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ESSAI
SUR LES FONDEMENTS
DE NOS CONNAISSANCES
ET SUR LES CARACTÈRES
DE LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE
-/o
A LA MEME LIBRAIRIE
Cournot. — Traité de l'Enchaînement des Idées fondamentales dans les
Sciences et dans l'Histoire, avec un avertissement par L. Lévy-Brkhl.
Un vol. in-8, broché 12 fr.
ESSAI
SUR LES FONDEMENTS
DE NOS CONNAISSANCES
ET SUR LES CARACTÈRES
DE LA CRITIQUE PHILOSOPHIQUE
PAR
/T.^^OURNOT
y Harmonica ratio, quee cogit rerum
naturam sibi ipsam congruere.
PuN. ffist. nat. II, 113.
*
NOUVELLE ÉDITION
^
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE
ET
C-
79,
BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79
1912
EIÊCTRONIC VERSION
AVAIIABIE
aR--2i^<V
AU LECTEUR
C'est une démarche vraiment singulière que celle d'offrir
au Public, dans ce pays et par le temps qui court, un livre de
pure philosophie. Elle paraîtra peut-être plus singulière
encore si l'auteur avoue, à sa grande confusion, que la rédac-
tion de ce livre, d'une médiocre étendue, l'a occupé à diverses
reprises pendant dix ans, et qu'il en avait tracé la première
esquisse il y a plus de vingt ans. Cependant, quoique le sujet
en soit rebattu, j'aime à espérer que l'on y trouvera, si l'on
veut bien me lire, assez de vues nouvelles pour justifier, aux
yeux de quelques amateurs, ma naïve persévérance. Je me
tromperais même sur ce point, que je pourrais encore faire
valoir l'importance de rajeunir de temps en temps l'enseigne-
ment des vieilles doctrines philosophiques, en tenant compte
des progrès de nos connaissances positives et des nouvelles
considérations qu'elles fournissent ; en choisissant des
exemples mieux appropriés à l'état présent des sciences que
ceux qu'on pouvait prendre aux temps de Descartes, de Leib-
nitz et même de d'Alembert, et qui servent encore (pour ainsi
dire) de monnaie courante, quoique un peu usée, depuis que
les philosophes se sont mis à négliger les sciences, et les
savants à montrer volontiers leur peu d'estime pour la phi-
losophie. Il est vrai qu'en allant ainsi contre les habitudes de
son temps, et en s'écartant de la manière qui prévaut dans
les écoles et dans les livres, on court grand risque d'être fort
peu goûté : mais enfin, chacun philosophe à sa mode, et
VI AU LECTEUR.
porte dans la spéculation philosophique l'empreinte de ses
autres études, le pli d'esprit que lui ont donné d'autres tra-
vaux. Le théologien, le légiste, le géomètre, le médecin, le
philologue se laissent encore reconnaître à leur manière de
draper le manteau du philosophe ; et il serait fâcheux à plus
d'un égard que cette variété fît place à une uniformité trop
monotone : comme cela ne manquerait pas d'arriver si la
philosophie, en voulant se discipliner, s'isolait, se cantonnait,
et finissait par ressembler à une profession ou à une carrière.
On ne peut écrire sur des matières philosophiques sans
toucher à des questions d'une délicatesse extrême, et sans
s'exposer à des contradictions apparentes, ou à des inter-
prétations qui vont bien au delà des pensées de l'auteur. J'ai
tâché d'exphquer, mieux qu'on ne l'avait encore fait suivant
moi, les raisons spéciales de l'imperfection inévitable de la
langue philosophique ; et si j'ai réussi à démontrer au lecteur
ce point de théorie, je l'aurai par là même disposé à excuser
avec indulgence et à corriger avec bienveillance beaucoup
d'inexactitudes de rédaction. Quant à ceux qui seraient ani-
més de sentiments moins charitables, je me contenterai de
leur répondre par cette citation de Malebranche (Éclaircis-
sement sur le 3^ chap. du livre I de la Recherche de la vérilé) i
« Il est difficile, et quelquefois ennuyeux et désagréable,
« de garder dans ses expressions une exactitude trop rigou-
« reuse. Quand un auteur ne se contredit que dans l'esprit
« de ceux qui le critiquent, et qui souhaitent qu'il se con-
« tredise, il ne doit pas s'en mettre fort en peine : et s'il vou-
« loit satisfaire par des explications ennuyeuses à tout ce
« que la malice ou l'ignorance de quelques personnes pour-
« roit lui opposer, non seulement il feroit un fort méchant
« livre, mais encore ceux qui le liroient se trouveroient cho-
0 qués des réponses qu'il donneroit à des objections imagi-
« naires, ou contraires à une certaine équité dont tout le
« monde se pique. »
Un seul mot pourtant. En parcourant un livre qui a pour
but d'expliquer le rôle suprême de la raison dans l'élaboration
AU LECTEUR. VII
de la connaissance humaine, on pourrait supposer que l'auteur
est ce que l'on est convenu d'appeler, dans le style de la
controverse moderne, un rationaliste. On se tromperait en
cela : je suis persuadé, autant que qui que ce soit, de l'insuffi-
sance pratique de la raison ; et je ne voudrais pas, pour la
vanité de quelques opinions spéculatives, risquer le moins du
monded'afïaiblirdes croyances quejeregardecommeayantsou-
tenu et comme devant soutenir la vie morale de l'humanité.
A. C.
Paris, 28 août 1851.
N. B. — Dans le courant de Vouvrage,
les chiffres entre parenthèses indiquent les numéros du texte
auxquels on renvoie.
ESSAI
SUR LES FONDEMENTS
DE NOS CONNAISSANCES
CHAPITRE PREMIER
De la connaissance en général. — De l'illusion et de
la réalité relative et absolue.
1. _ Quel que soit l'objet ou le phénomène que nous vou-
lons étudier, ce que nous en saisissons le mieux, c'est la forme :
le fond ou la substance des choses est pour nous plein d'obscu-
rité et de mystères. Heureusement, notre ignorance sur le
fond ou sur la nature intime des choses n'empêche pas qu'on
ne puisse suivre, par le raisonnement, toutes les propriétés qui
tiennent à une forme dout nous avons l'idée nette et bien
définie. Ainsi, quoique nous ne possédions que des notions
très imparfaites sur la constitution des corps soHdes et
fluides ; quoiqu'on n'ait pas encore bien expliqué comment,
par un jeu d'actions moléculaires, la nature réalise les types
ou les formes physiques de la sohdité et de la fluidité, il suffit
que ces types se prêtent à une définition précise et mathé-
matique, pour que les géomètres aient pu découvrir dans les
corps soUdes et fluides, en repos et en mouvement, une foule
de propriétés qui ne tiennent qu'aux définitions abstraites de
la solidité et de la fluidité, et dont l'étude ne suppose point
la connaissance préalable des moyens cachés que la nature
emploie pour produire un cristal ou une goutte d'eau, et pour
faire ainsi tomber sous nos sens les types abstraits de la
liquidité et des formes cristallines.
De même, quoique nous soyons encore loin de connaître
la nature intime du principe de la lumière, malgré tous les
progrès qu'ont fait faire à la science de l'optique les travaux
1
2 CHAPITRE I.
des physiciens modernes, déjà, bien avant ces travaux,
l'optique constituait une vaste et importante application
de la géométrie, tout entière fondée sur la propriété de la
lumière de se transmettre en ligne droite, de se réfléchir ou
de se briser au passage d'un milieu dans un autre, suivant
des lois susceptibles d'un énoncé géométrique, rigoureux et
simple. Cette partie de l'optique n'a point changé quand la
théorie de l'émanation des particules lumineuses a fait place
à celle des vibrations de l'éther : seulement on a dû recourir
à d'autres expUcations pour rattacher ces lois géométriques,
d'où dépend la forme du phénomène, aux notions postérieu-
rement acquises sur la constitution physique de la lumière,
ou sur la nature même du phénomène.
2. — Ce que nous disons à propos des phénomènes de la
nature physique, s'appUque, à bien plus forte raison, aux
phénomènes delà vie sensible et intellectuelle. Si le physicien
est loin d'avoir une connaissance exacte de l'organisation
moléculaire d'une goutte d'eau ou d'un cristal, comment
espérer de pénétrer dans les détails intimes de l'organisation
à l'aide de laquelle la nature élabore les mystérieux phénomènes
que nous appelons sensibiUté, conscience, perception ? Com-
ment saisir, dans son essence et dans ses causes internes,
cet acte par lequel un être doué d'intelligence perçoit ou con-
naît des objets situés hors de lui ? L'anatomie la plus fine,
l'analyse la plus subtile, y ont échoué jusqu'à présent et y
échoueront toujours. Il faudrait donc renoncer à rien savoir
sur le mécanisme de nos facultés, si elles ne nous présentaient,
dans leur forme, quelques-uns de ces caractères que nous pou-
vons nettement saisir, et dont il nous est permis de suivre les
conséquences par le raisonnement, malgré notre ignorance
sur la nature intime et sur la génération des facultés dont
nous voulons étudier le jeu et les rapports. Déjà les logiciens,
et Kant en particulier, ont insisté sur la distinction entre la
matière et la forme de nos connaissances, et ils ont très bien
fait voir que la forme pouvait être l'objet de jugements cer-
tains, quand la matière ou le fond restait à l'état probléma-
tique ; mais l'application que nous voulons faire de cette
distinction, et qui doit servir do point de départ à toutes nos
recherches en logique, portera sur un caractère plus général,
plus cssenLicl que ceux doiit les logiciens se sont occupés
DE LA CONNAISSANCE EN GÉNÉRAL. 3
jusqu'ici, et dont il y a, selon nous, biea plus de conséquences
importantes à tirer.
3. — En effet, nous concevons clairement que toute per-
ception ou connaissance implique un sujet percevant et un
OBJET perçu, et consiste dans un rapport quelconque entre ces
deux termes : d'où il suit que, la perception ou le rapport venant
à changer, il faut que la raison du changement se trouve
dans une modification subie, ou par le sujet percevant, ou
par l'objet perçu, ou par chacun des deux termes du rapport.
C'est ainsi que, lorsque deux cordes sonores ont eu d'abord
entre elles un intervalle musical défini, et qu'au bout d'un
certain temps, elles cessent d'ofïrir cet intervalle, on se
demande si le ton de l'une a haussé, si le ton de l'autre a
baissé, ou si ces deux causes ont concouru à faire varier
l'intervalle.
De même, si l'on trouvait que l'hectohtre de blé représente
en valeur, à une époque donnée, un certain nombre de jour-
nées de travail, et à une époque postérieure un nombre plus
grand, on se demanderait si cet effet est dû à une hausse dans
la valeur du blé, résultant, par exemple, d'une suite de mau-
vaises récoltes ou d'une taxe à l'importation ; ou s'il provient
d'une dépréciation du travail manuel, occasionnée par
l'accroissement de la population, par l'introduction de nou-
velles machines ; ou bien enfin s'il n'y a pas là un résultat
composé de la hausse du blé et de la dépréciation du travail.
4. — Imaginons maintenant que l'on ait un système de
cordes sonores, accordées d'abord de manière à offrir de cer-
tains intervalles musicaux, et qu'ensuite, toutes ces cordes,
moins une, continuant de donner, quand on les compare
entre elles, les mêmes intervalles, il n'y ait de changement
que dans les intervalles donnés par la comparaison de la
dernière corde à toutes les autres : on regardera, sinon comme
rigoureusement démontré, du moins comme extrêmement
probable, que cette dernière corde est la seule qui n'ait pas
tenu raccord, ou qui ait subi dans sa tension le changement
d'où résulte le nouvel état du système.
On tirerait une conséquence analogue à la vue d'un tableau
qui donnerait, pour deux époques différentes, les valeurs
relatives de diverses denrées. Si le blé, par exemple, en haus-
sant de valeur, comme on l'a supposé plus haut, par rapport
4 CHAPITRE I.
à la journée de travail, n'avait changé de valeur par rapport
à aucune des autres denrées, on en conclurait que le change-
ment observé est dû, non à la hausse absolue du blé, mais à
la dépréciation absolue du travail : à moins toutefois qu'on
ne vît clairement qu'il y a, entre le blé et les autres denrées
auxquelles on le compare, une Maison telle que l'une ne
peut varier sans entraîner, dans les valeurs de toutes celles
qui en dépendent, des variations proportionnées.
5, _ Mais, de tous les exemples que nous pourrions prendre,
il n'y en a pas qui conviennent mieux à notre but, et qui
comportent plus de simplicité et de précision, que ceux qui
se tirent de la considération du mouvement.
Nous jugeons qu'un point se meut lorsqu'il change de
situation par rapport à d'autres points que nous considérons
comme fixes. Si nous observons à deux époques distinctes un
système de points matériels, et que les situations respectives
de ces points ne soient pas les mêmes aux deux époques, nous
en concluons nécessairement que quelques-uns de ces points,
sinon tous, se sont déplacés ; mais si, de plus, nous ne pouvons
pas les rapporter à des points de la fixité desquels nous
soyons sûrs, il nous est, de prime abord, impossible de rien
conclure sur le déplacement ou l'immobiHté de chacun des
points du système en particulier.
Cependant, si tous les points du système, à l'exception
d'un seul, avaient conservé leurs situations relatives, nous
regarderions comme très probable que ce point unique est
le seul qui s'est déplacé ; à moins, toutefois, que les autres
points ne nous parussent liés entre eux de manière que le
déplacement de l'un dût entraîner le déplacement de tous
les autres.
Nous venons d'indiquer un cas extrême, celui ou tous les
points, un seul excepté, ont conservé leurs situations relatives ;
mais, sans entrer dans les détails, on conçoit bien qu'entre
toutes les manières de se rendre raison des changements
d'état du système, il peut s'en présenter de beaucoup plus
simples, et qu'on n'hésitera pas à regarder comme beaucoup
plus probables que d'autres. Cette probabilité, dont nous ne
voulons point encore discuter l'origine et la nature, peut être
telle qu'elle détermine l'acquiescement de tout esprit raison-
nable.
DE LA CONNAISSANCE EN GÉNÉRAL. 5
Si l'on ne se bornait pas à observer le système à deux époques
distinctes, mais qu'on le suivît dans ses états successifs, il y
aurait, sur les mouvements absolus des divers points du
système, des hypothèses que l'on serait conduit à préférer à
d'autres pour l'expHcation de leurs mouvements relatifs.
C'est ainsi qu'abstraction faite des notions acquises plus tard
sur les masses des corps célestes et sur la nature de la force
qui les fait mouvoir, l'hypothèse de Copernic, comparée
à celle de Ptolémée, exphquait les mouvements apparents
du système planétaire d'une manière plus simple, plus satis
faisante pour la raison, et partant plus probable i.
Enfin, il y a des circonstances qui peuvent nous donner la
certitude que les mouvements relatifs et apparents pro-
viennent du déplacement réel de tel corps et non de tel
autre ^ Ainsi, l'aspect d'un animal nous apprendra par des
symptômes non équivoques s'il est effectivement en repos
ou en mouvement. Ainsi, pour rentrer dans l'exemple que nous
prenions tout à l'heure, les expériences du pendule prouveront
le mouvement diurne de la terre ; le phénomène de l'aberra-
tion de la lumière prouvera le mouvement annuel ; et l'hypo-
thèse de Copernic prendra rang parmi les vérités positivement
démontrées.
6. — Remarquons maintenant que ces mouvements aux-
quels nous donnions provisoirement et improprement la
qualification d'absolus, et dans lesquels nous cherchions la
raison des déplacements relatifs, peuvent n'avoir eux-mêmes
qu'une existence relative. Pour faciliter l'inteUigence de cette
distinction capitale, nous avons à notre disposition les exemples
les plus familiers comme les plus relevés.
Sur un bâtiment où des animaux sont embarqués, nous en
considérons deux, à deux instants différents : leur situation
relative a changé. A défaut de tout autre terme de compa-
raison, nous pourrons juger sans hésitation, par les attitudes
de l'un et de l'autre animal, que le premier s'est déplacé,
tandis que l'autre gardait le repos. Mais ce jugement n'est vrai
1 Invenimus igitur, sub hac ordinatione, admir andam mundi sym-
metriam ac certum harmonise nexum motus et magnitudinis orbium,
qualis alio modo requiri non potest. » Nie. Copernic. De revolut. orbium
cœlestium, T. I, c. 10.
2 Newton, Principes, liv. I, à la fin des définitions préliminaires.
6 CHAPITRE î.
que relativement au système dont le vaisseau et les animaux
font partie : peut-être que, si l'on tenait compte delà marche
du bâtiment, on trouverait que le même animal qu'on a eu
raison de juger en mouvement par rapport au navire, était
en repos par rapport à la surface terrestre, tandis que l'autre
animal se déplaçait. On n'en est pas moins fondé à dire que
l'animal, observé dans l'attitude de la marche, s'est mû
réellement : seulement, la réahté de ce mouvement n'est que
relative au système mobile auquel l'animal est associé.
Les expériences du pendule et l'aberration de la lumière
prouvent la réalité du mouvement diurne et du mouvement
annuel de tous les corps placés à la surface de la terre ; mais
peut-être qu'en vertu du mouvement de translation du sys-
tème planétaire dans l'espace, tel point de la masse terrestre,
son centre, par exemple, se trouve actuellement dans un repos
absolu, tandis que le centre du soleil est en mouvement.
Il n'y aurait rien à en conclure contre la réahté de l'hypo-
thèse de Copernic, qui fait mouvoir la terre autour du soleil
en repos : seulement il faut entendre que la réahté de l'hypo-
thèse est purement relative au système du soleil et des pla-
nètes qui l'escortent,
7. — Pour suivre de plus près l'analogie avec le problème
qui doit nous occuper, et quia pour objet de soumettre nos
idées à un examen critique, de discerner le vrai du faux, l'illu-
sion de la réalité, il faut (sans sortir de l'ordre de faits où nous
puisons nos exemples) considérer plus spécialement le cas
où il s'agit, non plus de prononcer sur les mouvements réels
d'un système de mobiles, d'après leurs mouvements relatifs,
tels qu'ils apparaissent à un observateur certain de sa propre
immobihté, mais bien de prononcer sur les mouvements
réels qui peuvent affecter, soit le système des mobiles exté-
rieurs, pris dans leur ensemble, soit la station même de
l'observateur ; et cela, d'après la perception des mouvements
apparents du système extérieur, par rapport à la station de
l'observateur.
La rigueur de cette analogie n'a point échappé à Kant,
c'est-à-dire au philosophe qui a sondé avec le plus de profon-
deur la question de la légitimité de nos jugements. Lui-même
compare la réforme philosophique dont il se fait le promoteur
à la réforme opérée en astronomie par Copernic. L'un explique.
DE LA CONNAISSANCE EN GÉNÉRAL. 7
par les mouvements diurne et annuel de la terre où l'observa-
teur est placé, les apparences du système astronomique ;
l'autre veut trouver dans les formes, ou dans les lois consti-
tutives de l'esprit humain, l'explication des formes sous les-
quelles nous concevons les phénomènes, et auxquelles les
hommes sont portés (mal à propos selon lui) à attribuer une
réalité extérieure. En un mot, pour employer dès à présent
des termes dont nous ne pourrions nous dispenser par la suite
de faire usage, malgré leur dureté technique, Kant n'accorde
qu'une valeur subjective à des idées auxquelles le commun des
hommes, et même la plupart des philosophes, attribuent une
réalité objective.
Nous entrerons plus loin dans la discussion de l'hypothèse
du métaphysicien allemand, et nous examinerons si elle ne
doit pas être rejetée, par des motifs tout à fait semblables à
ceux qui nous obligent d'admettre l'hypothèse du grand astro-
nome, son compatriote. Il suffit ici d'avoir rappelé l'analogie
de deux questions sur lesquelles la raison peut d'ailleurs por-
ter des jugements inverses, d'après les données qu'elle pos-
sède sur l'une ou sur l'autre.
8. — Nous appellerons illusion la fausse apparence, celle
qui est viciée ou dénaturée en raison de conditions inhérentes
au sujet percevant, à ce point" que par elle-même elle ne
fournit qu'une idée fausse de l'objet perçu ; nous donnerons,
par opposition, le nom de phénomène à l'apparence vraie,
c'est-à-dire à celle qui a toute la réalité externe que nous lui
attribuons naturellement ; enfin, nous distinguerons le phé-
nomène dont la réalité externe n'est que relative, d'avec la
réalité absolue que l'esprit conçoit, lors même qu'il n'aurait
aucun espoir d'y atteindre avec ses moyens de perception ^.
Des exemples vont encore servir à éclaiic r le sens de ces
définitions abstraites.
Lorsque, du pont du navire où je suis embarqué, mes yeux
voient fuir les arbres et les maisons du rivage, c'est une illu-
sion des sens, une apparence fausse et dont je reconnais
^ Ce que nous nommons la réalité absolue, par opposition à laréalilé
relative ou phénoménale, correspond à ce que Kant à nommé les choses
en elles-mêmes {Dingen an sich selbst), expression technique, que les tra-
ducteurs anglais ont rendue littéralement par things in themselves, et
les traducteurs français par choses en soi.
8 CHAPITRE I.
immédiatement la fausseté, parce que j'ai des motifs d'être
sûr de l'immobilité du rivage. Au contraire, mes sens ne me
trompent pas lorsqu'ils me portent à croire au mouvement
du passager qui se promène près de moi sur le pont : ce mou-
vement a bien toute la réalité extérieure que je suis porté à
lui attribuer, sur le témoignage de mes sens qui, en cela,
n'altèrent ni ne compliquent la chose dont ils ont pour fonc-
tion de me donner la perception et la connaissance ; mais cette
réalité extérieure n'est que phénoménale ou relative ; car
peut-être le passager se meut-il en sens contraire du navire
et avec une vitesse égale, de manière à rester fixe par rapport
au rivage auquel j'attribue avec raison l'immobilité. En tout
cas, le mouvement du navire se combine avec le mouvement
propre du passager pour déterminer le mouvement réel de
celui-ci par rapport au rivage ou à la surface terrestre.
Mais, en admettant l'hypothèse que le passager reste immo-
bile relativement à la surface terrestre (et par conséquent
absolument immobile, s'il était permis d'admettre avec les
anciens l'immobihté absolue de cette surface), nous compre-
nons très bien que l'état de repos où il se trouve a sa raison
dans la coexistence de deux mouvements contraires, qui se
neutralisent, tout en existant réellement chacun à part, d'une
réalité que nous appelons phénoménale et relative, pour la
distinguer d'une réaUté absolue que l'esprit conçoit, lors
même que l'observation n'y atteint pas.
La courbe enchevêtrée qu'une planète vue de la terre
semble décrire sur la sphère céleste oij l'on prend les étoiles
pour points de repère, est une apparence où la vérité objec-
tive se trouve faussée par des conditions subjectives inhé-
rentes à la station de l'observateur. Au contraire, l'orbite
elliptique qu'un satellite décrit autour de sa planète (abstrac-
tion faite des perturbations), et dont l'astronome assigne les
éléments, n'est pas une pure apparence. La description de
cette orbite par le satclhte est un phénomène ou, si on l'aime
mieux, un fait doué d'une réalité phénoménale, relative au
système de la planète principale et de ses satellites ; quoique,
plus réellement et relativement au système solaire, dont celui
de la planète et de ses satellites n'est qu'une dépendance, la
trajectoire du satellite soit une courbe plus composée, résul-
tant d'une combinaison du mouvement elliptique du satcl-
DE LA CONNAISSANCE EN GÉNÉRAL. 9
lite autour de sa planète avec le mouvement elliptique de la
planète autour du soleil ; quoique, plus réellement encore et
relativement au système d'un groupe d'étoiles dont le soleil
fait partie, la trajectoire du satellite résulte d'une combi-
naison des mouvements que l'on vient d'indiquer avec le
mouvement, encore peu connu, du système solaire ; et ainsi de
suite, sans qu'il nous soit donné d'atteindre à la réalité
absolue, dans le strict sens du mot.
9. — Aux exemples tirés du mouvement, nous pouvons,
pour éclaircir encore mieux ces notions préliminaires, en
joindre d'autres fournis par les impressions qui affectent
spécialement le sens de la vue. Des yeux fatigués ou malades
éprouvent dans les ténèbres des impressions semblables à
celles que la lumière directe ou réfléchie produit sur les yeux
sains, dans des circonstances normales. On voit des étincelles,
des taches obscures ou diversement colorées. L'action de
l'électricité, une compression mécanique peuvent produire les
mêmes effets, et donnent lieu à des sensations visuelles ou
optiques du genre de celles que les physiologistes nomment
subjectives, parce qu'elles ne correspondent à aucun objet
extérieur qui révélerait sa présence à la manière ordinaire, en
vertu de l'action spéciale exercée sur la rétine par les rayons
qui en émanent. Dans des cas d'hallucination, on croit voir des
spectres, des fantômes ; et alors ce n'est plus l'état maladif
ou anormal de la rétine ou du nerf optique qui vicie les impres-
sions du cerveau, c'est l'état maladif ou anormal du cerveau qui
réagit sur les appareils nerveux placés dans sa dépendance, et
qui en pervertit les fonctions. De pareilles aberrations de la
sensibilité, qui appartiennent en quelque sorte à l'état normal,
vu la fréquence et la quasi-périodicité de leur retour, pro-
duisent les songes. Tout cela n'est évidemment qu'illusion,
fausse apparence, tenant sans doute à des lois manifestes ou
cachées qui régissent notre propre sensibilité, mais sans liaison
avec aucune réahté extérieure, ou du moins sans une liaison
telle qu'il en puisse résulter pour nous une perception ou une
connaissance de cette même réalité.
Un charbon incandescent, en tournant avec une rapidité
suffisante, produit l'impression d'un cercle lumineux continu.
On trouve dans les livres de physique une théorie des couleurs
accidentelles, c'est-à-dire des teintes que semble prendre acci-
10 CHAPITRE I.
dentellement une surface blanche le long des lignes qui la
séparent d'une surface colorée, ou des teintes que la surface
blanche acquiert pour quelques instants, après que l'œil s'est
appHqué pendant un temps suffisant à regarder une surface
colorée. Ce sont encore là des apparences qui tiennent au mode
de sensibilité de la rétine, et qui n'ont aucune réalité externe.
Telle modification dans la structure de l'œil ou dans le ton de
la fibre nerveuse permettrait de suivre le mouvement du point
en ignition, quand, pour des yeux tels que les nôtres, a déjà
lieu l'apparence d'un cercle continu. Cependant ces illusions,
ces fausses apparences ne sont point, comme celles de la pre-
mière catégorie, indépendantes de la présence des objets
externes, ou liées à la présence de ces objets, mais par de tout
autres rapports que ceux qui donnent aux impressions du
même genre, dans les circonstances normales, une vertu
représentative. Elles dépendent au contraire de la présence des
objets externes, et résultent d'une simple déviation des lois
ordinaires de la représentation : déviation soumise elle-même
à des lois réguHères, susceptible d'être définie par l'expérience
et rectifiée par le raisonnement ; moyennant quoi la percep-
tion sera soustraite à l'influence des modifications subjectives
qui l'altéraient et la faussaient.
Nous sommes frappés pour la première fois du spectacle
d'un arc-en-ciel, et, dans l'habitude où nous sommes de voir
les couleurs s'étendre à la surface de corps résistants qui con-
servent ces couleurs en se déplaçant dans l'espace ou qui ont,
comme on dit, des couleurs propres, nous jugeons de prime
abord que l'arc-en-ciel est un objet matériel, teint de cou-
leurs propres, occupant dans le ciel une place déterminée,
d'où il offrirait les mêmes apparences à des spectateurs diver-
sement placés, sauf les eiïets ordinaires de perspective, dont
nous sommes exercés à tenir compte. Or, l'arc-en-cicl n'a pas
ce degré de réalité ou de consistance objective; il n'existe en
tel lieu de l'espace que relativement à tel observateur placé
dans un lieu déterminé ; de sorte que, l'observateur se dépla-
çant, l'arc se déplace aussi, ou même s'évanouit tout à fait: et
néanmoins ce n'est point une illusion ; car, s'il faut que l'obser-
vateur se trouve en tel lieu pour que le concours des rayons
lumineux y produise la perception d'un arc-en-ciel et le lui fasse
rapporter à tel autre lieu de l'espace, nous concevons parfai-
DE LA CONNAISSANCE EN GENERAL. 11
tement que les rayons lumineux font leur trajet, indépen-
damment de la présence de l'observateur, qu'il ait l'œil fermé
ou ouvert pour les recevoir. L'arc-en-ciel est un phénomène ;
la présence de l'observateur est la condition de la perception,
et non celle de la production du phénomène : ratio cognoscendi,
non ratio essendi.
10. — Ce que nous disons de l'arc-en-ciel, nous le dirions des
couleurs changeantes que certains corps présentent. La per-
ception des couleurs change avec la position de l'observateur
par rapport au corps, mais non pas, comme dans le cas des
couleurs accidentelles, par suite de modifications propres à
l'organe de l'observateur ou au sujet percevant. Le corps
renvoie effectivement des rayons d'une certaine couleur dans
une direction, et des rayons d'une couleur différente dans une
autre. Nous dirons donc que l'idée du corps, en tant que
revêtant telle couleur, n'est pas une illusion ; que cette idée
est douée d'une réalité objective et phénoménale, bien que
relative et non absolue ; et nous regarderions au contraire
comme entachée d'illusion la représentation que s'en ferait un
h mme dont les yeux malades faussent les couleurs, ou qui
regarderait à son insu ce corps à travers un milieu coloré.
Que s'il s'agit d'un corps à couleur propre, invariable, tel
que l'or parfaitement pur, le caractère physique tiré de la
couleur aura une plus grande valeur aux yeux du naturaliste
et aux yeux du philosophe : il jouira en effet à un plus haut
degré de la consistance objective : non pas que, quand on dit :
L'or est jaune, on s'imagine qu'il y ait dans le métal quelque
chose qui ressemble à la sensation que nous fait éprouver la
couleur jaune. Les métaphysiciens des deux derniers siècles se
sont trop évertués à nous prémunir contre une méprise si
grossière. Mais on entend, ou du moins tout homme un peu
exercé à la réflexion entend sans peine que l'or a réellement la
propriété de renvoyer en tous sens des rayons lumineux d'une
certaine espèce, que nous distinguons des autres par la pro-
priété qu'ils ont d'affecter d'une certaine manière la sensibilité
de la rétine, et qu'au besoin, grâce au progrès des sciences, nous
distinguerions par d'autres caractères, tels que celui d'avoir
tel indice de réfraction, celui de produire tels effets calorifiques
ou chimiques.
Viendra maintenant un physicien qui, scrutant plus curieu-
12 CHAPITRE I.
sèment les propriétés optiques des corps, remarquera que les
surfaces métalliques, même non polies, réfléchissent toujours
plus ou moins abondamment, à la manière d'un miroir, la
lumière blanche qui les éclaire, et que cette lumière blanche,
ainsi réfléchie spéculairement, s'ajoute (de manière à en mas-
quer la véritable teinte) à la lumière qui a pénétré tant soit
peu entre les particules du corps, et qui dans ce trajet a subi
l'action singulière par laquelle les particules matérielles, selon
la nature du corps, éteignent de préférence les rayons d'une
certaine couleur, renvoient de préférence les rayons d'une autre
couleur, ce qui est le vrai fondement de la couleur propre des
corps. En poursuivant cette idée, en dégageant le phénomène
de la couleur propre des corps d'un autre phénomène qui le
complique, celui de la réflexion spéculaire, le physicien dont
nous parlons constatera que la teinte jaune du morceau de
métal peut résulter de l'action combinée de rayons de lumière
blanche réfléchie spéculairement, et de rayons pourpres qui
ont subi l'action moléculaire que l'on vient d'indiquer. Il
remarquera que la lumière, vue par transmission à travers
une mince feuille d'or, est effectivement colorée en pourpre ;
que de l'or métallique, obtenu en poudre impalpable dans un
précipité chimique, est aussi de couleur pourpre ; et il en
conclura, contre l'opinion commune, que le pourpre est vrai-
ment la couleur propre de l'or. Il aura fait un pas de plus dans
l'investigation de la réalité que contient le phénomène : il aura
franchi un terme de plus dans cette série dont le dernier terme,
reculé ou non à l'infini, accessible ou inaccessible pour nous,
serait la réalité absolue.
Au point où nous en sommes, il est bien sûr que l'esprit du
physicien ne se tient point pour satisfait; que non seulement
il ne se flatte pas d'avoir saisi la réalité absolue sous l'appa-
rence phénoménale, mais qu'il ne regarde nullement comme
impossible de pénétrer plus avant dans la raison intrinsèque,
dans le fondement réel de tout cet ordre de phénomènes que
l'on quahfie d'optiques, et dont la première notion, la plus
empreinte des conditions propres à notre organisme, nous est
donnée par la sensation d'une étendue colorée. En vertu d'une
loi de l'entendement humain, dont nous aurons à parler
ailleurs, il sera invinciblement porté ii chercher la raison de
tous ces phénomènes dans des rapports de configuration et de
DE LA GONNAISSANGE EN GÉNÉRAL. 13
mouvement, dans le jeu de certaines forces mécaniques qui ne
sont conçues elles-mêmes que comme des causes de mouve-
ment. Il imaginera donc là-dessus des hypothèses qu'il confron-
tera avec des expériences ingénieuses. Bientôt le géomètre
redoublera d'efforts pour opérer cette réduction de la nature
sensible à une nature purement intelligible, où il n'y a que des
mouvements rectilignes, circulaires, ondulatoires, régis par les
lois des nombres. Mais par cela même, et en admettant le plein
succès de ses tentatives, en supposant que l'optique aura été
ramenée à n'être qu'un problème de mécanique, nous retom-
bons sur un ordre de phénomènes plus généraux, où nous avions
puisé d'abord des exemples plus abstraits et plus simples, et
où déjà nous avions reconnu, par ces exemples mêmes, qu'il
ne nous est pas donné d'atteindre à la réalité absolue : bien
qu'il soit dans la mesure denos forces de nous élever d'un ordre
de réalités phénoménales et relatives à un ordre de réalités
supérieures, et de pénétrer ainsi graduellement dans l'intelli-
gence du fond de réalité des phénomènes.
IL — Quand le sujet en qui la perception réside est à son
tour considéré comme objet de connaissance, toutes les modi-
fications qu'il éprouve, même celles auxquelles ne correspon-
drait aucune réalité externe et phénoménale, peuvent être
réputées des phénomènes, et à ce titre être observées, étudiées,
soumises à des lois. Ainsi les hallucinations du sens de la vue
seront décrites et étudiées comme phénomènes par les physio-
logistes et les psychologues qui s'occupent ou qui doivent
s'occuper de la sensibihté, aussi bien dans ses aberrations
qu'à l'état normal. La sensation des couleurs accidentelles
attirera au même titre l'attention des physiologistes et même
celle des physiciens, à cause de certaines lois très simples et
purement physiques, suivant lesquelle les teintes acciden-
telles naissent à l'occasion du contraste des couleurs réelles.
12. — La distinction du sujet qui perçoit et de l'objet perçu
ne cesse pas d'être admissible, lors même que l'homme
s'observe et se connaît (ou cherche à se connaître) dans sa
propre individuahté. Cette distinction est bien évidente à
l'égard des phénomènes de notre nature corporelle qui tombent
sous nos sens ; et, même dans l'ordre des phénomènes intel-
lectuels et moraux, il arrive que l'homme a le pouvoir de se
poser comme objet de connaissance à lui-même ; sans quoi toute
14 CHAPITRE I.
connaissance serait impossible pour les phénomènes de cet
ordre. Il y a vraisemblablement une multitude de faits moraux
et intellectuels, comme de faits physiologiques, qui passent
inaperçus, qui sont hors du domaine de la connaissance, préci-
sément parce qu'il n'y a pas lieu, en ce qui les concerne, de
distinguer un sujet ou une faculté qui perçoit d'avec un objet
ou une faculté perçue. D'où vient ce pouvoir de l'homme inté-
rieur, de se poser comme objet de connaissance à lui-même,
pouvoir senti de tous, qui n'apparaît d'abord qu'à l'état rudi-
mentaire, mais qui se fortifie et se développe à la manière des
autres puissances de la vie, et à la désignation duquel toutes
les langues ont affecté des expressions métaphoriques? C'est
peut-être là un des plus impénétrables mystères de la nature
humaine : c'est du moins une des questions les plus obscuré-
ment traitées par les philosophes modernes, mais dont heu-
reusement la solution n'est pas indispensable pour le but que
nous nous proposons. Le peu que nous aurions à en dire trou-
vera plus naturellement sa place dans le chapitre où nous
traiterons de la psychologie, et de la valeur des procédés
d'investigation scientifique à l'usage des psychologues.
CHAPITRE II
De la raison des choses.
13. — Les animaux n'éprouvent pas seulement le plaisir
et la douleur ; ils ont des sens comme l'homme, quelquefois
même des sens plus parfaits, et tout indique que ces sens sont
des organes de perception et de connaissance. Nier que le chien
connaît son maître, que l'aigle a du haut des airs la perception
de sa proie, c'est avancer par esprit de secte et de système
un de ces paradoxes contre lesquels le bon sens proteste ;
ou bien c'est dépouiller les mots de leur signification ordi-
naire, pour leur en imposer une tout arbitraire et systéma-
tique. L'animal, l'enfant, l'idiot perçoivent et connaissent à
leur manière, quoique sans doute ils ne se représentent point
les objets tels que l'homme les imagine et les conçoit, grâce au
concours des sens et de facultés supérieures que l'animal, l'en-
fant et l'idiot ne possèdent pas.
Or, une de ces facultés, que nous considérons comme émi-
nente entre toutes les autres, est celle de concevoir et de
rechercher la raison des choses.
Que cette faculté ait besoin, comme le goût littéraire, comme
le sentiment du beau, d'exercice et de culture pour se déve-
lopper ; qu'elle puisse être entravée dans son développement
par certains défauts d'organisation, par des circonstances
extérieures défavorables, telles que celles qui concentrent
toute l'activité de l'homme vers des travaux ou des plaisirs
grossiers, il y aurait absurdité à le nier. Mais toujours est-il que,
chez tous les hommes réputés raisonnables, on retrouve, à cer-
tains degrés, cette tendance à s'enquérir de la raison des choses ;
ce désir de connaître, non pas seulement comment les choses
sont, mais pourquoi elles sont de telle façon plutôt que d'une
autre ; et, partant, cette intelligence d'un rapport qui ne
tombe pas sous les sens ; cette notion d'un lien abstrait en
16 CHAPITRE IL
vertu duquel une chose est subordonnée à une autre qui la
détermine et qui l'explique.
14. — Il n'est pas nécessaire d'avoir beaucoup pratiqué les
philosophes pour connaître les imperfections du langage phi-
losophique, et pour savoir que les mêmes termes y sont pris
souvent dans des acceptions très diverses ; or, le mot de rai-
son est certainement un de ceux qui présentent la plus grande
variété d'acceptions, selon les auteurs et les passages. Nous
examinerons plus tard si cette imperfection du langage philo-
sophique est un vice qu'on puisse réformer, ou un inconvé-
nient dont la nature des choses ne permette pas de s'affran-
chir. Dès à présent il y a lieu de conjecturer qu'une imper-
fection à laquelle tant d'esprits distingués n'ont pas réussi à
porter remède, constitue en effet une défectuosité naturelle
et irrémédiable; dès à présent aussi nous pouvons remarquer
que le mot raison, comme la plupart de ceux qui se rapportent
à la faculté de connaître, comme les mots idée, jugement,
vérité, croyance, probabilité et beaucoup d'autres, ont une
tendance marquée à passer, comme on dit, du sens objectif
au sens subjectif, et réciproquement, suivant que l'attention
se porte de préférence sur le sujet qui connaît ou sur l'objet de
la connaissance. De là une ambiguïté qui affecte de la même
manière tous les termes de cette classe. Ainsi l'on imposera le
nom de jugement, tantôt à une faculté de l'esprit, et tantôt
aux produits de cette faculté ; on entendra par idée, tantôt la
pensée même, affectée d'une certaine manière, et tantôt la
vérité intelligible qui est l'objet de la pensée ^ Il en est absolu-
ment de même des mots Xôyoç, ratio, raison, qui tantôt dé-
signent une faculté de l'être raisonnable, et tantôt un rapport
» € J'ai dit que je prenais pour la même chose la perception et Vidée.
Il faut néanmoins remarquer que celte chose, quoique unique, a deux
rapports, l'un h l'âme qu'elle modifie, l'autre à la chose aperçue, en
tant qu'elle est objoctivemcnt dans l'âme ; et que le mot de perception
marque plus directement le premier rapport, et celui d'idée le dernier.
Ainsi la perception d'un carré marque plus directement mon âme comme
apercevant un carré, et Vidée d'un carré marque plus directemenl le
carré en tant qu'il est objectivement dans mon esprit. Cette remarque
est très importante pour résoudre beaucoup de difficultés qui ne sont
fondées que sur ce qu'on ne comprend pas assez que ce ne sont point
deux entités différentes, mais une même modincation de notre âme,
qui enferme esseiilielknienl ces deux rapports. » Arnaui.d, Des vraies
et des jaussrs idées, cli. .'>.
DE LA RAISON DES CHOSES. 17
entre les choses mêmes : de sorte que l'on peut dire que la
raison de l'homme (la raison subjective) poursuit et saisit la
raison des choses (la raison objective). Il est naturel d'admettre
au moins provisoirement et jusqu'à plus ample examen, que
l'ambiguïté inhérente à toute cette famille de mots, et la ten-
dance constante à passer d'un sens à l'autre, résultent de
l'impuissance où nous sommes de concevoir et d'expliquer ce
rapport entre le sujet et l'objet qui produit la connaissance, ou
plutôt qui constitue la connaissance même, ainsi que du pen-
chant de l'esprit à se déguiser cette impuissance, en laissant
flotter l'imagination sur je ne sais quels êtres mixtes ou
intermédiaires qui participeraient de la nature de l'objet et
de celle du sujet ; penchant dont Reid, à propos de la théorie
des idées, a si bien fait voir la vanité et le danger.
15. — Le mot raison, lors même qu'il est employé de
manière à désigner bien positivement une faculté de l'esprit
humain, et à éviter toute confusion entre le sujet et l'objet
de la connaissance, n'acquiert pas encore pour cela une
acception déterminée et invariable dans le langage des philo-
sophes. Souvent on entend par raison la faculté de raisonner,
c'est-à-dire d'enchaîner des jugements, de poser des prin-
cipes et d'en tirer des conséquences. Au dire des écrivains de
l'école de Condillac, la raison, ou la faculté qui distingue essen-
tiellement l'intelligence de l'homme de celle de la brute,
consiste dans le pouvoir de se former des idées générales et
de les fixer par des signes. Suivant Kant, la raison est une
faculté supérieure à l'entendement, comme l'entendement
est une faculté supérieure à la sensibilité ; et de même que
l'entendement réduit à l'unité, c'est-à-dire systématise les
apparences données par la sensibilité, en les soumettant à des
règles, ainsi la raison systématise ou réduit à l'unité les règles
de l'entendement en les soumettant à des principes. La rai-
son, selon des philosophes non moins autorisés ^, est la faculté
^ « Enim vero cognitio veritatum necessariarum et Eeternarum est id
quod nos ab animantibus simplicibus distinguit, et rationis ac scien-
tiarum compotes reddit, dum nos ad cognitionem nostri atque Dei élevât
Atque hoc est istud, quod in nobis anima raiionalis sive spiritus appel-
latur. — Cognitioni veritatum necessariarum et earum abstractionibus
acceptum referri débet, quod ad actus reflexos elevati simus, quorum
vi istud cogitamus, quod Ego appellatur, et hoc vel istud in nobis esse
consideramus. Et inde etiam est, quod nosmetipsos cogitantes de ente,
2
18 CHAPITRE IL
de saisir les vérités absolues et nécessaires, l'idée de Dieu,
celle de l'infini, les idées de l'espace et du temps sans limites,
l'idée du devoir et d'autres du même genre. Enfin il y a chez
nous des auteurs, et des plus récents, pour lesquels le terme
de raison n'est qu'une rubrique générale comprenant toutes
les facultés qui se rapportent à la connaissance, par oppo-
sition avec celles qui se rapporteraient, d'une part à la sensi-
bilité, d'autre part à l'activité.
Nous n'entendons contester précisément aucune de ces défi-
nitions : toutes peuvent être, en tant que définitions conven-
tionnelles et arbitraires, d'un usage commode pour l'exposition
de certains systèmes. Nous soutenons seulement que ces
définitions sont arbitraires et systématiques, et qu'elles ne
mettent pas suffisamment en relief le caractère le plus essen-
tiel par lequel l'homme se distingue, comme être raisonnable,
des êtres auxquels le bon sens dit qu'il faut accorder l'intelli-
gence à un certain degré, mais non la raison. Et d'abord,
n'est-il pas évident qu'on se place dans une région trop éle-
vée, qu'on s'éloigne trop de la nature et de ce qu'on pourrait
appeler les conditions moyennes de l'humanité, quand on
fait consister ce caractère distinctif dans la perception des
vérités absolues et nécessaires, dans la conception de Dieu
et de l'infini? Voyez cet enfant à peine en possession du lan-
gage, dont l'active curiosité presse de questions ses parents
et ses maîtres : il s'écoulera encore bien du temps avant qu'il
n'ait la notion de l'infini, du nécessaire et de l'absolu, et déjà
il voudrait savoir le comment et le pourquoi des choses qui
tombent dans le domaine borné de son intelligence. Il est
déjà, par ce fait seul, infiniment supérieur au plus intelligent
des animaux ; et malgré l'ignorance où il vit de toutes les
idées abstraites qui gouvernent la raison de l'adulte, on regar-
dera cette curiosité enfantine comme l'indice et le germe
des facultés qu'il doit appliquer un jour à des études d'un
ordre relevé, et qui lui donneront la supériorité sur les esprits
ordinaires.
Mais, sans nous arrêter à considérer ce qui se passe chez
de substantia cuni simplici, tum composita, de imnialcriali et ipso Deo
cogitemus, dum concipimus, quod iii iiobis limitaluni est, iii ipso sine
limitibus cxistcre. Atque hi actus rellexi praîcipua largiuntur objecta
ratiociniorum nostrorum. » Leibnitz, édit. Dutens, t. II, p. 24.
DE LA RAISON DES CHOSES. 19
l'enfant, il est clair que la raison de l'adulte, celle du philo-
sophe et du savant trouvent assez de quoi s'exercer dans
des choses où l'on peut éviter, et où il convient même d'éviter
de faire intervenir les notions de l'infini et de l'absolu. Le
physicien, le naturaliste, l'économiste, le politique, à qui sans
doute les spéculations des métaphysiciens sur ces grandes et
mystérieuses idées ne sont point étrangères, qui en trouve-
raient au besoin le germe dans leur pensée en s'interrogeant
eux-mêmes, comprennent parfaitement aussi qu'il est à pro-
pos de les laisser à l'écart, comme n'ayant pas d'influence
sur la marche progressive des sciences dont ils font l'objet
spécial de leurs études. Et cependant on s'accorde à trouver
de la philosophie dans leurs écrits : on dira de tels d'entre eux
qu'ils ont donné à leurs travaux une tournure plus philoso-
phique ; le mot même de philosophie sera inscrit sur le frontis-
pice de quelques-uns de leurs ouvrages. L'esprit philoso-
phique, qui n'est autre chose que la raison cultivée par des
intelUgences d'élite, se conçoit donc indépendamment des
notions de l'infini et de l'absolu : donc on fait violence à la
nature des choses et au sens ordinaire des mots, si l'on définit
la raison comme la faculté dont la fonction consiste essen-
tiellement à saisir la notion de l'infini, à percevoir les vérités
absolues et nécessaires, quoiqu3 en cela consiste (à notre avis
du moins) une des fonctions éminentes de la raison de l'homme,
une des puissances de son intelhgence, absolument refusée
aux intelligences inférieures.
16. — Si nous mettons en contraste avec la définition qui
vient d'être critiquée, celle des philosophes qui font consister
le caractère essentiel de la raison dans la faculté que l'homme
possède de se former des idées générales, en s'aidant pour cela
du secours des signes, nous trouverons qu'elles pèchent par
des défauts contraires : l'une nous transporte tout d'abord
dans des régions trop élevées ; l'autre ne suffit pas à l'expli-
cation des actes les plus simples et les plus vulgaires de la
pensée. Il ne faut pas confondre la faculté d'apercevoir des
ressemblances entre les choses et de les exprimer dans le
langage par des classifications et des termes généraux, avec
la faculté de saisir les rapports qui font que les choses dépen-
dent les unes des autres et sont constituées d'une façon
plutôt que d'une autre. En vertu d la première faculté,
20 CHAPITRE II.
l'esprit parvient à mettre de l'ordre dans ses connaissances,
à en faciliter l'inventaire, ou (ce qui revient au même) à décrire
plus aisément comment les choses sont ; mais c'est par l'autre
faculté que l'esprit saisit le pourquoi des choses, l'explica-
tion de leur manière d'être et de leurs dépendances mutuelles.
Ala vérité, le comment et le pourquoi des choses se tiennent
de très près, en ce sens que, bien décrire une chose, c'est
ordinairement mettre la raison sur la voie de l'explication de
cette chose ; ou plutôt, nous ne jugeons une description excel-
lente et nous ne la préférons à toute autre que parce qu'elle
nous place immédiatement au point de vue le plus favorable
pour l'exphquer et pour pénétrer autant que possible dans
rintelHgence des rapports qui en gouvernent la trame et
l'organisation. Il est donc tout simple que les classifications
abstraites et les termes généraux ne soient pas seulement
un secours pour l'attention et la mémoire, des instruments
commodes de recherches et de descriptions, mais qu'ils con-
tribuent aussi à rendre plus prompte et plus nette la percep-
tion de la raison des choses, en quoi nous faisons consister
l'attribut le plus essentiel de la raison humaine. Ce n'est pas
toutefois un motif pour confondre des facultés distinctes dans
leur principe, et qui sont susceptibles de se développer très
inégalement.
Par exemple, l'enfant dont nous parlions tout à l'heure,
et qui voudrait savoir le pourquoi de tout, ne possède encore
qu'à un bien faible degré la faculté d'abstraire et de généra-
liser ; des hommes doués d'un esprit très pénétrant et très
inventif, au moins dans les choses spéciales auxquelles ils
s'appliquent, ne sont point familiarisés avec les formes et les
étiquettes de la logique, avec les termes généraux et les
classifications abstraites. D'un autre côté, des savants, des
philosophes très enclins à la généralisation, à la classification,
très féconds à créer des mots nouveaux ou des étiquettes
nouvelles pour les genres et les classes qu'ils imaginent,
ne sont pas ceux qui font faire les jirogrès les plus réels aux
sciences et à la philosophie. Il faut donc que le principe vrai-
ment actif, le principe de fécondité et de vie, pour tout ce qui
tient au développement de la raison et de l'esprit })ljiloso-
phique, ne se trouve pas dans la faculté d'abstraire, de
classer et de généraliser.
DE LA RAISON DES CHOSES. 21
On rapporte que le grand géomètre Jean Bernoulli, cha-
grin de voir que son contemporain Varignon semblait vouloir
s'approprier ses découvertes, sous prétexte d'y mettre une
généralité que l'auteur avait négligée, et qui n'exigeait pas
grands frais d'invention, disait malignement, en terminant un
nouveau mémoire : a Varignon nous généralisera cela. »
D'un autre côté, l'on a souvent conseillé de s'attacher aux
méthodes les plus générales, comme à celles qui sont en même
temps les plus fécondes. Cette maxime, aussi bien que l'épi-
gramme de Bernoulli, ne doivent être admises qu'avec des
restrictions. Il y a dans toutes les sciences, et en mathéma-
tiques particulièrement, des généralisations fécondes, parce
qu'elles nous montrent dans une vérité générale la raison
d'une multitude de vérités particulières dont les liens et la
commune origine n'étaient point aperçus. De telles généra-
lisations sont des découvertes du génie, et les plus impor-
tantes de toutes. Il y a aussi des généralisations stériles, qui
consistent à étendre à des cas sans importance ce que les
hommes inventifs s'étaient contentés d'établir pour les cas
importants, s'en remettant du surplus aux faciles indications
de l'analogie. En pareilles circonstances un pas de plus fait
dans la voie de l'abstraction et de la généralité ne correspond
pas à un progrès fait dans l'explication de l'ordre des vérités
mathématiques et de leurs rapports : l'esprit ne s'est point
élevé d'un fait subordonnéà un autre fait qui le domine et qui
l'explique. Encore une fois, ce n'est donc point dans la faculté
de généraliser que réside le principe des découvertes du génie,
des progrès des sciences et des plus éclatantes manifestations
de la raison humaine.
17. — Nous pourrions aussi bien critiquer toutes les autres
définitions qu'on a données de la raison, en tant que faculté
ou puissance intellectuelle ; mais, comme l'important est de
fixer, autant que possible, la valeur des mots dont on se sert,
nous nous contenterons de dire qu'en employant le mot
raison (dans le sens subjectif), nous entendrons désigner prin-
cipalement la faculté de saisir la raison des choses, ou l'ordre
suivant lequel les faits, les lois, les rapports, objets de notre
connaissance, s'enchaînent et procèdent les uns des autres *.
1 « Le rapport de la raison et de l'ordre est extrême. L'ordre ne peut
être remis dans les choses que par la raison, ni être entendu que par elle :
22 CHAPITRE II.
En précisant ainsi la valeur d'un terme dont les acceptions
peuvent varier, s'étendre ou se restreindre selon les besoins
du discours, nous ne nous écartons d'aucune acception com-
munément reçue, à tel point qu'on puisse reprocher à notre
définition d'être artificielle ou arbitraire : elle sera d'autant
mieux justifiée que nous parviendrons plus complètement à
montrer, dans la suite de cet ouvrage, que la faculté ainsi
définie domine et contrôle toutes les autres ; qu'elle est effec-
tivement le principe de la prééminence intellectuelle de
l'homme, et ce qui le fait qualifier d'être raisonnable, par
opposition à l'animal, à l'enfant, à l'idiot, qui ont aussi des
connaissances, et qui même les combinent jusqu'à un certain
point.
18. — Il ne faut pas confondre l'idée que nous avons de
l'enchaînement rationnel ou de la raison des choses avec
les idées de cause et de force, qui se trouvent aussi dans
l'esprit humain, mais qui y pénètrent d'une autre manière.
Le sentiment de la tension musculaire suggère à l'homme
l'idée de force, laquelle, en s'associant aux notions de la maté-
rialité, telles que ses sens les lui fournissent, devient la base
de tout le système des sciences physiques. Quant à l'idée de
cause, les métaphysiciens ont assez diss&rté pour montrer
comment elle procède du sentiment intime de l'activité et
de la personnalité humaine, pour faire voir par quelle induc-
tion l'homme transporte dans le monde extérieur cette idée
que lui donne la conscience de ses propres facultés. Nous
n'avons nul besoin de reprendre ici cette question délicate :
car l'idée de la raison des choses a une tout autre généralité
que l'idée de cause efficiente, qui déjà est bien plus générale
que l'idée de force, et il ne paraît ni indispensable ni même
possible d'assigner une origine psychologique à la première
de ces idées. Elle est perçue avec clarté dans la région la plus
élevée de nos facultés intellectuelles. Le spectacle de la nature
ne suffirait point pour la développer, si nous n'en portions le
germe en nous-mêmes. Cette idée peut être éveillée, mais
non donnée par la conscience de notre activité personnelle,
et encore moins par le sentiment de l'effort musculaire et par
il est ami de la raison et son propre ol)jet. s Bossukt, De la connaissance
de Dieu cl de soi-même, ch. i, § «.
DE LA RAISON DES CHOSES. 23
les sensations proprement dites, c'est-à-dire, par celles que
recueillent les organes spéciaux des sens ^.
19. — Nous justifierons pleinement notre assertion si nous
montrons que l'idée de la raison des choses, prise avec la
généralité qu'elle comporte, est souvent en opposition avec
l'idée de cause efficiente, telle que l'esprit humain la tire de
la conscience de son activité. Lorsqu'au jeu de croix ou pile
une longue suite de coups montre l'inégalité des chances en
faveur de l'apparition de l'une et de l'autre des faces de la
pièce projetée, cette inégalité accuse dans la pièce un défaut
de symétrie ou une irrégularité de structure. Le fait observé,
consistant dans la plus fréquente apparition d'une des faces,
a pour raison l'irrégularité de structure ; mais cette raison
ne ressemble d'ailleurs en rien à une cause proprement dite
ou à une cause efficiente, bien que, dans le langage ordinaire,
on n'hésite pas à dire que l'irrégularité de structure est la
cause de la plus fréquente apparition d'une des faces, ou
qu'elle agit pour favoriser l'apparition de cette face. Toutes les
molécules de la masse projetée ne jouent en réalité qu'un rôle
passif, et l'on ne peut pas, dans la rigueur du langage philo-
sophique, attribuer une action, une force ou une vertu effi-
ciente à la structure intime du système moléculaire, à la loi
de distribution de la masse ou à la forme extérieure du corps.
A chaque jet l'apparition d'une face déterminée est le résultat
de causes actives, dont le mode d'action est variable, et irré-
gulièrement variable, d'un jet à l'autre : ce qu'on exprime
en les qualifiant de causes fortuites, et en disant qu'à chaque
coup l'apparition d'une face déterminée est un effet du
hasard. La répétition des coups en grand nombre a pour objet
(comme nous l'expliquerons bientôt) d'arriver à un résultat
sensiblement affranchi de l'influence du hasard ou des causes
1 « Certainement la raison suffisante (dans le sens de Leibnitz) n'est
pas la cause efficiente : tout au contraire, celle-là n'est établie dans sa
généralité qui embrasse tout le système de nos idées, comme celui des
faits de la nature, qu'en l'exclusion de celle-ci ou de la causalité produc-
tive La raison suffisante, comme son titre l'indique, n'est que la rai-
son même en action ou appliquée à la liaison ou l'enchaînement des faits,
dans l'ordre naturel et légitime de la succession, comme à la liaison des
conséquences à leurs principes, dans l'ordre logique de nos idées et de
nos signes conventionnels. » Maine de Biran, Œuvres philosophiques,
t. IV, p. 397.
24 CHAPITRE II.
fortuites qui, seules, jouent un rôle actif pour chaque coup
particulier ; en sorte qu'on ne peut pas dire du résultat ainsi
obtenu (dans le sens propre des termes) qu'il ait une cause,
quoiqu'il ait sa raison d'être et son explication, qui se tire
de la structure de la pièce.
Quand on dit qu'un volant agit pour régulariser le mou-
vement d'une machine, ou qu'il est cause de la régularité des
mouvements de l'appareil, on n'entend pas prêter à la masse
inerte du volant une énergie qu'elle n'a point. On comprend
bien que le volant joue effectivement un rôle passif dans le
mouvement de la machine, tantôten absorbant de la force vive,
et tantôt en en restituant aux autres pièces de l'appareil,
de manière à corriger les inégalités d'action de la puissance
motrice ; mais toujours par suite de l'inertie de sa masse,
et non en vertu d'une force propre ou d'une énergie dont il
serait doué. On entend dire seulement par là que la régularité
des mouvements de la machine est un phénomène dont l'expli-
cation et la raison se trouvent dans la Uaison du volant avec
les autres pièces de la machine.
20. — Un ingénieur remarque qu'un fleuve a une tendance
à délaisser une de ses rives pour se rejeter sur l'autre : il
cherche la raison de ce phénomène, et il la trouve dans cer-
tains accidents de la configuration du lit du fleuve. Sa science
lui suggère l'idée de faire des constructions qui corrigeront
le régime du fleuve et l'empêcheront d'inquiéter désormais
les riverains. On pourra dire qu'il a trouvé la cause du mal
et le remède ; mais, cette fois encore, on prendra le mot de
cause dans une acception impropre, quoique autorisée par
l'usage. Il y a réellement une série de causes qui ont amené
successivement chaque molécule d'eau contre la rive mena-
cée ; qui les ont fait venir de points très éloignés les uns des
autres, en décrivant dans l'atmosphère, à l'état de vapeurs
ou de vésicules, des courbes qui ne se ressemblent point ;
mais toutes ces variations dans la manière d'agir des forces
ou des causes véritablement actives, sont sans influence sur
le phénomène dont nous nous occupons. Le phénomène est
constant, parce que la raison qui le détermine est constante,
et que cette raison se trouve dans un fait ou dans des faits
permanents, indépendants de la série des causes actives et
variables qui ont déterminé individuellement chaque mole-
DE LA RAISON DES CHOSES. 25
cule à concourir en un instant donné à la production du phé-
nomène.
21. — Nous venons de prendre quelques exemples choisis
parmi les faits géométriques ou mécaniques les plus fonda-
mentaux, les plus simples, et, en quelque sorte, les plus
grossiers de tous ; nous en pourrions trouver d'analogues
dans un ordre de faits beaucoup plus relevé. Ce qu'on appelle
de nos jours la philosophie de l'histoire consiste évidemment,
non dans la recherche des causes qni ont amené chaque événe-
ment historique au gré et selon les affections variables des
personnages agissants, mais dans l'étude des rapports et des
lois générales qui rendent raison du développement des faits
historiques pris dans leur ensemble, et abstraction faite des
causes variables qui, pour chaque fait en particuHer, ont été
les forces effectivement agissantes. Telle province a été
successivement conquise, perdue et reconquise, selon le
hasard des batailles ; mais on aperçoit dans la configuration
géographique du pays, dans la direction des fleuves, des bras
de mer et des chaînes de montagnes, dans la ressemblance
ou la différence des races, des idiomes, des mœurs, des insti-
tutions religieuses et civiles, des intérêts commerciaux,
les raisons qui devaient amener, un peu plus tôt ou un peu
plus tard, la réunion ou la séparation définitive de la province.
Des causes fortuites, telles que l'énergie ou la faiblesse,
l'habileté ou la maladresse de certains personnages, font
échouer ou réussir une conspiration ; souvent même l'écrivain
curieux de détails anecdotiques prendra plaisir à mettre en
relief la petitesse des causes qui ont amené l'événement ;
mais la raison du philosophe ne se contentera point de pareilles
explications, et elle ne sera pas satisfaite qu'elle n'ait
trouvé dans les vices de la constitution d'un gouvernement,
non point la cause proprement dite, mais l'explication véri-
table, la vraie raison de la catastrophe dans laquelle il a
péri.
22. ~ Le livre que Montesquieu, pour se conformer au lan-
gage reçu de son temps, a intitulé VEsprit des lois, traite
évidemment de la raison des lois, ou (comme on dirait aujour-
d'hui) de la philosophie des lois. Ce dont il s'agit pour le
jusrisconsulte philosophe, c'est de remonter à la raison d'un
droit, d'une obhgation, d'une disposition de la loi ou de la
26 CHAPITRE II.
coutume, et non pas seulement aux motifs qui ont pu effecti-
vement, mais accidentellement, déterminer le législateur ou
introduire la coutume. Sa tâche consiste à épurer ces motifs,
à en séparer ce qui se rattache à des faits ou à des intérêts
particuliers, variables, passagers. Tant qu'il n'a pas atteint
ce but, la raison n'est point satisfaite ; et l'on ne confondra
point les efforts tentés pour donner à la raison cette satis-
faction qu'elle réclame, avec les recherches qui s'adressent
à la curiosité, et qui ont pour objet d'établir historiquement
les causes qui ont agi sur l'esprit de tel prince, sur les menées
de tel parti, et qui ont gagné les suffrages de tels membres
d'une assemblée politique,
23. — Si nous passons à un autre ordre de considérations,
nous trouverons un contraste non moins frappant entre
l'idée de la raison des choses et l'idée de cause proprement
dite. Un être organisé est celui dont toutes les parties ont
entre elles des rapports harmoniques, sans lesquels cet être
ne pourrait subsister ni se conserver. Parmi les diverses
manières d'expliquer l'existence de pareils rapports, il y en a
une qui consiste à supposer que, dans la suite des temps,
le concours de circonstances fortuites a donné lieu à une
multitude de combinaisons, parmi lesquelles toutes celles
qui ne réunissaient pas les conditions de conservation et de
perpétuité n'ont eu qu'une existence éphémère, jusqu'à ce
que, finalement, le hasard ait amené celle qui offre les rapports
harmoniques d'où dépendent la stabilité et la durée, soit de
l'individu, soit de l'espèce. Admettons pour un moment
(sauf à y revenir plus tard) cette conception théorique, et il
deviendra bien clair que l'étude philosophique d'un orga-
nisme consiste à pénétrer de plus en plus dans l'intelHgence
des rapports harmoniques et de la coordination des parties ;
car là se trouve la raison de l'existence et de la conservation
de l'organisme, et nullement dans les causes qui ont fortui-
tement et aveuglément agi, aussi bien pour produire les com-
binaisons éphémères que pour produire celle qui s'est trouvée
réunir les conditions de l'organisme.
Ainsi, lorsqu'un naturaliste étudie les lois de l'habitation
et de la distribution géographique des animaux et des plantes
selon les hauteurs, les latitudes et les climats, ce qui fixe
son attention, ce ne sont point les causes accidentelles qui
DE LA RAISON DES CHOSES. 27
ont opéré le transport de tel germe qui s'est développé, la
migration de tel couple qui s'est multiplié : car ces causes
n'ont pas plus de valeur aux yeux du philosophe que celles
qui ont déterminé dans la suite des temps le transport d'une
multitude d'animaux qui ont péri sans pouvoir multiplier
leur espèce ; et il suffit de concevoir d'une manière géné-
rale que le laps du temps, en multipliant les combinaisons
fortuites, a dû amener celles qui étaient susceptibles de
produire les résultats stables et permanents sur lesquels
portent nos observations. En conséquence, l'objet que se
propose le naturaliste philosophe, c'est précisément de mettre
en relief les conditions d'harmonie qui rendent raison de
l'acclimatement des espèces, de l'équilibre final entre les causes
de propagation et de destruction, et en un mot de la per-
manence des résultats observés.
Que s'il répugne à la raison de se contenter d'une pareille
explication pour toutes les merveilles que le monde nous pré-
sente, et s'il y a des ouvrages où se montre d'une manière
éclatante l'intelligence de l'ouvrier qui adapte les moyens
à la fin qu'il a résolu d'atteindre, il faudra bien encore que le
philosophe qui veut pénétrer dans l'intelligence de ces mer-
veilles de la nature ait en vue la fin de l'œuvre, les conditions
de l'ensemble, qui contiennent la .véritable raison des rap-
ports harmoniques entre les diverses parties, plutôt que les
causes secondaires et les procédés de détail dont la sagesse
providentielle a disposé, comme nous disposons d'un instru-
ment, d'une force aveugle ou d'un agent servile, pour l'exécu-
tion des plans que notre esprit a conçus. Aussi, tous les natu-
ralistes, à quelque secte philosophique qu'ils appartiennent,
qu'ils soient ou non partisans des causes finales dans le sens
vulgaire du mot, s'accordent, par une considération ou par une
autre, à chercher la raison des principaux phénomènes de
l'organisme dans la fin même de l'organisme ; et c'est à la
faveur de cette idée régulatrice, de ce fil conducteur (comme
s'exprime Kant), qu'on est arrivé à une connaissance de plus
en plus approfondie des lois de l'organisation.
24. — L'idée que nous nous formons de la relation entre
les causes efficientes et les effets qu'elles produisent implique
l'idée de phénomènes qui se succèdent dans l'ordre du temps.
Mais, au contraire, selon ce qui vient d'être exposé, l'idée
28 CHAPITRE II.
de la raison des choses et les conséquences qu'on en tire
supposent souvent qu'on a fait abstraction de l'ordre suivant
lequel des phénomènes irréguliers et accidentels se sont pro-
duits dans le temps, pour ne considérer que des résultats géné-
raux, dégagés de l'influence de ces causes accidentelles et
de leur mode de succession chronologique, ou les conditions
d'un état final et stable, pareillement indépendantes du temps ;
en un mot pour arriver à une théorie dont le caractère essentiel
est d'être affranchie des données de la chronologie et de
l'histoire. A plus forte raison, les sciences qui ne traitent que
de vérités abstraites, permanentes et tout à fait indépen-
dantes du temps, comme les mathématiques, ne pourront
nulle part offrir, dans le système des faits qu'elles embrassent,
rien qui ressemble à la liaison entre deux phénomènes dont
l'un est conçu comme la cause efficiente de l'autre. Cependant,
quiconque est un peu versé dans les mathématiques dis-
tingue, parmi les différentes démonstrations qu'on peut don-
ner d'un même théorème, toutes irréprochables au point de
vue des règles de la logique et rigoureusement concluantes,
celle qui donne la vraie raison du théorème démontré, c'est-
à-dire celle qui suit dans l'enchaînement logique des propo-
sitions l'ordre selon lequel s'engendrent les vérités correspon-
dantes, en tant que l'une est la raison de l'autre. Tant qu'une
telle démonstration n'est pas trouvée, l'esprit ne se sent pas
satisfait : il ne l'est pas, parce qu'il ne lui suffit point d'étendre
son savoir en acquérant la connaissance d'un plus grand
nombre de faits, mais qu'il éprouve le besoin de les disposer
suivant leurs rapports naturels, et de manière à mettre en
évidence la raison de chaque fait particulier. En conséquence,
on dit qu'une démonstration est indirecte, lorsqu'elle inter-
vertit l'ordre rationnel ; lorsque la vérité, obtenue à titre
de conséquence dans la déduction logique, est conçue par
l'esprit comme renfermant au contraire la raison des vérités
qui lui servent de prémisses logiques.
On a toujours reproché à certaines démonstrations des
géomètres, et notamment à celles qu'on appelle réductions à
l'absurde, de contraindre l'esprit sans l'éclairer : cela ne veut
dire autre chose sinon que de pareilles démonstrations ne
mettent nullement en évidence la raison de la vérité démon-
trée, que pourtant l'esprit se refuse à admettre comme un fait
DE LA RAISON DES CHOSES. 29
primitif et rationnellement irréductible, ou dont il n'y a pas
à chercher la raison.
25. — On entend souvent dire que deux faits ou deux
ordres de faits réagissent l'un sur l'autre, de manière à ce que
chacun d'eux joue par rapport à l'autre le double rôle de cause
et d'effet. Mais il est clair qu'alors les termes de cause et d'effet
ne sont plus pris dans leur sens propre, puisque l'esprit con-
çoit nécessairement la chaîne des causes et des effets qui se
succèdent dans le temps (et dont chaque terme ou anneau
joue le rôle d'effet par rapport aux termes antécédents, le
rôle de cause par rapport aux termes subséquents) comme
constituant une série du genre de celles que les géomètres
nomment linéaires, parce que la manière la plus simple de
se les représenter est d'imaginer des points alignés les uns à la
suite des autres. La série linéaire des causes et des effets ne
saurait rentrer sur elle-même ; et au contraire nous la conce-
vons prolongée indéfiniment, dans un sens et dans l'autre, aussi
loin que nos observations peuvent s'étendre. Mais rien ne nous
autorise à attribuer toujours la même simplicité à l'idée de
l'ordre et de la liaison entre les choses, non plus à titre de
causes et d'effets proprement dits, mais en tant qu'elles
rendent raison les unes des autres, ou qu'elles se déterminent
et s'expliquent mutuellement ^. Par exemple, les lois et les
institutions d'un peuple, quand elles sont destinées à durer,
doivent avoir leur raison dans ses mœurs et dans la tournure
de son génie ; et d'un autre côté, les mœurs d'un peuple sont
jusqu'à un certain point façonnées par les lois et les institu-
tions qui les régissent. Si des causes perturbatrices n'ont
point mis violemment un trop grand désaccord entre les lois
et les mœurs, elles réagissent les unes sur les autres, de ma-
nière à tendre vers un état final et harmonique, dans lequel
les traces des impulsions originelles et des oscillations consé-
* « Dise vero insolubiles causse sunt, quse mutuis invicem nexibus
vinciuntur, et, dum altéra alteram facit, ita vicissim de se nascuntur,
ut nunquam a naturalis societatis amplexibus separentur. » Magrob., in
Somn. Scip., I, cap. 22.
« Toutes choses étant causées et causantes, aidées et aidantes, média-
tement et immédiatement, et s'entretenant par un lien naturel et insen-
sible qui lie les plus éloignées et les plus différentes, je tiens impossible
de connaître les parties sans connaître le tout, non plus que de connaître
le tout sans connaître particulièrement les parties. »
Pascal.
30 CHAPITRE IL
cutives sont sensiblement effacées ; et lorsque l'on considère
cet état final, il n'y a plus de raison d'attribuer à l'un des
éléments plutôt qu'à l'autre une part prépondérante dans
l'harmonie qu'on observe. De pareilles remarques sont appli-
cables à l'harmonie qui s'établit entre les formes d'une langue
et la tournure des idées du peuple qui la parle, à celle qui
s'observe entre les habitudes d'une espèce animale, d'une
race, d'un individu, et les modifications correspondantes de
son organisme. D'autres fois, un des termes du rapport har-
monique aura une influence prépondérante, mais non telle-
ment dominante qu'il ne faille aussi faire la part de l'action
réciproque ; et entre les deux cas extrêmes on pourra conce-
voir une multitude de variétés intermédiaires. C'est ainsi que,
de la constitution de notre système planétaire, résulte une
subordination bien marquée des planètes au soleil et des
satellites à leurs planètes principales ; mais il pourrait y avoir
entre les corps d'un autre système de telles relations de masses
et de distances, qu'ils s'influenceraient respectivement sans
qu'il y eût entre eux de hiérarchie aussi marquée, ou môme
sans qu'il restât aucune trace de prépondérance.
Dans l'ordre des conceptions abstraites, il y a pareillement
lieu d'observer cette réciprocité des rapports, inconciliable
avec la notion d'effets et de causes proprement dites. Beau-
coup de propriétés des nombres dépendent des lois qui gou-
vernent la théorie de l'ordre et des combinaisons en général :
réciproquement, la science des combinaisons relève en mille
endroits de l'arithmétique pure et des propriétés des nombres.
Suivant les propriétés que l'on considère, les mêmes objets
de la pensée peuvent occuper des degrés divers dans la série
des abstractions et des généralités ; et de là un enchevêtrement
de rapports, incompatible avec l'idée si simple d'un dévelop-
pement linéaire, comme celui qui appartient à la série des
causes et des effets. Nous poursuivrons plus loin les consé-
quences de ces remarques : ici nous n'avons en vue que d'indi-
quer les principaux caractères qui ne permettent pas d'iden-
tifier l'idée de la raison des choses avec l'idée de cause effi-
ciente, ni d'accepter pour l'une de ces idées les explications
qu'on accepterait pour l'autre, si tant est qu'il y ait lieu de
chercher comment et pourquoi existent dans l'esprit humain
ces idées fondamentales (jui en gouvernent toutes les opérations.
DE LA RAISON DES CHOSES. 31
26. — A la vérité, comme nous avons déjà eu l'occasion d'en
faire la remarque, on emploie volontiers dans le langage ordi-
naire le mot de cause pour désigner la raison des choses aussi
bien que la cause proprement dite ^ ; et en cela même on ne
fait que se rapprocher de la terminologie adoptée par les anciens
scolastiques, qui distinguaient, d'après Aristote, quatre sortes
de causes : la cause efficiente, a laquelle seule devrait apparte-
nir le nom de cause, suivant les conventions des métaphysi-
ciens modernes ; la cause malérielle, la cause formelle et la
cause finale. Il suffit, en efïet, de se reporter aux exemples
donnés plus haut pour comprendre à quoi tient la nécessité
où l'on est de chercher la raison et l'explication des choses,
tantôt dans certaines conditions de forme, de disposition ou de
structure interne (cause matérielle et cause formelle), tantôt
dans des conditions d'unité harmonique (cause finale). Cette
acception du mot de cause, que le bon sens a fait prévaloir
dans le discours ordinaire, est la seule qui puisse justifier
le rapprochement sur lequel repose la classification aristotéli-
cienne ; car autrement il y aurait de la puérilité à dire, avec
la généralité des scolastiques, que le bloc de marbre dans
lequel une statue a été taillée est la cause matérielle de la
statue ; et l'on ne voit pas bien nettement en quel sens il fau-
drait dire avec eux que l'idée conçue-dans la pensée de l'artiste
est la cause formelle plutôt que la cause efficiente ou la cause
finale de l'œuvre. Dans cette circonstance comme dans beau-
coup d'autres, la langue commune, expression fidèle des sug-
gestions du bon sens, vaut mieux que les définitions tech-
niques. C'est en prenant le mot de cause dans cette large accep-
tion que peut se justifier l'adage : Philosophia lola inquirit in
causas ; car la raison des choses, partout où elle se trouve, est
effectivement le but constant de la méditation du philosophe ;
la poursuite de l'exphcation et de la raison des choses est ce
qui caractérise la curiosité philosophique, à quelque ordre de
faits qu'elle s'apphque, par opposition à la curiosité de l'éru-
dit et du savant, qui a pour objet d'accroître le nombre des
faits connus, en tenant souvent plus de compte de la singu-
larité et de la difficulté vaincue que de leur degré d'impor-
tance pour l'exphcation et la coordination rationnelle du sys-
^ Cause, principe, ce qui fait qu'une chose est, a lieu. Dict. de l'Acadé-
mie édit. de 1835.
32 CHAPITRE II.
tème de nos connaissances. En conséquence, et suivant les
cas, le philosophe s'attachera tantôt à la recherche des causes
efficientes, comme lorsqu'il s'agit d'exphquer, par un soulè-
vement des continents et un déplacement des mers, les grands
phénomènes géologiques que l'on observe à l'époque actuelle :
tantôt à la recherche des causes formelles et des causes finales,
comme dans les cas que nous avons cités, là où il faut rendre
compte de résultats généraux, définitifs ou permanents, qui
ne dépendent point de l'action accidentelle et irréguhère des
causes efficientes. Si ces causes ne piquent en aucune manière
notre intérêt, ou s'il n'est resté aucune trace de leur mode
d'action, elles resteront ensevehes dans l'oubli. Si, au con-
traire, elles peuvent exciter notre curiosité ou nos émotions
par un côté dramatique ou moral, comme lorsqu'il s'agit de
personnages humains, elles alimenteront l'histoire proprement
dite, les mémoires anecdotiques et les doctes compilations de
l'antiquaire ; mais, dans un cas comme dans l'autre, elles ne
seront point l'objet propre des spéculations du philosophe.
27, — Nous ne pouvons nous empêcher d'indiquer ici en
quoi l'idée que nous voudrions donner du caractère essentiel
de la spéculation philosophique se rapproche et diffère de celle
qu'en avait Leibnitz, lorsque ce grand homme, le plus vaste
génie dont les sciences et la philosophie s'honorent, entrepre-
nait de rattacher toute sa doctrine au principe de la raison
suffisante, c'est-à-dire à cet axiome : qu'une chose ne peut
exister d'une certaine manière s'il n'y a une raison suffisante
pour qu'elle existe de cette manière plutôt que d'une autre.
On ne saurait trop admirer l'élégance, la symétrie, la profon-
deur du système édifié sur cette base : système que l'on peut
regarder comme le chef-d'œuvre de la synthèse en métaphy-
sique, et qui n'a subi le sort de tous les systèmes que parce
qu'il est interdit, même au plus puissant génie, de refaire
l'œuvre de Dieu et de reconstruire le monde de toutes pièces,
par la vertu d'un principe. D'ailleurs, il ne peut pas être ques-
tion pour le moment de faire l'exposé ou la critique du sys-
tème de Leibnitz, mais seulement de présenter quelques obser-
vations sur l'énoncé et sur la portée de l'axiome qu'il a rendu
fameux, en tant que ces observations peuvent contribuer à
éclaircir nos propres idées et à préparer le lecteur aux déve-
loppements qui doivent suivre.
DE LA RAISON DES CHOSES. 33
Et d'abord, il est à remarquer que l'épithète de suffisante
appliquée à la raison des choses, semble superflue : car on ne
sait ce qu'il faudrait entendre par la raison insuffisante d'une
chose. Si la chose G n'existe qu'en raison du concours des
choses A et B, on s'exprimerait mal en disant que chacune des
choses A et B, prise à part, est une raison insuffisante de G ;
mais on doit dire que le concours des choses A et B est la raison
d'existence, la raison objective, ou tout simplement la raison
de la chose C.
Une observation plus essentielle doit porter sur la forme
négative de l'axiome. En général, les propositions négatives
ont l'avantage de conduire à des conclusions péremptoires et à
des démonstrations formelles ; ce sont des règles d'exclusion
qui, en obligeant de rejeter toutes les hypothèses hormis une,
établissent indirectement et mettent hors de toute contesta-
tion l'hypothèse qui subsiste seule après l'exclusion des
autres : mais, en revanche, on ne peut se prévaloir de ces
arguments négatifs qu'à la faveur de circonstances très parti-
culières, pour des cas fort simples et comparativement très
restreints. Ainsi, dans le tour de démonstration déjà indi-
qué (24), et qu'on appelle réduction à l'absurde, on établit
l'égalité de deux grandeurs en prouvant que l'une d'elles ne
peut être supposée ni plus grande ni-plus petite que l'autre :
ce tour de démonstration est celui que préféraient les géo-
mètres grecs, dans leur attachement scrupuleux à la rigueur
des formes logiques ; mais à mesure que l'on s'élève en mathé-
matiques du simple au composé, le même tour de démons-
tration, par les complications qu'il entraîne, devient de plus
en plus incommode ou impraticable ; en sorte que les mo-
dernes ont été conduits à lui en substituer d'autres, dont
l'organisation régulière fait précisément la plus grande gloire
de Leibnitz, et sans lesquels une foule de vérités importantes
seraient restées inaccessibles à l'esprit humain. Il en est de
même pour les applications du principe de la raison suffisante.
Considérons, par exemple, deux forces d'égale intensité appli-
quées en un même point suivant des directions différentes, et
demandons-nous suivant quelle direction il faudrait appli-
quer en ce point une troisième force pour maintenir l'équi-
libre en s'opposant au mouvement que le point tendrait à
prendre dans une direction contraire. Il est clair que la direc-
3
34 CHAPITRE ]\.
tion de cette troisième force doit faire des angles égaux avec
chacune des directions des deux premières forces ; car il n'y
aurait pas de raison pour qu'elle inclinât plus vers l'une que
vers l'autre, puisque les deux premières forces sont supposées
parfaitement égales. De plus, la direction de la troisième force
ne peut se trouver que dans le plan qui comprend les direc-
tions des deux autres ; car, tout étant symétrique de part et
d'autre de ce plan, il n'y aurait pas de raison pour que la direc-
tion de la troisième force déviât d'un côté du plan plutôt que
de l'autre. Voilà un cas où la simplicité des données et leur
parfaite symétrie donnent lieu à une application irréfragable
de la maxime leibnitzienne ; mais cet exemple même peut faire
comprendre ce qu'il y a de singulier et d'exceptionnel dans les
circonstances qui permettent de s'eil prévaloir.
28. — Suivant Leibnitz, les mathématiques se distingue-
raient de la métaphysique, en ce que celles-là seraient fondées
sur le principe d'identité, et celle-ci sur le principe de la raison
suffisante. Mais, lorsqu'on invoque ce dernier principe pour
établir une vérité mathématique (et il y en a beaucoup
d'exemples, non seulement en mécanique, mais en géomé-
trie, en algèbre pure), on n'empiète pas plus sur le domaine de
la métaphysique que lorsqu'on se reporte à toute autre notion
première ou donnée immédiate de la raison. Le caractère
distinctif des mathématiques (comme nous croyons l'avoir
clairement expliqué ailleurs) doit se tirer de ce qu'elles ont
pour objet des vérités que la raison saisit sans le secours de
l'expérience, et qui néanmoins comportent toujours la confir-
mation de l'expérience ^. Ainsi, il est aisé d'imaginer une
expérience propre à vérifier la proposition de mécanique éta-
blie tout à l'heure par le raisonnement, tandis que cette pro-
position de la métaphysique leibnitzienne : « Le monde créé
est le meilleur des mondes possibles », proposition présentée,
à tort ou à raison, comme un corollaire du principe de la rai-
son suffisante, ne serait en aucune façon susceptible d'une
vérification expérimentale, quand même nous saurions au
juste à quels caractères on doit juger qu'un monde est meil-
leur qu'un autre. On peut s'appuyer sur le principe de la rai-
son suffisante pour établir, non seulement des vérités mathé-
• De l'origine et des limites de la correspondance entre l'algâbre et la géo-
métrie, chap. XVI.
DE LA CONNAISSANCE EN GÉNÉRAL. 35
matiques, mais des règles de droit, de morale, et même des
règles de goût; car c'est évidemment en vertu de ce principe
que le goût est choqué de ce qui trouble, sans motif suffisant,
la symétrie d'une ordonnance. On n'est donc pas autorisé à
donner à l'axiome de Leibnitz le nom de principe métaphy-
sique, en ce sens qu'il servirait seulement à diriger l'esprit
humain dans les recherches qui portent sur ce qu'on appelle la
métaphysique, par opposition aux sciences qui ont pour objet
le monde physique et la nature morale de l'homme ; mais on
peut très bien le qualifier de principe philosophique, en tant
qu'il présuppose, dans la forme négative de son énoncé, l'idée
positive de la raison des choses, laquelle est l'origine de toute
philosophie.
D'un autre côté, il nous paraît évident que la philosophie,
non plus que les mathématiques, la morale ou l'esthétique,
ne saurait être renfermée dans les limites étroites de l'appli-
cation d'une règle négative telle que la maxime leibnitzienne.
De même qu'il y a dans l'esprit des facultés pour juger, en
l'absence de toute règle ou formule précise, de la bonté d'une
action morale, de la beauté d'une œuvre d'art, soit absolu-
ment, soit par comparaison avec d'autres actes ou d'autres
œuvres, ainsi il y a en nous des facultés pour saisir les analo-
gies, les inductions, les connexions des choses, et les motifs
de préférence entre telles et telles explications ou coordina-
tions rationnelles. Au défaut de démonstrations que la nature
des choses et l'organisation de nos instruments logiques ne
comportent pas dans la plupart des circonstances, il y a des
appréciations, des jugements fondés sur des probabilités qui
ont souvent pour le bon sens la même valeur qu'une preuve
logique ; et de là l'obligation où nous sommes d'étudier soigneu-
sement, avant toute autre chose, la théorie des probabilités et
des jugements probables. Nous y consacrerons les deux cha-
pitres suivants.
CHAPITRE III
Du HASARD ET DE LA PROBABILITÉ MATHÉMATIQUE.
29. — De même que toute chose doit avoir sa raison, ainsi
tout ce que nous appelons événement doit avoir une cause.
Souvent la cause d'un événement nous échappe, ou nous
prenons pour cause ce qui ne l'est pas; mais, ni l'impuissance
où nous nous trouvons d'appliquer le principe de causalité,
ni les méprises où il nous arrive de tomber en voulant l'appli-
quer inconsidérément, n'ont pour résultat de nous ébranler
dans notre adhésion à ce principe, conçu comme une règle
absolue et nécessaire.
Nous remontons d'un effet à sa cause immédiate ; cette
cause, à son tour, est conçue comme effet, et ainsi de suite,
sans que l'esprit conçoive, dans l'ordre des événements, et sans
que l'observation puisse atteindre aucune limite à cette pro-
gression ascendante. L'effet actuel devient ou peut devenir
à son tour cause d'un effet subséquent, et ainsi à l'infini. Cette
chaîne indéfinie de causes et d'eiïets qui se succèdent, chaîne
dont l'événement actuel forme un anneau, constitue essen-
tiellement une série linéaire (25). Une infinité de séries pareilles
peuvent coexister dans le temps : elles peuvent se croiser, de
manière qu'un môme événement, h la production duquel
plusieurs événements ont concouru, tienne en qualité d'effet
à plusieurs séries distinctes de causes génératrices, ou en-
gendre à son tour jtjusicurs séries d'effets qui resteront dis-
tinctes et parfaitement séparées ù partir du terme initial qui
leur est commun. On se fait une idée juste de ce croisement et
de cet isolement des chaînons par la comparaison avec les
générations humaines, Un homme tient, par ses père et mère.
DU HASARD ET DE LA PROBABILITÉ. 37
à deux séries d'ascendants ; et dans l'ordre ascendant, les
lignes paternelle et maternelle se bifurquent à chaque géné-
ration. Il peut devenir à son tour la souche ou l'auteur com-
mun de plusieurs hgnes descendantes qui, une fois issues delà
souche commune, ne se croiseront plus, ou ne se croiseront
qu'accidentellement, par des aUiances de famille. Dans le laps
du temps, chaque famille ou chaque faisceau généalogique
contracte des alhances avec une multitude d'autres ; mais
d'autres faisceaux, en bien plus grand nombre, se propagent
collatéralement, en restant parfaitement distincts et isolés
les uns des autres aussi loin que nous pouvons les suivre ; et
s'ils ont une origine commune, l'authenticité de cette origine
repose sur d'autres bases que celles de la science et des preuves
historiques.
Chaque génération humaine ne donne Heu qu'à une division
bifide dans l'ordre ascendant ; mais l'on conçoit sans peine la
possibihté d'une complication plus grande lorsqu'il s'agit de
causes et d'effets quelconques, et rien n'empêche qu'un évé-
nement ne se rattache à une multitude, ou même à une infi-
nité de causes diverses. Alors les faisceaux de Hgnes concur-
rentes par lesquels l'imagination se représente les Hens qui
enchaînent les événements selon l'ordre de la causalité, de-
viendraient plutôt comparables à des faisceaux de rayons
lumineux, qui se pénètrent, s'épanouissent et se concentrent,
sans oiïrir nulle part d'interstices ou de solutions de continuité
dans leur tissu.
30. — Mais, soit qu'il y ait Heu de regarder comme fini ou
comme infini le nombre des causes ou des séries de causes qui
contribuent à amener un événement, le bon sens dit qu'il y a
des séries solidaires ou qui s'influencent les unes les autres, et
des séries indépendantes, c'est-à-dire qui se développent paral-
lèlement ou consécutivement, sans avoir les unes sur les autres
la moindre influence, ou (ce qui reviendrait au même pour
nous) sans exercer les unes sur les autres une influence qui
puisse se manifester par des efïets appréciables. Personne ne
pensera sérieusement qu'en frappant la terre du pied il dérange
le navigateur qui voyage aux antipodes, ou qu'il ébranle le
système des satellites de Jupiter ; mais, en tout cas, le déran-
gement serait d'un tel ordre de petitesse, qu'il ne pourrait se
manifester par aucun efïet sensible pour nous, et que nous
38 CHAPITRE III.
sommes parfaitement autorisés à n'en point tenir compte.
Il n'est pas impossible qu'un événement arrivé à la Chine ou
au Japon ait une certaine influence sur des faits qui doivent
se passer à Paris ou à Londres ; mais, en général, il est bien
certain que la manière dont un bourgeois de Paris arrange sa
journée n'est nullement influencée par ce qui se passe actuel-
lement dans telle ville de Chine où jamais les Européens n'ont
pénétré. Il y a là comme deux petits mondes, dans chacun des-
quels on peut observer un enchaînement de causes et d'elïets
qui se développent simultanément, sans avoir entre eux de
connexion, et sans exercer les uns sur les autres d'influence
appréciable.
Les événements amenés par la combinaison ou la rencontre
d'autres événements qui appartiennent à des séries indépen-
dantes les unes des autres, sont ce qu'on nomme des événe-
ments fortuUs, ou des résultats du hasard. Quelques exemples
serviront à éclaircir et à fixer cette notion fondamentale.
31. — Il prend au bourgeois de Paris la fantaisie de faire
une partie de campagne, et il monte sur un chemin de fer
pour se rendre à sa destination. Le train éprouve un accident
dont le pauvre voyageur est la victime, et la victime fortuite,
car les causes qui ont amené l'accident ne tiennent pas à la
présence de ce voyageur : elles auraient eu leur cours de la
même manière lors même que le voyageur se serait déterminé,
par suite d'autres influences, ou de changements survenus dans
son monde, à lui, à prendre une autre route ou à attendre un
autre train. Que si l'on suppose, au contraire, qu'un motif de
curiosité, agissant de la même manière sur un grand nombre de
personnes, amène ce jour-là et à cette heure-là une affluence
extraordinaire de voyageurs, il pourra bien se faire que le
service du chemin de fer en soit dérangé, et que les embarras
du service soient la cause déterminante de l'accident. Des
séries de causes et d'effets, primitivement indépendantes les
unes des autres, cesseront de l'être, et il faudra au contraire
reconnaître entre elles un lien étroit de solidarité.
Un homme qui ne sait pas lire prend un à un dos caractères
d'imprimerie entassés sans ordre. Ces caractères, dans l'ordre
où il les amène, donnent le mot Amitié. C'est une rencontre
fortuite ou un résultat du hasard, car il n'y a nulle liaison entre
les causes qui ont dirigé successivement les doigts de cet
DU HASARD ET DE LA PROBABILITÉ. 39
homme sur tels et tels morceaux de métal, et celles qui ont fait
de cet assemblage de lettres un des mots les plus usités de
notre langue.
Je suppose que deux frères qui servent dans le même corps
périssent dans la même bataille : quand on songe au lien qui
les unissait et au malheur qu'ils partagent, il y a dans ce rap-
prochement quelque chose qui frappe ; mais, en y réfléchis-
sant, on s'aperçoit que ces deux circonstances pourraient bien
n'être pas indépendantes l'une de l'autre, et qu'il ne faut pas
mettre sur le compte du hasard seul la funeste coïncidence.
Car, peut-être le cadet n'a-t-il embrassé la carrière des armes
qu'à l'exemple de son frère ; en suivant la même carrière, il est
naturel qu'ils aient cherché à servir dans le même corps ; en
servant dans le même corps, ils ont dû partager les mêmes
périls, se porter au besoin du secours ; et si le péril a été grand
pour tous les deux, il n'est pas étrange que tous deux aient
succombé. Des causes indépendantes de leur lien de parenté ont
pu jouer un rôle dans cet événement, mais il n'y a pas ren-
contre fortuite entre leur qualité de frère et leur commune
catastrophe.
Je suppose maintenant qu'ils servent dans deux armées,
l'un à la frontière du Nord, l'autre au pied des Alpes : il y a un
combat le même jour sur les deux frontières, et les deux frères
y périssent. On sera fondé à regarder cette rencontre comme
un résultat du hasard ; car, à une si grande distance, les opé-
rations des deux armées composent deux séries de faits dont
la direction première peut partir d'un centre commun, mais
qui se développent ensuite dans une complète indépendance
l'une de l'autre, en s'accommodant aux circonstances locales
et aux conjonctures. Les circonstances qui faisaient qu'un
combat avait lieu tel jour plutôt que tel autre sur l'une des
frontières, ne se liaient point aux circonstances qui détermi-
naient pareillement le jour du combat sur l'autre frontière ;
si les corps auxquels les deux frères appartenaient respective-
ment ont donné dans les deux combats, si tous deux y ont péri,
il n'y a rien dans leur qualité de frère qui ait concouru à produire
ce double événement. Ainsi, lorsque ces deux nobles frères
d'armes, Desaix et Kléber, tombaient le même jour, presque au
même instant, l'un sur le champ de bataille de Marengo, l'autre
au Caire, sous le fer d'un fanatique, il n'y avait certainement
40 CHAPITRE III.
pas de liaison entre les manœuvres des armées dans les plaines
du Piémont et les causes qui, ce jour-là même, sollicitaient
l'assassin à tenter son entreprise, ni entre ces diverses causes
et les circonstances des campagnes faites auparavant sur les
bords du Rhin, lesquelles avaient valu aux noms de Kléber et
de Desaix l'honneur d'être associés dans la pensée de tous ceux
qui s'intéressaient à la gloire de nos armes. L'historien, en
relevant cette singularité, bien propre à exciter la surprise du
lecteur, n'y peut voir qu'une rencontre fortuite, un pur effet
du hasard.
32. — Ce n'est point d'ailleurs parce que les événements
pris pour exemples sont rares et surprenants qu'on doit les
quahfier de résultats du hasard. Au contraire, c'est parce que
le hasard les amène, entre beaucoup d'autres auxquels donne-
raient lieu des combinaisons différentes, qu'ils sont rares ; et
c'est parce qu'ils sont rares, qu'ils nous surprennent. Quand un
homme extrait, les yeux bandés, des boules d'une urne qui
renferme autant de boules blanches que de noires, l'extraction
d'une boule blanche n'a rien de rare ni de surprenant, pas plus
que l'extraction d'une boule noire ; et pourtant l'un et l'autre
événement doivent être considérés comme des résultats du
hasard, parce qu'il n'y a manifestement aucune haison entre
les causes qui font tomber sur telle ou telle boule les mains de
l'opérateur et la couleur de ces boules.
Il est bien vrai que, dans le langage familier, on emploie de
préférence l'expression de hasard lorsqu'il s'agit de combinai-
sons rares et surprenantes. Si l'on a extrait quatre fois de suite
une boule noire de l'urne qui renferme autant de boules
blanches que de noires, on dira que cette combinaison est l'effet
d'un grand hasard ; ce qu'on ne dirait peut-être pas si l'on avait
amené d'abord deux boules blanches et ensuite deux boules
noires, et à plus forte raison si les blanches et les noires s'étaient
succédé avec moins de régularité, quoique, dans toutes ces
hypothèses, il y ait une parfaite indépendance entre les causes
qui ont affecté chaque boule de telle couleur et celles qui ont
dirigé à chaque coup les mains de l'opérateur. On remarquera
le hasard qui a fait périr les deux frères le môme jour, et l'on
ne remarquera pas, ou l'on remarquera moins celui qui Içs a
fait mourir à un mois, à trois mois, à six mois d'intervalle, quoi-
qu'il n'y ait toujours aucune solidarité entre les causes qui ont
DU HASARD ET DE LA PROBABILITÉ. 41
amené tel jour la mort de l'aîné, et celles qui ont amené tel
autre jour la mort du cadet, ni entre ces causes et leur qualité
de frères. Dans le tirage aveugle d'une suite de caractères
entassés sans ordre (c'est-à-dire sans ordre lié à nos idées et à
l'usage habituel que nous faisons des caractères d'imprime-
rie), on ne fera pas attention aux assemblages de lettres qui ne
représentent pas des sons articulables, ou des mots employés
dans une langue connue, quoiqu'il y ait toujours absence de
liaison entre les causes qui dirigent successivement les doigts
de l'opérateur sur tel ou tel morceau de métal et celles qui ont
imprimé tels ou tels caractères sur les morceaux extraits ou
attaché telle valeur représentative aux sons figurés par ces
caractères. Mais cette nuance d'expression, attachée au mot
de hasard dans la conversation familière et dans le langage du
monde, nuance vague et mal définie, doit être écartée lorsqu'on
parle un langage plus philosophique et plus sévère. Il faut,
pour bien s'entendre, s'attacher exclusivement à ce qu'il y a
de fondamental et de catégorique dans la notion du hasard,
savoir, à l'idée de l'indépendance ou de la non-solidarité entre
diverses séries de causes ^ : et maintenant le mot de cause doit
être pris Mo sensu, conformément à l'usage ordinaire, pour
désigner tout ce qui influe sur la production d'un événement,
1 Cette idée a été entrevue par saint Thomas, et plus anciennement
par Boëce (De interpr., lib. m). Suivant celui-ci, « le hasard est l'évé-
nement inopiné provenant de causes qui ont originairement un autre
objet Si, en creusant un champ, on trouve un trésor, la découverte
est vraiment fortuite ; il a fallu que l'un ait enfoui le trésor, que l'autre
ait creusé la terre, chacun dans une intention différente, »
Un auteur moderne et bien peu connu a eu sur ce sujet des idées plus
nettes encore, et qui ne seraient sans doute pas restées dans l'oubli s'il
en eût su tirer les conséquences : « Quelqu'un peut-être, dit-il, me deman-
dera si j'admets que le hasard est un vain nom, qui ne signifie absolu-
ment rien, que c'est un pur néant, etc.. Je réponds que je n'en puis con-
venir. Je suis persuadé que si ce qu'on dit est vrai, on débiterait une
fausseté toutes les fois qu'on dirait, comme on le dit si souvent, que le
hasard a fait telle ou telle chose, car il est certain qu'un pur néant ne fait
rien, ne produit rien, ne cause rien.
« Pour moi, je suis persuadé que le hasard renferme quelque chose
de réel et de positif, savoir, un concours de deux ou de plusieurs événe-
ments contingents, chacun desquels a ses causes, mais en sorte que
leur concours n'en a aucune que l'on connaisse. Je suis fort trompé si
ce n'est là ce qu'on entend lorsqu'on parle du hasard. »
{Traité des jeux de hasard, défendus contre les objections de M. de Jon-
court et de quelques autres, par Jean la Placette (ministre protes-
tant en Hollande). La Haye, 1714, in-12, fm de la préface.
42 CHAPITRE III.
et non plus seulement pour désigner les causes proprement
dites, ou les causes efficientes et vraiment actives. Ainsi, au
jeu de croix ou pile (19), l'inégalité de structure de la pièce
projetée sera considérée comme une cause qui favorise l'appa-
rition d'une des faces et contrarie l'apparition de l'autre :
cause constante, la même à chaque coup, et dont l'influence
s'étend sur toute la série des coups pris solidairement et dans
leur ensemble ; tandis que chaque coup est indépendant des
précédents, quant à l'intensité et à la direction des forces
impulsives, que l'on qualifie pour cela de causes accidentelles
ou fortuites ^.
33. — A cette notion du hasard s'en attache une autre qui
est de grande conséquence en théorie comme en pratique :
nous voulons parler de la notion de Vimpossibiliié physique.
C'est encore ici le cas de recourir à des exemples pour rendre
plus saisissables les généralités abstraites.
On regarde comme physiquement impossible qu'un cône
pesant se tienne en équilibre sur sa pointe ; que l'impulsion
communiquée à une sphère soit précisément dirigée suivant
une ligne passant par le centre, de manière à n'imprimer à la
sphère aucun mouvement de rotation sur elle-même ; que le
centre d'un disque projeté sur un parquet carré tombe préci-
1 Dans l'ordre même des conceptions purement abstraites, là où les
faits se produisent par une nécessité de raison, et non par des causes
efficientes comme celles qui agissent dans la production des phéno-
mènes, la notion du hasard ou de l'indépendance des causes trouve
encore son application. Ainsi le géomètre Lambert, dans les Mémoires
de l'Académie de Berlin, s'est avisé d'observer la succession des chiffres
dans l'expression du rapport de la circonférence au diamètre, évalué
en décimales, et il a trouvé, comme cela devait être, que les dix chiffres
de notre numération décimale se reproduisent dans cette série, qu'on
peut prolonger autant qu'on veut, sans affecter aucun ordre régulier de
succession, mais de manière toutefois que la moyenne des valeurs de
ces chiffres, quand on embrasse une portion suftisammenl longue de la
série, diffère peu de 4 1/2 : absolument comme si ces chiffres étaient
successivement amenés par un tirage au sort dans une urne renfer-
mant tous ces chiffres en proportions égales, et non par le cours d'une
opération de calcul soumise à des règles déterminées. Cela veut dire
([uc les formules mathématiques desquelles résulte avec une approxi-
mation indéfinie, la détermination du rapport de la circonférence au
diamètre, sont indépendantes de la construction de notre arilhmélique
décimale, et doivent, lorsqu'on y applique le calcul décimal, amener
une série de chiffres qui offre tous les caractères de la succession for-
tuite, puisqu'il n'y a pas de différence essentielle entre la notion du
hasard et celle de l'indépondancc des causes.
DU HASARD ET DE LA PROBABILITÉ. 43
sèment au point d'intersection des diagonales ; qu'un instru-
ment à mesurer les angles soit exactement centré ; qu'une
balance soit parfaitement juste ; qu'une mesure quelconque
soit rigoureusement conforme à l'étalon, et ainsi de suite.
Toutes ces impossibilités physiques sont de même nature, et
s'expliquent à l'aide de la notion qu'on a dû se faire des ren-
contres fortuites et de l'indépendance des causes.
En effet, supposons qu'il s'agisse de trouver le centre d'un
cercle : l'adresse de l'artiste et la précision de ses instruments
assignent des limites à l'erreur qu'il peut commettre dans cette
détermination. Mais d'autre part, entre de certaines limites
différentes des premières et plus resserrées, l'artiste cesse d'être
guidé par ses sens et par ses instruments. La fixation du point
central, dans ce champ plus ou moins rétréci, s'opère sans doute
en vertu de certaines causes, mais de causes aveugles, c'est-à-
dire de causes tout à fait indépendantes des conditions géo-
métriques qui serviraient à déterminer ce centre sans aucune
erreur si l'on opérait avec des sens et des instruments par-
faits. Il y a une infinité de points sur lesquels ces causes aveugles
peuvent fixer l'instrument de l'artiste, sans qu'il y ait de rai-
son, prise dans la nature de l'œuvre, pour que ces causes fixent
l'instrument sur un point plutôt que sur un autre. La coïnci-
dence de la pointe de l'instrument et du véritable centre
est donc un événement complètement assimilable à l'extrac-
tion d'une boule blanche par un agent aveugle, quand l'urne
renferme une seule boule blanche et une infinité de boules
noires. Or, un pareil événement est avec raison réputé phy-
siquement impossible, en ce sens que, bien qu'il n'implique pas
contradiction, de fait il n'arrive pas : et ceci ne veut pas dire
que nous ayons besoin d'être renseignés par l'expérience pour
réputer l'événement impossible ; au contraire, l'esprit conçoit
a priori la raison pour laquelle l'événement n'arrive pas, et
l'expérience n'intervient que pour confirmer cette vue de
l'esprit.
De même, lorsqu'une sphère est rencontrée par un corps
mû dans l'espace en vertu de causes indépendantes de la pré-
sence actuelle de cette sphère en tel lieu de l'espace, il est
physiquement impossible, il n'arrive pas que, sur le nombre
infini de directions dont le corps choquant est susceptible,
les causes motrices lui aient précisément donné celle qui va
44 CHAPITRE III.
passer par le centre de la sphère. En conséquence, on admet
l'impossibilité physique que la sphère ne prenne pas un mou-
vement de rotation sur elle-même en même temps qu'un mou-
vement de translation. Si l'impulsion était communiquée par
un être intelligent, qui visât à ce résultat, mais avec des sens
et des organes d'une perfection bornée, il serait encore physi-
quement impossible qu'il en vînt à bout : car, quelle que fût
son adresse, la direction delà force impulsive serait subordon-
née, entre de certaines limites d'écart, à des causes indé-
pendantes de sa volonté et de son intelligence ; et, pour peu
que la direction dévie du centre de la sphère, le mouvement
de rotation doit se produire. On expliquerait de la même ma-
nière l'impossibilité physique, admise par tout le monde, de
mettre un cône pesant en équilibre sur sa pointe, quoique
l'équilibre soit mathématiquement possible, et l'on ferait des
raisonnements analogues dans tous les cas cités.
34. — Ainsi qu'on vient de l'expliquer, l'événement phy-
siquement impossible (celui qui de fait n'arrive pas, et sur
l'apparition duquel il serait déraisonnable de compter tant
qu'on n'embrasse qu'un nombre fini d'épreuves ou d'essais,
c'est-à-dire tant qu'on reste dans les conditions de la pratique
et de l'expérience possible) est l'événement qu'on peut assimi-
ler à l'extraction d'une boule blanche par un agent aveugle,
quand l'urne renferme une seule- boule blanche pour une infi-
nité de boules noires ; en d'autres termes, c'est l'événement
qui n'a qu'une c/ia/ice favorable pour une infinité de chances
contraires. Mais on a donné le nom de probabililé malhémalique
à la fraction qui exprime le rapport entre le nombre des
chances favorables à un événement et le nombre total des
chances : en conséquence, on peut dire plus brièvement, dans
le langage reçu des géomètres, que l'événement physiquement
impossible est celui dont la probabilité mathématique est infi-
niment petite, ou tombe au-dessous de toute fraction, si petite
qu'on la suppose. On peut dire aussi que l'événement phy-
siquement certain est l'événement dont le contraire est phy-
siquement impossible, ou l'événement dont la probabilité
mathématique ne diffère de l'unité par aucune fraction
assignable, si petite qu'on la suppose : événement qu'il ne
faut pourtant pas confondre avec celui qui réunit abso-
lument toutes les combinaisons ou toutes les chances en sa
DU HASARD ET DE LA PROBABILITÉ. 45
faveur, et qui est certain, d'une certitude mathématique.
D'un autre côté, il résulte de la théorie mathématique des
combinaisons que, quelle que soit la probabilité mathéma-
tique d'un événement A dans une épreuve aléatoire, si l'on
répète un très grand nombre de fois la même épreuve, le
rapport entre le nombre des épreuves qui amènent l'événe-
ment A et le nombre total des épreuves doit différer
très peu de la probabilité de l'événement A : de sorte que,
par exemple, si l'événement A a pour lui les deux tiers des
chances, et qu'on embrasse dix mille épreuves, le nombre des
épreuves qui amènent l'événement A sera, à peu de chose
près, les deux tiers de dix mille. Si l'on peut accroître indéfi-
niment le nombre des épreuves, on fera décroître indéfiniment,
et l'on rendra aussi petite qu'on le voudra, la probabilité que
la différence des deux rapports dépasse une fraction donnée,
si petite qu'elle soit, et l'on se rapprochera ainsi de plus en
plus des cas d'impossibilité physique cités tout à l'heure.
35. — Dans le langage rigoureux qui convient aux vérités
abstraites et absolues des mathématiques et de la métaphy-
sique, une chose est possible ou elle ne l'est pas : il n'y a pas
de degrés de possibilité ou d'impossibilité. Mais, dans l'ordre
des faits physiques et des réalités qui tombent sous les sens,
lorsque des événements contraires peuvent arriver et arrivent
effectivement, selon les combinaisons fortuites de certaines
causes variables et indépendantes d'une épreuve à l'autre,
avec d'autres causes ou conditions constantes qui régissent
solidairement l'ensemble des épreuves, il est naturel de regar-
der chaque événement comme ayant une disposition d'autant
plus grande à se produire, ou comme étant d'autant plus
possible, de fait ou physiquement, qu'il se reproduit plus
souvent dans un grand nombre d'épreuves, La probabilité
mathématique devient alors la mesure de la possibilité phy-
sique, et l'une de ces expressions peut être prise pour l'autre.
L'avantage de celle-ci, c'est d'indiquer nettement l'existence
d'un rapport qui ne tient pas à notre manière de juger et
d'apprécier, variable d'un individu à l'autre, mais qui subsiste
entre les choses mêmes : rapport que la nature maintient et
que l'observation manifeste lorsque les épreuves se répètent
assez pour compenser les uns par les autres tous les effets dus
à des causes fortuites et irrégulières, et pour mettre au con-
46 CHAPITRE III.
traire en évidence la part d'influence, si petite qu'elle soit,
des causes régulières et constantes, comme cela arrive sans
cesse dans l'ordre des phénomènes naturels et des faits
sociaux.
36. — Il n'est donc pas exact de dire, avec Hume, que « le
hasard n'est que l'ignorance où nous sommes des véritables
causes, » ou, avec Laplace, que « la probabilité est relative
en partie à nos connaissances, en partie à notre ignorance » :
de sorte que, pour une intelligence supérieure qui saurait
démêler toutes les causes et en suivre tous les efïets, la science
des probabilités mathématiques s'évanouirait, faute d'objet.
Sans doute le mot de hasard n'indique pas une cause substan-
tielle, mais une idée : cette idée est celle de la combinaison
entre plusieurs systèmes de causes ou de faits qui se déve-
loppent chacun dans sa série propre, indépendamment les
uns des autres. Une intelligence supérieure à l'homme ne
différerait de l'homme à cet égard qu'en ce qu'elle se trom-
perait moins souvent que lui, ou même, si l'on veut, ne se
tromperait jamais dans l'usage de cette donnée de la raison.
Elle ne serait pas exposée à regarder comme indépendantes
des séries qui s'influencent réellement, ou, par contre, à se
figurer des liens de solidarité entre des causes réellement
indépendantes. Elle ferait avec une plus grande sûreté, ou
même avec une exactitude rigoureuse, la part qui revient au
hasard dans le développement- successif des phénomènes.
Elle serait capable d'assigner a priori les résultats du con-
cours de causes indépendantes dans des cas où nous sommes
obligés de recourir à l'expérience, à cause de l'imperfection
de nos théories et de nos instruments scientifiques. Par exemple,
étant donné un dé de forme déterminée, autre que le cube,
ou dont la densité n'est pas uniforme, lequel doit être projeté
un grand nombre de fois par des forces impulsives dont
l'intensité, la direction et le point d'application sont déter-
minés à chaque coup par des causes indépendantes de celles
qui agissent aux coups suivants, elle saurait (ce que nous ne
savons pas) quel doit être à très peu près le rapport entre le
nombre des coups qui amèneront une face déterminée et le
nombre total des coups ; et cette science aurait pour elle un
objet certain, soit qu'elle connût les forces qui agissent et
qu'elle en pût calculer les efliets pour chaque coup particulier,
DU HASARD ET DE LA PROBABILITÉ. 47
soit que cette connaissance et ce calcul surpassassent encore
sa portée. En un mot, elle pousserait plus loin que nous et
appliquerait mieux la théorie de ces rapports mathéma-
tiques, tous liés à la notion du hasard, et qui deviennent,
dans l'ordre des phénomènes, autant de lois de la nature,
susceptibles à ce titre d'être constatées par l'expérience ou
l'observation statistiques.
Il est vrai de dire en ce sens (comme on l'a répété si souvent)
que le hasard gouverne le monde, ou plutôt qu'il a une part,
et une part notable, dans le gouvernement du monde ; ce qui
ne répugne nullement à l'idée qu'on doit se faire d'une direc-
tion suprême et providentielle : soit que la direction provi-
dentielle soit présumée ne porter que sur les résultats moyens
et généraux que les lois mêmes du hasard ont pour résultat
d'assurer, soit que l'intelligence suprême dispose des détails
et des faits particuliers pour les coordonner à des vues qui
surpassent nos sciences et nos théories.
Que si nous restons dans l'ordre des causes secondaires et
des faits observables, le seul auquel la science puisse atteindre,
la théorie mathématique du hasard (dont les développements
ne seraient pas à leur place ici) nous apparaît comme l'appli-
cation la plus vaste de la science des nombres, et celle qui
justifie le mieux l'adage : Mundum.regunt numeri ^. En effet,
quoi qu'en aient pensé certains philosophes, rien ne nous
autorise à croire qu'on puisse rendre raison de tous les phéno-
mènes avec les notions d'étendue, de temps, de mouvement,
en un mot, avec les seules notions des grandeurs continues
sur lesquelles portent les mesures et les calculs du géomètre.
Les actes des êtres vivants, intelligents et moraux ne s'expli-
quent nullement, dans l'état de nos connaissances, et il y a
de bonnes raisons de croire qu'ils ne s'expliqueront jamais
par la mécanique et la géométrie. Ils ne tombent donc point,
par le côté géométrique ou mécanique, dans le domaine des
nombres, mais ils s'y retrouvent placés, en tant que les notions
de combinaison et de chance, de cause et de hasard, sont supé-
^ « Omnia in mundo certis rationibus et constanti vicissitudinis lege
contingere deprehenduntur ; adeo ut, etiam in maxime casualibus atque
fortuitis, quamdam quasi necessitatem, et, ut sic dicam, fatalitatem
agnoscere teneamur. » Jacob. Bernoulli, Ars conjectandi, pars iv,
in fine.
48 CHAPITRE III.
rieures, dans l'ordre des abstractions, à la géométrie et à la
mécanique, et s'appliquent aux phénomènes de la nature
vivante comme à ceux que produisent les forces qui solli-
citent la matière inorganique ; aux actes réfléchis des êtres
libres, comme aux déterminations fatales de l'appétit et de
l'instinct.
37. — A la vérité, les géomètres ont appliqué leur théorie
des chances et des probabilités à deux ordres de questions bien
distinctes, et qu'ils ont parfois mal à propos confondues : à
des questions de possibilité, qui ont une valeur tout objective,
ainsi qu'on vient de l'expliquer, et à des questions de proba-
bilité, dans le sens vulgaire du mot, qui sont en effet relatives,
en partie à nos connaissances, en partie à notre ignorance.
Quand nous disons que la probabilité mathématique d'amener
un sonnez au jeu de tric-trac est la fraction 1/36, nous pou-
vons avoir en vue un jugement de possibilité, et alors cela
signifie que, si les dés sont parfaitement réguliers et homo-
gènes, de manière qu'il n'y ait aucune raison prise dans leur
structure physique pour qu'une face soit amenée de préférence
à l'autre, le nombre des sonnez amenés dans un grand nombre
de coups, par des forces impulsives dont la direction variable
d'un coup à l'autre est absolument indépendante des points
inscrits sur les faces, sera sensiblement un 36^ du nombre total
des coups. Mais nous pouvons aussi avoir en vue un jugement
de simple probabilité, et alors il suffit que nous ignorions si
les dés sont réguliers ou non, ou dans quel sens agissent
les irrégularités de structure si elles existent, pour que nous
n'ayons aucune raison de supposer qu'une face paraîtra plutôt
que l'autre. Alors l'apparition du sonnez, pour laquelle il n'y
a qu'une combinaison sur 36, sera moins probable relative-
ment à nous que celle du point deux et as, en faveur de laquelle
nous comptons deux combinaisons, suivant que l'as se trouve
sur un dé ou sur l'autre ; bien que ce dernier événement soit
peut-être physiquement moins possible ou même impossible.
Si un joueur parie pour sonnez et un autre pour deux et as,
en convenant de regarder comme nuls les coups qui n'amène-
raient pas l'un ou l'autre de ces points, il n'y aura pas moyen
de régler leurs enjeux autrement que dans le rapport d'un
à deux ; et l'équité sera satisfaite par ce règlement, aussi bien
qu'elle pourrait l'être si l'on était certain d'une parfaite
DU HASARD ET DE LA PROBABILITÉ. 49
régularité de structure, tandis que le même règlement serait
inique de la part de l'arbitre qui saurait que les dés sont pipés,
et en quel sens.
En général, si, dans l'état d'imperfection de nos con-
naissances, nous n'avons aucune raison de supposer qu'une
combinaison arrive plus facilement qu'une autre, quoique,
en réalité, ces combinaisons soient autant d'événements
dont les possibilité physiques ont pour mesure des fractions
inégales ; et si nous entendons par probabilité d'un événe-
ment le rapport entre le nombre des combinaisons qui lui sont
favorables et le nombre total des combinaisons que l'imper-
fection de nos connaissances nous fait ranger sur la même
ligne, cette probabilité cessera d'exprimerunrapportsubsistant
réellement et objectivement entre les choses ; elle prendra
un caractère purement subjectif, et sera susceptible de varier
d'un individu à un autre, selon le degré de ses connaissances.
Elle aura encore une valeur mathématique, en ce sens qu'elle
pourra, et que même elle devra servir à fixer numériquement
les conditions d'un pari ou de tout autre marché aléatoire.
Elle aura de plus cette valeur pratique d'offrir une règle de
conduite propre à nous déterminer (en l'absence de toute autre
raison déterminante), dans des cas où il faut nécessairement
prendre un parti. Ainsi, nous agiroûs raisonnablement en
prenant nos arrangements en prévision de l'événement A,
plutôt qu'en prévision de l'événement B, si la probabilité
de A (calculée d'après l'état de nos connaissances, comme on
vient de le dire) l'emporte sur celle de B, lors même que la
possibilité inconnue de B surpasserait celle de A ; mais les
valeurs numériques des probabilités de A et de B ne déter-
mineront alors qu'un ordre de préférence ; ce ne seront plus
des mesures, dans le vrai sens du mot. En conséquence, de
telles probabilités, quoique méritant d'attirer l'attention du
philosophe qui analyse les motifs de nos jugements, celle du
moraliste qui cherche une règle de nos actions, devront être
réputées en dehors des applications d'une théorie mathéma-
tique qui a pour objet des grandeurs qu'on puisse rigoureu-
sement comparer à une unité de mesure.
38. — Pour les événements fortuits dont l'homme n'a pas
lui-même déterminé les conditions, les causes qui donnent telle
possibilité physique à tel événement sont presque toujours
4
50 CHAPITRE III.
inconnues dans leur nature et dans leur mode d'action, ou
tellement compliquées que nous ne pouvons en faire rigou-
reusement l'analyse, ni en soumettre les effets au calcul.
Dans les jeux même où tout est de convention et d'invention
humaine, la construction des instruments aléatoires est sujette
à des irrégularités qui impriment aux chances des modifica-
tions dont on ne saurait, a priori, évaluer l'intluence. En con-
séquence, la probabilité mathématique prise objectivement,
ou conçue comme mesurant la possibilité des choses, ne peut
en général être déterminée que par l'expérience. Si le nombre
des épreuves d'un même hasard croissait à l'infini, elle serait
déterminée exactement avec une certitude comparable à
celle de l'événement dont le contraire est physiquement
impossible. Pour un nombre très grand d'épreuves, la proba-
bilité n'est encore donnée qu'approximativement ; mais on
est autorisé à regarder comme extrêmement peu probable
que la valeur réelle diffère totalement de la valeur conclue
des observations. En d'autres termes, il arrivera très rarement
que l'on commette une erreur notable en prenant pour la
valeur réelle la valeur tirée des observations.
Dans le cas même où le nombre des épreuves est peu consi-
dérable, on a voulu tirer, de certaines considérations mathé-
matiques, des formules pour évaluer numériquement la proba-
bilité des événements futurs d'après les événements observés ;
mais de telle formules n'indiquent plus que des probabilités
subjectives, bonnes tout au plus à régler les conditions d'un
pari ; elles deviendraient fausses si on les appliquait, comme
on l'a fait souvent bien à tort, à la détermination de la possi-
bilité des événements.
39. — Dans la pratique de la vie, il arrive à chaque instant
que nous sommes obligés de nous déterminer d'après des expé-
riences si peu nombreuses qu'elles ne peuvent point nous ren-
seigner sur la vraie mesure de la possibilité d'un événement :
de telle sorte qu'il serait impossible d'assigner la chance que
nous avons de nous tromper en croyant à la production de
l'événement, ou en jugeant que la possibilité de cet événement
tombe entre telles et telles limites. Cependant il est clair que,
si l'événement A est arrivé plus souvent que l'événement B
dans un certain nombre d'épreuves, si petit qu'il soit, ce sera,
en l'absence de toute autre donnée, une raison pour que nous
DU HASARD ET DE LA PROBABILITÉ. 51
réglions notre conduite en prévision de la reproduction de
l'événement A, plutôt qu'en prévision de la reproduction
de B. Si l'on considère les deux fractions dont l'une est le
rapport entre le nombre des épreuves qui ont amené A et le
nombre total des épreuves, l'autre le rapport entre le nombre
des épreuves qui ont amené B et ce même nombre total,
l'ordre de grandeur des deux fractions motivera pour nous un
ordre de préférence, quant aux événements à la reproduction
présumée desquels nous subordonnerons notre conduite ;
mais ce motif de préférence ne sera pas une grandeur suscep-
tible d'être mesurée par les fractions dont il s'agit ici, ou par
d'autres nombres que certains géomètres ont proposés à cet
effet. En un mot, sauf le cas de règlement d'un pari, la proba-
bilité subjective dont il s'agit ici, de même que celle dont il
était question tout à l'heure, sortira du champ des appli-
cations de la théorie mathématique des chances, laquelle a
essentiellement pour objet des grandeurs mesurables et des
rapports qui subsistent entre les choses, indépendamment
de l'esprit qui les conçoit.
Nous avons dû rappeler ici succinctement les principes
philosophiques de cette théorie, parce que nous aurons sans
cesse, dans la suite de nos recherches, à invoquer des juge-
ments fondés sur des probabilités qui, sans être de la même
nature que les probabilités mathématiques, et sans pouvoir
être assujetties au calcul, se rattachent pourtant aussi à la
notion du hasard et de l'indépendance des causes, ainsi qu'on
va l'expliquer.
CHAPITRE IV
De la probabilité philosophique. — De l'induction
ET DE l'analogie.
40. — Pour mieux préciser les idées, nous recourrons
d'abord à des exemples fictifs, abstraits, mais très simples.
Supposons donc qu'une grandeur sujette à varier soit suscep-
tible de prendre les valeurs exprimées par la suite des nombres,
de 1 à 10 000, et que quatre observations ou mesures consé-
cutives de cette grandeur aient donné quatre nombres,
tels que
25, 100, 400, 1600,
offrant une progression régulière, et dont la régularité consiste
en ce que chaque nombre est le quadruple du précédent :
on sera très porté à croire qu'un tel résultat n'est point
fortuit ; qu'il n'a pas été amené par une opération comparable
à quatre tirages faits au hasard dans une urne qui contiendrait
10 000 billets, sur chacun desquels serait inscrit l'un des
nombres de 1 à 10 000 ; mais qu'il indique au contraire
l'existence de quelque loi régulière dans la variation de la
grandeur mesurée, en correspondance avec l'ordre de suc-
cession des mesures.
Les quatre nombres amenés par l'observation pourraient
offrir, au lieu de la progression indiquée, une autre loi aritluné-
Uque quelconque. Ils pourraient former, par exemple, quatre
termes d'une progression dans laquelle la diiïérence d'un
terme au suivant serait constante, comme
25- 50. 75, 100,
DE LA PROBABILITÉ PHILOSOPHIQUE. 53
ou quatre termes pris consécutivement dans la série des
nombres carrés, tels que
25, 36, 49, 64
ou bien encore ils pourraient appartenir à l'une des séries
des nombres qu'on appelle cubiques, triangulaires, pyrami-
daux, etc. Il y a plus (et ceci est bien important à noter) :
les algébristes n'ont pas de peine à démontrer qu'on peut
toujours assigner une loi mathématique, et même une infi-
nité de lois mathématiques différentes les unes des autres,
qui lient entre elles les valeurs successivement amenées, quel
qu'en soit le nombre, et quelques inégalités que présente au
premier coup d'oeil le tableau de ces valeurs consécutives.
Si pourtant la loi mathématique à laquelle il faut recourir
pour lier entre eux les nombres observés était d'une expression
de plus en plus compliquée, il deviendrait de moins en moins
probable, en l'absence de tout autre indice, que la succession
de ces nombres n'est pas l'effet du hasard, c'est-à-dire du
concours de causes indépendantes, dont chacune aurait
amené chaque observation particulière ; tandis que, lorsque
la loi nous frappe par sa simplicité, il nous répugne d'admettre
que les valeurs particulières soient sans liaison entre elles,
et que le hasard ait donné lieu au rapprochement observé.
41. — Mais en quoi consiste précisément la simplicité d'une
loi ? Comment comparer et échelonner sous ce rapport les lois
infiniment variées que l'esprit est capable de concevoir,
et auxquelles, lorsqu'il s'agit de nombres, il est possible d'assi-
gner une expression mathématique ? Telle loi peut paraître
plus simple qu'une autre à certains égards, et moins simple
lorsqu'on les envisage toutes deux d'unpoint de vue différent.
Dans Texpression de l'une n'entreront qu'un moindre nombre
de termes ou de signes d'opération ; mais d'un autre côté ces
opérations seront d'un ordre plus élevé, et ainsi de suite.
Pour que l'on pût réduire à la probabilité mathématique
la probabilité fondée sur le caractère de simplicité que pré-
sente une loi observée, entre tant d'autres qui auraient pu se
présenter aussi bien si la loi prétendue n'était qu'un fait
résultant de la combinaison fortuite de causes sans liaison
entre elles, il faudrait premièrement qu'on fût à même de
faire deux catégories tranchées, l'une des lois réputées simples,
54 CHAPITRE IV.
l'autre des lois auxquelles ce caractère de simplicité ne
convient pas. Il faudrait, en second lieu, qu'on fût autorisé
à mettre sur la même ligne toutes celles qu'on aurait rangées
dans la même catégorie, et, par exemple, que toutes les lois
réputées simples fussent simples au même degré. Il faudrait,
en dernier lieu, que le nombre de lois fût limité dans chaque
catégorie ; ou bien, si les nombres étaient de part et d'autre
illimités, il faudrait que, tandis qu'ils croissent indéfiniment,
leur rapport tendît vers une limite finie et assignable, comme
il arrive pour les cas auxquels s'applique le calcul des pro-
babilités mathématiques. Mais aucune de ces suppositions
n'est admissible, et en conséquence, par une triple raison, la ré-
duction dont il s'agit doit être réputée radicalement impossible.
42. — Lorsqu'à l'inspection d'une suite de valeurs numé-
riques obtenues ainsi qu'il a été expliqué plus haut, on a
choisi, entre l'infinité de lois mathématiques susceptibles de
les relier, celle qui nous frappe d'abord par sa simplicité,
et qu'ensuite des observations ultérieures amènent d'autres
valeurs soumises à la même loi, la probabilité que cette
marche régulière des observations n'est pas l'effet du hasard
va évidemment en croissant avec le nombre des observations
nouvelles : elle peut devenir et même elle devient bientôt telle
qu'il ne reste plus à cet égard le moindre doute à tout esprit
raisonnable. Si au contraire la loi présumée ne se soutient pas
dans les résultats des observations nouvelles, il faudra bien
l'abandonner pour la suite et reconnaître qu'elle ne gouverne
pas l'ensemble de la série ; mais il ne résultera pas de là néces-
sairement que la régularité affectée par les observations pré-
cédentes soit l'effet d'un pur hasard ; car on conçoit très bien
que des causes constantes et régulières agissent pour une portion
de la série et non pour le surplus. L'une et l'autre hypothèse
auront leurs probabilités respectives : seulement, pour les
raisons déjà indiquées, ces prol)abilités ne seront pas de la na-
ture de celles qu'on peut évaluer et comparer numériquement.
Il pourrait aussi se faire que la loi simple dont nous sommes
frappés à la vue du tableau des observations, s'appli(iuùt, non
pas précisément aux valeurs observées, mais à d'autres
valeurs qui en sont très voisines, et qu'ainsi, par exemple,
au lieu de la série
25, 100, 100, IGOO,
DE LA PROBABILITÉ PHILOSOPHIQUE. 55
les observations eussent donné la suivante
%
24, 102, 405, 1597.
L'idée qui viendrait alors, c'est que les eiïets réguliers d'une
cause constante et principale se compliquent des effets de
causes accessoires ou perturbatrices, qui peuvent elles-mêmes
être soumises à des lois régulières, constantes pour toute
la série des valeurs observées, ou varier irrégulièrement et
fortuitement d'une valeur à l'autre. Mais la probabilité qu'il
en est ainsi se lie évidemment à la probabilité de l'existence
d'une loi régulière dans le cas plus simple que nous avons
considéré d'abord ; et elle ne saurait, plus que celle-là, com-
porter une évaluation numérique.
43. — Pour sortir un peu du champ de l'abstraction et des
fictions, reportons-nous à l'époque ou Kepler, après une multi-
tude d'essais pour démêler une loi dans les nombres qui expri-
ment, d'une part les distances des planètes au soleil, d'autre
part les durées de leurs révolutions, reconnut enfin que les
durées sont proportionnelles aux racines carrées des cubes
des distances. Voilà une loi arithmétique assez comphquée
dans son énoncé et qui ne s'appliquait qu'aux six planètes
alors connues. C'était peut-être le cas de demander si ce rap-
port singulier, dont rien ne pouvait faire entrevoir alors la
raison, que Kepler n'avait trouvé qu'à force de tâtonnements,
poussé par des idées pythagoriciennes, dès lors suspectes aux
bons esprits, ne se rencontrait pas par hasard, et parce qu'il
faut bien qu'on finisse par trouver une loi mathématique
propre à relier entre eux des nombres quelconques, fortuite-
ment groupés. Il semble que les astronomes de son siècle en
aient jugé ainsi ; et, nonobstant la découverte des satellites
de Jupiter, qui donnait lieu de vérifier, sur ce système parti-
culier, la loi observée dans le système planétaire, la troisième
loi de Kepler (comme on l'appelle) a peu fixé l'attention, jus-
qu'à ce que la grande découverte de Newton eût fait dépendre
cette loi, avec tant d'autres résultats de l'observation, du
principe de la gravitation universelle.
Kepler avait aussi été frappé d'un rapport singulier que
lui présentait le tableau des distances des planètes au
soleil. Si l'on range les planètes alors connues (Mercure
56 CHAPITRE IV.
excepté) dans l'ordre de leurs distances au soleil, ainsi qu'il
suit :
Vénus, la Terre, Mars, Jupiter, Saturne,
les nombres qui mesurent respectivement l'intervalle de
l'orbite de Vénus à l'orbite de la Terre (ou la diiïérence des
rayons des deux orbites) et les intervalles suivants, seront à
peu près proportionnels aux nombres plus simples
1, 2, 12, 16;
d'où Kepler avait été amené à conjecturer : premièrement,
qu'il restait à découvrir entre Mars et Jupiter une planète
dont l'orbite fût à des distances des orbites de Mars et de
Jupiter respectivement proportionnelles aux nombres 4 et 8,
de manière à permettre de remplacer la série précédente par
la progression géométrique
1, 2, 4, 8, 16,
les intervalles allant toujours en doublant d'une planète
à la suivante ; secondement, qu'il pourrait bien exister aussi
entre Vénus et Mercure une planète dont l'orbite intermédiaire
sauvât approximativement l'anomalie qui place Mercure en
dehors de la loi si simple qu'on vient d'énoncer.
Cette dernière conjecture de Kepler ne s'est nullement
vérifiée ; mais l'autre a reçu une confirmation bien frappante
par la découverte tardive du groupe des planètes télescopiques,
dont le nombre, déjà porté à quatorze au moment où nous
imprimons ces lignes, semble devoir s'accroître encore, et qui,
circulant toutes à des distances du soleil, les unes un peu
plus petites, les autres un peu plus grandes que celle qui
satisferait en toute rigueur à l'induction de Kepler, ont évi-
demment toutes une même origine : soit qu'on doive les
regarder comme autant de fragments d'une planète qui aurait
fait explosion, soit qu'il faille autrement expliquer leur rap-
prochement dans les espaces célestes et les analogies de leur
constitution physique. Mais, avant même la découverte des
planètes télescopiques, celle de la planète Uranus, située
(comme on le croyait alors) aux confins du système planétaire
était venue singulièrement corroborer l'induction, puisque
la distance de son orbite ù celle de Saturne se rapproche
DE LA PROBABILITÉ PHILOSOPHIQUE. 57
encore beaucoup du double de l'intervalle des orbites de
Saturne et de Jupiter. Pour mieux fixer les idées du lecteur,
nous réunirons dans un tableau les valeurs réellement obser-
vées, en les rapprochant des valeurs qui satisferaient d'une
manière rigoureuse à la loi signalée. Nous choisirons Junon,
parmi les planètes télescopiques pour figurer sur ce tableau,
à cause de sa position moyenne dans le groupe ; et il faudra
se rappeler que le nombre 1 000 représente le rayon de l'orbe
terrestre.
INTERVALLES
DES ORBITES.
VALEURS
OBSERVÉES.
VALEURS
THÉORIQUES.
Vénus et la Terre
277
523
1146
2 533
4 336
9 644
277
554
1108
2 216
4 432
8 864
La Terre et Mars
Mars et Junon
Junon et Jupiter
.luDÏter et Saturne
Saturne et Uranus
Cette confrontation manifeste des écarts notables ; mais,
d'un autre côté, il faut songer que les orbites des planètes,
au lieu d'être des cercles parfaits et concentriques, couchés
dans le même plan, sont des ellipses ayant leurs plans inclinés
les uns sur les autres, dont les excentricités et les inclinaisons va-
rient avec le temps, en sorte que les écarts que présente le tableau
des valeurs moyennes ne dépassentpas les limites entre lesquelles
oscillent sans cesse les distances physiques du soleil à chacune
des planètes. D'ailleurs il ne s'agit pas de donner à la formule
une précision rigoureuse qui exclurait l'intervention de causes
perturbatrices et irrégulières, susceptibles d'altérer le résultat
principal dû à l'action d'une cause constante.
Reste l'anomalie pour la planète Mercure, la plus voisine
du soleil, et dont l'orbite est séparée de celle de Vénus par un
intervalle un peu plus grand que celui qui sépare l'orbite
de Vénus et l'orbite de la Terre, tandis que le premier inter-
valle ne devrait être que la moitié du second, d'après la loi
signalée. Pour sauver, ou plutôt pour déguiser cette anomalie,
on a imaginé de présenter la loi autrement. On exprime par
le nombre 4 la distance de Mercure au soleil, et alors celle
58 CHAPITRE IV.
de Vénus se trouve avoir pour valeur approchée 4 plus 3 ou 7,
celle de la Terre 4 plus deux fois 3 ou 10, celle de Mars 4 plus
quatre fois 3 ou 16, et ainsi de suite, jusqu'à Uranus inclusi-
vement. Présentée sous cette forme plus compliquée, et par
cela même moins probable, la progression des intervalles
planétaires s'est appelée la loi de Bode, du nom d'un astro-
nome allemand du dernier siècle ; mais cet échafaudage vient
de s'écrouler par la découverte de la planète Neptune, située
dans les espaces célestes bien au delà de l'orbite d' Uranus,
quoique à une distance beaucoup moindre que la loi de Bode
ne l'aurait fait et ne l'avait fait d'abord supposer, puisque
l'intervalle des deux orbites ne surpasse pas de beaucoup
l'intervalle des orbites de Saturne et d' Uranus, au lieu d'être
double ou à peu près double. Il faut donc le reconnaître :
Mercure et Neptune, c'est-à-dire les deux termes extrêmes
de la série des planètes connues, font exception à la loi entre-
vue par Kepler ; ce qui n'est pas un motif suffisant pour mettre
sur le compte du hasard la progression signalée, en ce qui
concerne les planètes intermédiaires ; car on conçoit fort bien
que des causes de distribution régulière, qui n'excluent pas
d'ailleurs la complication de causes perturbatrices et ano-
males, puissent régir toute la portion moyenne d'une série,
tandis que les termes extrêmes échapperaient à leur influence.
Il y a là des probabilités et des inductions que la philosophie
naturelle ne doit point dédaigner, qui ne sont pourtant pas
de nature à forcer l'acquiescement de l'esprit, et qu'il serait
chimérique de prétendre exprimer par des nombres.
44. — Les considérations théoriques présentées dans les
numéros 40 et suivants seront peut-être plus faciles à saisir
pour quelques lecteurs, si nous recourons à des images fournies
par la géométrie. Supposons donc que dix points aient pu
être observés comme autant de positions d'un point mobile
sur un plan, et que ces dix points se trouvent appartenir à
une circonférence de cercle : on n'hésitera pas à admettre
que cette coïncidence n'a rien de fortuit, et qu'elle indique
bien, au contraire, que le point mobile est assujetti à décrire
sur le plan une ligne circulaire. Si les di.x points s'écartaient
fort peu, les uns dans un sens, les autres dans l'autre, d'une
circonférence de cercle convenablement tracée, on attribuerait
les écarts à des erreurs d'observation ou à des causes perLur-
DE LA PROBABILITÉ PHILOSOPHIQUE. 59
batrices et secondaires, plutôt que de renoncer à l'idée qu'une
cause régulière dirige le mouvement du mobile.
Au lieu de tomber sur une circonférence de cercle, les points
observés pourraient être situés sur une ellipse, sur une para-
bole, sur une infinité de courbes diverses, susceptibles d'être
mathématiquement définies : et même la théorie nous enseigne
qu'on peut toujours faire passer par les points observés, quel
qu'en soit le nombre, une infinité de courbes susceptibles
d'une définition mathématique, quoique la ligne effectivement
décrite par le mobile ne soit ni l'une ni l'autre de ces courbes,
et ne se trouve assujettie, dans son tracé, à aucune loi régu-
lière.
La probabilité que les points sont disséminés sur le plan
d'après des influences régulières dépendra donc de la sim-
plicité qu'on attribuera à la courbe par laquelle on peut les
relier, soit exactement, soit en tolérant certains écarts. Or,
les géomètres savent bien que toute classification des lignes,
d'après leur simplicité, est plus ou moins artificielle et arbi-
traire. Une parabole peut être réputée, à certains égards, une
courbe plus simple qu'un cercle, et, d'autre part, la définition
ordinaire du cercle semble plus simple que celle de la para-
bole. Il n'est donc pas possible, pour les raisons déjà indiquées,
que cette probabilité comporte tine évaluation numérique
comme celle qui résulte de la distinction des chances favo-
rables ou contraires à la production d'un événement.
Ainsi, lorsque Kepler eut trouvé qu'on pouvait représenter
le mouvement des planètes, en admettant qu'elles décrivent
des ellipses dont le soleil occupe un des foyers, et qu'il eut
proposé de substituer cette conception géométrique aux
combinaisons de mouvements circulaires par excentriques et
épicycles, dont les astronomes avaient fait usage jusqu'à lui
(guidés qu'ils étaient par l'idée d'une certaine perfection atta-
chée au cercle, et qui devait correspondre à la perfection des
choses célestes), sa nouvelle hypothèse ne reposait elle-même
que sur l'idée de la perfection ou de la simplicité de l'ellipse,
d'où naissent tant de propriétés remarquables qui avaient dû
attirer l'attention et exercer la sagacité des géomètres immé-
diatement après les propriétés du cercle. En effet, le tracé
elliptique ne pouvait relier l'ensemble des observations astro-
nomiques que d'une manière approchée, tant à cause des
60 CHAPITRE IV.
erreurs dont les observations mêmes étaient nécessairement
affectées, qu'en raison des forces perturbatrices qui altèrent
sensiblement le mouvement elliptique.
Une courbe ovale, qui diffère peu d'un cercle, différera
encore moins d'une ellipse choisie convenablement ; mais,
pour regarder le mouvement elliptique comme une loi de la
nature, il fallait partir de l'idée que la nature suit de préfé-
rence des lois simples, comme celles qui nous guident dans
nos spéculations abstraites ; il fallait trouver dans la contem-
plation des rapports mathématiques des motifs de préférer,
comme plus simple, l'hypothèse du mouvement elliptique à
celle des mouvements circulaires combinés. Or, de tout cela,
il ne pouvait résulter que des inductions philosophiques plus
ou moins probables, et dont la probabilité n'était nullement
assignable en nombres, jusqu'à ce que la théorie newtcnienne,
en donnant à la fois la raison du mouvement elliptique et des
perturbations qui l'altèrent, eût mis hors de toute contesta-
tion sérieuse la découverte de Kepler et ses droits à une gloire
impérissable.
45. — En général, une théorie scientifique quelconque,
imaginée pour relier un certain nombre de faits trouvés par
l'observation, peut être assimilée à la courbe que l'on trace
d'après une définition mathématique, en s'imposant la condi-
tion de la faire passer par un certain nombre de points donnés
d'avance. Le jugement que la raison porte sur la valeur intrin-
sèque de cette théorie est un jugement probable, dont la pro-
babilité tient d'une part à la simplicité de la formule théo-
rique, d'autre part au nombre des faits ou des groupes de faits
qu'elle relie, le même groupe devant comprendre tous les faits
qui sont une suite les uns des autres, ou qui s'expliquent déj;\
les uns par les autres, indépendamment de l'hypothèse théo-
rique. S'il faut compliquer la formule à mesure que de nou-
veaux faits se révèlent à l'observation, elle devient de moins
en moins probable en tant que loi de la nature, ou en tant que
l'esprit y attacherait une valeur objective : ce n'est bientôt
plus qu'un échafaudage artificiel, qui croule enfin lorsque, par
un surcroît de complication, elle perd même l'utilité d'un
système artificiel, celle d'aider le travail de la pensée et de
diriger les rcchcrciics. Si au contraire les faits acquis à l'obser-
vation postérieurement à la construction de l'hypothèse sont
DE LA PROBABILITÉ PHILOSOPHIQUE. 61
reliés par elle aussi bien que les faits qui ont servi à la con-
struire, si surtout des faits prévus comme conséquence de
l'hypothèse reçoivent des observations postérieures une con-
firmation éclatante, la probabilité de l'hypothèse peut aller
jusqu'à ne laisser aucune place au doute dans tout esprit
suffisamment éclairé. L'astronomie nous en fournit le plus
magnifique exemple dans la théorie newtonienne de la gravi-
tation, qui a permis de calculer avec une si minutieuse exac-
titude les mouvements des corps célestes, qui a rendu compte
jusqu'ici de toutes leurs irrégularités apparentes, qui en a fait
prévoir plusieurs avant que l'observation ne les eût démêlées,
et qui a indiqué à l'observateur les régions du ciel où il devait
chercher des astres inaperçus.
Cet accord soutenu n'emporte cependant pas une démons-
tration formelle comme celles qui servent à établir les vérités
géométriques. On ne réduirait pas à l'absurde le sophiste à qui
il plairait de mettre un tel accord sur le compte du hasard.
L'accord observé n'emporte qu'une probabihté, mais une
probabilité comparable à celle de l'événement physiquement
certain, en prenant ces termes dans le sens qui a été exphqué
plus haut (34), une probabilité de l'ordre de celles qui déter-
minent irrésistiblement la conviction de tout esprit droit ;
et il serait contre la nature des choses qu'une loi physique pût
être établie d'une autre manière.
46. — En continuant de nous aider de la comparaison géo-
métrique faite au no 44, il faut bien distinguer l'induction qui
s'appHque à des points compris dans les limites de l'observa-
tion, de l'induction qui s'étend à des points situés en deçà ou
au delà de ces limites. Ainsi, l'on a observé le point mobile dans
dix positions prises au hasard pour être le sujet d'autant
d'observations ; et les dix points déterminés de la sorte se
trouvent appartenir à une ligne géométrique, non plus à une
ligne limitée et rentrant sur elle-même, comme un cercle ou une
ellipse, mais à une ligne du genre de celles qui peuvent se
prolonger indéfiniment, comme une parabole ou une hyper-
bole. On en induira que les positions intermédiaires, si l'on
avait pu les observer, auraient été autant de points appartenant
à la même courbe : car il serait bien extraordinaire que le
hasard eût fait tomber précisément sur les points suscep-
tibles d'être fiés par une loi géométrique aussi simple, tandis
62 CHAPITRE IV.
que les points intermédiaires y échapperaient ; et en tout cas
les observations peuvent être assez multipliées pour exclure
à cet égard tout doute raisonnable. On en induira encore
avec une grande probabilité, ou avec une quasi-certitude, que
le tracé de la courbe décrite par le point mobile suit la même
loi, est le prolongement de la même parabole ou de la même
hyperbole, un peu en deçà et un peu au delà des points extrêmes
donnés par l'observation : car comment admettre que les
circonstances fortuites ou tout à fait indépendantes de la
marche du mobile, qui nous ont fait commencer et finir nos
observations en tel point plutôt qu'un tel autre, nous aient
donné pour points extrêmes précisément ceux où le mobile
commence et cesse d'être assujetti à la loi simple qui relie
entre elles toutes les positions intermédiaires ? Mais, plus on
dépasse les limites de l'observation, plus l'induction devient
incertaine, puisque la raison n'a aucune peine à admettre que
les lois qui président au mouvement du mobile se modifient
brusquement ou par degrés insensibles, ou bien encore se
compliquent, par suite de l'intervention de causes pertur-
batrices qui n'avaient pas d'action sensible dans la région
intermédiaire où se sont concentrées les observations.
Lors même que les points donnés par l'observation n'appar-
tiendraient pas à une courbe remarquable par la simplicité de
sa définition, si ces points sont suffisamment rapprochés et
qu'on les lie par un trait continu, il deviendra très probable
que le tracé de la courbe effectivement décrite par le mobile
s'écarte peu, dans un sens ou dans l'autre, de la ligne ainsi
menée ; et la probabilité qu'il en est ainsi aura d'autant plus
de force que les points observés indiqueront par leur dispo-
sition une allure plus régulière dans la marche du mobile ;
car, si la ligne effectivement décrite avait de notables irrégu-
larités, comment admettre que le hasard eût fait tomber pré-
cisément sur les points dont le système dissimule ces irrégu-
larités notables ? Il reste pourtant infiniment peu probable
qu'un ait liguureusemcnt suivi la véritable trace do la
courbe, et l'induction très probable ne porte que sur une
approximation. Mais quelle est la probabilité qu'on n'ait pas
dépassé telles limites d'écart? Comment varic-t-cllc avec les
intervalles des points déterminés d'une manière exacte,
et avec l'allure indiquée par leur disposition d'ensemble? Ce
DE LA PROBABILITÉ PHILOSOPHIQUE. 63
sont là (on ne doit pas craindre de l'affirmer) des questions
auxquelles il n'y a pas de solution mathématique ; et par con-
séquent encore la probabilité dont il s'agit, quoique toujours
liée à la notion du hasard ou de l'indépendance des causes,
n'est pas de celles qui se résolvent dans une énumération de
chances, et qui tombent par là dans le domaine du calcul.
Non seulement on rehera par un trait continu les points
déterminés exactement, en se laissant guider par un senti-
ment de la continuité des formes, lequel se refuse à une défi-
nition mathématique et rigoureuse, mais on prolongera la
courbe en deçà et au delà des points extrêmes ; ce qui est un
autre cas d'induction par approximation, auquel correspond
une probabilité qui ne peut que s'afïaiblir graduellement à
mesure qu'on s'éloigne des derniers points de repère ; de sorte
qu'il y aurait telles distances de ces points où l'induction
paraîtrait à l'esprit le moins scrupuleux d'abord très hasardée,
ensuite tout à fait illégitime.
47. — Il n'y a pas de question de physique qui ne soit propre
à nous fournir des exemples palpables de l'application de
ces conceptions abstraites. Supposons qu'après avoir pris de
l'air à la pression atmosphérique ordinaire, on soumette suc-
cessivement la masse d'air enfermée dans un vase clos à des
pressions de deux, de trois, de quatre,... de dix atmosphères :
on trouvera que le volume de cette masse d'air est devenu
successivement la moitié, le tiers, le quart,... le dixième de ce
qu'il était primitivement. C'est en cela que consiste une loi
importante, dont la découverte est attribuée à Mariotte ou à
Boyle, et que nous connaissons sous le nom de loi de Mariotte.
A la rigueur, les dix expériences indiquées ne démontreront pas
cette loi pour des pressions intermédiaires : par exemple, pour
la pression de deux atmosphères et demie. Le jugement que
nous porterons en affirmant que cette loi subsiste pour toutes
les valeurs de la pression d'une à dix atmosphères, comprend
incomparablement plus qu'aucune expérience ne peut com-
prendre, puisqu'il porte sur une infinité de valeurs, tandis que
le nombre des expériences est nécessairement fini. Or, ce juge-
ment d'induction est rationnellement fondé sur ce que, dans
l'expérience telle qu'on vient de l'indiquer, le choix des points
de repère (ou des valeurs de la pression pour lesquelles la véri-
fication expérimentale a eu lieu) doit être considéré comme
64 CHAPITRE IV.
fait au hasard ; car la raison n'aperçoit aucune liaison pos-
sible entre les causes qui, d'une part, font varier les volumes
d'une masse gazeuse selon les pressions, et les circonstances
qui, d'autre part, ont déterminé l'intensité de la pesanteur
à la surface de la terre et la masse de la couche atmo-
sphérique, d'où résulte la valeur du poids de l'atmosphère
ou celle de la pression atmosphérique. Il faudrait donc,
pour contester la légitimité de l'induction, admettre,
d'un côté, que la loi qui lie les pressions aux volumes prend
pour certaines valeurs une forme très simple, et se comphque,
sans raison apparente, pour les valeurs intermédiaires. Il fau-
drait en outre supposer que le hasard a fait tomber plusieurs
fois de suite, parmi un nombre infini de valeurs, précisément
sur celles pour lesquelles la loi en question prend une forme
constante et simple. C'est ce que la raison ne saurait admettre ;
et si l'on trouve que le nombre de dix expériences est insuffi-
sant, qu'il faudrait les espacer plus irrégulièrement, il n'y aura
qu'à changer les termes de l'exemple. On arrivera toujours à un
cas où l'induction repose sur une telle probabilité, que la rai-
son ne conserve pas le moindre doute, en dépit de toute
objection sophistique.
Supposons maintenant qu'il s'agisse d'étendre la loi de
Mariotte au delà ou en deçà des limites de l'expérience : par
exemple, à des pressions de onze, de douze atmosphères, ou
(au rebours) à des pressions égales aux neuf dixièmes, aux
huit dixièmes de la pression atmosphérique ; ce sera une
induction, et même une induction très permise, car il serait
encore infiniment peu probable que le hasard eût arrêté
l'expérience précisément aux points où la loi expérimentée
cesse de régir le phénomène. Mais, dès qu'on se place à une
distance finie des termes extrêmes de l'expérience, il n'est plus
infiniment peu probable que la loi n'éprouve pas d'altération
sensible, bien qu'il soit encore très probable, quand la distance
est petite, que la loi se soutiendrait, au moins avec une
approximation très grande. En général, la probabilité du
maintien de la loi s'affaiblit, tandis que la distance aux
termes extrêmes de l'expérience va en augmentant, sans qu'il
soit possible d'assigner une liaison matliématiquc entre la
variation de la distance et celle de la probabihté correspon-
dante, sans qu'on puisse évaluer numériquement cette pro-
DE LA PROBABILITÉ PHILOSOPHIQUE. 65
habilité, qui dépendra d'ailleurs du degré de simplicité de la
loi observée, et des autres données expérimentales ou théo-
riques qu'on possédera sur la nature du phénomène. Dans
l'exemple particulier, il y a d'autant plus de motifs d'admettre
la possibilité d'écarts notables en dehors des limites de l'expé-
rience, que, même entre ces limites, la loi de Mariotte ne se
vérifie pas en toute rigueur, d'après les observations les plus
déhcates et les plus récentes.
Supposons encore qu'il s'agisse d'une série d'expériences
ayant pour objet de déterminer comment la tension de la
vapeur d'eau varie avec la température du hquide généra-
teur. Ici l'on ne tombe pas sur une loi simple dans son énoncé,
comme celle de Mariotte. A défaut d'une pareille formule,
il faut inscrire dans un tableau, en regard des nombres qui
expriment les températures auxquelles l'expérience s'est faite,
d'autres nombres qui mesurent les tensions correspondante?.
Pour des températures intermédiaires, sur lesquelles l'expé-
rience n'a pas directement porté, on interpole, c'est-à-dire
qu'on intercale entre les nombres donnés par l'expérience
d'autres nombres qui paraissent s'accommoder le mieux pos-
sible à la marche générale des nombres observés. Ces valeurs
intercalées ne pourraient être rigoureusement exactes que
par un hasard infiniment peu probable ; mais il est extrême-
ment probable qu'elles diffèrent très peu des valeurs exactes,
attendu que ni l'expérience ni la théorie n'indiquent des
causes de brusque perturbation dans l'intervalle. On pourrait
encore, avec une grande probabilité de s'écarter très peu des
vraies valeurs, prolonger la table un peu au-dessus ou un peu
au-dessous des valeurs observées ; mais, à une distance
notable de ces limites, l'absence de toute formule simple fait
qu'il n'y a plus d'induction légitime, et qu'on ne peut pas
indiquer, même approximativement, la marche du phéno-
mène.
48. — Nous ne prétendons pas avoir énuméré toutes lea
formes dont est susceptible le jugement par induction ; mais
ces exemples suffisent, et, bien que nous les ayons conçus à
dessein dans des termes qui ont la simplicité et aussi la séche-
resse des définitions mathématiques, ils laissent assez com-
prendre comment il faudrait interpréter des jugements ana-
logues portés dans d'autres circonstances, où il s'agit de tout
66 CHAPITRE IV.
autre chose que de mesurer des grandeurs ou d'assigner la loi
suivant laquelle une grandeur dépend d'une autre. Si, par
exemple, chaque perfectionnement des instruments d'optique
avait fait découvrir de nouveaux détails d'organisation dans
l'analyse d'un tissu organique, on en induirait sans hésitation,
non pas sans doute que chaque portion de tissu organique est
composée à son tour de parties organisées, et ainsi à l'infini,
mais au moins que d'autres détails d'organisation nous
seraient rendus sensibles par d'autres instruments plus par-
faits encore ; car, si nous ne sommes pas fondés à affirmer,
d'après l'observation d'un grand nombre de termes d'une
série, qu'elle se prolonge à l'infini, il est du moins infiniment
peu probable qu'elle s'arrête précisément au terme où s'arrêtent
nos moyens d'observation, en vertu d'un système de causes
tout à fait indépendantes de celles qui tiennent à la nature
de l'objet perçu.
Dans tous les cas, on voit combien est peu fondée cette
assertion de la plupart des logiciens, que le jugement inductif
repose sur la croyance à la stabilité des lois de la nature, et sur
la maxime que les mêmes causes produisent toujours et par-
tout les mêmes effets. D'abord il ne faut pas confondre cette
maxime avec l'hypothèse de la stabilité des lois de la nature.
Si les mêmes causes, dans les mêmes circonstances, produisaient
•des efïets divers, cette diversité même serait sans cause ou
sans raison déterminante, ce qui répugne à une loi fonda-
mentale de la raison humaine, et les jugements portés en
conséquence de cette loi fondamentale sont (comme l'axiome
de mécanique pris pour exemple au n^ 27) des jugements
a priori, qu'il ne faut point ranger parmi les jugements induc-
tifs. Quant aux phénomènes physiques, il y en a qui sont régis
par des lois indépendantes du temps, et d'autres qui se déve-
loppent dans le temps, d'après les lois dans l'expression des-
quelles entre le temps. Ainsi, de ce qu'une pierre abandonnée
à elle-même tombe actuellement à la surface de la terre, nous
ne pourrions pas légitimement induire que cette pierre tom-
berait de même, et avec la même vitesse, si l'on récidivait
l'expérience au bout d'un temps quelconque ; car, si la vitesse
de rotation de la terre allait en croissant avec le temps, il pour-
rait arriver une époque où l'intensité de la force centrifuge
balancerait celle de la gravité, puis la surpasserait. A \a vérité.
DE LA PROBABILITÉ PHILOSOPHIQUE. 67
nous savons, par la théorie et par l'expérience, que le mouve-
ment de rotation de la terre ne comporte pas une telle accélé-
ration ; mais il faut cette connaissance extrinsèque pour légi-
timer en pareil cas l'induction du fait actuellement observé
au fait futur. Au contraire, de ce que la température de la sur-
face de la terre est depuis longtemps compatible avec l'exis-
tence des êtres organisés, et même ne paraît pas avoir subi
depuis les temps historiques de variation appréciable, nous
aurions grand tort d'induire qu'elle a été et qu'elle sera tou-
jours compatible avec les conditions de vie des végétaux et
des animaux connus, et même de végétaux et d'animaux quel-
conques. Le jugement par lequel nous croyons à la stabihté de
certaines lois de la nature, ou par lequel nous affirmons que le
temps n'entre pas dans la définition de ces lois, repose, ou sur
une théorie des phénomènes, comme dans le cas de la pesan-
teur terrestre pris pour exemple, ou sur une induction ana-
logue à celles que présentent d'autres cas déjà cités ; mais il
ne faut pas dire inversement que l'induction provient d'une
pareille croyance.
