et  en 
quelque  sorte  fugitives,  d'autre  part  de  phénomènes  très 
complexes  pour  lesquels  beaucoup  de  causes  concourent  (de 
manière  que  chaque  cause  en  particulier  dispose  à  la  produc- 
tion d'un  certain  effet,  plutôt  qu'elle  ne  le  produit  efficace- 
ment et  constamment),  c'est  le  cas  de  procéder  par  la  voie  de 
la  statistique,  c'est-à-dire  d'accumuler  des  observations  en 
grand  nombre  pour  tâcher  de  démêler  des  influences  constantes 
en  compensant  les  effets  dus  à  des  causes  fortuites  et  variables. 
C'est  ainsi  qu'on  parviendra  à  donner  de  la  précision  à  l'appré- 
ciation vague  que  chacun  fait  à  part  soi  de  l'influence  que 
les  âges,  les  tempéraments,  le  régime  diététique,  les  caractères 
des  races  exercent  sur  les  aptitudes  morales  et  intellectuelles  ; 
influences  qui  souvent  ne  se  manifesteraient  pas  dans  une 
comparaison  d'individu  à  individu,  quoiqu'elle  frappe  tous 
les  yeux  et  qu'elle  ait  donné  lieu  à  des  sentences  proverbiales, 
lorsque,  sans  même  recourir  à  l'enregistrement  statistique, 
on  compare  dans  une  vue  d'ensemble  une  race  à  une  race 
un  sexe  à  l'autre,  la  jeunesse  à  la  vieillesse,  et  ainsi  de  suite. 

368.  —  La  même  méthode  est  apphcable  quand  il  s'agit 
d'étudier,  non  plus  l'influence  immédiate  de  l'organisme  sur 
la  production  des  phénomènes  psychologiques,  mais  l'influence 
que  ces  phénomènes  ont  les  uns  sur  les  autres,  de  quelque 
manière  qu'ils  relèvent  de  l'organisme,  médiatement  ou  immé- 
diatement. Si,  par  exemple,  les  documents  statistiques  consta- 
tent une  liaison  entre  les  âges  et  la  criminalité  ou  le  penchant 
à  lajperpétration  de  telle  espèce  de  crime,  ils  constateront 


542  CHAPITRE  XXIII. 

aussi  bien  une  liaison  entre  la  criminalité  et  le  degré  d'ins- 
truction, sans  que  dans  l'un  et  l'autre  cas  la  constatation  du 
lien  emporte  l'explication  des  causes  ou  du  mode  d'influence 
bien  qu'une  suite  d'observations  statistiques,  convenablement 
dirigées,  puisse  à  la  longue  jeter  du  jour  sur  la  nature  même  de 
l'influence.  Il  n'est  pas  non  plus  impossible  d'instituer  en  cer- 
tains cas  un  système  d'expériences  qui  mette  en  évidence  les 
influences  qu'on  veut  étudier,  et  les  isole  assez  bien  des  in- 
fluences accessoires  et  perturbatrices,  sans  qu'il  faille  absolu- 
ment pour  cela  recourir  à  de  nombreuses  séries  d'observations 
comme  celles  que  la  statistique  enregistre.  La  pédagogie,  par 
exemple,  est  une  science  ou  un  art  dont  les  relations  avec 
la  psychologie  générale  sont  à  peu  près  celles  de  la  méde- 
cine avec  la  physiologie.  En  pédagogie  comme  en  médecine, 
on  n'est  pas  strictement  borné  à  l'observation  des  phéno- 
mènes tels  qu'ils  se  produisent  d'eux-mêmes  :  l'expérimenta- 
tion directe  n'est  pas  impossible,  quoique  le  respect  dû  à  la 
nature  humaine  et  le  but  même  de  l'art  ajoutent  aux  difficultés 
intrinsèques  de  l'expérimentation  et  en  restreignent  le  champ. 
Or,  l'expérimentation  pédagogique,  bien  conduite,  est  très 
propre  à  éclairer  le  jeu  des  facultés  de  l'esprit  et  des  pen- 
chants du  cœur,  la  liaison  des  aptitudes  et  des  caractères. 
Pour  prendre  un  seul  exemple,  celui  du  délassement  par  la 
variété  des  travaux,  n'est-il  pas  clair  qu'on  peut  mettre  assez 
de  précision  dans  les  conditions  des  expériences  dont  ce 
point  serait  l'objet,  pour  déterminer  indirectement  quelles 
sont  les  facultés  entre  lesquelles  la  nature  a  mis  le  plus  d'indé- 
pendance par  la  constitution  même  des  organes  de  la  pensée, 
de  manière  à  confirmer  ou  à  renverser  une  théorie  fondée  sur 
des  considérations  d'un  autre  ordre,  comme  le  système  phré- 
nologique  de  Gall  ? 

369.  —  Mais  il  faudra  bien  du  temps  et  des  elforts  avant  que 
la  psychologie  comme  la  médecine  aient  pu  être  ramenées 
à  une  forme  vraiment  scientifique  ;  et  quand  même  l'esprit 
humain  ne  devrait  jamais  être  en  mesure  d'opérer  cette  réduc- 
tion, il  ne  s'ensuivrait  pas  que  le  précepte  de  l'oracle  (rvwôt 
ffauTÔv  fût  un  précepte  vain,  car  la  science  n'est  que  l'une  des 
formes  de  la  gnose  ou  du  savoir,  dans  la  plus  large  acception 
du  mot  (305).  A  supposer  donc  que  la  psychologie  ne  fût 
point  destinée  à  revêtir  jamais  la  forme  d'un  système  scien- 


DE  LA  PSYCHOLOGIE.  543 

tifique,  il  n'en  faudrait  nullement  conclure  qu'il  n'y  a  rien 
à  tirer  des  proverbes  vulgaires  et  des  méditations  des  philo- 
sophes au  sujet  des  faits  psychologiques  ;  il  se  trouverait  seu- 
lement que  la  psychologie  échappant  au  progrès  indéfini  qui 
n'appartient  qu'aux  connaissances  enchaînées  en  systèmes 
scientifiques,  la  sagesse  des  temps  anciens  aurait  recueilli  de 
bonne  heure  tout  ce  qu'on  peut  tirer  de  vrai  et  d'utile  de 
l'observation  réfléchie  des  phénomènes  psychologiques,  tout 
ce  que  donne  cette  observation  quand  on  ne  la  plie  point  à 
des  hypothèses  arbitraires  et  à  des  systèmes  prématurés. 

Ne  retrouvons-nous  pas,  dans  la  psychologie  ainsi  conçue^ 
le  type  de  cette  philosophie  socratique,  si  vantée  chez  les 
Grecs  et  pourtant  sitôt  remplacée  par  les  systèmes  profonds 
ou  subtils  des  hommes  célèbres  immédiatement  sortis  de 
l'école  de  Socrate?  A  en  juger  d'après  la  tradition  de  l'anti- 
quité, ne  pourrait-on  pas  rapprocher  l'étude  de  l'homme 
intellectuel  et  moral,  telle  que  Socrate  paraît  l'avoir  conçue, 
de  la  médecine  hippocratique,  pure  de  tout  système,  formée 
bien  avant  l'époque  où  l'on  a  pu  songer  à  coordonner  scien- 
tifiquement les  faits  pathologiques  qui,  de  nos  jours  encore, 
donnent  heu  à  tant  de  théories  éphémères,  et  pourtant  déjà 
si  riche  en  aphorismes  profonds,  en  diagnostics  judicieux, 
en  prescriptions  que  leur  sagesse  a  fait  survivre  à  toutes  les 
révolutions  de  la  science? 

370.  —  S'il  est,  en  eiïet,  de  la  nature  des  faits  psycholo- 
giques de  se  traduire  en  aphorismes  plutôt  qu'en  théorèmes  ; 
si  du  moins,  jusqu'à  présent,  la  supériorité  des  notions  de 
l'homme  éclairé  sur  celles  du  vulgaire,  en  ce  qui  touche  à  cet 
ordre  de  phénomènes,  a  été  un  fruit  de  la  sagesse  plutôt 
qu'une  acquisition  de  la  science,  on  en  peut  tirer  cette  con- 
clusion pratique,  que  les  travaux  littéraires  de  la  jeunesse 
doivent  la  préparer  à  l'observation  de  la  nature  morale  et 
intellectuelle  de  l'homme,  mais  que  la  psychologie  ne  peut 
réellement  pas  être  prise  pour  le  sujet  d'un  cours  élémentaire 
et  dogmatique.  L'expérience  constate  que  l'enseignement 
oral  n'est  fructueux  pour  de  jeunes  intelligences  qu'à  condi- 
tion de  porter  sur  des  idées  précises,  soumises  à  un  enchaî- 
nement rigoureux.  Là  où  la  nature  des  choses  ou  l'imperfection 
de  nos  connaissances  ont  mis  obstacle  à  l'exacte  définition  des 
idées  et  à  leur  enchaînement  systématique,  maîtres  et  élèves 


544  CHAPITRE  XXIII. 

sont  obligés  de  se  payer  de  mots,  de  formules  creuses  et  arbi- 
traires. 

La  logique,  au  contraire,  est  une  véritable  science  qui 
vient  se  placer  sans  effort  dans  le  cadre  de  l'enseignement  : 
on  en  peut  dire  autant  de  ces  problèmes  philosophiques  qui, 
pour  n'être  pas  susceptibles  d'une  solution  scientifiquement 
démontrée,  n'en  comportent  pas  moins  une  définition  rigou- 
reuse et  une  analyse  exacte  (321). 

Ceux  qui  sont  d'avis  d'introduire  la  psychologie  dans  l'ensei- 
gnement en  la  plaçant  en  tête  du  cours  d'études  philosophiques, 
donnent  naturellement  pour  raison  qu'il  est  dans  l'ordre  d'étu- 
dier les  facultés  de  l'esprit  humain  avant  de  procéder  à  l'ana- 
lyse des  idées  que  ces  facultés  lui  procurent.  Les  anciens  sco- 
lastiques  alléguaient  un  motif  tout  aussi  plausible  d'attribuer 
la  priorité  à  la  logique,  quand  ils  disaient  que  la  logique  est 
l'instrument  qui  nous  sert  dans  la  recherche  de  la  vérité,  et 
qu'il  faut  d'abord  apprendre  à  connaître  l'instrument  qu'on 
doit  manier.  Mais  heureusement  la  nature  nous  a  accordé 
plus  de  liberté  dans  le  jeu  de  nos  facultés,  et  dans  les  exercices 
qui  doivent  les  perfectionner.  On  peut  étudier  la  logique  et 
approfondir  une  foule  de  questions  qui  tiennent  à  la  philo- 
sophie générale,  sans  porter  son  attention  sur  les  fonctions 
psychologiques  ;  tout  comme  on  peut  apprendre  la  gymnas- 
tique sans  une  étude  préalable  de  l'anatomie  du  corps  humain, 
et  tout  comme  un  maître  de  musique  peut  donner  à  son  élève 
des  leçons  profitables,  sans  être  obligé  de  lui  enseigner  d'abord 
les  théories  de  l'acoustique  ou  l'anatomie  de  l'oreille,  que 
presque  toujours  il  ignore  lui-même. 

371.  —  Laissons  là  au  surplus  cette  question  qui  intéresse 
la  pratique  de  l'enseignement  plutôt  que  la  doctrine,  et  venons 
à  la  discussion  du  principe  même  d'où  partent  les  philosophes 
qui  ont  la  prétention  d'atteindre  à  la  démonstration  scien- 
tifique aussi  bien  que  les  physiciens  et  les  chimistes,  et  peut- 
être  même  mieux  qu'eux  ;  d'être  comme  eux  les  continua- 
teurs de  la  réforme  de  Bacon,  en  fondant  leurs  systèmes  phi- 
losophiques sur  la  psychologie,  et  la  psychologie  sur  l'obser- 
vation. Le  principe  de  ces  philosophes  est  qu'il  y  a  deux  sortes 
d'observation,  correspondant  à  deux  sortes  de  faits  distincts, 
ou  plutôt  contrastants  :  une  observation  par  les  sens,  laquelle 
s'applique  aux  phénomènes  du  monde  extérieur,  et  à  l'étude 


DE  LA  PSYCHOLOGIE.  545 

de  l'homme  lui-même,  considéré  dans  sa  nature  corporelle  ; 
et  une  observation  intérieure,  qui  n'est  que  la  contemplation 
attentive  des  faits  de  conscience,  c'est-à-dire  des  phénomènes 
psychologiques  qui  se  passent  dans  la  conscience,  et  qui  nous 
sont  immédiatement  connus  par  la  conscience  que  nous  en 
avons  ^.  Sans  doute  cette  distinction  est  fondée,  en  ce  que  les 
matériaux  de  nos  connaissances  et  de  nos  idées  nous  sont  four- 
nis, les  uns  par  le  rapport  des  sens  proprement  dits,  les  autres 
par  les  affections  intérieures  de  notre  sensibilité,  d'autres 
enfin  par  une  faculté  supérieure  à  laquelle  nous  donnons  le 
nom  de  raison  ;  mais  toutes  nos  facultés  se  tiennent,  et  toutes 
nos  connaissances  s'enchaînent.  Si  le  physicien  et  le  natura- 
liste observent  avec  les  sens,  ils  observent  bien  plus  encore 
avec  la  raison  ;  et  l'on  ne  peut  faire  usage  de  la  raison  et  des 
sens  sans  une  sorte  d'observation  intérieure  du  témoignage 
que  la  conscience  nous  donne  des  impressions  des  sens  et  des 
conceptions  de  la  raison.  Toutefois,  lorsqu'on  emploie  le  terme 
d'observation  dans  le  langage  des  sciences,  lorsqu'on  oppose  les 
sciences  d'observation  aux  sciences  fondées  sur  le  calcul  et  le 
raisonnement,  on  entend  parler  d'une  observation  régulière- 
ment organisée  et  systématiquement  conduite,  qui  arrive  à  la 
découverte  de  phénomènes  cachés,  au  moyen  des  liaisons  que 
la  raison  conçoit  entre  les  phénomènes  apparents,  et  en  s'ai- 
dant,  tantôt  de  l'artifice  des  méthodes,  comme  dans  les  recher- 
ches de  statistique,  tantôt  de  l'artifice  des  instruments,  comme 
en  astronomie  et  en  physique.  On  ne  s'avisera  pas  de  dire  que 
l'arithmétique  et  la  géométrie  sont  des  sciences  d'observation, 
parce  que,  si  nous  rentrons  en  nous-mêmes,  et  si  nous  y  obser- 
vons ce  qu'on  appelle  les  faits  de  conscience,  nous  trouverons 
que  nous  avons  l'idée  du  nombre,  l'idée  de  l'espace,  l'idée  de 
la  ligne  droite,  l'idée  des  axiomes  mathématiques  :  par  exem- 

1  <:  C'est  un  nom  à  jamais  respectable  que  celui  de  la  conscience,  lorsqu'il 
signifie  le  sentiment  vif  et  profond  de  nos  devoirs,  de  quelque  manière 
que  ces  devoirs  nous  soient  connus,  soit  qu'un  instinct  moral  nous  les 
révèle  immédiatement,  soit  que  l'expérience  et  la  réflexion  nous  les  aient 
enseignés  ;  mais  étendre  ce  nom  de  conscience  et  celui  de  faits  observés 
à  des  abstractions  métaphysiques,  à  des  intuitions  mentales,  à  des  inspi- 
rations secrètes,  c'est  substituer  aux  réalités  les  prestiges,  à  l'étude 
l'enthousiasme,  et  à  la  science  les  croyances.  »  Daunou,  Cours  d'histoire 
professé  au  Collège  de  France  en  1828.  —  Nous  citons  ce  jugement  sévère, 
sans  l'approuver  de  tout  point,  à  beaucoup  près,  et  en  tâchant  d'expliquer 
ce  qu'il  a  de  vrai. 

35 


546  CHAPITRE  XXIJI. 

pie,  que  le  tout  est  plus  grand  que  la  partie  et  que  la  ligne 
droite  est  la  plus  courte  qu'on  puisse  mener  entre  deux  points. 
La  psychologie  ne  serait  pas  davantage  une  science  d'obser- 
vation, parce  que  l'observation  intérieure,  c'est-à-dire  l'atten- 
tion donnée  au  témoignage  de  la  conscience,  aurait  appris  aux 
philosophes,  comme  à  tout  le  monde,  que  l'homme  éprouve 
des  sensations,  des  désirs,  qu'il  a  des  idées,  une  volonté  ;  qu'il 
juge  et  délibère  ;  qu'il  se  sent,  suivant  les  circonstances,  con- 
traint ou  libre  dans  ses  déterminations.  Si  les  philosophes, 
en  raisonnant  sur  ces  données  premières  communes  à  tous  les 
liommes,  arrivent  à  des  conséquences  que  le  vulgaire  ignore, 
et  souvent  à  des  conséquences  sur  lesquelles  les  philosophes 
sont  loin  d'être  d'accord,  ce  serait  abuser  des  mots  que  de 
ranger  leurs  théories,  quelle  qu'en  puisse  être  la  valeur  scien- 
tifique, parmi  les  sciences  d'observation.  Toute  la  question 
est  donc  de  savoir  si  l'ol^servation  intérieure  dont  les  philo- 
sophes nous  parlent  peut  être  poussée  au  delà  de  ces  notions 
premières,  et  même  indéfiniment  poursuivie,  de  manière  à 
procurer  à  une  suite  d'oljservateurs  assidus,  patients,  dont 
chacun  s'aiderait  méthodiquement  des  travaux  de  ses  devan- 
ciers, non  seulement  la  solution  formelle  d'une  multitude 
de  problèmes  actuellement  soulevés,  mais  encore  la  découverte 
d'une  multitude  de  faits  dont  on  n'a  présentement  nulle  idée  ; 
ou  si  au  contraire  la  psychologie,  au  cas  qu'elle  puisse  être 
amenée  un  jour  à  prendre  rang  parmi  les  sciences  d'observa- 
tion, n'y  doit  pas  être  amenée  à  la  faveur  d'un  système  d'inves- 
tigations empiriques,  sinon  parfaitement  semblable  à  celui 
qui  prévaut  dans  telle  ou  telle  branche  des  sciences  physiques 
ou  naturelles  (puisque  à  cet  égard  toutes  les  sciences  d'observa- 
tion offrent  quelque  chose  de  particulier),  du  moins  analogue 
et  n'en  différant  que  par  des  variétés  spécifiques,  au  lieu  de 
former  un  genre  distinct  et  contrastant. 

372.  —  Or,  poser  la  question  dans  ces  termes,  c'est  à  peu 
près  la  résoudre.  Outre  que  l'expérience  nous  apprend  que 
cette  observation  intérieure,  cette  contemplation  solitaire 
des  phénomènes  qui  se  passent  dans  le  secret  de  la  conscience, 
n'a  jamais  rien  produit  qui  ressemble  à  un  corps  de  doctrine 
scientifique,  il  est  facile  de  comprendre  pourquoi  ce  résultat  ou 
cette  absence  de  résultat.  Ce  n'est  pas  sans  raison  qu'on  a 
depuis  si  longtemps  comparé  la  conscience  des  psychologues 


DE  LA  PSYCHOLOGIE.  547 

à  l'oeil  qui  voit  les  objets  hors  de  lui  et  qui  ne  peut  pas  se  voir 
lui-même  ^  :  sans  que  l'artifice  du  miroir,  qui  permet  à  l'œil 
de  se  contempler  dans  son  image,  ait  un  analogue  lorsqu'il 
s'agit  de  la  vue  de  la  conscience,  puisque,  par  l'intervention 
même  de  la  réflexion  sur  les  faits  de  conscience,  les  phénomènes 
qu'on  veut  observer  se  trouvent  nécessairement  compliqués 
d'un  phénomène  nouveau,  et  souvent  modifiés  ou  dénaturés. 
Les  astronomes,  les  naturalistes  micrographes,  qui  observent 
"avec  les  yeux  aidés  d'instruments  puissants,  savent  combien 
l'on  est  sujet  à  se  faire  illusion  dans  des  observations  déli- 
cates, en  croyant  voir  ce  que  l'on  compte  et  désire  voir  d'après 
des  opinions  préconçues.  Si  la  pensée  peut  réagir  à  ce  point 
sur  la  sensation  dont  les  conditions  organiques  et  physiolo- 
giques ont  beaucoup  plus  de  fixité,  à  bien  plus  forte  raison  les 
phénomènes  intellectuels  d'un  ordre  plus  élevé,  qui  ont  leur 
retentissement  dans  la  conscience,  doivent-ils  être  troublés 
par  l'attention  qu'on  y  donne  :  à  ce  point  qu'il  devient  diffi- 
cile ou  même  impossible  de  les  saisir  par  l'observation  inté- 
rieure, tels  qu'ils  sont  ou  tels  qu'ils  seraient  sans  l'immixtion 
inévitable  de  cette  cause  perturbatrice.  Ici  (pour  employer 
figurément  le  langage  des  astronomes)  les  effets  des  causes 
perturbatrices  sont  du  même  ordre  de  grandeur  que  les  effets 
des  causes  principales  qu'on  voudrait  dégager. 

Non  seulement  l'attention  donnée  aux  faits  de  conscience 
les  modifie  et  les  altère,  mais  souvent  elle  les  fait  passer  du 
néant  à  l'être  ;  ou,  pour  parler  plus  exactement,  elle  amène 
à  l'état  de  faits  de  conscience  des  phénomènes  psychologiques 
qui  n'auraient  pas  de  retentissement  dans  la  conscience  sans 
l'attention  qu'on  y  donne,  et  qui  peuvent  traverser  une  mul- 
titude de  phases  avant  d'atteindre  celle  dont  nous  avons  une 
eonscience  claire,  la  seule  qui  soit  susceptible  de  devenir 
l'objet  de  l'observation  intérieure.  Quelle  idée  aurions-nous 
de  notre  mode  d'apparition  sur  la  terre,  et  de  notre  manière 
d'exister  dans  la  première  enfance,  si  l'on  nous  avait  aban- 
donnés dès  le  bas  âge  dans  la  solitude  ;  si  la  vue  de  ce  qui 
arrive  à  nos  semblables  et  les  récits  de  nos  parents  ne  nous 
instruisaient  de  ce  qui  nous  est  arrivé  dans  ce  période  de  la 
première  enfance  dont  notre  mémoire  ne  garde  point  de  traces  ? 

1  «  Ut  oculus,  sic  animus,  se  non  vidons,  alia  cernit.  o  Cic,  Tusc,  lib.  i 
c  28. 


548  CHAPITRE  XXIII. 

Or,  chaque  phénomène  psychologique,  dans  son  évolution 
progressive,  a  pour  ainsi  dire  sa  première  enfance,  phase  que 
la  conscience  ne  peut  point  saisir,  ni  la  mémoire  retenir,  et 
dont  nous  ne  jugeons  que  par  induction,  par  analogie,  par 
l'observation  indirecte  de  manifestations  extérieures  que 
nous  avons  de  bons  motifs  de  croke  liées  aux  phénomènes 
intérieurs,  soustraits  à  l'observation  directe. 

373,  —  D'autres  remarques  se  présentent  encore.   Pour 
qu'un»  observation  puisse  être  qualifiée  de  scientifique,   il 
faut  qu'elle  soit  susceptible  d'être  faite  et  répétée  dans  des 
circonstances  qui  comportent  une  définition  exacte,  de  manière 
qu'à  chaque  répétition  des  mêmes  circonstances  on  puisse 
toujours  constater  l'identité  des  résultats,  au  moins  entre  les 
limites  de  l'erreur  qui  affecte  inévitablement  nos  détermina- 
tions empiriques.  Il  faut  en  outre  que,  dans  les  circonstances 
définies,   et  entre  les  limites  d'erreurs  qui  viennent  d'être 
indiquées,  les  résultats  soient  indépendants  de  la  constitu- 
tion de  l'observateur  ;  ou  que,  s'il  y  a  des  exceptions,  elles 
tiennent  à  une  anomalie  de  constitution,  qui  rend  manifes- 
tement tel  individu  impropre  à  tel  genre  d'observation,  sans 
ébranler  notre  confiance  dans  la  constance  et  dans  la  vérité 
intrinsèque  du  fait  observé.  Mais  rien  de  semblable  ne  se 
rencontre  dans  les  conditions  de  l'observation  intérieure  sur 
laquelle   on   voudrait   fonder  une   psychologie   scientifique  ; 
d'une  part,  il  s'agit  de  phénomènes  fugaces,  insaisissables 
dans  leurs  perpétuelles  métamo-rphoses  et  dans  leurs  modi- 
fications continues  ;  d'autre  part,  ces  phénomènes  sont  essen- 
tiellement variables  avec  les  individus  en  qui  se  confondent 
le   rôle   d'observateur  et  celui   de   sujet  d'observation;   ils 
changent,  souvent  du  tout  au  tout,  par  suite  des  variétés  de 
constitution  qui  ont  le  plus  de  mobilité  et  d'inconsistance, 
le  moins  de  valeur  caractéristique  ou  d'importance  dans  le 
plan  général  des  œuvres  de  la  nature.  Que  m'importent  les 
découvertes  qu'un  philosophe  a    faites  ou  cru  faire  dans  les 
profondeurs  de  sa  conscience,  si  je  ne  lis  pas  la  même  chose 
dans  la  mienne  ou  si  j'y  lis  tout  autre  chose?  Gela  peut-il  se 
comparer  aux  découvertes  d'un  astronome,  d'un  physicien, 
d'un  naturaliste  qui  me  convie  à  voir  ce  qu'il  a  vu,  à  palper 
ce  qu'il  a  palpé,  et  qui,  si  je  n'ai  pas  l'œil  assez  bon  ou  le  tact 
assez  délicat,   s'adressera  à   tant  d'autres  personnes  mieux 


DE  LA  PSYCHOLOGIE.  549 

douées  que  je  ne  le  suis,  et  qui  verront  ou  palperont  si  exacte- 
ment la  même  chose,  qu'il  faudra  bien  me  rendre  à  la  vérité 
d'une  observation  dont  témoignent  tous  ceux  en  qui  se  trou- 
vent les  qualités  du  témoin  ? 

Aussi  voyons-nous  que  les  observations  les  plus  utiles  sur 
la  nature  intellectuelle  et  morale  de  l'homme,  recueillies, 
non  par  des  philosophes  enclins  aux  théories  et  aux  systèmes, 
mais  par  des  hommes  vraiment  doués  de  l'esprit  d'observa- 
tion et  portés  à  saisir  le  côté  pratique  des  choses,  par  des 
moralistes,  des  historiens,  des  hommes  d'État,  des  législa- 
teurs, des  instituteurs  de  la  jeunesse,  n'ont  pas  été  en  général 
le  fruit  d'une  contemplation  solitaire  et  d'une  étude  intérieure 
des  faits  de  conscience,  mais  bien  plutôt  le  résultat  d'une 
étude  attentive  de  la  conduite  des  hommes  placés  dans  des 
situations  variées,  soumis  à  des  passions  et  à  des  influences 
de  toutes  sortes,  dont  l'observateur  a  grand  soin  de  s'affran- 
chir autant  que  possible  ;  de  manière  qu'ici  comme  ailleurs 
l'observation  directe  porte  principalement  sur  des  faits  sen- 
sibles que  le  témoignage  de  notre  conscience  nous  apprend, 
il  est  vrai,  à  rattacher  à  des  affections  intérieures  qui  échappent 
aux  sens.  En  cela  les  observations  dont  nous  parlons  ressem- 
blent à  celles  du  physiologiste,  qui  juge  de  la  sensibilité  de 
certains  tissus  d'un  animal  par  les  mouvements  convulsifs 
que  l'animal  exécute  quand  on  lèse  ces  tissus.  Elles  ont  une 
ressemblance,  quoique  plus  éloignée,  avec  les  observations 
du  physicien,  qui  juge  des  vitesses  relatives  des  mouvements 
vibratoires  de  deux  corps  sonores  par  l'intervalle  musical 
des  deux  sons  produits. 

374.  —  Si  pourtant  on  n'est  point  parvenu  à  donner  aux 
faits  ainsi  recueillis  sur  la  nature  intellectuelle  et  morale  de 
l'homme  une  coordination  scientifique  comparable  à  celle  qui 
enchaîne  les  faits  révélés  par  une  observation  méthodique 
de  la  nature  inanimée  et  de  l'organisme  vivant,  la  raison  en 
est  évidente,  et  tient  à  la  nature  des  faits  observés,  bien  plus 
qu'à  celle  des  instruments  d'observation.  Nous  avons  été  doués 
de  quelques  sens  d'une  exquise  perfection  et  admirablement 
adaptés  à  nos  rapports  naturels  avec  les  objets  extérieurs 
en  tout  ce  qui  a  pour  objet  l'entretien  de  la  vie  animale  dans 
les  individus  et  dans  l'espèce  :  toutefois  ces  sens  nous  feraient 
bientôt  défaut  dans  l'investigation  scientifique  des  phéno- 


550  CHAPITRE  XXIII. 

mènes  sensibles,  comme  le  témoignage  de  la  conscience  dans 
l'-4nvestigation  scientifique  des  phénomènes  internes,  si  la 
raison  n'apercevait  pas  entre  les  faits  sensibles  des  dépen- 
dances telles,  que  les  uns  peuvent  être  pris  pour  la  manifes- 
tation et  la  mesure  des  autres.  Nous  atteignons  ainsi,  par 
une  observation  indirecte,  des  faits  qu'il  ne  nous  serait  pas 
donné  d'atteindre  par  l'observation  directe.  Nous  mesurons 
ainsi  des  grandeurs  hors  de  toute  proportion  avec  les  organes 
des  sens,  la  vitesse  si  grande  de  la  lumière  et  les  dimensions 
si  petites  des  ondulations  lumineuses.  Tout  ceci  est  une  con- 
séquence de  l'inépuisable  variété  des  combinaisons  auxquelles 
donne  lieu  la  coordination  des  phénomènes  dans  l'espace, 
et  de  la  fécondité  qui  est  propre  aux  conceptions  géomé- 
triques (141).  Mais  lorsqu'on  aborde  immédiatement  l'étude 
des  phénomènes  intellectuels  de  l'ordre  le  plus  élevé,  de  ma- 
nière à  perdre  toute  trace  des  rapports  des  fonctions  avec 
l'organisme,  les  phénomènes  échappent  à  toute  coordina- 
tion dans  l'espace.  Ils  ne  sont  point  affranchis  pour  cela  de 
la  coordination  dans  le  temps  ;  mais,  quant  à  l'investigation 
empirique,  cette  condition  est  comme  non  existante.  Nous 
n'avons,  à  ce  qu'il  semble,  aucun  moyen  d'apprécier  le  temps 
qu'exige  l'accomplissement  d'un  phénomène  de  cette  nature, 
l'intervalle  de  temps  qui  sépare  nécessairement  deux  phéno- 
mènes déterminés  ou  deux  phases  déterminées  d'un  même 
phénomène.  Des  phénomènes  peuvent  se  superposer,  se  con- 
fondre, sans  qu'il  nous  soit  donné  de  les  distinguer,  ni  par  leur 
coordination  dans  l'espace,  ni  par  leur  coordination  dans  le 
temps. 

On  ne  saurait  espérer  de  surmonter  ces  obstacles  qu'en 
renouant,  si  faire  se  peut,  la  chaîne  interrompue  ;  et  pour  cela 
il  faut  procéder  graduellement  dans  l'étude  régulière  et  métho- 
dique des  phénomènes  intellectuels,  en  partant  de  ceux  dont 
les  liaisoiis  avec  les  conditions  de  structure  organique  sont 
le  plus  évidentes,  et  en  allant  ainsi  de  proche  en  proche  :  de 
manière  ù  profiter  de  l'arrangement  déjà  mis  dans  les  phéno- 
mènes d'un  ordre  inférieur,  pour  tenter  l'aïnilyse  et  l'arrange- 
ment scientifique  des  phénomènes  de  l'ordre  immédiatement 
supérieur. 

Là  enfin  où  toute  représentation  dans  l'espace  devient 
impossible,  où  toute  mesure  nous  fait  défaut,  les  moyens  de 


DE  LA  PSYCHOLOGIE.  551 

précision  et  de  contrôle  scientifique,  tirés  de  l'emploi  des 
nombres,  trouvent  encore  leur  place.  La  conception  de  l'ordre, 
des  combinaisons  et  des  chances  est  supérieure  en  abstrac- 
tion et  en  généralité  aux  idées  mêmes  de  l'espace  et  du  temps  ; 
par  suite,  les  nombres  régissent  le  monde  intellectuel  et  moral 
comme  le  monde  physique  (36)  ;  et  les  chiffres  de  la  statis- 
tique, habilement  employés,  peuvent  encore  mettre  en  lumière 
des  combinaisons  et  un  arrangement  régulier  que  la  complexité 
des  causes  et  des  effets  ne  permettrait  pas  de  démêler  dans 
l'observation  des  cas  individuels.  Souvent  les  procédés  de  la 
statistique  ne  font  que  donner  plus  de  rigueur  et  de  clarté 
à  des  notions  qu'on  acquiert  par  l'expérience  de  la  vie,  et  qui 
se  produisent  sous  forme  de  maximes  générales  ou  d'apho- 
rismes  dans  les  écrits  des  philosophes  et  des  moralistes,  mais 
qui  ne  deviennent  des  éléments  de  recherches  et  de  comparai- 
sons scientifiques  que  lorsqu'elles  ont  été  fixées  par  des  chiffres. 
Ainsi,  de  quelque  manière  que  l'on  envisage  la  psychologie 
empirique,  on  ne  voit  pas  qu'elle  puisse  être  fondée  sur  des 
procédés  d'observation  essentiellement  différents  de  ceux 
qu'on  emploie  dans  les  autres  recherches  scientifiques  ;  elle 
est  dans  le  cas  des  autres  sciences  qui  toutes  ont  leurs  diffi- 
cultés propres,  auxquelles  il  faut  accommoder  les  méthodes 
d'observation,  en  leur  faisant  subir  des  modifications  diverses. 
Seulement  les  difficultés  sont  ici  plus  grandes,  de  manière  à 
rendre  les  progrès  plus  lents  et  l'avènement  de  la  forme  vrai- 
ment scientifique  beaucoup  plus  tardif. 

375.  —  Outre  cette  psychologie  empirique  qui  est  une 
branche  de  l'anthropologie,  et  qu'on  peut  regarder  en  quelque 
sorte  comme  le  couronnement  de  toutes  les  sciences  natu- 
relles, il  y  a  sans  doute  une  autre  psychologie  qui  n'exige  pas 
cet  appareil  d'observations,  cette  lente  accumulation  de  faits 
détaillés,  et  qu'on  ne  doit  pas  plus  ranger  parmi  les  sciences 
dites  d'observation,  qu'on  n'y  rangerait  l'arithmétique  ou  la 
géométrie,  quoiqu'elle  s'appuie  sur  quelques  faits  observables 
et  observés,  condition  sans  laquelle  toute  science  serait  chi- 
mérique. Il  est  clair  qu'on  peut  étudier  les  conditions  d'un 
raisonnement  concluant,  classer  nos  idées  en  diverses  caté- 
gories, exposer  les  règles  d'une  bonne  méthode,  discuter  la 
valeur  des  divers  genres  de  preuves  et  d'inductions,  invo- 
quer des  principes  de  morale,  en  poursuivre  l'application  à 


552  CHAPITRE  XXIII. 

des  espèces  données,  sans  rechercher  comment,  sous  quelles 
conditions,  en  vertu  de  quelles  forces,  par  quels  ressorts  natu- 
rels les  notions,  les  idées,  les  règles,  les  principes  dont  il  s'agit 
ont  fait  leur  apparition  dans  l'esprit.  La  psychologie  ainsi 
conçue  n'est  pas  autre  chose  que  la  logique  et  la  morale  dog- 
matique. Loin  d'avoir  son  fondement,  comme  la  psychologie 
empirique,  dans  l'étude  de  l'organisme,  des  fonctions  de  la 
vie,  des  aptitudes  et  des  besoins  naturels  de  l'homme,  elle 
tend  continuellement  à  faire  abstraction  de  toutes  ces  choses, 
pour  exposer  des  rapports  et  des  vérités  générales  que  l'homme 
saisit  en  sa  qualité  d'être  intelligent  et  de  créature  raisonna- 
ble, comme  pourrait  le  faire  toute  autre  créature  à  qui  Dieu 
aurait  départi  dans  la  même  mesure,  mais  par  d'autres 
moyens,  dans  un  ordre  de  choses  physiquement  différent, 
l'intelligence  et  la  raison. 

S'il  a  fallu  que  les  sens  et  le  cerveau  de  l'homme  fussent 
organisés  d'une  certaine  façon  plutôt  que  d'une  autre  pour 
mettre  son  intelligence  en  état  de  concevoir  les  idées  et  les 
raisonnements  géométriques  ;  s'il  a  fallu  de  plus  un  enchaî- 
nement très  compliqué  d'événements  historiques  pour  ame- 
ner certaines  sociétés  humaines  à  un  état  de  culture  intel- 
lectuelle qui  peiTnît  le  développement  des  sciences  et  de  la 
géométrie  en  particulier,  nous  voyons  très  clairement  que 
l'essence  des  vérités  géométriques  ne  dépend  pas  de  la  marche 
des  événements  qui  ont  amené  le  défrichement  des  forêts, 
la  construction  des  villes,  l'invention  de  l'écriture,  celle  de 
l'imprimerie,  et  finalement  l'établissement  des  chaires  et  des 
académies.  Nous  voyons  avec  la  même  clarté  qu'elle  ne  dépend 
pas  davantage  du  mode  d'agencement  des  ganglions  et  des 
plexus  nerveux,  de  la  composition  du  sang  et  des  humeurs, 
des  propriétés  de  la  chaleur  et  de  l'électricité  ;  et  s'il  a  plu  au 
Créateur,  dans  l'économie  du  monde  qui  est  l'objet  de  nos 
observations,  d'employer  tant  de  singuliers  ressorts  pour 
révéler  à  un  Newton,  et  par  lui  aux  autres  hommes,  des  vérités 
iondamentales  qui  leur  étaient  cachées,  la  disparité  du  résultat 
^ct  des  moyens,  la  simplicité  et  la  grande  généralité  de  l'un, 
la  complexité  et  la  frappante  singularité  des  autres,  nous 
forcent  à  croire  que  le  même  résultat  eût  pu  être  obtenu  par 
d'autres  moyens,  ou  tout  au  moins  que  la  légitimité  de  nos  juge- 
ments sur  les  résultats  n'est  point  subordonnée  à  l'état  de  nos 


DE  LA  PSYCHOLOGIE.  553 

connaissances  sur  la  nature  des  moyens.  Ce  que  nous  disons  à 
propos  des  conceptions  géométriques  peut  se  dire  à  propos 
des  notions  plus  abstraites  encore  et  plus  générales  qui  sont 
l'objet  de  la  logique.  Tout  de  même  la  notion  du  juste  et 
de  l'injuste,  celle  de  l'obligation  de  respecter  les  droits  et  les 
personnes  de  nos  semblables,  se  présentent  à  notre  esprit 
comme  ne  dépendant  pas  de  la  nature  des  causes  qui  ont 
perfectionné  notre  espèce  jusqu'au  point  de  constituer  à 
l'état  de  personne  l'individu  vivant,  non  plus  que  des  ins- 
tincts et  des  besoins  qui  ont  créé  au  sein  des  sociétés  humaines 
les  diverses  sortes  de  propriétés  :  en  sorte  que  les  mêmes 
principes  régulateurs  devraient  gouverner  des  êtres  égale- 
ment parvenus  à  la  dignité  de  personnes  morales,  mais  dans 
des  circonstances  physiquement  et  historiquement  dissem- 
blables de  celles  au  milieu  desquelles  s'accomplissent  les  desti- 
nées de  l'humanité  (169  el  suiv.). 

376.  —  Ainsi,  il  faut  se  garder  de  confondre  la  psychologie, 
qui  est  la  connaissance  empirique  des  faits  intellectuels,  dans 
leurs  rapports  naturels  avec  l'organisation  et  la  constitution 
du  sujet  pensant,  et  la  logique  qui  traite  des  rapports  entre  les 
idées,  tels  qu'ils  résultent  (comme  la  raison  nous  le  fait  voir) 
de  la  nature  des  idées  mêmes,  indépendamment  de  leur  mode 
d'élaboration  et  d'apparition  dans  l'esprit  humaine  C'est 
toujours  la  même  distinction  qui  revient  entre  le  sujet  qui 
«onnaît  et  l'objet  de  la  connaissance  ;  entre  les  choses  qui 

1  «  On  voit  que  la  logique,  depuis  les  temps  les  plus  reculés,  se  présente 
avec  des  caractères  de  certitude  propres  à  la  science,  puisqu'elle  ne  s'est 
pas  trouvée  dans  le  cas  de  faire  un  pas  en  arrière  depuis  Aristote  ;  à  moins 
peut-être  qu'on  ne  veuille  considérer  comme  des  réformes  le  retranche- 
ment de  quelques  subtilités  superflues  ou  l'addition  de  quelques  expli- 
cations plus  claires,  quoique  cela  tienne  plutôt  à  l'élégance  qu'à  la  certi- 
tude de  la  science.  Ce  qu'il  y  a  encore  de  remarquable  dans  la  logique, 
c'est  qu'elle  n'a  pas  non  plus  jusqu'ici  fait  un  pas  en  avant,  de  sorte  qu'elle  a 
tout  l'air  d'avoir  été  complètement  achevée  et  perfectionnée  dès  sa  nais- 
sance. Car,  si  quelques  modernes  ont  cru  ajouter  par  l'intercalation  de 
quelques  chapitres,  soit  psychologiques,  sur  les  diverses  facultés  de  l'intelli- 
gence, telles  que  l'imagination,  l'esprit  (Wilz)  ;  soit  métaphysiques,  sur 
l'origine  de  la  connaissance  et  sur  les  différentes  espèces  de  certitude 
selon  la  diversité  des  objets  (l'idéaUsme,  le  scepticisme,  etc.)  ;  soit  anthro- 
pologiques, sur  les  préjugés,  leurs  causes  et  leurs  remèdes  ;  ils  n'en  ont 
agi  ainsi  que  parce  qu'ils  méconnaissaient  la  nature  propre  de  cette 
science.  Ce  n'est  pas  étendre  les  sciences,  mais  les  bouleverser,  que  de  dé- 
placer ainsi  les  bornes  qui  les  séparent.  »  Kant,  Préface  de  la  2«  édition 
de  la  Critique  de  la  Raison  pure,  in  princip. 


554  CHAPITRE  XXIII. 

dépendent  de  la  constitution  du  sujet  pensant,  et  celles  qui  ne 
dépendent  au  contraire  que  des  qualités  propres  aux  objets 
de  la  pensée.  D'ailleurs  cette  distinction  foncière  ne  saurait 
empêcher  qu'on  ne  soit  souvent  amené,  en  traitantde  la  logique 
abstraite  et  rationnelle,  à  toucher  à  des  questions  dont  la 
solution  empirique  appartient  à  la  psychologie  proprement 
dite,  considérée  comme  une  branche  de  l'anthropologie  ou  de 
l'histoire  naturelle  de  l'homme  ;  et  encore  moins  pourrait- 
on  entrer  dans  l'application  des  principes  souverains  de  la  mo- 
rale sans  sortir  du  cercle  des  al>stractions  pour  considérer 
l'homme  tel  que  la  nature  l'a  fait,  avec  ses  appétits,  ses  ins- 
tincts, ses  besoins,  qui  tiennent  à  la  constitution  physique  des 
individus  et  de  l'espèce. 

Nous  avons  tâché  de  bien  marquer  le  contraste  entre  la 
psychologie  et  la  logique,  d'indiquer  le  vrai  caractère  de  la 
psychologie  empirique,  de  faire  voir  en  quoi  consiste  l'obser- 
vation psychologique,  parce  qu'il  nous  a  paru  que,  sur  tous 
ces  points,  les  doctrines  modernes  avaient  introduit  de  la 
confusion  ;  mais  nous  ne  perdons  pas  de  vue  que  toutes  nos 
classifications  ont  quelque  chose  d'artificiel,  et  qu'en  défini- 
tive (comme  nous  l'avons  nous-même  si  souvent  rappelé) 
toutes  nos  connaissances  se  lient,  parce  que  toutes  nos  facultés 
s'entr'aident. 


CHAPITRE  XXIV 

Examen  de  quelques  systèmes  philosophiques,  dans 
leurs  rapports  avec  les  doctrines  professées  dans 
cet  ouvrage.  —  platon.  —  aristote.  —  bacon.  —  des- 
cartes.  —  leibnitz.  —  kant. 

377.  —  Nous  ne  pouvons  certainement  nous  proposer  de 
passer  en  revue  les  innombrables  systèmes  des  philosophes, 
ni  même  d'en  esquisser  quelques-uns  en  n'omettant  aucun 
trait  essentiel  :  si  nous  terminons  cet  ouvrage  par  quelques 
considérations  historiques,  notre  but  n'est  et  ne  peut  être  que 
d'indiquer  de  la  manière  la  plus  rapide,  pour  l'éclaircissement 
de  nos  propres  doctrines,  les  rapprochements  qu'il  semble 
naturel  d'en  faire  avec  quelques  doctrines  célèbres,  vers 
lesquelles,  comme  vers  autant  de  types,  se  reportent  volon- 
tiers tous  les  esprits  cultivés. 

Ab  Jove  incipiendum}.  Il  est  tout  simple  qu'on  s'adresse 
d'abord  à  l'oracle  de  la  sagesse  antique,  au  divin  Platon,  dont 
les  écrits  ont  eu  sur  la  philosophie  hellénique,  et  par  suite 
jusque  sur  la  philosophie  des  temps  modernes,  une  influence 
comparable  à  celle  que  les  poèmes  homériques  ont  exercée  sur 
les  lettres  grecques,  et  par  suite  sur  toutes  les  littératures  de 
l'Europe  occidentale,  malgré  toutes  les  destructions  opérées 
par  la  barbarie,  et  toutes  les  révolutions  survenues  dans  les 
religions,  dans  les  langues  et  dans  les  mœurs.  Or,  si  nous 
essayons  de  trier,  dans  le  vaste  système  des  subtilités  dialec- 
tiques et  des  conceptions  poétiques  de  Platon,  ce  qui  a  le  plus 
directement  trait  à  notre  sujet,  nous  trouvons  d'abord  qu'il  a 

1  QUINTIL.,  X,  1. 


556  CHAPITRE  XXIV. 

été  donné  à  son  beau  génie  d'exprimer  par  l'image  la  plus 
saisissante,  par  le  mythe  ou  l'emblème  fameux  de  la  Caverne, 
les  conditions  abstraites  du  problème  fondamental  de  la  phi- 
losophie critique,  de  celui  qui  consiste  à  remonter  de  l'idée  à 
l'objet,  des  apparences  aux  choses,  des  phénomènes  à  la  réa- 
lité, relative  ou  absolue.  Des  prisonniers  sont  enfermés  dans 
une  caverne^  ;  ils  tournent  forcément  le  dos  à  la  pâle  lumière 
d'un  feu  qui  de  loin  les  éclaire  ;  des  figures  de  marionnettes 
passent  et  repassent  devant  l'ouverture  de  la  caverne,  sur  le 
fond  de  laquelle  elles  projettent  leurs  ombres,  qui  sont  l'unique 
spectacle  dont  les  prisonniers  puissent  jouir  et  la  source  unique 
des  idées  qu'ils  se  font  des  choses.  Quelle  distance  de  ces  fan- 
tômes aux  simulacres  de  bois  ou  de  pierre  qui  les  engendrent, 
et  de  ceux-ci  à  la  nature  vivante  et  animée  !  Et  avec  quelles 
précautions,  quand  on  rendra  la  liberté  aux  prisonniers  et 
qu'on  brisera  peu  à  peu  leurs  entraves,  ne  faudra-t-il  pas  accou- 
tumer leurs  yeux  débiles  à  supporter  d'ajjord  l'aspect  du  feu 
auquel  la  caverne  doit  le  peu  de  clarté  dont  elle  jouit,  puis 
la  lumière  réfléchie  du  soleil,  et  enfin  le  soleil  lui-même  ! 
L'image  est  d'un  bout  à  l'autre  d'une  justesse  frappante  (83)  ; 
mais  Platon,  qui  conçoit  si  bien  le  rapport  de  l'apparence  ou 
du  phénomène  à  la  réalité,  ne  songe  pas  à  se  demander  com- 
ment, malgré  leurs  chaînes,  les  prisonniers  de  la  caverne 
pourront  distinguer  les  ombres  qui  se  projettent  devant  leurs 
yeux  sains  et  bien  constitués,  quoique  faibles,  d'avec  les  taches 
et  les  vains  fantômes  qui,  sans  cause  extérieure,  oiïusque- 
raient  leurs  yeux  et  leur  imagination  malades.  Il  ne  s'avise  pas 
de  cette  critique  qui,  procédant  par  voie  d'induction  probable 
et  non  de  démonstration  positive,  discerne  dans  une  impres- 
sion complexe  ce  qu'elle  a  d'affectif  de  ce  qu'elle  a  de  repré- 
sentatif ;  ce  qui  tient  au  sujet  sentant  et  ce  qui  provient  de 
la  nature  de  l'objet  de  la  connaissance  ;  ce  qui  nous  trompe 
ou  ne  nous  apprend  rien  et  ce  qui  nous  donne  une  connais- 
sance vraie,  quoique  la  vérité  connue  ne  soit  pas  encore,  ou 
puisse  n'être  pas  encore  la  vérité  absolue,  mais  une  vérité 
relative,  la  seule  probablement  à  laquelle  des  êtres  créés 
puissent  atteindre. 

Ou  plutôt  cette  critique  n'échappe  pas  à  un  esprit  tel  que 

•  Rép.,  liv.  VII. 


EXAMEN  DE  SYSTÈMES  PHILOSOPHIQUES.   557 

Platon,  mais  il  la  dédaigne.  Lui-même  a  soin  de  nous  l'appren- 
dre dans  le  Théétèle,  où  Socrate,  après  avoir  rappelé  l'éternelle 
objection  tirée  des  rêves  et  de  la  folie,  et  après  avoir  raillé  la 
doctrine  de  Protagoras,  qui  fait  de  la  sensation  le  critère  de 
la  science,  et  de  l'homme  la  mesure  de  îoaies  choses,  en  deman- 
dant pourquoi  le  pourceau  et  le  cynocéphale  n'auraient  pas 
aussi  légitimement  la  même  prétention,  met  dans  la  bouche 
de  Protagoras  ou  de  ses  partisans  cette  réplique  si  remar- 
quable^ :  «Vos  objections  sont  de  nature  à  être  favorable- 
«  ment  reçues  de  la  multitude,  comme  lorsque  vous  dites 
«  qu'il  serait  étrange  que  chaque  homme  n'eût  aucun  avan- 
«  tage  du  côté  de  la  sagesse  sur  un  animal  quelconque  ;  mais 
«  vous  ne  m'opposez  ni  démonstrations  ni  preuve  concluante, 
«  et  n'employez  contre  moi  que  des  vraisemblances.  Cepen- 
«  dant,  si  Théodore  ou  tout  autre  géomètre  argumentait  de 
«  la  sorte  en  géométrie,  personne  ne  daignerait  l'écouter.  » 
Et  Socrate,  ou  plutôt  Platon,  partageant  fort  en  cela  le  sen- 
timent de  Protagoras,  se  met  en  quête  d'arguments  qu'on 
puisse  honorablement  présenter  ;  et  comme  la  nature  des 
choses  se  refuse  à  la  démonstration  catégorique,  il  faut  bien 
qu'il  se  jette  dans  les  subtilités  dialectiques  auxquelles  le 
génie  des  Grecs  était  si  enclin,  et  dont  il  leur  était  plus  permis 
qu'à  nous  de  méconnaître  la  stérilité.  Socrate  est  dans  le  vrai 
lorsqu'un  peu  plus  loin  il  affirme  -  :  «  que  la  science  ne  réside 
«  point  dans  les  sensations,  mais  dans  le  raisonnement  sur  les 
«  sensations  ;  puisqu'il  paraît  que  c'est  par  le  raisonnement 
«  qu'on  peut  saisir  l'essence  et  la  vérité,  et  que  cela  est  impos- 
«  sible  par  l'autre  voie.  »  Il  est  dans  le  faux  lorsqu'il  repousse 
le  seul  genre  d'arguments  et  de  preuves,  ou  plutôt  d'induc- 
tions, que  la  raison  puisse  employer  pour  faire  la  critique  de 
nos  sensations,  et  pour  infirmer  la  validité  des  jugements 
qu'elles  nous  suggèrent. 

378.  —  D'ailleurs,  comment  Platon  aurait-il  pu  se  conten- 
ter, pour  la  science  par  excellence,  d'inductions  et  de  proba- 

1  «  Kal  a  oE  uoXXol  av  àTioSÉyoïvTo  àxo-JovTs;,  XsYeTô  xaûta,  w;  Sstvôv  si  |i-/)Sèv 
8tot(Tct  zlç  croçtav  'éxaa-TOç  xôv  àvôptoTrtov  poay.-riij.aTo;  ôtouoîjv  ànôôti^v/  Cis.  -/.al 
àvàyy.riV  oyS'  yivtivoûv  Xé-^t-e,  à/Xà  tû  el/.OTt  y^pria^ô,  w  et  àÔéXo'.  ©eôôwpo;  'r\ 
aXXo;  Tt;  Twv  YSiofAeTpâiv  ypwjjievoc  YetofiexpEiv,  a?ioç  oùô'  évôç  Xoyo"-»  «v  elVi.  >> 

^  «  'Ev  [xèv  âpa  toïç  ua9r|[i.a(nv  où-/,  vn  àTrtTxrjixyi,  èv  5s  tw  Tvepî  âxec'vwv  ffvÀXo- 
Yt<if.(p'  o\)(jia.Q  Y*p  ''--'"•  àXr,9cta;  èvra-jOa  y.£v,  w;  ïoiy.z,  SvvaTOv  à'Waôa'.,  âxsi 
Se  àS-jvaTOV.  » 


558  CHAPITRE  XXIV. 

bilités  dont  ne  se  contente  même  pas  la  géométrie,  science  à 
ses  yeux  bien  inférieure  à  celle  qui  a  pour  objet  la  recherche 
des  vérités  premières  et  de  l'essence  des  choses  ?  Selon  sa  théo- 
rie, en  effet,  il  y  a  quatre  manières  de  connaître,  dont  la  pre- 
mière et  la  plus  parfaite,  celle  qui  remonte  aux  principes  et  à 
la  raison  des  choses,  est  la  seule  qui  mérite,  à  proprement 
parler,  le  nom  de  science.  Cette  science  par  excellence  a  pour 
instrument  la  dialectique^,  et  pour  objet   «  les  choses  intel- 
«  ligibles  que  l'âme  saisit  immédiatement  par  la  voie  du 
«  raisonnement,  en  faisant  quelques  hypothèses,  qu'elle  ne 
«  regarde  pas  comme  des  principes,  mais  comme  de  simples 
«  suppositions,  et  qui  lui  servent  de  degrés  et  de  points  d'appui 
«  pour   s'élever  jusqu'à    un   premier   principe   indépendant 
«  de  toute  supposition.  L'àme  saisit  ce  principe,  et,  s'atta- 
«  chant  à  toutes  les  conclusions  qui  en  dépendent,  elle  descend 
«  de  là  jusqu'à  la  dernière  conclusion,  sans  s'étayer  de  rien 
«  de  sensible,  et  en  s'appuyant  toujours  sur  des  idées  pures, 
«  par  lesquelles  la  démonstration  commence,  procède  et  se 
«  termine^  ».  La  seconde  manière  de  connaître,  qui  tient  le 
milieu  entre  l'opinion  (oô;a)  et  la  science  véritable  (â-tar/îpLyi). 
et  dont  la  géométrie  ou  l'arithmétique  offrent,  d'après  Pla- 
ton lui-même,  les     types  les  plus  nets,  est  ce  qu'il  nomme 
ot-y.vota,  mot  embarrassant  pour  les  traducteurs,  et  que  nous 
rendrons    par    connaissance    ihéoriqiie.    Cette    connaissance 
théorique  a  encore  pour  objet  des  choses  intelligibles  ou  des 
idées,  mais  d'une  autre  classe  que  celles  dont  il  était  question 
tout  à  l'heure.   «  L'âme,  pour  parvenir  à  les  connaître,  est 


*  «  La  dialectique  de  Platon  est  la  reclicrche  de  ce  qu'il  y  a  de  général 
dans  le  particulier,  d'absolu  dans  le  relatif  ;  la  recherche  de  l'idéal  scienti- 
fique. C'est  une  méthode  ascendante,  qui,  de  nos  perceptions  diverses 
écartant  le  multiple,  le  changeant,  l'individuel,  remonte  à  l'essence,  au 
permanent,  à  l'un.  C'est  une  analyse,  en  ce  sens  qu'elle  décompose  afin 
d'élaguer  l'accessoire  et  d'atteindre  le  principal,  ou  ce  qui  subsiste  dr 
chaque  chose  dans  la  raison  éternelle  ;  c'est  une  synthèse,  en  ce  sens  que, 
des  phénomènes  complexes  et  variables,  elle  semble  former,  par  la  vertu 
de  l'intelligence,  quelque  chose  qui  n'est  aucun  phénomène.  »  Abélard, 
par  M.  de  Rémusat,  T.  I,  p.  300. 

^  «  TovTo,  oj  ajTo;  6  Xôvo;  àTiTETai  Tr,  toO  SiaXÉyeaOai  5uvdt(j.ci,  Ta;  •jTtoOiffc'.ç 
7:otoj|Ji''''-'î  o-'"''-  àpy.à;,  iWa.  toi  ovti  C7ioOé<T£i;,  oîov  âripâasi;  te  xal  ôp(i(4ç,  iva 
(jixpt  -oO  àvJTioOÉTOU  Iti\  T-r,v  toO  Ttaviôç  àpxriv  twv,  â'|/âu.£vo;  a-Jr?,;,  TrdiXiv  au 
iy6\LVi<i;,  T(ôv  ly.tiir^c^  lyQjxévwv,  o-jtiû;  ItA  T£A£-jTr,v  xaTaoafvr)  aiaOriTw  7:av:âîra<7iv 
où5evl  TtpOTXpwa'vo;,  àXX'  eVSediv  a-j-oï?  Si'avrûv  si;  a-jTà,  xal  TeXeutâ  eî; 
ci^Sri.  » 


i 


EXAMEN  DE  SYSTÈMES  PHILOSOPHIQUES.   559 

«  contrainte  de  se  servir  de  suppositions,  non  pour  aller  jus- 
«  qu'à  un  premier  principe,  parce  qu'elle  ne  peut  remonter 
«  au  delà  des  suppositions  qu'elle  a  faites,  mais  en  employant 
«  des  images  terrestres  et  sensibles,  qu'elle  ne  connaît  que  par 
«  l'opinion,  et  en  supposant  qu'elles  sont  claires  et  évidentes... 
«  De  même  que  les  géomètres  partent  de  certaines  supposi- 
K  tions,  comme  d'autant  de  principes  certains  et  évidents, 
«  dont  ils  ne  rendent  raison  ni  à  eux-mêmes  ni  aux  autres, 
«  et,  en  partant  de  ces  hypothèses,  descendent  par  une  chaîne 
«  non  interrompue  de  proposition  en  proposition,  jusqu'à 
«  celle  qu'ils  avaient  dessein  de  démontrer  ;  le  tout  à  la 
K  faveur  de  figures  visibles,  auxquelles  ils  appliquent  leurs 
«  raisonnements,  et  qu'ils  emploient  comme  autant  d'images 
«  des  vraies  figures  qu'on  ne  peut  connaître  que  par  la  pen- 
«  sée^.  »  Après  la  science  {kmG-zr^iJ.'f\)  et  la  connaissance  théo- 
rique (ofivoia),  comprises  sous  la  rubrique  commune  d'intel- 
ligence, ou  plutôt  d' intellection  (v6Y,atç),  viennent  la  croyance 
{Tti'cTtç)  et  la  probabilité  (elscaffijc),  qui  sont  autant  de  degrés  de 
l'opinion  (oôça).  La  physique  surtout  est  du  domaine  de  l'opi- 
nion, et  Platon  ne  se  fait  faute  de  conjectures  en  pareille 
matière,  où  il  lui  suffit  «  de  trouver,  des  raisons  probables, 
«  et,  en  fait  de  probabilités,  de  ne  rester  au-dessous  de  qui 
«  que  ce  soit,  ou  même  de  le  surpasser^.  »  Voilà,  certes,  une 
hiérarchie  bien  établie,  un  système  clair  et  bien  lié,  et 
très  naturellement  suggéré  par  l'état  des  sciences  à  l'époque 
de  Platon.  Ce  qu'il  nomme  la  science,  c'est  ce  que  nous  nom- 
mons la  philosophie,  tandis  que  la  otàvoia  est  ce  que  tout  le 
monde  aujourd'hui  appelle  la  science.  Il  est  fondé  à  subor- 
donner rationnellement  la  géométrie  à  la  philosophie,  comme 

'«  To-jTO  Toîvjv  voYiTOu  |A£V  xô  slSo;  ë/£yov,  xj-Kobémai  o'  àvay/.a^oy.Évov 
'l;v7_T)v  /pfjO-ôat  Tcepl  Tr,'/  Zr^vqav/  aÙTOû,  où/,  ct:'  àp'/ji'/  to-j(7a.v,  w;  ov)  t\iv:i.-j.i'ir^'i 
Twv  Cit:o6ït£(jjv  àvcotlpo)  é-/'.6atv£tv,  s'txdtTt  Zï  •/pw[j.£vriv  a-JToï;  to?ç  ÛtîÔ  twv  xârw 
àTtctxaaOcïfft  xai    èxcîvot;    Trpô;     êxsïva    w;    ivapysTi,    6eôo|ao-jJiÉvotc    tî    xal 

xt-i\J.r^\i.i'lO'.^ "Ott  oî  Tûîpl   -ràç  y£a)[;.sTp!x:  -t  xal   /.oyifffJioù?  xal  ta  ro'.aÛTa 

7rpay[i.a-£ud(j.Evot -raOta  \lvi  côç  ecôoteç,  7:otY)aa(X£vot  Û7ro9£(7£n;  aùirà,  où5£va 

).oyov  o-jTE  a-jToï;  o'jte  aXXot;  eti  àSto-jTt  tieoI  aÙTWv  5tô6vat  wç  uavil  cpavcpwv, 
ix  TOiJTWv  5'  àpydaEvot  Ta  Xoiîrà  rfi-r^  ûi£hôvT£;  T£X£yTwCTtv  6[J.o/oyo'j(JiÉvwç   ÈTtl 

toyTO  ov  av  ètcI  (tx£i]/iv  ôp[j-r|a'W(7tv Kal  on  toï;  épwjxévotç  eVôectiv  Tîpoff/pàiv- 

tai,  xaî  Toùç  Xoyouç  7r£pi  a-jTôiv  Tiotoûv-a',, Çr|TO-jT£;  t£  aO^à  Éxîtva  •.ôî^^  a 

o-jx  av  aXXw;  ï6ot  tcç  75  xr)  6:avo;a.  » 

*«  To  Sa  xax'  àp/àc  pr,6£7  Sta^-jXàxTwv,  ttjV  xôiv  eIx^twv  Xôywv  Ô-Jvapnv, 
■£Î<joua'.  [Ar,Ô£vô;  f|-c^'''  sîxôxa,  jj.âXXov  ôà  xal  É'iJ.7ipo<j9tv  ixtc'  àp^f,;  Ticpl  ixiaxwv 
zal  ^y[J.iràvT(«)v  ).£y£iv.  » 


560  CHAPITRE  XXIV. 

la  physique  à  la  géométrie  ;  mais  il  a  tort  de  méconnaître  la 
valeur  de  la  confirmation  par  une  expérience  possible,  qui 
donne  à  la  géométrie  le  caractère  de  science  positive,  carac- 
tère refusé  à  la  spéculation  philosophique  ;  et  il  tombe  dans 
une  erreur  bien  plus  capitale  (quoique  bien  pardonnable  de 
son  temps),  lorsqu'il  conclut,  du  rang  de  la  philosophie  dans 
la  série  hiérarchique,  à  l'inadmissibilité  en  philosophie  des 
inductions  probables,  dont  la  nature  des  choses  veut  qu'on  se 
contente  en  physique  et  qu'on  ne  se  contente  pas  en  géomé- 
trie. Car  par  là  il  condamne  sa  philosophie  à  rester  vide  et 
stérile,  à  moins  que,  par  une  heureuse  infidélité  à  ses  prin- 
cipes, il  ne  se  fasse,  comme  cela  lui  arrive  si  souvent,  l'interprète 
ingénieux  et  éloquent  de  ces  opinions  ou  de  ces  croyances 
philosophiques,  fondées,  non  sur  des  démonstrations  rigou- 
reuses, more  geomelrico,  mais  sur  des  probabilités  et  des  vrai- 
semblances, sur  des  inductions  et  des  analogies  de  la  nature 
de  celles  que  théoriquement  il  dédaigne^. 