Il est vrai de dire encore que nous sommes portés à concevoir
toutes les lois de la nature, et celles mêmes dans l'expression
desquelles entre le temps, comme émanant de lois plus géné-
rales ou de décrets permanents, immuables dans le temps ;
mais ceci appartient à un ordre de considérations supérieures,
auxquelles la logique et la science proprement dite
n'atteignent pas, et dont nous pouvons, dont nous devons
même faire abstraction ici.
49. — Le jugement par analogie se rapproche à bien des
égards du jugement par induction, et n'en peut pas toujours
être nettement distingué. Selon Kant i, « l'induction conclut
du particulier au général, d'après le principe de la généralisa-
tion, à savoir : que ce qui convient à plusieurs choses d'un
genre, convient aussi à toutes les autres choses du même
genre ; tandis que l'analogie conclut de la ressemblance par-
tielle de deux choses de même genre, à leur ressemblance
totale... L'induction étend les données empiriques du parti-
cuUer au général, par rapport à plusieurs objets ; l'analogie,
au contraire, étend les quahtés données d'une chose à un plus
* Logique, chap. in, sect. 3, § 84.
68 CHAPITRE IV.
grand nombre de qualités de la même chose. » Mais il y a bien
d'autres sortes d'inductions qui n'ont aucun rapport avec la
notion de genre et d'espèces comme lorsque l'on prolonge ou
que l'on complète par induction le tracé d'une courbe, ou
comme lorsque l'on étend une loi physique, telle que celle de
Mariotte, au delà des termes précis de l'expérience ; et, dans
le cas même que Kant a eu en vue, on ne saisit pas bien nette-
ment quelle différence il y a entre attribuer à une chose par
induction ce qui convient à sa congénère, ou conclure par
analogie qu'elle possède la qualité trouvée dans sa congénère.
Beaucoup de gaz ont été successivement liquéfiés, à mesure
qu'on a pu les soumettre à des pressions plus considérables ou
à un froid plus intense. De là on affirmera par induction que
tous les gaz seraient susceptibles de se liquéfier si l'on dispo-
sait de pressions suffisantes et si l'on pouvait abaisser conve-
nablement la température ; ou bien encore, on peut regarder
ce jugement comme porté par analogie, à cause des ressem-
î>lances que nous remarquons entre les propriétés de tous les
gaz, précisément en ce qui dépend des variations de tempé-
rature et de pression. Nous en inférons qu'il y a une raison,
prise dans les caractères génériques des corps ramenés à cet
état, pour qu'ils se liquéfient quand la pression ou la tempé-
rature s'élèvent au-dessus ou tombent au-dessous de certaines
limites, et que, selon toute apparence, pour les gaz non
encore liquéfiés comme pour les autres, les différences spéci-
fiques de constitution ne doivent agir qu'en rapprochant ou en
reculant ces limites.
Raisonner par analogie, c'est, dit VAcadémie, former un
raisonnement fondé sur les ressemblances ou les rapports
d'une chose avec une autre. Pour donner à cette définition
toute la justesse philosophique, il faudrait dire : « fondé sur
les rapports ou sur les ressemblances en tant qu'elles indiquent
des rapports. » En effet, la vue de l'esprit, dans le jugement
analogique, porte uniquement sur les rapports et sur la rai-
son des ressemblances : les ressemblances sont de nulle valeur
dès qu'elles n'accusent pas des rapports dans l'ordre de faits
où l'analogie s'applique.
Les chimistes admettent par analogie l'existence de corps
élémentaires qu'on n'a pas pu isoler jusqu'ici ; ils assignent
même les familles ou les groupes naturels dans lesquels ces
DE LA PROBABILITÉ PHILOSOPHIQUE. 69
corps inconnus doivent se ranger ; mais, pour cela, ils ne
tiennent compte que des analogies que présentent, d'après
leur mode d'action chimique, les composés dans la constitu-
tion desquels sont réputés entrer les radicaux inconnus. II
pourra n'être d'aucune importance à leurs yeux que ces com-
posés affectent à la température ordinaire l'état solide, liquide
ou gazeux ; qu'ils soient blancs ou diversement colorés. En un
mot, ils ne se borneront pas à constater des ressemblances, et
ne régleront pas sur le nombre des ressemblances la probabilité
de telle ou telle hypothèse chimique ; ils tiendront surtout
compte de la valeur des caractères, valeur indiquée par la
théorie, ou constatée par des expériences antérieures ; et l'on
se conduira de même, à plus forte raison, dans l'étude des
êtres organisés, ou la variété des rapports, jointe à la subor-
dination bien marquée des caractères, offre une tout autre
carrière au jugement analogique. Là, surtout, l'analogie four-
nit de ces probabilités irrésistibles que l'on doit assimiler à la
certitude physique ; et il n'est pas un naturaliste qui, à l'aspect
d'un animal d'espèce jusqu'à présent inconnue, occupé à
allaiter ses petits, ne soit parfaitement sûr d'avance que la
dissection y fera trouver un cerveau, une moelle épinière, un
foie, un cœur, des poumons propres à une circulation double
et complète, etc. Une étude patiente des êtres vivants a mis
€n évidence des lois dont la nature ne s'écarte pas dans les
modifications innombrables qu'elle fait subir à certains
types d'organisation ; et, bien que la raison de ces lois surpasse
le plus souvent nos connaissances, nous ne saurions douter de
leur réalité, ni admettre que l'assemblage fortuit de causes
indépendantes les unes des autres en ait produit le fantôme.
En consultant l'étymologie, qui est presque toujours le
meilleur guide, nous devons entendre plus spécialement par
analogie (àvaXoyia) un procédé de l'esprit qui s'élève, par
l'observation des rapports, à la raison de ces rapports, faute
de pouvoir descendre de la conception immédiate des prin-
cipes à l'explication des rapports qui en dérivent et qui s'y
trouvent virtuellement compris ; tandis que Vindudion
{ÈTraYWYvî) est plus spécialement le procédé de l'esprit qui,
au heu de s'arrêter brusquement à la limite de l'observation
immédiate, poursuit sa route, prolonge la ligne décrite, cède,
pour ainsi dire, pendant quelque temps encore, à la loi du
70 CHAPITRE IV.
mouvement qui lui était imprimé, mais non pas d'une manière
fatale et aveugle ; car la raison lui dit pourquoi il aurait tort de
résister, et elle se charge de justifier pleinement ce qui aurait
pu n'être dans l'origine qu'une tendance instinctive.
50. — Dans tous les jugements que nous venons de passer
en revue, l'esprit ne procède point par voie de démonstration,,
comme lorsqu'il s'agit d'établir un théorème de géométrie, ou
de faire sortir, par un raisonnement en forme, la conclusion
des prémisses. 11 y a donc, indépendamment de la preuve qu'on
appelle apodidique, ou de la démonstration formelle, une cer-
titude que nous avons souvent nommée (avec les auteurs) cer-
iilude physique, en tant qu'elle s'applique à la succession des
événements naturels, mais qu'on pourrait quahfier aussi de
philosophique ou de rationnelle, parce qu'elle résulte d'un
jugement de la raison qui, en appréciant diverses supposi-
tions ou hypothèses, admet les unes à cause de l'ordre et de
l'enchaînement qu'elles introduisent dans le système de nos
connaissances, et rejette les autres comme inconciliables avec
cet ordre rationnel dont l'intelligence humainepoursuit, autant
qu'il dépend d'elle, la réalisation au dehors. Mais, tandis que
la certitude acquise par la voie de la démonstration logique est
fixe et absolue, n'admettant pas de nuances ni de degrés, cet
autre jugement de la raison, qui produit sous de certaines
conditions une certitude ou une conviction inébranlable, dans
d'autres cas, ne mène qu'à des probabilités qui vont en
s'affaiblissant par nuances indiscernables, et qui n'agissent
pas de la même manière sur tous les esprits.
Par exemple, telles théories physiques sont, dans l'état de
la science, réputées plus probables que d'autres, parce qu'elles
nous semblent mieux satisfaire à l'enchaînement rationnel des
faits observés, parce qu'elles sont plus simples ou qu'elles font
ressortir des analogies plus remarquables ; mais la force de ces
analogies, de ces inductions, ne frappe pas au même degré
tous les esprits, même les plus éclairés et les plus impar-
tiaux. La raison est saisie de certaines probabilités qui pour-
tant ne suffisent pas pour déterminer une entière conviction.
Ces probabilités changent par les progrès de la science. Telle
théorie, repoussée dans l'origine et ensuite longtemps com-
battue, finit par obtenir l'assentiment unanime ; mais les uns
cèdent plus tard que d'autres : preuve qu'il entre dans les
DE LA PROBABILITÉ PHILOSOPHIQUE. 71
éléments de cette probabilité quelque chose qui varie d'un
esprit à l'autre.
Sur d'autres points nous sommes condamnés à n'avoir
jamais que des probabilités insuffisantes pour déterminer
une entière conviction. Telle est la question de l'habitation
des planètes par des êtres vivants et animés. Nous sommes
frappés des analogies que les autres planètes ont avec notre
Terre ; il nous répugne d'admettre que, dans les plans de la
nature, un petit globe perdu au sein de l'immensité des
espaces célestes soit le seul à la surface duquel se développent
les merveilles de l'organisation et de la vie ; mais nous ne
pouvons guère attendre des progrès de la science aucune
lumière nouvelle sur des choses que Dieu semble s'être plu à
mettre hors de la portée de tous nos moyens d'observation.
Tout près de nous relativement, un globe dont les dimen-
sions sont comparables à celles de la Terre, paraît être placé
dans de telles conditions physiques, qu'aucun être organisé,
analogue à ceux dont les races peuplent notre Terre, n'y
pourrait vivre. Selon que l'esprit sera plus frappé des ana-
logies ou des disparates, il adhérera avec plus ou moins de
fermeté à l'opinion philosophique de la pluralité des mondes.
A la vue d'un fragment d'os ayant appartenu à un animal
dont l'espèce est perdue, mais dont les congénères vivent
encore à l'époque actuelle, un naturahste prononcera avec
certitude, non seulement que cet animal était de la classe
des mammifères, et qu'ainsi il avait un cœur à quatre divi-
sions, un poumon à deux lobes, le sang rouge et chaud, une
circulation double, etc., mais encore qu'il appartenait à
l'ordre des carnassiers ou à celui des ruminants, au genre
Chai ou au genre Cerf. Par cette puissante induction il fixera
avec certitude tous les traits importants de l'organisation de
l'animal, de ses habitudes et de son régime ; tandis qu'il
n'aura que des probabilités sur quelques-unes des particu-
larités par lesquelles cette espèce perdue se distinguait de
ses congénères, et que pour d'autres détails il restera dans
une ignorance absolue. S'il s'agit d'une espèce dont le type
générique a disparu, et à plus forte raison d'un genre qui ne
peut rentrer dans les ordres actuellement connus, la certitude
du jugement inductif ne portera que sur les caractères les
plus généraux ; et la probabilité ira en s'afïaiblissant graduel-
72 CHAPITRE IV.
lement quant aux détails et aux linéaments secondaires,
sans qu'il soit possible d'en mesurer la dégradation continue.
51. — Cette probabilité subjective, variable, qui parfois
exclut le doute et engendre une certitude sui generis, qui
d'autres fois n'apparaît plus que comme une lueur vacillante,
est ce que nous nommons la prohabililé philosophique, parce
qu'elle tient à l'exercice de cette faculté supérieure par laquelle
nous nous rendons compte de l'ordre et de la raison des choses.
Le sentiment confus de semblables probabilités existe chez
tous les hommes raisonnables ; il détermine alors ou du moins
il justifie les croyances inébranlables qu'on appelle de sens
commun. Lorsqu'il devient distinct, ou qu'il s'applique à des
sujets délicats, il n'appartient qu'aux intelligences exercées,
ou même il peut constituer un attribut du génie. Il ne s'ap-
plique pas seulement à la poursuite des lois de la nature phy-
sique et animée, mais aussi à la recherche des rapports cachés
qui relient le système des vérités abstraites et purement intel-
ligibles (24). Le géomètre lui-même n'est le plus souvent guidé
dans ses investigations que par des probabilités du genre de
celles dont nous traitons ici, qui lui font pressentir la vérité
cherchée avant qu'il n'ait réussi à lui donner par déduction
l'évidence démonstrative, et à l'imposer sous cette forme à tous
les esprits capables d'embrasser une série de raisonnements
rigoureux.
52. — La probabilité philosophique se rattache, comme
la probabilité mathématique, à la notion du hasard et de
l'indépendance des causes. Plus une loi nous paraît simple,
mieux elle nous semble satisfaire à la condition de relier
systématiquement des faits épars, d'introduire l'unité dans
la diversité, plus nous sommes portés à admettre que cette
loi est douée de réalité objective ; qu'elle n'est point simulée
par l'effet d'un concours de causes qui, en agissant d'une
manière indépendante sur chaque fait isolé, auraient donné
lieu fortuitement à la coordination apparente. Mais, d'autre
part, la probabilité philosophique dilïère essentiellement de
la probal)ilité mathématique, en ce qu'elle n'est pas réduc-
tible en nombres : non point à cause de l'imperfection actuelle
de nos connaissances dans la science des nombres, mais en soi
et par sa nature propre. Il n'y a lieu ni de nombrer les lois
possibles, par la variation discontinue ou continue d'un élé-
DE LA PROBABILITÉ PHILOSOPHIQUE. 73
ment numérique quelconque, ni de les échelonner comme des
grandeurs, par rapport à cette propriété de forme qui constitue
leur degré de simplicité, et qui donne, dans des degrés divers,
à la conception théorique des phénomènes, l'unité, la symétrie,
l'élégance et la beauté.
La probabilité mathématique se prend dans deux sens,
ainsi que nous l'avons expliqué : objectivement, en tant que
mesurant la possibilité physique des événements et leur
fréquence relative ; subjectivement, en tant que fournissant
une certaine mesure de nos connaissances actuelles sur les
causes et les circonstances de la production des événements ;
et cette seconde acception a incomparablement moins d'im-
portance que l'autre. La probabihté philosophique repose
sans doute sur une notion générale et généralement vraie de
ce que les choses doivent être ; mais, dans chaque appli-
cation, elle est de nature à changer avec l'état de nos con-
naissances, et selon les variétés individuelles qui font qu'un
esprit se distingue d'un autre.
L'idée de l'unité, de la simplicité dans l'économie des lois
naturelles, est une conception de la raison qui reste immuable
dans le passage d'une théorie à une autre, soit que nos con-
naissances positives et empiriques s'étendent ou se restreignent ;
mais en même temps nous comprenons que, réduits dans notre
rôle d'observateurs à n'apercevoir que des fragments de
l'ordre général, nous sommes grandement exposés à nous
méprendre dans les applications partielles que nous faisons
de cette idée régulatrice. Quand il ne reste que quelques
vestiges d'un vaste édifice, l'architecte qui en tente la restau-
ration peut aisément se méprendre sur les inductions qu'il en
tire quant au plan général de l'édifice. Il fera passer un mur
par un certain nombre de lémoins dont l'alignement ne lui
semblera pas pouvoir être mis raisonnablement sur le compte
des rencontres fortuites ; tandis que, si d'autres vestiges
viennent à être mis au jour, on se verra forcé de changer le
plan de la restauration primitive, et l'on reconnaîtra que
l'alignement observé est l'effet du hasard ; non que les frag-
ments subsistants n'aient toujours fait partie d'un système
et d'un plan régulier, mais en ce sens que les détails du plan
n'avaient nullement été coordonnés en vue de l'alignement
observé. Les fragments observés étaient comme les extrémités
74 CHAPITRE IV.
d'autant de chaînons qui se rattachent à un anneau commun^
mais qui ne se relient pas immédiatement entre eux, et qui
dès lors doivent être réputés indépendants les uns des autres
dans tout ce qui n'est pas une suite nécessaire des liens qui
les rattachent à l'anneau commun (29).
CHAPITRE V
De l'intervention de la probabilité dans la critique
DES IDÉES QUE NOUS NOUS FAISONS DE L'hARMONIE DES
RÉSULTATS ET DE LA FINALITÉ DES CAUSES.
53. — L'idée de la fmalité des causes, comme l'idée du
hasard, revient sans cesse, aussi bien dans la conversation
familière que dans les discours des philosophes et des savants :
et l'on en sent l'étroite connexité, l'on est amené à en faire le
rapprochement, lors même que l'on ne s'en rend pas un
compte rigoureux. Si l'une est restée indécise ou obscurcie
par de fausses définitions, les mêmes raisons ont dû faire que
l'autre offrît aussi de l'obscurité et de l'indécision. Sinous avons
été assez heureux pour donner plus de clarté à la notion du
hasard, pour en arrêter plus nettement les traits caracté-
ristiques, pour en tirer des conséquences qui apportent quelque
perfectionnement à la théorie, nous pourrons sans trop de
présomption espérer qu'en suivant la même analyse, ou une
analyse du même genre, nous parviendrons à jeter quelque
jour sur ces questions relatives à l'harmonie du monde, à la
part du hasard des causes finales ': questions qui sollicitent la
curiosité inquiète de l'ignorant comme du savant, et à la
poursuite desquelles l'humanité ne peut rester étrangère ou
indifférente dans aucune des phases de son développement.
Lorsqu'une chose exige pour se produire et pour subsister
l'accord ou le concours harmonique de causes diverses,
c'est-à-dire une combinaison singulière entre toutes les
autres, il n'y a pour la raison que trois manières de se rendre
compte de l'harmonie observée : 1° par l'épuisement des com-
binaisons fortuites, dans le champ illimité de l'espace et de la
76 CHAPITRE V.
durée, où toutes les combinaisons instables ont dû dispa-
raître sans laisser de traces observables, tandis que notre
observation porte et ne peut porter que sur celle qui a réuni
fortuitement les conditions de durée et de persistance ;
2° par une direction intelligente et providentielle qui accom-
mode les moyens à une fin voulue, ou qui communique à
des forces secondaires et aveugles la vertu d'agir comme
pourraient le faire des forces intelligentes et qui auraient
conscience de leurs actes ou de la fin qu'elles se proposent ;
30 par des réactions mutuelles dont le jeu aurait suffi pour
amener dans l'état final que nous observons une harmonie
qui n'existait pas originairement (24), et qui, étant le résultat
nécessaire de forces aveugles, ne porte pas en soi la marque
d'une coordination providentielle ou en vue d'une fin ^.
C'est ainsi que, lorsqu'il s'agit d'expliquer l'accord d'une
prédiction et de l'événement prédit, on ne peut faire que trois
hypothèses : 1° dans la multitude des prédictions faites au
hasard, on n'a dû retenir que celles dont le jeu des causes for-
tuites a amené la confirmation ; 2° la prédiction est l'effet
* « Figurez-vous deux horloges ou deux montres qui s'accordent
parfaitement. Or cela peut se faire de trois façons : la première con-
siste dans l'inlluence mutuelle d'une horloge sur l'autre ; la seconde,
dans le soin d'un homme qui y prend garde ; la troisième, dans leur
propre exactitude. La première façon, qui est celle de l'inlluence, a été
expérimentée par feu M. Iluygens, à son grand étonnement. Il avait
deux grandes pendules attachées à une même pièce de bois ; les bat-
tements continuels de ces pendules avaient communiqué des tremble-
ments semblables aux particules du bois ; mais, ces tremblements divers
ne pouvant pas bien subsister dans leur ordre, et sans s'entr'cmpêcher,
à moins que les pendules ne s'accordassent, il arrivait, par une espèce de
merveille, que lorsqu'on avait même troublé leurs battements tout
exprès, elles retournaient bientôt à battre ensemble, à peu près comme
deux cordes qui sont à l'unisson. » Leibnitz, Premier éclaircissement
sur un système nouveau de la nature et de la communication des substances.
Ce qui pouvait paraître une espèce de merveille au temps d'Huygens
et de Leibnitz, est aujourd'hui un phénomène physique des mieux connus
et des plus complètement exi)liqués par l'analyse mathématique. Il y
a une autre hypothèse que Leibnitz, dans ce passage, n'avait pas besoin
de considérer, et qu'il omet : celle où, dans la multitude de pendules que
contient le magasin d'un horloger, et dans la multitude de tirages for-
tuits faits pour les appareiller, le hasard finirait par amener l'assorti-
ment de deux pendules ayant la même marclic. Quant à ses deux der-
nières hypotlièses, que, pour son objet parliculier, il lui convenait de
distinguer, nous les rattacherons à un même principe d'explication,
celui de la coordination intelligente, ou en vue d'une lin. Nous aurons ainsi
comme Leibnitz, trois hypothèses ou principes d'explication, mais non
pas les mêmes.
DE L'HARMONIE ET DE LA FINALITÉ. 77
d'une connaissance, naturelle ou surnaturelle, des causes qui
devaient amener l'événement ; 3° la prédiction et l'événement
ont réagi l'un sur l'autre, soit que le récit de la prédiction ait
été ajusté après coup sur l'événement, ou le récit de l'événe-
ment sur la prédiction, soit que la connaisssance de la pré-
diction ait déterminé l'événement, comme lorsque des troupes
perdent courage et se laissent battre, frappées qu'elles sont
d'un oracle qui a prédit leur défaite.
54. — Parlons d'abord de l'explication qui se rattache
à l'influence des réactions mutuelles ; ce qui nous obligera de
revenir sur ce qu'on entend en philosophie naturelle par
état initial et par état final, et d'indiquer sur des exemples
comment l'ordre et la régularité tendent à s'introduire dans
le passage de l'état initial à l'état final. Que l'on imagine
un corps de forme régulière, tel qu'une sphère, qui a été pri-
mitivement échauffé en ses divers points d'une manière iné-
gale, et sans que les variations de température d'un point à
l'autre suivent aucune loi régulière : si le corps est ensuite
placé dans un milieu dont la température uniforme et con-
stante se trouve de beaucoup inférieure à la moyenne des tem-
pératures données dans l'origine aux diverses particules
du corps, il perdra graduellement de la chaleur ; sa tempé-
rature moyenne s'abaissera, en tendant à se rapprocher de
celle du milieu ambiant ; mais en même temps la distribution
de la chaleur dans l'intérieur du corps tendra à se régulariser.
Les particules centrales, lors même qu'elles auraient été pri-
mitivement moins échauffées que les autres, prendront une
température plus élevée que celle des particules voisines de
la surface; parce que, d'une part, celles-ci leur auront commu-
niqué une partie de l'excès de leur chaleur initiale, et que
d'autre part les particules centrales se trouvent plus éloignées
des points par oîi le corps, pris dans son ensemble, émet de
la chaleur au dehors aux dépens de sa température moyenne.
Au bout d'un temps suffisant, la température de la couche
superficielle sera sensiblement la même que celle du milieu
ambiant ; et, de la surface au centre, la température ira en
croissant, de manière qu'on puisse partager la masse du corps
en couches sphériques et concentriques, dont toutes les par-
ticules, pour chaque couche, jouissent d'une température
uniforme. Ainsi, la distribution de la chaleur se fera d'après
78^ CHAPITRE V.
un mode de plus en plus régulier, et qui finalement doit offrir
une régularité parfaite, lors même qu'il n'y aurait eu, dans le
mode de distribution initial, aucune trace de régularité.
De même, si l'on suppose un amas sporadique de particules
matérielles, distribuées irrégulièrement à des distances quel-
conques les unes des autres, animées d'ailleurs de vitesses
quelconques, mais soumises de plus à des forces qui les attirent
les unes vers les autres, il arrivera au bout d'un temps suffi-
sant que ces particules s'aggloméreront en un corps de figure
régulière, dont le mouvement régulier de rotation et de trans-
lation sera une sorte de moyenne entre les mouvements divers
qui animaient les diverses particules à l'état sporadique. L'ordre
sera né de lui-même du sein du chaos primordial.
De même, enfin, si l'on agite irrégulièrement de l'air ou de
l'eau à l'embouchure d'un tuyau ou d'un canal de forme régu-
lière, le mouvement se propagera de manière qu'à une cer-
taine distance de l'embouchure on n'apercevra plus que des
ondulations régulières, dont la loi ne dépendra point du mode
d'ébranlement initial. Dans tous ces phénomènes, l'ordre qui
s'établit en définitive n'atteste (comme la constance des rap-
ports trouvés par la statistique) que la prépondérance finale
d'une influence irrégulière ou permanente sur les causes ano-
males et variables. Il est la conséquence de lois mathéma-
tiques, et nous ne pouvons l'admirer que comme nous admi-
rerions un théorème de géométrie qui nous frapperait par sa
simplicité et par la fécondité de ses applications.
55. — Il en est de même de l'harmonie qui s'établit finalement
entre plusieurs phénomènes ou séries de phénomènes, en rai-
son de l'influence qu'une série exerce sur l'autre, ou par suite
de réactions mutuelles. C'est ainsi que, selon la curieuse expé-
rience citée plus haut (53, noie), si l'on fixe à un même support
deux horloges dont les battements ne sont point parfaitement
synchrones ni les marches rigoureusement concordantes, on
remarque, au bout d'un certain temps, que la transmission des
mouvements d'une horloge à l'autre, par l'intermédiaire du
support commun, les a amenées au synchronisme et à la
concordance exacte. En général, des corps qui peuvent se
communiquer leurs mouvements vibratoires tondent à vibrer
à l'unisson, quoique doués à l'origine de mouvements vibra-
toires dont les périodes ne concordent pas et sont d'inégales
DE L'HARMONIE ET DE LA FINALITÉ. 79
■durées, pourvu que les discordances et les inégalités n'excèdent
pas certaines limites. Notre système planétaire offre sur une
-grande échelle des exemples de phénomènes analogues. La
lune tourne toujours vers nous la même face, parce qu'elle
emploie le même temps à accomplir son mouvement de rota-
tion sur elle-même, et à décrire son orbite autour de la terre.
Il serait fort singulier que des circonstances initiales qui
auraient fixé ces deux périodes indépendamment l'une de
l'autre, se fussent ajustées de manière à produire spontané-
ment une si exacte concordance. Mais, si l'on admet que les
deux périodes ont peu différé dans l'origine, et si l'on suppose
en outre (selon toute vraisemblance) que la masse de la lune,
comme celle des autres corps célestes, ait été primitivement
fluide, l'attraction de la terre a dû modifier la figure de son
satellite de manière à faire concorder à la longue les deux
mouvements périodiques, et à produire le phénomène que
nous constatons maintenant, par suite duquel l'un des hémi-
sphères de la lune nous est caché pour jamais. On a des motifs
•de croire que les satellites des autres planètes présentent le
même phénomène, dû à la même cause ; et les vitesses avec
lesquelles les satellites de Jupiter circulent autour de leur
planète ont aussi entre elles des rapports singuliers, qui
s'expliquent d'une manière analogue, au moyen de réactions
mutuelles qui doivent aboutir à ajuster harmoniquement les
parties d'un système, sous la condition toutefois que les par-
ties aient été originairement placées dans un état qui se
rapprochât suffisamment de celui que les réactions internes
tendent à établir, ou à rétabUr quand des causes externes
viennent à le troubler.
56. — Dans des phénomènes d'un ordre tout différent, et
d'ordres très différents les uns des autres, lesquels ne se prêtent
plus comme les précédents au calcul mathématique, on peut
signaler des harmonies pareilles, tenant aussi à des influences
ou à des réactions mutuelles, qui toutefois n'opèrent avec
efficacité qu'entre de certaines limites : de sorte que l'état
initial doit être supposé, sinon précisément dans les conditions
^l'harmonie qui s'établissent à la longue, au moins dans des
■conditions qui n'en soient pas trop éloignées. Un organe exercé
acquiert plus de force, prend plus de développement, et par là,
en même temps que les usages de l'organe deviennent plus fré-
80 CHAPITRE V.
quents et plus variés, il prend des qualités appropriées à ses
nouveaux usages. Au contraire, l'organe qui cesse d'être exercé
s'atrophie et disparaît avec le besoin que l'animal en avait,
comme on en a un exemple célèbre dans l'œil des animaux
fouisseurs, tels que la taupe. Dans l'état social, les besoins
sollicitent l'industrie, et des ressources nouvelles correspondent
harmoniquement à des besoins nouveaux ; de là notamment
l'équilibre qui s'établit entre la population et les moyens de
subsistance, sans qu'on s'avise de supposer que la fécondité
des mariages ait été ajustée d'avance à la fécondité du
sol, et encore moins que la fécondité du sol ait été mesurée en
vue de la fécondité des mariages. L'introduction dans l'éco-
nomie animale d'un corps étranger ou d'une substance nuisible
irrite les tissus ; et par cette irritation même la nature fait,
comme on dit, des efforts pour se débarrasser des substances
qui lui nuisent, des corps étrangers qui la blessent. Elle tend à
la guérison, ou à la reconstitution de l'état normal passagère-
ment troublé, pourvu qu'il n'en soit pas résulté de lésions ou
d'altérations trop profondes. Lorsqu'une perturbation quel-
conque a eu lieu dans l'économie animale ou dans l'économie
sociale, les forces réparatrices acquièrent par cela même un
plus haut degré d'énergie. C'est ainsi qu'après une saignée
copieuse ou une longue abstinence, l'appétit du convalescent
s'aiguise, et les aliments s'assimilent en proportion plus forte.
C'est encore ainsi qu'à la suite d'une guerre ou d'une révolu-
tion qui a décimé la population virile et dissipé les capitaux
d'une nation, les hommes tendent à se multiplier et les capi-
taux à se régénérer si rapidement, que peu d'années de paix et
d'une administration sage suffisent pour effacer la trace des
calamités passées.
57. — Mais, outre les harmonies de cette sorte, qui s'éta-
blissent après coup et portent avec elles leur explication, il y en
a d'autres dont on ne peut rendre raison de même, parce qu'elles
ont lieu entre divers faits ou ordres de faits indépendants, et
qui ne sauraient réagir les uns sur les autres, de manière à pro-
duire une harmonie qui n'existerait pas originellement , ou à ré-
tablir une harmonie préexistante et accidentellement troublée.
Afin de nous mieux faire comprendre, empruntons encore un
exemple à l'astronomie. Dans la théorie du mouvement dea
astres, comme dans la théorie des mouvements d'un système
DE L'HARMONIE ET DE LA FINALITÉ. 81
quelconque de corps, il y a deux choses à considérer : les forces
auxquelles les corps sont soumis pendant la durée de leurs
mouvements, et les données initiales, c'est-à-dire les posi-
tions que les corps occupaient, et les vitesses dont ils étaient
animés à une époque d'où l'on part pour assigner, à l'aide du
calcul, toutes les phases par lesquelles le système doit passer
ensuite, ou même (sauf certaines restrictions dont nous aurons
à parler ailleurs) pour remonter aux phases par lesquelles il a
dû passer antérieurement. Pour que les mouvements de notre
système astronomique se perpétuent avec la régularité et
l'harmonie qui nous frappent, il n'a pas seulement fallu que
la matière fût soumise à l'action permanente d'une force dont
la loi est très simple, comme celle de la gravitation univer-
selle ; il a encore fallu que les masses du soleil et des planètes,
leurs distances respectives, leurs distances aux étoiles, leurs
vitesses à une certaine époque, aient été proportionnées de
manière que ces astres décrivissent périodiquement des orbites
presque circulaires et invariables, sauf de légères perturba-
tions qui les altèrent, tantôt dans un sens, tantôt dans l'autre,
et qui se trouvent resserrées entre de fort étroites limites. C'est
là ce qu'on entend par les conditions de stabilité du système pla-
nétaire; et il ne nous est point permis, dans l'état de nos con-
naissances, de supposer que le phénomène de cette stabilité
soit du nombre de ceux qui s'établissent ou se rétablissent par
une vertu inhérente aux réactions mutuelles et aux liens de
sohdarité du système. Que ce phénomène ne soit pas un fait
absolument primitif, et qu'on puisse recourir, pour l'expli-
quer, à des hypothèses plus ou moins arbitraires, ce n'est pas
ce dont il s'agit ici ; nous tenons seulement à bien faire remar-
quer que le fait de ces dispositions initiales dans les parties d'un
système matériel, et le fait de la soumission des parties du
système à l'action de telles forces permanentes, sont deux faits
entre lesquels la raison n'aperçoit aucune dépendance essen-
tielle, et dont l'un n'est nullement la conséquence de l'autre t
en sorte que l'accord de ces deux faits, pour l'établissement
etlemaintiend'unordredontl'harmonie nous frappe, entre une
infinité d'autres arrangements possibles, n'est pas un résultatné-
cessaire, et nepeutêtre attribué qu'à une combinaison fortuite,
ou à la détermination d'une cause supérieure qui trouve, dans
la fin qu'elle poursuit, la raison de ses déterminations.
6
82 CHAPITRE V.
58. — Prenons un autre exemple, plus rapproché des phé-
nomènes qu'on appelle proprement organiques. Les éléments
chimiques des corps que nous avons pu soumettre à l'analyse
sont en assez grand nombre, mais ils sont loin de jouer tous le
même rôle dans l'économie de notre monde terrestre. Les uns
sont abondants, les autres rares ; quelques-uns, en petit
nombre, se prêtent à des combinaisons bien plus variées, bien
plus complexes, et par là se trouvent aptes à fournir à la nature
organique ses matériaux essentiels. Or, il est certain que les
causes qui ont déterminé les proportions et la répartition dans
la masse de notre globe des diverses substances chimiquement
hétérogènes, sont par leur nature indépendantes ae celles qui
ont suscité le développement des êtres organisés et vivants ;
et d'un autre côté, quoique la nature vivante, subissant l'in-
fluence des conditions physiques, puisse, dans sa fécondité
merveilleuse, se prêter à des conditions physiques fort di-
verses, en modifiant les types par des voies apparentes ou
secrètes, de manière à les rendre compatibles avec les nou-
velles conditions, il est pareillement certain que cette puis-
sance de modification a des limites fort restreintes, compa-
rativement à la distance des limites entre lesquelles les condi-
tions physiques et extérieures peuvent osciller. Que l'on ima-
gine, entre les matériaux chimiques dont les couches superfi-
ficielles de notre globe se composent, d'autres proportions, une
répartition différente, et le développement des plantes et des
animaux deviendra impossible, faute des conditions requises.
Que la masse de l'atmosphère diminue suffisamment, et la sur-
face entière du globe sera dans les conditions où se trouvent
les sommets glacés des Alpes. Que la proportion de silice aug-
mente à la surface, et les continents offriront partout l'aspect
de stérilité qu'ont pour nous les sables du désert. Que la pro-
portion de chlorure de sodium augmente dans les eaux de
l'océan ou qu'il s'y mêle quelques principes malfaisants, et ses
eaux seront dépeuplées comme celles du lac Asjihaltite. Il faut
que la masse de l'atmosphère (pour ne parler que de cette
circonstance seule) soit en rapport avec la distance de la terre
au soleil, d'où lui vient la chaleur qu'elle doit retenir et con-
centrer, et en même temps en rapport avec la manière d'agir
des forces qui président à l'évolution des êtres vivants ; sans
quoi (comme l'observation même nous apprend que la chose
DE L'HARMONIE ET DE LA FINALITÉ. 83
est possible), les conditions de tant d'admirables phénomènes
viendraient à défaillir. La raison, l'expérience nous instruisent;,
assez qu'il y a là un concours de causes indépendantes, une i
harmonie non nécessaire (d'une nécessité mathématique), et
pour l'explication de laquelle, comme on l'a déjà dit, il ne
reste que deux hypothèses : celle du concours fortuit, et celle
de la subordination de toutes les causes concourantes et ■
aveugles à une cause qui poursuit une fin.
59. — Dans la multitude infinie des exemples d'harmonie '
que peuvent offrir les êtres organisés, soit qu'on les considère
en eux-mêmes ou dans leurs rapports avec les agents exté-
rieurs, prenons, comme un des moins compliqués, celui qui se
tire des modifications du pelage des animaux, selon les cli-
mats. Nous ignorons absolument (car que n'ignorons-nous pas
en ces matières !) comment le climat agit de manière à épaissir-
la fourrure de l'animal transporté dans les régions froides, et •>■.
à l'éclaircir quand on le transporte au contraire vers les régions;:,
chaudes ; mais selon toute apparence, l'impression du froid. et;i'
du chaud sur la sensibilité de l'animal, les troubles qui enri:.
peuvent résulter dans l'économie intérieure de son organisation,! !
n'interviennent pas plus dans l'action de la température poun
modifier le développement du derme. et des poils, qu'ils n'in-r>- •
terviennent dans les modifications que l'action de la lumière :
fait subir au système tégumentaire, au point de parer des plus.-
vives couleurs la robe de l'animal qui vit sous les feux du tro-
pique, et, au contraire, de rendre pâle et terne la robe du qua-s--
drupède ou de l'oiseau qui habite les contrées polaires. Ler;-
besoin d'une parure plus brillante n'est sans doute pas ce quin
donne aux plumes du colibri leur éclat métallique ; bien profi \
bablement aussi, le malaise que le froid fait éprouver à l'anin -•
mal qui s'achemine vers les régions glacées n'est pas ce qui.;
provoque la croissance d'un poil plus laineux et plus abon-j-:
dant. Si ce jugement est fondé, il faut admettre un concoiirs,^ .
soit fortuit, soit préétabli, entre les besoins de l'animal et .
l'action que le milieu ambiant exerce sur le développement)':
du système tégumentaire. A la vérité, il serait téméraire!/
d'affirmer absolument que l'impression du froid sur lasensi-^:-
bilité de l'animal n'est pas la cause immédiate d'un surcroît
de développement dans le système tégumentaire ; mais nous
n'avons besoin que d'un exemple, hypothétique si l'on veut ;
84 CHAPITRE V.
et, en tout cas, la probabilité de la conséquence que nous en
tirons ici sera évidemment subordonnée à la probabilité de
l'hypothèse, dans l'état de nos connaissances.
On a fait la remarque que le pelage des animaux prend
fréquemment une teinte voisine de celle que revêt le sol même
qui les porte, comme si la nature avait voulu, dans l'intérêt
de la conservation des espèces, leur ménager les moyens de se
dérober aux ennemis qui les poursuivent ou qui les guettent.
Ainsi le pelage blanchit dans les contrées neigeuses, prend une
teinte roussâtre dans les terres arables, et, au milieu du Grand-
Désert d'Afrique, se rapproche singulièrement de la teinte
même des sables qui sont le fond de ce triste paysage. Que le
fait soit plus ou moins constant, qu'il puisse ou non s'expli-
quer par les lois de la physique, c'est ce que nous n'avons pas
à examiner : toujours est-il qu'on ne peut point admettre que
la chasse faite à l'animal par ses ennemis naturels et ses efforts
pour s'y soustraire contribuent au changement de coloration
du pelage; de sorte que si l'harmonie signalée entre le change-
ment de coloration et le besoin de protection existe vérita-
blement, il faut le mettre sur le compte du hasard, ou l'imputer
à la finalité qui gouverne les déterminations d'une cause supé-
rieure. Ce ne peut être une de ces harmonies qui s'établissent
d'elles-mêmes par des influences ou par des réactions qui
tiennent à la solidarité des diverses parties d'un système.
60. — Du reste, les merveilles de l'organisation ne nous
laissent pas manquer d'exemples, sinon aussi simples, du
moins bien autrement péremptoires. Admettons pour un
moment que l'impression du froid et le malaise qu'en ressent
l'animal suffisent, à qui comprendrait bien le jeu des forces
organiques, pour rendre raison du travail qui s'accomplit dans
le bulbe générateur du poil et des modifications de taille ou
de structure que le poil subit : à qui persuadera-t-on que
l'œil se soit façonné et comme pétri sous l'impression de la
lumière ; que les propriétés de cet agent physique et toute
l'organisation si comphcjuée, si savante de l'appareil de la
vision se soient mises d'accord d'elles-mêmes, à la longue,
par une influence comparable à celle qui établit l'accord final
entre deux horloges accrochées à un commun support? Cha-
cun comprend que, si le défaut d'excitation suffit pour expli-
quer l'atrophie de l'appaxeil de la vision chez les animaux
DE L'HARMONIE ET DE LA FINALITÉ. 85
soustraits par leur genre de vie à l'action de la lumière, et que
si ce défaut d'excitation paralyse la force plastique qui tend
au développement le plus complet de l'appareil, dans les
circonstances convenables de nutrition et d'excitation, on
n'en peut pas conclure inversement que la lumière possède
la vertu plastique, ni qu'il suffise de l'ébranlement donné
par la lumière, pour que le travail de l'organisation aboutisse
à la construction de l'appareil de la vision, sans un accord
préalable, parie in qiia, entre les propriétés physiques de la
lumière et les lois propres à l'organisme.
Il ne faut pas que la généralité de l'emploi de l'appareil
de la vision dans le règne animal soit une cause d'illusion.
L'électricité joue dans le monde physique un rôle aussi consi-
dérable que celui de la lumière ; cependant, tandis que presque
tous les animaux ont des yeux, il n'y a rien de plus particu-
lier et de plus rare que l'existence d'un appareil électrique
comme celui qui sert à la torpille et au gymnote de moyen de
défense contre ses ennemis et d'attaque contre sa proie. Si
l'on plaçait ces poissons dans des circonstances où ils ne
pussent charger leurs batteries électriques, ces organes s'atro-
phieraient, on n'en doit pas douter ; et il n'y aurait là qu'une
application de cette loi générale de l'organisme, qui veut que
tout organe non exercé subisse un arrêt dans son développe-
ment, ou s'atrophie après son développement complet. Mais
de là conclura-t-on que l'influence de l'électricité est la force
qui crée et qui développe dans la torpille et le gymnote le
germe de l'appareil électrique? Alors, pourquoi la même in-
fluence, partout présente, n'aboutirait-elle pas à la construc-
tion du même appareil chez toutes les espèces aquatiques,
ou tout au moins chez toutes les espèces de même famille, de
même genre, qui, outre qu'elles habitent le même élément,
ont avec la torpille ou le gymnote électrique de si grandes
conformités dans tous les autres détails de leur organisation ?
II en faut conclure que l'œil ne se façonne point par l'action
de la lumière, non plus que la batterie de la torpille par l'action
de l'électricité, et que la cause génératrice de ces appareils
est une force plastique, inhérente à la vie animale, qui pour-
suit pour chaque espèce la réalisation d'un type déterminé,
en se gouvernant d'après des lois qui lui sont propres. Si
l'appareil de la vision, considéré dans ses traits les plus gêné-
^6 CHAPITRE V.
raùx, semble appartenir au type général de l'animalité, tandis
■que la batterie électrique ne figure que comme un détail
accessoire et tout spécial, dans un type d'organisation très
particulier ; si, d'autre part, l'un sert à une fonction très
importante et se trouve approprié à la satisfaction d'un
besoin très général, tandis que l'autre ne remplit qu'une
fonction accessoire pour un besoin que la nature a une
•multitude d'autres moyens de satisfaire, la raison de cette
idifïérence ne saurait être dans la disparité et dans l'iné-
gale importance du rôle des agents physiques, à l'influence
•'desquels la nature animale ne ferait que céder docilement : il
faut qu'elle se trouve dans des lois propres à la nature ani-
'male.
On se convainc d'autant plus de cette autonomie que l'on
pénètre plus avant dans la connaissance de l'organisme. Alors
on s'aperçoit que la fonction d'un organe et le service que
l'animal en tire pour la satisfaction de tel ou tel besoin, ne
sont pas ce qu'il y a pour cet organe de plus fondamental,
de plus fixe et de plus caractéristique. Tandis qu'un type
fondamental et persistant quant à ses traits généraux va en
se modifiant d'une multitude de manières quant aux détails,
dans le passage d'une espèce à l'autre, l'organe dont on ne
peut méconnaître l'identité à travers toutes ces modifications
successives remplit souvent des fonctions très diverses ; et,
réciproquement, les mêmes fonctions sont remplies par des
^ organes très nettement distincts. En un mot, l'organe ne peut
•en général se définir par la fonction qu'il remplit ; l'attribu-
tion de telle fonction à tel organe paraît être le plus souvent
MTi accident, et non ce qui caractérise essentiellement l'organe,
ni ce qui en détermine les rapports fondamentaux avec tout
le système de l'organisme. Or, si le monde physique et la nature
vivante, gouvernés respectivement par des lois qui leur sont
propres, qui ont leurs raisons spéciales, se trouvent mis en
présence et en conflit, l'harmonie qui s'observe entre les unes
et les autres, pour l'accomplissement des fonctions et la satis-
faction des besoins de l'être vivant, en tout ce qui excède la
part qu'on peut raisonnablement attribuer à des influences
et à des réactions mutuelles, ne saurait être imputée qu'à une
coïncidence fortuite, ou bien à la finalité qui gouverne les
déterminations d'une cause supérieure, de laquelle relèvent
DE L'HARMONIE ET DE LA FINALITÉ. ^87
les lois générales du monde physique, aussi bien que les lois
spéciales à la nature vivante.
61. — C'est maintenant entre ces deux hypothèses ou
explications que la comparaison doit s'établir : et d'abord
nous traiterons de la première, de celle qui repose sur l'idée
d'un concours fortuit, et de l'épuisement des combinaisons
fortuites, dans un espace et dans un temps sans limites. Cette
explication, sans cesse reproduite et sans cesse combattue,
peut d'autant moins, quoi qu'on en ait dit, être passée sous
silence ou dédaigneusement traitée, qu'elle est, pour certains
détails et entre certaines limites, celle qui satisfait le mieux
la raison, ou même la seule que la raison puisse accepter. Il est
clair que l'être dont toute l'organisation ne concourt pas à la
conservation de l'individu est condamné à périr, et que de
même l'espèce ne peut subsister que sous la condition du
concours de toutes les circonstances propres à assurer la pro-
pagation et la perpétuité de l'espèce. On en conclut que, dans
la multitude infinie des combinaisons auxquelles a donné lieu
le jeu continuel des forces de la nature, dans le champ illimité
de l'étendue et de la durée, toutes celles qui ne réunissaient
pas les conditions de stabilité ont disparu pour ne laisser sub-
sister que celles qui trouvaient, dans l'harmonie toute fortuite
de leurs éléments, des conditions d'e stabilité suffisante. Et en
effet, nous voyons que les espèces et les individus sont très
inégalement partagés dans leurs moyens de résistance à l'ac-
tion des causes destructives. Pour les uns, la durée de la vie
s'abrège ; pour les autres, la multiplication se restreint. Que
les forces destructives deviennent plus intenses ou les moyens
de résistance plus faibles, le germe ne se développera point,
l'individu ne naîtra pas viable, ou l'espèce disparaîtra. Or,
l'observation nous apprend en effet que des espèces se sont
éteintes, et que tous les jours des individus restent à l'état
d'ébauche et ne réunissent pas les conditions de viabilité.
62. — Il est à propos de remonter plus haut ; car ces con-
sidérations s'appUquent, non seulement aux êtres organisés
et vivants, maïs à tous les phénomènes cosmiques où l'on
trouve des marques d'ordre et d'harmonie. Notre système
planétaire, si remarquable par les conditions de simplicité et
de stabilité auxquelles il satisfait, n'est lui-même qu'un grain
de poussière dans les espaces célestes, une des combinaisons
88- CHAPITRE V.
que la nature a dû réaliser parmi une infinité d'autres ; et, si
faibles que soient encore nos connaissances sur d'autres sys-
tèmes ou d'autres mondes si prodigieusement éloignés, nous
puisons déjà dans l'observation des motifs de croire qu'en
effet la nature, en y variant les combinaisons, ne s'est point
assujettie à y réunir au même degré les conditions de simplicité
et de permanence. Il a fallu (nous l'avons déjà reconnu) des
conditions toutes particulières pour qu'une atmosphère se
formât autour de notre planète, et une atmosphère tellement
dosée et constituée qu'elle exerçât sur la lumière et la chaleur
solaires, en conséquence de la distance où la terre se trouve
du soleil, une action appropriée au développement de la vie
végétale et animale, en même temps qu'elle fournirait l'élé-
ment chimique indispensable à l'entretien de la respiration et
de la vie. Mais aussi, parmi les corps célestes, celui qui nous
avoisine le plus nous offre de prime abord l'exemple d'un astre
placé par les circonstances fortuites de sa formation dans des
conditions toutes contraires : la lune n'a point d'atmosphère,
et nous avons tout lieu d'induire des observations que sa sur-
face est vouée à une stérilité permanente. Il a fallu que les
matériaux solides de la croûte extérieure du globe terrestre
eussent une certaine composition chimique, et que les inéga-
lités de sa surface affectassent de certaines dispositions pour
permettre tant de variété et de richesse dans le développement
des formes et des organismes ; mais aussi, là où ces condi-
tions ont défailli, rencontre-t-on des espaces déserts, des sables
arides, des zones glacées, où le cryptogame et l'animalcule
microscopique, entassés par millions, sont les dernières et
infimes créations d'une force plastique qui se dégrade et qui
s'éteint ; des contrées où les eaux sauvages, torrentueuses,
stagnantes, causes de destruction et d'émanations malfai-
santes pour toutes les espèces qui occupent dans les deux
règnes un rang élevé, remplacent ces fleuves, ces ruisseaux,
ces lacs, ces eaux aménagées, dont le régime et l'ordonnance
régulière font encore plus ressortir le désordre et l'irrégula-
rité que présentent d'autres parties du tableau. Si, dans l'état
présent des choses, les contrées ravagées et stériles ne forment
qu'une petite partie de la surface de notre planète ; si les limites
de l'empire de Typhon ont reculé presque partout devant l'ac-
tion du principe organisateur et fécondant, les monuments
DE L'HARMONIE ET DE LA FINALITÉ. 89
géologiques sont là pour nous apprendre que l'ordre n'a pas
toujours été le même ; qu'il a fallu traverser des périodes
immenses et des convulsions sans nombre, pour arriver gra-
duellement à l'ordre que nous observons maintenant, et qui
probablement, dans la suite des âges, malgré sa stabilité rela-
tive, ne doit pas plus échapper que les autres combinaisons
de la nature aux causes de dissolution.
63. — Voilà l'argument dans sa force, le même au fond
qu'aurait employé un Grec de l'école d'Épicure ou un raison-
neur du moyen âge, mais conçu en termes et appuyé d'exem-
ples mieux appropriés à l'état des sciences modernes ; c'est
aussi à la science que nous demanderons de nous fournir des
inductions et des exemples, non pour le détruire, car il a sa
valeur et ses applications légitimes, mais pour en combattre
les conséquences extrêmes et les tendances exclusives.
Supposons que notre planète ne doive plus éprouver de
secousses comme celles qui, à des époqlies reculées, ont sou-
levé les chaînes de montagnes et produit toutes les disloca-
tions et les irrégularités de la surface des continents et du fond
des mers ; l'action de l'atmosphère et des eaux, combinée avec
l'action de la pesanteur, tendra avec une extrême lenteur,
mais enfin tendra constamment à désagréger les roches, à en
charrier les débris au fond des vallées et des bassins, en un
mot, à abattre tout ce qui s'élève, à combler toutes les dépres-
sions, et à niveler la surface comme si les matériaux de l'écorce
du globe avaient été primitivement fluides. Or, dans l'état
présent des choses, les inégalités de l'écorce terrestre, quoique
énormes relativement à notre taille et à nos chétives construc-
tions, sont si petites relativement aux dimensions de la terre,
que les astronomes ont dû les négliger dans la plupart de leurs
calculs, et que, frappés de la conformité de la figure générale
de notre planète avec celle que lui assigneraient les lois de
l'hydrostatique, dans l'hypothèse d'une fluidité initiale, ils
n'ont pas hésité à regarder cette hypothèse comme démontrée
par la figure même de la Terre. Écartons pour le moment toutes
les autres preuves et toutes les autres inductions fournies par
le progrès des observations géologiques, et qui ne permettent
plus de douter raisonnablement de la fluidité initiale : l'accord
de la figure du sphéroïde terrestre avec les lois de l'hydro-
statique pourrait encore à la rigueur s'expliquer sans lasuppo-
90 CHAPITRE V.
sition d'une fluidité initiale, et en partant d'une figure initiale
quelconque, par l'action indéfiniment prolongée des causes
qui, même aujourd'hui, tendent à amoindrir les aspérités de
la surface actuelle ou ses écarts du niveau parfait. Un temps
infini est à notre disposition pour le besoin de cette conception
théorique, comme pour l'épuisement de toutes les combi-
naisons fortuites, si prodigieux que soit le nombre des éléments
à combiner, et si singulière que soit la combinaison dont il
s'agit de rendre compte. Néanmoins, le temps qu'il faudrait
pour amener, par l'usure et la lente dégradation des couches
superficielles, un corps solide de forme quelconque et de la
grosseur de la Terre, à la forme que prendrait spontanément
la même masse à l'état fluide, dépasse si démesurément la durée
des grands phénomènes géologiques (quelque énorme que cette
durée soit, en comparaison des temps que nous appelons
historiques et auxquels nous remontons par la tradition
humaine), qu'en l'absence de tout autre indice, la raison
n'hésiterait pas à préférer l'hypothèse d'une fluidité initiale,
si naturelle et si simple, à une explication qui requiert une si
excessive demande. Puis, lorsque nous voyons que dans le
relief des anciens terrains, à quelque antiquité que nous puis-
sions remonter, rien n'annonce une figure plus éloignée que
la figure actuelle de la direction générale des surfaces de
niveau, nous rejetons comme absolument improbable l'expli-
cation fondée sur la lente dégradation des couches superfi-
cielles, sans même avoir besoin de recourir aux inductions
tirées des phénomènes volcaniques et de l'accroissement
des températures avec les profondeurs, qui nous font admet-
tre qu'à une profondeur relativement petite, la masse du
globe est encore maintenant à l'état de fluidité ignée.
Mais ce laps de temps, devant lequel la raison reculerait
pour l'explication d'un phénomène tel que l'ellipticité du
globe terrestre, n'est qu'un point dans la durée, en compa-
raison du temps dont il faudrait disposer pour qu'on pût
raisonnablement admettre, d'après les règles qui nous guident
en matière de probabilité, que, par la seule évolution des com-
binaisons fortuites, en dehors des limites où les réactions
mutuelles suffisent pour rendre raison de l'harmonie finale,
«près des combinaisons sans nombre aussitôt détruites que
formées, des combinaisons ont enfin dû venir, offrant par
DE L'HARMONIE ET DE LA FINALITÉ. 91
hasard toutes les conditions d'harmonie propres à en assurer
-la stabihté. Ainsi ce serait par hasard, après des combinai-
sons dont rénumération surpasse toutes les forces du calcul,
que se serait formé le globe de l'œil avec ses tissus, ses humeurs,
les courbures de leurs cloisons, les densités diverses des matière
réfringentes dont il se compose, combinées de manière à cor-
riger l'aberration des rayons, le diaphragme qui se dilate
ou se resserre selon qu'il faut amplifier ou restreindre les dimen-
sions du pinceau lumineux, le pigment qui en tapisse le fond
pour prévenir le trouble que causeraient les réflexions inté-
rieures, les organes accessoires qui le protègent, les muscles
qui le meuvent, l'épanouissement du nerf optique en un réseau
sensible si bien approprié à la peinture des images, et les con-
nexions de ce nerf avec le cerveau, non moins spécialement
appropriées à la sensation qu'il s'agit de transmettre ! Tout
cela n'attesterait pas une harmonie préétablie entre les pro-
priétés physiques de la lumière et le plan de l'organisation
animale ! Il serait trop facile d'insister sur les détails inépui-
sables de cet argument inductif ; on l'a fait trop souvent, et
parfois trop éloquemment, pour qu'il ne convienne pas de se
borner ici à en indiquer la place. Encore moins conviendrait-
il de ressasser les lieux communs des écoles sur les coups de
dés et les assemblages de lettres, et de répéter des exemples
fictifs, rebattus, même dans l'antiquité ^. La science moderne
a une réponse plus satisfaisante et plus péremptoire que ces
raisonnements scolastiques : elle a déchiffré les archives du
vieux monde ; elle y a vu qu'à une certaine époque géologique
les êtres vivants n'existaient pas et ne pouvaient exister à la
surface de notre planète ; que par conséquent la condition
1 « QuEeris cur hsec ita fiant, et qua arte perspici possint ? Nescire me
fateor, evenire autem, te ipsum dico videre. Casii, inquis. Itane vero?
Quidnam potest casu esse factum, quod omnes habet in se numéros
veritatis? Quatuor tali jacti casum venereum efficiunt ; num etiam
centum venereos, si quadringinta talos jeceris, casu futures putas.?
Adspersa temere pigmenta in tabula oris lineamenta effingere possunt ;
num etiam Veneris Coae pulchritudinem effingi posse adspersione for-
tuita putas ? Sus rostro si humi A litteram impresserit, num propterea
suspicari poteris Andromacham Ennii ab ea posse describi ? Fingebat
Carneades, in Chiorum lapicidinis saxo diffisso caput exstitisse Panisci.
Credo aliquam non dissimilem figuram, sed certe non talem ut eam
factam a Scopa diceres. Sic enin se profecto res habet, ut nunquam
perfecte veritatem casus imitetur. » Cic, De divinat, lib. I, c. 13.
92 CHAPITRE V.
d'un temps illimité pour l'évolution des combinaisons for-
tuites manque absolument ; que les races se sont succédé, et
très probablement aussi se sont modifiées selon les circon-
stances extérieures, mais sans que la nature procédât plus que
maintenant par des myriades d'ébauches informes, avant
d'aboutir fortuitement à un type organique susceptible de se
conserver comme individu et de se perpétuer comme espèce.
L'existence d'une force plastique, qui d'elle-même procède
d'après des conditions d'unité et d'harmonie qui lui sont
propres, tout en se mettant en rapport avec les circonstances
extérieures et en en subissant l'influence, est dès lors, pour
tout esprit sensé, non seulement la conséquence probable
d'un raisonnement abstrait, mais aussi la conséquence indu-
bitable des données mêmes de l'observation.
64, — Le plus souvent, les trois principes ou chefs d'expli-
cation que nous avons mentionnés doivent être concurrem-
ment acceptés, sauf à faire la part de chacun selon la mesure
de nos connaissances et la valeur des inductions qui s'en
tirent. Un jardinier soumet à la culture une plante sauvage,
la place dans des conditions nouvelles, et bientôt le type orga-
nique, cédant aux influences extérieures, se met en harmonie
avec ces nouvelles conditions, et par suite en harmonie avec
les besoins en vue desquels l'homme a dirigé sa culture. Cer-
tains organes avortent ou s'amoindrissent ; d'autres organes,
comme les fleurs, les fruits, les racines, qui sont pour l'homme
des objets d'utilité ou d'agrément, prennent un surcroît de
développement, de vigueur et de beauté. Voilà pour la part
des réactions et des influences susceptibles d'aboutir à une
harmonie finale, et qui (dans ce cas) substituent un ordre
harmonique nouveau, provoqué par l'industrie de l'homme,
à l'ordre qu'avaient établi les lois primordiales de la nature,
en dehors de l'action de l'homme, et antérieurement à l'intro-
duction de cette force nouvelle dans l'économie du monde.
Le même jardinier fait des semis à tout hasard, et parmi le
grand nombre de variétés individuelles qui résultent fortuite-
ment des diverses dispositions des germes, combinées avec les
influences accidentelles de l'atmosphère et du sol, il s'en
trouve quelques-unes qui réunissent les conditions de pro-
pagation, en ce ;^ens que le cultivateur a intérêt à les propager,
de préférence aux autres qu'il sacrifie. Les individus conservés
DE L'HARMONIE ET DE LA FINALITÉ. 93
en produisent à leur tour une multitude d'autres, parmi les-
quels on trie encore ceux qui, par des circonstances fortuites,
réunissent à un plus haut degré les qualités que l'on prisait
dans leurs ancêtres, qualités qui vont ainsi en se consolidant
et se prononçant de plus en plus par les transmissions succes-
sives d'une génération à l'autre : et par là s'explique la for-
mation des races cultivées, qui sont comme des types nou-
veaux, artificiellement substitués à ceux de la nature sauvage.
Cet exemple peut donner l'idée de la part du hasard et de la
multiplication indéfinie des combinaisons fortuites dans l'éta-
blissement de l'ordre final et des harmonies qui s'y remar-
quent. Mais il y a des limites à cette part du hasard, comme
à la part des influences que la culture développe : le plus
grand rôle dans la constitution de l'harmonie finale reste
toujours à la force génératrice et plastique primitivement
attachée au type originel, en vertu d'une harmonie préexis-
tante que l'art de la culture peut bien modifier, mais non
suppléer, ni créer de toutes pièces.
Ce que nous disons pour un petit échantillon de la nature
cultivée peut aussi bien s'appliquer, sauf le grandiose des
proportions, aux libres allures de la nature sauvage. Il y a eu
sans doute bien des races créées et consolidées par un concours
fortuit de circonstances accidentelles, en raison de la diversité
des climats et du long temps écoulé depuis l'époque de la
première apparition des êtres vivants ; mais, autant qu'on en
peut juger dans l'état de nos connaissances, ceci n'explique
que la moindre partie des variétés de type et d'organisation,
et il faut surtout tenir compte des variétés inhérentes au plan
primordial de la nature dans la construction des types orga-
niques. De même, pour s'expliquer l'harmonie finale des or-
ganes entre eux et de l'organisme complet avec les milieux
ambiants, il faut sans doute faire la part des influences et des
réactions mutuelles qui suffisent au besoin, entre de certaines
limites, pour rétabhr une harmonie accidentellement troublée ;
mais il faut principalement et avant tout avoir égard aux har-
monies essentielles du plan primordial. S'il arrive que la patte
du chien de Terre-Neuve offre un rudiment de palmature
approprié à sa vie aquatique ; s'il arrive aussi, suivant la re-
marque de Daubenton, que le tube intestinal s'allonge un peu
chez le chat domestique, que l'on force à se nourrir en partie
94 CHAPITRE V.
d'aliments végétaux, ces faits, qui nous démontrent l'in-
fluence singulière des milieux ambiants et des habitudes ac-
quises pour modifier, mais seulement dans d'étroites limites,
les types organiques, de manière à les approprier à de nou-
velles conditions, nous montrent aussi, par l'étroitesse même
des limites et l'imperfection organique des produits, toute la
différence qu'il faut mettre entre de telles influences exté-^
rieures et la vertu plastique qui procède du type même de
l'organisation et de ses coordinations harmoniques. Autre-
ment, autant vaudrait assimiler les callosités que la fatigue
habituelle développe après coup, quoique d'une manière
constante, précisément sur les parties du derme qui ont be-
soin de protection, avec les organes mêmes de protection,
comme les ongles, les sabots, qui rentrent évidemment dans
les harmonies originelles du type spécifique.
65. — Lorsque le consensus final provient d'influences ou
de réactions mutuelles, il n'y a pas ordinairement parité de
rôles entre les diverses parties qui tendent à former un sys-
tème solidaire. L'une des parties joue le plus souvent, en raison
de sa masse ou pour toute autre cause, un rôle prépondérant,
et il peut même se faire qu'en soumettant les autres à son
influence, elle n'en subisse pas à son tour de réaction appré-
ciable. Lorsque les influences ou les réactions mutuelles ne
suiïisent pas à l'explication du consensus observé, et que la
raison se sent obligée de chercher dans la finalité des causes
l'explication qui lui manquerait autrement, elle ne doit pas
non plus admettre qu'il y ait, en général, parité de rôle, dans
l'ordre de la finalité, entre toutes les parties du système har-
monique. Là où la finalité est le plus manifeste, comme dans
l'organisme des êtres vivants, on ne saurait attribuer une
telle parité de rôles à toutes les parties de l'organisme, sans
aller contre toutes les notions que la science nous donne sur
la subordination des organes et des caractères organiques,
qui n'ont ni la même fixité d'un type à l'autre, ni la même
importance, lorsqu'on les considère simultanément dans le
même type. Ainsi, à l'aspect de l'éléphant, on voit que sa
structure massive lui rendait nécessaire cet organe singulier
de préhension connu sous le nom de trompe, et qu'il y a par
conséquent une harmonie remarquable dans l'organisation
de cet animal, entre le développement extraordinaire du nez^
DE L'HARMONIE ET DE LA FINALITÉ. 95
qui en fait par exception un organe de préhension, et les
modifications de taille et de forme des autres parties du corps.
Il serait ridicule de supposer que le nez de l'éléphant s'est
allongé par suite des efforts persévérants que lui et ses an-
cêtres ont faits pour atteindre avec le nez les objets dont ils
faisaient leur nourriture : cela excède la part des réactions
mutuelles ; la paléontologie ne témoigne nullement de cet
allongement progressif ; la race aurait péri avant que le but
ne fût atteint ; et la raison est amenée à reconnaître une har-
monie originelle, une cause finale. Mais évidemment aussi, ce
n'est point parce que l'animal a été pourvu d'une trompe
que la nature l'a créé lourd et massif, et l'a privé des moyens
d'atteindre directement avec la bouche les objets dont il se
nourrit ; c'est au contraire parce que les conditions générales
de structure et de taille étaient données pour ce type, en vertu
de lois supérieures qui président aux grandes modifications de
l'animalité et à la distribution des espècesenordres et en genres,,
que la nature, descendant aux détails, a modifié un organe
secondaire de manière à l'approprier à un besoin spécial im-
posé par les conditions dominantes. Dans l'ordre de la fina-
lité, les conditions générales de structure et de taille sont le
terme antécédent ; le développement exceptionnel de l'appa-
reil nasal est le terme conséquent. La raison serait choquée si
l'on intervertissait l'ordre des termes, comme elle pourrait
l'être si l'on s'obstinait à ne voir dans cette harmonie que le
résultat d'une coïncidence fortuite.
D'autres fois, les divers termes du rapport harmonique se
présentent sur la même ligne, sans qu'il y ait de raison, au
moins dans l'état de nos connaissances, pour subordonner
l'un à l'autre. Il faut que l'animal carnassier ait assez d'agilité
pour atteindre sa proie, assez de force musculaire pour la ter-
rasser, des griffes et des dents puissantes pour la déchirer ;
mais nous n'avons pas de raisons décisives pour regarder les
caractères qui se tirent de la conformation de l'appareil den-
taire comme dominant ceux qui se tirent de la conformation
des extrémités des membres, ou réciproquement ; ces carac-
tères nOus paraissent être de même ordre, et concourir de la
même manière, au même titre, à l'harmonie générale de l'or-
ganisme (25).
66. — Nous aurons lieu de faire des remarques analogues.
96 CHAPITRE V.
si nous passons de la considération de l'harmonie qui règne
entre les parties d'un être organisé, à l'étude des harmonies
que nous offrent les rapports d'un être organisé avec les êtres
qui l'entourent, ou bien à celle des harmonies que manifeste,
sur une échelle encore plus grande, l'économie du monde phy-
sique. Ainsi, il ne sera pas permis de dire indifféremment que
les végétaux ont été créés pour servir de pâture aux animaux
herbivores, ou que les animaux herbivores ont été organisés
pour se nourrir d'aliments végétaux. Le développement de la
vie végétale à la surface du globe est le fait antérieur, domi-
nant, auquel la nature a subordonné la construction de cer-
tains types d'animaux, organisés pour puiser leurs aliments
dans le règne végétal. Ce n'est pas là une proposition qui se
démontre avec une rigueur logique ; mais c'est une relation
que nous saisissons par le sentiment que nous avons de la rai-
son des choses, et par une vue de l'ensemble des phénomènes.
L'abeille seule pourrait se figurer que les fleurs ont été créées
pour son usage : quant à nous, spectateurs désintéressés, nous
voyons clairement que la fleur fait partie d'un système d'or-
ganes essentiellement destinés à la reproduction du végétal,
construits dans ce but, et que c'est au contraire l'abeille dont
l'organisme a reçu les modifications convenables pour qu'elle
pût tirer de la fleur les sucs nourriciers et les assimiler à sa
propre substance. Il serait ridicule de dire qu'un animal a été
organisé pour servir de pâture à l'insecte parasite, tandis
qu'on ne peut douter que l'organisation de l'insecte parasite
n'ait été accommodée à la nature des tissus et des humeurs
de l'animal aux dépens duquel il vit. Si l'on y prend garde,
et qu'on examine la plupart des exemples qu'on a coutume
de citer pour frapper de ridicule le recours aux causes finales,
on verra que le ridicule vient de ce qu'on a interverti les rap-
ports, et méconnu la subordination naturelle des phénomènes
les uns aux autres. Mais, de ce que des matériaux, comme la
pierre et le bois, n'ont pas été créés pour servir à la construc-
tion d'un édifice, il ne s'ensuit pas qu'on doive expliquer par
des réactions aveugles ou par une coïncidence fortuite la con-
venance qui s'observe entre les propriétés des matériaux et
la destination de l'édifice. Or, dans le plan général de la na-
ture (autant qu'il nous est donné d'en juger), les mêmes objets
doivent être successivement envisagés, d'abord comme des
DE L'HARMONIE ET DE LA FINALITÉ. 97
ouvrages que la nature crée pour eux-mêmes, en disposant
industrieusement pour cela des matériaux préexistants ; puis
comme des matériaux qu'elle emploie avec non moins d'in-
dustrie à la construction d'autres ouvrages. Intervertir cet
ordre toutes les fois qu'il se montre avec clarté, c'est heurter
la raison, ainsi qu'on l'a fait souvent, quand on s'est plu à
considérer l'homme comme le centre et le but de toutes les
merveilles dont il est seulement le témoin intelligent, et dont
il n'a encore, le plus souvent, qu'une notion fort imparfaite.
67. — Les phénomènes naturels, enchaînés les uns aux
autres, forment un réseau dont toutes les parties adhèrent
entre elles, mais non de la même manière ni au même degré.
On n'en peut comparer le tissu, ni à un système doué d'une
rigidité absolue, et qui, pour ainsi dire, ne serait capable de se
mouvoir que tout d'une pièce, ni à un tout dont chaque partie
serait libre de se mouvoir en tous sens avec une indépendance
absolue. Ici les liens de solidarité se relâchent, et il y a plus de
carrière au jeu des combinaisons fortuites : là, au contraire,
les liens se resserrent, et l'unité systématique est accusée plus
fortement. Tel on voit le dessin d'une feuille d'arbre parfaite-
ment arrêté quant aux principales nervures, tandis que, pour
les dernières ramifications, et pour l'agglomération des cellules
qui en comblent les intervalles et composent le parenchyme
de la feuille, le jeu fortuit des circonstances accessoires donne
lieu à des modifications innombrables et à des détails qui n'ont
plus rien de fixe d'un individu à l'autre. On s'écarte également
de la fidèle interprétation de la nature, et en méconnaissant
la coordination systématique dans les traits fondamentaux
où elle se montre distinctement, et en imaginant mal à propos
des liens de coordination et de solidarité là où des séries col-
latérales, gouvernées chacune par leurs propres lois depuis
leur séparation du tronc commun, n'ont plus entre elles que
des rapprochements accidentels et des adhérences fortuites.
C'est un axiome de la raison humaine que la nature se gou-
verne par des lois générales, et l'on va contre cet axiome
lorsqu'on invoque un décret providentiel, lorsqu'on a recours
à une cause finale [deus ex machina) pour chaque fait parti-
culier, pour chacun des innombrables détails que nous offre
le tableau du monde. Mais rien ne nous autorise à dire que la
nature se gouverne par une loi unique ; et tant que ses lois ne
7
98 CHAPITRE V.
nous paraîtront pas dériver les unes des autres, ou dériver
toutes d'une loi supérieure, par une nécessité purement lo-
gique ; tant que nous les concevrons au contraire comme
ayant pu être décrétées, séparément, d'une infinité de manières,
toutes incompatibles avec la production d'effets harmoniques
comme ceux que nous observons, nous serons fondés à voir
dans l'effet à produire la raison d'une harmonie dont ne rend
pas compte la solidarité des lois concourantes ou leur dé-
pendance logique d'une loi supérieure ; et c'est l'idée qui se
trouve exprimée par la dénomination de cause finale. De là il
suit que, plus le nombre des lois générales et des faits indé-
pendants se réduira par le progrès de nos connaissances posi-
tives, plus le nombre des harmonies fondamentales et des
applications distinctes du principe de finalité se réduira pa-
reillement ; mais aussi, plus chaque harmonie fondamentale,
prise en particulier, acquerra de valeur et de force probante
dans son témoignage en faveur de la finalité des causes et
d'une coordination intelligente, puisque nous jugeons néces-
sairement de la perfection d'un système par la simplicité des
principes et la fécondité des conséquences : en sorte que, s'il
nous appartenait de remonter jusqu'à un principe unique qui
expliquât tout, ce principe unique ou ce décret primordial
serait la plus haute expression de la sagesse comme de la puis-
sance suprême.
D'ailleurs, il doit être bien entendu que les considérations
dont il s'agit dans ce chapitre ne s'élèvent point à une telle
hauteur. Nous n'avons en vue que l'interprétation philoso-
phique des phénomènes naturels, à l'aide des lumières de la
science et de la raison, en tant qu'elle ne franchit pas le cercle
des causes secondaires et des faits observables. Nous ne re-
cherchons point comment, dans les détails mêmes livrés au
jeu des combinaisons fortuites, il peut y avoir une direction
suprême, ni comment, dans un ordre surnaturel vers lequel
il est aussi dans la nature de l'homme de tendre par le senti-
ment religieux, le hasard peut être, jusque pour les faits par-
ticuliers, le ministre de la Providence et l'exécuteur de ses dé-
crets mystérieux (36). Nous aurons encore moins la témé-
rité de rechercher quelle est la fin suprême de la création ; la
finalité que nous ne pouvons méconnaître dans les œuvres de
la nature est une finalité, pour ainsi dire, immédiate et spé-
DE L'HARMONIE ET DE LA FINALITÉ. 99
ciale, une chaîne dont on ne peut suivre que des fragments
dispersés. Tel organisme est admirablement adapté à l'accom-
plissement de telle fonction, et le jeu de la fonction n'est pas
moins bien approprié aux besoins de l'individu et à l'entretien
de l'espèce ; mais quelle fin la nature s'est-elle proposée en
créant et en propageant l'espèce ? c'est ce qui ne nous est
point indiqué, et ce que nous ne pouvons tenter de deviner
sans faire des suppositions gratuites, parfois ridicules, et tou-
jours indignes d'un esprit sévère : tant le champ de nos con-
naissances est restreint en comparaison de ce qu'il faudrait
savoir pour pouvoir, sans une trop choquante présomption,
émettre des conjectures sur l'ordonnance générale du monde !
68. — Entre les deux explications qui se réfèrent, l'une à la
finalité des causes, l'autre à l'épuisement des combinaisons
fortuites, ce n'est point, en général, par une preuve rigoureuse
et une démonstration formelle que l'esprit se décide. On peut,
non sans choquer le bon sens, mais sans violer aucune règle
de la logique, attribuer à un arrangement providentiel le rap-
prochement le plus insignifiant et le plus aisé à concevoir
comme résultant de combinaisons fortuites, ou bien inverse-
ment se donner carrière pour tirer du jeu des combinaisons
fortuites le résultat le plus merveilleux par un concours har-
monique de circonstances innombrables, et celui où brille,
avec le plus d'éclat, l'intelligence des rapports entre la fin et
les moyens. Quelque fondée que soit la raison humaine à pré-
férer, selon les cas, l'une ou l'autre solution, elle rencontrera
une contradiction sophistique : non pas une contradiction
passagère, comme en éprouvent toutes les vérités scienti-
fiques, jusqu'à ce qu'elles aient été définitivement constatées
et acquises à la science, mais une contradiction permanente,
tenant à l'impuissance radicale où la raison humaine se trouve
d'y mettre fin par une démonstration catégorique, à défaut
de l'observation directe.
Est-ce à dire que l'homme doive et puisse être indifférent
au choix de la solution à donner à ces éternels problèmes ;
qu'il doive renoncer à se rendre compte, autant que ses facultés
le comportent, des principes d'ordre et d'harmonie introduits
dans l'économie du monde, de la part qui revient à ces prin-
cipes divers et du mode de subordination des uns aux autres ?
Concevrions-nous un tableau de la nature où ces considérations
100 CHAPITRE V.
ne trouveraient pas leur place, et où l'on se bornerait à décrire
des plantes, des animaux, des roches, des chaînes de mon-
tagnes, sans rien dire des rapports des êtres entre eux, des
parties au tout, et de la manière d'entendre la raison de ces
rapports ? C'est ici qu'il devient nécessaire de distinguer pro-
fondément la connaissance scientifique, fondée sur l'observa-
tion des faits et la déduction des conséquences, d'avec la spé-
culation philosophique, qui porte sur l'enquête de la raison
des choses. Toute la suite de cet ouvrage tendra à faire res-
sortir de plus en plus cette distinction capitale entre la science
et la philosophie, à tâcher de faire la part de l'une et de l'autre,
et à montrer que ni l'une ni l'autre ne peuvent être sacrifiées
sans que ce sacrifice n'entraîne l'abaissement de l'intelligence
de l'homme et la destruction de l'unité harmonique de ses
facultés.
69. — Or, comme il est de la nature de la spéculation philo-
sophique de procéder par inductions et par jugements de pro-
babilité, non par déductions et par démonstrations catégo-
riques, il doit arriver et il arrive que la probabilité traverse des
degrés sans nombre : que parfois la raison est irrésistiblement
portée à voir, ici la conséquence d'une harmonie préétablie,
là le résultat de la multiplication indéfinie des combinaisons
fortuites ; tandis qu'en d'autres cas elle flotte indécise, incli-
nant à se prononcer dans un sens ou dans l'autre, par suite de
dispositions qui peuvent varier avec les habitudes intellec-
tuelles, l'état des lumières et les impressions venues du dehors.
Quand on voit que le soleil, centre des mouvements plané-
taires, qu'il domine et régularise par l'énorme prépondérance
de sa masse, et à la faveur des grands intervalles que la nature
a mis initialement entre les distances des planètes, est aussi
le foyer de la lumière qui les éclaire et de la chaleur qui y dé-
veloppe le principe de vie, on ne peut méconnaître l'admi-
rable ordonnance qui fait concourir harmoniquement, à la
production de ces beaux phénomènes, des forces naturelles,
telles que la gravitation, la lumière, etc. ; qui, lors môme
qu'elles pourraient être considérées comme autant d'émana-
tions d'un seul principe, n'en seraient pas moins caractérisées,
en tant que principes secondaires, par des lois distinctes ayant
entre elles la même indépendance que des ruisseaux issus
d'une même source, et qui, après le partage de leurs eaux.
DE L'HARMONIE ET DE LA FINALITÉ. 101
conservent leurs cours et leurs allures propres, en s'accom-
modant aux accidents des terrains qu'ils parcourent (52).
Mais, d'un autre côté, s'il est loisible à une imagination
rêveuse et poétique de se figurer que le satellite de notre pla-
nète a été créé tout exprès pour éclairer nos nuits de sa douce
lumière, une raison plus sévère, instruite de ce qu'il y a d'acci-
dentel et d'irrégulier dans la répartition des satellites entre les
planètes principales de notre système, ne peut se résoudre
à invoquer le principe de la finalité pour rendre compte d'une
harmonie dont l'importance est subalterne, et qui même ne
remplit qu'imparfaitement le but qu'on voudrait lui assigner.
Encore moins la raison éclairée par le progrès des études géo-
logiques admettrait-ell« que, si les antiques révolutions du
globe ont enfoui des amas de végétaux incomplètement dé-
composés, c'était, comme quelques-uns se sont risqués à le
dire, pour que l'homme y trouvât plus tard l'approvisionne-
ment de combustible dont les progrès de son industrie lui
feraient sentir le besoin. On peut remplir par tant de degrés
qu'on voudra l'intervalle entre ces cas extrêmes que nous
prenons pour exemples.
70. — Quant au principe du consensus final par influences
ou réactions mutuelles, lorsque le -progrès de nos connais-
sances scientifiques nous a mis à même d'y rattacher l'expli-
cation de telle harmonie particulière, cette explication est
définitivement acquise à la science, et il n'y a pas de subtilité
dialectique qui puisse l'infirmer. Le nombre des cas parti-
culiers expliqués de la sorte est petit sans doute, mais quelques
exemples suffisent pour nous montrer que l'application du
principe ne surpasse pas absolument les forces de l'intelli-
gence de l'homme, et que le cercle des applications pourra
s'étendre, à mesure que nos connaissances positives se per-
fectionneront et s'étendront. Si l'application du principe dont
il s'agit exige (comme cela paraît être le cas ordinaire) que les
dispositions initiales aient été jusqu'à un certain point rap-
prochées des conditions finales d'harmonie, il faudra encore
que l'un des deux autres principes nous serve à rendre compte
de l'accomplissement de cette condition initiale ; et à cet
égard nous retomberons dans l'ambiguïté inévitable signalée
tout à l'heure : le surplus de l'explication, par les réactions
mutuelles des diverses parties d'un système plus ou moins
102 CHAPITRE V.
solidaire, conservant toute la certitude d'une démonstration
scientifique. Plus il y aura de latitude dans les suppositions
permises sur l'état initial (ce qu'on apprendra par une discus-
sion appropriée à chaque cas particulier), plus on aura de
motifs de se dispenser de recourir à la finalité des causes ou à
l'épuisement d'un nombre immense de combinaisons for-
tuites, pour rendre complètement raison de l'harmonie qui
s'observe dans l'état final.
71. — En terminant, disons quelques mots de l'usage du
principe de finalité comme fil conducteur dans les recherches
scientifiques. Cet usage peut ne consister que dans l'applica-
tion de l'adage vulgaire : « Qui veut la fin, veut les moyens. »
Lorsque la fin, c'est-à-dire le résultat, est un fait donné et in-
contestable, il faut, de nécessité logique, admettre les moyens,
c'est-à-dire la réunion des circonstances sans lesquelles ce ré-
sultat n'aurait pas lieu : et de là une direction imprimée aux
recherches expérimentales, jusqu'à ce qu'on ait retrouvé par
l'observation directe et positivement constaté ce dont on avait
d'abord conclu par le raisonnement l'existence nécessaire.
Ainsi, nous sommes autorisés à conclure, de la connaissance
que nous avons des habitudes carnassières d'un animal, la
présence nécessaire d'armes propres à saisir et à déchirer la
proie, un mode de structure de l'appareil digestif approprié
au régime Carnivore, et ainsi de suite. On a pu de la sorte (50)
reslifuer des espèces détruites, dans les traits les plus essentiels
de leur organisation, à l'aide seulement de quelques frag-
ments fossiles ; et l'on a fait dans ce travail de restitution des
pas d'autant plus grands qu'on a acquis une connaissance
plus approfondie des harmonies de la nature animale. Un pareil
travail n'implique point du tout la solution du problème phi-
losophique qui porte sur l'origine et sur la raison des harmonies
observées, et n'exige pas qu'on ait pris parti pour l'un ou pour
l'autre des trois chefs d'explication entre lesquels il faut choisir
pour s'en rendre compte. Il ne s'agit que de conclure logi(iue-
ment d'un fait certain aux conditions sans lesquelles ce fait ne
pourrait avoir lieu. L'esprit, dans cette opération, procède
avec toute la sûreté et toute la rigueur démonstratives qui
appartiennent aux déductions logiques.
Mais il y a encore pour l'esprit une autre marche, qui con-
siste à se laisser guider par le pressentiment d'une perfection
DE L'HARMONIE ET DE LA FINALITÉ. 103
et d'une harmonie dans les œuvres de la nature, bien supé-
rieures à ce que notre faible intelligence en a pu déjà décou-
vrir. Si ce pressentiment n'est pas infaillible, parce que le
point où nous sommes placés pour juger des œuvres de la
nature ne nous laisse voir qu'un horizon restreint, et parce que
la plus grande perfection dans les détails n'est pas toujours
compatible avec la simplicité du plan et la généralité des lois,
il arrive bien plus ordinairement, principalement lorsque
l'observation porte sur les créations de la nature vivante,
que l'observateur, en cédant à ce pressentiment, et en diri-
geant son investigation en conséquence, se trouve par cela
même sur la voie des découvertes. Il en est de ce pressenti-
ment indéfinissable, et dont il faut tenir grand compte, quoi-
qu'il n'ait pas la sûreté d'une règle logique, comme de celui
qui met le géomètre sur la trace d'un théorème, le physicien
sur la trace d'une loi physique, selon qu'il leur paraît que la
loi ou le théorème pressentis satisfont aux conditions de gé-
néralité, de simplicité, de symétrie, qui contribuent à la per-
fection de l'ordre en toutes choses, et qu'une longue pratique
des sciences leur a rendues familières.
72. — Les considérations dans lesquelles nous venons
d'entrer trouvaient ici leur place, non seulement parce que
l'idée d'un ordre harmonique dans la nature est essentielle-
ment corrélative à la notion du hasard et de l'indépendance des
causes, et par là même se rattache à la théorie de la probabi-
lité philosophique, mais encore parce qu'elle a une influence
directe et évidente sur les jugements que nous portons con-
cernant la réalité de nos connaissances et la valeur objective
de nos idées en général. N'es-il pas clair en efïet que, s'il y a
tant d'harmonie dans tous les détails de la création, et no-
tamment dans l'économie des êtres vivants, l'harmonie doit
aussi régner entre le système des causes extérieures qui agis-
sent sur nous de manière à nous donner des connaissances et
des idées, et le système de connaissances et d'idées qui en ré-
sultent ? Ce qu'il y a de particulier, d'accidentel, d'anormal
dans les impressions reçues et dans les idées produites, d'un
individu à l'autre ou d'une phase à l'autre de l'existence du
même individu, ne doit-il pas s'efïacer et disparaître, de ma-
nière qu'en définitive il y ait accord entre les notions fonda-
mentales, ou les règles de l'intelligence, et les lois fondamen-
104 CHAPITRE V.
taies ou les phénomènes généraux du monde extérieur ? D'un
autre côté, si un tel consensus doit nécessairement s'établir
en définitive, n'est-il pas manifeste que c'est par suite de
l'influence des causes extérieures sur la génération des idées,
et non par l'influence de nos idées sur la constitution du monde
extérieur ? De telle sorte que ces étranges systèmes de méta-
physique, qui consistent à faire sortir le monde extérieur, ou
tout au moins à faire sortir l'ordre qu'on y observe, de l'ordre
même de nos idées, ne sont, à le bien prendre, que l'extrême
exagération de l'erreur où l'on tombe dans les applications
abusives de l'un ou de l'autre des deux principes de solidarité
et de finalité (65 ei 66), lorsqu'au heu de concevoir que les
faits particuliers se sont ajustés ou ont été ajustés aux faits
généraux et dominants, on imagine, au contraire, un ajuste-
ment des faits généraux et dominants en vue ou par l'influence
des faits particuliers et subordonnés.
73. — Il en est de l'harmonie entre la constitution intellec-
tuelle d'un être intelhgent et la constitution du monde exté-
rieur, comme de toutes les autres harmonies de la nature : on
peut supposer qu'elle n'excède point le pouvoir inhérent aux
influences et aux réactions d'un système sur l'autre, comme
aussi l'on peut croire qu'elle serait inexplicable sans un concert
préétabh ; et enfin la troisième explication, par l'épuisement
des combinaisons fortuites, s'offre, ici comme ailleurs, à titre
au moins d'argutie scolastique. xMais, de quelque manière
que l'on conçoive la raison d'une telle harmonie, il est évident
qu'elle n'a lieu nécessairement que tout autant qu'il est né-
cessaire pour le gouvernement de l'être intelligent, dans ses
rapports avec le monde extérieur. Là est le vrai fondement de
la distinction posée par Kant entre la raison spéculative et la
raison pratique : car il répugnerait que les idées d'un être in-
telligent ne fussent pas en rapport harmonique avec ses be-
soins et avec les actes qu'il doit accomplir en conséquence de
ses idées et de ses besoins, tout comme il répugnerait qu'un
animal dont l'estomac et les intestins sont appropriés à la di-
gestion d'une proie vivante, n'eût pas reçu de la nature les
armes destinées à le mettre en possession de cette proie. Que
si l'on sort du cercle des besoins et des actes de l'être intelli-
gent, qui tous dépendent de ses rapports avec le monde exté-
rieur, pour se livrer à des spéculations sur ce que les choses
DE L'HARMONIE ET DE LA FINALITÉ. 105
sont en elles-mêmes et indépendamment de leurs rapports
avec l'être intelligent, il est incontestable qu'on ne peut
plus rien conclure de l'action des principes généraux qui pré-
sident à l'harmonie de la création, pas plus que Descartes
n'était autorisé à s'appuyer en pareil cas sur le principe de
la véracité de Dieu : car, s'il est évident que Dieu n'a pas pu
nous tromper dans les règles qu'il a imposées à notre intelli-
gence pour la conduite de nos actions, de quel droit affirmer
qu'il a dû nous donner des règles infaillibles pour pénétrer
dans des vérités absolues dont la connaissance n'importe pas
à l'accomplissement des destinées qu'il nous a faites ? Il faut
donc recourir à d'autres principes pour la discussion critique
de la valeur de nos idées, en tant qu'il s'agit de spéculation
et non de pratique : ce sont ces principes que nous allons en-
treprendre d'indiquer, en demandant grâce pour l'aridité des
explications techniques. La question en vaut la peine, soit
que l'on croie à la possibilité d'une solution, soit qu'on n'ait
en vue que de rapprocher des systèmes qui ont tant occupé
l'esprit humain.
CHAPITRE VI
De l'application de la probabilité a la critique des
SOURCES de nos CONNAISSANCES.
74. — Nous avons traité, dans les trois précédents cha-
pitres, des jugements probables fondés sur l'état de nos
connaissances, mais en supposant que l'on ne conteste point
le fond même de ces connaissances, et que la discussion porte
exclusivement sur la valeur des conséquences qu'on en peut
tirer. S'agissait-il, par exemple, de la probabilité que les pla-
nètes sont habitées, nous admettions comme incontestables
l'existence de l'espace et des corps, et celle des planètes en
particulier ; nous mettions hors de doute ce que les astronomes
nous enseignent des dimensions, des formes, des distances et
des mouvements de ces corps ; nous ne songions à discuter,
en fait de probabilités, que celle des analogies et des
inductions qui nous portent, à la suite de l'acquisition de
connaissances réputées certaines, à croire que les planètes
sont habitées. Maintenant, au contraire, il s'agit d'appliquer
les idées fondamentales de la raison des choses, de l'ordre
et du hasard (c'est-à-dire de la solidarité et de l'indépen-
dance des causes), et les conséquences qui s'en déduisent sur
la nature des probabilités et des jugements probables, à
l'examen critique des sources de la connaissance humaine, ce
qui est le principal objet de nos recherches, dans tout le cours
de cet ouvrage.
Toutes les facultés par lesquelles nous acquérons nos
connaissances sont ou paraissent être sujettes à l'erreur ;
les sens ont leurs illusions, la mémoire est capricieuse, l'atten-
tioh sommeille, des fautes de raisonnement ou de calcul nous
DE LA CRITIQUE DE NOS CONNAISSANCES. 107
échappent plusieurs fois de suite. Aussi nous défions-nous
justement de nous-mêmes, et ne regardons-nous comme des
vérités acquises que celles qui ont été contrôlées, acceptées
par un grand nombre de juges compétents, placés dans des
circonstances diverses, A toutes les époques de la philosophie,
les sceptiques se sont prévalus de cette règle du bon sens pour
nier la possibilité de discerner le vrai du faux, tandis que
d'autres philosophes en concluaient que nos connaissances,
sans être jamais rigoureusement certaines, peuvent acquérir
des probabilités de plus en plus voisines de la certitude, et
tandis que d'autres encore regardaient l'assentiment unanime,
ou presque unanime, comme l'unique et solide fondement de
la certitude.
Admettons que chacune des facultés auxquelles nous
devons nos connaissances puisse être assimilée à un juge ou à
un témoin faillible : une intelligence supérieure qui en com-
prendrait tous les ressorts, qui pénétrerait, par exemple,
dans le mystérieux artifice de la mémoire, serait capable
d'assigner la chance d'erreur attachée au jeu de chaque fonc-
tion, à l'emploi de chaque faculté, pour chaque individu et
dans telles circonstances déterminées. Elle reconnaîtrait
peut-être que, pour certains individus et dans certaines cir-
constances, l'erreur devient physiquement impossible ; car,
enfin, rien ne nous autorise à affirmer absolument qu'il n'y
a pas d'opération intellectuelle, si simple qu'elle soit, qui
n'entraîne la possibilité d'une erreur.
Une intelligence incapable de tirer de telles conclusions
a priori, mais qui serait en possession d'un critère infaillible
pour discerner les cas où l'une de nos facultés nous a trompés
de ceux où elle nous a fidèlement renseignés, pourrait par cela
même (38) déterminer expérimentalement les chances d'erreur
inhérentes à l'exercice de cette faculté, si d'ailleurs elle pou-
vait effectuer des séries d'expériences assez nombreuses, et
fixer convenablement les conditions de l'expérience.
75. — Lors même que l'intelligence dont nous parlons ne
serait pas en possession d'un critère infailHble, l'observation
pourrait la conduire à déterminer numériquement les chances
d'erreur, inconnues a priori, pourvu qu'on admît que la
chance de vérité surpasse la chance d'erreur ; ce qu'il faut bien
accorder, si l'on accorde que, dans leur jeu réguHer, les facultés
108 CHAPITRE VI.
intellectuelles de l'homme ont pour fin et pour résultat de
l'instruire et non de le tromper ; de sorte que la perception
et le jugement erronés doivent être considérés comme les suites
d'un trouble accidentel des facultés et des fonctions. Ceci
repose sur une théorie qui ne peut être exposée avec les
développements convenables sans le secours du calcul, mais
dont nous voulons au moins indiquer ici les principes, pour ne
rien négliger de ce qui a trait aussi essentiellement à
notre sujet.
Afin de fixer les idées par un exemple, supposons qu'un
observateur dont l'attention s'est toujours portée sur l'état
du ciel, soit dans l'habitude de pronostiquer, à chaque coucher
du soleil, le temps qu'il fera le jour suivant ; si l'on tenait
registre de ses pronostics pendant un temps suffisamment
long, le rapport entre le nombre des pronostics contredits par
l'événement et le nombre total des pronostics donnerait,
sans erreur sensible, et par voie purement expérimentale, la
mesure de la chance d'erreur qui affecte le jugement de
l'observateur dans les circonstances indiquées. Il n'y aurait
aucune limite à la précision de cette mesure expérimentale,
si l'on pouvait prolonger indéfiniment l'expérience, et si
d'ailleurs l'observateur ne gagnait ni ne perdait en perspicacité
dans le cours de l'expérience, comme il faut le supposer d'abord
pour plus de simplicité. Après une première série d'épreuves,
qui aurait donné la mesure de la chance d'erreur avec une
précision suffisante, si l'on en recommençait une autre,
toujours dans les mêmes conditions, on trouverait sensible-
ment le même rapport entre le nombre des pronostics démentis
par l'événement et le nombre total des pronostics ; la gran-
deur des nombres amenant sensiblement, dans chaque série
d'épreuves, la compensation des efl'ets dus à des causes irré-
gulièrement variables d'une épreuve à l'autre, pour ne laisser
subsister que les effets des causes régulières et permanentes,
ou de celles qui régissent solidairement toute la série des
épreuves.
76. — Concevons maintenant que deux observateurs
fassent leurs pronostics simultanément, mais à l'insu l'un
de l'autre, et qu'on en tienne registre : la chance d'erreur
pourra être très différente pour les deux observateurs ;
mais (toujours dans le but de raisonner sur les cas les plus
DE LA CRITIQUE DE NOS CONNAISSANCES. 109
simples) supposons d'abord qu'elle soit la même. Admettons
enfin que les causes qui influent sur la vérité ou l'erreur du
jugement de l'un des observateurs soient complètement indé-
pendantes de celles qui influent sur la vérité ou l'erreur du
jugement de l'autre observateur ; qu'elles résident, par
exemple, dans les dispositions où se trouvent accidentelle-
ment les deux observateurs, au physique et au moral : il y
aura une liaison mathématique entre le nombre qui mesure
la chance d'erreur pour chaque observateur et le rapport
du nombre des cas où ils sont d'accord au nombre des cas où
ils émettent des jugements contraires. Si, par exemple, chaque
observateur se trompe une fois sur cinq, ou si la chance d'erreur
est un cinquième, il arrivera dix-sept fois sur vingt-cinq que
les deux observateurs tomberont d'accord dans leurs pro-
nostics ; et le dépouillement du registre devra donner sensi-
blement ce rapport de dix-sept à vingt-cinq, toutes les fois
qu'il comprendra une série assez nombreuse d'observations
pour que les irrégularités fortuites se compensent sensible-
ment. On pourra passer par une formule mathématique du
premier rapport au second, ou inversement.
Cependant, il est aisé de comprendre que, dans le retour
du second nombre au premier, doit ge trouver une ambiguïté
qui n'existe pas dans le passage direct du premier nombre au
second. S'il arrive que les deux observateurs tombent d'accord
dix-sept fois sur vingt-cinq lorsqu'ils se trompent tous les
deux une fois sur cinq, il est évident qu'ils doivent encore
tomber d'accord dix-sept fois sur vingt-cinq lorsqu'ils se
trompent tous les deux quatre fois sur cinq, ou lorsque ce
n'est plus la chance d'erreur, mais la chance de vérité, qui
est égale à un cinquième. Le cas extrême où ils seraient
toujours d'accord, sans qu'il y eût de correspondance entre
eux, indiquerait manifestement que chacun d'eux dit toujours
vrai ou que chacun d'eux se trompe toujours. Cette ambi-
guïté inhérente à la nature du problème doit se retrouver
dans la formule mathématique, et s'y trouve efïectivement.
Mais si l'on a, a priori, de suffisants motifs d'admettre que
la chance de vérité l'emporte sur la chance d'erreur, l'ambi-
guïté sera levée par cela même. La formule mathématique
donnant, par exemple, ces deux systèmes :
chance d'erreur, un cinquième ; chance de vérité, quatre cinquièmes
110 CHAPITRE VI.
ou bien :
chance d'erreur, quatre cinquièmes ; chance de vérité, un cinquième.
on saura que le premier système est seul admissible, et l'on
rejettera le second.
C'est ainsi que l'on conçoit la possibilité de déterminer
empiriquement une chance d'erreur, non plus par l'obser-
vation directe, comme dans le cas où l'on possède un critère
de vérité (tel que celui qui résulterait, dans notre exemple,
de la comparaison des pronostics avec les événements subsé-
quents), mais par voie indirecte et à l'aide de relations four-
nies par le calcul, toutes les fois qu'un pareil critère n'existe
pas. Ainsi, quand un médecin prescrit un traitement à son
malade, on ne saurait tirer de l'événement un critère infaillible
de la vérité ou de l'erreur du jugement du médecin ; car il
peut se faire que le malade succombe, quoique le traitement
prescrit soit le meilleur, ou au contraire qu'il guérisse malgré
les vices du traitement. A supposer donc que deux médecins
soient appelés séparément en consultation pour une nombreuse
série de cas pathologiques, il n'y aura aucun moyen de
déterminer directement, pour chacun d'eux, la chance d'un
jugement erroné ; mais le registre des consultations fera
connaître combien de fois les deux médecins sont tombés
d'accord et combien de fois ils ont porté des jugements con-
tradictoires : ce qui permet de concevoir, d'après les expli-
cations données plus haut, comment on pourrait parvenir
à déterminer ces chances indirectement et sans ambiguïté, si
l'on était d'ailleurs fondé à croire (comme on l'est sans doute)
que les études professionnelles du médecin, sans le rendre
infaillible, l'inclinent plutôt à la vérité qu'à l'erreur, et qu'il
vaut mieux, en général, consulter le médecin que de remettre
aux dés le sort du malade.
77. — Dans les questions qui sont du ressort du calcul,
et même dans toutes les questions auxquelles on veut applicjucr
une logique sévère, il faut commencer par des cas hypothé-
tiques, al)straits, qui servent ensuite à aborder graduelle-
ment des cas plus complexes et plus rapprochés de la réalité
des applications. C'est ainsi que nous avons procédé dans la
question présente. En réalité, les chances d'erreur varient
d'une personne à l'autre, et, même, en général, pour chaque
DE LA CRITIQUE DE NOS CONNAISSANCES. 111
personne, d'un jugement à l'autre. Quand un jugement
est porté sur le même fait par plusieurs personnes, les causes
d'erreur qui agissent sur l'une ne sont pas dans une complète
indépendance des causes d'erreur qui agissent sur l'autre. .
Pourvu que l'on dispose de longues séries de jugements,
comme cela a lieu dans la statistique des tribunaux, la théorie
dont on vient d'indiquer les bases peut encore s'appliquer,
après le redressement de toutes les hypothèses inexactes, et à
la faveur de données expérimentales suffisantes. Alors les
valeurs numériques trouvées par le calcul ne désignent plus
des chances d'erreur pour une personne et pour un cas
d'espèce déterminée, mais des moyennes entre toutes les
valeurs que la chance d'erreur est susceptible de prendre
pour un grand nombre de personnes et pour un grand
nombre d'espèces. On peut arriver ainsi à une théorie
vraiment exacte des résultats moyens et généraux de cer-
taines institutions judiciaires, c'est-à-dire des résultats qui
préoccupent le législateur et intéressent la science de l'orga-
nisation sociale, sans qu'il y ait lieu d'en rien conclure (comme
bien des gens l'ont cru et le croient encore) dans l'application
à chaque cas particulier.
Il serait sans doute intéressant, utile aux progrès de la
science de notre constitution intellectuelle, d'avoir une table
des valeurs moyennes de la chance d'erreur, pour des percep-
tions ou des jugements autres que les décisions des tribunaux,
comme il est utile à la connaissance de la constitution phy-
sique de l'homme d'avoir des tables de mortalité, des
moyennes de la taille, du poids, de la force musculaire, à diffé-
rents âges et dans différents pays. Aussi la théorie de ces
chances moyennes ne doit-elle pas être complètement négligée,
quand même on n'apercevrait pas les moyens de dresser une
statistique propre à rendre la théorie applicable : car d'abord
la théorie peut provoquer l'expérience, comme l'expérience
rectifie souvent la théorie ; et d'ailleurs il est bon, ainsi que
l'a dit Leibnitz, d'avoir des méthodes pour tout ce qui peut
se trouver par raison, lors même que des circonstances de-
vraient par le fait entraver l'application de la méthode. Mais
en même temps il faut reconnaître que ce qui nous importe
par-dessus tout, c'est de peser, dans chaque cas particulier,
la valeur des motifs qui nous portent à accorder, à refuser ou
112 CHAPITRE VI.
à suspendre notre assentiment. Or, à cet égard, la théorie des
probabilités mathématiques, bien entendue, ne serait le plus
souvent d'aucun secours : mal entendue, elle conduirait à de
très fausses conséquences.
78. — Supposons, pour prendre un exemple, qu'il ait été
parfaitement constaté par l'expérience que deux personnes,
A et B, sont sujettes chacune à se tromper une fois sur vingt
dans un calcul numérique, de forme bien déterminée : il ne
s'ensuivra pas que, lorsque B a contrôlé avec attention le
calcul de A et l'a trouvé juste, la probabilité de l'erreur
simultanée soit de un sur quatre cents, ainsi qu'on pourrait
le conclure par assimilation avec la probabilité d'extraire
deux fois de suite une boule noire d'une urne qui renfermerait
dix-neuf fois autant de boules blanches que de boules noires.
En effet, par cela même que B se propose de contrôler un
résultat déjà obtenu, il y a lieu de supposer que son attention
est plus éveillée et qu'il se prémunit mieux contre les chances
d'erreur. Quand même B opérerait dans l'ignorance du
résultat trouvé par A et sans intention de contrôle, il serait
fort extraordinaire que, parmi toutes les fautes de calcul pos-
sibles, il lui échappât précisément celle qui a échappé au cal-
culateur A, ou qu'il lui en échappât une autre, affectant préci-
sément de la même manière le même chiiïre du résultat final.
En conséquence, si les résultats trouvés par les deux calcu-
lateurs concordaient exactement, la probabilité de l'erreur
du résultat commun, conclue de ces notions de combinaisons
et de chances, pourrait être de beaucoup inférieure à celle
de un sur quatre cents. Le calcul de cette probabilité serait
un problème compliqué, dont la solution dépendrait de la
forme du calcul numérique qui a amené les deux résultats con-
cordants, du nombre des chiffres employés, etc. Au contraire,
si les fautes du calcul tenaient à quchpie vice de méthode
commun aux deux opérateurs, à quelque erreur des tables
dont ils se servent, la probabilité d'une erreur commune aux
deux résultats concordants pourrait excéder de beaucoup
celle de un sur quatre cents : en d'autres termes, il arriverait
plus d'une fois sur quatre cents que les deux opérateurs tom-
beraient sur des résultats faux, quoique concordants.
79. — Admettons maintenant que le résultat trouvé par
les deux calculateurs satisfasse â une loi simple, suggérée
DE LA CRITIQUE DE NOS CONNAISSANCES. 113
par la théorie, déjà vérifiée pour d'autres cas, et dont on
attendait la confirmation : tout le monde s'accordera à
regarder comme excessivement peu probable, ou même comme
impossible, qu'une erreur fortuite de calcul donne précisément
ce qu'il faut pour faire cadrer le résultat avec la loi théorique.
On ne doutera point de la justesse du résultat obtenu, et l'on
ne s'enquerra point si les deux calculateurs sont sujets à se
tromper une fois sur vingt, ou une fois sur cent. Nous avons
pris pour exemple un calcul numérique, c'est-à-dire en quel-
que sorte la plus mécanique des opérations intellectuelles ;
mais il est clair qu'une pareille discussion peut porter sur tous
les actes de l'esprit qui tendent à nous faire connaître quelque
chose : bien que l'évaluation des chances d'erreur, tant a priori
qu'a posteriori, paraisse devoir oiïrir des difficultés d'autant
moins surmontables qu'il s'agit d'opérations plus compli-
quées, ou pour lesquelles sont mis en jeu des ressorts plus
cachés de notre organisation intellectuelle.
Il est arrivé aux plus grands géomètres de tomber dans des
méprises, et des propositions admises comme vraies, même en
mathématiques pures, ont été plus tard abandonnées comme
fausses ou inexactes. Cependant il serait fort extraordinaire,
et par cela seul improbable, que tant d^e géomètres, depuis plus
de vingt siècles, se fussent trompés en trouvant irréprochable
la démonstration du théorème de Pythagore, telle qu'on la lit
dans Euclide. Mais, si l'on considère que ce théorème se dé-
montre de diverses manières, qu'il se coordonne avec tout un
système de propositions parfaitement liées, on aura la plus
entière conviction, non seulement que la démonstration est
conforme aux lois régulatrices de la pensée humaine, mais
encore que ce théorème appartient à un ordre de vérités sub-
sistant indépendamment des facultés qui nous les révèlent et
des lois auxquelles ces facultés sont soumises dans leur exercice.
80. — Des remarques analogues peuvent s'appliquer à la
crédibilité des témoignages. J'ai un ami à Londres, et il m'in-
struit qu'un grave événement vient d'arriver dans cette ville,
qu'un incendie y a causé des pertes énormes et détruit de fond
en comble un quartier de la ville ; il ajoute diverses circon-
stances à son récit ; et bientôt après, un de mes amis de Paris,
qui a aussi un correspondant à Londres, me montre une lettre
où les mêpies faits sont rapportés avec les mêmes circonstan-
8
114 CHAPITRE VI.
ces. Je sais de plus pertinemment que son correspondant et le
mien ne se connaissent pas, n'ont aucune relation ensemble,
et ne peuvent par conséquent s'être entendus pour nous
tromper tous les deux. Dès lors, je ne songe point à m'infor-
mer si l'un et l'autre sont sujets, une fois sur dix ou une fois
sur mille, soit à se laisser fasciner par quelque hallucination,
soit à vouloir mystifier leurs amis par quelque méchante plai-
santerie : car comment ce bizarre caprice leur serait-il venu
à tous deux précisément le même jour ? Et quand même il
leur serait venu, comment, sans concert aucun, les fantaisies
de leur imagination se seraient-elles accordées pour leur faire
inventer le même conte avec les mêmes circonstances ? La
chose n'est sans doute pas mathématiquement impossible ;
mais il y aurait là un si prodigieux hasard, que la raison ne
peut se résoudre à admettre une telle explication, tandis qu'il
y en a une si naturelle, à savoir la réalité de l'événement ra-
conté. Toutefois, quant à certains détails du récit, je suspen-
drai mon jugement, nonobstant la confrontation des deux
lettres : car tout le monde sait que, sous l'impression d'un
grand désastre, les esprits sont généralement portés à s'en
exagérer à eux-mêmes et à en exagérer aux autres l'étendue
et les suites. Les hommes aiment le merveilleux et le surpre-
nant. Il y a là une cause d'altération de la vérité, qui a dû,
ou qui du moins a pu agir de la même manière, sans concert
aucun, sur les deux correspondants. Dix lettres, cent lettres
reçues le même jour de personnes différentes et qui n'ont pu
se concerter, me laisseraient encore soupçonner beaucoup
d'exagération dans certains détails : j'attendrai, pour y
ajouter foi, que les imaginations aient eu le temps de se
calmer, et qu'on ait procédé à des enquêtes dont les formes
présentent des garanties suffisantes d'exactitude.
En général, si beaucoup de témoins sont unanimes pour
rapporter un fait isolé ; si nous savons qu'il n'y a pas de con-
cert possible entre les témoins, qu'ils n'ont pas été sous l'in-
fluence et comme dans l'atmosphère des mêmes causes d'er-
reur ou d'imposture, qu'il n'y avait au contraire aucune soli-
darité possible entre les causes capables de vicier séparément
le témoignage de chacun d'eux, la théorie mathématique des
chances nous autorisera déjà à rejeter comme extrêmement
peu probable la supposition qu'ils se trompent tous ou qu'ils
DE LA CRITIQUE DE NOS CONNAISSANCES. 115
veulent tous nous tromper. Mais, si le fait témoigné est com-
plexe, si toutes les circonstances se relient bien entre elles et
avec d'autres faits tenus pour certains, un autre jugement de
probabilité, fondé sur l'idée de l'ordre et sur le besoin de nous
rendre compte de l'enchaînement rationnel des événements,
pourra mettre hors de doute le fait témoigné, lors même que
les témoignages ne seraient pas en grand nombre, ou qu'ils
seraient exposés à des causes d'erreur manifestement soli-
daires.
Cela s'applique plus spécialement encore aux témoignages
historiques. Nous croyons fermement à l'existence de ce per-
sonnage que l'on nomme Auguste, non seulement à cause du
grand nombre d'écrivains originaux qui en ont parlé, et dont
les témoignages, sur les circonstances principales de son his-
toire, sont d'accord entre eux et d'accord avec le témoignage
des monuments, mais encore et principalement parce qu'Au-
guste n'est pas un personnage isolé, et que son histoire rend
raison d'une foule d'événements contemporains et postérieurs,
qui manqueraient de fondement et ne se relieraient plus entre
eux si l'on supprimait un anneau de cette importance dans la
chaîne historique.
A supposer que quelques esprits singuliers se plaisent à
mettre en doute le théorème de Pythagore ou l'existence
d'Auguste, notre croyance n'en sera nullement ébranlée : nous
n'hésiterons pas à en conclure qu'il y a désordre dans quel-
ques-unes de leurs idées ; qu'ils sont sortis à quelques égards
de l'état normal dans lequel nos facultés doivent se trouver
pour remplir leur destination.
Ce n'est donc pas sur la répétition des mêmes jugements,
ni sur l'assentiment unanime ou presque unanime, qu'est
fondée uniquement notre croyance à certaines vérités ; elle
repose principalement sur la perception d'un ordre rationnel
d'après lequel ces vérités s'enchaînent, et sur la persuasion
que les causes d'erreur sont des causes anomales, affectant
d'une manière irrégulière chaque sujet qui perçoit, et d'où
ne pourrait résulter une telle coordination dans les objets
perçus. En un mot, c'est principalement, et même on pourrait
dire essentiellement, sur des probabilités de la nature de celles
que nous avons nommées philosophiques, qu'est fondée la cri-
tique de nos propres jugements, de nos perceptions person-
116 CHAPITRE VI.
nelles, des jugements, des perceptions et des dires de nos
semblables. C'est effectivement ainsi que cette critique se
fait tous les jours, dans la méditation solitaire, dans la dis-
cussion orale et dans les livres. Parfois, cette critique passe
comme inaperçue, tant les conclusions qu'elle doit amener
sont saisissantes et incontestables. Dans une foule de cas elle
nous mène à des probabilités dont on ne saurait fixer la valeur
par des nombres, ni par aucun signe précis, qui frappent in-
également les esprits, et n'engendrent que des controverses
sans issue.
81. — Maintenant, faut-il nécessairement s'arrêter là, et
n'est-ce pas encore ainsi que peut et que doit se faire la critique
de nos facultés, de nos idées, de nos jugements, quand on les
considère, non plus dans les individus, mais dans l'espèce ;
quand il s'agit de règles et de notions générales, et non plus
seulement d'objets ou de faits particuliers ? Les motifs de dé-
cider sont les mêmes. Nos sens, et en général toutes les facultés
par lesquelles nos connaissances s'élaborent et se perfection-
nent, sont guidées, contrôlées dans leur exercice par cette
faculté supérieure et régulatrice, à laquelle nous réservons
par excellence le nom de raison (17), et qui saisit l'ordre et la
raison des choses, en remontant des phénomènes aux lois, des
conséquences aux principes, des apparences à la réalité. C'est
encore elle qui doit nous apprendre si les notions et les idées
qui résultent pour nous de l'exercice de toutes nos autres fa-
cultés, après qu'on a mis à l'écart toutes les causes fortuites
d'illusion, après le redressement de toutes les anomalies acci-
dentelles et individuelles, ne sont vraies que d'une vérité
humaine, accommodée à la constitution de notre espèce, à la
condition et aux lois de notre propre nature ; ou si, au con-
traire, ces facultés ont été données à l'homme pour atteindre,
dans une certaine mesure, à la connaissance effective de ce
que les choses sont intrinsèquement, et indépendamment du
commerce que nous entretenons avec elles ^.
Un homme pourrait être assujetti à ne voir qu'à travers un
verre prismatique ou lenticulaire, qui changerait tous les
' « nia magna fallacia sensuuin, niniiruni quod constituant lineas
reruni ex analogia hoininis, et non ex analogia universi ; quœ non corri-
gitur, nisi per rationem et philosoplùam univemalcm. » Bacon, Nov.
Org., lib. II, c. xl.
DE LA CRITIQUE DE NOS CONNAISSANCES. 117
angles visuels, déformerait tous les contours, altérerait tous les
rapports de grandeur et de situation ; mais cet homme ne dé-
mêlerait aucune des lois qui régissent le monde matériel ; il
ne trouverait que confusion et désordre dans les phénomènes
qui nous frappent par leur simplicité et leur harmonie ; à
moins qu'à l'aide d'autres sens, ou même par la discussion
raisonnée d'expériences faites avec la vue dans des circon-
stances convenables, il ne vînt à bout de démêler dans ses
perceptions ce qui provient de la configuration de l'appareil
ou de l'organe par l'intermédiaire duquel les rayons visuels lui
parviennent.
Cette hypothèse n'est pas un pur jeu d'imagination : nous
observons effectivement les astres à travers un milieu (l'at-
mosphère terrestre) qui dévie inégalement les rayons de lu-
mière selon les distances des astres au zénith, de manière à
changer les distances zénithales, à altérer les distances appa-
rentes des astres entre eux, et à troubler les configurations des
groupes dans lesquels nous les rangeons. En vertu de cette
cause perturbatrice qu'on nomme la réfradion astronomique,
les phénomènes du mouvement diurne perdent en apparence
leur harmonieuse simplicité. Les étoiles ne décrivent plus,
d'un mouvement uniforme, des cercles parfaits autour de
l'axe du monde. Mais, lors même que nous ne pourrions pas,
avec nos connaissances sur la constitution de l'atmosphère
et sur le mode de propagation de la lumière, assigner la cause
physique de cette illusion, et calculer les effets de la réfraction
astronomique, nous n'hésiterions point à reconnaître que les
irrégularités du mouvement diurne des étoiles sont purement
apparentes et dues à des illusions d'optique, dont le milieu
où nous sommes plongés est la véritable cause. Il nous suffirait,
pour en être convaincus, de remarquer que ces irrégularités
sont plus ou moins sensibles selon l'état de l'atmosphère ;
qu'elles donnent lieu à des écarts d'autant plus grands que
l'astre se penche davantage sur notre horizon : de sorte que,
au moment même où elles acquièrent pour nous la plus grande
amplitude, elles diminuent ou disparaissent pour un obser-
vateur éloigné. Enfin, lors même que cette dernière expérience
décisive ne pourrait pas se faire, quand mêm? il nous serait
impossible de comparer des observations de la même étoile
faites simultanément dans des lieux très distants l'un de
118 CHAPITRE VI.
l'autre, il nous suffirait de remarquer que notre horizon n'a
qu'une relation accidentelle avec l'axe du mouvement diurne ;
que la direction de notre horizon tient au lieu que nous occu-
pons à la surface de la terre, circonstance qui n'a rien à faire
avec le mouvement des astres ; cela suffirait, disons-nous,
pour nous faire conclure, avec cette haute probabilité qui en-
traîne l'acquiescement de la raison, que des irrégularités dont
l'amplitude dépend de la hauteur des astres sur l'horizon
tiennent à nous et non aux astres, ne sont qu'apparentes et
n'affectent point les mouvements réels.
82. — Une cause d'illusions optiques, comparable à celle
qui réside dans la couche atmosphérique où nous sommes
plongés, et dont l'astronome sait si bien démêler la nature et
mesurer les effets, pourrait (comme Bacon le soupçonne en
passant) se trouver dans la constitution même de l'œil hu-
main, dans la structure des milieux et des appareils divers qui
concourent à le former ; enfin, ce qu'il serait difficile sinon im-
possible de vérifier directement, dans le mode même de sen-
sibilité de la rétine et des tissus nerveux qui la mettent en
communication avec le centre cérébral ^. Si cette atmosphère
interne (qu'on nous passe l'expression) existait effectivement,
si nous avions seulement quelques motifs d'en soupçonner
l'existence, il faudrait douter aussi de la légitimité des lois du
mouvement diurne, y supposer une complication des lois qui
régissent eiïectivement le phénomène, avec les lois d'après
lesquelles la vision s'opère en nous. Tout l'édifice des sciences
astronomiques, qui repose sur les lois du mouvement diurne,
serait ébranlé dans sa base. Mais c'est là une pensée qui ne
vient à personne, et qui surtout ne viendra jamais à un astro-
nome. La belle simplicité des lois observées nous garantit assez
l'absence de toute cause interne qui les compliquerait à notre
insu. Il répugne à la raison d'admettre qu'un vice de confor-
mation de l'œil humain, bien loin de troubler l'ordre et la ré-
gularité des phénomènes extérieurs, y introduisît l'ordre, la
régularité, la simplicité qui ne s'y trouveraient pas, ou qui ne
s'y trouveraient que dans un moindre degré de perfection.
Aussi avons-nous la ferme conviction que l'observation ne
' Par exemple, l'illusion optique, connue des astronomes et des phy-
siciens sous le nom d'irradiation, paraît tenir au mode de sensibilité
de la rétine.
DE LA CRITIQUE DE NOS CONNAISSANCES. 119
nous induit point en erreur ; que les étoiles sont bien rappor-
tées par nous à leurs véritables lieux optiques, après que nous
avons tenu compte de la déviation causée par l'interposition
de l'atmosphère, et de quelques autres perturbations prove-
nant des mouvements dont la Terre est animée, lesquelles
sont elles-mêmes soumises à des lois régulières que la théorie
parvient à démêler. Les anomalies très petites que les obser-
vations ainsi redressées peuvent encore offrir sont mises avec
raison (44) sur le compte des erreurs inhérentes à toute opé-
ration de mesure, faite avec des sens et des instruments d'une
perfection bornée. Si elles ne se compensent pas avec une
approximation d'autant plus grande que les observations
qu'elles affectent seront accumulées en plus grand nombre,
elles accuseront l'existence d'une cause constante d'erreur
ou d'un vice, soit dans les instruments employés, soit dans les
organes mêmes ou dans les habitudes de l'observateur (telle
que serait une disposition constante à une estime un peu trop
forte ou un peu trop faible, soit dans l'opération même de la
mesure des grandeurs angulaires, soit dans l'opération de la
lecture sur le limbe des instruments). Enfin, si les anomalies
dont nous parlons ne disparaissent pas sensiblement quand on
établit la compensation entre les mesures prises par un grand
nombre d'observateurs placés dans des circonstances variées,
elles accuseront effectivement une cause constante d'erreur,
et partant une imperfection qui tient à la constitution même
de l'espèce ; imperfection d'autant moins surprenante
qu'en général la nature, tout en satisfaisant aux conditions
d'harmonie requises pour le maintien de son plan et la conser-
vation de ses ouvrages, ne semble pas s'assujettir à y satis-
faire avec une précision mathématique, et, tout au contraire,
semble avoir une disposition constante à admettre des tolé-
rances et des écarts dont au surplus la raison se rend compte
(ainsi qu'on l'a vu dans le précédent chapitre) par les expli-
cations mêmes qu'on peut donner de l'ordre et de l'harmonie
du monde.
83. — La comparaison que nous venons d'emprunter à la
physique peut être reproduite sous une forme un peu diffé-
rente et qui a ses avantages particuliers. Supposons donc
qu'au lieu de voir les objets directement, nous n'ayons en face
de nous qu'un miroir qui nous en renverrait les images. C'est
120 CHAPITRE VI.
dans un pareil miroir qu'Herschell sondait les profondeurs du
ciel étoile, et il y a des mondes au sein desquels l'œil de l'hom-
me n'a pénétré que de cette manière. Mais Herschell connais-
sait parfaitement la structure de son télescope qu'il avait
inventé lui-même ; tandis qu'on peut imaginer un miroir en
face duquel il aurait plu à la nature de nous placer, sans nous
avertir de sa présence, et sans nous instruire directement de
la forme qu'elle aurait jugé à propos de lui donner. Cependant,
si le miroir était courbe, la déformation des images produirait
le même eiïet que produisait tout à l'heure l'interposition du
prisme ou du verre lenticulaire. En troublant toutes les appa-
rences, en mettant obstacle à l'enchaînement des phénomènes
suivant un ordre simple et régulier, elle nous ferait soupçon-
ner l'existence d'une cause de désordre qui aiïecte, non pas
les objets de nos perceptions, mais les instruments ou les or-
ganes de nos perceptions, et par suite nos perceptions mêmes
et toutes les notions qui s'y rattachent ; au lieu que, si le
miroir était plan, l'ordre dans lequel tous les phénomènes
s'enchaîneraient nous autoriserait assez à conclure que nous
sommes placés dans des conditions favorables pour voir les
objets extérieurs tels qu'ils sont, soit que nous en ayons l'in-
tuition directe, soit qu'ils ne se montrent à nous que par l'in-
termédiaire de certaines images, peut-être alïaiblies, mais
pourtant fidèles, en ce sens qu'elles retiennent bien les formes
principales et les traits caractéristiques du type originel.
Néanmoins, même dans le cas du miroir plan, il y aurait
une différence de forme bien essentielle entre les objets et
leurs images : différence pareille à celle qui existe entre la
main droite et la main gauche, ou à celle que l'anatomie dé-
couvre entre l'organisation intérieure de la plupart des hom-
mes, pour lesquels la déviation des viscères a lieu dans un
sens, et celle de quelques sujets qui, par anomalie, offrent la
même déviation en sens inverse. La même inversion afTecte-
rait h la fois les mouvements des corps célestes, l'action des
courants électriques sur les aimants, l'action des cristaux
sur la lumière, l'enroulement des spires de la coquille et de
la plante, et une multitude d'autres traits, généraux ou parti-
culiers, de la structure du monde que nous connaissons. Mais,
par cela même qu'elle affecterait à la fois l'ensemble et tous
les détails, elle ne troublerait en rien ni la régularité de l'en-
DE LA CRITIQUE DE NOS CONNAISSANCES. 121
semble, ni l'harmonie des parties ; elle n'amènerait aucun sur-
croît de complication ; et la raison, n'ayant aucun motif de
préférence entre deux ordres d'une symétrie si parfaite, ne
pourrait s'appuyer sur aucune induction pour croire ou pour
ne pas croire à l'hypothèse d'une réflexion, ou d'un nombre
impair de réflexions, d'où résulterait l'inversion des rapports
géométriques. Il faudrait, pour que la question cessât d'être à
tout jamais problématique, que des observations d'une autre
nature, fondées sur d'autres propriétés de la lumière, nous
apprissent à distinguer par certains caractères les rayons
directs d'avec les rayons réfléchis, et ceux qui n'ont subi qu'un
certain nombre de réflexions d'avec ceux qui en ont subi
un nombre plus grand. De là un nouveau critère dont effecti-
vement les progrès de l'optique nous ont mis en possession,
mais dont l'acquisition récente sert à mieux faire ressortir
l'insufTisance d'un autre critère pour discerner l'image de
l'objet réel, bien que ce critère suffise déjà pour décider que
nous avons devant nous, sinon l'objet réel, au moins une image
régulière et non fantastique.
84. — C'est ainsi, pour revenir encore à notre premier
exemple, qu'après avoir dégagé l'observation du mouvement
diurne des étoiles de la cause de trouble et de complication
qui résulte de l'interposition des couches de l'atmosphère,
nous ne doutons pas que les étoiles ne soient rapportées par
nous à leurs véritables lieux optiques ; et nous ne craignons
nullement qu'il reste dans la structure de l'œil ou dans la
constitution du sensorium un vice qui fausse toutes les mesures
des distances angulaires, au point que la simplicité des lois du
mouvement diurne ne serait que le fruit d'une illusion fantas-
tique. Mais, d'un autre côté, le phénomène de la rotation
diurne de la sphère céleste conserve les mêmes caractères de
régularité et de simpUcité géométrique, soit qu'on l'expUque
par la rotation du système entier des astres, ou par une rota-
tion en sens inverse imprimée au système entier des objets
terrestres. De là une ambiguïté comme celle dont nous par-
lions tout à l'heure, pour la solution de laquelle il faut le se-
cours de connaissances nouvelles sur la constitution physique
des objets célestes, connaissances qui fournissent à la raison
d'autres analogies et d'autres inductions. A la faveur de ces
connaissances nouvelles, non seulement la question relative
122 CHAPITRE VI.
au sens du mouvement se trouve tranchée, mais nous acqué-
rons la certitude que le système des lieux optiques des étoiles,
ou ce qu'on nomme la sphère céleste, n'est qu'un phéno-
mène (87), une image sui generis, tellement différente de la
réalité que l'image brillerait encore à nos regards plusieurs
années après que l'objet qu'elle nous représente aurait cessé
d'exister. Et pourtant, quoiqu'il nous soit donné de pénétrer
beaucoup plus avant dans la connaissance de la réalité d'où
émanent ces apparences phénoménales, il est toujours exact
de dire que notre constitution ne fausse en rien le phénomène
et ne nous empêche pas d'en saisir la véritable loi, ou d'en
avoir une juste idée, tout à fait indépendante des particularités
de notre propre organisation.
85. — Les sens ne sont pas toujours dans le même état, ne
fonctionnent pas toujours de la même manière ; et pourtant,
ni les aberrations de la sensibilité chez quelques individus, dans
certaines conditions anomales, ni celles même qui se repro-
duisent habituellement et périodiquement dans l'état de som-
meil, ne sont capables, malgré les objections usées du vieux
pyrrhonisme, d'ébranler notre foi dans le témoignage ordi-
naire des sens. C'est que les notions qu'ils nous donnent sur
les objets extérieurs, dans l'état de veille, et lorsque rien n'en
trouble le jeu ordinaire, s'accordent parfaitement entre elles.
C'est que des impressions de nature diverse, reçues par des
sens différents, se relient, se systématisent, se coordonnent
bien, dans l'hypothèse de l'existence des objets extérieurs,
tels que l'entendement les conçoit. C'est que la mémoire con-
state l'identité des notions que les sens nous ont données, de-
puis ce période obscur de la première enfance où leur éduca-
tion s'est achevée, malgré la variété des affections pénibles
ou agréables qui ont accompagné pour chacun de nous, aux
diverses époques de la vie, la perception des mêmes objets
extérieurs. C'est que la même identité dans la perception des
mêmes objets pour tous les hommes jouissant de l'intégrité
de leurs facultés, sans pouvoir se démontrer formellement,
se manifeste clairement dans notre commerce continuel avec
nos semblables, tandis qu'il n'y a nulle liaison réguhère entre
le songe de la veille et celui du lendemain, ni entre nos songes
et ceux des autres hommes. C'est qu'enfin, malgré le peu de
connaissance que nous avons du principe de la sensibiUté
DE LA CRITIQUE DE NOS CONNAISSANCES. 123
et du jeu de nos fonctions psychologiques, nous en savons
assez pour démêler que les perturbations de la sensibilité, dans
le sommeil ou dans d'autres circonstances de la vie animale,
résultent de la suspension ou de l'oblitération de certaines
facultés, de l'affaiblissement ou de la lésion de certains or-
ganes. Excepiio firmal regulam.
Quelquefois les sens nous exposent à des illusions qu'on
pourrait appeler normales, parce qu'elles sont universellement
partagées, et que, loin de résulter d'un trouble accidentel
dans l'économie des fonctions, elles sont le résultat constant
de cette économie même. Telles sont les illusions d'optique
par suite desquelles le ciel prend l'apparence d'une voûte
aplatie, et la lune nous semble beaucoup plus grande à
l'horizon que près du zénith. On a proposé plusieurs explica-
tions de ces illusions et de beaucoup d'autres ; mais, lors
même qu'elles resteraient inexpliquées, le concours des
autres sens et l'intervention de la raison ne tarderaient pas à
rectifier les erreurs de jugement qui peuvent les accompagner
d'abord. Dans la contradiction apparente d'une faculté et
d'une autre, notre esprit n'éprouve aucun embarras à se dé-
cider : il reconnaît la prééminence d'une faculté sur l'autre,
et il n'hésite pas à concevoir les phénomènes de la manière
qui se prête seule à une coordination systématique et régu-
lière, de la manière qui satisfait seule aux lois suprêmes de
la raison.
86. — De même que la nature a organisé l'œil pour perce-
voir les angles optiques sans les altérer, les configurations op-
tiques sans les déformer, et cela dans un but évident d'appro-
priation aux besoins des êtres qu'elle douait du sens de la
vue, ainsi a-t-elle façonné l'entendement, non pour coor-
donner les impressions venues des choses extérieures, suivant
un type à lui, étranger à la réalité objective, mais pour pé-
nétrer dans cette réalité, toutefois selon la mesure exigée pour
l'accomphssement de la destinée de l'homme.
Or, bien que l'homme, en philosophant, cultive des facultés
dont il tient le germe de la nature, il est clair que la nature n'a
point fait l'homme pour philosopher : ce sera, si l'on veut,
la destinée de quelques individus, mais ce n'est assurément
pas la destination de l'espèce. Il est donc tout simple que les
actes par lesquels l'homme se rapproche le plus des animaux
124 CHAPITRE VI.
lui suggèrent instinctivement les perceptions ou intuitions
fondamentales dont il a besoin pour se conduire dans l'exer-
cice de ses fonctions animales, et dont les animaux mêmes
paraissent avoir au moins une conscience obscure. Il est tout
simple aussi que, pour l'accomplissement des actes qui s'élè-
vent au-dessus de l'animalité, mais qui tiennent à l'ac-
complissement de la destinée de l'espèce, l'homme ait des
croyances naturelles \ qu'on pourra appeler spontanées : non
qu'elles fassent soudainement apparition dans l'esprit, mais
parce qu'elles précèdent de beaucoup tout contrôle philoso-
phique ou rationnel. Il est vrai de dire en ce sens avec Pascal
que la nature confond les pyrrhoniens ; mais le second membre
de l'antithèse, la raison confond les dogmatistes, ne peut être
admis comme l'admettait cet austère génie. Le raisonnement
et non la raison confond les dogmatistes, en tant qu'il les
réduit à l'impuissance de démontrer formellement les thèses
du dogmatisme ; mais la raison proprement dite, le sens de
la raison des choses, parvient, suivant les cas, à légitimer cer-
taines croyances naturelles et instinctives, et à en rejeter
d'autres parmi les préjugés ou les illusions des sens ^ Ce départ
du vrai et du faux, dans des croyances ou des penchants in-
tellectuels que nous tenons de la nature, cette critique des
instruments à l'aide desquels nous entrons dans la connais-
sance des choses, ne pourraient sans contradiction, comme les
sceptiques de tous les temps l'ont fait voir, résulter de dé-
monstrations formelles du genre de celles des géomètres ; ce
départ ou cette critique ne résultent jamais que de jugements
fondés sur des probabilités ; mais ces probabiUtés peuvent,
dans certains cas, acquérir une telle force, qu'elles entraînent
irrésistiblement l'assentiment de la raison, tandis qu'elles ne
projettent qu'une lueur indécise sur d'autres parties du champ
de la spéculation.
87. — Le système de critique philosophique que l'on indique
ici n'est pas autre chose que le système de critique suivi dans
les sciences et dans la pratique de la vie. Il faut se contenter
» « Neque earum rcruni quemquam funditus natura voluit exper-
tem. » Cic, De Oral., lib. III. c. i,.
> « Je vois toutes les vérités dans une lumière intérieure, c'est-à-dire
dans ma raison par laquelle je juge et des sens, et de leurs organes, et de
leurs objets. » Bossuet, De In connaissance de Dieu el de soi-même.
DE LA CRITIQUE DE NOS CONNAISSANCES. 125
de hautes probabilités dans la solution des problèmes de la
philosophie, comme on s'en contente en astronomie, en phy-
sique, en histoire, en affaires ; et de même qu'il y a en phy-
sique, en histoire, des choses hors de doute, quoique non lo-
giquement démontrées, il peut, il doit y en avoir de telles
dans le champ de la spéculation philosophique. Il faut savoir
reconnaître l'affaiblissement graduel et continu de la probabi-
lité là où il se trouve, aussi bien en philosophie qu'ailleurs.
La prétention d'y tout réduire à la démonstration logique,
et même la tendance à rechercher de préférence ce genre de
preuves, ne peuvent aboutir qu'au scepticisme, comme
l'atteste l'expérience de tous les siècles, et comme l'indiquent
a priori les lois de l'intelligence humaine. L'idée de procéder
en philosophie comme l'esprit procède partout est sans doute
une idée si simple qu'on n'y saurait voir ni invention, ni ré-
forme ; mais c'était aussi une idée simple que celle d'étendre
aux corps célestes les lois d'inertie, de pesanteur, qui régissent
à la surface de notre globe les mouvements de la matière, et
de cette idée simple sont issues les grandes découvertes astro-
nomiques du dix-septième siècle. Ce n'est pas non plus une
idée neuve que de penser que nous sommes guidés en tout
par des probabilités d'inégale force-; c'était l'opinion pro-
fessée dans l'école grecque connue sous le nom de troisième
Académie, école dont Cicéron a été chez les Latins et est resté
pour nous l'élégant interprète. Mais la notion de la probabi-
lité n'a jamais été pour les anciens que vague et confuse ; et
lorsque, chez les modernes, les progrès des sciences exactes
eurent fait éclore la théorie de la probabilité mathématique,
précisément vers l'époque où la philosophie et les sciences
exactes allaient tendre à faire divorce, il semble que cette dé-
couverte même ait empêché qu'on ne donnât à la doctrine
philosophique ébauchée par les Grecs la rigueur méthodique
et la précision sans subtilité qui caractérisent l'esprit moderne.
Il fallait pénétrer plus avant qu'on ne l'a fait dans l'idée fon-
damentale du hasard et de l'indépendance des causes ; distin-
guer nettement la notion de la probabilité philosophique d'avec
celle de la probabilité mathématique, telle que les géomètres
l'entendent ou doivent l'entendre ; faire voir ce que ces no-
tions ont de commun et en quoi elles diffèrent, au point d'être
essentiellement irréductibles l'une à l'autre.
126 CHAPITRE VI.
Surtout il fallait distinguer cette subordination de nos fa-
cultés, qui seule peut conduire à un contrôle et à une solution
des contradictions apparentes. A défaut de cette distinction,
il n'y aura plus, à proprement parler, de discussion philoso-
phique ; on multipliera indéfiniment les faits prétendus pri-
mitifs ou irréductibles ; on en appellera sans cesse au sens
commun : ce qui équivaudra à la multiplication indéfinie, en
physique, des qualités occultes, et ce qui est un procédé ex-
clusif de toute organisation théorique.
88.— C'est un préjugé commun chez les personnes éclairées
que l'homme, ne pouvant juger qu'à l'aide de ses facultés, ne
saurait critiquer ses facultés ; mais, si l'homme a des facultés
diverses, si elles sont hiérarchiquement ordonnées, et non
simplement associées, ce qu'il y a de spécieux dans la formule
de ce jugement a priori disparaît aussitôt. Or, les explications
données jusqu'ici, celles que nous continuerons de donner
par la suite, mettent ou mettront en évidence, à ce que nous
espérons, le fait de cette coordination hiérarchique. Les sens
ne sont que des instruments pour la raison : et de même que
l'homme parvient à s'assurer, au moyen des sens, des causes
d'erreur inhérentes aux instruments que son industrie a créés,
de même il peut, sous de certaines conditions, s'assurer des
causes d'erreur qui résideraient dans les instruments naturels
dont sa raison dispose.
Supposons, pour prendre un nouvel exemple, qu'il s'agisse
de mesurer une certaine grandeur, et que cette grandeur doive
être estimée à vue, sans le secours d'aucun instrument, afin
de ne pas compliquer des erreurs provenant de l'instrument
celles qui proviendraient des imperfections du sens. Nous
sommes bien certains, avant toute expérience, qu'une pareille
estime sera entachée d'erreur, car la précision mathématique
ne saurait (sans un hasard infiniment peu probable) se trouver
dans ce qui dépend des sens et du commerce de l'homme avec
le monde matériel ; mais ce qu'il faut tâcher de découvrir expé-
rimentalement, c'est la présence ou l'absence d'une cause
constante d'erreur qui, en se combinant avec d'autres causes
dont l'action varie fortuitement et irrégulièrement d'une me-
sure à l'autre, tendrait à rendre toutes les mesures trop fortes
ou toutes les mesures trop faibles, de manière à entacher d'une
erreur sensible le résultat moyen, après que les efïets des
DE LA CRITIQUE DE NOS CONNAISSANCES. 127
causes variables et fortuites se seraient sensiblement com-
pensés. Or, concevons que toutes les mesures ainsi prises se
trouvent rangées en tableau par ordre de grandeur, de part
et d'autre de la valeur moyenne, selon qu'elles la surpassent
ou qu'elles en sont surpassées. S'il n'y a pas de cause constante,
soit organique ou constitutionnelle, soit tenant à l'action des
milieux ambiants, qui tende à favoriser de préférence, soit les
erreurs en plus, soit les erreurs en moins, les mesures particu-
lières qui toutes pèchent, les unes par excès, les autres par dé-
faut, se trouveront distribuées symétriquement de part et
d'autres de la valeur moyenne, dont la vraie valeur ne pourra
différer sensiblement. A mesure que l'on s'éloignera davan-
tage de la valeur moyenne, dans un sens ou dans l'autre, les
valeurs particulières deviendront plus clairsemées, plus dis-
tantes de celles qui les précèdent ou qui les suivent ; parce que,
en vertu de l'hypothèse, la probabilité d'une erreur plus pe-
tite doit l'emporter sur la probabilité d'une erreur plus grande.
Les valeurs particulières seront également accumulées ou éga-
lement clairsemées à des distances égales de la moyenne, en
plus ou en moins. Si donc une pareille distribution symétrique
s'observe dans le tableau des valeurs particulières, il ne sera
pas encore prouvé, mais il sera du moins fort probable que
l'œil, dans l'opération de mesure dont il s'agit, n'est pas sous
l'influence d'une cause constante d'erreur, et que la moyenne
ne diffère pas sensiblement de la vraie valeur qu'il fallait me-
surer. Mais si au contraire la distribution symétrique dont
nous parlons n'a nullement lieu, on sera certain, pourvu qu'on
opère sur des nombres suffisamment grands, que les chances
des erreurs en un sens l'emportent sur celles des erreurs en sens
contraire ; que, par exemple, une cause constante favorise
les erreurs en plus ; et dès lors il deviendra, sinon rigoureuse-
ment impossible, du moins excessivement peu probable, que
la moyenne trouvée ne diffère pas sensiblement de la vraie
valeur. Une simple vue de l'esprit, une conception purement
rationnelle, aura accusé la vérité ou l'erreur de la perception
sensible et du jugement de comparaison ou de mesure qui en
est la suite.
89. — L'homme, dit-on, se fait nécessairement le centre de
tout, rapporte nécessairement tout à lui. Que ce soit là une
tendance instinctive de sa nature sensible, on ne saurait le
128 CHAPITRE VI.
nier ; mais qu'il y ait dans la raison de quoi combattre et sur-
monter cette tendance, de quoi élever l'homme au-dessus des
pures fonctions de relation, comme les physiologistes les appel-
lent avec justesse, c'est ce dont l'histoire des sciences fournit
des preuves multipliées. Quoi de plus conforme à ce penchant
instinctif que de supposer la terre immobile et d'en faire le
centre des mouvements des corps célestes ? Et cependant,
par une suite d'analogies, d'inductions, de preuves, qui s'adres-
sent à la raison et non aux sens, l'homme s'est vu contraint
de sacrifier ce préjugé. Il l'a fait en dépit de bien d'autres
obstacles qui venaient contrarier le jugement de sa raison.
La raison et la science ont conduit les naturalistes à des
conséquences tout autres. La gradation qu'ils établissent dans
la série des espèces animales qui peuplent notre globe, laisse
l'homme à la tête de la série, et abaisse d'autant plus les autres
espèces qu'elles s'éloignent davantage de la nôtre par l'en-
semble de leurs caractères, ou par les caractères que l'ensemble
des observations nous oblige de regarder comme les caractères
fondamentaux et dominants ; et cependant il est fort clair,
pour tous les zoologistes, que cette gradation ne doit pas être
mise sur le compte d'un préjugé de position ; qu'un tel ordre
n'est pas artificiel, parce qu'il ne présente aucune des incohé-
rences que présenterait inévitablement un ordre artificiel,
établi d'après la position accidentelle de l'homme dans la
série des êtres. C'est ce que le progrès et les résultats concor-
dants de la zoologie, de l'anatomie comparée, de l'embryogé-
nie, de la paléontologie, ont mis depuis longtemps hors de
doute, et ce qui reçoit, chaque jour, des nouvelles découvertes,
une nouvelle confirmation.
La découverte de l'ordre des affinités naturelles, qui nous
donne ainsi, par des inductions rationnelles, la certitude de
la prééminence de notre espèce, a été pour nous le résultat
d'investigations scientifiques, de travaux méthodiques et
persévérants. Au début, et poussé par les seuls instincts de
sa nature sensiljle, l'homme range en elTet les êtres de la
création terrestre dans un ordre artificiel, selon les services
qu'ils lui rendent, le parti qu'il en tire, ou du moins (s'il
veut bien faire abstraction de ce qui le touche personnelle-
ment) d'après leur taille, leurs formes extérieures, la durée
de leur croissance, le milieu qu'ils habitent ; en un mot,
DE LA CRITiOUE DE NOS CONNAISSANCES. 129
d'après les caractères auxquels l'homme est naturellement
porté à attribuer une valeur qu'ils n'ont foncièrement pas,
et que fait évanouir une connaissance plus approfondie de la
nature des êtres, à mesure que les progrès de la science mettent
en évidence des faits plus cachés et permettent à la raison de
saisir des rapports plus essentiels.
Ce n'est pas que, dans l'ordre réputé avec fondement le
plus naturel ou le plus vrai, il n'y ait encore des traces d'un
ordre relatif et artificiel, accommodé à notre manière de con-
cevoir les choses, plutôt qu'à l'exacte représentation de ce
que les choses sont intrinsèquement et absolument. Nous le
reconnaîtrons plus tard, et nous en démêlerons la cause, qui
tient au mode de développement de quelques-unes de nos
facultés : de sorte que cette application, dans un autre sens,
des principes de la critique, ne fera que donner aux principes
une nouvelle confirmation.
Si l'homme était en commerce avec des êtres raisonnables
d'une autre nature que la sienne ; si nous connaissions en
effet plusieurs espèces d'animaux raisonnables, comme nous
connaissons une foule d'espèces qui se rapprochent beaucoup
de la nôtre par l'ensemble des organes et des fonctions de
l'animalité, nul doute que nous n'eussions bien d'autres
moyens de compléter la critique de nos connaissances et d'y
démêler ce qui tient au fond des choses d'avec ce qui est
imposé par la constitution de l'espèce. Mais de pareils termes
de comparaison nous font défaut, et la distinction des races
humaines est trop inférieure en consistance à la distinction
spécifique pour ouvrir à l'induction philosophique des voies
assez sûres et assez larges. Cependant, là même encore tout
jugement critique n'est pas impossible. Sans doute il est fort
naturel de croire à la prééminence physique et intellectuelle
de la race à laquelle on appartient ; mais ce préjugé naturel
peut être confirmé ou infirmé par la raison. Si, par exemple,
il arrivait que les mêmes caractères qui ont servi à établir
la gradation des espèces et la prééminence incontestable de
l'espèce humaine sur les autres espèces animales, pussent
encore servir à établir dans l'espèce humaine une gradation
entre les races, il faudrait bien admettre par raison, et indé-
pendamment de tout préjugé de naissance, la supériorité
de la race qui réunit ces caractères distinctifs au degré le plus
9
130 GHAPITRE|VI. ^
éminent. L'induction à laquelle la raison céderait en pareil
cas est absolument de même nature que celle qui nous fait
prolonger, au delà du dernier point de repère, une courbe
dont l'allure nous est indiquée par des points de repère en
nombre sulfisant (46).
90, — Si l'ordre que nous observons dans les phénomènes
n'était pas l'ordre qui s'y trouve, mais l'ordre qu'y mettent
nos facultés, comme le voulait Kant, il n'y aurait plus de cri-
tique possible de nos facultés, et nous tomberions tous,
avec ce grand logicien, dans le scepticisme spéculatif le plus
absolu. Mais il ne suffit pas de poser gratuitement une telle
hypothèse, il faut la contrôler par les faits, et nous avons
montré que tous les faits y répugnent. A moins d'outrer
l'idéalisme jusqu'au point d'admettre que la pensée crée de
toutes pièces le monde extérieur (et nos recherches n'ont point
pour objet la critique de pareils écarts de la spéculation),
tant qu'on ne donne aux idées qu'une vertu de représentation
et non de production, on doit accorder qu'il existe dans les
choses un ordre indépendant de notre manière de les concevoir,
et que, s'il n'y avait pas harmonie entre l'ordre de réception
par nos facultés et l'ordre inhérent aux objets représentés,
il ne pourrait arriver que par un hasard infiniment peu pro-
bable que ces deux ordres s'ajustassent de manière à produire
un ordre simple ou un enchaînement réguher dans le système
des représentations ^. C'est précisément parce que cette
harmonie n'est point parfaite et ne comporte pas plus que les
autres harmonies de la nature une précision rigoureuse (73),
qu'il peut se présenter et qu'il se présente en effet des désordres
partiels, des lacunes et des contradictions dans le système de
nos conceptions.
L'idée de l'ordre a cela de singulier et d'éminent, qu'elle
porte en elle-même sa justification ou son contrôle. Pour
savoir si nos autres facultés nous trompent ou ne nous
trompent pas, nous examinons si les notions qu'elles nous
donnent s'enchaînent ou ne s'enchaînent pas suivant un
ordre qui satisfasse la raison ; mais l'idée de l'ordre ne peut
* « Il n'est pas dans lu nature des choses que ce qui a sa base fonda-
mentale en désordre et dans la confusion, puisse avoir ce qui en dérive
nécessairement dans un état convenable. » ConfuciUs, le Ta-hio ou la
Grande Elude, § 7.
DE LA CRITIQUE DE NOS CONNAISSANCES. 131
nous être donnée que par l'ordre même ; et s'il était possible
qu'elle surgît dans l'esprit humain indépendamment de toute
manifestation d'un ordre extérieur, elle ne pourrait tenir devant
la perpétuelle manifestation du désordre. Par cela seul que
nous avons la faculté de la raison, et que cette faculté n'est
pas condamnée à l'impuissance ou étouffée dans son germe
par le défaut d'exercice, nous devons croire que l'autorité
qu'elle s'arroge est une autorité légitime. Les yeux ne peuvent
témoigner pour les yeux, le goût pour le goût ; mais la raison
témoigne pour la raison, en même temps qu'elle témoigne,
selon les cas, pour ou contre les yeux et le goût. Au surplus,
il serait chimérique et même absurde de chercher un critère
à la faculté qui critique les autres, puisqu'on irait ainsi à l'infini.
Il est trop évident qu'il faudrait dès lors, sans aucune discus-
sion, adopter le pyrrhonisme le plus radical, et dire avec ce
Grec « qu'on ne sait pas même que l'on ne sait rien ». Mais,
encore une fois, il s'agit ici, si nous ne nous faisons pas trop
d'illusion, d'une discussion plus sérieuse que ces subtilités
d'école, et l'on renonce volontiers à convaincre ceux qui
n'admettent même pas l'autorité de la raison.
« Du même droit, dit Joufîroy ^, que la raison, recueillant
les dépositions des sens, de la mémoire, de la conscience, se
demande ce que valent ces dépositions et jusqu'à quel point
elle doit s'y fier ; de ce même droit, à mesure qu'elle juge
ces facultés, à mesure qu'elle conçoit, au delà de ce qu'elles
lui apprennent, des réalités et des rapports qui leur échappent,
elle se demande ce que valent ses propres jugements et ses
propres conceptions et jusqu'à quel point est fondée cette
confiance en elle-même, base dernière et suprême de tout ce
qu'elle croit. Ainsi la raison, qui contrôle tout en nous, se
contrôle elle-même ; et ce n'est point là une supposition,
mais un fait que l'observation constate immédiatement en
nous, et que les débats de la philosophie n'ont fait que tra-
duire sur la scène de l'histoire... Mais de ce que la raison élève
ce doute sur elle-même, s'ensuit-il que la raison qui peut
l'élever puisse le résoudre ? Nullement... De quoi la raison
doute-t-elle ? Des principes qui la constituent, des principes
qui sont pour elle la règle même de ce qui est raisonnable et
Préface de la traduction des Œuvres de. Reid, p. clxxxviii.
132 CHAPITRE VI.
vrai. Quels moyens a-t-elle pour résoudre ce doute ? elle n'en a
et n'en peut avoir d'autres que ces principes mêmes ; elle ne
peut donc juger ces principes que par ces principes ; c'est elle
qui se contrôle, et si elle doute d'elle au point de sentir le
besoin d'être contrôlée, elle ne peut s'y fier quand elle exerce
ce contrôle ; cela est si évident que ce serait faire injure au
bon sens d'insister. Il y a en nous, et il est impossible qu'il
en soit autrement, une dernière raison de croire ; en fait,
nous doutons de cette dernière raison ; évidemment ce doute
est invincible ; autrement cette raison de croire ne serait pas
la dernière. C'est ce que disent les Écossais, quand ils sou-
tiennent qu'il implique contradiction d'essayer de prouver
les vérités premières, car si on pouvait les prouver elles ne
seraient pas des vérités premières ; qu'il est insensé de vouloir
démontrer les vérités évidentes par elles-mêmes, car si elles
pouvaient être démontrées elles ne seraient pas évidentes par
elles-mêmes. C'est ce que répète Kant, lorsqu'il soutient que
l'on ne peut objectiver le subjectif, c'est-à-dire faire que
la vérité humaine cesse d'être humaine, puisque la raison qui
la trouve est humaine. On peut exprimer de vingt manières
différentes cette impossibilité ; elle reste toujours la même
et demeure toujours insurmontable. »
Il y a dans ce passage, que nous tenions à transcrire textuel-
lement, un mélange de principes incontestables et de fausses
applications qu'il faut débrouiller. Toute la confusion vient
de la diversité des acceptions, tantôt plus larges, tantôt plus
restreintes, dans lesquelles on prend le mot de raison. Après
que, dans l'analyse des facultés et des organes de l'entende-
ment, on a fait la part des sens, de la mémoire, de la conscience,
dont les dépositions admettent un contrôle, de l'aveu de
Jouiïroy, on trouve que l'esprit humain est gouverné par
certaines règles, conçoit et juge les choses d'après certaines
idées et certains principes que sa constitution lui impose,
et qui ne peuvent venir ni des sens, ni de la mémoire, ni de la
conscience ; que, par exemple, il conçoit nécessairement un
espace et un temps sans limite, au sein desquels des j)héno-
mènes s'acconi])lissent ; qu'il est invinciblement porté (comme
l'organisation de toutes les langues le prouve) à attribuer les
qualités destructibles qu'il saisit à une substance indestruc-
tible qu'il ne saisit pas ; et ainsi de suite. L'ensemble de ces
DE LA CRITIQUE DE N0£ CONNAISSANCES. 133
lois, de ces idées, de ces principes, que les sens ne peuvent
donner, voilà ce que beaucoup de philosophes appellent la
raison (15) ; mais la raison ainsi conçue est quelque chose
de multiple et de complexe, dont les diverses données nous
inspirent des doutes en fait et en droit, et peuvent être sou-
mises au contrôle d'un principe supérieur, au même titre que
les dépositions des sens, de la mémoire, de la conscience.
Pour justifier la prérogative du principe suprême et régu-
lateur, il faut que ce principe ait quelque chose qui le distingue
entre tous les autres. Or, 1° si nous examinons à l'aide de
quel principe la raison contrôle les dépositions des sens, de
la mémoire, de la conscience, sur quel principe s'appuient
la critique historique, la critique scientifique, la critique des
témoignages judiciaires, et généralement toute espèce de cri-
tique, nous trouvons que ce n'est point en invoquant la
notion d'un espace infini, d'une substance indestructible,
ou tout autre principe du même genre, que la raison procède
en pareil cas, mais toujours au contraire en se référant à
l'idée de l'ordre et de la raison des choses ; en rejetant ce qui
serait une cause de contradiction et d'incohérence, en admet-
tant ou en inclinant à admettre ce, qui amène au contraire
une coordination régulière. 2*' Nous ne concevons point
du tout comment une idée telle que celle d'une substance
indestructible ou d'un temps sans limite, pourrait se servir
de contrôle à elle-même, ou servir de contrôle à l'idée de l'ordre
et de la raison des choses ; tandis que nous concevons très bien
comment cette dernière idée pourra nous servir à contrôler
les précédentes, en tant que nous verrons si celles-ci mettent
de l'ordre ou amènent des incohérences et des conflits dans
le système de nos conceptions ; en même temps que l'idée
de l'ordre se contrôlera elle-même, puisqu'il y aurait contra-
diction à supposer que cette idée fût un préjugé de l'esprit
humain, ou ne fût vraie, comme le dit Joufîroy, que d'une
vérité humaine, et que pourtant nous trouvassions de l'ordre
dans la nature à mesure que nous l'étudierons davantage.
Ainsi la raison (quand on prend ce terme dans un certain
sens, beaucoup trop large, selon nous) doute d'elle-même et
des principes qui la constituent, non sans fondement ; mais
elle n'élève point, quoi qu'en dise Joufîroy, de doute sérieux,
encore moins de doute insurmontable, sur le principe régu-
134 CHAPITRE VI.
lateur et suprême en vertu duquel elle fait la critique de ses
principes constitutifs, et de toutes les autres facultés humaines,
pas plus qu'elle n'élève de doute sérieux sur les axiomes
mathématiques. Seulement, ce qui est bien différent, il est
de la nature de ce principe régulateur de ne fournir que des
inductions probables, d'une probabilité qui parfois exclut
tout doute raisonnable, et nullement des démonstrations rigou-
reuses, comme celles que l'on déduit des axiomes mathé-
matiques.
Il y a loin de cette organisation hiérarchique au pêle-mêle
de la philosophie écossaise, qui se pique de multiplier plutôt
que de réduire le nombre des vérités premières, et pour qui
l'appel au sens commun (cette manière de procéder si com-
mode) dispenserait de contrôler les dépositions des sens, de la
mémoire, de l'imagination (que pourtant Jouffroy soumet au
contrôle de la raison), aussi bien que les principes mêmes de
la raison, dont on veut que le contrôle ne soit point possible.
Il n'y a pas moins de différence, comme la suite le montrera,
entre la théorie que nous essayons d'exposer et celle de Kant,
qui non seulement soutient qu'on ne peut conclure valable-
ment des lois de la raison humaine à la vérité absolue, en quoi
il serait pleinement dans son droit, mais qui de plus rejette
systématiquement tout ce qui n'est que probable et non
rigoureusement ou formellement démontré ; et qui par là
est amené à imputer à la constitution de l'esprit humain,
nonobstant les analogies et les inductions les plus pressantes,
tout ce que nous sommes portés, avec raison, à regarder comme
appartenant à la nature des objets extérieurs de nos per-
ceptions.
CHAPITRE VII
Des sens, considérés comme instruments de connaissance.
— Des images et des idées.
91. — Deux facultés corrélatives, celle de sentir et celle
de se mouvoir, paraissent constituer, par leur union, le
caractère fondamental et distinctif de l'animalité. Dès que
ces deux facultés commencent à se montrer nettement, nous
voyons qu'elles dépendent d'un appareil organique que l'on
nomme le système nerveux, dont une branche, en se ramifiant,
va chercher à l'enveloppe extérieure de l'animal les impres-
sions venues du dehors, pour les transmettre à de certaines
parties centrales, où une organisation bien plus compliquée
indique le siège d'une élaboration très complexe, tandis
que l'autre branche, par ses ramifications, transmet des parties
centrales aux organes moteurs l'excitation qui doit en pro-
voquer les mouvements. Certaines ramifications de la pre-
mière branche, en prenant une texture et des dispositions
particulières, en s'adaptant à des organes d'une structure
toute spéciale, acquièrent aussi des fonctions spéciales,
deviennent propres à subir dans leur sensibilité des modi-
fications très distinctes les unes des autres, et distinctes de
celles qui affectent généralement l'ensemble de l'appareil.
Ces modifications de la sensibilité, modifications spéciales,
distinctes, et en quelque sorte hétérogènes, sont ce qu'on
nomme proprement des sensations ou des affections senso-
rielles. On observe que les sensations se distinguent d'autant
mieux les unes des autres, et donnent lieu à des perceptions
d'autant plus nettes, qu'elles proviennent de sens d'une orga-
nisation plus parfaite, c'est-à-dire d'une organisation qui nous
136 CHAPITRE VII.
frappe par plus de complication dans les détails, plus d'unité
et d'harmonie dans l'ensemble. Quelle est précisément la part
des sens dans l'élaboration de la connaissance humaine ?
c'est là le point de litige entre les philosophes ; mais que les
sens fournissent des matériaux indispensables à l'édifice de
nos connaissances, c'est un fait hors de toute contestation.
L'homme a cinq sens, ni plus ni moins : les animaux voisins
de l'homme ont les mêmes sens et en même nombre, sauf
quelques anomalies tenant à des circonstances accidentelles ;
et il faut descendre très bas dans la série animale pour arriver
à des espèces chez lesquelles les organes des sens, ou certains
de ces organes, subissent des modifications profondes, se
dégradent et disparaissent. A peine pouvons-nous soupçonner,
chez quelques espèces, des organes de sensation essentielle-
ment distincts des nôtres, qui n'appartiendraient pas aux
types normaux de l'animalité, ou qui ne se montreraient
qu'accidentellement et accessoirement. Ce nombre cinq
a-t-il donc quelque vertu secrète, tenant à l'essence des
choses ? Ou si la nature en l'adoptant a usé pour ainsi dire
de son pouvoir discrétionnaire, n'y a-t-il pas lieu de croire
qu'avec un sens de plus ou de moins tout le système de nos
connaissances serait bouleversé, et non pas seulement étendu
ou amoindri ; qu'ainsi c'est de notre part une prétention
bien chimérique que celle d'avoir l'intelligence, même super-
ficielle ou bornée, de ce que sont les choses, avec des moyens
de perception si visiblement contingents et relatifs, appropriés
sans doute aux besoins de notre nature animale, mais nulle-
ment accommodés aux exigences présomptueuses de notre
curiosité ? Reprenons à ce point de vue l'analyse de nos sen-
sations, tant de fois faite par les philosophes et par les physiolo-
gistes, et où il y a toujours à faire.
92. — Commençons par des remarques qui s'appliquent,
non à des organes de sensations spéciales, ou aux sens propre-
ment dits, mais au système général de la sensibilité. L'animal
reçoit par toutes les parties de son enveloppe sensible les
impressions du chaud et du froid : l'homme, guidé par cette
sensation sui generis, arrive à connaître, non pas la nature
intime, mais la présence d'un agent qui occasionne cette
sensation ; qui pénètre tous les corps en leur imprimant des
modifications innombrables ; qui joue un rôle capital dans
DES SENS. 137
tous les phénomènes physiques ; qui se propage et se disperse
suivant des lois que la science a assignées, et dont la découverte
a grandement contribué à étendre nos connaissances dans le
domaine de la nature. L'homme, supposé insensible à l'action
de la chaleur, serait privé d'avertissements indispensables
pour la conservation de sa vie animale, cela est évident et ne
doit pas nous occuper dans la question présente. Le système
de ses connaissances en serait-il profondément altéré ? C'est
là le point qui doit attirer notre attention.
Avec quelques notions d'astronomie, on se représente
volontiers ce que serait pour nous le spectacle du ciel, vu de
la lune ou de Saturne, dans un monde astronomiquement
constitué autrement que le nôtre. On suit même avec quelque
curiosité le roman d'une astronomie imaginaire, et l'on se
demande comment, muni d'instruments d'observation sem-
blables aux nôtres, mais d'une station différente, un obser-
vateur intelligent aurait pu s'élever graduellement, de
l'intuition de mouvements apparents autres que ceux que
l'on voit de notre terre, jusqu'à la connaissance des mouve-
ments réels, telle que la science a fini par nous la donner à
nous-mêmes, en parcourant des phases dont la trace histo-
rique est parfaitement conservée. Dans le but que nous
poursuivons ici, il est non seulement curieux, mais utile
d'indiquer comment on referait notre physique, en l'accom-
modant à des hypothèses, imaginaires sans doute, mais où
il n'entre rien qui implique contradiction ou qui répugne de
toute autre manière à la raison.
93. — Feignons donc que les variations de l'état calori-
fique des corps ne tombent pas plus directement sous nos
sens que n'y tombent les variations de leur état électrique
ou celles de l'état magnétique d'un barreau d'acier. Il ne fau-
drait pas une étude bien curieuse de la nature pour remarquer
que les liquides sont sujets à éprouver à chaque instant des
variations de volume ; que ces variations sont particulièrement
sensibles lorsqu'on les expose aux rayons solaires ou qu'on les
en met à l'abri, lorsqu'on les approche ou qu'on les éloigne
d'un corps incandescent. On imaginerait de rendre ces varia-
tions plus sensibles en donnant au vase qui contient le liquide
la forme d'une boule terminée par un tube effilé ; et l'on
aurait, non pas encore un thermomètre ou un instrument
138 CHAPITRE VII.
propre à mesurer les variations de température, mais un in-
strument indicateur, propre à accuser l'existence de ces varia-
tions, ou ce que les physiciens nomment un thermoscope.
En plaçant le thermoscope à des distances diverses du corps
incandescent, en mettant un écran entre ce corps et le ther-
moscope, en interposant des milieux de diverse nature, des
miroirs ou des lentilles à foyer, en recouvrant la boule de
divers enduits, on constaterait que l'action émanée des corps
incandescents se transmet dans un temps inappréciable,
qu'elle varie d'énergie en raison inverse du carré de la dis-
tance, qu'elle est modifiée par l'état de la surface du corps
qui la subit, que cette émanation invisible se réfléchit et se
réfracte comme la lumière, que certains milieux la trans-
mettent, l'éteignent en partie ou lui refusent tout passage.
On remarquerait surtout que des milieux opaques ou imper-
méables à la lumière sont très perméables à cette autre éma-
nation dont il s'agit d'étudier les lois ; que par conséquent
elle peut être rapportée à un principe analogue à la lumière,
qui tantôt l'accompagne, tantôt s'en sépare ; qui paraît en
différer à plusieurs égards, et qui suit dans certains cas des
lois différentes. En poursuivant cette idée, on arriverait
ou l'on pourrait arriver à une théorie de la chaleur rayonnante,
qui vraiment ne différerait pas de celle que nous ont donnée
les résultats des travaux les plus récents.
94. — On ne tarderait pas à s'apercevoir que des corps
obscurs, exposés pendant un certain temps aux rayons
solaires ou aux émanations d'un corps incandescent, agissent
aussi sur le thermoscope, jusqu'à ce qu'ils soient graduelle-
ment revenus à leur état primitif ; et l'on se confirmerait dans
l'idée que le principe de cette émanation doit être, au moins
provisoirement, distingué de la lumière, bien que la lumière
l'accompagne lorsqu'il est porté à un certain degré d'exalta-
tion. Une induction naturelle, confirmée par des expériences
faciles à imaginer, porterait à admettre que tous les corps,
même lorqu'ils n'ont pas été mis en présence de corps incan-
descents, ou exposés aux rayons solaires, ont une irradiation
de même nature, quoique moins intense ; que l'irradiation
appartient aussi à la matière du thermoscope, mais qu'il n'y
a pas d'effet apparent lorsque ce corps perd autant par
rayonnement sur les corps environnants, qu'il reçoit par
DES SENS. 139
l'irradiation de ces corps. On acquerrait, en un mot, la notion
de la température, et l'on construirait la théorie de V équilibre
mobile des températures, telle qu'elle se trouve enseignée dans
nos livres.
Les expériences qu'on a faites pour étudier les lois de la
propagation de la chaleur dans les corps solides pourraient se
faire pour la plupart de la même manière, et donneraient
naissance à la même théorie mathématique.
Enfin l'on remarquerait que les changements dans l'état
moléculaire des corps sont liés à leur état thermoscopique ;
que l'eau, par exemple, se dilate ou que ses molécules s'écartent
jusqu'à prendre l'état gazeux ; qu'elle se contracte, ou que ses
molécules se rapprochent jusqu'à prendre l'état solide ; que
le thermoscope, plongé dans la neige ou dans l'eau bouillante
et soumis à l'irradiation d'un corps incandescent, ne bouge
pas tant qu'il y a de la neige à fondre ou de l'eau à vaporiser.
Cette dernière observation donnerait l'idée de la construc-
tion du thermomètre, ou d'un instrument gradué propre
à définir et à mesurer les températures ; celle de la con-
struction du calorimètre, ou d'un instrument propre à
mesurer dans ses effets cette irradiation singulière, cet
effluve qui n'est, comme la lumière, ni tangible, ni pondé-
rable. On remarquerait que la plupart des actions chimiques
sont accompagnées de dégagement ou d'absorption de ce
principe intangible. On le concevrait comme une cause dont
l'effet le plus général est de tendre à écarter les molécules des
corps et à contre-balancer l'action d'autres forces qui tendent
à les rapprocher les unes des autres.
95. — En un mot (car on sent bien que nous sommes obligé
d'omettre ou d'abréger les détails), on aurait du principe
de la chaleur et de ses effets les idées que nous en avons nous-
mêmes, excepté qu'à ces idées ne s'associerait par la rémi-
niscence d'une certaine sensation qui ici ne contribue manifes-
tement en rien à la clarté des idées, qui n'aide point l'esprit
dans le travail de la construction théorique. Nous connaîtrions
la chaleur comme nous connaissons l'électricité, d'une con-
naissance scientifique et non vulgaire. Il n'y aurait pas de
mots usuels dans toutes les langues pour désigner le chaud et
le froid ; mais il y aurait des termes techniques ou scienti-
fiques qui tendraient même, vu la généralité et l'importance
140 CHAPITRE VIL
des notions qu'ils expriment, à passer dans la langue usuelle
des peuples instruits ; et c'est ainsi qu'on peut dire maintenant
chez nous, avec la certitude d'être compris de tout le monde,
qu'un orateur a éledrisé son auditoire, ce qui eût été inintelli-
gible au temps de Louis XIV. L'ordre historique des décou-
vertes aurait changé sans doute ; le point de départ et l'ordre
de l'exposition didactique ne seraient plus les mêmes ; mais
toutes ces circonstances accessoires, quoique d'un grand
intérêt lorsqu'on prend l'homme dans sa nature mixte, comme
un être à la fois sensible et intelligent (lorsqu'il s'agit, par
exemple, d'éducation et de pédagogie), deviennent indiffé-
rentes lorsqu'il est uniquement question de ses facultés intel-
lectuelles, des idées que ces facultés élaborent par leur vertu
propre, et qui ne changent point dans leur essence, quel que
soit, pour ainsi dire, le sol sensible sur lequel elles se sont
implantées.
96. — Non seulement l'aptitude de notre sensibilité à
recevoir les impressions du chaud et du froid n'est pas la
condition essentielle de la connaissance que nous avons du
principe de la chaleur et de ses effets ; non seulement elle ne
contribue pas au perfectionnement scientifique de cette con-
naissance, mais elle y pourrait nuire si la raison ne se mettait
en garde contre les illusions dont elle est la source. Les modi-
fications de la fibre nerveuse auxquelles se lient les sensations
de chaud et de froid peuvent être provoquées par le trouble
des fonctions organiques aussi bien que par l'action physique
de la chaleur. On frissonne dans la fièvre, quoiqu'on soit plongé
dans une atmosphère chaude, et ainsi de suite. Sans trouble
organique, l'habitude émousse modifie, dénature les sen-
sations que l'action physique de la chaleur nous fait éprouver.
Un bain à la même température nous semble chaud ou froid
selon que nous sortons d'une atmosphère plus froide ou plus
chaude. Nous trouvons fraîche en été et tiède en hiver une
cave dont la température ne varie pas sensiblement avec les
saisons. Aussi, dans tous les livres de physique, après que
l'auteur a parlé brièvement de l'impression de la chaleur sur
nos organes, se hâte-t-il de montrer qu'il ne faut pas juger
d'après cette impression, et d'exposer la construction de
l'instrument dont les indications sûres, indépendantes de
l'état de nos organes, au moins entre de certaines limites de
DES SENS. 141
précision, doivent guider l'observateur, sans qu'il ait nulle-
ment égard aux suggestions trompeuses de la sensibilité.
97. — Ce n'est donc pas sans fondement que, dès les pre-
miers âges de la philosophie, des esprits spéculatifs se sont
récriés contre les erreurs des sens, ont insisté sur la nécessité
de dégager la perception sensible de ce qu'elle a de variable,
de relatif, d'inhérent à notre organisation, pour arriver à
l'idée ou à la pure intelligence des choses. On a outré cette
doctrine ; on l'a souvent bien mal attaquée et bien mal
défendue ; on l'a liée à des systèmes hasardés ou à des visions
mystiques avec lesquelles elle n'a pourtant rien de commun.
Surtout on s'est généralement mépris sur le mode de démons-
tration ou de réfutation qu'elle comporte. Au lieu de prendre,
pour l'analyser, la connaissance vulgaire, la connaissance
restée, pour ainsi dire, à l'état rudimentaire, il fallait prendre
de préférence la connaissance scientifique, c'est-à-dire la con-
naissance organisée, développée, perfectionnée. Les naturalistes
savent bien qu'à l'état rudimentaire, tous les types, toutes les
trames organiques se confondent ou semblent se confondre,
et que, pour en bien saisir les caractères distinctifs, il est préfé-
rable de les étudier dans les hauts perfectionnements de l'orga-
nisme. Le type de l'animal et celui du" végétal, si nettement
distincts dans les espèces supérieures, vont en se confondant
à mesure qu'ils se dégradent dans les espèces inférieures.
Si donc la science est le perfectionnement organique de la con-
naissance, il y a de bonnes raisons de présumer que c'est en
cherchant jusqu'à quel point, de quelle manière les sens con-
tribuent à l'organisation de la science, que nous pourrons le
mieux saisir quelle est essentiellement la part des sens dans
l'élaboration de la connaissance, même à l'état élémentaire
ou rudimentaire.
98. — Avant de quitter l'exemple qui nous a suggéré ces
réflexions générales, nous ne pouvons nous refuser à fixer un
moment l'attention du lecteur sur les principes en vertu des-
quels nous parvenons à trouver, en fait de températures et de
quantités de chaleur, les termes fixes de comparaison, que
l'organisation de notre nature sensible ne peut nous fournir.
Si l'on construit des thermomètres avec des liquides divers,
tels que l'eau, l'alcool, le mercure, on trouvera que ces instru-
ments ou ces sens artificiels, imaginés pour nous donner l'indi-
142 CHAPITRE VII.
cation précise de la température des milieux avec lesquels
on les met en contact, ne marchent point dans un parfait
accord, et de prime abord on ne saura quel est celui dont les
indications doivent être préférées. Si pourtant l'on remarque
que tous ces thermomètres concordent sensiblement tant que
les liquides avec lesquels ils sont formés sont tous fort éloignés
des températures où ils se congèlent et de celles où ils entrent
en ébullition, et que les écarts, pour chaque thermomètre
en particuher, sont d'autant plus grands que la température
du hquide qu'il renferme approche plus de l'un que de l'autre
de ces points extrêmes, on comprendra que les écarts sont dus
à des causes perturbatrices qui tiennent à la constitution
spécifique de chaque liquide, et qui cessent d'avoir une
action sensible pour la portion intermédiaire où l'on voit tous
les thermomètres concorder sensiblement. Lorsque ensuite on
imaginera de remplacer les liquides par des gaz, c'est-à-dire
par des fluides où nous avons de grands motifs de croire que
la constitution moléculaire est arrivée à un plus haut degré de
simplicité et de régularité que dans les liquides, et quand on
verra ces thermomètres à gaz être d'accord entre eux à toutes
les températures, ainsi qu'avec les thermomètres à liquides,
dans la portion de leur échelle où les causes perturbatrices te-
nant à leur constitution spécifique n'ont plus d'action sensible,
on aura la conviction que le thermomètre à gaz est bien
l'instrument régulateur qui doit servir à contrôler les autres
et à fixer absolument les degrés de l'échelle des températures.
C'est un jugement de probabiUté tout à fait analogue à celui
par lequel nous prononçons sur les mouvements relatifs et
absolus d'un système de corps (5), et les motifs de choisir
entre les témoignages de divers sens artificiels sont exacte-
ment de même nature que les motifs de choisir entre les indi-
cations des sens et des facultés diverses dont la nature nous a
doués (85).
Passons à la mesure des quantités de chaleur qu'un corps
dégage ou absorbe en changeant d'état physique, en s'unis-
sant chimiquement à d'autres corps, en variant de tempé-
rature, etc. Ces quantités ne sont ni tangibles ni pondérables :
elles échappent aux procédés ordinaires de mesure à l'aide des
sens de la vue et du tact, et il faut qu'une conception de la
raison supplée au défaut des sens. Si deux quantités de cha-
DES SENS. 143
leur A et B ont servi à élever la température de deux litres
d'eau, l'un de 10 degrés à 50 degrés, l'autre de 10 degrés à
90 degrés, nous ne sommes pas autorisés pour cela à affirmer
que B est double de A ; car il pourrait bien se taire qu'une
masse liquide déjà échauffée de 40 degrés, et par suite déjà
modifiée dans sa constitution moléculaire, exigeât plus ou
moins de chaleur pour s'échauffer encore de 40 degrés. La
conséquence deviendrait bien plus probable si les deux
quantités A et B avaient servi, l'une à élever de 10 degrés
à 50 degrés la température de deux litres d'eau, l'autre à éle-
ver de 10 degrés à 50 degrés la température de quatre litres
du même Hquide ; ou bien encore si la quantité A avait servi
à fondre un kilogramme de glace, et la quantité B à fondre
deux kilogrammes : car on concevrait difficilement que la
simple juxtaposition de deux masses de glace ou de deux
masses d'eau liquide influât sur la quantité de chaleur néces-
saire pour fondre chacune des masses solides, ou pour porter
chacune des masses liquides, de la température de 10 degrés
à celle de 50 degrés. Mais, ce que chaque expérience prise à
part indique au moins avec une grande vraisemblance, le
concours des deux expériences qui se renforcent l'une l'autre
ne permet plus d'en douter raisonnablement : car, vu la
disparité des effets produits, on ne concevrait pas qu'ils
fussent ainsi en proportion exacte, si les quantités de chaleur
qui les produisent n'étaient aussi dans la même proportion.
En multipliant les expériences et les concordances de cette
nature, on mettra la conséquence que nous venons de tirer
hors de toute contestation. C'est ainsi que, par le concours
des sens qui observent et de la raison qui interprète, on peut
franchir sans présomption les limites de l'observation sensible,
et arriver, sans cercle vicieux, au terme fixe de comparaison,
à ce qiiid inconcussum dont on a besoin pour asseoir l'é-
difice de la théorie.
99. — Reprenons maintenant la suite de la discussion que
nous avions entamée, et, après avoir montré que l'abolition
d'une faculté tenant à la sensibilité générale, comme celle
de percevoir les impressions du froid et du chaud, n'apporte-
rait ni retranchement ni modification dans le système de nos
idées, examinons quelle est sur ce système l'influence propre
à chacun des organes spéciaux des sens, en commençant par
144 CHAPITRE VII.
celui dont l'organisation est la moins compliquée, et où (de
l'avis de tous les physiologistes) la sensibilité générale a reçu
les perfectionnements les moins recherchés, c'est-à-dire par
l'organe du goût. Certes, l'importance de cet organe pour une
des principales fonctions de la vie de l'animal est assez mani-
feste ; mais autant cette importance est grande, autant (par
une sorte de compensation dont la nature oiïre mille exemples)
l'utilité de l'organe est faible, et même nulle, dans l'ordre de
la connaissance. La perception des saveurs vient à la suite
d'une action chimique que des molécules liquides, ou en
dissolution dans un liquide, exercent sur les papilles nerveuses
de l'organe du goût ; cet organe est un réactif chimique,
doué quelquefois d'une délicatesse exquise, et qui pourra
accuser dans un mélange, par la perception de saveurs carac-
téristiques, la présence de quelques atomes qui échapperaient
aux balances ou aux réactifs de laboratoire. Mais la percep-
tion des saveurs ne porte avec elle aucune lumière .sur la
nature de l'action chimique ou moléculaire : c'est une affection
du sujet sentant, laquelle ne donne aucune représentation,
ni n'implique aucune connaissance de l'objet senti. Apprendre
par le sens du goût que le sel marin a, comme on dit, une
saveur franche et que le sulfate de fer a une saveur astrin-
gente, c'est apprendre que ces deux sels sont susceptibles
d'affecter, chacun à sa manière, l'organe du goût, mais ce
n'est rien apprendre quant à la nature du sel marin ou du
sulfate de fer. Une douleur de goutte nous apprend de même
qu'il y a dans les humeurs ou les tissus de nos organes quelque
chose de propre à provoquer une sensation douloureuse, sans
que pour cela nous en soyons plus avancés dans la connais-
sance de la structure des tissus, de la composition des humeurs
et de la nature du principe morbide. Le goût ne contribue
donc à nos connaissances que d'une manière indirecte et à
titrc.de réactif : c'est-à-dire qu'après que nous avons l'cconnu
que tel corps nous donne telle sensation de saveur bien déter-
minée, et, connue on dit, caractéristique, la saveur nous sert
ensuite à reconnaître la présence du corps dans un mélange
où il se trouve confondu, et où nous ne pourrions pas le discer-
ner autrement, soit parce qu'il s'y trouve en quantité trop
petite, soit pour toute autre cause. La sensation de saveur,
comme tout autre réactif, peut aussi, dans certains cas, nous
DES SENS. 145
renseigner, non point sur la nature spécifique du corps, mais
sur le genre du corps auquel il appartient, et par conséquent
sur les propriétés caractéristiques qu'il partage avec ses con-
génères. Ainsi, quand un corps nous aura fait éprouver la
saveur acide, nous saurons qu'il est capable de s'unir chimi-
quement aux bases salifiables ; que si l'on décompose par un
courant électrique le produit de cette union, le même corps,
redevenu libre, se portera au pôle électro-positif de la pile
voltaïque, etc. Nous saurons toutes ces choses, parce que
l'expérience nous aura appris que la propriété de s'unir aux
bases salifiables, celle de se transporter au pôle positif de la
pile, se trouvent constamment associées à la propriété ou
qualité d'exciter en nous la sensation de saveur acide; mais
nous n'en connaîtrons pas mieux, pour cela, ni la raison des
caractères chimiques par lesquels contrastent les acides et
les bases, ni la liaison qu'il peut y avoir entre la constitution
chimique des acides et la propriété dont ils jouissent de nous
faire éprouver la sensation d'une saveur acide. Lors même
que nous saurions précisément en quoi consiste l'action chi-
mique du corps acide sur la pulpe nerveuse, nous n'en reste-
rions pas moins dans une ignorance invincible sur la question
de savoir pourquoi telle action chimique engendre telle sen-
sation de saveur plutôt que telle autre ; et cette ignorance
invincible tient précisément à ce que la sensation de saveur
n'a par elle-même aucune vertu représentative et n'apporte
avec soi aucune lumière sur les causes qui la produisent.
L'organe du goût n'est même, à titre de réactif, que d'une
fort médiocre utilité pour le progrès de nos connaissances
scientifiques. Assurément aucun chimiste ne s'imaginera que
Scheele ou Lavoisier auraient manqué quelques-unes de leurs
mémorables découvertes, quand bien même ils auraient été
absolument privés du sens du goût. A supposer que le sens
du goût fût pour les chimistes un réactif d'un usage aussi
habituel que l'est celui du papier de tournesol pour recon-
naître la présence des acides, il ne viendrait à personne
l'envie de croire que la possibilité d'acquérir le système de nos
connaissances actuelles en chimie tient au fait accidentel de
la sensibilité de l'organe du goût pour certaines actions
chimiques, pas plus qu'elle ne tient au fait très particulier et
très accidentel de la présence, dans les sucs de certaines
10
146 CHAPITRE VII.
plantes, d'une matière colorante fort sensible à l'action des
acides. Et puis il s'agit ici des conditions essentielles de la
connaissance ou des causes invincibles d'ignorance, et non des
circonstances accidentelles qui peuvent faciliter nos recher-
ches, ou les entraver, ou leur imprimer de préférence une
certaine direction.
100. — Le sens de l'odorat est bien supérieur à celui du goût
dans l'ordre de la complication organique ; il est à la fois plus
spécial et plus perfectionné, car c'est toujours par une plus
grande spécialité de fonctions que le perfectionnement de
l'organisation s'annonce. Les nerfs du sentiment y dépouillent
la sensibilité tactile, en même temps qu'ils cessent d'être en
connexion immédiate avec l'appareil des nerfs du mouve-
ment ; et par ce double caractère le sens de l'odorat s'éloigne
du sens du goût, pour se rapprocher de ceux de l'ouïe et de la
vue. Quoiqu'il soit loin d'égaler en perfection ces deux sens
supérieurs, il est manifestement destiné comme eux à donner
à l'animal la perception des corps situés à distance ; et il
acquiert, chez quelques espèces, un tel degré de finesse, qu'il
peut, en prêtant son concours aux facultés du tact et de la
locomotion, pourvoir aux besoins de l'animal aussi bien,
mieux peut-être, que les sens de la vue et de l'ouïe. Mais,
d'autre part, il y a entre les sens de l'odorat et du goût des con-
nexions évidentes ; soit anatomiques, c'est-à-dire tenant à la
structure et à la disposition des organes ; soit physiologiques,
c'est-à-dire tenant à l'analogie et à la sympathie des fonc-
tions ; à ce point qu'on a pu soupçonner chez certaines espèces,
et notamment chez quelques animaux ruminants, l'existence
d'un organe approprié à la recherche de leurs ahments, fai-
sant fonction de sens intermédiaire, ou établissant le passage
de l'un à l'autre. Tous deux sont en rapport direct avec la
nutrition et se développent parallèlement à ce que nous
nommons l'instinct, plutôt que parallèlement à l'intelligence
de l'animal. Tous deux sont adaptés à la perception d'actions
moléculaires, ou d'actions émanées de particules matérielles dans
un étatde division extrême, chimique ou mécanique. Tous deux
enfin, et le sens de l'odorat surtout, doivent, dans l'ordre
de la connaissance, être considérés comme des réactifs d'une
délicatesse exquise, mais qui n'ont point la propriété de nous
renseigner sur la nature des causes productrices de la réaction.
DES SENS. 147
Une odeur, comme une saveur, est une affection du sujet sen-
tant, qui ne donne aucune représentation, qui n'implique ni ne
détermine par elle-même aucune connaissance de l'objet senti.
Gondillac a pu dire convenablement, en imaginant sa statue
bornée au sens de l'odorat, qu'e//e se sent odeur de rose, si
toutefois notre langage, suggéré par une constitution et des ha-
bitudes toutes différentes, est propre à bien rendre les phé-
nomènes obscurs qui se produiraient dans cet état hypothé-
tique. Ce qu'il y a d'incontestable, c'est que le sens de l'odo-
rat ne donnerait à lui seul aucune notion du monde extérieur,
et que, dans la constitution normale de l'homme, il n'ajoute
rien à la connaissance théorique ou scientifique du monde
extérieur. Il fournit aux physiciens quelques exemples de
plus de l'extrême divisibilité de la matière ; il sert quelque-
fois (comme on l'a dit pour le goût) de réactif aux chimistes ;
mais ce sens serait aboli, que les progrès de la science n'en
seraient point entravés ; la nature n'en aurait pas doué
l'homme, qu'il n'en pourrait résulter de perturbation que dans
le jeu de ses fonctions animales, sans que, toutes choses égales
d'ailleurs, le système de ses connaissances ou la constitution de
son intellect en ressentissent la moindre altération.
101. — Quelque admirable que nous paraisse la structure
de l'œil, il y a de bonnes raisons de penser que le sens de
l'ouïe est un appareil d'une complication et d'une perfection
organique encore plus grande, occupant le plus haut rang dans
la série des organes des sens : et, sans rapporter les explications
que donnent à ce sujet les anatomistes modernes, et qui ne
sont pas de notre ressort, nous ferons remarquer (89) que le
sens de la vue est moins parfait chez l'homme que chez des es-
pèces qui s'éloignent beaucoup de l'homme et qui occupent
incontestablement un rang inférieur dans la série animale ;
tandis que l'appareil de l'audition atteint sa perfection chez
l'homme, où il doit être en rapport avec la faculté de pro-
duire des voix articulées, de manière à déterminer la forma-
tion du langage, condition organique du développement de
toutes nos facultés intellectuelles. Néanmoins, comrhe l'in-
fluence du langage sur l'élaboration de la pensée doit être étu-
diée à part et à la faveur de considérations d'un autre ordre,
nous ferons abstraction ici de cette influence indirecte du
sens de l'ouïe sur le développement de l'intelligence ; nous
148 CHAPITRE VII.
supposerons l'homme en possession d'un langage par gestes,
ou d'un langage écrit, ou de tout autre instrument analogue
à la parole et susceptible des mêmes perfectionnements ; et
alors, en procédant toujours par voie de retranchements suc-
cessifs, nous ferons passer le sens de l'ouïe avant celui de la
vue ; attendu qu'il doit résulter de cette suppression, sous les
conditions indiquées, des modifications moins profondes dans
le système de la connaissance.
En effet, bien que la physique ait deux grandes sections,
l'optique et l'acoustique, dont les noms suffisent pour indiquer
la dépendance oîi elles se trouvent de nos deux sens les plus
élevés, il s'en faut que les liens de dépendance soient aussi
étroits pour l'une que pour l'autre. Le son est causé par des
vibrations qu'exécutent les particules des corps, dérangées de
leurs positions d'équilibre ; vibrations très rapides, mais dont
pourtant la rapidité n'est pas telle qu'on ne puisse la mesurer
sans le secours du sens de l'ouïe, indirectement et par le
calcul, à cause des liaisons que la théorie a fait connaître
entre la durée des vibrations et d'autres phénomènes suscep-
tibles de mesure ; directement même, à l'aide de certains in-
struments ingénieux dont on doit l'invention aux physiciens
modernes. Privé du sens de l'ouïe, l'homme continuerait d'être
averti par la vue et le tact des mouvements vibratoires im-
primés aux très petites particules des corps ; et si ses facultés
intellectuelles n'étaient d'ailleurs pas plus dénaturées que ne le
sont celles du sourd-muet instruit, il arriverait, par les mêmes
actes de l'esprit, à la même conception théorique des causes
de ces mouvements vibratoires, aux mêmes formules mathéma-
tiques qui en sont la plus haute expression. Au fond, le phy-
sicien et le géomètre sont dans le cas du sourd-muet, pour
tous les mouvements vibratoires dont la rapidité dépasse
ou n'atteint pas certaines limites ; l'oreille est sourde aux
mouvements vibratoires trop lents ou trop rapides, aux
sons trop graves ou trop aigus ; ce qui n'empêche pas le phy-
sicien de les comprendre tous dans la même théorie, le géo-
mètre de les lire tous dans la même formule, sans égard aux
limites de cette échelle sensible, susceptible probablement de
varier, par des causes organiques, d'un individu {\ l'autre et
d'une espèce à l'autre.
Sans doute, pour les sons auxquels l'oreille est sourde,
DES SENS. 149
le physicien se trouve privé, non plus seulement d'un réactif
délicat, servant à la manière des odeurs et des saveurs, mais
d'un instrument de mesure, qui acquiert souvent une mer-
veilleuse précision chez les personnes dont l'oreille, par l'effet
des dispositions naturelles ou de l'habitude acquise, perçoit
avec une grande justesse les intervalles musicaux ; et nous
accordons volontiers qu'il serait difficile à un sourd-muet, non
pas de professer l'acoustique (comme l'aveugle Saunderson
professait l'optique), mais d'y briller par le talent de l'expé-
rimentation comme un Chladni ou un Savart. Sans doute
aussi, quoiqu'une formule mathématique contienne virtuelle-
ment tous les détails d'un phénomène, il y a telle conséquence
qui échapperait, si l'expérience sensible n'attirait notre
attention, et même tel fait qu'on a bien de la peine à lire
dans la formule, après que le résultat de l'expérience nous a
forcés d'y réfléchir longuement. Mais, encore une fois, il s'agit
ici des conditions essentielles de la connaissance ; et à ce point
de vue, tout ce qui se trouve virtuellement compris dans
l'énoncé d'une loi, tout ce qui peut en être tiré par les seules
forces du raisonnement, est censé nous être donné par la con-
naissance de la loi même. Il ne s'agit pas du résultat auquel
peut atteindre tel ou tel homme, selon la mesure de ses forces
individuelles : il s'agit du résultat auquel la raison humaine
peut parvenir, et doit parvenir, si aucun obstacle accidentel
ne vient arrêter son progrès indéfini.
La sensation d'un son isolé n'est pas plus propre qu'une
sensation de saveur ou d'odeur à nous donner l'idée de la
cause qui la produit, quoique nous ayons tout lieu de croire que
la modification physique de la fibre nerveuse, à laquelle se
rattache la sensation du son, consiste dans un mouvement vi-
bratoire, de sorte qu'elle conserve une grande analogie avec le
phénomène extérieur qui la détermine. En effet, les vibra-
tions de la fibre nerveuse, comme celles du corps sonore, se
succèdent si rapidement, que nous ne pouvons avoir aucune
conscience de leur distinction ni de leur succession. Mais,
lorsque l'oreille est simultanément frappée de deux ou de plu-
sieurs sons qui ont entre eux un intervalle musical défini
(dont l'un est, par exemple, l'octave ou la quinte de l'autre),
un rapport simple s'établit entre les divers mouvements vi-
bratoires dont la fibre nerveuse est le siège comme entre les
150 CHAPITRE VIL
mouvements vibratoires des divers corps sonores ; et la con-
science qui n'a pas la faculté de compter ou de distinguer
les vibrations une à une, est au contraire très capable de
saisir la régularité des périodes auxquelles sont assujetties les
vibrations de la fibre nerveuse. Voilà pourquoi l'oreille n'est
plus seulement un réactif, mais aussi un instrument de mesure,
lorsqu'il s'agit de comparer entre eux des sons musicaux. Nous
nous rendons ainsi compte du plaisir que l'oreille trouve dans
les consonances harmoniques et de son aversion pour les
dissonances, tandis que nous n'avons pas la moindre idée des
causes physiques de l'attrait ou de la répugnance que nous
éprouvons pour une saveur ou pour une odeur. En nous
élevant dans l'échelle des sens, nous trouvons que la sensa-
tion commence à acquérir une valeur représentative, et à
cesser d'être une simple affection, incapable de nous rien
apprendre sur la nature des causes productrices.
102. — De même que le sens de l'ouïe contribue de deux
manières à l'accroissement de nos connaissances et à la géné-
ration de nos idées ; d'abord d'une manière directe, par
la perception des sons et des divers phénomènes qui sont du
ressort de l'acoustique ; puis d'une manière indirecte et plus
générale, en déterminant la construction de l'instrument
du langage, à l'aide duquel nous formons et communiquons nos
pensées, de quelque nature qu'elles soient ; de même le sens de
la vue doit être étudié sous deux aspects : d'une part, en tant
qu'il nous donne directement, par une sensation sui generis,
la perception de la lumière, des couleurs et de tous les phé-
nomènes dont la théorie constitue la science de l'optique ;
d'autre part, en tant qu'il contribue indirectement à nous
faire connaître l'universalité des phénomènes du monde phy-
sique, en mettant à notre disposition le flambeau qui les éclaire
tous ; puisque, de l'action des corps sur la lumière, résulte
pour nous la manifestation de l'existence de ces corps, de
leurs formes, de leurs dimensions, de leurs mouvements, et
des modifications qu'ils subissent par leurs actions réciproques.
De ces deux fonctions du sens de la vue, l'une directe et spé-
ciale, l'autre indirecte et générale, laquelle constitue la vision
proprement dite, celle-ci doit être mise en première ligne :
car, bien que la lumière soit en elle-même un très digne objet
d'étude et quoique l'œil dût encore passer pour un organe
DES SENS. 151
très précieux, quand il ne servirait qu'à nous révéler l'exis-
tence et quelques-unes des propriétés d'un agent naturel de
cette importance, il est assez clair que ce n'est point là sa des-
tination propre, et que la nature nous a donné, comme aux
animaux, des yeux pour voir les objets que la lumière éclaire,
et nullement pour nous procurer la satisfaction de pénétrer
plus ou moins dans la connaissance de la nature de la lumière
et des lois qui régissent les phénomènes d'optique. Or, il faut
remarquer que l'acte de la vision ne dépend essentiellement,
ni de la nature intime du principe lumineux, ni de son mode
spécial d'action sur la fibre nerveuse, ni de l'espèce de sensa-
tion qui est immédiatement liée à ce mode d'action. La rétine
pourrait devenir insensible aux rayons du spectre solaire qui
lui envoient maintenant les diverses sensations de couleurs,
et recevoir par des rayons actuellement invisibles (comme nous
savons qu'il en existe en deçà et au delà des limites du spectre
visible) des sensations dont nous n'avons présentement nulle
idée, sans que cela altérât les conditions essentielles de la
visibilité des corps, savoir : le rayonnement indéfini en tous
sens suivant des lignes droites, la réflexion et le brisement
des rayons au passage d'un milieu dans un autre. Toute irra-
diation assujettie à ces lois géométriques, quoique d'ailleurs
physiquement distincte de l'irradiation lumineuse, pourrait,
comme la lumière, se prêter au jeu d'un instrument destiné
à percevoir les corps à distance, pourrait être l'intermédiaire
de ce toucher à distance, tout à fait indépendant de la sensation
sui generis qui s'y associe, et qui résulte (sans que nous sachions
comment) tant de la nature intime des divers rayons du spec-
tre lumineux, que de la structure spéciale des tissus nerveux
de la rétine et du nerf optique.
Les suppositions que nous faisons, pour le besoin de notre
analyse, ne sont pas purement gratuites : il y a des anomalies
organiques qui suffiraient pour en suggérer l'idée. Les yeux de
quelques personnes sont naturellement ou deviennent acci-
dentellement insensibles à certaines couleurs. On cite des cas
où la distinction des couleurs paraissait être entièrement abolie,
et où les images des corps éclairés continuaient d'être perçues
à la manière des figures d'une estampe ou d'une peinture en
grisaille. Les sujets chez qui la vision s'opérait dans ces condi-
tions anomales peuvent se comparer à ceux chez qui la dis-
152 CHAPITRE VII.
tinction des saveurs est abolie, quoiqu'ils perçoivent encore,
en prenant leurs aliments, les impressions du chaud et du
froid et les autres sensations tactiles. Ce qu'il y a de fonda-
mental dans la fonction et dans la sensation qui l'accompagne
subsiste encore, même après la suppression ou l'émoussement
de cette sensibilité spéciale et accessoire que la nature emploie,
dans cette circonstance comme dans bien d'autres, pour l'exci-
tation du sujet sentant ou la parure de l'objet senti, de ma-
nière à atteindre plus complètement ou plus sûrement la fin
en vue de laquelle tout l'organisme fonctionne.
Lorsque nous plaçons devant nos yeux des verres colorés, ou
lorsque nous éclairons les objets avec une lumière privée arti-
ficiellement de quelques-uns des rayons qui entrent dans la
composition de la lumière solaire, nous nous plaçons volon-
tairement dans des conditions analogues à celles où se trouvent
placés, par infirmité ou par maladie, les sujets dont nous par-
lions tout à l'heure ; et néanmoins la vision s'opère comme dans
les conditions ordinaires, de manière à nous donner les mêmes
idées des distances, des formes et des dimensions des corps, et
en général de tous les phénomènes du monde physique, excepté
seulement ce qui tient à la coloration des corps et des images.
Nos théories de mécanique, d'astronomie, de physique générale,
de chimie, de physiologie, seraient absolument les mêmes,
quand la nature aurait compris dans l'étendue du spectre
solaire visible pour nous un rayon de moins ou un rayon de
plus, ou quand, sans modifier la sensibihté de notre organe,
elle aurait changé la nature du flambeau, en substituant à
notre soleil une de ces étoiles qui nous paraissent rouges ou
vertes, ou dont la lumière, sans offrir des différences aussi
saillantes, se trouve pourtant, par l'analyse qu'on en fait avec
le prisme, autrement composée que ne l'est la lumière solaire.
On doit au physicien Brewster une théorie ingénieuse,
d'après laquelle les teintes graduées du spectre solaire se-
raient ducs à la superposition de trois spectres, rouge, jaune
et bleu, pour chacun desquels la lumière est de même teinte
partout, mais d'intensité variable d'un point à l'autre : de
sorte que, les points où chaque teinte atteint son maximum
d'intensité n'étant pas les mômes, c'est tantôt une couleur et
tantôt l'autre qui domine dans le spectre formé par la superpo-
sition et le mclunge des trois spectres élémentaires. Suivant
DES SENS. 153
cette théorie que nous n'avons point à discuter, mais qu'il nous
est permis de citer à titre d'exemple hypothétique, il y aurait,
non pas une lumière, mais trois lumières distinctes auxquelles
l'œil de l'homme serait sensible, trois sortes d'irradiations ou
d'effluves, affectées, pour ainsi dire, au service de la vision,
parmi d'autres irradiations qui n'y concourent pas, mais qui
produisent d'autres effets physiques, chimiques ou physiolo-
giques, parfaitement certains. Et dans cette manière de nous
rendre compte des choses, nous comprendrions encore mieux
combien est accessoire et accidentel, dans l'acte de la vision,
le phénomène de la distinction des couleurs dont l'échelle
serait renversée par un simple déplacement des points qui cor-
respondent au maximum d'intensité de chacune des teintes
élémentaires. Il n'y a de là qu'un pas à la suppression de l'un
ou de l'autre de ces trois effluves visibles, ou à la substitution
de l'un des effluves actuellement invisibles à l'un des effluves
actuellement visibles.
Certes, nous ne tombons pas dans la puériUté de croire
qu'on puisse proposer des hypothèses et imaginer des plans
propres à remplacer le plan de la nature. Il y a sans doute de
bonnes raisons pour que nos sensations et les causes de nos
sensations soient ce qu'elles sont, jusque dans leurs moindres
détails. Il s'agit seulement de distinguer (ce qui est possible et
permis à la raison) les conditions essentielles et fondamentales
d'un phénomène d'avec les conditions accessoires et de per-
fectionnement ; il s'agit aussi de reconnaître qu'ici les con-
ditions essentielles sont des conditions géométriques et non
physiques, des conditions de forme et non des conditions
d'étoffe ou de matière (1).
103. — Qu'arriverait-il donc si l'œil cessait d'être sensible
aux rayons visibles qui lui donnent maintenant la sensation
de telle couleur déterminée, ou si les limites du spectre visible
venaient à être resserrées davantage? Évidemment, ce qui
arrive pour les rayons actuellement invisibles, et dont nous
ne laissons pas que de constater l'existence, par suite des
actions qu'ils exercent sur l'aiguille aimantée, sur le thermo-
mètre, sur les réactifs chimiques, à l'égard desquels nous par-
venons même à constater des lois de réflexion, de réfraction,
de polarisation, tout à fait identiques ou analogues à celles
qui régissent les rayons visibles. Ainsi, il en est au fond des sen-
154 CHAPITRE VII.
sations de couleurs comme des sensations de sons, d'odeurs, de
saveurs : elles pourraient être abolies, sans qu'il en résultât,
de toute nécessité, aucune suppression dans le système de nos
connaissances. La lumière, prise en masse, c'est-à-dire tout le
système des rayons actuellement visibles, pourrait perdre
son action spéciale sur la rétine, et passer ainsi à l'état d'effluve
invisible, que nous pourrions encore, non seulement arriver à
la connaissance du monde extérieur et des corps à distance,
mais même découvrir l'existence et les propriétés caractéris-
tiques du principe lumineux rendu invisible, si d'ailleurs la
rétine devenait sensible à un autre effluve soumis aux mêmes
lois de rayonnement, et qui satisferait par conséquent aux con-
ditions géométriques de la vision ou du toucher à distance. A
la vérité, l'œil est pour les rayons actuellement visibles un
réactif bien plus sensible, et (ce qui est encore d'une tout autre
importance scientifique) un instrument de mesure bien plus
précis que ne sauraient l'être le thermomètre, l'aiguille ai-
mantée ou les préparations chimiques ; de sorte qu'il y aurait,
dans les hypothèses imaginaires où nous nous plaçons pour le
besoin de notre analyse, bien plus de difficultés à créer la
théorie de cette lumière invisible, qu'à créer la théorie de la
chaleur sans la suggestion des sensations du chaud et du froid,
les théories chimiques sans le secours des organes du goût et de
l'odorat, ou même la théorie des vibrations des corps sans le
secours du sens de l'ouïe. Mais, encore une fois, il s'agit pour
nous, dans toute cette analyse, des conditions essentielles
de la connaissance, de celles dont le défaut est une cause
d'ignorance invincible, et non des circonstances accessoires
qui facilitent les progrès des connaissances et en développent
le germe naturel, de manière à les faire passer à l'état de
théories scientifiques. La marche de toute la physique serait
singulièrement entravée si nous ne possédions ni une substance
solide et transparente, comme le verre, ni un métal liquide
aux températures ordinaires, comme le mercure : ce qui ne
veut pas dire qu'il faille, dans une critique des sources de la
connaissance humaine, assigner un rôle fondamental à ces
propriétés spécifiques et très particulières, qui donnent, dans
la pratique industrieuse des expériences, une importance très
grande au verre et au mercure.
Les sensations de couleurs sont d'ailleurs, à tous égards,
DES SENS. 155
comparables aux sensations du chaud et du froid, aux sen-
sations de saveurs, d'odeurs et de sons. Elles sont dues sou-
vent à un trouble intérieur du système nerveux, que ne pro-
voque aucune excitation du dehors, ou à des irritations
produites par l'électricité, par des lésions mécaniques, en un
mot par d'autre causes que celles qui déterminent les mêmes
sensations, dans l'état normal et habituel. Nous n'avons
nulle idée des rapports qu'il peut y avoir entre la nature
spécifique de chaque rayon de lumière et la sensation spéciale
de couleur dont il est la cause déterminante ou provoca-
trice. La sensation de couleur, comme celle de saveur, n'a en
elle-même aucune vertu représentative ; et l'une ne nous in-
struit pas plus sur la constitution spécifique du rayon lumi-
neux, que l'autre ne nous instruit sur la constitution molécu-
laire de la substance sapide.
On a comparé quelquefois l'échelle des couleurs du spectre
solaire à la gamme des tons musicaux, et l'harmonie ou le
contraste de certaines couleurs aux consonances ou aux disso-
nances musicales ; mais ces comparaisons sont très inexactes,
notamment au point de vue de l'analyse qui nous occupe, en ce
qu'elles tendraient à établir un parallélisme entre deux sens
dont l'un, celui de l'ouïe, est sous ce rapport très supérieur à
l'autre. En effet, dans le mode même d'ébranlement des rami-
fications du nerf auditif, qui se mettent à vibrer à l'unisson des
vibrations du corps sonore et des milieux ambiants, nous
avons trouvé (101) une raison pour que l'oreille perçoive les
rapports numériques des tons ou leurs intervalles musicaux.
Ce n'est pas que l'oreille puisse nombrer ces vibrations, si
rapides qu'elles se succèdent par centaines dans le court inter-
valle d'une seconde ; ce que l'oreille saisit ou nombre à sa ma-
nière, à cause de l'exacte correspondance des vibrations du
nerf acoustique avec les vibrations du corps sonore, ce sont
des rapports très simples entre ces grands nombres qui
échappent à la perception directe, l'un étant, par exemple,
double, ou triple, ou quadruple de l'autre. En conséquence,
l'oreille n'est pas seulement le siège d'affections agréables ou
désagréables ; elle est un instrument de perception immé-
diate des intervalles musicaux, la sensation ayant par elle-
même une valeur représentative qui tient encore à un carac-
tère de forme, savoir, au retour périodique des mêmes im-
156 CHAPITRE VII.
pressions, et non à la nature de l'impression produite. Aussi
la perception de l'intervalle musical reste-t-elle la même,
quelle que soit la hauteur absolue des tons comparés, ou leur
timbre, ou leurs autres qualités accessoires, qui modifient la
sensation dans ce qu'elle a de purement affectif. C'est une pro-
priété tout à fait éminente du sens de l'ouïe, que la vertu qu'il
a de dégager ainsi, du fond ou de Véioffe de la sensation, un
rapport abstrait et mathématique, lequel (comme le langage
même l'indique assez, et comme l'histoire de la philosophie
le témoigne) est devenu le type de nos plus hautes con-
ceptions sur l'ordre et sur l'harmonie des êtres. Le sens de la
vue ne possède point un tel pouvoir à l'endroit de la percep-
tion des couleurs. L'association de certaines couleurs peut le
flatter ou lui déplaire, comme l'association de certaines voix,
de timbres différents, flatte ou déplaît dans un concert ;
comme l'association de certaines saveurs plaît ou déplaît à
l'organe du goût : mais, bien qu'on puisse assigner des rai-
sons physiques à ce qu'on a nommé l'harmonie ou le contraste
des couleurs, la sensation de l'harmonie des couleurs n'est pas,
comme celle de l'intervalle musical, la perception d'un rapport
mathématique qui resterait le même, quand les termes du rap-
port, c'est-à-dire les couleurs associées, viendraient à changer.
En admettant, ce qui est douteux, que l'accident de la couleur
soit lié à la rapidité des vibrations de l'éther, il resterait cer-
tain que l'un n'est en aucune façon la représentation de
l'autre ; que, par suite, non seulement l'œil est incapable
de compter les vibrations de l'éther, dont la rapidité est
hors de toute proportion avec celle des mouvements vibra-
toires des corps pondérables, mais de plus qu'il est inhabile à
saisir des intervalles harmoniques ou des rapports simples
entre ces nombres, sous l'énormité desquels l'imagination
succombe.
104. — Il faut maintenant reprendre l'étude du sens de la
vue dans sa fonction générale, qui constitue la vision propre-
ment dite, et que nous avons reconnu être fondamentalement
indépendante de la distinction spécifique des rayons et des
couleurs. Or, on est frappé dès l'abord de cette circonstance,
qu'autant nous ignorons les rapports entre les sensations de
saveurs, d'odeurs, de couleurs, et les causes qui les déter-
minent à être ce qu'elles sont spécifiquement, autant la cor-
DES SENS. 157
relation entre la chose perçue et la constitution de l'organe
de perception devient manifeste quand il s'agit de la perception
d'une étendue colorée, non pas en tant que colorée, mais en
tant qu'étendue. La rétine est un tableau sentant : ce mot dis-
pense de tout commentaire. C'est le cas d'appliquer au sens de
la vue les remarques que nous appliquions tout à l'heure au
sens de l'ouïe. Nous n'apercevons rien qui puisse lier la sensation
de tel timbre de son à tel mode d'excursion vibratoire des par-
ticules du corps résonnant, pas plus que nous n'apercevons ce
qui lierait les sensations de jaune et de vert à l'action de tels
rayons du spectre, ou telle saveur à l'action chimique des molé-
cules de telle substance. Aussi de pareilles sensations sont-
elles affectives, et non point représentatives. Mais, dans le
mode même d'ébranlement des fibres du nerf auditif, nous
trouvions une raison, tirée de la correspondance et du syn-
chronisme des vibrations, pour que l'oreille eût la représenta-
tion immédiate et par suite la perception directe des rapports
numériques ou des intervalles des tons ; et, dans le mode même
d'épanouissement du tissu nerveux dans la rétine, nous
trouvons une raison bien plus immédiate encore, bien plus
apparente, pour que l'œil perçoive les relations géométriques,
les rapports de situation et de grandeur entre les objets d'où
émanent les rayons lumineux ; sauf, bien entendu, les alté-
rations de perspective dont le redressement est l'objet d'une
éducation ultérieure du sens de la vue, sur laquelle les psy-
chologues ont assez disserté, et dont nous ne nous occupons
pas en ce moment. La vertu représentative résulte, dans un
cas comme dans l'autre, de ce que le phénomène de sensation
est la traduction ou l'image du phénomène extérieur, non
quant au fond ou à l'étoffe, mais quant à la forme, sur laquelle
seule porte la représentation.
Si nous avons pu concevoir le retranchement successif des
sens du goût, de l'odorat et de l'ouïe, et même l'abolition de la
distinction des couleurs, sans que le système de nos connais-
sances en fût essentiellement modifié, sans que le germe d'au-
cune de nos théories scientifiques fût par cela même, et de
toute nécessité, condamné à la destruction ou à l'avortement,
il est manifeste que le retranchement du sens de la vision, en
rendant l'acquisition d'une foule de connaissances absolument
impossible, arrêterait de fait presque tout développement
158 CHAPITRE VII.
scientifique. Mais, ce qu'il faut bien remarquer, le système de
nos connaissances en serait mutilé, et non désorganisé ou viscé-
ralement altéré. Ce serait comme un arbre dont on a coupé les
rameaux, qui a perdu sa parure, mais qui conserve son tronc
et ses maîtresses branches. Inversement, si l'on rend le sens de
la vision à un aveugle précédemment instruit par le seul
secours du tact, dans une société d'aveugles comme lui, ses
connaissances s'étendront, se développeront, s'orneront,
sans qu'il se trouve dans la nécessité de reconstruire sur un
plan nouveau la charpente qui les supporte. Un sens s'ajou-
tant à l'autre, des idées ne supplantent pas d'autres idées,
mais des idées nouvelles s'ajoutent, ou plutôt s'ajustent aux
idées anciennement acquises. Bien entendu que nous ne par-
lons que des idées auxquelles conduit nécessairement la per-
ception sensible, éclairée par la raison, et'non de celles qui tirent
leur origine d'inductions douteuses, ou que l'imagination
créerait de toutes pièces, en dépassant les bornes de l'obser-
vation et de l'induction légitime.
Au lieu de supposer l'abolition brusque et totale de la vision
ou du toucher à distance, on peut supposer que la vue se rac-
courcit progressivement, ou que la portée de ce toucher à dis-
tance est de plus en plus réduite. L'effet de cette myopie crois-
sante pourrait bien être d'amener une gêne dans le jeu des fonc-
tions animales, de priver le myope de la jouissance de cer-
tains spectacles, de lui interdire même certains genres d'études
et de découvertes ; mais cela n'irait pas jusqu'à bouleverser le
système de ses idées, et il concevrait les choses absolument
comme les autres hommes pour qui le sens de la vue a conservé
sa portée naturelle. A l'inverse, lorsque la découverte des
divers instruments d'optique est venue étendre la portée
naturelle de la vision chez l'homme, la matière de nos
études et le fond de nos connaissances se sont accrus
sans doute, mais la forme de nos connaissances ou la con-
stitution essentielle de nos idées n'ont pas changé, pas plus
qu'elles ne changent par la découverte de tout autre appareil
de physique qui multiplie nos moyens d'observation. Il est
arrivé seulement, comme il arrive encore à chaque décou-
verte de ce genre, que nos observations, en s'étendant, ont
donné lieu de signaler d'autres analogies, de saisir d'autres
inductions, et par suite de modifier nos théories scientifiques
DES SENS. 159
dans ce qu'elles avaient de prématuré et d'hypothétique.
105. — Les psychologues ont agité la question de savoir si
le sens de la vue, sans le concours de celui du tact, donnerait
ridée de l'étendue à deux ou à trois dimensions, ou même
si les sensations qu'il procurerait dans cet état d'isolement
suffiraient pour que le sujet sentant conçût l'idée d'un monde
extérieur et apprît à s'en distinguer ; question évidemment
insoluble par l'expérience, et qu'on pourrait regarder comme
étant de pure fantaisie, puisque l'hypothèse à laquelle elle se
rapporte répugne non seulement à l'organisation de notre
espèce, mais au plan fondamental de l'animalité. Que serait-ce
effectivement qu'un sens destiné à donner la perception des
objets situés à distance, et auquel ne s'associerait pas la faculté
de se porter vers les uns, de s'éloigner des autres, par conséquent
la conscience de l'effort musculaire qui produit le mouvement,
et le cortège de sensations tactiles qui accompagnent l'exercice
de la puissance locomotrice ? Ce serait une dérogation à l'har-
monie générale de la nature, une combinaison monstrueuse,
dépourvue de toute condition de stabilité. Étant donnés un
appareil et une fonction fondamentale, on peut bien concevoir
que des perfectionnements accessoires s'y ajoutent successi-
vement ou qu'on les retranche successivement ; mais il serait
absurde de supposer le perfectionnement accessoire en retran-
chant la partie fondamentale. En conséquence, et même en
admettant que le raisonnement pût donner une solution non
arbitraire de la question qui vient d'être indiquée, il n'y aurait
à tirer de la solution quelle qu'elle fût aucune induction
légitime, aucun argument pour ou contre les fondements de
nos connaissances, puisque toutes les inductions légitimes
doivent se tirer de la considération de l'ordre général de la
nature (81), et non d'une hypothèse où l'on se mettrait en con-
tradiction avec cet ordre général. Au reste, nous pensons que, s'il
plaisait d'imaginer un animal intelHgent, privé de locomotion
et de sensations tactiles, et cependant pourvu d'un organe de
vision, tel que ces yeux à pédoncules flexibles et rétractiles
que la nature a donnés à certaines espèces inférieures, avec
lequel il pourrait diriger en tous sens ses explorations au gré
de sa volonté, et avec conscience de la direction volontaire, il
faudrait regarder un pareil être comme habile à acquérir la
notion de l'extériorité des choses. Il faudrait supposer qu'il
160 CHAPITRE VII.
parvient peu à peu à démêler dans les changements de per-
spective ce qui est dû au déplacement des objets perçus sur
lesquels sa volonté n'a aucune prise, d'avec ce qui provient du
déplacement volontaire de l'organe de perception ; de sorte
que, s'il n'arrivait pas à une conception nette de l'espace dans
ses trois dimensions, il se ferait au moins l'idée d'une étendue
à deux dimensions ou d'une sorte de surface arrondie sur la-
quelle il projetterait toutes les images, sans tenir compte de
la distance où elles peuvent être de lui: idée assez semblable à
celle qu'un enfant ou qu'un peuple enfant peuvent se faire
de la voûte du ciel. Mais nous ne voulons pas insister davan-
tage sur une discussion si inévitablement entachée de vague
et d'arbitraire ^.
106. — Il vaut mieux poursuivre notre analyse et aborder
enfin l'étude du sens du tact, qui n'est pas, comme les quatre
autres, un sens spécial, et qui ne réside point dans un organe
distinct, mais que l'on doit regarder comme l'appareil général
de la sensibilité, comme l'animal lui-même entrant en commu-
nication avec le monde extérieur par tous les points de son en-
veloppe sensible. Ici la sensibilité propre de la fibre nerveuse
n'est pas exaltée pour la perception des impressions les plus
délicates ; elle est plutôt émoussée, affaiblie par des organes
protecteurs. De là des variétés innombrables dans les im-
pressions tactiles, selon les variétés de configuration, de struc-
ture et de fonctions des organes de l'animal et des téguments
qui les protègent.
On a distingué avec raison le toucher passif, ou la nue
sensation du contact, d'avec le toucher actif ou le tact
proprement dit. Le sens du tact fait encore par là contraste
avec les autres sens. Ce n'est pas qu'il y ait des sensations
absolument passives : l'action et la réaction sont inséparables,
dans l'ordre des phénomènes physiologiques comme dans tout
autre, et le nerf optique ou le nerf olfactif ne peuvent être
affectés par la lumière ou par les particules odorantes, sans
qu'il y ait une réaction de la fibre nerveuse, qui sert à faire
comprendre, quoique bien imparfaitement encore, le phé-
> Voyez le Traité des sensations de Condillac ; l'article de Reid, inti-
tulé : Géométrie des visibles, t. II de la trad. franc, de ses œuvres, p. 486
et suiv.. mais surtout le Maniiii de pliysioloijic de J, Mvllef, t. II de la
trad. Iranç. de Jourdan, p. 270 et suiv.
DES SENS. 161
nomène de l'attention et celui de la persistance ou de la
reproduction des émotions et des images. De même, toutes
les sensations peuvent provoquer et sont en général destinées
à provoquer des mouvements qui offrent la manifestation la
plus nette de l'activité de l'animal ; mais, tandis que les mouve-
ments qui se produisent à la suite d'une sensation de saveur
ou d'odeur ne contribuent pas pour l'ordinaire, ou contribuent
peu, soit à renforcer la sensation, soit à la rendre plus nette,
les sensations tactiles ont pour eiïet ordinaire de provoquer des
mouvements par suite desquels ces sensations se répètent,
s'étendent ou se localisent, jusqu'à ce qu'elles aient atteint le
degré de netteté que l'animal recherche en exécutant ces
mouvements. Le sens du tact devient ainsi un instrument
plus sûr de perception, parce qu'il est plus susceptible de di-
rection volontaire ; et il doit cette prérogative précisément
au caractère d'infériorité de la sensibilité tactile, dans l'ordre
anatomique et physiologique, qui fait que cette sensibilité n'est
pas exclusivement dévolue à des organes d'une perfection toute
spéciale. D'ailleurs, tous les animaux sont pourvus d'organes
plutôt singuliers que spéciaux, dans lesquels se montrent da-
vantage la finesse et l'activité du toucher, comme les mains
de l'homme, la trompe de l'éléphant, les moustaches du chat,
les tentacules de l'insecte : et à cet égard il y a de grandes
différences entre les espèces les plus voisines, parce que les
modifications portent sur des appareils accessoires qui n'ont
ni la fixité ni la valeur caractéristique réservées aux traits pro-
fonds et fondamentaux de l'organisme, quoiqu'elles aient
la plus grande influence sur les mœurs des espèces, et qu'elles
se trouvent en relation bien évidente avec le milieu où ces
espèces doivent vivre, avec leurs divers instincts de chasse ou
de propagation. Ces mêmes modifications accessoires ne sont
pas non plus de nature à changer les conditions fondamentales
de la connaissance, ni les caractères essentiels de la perception.
C'est avec grande raison sans doute que tous les naturalistes,
depuis Aristote, ont vu, dans l'admirable structure de la main
de l'homme, une des causes de la prééminence de notre espèce,
une de celles qui ont efficacement concouru, non seulement au
développement de son industrie, et par suite à sa puissance de
fait sur la nature, mais encore au développement de ses facultés
intellectuelles et morales dont la supériorité donne à cette
11
162 CHAPITRE VII.
puissance de fait la consécration du droit. Tout se lie, tout se
coordonne merveilleusement dans l'économie des œuvres de la
nature : elle donne à la fois la supériorité intellectuelle et
les instruments mécaniques que doit manier l'intelligence.
Néanmoins, en reconnaissant cette harmonie providen-
tielle, il faut toujours distinguer le principal de l'accessoire,
l'essentiel de l'accidentel. De ce qu'il serait difficile, ou peut-
être pratiquement impossible de se faire une réputation d'ha-
bilité en physique, en chimie, en anatomie, sans avoir reçu
de la nature une certaine adresse manuelle, on ne conclura
pas que l'adresse manuelle est ce qui fait essentiellement le
grand physicien ou le grand anatomiste ; et personne ne s'est
avisé de contester que les idées que se fait du monde extérieur
un malheureux privé dès sa naissance de l'usage de ses mains,
soient entièrement conformes à celles des autres hommes.
107. — Déjà nous avons reconnu que les sensations de chaud
et de froid, qui font partie des impressions tactiles, pourraient
être abolies sans que le système de nos connaissances en fût
altéré ; que par conséquent elles ne contribuent pas directe-
ment et essentiellement à la connaissance : ce qui peut aussi se
conclure a priori de ce qu'elles n'ont point en soi de vertu re-
présentative. Il en faut dire autant de toutes ces afïections de
la sensibilité tactile qui restent obscures et confuses chez la plu-
part des hommes, mais qui acquièrent, dit-on, chez certains
aveugles une finesse et une netteté surprenantes. Un homme
distingue au toucher le poli du verre de celui du bois, du
marbre ou du métal, tous ces corps étant supposés à la même
température et à la température de la main. Un autre ira plus
loin, et distinguera le poli du chêne de celui du hêtre, le poli
du porphyre de celui du marbre statuaire, le poli de l'acier de
celui du cuivre; mais toutes ces sensations n'auront aucune
vertu représentative et ne donneront aucune notion des variétés
de structure moléculaire auxquelles il faut probablement les
rapporter comme à leur cause. Il en sera de ces diverses sensa-
tions tactiles comme des sensations de saveurs, d'odeurs, de
couleurs : elles })ourraient être abolies, et de fait elles sont
comme non avenues chez la plupart des hommes, sans que
notre connaissance de la nature extérieure en soit le moins du
monde amoindrie ; seulement nous n'aurions plus à notre dis-
position un réactif qui devient précicu.x, à défaut d'autres,
DES SENS. 163
pour indiquer à quels corps nous avons affaire, en supposant
que nous ayons acquis d'ailleurs, sur la nature, la constitution
et les propriétés de ces corps, des connaissances qu'il serait
impossible de tirer des sensations dont il s'agit.
Quelques physiologistes allemands, entre autres Weber et
Valentin, ont eu l'ingénieuse idée de mesurer avec précision
le degré de finesse des impressions tactiles dans les diverses
régions de la peau : pour cela on touche la peau, dans la région
explorée, avec un compas dont les branches (garnies de liège
à leur pointe, afin d'éviter toute lésion ou toute impression
trop vive) sont inégalement écartées ; et l'on note l'écarte-
ment des pointes au moment où les impressions qu'elles pro-
duisent commencent à se distinguer l'une de l'autre. On a
ainsi des nombres qui varient beaucoup d'une région à l'au-
tre, et dont on peut former des tables, pour rendre les compa-
raisons plus faciles i. En suivant la même idée, imaginons
qu'on ait circonscrit à la surface de la peau une région où les
impressions tactiles acquièrent leur maximum de finesse et
de netteté ; et cet organe aura une grande analogie avec la
rétine, quoique sans doute il soit bien loin d'en pouvoir attein-
dre la prodigieuse délicatesse. Que l'on substitue aux tam-
pons de liège des tampons de soie, de laine ou d'autres tissus,
et l'impression tactile sera modifiée, comme l'est l'impression
visuelle par la substitution d'une couleur à l'autre ; mais,
la sensation changeant dans ce qui en constitue la matière ou
l'étoffe, et dans ce qui n'a nulle influence sur la perception ou
la connaissance, la forme essentielle de la sensation, à laquelle
la vertu représentative est attachée, restera constante pour
chaque organe, et, qui plus est, la même pour l'un et l'autre
organe. Au lieu de deux pointes, on en peut concevoir un plus
grand nombre agissant simultanément sur autant de points
sensibles, étant d'ailleurs diversement espacées et affectant
des configurations variables : au moyen de quoi, les sensa-
tions tactiles ainsi circonscrites seront capables d'engendrer la
représentation d'une étendue superficielle ou à deux dimen-
sions, dans les mêmes circonstances où cette représentation
pourrait résulter de l'impression nue des rayons visuels sur
^ Voyez une de ces tables et les observations qui l'accompagnent,
dans le Manuel de physiologie de Muller, t. I, p. 606 de Tédit. franc.
de 1845.
164 CHAPITRE VII.
la rétine (105). Elles pourront aussi donner lieu à des
illusions comparables à celles qui affectent le sens de la vue,
et dont on peut prendre une idée par cet exemple si connu,
de la bille que l'on |sent double, quand on la fait rouler
entre deux doigts qui s'entre-croisent.
Maintenant, sans plus nous arrêter à ces suppositions arbi-
traires, rendons la sensibilité tactile à tous les organes par
lesquels l'animal agit sur les corps extérieurs et sur le sien
propre ; donnons-lui le sentiment intime de l'effort muscu-
laire qui détermine les mouvements des organes ; permettons
aux organes de céder aux sollicitations de l'instinct et à l'im-
pulsion de la volonté, en venant s'appliquer dans leurs articu-
lations, se mouler partiellement sur des corps résistants, par
des contacts simultanés ou par des contacts successifs auxquels
la faculté de réminiscence prête une quasi-simultanéité : et
la représentation de l'espace sortira dans toute sa netteté de
cette série de sensations complexes, par une raison de pure
forme, quelle que soit d'ailleurs la nature sui generis des sen-
sations tactiles de chaud ou de froid, de poli ou de rude, et
lors même que ces sensations seraient remplacées par d'autres
dont nous n'avons nulle idée, lors même que la conscience du
mouvement produit résulterait d'une sensation autre que celle
qui accompagne en nous la contraction et les efforts de la fibre
musculaire. A la vérité, la résistance que les corps opposent
au déploiement de la force musculaire ajoute à la représenta-
tion de l'espace et à la notion de V extériorité, en suggérant à
notre intelligence les idées de solidité, de matérialité, de masse,
d'inertie, etc., qui nous servent à imaginer et à expliquer
les divers phénomènes du monde physique. Voilà ce que ne
pourraient nous donner les sensations visuelles, non plus que
celles qui nous arrivent par le goût, l'odorat ou l'ouïe ; mais
toutes les sensations tactiles de chaud et de froid, de poli et
de rude, etc., ne nous les donneraient pas davantage, ^i elles
n'étaient accompagnées ou suivies du déploiement de la force
musculaire, sous l'action de cette branche du système ner-
veux qui préside aux mouvements volontaires ; branche que
'on sait maintenant (par les découvertes de la physiologie
moderne) être nettement distincte de la branche destinée à
recueillir et à transmettre les diverses impressions sensorielles,
aussi bien les sensations tactiles de chaud, de froid, de poli,
DES SENS. 165
de rude, que les sensations de couleurs, de sons, d'odeurs, de
saveurs. Cette grande découverte physiologique vient mer-
veilleusement en aide à l'analyse philosophique des sensations,
en nous forçant de distinguer, dans le fait complexe que les
psychologues ont désigné sous le nom de toucher actif, ce qui
est vraiment une sensation, d'avec ce qui tient à l'exercice
d'une fonction active, dévolue à un appareil organique par-
faitement distinct de l'appareil des nerfs sensoriels, quoique
en connexion nécessaire avec celui-ci. Or, pour le moment,
nous ne nous occupons que des impressions sensorielles et des
notions ou représentations qu'elles sont, par elles-mêmes,
capables de donner. Nous examinerons plus loin la valeur
représentative des notions physiques qui sont, pour notre
intelligence, le produit moins immédiat de la conscience que
nous avons des fonctions du système nerveux moteur, et du
déploiement de notre force musculaire.
108. — Ainsi, en résumé, des cinq sens dont la nature
a doué l'homme et les animaux supérieurs, et qui tous ont
assurément une grande, quoique inégale importance dans
l'ordre des fonctions de la vie animale, il n'y en a réellement
que deux qui soient pour l'homme des instruments essentiels
de connaissance ; et en tant qu'instruments de connaissance,
ces deux sens s'identifient en quelque sorte ; ils sont homogènes
ou ils procurent des représentations et des connaissances
homogènes, savoir, la représentation de l'espace et la
connaissance des rapports de grandeur et de configuration
géométrique ; la vertu représentative étant, pour chacun de
ces deux sens, attachée à la forme et indépendante du fond
de la sensation, raiione formse et non ratione materiœ. Les
autres sens, ou les fonctions de ces deux sens à l'égard des-
quels ils doivent être réputés hétérogènes, ne contribuent à
l'accroissement de la connaissance que d'une manière indirecte
et accessoire, en fournissant des réactifs, c'est-à-dire des
moyens de reconnaître la présence d'agents sur la nature et
la constitution desquels nous ne savons que ce que des
sensations douées de vertu représentative nous ont fait
connaître. Le sens fondamental de la connaissance, le toucher
actif, n'est pas attaché à un appareil spécial dont la nature
se soit plu à doter certaines espèces privilégiées, dont les indi-
vidus puissent être accidentellement privés, sansj cesser
166 CHAPITRE VII.
d'être privés des moyens de se conserver et de commercer
avec le monde extérieur : il est constitué dans son essence,
sinon dans ses perfectionnements spécifiques et individuels,
par ce qu'il y a de plus fondamental dans le type de l'anima-
lité. La conséquence qu'on en doit naturellement tirer, c'est
que d'autres sens, ou un surcroît de perfectionnement des
sens que nous possédons, aideraient au progrès de nos
connaissances, comme le font la découverte d'un nouveau
réactif ou d'un instrument nouveau, et vraisemblablement
nous mettraient sur la trace de phénomènes dont nous ne
soupçonnons pas actuellement, dont peut-être on ne soup-
çonnera jamais l'existence ; mais sans changer pour nous les
conditions formelles de la représentation et de la connais-
sance des phénomènes : de manière à modifier nos théories
actuelles dans ce qu'elles ont de conjectural, et dans ce qui
dépasse l'observation, mais non dans ce qui n'est que la
pure coordination des faits observés. Nous n'entendons pas
donner ceci pour une démonstration, ni même pour une
induction de l'ordre de celles auxquelles la raison ne peut
s'empêcher de céder, mais pour une induction très probable à
laquelle on a de bons motifs d'acquiescer ; non pas de ces
motifs qui tiennent à la routine ou à l'habitude aveugle, mais
de ceux qui ressortent d'une analyse raisonnée des faits obser-
vables. Lors donc qu'on nous parlera de certains états ner-
veux où les conditions organiques de la sensibilité semblent
bouleversées ; où certains sens seraient suspendus, tandis que
d'autres prendraient une exaltation anormale ; où même des
sens inconnus dans l'état normal entreraient, dit-on, en jeu,
nous nous abstiendrons sagement de nier les phénomènes
dont nous ne pouvons dire autre chose, sinon que leur expli-
cation surpasse nos connaissances ; mais nous n'hésiterons
pas à rejeter ceux qui impliquent le renversement des conditions
essentielles de notre connaissance, lesquelles ne sont autres
que les lois fondamentales des êtres animés, et sont elles-
mêmes en rapport nécessaire avce les lois du monde au sein
duquel les êtres animés vivent et agissent.
109. — Si nous retranchons de la sensation, ou de la rémi-
niscence de la sensation, tout ce qui n'a en soi aucune vertu
représentative, tout ce qui ne contribue pas à la connaissance,
ou ce qui n'y contribue que par voie indirecte, à titre de réac-
DES SENS. 167
tif, ainsi qu'on l'a expliqué, tout ce qui pourrait ne pas s'y
trouver, sans que la connaissance fût nécessairement arrêtée
dans sa marche vulgaire ou dans ses progrès scientifiques, il
restera Vidée ou la pure connaissance de l'objet. Si nous pre-
nons au contraire la sensation complexe, l'idée avec ses acces-
soires, ou plutôt avec son support sensible, nous aurons ce
qu'on peut appeler, par opposition, Vimage de l'objet.
A ne consulter que l'étymologie, idée et image seraient
des mots équivalents empruntés, l'un au grec, l'autre au latin ;
mais, parce que le premier n'a passé que plus tard dans notre
propre langue, et qu'il est même resté longtemps confiné
dans le vocabulaire philosophique, l'usage, en variant les
acceptions de l'un et de l'autre terme, a toujours rattaché le
premier à des fonctions intellectuelles d'un ordre plus élevé.
Suivant l'étymologie, les mots idée, image, ne devraient non
plus s'appliquer qu'aux impressions reçues par le sens de la
vue et aux réminiscences de ces impressions. On transpor-
terait, pour ainsi dire, dans le cerveau ou dans l'esprit le tableau
qui vient se peindre sur la rétine quand l'œil est ouvert aux
rayons lumineux. C'est là sans doute un moyen bien grossier
de se rendre compte de la perception des objets visibles et
de leur représentation dans l'esprit ; mais il n'y en a pas qui
s'offre plus naturellement, et en recourant à cette métaphore,
l'homme ne fait qu'obéir à la loi qui l'obhge à fixer par des
signes ou par des comparaisons sensibles toutes les notions
purement intelligibles.
Si le mot image et ses dérivés n'avaient jamais été détournés
de cette acception originelle, la faculté d'imaginer serait
inséparable de celle de percevoir les couleurs ; il n'y aurait
pas d'images pour les aveugles-nés ; il n'y aurait d'images
dans les écrits des poètes que celles qui s'adressent aux yeux
ou qui consistent dans la reproduction des impressions pro-
duites par des objets visibles. Les écrivains n'ont point observé
cette distinction, et l'usage n'a pas tracé, dans le style fami-
lier ou littéraire, de démarcation rigoureuse entre les accep-
tions des deux termes idée et image. Généralement on emploie
celui-ci pour désigner des perceptions venues plus immédiate-
ment des sens ; et l'autre, pour désigner celles qui ont exigé
un concours plus actif des forces propres de l'esprit. Les traits
d'une personne qui m'est chère, le son de sa voix sont des
1G8 CHAPITRE VIL
images présentes à ma pensée, et je conserve l'idée de sa bonté.
On s'exprimera convenablement en disant de l'homme faible
qui fuit le péril, qu'il est frappé de l'image de la mort ; et du
chrétien fervent, que l'idée de la mort est l'objet de ses médi-
tations habituelles.
110. — Quant à nous qui avons besoin de nous faire un
langage plus précis, nous le pourrons sans difficulté, à la faveur
de la distinction établie plus haut, et de l'analyse qui a préparé
et motivé cette distinction bien nette. Ainsi, toutes les idées
sur les formes et les dimensions des corps seront les mêmes
pour un aveugle-né que pour un clairvoyant, quoique le pre-
mier imagine certainement les corps d'une autre manière que
le second, indépendamment de tous les accidents de lumière,
d'ombre et de couleur, dont l'habitude ne nous permet pas de
les dépouiller tout à fait en nous les représentant, même
lorsque notre attention se concentre sur des qualités ou des
propriétés indépendantes de tout accident de lumière. L'aveu-
gle-né et le clairvoyant, en pensant à une démonstration de
géométrie, construiront idéalement la même figure, en auront
la même idée, mais non pas la même image ; et parce que tous
deux pensent à l'aide de cerveaux organisés à peu près de
même, ils auront tous les deux besoin d'images, mais non de
la même image, pour penser la même idée.
L'idée que le clairvoyant aura des corps sera plus complète
que celle qu'en pourrait acquérir l'aveugle-né livré à lui-même,
parce que le premier aura l'idée de la propriété inhérente à
ces corps de renvoyer des rayons lumineux, distingués des
autres rayons par certains caractères intrinsèques, comme
seraient celui de posséder tel indice de réfraction, celui d'exer-
cer telle action chimique ; mais la sensation de couleur, en
entrant dans la formation de l'image que le clairvoyant se
fait des corps, n'entrera pas dans la formation de l'idée, bien
qu'elle ait suggéré un des éléments de l'idée.
Le sourd-muet, suffisamment instruit, aura des phénomènes
de l'acoustique la même idée que nous ; un homme que son
organisation rendrait insensible aux impressions de chaleur
et de froid pourrait, comme on l'a expliqué, avoir toutes les
idées que nous avons du principe de la chaleur et de ses effets ;
mais l'image qu'il s'en ferait, l'image des phénomènes de
l'acoustique pour le sourd-muet, n'impliqueraient que des
DES SENS. 169
mouvements, des changements de distance et de configura-
tions ; elles seraient dépouillées de ce cortège d'impressions
sensibles que réveillent en nous, quelque faiblement que ce
soit, les seuls mots de chaleur et de son.
111. — Il y a une analyse qui sépare les objets, et une ana-
lyse qui les distingue sans les isoler. Ainsi, dans l'expérience
du prisme réfringent, des rayons de couleurs différentes, qui
jusque-là s'étaient constamment accompagnés, se trouvent
brisés inégalement, et par suite séparés dans le surplus de leur
trajet : voilà un exemple de l'analyse qui sépare ou qui isole.
Mais supposons, comme l'a pensé ingénieusement Brewster,
en construisant l'hypothèse déjà citée (102), que des rayons
diversement colorés aient le même indice de réfraction ; il
n'y aura aucun moyen de les isoler, de manière à leur faire
décrire des trajectoires différentes. Si pourtant de certains
milieux ont la propriété d'éteindre les rayons de certaines
couleurs, sinon totalement, du moins dans une proportion
croissant avec l'épaisseur du milieu traversé, on pourra encore
distinguer l'un de l'autre deux rayons qui auraient la même
marche, épurer successivement le mélange par rapport à l'un
et par rapport à l'autre, en conclure, par une induction
légitime, et dont le principe a été exposé ailleurs (46 et
suiv.), ce que donnerait l'observation, s'il était possible
d'éteindre totalement le rayon qui ne comporte qu'une extinc-
tion partielle et graduelle.
C'est une analyse de cette seconde espèce qui peut s'appli-
quer à la distinction de l'idée pure et du cortège d'impressions
sensibles qui l'accompagne nécessairement, par une loi inhé-
rente à la constitution de l'esprit humain, parce que l'esprit
humain n'est pas une intelligence pure, mais une intelligence
fonctionnant à l'aide d'appareils organiques ; parce que la
vie intellectuelle est dans l'homme étroitement unie à une
nature animale d'où elle tire ce qui doit la nourrir et la forti-
fier. Nous pouvons, sinon dégager complètement l'idée, du
moins l'épurer successivement, affaiblir graduellement l'im-
pression sensible ou l'image qui y reste unie dans les opéra-
tions de la pensée, et reconnaître clairement que ni les carac-
tères essentiels de l'idée, ni les résultats des opérations de la
pensée ne dépendent, soit de l'espèce, soit de l'intensité de
l'image ou de l'impression sensible. La nature elle-même,
170 CHAPITRE VII.
en émoussant graduellement certaines impressions sensibles,
par le seul effet de l'habitude, se charge de préparer cette ana-
lyse que doit ensuite compléter un jugement de la raison qu'on
a exprimé dans cet adage aussi vrai qu'énergique : Summum
principium remotissimum a sensibus.
112. — A la nécessité de donner un corps à l'idée, par
l'emploi d'images sensibles, tient la nécessité des signes d'in-
stitution, qui jouent un si grand rôle dans le développement de
l'esprit humain, et sur la nature desquels nous aurons lieu de
faire par la suite des observations importantes. Dès à présent
nous pouvons remarquer que l'impression sensible des sons
de la voix articulée ou des caractères de la parole écrite
s'émousse d'autant plus par l'habitude, et par conséquent
dérobe à l'idée une part d'autant moindre de l'attention, que
la langue parlée ou écrite nous devient plus familière, sans que
jamais l'idée puisse se passer tout à fait du support de l'im-
pression sensible, même lorsque nous ne nous servons du lan-
gage que pour converser avec nous-mêmes et pour le besoin de
nos méditations solitaires.
On entend ordinairement par imagination une faculté émi-
nemment active et créatrice, une aptitude à saisir avec viva-
cité et à exprimer avec énergie, par des images empruntées
à la nature sensible, les émotions de l'âme et les inspirations du
cœur. Mais, au-dessous de cette faculté poétique, il y en a une
autre moins brillante, et qui consiste aussi à pouvoir associer
des images sensibles, pour le besoin de la pensée, aux idées
souvent les plus arides et les moins faites pour exciter l'en-
thousiasme et émouvoir les passions du cœur humain. Les
hommes possèdent cette faculté à des degrés très inégaux,
selon qu'elle est perfectionnée par l'exercice ou émoussée par
l'inaction, et, bien probablement aussi, en conséquence de
quelques variétés individuelles d'organisation. Tel se repré-
sente facilement et distinctement un polygone régulier de six,
de sept, de huit côtés ; tel autre ira plus loin ; mais personne ne
peut se faire l'image d'un polygone de mille côtés, et il faut,
pour y penser, l'emploi des signes artificiels ; et cependant
les propriétés de ce polygone sont aussi bien connues du géo-
mètre, l'idée qu'il s'en fait est aussi claire que celles de l'hexa-
gone et du carré. Nous nous représentons le mouvement d'un
corps, pourvu que ce mouvement ne soit ni trop lent, ni trop
DES SENS. 171
rapide ; mais nous ne nous formons aucune image du mou-
vement vibratoire d'un fil tendu qui exécute cinq cents oscilla-
tions par seconde, quoique nous ayons de ce mouvement une
idée ou une connaissance aussi exacte que s'il était rendu
cent fois plus lent, et que par là il donnât prise à la faculté
d'imagination dont nous parlons. C'est au singulier dévelop-
pement de cette faculté qu'il faut rapporter certaines apti-
tudes merveilleuses, telles que l'aptitude à faire, de tête et
très rapidement, des calculs fort compliqués. Cette aptitude
n'a rien de commun (comme des personnes, même instruites,
sont tentées de le croire à la vue de semblables prodiges)
avec le génie mathématique qui s'exerce sur les idées, qui
découvre entre elles de nouveaux rapports, ni même avec le
talent qui rend apte à suivre et à coordonner les découvertes
du génie dans la région des idées, bien que d'ailleurs l'aptitude
à imaginer puisse aider le génie ou le talent, comme pourrait le
faire une mémoire heureuse, sans qu'on fût pour cela autorisé
à dire qu'une mémoire heureuse est la cause déterminante
du talent ou du génie. Nous ignorons tout à fait les causes
organiques d'une mémoire plus heureuse ou d'une plus grande
aptitude à retenir et à construire les images des choses ; mais
nous les connaîtrions que nous serions probablement encore
très loin de connaître les causes organiques de la supériorité
du génie opérant sur les idées, si tant est que cette supé-
riorité soit imputable à des modifications organiques.
La question de savoir si l'animal, si l'enfant en bas âge
ont des idées, reviendra pour nous à celle de savoir si quel-
que connaissance des objets extérieurs et des qualités qui com-
pétent à ces objets se joint, chez l'animal et chez l'enfant, aux
images ou aux impressions de la sensibilité ; et comme nous
ne doutons pas qu'il n'y ait pour l'animal et pour l'enfant
un commencement de connaissance, nous admettrons sans
hésitation qu'ils ont des idées, incomparablement moins
épurées, moins nettement distinguées de l'impression sen-
sible, que ne le sont celles de l'homme, et surtout incapables
chez l'animal de ce perfectionnement indéfini, de ce progrès
continuel dont Dieu a réservé à l'homme le glorieux privilège.
Et comme, d'un autre côté, nous n'entendons point par idée
la capacité de connaître, mais une connaissance effective, il
ne sera pas question pour nous d'idée à l'état latent, ni d'idées
172 CHAPITRE VIL
innées, puisqu'on ne peut pas douter raisonnablement que les
premières traces de connaissance et de vie intellectuelle
n'apparaissent après un développement déjà avancé des
fonctions de la vie animale, et lorsque la sensibilité a déjà été
sollicitée par une foule d'impressions diverses, tant générales
que locales. Au reste, toutes ces questions sont connexes ;
car c'est une loi de la nature vivante, des plus curieuses et des
mieux établies maintenant, que les espèces supérieures passent
dans leurs développements successifs par des phases, sinon
identiques, du moins très analogues à celles auxquelles
s'arrêtent définitivement les espèces de rang inférieur ; et
par conséquent, de ce qu'il y a des espèces bornées après leur
complet développement aux impressions de la sensibilité la
plus obscure, c'est déjà une forte raison de présumer qu'il
doit y avoir, même pour les espèces les plus élevées, des
phases transitoires dans lesquelles les impressions sensibles
sont au même degré obscures et confuses. Mais nous nous
contenterons d'indiquer ici ce rapprochement, devant y
revenir plus tard, lorsque nous jetterons un coup d'oeil sur
l'ensemble de la psychologie et sur les connexions des fa-
cultés de la vie intellectuelle avec les facultés de la vie
animale.
CHAPITRE VIII
De la notion que nous avons des corps, et des idées de
MATIÈRE ET DE FORCE. DeS DIVERSES CATÉGORIES DE
PHÉNOMÈNES PHYSIQUES ET DE LEUR SUBORDINATION.
113. — Les philosophes scolastiques et même, depuis
les découvertes faites dans le champ de la physique expéri-
mentale, les métaphysiciens modernes ont beaucoup insisté
sur la distinction entre les qualités premières des corps et leurs
qualités secondes ; entendant par qualités premières l'étendue,
l'impénétrabilité, la mobilité, l'inertie, et par qualités se-
condes celles qui produisent sur nos sens les impressions de sa-
veurs, d'odeurs, de couleurs, de chaud, de froid, etc. Nous
nous proposons de soumettre à une critique nouvelle et plus
exacte cette classification consacrée par un si long usage ; et
d'abord nous remarquerons que, si l'on entendait par qualités
premières celles dont nous ne pouvons nullement rendre rai-
son à l'aide d'autres propriétés, et qui en ce sens constituent
pour nous autant de faits primitifs ou irréductibles, il n'y
aurait rien qui dût figurer parmi les qualités premières des
corps à plus juste titre que ce que les philosophes ont cou-
tume de désigner sous le nom de qualités secondes. En effet,
nous avons déjà reconnu que les sensations de saveurs,
d'odeurs, etc., sont autant de modifications de notre sensibilité,
qui n'ont aucune valeur représentative ; qui par elles-mêmes ne
sauraient nous donner la notion des corps et de l'existence du
monde extérieur, et qui n'impliquent aucune connaissance des
raisons pour lesquelles elles se trouvent déterminées à être
de telle espèce plutôt que de telle autre. En conséquence, la
propriété qu'ont les corps de produire en nous de telles sensa
174 CHAPITRE VIIl.
lions est nécessairement une propriété inexplicable, et dont
nous ne pouvons démontrer la liaison avec d'autres propriétés
connues, lors même que l'expérience nous aurait appris qu'elle
est constamment associée à d'autres propriétés. Ainsi, de ce
qu'un corps nous a fait éprouver la sensation de saveur acide,
nous pouvons bien conclure, en vertu d'expériences antérieures
(99), qu'il doit avoir aussi la propriété de s'unir chimiquement
aux bases salifiables et celle de se transporter au pôle positif
de la pile, quand on décompose par un courant voltaïque le pro-
duit de cette union ; mais nous n'en restons pas moins dans une
ignorance invincible sur la question de savoir pourquoi les
composés chimiques, bien caractérisés par cette double pro-
priété, agissent sur l'organe du goût de manière à nous pro-
curer la sensation de saveur acide, plutôt qu'une sensation de
saveur amère, acre ou astringente. Les mêmes composés chi-
miques ont aussi la propriété de rougir le papier de tournesol ;
et quoiqu'on ne puisse pas l'expliquer actuellement, il n'est
pas impossible qu'on explique un jour pourquoi le papier de
tournesol, attaqué par les acides, renvoie les rayons de lumière
les moins réfrangibles, de préférence à ceux qui occupent une
autre place dans l'étendue du spectre solaire ; mais ce qu'on
n'expliquera jamais, c'est pourquoi les rayons les moins ré-
frangibles nous font éprouver la sensation de rouge plutôt que
celle du bleu ou du jaune; c'est en un mot la liaison entre
l'indice de réfraction du rayon et la nature de la sensation qu'il
détermine. Non seulement nous ne connaissons pas actuelle-
ment la cause d'une pareille liaison, mais la nature des choses
s'oppose à ce que nous puissions la connaître, et il est permis
d'affirmer que nous ne la connaîtrons jamais. En ce sens donc,
et relativement à nous, les propriétés des corps en vue des-
quelles on a imaginé la dénomination de qualités secondes,
sont justement celles qui méritent le mieux d'être qualifiées
de faits primitifs ou irréductibles.
D'un autre côté, si, à défaut d'explications et de preuves, on
tient compte des analogies et des inductions, il y a lieu de
croire que les diverses qualités spécifiques par lesquelles les
corps ou certains corps agissent sur notre organisme, loin
d'être dans ces corps autant de qualités fondamentales dont
toutes les autres dériveraient, ne se rattachent même pas le
plus souvent d'une manière immédiate aux quahtés vraiment
DES CORPS. 175
fondamentales, et en sont au contraire séparées par un grand
nombre d'anneaux intermédiaires, dans la chaîne des causes
et des eiïets, des principes et des conséquences. Que l'écorce
de quinquina ou la quinine qui s'en extrait aient la propriété
de nous causer une sensation de saveur amère, en même temps
que la propriété plus singulière et beaucoup plus intéressante
pour nous, de couper la fièvre et d'en prévenir les retours pé-
riodiques, ce sont là des caractères accidentels, inexplicables
ou inexpliqués, mais non pas primitifs, en ce sens qu'on serait
tenté d'y voir la raison et le fondement des autres caractères.
A peine remarquerions-nous de telles propriétés spécifiques,
si nous n'y avions pas un intérêt tout particulier, s'il s'agis-
sait d'un de ces végétaux qui ont des propriétés du même ordre,
utiles ou nuisibles à certains animaux, mais non à l'homme.
Or, c'est de la nature même d'un être, et non de ses rapports
avec d'autres êtres sur lesquels il peut accidentellement agir,
que doit se tirer la classification de ses propriétés diverses,
selon leur importance intrinsèque et leur subordination réelle ;
aussi n'attribuera-t-on pas aux deux propriétés spécifiques
que l'on vient de citer la même valeur intrinsèque qu'au ca-
ractère chimique tiré de la propriété dont jouit la quinine,
d'entrer en combinaison avec les acides à la manière d'une base
salifiable. Laissant donc de côté toutes ces propriétés spéci-
fiques qui tiennent à une mystérieuse action sur notre orga-
nisme, et parmi lesquelles il faut ranger celles qui déterminent
les diverses affections de notre sensibilité, nous distinguerons
parmi les autres propriétés des corps, non pas des qualités pre-
mières et des qualités secondes, mais des qualités fondamen-
tales ou primordiales et des qualités dérivées ou secondaires,
qui peuvent à leur tour se concevoir comme étant hiérarchi-
quement distribuées, selon que leur valeur caractéristique
va en s'affaiblissant et qu'elles sont un résultat moins immé-
diat des propriétés fondamentales.
114. — Lors même que nous ne savons nullement expli-
quer les propriétés des corps, ou les rattacher à d'autres pro-
priétés qui en seraient le principe, nous sommes suffisamment
autorisés à les regarder comme ne constituant pas des qualités
fondamentales et absolument irréductibles, quand nous
voyons qu'elles manquent de persistance et qu'elles peuvent
disparaître ou reparaître, selon les circonstances dans lesquelles
176 CHAPITRE VIII.
le corps est placé et les modifications qu'on lui fait subir. Par
la même raison, telle propriété sera réputée tenir de plus
près à ce qu'il y a de fondamental et d'essentiel dans la na-
ture du corps, ou s'en éloigner davantage, suivant qu'elle offrira
plus de persistance ou d'instabilité. Par exemple, la substance
que les chimistes modernes connaissent sous le nom de car-
bone, et qui s'offre à nous sous deux états si différents, à l'état
de diamant et à l'état de charbon produit par la combustion
des matières végétales ou animales, jouit sous ces deux états
d'une grande fixité ; c'est-à-dire qu'il est, sinon absolument
infusible et non volatil, du moins très difficile à volatiliser et
surtout à fondre sous l'action de la chaleur la plus intense :
voilà une qualité plus persistante et que dès lors on réputera
tenir de plus près aux propriétés fondamentales du carbone,
que la diaphanéité ou la dureté du diamant, avec lesquelles
contrastent d'une façon si étrange l'opacité et la friabilité du
charbon. Enfin, ce même caractère de fixité ou d'infusibihté
disparaissant dans les composés chimiques dont le carbone
est l'un des éléments, ne doit pas avoir la même valeur
fondamentale que d'autres propriétés des corps en général,
ou du carbone en particulier, qui restent inaltérables à travers
toute la série des combinaisons chimiques dans lesquelles les
mêmes particules de carbone peuvent être successivement
engagées.
La minéralogie nous offrirait les exemples les plus variés de
cette gradation des caractères. Ainsi la pierre calcaire ou (pour
employer le nom scientifique) le carbonate de chaux nous pré-
sentera d'abord des variétés de structure terreuse, compacte,
fibreuse, aciculairc, lamellaire, saccharine, oohthique, qui
tiennent évidemment à des circonstances de formation tout à
fait accessoires, et qui ne peuvent servir à caractériser nette-
ment, ni cette substance à l'exclusion des autres, ni même les
échantillons de cette substance où s'observe souvent le passage
d'une structure à l'autre. Que si l'on étudie au contraire les
formes cristallines du carbonate de chaux, qui sont prodi-
gieusement multipliées et qui caractérisent autant de variétés
bien définies de la même espèce minérale, on en démêlera une
(celle du spath d'Islande) dont les autres peuvent être consi-
dérées comme autant de dérivations ou de modifications
secondaires, et que pour cette raison l'on nomme forme fon-
DES CORPS. 177
damentale ou primitive : en sorte que la propriété d'afïecter
des formes cristallines réductibles à ce type fondamental, con-
stitue pour l'espèce minéralogique du carbonate de chaux
un caractère bien autrement important que ne le sont pour
les variétés ou pour les échantillons les caractères tirés de la
structure fibreuse, lamellaire, etc. Toutefois ce type cristallin
ne constitue lui-même qu'un caractère inférieur en valeur à
ceux qui se tirent de la composition chimique de la substance :
puisque, outre la foule de variétés cristallines du carbonate de
chaux, réductibles au type du spath d'Islande, il y en a une
autre, l'aragonite, dont le type cristallin est essentiellement
différent, quoique sa composition chimique soit absolument la
même. Ainsi dans ce cas comme dans tous les cas analogues
de dimorphisme, l'élément ou la molécule chimique persiste,
quand l'élément ou la molécule cristallographique est dé-
truite et fait place à un autre. De quelque manière que nous
concevions cette subordination de caractères, il reste constant
que les caractères, en grand nombre, qui se lient à la compo-
sition chimique, l'emportent en importance sur les caractères,
en grand nombre aussi, qui se lient au type cristallin. Il y a
cristallographiquement deux espèces de carbonates de chaux,
dont les caractères distinctifs sont fondamentaux par rapport
à ceux qui distinguent les variétés à cristallisation régulière
ou confuse ; et ces deux espèces se fondent en une seule
espèce chimique dont les caractères ont une valeur encore plus
fondamentale.
Autre chose est la subordination des caractères, en tant
que généraux et particuliers, autre chose est leur subordina-
tion, en tant que fondamentaux et secondaires. Sans doute, à
persistance égale, nous sommes avec raison portés à regarder
comme plus fondamentale la qualité commune à un plus grand
nombre de corps, et à plus forte raison celle qui appartiendrait
à tous les corps sans exception. Mais, si telle qualité persiste
dans telle espèce de corps, et y résiste à toutes les altérations
qu'ils peuvent d'ailleurs subir, nous devrons la regarder comme
plus fondamentale que celle qui est commune à un plus grand
nombre de corps spécifiquement différents, quoiqu'elle ait
moins de persistance dans chacun d'eux en particulier. Ainsi,
bien que la propriété d'être solide aux températures ordi-
naires, ou celle d'être liquide, ou celle d'être gazeux aux
12
178 CHAPITRE VIII.
mêmes températures, soient des propriétés dont chacune est
commune à un grand nombre de corps, elles ne peuvent pas
être réputées avoir l'importance ou la valeur caractéristique
de celles qui n'appartiennent qu'à une espèce ou à quelques
espèces de corps, mais qui y sont indestructibles, et qui
résistent à toutes les causes sous l'influence desquelles les corps
changent d'état, en passant de l'état solide à l'état liquide, et
ainsi de suite.
C'est par des considérations et des inductions de ce genre,
qu'en zoologie, en botanique, on assigne aux divers caractères
des êtres organisés divers degrés d'importance ou de valeur, en
tirant tous les éléments de cette classification des renseigne-
ments de l'observation, de la comparaison attentive des faits
observés et de la force des inductions ou des analogies ; tant il
est évident qu'en pareille matière nous ne pouvons rien affir-
mer a prion" sur les rapports de subordination entre des faits
dont la première origine est couverte pour nous d'un voile si
épais !
115. — Il n'en est pas de même, au sujet des propriétés ou
qualités des corps que l'on appelle inertes, pour lesquels nous
nous trouvons en présence d'une croyance naturelle à l'esprit
humain, d'un préjugé commun aux philosophes et au vulgaire,
et qui consiste à admettre a priori l'existence de certaines pro-
priétés ou qualités fondamentales, communes à tous les corps,
enconstituantl'essence, et devant contenir la raison ou l'expli-
cation de toutes les propriétés secondaires : soit que nous puis-
sions ou non donner cette explication dans l'état actuel de nos
connaissances. C'est de cette croyance naturelle ou de ce pré-
jugé philosophique qu'il faut tâcher de rendre raison : il faut en
discuter la légitimité, en profitant pour cela de tous les rensei-
gnements dont nous sommes redevables aux progrès de l'expé-
rimentation et au perfectionnement des sciences.
En tête de la liste des qualités premières ou fondamentales
on a coutume de mettre l'étendue et l'impénétrabilité. Mais
d'abord la notion vulgaire de l'impénétrabilité, telle qu'elle
nous est procurée par le toucher d'un corps solide et par le sen-
timent de la résistance qu'il oppose au déploiement de notre
force musculaire, cette notion répond à un phénomène très
complexe, dont la plus haute géométrie n'a pu jusqu'ici, tout
en prodiguant les hypothèses, donner une explication vrai-
DES CORPS. 179
ment satisfaisante : et ce phénomène, c'est celui de la consti-
tution même du corps solide, au moyen d'atomes ou de molé-
cules maintenues à distance les unes des autres. Que si l'on attri-
bue la solidité, non plus aux corps mêmes ou aux agrégats molé-
culaires, mais aux dernières molécules qui en seraient les élé-
ments constitutifs, on introduit, pour satisfaire à un penchant
de l'imagination, une conception hypothétique, que l'expé-
rience ne peut ni renverser, ni confirmer, et qui en réalité ne
joue aucun rôle dans l'explication des phénomènes. La préten-
due qualité première pourra bien n'être qu'une qualité imagi-
naire, et à notre égard sera certainement une supposition gra-
tuite.
Remarquons en effet que dans l'hypothèse à laquelle les
physiciens modernes sont conduits, celle d'atomes maintenus
à distance les uns des autres, et même à des distances qui
(bien qu'inappréciables pour nous à cause de leur extrême
petitesse) sont pourtant très grandes par comparaison avec les
dimensions des atomes ou des corps élémentaires, rien n'oblige
à concevoir ces atomes comme de petits corps durs ou solides,
plutôt que comme de petites masses molles, flexibles ou
liquides. Dans les corps qui tombent sous nos sens, la solidité
et la rigidité, comme la flexibilité, la "mollesse ou la liquidité,
sont autant de phénomènes très dérivés et très complexes,
que nous tâchons d'expliquer de notre mieux, à l'aide d'hypo-
thèses sur la loi des forces qui maintiennent les molécules élé-
mentaires à distance, et sur l'étendue de leur sphère d'acti-
vité, comparée au nombre de molécules comprises dans cette
sphère et aux distances qui les séparent : mais, que ces expli-
cations soient ou non satisfaisantes, il est incontestable
qu'elles ne préjugent rien, et ne peuvent rien préjuger sur
l'état de dureté ou de mollesse, de solidité ou de fluidité de la
molécule élémentaire. La préférence que nous donnons à la
dureté sur la mollesse, le penchant que nous avons à imaginer
l'atome ou la molécule primordiale comme un solide hyper-
microscopique plutôt que comme une masse fluide du même
ordre de petitesse, ne sont donc que des préjugés d'éducation
qui tiennent à nos habitudes et aux conditions de notre vie
animale. Nous aurions d'autres préjugés et d'autres penchants,
si la nature, tout en nous accordant le même degré d'intelli-
gence, avait réalisé pour nous dans l'âge adulte, ce qui fait
180 CHAPITRE VIII.
partie des conditions de la vie fœtale, à savoir l'immersion
dans un milieu liquide, sans contact habituel avec des corps
qui n'ont point, il est vrai, cette absolue dureté où cette soli-
dité idéale que nous attribuons sans fondement aux molécules
élémentaires, mais qui néanmoins se rapprochent plus de l'état
de rigidité ou de solidité parfaite, que de tout autre état idéal.
Mais, dira-t-on, l'impénétrabilité n'est pas la rigidité ; et un
corps, pour être liquide, n'en est pas moins impénétrable, en ce
sens que, si la masse est pénétrée par l'écartement des parties,
les parties mêmes ne le sont pas. Sans doute ces atomes qui ne
peuvent jamais arriver au contact, peuvent encore moins se
pénétrer ; et c'est précisément pour cela que la raison n'a au-
cun motif d'admettre, en ce qui les concerne, une prétendue
qualité essentielle ou fondamentale, laquelle serait au con-
traire une qualité inutile et oiseuse, qui n'entrerait ni ne pour-
rait jamais entrer en action. Ou l'impénétrabilité des molé-
cules atomiques n'est autre chose que leur mobilité et leur
déplacement effectif par l'action répulsive qu'exercent à dis-
tance les autres molécules, et alors il n'en faut pas faire une
qualité première, distincte de la mobilité : ou bien c'est une
qualité distincte, mais qui ne se manifeste jamais, qui ne joue
aucun rôle dans l'explication des phénomènes, et que nous
affirmons sans fondement.
116. — Il en faut dire autant de l'étendue, considérée, non
pas comme le lieu des corps, mais comme une qualité des corps.
Sans doute les corps qui tombent sous nos sens nous donnent
l'idée d'une portion d'étendue continue, figurée et limitée ;
mais ce n'est là qu'une fausse apparence ou une illusion. De
même que les taches blanchâtres et en apparence continues
de la voie lactée se résolvent dans un puissant télescope, en
un amas de points lumineux distincts, et de dimensions abso-
lument inappréciables, de même des expériences concluantes
résolvent le fantôme d'un corps étendu, continu et figuré en
un système d'atomes ou de particules infinitésimales, aux-
quelles, il est vrai, les lois de notre imagination nous obligent
d'attribuer une figure et des dimensions, mais sans qu'il y ait
à cela aucun fondement rationnel, puisque toutes les expli-
cations qu'on a pu donner des phénomènes physiques, chi-
miques, etc., sont indépendantes des hypothèses qu'on pour-
rait faire sur les figures et les dimensions, absolues ou rela-
DES CORPS. 181
tives, des atomes ou des molécules élémentaires. Ces molé-
cules sont des centres d'où émanent des forces attractives et
répulsives, voilà ce que l'expérience et le raisonnement
semblent indiquer d'une maniéré certaine ; mais qu'elles
aient la forme de sphères, d'ellipsoïdes, de pyramides, de
cubes, ou qu'elles affectent toute autre figure courbe ou
polyédrique, c'est ce qu'aucune observation ne peut nous
apprendre, ni même nous faire présumer. Il semblait au pre-
mier aperçu, et l'on a cru pendant quelque temps que des lois
de la cristallographie ressortait une indication de la forme
polyédrique des molécules élémentaires ; mais, quand ces lois
ont été mieux connues et mieux interprétées, toute consé-
quence de ce genre s'est trouvée dépourvue de -solidité et
contraire aux inductions d'une saine physique. Ainsi, pour ne
rappeler qu'un fait déjà cité (114), le dimorphisme de cer-
taines substances oblige d'admettre que la forme cristalline
n'est pas une propriété invariable et inhérente aux dernières
molécules des corps, mais le résultat et la conséquence déjà
éloignée d'un mode de groupement qui peut changer, entre des
molécules dont la figure (si figure elles ont) reste aussi indé-
terminée pour nous qu'elle pouvait l'être avant toute étude
des phénomènes de la cristallisation. Aussi bien aurait-on pu
et dû prévoir cette conséquence à laquelle le progrès de l'étude
a conduit ; car il répugne à la raison d'admettre que nous puis-
sions, avec les organes et les facultés dont la nature nous a
doués pour connaître les choses à la faveur des relations
qu'elles ont avec nous, atteindre en quoi que ce soit à l'essence
des choses et à la réalité primitive et absolue (8 et 10) ; comme
on y atteindrait effectivement dans le système atomistique, si
l'on pouvait assigner la figure des éléments primordiaux, des
atomes indestructibles, dont l'existence expliquerait tous les
phénomènes physiques, tandis qu'elle-même ne pourrait être
rapportée qu'à un décret immédiat de la volonté créatrice.
La raison n'aurait pas moins de peine à admettre qu'un décret
primitif et inexplicable eût donné la préférence à telle forme
polyédrique sur telle autre ; eût choisi tel nombre de degrés
et de minutes plutôt que tel autre, pour l'inclinaison de deux
faces ou de deux arêtes ; eût donné aux arêtes des polyèdres,
aux rayons des sphères, aux axes des ellipsoïdes, telle fraction
de millionièmes de millimètre plutôt que telle autre : comme
182 CHAPITRE VIII.
si, en fait de grandeur et de petitesse, tout n'était pas relatif,
et qu'il pût y avoir de raison intrinsèque pour que les atomes
et les systèmes d'atomes fussent construits plutôt sur une
échelle que sur une autre. Mais nous ne voulons pas insister
davantage ici sur cet argument, tout leibnitzien, qui rentre
dans les considérations que nous devons développer un peu
plus loin, à propos de la critique de l'idée d'espace.
Est-ce à dire qu'il faille substituer à l'hypothèse vulgaire
des atomes de dimensions finies, quoique extrêmement petites,
et de figures déterminées, quoique inconnues, une autre hypo-
thèse sur la constitution des corps, du genre de celles que
Leibnitz lui-même, et d'autres philosophes qu'on appelle
dynamisies, ont proposées? Pas le moins du monde, puisque ce
serait reproduire sous une autre forme la prétention que nous
croyons insoutenable, celle de pénétrer l'essence des choses et
d'en assigner les premiers principes. Tout au contraire, nous
admettrons que la théorie atomistique est d'un usage néces-
saire ; qu'on ne saurait s'en passer dans le langage des sciences,
parce que notre imagination a besoin de se reposer sur quelque
chose, et que ce quelque chose, en vertu des faits que nous
avons analysés en traitant des sensations, ne peut être qu'un
atome ou corpuscule étendu et figuré ; mais la raison inter-
vient pour abstraire l'idée, ou ce qui fait l'objet d'une véri-
table connaissance, d'avec l'image qui lui sert de soutien, et
dont l'intervention nécessaire n'est que la conséquence des
lois de notre organisation. L'hypothèse atomistique est au
nombre de ces hypothèses dont l'emploi, si fréquent dans les
sciences, ne doit pas être blâmé, pourvu que l'on ne commette
pas la méprise de prendre pour les matériaux de la construc-
tion scientifique ce qui n'en est que l'échafaudage extérieur ;
et pourvu qu'on reconnaisse bien que ces conceptions hypo-
thétiques ne sont pas introduites à titre d'idées, mais à titre
d'images, et à cause de la nécessité où se trouve l'esprit humain
d'enter les idées sur des images (112).
117. — Il est temps que cette discussion nous conduise à
parler des propriétés des corps qui doivent vraiment passer
pour fondamentales ; et d'abord, pour mieux distinguer les
faits positifs, les résultats certains de l'observation, d'avec
les conceptions hypothétiques qu'on pourrait y mêler, rappe-
lons brièvement les faits dans l'ordre où l'expérience les con-
DES CORPS. 183
State. D'une part, l'observation nous apprend que les corps
peuvent changer de figure, d'aspect et d'état, se désagréger et
se disperser, mais non s'anéantir ; de telle sorte que, si l'on
recueille soigneusement tous les produits nouveaux qui ont pu
se former, toutes les particules intégrantes du corps qui s'est
en apparence évanoui, la balance accusera ce fait capital, que
le poids total est resté le même, sans augmentation ni déchet ;
d'autre part, ce résultat de l'observation cadre bien avec une
loi de notre esprit, qui nous porte à concevoir quelque chose
d'absolu et de persistant dans tout ce qui se manifeste à nous
par des qualités relatives et variables. Enfin, des observations
plus délicates et une théorie plus avancée nous montrent cette
constance du poids dans les corps, malgré leurs changements
d'état, comme liée à une loi plus générale, en vertu de laquelle
les parcelles des corps, prises dans leur totalité, opposent la
même résistance à l'action des forces motrices, ou exigent la
même dépense de force pour prendre la même vitesse, quels
que soient l'aspect et le mode d'agrégation des parcelles, et
quelle que soit la nature de la force qu'on dépense pour leur
imprimer le mouvement. Or, afin d'exprimer qu'il faut dépen-
ser une force double, triple, ou répéter deux fois, trois fois la
dépense de la même force, à l'effet d'imprimer au corps A la
mêmevitessequ'aucorps B, on dit que la masse de A est double,
triple de celle de B ; de sorte qu'on énonce tous les résultats
d'expérience dont il vient d'être question, en disant, d'une
part, que le poids d'un corps est proportionnel à sa masse ;
d'autre part, que la masse d'un corps est quelque chose d'inva-
riable, de fondamental et de persistant, à travers toutes les
modifications que le corps est susceptible d'éprouver, et de
plus une grandeur mesurable, sui generis, à l'égard de laquelle
un corps peut être comparé à un autre corps, mais qui, dans le
même corps ou dans la collection des parties dont un corps
se compose, ne saurait être aucunement augmentée ni dimi-
nuée.
Ceci nous indique le sens qu'on doit attribuer, dans le lan-
gage de la physique, au terme de matière, qui a d'ailleurs ou
qui a eu, dans la langue commune et dans la terminologie
philosophique, des acceptions très diverses. Ces objets que
nous appelons corps et qui tombent immédiatement sous nos
sens, sont sujets à périr dans leur individualité par la disso-
184 CHAPITRE VIII.
lution de leurs parties ; ce qui persiste après la destruction ou
le changement du corps, en restant invariable dans la collec-
tion des parties, c'est ce que nous nommons la matière ; c'est
le sujet, le subsiratum inconnu et insaisissable dont la masse
(qui tombe dans le domaine de notre observation) est pour
nous l'attribut constant et caractéristique ; puisque telle est
la constitution de notre esprit qu'il se trouve forcé de conce-
voir un subsiratum ou un soutien insaisissable de toutes les
qualités qu'il saisit, et forcé pareillement d'accommoder le
discours à la forme nécessaire de ses conceptions. Que si, outre
les propriétés telles que la masse, communes à tous les corps
pondérables, et indestructibles dans les parties dont ils se
composent, il y en a d'autres par lesquelles ces corps ou les
éléments de ces corps diffèrent radicalement les uns des autres,
de sorte que les qualités auxquelles tiennent ces différences
spécifiques doivent être réputées primitives ou irréductibles
au même titre que la masse et le poids, l'idée de matière impli-
quera aussi celle d'un sujet auquel adhèrent ces qualités diffé-
rentielles ; et il faudra admettre, non seulement des corps
différant les uns des autres, selon les arrangements divers des
parties d'une matière homogène, mais des matières diverses
ou hétérogènes ^. Voilà ce que l'expérience est capable de nous
enseigner relativement à la composition et à l'essence des
corps pondérables ; tout ce que l'imagination peut y ajouter
pour la représentation de cette essence, n'est d'aucune valeur
aux yeux de la raison. Si nous sommes portés, pour les causes
qu'on a dites, à nous représenter les corps qui tombent sous
nos sens comme construits avec d'autres corps qui échappent
aux sens (corpuscules ou atomes parfaitement impénétrables,
rigides, indestructibles, de figures et de dimensions inva-
riables), cette conception reste purement hypothétique : nous
ne savons si les masses de ces corpuscules seraient ou non pro-
* «Alors, pour la première fois, fut constatée l'hétérogénéité des sub-
stances et la nature des forces qui ne se manifestent pas par le mouvement,
et qui, à cAté de l'excellence de la forme, telle que l'entendaient Pytha-
gore et Platon, introduisirent aussi le principe de la composition et du
mélange. C'est sur ces différences de la forme et du mélange que repose
tout ce que nous savons de 1 a matière ; ce sont les abstractions sous
lesquelles nous croyons pouvoir embrasser l'ensemble et le mouvement
du monde, par la mesure et pari 'analyse. » A. de Humboldt. Cosmos,
t. II, p. 268.
DES CORPS. 185
portionnelles à leurs volumes, dépendraient ou non de leurs
figures, ou d'autres qualités dont nous n'avons nulle idée.
118. — Si nous sommes dans une ignorance invincible
sur ce qui fait l'essence de la matière tangible et pondérable,
à plus forte raison ne saurions-nous avoir aucune connais-
sance réelle de la nature de ce principe ou de ces principes
intangibles, incoercibles et impondérables auxquels nous
rapportons les merveilleux phénomènes de lumière, d'élec-
tricité, de chaleur, où l'on doit voir, non de simples accidents
des corps pondérables, mais bien, selon toute vraisemblance,
les manifestations d'une chose qui pourrait subsister encore,
même après l'anéantissement des corps pondérables. Il est
dans les lois de notre esprit d'avoir recours, pour les uns
comme pour les autres, aux mêmes images. Ainsi, lorsqu'un
physicien entreprend d'exposer les lois de la distribution de
l'électricité à la surface d'un corps conducteur, ou les lois
de la distribution du magnétisme dans un barreau aimanté, il
lui est commode d'imaginer un fluide ou plusieurs fluides
qui se répandent en couches d'épaisseur ou de densité varia-
bles ; mais il sait bien que ces fluides n'ont qu'une existence
hypothétique ; qu'au fond nous n'en avons nulle idée et qu'ils
ne sont un objet de connaissance réelle, ni pour le vulgaire,
ni pour les savants ; qu'ils ne figurent dans la théorie qu'en
manière d'échafaudages ou de constructions auxiliaires, pour
nous aider à concevoir et à formuler les lois qui régissent
des phénomènes dont la cause réelle nous échappe absolument.
D'ailleurs, et nonobstant cette identité d'images, tout indique
un contraste profond entre les propriétés de la matière pon-
dérable et celles des principes impondérables. Non seulement
ces principes échappent à la balance, comme leur nom l'in-
dique, mais ils semblent ne participer en rien à l'inertie de la
matière, puisqu'ils n'offrent au mouvement des corps pon-
dérables aucune résistance appréciable, et que leur accumu-
lation ou leur dispersion ne donne lieu à aucun accroissement
observable, ni à aucun déchet dans la masse. Tandis que la
masse d'un corps pondérable est quelque chose d'essentielle-
ment défini et limité, et en même temps quelque chose d'ab-
solument indestructible, il semble qu'on puisse indéfini-
ment tirer d'un corps de l'électricité on en ajouter, pourvu qu'on
en tire en même temps ou qu'on ajoute pareille dose d'élec-
186 CHAPITRE VIII.
tricité contraire ; il semble qu'on puisse sans contradiction
supposer que de l'électricité ou de la chaleur sont détruites ou
créées de toutes pièces par l'effet des actions chimiques ou
moléculaires ; et en un mot, tout ce qui est le fondement
réel de l'idée de matière pour ce qui touche aux corps pondé-
rables, ou paraît contraire à l'expérience, ou du moins n'a
pas été jusqu'ici constaté par l'expérience, en ce qui concerne
les prétendus fluides impondérables.
119. — Revenons à l'idée de force, que nous avons vue être
en corrélation nécessaire avec les idées de masse et de ma-
tière. Dans une foule de circonstances, les corps sont mani-
festement inertes, c'est-à-dire qu'ils ne se mettent en mouve-
ment que sous l'action d'une force extérieure et apparente ;
dans d'autres cas il semble que les corps, même privés de
tout principe de vie, se déplacent d'eux-mêmes ou sont agités
d'un mouvement intérieur ; et enfin la faculté du mouvement
spontané paraît caractériser les corps vivants. Mais tout
cela change avec les circonstances extérieures et la consti-
tution intime du corps ; tandis que ce qui persiste dans les
éléments des corps ou dans ce que nous nommons la matière,
c'est Vinerlie, à savoir la propriété d'exiger pour se mouvoir
la dépense d'une certaine force, proportionnelle à la masse
mise en mouvement, quand la vitesse est la même, et propor-
tionnelle à la vitesse imprimée, quand la masse reste la même.
Voilà comment, sans rien préjuger sur l'inertie ou sur l'ac-
tivité des êtres complexes auxquels nous donnons le nom
de corps, on est autorisé à dire que la matière est inerte ;
et dès lors il n'y a rien de plus naturel et de plus conforme à la
subordination observée entre les phénomènes, que de conce-
voir une force qui, en agissant sur la matière dont un corps
est formé, lui imprime l'activité et le mouvement, même
dans les cas où nous ne sommes pas frappés de l'action d'une
force extérieure et apparente.
L'expérience nous enseigne que l'inertie de la matière
consiste, non seulement à rester dans l'état de repos quand
aucune force ou cause de mouvement ne la sollicite, mais à
persévérer dans l'état de mouvement et à continuer de se
mouvoir d'un mouvement rectilignc et uniforme, quand nulle
force ou nul obstacle extérieur ne viennent arrêter son mou-
vement, ou en changer, soit la vitesse, soit la direction. Un
DES CORPS. 187
dit en conséquence que l'inertie de la matière consiste dans
l'indifférence au repos et au mouvement ; de sorte que ce
qu'on nomme la mobilité des corps ne doit pas être regardé
comme une qualité spéciale, mais seulement comme une
conséquence du principe de l'inertie de la matière.
120. — L'idée de force provient ordinairement du senti-
ment intime que nous avons de notre puissance comme
agents mécaniques, et de l'efîort ou de la tension musculaire
qui est la condition organique de l'exercice de cette puis-
sance. Nous étendons cette idée, en supposant que quelque
chose d'analogue réside dans tous les agents capables de
produire les mêmes effets mécaniques, et nous disons : la
force de la vapeur, la force d'un cours d'eau, la force du
vent. Par un procédé d'abstraction familier aux géomètres,
ils mettent de côté toutes les qualités physiques qui distin-
guent si profondément ces agents divers ; ils ne tiennent
compte que de la direction suivant laquelle ces forces ten-
dent à mouvoir les corps qu'elles sollicitent, et de la vitesse
qu'elles tendent à leur imprimer ; pour eux deux forces
sont égales lorsqu'elles tendent à imprimer à une masse dé-
terminée des vitesses égales, quelles que soient d'ailleurs
la nature de l'agent et les conditions physiques de l'action
qu'il exerce. On n'a pas besoin de scruter davantage l'ori-
gine et le fondement de l'idée de force, pour constater par
l'expérience ou pour établir par le raisonnement les principes
généraux de la mécanique, et pour en suivre par le calcul les
conséquences éloignées. Mais la philosophie naturelle ne
s'arrête pas là : en effet, il est bien évident que le ressort d'un
gaz ou d'une vapeur, et à plus forte raison la tension d'un
muscle sont des phénomènes dérivés et complexes, qui ont
besoin d'être expliqués par des faits plus simples, bien loin
de pouvoir fournir le type primordial qui servirait à l'expli-
cation des autres phénomènes. Il en est des forces comme
des corps ; pour les unes comme pour les autres, ce qui affecte
immédiatement notre sensibilité, ce qui est l'objet immédiat
de nos perceptions, n'est point la chose fondamentale et
primitive, mais un produit compliqué qu'il faut tâcher de
soumettre à l'analyse pour en saisir, s'il se peut, les principes
et le fondement.
121. — L'école cartésienne avait voulu proscrire l'idée
188 CHAPITRE VIII.
de force, en l'assimilant aux qualités occultes de l'ancienne
scolastique ; et le fond de sa doctrine consistait à vouloir
tout expliquer au moyen de corpuscules, les uns plus gros-
siers ou de plus grandes dimensions, les autres plus petits ou
plus subtils, qui, dans leurs mouvements, se déplaçaient
nécessairement les uns les autres, en vertu de leur impéné-
trabilité : comme si l'impénétrabilité et la mobilité d'une
portion circonscrite de l'étendue n'étaient pas aussi des
qualités occultes ou inexplicables, et dont nous ne nous fai-
sons une idée, vraie ou fausse, qu'à la faveur d'un phénomène
complexe et inexpliqué, celui de la constitution des corps
solides qui tombent sous nos sens. A la vérité, si l'on admet,
d'une part des molécules solides et impénétrables, d'autre
part des forces par lesquelles ces molécules agissent à dis-
tance les unes sur les autres, sans l'intermédiaire de liens
matériels formés d'autres corpuscules contigus et impéné-
trables, on fait deux hypothèses au heu d'une, on confesse
deux mystères au lieu d'un, et il ne faut pas accroître sans
nécessité le nombre des mystères ou des faits primitifs et
irréductibles : mais il est clair et nous avons déjà montré
que, l'action à distance une fois admise, l'étendue, la figure
et l'impénétrabilité des atomes ou des molécules élémentaires
n'entrent plus pour rien dans l'explication des phénomènes,
et ne servent plus que de soutien à l'imagination ; de sorte
qu'en réalité il n'intervient, dans la physique newtonienne
qui est celle de toutes les écoles contemporaines, comme dans
la physique cartésienne depuis longtemps passée de mode,
qu'un seul principe hypothétique de toutes les explications
doctrinales, soit la notion de la force ou de l'action à distance,
soit la notion de la communication du mouvement par le
contact, en vertu de l'impénétrabilité des molécules contigu es.
122. — Ce n'est que par l'épreuve, c'est-à-dire par l'appli-
cation eiïective d'un principe à l'enchaînement rigoureux
et mathématique des faits naturels, que l'on peut juger de
la valeur du principe. Newton a eu la gloire de soumettre
à une telle épreuve, et de la manière la plus décisive, l'idée
de force ou d'action à distance. Il faisait, quoi qu'il en ait dit,
une hypothèse et même des plus hardies, en imaginant dans
toutes les particules de la matière pondérable une force dont
la pesanteur des corps terrestres n'est qu'une manifestation
DES CORPS. 189
particulière, et qui fait que ces particules, séparées les
unes des autres, agissent pourtant toutes les unes sur les
autres : mais, de cette hypothèse est sortie, grâce au génie
de cet homme illustre et de ses successeurs, l'explication
la plus complète des plus grands et des plus beaux phéno-
mènes de l'univers. La simplicité de la loi du décroissement
de la force par l'accroissement de la distance, la raison géomé-
trique qu'on peut assigner à cette loi, tout concourt à nous
la faire regarder comme une loi fondamentale de la nature :
et ceci s'applique également à d'autres forces qui jouent un
rôle dans l'explication des phénomènes physiques, et qui
suivent la même loi que la gravitation newtonienne.
Mais les théories des physiciens modernes n'ont plus le
même caractère, lorsqu'il s'agit pour eux d'expliquer, en
partant toujours de l'idée d'une action à distance entre
des particules disjointes, les phénomènes que les corps nous
présentent dans leur structure intime et moléculaire. Alors
ils imaginent des forces dont la sphère d'action ne s'étend
qu'à des distance insensibles pour nous, et comprend néan-
moins un nombre comme infini de molécules : ce sont là (115)
les deux nouveaux postulats sans lesquels deviendrait im-
possible toute tentative d'explication des phénomènes
moléculaires au moyen des principes de la mécanique ra-
tionnelle, c'est-à-dire au moyen des notions de masse et
d'action à distance, combinées avec les théorèmes de la géo-
métrie. Toutefois il s'en faut bien qu'à la faveur même
de ces postulats, les essais des géomètres et des physiciens
aient abouti à une théorie comparable à celle de la gravita-
tion universelle, expliquant tous les phénomènes observés,
et devançant souvent les résultats de l'observation.
123. — Si l'on considère notamment, parmi les phéno-
mènes moléculaires, ceux qui font l'objet de la chimie, on
voit que les théories chimiques sont parfaitement indé-
pendantes de toute hypothèse à l'aide de laquelle on vou-
drait donner, par la mécanique, une explication de ces phéno-
mènes. Les progrès de la mécanique n'ont point contribué
à avancer la chimie, et les progrès de la chimie n'ont nulle-
ment réagi sur la mécanique. Il ne serait même pas difficile
de montrer que les phénomènes chimiques répugnent, par
tous leurs caractères, à une explication qui prendrait sa
190 CHAPITRE VIII.
source dans les conceptions de la mécanique rationnelle et de
la géométrie. Les attractions ou répulsions entre des molé-
cules à distance ne doivent produire que des efïets régis par
la loi de continuité : les affinités chimiques ne donnent lieu
qu'à des associations ou à des dissociations brusques, et à
des combinaisons en proportions définies. D'où viendrait
cette distinction tranchée entre différents états molécu-
laires, si les actions chimiques, ne variant qu'en raison des
distances, n'éprouvaient que des altérations infiniment
petites, quand les distances ne varient elles-mêmes qu'in-
finiment peu ? De même, si les atomes élémentaires dis-
joints ne différaient les uns des autres que par les dimen-
sions et par les figures, ou si les groupes qui constituent les
molécules chimiques composées ne différaient que par le
nombre et par la configuration des atomes élémentaires,
maintenus à distance les uns des autres dans l'intérieur de
chaque groupe, on ne voit pas comment il serait possible
d'expliquer la distinction essentielle des radicaux et des
composés chimiques, et tout le jeu des affinités qui produi-
sent les compositions et les décompositions dont le chimiste
s'occupe. La différence des masses ne peut pas plus que la
difïérence des configurations et des distances rendre raison
de tous ces phénomènes, puisque la masse est sujette aussi
dans ses variations à la loi de continuité, et qu'au surplus
la théorie des équivalents chimiques manifeste un contraste
des plus remarquables entre la masse que l'on considère en
mécanique, laquelle se mesure par le poids et par l'inertie
des corps, et ce que l'on pourrait nommer la masse chi-
mique, laquelle est mesurée par la capacité de saturation.
Donc, de toute façon, l'on arrive avec M. de Humboldt
(117, note) à cette conséquence, que les phénomènes chi-
miques sont inexplicables par les seuls principes de la mé-
canique ; et que les notions d'affimité ou d'attraction élective,
sur lesquelles reposent les explications des chimistes, sont
des notions irréductibles à inscrire sur le catalogue des idées
premières que la raison admet sans les exphqucr, et qu'elle
est forcée d'admettre pour l'enchaînement des faits observés.
124. — Ainsi, d'une part, nous avons l'idée d'une certaine
subordination entre diverses catégories dans lesquelles
se rangent les phénomènes de la nature, et entre les théo-
DES CORPS. 191
ries scientifiques accommodées à l'explication des faits de
chaque catégorie ; d'autre part, nous comprenons que, dans
le passage d'une catégorie à l'autre, il peut se présenter
des solutions de continuité qui ne tiennent pas seulement à
une imperfection actuelle de nos connaissances et de nos
méthodes, mais bien à l'intervention nécessaire de nouveaux
principes pour le besoin des explications subséquentes, et
à l'impossibilité radicale de suivre le fil des déductions d'une
catégorie à l'autre, sans le secours de ces nouveaux principes
ou postulats, et en quelque sorte sans un changement de
clé ou de rubrique. Il n'y aurait rien de plus utile, pour la
saine critique de l'entendement humain, qu'une table exacte
de ces clés ou de ces rubriques diverses. A commencer par
Aristote, les logiciens ont plusieurs fois essayé de dresser l'in-
ventaire des idées fondamentales ou des catégories sous
lesquelles toutes nos idées peuvent se ranger ; mais le goût
d'une symétrie artificielle ou d'une abstraction trop forma-
liste ne leur a permis jusqu'ici, ni de tomber d'accord sur la
rédaction du catalogue, ni d'en tirer parti pour le progrès
de nos sciences et de nos méthodes, pour la connaissance de
l'organisation de l'esprit humain ou de ses rapports avec
la nature extérieure. Maintenant, au contraire, que les sciences
ont pris tant de développements inconnus aux anciens,
c'est le cas de déterminer a posteriori et par l'observation
même, quelles sont les idées ou les conceptions primitives et
irréductibles auxquelles nous recourons constamment pour
l'intelligence et l'explication des phénomènes naturels, et
qui dès lors doivent nous être imposées, ou par la nature
même des choses, ou par des conditions inhérentes à notre
constitution intellectuelle.
II importe encore moins de bien distinguer les catégories
vraiment distinctes, que de se faire une juste idée de leur subor-
dination hiérarchique. Or, déjà par ce qui précède, il semble
que la marche de la nature consiste à passer de phénomènes
plus généraux, plus simples, plus fondamentaux, plus per-
manents, à des phénomènes plus particuHers, plus complexes
et plus mobiles. Dans l'étude scientifique des lois de la nature
se présentent, en première Hgne, les propriétés générales de la
matière, les lois fondamentales de la mécanique, celles de la
gravitation universelle. De ces lois et de quelques autres qui,
192 CHAPITRE VIII.
pour être moins bien connues, n'ont probablement pas moins
d'extension et de généralité, dépendent les grands phénomènes
cosmiques, et comme la charpente de l'univers ou les traits fon-
damentaux du plan de la création. Il faut y rapporter la con-
stitution des systèmes astronomiques, la régularité presque
géométrique des mouvements et des figures des astres, tous
ces beaux phénomènes qui nous frappent également par leur
simplicité et par leur grandeur, et qui ont de tout temps
excité à un haut degré l'admiration des hommes : aussi bien
dans les âges de poétique ignorance, qu'à l'époque où la ri-
gueur des méthodes scientifiques, la sécheresse des calculs et
des formules semblent ne plus laisser de place aux émotions
de l'âme et à la pompe des images.
D'autres phénomènes viennent se subordonner à ceux-là,
comme les détails et les ornements d'un dessin aux traits géné-
raux qui caractérisent les mouvements et les attitudes, comme
les variétés spécifiques et individuelles aux grands caractères
qui marquent le type d'un genre ou d'une classe. Ce sont les
phénomènes que nous nommons moléculaires, parce que nous
n'avons d'autre manière de nous en rendre compte que
d'imaginer la matière dans un état d'extrême division qui dé-
passe de bien loin les limites de la perception sensible, et de
comparer ce qui se passe entre les dernières particules aux
actions qu'on observe entre les corps dont les dimensions et les
formes tombent sous nos sens. Mais, quoi qu'il en soit de cette
hypothèse, quelque raison qu'on veuille assigner à ce par quoi
les éléments des corps diffèrent intimement et chimiquement,
il y a là une cause de distinction spécifique qui, en se joignant
aux propriétés générales de la matière, d'où résultent les grands
phénomènes cosmiques, donne naissance à des phénomènes
d'un autre ordre, plus compHqués, plus particuliers, moins
stables ; et, dans cette complication même, la nature procède
graduellement : de manière que, plus s'accroît la complica-
tion des combinaisons chimiques, moins elles offrent de per-
manence et de stabilité, plus les phénomènes auxquels elles
donnent lieu sont particuliers, mobiles et pour ainsi dire
éphémères.
Hâtons-nous cependant de le dire : ces inductions qui ne
s'appuient encore que sur la contemplation des phénomènes
du monde physique et matériel, abstraction faite des merveilles
DES CORPS. 193
de l'organisation et de toutes les manifestations de l'activité
vitale, seraient insuffisantes pour faire nettement ressortir la
subordination hiérarchique sur laquelle notre attention est
fixée dans ce moment : car il ne suffît pas de posséder les pre-
miers termes d'une série pour en saisir la loi, et surtout pour
être sûr de la loi qu'on croit saisir. Il faut donc passer à l'exa-
men de phénomènes d'un autre ordre, plus variés et plus
riches, plus propres à fournir des rapprochements féconds, et
voir s'ils peuvent se classer ou s'ils se classent d'eux-mêmes,
en conformité du principe de subordination que déjà la compa-
raison des phénomènes de la nature inorganique nous fait
pressentir.
13
CHAPITRE IX
De la vie et de la série des phénomènes qui dépendent
DES actions vitales.
125. — En suivant la progression indiquée dans le chapitre
précédent, on est amené à considérer les phénomènes les plus
simples que nous offre la nature vivante, et qui pourtant dé-
passent déjà de beaucoup, par le degré de complication, les
phénomènes les plus complexes de la physique corpusculaire.
Pour l'explication des phénomènes de la nature vivante, il faut
tenir compte des propriétés fondamentales de la matière ; il
faut savoir appliquer la mécanique des solides et celle des
fluides ; il faut surtout faire intervenir les actions chimiques ;
et le choix même que la nature a fait d'un petit nombre d'élé-
ments chimiques, jouissant de propriétés singulières, pour
fournir presque exclusivement les matériaux du règne organi-
que, indique assez qu'il faut puiser dans la chimie les condi-
tions les plus immédiates du développement des forces orga-
niques ; mais d'un autre côté, si le chimiste regarde comme
chimérique l'entreprise de ramener à un problème de méca-
nique ordinaire l'explication des phénomènes qu'il étudie et
des lois qu'il constate, le physiologiste regarde comme encore
bien plus chimérique la prétention d'expliquer, par le seul
concours des lois de la mécanique et de la chimie, un des phé-
nomènes les plus simples de la vie organique, la formation
d'une cellule, la production d'un globule du sang, ou, parmi
les fonctions plus complexes et qui néanmoins dépendent le
plus immédiatement du jeu des actions chimiques, la diges-
tion des aliments, l'assimilation des lluidcs nourriciers. Encore
moins surmonterait-on la répugnance de la raison à admettre
DE LA VIE. 195
que la solution de l'énigme de la génération puisse sortir
des formules du géomètre ou du chimiste. A l'apparition des
êtres organisés et vivants commence un ordre de phénomènes
qui s'accommodent aux grandes lois de l'univers matériel, qui
en supposent le concours incessant, mais dont évidemment la
conception et l'explication scientifique exigent l'admission
expresse ou tacite de forces ou de principes ajoutés à ceux qui
suffisent à l'explication de phénomènes plus généraux et plus
permanents.
126. — Si l'on entre dans plus de détails, la même progres-
sion s'observe encore. Tous les êtres organisés, végétaux ou
animaux, ont certaines qualités communes, certaines fonctions
analogues : de manière qu'il semble que l'animal ne diffère du
végétal, comme l'indiquait Linné dans son style aphoristique,
que par l'insertion d'une vie sur une autre, idée qu'Aristote
avait professée, et à laquelle Bichat a donné un développement
lumineux, par le contraste qu'il a si bien établi entre la vie
organique, commune aux végétaux et aux animaux, toujours
agissante, jamais suspendue, commençant et finissant la der-
nière, toujours obscure et sans conscience d'elle-même, et la
vie animale, essentiellement irrégulière ou périodique, appa-
raissant plus tard et finissant plus tôt, se perfectionnant gra-
duellement avec le système d'organes qui y est affecté dans les
diverses espèces de la série animale ; en un mot (conformé-
ment à la loi que nous signalons) imprimant aux phénomènes
qui en relèvent plus d'élévation et moins de fixité qu'il n'y en a
dans les phénomènes de la vie organique qui lui sert de fon-
dement. Ce n'est pas ici le lieu d'examiner les objections de
détail que rencontre la théorie de Bichat ; le fond de ses idées
est entré dans la science, est devenu la base de l'enseignement ;
et les objections prouvent seulement la difficulté ou l'impossi-
bilité de soumettre à la rigueur de nos distinctions catégoriques
les phases par lesquelles passent les phénomènes de la nature
dans leur mouvement d'évolution progressive. Il est clair
d'ailleurs que, quand bien même on serait parvenu à expliquer
par la physique et la chimie tous les phénomènes de l'organi-
sation végétale, et tout ce qui peut être assimilé dans les ani-
maux à la vie organique du végétal, on n'aurait pas l'expli-
cation d'un phénomène de la vie animale, d'une sensation,
d'un plaisir, d'un appétit. Dans le passage d'un ordre de phé-
196 CHAPITRE IX.
nomènes à l'autre se trouverait toujours un hiatus qu'on
essaierait vainement de déguiser par les artifices du langage
ou de voiler sous l'ambiguïté des termes.
127. — Le contraste que Bichat a si heureusement marqué
entre la vie organique et la vie animale, n'a-t-il pas la plus
grande ressemblance avec le contraste entre la chair et l'es-
prit ^, entre la vie animale, commune à l'homme et aux espèces
inférieures, quoique différant dans ses manifestations et par ses
degrés de perfectionnement, et la vie intellectuelle et morale
propre à l'homme seul, et (on peut le dire) donnée à tous les
hommes, quoique sujette aussi à des diversités infinies dans
ses manifestations, selon les aptitudes et les degrés de culture
des individus et des races? Tous les grands peintres de la na-
ture humaine, tous ceux qui l'ont étudiée dans un but pra-
tique, et par conséquent sans préoccupation des systèmes
métaphysiques et des subtilités d'école, n'ont-ils pas vive-
ment exprimé ce dernier contraste que la conscience du genre
humain proclame, que le sentiment intérieur indique à
l'homme le plus grossier, le moins enclin aux raffinements ou
à l'enthousiasme mystique ? Ces deux hommes, ou plutôt ces
deux vies distinctes (quoiqu'elles se pénètrent mutuellement
à l'instar des deux vies organique et animale) ne suivent-elles
pas des allures différentes ; n'ont-elles pas leurs périodes
distinctes d'enfance, de jeunesse, de virilité et de déclin ?
L'une n'est-elle pas plus élevée dans ses principes et dans
ses tendances, l'autre plus fondamentale et plus fixe dans
ces caractères ? Mais, tandis que la distinction de Bichat a
été amenée par les progrès de l'observation scientifique, il
semble que la métaphysique, en se raffinant, n'ait pu se con-
tenter d'une distinction sentie par le vulgaire, sur laquelle,
dès le berceau des civilisations, ont été fondées les morales et
les religions. Dans les temps modernes surtout, l'importance
exclusive que Descartes (en cela seulement disciple outré
d'Aristote) a attachée à la notion métaphysique de sub-
stance, ses explications fondées sur la distinction de deux
substances dont l'essence consisterait, pour l'une dans
l'étendue, pour l'autre dans la pensée, ont habitué à consi-
' « Video aliani Icf^cm in mcinbris mois, rcpuf^nanleni Icgi mentis
meae. » S. Paul, ad Rom. VII, 23. Voyez dans Buffon l'ailicle intitulé
Homo duplex.
DE LA VIE. 197
dérer comme un préjugé indigne de logiciens rigoureux la
distinction entre l'âme sensitive et l'âme raisonnable, dis-
tinction si familière aux Anciens i, proclamée par les premiers
docteurs du christianisme 2, conservée dans la scolastique du
moyen âge ^, soutenue par Bossuet lui-même *, tout enclin
qu'il était au cartésianisme avec les grands esprits de son
siècle; distinction qui n'est autre que celle de la vie animale
* « Tv Se àvôpMTTOu «l/uy.V StapsÏTÔai Tpt)(Yi, s"; t£ voyv xal çpéva; xal
0\)\i6'r voûv [JL£V O'jv eîvat y.al 6y[iôv xal èv toïç oilloiz ^woiç" «ppéva; 6e [X.6vov
èv àvOpwTrw. » DiOG. Laert. VIII, 30.
« Pythagoras primum, deinde Plato, animum in duas partes divi-
dunt, alteram rationis participem, alteram expertem; in participe rat o-
nis ponunt tranquillitatem, id est placidam quietamque constantiam :
in illa altéra motus turbidos, tum irse, tum cupiditatis, contraries ini-
micosque rationi. » Cic, Tusc, IV, 5.
* «Voyons où est placé le point de réunion de l'homme extérieur
et de l'homme intérieur. Tout ce que nous avons dans l'existence de
commun avec la brute appartient à l'homme extérieur. En effet, ce
n'est pas seulement le corps qu'il faut appeler l'homme extérieur, c'est
aussi cette portion de la vie qui soutient l'organisme. Lorsque les images
des objets déposées dans la mémoire reviennent par le souvenir, c'est
encore un acte qui appartient à l'homme extérieur ; et les animaux
mêmes peuvent recevoir par les sens l'impression des objets du dehors,
en garder le souvenir, et entre ces objets rechercher ce qui leur est utile,
fuir ce qui leur est déplaisant. Mais noter ces impressions, les retenir
non seulement sous une sensation immédiate', mais en les confiant exprès
à la mémoire, et lorsqu'elles commencent à s'efîacer par l'oubli, les
graver de nouveau par le ressouvenir et la réflexion, de sorte que la
mémoire ayant d'abord fourni matière à la pensée, ensuite la pensée
affermisse la mémoire, se créer enfin une vue fictive des objets, en recueil-
lant et en rapprochant de çà et de là ce qui était dispersé, et dans cet
ensemble discerner le vraisemblable du vrai, non pour les choses spi-
rituelles, mais pour les choses matérielles, cette épreuve et toute autre
semblable, quoique faite sur des objets sensibles et par l'entremise des
sens, ne se fait pas en dehors de la raison et n'appartient qu'à l'homme.
L'œuvre d'une raison plus haute encore, c'est de juger des objets corporels
d'après les règles idéales et éternelles. » S. Augustin, Traité de la Tri-
nité ; fragment traduit par M. Villemain, dans le Tableau de l'éloquence
chrétienne au iv^ siècle.
' « L'âme a trois puissances ou facultés, celle de végéter, celle de
sentir, celle de juger. L'âme en exerce une dans les plantes, deux dans les
animaux ; dans l'homme elle les exerce toutes trois ; elle a le conseil et
le jugement avec la végétabilité et la sensibilité ; c'est ce qu'on appelle
la rationalité ou la raison. » Abélard, Dialectique. Voy. l'ouvrage inti-
tulé Abélard, par M. de Rémusat, t. 1, p. 462.
* Voyez notamment le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même,
chap. v, § 13. C'est encore Bossuet qui a dit ailleurs : « On voit le grand
ouvrage qui commence, qui se continue, qui s'achève. Dans ses desseins.
Dieu toujours avance : il va de la matière à la vie, de la vie à l'intelli-
gence, de l'intelligence à l'âme, et il ne s'arrête que lorsqu'il a créé l'homme,
c'est-à-dire l'être qui le connaît.
198 CHAPITRE IX.
et de la vie intellectuelle, lorsqu'on écarte toute hypothèse
transcendante sur l'essence des causes, pour s'en tenir à ce
que donne l'observation des phénomènes.
128. — Cependant la métaphysique de Descartes n'avait
pu se soutenir nulle part, comme principe de l'interprétation
scientifique de la nature. L'idée de force, bannie de l'école
cartésienne, remise en honneur dans la philosophie de Leib-
nitz, fournissait à Newton l'explication admirable des plus
grands phénomènes de l'univers ; à l'imitation de Newton, les
géomètres, les physiciens, les chimistes employaient tous,
sous diverses formes, l'idée de force ou d'action à distance ;
les physiologistes proclamaient la nécessité d'admettre des
forces vitales et organiques pour l'explication des phénomènes
que présentent les êtres organisés et vivants ; le bon sens
répugnait à ce que l'on ne vît dans les animaux que des
machines ou des appareils chimiques ; il ne devait pas moins
répugner, par la même raison, à ce que l'on ne vît dans
l'homme intelligent et moral qu'une machine, une plante ou
un animal de structure plus compliquée, quoiqu'il y ait cer-
tainement à étudier dans l'homme des phénomènes méca-
niques, chimiques, une vie organique servant de soutien à la
vie animale, et une vie animale sur laquelle vient s'enter la vie
intellectuelle et morale. L'absurdité est la même à confondre
ou à identifier avec un terme quelconque de la progression
hiérarchique tous ceux qui le précèdent ou qui le suivent. On
ne réussit ni mieux ni plus mal à tirer de la sensation une idée
ou une conception rationnelle, qu'à faire éclore du conflit des
actions chimiques le germe d'un arbre ou d'un oiseau, et à
faire sortir la sensation de couleur d'un mode d'ébranlement
du nerf optique. Au lieu du mystère unique de l'union entre
la matière et l'esprit (c'est-à-dire, suivant Descartes, entre
l'étendue et la pensée), il faut admettre une succession
de mystères, toutes nos explications scientifiques suppo-
sant l'intervention successive et le concours harmonique
de forces dont l'essence est impénétrable, mais dont l'irré-
ductibilité est pour nous la conséquence de l'irréductibilité
des phénomènes qui en émanent : de manière qu'il y ait
toujours dans le champ des connaissances humaines des
espaces éclairés, séparés par des intervalles obscurs, comme
l'œil en discerne dans l'étendue du spectre solaire, quand
DE LA VIE. 199
il s'arme pour cela de verres d'un grossissement suffisant.
En définitive (et c'est là le point sur lequel nous voulons
insister ici), ces forces mystérieuses et irréductibles nous appa-
raissent comme étant subordonnées les unes aux autres dans
leurs manifestations. La loi hiérarchique est évidente : nous
voyons constamment des phénomènes plus particuliers, plus
complexes, et qui, dans leur particularité et leur complexité
croissantes, impliquent l'idée d'un plus haut degré de perfec-
tionnement, s'enter sur des phénomènes plus généraux, plus
simples, plus constants, et qui, par leur généralité et leur
fixité relatives, nous semblent participer à un plus haut degré
à la réalité substantielle. De là, suivant la tournure des intelli-
gences, un penchant à apprécier l'importance d'un ordre de
phénomènes par le degré d'élévation et de perfectionnement,
ou au contraire par le degré de généralité et de fixité. Ces deux
penchants contraires sont ce qu'il y a de vraiment caractéris-
tique dans l'antagonisme des tendances spiritualistes et maté-
rialistes : tendances que l'on peut remarquer chez ceux mêmes
qui font profession d'ignorer absolument ce que c'est que
l'essence de la matière et l'essence de l'âme, et qui ne subor-
donnent pas l'étude des lois de la nature à des systèmes onto-
logiques sur les choses qui passent tous nos moyens de con-
naître.
129. — Dans l'étude de la nature vivante, une question
générale plane sur toutes les autres : faut-il regarder les fonc-
tions vitales comme le résultat et l'effet de l'organisation, ou
bien l'organisation est-elle le résultat et l'effet des forces vitales
et plastiques ? L'esprit humain tourne fatalement dans ce cer-
cle, parce qu'il lui est également impossible de concevoir que
l'organisation précède la vie, et que la vie précède l'organisa-
tion, sinon dans le temps, du moins en puissance. Il n'y a pas
moyen de concevoir la vie comme antérieure à l'organisation ;
car où serait le subsiratum des forces vitales et plastiques, tant
que l'organisme n'existe pas ? D'autre part, il est déraison-
nable et contraire à toutes les observations d'admettre que
l'organisation produise la vie : car on distingue nettement
les propriétés vitales des tissus d'avec leurs propriétés méca-
niques, physiques ou chimiques, lesquelles subsistent après que
la vie s'est éteinte, ou l'état du germe simplement organisé
d'avec l'état du germe vivifié par la fécondation. D'ailleurs
200 CHAPITRE IX.
l'élément organique le plus simple, un globule, une cellule,
témoignent déjà d'un plan de structure et d'une coordination
de parties dont on ne pourrait rendre raison par un concours
de forces physiques, agissant de molécule à molécule, à la
manière de celles que nous admettons pour l'explication des
formes des corps inorganiques. A supposer même que la for-
mation des éléments dont nous parlons pût être rapportée à un
mode de cristallisation sui generis, on serait arrêté à chaque
pas dans le passage à des formations plus complexes ; et l'on ne
se trouverait pas plus avancé pour expliquer, par exemple,
comment les rudiments des organes se coordonnent et s'asso-
cient, en marchant à la rencontre les uns des autres dans la
formation de l'embryon par épigénèse, ou commentse régénère
le membre amputé de l'écrevisse avec la même forme et les
mêmes pièces que le membre primitif. On sent, mieux qu' on ne
comprend, qu'en pareil cas la force plastique et l'énergie
vitale, loin d'attendre pour agir la formation des organes,
loin d'être le résultat et la suite d'une disposition des parties
amenés par le concours de forces inorganiques, gouvernent et
déterminent au contraire la formation de l'organisme, qui ne
cesse pourtant pas de régler et de modifier, à mesure qu'il se
développe, les manifestations de l'énergie vitale et plastique.
Ainsi, dans l'être organisé et vivant, l'organisation et la vie
jouent simultanément le rôle d'effet et de cause, par une réci-
procité de relations qui n'a d'analogues, ni dans l'ordre des phé-
nomènes purement physiques, ni dans la série des actes soumis
à l'influence d'une détermination volontaire et réfléchie : d'où
il suit que nous ne pouvons, ni par les renseignements des
sens, ni par ceux de la conscience, nous faire jamais aucune
idée, aucune image du principe de ces mystérieux phénomènes.
Les fluides vitaux que l'on a quelquefois imaginés, à l'instar
des fluides impondérables, admis en physique, n'ont pas même
ici l'avantage de déguiser un peu notre ignorance ; et les
esprits sévères semblent maintenant s'être accordés pour
éviter la superfétation et l'abus de ces créations fantastiques.
130. — L'expression de forces vitales ou plastiques, qui
prévaut généralement, sans présenter à l'esprit une idée qui
puisse être nettement définie, a du moins cela de juste qu'elle
exprime bien une des propriétés les plus merveilleuses et les
plus certaines du principe inconnu de la vie et de l'organisation,
DE LA VIE. 201
celle de parcourir des phases diverses d'intensité et d'énergie.
La force de reproduction des organes détruits, dans les espèces
inférieures où une telle reproduction s'observe, s'affaiblit
et s'épuise par son action, de la même manière que s'affaiblit
et s'épuise, dans les espèces supérieures, la reproduction des
simples tissus, par une régénération trop souvent répétée ^.
Quand des animaux, comme le lombric terrestre, donnent, par
la simple section, des segments capables de régénérer chacun
un animal entier, on remarque que, si l'on soumet successi-
vement à l'amputation les segments régénérés, les êtres
successivement produits vont en se simplifiant et en s'abais-
sant dans l'échelle de l'organisation animale. D'autres espèces
présentent le phénomène, bien plus singulier encore, d'une
fécondation qui suffit pour plusieurs générations successives :
mais pourtant la vertu prolifique finit par s'épuiser, et elle
n'est pas transmise sans déchet d'une génération à la sui-
vante ; et par une cause analogue, s'il arrive rarement que les
croisements des espèces soient féconds, il arrive beaucoup plus
rarement que les produits soient féconds eux-mêmes, et plus
rarement encore que la fécondité passe aux produits des pro-
duits. Si la disposition des germes à la reproduction des va-
riétés individuelles se montre dans ta série des générations
successives, même après des interruptions ou des intervalles, la
répétition des intervalles tend à l'affaiblir et finalement à
l'éteindre. Ce que nous disons de la force prolifique ou régé-
nératrice, s'applique à toutes les forces vitales ou à toutes les
manifestations diverses de la même force, qui produisent le
développement, la réparation et la conservation de l'organisme.
On voit la vie organique et la force plastique douées chez
l'embryon, chez le fœtus, et ensuite chez le petit pendant
toute la durée de la croissance, d'une énergie qui va en s'affai-
blissant à mesure que les linéaments de l'organisation sont
mieux arrêtés et s'approchent davantage de leur forme défi-
nitive. La force reproductrice arrive à son tour à sa plus
grande énergie, pour parcourir des phases analogues de dé-
croissement ; et enfin la force conservatrice des organes, celle-
qui lutte contre l'action incessante des forces générales de la
nature, celle qui entraîne passagèrement dans sa sphère d'ac-
* Serres, Principes d'organogénie, p. 142.
202 CHAPITRE IX.
tion les éléments matériels que l'organisme s'assimile et que
plus tard il abandonne; cette force, comme chacun lésait, s'use
et dépérit par son action même, jusqu'à ce que les dernières
traces en aient disparu.
131. — Les phénomènes de la nature vivante diiïèrent essen-
tiellement des phénomènes du monde inorganique, par les liens
de solidarité qui unissent harmoniquement toutes les actions
vitales, toutes les parties de l'organisme et toutes les phases de
ses développements. Suivant l'expression de Kant, la cause
du mode d'existence de chaque partie d'un corps vivant est
contenue dans le tout, tandis que, pour les masses mortes ou
inertes, chaque partie la porte en elle-même. Il est bien vrai
que, selon notre manière de concevoir les phénomènes phy-
siques et les forces qui les produisent, la raison du mouvement
de chaque particule réside dans les actions qu'exercent sur elle
les autres particules matérielles, et c'est ainsi que nous inter-
prétons le principe de l'inertie de la matière ; mais nous n'en
admettons pas moins (et en cela nos hypothèses reçoivent la
confirmation de l'expérience et du calcul) une parfaite indé-
pendance entre les actions qui s'exercent d'une molécule à
l'autre ; il y a autant d'actions distinctes et indépendantes
que de combinaisons binaires entre les particules ; les effets
des actions ou des forces s'ajoutent, se neutralisent, se com-
posent ou se combinent entre eux selon des lois mathéma-
tiques ; mais les forces mêmes ne changent ni de sens, ni
d'énergie, par suite du conflit ou du concert qui s'établit entre
elles. Au contraire, dans l'organisme, l'action de chaque
organe élémentaire ou rudiment d'organe est visiblement
dirigée vers l'accomplissement d'une certaine fonction, la-
quelle ne peut être conçue qu'au moyen des relations de l'or-
gane élémentaire avec tout l'ensemble de l'organisme ; et
pareillement la structure de chaque partie n'est pas, comme
dans la masse gazeuse ou liquide, ou même comme dans le
cristal, indépendante du mode de structure des parties adja-
centes, mais bien en rapport manifeste avec la structure du
tout. Ce qui se dit de la coordination daus l'espace, doit se
dire, avec plus de raison encore, de la coordination dans le
temps. L'organisation de l'embryon et du fœtus est appropriée,
non seulement aux fonctions qu'il remplit actuellement, mais
encore à celles qu'il doit remplir après des évolutions ulté-
DE LA VIE. 203
rieures. L'instinct qui pousse l'oiseau à ramasser les maté-
riaux de son nid est en rapport avec les fonctions qu'il rem-
plira plus tard en propageant son espèce ; l'instinct de l'animal
économe est en rapport avec la situation où il doit se trouver
quand viendra le temps de l'hibernation, et ainsi de suite.
De là un contraste saillant de caractères et de méthodes,
lorsque l'on passe, des sciences qui ont pour objet les propriétés
des corps inorganiques, à celles qui traitent de la nature vi-
vante. C'est par la décomposition ou l'analyse des phénomènes
complexes, que l'on arrive en physique à trouver l'ordre et
l'unité ; et plus la réduction analytique est avancée, mieux on
voit les phénomènes s'enchaîner suivant un ordre systématique
et réguHer. Au contraire, la nature vivante tend par la com-
plication de l'organisme au perfectionnement de l'harmonie
et de l'unité, ou de l'individualité, en même temps qu'à la
fixité des déterminations ou de la caractéristique. Ainsi, dans
l'ordre des phénomènes chimiques, nous trouvons que les com-
binaisons se distinguent les unes des autres par des caractères
d'autant plus tranchés, ou par des propriétés d'autant plus
énergiques et contrastantes, qu'elles sont moins complexes :
tandis que les êtres les plus élevés dans l'échelle de l'organisa-
tion sont pour nous les plus faciles à étudier et à classer, en ce
que les appareils organiques y sont plus distincts et les fonc-
tions mieux déterminées, en même temps que le lien d'unité
qui les coordonne se prononce plus nettement. On ne débuterait
pas dans l'enseignement de la botanique par l'étude des algues
et des lichens, ou dans l'enseignement de la zoologie par l'étude
des éponges et des polypes. On sent au contraire la conve-
nance d'étudier d'abord un type dans lequel l'organisation, soit
animale, soit végétale, ait atteint son plus haut degré de com-
plication aussi bien que de perfectionnement, pour rapporter
ensuite à ce type les organisations inférieures, en tenant
compte des dégradations successives ; en signalant à chaque
pas la simplification des appareils, la décentralisation des
fonctions et l'oblitération des caractères distinctifs, jusqu'à ce
que l'on soit arrivé aux fonctions les plus rudimentaires, aux
êtres que l'on est fondé à regarder comme les premières ébauches
de la puissance créatrice (97).