Et  remarquons  jusqu'où  une  abstraction  préconçue  peut 
entraîner  l'esprit  :  Platon,  ce  grand  artiste,  le  mieux  organisé 
de  tous  les  philosophes  pour  sentir  les  ressources  que  la  poé- 
sie et  l'art  fournissent  en  fait  d'expression  de  la  pensée  phi- 
losophique, dans  les  choses  incompatibles  avec  la  précision  et 
la  sécheresse  des  formes  logiques  ;  Platon  se  prend  à  rabaisser 
et  presque  à  mépriser  l'art  et  la  poésie.  Car  l'artiste  et  le  poète 
ne  sont  que  des  imitateurs  d'objets  sensibles,  qui  ne  sont 
eux-mêmes  que  des  images  des  choses  intelligibles  :  et  partant 
ils  sont  encore  plus  loin  de  la  pure  vérité,  ou  de  ce  qui  fait 
l'objet  de  la  vraie  science,  que  ne  peuvent  l'être  ceux  qui,  à 
la  manière  des  physiciens,  s'occupent  directement  des  objets 
sensibles^. 


>  «Quelque  différence  qu'il  y  ait  «ntrc  ce  que  les  anciens  entcndaicA 
par  dialectique,  considérée  comme  science  ou  comme  art,  et  ce  que  nous 
entendons  nous-mêmes  par  ce  mot,  on  peut  néanmoins  conclure,  de 
l'emploi  qu'ils  faisaient  clïectivemcnt  do  la  dialectique,  que  ce  n'était 
au  fond  pour  eux  que  la  logique  de  l'apparence  {die  Loyik  des  Scheins).  » 
Kant,  Critique  de  la  Raison  pure.  Le  Sclwin  de  Kant  ressemble  beaucoup 
à  la  A6^a  de  Platon,  et  le  philosophe  alieuiand  a  raison,  en  ce  sens  que  la 
dialectique  platonicienne  fait  usa^e  d'inductions  probables,  plutôt  que  de 
démonstrations  rij^ourousemcnt  concluantes.  Comparez  ce  jugement  de 
Kant  sur  la  dialectique  de  Platon,  avec  celui  de  M.  de  Kémusat,  rapporté 
plus  haut. 

*  liép.,  liv.  X,  in  princip. 


EXAMEN  DE  SYSTÈMES  PHILOSOPHIQUES.   561 

379.  —  Faute  de  donner  ce  qu'elle  promettait  et  ce  qu'il 
était  impossible  qu'elle  donnât,  la  philosophie  de  Platon  devait 
promptement  se  modifier  ;  et  elle  était  mieux  organisée  qu'au- 
cune autre  pour  se  prêter  à  deux  tendances  contraires  :  pour 
incliner  vers  le  mysticisme  et  vers  le  pyrrhonisme.  Elle  devait 
tendre  au  mysticisme,  lorsque  la  civilisation  hellénique,  reve- 
nant dans  sa  vieillesse  aux  fables  qui  avaient  charmé  son 
enfance,  et  subissant  toutes  sortes  d'influences  étrangères, 
creuserait  les  symboles  sous  lesquels  la  poétique  imagination 
de  Platon  s'était  plu  si  souvent  à  envelopper  sa  pensée.  Mais 
cette  dégénération  du  platonisme,  toute  curieuse  qu'elle  est 
pour  l'histoire  de  l'esprit  humain,  n'a  rien  qui  touche  à  notre 
sujet.  Au  contraire,  la  tendance  au  pyrrhonisme  devait  se 
montrer  tout  d'abord  dans  les  jardins  même  de  l'Académie, 
et  aux  beaux  jours  de  la  philosophie  grecque  ;  car,  après  la 
division  si  nettement  établie  par  Platon,  quoi  de  plus  naturel 
que  de  rejeter  dans  l'opinion  (oô^a)  ce  qu'on  n'avait  pu  réussir 
à  faire  entrer  dans  la  science  {kTzisz-}]ix'r^) ,  et  ce  qui  appartient 
en  effet  à  l'opinion  ?  Non  en  ce  sens  qu'on  puisse  soutenir  in- 
différemment le  pour  et  le  contre  (ce  qui  est  l'extravagance 
du  pyrrhonisme),  mais  en  ce  sens  qu'il  faut  se  contenter 
d'inductions  probables  et  d'arguments  convaincants  pour  la 
raison,  quoiqu'ils  ne  soient  pas  à  l'abri  de  l'objection  sophis- 
tique, et  qu'ils  n'aient  pas  le  genre  de  certitude  qui  est  propre 
aux  démonstrations  mathématiques  (ôtj.vo-.a).  Nous  ne  con- 
naissons pas  assez  bien  ces  écoles  dont  les  anciens  nous  ont 
parlé  sous  les  noms  de  seconde  et  de  iroisième  Académie,  pour 
bien  apprécier  la  notion  qu'elles  avaient  de  la  probabilité  phi- 
losophique et  de  la  nature  des  connaissances  probables.  Les 
écrits  des  philosophes  de  ces  écoles  ne  nous  sont  point  par- 
venus comme  ceux  de  Platon  et  d'Aristote,  ou  comme  ceux 
des  néo-platoniciens  d'Alexandrie  :  nous  ne  les  connaissons 
que  de  seconde  main,  par  des  citations  ou  par  des  extraits 
insuffisants.  Cicéron  lui-même  n'est  qu'imitateur  ;  et  quoique 
l'admirable  lucidité  de  son  esprit  et  son  bon  sens  de  Romain 
le  portent  en  général  à  prendre  chez  les  Grecs  ce  qu'il  y  a  de 
plus  solide  et  à  abréger  les  subtilités  scolastiques,  on  n'est 
pas  bien  sûr  qu'il  ait  toujours  saisi  ce  qui  nous  intéresserait  le 
plus  dans  les  doctrines  de  ses  maîtres.  Un  Grec,  dont  l'étude 
de  la  géométrie,  alors  si  florissante,  aurait  fortifié  le  jugement, 

36 


562  CHAPITRE  XXIV. 

comme  elle  avait  fortifié  celui  de  Platon,  et  qui  se  nommait 
Arcésilas  ou  Carnéade,  était  en  mesure,  à  ce  qu'il  semble, 
de  donner  à  la  théorie  de  l'opinion  et  de  la  probabilité  philo- 
sophique une  forme  plus  arrêtée  que  celle  que  nous  lui  trou- 
vons dans  les  écrits  de  Cicéron  et  des  autres  anciens^.  Toute- 
fois, lorsque  l'on  songe  que  la  doctrine  des  probabilités  mathé- 
matiques est  d'origine  si  moderne,  et  qu'il  y  a  eu  tant  de 
méprises  de  la  part  des  philosophes  et  des  géomètres  les  plus 
liabiles,  sur  la  manière  de  l'entendre  et  de  l'appliquer,  on  est 
bien  tenté  de  croire  que  les  Grecs,  à  leur  plus  belle  époque, 
n'ont  point  eu  à  ce  sujet  d'idées  vraiment  arrêtées,  et  n'ont 
pu  exprimer  avec  précision  ce  dont  ils  ne  s'étaient  pas  rendu 
à  eux-mêmes  un  compte  e^xact. 

380.  —  Platon  avait  fondu  à  sa  manière  les  doctrines  pytha- 
goriciennes et  l'enseignement  de  Socrate,  et  son  système  porte 
la  marque  de  son  goût  pour  l'abstraction  géométrique  :  Aris- 
tote,  voulant  faire  autrement  et  mieux  que  lui,  construisit 
le  sien  avec  son  génie  de  naturaliste,  observateur  et  classifi- 
cateur.  En  qualité  d'observateur,  il  attache  la  plus  grande 
importance  à  l'expérience  sensible,  il  veut  même  qu'elle  pré- 
vale au  besoin  sur  tous  les  raisonnements  abstraits  et  théo- 
riques, et  il  s'explique  i\  ce  sujet  en  termes  que  Bacon  n'aurait 
pas  désavoués  2.  Il  distingue  avec  une  netteté  parfaite  le  rai- 
sonnement déductif  ou  syllogistique  et  le  raisonnement  par 
induction  {énoiyM'rf^)  :  l'un  qui  va  du  général  au  particulier,  et 
qui  est  mieux  approprié  à  la  nature  des  choses  ;  l'autre  qui 
conclut  du  particulier  au  général,  et  qui,  partant  immédia- 
tement de  la  sensation,  est  mieux  approprié  à  notre  nature  ^. 
On   croirait   entendre   Locke   ou   Gondillac,   lorsqu'il   décrit 

*  «  Partant  du  double  rapport  de  la  représentation  (çavTaffîa)  à  l'objet 
(tô  çavia-TÔv)  et  au  sujet  (ô  savTaaco-jjj.îvo;),  Caméade  en  conelut 
rimpossiljililO  de  la  connaissance  réelle  ol)jeetive,  attendu  que  ni  les  sens 
ni  rintelliftcncc  n'ollrent  un  sûr  témoit^na.qe  (xpitôpiov)  de  la  vérité 
objective,  et  il  ne  laissa  subsister  que  la  vraisemblance  (tô  Triôavdv,  nroba- 
bililas)  à  trois  (lettres  dillérents  (î|iyxT'.;  ou -lOxvr,  s^vraTi'a,  â7r£Oio--a(TTo;, 
o'.e^.)SîU|j.£vr,  r,  ■Ktç>iMC,vj\j.ivr,  ;pavtaTia).  C'est  \i\  ce  qu'on  appela  le  proba- 
bilismc  (E'Arjy.v-ix)  de  Carnéade.  »  Tenneman.n,  Manuel  de  l'iiisl.  de  la 
phil.,  §  168,  trad.  de  M.  Cousin. 

a!(TOr|(Tci  (iâ),),ov    r,  tm    ),(5y»i>  TîiorrjTÉov,   y.al   toï;  >.6yoi;,  èàv   ôu.oXovc/-J|A£va 
6£tv.v\Jw(Ti  TOK  çatvojjiÉvoi;.  »  De  gen.  anim.,  u,  10. 

3  «  <tO(7£i  (xàv  oiv  TipÔTepo;  y.al  •(•^M^'.^i.M-iÇtrt;  6  ôià  toO  |i.i<Toy  a-j'0.oyi<7[i.6i;, 
r^\j.'.y  ô'  èvapYÉ'TTcpo;  ô  C'.a.  vq;  èTcayojyf,:.  »  Anal,  pr., Il,  23. 


EXAMEN  DE  SYSTÈMES  PHILOSOPHIQUES.   563 

comment  la  sensation  engendre  le  souvenir,  le  souvenir  l'expé- 
rience, la  comparaison  des  expériences  les  idées  communes 
ou  générales,  qui  sont  les  principes  de  l'art  ou  de  la  science^. 
Il  va  même  beaucoup  trop  loin  dans  cette  voie,  lorsqu'il 
regarde  comme  évident  que  si  nous  avions  un  sens  de  moins, 
nous  aurions  nécessairement  une  science  de  moins  ^  ;  tandis 
qu'on  peut  prouver  (108)  que  l'abolition  de  plusieurs  de  nos 
sens  n'entraînerait  nécessairement  l'abolition  d'aucune  science, 
parce  que  les  sensations  abolies,  n'ayant  aucune  vertu  repré- 
sentative, ne  contribuent  point,  tant  qu'elles  existent,  à  la 
formation  de  la  science  ou  de  la  connaissance  proprement 
dite. 

Mais,  malgré  des  tendances  si  marquées  à  ce  que  nous 
nommerions  l'empirisme  et  le  sensualisme,  tendances  qu'il 
devait  sans  doute  à  la  direction  positive  de  ses  travaux  dans 
les  sciences  naturelles  et  descriptives,  Aristote  a  les  mêmes 
idées  que  Platon  sur  la  hiérarchie  de  nos  connaissances.  Pour 
lui,  comme  pour  Platon,  la  science  par  excellence  est  celle 
des  premiers  principes  et  de  la  raison  des  choses  3,  et  le  syllo- 
gisme en  est  la  forme  propre.  La  physique  doit  avoir  avec 
les  mathématiques  le  même  rapport  que  les  mathématiques 
avec  la  philosophie  première.  Il  ne  faut  chercher  dans  la 
physique  que  la  vraisemblance  ;  et  dès  lors  on  doit  la  con- 
sidérer comme  étant  du  ressort  de  l'opinion  (Sô^a)  et  non 
de  la  science  (èTnaT-i^ij.-/])  :  car  la  science  *  a  exclusivement 
pour  objet  les  choses  qui  sont  nécessairement  de  telle  manière, 
et  qui  ne  peuvent  être  autrement  ;  tandis  que  le  domaine  de 
l'opinion  comprend  toutes  les  choses  qui  peuvent  être  tantôt 
d'une  façon,  tantôt  d'une  autre,  de  sorte  qu'à  leur  égard 
nous  ne  pouvons  raisonner  que  par  probabilité  et  par  conjec- 

''■  «  'E/,  [JL£V  oùv  a'i(76r|(7£;oç  yfvcTat  [j.vr|[j,r,,  âx  Sk  [Avrjjj.r,!;  noUiv.ic,  xoû  aùroû 
YtvofjivTi:  âjxTrsipîa"  al  -yàp  TioXXal  (j.vr|U,ai  Tôi  àptOfAw  èjj.TTEtpîa  |J.îa  È<Tn'v  èx 
S'èfj.TTctpt'aç  y\  ex  ■ko.'.xoç  r;pî|JL-/i<javTo;  toû  xaôdXoy  èv  Trj  ^\)yri  r^  toO  évôç  Tcapà 
Ta  noXii,  0  àv  ëv  âvr]  èxeivot;  zo  a-jtb,  xéyyr^ç  àpyj]  xal  innnr^y.-riz.  »  A.lialm 
post.,  II,  18. 

2  «  $av£pàv  Se  xal  ÔTt,  eï  tiç  at(76y'|(n;à7ro>.£Xoi7r£v,  àvâyxri  y.al  èrtTTïiiiriv  tivà 
àuoXsXoiTZcvai.  Anal.  posL,  i,  15. 

3  «  MâXiffxa  Èà  iTC'.Gx-q-a.  xà  irpôta  y.ai  Ta  at'Tia  •  Stà  yàp  -ocÛTa  xal  èx  totjtwv 
TaXXa  yvwpt^ETai,  àW  où  Tayxa  8tà  twv  {»Trox£tjj.£Vwv  ».  Met.,  1,  2. 

'••  <s  "EaTi  Ô£  Tiva  oCkrfifi   [j.sv  xal  ovTa,  £vÔ£xô[j.£va  5È  xal  aXXwç  é'x-f^-  A-JjXov 

oCiv,  Sxt  TCcpl  [i£V  TaCta  è7ri0TT|[/.r)   o'Jx  é'otc "Ù(7T£  X£ÎTC£Tat  ôdÇav  eïvac  iTEpl 

tô  àXYiÔàç  [j.Ev  r^  To  iJ/£Ù5o(;,  £vS£y_o(i.£vov  8s  xal  àXXwç  ïytvi.  »  Anal.  post.  l,  27, 


564  CHAPITRE  XXIV. 

ture.  A  la  vérité,  Aristote  consent  ailleurs  ^  à  regarder  comme 
étant  du  domaine  de  la  connaissance  scientifique,  non  seu- 
lement ce  qui  arrive  toujours  et  nécessairement,  mais  aussi 
ce  qui  arrive  ordinairement  ou  le  plus  souvent  {tT:\  xb  itoXû),  en 
n'excluant  que  ce  qui  arrive  accidentellement  (tô  auaêe?T|Xo;), 
ou  par  anomalie.  De  tout  cela  il  résulte  qu'Aristote  entrevoit, 
mais  de  la  manière  la  plus  confuse,  les  applications  de  la 
doctrine  des  chances  et  des  probabilités,  et  la  future  science 
de  la  statistique,  ne  sachant  d'ailleurs  s'il  faut  la  placer  dans 
r£7:tffT-/,[jL7i  ou  dans  la  oô;a.  Quant  à  la  probabilité  philosophique 
et  aux  principes  de  l'analogie  et  de  l'induction,  le  philosophe 
de  Stagire  n'en  a  évidemment  nulle  notion.  Si  l'induction 
(ÈTraYcoYr,)  est  valable  à  ses  yeux,  et  si  l'on  peut  conclure  du 
particulier  au  général,  ce  n'est  que  par  l'épuisement  de 
tous  les  cas  particuliers,  qui  seul  en  effet  peut  donner  la  cer- 
titude positive  (327)  de  la  généralité  du  principe. 

381.  —  C'est  ici  le  lieu  d'insister  sur  ce  qui  fait  le  caractère 
distinctif  du  génie  et  du  système  d'Aristote,  à  savoir  la  ten- 
dance à  la  classification.  Ses  connaissances  en  histoire  natu- 
relle, quelque  variées  et  profondes  qu'elles  fussent  pour  son 
époque,  ne  pouvaient  pas  aboutir  à  des  classifications  comme 
celles  qu'ont  trouvées  les  naturalistes  modernes,  mais  il  était 
tout  simple  qu'elles  fixassent  de  préférence  son  attention  sur 
les  relations  des  individus  à  l'espèce,  des  espèces  aux  genres, 
et  qu'elles  lui  suggérassent  l'idée  de  pousser  de  plus  en  plus 
loin,  par  l'abstraction,  cette  progression  hiérarchique  des 
êtres,  jusqu'au  genre  suprême,  l'être  abstrait  (  xb  ov).  De  là 
deux  inventions  qui  se  correspondent  :  celle  de  la  théorie  du 
syllogisme,  qui  suffirait  pour  immortaliser  le  nom  d'Aristote, 
et  celle  de  l'ontologie,  qui  a  tant  contribué  au  décri  du  péri- 
patétisme.  Tout  se  tient  dans  la  doctrine  péripatéticienne  : 
du  principe  de  la  classification  dérivent  les  règles  de  la  défini- 
tion, et  aux  règles  de  la  définition  se  lie  la  théorie  du  syllo- 
gisme. Quoique  toutes  nos  connaissances  nous  viennent  par 
les  êtres  individuels,  qui  seuls  font  impression  sur  nos  sens, 
la  catégorie  suprême  de  l'être  ou  de  la  substance  est  le  prin- 
cipe de  tout  axiome,  de  toute  argumentation  syllogistique, 
et  par  suite  de  toute  connaissance  scientifique  ou   ration- 

Iv  ovôerépo)  to-jtwv  â<rrîv.  »  Eth.  ad  Nicom.,  vi,  4, 


EXAMEN  DE  SYSTÈMES  PHILOSOPHIQUES.   56^ 

nelle*.  Toute  preuve  logique  repose  en  définitive  sur  le  prin- 
cipe de  contradiction,  c'est-à-dire  sur  le  principe  qu'une  chose 
ne  peut  à  la  fois  être  et  n'être  pas  :  ce  qui  revient  au  prin- 
cipe de  Gondillac,  que  tous  nos  jugements  ne  sont  qu'une  suite 
d'identités.  Ce  principe  est  le  quid  inconcussiim  qui  suffit 
à  Aristote  contre  les  pyrrhoniens  :  car,  puisque  nous  avons 
des  sensations,  il  faut  qu'elles  viennent  de  quelque  chose  et 
qu'il  existe  quelque  chose  ^  ;  comme  si  cela  suffisait  pour  nous 
permettre  d'affirmer  qu'elles  représentent  quelque  chose,  et 
pour  que  nous  puissions  démêler  ce  qu'elles  représentent  ! 

Ainsi  Aristote,  en  s'exagérant  les  ressources  du  principe 
d'identité  et  de  la  déduction  syllogistique,  en  voulant  faire 
dépendre  tous  les  principes  ou  axiomes  d'un  principe  ou  d'un 
axiome  unique,  méconnaît  l'intervention  active  et  conti- 
nuelle des  forces  de  l'intelligence  dans  ces  jugements  spé- 
ciaux, fondés  sur  des  constructions  idéales,  que  Kant  a  si  bien 
caractérisés  et  désignés  par  la  dénomination  de  jugements- 
synthétiques  a  priori  (262);  d'où  nous  tirons,  bien  plus  que 
de  la  déduction  syllogistique,  les  vérités  mathématiques,  et 
dont  Platon  avait  assez  clairement  aperçu  l'importance  et 
le  rôle  en  géométrie,  ainsi  qu'on  peut  l'induire  des  passages 
mêmes  que  nous  avons  cités  plus  haut.  C'est  que  Platon  était 
géomètre,  et  qu'Aristote,  selon  toute  apparence,  ne  l'était  pas, 
ni  Condillac  non  plus,  quand  il  confondait  la  science  des  nom- 
bres avec  la  langue  du  calcul,  et  l'esprit  géométrique  avec  l'es- 
prit d'analyse. 

Mais,  si  Aristote  méconnaît  ou  laisse  de  côté,  dans  son  sys- 
tème, ce  qui  fait  la  fécondité  de  la  spéculation  mathéma- 
tique, il  tombe  dans  une  omission  encore  plus  grave  au  préju- 
dice de  la  spéculation  philosophique  en  ne  tenant  pas  compte 
du  genre  de  probabilité  qui  en  est  l'unique  appui.  Par  là, 
il  énerve  à  la  fois  l'induction  (en  réduisant  le  jugement  induc- 
tif  à  n'être  qu'un  résumé  d'observations  particuHères),  et  la 
déduction  syllogistique  qui  ne  sera  jamais  qu'un  moyen  de 


^  «  OÛto)  xal  Tw  ovTi,  v)  ov  èffTi,  Tiva  tSta  xal  taût'  ïcyzi,  Ttepl  wv  toû  <ptXo- 

(TÔcpiou  i-ni(r/.i<\i7.(7ba.i  •zilrfii^ O'jtw  ôè  xal  to  ov  liysxxi  i:o)layS>ç  (lév,  àXX' 

(XTtav  upbç  [AÎav  àp^^iv"  Ta  [xkv  yàp  ôxt  où<Ttac  ovxa  léjô'^ot.i,  xà  8'  ôxt  uàÔYj  oyai'aç,. 
xàS'  oTi  ôôoç  elç  oyaîav.  »  Met.,  iv,  2. 

2   «  O-j   yâp  8ï)  -îî  y'  Bi.'((j^-qaiç  éauTfiÇ  êo-Ttv,  àXX'  eom  tô  xal  erspov  irapà  xy^v 
aïiOyidiv,  0  àvaY''^  Ttpôxepov  slvai  xy^ç  alo-Ôv^ffeto;.  » 


566  CHAPITRE  XXIV. 

classer  et  non  d'étendre  nos  connaissances,  s'il  n'y  a  pas  dans 
la  notion  générale  autre  chose  qu'un  résumé  abstrait  des 
notions  particulières,  c'est-à-dire  quelque  chose  que  la  proba- 
bihté  rnductive  peut  seule  donner   (47).   Toute  distinction 
entre  l'abstraction  artificielle  et  l'abstraction  naturelle,  fon- 
dée sur  la  raison  des  choses,  se  trouve  ainsi  perdue  de  vue. 
En  voulant  donner  à  la  doctrine  de  Platon  plus  de  rigueur  et 
de  précision  scientifique,  Aristote  aggrave,  de  deux  manières, 
le  tort  qu'avait  eu  son  maître  (par  une  illusion  bien  excusable, 
si  l'on  songe  que  Leibnitz  devait  la  partager,  et  que,  de  nos 
jours  encore,  tant  d'esprits  distingués  la  partagent),  le  tort 
de  ne  pas  reconnaître  que  la  philosophie  est  autre  chose  que 
la  science,  et  qu'elle  est  du  ressort  de  la  oôça  et  nullement 
de  l'ê7rt(7T-/îij.'/i.    Car   d'une   part,   Platon,    à   la   faveur  de  la 
souplesse  des  formes  de  sa  dialectique,  pouvait  dans  l'exécu- 
tion démentir  sa  théorie,  et  faire  un  continuel  emploi  d'induc- 
tions probables,  ce  que  ne  permettait   plus   la    rigueur,  ou 
plutôt  la  rigidité  des  formes  de  la  syllogistique aristotélicienne; 
il  pouvait  employer  (ce  que  nous  savons  être  utile  ou  néces- 
saire) les  formes  poétiques  du  langage,  incompatibles  avec  la 
sécheresse  de  l'argumentation  syllogistique.  D'autre  part,  à 
une  subordination  rationnelle  entre  les  vérités  et  les  faits, 
suivant  qu'ils  sont  le  fondement  ou  la  raison  les  uns  des  autres, 
hiérarchie  rationnelle  que  Platon  avait  toujours  eue  en  vue, 
quoique  pas  toujours  assez  nettement,  et  qui  porte  partout 
la  lumière  avec  elle,  Aristote  substitue  une  subordination 
ontologique,  une  hiérarchie  de  catégories,  de  genres  et  d'es- 
pèces, dont  le  pivot  est  l'idée  d'être  ou  de  substance,  idée 
qu'on  pourrait  qualifier  de  fatale  à  l'esprit  humain,  en  ce 
qu'il  s'est  toujours  précipité  dans  des  abîmes  sans  issue  dès 
qu'il  a  voulu  la  creuser. 

A  mesure  que  la  domination  du  péripatétismc  s'est  étendue 
et  consolidée,  ces  causes  d'aberration  ont  dû  se  prononcer 
davantage  :  car  c'est  surtout  dans  le  moyen  âge  que  la  syllo- 
gistique a  été  effectivement  mise  en  pratique  pour  les  tour- 
nois scolastiques  des  bacheliers  et  des  docteurs.  C'est  aussi 
dans  le  moyen  âge,  lors  de  la  dispute  du  réaUsme  et  du  nomi- 
nalisme,  qu'on  voit  les  sectateurs  d'Aristote  aborder  enfin 
le  problème  fondamental  de  la  philosophie,  celui  qui  porto 
sur  la  valeur  représentative  de  nos  idées,  mais  sans  pouvoir 


EXAMEi*';  DE  SYSTÈMES  PHILOSOPHIQUES.   567 

réussir  à  le  dégager  des  obscurités  inhérentes  à  la  hiérarchie 
ontologique  (167)  :  de  sorte  que  leurs  longues  querelles  ne 
devaient  aboutir  qu'à  des  subtilités  abstruses,  propres  à 
dégoûter  les  bons  esprits  et  à  faire  perdre  de  vue,  de  plus  en 
plus,  le  vrai  sens  de  la  question. 

382.  —  Deux  grands  réformateurs,  Bacon  et  Descartes, 
paraissent  à  quelques  années  de  distance  l'un  de  l'autre  : 
et  leurs  hardiesses  philosophiques,  secondées  par  les  admira- 
bles découvertes  de  Galilée  et  de  Kepler,  et  par  l'essor  de  la 
civilisation,  impriment  aux  esprits  le  mouvement  qui  dure 
encore.  Bacon  tient  de  Platon,  en  ce  qu'il  a  comme  lui  l'inspi- 
ration du  poète  et  de  l'apôtre.  Sa  philosophie  est  d'ailleurs 
plutôt  aphoristique  que  dialectique.  Il  a  par-dessus  tout  ce 
sentiment  de  la  grandeur  et  de  la  majesté  de  la  nature,  qui 
manquait  au  génie  des  Grecs,  enclins  à  prendre  l'homme  pour 
la  mesure  de  toutes  choses,  dans  la  philosophie  comme  dans 
la  religion,  dans  l'art  et  dans  la  poésie.  Homo,  nalurse  minister 
et  interpres'^...  Ces  quelques  mots  suffisent  pour  caractériser 
toute  la  philosophie  de  Bacon,  et  pour  fixer  le  point  de  vue  où 
il  se  place.  Il  est  le  prêtre  de  ce  culte  nouveau,  de  ce  culte 
scientifique  de  la  nature,  qui  repousse  les  gigantesques  et 
mystiques  fantômes  de  l'imagination  orientale  aussi  bien  que 
les  écarts  de  la  subtilité  grecque  et  de  la  controverse  scolas- 
tique.  Loin  de  prendre  l'entendement  humain  pour  la  mesure 
des  choses,  il  affirme  tout  d'abord  qu'il  se  trouve  dans  sa  con- 
stitution des  causes  d'erreur  et  d'illusion.  «  Idola  iribiis  sunt 
«  fundata  in  ipsa  natura  humana,  atque  in  ipsa  tribu  seu 
«  gente  hominum.  Falso  enim  asseritur  sensum  humanum 
«  esse  mensuram  rerum  ;  quin  contra,  omnes  perceptiones, 
<i  tam  sensus  quam  mentis,  sunt  ex  analogia  hominis,  non 
«  ex  analogia  universi.  Estque  intellectus  humanus  instar 
<(  speculi  inœqualis  ad  radios  rerum,  qui  suam  naturam 
«  naturse  rerum  immiscet,  eamque  distorquet  et  infîcit  ^.  » 
Ailleurs  il  dit  :  «  Illa  magna  fallacia  sensuum,  nimirum  quod 

^  «  Homo,  naturse  minister  et  interpres,  tantum  facit  et  intelligit, 
«  quantum  de  ordine  naturse  opère  vel  mente  observaverit  ;  necamplius 
«  novit  aut  potest.  »  Temporis  parlas  masculus.  »  Et^  dans  une  autre 
variante  du  même  aphorisme  :  «  Homo,  naturse  minister  et  interpres, 
«  tantum  facit  aut  intelligit,  quantum  de  naturse  ordine  re  vel  mente 
«  observabit  ipse  intérim  naturse  legibus  obsessus.  » 

2  Nov.  Org.,  i,  41. 


568  CHAPITRE  XXIV. 

«  constituunt  lineas  rerum  ex  analogia  hominis  et  non  ex 
«  analogia  univers!  ;  cjiise  non  corrigiiur,  nisi  per  ralionem  el 
«  philosophiam  universalem'^.  »  Puis  viennent  les  autres  caté- 
gories d'idoles  ou  d'illusions,  et  en  seconde  ligne  celles  qu'il 
nomme,  par  allusion  à  la  métaphore  de  Platon,  idola  specus, 
lesquelles  affectent,  non  l'espèce,  mais  les  variétés  indivi- 
duelles :  comme  si  Platon  n'avait  pas  eu  en  vue,  dans  sa  com- 
paraison des  prisonniers  de  la  caverne,  l'humanité  tout  entière, 
plutôt  que  quelques  hommes  placés  dans  des  conditions  spé- 
ciales et  exceptionnelles.  Du  reste,  peu  importe  que  les  idola 
tribus  de  Bacon  soient  effectivement  les  idola  specus  de  Platon  : 
ce  qui  nous  importerait,  ce  serait  de  savoir  comment  Bacon 
conçoit  que  l'esprit  humain  peut  redresser  des  illusions  com- 
munes à  tous  les  hommes  et  qui  font  partie  intégrante  de  leur 
nature.  Il  l'indique  assurément  dans  ces  lignes  si  courtes  et 
si  énergiques,  ex  analogia  universi...,  per  ralionem  et  philoso- 
phiam universalem,  mais  il  ne  fait  que  l'indiquer  ;  et  ailleurs 
(82),  en  reprenant  la  comparaison  d'un  verre  interposé  qui 
dévie  les  rayons  lumineux  et  déforme  les  images,  il  semble 
admettre  l'impossibihté  de  se  débarrasser  des  illusions  dues 
à  une  telle  cause.  Bacon  fait  sans  cesse  appel  à  l'observation, 
à  l'expérience,  à  l'analogie,  à  l'induction  ;  mais  il  ne  donne 
point  la  théorie  philosophique  de  l'induction  et  de  l'analogie  : 
il  ne  saisit  pas  le  principe  rationnel  sur  lequel  la  probabilité 
philosophique  est  fondée,  et  qui  nous  autorise  à  tirer  de  l'expé- 
rience plus  qu'il  n'y  a,  et  même  infiniment  plus  qu'il  n'y  a 
dans  l'expérience  même.  Après  avoir  terrassé  le  péripatétisme, 
il  retombe  à  son  insu  dans  le  formalisme  péripatéticien  ;  et 
se  faisant  du  procédé  inductif,  au  moins  dans  l'exécution, 
à  peu  près  la  même  idée  qu'Aristote  de  V iTzixy<ayr^,  il  sem- 
ble n'y  voir  qu'un  moyen  d'opérer  la  séparation  ou  le  triage 
des  généralités  et  des  particularités  2.  Dès  lors  toute  son  atten- 

>  Noi>.  Orij.,  II,  10. 

*  Afin  de  donner  une  idée  de  la  manière  de  Bacon  dans  l'exécution  de 
cette  partie  défectueuse  de  son  œuvre,  nous  citerons  seulement  le  passage 
suivant  : 

«  Itaque  natursc  facienda  est  prorsus  solutio  et  separatio,  non  per 
«  ifincm  ccrte,  sed  per  nientem,  tanquam  ignem  divinum  Est  itaque 
«  iiuhictionis  verœ  opus  primum  (quatenus  ad  invenicndas  formas) 
«  rcjcclio  sive  exclusivu  naturarum  sinj^ularum,  qua:  non  inveniuntur 
«  in  aiiqua  instantia,  ubi  natura  data  adest,  aut  inveniuntur  in  aliqua 
«  instantia,   ubi  natura  abest  ;  aut  inveniuntur  in  aliqua  instantia  cres- 


EXAMEN  DE  SYSTÈMES  PHILOSOPHIQUES.   569 

tion  se  porte  sur  l'invention  d'une  sorte  de  crible,  propre  à 
effectuer  ce  triage  par  des  moyens  pour  ainsi  dire  mécaniques. 
De  là  une  prolixe  énumération  d'instances  ou  de  formes  d'in- 
duction, à  laquelle  il  attache  autant  ou  plus  d'importance  que 
les  scolastiques  n'en  attachaient  aux  formes  du  syllogisme, 
et  dont  on  n'a  jamais  fait  après  lui  le  moindre  usage.  Les 
rapides  progrès  de  la  physique  ont  empêché  qu'on  ne  s'égarât 
ici  sur  les  traces  d'un  grand  homme  ;  et  les  hautes  vérités  dont 
il  avait  été  l'interprète  éloquent  ont  pu,  sans  mélange  d'erreur, 
contribuer  à  l'éducation  de  son  siècle  et  aux  conquêtes  dura- 
bles de  l'esprit  humain. 

383.  —  Il  ne  faut  pas  croire  que  Bacon,  préoccupé  unique- 
ment des  découvertes  à  faire  dans  le  domaine  de  la  nature, 
ait  regardé  comme  vaine  l'étude  de  l'esprit  humain  et  de 
ses  facultés  ;  bien  loin  de  là,  cette  étude  est  à  ses  yeux  la  plus 
importante  de  toutes,  celle  sans  laquelle  le  spectacle  de  la 
nature  ne  serait  pour  nous  qu'une  trompeuse  fantasmagorie  i. 
D'autre  part,  nous  venons  de  voir  qu'il  a  dit,  et  avec  raison, 
que  les  illusions  de  l'esprit  humain  ne  peuvent  être  rectifiées 
que  par  l'étude  attentive  de  la  nature,  par  la  conception  de 
l'ordre  général  du  monde,  ex  analogia  universi.  De  là,  en  appa- 
rence, un  cercle  vicieux  d'où  il  faut  sortir,  et  dont  Bacon  n'a 
pas  pris  soin  d'indiquer  nettement  l'issue.  Le  fait  est  que, 
sinon  en  théorie,  du  moins  en  pratique,  et  dans  les  ouvrages 
qui  font  ses  principaux  titres  de  gloire,  Bacon  s'est  occupé 
particulièrement  de  l'explication  du  monde  physique  et  de 
l'extension  des  sciences  positives,  destinées  à  accroître  le 
pouvoir  de  l'homme  sur  la  nature.  Or,  sans  que  nous  ayons 
besoin  de  nous  faire  une  idée  précise  des  principes  rationnels 

«  cere,  quum  natura  data  decrescat  ;  aut  decrescere,  quando  natura 
«  data  crescat.  Tum  vero,  post  rejectionem  et  exclusioam  debitis  modis 
«  factam,  secundo  loco,  tanquam  in  fundo,  manebit  (abeuntibus  in 
«  fumum  opinionibus  volatilibus)  forma  affîrmativa,  solida,  et  vera,  et 
«  bene  terminata.  Atque  hoc  brève  dictu  est,  sed  per  multas  ambages 
«  ad  hoc  pervenitur.  Nos  autem  nihil  fortasse  ex  ils  qu<=p  ad  hoc  faciunt 
«  pratermittemus.  »  Nov.  Org.,  ii,  16. 

Il  faut  pourtant  reconnaître  qu'il  y  aurait  quelque  parti  à  tirer  de  ces 
indications  pour  la  bonne  disposition  et  pour  l'interprétation  des  tableaux 
statistiques. 

i  «  Qui  primum  et  ante  alia  omnia  animi  motus  humani  penitus  non 
explorabit,  ibique  scientise  meatus  et  errorum  sedes  accuratissime  des- 
criptos  non  habuerit,  is  omnia  larvata  et  veluti  incantata  reperiet  ; 
fascinum  ni  solverit,  interpretari  non  potcrit.  »  De  inlerpret.  Nat. 


570  CHAPITRE  XXIV. 

de  l'analogie  et  de  l'induction,  on  peut  être  assuré  que  le  con- 
trôle continuel  de  l'expérience  sensible,  dans  les  sciences  phy- 
siques et  naturelles,  doit  tôt  ou  tard  aboutir  à  nous  faire  reje- 
ter,  comme  incompatibles   avec   l'explication   régulière   des 
faits  observés,  les  préjugés  dont  nous  serions  imbus,  et  les 
idées  fausses  qui  tiendraient  à  des  penchants  innés  ou  à  des 
habitudes  acquises.  Il  y  a  plus  :  l'incompréhensibilité  absolue 
de  certains  faits  naturels,  ou  l'irréductibilité  absolue  d'un 
ordre  de  phénomènes  à  un  autre,  pourront  témoigner  de  la 
fausseté,  ou  de  l'insuffisance,  ou  de  l'incohérence  de  certaines 
données  fondamentales  de  notre  entendement,  en  tant  qu'il 
s'appHque  à  la  compréhension  du  monde  extérieur.  Mais  Bacon 
n'a  point  entrepris  de  ce  point  de  vue  la  description  et  la 
critique  de  l'entendement   humain.  Encore  moins    paraît-il 
s'être  proposé  l'étude  philosophique  de  l'esprit  humain,  con- 
sidéré en  lui-même,  et  non  en  tant  qu'il  s'applique  à  la  con- 
naissance des  choses  extérieures.  Dans  ce  monde  interne,  il  y 
a  sans  doute  aussi  un  ordre  général  à  découvrir,  une  hiérarchie 
à  établir  entre  les  facultés  et  les  fonctions,  qui  permette  de 
contrôler  les  unes  par  les  autres,  et  de  juger  du  rôle  de  cha- 
cune,  ex   analogia   iiniversi,...   per  ralionein   el  philosophiani 
universalem.  Le  grand  principe  de  Bacon,  qu'il  se  contente 
d'indiquer  d'une  manière  si  sommaire,  trouverait  donc  encore 
ici  son  application  ;  seulement.  Bacon  néglige  de  la  faire,  ou 
plutôt  l'on  conçoit  qu'il  ne  pouvait  point  la  faire  sans  être 
en  possession  d'une  théorie  plus  complète  des  principes  et  de 
la  nature  de  l'induction  philosophique.  Car  on  manque  ici  du 
critère  de  l'expérience  sensible,  du  moins  si  l'on  réserve  ce 
nom  à  l'expérience  qui  comporte  une  détermination  précise 
et  des  mesures  exactes  (372)  ;  une  confrontation  continuelle  des 
conceptions  théoriques  et  des  faits  positifs  n'est  plus  possi- 
ble ;  l'intelligence  qui  connaît,  et  les  rapports  intelligibles, 
objets  de  la  connaissance,  tendent  sans  cesse  à  se  confon- 
dre. Au  lieu  de  ces  probabihtés  irrésistibles,  qui  font  la  légi- 
timité de  la  preuve  dite  de  sens  commun,  on  est  forcé  le  plus 
souvent  de  se  contenter  de  vraiseml>lances  que  les  diver.< 
esprits  peuvent  apprécier  diversement.   Ici  donc  les  apho- 
rismes  baconiens  ne  suffisaient  plus,  ou  du  moin,s  il  fallail 
donner  à  ses  principes  un  développement  et  une  interpréta- 
tion que  Bacon  n'a  pas  donnés,  et  que  n'a  pas  donnés  davan- 


EXAMEN  DE  SYSTÈMES  PHILOSOPHIQUES.   571 

tage  l'école  écossaise  lorsqu'elle  s'est  proposé  de  faire,  dans 
la  philosophie  de  l'esprit  humain,  la  réforme  attribuée  à  Bacon 
dans  ce  que  les  Grecs  nommaient  la  physique,  et  dans  ce 
que  les  Anglais  nomment  la  philosophie  naturelle. 

384.  —  Quel  est  en  effet  le  dogme  fondamental  de  l'école 
écossaise?  Écoutons  le  chef  de  cette  école  :  «  Tout  raisonne- 
«  ment  s'appuie  en  dernière  analyse  sur  les  premiers  prin- 
«  cipes  ;  et  la  seule  raison  qu'on  puisse  donner  des  premiers 
«  principes,  c'est  que,  par  la  constitution  de  notre  nature, 
«  nous  sommes  dans  la  nécessité  de  leur  accorder  notre  assen- 
«  timent.  Ces  principes  ne  font  pas  moins  partie  de  notre 
«  constitution  que  la  faculté  de  penser  ;  la  raison  ne  peut  ni 

«  les  créer,  ni  les  détruire Les  axiomes  du  mathémati- 

«  cien  ne  se  démontrent  point Un  historien,  un  témoin 

«  oculaire  ne  peuvent  rien  assurer,  si  on  ne  leur  accorde  pas 
«  qu'on  peut  se  fier  aux  sens  et  à  la  mémoire.  Il  en  est  de 
«  même  du  physicien  ;  toutes  ses  recherches  sont  stériles 
«  si  l'on  ne  convient  pas  avec  lui  que  le  cours  de  la  nature 
«  est  uniforme  et  invariable.  Quand  et  comment  ai-je  acquis 
«  ces  premiers  principes  sur  lesquels  je  fonde  tous  mes  rai- 
«  sonnements?  c'est  ce  que  je  ne  sais"  pas  ;  car  je  les  ai  depuis 
«  si  longtemps,  qu'il  ne  m'est  pas  possible  de  remonter  à  leur 
«  origine  ;  mais  je  suis  sûr  qu'ils  font  partie  de  ma  consti- 

«  tution  et  qu'il  ne  dépend  pas  de  moi  de  les  rejeter Si 

«  nous  sommes  dans  l'illusion,  cette  illusion  nous  vient  de  celui 

«  qui  nous  a  créés,  et  elle  est  sans  remède^ Ce  que  nous 

«  appelons  le  sens  commun  n'est  que  l'ensemble  de  ces  prin- 
ce cipes La  logique  attend  encore  une  exposition  claire  et 

«  une  énumération  complète  des  principes  du  sens  commun"^ 

«  Il  faudrait  que  ses  décisions  fussent  rédigées  et  réunies 
«  dans  un  code  dont  l'autorité  fût  reconnue  par  tous  les 
«  hommes  raisonnables  ^  etc.  » 

Ainsi  donc,  Bacon  a  eu  tort  de  supposer  des  illusions  inhé- 
rentes à  la  constitution  de  l'esprit  humain,  idola  tribus,  et  de 
penser  qu'elles  peuvent  être  corrigées  ex  analogia  universi  : 
car,  si  de  telles  illusions  se  produisent,  elles  sont  sans  remède. 

>  Reid,  Recherches  sur  V entendement  humain,  d'après  les  principes 
du  sens  commun,  chap.  v,  sect.  7.  Traduction  de  Jouflroy. 

^  Recherches  sur  l'entendement  humain,  chap.  vu,  conclusion. 
3  Essais  sur  les  facultés  de  l'esprit  humain.  Essai  VI,  chap.  ir. 


572  CHAPITRE  XXIV. 

Les  illusions  mêmes  qui  n'afîecteraient  que  des  constitutions 
individuelles  {idola  speciis)  sont  pour  les  individus  aussi  irré- 
médiables que  les  autres  ;  car  les  principes  qui  les  détruiraient 
sont  autant  d'articles  du  code  général  que  n'admettent  pas 
les  individus  chez  qui  de  telles  illusions  se  trouvent,  et  que 
personne  n'a  le  droit  de  leur  imposer.  Ils  sortent  de  la  com- 
munion du  plus  grand  nombre,  et  tout  est  dit.  Toute  critique 
de  nos  facultés  les  unes  par  les  autres  est  impossible  ;  toutes 
ont  le  même  droit  à  l'infaillibilité  ;  tous  les  articles  du  code 
jouissent  d'une  autorité  égale,  et  les  antinomies,  si  par  hasard 
il  s'en  trouve  (comme  nous  savons  qu'on  en  trouverait)  sont 
absolument  insolubles.  Il  faut  accorder  à  l'ignorant  que  la 
terre  est  immobile  ;  car  rien  n'est  plus  contraire  au  sens 
commun  que  de  nous  croire  actuellement  entraînés  dans 
l'espace  avec  une  vitesse  de  trente  kilomètres  par  seconde. 
Ce  que  l'on  regardera  comme  un  premier  principe,  ou  comme 
un  principe  de  sens  commun,  n'aura  nullement  ce  caractère 
aux  yeux  d'un  autre  ;  et  par  exemple,  nous  n'accorderons 
point  du  tout  à  Reid,  à  titre  d'axiome,  que  le  cours  de  la 
nature  esl  uniforme  et  invariable,  ce  qui  n'est  pas  vrai  à  cer- 
tains égards  (48),  et  ce  qui  pourrait  n'être  vrai  en  aucun  sens, 
sans  que  pour  cela  les  recherches  du  physicien  fussent  frap- 
pées de  stérilité.  En  un  mot,  l'école  écossaise,  en  prétendant 
continuer  et  compléter  Bacon,  a  pris  pour  maxime  fondamen- 
tale une  maxime  directement  opposée  à  l'aphorisme  du  maî- 
tre. Aussi,  avec  tout  le  talent  qu'elle  a  pu  mettre  dans  les 
détails,  et  la  sage  modération  qui  l'a  préservée  des  excès  où 
les  autres  écoles  sont  tombées,  n'a-t-elle  abouti  à  aucune 
subordination  hiérarchique,  à  aucune  classification  ration- 
nelle des  facultés  de  l'intelligence,  à  aucune  appréciation  de 
la  valeur  représentative  des  faits  qu'elle  décrit  i. 

*  «  S'il  est  un  service  et  un  service  éminent  que  les  Écossais  aient 
rendu  à  la  philosopliie,  c'est  assurément  d'avoir  établi  une  fois  pour 
toutes  dans  les  esprits,  et  de  manière  à  ce  qu'elle  ne  puisse  plus  en  sortir, 
l'idée  qu'il  y  a  une  science  d'observation,  une  science  de  faits,  à  la  manière 
dont  l'entendent  les  physiciens,  qui  a  l'esprit  humain  pour  objet  et  le  sens 
intime  pour  instrument,  et  dont  le  résultat  doit  être  la  détermination 
des  lois  de  l'esprit,  comme  celui  des  sciences  physiques  doit  être  la  déter- 
mination des  lois  de  la  matière.  »  Joukfroy,  préface  de  la  Traduction 
des  Œuvres  de  Reid,  p.  ce.  C'est  précisément  dans  cette  assimilation  que 
consiste  l'erreur  fondamentale  de  la  doctrine  écossaise,  comme  nous 
croyons  l'avoir  prouvé  (371  cl  suiv.). 


EXAMEN  DE  SYSTÈMES  PHILOSOPHIQUES.  573 

385.  —  On  a  tant  parlé  en  France,  depuis  trente  ans,  de 
Descartes,  de  son  influence  et  de  sa  méthode,  que  nous  devons 
craindre  d'insister  sur  un  sujet  rebattu.  Il  n'a  garde  de  tom- 
ber dans  l'erreur  où  Reid  devait  tomber  plus  tard,  et  il  ne  range 
pas  sur  la  même  ligne  les  diverses  facultés  dont  l'organisation 
et  le  jeu  constituent  l'entendement  humain.  Nous  devons 
toujours  nous  laisser  persuader  à  l'évidence  de  notre  raison, 
mais  nous  ne  sommes  pas  tenus  d'en  croire  notre  imagination 
et  nos  sens.  Et  pourquoi  devons-nous  nous  laisser  persuader 
à  l'évidence  de  notre  raison?  C'est  parce  que  nous  savons  que 
Dieu  existe,  qu'il  est  parfait,  et  parce  que  «  nos  idées  et  notions 
«  étant  des  choses  réelles  et  qui  viennent  de  Dieu, en  tout  ce  en 
«  quoi  elles  sont  claires  et  distinctes,  ne  peuvent  en  cela  être 
«  que  vraies.  »  Mais,  sur  tous  ces  points,  l'importance  de  la 
question  et  la  grandeur  du  nom  de  Descartes  exigent  que  nous 
l'entendions  parler  lui-même,  sans  qu'il  soit  besoin  d'ailleurs 
de  reproduire  et  de  discuter  ici  les  arguments  si  connus  dont 
l'enchaînement  compose  la  preuve  cartésienne  de  l'existence 
de  notre  âme,  de  Dieu  et  des  perfections  divines  : 

«  Enfin,  s'il  y  a  encore  des  hojnmes  qui  ne  soient  pas  assez 
«  persuadés  de  l'existence  de  Dieu  et  de  leur  âme  par  les 
«  raisons  que  j'ai  apportées,  je  veux  bien  qu'ils  sachent  que 
«  toutes  les  autres  choses  dont  ils  se  pensent  peut-être  plus 
«  assurés,  comme  d'avoir  un  corps,  et  qu'il  y  a  des  astres  et 
«  une  terre,  et  choses  semblables,  sont  moins  certaines  :  car, 
«  encore  qu'on  ait  une  assurance  morale  de  ces  choses,  qui 
«  est  telle  qu'il  semble  qu'à  moins  d'être  extravagant  on 
«  n'en  peut  douter,  toutefois  aussi,  à  moins  que  d'être  dérai- 
«  sonnable,  lorsqu'il  est  question  d'une  certitude  métaphy- 
«  sique  on  ne  peut  nier  que  ce  ne  soit  assez  de  sujet  pour 
«  n'en  être  pas  assuré  que  d'avoir  pris  garde  qu'on  peut  en 
«  même  façon  s'imaginer,  étant  endormi,  qu'on  a  un  autre 
«  corps,  et  qu'on  voit  d'autres  astres  et  une  autre  terre,  sans 
«  qu'il  en  soit  rien.  Car  d'où  sait-on  que  les  pensées  qui  vien- 
«  nent  en  songe  sont  plutôt  fausses  que  les  autres,  vu  que 
«  souvent  elles  ne  sont  pas  moins  vives  et  expresses  ?  Et  que 
«  les  meilleurs  esprits  y  étudient  tant  qu'il  leur  plaira  ;  je  ne 
«  crois  pas  qu'ils  puissent  donner  aucune  raison  qui  soit  suffi- 
«  sanle  pour  ôier  ce  doute,  s'ils  ne  présupposent  l'existence  de 
«  Dieu.  Car  premièrement,  cela  même,  que  j'ai  tantôt  prig 


574  CHAPITRE  XXIV. 

«  pour  une  règle,  à  savoir,  que  les  choses  que  nous  concevons 
«  1res  clairement  et  très  distinctement  sont  toutes  vraies,  n'est 
«  assuré  qu'à  cause  que  Dieu  est  ou  existe,  et  qu'il  est  un  être 
«  parfait,  et  que  tout  ce  qui  est  en  nous  vient  de  lui  :  rf'oà 
(t  il  suit  que  nos  idées  on  notions  étant  des  choses  réelles  et  qui 
«  viennent  de  Dieu,  en  tout  ce  en  quoi  elles  sont  claires  et  dis- 
«  lincles,  ne  peu  vent  en  cela  être  que  vraies.  En  sorte  que  si  nous 
«  en  avons  assez  souvent  qui  contiennent  de  la  fausseté,  ce  ne 
«  peut  être  que  de  celles  qui  ont  quelque  cJiose  de  confus  et  d'obscur, 
«  à  cause  qu'en  celaelles participentdunéant, c'eai-à-ûive  qu'elles 
«  ne  sont  en  nous  ainsi  confuses  qu'à  cause  que  nous  ne 
«  sommes  pas  tout  parfaits.  Et  il  est  évident  qu'il  n'y 
«  a  pas  moins  de  répugnance  que  la  fausseté  ou  l'imperfec- 
«  tion  procède  de  Dieu  en  tant  que  telle,  qu'il  n'y  en  a 
«  que  la  vérité  ou  la  perfection  procède  du  néant.  Mais  si 
«  nous  ne  savions  point  que  tout  ce  qui  est  en  nous  de 
«  réel  et  de  vrai  vient  d'un  être  parfait  et  infini,  pour  claires 
«  et  distinctes  que  fussent  nos  idées,  nous  n'aurions  aucune 
«  raison  qui  nous  assurât  qu'elles  eussent  la  perfection  d'être 
«  vraies. 

«  Or,  après  que  la  connaissance  de  Dieu  et  de  l'âme  nous  a 
«  ainsi  rendus  certains  de  cette  règle,  il  est  bien  aisé  à  con- 
«  noître  que  les  rêveries  que  nous  imaginons,  étant  endormis, 
«  ne  doivent  aucunement  nous  faire  douter  de  la  vérité 
«  des  pensées  que  nous  avons  étant  éveillés...  Car  enfin,  soit 
«  que  nous  veillions,  soit  que  nous  dormions,  nous  ne  nous 
«  devons  jamais  laisser  persuader  qu'à  l'évidence  de  notre 
«  raison.  El  il  est  à  remarquer  que  je  dis  de  notre  raison,  et  non 

«  point  de  notre  imayinalion  ni  de  nos  sens car  la  raison  ne 

«  nous  dicte  point  que  tout  ce  que  nous  voyons  ou  imagi- 
«  nons  soit  véritable  ;  mais  elle  nous  dicte  bien  que  toutes 
«  nos  idées  ou  notions  doivent  avoir  quelque  fondement  de 
«  vérité  ;  car  il  ne  seroit  pas  possible  que  Dieu,  qui  est  tout 
«  parfait  et  tout  véritable,  les  eût  mises  en  nous  sans  cela, 
«  et,  pour  ce  que  nos  raisonnements  ne  sont  jamais  si  évi- 
«  dents  ni  si  entiers  pendant  le  sommeil  que  pendant  la  veille, 
«  bien  que  quelquefois  nos  imaginations  soient  alors  autant 
■«  ou  plus  vives  et  expresses,  elle  nous  dicte  aussi  que,  nos 
«  pensées  ne  pouvant  être  toutes  vraies,  à  cause  que  nous  ne 
«  sommes  pas  tout  parfaits,  ce  qu'elles  ont  de  vérité  doit  infail- 


EXAMEN  DE  SYSTÈMES  PHILOSOPHIQUES.   575 

«  liblemenl  se  renconirer  en  celles  que  nous  avons  étant  éveillés 

«  plutôt  qu'en  nos  songes  ^.  » 

Gardons-nous  de  reprocher  à  Descartes  de  n'avoir  pas 
pénétré  plus  avant  dans  la  nature  de  V assurance  morale  :  car 
un  grand  homme,  qui  devance  son  siècle,  n'est  pas  tenu  de 
le  devancer  en  tout  ;  mais  reprochons-lui  de  se  contenter 
d'une  raison  des  plus  obscures,  lorsqu'il  rejette  comme  faux 
ce  que  les  idées  ont  de  confus  et  d'obscur,  à  cause  qu'en  cela  elles 
pariicipenl  du  néanl.  Quoi  donc  !  on  interpose  entre  notre  œil 
et  les  objets  visibles  des  verres  qui  déforment  les  images, 
contournent  les  lignes,  et  ce  qui  était  clair,  régulier,  bien 
ordonné,  devient  embrouillé  et  confus  :  en  quoi  l'interposi- 
sition  des  verres  peut-elle  ressembler  à  une  participation  du 
néant?  C'est  tout  simplement  une  cause  perturbatrice,  aussi 
réelle  que  les  autres,  produisant  des  effets  tout  aussi  réels  : 
cause  perturbatrice  dont  la  raison,  par  le  sentiment  qu'elle  a 
de  l'ordre  des  choses,  peut  deviner  l'existence,  et  en  certains 
cas  démêler  les  effets  ;  comme  aussi  elle  peut,  dans  d'autres 
cas,  donner  la  quasi-certitude  ou  l'assurance  morale  que 
nos  perceptions  et  que  nos  idées  ne  sont  pas  affectées  de  pa- 
reilles causes  perturbatrices.  Si  les  perfections  de  Dieu  nous 
garantissent  seulement  que  nos  idées  ou  notions  doivent 
avoir  quelque  fondement  de  vérité,  ne  nous  reste-t-il  pas  à 
découvrir  ce  fondement  tel  quel?  Et  pour  séparer  ce  qui  est 
claiî-  et  distinct,  et  partant  vrai,  d'avec  ce  qui  est  confus  et 
obscur,  et  partant  faux,  ne  faudra-t-il  pas  que  la  raison  se 
laisse  guider  par  le  sentiment  qui  est  en  elle  de  l'ordre  et  du 
désordre,  de  l'harmonie  et  de  la  confusion?  Alors  le  critère  de 
Descartes  ne  différera  nullement  du  nôtre  :  et  si  le  départ  en 
question  ne  peut  se  faire  qu'à  la  faveur  d'inductions  proba- 
bles et  non  d'arguments  infaillibles,  il  importera  assez  peu, 
quant  à  la  valeur  des  conclusions  tirées  par  la  critique,  que 
l'idée  de  l'ordre  ait  été  rattachée  à  la  notion  de  l'existence  et 
des  perfections  de  Dieu,  par  raisons  démonstratives.  Au  con- 
traire, comme  ces  raisons  prétendues  démonstratives  n'ont 
nullement  la  vertu  de  convaincre  tous  les  esprits  ;  comme 
elles  impliquent  et  impliqueront  toujours  des  problèmes  trans- 
cendants qui  ne  sauraient  admettre  de  solution  positive,  il 

1  Discours  de  la  Méthode,  IY<^  partie,  in  fine. 


576  CHAPITRE  XXIV. 

en  résulte  que  leur  caractère  problématique  et  transcendant 
se  réfléchit  mal  à  propos  sur  la  solution  de  questions  purement 
logiques  qu'on  y  a  voulu  rattacher,  et  dont  il  fallait  au  con- 
traire bien  montrer  l'indépendance. 