A la vérité, s'il s'agit, non plus de décrire et de classer les
êtres, les organes et les fonctions, mais de saisir des analogies,
204 CHAPITRE IX.
des transitions, et de combler par l'induction philosophique
des solutions de continuité, sans lesquelles il n'y aurait pas de
système de classification applicable à la série des organismes,
des développements et des métamorphoses, la marche sera né-
cessairement inverse. Il faudra, par exemple, pour mettre en
relief les analogies des végétaux et des animaux, s'attaquer
d'abord aux types inférieurs de l'une et de l'autre série, chez
lesquels les caractères différentiels des deux séries sont encore
flottants et indécis. Plus généralement, il conviendra de
remonter à l'organisation embryonnaire, d'en observer les
traits encore mal définis et les transformations fugaces : car,
à ce point de départ, les ressemblances et les analogies de-
vront l'emporter sur les différences ; comme les difïérences
caractéristiques l'emporteront plus tard sur les ressemblances
et les analogies primordiales, après que les êtres auront par-
couru toutes les phases de leur évolution, et que les types se
seront constitués d'une manière définitive et conforme aux con-
ditions finales d'harmonie. Il en résulte que la science propre-
ment dite, c'est-à-dire la connaissance méthodique des faits
précis, arrêtés, rigoureusement constatés et susceptibles de
coordination théorique, s'appuiera principalement sur l'étude
des êtres arrivés au summum de développement et de compli-
cation organique : tandis que la philosophie de la nature,
fondée sur la perception de transitions et de modifications con-
tinues, sur l'appréciation d'analogies et de similitudes qui ne
comportent pas de mesure ni de détermination rigoureuse,
devra principalement s'attacher à l'observation des orga-
nismes simplifiés et abaissés à l'état rudimentaire. En un mot,
dans les sciences physiques, en chimie par exemple, le surcroît
de complication tend à combler les distances, à manifester les
analogies, à effacer les solutions de continuité, à favoriser
l'induction philosophique en alïaihlissant par cela même l'im-
portance des caractères différentiels qui servent de base à
la détermination et à la classification scientifiques ; le contraire
arrive dans les sciences naturelles par le surcroît de compli-
cation de l'organisme : fait capital, qui marque bien le pas-
sage d'un ordre de phénomènes à un autre, et dont la raison
profonde se trouve dans l'essence même de l'organisation, qui
n'est qu'une tendance à l'unité par la coordination des parties.
132. — Ce concours harmonique des forces, des organes et
DE LA VIE. 205
des fonctions dans l'être vivant ne doit point se confondre
avec l'harmonie générale de la nature. Quoique nous admi-
rions, dans l'économie des phénomènes cosmiques, un ordre et
un plan qui nous portent à y reconnaître l'œuvre d'une intelli-
gence ordonnatrice, la science proprement dite, qui n'a point
à sonder le mystère des causes premières, n'est nullement
obligée d'attribuer aux forces de la nature, qui agissent
comme causes secondes, pour la production de ces phénomènes
généraux, aucun lien de solidarité entre elles, pas plus qu'il n'y
en a entre les forces naturelles que l'homme met en jeu dans
une machine ou une usine, bien qu'il ait par son intelligence
ajusté les pièces et combiné les forces de manière à les faire
concourir à un certain but. La force inhérente à chaque partie
du système n'en suit pas moins sa loi, comme si les autres
parties du système n'existaient pas ; et nous concevons, par
exemple, que les planètes contirmeraient de graviter vers le
soleil et de tourner réguHèrement autour de cet astre, quand il
cesserait d'être pour elles un foyer de lumière et de chaleur,
absolument comme elles le font dans l'ordre actuel des choses,
où la régularité de leurs mouvements paraît si bien adaptée au
mode d'influence des rayons solaires. De même, quoiqu'il y ait
une harmonie manifeste entre l'organisation de l'animal
herbivore et celle des végétaux destinés à lui servir de pâture,
il ne peut venir en pensée que les forces qui concourent acti-
vement à la germination et au développement de la plante,
influent, d'une manière pareillement active, et en tant que
causes plastiques ou efficientes, sur l'organisation de l'animal,
ou réciproquement. Mais, quand nous considérons l'animal
en lui-même, comme être individuel et distinct, il nous est
impossible au contraire de ne pas reconnaître un lien de soh-
darité entre les forces plastiques qui déterminent ici la forma-
tion du cœur, et là celle du poumon ou du cerveau ; entre
les actions vitales qui élaborent les tissus, les humeurs, et
celles qui doivent ultérieuremei^t irriter les tissus, employer
dans l'économie animale les humeurs sécrétées ; entre les actes
qui préparent l'accomplissement d'une fonction et ceux par
lesquels la fonction s'accomplit. Il s'agit alors, non plus d'un
concert imputable à une coordination providentielle ou à une
combinaison fortuite, mais d'une influence immédiate, active,
déterminante, portant sur les causes secondes, et exercée
206 CHAPITRE IX.
par les forces à l'énergie desquelles nous rapportons immé-
diatement la production des phénomènes dont nous sommes
témoins. Ce lien étroit de solidarité, ou ce consensus mer-
veilleux entre les forces et les actions vitales est ce qui les
fait qualifier de forces plastiques ou électives, lorsqu'il s'agit
des phénomènes de la vie organique, et d'actions instinctives
lorsque l'on considère plus particulièrement les fonctions de
relation ou en général toutes celles qui appartiennent à la
vie animale. Mais comme la lumière delà conscience n'éclaire
que nos déterminations volontaires et réfléchies, tandis que
les sens et l'imagination ne nous représentent que des effets
mécaniques, nous nous trouvons dans l'impossibilité absolue
de nous faire une notion et une représentation, même
imparfaite, de la nature et des opérations d'un principe actif
dont nous ne savons autre chose sinon qu'il agit fatalement,
sans conscience et sans liberté, en se révélant par des œuvres
si supérieures à tout ce que le mécanisme peut produire, et
même à ce que l'intelligence de l'homme peut obtenir par
des combinaisons réfléchies ^.
* « La force organisante qui, obéissant à une loi éternelle, produit
et anime les membres nécessaires à l'existence du tout, ne réside dans
aucun organe ; elle se révèle par la nutrition, même chez les monstres
acéphales, jusqu'au moment de la naissance ; elle modifie le système
nerveux déjà existant, aussi bien que tous les autres organes, chez la
larve d'insecte qui se métamorphose, de sorte que plusieurs ganglions
du cordon nerveux disparaissent, et que d'autres se confondent ensem-
ble ; elle fait, pendant la métamorphose de la grenouille, que la moelle
épinière se raccourcit à mesure que la queue perd son organisation et
que les nerfs des extrémités se développent. L'activité agissant avec har-
monie et sans conscience, se déploie aussi dans les phénomènes de l'ins-
tinct. Cuvier a très bien dit que l'instinct est une sorte de rêve ou de
vision qui poursuit toujours les animaux, et que ceux-ci semblent avoir
dans leur scnsorium des images ou sensations innées et constantes qui les
déterminent à agir comme les sensations ordinaires et accidentelles
déterminent communément. Mais ce qui excite ce rêve, cette vision,
ne peut être que la force organisatrice agissant d'après des lois ration-
nelles. Cette force existe dans le germe antérieurement à tous les organes,
de manière qu'elle paraît n'être enchaînée non plus ù aucun organe chez
l'adulte. La conscience, au contraire, qui ne donne lieu l'j aucun produit
organique, et ne forme que des idées, est un résultat tardif du dévelop-
pement lui-même, et elle est liée :\ un organe dont son intégrité dépend,
tandis que le premier mobile de toute organisation harmonique continue
d'agir jusque cliez le monstre privé d'encéphale. l,a conscience manque
aux végétaux, avec le système nerveux, et cependant il y a chez eux une
force d'organisation agissant d'après le prototype de chaque espèce de
plante. On ne peut donc pas regarder la force organisatrice comme ana-
logue ù la conscience, et son activité aveugle, nécessaire, ne saurait être
DE LA VIE. 207
133. — C'est en assimilant indûment au principe, quel qu'il
soit, de l'harmonie générale de la nature, le principe de l'unité
harmonique de l'organisme et des fonctions dans l'être vivant,
c'est-à-dire le principe même de la vie, que, dès la plus haute
antiquité, les philosophes ont comparé le monde, dans son
immensité, à un être vivant {\ii^a. Cwov), tandis que les mé-
decins et les physiologistes se sont plu à appeler l'homme un
petit monde (fjLixpoxocrjxoç), dénomination qu'ils auraient aussi
bien pu appliquer à tout animal autre que l'homme. Mais
une telle assimilation ne va à rien moins qu'à méconnaître
la distinction profonde entre le mécanisme et l'organisme,
entre la nature inanimée et la nature vivante. Le monde n'est
pas un animal gigantesque, mais une grande machine dont
chaque élément obéit à sa loi propre et à la force dont il est
individuellement doué, de telle sorte que la raison de leur
concours harmonique doit être cherchée ailleurs que dans
l'essence même de ces forces et dans leur vertu productrice ; et
de même l'animal n'est pas seulement un petit monde, c'est-
à-dire une petite machine incluse dans une grande, mais un
être qui porte en lui son principe d'unité et d'activité harmo-
nique, n'attendant pour se déployer que des stimulants exté-
rieurs et une disposition favorable deS milieux ambiants.
Néanmoins il faut bien reconnaître que le lien d'unité et de
solidarité organique se montre, suivant les cas, plus ou moins
resserré ou détendu. A cet égard, la plante n'est pas compa-
rable à l'animal, ni l'animal des classes inférieures à l'animal
que la nature a doué d'une organisation plus compliquée et
plus parfaite. Chez les animaux même les plus parfaits, il y a
des organes ou des systèmes d'organes dont la sympathie
est plus vive, et d'autres qui remplissent avec plus d'in-
dépendance individuelle leur rôle dans l'ensemble de l'or-
ganisme. Chez les animaux composés et chez les monstres
doubles, des organismes se pénètrent de manière à dérouter
les idées que les cas ordinaires et normaux nous suggèrent sur
comparée à aucune formation d'idées. Nos idées du tout organique
ne sont que de simples images dont nous avons la conscience, au lieu que
la force organique, la cause première de l'être organique, est une force
créatrice, qui imprime des changements harmoniques à la matière. »
J. MuLLER, Manuel de physiologie, prolégomènes. Traduction française de
Jourdan.
208 CHAPITRE IX.
l'indépendance des êtres organisés et sur la solidarité de leurs
parties constituantes.
134. — En définitive, le contraste entre les phénomènes
purement matériels et ceux que les êtres vivants nous pré-
sentent tient à ce que notre manière de concevoir les forces
physiques, c'est de les supposer inhérentes à des particules
matérielles comme à leur siibstratum permanent et indes-
tructible, tandis que le propre des forces vitales et plastiques,
auxquelles la raison dit qu'il faut rapporter l'unité harmonique
de l'être organisé, conformément au type de chaque espèce,
et avec l'aptitude à des variétés héréditairement transmis-
sibles, c'est de ne pouvoir être conçues comme adhérant,
d'une manière fixe et immuable, à aucun siibslratam matériel,
simple ou composé. Ainsi apparaissent, dès le seuil de la phy-
siologie, toutes les difficultés et tous les mystères dont
les philosophes se préoccupent surtout à propos des phéno-
mènes qui ont pour théâtre la conscience humaine et qui
donnent lieu à des actes volontaires et réfléchis. Ce n'est
pas seulement pour les phénomènes de cet ordre, le plus
élevé de tous, mais pour toutes les fonctions de la vie que
l'unité harmonique et l'énergie formatrice, toujours étroite-
ment liées à des dispositions organiques et à des excitations
physiques, ne peuvent cependant, à la manière des forces
physiques, être réputées adhérentes à un siibsiralum matériel,
simple ou composé, à une molécule ou à un système de molé-
cules : d'où résultent nécessairement une incohérence dans
le système de nos conceptions, et une interruption dans leur
enchaînement théorique, lorsque nous passons, de la descrip-
tion ou de l'explication des phénomènes de l'ordre phy-
sique, à la description ou à l'explication des phénomènes qui se
produisent au sein de la nature vivante.
De là l'impossibilité de concevoir, dans l'histoire de la na-
ture, la première apparition des êtres vivants, et la formation
d'un organisme qui ne dériverait pas d'un organisme préexis-
tant, comme nous concevons, par exemple, sans aucune
difliculté, la formation des cristaux et la première mani-
festation des phénomènes chimiques, à la suite de la concen-
tration graduelle d'une matière nébuleuse disséminée dans
les espaces célestes. Du moment, en effet, que les forces aux-
quelles nous attribuons la puissance de produire les phéno-
DE LA VIE. 209
mènes physiques, sont censées inhérentes aux dernières
particules de la matière, comme à leur subslraium, nous n'a-
vons nulle peine à admettre qu'elles y résident d'une manière
permanente (que les circonstances leur permettent ou non de
produire des effets sensibles), et il n'est point nécessaire de re-
courir à une intervention de la puissance créatrice pour douer
les particules matérielles de ce genre de forces ou de pro-
priétés, au moment même où les forces entrent en jeu. En
d'autres termes, l'origine ou le commencement des phénomènes
chimiques n'a rien pour nous de mystérieux, quoique l'essence
des forces chimiques, comme l'essence de toute chose, se dérobe
nécessairement à nos investigations. Au contraire, un voile
mystérieux recouvre et doit nécessairement recouvrir, non
seulement l'origine de la vie et de l'organisation en général,
mais les origines de chaque espèce vivante et les causes de la
diversité des espèces selon les temps et les lieux. D'un côté,
l'observation met hors de doute que ces espèces n'ont pas
toujours existé ; d'autre part, les données de l'observation ne
répugnent pas moins à ce que nous admettions un développe-
ment spontané, une formation de toutes pièces, produisant des
animaux et des plantes par d'autres voies que celles de la
génération ordinaire. Aussi voit-on que les savants les moins
enclins à recourir aux explications surnaturelles, et qui ne
s'aviseraient pas d'employer le mot de création pour désigner
la formation des minéraux et des roches, des couches et des
filons, des dépôts de houille et des colonnes de basaltes, parce
que, dans la production de tous ces objets (et lors même que
les circonstances actuelles ne permettraient pas qu'ils se pro-
duisent maintenant), nous n'avons aucune peine à reconnaître
l'action des forces physiques, actuellement encore inhérentes
à la matière, emploient au contraire les mots de création
animale ou végétale pour désigner l'ensemble des espèces
propres à une contrée ou à une période géologique : n'en-
tendant point par là faire appel à une intervention surna-
turelle, mais seulement marquer qu'il nous est également
impossible d'admettre la perpétuité et de concevoir le commen-
cement naturel de l'ordre de phénomènes que nous offre
l'ensemble des êtres vivants. Il ne s'agit pas ici d'un problème
de métaphysique, comme de savoir si le monde est ou n'est
pas éternel, si la matière est créée ou incréée, si l'ordre dépend
14
210 CHAPITRE IX.
de la Providence ou du hasard : il s'agit d'une question vrai-
ment physique ou naturelle, portant sur des faits compris dans
les limites du monde que nous touchons et des périodes de
temps dont nous pouvons avoir et dont nous avons en effet
des monuments subsistants. Il y a là une véritable lacune dans
le système de nos connaissances : lacune que la raison éprouve
le besoin de combler et qu'elle ne peut pas combler,
précisément parce qu'il nous est impossible de concilier nos
idées sur la matière et sur le mode d'action des forces vitales
en donnant à celles-ci un subslratum matériel, et en les ratta-
chant ainsi aux forces qui produisent les phénomènes les
plus généraux du monde sensible.
135. — Maintenant, quelle valeur faut-il attribuer à l'idée
de suhslralum ou de substance, quiamènel'incohérencesignalée ?
Cette idée abstraite et générale, la première des catégories du
Stagirite, la pierre angulaire de tant de systèmes, le fonde-
ment de tout ce qu'on appelle ontologie, n'a pas, quoi qu'on en
ait dit, de privilège qui la soustraie à un examen critique. Elle
aussi demande à être jugée par ses œuvres, c'est-à-dire par
l'ordre et la liaison qu'elle met dans le système de nos connais-
sances, ou par le trouble qu'elle y sème et les conflits qu'elle
suscite. Cette idée de substance provient originairement de la
conscience que nous avons de notre identité comme personnes,
malgré les changements continuels que l'âge, l'expérience de
la vie et les accidents de toute sorte apportent dans nos idées,
dans nos sentiments, dans nos jugements, et dans les juge-
ments que les autres portent de nous. Cette idée tient donc
naturellement à la constitution de l'esprit humain, et la
structure des langues en fournirait au besoin la preuve. Mais,
lorsque nous employons cette idée, qui n'a rien de sensible, à
relier entre eux les phénomènes sensibles, la raison pourrait
douter de la légitimité de cette application faite hors de nous,
si l'expérience ne nous enseignait pas qu'il y a, en effet, dans les
corps quelque chose (|ui persiste, malgré tous les changements
de forme, d'état moléculaire, de composition chimique et
d'organisation (117). Ces renseignements de l'expérience
suffisent pour établir que l'idée de substance, dans l'appli-
cation que nous en faisons aux corps et à la matière pondé-
rable, n'est pas simplement une abstraction logique, une
fiction de notre esprit, et qu'elle a, au contraire, sa raison et
DE LA VIE. 211
son fondement dans l'essence des corps ; quoique nous
soyons condamnés à ignorer toujours en quoi cette essence
consiste, et quoique ces corpuscules étendus et figurés, qu'il
nous plaît d'imaginer, ou plutôt que nous éprouvons le besoin
d'imaginer pour servir de substratum aux phénomènes maté-
riels et aux forces qui les produisent, ne soient qu'une pure
hypothèse, contredite même par toutes les indications de la
raison (116).
Lorsque nous étendons par analogie cette idée de substance
ou de subsîraium matériel aux agents qu'on appelle impon-
dérables, l'expérience nous fait jusqu'à présent défaut. Nous
observons des phénomènes, nous en démêlons les lois, et rien ne
nous assure qu'une systématisation de ces phénomènes et de
leurs lois, dans laquelle se trouverait impliquée l'idée de sub-
stance, soit autre chose qu'une systématisation artificielle.
L'expérience aurait pu nous laisser toujours, à l'égard des
corps pondérables, dans l'ignorance où elle nous laisse quant
à présent en ce qui concerne les agents impondérables. A vrai
dire, nous ignorions, pour les uns comme pour les autres, le vrai
fondement de l'idée de substance, tant que la physique est
restée dans les langes, et que nous n'avions aucun moyen de
constater qu'il ne se fait (nonobstant quelques apparences
grossières et trompeuses) aucune déperdition réelle de sub-
stance, c'est-à-dire de masse et de poids, dans les transforma-
tions innombrables que la matière subit sous nos yeux. Ceci
n'empêchait pas d'observer la suite et l'enchaînement
des phénomènes à l'égard des corps pondérables i, comme nous
le faisons encore pour les phénomènes attribués aux agents im-
pondérables, et l'on a eu grand tort de direqu'ôtée l'idée de
substance, le spectacle de la nature n'est plus qu'une fantas-
magorie ; car, à ce compte, les parties de la physique où l'on
traite de la lumière, de l'électricité, de la chaleur, n'offriraient
encore à l'esprit rien de lié, rien de réel, et devraient passer
pour des fantasmagories savantes ; tandis que la fantasma-
gorie (^avraffia) ne se trouve au contraire que dans cette
1 « Si corpora mera essent phsenomena, non ideo fallerentur sensus.
Neque enin sensus pronuntiant aliquid de rébus metaphysicis. Sen-
suum veracitas in eo consistit, ut phsenomena consentiant inter se,
neque decipiamur eventibus, si rationes experimentis insedificatas probe
sequamur. » Leibnitz, édit. Dutens, t. II, p. 519.
212 CHAPITRE IX.
portion artificielle de nos théories où l'imagination, dépas-
sant les limites de l'expérience, crée des fictions que la raison
accepte provisoirement, mais seulement à titre d'échafaudages
artificiels et de signes auxiliaires (116).
Si les procédés rigoureux d'expérimentation, dus au génie
des modernes, avaient contredit l'application de la notion
de substance, même aux corps pondérables ; s'il avait été bien
constaté que, dans certaines circonstances, il y a des destruc-
tions de masse et de poids, comme il y a des destructions de
force vive, on aurait défini les circonstances de cette destruc-
tion : et les corps pondérables n'auraient pas cessépour cela de
nous présenter le spectacle de phénomènes bien ordonnes,
phœnomena bene ordinala, selon l'expression de Leibnitz. Seu-
lement on aurait eu un argument de plus et un argument pé-
remptoire pour condamner l'hypothèse de ces atomes figurés
et étendus, que déjà notre raison a tant de motifs de rejeter,
et dont pourtant notre imagination ne peut pas se départir.
136. — La difficulté que, dans cette supposition, nous éprou-
verions à concevoir les forces physiques, sans adhérence à un
subsiratum matériel, c'est-à-dire en définitive, sans adhérence
à un corpuscule ou à un système de corpuscules figurés et
étendus, est précisément celle que nous éprouvons à concevoir
les forces vitales et plastiques ; puisque, dans le passage des
phénomènes du monde inorganique à ceux de la nature vi-
vante, la matière et la forme semblent changer de rôle : la
persistance (dans une certaine mesure) de la forme ou du type
tenant lieu de la persistance de la masse et du poids ; et la
variabilité ou même (dans une certaine mesure aussi) l'indifTé-
rence des matériaux succédant à la variabilité ou à l'indiiïé-
rence des formes. C'est pour échapper à cette difficulté, qu'on
a imaginé, aux diverses époques de la science, des hypothèses
aujourd'hui jugées et définitivement condamnées, telles que
celles de la génération spontanée, de rcmboîtement des germes,
etc., au sujet desquelles nous n'avons pas à entrer dans des
explications de détail, qui sont du ressort de l'anatomiste et
du physiologiste, plutôt que du logicien et du métaphysicien.
Il faut confesser cette difficulté, et même reconnaître qu'elle
est insurmoiilablo, puisqu'elle tient à une contradiction
entre certaines lois de la nature et certains penchants de
l'esprit liumain : mais il ne faut pas non plus l'exagérer. La
DE LA VIE. 213
physique ordinaire (on vient de le montrer) n'est pas elle-même
exempte de difficultés et de contradictions analogues. Et si
la notion métaphysique de substance devient en certains cas
une source de contradictions insolubles, la raison n'aura-t-elle
pas le droit de condamner les applications forcées qu'on en vou-
drait faire à tel ordre de phénomènes, tout en reconnaissant
qu'elle a sa racine dans l'esprit humain et qu'elle préside à l'or-
ganisation du langage humain? Nous allons voir tout à l'heure
d'autres exemples de contradictions tenant à la même cause,
et dont nous estimons qu'il faut tirer la même conséquence, si
hardie qu'elle puisse paraître à certains esprits ; si obscure ou
si oiseuse qu'elle soit pour d'autres.
CHAPITRE X
Des idées d'espace et de temps.
137. — Nous croyons avoir démontré, aux chapitres vu et
VIII, que les sens ne concourent directement à la connaissance
du monde extérieur, qu'en tant qu'il nous donnent la repré-
sentation de l'étfendue ; et nous avons vu que cette vertu repré-
sentative est liée à la forme de la sensation, attendu que c'est
uniquement par la forme qu'il y a homogénéité entre l'im-
pression des sens et les causes extérieures de l'impression pro-
duite. Mais nous ne concevons pas seulement l'étendue en
tant que propriété des agrégats matériels ou des corps qui
tombent sous nos sens : nous la concevons aussi comme le
lieu des corps, comme Y espace où les corps se meuvent et où
s'opèrent tous les phénomènes du monde extérieur. Cette
idée est telle, ou nous semble telle, qu'elle aurait encore un
objet, quand même les corps cesseraient d'exister ; quand
même les phénomènes dont l'espace est le théâtre cesseraient
de se produire. De même nos sensations ont la propriété de
durer ; le souvenir de nos sensations persiste ou dure encore
après que les organes des sens ont cessé de subir l'impression
des objets extérieurs. Les phénomènes du monde extérieur,
dont les sensations nous procurent la connaissance, ont
eux-mêmes une durée : et de la notion de la durée des phéno-
mènes nous passons ù l'idée, du temps dans lequel les phéno-
mènes se rangent et s'accomplissent. Cette idée est telle ou
nous semble telle, qu'elle aurait encore un objet, quand même
les phénomènes du monde extérieur se déroberaient à notre
connaissance ou cesseraient de se produire : et que cet objet
ne serait pas détruit par notre propre destruction, par la sup-
DE L'ESPACE ET DU TEMPS. 215
pression de cette série d'affections et de phénomènes internes
qui durent et qui se succèdent en nous.
Les deux idées fondamentales de l'espace et du temps ne
sont donc pas seulement des éléments de la connaissance du
monde extérieur : elles outrepassent cette connaissance ; et
c'est sous ce rapport que nous les envisageons ici. Elles se
manifestent à l'intelligence avec un caractère de nécessité
dans leur objet que n'ont pas les autres idées par le moyen
desquelles nous concevons le monde extérieur. Sur les idées de
l'espace et du temps, conçues avec ce caractère de nécessité qui
s'impose à l'esprit humain, reposent des sciences susceptibles
d'une construction a priori, qui n'empruntent rien à l'expé-
rience; qui sont indépendantes de la considération des phéno-
mènes du monde extérieur ; dans l'étude desquelles les images
empruntées au monde extérieur n'interviennent que pour aider
le travail de l'esprit (110), sans laisser de traces dans le corps
de la doctrine.
Ce caractère de nécessité est-il apparent ou réel ? tient-il à
la nature des choses ou à celle de l'esprit humain? Les idées
de l'espace et du temps ne sont-elles que des manières de
voir de l'esprit, des lois de sa constitution? ont-elles au contraire
une valeur représentative, objective-; et dans ce cas que repré-
sentent-elles ? Il n'y a pas de système philosophique dont
la réponse à ces questions ne soit en quelque sorte la clé ; pas
de question philosophique d'un grand intérêt qui n'aboutisse
par quelque point aux questions que soulèvent ces idées fon-
damentales. Que ces questions puissent être résolues ou
qu'elles surpassent les forces de la raison ; que les discussions
des philosophes les aient éclairées ou obscurcies ; ce n'est pas
encore ce que nous voulons examiner : ce qui nous semble de-
voir passer pour un résultat clair, acquis à la discussion, c'est
la parfaite analogie, la symétrie rigoureuse que toutes ces ques-
tions présentent, en ce qui concerne l'espace et en ce qui con-
cerne le temps ; de manière que la solution donnée ou acceptée
pour l'une des idées fondamentales, soit par cela même donnée
ou acceptée pour l'autre, dans toutes les écoles et dans tous les
systèmes.
138. — Ainsi, quand Newton et Clarke admettent dans
toute sa plénitude la valeur représentative de l'idée du temps,
ils sont conduits à l'admettre pour l'idée de l'espace. Ni l'es-
216 CHAPITRE X.
pace, ni le temps ne pouvant, selon eux, être conçus comme des
substances, ils en font les attributs d'une substance ; et parce
que les idées de l'espace et du temps revêtent les caractères
de nécessité et d'infinité, ils en font les attributs de l'Être
nécessaire et infini. Le temps est l'éternité de Dieu, l'espace
est son immensité ; et le rigoureux spiritualisme, la foi reli-
gieuse de ces grands hommes ont beau protester contre l'in-
tention de donner de l'étendue et des parties à la substance
divine : la force de l'analogie les entraîne.
Ainsi, quand Leibnitz soumet à l'épreuve critique, tirée de
son principe de la raison suffisante, les deux idées de l'espace
et du temps, le résultat de l'épreuve est le même pour l'une et
pour l'autre. Ni l'espace ni le temps ne peuvent avoir une exis-
tence absolue, pas plus à titre d'attributs de la substance
divine qu'à titre de substances créées. Car, toutes les parties
de l'espace étant parfaitement similaires, il n'y aurait pas de
raison pour que le monde, supposé fini, occupât telle portion
de l'espace infini plutôt que toute autre ; et si le monde est
infini, on pourrait toujours concevoir le système entier du
monde se déplaçant dans l'espace absolu, tandis que les
parties du système conserveraient leurs positions relatives,
en sorte qu'il n'y aurait toujours pas de raison pour que cha-
que élément du système occupât tel lieu absolu plutôt que
tout autre (116). De même, toutes les parties du temps étant
parfaitement similaires, il n'y aurait pas de raison pour que
la durée du monde, si cette durée est finie, correspondît à telle
portion du temps absolu plutôt qu'à toute autre ; et si le
monde n'a ni commencement ni fin, on pourrait toujours con-
cevoir un déplacement de toute la série des phénomènes dans
le temps absolu, qui ne troublerait pas leurs époques relatives :
de sorte qu'il n'y aurait pas de raison pour que chaque phé-
nomène se produisît à tel instant plutôt qu'à tout autre. Donc,
ni l'espace ni le temps ne peuvent avoir d'existence absolue :
l'espace n'est que l'ordre des phénomènes coexistants ; le
temps n'est que l'ordre des phénomènes successifs : supprimez
les phénomènes, et l'idée de l'espace comme celle du temps
n'a plus d'objet.
Ainsi, pour troisième et dernier exemple, lorsque Kant, pre-
nant le contre-pied de la théorie de Newton, refuse toute
valeur objective à l'idée de l'espace, il en fait autant pour
DE L'ESPACE ET DU TEMPS. 217
l'idée du temps. L'espace et le temps ne sont que des formes de
la sensibilité humaine, des conditions subjectives de l'intui-
tion des phénomènes. Ni l'idée de l'espace, ni l'idée du temps
ne correspondent à l'ordre des choses, en tant que coexis-
tantes ou en tant que successives ; elles correspondent à l'ordre
suivant lequel les représentations des choses doivent s'arranger
pour devenir des objets de notre intuition.
Il faut lire la correspondance célèbre entre Leibnitz et
Clarke, qui peut passer pour un modèle de dialectique, et l'on
suivra dans ses détails l'analogie dont nous ne faisons qU'es-
quisser les traits principaux. Encore une fois, il ne s'agit pas
de prendre un parti dans ces systèmes métaphysiques ; il ne
s'agit pas même de savoir si la prétention d'avoir en de pa-
reilles matières un système ou un parti est ou non chimérique ;
il s'agit de constater une analogie, une corrélation qui doit
tenir à la nature des choses et non à nos systèmes, puisqu'elle
se montre dans les systèmes les plus opposés.
139. — L'analogie dont il s'agit est d'autant plus remar-
quable qu'elle ne se soutient pas en ce qui touche à l'origine
psychologique des idées d'espace et de temps et à la nature
des images sensibles à l'aide desquelles nous les concevons.
Ce contraste prouve bien que nous- avons la puissance de
nous élever au-dessus des lois de notre propre nature et des
conditions organiques de la pensée, pour saisir des rapports qui
subsistent entre les objets mêmes de la pensée, et qui tiennent
à leur nature intrinsèque (88). Psychologiquement (et par
suite d'une propriété inhérente à la construction de nos
sens, ainsi qu'on l'a exphqué), l'étendue est pour nous l'objet
d'une intuition immédiate, d'une représentation directe ;
il faut l'artifice des allusions et des signes pour que la durée
devienne l'objet de notre intuition. Nous imaginons l'étendue
avec le concours des images sensibles qui s'y associent natu-
rellement (110) ; et nous ne pouvons imaginer la durée,
qu'en attribuant à l'étendue une vertu représentative de la
durée. Nous alignons, pour ainsi dire, les phénomènes succes-
sifs, afin d'avoir une image, et par suite une idée de leur ordre
de situation dans le temps. Ce travail de l'esprit se manifeste
dans les formes du langage : anlea et poslea, qui se réfèrent à
l'ordre dans le temps, dérivent d'ante et de post qui se rappor-
tent plus immédiatement à l'ordre dans l'espace ; et c'est gêné-
218 CHAPITRE X.
ralement ainsi que, pour la perception des idées dont la sensi-
bilité ne nous fournit pas les images immédiates, nous sommes
obligés d'y associer des images qui n'ont la vertu représenta-
tive qu'indirectement et, pour ainsi dire, de seconde main, à la
faveur des analogies que la raison saisit entre des choses d'ail-
leurs hétérogènes; ce qui est le fondement de l'institution des
signes et le principe de la perfectibilité humaine.
Les animaux, même les plus rapprochés de l'homme, ne
nous paraissent avoir qu'une perception très obscure des
rapports de temps, de durée, et de tout ce qui s'y rattache ^.
En effet, l'on peut dire que les sens ont été donnés à l'homme
et aux animaux pour les conduire dans l'espace ; la raison,
au contraire, a surtout pour destination pratique de diriger
l'homme dans le temps, de coordonner ses actes en vue des faits
accomplis et des circonstances à venir. Cette destinée supé-
rieure et ces facultés plus élevées ayant été refusées aux ani-
maux, la perception nette du temps leur devenait superflue.
Mais, par cela même que la faculté de percevoir le temps restait
tt devait rester à l'état rudimentaire, jusque chez les animaux
les plus voisins de l'homme, elle ne pouvait, pour l'homme
lui-même, atteindre à la clarté représentative propre à l'in-
tuition de l'espace ; car, en tout ce qui tient au développement
des puissances vitales, nous observons que la nature sème
la variété sans perdre de vue un plan commun à la série des
êtres : développant chez une espèce ce qu'elle n'a mis qu'en
germe chez l'autre ou chez toutes les autres, plutôt que de créer
de toutes pièces ce qui n'existerait point ailleurs, pas même en
germe.
Quant à la perception de l'espace, les innombrables espèces
animales l'ont évidemment aux degrés les plus divers, selon
le rang qu'elles occupent dans l'échelle de l'animalité : et tou-
jours nous remarquons, autant que l'induction nous permet
d'en juger, que le degré de cette perception est parfaitement
assorti au genre de mouvements que l'animal doit exécuter en
conséquence de ses perceptions ; ou plutôt, comme on l'a
expliqué (107), c'est l'acte même du mouvement qui donne
' u Quainobrcm pracsens tcinpus prinuini locuni occupavit ; est enim
commune omnibus animalilms. Prreteritum autcm iis tanlum quîc mcmo-
ria pra^dita sunl. Fulurum vero paucioril)us. quippe quibus dalum est
prudentise officium. » Scalig., De caus. ling. lat., c. 113.
DE L'ESPACE ET DU TEMPS. 219
originairement à l'animal une perception de l'espace, assortie
aux fonctions qu'il doit remplir. L'animal a de l'espace une
perception plus ou moins obscure et imparfaite, mais non pas
fausse : sa perception étant, dans une mesure convenable, con-
forme à la réalité extérieure, et de plus accommodée à la nature
des actes qu'il doit effectivement accomplir dans l'espace,
d'après sa perception.
140. — La mesure de l'étendue ou des grandeurs géomé-
triques s'opère par superposition, c'est-à-dire par le procédé
de mesure le plus direct, le plus sensible, et en quelque sorte
le plus grossier. La mesure de la durée est indirecte et repose
essentiellement sur un principe rationnel. Nous jugeons que
le même phénomène doit se produire dans le même temps, lors-
que toutes les circonstances restent les mêmes à chaque repro-
duction du phénomène (48) : de sorte que, si la nature repro-
duit ou si nous pouvons reproduire artificiellement le même
phénomène dans des circonstances parfaitement semblables,
nous nous croirons avec raison en possession d'un étalon du
temps ou d'une unité chronométrique, et nous nous en servi-
rons pour mesurer la durée de tous les autres phénomènes.
C'est ainsi que l'on pourra mesurer le temps ou la durée avec
une clepsydre, en prenant pour unité de durée le temps que
met à s'écouler le liquide ou la poussière fine dont on a rem-
pli la clepsydre, et en se fondant sur le principe, certain a
priori, que la durée de l'écoulement doit être la même, quand
il n'y a de changement ni dans la masse Hquide, ni dans le
vase, ni dans l'orifice, ni dans les autres circonstances physi-
ques du phénomène : quoique d'ailleurs nous ne connaissions
d'une manière pleinement satisfaisante, ni par la théorie, ni
même par l'expérience, les lois qui règlent la durée et les phases
de l'écoulement. Le phénomène dont on prend la durée pour
étalon du temps est ordinairement un mouvement périodique
et autant que possible uniforme, afin que les parties aliquotes
de la période correspondent à des portions égales de la durée :
mais c'est un tort de regarder (ainsi qu'on le fait souvent) le
phénomène du mouvement comme la condition essentielle
de la mesure du temps. L'unité de temps pourrait être le
temps que met un corps (de matière, de forme et de dimen-
sions bien définies) à passer de telle température à telle autre,
dans un miheu dont la température et toutes les conditions
220 CHAPITRE X.
physiques seraient de même exactement définies. Un phéno-
mène physiologique, ou même un phénomène psychologique
pourrait, par sa durée, fournir un étalon du temps, s'il était
susceptible de se reproduire indéfiniment, dans des circon- .
stances parfaitement identiques, sans que la répétition mo-
difiât les conditions du phénomène.
On objectera peut-être que, si la raison pose a priori cette
maxime générale, que la durée du même phénomène doit être
la même, dans des circonstances parfaitement identiques,
nous n'avons aucun moyen, dans les cas particuliers, de con-
stater avec une certitude parfaite cette rigoureuse identité.
Mais c'est encore ici qu'intervient un jugement de la raison,
fondé sur des probabilités qui peuvent aller jusqu'à l'exclu-
sion du doute. Lorsque les premiers astronomes ont comparé
le mouvement diurne du soleil à celui des étoiles, ils ont pu à la
rigueur mettre en question si c'était la durée du jour solaire
qui restait constante et celle du jour sidéral qui variait, ou
inversement ; mais une foule d'inductions ont dû bientôt les
amener à prendre pour terme constant la durée du jour sidéral,
et lorsque ensuite on a vu toute la théorie des mouvements
astronomiques s'enchaîner suivant des lois régulières, dans
l'hypothèse de cette durée constante, tandis que l'hypothèse de
la constance du jour solaire y porterait le trouble et le désordre,
il n'a pas pu rester de doute sur l'hypothèse fondamentale de
l'invariabihté du jour sidéral ; et bien avant même que les lois
de la mécanique eussent donné la raison immédiate de l'inva-
riabilité du mouvement de rotation de la terre dont la période
coïncide avec celle du jour sidéral, on a dû régler tous les chro-
nomètres sur le mouvement des étoiles, comme on règle tous
les thermomètres sur le thermomètre à air (98), et par un
motif analogue.
Ainsi, de toute manière, la mesure du temps requiert l'inter-
vention de principes rationnels ; elle tient à la notion de la
raison et de l'ordre des choses ; tandis que la mesure directe
de l'étendue tombe immédiatement sous les sens : circon-
stance digne d'attention et qui cadre bien avec la remarque
déjà faite, que la connaissance du temps ne peut être que con-
fuse et rudimcntaire là où la faculté de percevoir l'ordre et la
raison des choses n'existe pas ou n'existe qu'en germe.
141. — En tant qu'elles fournissent les matériaux d'une
DE L'ESPACE ET DU TEMPS. 221
science, et d'une science qui peut se construire indépendam-
ment de l'expérience (28), les idées d'espace et de temps offrent
encore une grande disparité. L'espace a trois dimensions et le
temps n'en a qu'une. Il faut trois grandeurs (ou, comme disent
les géomètres, trois coordonnées) pour fixer la position d'un
point susceptible de se déplacer d'une manière quelconque
dans l'espace ; il n'en faut plus que deux si le point est assu-
jetti à rester sur une surface, par exemple sur un plan ou sur
une sphère ; il n'en faut plus qu'une si le point est pris sur une
ligne déterminée. Ainsi, les étapes d'une route sont fixées,
quand on assigne les distances à un point pris sur la route,
tel que le point de départ ou V origine du bornage de la route.
Un point est fixé à la surface des mers, quand on en donne la
longitude et la latitude ; mais, s'il s'élève au-dessus, ou s'abaisse
au-dessous de la surface, il faudra assigner une troisième
coordonnée, à savoir la hauteur au-dessus du niveau des mers,
ou la profondeur au-dessous de ce même niveau. Au contraire,
pour fixer l'époque d'un phénomène ou sa position dans le
temps, il suffit, comme pour fixer le lieu d'un point sur une
ligne, d'assigner une seule grandeur, à savoir le temps écoulé
ou qui doit s'écouler, entre un instant pris pour ère ou pour
origine du temps, et l'instant du "phénomène. De là l'infinie
variété des rapports de grandeur, de configuration, de situa-
tion et d'ordre, qui sont l'objet de la géométrie ; tandis que
l'idée du temps, vu son extrême simplicité, ne saurait fournir
l'étoffe d'une théorie qui mérite le nom de science, tant qu'elle
n'est pas associée aux conceptions abstraites de la géométrie,
ou à d'autres notions suggérées par l'étude expérimentale
du monde physique.
142. — Après avoir indiqué les contrastes, revenons aux
analogies (138), et voyons si nos procédés de critique philo-
sophique n'ont absolument aucune prise sur ces questions
abstruses que les métaphysiciens ont soulevées à propos des
grandes et fondamentales idées de l'espace et du temps. Ces
idées ne seraient-elles en effet, comme Kant le veut, que des
lois de l'esprit humain, des formes où doivent en quelque sorte
venir se mouler les idées plus particulières dont la sensibilité
fournit les matériaux à l'entendement, des règles à la faveur
desquelles devient possible l'expérience qui nous instruit de
l'existence des objets extérieurs? Donner, hors de l'esprit hu-
222 CHAPITRE X.
main, une valeur objective aux idées de temps et d'espace, est-
ce céder à une illusion du même genre que celle qui nous fait
transporter aux arbres du rivage le mouvement du navire
qui nous emporte, et au système des astres le mouvement de
la terre d'où nous les observons (7)?
Mais, par quel prodigieux hasard, s'il en était ainsi, les
phénomènes dont la connaissance nous arrive s'enchaîne-
raient-ils suivant des lois simples, qui impliquent l'existence
objective du temps et de l'espace ? La loi newtonienne, par
exemple, qui rend si bien raison des phénomènes astronomiques,
implique l'existence, hors de l'esprit humain, du temps, de
l'espace et des relations géométriques. Gomment admettre que
les phénomènes astronomiques, si manifestement indépendants
des lois ou des formes de l'intelhgence humaine, viendraient se
coordonner, d'une manière simple et réguUère, en un système
qui ne signifierait pourtant rien hors de l'esprit, parce que la
clé de voûte de ce système serait un fait intellectuel, humain,
mal à propos transporté dans le monde où s'accomplissent
les phénomènes astronomiques? Ce qui se dirait des phéno-
mènes astronomiques pourrait se dire de tous ceux que la
science a ramenés à des lois régulières, simples, et qui pa-
raissent tenir de très près, en raison de cette simplicité même,
aux lois primordiales qui nous sont cachées.
Au surplus, nous n'en sommes pas réduits à insister sur de
telles inductions, quelque pressantes qu'elles soient. Nous
pouvons pénétrer et nous avons effectivement pénétré plus
avant dans la nature de l'acte qui nous donne la connaissance
de l'espace. L'analyse de nos facultés intellectuelles nous a fait,
pour ainsi dire, toucher du doigt la corrélation sur laquelle la
nature se fonde et les procédés qu'elle emploie pour donner,
non seulement à l'homme, mais aux autres espèces animales,
la représentation et la perception de l'espace, selon la mesure
de leurs besoins. La hardie négation de Kant se trouve
réfutée d'avance par cette analyse même qui nous montre avec
évidence la raison de la valeur représentative des impressions
sensibles, en ce qui touche à la configuration et aux rapports
géométriques des objets d'où ces impressions émanent. Il
n'en résulte pas sans doute de démonstration catégorique et
l'on sait que le système du grand logicien allemand, c'est de
réputcr sans valeur tout ce qui n'est pas étabh par une dé-
DE L'ESPACE ET DU TEMPS. 223
monstration logique ; mais la raison se refuse à le suivre dans
cette voie qui aboutit nécessairement, comme tout le monde l'a
remarqué, à l'idéalisme pur ou au scepticisme le plus absolu.
143. — Que si l'on veut aller plus loin et suivre les onto-
logistes dans leurs controverses sur la nature de l'espace et du
temps, on se heurte sans doute contre des contradictions
insolubles. Il y a des difficultés également insurmontables à
regarder l'espace et le temps comme des substances ou comme
les attributs d'une substance ; et il faut pourtant bien, dans
la hiérarchie ontologique, que les objets de notre connaissance
viennent se ranger parmi les substances ou parmi les attri-
buts des substances. Mais de pareilles contradictions ne
déposent pas nécessairement contre la valeur objective des
idées d'espace et de temps : elles s'expliquent aussi bien et
mieux encore, si l'on admet que la philosophie ontologique
part d'un principe arbitraire quand elle entreprend de classer
en substances etenattiibuts tous les objets de la connaissance;
et cela vient à l'appui des remarques déjà faites (135 el 136),
comme de celles que nous ferons ultérieurement. Il n'y a rien
de plus clair dans l'esprit humain que les conceptions de
l'espace et du temps et tout ce qui s'y rattache : il n'y a rien
de plus obscur que la notion de substance et tout ce qu'on
en a voulu déduire. En bonne critique, il ne faut pas juger
de ce qui est clair par ce qui est obscur ; il faut au contraire
que les idées claires par elles-mêmes projettent leur lumière
sur les régions obscures du champ de la connaissance, et nous
aident à en chasser les fantômes.
Les idées d'espace et de temps sont tellement claires par
elles-mêmes, qu'elles échappent nécessairement à toute
définition. Lorsque Leibnitz définit l'espace : l'ordre des choses
coexistantes, et le temps : l'ordre des existences successives,
il est trop clair que ses définitions présupposent l'idée des
objets définis, et qu'elles ne nous apprendraient rien sur leur
nature, si nous n'en avions l'idée antérieurement à la défini-
tion. Mais pourtant ces définitions ont un sens philosophique
en ce qu'elles indiquent que l'idée d'ordre, par son degré de
généralité, domine les idées du temps et de l'espace, non point
seulement dans l'échelle des abstractions logiques, mais bien
plutôt dans celle des conceptions rationnelles : de sorte que,
dans la théorie de l'ordre en général, se trouve la raison d'un
224 CHAPITRE X.
grand nombre de propriétés et de rapports que les géomètres
ont d'abord spécialement étudiés sous les formes (comparati-
vement moins abstraites et plus sensibles) de l'espace et du
temps.
144. — Leibnitz, en recourant à ces définitions, a entendu
exprimer une pensée plus importante encore : à savoir que
si les idées d'espace et de temps ne sont pas des illusions fan-
tastiques, des formes de notre entendement ; si elles ont au
contraire une réalité externe ou objective, cette réalité externe
ne doit pas être prise dans un sens absolu, mais dans un sens
phénoménal et relatif, pour employer une terminologie qui
n'est pas précisément celle de Leibnitz, mais que nous croyons
devoir préférer et dont nous avons tâché de fixer, dès le début
de nos recherches (8 et suiv.), le sens et la valeur. C'est à ces
termes que nous ramenons le fond du débat entre Leibnitz et
Clarke, bien qu'eux-mêmes n'y aient pas mis cette sécheresse
logique, parce qu'ils étaient surtout préoccupés, dans leur
controverse, des questions de théologie naturelle qu'ils y ratta-
chaient.
Leibnitz a étayé sa thèse d'arguments a priori, tirés du prin-
cipe de la raison suffisante (138), et dont, pour notre part, nous
admettons la force probante ; mais y aurait-il en outre des
inductions légitimes, capables de corroborer ces arguments
a priori ? Il y en a en effet, et de plusieurs sortes. D'abord, les
deux principes fondamentaux de la dynamique, le principe
de l'inertie de la matière (119) et celui de la proportionnalité
des forces aux vitesses, sont l'un et l'autre des résultats de
l'expérience et ne sauraient être donnés que par l'expérience,
tant qu'on fait profession de ne rien affirmer sur la valeur abso-
lue ou relative des idées d'espace et de temps ; mais l'un et
l'autre aussi sont des conséquencesnécessaires de la théorie leib-
nitzienne qui n'attribue aux idées de temps et d'espace
qu'une valeur phénoménale et relative ^ Or, si une loi de la
' Concevons un système qui comprenne tous les corps susceptibles
<1 "exercer les uns sur les autres des actions appréciables : et, si la matière
n'est pas indifférente au repos comme au mouvement, il y aura une
différence essentielle et observable, entre l'état du système lorsque
les corps sont absolument fixes, et l'état du même système lorsque
les particules qui le composent sont animées d'un mouvement comnmn
de translation, en vertu duquel elles décrivent avec la même vitesse
des droites parallèles, sans que rien soit changé dans leurs positions
DE L'ESPACE ET DU TEMPS. 225
nature a besoin de preuve empirique, tant qu'on ne préjuge
rien sur la valeur d'un principe philosophique, et si, d'autre
part, elle est une conséquence nécessaire de ce même prin-
relatives, et, par conséquent, dans les actions qu'elles exercent les unes
sur les autres. L'expérience prouve le contraire : mais c'est aussi ce
qu'on peut nier avant toute expérience, dès qu'on admet avec Leibnitz
que l'idée de l'espace n'est qu'une idée de relation, et que la raison ne
peut concevoir que des mouvements et des repos relatifs.
Les mêmes considérations s'appliquent au principe de la propor-
tionnalité des forces aux vitesses. Imaginons, pour plus de simplicité,
que les particules matérielles A, B, C,... supposées d'égale masse, soient
soumises à l'action de forces égales F, qui leur font décrire avec des
vitesses égales des droites parallèles ; et qu'en outre une force F' agisse
dans la même direction sur la seule particule A : il faudra que l'effet
de cette force F' soit d'imprimer à A une vitesse relative, absolument
indépendante du mouvement commun du système produit par l'action
des forces F sur toutes les particules A, B, G,... dont il se compose.
Donc, si l'on considère isolément la particule A, soumise aux forces F,
F', il faudra que les effets de ces deux forces s'ajoutent purement et sim-
plement, chaque force produisant son effet comme si l'autre n'existait
pas, et la vitesse totale étant la somme des vitesses que chaque force
aurait imprimées à la particule A, en agissant seule. En conséquence,
une force double, c'est-à-dire la réunion de deux forces capables d'impri-
mer séparément des vitesses égales, imprimera une vitesse double ;
une force triple imprimera une vitesse triple ; en un mot, les vitesses croî-
tront proportionnellement aux forces qui les produisent.
Les géomètres et les physiciens de l'école contemporaine, en admet-
tant le principe de la proportionnalité des forces aux vitesses comme
l'une des bases de la science du mouvement, l'ont généralement admis
comme une donnée de l'expérience ou comme un fait d'observation.
Quelques-uns ont cru n'y voir qu'une définition, d'autres un théorème
ordinaire de mathématiques, susceptible d'être démontré comme tout
autre théorème : mais alors ils sont tombés dans des paralogismes où
l'on a refusé de les suivre. Le principe en question, tout comme le prin-
cipe d'inertie avec lequel, en réalité, il ne fait qu'un, ne peut être effecti-
vement qu'une donnée empirique, tant que l'objet de l'idée d'espace est
regardé comme quelque chose d'absolu ; tant que la distinction entre les
mouvements absolus et les mouvements relatifs est regardée comme
quelque chose d'absolu, et non pas comme une distinction qui n'est elle-
même que relative. Si, au contraire, avec Leibnitz, on n'admet pas qu'il
puisse y avoir rien d'absolu dans les idées d'espace et de mouvement,
le principe de la proportionnalité des forces aux vitesses ne requiert plus
l'intervention de l'expérience. Ce n'est pas non plus un théorème mathé-
matique ou une définition purement logique : c'est un axiome philoso-
phique. Voyez Laplace, Exposition du système du monde, liv. m, chap. 2 ;
Poisson, Traité de mécanique, 2« édit., T. I, n° 116. On peut consulter
aussi le discours préliminaire et la première partie du Traité de Dyna-
mique de d'Alembert : il est curieux de voir comment d'Alembert,
qui se croyait bien éloigné de philosopher à la manière de Leibnitz,
emploie, pour établir ce qu'il appelle la nécessité des lois du mouvement,
des raisonnements qui ne sont qu'une application continuelle du prin-
cipe fondamental de la doctrine leibnitziènne.
15
226 CHAPITRE X.
cipe, inversement l'expérience qui constate la loi pourra être
censée donner a posteriori la confirmation du principe, ou du
moins vaudra comme une induction puissante en faveur du
principe.
Nous pourrions reproduire encore la remarque déjà faite
(116), au sujet de l'hypothèse des atomes figurés et éten-
dus, à savoir que, si les idées d'espace et de temps avaient un
objet réel, d'une réalité absolue, il serait donné à notre intel-
ligence d'atteindre par ses seules forces à ce qui est primitif
et absolu ; ce qui peut paraître, par bien des motifs, très peu
probable, quoique cela ne soit pas, ni ne puisse être démontré
impossible. Mais nous préférons insister sur des considérations
d'un autre ordre, auxquelles nous avons plus habituellement
recours dans ce genre de recherches.
Admettons que l'esprit ait un penchant (comme il l'a sans
aucun doute) à attribuer une réalité absolue à ce que nous con-
cevons sous les noms d'espace et de temps, et que ce penchant
soit trompeur : il y aura très probablement des incohérences
dans le système de nos idées, tenant à un défaut d'harmonie
entre la nature des objets de la pensée et la manière de les
penser ; et réciproquement, s'il se manifeste des incohérences,
des oppositions dans le système de nos idées, par suite de
l'attribution d'une réalité absolue aux idées d'espace et de
temps, il en faudra conclure, avec une probabilité du même
ordre, que ces idées n'ont pas objectivement la valeur absolue
que l'esprit humain voudrait leur accorder, par une condition
de son organisation comme sujet pensant.
145. — Or, de telles oppositions, de tels conflits existent
à propos des idées d'espace et de temps, et donnent lieu à ce
que Kant a décrit sous le nom d'anlinomies de la raison pure,
dans la partie la plus remarquable, suivant nous, de son
œuvre de critique^. Il répugne de concevoir le monde comme
limité dans l'espace, et comme ayant un commencement et
une fin dans le temps ; il ne répugne pas moins de concevoir
le monde comme n'ayant ni limites, ni commencement, ni
fin : première antinomie. Il répugne de concevoir une limite
à la divisibilité de la matière ; et il ne répugne pas moins de
concevoir la matière comme divisible à l'infini : seconde
* Critique de la raison pure, — Dialectique transcendenlale, liv. ii,
chap. 1.
DE L'ESPACE ET DU TEMPS. 227
antinomie. La thèse et l'antithèse se prouvent également bien
et se détruisent l'une l'autre. Kant met sur la même ligne deux
autres antinomies, dont nous n'avons pas besoin de parler
ici.
Ces antinomies ou (pour parler un langage moins tech-
nique) ces contradictions sont réelles ; il n'est pas nécessaire,
pour en être frappé, de recourir à des arguments pourvus des
formes scolastiques, il suffit de parcourir les livres des phi-
losophes, d'entrer un peu dans leurs débats interminables.
Mais, à nos yeux, ce ne sont pas des contradictions de la raison,
ce sont des contradictions de l'esprit humain, chose bien
différente ; car, si la raison ne peut se contredire elle-même
sans perdre son unité et son autorité régulatrice, on peut bien
comprendre que, dans l'organisation complexe de l'esprit
humain, des rouages soient capables de se contrarier, et que
l'entendement, dans sa manière d'élaborer et de relier les
matériaux fournis par les sensations, ait ses illusions comme
il en a dans les sensations, ou dans certains jugements
spontanés qui s'associent constamment aux sensations et
que la raison désavoue (85).
C'est là le seul motif plausible que puisse faire valoir Kant
pour refuser aux idées d'espace et de temps toute valeur objec-
tive, et pour ne les considérer que comme des formes de la
sensibilité ; mais en cela il va trop loin : car il suffit d'admettre
avec Leibnitz que l'espace et le temps sont des phénomènes,
qui n'ont objectivement qu'une réalité relative et non abso-
lue, pour faire évanouir des contradictions où le point de
départ des deux thèses contraires est l'attribution d'une
valeur objective absolue à l'idée de l'espace et à celle du temps.
L'esprit humain est organisé pour percevoir, dans l'espace
et dans la durée, des rapports qui existent effectivement hors
de lui et indépendamment de lui. Il pénètre ainsi dans la réa-
lité, mais dans une réalité relative, phénoménale, dont la con-
naissance suffit aux besoins et au rôle de l'homme dans le
monde. Lorsqu'il est tenté de l'outrepasser et d'ériger cette
réalité relative en réalité absolue, il cède sans doute à un pen-
chant de sa nature, mais ce penchant le trompe, et la raison l'en
avertit, en lui montrant des abîmes sans fond et des contra-
dictions sans issue.
146, — Les deux antinomies kantiennes ne sont pas les
228 CHAPITRE X.
seules contre lesquelles se heurte l'esprit humain, dès qu'il a
la prétention d'atteindre à l'essence des choses ou à la réalité
absolue, dans la double conception de l'espace et du temps.
Le plein des cartésiens est insoutenable dans l'état de la phy-
sique, et les actions à distance, à travers le vide, tel que les
newtoniens le conçoivent, sont absolument incompréhensibles.
C'est une hypothèse que la force des habitudes scientifiques
nous a rendue familière, mais qui n'en devrait pas moins
choquer notre raison autant qu'elle choquait celle des
Leibnitz, des Bernoulli et des Huygens, s'il fallait considérer
le vide ou l'espace comme quelque chose de primitif et d'absolu
qui subsiste indépendamment des phénomènes du monde
matériel, et non pas plutôt comme une relation entre des
phénomènes dont le fondement et le principe essentiel échappe
absolument à nos moyens de perception et de connaissance.
Mais qu'est-ce qu'une pareille contradiction dans la con-
ception que l'homme peut avoir du monde physique, auprès
des contradictions dans la conception que l'homme a de lui-
même, de l'action des organes sur l'esprit et de l'esprit sur les
organes, et en général de tous les phénomènes de la vie orga-
nique, animale, intellectuelle, dont les uns lui sont propres,
tandis qu'il est pour les autres en communauté de nature avec
une si prodigieuse variété d'êtres inférieurs? Il répugne de
concevoir l'intelligence et la pensée, la force vitale et plas-
tique diffuses dans une substance étendue, grande ou petite,
dans un système de particules à distance comme dans un tout
continu ; il répugne de les concevoir inhérentes à une parti-
cule ou à une agrégation de particules déterminées, ou
d'imaginer qu'elles se transportent d'une particule à l'autre,
d'un groupe matériel à un autre groupe, au furet à mesure du
renouvellement des matériaux de l'organisme. Il répugne
même d'assigner au principe de la vie et de la pensée un lieu
dans l'espace ; de fixer (comme dirait un géomètre) les coor-
données d'un point de l'espace où l'esprit aurait son siège,
et d'où il agirait sur les organes, après avoir ressenti et perçu
les modifications de l'organisme. De toutes parts il y a contra-
diction pour la raison, si l'étendue est conçue comme quelque
• hose d'absolu, si l'espace est quelque chose de nécessaire,
de primitif et d'immuable. Mais, au lieu de contradictions
dans le système de nos connaissances, il n'y a plus que des faits
DE L'ESPACE ET DU TEMPS. 229
qui surpassent nos connaissances, si les corps, si l'espace ne
sont que des phénomènes dont il nous est bien donné de per-
cevoir la réalité externe, mais non le fondement absolu et
l'essence première.
Il y a dans la nature de l'homme des besoins qui n'auraient
pas satisfaction, des facultés qui sembleraient vaines et trom-
peuses, si tout finissait pour lui avec la vie animale. D'un
autre côté, il répugne de placer dans l'espace et dans le temps
l'accomplissement des destinées supérieures de l'homme, en
dehors de la sphère des phénomènes organiques et des faits
sensibles. Nous ne prétendons point que la raison livrée à
elle-même soit habile à sonder ces mystères : nous disons seu-
lement qu'en présence de tels mystères et pour la conciliation
de croyances instinctives ou acquises qui semblent se com-
battre, la raison trouve de nouveaux motifs d'admettre que
les formes de l'espace et du temps, toujours conçues comme
inhérentes aux phénomènes et non à la constitution de l'esprit
humain, n'ont pourtant elles-mêmes qu'une valeur phéno-
ménale.
Nous nous gardons d'avancer que la probabilité philoso-
phique de cette solution soit une probabilité de même ordre
que celle qui rend légitime, aux yeux de la raison, la croyance
de sens commun à l'existence objective des corps, à celle du
monde extérieur, tel qu'il se montre à nous dans l'espace et
dans le temps. Que ceux pour qui de telles inductions sont
sans valeur abandonnent le champ de la spéculation phi-
losophique, ils en ont pleinement le droit : pour ceux à qui
une telle désertion répugnerait, il faut accepter les inductions
comme elles s'offrent ; autant que possible, sans se faire illusion
à soi-même, et surtout sans vouloir faire illusion à d'autres.
CHAPITRE XI
Des diverses sortes d'abstractions et d'entités. —
Des idées mathématiques. — Des idées de genre et
d'espèce.
147. — Déjà nous avons indiqué d'une manière générale
comment la connaissance ou l'idée se dégage de l'impression
sensible : il y a dans ce travail de l'esprit sur les matériaux qui
lui sont fournis par la sensibilité, une série d'analyses et de
synthèses, de décompositions et de recompositions, compa-
rables à ce qui se passe dans l'élaboration des matériaux que
l'animal emprunte au monde extérieur pour y puiser les prin-
cipes et en former les matériaux immédiatement appropriés
au développement et à la réparation de ses organes. La com-
paraison est d'autant plus admissible que, dans un cas comme
dans l'autre, il ne s'agit pas simplement d'isoler des parties
juxtaposées, ou d'agréger des parties isolées : il faut conce-
voir au contraire que, dans un cas comme dans l'autre, par
l'élaboration des matériaux primitifs, faite sous l'influence
d'un principe vital, les produits des combinaisons acquièrent
des propriétés qui n'appartiennent ni en totalité ni en partie
aux éléments isolés ; tandis qu'inversement la dissociation
des éléments permet la libre manifestation de propriétés
que l'état de combinaison neutralisait ou rendait latentes.
La décomposition ou l'analyse à laquelle la force de l'in-
telligence soumet les matériaux de la sensibilité, se nomme
abslraclion ; et bien que toutes les idées que nous avons des
choses, même de celles qui tombent immédiatement sous nos
sens, puissent être abstraites ou séparées de l'impression sen-
sible qui les accompagne (100 et suiv.), on donne particuliè-
DES IDÉES ABSTRAITES. 231
rement le nom d'idées abstraites à celles que nous procure
une abstraction ou une décomposition ultérieure à laquelle
nous soumettons les idées des objets sensibles. D'une autre
part, l'acte de composition ou de synthèse par lequel la pen-
sée coordonne les matériaux fournis par la sensibilité, en y
introduisant un principe d'unité et de liaison systématique,
aboutit à la conception d'entités, que l'on qualifie souvent aussi
d'idées abstraites, par opposition aux images des objets sen-
sibles ; mais qu'il faut pourtant distinguer des idées obtenues
par voie de décomposition ou d'abstraction proprement dite.
La formation des idées abstraites et des entités n'est pas réser-
vée aux philosophes et aux savants : le travail qui les pro-
duit commence dès que l'esprit humain entre en action, et se
manifeste dans l'organisation des langues, quel que soit le
degré de culture des peuples qui les parlent. Notre but, dans ce
chapitre, doit être de discerner, à l'aide des règles de critique
dont nous tenons à montrer partout l'apphcation, la part qui
revient à la constitution des objets pensés et la part qui revient
aux lois régulatrices de la pensée, dans la formation des idées
abstraites proprement dites, et dans la conception de ces types
purement intelligibles, que nous ne craignons pas de nommer
entités, quoique à une certaine époque les philosophes aient
abusé du mot et de la chose, et quoique à une autre époque
la chose et le mot soient tombés dans un injuste décri.
148. — Remarquons d'abord qu'on se ferait de l'abstrac-
tion une notion fausse, ou tout au moins très incomplète, si
l'on n'y voyait qu'un procédé de l'esprit qui isole les pro-
priétés d'un objet pour les étudier à part et arriver ainsi
plus aisément à la connaissance de l'objet. Ceci est l'abs-
traction, telle qu'on l'entend dans la logique vulgaire ;
et en ce sens les idées abstraites, les sciences abstraites seraient
des produits purement artificiels de l'entendement, ce qui
n'est vrai que de certaines idées et de certaines sciences abs-
traites. Mais il y a une autre abstraction (celle-là même qui
nous a donné, pures de toute image sensible, les idées de
l'étendue et de la durée, de l'espace et du temps), abstraction
en vertu de laquelle nous distinguons par la pensée des élé-
ments indépendants les uns des autres, quoique la sensation
les confonde. Il y a des idées abstraites qui correspondent à
des faits généraux, à des lois supérieures auxquelles sont subor-
232 CHAPITRE XI.
données toutes les propriétés particulières par lesquelles les
objets extérieurs nous deviennent sensibles : et les sciences qui
ont pour objet de telles idées, qui embrassent le système de
telles lois et de tels rapports, ne doivent point passer pour des
sciences de création artificielle, conventionnelle et arbitraire.
Pour prendre un exemple propre à faire sentir la distinction
que nous voulons établir, considérons un corps solide, en mou-
vement dans l'espace. On peut prendre à volonté un point
de la masse et considérer le mouvement du corps comme le
résultat de la combinaison de deux autres mouvements ; l'un
par lequel tous les points de la masse se mouvraient d'un mou-
vement commun, le même que celui du point en question ;
l'autre par lequel le corps solide tournerait d'une certaine
manière autour de ce même point auquel on attribuerait alors
une fixité idéale. La décomposition du mouvement réel du
corps en ces deux mouvements fictifs, l'un de translation,
commun à tous les points de la masse, l'autre de rotation,
relatif à l'un des points de cette masse, s'effectuera d'une infi-
nité de manières différentes, suivant qu'on aura choisi arbi-
trairement tel ou tel point de la masse pour centre du mou-
vement relatif. Cette décomposition idéale du mouvement
rée du corps en deux autres pourra encore donner lieu à des
décompositions ultérieures qui seront ou qui pourront être,
comme la décomposition primitive, accommodées à notre
manière de concevoir le phénomène, qui fourniront des images
propres à en faciliter la description et l'étude, mais qui, en
général, seront arbitraires et non fondées sur la nature même
du phénomène.
Supposons maintenant qu'il s'agisse du mouvement d'un
corps solide, soumis à la seule force de la pesanteur, et n'éprou-
vant pas de résistance de la part du milieu dans lequel il se
meut : il y a pour ce corps un point connu sous la dénomina-
tion de centre de gravilé, et qui jouit de cette propriété, que, si
on le prend pour centre du mouvement de rotation imagine
tout à l'heure, les deux mouvements de translation et de rota-
tion, devenus indépendants l'un de l'autre, s'accomplissent
chacun séparément comme si l'autre n'existait pas. En consé-
quence, l'abstraction qui distingue ou qui isole ces deux mou-
vements cesse alors d'être une abstraction artificielle ou pure-
ment logique : elle a son fondement, sa raison dans la nature
DES IDÉES ABSTRAITES. 233
du phénomène, et nous en donne la conception ou la repré-
sentation véritable.
149, — Quand, dans la vue d'étudier plus facilement les
conditions d'équilibre et de mouvement des corps solides et
fluides, nous imaginons des solides doués d'une rigidité par-
faite, des fluides dépourvus de toute viscosité, de toute adhé-
rence entre leurs parties, nous faisons abstraction de quelques-
unes des qualités naturelles que ces corps possèdent ; nous
construisons en idée, pour simplifier les problèmes que nous
nous proposons de résoudre et pour les accommoder à nos
procédés de calcul, des corps dont le type ne se trouve pas
réalisé dans la nature, et n'est peut-être pas réalisable. A la
vérité, et par une heureuse circonstance, les corps solides et
les fluides, tels que la nature nous les offre, ne s'éloignent pas
tant des conditions fictives de rigidité et de fluidité absolues,
qu'on ne puisse considérer les résultats théoriques, obtenus à
la faveur de ces conditions fictives, comme représentant déjà
avec assez d'approximation les lois de certains phénomènes
naturels. C'est en cela que consiste l'utilité de l'hypothèse
ou de la conception abstraite, substituée artificiellement aux
types naturels des corps solides et des fluides.
Lorsqu'on étudie les lois d'après lesquelles les richesses se
produisent, se distribuent et se consomment, on voit que ces
lois pourraient s'établir théoriquement d'une manière assez
simple, si l'on faisait abstraction de certaines circonstances
accessoires qui les compliquent, et dont les effets ne sauraient
être que vaguement appréciés, par suite de cette complica-
tion. En conséquence, on admettra que les richesses ou les
valeurs commerçables peuvent circuler sans la moindre gêne,
passer immédiatement d'une main à l'autre, se réaliser, se
négocier, s'échanger contre d'autres valeurs ou contre des
espèces, au gré du propriétaire, au cours du jour et du mar-
ché ; on admettra le parfait nivellement des prix sous l'in-
fluence de la libre concurrence : suppositions dont aucune
n'est vraie en toute rigueur, mais qui approchent d'autant
plus d'être vraies, qu'on les apphque à des denrées sur les-
quelles s'exerce de préférence la spéculation commerciale,
à des pays et à des temps où l'organisation commerciale a fait
plus de progrès.
De pareilles abstractions par lesquelles l'esprit sépare des
234 CHAPITRE XI.
faits naturellement associés et dépendant les uns des autres
(abstraction dont on pourrait se passer, si l'esprit humain
était capable d'embrasser à la fois toutes les causes qui
influent sur la production d'un phénomène, et de tenir compte
de tous les efïets qui résultent de leur association et de leurs
réactions mutuelles), sont ce que nous proposons d'appeler
des abstractions artificietles, ou, si l'on veut, des abstractions
togiques.
150. — II y a d'autres abstractions déterminées par la
nature des choses, par la manière d'être des objets de la con-
naissance, et nullement par la constitution de l'esprit ou à
cause du point de vue d'où l'esprit les envisage. Telles sont
assurément les abstractions sur lesquelles porte le système
des mathématiques pures : les idées de nombre, de distance,
d'angle, de ligne, de surface, de volume. II est dans la nature
des choses que certains phénomènes résultent de la configu-
ration des corps, et ne dépendent pas des qualités physiques
de la matière dont les corps sont formés (1). Lors donc que notre
esprit fait abstraction des qualités physiques de la matière,
pour étudier à part les propriétés géométriques ou de configu-
ration, il ne fait que se conformer à l'ordre suivant lequel,
dans la nature, certains rapports s'établissent, certains phé-
nomènes se développent à côté, mais indépendamment des
autres. A bien plus forte raison, si les progrès que nous faisons
dans l'interprétation philosophique de la nature tendaient
«le plus en plus à nous donner les moyens d'expliquer par des
rapports géométriques tous les phénomènes de l'ordre phy-
sique dont on a pu étudier soigneusement les lois ; si la phy-
sique tendait à se résoudre dans la géométrie, il serait con-
forme à la nature des choses et non pas seulement à la nature
de l'esprit humain, d'isoler par la pensée un système de faits
non seulement généraux, mais fondamentaux : un système
de rapports qui domine les autres ou qui en contient la raison
objective, à tel point qu'on a pu voir dans la géométrie la pen-
sée de Dieu et appeler Dieu l'éternel géomètre. De telles abs-
tractions, indépendantes de la pensée humaine, supérieures
aux phénomènes de la pensée humaine, ne doivent point être
confondues avec ces abstractions artificielles que l'esprit
imagine pour sa commodité, et nous proposons de les appeler
abstractions rationnelles.
DES IDÉES ABSTRAITES. 235
151. — Les motifs qui nous portent à attribuer une valeur
objective aux abstractions géométriques, sont de même nature
que ceux qui nous font croire à l'existence du monde extérieur
ou qui nous font attribuer une valeur objective aux idées fon-
damentales de l'espace et du temps. Si la notion de la ligne
droite ou de la distance n'était qu'une fiction de l'esprit, une
idée de création artificielle, par quel hasard se ferait-il que
les forces de la nature, la force de la gravitation, par exemple,
varieraient avec les distances suivant des lois simples, seraient
(comme disent les géomètres) fondions des distances, de telle
sorte que la variation de la distance est nécessairement conçue
comme la cause ou la raison de la variation de la force ? D'où
viendrait cet harmonieux accord entre les lois générales de la
nature, dont nous ne sommes que les témoins intelligents,
et une idée déterminée par la constitution de notre entende-
ment, qui n'aurait de valeur que comme invention humaine
et comme produit de notre activité personnelle ?
152. — Mais, si la croyance à l'existence du monde exté-
rieur est et a dû être, pour l'accomplissement de la destinée
de l'homme, une croyance naturelle ; si la nature s'est chargée
de combattre les pyrrhoniens sur ce terrain (86), elle n'a nul-
lement pris ni dû prendre le soin de' combattre un pyrrho-
nisme purement spéculatif, qui consiste à ne voir dans toutes
les idées abstraites que des jeux de l'esprit ou des créations
arbitraires de l'entendement. Ceci intéresse la philosophie,
mais n'intéresse pas la vie pratique, ni même la science pro-
prement dite. On n'en saura ni mieux, ni plus mal, la géomé-
trie ou la physique, soit que l'on considère les conceptions
géométriques comme une fiction de l'esprit, sans réalité objec-
tive, qui trouve cependant une application utile dans l'ana-
lyse des phénomènes physiques ; soit que l'on considère au
contraire les vérités mathématiques comme ayant une valeur
objective hors de l'esprit qui les conçoit, comme contenant
la raison des apparences physiques assorties aux modes de
notre sensibilité. La science est indifférente à cette transposi-
tion d'ordre, et il n'y a rien qui puisse servir à démontrer logi-
quement que l'ordre a h doit être admis, à l'exclusion de
l'ordre b a. Mais ce qui n'a pas d'influence directe sur les
applications techniques et sur le progrès de la science posi-
tive, est précisément ce qui a le plus d'importance pour l'ordre
236 CHAPITRE XL
philosophique à int-roduire entre les objets de nos connais-
sances, et pour éclairer du flambeau de la raison les con-
nexions et les rapports entre les faits scientifiques, positive-
ment constatés ; et l'on ne se rendra point compte du vrai
caractère des sciences mathématiques, ni du rôle qu'elles
jouent dans le système des connaissances humaines, tant
qu'on n'aura pas apprécié l'importance de ces questions
d'ordre, et qu'on ne les aura pas résolues d'après les induc-
tions, les analogies, les probabilités philosophiques.
Plus nous avancerons dans notre examen, plus nous trou-
verons de motifs d'attacher une grande importance à la dis-
tinction doctrinale entre l'abstraction logique et l'abstraction
rationnelle. Car, si toutes les abstractions sont des créations
artificielles de l'esprit, il sera tout simple que l'esprit arrange
à sa guise et selon les convenances de sa nature, le produit
de ses propres facultés. Que s'il y a au contraire des idées
abstraites dont le type soit hors de l'esprit humain, comme
l'esprit ne peut opérer sur les idées abstraites, quelle qu'en
soit l'origine, qu'en y attachant des signes sensibles (112),
il pourra se trouver entre la nature des signes qu'il est tenu
d'employer et la nature des idées rappelées par ces signes,
certaines discordances capables de contrarier, soit la juste
perception par la pensée, soit la juste expression par le lan-
gage, des liens et des rapports qu'il faudrait saisir entre les
types de pareilles idées.
153. — De ce que les idées fondamentales des mathématiques
ne sont pas des produits artificiels de l'entendement, il ne
s'ensuit point que toutes les parties de la doctrine mathéma-
tique soient aiïranchies de conceptions artificielles qui tiennent
moins à la nature des choses qu'à l'organisation de nos mé-
thodes. Ainsi, l'application que nous faisons des nombres à la
mesure ou à l'expression des grandeurs continues, est sans nul
doute un artifice de notre esprit, et ne tient pas essentielle-
ment à la nature de ces grandeurs. On a pu dire en ce sens que
les nombres n'existent pas dans la nature : et toutefois,
quand notre pensée se porte sur l'idée abstraite de nombre,
nous sentons bien que cette idée n'est pas une fiction arbi-
traire ou une création artificielle de l'esprit, pour la commo-
dité de nos recherches, comme le serait l'idée de corps parfai-
tement rigides ou fluides. Lorsque nous étudions les proprié-
DES IDÉES ABSTRAITES. 237
tés des nombres, nous croyons, et avec fondement (36), étu-
dier certains rapports généraux entre les choses, certaines lois
ou conditions générales des phénomènes : ce qui n'implique pas
nécessairement que toutes les propriétés des nombres jouent
un rôle dans l'explication des phénomènes, ni à plus forte rai-
son que toutes les circonstances des phénomènes ont leur rai-
son suprême dans les propriétés des nombres, conformément
à cette doctrine mystérieuse qui s'est transmise de Pytha-
gore à Kepler, qui a pris naissance dans la haute antiquité,
pour ne disparaître qu'à l'avènement de la science moderne.
En général il arrive qu'après que la nature des choses a
fourni le type d'une abstraction, l'idée abstraite ainsi formée
suggère à son tour des abstractions ultérieures, des générali-
sations systématiques qui ne sont plus que des fictions de
l'esprit (16). De là vient que les idées qu'on appelle neuves,
parce qu'elles projettent sur les objets de notre connaissance
un jour nouveau, ont leur temps de fécondité et leur temps
de stérilité et d'épuisement. Si ces idées neuves sont fécondes,
c'est que, loin d'être créées de toutes pièces par le génie qui
s'en empare, elles ne sont pour l'ordinaire que l'heureuse
expression d'un rapport découvert entre les choses ; et si leur
fécondité n'est pas illimitée, comme" le nombre des combinai-
sons artificielles dans lesquelles l'esprit peut les faire entrer,
c'est que la nature ne s'assujettit point aux règles logiques
qui président à la coordination systématique de nos idées. De
là vient encore que le défaut général des systèmes est d'être,
comme on dit, trop exclusifs, ou de n'embrasser qu'une partie
des vrais rapports des choses, et de s'en écarter tout à fait
dans leurs conséquences extrêmes ou dans leur prolongement
excessif.
154. — Non seulement l'application des idées fondamen-
tales des mathématiques à l'interprétation scientifique de la
nature nous montre qu'elles ne sont pas des créations artifi-
cielles de l'esprit, mais il est à remarquer que plusieurs de ces
idées, malgré leur haut degré de généralité et d'abstraction, ne
sont que des formes particulières, et en quelque sorte des
espèces concrètes d'idées encore plus abstraites et plus géné-
rales, auxquelles nous pourrions nous élever par d'autre voies
que celles de l'abstraction mathématique, et par la contem-
plation d'autres phénomènes que ceux auxquels le calcul et
238 CHAPITRE XI.
la géométrie s'appliquent. Les idées de combinaison, d'ordre,
de symétrie, d'égalité, d'inclusion, d'exclusion, etc., ne
revêtent pas seulement des formes géométriques ou algé-
briques ; et certaines propriétés des figures ou des nombres,
qui tiennent à telle espèce d'ordre, à tel mode de combinai-
son ou de symétrie, ont leur cause ou raison d'être dans une
sphère d'abstractions supérieures à la géométrie et au calcul
(143). Par exemple, l'idée d'inclusion, ou celle du rapport du
contenant au contenu, se retrouve en logique où elle sert de
fondement à la théorie du syllogisme ; quoique le mode selon
lequel l'idée générale contient l'idée particulière, soit bien
différent du mode suivant lequel une quantité ou un espace
contiennent une autre quantité ou un autre espace. L'idée de
force ou de puissance active est bien plus générale que l'idée
de force motrice ou mécanique ; et un jour viendra peut-être
où, conformément encore aux indications de Leibnitz, on ten-
tera l'ébauche de cette dynamique supérieure dont les règles,
jusqu'ici confusément entrevues, contiendraient dans leur
généralité celles de la dynamique des géomètres et des méca-
niciens, ou du moins celles d'entre ces dernières qui ne tiennent
pas à des conditions exclusivement propres aux phénomènes
mécaniques, en tant qu'elles se rattachent aux propriétés
spéciales et aux caractères exclusifs des idées d'espace, de
temps et de mouvement. Ces adages reçus également en phy-
sique, en médecine, en morale, en politique : « Toute action
entraîne une réaction ; — on ne s'appuie que sur ce qui
résiste », et d'autres semblables, sont autant de manières
d'exprimer certaines règles de cette dynamique que nous qua-
lifions de supérieure, parce qu'elle gouverne aussi bienle monde
moral que le monde physique, et sert à rendre raison des phé-
nomènes les plus délicats de l'organisme, comme des mouve-
ments des corps inertes ^.
» C'est à propos d'une maxime de même genre : Vis unita fortior, que
Bacon, dans un mémoire adressé, en 1603, au roi Jacques I", sur un
projet d'union de l'Angleterre et de l'Écossc, s'exprime comme il suit:
«Lorsque Heraclite, surnommé l'Obscur, publia un certain livre qui
n'existe plus aujourd'hui, les uns y virent une dissertation sur la nature,
les autres un traité de politique. Je ne m'en étonne pas : car entre les
règles de la nature et celles dune bonne politique il y a beaucoup d'accord
et de ressemblance, les premières n'étant que l'ordre suivi dans le gou-
vernement du monde, les secondes l'ordre suivi dans le gouvernement
des États. Aussi les rois de Perse étaient-ils profondément initiés dans
DES IDÉES ABSTRAITES. 239
155. — Pour prouver que les idées qui sont la base de
l'édifice des mathématiques pures ont leurs types dans la
nature des choses et ne sont pas des fictions de notre esprit,
nous avons tiré nos inductions des corrélations qui s'observent
entre les vérités abstraites des mathématiques et les lois des
phénomènes naturels : les unes contenant l'explication ou la
raison des autres. Mais on pourrait écarter ces inductions,
considérer le système des mathématiques en lui-même, indé-
pendamment de toute application à l'interprétation scienti-
fique de la nature, pénétrer dans l'économie de ce système,
et trouver encore des motifs suffisants de rejeter l'opinion,
trop présomptueuse ou trop timide, selon laquelle l'esprit
humain n'opérerait que sur les produits de sa propre fantaisie,
et, comme l'a dit Vico, démontrerait les vérités géométriques
parce qu'il les fait. Si cette opinion était fondée, rien ne devrait
être plus aisé que de diviser le domaine des mathématiques
pures en compartiments réguliers et nettement définis, ou, en
d'autres termes, de soumettre le système des sciences mathé-
matiques à une classification du genre de celles qui nous
plaisent par leur régularité et leur symétrie, quand il s'agit
d'idées que l'esprit humain crée de toutes pièces et peut arran-
ger d'après ses convenances (152), sans être gêné par l'obli-
gation de reproduire un type extérieur. Mais au contraire (et
cette circonstance est bien digne de remarque), les mathéma-
tiques, sciences exactes par excellence, sont du nombre de
celles où il y a le plus de vague et d'indécision dans la clas-
sification des parties, où la plupart des termes qui expriment
les principales divisions ^e prennent, tantôt dans un sens plus
large, tantôt dans un sens plus rétréci, selon le contexte du dis-
cours et les vues propres à chaque auteur, sans qu'on soit par-
venu à en fixer nettement et rigoureusement l'acception dans
une science fort respectée alors, mais qui est aujourd'hui bien dégénérée,
et dont le nom ne se prend guère qu'en mauvaise part. En effet, la magie
des Perses, cette science occulte de leurs rois, était l'application à la poli-
tique des observations faites sur le monde ; on y donnait les lois fonda-
mentales de la nature pour modèle au gouvernement de l'État. » On ne
devra donc pas se scandaliser lorsqu'on verra, dans un des derniers cha-
pitres de cet ouvrage, la magie figurer sur le tableau encylopédique de
Bacon. Il dit encore ailleurs (de Augm. scient. III, c. 3) : « Magia apud
Persas pro sapientia sublimi et scientia consensuum rerum universalium
accipiebatur. » Voyez l'édition que M. Bouillet a donnée des Œuvres
philosophiques de Bacon, t. I, p. 522.
240 CHAPITRE XI.
une langue commune. Ceci accuse une complication et un
enchevêtrement de rapports, rebelle à nos procédés logiques
de définition, de division et de classification ; et rien ne montre
mieux que l'objet des mathématiques existe hors de l'esprit
humain, et indépendamment des lois qui gouvernent notre
intelligence.
156. — Il appartient à la philosophie générale de fixer
le rang des mathématiques dans le système général de nos
connaissances et d'apprécier la valeur des notions premières
qui servent de fondement à cette vaste construction scienti-
fique. Que si l'on entre dans les détails d'économie et de
structure intérieures, on voit surgir des questions analogues,
auxquelles les mêmes moyens de critique sont applicables,
et qui, d'un intérêt spécial pour les géomètres que leurs
études préparent à les bien entendre, composent en grande
partie ce qu'on peut appeler la philosophie des mathéma-
tiques. Il va sans dire que ces questions de détail ne sau-
raient entrer dans notre cadre : nous en avons traité dans
d'autres ouvrages * auxquels on trouvera tout simple que
nous renvoyions le lecteur curieux de ces sortes de spécula-
tions, en nous bornant ici aux indications les plus succinctes.
Au premier rang des questions philosophiques, en mathé-
matiques comme ailleurs, se placent celles qui portent sur
la valeur représentative des idées, et où il s'agit de distinguer,
selon l'expression de Bertrand de Genève, ce qui appartient
aux choses mêmes (l'abstraction rationnelle), d'avec ce qui
n'appartient qu'à la manière dont nous pouvons et voulons
les envisager (l'abstraction artificielle ou purement logique).
L'Algèbre n'est-elle qu'une langue conventionnelle, ou
bien est-ce une science dont les développements, liés sans
doute à l'emploi d'une notation primitivement arbitraire
et conventionnelle, embrassent pourtant un ensemble de
faits généraux et de relations abstraites ou purement intel-
ligibles, que l'esprit humain découvre, démêle avec plus
ou moins d'adresse et de bonheur, mais qu'il crée si peu,
qu'il lui faut beaucoup de tâtonnements et de vérifications
• 1° De l'origine cl des limiles de la Correspondance entre l'algèbre et la
géométrie (en particulier, le chap. XVI et dernier).
2° Traité élémentaire de la Théorie des fonctions et du calcul infinitési-
mal (en particulier, le chap. IV du livre I")-
DES IDÉES ABSTRAITES. 241
avant qu'il n'ait pris, pour ainsi dire, confiance dans ses
découvertes ? Tout le calcul des valeurs négatives, imagi-
naires, infinitésimales, n'est-il que le résultat de règles
admises par conventions arbitraires ; ou toutes ces pré-
tendues conventions ne sont-elles que l'expression néces-
saire de rapports que l'esprit est certainement obligé (at-
tendu leur nature idéale et purement intelligible) de repré-
senter par des signes de forme arbitraire, mais qu'il n'in-
vente point au gré de son caprice, ou par la seule nécessité
de sa propre nature, et qu'il se borne à saisir, tels que la na-
ture des choses les lui offre, en vertu de la faculté de généra-
liser et d'abstraire qui lui a été départie? Voilà ce qui partage
les géomètres en sectes; voilà le fond de la philosophie des
mathématiques comme de toute philosophie. Tout cela, re-
marquons-le bien, ne touche point à la partie positive et
vraiment scientifique de la doctrine. Tous les géomètres
appliqueront aux symboles des valeurs négatives, imaginaires,
infinitésimales, les mêmes règles de calcul, obtiendront les
mêmes formules, quelque opinion philosophique qu'ils se
soient faite sur l'origine et sur l'interprétation de ces sym-
boles : mais, ce qui n'intéresse pas la doctrine au point de
vue des règles positives et des applications pratiques, est
précisément ce qui contient la raison de l'enchaînement et
des rapports des diverses parties de la doctrine.
Démontrer logiquement que certaines idées ne sont point
de pures fictions de l'esprit, n'est pas plus possible qu'il ne
l'est de démontrer logiquement l'existence des corps (151) ;
et cette double impossibilité n'arrête pas plus les progrès des
mathématiques positives que ceux de la physique positive.
Mais il y a cette différence, que la foi à l'existence des corps
fait partie de notre constitution naturelle : tandis qu'il
faut se familiariser, par la culture des sciences, avec le sens
et la valeur des hautes abstractions qu'on y rencontre.
C'est ce qu'exprime ce mot commun, attribué à d'Alembert :
Allez en avant, et la foi vous viendra ; non pas une foi aveugle,
machinale, produit irréfléchi de l'habitude, mais un acquies-
cement de l'esprit, fondé sur la perception simultanée d'un
ensemble de rapports qui ne peuvent que successivement
frapper l'attention du disciple, et d'où résulte un faisceau
d'inductions auxquelles la raison doit se rendre, en l'absence
16
242 CHAPITRE XI.
d'une démonstration logique que la nature des choses rend
impossible.
157. — Nous allons passer à cette autre catégorie d'idées
abstraites auxquelles l'esprit s'élève par voie de synthèse,
afin de relier dans une unité systématique les apparences
variables des choses qui sont l'objet immédiat de ses intui-
tions. Ce sont là les idées ou les conceptions auxquelles
nous attribuons le nom à'enlilés : et afin de ne pas trop
effaroucher quelques lecteurs par un mot qui rappelle au-
tant la barbarie scolastique, il sera à propos de choisir d'abord
les exemples les plus palpables, et de montrer comment
l'entité intervient pour la conception des phénomènes qui
tombent le plus immédiatement sous les sens.
Si nous imprimons un ébranlement à un point de la sur-
face d'une masse liquide, nous donnons naissance à une
onde dont nous suivons des yeux la propagation en tout
sens, à partir du centre d'ébranlement. Cette onde a une vitesse
de propagation qui lui est propre, et qu'il ne faut pas con-
fondre avec les vitesses de chacune des particules fluides
qui successivement s'élèvent et s'abaissent un peu, au-
dessus et au-dessous du plan de niveau qui les contient
dans l'état de repos. Ces mouvements de va-et-vient imprimés
aux particules matérielles restent très petits et à peine mesu-
rables ; tandis que l'onde chemine toujours dans le même
sens, jusqu'à de grandes distances, avec une vitesse que nous
apprécions parfaitement sans instruments, et que nous
pouvons mesurer de la manière la plus exacte en nous
aidant d'instruments convenables. Si plusieurs points de
la surface, éloignés les uns des autres, deviennent en même
temps des centres de mouvements ondulatoires, nous ver-
rons plusieurs systèmes d'ondes se rencontrer, se croiser
sans se confondre. Tout cela nous autorise bien à concevoir
l'idée de l'onde, comme celle d'un objet d'observation et
d'étude, qui a sa manière d'être, ses lois, ses caractères
ou attributs, tels que celui d'une vitesse de propagation me-
surable. Cependant l'onde n'est vraiment qu'une entité :
la réalité matérielle ou substantielle appartient aux molé-
cules qui deviennent successivement le siège de mouvements
oscillatoires. La conception systématique du mode de suc-
cession et de liaison de ces mouvements, voilà l'idée de
DES ENTITÉS. 243
l'onde : mais cette idée n'a pas une origine arbitraire ; elle
nous est immédiatement suggérée par la perception sensible ;
elle entre comme élément dans l'explication rationnelle de
tous les phénomènes qui résultent de la propagation des
mouvements ondulatoires ; c'est une entité qu'on peut nom-
mer naturelle ou rationnelle, par opposition aux entités
artificielles ou logiques.
158. — Je suppose qu'un naturaliste ou un ingénieur
prenne pour objet de ses études le Rhône ; qu'il nous donne
l'histoire de ce fleuve, de ses déviations, de ses crues, des
modifications brusques ou lentes apportées au régime de
ses eaux, des propriétés qui les distinguent, des espèces
animales qui les peuplent : ne devra-t-il pas craindre qu'on
ne plaigne tant de travail mal à propos dépensé pour ce qui
n'est après tout qu'une entité, un signe, flalus vocis ? C'est
l'histoire de chaque goutte d'eau qu'il faudrait nous don-
ner ; c'est la goutte d'eau qu'il faudrait suivre dans l'at-
mosphère, dans la mer et dans les divers courants où le
hasard de sa destinée la porte tour à tour; parce que la goutte
d'eau est l'objet doué de réalité substantielle ; parce que le
Rhône, si on le considère comme une collection de gouttes
d'eau, est un objet qui change sans' cesse ; tandis que c'est
un objet sans réalité, si, pour sauver l'unité historique, on
le regarde comme un objet qui persiste, après que toutes les
gouttes d'eau ont été remplacées par d'autres ^.
Dans le cas que nous citons, l'objection serait ridicule
et probablement ne viendrait à l'idée de personne : on lira
avec intérêt et instruction la monographie du Rhône, comme
on lirait avec curiosité et intérêt scientifique celle de ce
vent singulier qui parcourt les mêmes contrées, et qui est
* L'exemple que nous prenons a fourni aux anciens une de leurs com-
paraisons familières. « C'est une question, dit Aristote (Politique, liv. III,
ch. 4), de savoir si l'État persiste à être le même, tant qu'il conserve le
même nombre d'habitants, malgré la mort des uns et la naissance des
autres, comme les fleuves et les fontaines dont l'eau s'écoule sans cesse
pour faire place à l'eau qui succède. » — « Ainsi, dit encore un métaphy-
sicien du moyen âge, Jean de Salisbury, les espèces des choses demeurent
les mêmes dans les individus passagers, comme dans les eaux qui coulent,
le courant en mouvement demeure un fleuve, car on dit que c'est le même
fleuve, d'où ce mot de Sénèque : Nous descendons et ne descendons pas
deux fois le même fleuve. » Plutarque cite la même comparaison, en
l'attribuant à Heraclite : « Ilo-za[iS) yàp otjx éaTtv i\i.6r\ya.i ôtç tm aûxài,
xaô' 'Hpâx),. » De et ap. Delph. 18."
244 CHAPITRE XI.
connu sous le nom de Mistral. On ne prendra pas les poètes
au sérieux quand ils personnifient les fleuves et les vents ;
mais, nonobstant les subtilités de la dialectique, on ne prendra
pas non plus les vents ou les fleuves pour des abstractions
qui n'auraient de support que celui que leur prête un signe,
un son fugitif. Les vents et les fleuves sont des objets de
connaissance vulgaire comme de théories scientifiques ;
et de tels objets ne peuvent être, ni des images poétiques,
ni de simples signes logiques.
Effectivement, un fleuve comme le Rhône, un courant
marin comme le Gidf-Slream, un vent caractérisé dans
son allure comme le Mistral, appartiennent à la catégorie
des entités dont la notion résulte, soit de la perception
d'une forme permanente malgré les changements de matière,
ou d'une forme dont les variations sont indépendantes du
changement de matière ; soit de la perception d'un lien
systématique qui persiste, quels que soient les objets indi-
viduels accidentellement entraînés à faire partie du système ;
ou d'un Uen qui se modifie par des causes indépendantes
de celles qui imposent des modifications aux objets indivi-
duels (20). Ce sont là des entités, mais des entités ration-
nelles, qui ne tiennent pas à notre manière de concevoir et
d'imaginer les choses, et qui ont au contraire leur fonde-
ment dans la nature des choses, au même titre que l'idée
de substance qui n'est elle-même qu'une entité (135).
159. — A côté de ces entités, il y en a de manifestement
artificielles. Ainsi, par exemple, on s'occupe en géographie
physique, non seulement des fleuves, mais de ce qu'on a
nommé les bassins des fleuves ; et quelques auteurs mo-
dernes ont poussé jusqu'à la minutie la distribution systé-
matique des terres en bassins de divers ordres, d'après la
distribution des cours d'eau qui les arrosent. Or, si parmi
ces bassins il y en a de très nettement dessinés par la confi-
guration du terrain et par tous leurs caractères physiques,
d'autres, en plus grand nombre, ne sont que des conceptions
artificielles des géographes, et des lignes de démarcation arbi-
traires entre des territoires que rien ne divise naturellement.
Il se peut, comme on l'a soutenu dans certaines écoles
médicales, que les nosographes aient abusé des entités ;
qu'en systématisant, sous le nom de fièvre ou sous tout autre,
DES ENTITÉS. 245
certains phénomènes morbides, ils aient fait une systéma-
tisation artificielle et dangereuse par ses conséquences,
si elle les a conduits à perdre de vue l'altération des organes
où est le siège du mal, pour attaquer la fièvre à la manière
d'un ennemi qu'il faut étreindre et terrasser. Mais, suppo-
sons qu'il y ait au contraire une affection morbide, telle que
le choléra ou la variole, bien caractérisée dans ses sym-
ptômes, dans son allure, dans ses périodes d'invasion, de pro-
grès et de décroissance, soit que l'on en considère l'action
sur les individus ou sur les masses : on n'abusera pas plus
de l'abstraction en érigeant en entités, de telles affections
morbides, en faisant la monographie du choléra et de la
variole, qu'en faisant la monographie d'un vent ou d'un
fleuve. Car, dans l'hypothèse, il y aura pour le choléra une
marche et une allure générales, qui ne seront pas modifiées
ou qui ne subiront que des modifications d'un ordre secon-
daire, selon les dispositions des populations ou des individus
accidentellement soumis à son invasion : comme la marche
et l'allure du Mistral ne dépendent pas sensiblement des
circonstances accidentelles qui ont amené telle ou telle mo-
lécule d'air dans la région où ce vent domine.
En général, la critique philosophique des sciences, où des
entités paraissent sans cesse sous des noms vulgaires ou
techniques, la critique même de la connaissance vulgaire
ou élémentaire, telle qu'elle est exprimée par les formes de
la langue commune, consisteront à faire, autant que possible,
le départ entre les entités artificielles qui ne sont que des
signes logiques, et les entités fondées sur la nature et la raison
des choses, les véritables êtres de raison, pour employer
une expression vulgaire, mais d'un sens vrai et profond,
quand on l'entend bien. A mesure que les progrès de l'ob-
servation et les développements des théories scientifiques
suggéreront à l'esprit la conception d'entités d'un ordre
de plus en plus élevé, la comparaison des faits observés
et les inductions qui en ressortent devront fournir à la raison
les motifs des jugements par lesquels elle prononcera, tan-
tôt que ces entités sont de pures fictions logiques, tantôt
qu'elles ont un fondement dans la nature et qu'elles dési-
gnent bien les causes purement intelhgibles des phénomènes
qui tombent sous nos sens.
246 CHAPITRE XL
160. — Il y a une catégorie d'entités ou d'idées abstraites
qui mérite une attention particulière, et dont en effet
les logiciens de l'antiquité et du moyen âge se sont parti-
culièrement occupés : c'est la catégorie des universaux
(comme disaient les scolastiques), ou celle qui comprend
les idées de classes, de genres, d'espèces, hiérarchiquement
ordonnées suivant leur degré de généralité ; l'espèce étant
subordonnée au genre comme l'individu à l'espèce, et ainsi
de suite. Or, la distinction entre l'abstraction artificielle ou
logique et l'abstraction naturelle ou rationnelle n'est nulle
part plus évidente que dans cette catégorie d'idées abs-
traites.
La classification proprement dite est une opération de
l'esprit qui, pour la commodité des recherches ou de la
nomenclature, pour le secours de la mémoire, pour les be-
soins de l'enseignement, ou dans tout autre but relatif à
l'homme, groupe artificiellement des objets auxquels il
trouve quelque caractère commun, et donne au groupe
artificiel ainsi formé une étiquette ou un nom générique.
D'après le même procédé, ces groupes artificiels peuvent
se distribuer en groupes subalternes, ou se grouper à leur
tour pour former des collections et en quelque sorte des
unités d'ordre supérieur. Telle est la classification au point
de vue de la logique pure ; et l'on peut citer comme exemples
de classifications artificielles, celles des bibliographes que
chacun modifiera d'après ses convenances en faisant le
catalogue de sa propre bibliothèque.
Mais, d'un autre côté, la nature nous offre, dans les in-
nombrables espèces d'êtres vivants, et même dans les objets
inanimés, des types spécifiques qui assurément n'ont rien
d'artificiel ni d'arbitraire, que l'esprit humain n'a pas
inventés pour sa commodité, et dont il saisit très bien l'exis-
tence idéale, même lorsqu'il éprouve de l'embarras à les
définir ; de même que nous croyons, sur le témoignage des
sens, à l'existence d'un objet physique avant de l'avoir vu
d'assez près pour en distinguer nettement les contours, et
surtout avant d'avoir pu nous rendre compte de sa structure.
Ces types spécifiques sont le principal objet de la connais-
sance scientifique de la nature, par la raison que dans ces
espèces ou dans ces groupes naturels, les caractères con-
DES IDÉES DE GENRE ET D'ESPÈCE. 247
stants qui sont le fondement de l'association spécifique ou
générique, dominent et dépassent de beaucoup en impor-
tance les caractères accidentels ou particuliers qui distin-
guent les uns des autres les individus ou les espèces infé-
rieures. Enfin, comme il y a des degrés dans cette domina-
tion et dans cette supériorité des caractères les uns par
rapport aux autres, il doit arriver et il arrive que des genres
nous apparaissent comme plus naturels que d'autres, et que
les classifications auxquelles nous sommes dans tous les
cas obligés d'avoir recours pour le besoin de nos études,
offrent le plus souvent un mélange d'abstractions naturelles
et d'abstractions artificielles, sans qu'il soit facile ni même
possible de marquer nettement le passage des unes aux
autres. Un exemple physique, où le mot de groupe sera pris
dans son acception matérielle, préparera peut-être mieux
à l'intelligence de ces rapports abstraits entre les groupes
que la pensée conçoit sous les noms de genre et d'espèces.
161. — On sait que les astronomes ont groupé les étoiles
par constellations, soit d'après de vieilles traditions mytho-
logiques, soit par imitation, ou dans un but de commodité
pratique, bien ou mal entendue, pour la portion de la sphère
étoilée, inconnue à l'antiquité classique. Voilà des groupes
manifestement artificiels, où les objets individuels se trou-
vent associés, non selon leurs vrais rapports de grandeurs,
de distances ou de propriétés physiques, mais parce qu'ils
se trouvent fortuitement à notre égard sur les prolongements
de rayons visuels peu inclinés les uns sur les autres. Sup-
posons maintenant qu'on observe au télescope, comme
l'a fait Herschell, certains espaces très petits de la sphère
céleste, espaces bien isolés et bien distincts, où des étoiles
du même ordre de grandeur (ou plutôt de petitesse) appa-
rente se trouvent accumulées par myriades : on n'hésitera
pas à admettre que ces étoiles forment autant de groupes
naturels ou de systèmes particuliers ; quoique nous n'ayons
que peu ou point de renseignements sur la nature et l'origine
de leurs rapports systématiques. On ne sera pas tenté d'at-
tribuer cette accumulation apparente à une illusion d'op-
tique et à un hasard singulier qui aurait ainsi rapproché
les rayons visuels qui vont de notre œil à toutes ces étoiles ;
tandis qu'en réalité les étoiles d'un même groupe seraient
248 CHAPITRE XL
distribuées dans les espaces célestes, à des distances com-
parables à celles qui séparent les étoiles appartenant à des
groupes différents. Tout cela est géométriquement possible,
mais n'est pas physiquement admissible. Une fois con-
vaincus qu'il s'agit d'un groupement réel des étoiles dans
les espaces célestes, et non pas seulement d'un groupement
apparent sur la sphère céleste, nous repousserons encore
l'idée que ce rapprochement soit dû à un hasard d'une autre
sorte, et nous croirons que des liens de solidarité quelconques
existent entre les étoiles d'un même groupe; que, par
exemple, les étoiles du groupe A ne se trouveraient pas
ainsi condensées, si les causes qui ont déterminé pour
chacune le Heu qu'elle occupe ne dépendaient par les unes
des autres, plus qu'elles ne dépendent des causes qui ont
opéré la distribution des étoiles dans le groupe B ou dans
les autres groupes.
Après que l'étude télescopique du ciel aura donné cette
notion d'amas d'étoiles, et d'amas non fortuits ou de con-
stellations naturelles, on pourra reconnaître (comme l'a fait
encore Herschell) que les étoiles les plus brillantes, qui
nous offrent l'apparence d'une dissémination irrégulière
sur la sphère céleste, forment très probablement avec notre
soleil un de ces groupes ou l'une de ces constellations natu-
relles : celle dont la richesse et l'immensité suffisent, et au
delà, à l'imagination des poètes, mais qui s'absorbe à son
tour dans une autre immensité que révèle l'étude scienti-
fique du monde.
Remarquons maintenant (et ceci est un point bien essen-
tiel) que l'esprit conçoit sans peine une infinité de nuances
entre la dissémination complètement irréguUère et fortuite,
celle qui ne permettrait d'établir que des groupes purement
artificiels ; et l'accumulation en groupes bien tranchés,
parfaitement isolés, très distants les uns des autres : laquelle,
ne pouvant être considérée comme fortuite, et accusant
au contraire l'existence d'un lien de soUdarité entre les
causes sous l'influence desquelles chaque individu a pris
sa place, nous donne l'idée de systèmes parfaitement na-
turels. Il y a des nuances sans nombre entre ces états ex-
trêmes, parce que les liens de solidarité peuvent aller en
se resserrant ou en se relâchant graduellement, et parce que
DES IDÉES DE GENRE ET D'ESPÈCE. 249
la part d'influence des causes accidentelles et fortuites peut
se combiner en proportions variables avec la part d'in-
fluence des causes constantes et solidaires. Si donc nous
sommes forcés, par la nature de nos méthodes, d'établir
partout des circonscriptions et des groupes, nous pourrons
diriger ce travail de manière à nous rapprocher le plus pos-
sible des conditions d'une distribution naturelle ; mais il
y aura des groupes moins naturels que d'autres ; et l'ex-
pression des rapports naturels se trouvera inévitablement
compUquée de liens artificiels, introduits pour satisfaire
aux exigences de la méthode.
162. — Il n'est pas nécessaire que les objets individuels
soient en grand nombre, pour que des groupes naturels
se dessinent. Il a suffi de la découverte de quelques nou-
velles planètes pour suggérer l'idée de la distribution des pla-
nètes en trois groupes ou étages : un groupe ou étage moyen,
parfaitement marqué, comprenant les planètes télescopiques
que rapprochent à la fois leurs caractères physiques, la
petitesse de leurs masses et la presque égalité des grands
axes de leurs orbites (43) ; un étage inférieur formé de notre
Terre et des trois planètes qui, pour les dimensions et la
vitesse de rotation diurne, sont comparables à la Terre ;
enfin un étage supérieur comprenant maintenant quatre
planètes, dont l'une, la plus éloignée, est encore trop peu
connue, mais dont les trois autres se ressemblent beaucoup
par la grosseur de leur masse, la rapidité de leur rotation
et leur cortège de satellites. De même, dès que le nombre des
radicaux chimiques s'est accru, on a vu se dessiner parmi
eux des groupes très naturels, quoique peu nombreux en
individus, tels que le groupe qui comprend les radicaux
de la potasse et de la soude, ou tels encore que celui qui
comprend le chlore et ses analogues ; tandis que d'autres
radicaux restent isolés ou ne peuvent être rapprochés les
uns des autres que par des caractères arbitrairement choisis,
selon le système artificiel de classification.
163. — Les types génériques et les classifications des
naturalistes donnent lieu à des remarques parfaitement
analogues. Un genre est naturel, lorsque les espèces du genre
ont tant de ressemblances entre elles, et par comparaison
différent tellement des espèces qui appartiennent aux genres
250 CHAPITRE XL
les plus voisins, que ce rapprochement d'une part, cet éloi-
gnement de l'autre ne peuvent avec vraisemblance être mis
sur le compte du jeu fortuit de causes qui auraient fait
varier irrégulièrement, d'une espèce à l'autre, les types d'or-
ganisation. Il faut qu'il y ait eu un lien de solidarité entre
les causes, quelles qu'elles soient, qui ont constitué les espèces
du genre ; ou plutôt on conçoit que ces causes se décom-
posent en deux groupes : un groupe de causes dominantes,
les mêmes pour toutes les espèces du genre, et qui déter-
minent le type générique ; et un groupe de causes subordon-
nées aux précédentes, mais variables d'une espèce à l'autre,
lesquelles déterminent les différences spécifiques.
Si le genre est considéré à son tour comme espèce d'un
genre supérieur, auquel, pour fixer les idées, nous donne-
rons le nom de classe, on pourra dire de la classe et du genre
tout ce qui vient d'être dit du genre et de l'espèce ^. Alors
la classe et le genre seront pareillement naturels, s'il résulte
de la comparaison des espèces, qu'on doit concevoir l'ensem-
ble des causes qui ont déterminé la constitution de chaque
espèce, comme se décomposant en trois groupes hiérar-
chiquement ordonnés : d'abord un groupe de causes aux-
quelles toutes les autres se subordonnent, et qui, étant
constantes pour chaque genre, et par conséquent pour toutes
les espèces de chaque genre, ont déterminé l'ensemble des
caractères fondamentaux qui constituent la classe ; puis
des groupes de causes subordonnées aux précédentes,
et constantes pour toutes les espèces du même genre, mais
variables d'un genre à l'autre, et qui, jointes aux précéden-
tes, constituent les types génériques ; enfin des causes d'un
ordre plus inférieur encore, et qui, en se subordonnant
aux précédentes, ainsi qu'on l'a dit, achèvent de constituer
les types spécifiques.
Dans le système régulier de classification auquel nous
' L'intelligence créatrice universelle a les mêmes rapports avec la pro-
duction des choses naturelles, que notre intelligence avec les conceptions
de genre et d'espèce. » Giordano Bruno, Dialoghi de la causa, principio
e uno, 1584.
« Les divers organismes sont unis aussi par un lien supérieur, qui
réside au fond de leur création, et qui les a distribués en classes, ordres,
familles, genres, espèces. Le genre n'existe que dans les espèces indépen-
dantes les unes des autres, et non comme organisme qui procrée ces
espèces. » J. MuLLER, Manuel de Physiologie, liv. vi, sect. i, ch. i.
DES IDÉES DE GENRE ET D'ESPÈCE. 251
soumettons les êtres, pour la symétrie et la commodité de
nos méthodes, le genre peut être naturel et la classe arti-
ficielle, ou réciproquement. Il n'y a pas, dans le règne ani-
mal, de classe plus naturelle que celle des oiseaux ; mais
malgré cela, ou même à cause de cela, il y a dans la classe
des oiseaux plus d'un genre sur lequel les naturalistes ne
sont pas d'accord, et qu'on peut véhémentement soupçonner
d'être un genre artificiel. Un genre est artificiel, lorsque la
distribution des variétés de formes entre les espèces que
ce genre comprend, n'a rien qui ne puisse être raisonnable-
ment attribué au jeu fortuit de causes variant irrégulière-
ment d'une espèce à l'autre. Alors il manque un terme dans
la série d'échelons que nous avons indiquée ; et aux causes
fondamentales qui déterminent le type de la classe (le type
de l'oiseau, par exemple), viennent se subordonner sans
intermédiaire les causes qui varient en toute liberté d'une
espèce à l'autre, et qui produisent les différences spéci-
fiques.
164. — Il peut y avoir et il y a d'ordinaire un plus grand
nombre d'échelons que nous ne l'avons indiqué. D'ailleurs
la conception même de ces échelons n'est qu'une image im-
parfaite, et l'on observe dans la subordination et l'enche-
vêtrement des causes naturelles, des nuances sans nombre
que nos nomenclatures et nos classifications ne peuvent
exprimer. De là un mélange inévitable d'abstractions ration-
nelles, qui ont leur type ou leur fondement dans la nature
des choses, et d'abstractions artificielles ou purement
logiques dont on se sert comme d'instruments, mais qui,
en tant qu'objets directs de connaissance et d'étude, man-
queraient de cette dignité théorique par laquelle sont excités
et soutenus les esprits élevés. C'est à démêler les abstrac-
tions artificielles, introduites dans les sciences naturelles
pour la commodité de l'étude, d'avec les abstractions ra-
tionnelles par lesquelles notre esprit saisit et exprime les
traits dominants du plan de la nature, que tendent les tra-
vaux des naturahstes les plus éminents : c'est dans cette
critique que consiste principalement la philosophie des sciences
naturelles. La difficulté d'y réussir complètement tient à
la continuité des plans de la nature, ainsi qu'à la variété
infinie des causes modificatrices, dont nous ne pouvons trouver
252 CHAPITRE XL
dans les signes du langage qu'une expression imparfaite,
comme cela sera expliqué plus loin.
L'un des caractères les plus remarquables des travaux
scientifiques accomplis depuis près d'un siècle, a été cette
tendance à s'éloigner de plus en plus des classifications arti-
ficielles, pour accommoder de mieux en mieux les clas-
sifications à l'expression des rapports naturels entre les
objets classés, même aux dépens de la commodité pratique.
En botanique, en zoologie, où les objets à classer sont si
nombreux, d'organisations si complexes, susceptibles par
conséquent d'être comparés sous tant de faces, ce mouve-
ment imprimé aux travaux de classification devait se mani-
fester d'abord : mais il a successivement gagné toutes les
branches du savoir humain. Nous citions tout à l'heure
des exemples pris dans l'astronomie et dans la chimie ;
nous pourrions en prendre d'autres dans la linguistique,
dans cette science toute récente et si digne d'intérêt, dont
l'objet est de mettre en relief les affinités naturelles et les
liens de parenté des idiomes : témoignages précieux de la
généalogie et des alUances des races humaines, pour des
temps sur lesquels l'histoire et les monuments sont muets.
165. — Dans les écoles philosophiques du moyen âge, à
une époque où le scepticisme, contenu par la foi religieuse,
ne pouvait pas plus porter sur les données fondamentales
de la connaissance et de l'expérience sensible que sur les
bases de la morale, c'était sur la consistance objective des
idées abstraites, des conceptions rationnelles, des fictions
logiques, que la dialectique devait s'épuiser. De là des con-
troverses fameuses et des sectes sans nombre, que l'on a
rangées sous trois principales rubriques, le réalisme, le nomi-
nalisme, et le conceplualisme ; quoique cette division tri-
partite n'ait rien de nettement tranché, et qu'elle indique
seulement en gros l'existence de deux partis extrêmes et
d'un parti mitoyen, susceptible de se fractionner, ainsi
qu'il arrive toujours dans ces longues querelles qui divi-
sent les hommes et qui ne cessent que par l'épuisement des
partis. Certes, nous ne voulons pas reprendre après tant
d'autres ce sujet stérile et épineux, parcourir encore une
fois, au risque de nous y égarer avec nos lecteurs, ce dédale
de subtilités et d'équivoques : mais il est bon d'en signaler
DES IDÉES DE GENRE ET D'ESPÈCE. 253
l'origine et le point de départ, et de juger du principe par
les conséquences, par le trouble qu'il a produit, et les inter-
minables contradictions qu'il a soulevées.
L'origine de toutes ces disputes est dans les fondements
mêmes de la doctrine péripatéticienne, et dans le rôle qu'Aris-
tote fait jouer à l'idée de substance, en la plaçant en tête de
ses catégories, et en y subordonnant toutes les autres. La
substance, selon cette doctrine, est la réalité ou l'être par
excellence, et toutes les autres catégories n'ont de réalité
qu'en tant qu'elles désignent les affections ou les manières
d'être d'une substance. D'un autre côté, la substance figure
au sommet de l'échelle des classifications ou des degrés mé-
taphysiques : l'oiseau est animal, l'animal est corps, le corps
est substance. Or, si les deux termes extrêmes de la série
hiérarchique des genres et des espèces, des classes ou des
degrés métaphysiques, savoir l'individu et la substance,
sont choses auxquelles on ne peut refuser la réalité et la
plénitude de l'être, il y a lieu d'en conclure que la réalité
subsiste aux degrés intermédiaires, et que la différence
de l'un à l'autre, ou ce qu'il faut ajouter à l'un pour consti-
tuer l'autre, est une réalité ^. Ainsi la corporéité s'ajoute à
la substance pour constituer le corps, Vanimalité s'ajoute
à la corporéité et à la substance pour constituer l'animal,
et ainsi de suite jusqu'à l'individu qui réunit en lui les es-
sences constitutives de l'espèce et des genres supérieurs,
jointes aux accidents qui le caractérisent individuellement.
Tel est le fond du réalisme péripatéticien, et c'est sur ce
fond d'idées qu'ont roulé principalement les controverses
des lettrés du moyen âge. Écoutons là-dessus M. Cousin :
« Le principe de l'école réaliste est la distinction en chaque
chose d'un élément général et d'un élément particulier.
Ici les deux extrémités également fausses sont ces deux
hypothèses : ou la distinction de l'élément général et de
l'élément particulier portée jusqu'à leur séparation, ou leur
non-séparation portée jusqu'à l'abolition de leur différence,
et la vérité est que ces deux éléments sont à la fois distincts
et inséparablement unis. Toute réalité est double Le
^ Et cependant, d'après Aristote, aucun universel n'est substance :
OûSsv Tûv xaôôXoy ÙTiapj^dvTwv o'jvia. saxt. Met. VII, 13. La contradiction
nous paraît insoluble.
254 CHAPITRE XL
moi est essentiellement distinct de chacun de ses actes,
même de chacune de ses facultés, quoiqu'il n'en soit pas
séparé. Le genre humain soutient le même rapport avec les
individus qui le composent; ils ne le constituent pas, c'est
lui, au contraire, qui les constitue. L'humanité est essen-
tiellement tout entière et en même temps dans chacun de
nous L'humanité n'existe que dans les individus et par
les individus, mais en retour les individus n'existent, ne
se ressemblent et ne forment un genre que par le lien de
l'humanité, que par l'unité de l'humanité qui est en chacun
d'eux. Voici donc la réponse que nous ferions au problème
de Porphyre : ttôtsoov j^coptari (y^v/i) r^ év toÎ; aiffOr^ToTç.
Distincts, oui ; séparés, non ; séparables, peut-être ; mais
alors nous sortons des limites de ce monde et de la réalité
actuelle ^. »
166. — Or, si le genre humain soutient avec les individus
qui le composent le même rapport que le moi soutient avec
chacune de ses facultés ou avec chacun de ses actes ; en
d'autres termes, si nous attribuons à l'humanité ou au genre
humain la réalité substantielle que nous attribuons au moi
ou à la personne humaine ; et si cette réalité substantielle
qui constitue le genre se retrouve à la fois dans tous les
individus du genre, distincte quoique inséparable d'un
élément particulier, en vérité il y a là-dessous un mystère
aussi impénétrable à la raison humaine que peuvent l'être
les plus profonds mystères de la théologie. L'obscurité devient
plus profonde encore, si l'on fait attention qu'apparem-
ment la réalité substantielle n'appartient pas à cet élément
particulier, puisqu'on le compare aux facultés ou aux actes
du moi ; tandis qu'il doit avoir la réahté substantielle au
même titre que l'élément général, s'il doit se retrouver à ce
titre dans des sous-genres ou espèces hiérarchiquement
inférieures. Mais les contradictions disparaissent et le voile
mystérieux se déchire, sans qu'il faille sortir des limites
de ce monde et des conditions de la science humaine, si,
au lieu d'une hiérarchie de substances et d'essences, on ne
voit dans nos termes génériques que l'expression d'une
subordination de causes et de phénomènes. Selon que la
' Ouvrages inédils d'Abélard, introduction, p. cxxxvi.
DES IDÉES DE GENRE ET D'ESPÈCE. 255
subordination est plus ou moins marquée, le genre est plus
ou moins naturel : il cesse de l'être, lorsque les ressem-
blances d'après lesquelles nous l'établissons, quoique très
réelles, peuvent s'expliquer par le hasard, c'est-à-dire par
le concours de causes qui ne seraient point enchaînées et
subordonnées les unes aux autres. Ainsi, pour toute espèce
organique, et pour l'espèce humaine en particulier, il y a
une subordination évidente, des causes qui déterminent
les variétés individuelles aux causes qui déterminent les
caractères généraux et spécifiques, héréditairement trans-
missibles, et une subordination non moins manifeste, des
conditions d'existence de l'individu, aux conditions d'exis-
tence et de perpétuité de l'espèce. L'espèce humaine, pour
parler le langage des naturalistes, ou le genre humain, pour
employer une expression plus familière aux philosophes
et aux moralistes, constitue donc un genre naturel ; ou,
en d'autres termes, il existe une nature humaine, et ces
mots ne sont pas de vains sons, ni ne représentent une
pure conception de l'esprit. De même la classe des oiseaux,
la classe plus générale encore des vertébrés sont naturelles :
car, par suite des connaissances que nous avons acquises
en zoologie, on est amené à considérer les caractères de ces
classes comme des caractères dominants dont l'ensemble
compose une sorte de type ou de schème en conformité duquel
la nature a procédé ultérieurement et secondairement
(par des voies qui jusqu'ici nous sont restées inconnues)
à l'opération de diversifier les genres et les espèces, dans des
limites fixées par les conditions dominantes. En conséquence,
les causes, quelles qu'elles soient, auxquelles il faut im-
puter la détermination des caractères dominants et consti-
tutifs de la classe, doivent être réputées des causes princi-
pales et dominantes, par rapport aux causes, pareillement
inconnues ou trop imparfaitement connues, qui ont amené
la diversité des espèces.
167. — Il ne faut pas croire que les scolastiques aient abso-
lument ignoré la disctinction des genres naturels et des
genres artificiels ; ils ont au contraire plus d'une fois indiqué
qu'ils n'entendaient appliquer leurs théories des degrés
métaphysiques « qu'aux choses qui, ayant une substance na-
turelle, procèdent de l'opération divine : ainsi, aux ani-
256 CHAPITRE XI.
maux, aux métaux, aux arbres, et non pas aux armées,
aux tribunaux, aux nobles, etc. ^ ». Mais toujours la préoc-
cupation des substances et des distinctions substantielles
est venue dans leur esprit offusquer une lueur bien éloignée
alors de ce degré de clarté auquel l'a portée, dans les temps
modernes, une étude approfondie de l'organisation des
êtres. La conséquence à tirer de ce chapitre de l'histoire
de l'esprit humain, c'est que tout s'éclaircit quand on prend
pour fil conducteur, dans l'interprétation philosophique de
la nature, l'idée de la raison des choses, de l'enchaînement
des causes et de la subordination rationnelle des phénomènes,
cette idée souveraine et régulatrice de la raison humaine :
tandis que tout s'obscurcit et s'embrouille quand on prend
pour idée régulatrice et dominante l'idée de substance, qui
n'a qu'un fondement subjectif, ou dont la valeur objective
est renfermée dans des limites qu'ignorait le génie d'Aristote,
et dont les docteurs du moyen âge ne pouvaient avoir la
moindre notion (117 et 135). Cependant, il faut le recon-
naître, l'instrument du langage s'est façonné d'après cette
idée de la substance, suggérée par la conscience que nous
avons de notre personnalité ou de notre moi, pour parler
le langage des métaphysiciens modernes. L'ordre des caté-
gories d'Aristote est conforme au génie des langues et à ce
qu'on pourrait appeler l'ordre des catégories grammaticales.
De là une véritable contradiction (136 et 143), une oppo-
sition réelle entre les conditions de structure de l'organe de
la pensée, et la nature des objets de la pensée : contradic-
tion qui a tourmenté les philosophes pendant les siècles
où l'on devait d'autant plus se préoccuper des formes logiques,
que la science des choses était moins avancée, et pour la
solution de laquelle il faut savoir se dégager de l'influence
des formes logiques et du mécanisme du langage, sans pour
cela sortir des limites de ce monde et de la réalité actuelle, ni
des conditions vraiment essentielles de la science humaine.
1. Abélard, par M. de Rémusat, 'f. I. p. 432.
CHAPITRE XII
Des idées morales et esthétiques.
168. — Il n'y a rien de plus frappant, dans l'harmonie
générale du monde, que l'accord qu'on observe, à tous les
degrés de l'animalité, entre le système des organes et des
facultés par lesquels l'animal reçoit les impressions du de-
hors, et l'ensemble de facultés et d'organes par lesquels l'ani-
mal réagit sur le monde extérieur pour l'accomplissement
de sa destinée propre. Les deux systèmes marchent paral-
lèlement, se développent, se perfectionnent et se dégra-
dent ensemble. A côté du système nerveux conducteur de
la sensation, le système nerveux conducteur des ordres de
la volonté ; avec des sens plus perfectionnés, des organes
de locomotion ou de préhension plus puissants ou plus dé-
licats ; à la suite de perceptions plus obscures ou plus dis-
tinctes, des actes plus indécis ou mieux déterminés (91
et 131).
Ainsi, l'analogie suffirait pour faire présumer que l'homme,
ayant, dans l'ordre de la connaissance, des facultés très su-
périeures à celles des animaux, est par cela même appelé à une
destinée supérieure et doit accomplir des actes d'une nature
plus relevée. Si cette supériorité de l'homme, dans l'ordre
de la connaissance, allait jusqu'à lui faire concevoir des
vérités absolues et nécessaires, cela seul ferait pressentir,
dans la règle de ses actes, l'intervention d'un principe pourvu
de ce caractère de nécessité et de rigueur absolue. Ce ne
serait sans doute là qu'une présomption, mais une présomp-
tion fondée sur une induction rationnelle, comme celle que
pourrait saisir un être intelligent, qui, sans appartenir à
17
258 CHAPITRE XII.
l'humanité, sans avoir directement conscience de la loi
qui règle les actes de l'homme, observerait l'homme comme
nous observons les espèces animales, assez bien pour entre-
voir dans leur ensemble les rapports de l'humanité avec le
reste de la création.
Il est donc tout simple que l'étude philosophique de
l'homme comprenne deux parties essentielles, distinctes
quoique unies, et qu'à chaque théorie philosophique de la
connaissance ou des idées corresponde une théorie philo-
sophique de nos actes et de leur règle ; il est tout simple
que la nature mixte de l'homme, cette complication de fa-
cultés intellectuelles, rationnelles, et de facultés instinc-
tives et animales, cette vie de relation et cette puissance
de s'élever par le relatif à la conception de l'absolu, jouent
en logique et en morale des rôles analogues ; l'un étant,
pour ainsi dire, la contre-épreuve de l'autre ou sa repro-
duction symétrique.
Un développement de la connaissance auquel ne corres-
pondrait pas un développement parallèle des facultés actives
de l'homme, serait, autant que nous pouvons naturelle-
ment en juger, une anomalie, un désordre, un trouble dans
le plan général de la création. Ainsi, lorsque à force de soins
et d'artifices de culture, on a transformé en parure de luxe,
en corolle resplendissante mais stérile, ces organes que la
nature avait destinés à la propagation de la plante, la raison,
malgré le charme des sens, n'y peut voir qu'une monstruo-
sité au lieu d'un perfectionnement.
Lorsque l'on considère l'homme tel que la société l'a fait,
il ne faut plus s'attendre à trouver chez les individus cette
juste proportion entre les connaissances et les actes, ce dé-
veloppement parallèle des facultés intellectuelles et des
facultés actives ; la division du travail, la distribution des
rôles entre les membres de la famille humaine ne le permettent
pas ; et indépendamment des nécessités sociales, l'altus
que l'homme peut faire de sa liberté suflirait pour troubler
cet accord. C'est dans le corps social qu'il faut chercher et
qu'on peut trouver, au moins approximativement, la corré-
lation, le parallélisme que la nature réalise d'une main plus
sûre chez les individus, pour les espèces qu'elle n'a pas destinées
à une vie sociale, nécessairement mêlée de progrès et d'abus.
DES IDÉES MORALES. 259
169_ — Nous nous proposons dans ce livre de donner
l'esquisse d'une critique de la connaissance, et nullement
de chercher dans le cœur humain, dans l'analyse des penchants
et des besoins de la nature humaine, des règles de morale
privée, de droit ou de politique. Sans doute, l'homme peut
trouver dans sa conscience des motifs d'admettre ou de re-
jeter certaines théories, suivant qu'elles lui paraissent con-
duire à des conséquences pratiques qu'un cœur honnête
approuve ou désavoue. C'est un critère comme un autre,
et peut-être le meilleur de tous ; mais ce n'est pas celui
dont nous voulons nous occuper ici. Nous envisageons au
contraire les idées morales, de quelque source qu'elles provien-
nent, comme des objets de connaissance pour l'entende-
ment ; et la question philosophique que nous posons est
celle de savoir s'il y a lieu de les regarder simplement comme
des faits humains qui tiennent à la constitution toute par-
ticulière de notre espèce, ou s'il faut au contraire les ratta-
cher à un ordre de faits, de lois et de conditions qui domi-
nent les lois et les conditions de l'humanité. C'est un autre
cas du problème qui nous a occupé jusqu'ici, et le principe
de solution doit encore être le même.
170. — Supposons, par exemple, qu'il s'agisse d'apprécier
avec une parfaite indépendance philosophique un système
de morale où la recherche du plaisir, l'éloignement de la
douleur seraient considérés comme le but et la règle des
actions humaines. Il ne serait pas difficile d'apercevoir
qu'un tel système n'est point en harmonie, non seulement
avec certains éléments de la nature humaine, mais avec ce
qui nous est dévoilé du plan général de la création. Partout
nous voyons que la nature fait intervenir le plaisir et la
douleur comme moyen et non comme but, comme ressorts
pour obtenir certains résultats et non comme fins dernières.
Le plaisir et la douleur sont attachés à certaines impres-
sions des agents extérieurs, à certaines fonctions de la vie
de l'animal, précisément dans la mesure requise pour la con-
servation des individus et des espèces. Toute analogie serait
rompue, si l'homme, en acquérant des facultés supérieures
à celles de l'animalité, ne les acquérait pas pour d'autres
fins que pour ce qui n'est pas même une fin dans l'ordre
des fonctions et des facultés animales. Et la dissonance
260 CHAPITRE XII.
ne serait pas sauvée, quand on remplacerait l'appétit du
plaisir actuel ou la répugnance de la douleur instante par
une sorte de balance arithmétique des plaisirs et des douleurs
qui doivent se succéder dans le cours de la vie de l'individu,
en conséquence de telle détermination ; ni même quand
on rassemblerait en un tout solidaire, pour établir cette
balance, tant d'existences individuelles ou tant de générations
successives que l'on voudrait.
171. — C'est surtout en morale que les sceptiques ont eu
beau jeu d'opposer les opinions, les maximes, les pratiques
d'un peuple, d'une secte, d'une caste, d'une époque, aux
pratiques, aux maximes, aux opinions en vogue dans d'autres
sectes, chez d'autres nations, ou à des âges différents de
l'humanité. « Un méridien décide de la vérité... Le droit a
ses époques... Plaisante justice qu'une montagne ou une
rivière borne... Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà... »
Et à cette objection redoutable, ainsi résumée par Pascal
dans sa phrase énergique, les dogmatistes n'ont pu répondre
qu'en alléguant les intérêts et les passions des hommes, qui
obscurcissent leur jugement dans ce qui touche à la pratique,
tout en lui laissant habituellement sa netteté, tant qu'il
ne s'agit que des vérités spéculatives. Mais nous ne voyons
pas pourquoi l'on ferait dilTiculté d'accorder que dans ce qui
tient aux facultés morales de l'homme, comme dans ce
qu'on nomme proprement l'esprit, le génie, le caractère, les
variétés de races ou même les variétés individuelles ont un
champ plus libre que dans ce qui tient à l'organisation des
facultés par lesquelles nous acquérons la connaissance des
objets physiques et de leurs rapports. II y a, pour toutes les
espèces, des caractères plus constants, plus spécifiques,
comme il y en a d'autres sur lesquels portent de préférence
les variétés individuelles ou les variétés de race ; et de même,
quand on rapproche plusieurs espèces du même genre, on
reconnaît que le genre n'est constitué naturellement que
par la persistance de certains caractères plus fondamentaux
que ceux dont la variation dilTéroncie les espèces. Il est selon
toutes les analogies, (juc les facultés qui existent fondamen-
talement chez les animaux voisins de l'homme, comme
chez l'homme, (juoique très inégalement développées, aient
dans l'espèce humaine plus de constance spécifique ; et au
DES IDÉES MORALES. 261
contraire, que les facultés exclusivement propres à l'espèce
(par conséquent moins fondamentales pour qui envisage
la série des espèces et l'ordonnance générale de la nature)
se prêtent plus aisément aux variétés individuelles, aux
variétés de races, ou aux variétés résultant de l'action pro-
longée des mêmes influences extérieures, selon les pays
et les époques. La tâche du philosophe moraliste est de
distinguer autant que possible, au sujet des idées morales,
ce qui est spécifiquement fondamental, ce qui appartient
essentiellement à la nature humaine, ce qui n'en est retran-
ché que dans des cas morbides ou monstrueux, d'avec ce qui
est abandonné aux variétés individuelles ou à des variétés
du genre de celles que nous venons de signaler ; mais sa
tâche ne se borne pas là : il peut, il doit encore, en suivant
des inductions rationnelles, démêler parmi des idées et des
croyances d'origines diverses, celles qui ont leur fondement,
leur raison, leur type, dans des lois d'un ordre supérieur,
comparativement à celles qui ont donné à l'homme sa con-
stitution spécifique, et par là même distinguer ce qui est mo-
ralement bon ou mauvais dans les variétés individuelles.
172. — Ceci reçoit particulièrement son application à
propos de ce qu'on appelle Vhonneur, dont les lois, souvent
tyranniques, ont pour sanction, non le remords, mais la
honte, et ne peuvent être confondues avec celles que la
conscience nous révèle, et dont nous respectons l'autorité
lors même qu'il nous arrive de les enfreindre. Nous ne trouvons
nulle part ce sujet mieux analysé que dans le livre où un
spirituel écrivain a envisagé sous toutes leurs faces les con-
séquences de la grande transformation sociale dont nous
sommes les témoins. « Il semble, dit M. de Tocqueville ^,
« que les hommes se servent de deux méthodes fort dis-
« tinctes dans le jugement public qu'ils portent des actions
« de leurs semblables ; tantôt ils les jugent suivant les
« simples notions du juste et de l'injuste, qui sont répan-
« dues sur toute la terre ; tantôt ils les apprécient à l'aide
« de notions très particulières qui n'appartiennent qu'à un
« pays et à une époque. Souvent il arrive que ces deux
« règles diffèrent ; quelquefois elles se combattent ; mais
' De la Démocratie en Amérique, III« part., chap. 18.
262 CHAPITRE XII.
« jamais elles ne se confondent entièrement, ni ne se détruisent.
« L'honneur, dans le temps de son plus grand pouvoir,
« régit la volonté plus que la croyance, et les hommes,
« alors même qu'ils se soumettent sans hésitation et sans
« murmure à ses commandements, sentent encore, par une
« sorte d'instinct obscur^ mais puissant, qu'il existe une
« loi plus générale, plus ancienne et plus sainte, à laquelle
« ils désobéissent quelquefois sans cesser de la connaître.
« Il y a des actions qui ont été jugées à la fois honnêtes et
« déshonorantes. Le refus d'un duel a souvent été dans ce
« cas. » L'auteur montre ensuite, avec beaucoup de sagacité,
comment les idées d'honneur, propres à certains pays, à
certaines professions ou à certaines castes, sont déterminées
par des besoins ou par des exigences qui tiennent à la con-
stitution même des pays, de la profession ou de la caste ;
de sorte que ces idées ont d'autant plus de singularité et
d'empire, qu'elles correspondent à des besoins plus particu-
liers et ressentis par un plus petit nombre d'hommes, et vont
au contraire en s'affaiblissant à mesure que les rangs se con-
fondent et que les populations se mélangent. D'où l'auteur
conclut enfin que : « s'il était permis de supposer que toutes
« les races se confondissent et que tous les peuples du monde
« en vinssent à ce point d'avoir les mêmes intérêts, les
« mêmes besoins, et de ne plus se distinguer les uns des
« autres par aucun trait caractéristique, on cesserait en-
« tièrement d'attribuer une valeur conventionnelle aux
« actions humaines ; tous les envisageraient sous le même
« jour ; les besoins généraux de l'humanité, que la con-
« science révèle à chaque homme, seraient la commune
« mesure. Alors, on ne rencontrerait plus dans ce monde
« que les simples et générales notions du bien et du mal,
« auxquelles s'attacheraient, par un lien naturel et néces-
« saire, les idées de louange ou de blâme. »
Mais, dans cette supposition extrême, il ne serait pas
encore permis, d'après les principes mêmes de l'auteur, de
considérer les règles de la morale universelle, appropriées
aux besoins généraux de l'humanité, comme une sorte de
résultante ou de moyenne entre les règles d'honneur ou de
morale particulière, propres à certaines agrégations d'hommes
et adaptées à leurs besoins spéciaux. Car la simple fusion
DES IDÉES MORALES. 263
des intérêts et des besoins ne pourrait pas changer tout à
coup le caractère de la règle morale, la rendre plus sainte,
l'imposer à la croyance autant qu'd la volonté, lui donner
pour sanction, d'un côté le remords, de l'autre la satisfac-
tion de la conscience. Ces caractères si remarquables de la
morale universelle, par lesquels elle contraste avec les règles
de l'honneur de caste ou de l'honneur professionnel, ne sau-
raient tenir seulement à ce que les besoins généraux de
l'humanité l'emportent sur les besoins d'une caste ou d'une
profession, et ne sont point le produit d'institutions conven-
tionnelles ; ils doivent tenir surtout à ce que les notions du
juste et de l'injuste dominent par leur généralité l'idée même
de l'humanité, et à ce que nous concevons que ces notions
gouverneraient encore des sociétés d'êtres intelligents et
raisonnables, autrement constitués que l'homme, n'ayant ni
les mêmes organes, ni les mêmes besoins physiques ; de
même que nous concevons qu'il y a dans notre logique hu-
maine des règles qui gouverneraient encore des intelligences
servies par d'autres sens que les nôtres, employant d'autres
signes, ou à qui la vérité parviendrait sans l'intermédiaire
des impressions des sens, et qui n'auraient pas besoin du
secours des signes pour se la trafismettre.
S'il y a, au sein même de l'humanité, une distinction
ineffaçable qui ne tienne pas à des institutions convention-
nelles, et qui exerce une influence capitale sur tout ce qui
touche aux mœurs et à ce qu'on appelle honneur, c'est
assurément la distinction des sexes. Or, quoi que le chris-
tianisme ait pu faire pour relever la dignité morale de la
femme à l'égal de celle de l'homme, et pour imposer à l'homme,
dans le for de la conscience, des devoirs non moins aus-
tères que ceux qui sont imposés à la femme par suite des
conditions naturelles de son sexe, le monde (pour parler le
langage de la chaire chrétienne) a persisté dans sa morale
à la fois relâchée et tyrannique, pleine de rigueur pour un
sexe et d'indulgence pour l'autre. Voilà bien les caractères
que tout à l'heure on assignait à cet honneur qui a sa raison
dans les besoins d'une société, dans les conditions d'exis-
tence d'une caste ou d'une classe particulière ; mais, en même
temps que les mœurs publiques cèdent partout à la né-
cessité de ces conditions naturelles, la raison, le sens moral,
264 CHAPITRE XII.
au défaut même des croyances religieuses, protesteraient
dans le for de la conscience contre l'injustice des mœurs ;
et cette protestation signifie qu'au-dessus des lois de l'orga-
nisation physique et des conséquences qui s'y rattachent,
nous concevons une réciprocité de droits et d'obligations
entre des personnes morales liées par un engagement mu-
tuel, et capables au même degré de s'élever aux idées de droit
et de devoir, nonobstant toutes les dissemblances physi-
ques que la nature a mises entre elles.
173. — On ne saurait contester le fait de l'apparition
successive et du développement d'un certain nombre d'idées
morales, en raison de la culture des sociétés et des individus,
sous l'influence des institutions religieuses et civiles et de
l'éducation individuelle. Mais il semble que ce fait si naturel
et si constant n'ait été bien interprété, ni par les esprits à
tendances sceptiques, ni par ceux qui avaient ou qui se don-
naient la mission de les combattre. Les uns ont cru pouvoir en
conclure que les principes moraux n'ont aucun fondement
en dehors ou en dessus des institutions sociales : les autres
ont voulu, par des distinctions subtiles, maintenir intacte
la preuve tirée d'un prétendu consentement unanime des
peuples à toutes les époques de l'humanité. En quoi pour-
tant l'idée d'un progrès moral des sociétés et des individus
blesserait-elle la raison et l'ordre universel, plus que l'idée
d'un progrès dans les sciences, dans la philosophie et dans
les arts ? Si l'on niait, par un tel motif, la valeur objective
des idées morales, il faudrait contester la valeur objective
de toutes les vérités scientifiques, qui ne sont pas le patri-
moine de toutes les intelligences, et qui ne se manifestent
qu'à quelques esprits d'éljte à l'aide d'un grand nombre
d'instruments et de secours de tout genre, qu'on ne peut
rencontrer qu'au sein de sociétés très cultivées. Ne doit-on
pas, au contraire, en tirer un argument en faveur delà valeur
objective des idées morales, s'il arrive qu'en partant de condi-
tions initiales très diverses, sous des influences de races,
de climats et d'institutions qui diffèrent considérablement, les
idées morales, épurées par la culture, tendent de plus en
plus à se rapprocher du même type, bien loin que leurs dis-
tinctions originelles, sous les mêmes influences physiques,
aillent en se consolidant et en se prononçant déplus en plus ?
DES IDÉES MORALES. 265
Par cela seul que le système des idées morales tendrait
à l'uniformité, chez des peuples dont la culture sociale va
en se perfectionnant sous l'empire de circonstances difïé-
rentes il y aurait lieu d'admettre que ce système se dépouille
progressivement de tout ce qui tient à des causes accessoires
et variables, pour ne plus retenir que ce qui appartient au
fond même de l'humanité et à la constitution morale de
notre espèce, à ses penchants et à ses besoins permanents.
Mais si, de plus, des idées nouvelles s'y introduisaient à
la suite de ce perfectionnement progressif, il deviendrait
présumable que de telles idées, dont l'humanité n'a pas
toujours été en possession quoique ses besoins fussent les
mêmes, ne sont pas vraies seulement d'une vérité humaine
et relative ; qu'elles tiennent à l'ordre général que nous ne
sommes pas toujours capables de découvrir, mais qui nous
frappe toujours dès qu'on nous le montre ; qu'en un mot
elles font partie d'un fonds de vérités supérieures. Bien
loin qu'on pût arguer contre elles de ce qu'elles sont res-
tées inconnues à des hommes grossiers et à des peuples
barbares, de ce qu'elles n'ont été aperçues qu'à la suite des
progrès de la civilisation et des mœurs, leur nouveauté
même, c'est-à-dire la nouveauté de 'leur révélation, serait
le meilleur témoignage du rang éminent qu'elles occupent,
entre les principes que l'homme découvre, mais qu'il ne
crée pas. Autrement, comment pourrait-il se faire qu'un
génie, quelle que fût sa puissance, imposât aux générations
à venir des croyances impérissables ? La nature, en douant
quelques individus privilégiés des plus brillantes facultés
du génie, ne produit après tout qu'un phénomène accidentel
et passager. Que Newton, au Heu de découvrir une des grandes
lois de la nature, n'ait imaginé qu'un système ingénieux,
et l'on peut affirmer qu'un jour viendra où le nom de Newton
s'efïacera ; mais il ne périra jamais dans la mémoire des
hommes, s'il se rattache à la découverte d'une vérité éter-
nelle. C'est une loi de l'ordre moral comme de l'ordre phy-
sique, que les traces des circonstances initiales et acciden-
telles s'effacent à la longue, sous l'action prolongée des causes
qui agissent constamment dans le même sens et de la même
manière : et lors même que les traces des circonstances
initiales ne pourraient jamais entièrement disparaître, ou
266 CHAPITRE XII.
exigeraient pour leur disparition des périodes dont jusqu'ici
l'histoire n'a pu embrasser la durée, on s'apercevrait à leur
affaiblissement graduel et séculaire qu'elles ne font point
partie des conditions d'un état normal et définitif. Ainsi, des
idées morales auraient encore la plus grande valeur pour
l'homme d'État, pour l'historien politique, qu'elles seraient
devenues, pour ainsi dire, indifférentes au philosophe dont
la pensée aspire à faire abstraction des faits accidentels et
variables, pour mieux pénétrer dans l'économie intérieure
des lois permanentes de la nature. Au contraire, si une idée,
une croyance morale ne s'affaiblit point par la transmission
traditionnelle ; si elle se maintient ou se reproduit, com-
pliquée ou dégagée d'accessoires variables, à tous les âges de
l'humanité et chez les peuples qui différent le plus par les
formes de la civilisation, elle devra être réputée tenir à la con-
stitution naturelle de l'espèce, lors même qu'à défaut de
transmission traditionnelle elle ne se développerait pas chez
l'individu, ou ne s'y développerait qu'à la faveur de cir-
constances exceptionnelles, qui elles-mêmes, en un sens,
rentrent dans le plan général de la nature et dans les condi-
tions de l'ordre définitif et permanent ; puisque tout ce qui
n'arrive que par cas fortuit et singulier est néanmoins des-
tiné à arriver tôt ou tard, lorsque le jeu des combinaisons
fortuites aura fini par amener, dans une multitude de com-
binaisons qui ne laissent pas de trace, la combinaison sin-
gulière qui porte en elle le principe de sa perpétuité. Qui
nous dit que parmi les espèces, aujourd'hui les plus stables
dans leurs caractères physiques, il n'y en ait pas dont
l'origine tienne à des singularités individuelles, qui, loin
de disparaître avec les individus, ont trouvé des circon-
stances à la faveur desquelles elles ont pu se propager et se
consolider dans leur descendance ? La même remarque
{pour le dire en passant) ne doit pas être perdue de vue, quand
on agite la question de l'origine naturelle ou surnaturelle
du langage. Il se peut que la plupart des hommes soient
organisés de telle sorte que, livrés à eux-mêmes et dans
les conditions ordinaires de la vie sauvage, ils n'invente-
raient pas l'art de la parole ; mais il suiHt que quelques
individus d'une organisation plus heureuse, placés dans
des circonstances plus favorables, soient capables de com-
DES IDÉES MORALES. 267
mencer l'ébauche d'une langue, pour que cette langue ru-
dimentaire aille ensuite en se perfectionnant et en se pro-
pageant à tous les individus de l'espèce ; et en ce sens il
serait encore vrai de dire que le don du langage appartient
naturellement à l'espèce, ou fait naturellement partie de
la constitution de l'espèce.
174. — Tout ce que nous venons de dire au sujet des idées
morales, s'appliquerait, à quelques changements près, à
cette autre catégorie d'idées abstraites, relatives au beau
et au goût dans les arts, idées dont la théorie, cultivée avec
une sorte de prédilection dans les temps modernes, est
d'ordinaire désignée maintenant sous le nom d'esthélique.
Notre objet est encore moins de développer ici un système
d'esthétique qu'un système de morale : mais il rentre pour-
tant dans notre cadre de faire comprendre qu'en esthé-
tique comme en morale, la critique philosophique a essen-
tiellement pour but d'opérer le départ entre les modifica-
tions abandonnées aux variétés individuelles ou de race,
aux influences accidentelles et passagères, et le fond appar-
tenant à la constitution normale et spécifique ; qu'elle a
encore pour but, après ce départ opéré, de rechercher si les
idées qui tiennent à l'état normal et à la constitution spéci-
fique n'ont pas leur type objectif ou leur raison d'être dans
la nature même des objets extérieurs qui nous les suggè-
rent, ou dans des lois plus générales que celles qui ont im-
primé à l'humanité sa constitution spécifique ; qu'enfin,
pour tout ce travail, la critique philosophique ne peut dis-
poser que d'inductions rationnelles, d'analogies et de pro-
babilités de la nature de celles sur lesquelles nous n'avons
cessé jusqu'ici d'appeler l'attention.
Un objet nous plaît-il parce qu'il est beau, en lui-même
et essentiellement, et parce que nous tenons de la nature
le don de percevoir cette qualité des choses extérieures et
de nous y complaire ; ou bien le qualifions-nous de beau
parce qu'il nous plaît, sans qu'il y ait d'autre fondement
à l'idée de beauté que le plaisir même que l'objet nous cause,
en vertu des lois constantes de notre organisation, ou des
modifications accidentelles qu'elle a pu subir ? Telle est la
face sous laquelle se présente en esthétique le problème qui
se reproduit partout, et qui consiste à faire la part du sujet
268 • CHAPITRE XII.
sentant ou percevant et de l'objet perçu ou senti, dans
l'acte qui les met en rapport l'un avec l'autre et d'où résulte
un sentiment ou une perception. En esthétique comme
ailleurs, il doit y avoir des cas extrêmes où la solution du
problème, dans un sens ou dans l'autre, n'est pas douteuse
pour un bon esprit, quoiqu'elle ne soit donnée que par
des procédés d'induction nécessairement exclusifs d'une
démonstration rigoureuse, et nécessairement exposés à la
négation sophistique : comme il doit y avoir aussi des cas
douteux, incertains, pour lesquels des esprits divers incli-
nent d'un côté ou de l'autre, selon leurs propres habitudes
et le point de vue où ils se placent.
A l'occasion de la perception d'un objet qui nous plaît et
qui réveille en nous l'idée du beau, la critique philosophique
peut être conduite à une solution différente du même pro-
blème fondamental, selon qu'elle se place au point de
vue de l'esthétique, ou au point de vue de la connaissance
nue et dégagée du sentiment de plaisir qui l'accompagne.
Par exemple, l'architecte qui connaît les eiïets de le per-
spective, altérera à dessein les proportions d'un édifice,
afin que, de la place où le spectateur le contemple, la per-
spective corrigeant ces altérations, l'objet apparaisse tel qu'il
doit être pour nous plaire et pour nous offrir les caractères
de la beauté. Le tragédien, le pantomime outreront de même
certains effets de leur jeu, en tenant compte de l'éloigne-
ment de la scène. Or, en pareil cas, si l'on considère l'idée
que l'impression sensible nous donne de l'objet extérieur,
en tant que représentative de l'objet même, cette idée est
certainement faussée par des conditions subjectives, et consé-
quemment le caractère de beauté que nous plaçons dans
l'objet n'appartient en réalité qu'à l'image, telle que les
sens nous la donnent : mais il ne suit nullement de là que
les conditions de la beauté de cette image soient purement
relatives à notre sensibilité, et que l'image, telle que nous
la concevons, ou l'objet qui la réaliserait au dehors n'aient
pas une beauté intrinsèque qui subsisterait par elle-même,
soit que nous fussions ou non organisés pour la sentir, comme
la lumière subsisterait, quand même nous n'aurions pas
d'yeux pour nous apprendre qu'elle existe.
175. — Avant d'entrer dans des explications plus détail-
DES IDÉES ESTHÉTIQUE. ^ 269
lées, faisons quelques remarques générales. Non seulement
une multitude d'objets naturels nous plaisent et nous sem-
blent beaux, mais le monde lui-même, pris dans son ensemble,
nous oiïre à un degré éminent les caractères de la beauté, et
le nom même que lui ont donné les anciens, s'il faut en croire
leur propre témoignage ^, est l'expression de cette beauté
éminente. La nature extérieure n'est pas seulement une
source inépuisable d'observations méthodiques pour les sa-
vants, de calculs pour les géomètres et de méditations pour
les philosophes : c'est une source aussi merveilleusement
féconde de beautés poétiques et de ravissantes extases. Or,
si l'homme ne tirait l'idée du beau que des convenances de
sa propre nature et des particularités de son organisation ;
si, par exemple, comme beaucoup de gens l'ont prétendu,
nous ne jugions de la beauté des proportions et des formes
que tout autant qu'elles se rapportent aux proportions
et aux formes du corps humain, ne serait-ce point par un
hasard tout à fait singulier et improbable, qu'en partant
de ce modèle arbitraire, nous trouverions sans cesse dans la
nature extérieure, à mesure que nous en sondons les profon-
deurs et que nous en scrutons les détails, non seulement
quelques objets réunissant fortuitement les conditions de
cette beauté relative et toute humaine, mais des beautés
de détail sans nombre et des beautés d'ensemble qui l'em-
portent infiniment, comme chacun en tombe d'accord,
sur celles des plus admirables productions de l'art humain ?
Ne voyons-nous pas que, pour ce qui tient à d'autres idées,
par exemple aux idées du bon et de l'utile, idées relatives
en effet à notre nature et à nos besoins, un pareil accord
ne s'observe pas : en sorte qu'il nous est le plus souvent
impossible de dire à quoi servent, à quoi sont bonnes, à
quoi sont utiles tant d'œuvres merveilleuses que la nature,
selon nos idées humaines, ne semble produire que pour le
plaisir de produire ? Donc, cette idée humaine du bon et
de l'utile ne doit pas être transportée, ou du moins rien
ne nous autorise à la transporter dans le domaine des faits
naturels, et l'on court grand risque de s'égarer en y cher-
1 « Equidem et consensu gentium moveor. Nam quem xo'fffiov Grseci,
nomine ornamenti, appellavere, eum nos, a perfecta absolutaque ele-
gantia, mundum. » Plin, Hist. nat, lib. ii, cap. 3.
270 CHAPITRE XII.
chant la raison de l'ordre et de l'harmonie des phénomènes.
Mais à l'inverse, puisque la beauté des œuvres de l'homme
ne nous apparaît que comme un reflet et une image affai-
blie des beautés cosmiques, il y a lieu d'en induire que l'idée
du beau ne tire pas son origine de convenances purement
humaines : et de même qu'en voyant le monde soumis à des
lois géométriques, nous en inférons que les idées et les rap-
ports géométriques subsistent indépendamment de l'esprit
qui les conçoit et ne doivent pas être rangés parmi les abs-
tractions artificielles et arbitraires, mais parmi les principes
rationnels des choses ; de même les beautés répandues à
profusion dans l'ensemble et dans les détails du monde
doivent nous porter à croire que les principes et la raison
du beau ne tiennent pas aux particularités de l'organisation
de l'homme, et sont d'un ordre bien supérieur à l'ordre des
faits purement humains.
On pourrait même supposer, au moins de prime abord,
que l'influence exercée sur l'homme par le spectacle de la
nature est ce qui a façonné les goûts de l'homme, au point
de lui rendre un objet agréable et de faire qu'il y trouve de
la beauté, lorsque cet objet lui rappelle les proportions,
les formes, les assortiments de couleurs, etc., auxquels le
spectacle journalier du monde l'a de bonne heure habi-
tué. En général, toutes les hypothèses dont la discussion fait
l'objet du chapitre V, et auxquelles on peut recourir pour
l'explication des diverses harmonies de la nature, peuvent
être invoquées pour rendre raison de l'harmonie entre l'ordre
du monde et nos goûts sur la beauté, sauf à examiner plus à
fond laquelle a le plus haut degré de probabilité, selon la
force des inductions et l'étendue des analogies qui militent
en sa faveur ; mais ce qui semble de prime abord impro-
bable et inadmissible, c'est la supposition que nos idées et
nos goûts sur la beauté tiennent aux particularités de notre
organisation individuelle ou spécifique, et que pourtant elles
se trouvent forLuitement d'accord avec l'ordonnance gé-
nérale du monde.
176. — 11 y i> lieu de faire une autre remarque générale,
complètement analogue à celle qui nous a été suggérée (173)
à propos des idées morales. Dans les produits de l'art hu-
main, la découverte des règles et des conditions du beau
DES IDÉES ESTHÉTIQUES. 271
est le fruit de recherches patientes ou de l'inspiration du
génie. Si l'on y arrive méthodiquement et progressivement,
en raison des progrès de la civilisation et de la culture des
individus et des peuples, et de manière que des idées et
des goûts très contrastants entre eux dans les temps de
barbarie ou d'enfance des peuples tendent à se rapprocher des
mêmes types par suite des communications et des progrès
que la civilisation amène, on est fondé à penser que l'homme
ne se forge pas ces types, mais qu'il les découvre et les per-
çoit d'autant plus nettement que ses yeux sont mieux pré-
parés à s'ouvrir aux impressions d'une lumière du dehors.
Si au contraire (ce qui semble plus conforme aux témoi-
gnages historiques) l'inspiration du génie individuel entre
pour la plus grande part dans la découverte du beau en fait
d'art ; si les chefs-d'œuvre du génie, objets continuels d'imi-
tation et d'étude, exercent sur les idées que les hommes
se font du beau une influence ineffaçable, peut-on concilier
ce fait avec la loi générale qui veut que toute action acci-
dentelle et isolée ne laisse que des traces passagères, à moins
d'admettre que le génie individuel a révélé à l'humanité
des types permanents, dont la connaissance et le sentiment
une fois acquis ne peuvent plus se perdre, à moins d'un re-
tour à la barbarie qui en abolirait toute empreinte ?
177. — « Il y a dans l'art, dit La Bruyère ^, un point
« de perfection, comme de bonté ou de maturité dans la
« nature : celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait ;
« celui qui ne le sent pas, et qui aime en deçà ou au delà,
« a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mau-
« vais goût, et l'on dispute des goûts avec fondement. »
Mais quel est donc ce point de bonté ou de maturité dans
la nature, qui peut être regardé comme le fondement et
la raison, ou tout au moins comme le modèle de la perfec-
tion dans l'art ? Nous allons prendre un exemple, et discuter
à ce point de vue l'idée que nous nous faisons des types
spécifiques et les conditions de la perfection idéale dans
les êtres organisés, façonnés d'après ces types.
Ne considérons d'abord, pour plus de simplicité, que ce
qui tient aux dimensions, aux contours et aux formes sen-
1 Chap. I"^', Des Ouvrages de l'esprit.
272 CHAPITRE XII.
sibles. Faut-il concevoir que l'on mesure sur un grand nom-
bre d'individus toutes les grandeurs, toutes les lignes, tous
les angles qui peuvent servir à déterminer leurs formes
individuelles ; que pour toutes ces grandeurs en particulier
l'on prenne des moyennes, et que le système de ces valeurs
moyennes détermine la forme, l'elooç du type spéci-
fique ? Il semble que les statisticiens modernes l'aient en-
tendu ainsi, mais sans se rendre compte d'une grave difii-
culté théorique. En eiïet, il peut bien arriver, et même il
doit arriver en général, que ces valeurs moyennes ne s'ajus-
tent point entre elles et soient incompatibles, dans leur
ensemble, avec les conditions essentielles de l'existence des
individus et de l'espèce. Supposons (pour prendre une com-
paraison étrangère, mais dont la simplicité géométrique fasse
bien saisir notre pensée) qu'il s'agisse d'un triangle dont
l'essence soit d'être rectangle, et dont les côtés puissent
varier accidentellement entre de certaines limites, d'un
individu à l'autre, sans conserver exactement ni les mêmes
grandeurs absolues, ni les mêmes proportions ; on mesurera
un grand nombre de ces triangles ; on prendra les
valeurs moyennes de chaque côté, et, avec ces valeurs
moyennes, on construira un autre triangle qu'on pourrait
appeler en un sens triangle moyen, mais qui ne sera pas le
type spécifique de chacun des triangles individuels, car
ce triangle moyen (comme la géométrie le démontre) ne
sera pas rectangle, et ainsi ne possédera pas le caractère
essentiel de l'espèce. Admettons qu'on tienne compte de
cette condition essentielle, en assujettissant le triangle
type à être rectangle, et qu'on achève de le déterminer en
donnant pour longueurs, aux deux côtés qui comprennent
l'angle droit, les moyennes des longueurs de ces côtés, four-
nies par la série des triangles individuels : les deux angles
aigus du triangle ainsi construit ne seront pas les moyennes
des angles correspondants, telles que la même série les don-
nerait ; son aire ne sera pas l'aire moyenne ; et, en un mot,
de qucl<]iio manière que l'on s'y prenne, il sera mathéma-
tiquement imjKjssiblc de construire ou de définir un triangle
sur lequel on trouve réalisées à la fois et reliées entre elles
les valeurs moyennes de toutes les grandeurs qui prennent,
pour chaque triangle individuel, des valeurs parfaitement
DES IDÉES ESTHÉTIQUES. 273
déterminées et parfaitement compatibles. S'il en est ainsi
pour la plus simple des figures géométriques, pour le triangle,
à plus forte raison ne peut-on pas, sans restriction ou con-
vention arbitraire, définir par un tableau de mesures moyen-
nes la forme ou la structure du type spécifique, pour un
système aussi complexe que l'ensemble des organes d'une
plante ou d'un animal. Que sera-ce donc si l'on veut tenir
compte d'une multitude d'autres caractères physiques ou
physiologiques, tels que le poids, la force musculaire, le
pouvoir des sens, etc. ? Évidemment, les valeurs moyennes
de ces éléments si divers ne pourront que par un très grand
hasard s'accorder entre elles ; et le tableau synoptique de
toutes ces valeurs, ne devant pas être considéré comme
la définition d'un individu possible, est encore moins la
définition du type spécifique, dont nous poursuivons pourtant
l'idée et la description approximative, quelque difficulté
que nous éprouvions, ou même quelque impossibilité qu'il
y ait à en donner, par des procédés méthodiques et rigou-
reux, une image sensible et une expression adéquate.
178. — Mais allons plus loin, et par là revenons aux prin-
cipes d'esthétique dont ce préambule nous a écartés. Lors
même que la collection des individus fournirait un système
de valeurs moyennes parfaitement conciHables, il n'en fau-
drait nullement conclure que ce système offre la représen-
tation du type spécifique, ou qu'il est propre à nous donner
l'idée de ce que ce type est en lui-même, indépendamment
de l'influence des circonstances extérieures et accidentelles
qui l'altèrent et le déforment. Sans doute, si ces circon-
stances accidentelles agissaient sur l'un des éléments du
type (sur la grandeur d'une ligne, par exemple), tantôt dans
un sens et tantôt dans l'autre, par exagération ou par amoin-
drissement, avec la même facilité et la même intensité, la
moyenne fournie par un grand nombre de cas individuels
serait précisément la valeur qui appartient au type, et toutes
les altérations dues à des causes accidentelles et extérieures
se trouveraient exactement compensées. Mais de ce que cette
compensation exacte n'aurait pas lieu, ou même de ce que les
causes de déformation agiraient toujours dans le même sens^,
^ Ainsi la taille moyenne de l'homme en France, et probablement
partout, est fort loin d'être ce qu'on appelle une belle taille, par la rai-
18
274 CHAPITRE XII.
il ne s'ensuivrait pas qu'elles perdent leur caractère de
causes accidentelles et étrangères, ni qu'il faille cesser de
considérer les effets qu'elles produisent comme des alté-
rations du type originel, que l'on doit mettre à l'écart si l'on
veut concevoir ce type dans sa perfection idéale et dans
sa beauté essentielle. Tel est l'objet ou l'un des objets de
l'art : c'est à cela que s'applique, à défaut des procédés
méthodiques de la science, le sentiment indéfinissable que
l'on nomme le goût, et qui, tenant surtout à une délicatesse
particulière d'organisation, met pourtant à profit comme
la science, quoique d'une manière différente, les secours de
l'étude et d'une observation attentive.
179. — Sans doute les conditions de la perfection des
types spécifiques et de la beauté idéale n'attirent pas au
même degré, pour toutes les espèces, l'attention du com-
mun des hommes et celle des artistes, et cela pour deux rai-
sons : l'une relative à l'homme et qui fait qu'il s'intéresse
de préférence aux espèces qui se rapprochent le plus de lui,
qui servent le mieux ses besoins ou ses plaisirs, qu'il a pour
amies ou pour ennemies naturelles ; l'autre, fondée sur la
son toute simple que les causes accidentelles de rabougrissemcnt de
la taille, tenant aux vices du régime et à l'insalubrité des occupations
habituelles, l'emportent de beaucoup en intensité et en fréquence sur
celles qui tendent à l'exagérer. A plus forte raison, la durée moj'enne
de la vie (ce que les statisticiens nomment la vie moyenne) est-elle bien
au-dessous de l'idée que l'on se fait de la durée naturelle de la vie, abs-
traction faite des causes accidentelles de destruction, ou de ce qu'on
pourrait appeler la longévité de l'espèce. La vie moyenne est si essen-
tiellement différente de la longévité spécifique, qu'il y a des espèces
où, le plus grand nombre des individus périssant avant d'arriver à l'âge
adulte, la vie moyenne n'atteindrait pas l'âge où les individus sont aptes à
se reproduire et à perpétuer l'espèce. C'est un des cas de désaccord signalés
dans le n° précédent. Quand les statisticiens nous rapportent que dans
telle contrée, à telle époque, la rudée moyenne de la vie humaine est de 25,
de 30 ou de 40 ans, personne n'entend que ce soit là, pour la contrée et
pour l'époque, la longévité ou la durée naturelle et normale delà vie de
l'homme. On comprend, au contraire, que la durée moyenne de la vie
humaine peut varier de deux manières bien différentes : ou parce que
les conditions extérieures d'hygiène, de police, de miturs, d'économie so-
ciale, ont subi des changements qui intluent sur les chances de mortalité,
la constitution physique de l'espèce restant d'ailleurs la même; ou parce
quela constitution même (U- l'espèce a subi â la longue des modifications
héréditairement Iransmissibles, et qui sont les seules dont il faille tenir
compte, au point de vue du naturaliste, pour la fixation de la longévité de
l'espèce ou de la race. Mais plus de détails à ce sujet nous écarteraient
trop des considérations dont il s'agit dans le texte.
DES IDÉES ESTHÉTIQUES. 275
nature même des divers objets offerts aux regards de l'homme,
et qui tient à ce que certains types spécifiques, comparés
à d'autres, réunissent foncièrement à un degré plus éminent
les conditions de la perfection et de la beauté idéale. En
efîet, pourquoi ne pourrait-on pas dire des espèces du même
genre ce qu'on dit avec fondement des individus de la même
espèce ? Il est vrai que nous connaissons encore moins les
causes qui ont modifié les caractères fondamentaux du genre,
de manière à particulariser les espèces, que nous ne con-
naissons celles qui tous les jours modifient les caractères
fondamentaux de l'espèce ou de la race, de manière à pro-
duire les variétés individuelles ; mais cette ignorance où nous
sommes ne nous empêche pas d'apercevoir très bien, dans
un cas comme dans l'autre, la subordination des causes modi-
ficatrices et accessoires, aux causes d'où résulte la déter-
mination des caractères fondamentaux. Aussi n'y a-t-il
pas de naturaliste qui, dans chacun de ces genres qu'on
appelle naturels, parce que la parenté des espèces y est for-
tement marquée, tel que serait par exemple le genre Felis,
ne signale une espèce, telle que le lion, qui est, comme on
dit, le type du genre, c'est-à-dire où se trouvent réunis,
plus excellemment que dans aucune autre, les caractères
distinctifs du genre, et que pour cette raison, clairement
saisie ou confusément perçue, on trouvera belle entre toutes
les autres, sans qu'il entre rien d'arbitraire dans un pareil
jugement.
On peut remonter plus haut dans cette progression hié-
rarchique : et le type du genre Felis sera aussi le type de
l'ordre des mammifères carnassiers, si le genre en question
est celui où se trouvent à leur summum de développement,
de puissance, d'harmonie, et de perfection les caractères
essentiels du mammifère carnassier. Car l'harmonie, sans
laquelle aucune des œuvres de la nature ne saurait subsister,
ne se montre pas à nous sous des traits aussi marqués, et
n'existe réellement pas au même degré dans toutes les
œuvres de la nature. Il peut y avoir et il y a des imperfections
compatibles avec les conditions de l'existence des individus
et de la perpétuité des espèces. Parmi des types fortement
accusés peuvent se rencontrer et se rencontrent des formes
intermédiaires, indécises, ébauches imparfaites ou mo-
276 CHAPITRE XII.
dèles moins parfaits, qui témoignent à leur manière de la
fécondité inépuisable de la nature et de ses ressources in-
finies, mais qui ne sauraient exciter au même degré notre
admiration ni éveiller l'imagination de l'artiste, parce qu'effec-
tivement elles n'ont pas comme d'autres un type idéal et
un genre de beauté qui leur soit propre.
180. — Supposons maintenant que l'homme agisse sur
la nature pour la modifier ; qu'il crée de nouvelles races
et en quelque sorte de nouvelles espèces appropriées à ses
besoins et à ses jouissances : rien ne s'opposera à ce qu'il
y ait aussi pour ces espèces plus récentes et moins stables,
des conditions de perfection et d'harmonie, un type idéal
et un genre de beauté autres que ceux qui appartiennent aux
espèces de la nature sauvage, quoique dérivant d'une source
commune. Si l'on suppose de plus que l'imagination de l'ar-
tiste s'empare de ces types que lui offre la nature sauvage
ou cultivée, pour exprimer symboliquement une idée morale
ou abstraite ; si le lion est pour lui l'emblème de la force,
le cheval l'emblème de l'impétuosité docile, on pourra lui
permettre une certaine exagération de caractères fondamen-
taux ; et son œuvre sera belle, de ce point de vue de l'art,
non seulement quoiqu'il n'y ait pas dans la nature d'indi-
vidus tels que ceux qu'il a représentés, mais lors même
que l'existence de tels individus serait incompatible avec
les conditions organiques de leur espèce. C'est ainsi que la
beauté des œuvres de l'art peut se distinguer de la beauté
des œuvres de la nature, et que les conditions de la perfection
idéale ne sont pas nécessairement les mêmes pour les unes et
pour les autres, malgré la communauté d'origine.
181. — Après les œuvres de l'art, faites à l'imitation des
œuvres de la nature, se rangent les œuvres si spécialement
appropriées aux besoins de l'homme civilisé, que la na-
ture n'en offre point le modèle ; et pourtant là encore nous
rencontrons le beau et le laid, ce bon et ce mauvais goût dont
parle La Bruyère, et dont il faudrait qu'une théorie de
l'esthétique rendît raison partout. Prenons pour exemple
le plus simple peut-être des produits des arts plastiques,
un vase que les convenances de la fabrication comme celles
de l'usage assujettissent à avoir une forme circulaire ou de
révolution ; de sorte qu'il ne s'agit plus que d'en tracer
DES IDÉES ESTHÉTIQUES. 277
le profil ou, comme disent les géomètres, la courbe géné-
ratrice, et que l'unique question est de savoir pourquoi
tel profil, plutôt que tel autre, nous plaît et nous semble
beau. Si donc nous consultons ceux qui ont traité à fond
du sujet 1, nous trouvons qu'après qu'on a écarté toutes les
formes vulgaires, dans l'emploi desquelles on n'a eu en vue
que la confection d'un ustensile, sans aucune prétention
de satisfaire aux conditions de la beauté plastique, les for-
mes qui restent se rangent naturellement sous un assez petit
nombre de types spécifiques, déterminés chacun par les
combinaisons d'un très petit nombre d'éléments et par des
rapports simples entre leurs dimensions principales. On
peut se représenter le système de ces conditions comme
déterminant, pour chaque type ou espèce, un système de
points par lesquels la courbe du profil est assujettie à passer,
et qu'ensuite le goût du dessinateur doit relier par un trait
continu qui achève de déterminer le profil du vase, et qui lui
imprime, pour ainsi dire, son cachet d'individualité. Or,
nous comprenons que, pour répondre à l'idée que l'on doit
se faire de la perfection de l'objet considéré, il faut 1» que
sa forme annonce clairement l'u&age auquel il peut être
approprié, lors même qu'en réalité il ne devrait servir que
d'ornement et comme simulacre de la chose plutôt que comme
la chose même; 2° que les conditions physiques résultant
de ce même usage, par exemple les conditions de stabilité,
soient évidemment satisfaites ; 3° que la subordination des
parties accessoires aux parties principales ressorte net-
tement de leur mode d'association et de leurs dimensions
relatives ; 4° qu'entre les divers rapports propres à satis-
faire aux conditions précédentes on choisisse de préférence
les rapports les plus simples » qui plaisent davantage, non
seulement parce que notre esprit les saisit mieux, mais parce
que la raison est choquée d'une complication inutile, en
vertu du même principe qui fait qu'elle s'offense d'un défaut
1 Voyez notamment l'ouvrage intitulé Éludes céramiques, par Ziegler.
Paris, 1850.
2 On a été frappé du rôle que joue le nombre trois, en esthétique comme
ailleurs, et le mysticisme s'est emparé de cette observation. Rien ne
prête moins au mystère, et il suffit de dire que le nombre trois est le plus
simple des nombres après l'unité et le nombre deux, que l'on ne compte
presque pas, tant il est facile de le compter.
278 CHAPITRE XII.
de symétrie là où il n'y a aucune raison intrinsèque pour
que la symétrie soit troublée, et parce que cette manière
de voir de l'esprit humain trouve sans cesse sa confirmation
dans l'étude des phénomènes et des lois de la nature. Voilà
pour l'explication des conditions fondamentales de l'œuvre
et des raisons qui, dans l'espèce, fixent les points de repère
du profil ; il ne serait pas aussi facile de dire ce qui guide
le goût de l'artiste dans le tracé, en apparence arbitraire, qui
doit les relier, et ce qui nous fait préférer un tracé à l'autre,
comme plus correct, plus élégant, plus pur ; mais l'obser-
vation nous enseigne que l'artiste a, dans cette partie de
sa tâche, deux extrêmes à éviter : le style raide ou sec,
et le style maniéré ou contourné. Nous comprenons de plus
que l'un des extrêmes pèche en ce qu'il semble annoncer
une contrainte servile, et l'autre en ce qu'il témoigne d'une
complication capricieuse ; ce qui suffit pour nous convain-
cre qu'indépendamment de tout système arbitraire, il doit
y avoir entre ces extrêmes une forme moyenne et normale.
Enfin, l'histoire de l'art nous apprend, par une foule d'exem-
ples en tout genre, que la marche naturelle de l'esprit
humain est de débuter dans les arts par la raideur, et de
finir par le maniéré de l'exécution. Il y a là un sujet d'ana-
lyses subtiles et des problèmes des plus curieux à résoudre,
mais dont il semblerait par trop étrange qu'un algébriste
essayât de trouver la solution.
182. — Il ne faut pas que la pénurie du langage nous
porte à confondre des affections de nature diverse et fonciè-
rement distinctes, quoiqu'elles s'unissent dans ces phéno-
mènes complexes que nous nommons sensations et senti-
ments. Autre chose est le sentiment que nous avons du beau,
autre chose est le plaisir ou l'émotion agréable que le spec-
tacle du beau nous procure. De ce qu'une tragédie ou un
opéra, souvent médiocres, nous remueront plus que la vue
d'un tableau, d'une statue ou d'un monument d'architec-
ture, nous nous garderons de conclure qu'il y a dans l'opéra
ou dans la tragédie des beautés d'un ordre bien supérieur
à tout ce que peut produire l'art des Phidias et des Raphaël.
C'est principalement l'aptitude à ressentir l'impression
agréable ou voluptueuse, qui dépend de particularités d'or-
ganisation très variables, au point que souvent ce qui plaît
DES IDÉES ESTHÉTIQUES. 279
à l'un déplaît à l'autre, et que ce qui nous a plu cesse de
nous plaire. Le goût intellectuel (comme on l'a nommé),
qui n'est qu'une manière de juger spontanément des condi-
tions du beau, et de l'apercevoir où il existe, a bien plus
de constance et de fixité. Mais, pour que la distinction soit
plus claire, il convient de revenir en arrière, et de prendre
son point de départ dans les effets plus grossiers de la sen-
sibilité physique.
Un corps odorant ou sapide agit sur les nerfs de l'olfac-
tion ou du goût, de manière qu'il en résulte une impression
caractéristique que nous reconnaissons pour être la même,
quoique nous ayons pris de l'aversion pour la saveur ou
l'odeur qui nous étaient primitivement agréables, ou in-
versement. C'est qu'en effet le nerf sensoriel peut être affecté
de la même manière, et cependant provoquer dans le reste
de l'organisme des réactions sympathiques complètement
différentes, selon les dispositions générales du système ou
celles de quelques-uns des grands centres sympathiques.
Tel homme supporte avec courage ou même avec sérénité
une douleur physique qui en fait tomber un autre en défail-
lance ; ce n'est pas que tous deux ne ressentent la même
impression de douleur dans le cordon nerveux attaqué,
mais le système général est constitué dans l'un de manière
à résister à l'ébranlement causé par la douleur locale, ou
bien l'excitation communiquée par des causes morales pro-
duit les mêmes résultats qu'un surcroît de forces physiques.
Dans tous ces cas, nous voyons clairement qu'il faut dis-
tinguer la sensation locale et spéciale d'avec le sentiment
attractif et répulsif qui s'y joint, lequel, étant un phéno-
mène bien plus complexe, doit avoir bien moins de constance
et de fixité.
Pareille chose doit se dire au sujet des couleurs, dont
le proverbe assure qu'il ne faut pas plus disputer que des
goûts. La couleur qui nous a plu nous déplaît, quoique la
sensation optique reste certainement la même dans sa spé-
cialité tant que les yeux restent sains. De même, après avoir
préféré le son d'un instrument à cordes à celui d'un instru-
ment à vent, on pourra prendre une préférence contraire,
quoique l'impression sui generis que le timbre de chaque
instrument produit sur le nerf acoustique soit toujours la
280 CHAPITRE XII.
même. Il n'y a nulle distinction à faire à cet égard entre les
deux sens supérieurs de la vue et de l'ouïe, et les sens infé-
rieurs du goût et de l'odorat. Mais, si l'oreille perçoit une
succession de tons divers ou si l'œil est frappé par un assor-
timent de couleurs, alors se montrent des harmonies et des
contrastes fondés, comme la physique nous l'apprend, non
point sur des particularités d'organisation variables avec
les individus, ni même sur des caractères anatomiques ou
physiologiques propres à l'espèce, mais sur la nature même
des phénomènes dont la perception nous arrive par les sens
de l'ouïe et de la vue ^ ; ce qui explique assez pourquoi la
notion du beau s'unit aux sensations que nous procurent
ces deux sens supérieurs, tandis qu'elle ne s'associe jamais
aux sensations de saveur et d'odeur. En conséquence, il
dépendra du goût individuel de préférer les brillantes cou-
leurs d'un peintre flamand aux teintes sombres d'une toile
espagnole, selon que les unes ou les autres seront plus en
harmonie avec l'état des nerfs et les dispositions de l'âme ;
il y aura, pour ainsi dire, un diapason chromatique qui
changera d'un maître à l'autre et d'une école à l'autre ;
mais, quelle que soit l'influence du maitre ou de l'école sur
le ton général du coloris, il faudra que les mêmes règles
président aux relations des couleurs entre elles, à leur har-
monie et à leur contraste, et l'observation de ces règles
constituera la beauté ou la perfection du coloris dans tous
les systèmes ; de même qu'il y a une perfection et une beauté
dans un air de musique, qui tient essentiellement à la mé-
lodie, c'est-à-dire à la succession des sons et à leurs inter-
' « La musique nous charme, quoique sa beauté ne consiste que dans
les convenances des nombres, et dans le compte, dont nous ne nous
apercevons pas, et que l'âme ne laisse pas que de faire, des battements
ou vibrations des corps sonnants qui se rencontrent par certains inter-
valles. Les plaisirs que la vue trouve dans les proportions sont de la même
nature, et ceux que causent les autres sens reviendront ù quelque chose
de seml)lal)le, quoicpie nous ne jjuissions pas l'explicpier si dislinctement. »
Leibnitz, édit. Dutens, T. Il, p. 38. Dans le dernier membre de phrase,
Leibnitz confond manifestement la sensation voluptueuse ou purement
nerveuse, avec la perception de la convenance et du beau, laquelle, soit
qu'elle reste obscure, soit qu'elle devienne dislincle. suj)|iose certaine-
ment l'intervention de l'âme et le concours des fi iiclions cérébrales. 11 ne
paraît pas possible d'admettre, avec Leibnitz, ()u"une perception de ce
genre puisse être provoquée par les fonctions voluptueuses que nous
procurent les sens inférieurs de l'odorat et du goût
DES IDÉES ESTHÉTIQUES. 281
vallcs relatifs de ton et de durée, quelle que soit la valeur
absolue de la note fondamentale, et quelles que soient les
préférences du goût individuel au sujet du timbre et de la
qualité des sons, selon les instruments et les voix employés
à l'exécution du morceau.
183. — Ces préférences individuelles, d'où dépendent
ce qu'on appelle dans les arts le style ou la manière, et ce
qu'on appelle la mode dans les choses où l'on ne vise point
à la beauté esthétique, ne doivent donc pas être confondues
avec le goût, qui poursuit les conditions essentielles de la
beauté, conformément à un certain type idéal ; et il ne faut
pas davantage confondre la perception du beau d'après un
type constant et indépendant de notre organisation, avec
l'émotion voluptueuse qui s'y joint, mais dont la vivacité,
que l'habitude émousse (quoiqu'elle ne fasse que donner
plus de persistance à nos jugements sur la beauté intrin-
sèque), est d'ailleurs si variable selon les tempéraments,
selon la nature des agents ou des matériaux dont les arts
disposent, et selon leur mode d'action sur notre organisme.
Or, quand on a ainsi abstrait par la pensée tous les senti-
ments accessoires et variables qui s'unissent au goût intel-
lectuel ou à la perception du beau, que reste-t-il, sinon une
faculté de la pure raison, une manière de juger et de discer-
ner dans les choses les rapports d'ordre, de convenance,
d'harmonie et d'unité ? Omnis porro pulchritudinis forma
iinilas est, a dit saint Augustin dans une phrase que tout
le monde a citée, et qui serait en eiïet la meilleure définition
de la beauté, s'il était possible de la définir et de contenir
dans une formule générale ce qui se présente (à nos yeux
du moins, et dans l'éloignement où nous sommes des prin-
cipes suprêmes) sous des aspects si variés. Nous la préfére-
rons encore à ces définitions plus modernes et plus mystiques
que philosophiques, qui font consister la beauté dans un
prétendu rapport entre le fini et l'infini, auquel il est douteux
que la plupart des grands artistes aient jamais pensé, et dont
en tout cas la recherche caractériserait plutôt une école par-
ticulière, qu'elle ne répondrait à l'idée que les hommes se
sont faite en tout temps de la beauté.
A ce degré d'abstraction, la morale même peut être consi-
dérée, et on l'a considérée souvent comme une branche de
282 CHAPITRE XII.
l'esthétique. En effet, des actions sont moralement belles
comme moralement bonnes, dès lors qu'elles sont conformes
à ces idées de convenance, d'ordre et d'harmonie, dont
la raison humaine est capable de concevoir le modèle et de
poursuivre l'application. C'est ici surtout que les idées du
beau et du bon se confondent, comme le voulait Platon,
ou tendent à se confondre : car, si nous réservons de préfé-
rence l'épithète de belles aux actions qui supposent une
vertu rare, un dévouement généreux, et qui excitent en
nous un sentiment d'admiration que nous n'éprouvons pas
pour des actes de probité ou de bienfaisance ordinaires, il est
clair qu'on tracerait difficilement entre les unes et les autres
une ligne de démarcation tranchée. Il est clair aussi que le
sentiment du devoir et la satisfaction qu'on éprouve à l'ac-
complir, ou le remords de l'avoir enfreint, sont des affections
de l'âme qu'on ne saurait ni identifier ni comparer avec
l'attrait qu'on ressent pour les beautés de la nature ou de
l'art, ou avec le dégoût que la laideur inspire. Mais, dès
qu'on écarte ces diverses aiïections du sujet sentant, pour
ne considérer, dans les actes par lesquels nous saisissons
les qualités des choses, que ce qu'ils ont la vertu de repré-
senter à l'entendement, on voit que tous dépendent de la
même faculté supérieure qui cherche et trouve partout
l'ordre, l'harmonie, l'unité, et qui, en trouvant ce qu'elle
cherche, se convainc par là même de la légitimité de ses
prétentions et de la conformité des lois générales avec les
lois de sa nature propre.
CHAPITRE XIII
De la continuité et de la discontinuité.
184. — Dès que notre intelligence commence à démêler
quelques perceptions, elle acquiert la notion d'objets dis-
tincts et semblables, comme les étoiles sur la voûte céleste,
les cailloux sur les plages de la mer, les arbres ou les ani-
maux à travers une campagne. De là l'idée de nombre, la
plus simple, la plus vulgaire de toutes les conceptions abs-
traites, et celle qui contient en germe la plus utile comme
la plus parfaite des sciences ^. Quand même l'homme,
privé de ses sens ou de certains sens, n'aurait pas la connais-
sance des objets extérieurs, si d'ailleurs ses facultés n'étaient
pas condamnées à l'inaction, on conçoit que l'idée de nom-
bre pourrait lui être suggérée par la conscience de ce qui
se passe en lui, par l'attention donnée à la reproduction
intermittente des phénomènes intérieurs, identiques ou
analogues.
Le nombre est conçu comme une collection d'uniiés dis-
tinctes : c'est-à-dire que l'idée de nombre implique à la fois
la notion de l'individualité d'un objet, de la connexion ou
de la continuité de ses parties (s'il a des parties), et celle
de la séparation ou de la discontinuité des objets individuels.
Lors même qu'il y aurait entre les objets nombres une con-
tiguïté physique, il faut que la raison les distingue et qu'on
puisse les considérer à part, nonobstant cette contiguïté
ou cette continuité accidentelle et nullement inhérente à
leur nature. Des cailloux qui se touchent ne cessent pas
1 « Accessit eo numerus, res, cum ad vitam necessaria, tum immuta-
bilis et aeterna. » Cic, de Rep., lib. m.
284 CHAPITRE XIII.
pour cela d'être des objets naturellement distincts ; et
le ciment qui, parfois, les agglutine, n'empêche pas d'y re-
connaître des fragments de roches préexistantes, de nature
et d'origine diverses. Lorsque les objets nombres, et par
suite les collections de ces objets, peuvent être comparés
du côté de la grandeur, les grandeurs formées par de sem-
blables collections sont dites discrètes ou discontinues : par
l'addition ou le retranchement d'un des objets dont la col-
lection se compose, elles passent brusquement d'un état
à un autre, sans nuances intermédiaires et sans gradations
insensibles.
Tandis que nous saisissons ce caractère d'individualité
et de discontinuité propre à une foule d'objets de nos per-
ceptions, d'autres objets revêtent un caractère opposé.
Par exemple, l'eau qui remplit un vase donne, comme le
monceau de cailloux, l'idée d'une masse susceptible d'être
augmentée ou diminuée : mais, tandis que le monceau
éprouve nécessairement des changements brusques dans
son volume, dans son poids et dans sa forme par l'addi-
tion ou le retranchement des cailloux, le courant qui amène
l'eau dans le vase ou qui l'en fait sortir fait varier avec con-
tinuité le poids, le volume et la hauteur du liquide dans le
vase ; de sorte que ces diverses grandeurs ne passent pas
d'un état à un autre, si voisin qu'on le suppose, sans avoir
traversé une infinité d'états intermédiaires.
185 — Dans l'exemple que nous venons de choisir, la
continuité pourrait n'être qu'apparente et relative à l'im-
perfection de nos sens : car peut-être le liquide n'est-il qu'un
monceau de particules, lesquelles ne diffèrent des cailloux
grossiers et ne se dérobent à nos sens dans leur individua-
lité, que par l'extrême petitesse de leurs dimensions. Mais,
dans d'autres cas, la notion de la continuité nous est fournie
par une vue de la raison, indépendamment de toute expé-
rience sensible : et ce n'est même que par une vue de la
raison que l'idée de la continuité et par suite l'idée de la
grandeur continue peuvent être saisies dans leur rigueur
absolue. Ainsi nous concevons nécessairement que la dis-
tance d'un corps mobile à un corps en repos, ou celle de
deux corps mobiles, ne peuvent varier qu'en passant par
tous les états intermédiaires de grandeur, en nombre illi-
DE LA CONTINUITÉ. 285
mité ou infini ; et il en est de même du temps qui s'écoule
pendant le passage des corps d'un lieu à l'autre. Toutes les
grandeurs géométriques, les longueurs, les aires, les volumes,
les angles, sont qualifiées de grandeurs continues, parce
qu'elles ont évidemment la propriété de croître ou de dé-
croître avec continuité ; il en est de même des grandeurs
que l'on considère en mécanique, telles que la vitesse, la
force, la résistance.
En général, lorsqu'une grandeur physique varie en raison
de l'écoulement du temps ou seulement à cause des chan-
gements de distance entre des molécules ou des systèmes
matériels, ou par l'effet de l'écoulement du temps combiné
avec la variation des distances, il répugne qu'elle passe
d'une valeur déterminée à une autre sans prendre dans
l'intervalle toutesles valeurs intermédiaires. Mais, dans l'état
d'imperfection de nos connaissances sur la constitution
des milieux matériels, on est autorisé à admettre pour cer-
taines grandeurs physiques, telles que nous les pouvons
concevoir et définir, des solutions de continuité résultant du
passage brusque d'une valeur finie à une autre. Ainsi, quand
deux liquides hétérogènes, tels que l'eau et le mercure,
sont superposés, nous regardons la- densité comme une
grandeur qui varie brusquement à la surface de contact
des deux liquides : bien que toutes les inductions nous por-
tent à croire, et qu'il soit philosophique d'admettre que
la solution de continuité disparaîtrait si nous nous ren-
dions complètement compte de la structure des liquides
et de toutes les modifications qui ont lieu au voisinage de
la surface de contact.
Déjà les physiciens et les géomètres n'admettent plus l'exis-
tence de ces forces que l'on qualifiait de discontinues, et
auxquelles on attribuait la vertu de changer brusquement
la direction du mouvement d'un corps et de lui faire ac-
quérir ou perdre une vitesse finie dans un instant indivi-
sible. On reconnaît généralement que les forces dont il s'agit,
et qui se développent, par exemple, à l'occasion du choc
de deux corps, ne sont point hétérogènes aux autres forces
de la nature, telles que la pesanteur, qui ont besoin d'un
temps fini pour produire un effet fini. Les forces que l'on
appelait jadis discontinues ne sont plus aujourd'hui dis-
286 CHAPITRE XIII.
tinguées des autres que par la propriété qu'elles ont d'é-
puiser leur action dans un temps très court et ordinaire-
ment inappréciable pour nous, à cause de l'imperfection de
nos sens et de nos moyens d'observation.
Par exemple, quand une bille élastique va frapper un
obstacle, le changement brusque qui nous semble s'opérer
dans la direction du mouvement et dans la vitesse de la
bille, n'est brusque qu'en apparence : en réalité le corps
se déforme insensiblement, perd graduellement la vitesse
dont il était animé ; après quoi, des réactions moléculaires
lui restituent sa forme principale, en lui imprimant une
autre vitesse dans une direction différente : tout cela dans
un intervalle de temps si court qu'il échappe à notre appré-
ciation et que nous ne pouvons le saisir, bien qu'on ne puisse
mettre en doute la succession des diverses phases du phé-
nomène.
De même, lorsqu'un rayon de lumière nous semble se
briser brusquement au passage d'un milieu dans un autre
d'une densité différente, en réalité le rayon s'infléchit sans
discontinuité ; la nouvelle direction se raccorde avec la
direction primitive par une portion de courbe dont les di-
mensions nous échappent.
186. — Dans l'idée que nous nous faisons des lignes, des
angles, des forces, de la durée, etc., l'attribut de continuité
se trouve associé à celui de grandeur ; et nous concevons
la grandeur comme un tout homogène, susceptible d'être
divisé, au moins par la pensée, en tel nombre qu'on voudra
de portions parfaitement similaires ou identiques : ce nom-
bre pouvant croître de plus en plus, sans que rien en limite
l'accroissement indéfini. A cette notion de la grandeur se
rattache immédiatement celle de la mesure. Une grandeur
est censée connue et déterminée lorsqu'on a assigné le nombre
de fois qu'elle contient une certaine grandeur de même
espèce prise pour terme de comparaison ou pour iinilé.
Toutes les grandeurs de même csjjèce, dont celle-ci est une
partie aliquote, se trouvent alors représentées par des nom-
bres ; et comme on peut diviser et subdiviser, suivant une
loi quelconque, l'unité en autant de parties aliquotes que
l'on veut, susceptibles d'être prises à leur tour pour unités
dérivées ou secondaires, il est clair qu'après qu'on a choisi
DE LA CONTINUITÉ. 287
arbitrairement l'unité principale et fixé arbitrairement la
loi de ses divisions et subdivisions successives, une gran-
deur continue quelconque comporte une expression numé-
rique aussi approchée qu'on le veut, puisqu'elle tombe
nécessairement entre deux grandeurs susceptibles d'une
expression numérique exacte, et dont la différence peut être
rendue aussi petite qu'on le veut. Les grandeurs continues,
ainsi exprimées numériquement au moyen d'une unité ar-
bitraire ou conventionnelle, passent à l'état de quantités, ou
sont ce qu'on appelle des quantités. Ainsi l'idée de quan-
tité, toute simple qu'elle est, et quoiqu'elle ait été consi-
dérée généralement comme une catégorie fondamentale
ou une idée primitive, n'est point telle effectivement ; et
l'esprit humain la construit au moyen de deux idées vraiment
irréductibles et fondamentales, l'idée de nombre et l'idée
de grandeur. Non seulement l'idée de quantité n'est point
primordiale, mais elle implique quelque chose d'artificiel.
Les nombres sont dans la nature, c'est-à-dire subsistent
indépendamment de l'esprit qui les observe ou les con-
çoit ; car une fleur a quatre, ou cinq, ou six étamines, sans
intermédiaire possible, que nous nous soyons ou non avisés
de les compter. Les grandeurs continues sont pareillement
dans la nature ; mais les quantités n'apparaissent qu'en
vertu du choix artificiel de l'unité, et à cause du besoin
que nous éprouvons (par suite de la constitution de notre
esprit) de recourir aux nombres pour l'expression des gran-
deurs (153).
Dans cette application des nombres à la mesure des gran-
deurs continues, le terme d'unité prend évidemment une
autre acception que celle qu'il a quand on l'applique au
dénombrement d'objets individuels et vraiment uns par
leur nature. Philosophiquement, ces deux acceptions sont
tout juste l'opposé l'une de l'autre. C'est un inconvénient
du langage reçu, mais un inconvénient moindre que celui
de recourir à un autre terme que l'usage n'aurait pas sanc-
tionné.
Au contraire, on blesse à la fois le sens philosophique
et les analogies de la langue, lorsqu'on applique aux nom-
bres purs, aux nombres qui désignent des collections d'ob-
jets vraiment individuels, la dénomination de quantités,
288 CHAPITRE XIII.
en les qualifiant de quantités discrètes ou discontinues. Le
marchand qui livre cent pieds d'arbres, vingt chevaux, ne
livre pas des quantités, mais des nombres ou des quotités.
Que s'il s'agit de vingt hectolitres ou de mille kilogrammes
de blé, la livraison aura effectivement pour objet des quan-
tités et non des quotités, parce qu'on assimile alors le tas
de grains à une masse continue quant au volume ou quant
au poids, sans s'occuper le moins du monde d'y discerner ou
d'y nombrer des objets individuels. Une somme d'argent
doit aussi être réputée une quantité, parce qu'elle repré-
sente une valeur, grandeur continue de sa nature ; et que
le compte des pièces de monnaie, compte qui peut changer,
pour la même somme, selon les espèces employées, n'est
qu'une opération auxiliaire, imaginée dans le but d'arriver
plus vite à la mesure de la valeur.
187. — D'après la définition vulgaire, on appelle quan-
tité tout ce qui est susceptible d'augmentation ou de dimi-
nution ; mais il y a une multitude de choses susceptibles
d'augmenter et de diminuer, et même d'augmenter et de
diminuer d'une manière continue, et qui ne sont pas des gran-
deurs, ni par conséquent des quantités. Une sensation
douloureuse ou voluptueuse augmente ou diminue, parcourt
diverses phases d'intensité, sans qu'il y ait de transition
soudaine d'une phase à l'autre ; sans qu'on puisse fixer
l'instant précis où elle commence à poindre et celui où
elle s'éteint tout à fait. C'est ainsi, du moins, que les choses
se passent incontestablement dans une foule de cas ; et si,
d'autres fois, la douleur semble commencer ou finir brus-
quement, augmenter ou diminuer par saccades, il y a tout
lieu de croire (comme à l'égard du choc qui paraît changer
brusquement le mouvement d'un corps) que la disconti-
nuité n'est qu'apparente, et qu'en réalité le phénomène est tou-
jours continu, bien que nous confondions en un même in-
stant de la durée les phases dont la succession nous échappe,
à cause de l'imperfection de ce sens intime que l'on appelle
la conscience psychologique. Cependant il n'y a rien de
commun entre la sensation de plaisir ou de douleur et la
notion mathématique de la grandeur. On no peut pas dire
d'une douleur plus intense qu'elle est une somme de dou-
leurs plus fail)les. Quoique la sensation, dans ses modifica-
DE LA CONTINUITE. 289
lions continues, passe souvent du plaisir à la douleur, ou
inversement de la douleur au plaisir, en traversant un état
neutre (ce qui rappelle, à plusieurs égards, l'évanouisse-
ment de certaines grandeurs dans le passage du positif au
négatif), on ne peut pas regarder l'état neutre comme ré-
sultant d'une somme algébrique ou d'une balance de plai-
sirs et de douleurs.
188. — Il est vrai que, par l'étude de l'anatomie et de la
physiologie, nous parvenons à entrevoir comment la varia-
tion continue d'intensité, dans une sensation de douleur
ou de plaisir, peut se lier à la variation continue de certaines
grandeurs mesurables, et dépendre de la continuité inhé-
rente à l'étendue et à la durée. Car nous reconnaissons que
plus un cordon nerveux a de grosseur entre ceux de son
espèce (en ne tenant compte, pour l'évaluation de sa sec-
tion transversale, que de la somme des sections transver-
sales des fibres nerveuses élémentaires, et non des tissus
qui leur servent de protection et d'enveloppe), et plus la
sensation douloureuse causée par le tiraillement du cordon
acquiert d'intensité. Il y a une certaine intensité de dou-
leur qui correspond à chaque valeur. de l'aire de la section
transversale du cordon, les autres circonstances restant
les mêmes ; mais cette correspondance ou cette relation
n'a rien de mathématique, puisque l'attribut de grandeur
mesurable qui appartient à l'aire de la section transversale
n'appartient pas à la sensation.
Si l'on plonge la main dans un bain à quarante degrés,
et qu'on l'y laisse un temps sufïîsant, on éprouve d'abord
une sensation de chaleur brusque en apparence ; après quoi
sans que le bain se refroidisse, la sensation va en s'affaiblis-
sant graduellement et sans secousse, de manière à ce qu'on ne
puisse assigner l'instant précis où elle prend fin. L'intensité
de la sensation dépend, toutes circonstances égales d'ail-
leurs, du temps écoulé depuis l'instant de l'immersion ; et
la continuité dans l'écoulement du temps rend sufTisam-
ment raison de la continuité dans la variation d'intensité
de la sensation produite; mais cette sensation n'est pas pour
cela une grandeur mesurable que l'on puisse rapporter à
une unité et exprimer numériquement.
Puisque la vitesse de vibration d'un corps sonore ou celle
19
290 CHAPITRE XIII.
de l'éther sont des grandeurs mesurables et continues, on
voit une raison suffisante pour que le passage de la sensa-
tion d'un ton à celle d'un autre ton, de la sensation d'une
couleur à celle d'une autre couleur, se fasse avec conti-
nuité ; mais il n'y a pas pour cela entre les diverses sensa-
tions de tons et de couleurs des rapports numériques assi-
gnables, comme il y en a entre les vitesses de vibration
qui leur correspondent. La sensation du son sol n'équivaut
pas à une fois et demie la sensation du son ut, parce que
la vitesse de vibration qui produit le sol vaut une fois et
demie la vitesse de vibration qui donne l'ut. La sensation
de Vorangé n'est pas les cinq septièmes, ni toute autre frac-
tion de la sensation du violet, parce que la vitesse de vibra-
tion de l'éther serait, pour le rayon orangé, à peu près les
cinq septièmes de ce qu'elle est pour le rayon violet.
La continuité dans la variation d'intensité d'une force
d'attention ou d'un appétit sensuel s'expliquera bien par
la continuité dans la variation de certaines grandeurs phy-
siques et mesurables, telles que la vitesse et l'abondance
du sang, la charge électrique ou la température de cer-
tains organes, lesquelles ont ou peuvent avoir une influence
immédiate sur d'autres forces vitales ; mais il n'en faut
pas conclure que l'attribut de grandeur mesurable appar-
tienne à ces mêmes forces vitales, ni aux phénomènes qu'elles
déterminent.
189. — De même que la continuité de certaines gran-
deurs purement physiques suffit pour soumettre à la loi
de continuité des forces, des affections, des phénomènes
de la vie organique et animale qui ne sont plus des gran-
deurs mesurables ; de même on conçoit que ces forces ou
ces phénomènes, susceptibles de continuité, mais non de
mesure, peuvent introduire la continuité dans les varia-
tions que comportent des forces ou des phénomènes d'un
ordre supérieur, qui dépouillent bien plus manifestement
encore le caractère de grandeur mesurable. Si, chez l'homme
en particulier, les phénomènes de lu vie intellectuelle et
morale s'entaient sur ceux de la vie animale ou les suppo-
saient, comme les phénomènes de la vie animale s'entent
sur les phénomènes générau.x de l'ordre physique ou les
suj)poscnt, la continuité des formes fondamentales de
DE LA CONTINUITÉ. 291
l'espace et du temps suffirait pour faire présumer la conti-
nuité qu'on observerait habituellement dans ce qui tient
à la trame de l'organisation, de la vie et de la pensée, dans
les choses de l'ordre intellectuel et de l'ordre moral, qui
relèvent le plus médiatement des conditions de la sensi-
bilité animale et de celles de la matérialité. En un mot, la
continuité de l'espace et du temps suffirait pour rendre
raison du vieil adage scolastique, tant invoqué par Leib-
nitz : Nahira non facit saltus ; ce qui n'empêche pas de sup-
poser, si l'on veut, que la continuité, dans les choses de
l'ordre intellectuel ou de l'ordre moral, ait encore d'autres
fondements ou raisons d'être que la continuité de l'espace
et du temps, ou d'admettre, avec Leibnitz, que la conti-
nuité en toutes choses tienne directement à une loi supé-
rieure de la nature, dont la continuité dans les phénomènes
de l'étendue et de la durée n'est qu'une manifestation par-
ticulière.
190. — Dans le développement des facultés intellectuelles,
après la sensation purement affective, viennent les sensa-
tions accompagnées de perceptions, les sensations repré-
sentatives, capables d'engendrer des images qui persistent
ou que l'esprit peut reproduire, après que les objets exté-
rieurs ont cessé d'agir sur les sens. Or, par cela même que
la sensation est représentative ou qu'elle fait image, il est bien
clair qu'à la continuité ou à la discontinuité dans l'objet
correspond une continuité ou une discontinuité dans le phé-
nomène intellectuel de l'image. Si je pense à la constellation
de la Grande Ourse, l'image présente à mon esprit est celle
de sept points étincelants, nettement distincts les uns des
autres et disposés dans un certain ordre ; mais, si je me
rappelle le tableau qui s'est déroulé à mes yeux quand j'ai
eu atteint le sommet d'une montagne, ce n'est plus l'as-
semblage d'un nombre déterminé d'objets distincts qui
vient s'offrir à mon imagination ; c'est un tout continu et
harmonieux, dans les détails duquel je ne puis entrer sans
y trouver d'autres détails, et ainsi à l'infini.
Il en est de même pour les perceptions qui nous viennent
par d'autres sens que celui de la vue, et auxquelles nous
donnons aussi par extension le nom d'images (109 et 110).
Ainsi, après avoir entendu un air de musique, je pourrai
292 CHAPITRE XIII.
me représenter parfaitement la série des notes qui le cons-
tituent, et dans ce cas ma perception se composera d'un
système de perceptions distinctes et discontinues ; mais,
si mon souvenir porte sur toutes les impressions que j'ai
ressenties en entendant exécuter ce morceau par une
cantatrice habile, sur le timbre, l'accentuation, les modu-
lations de sa voix qu'aucune notation ne peut rendre,
j'entreverrai encore des nuances infinies dans un ensemble
harmonieux et continu. Tout cela a été mille fois constaté,
mille fois exprimé par toutes les formes du langage.
La discontinuité ou la continuité se trouve dans les faits
de mémoire, non seulement par la nature des objets sur
lesquels porte le souvenir, mais encore par la nature des
forces et des conditions, quelles qu'elles soient, organiques
ou hyperorganiques, dont dépendent les actes de mémoire.
On remarque souvent qu'après de longs efforts pour se
rappeler un nom, une date, un fait historique, le rappel
du fait oublié a lieu soudainement et comme par secousse ;
tandis que d'autres fois on a une réminiscence vague et
confuse, dont peu à peu les linéaments se dessinent, jusqu'à
ce qu'ils aient pris une forme nettement arrêtée.
191. — On dit d'une image qu'elle est fidèle, d'une idée
qu'elle est vraie, et l'on entend par là exprimer la confor-
mité entre l'objet ou le type perçu et l'image ou l'idée pré-
sente à l'esprit. Si la conformité est rigoureuse, l'idée est
dite exacte ou adéquate ; mais les modifications de l'idée, qui
altèrent cette conformité rigoureuse, peuvent, selon les
cas, admettre la discontinuité ou la continuité ; de sorte
qu'il y ait passage brusque de la vérité à l'erreur, ou au con-
traire dégradation continue de la vérité.
Tout le monde comprend que le portrait d'une personne,
le tableau d'un paysage peuvent être plus ou moins fidèles
et ressemblants ; qu'il y a dans cette ressemblance des
nuances infinies, sans qu'on puisse d'une part atteindre
à la ressemblance parfaite ou rigoureuse, de l'autre, tracer
une ligne de démarcation entre ce qui ressemble, quoique
imparfaitement, et ce qui cesse tout à fait de ressembler.
On dit qu'il y a de la vérité dans un portrait ou qu'il
manque de vérité, on y signale des parties mieux rendues
les unes que les autres ; mais on ne s'aviserait pas de faire
DE LA CONTINUITÉ. 293
le compte des vérités ou des erreurs que contient le portrait.
Une carte géographique est une espèce de portrait ; et
cependant il arrive journellement aux géographes de re-
lever et de compter les erreurs d'une carte : c'est que leur
attention se porte alors exclusivement sur un certain nombre
de points remarquables, susceptibles d'une détermination
exacte, au moins dans les limites de précision que nos mesures
et nos observations comportent. Ces points sont relevés ou
oubliés ; ils sont ou ils ne sont pas à la juste place que de
bonnes observations leur assignent ; il y a lieu, en ce qui
les concerne, à un dénombrement de vérités et d'erreurs.
Mais quant aux traits continus par lesquels ces points de
repère peuvent être reliés, et qui servent à peindre le cours
des rivières, les sinuosités des côtes, la configuration des
montagnes, on approche plus ou moins de la ressemblance,
sans qu'on puisse, pas plus pour ce genre de portrait que
pour tout autre, songer à faire le compte et la balance
arithmétique des erreurs et des vérités.
Dans le souvenir que j'ai gardé d'un air de musique, je
puis prendre une note pour une autre, un fa naturel pour un
fa dièze ; et si j'exécute l'air sur un instrument à sons fixes,
tel que le piano, je commettrai une faute ou une erreur,
parce qu'il n'y a pas de nuances entre deux touches consé-
cutives du clavier; mais, qu'un artiste veuille imiter le jeu
d'un de ses rivaux sur le violon ou sur le cor, on pourra
trouver l'imitation plus ou moins fidèle ; on dira qu'il y a
de la vérité dans cette espèce d'image perçue par l'oreille,
ou qu'il manque de vérité ; on ne songera pas à y compter
des vérités et des erreurs.
192. — La vérité d'un portrait, la ressemblance d'une
image à son type, admet des variations progressives et sou-
mises à la loi de continuité dans leur progression, mais ce
n'est point pour cela quelque chose de mesurable ; il n'y a
pas de mètre pour cette espèce de vérité qu'on nomme
proprement ressemblance. Réduisons l'analyse à des termes
plus simples et plus géométriques. Si, pour donner l'image
d'une ellipse, je trace une autre ellipse dans laquelle il y ait
entre le grand et le petit axe le même rapport que dans la
première, la ressemblance ou (pour employer dans ce cas
le mot technique des géomètres) la similitude sera parfaite.
294 CHAPITRE XIII.
Si maintenant l'on conçoit une suite d'ellipses dans les-
quelles ce rapport qui est une grandeur mesurable aille
en variant avec continuité, elles ressembleront d'autant
moins à la première qu'elles iront en s'allongeant ou en
s'aplatissant davantage ; la ressemblance dépendant de
la petitesse de l'écart entre la valeur fixe du rapport dans
l'ellipse prise pour type, et la valeur variable de ce rapport
dans la série des images, sans toutefois qu'on puisse fixer, au-
trement qu'en vertu d'une règle purement convention-
nelle et arbitraire, une grandeur liée à cet écart par une
loi mathématique, et qu'il plairait de considérer comme
la mesure de la ressemblance ou de la dissemblance. A plus
forte raison, si, pour imiter une courbe ovale qui ne serait
pas une ellipse, qui même ne serait pas susceptible de défi-
nition géométrique, on traçait une courbe ovale ressem-
blant plus ou moins à la première, et dont la ressemblance
comporterait des nuances sans nombre, serait-il impossible
de mesurer ou d'évaluer numériquement la ressemblance :
la nature même des choses, et non pas seulement l'état
d'imperfection de nos théories et de nos méthodes, mettant
obstacle à une telle évaluation. De même, si l'on comparait
un triangle invariable à une série de triangles dans les-
quels les angles et les rapports des côtés subiraient des alté-
rations progressives et continues, il serait impossible d'assigner,
sans convention arbitraire, une fonction des angles et des
rapports des côtés qui fût la mesure naturelle de la ressem-
blance avec le type invariable.
193. — C'est bien autre chose s'il s'agit de la représen-
tation d'un être animé, et de l'expression de cet indéfinissable
caractère qu'on appelle physionomie. On est toujours frappé
de ce fait singulier, qu'une silhouette, une image daguer-
rienne, un buste moulé sur la nature, peuvent oiïrir moins
de ressemblance que le portrait dû au crayon ou au burin
d'un artiste ; mais la réflexion rend bien compte de la su-
périorité de la traduction obtenue par l'art sur la traduc-
tion dont il semble que la nature fasse tous les frais. Par
exemple, une image dessinée sur une surface plane est une
projection de l'objet en relief, et il peut se faire que, dans
la projection la mieux choisie, des nuances de forme pres-
que insensibles qui caractérisent l'individualité physique
DE LA CONTINUITÉ. 295
et surtout l'individualité morale, s'eiïacent ou s'oblitèrent
tellement, que l'artiste, dans le but d'exprimer ces mêmes
nuances, n'ait rien de mieux à faire que de feindre une pro-
jection géométriquement impossible. Il pourra renforcer
ou charger les traits, de manière à n'avoir pourtant que la
juste expression de ce qu'il doit rendre ; et on ne lui repro-
chera de les charger, dans le sens attaché à ce mot par les
artistes, que lorsqu'il outrera effectivement, non pas les
linéaments du dessin, mais les caractères physiques, intel-
lectuels ou moraux que les traits doivent exprimer. Il y a
là une ressemblance d'un autre ordre que la similitude ou
la ressemblance géométrique, et telle d'ailleurs que, dans
des portraits pareillement ressemblants, on reconnaîtra
très bien le faire ou la manière du peintre : chaque
peintre atteignant à sa manière, et par des procédés maté-
riellement différents, le même degré de ressemblance. Il y
a là enfin une ressemblance bien moins susceptible encore
de mesure et d'évaluation que la ressemblance purement
géométrique, quoiqu'elle soit toujours soumise à la loi de
continuité dans ses altérations progressives.
Si le peintre est chargé d'exécuter, non plus un portrait
de famille, mais celui d'un personnage historique dont les
traits physiques ne conservent guère de valeur qu'autant
qu'ils ont le mérite d'accuser fortement les saillies les plus
remarquables d'un type intellectuel ou moral, il aura à
satisfaire à d'autres conditions de ressemblance : il devra
mettre dans l'image moins d'imitation géométrique ou phy-
sique et plus d'idéal (180) ; et ce progrès vers l'idéal de-
viendra encore plus marqué lorsque, dans la reproduction
d'un type allégorique ou d'une effigie sacrée, les formes
vulgaires de l'humanité ne devront apparaître que tout
autant qu'il est nécessaire pour donner un corps à l'idée
que l'artiste a dû et voulu rendre.
194. — La tendance de l'art vers l'expression d'un idéal
que l'esprit conçoit, sans avoir de formule logique pour le
définir ni de méthode géométrique pour en approcher, est
quelque chose de si manifeste qu'on ne l'a jamais méconnue
et que la critique moderne, dans ses raffinements subtils,
l'a peut-être exagérée. On a fini par faire l'artiste trop phi-
losophe, et, au contraire, on n'a pas assez remarqué que
296 CHAPITRE XIII.
pour l'expression de l'idée pure, en tant seulement qu'objet
de connaissance, indépendamment de toute intention de
plaire ou de toucher, le philosophe est aussi et ne saurait se
dispenser d'être artiste à sa manière. Trompés par la nature
des signes d'institution auxquels ils sont forcés d'avoir re-
cours, les hommes se sont figuré leurs idées comme autant
d'unités, de chiffres, de monades, et ils ont supposé que
tout le travail de la pensée consiste à combiner ou à grouper
systématiquement ces objets individuels. Il semble qu'on
puisse toujours compter les vérités, les erreurs semées dans
un livre, de même qu'un astronome fait un catalogue d'é-
toiles, un commissaire le dénombrement des habitants
d'une ville ; de même encore que l'on compte les proposi-
tions contenues dans un traité de géométrie, ou les fautes
de calcul échappées à un rédacteur de tables. Cependant,
si l'objet de l'idée, quoique placé hors de la sphère des phé-
nomènes sensibles, est un de ceux qui comportent des mo-
difications continues, le caractère de vérité qui consiste
dans la conformité de l'idée avec son type et de l'expres-
sion de l'idée avec l'idée même, admettra pareillement des
gradations continues. On pourra bien dire alors que tel
esprit a approché davantage de la vérité : on ne pourra pas
énumérer les vérités nouvelles dont il est l'inventeur. Chacun
appréciera à sa manière le mérite de cette approximation,
jugera de cette espèce de ressemblance, sans pouvoir précisé-
ment réfuter ceux qui n'adopteraient pas son appréciation
et qui contrediraient son jugement.
L'inexactitude du dessin d'un animal saute aux yeux d'un
naturaliste, s'il n'y trouve pas le nombre de doigts, de dents,
de pennes, de nageoires, qui caractérise l'espèce : voilà des
erreurs qui peuvent se compter et s'établir sans contestation,
parce qu'il n'y a pas d'intermédiaire et de nuance entre
trois, quatre et cinq doigts. Au contraire, un peintre dont
l'attention ne s'est jamais fixée sur les caractères qui ser-
vent à la classification méthodique des espèces, trouve
la physionomie ou le faciès de l'animal rendu avec plus ou
moins de vérité ; et si on lui constcste son appréciation, il
ne peut qu'en appeler à ceux qui ont comme lui le senti-
ment de la physionomie de l'animal et de l'art du dessin.
Il ne peut recourir à une preuve en forme, pas plus que
DE LA CONTINUITÉ. 297
je ne puis prouver à un homme qu'on a manqué sa res-
semblance, s'il a l'illusion ou le caprice de trouver son por-
trait ressemblant.
195. — Un botaniste a commis une erreur dans la descrip-
tion d'une plante : deux étamines avortées lui ont échappé
par leur petitesse, et il a rangé dans la pentandrie de Linné
une espèce qu'il fallait mettre dans l'heptandrie. Pour ré-
former cette erreur, des yeux et une loupe suffiront à un
observateur plus attentif ou que n'a pas trompé un cas de
monstruosité accidentelle : après quoi l'erreur ne pourra
plus reparaître ; la botanique descriptive en sera défini-
tivement débarrassée, et, en revanche, se sera enrichie
d'un fait précis, positif, incontestable. Mais je suppose que
la fleur soit sujette à ce qu'on appelle un avortement con-
stant, normal, spécifique ; que les deux étamines, modi-
fiées dans leur développement, deviennent des organes dont
les formes et les fonctions s'éloignent de plus en plus de
celles des étamines ordinaires ; que d'après cela un bota-
niste ait rangé la plante dans une des familles qui ont parmi
leurs caractères distinctifs la présence de cinq étamines ;
qu'un autre botaniste, appréciant autrement l'importance
relative des caractères, et démêlant' ce qu'il y a d'essentiel
et de persistant, ce qu'il y a d'accessoire et de variable dans
la constitution des organes, rejette la plante dans une des
familles à sept étamines : comment se videra le différend ?
Sans doute, par le jugement des botanistes les plus autori-
sés. Mais ce jugement, comment se formera-t-il ? Non
point par une démonstration expérimentale qui tombe
sous les sens ; encore moins par des arguments en forme,
comme ceux qui sont à l'usage des logiciens et des géo-
mètres. Car, si d'un côté il y a des cas où cette transfor-
mation d'organes n'est manifestement qu'un phénomène
secondaire, lequel ne doit pas masquer aux yeux d'un na-
turaliste exercé des affinités plus intimes ; d'autre part, en
allant de métamorphose en métamorphose, l'on ne saurait
où s'arrêter, et l'on finirait par confondre les choses les
plus disparates. Ici le vrai et le faux tendent, pour ainsi dire,
à se fondre l'un dans l'autre :1a vérité ne se montre pas comme
une lueur uniforme éclairant un espace nettement cir-
conscrit, mais plutôt comme un jet de lumière qui s'affai-
298 CHAPITRE XIII.
blit en s'éloignant de sa source, et dont l'œil suit plus ou
moins loin la trace, selon le ton de sa sensibilité.
Et qu'on ne dise pas, pour infirmer l'exemple, que c'est
une pure question de nomenclature et de méthode que celle
de savoir si l'on rangera une plante, un animal dans telle
ou telle famille. Une classification vraiment naturelle, et
même toute classification dans ce qu'elle a de naturel, ne
peut être que l'expression des affinités qui lient entre eux
les êtres organisés, et des lois auxquelles la nature s'as-
treint en variant et en modifiant les types organiques : lois
qui subsistent indépendamment de nos méthodes et de nos
procédés artificiels, tout comme les lois qui régissent les
mouvements de la matière inerte, quoiqu'elles ne puissent
pas de même s'énoncer en termes d'une exactitude rigou-
reuse, ni se constater par des mesures précises ou dont la
précision n'ait d'autres limites que celles qui dérivent de
l'imperfection des instruments. En général, comme nous
avons tâché de l'établir dans l'avant-dernier chapitre, à
côté de l'abstraction artificielle qui n'est qu'une fiction
de l'esprit, accommodée à ses instruments et à ses besoins,
se place l'abstraction rationnelle, qui n'est que la concep-
tion ou la représentation idéale des liens que la nature a
mis entre les choses et de la subordination des phénomènes.
Mais presque toujours, par suite des efforts continuels de
l'esprit pour arriver à l'intelligence des phénomènes, il y a
mélange des deux sortes d'abstraction et transition continue
de l'une à l'autre : car les liens de solidarité, de parenté,
d'harmonie, d'unité, que nous tâchons de saisir par l'abs-
traction rationnelle, peuvent être plus ou moins tendus ou
relâchés, tandis que notre esprit éprouve pour tous les
objets de la nature le même besoin de classification, de ré-
gularité et de méthode. La critique philosophique doit faire
autant que possible le départ de l'abstraction artificielle
et de l'abstraction rationnelle, en se fondant sur des in-
ductions et des probabilités : or, comme nous l'avons encore
expliqué plus haut, il est de l'essence de la probabilité phi-
losophique de se prêter à des altérations ou progressions
continues, sans que pour cela cette probabilité puisse être
évaluée en nombres ; sans qu'elle devienne une grandeur
mesurable à la manière de la probabilité mathématique.
DE LA CONTINUITÉ. 299
Ainsi, sous quelque aspect que le sujet soit envisagé, on
trouve que la loi de continuité règne dans ce monde intel-
ligible où la pensée du philosophe recherche les principes
et la raison des phénomènes sensibles, non moins que dans
le monde matériel qui tombe sous les sens.
196. — Dans la sphère des idées morales, rien de plus
évident que la transition continue d'une idée à l'autre, et
d'une qualité à la qualité contraire. Le meurtre inspiré
par une passion haineuse ou cupide est un de ces grands
crimes qui soulèvent une réprobation générale, et à la ré-
pression desquels chaque membre de la société, dans l'ordre
de ses fonctions, prête avec empressement son concours,
à moins de quelque perversion des mœurs, dont il nous est
permis de ne pas tenir compte ici. D'autre part, si l'on ne
consulte que les sentiments naturels à l'homme, la sym-
pathie et l'approbation morale resteront acquises à celui
qui venge par un meurtre, avec péril pour lui-même, l'hon-
neur offensé des personnes dont il est le protecteur naturel ;
et les lois purement humaines ne pourront triompher de ce
sentiment naturel. Entre ces cas [extrêmes il y a des meur-
tres qu'on blâme et qu'on excuse, sans qu'il soit possible à
une autorité humaine de fixer le point précis où la criminalité
cesse, et où commence le dévouement, pour ne pas dire la
vertu.
Lors même que la qualification de l'acte n'est pas dou-
teuse, d'après les circonstances de perpétration, on sent que
la responsabilité morale de l'agent, la perversité que l'acte
suppose, peuvent comporter une infinité de nuances, selon
l'âge, le sexe, le tempérament et l'éducation du coupable.
L'intérêt qui s'attache à la défense des accusés, chez un
peuple civilisé et humain, n'a pas permis de méconnaître
cette vérité lorsqu'il s'agit des grands attentats qui appel-
lent la sévère répression des lois pénales ; mais il en est
des notions d'équité, d'honnêteté, de bienséance, comme de
celle de criminalité.
Il est légitime de tirer un bénéfice de son industrie et de
ses capitaux, de s'adresser pour cela de préférence à ceux
près de qui l'on trouve les conditions les plus avantageuses,
et même d'élever d'autant plus ses bénéfices que l'on court
plus de chances de perte. Le plus honnête négociant fait
300 CHAPITRE XIII.
tout cela sans que sa considération doive en souffrir ; tandis
qu'on flétrit à bon droit de noms odieux l'homme dont
le métier est de spéculer sur les subsistances dans les temps
calamiteux, ou de prêter de l'argent à des taux excessifs,
en allant à la rencontre de ceux que leur mauvaise conduite,
leur imprévoyance ou leur • misère forcent à subir sa loi.
Maintenant, peut-on dire précisément où commence le
bénéfice usuraire, soit qu'il s'agisse de blé, d'argent, ou de
toute autre marchandise ? Y a-t-il une ligne de démarcation
en deçà de laquelle il suffise de se tenir pour prétendre à
une scrupuleuse probité, qu'il suffise de franchir pour être
assimilé aux plus malhonnêtes gens ? Évidemment cette
conclusion répugne ; et l'on doit admettre au contraire
qu'avec un sentiment plus délicat de la moralité de ses actes,
tel commerçant réprimera plus rigidement les tentations
de l'intérêt personnel et aura droit à une place plus haute
dans notre estime, sans que pour cela il y ait lieu de con-
damner absolument celui qui franchit les limites que le
premier s'est imposées.
Lorsqu'une loi positive fixe le taux de l'intérêt de l'ar-
gent, nous comprenons bien qu'une réprobation formelle
atteigne ou puisse atteindre celui qui franchit, même tant
soit peu, le taux légal ; mais alors la réprobation morale a
pour motif l'infraction d'une loi supérieure, à savoir, de
celle qui oblige moralement le citoyen de se soumettre aux
lois positives de son pays dans les choses qui ressortissent
du pouvoir discrétionnaire du législateur. L'intervention
de ce pouvoir discrétionnaire doit être considérée comme
ayant précisément pour but d'introduire, ainsi que cela
sera développé plus loin, une discontinuité artificielle là où
la nature des choses n'en avait pas mis.
Quand nous lisons les histoires de tous les peuples, nous
voyons des gouvernements s'établir par l'abus de la force
et par le renversement violent de quelques institutions de-
puis longtemps régnantes. Le pouvoir conquis de la sorte est
qualifié de pouvoir usurpé, par opposition aux pouvoirs
légitimes, que crée et que maintient le jeu régulier des
institutions «d'un pays. Mais d'un autre côté les institutions
se modifient sans cesse ; et les changements, même brusques,
que le cours des événements y apporte, créent des droits
DE LA CONTINUITÉ. 301
nouveaux, proscrivent des prétentions surannées, sans
qu'on puisse assigner autrement que par des fictions de
juristes, ou pour les besoins des partis, où l'illégitimité cesse,
où la légitimité commence. La nature des choses humaines,
en opposition avec certaines théories à l'usage des esprits
spéculatifs, maintient encore ici des transitions continues
entre les termes qui restent parfaitement distincts, tant
que l'attention n'est fixée que sur les cas extrêmes. L'abus
de la logique et de la casuistique, en politique comme en
morale, consiste à ne pas tenir compte de la continuité des
transitions, et à vouloir appliquer la rigueur des définitions,
des formules et des déductions logiques à des choses qui y ré-
pugnent en raison de cette continuité même. Le bon sens
pratique des peuples et des hommes d'État consiste au con-
traire à saisir avec justesse les rapports des choses au point
où les ont insensiblement amenées des forces dont la nature
est d'agir progressivement, lentement et sans intermittence
ou discontinuité, et à protester contre les systèmes absolus
de quelques esprits superbes dont le tort n'est pas de faire
de la théorie, mais une fausse théorie, et qui croient se servir
de la logique, quand ils ne font qu'en abuser en l'appliquant
à des choses auxquelles il est im.possible qu'elle s'adapte.
197. — Nous espérons démontrer que la distinction la plus
propre à éclairer la théorie de l'entendement humain, est
celle de la continuité et de la discontinuité dans les objets
de la pensée : soit qu'il s'agisse de phénomènes sensibles,
ou bien de qualités et de rapports purement intelligibles
mais qui subsistent entre les choses ou dans les choses in-
dépendamment de l'esprit qui les conçoit. Nous prétendons
que cette distinction donne la clef des actes les plus vulgaires
de l'esprit comme celle des méthodes dont l'emploi est
réservé aux philosophes et aux savants, en même temps
qu'elle rend compte d'un grand nombre de particularités
de l'organisation sociale. Nous soutenons enfin que, par
une loi générale de la nature, la continuité est la règle
et la discontinuité l'exception, dans l'ordre intellectuel et
moral comme dans l'ordre physique, pour les idées comme
pour les images, et que, si ce fait capital a été méconnu, ou
si l'on ne s'est pas suffisamment attaché à en développer
les conséquences, il faut l'imputer à la nature des signes
302 CHAPITRE XIII.
qui sont pour nous les instruments indispensables du travail
de la pensée. La suite de nos recherches aura surtout pour
objet de développer ces conséquences, dont en général les
logiciens se sont si peu occupés.
Nous dirons que la continuité est quantitative ou quali-
tative, selon qu'elle concourt ou qu'elle ne concourt pas
avec la mensurabilité ; mais, en opposant ainsi la qualité
à la quantité, il ne faut pas considérer, avec Aristote et
ses successeurs, la qualité et la quantité comme des attri-
buts généraux (prédicaments ou catégories) de même ordre.
Il faut au contraire, pour la justesse de l'idée, entendre
que le rapport entre ces prédicaments ou catégories est
celui de l'espèce au genre, du cas particulier (ou plutôt
singulier) au cas général. De sorte, que si l'on distrait l'es-
pèce singulière pour la mettre en opposition avec la collec-
tion de toutes les autres espèces, en conservant à cette
collection la dénomination générique, c'est parce que l'es-
pèce singulière acquiert pour nous, en raison de son im-
portance, une valeur comparable à celle que l'idée générique
mise en contraste conserve par son extension, ou par la variété
sans nombre des formes spécifiques qu'elle peut revêtir.
198. — Ainsi, pour employer une comparaison, le cercle
peut être considéré comme une variété de l'ellipse ; c'est une
espèce d'ellipse où le grand et le petit axe deviennent égaux,
et où, par suite, les deux foyers viennent se réunir au centre.
Mais ce n'est pas simplement une espèce particulière, per-
due (pour ainsi dire) dans la multitude sans nombre de
toutes celles qu'on peut obtenir en faisant varier d'une
manière quelconque le rapport des axes ; c'est une espèce
singulière et dont il convient, pour deux raisons, de traiter
à Dart : d'abord, parce que les propriétés communes à tout
le genre des ellipses éprouvent des modifications et des
simplifications très remarquables quand on passe au cas
du cercle ; en second lieu, parce que toutes les ellipses peu-
vent être considérées comme les projections d'un cercle
vu en perspective, et qu'eu rattachant ainsi (à la manière
des anciens) la génération des ellipses à celle du cercle, on
trouve dans les propriétés du cercle la raison de toutes les
propriétés des courbes du genre des ellipses. De même,
cette espèce singulière de qualité qu'on appelle quantité se
DE LA CONTINUITÉ. 303
prête dans ses variations continues à des procédés réguliers
de détermination que nulle autre qualité ne comporte ; et de
plus, dans l'état de nos connaissances, il est loisible de con-
cevoir que la continuité de toute variation qualitative est
une suite nécessaire de la continuité inhérente à des varia-
tions quantitatives dont les autres dépendent. Sans doute,
les variations avec continuité qualitative dépendent en outre
d'autres principes dont l'action, en s'appliquant aux formes
de l'espace et de la durée, imprime à chacune de ces varia-
tions son cachet spécifique ; et il se peut (189) que ces élé-
ments soient eux-mêmes susceptibles de variation con-
tinue, non quantitative ou mesurable, et tout à fait indé-
pendante de la variation quantitative inhérente aux formes
de l'espace et de la durée : de sorte que la continuité qua-
litative dans les variations subordonnées ne proviendrait
pas uniquement d'une continuité quantitative dans cer-
taines données primordiales. Gela est même (si l'on veut)
probable, mais non démontrable ; et nous ne sommes pas
obligé, pour notre but, de nous arrêter à la discussion de
cette hypothèse.
199. — Selon les circonstances, une variation en quantité
peut être conçue comme la cause "ou comme l'effet d'une
variation en qualité ; mais, dans l'un ou l'autre cas, l'esprit
humain tend, autant qu'il dépend de lui, à ramener à une
variation de quantité (pour laquelle il a des procédés régu-
liers de détermination et d'expression) toute variation dans
les qualités des choses. Par exemple, il serait presque tou-
jours impossible de soumettre à une mesure les agréments
et les jouissances, ou les incommodités et les inconvénients
attachés à la consommation de telle nature de denrée, à la
possession de telle nature de propriété, par comparaison
avec les avantages ou les inconvénients attachés à la con-
sommation d'une autre denrée, à la possession d'une pro-
priété d'une autre nature. Tout cela influe d'abord très
irrégulièrement sur le débat qui s'établit entre le vendeur
et l'acheteur ; puis bientôt, lorsque les transactions sont
nombreuses et fréquemment répétées, elles s'influencent
mutuellement : un prix courant s'établit, et une grandeur
très mesurable, à savoir, la valeur vénale d'un immeuble,
d'une denrée, d'un service, se trouve dépendre de qualités
304 CHAPITRE XIII.
non mesurables ; mais cette dépendance tient au dévelop-
pement de l'organisation sociale, au besoin qu'éprouve
l'homme, par la constitution de ses facultés, de soumettre
aux nombres et à une mesure indirecte les choses qui, par
leur nature, sont le moins susceptibles d'être directement
mesurées. Jusque dans ces examens, dans ces concours
où il s'agit de classer des candidats nombreux d'après leurs
savoir et leur intelligence, n'est-on pas amené à faire usage
des nombres ? Gomme si l'on pouvait évaluer en nombres
l'érudition, la sagacité et la finesse de l'esprit ! A la vérité,
le petit nombre des juges fait que les chiffres auxquels ils
s'arrêtent sont très hasardés ; mais, si l'on pouvait réunir
des juges compétents en assez grand nombre pour com-
penser les anomalies des appréciations individuelles, on
arriverait à un chifTre moyen qui donnerait, sinon la juste
mesure, du moins la juste gradation du mérite des candidats,
tel qu'il s'est manifesté dans les épreuves.
Il n'y a rien de plus variable selon les circonstances, et
de moins directement mesurable, que la criminalité d'un
acte ou la responsabilité morale qui s'attache à la perpé-
tration d'un délit. Mais quand le législateur a voulu laisser
aux juges la faculté de tenir compte de toutes les nuances
du délit, et d'arbitrer entre de certaines limites l'intensité
de la peine, il a dû faire choix de peines, comme l'amende
ou l'emprisonnement temporaire, qui sont vraiment des
grandeurs mesurables. La gradation des peines donnerait
encore la juste gradation des délits (tels du moins qu'ils
nous apparaissent à nous autres hommes), si le nombre
des juges était suffisant pour opérer la compensation des
écarts fortuits entre les appréciations individuelles.
Le développement prodigieux, parfois maladroit ou pré-
maturé, de ce que l'on nomme la statistique, dans toutes
les branches des sciences naturelles et de l'économie so-
ciale, tient au besoin de mesurer, d'une manière directe
ou indirecte, tout ce qui peut être mesurable, et de fixer
par des nombres tout ce qui comporte une telle détermi-
nation : quoique le plus souvent les nombres de la statis-
tique ne mesurent que des effets très complexes et très
éloignés de ceux qu'il faudrait saisir pour avoir la théorie
rationnelle des phénomènes.
DE LA CONTINUITÉ. 305
C*est pour avoir méconnu cette loi de l'esprit humain
que les philosophes, depuis Pythagore jusqu'à Kepler (153),
ont vainement cherché l'explication des grands phéno-
mènes cosmiques dans des idées d'harmonie, mystérieu-
sement rattachées à certaines propriétés des nombres consi-
dérés en eux-mêmes, et indépendamment de l'application
qu'on en peut faire à la mesure des grandeurs continues;
tandis que la vraie physique a été fondée le jour ou Galilée,
rejetant des spéculations depuis si longtemps stériles, a
conçu l'idée, non seulement d'interroger la nature par l'ex-
périence (ce que Bacon proposait aussi de son côté), mais de
préciser la forme générale à donner aux expériences, en leur
assignant pour objet immédiat la mesure de tout ce qui
peut être mesurable dans les phénomènes naturels. Pareille
révolution a été faite en chimie un siècle et demi plus tard,
lorsque Lavoisier s'est avisé de soumettre à la balance, c'est-
à-dire à la mesure ou à l'analyse quantitative, des produits
auxquels avant lui les chimistes n'avaient guère appliqué
que le genre d'analyse qu'ils appellent qualitative.
200. — A quoi tient donc cette singulière prérogative
des idées de nombre et de quantité ? D'une part, à ce que
l'expression symbolique des nombres peut être systéma-
tisée de manière qu'avec un nombre limité de signes conven-
tionnels (par exemple, dans notre numération écrite, avec
dix caractères seulement) on ait la faculté d'exprimer tous
les nombres possibles, et, par suite, toutes les grandeurs
commensurables avec celles qu'on aura prises pour unités ;
d'autre part, à ce que, bien qu'on ne puisse exprimer rigou-
reusement en nombres des grandeurs incommensurables,
on a un procédé simple et régulier pour en donner une ex-
pression numérique aussi approchée que nos besoins le re-
quièrent : d'où il suit que la continuité des grandeurs n'est
pas un obstacle à ce qu'on les exprime toutes par des com-
binaisons de signes distincts en nombre limité, et à ce qu'on
les soumette toutes par ce moyen aux opérations du calcul ;
l'erreur qui en résulte pouvant toujours être indéfiniment
atténuée, ou n'ayant de limites que celles qu'apporte l'im-
perfection de nos sens à la rigoureuse détermination des
données primordiales. La métrologie est la plus simple et la
plus complète solution, mais seulement dans un cas singu-
20
306 CHAPITRE XIII.
lier, d'un problème sur lequel n'a cessé de travailler l'esprit
humain : exprimer des qualités ou des rapports à varia-
tions continues, à l'aide de règles syntaxiques applicables
à un système de signes individuels ou discontinus, et en
nombre nécessairement limité, en vertu de la conven-
tion qui les institue. Les trois grandes innovations qui ont
successivement étendu, pour les modernes, le domaine du
calcul, à savoir, le système de la numération décimale, la
théorie des courbes de Descartes et l'algorithme infinitésimal
de Leibnitz, ne sont, au fond, que trois grands pas faits
dans l'art d'appliquer des signes conventionnels à l'ex-
pression des rapports mathématiques régis par la loi de
continuité.
201. — La chose n'a pas besoin d'autre explication, en ce
qui touche à l'invention de notre arithmétique décimale.
L'idée de Descartes fut de distinguer dans les formules de
l'algèbre, non plus (comme on l'avait fait avant lui) des
quantités connues et des quantités inconnues, mais des
grandeurs constantes par la nature des questions, et des
grandeurs variables sans discontinuité : de façon que l'é-
quation ou la haison algébrique eût pour but essentiel d'é-
tablir une dépendance entre les variations des unes et les
variations des autres. C'était avancer dans la voie de l'abs-
traction : car, tandis que, par l'algèbre ancienne, sans rien
spécifier sur les valeurs numériques de certaines quantités,
on avait toujours en vue des quantités arrivées à un état
fixe et en quelque sorte stationnaire, maintenant la vue
de l'esprit, embrassant une série continue de valeurs en
nombre infini, portait plutôt sur la loi de la série que sur les
valeurs mêmes ; et en même temps que les symboles algé-
briques, originairement destinés à représenter des nombres
ou des quantités discrètes, se trouvaient ainsi appropriés à
la représentation de la loi d'une série continue, Descartes
inventait un autre artifice qui rendît cette loi sensible, qui
lui donnât une forme et une image ; et il peignait par le
tracé d'une courbe la loi idéale déjà définie dans la langue
de l'algèbre. Il ne se contentait pas d'appliquer, ainsi que l'a
dit poétiquement un célèbre écrivain moderne « l'algèbre
à la géométrie comme la parole à la pensée » : il appliquait
réciproquement et figurativement l'une à l'autre ces deux
DE LA CONTINUITÉ. 307
grandes pensées ou théories mathématiques ; et il tirait
de l'une comme de l'autre des expressions symboliques,
singulièrement propres, chacune à sa manière, à soutenir
l'esprit humain dans l'enquête de vérités plus cachées, de
rapports encore plus généraux et plus abstraits.
L'invention de Descartes devait surtout préparer la
troisième découverte capitale que nous signalons : celle du
calcul infinitésimal, destiné à remplacer les méthodes com-
pHquées et indirectes, fondées sur la réduction à l'absurde,
ou sur la considération des limiles. La méthode dite des
limites consiste à supposer d'abord une discontinuité fictive
dans les choses soumises réellement à la loi de continuité ;
à substituer, par exemple, un polygone à une courbe, une
succession de chocs brusques à l'action d'une force qui agit
sans intermittences ; puis à chercher les limites dont les
résultats obtenus s'approchent sans cesse, quand on assu-
jettit les changements brusques à se succéder au bout d'in-
tervalles de plus en plus petits, et par conséquent à devenir
individuellement de plus en plus petits, puisque la variation
totale doit rester constante. Les limites trouvées sont pré-
cisément les valeurs qui conviennent dans le cas d'une va-
riation continue ; et ces valeurs se trouvent ainsi détermi-
nées d'après un procédé rigoureux, quoique indirect, puisque
ce passage du discontinu au continu n'est pas fondé sur la
nature des choses, et n'est qu'un artifice logique, appro-
prié à nos moyens de démonstration et de calcul.
La complication de cet échafaudage artificiel entravait
les progrès des sciences, lorsque Newton et Leibnitz ima-
ginèrent de fixer directement la vue de l'esprit à l'aide de
notations convenables : l'un, sur l'inégale rapidité avec
laquelle les grandeurs continues tendent à varier, tandis
que d'autres grandeurs dont elles dépendent subissent des
variations uniformes ; l'autre, sur les rapports entre les
variations élémentaires et infiniment petites de diverses
grandeurs dépendant les unes des autres, rapports dont la
loi contient la vraie raison de la marche que suivent les
variations de ces mêmes grandeurs, telles que nous les
pouvons observer au bout d'un intervalle fini. De là le calcul
infinitésimal, dont la vertu propre est de saisir directe-
ment le fait de la continuité dans la variation des grandeurs ;
308 CHAPITRE XIII.
lequel est par conséquent accommodé à la nature des choses,
mais non à la manière de procéder de l'esprit humain, pour
qui il n'y a de sensibles et de directement saisissables que
des variations finies.
Ainsi, quand un corps en se refroidissant émet sans cesse
de la chaleur thermométrique, la perte de température
qu'il éprouve dans un intervalle de temps quelconque,
si petit qu'on le suppose, est un effet composé, résultant,
comme de sa cause, de la loi suivant laquelle le corps émet
sans cesse, en chaque instant infiniment petit, une quantité
infiniment petite de chaleur thermométrique. Le rap-
port entre les variations élémentaires de la chaleur et du
temps est la raison du rapport qui s'établit entre les varia-
tions de ces mêmes grandeurs quand elles ont acquis des
valeurs finies.
De même, les espaces décrits par un corps qui tombe
librement, en cédant à l'action de la pesanteur, varient pro-
portionnellement aux carrés des temps écoulés depuis le
commencement de la chute, parce que l'accroissement in-
finiment petit de l'espace parcouru est proportionnel en
chaque instant à la vitesse acquise, qui elle-même, par un
résultat évident de l'action continuelle et constante de la
pesanteur, est proportionnelle au temps écoulé depuis que
le corps est en mouvement. De cette relation si simple entre
les éléments du temps écoulé et de l'espace décrit, dérive,
comme de sa cause, la loi moins simple qui lie l'une à l'autre
les variations finies de ces deux grandeurs. C'est en ce sens
qu'on a pu dire avec fondement que les infiniments petits
existent dans la nature : non que des grandeurs infiniment
petites puissent en aucune façon tomber dans le domaine
de l'imagination ou de la perception sensible, mais parce que
la notion abstraite et purement intelligible de l'élément
infinitésimal, loin d'être une abstraction d'origine artificielle
(156), accommodée à l'organisation de l'esprit humain, à
notre manière de concevoir et d'imaginer les choses, y est
plutôt opposée, tandis qu'elle s'adapte directement au
mode de génération des phénomènes naturels, et à l'ex-
pression de la loi de continuité qui les régit. Et c'est pour
cela que l'algorithme de Lcibnitz, qui i)rête à la méthode
infinitésimale le secours d'une notation régulière, est devenu
DE LA CONTINUITÉ. 309
un si puissant instrument, a changé la face des mathéma-
tiques pures et appliquées, et constitue à lui seul une inven-
tion capitale, dont l'honneur revient sans partage à ce grand
philosophe.
202. — L'approximation méthodique et indéfinie du
continu par le discontinu n'est pas seulement possible quand
il s'agit proprement de rapports entre des grandeurs : elle
s'adapte également bien aux rapports de situation et de
configuration dans l'espace, qui d'ailleurs jouissent de la
propriété de pouvoir être implicitement définis au moyen
de relations entre des grandeurs. Ainsi, que l'on ait ou non
égard à la longueur d'une courbe et à l'étendue de la surface
qu'elle circonscrit, on en déterminera, avec une approxi-
mation illimitée, l'allure, les inflexions, les sinuosités (en un
mot, tous les accidents qui tiennent directement à la forme
et non à la grandeur), si l'on a des procédés rigoureux pour
déterminer autant de points de la courbe qu'il plaît d'en
choisir, et si ces points peuvent être indéfiniment rappro-
chés les uns des autres. A la vérité, lorsqu'on voudra relier
par un trait continu ces points isolément déterminés, la
main du dessinateur sera guidée par un sentiment de la
continuité des formes, qui ne saurait se traduire en règles
fixes, et qui ne comporte pas une analyse rigoureuse ; ce
sera une affaire d'art et non de méthode : mais, plus les
points de repère seront rapprochés, plus on resserrera les
limites d'écart entre les dessins divers que diverses mains
traceraient, selon qu'elles sont plus fermes et plus habiles,
ou qu'elles obéissent à une intelligence douée d'une percep-
tion plus nette et plus sûre de la continuité des formes (46
et 181).
Chacun connaît le procédé pour copier un dessin ou une
image à deux dimensions, en en conservant ou en en changeant
l'échelle. On décompose en carreaux correspondants la
surface du modèle et celle qui doit recevoir la copie, et l'on
copie carreau par carreau, de manière à resserrer les écarts
possibles de la copie entre des limites d'autant plus rap-
prochées que les carreaux ont été plus multipliés, et à di-
minuer de plus en plus par cette méthode la part laissée à
l'habileté et au goût de l'artiste, à la netteté de ses percep-
tions et à la sûreté de sa main. Les praticiens statuaires
310 CHAPITRE XIII.
ont un procédé analogue pour reproduire méthodique-
ment et mécaniquement en quelque sorte, sur le marbre,
le relief dont ils ont le modèle en terre pétri de la main de
l'artiste, en mettant, comme on dit, la figure au point : ce
qui, bien entendu, ne dispense pas l'artiste de donner en-
suite à son œuvre ces dernières touches savantes et à peine
physiquement saisissables, sur lesquelles la méthode n'a
point de prise, et dont le génie seul a le secret.
Au fond, et quelque bizarre que ce rapprochement puisse
sembler au premier coup d'œil, c'est sur un artifice analogue
que roule constamment l'administration de la justice et
des affaires. Des règles sont établies (ainsi que nous le dé-
velopperons plus loin), des cadres sont tracés pour res-
treindre entre des limites plus ou moins étroites l'appré-
ciation consciencieuse d'un expert, d'un arbitre, d'un
juré, d'un juge, d'un administrateur : appréciation rebelle
à l'analyse et qui échappe par conséquent à un contrôle
rigoureux. Mais, comme il ne s'agit plus ni de grandeur,
ni d'étendue, ni, en un mot, de continuité quantitative, la
nature des choses répugne à ce qu'on puisse organiser sys-
tématiquement un procédé de restriction progressive et in-
définie, et à ce qu'on puisse, à chaque pas fait dans un procédé
de restriction systématique, se rendre un compte précis
de l'approximation obtenue.
203. — Il est évident que toute règle logique qui promet
ou semble promettre en théorie une exactitude illimitée, ne
comporte qu'une exactitude bornée dans la pratique dès
qu'elle exige, pour être appliquée, l'intervention de facultés
ou l'emploi d'instruments auxquels ne compète qu'une
précision limitée. On peut se passer la fantaisie de pousser
jusqu'à tel ordre de décimales que l'on veut le calcul du
rapport de la diagonale d'un carré à son côté, ou celui du
rapport de la circonférence d'un cercle à son diamètre.
La règle pour ce calcul une fois trouvée, l'application en
est, comme on dit, mécanique : ce qui ne signifie pas préci-
sément qu'un automate pourrait la faire, mais ce qui exprime
plutôt que, la règle prescrivant une succession d'actes par-
faitement distincts et déterminés, les agents qui l'exécutent
peuvent se contrôler les uns les autres, de manière à donner
la quasi-certitude de la justesse du résultat (78). Maintenant,
DE LA CONTINUITÉ. 311
s'il s'agit, en vertu de cette règle, d'exprimer numérique-
ment la longueur de la diagonale d'un carré dont on a mesuré
le côté, comme la précision de la mesure est nécessairement
bornée, puisqu'il y a nécessairement des bornes au perfec-
tionnement des sens et des instruments mis en œuvre, il
serait chimérique d'outrepasser, dans l'application du calcul
ou de la règle logique, la limite de précision imposée à l'opé-
ration de la mesure. Si l'on ne peut répondre d'un déci-
mètre sur la mesure de la longueur du côté, il serait dérai-
sonnable de pousser le calcul de la diagonale jusqu'aux mil-
limètres ou aux fractions de millimètre ; et le défaut de
précision des données, quand on arrive aux fractions de cet
ordre, ôterait toute signification à la précision du calcul.
Cette remarque doit paraître bien simple, et pourtant elle
a été bien fréquemment perdue de vue dans les applications
du calcul aux sciences physiques : sans égard à toutes les cir-
constances qui devaient influer sur la limite de précision
des observations et des mesures souvent très compliquées,
on a affecté dans les calculs ou dans certains détails d'ex-
périences une précision illusoire, dont l'inconvénient n'est
pas tant d'entraîner des soins et dçs travaux inutiles, que
de donner à l'esprit une fausse idée du résultat obtenu.
Une illusion du même genre, beaucoup plus difficile à
démêler et à détruire, peut nous tromper sur la portée et
sur les résultats de ces règles administratives et judiciaires,
par lesquelles on s'est proposé, non sans de bons motifs, de
limiter l'usage discrétionnaire de certains pouvoirs, la lati-
tude arbitraire de certaines appréciations. Pour que la
raison fût pleinement satisfaite d'un système de pareilles
règles, il faudrait que l'arbitraire, repoussé par une porte
(si l'on veut nous passer cette image triviale), ne rentrât
point par l'autre ; qu'en imposant d'une part des règles
de procédure ou de comptabilité minutieuses, on ne laissât
pas d'autre part au juge dans l'appréciation de certains
faits, au comptable dans la gestion de certaines affaires,
une latitude qui détruit les garanties achetées par l'accom-
plissement de formalités gênantes ou dispendieuses. En un
mot, il faut se prémunir contre l'abus du formalisme en
affaires, aussi bien et par la même raison qu'il faut se pré-
munir contre l'abus du calcul en physique : parce qu'il y a
312 CHAPITRE XIII.
des limites à la précision possible ; parce que, dès qu'il s'agit
de déterminations pratiques ou expérimentales, la règle
ne serait qu'une forme vide, une lettre morte, sans l'inter-
vention de forces émanées du principe de la vie, dont le
développement continu se soustrait à la mesure, à la règle
et au contrôle. Il y a beaucoup de vague sans doute dans
ces généralités, comme dans tant d'autres préceptes de
logique : nous tâcherons par la suite d'indiquer quelques
applications qu'on en peut faire dans un ordre de faits plus
spéciaux et mieux caractérisés.
204. — Si les géomètres ont pour artifice habituel de sup-
poser d'abord une discontinuité fictive là où il y a réelle-
ment continuité, une fois que cet artifice les a mis en pos-
session de règles pour mesurer le continu, ils ont assez
fréquemment recours à l'artifice inverse, qui est de sup-
poser, pour l'abréviation et la commodité des calculs, une
continuité fictive là où il y a réellement discontinuité. Ils
n'obtiennent ainsi qu'une approximation des vrais résul-
tats, mais ils s'arrangent pour que l'approximation soit
suffisante : tandis que le calcul rigoureux, quoique théori-
quement possible, serait de fait impraticable, à cause de
l'excessive longueur des opérations qu'il exigerait. Cet
artifice des géomètres, utile surtout dans le calcul des chances
et des probabilités mathématiques, ressemble au fond à ce
qui se pratique tous les jours dans les circonstances les
plus vulgaires. C'est ainsi qu'au lieu de compter des graines
on les mesure, comme si ces graines formaient une masse
continue : le rapport des volumes, si les graines sont de même
espèce, ne devant pas différer sensiblement du rapport entre
les deux grands nombres qui exprimeraient (si l'on avait
la patience de les compter) combien il y a de graines dans
les volumes mesurés. C'est encore ainsi que, dans les ban-
ques, on pèse les sacs au lieu de compter les écus, quoique
la valeur des écus, tant qu'ils ont cours de monnaie, se compte
légalement à la pièce et ne se mesure pas au poids, ou soit
indépendante des variations de poids d'une pièce à l'autre,
pourvu que ces variations, continues de leur nature, ne
dépassent pas les limites fixées par la loi.
En général, si l'esprit humain est tenu, par son organi-
«^nlion et par la forme des instruments qu'il emploie, de sub-
DE LA CONTINUITÉ. 313
stituer habituellemment à la continuité inhérente aux choses
une discontinuité artificielle, et en conséquence de marquer
des degrés, de briser des lignes, de tracer des comparti-
ments d'après des règles artificielles et jusqu'à un certain
point arbitraires, il a lieu aussi de pratiquer l'artifice in-
verse, d'opérer sur le discontinu comme il opérerait sur
le continu, en s'affranchissant des procédés systématiques
et rigoureux dont l'application serait impossible, à cause
du temps et du travail qu'elle exigerait. Ainsi, bien qu'on
ait des procédés rigoureux pour mettre en perspective un
objet susceptible d'être géométriquement défini dans toutes
ses parties, comme une machine, une décoration architectu-
rale, le dessinateur, le peintre, le décorateur de théâtre
n'appliqueront ces procédés longs et pénibles qu'à quelques
points principaux qui leur serviront de repères, et ils se
fieront pour le reste à leur dextérité d'artistes. Ainsi, dans
les jeux de société, on se détermine à chaque instant d'après
des chances dont l'évaluation rigoureuse, sans être théori-
quement impossible, serait de fait impraticable, à cause des
immenses calculs qu'elle entraînerait, ou bien d'après des
chances dont l'évaluation, sans exiger beaucoup de temps,
en demanderait encore plus que les habitudes de la société
et les usages du jeu ne permettent d'en accorder. Il faut
alors que l'appréciation des chances se fasse instinctivement,
spontanément, par une sorte de sens dont la finesse, pro-
venant de l'aptitude naturelle ou de l'exercice, constitue
ce que l'on nomme l'esprit du jeu, le tact, le coup d'œil du
joueur : et ceci ne s'applique pas seulement au jeu, mais
au négoce, à la tactique guerrière, et à une foule d'autres
affaires où l'homme a besoin d'être éclairé par une inspi-
ration soudaine, dans les choses même 'qui ne seraient pas
absolument rebelles de leur nature à une analyse exacte
et à des raisonnements rigoureux.
CHAPITRE XIV
Du LANGAGE.
205. — Une langue est un système de signes, en nombre
nécessairement limité, qui doivent s'associer ou se com-
biner d'après certaines règles, et qui sont destinés à fournir
à l'homme les moyens d'exprimer ses sensations, ses idées,
ses sentiments et ses passions. D'après ce simple énoncé,
rapproché de ce qui a été dit au chapitre qui précède, on
doit comprendre que, dans la plupart des cas, le but du
discours ne saurait être qu'imparfaitement atteint. Le tra-
vail de l'orateur, et par suite le travail de l'écrivain, ont
de l'analogie avec celui de cet artiste en mosaïque, à qui
l'on ne donne, pour copier un objet pris dans la nature ou
un tableau ordinaire, qu'un assortiment de pierres dont les
teintes sont fixes et les dimensions déterminées d'avance.
Il est clair que cet artiste ne peut reproduire qu'approxi-
mativement les couleurs et les contours des objets sur les-
quels s'exerce son talent d'imitation.
Les articulations de la voix et la peinture de ces articu-
lations par l'écriture vulgaire ne sont pas les seuls signes
que la nature ait mis à la disposition de l'homme pour la
communication de ses pensées. Les avantages du langage
oral sur le discours écrit tiennent justement à ce que les
signes accessoires de la parole, l'accent, l'intonation, le
geste, le mouvement des yeux et de la physionomie, l'accé-
lération et le ralentissement du débit, se prêtent au besoin
à des nuances infinies, comme celles des pensées qu'il s'agit
de rendre, comblent en quelque sorte les intervalles et les
hiatus du langage, et (pour employer l'expression reçue)
DU LANGAGE. 315
fonl tableau, c'est-à-dire rétablissent la continuité, telle
qu'elle pourrait se trouver dans cette sorte d'image, la
plus sensible de toutes, et à laquelle par suite nous aimons
à comparer toutes les autres. Ne nous étonnons donc pas
de la prééminence du langage oral, non seulement lorsqu'il
s'agit de décrire, de narrer, d'émouvoir ; mais lors même
que, dans la bouche d'un professeur habile, il est destiné
à exposer des vérités abstraites, et à faire saisir des rap-
ports qui admettent des nuances infinies et des dégradations
continues, aussi bien que les linéaments d'un dessin ou
que les tons d'un tableau. Ne soyons pas surpris si l'on
ne retrouve, à la lecture d'un discours, d'un plaidoyer ou
d'une leçon écrite, qu'une partie des émotions, des images,
et même des conceptions purement abstraites, suscitées par
le débit.
Mais, d'un autre côté, il est clair que tous ces signes qui
forment l'accessoire du langage oral, et dont l'emploi habi-
lement ménagé est l'objet de cet art que l'on nomme l'action
oratoire, demeurent, pour le commun des hommes, bornés
à la traduction des affections les plus simples de la sensibilité.
Ils sont restés ce qu'ont dû être dans l'origine les premiers
rudiments du langage, ce que sont encore les onomatopées
des grammairiens. A la vérité, l'art des gestes a été per-
fectionné et systématisé pour l'usage des sourds-muets ;
mais la systématisation étant l'œuvre de personnes dont
toute l'éducation s'était faite sous l'influence du langage
ordinaire, cela seul indiquerait que le langage figuré et
conventionnel dont ils sont les auteurs n'a dû être qu'une
traduction du langage oral ; qu'il a pu en conserver en bonne
partie les avantages, mais aussi qu'il a dû en retenir les
imperfections.
206. — Le langage s'est tellement incorporé avec les
produits de notre intelligence, que les Grecs employaient le
même mot pour désigner le langage et la raison, et qu'il
doit paraître de prime abord impossible de discerner ce qui
tient à la nature de nos facultés intellectuelles d'avec ce
qui tient à la forme de l'instrument qu'elles manient. Gom-
ment juger du développement que nos facultés intellec-
tuelles auraient pris avec des instruments ou des signes
d'une autre nature, dont nous ne nous formons aucune
316 CHAPITRE XIV.
idée précise ? La privation du langage aurait-elle eu pour
résultat le perfectionnement d'autres moyens de communi-
cation, d'autres systèmes de signes représentatifs, comme il
arrive que la privation des yeux amène ordinairement le per-
fectionnement des sens de l'ouïe et du toucher ? L'exemple
de ce qui arrive aux sourds-muets abandonnés à eux-
mêmes n'est pas concluant ; car ils vivent au milieu d'hom-
mes habitués à la parole, dont les efforts ne peuvent corres-
pondre aux leurs; et surtout il n'y a pas, pour ces êtres
placés dans une situation anomale, cette transmission d'ef-
forts d'une génération à l'autre, condition essentielle de
tous les progrès de l'humanité. Mais au lieu de bâtir des
systèmes sur de vaines fictions, nous pouvons placer ici
quelques remarques générales, qui tiennent au fond du
sujet.
207. — Une langue serait bien pauvre si elle ne consis-
tait qu'en onomatopées ou en signes vocaux ayant des
rapports naturels avec les choses signifiées. Toute autre
espèce de signes sensibles offrirait aussi peu de ressources,
si l'on n'employait que ceux qui ont naturellement la pro-
priété de réveiller l'idée de la chose signifiée, si l'on n'avait
recours à des signes d'institution ou de valeur convention-
nelle. Mais des signes d'institution ne peuvent exister en
nombre illimité, de manière à correspondre à tous les objets
de la pensée ; il faut nécessairement qu'il existe pour de
pareils signes des lois de combinaison ou des syntaxes dont
l'esprit puisse retenir les formules jusqu'à se les rendre
familières par l'habitude : de manière que l'attention
puisse se porter sur le fond de la pensée, sans être distraite
par la forme syntaxique. Or, comment adapter des lois
syntaxiques à autre chose qu'à des éléments individuelle-
ment déterminés, et comment les produits d'une synthèse
combinatoire pourraient-ils varier sans discontinuité ? II
en faut conclure que l'imperfection radicale du langage,
tenant à la discontinuité de ses éléments, dérive essen-
tiellement de la nature abstraite des signes d'institution
et non des caractères physiques qui les particularisent ;
qu'ainsi elle se rattache à une propriété de forme, et non
à ce qu'on peut appeler la matière du signe et son étoffe
sensible (107).
DU LANGAGE. 317
Puisque d'une part la nature a voulu subordonner à
l'emploi des signes sensibles le jeu de la pensée et les déve-
loppements de l'intelligence humaine (112) ; puisque d'autre
part un système de signes discontinus a seul pu prendre
un développement parallèle à ceux de la pensée, qui pour-
tant, en général, portent sur des qualités ou des rapports
susceptibles de modifications continues, on comprend qu'il
doit résulter de cette contrariété entre l'essence des signes
et celle de la plupart des idées une des plus grandes en-
traves de l'intelligence : entrave contre laquelle elle lutte
depuis qu'elle a commencé à se développer ; entrave dont
parfois elle a pu heureusement s'affranchir, et qui, par
d'autres côtés, la retient dans une enfance éternelle. Dans
cette discordance des idées et des signes, un esprit médi-
tatif reconnaîtra un de ces détails où la nature semble acci-
dentellement dévier de son plan général de continuité et
d'harmonie. Car la philosophie et les sciences humaines, ces
produits éminents de la pensée, dont nous nous enorgueil-
lissons à juste titre, ne sont après tout qu'un épisode dans
l'histoire de la nature et même dans celle de l'humanité,
le résultat du développement en quelque sorte exagéré
de facultés qui semblent avoir été données à l'homme dans
un but moins ambitieux.
208. — Ce n'est pas à dire que des signes d'institution,
différents de la parole, n'eussent pu à d'autres égards avoir
de la supériorité sur le langage ; et en effet, l'homme n'a
imaginé l'écriture que pour remédier à l'un des plus graves
inconvénients de la parole, celui d'être un signe fugitif.
L'époque de l'invention de l'écriture peut être regardée
comme l'époque critique dans l'histoire de l'esprit humain.
De la forme sous laquelle cette grande invention allait se
fixer, devait dépendre la direction imprimée aux progrès
ultérieurs de la pensée. Nous commençons à soulever le
voile qui couvrait ces temps reculés, à retrouver les vestiges
de cette élaboration après laquelle le système des signes
graphiques s'est définitivement fixé, au moins parmi les
grandes familles de peuples au sein desquelles la philoso-
phie et les sciences étaient destinées à sortir de l'état d'en-
fance. Nous commençons à comprendre, grâce surtout aux
ingénieux travaux dont l'Egypte a été l'objet depuis le
318 CHAPITRE XIV.
commencement de ce siècle, comment l'écriture, qui ne
consistait d'abord qu'en signes naturels, auxquels se sont
bientôt joints des signes analogiques, puis des signes pure-
ment conventionnels, mais encore indépendants du langage,
admettant ensuite des signes phonétiques, a tendu de plus
en plus à devenir un signe indirect, une simple peinture
conventionnelle du langage parlé, jusqu'à ce que cette
révolution ait été systématisée par l'invention des lettres
et de l'alphabet ; après quoi l'écriture n'a plus été autre
chose que le langage rendu permanent et dépouillé de quel-
ques-uns de ses accessoires sensibles.
On pourrait être tenté de se demander si ce complet assu-
jettissement du signe graphique à la parole, consommé par
l'invention de l'écriture alphabétique, a été plus favorable
au progrès de l'esprit humain que la coexistence de deux
systèmes de signes indépendants. Nos chiffres et nos signes
algébriques sont des inventions qui déposent de l'utilité
d'une écriture idéographique indépendante du langage ;
la conception de Descartes, dont il a déjà été question (201),
fournit un exemple non moins remarquable de l'importance
d'un signe graphique et conventionnel spécialement ap-
proprié à la nature de la chose signifiée. On nous dit, et il
est assez naturel de croire que l'écriture chinoise comporte
certaines finesses d'expression, certaines beautés de style
auxquelles rien ne correspond dans la langue parlée. Tou-
tefois, si l'on considère que les idées exprimées par les ca-
ractères arithmétiques ou algébriques sont du petit nombre
de celles qui admettent une détermination précise ; que
la continuité des formes de l'étendue ne pourrait jamais
s'adapter suivant une méthode régulière et systématique
à la représentation conventionnelle des variations qualita-
tives ; que par cette raison toute écriture idéographique
resterait un art plutôt qu'une méthode, ou ne deviendrait
une méthode qu'en perdant ses avantages spéciaux, et en
laissant subsister l'inconvénient de deux langues indé-
pendantes et hétérogènes, dont il faudrait acijuérir l'habi-
tude et qu'il faudrait sans cesse traduire l'une dans l'autre,
on s'expliquera comment l'invention d'une écriture pu-
rement phonétique, en simplifiant la pédagogie, a dû faci-
liter au moins l'élévation du niveau moyen des esprits, et
DU LANGAGE. 319
puissamment contribuer aux progrès de ce qu'on appelle
proprement civilisation.
209. — Sans pousser cette discussion plus loin, exami-
nons un peu comment le langage, qui est, pour ainsi dire,
notre unique mode d'expression dans les choses abstraites, et
qui résulte essentiellement de l'association d'éléments dis-
continus, d'après certaines lois syntaxiques, peut plus ou
moins se prêter à rendre des types qui se modifient avec
continuité ; comment se pratique en général l'expression
du continu par le discontinu, laquelle devient si simple dans
le cas singulier de la continuité quantitative (200).
La raison des philosophes ne s'est point posé cette ques-
tion : les hommes l'ont résolue à leur insu dans le lent tra-
vail de la formation des langues. La plupart des éléments
qui les constituent n'ont pas reçu une valeur fixe, déter-
minée, comme celle de chaque chifïre ou de chaque note mu-
sicale, considérée dans son rapport tonique avec une note
fondamentale. Non seulement des mots essentiellement dis-
tincts peuvent par une coïncidence fortuite, surtout dans
les langues très mélangées, revêtir des formes identiques ;
non seulement les mêmes mots peuvent être pris dans un
nombre déterminé d'acceptions bien distinctes, par suite
de la pénurie originelle de la langue, ou du besoin qu'on
éprouve de ne pas surcharger la mémoire d'un trop grand
nombre de formes différentes ^ ; mais de plus, si l'on consi-
dère le même mot dans chacune de ses acceptions, on verra
le plus souvent que cette acception varie entre des limites
qu'il est tantôt possible, tantôt impossible d'assigner, ou
bien encore que l'on passe d'une acception à une autre
par des nuances insensibles ^. Or, l'artifice du langage con-
* « Les nuances de la langue, même la plus parfaite, ne peuvent jamais
égaler les nuances de la pensée humaine. Les modifications de la parole
sont nécessairement renfermées dans certaines limites ; autrement elles
excéderaient la capacité de la mémoire humaine. Il faut, par conséquent,
que, dans toutes les langues, une sorte d'économie fasse servir une seule
locution à plusieurs fins différentes, de même que la dague d'Hudibras,
faite pour percer et pour briser des têtes, était employée à beaucoup d'au-
tres usages encore. » Reid, T. V de la trad. franc, de ses Œuvres, p. 331.
^ Dans notre langue parlée, ces deux mots fin et faim se confondent
phonétiquement : l'orthographe les distingue nettement dans la langue
écrite. — Le hasard a confondu, dans le son et dans l'écriture, deux
mots FIN sur la distinction desquels l'étymologie ne permet pas de se
320 CHAPITRE XIV.
siste principalement à fixer par le contexte du discours, et
à la faveur de mutuelles réactions entre les éléments qui le
constituent, la valeur précise que chaque élément doit
prendre, ou du moins à faire en sorte que le champ de l'in-
détermination se trouve réduit, autant que la nature des
choses le comporte. Il faut donc rectifier la comparaison
faite au début de ce chapitre (205), et supposer que l'artiste
en mosaïque, voulant représenter une fleur ou tout autre
objet, tel qu'il existe dans la nature ou que son imagination
le conçoit, aurait à sa disposition, au lieu de fragments à
teintes fixes, des fragments à teintes changeantes, capables
de nous affecter diversement selon les reflets et les con-
trastes des teintes environnantes : de sorte que l'habileté
de l'artiste consisterait à les disposer tellement, que de leurs
méprendre : l'un qui dérive du tudesque fein, signifiant délié ; l'autre
qui provient du latin finis, et qui en a retenu les diverses acceptions.
— Le mot FIN (fein) et ses dérivés ont plusieurs séries d'acceptions,
au physique et au moral, les unes nettement distinctes, les autres affec-
tant des nuances indécises. Au sujet d'une broderie d'or, le mot de finesse
exprimera des idées nettement distinctes, selon qu'il s'appliquera au
travail de la broderie ou au titre du métal ; mais si l'on parle de la finesse
d'un dessin, il faudra que le discours ait assez de développement pour
que l'on discerne sans ambiguïté le sens de cette expression ; et si l'on
passe aux acceptions morales du terme, il faudra quelquefois consulter
jusqu'au jeu de la phjsionomie de celui qui l'emploie pour sentir la nuance
de l'idée qu'il y attache. En anglais, où la même racine germanique se
retrouve sous la forme fine, elle désigne plus habituellement la beauté,
l'élégance ; prenant ainsi pour acception principale ce qui n'est en fran-
çais et en allemand moderne qu'une acception accessoire et détournée. —
L'autre mot français fin {finis) a aussi deux séries principales d'accep-
tions, l'une où il s'agit du terme ou de l'extrémité d'une chose, l'autre qui
se rapporte au but en vue duquel une chose se fait ; et dans les deux séries
on pourrait signaler des nuances qui ne sont susceptibles de détermination
exacte ou approchée que par le contexte du discours.
Le lexicographe n'a besoin que d'une scrupuleuse attention pour
cnumérer toutes les acceptions distinctes et déterminées qu'un mot a
reçues dans la langue : son travail devient une œuvre d'art quand il s'agit
d'indiquer, par un choix heureux d'exemples, les nuances dominantes
d;ins une série d'acceptions où les transitions sont insensil)lcs. I,o iiiènie
arlillce est indispensable i)our marciiier les nuances îles tenues qu'on
appelle sijnoiujmcs, non qu'ils soient rigoureusement équivalents, mais
parce que leurs acceptions ne sont pas tellement distinctes que l'écrivain
n'ait souvent la lii)erlé de substituer l'un à l'autre, uniquement pour
donner à la phrase plus de rondeur ou d'harmonie, comme dans celte
série citée par Voltaire (lettre du 2-1 janvier 17G1) : orgueil, superbe,
liauleur, fierté, morgue, élévation, dédain, arrogance, insolence, gloire,
gloriole, présomption, outrecuidance, à quoi l'on pourrait ajouter: vanité,
amour-propre, siijfisance, jactance, forfanterie, etc.
DU LANGAGE. 321
reflets mutuels et de leurs constrastes résultassent aussi
fidèlement que possible les nuances propres à l'objet imité.
210. — Pour remédier à la défectuosité essentielle du
langage, à celle qui résulte de l'impossibilité d'exprimer
rigoureusement, par des combinaisons de signes artificiels
distincts, des idées susceptibles de modifications continues,
l'expédient le plus vulgaire consiste à multiplier les signes
ou à créer des mots nouveaux. Il est en effet plus facile de
multiplier les touches d'un instrument à sons fixes, que
d'imiter l'habile artiste qui sait tirer de quelques cordes
tous les tons possibles dans l'étendue de l'échelle musicale
embrassée par l'instrument. Mais si quelquefois on obtient
ainsi une approximation grossière, presque jamais cet avan-
tage ne compense les efforts de mémoire et le travail néces-
saires pour se rendre les mots nouveaux familiers ; et en
définitive, la raison, d'accord avec le goût, reconnaît que
les vraies ressources du langage consistent dans cette élasticité
des éléments qui fait qu'ils se prêtent à plus ou moins d'ex-
tension, et dans la réaction qu'ils exercent les uns sur les
autres pour la juste détermination de leurs valeurs indi-
viduelles.
Quand le travail de la pensée porte sur des objets ou des
rapports précis, non continus dans leurs variations ; lors-
qu'il s'agit d'idées fixes et de combinaisons déterminées
entre certaines idées fixes, il serait déraisonnable de re-
courir à des artifices d'approximation au lieu des procédés
rigoureux qu'on peut employer. En conséquence, la créa-
tion de nouveaux signes, de termes nouveaux, est alors
aussi légitime et profitable, qu'elle l'est peu quand elle ne
tend qu'à établir une interpolation arbitraire dans une
série où il y a, d'un terme à l'autre, une infinité d'intermé-
diaires possibles. Toutes les sciences qui précisent des idées
restées vagues chez le commun des hommes, ou qui en font
des associations inusitées dans le commerce naturel de la
vie, doivent donc employer des termes spéciaux ou techni-
ques. Mais il faut encore remarquer que les sciences tirent
bien moins de secours de la création de termes techniques,
que de celle d'un mode technique pour la dérivation et
l'association des termes : ce qui revient à dire que l'établis-
sement de règles syntaxiques pour la combinaison des signes
21
322 CHAPITRE XIV.
est une institution généralement plus féconde que la for-
mation de signes nouveaux. Ainsi l'invention d'une forme
syntaxique aussi ingénieuse que simple produit tous les
avantages attachés à l'emploi de notre arithmétique ; ainsi
la clarté des modernes nomenclatures chimiques tient au
système d'association des mots radicaux, lequel met en
évidence, dans l'expression de chaque corps composé, la
présence des radicaux chimiques constituants et leur mode
d'association dans le composé, tel du moins que nous le
concevons.
211. — Il faut d'ailleurs considérer que le langage n'est
pas seulement employé comme signe immédiat de la pensée
(son utilité serait alors bien restreinte), mais qu'il l'est
encore comme signe médiat, en tant qu'il évoque d'autres
signes mieux appropriés à l'expression immédiate de la
pensée. En eiïet, qu'appelle-t-on le langage figuré ? Ce n'est
pas uniquement, comme les rhéteurs ont pu le croire, un
moyen de frapper la sensibilité, d'émouvoir les passions
par des images ; car, s'il en était ainsi, quand on s'adresse
à la froide raison, quand on parle à l'entendement de choses
purement intelligibles, toutes figures devraient disparaître.
Et pourtant il est facile de s'apercevoir que le langage des
philosophes n'est pas moins figuré que celui des orateurs
et des poètes. Sans cesse ils procèdent par comparaison
avec les objets sensibles, et ceux qui ont voulu en faire un
sujet de reproches à leurs devanciers sont tombés à leur tour
dans cette faute, si c'en est une. Mais, loin que ce soit une
faute, c'est l'artifice fécond à l'aide duquel nous remédions
aux défectuosités natives du langage, et le faisons concourir
indirectement à la représentation d'idées abstraites auxquelles
il ne pourrait pas directement s'adapter. Puisque c'est la
loi fondamentale de l'esprit humain qu'il ne puisse s'élever
à la conception de l'intelligible qu'en s'appuyant sur des
signes sensibles, dès que le langage, en lui-même, cesse
d'être approprié à la représentation de l'intelligible, il
faut bien que nous appelions d'autres signes à notre aide.
Ces signes, nous les choisissons parmi les phénomènes du
monde extérieur et parmi ceux qui se passent en nous-
mêmes. Nous les clioisissoiis surtout, d'une part, parmi
les phénomènes d'étendue et de mouvement, parce que ce
DU LANGAGE. 323
sont les plus simples, les plus fondamentaux, ceux dont
l'image a le plus de clarté représentative entre tous les
phénomènes soumis à la loi de continuité, et que les ob-
stacles à l'expression directe de nos pensées par le langage
proviennent surtout de la discontinuité des signes vocaux.
Nous les choisissons, d'autre part, parmi les phénomènes
intérieurs de désir, de volonté, de passion, que nous n'imagi-
nons point à la manière des objets extérieurs perçus par
les sens, mais dont nous avons le sentiment intime. De
cette façon, le discours n'est plus seulement un système
de signes spéciaux, une caractéristique plus vaste que la
langue algébrique, mais destinée à des fonctions analogues ;
c'est plutôt un cadre destiné à rassembler les signes les plus
divers, non pas directement et en quelque sorte personnel-
lement, mais par voie de représentation, au moyen des
signes vocaux qui les rappellent.
Il semble que l'on se soit rendu compte de cette pro-
priété du langage lorsqu'on a réservé par excellence le nom
de poésie à l'art de peindre la nature et d'émouvoir les
passions à l'aide d'un langage que ses formes ennoblies
distinguent de la parole vulgaire ; . quoique la conception
poétique soit l'essence et comme l'âme de tous les arts,
et qu'il y ait par là entre tous les arts une étroite frater-
nité, malgré la diversité des procédés physiques d'exécu-
tion, malgré la variété ou plutôt l'hétérogénéité des étoffes
sensibles que revêt la pensée poétique. Mais s'il est vrai,
comme on en tombe d'accord, que l'artiste peut se pro-
poser un autre but que celui de plaire ou d'émouvoir ; qu'il
peut être animé d'une pensée philosophique, la reproduire
dans ses œuvres sous des formes et par des moyens d'ex-
pression qui lui sont propres, il faut bien reconnaître à
plus forte raison que les formes poétiques et figurées du
langage sont souvent un moyen et parfois l'unique moyen
d'expression pour la pensée philosophique. C'est ainsi que
la philosophie s'allie à la poésie et à l'art, quand d'autre
part, comme nous l'exphquerons, elle s'unit étroitement
au système des connaissances scientifiques.
Au reste, la science la plus sévère a aussi son langage poé-
tique et figuré, des images dont on ne pourrait lui in-
terdire l'emploi sans nuire essentiellement à la concision,
324 CHAPITRE XIV.
à la netteté de l'expression et à la clarté du discours.
212. — S'il en est de la poésie, de l'éloquence, de la mu-
sique, des arts plastiques, comme de ces sœurs dont parle
le poète :
faciès non omnibus una,
Nec diversa tamen...,
il faut aussi remarquer avec attention tout ce qu'il y a de
singulier dans les caractères distinctifs de l'art de la parole.
Si la chimie fournit au peintre de nouvelles couleurs, plus
vives ou plus durables ; si l'invention de nouveaux in-
struments permet à l'harmoniste d'imaginer de nouveaux
effets d'orchestre, qu'est-ce pour le génie de l'artiste que
cet accroissement de richesses matérielles, auprès des res-
sources que puisent le poète, l'orateur, l'écrivain, dans
une langue plus harmonieuse, plus riche ou plus flexible ?
L'artiste, comme l'écrivain, s'est formé à l'école d'un maître ;
il en propage les traditions et s'inspire des œuvres de ses
devanciers : mais il dispose d'une matière brute en quelque
sorte et inorganique, auprès de cet admirable organe que
la vie, la pensée pénètrent de toutes parts, et qu'on nomme
une langue. Il faut que le génie du poète ou celui de l'écri-
vain gouverne cet organe, cette machine vivante ; qu'il
la prenne telle que le destin la lui offre, dans son enfance
ou dans sa caducité, ou bien qu'il sache tirer un heureux
parti de sa jeunesse ou de sa maturité vigoureuse. Non
seulement le vocabulaire de la langue s'étend ou se res-
serre, elle perd ou acquiert des idiotismes, sa règle syn-
taxique s'épure ou se corrompt ; mais encore les mots sont
comme ' des pièces de monnaie dont l'empreinte s'efface,
qui s'usent et se déprécient par la circulation : leur sens
propre tombe en oubli ; on perd la trace des analogies qui
ont successivement amené les diverses acceptions figu-
rées ; il n'y a plus entre les idées et les images, entre les
pensées et leur expression sensible, entre la construction
matérielle des éléments du langage et leur valeur représen-
tative, cet accord que la raison réclame. Le néologisme et
l'archaïsme, les alliances bizarres de mots, les tournures
forcées et affectées, naissent de la recherche d'une énergie
d'expression que la langue, à son état de pureté, semble
avoir perdue par un trop long usage. Ces remarques, qui
DU LANGAGE. 325
ont tant d'intérêt pour le philosophe, ont dû souvent être
faites ; mais on ne les trouvera nulle part plus ingénieuse-
ment exprimées que dans l'élégante préface mise, au nom
de l'Académie française, en tête de la sixième édition de
son Dictionnaire. Peut-être nous siérait-il mal d'insister
davantage sur des choses qui semblent exiger une délicatesse
de sensibilité, une culture du goût littéraire peu compa-
tibles avec la sécheresse de nos études habituelles et avec
la rigueur didactique dont nous voudrions nous rappro-
cher dans cet ouvrage, autant que le sujet le comporte.
213. — On peut du moins, par ce qui précède, voir ce qu'il
faut penser du projet d'une langue philosophique et univer-
selle, auquel ont songé les plus grands génies du xvii^ siècle,
Bacon, Descartes, Pascal, mais que Leibnitz surtout
avait médité, d'après son propre témoignage, au point de
s'occuper sérieusement des moyens d'exécution, ainsi que
l'indiquent des passages déjà bien des fois cités ^. Cette
langue philosophique ou cette caractéristique universelle
(comme l'appelle Leibnitz), fondée sur un catalogue de toutes
les idées simples, représentées chacune par un signe ou par
un numéro d'ordre, aurait eu cet avantage sur toutes les
langues vulgaires, de n'employer que des éléments doués
de valeurs fixes, déterminées, invariables ; et par sa per-
1 Voyez Bacon, De augm. scient, lib. vi, cl; — Descartes, Lettre
à Mersenne, en date du 20 novembre 1629, T. VI, p. 66, de l'édit. de
M. Cousin, et T. IV, p. 128, de celle de M. Gamier ; — Leibnitz, Historia
et commendatio linguas charactericse universalis, quse sîmul sit ars inve-
niendi et judicandi, dans le recueil de Raspe. — On peut consulter, pour
d'autres citations, deux articles insérés au Moniteur, n"^ des 23 août 1837
et 12 février 1838, et ce que Reid dit de la tentative de Wilkins, T. V
p. 199 de la traduction française de ses Œuvres.
Longtemps après avoir rédigé ce chapitre et celui qui précède, et même
longtemps après en avoir communiqué la rédaction à des personnes
connues, nous avons trouvé dans un écrit de M. Bordas-Demoulin,
intitulé Théorie de la substance, et mis à la suite de sa monographie du
Cartésianisme (Paris, 1843, 2 vol. in-S^'), des idées qui ont, à plusieurs
égards, une grande ressemblance avec les nôtres. Il prouve par les mêmes
raisons (T. II, p. 416) que la construction d'une caractéristique univer-
selle est chimérique : car ce qu'il appelle idées de perfection, par opposition
aux idées de grandeur, ce sont évidemment les idées susceptibles de
ce mode de continuité que nous croyons devoir nommer continuité quali-
tative. En nous félicitant de tomber d'accord sur quelques points impor-
tants avec cet esprit distingué, nous ferons remarquer que notre doctrine
diffère d'ailleurs complètement, par ses principes et par ses développe-
ments, de celle de M. Bordas-Demoulin.
326 CHAPITRE XIV.
fection même, elle aurait eu droit de prétendre à l'univer-
salité. L'algèbre n'aurait été qu'une branche de cette carac-
téristique ; tout le travail de la pensée eût été manifesté
par des combinaisons de signes ; et l'art du raisonnement,
qui aurait été au calcul arithmétique ou algébrique ce que
le genre est à l'espèce, n'aurait dû à son tour être réputé
qu'une application spéciale de la synthèse combinatoire,
ou de l'art de former, de classer et d'énumérer des combi-
naisons.
Cette comparaison même devait mettre sur la trace de
l'erreur capitale dont est entachée l'idée d'une caractéris-
tique universelle. Combien seraient bornées les applications
du calcul arithmétique ou algébrique, si elles ne concer-
naient que des quantités susceptibles de s'exprimer exacte-
ment en nombres, et affranchies de la loi de continuité !
La nature de l'idée de grandeur permet d'appliquer aux
grandeurs continues, avec tel degré voulu d'approxima-
tion, les procédés de calcul directement applicables aux
quantités discrètes ou aux quotités ; mais, ce cas singulier
mis à part, comment des qualités et des rapports qui varient
d'une manière continue pourraient-ils en général s'exprimer
avec l'approximation convenable, au moyen de combi-
binaisons de signes discontinus ou distincts, en nombre
limité, à valeurs déterminées et fixes ? En tout cas, com-
ment définirait-on l'approximation obtenue ?
Condillac et les logiciens de son école (dont les idées sur
ce point s'accordent, par une rareté digne de remarque,
avec celles de Descartes et de Leibnitz), en exagérant peut-
être la puissance de l'institution du langage en général,
exagèrent surtout les imperfections des langues indivi-
duelles, telles que l'usage les a façonnées, en leur opposant
sans cesse ce type idéal qu'ils appellent une langue bien
faile. Or, c'est au contraire le langage, dans sa nature abs-
traite ou dans sa forme générale, que l'on doit considérer
comme essentiellement défectueux, tandis que les langues
parlées, formées lentement sous l'influence durable de be-
soins infiniment variés, ont, chacune à sa manière et d'après
son degré de souplesse, paré à cet inconvénient radical.
Selon le génie et les destinées des races, sous l'influence
si diverse des zones et des climats, elles se sont appropriées
DU LANGAGE. 327
plus spécialement à l'expression de tel ordre d'images, de
passions et d'idées. De là les difficultés et souvent l'impos-
sibilité des traductions, aussi bien pour des passages de
métaphysique que pour des morceaux de poésie. Ce qui
agrandirait et perfectionnerait nos facultés intellectuelles,
en multipliant et en variant les moyens d'expression et
de transmission de la pensée, ce serait, s'il était possible,
de disposer à notre gré, et selon le besoin du moment, de-
toutes les langues parlées, et non de trouver construite cette
langue systématique qui, dans la plupart des cas, serait
le plus imparfait des instruments.
Les langues, par la manière dont elles se sont formées,
par leur lente croissance et leurs liens de parenté, par les
périodes de maturité et de décadence qu'elles traversent,
sont, de toutes les œuvres de l'homme, ce qui se rapproche
le plus des œuvres de la nature. Elles participent en quelque
sorte à la vie d'une race ou d'une nation. Entre les lan-
gues faites de la sorte et la langue systématique dont le plan
a occupé les philosophes, il y a, pour ainsi dire, la même
différence qu'entre l'œil et un instrument d'optique, entre
l'organe de la voix et un clavecin, entre un animal et une
machine. Certes, lorsqu'il s'agira," comme dans le travail
manufacturier, de produire un effet déterminé, précis,
mesurable, susceptible de division ou de décomposition
en un système d'opérations distinctes, le travail de la machine
remplacera avec avantage le travail, non seulement des
animaux, mais de l'homme lui-même ^. Au contraire,
jamais le plus ingénieux machiniste ne remplacera par un
automate, par un système d'engins et de rouages, le chien
du chasseur ; et en général, dès qu'il faut se prêter à des
nuances, à des modifications continues, quelles combi-
naisons du génie humain pourraient soutenir le parallèle
avec les créations de la nature ?
214. — Outre l'algèbre, qui est, comme tout le monde le
reconnaît, la plus vaste application des principes sur les-
quels reposerait une caractéristique universelle, la no-
menclature chimique dont Guyton et Lavoisier ont jeté
les bases, et la notation, plutôt idéographique que phoné-
* Smith, De la richesse des nations, liv. v, chap. 1.
328 CHAPITRE XIV.
tique, adaptée par Berzélius à des théories chimiques plus
modernes, en offrent d'autres appHcations très remarquables.
Aussi, la chimie, dans sa forme actuelle, est-elle la plus simple,
la mieux définie des sciences naturelles. Elle ne traite des
corps pondérables qu'en tant qu'ils sont réductibles à un
petit nombre de radicaux fixes, déterminés, indestructibles
et inaltérables. Elle combine ces radicaux en proportions
pondérables pareillement fixes et déterminées. Tous les
rapports, en un mot, dont l'étude et la coordination sys-
tématique sont l'objet des spéculations du chimiste, con-
sistent en combinaisons entre des éléments discontinus ou
traités comme tels.
Mais, si l'on passe à l'étude des phénomènes infiniment
variés que la vie produit chez les êtres organisés, plus de
discontinuité, plus de réduction possible à des combinaisons
systématiques ; ou du moins de telles combinaisons ne se
présentent qu'exceptionnellement et en quelque sorte par
accident. Aussi, plus de théorèmes absolus, plus de méthodes
précises et rigoureuses, plus d'invariabilité dans la valeur
des éléments du discours, lorsqu'ils doivent s'approprier à
l'expression des faits de cet ordre. Et il en est de même, à
plus forte raison, quand nous passons de la description des
phénomènes de la vie organique et animale à celle des phé-
nomènes de la vie morale et intellectuelle, ou à l'étude des
rapports qui naissent de la vie sociale.
215. — D'ailleurs il faut reconnaître que souvent les
mots conservent, même dans le contexte du discours, tout
ou partie de l'indétermination qu'ils auraient isolément,
sans qu'on puisse dire qu'il en résulte une imperfection
du langage. Ne sait-on pas que la puissance de la langue
algébrique est due en partie à l'indétermination graduée
des symboles qu'elle emploie, et qu'à la faveur de cette in-
détermination l'ordre des difficultés se trouve souvent in-
terverti d'une manière avantageuse ? Les géomètres sont
dans l'usage de désigner par la lettre grecque tt le rapport
de la circonférence d'un cercle î\ son diamètre, rapport
que l'on ne peut pas exprimer exactement en chiffres,
quoiqu'on approche de la vraie valeur d'aussi près qu'on
le veut. Ce signe abréviatif a déjà cela de commode, qu'il
dispense d'écrire une assez longue série de chiffres dans
DU LANGAGE. 329
tous les calculs algébriques où entre le rapport dont il s'agit,
et qu'il permet de rejeter à la fin des calculs les opérations
arithmétiques qui porteraient sur la valeur numérique de
ce rapport : ce qui rend bien plus facile l'appréciation de
l'erreur commise, d'après le degré d'approximation de la
valeur numérique. Mais le principal avantage de l'emploi
d'un tel signe tient à ce qu'il arrive fréquemment qu'en
entrant dans l'expression des quantités que l'on compare,
il n'entre pas dans l'expression de leurs rapports, et dis-
parait ainsi du résultat final que l'on a en vue. La surface
d'une sphère d'un mètre de rayon et la surface d'un grand
cercle de cette sphère sont deux quantités qu'on ne peut
exprimer exactement en nombres, parce que dans l'expres-
sion de l'une ou de l'autre entre le nombre ir, nombre tran-
scendant, comme disent les géomètres, et qu'on ne peut dé-
finir ou exprimer exactement en chiffres. Mais la première
grandeur est tout juste le quadruple de la seconde ; et la
transcendance, qui se trouve dans l'une et dans l'autre,
ne se trouve pas dans le rapport de l'une à l'autre.
De même, des termes dont l'acception ne peut pas être,
ou du moins n'a pas été jusqu'à présent nettement circon-
scrite, ne laissent pas que de circuler dans le discours avec
l'indétermination qui y est inhérente et avec avantage pour
le mouvement et la manifestation de la pensée. Prenons
pour exemple le mot de nature, entendu dans le sens actif
{natura naturans, comme on disait dans le style de l'école) :
on ne peut tenter d'en fixer rigoureusement l'acception
sans résoudre, par la foi religieuse ou autrement, le plus
haut problème de philosophie transcendante ; et pourtant
il est évident qu'on ne peut se dispenser de l'employer,
dans la science aussi bien que dans la conversation fami-
lière. Partout cette chaîne de finalité mystérieuse, dont
nous ne pouvons démontrer scientifiquement ni l'origine
ni le terme, nous apparaît comme un fil conducteur, à l'aide
duquel l'ordre s'introduit dans les faits observés, et qui
nous met sur la trace des faits à rechercher (71). Qu'il faille
recourir, pour exphquer l'harmonie générale du monde,
ou telle harmonie particulière, à l'intervention des causes
finales, au principe des réactions mutuelles ou à celui de
l'épuisement des combinaisons fortuites, nous n'en avons
330 CHAPITRE XIV.
pas moins besoin d'exprimer l'idée de cette harmonie et
ses conséquences nécessaires, et de l'exprimer dans un lan-
gage commun à tous, indépendant de toute hypothèse phi-
losophique et de toute croyance religieuse. Voilà pourquoi
l'homme le plus religieux, comme le partisan le plus outré
du fatalisme matérialiste, sont amenés à en faire usage,
sauf à reporter sur le terrain des discussions philosophiques
et des controverses religieuses la définition de l'idée iran-
scendanle, enveloppée et comme voilée à dessein sous l'ex-
pression destinée aux usages vulgaires ou scientifiques,
pour lesquels la définition n'est pas requise. Et qu'on ne
croie pas que les termes auxquels les mêmes remarques s'ap-
pliquent soient en petit nombre : nous aurions pu prendre
aussi bien ceux de matière, de force, de substance, de droit,
et une foule d'autres dont la définition, essentiellement
problématique, est l'afïaire de la philosophie transcendante,
et que l'on ne peut se dispenser d'employer dans les cours
scientifiques, devant les tribunaux et les assemblées poli-
tiques, dans la pratique des arts et dans les circonstances
les plus vulgaires de la vie ; sans que l'indétermination tran-
scendante dont ces expressions sont affectées cause la moindre
ambiguïté toutes les fois qu'il ne s'agit que d'arriver à une
idée de relation, comme de comparer un droit à un droit,
une force à une force, une matière à une matière. En effet,
l'on conçoit qu'il doit s'opérer alors une élimination des idées
philosophiques ou transcendantes imphquées sous ces termes,
dont la définition scientifique est impossible : et ceci sera
mis dans un plus grand jour quand nous aurons rappro-
ché les notions indispensables, à notre avis, pour bien com-
prendre en quoi consiste le caractère essentiel des spécu-
lations philosophiques, par opposition à la science positive,
susceptible de progrès indéfini, de vérifications sensibles et
d'applications pratiques.
216. — Les observations qu'on vient de faire sur les
termes auxquels s'attachent des idées essentiellement phi-
losophiques ou transcendantes, sont également suscep-
tibles de s'appliquer aux termes dont peut-être on défi-
nira un jour scientifiquement et incontestablement la
valeur, mais dont jusqu'à présent la définition rigoureuse
n'a pas été trouvée. Il se peut que l'on parvienne un jour
DU LANGAGE. 331
à définir positivement l'espèce organique ; il se peut aussi
que cette détermination précise implique la solution d'une
question d'origine, décidément placée hors du domaine de
l'observation et de l'investigation scientifique ; dans tous
les cas cette détermination précise n'a point encore eu lieu,
puisqu'on dispute encore sur la possibilité de la mutation
des espèces ou de certaines espèces, et que tel naturaliste
voit une différence d'espèce où tel autre ne voit qu'une
variété de race, sans que ni l'un ni l'autre puisse péremp-
toirement distinguer la variété de l'espèce i. Mais, d'un
autre côté, cette ambiguïté ne porte que sur des cas peu
nombreux, en comparaison de ceux où tous les naturalistes
sont d'accord sur la distinction des types spécifiques, quoi-
qu'ils n'aient pas la même opinion sur ce qui constitue
l'origine et l'essence de la distinction spécifique. De là l'obli-
gation de parler une langue commune, et d'employer de
concert dans la science un terme dont la définition reste
problématique dans les écoles. On peut ajourner la solution
^ Sans doute l'idée de l'espèce végétale ou animale est, jusqu'à un
certain point, rendue sensible par le mode de propagation, qui fait que
tous les individus de la même espèce semblent appartenir à la même
famille et pourraient être réputés issus d'un même ancêtre ou d'un
même couple ; tandis que les individus d'espèces différentes, ou ne
s'unissent pas, ou ne contractent que des unions stériles, ou n'engendrent
que des produits frappés eux-mêmes de stérilité et qui disparaissent
sans laisser de trace dans l'ordre permanent des choses. Mais il ne faut
pas prendre pour le fondement essentiel et primitif de l'idée d'espèce
et de la diversité des types spécifiques, le fondement de la distinction
des espèces dans l'ordre que nous observons actuellement. Supposons
à l'origine une création de types spécifiques, tous nettement distincts
les uns des autres ; mais que, pour quelques-uns de ces types, qui peut-
être ne seront pas ceux que l'ensemble de leur organisation rapproche
le plus, les individus d'espèces différentes soient disposés, en vertu de
certaines conformités secondaires d'organisation, à contracter des unions
fécondes et à produire des métis qui possèdent eux-mêmes le principe de
fécondité : la conséquence de cette aptitude sera certainement qu'au
bout d'un temps suffisant pour amener l'évolution de toutes les combi-
naisons fortuites, les espèces qui la possèdent se seront intimement
mélangées, et que, de la fusion des anciens types, seront sortis des types
nouveaux où se trouveront diversement combinés et modifiés les carac-
tères des types primitifs. Donc, réciproquement, il faut bien que les
espèces dont nous observons actuellement la distinction soient celles
dont la constitution n'a pas, dès l'origine, cessé de répugner à des unions
fécondes ou, du moins, à des unions dont les produits pussent se
propager. Seulement, il ne faut pas prendre la conséquence pour le
principe, ni le résultat d'une des particularités de la constitution
spécifique pour la définition de l'idée d'espèce.
332 CHAPITRE XIV.
du problème sans ajourner pour cela les progrès de la bo-
tanique et de la zoologie. Tous les jours on découvre, on
catalogue, on classe des espèces nouvelles, sauf à définir
plus tard rigoureusement, si cela devient possible, l'espèce
zoologique ou botanique. II suffît que, pour le plus grand
nombre des cas, et dans l'ordre actuel des choses, la dis-
tinction spécifique se montre nettement, quelles qu'en puis-
sent être d'ailleurs l'origine et la raison fondamentale.
217. — Quand nous parlons, dans ce qui précède, de
termes impossibles à définir, nous n'avons point en vue
les définitions telles que les entendent les lexicographes et
les logiciens : celles-ci vont être, dans le chapitre suivant,
l'objet d'une discussion spéciale. Les mots nombre, angle, ne
sont pas définissables, suivant la notion que l'on a commu-
nément de la définition ; et pourtant les idées correspon-
dantes sont rigoureusement définies ou déterminées : tout
le monde les conçoit de la même manière, sans qu'il puisse
s'établir à ce sujet de controverses philosophiques dignes
d'une attention sérieuse. Au contraire, ce sont non seule-
ment les termes de nature, de force, de droit, etc., mais les
idées qui s'y rattachent, dont la détermination ou la défi-
nition impliquerait la solution de problèmes que la philo-
sophie agite et agitera sans cesse, mais qui ne comportent
pas de solutions vraiment scientifiques, parce qu'on ne
peut y appliquer ni l'expérience, ni la démonstration logique.
CHAPITRE XV
Des racines logiques et des définitions.
218. — Les grammairiens et les philologues entendent
par racines, ou par mots radicaux, des mots en petit nombre
(comparativement à tous ceux qui entrent dans le vocabulaire
d'une langue), ordinairement d'une composition phoné-
tique plus simple, et même le plus habituellement monosyl-
labiques (du moins dans les langues qui ne sont pas for-
mées des débris de beaucoup d'autres) : mots qui, par leur
aptitude à recevoir des inflexions, des désinences et des
modifications diverses, deviennent chacun la souche d'une
famille de mots dont les différentes acceptions tiennent
de près ou de loin à la valeur du mot radical. On sait généra-
lement de nos jours que l'étude des racines linguistiques
est l'une des plus intéressantes que l'on puisse se proposer,
une de celles qui jettent le plus de clarté, non seulement
sur les origines des peuples, mais sur la marche et sur les
procédés de l'esprit humain.
Toutefois tel mot est racine dans un idiome, dont l'équiva-
lent est dérivé dans un autre ; tel mot radical peut et doit
manifestement se définir par un système de mots dérivés.
On conçoit donc un ordre de recherches dans lesquelles, abs-
traction faite de la forme matérielle des éléments du
discours dans les différents idiomes, on se proposerait
d'assigner d'une part les mots qu'il faut considérer comme pri-
mitifs ; d'autre part les mots qui doivent être réputés jouer
le rôle de signes secondaires, attendu qu'ils équivalent à une
combinaison de signes primitifs. Les mots de la première
catégorie sont ce que nous appelons des racines logiques.
334 CHAPITRE XV.
219. — Par exemple, le mot plan, en allemand £6en, est
une racine, dans le sens de la grammaireet de la linguistique ;
et il désigne effectivement, dans la langue des géomètres,
une notion élémentaire et capitale, mais non pas une ra-
cine logique ou une idée logiquement irréductible : car on
définit très bien le plan, en disant que c'est une surface
sur laquelle une ligne droite peut s'appliquer en tous sens.
En grec, un mot composé, £7n'7r£oov, est le terme scienti-
fique afïecté à la représentation de la même idée. Pour dési-
gner le solide que nous connaissons sous le nom de cube, et
dont la considération sert de point de départ dans la théorie
de la mesure des volumes des corps, un jeu frivole a fourni
la comparaison du dé, d'ailleurs si naturelle, et le mot xûêo;
{dé), regardé en grec comme une racine, est devenu le nom
technique de ce solide. En allemand, Wiirfel désigne aussi
l'instrument de jeu et la figure géométrique ; mais ce mot
se rattache à la racine luerfen {jeter), et n'est pas lui-même
racine. De Trp-'to {scier), les Grecs ont fait Trptfffxa {prisme),
nom qui pourrait, d'après l'étymologie, se donner à tous
les corps terminés par des faces planes, ou à tous les poly-
èdres, mais qui ne s'applique effectivement qu'à une classe
de polyèdres, dans laquelle le cube se trouve compris. Au
contraire, ils ont eu recours au mot démesurément com-
posé 7rapxXXT,Xe7riT:£oov {parallélépipède), pour désigner un
genre de solides compris dans la classe des prismes, et coiu-
prenant l'espèce du cube, quoiqu'il n'y eût pas de raison
pour s'élever, dans un cas plutôt que dans l'autre, à ce degré
de composition.
220. — Les langues vulgaires, auxquelles se rattachent
nécessairement les langues techniques ou scientifiques,
au moins dans le matériel de leur composition, doivent
porter l'empreinte des rapports de l'homme avec les choses,
plutôt que la marque des rapports des choses entre elles.
L'homme n'arrive qu'après de longs efforts (quand il y arrive)
à la connaissance des vrais principes des choses ; et ce qui
est simple dans les choses doit souvent se présenter comme
composé dans le matériel de l'expression, et réciproquement.
Par la même raison, le rôle de racines logiques, ou de mots
que l'on renonce à définir, pour éviter un cercle vicieux,
doit en général appartenir ù des mots différents, suivant
DES DEFINITIONS. 335
qu'on se reporte à la constitution intrinsèque des choses,
ou qu'on prend pour point de départ les premières impres-
sions qu'elles font sur l'homme, sans chercher à s'affranchir
des conditions où la nature nous a placés pour les étudier.
Ainsi, nous savons par la chimie que l'oxygène et l'hy-
drogène sont deux gaz indécomposables, lesquels, venant
à s'unir dans la proportion de deux volumes d'hydrogène
pour un d'oxygène, donnent naissance à un corps composé
qui devrait recevoir, d'après les règles de la nomenclature
systématique, la dénomination complexe d^oxyde d'hydro-
gène. Mais ce corps n'est pas de ceux avec lesquels on ne
fait connaissance que dans les laboratoires et dans les
cours scientifiques : il est indispensable à l'existence de
l'homme ; il joue le plus grand rôle dans la nature, au point
d'avoir été longtemps regardé par les philosophes comme
l'un des quatre éléments, ou même comme l'élément d'où
tous les autres sortent ; en un mot, ce corps est ïeau. Aussi,
les chimistes ne tombent pas dans le pédantisme ridicule
de désigner l'eau autrement que par son nom vulgaire ; mais
ce nom, employé par eux, est un signe simple affecté à une
idée complexe, qui peut toujours se résoudre, et qu'on résout
effectivement, chaque fois que le l»esoin s'en fait sentir,
dans l'expression complexe oxyde d'hydrogène. Dans la langue
du chimiste, les mots oxygène et hydrogène sont les signes
simples, les mots radicaux au moyen desquels la valeur
chimique du mot eau peut être complètement définie.
Dans les langues vulgaires au contraire, lesquelles ont
dû s'approprier à l'ensemble des relations naturelles de
l'homme avec les objets extérieurs, et non à tel ordre déter-
miné de phénomènes spéciaux, les mots eau, u5wp, Wasser,
sont les véritables radicaux avec lesquels on a formé les
dérivés hydrogène, Wasserstoff. On se conformera à l'éty-
mologie, aussi bien qu'à la marche naturelle de l'esprit
humain, si l'on définit l'hydrogène, le principe chimique dont
la combinaison avec l'oxygène produit l'eau ; et si, après
avoir montré que l'air est formé du mélange de deux gaz,
on définit l'oxygène, celui des deux principes de l'air qui est
propre à la respiration, à la combustion, et qui acidifie les
corps avec lesquels il se combine en certaines proportions.
Ainsi donc, suivant que l'on se place à un point de vue ou
336 CHAPITRE XV.
à l'autre, les mots oxygène et hydrogène d'une part, les mots
air et eau de l'autre, échangent leurs rôles de signes pri-
mitifs et indéfinissables, ou de signes dérivés et susceptibles
de définition.
Au lieu d'un corps composé, tel que l'eau, dont la con-
naissance est si familière à tout le monde, et de substances
telles que l'oxygène et l'hydrogène, dont la découverte,
dans des temps très modernes, n'a pu être que le résultat
d'expériences savamment dirigées, nous pourrions prendre
pour types le cinabre, le mercure et le soufre. Il n'est per-
sonne qui ne connaisse au moins aussi bien le soufre et le
mercure que le composé auquel on donne le nom de cinabre,
formé par la combinaison de ces deux corps simples. En
conséquence, il serait déraisonnable de définir au moyen du
cinabre, soit le mercure, soit le soufre; et au contraire, on ne
peut guère donner une définition du cinabre qui ne fasse
au moins allusion à sa composition chimique.
221. — Remarquons bien que la définition chimique de
l'eau, « oxyde d'hydrogène », ou mieux encore « com-
binaison d'oxygène et d'hydrogène, dans la proportion
de deux volumes d'hydrogène pour un d'oxygène », est
complète, en ce sens qu'elle exclut tout autre corps que
l'eau ; qu'elle fixe et détermine sans ambiguïté la chose à
laquelle le mot s'appHque : car il n'y a point d'autre corps
qui, soumis à l'analyse chimique, se résoudrait en hydro-
gène et en oxygène dans la proportion indiquée. Mais la
définition ne fait nullement connaître l'ensemble des pro-
priétés et des caractères physiques dont le mot eau réveille
en nous l'idée. Elle ne dispenserait pas celui qui connaî-
trait l'oxygène et l'hydrogène de faire, pour ainsi dire,
connaissance avec l'eau, s'il voulait se former une idée du
rôle que joue ce corps partout ailleurs qu'en fait de combi-
naisons chimiques. Ce n'est que par rapport à cet ordre
spécial de phénomènes que le mot eau équivaut identique-
ment à la définition des chimistes.
Ce que nous disons des corps composés peut également
se dire des corps chimiquement simples auxquels nous les
opposons. L'oxygène, l'Iiydrogène, le mercure, le soufre,
jouissent d'une foule de propriétés que l'expérience seule
peut faire connaître, dont le nombre s'accroît pour nous
DES DÉFINITIONS. 337
à mesure que l'on soumet ces corps à une observation
plus attentive, et qu'il est impossible, dans l'état de nos
connaissances, de résumer en une définition qui les con-
tiendrait toutes virtuellement. Cependant, si l'on entend
par définition une désignation à l'aide de laquelle on puisse
distinguer l'objet de tout autre ou reconnaître sans am-
biguïté l'objet auquel le mot s'applique, il sera possible
de donner une définition des corps simples aussi bien que
des corps composés ; et cette définition ou désignation
sommaire comportera plus ou moins de précision et de
brièveté, d'après des circonstances accidentelles. Ainsi,
en regardant comme bien déterminée la notion générale
de métal, on pourra définir le mercure : « un métal liquide
à la température ordinaire », tandis qu'il serait difficile
de trouver une définition aussi brève et aussi tranchée pour
d'autres métaux, tels que le fer, le cuivre, l'argent. Mais, si
le mercure, par sa propriété d'être liquide à la tempéra-
ture ordinaire, se distingue si bien des autres métaux et
se trouve approprié à une foule d'usages pour lesquels il
ne peut être remplacé par aucun autre corps ; d'un autre
côté, nos connaissances en physique ne nous permettent
de regarder cette propriété que comme secondaire et acci-
dentelle, en ce sens qu'on n'en voit même pas la liaison avec
les caractères que tout nous porte à considérer comme
essentiels et dominants, lorsque nous étudions la consti-
tution des corps en elle-même, indépendamment de leur
appropriation à nos usages.
Les descriptions en style linnéen, dont les naturalistes
font maintenant un usage général, sont des définitions
de même genre, destinées à faire reconnaître, par l'énuméra-
tion des caractères qui conviennent exclusivement à une
espèce naturelle, l'espèce à laquelle tel nom s'applique, ou
réciproquement le nom qui s'applique à telle espèce. Mais
ces descriptions linnéennes, même les plus étendues, seraient
encore loin de suffire pour qu'on pût restituer par le dessin
ou se représenter mentalement l'image de la plante ou de
l'animal qu'elles concernent ; parce qu'en effet il est im-
possible de rendre avec des mots des modifications infini-
ment variées de formes, de couleurs, d'organisation. Si l'on
ne craignait la trivialité de la comparaison, on pourrait
22
338 CHAPITRE XV.
assimiler ces définitions ou descriptions sommaires au signa-
lement qui accompagne un passeport, et qui suffît au besoin
pour constater l'identité de l'individu, surtout lorsque sa
figure offre une combinaison de traits bien saillants ou
quelque difformité accidentelle, mais avec lequel il serait
impossible de faire un portrait qui donnât une idée de la res-
semblance et de la physionomie.
222. — Nous venons de prendre quelques exemples parmi
des objets concrets et sensibles : mais si les philosophes se
sont tant occupés de la théorie de la définition, c'est prin-
cipalement en vue des idées dans la conception desquelles
la raison fait usage de la puissance qu'elle a de généraliser,
d'abstraire, d'associer, de dissocier et d'élaborer diverse-
ment les matériaux que la sensation lui fournit. La hiérar-
chie des genres et des espèces, sur laquelle Aristote a fondé
sa théorie du syllogisme, devait, par une corrélation né-
cessaire, servir de base à une théorie de la définition, dont
l'appareil systématique avait la plus grande importance
aux yeux des péripatéticiens de l'antiquité et du moyen
âge. Ainsi, Porphyre, suivi en cela par Boëce et par tous
les scolastiques, avait donné, comme introduction à la
logique, son traité des Cinq Voix, ou des cinq rubriques
auxquelles on rattachait la théorie de la définition, et par
suite la logique tout entière, et ces cinq voix sont :
Le GENRE, la DIFFÉRENCE, I'ESPÈCE, le PROPRE, I'ACCIDENT.
La différence est ce qui s'ajoute à l'idée du genre pour
constituer l'idée de Vespèce subordonnée. Le propre dé-
signe une qualité qui appartient exclusivement à l'espèce,
et que l'on retrouve dans tous les individus de l'espèce,
mais qui ne la constitue pas, ou qui n'en est pas la caracté-
ristique essentielle. L'accident est ce qui distingue fortuite-
ment un individu d'un autre. L'espèce est définie par le
genre et la différence (per genus et differenliam). Dans cette
définition : l'honime est un animal raisonnable, l'animalité
est le genre, l'humanité l'espèce, la raison la différence.
Rire est le propre de l'homme ; mais on ne peut pas faire
consister dans le rire le caractère essentiel et spécifique de
* révo;, Aiaçopi, ElSo;, "Ifitov, i;vnx6sCr,x(i;.
DES DÉFINITIONS. 339
l'humanité. Quand on dit : Achille est blond ; Sacrale est
camus ; César esl chauve ; blond, camus, chauve désignent
des accidents individuels. On ne peut définir ou caracté-
riser par le genre et la différence, ni les catégories, qui sont
au sommet de la hiérarchie des genres et des espèces, et
dont l'idée ne saurait par conséquent être comprise dans
une idée plus générale ; ni les individus, au-dessous des
quels il n'y a rien, et qui ne se distinguent les uns des autres,
dans la même espèce, que par de simples accidents. L'énu-
mération des propres et des accidents ne constitue pas une
définition, dans le vrai sens du mot, mais une description ;
en sorte que les individus peuvent être décrits, mais non
définis. La définition proprement dite et la description
s'appliquent aux choses, et en ce sens sont opposables à la
définition de nom, ou à V interprétation qui a pour objet de
faire connaître, au moyen de l'étymologie, des synonymes
ou de la traduction, la valeur d'un mot à celui qui l'ignorait,
tout en connaissant la chose à laquelle ce mot s'apphque.
Le mot qui a été interprété, ou qui n'a pas besoin d'in-
terprétation, montre la chose, mais comme enveloppée
et dans une sorte d'intuition synthétique : la définition déve-
loppe, décompose cette notion, en distinguant la matière
et la forme, le genre et la différence ^.
223. — Tel est très sommairement le fond de la doctrine
péripatéticienne sur la définition, et l'on y voit poindre le
germe des idées que nous a données la science moderne
sur la diversité d'importance et sur la subordination des
caractères dans les genres, les espèces et les individus :
quoique ces idées, au lieu d'y être éclaircies par la notion
de l'indépendance et de la solidarité des causes, s'y trou-
vent mal à propos compliquées d'hypothèses chimériques
sur une sorte de raffinement ou d'épuration progressive
des substances et des essences (166 et 167) ; et quoiqu'elles
soient prises dans un sens beaucoup trop systématique et
absolu, qui répugne à la continuité habituelle des plans
de la nature. D'abord il est clair que la hiérarchie des genres
et des espèces ne peut naturellement s'appliquer ni à tous
les objets extérieurs de la connaissance, ni à toutes les con-
* Consultez notamment les extraits de la dialectique d'Abélard, donnés
par M. de Rémusat, p. 338, 438 et 474 de l'ouvrage déjà cité (167).
340 CHAPITRE XV.
ceptions de l'entendement. Les idées de nombre, d^ angle,
sont indéfinissables (217), et ce ne sont ni des catégories,
ni des idées d'objets individuels. Dans l'ordre des com-
binaisons chimiques, l'eau, le cinabre (220) peuvent être
considérés comme des objets individuels, et ces objets
sont parfaitement définissables : la définition chimique
en saisit le caractère essentiel et constitutif ; et la descrip-
tion s'applique aux propriétés secondaires dont l'existence
ne ressort pas pour nous de la définition chimique, quoique
sans doute elles soient une suite nécessaire de la composi-
tion chimique de ces corps et des qualités propres aux corps
composants. D'un autre côté, la description doit s'appli-
quer non seulement aux individus, mais aux espèces et aux
genres ; et entre plusieurs caractères qui appartiennent
constamment à tous les individus de l'espèce et du genre,
il nous arrive souvent de n'apercevoir aucune subordination
rationnelle tellement marquée, que nous puissions dire de
l'un, plutôt que de l'autre, qu'il est, non seulement une
propriété, mais le caractère essentiel et constitutif de l'es-
pèce ou du genre. Tel caractère peut, selon les cas, être pris
pour un accident individuel, ou pour le propre d'un type.
Achille est blond, Socrate est camus par accident, tandis
que le type nègre a pour caractéristique des cheveux lai-
neux et un nez épaté.
Dans les cas où l'institution des genres et des espèces ne
repose que sur un choix artificiel de caractères d'ailleurs
nettement fixés, la définition per geniis et differentiam sera
propre à faire reconnaître distinctement l'objet auquel
le nom est imposé, comme on trouve un livre dans une bi-
bliothèque, à l'aide d'un catalogue où des signes de rappel de
l'armoire et de la case sont inscrits à côté du titre de chaque
livre ; mais la définition en question n'instruira point sur la
nature intrinsèque de l'objet, ou du moins ne mettra pas
en évidence une subordination rationnelle entre des ca-
ractères de valeur inégale. Ce sera, à ce point de vue, une
définition de mots plutôt qu'une définition de choses ; et
enfin, là où l'on ne pourra établir de démarcation tranchée
entre les groupes artificiels et les groupes naturels (160
et suiv.), il y aura un passage insaisissable des définitions
de choses aux définitions de mots. Comme exemple de dis-
DES DÉFINITIONS. 341
position artificielle de caractères, pour l'usage que nous
indiquons, on peut citer la méthode dichotomique deshotànistes,
à l'aide de laquelle, en divisant toujours chaque groupe
en deux groupes d'ordre inférieur, par la présence ou l'ab-
sence d'un caractère convenablement choisi, on arrive
promptement à trouver dans son manuel le nom de la plante
que l'on vient de cueilHr ; mais sans être instruit par là de
la vraie place de la plante dans le système des affinités na-
turelles, ni du degré d'importance des caractères qui ont
successivement conduit au nom cherché : tandis que celui-là
en est instruit, qui a su retrouver le nom de la plante dans
un catalogue systématique, pour la construction duquel,
sans se préoccuper de la commodité des recherches, on a
tenu compte, autant que possible, de la valeur intrinsèque
des caractères et des affinités naturelles.