386.  —  Remarquons  maintenant  que  si  Descartes  semble 
subordonner  à  la  notion  de  la  véracité  divine  la  certitude  de 
son  axiome,  que  toutes  nos  idées  sont  vraies  en  ce  qu'elles 
ont  de  clair  et  de  distinct,  d'un  autre  côté,  par  son  tour  de 
démonstration  à  l'endroit  de  l'existence  et  des  attributs  de 
Dieu,  il  conclut  de  l'idée  d'un  être  parfait  à  l'existence  d'un 
être  parfait  :  d'où  il  suit  qu'au  fond  c'est  un  axiome  pour 
Descartes  que  toutes  choses  doivent  être  telles  que  notre 
entendement  les  conçoit  clairement  ;  et  celui  de  ses  disciples 
qui  a  poursuivi  avec  le  plus  de  rigueur  toutes  les  conséquences 
de  la  doctrine  cartésienne,  Spinoza,  ne  s'y  est  pas  trompé, 
puisqu'il  nous  dit  : 

«  Intellectus  proprietates,  quas  prœcipue  notavi  et  clare 
«  intelligo,  hœc  sunt  :  1°  quod  cerliludinem  iiwolval,  hoc  est, 
«  quod  sciât  res  ita  esse  formaliter,  ut  in  ipso  objective  con- 
«  tinentur^.  » 

Ainsi  Spinoza  admet  d'emblée  que  les  conceptions  de  notre 
intelligence  sont  le  critère  infaillible  de  la  vérité  des  choses  ; 
que  dans  ce  miroir  de  l'esprit  humain  il  ne  peut  y  avoir  que 
des  images  exactement  semblables  aux  objets  qui  les  produi- 
sent, et  nullement  altérées  par  la  constitution  même  du  miroir 
réfléchissant  ou  par  les  milieux  qui  l'entourent.  C'est  là  l'excès 
du  dogmatisme,  excès  tel  qu'il  n'y  a  plus  de  place  pour  la  cri- 
tique de  l'entendement  humain. 

Du  reste,  comme  Descartes  (sans  tomber  dans  les  excès 


1  De  intcUeclus  cmcndalione,  §  108.  Voyez  aussi  Malkbranche,  Re- 
cherche (le  la  Vérité,  liv.  iv,  cli.  11,  et  Bossuet,  qu'on  n'accusera  sans 
doute  pas  de  spinozisnie,  ni  de  se  laisser  entraîner  par  son  imat^ination, 
comme  le  cC-lèbrc  oratorien,  donne  ce  priJccptc  dans  sa  Logique  (liv.  i, 
ch.  G4)  :  <i  Connoîlre  la  dislinclion  des  choses  par  les  idées,  c'est-à-dire 
ne  douter  point,  quand  on  a  diverses  idées,  qu'il  n'y  ait  distinction  du  côté 
des  choses.  »  Locke  dit  de  même  :  "  Nos  idées  simples  sont  toutes  réelles, 
en  ce  sens  qu'elles  conviennent  toujours  avec  la  réalité  des  choses.  »  On  a 
eu  raison  d'avancer  que  Locke  et  Condillac  procèdent  de  Descartes,  aussi 
bien  que  Spinoza,  Malebranche  et  Bossuet,  en  ce  que,  tout  en  adoptant 
des  systèmes  opposés  sur  l'orijiinc  des  idées,  ils  s'accordent  sur  le  principe 
que  toute  idée  claire  et  distincte  est  nécessairement  vraie  ou  conforme  à  la 
réalité  objective. 


EXAMEN  DE  SYSTÈMES  PHILOSOPHIQUES.  S??' 

du  spinozisme,  dont  il  serait  injuste  de  le  rendre  responsable) 
ne  trouve  dans  l'esprit  humain  aucune  notion  plus  indélébile 
que  celle  de  substance,  aucun  fait  plus  incontestable  que 
celui  de  la  pensée,  aucune  notion  plus  claire  que  celle  de 
l'étendue,  il  trace  avec  une  inflexible  rigueur,  inconnue  avant 
lui,  la  distinction  des  substances  pensante  et  étendue,  spiri- 
tuelle et  corporelle,  et  suit  intrépidement  toutes  les  consé- 
quences extrêmes  de  ses  prémisses,  et  de  la  classification  tran- 
chée à  laquelle  elles  l'ont  conduit.  Il  n'y  a  dans  le  monde 
physique  que  de  l'étendue  et  du  mouvement  ;  il  n'y  a  que  des 
impulsions  reçues  et  transmises,  et  point  d'actions  à  distance 
ou  de  forces  proprement  dites  ;  les  animaux  sont  de  pures 
machines,  et  tout  s'expHque  ou  doit  s'exphquer  dans  la  nature 
corporelle  par  le  mécanisme  le  plus  passif  et  le  plus  grossier, 
comme  tout  doit  s'expliquer  dans  la  nature  spirituelle  par 
les  principes  les  plus  purs  et  les  plus  relevés.  Les  moyens  termes 
sont  proscrits  comme  obscurs.  La  métaphysique  d'Aristote  fait 
place  à  une  métaphysique  nouvelle,  si  bien  accommodée  dans 
ses  prémisses  à  la  constitution  de  notre  intelligence,  qu'elle 
charme  d'abord  par  sa  netteté  tous  les  graves  esprits  du 
xvii^  siècle  ;  mais  bientôt,  par  les  conséquences  qui  en  décou- 
lent et  qui  contredisent  les  suggestions  du  bon  sens,  non 
moins  que  les  découvertes  des  sciences,  cette  métaphysique 
perd  peu  à  peu  de  son  crédit,  sans  que,  par  la  durée  de  sa  domi- 
nation, elle  puisse  être  en  aucune  façon  comparée  au  puis- 
sant système  dont  on  avait  voulu  qu'elle  prît  la  place. 

387.  —  C'est  dans  de  telles  circonstances  que  Leibnitz 
entreprit,  comme  il  le  dit  lui-même^,  la  réforme  de  l'idée  de 


1  «  Quoique  je  sois  un  de  ceux  qui  ont  fort  travaillé  sur  les  mathéma- 
tiques, je  n'ai  pas  laissé  de  méditer  sur  la  philosophie  dès  ma  jeunesse, 
car  il  me  paroissoit  toujours  qu'il  y  avoit  moyen  d'y  établir  quelque 
chose  de  solide  par  des  démonstrations  claires.  J'avois  pénétré  bien  avant 
dans  le  pays  des  scolastiques  lorsque  les  mathématiques  et  les  auteurs 
n;odernes  m'en  firent  sortir  encore  bien  jeune.  Leurs  belles  manières 
d'expliquer  la  nature  mécaniquement  me  charmèrent,  et  je  méprisois 
avec  raison  la  méthode  de  ceux  qui  n'emploient  que  des  formes  ou  des 
facultés  dont  on  n'apprend  rien.  Mais  depuis,  ayant  tâché  d'approfondir 
les  principes  mêmes  de  la  mécanique  pour  rendre  raison  des  lois  de  la 
nature  que  l'expérience  faisoit  connaître,  je  m'aperçus  que  la  seule  consi- 
déaation  d'une  masse  étendue  ne  suffîsoit  pas,  et  qu'il  falloit  employer 
encore  la  notion  de  la  force,  qui  est  très  intelligible,  quoiqu'elle  soit  du 
ressort  de  la  métaphysique.  Il  me  paroissoit  aussi  que  l'opinion  de  ceux 

37 


578  CHAPITRE  XXIV. 

-substance,  en  posant  en  principe  qu'il  n'y  a  pas  de  substance 
'qui  ne  soit  douée  d'action  ou  de  force,  et  même  qui  ne  tende 
actuellement  à  exercer  cette  action  ou  cette  force  {conatum 
dnvolvens)  :  c'est-à-dire  que,  tout  en  concédant  aux  anciennes 
•écoles  qu'il  y  a  un  fondement  à  la  notion  de  substance,  il 
la  déclare  stérile,  si  l'idée  de  force  ne  vient  s'y  incorporer  et 
la  vivifier  ;  et  effectivement  il  entreprend  de  tirer  a  priori, 
de  l'idée  de  force,  tout  ce  que,  dans  les  écoles  péripatéticienne 
et  cartésienne,  on  avait  voulu  tirer  de  la  notion  de  substance. 
Or,  comme  le  terme  de  force,  pris  avec  le  degré  de  généralité 
que  Leibnitz  y  attache,  peut  s'appliquer  à  la  force  mécanique, 
à  la  force  vitale  et  organique,  aux  déterminations  libres  du 
moi,  et  même  se  prêter  à  la  conception  (vague,  il  est  vrai) 
d'une  infinité  de  modalités  intermédiaires,  il  doit  en  résulter 
que  le  système  de  Leibnitz  s'accommode  mieux  qu'aucun 
autre,  sinon  à  une  explication  précise  et  scientifique,  du  moins 
à  une  conception  philosophique  et  générale  de  l'ensemble  des 
phénomènes  de  la  nature,  dans  leur  inépuisable  variété.  Ainsi, 
comme  l'a  très  bien  dit  Maine  de  Biran^,  «  cette  métaphy- 
«  sique  réformée  n'admettra  plus  seulement  deux  grandes 
<(  classes  d'êtres,  entièrement  séparées  l'une  de  l'autre  et 
■«  excluant  tout  intermédiaire  ;  mais  une  seule  et  même 
«  chaîne  embrasse  et  lie  tous  les  êtres  de  la  création.  La  force, 
«  la  vie,  la  perception  sont  partout  réparties  entre  tous  les 
«  degrés  de  la  chaîne.  La  loi  de  continuité  ne  souffre  point 
«  d'interruption  ni  de  saut  dans  le  passage  d'un  degré  à 
«  l'autre,  et  remplit  sans  lacune,  sans  possibilité  vide,  l'inter- 
«  valle  immense  qui  sépare  la  dernière  monade  de  la  force 
«  intelligente  suprême  d'où  tout  émane  ». 


qui  transforment  ou  déf^radcnt  les  bêtes  en  pures  machines,  quoiqu'elle 
semble  possible,  est  hors  d'apparence  et  même  contre  l'ordre  des  choses. 

«  Au  commencement,  lorsque  je  m'étois  affranchi  du  joug  d'Aristote, 
j'avois  donné  dans  le  vide  et  dans  les  atomes,  car  c'est  ce  qui  remplit  le 
mieux  l'imagination  ;  mais  en  étant  revenu  après  bien  des  méditations,  je 
m'aperçus  qu'il  est  impossible  de  trouver  les  principes  d'une  véritable 
unité  dans  la  matière  seule,  ou  dans  ce  qui  n'est  que  passif...  11  fallut  donc 
rappeler  et  comme  réhabiliter  les  formes  substantielles,  si  décriées  aujour- 
d'hui, mais  d'une  manière  qui  les  rendît  intcllifiibles,  et  qui  séparât  l'usage 
qu'on  en  doit  faire  de  l'abus  qu'on  en  a  fait.  »  Système  nouveau  de  la  nature 
et  de  la  communication  des  substances. 

^  Exposition  de  la  doctrine  philosophique  de  Leibnitz,  dans  le  IV'-'  volume 
des  Œuvres  philosophiques  de  Maine  de  Biran,  publiées  par  M.  Cousin. 


EXAMEN  DE  SYSTÈMES  PHILOSOPHIQUES.   579 

388.  —  Toutefois  ce  n'est  point  cette  philosophie  de  la  nature, 
si  curieuse  qu'elle  soit  en  elle-même,  et  si  supérieure  qu'elle 
nous  paraisse  à  tout  ce  qu'on  a  tenté  dans  ce  genre,  avant 
et  après  Leibnitz,  qui  doit  nous  occuper  ici.  La  doctrine  de 
Leibnitz  nous  intéresse  bien  plus  par  un  autre  côté.  En  procla- 
mant son  principe  de  la  raison  suffisante,  et  en  l'opposant 
au  principe  de  contradiction,  dont  Aristote  avait  fait  l'axiome 
fondamental  ou  le  pivot  de  toute  preuve  scientifique  (381), 
Leibnitz  est,  de  tous  les  philosophes,  le  premier  qui  indique 
nettement  le  but  essentiel  de  toute  étude  philosophique,  la 
conception  des  choses  dans  l'ordre  suivant  lequel  elles  rendent 
raison  les  unes  des  autres  ^,  ordre  qui  ne  doit  être  confondu, 
ni  avec  l'enchaînement  des  causes  et  des  effets,  ni  avec  celui 
des  prémisses  et  des  conséquences  logiques  (18  et  suiv.). 

«  Le  grand  principe  des  mathématiques,  dit-il,  est  le  prin- 
«  cipe  de  la  contradiction  ou  de  l'identité,  c'est-à-dire  qu'une 
<(  énonciation  ne  sauroit  être  vraie  et  fausse  en  même  temps, 
«  et  qu'ainsi  A  est  A  et  ne  sauroit  être  non  A.  Et  ce  seul  prin- 
«  cipe  suffit  pour  démontrer  toute  l'arithmétique  et  toute  la 
«  géométrie,  c'est-à-dire  tous  les  principes  mathématiques. 
«  Mais  pour  passer  de  la  mathématique  à  la  physique,  il  faut 
«  encore  un  autre  principe,  comme  j'ai  remarqué  dans  ma 
«  Théodicée:  c'est  le  principe  delà  raison  suffisante;  c'est  que 
«  rien  n'arrive  sans  qu'il  y  ait  une  raison  pourquoi  cela  est 
«  ainsi  plutôt  qu'autrement.  C'est  pourquoi  Archimède, 
«  en  voulant  passer  de  la  mathématique  à  la  physique  dans 
«  son  livre  De  V équilibre,  a  été  obligé  d'employer  un  cas  par- 
«  ticulier  du  grand  principe  de  la  raison  suffisante.  Il  prend 
«  pour  accordé  que  s'il  y  a  une  balance  où  tout  soit  de  même 
«  de  part  et  d'autre,  et  si  l'on  suspend  ainsi  des  poids  égaux 
«  de  part  et  d'autre  aux  deux  extrémités  de  cette  balance, 
«  le  tout  demeurera  en  repos.  C'est  parce  qu'il  n'y  a  aucune 
«  raison  pourquoi  un  côté  descende  plutôt  que  l'autre.  Or 

1  «  Ratiocinia  nostra  duobus  magnis  principiis  superstructa  sunt. 
Unum  est  principium  conlradictionis,  vi  cujus  falsum  judicamus  quod 
contradictionem  involvit,  et  verum  quod  falso  opponitur,  vel  contra- 
dicit.  —  Alterum  est  principium  rationis  sufflcientis,  vi  cujus  conside- 
ramus  nuUum  factum  reperiri  posse  verum,  aut  veram  existere  aliquam 
enuntiationem,  nisi  adsit  ratio  sufficiens  cur  potius  ita  sit  quam  aliter, 
quamvis  rationes  istse  sa?pissime  nobis  incognitse  esse  queant,  »  Leibnitz, 
éd.  Dutens,  T.  II,  p.  24. 


580  CHAPITRE  XXIV. 

«  par  ce  principe  seul,  savoir  :  qu'il  faut  qu'il  y  ait  une  rai- 
«  son  suffisante  pourquoi  les  choses  sont  plutôt  ainsi  qu'autre- 
«  ment,  se  démontre  la  Divinité  et  tout  le  reste  de  la  métaphy- 
«  sique  et  de  la  théologie  naturelle,  et  même  en  quelque  façon 
«  les  principes  physiques  indépendants  de  la  mathématique, 
«  c'est-à-dire  les  principes  dynamiques  ou  de  la  force^.  » 

Nous  croyons  avoir  montré,  dans  plusieurs  endroits  de  ce 
livre  (28,  265),  qu'on  entendait  mal  les  expressions  de  Leibnitz, 
si  l'on  faisait  de  l'emploi  du  principe  de  contradiction  le  carac- 
tère essentiel  de  la  spéculation  mathématique,  et  de  l'emploi 
du  principe  de  la  raison  suffisante  le  caractère  essentiel  de  la 
spéculation  en  physique  et  en  métaphysique  ;  tandis  qu'il 
faut  dire  que  l'application  continuelle  de  l'idée  que  nous 
avons  de  la  raison  des  choses  est  ce  qui  caractérise  essentiel- 
lement la  spéculation  philosophique,  soit  qu'elle  porte  sur 
des  rapports  abstraits,  comme  ceux  qui  font  l'objet  des  mathé- 
matiques, ou  sur  l'interprétation  des  faits  naturels,  ou  sur 
les  lois  de  notre  entendement.  Ce  qui  doit  surtout  attirer  ici 
notre  attention,  et  ce  que  nous  avons  eu  déjà  aussi  l'occasion 
d'indiquer,  c'est  la  forme  négative  sous  laquelle  Leibnitz 
met  en  œuvre  le  principe  ou  l'idée  que  nous  avons  de  la  rai- 
son des  choses,  de  manière  à  en  faire  un  moyen  de  démonstra- 
tion rigoureuse,  more  geomelrico,  par  le  tour  de  la  réduction  à 
l'absurde  ;  mais  de  manière  aussi  à  en  restreindre  singulière- 
ment les  applications,  et  à  laisser  même  de  côté  les  plus  impor- 
tantes applications  du  principe,  celles  auxquelles  il  doit  sa 
prérogative  de  principe  régulateur  et  dominant.  Nous  avons 
l'idée  que  toute  chose  doit  avoir  sa  raison,  apparemment 
pour  chercher  quelle  est  positivement  la  raison  des  choses 
que  nous  connaissons,  et  pour  que  la  connaissance  des  unes 
nous  mène  à  l'intelligence  des  autres  ;  et  non  pas  seulement 
pour  porter  ce  jugement  négatif,  que  les  choses  ne  peuvent 
pas  être  de  telle  manière,  dans  les  cas,  nécessairement  fort 
restreints,  où,  à  la  faveur  de  certaines  conditions  particu- 
lières de  symétrie,  nous  pouvons  affirmer  qu'il  n'y  aurait 
pas  de  raison  pour  qu'elles  reçussent  telle  détermination  plu- 
tôt que  telle  autre  détermination  contraire  ou  symétrique. 

389.  —  Afin  de  mieux  faire  sentir  dans  quel  sens  nous  pre- 

^  Réplique  au  premier  écrit  de  M.  Clarke,  dans  la  correspond ance  de 
Leibnitz  et  de  Clarke,  T.  I",  p.  13,  de  l'édition  de  DesmaïTscaux. 


EX.\MEN  DE  SYSTÈMES  PHILOSOPHIQUES.   581 

nons  ces  expressions  de  jugement  positif  et  négatif,  prenons 
un  des  exemples  que  Leibnitz  nous  fournit  dans  sa  théorie 
des  indiscernables.  Bien  des  gens  ont  dit  qu'il  n'y  a  pas  dans 
la  nature  deux  objets  parfaitement  semblables,  deux  feuilles 
d'arbre  exactement  conformées  l'une  comme  l'autre  ;  et  ils 
ont  eu  raison  de  le  dire,  parce  que  les  combinaisons  qui  inter- 
viennent pour  produire  dans  ce  cas  les  variétés  individuelles 
et  les  particularisations  du  type  spécifique  étant  sans  nom- 
bre, il  est,  sinon  rigoureusement  impossible,  du  moins  infi- 
niment peu  probable  que  l'on  tombe  à  la  fois  sur  deux  combi- 
naisons   rigoureusement   identiques.    Voilà    une    application 
positive  de  la  notion  que  nous  avons  de  la  raison  des  choses  ; 
nous  trouvons  dans  la  simplicité  de  la  combinaison  qui  amè- 
nerait l'exacte  ressemblance,  parmi  une  infinité  de  combi- 
naisons que  le  jeu  des  causes  indépendantes  peut  amener, 
la  raison  pour  laquelle  cette  combinaison  ne  se  réalise  pas  et 
ne  peut  pas  physiquement  se  réaliser,  quoiqu'elle  n'implique 
pas  contradiction  et  ne  soit  pas  en  ce  sens  mathématique- 
ment ou  métaphysiquement  impossible  (33).  Mais  ce  n'est  pas 
ainsi  que  Leibnitz  l'entend.  Selon  lui,  si  les  deux  objets  A  et 
B   étaient  rigoureusement  identiques,   ils  seraient  indiscer- 
nables, et  il  n'y  aurait  pas  de  raison  suffisante  pour  que  A  ne 
fût  pas  à  la  place  de  B  >et  B  à  la  place  de  A.  Dieu  lui-même 
n'aurait  pu  se  déterminer  par  un  choix  qui  n'aurait  point  de 
raison  suffisante.  Donc  toute  hypothèse  qui  impliquerait  la 
coexistence  de  choses  indiscernables  est  une  hypothèse  inad- 
missible. Voilà  ce  que  nous  entendons  par  l'application  du 
principe  de  la  raison  des  choses  sous  une  forme  négative,  et 
par  voie  de  négation  ou  d'exclusion  d'hypothèse  ;  car  évidem- 
ment l'esprit  n'opère  pas  de  la  même  manière  lorsqu'il  juge 
que  telle  chose  doit  recevoir  la  détermination  A,  parce  qu'il 
en  voit  la  raison,  ou  lorsqu'il  juge  que  cette  chose  ne  peut 
recevoir  une  détermination  autre  que  A,  par  exemple  la  déter- 
mination +  A',  parce  qu'il  ne  voit  pas  de  raison  pour  qu'elle 
reçoivecelle-ciplutôtque  la  détermination  contraire  —  A'.  C'est 
la  même  différence  que  les  géomètres  étabHssent,  dans  les 
choses  de  leur  ressort,  entre  les  démonstrations  directes,  qui 
éclairent  l'esprit,  c'est-à-dire  qui  lui  montrent  la  raison  de  la 
vérité  démontrée,  et  les  démonstrations  indirectes  ou  par 
l'absurde,  qui  contraignent  l'esprit  (souvent  mieux  que  les 


582  CHAPITRE  XXIV. 

autres,  à  cause  d'une  certaine  prérogative  logique  attachée 
aux  formes  négatives),  mais  qui  ne  l'éclairent  pas.  Aussi, 
dans  l'exemple  qui  nous  occupe,  notre  affirmation  n'a  pas 
ni  ne  peut  avoir  le  genre  de  certitude  qui  est  propre  aux 
démonstrations  géométriques  ;  le  fait  affirmé  est  certain  en  ce 
sens  seulement  que  le  fait  contraire  est  infiniment  peu  pro- 
bable, l'adverbe  infiniment  étant  pris  ici  avec  sa  signification 
rigoureuse  et  non  pas  abusivement,  pour  tenir  lieu  de  tout 
autre  adverbe  superlatif.  Le  tort  de  Leibnitz  est  de  ne  pas  se 
contenter  de  ce  genre  de  certitude,  qui  doit  nous  suffire,  puis- 
qu'il tient  à  la  nature  de  la  chose.  Il  en  cherche  un  autre  ;  il 
l'obtient  ou  croit  l'obtenir,  mais  au  prix  de  quelle  hardiesse  f 
Et  qui  pourrait  se  résoudre  à  le  suivre  dans  cette  entreprise 
téméraire  d'assigner  à  la  puissance  divine  des  bornes  qu'elle 
ne  saurait  franchir  ? 

Poursuivons  cependant  les  déductions  leibnitziennes.  Si  la 
coexistence  de  choses  indiscernables  est  inadmissible,  une 
succession  de  phases  indiscernables  l'est  pareillement,  et  un 
mouvement  indiscernable  est  un  mouvement  impossible. 
Ainsi,  l'on  ne  pourrait  supposer  deux  sphères  concentriques 
d'égale  densité  et  parfaitement  homogènes,  dont  l'une  (la 
sphère  intérieure)  serait  animée  d'un  mouvement  de  rota- 
tion ;  car,  ni  un  homme,  ni  un  ange  (ni  Dieu  lui-même,  si  on 
l'ose  dire)  ne  pourrait  discerner  le  système  où  un  tel  mouve- 
ment s'opère,  d'avec  un  système  constitué  d'ailleurs  de  la 
même  manière,  mais  où  ce  mouvement  n'aurait  pas  lieu*. 
Or,  pour  réfuter  cette  conséquence,  il  suffit  d'imaginer  que 
la  sphère  intérieure  et  homogène  ait  une  densité  d'abord  plus 
petite,  ensuite  plus  grande  que  celle  de  la  sphère  envelop- 
pante ;  si  petite  que  soit  la  différence,  dans  un  sens  ou  dans 
l'autre,  le  mouvement,  d'après  Leibnitz,  sera  discernable  et 

*  «  Si  fingeremns  duas  sphicras  conccntricas  pcrfectas,  et  pcrfcctc 
tam  inter  se  quain  in  partibus  suis  siniilarcs,  altorani  altcri  ita  inclusam 
esse,  utnecmlnimus  sit  hiatus;  tum,  sivc  volvi  inclusam,  sivc  quiescere 
ponamus,  ne  angélus  quidem,  ne  quid  ampUus  dicam,  uilum  poterit 
notare  discriinen  inter  divers!  teniporis  status,  aut  judicium  haberediscer- 
ncndi  utrum  quiescat  an  volvatur  inclusa  sphaera,  et  qua  motus  lege.  » 
Acta  Erudit.  ad  ann.  1698.  Recueil  de  Desmaizeaux,  T.  I,  p.  212. 

Au  reste,  dans  l'hypothèse  mOmc  de  Leibnitz,  il  y  aurait  des  effets 
mécaniques  discernables  ;  mais  nous  n'avons  nul  besoin,  pour  notre 
oljjet,  d'entrer  dans  cette  discussion  ;  il  est  plus  simple  de  raisonner  d'aprùs 
son  hypothèse  et  en  lui  accordant  ses  prémisses. 


EXAMEN  DE  SYSTÈMES  PHILOSOPHIQUES.   583 

partant  possible.  Donc,  à  la  limite,  et  dans  le  passage  continu 
de  la  densité  plus  petite  à  la  densité  plus  grande,  il  faut  bien, 
en  vertu  du  principe  de  continuité,   que  Leibnitz  invoque 
partout,  et  sur  lequel  lui-même  a  fondé  sa  grande  découverte 
du  calcul  différentiel,  il  faut  bien  que  le  mouvement  reste 
possible,  quoique  passagèrement  indiscernable.  Bien  plus,  con- 
cevons une  suite  de  pareils  systèmes,  dans  lesquels  la  densité 
de  la  sphère  intérieure  aille  en  croissant,  en  étant  d'abord 
plus  petite,  ensuite  plus  grande  que  celle  de  la  sphère  envelop- 
pante, et  que  dans  le  nombre  il  s'en  trouve  un  pour  lequel 
la  différence  de  densité  soit  nulle.  Alors  il  ne  faudra  pas  l'intel- 
ligence d'un  ange,  il  suffira  de  celle  d'un  homme  pour  juger, 
par  indudion,  que  le  mouvement  qu'on  discerne  dans  tous 
les  systèmes  qui  font  partie  de  la  série,  à  l'exception  d'un  seul, 
appartient  aussi  à  ce  système  intermédiaire,  et  ne  cesse  d'être 
discernable  qu'en  vertu  d'une  relation  particulière  et  acciden- 
telle. C'est  ainsi  qu'après  avoir  observé  un  mouvement  de 
rotation  dans  tous  les  astres  qui  ont  des  taches  à  la  faveur 
desquelles  ce  mouvement  est  discernable,  nous  n'hésiterions 
pas  à  induire  qu'un  tel  mouvement  appartient  aussi  à  l'astre 
dont  la  surface  ne  présente  aucune  trace  qui  permette  de  dis- 
cerner la  rotation. 

390.  —  Leibnitz,  avec  le  génie  idéaliste  de  Platon,  mais 
avec  une  logique  bien  plus  ferme  et  une  science  incomparable- 
ment plus  vaste,  a  donc  commis  la  même  faute  que  Platon  ; 
il  a  voulu  tout  déduire,  more  geometrico,  d'un  principe  a  priori, 
et  il  n'a  pu  se  résoudre  à  admettre  en  philosophie  un  genre  de 
taisonnement  inductif,  fondé  sur  la  probabilité  ou  sur  la  Sàld. 
Dès  lors  il  lui  a  fallu  employer  le  tour  de  réduction  à  l'absurde,, 
donner  une  forme  négative  à  l'énoncé  du  principe  de  l'ordre 
et  de  la  raison  des  choses  (dont  il  a  d'ailleurs  apprécié,  mieux 
que  personne  avant  lui,  le  rôle  et  l'importance  en  philosophie), 
restreindre  en  conséquence  virtuellement  les  applications  du 
principe,  et  toutefois,  par  le  désir  d'atteindre  le  but,  céder  à 
la  tentation  d'en  outrepasser  les  apphcations  légitimes. 

Ce  n'est  pas  que  Leibnitz  n'ait  souvent  fait  appel  à  la  notion 
de  la  probabilité  philosophique  et  au  jugement  inductif  fondé 
sur  l'ordre  et  la  raison  des  choses.  Ainsi,  nous  trouvons  chez 
lui  ces  passages  :  «  Il  est  raisonnable  d'attribuer  aux  corps 
«  des   véritables  mouvements,   suivant  la   supposition  qui 


584  CHAPITRE  XXIV. 

«  rend  raison  des  phénomènes  de  la  manière  la  plus  intel- 

«  ligible^...  La  réalité  des  phénomènes  est  marquée  par  leur 

«  liaison,  qui  les  distingue  des  songes^...  La  vérité  des  choses 

=«  sensibles  ne  consiste  que  dans  la  liaison  des  phénomènes, 

«  qui  doit  avoir  sa  raison,  et  c'est  ce  qui  la  distingue  des 

«  songes  ;  mais  la  vérité  de  notre  existence,  comme  celle  de 

«  la  cause  des  phénomènes,  est  d'une  autre  nature,  parce 

«  qu'elle  établit  des  substances  ^.  »  Ces  passage   sont  formels, 

et  le  dernier  surtout  est  remarquable,  en  ce  qu'il  marque 

bien  la  distinction  entre  l'idée  de  raison  et  l'idée  de  causalité, 

et  parce  qu'il  indique  l'origine  du  contraste  entre  les  clartés 

de  la  philosophie  qui  contemple  l'ordre  rationnel  des  choses, 

et  les  obscurités  de  l'ontologie  qui  commente  la  notion  de 

substance.  Mais  si  les  passages  cités  contiennent  en  germe 

toute  la  doctrine  que  nous  avons  pris  à  tâche  de  développer, 

il  faut  reconnaître  que  Leibnitz  n'explique  en  aucune  façon 

la  nature  de  ce  jugement  fondé  sur  l'ordre  et  sur  la  liaison  des 

phénomènes  ;  qu'il  ne  dit  point  pourquoi  il  est  raisonnable 

de  faire  sur  les  véritables  mouvements,  c'est-à-dire  sur  les 

mouvements  réels,  telle  hypothèse  plutôt  que  telle  autre, 

ni  si  ce  jugement  raisonnable  est  probable  ou  certain,  et  de 

quel  genre  de  probabihté  ou  de  certitude.  Leibnitz  s'en  tient 

è  cet  égard  aux  premières  inspirations  du  bon  sens  ;  ce  n'est 

point  là  le  sujet  qu'il  aime  à  approfondir  et  sur  lequel  il  se 

donne  carrière.  II  réserve  pour  d'autres  usages  la  puissance 

de  son  génie  constructeur. 