Quelques scolastiques sont allés jusqu'à prétendre que
toute division du genre, pour être régulière, c'est-à-dire
pour se faire par les différences ou les espèces les plus pro-
chaines, dans l'ordre descendant de la série, devait être
à deux membres ; ce qui rendrait la hiérarchie des genres
et des espèces, et les définitions fondées sur cette distribu-
tion hiérarchique, tout à fait comparables à la méthode
dichotomique des botanistes : mais alors, sans s'en douter,
ils montraient en l'exagérant le côté purement artificiel
de leur théorie ; ils réduisaient leurs définitions à n'être le
plus souvent que des définitions de mots.
224. — La notion de l'objet défini que nous donne la dé-
finition per genus et differeniiam, varie selon la constitution
du genre. Dire d'un animal qu'il appartient au genre ou
à la classe des oiseaux, c'est déjà nous apprendre une
multitude de choses sur son organisation, nous en faire
connaître les traits fondamentaux, auprès desquels ceux
qui différencient les espèces n'ont qu'une importance fort
secondaire. Aussi bien le type de l'oiseau est-il un type
générique des plus naturels (163). Si le genre, sans être
naturel à ce degré, est pourtant bien caractérisé par des
propriétés communes aux congénères, l'indication du genre,
en nous rappelant les propriétés communes, observées
dans les congénères déjà connus, nous apprend qu'elles
se retrouvent à des degrés divers dans l'objet défini. Ainsi,
342 CHAPITRE XV.
dire d'un corps qu'il appartient au genre des métaux, c'est
nous indiquer qu'il agit sur la lumière, la chaleur, l'élec-
tricité, comme nous savons qu'agissent en général les corps
métalliques. Mais de tels caractères peuvent aller et vont
effectivement en se dégradant ; et s'il n'y a qu'un lien arti-
ficiel ou des caractères négatifs qui constituent le genre
à l'état de pure entité logique, la définition per genus ne
nous donnera aucune notion positive sur l'objet défini.
Nous dire d'un corps qu'il appartient au genre des corps
non métalliques, c'est nous dire ce qu'il n'est pas, mais
point du tout ce qu'il est. Les scolastiques donnaient à de
tels genres la qualification d'm/înis, c'est-à-dire d'indé-
terminés.
En somme, il en est de la définition per genus comme de
la déduction syllogistique, dont nous parlerons plus loin.
Son utilité consiste à étendre notre connaissance, ou sim-
plement à mettre en ordre la connaissance acquise, selon
que l'idée générique ou la vérité générale contenues dans
la majeure sont saisies par l'esprit, comme impliquant la
raison de la communauté de caractères ou de l'identité
de conclusion dans chaque variété spécifique ; ou au con-
traire, selon que ces idées génériques et ces propositions
générales ne sont que le résumé logique de ce qui est donné
par l'observation pour chaque cas particulier.
225. — Le précepte des scolastiques, que la définition
doit se faire per genus proximum, et sans sauter de degrés
dans la hiérarchie des genres et des espèces ; ce précepte, bon
dans un système de classification artificielle et purement
logique, peut se trouver défectueux si l'on se propose d'ex-
primer par la définition la subordination rationnelle des
caractères. Soit, par exemple, la définition déjà citée :
« L'homme est un animal raisonnable », il faudrait dire,
pour appliquer la règle des scolastiques : « L'homme est
un animal vertébré raisonnable », ou mieux encore : « l'homme
est un mammifère raisonnable » ; mais, indépendamment
de ce qu'il y aurait dans cette manière de parler une pré-
tention pédantesque et de mauvais goût, elle nous heurte,
parce que nous n'avons, dans l'état de nos connaissances,
aucun motif suffisant d'admettre que la qualité d'être rai-
sonnable dépende nécessairement des caractères organiques
DES DÉFINITIONS. 343
par lesquels l'homme se range dans la série des mammifères ;
et parce que ce qui nous frappe dans la nature de l'homme,
c'est l'alliance des facultés de la raison avec les caractères
fondamentaux du type de l'animalité, nullement avec les
caractères organiques propres à la série des mammifères.
226. — C'est par un vague souvenir de la théorie des
scolastiques sur la définition, que l'on appelle choses sui
generis, ou choses qui ne rentrent dans aucun genre, soit
artificiel, soit naturel, celles qu'on ne peut faire connaître,
même imparfaitement, ni au moyen d'une définition per
genus et differentiam, ni même à la faveur d'une description,
de la nature de celles que les scolastiques prétendaient
appartenir aux objets individuels (222) : par exemple,
une sensation de couleur, de saveur, d'odeur, éloignée de
celles qui nous sont familières, ou les articulations d'une
langue étrangère, qui n'ont point d'équivalent dans la
nôtre. Cependant il est clair que ces choses, réputées avec
raison indéfinissables et indescriptibles, peuvent pourtant
comporter une classification par genres et par espèces, tout
aussi bien qu'une foule d'autres qu'on est dans l'usage
de définir. Une odeur sui generis est une sensation comprise
dans le genre très naturel des odeurs ; mais elle ne nous
est guère mieux connue pour cela, si nous ne l'avons pas
ressentie, que telle autre sensation qui ne rentre pas dans
la catégorie des impressions reçues par un des sens spéciaux et
qu'on ne sait dès lors comment distribuer en genres : par
exemple, l'agacement nerveux que le frôlement de certains
corps produit chez quelques personnes, et non chez d'autres.
Quand les choses dites sui generis ont un caractère mesu-
rable, elles admettent par cela même une définition rigou-
reuse qui permet de les reconnaître sans ambiguïté. Tels
sont les tons musicaux, que l'on peut définir par le nombre
de vibrations que le corps sonore exécute dans un inter-
valle de temps donné. Ainsi, pour définir le sens qui s'at-
tache en France à cette dénomination, « la de l'Opéra »,
il n'y a d'autre moyen que d'indiquer le nombre de vibra-
tions correspondant à ce ton musical ; et à la faveur d'une
pareille définition (fort étrangère, comme on le voit, au
mode de définition scolastique), on pourra reproduire
le même ton dans tous les temps, et s'assurer si le ton dé-
344 CHAPITRE XV.
signé de la sorte reste invariable, ou s'il subit avec le temps,
suivant une opinion fort probable, une élévation progres-
sive. D'ailleurs il est évident que le caractère mesurable
attaché à la sensation ou aux phénomènes qui produisent
la sensation, ne fait pas connaître la sensation, mais donne
seulement le moyen de reconnaître ou de reproduire la
sensation qu'on a entendu désigner par l'imposition d'un
nom. Que s'il s'agit, non plus du ton musical, mais du timbre
d'une sensation sonore, ou de cette autre affection si peu
connue, par laquelle les sons-voyelles d'une langue diffèrent
entre eux et diffèrent des sons-voyelles d'une autre langue,
comme nous ne connaissons pas de caractères mesurables
qui les déterminent, il n'y a pas de définition possible.
Lorsque le célèbre opticien Fraunhofer a découvert dans
le spectre solaire (128) des raies obscures d'une extrême
finesse, inégalement espacées, et qui se succèdent dans
un ordre constant, quelle que soit la matière du prisme
réfringent à l'aide duquel on a décomposé la lumière blan-
che du soleil, il a par là fourni des points de repère d'une
extrême utilité pour définir avec précision le rayon coloré sur
lequel on opère dans une expérience d'optique, nonobstant
la continuité avec laquelle les couleurs se nuancent ou
semblent se nuancer dans l'étendue du spectre. Quant aux
teintes mélangées et confuses qui constituent ce que l'on
nomme les couleurs propres des corps, nous manquons de
semblables points de repère et de caractères commodes pour
les définir numériquement, à la manière des tons musicaux,
ou à l'aide de tout autre procédé rigoureux. De là le vague
attaché, non seulement à la désignation des couleurs des
objets particuliers, mais aux noms de couleurs pris abs-
tractivement, ou aux expressions dont on se sert dans les
divers idiomes pour désigner un certain nombre de nuances
principales ; et des personnes très versées dans les langues
anciennes ont peine à reconnaître les nuances auxquelles
s'apphquent des noms adoptés par les peuples de l'anti-
quité : nuances qui peuvent bien n'être pas celles qu'ont
trouvées plus frappantes et qu'ont voulu nommer les peu-
ples modernes, vivant sous un autre ciel, et façonnés à
d'autres habitudes.
227. — Il y a une foule de définitions génériques qu'on
DES DÉFINITIONS. 345
peut appeler corrélatives, qui s'impliquent ou semblent s'im-
pliquer mutuellement. Les chimistes connaissent des acides
et des bases, doués en général de propriétés contrastantes,
et dont les propriétés se neutralisent respectivement lorsque
ces corps s'unissent pour donner naissance à des compo-
sés que l'on nomme sels. Dans l'origine, la dénomination
d'acide a été tirée de la propriété qu'ont certains corps de
la première catégorie, et les plus remarquables, de nous
procurer des saveurs analogues à celle du vin aigri par la
fermentation ; mais ce n'est là qu'une propriété secon-
daire, d'une énergie variable, qui n'appartient pas à des
corps dont l'analogie chimique avec les principaux acides
est évidente. Il faut en dire autant d'autres caractères qu'on
emploie souvent, à cause de leur commodité, pour recon-
naître de prime abord l'acidité d'un corps, tel que la pro-
priété de faire passer au rouge les couleurs bleues végétales.
En définitive, les chimistes ont été amenés à reconnaître
comme propriété fondamentale des acides, celle de s'unir
aux bases pour former des sels dans lesquels les propriétés
des acides et des bases se trouvent complètement ou par-
tiellement neutralisées, selon le degré d'énergie des forces
constrastantes, et de même à admettre pour propriété fon-
damentale des bases celle de neutraliser complètement
ou partiellement les acides en formant avec ces corps un
composé salin. De là un cercle, qu'on ne peut qualifier de
vicieux, puisqu'il tient à la nature des choses, et qui ne
permet pas à l'esprit de passer par une série de définitions
rigoureuses, de la notion d'acide à celle de base ou inver-
sement, mais qui oblige à admettre ces deux notions à la
fois, comme corrélatives et se soutenant l'une l'autre,
après l'élimination des caractères variables et secondaires
qui avaient primitivement donné lieu à la distinction des
deux genres de corps. La division catégorique en deux genres
cesse même d'être possible après qu'on a remarqué que tel
corps, jouant le rôle d'acide avec les bases puissantes, joue
le rôle de base avec les corps doués des propriétés acides
à un plus haut degré. A l'idée d'une distribution en deux
groupes se substitue alors celle de la répartition dans une
série unique et linéaire, où le contraste des termes ex-
trêmes, qui sont comme les pôles opposés de la série, va
346 CHAPITRE XV.
en s'aiïaiblissant à mesure qu'on se rapproche de la partie
moyenne ou neutre : chaque terme de la série jouant des
rôles inverses par rapport à ceux qui le précèdent et par
rapport à ceux qui le suivent. Mais c'est là une conception
qu'on ne saurait traduire en définitions logiques per genus
et differentiam ; et il en faut dire autant, à plus forte raison, des
conceptions plus compliquées auxquelles on aboutit par
l'étude des rapports naturels des êtres.
Ainsi, dans le squelette d'un animal, chaque pièce pourra,
en général, être définie par sa forme ou par ses fonctions, et
recevoir des noms appropriés aux caractères qui se tirent,
soit des fonctions, soit de la forme, comme on le voit en par-
courant les livres qui traitent de l'ostéologie de l'homme.
Mais, si les progrès ultérieurs de l'anatomie comparée nous font
voir que, dans le passage d'une espèce à l'autre, les formes
peuvent changer, les fonctions diiïérer complètement, et
néanmoins les pièces du squelette indiquer par leurs con-
nexions les traces d'un plan fondamental qui persiste à tra-
vers les métamorphoses et les modifications que subit l'orga-
nisme pour s'adapter au miheu ambiant et aux conditions de
la vie de l'animal, alors il faudra bien reconnaître que la'
définition essentielle de chacune des pièces du squelette, celle
qui est valable, non seulement pour une espèce déterminée,
mais pour toutes les espèces comprises dans le même genre ou
dans la même classe, doit se tirer de ses connexions fonda-
mentales et persistantes ^. De là une nouvelle sorte d'idées
I « Déterminer, dans les sciences anatomiques, c'est fixer les prin-
cipes d'après lesquels on doit distinguer un organe, un système d'organes.
La détermination est la base de la philosophie de ces sciences, comme
les faits sont la base de leur partie matérielle. Mais les naturalistes,
jusqu'à ces derniers temps, se sont attachés à déterminer les parties,
tantôt par la seule considération de la fonction, tantôt par la considé-
ration de la forme, d'autres fois par celle de la forme et de la fonction
réunies : la position et les connexions étaient presqur; entièrement négli-
gées. • M. Serres. Principes d organogânie, 1" partie.
II y a parfois (154) de singuliers rapprochements entre les choses les
plus disparates. Ainsi l'on pourrait faire, sur les lettres de l'alphabet,
des remarques parfaitement analogues à celles que les anatoinistes mo-
dernes, et surtout Gcoflroy Saint-llilaire, ont faites sur les pièces du
squelette, et qui sont devenues le fondement de la nouvelle philosophie
anatomique. Au premier coup d'œil, il semble que l'idcnlité d'une lettre
ne peut mieux se reconnaître qu'à son nom, à sa forme et à sa valeur
phonétique. Mais d'abord les noms des lettres s'altèrent, comme tous
les autres mots, enpassantd'une langue à une autre, oumcme se perdent
DES DÉFINITIONS. 347
génériques, qui ne peuvent se définir isolément, mais dont au
contraire les définitions s'impliquent et se soutiennent les
unes les autres, dans un système dont l'esprit peut arriver à
se faire une représentation nette, malgré l'impossibilité d'y
appliquer les règles ordinaires de la logique, et notamment la
définition per genus et differeniiam.
228. — On était fatigué des subtilités de la scolastique,
et en voie de réaction contre les doctrines du péripatétisme,
lorsque Pascal, dans un des plus intéressants de ses frag-
ments posthumes, intitulé De l'esprit géométrique ^, donna sur
l'usage et l'utilité des définitions, sur l'impossibilité de tout
définir, sur la distinction des définitions de mots et des défi-
nitions de choses, quelques réflexions marquées au coin de son
génie vigoureux, que ses amis de Port-Royal ont mises en
tout à fait ; et c'est ainsi que les Latins, en prenant, comme les Grecs, leur
alphabet à une source sémitique, n'ont pas, comme les Grecs, retenu les
noms des lettres empruntées, et ont appelé simplement A la lettre que
les Grecs nomment alpha, et les Orientaux aleph ou alif. Quant à la forme
des caractères, il suffit de la plus légère teinture de paléographie pour
savoir que rien n'est plus sujet à varier, dans le passage d'un alphabet
à un autre alphabet qui en dérive, et même chez le même peuple, parlant
la même langue, selon la mode régnante et. les fantaisies des copistes.
La valeur phonétique est sujette aussi aux altérations les plus graves,
comme on peut s'en assurer en comparant le p grec au B latin, le y au G,
Vr, à l'H, qui sont incontestablement les mêmes lettres, occupant les
mêmes places dans une série alphabétique prise à la même source. Il est
pareillement certain que l'F latin ou le digamma éolique, est la même
lettre que le vau hébraïque; qu'il y a identité essentielle entre l'o grec et
Vain des Hébreux, entre le ? et le samech, nonobstant les grands change-
ments que les mêmes lettres ont subis dans leur valeur phonétique en
passant d'un peuple à l'autre. La valeur numérale des lettres (chez les
peuples qui, comme les Grecs, les Hébreux, attribuent aux lettres une
valeur numérale) est un caractère plus fixe, précisément parce qu'il est
plus immédiatement lié au rang des lettres dans la série alphabétique
qu'un peuple a transmise à l'autre ; et c'est ainsi que les Grecs, en rejetant
de l'alphabet sémitique le vau et le qaf, que les Latins ont conservés, ont
imaginé des signes particuhers pour en tenir la place dans le tableau
des lettres numérales, afin que l'accident d'une case vide ne dérangeât
pas l'ordre du système entier des cases, pas plus que l'accident d'une
pièce osseuse qui s'atrophie et disparaît ne dérange le système général
des connexions anatomiques. Ainsi, l'identité de chaque lettre, comme
l'identité de chaque pièce osseuse, ne peut se conclure que d'un ensemble
de rapports : la définition de chaque partie, dans ce qu'elle a d'essentiel
et de persistant, impUque la définition de toutes les autres parties du
système, qui se soutiennent et se déterminent mutuellement.
1 T. I, p. 123 de l'édit. des Pensées, d'après les manuscrits autographes,
donnée par M. Prosper Faugère.
348 CHAPITRE XV.
œuvre dans leur Logique ^, et qu'on a répétées d'après eux sans
y rien ajouter de bien essentiel. Nous croyons cependant que
le sujet pouvait et devait être plus approfondi, et nous tâche-
rons de mettre sur la voie des observations qu'il suggère.
Les définitions de mots, chez les lexicographes, ont pour
but de faire connaître le sens d'un mot à ceux qui ont déjà
une notion plus ou moins claire ou obscure, plus ou moins
superficielle ou approfondie, de la chose que ce mot désigne.
S'il s'agit d'un mot nouveau, la définition de mot a pour objet
de désigner le mot dont un auteur a fait choix, afin de dési-
gner soit un être physique, soit une idée simple ou complexe
qui n'avait point encore de nom. Toute l'attention se porte
alors sur l'introduction du signe nouveau, signe arbitraire,
sauf les convenances de la langue et de l'étymologie. Le but
des définitions d'idées est au contraire de mieux faire con-
naître la nature d'une chose à ceux qui sont déjà censés
savoir à quelle chose le mot s'applique (222). Elles doivent,
comme l'a dit Port-Royal, êire confirmées par raison ; ce qui
ne veut pas dire qu'on doit en prouver la justesse par une
démonstration logique : car au contraire, dans la plupart des
cas, le sentiment delà justesse de la définition, ou de la vraie
perception des caractères essentiels et fondamentaux de
l'idée, résultera d'un ensemble de rapprochements et d'induc-
tions qui convainquent la raison, mais qui ne pourraient se
prêter à l'agencement d'une démonstration rigoureuse.
229. — Il y a des mots qui n'ont été imaginés que pour
tenir lieu de périphrase, et pour la commodité du discours.
Rien de plus simple que le rôle de la définition à l'égard des
termes de cette catégorie, parmi lesquels Pascal a pris ses
exemples de définition de mois. Ainsi, comme l'étude des pro-
priétés des nombres fournit sans cesse l'occasion de distinguer
les nombres divisibles par 2 de ceux qui ne le sont pas, on a
appelé, pour abréger, les uns pairs, les autres impairs, et il
est toujours loisible de remplacer le mot par la périphrase
qui en explique le sens, ou de substituer mentalement la défi-
nition au mot défini. De même, on a trouvé commode d'appe-
ler d'un seul mot, hijpolénuse, le côté opposé à l'angle droit
dans un triangle rectangle ; et partout l'on pourrait, sans
» I" partie, chap. 12, 13, 14, et II'" partie, chap. 16.
DES DÉFINITIONS. 349
altérer en rien le fond des idées, quoiqu'avec plus d'embarras
dans l'expression de la pensée, substituer la périphrase au
mot qui en est l'abréviation conventionnelle. Les algébristes
ont recours à un artifice parfaitement équivalent, lorsque, pour
la facilité des calculs, ils remplacent par une seule lettre une
expression complexe, sauf à rétablir à la fin du calcul, dans
toutes les places occupées par la lettre auxiliaire, l'expres-
sion complexe à laquelle elle était substituée.
Mais, sans sortir de la géométrie qui fournit toujours en
cette matière les exemples les plus simples et les plus nets,
on peut citer des termes techniques dont le rôle est tout
différent, et dont la définition ne doit pas être envisagée de la
même manière. Ainsi, lorsqu'on étudie les propriétés de la
courbe ovale qui résulte de l'intersection d'un cône par un
plan, et qu'on nomme ellipse, on trouve qu'il y a dans l'inté-
rieur de cette courbe deux points tellement situés que la
somme des distances de chaque point de la courbe à ces deux
points fixes fait une longueur constante, qui est celle du grand
axe de la courbe. On nomme ces deux points les foyers de
l'ellipse ; mais l'utilité de ce terme technique ne se borne pas,
comme dans les exemples précédents, à dispenser de l'emploi
d'une périphrase : car les foyers de l'ellipse sont caractérisés,
non seulement par la propriété qui vient de servir à les définir,
mais par une foule d'autres qui peuvent en fournir au besoin
autant de définitions différentes. En imprimant un nom à ces
points remarquables, on en signale l'existence et on appelle
sur eux l'attention, tout en faisant disparaître ce qu'il y
avait d'arbitraire ou de fortuit dans le choix de la propriété
caractéristique par laquelle on les avait originairement
définis. Si je dis que la Terre se meut dans une elHpse
dont le Soleil occupe un des foyers, j'énonce en termes
convenables une vérité dont l'énoncé ne doit pas conserver
de trace des idées particulières qui ont pu engager l'auteur
d'un traité de géométrie à prendre telle ou telle propriété
pour définition ou pour point de départ dans l'exposé de la
théorie des foyers.
Ce que nous disons à propos des foyers de l'ellipse, on le
dirait à propos de l'ellipse même : car cette courbe peut être
engendrée d'une infinité de manières, et jouit d'une infinité
de propriétés différentes qui pourraient, sans que la logique
350 CHAPITRE XV.
en fût blessée, servir à la définir et à la caractériser ^. Donner
un nom à un objet idéal, tel que la courbe dont il s'agit, en
même temps qu'on énonce une de ses propriétés caractéris-
tiques, c'est indiquer que l'objet doit être conçu en lui-même,
indépendamment des circonstances qui ont amené à faire
choix de cette propriété pour le caractériser ; ou du moins,
c'est mettre l'esprit sur la voie d'une semblable conception.
De telles définitions, qui signalent un objet et nous le font
saisir, méritent bien d'être qualifiées de définitions d'idées
ou de choses, par opposition aux définitions dont il était
question tout à l'heure, qui n'ont qu'une valeur verbale ou
logique : quoique Pascal et Port-Royal aient paru confondre
les unes et les autres dans la classe des définitions de mots,
en tant qu'elles ont pour objet d'imposer un nom arbitraire à
la chose définie.
230. — Inversement, il y a des définitions très connues,
très acceptées, qu'on pourrait prendre à la première vue pour
des définitions d'idées, et qui ne sont en réalité que des défi-
nitions de mots. Quand on a lu dans un dictionnaire, ou en
tête d'un traité de mathématiques, que l'arithmétique est
la science des propriétés des nombres, que la géométrie est
la science des propriétés de l'étendue, on n'a pas acquis de
l'objet de l'arithmétique ou de la géométrie une idée plus
nette ou plus étendue que celle que l'on possédait avant de
connaître la définition ; mais l'idée, telle quelle, qu'on pou-
vait avoir déjà des propriétés des nombres et des figures,
fait qu'après la définition, les termes d'arilhmélique et de
géomélrie cessent d'être des mots vides de sens, pareils aux
articulations d'une langue inconnue ; comme ils le seraient
pour un enfant, et comme le sont, même pour des personnes
instruites, des termes techniques d'un emploi moins fré-
quent. Or, l'acquisition de termes nouveaux, lors même
qu'elle n'est pas immédiatement accompagnée d'une acqui-
sition de connaissances nouvelles, ou d'un éclaircissement des
* « Idcas rcrum quas intcllcctus ex aliis format, mulLis inoilis mens
dctcrminare potest : ut ad determinanduin ex. Qr. planum ellipseos,
fingit stylum chorda; adluerenlcm circa duo centra moveri, vel concipit
inlinita puncta eamdem scmper et certam rationem ad datam aliquam
rectam lineam habcntia, vel conum piano aliquo scctum, ita ut angulus
inclinatlonis major sit angulo vcrticis coni, vel aliis inlinitis modis. »
Spinoza, De intellect, emend., tract. XV, § 7.
DES DÉFINITIONS. 351
connaissances acquises, facilite le commerce des idées : en
sorte que les définitions sommaires de cette nature, quand
elles sont possibles, sans avoir une grande utilité, ne doivent
pas être regardées comme tout à fait inutiles, et qu'il est bon
de distinguer les termes qui comportent une telle définition
sommaire, et au fond purement verbale, d'avec ceux qui n'en
comportent pas.
Par exemple, s'il est très facile, comme on vient de le voir,
de donner une définition de l'arithmétique et de la géométrie,
bonne à mettre dans un dictionnaire ou à placer en tête d'un
ouvrage didactique, il est en revanche très difficile de définir
l'algèbre. Les définitions très variées qu'on en a données sont
obscures, inintelligibles pour ceux à qui l'algèbre n'est pas
déjà familière, et elles offrent les plus grandes disparates,
selon les vues systématiques de ceux qui les ont adoptées ^.
C'est qu'alors la définition joue essentiellement le rôle de
définition d'idée, et qu'il est en effet très difficile de saisir
par la pensée, et impossible d'exprimer dans une phrase con-
cise, ce qui fait le caractère éminent et distinctif de l'algèbre,
dans ses développements successifs et dans ses applications
si diverses.
231. — Il y a des définitions qui, n'étant primitivement
que des définitions de mots, ont la vertu de conduire à des
définitions d'idées, et par là rendent un service tout autre-
ment important que celui qui consisterait dans la suppres-
sion d'une périphrase. Ainsi, après qu'on a donné, par une
définition purement verbale, le nom technique de multipli-
cation à l'opération d'arithmétique qui consiste à répéter un
nombre autant de fois qu'il y a d'unités dans un autre nombre
appelé multiplicaleur, on ne tarde pas à s'apercevoir que,
dans l'emploi qu'on fait des nombres pour mesurer les gran-
deurs continues, le multiplicateur peut bien n'être pas un
nombre entier, qu'il n'est même un nombre entier que par
accident, en vertu du choix arbitraire que l'on a fait de telle
grandeur déterminée pour servir d'unité dans la mesure des
grandeurs de même espèce, et que par conséquent il faut cher-
cher une autre définition de la multiplication qui convienne
aa cas du multiplicateur fractionnaire comme au cas du mul-
* De la Correspondance entre l'algèbre et la géométrie, chap. 4.
352 CHAPITRE XV.
tiplicateur entier. Cette généralisation n'est pas convention-
nelle ou arbitraire : elle est au contraire nécessitée par l'obli-
gation de faire disparaître ce qu'il y avait primitivement de
trop particulier et de trop restreint dans notre manière de
subordonner au choix arbitraire de l'unité la notion d'une
liaison entre des grandeurs, laquelle ne saurait dépendre de
ce choix arbitraire et conventionnel. Mais l'imposition du nom,
dans les circonstances particulières où nous nous plaçons
d'abord en vertu de l'ordre naturel des opérations de l'esprit,
est ce qui amène la perception de l'idée avec la généralité qui
lui appartient intrinsèquement, et par suite la généralisation
de la définition primordiale.
S'il y a un choix à faire entre diverses définitions de la
même idée, afin de donner à l'idée la juste extension qu'elle
doit avoir, et afin de la saisir dans ce qu'elle a de vraiment
essentiel et dominant, on conçoit que les disputes à cet égard
ne sont pas, comme on l'a souvent dit par méprise, des dis-
putes de mots ; que par conséquent on est fondé à appeler
ces sortes de définitions, des définitions d'idées ou de choses,
par opposition aux définitions de mots.
232. — Lorsque la définition d'idée a pour but de dépouil-
ler de ses acceptions vagues et indécises un mot pris dans la
langue commune, de manière à fixer avec précision l'idée à
laquelle ce mot doit s'appliquer dans le langage de la philo-
sophie et des sciences, en assignant à cette idée ses caractères
fondamentaux et essentiels, on n'en saurait méconnaître
l'utilité immédiate pour l'éclaircissement des notions acquises
et pour la bonne direction des travaux ultérieurs de l'esprit.
Tout le monde emploie à chaque instant le mot de hasard,
à propos d'événements qui ont quelque chose d'irrégulier,
de fatal, d'extraordinaire ou d'imprévu ; et la conversation
familière, le dialogue du drame, les récits mêmes de l'histoire,
telle qu'on la conçoit d'ordinaire, revêtant des formes ani-
mées et pittoresques, peuvent s'accommoder de tout ce qu'il
y a d'obscur et de vague dans toutes ces idées accessoires,
groupées de manière à donner prise à l'imagination poétique
plutôt qu'à l'austère raison ; mais comment fonder sur la
notion du hasard une théorie scientifique, si la notion n'a pas
été fixée dans ce qu'elle a de fondamental ? Et comment les
applications de la théorie ne dilïéreraient-ellcs pas suivant
DES DÉFINITIONS. 353
qu'on part de cette définition de Hume : « le hasard est l'igno-
rance où nous sommes des véritables causes », ou suivant
qu'on regarde avec nous (30 et suiv.) « l'idée du concours de
plusieurs séries de causes indépendantes pour la production
d'un événement » comme ce qu'il y a de caractéristique et
d'essentiel dans la notion du hasard ?
L'idée du hasard, telle que nous la concevons et que nous
entreprenons de la définir, n'est point un produit artificiel
de la faculté d'abstraire ; elle est l'expression d'un fait dont
les conséquences, prévues par la théorie, sont à chaque
instant constatées par l'observation des phénomènes. Mais des
définitions d'idées peuvent aussi avoir pour but de fixer des
abstractions artificielles ; et le mérite de ces définitions con-
sistera à conduire l'abstraction de telle sorte qu'on arrive
par la voie la plus directe ou la plus commode à une connais-
sance exacte ou approchée des choses que l'on veut étudier,
et qu'on ne peut étudier tout d'abord dans leur état naturel
de complication. A ce point de vue, la théorie des définitions
d'idées se confond avec la théorie des idées abstraites, dont
nous avons donné l'esquisse au chapitre XI.
233. — De ce qui a été dit au n^ 229, sur la variété des
définitions que comporte un même objet idéal, tel qu'une
courbe géométrique, il ne faudrait pas conclure que toutes
les propriétés caractéristiques d'un objet conviennent égale-
ment pour le définir. Dans l'enchaînement rationnel des di-
verses vérités, enchaînement qui ne forme pas une série linéaire
partout également serrée, comme celle des causes et des
effets (25), il en est qui se tiennent sans se dominer, sans qu'il
y ait de motifs déterminants pour faire jouer à l'une le rôle
d'antécédent, à l'autre le rôle de conséquent ; mais il en est
aussi entre lesquelles on aperçoit une subordination évidente,
et à l'égard desquelles un tel intervertissement de rôles,
compatible avec la rigueur de la démonstration logique, ne
s'accorderait pas avec l'idée que nous nous formons des choses
et de leurs rapports naturels.
On définira très bien la courbe connue des géomètres sous
le nom de parabole, en disant qu'elle est donnée par l'inter-
section d'un cône et d'un plan mené parallèlement à l'une des
génératrices du cône. Mais, dans la multitude de définitions
qu'on peut donner de la parabole, il y en a qui paraîtront
23
354 CHAPITRE XV.
aussi convenables que la précédente, ou même plus conve-
nables, selon l'ordre d'abstractions dans lequel on se pla-
cera : tandis qu'il y en a d'autres qu'on rejetterait sans hési-
tation, comme exprimant des propriétés dérivées, secondaires,
d'un énoncé compliqué, ou bien encore comme étant sujettes à
des limitations, à des restrictions incompatibles avec l'idée
que nous nous faisons d'un caractère fondamental et pri-
mitif.
234. — On regarde comme une perfection de l'ordre logique
de ne faire entrer dans la définition que les caractères rigou-
reusement nécessaires pour caractériser l'objet ; mais cette
perfection, qui ne porte que sur la forme, et qui tient à une
vue systématique de l'esprit, peut avoir des inconvénients
réels, si elle subordonne arbitrairement l'un à l'autre des
caractères qui se présentent ensemble et sur la même ligne,
dans la notion que naturellement nous avons de l'objet.
Par exemple, tous les hommes, sans avoir étudié la géométrie,
ont naturellement l'idée de la similitude de deux figures,
planes ou en relief, et reconnaissent au premier coup d'œil
que l'une est la copie de l'autre, en grand ou en petit. Cette
notion en comprend deux autres, à savoir : 1° que toutes les
lignes de la figure sont réduites dans la même proportion quand
on passe du grand au petit ; 2° que toutes ces lignes sont éga-
lement situées et inclinées les unes par rapport aux autres,
dans le grand modèle comme dans le petit. Ainsi l'on peut
dire que deux polygones sont semblables lorsqu'ils ont tous
leurs angles égaux et tous leurs côtés correspondants propor-
tionnels ; on peut dire que deux polyèdres sont semblables
lorsque les faces qui se correspondent dans les deux polyèdres
sont des polygones semblables assemblés de la même manière,
et dont les plans ont entre eux les mêmes inclinaisons. Or,
quoique toutes ces conditions entrent simultanément dans
l'idée que nous avons naturellement de la similitude ou de la
ressemblance des figures avant toute étude scientifique, les
géomètres ont remarqué qu'il suffit d'un certain nombre de
ces conditions pour entraîner les autres, et ils se sont attachés
à trouver des définitions qui ne renfermassent que le nombre
de conditions strictement nécessaire, ce à quoi l'on peut par-
venir de diverses manières, Mais, par cette disposition arti-
ficielle des prémisses et des conséquences, on dissocie ce qui
DES DÉFINITIONS. 355
est naturellement uni dans l'idée ^, et l'on rejette parmi les
notions dérivées et secondaires une idée véritablement pri-
mitive, non sans préjudice, même pour la rigueur logique,
en vue de laquelle la disposition artificielle était établie.
235. — Pourreveniràlaremarquefaiteaucommencementdu
présent chapitre, on voit, parles explications dans lesquelles nous
venons d'entrer, combien il importerait, afin de se rendre
compte des fonctions du langage, et avant toute tentative
de caractéristique universelle, d'avoir le catalogue raisonné
des racines logiques, c'est-à-dire des mots indéfinissables qui
servent à définir les autres termes, et pour l'intelligence des-
quels « la nature, comme l'a dit Pascal, soutient à défaut du
discours » ; soit qu'il s'agisse de notions sensibles, ou d'idées
qui ne tombent que sous la vue de l'esprit. Dans l'exécution
d'un pareil travail, il faudrait tenir compte des rôles divers de
la définition, distinguer les définitions de mots des définitions
de choses ; celles qui assignent l'essence, et par suite déter-
minent implicitement toutes les propriétés de la chose nom-
mée ; celles qui ne font que la désigner par un caractère dis-
tinctif, sans dispenser* de recourir à l'intuition de la chose
pour la connaissance de ses autres propriétés fondamentales
' II ne faut que de médiocres connaissances en géométrie élémen-
taire, et un peu de réflexion, pour se convaincre que l'imperfection de
la théorie des parallèles (pour employer le mot consacré) tient au refus
d'admettre comme notion naturelle et primitive, la notion de la simili-
tude, ou l'idée qu'une figure étant donnée, on peut toujours en imaginer
une autre qui ne diffère de la figure primitive que parce qu'on a changé
l'échelle de construction, ou parce que toutes les lignes de la figure ont
crû ou décru proportionnellement. De cette notion primitive (dont il
serait chimérique de chercher une démonstration prétendue analytique,
comme celle qu'a voulu donner Legendre dans une note jointe à ses
Éléments de géométrie) résulte immédiatement que les triangles équiangles
ont leurs côtés correspondants proportionnels, ou réciproquement ; et
cette proposition une fois admise, il n'est plus besoin, dans la théorie
des parallèles, du fameux postulatum d'EucUde, ni d'aucun autre qui en
tienne lieu. Inversement, la nécessité de ce postulatum, ou d'un équi-
valent, nécessité prouvée par l'inutilité des efforts qu'on a faits pour
s'en affranchir depuis que la géométrie forme un corps de science, montre
bien que nos systèmes artificiels ne peuvent prévaloir contre la nature
des choses, et que, si l'on mutile une idée naturelle et primitive, en vue
d'une prétendue perfection logique, on ne pourra jamais rattacher par de
simples liens logiques la partie retranchée à la partie conservée ; il faudra
toujours revenir à l'intuition immédiate, et admettre comme prémisse, à
une place ou â une autre, sous une forme ou sous une autre, un équivalent
logique de la partie mal à propos retranchée.
356 CHAPITRE XV.
ou dérivées, et enfin celles qui ne tendent qu'à substituer
identiquement un signe simple à une expression complexe.
Il faudrait avoir égard aux conditions qui tiennent aux cir-
constances de la formation de chaque idiome en particulier,
à celles qui résultent des lois générales de la formation du lan-
gage et du développement naturel des facultés de l'homme,
enfin à celles qui sont données par la constitution intrinsèque
des choses. On pourrait se proposer pour but, ou une perfection
purement artificielle et logique, consistant à réduire au mini-
mum le nombre des racines ou le degré de complexité des
définitions pour les mots définis au moyen des radicaux :
comme aussi l'on pourrait mettre de côté ce but de per-
fection dans la forme, afin de s'attacher seulement à repré-
senter aussi fidèlement que possible les choses et leurs rap-
ports, dans le degré de simplicité ou de complexité que la
nature y a mis. Mais cela même montre assez que l'achève-
ment d'une telle entreprise serait en quelque sorte le résumé
de toute science et de toute philosophie, et il ne faut pas
s'étonner si l'ébauche n'en a pas même été tentée.
CHAPITRE XVI
De l'ordre linéaire du discours. — De la construction
logique et du syllogisme.
236. — Nous allons passer à des considérations d'un autre
genre, tout aussi importantes, si l'on tient à se rendre compte
de l'influence qu'exerce, sur le développement et l'allure
de la pensée, la forme de l'instrument qu'elle manie et par
lequel elle exerce son action. Ces nouvelles considérations por-
teront sur la nécessité où nous met l'emploi du discours d'expo-
ser nos idées dans un ordre linéaire : et pour que le sens de cette
expression soit mieux saisi de tous les lecteurs, il faut revenir
sur quelques notions fondamentales dont il a déjà été question,
mais accessoirement.
L'une des idées les plus générales, et peut-être la plus
générale de toutes celles auxquelles l'esprit humain s'élève,
celle dont Bossuet a pu dire (17, noie) qu'elle est le propre
objet de la raison, c'est l'idée abstraite d'ordre. Cette idée
se spécialise et reçoit des formes particulières plus déterminées,
en s'appliquant au temps, à l'espace, ou en s'associant à
d'autres idées plus abstraites et plus éloignées des impres-
sions sensibles, comme celles dont il s'agit en algèbre.
Lorsque l'on considère une série d'événements successifs,
on peut tenir compte des intervalles de temps qui les séparent,
mais on peut aussi en faire abstraction pour ne considérer
que l'ordre suivant lequel ils se succèdent, et qui fait que
l'événement A a la priorité sur l'événement B, celui-ci sur
l'événement C ; d'où résulte a fortiori la priorité de A sur C ;
et ainsi de suite.
De même, si l'on considère une série de points rangés en
358 CHAPITRE XVI.
ligne droite, ou même disposés le long d'une ligne courbe,
mais qui ne rentre pas sur elle-même, on peut tenir compte
de leurs distances : comme aussi l'on peut en faire abstraction
pour ne considérer que l'ordre suivant lequel ces points se
succèdent, et qui fait que le point a étant en arrière de 6,
celui-ci en arrière de c, le point a est a forliori en arrière de c,
et ainsi des autres.
Or, il suffit de ce rapprochement pour faire ressortir et
pour donner lieu d'abstraire ce qu'il y a de commun entre la
série des événements A, B, C,.... et la série des points a,
b, c Cette disposition commune se nomme la disposition
en série linéaire, ou plus simplement Vordre linéaire, parce
que l'on choisit de préférence pour l'expression d'une idée,
la particularisation de cette idée dans une espèce qui fait
image : ici l'on prend pour image une série de points alignés.
Si les points a, b, c h sont situés, non plus sur une ligne
droite ou sur toute autre ligne susceptible d'être indéfiniment
prolongée, mais sur un cercle ou sur une autre courbe rentrante,
on aura le type d'un ordre particulier que l'on peut appeler
Vordre circulaire ou reniranl. Il suffit de rappeler ces expres-
sions proverbiales : que les extrêmes se touchent, que Von
tourne dans un cercle, et autres semblables, pour faire sentir
que l'image géométrique, dans ce cas comme dans le précé-
dent, a seulement le privilège de donner une forme sensible à
une idée abstraite et générale, susceptible de se réaliser sous
d'autres formes qui n'ont d'ailleurs rien de commun avec la
représentation des choses dans l'espace.
Transporté dans le temps, l'ordre circulaire s'appelle
Vordre périodique, et devient l'une des formes les plus remar-
quables et les plus fréquentes de la succession des phénomènes
naturels.
237. — L'idée de temps est tellement simple de sa nature,
et si peu propre à engendrer des combinaisons variées, que
l'idée d'ordre ne peut non plus se réaliser dans le temps sous
des formes très diverses ; mais, par la raison contraire, il y a
une multitude d'ordres différents, représentés dans la variété
sans nombre des conceptions géométriques (141). De là les
arbres généalogiques et encyclopédiques, les tablettes chrono-
logiques, les atlas historiques et les tableaux synoptiques de
toute espèce.
DE L'ORDRE LOGIQUE. 359
Quand il s'agit d'une classification artificielle, ou d'un ordre
à établir artificiellement entre des objets donnés, pour en
faciliter la recherche ou l'étude, on se contente souvent d'une
disposition en série linéaire, d'après certains caractères ou
signes de rappel, comme le montre l'emploi si fréquent de
l'ordre alphabétique. Chaque terme de la série pourrait être
désigné par un numéro d'ordre, de façon qu'en assignant le
numéro on assignât implicitement l'objet correspondant : et
une série ainsi construite est ce que les géomètres nomment,
dans leur langage technique, une série à simple entrée. Mais,
si les objets sont en trop grand nombre, ou si, pour toute
autre cause, l'ordre linéaire ne peut pas être commodément
employé, on pourra disposer les objets par cases sur une sur-
face plane. En supposant, pour fixer les idées, que le plan des
cases soit vertical, chaque case se trouvera déterminée par
le numéro d'ordre de la tranche horizontale et par celui de
la colonne verticale à laquelle elle appartient. Ceci permet
évidemment de tenir compte, dans une classification, de deux
caractères distincts : de classer, par exemple, des livres d'après
la matière dont ils traitent, et d'après la langue dans laquelle
ils sont écrits. Une série d'objets ainsi classés ou disposés sui-
vant deux séries d'indices ou de nurnéros de rappel, s'appelle
une série à double entrée. Une série à triple entrée est celle où
chaque objet se trouve déterminé par le système de trois
indices ou numéros d'ordre ; comme on peut s'en faire une
idée géométrique en imaginant des tiroirs à cases assis horizon-
talement et superposés les uns aux autres : de manière que,
pour indiquer une case ou un objet déterminé, il fallût assi-
gner le numéro d'ordre du tiroir dans la série verticale, outre
les deux numéros d'ordre qui fixent la position de la case
dans le plan horizontal du casier. Enfin, rien ne s'oppose à ce
que l'on conçoive de même des séries à entrée quadruple,
quintuple, etc. : seulement, les rapports d'ordre ou de situa-
tion idéale qu'une telle conception suppose ne sauraient être
figurés par une construction géométrique analogue aux précé-
dentes, attendu qu'on ne peut trouver plus de trois dimensions
à l'étendue.
238. — Pour comprendre cependant que des rapports
d'ordre, d'arrangement et de construction idéale, aussi com-
plexes ou même plus complexes, peuvent s'offrir à notre étude
360 CHAPITRE XVI.
et être saisis par la raison, il suffirait de se reporter à ce que
nous avons déjà dit des rapports entre les types spécifiques
et de l'existence objective de tels rapports, indépendamment
de toute méthode artificielle (160 et suiv.) ; mais il ne sera pas
hors de propos d'entrer à cet égard dans quelques explications
plus détaillées.
On sait ce que Bonnet et d'autres naturalistes philosophes
du dernier siècle entendaient par la chaîne des êires, idée dont
le germe se trouve déjà dans Leibnitz, dans Aristote, et qui
fait même le fond de cette doctrine des émanations, à laquelle
se sont rattachés, à toutes les époques, tant de systèmes
théologiques ou théurgiques nés dans l'Orient et dans la
Grèce ^. Pour nous restreindre, dans l'application de cette
idée, à ce qui concerne les types spécifiques des êtres organisés,
Bonnet et les naturalistes dont nous parlons admettaient que
chaque type spécifique est compris entre deux autres types,
l'un plus simple, l'autre plus composé : le plan de la nature
ayant consisté à s'élever graduellement de l'être le plus
simple, tel que l'animalcule infusoire, jusqu'à l'être le plus
parfait dans la complication de son organisme, c'est-à-dire
à l'homme ; de même qu'en suivant une chaîne on passe gra-
duellement d'un chaînon à l'autre. Si parfois la chaîne semble
brusquement interrompue, c'est que les chaînons intermé-
diaires correspondent à des types détruits pour des causes
particulières ou générales, telles que les antiques révolutions
de notre globe; ou bien c'est qu'il nous reste des découvertes
à faire, qui viendront un jour combler les lacunes.
Il n'a pas été difficile de montrer tout ce qu'il y avait
d'arbitraire et d'inexact dans cette hypothèse d'une chaîne
continue ; et même il est évident avant toute discussion qu'il
ne peut pas être question de continuité dans le propre sens
du mot, puisqu'il faudrait que les espèces fussent en nombre
• « Secundum ha>c crgo, cuin ex suninio Dco mens, ex mente anima
sit ; anima vcro et condat, et vita compleat omnia quse sequuntur,
cunctaque liic unus fulgor illuminet, et in universis appareat, ut in
multis speculis per ordinem positis vultus unus ; cumque omnia con-
tinuis successionibus se sequantur, degenerantia per ordinem ad imum
mcandi : invenietur pressius intuenti e summo Deo usque ad ultimum
rerum fœcem, una mutuis se vinculis rcligans et nusquam intcrrupta
connexio. Et haec est Homeri catena aurea, quam pcndcre de cœlo in
teiras Deum jussissc commémorât. » Macrob. in Somn. Scip. I, 14.
DE L'ORDRE LOGIQUE. 361
infini, et ne se distinguassent les unes des autres par aucun
caractère tranché, ce qui est en contradiction avec la notion
même de l'espèce organique. D'ailleurs on conçoit bien que
si l'on fait varier à la fois les dimensions et les formes d'une
multitude d'appareils qui doivent entrer dans l'organisation
d'un être vivant, il pourra y avoir des séries entières de
combinaisons incompatibles avec l'entretien de la vie dans
l'individu, ou sujettes à de telles chances de destruction
pour l'individu, que l'espèce n'aurait pas de chances de
perpétuité, et disparaîtrait nécessairement ou très proba-
blement d'un état final et stable {chap. V). On se rend
compte ainsi parfaitement, a priori, des lacunes d'une série
de types spécifiques ; et l'on comprend qu'il puisse y avoir
saut brusque d'un type à l'autre, non seulement parce que
les types intermédiaires ont disparu, mais parce qu'ils ne
sont pas possibles : à peu près comme, lorsqu'on fait tourner
en divers sens sur un plan un corps susceptible de diverses
positions d'équilibre stable, il y a passage brusque d'une de
ces positions à l'autre. Si pourtant on ne rencontrait dans la
série des types spécifiques que des interruptions tenant à des
causes de cette nature, on pourrait encore dire qu'elle est
continue en ce sens que la nature aurait réalisé tous les inter-
médiaires possibles, ou soumis à toutes les modifications pos-
sibles un même type fondamental ; et c'est probablement
ainsi que l'entendaient les partisans de l'idée philosophique
que Bonnet a préconisée ; mais en ce sens encore elle est con-
tredite par l'observation qui témoigne d'une si grande iné-
galité d'intervalles, et parfois de tels hiatus, qu'il faut
absolument renoncer à l'hypothèse d'une gradation régulière,
rappelant ou simulant la continuité. Les ruptures de la
chaîne semblent dépendre au contraire de causes capricieuses
et irrégulières, comme celles qui ont découpé les continents et
les mers, et qui manifestent, jusque dans un ordre régulier et
permanent, les circonstances fortuites de la formation origi-
nelle.
239. — L'idée de la continuité dans les transitions étant ainsi
écartée, il reste toujours l'idée de la disposition dans une série
linéaire : c'est à cette idée que les classificateurs modernes
ont dû s'attacher, non seulement parce qu'elle met assez bien
en relief les traits les plus généraux du plan de la nature, mais
362 CHAPITRE XVI.
encore parce qu'elle s'accommode mieux qu'aucune autre aux
besoins de l'exposition didactique.
En considérant notamment ce qui a été fait pour le règne
végétal, moins compliqué que l'autre, nous voyons que les
travaux des Jussieu et des botanistes sortis de leur école
ont consisté à former, d'après une certaine appréciation de
l'ensemble des caractères organiques (appréciation qui ne
peut d'ailleurs être soumise à des règles fixes), des groupes
qui prennent le nom de genres, de familles, de classes ; puis
à les coordonner dans un catalogue général ou dans une série
linéaire, dont on peut supposer les anneaux diversement
espacés, sans que l'ordre proprement dit en soit troublé ;
mais qui devrait cependant, pour satisfaire aux pures condi-
tions d'ordre, être telle que chaque terme eût des affinités
plus nombreuses ou plus importantes avec les deux termes
entre lesquels il est compris, qu'avec ceux qui les précèdent
ou qui les suivent : et même eût plus d'affinités avec un terme
quelconque qu'avec tout autre terme plus avancé ou plus
reculé dans la série : soit qu'on fît dépendre le degré d'affinité
du nombre ou de l'importance des caractères.
Afin de satisfaire le mieux possible aux conditions (formulées
ou non) de ce schème abstrait, les botanistes modernes ont
fait bien des tâtonnements, ont modifié à bien des reprises
les classifications de leurs devanciers ; mais tous recon-
naissent qu'il est impossible d'y satisfaire avec quelque
rigueur. Linné le sentait déjà, lorsqu'il proposait de com-
parer le règne végétal, non plus à une chaîne ou à une série
linéaire, mais à une carte géographique sur laquelle les
familles botaniques figureraient comme autant de grands
États, les genres comme des provinces, les espèces enfin
comme autant de centres d'habitation : et, à en croire de
Gandolle, il ne faudrait pas désespérer de pouvoir un jour
réaliser d'une manière utile cette idée d'un grand maître.
240. — Réduite à son expression la plus pure, et dégagée
de toute image métaphorique, la pensée de Linné consiste
à remplacer une série linéaire, ou à simple entrée, par une
série h double entrée. Si l'on maintient la métaphore, et que
l'on continue de figurer chaque terme par un anneau, c'est
comme si les centres des anneaux, au lieu d'être assujettis à
garder un certain alignement, pouvaient, de même que les
DE L'ORDRE LOGIQUE. 363
mailles d'un réseau, être distribués sur une surface. Il est clair
qu'à la faveur de cette nouvelle disposition, on multiplierait
les points de contact et les sens de rapprochement, de manière
à faciliter, par une image sensible, une conception plus vraie
de l'ordre des affinités entre les différents termes.
Cependant il faut bien reconnaître que la carte géographique
de Linné, ou tout autre dessin conventionnel analogue, ne
figurerait encore que très imparfaitement les rapports si
variés que l'on découvre entre les végétaux quand on tient
compte de la structure et des fonctions de leurs nombreux
organes, de leur habitation, de leur distribution géographique,
des propriétés des substances qu'on en extrait, et de toutes
les faces de leur histoire. En d'autres termes, l'ordre naturel
des affinités entre les végétaux n'a pas d'analogue géométrique
parmi toutes les sortes d'ordre qui peuvent se réaliser sur une
étendue à deux dimensions, bien qu'elles soient infiniment
plus variées que celles qui peuvent se réaliser dans un enchaî-
nement linéaire.
241. — Si l'on voulait soumettre la conception de Linné
à une extension analogique, il faudrait, après avoir substitué
à l'image vulgaire de la chaîne celle d'un plan ou d'une carte,
substituer à celle-ci l'image d'un modèle en relief, de matière
diaphane, afin que l'œil pût en étudier les compartiments in-
ternes. Ce serait faire concourir les trois dimensions de l'étendue
à la représentation des rapports d'ordre dont nous cherchons
une image sensible : cela reviendrait, pour l'abstraction pure,
à remplacer par une série à triple entrée la série à double
entrée, qui déjà aurait pris la place d'une série linéaire.
Mais, pour exprimer sensiblement, pour peindre ou modeler
avec vérité le mode de coordination, le sysième des divers
types de l'organisation végétale, il faudrait que l'étendue
comportât, non pas deux ou trois, mais une infinité de dimen-
sions. Au contraire, s'il ne s'agissait que d'objets entre les-
quels il n'y eût de rapprochements possibles que par un
nombre de faces limité, on pourrait dans certains cas expri-
mer complètement le système de leurs rapports par des séries
à double ou à triple entrée, tandis qu'on ne l'exprimerait pas
convenablement par une série linéaire ^.
1 Lorsque, au lieu d'embrasser tout un règne de la nature, on détache
364 CHAPITRE XVI.
242. — Maintenant que le sens de nos expressions doit être
saisi, nous reviendrons à notre point de départ en disant que
des fragments de ce vaste ensemble, de manière à n'avoir à distribuer
systématiquement que des êtres fort étroitement unis par tous les traits
fondamentaux de leur organisation, l'idée des séries à entrée double
ou multiple se confond avec l'idée des séries parallèles ou collatérales,
dont mon ancien collègue et savant ami, M. Isidore Geoffroy Saint-
Hilaire, a donné depuis longtemps d'ingénieuses applications, en se
fondant sur des considérations qui sont pour le fond, et en partie pour
la forme, les mêmes que nous venons de résumer dans ces trois derniers
numéros. Par exemple, la famille des singes a été partagée par tous
les naturalistes, depuis Bufïon, en deux grandes sections : l'une compre-
nant les singes de l'ancien continent, dont l'appareil dentaire est établi
sur le même type que celui de l'homme, et parmi lesquels se trouvent
les espèces privées de queue, qui se rapprochent le plus de l'homme
par tous leurs caractères physiques ainsi que par le développement de
leur inteUigence ; l'autre comprenant les singes américains, qui ont
36 dents au lieu de 32, et la queue généralement développée au point de
devenir un organe de préhension. Chacune de ces sections constitue
une série partielle, où les espèces viennent, sans difficulté et sans transi-
tions trop brusques, se ranger dans un ordre linéaire, depuis les espèces
qui, par la structure de leur cerveau, par leur angle facial, et par l'en-
semble de leur organisation, sont les plus voisines de l'homme, jusqu'à
celles qui se rapprochent au contraire le plus, par tous ces caractères, du
type des animaux carnassiers, inférieurement placés dans la grande
classe des mammifères. Il y a entre les espèces de chaque section une
parenté qui tient à l'association géographique et à des faits primordiaux
dont la raison nous échappe : parenté telle qu'on ne pourrait, sans tout
embrouiller, séparer ces espèces en y intercalant des espèces prises dans
l'autre section ; et en même temps les lois d'un ordre supérieur, en vertu
desquelles se nuancent les traits les plus généraux de l'organisation
animale, malgré la diversité des accidents originaires, font que le passage
du type humain au type bestial s'accomplit, dans l'une et dans l'autre
série des singes, par des moments ou des degrés à peu près correspondants;
quoique la nature ne s'asujcttisse pas à une correspondance exacte,
échelon par échelon, et quoique les termes puissent être, dans chacune
des séries, inégalement nombreux et espacés. Pour exprimer ces diverses
circonstances, M. Geoffroy dit que les singes de l'ancien monde et les
singes américains forment deux séries parallèles ou collatérales, et que
la nature se répète d'une série à l'autre. Un autre exemple bien frappant
de parallélisme ou de répétition dans la classe des animaux mammifères,
ressort de la série des rongeurs et de celle des insectivores. Tandis que le
système dentaire, le genre de nourriture, certains traits généraux d'orga-
nisation ne permettent pas de méconnaître la distinction essentielle des
deux types, ni la j^arenté de-j espèces comprises dans chaque série, ni par
conséquent d'enchevêtrer les séries ou de les fondre en une série unique,
on observe d'autre part une correspondance manifeste entre les groupes
qui se succèdent dans l'une et l'autre série ; et l'analogie des types est le
plus souvent marquée par l'analogie des termes, dans les langues vul-
gaires ou dans les nomenclatures scientifiques. C'est ainsi que, parmi les
insectivores, la musaraigne (sorex) figure comme l'amlogue de la souris
chez les rongeurs ; la taupe, comme l'analogue du rat-taupe ; le hérisson,
comme l'analogue du porc-épic ; le grimpeur appelé tupaïa, comme
DE L'ORDRE LOGIQUE. 365
l'une des imperfections radicales du discours parlé ou écrit,
c'est qu'il constitue une série essentiellement linéaire ; que
son mode de construction nous oblige à exprimer successive-
ment, par une série linéaire de signes, des rapports que l'esprit
perçoit ou qu'il devrait percevoir simultanément et dans un
autre ordre ; à disloquer dans l'expression ce qui se tient
dans la pensée ou dans l'objet de la pensée. La chose sera
évidente pour tout le monde s'il s'agit de décrire par la parole,
je ne dirai pas un tableau ou un paysage (car déjà nous avons
trouvé, dans la continuité des formes, des nuances et des
grandeurs, une autre cause qui rend impossible la traduction
exacte par des signes discontinus), mais un système composé
de parties discontinues, tel qu'une machine d'horlogerie.
De quelque point que nous partions pour décrire les pièces
de la machine et leur jeu réciproque, quelque ordre que nous
suivions, nous éprouverons la plus grande peine à faire
comprendre par le seul discours l'ensemble de la machine,
et nous n'en donnerons qu'une idée très imparfaite, La cause
en est manifestement dans la nécessité de décrire les pièces
une à une, et dans l'impossibilité où nous sommes de passer
de l'une d'entre elles aune autre qui est avec celle-ci en con-
nexion immédiate, sans abandonner toutes celles qui sont
aussi en connexion immédiate avec la première.
l'analogue de l'écureuil ; le sauteur appelé rhinomys, comme l'analogue
de la gerboise ; l'animal aquatique appelé desman, comme l'analogue
de l'ondatra et du castor. Non seulement l'analogie porte sur des ca-
ractères qui paraissent être en relation nécessaire avec le genre de vie et
d'habitudes, mais encore sur des caractères accessoires ou accidentels,
du genre de ceux qui tiendraient à une parenté originelle et à un dessin
primitif plutôt qu'à l'influence persévérante des habitudes acquises et
des milieux ambiants, tels que le caractère d'avoir la queue distique,
qu'on retrouve chez le tupaïa comme chez l'écureuil, et dont on ne voit
point la liaison avec les habitudes de l'animal grimpeur ; en sorte que
la reproduction de pareils caractères semble accuser clairement une ten-
dance de la nature à répéter pour des types distincts des modifications
concordantes. On a, dans la disposition en séries parallèles, une image
ou une expression fort convenable de tels rapports ; et c'est peut-être
là, malgré la conjecture émise par de CandoUe et citée dans le texte,
tout le parti qu'on pourra tirer de l'étendue à deux dimensions, ou des
tables à double entrée, pour la représentation des rapports naturels entre
les êtres organisés ; mais une telle représentation n'est évidemment
applicable qu'à des fragments détachés du système général, et non
au système même pris dans son ensemble.
Voyez une note insérée par M. Is. Geoffroy Saint-Hilaire, dans les
Principes d'organogénie de M. Serres, T. I, p. 205.
366 CHAPITRE XVI.
Or, cette simultanéité de connexions, ces rapports de
dépendance mutuelle ne se retrouvent pas seulement dans les
choses étendues, matérielles et sensibles, mais dans tout ce
qui fait l'objet des spéculations de l'entendement. Combien
de fois n'éprouvons-nous pas la difficulté de mettre, comme
on dit, en ordre les idées qui s'offrent simultanément à notre
esprit ! Et après bien des essais, nous trouvons souvent que
cet ordre qui nous a coûté tant de peines n'est point la repro-
duction fidèle de l'ordre dont nous croyons posséder le type
intérieurement, et que nous cherchons vainement à manifester
aux autres, ou à fixer pour nous-mêmes à l'aide des signes,
entravés que nous sommes par la nature des signes, par la loi
du langage, par la forme sensible de cet instrument de nos
pensées.
Sur quelque échelle que l'on opère, dans quelque mode
d'abstraction que l'on se tienne, la même influence se fait
sentir de la même manière. Nos traités, nos méthodes scienti-
fiques, nos histoires, nos codes sont autant d'essais dont le
but est de coordonner en séries linéaires, d'enchaîner (c'est
le mot propre) des faits, des idées, des phénomènes, des rap-
ports qui ne sauraient le plus souvent se prêter sans violence
à un pareil enchaînement. Il en résulte que telles matières se
trouvent disjointes, qui ont entre elles des liaisons intimes ;
que la description de tels rapports ne peut être assez com-
plète sans causer de la confusion ou déranger le plan général
de l'ouvrage. Chacun veut substituer un plan meilleur à
celui dont on reconnaît les imperfections ; chacun recherche
les artifices de diction les plus propres à déguiser les incohé-
rences, comme un compositeur de musique s'occupe de sau-
ver une dissonance obligée ; et l'on consume à chercher la
solution d'un problème insoluble des forces qui souvent pour-
raient être plus fructueusement employées.
243. — Dans certains cas cependant on a bien reconnu
les imperfections inhérentes à la forme du discours, à ce
défilement auquel il soumet les idées ; et l'on essaie de les
corriger en construisant des tableaux synoptiques, des arbres,
des atlas historiques : sortes de tables à double entrée, dans
le tracé desquelles on tire un parti plus ou moins heureux des
deux dimensions de l'étendue en surface, pour figurer des
rapports et des liens systématiques difficiles à démêler dans
DE L'ORDRE LOGIQUE. 367
l'enchaînement du discours. La difficulté de l'exécution maté-
rielle s'est opposée à ce qu'on tirât parti, dans le même but,
des trois dimensions de l'espace, quoique, dans l'ordre des
conceptions abstraites, l'analogie dût y conduire.
Mais il faut remarquer que ces tableaux synoptiques n'ont
une utilité bien réelle que lorsqu'ils s'adaptent à des rap-
ports susceptibles d'énumération, et qui se rattachent par
conséquent à un ordre d'idées ou défaits non soumis à la loi
de continuité. Quand le contraire a lieu, ces tableaux, en intro-
duisant une détermination et une discontinuité fictive dans
ce qui est foncièrement indéterminé et continu, ne font
qu'égarer la pensée. Ainsi, un arbre généalogique est la chose
du monde la plus simple et la meilleure pour exprimer clai-
rement le système des rapports qui lient entre eux tous les
membres d'une famille, tandis qu'un arbre ou un tableau
encyclopédique ne peuvent qu'imparfaitement figurer les
connexions des sciences et leur mutuelle dépendance.
244. — En discutant les conséquences qui résultent de la
construction linéaire du discours, nous avons eu en vue la
construction par masses, qui constitue l'ordre oratoire ou
didactique, plutôt que la construction de détail pour chaque
phrase détachée, qui constitue l'ordre grammatical. Si l'on
pouvait porter dans le langage ordinaire la sécheresse et la
précision formahste de l'argumentation scolastique ; si un
discours de quelque étendue et de quelque importance pou-
vait être formé par une superposition de syllogismes, d'enthy-
mèmes et de dilemmes, comme une colonne par une super-
position d'assises, il y aurait une corrélation obligée entre
les coupures grammaticales et la division naturelle des opéra-
tions de la pensée ; mais le plus souvent les coupures gramma-
ticales, subordonnées aux exigences de l'oreille, à la capacité
d'attention de l'esprit, et à d'autres circonstances accessoires,
n'ont pas de rapports plus déterminés avec l'ordonnance géné-
rale du discours que n'en ont, dans un ouvrage de maçon-
nerie, les dimensions et les formes d'un moellon avec les
lignes et les proportions architecturales de l'édifice. Lorsqu'on
examine le discours dans ses détails et phrase à phrase, on
trouve que, non seulement les mots de chaque phrase sont
assujettis à se succéder dans un ordre linéaire, comme les
phrases entre elles, mais qu'en outre leurs numéros d'ordre
368 CHAPITRE XVI.
sont assignés avec plus ou moins de fixité, selon le génie des
langues, en vertu de certaines règles syntaxiques. Les langues
dites à inversions, celles qui font l'objet de notre admiration
et de nos études classiques, sont des langues dont la syntaxe
plus libre permet à l'écrivain de choisir plus facilement,
entre toutes les formes linéaires de construction, la plus
pittoresque, c'est-à-dire celle qui peint ou représente le plus
fidèlement l'ordre suivant lequel l'esprit de l'orateur ou de
l'écrivain est saisi des idées que chaque mot doit réveillera son
tour dans l'esprit de l'auditeur ou du lecteur. Si, tout en se
tenant dans l'ordre linéaire qu'impose l'essence du langage,
on trouve tant de différences d'une langue à l'autre quant à
l'énergie d'expression, différences dues surtout à quelques
libertés de syntaxe, que serait-ce s'il était donné à l'écrivain
de sortir du cercle de combinaisons limité par la forme linéaire
de la construction grammaticale ?
245. — On ne doit pas regarder comme étant de même
ordre ces deux caractères du discours, de se composer d'élé-
ments discontinus et de se développer en série linéaire. Le
premier caractère se retrouverait dans tout autre système
de signes artificiels (206) : le second est plus particulièrement
déterminé par les conditions organiques de l'acte de la parole.
Si le signe graphique de la pensée ne s'était pas moulé sur le
signe oral, il aurait encore été atteint comme le discours, et
au même degré, des imperfections qui tiennent à ce premier
caractère ; mais il aurait pu dilTérer essentiellement du discours
quant au mode de coordination des signes élémentaires, et
ouvrir par là d'autres voies au développement de la pensée.
Ainsi une formule algébrique est plus propre que l'écriture
ordinaire à donner, dans un tableau synoptique, l'idée de la
symétrie avec laquelle se groupent et se combinent les élé-
ments de la formule. D'ailleurs un système quelconque de
signes graphiques, quelques ressources spéciales qu'il eût pu
oiïrir, aurait toujours fini par se trouver insuffisant pour la
représentation de toutes les sortes d'ordres et de liaisons que
la nature nous oiïre et que la raison conçoit. C'est ainsi que
les images géométriques cessent bientôt de soutenir l'atten-
tion de l'analyste par leur correspondance avec les concep-
tions de pure analyse: et pourtant l'analyse mathématique
ne porte que sur des idées d'une nature très particulière et
DE L'ORDRE LOGIQUE. 369
même très singulière, entre toutes celles auxquelles la pensée
s'applique (200).
246. — De ce qu'une science ne peut être exposée, dans
un traité didactique, que suivant un ordre linéaire qui met
obstacle à la juste représentation des rapports entre les
diverses parties de cette science, il ne faut pas conclure que,
dans la pensée de celui qui s'est déjà rendu cette science
familière, et à plus forte raison dans la pensée de l'homme
qui est parvenu à la dominer de son génie, les imperfections
de l'ordre didactique ne soient pas corrigées ; il faut au con-
traire admettre qu'un tel homme, abattant l'échafaudage
à l'aide duquel son génie s'est élevé, ou n'en conservant que
les bonnes parties, perçoit avec justesse le système des liai-
sons de toutes les parties entre elles, et se laisse guider par cette
vue de l'esprit dans l'enquête de faits et de rapports encore
ignorés. Mais, comme cette perception, tout intérieure, ne
peut se traduire ou ne se traduit qu'imparfaitement par le
discours, elle constitue une propriété individuelle, mobile et
périssable. Il n'y a que les idées susceptibles de se fixer par des
signes qui puissent être identiquement transmises et entrer
définitivement dans le système de la science qui s'enseigne et
qui s'accroît sans cesse.
247. — Déjà nous avons appris à faire la distinction de
l'ordre rationnel et de l'ordre logique (24), distinction bien
importante et que, contre l'ordinaire, l'étymologie même
devait porter à méconnaître : maintenant nous pouvons com-
prendre que l'ordre rationnel est accommodé à la nature des
choses, et l'ordre logique à la nature de nos facultés ; que
l'ordre logique est essentiellement linéaire, tandis que nous
n'apercevons aucune limite nécessaire à la variété des formes
que l'ordre rationnel peut affecter. D'ailleurs, comme ces
formes ne sont pas en général susceptibles de représentation
sensible, l'idée que nous en avons offre cet étrange caractère,
qu'elle ne saurait avoir d'expression adéquate, mais qu'elle
nous sert pourtant de terme de comparaison, à l'effet de
choisir, parmi des formes susceptibles d'expression sensible,
celles qui se prêtent le moins imparfaitement à la traduction
des rapports naturels des choses. Elle est comme ce type idéal
que possède l'artiste, dont son crayon ou son ciseau cherchent
l'expression adéquate, sans la trouver, puisqu'elle n'existe
24
370 CHAPITRE XVI.
point parmi les formes sensibles, mais non sans en rencontrer
qui y ressemblent, et par lesquelles l'artiste puisse jusqu'à
un certain point communiquer sa pensée aux intelligences
faites pour le comprendre, aux âmes qui sympathisent avec
la sienne.
II est toujours possible de prouver qu'on a failli aux règles
de la déduction logique, que telle démonstration pèche
par un cercle vicieux ou par une énumération incomplète ;
tandis qu'il n'y a aucun moyen de démontrer rigoureusement
que tel arrangement entre des vérités théoriques est con-
forme à l'ordre rationnel ou s'en écarte (156). Ici intervient
le sens philosophique, dont les appréciations ne peuvent être
précisément confirmées ou réfutées, ni imposées à la raison
d'autrui.
Il est permis de conjecturer que la plupart des vérités
importantes ont été d'abord entrevues à l'aide de ce sens
philosophique qui devance la preuve rigoureuse: de sorte qu'il
ne faut pas s'étonner si, dans les sciences telles que les mathé-
matiques, où la rigueur logique est prisée avant tout, il arrive
souvent qu'en acceptant les découvertes des inventeurs on
ne se contente pas des démonstrations qu'ils ont données,
comme s'ils avaient mal inventé ce qu'ils ont si bien découvert,
suivant l'expression piquante d'un spirituel géomètre ^.
On a certainement abusé de cette disposition au rigorisme,
et en tout cas le mérite de la découverte, accompagnée d'une
démonstration même imparfaite, l'emporte de beaucoup sur
le mérite d'un perfectionnement tardif, qui donne ou qui
semble donner plus de rigueur logique à la preuve ; mais
toujours est-il que le procédé par lequel l'esprit saisit des
vérités nouvelles est souvent très distinct du procédé par
lequel l'esprit rattache logiquement et démonstrativemenl
les vérités les unes aux autres : ce qui tient à ce que l'ordre
imposé par les formes de la logique n'est pas toujours l'ordre
qui exprime le mieux la raison des choses et leurs dépendances
mutuelles.
248. — Nous aurions lieu de faire sur Tordre logique des
observations parfaitement analogues à celles dont la théorie
de la définition a (Hé l'objet dans le chapitre précédent.
' M. PoiNsoT, Théorie nouvelle de la rolation des corps, § 2, in fine.
DE L'ORDRE LOGIQUE. 371
De même qu'il faut admettre des racines logiques, ou des
mots indéfinissables et qui servent à définir les autres, de
même il doit y avoir des principes ou des axiomes admis
sans démonstration, et qui servent de base à toutes les dé-
monstrations ultérieures. On fait consister la perfection de
l'ordre logique à réduire autant que possible, d'une part le
nombre des principes ou des axiomes admis sans démonstra-
tion, d'autre part le nombre des anneaux ou des propositions
intermédiaires par lesquelles une proposition est logiquement
enchaînée à une autre ^. C'est à cette perfection de l'ordre
logique que les géomètres, et particulièrement les géomètres
anciens, se sont surtout attachés ; et le goût de ce genre de
perfection est regardé comme l'un des caractères éminents
de l'esprit géométrique ^. Mais, tandis qu'on s'attache à per-
fectionner ainsi l'ordre logique, il faut s'attendre à troubler
souvent les rapports essentiels, l'analogie, la symétrie, en un
^ On trouve dans le tome VIII des Anciens Commentaires de Peters"
bourg un mémoire d'Euler sur un problème futile par son énoncé, curieux
par ses rapports avec la théorie des combinaisons, de la situation et de
l'ordre, et qui consiste à assigner la marche qu'il faut suivre pour traverser
l'un après l'autre (quand la chose est possible) tous les ponts qui relient
un système d'îlots ou de lagunes, avec la condition essentielle de ne
passer qu'une fois sur chaque pont, bien qu'on puisse mettre plusieurs
fois le pied dans chaque îlot. Un problème corrélatif consisterait à mettre
un ordre et un choix entre les ponts, de manière à traverser tous les îlots
les uns après les autres et à ne passer qu'une fois dans chaque îlot. En ne
retenant de l'énoncé de ces problèmes que ce qui les constitue dans leur
forme abstraite, on en voit l'analogie avec le problème de l'enchaînement
en série linéaire (moniliforme, comme disent les naturalistes), au moyen
des transitions que suggèrent les rapports naturels entre les objets qu'on
veut enchaîner de la sorte. Selon le nombre des objets qu'on veut distri-
buer en série, selon le nombre et la distribution des rapports qui peuvent
faire l'office de connexions ou de passages, le problème peut comporter
plusieurs solutions rigoureuses, ou ne comporter que des solutions appro-
chées, dans lesquelles on ne tiendra pas compte d'un certain nombre
d'objets dont la présence rend la solution impossible, sauf à les rattacher
irrégulièrement, accessoirement et par forme d'appendices à la série
générale.
Ces considérations sont également applicables à la théorie des racines
logiques et des définitions {chap. xv) ; à celle de l'enchaînement logique
d'une suite de propositions ou de vérités dépendant les unes des autres ;
aux classifications des naturalistes (239) ; enfin aux hypothèses sur la
généalogie des idées et aux expositions didactiques d'après la méthode
dite d'invention, qui le plus souvent, comme on le sait, diffère beaucoup
de la marche suivie par les inventeurs, telle que l'histoire des sciences nous
la fait connaître.
2 Voyez le fragment de Pascal, déjà cité dans la note sur le n" 228.
372 CHAPITRE XVI.
mot l'ordre rationnel entre les diverses parties d'une compo-
sition scientifique ^.
Le degré d'évidence qui fait qu'une proposition peut être
convenablement prise pour axiome, n'appartient pas tou-
jours à la vérité primordiale, à celle que la raison conçoit
comme étant le principe et l'origine des autres, mais au con-
traire, dans beaucoup de cas, à quelque résultat éloigné de
cette vérité primordiale, lequel, à l'aide de circonstances
accessoires, se présente à l'esprit sous un jour plus favorable.
Il arrive également que la simplicité ou la complication des
arguments démonstratifs n'est pas toujours en rapport avec
le degré de simplicité ou de composition des idées sur les-
quelles roulent les propositions qui font l'objet de la dé-
monstration. En d'autres termes, il arrive parfois que la
démonstration prend un tour plus aisé ou plus expéditif
quand on va du composé au simple, que lorsqu'on va du
simple au composé. Ainsi, quoique la complication des con-
structions, des calculs et des raisonnements démonstratifs
s'accroisse en général quand on passe des propositions de
géométrie plane à leurs analogues dans la géométrie à trois
dimensions, c'est une remarque faite depuis longtemps que.
par exception, les constructions dans l'espace et les raison-
nements sur des figures à trois dimensions mènent quel-
quefois plus simplement à démontrer certaines propriétés
des figures planes. L'objet de la statique est moins simple
que celui de la géométrie, puisque la considération des forces
•Par exemple, lorsque Euclide, et Lcf^cndre d'après lui, démontrent
ce théorème fondamental de la géométrie, que les triangles équianglcs
ont leurs côtés homologues proportionnels, en se fondant sur la propo-
sition qui donne la mesure de l'aire d'un triangle, ils ont en vue l'éco-
nomie de l'ordre logique; car le passage du commensurable à l'incom-
mensural»le ayant eu lieu à propos de la mesure de l'aire, on se trouve
dispensé de reconstruire cet éohafaudaj'e incommode à propos du théo-
rème sur la similitude des triangles équiangles ; mais d'un autre côté, en
rejetant après la théorie de la mesure des aires, et en subordonnant ;\
cette théorie une proposition et presque un axiome (234, note) qui doit
passer pour l'introduction naturelle à la géométrie, qui a été effectivement
aperçue la première, d'après le témoignage de l'histoire, et qui exprime
la propriété la plus importante de la ligne droite ou d'un système de
l)lusieurs lignes droites, on trouble entièrement l'économie de l'ordre
rationnel ; et la plupart des auteurs ont pensé avec raison que des avan-
tages de pure forme logique ne justidaicnt pas un tel renversement des
rapports naturels.
DE L'ORDRE LOGIQUE. 373
s'y ajoute à la considération des figures ; et néanmoins il
arrive qu'on peut mettre ingénieusement en œuvre des
notions de statique, pour établir certaines propriétés des
figures, plus simplement et plus brièvement qu'on ne le
ferait à l'aide de la seule géométrie. De même on applique la
géométrie à l'algèbre, et les diverses branches du calcul les
unes aux autres, de manière à faire résulter une simplification
logique d'un surcroît de composition ou de complication dans
l'ordre rationnel. Les exemples de pareilles interversions sont
innombrables ; mais (sans qu'il soit besoin d'entrer dans des
détails techniques que la nature de ce livre ne comporte pas)
la variété des méthodes suivies par les géomètres pour établir
le même fonds de vérités, les nombreuses vérifications aux-
quelles ils ne manquent pas de soumettre chaque théorème
important, montrent assez qu'il en est de ces vérités, procédant
les unes des autres et susceptibles de se reproduire suivant
diverses séries, toutes logiquement enchaînées, à peu près
comme de ces formes que les minéralogistes rapportent à un
même système cristallin, et dont chacune, étant prise pour
point de départ, reproduit toutes les autres formes quand on
la soumet à une suite de modifications régulièrement défi-
nies ; bien qu'il y en ait dans, le nombre de beaucoup plus
simples, qu'il est rationnel de prendre de préférence pour les
points de départ des transformations successives.
249. — L'importance du syllogisme ^ dans la logique péri-
patéticienne tient au rôle que jouent dans cette logique la
doctrine des universaux et la définition per genus et diffe-
rentiam (222). Le génie d'Aristote avait admirablement saisi
et coordonné toutes les parties du système ; et il faut le suivre,
même lorsque l'on combat ses théories dans ce qu'elles ont
de trop absolu ou d'excessif. Il y a lieu de faire, au sujet des
majeures ou des vérités générales d'où l'on veut faire sortir
par le syllogisme une vérité particulière, les mêmes distinc-
tions qu'au sujet des idées génériques et des abstractions de
toute sorte. Les unes sont artificielles ou purement logiques,
1 Comparez, sur la théorie du syllogisme, la Logique de Port-Royal
m» partie, les Lettres d'Euler à une princesse d'Allemagne, u« partie,
lettres 35 et suivantes de notre édition, Paris, 1842, et parmi les ouvrages
les plus récents, le livre curieux intitué : Formai logic, or the calculus of
inference, par M. de Morgan, Londres, 1847.
374 CHAPITRE XVI.
les autres sont naturelles et fondées sur la subordination
rationnelle des choses. Si le jugement général contenu dans
la majeure n'est que l'expression résumée des jugements
particuliers portés sur chacune des espèces du genre, le syllo-
gisme est une construction artificielle qui peut avoir son
utilité pour mettre en ordre des connaissances acquises,
mais qui est inefficace pour l'extension ou le développement
de nos connaissances. Si au contraire la vérité générale est
conçue comme tout à fait indépendante des formes parti-
culières et concrètes qu'une idée générale et abstraite peut
revêtir, et comme étant, non le résumé logique, mais la raison
et le fondement des vérités particulières, le syllogisme, qui
exprime la subordination de nos jugements d'une manière
conforme aux rapports intrinsèques des choses (ou à l'ordre
suivant lequel les faits relèvent les uns des autres et les
vérités émanent les unes des autres), devient un moyen
d'étendre notre connaissance, et d'avancer dans la connais-
sance des propriétés des choses particulières, en y appliquant
convenablement les idées générales.
Tout métal est opaque : voilà une proposition qui ne saurait
figurer, à titre de majeure, dans un syllogisme propre à
accroître sur quelques points nos connaissances ; car la vérité
de cette proposition générale ne nous est connue que parce
que nous avons vérifié sur tous les corps du genre des métaux
la propriété d'être opaques ; et il faudrait la vérifier directe-
ment sur tous les métaux qu'on découvrirait par la suite. On
aurait pu dire tout aussi bien : Tout métal est plus lourd que
Veau, avant la découverte du potassium et du sodium ; ou
bien encore : Tout métal est solide d la température ordinaire,
avant la découverte du mercure. Au contraire, on emploiera
très bien comme majeure cette proposition générale : Tout
mammifère respire par des poumons ; et elle servira à accroître
notre connaissance, ou à prouver que tout animal perdu,
dont nous ne savons autre chose sinon qu'il était mammifère,
respirait par des poumons (49) ; non seulement parce qu'il
n'y a pas d'exception h ce fait d'observation, que tous les
animaux pourvus de mamelles ont des poumons, mais encore
et principalement parce que les connaissances acquises sur
l'ensemble de l'économie animale ne nous permettent pas de
douter que la viviparité et l'allaitement du petit ne soient des
DE L'ORDRE LOGIQUE. 375
conditions d'existence subordonnées à une condition de plus
haute valeur, celle de respirer par des poumons. C'est ainsi
que la preuve logique, qui résulte de l'enchaînement des propo-
sitions du syllogisme, peut avoir pour condition préalable une
induction philosophique, et pour fondement une probabilité,
mais une probabilité de l'ordre de celles qui forcent l'acquies-
cement de la raison.
250. — Il n'en est pourtant pas ainsi dans tous les cas ; et ce
principe de morale ou de droit, que nul ne doit s'enrichir aux
dépens d'auirui, est une maxime que la raison trouve en elle-
même, sans avoir besoin de se fonder sur des observations
répétées, ni d'invoquer des analogies ou des inductions de
l'ordre de celles que nous nommons philosophiques. Lors donc
que le jurisconsulte argumentera de ce principe général ou de
cette majeure, pour prouver que le propriétaire qui recouvre
sa chose doit rembourser au possesseur de bonne foi les im-
penses qu'il a faites, jusqu'à concurrence des améliorations
qui en sont résultées, ou pour décider toute autre question
plus subtile et d'une solution moins évidente, sa déduction sera
affranchie de toute induction préalable. Il passera directement
de la vérité générale aux vérités particulières qui doivent
effectivement être considérées comme autant d'émanations
de cette vérité générale : au rebours des cas où la proposition
générale n'existe que comme expression logique et signe
collectif de vérités particulières.
La distinction des propositions majeures et mineures,
et la construction syllogistique qui en est la suite, se montrent
particulièrement dans l'argumentation du barreau, où la
majeure s'appelle ordinairement question de droit, et la mi-
neure question de fait, ou quelquefois espèce, par un reste
d'influence des traditions scolastiques. Il est parfaitement
clair que, dans un procès entre le propriétaire qui revendique
sa chose et le possesseur de bonne foi, la solution de la question
de droit dont on vient de parler, ou de toute autre analogue,
est indépendante de la connaissance de l'espèce, de la preuve du
fait que le possesseur était de bonne foi, qu'il a fait des impenses,
et que les impenses augmentent jusqu'à concurrence dételle
somme la valeur de la chose revendiquée. La distribution syl-
logistique, prescrite ici par la nature des choses, est tout
à l'avantage de l'ordre des idées et de la clarté des preuves.
376 CHAPITRE XVI.
Elle favorisera au contraire le sophisme et la mauvaise foi,
si l'argumentation roule sur des idées dont on n'ait pu fixer
invariablement la valeur, à cause des modifications continues
que ces idées comportent. On résoudrait le sophisme par des
distinctions dans le cas de la simple équivoque, c'est-à-dire
si les termes n'avaient qu'un certain nombre déterminé d'accep-
tions distinctes ; mais le plus souvent il n'en est pas ainsi, et
c'est alors que l'appareil des formes logiques trouble le juge-
ment et le fausse, au lieu de l'éclairer et de l'aiïermir (196).
Nous ne tarderons pas à développer davantage ces considé-
rations, quand nous appliquerons plus spécialement nos prin-
cipes à la théorie des questions judiciaires.
251. — On peut faire abstraction de la nature et de l'origine
des idées et des jugements qui entrent en combinaison dans
le syllogisme et qui en constituent, comme on dit, la matière,
pour ne considérer que la forme ou l'espèce des propositions,
c'est-à-dire la propriété qu'elles ont d'être générales ou parti-
culières, affirmatives ou négatives ; car, selon que ces carac-
tères se combinent diversement dans les trois propositions
dont le syllogisme est composé, on pourra distinguer plusieurs
modes et figures de syllogisme, et assigner des règles pour
qu'un syllogisme soit valable et concluant, ou au contraire
pour qu'il pèche dans la forme, quelle que soit d'ailleurs la
vérité ou la fausseté intrinsèque de la conséquence ou des
prémisses. De là une théorie curieuse, parfaitement rigoureuse
dans toutes ses parties, et dont l'invention a précédé de beau-
coup celle de l'algèbre et de la théorie générale des combi-
naisons, quoiqu'elle relève de cette dernière théorie, et quoi-
qu'elle ait avec les règles élémentaires de l'algèbre une analogie
fort étroite. En effet, bien que l'espèce ne soit pas contenue
dans le genre de la même manière qu'une grandeur est con-
tenue dans une autre, il y a pourtant des principes d'une géné-
ralité telle (154), qu'ils s'appliquent à l'un comme à l'autre
mode de compréhension ou d'extension. On peut dire que des
deux propositions :
A contient B, B contient C,
résulte la troisième proposition :
A contient C ;
DE L'ORDRE LOGIQUE. 377
et ceci sera vrai, soit que A, B, G désignent des grandeurs
homogènes, soit que les mêmes lettres s'emploient pour
désigner des termes génériques subordonnés les uns aux
autres dans la hiérarchie des universaux. Les règles de syn-
thèse combinatoire, appropriées à la série syllogistique, doivent
donc avoir la plus grande ressemblance avec les règles de ce
calcul qu'on appelle en algèbre calcul des inégalités, et par
conséquent elles ressemblent beaucoup aussi aux règles du
calcul des égalités ou équations ; mais la grande ressemblance
ne se trouve qu'aux points de départ. La fécondité des prin-
cipes mathématiques et la hauteur de l'édifice dont ils four-
nissent les matériaux, tiennent à la grande simplicité de leurs
formes et à la grande régularité de leur syntaxe. Le calcul des
inégalités, comparé à celui des équations, repose sur des prin-
cipes moins simples et sujets à plus de restrictions : aussi est-il
resté à un état qu'on peut qualifier de rudimentaire par
comparaison avec les vastes développements qu'a pris la
théorie des équations algébriques. Par une raison semblable,
la théorie du syllogisme ne comporterait en aucune façon des
développements scientifiques comparables à ceux de l'algèbre,
quand même elle ne serait pas d'une utilité pratique aussi
restreinte que les applications de l'algèbre sont nombreuses et
importantes.
252. — Tous les raisonnements peuvent-ils se ramener au
syllogisme ? Aristote lui-même ne le pensait pas, et il faisait
déjà remarquer que les géomètres n'emploient pas le syllo-
gisme, parce que, suivant lui, ils ne font point usage des
notions de genre et d'espèce. Mais il y a une meilleure raison
pour cela : car, comment établir par syllogismes la théorie des
combinaisons, puisque les règles mêmes de l'argumentation
syllogistique relèvent de la théorie des combinaisons ? Et
comment faire dépendre d'un syllogisme les règles du calcul
algébrique, puisque la liaison de la conséquence aux prémisses
dans le syllogisme n'a ni plus ni moins d'évidence que les
règles du calcul algébrique ? Le raisonnement algébrique
A égale B ; B égale G : donc A égale G
(qui n'est pas un syllogisme, puisqu'on n'y saurait distin-
guer ni majeure, ni mineure, ni grand, ni moyen, ni petit
terme) est aussi évident par lui-même que la liaison de
378 CHAPITRE XVI.
la conséquence aux prémisses dans cet exemple vulgaire :
Tout homme est mortel ;
Les rois sont hommes :
Donc les rois sont mortels.
Si la force probante du raisonnement algébrique tenait à ce
qu'il peut se convertir en syllogismes, il faudrait au même
titre qu'on pût justifier par des syllogismes les règles mêmes
du syllogisme, et l'on ne sortirait pas d'un cercle vicieux.
L'artifice qui consiste à mettre en évidence le rapport de
deux termes ou idées, en s'aidant pour cela d'un terme moyen
ou d'une idée intermédiaire, n'est pas non plus quelque chose
de particulier à l'argumentation syllogistique, ou qu'on ne
retrouve que dans les règles du calcul algébrique. C'est un des
procédés les plus généraux auxquels l'esprit humain recourt
pour aider sa faiblesse, et il l'emploie perpétuellement sous les
formes les plus variées. Pour comparer les surfaces de deux
rectangles qui n'ont ni la même base ni la même hauteur, on
concevra un troisième rectangle qui ait la même base que le
premier, la même hauteur que le second, et dont la surface
serve de terme de comparaison entre les surfaces des deu.x
rectangles proposés : rôle analogue, quoique non pas préci-
sément identique, à celui du moyen terme du syllogisme.
En général, pour comparer des grandeurs, on les mesure ;
c'est-à-dire que l'unité de mesure est ce moyen terme à la
faveur duquel on obtient les rapports de grandeurs de même
espèce, qui, le plus souvent, ne pourraient être physiquement
rapprochées, ni immédiatement comparées. Dans le commerce,
les métaux précieux sont le moyen terme à l'aide duquel on
compare, quant à la valeur d'échange, des objets disparates
à tous autres égards. Dans une opération géodésique, les
objets trop distants les uns des autres pour qu'on puisse les
voir à la fois de la même station, sont liés par des signaux et
des stations intermédiaires, et ainsi de suite.
253. — On trouve dans les traités de logique des règles
sur la conversion des propositions, en vertu desquelles il est
permis, moyennant certaines conditions, de conclure rigou-
reusement du particulier au général : et ce mode de conclusion
est souvent qualifié (.Vindiiclion, par opposition à la dédiidion,
qui consiste à conclure du général au particulier, et qui est
DE L'ORDRE LOGIQUE. 379
le procédé qu'on pratique dans le syllogisme proprement dit,
pergenus et speciem. C'est ainsi qu'il suffit souvent de l'obser-
vation d'un fait particulier pour renverser une théorie géné-
rale. Mais une pareille induction, soumise à des conditions
de forme aussi nettes et aussi précises que celles de la déduc-
tion syllogistique, est comme celle-ci une démonstration
logique, un calcul rigoureux, qu'il ne faut pas confondre avec
l'induction philosophique dont nous avons assigné, au cha-
pitre IV, le caractère et le rôle. Il en faut dire autant d'un tour
de raisonnement, fort usité en mathématiques, et qui porte
aussi le nom d'induction ; lequel consiste à prouver que si,
dans une série qui peut comprendre un nombre infini de
termes, un ou plusieurs termes consécutifs sont soumis à une
certaine loi, le terme suivant y sera pareillement soumis, par
conséquent le terme qui vient après celui-ci, et ainsi de proche
en proche ; de sorte qu'il suffit de constater la loi pour un
terme ou pour un nombre fini de termes : une induction
rigoureuse l'étendant ensuite à toute la série des termes
consécutifs, en nombre infini. C'est bien là en effet conclure du
particulier au général, mais ce tour n'est pas le seul que les
géomètres affectionnent ; et sans cesse il leur arrive, quand ils
veulent établir les propriétés d'un genre de figures, de consi-
dérer d'abord la figure dans un état particulier ou plutôt
singulier (198), en ce qu'il amène des simplifications qui lui
sont exclusivement propres, et de montrer ensuite que le cas
général peut être ramené au cas singulier. Au contraire, ils
concluent du général au particulier (du genre à l'espèce, quoi
qu'en ait dit Aristote), lorsqu'ils traitent tout d'abord le cas
général, pour en déduire le cas singulier, par forme de co-
rollaire ; et dans cette manière de passer du général au parti-
culier ou au singulier, il n'y a pour l'ordinaire rien qui rappelle
la construction syllogistique. Enfin, plus souvent encore,
comme il arrive dans la série de raisonnements dont le tableau
d'un calcul d'algèbre offre la notation technique, les termes
et les propositions conservent dans toute la série le même
degré de généralité ; et à ce titre on ne peut pas dire en pareil
cas que l'algébriste procède par déduction plutôt que par
induction. Des observations analogues s'apphquent à la marche
du raisonnement, quels que soient les objets sur lesquels on rai-
sonne, quoique les mathématiques jouissent toujours du privi-
380 CHAPITRE XVI.
lège de fournir en ce genre les exemples les plus nets, et d'être
à tous égards la meilleure école de logique formaliste. En toute
matière, la distinction vraiment essentielle est celle qui con-
siste à opposer à la preuve logique ou démonstrative l'induc-
tion philosophique, dont nous avons tâché précédemment
de faire bien saisir l'origine et la nature ; quant à la preuve
logique ou démonstrative, elle procède, selon les cas, tantôt
par déduction ou par induction, du connu à l'inconnu, selon
qu'il y a plus ou moins de généralité dans la vérité connue que
dans la vérité inconnue ; tantôt, par une marche inverse, elle
justifie les prémisses hypothétiques en retombant sur des
conséquences connues ; enfin, dans une multitude de cas, les
prémisses et les conséquences sont du même ordre d'abstrac-
tion ou de généralité ; et pour embrasser à la fois tous ces cas
divers, le mot le plus convenable est celui de consiriidion, dont
le sens sera encore mieux fixé d'après les remarques contenues
dans le chapitre qui va suivre.
CHAPITRE XVII
De l'analyse et de la synthèse. — Des jugements analy-
tiques ET synthétiques.
254. — En parlant de la formation des idées abstraites et de
l'élaboration progressive des premiers matériaux fournis à
l'esprit par la sensibilité (147), nous avons déjà dû dire quel-
que chose de l'analyse et de la synthèse, et même établir une
distinction capitale entre les idées abstraites résultant de
l'analyse ou de la décomposition des impressions sensibles,
et celles qui proviennent du besoin que la raison éprouve de
relier et de coordonner des impressions éparses. Ce sont là,
au point de vue de la logique, l'analyse et la synthèse élémen-
taires, puisqu'elles aboutissent à la formation d'idées ou de
termes qui (n'importe leur degré dans l'échelle des générali-
sations et des abstractions) figurent à titre d'éléments dans la
série des propositions, des raisonnements et des constructions
logiques. Or, c'est principalement à propos de la méthode que
les logiciens ont traité de l'analyse et de la synthèse ; c'est-
à-dire qu'ils ont considéré plus spécialement ces deux actes
de la pensée, en tant qu'ils embrassent toute une suite de juge-
ments et de raisonnements susceptibles d'énonciation formelle
et de coordination logique. Nous allons aussi traiter de l'ana-
lyse et de la synthèse à ce point de vue, en essayant de décrire
et d'expliquer, d'après nos principes, les diverses acceptions
que ces termes prennent dans la langue commune et dans les
divers dialectes scientifiques, mais principalement dans le
langage des mathématiques, où ils sont si fréquemment
employés, et où ils acquièrent une valeur technique qu'il est
curieux de comparer avec celle que les logiciens y attachent.
382 CHAPITRE XVII.
255. — Si l'on remonte à l'étymologie, le mot synthèse ne
signifie autre chose que composition ou construction, tandis que
le mot à'analyse signifie décomposition, ou mieux encore
résolution : mais il est bon d'observer que ces deux termes
corrélatifs, en passant d'une langue savante dans la nôtre,
n'ont pas eu le même sort. La langue commune s'est approprié
entièrement l'un, l'emploi en est devenu des plus vulgaires :
l'autre n'est pas sorti du style didactique ; ou, s'il tend de nos
jours à en sortir, c'est par l'effet d'un néologisme prétentieux.
Gomme tout, dans l'économie du langage, doit avoir sa raison,
on est déjà porté à induire de ce rapprochement que l'un des
deux termes rappelle une opération plus naturelle à l'homme,
l'autre une opération plus réfléchie et plus savante. Au reste,
le terme même de composition peut, dans beaucoup de cas, être
considéré comme le vrai corrélatif de celui d'analyse. On dit :
la composition d'un discours, d'un poème, d'un tableau,
comme on dit : faire l'analyse d'une tragédie ou d'un discours.
En général, le mot d'analyse est pris vulgairement pour
désigner une décomposition qui s'opère par la pensée sur des
objets intellectuels, par opposition à la décomposition maté-
rielle ou mécanique. Son emploi ne roule alors que sur une
métaphore perpétuelle, et quand il s'agit d'un sujet aussi
complexe, aussi abstrait, quelquefois aussi vague que tout le
système d'idées, de raisonnements, d'images, qu'un livre est
destiné à reproduire, on sent bien que la notion attachée au
mot d'analyse ne peut pas comporter elle-même une définition
rigoureuse ; que dans les idées que ce mot fait naître, il en est
beaucoup qui ne rappellent pas plus une décomposition propre-
ment dite qu'une composition, et qu'enfin il faut, à moins de
renoncer à parler, le prendre alors, comme tant d'autres, avec
l'indétermination qui l'affecte, en tâchant que l'indétermi-
nation ne porte pas sur les formes essentielles et caractéris-
tiques de la pensée.
A mesure que le sujet devient plus simple et mieux défini,
l'allusion métaphorique à la notion commune de composition
et de décomposition acquiert une précision plus grande.
Ainsi, l'on fait faire à un enfant l'analyse grammaticale d'une
phrase : c'est une véritable décomposition, ou une résolution
du discours dans les éléments grammaticaux qui le consti-
tuent. On lui dicte ces éléments isolés, et il faut qu'il les
DE L'ANALYSE ET DE LA SYNTHÈSE. 383
associe suivant les lois de la grammaire : c'est une véritable
composition, une synthèse ou une syntaxe ; car on peut consi-
dérer ces termes comme synonymes, à cela près que, dans
l'emploi du dernier terme, il semble y avoir une allusion
plus directe aux rapports d'ordre et de situation des éléments
associés. Enfin, l'enfant devient plus habile ; et comme on a
jugé à propos de l'initier dans une langue morte, dont l'étude
se prête bien au développement méthodique de son intelli-
gence, on lui fait faire, à l'aide d'un double dictionnaire ce
qu'on appelle des versions et des thèmes. Ceci devient déjà une
opération trop complexe pour qu'une expression métapho-
rique s'y adapte avec une parfaite justesse ; mais cependant,
en y réfléchissant, on verra qu'il y a dans le travail de la
version plus de ce qu'on appelle analyse, et que l'opération
de synthèse ou de syntaxe prédomine dans le travail du thème.
Outre la grammaire, il y a une science dans le vocabulaire
de laquelle les termes de synthèse et d'analyse prennent un
sens toujours précis, et qui ne peut donner lieu à aucune
équivoque : c'est la chimie. La raison en est évidente, puisque
cette science a pour objet des êtres physiques auxquels les
idées de composition ou de décomposition peuvent s'appliquer
directement et sans aucun emploi du style figuré.
256. — Condillac revient sans cesse dans ses écrits sur
l'analyse et la synthèse : prouver que la méthode analytique
est la seule bonne, la seule fondée sur la nature, tel semble
être l'unique but pour lequel ce philosophe ait pris la plume.
Cependant, comme on l'a depuis bien longtemps remarqué, il
se trouve que Condillac a fait autant qu'un autre usage de
la synthèse, et qu'en particulier son traité des Sensalions, où il
essaie de refaire l'homme de toutes pièces, en donnant successi-
vement à sa statue chacun des cinq sens, est un ouvrage
éminemment synthétique. Nous ajouterons que les défauts
de l'ouvrage tiennent précisément à l'emploi de la synthèse
dans un sujet qui y répugne.
Si un horloger voulait expliquer le mécanisme d'une montre,
il serait assez indifférent qu'il commençât par démonter la
montre, c'est-à-dire par en faire l'analyse, ou au contraire
qu'il débutât par assembler les pièces éparses, c'est-à-dire qu'il
fît d'abord la synthèse de la montre. Ce ne serait probablement
qu'après avoir répété plusieurs fois l'une et l'autre opération
384 CHAPITRE XVII.
qu'enfin l'élève aurait de la machine une idée nette et persis-
tante. On en peut dire autant de toutes les théories portant
sur des objets complexes dont les parties se laissent ainsi
associer et dissocier. Il importe assez peu qu'on les expose par
voie d'analyse ou par voie de synthèse ; ou plutôt il est à peu
près impossible de suivre exclusivement, en les exposant, soit
les procédés analytiques, soit les procédés synthétiques. Lors
même qu'on vaincrait cette difficulté dans la rédaction d'un
traité didactique longuement médité, la théorie ne serait
vraiment comprise que de celui dont l'esprit se serait fami-
liarisé avec ces compositions et ces décompositions alternatives,
et à qui il serait devenu également facile de procéder analyti-
quement ou synthétiquement.
Au lieu de l'horloger qui explique le système mécanique
d'une montre, nous pourrions supposer un démonstrateur
({ui explique le squelette ou le système osseux du corps hu-
main : système composé d'un nombre connu de pièces dis-
tinctes, que l'on maintient assez bien dans leurs rapports natu-
rels de situation, au moyen de ligaments artificiels. Dans ce cas
comme dans l'autre, nous disons qu'il importera assez peu que
le démonstrateur sépare les parties assemblées, ou assemble les
parties isolées ; qu'il fasse l'analyse ou la synthèse du squelette.
Mais, dans la nature, le système osseux tient à d'autres
systèmes d'organes, dans l'étude desquels on ne peut aller que
du tout aux parties, et non pas au rebours aller des parties
au tout ; ce qui ne tient pas essentiellement à leur défaut de
consistance (car, avec de la patience et de l'adresse, on isole
assez bien le réseau vasculaire, le réseau nerveux, et l'art des
injections est précisément destiné à isoler pour les yeux le
réseau vasculaire), mais ce qui résulte bien plutôt de ce que
ces organes sont ramifiés à l'infini, de ce qu'ils subissent des
flexions et des anastomoses innombrables, en un mot, de ce
qu'ils forment un tout continu, et non un assemblage de
pièces. Aussi, comme l'étymologie l'indique, l'anatomie n'est-
elle que l'analyse des organes ; et l'on ne connaît pas de syn-
thèse correspondante, car évidemment la physiologie est tout
autre chose que cette synthèse. L'ostéologie humaine est com-
plète, et l'on en peut faire la synthèse : on n'épuisera jamais
le champ des découvertes anatomiques, en ce qui touche aux
systèmes nerveux et vasculaire ; de nouveaux instruments
DE L'ANALYSE ET DE LA SYNTHÈSE. 385
d'optique en reculeraient indéfiniment les bornes, et cela même
montre l'impossibilité de faire la synthèse de ces systèmes.
257. — Remarquons bien que, quand la synthèse est impos-
sible, parce qu'on n'arrive jamais aux véritables éléments,
à proprement parler, l'analyse l'est aussi ; mais il y a cette
diiïérence essentielle, que le procédé analytique ou anato-
mique tend à l'atténuation indéfinie des erreurs, à une connais-
sance de l'objet de plus en plus distincte et vraie ; tandis que
le procédé synthétique, ou la reconstruction du tout avec des
morceaux qui ne sont pas les éléments véritables, tend à
l'accumulation des erreurs ; et s'il arrive que les erreurs ne
s'accumulent pas, mais au contraire se compensent, la compen-
sation est purement fortuite. Lorsque, dans le monde physique
ou dans celui des idées, il s'agit d'objets qui admettent des
modifications continues, la construction d'une théorie implique
la substitution d'un système artificiel au système réel, tel que
la nature des choses nous l'offre ; mais le système artificiel, fruit
d'une analyse qui opère sur l'ensemble, peut être sans cesse
rapproché du système réel, dont peut au contraire s'écarter
indéfiniment celui qu'on voudrait construire par le rappro-
chement de membres ou d'éléments artificiels ^.
^ « Par analogie avec le procédé que les physiciens emploient pour
s'assurer de la justesse d'une expérience, Reinhard, rassemblant les
éléments de notre organisation, tels qu'ils résultent de la décomposition
opérée par la philosophie de Kant, se mit à reconstruire avec ces maté-
riaux tout l'édifice de l'être moral ; et au lieu de voir renaître cet ensemble
admirable et harmonique dans lequel toutes nos forces se prêtent un
mutuel secours, et contribuent, chacune pour sa part, sans qu'il y ait
ni choc ni ressort superflu, au but indiqué par nos besoins physiques et
moraux, il sortit de cet essai de rapprochement, renouvelé à diverses
reprises, un tout si incohérent, si dépourvu d'accord dans ses parties
constituantes et des traces de cette économie sage, de cette prévoyante
sollicitude, qui brillent dans tous les ouvrages de la nature, qu'il sentit
la plus forte répugnance à adopter des principes qui conduisaient par
l'épreuve de la synthèse à des résultats aussi peu conformes aux besoins
de l'homme et aux desseins paternels de son auteur. Il se crut en droit
de soupçonner dans le travail analytique de Kant quelque défaut secret,
quelque lacune importante, que l'habileté du maître et le prestige de son
art avaient dérobée à son attention, à peu près comme un chimiste qui ne
réussirait pas, en combinant de nouveau les éléments qu'il aurait obtenus
par la décomposition d'une substance, à la reproduire telle que l'offre la
nature, resterait convaincu de l'imperfection de ses expériences. »
{Lettres de Reinhard, traduites de l'allemand, avec une Notice par
Stapfer.) — Le défaut secret que soupçonnait Reinhard, consiste à rem-
placer par un système artificiel, à pièces discontinues, un tout harmo-
nique où la loi de continuité préside à l'agencement et aux modifications
25
386 CHAPITRE XVII.
On pourra très bien faire exécuter les diverses pièces d'une
machine par autant d'ouvriers qu'il y a de pièces diiïérentes :
les pièces n'en seront exécutées qu'avec plus de rapidité et de
précision, d'après le principe si connu de la division du travail.
Au contraire, si l'on voulait avoir la copie d'une statue, ce
serait un très mauvais procédé que de charger un artiste
d'un bras, un autre d'une jambe, un autre du tronc, et ainsi
de suite. Ces parties pourraient être copiées chacune avec
une exactitude suffisante, sans que la statue formée par le
rapprochement des parties fût d'une exécution tolérable. Or,
la même perception de l'ensemble des rapports, laquelle guide
l'artiste, est celle qui guide ou qui doit guider l'analyste : la
même accumulation d'erreurs ou de déviations des rapports
réels, qui se manifeste par le rapprochement des membres
isolés, est une conséquence du procédé synthétique donnée par
la théorie.
258. — On a dit que l'analyse est la méthode d'inven-
tion, et la synthèse la méthode d'exposition. Le fait est qu'il
n'y a pas de méthode d'invention, et qu'on ne doit pas consi-
dérer, qu'on ne considère pas effectivement comme inventeur
celui qui ne fait qu'appliquer une méthode. Nous tâcherons
tout à l'heure d'en faire comprendre la raison. Quant à la
méthode d'exposition, il est rare qu'elle puisse être exclusi-
vement analytique ou exclusivement synthétique, comme
l'ont remarqué tous ceux que l'esprit de système ne dominait
pas. Lorsque la synthèse rigoureuse est possible, elle l'emporte
d'ordinaire en concision et en clarté sur l'analyse. Si la mé-
thode synthétique a plus fréquemment égaré les philosophes
et ceux qui ont voulu se faire les interprètes de la nature, c'est
que, dans le plan de la nature, autant que nous en pouvons
juger, la continuité est la règle, et la discontinuité l'exception.
Au reste, comme le progrès dans la connaissance des choses
résulte principalement de cette opération de l'esprit par la-
quelle nous distinguons, dans les faits complexes de la percep-
tion, ce qui provient de la constitution même des choses d'avec
les circonstances qui tiennent à notre point de vue ou aux
des parties constitutives ; et la lacune importante consiste tout simple-
ment dans la suppression du principe de vie, qui produit la continuité,
l'unité et l'harmonie, et qui disparaît sous le scalpel du logicien comme
dans le creuset du chimiste.
DE L'ANALYSE ET DE LA SYNTHÈSE. -387
conditions dans lesquelles nous sommes placés pour les obser-
ver, il est clair qu'en ce sens la méthode d'invention est
nécessairement analytique ; tandis qu'on se conformera à
l'ordre des phénomènes, et que par conséquent on en simpli-
fiera l'exposition, en faisant d'abord connaître les choses dans
les circonstances de leur organisation intrinsèque, puis en
examinant les circonstances dans lesquelles nous les obser-
vons, et en expliquant finalement, par la combinaison des unes
et des autres, les phénomènes complexes qui sont l'objet de
notre observation immédiate. L'astronomie, à cause de la
perfection qu'elle a acquise et de la simplicité du grand objet
dont elle traite, peut offrir un exemple très net de l'emploi de
l'une et de l'autre méthode. Dans les sciences moins parfaites,
où l'on n'est pas sûr d'avoir saisi les lois fondamentales, les
vrais éléments de la théorie, la construction synthétique peut
accumuler les erreurs, et par là même devenir la pierre de
touche de la théorie, quand on confronte les résultats de
l'observation directe avec ceux que l'on conclut de la con-
struction synthétique. C'est de cette manièreque les hypothèses
et les constructions synthétiques, même prématurées et fau-
tives, contribuent au perfectionnenient de nos connaissances.
On voit par ces remarques que le terme d'analyse, dans
l'application qu'on en fait aux sciences, désigne moins fré-
quemment la décomposition d'un tout dans ses parties inté-
grantes, que la distinction des principes dont la combinaison
fournit l'explication raisonnée d'un phénomène complexe, et
non pas seulement la description du phénomène. Lorsque
nous faisons de l'analyse en ce sens (soit avec l'aide de la
raison seule, soit avec le secours d'une expérimentation intelli-
gente, qui met en relief les circonstances essentielles de la
production d'un phénomène, en les dégageant des circon-
stances accessoires ou des causes perturbatrices), ce n'est plus,
comme on a coutume de le dire, à cause de la faiblesse de notre
intelligence, qui ne nous permet pas d'embrasser à la fois,
dans une vue distincte, les diverses parties d'un tout, c'est au
contraire pour user du plus noble attribut de notre intelli-
gence, de la puissance que nous avons de saisir la raison et de
discerner les principes des choses.
Les logiciens disent en conséquence que l'on procède analy-
tiquement quand on va du particulier au général, du concret
388 CHAPITRE XVII.
à l'abstrait, en cherchant à retrouver, par l'examen de la
question particulière et complexe que l'on veut résoudre, les
principes généraux, ou les vérités abstraites qui doivent en
procurer la solution ; et au contraire que l'on procède synthé-
tiquement ou doctrinalement, lorsqu'on va du général au
particulier, de l'abstrait au concret, ou du moins d'une
abstraction plus simple à une abstraction plus complexe, en
combinant les principes généraux et en poussant ainsi la
construction théorique jusqu'à ce qu'on soit arrivé à la combi-
naison qui, dans sa complexité, s'adapte immédiatement à la
question particulière et concrète. La première marche est celle
que suit un avocat dans son mémoire ou dans sa plaidoirie, un
juge-rapporteur dans son rapport sur la question litigieuse
soumise à la décision d'un tribunal ; l'autre est celle que suit
un professeur de droit dans son cours, un auteur dans la rédac-
tion d'un traité de jurisprudence.
259. — Lorsque l'on considère une série de propositions qui
se lient les unes aux autres, et dont l'ensemble constitue une
démonstration, il peut très bien arriver que la dernière ait
tout autant de généralité que la première (253), et qu'on puisse,
en adoptant un autre plan didactique pour l'ensemble de la
théorie à laquelle cette série de propositions se rattache, ren-
verser la série, conclure la première proposition de la dernière,
sans que pour cela le caractère général de la méthode soit
changé, sans qu'on ait de motifs de distinguer les deux ordres
suivis, en qualifiant l'un d'analytique et l'autre de synthé-
tique. Pour avoir des exemples de ces renversements de séries
partielles, de ces transpositions d'ordre entre des propositions
qui ont le même degré de généralité, il suffit de comparer des
éléments de géométrie rédigés sur des plans diiïérents. Mais il
y aura au contraire, au point do vue de la logique, une diffé-
rence essentielle entre les méthodes, si dans l'une on va tou-
jours d'une proposition démontrée à une autre qui est une
conséquence des propositions démontrées antérieurement, et
qui par là se trouve démontrée à son tour ; tandis (jue dans
l'autre on part au contraire directement de la proposition à
démontrer, comme d'une hypothèse, en poursuivant les consé-
quences qui résultent, tant de cette proposition hypothétique
que d'autres vérités admises, jusqu'à ce que l'on tombe sur une
proposition déjà reconnue vraie, et dont la vérité entraîne celle
DE L'ANALYSE ET DE LA SYNTHÈSE. 389
de la proposition hypothétique qui servait de premier terme
à cette série de déductions. Or, c'est cette méthode inverse
dont les géomètres grecs regardaient Platon comme l'inven-
teur, et à laquelle ils donnaient le nom d'analyse ^, c'est-à-dire
de résolution ou de solution à rebours, en appliquant celui de
synthèse ou de construction à la méthode directe, dans la-
quelle on passe d'une vérité à une autre que les précédentes
soutiennent, comme on irait, dans la construction d'un édifice,
des assises inférieures aux assises superposées, sans recourir
à des concessions hypothétiques qui, dans ce genre de con-
struction, font l'office d'étais provisoires, pareils à ceux qu'on
* Est veritatis inquirendse via quaedam in mathematicis, quam Plato
primus invenisse dicitur, a Theone nominata analysis, et ab eodem
dcfinita, adsumptio quœsiti tanquam concessi per consequentia ad verum
concessum. Ut contra synthesiS; adsumptio concessi per consequentia ad
quîesiti finem et comprehensionem. » (Viète. Isagoqe in artem ana-
lyticam, in principio).
« L'analyse est le chemin qui, partant de la chose demandée, que
l'on accorde pour le moment, mène, par une suite de conséquences, à
quelque chose de connu antérieurement, ou mis au nombre des prin-
cipes reconnus pour vrais. Cette méthode nous fait donc remonter d'une
vérité ou d'une proposition à ses antécédents, et nous la nommons analj'se
ou résolution, comme qui dirait une solution en sens inverse. Dans la
synthèse, au contraire, nous partons de la proposition qui se trouve la
dernière de l'analyse : ordonnant ensuite, d'après leur nature, les anté-
cédents qui, plus haut, se présentaient comme des conséquents, et les
combinant entre eux, nous arrivons au but cherché d'où nous étions
partis dans le premier cas.
« On distingue deux genres d'analyse : dans l'un, que l'on peut nommer
contemplatif, on se propose de reconnaître la vérité ou la fausseté d'une
proposition avancée ; l'autre se rapporte à la solution des problèmes ou
à la recherche des vérités inconnues. Dans le premier, en posant pour
vrai ou pour déjà existant le sujet de la proposition avancée, nous mar-
chons, par les conséquences de l'hypothèse, à quelque chose de connu ;
et si ce résultat est vrai, la proposition avancée est vraie aussi. La démons-
tration directe se forme ensuite en reprenant, dans un ordre inverse, les
diverses parties de l'analyse. Si la conséquence à laquelle nous arrivons
en dernier lieu se trouve fausse, nous concluons que la proposition
analysée l'est aussi. Lorsqu'il s'agit d'un problème, nous le supposons
d'abord résolu, et nous poussons les conséquences qui en dérivent jusqu'à
ce quelles nous mènent à quelque chose de connu. Si le dernier résultat
peut s'obtenir, s'il est compris dans ce que les géomètres nomment
données, la question proposée peut se résoudre, la démonstration (ou
plutôt la construction) se forme encore en prenant dans un ordre inverse
es parties de l'analyse. L'impossibilité du dernier résultat de l'analj'se
prouvera évidemment dans ce cas, comme dans le précédent, celle de la
chose demandée. » Pappus, prolégomènes du vii^ livre des Collections
m athématiques.
390 CHAPITRE XVII.
emploie pour soutenir l'édifice que l'on veut reprendre en sous-
œuvre.
260. — Dans cette dernière acception des termes de synthèse
et d'analyse, très différente de celles qui ont été d'abord
exposées, il y a allusion à deux modes de construction direct
et inverse, mais non plus à des compositions de parties et à la
décomposition d'un tout en ses parties intégrantes, ni même
au passage du général au particulier et du particulier au général.
Car, ainsi que nous l'avons déjà observé, il arrive ordinaire-
ment que, dans les séries de propositions géométriques aux-
quelles s'appliquent les définitions de Théon et de Pappus
citées plus haut, les diverses propositions de la série ont le
même degré de généralité, et qu'on pourrait changer le plan
général de l'exposition doctrinale, de manière que l'ordre des
termes de la série partielle en fût renversé, et que le même
ordre qui était direct ou synthétique en vertu du premier
plan, devînt, dans le second plan, indirect ou analytique :
la proposition qui jouait primitivement le rôle d'hypothèse
(méthode analytique) ou de conséquent (méthode synthé-
tique) jouant maintenant le rôle de donnée ou d'antécédent,
à la faveur de propositions qui maintenant précèdent la série
partielle, et qui, dans le plan primitif, en étaient des consé-
quences.
Le procédé analytique des géomètres grecs devient le
procédé par la rédudion à l'absurde, lorsque, pour démontrer
la vérité d'une proposition, on part de la proposition contra-
dictoire comme d'une hypothèse, afin d'arriver, de consé-
quence en conséquence, jusqu'à une proposition reconnue
fausse, ou qui contredit une proposition reconnue vraie ; ce
qui entraîne l'absurdité de l'hypothèse, et par suite la vérité
de la proposition contradictoire. C'est même de préférence
sous cette forme qu'on emploie maintenant, dans l'exposition
doctrinale, le procédé analytique des anciens ; et l'on y a
recours pour éluder les difficultés logiques qu'entraîne le pas-
sage de la discontinuité à la continuité dans le procédé synthé-
tique ou direct (201).
Mais ce même procédé analytique, qui est indirect dans
l'exposition doctrinale et quand il s'agit d'enchaîner des
théorèmes, devient le procédé direct quand il s'agit d'un pro-
blème à résoudre. Car alors il n'y a rien de plus naturel que de
DE L'ANALYSE ET DE LA SYNTHÈSE. 391
considérer le problème comme résolu ; de supposer, par
exemple, les objets géométriques sur lesquels porte le pro-
blème dans les rapports de grandeur et de situation où l'on
veut qu'ils soient, et de poursuivre les conséquences de cet état
hypothétique jusqu'à ce que l'on soit arrivé à des construc-
tions que l'on sait faire, à des calculs que l'on sait exécuter,
ou bien au contraire à des constructions ou à des calculs impos-
sibles et absurdes, ce qui prouvera que le problème n'admet
pas de solution.
261. — C'est à cette manière de traiter les problèmes de
mathématiques que la langue de l'algèbre, telle que les mo-
dernes l'ont organisée, s'adapte merveilleusement, puisqu'elle
fournit les moyens de soumettre les grandeurs aux mêmes opé-
rations de calcul, sans distinction de données et d'inconnues.
On a rattaché dès lors au contraste des deux procédés logiques
signalés par les géomètres grecs, le contraste que, dans la
langue mathématique des modernes on établit entre l'ana-
lyse et la synthèse : le mot d'analyse désignant main-
tenant la science du calcul, prise dans toute son extension,
soit qu'on la considère en elle-même, ou qu'on l'applique
à la géométrie, à la mécanique, à "la physique, etc., tandis
que, sous la dénomination de synthèse, on entend la géo-
métrie traitée à la manière des anciens, sans calcul et à l'aide
de figures et de constructions graphiques. Néanmoins, ceux
qui se sont occupés de la philosophie des sciences n'ont pas
manqué de faire observer que la synthèse et l'analyse ainsi
entendues ne constituent plus deux procédés logiquement
distincts ; que l'on peut faire de l'analyse avec des figures et
des constructions graphiques, delà synthèse avec des symboles
algébriques et du calcul : soit qu'on attribue aux termes
d'analyse et de synthèse l'acception logique que les anciens
y attachaient, au rapport de Théon et de Pappus ; soit qu'on les
prenne dans une autre des acceptions logiques déjà indiquées.
Ces remarques sont justes, et cependant nous pensons que
l'acception qu'ont prise les termes d'analyse et de synthèse
dans l'idiome des mathématiques modernes, par la seule force
de l'usage et sans qu'on s'en soit jamais bien rendu compte,
peut très bien s'expliquer et se justifier théoriquement. Elle se
rattache à une distinction logique, plus profonde et plus
importante que celles dont nous nous sommes déjà occupés
392 CHAPITRE XVII.
dans le cours de ce chapitre : à la distinction que Kant a
faite entre les jugements analytiques et synthétiq^ues, et qui
paraîtra lumineuse et simple, si on la dégage des formes sco-
lastiques dans lesquelles s'est trop complu ce grand logicien.
262. — En eiïet, quand nous étudions un objet, nous pouvons
partir de certaines propriétés de l'objet, exprimées par des
définitions ; puis, sans avoir besoin de fixer davantage notre
attention sur l'objet, en ayant soin seulement de ne point
enfreindre les règles de la logique, arriver à des conclusions
ou à des jugements que Kant qualifie d'analytiques, qui
éclaircissent et développent la connaissance de l'objet plutôt
qu'ils ne retendent, à proprement parler ; car on était censé
nous donner implicitement, avec les notions exprimées par les
définitions d'où nous sommes partis, toutes les conséquences
que la logique est capable d'en tirer. Ou bien, au contraire,
nous pouvons avoir besoin de laisser notre attention fixée sur
l'objet même, pour trouver, soit par expérience, soit par
quelque considération ou construction que la nature de
l'objet nous suggère, une propriété de cet objet qui n'était
pas implicitement contenue dans les termes de la définition,
et qu'on n'en pouvait pas tirer par la force de la logique seule.
Les jugements par lesquels nous affirmons l'existence de telles
propriétés dans l'objet sont ceux que Kant qualifie de synthé-
tiques, et qui véritablement étendent laconnaissancc que nous
avons de l'objet. La synthèse est empirique, s'il nous faut
recourir à l'expérience pour obtenir cet accroissement de
connaissances ; dans le cas contraire, la synthèse est a priori,
et cette dernière synthèse est celle que l'on pratique en
mathématiques pures.
Par exemple, je veux prouver que deux triangles sont égaux
lorsqu'ils ont un côté égal et deux angles adjacents égaux
chacun à chacun ; et pour cela, j'imagine de placer les deux
triangles l'un sur l'autre, de manière que les côtés et les
angles égaux coïncident ; après quoi il suffit de se reporter
à la notion ou à la dénnition du triangle, pour reconnaître
que ceci entraîne la coïncidence des autres parties. Cette
synthèse ou construction idéale était nécessaire pour faire
ressortir de la définition du triangle la proposition énoncée ;
elle fait l'essence et la force probante de la démonstration.
2G3. — De même que l'on a dû appeler procédé synthétique
DE L'ANALYSE ET DE LA SYNTHÈSE. 393
celui qui consiste à tirer successivement, de la nature spéciale
de l'objet, les constructions propres à manifester les vérités
qu'on a en vue d'établir, de même il a été convenable d'appeler,
par opposition, procédé analytique, celui qui consiste à définir
l'objet une fois pour toutes, et à tirer ensuite du développe-
ment progressif de cette définition toutes les propriétés de
l'objet, soit qu'il ne faille, pour ce développement progressif,
que s'abandonner aux règles de la logique universelle, soit
qu'il faille emprunter les règles de développement à une
science plus spéciale dans son objet que la logique universelle,
mais moins spéciale que la science qu'il s'agit de construire
avec son secours ; comme lorsque, à propos défigures de géo-
métrie, on applique des règles qui conviennent, non seulement
aux grandeurs géométriques, mais à des grandeurs quel-
conques.
Voilà précisément le sens dans lequel les géomètres mo-
dernes ont été amenés à faire usage des termes d'analyse et de
synthèse. Pour eux, l'analyse comprend, outre l'algèbre pro-
prement dite, toutes les branches du calcul des grandeurs, dans
lesquelles on opère à l'aide de signes généraux qui ont fait
disparaître la trace de ce qu'il y avait de concret, de spécial
et de particulier dans la nature de ces grandeurs. Les règles du
calcul une fois assises sur un petit nombre de propriétés
fondamentales des grandeurs abstraites, le calcul devient une
langue, un instrument logique, qui fonctionne, pour ainsi
dire, de lui-même, sans que l'attention ait besoin d'être fixée
sur autre chose que sur le maintien des règles de calcul.
L'avantage de la méthode analytique ainsi définie consiste
principalement dans la généralité et dans la régularité de ses
procédés, tandis que les procédés synthétiques, qui ne nous
font jamais perdre de vue l'objet spécial de nos recherches,
permettent de saisir le caractère le plus immédiatement appli-
cable à la manifestation de la propriété qu'on a en vue, et ont
souvent sur les procédés analytiques l'avantage de la simplicité
et de la brièveté. D'ailleurs, il arrive ordinairement que ce
caractère, qui simplifie et abrège la démonstration, est celui
qui contient la raison immédiate du fait à démontrer : en
sorte que la supériorité du procédé synthétique consiste bien
moins alors dans la commodité du tour de démonstration, que
dans la manifestation des vrais rapports suivant lesquels
394 CHAPITRE XVII.
s'enchaînent rationnellement les vérités abstraites qui sont
l'objet de nos spéculations. En définitive, la méthode analy-
tique est accommodée à la nature de notre esprit, que la régu-
larité des procédés et la symétrie des opérations dispensent
d'une application continuelle ; mais les procédés synthétiques
se plient à la variété des rapports que la nature a mis entre
les choses, sans s'astreindre à les systématiser d'après les lois
de combinaisons qui conviennent le mieux à notre esprit et qui
sont le fondement de notre logique.
264. — Après que nous avons tâché de faire ressortir l'impor-
tance de la distinction aperçue par Kant, il doit nous être
permis de critiquer l'usage qu'il en a fait pour opposer les
mathématiques, toujours fondées suivant lui sur une synthèse
a priori, aux spéculations métaphysiques, qui ne consisteraient
qu'en jugements analytiques. D'abord, les mathématiques
n'ont pas moins besoin de l'analyse que de la synthèse, dans
l'acception même qu'il donne à ces termes. Le caractère dis-
tinctif du corollaire, c'est d'être implicitement donné avec la
proposition ou les propositions dont il résulte, et d'en pouvoir
être tiré analytiquement, sans synthèse nouvelle ; mais la
tâche de mettre en relief certains corollaires n'en a pas moins
d'importance. Les résultats d'un calcul sont implicitement
contenus dans les données du calcul ; mais il faut souvent une
rare sagacité pour les en tirer, et un talent distingué pour
écrire la langue du calcul, comme toute autre langue, avec
l'élégance et la simplicité qu'elle comporte. L'organisation des
méthodes, en mathématiques comme dans les autres sciences,
a pour but d'économiser le travail du jugement synthétique
et de dispenser du génie d'invention (258) qui fait trouver des
constructions nouvelles, opérer des rapprochements inatten-
dus, pour mettre en lumière une vérité inconnue ou démontrer
plus facilement une vérité connue. C'est en mathématiques
qu'on a les plus beaux exemples de telles méthodes, auxiliaires
puissants de notre intelligence bornée.
D'un autre côté, s'il est vrai que la philosophie se distingue
des sciences, notamment en ce que les travaux du savant
tendent à l'accroissement de nos connaissances et à de nou-
velles découvertes dans le domaine inépuisable de la nature,
tandis que les travaux du jihilosophc tendent à éclaircir les
principes de nos connaissances, et à faire l'analyse des lois
DE L'ANALYSE ET DE LA SYNTHÈSE. 395
de l'esprit humain, auxquelles l'ignorant obéit comme le
philosophe, mais par une sorte d'instinct et sans en avoir
nettement la conscience, il est vrai aussi que l'induction,
l'analogie, le sentiment de l'ordre, et tous les éléments de ce
que nous avons nommé la probabihté philosophique, four-
nissent au jugement, en fait de spéculations philosophiques,
les bases que lui fournissent la construction idéale ou la syn-
thèse a priori en mathématiques pures, et l'expérience ou la
synthèse empirique en fait de spéculations sur les lois du monde
sensible. Kant n'en tient pas compte, parce que, dans son
système sceptique, il regarde comme non avenues toutes les
vérités qui n'admettent pas de démonstration formelle, en
vertu de laquelle on puisse réduire à l'absurde la contradic-
tion sophistique. Toutes les raisons que nous avons fait valoir
contre ce système militent contre les conséquences que l'au-
teur en tire, en ce qui touche les jugements analytiques
et synthétiques et les appHcations qu'ils comportent.
265. — Déjà nous avons eu l'occasion de combattre l'idée
de Leibnitz qui veut que le contraste entre les mathématiques
et la métaphysique tienne essentiellement à ce que les unes
sont fondées sur ce qu'il appelle le principe d'identité, et l'autre
sur le principe de la raison suffisante (28). Nous avons montré
que la notion de la raison des choses, et ce principe régula-
teur de l'intelHgence humaine, savoir, que rien n'existe ou
n'apparaît qui n'ait sa raison d'être ou d'apparaître, trouvent
leur appUcation en mathématiques comme dans toutes les
autres sciences. C'est ici le heu de faire remarquer que, quoi
qu'en ait dit Leibnitz (dont sur ce point Condillac s'est chargé
de développer la doctrine), il n'est nullement vrai que les
raisonnements mathématiques consistent essentiellement en
une suite d'identités. Cette proposition, qui est la contre-
partie de celle de Kant, pèche de même, pour être trop abso-
lue. Il y a sans doute en mathématiques des séries de propo-
sitions, pour lesquelles tout l'art du raisonnement consiste à
montrer l'identité de diverses expressions de la même gran-
deur ; à faire voir que chaque proposition, malgré la diffé-
rence d'énoncé, n'est qu'une transformation de celle qui la
précède ; mais, chaque fois qu'intervient l'opération du juge-
ment synthétique, l'esprit saisit, par la contemplation directe
de l'objet, de nouvelles propriétés qui lui appartiennent ; et
396 CHAPITRE XVII.
l'on ne peut pas plus dire, de la science construite par une
suite d'opérations de ce genre, qu'elle se fonde sur le principe
d'identité, qu'on ne pourrait le dire de la physique, ou de toute
autre science construite à l'aide d'observations et d'expé-
riences, et successivement agrandie, soit par les progrès qu'on
a faits dans l'art de diriger les expériences, soit par la décou-
verte d'instruments qui étendent le pouvoir des sens.
266. — Pour éclaircir encore mieux ceci par d'autres
exemples, supposons qu'il s'agisse d'établir cette proposition
connue sous le nom de principe d'Archimède, qu'un corps solide,
plongé dans un fluide, y perd une partie de son poids égale au
poids du volume de fluide déplacé. On peut acquérir la con-
naissance de cette vérité ou la démontrer aux autres par une
expérience directe, facile à imaginer, et dont la description se
trouve dans tous les traités de physique : voilà un exemple
très simple de synthèse empirique. Mais on peut aussi donner
de la même vérité une démonstration purement rationnelle ;
et pour cela on imaginera que la masse fluide dont le corps
occupe la place après l'immersion, vient à se sohdifier ou à se
congeler, sans que la densité change, c'est-à-dire que les molé-
cules dont la masse se compose, en gardant leur position, sont
censées liées entre elles d'une manière invariable, comme les
molécules d'un corps solide. La masse fluide, que l'on suppose
ainsi solidifiée, était en équilibre au sein du fluide ambiant
avant cette solidification idéale : elle y sera encore en équi-
libre après la solidification ; car il n'y aurait pas de raison
pour qu'une liaison entre les molécules, qui ne fait qu'en
diminuer la mobilité ou les gêner dans leurs mouvements,
troublât un équilibre déjà établi. Donc la pression exercée par
le fluide ambiant contre la portion solidifiée, et qui tend à la
soulever, est justement égale au poids de la partie sohdifiée
qui tond à la faire descendre. Mais cette pression ne peut
dépendre que des dimensions et de la forme du corps solide
contre lequel elle s'exerce, nullement de sa structure inté-
rieure, de la densité et des autres propriétés de la matière dont
il est formé. Donc, si nous revenons au solide réel, plongé
dans le fluide, la pression que le fluide ambiant exerce contre
ce corps est justement égale en intensité au poids d'une masse
fluide de même figure et de même volume, ou seulement de
même volume, puisque la figure ne fait rien au poids. Donc le
DE L'ANALYSE ET DE LA SYNTHÈSE. 397
corps perd de son poids, par suite de son immersion dans le
fluide et de la pression qu'exerce à sa surface le fluide ambiant,
une portion justement égale au poids d'un pareil volume de
fluide déplacé ; ce qui est le principe d'Archimède qu'il s'agis-
sait de démontrer. Il n'est besoin d'être versé ni dans la méca-
nique, ni dans la physique, pour suivre cet enchaînement de
propositions, et c'est ce qui nous a permis d'entrer dans les
détails de cet exemple, qui a toute la netteté désirable.
En effet, la construction ou la synthèse idéale consiste évi-
demment ici à imaginer qu'une portion du fluide, ayant le
même volume et la même figure que le corps immergé, se
solidifie, sans éprouver dans sa constitution moléculaire
d'autre changement qui puisse entraîner un changement de
densité. Nous voyons d'ailleurs intervenir une appUcation du
principe de la raison suffisante dans le jugement par lequel
nous prononçons, d'une part, qu'il ne peut y avoir dans la soli-
dification aucune raison de trouble pour l'équilibre déjà subsis-
tant ; d'autre part, que l'eflet de la pression du fluide ambiant
ne peut dépendre que des dimensions et de la figure du solide
immergé, nullement de la constitution interne et moléculaire
de ce corps solide. Mais l'intervention du principe de la raison
suffisante n'est liée d'une manière nécessaire qu'à ce tour de
démonstration et de construction synthétique, et non au fond
même de la proposition qu'il s'agit d'étabUr, et à laquelle on
peut également arriver par des raisonnements tout différents.
268. — Les mathématiques ont cela de singuher que toute
synthèse rationnelle ou a priori (pour parler le langage de
Kant) y peut être contrôlée au moyen d'une synthèse empi-
rique (28). Par là elles se distinguent, d'une part, des sciences
physiques et naturelles, principalement fondées sur l'expé-
rience et sur l'induction qui généralise les résultats de l'expé-
rience ; d'autre part, des sciences qui portent sur des idées
et sur des rapports que la raison conçoit, mais qui ne tombent
pas sous les sens. Après qu'un jurisconsulte a analysé avec le
plus grand soin une question controversée, après qu'il a mis
les principes de solution dans l'évidence la plus satisfaisante
pour la raison, il ne peut pas, comme le géomètre, fournir au
besoin la preuve expérimentale de la justesse de ses raison-
nements et de l'exactitude de ses déductions.
Il y a, entre la doctrine du jurisconsulte et celle du géo-
398 CHAPITRE XVII.
mètre, une autre différence, bien importante aussi, provenant
de ce que celle-ci a pour objet des idées et des rapports très
simples, celle-là des idées et des rapports très complexes : et
dès lors, tandis que le géomètre peut rattacher à une synthèse
primitive, ou à une propriété fondamentale donnée par la
contemplation immédiate de l'objet, une multitude de consé-
quences qui s'en déduisent par les combinaisons de la logique
ou par le mécanisme du calcul, le jurisconsulte est fréquem-
ment obhgé d'interrompre la série des déductions logiques,
pour puiser dans la contemplation directe de l'objet de nou-
veaux théorèmes ou de nouvelles règles qui viennent se com-
biner avec les principes déjà admis ^. Les mathématiques par
la simphcité de leur objet, la jurisprudence par la complexité
du sien, sont autant de types au moyen desquels on peut se
rendre compte de l'organisation des sciences et de la nature
des procédés que suit l'esprit humain pour les élever à la hau-
teur d'un corps de doctrine. D'ailleurs, s'il est vrai que dans
l'étude des facultés intellectuelles de l'homme, comme dans
celle de toutes les fonctions de la vie, il ne faille point partir
de l'état rudimentaire où tout se confond, mais bien au con-
traire de l'état de perfectionnement où toutes les parties se
distinguent les unes des autres en se développant (97), que
peut-il y avoir de mieux pour jeter du jour sur la théorie du
jugement, que d'étudier le développement organique que la
faculté de juger a dû recevoir, en s'appropriant au gouverne-
ment, non plus de l'individu, mais de la cité ; en devenant
une des forces motrices ou régulatrices du corps politique ; en
suscitant des institutions dans lesquelles l'activité individuelle
de l'homme trouve à s'exercer, mais de manière toutefois
que le cachet de la personnalité individuelle s'efface autant
que possible dans le système de décisions doctrinales ou dans
la série des jugements particuhers ? L'étymologie suffirait pour
indiquer que la sentence de l'homme public, chargé de pro-
noncer sur les droits et sur le sort des citoyens, est ce qui
mérite par excellence le nom de jugement : que c'est en quelque
* C'est avec cette restriction importante qu'il faut entendre ce pas-
sage de Leibnitz : <■ Jurisprudcntia, cuin in aliis Reometriœ similis est,
tum in hoc quod ulraque habct clcmcnla, ut raque casus. Elementa
sunt simplicia in f^comctria, figura", triangulus, circulus, etc. In juris-
prudcntia, actus, promissum, alicnatio, etc. Casus : amplexiones horum,
qui utrobiquc variabi'cs sunt inlinitics. » Ed. Dutcns, T. II, p. 3G2.
DE L'ANALYSE ET DE LA SYNTHÈSE. 399
sorte le type solennel, emprunté par les philosophes à la vie
de la cité, pour fixer avec plus de précision l'idée de ce qui se
passe dans l'homme intérieur, et dans l'ordre des phénomènes
tout à fait personnels ^. Nous placerons donc, à la suite de
quelques réflexions sur l'organisation scientifique du droit,
d'autres réflexions sur la nature des décisions et sur l'organi-
sation des corps judiciaires. Ce sera, si l'on veut, une digression,
mais une digression que nous prions qu'on nous pardonne,
puisqu'elle nous fournira l'occasion toute naturelle d'éclaircir,
en les apphquant, la plupart des notions de logique générale
que nous avons cherché à mettre en relief. Les jurisconsultes,
s'il s'en trouve qui jettent un coup d'œil sur ces pages, vou-
dront bien aussi nous pardonner quelques idées qui leurparaî-
traient étranges, pour le fond ou pour la forme, en considé-
rant que nous n'avons pu qu'ébaucher le sujet, et le traiter
d'une manière qui ne fît pas trop disparate avec l'ensemble
de nos recherches.
1 C'est ainsi que Platon déclare, dans plusieurs passages de ses dia-
logues de la République, que son but, en étudiant l'organisation de la
cité, est d'arriver plus facilement et plus sûrement à la connaissance
de l'organisation de l'âme humaine.
CHAPITRE XVIII
Application au mode d'organisation du droit
ET de la jurisprudence.
269. — Rien n*offre plus de variété, chez les différents
peuples, que les sources de leur droit national, ou que l'origine
historique des maximes fondamentales sur lesquelles, à une
certaine époque de la civilisation de ces peuples, le raisonne-
ment des légistes venant à s'exercer, il en résulte un corps de
doctrine qui prend les caractères et les proportions d'une
science, et qu'on nomme jurisprudence. Les éléments du droit
ne proviennent pas seulement de l'équité naturelle et des
besoins physiques et moraux que tous les hommes éprouvent :
ils dérivent aussi des habitudes et des croyances de chaque
peuple, des instincts et des aventures de chaque race ; ils
peuvent tenir à un intérêt d'ordre public ou de fiscalité, au
besoin d'affermir une institution pohtique ou d'effacer les
vestiges d'une institution proscrite. La plupart des principes
ou des matériaux du droit peuvent changer et changent en
effet avec la société : malgré l'influence de l'esprit d'imitation
et l'autorité des traditions des docteurs, notre législation n'a
presque plus rien de commun avec celle de la Rome des patri-
ciens et des empereurs ; mais la forme scientifique du droit
n'a pas plus varié que les lois de l'intelligence humaine, et c'est
par la forme logique que la jurisprudence de Rome est restée
le modèle de la nôtre.
Connaître toute la matière du droit d'un pays, toute sa
législation écrite ou coutuinière, c'est posséder une érudition
très utile dans les affaires de la vie, et qu'on ne peut jamais
acquérir complètement dans un pays comme le nôtre, où
DE L'ORGANISATION DU DROIT. 401
chaque période de dix ans enfante une masse énorme de dis-
positions législatives et réglementaires. Toutefois, personne
ne songerait à ranger parmi les sciences proprement dites
une érudition dont les objets sont si variables et les applica-
tions si particulières. Il y a des places dans les académies pour
le médecin, l'agronome, l'économiste : il n'y en a point pour
l'homme d'affaires et l'avocat.
Celui qui ne se borne pas à apprendre dans un but pratique
les lois de son pays et de son temps, mais qui étudie les légis-
lations anciennes et contemporaines pour les comparer dans
les matières qui leur sont communes, pour reconnaître des
formes générales et saisir des analogies entre des formes diffé-
rentes, celui-là s'élève à une véritable science. Enfin, celui qui
recherche dans l'histoire, dans la constitution morale et phy-
sique de l'homme, dans ses rapports avec le monde extérieur,
la raison des législations, les causes de leur décadence et de leur
chute, et réciproquement la manière dont les législations
influent sur le génie et sur l'Jiistoire des peuples, celui-là
conçoit l'étude des lois dans ce qu'elle a de plus éminent, et
dans ce qui intéresse au plus haut degré l'humanité ; il s'élève
jusqu'à la philosophie des lois (22). Mais, de quelque point de
vue qu'on veuille envisager la science des lois, on ne doit pas
la confondre avec l'appareil de procédés logiques qui sert à
développer systématiquement l'application des dispositions
légales, et qui s'adapte de la même manière aux lois éternelles
que la nature a gravées dans le cœur de l'homme, et aux lois
éphémères nées d'une tourmente révolutionnaire ou des
caprices d'un despote ; aux lois qui statuent sur les plus grands
intérêts de la société, et aux règlements inventés dans un
esprit minutieux de fiscalité ou de monopole. Il s'agit donc de
distinguer, en jurisprudence comme ailleurs, l'étoffe et la
forme, les matériaux de l'organisation, et la force organisa-
trice.
270. — Pour rendre cette distinction plus facile à saisir,
nous aurons recours à des exemples, et nous citerons les règles
qui, dans notre droit français, régissent quant aux biens l'asso-
ciation des époux. D'où dérivent-elles? d'une coutume bien
simple comme les mœurs des peuples qui l'avaient adoptée^ .
1 « Viri, quantas pecunias ab uxoribus dotis nomine acceperunt,
tantas ex suis bonis, œstimatione facta, cum dotibus communicant.
26
402 CHAPITRE XVIII.
Tous les fruits sont communs pendant le mariage ; à la mort
de l'un des époux, ses héritiers reprennent les biens-fonds qui
lui appartiennent en propre ; l'autre époux en fait autant, et
ils partagent par moitié les fonds acquis pendant le mariage
par les époux, du produit de leur travail et de leurs écono-
mies. Enfin les meubles qui garnissent le ménage ou l'habi-
tation commune, qui s'usent et que l'on renouvelle sur les
revenus communs, sont aussi devenus la propriété commune
des époux ; quelle qu'en soit la première origine, on les par-
tage de même par moitié.
Chez d'autres peuples, où les mœurs imposent à la femme
une plus grande dépendance et restreignent davantage sa vie
extérieure, les choses ne se passent plus de la sorte. Quel-
quefois le mari achète sa femme ; plus ordinairement la femme
apporte à son mari une dot qui doit être rendue en cas de
répudiation ou de veuvage ; elle est reçue tantôt comme une
esclave, tantôt comme un hôte sous le toit marital ; elle reste
étrangère à l'industrie et aux gains de son époux : voilà l'ori-
gine du droit dotal.
Lorsque, par le progrès de la civilisation, de l'industrie,
du luxe, les mœurs ont perdu leur simplicité originelle, les
affaires d'intérêt se compliquent ; la coutume ne peut plus
prévoir tous les cas ; elle fournira bien encore les principes de
solution, mais il faudra les combiner systématiquement pour
les approprier à la multitude de combinaisons ou d'espèces
qui exigeront une solution.
271. — Ainsi, il est clair que, dans les mœurs d'un peuple
pauvre, rien de plus naturel que la différence établie par le
droit coutumier français entre les biens immeubles propres
à chacun des époux (tels que des champs, des maisons), et les
meubles qui garnissent le toit domestique. Les uns restent
distincts, les autres se confondent par la nature des choses.
Mais supposons que ce peuple devienne industrieux et com-
Hujus omnis pccuniae conjunctim ratio habctur fructusque servantur ;
uter coruin vita siiperarit, ad cum pars utriusquc cum fructibus supc-
riorum tcniporuin pervenit. » C^s., De bcU. (jctll., 1. vi, c. 19. Nous ne
commettons pas l'erreur {j;rossiôre qui consisterait à confondre l'espèce
de communauté indiquée par ce texte fameux avec celle qui se trouve
établie dans nos coutumes ; mais peu importe, pour l'objet que nous
avons en vue, qu'on fasse remonter plus ou moins haut l'origine de ces
coutumes. Voyez M. Pardessus, Loi saliquc, p. G75.
DE L'ORGANISATION DU DROIT. 403
merçant : alors se créeront de grandes valeurs, telles que des
capitaux d'exploitation, des créances, des rentes publiques,
des actions dans de vastes entreprises. Les mœurs ou la cou-
tume, expression des mœurs, nous apprendront-elles ce qu'il
faut statuer à l'égard de ces biens de nouvelle création ?
Non sans doute ; et si l'on voulait remonter à l'origine natu-
relle de la coutume, statuer d'après son esprit, les circonstances
seules détermineraient les arbitres doués d'un sens droit à
prononcer, tantôt la séparation, tantôt la confusion des biens
de cette espèce, à les comprendre dans la communauté ou à
les en exclure, sans qu'ils pussent le plus souvent rendre un
compte rigoureux des motifs de leurs décisions.
D'ailleurs, et sans qu'il soit besoin de supposer pour cela
un développement très avancé de civilisation, bien des com-
binaisons diverses viendront compliquer et rendre difficile
l'application du principe coutumier. Les époux recueilleront
des successions grevées de dettes ou de servitudes ; ils auront
des immeubles à revendiquer ou à saisir à titre de gages,
des débiteurs à poursuivre personnellement. C'est alors que,
pour fixer avec précision les droits respectifs des époux, le
droit s'organise systématiquement "et devient l'objet d'une
science abstraite appelée jurisprudence. Le jurisconsulte
conçoit par analogie des immeubles et des meubles fictifs ;
une fois en possession de certaines idées ou formes abstraites,
il en poursuit indéfiniment les combinaisons logiques, en fai-
sant sortir ainsi du simple et de l'abstrait la solution des
espèces les plus complexes et les plus particulières.
272. — Le droit romain nous offrirait partout des exemples
de ces coutumes simples, grossières ou même barbares, qui
ont donné lieu au développement d'une jurisprudence savante
et systématique, lorsqu'il ne subsistait déjà plus rien dans
les mœurs de ce qui avait déterminé la coutume originelle.
BornonS-nous à citer la distinction des choses mancipi et
nec mancipi. Il était naturel que chez un peuple pauvre,
agricole et illettré, la coutume exigeât quelques solennités
ou démonstrations symboliques, telles que l'assistance du
libripens et des témoins, pour transférer la propriété des
biens les plus précieux, des fonds de terre, des esclaves, des
chevaux et du gros bétail. Plus tard, lorsque les Romains
connurent l'or et l'argent, lorsque le bronze et le marbre
404 CHAPITRE XVIII.
entrèrent dans la décoration de leurs demeures, lorsque
l'écriture, devenue d'un usage vulgaire, leur offrit le moyen
le plufe commode et le plus sûr de constater leurs transactions,
il n'y avait plus rien dans l'état de la société qui motivât
cette distinction ; mais un respect religieux pour les institu-
tions des ancêtres la fit conserver comme principe de droit ;
et les conséquences abstraites que de rigoureux logiciens
tirèrent d'un usage effacé donnèrent naissance à l'une des
théories les plus délicates du droit romain, qui exerce encore
aujourd'hui la sagacité des interprètes.
273. — Enfin, pour citer un dernier exemple qui ne tienne
plus à des coutumes singulières ou à des besoins spéciaux,
nous remarquerons que les lois ont consacré un principe de
morale publique et universelle, en excluant de la succession
d'un défunt l'héritier qui s'est porté contre lui à des violences
ou à d'autres offenses capitales. Il est conforme d'autre part
aux sentiments d'humanité et de bienveillance, fruits de
l'adoucissement des mœurs, de ne pas punir des enfants
innocents pour le crime de leur père. D'où vient donc que,
selon les jurisconsultes, les enfants de l'indigne recueilleront
la succession de leur aïeul si leur père est fils unique, ou si
leurs oncles ont renoncé, et que dans le cas contraire ils seront
exclus de l'héritage ? Selon la morale publique, l'humanité,
l'équité naturelle, la position de ces enfants n'cst-elle pas la
même, qu'il y ait ou qu'il n'y ait pas d'autres héritiers au
m.ême degré que leur père coupable ? Oui assurément, mais
c'est que la jurisprudence intervient avec ses abstractions et
fictions légales. Dans le cas où l'indigne n'a pas de cohéritiers
au même degré, les enfants viennent de leur chef à l'hé-
ritage, comme étant les plus proches parents après l'in-
digne exclu. Dans le cas contraire, selon les règles abstraites
du droit, ils ne pourraient concourir avec des parents
d'un degré plus prociie qu'autant qu'ils représenteraient
l'indigne et succéderaient à ses droits ; or, d'une part on ne
succède pas à une personne encore vivante, et d'autre part
l'indigne n'a pu leur transmettre des droits qu'il a perdus par
sa faute.
274. — Pour mieux saisir ce que c'est théoriquement que
la jurisprudence, il faut d'abord en voir le but pratique,
but sans lequel elle ne serait qu'un jeu d'esprit, ou plutôt
DE L'ORGANISATION DU DROIT. 405
sans lequel elle n'aurait pas pris le développement scientifique
que nous lui connaissons.
La jurisprudence s'est organisée dans le but pratique de
déterminer la solution d'une question judiciaire et d'imposer
au juge une règle de décision ; car on a senti de bonne heure
la justesse de cette maxime proclamée par Bacon, que, nonob-
stant l'imperfection de la règle et ses inconvénients fréquents,
elle vaut encore mieux que l'arbitraire du juge ^. Or, s'il y a
des décisions que personne n'hésiterait à déclarer iniques,
des statuts que chacun regarderait comme pernicieux ou
immoraux, il arrive plus souvent encore qu'on ne trouve pas
de démarcation tranchée entre l'honnête et le déshonnête,
entre l'équitable et l'inique, entre l'utile et le pernicieux
(196 et suiv.). Des nuances sans nombre comblent l'intervalle
entre les termes extrêmes. Ce sont ces nuances dont l'appré-
ciation consciencieuse pourrait être livrée aux lumières et à
la probité d'un arbitre, investi ou non d'un caractère public.
Mais une telle appréciation ne serait pas susceptible d'analyse
rigoureuse, ni par conséquent de contrôle, et aurait tous les
inconvénients d'une décision arbitraire. Il a donc fallu (202)
tracer des compartiments artificiels, établir une discontinuité
idéale dans ce système où la nature procédait par transitions
continues. Pour cela on a posé certains principes fixes, ima-
giné certaines fictions juridiques, à l'aide desquelles, par la
seule force du raisonnement et de l'analogie, on pût arriver
dans chaque cas à un résultat déterminé ; et de cette manière
s'est organisée la jurisprudence. Toutes les fois pourtant que
les conséquences logiques faisaient ouvertement violence à
l'équité, aux mœurs, au sentiment du bien pubhc, comme
peut-être dans le dernier exemple cité plus haut, on a senti
la nécessité de déroger à ce qui s'appelle la rigueur du droit,
^ Platon, des Lois, liv. ix. Aristote, Rhet., I. — L'opinion commune
est pourtant que la jurisprudence civile est née chez les Romains, moins
encore du désir d'affermir les libertés publiques en soustrayant les
citoyens à la puissance arbitraire des magistrats, que de la politique des
patriciens qui voulaient maintenir la prépondérance de leur caste, en
donnant au droit civil, comme au droit pontifical ou religieux, une orga-
nisation savante et systématique dont eux seuls avaient la clef. Mais, à
quelque but politique que l'on rattache le développement scientifique
de la jurisprudence, par la voie des abstractions juridiques et des con-
structions logiques, les conséquences sur lesquelles nous voulons appeler
l'attention resteront les mêmes.
406 CHAPITRE XVIII.
en recourant derechef aux sources naturelles du droit, c'est-
à-dire aux sentiments d'équité, d'honnêteté, de bien public, pour
y puiser de nouveaux principes juridiques, dont il faut tenir
compte dans les analyses et les constructions subséquentes, aussi
bien que des principes antérieurs auxquels ils dérogent. Cette
accumulation de principes, les uns plus généraux, les autres
plus circonscrits dans leur appUcation, fait tout l'embarras
de la jurisprudence, et la place dans une condition théori-
quement inférieure vis-à-vis des autres sciences abstraites,
qui n'empruntent aux notions communes qu'un très
petit nombre de données primordiales, et qui sont
réputées d'autant plus parfaites que ce nombre se réduit
davantage (268).
275. — Dans l'usage, les mots de loi et de jurisprudence
se rangent parmi ceux dont l'acception peut, selon les cas,
se restreindre ou s'étendre ; mais en bonne logique, et pour la
juste intelligence de l'organisation scientifique du droit, il
faudrait appeler loi, ou du moins assimiler à la loi proprement
dite, c'est-à-dire à la volonté du souverain, constatée par une
formule écrite, tous les principes juridiques (de quelques
sources qu'ils émanent) que la science admet comme autant
de données primitives et incontestables : aussi bien les
maximes d'équité, de morale, d'utihté publique, consacrées
par un assentiment unanime, que les coutumes traditionnelles
dont les jurisconsultes romains ont dit qu'elles imitent la loi
[legem imilanlur) ; quoique, à vrai dire, les lois positives aient
été plutôt créées à l'imitation de ces coutumes traditionnelles,
qui les ont partout précédées.
Le terme de jurisprudence s'emploie spécialement pour dési-
gner le corps de doctrine consacré par les décisions des tri-
bunaux et les avis des jurisconsultes renommés. Cependant,
si les tribunaux et les jurisconsultes ont procédé, non par voie
d'analyse ou de déduction logique des principes déjà posés
dans la loi, mais par voie d'estime ou d'appréciation dans un
cassur lequel la loi n'a pasplusstatué implicitement qu'expli-
citement ; si l'autorité qui s'attache à leurs décisions et à leurs
avis est fondée, non sur la })résomption qu'ils ont bien rai-
sonné, mais sur celle qu'ils ont convenablement apprécié,
ces décisions et ces avis, après qu'ils ont acquis l'autorité
nécessaire pour faire, comme on dit, jurisprudence, participent
DE L'ORGANISATION DU DROIT. 407
réellement à la nature des législations écrites ou coutumières,
qu'ils suppléent ou qu'ils complètent ^.
Au contraire, si le législateur ne se borne pas à proclamer
des principes, mais qu'il se charge lui-même de les combiner
et d'en tirer les conséquences logiques, il fait en réalité l'office
de jurisconsulte ; et dans cette partie de son œuvre, il faudra
reconnaître une véritable jurisprudence revêtue des formes
législatives.
276. — La jurisprudence n'a acquis chez les Romains un si
haut degré de perfection scientifique, qu'en raison du petit
nombre de leurs lois, et du respect religieux qu'ils ont si
longtemps conservé pour le code des Douze-Tables, dont la
simplicité était assortie aux traits rudes et fortement pronon-
cés de la première civilisation romaine. Jusqu'à la chute de la
république, on ne voit survenir qu'un petit nombre de lois
ou de plébiscites pour modifier la législation civile, et la forme
même de ces actes, qui en rendait nécessairement la rédaction
très concise, faisait qu'on devait se borner à y inscrire des
principes. Aussi le jurisconsulte pouvait-il s'abandonner à
toute la rigueur de la logique, poursuivre par le raisonnement
et par l'analogie les dernières conséquences d'un principe
abstrait, élever enfin cet édifice savant et systématique, que
Leibnitz, dans son admiration, plaçait immédiatement après
la géométrie 2.
Lorsque la législation des Douze-Tables, tombée trop tôt en
désaccord avec les mœurs, se trouva, sinon abrogée, du moins
presque annihilée par le droit prétorien, la jurisprudence dut
acquérir une plus grande complication en perdant de sa régu-
larité. Cependant, comme le droit prétorien s'était formé à la
longue,par des développements et des amendements successifs
à un texte qui n'avait rien de sacramentel, on conçoit qu'il
devait mettre moins d'entraves à l'organisation scientifique
de la jurisprudence que n'aurait pu le faire une volumineuse
collection de lois écrites, chacune rédigée tout d'une pièce,
et dont le texte aurait eu une valeur sacramentelle^. Quand
1 « Lex est commune prseceptum, virorum prudentium consultum. »
Papin. D. de legibus, lib. I, tit. 11, fr. 1.
^ « Dixi ssepius, post scripta geometrarum, nihil exstare quod vi ac
simplicitate cum scriptis romanorum jurisconsultorum comparari possit ;
tantum nervi inest, tantum profunditatis 1 »
3 « Recte dictum est quia nulla lex videtur ad omnia suffîcienter ab
408 CHAPITRE XVIII.
enfin le droit prétorien eut cessé d'être vivant, et que les
empereurs, avec cette facilité qui est l'attribut de la puis-
sance absolue, eurent prodigué les dispositions législatives, la
législation romaine put bien encore recevoir des améliorations
importantes, dont plusieurs ont mérité de passer dans le
droit des peuples modernes ; mais la jurisprudence pencha
vers son déclin, et finalement la science du jurisconsulte fit
place à l'érudition du glossateur et du compilateur.
277. — Dès l'instant que le législateur veut fixer la jurispru-
dence par un code systématique, ou bien il déroge à dessein
aux conséquences logiques des principes qu'il a posés, et par
conséquent il pose de nouveaux principes en rendant par là
d'autant plus nombreuses et plus complexes les combinaisons
qui doivent conduire à une décision juridique ; ou bien son
intention est de consacrer les conséquences logiques des prin-
cipes fondamentaux ; mais il est sujet à l'erreur ; il peut
même, sans errer au fond, se méprendre sur l'expression de
sa pensée. Dans l'un et l'autre cas il entrave le développement
scientifique, il altère la régularité des rapports, et (ce qui est
plus grave) il multiplie les points de contestation par les
dispositions mêmes qu'il croyaitpropres à en réduire le nombre.
En eiïet, lorsque les lois écrites sont en petit nombre et
qu'elles ne consacrent que des principes ou ne statuent que
sur les cas les plus simples, il y a nécessité, pour les étendre
et pour en faire la base d'un système, d'en prendre l'esprit
et non la lettre, de convertir en une idée générale et abstraite
l'idée particulière et concrète qui s'attache immédiatement
aux termes employés par le législateur. Ce premier travail
effectué (et il est favorisé d'ordinaire par les formes concises et
proverbiales ou par l'archaïsme du style), la tâche du juriscon-
sulte ne porte plus que sur des combinaisons d'idées. Au con-
traire, plus un code est étendu, plus il empiète sur la discussion
doctrinale, et plus la jurisprudence tend à descendre de la
initio promuljîata, sed mulla indigcrc corrcctione, ut ad naturse varie-
tatem et ejus machinationes sufTiciat. » NooclL, tit. III.
Platon avait dit, dans le dialof^iic intitulé le PoUliquc :
« Il n'y a point de loi qui puisse saisir et prcserirc avec exactitude
ce qu'il y a de plus juste, de meilleur et de plus utile pour tout le monde.
Les hommes et leurs actions se ressemblent si peu, et telle est l'instabilité
des choses humaines, qu'il est impossible à quelque art que ce soit d'y
pourvoir par des règles simples, universelles et perpétuelles.
DE L'ORGANISATION DU DROIT. 409
combinaison des idées à la confrontation des mots. Quant à la
tâche du juge, si la codification la facilite pour les cas prévus
et apparemment les plus fréquents, elle la complique pour
les cas imprévus, en augmentant le nombre des textes à rappro-
cher et des éléments à combiner.
278. — On a déjà signalé bien des fois cette prédilection des
modernes pour l'écriture, qui leur fait regarder comme non
avenu tout ce qui n'est point écrit. Dans l'état présent de la
civiUsation, nous attribuons au signe de l'écriture cette vertu
sacramentelle que les anciens attachaient à des paroles solen-
nelles, à des gestes symboliques, à des cérémonies et à des
rites rehgieux. Ainsi, à en croire quelques philosophes ou
jurisconsultes modernes, la perfection de la jurisprudence
exigerait qu'on ne reconnût d'autres règles de droit que des
textes écrits et des formules officielles : ce serait le moyen
d'éviter tout arbitraire dans l'administration de la justice,
et de repousser l'abus qu'on a fait si longtemps de ces vagues
expressions, équité, droit naturel ; la jurisprudence prendrait
enfin ce caractère de science positive, si prisé de notre temps.
Mais, par la même raison, ne faudrait-il pas que la loi fixât
officiellement les règles de bon sens ou de logique d'après les-
quelles les juges devrontinterpréter etappHquer les lois écrites ?
Croit-on que l'article 1315 du Gode civiP ait ajouté à la force
de cette règle naturelle : Onus probandi incumbit aclori ; —
Reus excipiendo fit ador ? Au contraire, il l'a masquée en ne
l'appHquant que dans un cas spécial ; il faut que le juriscon-
sulte et le juge dégagent le principe abstrait de l'enveloppe
que lui a donnée le texte légal ; et s'il ne tombe sous le sens
de personne de contester la maxime dans sa généralité ;
s'il est certain que chez nous un arrêt serait cassé pour avoir
refusé de l'appHquer en toute autre matière que celle d'obh-
gation et de paiement, l'article ne devient-il pas superflu,
et n'offre-t-il pas l'inconvénient de proclamer comme règle
de droit positif ce qui n'est quel'appUcationparticuhèred'une
maxime générale dont la vigueur subsiste indépendamment
de la loi écrite, et qu'on a jugé avec raison inutile d'y insérer ?
Ge ne sont point tant les textes légaux qui hmitent l'arbi-
1 « Celui qui réclame l'exécution d'une obligation doit la prouver,
— Réciproquement, celui qui se prétend libéré doit justifier le paiement
ou le fait qui a produit l'extinction de son obligation . »
410 CHAPITRE XVIII.
traire du juge, que la bonne organisation des pouvoirs judi-
ciaires, leurs rapports hiérarchiques et la manière dont ils
se contrôlent. Nous examinerons plus loin comment notre
organisation judiciaire tend à remplir ce but, et comment
la nature des choses a amené à peu près chez nous la Cour
de cassation à être juge de l'apphcation logique des principes
de droit, sous quelque forme que ces principes se trouvent
exprimés dans la loi, et lors même qu'ils ne s'y trouvent pas
exprimés ; tandis que, dans la pensée des fondateurs de cette
institution, la Cour de cassation n'aurait dû être que la gar-
dienne d'un texte sacramentel,
279. — Il n'y a pas d'adage plus proverbial, non seulement
devant les tribunaux, mais dans le monde, que celui-ci :
« La lettre tue et l'esprit vivifie » ; cependant je ne sache pas
qu'en argumentant, selon le besoin de la cause, tantôt du texte
et tantôt de l'esprit de la loi, en tâchant de faire alternative-
ment pencher d'un côté ou de l'autre les balances delà Justice,
on se soit assez nettement rendu compte du véritable principe
de décision. Entend-on que sous la formule légale, sous
l'assemblage de mots par lequel le législateur a rendu sa pensée
avec plus ou moins de bonheur (car il n'est pas tenu de possé-
der au plus haut degré les qualités du philosophe et de
l'écrivain), il faut savoir reconnaître dans toute sa généraHté
et son abstraction le principe qu'il a voulu étabUr, les idées
qu'il a entendu mettre en rapport et la nature de ce rapport ?
Rien alors de plus vrai et de plus important que l'adage cité.
Maisveut-on dire qu'il faut remonter à l'esprit de la loi, en ce
sens que si le législateur a été guidé par des motifs d'équité,
d'utihté publique, ou par tous autres, et que dans l'espèce
ces motifs ne trouvent pas à s'appliquer ou s'appliquent
en sens contraire, il ne faille tenir compte que des motifs
et point du tout des termes du précepte ? Une telle doctrine
serait subversive du droit, et tendrait précisément à remplacer
par une appréciation sans contrôle un jugement susceptible
de passer au creuset de la dialectique : de sorte qn'en vue
d'un bon résultat, dans une espèce particulière, on ne tien-
drait plus compte des motifs d'ordre pubUc qui ont fait pré-
valoir le jugement de droit strict sur le jugement d'équité ^
' Ainsi, pour prendre un exemple des plus simples, quoique le légis-
lateur français ait dit dans l'art. 1326 du Code civil : » que le billet
DE L'ORGANISATION DU DROIT. 411
280. — A la faveur des mêmes principes, on peut jeter du
jour sur la théorie des lois interprétatives et sur la mise en
pratique de cette fameuse maxime : Ejus est inlerprelari legem^
cujus est condere.
Ou bien la loi interprétative n'est que la déduction logique
ou l'extension analogique des principes posés dans des lois
antérieures ; ou bien elle pose des principes nouveaux qui
pourront devenir la souche de déductions subséquentes ; ou
bien enfin elle attribue un sens à des mots qui n'en présen-
taient aucun, ou qui présentaient un sens ambigu.
Dans le premier cas la loi interprétative est inutile, et il
faut s'en prendre aux vices de l'organisation judiciaire si la
ou la promesse sous seing privé, par lequel une seule personne s'engage
envers l'autre à lui payer une somme d'argent ou une chose appréciable,
doit être écrit en entier de la main de celui qui l'a souscrit, ou que du
moins il faut, outre sa signature, qu'il ait écrit de sa main un bon ou un
approuvé, portant en toutes lettres la somme ou la quantité de la chose »,
les tribunaux n'ont pas pensé que les termes de la disposition dussent
empêcher la règle de s'étendre au cas où plusieurs personnes contrac-
teraient un pareil engagement envers une ou plusieurs autres. Car évidem-
ment la règle que le législateur a voulu établir est celle-ci : « Toute obli-
gation de payer une somme d'argent ou de livrer une chose appréciable
ne pourra être prouvée juridiquement par un acte sous seing privé,
unilatéral, qu'autant que l'écrit sera en entier de la main de l'obligé,
ou, etc., etc. » De ce que ce principe n'a pas été rédigé avec assez de
rigueur par le législateur, qui a accommodé son langage au cas parti-
culier le plus ordinaire, il n'en faut pas moins, pour entendre sainement
l'article, comme l'a dit la Cour de cassation (arrêt du 5 mai 1816), res-
tituer au principe sa généralité et saisir l'idée sans s'asservir à la lettre :
c'est le cas où l'adage subsiste dans toute sa force.
Que si l'on remonte à l'intention qui a dicté l'article, il est clair que le
législateur s'est proposé de parer aux surprises et à l'abus des signatures,
d'opposer une barrière à la fraude et à la mauvaise foi. Lors donc que
des circonstances, comme il s'en présente souvent, éloignent tout soupçon
de fraude et démontrent que le signataire a bien connu toute l'étendue
de l'obligation, en annuler la preuve juridique, n'est-ce pas favoriser la
fraude, et violer l'esprit de la loi par un respect aveugle pour le texte ?
Et pourtant c'est le cas où l'adage ne peut s'appliquer sans violation
expresse, non pas tant des termes de la loi que de ce qui fait l'essence
et la force du principe juridique déposé dans la loi. Car autrement il
deviendrait loisible au juge d'apprécier les circonstances d'où doit résulter
la preuve que le signataire a bien connu la juste étendue de l'obligation ;
les résultats des appréciations dépendraient d'impressions variables,
et échapperaient ainsi à toute prévision et à tout contrôle, contrairement
à la volonté du législateur, qui a cru devoir, par l'institution d'une règle
juridique, limiter en cette matière le pouvoir discrétionnaire du juge.
Voyez ce qui sera dit dans le chapitre suivant, sur la distinction des.
questions de fait et des questions de droit.
412 CHAPITRE XVIII.
rigueur des déductions et la justesse des analogies ne finissent
pas par prévaloir, après quelques aberrations passagères et de
peu d'importance au point de vue del'intérêtgénéral. Dans tout
pays pourvu de bonnes institutions judiciaires, après la solen-
nité des épreuves qui précèdent ordinairement les lois inter-
prétatives, on ne peut raisonnablement s'attendre à trouver
dans l'homme ou dans le corps, quel qu'il soit, investi du pou-
voir législatif, plus de garanties contre l'erreur logique que
n'en offraient les épreuves judiciaires.
Mais il y a plus ; le pouvoir législatif, par cela même qu'il
fait des lois ; qu'il pose des principes en vertu d'une apprécia-
tion souveraine et sans contrôle ; qu'il statue habituellement
sur ce qui lui paraît bon, et non sur les conséquences bonnes
ou mauvaises, mais logiquement nécessaires, de ce qui a paru
bon à d'autres corps et en d'autres temps, est moins propre à
interpréter logiquement une loi préexistante que ne le serait
un corps judiciaire dans les attributions et dans les habitudes
duquel une telle interprétation rentre au contraire essentiel-
lement ^. Cette inaptitude se manifestera d'autant plus que
la puissance législative sera exercée par des corps plus nom-
breux, sous des formes qui se prêteront mieux à l'apprécia-
tion instinctive et moins bien au jugement par abstraction
et par construction logique. Là au contraire où la puissance
législative (soit qu'il s'agisse de lois générales ou de lois spé-
ciales, pour un ordre particulier de fonctionnaires ou de
citoyens) est concentrée entre les mains d'un conseil peu
nombreux, que sa composition rapproche des corps judi-
ciaires, on pourra obtenir une décision vraiment interpréta-
tive ; et l'on devra considérer un tel acte comme participant
du jugement et de la loi : du jugement, en ce qu'il n'est que la
conséquence logique de lois antérieures et qu'il régit les faits
passés ; de la loi, en ce qu'il statue d'une manière générale et
pour l'avenir.
281. — Reste à examiner le cas où la décision interpréta-
tive étant réclamée à cause de l'insuffisance ou de l'obscurité
' Kn France, après bien des variations, ces principes se trouvent
virtuellement consacrés par la loi du 1" avril 1837, qui, en abrogeant
celle du 30 juillet 1828, a remis à la Cour de cassation (sections réunies)
la décision souveraine du point de droit, en cas de conflit avec les Cours
d'appel.
DE L'ORGANISATION DU DROIT. 413
des lois existantes, elle doit contenir des principes nouveaux
de solution juridique, ou donner un sens déterminé à un texte
qui n'avait qu'un sens confus ou ambigu. C'est bien là le cas
où doit s'appliquer la maxime citée ; car, interpréter les lois
de cette manière, c'est en réalité faire une loi nouvelle qui ne
peut, pas plus que toute autre loi, statuer que pour l'avenir,
à moins d'être entachée du vice de rétroactivité.
Telle n'est pas cependant l'opinion de la plupart des juris-
consultes ; mais un écrivain estimable l'a trop bien réfutée
pour que nous ne nous bornions pas à citer ses paroles : « Il
» est, dit-il, assez difficile de donner une raison pour laquelle
» on ait vu dans une loi interprétative autre chose qu'une dis-
» position nouvelle, assujettie à toutes les formes et à toutes
«les conditions d'une loi précédemment inconnue... Chacun
» est le meilleur interprète de ses propres expressions, en ce
» sens qu'il sait quelles sont les idées qu'il a voulu exprimer ;
» mais ce n'est qu'aussi longtemps que ses idées lui appar-
» tiennent ; et celui qui a contracté ne serait pas admis à pré-
» tendre qu'il a attaché à sa locution un sens contraire à celui
» qu'elle a présenté à la partie qui s'est engagée envers lui ;
» encore moins le législateur pourrait-il réclamer le droit de
» déclarer le sens de la loi, lorsque ce sens serait contraire aux
» mots dont il s'est servi. Depuis sa promulgation la loi est
» devenue une propriété publique... Les droits que les indi-
» vidus ont pu acquérir en vertu de cette loi, les obligations
» qu'elle leur a imposées, sont existants et ne peuvent dépendre
» d'une déclaration qui, expliquant le sens des mots, en déna-
» turerait, altérerait ou modifierait l'expression... Elle ne peut
» atteindre ceux qui ont agi, transigé, contracté sur la foi de
» la loi, dans son état primitif ; en un mot, elle ne peut porter
» que sur l'avenir, de même qu'une loi toute nouvelle ^. »
« Si les jugements, dit Montesquieu^, étaient une opinion
» particulière du juge, on vivrait dans la société sans savoir
» précisément les engagements que l'on y contracte. » Mais ce
qui serait pire qu'une telle ignorance, ce serait de pouvoir
être soumis, après coup, à une disposition impérative pour des
choses à l'égard desquelles on était fondé, au moment de l'acte
ou du contrat, à compter sur les bénéfices d'une appréciation
1 Meyer, Esprit des institutions judiciaires, liv. viii, chap. 4.
* Esprit des lois, liv, xi, chap. 6.
414 CHAPITRE XVIII.
consciencieuse, et sur toute la latitude d'une application
accommodée aux circonstances de l'espèce.
282 — S'il n'est pas toujours facile de distinguer la part
réservée au pouvoir législatif et celle qui revient au pouvoir
judiciaire dans l'interprétation des lois, il est encore plus
malaisé de nettement définir, par des raisons prises dans la
nature des choses, les attributions du pouvoir qui fait les lois,
et celles du pouvoir qui, ayant pour mission essentielle de
pourvoir à l'exécution des lois, est par cela même investi du
droit de prescrire des dispositions réglementaires, pareillement
obligatoires pour les citoyens, et qui ont avec les lois propre-
ment dites la plus grande affinité, souvent même bien plus
d'affinité qu'il n'y en a entre des résolutions auxquelles le
style officiel affecte la dénomination commune de lois, parce
qu'elles émanent toutes d'un même pouvoir officiellement
qualifié de pouvoir législatif. Voter un emprunt, une levée
d'hommes, une déclaration de guerre, un traité de paix, un
budget, une approbation de comptes, un impôt, une loi poli-
tique, administrative, pénale ou civile, c'est remplir des fonc-
tions entre lesquelles il y a bien plus de différence qu'on n'en
saurait trouver entre les fonctions du pouvoir législatif prises
dans leur ensemble, et celles des autres pouvoirs publics.
Qu'il faille pour tout cela consulter la nation ou les assemblées
qui sont réputées constitutionnellement la représenter, nous
l'accordons volontiers ; mais la manière de les consulter et
d'avoir leurs réponses doit-elle être la même? Convient-il
d'appliquer les mêmes formes de procédure à des actes si essen-
tiellement différents ?
Tout le monde sent bien aujourd'hui que les décisions judi-
ciaires, comprises sous la dénomination commune de juge-
ments et d'arrêts, ne sont pas de même nature. En matière
civile, l'institution du recours en cassation ; en matière cri-
minelle, l'introduction du jugement par jurés, nous rendent
sensible une distinction qui n'est autre (comme nous allons
essayer de le montrer dans le chapitre suivant) que la dis-
tinction de l'appréciation consciencieuse et du jugement dia-
lectique. On comprend que des fonctions judiciaires, de nature
diverse, n'en sont pas moins distinctes, pour être confiées
quelquefois ou même le plus ordinairement aux mêmes per-
sonnes, comme cela a lieu chez nous, dans nos tribunaux de
DE L'ORGANISATION DU DROIT. 415
première instance et d'appel, en matière civile et correction-
nelle. De même nos assemblées législatives concilient des fonc-
tions analogues à celles du juré et à celles du magistrat, avec
cette différence tenant à l'objet et non à la nature de l'acte
intellectuel, à savoir, qu'elles statuent plus ordinairement
d'une manière générale, et non sur des cas particuliers. Orga-
niser la procédure législative de manière à démêler ces fonc-
tions, à surmonter autant que possible les obstacles qui dans
la pratique tendent à maintenir la confusion, c'est là, suivant
nous, une de ces améliorations essentielles dont la raison
publique se préoccupera, si de telles questions peuvent jamais
être traitées sans esprit de parti, hors de ces crises politiques qui
sembleraient devoir peu à peu diminuer d'intensité, sinon de
fréquence ; pourvu du moins qu'on admette que, dans l'éco-
nomie des sociétés humaines comme dans le monde physique,
tout doit tendre à la longue vers un état stable et vers un ordre
permanent.
183. — Voyons comment l'autorité, guidée par le bon sens
public, procède dans des choses où la poUtique est étrangère.
Supposons qu'il s'agisse de juger du mérite d'un ouvrage
d'art, d'une statue, d'un tableau, d'une composition musi-
cale ; s'adressera-t-on à un artiste célèbre ou à une académie
d'artistes? On le pourrait sans doute, et c'est un parti que
l'administration prend quelquefois ; mais souvent elle s'en
trouve mal. Le jugement des experts est, comme on dit, cassé
par le public, et ce sont les arrêts du public que la postérité,
juge en dernier ressort, ratifie pour l'ordinaire. Au contraire,
s'agit-il de juger du mérite d'une découverte en mécanique
ou en chimie, on s'adressera à l'Académie des sciences, corps
plus compétent que le public ; l'Académie renverra le mémoire
aune commission ou aune section plus capable d'en juger que
l'Académie en corps ; et la section choisira pour rapporteur
celui de ses membres qui a cultivé de préférence la branche
de la science à laquelle le mémoire paraît se rattacher. Si l'on
admet, dans le cas d'un travail scientifique comme dans celui
d'un ouvrage d'art, que des passions ou des intérêts person-
nels n'obscurcissent pas la raison ou ne pervertissent pas le
goût des juges, les garanties de la bonté du jugement semblent
augmentées, dans un cas par l'accroissement, dans l'autre par
la réduction du nombre des juges.
416 CHAPITRE XVIII.
On pourrait dire qu'il faut une instruction spéciale pour
entendre quelque chose à des questions de mécanique ou de
chimie, tandis qu'il ne faut que des yeux ou des oreilles pour
trouver un tableau beau ou laid, une composition musicale
mélodieuse ou barbare. La première partie de l'assertion est
incontestable, et c'est une excellente raison pour qu'on ne
songe jamais à faire dépendre de la multitude la réputation
d'un mécanicien ou d'un chimiste ; mais il est faux que le
degré de culture du sens poétique ou musical n'influe pas sur
le mérite de l'appréciation qui sera faite d'une tragédie ou
d'un opéra. Si je dois prendre au hasard l'avis d'un homme du
peuple, d'un homme du monde, ou d'un académicien, je m'en
rapporterai plutôt à celui-ci cju'aux deux autres, pourvu que
j'aie lieu de croire qu'il n'est ni intéressé ni passionné. Mais,
quoique l'avis d'un artiste (ou d'un homme spécial, comme on
dit) doive prévaloir sur chacun des avis individuels qui con-
courent à former l'opinion générale et vulgaire, cette opinion
doit prévaloir sur l'avis de l'artiste, parce que c'est dans ces
matières, où il s'agit d'appréciation et de jugements non
explicables (comme s'exprime Leibnitz ^), plutôt que de juge-
ments dialectiques ou explicables, qu'on peut dire avec
grande raison que personne n'a aiitanl cVespril, ou mieux
encore, n'a aulanl de sens que ioul le monde l.
' « Les raisons de notre persuasion sont de deux sortes : les unes sont
explicables, les autres inexplicables. Celles que j'appelle explicables
peuvent être proposées aux autres par un raisonnement distinct ; mais
les raisons inexplicables consistent uniquement dans notre conscience
ou perception, et dans une expérience de sentiment intérieur, dans lequel
on ne saurait faire entrer les autres, si on ne trouve moyen de leur faire
sentir les mêmes choses de la même manière. » Ed. Dutens, T. I, p. 679.
* « Car il peut se faire que le grand nombre, dont chaque particulier,
pris en détail, se soucie peu de la vertu, étant rassemblé, vaille mieux
collectivement que le petit nombre des autres... C'est la même estimation
à faire de leur intelligence et de leurs habitudes morales, .-^ussi voit-on
que le public juge mieux que personne d'une pièce de musique ou de
poésie. Les uns critiqueront un morceau, les autres un autre, et tous
saisiront le fort et le faible de toute la pièce... Chacun sera moins propre
à juger que les savants, mais tous enscml)lc jugeront mieux ou aussi
bien... In liomme, quel qu'il soit, comparé ù la multitude, doit proba-
blement valoir moins. Or, c'est de la multitude qu'est formé l'État. Les
assemblées ressemblent ù ces festins où plusieurs apportent leur part,
festins qui valent toujours mieux que toute autre table. De même, il y a
beaucoup de choses dont la multitude juge mieux qu'un particulier, quel
qu'il puisse être... " •ità toijto xai -/pivEt à'pLetvov o'y_),o; 7To).)àr, ei; ckitkxovv. »
Aristoti;, Polilique, liv. m, chap. H et 15.
DE L'ORGANISATION DU DROIT. 417
284. — On peut, de deux manières différentes, se rendre
compte d'un semblable résultat.
Les opinions des hommes, dans les choses qui ne com-
portent pas la précision logique, s'influencent réciproquement :
les écarts de l'une répriment les écarts de l'autre ; on cherche
la saine appréciation des choses dans l'intervalle des limites
entre lesquelles on voit flotter la plupart des appréciateurSj
et l'on arrive ainsi à une appréciation commune, résultat de
tous les tâtonnements individuels. C'est ainsi que, par les
réactions mutuelles d'un amas de molécules agitées de mou-
vements confus, s'établit définitivement un mouvement com-
mun, qui tend à se perpétuer avec régularité (54).
Abstraction faite de l'influence réciproque que les appré-
ciateurs exercent les uns sur les autres, et lors même que l'on
considérerait leurs appréciations comme autant de faits isolés
et indépendants, il y aurait une raison pour que l'apprécia-
tion moyenne entre un grand nombre d'appréciations indi-
viduelles, offrît en général plus de garanties que toute appré-
ciation individuelle, prise au hasard dans la catégorie de celles
qui en offrent le plus. Cette raison, qui se rattache à la théorie
mathématique des chances, est la même qui fait qu'on obtien-
dra pour l'ordinaire avec une plus grande précision la valeur
d'un angle, en prenant la moyenne arithmétique d'un grand
nombre d'observations faites avec un instrument assez impar-
fait, que si l'on se bornait à une ou deux observations faites
avec un instrument même très parfait. A la vérité, il en serait
tout autrement si l'on avait lieu de croire que la construction
de l'instrument favorise plus les erreurs dans un sens que dans
l'autre, par exemple, les erreurs en excès plutôt que les erreurs
en défaut (82 et 88). Dans ce cas, en multipliant les observa-
tions avec un instrument défectueux, bien loin d'atténuer,
on accroîtrait l'erreur probable sur la valeur moyenne. Pareil-
lement, si l'on avait lieu de croire que les juges appréciateurs
sont sous l'influence d'une passion, d'un préjugé qui agit dans
le même sens sur la plupart d'entre eux, plus ces juges seraient
nombreux, plus le résultat de l'appréciation moyenne cour-
rait de chances d'être notablement erroné.
285. — Que si nous revenons au sujet qui a provoqué ces ex-
phcations, notre attention se fixera sur un point capital parmi
tant d'autres qui donneraientheu à des remarques sans nombre.
27
418 CHAPITRE XVIII.
Dans les dispositions législatives, le législateur apprécie ou
il combine.
Il apprécie, par exemple, lorsqu'il pose des principes de
droit civil, lorsqu'il érige en maximes impératives pour le juge
les règles que lui suggèrent l'équité, l'utilité publique, les
mœurs, les coutumes du pays ; et il combine, lorsqu'il se
livre à un travail de codification.
Il apprécie, lorsqu'il fixe des conditions d'âge ou de cens
pour être électeur ou éligible ; et il combine, lorsqu'il organise
les formes de l'élection.
Il apprécie, lorsque, d'après le sentiment des besoins du
pays, il décrète un emprunt, un impôt, un bill d'indemnité ;
il combine, lorsque, dans un système d'économie politique, il
construit un tarif de douanes, ou lorsqu'il organise un impôt,
tel que celui de mutation, qui doit donner lieu à une jurispru-
dence compliquée.
Sur cela, que dit la raison, dégagée des préjugés ou des
intérêts qui peuvent pousser au soutien de ce qu'on appelle
la prérogative de tel ou tel pouvoir? D'abord, que le mandat
législatif est une fiction chimérique dans l'état actuel des
peuples ; qu'une assemblée législative ne représente pas le
pays au sein duquel elle a été élue, comme le mandataire
représente le mandant ; mais que, d'après les conditions de
l'élection, il peut y avoir plus ou moins de probabilité que
l'opinion de la majorité de l'assemblée cadre avec l'opinion de
la majorité du pays, ou du moins avec celle delà majorité des
électeurs, là où tous les citoyens, sans distinction, ne sont pas
appelés à prendre part à l'élection des membres de l'assemblée;
Que, toutes circonstances égales d'ailleurs, cette probabilité
augmente quand l'assemblée devient plus nombreuse ;
Que, dans l'hypothèse (destinée peut-être à demeurer
longtemps à l'état d'utopie) où la décision de l'assemblée
serait soustraite à l'influence des passions et des préjugés poli-
tiques, la probabilité de la bonté de l'appréciation qui la
motive croîtrait avec le nombre des votants, au moins jusqu'à
de certaines limites ;
Que si, pour rentrer dans le vrai, on tient compte de cette
influence, l'augmentation du nombre des votants aura pour
effet de rendre plus probable, non pas précisément la bonté
de l'appréciation, mais sa conformité avec l'appréciation qui
DE L'ORGANISATION DU DROIT. 419
serait faite par le pays soumis aux mêmes influences, si le
pays pouvait être directement consulté.
On conçoit donc de toutes manières l'intervention d'assem-
blées nombreuses dans les résolutions législatives, toutes les
fois que ces résolutions se rattachent à un jugement d'appré-
ciation, lequel ne se résout point dans une suite d'abstrac-
tions et de constructions logiques. Mais, s'il s'agit de combi-
ner, d'organiser logiquement les conséquences d'un principe,
qu'est-il besoin d'insister sur ce qui est devenu pour tout le
monde l'objet d'observations quotidiennes, à savoir que les
nombreuses assemblées ont à surmonter des difficultés inex-
tricables, pour mener une pareille tâche à bonne fin ?
On a vu des assemblées nombreuses trouver pour de géné-
reuses résolutions, pour des actes de haute politique, la vigueur,
la décision, et même la sûreté de jugement, la netteté de vues
qui eussent manqué à une réunion de quelques habiles per-
sonnages assis autour d'un tapis vert. Pourquoi parler des
assemblées, quand la place pubUque nous offre l'exemple des
mêmes faits sur une bien plus grande échelle ? Le bon sens du
peuple n'est-il pas passé en proverbe ? Et qu'entend-on par son
bon sens, sinon la rectitude habituelle de son jugement ins-
tinctif, quand il n'est pas livré à ces émotions violentes qui en
font momentanément un instrument aveugle de destruction ?
286. — Les anciens avaient très bien compris cela, et chez
les Romains notamment, le peuple répondait par oui ou par
non, comme nos jurés, à la proposition [rogalio) d'un magis-
trat dont la loi prenait le nom, parce qu'il en était regardé
comme le rédacteur et l'auteur. On ne s'avisait pas de discuter
des amendements au forum : le peuple acceptait ou rejetait le
tout, comme il est quelquefois censé faire de nos jours, pour
ces lois réputées fondamentales, qu'on appelle des constitu-
tions. Ce rôle de jury national ne serait-il pas le rôle naturel
des assemblées pohtiques modernes, qui participent à la fois
(il faut bien le reconnaître) des quahtés et des défauts des
grands comices populaires chez les peuples de l'antiquité?
La bonne organisation du pouvoir législatif n'exigerait-elle pas
que l'on concentrât davantage le travail logique de la rédac-
tion et de la coordination des lois', et qu'on le séparât mieux
de la fonction qui consiste dans une appréciation instinctive
et consciencieuse? On ne doit pas s'attendre à voir des ques-
420 CHAPITRE XVIII.
tio!ns si graves et si complexes traitées ici incidemment, avec
l'intention sérieuse de réclamer des innovations ou d'indiquer
des réformes. Personne ne respecte plus que nous l'esprit pra-
tique, et n'est plus frappé de l'intervalle immense qui se trouve
entre la conception d'une idée, d'une forme abstraite, et son
application dans les réalités de la vie. Mais d'un autre côté,
toute conception abstraite ou philosophique est susceptible
de conséquences pratiques qui peuvent servir de contrôle et
d'épreuve pour juger de la valeur même de l'idée, et qu'à ce
titre du moins il n'est pas inutile de faire apercevoir. C'est
dans le même but, et avec la même réserve, que nous allons
traiter rapidement de quelques questions non moins graves
que soulève l'organisation du pouvoir judiciaire, en montrant
par quel côté ces questions se rattachent aux points de logique
qui nous intéressent.
CHAPITRE XIX
Application a l'organisation judiciaire, et notam-
ment A LA distinction DES QUESTIONS DE FAIT ET DE DROIT.
287. — Nous parlerons d'abord de la justice criminelle,
dont l'administration tient de bien plus près que celle de la
justice civile au mode d'organisation politique. Non seule-
ment la vie, l'honneur, la liberté des citoyens sont des biens
plus précieux que ceux qui peuvent faire l'objet de contesta-
tions civiles, mais encore la confusion qui a si longtemps régné
entre les crimes publics et les crimes privés aurait livré au
pouvoir judiciaire toutes les institutions du pays, si dans les
États libres on n'avait pris à tâche délimiter les attributions du
magistrat criminel. Partout au contraire où le despotisme
s'est identifié avec les mœurs nationales, l'administration de
la justice criminelle a été une pure émanation du pouvoir
despotique. Les délégués du maître infligent des peines corpo-
relles ou pécuniaires, sans qu'on puisse craindre que leur igno-
rance ou leur partialité, préjudiciables à quelques individus,
altèrent la constitution politique.
Personne n'ignore que les Anglais ont toujours regardé
l'intervention des jurés en matière criminelle comme le gage
de leur liberté pohtique, et que l'un des premiers actes de
l'Assemblée constituante a été d'étabhr (ou, si l'on veut, de
rétablir) en France l'institution du jury en matière de grand
criminel. Cette institution est du nombre de celles qui, ayant
persisté malgré toutes les réactions politiques, peuvent être
actuellement considérées comme faisant partie du droit con-
stitutionnel ou fondamental du pays.
288. — Toutefois, dans le but que nous nous proposons ici,
422 CHAPITRE XIX.
qui est d'examiner, sous certains rapports abstraits et théo-
riques, une institution sur laquelle on a déjà tant disserté,
commençons par écarter cette idée de jugement par pairs,
résurrection artificielle des traditions d'un autre âge, qui
peut-être n'ont jamais été bien rigoureusement conformes à
la réalité historique. En effet, si, tandis que l'institution du
jury se perpétuait en Angleterre, les autres nations de l'Eu-
rope occidentale (issues aussi des tribus germaniques, ou long-
temps façonnées à leur domination et imprégnées de leur
esprit) laissaient tranquillement les corps de judicature s'attri-
buer en matière criminelle un pouvoir souverain, c'était le
résultat' natlurel de l'adoucissement des mœurs et des progrès
de la société. Il ne s'agissait plus, comme dans les temps bar-
bares, ou même comme dans les républiques de l'antiquité, de
meurtres, de viols, de pillages à main armée, de concussions
et de corruptions patentes de la part des principaux person-
nages. Déjà, sauf de rares exceptions, la classe des malfaiteurs
ne se recrutait plus dans les rangs élevés de la société. Là où
les passions politiques étaient éteintes, où l'inquisition n'était
point parvenue à établir ses redoutables tribunaux, la chance
de tomber victime d'une accusation calomnieuse et capitale
était si faible, que la généralité des citoyens devait peu se
préoccuper du soin d'obtenir des garanties contre la magis-
trature armée du glaive de la justice.
Or, les mêmes causes continuent d'agir ; et du jour où l'on
aura introduit dans les lois, aussi complètement qu'elle existe
dans l'opinion, la distinction entre les délits contre l'ordre
politique et les délits contre l'ordre moral, ce sera par amour
de l'humanité, de l'ordre et de la justice qu'on s'intéressera au
.système de procédure et de juridiction criminelles, plutôt que
par des motifs de sûreté ou de garanties personnelles. On cher-
chera les améliorations possibles dans cette partie de l'organisa-
tion judiciaire, comme on cherche celles que comporte le régime
des bagnes et des maisons pénitentiaires, sans craindre sérieuse-
ment pour soi-même la condition de galérien ou de convict.
Faisons donc abstraction de toute considération politique,
et supposons qu'il n'est question que de déUts contre l'ordre
général des sociétés. Voyons dans cette hypothèse quelles
peuvent et quelles doivent être les garanties de l'accusé et de
la société, de l'humanité et de la justice.
DE L'ORGANISATION JUDICIAIRE. 423
289. — Trois éléments concourent à la formation d'un juge-
ment en matière criminelle : il y a un fait à constater, une
action à apprécier, une peine à fixer. Ordinairement l'accusé
nie certains faits qu'on lui impute ; subsidiairement, il conteste
le caractère de criminalité qu'on y attache, et finalement il se
débat sur l'application de la peine. Lorsqu'on a voulu diviser,
d'après des vues théoriques, les fonctions judiciaires en
matière criminelle, on a donné à l'un des bancs du tribunal,
sous le nom de question de fait, les deux premiers points à
décider, tantôt en les distinguant nettement, tantôt en les
confondant par le mode de position des questions ^ : on a
donné à l'autre banc le dernier point à résoudre, sous le nom
de question de droit.
Suivant nous, les trois questions sont, par la nature des
choses, des questions de fait et non de droit, en ce sens qu'elles
ne peuvent dans la plupart des cas être résolues d'après un
système de règles fixes et générales, par voie d'abstraction et
de construction logique ; mais que la solution des trois ques-
tions dépend, pour chaque espèce soumise aux juges, d'une
appréciation consciencieuse dans laquelle le plus savant peut
errer, faute de règles scientifiques ^.
Le fait physique qui motive l'accusation a eu lieu ou n'a
pas eu lieu : rien de plus catégorique que cette disjonctive ;
mais ce qui est susceptible de variation continue, c'est la pro-
babilité du fait, qui n'est presque jamais certain d'une certi-
tude comparable à celle que donne le témoignage des sens ;
et s'il faut le plus souvent se contenter en pareil cas de grandes
probabilités sous peine de paralyser l'action de la justice, de
compromettre gravement la sécurité des citoyens et l'ordre
social, il est impossible d'assigner le point oii la probabiUté
doit déterminer la réponse affirmative du juge interrogé sur
la vérité du fait. Ici intervient nécessairement une double
appréciation : d'abord l'appréciation de la probabilité du fait,
affirmé par l'accusation, nié par la défense ; et cette probabi-
lité, susceptible de varier à tous les degrés, n'est assurément pas
1 Loi du 16 septembre 1791, tit. VII, art. 21 et suiv. — Code du 3 brum.
an IV, art. 374 et suiv. — Code d'inst. crim. de 1808, art. 345.
'^ « Jus finitum et potest esse et débet : facti interpretatio plerumque
etiam prudentissimos fallit. » Neratius, lib. v. Membran. (D. lib. XXII,
tit. 6, fr. 2.)
424 CHAPITRE XIX.
de celles qui comportent une évaluation soumise aux procé-
dés généraux du calcul. En second lieu, il y a le jugement que
cette probabilité suffît ou ne suffit pas, dans les circonstances
de l'espèce, pour déterminer le juge à déclarer le fait constant ;
car il est incontestable que le juge se montrera et devra se
montrer plus ou moins exigeant sur la preuve du fait, selon que
la déclaration aura des suites plus ou moins graves pour
l'accusé, et selon qu'il y aura moins ou plus de dangers pour
la société à ne pas se contenter de preuves comme celles qui
se rencontrent dans l'espèce. Par exemple, la facilité du vol
domestique, l'inquiétude qu'il porte dans les familles, et la
difficulté de le prouver indépendamment de la déclaration du
maître, pourront porter le juge à déclarer constant un fait de
vol domestique d'après des témoignages qui paraîtraient insuf-
fisants pour des faits d'une autre nature.
Il est visible que l'appréciation du caractère moral de l'action,
d'après les inductions tirées des diverses circonstances, ne peut,
pas plus que les jugements d'appréciation relatifs à la constata-
tion du fait physique, être soumise à des règles invariables (196).
Enfin l'échelle des peines ne peut être tellement graduée que
chacun n'en sente l'insuffisance pour l'exacte corrélation de la
peine au délit.
290. — Les législateurs n'en ont pas moins cherché à établir
des échelles de peines, et en général ils ont cru de leur devoir de
chercher à proscrire les peines arbitraires : but louable, s'il
pouvait être atteint. De même en effet qu'en matière d'intérêts
civils, il vaut souvent mieux froisser l'équité naturelle que de
laisser à l'arbitraire du juge civil la solution de toutes les contes-
tations qui peuvent s'élever entre les citoyens, ainsi mieux vau-
drait que l'intensité de la peine ne fût pas en parfaite corrélation
avec la gravité du délit, que de courir les chances de l'erreur ou
de la prévarication du juge en matière criminelle, dans la dis-
pensation de son pouvoir discrétionnaire. D'ailleui-s les peines
n'étant instituées que dans l'intérêt général de la société, bien
moins pour châtier le coupable que pour assurer par une terreur
salutaire le maintien des lois, il rentre dans les fonctions du légis-
lateur plutôt que dans celles du juge d'apprécier la peine qui doit
rendre cette terreur eiïicace, et au besoin (]o sacrifier les intérêts
des individus à un plan général d'organisation sociale.
Mais alors il faut que le système soit complet : il faut établir
DE L'ORGANISATION JUDICIAIRE. 425
aussi des règles, c'est-à-dire des présomptions légales, pour con-
stater le fait physique qui donne ouverture à la poursuite crimi-
nelle, et pour en déterminer le caractère de criminalité.
Il faut revenir au système qui a été tant attaqué et avec raison:
parce que la vie, l'honneur, la Uberté des citoyens ne peuvent
être à la merci d'un système de présomptions légales ; parce que,
devant les considérations qui touchent à des intérêts individuels
de cette nature, doivent fléchir même les considérations qui
touchent l'intérêt pubhc ; parce qu'un jugement criminel, qui
a des effets moraux, doit toujours revêtir un caractère de mora-
lité qui pourrait ne pas cadrer avec les combinaisons logiques et
artificielles d'un système de présomptions légales.
Vouloir scinder un tel système, prendre une partie et rejeter
l'autre, prescrire ici les règles fixes et les présomptions légales
afin de conciUer au jugement un caractère de moralité, établir
là des règles fixes afin de proscrire l'arbitraire, est une prétention
chimérique (203), dont l'illusion est parfaitement démontrée par
la pratique des tribunaux et par l'histoire de notre législation
moderne sur l'organisation de la justice criminelle. Que l'on
confie à difïérents tribunaux, à des membres ou à des bancs dis-
tincts du même tribunal, la fonction de-déclarer la culpabihté et
celle d'apphquer la peine, toujours il arrive, ou du moins il doit
en général arriver que la déclaration de culpabilité s'ajuste à la
formule légale de pénaUté, de manière à satisfaire autant que
possible la conscience du juge appréciateur, ou à s'éloigner le
moins possible du but que sa conscience voudrait atteindre.
Plus les solutions de continuité seront sensibles dans le système
de la législation pénale, plus les décisions du pouvoir discré-
tionnaire offriront d'incohérence. Il dira le oui et le non dans
des espèces presque identiques ; il acquittera purement et sim-
plement ou il condamnera à la peine capitale, parce qu'un poids
léger aura fait pencher la balance d'un côté plutôt que d'un
autre, et que la loi ne lui a pas laissé de terme moyen entre le
oui et le non, entre l'acquittement et la condamnation capitale.
291. — Par suite des notions vulgaires qui s'attachent aux
mots de fait et de droit, on s'est imaginé que le plus simple et en
quelque sorte le plus grossier des éléments qui concourent à
former le jugement criminel est celui qui a pour objet la consta-
tation du fait matériel ; qu'il ne faut pour cela ni expérience ni
perspicacité au-dessus de l'ordinaire ; que le simple bon sens
426 CHAPITRE XIX.
suffît, et que c'est pour cette raison qu'il convient de confier à
des citoyens désignés par le sort la charge de constater le fait ;
tandis que la question de droit, c'est-à-dire l'application de la
loi pénale, exige des connaissances spéciales, des études profes-
sionnelles, et doit pour ces motifs tomber dans les attributions
de magistrats permanents.
Ce qui surprend, c'est qu'une pareille doctrine ait été, non
seulement émise par des esprits spéculatifs, mais admise, énoncée
avec approbation ou du moins sans contestation, par des hommes
versés dans la pratique des affaires criminelles, tandis que l'expé-
rience des débats judiciaires la contredit journellement.
Dans la plupart des cas, la tâche du défenseur ne serait-elle
pas consommée après le verdict du jury, si la loi n'avait laissé
aux magistrats une certaine latitude dans la fixation de la peine ?
Voit-on souvent après ce verdict s'engager entre le défenseur et
l'accusateur public des luttes comparables à celles qui ont pré-
cédé la réponse des jurés, des discussions comme celles que ne
manque pas de faire naître un procès civil, pour peu qu'il ait
d'importance ?
Le fait est que, dans le plus grand nombre des cas, et à moins
d'une bien vicieuse rédaction de la loi pénale, rien n'est plus
simple et ne prête moins à la controverse que l'application de
cette loi, tandis qu'il faut une réunion de circonstances assez
rare, hors le cas de flagrant délit, pour que l'accusé, succombant
sous le poids des preuves, ne puisse songer à grouper les faits et
les témoignages de manière à porter, du moins momentanément,
le doute et l'hésitation dans la conscience des jurés.
292. — Si les intérêts de l'accusé et ceux de l'accusateur se
présentaient sur la même hgne, si l'on n'avait en vue que d'arri-
ver au jugement le plus à l'abri des chances d'erreur, soit qu'elles
tournassent au détriment de l'accusation ou de la défense ; si
néanmoins, pour prémunir les citoyens contre les excès de pou-
voir ou de dévouement d'une magistrature permanente, on tenait
à diviser les fonctions judiciaires en matière criminelle, le
mieux serait de confier à des personnes choisies, h de véritables
experts, la fonction ordinairement la plus difficile, celle d'appré-
cier la probabilité (hi f;iit physique et de décider si elle doit en-
traîner une réponse affirmative, sauf h faire statuer ensuite par
des juges, accidentellement désignés, sur le caractère moral de
l'action, dont tout homme d'un cœur droit peut être juste appré-
DE L'ORGANISATION JUDICIAIRE. 427
ciateur, ou sur la fixation de la peine, ce qui n'exige pas davan-
tage des connaissances ou une aptitude spéciale.
Mais, en chargeant de la tâche ordinairement la plus difficile
le juge accidentel et non expérimenté, le législateur a eu un autre
but : il a voulu faire tourner au profit de l'accusé l'inexpérience
même du juge, et la timidité qui en est la suite. Il a voulu qu'il
y eût beaucoup d'acquittements non mérités ou mal fondés ; et
il a assez bien présumé du cœur humain pour penser que presque
toujours, quand le juré sentirait que la décision passe ses forces,
quand sa raison aurait été troublée par l'éloquence de l'avocat,
quand la longueur et la complication des débats auraient excédé
son attention, il rendrait un verdict d'acquittement. Quelque
paradoxale que cette assertion puisse paraître, nous n'hésitons
pas à dire que ce qui motive (abstraction faite de toute considé-
ration politique) l'intervention de jurés ou de juges novices
dans un procès criminel pour la constatation du fait, ce n'est
point la facilité, c'est au contraire la difficulté de la question qui
leur est soumise.
D'ailleurs, en jugeant le fait, il est dans la nature des choses
que les jurés jugent indirectement ce qu'on appelle le droit,
c'est-à-dire statuent virtuellement (quoique d'une manière
détournée) sur l'apphcation de la peine, par la corrélation qu'ils
ne manquent pas d'étabhr entre leur verdict et la formule de
pénalité. Vainement les législateurs de l'Assemblée constituante
et ceux qui ont poursuivi en France la naturalisation du jury,
ont-ils voulu que le verdict fût rendu sans aucun souci de la peine,
en en faisant l'objet d'une instruction sacramentelle pour les
jurés. Leurs efforts ont échoué devant les lois supérieures du cœur
humain ; et l'omnipotence du jury, proscrite par le texte de la
loi, est devenue une vérité de fait que chaque jour consacre da-
vantage. Le jury, quoi qu'on ait pu faire, a en vue la peine dans
la rédaction de son verdict ; et si quelquefois il y manque ou qu'il
se trompe dans ses vues, il se hâte de protester contre la surprise
par la seule voie que les lois lui ménagent, par un recours en
grâce.
Au heu de lutter contre un penchant irrésistible, les législa-
teurs auraient dû voir que la moralité d'un jugement criminel
consiste dans l'appréciation de la culpabihté et dans la fixation
de la peine, bien plus que dans la déclaration préalable sur la
vérité du fait physique, et que le caractère de morahté, recherché
428 CHAPITRE XIX.
dans un tel jugement, ne peut résulter que d'une appréciation
consciencieuse, soustraite à des règles invariables.
293. — Mais en admettant, ce qui est incontestable, que les
jurés statuent virtuellement sur la peine, il y a encore de bonnes
raisons pour que leur pouvoir à cet égard ne soit qu'indirect.
D'une part, les idées avec lesquelles nous sommes familiarisés
de longue main sur l'organisation de la puissance publique se
trouveraient blessées, si la condamnation à une peine émanait
directement de juges temporaires, simples citoyens, et non de
magistrats permanents, investis d'un caractère public. D'un
autre côté (et cette considération est plus décisive encore) le
simple citoyen qui veut bien prêter main-forte à la loi, et qui sait
les conséquences de son vote quant à l'application de la peine,
ne se résoudrait pas facilement à être l'organe direct des rigueurs
de la loi, ou à paraître fixer directement la peine dont pourtant
il est le véritable arbitre, par la corrélation qu'il établit entre son
verdict et l'échelle légale de pénalité. Il y a dans un tel ministère
quelque chose de pénible et souvent de déchirant, dont les hon-
neurs de la magistrature sont un faible dédommagement, et qu'il
convient d'épargner aux simples citoyens, dans la crainte surtout
que des répugnances trop naturelles ne paralysent la vindicte
pubUque.
Il ne peut donc être question ni de supprimer les échelles de
pénalité, ni de transférer au jury soit la fixation, soit l'applica-
tion directe de la peine. Seulement il importe de se convaincre
que, le jury une fois admis en matière criminelle, il devient le
juge naturel, nécessaire, de tout ce qui tombe dans le domaine
de l'appréciation consciencieuse, et que le degré de culpabilité,
aussi bien que l'évaluation de la peine, y tombent essentielle-
ment. Alors, loin de contrarier par les lois écrites cette tendance
naturelle, on appropriera les lois à cette tendance, de manière k
approcher le plus près du but désirable et à éviter surtout l'in-
cohérence des décisions judiciaires. On ne verra dans les échelles
de pénalité qu'un cadre offert au jury pour le dispenser d'une
initiative redoutable, et dans la sentence pénale du magistrat,
qu'une sanction solennelle donnée à l'appréciation du jury. Cette
sanction solennelle devra être du même genre que celle que donne
le président des assises, i)ar son ordonnance d'acquittement, au
verdict de non-culpabilité. Elle ne devra pas davantage exiger
d'appréciation ou de déduction logique de la part des juges per-
DE L'ORGANISATION JUDICIAIRE. 429
manents. A la vérité, ceci suppose, d'une part, que la loi ne
charge pas les juges permanents du soin d'arbitrer la peine
entre de certaines limites ; d'autre part, que les formules d'inter-
rogations et de réponses pour les jurés sont assujetties à se trou-
ver en corrélation tellement simple avec les formules pénales,
qu'il ne peut y avoir de doute sur les conséquences du verdict.
Or, cette double hypothèse nous paraît être celle que le législa-
teur doit réaliser. Premièrement, il est étrange que l'on s'en rap-
porte à la conscience des jurés pour une appréciation aussi déli-
cate, aussi difficile dans une foule de cas, que l'est celle de la cons-
tatation du fait physique, ou même celle du degré de responsa-
bilité morale, pour craindre ensuite de confier à leur appréciation
entre les limites légales l'intensité de la peine, sorte d'apprécia-
tion pour laquelle il est le moins besoin d'expérience et de con-
naissances spéciales'. En second lieu, le jury, incertain des con-
séquences de sa déclaration, à cause de la latitude d'apprécia-
tion laissée aux juges permanents, manquera rarement d'adapter
son verdict au cas où ceux-ci arbitreraient le maximum de la
peine : ce qui rendra illusoire le pouvoir modérateur des juges
permanents ou troublera l'économie de la loi pénale. Par la
même raison, si le jury peut éprouver de l'incertitude sur la cor-
rélation de son verdict avec la formule de pénahté, il formulera
son verdict en vue de l'hypothèse la plus défavorable à l'accusé,
ce qui fera souvent descendre la peine au-dessous même du taux
où voulait l'abaisser l'humanité du jury.
294. — Mais, si ces principes sont admis, quelle part restera-t-il
donc aux juges permanents dans la distribution de la justice cri-
minelle ? Il leur restera la décision des questions sur la compé-
tence et sur la forme, sur les fins de non-recevoir et les prescrip-
tions, seules questions qui, en matière criminelle, peuvent être
avec propriété quahfiées de questions de droit. Autant est grand
le pouvoir discrétionnaire que le législateur a dû laisser aux juges
du fond, autant il importe de conserver au jugement sur le fond
ce caractère de moralité qui ne peut résulter que d'une apprécia-
tion consciencieuse, soustraite à l'empire de règles fixes ; autant
1 Bien entendu que cette gradation de la peine entre les limites légales
ne doit toujours être faite par les jurés que d'une manière indirecte ;
par exemple, ainsi qu'on l'a heureusement essayé dans la loi du 28 avril
1832, pour la réforme du Code d'instruction criminelle et du Code pénal ;
au moyen de la déclaration des circonstances atténuantes laissée à la
spontanéité du jury.
430 CHAPITRE XIX.
il est de rigueur de définir avec certitude et de maintenir invaria-
blement les conditions qui donnent lieu à l'ouverture de ce pou-
voir discrétionnaire et qui lui tracent le cercle d'où il ne doit pas
sortir. Tout le monde sent que l'ordre social serait bouleversé s'il
dépendait des juges d'étendre ou de resiserrer leur juridiction,
d'intervertir les formes de l'accusation ou de la défense. Tout le
monde sent qu'il n'y a pas d'intermédiaire entre être et n'être
pas justiciable d'un tribunal, entre observer et transgresser des
formes juridiques ; que la solution de toutes les questions qui
peuvent s'élever à ce sujet doit résulter d'un système de déduc-
tions rigoureuses ; que ce sont là des questions d'ordre public
auxquelles ne s'attache point ce caractère de moralité inhérent
au fond, en matière de jugement criminel.
Dès l'instant que des accidents de procédure peuvent toucher
au fond ; qu'ils tendent, par exemple, à étendre ou à restreindre
les moyens de la défense, ils revêtent le caractère moral inhérent
au fond ; ils tombent indirectement dans le domaine du pouvoir
appréciateur. Ainsi, ce serait vainement que la loi interdirait à
l'accusé telle discussion de principes, la production de tels témoi-
gnages ; qu'elle réputerait fictivement nuls et non avenus des
faits, des écrits doués d'une existence réelle et physique ; ce
serait en vain que le magistrat, pour obéir à la loi ou en usant
d'un pouvoir discrétionnaire dont elle l'aurait investi, tracerait
de semblables hmites à la défense : le jury jugerait comme si les
faits allégués étaient prouvés, comme si les témoins qu'on a
refusé d'entendre avaient déposé selon les dires de l'accusé.
295. — On a souvent discuté sur le nombre de juges dont il
convient de composer le banc permanent du tribunal criminel.
La solution dépend évidemment de la nature des fonctions qu'on
attribue au banc permanent. Si ces fonctions se bornent à revêtir
d'une sanction solennelle l'appréciation du jury, à prononcer
l'acquittement ou la peine qui est en corrélation nécessaire avec
le verdict, un seul magistrat sufTit, puisqu'il ne doit pas même y
avoir matière à délibération. Si le banc permanent est investi
d'un pouvoir appréciateur, tel que celui d'arbitrer la peine entre
des limites souvent fort étendues, il y a lieu, comme dans tous
les jugements d'appréciation, de réclamer l'intervention d'un
assez grand nombre d'appréciateurs ; parce qu'en général les
garanties de la bonté des jugements de cette nature augmentent
avec le nombre de ceux qui y ont coopéré, et dont les opinions se
DE L'ORGANISATION JUDICIAIRE. 431
sont influencées réciproquement. Lorsque la section permanente
est formée de trois magistrats, comme elle l'est d'après la loi
française actuellement en vigueur, on devrait s'effrayer du pou-
voir exorbitant dont deux hommes se trouvent investis en cer-
tains cas de prolonger ou d'abréger de plusieurs années la capti-
vité d'un citoyen, d'arbitrer le taux d'une amende entre des
limites dont l'une est minime, tandis que l'autre absorbera la
fortune du condanmé, si l'on n'était d'ailleurs presque sûr que
le verdict du jury est formulé dans la prévision du maximum de
la peine, et que c'est à ce maximum qu'il a été virtuellement con-
damné par l'accord d'au moins sept arbitres, naturellement plus
enclins à l'indulgence qu'à la sévérité.
296. — La distinction du fait et du droit, dans les jugements
rendus sur des intérêts civils, se montre avec plus ou moins de
netteté, selon la nature des institutions judiciaires et la forme
des procédures usitées dans les différents pays. A Rome, où le
magistrat chargé de maintenir le droit et de distribuer la justice
n'aui^ait pu suffire à rex!amen des circonstances particulières de
chaque cause, il s'opérait, dès l'origine de la procédure, une sépa-
ration du droit et du fait, de l'abstrait et du concret, de la règle
et de l'arbitrage. Le préteur, en rédigeant une formule que l'on a
comparée au wril anglais, tirait de la loi ou des maximes de juris-
prudence dont il s'était fait une règle les conséquences applicables
au cas du procès, et en subordonnait l'application à la vérification
de certains faits, à l'appréciation de certaines circonstances, pour
lesquelles il renvoyait lés parties devant les juges, arbitres ou
experts, à qui la formule était adressée, et qui devaient, en s'as-
treignant à la rédaction de la formule, condamner ou renvoyer
la partie contre qui l'action était intentée. Judex esto, ou Re-
CUPERATORES SUNTO. Si PARET..., CONDEMNATO ; SI NON PARET,
ABSOLViTO. C'était un syllogisme (250), dont le magistrat, chef de
la justice, posait la majeure et tirait la conséquence, en présen-
tant la mineure sous forme d'hypothèse dont le juge, délégué
par lui, véritable juré en matière civile, avait à déclarer la vérité
ou l'erreur. A la différence de notre jury en matière criminelle, le
judex tirait de la délégation du magistrat suprême le pouvoir de
prononcer lui-même la condamnation Ou l'absolution : mais cette
différence tient moins au fond des choses qu'à la forme, et
aux idées de chaque peuple sur l'organisation de la puissance
publique (293). D'ailleurs, par la force des choses, le judex
432 CHAPITRE XIX.
romain, comme notre jury en matière criminelle, n'était pas
seulement appelé à constater des faits, mais aussi à reconnaître
des droits résultant des faits. Les formules données par le préteur
étaient tantôt relatives au droit {in jus conceptse), tantôt rela-
tives au fait (m /ac/izm conceplse) ; de même que, dans la pro-
cédure anglaise, les parties join an issue, soit of righl, soit offacl.
Les formules pouvaient encore être à la fois in jus et in fadum >.
Tantôt elles supposent le fait constant ; tantôt elles le laissent à
constater au juge ; tantôt elles précisent le montant de la con-
damnation pécuniaire que le juge doit prononcer, après qu'il a
reconnu la vérité du fait ou la juste application du droit, sans
pouvoir, à moins de responsabilité personnelle, condamner au
» « Sed ex quibusdam causis praetor et in jus et in factum conceptas
formulas prseponit, velut depositi et commodati. Illa enim formula
quse ita concepta est : Judex esto ; quod Aulus Agerius apud Nu-
MERIUM NeGIDIUM MENSAM ARGENTEAM DEPOSUIT, QUA de RE A^ITLR,
QUIDQUID OB EAM REM NUMERIUM NeGIDIUM AULO AgERIC DARE
FACERE OPPORTET EX F1DE BONA EJUS, ID JUDEX NUMERIUM NeGIDIUM
Aulo Agerio condemnato ; si non paret, absolvito, in jus concepta
est. At illa formula quse ita concepta est : Judex esto ; si paret Aulum
AgERIUM apud NuMERIUM NeGIDIUM MENSAM ARGENTEAM DEPOSUISSE,
EAMQUE DOLO MALO NUMERII NeGIDII AULO AGERIO REDDITAM NON ESSE,
QUANTI EA RES ERIT, TANTAM PECUNIAM JUDEX NUMERIUM NeGIDIUM AULO
Agerio condemnato ; si non paret, absolvito, in factum concepta est.
Similcs etiam commodati formula; sunt...
— Omnium autem formularum quse condemnationcm habent, ad
pecuniariam îestimationem condemnatio concepta est : itaque, etsi
corpus aliquod petatur, judex non ipsam rem condemnat eum cuni
quo actum est, sed, aestimala re, pecuniam eum condemnat. — Condem-
natio autem vcl certœ pccuniœ in formula ponitur, vcl inccrtiv. — Ccrtie
pecunise in ea formula qua ccrtam pecuniam petimus ; nam illic ima
parte formulae ita est : Judex, Numerium Negidium Aulo Agerio ses-
TERTIUM X MILLIA CONDEMNA ; SI NON PARET, ABSOLVE. IncertfC VcTO
condemnatio pecuniic duplicem signiflcationcm habet : est enim una eum
aliqua prsefinitione, qua; vulgo dicitur eum taxatione ; velut si inccrtum
aliquid petamus... formula; ita Judex, Numerium Negidium Aulo
Agerio duntaxat X millia condemna ; si non paret, absolve.
Diversa est qua; infmita est, velut si rem aliquam a possidente nostram
esse petamus, id est, si in rem agamus vel ad exhibendum ; nam illic ita
est : Quanti ea res erit, tantam pecuniam Numerium Negidium Aulo
Agerio condemna ; si non pahkt, absolvito. — Judcx si con-
demnat, certain pecuniam condcmnare débet, etsi certa pecunia in
condemnatione posita non sit. Débet autem judex attendere ut, eum
certa; pecuniic condemnatio posita sit, neque niajoris neque minoris
summa pclila condemncl : alioquin liteni suain facit. Item, si taxatio
posita sit, ne pluris condemnel quam taxatum sit ; alias enim similiter
litem suam facit. Minoris autem damnare ci permissum est »
Gaii Institutio.nu.m comment. IV, n«« 47 et seq.
DE L'ORGANISATION JUDICIAIRE. 433
paiement d'une somme plus forte ou plus faible ; tantôt elles
assignent seulement une limite que la condamnation du juge ne
doit point dépasser ; tantôt elles s'en rapportent entièrement à
son appréciation. Ainsi donc les fonctions du judex ne sont pas
bornées à la constatation d'un fait matériel ; il est aussi chargé
de prononcer sur ce qui est bon et équitable {ex bono et sequo judi-
care) ; il prononce même sur le droit strict, en ce sens qu'il recon-
naît d'après les éléments que lui fournit la connaissance de la
cause, et en conformité des indications de la formule, le droit de
revendiquer la propriété d'une chose, le droit de réclamer
une somme d'argent ou la prestation d'un service ; bien qu'il
n'ait pas, suivant les idées que les Romains s'étaient faites, la
puissance de réintégrer dans la propriété d'une chose, ou de con-
traindre à la prestation d'un service, mais seulement celle de
fixer une compensation pécuniaire, ou, comme nous disons, des
dommages-intérêts. A vrai dire, il juge en droit tout ce qui ne
peut pas être décidé d'avance, d'une manière générale, d'après
des règles fixes, indépendamment de toute connaissance prise
des circonstances propres à la cause. Ses jugements en droit,
motivés par l'appréciation de circonstances particulières et
essentiellement variables d'une espèce à l'autre, sont de ceux
qui ne peuvent faire jurisprudence, ou qui ne concourent pas
à donner à l'interprétation des statuts légaux et des aphorismes
juridiques son développement systématique et sa construction
rationnelle. Ceci est l'affaire de la juridiction du préteur. Par
conséquent, comme le plus grand nombre des procès, aussi
bien chez les Romains que chez nous, ne devaient pas présenter
de ces difficultés qui tiennent à l'organisation scientifique du
droit et qui intéressent la doctrine, il devait arriver le plus sou-
vent que l'intervention du préteur, pour la délivrance de la for-
mule et la désignation du juge, était un acte d'autorité plutôt
qu'une décision juridique, un acte comparable à celui par lequel
chez nous un tribunal nomme des experts ou renvoie devant des
arbitres dont il se réserve (à la différence du préteur romain)
d'homologuer les décisions, pour leur communiquer la force
exécutoire en leur donnant le sceau et l'attache de la puissance
publique. Or, il est bien clair que lorsque chez nous, par exemple,
un tribunal renvoie à des arbitres, selon la prescription de la loi,
le jugement d'une contestation qui s'élève entre des commer-
çants associés, les arbitres n'ont pas seulement mission de con-
28
434 CHAPITRE XIX.
stater des faits, mais aussi d'apprécier les droits et les obligations
réciproques entre les associés, tels qu'ils résultent des faits qui
ont amené la contestation. Et il n'est pas moins évident que, si
le législateur a prescrit de renvoyer à des arbitres les contestations
de cette nature, c'est qu'il a voulu que le jugement résultât, dans
chaque cas, d'une appréciation consciencieuse et de bonne foi,
faite par des personnes initiées aux affaires du commerce, et non
d'une application rigoureuse de certaines règles logiques, comme
celle qui est dans les habitudes des juges ordinaires, pour qui
juger est devenu une science et un art, en même temps qu'une
profession.
297. — « Au fond, dit M. Ortolan^ le système des formules
« n'est autre chose que le moyen ingénieux de constituer un
« jury en matière civile. Il faut partir de ce principe que le juge
« n'est pas un magistrat, mais simplement un citoyen ; qu'il
« n'a, par conséquent, pas d'autres attributions que celles qui
« lui sont conférées par le magistrat : hors des termes de la for-
« mule, il est sans pouvoir. La rédaction des formules est donc
« le point capital de la procédure. La science juridique y met
« tous ses soins et y travaille sans cesse. Les jurisconsultes les
« plus renommés sont consultés par le magistrat. L'analyse et
« l'enchaînement des parties, la concision et la rectitude des
« termes y sont admirables. Chaque droit, pour peu qu'il
« demande une nuance spéciale, est prévu ; car chaque droit
« a besoin de la formule spéciale de son action. Les formules
« sont rédigées à l'avance, incorporées dans la jurisprudence,
« inscrites sur Valhum et exposées au public. Le demandeur,
« devant le tribunal du magistrat (m jure), désigne celle qu'il
« demande. Les éléments en sont débattus entre les parties, la
« formule accommodée au cas particuHer, et enfin délivrée parle
« préteur {posîulalio, impelralio Commise, vel aclionis, vel judicii).
« Ensuite le juge, appréciateur du fait ou du droit, selon \e cas,
« entend les parties, fait les vérifications convenables, résout le
« problème qui lui a été posé, et rend sa sentence {senlentia)
« dans la limite des pouvoirs que lui confère la formule. »
Ainsi, autant que nous en pouvons juger, depuis que la décou-
verte de précieux fragments et surtout celle du manuscrit
de Gaius sont venues jeter du jour sur ce point, autrefois si
» Histoire de la législalion romaine, deuxième époque, § 3, n" 48.
DE L'ORGANISATIOr* JUDICIAIRE. 435
obscur, des institutions romaines, l'organisation du judicium et
de la procédure formulaire s'était naturellement adaptée, non à
la distinction du fait et du droit, dans le sens étroit qui a si long-
temps faussé nos idées sur le rôle et les attributions du jury en
matière criminelle, mais bien à une autre distinction qui a sa
raison profonde dans la nature des objets de la pensée et dans les
lois de la pensée même, et qui ne permet pas de confondre le juge-
ment par voie de construction logique et le jugement par voie
d'appréciation consciencieuse, pas plus qu'on ne peut confondre
la puissance du calcul et la sûreté du goût. Est-ce à dire qu'aux
temps des Scipions et des Gracques les jurisconsultes de la vieille
Rome se fussent rendu compte, en logiciens profonds et en phi-
losophes généralisateurs, des voies diverses que suit l'esprit hu-
main, et des diverses aptitudes qu'il développe, selon qu'il rai-
sonne ou qu'il apprécie ? Bien loin de là, il n'y a rien de plus
particulier et (à notre point de vue) de moins libéral et de plus
étroit que les préjugés et les traditions de cité ou de caste qui
ont progressivement amené cette organisation philosophique et
savante : par la raison toute simple que les lois de la logique et
les conditions permanentes de l'esprit humain doivent en général
prévaloir à la longue dans les institutions sur les causes acciden-
telles et sur les influences traditionnelles, en imprimant sa forme
définitive à l'édifice dont les matériaux seuls portent la trace
(souvent confuse) des premières origines.
La procédure formulaire s'était substituée, au vie siècle de
Rome, à la procédure antique des actions de la loi, vrai rituel au
moyen duquel la caste patricienne tenait resserré dans ses mains
le lien qui rattachait aux institutions religieuses les institutions
politiques et civiles. « La formule, dit encore l'auteur que nous
« venons de citer, était une dérivation simplifiée de ce qu'il y
« avait d'important et de principal dans les actions de la loi.
« La demonsiraiio, qui indiquait l'objet du litige, remplaçait
« d'une manière purement spirituelle ces pantomimes, gestes,
« apports d'objets ou de vestiges symboHques, qui avaient pour
« but de faire matériellement cette démonstration dans l'action
« de la loi. Et l'on peut remarquer que Vintentio, qui indiquait
« la prétention du demandeur, était calquée assez évidemment
« sur les paroles mêmes prononcées par le demandeur dans
« l'action de la loi. « Hunc ego hominem ex jure Quiritium
« MEUM ESSE Aïo », disait, par exemple, le demandeur dans
436 CHAPITRE XIX.
« le sacramenlum en matière réelle, en imposant la lance, la
« vindida, sur l'homme qu'il réclamait : « Si paret hominem
« EX JURE QuiRiTiUM AuLi Agerii ESSE », dit le préteur dans
« sa formule de l'action réelle. Ce sont les mêmes idées, maté-
« rialisées dans l'action de la loi, spiritualisées dans la formule
« du préteur ».
Mais il en est des actes solennels, des symboles ou des signes par
lesquels les peuples expriment et fixent leurs idées, quand ils
donnent à ces idées la valeur d'institutions politiques et civiles,
comme des signes ordinaires du langage à l'égard des idées qui
n'ont rien d'officiel, ou qui ne touchent point le gouvernement
et l'administration de la cité. Les mots s'usent par la circulation,
les acceptions se détournent, les traces de l'étymologie se perdent
et la langue se dénature (212) ; de même les solennités légales et
juridiques, soit qu'elles consistent en démonstrations symbo-
liques, comme aux premiers âges de la vie des peuples, ou en
paroles sacramentelles, ou en formules écrites, perdent peu à peu
leur énergie primitive et leur sens originel ; elles s'usent par la
pratique, et elles tombent en désuétude, ou on les abolit lors-
qu'elles ne sont plus que des formaUtés gênantes. Il était donc
dans la nature des choses que la délivrance des formules par le
préteur (une fois le droit prétorien bien fixé) devînt à la longue
quelque chose d'analogue à ce que nous appellerions, dans notre
style moderne, des lettres de chancellerie, c'est-à-dire une pure
formalité ; et d'ailleurs le changement de la constitution poli-
tique, en amenant l'abohtiondela juridiction prétorienne, devait
entraîner celle d'un système de procédure qui n'en est pas moins
digne de la plus curieuse attention, en ce que sa pleine vigueur
correspond à l'époque oij le droit chez les Romains, déjà dégagé
de ses enveloppes religieuses, non entravé encore par les lois
prolixes ou incohérentes d'un pouvoir absolu, avait atteint son
plus haut degré de perfection comme doctrine scientifique (276).
298. — Ce que les institutions des Romains, à une certaine
époque de leur histoire, paraissent avoir fait pour distinguer
(suivant l'expression reçue) la question de fait et la question de
droit, c'est-à-dire, en réalité, pour distinguer le jugement par voie
d'appréciation consciencieuse, valable seulement dans l'espèce,
et le jugement dialectique, valable comme décision doctrinale ;
ce qu'elles avaient fait, disons-nous, pour amener cette distinc-
tion dès les premières phases de la procédure, des institutions
DE L'ORGANISATION JUDICIAIRE. 437
d'une tout autre nature l'ont fait chez nous, mais de manière
que la fixation des deux éléments fût au contraire le couronne-
ment de la procédure, et n'apparût avec netteté que dans la plus
haute des épreuves judiciaires auxquelles peut être soumise une
contestation civile. Après que nos rois, dans l'intérêt de leur
pouvoir, eurent organisé sous le nom de parlements des tribu-
naux permanents et en dernier ressort, qui se qualifiaient de cours
souveraines, ils en vinrent. à craindre l'esprit d'indépendance
de ces corps de légistes, qui leur avaient servi à abattre la féoda-
lité, et, afin de maintenir la suprématie du pouvoir royal, ils
autorisèrent les plaideurs à se pourvoir devant leur conseil privé
contre les arrêts qui contiendraient des infractions à leurs ordon-
nances. A la chute de l'ancien régime, les nouveaux pouvoirs
législatifs ne se montrèrent pas moins jaloux de maintenir la
subordination des corps judiciaires, et un tribunal suprême fut
créé, ayant pour principale attribution d'annuler, sur la demande
des parties intéressées, toutes procédures dans lesquelles les
formes auraient été violées, et tout jugement qui contiendrait
une contravention expresse au texte de la loi, mais sans pouvoir
connaître le fond des affaires, et à la charge de renvoyer le juge-
ment du fond aux tribunaux ordinaires, après la cassation des
procédures ou du jugement précédemment intervenue
En fondant, ou plutôt en raffermissant cette grande institu-
tion, dont l'ébauche remontait jusqu'à la royauté du moyen
âge, les auteurs du nouvel ordre de choses n'avaient pas seule-
ment pour but de défendre le pouvoir législatif et le texte de la loi
contre les velléités d'indépendance et d'opposition des corps
judiciaires ; ils devaient, suivant l'esprit de l'époque, se proposer
de fortifier de plus en plus l'unité nationale, et pour cela, de
prévenir par l'action régulatrice d'un tribunal suprême, les diver-
sités de jurisprudence qui ne manqueraient pas, à la longue,
d'altérer gravement d'un ressort à l'autre l'uniformité du droit,
nonobstant l'uniformité des lois et des codes. Mais il est clair
que cet autre but ne pourrait être atteint qu'indirectement et
imparfaitement par l'institution d'un tribunal de cassation, si
l'on prenait à la lettre la loi qui, pour atteindre un but poli-
tique tout différent (celui d'empêcher les tribunaux de résister
au pouvoir législatif), ne lui confère le droit de casser que dans le
1 Loi du 27 novembre 1790, art. 3.
438 CHAPITRE XIX.
cas de contravention expresse au texte de la loi. Ou les contra-
ventions de ce genre reposent sur une erreur manifeste, acci-
dentelle, qui n'est pas de nature à se perpétuer et à faire juris-
prudence ; ou elles proviennent de ce que la loi fait violence,
soit à l'opinion publique, soit du moins à l'opinion qui prévaut
dans la magistrature, et de telles erreurs sont peu à craindre
dans des temps réguliers, au sein d'une société bien ordonnée.
En général donc, la diversité de jurisprudence, d'un ressort à
l'autre, ne peut s'établir que dans des cas douteux où le texte
de la loi peut être interprété ou complété diversement par des
personnes qui ne manquent ni de lumières ni de bonne foi, sans
qu'il en résulte de contravention expresse, ni d'ouverture à cassa-
tion, dans la rigueur de la définition légale. Il devrait arriver en
pareil cas que le tribunal suprême rejetât le pourvoi, dans quelque
sens qu'eussent jugé les tribunaux dont on lui défère la décision ;
ce serait toujours un pouvoir réformateur des erreurs judiciaires,
mais non un pouvoir régulateur, dans le vrai sens du mot ; et son
intervention ne mettrait pas obstacle à ce que des diversités de
jurisprudence se consolidassent et vinssent troubler, d'un ressort
à l'autre, l'uniformité du droit.
Par le fait, la Cour de cassation a autrement compris et rempli
sa mission ; et cette mission a grandi dans l'opinion publique, à
mesure que le tribunal suprême, fixant la jurisprudence sur les
points douteux, et élucidant la législation dans ce qu'elle avait
d'obscur, a fait avec décision, bien qu'avec réserve, usage de
cette haute juridiction, comparable à la juridiction prétorienne,
et que ne semblaient pas lui conférer les dispositions littérales
de la loi constitutive. Quoiqu'il y ait bien plus de rejets que de
cassations (parce qu'une prévention favorable s'attache à la chose
jugée, et parce qu'on doit rencontrer plus fréquenmient l'obsti-
nation chez les plaideurs que l'erreur chez les juges), le nombre
des cas où la Cour de cassation a refusé de trancher les questions
douteuses en rejetant les pourvois dans un sens comme dans
l'autre, est assurément fort petit, en comparaison de ceux où elle
a résolument pris parti ; au rebours de ce qui aurait dû arriver si
elle s'en était tenue rigoureusement à la définition légale de ses
attributions, et s'il n'était pas dans la nature des choses que le
principe logique ou l'idée générale dont une institution judi-
ciaire contient le germe, finît par se dégager des restrictions arbi-
traires de la définition priuiiLive.
DE L'ORGANISATION JUDICIAIRE. 439
299. — Dès qu'il a été admis que le tribunal suprême ne ré-
prime pas seulement les contraventions expresses au texte
de la loi, mais qu'il en régularise l'interprétation, en fixe les
principes, les subordonnant les uns aux autres, selon leur degré
d'abstraction et de généralité, en tire les conséquences logiques,
procède par voie d'analogie et de parité, en un mot, concourt
(comme autrefois le préteur romain, quoique par des voies dif-
férentes) à la systématisation du droit, il a fallu distinguer
l'erreur juridique, soumise à la censure du tribunal suprême,
d'avec le mal jugé, soit en droit, soit en fait, qui échappe à cette
censure, et qui porte sur des points que les juges du fond avaient
pouvoir de décider souverainement. Or, ici encore nous trou-
vons que la distinction radicale n'est pas entre le fait et le
droit, pas plus qu'entre le fond et la forme. Une question de
forme ou de procédure peut, tout comme une question sur le
fond du litige, dépendre tantôt d'une interprétation juridique,
tantôt de l'appréciation des preuves ou de la signification d'un
fait. La loi peut avoir laissé à la conscience du juge l'appré-
ciation du droit des parties, tel qu'il résulte de faits avérés,
de clauses précises ou d'actes authentiques, aussi bien que
l'interprétation du sens des actes, de la volonté des parties,
et l'appréciation des moyens desquels on entend faire résulter
la preuve d'un fait ou d'une intention ; ou au contraire la loi
peut avoir défini et caractérisé la preuve d'un fait, la valeur
d'une clause, le sens d'un acte, aussi bien que la nature et les
conséquences du droit auquel le fait, la clause, le contrat don-
nent ouverture. Soit qu'il s'agisse du droit ou du fait, de la
forme ou du fond, il ne saurait y avoir violation de la loi là où le
juge, autorisé à apprécier selon sa conscience, a fait usage d'un
pouvoir nécessairement discrétionnaire et partant souverain,
après qu'on a parcouru tous les degrés de la juridiction ordi-
naire. Au contraire, il y aura violation de la loi si le juge a
apprécié contrairement à la définition légale des preuves, des
contrats, des faits définis et caractérisés par la loi, aussi bien
que s'il avait enfreint une règle de procédure, ou méconnu les
dispositions de la loi sur le droit proprement dit ^. Mais d'un
1 Nous citerons sommairement dans cette note un certain nombre
d'autorités, sans entrer dans des explications détaillées et techniques,
que ne comporte pas un livre où ce sujet n'est touché qu'en vue de ses
connexions avec des questions de philosophie générale. « Un moyen de
440 CHAPITRE XIX.
autre côté, puisqu'on n'exige pas, pour qu'il y ait lieu à cassa-
tion, une contravention expresse au texte de la loi (dont la con-
cassation, pour être recevable, doit reposer sur la violation d'une loi. »
Cass. 17 juillet 1827. — « La fausse application d'une loi ne donne ouver-
ture à cassation que lorsqu'il en résulte la violation formelle de quelque
loi. » Cass. 14 novembre 1826. — « En général, un mal jugé au fond ne
donne pas ouverture à cassation, même lorsque la loi semblerait appliquée
contrairement à son esprit. » Avis du Conseil d'État, du 31 janvier 1806.
— « Surtout lorsque le mal jugé ne consiste que dans une fausse appré-
ciation des faits ou actes de la cause. » Cass. 19 nivôse an xii, — « A moins
pourtant qu'il ne paraisse que, pour éluder la loi, les juges ont porté
une décision erronée sur les faits soumis à leur appréciation. » Cass.
5 janvier 1809. — « Il y a lieu à cassation pour violation des lois romaines
réglant, dans le silence des lois existantes, un point de droit ou d'équité. »
Cass. 10 avril 1821. — « Pour violation des principes consacrés par le droit
des gens. » Cass. 29 mars 1809.
« Il n'y a pas ouverture à cassation pour violation d'un contrat. » Cass.
13 février 1827. — « Ni pour erreur sur la nature d'un contrat que la loi
n'a point défmi. Ce n'est là qu'un mal jugé. » Cass. 2 février 1808. —
« Mais il y a plus qu'un mal jugé, il y a ouverture à cassation pour fausse
qualification d'un contrat défini par la loi qui en a caractérisé les élé-
ments. » Cass. 26 juillet 1823. — « En général, la fausse interprétation
d'un contrat ne peut offrir ouverture à cassation. » Cass. 18 mars 1807.
— « Mais il y a ouverture à cassation lorsque les juges déclarent y avoir
renonciation à un droit en le faisant résulter seulement de présomptions,
dans le cas où la preuve testimoniale n'est pas admissible. » Cass. l^' mai
1815.
« Il n'appartient pas à la Cour de cassation d'apprécier les preuves et
les témoignages qui ont produit la conviction dans lame des jurés, lorsque
la loi n'attache pas à certains actes ou à certains faits un caractère spécial
et nécessaire de preuve, d Cass. 11 juin 1825. — « En tlièse générale, la
Cour de cassation, chargée uniquement de réprimer la contravention à la
loi, et de maintenir l'observation des formalités essentielles qu'elle
prescrit, n'entre pas dans l'examen du point de fait ; elle prend les faits
tels qu'il sont constatés par le jugement ou l'arrêt attaqué, et elle ne
s'occupe du point de droit jugé que sous le rapport desa conformité ou non-
conformité avec la loi. » Cass. 13 octobre 1812. — « Néanmoins, lorsqu'une
décision en droit repose sur une erreur de fait, démentie par le titre même,
fondement de l'action, la Cour de cassation peut vérifier l'erreur et casser
p:ir suite. iCass, 16 février 1813. — « La décision des juges ordinaires sur
un fait dont la preuve contraire résulte d'un acte authentique, peut
être annulée par la Cour de cassation. » Cass. 30 avril 1820. — « Il est
des cas où la Cour de cassation, même en matière civile, apprécie certains
faits légaux, ou définis par la loi, pour en déduire les conséquences en
droit ; ainsi elle a reconnu sa propre compétence pour déterminer, contrai-
rement à la décision des juges du fond, les caractères constiîutifs d'une
servitude. » Cass. 13 juin 1814. — « D'une révocation du mandat. » Cass.
3 août 1819. — « D'une transaction sur une question de féodalité, »
Cass. 15 février 1815, etc., etc.
C'estsurtoutdans les matières fiscales que la Cour de cassation semble
avoir déterminé plus particulièrement sa compétence, à l'effet d'apprécier
les actes et les circonstances de la cause. Ainsi, en matière d'enregis-
trement, clic décide que de certains faits ou actes résulte la preuve d'une
DE L'ORGANISATION JUDICIAIRE. 441
statation serait en effet dans les attributions d'un bureau
politique plutôt que dans celles d'un tribunal pour lequel on
veut la réunion de tant de lumières), il s'ensuit que la cassation
devra avoir lieu, non seulement si le juge est allé contre les
termes exprès de la définition légale, mais encore s'il est allé
contre les conséquences logiques, prochaines ou éloignées, que
l'on peut tirer de cette définition ou d'un système de définitions
pareilles, par voie de déduction et de discussion doctrinale,
indépendamment de toute appréciation consciencieuse des
circonstances particulières de la cause. D'où il suit enfin que
le principe qui guidera le tribunal suprême dans la fixation
de sa compétence, lorsqu'elle est controversable (c'est-à-dire
toutes les fois qu'il ne s'agit pas de contravention expresse à
un texte formel), présuppose la distinction entre les jugements
rendus par voie d'appréciation consciencieuse et souveraine,
et les jugements rendus par application logique des principes
que la loi proclame ; jugements susceptibles d'être réformés,
si une meilleure discussion logique démontre la fausseté de
l'application. Que l'on se soit ou non nettement rendu
compte de cette distinction fondamentale, au point de vue de
la théorie ; qu'elle se trouve ou non exprimée d'une manière
générale, nous croyons que si l'on analyse sérieusement les
motifs particuliers de chaque arrêt, on trouvera que le senti-
ment de la distinction logique sur laquelle nous insistons a
constamment guidé le tribunal suprême, toujours attentif à
laisser aux juges le libre exercice de leur pouvoir discrétion-
naire là où la loi l'autorise, et à en circonscrire l'exercice dans
les limites fixées par la loi.
S'il arrive que la Cour de cassation substitue son apprécia-
tion à celle du juge, là où la loi n'est pas intervenue avec des dé-
finitions précises, et a laissé carrière à l'appréciation con-
sciencieuse, c'est dans des matières exceptionnelles où l'on a
lieu de craindre, non pas l'erreur de bonne foi, mais la révolte
du juge contre l'autorité d'une loi réputée dure, ou contraire,
soit au droit commun, soit à l'équité naturelle ; comme aussi
en matière d'impôts, où la cause du contribuable obtient géné-
mutation de propriété, donnant ouverture au droit. Cass. 2 août 1814. —
En matière de contributions indirectes, que les juges du fond ont commis
une erreur de fait dans l'interprétation d'un procès- verbal. Cass. 25 mars
1825, etc., etc.
442 CHAPITRE XIX.
ralement plus de faveur que celle du fisc. Alors le tribunal su-
prême, à qui des distinctions doctrinales et des principes géné-
raux ne peuvent faire oublier la mission politique dont il est
investi, entre dans l'appréciation du fond, parce que c'est le seul
moyen de maintenir l'autorité de la loi et d'empêcher qu'elle ne
soit systématiquement éludée. Mais l'exception même con-
firme la règle. Dans tout ce qui touche au gouvernement des
sociétés, il y a des dérogations nécessaires aux maximes les plus
constantes, dont l'application rigoureuse en toute occasion ne
conviendrait qu'à ces républiques idéales créées par l'imagina-
tion des philosophes ; mais il n'en est pas moins important de
saisir dans leur pureté intelligible les règles vers lesquelles gra-
vite la pratique des affaires humaines, et dont elle s'approche
d'autant plus que l'ordre des sociétés a reçu par les progrès du
temps et de la raison générale une plus grande perfection.
300. — Il a été souvent question d'introduire chez nous le
jury en matière civile. Si cette innovation, que nous sommes
loin de vouloir préconiser, et qui semble répugner à des tradi-
tions séculaires, était tentée jamais, il nous paraît résulter de
toutes les explications qui précèdent, que le législateur, dans
l'organisation de la procédure adaptée à une pareille institu-
tion, devrait avoir principalement en vue la distinction entre
le jugement dialectique et le jugement par appréciation con-
sciencieuse, soit en fait, soit en droit : toutes les questions qui
dépendent d'une appréciation consciencieuse devant être re-
mises à la décision du jury, et la solution de toutes les autres
devant être confiée à la sagacité de magistrats ou de juges per-
manents. Cette fixation d'attributions imprimerait certaine-
ment plus de netteté aux débats judiciaires ; peut-être expose-
rait-elle à plus de chances d'erreurs de la part de juges inex-
périmentés, et en tout cas elle exigerait un soin merveilleux
de la part du législateur pour régler d'avance, selon la spécia-
lité, non des causes, mais des matières, et par voie de décision
générale, la distinction des attributions ; à moins qu'il ne vou-
lût confier à un magistrat de rang inférieur un pouvoir com-
parable à celui d'un magistrat suprême, tel que le préteur ro-
main, qui non seulement résolvait à sa manière le point de
droit, mais encore circonscrivait lui-même la compétence du
juré ou du juge par lui délégué. — Nous ne pousserons pas plus
loin ces remarques, et nous terminerons ici une digression peut-
DE L'ORGANISATION JUDICIAIRE. 443
être trop longue, pour revenir à des questions de pure spécu-
lation philosophique. Nous avons terminé ce que nous avions à
dire sur les fonctions de l'entendement et sur leurs instruments
logiques ; il faut maintenant reprendre la suite des considé-
rations générales par lesquelles nous avions débuté, et sou-
mettre à un nouvel et rapide examen le système de nos con-
naissances sur le monde au sein duquel l'homme est placé et sur
l'homme lui-même, de manière à faire ressortir dans tout ce
système la distinction et le contraste de trois éléments : l'élé-
ment historique, l'élément scientifique et l'élément philoso-
phique. Ce sera l'objet des chapitres qui vont suivre.
CHAPITRE XX
Du CONTRASTE DE l'hISTOIRE ET DE LA SCIENCE, ET DE LA
PHILOSOPHIE DE l'hISTOIRE.
301. — Lorsque le génie de Bacon entreprit de résumer dans
une table encyclopédique la classification des connaissances
humaines, et d'en indiquer les principales connexions, il les
rangea d'abord sous trois grandes catégories ou rubriques :
I'histoire, la poésie, la science, correspondant à trois facul-
tés principales de l'esprit humain, la mémoire, I'imagination,
la raison. Nous aurons à revenir plus loin sur cette classifi-
cation célèbre, tant préconisée et tant critiquée, et sur les modi-
fications que d'Alembert y a apportées dans le discours mis en
tête de VEncyclopédie française du xyiii^ siècle : citons-la
seulement ici en preuve du contraste de deux éléments, l'un
historique, l'autre scientifique ou théorique, qui entrent dans
la composition du système général de nos connaissances, et tâ-
chons d'en saisir avec précision la nature et les traits distinc-
tifs. Ce n'est pas d'ailleurs uniquement dans le système de
nos connaissances que ces deux éléments se combinent : nous
les retrouvons encore en combinaison et en contraste lorsque
nous quittons la spéculation Httéraire ou philosophique, pour
entrer dans le domaine des applications pratiques et des réa-
lités de la vie. Au point où l'on en est arrivé de nos jours dans
l'intelligence des institutions sociales et des conditions de la
vie des peuples, on reconnaît bien qu'une part revient à des
influences traditionnelles, à des particularités d'origine, en un
mot à des faits dont l'histoire seule donne la clef, tandis qu'une
autre part revient à des conditions prises dans la nature per-
manente des choses, et qui sont pour la raison un objet d'étu-
des indépendantes de tout précédent historique. Ce contraste
DE L'HISTOIRE ET DE LA SCIENCE. 445
est si frappant dans tout ce qui a trait au droit et aux institu-
tions juridiques, qu'il a naturellement amené la formation et
l'antagonisme de deux écoles de jurisconsultes : l'école que
l'on appelle historique ou traditionnelle, et l'école que, par
opposition, l'on appelle rationnelle ou théorique. Ce qui s'est
manifesté le plus clairement, dans les crises révolutionnaires
des temps modernes, c'est une tendance de la société à s'orga-
niser sur un plan systématique et régulier, d'après des con-
ceptions théoriques, et une lutte contre les obstacles que les
précédents historiques mettent à la réalisation des systèmes
et des théories. Tantôt on a vu la société tout à fait livrée à
l'esprit de système ; tantôt des réactions inévitables ont rendu
l'ascendant aux gardiens des précédents historiques et des tra-
ditions du passé ; tantôt enfin ceux-ci ont voulu pactiser avec
l'esprit nouveau, en soutenant à titre de théorie ce qui ne pou-
vait avoir de force réelle que par l'influence des précédents his-
toriques. Les excès de la pensée (pour ne point parler d'excès
d'une autre nature et plus regrettables) ont consisté surtout
dans un culte intolérant, dans une prédilection exclusive pour
l'un ou pour l'autre des deux éléments dont il faut tenir compte
et auxquels reviendra toujours une part légitime d'influence
dans l'organisation des sociétés. Du reste, il est évident que,
plus les existences individuelles se rapetissent, absolument
ou par comparaison, plus les inégalités de toute sorte se nivel-
lent, plus les idées et les passions se générahsent, et plus l'in-
fluence des précédents historiques doit aller en s'affaiblissant ;
plus la marche des événements doit se conformer à un certain
ordre théorique, que ne troublent plus au même degré les acci-
dents qui naissent de la supériorité des rangs, des talents et du
génie.
Mais par histoire on ne doit pas seulement entendre le récit
des événements politiques, le tableau des destinées des nations
et des révolutions des empires. Il n'est pas de l'essence de l'his-
toire que l'intervention des causes morales, le jeu de la liberté
et des passions humaines aux prises avec la fatalité extérieure,
viennent échauffer l'imagination de l'historien, colorer ses
tableaux et donner à ses récits un intérêt dramatique. Les
sciences, les arts, la littérature ont aussi leur histoire ; les
grands objets delà nature, les phénomènes de l'ordre physique
comportent de même, dans une foule de cas, une chronologie.
446 CHAPITRE XX.
des annales, une narration historique. On peut faire, par exem-
ple, l'histoire d'un volcan, comme l'histoire d'une ville. Cher-
chons donc ce qui caractérise essentiellement l'élément histo-
rique, sans craindre la sécheresse des conceptions abstraites,
et en tâchant de dégager l'idée fondamentale des accessoires
qui la compliquent ou l'embellissent.
302. — Prenons, dans l'ordre des phénomènes purement
mécaniques, l'exemple le plus simple, celui du mouvement
d'une bille qui roule sur un tapis, en vertu de l'impulsion qu'elle
a reçue. Si l'on considère cette bille à un instant quelconque
de son mouvement, il suffira de connaître sa position, sa vi-
tesse actuelle, la nature des frottements et des autres résis-
tances auxquels elle est soumise, pour être en état d'assigner,
ou bien sa position et sa vitesse à une époque qui a précédé celle
que l'on considère, ou bien sa position et sa vitesse à une épo-
que postérieure, et finalement le lieu et l'instant où le frotte-
ment et les autres résistances l'auront ramenée à un état de
repos d'où elle ne devra plus sortir, à moins que de nouvelles
forces ne viennent à agir sur elle. Mais, si l'on prenait pour
point de départ un des instants qui suivent celui où la bille
est arrivée au repos, il est clair que, ni son état actuel, ni même
l'état des corps environnants qui ont pu lui communiquer
l'impulsion initiale, n'offriraient plus de traces des phases
qu'elle a traversées dans son état de mouvement : tandis qu'on
serait encore à même d'assigner les phases de repos et de
mouvement par lesquelles elle passera dans l'avenir, d'après
la connaissance de l'état actuel, tant de la bille que des autres
corps qui peuvent, en vertu du mouvement qui actuellement
les anime, venir plus tard la choquer et lui communiquer une
nouvelle impulsion.
En général, et sans nous arrêter plus longtemps aux termes
de cet exemple, peut-être grossier, l'on conçoit que les condi-
tions de la connaissance théorique ne sont pas les mêmes
pour les événements passés et pour les événements à venir ;
ce qui tient essentiellement à ce que, parmi les séries de phé-
nomènes qui s'enchaînent, en devenant successivement effets
et causes les uns des autres, il y a des séries qui s'arrêtent et
d'autres qui se prolongent indéfiniment ; de même que, dans
l'ordre des générations humaines, il y a des familles qui s'étei-
gnent et d'autres qui se perpétuent (20).
DE L'HISTOIRE ET DE LA SCIENCE. 447
Afin de ne pas nous jeter de prime abord dans les disputes de
l'École sur ce que l'on a appelé le libre arbitre de l'homme, bor-
nons-nous d'abord à considérer les phénomènes naturels où les
causes et les effets s'enchaînent, de l'aveu de tout le monde,
d'après une nécessité rigoureuse ; alors il sera certainement
vrai de dire que le présent est gros de l'avenir, et de tout l'avenir,
en ce sens que toutes les phases subséquentes sont implici-
tement déterminées par la phase actuelle, sous l'action des lois
permanentes ou des décrets éternels auxquels la nature obéit ;
mais on ne pourra pas dire sans restriction que le présent est de
même gros du passé, car il y a eu dans le passé des phases dont
l'état actuel n'oiïre plus de traces, et auxquelles l'intelli-
gence la plus puissante ne saurait remonter, d'après la con-
naissance théorique des lois permanentes et l'observation de
l'état actuel ; tandis que cela suffirait à une intelligence pour-
vue de facultés analogues à celles de l'homme, quoique plus
puissantes, pour lire dans l'état actuel la série de tous les phé-
nomènes futurs, ou du moins pour embrasser une portion de
cette série d'autant plus grande que ses facultés iraient en se
perfectionnant davantage. Ainsi, quelque bizarre que l'asser-
tion puisse paraître au premier coup d'oeil, la raison est plus
apte à connaître scientifiquement l'avenir que le passé. Les
obstacles à la prévision théorique de l'avenir tiennent à l'im-
perfection actuelle de nos connaissances et de nos instruments
scientifiques, et peuvent être surmontés par suite du progrès
des observations et de la théorie : il s'est écoulé dans le passé
une multitude de faits que leur nature soustrait essentielle-
ment à toute investigation théorique fondée sur la constata-
tion des faits actuels et sur la connaissance des lois perma-
nentes, et qui dès lors ne peuvent être connus qu'historique-
ment, ou qui, à défaut de tradition historique, sont et seront
toujours pour nous comme s'ils ne s'étaient jamais produits i.
Or, si la connaissance théorique est susceptible de progrès indé-
finis, les renseignements de la tradition historique, quant au
passé, ont nécessairement une borne que toutes les recherches
des antiquaires ne sauraient reculer : de là un premier con-
traste entre la connaissance théorique et la connaissance histo-
1 « Quare illa quse jam majoribus nostris ademit oblivio fugitiva,
secuta sedulitas Muti et Bruti retrahere nequit. » Varr,. de ling. M.,
in principio.
448 CHAPITRE XX.
rique, ou, si l'on veut, entre l'élément théorique et l'élément
historique de nos connaissances.
303. — Les tables astronomiques nous mettent à même de
prédire, pour une époque très éloignée de la nôtre, les éclipses,
les conjonctions, les oppositions des planètes, et toutes les cir-
constances des mouvements des astres dont se compose notre
système planétaire. A mesure que l'on perfectionnera les tables,
nous pourrons étendre plus loin dans l'avenir et rendre plus
précis le calcul des phénomènes futurs ; et à cet égard nous avons
sur le passé le même pouvoir que sur l'avenir. Quand une fois
les tables auront toute la perfection qu'elles comportent, il ne
sera plus question de faire, dans cet ordre de phénomènes,
aucun emprunt à la connaissance historique. Au contraire, on
pourra appliquer, et déjà l'on applique la science à l'histoire, en
se servant, par exemple, du calcul d'une ancienne éclipse pour
fixer la date précise d'un événement que les historiens nous rap-
portent comme ayant été contemporain de cette éclipse.
Mais s'il s'agit d'un phénomène astronomique, tel que l'ap-
parition de l'étoile de 1572, qui bientôt a disparu sans laisser
de traces, il faut bien que l'histoire vienne à notre aide : et la
théorie la plus perfectionnée, lors même qu'elle nous instrui-
rait des causes d'un pareil phénomène, et qu'elle nous mettrait
à même de dire quelles sont, parmi les étoiles qui brillent au-
jourd'hui, celles à qui un pareil sort est réservé, et à quelle
époque elles le subiront, ne nous révélerait point, sans les té-
moignages historiques, l'existence d'étoiles autrefois brillantes,
maintenant éteintes et soustraites pour toujours à nos regards.
Peut-être connaîtra-t-on un jour assez bien la constitution
du globe terrestre et la théorie des forces qui le travaillent,
pour assigner à l'avance l'époque et les phases d'un phéno-
mène géologique, tel qu'une éruption de volcan, un tremble-
ment de terre, une grande fonte de glaces polaires, comme on
prédit l'époque et les phases d'une éclipse ; mais cette con-
naissance théorique, si parfaite qu'on la suppose, nous laissera
toujours, en l'absence de témoignages historiques, dans une
ignorance invincible sur une foule de phénomènes géologiques
qui n'ont pas laissé de traces, ou qui n'ont laissé que des traces
insuffisantes pour manifester toutes les particularités essen-
tielles des révolutions dont notre globe a été le théâtre.
304. — Il ne saurait être donné à une intelligence telle que
DE L'HISTOIRE ET DE LA SCIENCE. 449
la nôtre, ni même à aucune intelligence finie, d'embrasser dans
un seul système les phénomènes et les lois de la nature entière ;
et lors même que nous en serions capables, nous distinguerions
encore dans cet ensemble des parties qui se détachent et qui
font l'objet de théories indépendantes les unes des autres, quoi-
que pouvant se rattacher à une commune origine (29 et suiv.).
De là une autre cause d'insuffisance de la connaissance théori-
que, et une autre part nécessairement réservée à l'élément his-
torique de la connaissance. Par exemple, le système planétaire,
en y comprenant les comètes dont le retour périodique est
constaté, fait l'objet d'une théorie si perfectionnée, que nous
pouvons, comme on le disait tout à l'heure, calculer les actions
que tous les corps qui le composent exercent les uns sur les
autres, de manière à prédire l'avenir et à remonter dans le
passé sans le secours des documents liistoriques. Mais suppo-
sons qu'une comète ait dans des temps reculés traversé ce sys-
tème, en apportant dans les mouvements des corps qui le con-
stituent un trouble sensible, et qu'ensuite elle se soit dissipée
dans les espaces célestes, ou que, sans se dissiper, elle se soit
soustraite pour toujours à nos regards et à l'influence du sys-
tème planétaire en décrivant une courbe hyperbolique : ni
la théorie ni l'observation de l'état actuel du système plané-
taire ne pourront nous apprendre quand et comment une telle
perturbation a eu lieu, ni même nous faire soupçonner l'in-
tervention de cette cause perturbatrice ; et tous les calculs
que nous pourrons faire relativement à des époques anté-
rieures à celle oii la perturbation a eu lieu, seront, à notre insu,
en l'absence de renseignements historiques, entachés d'erreurs
inévitables. De même, l'exactitude des apphcations que nous
pourrons faire de la théorie aux phénomènes à venir sera sub-
ordonnée à l'hypothèse qu'un événement imprévu, du genre
de celui que nous venons d'indiquer, ne viendra pas troubler
l'état du système. A la vérité, si nous connaissions parfaite-
ment l'état présent de l'univers entier, et non plus seule-
ment celui des corps qui composent notre système planétaire,
nous serions à même de prédire théoriquement une pareille ren-
contre, ou d'affirmer qu'elle n'aura pas lieu ; mais, outre qu'il
serait chimérique de prétendre à une connaissance universelle,
on serait encore fondé à considérer le système planétaire
comme formant dans l'univei's un système à part, qui a sa pro-
29
450 CHAPITRE XX.
pre théorie ; et l'on ne devrait pas confondre les événements
dont la série est déterminée par les lois et par la constitution
propre du système, avec les perturbations accidentelles, ad-
ventices, dont la cause est en dehors de ce système. Ce sont ces
influences externes, irrégulières et fortuites, qu'il faut consi-
dérer comme entrant dans la connaissance à titre de données
historiques, par opposition avec ce qui est pour nous le résul-
tat régulier des lois permanentes et de la constitution du sys-
tème.
Remarquons bien que le contraste que nous signalons ici
est bien moins fondé sur la nature des facultés par lesquelles
nous acquérons la connaissance historique et scientifique, que
sur la nature même des objets de la connaissance. Les influen-
ces externes, irrégulières et fortuites dont il vient d'être ques-
tion, n'en conserveraient pas moins ce triple caractère, lors
même que nous aurions quelque moyen de les prévoir et d'en
calculer les efïets a priori, sans le secours de l'observation et
des témoignages historiques (36) ; et d'après ce triple carac-
tère, elles ne pourraient, même alors, être considérées comme
faisant l'objet d'une science proprement dite, c'est-à-dire d'un
corps de doctrine systématique et régulier.
305. — En effet, nous avons une multitude de connaissances,
venant de sources diverses, auxquelles on ne donne pas et aux-
quelles on ne doit pas donner le nom de sciences. Les procédés
de la métallurgie et de bien d'autres industries dont les décou-
vertes de la chimie moderne ont donné le secret, étaient déjà
fort avancés bien avant que la chimie méritât le nom de
science. A peine la météorologie commence-t-clleà prendre une
consistance scientiflque : et depuis bien des siècles les habitants
des campagnes ont leurs pronostics, leurs adages météorolo-
giques, que les savants ne dédaigneront plus quand ils les
pourront expliquer. La science n'est qu'une forme de la con-
naissance ou du savoir, et elle n'apparaît que comme le fruit
tardif d'une civilisation avancée, après la poésie, après les
arts, après les c()ini»ositioiis histuiiqui^s, morales et philoso-
phiques. Elle est contemporaine de l'érudition ; mais l'éru-
dition ne doit pas non plus être confondue avec la science,
quoique le monde décore souvent du même nom et traite à
peu près sur le même pied les érudits et les savants. Qu'un
homme possède parfaitement la topographie de l'Attique au
DE L'HISTOIRE ET DE LA SCIENCE 451
temps de Périclès, ou qu'il ait débrouillé la généalogie d'une
dynastie médique, on aura raison de le priser plus que si son
savoir avait pour objet le plan d'une capitale moderne ouïes
alliances d'une maison régnante, car l'un est plus difficile que
l'autre et suppose une réunion bien plus rare de connaissances
préalables ; mais pourtant ce n'est point parce que des con-
naissances sont plus pénibles à acquérir, ou parce qu'elles
s'appliquent à des objets éloignés ou à des faits anciens,
qu'on doit les considérer comme essentiellement différentes
des connaissances analogues concernant des faits contempo-
rains ou des objets rapprochés de nous. On peut avoir
rassemblé dans sa mémoire un grand nombre de faits histori-
ques, avoir recueilli dans ses voyages une foule de notions sur
les mœurs et les coutumes des peuples qu'on a visités, s'être
rendu familiers les vocabulaires et les tournures d'un grand
nombre d'idiomes : on aura acquis par là une grande éru-
dition, et l'on saura beaucoup, sans pour cela prendre rang
parmi ceux qui cultivent les sciences, quoiqu'un bon nombre
de faits recueillis soient de nature à entrer comme matériaux
dans la construction du système scientifique. Dans l'étude
d'une langue ou d'un art, tel que la musique, on distingue très
bien ce qui fait l'objet d'une théorie scientifique, ayant ses
principes, ses règles et ses déductions, d'avec ce qui n'admet
pas un exposé scientifique, bien que ce soit encore un objet
d'étude, de connaissance ou de savoir.
306. — C'était une maxime reçue chez les philosophes de
l'antiquité, qu'il n'y a point de science de l'individuel, du par-
ticulier, du contingent, du variable ; que l'idée de la science
est l'idée de la connaissance, en tant qu'elle s'applique à des
notions générales, à des conceptions nécessaires, à des résul-
tats permanents. Mais, dans l'état présent des sciences, nous
ne saurions nous contenter de ces lieux communs ; il faut exa-
miner plus à fond et établir par des exemples comment, dans
quelles circonstances, à la faveur de quelles conditions, se
forment et s'organisent ces corps de doctrine qui méritent vrai-
ment le nom de sciences.
Et d'abord est-il vrai que la science n'ait pour objet que des
vérités immuables et des résultats permanents ? En aucune
façon. Il y a des sciences, comme la géologie et l'embryogénie,
qui portent au contraire essentiellement sur une succession
452 CHAPITRE XX.
d'états variables et de phases transitoires. Et lors même que
nous considérons les objets de la nature dans un état que
nous qualifions de stable et de permanent, tout nous porte à
croire qu'il ne s'agit encore que d'une stabilité relative, et que
nous prenons pour permanent ce qui ne s'altère qu'avec une
grande lenteur, de manière à n'ofïrir de variations apprécia-
bles que dans des périodes de temps qui surpassent ceux que
nous pouvons embrasser. Ainsi les étoiles que nous appelons
fixes ont en réalité des mouvements propres qui altèrent leurs
distances mutuelles et la configuration des groupes qu'elles
nous paraissent former sur la sphère céleste ; quoique ces
mouvements propres, appréciables seulement au moyen d'ob-
servations scrupuleusement discutées et faites avec des
instruments d'une délicatesse extrême, n'aient pas altéré
sensiblement l'aspect du ciel depuis les temps historiques les
plus reculés. Il en est vraisemblablement de même dans tout
ordre de phénomènes. Les types spécifiques de la nature
sauvage et libre, dont on n'a pas jusqu'ici constaté la varia-
bihté depuis l'origine des temps historiques, pourraient bien
être sujets à de lentes modifications, qui au fond ne nuiraient
pas plus à la dignité des sciences naturelles que les lentes
perturbations du système planétaire, ou les déplacements
plus lents encore des systèmes stellaires, ne nuisent à la per-
fection scientifique de l'astronomie. Les rapides changements
que le temps apporte dans les faits qui sont du ressort de l'éco-
nomie sociale, en rendant plus difficile l'étude des sciences
économiques dans ce qu'elles ont de positif et de déterminablc
par l'observation, ne leur enlèvent pas le caractère de sciences;
et en un mot rien n'exige que les objets d'une théorie scien-
tifique soient fixes, invariables, appropriés à tous les temps et
à tous les lieux.
307. — Quoique l'on ne conçoive pas d'organisation scienti-
fique sans règles, sans principes, sans classification, et par
conséquent sans une certaine généralisation des faits et des
idées, il ne faudrait i)as non plus prendre à la lettre cet apho-
risme des anciens : que l'individuel et le particulier ne sont
point du domaine de la science, llien de plus inégal que le degré
de générahté des faits sur lesquels portent des sciences,
d'ailleurs susceptibles au même degré de l'ordre et de la clas-
sification qui constituent la perfection scientifique. En zoolo-
DE L'HISTOIRE ET DE LA SCIENCE. 453
gîe, en botanique, on considère des types spécifiques, sus-
ceptibles de comprendre des myriades d'individus, tous
différents les uns des autres et dont la science ne s'occupe
pas ; du point de vue de la chimie, chaque corps simple ou
chaque combinaison définie est un objet particulier ou in-
dividuel, absolument identique dans toutes les particules de
la même matière, simple ou composée. La nature n'aurait
façonné qu'un seul échantillon d'un cristal, qu'il figurerait
parmi les espèces minéralogiques, au même titre que l'espèce
la plus abondante en individus. En astronomie, l'on considère
les corps célestes comme autant d'objets individuels : quelques-
uns, tels que l'anneau de Saturne, paraissent être jusqu'ici
uniques dans leur espèce ; notre lune pouvait passer pour
telle, jusqu'à la découverte des satellites de Jupiter ; et les
recherches les plus profondes de la mécanique céleste ne
portent que sur les mouvements d'un système borné à un
petit nombre de corps. Enfin la géologie n'est que l'étude ap-
profondie de la figure et de la structure de l'un de ces corps
dont l'astronomie décrit les mouvements et trace sommaire-
ment les principaux caractères physiques. Ce n'est pas à dire
pour cela que la zoologie ou la botanique l'emportent en
dignité et en perfection scientifique sur la chimie ou la physi-
que, sur l'astronomie ou la géologie ; mais il est incontestable
que, dans un ordre quelconque de connaissances empiriques,
la forme scientifique ne peut se dessiner qu'après que des
faits ont été recueilhs en assez grand nombre pour que, de leur
rapprochement, puisse sortir quelque généralité et quelque
principe régulateur. Les déviations mêmes des règles ordinaires,
lorsqu'on les compare entre elles, manifestent une tendance
à s'opérer d'après certaines lois ; et c'est ainsi que l'appa-
rition des monstruosités organiques, après n'avoir été pendant
longtemps qu'une cause de terreurs superstitieuses pour le
vulgaire, puis un objet de curiosité pour les érudits, a fini par
donner lieu à une théorie scientifique qui, sous le nom de
tératologie, rentre aujourd'hui dans le cadre des sciences natu-
relles.
308. — La science est la connaissance logiquement orga-
nisée. Or, l'organisation ou la systématisation logique se ré-
sume sous deux chefs principaux : 1° la division des matières
et la classification des objets quelconques sur lesquels porte la
454 CHAPITRE XX.
connaissance scientifique ; 2° l'enchaînement logique des pro-
positions, qui fait que le nombre des axiomes, des hypothèses
fondamentales ou des données de l'expérience se trouve réduit
autant que possible, et que l'on en tire tout ce qui peut en être
tiré par le raisonnement, sauf à contrôler le raisonnement par
des expériences confirmatives. Il suit de là que la forme scien-
tifique sera d'autant plus parfaite, que l'on sera en mesure d'é-
tablir des divisions plus nettes, des classifications mieux tran-
chées, et des degrés mieux marqués dans la succession des rap-
ports. D'où il suit aussi qu'accroître nos connaissances et per-
fectionner la science ne sont pas la même chose : la science se
perfectionnant par la conception d'une idée heureuse qui met
dans un meilleur ordre les connaissances acquises, sans en
accroître la masse ; tandis qu'une science, en s'enrichissant
d'observations nouvelles et de faits nouveaux, incompatibles
avec les principes d'ordre et de classification précédemment
adoptés, pourra perdre quant à la perfection de la forme scien-
tifique. Ordinairement cette rétrogradation n'est que passa-
gère ; c'est le premier symptôme d'une crise ou d'une révo-
lution scientifique : et de même que le perfectionnement de
la forme provoque des recherches nouvelles et une augmenta-
tion de ce qu'on pourrait appeler les matériaux scientifiques,
de même l'augmentation des matériaux donne lieu à de nou-
veaux rapprochements qui suggèrent d'autres principes d'or-
dre et de classification. L'expérience révélant de nouveaux
faits qui sont en contradiction avec quelqu'une des hypo-
thèses fondamentales, on est conduit à imaginer d'autres hypo-
thèses, en accord avec tous les faits connus, et quelquefois plus
simples que l'hypothèse abandonnée. Néanmoins, pour être
autorisé à affirmer que le progrès des découvertes amènera
toujours finalement le perfectionnement de la forme scienti-
fique ou le perfectionnement de l'organisation logique de la
connaissance, il faudrait pouvoir affirmer que les conditions
du développement artificiel de notre intcHigcnce sont en par-
faite harmonie avec celles de l'arrangement de l'univers : sup-
position que beaucoup de philosophes n'hésitent pas à se per-
mettre, mais qui paraîtra toujours téméraire à une raison cir-
conspecte ; et il y aurait d'autant plus de témérité dans une
telle assertion, que, lorsqu'il s'agit de sciences abstraites et
rationnelles, que l'intelligence humaine semble tirer de son
DE L'HISTOIRE ET DE LA SCIENCE. 455
propre fonds, comme les mathématiques, nous remarquons que
l'arrangement qui satisfait le mieux aux conditions de l'ordre
logique, qui rend les divisions plus nettes ou plus symétriques,
les démonstrations plus rapides ou plus rigoureuses, n'est
pas toujours celui qui rend le mieux raison des vérités décou-
vertes, de leur filiation et de leurs connexions (155).
309. — Il y a des sciences, comme les sciences abstraites,
dont l'objet n'a rien de commun avec l'ordre chronologique
des événements, et qui n'ont, par conséquent, aucun emprunt
à faire à l'histoire, aucune donnée historique à accepter. Les
théorèmes de géométrie, les règles du syllogisme, sont de tous
les temps et de tous les lieux : et il est clair qu'il ne s'y mêle
aucun élément historique, quoique d'ailleurs ces sciences,
aussi bien que les autres, aient, en tant que produits de l'ac-
tivité humaine, leur histoire propre, qui sert à rendre raison
de leur nomenclature et de leurs formes extérieures. Parmi les
sciences qui ont pour objet les phénomènes naturels, plusieurs
sont encore dispensées, dans leur construction théorique, de
l'appui nécessaire d'une base ou d'une donnée historique.
Telles sont la chimie et la physique proprement dites, qui
traitent de lois que nous considérons comme immuables, et de
propriétés que nous supposons avoir toujours été inhérentes
à la matière ; de sorte qu'à cet égard il n'y a pas lieu de cher-
cher, dans le mode de succession et d'enchaînement des phé-
nomènes qui ont précédé les phénomènes actuels, la raison
des particularités que nous présente l'ordre actuel des choses.
Ainsi, pour expliquer notre pensée par des exemples, il faut,
en chimie, que l'observation nous donne les valeurs des équi-
valents chimiques de chacun des corps simples, après quoi la
théorie en conclut les valeurs des équivalents chimiques des
corps composés : et tant que la théorie ne nous aura pas donné,
d'une manière satisfaisante pour tout le monde, la clef des
relations qui existent entre les équivalents chimiques des
divers corps réputés simples, il faudra accepter comme un fait
et comme une donnée empirique la table des nombres qui
mesurent ces équivalents. Mais nous n'en admettons pas moins
que les rapports entre ces nombres doivent avoir une expU-
cation théorique (prise dans la nature permanente des corps),
qu'on découvrirait si cette nature des corps nous était mieux
connue, et pour laquelle il ne serait point nécessaire de con-
456 CHAPITRE XX.
naître les phases par lesquelles ont passé jadis les portions de
la matière sur lesquelles se font nos expériences:. car la même
explication doit valoir pour d'autres portions, chimiquement
identiques quoique individuellement distinctes, et dont l'his-
toire est tout autre, ou qui ont passé par des phases toutes
différentes. De même les divers rayons du spectre solaire ont
chacun leur indice de réfraction pour chaque matière réfrin-
gente, et l'expérience seule, dans l'état actuel de la théorie,
peut nous fournir les valeurs numériques de ces indices ;
mais nous n'en admettons pas moins que les causes d'inégale
réfrangibiUté tiennent aux conditions permanentes de la con-
stitution des rayons lumineux; tellement qu'une théorie plus
profonde en donnerait la raison, sans qu'il fût besoin de join-
dre à la connaissance théorique de la constitution de la lumière
et des corps matériels la connaissance historique des phases
par lesquelles le monde a passé. On dirait la même chose à
l'égard d'une foule de conslanles ou de coefficients numériques,
ou même plus généralement (et sans distinguer entre les choses
qui peuvent et celles qui ne peuvent pas s'exprimer en nom-
bres) à l'égard d'une multitude de faits qui figurent à titre de
données expérimentales dans les sciences telles qu'elles sont
aujourd'hui constituées, sans qu'il vienne à personne l'idée de
les confondre avec des données historiques, pour lesquelles
l'histoire des faits passés, et non la théorie des faits perma-
nents, pourrait seule remplacer l'observation des phénomènes
actuels.
310. — Au contraire, dans une multitude d'autres cas, les
données que la science accepte et sur lesquelles elle s'appuie
nécessairement, n'ont et ne peuvent avoir qu'une raison his-
torique. Par exemple, la mécanique céleste nous donne la théo-
rie des perturbations du système planétaire, et nous démontre
la stabilité de ce système en assignant des limites, dans un sens
et dans l'autre, aux oscillations très lentes et très petites que
subissent les éléments des orbites ; mais elle ne nous fait point
connaître les causes qui ont établi entre les corps du système
de tels rapports de distances et de masses, que l'ordre une fois
établi tendît de lui-même à se perpétuer. La raison physique
et la cause immédiate de ce fait si singulier, l'une des marques
les plus frappantes d'une intelligence ordonnatrice (57), se
trouvent certainement dans la série des phases que le monde
DE L'HISTOIRE ET DE LA SCIENCE. 4^7
a traversées avant d'arriver à cet ordre final et stable dont
nous admirons la simplicité majestueuse.
La théorie nous explique les causes des marées et de leurs
inégalités périodiques et régulières, d'après le cours de la lune
et du soleil ; elle nous permet, à l'aide de certaines données
empiriques, d'assigner pour chaque point des côtes l'heure
de la marée et à peu près sa hauteur en chaque jour de l'année
et bien des années à l'avance ; elle nous enseigne que, d'après
le mode de distribution des eaux de l'Océan, leur profondeur
moyenne et leur volume total, la stabilité de l'équilibre des
mers est assurée dans l'ordre actuel des choses, en sorte que
les oscillations que l'attraction des corps célestes leur imprime
ne peuvent aller jusqu'à produire la submersion des con-
tinents. Mais quelles sont les causes qui ont déterminé, de ma-
nière à satisfaire à cette condition, la profondeur moyenne
et les irrégularités du bassin des mers, le volume des eaux
qui le remplissent, et cette constante empirique, propre à cha-
que localité, qu'on nomme dans la théorie des marées Vélahlis-
sement du port ? L'histoire des phénomènes passés pourrait
seule nous le dire : dans l'état présent des choses, la théorie
accepte ces faits comme autant de données de l'observation, et
il n'y a pas de branche des sciences naturelles qui n'oiïre des
exemples de contrastes analogues.
Dans les langues, la structure grammaticale est l'objet d'une
théorie vraiment scientifique ; à part quelques irrégularités
qu'il faut imputer au caprice de l'oreille ou de l'usage, le rai-
sonnement, l'analogie rendent compte des lois et des formes
syntaxiques ; tandis que la composition matérielle des mots et
les liens de parenté des idiomes ne peuvent en général s'ex-
pliquer que par des précédents historiques, pour quelques-uns
desquels nous possédons efïectivement les renseignements de
l'histoire, et dont les autres se perdent dans les ténèbres qui
enveloppent l'origine des races et des peuples ^. Au défaut de
renseignements historiques, ce sont pour nous autant de faits
que l'observation constate, que la théorie accepte et sur les-
quels s'appuie la science grammaticale.
On peut dire la même chose au sujet des mesures que les
1 « Ad illud genus historia opus est ; nisi descendendo enim aliter id non
pervenit ad nos : ad reliquum genus ars ; ad quam opus est paucis prae-
ceptis, quse sunt hrevia. » Varr. De ling., lat. viii, 6.
458 CHAPITRE XX.
peuples et les générations se transmettent en leur faisant subir
parfois des altérations lentes et progressives que l'usage amène,
d'autres fois de brusques réformes dues à l'intervention de la
puissance publique. Chez toutes les nations civilisées, les di-
verses mesures usuelles ont offert un mode quelconque de coor-
dination systématique qui s'explique par les convenances de
la numération et par d'autres considérations théoriques.
Mais le système d'arrangement et de subordination des par-
ties laisse toujours arbitraire le choix de certains étalons fon-
damentaux; et la diversité de ceux-ci chez les divers peuples
ne peut avoir sa raison que dans des précédents historiques
dont la trace ne s'efface jamais complètement. Ainsi, jus-
que dans le système métrique que les législateurs français
ont construit avec l'intention proclamée d'offrir à tous les
peuples un système dont tous les éléments fussent pris dans
la science, et qui ne portât l'empreinte d'aucune nationalité
particulière, il n'est pas difficile de reconnaître l'influence
d'une tradition nationale qui a fait préférer, dans la série
des multiples ou sous-multiples décimaux de telles grandeurs
physiques, ceux qui se rapprochaient davantage des étalons
employés dans un système antérieur, afin de ménager, pour le
peuple à qui l'autorité l'imposait, la transition d'un système à
l'autre. C'est encore ainsi que la carte moderne de nos dépar-
tements, faite avec le dessein d'abolir l'influence des habitudes
nées des précédents historiques, offre une multitude de singu-
larités qui ne peuvent s'expliquer que par l'ancienne carte
provinciale, et l'on pourrait faire des remarques analogues
sur tout ce qui a trait aux sciences économiques et à l'or-
ganisation des sociétés (301). Partout on observerait l'asso-
ciation et le contraste de la donnée historique avec la donnée
théorique ou scientifique.
311. — Pour que la part de l'une s'efface ou tende à s'effa-
cer devant la part de l'autre, tant dans les phénomènes natu-
rels que dans les choses où intervient l'activité humaine, il
faut que l'influence des particularités individuelles et acciden-
telles, dont l'histoire seule rend raison, soit de nature à s'afïai-
blir graduellement, comme dans les exemples physiques rap-
portés ailleurs (54), et finalement à disparaître, pour ne j)lus
laisser d'influence sensibles qu'aux conditions permanentes,
prises dans la nature intrinsèque de l'objet auquel s'appli({ue
DE L'HISTOIRE ET DE LA SCIENCE. 459
la science ou la théorie : ou bien il faut que, les particularités
individuelles ou accidentelles agissant en divers sens, leurs
effets se compensent et se détruisent en ce qui touche aux ré-
sultats moyens et généraux, qui sont alors les seuls objets dont
la science s'occupe. Or, ils s'en faut de beaucoup que de telles
conditions soient toujours remplies. La secousse imprimée
accidentellement à quelques parties de la masse d'un corps
considérable n'ébranle pas la masse entière, et tous les effets
se bornent à des vibrations intérieures et de peu de durée, au
voisinage de la partie qui a reçu le choc ; tandis que, dans le
phénomène de la fermentation, il suffit que le phénomène
commence sur un point de la masse, pour qu'il se propage
dans la masse entière dont la constitution moléculaire
éprouvera une révolution complète. Le temps, loin d'amortir
l'influence de certaines causes historiques, en étend et en con-
solide les effets. Le calendrier des Européens, dont l'usage est
aujourd'hui répandu sur toute la surface du globe, est plein
d'irrégularités et de bizarreries qu'une rédaction scientifique
aurait proscrites, et pour l'explication desquelles il faut re-
monter jusqu'aux origines les plus obscures d'une petite cité
du Latium. Mais la destinée a voulu que le calendrier des prê-
tres de cette cité devînt celui des peuples du midi et du centre
de l'Europe, soumis plus tard à son empire ; que des croyances
religieuses, toutes contraires à celles qui avaient présidé à la
rédaction primitive, le fissent ensuite adopter par les autres na-
tions européennes que Rome, dans sa puissance, n'avait pu
dompter, etqu'enfmles développements delà civilisation euro-
péenne portassent ce calendrier par toute la terre. Il est clair
que plus l'institution (arbitraire, frêle et circonscrite à son
origine) a duré et s'est propagée, plus il y a de raisons pour
qu'elle dure et se propage encore davantage, et que même,
toutes les causes initiales ayant disparu, les raisons de son
existence et de sa durée ne se tirent plus maintenant que
de l'existence et de la durée antérieures. C'est ainsi, en
quelque sorte, qu'une variété individuelle, due originaire-
ment à un concours fortuit de causes extérieures, a pu se
consolider en se transmettant d'une génération à l'autre,
devenir un caractère de race, ou peut-être même acquérir
la valeur d'un caractère spécifique, et se perpétuer indépen-
damment de l'influence des causes extérieures, ou même en
460 CHAPITRE XX.
vertu d'une force propre qui résiste à l'action des forces exté-
rieures.
312. — D'après tout cela nous pouvons juger que la distinc-
tion de l'histoire et de la science, de l'élément historique et de
l'élément scientifique, est bien plus essentielle que ne semble
le penser Bacon (301), et qu'elle ne tient pas précisément à la
présence dans l'esprit humain de deux facultés, dont l'une s'ap-
pellerait la mémoire et l'autre la raison. Les hommes n'auraient
jamais fait usage de leur mémoire et de leur raison pour écrire
l'histoire et des traités sur les sciences, qu'il n'y en aurait pas
moins, dans l'évolution des phénomènes, une part faite à des
lois permanentes et régulières, susceptibles par conséquent de
coordination systématique, et une part laissée à l'influence des
faits antérieurs, produits du hasard ou des combinaisons acci-
dentelles entre diverses séries de causes indépendantes les unes
des autres. La notion du hasard, comme nous nous sommes
efforcé de l'établir ailleurs (36), a son fondement dans la nature,
et n'est pas seulement relative à la faiblesse de l'esprit humain.
Il faut en dire autant de la distinction entre la donnée histo-
rique et la donnée théorique. Une intelligence qui remonterait
bien plus haut que nous dans la série des phases que le sys-
tème planétaire a traversées, rencontrerait comme nous des
faits primordiaux, arbitraires et contingents (en ce sens que la
théorie n'en rend pas raison), et qu'il lui faudrait accepter à
titre de données historiques, c'est-à-dire comme les résultats
du concours accidentel de causes qui ont agi dans des temps
encore plus reculés. Supposer que cette distinction n'est pas
essentielle, c'est admettre que le temps n'est qu'une illusion,
ou c'est s'élever à un ordre de réalités au sein desquelles le
temps disparaît. Mais notre philosophie ne prend pas un vol
si hardi. Nous tâchons de rester dans la sphère des idées que la
raison de l'homme peut atteindre, tout en conservant la capa-
cité de distinguer ce qui tient à des particularités de l'esprit
humain, et ce qui tient à la nature des choses plutôt qu'au
mode d'organisation de nos facultés.
313. — Ce qui fait la distinction essentielle de l'histoire et
de la science, ce n'est pas que l'une embrasse la succession
des événements dans le temps, tandis que l'autre s'occuperait
de la systématisation des phénomènes, sans tenir compte du
temps dans lequel ils s'accomplissent. La description d'un
DE L'HISTOIRE ET DE LA SCIENCE. 461
phénomène dont toutes les phases se succèdent et s'enchaî-
nent nécessairement selon des lois que font connaître le raison-
nement ou l'expérience, est du domaine de la science et non de
l'histoire. La science décrit la succession des éclipses, la pro-
pagation d'une onde sonore, le cours d'une maladie qui passe
par des phases réguhères, et le nom d'histoire ne peut s'appli-
quer qu'abusivement à de semblables descriptions ; tandis que
l'histoire intervient nécessairement (lorsque à défaut de rensei-
gnements historiques il y a lacune inévitable dans nos con-
naissances) là où nous voyons, non seulement que la théorie,
dans son état d'imperfection actuelle, ne suffit pas pour expli-
quer les phénomènes, mais que même la théorie la plus par-
faite exigerait encore le concours d'une donnée historique.
S'il n'y a pas d'histoire proprement dite là où tous les évé-
nements dérivent nécessairement et régulièrement les uns
des autres, en vertu des lois constantes par lesquelles le système
est régi, et sans concours accidentel d'influences étrangères au
système que la théorie embrasse, il n'y a pas non plus d'his-
toire, dans le vrai sens du mot, pour une suite d'événements
qui seraient sans aucune liaison entre eux. Ainsi les registres
d'une loterie publique pourraient offrir une succession de coups
singuliers, quelquefois piquants pour la curiosité, mais ne con-
stitueraient pas une histoire : car les coups se succèdent sans
s'enchaîner, sans que les premiers exercent aucune influence
sur ceux qui les suivent, à peu près comme dans ces annales où
les prêtres de l'antiquité avaient soin de consigner les mon-
struosités et les prodiges à mesure qu'ils venaient à leur con-
naissance. Tous ces événements merveilleux, sans liaison les
uns avec les autres, ne peuvent former une histoire, dans le
vrai sens du mot, quoiqu'ils se succèdent suivant un certain
ordre chronologique.
Au contraire, à un jeu comme celui de trictrac, où chaque
coup de dés, amené par des circonstances fortuites, influe
néanmoins sur les résultats des coups suivants ; et à plus forte
raison au jeu d'échecs, où la détermination réfléchie du joueur
se substitue aux hasards du dé, de manière pourtant à ce que
les idées du joueur, en se croisant avec celles de l'adversaire,
donnent lieu à une multitude de rencontres accidentelles,
on voit poindre les conditions d'un enchaînement historique.
Le récit d'une partie de trictrac ou d'échecs, si l'on s'avisait
462 CHAPITRE XX.
d'en transmettre le souvenir à la postérité, serait une histoire
tout comme une autre, qui aurait ses crises et ses dénoue-
ments : car non seulement les coups se succèdent, mais ils
s'enchaînent, en ce sens que chaque coup influe plus ou moins
sur la série des coups suivants et subit l'influence des coups
antérieurs. Que les conditions du jeu se compliquent encore,
et l'histoire d'une partie du jeu deviendra philosophiquement
comparable à celle d'une bataille ou d'une campagne, à l'im-
portance près des résultats. Peut-être même pourrait-on dire
sans boutade qu'il y a eu bien des batailles et bien des cam-
pagnes dont l'histoire ne mérite guère plus aujourd'hui d'être
retenue que celle d'une partie d'échecs.
314. — La liaison historique consiste donc dans une in-
fluence exercée par chaque événement sur les événements
postérieurs, influence qui peut s'étendre plus ou moins loin,
mais qui doit au moins se faire sentir dans le voisinage de l'é-
vénement que l'on considère, et qui, en général, est d'autant
plus grande qu'elle agit plus immédiatement sur des événe-
ments plus rapprochés. Le propre d'une telle liaison est d'intro-
duire une certaine continuité dans la succession des faits,
comme celle dont le tracé d'une courbe, dans la représentation
graphique de certains phénomènes, nous donnerait l'image (46),
ou bien encore comme celle que nous figure la tracé du cours
d'un fleuve sur une carte géographique. Gela sullit pour que,
malgré le désordre et l'enchevêtrement des causes fortuites et
secondaires dans les accidents de détail, nous puissions, en
l'absence de toute théorie, saisir une allure générale des évé-
nements, distinguer des périodes d'accroissement et de décrois-
sement, de progrès, de station et de décadence, des époques de
formation et de dissolution, pour les nations et pour les insti-
tutions sociales, comme pour les êtres à qui la nature a donné
une vie propre et individuelle. La tâche de l'historien qui
aspire à s'élever au-dessus du rôle de simple annaliste consiste
à mettre dans un jour convenable, à marquer sans indécision
comme sans exagération ces traits dominants et caractcristi-
. ques, sans se méprendre sur le rôle des causes secondaires,
lors même que des circonstances fortuites leur impriment
un air de grandeur et un éclat en présence duquel semble
s'effacer l'action plus lente ou plus cachée des causes princi-
pales. Il faut ensuite, et ceci est bien autrement dillicile, que
DE L'HISTOIRE ET DE LA SCIENCE. 463
l'historien rende compte de l'influence mutuelle, de la péné-
tration réciproque de ces diverses séries d'événements qui ont
chacune leurs principes, leurs fins, leurs lois de développement
et pour ainsi dire leur compte ouvert au livre des destinées. Il
faut qu'il démêle, dans la trame si complexe des événements
historiques, tous ces fils qui sont sujets à tant d'entre-croise-
ments et de flexuosités.
315. — Mais cela même n'indique-t-il pas en quoi l'histoire
traitée de la sorte diffère essentiellement d'une théorie scienti-
fique ? Supposons (pour poursuivre la comparaison indiquée
tout à l'heure) qu'on demande de marquer par un trait, sur
une carte géographique, la direction d'un grand cours d'eau
ou d'une chaîne de montagnes, et qu'on veuille parler de cette
direction générale qui domine les irrégularités, les flexuosités
locales et accidentelles. Il y a, disons-nous, une grande analo-
gie entre ce problème et ceux que se propose l'historien philo-
sophe. En effet, tout le monde sait que pour avoir une juste
idée du relief d'un pays de montagnes, il faut l'étudier d'un
point de vue d'où s'effacent les irrégularités sans nombre, les
contournements bizarres que des accidents locaux ont accu-
mulés, de manière à ne présenter d'abord aux yeux du voya-
geur étonné qu'un inextricable dédale ; tandis que, d'une station
plus élevée ou plus distante, d'où l'on peut embrasser à la fois
un plus grand nombre d'objets, on voit se dessiner ces grands
alignements, témoins irrécusables d'un principe dominant de
régularité, et d'un ordre dans le désordre. Si ces lignes de sou-
lèvement (comme on les appelle maintenant) viennent à se
rencontrer, il faut s'attendre, d'une part à un surcroît d'em-
brouillement et de désordre de détails vers les points où la
rencontre s'opère ; d'autre part et dans l'ensemble, à un sur-
croît d'exhaussement, résultant des concours de deux systèmes
de causes, dont les effets moyens et généraux ont eu en cela
une tendance commune. Bien décrire un pays de montagnes,
ce sera donc marquer aussi nettement et surtout aussi juste-
ment que possible les grands traits auxquels se subordonnent
toutes les irrégularités de détail. Il ne faut pas que ces irrégu-
larités fassent illusion, et que, par exemple, on méconnaisse
la juste place du point culminant d'un soulèvement, parce
que, dans telle autre partie de la chaîne où sa hauteur moyenne
a visiblement diminué, des accidents locaux auront redressé
464 CHAPITRE XX.
un pic qui surpasse en hauteur les cimes même les plus éle-
vées de la portion culminante.
Reste à savoir si tous ces problèmes orographiques sont du
nombre de ceux qui peuvent être géométriquement définis,
et qui comportent une solution technique et rigoureuse. Or,
il n'en est rien ; et les formules géométriques qu'il plairait
d'imaginer à cet effet auraient toutes le défaut radical d'être
arbitraires, au point de s'appliquer également bien au cas où
le fait d'une direction générale et constante est le plus frappant,
comme à ceux où il y a plusieurs déviations successives bien
marquées dans la direction générale, et comme à ceux enfin
où des flexions continuelles excluent par leur irrégularité et
leur amplitude toute idée d'une direction générale et domi-
nante. D'ailleurs, le passage d'un cas à l'autre pouvant se
faire par des nuances et des dégradations continues, la logique
est visiblement inhabile à distinguer les cas extrêmes : cette
distinction ne saurait résulter que d'une appréciation instinc-
tive qui perd progressivement de sa netteté et de sa sûreté
à mesure que l'on s'éloigne des termes extrêmes de la série ;
et lors même que le fait d'une direction générale n'est pas
contestable, la ligne idéale qui accuse cette direction n'est pas
une ligne scientifiquement définie ; l'orientation de la chaîne
n'est pas un angle qu'on puisse assigner avec tel degré voulu
d'approximation, ou dont la détermination ne soit alïectce
que des erreurs inhérentes à toute opération de mesure. S'il
plaît de tracer eflectivement la ligne sur une carte, ou de coter
quelque part la valeur numérique de l'angle d'orientation, il
y aura dans le choix du tracé ou de la cote quelque chose d'ar-
bitraire, ou quelque chose dont on ne pourra pas rendre un
compte rigoureux.
Il en faut dire autant au sujet des limites où commencent
et où finissent les chaînes, les massifs de montagnes, que l'on
connaît aussi sous la dénomination de systèmes orographi-
ques. Le plus souvent, il n'y a pas entre eux de solutions de
continuité tellement tranchées, qu'on ne puisse à la rigueur
les rattacher les uns aux autres par quelques-uns de leurs ra-
meaux, de manière à abolir finalement les distinctions les plus
naturelles ; et d'autres fois au contraire, des solutions de con-
tiiuiité matériellement très jirononcées, comme celles qui tien-
draient à l'interposition d'un bras de mer, doivent être reje-
DE L'HISTOIRE ET DE LA SCIENCE. 465
tées sur le compte des accidents locaux, et ne doivent pas faire
méconnaître l'unité systématique des parties disjointes. Pour
l'appréciation de la valeur intrinsèque de tous ces liens systé-
matiques, et pour la conception même de l'unité systéma-
tique, interviennent donc à tous égards des jugements où la
raison ne procède point par voie de définition et de déduction
logique, et dont la probabilité ne comporte pas d'évaluation
rigoureuse. De telles conceptions systématiques, introduites
dans la description des faits naturels, non seulement pour la
commodité de l'esprit, mais encore pour donner la clef et la
saine intelligence des faits en eux-mêmes, ne doivent pas être
confondues avec les théories vraiment scientifiques, encore
moins avec la partie positive des sciences, qui admet le con-
trôle continuel de l'expérience. Elles ont au contraire tous
les caractères de la spéculation philosophique, caractères sur
lesquels nous n'avons cessé d'insister dans tout le cours de cet
ouvrage, et sur lesquels nous devons encore revenir dans le cha-
pitre suivant, spécialement consacré à marquer le contraste de
la philosophie et de la science proprement dite.
316. — Or, n'est-il pas clair que toutes ces réflexions s'appli-
quent, mutalis mutaniis, à l'histoire philosophiquement traitée,
au tableau des événements historiques, quand on se propose
d'y mettre en relief les traits dominants, et d'y prévenir la con-
fusion des détails par la distinction des masses et la subdivi-
sion des groupes principaux ? Cet art de pénétrer dans la rai-
son intime des faits, d'en démêler l'ordonnance, d'y saisir les
fils conducteurs, peut-il se ramener à des règles fixes, conduit-il
à des distinctions catégoriques, projette-t-il partout une lu-
mière égale ? Non, sans aucun doute. Toutes les conceptions
systématiques sur lesquelles se fonde l'histoire philosophique
peuvent être plus ou moins contestées, et aucune ne com-
porte de démonstration proprement dite ou de confirmation
expérimentale et positive : quoiqu'il y en ait que tout esprit
éclairé et impartial n'hésite pas à accepter, comme donnant
de la raison essentielle des choses et du développement pro-
gressif des événements une expression aussi fidèle, aussi
exempte de partialité et d'arbitraire, et aussi complètement
dégagée des accidents fortuits, que le permettent, dans des
choses si compliquées, les moyens imparfaits dont notre art
dispose. Effectivement, l'historien n'a pas, comme le géogra-
30
466 CHAPITRE XX.
plie, pour peindre sa pensée, la ressource du signe graphique
et sensible ; il est comme ce voyageur à qui manquent les res-
sources du dessin, et qui doit y suppléer par la force de la mé-
moire et de l'imagination et par le pittoresque du style. Il est
enfin, comme le philosophe, sans cesse assujetti à employer
un langage métaphorique dont sans cesse il reconnaît l'insuf-
fisance (211).
Aussi la composition historique tient-elle plus de l'art que de
la science, lors même que l'historien se propose bien moins
de plaire et d'émouvoir par l'intérêt de ses récits, que de satis-
faire notre intelligence dans le désir qu'elle éprouve de connaî-
tre et de comprendre. L'historien, même philosophe, ou plutôt
par cela même qu'il est ou qu'il veut être philosophe, a besoin,
comme le peintre philosophe de la nature, de ces dons do
l'imagination, qu'on suspecte à bon droit lorsqu'il s'agit d'une
œuvre purement scientifique ; et suivant la juste expression
de l'un des maîtres de la critique littéraire, « on peut dire en
ce sens qu'il « a besoin d'être poète, non seulement pour être
éloquent, « mais pour être vrai^ ». De telle sorte que l'histoire,
dont nous venons de voir les connexions avec la science et la
philosophie, en a pareillement avec la poésie et l'art, et que par
là les trois membres de la division tripartite de Bacon (301)
tendent à s'unir, sans toutefois se confondre.
Au reste, si l'historien est artiste, et jusqu'à un certain
point poète, par cela seul qu'il a une physionomie à saisir, et
que c'est en toutes choses une œuvre d'art, non de science,
que de saisir et de rendre une physionomie (193), il est clair
que sa composition devra participer à un bien plus haut degré
des caractères de la composition poétique, lorsque l'intérêt dra-
matique du récit, la grandeur des actions, la forte unité du
sujet, le placeront, pour ainsi dire, malgré qu'il en ait, sur le
trépied du poète. Aussi Voltaire a-t-il dit : « Il faut une ex-
ce position, un nœud ctundénouementdans une histoire, comme
« dans une tragédie - » ; sentence qu'on ne doit pas trop géné-
raliser, puisque, dans les choses qui n'ont pas une fin nécessaire,
et (jui comportent au contraire un perfectionnement continu,
comme les sciences, la civilisation, il peut y avoir une forte unité
historique sans nœud ni dénouement. Mais au moins l'on peut
» M. ViLLEMAiN, Tableau de la lilléralure au xvm' siècle, Icçou XXIX.
2 Lettre au président Hcnault, du 8 janvier 1752.
DE L'HISTOIRE ET DE LA SCIENCE. 467
dire que la composition historique, susceptible d'autant de
variétés de genres qu'il y a de tempéraments divers et de pro-
portions entre les principales facultés de l'âme humaine, est
singulièrement propre à en faire ressortir les harmonies et les
contrastes.
317. L'histoire, par son côté poétique, a toujours le privi-
lège d'exciter l'intérêt, quelque faible que soit l'importance des
événements racontés ; et ce que la science négligerait comme
trop particulier ou trop individuel, est souvent ce qui se
prête le mieux à l'art. D'ailleurs des événements qui n'ont
laissé aucune trace après eux peuvent encore intéresser le
philosophe, s'ils viennent à l'appui de quelque maxime géné-
rale de morale ou de politique, qu'on ne saurait trop inculquer
et justifier par des exemples. Mais, dans le système général de
le connaissance humaine, et en tant qu'auxihaire obligé de la
connaissance scientifique, il semble que l'histoire ne doive fi-
gurer que tout autant qu'elle apprend des choses nécessaires
ou utiles à l'explication des phénomènes et des faits actuels et de
ceux qui doivent suivre. Tout ce qui a passé sans laisser de tra-
ces et sans influer sur l'ordre de choses actuellement subsistant,
n'a point, pour ainsi dire, sa raison d'être connu, et devient du
ressort d'une curiosité vague, que rien ne limite et ne déter-
mine. L'histoire notera le débordement impétueux d'un
fleuve qui a rompu ses anciennes digues et s'est frayé un lit
nouveau dans lequel il coule encore, mais elle négligera la des-
cription de ses crues annuelles ou périodiques après lesquelles
il reprend son cours ordinaire ; et si les débordements annuels
ont pour eiïet permanent l'exhaussement progressif d'une
terre d'alluvion, elle indiquera le résultat général, sans entrer
dans l'énumération détaillée de phases qui se ressemblent
toutes, et dont les différences n'offrent aucune particularité
digne d'intérêt, puisque toutes ces différences doivent se com-
penser à la longue ^. Grâce au perfectionnement que comporte
la forme scientifique, le domaine des sciences peut s'étendre
de plus en plus sans que l'esprit humain cesse de l'embrasser
^ Les événements qu n'ont pas changé d'une manière complète le
sort des peuples laissent une faible trace sur les pages de l'histoire ; et
la répétition des mêmes hostilités, entreprises sans motifs, suivies sans
gloire et terminées sans effets, épuiserait la patience du lecteur. » Gibbon,
Hist. de la décad. et de la chute de l'empire romain, ch. xlvi.
468 CHAPITRE XX.
et d'en être maître ; il faut que des conditions d'un autre
genre limitent l'accumulation indéfinie des matériaux histori-
ques : sans quoi toute proportion serait rompue ; et l'on n'en
voit pas de plus propre à définir et à circonscrire l'objet des
recherches et des traditions historiques, lorsque la force des
choses fera sentir le besoin d'une règle dans ces matières.
318. — Il arrive souvent aux historiens de nos jours d'usur-
per pour l'histoire le nom de science, comme il arrive aux phi-
losophes de l'usurper pour la philosophie. C'est un des abus
du style moderne, et l'une des conséquences de l'éclat que les
sciences ont jeté et de la popularité qu'elles ont acquise. Le
plus grave inconvénient de cette confusion, c'est de suggérer
des formules prétendues scientifiques, à l'aide desquelles l'his-
torien fataliste explique à merveille tout le passé, mais aux-
quelles il n'aurait garde de se fier pour la prédiction de l'ave-
nir ; en cela semblable aux auteurs de ces fictions épiques, où
un personnage divin découvre au héros les destinées de sa race,
à condition, bien entendu, que sa clairvoyance cesse précisé-
ment vers l'époque où le poète a chanté. L'on conçoit aisément
qu'on puisse réduire à la forme scientifique certaines branches
de connaissances qui portent sur les détails de l'organisation des
sociétés humaines ; car, avec les observations que la statisti-
que accumule, on parvient à constater positivement des lois
et des rapports permanents et dont la variabilité même accuse
une progression régulière et des influences soutenues. Mais il
n'en saurait être de même pour l'histoire politique : car il y a
dans les migrations des races, dans les invasions, les conquêtes,
dans les grandes révolutions des empires, dans les changements
de mœurs et de croyances, des faits accidentels et des forces
tout individuelles, qui sont de nature à exercer une in-
fluence sensible sur tous les âges suivants, ou dont l'influence
exigerait, pour s'elîacer, des périodes de temps dont nous n'a-
vons pas à nous occuper. Et, d'un autre côté, l'histoire poli-
tique est un théâtre où les jeux de la fortune, quelque fré-
quents et surprenants qu'ils soient, ne se répètent pas encore
assez, ou se répètent dans des circonstances trop dissemblables,
pour que l'on puisse avec certitude, ou avec une probabilité
suflisante, dégager des perturbations tlu hasard des lois con-
stantes et régulières. Aussi une telle histoire peut bien avoir sa
philosophie, mais non sa formule scientifiqne. l^Ile peut avoir
DE L'HISTOIRE ET DE LA SCIENCE. 469
sa philosophie ; car le sens philosophique démêle des causes
de natures diverses, les unes permanentes, les autres acciden-
telles, et reconnaît la tendance qu'elles ont à se subordonner
les unes aux autres, sans toutefois pouvoir donner à ses aperçus
l'évidence démonstrative ; et, tandis que dans les choses qui
sont du ressort de la statistique, on peut recommencer la série
des épreuves, et confirmer ainsi la vérité des résultats déjà mis
en évidence par des observations antérieures, de manière à
arriver à la certitude scientifique, il serait contraire au mode
de succession des phases historiques de se prêter à cette expé-
rience confirmative. En conséquence, le passé, si bien expliqué
qu'il soit ou qu'il paraisse être, ne projette jamais sur l'avenir
qu'une lueur singulièrement indécise, non seulement quant
aux accidents de détail, mais quant aux résultats généraux,
que peuvent toujours modifier et même complètement chan-
ger des accidents imprévus, comme ceux qui ont modifié, dans
son ensemble, la série des événements antérieurs.
D'ailleurs, si l'histoire pragmatique ne peut jamais devenir
une science, il est tout simple qu'on trouve, dans certaines
branches de nos connaissances, la forme scientifique unie à
un fond de recherches historiques. La numismatique, par exem-
ple, revêt les formes d'une science, a ses règles, ses principes,
ses classifications, quoique le fond en soit tiré de l'histoire, et
qu'elle n'ait guère d'utilité qu'autant qu'elle sert à l'éclaircis-
sement de l'histoire. Aussi pourrait-on éprouver quelque em-
barras à la ranger dans un système encyclopédique, et se dé-
terminer diversement, suivant qu'on attacherait plus d'im-
portance au fond ou à la forme ; mais cela ne prouve que l'in-
suffisance de nos classifications artificielles et n'intéresse en
rien le fond des choses.
319. — Nous devons insister davantage sur ces deux ex-
pressions d'histoire naturelle et de sciences naturelles^ dont
l'emploi simultané semble tenir à une distinction essentielle
qu'il importe d'éclaircir. En effet, ce n'est pas sans raison qu'on
a donné jusqu'ici le nom d'histoire à la description, ou du
moins à certaines parties de la description de la nature. Pre-
nons pour terme de comparaison la géographie physique : à la
vue d'un globe terrestre où sont dessinés les contours des
continents et des mers, tels qu'ils ont été arrêtés à la suite
des dernières révolutions de notre planète, par le concours
470 CHAPITRE XX.
d'une multitude de causes ayant une sphère d'activité et un
degré de généralité ou de particularité très variables, on n'est
frappé d'abord que des irrégularités capricieuses; puis, d'un
examen plus attentif ressortent certains aperçus généraux, cer-
taines conformités ou ressemblances singulières dans les arti-
culations ou les terminaisons des continents ^. Qu'y a-t-il de
fortuit dans ces ressemblances, qu'y a-t-il d'imputable à l'ac-
tion d'une cause générale ? De quelle manière faut-il grouper
et subordonner ces faits les uns aux autres ? L'esprit hésite
plus ou moins, suivant qu'il a plus de circonspection ou de
hardiesse. Les faits de même genre sont trop peu nombreux
pour que l'élimination des causes accidentelles et perturba-
trices puisse se faire avec certitude ; la statistique est inappli-
cable, la théorie vraiment scientifique n'est point possible,
mais l'induction philosophique ne saurait être pour cela né-
gligée (42). On passe de la pure description, qui n'est point une
science, qui s'applique à un ordre de connaissances compa-
rable à tous égards à la connaissance historique et à des faits
qui ne peuvent s'expliquer que par des précédents historiques,
on passe de là, disons-nous, à la spéculation philosophique,
et la force des choses y conduit, omisso medio, sans passer par
l'intermédiaire de la formule scientifique.
Il ne faut pas confondre les sciences naturelles descrip-
tives avec l'histoire de la nature. L'anatomie descriptive est
une science ; car elle emploie des classifications et des liens sys-
tématiques qui relèvent principalement des lois générales et
constantes de l'organisation, des conditions d'unité et d'har-
monie de l'organisme, et non des faits accidentels et des pré-
cédents dont l'histoire donnerait la clef. Si l'observation des
faits conduit à une philosophie anatomique, elle n'y conduit
ou ne doit y conduire que médiatement, après que les faits ont
reçu la coordination scientifique dont ils sont susceptibles ;
tandis qu'en ce qui touche la distribution géographique des
animaux et des plantes, l'association des substances minérales
dans les roches et dans les filons, la distribution des corps cé-
» Ces analogies {instantiic conformes), qui donnent lieu à ce qu'on
pourrait appeler la philosophie géographique, ont été très bien signalées
par Bacon {Nov. Org., llb. ii), en mCine temps que les analogies dans la
composition des membres des animaux vertébrés, lesquelles ont servi de
point de départ A la philosophie anatomique.
DE L'HISTOIRE ET DE LA SCIENCE. 471
lestes et de leurs orbites dans les champs de l'espace, et bien
d'autres sujets que nous ne pouvons même effleurer, il y a une
multitude de faits dont la raison est purement historique ; qui
se lient historiquement (314) et non scientifiquement les uns
aux autres ; que la philosophie groupe, comme tous les faits de
l'histoire proprement dite, d'après des inductions probables,
sans pouvoir les soumettre à des lois précises, susceptibles de
confirmation expérimentale, comme les faits qui servent de
base aux sciences positives. En conséquence, à côté de la théo-
rie de la gravitation universelle viendra se placer une histoire
naturelle du ciel et des astres ; à côté de la physique, de la
chimie, de la cristallographie, une histoire naturelle de la terre,
des couches, des roches, des filons et des gisements des miné-
raux ; à côté de la physiologie végétale et animale, une histoire
naturelle des plantes et des animaux. Les genres seront sou-
vent confondus dans les mémoires et dans les compositions
didactiques : mais d'autres fois la séparation sera mieux mar-
quée ; et, lors même que le mélange serait inévitable, il faudrait
encore, pour l'intelligence philosophique du tout, que la raison
se rendît compte du principe de la distinction générique.
CHAPITRE XXI
Du CONTRASTE DE LA SCIENCE ET DE LA PHILOSOPHIE,
ET DE LA PHILOSOPHIE DES SCIENCES.
320. — Mettons pour un moment de côté toutes les considé-
rations théoriques qui ont fait jusqu'ici l'objet de ce livre ; par-
courons rapidement de la pensée le tableau historique de la
marche de l'esprit humain ; et pour peu que nous voulions y
prendre garde, nous serons frappés des contrastes que ce ta-
bleau nous offre entre deux ordres de spéculation que, dans la
langue commune, alors qu'on ne vise pas à une précision dog-
matique, on s'accorde à désigner sous les noms de science et de
philosophie : la science, qui part de certaines notions pre-
mières, communes à tous les hommes, et les combine pour for-
mer un corps de doctrine à l'aide des seules forces de la raison,
ou bien qui recueille des observations, des expériences, à l'aide
desquelles on a pu s'élever jusqu'à la découverte des lois aux-
quelles sont soumis certains phénomènes ; la philosophie, qui
disserte sur l'origine de nos connaissances, sur les principes de
la certitude, et qui cherche à pénétrer dans la raison des faits
sur lesquels porte l'édifice des sciences positives.
La marche des sciences est essentiellement progressive ; les
faits nouveaux qu'elles constatent servent de point de départ
pour en découvrir d'autres : il n'y a de périssable en elles que
les méthodes et les systèmes, c'est-à-dire les liens artificiels ima-
ginés pour coordonner des faits dont la liaison naturelle nous
échappe encore. Rien ne limite d'ailleurs les acquisitions qu'el-
les peuvent faire : les combinaisons des notions abstraites sont
sans nombre ; le domaine de la nature est inépuisable pour
l'homme, et les travaux des observateurs tendent constam-
DE LA SCIENCE ET DE LA PHILOSOPHIE 473
ment à agrandir l'idée que nous pouvons nous faire de son im-
mensité et de sa variété infinie. Au contraire, les spéculations
philosophiques sont enfermées dans un cercle de problèmes qui,
sous des formes diverses, restent, au fond, toujours les mêmes.
Tels ils se sont offerts confusément aux génies méditatifs dès
les premiers âges de l'humanité, tels ils se présentent, mais plus
nettement exprimés, aux esprits éclairés des lumières de la
science moderne, polis par la culture des lettres et des arts. Il
est dans la nature de l'homme de poursuivre incessamment la
solution de ces questions mystérieuses, qui toutes ont pour lui
un intérêt pressant ; et, soit qu'il puisse ou non atteindre le
but, il y a une jouissance secrète attachée aux efforts qu'il
fait pour en approcher. Sa pensée s'élève en approfondissant
les conditions d'un problème insoluble, comme en résolvant
effectivement un problème de l'ordre scientifique, en décou-
vrant un nouvel être ou en assignant la loi d'une série de phé-
nomènes.
Quand nous parlons ici de l'homme en général, il est bien
entendu que nous voulons désigner seulement ces hommes,
comme il en a existé à toutes les époques de civilisation, pour
qui les méditations philosophiques sont un besoin de l'intelli-
gence. Pour beaucoup d'esprits sans doute, soit par défaut de
culture, soit par le résultat des dispositions naturelles, ce be-
soin n'existe pas. Il en est qui font consister leur philosophie à
dédaigner toute spéculation philosophique, et qui répètent,
après Montaigne, qu'en fait de choses qui passent notre por-
tée (c'est-à-dire, pour parler avec plus de précision, en fait de
questions qui ne comportent pas une solution scientifique et
positive), « l'ignorance et l'incuriosité sont deux oreillers bien
« doux pour une tête bien faite ». Mais celui qui avait passé sa
vie à peser dans la balance du doute les opinions des philoso-
phes était loin de donner l'exemple de ce repos d'ignorance et
d'incuriosité, « A ceux-là, dit M°ie de Staël, qui vous deman-
« deront à quoi sert la philosophie, répondez hardiment : A
« quoi sert tout ce qui n'est pas la philosophie ? »
321. — Originairement l'esprit humain n'a qu'une conscience
obscure de ses diverses facultés ; il ne parvient qu'avec lenteur
à les démêler, à les classer, à en reconnaître tantôt l'indépen-
dance, et tantôt la subordination. Au berceau de toutes les ci-
vilisations, nous voyons que la religion, la morale, la législa-
474 CHAPITRE XXI.
tion civile, la philosophie, la science ont été confondues ; et l'on
n'oserait pas dire que toute lutte pour l'émancipation ou la
domination des unes ou des autres est définitivement termi-
née. Faut-il donc s'étonner si, de nos jours encore, on afïecte
de confondre la philosophie avec la science ? Et cette affec-
tation, il faut le dire, ne doit pas être aujourd'hui imputée aux
savants, mais aux philosophes. Les sciences positives ont
acquis un si grand lustre, elles ont rendu des services si
incontestables à l'humanité, qu'il est assez naturel de vouloir
concilier aux spéculations des philosophes la faveur du public,
en revendiquant pour elles le nom de science (318). Les uns
font de la philosophie la science par excellence ; d'autres plus
modestes veulent au moins que la philosophie soit une science
ou un système de sciences indépendantes et autonomes, aussi
certaines, aussi positives, aussi progressives de leur nature que
d'autres peuvent l'être, et qui paraîtront telles dès que ceux
qui les cultivent seront entrés dans la bonne voie.