391.  —  L'histoire  des  travaux  scientifiques  et  philosophiques 
de  Leibnitz  offre  deux  singularités  bien  dignes  d'attention. 
Le  premier  ouvrage  de  sa  jeunesse  (sa  thèse  inaugurale)  est 
consacré  à  la  théorie  des  combinaisons  *.  Il  traite  à  sa  manière, 
et  d'un  point  de  vue  bien  plus  général,  ce  sujet  dont  s'occu- 
paient de  leur  côté  Pascal  et  Newton,  mais  incidemment  en 
quelque  sorte,  pour  la  solution  de  quelques  problèmes  d'arith- 
métique et  d'algèbre,  tandis  que  Leibnitz  ne  voyait  avec 
raison  dans  l'algèbre  qu'une  application  particulière  de  la 

*  Système  nouveau  de  la  nature  et  de  la  communication  des  substances, 
T.  II.  p.  56  de  l'édit.  de  Dutens. 

*  Examen  des  principes  du  R.  P.  Malebrancbe,  T.  II,  p.  210.,  ibid. 

^  Nouveaux  essais  sur  l'entendement  humain,  p.  339  de  l'édition  de  Raspe. 

*  Disputatio  arilhmetica  de  compiciionibus,  habita  in  illustri  Academia 
Lipsiensi,  die  6»  raartii  1666. 


EXAMEN  DE  SYSTÈMES  PHILOSOPHIQUES.   585 

théorie  des  combinaisons,  et  une  branche  de  sa  caractéristique 
universelle  ou  combinaloire^.  Dans  l'immense  variété  de  ses 
travaux,  il  ne  perd  jamais  de  vue  cette  idée  fondamentale  ; 
il  témoigne,  en  maints  endroits  de  sa  correspondance,  de  son 
estime  pour  l'étude  mathématique  des  jeux  ;  il  connaît  et  il 
apprécie  les  découvertes  de  Pascal,  de  Fermât,  de  Huygens, 
sur  la  matière  des  chances  et  des  probabilités  mathématiques, 
et  même  les  applications  qu'en  avaient  déjà  faites  à  la  statis- 
tique J.  de  Wytt  et  Hudde^.  Mais  il  ne  cultive  point  pour  son 
propre  compte  cette  branche  de  la  science  ;  et  le  géomètre 
philosophe  qui  a  conçu  le  premier  la  généralité  et  l'importance 
de  la  doctrine  des  combinaisons,  semble  négliger  l'usage  le 
plus  philosophique  qu'on  en  puisse  faire,  dans  les  applica- 
tions de  la  notion  du  hasard  à  l'interprétation  des  phéno- 
mènes naturels  et  à  la  critique  de  nos  idées.  Voilà  certes  une 
circonstance  singulière  qu'il  ne  faut  point  imputer  (les  termes 
mêmes  de  Leibnitz  le  prouvent)  à  une  prévention  systéma- 
tique, mais  qu'il  faut  bien  regretter,  puisqu'elle  nous  a  privés 
■des  lumières  que  ce  grand  esprit  n'aurait  pas  manqué  de  ré- 
pandre sur  un  sujet  si  digne  d'intérêt,  et  qui  se  liait  si  bien  à 
l'ensemble  de  ses  travaux. 

L'autre  singularité  que  nous  voulons  signaler  est  la  sui- 
vante. Leibnitz,  comme  nous  l'avons  remarqué  déjà,  invoque 

^  «  Hœc  algebra,  quam  tanti  facimus  merito,  generalis  illius  artificii 
non  nisi  pars  est...  Ego  vero  agnosco,  quidquid  in  génère  probat  algebra, 
non  nisi  superioris  scientise  beneficium  esse,  quam  nunc  combinatoriam 
characterisiicam  appellare  soleo.  »  Epist.  ad  Oldenburg.  Paris,  28  déc.  1675. 

^  «  C'est  qu'étant  grand  joueur,  il  (lelchevalierdeMéré)  donna  les  pre- 
mières ouvertures  sur  l'estime  des  partis,  ce  qui  fit  naître  les  belles  pensées 
de  Aléa,  de  MM.  Fermât,  Pascal  et  Huygens,  où  M.  Roberval  ne  pouvoit, 
ou  ne  vouloit  rien  comprendre.  M.  le  Pensionnaire  de  Wytt  a  poussé  cela 
encore  davantage,  et  l'applique  à  d'autres  usages  plus  considérables  par 
rapport  aux  rentes  de  vie,  et  M.  Huygens  m'a  dit  qu'encore  M.  Hudde 
a  eu  d'excellentes  méditations  là-dessus,  qu'il  est  dommage  qu'il  ait 
supprimées  comme  tant  d'autres.  Ainsi  les  jeux  mêmes  mériteroient 
d'être  examinés  ;  et  si  quelque  mathématicien  pénétrant  méditoit  là- 
dessus,  il  y  trouveroit  beaucoup  d'importantes  considérations  :  car  les 
hommes  n'ont  jamais  montré  plus  d'esprit  que  lorsqu'ils  ont  badiné.  » 
Réplique  aux  réflexions  de  M.  Bayle,  à  la  fin  du  Recueil  de  Desmaizeaux, 
—  D'après  la  date  de  la  lettre  d'envoi  à  Desmaizeaux,  ce  passage  paraît 
avoir  été  écrit  en  1711,  et,  vu  les  relations  de  Leibnitz  avec  toute  la  fa- 
mille des  Bernoulli,  il  est  surprenant  que  Leibnitz  n'y  témoigne  avoir 
aucune  connaissance  des  importants  travaux  de  Jacques  BernouUi, 
mort  en  1705,  et  dont  l'Ars  conjectandi  a  paru,  par  les  soins  de  son  neveu, 
en  1713,  trois  ans  avant  la  mort  de  Leibnitz,  arrivée  en  1716. 


586  CHAPITRE  XXIV. 

sans  cesse  la  loi  de  continuité.  «  Il  se  fait  toujours  dans  l'ani- 
«  mal  ce  qui  s'y  fait  présentement  ;  c'est  que  le  corps  est  dans 
«  un  changement  continuel,  comme  un  fleuve,  et  ce  que  nous 
«  appelons  génération  ou  mort  n'est  qu'un  changement  plus 
«  grand  et  plus  prompt  qu'à  l'ordinaire,  tel  que  le  seroit  le 
«  saut  ou  la  cataracte  d'une  rivière.  Mais  ces  sauts  ne  sont 
«  pas  absolus  et  tels  que  je  désapprouve  ;  comme  seroit  celui 
«  d'un  corps  qui  iroit  d'un  lieu  à  un  autre  sans  passer  par  le 
«  milieu.  Et  de  tels  sauts  ne  sont  pas  seulement  défendus 
«  dans  les  mouvements,  mais  encore  dans  tout  autre  ordre  des 
«  choses  ou  vérités  ^.  »  Son  système  des  monades  et  des  forces 
admet  des  dégradations  sans  nombre  dans  les  perceptions, 
tantôt  plus  obscures,  tantôt  plus  distinctes  ;  chaque  monade 
représentant,  de  son  point  de  vue,  l'univers  tout  entier,  et  la 
représentation  devant  varier  sans  discontinuité  avec  le  chan- 
gement de  vue  de  la  monade.  De  plus,  «  les  perceptions  qui  sa 
«  trouvent  ensemble  dans  une  même  âme  en  même  temps, 
«  enveloppant  une  multitude  véritablement  infinie  de  petits 
«  sentiments  indistinguables,  que  la  suite  doit  développer, 
«  il  ne  faut  point  s'étonner  de  la  variété  infinie  de  ce  qui  doit 
«  en  résulter  avec  le  temps.  Tout  cela  n'est  qu'une  consé- 
0  quence  de  la  nature  représentative  de  l'âme,  qui  doit  expfi- 
a  mer  ce  qui  se  passe,  et  même  ce  qui  se  passera  dans  son  corps 
0  et  en  quelque  façon  dans  tous  les  corps,  par  la  connexion 
«  ou  correspondance  de  toutes  les  parties  du  monde  2.  « 

A  la  bonne  heure  ;  mais  ce  dont  il  faut  s'étonner,  c'est  qu«î 
Leibnitz  ait  cru  possible  de  distinguer  et  de  définir  par  une 
caractéristique  ces  sentiments,  ces  perceptions,  ces  idées  in- 
distinguables ;  et  qu'en  proclamant  la  continuité  dans  tout 
ordre  de  choses  ou  de  vérités,  il  ait  cru  cette  continuité  compa- 
tible avec  la  construction  d'une  langue  qui  représenterait  par 
des  combinaisons  de  signes  élémentaires  toutes  les  perceptions 
de  l'intelligence,  de  manière  qu'en  allant  du  simple  au  com- 
posé, et  en  revenant  du  composé  au  simple,  il  fût  facile  et 
possil)le  de  trouver  comme  de  démontrer  toutes  sortes  de 
vérités  ^  avec  la  rigueur  qui  est  propre  à  la  méthode  des  géo- 

»  LcUre  à  M.  Rémond,  du  11  févier  1715.  Recueil  de  Desmaizeaux, 
T.  II,  p.  180. 

*ÉdU.  Dutens,  T.  II,  p.  78. 

3  Historia  cl  commcndaiio  linguœ  characleristicee  universalis.  Recueil 


EXAMEN  DE  SYSTÈMES  PHILOSOPHIQUES.   587 

mètres  et  au  calcul  algébrique^  :  tandis  que,  par  une  contra-- 
diction  sensible,  il  reconnaît  ailleurs  «  un  goût,  distingué  de 
«  l'entendement,  qui  consiste  dans  les  perceptions  confuses. 
«  dont  on  ne  saurait  assez  rendre  raison,  et  qui  est  quelque 
«  chose  d'approchant  de  l'instinct  ^  ».  Leibnitz,  il  faut  bien 
le  reconnaître,  a  voulu  conserver  dans  son  système  ses  deux 
idées  favorites,  sans  chercher  à  les  concilier,  et  sans  s'aper- 
cevoir qu'elles  étaient  inconciliables  ;  et  le  géomètre  à  qui 
l'on  est  redevable  du  plus  grand  pas  qu'ait  fait  l'art  d'expri- 
mer la  continuité  dans  la  variation  des  grandeurs  mesurables, 
n'a  pas  voulu  apercevoir  les  conséquences  qui  devaient  résul- 
ter de  l'impossibilité  d'exprimer  ou  de  caractériser  la  conti- 
nuité dans  les  choses  et  les  qualités  non  mesurables. 

392.  —  Leibnitz  avait  été  le  Platon  de  l'Allemagne  :  Kant 
devait  en  être  l'Aristote,  et  par  lui  s'ouvre  véritablement 
une  ère  nouvelle  ;  car  il  aura  toujours  la  gloire  d'avoir,  dans 
la  description  du  phénomène  de  la  connaissance,  marqué 
avec  une  rigueur  inconnue  avant  lui  la  distinction  de  la  forme 
et  du  fond,  du  moule  et  de  la  matière,  de  ce  qui  est  adventice 
et  tient  au  mode  d'influence  des  choses  du  dehors,  et  de  ce  qui 
tient  à  la  constitution  même  de  l'intelligence  douée  de  la  capa- 
cité de  connaître.  «  Nulle  connaissance  en  nous  ne  précède 
«  l'expérience,  et  toutes  commencent  avec  elle.  Mais,  quoique 
«  toutes  nos  connaissances  commencent  avec  l'expérience, 
«  ce  n'est  pas  h  dire  qu'elles  en  procèdent  toutes  ;  car  il  peut. 
«  bien  se  faire  que  la  connaissance  même  qui  nous  vient  de 
«  l'expérience  soit  un  composé  de  ce  que  nous  recevons  dans. 
«  les  sensations  et  de  ce  que  produit  d'elle-même  notre  pro- 
«  pre  faculté  de  connaître,  simplement  provoquée  par  les. 
«  impressions  extérieures...  Ceci  est  la  connaissance  pure  ou 
«  la  connaissance  a  priori,  et  il  y  a  une  marque  à  laquelle  on 
«  peut  distinguer  sûrement  une  connaissance  pure  d'une 
«  connaissance  empirique.  L'expérience  nous  apprend  à  la 
«  vérité  que  quelque  chose  est  de  telle  ou  telle  manière  ; 

de  Raspe,  p.  535  et  suiv.  Consultez  aussi  l'article  déjà  cité  de  Maine  de 
Biran. 

^  «  Itaque  peculiaris  qusedam  proponendi  ratio  necessaria  est,  et 
velut  filum  in  labyrintho,  cujus  ope  non  minus  quam  euclidea  methodo 
ad  calculi  instar  qusestiones  resolvantur.  »  De  primas  philosophiss  emenda-. 
tione,  éd.  Dutens,  T.  II,  p.  19. 

«  Ed.  Dutens,  T.  I,  p.  46.  Voyez  encore  le  passage  cité  (283). 


588  CHAPITRE   XXIV. 

«  mais  elle  ne  nous  apprend  pas  qu'il  ne  puisse  en  être  autre- 
«  ment.  Premièrement  donc,  toute  proposition  qui  ne  peut 
«  être  conçue  que  comme  nécessaire  est  un  jugement  a  priori.,. 
«  Secondement,  les  jugements  de  l'expérience  ne  sont  jamais 
«  véritablement  ou  rigoureusement  généraux,  et  ils  ont  seu- 
«  lement  par  induction  une  généralité  supposée  et  compa- 
«  rative    [angenommene    und    comparalive)...    L'universalité 
«  empirique    n'est    qu'une    extension    arbitraire    de    valeur 
«  [willkûhrliche  Sieigerung  der  Giiltigkeit),   concluant  d'une 
«  valeur  donnée  dans  la  plupart  des  cas  à  une  valeur  pour 
«  tous  les  cas...  Au  contraire,  dans  le  cas  où  une  stricte  uni- 
«  versalité  appartient  essentiellement  à  un  jugement,  alors 
«  cette  universalité  indique  une  source  particulière  pour  ce 
«  jugement,  savoir,  la  faculté  de  connaître  a  priori...  Or,  il 
«  est  très  facile  de  prouver  qu'il  y  a  réellement  dans  les  con- 
«  naissances   humaines   de  ces  jugements   nécessaires,   uni- 
«  versels,   dans   l'acception   stricte   du   mot,   et  par  consé- 
«  quent  des  jugements  purs  a  priori.  En  veut-on  un  exemple 
«  pris  des  sciences  :  il  n'y  a  qu'à  jeter  un  coup  d'œil  sur  les 
«  propositions  mathématiques.  Si,  au  contraire,  on  en  veut 
«  un  qui  soit  pris  dans  l'usage  commun  de  l'entendement, 
«  le  principe  que  tout  changement  requiert  une  cause  peut  en 
«  servir...  On  pourrait  aussi,  sans  être  obligé  de  recourir  à  ces 
«  exemples,  pour  prouver  la  réalité  des  principes  purs  a  prieri 
«  dans  notre  connaissance,  la  démontrer  rationnellement  en 
«  faisant  voir  la  nécessité  absolue  de  ces  sortes  de  principes 
«  pour  la  possibilité  de  l'expérience  même.  Car,  en  effet,  où 
«  l'expérience  prendrait-elle  sa  certitude  si  toutes  les  règles 
«  suivant  lesquelles  elle  procède  étaient  toujours  empiriques, 
«  et  par  conséquent  contingentes  ?...  Ce  n'est  pas  seulement 
«  dans  les  jugements,  mais  encore  dans  les  concepts  (Begrif- 
«  fen)  que  se  manifeste  l'origine  a  priori  de  quelque-suns 
«  d'entre  eux.  Otez  en  eiïet  de  votre  concept  expérimental 
«  d'un  corps  quelconque  tout  ce  qu'il  a  d'empirique,  c'est-à- 
«  dire  la  couleur,  la  dureté,  la  mollesse,  la  pesanteur,  l'impé- 
«  nétrabilité  ;  il  restera  cependant  ce  qui  ne  peut  être  en 
«  aucune  façon  retranché,  à  savoir,  l'espace  qu'occupait  ce 
«  corps,  maintenant  tout  à  fait  évanoui.  De  même,  si  vous 
«  retranchez  de  votre  concept  empirique  d'un  objet  quel- 
*  conque,  corporel  ou  non,  toutes  les  qualités  que  vous  ré  vèl 


EXAMEN  DE  SYSTÈMES  PHILOSOPHIQUES.   589 

«  l'expérience,  vous  ne  pourrez  cependant  lui  enlever  celle  par 
«  laquelle  vous  le  pensez  comme  substance,  ou  comme  adhé- 
«  rent  à  une  substance...  Vous  devez  donc  avouer,  convaincu 
«  par  la  nécessité  avec  laquelle  ce  concept  vous  presse  et  s'im- 
«  pose  à  vous,  qu'il  a  sa  raison  a  priori  dans  votre  faculté  de 
«  connaître^.  » 

Certes,  voilà  un  exposé  admirable  de  lucidité  et  de  préci- 
sion ;  mais  déjà,  dans  ce  que  Kant  dit  de  l'induction,  l'on  voit 
poindre  le  germe  d'une  erreur  ou  les  premières  traces  d'une 
lacune  qui  doit  constituer  le  défaut  capital  de  son  système. 
Il  est  clair  par  le  passage  cité,  et  bien  plus  encore  par  le  bref 
et  sec  paragraphe  qu'il  a  consacré  dans  sa  Logique^  au  juge- 
ment par  analogie  et  par  induction,  que  le  philosophe  de 
Kœnigsberg,  aussi  bien  que  le  Stagirite,  ne  voit  dans  l'induc- 
tion qu'une  récapitulation  logique  d'expériences  particu- 
lières. Tout  ce  qui  va  au  delà,  n'étant  fondé,  ni  sur  l'expé- 
rience, ni  sur  la  raison  (comme  il  la  conçoit),  n'est  aux  yeux 
de  Kant  qu'une  présomption  ou  une  probabilité  sans  valeur 
scientifique  et  dont  il  n'a  nul  souci  de  scruter  l'origine.  C'est 
toujours  cette  fausse  honte  de  la  probabilité  ou  de  la  oôla., 
dont  Kant  ne  s'affranchit  pas  plus  que  Platon,  pas  plus  qu'Aris- 
tote,  pas  plus  que  Leibnitz,  faute  d'en  saisir  le  sens  et  la  valeur 
éminemment  rationnelle.  Car  évidemment  le  principe  ration- 
nel de  l'induction  et  de  l'analogie  est  du  nombre  de  ces  don- 
nées de  la  raison  dont  Kant  nous  parle  si  bien,  qui  rendent 
l'expérience  possible,  et  qui  surtout  rendent  possibles  l'inter- 
prétation et  la  discussion  de  l'expérience.  Que  si  Kant  eût 
entrepris  de  soumettre  à  l'analyse  cette  donnée  de  la  rai- 
son, comme  il  y  a  soumis  les  autres,  il  eût  été  en  possession 
du  critère  à  l'aide  duquel  on  peut  juger  de  la  valeur  représen- 
tative, non  seulement  des  éléments  empiriques  de  la  connais- 
sance, mais  des  autres  éléments  a  priori  qui  la  constituent. 

393.  —  Poursuivons  toutefois  la  série  de  ses  déductions. 
Nos  connaissances  s'étendent  par  l'expérience  ;  cela  est  incon- 
testable :  et  «  si  les  mathématiques  nous  donnent  un  exemple 

^  Critique  de  la  Raison  pure.  Introduction,  §§  i  et  ii. 

'  «  Tout  raisonnement  rationnel  doit  donner  la  nécessité  :  l'induction 
et  l'analogie  ne  sont  donc  pas  des  raisonnements  de  la  raison,  mais  seule- 
ment des  présomptions  logiques  ou  des  raisonnements  empiriques.  On 
obtient  bien  par  induction  des  propositions  générales,  mais  pas  des  propo- 
sitions universelles.  »  Logique,  chap.  m,  §  84,  traduction  de  M.  Tissot. 


590  CHAPITRE  XXIV. 

«  bien  sensible  de  la  manière  dont  nous  pouvons  nous  éten- 
«  dre  dans  la  connaissance  a  priori  sans  le  secours  de  l'expé- 
«  rience,  c'est  qu'elles  ne  s'occupent  des  objets  et  de  leur 
«  connaissance   qu'autant   que   ces   objets   comportent   une 
«  représentation  intuitive  [als  sich  solche  in  der  Anschauumj 
«  darsiellen   lassen  ^)  »  ;   c'est-à-dire,  autant  qu'on  peut  les 
imaginer  ou  les  représenter,  par  des  signes  ou  schèmes  sen- 
sibles, soit  naturels,  soit  artificiels,  mais  susceptibles  dans 
ce  dernier  cas  d'une  valeur  précise  et  d'une  définition  rigou- 
reuse. Ici  se  place  la  distinction  lumineuse  entre  les  juge- 
ments  synthétiques   et   analytiques   (262),   dont  la   logique 
est  entièrement  redevable  à  Kant,  et  qui,  réduisant  à  sa  juste 
valeur  le  rôle  du  principe  d'identité  ou  de  contradiction, 
tant  préconisé  par  les  anciens  logiciens,  donne  l'explication 
véritable  de  la  fécondité  de  la  spéculation  mathématique, 
quant  à  l'extension  de  la  connaissance,  et  de  l'impuissance  où 
nous  sommes  d'étendre  à  proprement  parler  nos  connaissances, 
ou  d'acquérir  des  connaissances  vraiment  nouvelles,  dans  le 
domaine  de  la  spéculation  métaphysique,  où  le  but  de  l'activité 
intellectuelle  ne  doit  être  que  de  définir  et  de  mettre  en  ordre 
les  éléments  a  priori  de  la  connaissance,  invariablement  fixés 
par  la  constitution  de  l'esprit  humain,  en  assignant  à  chacun 
son  rôle  et  sa  portée.  Telle  est  la  définition  de  la  critique  de 
la  raison  pure.  Son  rôle,  parmi  les  autres  sciences,  est  compa- 
rable au  rôle  du  magistrat  chargé  de  la  police  d'une  cité  ^  : 
le  travail  de  ce  magistrat  n'est  point,  comme  diraient  les  éco- 
nomistes, un  travail  productif  ;  mais,  en  prévenant  tout  désor- 
dre et  toute  usurpation,  il  favorise  le  travail  productif  des 
autres  citoyens,  et  lui  imprime  la  direction  la  plus  avanta- 
geuse pour  eux-mêmes  et  pour  la  cité. 

Ainsi  le  rôle  de  la  critique,  d'après  Kant,  sera  purement 
négatif  ;  et  il  faut  bien  qu'il  reste  tel,  puisque  Kant  entend 
procéder  partout  avec  la  rigueur  des  déterminations  logiques, 
et  que  rien  n'est  mieux  accommodé  à  la  précision  qui  fait 
la  rigueur  de  la  logique  (comme  nous  avons  eu  maintes  fois 
occasion  de  le  reconnaître),  que  de  procéder  par  voie  de  limi- 
tation, d'exclusion  et  de  négation.  Mais,  de  même  qu'au 
moyen   de   l'induction   et  de   l'analogie,   nous   outrepassons 

'  Introduction  à  la  Critique  de  la  Raison  pure,  §  ni. 
2  Préface  de  la  Critique  de  la  Raison  pure. 


EXAMEN  DE  SYSTÈMES  PHILOSOPHIQUES.  591 

légitimement  les  conséquences  logiques  et  rigoureuses  de 
l'expérience,  et  étendons  nos  affirmations  et  nos  connais- 
sances, non  pas  absolument  certaines,  mais  extrêmement 
probables,  fort  au  delà  des  limites  de  l'expérience  faite  ;  de 
même,  et  à  la  faveur  du  même  principe,  il  est  permis  de  croire 
que  nous  pouvons,  dans  le  domaine  de  la  raison  pure,  étendre 
efficacement  nos  affirmations  et  nos  connaissances  :  la  proba- 
bilité philosophique,  pour  cette  sorte  de  jugement  synthé- 
tique a  priori,  ayant  une  vertu  analogue,  sinon  identique  à 
celle  de  la  construction  idéale  pour  l'extension  de  nos  con- 
naissances en  mathématiques  pures.  Alors  la  critique  n'est 
plus  nécessairement  réduite,  en  philosophie,  au  rôle  négatif 
que  Kant  lui  assigne.  Elle  partage  le  sort  de  la  critique  histo- 
rique, qui,  bien  souvent  sans  doute,  n'aboutit  qu'à  des  conclu- 
sions négatives,  mais  qui  souvent  aussi,  par  l'ordre  qu'elle 
sait  mettre  dans  des  débris  épars,  parvient  à  reconstruire, 
sinon  avec  une  certitude  absolue,  du  moins  avec  une  haute 
probabilité,  ce  que  le  temps  avait  détruit,  et  qui  réussit  à  faire 
accepter  ses  affirmations  par  tous  les  esprits  éclairés,  quoi- 
qu'elle n'ait,  pour  les  convaincre,  ni  une  expérience  possible, 
ni  une  démonstration  géométrique. 

394.  —  La  plus  importante  question  que  nous  puissions 
nous  faire  au  sujet  de  ces  conceptions  ou  jugements  a  priori 
que  nous  trouvons  dans  l'esprit  humain,  c'est  assurément 
celle  de  savoir  si  ces  jugements  ou  conceptions  correspondent  à 
la  réalité  des  objets  extérieurs,  et  nous  apprennent  quelque 
chose  de  cette  réalité,  ou  si  nous  n'en  pouvons  valablement  rien 
conclure  quant  à  la  manière  d'être  des  choses,  et  si  l'étude 
que  nous  en  faisons  ne  peut  aboutir  qu'à  nous  faire  connaître 
comment  notre  intelligence  est  organisée.  La  réponse  de  Kant 
à  cette  question  est  dictée  par  les  prémisses  que  nous  venons 
d'exposer  :  «  Jusqu'ici  l'on  a  cru  que  toute  notre  connais- 
«  sance  devait  se  régler  d'après  les  objets  ;  mais  tous  nos 
«  efforts  pour  déterminer  quelque  chose  a  priori  sur  ces 
«  objets,  par  le  moyen  des  concepts,  afin  d'accroître  par  là 
«  notre  connaissance,  sont  restés  sans  succès  dans  cette  supr 
«  position.  Essayons  donc  si  l'on  ne  réussirait  pas  mieux  dans 
«  les  problèmes  de  la  métaphysique,  en  supposant  que  les 
•t  objets  doivent  se  régler  sur  nos  connaissances,  ce  qui  s'ac- 
«  corde  déjà  mieux  avec  la  connaissance  de  cesobjetsaprfon... 


592  CHAPITRE  XXIV. 

«  Il  en  est  ici  comme  de  l'idée  qui  servit  de  point  de  départ 
«  à  Copernic,  lequel,  voyant  que  l'explication  des  mouve- 
«  ments  célestes  ne  marchait  pas  bien  [nicht  gui  fort  wolUe) 
«  quand  on  supposait  que  les  astres  se  meuvent  autour  du 
«  spectateur,  essaya  s'il  ne  vaudrait  pas  mieux  supposer 
«  que  c'est  le  spectateur  qui  tourne,  et  que  les  astres  restent 
«  immobiles  1.  »  Ce  n'est  encore  là  qu'une  hypothèse,  une 
présomption,  et  Kant  veut  une  démonstration  apodidiqiie  ; 
or  il  la  trouve  ou  croit  la  trouver  dans  ce  qu'il  nomme  les 
antinomies  de  la  raison  (145), c'est-à-diredansles contradictions 
où  l'on  tombe  quand  on  attribue  une  valeur  objective  aux 
idées  a  priori,  telles  que  la  raison  les  conçoit.  «  L'hypothèse 
«  d'où  nous  sommes  parti  sera  fondée,  si  l'on  trouve  qu'en 
«  admettant  que  notre  connaissance  empirique  se  règle  sur 
«  les  objets  comme  choses  en  elles-mêmes  [als  Dingen  an 
«  sich  selbsl),  l'absolu  {Unbedingle)  ne  peut  être  conçu  sans 
«  contradiction  ;  tandis  que  la  contradiction  cesse  si  l'on 
«  admet  au  contraire  que  notre  représentation  des  choses, 
«  telles  qu'elles  nous  sont  données,  ne  se  règle  point  sur  elles 
«  comme  sur  des  choses  en  elles-mêmes,  mais  que  ce  sont  bien 
«  plutôt  ces  objets,  en  tant  que  phénomènes  {Erscheiniingen), 
«  qui  se  règlent  sur  notre  mode  de  représentation  [nach 
«  iinserer  V orslelliingsarl)  ;  de  manière  que  l'absolu  ne  se 
«  trouve  pas  dans  les  choses  telles  qu'elles  nous  sont  données 
«  et  telles  que  nous  les  connaissons,  mais  telles  qu'elles  sont 
«  en  elles-mêmes,  et  telles  que  nous  ne  pouvons  pas  les  con- 
«  naître  ',  » 

Il  est  permis  à  un  lecteur  français  de  trouver  que  ce  langage 
technique  a  quelque  chose  d'obscur  et  de  barbare  ;  mais  nous 
l'avons  expliqué  {chap.  I),  et  il  est  parfaitement  juste  quand 
on  l'entend  bien.  Oui,  nous  accordons  à  Kant  que,  si  la  raison 
humaine  est  surprise  en  contradiction  flagrante,  par  suite  du 
penchant  qui  lui  fait  attribuer  une  vérité  absolue  à  la  manière 
dont  elle  conçoit  les  choses,  c'est  la  preuve  démonstrative  et 
non  pas  seulement  l'indice  probable  que  ce  penchant  la  trompe 
et  que  les  choses  sont  au  fond,  et  absolument  parlant,  autre- 
ment qu'elle  ne  les  conçoit.  Déjà  l'on  pouvait  regarder  comme 
très  probable  que  l'esprit  de  l'homme  n'est  pas  fait  pour  attein- 

*  Préface  de  la  2'^  édit.  de  la  Critique  de  la  Raison  pure. 

*  Préface  de  la  2*^  édit.  de  la  Critique  de  la  Raison  pure,  passim. 


EXAMEN  DE  SYSTÈMES  PHILOSOPHIQUES.  593 

dre  en  toutes  choses,  ni  peut-être  même  en  aucune  chose, 
à  la  vérité  absolue,  et  les  contradictions  des  philosophes  attes- 
tent assez  les  faiblesses  ou  les  lacunes  de  l'esprit  humain  ; 
mais  personne  n'avait,  comme  Kant,  avec  une  dialectique 
aussi  serrée  que  profonde,  donné  à  ces  contradictions,  et  à  la 
nécessité  de  ces  contradictions,  l'évidence  démonstrative  ^. 
Toutefois,  de  ce  que  Copernic  se  serait  trompé  s'il  avait 
voulu  soutenir  contre  Kant  que  ses  idées  sur  l'espace  et  le 
mouvement  des  corps  étaient  vraies  d'une  vérité  absolue,  s'en- 
suit-il qu'il  se  trompât  en  soutenant,  contre  Ptolémée,  que  le 
soleil  est  en  repos  et  que  la  terre  est  en  mouvement  ?  Nous 
pouvons  très  bien  croire,  contrairement  à  l'assertion  de  Kant, 
que  nos  représentations  se  règlent  sur  les  phénomènes,  et  non 
les  phénomènes  sur  nos  représentations,  c'est-à-dire  que 
l'ordre  qui  est  dans  nos  représentations  vient  de  l'ordre  qui  est 
dans  les  phénomènes,  et  non  pas  inversement,  sans  croire  pour 
cela  que  les  facultés  que  nous  tenons  de  la  nature  aient  été 
constituées  de  manière  à  saisir  les  premiers  principes  et  la 
raison  fondamentale  de  l'ordre  des  phénomènes.  Pour  faire 
la  part  de  ce  qui  tient  à  la  nature  des  -choses  perçues  et  de  ce 
qui  tient  à  l'organisation  de  nos  facultés,  il  faut  que  l'induction 
intervienne  ;  il  faut  juger,  comme  l'a  dit  Bacon,  ex  analogia 
universi  ;  il  faut  renoncer  aux  démonstrations  apodictiques, 
à  l'emploi  du  principe  de  contradiction  ;  il  faut  admettre 
un  genre  de  preuve  que  Kant  excluait,  dont  sa  logique  inflexi- 
ble et  formaliste  ne  lui  suggérait  même  pas  l'idée,  et  dont 

^  Cependant  Pascal  avait  dit  :  «  Tous  les  principes  sont  vrais,  des 
pyrrhoniens,  des  stoïques,  des  athées,  etc.  ;  mais  leurs  conclusions  sont 
fausses,  parce  que  les  principes  opposés  sont  vrais  aussi.  »  Ce  fragment 
remarquable,  imprimé  pour  la  première  fois  par  M.  Prosper  Faugère, 
se  trouve  à  la  page  92,  tome  II,  de  son  édition.  Les  premiers  éditeurs, 
jansénistes  et  cartésiens,  l'auront  apparemment  supprimé,  parce  qu'ils 
ne  pouvaient  pas  admettre  que  des  principes  opposés  (la  thèse  et  l'anti- 
thèse, comme  dit  Kant)  eussent  la  vertu  d'être  également  vrais  ou  de 
s'imposer  avec  la  même  évidence  à  la  raison.  Tout  le  fond  des  pensées 
de  Pascal  roule  sur  les  contradictions  de  la  raison  ;  mais  il  s'en  faut  bien 
qu'il  ait  mis  à  les  définir  et  à  les  classer  le  soin  et  la  précision  que  Kant 
y  a  mis  plus  d'un  siècle  après.  Il  y  de  tout  point  beaucoup  d'analogie 
entre  la  philosophie  de  Pascal  et  celle  de  Kant.  Celui-ci  se  sauve,  c'est-à- 
dire  se  prémunit  contre  les  doctrines  désolantes,  en  opposant  la  raison 
pratique  à  la  raison  spéculative  ;  tandis  que  Pascal  oppose  la  foi  religieuse 
à  la  raison,  et  veut  qu'on  arrive  à  la  foi  par  la  pratique  ;  en  quoi  (il  faut  le 
reconnaître)  il  montre  un  sentiment  plus  vrai  et  plus  profond  des  condi- 
tions et  des  besoins  de  la  nature  humaine. 

38 


594  CHAPITRE  XXIV. 

l'omission  devait,  malgré  tous  ses  efforts,  l'entraîner  vers  un 
scepticisme  absolu. 

395,  —  Nous  terminerons  cette  excursion  si  rapide,  et  pour- 
tant déjà  si  longue,  dans  l'immense  histoire  des  tentatives 
et  des  systèmes  de  l'esprit  humain,  à  propos  d'une  question 
dont  toutes  les  autres  relèvent.  Nous  n'entreprendrons  pas  de 
passer  en  revue  les  systèmes  plus  modernes  qu'a  produits  le 
mouvement  philosophique  en  Allemagne,  à  la  suite  de  la  réforme 
de  Kant,  et  dont  la  hardiesse  aventureuse  contraste  si  fort 
avec  ces  promesses  de  police  sévère  et  de  soigneuse  répres- 
sion de  toute  entreprise  hasardée,  que  contenait  le  livre  de 
la  Critique  de  la  raison  pure.  Kant  s'était  proposé  de  démon- 
trer l'impossibilité  de  passer  légitimement  de  la  description  des 
lois  et  des  formes  de  l'entendement  à  des  affirmations  sur  la 
manière  d'être  des  choses  en  elles-mêmes  ;  il  avait  surtout 
réussi  à  prouver  catégoriquement  que  l'absolu  nous  échappe  ; 
et  après  lui,  tous  les  efforts  des  métaphysiciens  ont  eu  pour 
but  ce  qu'ils  appellent  le  passage  du  subjectif  à  l'objectif, 
et  la  compréhension  de  l'absolu.  On  s'est  épuisé  en  analyses 
toujours  subtiles,  souvent  obscures,  quelquefois  profondes,, 
pour  tirer  le  non-moi  du  moi,  pour  identifier  l'intelligence  et 
la  nature,  pour  créer  le  monde  par  la  force  de  la  logique  et 
par  la  vertu  des  idées.  D'autres  ont  cru  qu'il  fallait  revenir  à 
l'observation  psychologique,  décrire  les  phénomènes  de   con- 
scte/îce  plus  complètement  que  Kant  ne  l'avait  fait,  et  de  manière 
à  y  trouver  ce  qu'il  avait  déclaré  impossible  qu'on  y  trouvât, 
à  savoir  :  ce  passage  si  désiré,  et  ce  moyen  de  conclure  vala- 
blement d'un  ordre  de  phénomènes  intérieurs  à  un  ordre  de 
vérités  et  de  réalités  extérieures.  Mais,  encore  une  fois,  notre 
intention  n'est  point  d'entrer  dans  la  discussion  de  ces  théo- 
ries de  date  récente  i.  II  faut  que  toute  controverse  ait  un 
terme,  sous  peine  de  fatiguer  la  patience  du  lecteur  le  plus 
favorable.  D'ailleurs  un  auteur  inconnu  a  toujours  mauvaise 
grâce  à  mettre  ses  opinions  personnelles  directement  aux 
prises  avec  celles  que  des  contemporains  ont  soutenues  de  la 
vigueur  de  leur  talent  et  de  l'autorité  de  leur  nom.  II  n'a  que 
le  droit  de  les  proposer  avec  modestie,  et  d'exposer  de  son 

1  Voyez  le  jugement  qu'on  a  porté  Jouffroy  {préface  de  la  traduction 
irançaisc  des  Œuvres  de  lieid,  p.  cxcii). 


EXAMEN  DE  SYSTÈMES  PHILOSOPHIQUES.  595 

mieux  les  raisons  qui  l'ont  persuadé.  Nous  les  avons  dévelop- 
pées dans  cet  ouvrage,  non  sans  y  mêler  quelques  digressions  ; 
il  ne  nous  reste  plus,  pour  préparer  autant  qu'il  dépend  de 
nous  le  jugement  du  lecteur,  qu'à  les  resserrer  dans  un  résumé 
rapide. 


CHAPITRE  XXV 
Résumé. 

396.  —  Après  tous  les  développements  dans  lesquels  nous 
sommes  entré,  après  toutes  les  applications  que  nous  avons 
essayé  de  faire,  si  nous  voulons  résumer  en  quelques  pages  la 
doctrine  qui  fait  la  substance  de  ce  livre,  il  faudra  d'abord  rap- 
peler cette  phrase  de  Bossuet,  que  nous  avons  déjà  citée  (17)  : 
«  Le  rapport  de  la  raison  et  de  l'ordre  est  extrême.  L'or- 
«  dre  ne  peut  être  remis  dans  les  choses  que  par  la  raison  ni 
«  être  entendu  que  par  elle  :  il  est  ami  de  la  raison  et  son 
«  propre  objet.  »  En  effet,  l'on  a  pu  voir,  par  tout  ce  qui 
précède,  qu'il  y  a  les  rapports  les  plus  intimes  entre  l'idée  de 
l'ordre  et  l'idée  de  la  raison  des  choses,  ou  plutôt  que  c'est  la 
même  idée  sous  deux  aspects  différents.  Concevoir  qu'un  fait 
est  la  raison  d'un  autre  fait,  qu'une  vérité  procède  d'une  autre 
vérité,  ce  n'est  autre  chose  que  saisir  des  liens  de  dépendance 
et  de  subordination,  c'est-à-dire  saisir  un  ordre  entre  des 
objets  divers  ;  et  cette  dépendance  ne  nous  frappe,  n'est  aper- 
çue par  nous,  que  parce  que  nous  avons  la  faculté  de  comparer 
et  de  préférer  un  arrangement  à  un  autre,  comme  plus  simple, 
plus  régulier  et  par  conséquent  plus  parfait  ;  en  d'autres  termes, 
parce  que  nous  avons  l'idée  de  ce  qui  constitue  la  perfection 
de  l'ordre,  et  parce  qu'il  est  de  l'essence  de  notre  nature  rai- 
sonnable de  croire  que  la  nature  a  mis  de  l'ordre  dans  les 
choses,  et  de  nous  croire  d'autant  plus  près  de  la  véritable 
explication  des  choses,  que  l'ordre  dans  lequel  nous  sommes 
parvenus  à  les  ranger  nous  semble  mieux  satisfaire  aux  condi- 
tions de  simplicité,  d'unité  et  d'harmonie  qui,  selon  notre 
raison,  constituent  la  perfection  de  l'ordre. 


RÉSUMÉ.  597 

Cette  idée  de  l'ordre  et  de  la  raison  des  choses  ne  doit  pas 
se  confondre  avec  l'idée  de  l'enchaînement  des  causes  et  des 
effets  :  car  elle  trouve  son  application  dans  des  choses  et  pour 
des  vérités  qui  ne  dépendent  pas  les  unes  des  autres  de  la  même 
manière  qu'un  effet  dépend  de  sa  cause  active  ou  efficiente.  Ce 
n'est  donc  point  par  le  genre  d'observation  et  par  les  témoi- 
gnages de  conscience  qui  nous  suggèrent  les  notions  de  cause 
et  d'effet,  qu'on  peut  expliquer  l'idée  qui  est  en  nous  de 
l'ordre  et  de  la  raison  des  choses.  Cette  idée  est  le  principe 
même  de  toute  philosophie,  le  but  final  et  suprême  de  toute 
spéculation  philosophique,  ce  qui  caractérise  éminemment 
l'esprit  de  curiosité  philosophique,  et  ce  qui  donne,  à  des 
degrés  divers,  une  empreinte  philosophique  à  tous  les  travaux 
de  la  pensée,  dans  les  choses  de  goût  et  d'imagination,  comme 
dans  celles  qui  sont  du  ressort  de  l'érudition  et  de  la 
science. 

397,  —  L'idée  de  l'ordre  et  de  la  raison  des  choses  est  surtout 
le  fondement  de  la  probabilité  philosophique,  de  l'induction 
et  de  l'analogie.  Assigner  une  loi  aux  phénomènes,  c'est  tirer 
d'un  principe  simple  la  raison  des  apparences  variées  et  mul- 
tiples qui  nous  frappent  d'abord  ;  c'est  mettre  de  l'ordre  dans 
la  confusion  des  apparences  :  en  sorte  que  l'idée  de  loi,  dans 
sa  plus  haute  généralité,  telle  qu'elle  a  été  saisie  par  le  génie 
de  Montesquieu  au  début  de  son  immortel  ouvrage,  n'est 
encore,  sous  un  autre  aspect,  que  l'idée  de  l'ordre  ou  de  la 
raison  des  choses.  Mais  quel  motif  avons-nous  de  croire  à 
l'existence  de  telle  loi  déterminée,  et  d'outrepasser  les  consé- 
quences immédiates  de  l'observation  ou  de  l'expérience,  en 
affirmant  d'une  manière  générale  et  absolue  ce  que  l'expé- 
rience n'a  pu  établir  que  dans  des  cas  particuliers  et  d'une 
manière  approximative?  Ce  motif  se  tire  du  caractère  de  sim- 
plicité inhérent  à  la  loi  présumée,  et  de  l'improbabilité  que, 
dans  la  foule  innombrable  des  combinaisons  fortuites,  le  hasard 
nous  eût  fait  tomber  sur  des  observations  susceptibles  d'être 
reliées  par  une  loi  aussi  simple,  si  cette  loi  n'avait  pas  une 
existence  intrinsèque  indépendante  du  hasard  de  nos  obser- 
vations, et  si  elle  ne  reliait  pas  aussi  les  faits  de  même  nature 
que  nous  n'avons  point  observés.  Le  caractère  de  simplicité 
peut  être  si  frappant,  le  nombre  des  observations  peut  être 
tel,  l'approximation  peut  tomber  entre  de  si  étroites  limites, 


598  CHAPITRE  XXV. 

qu'il  ne  reste  pas  dans  l'esprit  le  moindre  doute,  nonobstant 
les  objections  sophistiques  qu'on  peut  toujours  faire  à  toute 
preuve  qui  n'a  pas  les  caractères  d'une  démonstration  mathé- 
matique. Dans  d'autres  circonstances,  la  probabilité  va  en 
s'afïaiblissant,  en  se  dégradant  insensiblement,  conformément 
à  la  loi  de  continuité,  dont  la  dégradation  de  la  lumière  et  la 
transition  des  teintes  ont  de  tout  temps  fourni  la  plus  frap- 
pante image^  :  les  divers  esprits  en  sont  affectés  diversement, 
sans  qu'on  puisse  assigner  un  point  précis  où  la  conviction 
cesse,  où  l'indécision  commence,  ni  le  point  où  l'indécision 
fait  place  à  une  conviction  contraire,  celle  de  l'ignorance  où 
nous  sommes  de  la  loi  du  phénomène. 

398.  —  La  probabilité  qui  se  tire  du  sentiment  de  l'ordre 
«t  de  la  raison  des  choses,  et  qui  est  le  vrai  fondement  de  la 
plupart  des  jugements  que  nous  portons,  dans  les  spécula- 
tions élevées  comme  dans  la  pratique  la  plus  ordinaire  de 
la  vie  ;  cette  probabilité  que  nous  nommons  la  probabilité 
philosophique,  a  bien  des  ressemblances  avec  la  probabilité 
mathématique,  qui  résulte  de  l'évaluation  des  chances  favo- 
rables ou  contraires  à  la  production  d'un  événement.  L'une 
et  l'autre  se  rattachent,  quoique  diversement,  à  la  notion  du 
hasard,  qui  n'est  au  fond  (comme  nous  croyons  l'avoir  établi) 
que  la  notion  de  l'indépendance  et  de  la  solidarité  des  causes. 
L'une  et  l'autre  sont  susceptibles  de  croître  et  de  décroître 
insensiblement,  sans  modifications  brusques  qui  donneraient 
iieu  à  des  démarcations  tranchées.  Mais  les  dissemblances  ne 
sont  pas  moins  notables  ;  et  il  importe  surtout  de  bien  com- 
prendre que  la  probabilité  philosophique  répugne  tout  à  fait 
à  une  évaluation  numérique,  par  la  raison  capitale  que  nous 
ne  pouvons  ni  énumérer  toutes  les  lois  possibles  ou  toutes 
les  formes  de  l'ordre,  ni  les  classer,  ni  les  échelonner,  de  manière 
à  fixer,  par  une  détermination  exempte  de  tout  arbitraire 
et  numériquement  exprimable,  les  caractères  de  la  simplicité 
des  lois  et  de  la  perfection  des  foi-mes,  et  l'importance  relative 
de  ces  caractères  :  bien  qu'il  y  ait  en  nous  une  faculté  pour 
saisir  les  contrastes  de  la  simplicité  et  de  la  complication, 

«  In  quo  quum  niteant  diversi  mille  colores, 
Transitus  ipse  tamcn  speclantia  luniina  fallit, 
Usque  adeo  quod  tangit  idem  est,  tamcn  ultima  distant.  » 

Ov..  Metam.,  lib.  vi,  V,  65. 


RÉSUMÉ.  599 

de  l'harmonie  et  des  discordances,  de  la  régularité  et  de  la 
confusion,  de  l'ordre  et  du  désordre. 

399.  —  La  critique  de  nos  connaissances  ou  la  discussion  de  la 
valeur  représentative  de  nos  idées  est  une  application  immé- 
diate des  principes  de  la  probabilité  philosophique.  D'abord 
nous  contrôlons  nos  propres  jugements  les  uns  par  les  autres, 
de  manière  à  distinguer  ce  qui  tient  à  des  circonstances  acci- 
dentelles et  anormales  d'avec  ce  qui  tient  au  fond  même  et 
aux  conditions  habituelles  et  permanentes  de  notre  consti- 
tution individuelle  ;  puis  nous  contrôlons  nos  impressions, 
nos  idées  et  nos  jugements  personnels  par  ceux  des  autres 
hommes,  de  manière  à  fairelapartdessingularitésindividuelles, 
des  particularités  qui  tiennent  aux  races,  aux  nationalités, 
aux  préjugés  d'une  éducation  variable  selon  les  temps  et  les 
lieux,  en  dégageant  de  tout  cela  ce  qui  tient  au  fond  même  de  la 
nature  humaine,  et  ce  qui  doit  être  réputé  appartenir  au  type 
normal  de  l'espèce.  Mais  la  critique  philosophique  va  plus  loin, 
et  elle  se  demande  si  ce  fonds  commun  d'impressions  et  d'idées, 
liées  à  la  constitution  de  notre  espèce,  n'en  dépend  pas  tel- 
lement que  nous  n'ayons  aucun  moyen  de  juger,  d'après  l'ordre 
général  du  monde  et  les  analogies  qu'il  suggère,  jusqu'à  quel 
point  elles  sont  conformes  à  la  réalité  extérieure.  Elle  se 
demande  s'il  n'y  aurait  pas,  entre  les  diverses  fonctions  ou 
facultés  qui  sont  en  jeu  dans  l'économie  de  notre  organisa- 
tion intellectuelle,  une  hiérarchie  telle  que  l'une  pût  servir 
à  contrôler  les  autres  ;  de  sorte,  par  exemple,  que  la  raison 
pût  critiquer  la  valeur  du  témoignage  des  sens  ou  des  instincts 
de  la  conscience,  comme  elle  critique  la  valeur  des  témoi- 
gnages judiciaires  ou  historiques.  Or,  si  la  raison  parvient  bien, 
contre  le  témoignage  des  sens,  et  malgré  des  instincts  naturels, 
à  se  convaincre  qu'il  faut  expliquer  par  notre  propre  mouve- 
ment les  mouvements  apparents  des  corps  célestes,  pourquoi 
lui  serait-il  interdit  de  recourir  à  des  inductions  de  même 
nature,  à  l'effet  de  distinguer,  dans  les  impressions  qui  affectent 
notre  sensibilité,  ce  qui  tient  à  la  constitution  et  à  l'ordre  des 
choses  extérieures  d'avec  ce  qui  tient  à  l'organisation  et  à 
l'économie  de  l'être  sensible  ?  Non  seulement  dans  l'exemple 
que  nous  venons  de  citer  comme  le  plus  frappant,  mais  dans 
une  foule  d'autres,  nous  parvenons  effectivement  à  très  bien 
distinguer  ce  qui  tient  aux  circonstances  de  notre  observa- 


600  CHAPITRE  XXV. 

tion  et  aux  particularités  de  notre  constitution,  comme  obser- 
vateurs, d'avec  ce  qui  tient  à  la  constitution  même  des  choses 
observées  ;  et  toujours  nous  remarquons,  comme  cela  doit  être, 
que  l'effet  de  cette  distinction  est  de  mettre  dans  les  choses 
un  ordre  et  une  harmonie  qui  ne  s'y  laissaient  pas  d'abord 
apercevoir,  et  de  ramener  les  lois  des  phénomènes  à  une 
expression  plus  simple,  en  les  dégageant  de  tout  ce  qui  les 
compliquait  ou  les  masquait  dans  l'observation  immédiate. 
Lorsque,  à  la  faveur  de  conceptions  claires  et  distinctes,  nous 
parvenons  à  relier  les  phénomènes  par  des  lois  simples,  à  les 
soumettre  à  une  coordination  régulière,  il  répugne  à  la  raison 
d'admettre  que  de  telles  lois  sont  fantastiques  ;  que  les  concep- 
tions qui  les  expriment  ne  tiennent  qu'à  la  nature  de  nos 
idées,  et  n'ont  aucun  fondement  dans  la  nature  des  choses 
extérieures  ;  qu'en  réalité  les  lois  des  phénomènes  sont  plus 
compliquées  ;  mais,  qu'en  se  combinant  avec  les  lois  propres  à 
notre  intelligence,  elles  amènent  par  un  hasard  prodigieux, 
au  lieu  d'un  surcroît  de  complexité  et  de  confusion,  un  simu- 
lacre d'ordre  et  de  simplicité.  Il  n'y  a  là  sans  doute  qu'une 
induction  probable,  et  l'hypothèse  contraire  n'est  pas  rigou- 
reusement démontrée  impossible.  Mais  la  probabilité  peut 
être  de  l'ordre  de  celles  auxquelles  tout  esprit  juste  ne  refuse 
jamais  d'acquiescer  ;  et  dans  d'autres  cas  où  les  probabilités 
ne  paraîtraient  plus  irrésistibles,  il  serait  encore  digne  de  la 
raison  de  les  peser,  de  les  comparer,  non  seulement  pour  se 
déterminer  dans  la  pratique,  mais  encore  pour  porter  spécu- 
lativement  sur  les  choses  le  meilleur  jugement  possible  avec  les 
éléments  qui  nous  sont  fournis. 

Inversement,  si,  dans  l'explication  que  nous  tâchons  de 
donner  des  phénomènes,  le  système  do  nos  idées  offre  des 
incohérences  et  des  conflits  ;  s'il  y  a  des  lacunes  qu'on  ne 
puisse  combler,  des  passages  qu'on  ne  puisse  établir,  des 
contradictions  qu'on  ne  puisse  résoudre  ;  et  si  le  progrès  des 
découvertes,  en  perfectionnant  isolément  certaines  branches 
de  nos  connaissances,  en  les  développant  et  en  les  simplifiant 
tout  à  la  fois  par  l'ordre  qu'il  y  introduit,  laisse  toujours 
subsister  les  mêmes  lacunes  fondamentales,  les  mêmes  contra- 
dictions irréductibles,  il  y  aura  lieu  d'en  induire  avec  une 
haute  probabilité,  non  pas  que  ces  incohérences  apparentes 
sont  dans  la  nature  des  choses,  mais  au  contraire  qu'elles 


RÉSUMÉ.  601 

tiennent  essentiellement  à  la  constitution  de  notre  intelli- 
gence, qui  n'est  point  accommodée,  parle  in  qua,  à  la  juste 
perception  de  l'ordre  du  monde  et  de  l'harmonie  de  la  nature. 
400.  —  En  eiïet,  si  nous  abandonnons  un  instant  les  consi- 
dérations purement  abstraites,  pour  jeter  un  coup  d'œil  sur 
l'ordre  du  monde  et  sur  l'économie  de  la  nature,  nous  sommes 
frappés  à  la  fois  de  l'harmonie  admirable  qui  généralement 
y  règne,  et  de  faits  anormaux  qui  dérogent  à  l'harmonie  géné- 
rale. Notre  raison  discerne  des  principes  divers  auxquels  elle 
peut  recourir,  et  entre  lesquels  elle  peut  choisir,  avec  plus  ou 
moins  de  probabilité  selon  les  cas,  pour  l'explication  des  har- 
monies qui  nous  frappent  ;  mais,  même  sans  être  obligés  de 
faire  un  choix,  nous  comprenons  très  bien  que  les  causes, 
quelles  qu'elles  soient,  qui  ont  mis  de  l'harmonie  dans  la  nature 
en  ont  dû  mettre  entre  la  disposition  des  choses  extérieures, 
les  impressions  qu'elles  font  sur  nous,  et  les  notions  que  ces 
impressions  nous  suggèrent.  Il  y  a  là  des  systèmes  en  pré- 
sence,  agissant  et  réagissant  l'un  sur  l'autre,   qui  doivent 
tendre  à  s'ajuster  et  non  à  se  contrecarrer  sans  cesse.  L'homme, 
après  tout,  fait  lui-même  partie  du  monde,  et  la  véracité  de  ses 
facultés  n'est,  à  certains  égards,  qu'une  suite  de  cette  même 
nécessité  qui  produit  l'harmonie  du  monde,  et  qui  force  la 
nature  à  se  mettre  d'accord  avec  elle-même i.  Toutefois  l'har- 
monie essentielle  au  plan  général  du  monde  souffre  certains 
écarts,  admet  certaines  exceptions,  et  parfois  même  déter- 
mine ou  présuppose  certaines  discordances  partielles.  Là  oii 
l'harmonie  n'est  pas  nécessaire  pour  le  maintien  de  l'ordre  exis- 
tant, là  où  cesse  de  s'étendre  l'influence  des  réactions  mutuelles, 
les  discordances  peuvent  se  perpétuer  ;  et  par  conséquent, 
si  les  facultés  de  l'homme  doivent  nécessairement  s'être  accom- 
modées à  la  nature  des  choses  extérieures  dans  la  mesure 
exigée  pour  l'accomplissement  du  rôle  de  l'homme  dans  ce 
monde,  et  pour  la  conservation  des  individus  et  de  l'espèce, 
on  ne  sent  plus  la  nécessité  d'un  tel  accord  en  ce  qui  touche 
aux  idées  que  fait  naître,  au  sein  d'une  société  civilisée,  un 
surcroît  de  culture  qui  semble  d'abord  un  fait  accidentel  et 
anormal  dans  l'ordre  général  du  monde.  De  là  une  distinction 
qui  ne  doit  pas  être  perdue  de  vue  entre  les  croyances  que  la 

1  «  Harmonica  ratio,  quse  cogit  rerum  naturam  sibi  ipsam  congruere.  • 
Plin,,  Hist.  naU,  II,  113. 


602  CHAPITRE  XXV. 

nature  se  charge  de  nous  inculquer,  pour  lesquelles  elle  prend 
elle-même  le  soin  de  résister  à  toutes  les  tendances  sophis- 
tiques, et  les  idées  dont  elle  a  abandonné  la  discussion  cri- 
tique aux  philosophes,  parce  qu'elles  ne  touchent  pas  à  ce 
qu'il  y  a  de  fondamental  et  d'essentiel  dans  les  fonctions  par 
elle  assignées  aux  individus  et  à  l'espèce. 

401.  —  Juger  qu'à  certains  égards  nos  idées  sont  conformes 
à  la  réalité  des  choses,  c'est  affirmer  que  les  justes  rapports 
des  choses  ne  sont  point  faussés  ou  compliqués  par  la  nature 
de  nos  perceptions  ;  mais  ce  n'est  pas  prétendre  qu'il  puisse, 
en  quoi  que  ce  soit,  nous  être  donné  d'atteindre  à  la  vérité 
absolue.  L'astronome  expose  les  lois  des  mouvements  dii 
système  planétaire,  et  il  est  bien  sûr  de  les  avoir  dégagées  de 
tout  ce  qui  tient  aux  mouvements  propres  de  la  station  d'obser- 
vation :  toutefois  ces  mouvements  dont  il  donne  les  lois  et 
la  théorie  ne  sont  encore  que  relatifs  au  système  dont  le  soleil, 
la  terre  et  les  autres  planètes  font  partie,  de  même  que  les 
mouvements  qu'on  observe  à  bord  d'un  navire  sont  relatifs 
au  système  formé  du  navire  et  des  corps  qui  y  sont  embarqués. 
La  notion  que  nous  avons  de  ces  mouvements  relatifs,  de  leurs 
causes  et  de  leurs  lois  n'est  point  entachée  d'illusion  ;  ils  ne 
sont  pas  seulement  apparents,  mais  bien  réels  ;  et  toutefois 
cette  réalité  n'est  que  relative  :  car,  en  tant  que  ces  systèmes 
font  partie  de  systèmes  plus  généraux,  ils  décrivent  effective- 
ment dans  l'espace  des  mouvements  plus  compliqués,  résultant 
d'un  mouvement  commun  à  tout  le  système  subordonné, 
et  des  mouvements  intérieurs  du  système.  Or,  il  ne  nous  est 
point  donné  d'atteindre  au  dernier  terme  de  cette  série,  ni 
d'avoir  dans  l'espace  des  points  de  repère  absolument  fixes, 
ou  de  la  fixité  desquels  nous  soyons  absolument  certains  ; 
et  ainsi  la  notion  que  nous  avons  d'un  phénomène  qui  con- 
siste dans  des  mouvements  ou  des  comljinaisons  de  mouve- 
ments n'est  jamais  vraie  (ou  conforme  à  la  réalité  extérieure) 
que  dans  un  sens  relatif,  quoiqu'elle  puisse  tendre  d'autant 
plus  vers  la  réalité  absolue  que  nous  nous  élevons  davantage 
dans  la  hiérarchie  des  systèmes  :  exemple  net  et  décisif,  sorte 
de  schème  bien  propre  à  faire  comprendre  comment  nous 
pouvons  avoir  des  notions  dégagées  de  toute  cause  interne 
d'erreur  ou  d'illusion,  parfaitement  conformes  en  ce  sens  à  la 
réalité  extérieure,  et  qui  pourtant  n'atteignent  pas  à  la  réa- 


i 
I 


RÉSUMÉ.  603 

lité  absolue,  dont  nous  ne  saurions  qu'approcher  graduelle- 
ment. 

402.  —  Ainsi  les  diverses  facultés  par  le  ministère  desquelles 
la  connaissance  des  choses  nous  parvient,  relèvent  d'une 
faculté  supérieure  qui  les  dirige  et  les  contrôle,  qui  fortifie  ou 
qui  infirme  nos  préjugés  et  nos  croyances  naturelles,  fruits 
de  l'habitude  acquise  ou  transmise,  et  de  l'action  prolongée  des 
causes  extérieures^:  et  cette  faculté  supérieure  est  celle  qui 
saisit  dans  les  choses  ou  qui  y  poursuit  la  raison,  l'ordre,  la 
loi,  l'unité,  l'harmonie.  Ses  moyens  de  critique  ou  de  contrôle 
ne  sont  pas  la  démonstration  catégorique  et  péremptoire, 
mais  le  jugement  inductif  ou  la  probabilité  philosophique, 
dont  la  force  en  certains  cas  n'est  pas  moins  irrésistible.  On 
peut  dire  que  cette  faculté  qui  contrôle  les  autres  se  contrôle 
elle-même,  et  qu'en  ce  sens  elle  est  vraiment  autonome,  à 
l'exclusion  de  toute  autre  :  car,  si  l'idée  de  l'ordre  (telle  qu'elle 
se  trouve  en  nous)  n'avait  rien  qui  y  correspondît  au  dehors, 
comment  arriverait-il  qu'en  pénétrant  de  plus  en  plus  dans 
la  connaissance  du  monde  extérieur,  nous  trouvassions  de 
plus  en  plus  que  tout  s'y  passe  en  conformité  de  cette  idée  régu- 
latrice ?  On  serait  donc  forcément  amené  à  tomber  dans  tous 
les  excès  des  écoles  sceptiques,  et  à  supposer  que  toutes  les 
notions  que  nous  croyons  avoir  d'un  monde  extérieur  pour- 
raient bien  n'être  qu'une  création  fantastique  de  notre  esprit, 
^ui  ne  contemple  en  réalité  d'autre  existence  que  la  sienne  : 
ce  qui  constitue  un  pyrrhonisme  irréfutable  sans  doute,  mais 
peu  contagieux,  et  dont  il  est  permis  aux  esprits  sérieux  de  ne 
pas  tenir  compte. 

403.  —  Les  principes  de  la  critique  philosophique  ainsi 
posés  (et  ces  principes  ne  sont  autres  que  ceux  qui  nous  guident 
en  toute  espèce  de  critique),  il  s'agit  d'en  faire  l'application 
aux  principales  idées  qui  sont  comme  le  support  du  système 
entier  de  nos  connaissances  ;  aux  idées  qui  nous  viennent  le 
plus  immédiatement  des  sens,  à  celles  que  l'esprit  élabore  en 
vertu  de  la  puissance  qu'il  a  de  comparer,  de  combiner,  de 
généraliser  et  d'abstraire,  et  enfin  aux  idées  de  la  morale  et 

^  «  Il  appartient  à  la  raison  d'être  la  source  la  plus  élevée  de  toute  certi- 
tude, et  de  contenir  un  système  de  principes  et  de  conséquences  qui  soit 
vrai  par  lui-même  et  par  l'harmonie  qui  lui  est  propre.  »  Tennemann, 
Manuel  de  l'histoire  delà  philosophie.  Introd.,  §45.  Traduction  de  M.  Cousin. 


604  CHAPITRE  XXV. 

de  l'esthétique.  En  reprenant  de  ce  point  de  vue  l'analyse  de 
nos  sensations,  il  n'est  pas  difficile  de  discerner  celles  qui  ont 
une  valeur  représentative,  et  celles  qui  ne  peuvent  rien  repré- 
senter, au  moins  directement,  quoiqu'elles  aient  la  vertu  de 
nous  avertir,  par  la  constance  de  certaines  impressions,  de 
la  présence  d'objets  extérieurs  que  d'autres  sensations  nous 
représentent  et  nous  font  connaître.  Elles  offrent  en  consé- 
quence cette  différence  caractéristique,  qu'on  ne  pourrait 
supprimer  les  unes  sans  détruire  ou  bouleverser  le  système 
de  nos  connaissances,  tandis  que  les  autres  pourraient  être 
successivement  abolies  sans  qu'il  en  résultât  nécessairement 
aucune  altération  ou  mutilation  de  nos  connaissances,  tant 
vulgaires  que  scientifiques.  Si  de  là  nous  passons  aux  idées 
abstraites  et  générales,  nous  distinguons  pareillement  celles 
qui  n'ont  de  fondement  que  dans  la  constitution  de  notre 
esprit,  dans  la  nature  de  ses  instruments,  dans  les  besoins  de 
nos  méthodes,  d'avec  celles  qui  représentent  la  disposition, 
les  rapports  de  subordination,  les  principes  d'unité  et  d'har- 
monie que  la  nature  a  mis  dans  ses  œuvres  :  principes  et  rap- 
ports qu'il  n'est  pas  donné  à  l'esprit  humain  d'inventer,  mais 
de  saisir  et  d'exprimer  du  mieux  qu'il  peut,  et  le  plus  souvent 
encore  avec  des  imperfections  dont  il  a  conscience,  et  aux- 
quelles il  s'efforce  sans  cesse  de  remédier.  Enfin,  dans  le 
domaine  de  la  morale  et  de  l'esthétique,  où  l'on  doit  s'attendre 
à  ce  qu'une  plus  grande  part  d'influence  soit  laissée  aux 
besoins  de  notre  nature,  aux  habitudes  et  aux  convenances  de 
la  vie  sociale,  à  l'influence  de  l'éducation,  de  l'imitation  et 
des  préjugés  causés  par  les  précédents  historiques,  la  raison  ne 
laisse  pas  que  de  discerner  des  principes  d'un  ordre  plus  relevé 
et  des  règles  plus  générales  auxquelles  l'homme  est  soumis  en 
tant  qu'être  intelligent  et  raisonnable,  et  non  pour  la  satis- 
faction de  tel  appétit  ou  instinct  de  sa  nature  sensible  ou  en 
vertu  de  telle  particularité  de  sa  constitution  spécifique. 

404.  —  Bien  loin  qu'il  faille  arguer  des  illusions  et  des 
erreurs  où  parfois  nous  inclinent  nos  dispositions  naturelles 
ou  nos  habitudes  acquises,  pour  autoriser  un  scepticisme  absolu, 
c'est  précisément  par  l'expérience  que  nous  avons  qu'il  est  au 
pouvoir  de  la  raison  de  démêler  de  pareilles  illusions,  nonob- 
stant la  force  des  penchants  naturels,  que  nous  avons  plus  de 
motifs  d'adhérer  à  nos  croyances  naturelles,  quand  la  raison 


RÉSUMÉ.  605 

les  confirme.  Une  semblable  expérience  est,  pour  ainsi  dire, 
la  pierre  de  touche  de  la  théorie  ;  et  nous  serons  plus  sûrs  de 
l'impartialité  d'un  juge  qui  ne  donne  pas  toujours  gain  de 
cause  à  la  même  partie.  Il  y  a  donc  de  bons  motifs  d'insister 
spécialement  sur  les  applications  de  la  critique  philosophique, 
en  tant  qu'elles  ont  pour  objet  de  signaler  les  imperfections 
inhérentes  à  notre  organisation  intellectuelle  ou  aux  instru- 
ments artificiels  dont  l'intelligence  dispose,  ainsi  que  les  obsta- 
cles insurmontables  qu'elles  apportent  à  la  juste  perception 
de  l'ordre  et  des  rapports  des  choses  ;  et  les  résultats  d'une 
pareille  critique,  purement  négatifs  en  apparence,  viennent 
merveilleusement  à  l'appui  de  la  raison  dans  ses  assertions 
positives  et  dogmatiques.  Or,  l'on  reconnaît  que  l'entende- 
ment humain  est  tellement  constitué  par  suite  de  son  union 
avec  la  nature  animale,  qu'il  n'a  ni  ne  peut  avoir  de  repré- 
sentation ou  d'intuition  directe  que  de  l'étendue  et  des  formes 
de  l'espace.  Pour  tout  le  reste,  il  est  obligé  de  recourir  à  l'arti- 
fice des  signes  et  du  langage,  ou  à  l'emploi  symbolique  des 
formes  de  l'espace,  comme  moyen  auxiliaire  de  représenta- 
tion et  d'expression  indirecte.  De  là  une  disconvenance  capi- 
tale entre  les  choses  à  représenter  et  lès  moyens  de  représen- 
tation ;  car,  tandis  que  la  nature  suit  généralement  en  toutes 
choses  la  loi  de  continuité,  de  manière  que  la  discontinuité  ne 
se  montre  que  comme  un  cas  singulier  ou  accidentel,  des  signes 
conventionnels,  tels  que  ceux  du  langage,  ne  se  prêtent  au 
contraire  naturellement  qu'à  l'expression  d'idées  et  de  rap- 
ports nettement  tranchés,  entre  lesquels  il  n'y  a  pas  de  tran- 
sition continue  ou  pas  de  nuances  indiscernables  ;  et  d'un 
autre  côté,  les  figures  de  l'espace  ne  s'adaptent  bien  à  la  repré- 
sentation des  choses  continues  que  dans  le  cas  très  particu- 
lier où  l'attribut  de  continuité  est  associé  à  celui  de  grandeur 
mesurable.  Une  autre  disconvenance  capitale  tient  à  la  forme 
linéaire  du  discours,  laquelle  ne  nous  permet  pas  de  rendre 
sensibles,  ou  de  fixer  autrement  que  par  des  images  impar- 
faites, empruntées  aux  figures  géométriques,  la  variété  infinie 
des  formes  que  l'idée  d'ordre  peut  revêtir,  et  qui  s'offrent 
effectivement  à  nous  dans  l'étude  des  rapports  des  êtres.  Il 
suit  de  là  que  la  logique,  qui  tire  son  nom  et  sa  forme  du  nom 
et  de  la  forme  du  langage,  est  un  instrument  souvent  rebelle 
et  nativement  défectueux,  tant  pour  la  perception  que  pour 


606  CHAPITRE  XXV.  / 

l'explication  des  vrais  rapports  de  disposition  et  de  subordi- 
nation entre  les  choses.  On  a  senti  et  maintes  fois  proclamé 
l'insuffisance  de  la  logique,  en  la  surprenant  en  contradiction 
avec  les  indications  d'un  sens  droit,  c'est-à-dire  avec  les  juge- 
ments de  cette  faculté  supérieure  et  régulatrice  que  nous 
nommons  la  raison  ;  mais  il  restait,  même  après  les  recherches 
des  métaphysiciens  du  dernier  siècle  sur  la  philosophie  du  lan- 
gage, à  montrer  les  raisons  fondamentales  de  ces  discordances, 
à  faire  ressortir  l'influence  qu'elles  exercent,  non  seulement 
sur  les  travaux  spéculatifs  des  philosophes  et  des  savants, 
mais  sur  les  procédés  des  arts  pratiques  et  jusque  sur  le  méca- 
nisme des  institutions  sociales, 

405.  —  Que  cherchons-nous,  que  devons-nous  chercher, 
dans  la  spéculation  comme  dans  la  pratique?  La  vérité,  c'est- 
àrdire  apparemment  la  conformité  de  la  notion  que  nous 
nous  faisons  des  choses  avec  les  choses  mêmes,  la  ressemblance 
d'une  image  à  son  type.  Mais,  s'il  y  a  des  cas  où  la  vérité 
consiste  à  saisir  un  point  précis,  un  nombre  rigoureux,  d'oîi 
l'on  ne  puisse  s'écarter  sans  commettre  une  erreur  démon- 
trable, combien  plus  fréquemment  n'arrive-t-il  pas  que  le 
calcul  fait  place  à  une  estime  qui  ne  saurait  être  rigoureuse- 
ment exacte  que  par  un  hasard  infiniment  peu  probable,  et 
pour  laquelle  on  ne  possède  même  pas  de  procédés  d'approxi- 
mation régulière?  N'y  a-t-il  pas  des  passages  et  des  dégrada- 
tions insensibles  de  l'image  dont  la  ressemblance  est  la  plus 
frappante  à  l'image  qui  offre  le  moins  de  conformité  avec  son 
type?  Et  pourquoi  supposer  qu'on  ne  trouve  pas,  dans  la 
sphère  des  idées  et  des  rapports  purement  intelligibles,  l'ana- 
logue des  passages  qui  nous  sont  rendus  sensibles  dans  les 
formes  de  l'étendue?  Saisir  dans  toute  leur  vérité,  autant  que 
•ela  peut  être  donné  à  l'homme,  les  rapports  intelligibles 
entre  les  choses,  choisir  les  images  sensibles  les  moins  impar- 
faitement appropriées  à  l'expression  de  tels  rapports,  ce  sera 
donc  le  plus  souvent,  non  point  l'œuvre  d'un  calculateur 
qui  marche  à  pas  sûrs  et  comptés,  appliquant  des  méthodes, 
combinant  ou  développant  des  formules,  enchaînant  des  pro- 
positions ;  mais  l'œuvre  d'un  artiste,  dont  un  sens  particulier, 
donné  par  la  nature,  perfectionné  par  l'usage  et  l'étude,  guide 
et  soutient  la  main,  pour  l'esquisse  du  plan  comme  pour  la 
touche  des  détails.  Le  philosophe  sera  poète  ou  peintre  à  sa 


RÉSUMÉ.  607 

manière  ;  de  là  un  cachet  d'individualité  personnelle  imprimé 
aux  productions  de  son  esprit  ;  et  de  là  aussi  des  causes  d'infé- 
riorité qui  ne  permettent  pas  à  la  spéculation  philosophique 
de  prendre  un  développement  parallèle  à  celui  des  sciences  ; 
car  il  n'y  a  de  progrès  continu  que  sous  la  condition  d'une 
transmission  identique  d'une  intelHgence  à  l'autre,  ni  de  trans- 
mission identique  que  sous  la  condition  d'une  définition  rigou- 
reuse des  idées  et  d'un  enchaînement  logique  des  propositions. 
Or,  dans  la  plupart  des  cas,  les  objets  de  la  spéculation  philo- 
sophique sont  de  telle  nature,  qu'on  ne  peut  point  satisfaire 
à  ces  conditions  essentielles,  ou  qu'on  n'y  satisfait  que  très 
imparfaitement,  avec  une  approximation  trop  grossière  pour 
que  l'esprit  s'en  contente. 

406.  —  S'il  est  vrai  qu'en  l'absence  de  divisions  naturelles, 
de  distinctions  tranchées  et  de  points  de  repère  fixés  invaria- 
blement, nos  connaissances  ne  puissent  prendre  l'organisa- 
tion logique  qui  leur  imprime  le  caractère  de  sciences,  et  qui 
est  le  principe  du  progrès  indéfini,  on  a  l'explication  toute 
simple  de  l'état  d'imperfection  de  nos  connaissances  sur  le 
sujet  qui  nous  intéresse  le  plus,  c'est-à-dire  sur  les  opérations 
de  nos  facultés  intellectuelles.  C'est  parce  que  la  nature  ne 
nous  y  fournit  pas  des  lignes  de  démarcation  et  des  points  de 
repère  sur  lesquels  chacun  soit  forcé  de  tomber  d'accord, 
que,  chacun  y  suppléant  suivant  sa  fantaisie,  la  langue  ne 
saurait  se  fixer,  ni  le  terrain  de  la  discussion  s'affermir  :  tandis 
que,  d'autre  part,  tout  en  invoquant  sans  cesse  l'expérience  et 
l'observation,  on  se  trouve  dans  l'impuissance  de  déterminer 
avec  précision  les  circonstances  de  l'observation  et  les  condi- 
tions de  l'expérience.  Voilà  la  principale  raison  pour  laquelle 
la  psychologie,  considérée  comme  une  partie  de  l'anthropo- 
logie ou  de  l'histoire  naturelle  de  l'homme,  qui  elle-même 
vient  s'encadrer  dans  le  vaste  système  des  sciences  qui  ont 
pour  objet  les  organes  et  les  fonctions  de  la  vie,  n'est  point 
encore  arrivée  à  l'état  vraiment  scientifique  ;  et  voilà  pour- 
quoi l'on  est  autorisé  à  taxer  de  chimérique  la  prétention 
d'élever,  sur  une  prétendue  observation  intérieure  des  phéno- 
mènes psychologiques,  un  corps  de  doctrine  scientifique  qui 
soit  comme  le  pendant  des  sciences  physiques  et  naturelles, 
fondées  sur  l'observation  des  phénomènes  extérieurs  et  des 
faits  qui  tombent  sous  nos  sens. 


608  CHAPITRE  XXV. 

Mais  d'ailleurs  cette  psychologie  empirique,  qu'elle  puis  3 
ou  non  sortir  de  l'état  rudimentaire  où  elle  se  trouve,  et  mé  - 
ter  un  jour  d'être  comptée  parmi  les  sciences  expérimental  s, 
n'est  point  l'objet  propre  de  la  philosophie,  ni  l'introduction 
nécessaire  aux  études  philosophiques.  L'intelligence  a  ses  lois 
dont  la  connaissance  ne  suppose  pas  nécessairement  celle  des 
industrieux  procédés  auxquels  la  nature  a  eu  recours  pour 
faire  de  nous  des  êtres  intelligents  :  pas  plus  qu'on  n'a  besoin, 
pour  saisir  et  appliquer  les  lois  de  la  musique,  de  posséder  la 
théorie  des  mouvements  vibratoires  des  corps  sonores,  et  de 
connaître  l'anatomie  de  l'oreille  ou  la  physiologie  du  nerf 
auditif.  Les  principes  de  la  critique  philosophique  ont  la  vertu 
propre  de  nous  mettre  à  même  de  porter,  sur  la  valeur  repré- 
sentative de  nos  idées,  des  jugements  qui  n'exigent  pas  le 
moins  du  monde  que  nous  sachions  comment  se  forment  nos 
idées,  ni  quelles  phases  traversent  nos  impressions  et  nos 
perceptions  avant  de  prendre  les  formes  définitives  que  les 
lois  de  notre  constitution  leur  assignent. 

407.  —  La  philosophie  a  pour  objet  l'ordre  et  la  raison  des 
choses  ;  et  par  conséquent  l'esprit  philosophique  pénètre 
dans  les  sciences  qui  traitent  des  vérités  abstraites  ou  de  l'agen- 
cement du  monde  matériel,  aussi  bien  que  dans  celles  qui  se 
réfèrent  à  l'homme  considéré  comme  être  intelligent  et  moral. 
Nous  ne  pouvons  comprendre  un  peu  la  nature  de  l'homme 
et  son  rôle  dans  le  monde,  qu'en  observant  l'enchaînement 
de  tous  les  phénomènes  de  la  nature  et  leur  progression  hiérar- 
chique, depuis  ceux  qui  ont  le  plus  de  simplicité,  de  con- 
stance et  d'universalité,  et  qui,  d'après  tous  ces  caractères 
servent  en  quelque  sorte  de  support  ou  de  charpente  à  tous 
les  autres,  jusqu'à  ceux  qui  offrent  le  plus  de  complexité  et 
^e  perfection  organique,  et  qui,  par  cela  même,  doivent  tenir 
à  des  combinaisons  plus  singulières  et  moins  stables.  D'un 
autre  côté,  il  n'y  a  pas  dans  le  monde  physique  un  ordre  de 
phénomènes  que  nous  n'expliquions  avec  nos  idées,  et  qui  par 
conséquent  ne  provoque  un  e.xamen  critique  de  la  valeur 
de  quelques-unes  des  idées  fondamentales  auxquelles  toutes 
nos  théories  se  rattachent.  Ainsi,  par  cela  même  qu'on  recher- 
che l'ordre  et  la  raison  des  choses,  on  discute  les  lois  et  les 
formes  de  notre  entendement,  en  saisissant  dans  ce  rappro- 
chement des  harmonies  ou  des  contrastes  :  et  s'il  est  loisible 


RÉSUMÉ.  609 

à  science  proprement  dite,  en  tant  qu'elle  ne  visequ'à  l'arran- 
gv.nent  méthodique  des  faits,  d'étudier  à  part  l'homme  et  la 
ni'vire,  le  sujet  et  l'objet  de  la  connaissance,  la  spécula- 
tio  1  philosophique,  qui  porte  sur  le  rapport  des  deux  termes, 
n'est  jamais  libre  de  les  isoler  l'un  de  l'autre. 

408.  —  Les  faits  positifs,  c'est-à-dire  ceux  dont  on  peut 
acquérir  la  preuve  certaine  par  le  calcul  ou  la  mesure,  par 
l'observation,  par  l'expérience,  ou  bien  enfin  par  un  concours 
de  témoignages  qui  ne  laisse  aucune  place  au  doute  raison- 
nable, servent  de  matériaux  aux  sciences  ;  mais  un  recueil 
de  pareils  faits,  même  en  grand  nombre,  n'est  propre  à  consti- 
tuer une  science  que  tout  autant  qu'ils  peuvent  se  distri- 
buer dans  un  certain  ordre  logique,  approprié  à  la  nature  des 
instruments  de  la  pensée,  et  qui  fait  l'essence  de  la  forme 
scientifique.  A  la  faveur  de  l'organisation  logique  et  de  la 
classification  systématique  de  nos  connaissances,  quand  elles 
sont  possibles,  nous  tirons  les  conséquences  des  prémisses, 
nous  rapprochons  et  combinons  des  idées  bien  définies,  et  nous 
découvrons  par  la  seule  force  du  raisonnement  des  vérités 
nouvelles.  Que  si  les  vérités  ou  les  faits,  ainsi  pressentis  ou 
découverts,  viennent  à  recevoir  la  confirmation  de  l'observa- 
tion ou  de  l'expérience,  nous  obtenons  à  la  fois,  et  la  plus 
haute  certitude  à  laquelle  il  nous  soit  donné  d'atteindre,  et 
le  témoignage  le  plus  éclatant  de  la  puissance  de  nos  facultés 
intellectuelles.  Si  la  nature  des  faits  ne  s'accommode  pas  à 
cet  ordre  logique  dont  nous  parlons,  mais  qu'on  puisse  y  sup- 
pléer par  des  définitions  et  des  classifications  artificielles, 
la  forme  scientifique   sera  encore  possible  :   seulement  elle 
n'aura  plus  que  la  valeur  d'un  échafaudage  artificiel  pour  le 
soutien  et  la  commode  transmission  de  nos  connaissances 
acquises  ;  et  en  général,  bien  loin  qu'elle  puisse  servir  à  décou- 
vrir de  nouvelles  vérités  sans  le  secours  d'observations  nou- 
velles, il  faudra  s'attendre  à  ce  que  la  suite  des  observations, 
en  révélant  des  faits  nouveaux,  renverse  l'ancien  échafaudage. 
Enfin,  s'il  n'est  pas  possible  de  soumettre  les  faits  connus  à 
une  distribution  logique,  même  artificielle,  la  forme  scien- 
tifique devient  impossible  :  ce  qui  n'empêche  ni  ces  faits  d'être 
parfaitement  certains,  ni  la  raison  de  démêler  dans  ces  faits 
un  ordre  et  des  rapports  dignes  de  toute  son  attention.  C'est 
ainsi  qu'il  y  a  une  histoire  positive  et  une  philosophie  de  l'his- 

39 


610  CHAPITRE  XXV. 

toire,  quoique  l'enchaînement  des  faits  historiques,  qui  tient 
à  l'influence  des  faits  antérieurs  sur  les  faits  consécutifs,  ne 
puisse  en  aucune  façon  ressembler  à  l'enchaînement  logique 
ou  à  la  distribution  méthodique  des  faits  qui  servent  de 
matériaux  à  une  science  proprement  dite.  La  philosophie, 
qui  pénètre  plus  ou  moins  dans  la  trame  de  toutes  les  sciences, 
qui  s'y  mêle  (en  proportions  diverses,  selon  les  matières)  à 
la  partie  positive  de  nos  connaissances,  ne  doit  donc  pas  être 
confondue  avec  la  science,  puisqu'elle  se  montre  encore  là  où 
les  conditions  de  l'organisation  et  du  schème  scientifique 
viennent  à  défaillir. 

409.  —  Il  est  de  l'essence  des  choses  que  la  vérité  philo- 
sophique ne  puisse  pas  être,  à  la  manière  d'un  fait  positif, 
mise  par  l'expérience  hors  de  toute  contestation,  ni  être  caté- 
goriquement démontrée  par  le  raisonnement,  par  le  calcul, 
par  la  réduction  à  l'absurde,  à  la  manière  des  vérités  abstraites 
qui  sont  l'objet  des  sciences  qu'on  appelle  exactes.  Après 
que  les  sciences  se  sont  enrichies  de  faits  positifs  en  assez 
grand  nombre,  l'assentiment  des  bons  esprits  peut  faire 
prévaloir  une  idée,  une  conception  philosophique  qui  place 
ces  faits  dans  un  ordre  plus  lumineux,  qui  rende  mieux  compte 
de  leurs  connexions  et  de  leur  dépendance  ;  mais  l'idée  même 
n'est  point  un  fait  qui  tombe  dans  le  domaine  de  l'expérience 
sensible,  un  résultat  que  le  calcul  puisse  manifester,  ou  un  théo- 
rème susceptible  de  démonstration  catégorique.  On  la  pro- 
pose et  parfois  on  la  fait  accueillir,  mais  on  ne  l'impose  point. 
La  probabilité  philosophique,  à  quelque  degré  qu'elle  soit 
portée,  n'exclut  jamais  la  contradiction  paradoxale  ou  sophis- 
tique. On  ne  peut  pas  plus  mesurer  cette  probabilité  qu'on  ne 
peut  exprimer  numériquement  le  degré  de  ressemblance  entre 
les  rapports  intelligibles  des  choses  et  l'idée  que  nous  avons 
de  ces  rapports,  entre  cette  idée  intérieure  et  l'expression 
que  nous  tachons  d'en  donner  à  l'aide  des  signes  du  langage 
et  des  autres  formes  sensibles  dont  nous  essayons  de  la  revêtir. 
Le  sentiment  du  vrai  en  piiilosophic  n'est,  pas  plus  que  le  sen- 
timent du  beau  dans  les  arts,  susceptible  de  décomposition  ou 
d'analyse  rigoureuse  ;  et  le  renversement  du  bon  sens,  comme 
la  perversion  du  goût,  ne  constitue  pas,  à  proprement  parler, 
une  erreur  réfutable. 

410.  —  Il  est  donc  bien  essentiel  de  ne  pas  confondre  les 


RÉSUMÉ.  611 

sciences  et  la  philosophie,  et  dans  l'alliance  intime  qui  s'opère 
souvent  entre  le  travail  scientifique  et  la  spéculation  philo- 
sophique, de  bien  discerner  ce  qui  revient  à  l'un  et  à  l'autre. 
Toute  confusion  à  cet  égard  serait  préjudiciable  aux  progrès 
ou  à  la  dignité  de  l'esprit  humain.  La  philosophie  surtout 
est  intéressée  à  ce  que  la  confusion  n'ait  pas  lieu  :  car,  comme 
il  sera  toujours  facile  de  prouver  que  la  philosophie  n'est 
point  une  science,  qu'elle  ne  se  développe  ni  n'avance  à  la 
manière  des  véritables  sciences,  on  en  conclurait  l'inanité  de 
la  philosophie,  en  dépit  des  constantes  protestations  de  l'esprit 
humain,  si  l'on  ne  parvenait  au  contraire  à  bien  établir  que  la 
philosophie  a  son  domaine  propre,  qu'elle  relève  d'une  faculté 
spéciale  ;  et  si,  en  en  saisissant  bien  le  vrai  caractère,  on  n'avait 
à  la  fois  l'explication  de  la  supériorité  de  son  rôle  et  de  l'infé- 
riorité de  ses  ressources. 

Si  l'esprit  humain  a  besoin  de  faire  cette  distinction  pour 
légitimer  son  penchant  à  philosopher,  à  plus  forte  raison 
doit-elle  être  invoquée  comme  excuse  par  un  auteur  qui  se 
risque  à  faire  un  livre  de  philosophie,  c'est-à-dire  à  écrire  sur 
des  questions  débattues  et  rebattues  depuis  que  les  hommes 
se  sont  avisés  d'écrire.  Autant  il  y  aurait  d'extravagance  à  se 
poser  en  révélateur  des  premiers  principes  que  Dieu  a  entendu 
cacher  aux  regards  de  l'homme^;  autant  il  y  aurait  même 
de  folle  présomption  à  vouloir  résoudre  dans  les  sciences  une 
de  ces  questions  dont  une  multitude  d'esprits  et  beaucoup 
de  grands  esprits  ont  cherché  la  solution  sans  la  trouver,  et 
à  vouloir  terminer  doctrinalement  un  litige  que  les  siècles  ont 
laissé  pendant  ;  autant  il  est  permis,  sans  blesser  les  règles  de 
la  sagesse  et  de  la  modestie,  de  proposer  quelques  éclaircis- 
sements nouveaux,  quelques  essais  de  coordination  nouvelle, 
qui  ne  tendent  au  contraire  qu'à  écarter  toute  prétention  de 
décision  doctrinale  et  de  dogmatisme  absolu,  dans  des  choses 
où,  pour  se  servir  des  expressions  qu'employait,  il  y  a  vingt- 
trois  siècles,  le  père  de  l'histoire  {Polymn.,  50)  «  il  ne  parait 
pas  qu'un  homme  puisse  parvenir  à  connaître  comme  il  le  fau- 
drait ce  qui  est  absolument  certain  ».  E'toévai  8è  avOpwzov  lovTa, 
OTCO);  XP'n»  '^°  péêatov,  ôoxeo)  p.èv  oùoajJLwç. 

1  «e  Radix  sapientise  cui  revelata  est  ?  »  Eccl.,  cap.  I,  v.  6. 


TABLE   DES  CHAPITRES 


Chapitres.  Pages. 

I.  De  la  connaissance  en  général.  —  De  l'illusion  et  de  la 

réalité,  relative  et  absolue 1 

II.  De  la  raison  des  choses 15 

III.  Du  hasard  et  de  la  probabilité  mathématique 36 

IV.  De  la  probabilité  philosophique.  —  De  l'induction  et  de 

l'analogie 52 

V.  De  l'intervention  de  la  probabilité  dans  la  critique  des  idées 
que  nous  nous  faisons  de  l'harmonie  des  résultats  et  de  la 
finahté  des  causes 75 

VI.  De  l'application  de  la  probabilité  à  la  critique  des  sources 

de  nos  connaissances 106 

VII.  Des  sens  considérés  comme  instruments  de  connaissance. 

—  Des  images  et  des  idées 135 

VIII.  De  la  notion  que  nous  avons  des  corps,  et  des  idées  de  ma- 
tière et  de  force.  —  Des  diverses  catégories  de  phéno- 
mènes physiques  et  de  leur  subordination 173 

IX.  De  la  vie  et  de  la  série  des  phénomènes  qui  dépendent  des 

actions  vitales 1^^ 

X.  Des  idées  d'espace  et  de  temps 214 

XI.  Des  diverses  sortes  d'abstractions  et  d'entités.   —    Des 

idées  mathématiques.  -  Des  idées  de  genre  et  d'espèce.     230 

XII.  Des  idées  morales  et  esthétiques 257 

XIII.  De  la  continuité  et  de  la  discontinuité 283 

XIV.  Du  langage 3^"* 

XV.  Des  racines  logiques  et  des  définitions 333 

XVI.  De  l'ordre  hnéaire  du  discours.    —    De  la   construction 

logique  et  du  syllogisme 357 

XVII.  De  l'analyse  et  de  la  synthèse.  -  Des  jugements  analy- 
tiques et  synthétiques ^°^ 


614  TABLE  DES  CHAPITRES. 

Chapitres.  Pages. 

XVIII.  Application  à  la  théorie  de  l'organisation  du  droit  et  de 

la  jurisprudence 400 

XIX.  Application  à  l'organisation  judiciaire,  et  notamment  à 

la  distinction  des  questions  de  fait  et  de  droit 421 

XX.  Du  contraste  de  l'histoire  et  de  la  science.,  et  de  la  philoso- 
phie de  l'histoire 444 

XXI.  Du  contraste  de  la  science  et  de  la  philosophie,  et  de  la 

philosophie  des  sciences 472 

XXII.  De  la  coordination  des  connaissances  humaines 501 

XXIII.  Des  caractères  scientifiques  de  la  psychologie  et  de  son  rang 

parmi  les  sciences 520 

XXIV.  Examen  de  quelques  systèmes  philosophiques,  dans  leurs 

rapports  avec  les  doctrines  professées  dans  cet  ouvrage. 
—  Platon.  —  Aristote.  —  Bacon.  —  Descartes.  —  Leib- 
nitz.  —  Kant 555 

XXV.  Résumé 596 


ts» 


1161-12.  —  CORBEIL.  IMPRIMERIE  CRETE. 


Ufliversîty  oi  Toronto 
Library 


DO  NOT 

REMOVE 

THE 

CARD 

FROM 

THIS 

POCKET 


Acme  Library  Gard  Pocket 
LOWE-MARTIN  CO.  Limited