Ces prétentions ne sont pas nouvelles ^ : il y a longtemps
que presque tous les philosophes, dans leurs prolégomènes,
ont présenté la philosophie comme une science mal faite
jusqu'à eux, et qu'il fallait faire". A eux la tâche d'abattre
les mauvaises constructions, de déblayer le terrain, de tracer
le plan, de jeter les fondements : celle de leurs successeurs
devait consister à poursuivre l'exécution du plan, à continuer
l'édifice. Mais, par malheur (ou, pour parler plus juste, par la
force des choses), ceux qui les ont suivis ne se sont pas rési-
gnés à ce rôle modeste de continuateurs ; ils n'ont pas résisté,
plus que leurs devanciers, à la tentation de remanier le plan
et de reprendre l'édifice par les fondements. Aussi Voltaire
a-t-il pu dire que la métaphysique se compose de choses que
tout le monde sait et de choses que personne ne saura jamais
(ce qui ne l'a pas empêché de s'occuper toute sa vie de méta-
physique) ; et, sans être des Voltaires, bien des esprits judi-
1 « Atquc haec studiorum ratio mihi et pnulentisc doccntis et utilitatl
disccntium maxime accommodatu vidctur, ne dcstrucndi quam œdifl-
candi cupidiorcs videamur, ncve intcr perpétuas doctrinx mutationes,
audaciorum ingeniorum Jlatibus quotidie incerti jactemur ; sed tandem
aliquando humanum gcnus, refrenata sectarum libidine (quas inanis
novandi gloria stimulât), conslilulis crrtis dogmatibits, inofjcnso pcdc
non in philosophia minus quam in malhesi ad uUcriora progredialur, »
Leibnitz, édit. Dutens, T. III, p. SI'-.
DE LA SCIENCE ET DE LA PHILOSOPHIE. 475
deux, qui n'avaient pas suffisamment pénétré la raison de
ces remaniements continuels, ont dû concevoir peu d'estime
pour une science toujours à refaire, dont les principes étaient
perpétuellement remis en question. Ils ont cessé de la consi-
dérer comme une véritable science, en quoi ils ont eu raison ;
mais de plus ils ont regardé avec dédain, et comme un champ
stérile, celui des spéculations philosophiques. Voyant bien
que la philosophie n'est point une science, selon les pré-
tentions de la plupart des philosophes, ils en ont conclu le
néant de la philosophie: ce qui tendrait à mutiler l'esprit
humain, en condamnant à l'inaction ou à l'impuissance l'une
de ses plus nobles facultés, si les erreurs de l'homme pou-
vaient prévaloir contre les lois de sa nature.
En effet, de ce que la philosophie ne comporte pas la marche
progressive des sciences, il ne faut nullement conclure qu'elle
reste étrangère au perfectionnement général. Le germe de
toutes les hautes questions se retrouve sans doute dans les
textes obscurs des Brames, sous les emblèmes bizarres des
prêtres d'Egypte, dans les subtilités dialectiques des Grecs et
sous la sèche argumentation des scolastiques ; mais la philo-
sophie n'en fait pas moins des progrès, au moins en ce sens
que les questions sont plus nettement posées, les difficultés
mieux classées et leur subordination mieux établie ; qu'on
rapporte les systèmes à des types génériques, qu'on en suit
la filiation et les affinités, qu'on en pèse les probabilités et
qu'on apprécie avec justesse la portée des conséquences qu'ils
renferment. La philosophie procède encore par voie d'exclu-
sion : si elle n'atteint pas directement à la solution des pro-
blèmes, elle peut, par une analyse souvent rigoureuse, indi-
quer la raison qui les rend insolubles, ou susceptibles d'un
nombre de solutions, soit limité, soit indéfini. Elle montre
l'impossibilité de certaines solutions, en établissant leur
incompatibilité, soit avec les données de la science, soit avec
les lumières naturelles et la conscience du genre humain,
et elle circonscrit ainsi l'indétermination d'un problème que
la nature des choses n'a pas rendu susceptible d'une solution
déterminée et vraiment scientifique.
322. — Une autre erreur où l'on est tombé en ne discernant
pas les caractères essentiels qui distinguent les spéculations
philosophiques des sciences positives, consiste à les comparer
476 CHAPITRE XXI.
au point de vue des difficultés qu'elles présentent. Ainsi la
philosophie, sous le nom de métaphysique, a été regardée par
le vulgaire comme la région des abstractions les plus fati-
gantes pour la pensée, et bien des philosophes semblent avoir
pris à tâche de justifier cette opinion. D'autres n'ont cessé
de dire au contraire que la saine philosophie ou la saine
métaphysique est ce qu'il y a au monde de plus simple et de
plus clair. Or, les sciences positives ne sauraient donner lieu
à de telles contradictions. La méthode adoptée dans l'expo-
sition d'une science, la clarté ou l'obscurité du style, le choix
des notations ou de la terminologie, peuvent en rendre l'intel-
ligence plus ou moins difficile, mais non intervertir complè-
tement l'ordre des difficultés, abaisser au niveau des éléments
les sommités de cette science, ou reporter jusqu'aux sommités
les notions que d'autres réputent élémentaires. Ceci nous
montre bien que la philosophie ne peut être rapprochée de la
science, en ce sens qu'elle en formerait, soit le premier, soit
le dernier échelon. C'est le produit d'une autre faculté de
l'intelligence, qui, dans la sphère de son activité, s'exerce et
se perfectionne suivant un mode qui lui est propre. C'est aussi
quelque chose de moins impersonnel que la science. La science
se transmet identiquement par l'enseignement oral et dans
les livres ; elle devient le patrimoine commun de tous les
esprits, et dépouille bientôt le cachet du génie qui l'a créée
ou agrandie. Dans l'ordre des spéculations philosophiques, les
développements de la pensée sont seulement suscités par la
pensée d'autrui ; ils conservent toujours un caractère de per-
sonnalité qui fait que chacun est obligé de se faire sa philo-
sophie. La pensée philosophique est bien moins que la pensée
poétique sous l'influence des formes du langage, mais elle en
dépend encore, tandis que la science se transmet sans modi-
fication aucune d'un idiome à l'autre.
323. — Quand nous distinguons la religion, la morale, la
poésie, l'histoire, la philosophie, la science, comme répondant
à des facultés diverses de notre nature, ce n'est pas à dire que
ces facultés puissent se développer avec une indépendance
absolue, et qu'il n'y ait pas à signaler entre elles des con-
nexions étroites ou même des pénétrations intimes. L'anato-
miste distingue avec raison, dans la structure du corps
humain, les systèmes artériel, veineux, lymphatique, nerveux.
DE LA SCIENCE ET DE LA PHILOSOPHIE. 477
Cette distinction n'est point une pure conception de l'esprit,
destinée à faciliter la description de l'étude d'un ensemble
compliqué ; elle a un fondement naturel dans les différences
essentielles de composition, de texture et de fonctions. Néan-
moins ces différents systèmes s'influencent réciproquement,
se lient ou se pénètrent par leurs dernières ramifications, et
ne peuvent entrer en jeu indépendamment les uns des autres.
Le sang apporté par les artères nourrit et stimule la substance
nerveuse, dont réciproquement l'influence est indispensable
pour la sanguification et le jeu du système artériel. Cette
analogie nous indique comment, dans la trame de la vie
intellectuelle, il peut y avoir à la fois distinction et dépen-
dance entre les mêmes facultés. Personne ne songerait
aujourd'hui à nier les connexions de la philosophie et de
l'art, ni à méconnaître une distinction bien marquée entre le
génie du philosophe et celui de l'artiste. Tout de même il faut
reconnaître que l'élément philosophique et l'élément scienti-
fique, quoique distincts l'un de l'autre, se combinent ou
s'associent dans le développement naturel et régulier de
l'activité intellectuelle. La philosophie sans la science perd
bientôt de vue nos rapports réels avec la création, pour
s'égarer dans des espaces imaginaires ; la science sans la
philosophie mériterait encore d'être cultivée pour les appli-
cations aux besoins de la vie ; mais hors de là on ne voit pas
qu'elle offre à la raison un aliment digne d'elle, ni qu'elle
puisse être prise pour le dernier but des travaux de l'esprit.
C'est ainsi, pour emprunter encore un exemple, que la théorie
philosophique du droit court risque de dégénérer en subtilités
scolastiques, si elle ne s'appuie sur une étude solide des lois
positives ; que la science des lois, séparée de toute culture
de la philosophie, trouve encore une utile application dans
l'enceinte du palais ; mais que celui-là seul, au jugement de
Cicéron, est digne du nom de jurisconsulte, qui, en s'instrui-
sant dans la science des lois positives, ne cesse d'élever sa
pensée jusqu'à la raison de ces lois.
324. Les écrits des philosophes font de perpétuelles allu-
sions aux résultats des sciences : c'est là qu'ils choisissent
avec plus ou moins de bonheur, selon le degré de leur instruc-
tion positive, les exemples destinés à donner à leurs idées une
manifestation plus sensible, à montrer des applications et des
478 CHAPITRE XXI.
vérifications de leurs théories. Mais, ce qu'il est plus essentiel
de remarquer, et ce qui explique en partie la confusion de la
philosophie et de la science, c'est que, dans le champ des
spéculations qui sont naturellement du domaine du philosophe,
se trouvent çà et là quelques théories effectivement réductibles
à la forme scientifique. Telle est, par exemple, en logique,
la théorie du syllogisme, que l'on peut rapprocher de celle des
équations algébriques (251). Mais il ne faut pas que cette inter-
polation accidentelle de quelques chapitres scientifiques
nous fasse illusion, comme aux philosophes de l'école écos-
saise, au point d'entraîner l'assimilation des sciences positives
{ou, suivant l'expression anglaise, de la philosophie naturelle)
avec cet ordre de spéculations, que, dans notre langue et à
notre époque, on désigne spécialement sous le nom de phi-
losophie.
L'intervention de la philosophie dans les sciences est bien
plus fréquente et plus essentielle. On ne peut exposer les élé-
ments d'une science sans aborder ces notions premières
par lesquelles elle se rattache au système général de la con-
naissance humaine, notions dont la critique est du domaine
propre de la philosophie. Chaque auteur, selon la tournure de
son esprit, s'arrête plus ou moins à cette critique prélimi-
naire, inévitable, bien que le corps de la science reste le même,
dans quelque système philosophique que la critique ait eu
lieu. Si la philosophie saisit, pour ainsi dire, les sciences à
leur base, elle en domine aussi les sommités ; et à mesure
que les sciences positives font des progrès, l'esprit trouve
de nouvelles occasions de revenir aux principes, à la raison,
à la fin des choses ; et il est ainsi ramené sur le terrain de la
spéculation philosophique.
325. — Nous venons d'indiquer quelques aperçus géné-
raux : il faut entrer maintenant dans des explications plus
détaillées qui ne peuvent être d'ailleurs que la reproduction,
sous un aspect nouveau, des idées principales exposées dans
les chapitres qui précèdent. Et d'abord, parmi les acceptions
sans nombre que le mot de philosophie a rcQucs, dans le lan-
gage du monde et dans celui des auteurs, à laquelle faut-il
s'attaciicr ? L'appliquerons-nous, comme on le faisait dans
le dernier siècle, à la doctrine secrète de quelques lettrés,
travaillant de concert au rcnverscmcut d'antiques institu-
DE LA SCIENCE ET DE LA PHILOSOPHIE. 479
lions, qu'ils réputaient contraires au progrès de la raison
et au perfectionnement de l'humanité ? Donnerons-nous,
comme dans l'antiquité, le nom de philosophes à tous ceux
qui affectent de se séparer du vulgaire par leur manière de
voir et de penser ; qui se retirent des soucis et des embarras
de la vie pratique, pour se livrer à la vie méditative ? Évidem-
ment, ce n'est pas en donnant aux termes de telles acceptions
qu'il peut être question d'opposer la philosophie à la science,
l'esprit philosophique à l'esprit scientifique.
Sans nous arrêter à ces abus du langage, si nous dégageons
l'idée fondamentale des idées accessoires qui ont pu la com-
pliquer ou même la déguiser parfois, nous verrons qu'on
entend essentiellement par philosophie, d'une part l'étude
et la recherche de la raison des choses, d'autre part l'étude
des formes de la pensée, des lois et des procédés généraux
de l'esprit humain. Reportons-nous à des noms d'auteurs ou
à des titres d'ouvrages demeurés célèbres ; songeons à ce qu'on
entend et à ce qu'on a toujours entendu par philosophie de
l'histoire, par philosophie du droit, par philosophie des
mathématiques, par philosophie chimique, par anatomie
philosophique, etc. ; et nous reconnaîtrons qu'il n'est pas
une branche des connaissances humaines, soit qu'elle ait
pour objet la nature ou l'homme, le visible ou l'invisible,
dans laquelle l'esprit philosophique n'ait la prétention de
pénétrer ; et ce qui imprime plus ou moins à la pensée des
auteurs qui en traitent le cachet philosophique, c'est toujours
cette tendance plus ou moins marquée à rechercher les con-
nexions rationnelles entre les parties d'un même tout, à saisir
la raison profonde des phénomènes observés ou des vérités
conclues, laquelle peut rester voilée derrière les causes immé-
diates ou les prémisses logiques, qui elles-mêmes sont suscep-
tibles de varier, selon le système de coordination logique arbi-
trairement choisi.
Mais, par cela même que le champ ouvert à l'activité philo-
sophique de l'esprit est l'investigation de la raison des choses,
comme la raison des choses n'a rien qui tombe sous les sens,
rien qui puisse être constaté par l'expérience sensible ;
comme les jugements que nous portons en cette matière no
sont que des jugements de conformité à un type intérieur,
à une idée, il est tout simple que les investigations philoso-
480 CHAPITRE XXI.
phiques, quel qu'en soit l'objet, nous ramènent dans le
monde des idées, et que toute question philosophique soit
intimement connexe à l'appréciation de certaines idées
régulatrices et fondamentales, ou à la critique de leur valeur
représentative.
Réciproquement, lorsqu'on ne se borne pas à décrire les
idées en tant que phénomènes qui se passent dans l'esprit
humain, ce qui est le propre de la psychologie ou d'une
branche de la psychologie ; lorsqu'on veut conclure, de la
présence de ces idées dans l'esprit humain, à l'existence de
certains rapports entre les choses, de certaines lois dont relèvent
les phénomènes du monde extérieur ; en un mot, lorsqu'on
veut se rendre compte de la valeur représentative des idées,
on ne le peut, comme nous croyons l'avoir surabondam-
ment prouvé, qu'en recourant à l'intervention du sens philo-
sophique, de ce sens supérieur qui saisit la raison des choses,
et dont les jugements, nullement réductibles aux formes de
la démonstration logique, ont une probabilité qui, dans cer-
tains cas, exclut tout à fait le doute, et va dans d'autres cas
en s' affaiblissant jusqu'au point de laisser l'esprit dans une
entière indécision.
Ainsi, de tous côtés, nous voyons une connexité intime
entre la recherche de la raison des choses, à quelque ordre
de choses qu'elle s'applique, et la critique des idées régula-
trices de l'entendement humain. Toute question essentielle-
ment philosophique doit pouvoir se présenter sous ces deux
faces ; et réciproquement cette duplicité d'aspect est ce qui
caractérise les questions philosophiques, à l'exclusion de
toutes autres.
326. — C'est donc mal concevoir les choses que de se repré-
senter la philosophie comme la science oul'ensembledes sciences
qui ont pour objet l'esprit humain et ses diverses facultés, par
opposition aux sciences qui ont pour objet le monde extérieur
et l'homme lui-même, considéré dans son organisation cor-
porelle et dans les fonctions de sa vie animale. C'est aussi
pour cela que le terme de mélaphysique, dont on connaît
maintenant la bi/arre origine, mais dont les scolasliques,
trompés par une fausse étymologie, ont toujours fait usage
en opposant la métaphysique ù la physique, comme la science
des esprits à la science des corps ; c'est pour cela, disons-nous,
DE LA SCIENCE ET DE LA PHILOSOPHIE. 481
que ce terme est si mal choisi. La philosophie pénètre partout :
dans la physique comme dans la morale, dans les mathé-
matiques comme dans la jurisprudence et dans l'histoire,
dans la mécanique qui traite des mouvements des corps
inertes, comme dans la physiologie qui traite des ressorts les
plus délicats de l'organisation et des fonctions accomplies
par les êtres doués de vie. La philosophie pénètre dans les
sciences formées par des combinaisons d'idées abstraites,
comme dans l'histoire qui raconte des faits réels, et comme
dans la poésie et dans les arts qui emploient sans cesse des
images sensibles.
327. — De même que l'on oppose l'histoire positive à la
philosophie de l'histoire, en entendant par histoire positive
l'ensemble des faits historiques bien constatés, que chacun
peut vérifier d'après les sources, et dont la certitude est indé-
pendante de l'opinion qu'on peut se faire des conceptions
philosophiques destinées à relier ces faits entre eux ; de même
on doit entendre par science positive, ou par la partie positive
des sciences, la collection des faits que chacun peut vérifier,
de manière à acquérir la certitude qu'ils sont exacts, par un
de ces procédés qui ne laissent audun doute dans l'esprit,
ou qui tout au plus donneraient lieu aux vaines objections
d'un pyrrhonisme contre lequel la nature proteste, et dont
personne ne tient sérieusement compte dans la conduite
de la vie. Ces faits positifs sont les matériaux de la science,
comme des autres connaissances non scientifiques ou non
logiquement ordonnées (308), mais ils ne constituent pas la
science à eux seuls : car il faut encore que certaines idées inter-
viennent pour en opérer la distribution, le classement, pour
y mettre de la suite ou de l'ordre, et surtout pour nous en
donner la clef et la raison. Examinons donc un peu, en variant
nos exemples, et en considérant successivement des sciences
diverses, comment on peut distinguer dans les sciences ce qui
est positif et ce qui ne l'est pas, et de quelle manière s'allient
les éléments de nature différente dont le concours est requis
pour l'organisation de la science.
328. — En première ligne se présentent les mathématiques
pures, qui ont pour caractère distinctif, entre toutes les
autres sciences, de porter sur des vérités rigoureuses, que la
raison est capable de découvrir sans le secours de l'expérience,
31
482 CHAPITRE XXI. '
et qui néanmoins peuvent toujours se confirmer par l'expé-
rience, dans les limites d'approximation que l'expérience
comporte (28 el 268). La vérification est rigoureuse, s'il s'agit
de dénombrements, de supputations et de calculs pour les-
quels l'esprit opère à l'aide de signes conventionnels, discon-
tinus, d'une valeur fixe et déterminée. Que s'il s'agit au con-
traire de comparer des grandeurs continues et mesurables,
la vérification sera d'autant plus approchée, qu'on opérera
avec plus de soin et en s'aidant d'instruments plus parfaits.
Soit, par exemple, cette proposition de géométrie : « Le nombre
des angles solides d'un polyèdre, ajouté au nombre de ses
faces, donne une somme supérieure de deux unités au nombre
de ses arêtes « : on pourra construire autant de polyèdres
qu'on voudra, et l'on trouvera toujours que le théorème
se vérifie en toute rigueur, parce que le dénombrement des
angles, des faces et des arêtes peut se faire avec une précision
absolue, et parce que des nombres entiers ne peuvent passer
que brusquement d'une valeur à une autre. Soit au contraire
cette autre proposition : « La somme des trois angles d'un
triangle rectiligne est égale à deux angles droits » : on la
vérifiera encore sur autant de triangles qu'on voudra, en
mesurant avec soin les trois angles et en ajoutant les trois
valeurs mesurées ; mais alors la vérification ne sera jamais
qu'approchée, et le degré d'approximation dépendra des
soins mis à l'opération et de la perfection des instruments
de mesure. Dans l'un et l'autre cas, cette possibilité de véri-
fier sans cesse par l'expérience les conclusions de la théorie
est ce qui imprime aux mathématiques le caractère de
sciences positives : c'est ainsi qu'appuyées sur l'une et sur
l'autre base de la connaissance humaine, elles s'imposent
irrésistiblement aux esprits les plus pratiques comme aux
génies les plus portés vers la spéculation abstraite.
Au contraire, cette confirmation expérimentale n'est point
possible pour les sciences autres que les mathématiques pures,
telles que la jurisprudence, la morale, la théologie naturelle,
qui ont pour objet des idées et des rapports que la raison
conçoit, mais qui ne tombent pas sous les sens (268). Par ce
motif, de telles sciences ne peuvent, comme les mathéma-
tiques, être qualifiées de sciences positives. Aussi oppose-t-on
à la théologie naturelle ou rationnelle les religions positives
DE LA SCIENCE ET DE LA PHILOSOPHIE. 483
ou les théologies dogmatiques, qui tirent leur autorité d'un
autre principe que le principe rationnel ; et de même on qua-
lifie de droit positif les décisions du législateur civil, qui sont
autant de faits dont l'autorité subsiste indépendamment de
tous les raisonnements des jurisconsultes : à peu près comme
les faits historiques subsistent, quelles que soient les concep-
tions que la raison mette en œuvre pour en expliquer l'enchaî-
nement.
C'est donc à tort qu'on a tant répété que les passions et les
vices des hommes obscurciraient les vérités de la géométrie,
comme ils obscurcissent les vérités de la morale et de la théo-
logie naturelle, s'ils y trouvaient le même intérêt. Les plus
mauvaises passions n'empêcheraient pas que les vérités
mathématiques ne se prêtassent, à l'exclusion de celles de la
morale et de la théologie naturelle, à une confirmation expé-
rimentale qui les érige en faits positifs, et qui prévaut contre
tous les sophismes du cœur ou de l'esprit ^. Les passions, les
intérêts et les préjugés divisent les géomètres comme les
autres hommes, même sur ce qui est du ressort de la spécu-
lation mathématique et du domaine de la raison pure, dès
qu'il s'agit d'idées qui ne peuvent plus revêtir une forme
sensible, et de théories qui font partie de la science, mais non
plus de la science dans ce qu'elle a de positif et de compatible
avec une vérification empirique.
^ Si nous disputions, toi et moi, sur deux nombres, pour savoir lequel
est le plus grand, cette différence d'opinions nous rendrait-elle ennemis,
et nous porterait-elle à des actes de violence ? En nous mettant à compter,
ne serions-nous pas bientôt d'accord ?... Et si nous disputions sur
deux corps pour savoir lequel est le plus grand ou le plus petit, ne nous
mettrions-nous pas à les mesurer, et cela ne finirait-il pas sur-le-champ
notre dispute ?... Et en nous mettant à les peser, pour savoir lequel est
le plus pesant ou le plus léger, ne tomberions-nous pas d'accord ?... Mais
qu'est-ce qui exciterait en nous la colère et la haine, si nous venions à en
disputer sans avoir une règle à laquelle nous puissions avoir recours ?
Peut-être ne te vient-il aucune de ces choses à l'esprit ; je vais t'en pro-
poser, et vois si j'ai raison. N'est-ce pas le juste et l'injuste, le beau et le
laid, le bon et le mauvais, ne sont-ce pas ces choses sur lesquelles nous
entrons en différend ? Et faute d'une règle suffisante, nous nous jetons
dans des inimitiés, toi et moi, et tous les hommes en général. » Platon
Eutyphron.
'< Sine experientia nihil sufficienter sciri potest. Argumentum con-
cludit, sed non certificat, neque removet dubitationem, ut quiescat animus
in intuitu veritatis, nisi eam inveniat via experientife. » Rog. Bagom,
Opus majus, pars VI, c. 1.
484 CHAPITRE XXI.
Nous indiquerons d'ailleurs plus loin comment, vue d'un
certain côté, la morale peut aussi être traitée de science
positive ; mais alors il s'agit d'une morale empirique, et non
plus de la morale considérée comme une science rationnelle,
telle que les mathématiques pures.
La logique, dans certaines de ses parties, par exemple
dans la théorie du syllogisme, pourrait être réputée à la
fois science rationnelle et science positive. En effet, rien
n'empêche de vérifier la justesse des règles du syllogisme en
faisant voir, sur autant d'exemples qu'on voudra, que, dès
qu'on enfreint ces règles, on est conduit à des raisonnements
visiblement faux et absurdes. Aussi n'a-t-on jamais élevé
de doutes sur les règles du syllogisme, pas plus que sur celles
de l'arithmétique et de la géométrie.
329. — Lorsque, dans l'exposé des doctrines mathéma-
tiques, se rencontrent des principes, des idées, des conclu-
sions que l'on ne peut soumettre au critère de l'expérience,
quand on trouve dans les écrits des géomètres des discussions
relatives à des questions de théorie que l'expérience ne sau-
rait trancher, on est averti par cela seul que ces questions
n'appartiennent pas à la science positive ; qu'elles ne sont pas,
à proprement parler, mathématiques ou scientifiques ; qu'elles
restent dans le domaine de la spéculation philosophique,
dont la science, quoi qu'on fasse, ne peut s'isoler complète-
ment, et dont elle ne s'isolerait, si la chose était possible,
qu'aux dépens de sa propre dignité. L'union intime et pour-
tant la primitive indépendance de l'élément philosophique
et de l'élément positif ou proprement scientifique dans le
système de la connaissance humaine, se manifestent ici parce
fait bien remarquable, que l'esprit ne peut régulièrement
procéder à la construction scientifique sans adopter une théorie
piiilosophique quelconque, et que néanmoins les progrès et
la certitude de la science ne dépendent point de la solution
donnée à la question philosophique (156 et 215).
Que l'on veuille écrire un traité d'algèbre, de calcul diffé-
rentiel ou de mécanique ; que l'on soit chargé de professer
ces sciences dans une chaire publique, et il faudra bien se faire
son système sur la manière d'introduire les quantités néga-
tives, les infiniment petits, la mesure des forces ; lors même
que l'on se serait efforcé jusque-là, dans des mémoires ou dans
DE LA SCIENCE ET DE LA PHILOSOPHIE. 485
des travaux détachés, de mettre toutes ces questions à l'écart.
On imposera son système dogmatiquement, ou bien on y
amènera le lecteur ou l'auditeur par des détours, par une
discussion critique, par le poids des inductions et l'autorité
des exemples ; mais de toute manière il faudra prendre un
parti sur le système même. Et pourtant, quel que soit ce sys-
tème dont on ne peut se passer, on arrivera aux mêmes théo-
rèmes, aux mêmes formules, aux mêm.es applications techni-
ques ; chacun, par exemple, faisant usage des mêmes règles
pour trouver les racines négatives d'une équation algébrique,
soit qu'il adopte sur les racines négatives la manière de
voir de Carnot, de d'Alembert ou de tout autre. Il n'en est
pas des conceptions philosophiques qui servent de prémisses
nécessaires à la construction scientifique, comme des fon-
dements d'un édifice matériel, qu'il faut rendre inébranlables
si l'on ne veut que l'édifice s'écroule. Ce genre de construc-
tion se soutient malgré l'imperfection des fondements, parce
qu'il trouve à chaque assise, dans les vérifications du calcul
et de l'expérience, comme autant de contreforts et d'appuis
solides : ce qui ne doit point nous empêcher, pour la satis-
faction de la raison, de perfectionner sans cesse, autant
qu'il dépend de nous, les idées d'après lesquelles nous nous
rendons philosophiquement compte de la théorie, et qui
devraient en être la justification suffisante en l'absence de
toute vérification et de tout contrôle de l'expérience.
Souvent la controverse philosophique porte en mathé-
matiques, non sur les idées premières qui sont le point de
départ de la théorie, mais sur le sens dans lequel il faut
prendre certains résultats obtenus par déduction, et sur le
degré d'extension ou de restriction qu'ils comportent. Telle
proportion qui se démontre (et qui au besoin se vérifie) pour
des grandeurs commensurables, quelle que soit la valeur du
rapport commensurable, subsiste-t-elle pour des grandeurs
incommensurables, et en quel sens faut-il alors la définir
et l'entendre ? Voilà bien une question qui appartient à la
doctrine mathématique, mais non pas à la partie positive
des mathématiques : car, dès qu'il s'agit de passer à des me-
sures effectives, on ne peut entendre par grandeurs incom-
mensurables que celles dont la commune mesure est d'autant
plus petite que l'on opère avec plus de soin et avec des instru-
486 CHAPITRE XXL
ments plus parfaits. Lors donc que les géomètres, non contents
de cette simple remarque, qui suffirait au praticien et à l'empi-
rique, se mettent en frais de raisonnements pour prouver
que la proportion établie dans le cas de la commensurabilité
subsiste encore quand on passe aux incommensurables ;
lorsqu'ils imaginent à cet effet divers tours de démonstration,
directs ou indirects ; lorsqu'ils admettent les uns et rejettent
les autres, sans que l'expérience puisse intervenir pour termi-
ner leurs débats, ils font l'analyse et la critique de certaines
idées de l'entendement, non susceptibles de manifestation
sensible ; ils se placent sur le terrain de la spéculation phi-
losophique ; ils font ce qu'on est convenu de désigner, ce
que bien des gens décrient sous le nom de métaphysique, et
nullement de la science positive.
La philosophie des mathématiques consiste encore essen-
tiellement à discerner l'ordre et la dépendance rationnelle
de tant de vérités abstraites que la sagacité des inventeurs a
successivement et laborieusement découvertes, souvent par
des voies si détournées ; à préférer tel enchaînement de pro-
positions à tel autre (aussi irréprochable logiquement, ou
quelquefois même logiquement plus commode), parce qu'il
satisfait mieux à la condition de faire ressortir cet ordre et
ces connexions, tels qu'ils résultent de la nature des choses,
indépendamment des moyens que nous avons de connaître
et de démontrer la vérité. Il est évident que ce travail de
l'esprit ne saurait se confondre avec celui qui a pour objet
l'extension de la science positive, et que les raisons de préférer
un ordre à un autre sont de la catégorie de celles qui ne
s'imposent, ni par l'expérience, ni par la voie des démonstra-
tions logiques. Nier à cause de cela la philosophie des mathé-
matiques, ce serait tout simplement nier l'une des conditions
de la construction rationnelle et régulière des mathéma-
tiques ; de même que, nier la philosophie en général, ce serait
nier l'une des conditions de la construction du système
général des connaissances humaines, ou l'un des éléments
essentiels de ce système.
330. — En physique, les faits et même les lois que chacun
peut constater par des expériences sensibles, auxquelles on
opposerait vainement les arguments des sceptiques contre la
valeur du témoignage des sens, composeront la partie posi-
DE LA SCIENCE ET DE LA PHILOSOPHIE. 487
tive de la science, par opposition, non seulement aux hypothèses
prématurées et douteuses, mais même aux conceptions sur
lesquelles tous les physiciens tombent d'accord, et qui
toutefois ne sont pas susceptibles de démonstration sensible.
Par exemple, lorsqu'un chimiste donne la formule de la com-
position d'un corps, tout ce que l'expérience peut vérifier,
c'est la présence de tels éléments associés en telles proportions
pondérables. Voilà le résultat positif de l'analyse du chimiste;
mais cela ne suffirait pas pour constituer un corps de doc-
trine : il y a dans la formule autre chose, à savoir l'expression
d'une idée d'après laquelle on conçoit les éléments comme
unis d'abord d'une certaine façon pour former des corps com-
posés du premier ordre ; ceux-ci, comme unis d'une autre
manière pour former des composés du second ordre, et ainsi
de suite. Sur cette manière de concevoir la constitution des
corp complexes soumis à l'analyse, il peut arriver que tous
les chimistes tombent d'accord, entraînés par la force des
analogies et des inductions ; comme aussi il peut arriver et il
arrive souvent qu'ils diffèrent d'avis, sans que la controverse
qui s'établit alors entre eux, controverse philosophique plutôt
que scientifique dans le propre sens du mot, portant sur
des idées plutôt que sur des faits, puisse être tranchée par
l'expérience, qui n'atteint que le fait sensible ; et sans qu'elle
entrave le progrès des découvertes dans ce que la science a de
positif, ni la suite des applications qui s'en font journellement
aux besoins de l'industrie et à la pratique des arts.
Les corps que nous nommons aujourd'hui acide chlorhy-
drique et chlore^ on les nommait encore dans les premières
années de ce siècle, après les grandes découvertes de Lavoi-
sier, acide muriaîiqiie et acide murialique oxygéné ; au lieu
de dériver le premier du second par une addition d'hydro-
gène, on faisait dériver le second du premier par une addition
d'oxygène ; et les chimistes savent que tous les résultats sen-
sibles peuvent logiquement s'expliquer dans l'ancienne
comme dans la nouvelle théorie, moyennant que les doses
correspondantes d'oxygène et d'hydrogène soient entre elles
dans la proportion voulue pour faire de l'eau (220). Lors donc
que MM. Gay-Lussac et Thénard, frappés de beaucoup d'ana-
logies et d'inductions, imaginèrent de considérer l'acide muria-
lique oxygéné de Lavoisier comme un corps simple, auquel
488 CHAPITRE XXI.
ils donnèrent le nom de chlore, ils modifièrent totalement,
par cette idée lumineuse, la philosophie chimique, sans tou-
cher d'ailleurs aux faits positifs dont la science était alors
en possession, et sans changer la nature des applications qu'on
avait faites jusque-là du chlore et de ses dérivés dans les arts
et dans l'industrie. Lorsque plus tard, au contraire, d'autres
chimistes, excités par leurs recherches, découvrirent l'iode
et le brome, corps qui ont une si grande parenté chimique
avec le chlore, en même temps que leurs découvertes venaient
à l'appui des vues théoriques qui avaient fait ériger le chlore
en corps simple, elles enrichissaient le domaine de la chimie
positive, en multiphaient les applications techniques, et
préparaient notamment l'une des plus curieuses inventions
de notre époque, celle de la photographie.
Les mêmes analogies chimiques qui établissent la parenté
du chlore, de l'iode, du brome, et qui font qu'on s'accorde
maintenant à les regarder comme autant de corps simples
ou de radicaux chimiques, font qu'on est d'accord aussi à
admettre l'existence d'un radical de même famille, auquel
on donne le nom de fluor, quoiqu'on n'ait pu l'extraire jus-
qu'ici des corps réputés composés où l'on suppose qu'il se
trouve. Tout ce qu'on peut dire du fluor appartient donc
à la philosophie chimique et n'appartient pas à la chimie
positive. On parviendrait à montrer le fluor comme on
montre le chlore, qu'on pourrait encore à la rigueur, et sans
contrarier aucun fait positif, dire du fluor ce qu'on disait du
chlore avant qu'on eût adopté la théorie de MINI. Gay-Lussac
et Thénard. Ce serait persévérer dans une mauvaise philo-
sophie, mais ce ne serait pas aller contre les données positives
de la science.
Si les chimistes s'accordent à l'égard des corps que l'on
vient de citer, il y en a d'autres au sujet desquels des théo-
ries contraires sont encore en présence. C'est ainsi que l'école
de Berzélius admet, sous le nom d'ammonium, un métal pro-
blématique, ({u'on n'a jamais isolé et qui vraisemblablement
n'est pas isolablc, mais dont la nature métallique apparaîtrait
dans les propriétés des produits résultant de son union avec
d'autres corps. Pourquoi en effet n'y aurait-il pas des combi-
naisons chimiques que des circonstances purement acciden-
telles ou accessoires empêcheraient de subsister hors de la
DE LA SCIENCE ET DE LA PHILOSOPHIE. 489
présence des réactifs qui en ont provoqué la formation ; et
pourquoi ces circonstances accidentelles masqueraient-elles
aux yeux de la raison les analogies essentielles ou fondamen-
tales que ces combinaisons présenteraient avec d'autres com-
binaisons que d'autres circonstances, pareillement acciden-
telles, rendent susceptibles de persister dans l'état d'isolement,
et qui peuvent frapper nos sens, ainsi isolées ? La vertu propre
de la raison et sa fonction naturelle, n'est-ce pas de ranger les
caractères des choses et les choses mêmes selon leur impor-
tance intrinsèque, sans s'arrêter aux apparences et aux faits
sensibles ? Disons cependant, avec M. Dumas, que « toutes
« les fois qu'une théorie exige l'admission de corps inconnus,
« il faut s'en défier ; qu'il ne faut lui donner son assentiment
« qu'avec la plus grande réserve, lorsqu'il n'est plus permis
« de s'y refuser, ou du moins qu'en présence des analogies
« les plus pressantes ^. » Mais, quand est-ce que les analogies
deviennent pressantes à ce point ? Voilà ce que le sens philo-
sophique décide et ce qui ne peut être logiquement déterminé
par définitions et par règles précises, ni expérimentalement
établi. Voilà ce qui est du ressort de la philosophie chimique,
et ce qui, dans l'organisation de la théorie, reste distinct quoi-
que non séparé de la partie positive de nos connaissances
chimiques.
331, — Dans les sciences naturelles, la part des conceptions
philosophiques est bien plus grande encore. Nous les retrou-
vons intervenant partout : dans la classification des espèces,
dans l'anatomie des organes, dans l'explication des évolutions
régulières et anomales, dans la théorie des forces et des fonc-
tions vitales. Partout, à l'occasion des faits que l'observation
constate, et dont la collection, sans cesse accrue, méthodique-
ment rangée, est la partie positive des sciences naturelles, sur-
gissent des idées destinées à exprimer l'ordre réel que la nature
a mis entre ces faits, à les enchaîner rationnellement, à déter-
miner des organes, à marquer des parentés et des analogies,
à accuser des liens de subordination et de dépendance. Les hautes
questions que ces idées font naître, et dont tant de savants
illustres se sont occupés et s'occupent, ne sont pas (comme
on le dit souvent avec peu de justesse) des questions scienti-
1 Leçons de philosophie chimique, professées au Collège de France ,
9«leçon, p. 341.
490 CHAPITRE XXI.
fîques ; elles ne comportent pas de solutions positives ; elles
ne peuvent être tranchées par l'observation ou par l'expé-
rience ; la manière de les résoudre n'a pas d'influence directe
sur les applications techniques, ne tend pas à étendre ou à res-
treindre la puissance de l'homme sur le reste de la création,
comme il arrive pour les questions de fait, pour celles qui ren-
trent dans la partie positive des sciences. Mais, par contre, ces
questions sont celles qui élèvent le plus la pensée, et vers les-
quelles l'esprit se sent invinciblement entraîné par le besoin
d'exercer la plus éminente des facultés que la nature a mises
en lui.
Un célèbre anatomiste de nos jours ^ a cherché à établir entre
les sciences qu'il appelle descriptives, et celles auxquelles il
donne le nom de sciences générales, une distinction et un con-
traste qui ne sont autres, à notre avis, que la distinction et le
contraste entre la partie positive des sciences naturelles et la
philosophie de ces mêmes sciences. On en jugera par le passage
que nous allons transcrire, et par les remarques que nous y
joindrons, afin de mieux éclaircir nos propres idées.
« L'homme et la nature seraient mal connus dans leur en-
te semble, dans leur harmonie, dans leur but, si nos connais-
« sances se bornaient à ce que renferment les sciences descrip-
« tives. Quelque indispensables que soient les vérités de détail
« dont se composent ces dernières sciences, on sent que ces
« vérités ne sont pas détachées les unes des autres ; on sent
« qu'elles se touchent, qu'elles se lient entre elles par des
« rapports divers et nombreux, par quelque chose de commun
« qui leur sert en quelque sorte de principe et de point de dé-
« part. L'étude de ces rapports, la recherche de ces principes
« constitue donc une série nouvelle de faits généraux à dé-
« couvrir pour avoir la clef de toutes ces vérités particulières
« et en former un corps de doctrine. C'est le but des sciences
« générales... Dans les sciences descriptives, on est toujours
« à la recherche des caractères diflcrentiels des faits : dans les
« sciences générales, on est à la recherche de leurs rapports.
« Dans les premières, on dissèque la nature, on isole les faits :
« dans les secondes, on les lie, on les enchaîne par la force des
u analogies. L'étude de l'analogie des êtres organisés forme
• M. biiiiHiis, Principes d'uryaiwyénic, l"^ partie.
DE LA SCIENCE ET DE LA PHILOSOPHIE. 491
« donc l'essence des sciences générales, comme celle de leurs
« caractères différentiels forme l'essence des sciences descrip-
« tives. Et de là dérivent leurs différences, leur subordina-
« tion, la simplicité des sciences descriptives, la complication
« et l'étendue des sciences générales...
« Comme les sciences descriptives n'ont pour but que de
« faire connaître un objet donné, une série d'organes ou de
« corps, leur travail est en quelque sorte tout mécanique, tout
« matériel... Et au contraire, les sciences générales se propo-
« sant d'établir les conditions d'existence des organes des
« êtres, se proposant de faire connaître comment ils devien-
« nent ce qu'ils sont, soit en eux-mêmes, soit à l'égard les uns
« des autres, leur travail est nécessairement plus élevé, plus
« intellectuel ; il est tout de réflexion et de comparaison...
« Les sciences descriptives sont, si l'on peut ainsi dire, le corps
« de la nature, tandis que les sciences générales en sont l'esprit.
« Il n'y a donc pas de doute que les faits ne soient la base
(( des sciences générales, comme ils le sont des sciences des-
« crip tives, mais ils diffèrent par leur qualité. Les faits dont
« se composent les sciences descriptives sont simples ; ceux
« des sciences générales sont élevés à la deuxième, à la troi-
« sième, à la quatrième puissance. Voilà, quant aux faits,
« toute la différence, et de part et d'autre la certitude sera égale.
« Mais, si la certitude est égale dans les deux ordres de
« sciences, il faut avouer toutefois que les causes d'erreur sont
« bien autrement nombreuses et puissantes dans les sciences
« générales que dans les sciences descriptives. Ces dernières
« n'ont qu'un écueil à éviter, celui de trop dire. A force de
« vouloir descendre dans les détails, on devient prolixe : on
« étoufïe les caractères saillants sous un amas de caractères
« insignifiants ; on décrit sans faire connaître. C'est un travers
« que l'anatomie descriptive de l'homme a souvent présenté.
« De là sa sécheresse, mais de là aussi son invariable certitude.
« C'est le contraire dans les sciences générales : aussitôt que
« l'esprit a saisi un rapport, un caractère commun à plusieurs
« faits, il vise à l'étendre à tous ; il suppose au lieu de traduire ;
« il s'égare au lieu de diriger. Pour que les généralités soient
« utiles aux sciences, il faut savoir les restreindre. Ainsi, l'abus
« des détails et l'abus des généralités, voilà les écueils de deux
« ordres dans les sciences naturelles... »
492 CHAPITRE XXI,
Maintenant nous demanderons, avec tout le respect dû à
un naturaliste éminent, ce qu'on peut entendre par des faits
élevés à la deuxième, à la troisième, d la quatrième puissance ?
Des faits très généraux comportent autant de certitude que
des faits individuels, et peuvent au même titre fournir les ma-
tériaux d'une science positive. Il serait aussi positif que tous
les mammifères ont une colonne vertébrale, même quand on
n'aurait pas disséqué toutes les espèces de mammifères, qu'il
est positif que tous les chevaux en ont une, quoiqu'on n'ait
pas disséqué tous les individus de l'espèce chevaline. Ce qui
rend un fait positif, c'est la possibilité de le vérifier indéfini-
ment, sur tous les cas individuels, quoiqu'on n'épuise jamais
le nombre des cas individuels. D'ailleurs, on décrit des faits
généraux comme des faits spéciaux ou particuliers ; et, par
exemple, on peut avec Bichat décrire les propriétés générales
des différents tissus qui entrent dans la composition des or-
ganes, tout comme on décrit, dans l'anatomie particulière,
la structure de chaque organe : et en ce sens, les sciences que
l'auteur appelle générales sont descriptives comme les autres,
aussi positives que les autres, plus difficiles peut-être, mais sus-
ceptibles de même d'un progrès uniforme et continu, entre les
mains d'observateurs habiles et d'historiens fidèles. D'un autre
côté, une science purement descriptive, où les faits seraient
sans liens naturels ou artificiels, où l'on ne les soumettrait à
aucune classification, parce qu'il n'y serait fait aucune mention
des rapports qui les unissent et des généralités qui les résument,
ne mériterait point le nom de science (308), et il n'y en a pas
de telles dans le cadre des sciences naturelles. Enfin l'on doit
reconnaître que la simplicité ne saurait se trouver de préfé-
rence dans les sciences qui traitent do détails et de faits parti-
culiers ; c'est au contraire par la complication qu'elles doivent
se faire remarquer, tandis que les sciences dont l'objet est de
remonter aux généralités et aux principes tendent par cela
même à la simplicité et à l'unité.
Mais il est incontestable que, dans ce travail d'abstraction
et de généralisation progressive, la pensée philosophique, qui
saisit les analogies et remonte à la raison des phénomènes, s'é-
loigne de plus en plus des faits susceptibles de vérification
rigoureuse et de démonstration sensible : de sorte qu'en l'ab-
sence du contrôle de l'expérience, la raison individuelle court
DE LA SCIENCE ET DE LA PHILOSOPHIE. 493
de plus en plus le risque de s'abandonner à sa propre fantaisie.
En d'autres termes, l'élément philosophique prédomine dans
les sciences que l'auteur appelle générales, dans celles qui, en
raison même de cette prédominance de l'élément philosophi-
que, doivent, d'après lui, être considérées comme l'esprit des
sciences naturelles; et inversement l'élément positif ou propre-
ment scientifique entre pour la plus grande part dans ce qu'il
nomme les sciences descriptives, considérées par lui comme
la partie matérielle ou comme le corps des sciences naturelles.
Quant à cette autre remarque, que les caractères différentiels
peuvent être déterminés avec une tout autre précision que les
ressemblances, elle est parfaitement juste et rentre dans notre
théorie des passages continus et discontinus. Lorsqu'il s'agit de
différencier les êtres, et pour cela delesprenrde à l'état de déve-
loppement complet où ils s'éloignent le plus les uns des autres
(131), le travail de l'esprit porte sur des idées parfaitement
distinctes, auxquelles s'adaptent très bien nos nomenclatures
artificielles et nos méthodes logiques : au contraire, pour saisir
les ressemblances, il faut combler les intervalles, revenir aux
transitions continues qui de leur nature sont rebelles aux dis-
tinctions et aux classifications logiques, et mettent tant d'obs-
tacles au perfectionnement de la forme scientifique.
332. — Il y a pourtant un sens dans lequel on pourrait très
bien entendre cette expression (étrange au premier aperçu),
de faits élevés à la deuxième, à la troisième puissance. Dans
toutes les branches de la statistique, on recueille des faits par-
ticuliers en grand nombre, afin de constater par le calcul des
valeurs moyennes, non pas précisément des faits, mais des
dispositions ou des aptitudes, dues à l'action de causes con-
stantes dont nous ignorons le plus souvent la nature, mais dont
il est toujours possible de manifester l'existence lorque les
observations particulières ont été accumulées en nombre suf-
fisant pour opérer la compensation, à très peu près exacte,
des effets dus à des causes accidentelles et anomales (35). De
telles dispositions, de telles influences, qui ne tombent pas
directement sous les sens et que les chiffres seuls accusent,
sont des faits d'une autre nature que les faits particuliers et
sensibles ; et pourtant ce sont aussi des faits positifs, en ce
sens qu'on peut réitérer l'expérience et confirmer par une ex-
périence nouvelle ce qu'on avait conclu de l'expérience anté-
494 CHAPITRE XXI.
rieure : et comme ils se tirent de l'observation d'un grand
nombre de faits particuliers et sensibles, par l'élimination de
ce qu'ils ont de sensible et de particulier, on pourra dire, si l'on
veut, que ce sont des faits positifs d'un autre ordre ou d'un
autre degré que les faits sensibles. De plus, comme on peut
comparer entre elles les moyennes d'un grand nombre de séries
partielles, et prendre les moyennes de ces moyennes, pour en
extraire ce qu'il y a de commun à toutes ces séries, ou ce qui est
indépendant des conditions propres à chaque série en parti-
culier, on voit qu'il est permis en ce sens d'admettre des faits
positifs de divers ordres ou degrés. C'est ainsi que les variétés
individuelles sont avec raison réputées d'un autre ordre que
les variétés de races, celles-ci d'un autre ordre que les variétés
spécifiques, et ainsi de suite.
Or, plus les phénomènes dont nous étudions les lois sont
complexes de leur nature, plus il y a de cas où nous ne pouvons
instituer nos expériences sous une autre forme que celle qui
est propre aux recherches statistiques. Déjà les sciences phy-
siques, dans quelques-unes de leurs branches, telles que la mé-
téorologie, nous en offrent beaucoup d'exemples. C'est bien
autre chose dans les sciences naturelles, où, comme on le dit
souvent (non sans quelque exagération), il n'y a pas de règles
absolues : ce qu'on prend pour la règle n'étant que ce qui arrive
le plus ordinairement, ce qui a une très grande disposition à
se produire, tout en comportant des anomalies et des excep-
tions. Quoi qu'il faille penser de cette maxime, que nous ne
prenons pas elle-même dans un sens absolu, il est certain que,
par la seule complication des causes, le nombre de cas où la
confirmation expérimentale et positive n'est praticable que par
le procédé statistique, doit singulièrement s'accroître dans le
passage des sciences physiques aux sciences naturelles. Ainsi
la partie positive des sciences médicales ne peut guère être
que la partie qui repose sur des expériences instituées en grand,
à la manière des expériences statistiques. Ce n'est pourtant
pas là le genre de savoir que le malade demande à son médecin,
et il lui importe assez peu que le médecin sache si, pour tel
mode de traitement, la proportion des guérisons est de 60 ou
de 65 pour 100. Le fait particulier et concret est tout ce qui le
touche ; et la complication accidentelle peut avoir pour lui
bien plus d'importance que la disposition constante. Aussi y
DE LA SCIENCE ET DE LA PHILOSOPHIE. 495
a-t-il eu toujours pour les médecins, non seulement un art et
une réunion de connaissances, mais une science méthodique,
que l'on professait et apprenait avant qu'on ne songeât à re-
cueillir et à publier de tels chiffres statistiques. Seulement
cette science n'est pas positive, s'il faut entendre par science
positive (comme nous croyons l'avoir établi) celle qui porte
sur des faits susceptibles d'être constatés par l'expérience.
Partout en effet où la médecine n'est pas en possession de rè-
gles absolues, l'expérience d'un fait individuel ne prouve rien ;
et ce qu'on appelle l'expérience d'une longue pratique n'est
que l'expérience statistique dépouillée des nombres qui lui
donnent une signification précise et une valeur concluante.
333. — Lorsque l'on entre dans le domaine des sciences qui
ont trait à la nature morale de l'homme et à l'organisation
des sociétés humaines, la complication croissante des objets
qu'elles embrassent oblige à bien plus forte raison de recourir
à des observations dont le grand nombre compense les anoma-
lies du hasard, si l'on veut donner à ces sciences la confirma-
tion de l'expérience et les appuyer sur des données positives.
De là le nom même de statistique qui, dans le sens propre et
restreint, est synonyme d'arithmétique politique, mais qu'on a
souvent étendu, et que nous-même, dans cet ouvrage, nous
étendons par analogie à toutes les recherches qui ont pour objet
de recueillir des faits particuliers en grand nombre, afin de
démêler des influences ou des dispositions constantes à travers
les effets de causes accidentelles et variables. D'ailleurs on se
tromperait si l'on croyait que la complication croissante des
causes oblige de recueillir des faits particuliers en plus grand
nombre pour avoir des résultats moyens sensiblement con-
stants. C'est plutôt le contraire qui arrive : et il y a, par exem-
ple, bien plus d'inégalités d'une année à l'autre, dans nos pays,
pour la température moyenne, pour la direction moyenne des
vents, pour la proportion d'eau pluviale, que pour le rapport
du nombre des accusés à la population, ou pour la proportion
des accusés condamnés ou acquittés. C'est principalement
dans les choses qui dépendent plus du libre arbitre de l'homme,
que, chaque cas individuel étant plus indépendant de ceux qui
l'avoisinent, il y a moins de ces influences irrégulières qui pour-
raient (comme dans les phénomènes météorologiques cités en
exemple) affecter toute une série d'observations particulières,
496 CHAPITRE XXI.
pour faire place ensuite à des influences contraires ; et par con-
séquent c'est là que doit s'opérer le plus promptement la com-
pensation de toutes les influences passagères et anomales.
334. — Mais, en reconnaissant l'utilité et même la nécessité de
l'expérimentation statistique, pour donner à certaines parties
des doctrines morales, politiques et économiques le caractère
de sciences positives, il faut se garder de réduire ces doctrines
à ce qu'elles peuvent acquérir par là de positif, et se garder
même de considérer cette partie déjà rendue positive, ou sus-
ceptible de le devenir, comme ce qu'elles contiennent de
plus important et de plus essentiel. Supposons des questions
telles que celles-ci : faut-il maintenir ou abolir la peine de
mort ? faut-il, dans tel pays, maintenir ou abolir l'institution
de l'esclavage ? J'admets que l'on soit en possession de docu-
ments statistiques qui prouvent bien clairement qu'à la suite
de la suppression de la peine de mort, il y a eu un certain ac-
croissement du nombre des accusés pour crimes emportant
précédemment la peine de mort ; qu'à la suite de la suppression
de l'esclavage, il y a eu un certain décroissement de la popu-
lation, de la production et des consommations de diverse na-
ture : regarderons-nous pour cela ces questions comme tran-
chées ? La plus petite différence suiïîra-t-elle pour les faire
réputer résolues ; et dans le cas contraire quelle sera l'inégalité
requise pour entraîner la solution ? Si la différence est nulle
ou insignifiante, faudra-t-il regarder les questions comme in-
signifiantes, et leurs solutions comme indifférentes ou arbi-
traires? Évidemment, rien de tout cela n'est admissible : et si
nous sommes heureux de trouver par la statistique des faits
positifs à l'appui des théories qui satisfont notre raison en
morale et en politique ; s'il peut même arriver dans certains
cas que ces résultats positifs réduisent au silence de dangereux
déclamateurs, dans une foule de cas la raison sent qu'elle doit
avant tout tenir compte d'autre principes, d'autres règles,
d'autres idées, seules capables démettre dans les théories l'or-
dre et la lumière, d'obtenir l'acquiescement des consciences
et de diriger même l'investigation statistique de manière à la
rendre féconde et concluante. Que l'on se figure la morale du
for intérieur, la jurisprudence civile, le droit des gens, obligés
à chaque pas de rapporter la preuve arithmétique ou statistique
que telle solution provoque plus de délits et de fraudes, suscite
DE LA SCIENCE ET DE LA PHILOSOPHIE. 497
plus de procès, trouble plus de ménages, désunit plus de fa-
milles, ruine plus de gens, enrichit plus de fripons, nuit à la
population, à l'agriculture, à l'industrie, au commerce, expose
à plus de guerres, les rend plus sanglantes, etc. ! Non-seulement
il faudrait renoncer à la morale, à la jurisprudence, au droit des
gens, faute de pouvoir rapporter de telles preuves positives ;
mais encore les faits positifs, comme la plupart des faits histo-
riques, ne donneraient le plus souvent que des résultats con-
fus et contradictoires, tant que la raison ne les aurait pas in-
terprétés et ordonnés d'après certaines règles qu'elle puise
en elle-même, en ayant égard à tous les principes de la nature
humaine, aussi bien à ceux qui ne comportent pas une mani-
festation sensible et directe qu'à ceux qui se montrent immé-
diatement dans les faits sensibles.
Les sciences économiques même, qui s'occupent plus spécia-
lement des choses au point de vue de l'utilité de la société et
du bien-être des individus, ont besoin que la raison fixe, indé-
pendamment de l'expérience, les éléments et les conditions
des problèmes qu'elles agitent. La statistique apprendra bien
que la population s'est accrue, que le prix des denrées a baissé
ou haussé, que le produit des taxes s'est accru, qu'on a récolté
plus de blé, bu plus de bière ou filé plus de coton ; mais avec
tout cela le peuple est-il devenu plus robuste, plus sage, plus
heureux ?. La société est-elle mieux assise, l'État plus tran-
quille au dedans et plus respecté au dehors ? Questions bien
autrement graves, dignes encore de bien plus d'intérêt ; ques-
tions que le progrès de la civilisation (on doit l'espérer) ne
supprimera point, quoiqu'elles ne puissent être décidées pé-
remptoirement, scientifiquement, positivement, c'est-à-dire par
un calcul exact, ou par une expérience sensible qui ne
pourrait avoir ici d'autre forme que la forme statistique. Le
bonheur des particuhers, le bon ordre de l'État ne se définis-
sent point par les règles de la logique d'Aristote, ne s'écrivent
point en nombres et en formules algébriques, ne se constatent
point parles chiffres de la statistique, quoique quelques-uns de
leurs effets indirects puissent se constater de la sorte ; mais il faut
touj ours que le sens philosophique intervienne, et pour comparer
à un type idéal le sort des individus et l'ordre de l'État, et pour
apprécier les rapports des effets sensibles et mesurables avec
le principe intelligible d'ordre ou de désordre qui les aproduits.
32
498 CHAPITRE XXI.
335. — Ainsi donc, partout dans les sciences nous retrou-
vons la spéculation philosophique intimement unie à la partie
positive ou proprement scientifique, qui comporte le progrès
indéfini, les applications techniques et le contrôle de l'expé-
rience sensible. Partout nous aurions à constater ce double
fait : que l'intervention de l'idée philosophique est nécessaire
comme fil conducteur, et pour donner à la science sa forme
dogmatique et régulière ; et que néanmoins le progrès des
connaissances positives n'est point suspendu par l'état d'in-
décision des questions philosophiques. Réciproquement, il
impliquerait que l'on pût attendre des progrès de la connais-
sance scientifique la solution positive et expérimentale d'une
question philosophique. Si l'on ne pouvait pas discerner a
priori le caractère philosophique d'une question, on le recon-
naîtrait a posteriori et par induction, en voyant que les pro-
grès des connaissances positives maintiennent la question
dans son état d'indétermination scientifique.
Ainsi, comme il est manifeste que les progrès immenses
faits depuis Newton et Leibnitz dans une branche supérieure
de l'analyse mathématique connue sous le nom de calcul
infinitésimal n'empêchent pas qu'on ne discute, comme on
le faisait il y a bientôt deux siècles, sur les principes mêmes
de ce calcul, tout esprit judicieux est suffisamment averti que
de telles discussions portent, non sur un point de doctrine
scientifiquement résoluble, mais sur une question philoso-
phique nécessairement liée à l'exposé de la doctrine.
336. — Il ne faut pas confondre avec les questions vraiment
philosophiques les hypothèses sur des faits inaccessibles à
l'observation, soit dans l'état provisoire de nos connaissances,
soit à cause des limites que des circonstances mettent à l'exten-
sion de nos moyens d'observation et d'expérience. Il est plus
que probable que l'observation ne décidera jamais ce qu'il faut
penser de l'ingénieuse hypothèse de la pluralité des mondes,
et qu'on n'exécutera pas les travaux qui pourraient nous
faire connaître empiriquement la composition des couches
intérieures et profondes de notre globe. Toutefois les obstacles
qui rendent de pareilles observations impraticables tiennent
à des circonstances accidentelles et accessoires plutôt qu'à
des raisons essentielles : ils dépendent des limites de nos
forces physiques et de l'imperfection des instruments maté-
DE LA SCIENCE ET DE LA PHILOSOPHIE. 499
riels dont nous pouvons disposer, plutôt que des limites
essentiellement imposées à toute connaissance fondée sur la
perception sensible. Au contraire, il répugnerait à la raison
qu'on pût, en augmentant suffisamment la puissance de nos
télescopes, arriver à résoudre expérimentalement la question
de savoir si le monde est ou non limité dans l'espace ; qu'on
pût, en augmentant suffisamment le pouvoir grossissant de
nos appareils microscopiques, arriver à saisir les premiers
éléments de la matière, à trancher par l'expérience la question
du vide, des atomes et de l'action à distance. Pour la science
positive, il n'importe de quelle nature soient les obstacles qui-
s'opposent à l'extension de nos connaissances, dès qu'on les
reconnaît pour être humainement insurmontables ; mais en
philosophie l'on distingue, parce que d'une part on s'y préoc-
cupe bien moins des faits que de la raison des faits et de leur
subordination, et que d'autre part on s'y propose de démêler
la hiérarchie des facultés intellectuelles de l'homme : hiérar-
chie qui se montre dans l'explication des causes de notre
ignorance, comme dans celle des causes de notre savoir.
337. — Si l'on prend la peine de rapprocher toutes les
observations répandues dans ce chapitre et dans le précé-
dent, on sera amené, je pense, à discerner clairement, dans
la nature intellectuelle et morale de l'homme, non plus,
comme l'entendait Bacon (301), trois facultés principales
(logiquement et, pour ainsi dire, anatomiquement distinctes),
mais plutôt cinq formes principales de développement, appro-
priées à autant de syncrasies ou de tempéraments divers, et
correspondant à autant d'idées générales, de rubriques ou de
catégories, qu'on peut désigner ainsi :
RELIGION, — ART, — HISTOIRE, — PHILOSOPHIE, — SCIENCE,
en les énonçant dans l'ordre qui rappelle assez bien leurs
alliances, et qui est conforme à ce que nous savons de la
marche générale de la civilisation. En effet, toute civilisation
a commencé par la rehgion et s'y est d'abord concentrée tout
entière ; l'art et la poésie sont nés à l'ombre et sous l'influence
de la religion ; l'histoire de la nature et de l'homme s'est
dégagée plus tard des enveloppes mythologiques et poétiques ;
et partout la philosophie, en se rattachant d'abord aux
symboles de la religion et de l'art, a devancé la science, qui
500 CHAPITRE XXI.
semble la dernière conquête de l'esprit de l'homme et le
produit d'une civilisation parvenue à toute sa maturité.
L'histoire fait appel à l'art et à la philosophie ; la science peut
rarement s'isoler de la philosophie et de l'histoire ; mais les
alliances et les combinaisons de principes divers ne doivent
pas être une raison de les confondre. Tous les eiïorts qu'on a
pu faire pour les mettre en antagonisme n'ont jamais réussi
à les déraciner de l'esprit humain, parce qu'ils tiennent
essentiellement à sa nature et à la nature de ses rapports avec
les objets extérieurs. On l'a dit maintes fois de la religion et de
la philosophie, de la poésie et de la science : il faut le dire pa-
reillement de la science et de la philosophie. Insistons donc
sur ce point capital que nous avons eu surtout en vue : à
savoir, que la philosophie n'est point une science, comme on
le dit souvent, et que c'est pourtant quelque chose dont la
nature humaine, pour être complète, ne peut pas plus se pas-
ser qu'elle ne pourrait se passer de la science et de l'art. Si
nous avions réussi à mettre cette vérité dans un jour nouveau,
nous croirions avoir quelque peu contribué, pour notre part,
au redressement de certains préjugés et au progrès général delà
raison.
CHAPITRE XXII
De la coordination des connaissances humaines.
338. — Nous sommes maintenant en mesure d'examiner
comment Bacon a appliqué à la classification encyclopédique
des connaissances humaines le principe de sa division tripar-
tite, d'apprécier les critiques et les changements dont sa
classification a été l'objet, et de proposer nous-même un essai
de coordination synoptique, tout imparfaite que doive être
nécessairement une coordination de cette nature (243), par
les raisons que nous avons déduites. Après avoir posé ses trois
grandes rubriques,
I'histoire, la poésie, la science,
correspondant à trois facultés distinctes,
la MÉMOIRE, l'iMAGINATION, la RAISON,
Bacon divise I'histoire en naturelle et civile ; la poésie, en
narrative, dramatique et parabolique ; la science, en philo-
sophie et en théologie révélée. La philosophie traite de Dieu,
de la nature et de Vhomme ; ce qui amène Bacon à réintroduire
(par double emploi) dans la première subdivision de la philo-
sophie la théologie révélée, qu'il semblait d'abord vouloir exclure
de cette rubrique, la seule pour laquelle le besoin d'un tableau
synoptique se fasse sentir : encore ne le détaillerons-nous que
tout autant qu'il est nécessaire pour donner une notion
sommaire des vues du grand philosophe anglais.
1° DOCTRINE DE DIEU.
„, . , . \ Naturelle.
Théologie... j Révélée.
(Appendice.) Doctrine des anges et des esprits.
502
CHAPITRE XXII.
2° DOCTRINE DE LA NATURE.
Spéculative.
Opérât ive . .
Philosophie première.
Physique spéciale.
Métaphysique.
Mécanique.
(Grand
Appendice.)
Mathématiques
Magie,
pures.
appliquées.
Géométrie.
Arithmétique, algèbre.
Perspective.
Musique.
Astronomie.
Cosmographie.
Architecture.
Engins (arts de l'ingénieur).
3" DOCTRINE DE L'HOMME.
Philosophie
de
l'humanité.
Doctrine civile ou politique.
Généralités sur la nature de l'homme.
HytJîiène.
Médecine.
Cosmétique.
Athlétique.
Peinture.
Musique.
Logique, Grammaire.
Rhétorique, etc.
Éthique.
Doctrine de la conversation.
Doctrine des affaires.
Sciences
relatives
au
corps humain.
Sciences
relatives à
l'âme humaine.
Doctrine du gouvernement ou de l'État.
Les incohérences des détails et la bizarrerie de certains
rapprochements sautent trop aux yeux pour que nous y
insistions. A vrai dire, il n'y a de très digne d'attention
dans l'essai de Bacon que l'idée fondamentale de sa division
tripartite. Voyons comment d'Alembert l'a acceptée et
modifiée ^.
339. — D'abord il change l'ordre des facultés principales,
en faisant systématiquement violence à toutes les inductions
psychologiques et historiques, et il les dispose ainsi :
MÉMOIRE, RAISON, IMAGINATION ;
les rubriques correspondantes sont :
l'iiiSTOiRE, la PHILOSOPHIE, la POÉSIE ;
* Les tableaux développés de Bacon et de d'Alembert se trouvent,
avec le Discours de d'Alcmliert et les explications de Diderot, en tête
de leur Encijclopédie. M. Bouillct a reproduit le tout dans son édition
des Œuvres philosopliiquvs de Bacon, T. I, p. 189 et suiv., et il y a ajouté,
dans son Introduction, de curieux détails historiques.
DE LA COORDINATION DES SCIENCES. 503
mais la substitution du mot de philosophie au mot de science
n'est qu'une affaire de style, et au fond, pour d'Alembert
comme pour Bacon, ces deux termes ont la même valeur.
L'histoire et la poésie se subdivisent à peu près comme
dans l'arbre baconien, mais avec des additions considérables :
car la technologie (ou, comme on disait alors, les arts, métiers
et manufactures) se trouve faire partie de l'histoire naturelle;
tandis que les beaux-aris (la musique, la peinture, Varchitec-
iure, etc.) sont rattachés sous la même rubrique à I'imagi-
NATioN, avec la poésie proprement dite. Voici le tableau
abrégé de la rubrique philosophie :
1° MÉTAPHYSIQUE GÉNÉRALE OU ONTOLOGIE.
2° SCIENCE DE DIEU.
Théologie naturelle et révélée. Divination. Magie.
3° SCIENCE DE l'homme.
Pneumatologie Science l raisonnable.
universelle. de l'âme ( sensitive.
/ Art de penser. (Idéologie.)
Loaiouc ) ^^^ ^^ retenir. (Écriture, hiéroglyphes, blason.)
•^ ^ ] Art de communiquer. (Grammaire, pédagogie,
( philologie, rhétorique, etc.)
( générale.
Morale j particulière. (Jurisprudence naturelle, économique,
' politique.)
4° SCIENCE de la nature
Métaphysique des corps
Arithmétique
ou physique générale. ] ^^ l'étendue, du mouvement, du vide, etc.
pures i Anthmetiq
^ } Géométrie.
Mécanique.
Astronomie géométrique.
Mathématiques. { mixtes. \ Optique.
Acoustique.
Pneumatique.
Art de conjecturer.
Physico-mathématiques.
Anatomie.
Phj^siologie.
Zoologie. { Médecine.
Vétérinaire.
Chasses et pêches.
Physique ) Astronomie physique. — Astrologie.
particulière. \ Météorologie.
J Cosmologie.
' Botanique, agriculture.
^ Chimie.
504 CHAPITRE XXII.
Les affinités naturelles ne sont guère moins violées clans ce
tableau que dans celui de Bacon. On a été choqué notamment
de trouver la botanique entre la cosmologie et la chimie, et
loin de la zoologie ; de voir figurer l'art de conjecturer, ou la
théorie mathématique des chances, à la suite de l'acoustique
et de la pneumatique. D'ailleurs, en maintenant Vhisloire
naliirelle avec l'histoire civile sous une autre rubrique que celle
qui comprend les sciences naturelles, telles que la zoologie,
la cosmologie, la botanique, d'Alembert n'explique pas suffi-
samment ce qui distingue l'astronomie de l'histoire du ciel, la
zoologie de l'histoire des animaux, la botanique de l'histoire
des végétaux ; et en un mot ne donne pas de raison valable
de cette dislocation qui n'entrait pas dans le plan primitif de
Bacon, conçu à une époque où la connaissance de la nature
n'avait pas fait des pas aussi marqués vers la coordination
scientifique qu'au siècle où d'Alembert écrivait.
340. — Après les essais de Bacon et de d'Alembert, nous
n'en citerons plus que deux, à cause de la célébrité de leurs
auteurs, Bentham et Ampère, qui d'ailleurs n'ont pas traité
ce sujet incidemment, mais ex professa, et qui en ont fait la
matière de traités spéciaux i. Dans leurs arbres encyclopé-
diques, Bentham et Ampère abandonnent tous deux le prin-
cipe de la division tripartite de Bacon, et tous deux se propo-
sent d'appliquer en rigueur le principe de la classification
dichotomique, qu'Ampère surtout croit rigoureusement fondé
sur la nature des choses : comme si la forme même de la règle
et les applications qu'on en a déjà faites dans diverses branches
des sciences naturelles n'indiquaient pas assez jusqu'à quel
point elle doit être réputée artificielle. Nous n'insisterons
pas davantage ici sur ce point, que personne n'a contesté ni ne
contestera. Bentham surtout pousse jusqu'à un excès fatigant
l'abus des ramifications dichotomiques, et la fabrication de
mots bizarres, destinés à exprimer la suite des bifurcations.
Une première bifurcation lui donne la métaphysique [cœnon-
iologie) d'une part, de l'autre la science des êtres particuliers
* 1» Essai sur la nomenclature et In classification des principales branches
d'arl et science, extrait de la ChrcstonuUhia de Jérémic Bentham, par
G. Bentham. Paris, 182.3, in-8".
2° Essai sur la philosophie des sciences, on exposition analijtique d'une
classification naturelle de toutes les connaissances humaines, par A. M. Am-
père. Paris, 1834, in-S».
DE LA COORDINATION DES SCIENCES. 505
(idionlologie), se bifurquant en science des corps [somalologie]
et science des esprits {pneumalologie) : ce qui n'est que l'appli-
cation des idées reçues chez les scolastiques du moyen âge.
La somalologie se bifurque en science des quantités [posologie,
mathématiques) et science des qualités (poiosomalologie) ;
tandis que la pneumatologie se subdivise en noologie (logique,
idéologie) et anoopneumalologie, comprenant la palhoscopie
et Vélhique. Mais il serait fastidieux de suivre Bentham dans
les ramifications subséquentes de son arbre encyclopédique,
où l'on trouverait en grand nombre des subdivisions forcées
et arbitraires, et qui n'ont pas même le mérite d'une classifi-
cation artificielle, celui de procurer une vue plus claire de
l'ensemble des objets classés.
34L — II n'en est pas de même de la classification d'Am-
père, parce que la sagacité de son esprit et ses vastes connais-
sances ne lui ont pas permis de méconnaître à ce point les
vraies affinités des sciences, et qu'il a au besoin fait violence
à ses règles artificielles de bifurcation, pour arriver finalement
à une série qui en effet représente, bien mieux que celles que
nous avons examinées jusqu'ici, les rapports naturels des
divers corps de doctrines scientifiques, ainsi qu'on peut en
juger par l'extrait suivant, où la première colonne désigne
ce qu'Ampère nomme des embranchemenls, la seconde colonne
des sous-embranchemenls, et la troisième des sciences du pre-
mier ordre, que l'auteur bifurque ensuite en sciences du second
et du troisième ordre. Mais, sans le suivre dans ces dernières
ramifications, où l'artifice de la bifurcation se fait de plus en
plus sentir, nous nous sommes borné à joindre entre paren-
thèses, aux noms des sciences de premier ordre, les noms de
quelques sciences de troisième ordre, dont il convenait de
marquer la place dans la série générale.
Premier règne. — sciences cosmologiques.
l Arithmologie.
Sciences ) ^^^^^' ( Géométrie.
mathémaliques ) physico- l Mécanique.
{ mathématiques, f Uranoîogie.
( physiques 1 physique générale (chimie).
Sciences \ proprement Technologie.
physiques. ) dites. ' . , . , . . -, . s
'^ '^ f ... l Géologie (mmeralogie).
l géologiques. j oryctotechnie.
506
CHAPITRE XXII.
Sciences
naturelles.
Sciences
médicales.
phytologiques
zoologiques.
physico-
médicales.
Botanique.
Agriculture.
Zoologie.
Zootechnie.
Physique médicale (pharmaceu-
I tique).
Hygiène.
Sciences
philosophiques.
\ médicales
f proprement
\ dites.
Second règne. — sciences noologiques.
philosophiques
proprement
dites.
Nosologie (thérapeutique).
Médecine pratique (diagnostique).
/ Psychologie (logique).
) Métaphysique (ontologie, théo-
Sciences
dialegmaiiques.
Sciences
ethnologiques.
Sciences
politiques.
I
morales.
dialegmatiques
proprement
dites.
éleuthéro-
techniques.
ethnologiques
proprement
dites.
historiques.
ethnocritiqucs.
et'mégétiques.
logie naturelle).
Éthique.
Thélésiologie.
Glossologie.
Littérature (bibhographie, cri-
tique littéraire).
Technesthétique.
Pédagogique.
Ethnologie.
Archéologie.
Histoire (chronologie, philoso-
phie de l'histoire).
Hiérologie (symbolique, contro-
verse).
( Nomologie (législation, juris-
l prudence).
' Art militaire.
/ Économie sociale (statistique,
\ théorie des richesses).
) Politique (droit international,
( diplomatie).
A l'inspection de ce tableau, il peut paraître singulier que
la chimie et la logique ne soient que des sciences du troisième
ordre quand l'oryctotechnie et l'art militaire sont des sciences
de premier ordre. D'ailleurs on est tout de suite frappé de
ce qu'il y a d'arbitraire et même de faux dans les principes de
classification : car, assurément, les rapports des sciences zoo-
logiques aux sciences botaniques ne ressemblent guère à
ceux qu'on peut trouver entre les sciences géologiques et
les sciences physiques, ou bien entre les sciences historiques
et les sciences ethnologiques. Il en faut dire autant des rap-
ports de la géométrie à l'arithmologie, comparés à ceux de
l'hygiène à la physique médicale ou de la littérature à la
glossologie. Afin de montrer, par un seul exemple, jusqu'où
peuvent aller ces discordances quand il s'agit des sciences
DE LA COORDINATION DES SCIENCES. 507
de second ou de troisème ordre, nous choisirons l'embran-
chement avec lequel Ampère était le plus familier par la
nature de ses travaux habituels, celui des sciences mathé-
matiques, qu'il décompose comme il suit :
Arithmologie.
Géométrie.
Mécanique.
Uranologie.
À
Arithmologie
élémentaire.
Mégéthologie
(théorie des
grandeurs).
Géométrie
élémentaire.
Théorie
des formes.
Mécanique
élémentaire.
Mécanique
transcendante.
Uranologie
élémentaire.
Uranognosie.
(
1
Arithmographie.
Analyse mathématique.
Théorie des fonctions.
Théorie des probabilités.
Géométrie synthétique.
Géométrie analytique.
Théorie des lignes et des sur-
faces.
Géométrie moléculaire.
Cinématique.
Statique.
Dynamique.
Mécanique moléculaire.
Uranographie.
Héliostatique.
Astronomie.
Mécanique céleste.
Il est très bien de distinguer l'arithmétique pure ou la
théorie des nombres d'avec la théorie des grandeurs passées
à l'état de quantités, et exprimées par la série des valeurs
numériques, tant entières que fractionnaires ; mais la théorie
des nombres par excellence, qui traite des propriétés des
nombres en eux-mêmes, abstraction faite de toute notation
arithmétique et de tout procédé de calcul, et qui ne fait nul-
lement partie de l'arithmologie élémentaire, ne saurait se
ranger, ni dans l' arithmographie, ni dans la théorie des
équations, qui est ce qu'Ampère entend par analyse mathé-
matique. D'ailleurs l'algèbre, dont la théorie des équations
constitue la partie la plus essentielle, appartient, aussi bien
que la théorie des fonctions, à la mégéthologie et non à l'arith-
métique pure ; tandis que la théorie des probabilités se rat-
tache essentiellement à la théorie des combinaisons et des
nombres. La classification de la géométrie est défectueuse
de tout point : la théorie des lignes et des surfaces ne peut
pas s'isoler de la géométrie, soit synthétique, soit analy-
tique ; et il n'existe pas de géométrie moléculaire, la cris-
tallographie, qu'Ampère désigne de ce nom, n'étant, lors-
qu'on la considère du point de vue mathématique, qu'une
508 CHAPITRE XXII.
branche de la géométrie à trois dimensions. Au contraire,
Ampère a eu une idée heureuse en imaginant un mot nou-
veau, celui de cinématique, pour distinguer cette théorie qui
fait le passage naturel de la géométrie à la mécanique pro-
prement dite, et où l'on considère les propriétés du mouvement,
abstraction faite des forces qui le produisent et du temps
pendant lequel il s'accomplit. Nous n'insisterons pas sur les
subdivisions de l'uranologie, toutes fort arbitraires, et nous
passerons enfin à l'énoncé des idées qui nous ont servi de
guides dans l'essai d'une classification nouvelle.
342. — D'abord le bon sens veut qu'on distingue les con-
naissances qui n'ont été réunies en corps de doctrine que dans
un but technique ou pratique, d'avec celles qui intéressent
surtout la spéculation, et que nous cultivons pour elles-mêmes,
pour la satisfaction de notre raison et de l'instinct de cu-
riosité qui fait partie intégrante de notre nature. Sans doute
on peut tirer de toutes les sciences quelques conséquences
utiles à la pratique, et trouver une loi ou un théorème à
propos d'une question d'application : comme aussi, réci-
proquement, on peut mettre à profit nos connaissances
techniques pour l'avancement des sciences spéculatives. Des
faits observés dans les usines métaUurgiques, dans l'agriculture
ou dans la pratique médicale peuvent contribuer à l'éclaircisse-
ment de quelques points de doctrine en chimie, en botanique,
en physiologie animale ; de même qu'en général les théories
dont s'occupent le chimiste, le botaniste, le physiologiste,
seront appliquées par l'ingénieur qui se livre à l'exploitation
des mines, par l'agronome et le médecin. Mais des causes
profondes de distinction, qui donnent une existence à part
et une sorte d'autonomie à l'agriculture et à la médecine,
ne permettent pas de les considérer comme de pures appli-
cations ou comme de simples annexes de la botanique et de
la physiologie ; la valeur philosophique des caractères per-
met encore moins de regarder la chimie, la physiologie
comme des annexes ou comme des sciences accessoires
par rapport à l'agriculture ou à la médecine ; et comme
la même distinction est partout plus ou moins sensible ;
que d'ailleurs l'importance et le développement des sciences
techniques tiennent à diverses particularités de l'état des
nations civilisées, et ne sont nullement en raison de l'im-
DE LA COORDINATION DES SCIENCES. 509
portance et du rang philosophique des sciences spéculatives
auxquelles il faudrait les annexer, on est naturellement
amené à ordonner les connaissances techniques dans ime série
particulière, parallèle à la série ou aux séries où viendront
se ranger les sciences spéculatives, qui nous intéressent surtout
par la notion qu'elles nous donnent des lois de la nature,
ainsi que des faits qui ont déterminé l'arrangement du monde
et les destinées de l'humanité.
343. — C'est ici que se fait sentir l'opportunité d'une dis-
tinction plus délicate, tenant à un principe plus abstrait et à
des raisons plus profondes. Il y a des sciences dont le propre
est de relier en système des vérités éternelles ou des lois
permanentes de la nature, qui tiennent à l'essence des choses
ou aux qualités dont il a plu à la puissance créatrice de
douer les objets de la création. D'un autre côté, il y a des
sciences qui portent sur un enchaînement de faits qui se
sont produits successivement les uns les autres et qu'on explique
les uns par les autres, en remontant ainsi jusqu'à des faits
originels qu'il faut admettre sans explication, faute de con-
naître les faits antérieurs qui les expliqueraient. En consé-
quence de cette distinction, la nature et le monde sont
deux termes qui n'expriment pas la même idée ^. Autre est
le point de vue du physicien qui systématise les lois des
combinaisons chimiques, et pour qui l'iode et le brome sont
des radicaux tout aussi importants que le chlore, parce qu'ils
jouent en chimie des rôles parfaitement analogues; autre est le
point de vue du géologue, qui s'occupe de savoir comment
les diverses substances chimiques sont distribuées à la sur-
face de notre globe et entrent dans la composition de sa
masse. Nous avons développé dans l' avant-dernier chapitre
les caractères vraiment distinctifs de l'histoire et de la science
proprement dite, de l'histoire naturelle et des sciences natu-
relles, de la physique et de la cosmologie : nous n'y revenons
ici que tout autant qu'il le faut pour justifier un essai de clas-
sification et pour fournir par la classification même, si elle
parait naturelle et claire, une sorte de contre-épreuve de la
théorie.
344. — En définitive, cette analyse nous conduit à dis-
1 Voj-ez le livre de M. Alex:, de Humboldt, intitulé Cosmos.
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512 CHAPITRE XXII.
poser la table des connaissances humaines en trois séries pa-
rallèles {Voir le tableau ci-joint) : la série théorique, la série
cosMOLOGiouE et HISTORIQUE, et la série technique ou
PRATIQUE. Et en même temps le mode de subordination et
d'enchaînement des faits, des lois et des phénomènes (tel
qu'il a été exposé dans tout le cours de cet ouvrage), en allant
des plus fondamentaux aux plus spéciaux, des plus simples
aux plus complexes, nous donne lieu d'établir une suite
d'étages ou de groupes : la combinaison des divisions par
étages et des divisions par séries constituant une table à double
entrée (237), c'est-à-dire la disposition la plus commode et
la moins défectueuse pour représenter nettement et aussi fidè-
lement que possible un système de rapports compliqués.
La distribution par étages permet de distinguer naturelle-
ment cinq groupes ou familles, savoir :
Le premier groupe, comprenant les sciences mathématiques;
Le second, comprenant les sciences physiques et cosmologiques ;
Le troisième, comprenant les sciences biologiques et I'histoire natu-
relle proprement dite
Le quatrième, comprenant les sciences noologiques et toutes les
branches de la symbolique ;
Le cinquième, comprenant les sciences politiques et I'histoire
proprement dite.
Pour l'ordre des étages et les principales divisions, notre
classification cadre avec celle d'Ampère; et il ne pouvait
guère en être autrement, soit qu'on partît de considéra-
tions théoriques, soit qu'on se laissât guider par les rap-
ports que la conformité ou l'analogie des travaux ont éta-
blis entre les diverses catégories de savants et de lettrés ^.
' Voyez, à la fin des Nouveaux essais sur l'entendement humain, les
réflexions de Leibnitz sur la division des sciences, et notamment sur ce
qu'il nomme la division civile des sciences, selon les facultés et les pro-
fessions. Remarquez ses vues sur une faculté économique « qui contien-
drait les arts mathématiques et mécaniques, et tout ce qui regarde le
détail de la subsistance des hommes et des commodités de la vie, où
l'agriculture et l'architecture seraient comprises ». Sur ce point, comme
sur bien d'autres, Leibnitz était en avant de son siècle, et il pressentait
les questions qui s'agitent de nos jours. Outre la division selon les pro-
fessions et les facultés, qui concerne principalement, suivant la remarque
de Leibnitz lui-même, les sciences ])ratiques ou techniques (puisque les
institutions d'instruction publique, comme les professions, ont dû s'accom-
moder aux besoins et aux usages de la société), il y a pour les sciences
théoriques une sorte de division officielle, qui ne faisait pour ainsi dire que
de naître au temps de Leibnitz et dont le pliilosophe ne parle pas : c'est
DE LA COORDINATION DES SCIENCES. 513
D'après la théorie en effet, il est impossible de confondre
les mathématiques avec les sciences physiques et cosmo-
logiques, et de méconnaître la dépendance immédiate où
celles-ci sont des mathématiques. Les sciences qui ont pour
objet la nature vivante supposent la connaissance des pro-
priétés générales des corps et de l'économie générale du
monde, tandis qu'elles conduisent, par l'histoire naturelle
de l'homme et par la psychologie empirique (étroitement
unie à la physiologie), jusqu'à la limite où commencent
l'idéologie et toutes les sciences qui traitent, sous divers
aspects, des lois de l'entendement humain et de la nature
morale de l'homme. Enfin, les sciences qui ont pour objet
l'organisation des sociétés ou corps politiques ne peuvent
venir qu'après celles qui traitent, tant de la nature physique
de l'homme, que de sa nature intellectuelle et morale.
En disant que cet ordre nous est imposé, nous n'entendons
nullement dire qu'il soit parfait. Il y a, par exemple, entre
les mathématiques et la logique, entre la physique propre-
ment dite et certaines branches de l'économie des sociétés,
auxquelles on a proposé de donner le nom de physique so-
ciale, des affinités que l'ordre du tableau n'indique pas,
tandis qu'on les exprimerait assez fidèlement en adoptant
le schème ou la disposition qui suit, plus conforme encore
au principe de la classification d'Ampère :
celle qui résulte de l'établissement officiel des académies et du rappro-
chement des savants d'après le sentiment qu'ils ont eux-mêmes des
affinités entre les sciences qu'ils cultivent. Il est clair qu'on devrait se
méfier de toute classification systématique qui choquerait trop ouver-
tement un arrangement dont on ne s'est pas toujours rendu un compte
philosophique, et qui peut offrir des parties défectueuses, mais qui, dans
son ensemble, est consacré par l'assentiment des corps savants et du
public éclairé.
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514
CHAPITRE XXII.
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et histoire naturelle
proprement dite
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Mais alors on scinderait en deux l'étude de l'homme, et
l'on ne tiendrait plus compte des transitions continues par
lesquelles (comme nous l'expliquerons dans le chapitre
suivant) on va de l'étude des fonctions du système ner-
veux et de la sensibilité animale à l'étude des facultés su-
périeures de l'intelligence. Par la rupture de cette chaîne on
blesserait des rapports plus intimes encore et plus essen-
tiels que ceux qu'on voudrait exprimer en adoptant cette
disposition nouvelle ou toute autre disposition analogue :
d'où il faut seulement conclure, tout en préférant un sys-
tème à l'autre, l'impossibilité d'exprimer exactement et
complètement, par un schème sensible, les rapports que
nous apercevons, et qui constituent autant d'affinités na-
turelles entre les diverses parties du système.
345. — On pourrait nous demander pourquoi, tout en
faisant usage, comme d'un principe de classification, de
la distinction entre l'histoire et la science proprement dite,
nous n'appliquons pas de même la distinction que nous avons
tant cherché à établir entre la science et la philosophie. La
raison en est que l'élément philosophique, qui vient s'allier
à toutes les branches de nos connaissances positives, dans
l'histoire comme dans la science, n'en peut pas être séparé
ou anatomiquement distingué avec autant de netteté que
la science peut l'être de l'histoire, quoique d'ailleurs le
DE LA COORDINATION DES SCIENCES. 515
départ des deux éléments historique et théorique soit loin
d'être absolu; mais il s'opère en gros, et cela suffît en fait
de classifications de ce genre. En fait d'anatomie proprement
dite, on isole assez bien, et l'on peut montrer à part les
systèmes osseux, artériel, lymphatique, nerveux, lesquels,
après cette préparation, se prêtent parfaitement à la des-
cription par régions et par organes ; tandis qu'une autre
anatomie, fondée sur la distinction des tissus qui entrent
comme matériaux primitifs dans toutes les parties de l'or-
ganisme, ne se prête pas de la même manière, ni à l'isolement
en systèmes matériellement séparés, ni à la description
topographique des organes. Il en est ainsi pour l'élément
philosophique de nos connaissances : aussi n'avons-nous
pas proposé dans notre tableau de cases distinctes pour la phi-
losophie proprement dite, mais seulement pour des branches
de nos connaissances qu'on peut plus ou moins ramener à la
forme scientifique, et où prédomine, plus que dans d'autres,
l'influence de la spéculation philosophique.
De même, quoique la religion, l'art, la poésie ne soient
pas des sciences, et quoique ce fût étrangement amoindrir
ou dénaturer leur rôle que de- les comparer à une science
telle que la botanique ou la chimie, il y a, dans un tableau
encyclopédique des connaissances humaines, des cases
pour toutes ces choses, traitées du point de vue d'où le sa-
vant les envisage, c'est-à-dire en tant qu'elles appartiennent
à l'histoire de l'humanité, et sont la manifestation de cer-
taines facultés de l'esprit humain, ou d'instincts et de be-
soins dont l'étude fait partie de l'étude de notre nature. Il
ne suit pas de là qu'il faille (ce qui serait tomber dans la
profanation ou dans la barbarie) comparer la Bible, l'Iliade
ou le Laocoon à un traité d'algèbre ou de médecine ; mais
une table des connaissances humaines n'est pas une méthode
de classification bibliographique, ni un catalogue des pro-
ductions du génie de l'homme ou des inspirations d'une sa-
gesse surnaturelle. Les divisions bibliographiques doivent
être assorties à l'abondance relative des productions dans
chaque branche de la littérature, de la philosophie, de l'his-
toire, des sciences et des arts ; abondance relative, qui change
avec l'état de la civilisation, des mœurs, des institutions
et des croyances : la subordination rationnelle des diverses
516 CHAPITRE XXII.
parties de nos connaissances ne saurait se régler par de pa-
reilles conditions.
346. — Pour achever le commentaire de notre tableau,
nous n'avons à ajouter aux généralités qui précèdent que
quelques explications de détail. Dans la famille des sciences
MATHÉMATIQUES, la colonne aiïectée à la seconde série offre
nécessairement un vide (309). Nous distinguons dans la pre-
mière colonne deux chaînons parallèles (241), parce qu'en
effet, à partir des éléments de l'arithmétique, la science se
bifurque: une branche ayant pour objet les propriétés dont
les nombres jouissent en tant que nombres, et indépen-
damment de toute application à la mesure des grandeurs, au
moyen d'une unité arbitraire et susceptible de se fractionner ;
tandis que l'autre branche a précisément cette application
pour objet, et constitue ce qu'on nommait du temps de
Viète et de Descartes la logistique i, avant que l'algèbre
moderne eût pris les développements qui en font une
science qu'on peut considérer pour elle-même, indépen-
damment de toute application aux autres parties de la
doctrine mathématique. La logistique, l'algèbre et la théorie
des fonctions sont autant d'assises de la théorie des gran-
deurs abstraites ou de la mégéthologie d'Ampère. De là on
passe naturellement à la géométrie et à la mécanique ra-
tionnelle, où se trouve le fondement de l'application du
calcul des grandeurs à l'explication des phénomènes de la
nature : tandis que, par la théorie des combinaisons, qui a
avec celle des nombres purs la plus étroite parenté, on passe
au calcul des chances et des probabilités mathématiques,
qui est l'autre source d'où découlent les applications des
nombres à l'interprétation de tous les phénomènes natu-
rels, amenés par une complication de causes, tantôt dépen-
dantes, tantôt indépendantes les unes des autres (36).
La mécanique rationnelle fait, dans l'ordre des sciences
théoriques, la transition naturelle des mathématiques à
la physique générale, de même que, dans la série technique,
la mécanique industrielle fait le passage des arts mathéma-
* « Arithmeticnm et loRisticani distingucbant vetcres, illam ad nume
rorum integrorum considcrationcin accominodando, hanc item ad frac-
tionum et quarumcuniquc ration uni, seu Àôyojv, consideratioiiem. »
Leidnitz, édit. Dutcns, T. III. p. 133,
DE LA COORDIiNATION DES SCIENCES. 517
tiques à la physique industrielle. Mais comme, nonobstant
l'emprunt fait de quelques principes ou de quelques don-
nées à l'expérience, la forme mathématique y prédomine de
beaucoup, il ne faut pas hésiter à les maintenir dans la fa-
mille des sciences mathématiques.
347. — Nous ne trouvons pas de remarque particulière à
faire sur le compartiment afïecté à la famille des sciences
PHYSIQUES et COSMOLOGIQUES. La distinction des deux sé-
ries, physique et cosmologique, est assez évidente par elle-
même. Une distinction analogue, dans le groupe qui com-
prend les sciences biologiques ^ et I'histoire naturelle
proprement -dite, exige plus d'attention : puisqu'il s'agit
de discerner dans l'organisation des êtres vivants, plantes
ou animaux, qui nous sont connus, ce qui tient aux lois
générales de l'organisation, indépendantes des temps et des
lieux, d'avec ce qui tient à la succession des faits et des
causes accidentelles qui ont diversifié les races et les espèces,
déterminé leur distribution géographique, créé ou main-
tenu les unes et anéanti les autres, et donné au monde,
parie in qua, l'aspect que nous lui connaissons. Que d'obs-
curités enveloppent ces hautes questions d'origine ! Et
comment, dans la discussion des cas particuliers, faire exac-
tement le départ des lois générales et des faits spéciaux, de
l'essentiel et de l'accidentel ? Cependant, au point où les
sciences sont maintenant arrivées, les savants ne confon-
dent plus les travaux du naturaliste qui décrit, compare et
classe les espèces, avec les recherches expérimentales du
physiologiste ou avec les lois que l'anatomiste découvre et
formule. Autres sont les caractères zoologiques, autres
sont (de l'aveu de tous les juges compétents) les caractères
anatomiques et physiologiques. La faune de la Nouvelle-
Hollande tranche, par les caractères zoologiques, avec celle
des autres continents ; mais les lois de l'anatomie et de la
physiologie s'appliquent à cette faune tout comme aux
1 Nous adoptons ici cette expression que d'autres ont proposée, afin
d'éviter la confusion que, d'après l'étymologie, présentent les expres-
sions de sciences physiques et de sciences naturelles, dont l'ambiguïté
rappelle l'époque où l'on ne distinguait pas le domaine du naturaliste
de celui du physicien. Chez les Anglais, qui ont conservé mieux que nous,
en toute chose, les traditions du moyen âge, un médecin s'appelle encore
un physicien (physician).
518 CHAPITRE XXII.
autres ; et il resterait un autre continent et une autre faune
à découvrir, que nous serions sûrs dès à présent d'y trouver,
sous des formes zoologiques nouvelles, l'application des mêmes
lois théoriques. Le progrès de chaque science dans la voie
qui lui est propre rendra sûrement la séparation encore
plus marquée ; mais dès à présent elle est suffisante pour
montrer qu'à cet égard la famille des sciences biologiques
ne fait point exception dans le système général des sciences,
quelque difficulté qu'on puisse trouver à poursuivre jusque
dans les détails une séparation rigoureuse. Car, encore
une fois, la nature ne s'asservit pas à la précision absolue
de nos règles logiques ; et de ce que la distinction de deux
systèmes a un fondement naturel, il ne s'ensuit nullement
que les deux systèmes ne puissent pas se pénétrer ou s'unir
par quelques-unes de leurs ramifications.
L'étage des sciences biologiques se distingue fort bien en
quatre membres ou assises subordonnées, quoiqu'il n'y ait
pas non plus absence d'enchevêtrements et de mélanges
dans le passage d'une assise à l'autre. On ne confondra pas
les deux règnes végétal et animal, nonobstant l'interposition
de quelques êtres indécis. La psychologie empirique doit
encore moins se confondre avec la physiologie de l'homme,
quoiqu'elle s'y rattache intimement, en même temps qu'elle
tient à la théorie abstraite des idées, et que par là elle se
trouve en connexion avec tout le groupe des sciences noo-
logiques. Les raisons (déjà indiquées au chapitre IX, et sur
lesquelles nous allons revenir dans un chapitre spécial) qui
nous portent à ne point distraire la psychologie empirique
de la famille des sciences naturelles, militent également pour
que l'on place dans la seconde série l'ethnologie et la lin-
guistique, à la suite de l'anthropologie ou de l'histoire natu-
relle de l'espèce humaine, et dans la troisième série la pédago-
gique, dont les relations avec la psychologie empirique sont
de même nature que celles de l'hygiène et de l'éducation
physique avec la physiologie de l'homme. Du reste, il est
clair qu'il s'agit ici d'analogies et d'affinités qu'on peut
apprécier diversement, etsurlesquelles il serait peu raisonnable
de prononcer d'un ton dogmatique.
348. — Puisque l'homme a été destiné par la nature à la
vie sociale, il ne se peut que, dans l'étude de la nature intellec-
DE LA COORDINATION DES SCIENCES. 519
tuelle et morale de l'homme, on n'ait continuellement à tenir
compte des faits et des idées qui naissent des rapports de
l'homme avec ses semblables, au sein de la société civile et
politique. Il ne faut donc pas chercher à établir une séparation
rigoureuse entre le groupe des sciences noologiques et le
groupe de sciences sociales ou politiques. L'éthique ou la
morale a des relations avec la théorie de la législation et avec
toutes les branches du droit positif. La grammaire, la litté-
rature et les beaux-arts supposent l'existence de sociétés
polies, et le commerce actuel d^ l'homme individuel avec la
société. A vrai dire, la division des deux groupes est purement
artificielle, mais elle est commode : surtout parce qu'elle
correspond assez bien à la distinction qu'il convient de faire
entre les sciences qui ne comportent guère le progrès continu
et indéfini, parce que le genre d'observations sur lequel elles
reposent a depuis longtemps fourni à peu près tout ce qu'il
peut fournir, et les sciences qui, dans la plupart de leurs
parties, dans celles du moins qui méritent la qualification de
positives (334), doivent aller en s'afïermissant et en s'éten-
dant, à mesure que les progrès de l'observation et de l'expé-
rience mettront plus de faits en lumière, et donneront plus
de certitude ou de précision aux faits déjà connus ou entrevus.
CHAPITRE XXIII
Des caractères scientifiques de la psychologie, et de
son rang parmi les sciences.
349. — Les philosophes ont tant parlé, depuis un demi-
siècle, de la psychologie et de l'observation psychologique ;
il y a entre l'étude psychologique de l'homme et la spécu-
lation philosophique des rapports si intimes, que nous croyons
devoir, à la suite de l'esquisse du tableau général des connais-
sances humaines, entrer dans plus de développements sur
ce qui concerne la psychologie, ses principes, ses méthodes
et ses connexions avec les autres branches du savoir humain.
Ce sera là le terme de la tâche que nous nous sommes imposée
en entreprenant cet Essai.
350. — Ce qui frappe d'abord, dans le passage de la physio-
logie à la psychologie et des phénomènes de la vie animale aux
phénomènes de la vie intellectuelle (127), c'est l'impossibilité
d'assigner avec précision le point d'insertion d'une vie sur
l'autre, ou l'origine fixe de la série des phénomènes psycholo-
giques. Les psychologues qui ont eu la prétention de se tenir
le plus près de la nature, de décrire avec le plus de circon-
spection et de netteté le développement graduel des fonctions
de l'intelligence, ont tous pris le phénomène de la sensation
pour le point de départ de leurs descriptions, pour la première
assise de leurs constructions théoriques. Mais, que de degrés,
que de modifications dans la sensibilité, et que de variétés
dans ces affections que nous comprenons toutes, faute de
pouvoir les bien discerner, soue le terme générique et abstrait
de sensalion ! Au degré le plus inférieur, nous devinons plutôt
que nous ne constatons la présence, dans les tissus élémen-
DE LA PSYCHOLOGIE. 521
taires, d'une sensibilité obscure, souvent désignée par le nom
spécial d'irritabilité, pour marquer la grande distance où elle
se trouve de cette sensibilité perfectionnée, propre aux appa-
reils des sens, et à la faveur de laquelle ont lieu les perceptions
sensorielles. Mais, pour ceux mêmes qui croient devoir recourir
à des termes différents afin de désigner des choses si distantes,
l'irritabilité, force éminemment vitale, très distincte des pro-
priétés physiques des tissus, n'est que la manifestation
rudimentaire d'une puissance de sentir qui va en se perfec-
tionnant à mesure que l'organisation se perfectionne et se
complique, tout en tendant vers la centralisation et l'unité
systématique ; qui va au contraire en se dégradant à mesure
que l'organisation se réduit et se décompose en ses éléments
primordiaux.
Au-dessus de la sensibihté purement organique des tissus
élémentaires, ou des organes pris à part et non rehés au
système général de la vie animale, mais à une grande distance
encore de la sensibilité qui appartient aux animaux supérieurs,
se place certainement la sensibilité propre aux animaux des
classes inférieures, privés de centres nerveux, ou chez lesquels
la centralisation nerveuse est relativement imparfaite, comme
chez les insectes, qui n'ont point de cerveau, et qui pourtant
exécutent tant d'actes merveilleux qui dénotent une sorte de
sensibilité et de perception instinctive dont notre mode
habituel de connaissance ne peut nous donner nulle idée.
Assurément il serait aussi contraire à la raison de recourir à
l'hypothèse du mécanisme cartésien pour expliquer les actes
de la fourmi et de l'abeille, que pour expliquer ceux du chien
et de l'éléphant ; et d'un autre côté, pour quiconque a un peu
approfondi les lois de l'organisation, il est tout aussi impos-
sible d'admettre que le mode de perception du plus indus-
trieux insecte ressemble à celui de l'animal que son organi-
sation prédispose à des fonctions d'un ordre supérieur, et dont
le commerce de l'homme, dans l'état de domesticité, a perfec-
tionné les aptitudes naturelles.
351. — Ainsi le phénomène pris pour premier terme de la
série psychologique, la sensation, n'est point en réalité un fait
primitif, ou duquel on puisse partir comme d'un point de
repère bien constant pour y enchaîner théoriquement tous les
faits consécutifs ; mais c'est au contraire une origine prise
522 CHAPITRE XXIII.
arbitrairement, et qu'on ne saurait fixer avec précision, au
milieu d'une série continue de phénomènes dont la véritable
origine échappera toujours à l'observation et à la conscience.
On ne peut dire par combien de nuances passe cette sensibilité
qualifiée d'obscure, qui va en se dégradant des animaux
supérieurs jusqu'aux derniers animalcules ; qui, chez les
animaux supérieurs et chez l'homme lui-même, semble tantôt
se localiser dans certains organes, tantôt entrer dans le système
des phénomènes que la conscience relie et centralise, selon
l'évolution progressive de l'organisation et des fonctions.
352. — Le passage de la sensation au jugement n'est pas
davantage un passage brusque. Il ne faut, pour s'en con-
vaincre, que parcourir ce que les naturalistes et les philosophes
ont écrit sur les illusions des sens. On ne peut expliquer par
l'éducation et par l'habitude le jugement plus ou moins obscur
ou distinct qui se trouve impliqué dans toute perception des
sens ; et les psychologues ne s'en sont tirés que par des hypo-
thèses arbitraires, souvent surchargées de détails de pure
invention, au point de mériter le titre de romans philoso-
phiques. Ce qui a permis de donner carrière à l'imagination
dans ces matières, c'est la circonstance de la longue durée
de la première enfance dans l'espèce humaine, et la lenteur
avec laquelle l'enfant entre en possession des facultés qui lui
procurent la connaissance des êtres extérieurs. L'espèce
humaine se trouve à cet égard, comme on l'a remarqué de
tout temps, dans une exception singulière. Il semble que la
nature n'ait pu satisfaire aux conditions de la naissance de
l'enfant qu'en abrégeant, aux dépens du développement
du fœtus, la durée de la grossesse de la mère ; et que notre
espèce reproduise jusqu'à un certain point l'anomalie qu'on
observe dans l'ordre des animaux à poche abdominale, où, la
parturition étant toujours prématurée, des moyens spéciaux
de protection entretiennent la vie du jeune sujet jusqu'à ce
que son organisation ait acquis le degré do perfection auquel,
dans les autres espèces, le travail de la vie utérine a déjà
conduit le sujet au moment de la naissance. Or, si nous consi-
dérons comment s'établit pour ces espèces (en cela plus favo-
risées que nous) le commerce du nouveau-né avec le monde
extérieur, nous n'y trouvons rien qui ressemble au pénible
apprentissage, à la lente éducation des organes des sens, tels
DE LA PSYCHOLOGIE. 523
qu'ils devraient être selon les explications systématiques des
psychologues, pour établir le passage de la sensation aux
jugements sur les distances, les formes et les autres propriétés
des corps. Les mouvements du petit de l'oiseau, qui trotte et
cherche sa nourriture en venant de briser sa coquille, ne
doivent pas être assimilés aux mouvements de l'enfant nou-
veau-né qui cherche le sein de sa nourrice : ceux-ci sont
instinctifs et non accompagnés de perception, ou accompagnés
seulement d'une perception obscure des objets extérieurs ;
ceux-là supposent une perception claire et distincte des
distances et des formes, telle à peu près à ce début que l'animal
doit la conserver pendant toute sa vie, et telle que l'enfant ne
l'acquiert que longtemps après sa naissance.
353. — S'il n'y avait pas, même pour nous, des jugements
primitivement spontanés et que la nature a intimement unis
à la sensation, sans que le lien puisse être logiquement
explique ; si la spontanéité apparente de ces jugements
n'était que le résultat de l'éducation et de l'habitude, il fau-
drait qu'une autre éducation et d'autres habitudes eussent
le pouvoir de nous en défaire, après que les progrès de notre
raison nous ont familiarisés avec l'idée que de tels jugements
sont erronés. Or, c'est le contraire que l'on observe, et il n'est
pas permis de confondre les illusions que le jugement détruit
avec celles que le jugement ou la raison redressent, mais ne
détruisent pas. Il se peut que, conformément au récit de
quelques auteurs, un aveugle-né, nouvellement opéré de la
cataracte, croie d'abord toucher les murailles de sa chambre ;
que tous les reliefs lui semblent plats; que plus tard, et lorsque
ces illusions sont déjà dissipées, il voie de plus en plus petits
et^ disposés suivant deux lignes convergentes les arbres d'une
allée qui nous paraissent d'égale hauteur et rangés sur deux
lignes parallèles, après que nous nous sommes familiarisés
avec les lois de la perspective. Mais, outre ces illusions que
l'habitude détruit, il y en a de persistantes. L'astronome de
profession voit, comme le vulgaire, le ciel affecter la forme
d'une voûte surbaissée, la lune comme un disque plat, plus
grand à l'horizon qu'au zénith. Quand on entre dans un pano-
rama, il faut un certain temps pour que l'illusion se produise,
et l'on ne remarque pas que l'habitude de fréquenter les pano-
ramas allonge ou abrège le temps voulu pour l'établissement
524 CHAPITRE XXIII.
de cette illusion des sens, à laquelle assurément la raison n'a
aucune part. Les diamètres apparents des étoiles fixes sem-
blent se rapetisser dans une lunette à fort grossissement :
illusion qu'on explique par cette circonstance, que le mouve-
ment apparent des étoiles, dans le champ de la lunette, de-
vient d'autant plus rapide ; et cette explication cadre avec la
remarque, que chacun a pu faire, du rapetissement apparent
des maisons, des arbres et des autres objets qui bordent une
ligne de fer sur laquelle le voyageur est emporté d'un mouve-
ment très rapide. Or, on ne constate pas que l'habitude des
observations astronomiques ou celle des voyages en chemin
de fer nuisent à la persistance de l'une et de l'autre illusion.
Dans l'expérience des deux doigts croisés sur une boule
mobile, la fréquente répétition de l'expérience, jointe à l'inter-
vention du sens de la vue, ne détruisent pas l'illusion du sens
du tact, bien qu'elles la rectifient. S'il y a dans les perceptions
sensibles des illusions persistantes, par opposition à d'autres
illusions que le concours des autres sens et l'habitude détrui-
sent, il faut bien que les sensations de l'homme, comme celles
des animaux, impliquent un jugement d'une autre nature que
le jugement supérieur dont l'animal est certainement inca-
pable, et par lequel notre raison redresse ces erreurs persis-
tantes.
354. — Mais ce sont surtout les mouvements volontaires,
et en général les décisions rapides de la volonté, qui impli-
quent de la manière la plus merveilleuse, sinon une série de
jugements et de raisonnements, dans le sens qu'on attache
à ces termes en logique, du moins un travail continu de
l'intelligence qui lui fait percevoir avec rapidité des rapports
de convenance ou de disconvenance, tout aussi compliqués,
souvent même bien plus compliqués que ceux que nous ne
parvenons à saisir qu'avec lenteur dans le travail de la déduc-
tion logique. Tous les jeux d'adresse et de calcul, tous les
exercices du corps et de l'esprit en oiïrent d'étonnants exem-
ples. Pour nous former une théorie scientifique des perceptions
et des jugements de cette nature, il nous plaît d'imaginer que
l'acte s'est décomposé originairement en moments distincts,
et qu'ensuite l'habitude a progressivement diminué les inter-
valles de temps qui les séparent, jusqu'au point d'en effacer la
trace dans la conscience. C'est un artifice de même genre que
DE LA PSYCHOLOGIE. 525
celui par lequel, dans les sciences de calcul, nous posons
d'abord des intervalles que nous soumettons ensuite par la
pensée à un décroissement indéfini, afin de revenir au cas de
la continuité que nous ne pouvions aborder sans ce
détour (201) ; mais ce n'est là qu'un artifice accommodé à
notre manière de concevoir les choses, et non à la nature même
des choses. Sans doute l'expérience constate qu'en fait de
choses enseignées et apprises méthodiquement, il a fallu pro-
céder à peu près ainsi, c'est-à-dire décomposer l'acte continu,
pour qu'il pût se prêter à une transmission méthodique ; mais
comme chez les animaux pour tous leurs actes, chez nous
pour une multitude d'actes, rien de semblable ne s'observe,
il en faut conclure que l'habitude ne diminue pas seulement
les intervalles au point de rendre les actes consécutifs indiscer-
nables, quoique toujours discontinus, mais bien plutôt que
l'effet de l'habitude est de nous douer d'aptitudes spéciales,
en excitant et en dirigeant vers un but spécial la puissance que
nous avons de saisir des rapports, sans être assujettis à nous
traîner dans la série des déductions logiques. On se rend
habile au jeu de billard, non en creusant les problèmes de
mécanique dont il faudrait que le joueur possédât à fond la
théorie pour rendre logiquement compte de son jeu, mais en
s'exerçant, c'est-à-dire en cultivant par l'habitude et en diri-
geant vers ce but d'amusement l'aptitude qui est en nous à
des degrés divers, pour saisir d'un coup d'œil les rapports
entre les mouvements de nos membres, l'intensité et la direc-
tion des mouvements imprimés aux billes, les modifications
que ces mouvements doivent subir en vertu des frottements
et des chocs. Le joueur habile sait toutes ces choses à sa ma-
nière, non à la manière du géomètre ; il se laisse guider par les
enseignements de l'expérience, sans pouvoir dégager, comme
le physicien, les données fondamentales de l'expérience, ni en
rendre compte scientifiquement. On ne contestera pas que la
faculté du jugement ne soit dans un continuel exercice chez
ce joueur, quoique d'une manière qui tient plus de la sponta-
néité de la perception sensible que des procédés méthodiques
et réfléchis, sur lesquels les logiciens et les psychologues fixent
exclusivement leur attention quand ils veulent donner une
théorie scientifique des opérations de la pensée,
355. — A juger de ces opérations par la nature des connais-
526 CHAPITRE XXIII.
sances qui en sont le produit, une solution de continuité des
plus marquées existe entre les jugements fondés sur le rapport
des sens et ceux que la raison conçoit comme absolus et néces-
saires. Il est impossible, ainsi que Kant l'a établi avec plus
de rigueur que tout autre, de tirer d'une expérience sensible,
sans l'intervention d'une faculté supérieure, autre chose
qu'un jugement relatif et conditionnel. Mais d'un autre côté,
si l'on considère que les idées générales de la raison n'acquiè-
rent toute leur netteté que dans quelques intelligences choisies,
prédisposées ou placées dans des circonstances favorables au
développement et à la stimulation des forces de l'esprit ; que
chez d'autres on les trouve confuses, obscures à tous les de-
grés, à ce point qu'il serait hasardeux d'affirmer qu'elles n'exis-
tent pas en germe dans la perception sensible la plus grossière,
dans celle qui est dévolue à l'enfant ou à l'idiot, on reconnaît
que cette ligne de démarcation (très bonne en logique, où l'on
se préoccupe de la valeur intrinsèque et de la forme des idées
plutôt que des forces et des ressorts que la nature met en jeu
pour les produire) perd de sa fixité quand on la transporte sur
le terrain de la psychologie, où l'on a au contraire en vue bien
plus le développement naturel des forces de l'esprit que les
caractères intrinsèques des produits de la pensée. C'est ainsi
(pour recourir à une comparaison sans doute éloignée) que
telle classification des roches, tirée de la nature chimique de
leurs principes constituants, et très nette en minéralogie, où
l'on étudie les roches d'après leur composition et leur struc-
ture, non d'après les circonstances de leur formation et de
leurs gisements, n'est plus à l'usage du géologue, qui, obser-
vant au contraire les roches sur place et ayant pour but prin-
cipal d'études l'histoire de leur formation, constate des transi-
tions, des mélanges et des substitutions d'éléments, qui con-
fondent ou associent (à son point de vue) ce que la classifica-
tion du minéralogiste avait distinctement séparé.
356. — Parallèlement à la sensibilité, à l'intelligence, à la
raison, se développent l'activité, la volonté, la liberté ; et la
continuité des transitions, qui s'observe dans l'une des séries,
s'observera également dans la série parallèle. Ces deux ordres
de phénomènes se correspondent et se supposent mutuelle-
ment, sont liés l'un à l'autre comme l'action et la réaction
mécaniques (168). A la sensibilité obscure des tisssus orga-
DE LA PSYCHOLOGIE. 527
niques et des animaux inférieurs correspond une activité
pareillement obscure : force mystérieuse, qui nous est incom-
préhensible, non seulement dans sa cause ou dans son essence,
mais dans son mode d'action. A mesure que les afïections de
la sensibilité se coordonnent et se centralisent pour aboutir à
une conscience plus distincte, la direction volontaire va en
se déterminant avec une netteté plus grande ; et finalement
le phénomène du désir et du vouloir ne peut plus être méconnu
dans l'animal des classes supérieures, dans l'enfant en très bas
âge, dans l'idiot, dans le fou, dans l'homme livré aux songes
ou à l'ivresse, chez qui la puissance active, à ce degré plus
élevé qui constitue l'activité libre, ou ne peut exister, ou
n'existe pas encore, ou se trouve momentanément suspendue.
Et ensuite que de degrés dans cette possession de soi-même,
qui est la condition de l'acte éminemment libre et de la pléni-
tude de la responsabilité ! Quand l'acte volontaire commence-
t-il à entraîner la responsabilité de l'agent? Saint Augustin
se demande si un enfant au berceau, dans un accès de colère,
n'a point péché ; et la question qu'il pose en théologien, nous
pouvons la poser en philosophes. On démêle dans les actions
du fouet dans ses propos une volonté malicieuse qu'on réprime
par les menaces et les châtiments corporels, sans qu'elle
entraîne de responsabilité aux yeux des interprètes des lois
religieuses et civiles. Nous prêtons nos passions aux animaux,
nous les qualifions de cruels, d'obstinés, de timides, de lâches ;
et s'il n'est pas permis de prendre ces expressions à la lettre,
en ce sens qu'elles attribueraient aux appétits et aux incli-
nations des animaux un caractère de moralité qui n'appartient
qu'à l'homme, on ne peut non plus se refuser à voir dans ces
affections de la nature animale le fond des appétits et des
passions de la nature humaine. Non seulement les conditions
organiques sont analogues, mais l'analogie subsiste dans les
afïections psychologiques ; et les puissances de l'âme humaine,
qui les maîtrisent parfois au nom d'un principe supérieur, sont
sujettes à des rémittences, à des défaillances graduelles, qui
font que nul n'a le droit de s'ériger en juge de la valeur absolue
des actions de l'homme, que celui dont l'œil plonge dans toutes
les profondeurs de son être.
Si la nature avait mis dans la série des phénomènes psy-
chologiques des distinctions tranchées, un ordre de succès-
528 CHAPITRE XXIII.
sion que l'esprit pût saisir nettement, la langue de la psy-
chologie n'aurait point tardé à se fixer, la précision des idées
aurait amené la précision du langage, et l'impossibilité de
définir les choses, faute d'en connaître l'essence ou d'en pou-
voir décomposer l'idée dans des idées plus simples, n'aurait
pas empêché de convenir de termes pour les désigner, du
moment qu'elles auraient été bien discernées par la pensée.
Au contraire, quand nous voyons après tant d'essais la
langue de la psychologie toujours refaite et toujours dans
l'enfance, le sens des termes varier d'un auteur à l'autre,
ou plutôt chaque auteur faire de vains efforts pour maintenir
l'idendité de l'idée sous l'identité du mot, provoquer ainsi de
la part des critiques des distinctions et des contradictions
sans fin, nous devons en induire que l'indécision du langage
est le contre-coup et la marque de l'indécision des idées. Nous
ne devons plus nous étonner que les psychologues, en partant
d'origines obscures, indécises, n'aient pu parvenir à donner
à leur langue et à leurs systèmes la précision, la rigueur et
l'enchaînement vraiment scientifiques.
357. — Ces considérations mènent naturellement à discuter
le sens de la proposition fameuse qui résume, comme on le
sait, toute la psychologie de Condillac et de son école : « L'at-
tention, le jugement, le raisonnement, la mémoire, l'imagi-
nation, le désir, la volonté, les passions, toutes les facultés
de l'âme humaine ne sont que la sensallon transformée. » Depuis
que la philosophie de Condillac, si dédaigneuse du passé, a
cessé de régner en France, on lui a rendu mépris pour mépris ;
on a pu lui donner une forme sophistique sous laquelle elle
serait indigne d'arrêter des esprits sérieux ; et pourtant le
crédit dont elle a joui auprès d'hommes éminents nous force
à croire que cette doctrine ne heurtait pas les lois de la raison ;
qu'elle aurait pu être mieux interprétée et plus longtemps
défendue, lorsque, par un de ces retours dont l'histoire des
opinions des hommes offre tant d'exemples, elle est passée
de la domination exclusive à un complet abaissement. Mais
il ne s'agit pas ici d'examiner dans toutes ses parties le
système philosophique de Condillac : nous ne voulons qu'ap-
peler incidemment l'attention sur le sens de la formule dans
laquelle il a entendu résumer sa psychologie, et d'abord
rassembler des exemples dont la comparaison nous semble
DE LA PSYCHOLOGIE. 529
être ce qu'il y a de plus propre à lever l'ambiguïté qui s'y
trouve.
358. — Ouand un ingénieur se propose d'employer à la
production d'un eiïet mécanique déterminé la force vive en-
gendrée par un agent naturel, celle d'un cours d'eau par
exemple, il imagine un appareil qui recueille d'abord la force
vive à mesure qu'elle se produit, l'accumule et la met en ré-
serve, pour la dépenser ensuite uniformément, lors même
que le moteur serait sujet à des intermittences d'action.
D'autres parties de l'appareil sont destinées à distribuer et à
transmettre la force vive dans différentes directions, jusqu'à
ce qu'elle arrive aux pièces qui, par leur configuration et par
le jeu de leurs parties, sont spécialement appropriées à la pro-
duction des différents effets mécaniques pour lesquels la force
vive est recueillie et dépensée. Or, l'étude des lois de la méca-
nique nous apprend que l'ingénieur agit dans cette circonstance
sur la force vive mise à sa disposition par la nature, comme
le statuaire agit sur la masse d'argile qu'il pétrit à son gré, et
à laquelle il fait successivement prendre, quitter et reprendre
telles formes qu'il lui plaît. Après avoir résidé un moment
dans l'arbre de la maîtresse roue, la force vive va, par l'inter-
médiaire d'engrenages, passer dans des balanciers, des volants,
des pistons ; ici elle déterminera des mouvements circulaires,
là des mouvements rectilignes ; ici des mouvements de va-et-
vient, là des mouvements continus. Peu importe l'état sous
lequel la force vive est primitivement donnée ; car le méca-
nicien peut toujours (du moins en théorie, et sauf à subir
dans la pratique un déchet que le perfectionnement de l'art
tend sans cesse à réduire) amener cette force vive à l'état
le mieux approprié au but final qu'il se propose. On s'expri-
mera donc convenablement en disant que l'appareil méca-
nique ne fait que transformer une quantité donnée de force
vive, ou que la force vive qui se transmet d'une partie de
l'appareil à une autre est la même force transformée.
De même, lorsqu'un banquier échange des espèces contre
d'autres, de l'argent contre de l'or, de l'or contre du papier,
des billets à vue contre des billets à échéance, du papier
payable sur une place contre une traite sur une place éloignée,
il ne fait que transformer, selon les besoins de son négoce, une
valeur toujours identique au fond. Peu lui importe sous quelle
34
530 CHAPITRE XXIII.
forme cette valeur lui sera fournie, car il pourra toujours
par des opérations de banque, la réaliser sous la forme la
mieux appropriée à ses besoins actuels, sauf à subir le déchet
de valeur ou la perte résultant des frais de change et d'es-
compte, frais que la concurrence commerciale et le perfec-
tionnement des rouages du commerce tendent sans cesse à
ramener à leur minimum. Non seulement le banquier, mais le
négociant et le fabricant qui opèrent sur des denrées propre-
ment dites, ne voient dans ces denrées qu'une grandeur ab-
solue et homogène, savoir, la valeur commerciale, réalisée
sous des formes diverses. Une denrée a été matériellement
consommée, mais sa valeur lui survit, et elle a passé dans une
autre denrée produite. Au point de vue où se place l'écono-
miste, dans l'ordre des idées et des faits qu'il analyse, il est
exact de dire que la valeur ou une partie de la valeur de la
denrée produite n'est qu'une transformation de la valeur de
la denrée consommée.
359. — Supposons, afin de nous rapprocher des termes de
notre premier exemple, que l'usine pour le service de laquelle
est utilisée la force motrice du cours d'eau, soit une fabrique
de poudre : de sorte que la force recueillie, après avoir circulé
sous des formes diverses dans toutes les parties du système
mécanique, aille finalement se dépenser et s'éteindre dans les
chocs des pilons qui triturent et mélangent les matériaux
dont la poudre est formée. Cette poudre est elle-même un agent
mécanique des plus puissants ; elle sera employée à rompre,
à projeter des quartiers de roches, à produire des chocs for-
midables ; elle recèle en un mot une force motrice qui n'attend
qu'une étincelle pour se développer. Mais dirons-nous pour
cela que la force motrice, dépensée par les pilons, a passé dans
la poudre ; que cette force latente, possédée par la poudre,
n'est que la transformation de la force primitivement four-
nie par le moteur et distribuée dans les diverses parties
de l'appareil mécanique ? On ne pourrait exprimer ainsi
qu'une idée fausse ; car il n'y a nulle proportion, nul rap-
port entre la force dépensée dans l'usine et la puissance
mécanique de la poudre produite. L'une ne résulte point de
l'autre; la force primitive a été dépensée comme elle aurait pu
l'être dans la trituration et le mélange de matières absolu-
ment inertes. Il faut faire intervenir, pour rendre raison des
DE LA PSYCHOLOGIE. 531
propriétés mécaniques de la poudre, certaines lois de phy-
sique et de chimie, qui n'ont point de relation avec la dépense
de force appliquée à la fabrication de la poudre. Cette dépense
a été simplement une des conditions pour mettre en présence
et en contact intime les matières du mélange explosif, pour
rendre ultérieurement possible ce déploiement de force mé-
canique que la nature a attaché à la réaction chimique des
éléments du mélange, sous l'influence d'un point en ignition.
Pareillement, lorsque la poudre sera employée dans les
travaux des mines, il faudra dépenser une certaine quantité
de force pour pratiquer des cavités, y introduire et y tasser la
poudre, en approcher la mèche enflammée ; mais il n'y aura
d'ailleurs aucun rapport entre la dépense de force appliquée
à ce travail et les effets mécaniques que la détonation pro-
duira ; cette dépense ne déterminera pas la production ulté-
rieure de force, due à l'expansion des gaz qui s'engendrent
par l'inflammation de la poudre ; elle sera seulement une des
conditions pour que ce déploiement de forces, dont la raison
est dans des lois physiques d'un ordre spécial, s'effectue avec
production d'un effet utile. Une force aura été consommée,
une autre force aura pris naissance, "mais celle-ci ne sera pas
la première force transformée ; le passage de l'une à l'autre
ne s'expliquera point par les seules lois de la mécanique, par
celles qui suffisent dans l'explication du jeu d'une machine
proprement dite ; il faudra faire intervenir une action natu-
relle qui a ses lois propres et sa raison spéciale d'existence.
Une machine à vapeur que la houille alimente est em-
ployée à extraire de la houille du sein de la terre et à l'amener
à la surface du sol. En un sens, cette machine régénère la den-
rée qu'elle consomme ; elle absorbe de la force et elle en crée,
puisque, en vertu des propriétés des substances gazeuses,
toute source de chaleur équivaut à une source de force méca-
nique. Mais on ne peut pas dire en pareil cas qu'il y ait trans-
formation de la force dépensée. Le rapport qui subsiste entre
la dépense de la machine et son effet utile tient à des cir-
constances accidentelles ou fortuites. La même dépense de
combustible et de force aurait pu être appliquée à remonter
à la même hauteur des matières du même poids, et qui
ne jouiraient nullement de la propriété de régénérer de la
chaleur ou de la force.
532 CHAPITRE XXIII.
360. — Quand l'homme, au lieu d'appliquer immédiatement
sa force musculaire à la production d'un eiïet mécanique,
agit par l'intermédiaire d'une machine sur les résistances à
vaincre, la fonction toute passive de cette machine consiste
à transformer la force vive que l'homme possède en qualité
d'agent mécanique, à la concentrer ou à la disperser sur cer-
tains points de l'espace et dans certaines parties de la durée,
mais sans altérer foncièrement cette force vive, et surtout
sans y rien ajouter. Au contraire, quand le matelot emploie
sa force musculaire à déployer et à orienter les voiles de son
bâtiment, à diriger le gouvernail, à manœuvrer les cordages,
au lieu d'agir lui-même sur les obstacles à vaincre, il oblige
es forces de la nature, et des forces incomparablement plus
puissantes que la sienne propre, à agir pour lui. Vainement ten-
terait-on d'expliquer les effets produits, si l'on ne tenait
compte de cette intervention de forces étrangères que dirige
et met en jeu le travail du matelot, mais dont il n'est point
la source productrice.
L'homme lui-même et les animaux, considérés dans leur
structure corporelle, peuvent être assimilés à des appareils
mécaniques, où l'on retrouve des bras de levier, des points
d'appui et tous les éléments d'une machine. Dans les appa-
reils de ce genre, une contraction de faisceaux musculaires
est la source de la force vive qui va ensuite, en se transformant,
en se distribuant selon les lois de la mécanique, jusqu'aux
organes par lesquels l'animal agit immédiatement sur les corps
extérieurs. Mais, quelle que soit l'obscurité qui règne sur les
causes et sur le mode du phénomène de la contraction muscu-
laire, on ne voit pas qu'il soit possible d'échapper à cette con-
clusion, que là, comme dans l'inflammation du mélange dé-
tonant, comme dans la combustion de la houille, intervient
une action spéciale de la nature, par laquelle elle ne transforme
pas seulement, mais crée de toutes pièces de la force méca-
nique. Et si l'on considère la série des phénomènes bien plus
subtils encore qui interviennent entre l'action des stimulants
extérieurs et la réaction nerveuse sur la fibre musculaire, on
jugera qu'il se trouve entre les divers termes de la série une
hétérogénéité qui ne nous permet pas de concevoir le passage
de l'un à l'autre par simple transformation, et qui nous oblige
au contraire à admettre l'interposition de forces naturelles
DE LA PSYCHOLOGIE. 533
$ui generis, dont les exemples ci-dessus, dans leur simplicité,
et en quelque sorte dans leur grossièreté relative, donnent
pourtant l'idée.
36L — Maintenant, en quel sens peut-on dire avec Con-
dillac que la sensation se transforme pour devenir attention,
jugement, raisonnement, mémoire, désir, volonté, etc. ? Est-
ce à dire que le phénomène de la sensation rende raison à lui
seul de tout ce qui se passe dans l'entendement et dans la
volonté, à la suite de la sensation ; que, ce premier fait étant
donné, tous les autres s'y trouvent virtuellement compris,
et que les plus hauts aperçus de la raison, les déterminations
les plus réfléchies de la volonté ne contiennent que ce qui, était
dans le phénomène de la sensation, sans additions ni retran-
chements, sans modifications profondes dues à l'intervention
de forces qui auraient leur cause et leur principe d'action
ailleurs que dans la sensation même ? Si telle était la pensée
de Condillac (et à la vérité son langage se prête trop facile-
ment à cette interprétation), on comprendrait à peine qu'une
doctrine qui heurte autant le bon sens ait pu figurer parmi
ces aberrations extrêmes auxquelles les philosophes ont été
conduits, en cédant au désir de plier les faits de la nature à
l'unité artificielle de leurs systèmes.
Mais si Condillac a simplement voulu décrire l'ordre suivant
lequel les phénomènes psychologiques se succèdent, et peuvent
en ce sens être considérés comme causes prochaines les uns
des autres, il n'aurait fait que ce qui se pratique dans toutes
les branches de l'étude de la nature, ce que font tous les phy-
siologistes, sans qu'on se méprenne sur la portée de leur lan-
gage. Quand ils expliquent, par exemple, l'ensemble des
fonctions de nutrition, en prenant la matière alimentaire à
son introduction dans la bouche, en la suivant dans ses trans-
formations à travers tout le système des appareils digestifs,
et jusque dans les dernières ramifications des tissus où l'assi-
milation s'opère, ils ne prétendent pas que l'acte de la préhen-
sion et de la mastication des aliments suffise pour rendre raison
de la digestion, ni que l'assimilation ne soit autre chose qu'une
digestion prolongée et modifiée. Ils admettent l'intervention
de forces et de principes divers dont le concours est la con-
dition nécessaire de l'accomplissement de toute la fonction ;
mais, faute de pouvoir remonter, par l'observation et I ana-
534 CHAPITRE XXIIl.
lyse scientifique, jusqu'aux vraies causes des phénomènes,
de manière à les isoler et à faire à chacune d'elles sa juste
part d'action, ils réputent pour explication du phénomène
la description, entre les limites de l'observation possible, des
circonstances dans lesquelles le phénomène se produit ; et ils
entendent par causes d'un phénomène d'autres phénomènes
observables, en l'absence desquels celui-là n'aurait pas lieu.
Cette interprétation admise, la formule de Condillac ne
paraît plus être que la juste expression de la continuité qui
règne dans la série des phénomènes psychologiques engen-
drés les uns des autres, procédant les uns des autres par un
travail incessant de l'énergie vitale et créatrice^. Aussi, lors-
que au condillacisme pur ont succédé des doctrines mitigées,
dans lesquelles on a voulu donner plus de part à l'activité
de l'esprit, la difficulté ou plutôt l'impossibilité de préciser
le point de partage a mis dans l'exposé de ces doctrines, où
l'on vise à l'explication et non plus seulement à la description
des phénomènes, une indécision que l'art du style peut dissi-
muler parfois, mais que la critique ne manque pas de faire
reparaître dès qu'elle creuse le sujet.
362. — En fondant, pour ainsi dire, dans la sensation toute
la suite des affections dont est capable l'âme humaine, Con-
dillac avait maintenu la séparation profonde, tracée par les
Cartésiens, entre les phénomènes matériels, tous également
réductibles, suivant eux, au pur mécanisme, et les phénomènes
spirituels, tous également incompatibles avec les propriétés
essentielles de la matière, depuis la sensation la plus obtuse
jusqu'aux actes les plus élevés de l'intelligence et de la liberté.
Il combattait Buiïon lorsque ce grand écrivain, peintre trop
vrai de la nature pour tomber dans l'absurde hypothèse de
l'automatisme cartésien, tout en refusant aux animaux l'âme,
ce principe divin de la liberté et de la raison, leur accordait les
affections de la sensibilité, comme compatibles avec une nature
corporelle. L'opinion de Buiïon était une protestation du bon
sens, soutenu de la science et du génie, contre le paradoxe
où la prédilection pour les constructions systématiques et les
spéculations abstraites avait fait tomber l'école cartésienne.
C'était un retour à l'idée admise dans l'antiquité, d'une âme
• 0 Nil nalura portionibus parit. » Plin., Hisl. nal., xvii, 22.
DE LA PSYCHOLOGIE. 535
sensitive et animale et d'une âme raisonnable et libre (127 el
suiv. ) : idée que l'un des penseurs les plus originaux de ce
siècle, Maine de Biran, a reproduite sous des formes bien
mieux arrêtées, mais par là même empreintes d'arbitraire
et d'artifice systématique^. Selon lui, l'essence du moi humain
ou de l'âme humaine consiste dans le pouvoir de prendre des
déterminations libres. Les affections de la sensibilité, les simu-
lacres de l'imagination, les emportements des passions appar-
tiennent à la nature animale, sont placés sous l'empire de
l'organisme ; la personne humaine, le moi, force hyperor-
ganique {compos sta'), dont l'essence est de se posséder elle-
même et de se déterminer librement, se trouve unie dans
l'homme et dans l'homme seul à la vie animale ; et le mystère
de cette union remplace le mystère de l'union de la substance
pensante à la substance étendue dans le système cartésien.
La force hyperorganique du moi est suspendue dans les songes,
dans l'ivresse, dans la folie, alors que la vie animale continue
de fonctionner, à peu près comme, suivant la théorie de Bi-
chat, la vie organique poursuit son cours pendant les suspen-
sions anomales ou périodiques de la vie animale ; et quand la
personne se ressaisit elle-même, se retrouve de nouveau en
présence des phénomènes de sensibilité, d'imagination, de
passion, qui s'accomplissent dans le cercle des fonctions de
la vie animale, c'est toujours par une détermination volon-
taire et libre que son pouvoir éclate et que sa puissance se
manifeste. En l'absence du moi, il y a des sensations, mais
point de connaissance ; des passions, mais point de volonté :
car la connaissance et la volonté supposent la conscience
de la liberté et de la personnalité, la possession de soi-même ;
et partant il n'y a pour les animaux, pour l'homme en songe
ou en délire, ni volonté, ni connaissance à un degré quel-
conque.
363. — Mais ces conséquences mêmes montrent ce qu'il
y a d'excessif et de contraire aux faits dans le système ingé-
nieux dont nous esquissons les principaux traits. Notre pro-
pre expérience nous atteste que dans les rêves, soit que nous
éprouvions ou que nous n'éprouvions pas un sentiment vague
de notre impuissance d'agir ou de coordonner nos actes, nous
1 Œ\uvres philos., T. III, passim.
536 CHAPITRE XXIII.
connaissons les personnes et les choses dont l'imagination
nous reproduit les fantômes ; que les facultés de comparer, de
juger, de se ressouvenir, de prévoir entrent en exeixice à la suite
de ces perceptions trompeuses. Nous voyons bien que, par le
passage de l'état de sommeil à l'état de veille, ces fonctions
s'accomplissent avec plus de régularité ou de coordination,
mais non qu'elles changent brusquement de nature ; et nous
avons tout motif de croire qu'il en est encore de même lorsque
l'enfant, par une sorte de réveil ou plutôt d'éveil progressif,
entre peu à peu en jouissance des facultés de la vie intellec-
tuelle. Il est aussi contraire à une induction légitime de refuser
aux animaux toute connaissance et même tout sentiment
de leur individualité, que de leur accorder une connaissance
et une personnalité pareilles aux nôtres. La personne humaine
est le mode le plus élevé de la conscience du moi, ou du moins
nous n'avons pas l'idée d'un mode plus élevé ; mais cette
conscience a ses degrés et son évolution progressive comme
les autres phénomènes de la vie.
364. — Si une ligne de démarcation tranchée ne peut pas
plus être admise là où la placent Buiïon et Maine de Biran
que là où la plaçait Descartes, il faut reconnaître que la pensée
des premiers tend à exprimer bien plus fidèlement la hiérarchie
naturelle des phénomènes et des fonctions, et la vraie distinc-
tion que le Créateur a mise entre l'humanité et l'animalité :
distinction d'un tout autre ordre que les différences qui sé-
parent une espèce animale d'une autre, et correspondant à
des destinées qui n'ont rien de comparable. La raison dit en
effet qu'il y a deux étages dans la série des phénomènes que
l'on peut qualifier tous de psychologiques, en ce sens qu'ils
affectent tous notre sens intime : un étage inférieur, compre-
nant des affections auxquelles l'animalité participe, ou, si
l'on veut, auxquelles l'homme est sujet en tant qu'il parti-
cipe à la nature animale ; et un étage supérieur, comprenant
toute la partie de la série à laquelle il est constant que l'ani-
malité reste étrangère. Ceci est un fait qu'aucune théorie ne
peut renverser, et une conception théorique sera préférable
par cela même qu'elle fera mieux ressortir un fait si capital ;
quoique d'ailleurs la séparation des étages, bien manifeste
lorsque l'on embrasse d'un coup d'œil l'ensemble des assises
dont ils se composent, perde de sa netteté vers la région
DE LA PSYCHOLOGIE. 537
moyenne où ils se pénètrent mutuellement, et n'empêche ni la
solidarité du système, ni la réaction des parties les unes sur
les autres. C'est ainsi à peu près que la distinction des étages
géologiques n'empêche pas qu'on observe des enchevêtrements
et des mélanges au passage d'un étage à l'autre, et que souvent
les terrains inférieurs portent les marques d'altérations pro-
fondes, provenant d'une influence exercée par les terrains
qui les ont recouverts.
365. — A mesure que l'on marche vers l'étage supérieur
des phénomènes de la série psychologique, ou vers la psy-
chologie exclusivement humaine, les ressources qu'on peut
tirer des observations anatomiques et physiologiques vont
en s'appauvrissant ; et il y a à cela bien des raisons évi-
dentes. D'abord l'anatomie vulgaire n'apprend sur l'organi-
sation du cerveau rien ou presque rien qui tende à expliquer
ou à faire concevoir le jeu des fonctions de cet organe de la
pensée ; une autre anatomie bien plus délicate, dont les pre-
miers essais ne remontent pas au delà du commencement de
ce siècle, est encore trop peu avancée pour jeter un grand
jour sur ce sujet si compliqué et si difficile. D'ailleurs, sans que
les aptitudes psychologiques cessent d'être liées aux carac-
tères organiques, la liaison porte (et ceci est bien important
à considérer) sur des caractères organiques d'une importance
décroissante, à mesure qu'il s'agit d'aptitudes psychologiques
d'un ordre plus élevé. Ce ne sont plus des caractères de genres,
d'espèces, mais des variétés de races, ou plus souvent encore
des variétés individuelles, dépourvues de toute fixité dans la
transmission, qui se lient aux différences d'aptitudes les plus
importantes, intellectuellement et moralement. Par là il y a
contraste bien marqué entre l'étude des faits au point de vue
du naturaliste et du médecin, et l'étude des mêmes faits ou de
faits connexes, au point de vue du psychologue et du moraliste.
Sans excéder les limites d'une induction légitime, nous pou-
vons avancer que ce contraste se maintiendra, quels que soient
les futurs progrès de l'étude des caractères organiques dans
leur liaison avec les aptitudes intellectuelles et morales.
Il est pareillement incontestable que la pensée humaine,
sans pouvoir jamais s'affranchir des liens de l'organisme,
tend de plus en plus à se gouverner dans ses évolutions pro-
gressives d'après des lois qui lui sont propres, et qui n'ont avec
538 CHAPITRE XXIII.
les dispositions organiques que des rapports de plus en plus
indirects. Tout est accommodé dans le système de la sensibi-
lité animale à la perception de l'espace et des rapports de
situation dans l'espace (139). Il y a homogénéité et liaison
directe entre les dispositions organiques de l'appareil des
sensations et les rapports pour la perception desquels il doit
servir d'intermédiaire entre l'animal et les objets extérieurs.
Mais c'est dans la conscience intime de son existence person-
nelle que l'homme trouve l'idée de la durée et de la coordi-
nation des choses dans le temps : idée que nulle disposition
organique ne peut avoir en soi la vertu de susciter, parce
qu'il s'agit de rapports dont nulle disposition organique ne
peut offrir l'empreinte et la représentation immédiate. Si donc
il faut attribuer à l'énergie propre de la force qui produit la
conscience de l'existence personnelle, la production consécu-
tive de l'idée du temps ou de la durée, il n'y a pas de raison
pour exiger que l'organisme conserve l'empreinte de toutes
les affections de l'âme qui sont la conséquence d'impressions
antérieures, et qui doivent encore exercer sur les détermi-
nations et les actes postérieurs une si capitale influence.
366. — Un homme assiste à un discours qui captive son
-attention et lui fait faire des réflexions sérieuses. En ce moment
ses sens sont excités, son cerveau travaille ; et si un œil assez
perçant pouvait lire dans les détails les plus intimes de l'orga-
nisme, il y démêlerait mille traces de ce travail des organes.
Bien plus, l'âge, le tempérament du sujet, son état de santé,
son régime diététiqj.ie, toutes choses qui certainement se
reflètent dans les dispositions organiques, exercent, concur-
remment avec le souvenir du passé et le souci de l'avenir,
une influence des moins contestables sur l'impression que le
discours produit actuellement. Cependant d'autres circon-
stances surviennent ; les sens rentrent dans le calme ou subissent
des excitations d'une autre nature ; il ne reste d'une impression
si vive qu'un souvenir qui va se perdre dans la foule des autres
souvenirs. Mais voici que vingt ans plus tard, par une de
ces liaisons d'idées que la raison aperçoit et où les sens n'ont
que faire, par une de ces analogies morales qui rapprochent
les faits physiquement les plus disparates, un événement
imprévu fait revivre ce souvenir, rappelle des réflexions
oubliées, des émotions effacées ; et désormais elles exerceront
DE LA PSYCHOLOGIE. 539
sur toute la conduite de cet homme une influence décisive :
elles le feront renoncer à ses habitudes, à ses affections les
plus chères ; elles le conduiront dans la solitude ; elles le déter-
mineront à s'imposer des privations et des austérités. Il y a
là pour le moraliste un intéressant sujet d'étude et une occa-
sion d'appliquer la connaissance qu'il a acquise des ressorts
du cœur humain ; mais s'imaginer que tout cela puisse s'expli-
quer par des plissements de fibres ou des vibrations de molé-
cules ; exiger que les dispositions organiques conservent
indéfiniment l'empreinte de toutes les aiïections qui plus tard
influent sur les déterminations de l'âme par la puissance du
souvenir, c'est tomber dans une de ces exagérations systé-
matiques que la raison repousse, lors même qu'elle n'est pas
en mesure d'en démontrer logiquement l'absurdité ou d'en
prouver expérimentalement la fausseté.
Ce que nous disons pour les idées qui se rattachent à la
notion du temps ou de la durée, se dirait, bien entendu, pour
toutes les conceptions de la raison qui n'ont point de type
physique et sensible. Il est vrai que nous ne pouvons nous
occuper d'idées abstraites sans le secours de signes sensibles,
et par là il y a toujours une part laissée à la sensibilité ani-
male et à l'organisme dans le travail de la pensée. Consi-
dérons donc deux hommes qui s'occupent des mêmes spécu-
lations abstraites, mais qui pensent dans deux langues diffé-
rentes : si l'anatomie microscopique de leurs cerveaux pou-
vait être poussée assez loin, on y trouverait (c'est bien
probable) des différences correspondant à la diversité des
sons vocaux qui s'offrent pendant ce travail à l'imagination
de l'un et de l'autre. D'autres modifications organiques corres-
pondraient au degré d'attention, à l'effort intellectuel, et
varieraient d'un individu à l'autre, d'après les aptitudes
innées ou acquises ; tandis qu'elles pourraient être identiques,
soit chez le même individu, soit chez différents individus,
quoique la méditation portât sur des sujets très divers. Main-
tenant admettrons-nous que ces modifications organiques,
insaisissables à l'observation actuelle, et pour ainsi dire
infinitésimales, qui doivent principalement différer par la
nature des signes sensibles servant de support à la pensée et
par l'intensité de l'effort intellectuel, ont pourtant je ne sais
quoi de commun ; et que ce je ne sais quoi, cet infiniment
540 CHAPITRE XXIII.
petit d'un autre ordre, représente la vérité abstraite, le théo-
rème identique pour les deux intelligences, en quelque langue
qu'elles les pensent, et quelque peine ou quelque facilité
qu'elles aient eue à les saisir? Mais le bon sens repousse un
échafaudage si compliqué et si gratuitement construit, une
hypothèse qui, loin de rien expliquer, ne laisse pas même
pressentir une explication possible.
367. — Tout ce qu'on a pu faire jusqu'ici, c'a été de tâcher
de constater les liaisons de certains caractères organiques
avec certaines aptitudes intellectuelles ou morales, sans
pénétrer nullement dans le pourquoi de ces Maisons ; tandis
que, pour les sensations animales, on entrevoit des rapports
entre la construction de l'appareil sensible et, sinon la nature,
du moins l'ordre et l'intensité des sensations produites. La
doctrine de Gall sur la corrélation des aptitudes avec les
développements des diverses régions des hémisphères céré-
braux, développements traduits selon lui par les protubé-
rances de leur enveloppe osseuse, est déjà un exemple remar-
quable des résultats auxquels peut conduire l'étude empirique
des liaisons dont il s'agit ; quoique le célèbre auteur de cette
doctrine se soit laissé entraîner prématurément, comme il
arrive toujours, à construire un système dont les meilleurs
esprits n'ont pu accepter les conséquences en ce qui dépasse
les faits observés. On sent bien que l'expérience proprement
dite, celle qui dispose artificiellement des circonstances de la
production des phénomènes pour en constater l'indépendance
ou en manifester la liaison, devient comme impossible dans
ces régions supérieures de la psychologie ; il faut s'en tenir à
l'observation des faits tels qu'ils se présentent à nous dans
toute leur complexité. Que l'on songe à quel point cette com-
plexité est prodigieuse en comparaison de la simplicité des
phénomènes astronomiques, qui échappent aussi à l'expé-
rience et qu'il faut se contenter d'observer tels qu'ils se dérou-
lent à nous, et l'on comprendra sans peine combien doit être
grande la difficulté de débrouiller l'ordre vrai, la subordina-
tion effective des phénomènes psychologiques à travers la
complication des apparences. Cependant on peut approcher
de la solution de ce beau problème, et l'on en approchera
sans doute par une étude minutieuse, patiente et intelligente.
On comparera les lésions et les altérations organiques, résul-
DE LA PSYCHOLOGIE. 541
tant d'anomalies morbides ou monstrueuses, à la nature des
désordres généraux ou partiels qu'elles auront amenés dans
les fonctions de la vie intellectuelle, tels que l'abolition de la
mémoire pour certaines classes de faits ou de mots, la perver-
sion de certains jugements ou de certains goûts, les halluci-
nations de diverses espèces ; et en même temps qu'on établira
des rapprochements entre l'organisme et les fonctions, on aura
une connaissance moins imparfaite de la subordination des
fonctions, ce qui est la question proprement psychologique,
plus importante en elle-même que les rapports des fonctions
avec les conformations organiques.
Comme il s'agit, dans cette étude comparative, d'une part
de variétés organiques d'une importance caractéristique
décroissante, et par là même moins nettement accusées et en
quelque sorte fugitives, d'autre part de phénomènes très
complexes pour lesquels beaucoup de causes concourent (de
manière que chaque cause en particulier dispose à la produc-
tion d'un certain effet, plutôt qu'elle ne le produit efficace-
ment et constamment), c'est le cas de procéder par la voie de
la statistique, c'est-à-dire d'accumuler des observations en
grand nombre pour tâcher de démêler des influences constantes
en compensant les effets dus à des causes fortuites et variables.
C'est ainsi qu'on parviendra à donner de la précision à l'appré-
ciation vague que chacun fait à part soi de l'influence que
les âges, les tempéraments, le régime diététique, les caractères
des races exercent sur les aptitudes morales et intellectuelles ;
influences qui souvent ne se manifesteraient pas dans une
comparaison d'individu à individu, quoiqu'elle frappe tous
les yeux et qu'elle ait donné lieu à des sentences proverbiales,
lorsque, sans même recourir à l'enregistrement statistique,
on compare dans une vue d'ensemble une race à une race
un sexe à l'autre, la jeunesse à la vieillesse, et ainsi de suite.
368. — La même méthode est apphcable quand il s'agit
d'étudier, non plus l'influence immédiate de l'organisme sur
la production des phénomènes psychologiques, mais l'influence
que ces phénomènes ont les uns sur les autres, de quelque
manière qu'ils relèvent de l'organisme, médiatement ou immé-
diatement. Si, par exemple, les documents statistiques consta-
tent une liaison entre les âges et la criminalité ou le penchant
à lajperpétration de telle espèce de crime, ils constateront
542 CHAPITRE XXIII.
aussi bien une liaison entre la criminalité et le degré d'ins-
truction, sans que dans l'un et l'autre cas la constatation du
lien emporte l'explication des causes ou du mode d'influence
bien qu'une suite d'observations statistiques, convenablement
dirigées, puisse à la longue jeter du jour sur la nature même de
l'influence. Il n'est pas non plus impossible d'instituer en cer-
tains cas un système d'expériences qui mette en évidence les
influences qu'on veut étudier, et les isole assez bien des in-
fluences accessoires et perturbatrices, sans qu'il faille absolu-
ment pour cela recourir à de nombreuses séries d'observations
comme celles que la statistique enregistre. La pédagogie, par
exemple, est une science ou un art dont les relations avec
la psychologie générale sont à peu près celles de la méde-
cine avec la physiologie. En pédagogie comme en médecine,
on n'est pas strictement borné à l'observation des phéno-
mènes tels qu'ils se produisent d'eux-mêmes : l'expérimenta-
tion directe n'est pas impossible, quoique le respect dû à la
nature humaine et le but même de l'art ajoutent aux difficultés
intrinsèques de l'expérimentation et en restreignent le champ.
Or, l'expérimentation pédagogique, bien conduite, est très
propre à éclairer le jeu des facultés de l'esprit et des pen-
chants du cœur, la liaison des aptitudes et des caractères.
Pour prendre un seul exemple, celui du délassement par la
variété des travaux, n'est-il pas clair qu'on peut mettre assez
de précision dans les conditions des expériences dont ce
point serait l'objet, pour déterminer indirectement quelles
sont les facultés entre lesquelles la nature a mis le plus d'indé-
pendance par la constitution même des organes de la pensée,
de manière à confirmer ou à renverser une théorie fondée sur
des considérations d'un autre ordre, comme le système phré-
nologique de Gall ?
369. — Mais il faudra bien du temps et des elforts avant que
la psychologie comme la médecine aient pu être ramenées
à une forme vraiment scientifique ; et quand même l'esprit
humain ne devrait jamais être en mesure d'opérer cette réduc-
tion, il ne s'ensuivrait pas que le précepte de l'oracle (rvwôt
ffauTÔv fût un précepte vain, car la science n'est que l'une des
formes de la gnose ou du savoir, dans la plus large acception
du mot (305). A supposer donc que la psychologie ne fût
point destinée à revêtir jamais la forme d'un système scien-
DE LA PSYCHOLOGIE. 543
tifique, il n'en faudrait nullement conclure qu'il n'y a rien
à tirer des proverbes vulgaires et des méditations des philo-
sophes au sujet des faits psychologiques ; il se trouverait seu-
lement que la psychologie échappant au progrès indéfini qui
n'appartient qu'aux connaissances enchaînées en systèmes
scientifiques, la sagesse des temps anciens aurait recueilli de
bonne heure tout ce qu'on peut tirer de vrai et d'utile de
l'observation réfléchie des phénomènes psychologiques, tout
ce que donne cette observation quand on ne la plie point à
des hypothèses arbitraires et à des systèmes prématurés.
Ne retrouvons-nous pas, dans la psychologie ainsi conçue^
le type de cette philosophie socratique, si vantée chez les
Grecs et pourtant sitôt remplacée par les systèmes profonds
ou subtils des hommes célèbres immédiatement sortis de
l'école de Socrate? A en juger d'après la tradition de l'anti-
quité, ne pourrait-on pas rapprocher l'étude de l'homme
intellectuel et moral, telle que Socrate paraît l'avoir conçue,
de la médecine hippocratique, pure de tout système, formée
bien avant l'époque où l'on a pu songer à coordonner scien-
tifiquement les faits pathologiques qui, de nos jours encore,
donnent heu à tant de théories éphémères, et pourtant déjà
si riche en aphorismes profonds, en diagnostics judicieux,
en prescriptions que leur sagesse a fait survivre à toutes les
révolutions de la science?
370. — S'il est, en eiïet, de la nature des faits psycholo-
giques de se traduire en aphorismes plutôt qu'en théorèmes ;
si du moins, jusqu'à présent, la supériorité des notions de
l'homme éclairé sur celles du vulgaire, en ce qui touche à cet
ordre de phénomènes, a été un fruit de la sagesse plutôt
qu'une acquisition de la science, on en peut tirer cette con-
clusion pratique, que les travaux littéraires de la jeunesse
doivent la préparer à l'observation de la nature morale et
intellectuelle de l'homme, mais que la psychologie ne peut
réellement pas être prise pour le sujet d'un cours élémentaire
et dogmatique. L'expérience constate que l'enseignement
oral n'est fructueux pour de jeunes intelligences qu'à condi-
tion de porter sur des idées précises, soumises à un enchaî-
nement rigoureux. Là où la nature des choses ou l'imperfection
de nos connaissances ont mis obstacle à l'exacte définition des
idées et à leur enchaînement systématique, maîtres et élèves
544 CHAPITRE XXIII.
sont obligés de se payer de mots, de formules creuses et arbi-
traires.
La logique, au contraire, est une véritable science qui
vient se placer sans effort dans le cadre de l'enseignement :
on en peut dire autant de ces problèmes philosophiques qui,
pour n'être pas susceptibles d'une solution scientifiquement
démontrée, n'en comportent pas moins une définition rigou-
reuse et une analyse exacte (321).
Ceux qui sont d'avis d'introduire la psychologie dans l'ensei-
gnement en la plaçant en tête du cours d'études philosophiques,
donnent naturellement pour raison qu'il est dans l'ordre d'étu-
dier les facultés de l'esprit humain avant de procéder à l'ana-
lyse des idées que ces facultés lui procurent. Les anciens sco-
lastiques alléguaient un motif tout aussi plausible d'attribuer
la priorité à la logique, quand ils disaient que la logique est
l'instrument qui nous sert dans la recherche de la vérité, et
qu'il faut d'abord apprendre à connaître l'instrument qu'on
doit manier. Mais heureusement la nature nous a accordé
plus de liberté dans le jeu de nos facultés, et dans les exercices
qui doivent les perfectionner. On peut étudier la logique et
approfondir une foule de questions qui tiennent à la philo-
sophie générale, sans porter son attention sur les fonctions
psychologiques ; tout comme on peut apprendre la gymnas-
tique sans une étude préalable de l'anatomie du corps humain,
et tout comme un maître de musique peut donner à son élève
des leçons profitables, sans être obligé de lui enseigner d'abord
les théories de l'acoustique ou l'anatomie de l'oreille, que
presque toujours il ignore lui-même.
371. — Laissons là au surplus cette question qui intéresse
la pratique de l'enseignement plutôt que la doctrine, et venons
à la discussion du principe même d'où partent les philosophes
qui ont la prétention d'atteindre à la démonstration scien-
tifique aussi bien que les physiciens et les chimistes, et peut-
être même mieux qu'eux ; d'être comme eux les continua-
teurs de la réforme de Bacon, en fondant leurs systèmes phi-
losophiques sur la psychologie, et la psychologie sur l'obser-
vation. Le principe de ces philosophes est qu'il y a deux sortes
d'observation, correspondant à deux sortes de faits distincts,
ou plutôt contrastants : une observation par les sens, laquelle
s'applique aux phénomènes du monde extérieur, et à l'étude
DE LA PSYCHOLOGIE. 545
de l'homme lui-même, considéré dans sa nature corporelle ;
et une observation intérieure, qui n'est que la contemplation
attentive des faits de conscience, c'est-à-dire des phénomènes
psychologiques qui se passent dans la conscience, et qui nous
sont immédiatement connus par la conscience que nous en
avons ^. Sans doute cette distinction est fondée, en ce que les
matériaux de nos connaissances et de nos idées nous sont four-
nis, les uns par le rapport des sens proprement dits, les autres
par les affections intérieures de notre sensibilité, d'autres
enfin par une faculté supérieure à laquelle nous donnons le
nom de raison ; mais toutes nos facultés se tiennent, et toutes
nos connaissances s'enchaînent. Si le physicien et le natura-
liste observent avec les sens, ils observent bien plus encore
avec la raison ; et l'on ne peut faire usage de la raison et des
sens sans une sorte d'observation intérieure du témoignage
que la conscience nous donne des impressions des sens et des
conceptions de la raison. Toutefois, lorsqu'on emploie le terme
d'observation dans le langage des sciences, lorsqu'on oppose les
sciences d'observation aux sciences fondées sur le calcul et le
raisonnement, on entend parler d'une observation régulière-
ment organisée et systématiquement conduite, qui arrive à la
découverte de phénomènes cachés, au moyen des liaisons que
la raison conçoit entre les phénomènes apparents, et en s'ai-
dant, tantôt de l'artifice des méthodes, comme dans les recher-
ches de statistique, tantôt de l'artifice des instruments, comme
en astronomie et en physique. On ne s'avisera pas de dire que
l'arithmétique et la géométrie sont des sciences d'observation,
parce que, si nous rentrons en nous-mêmes, et si nous y obser-
vons ce qu'on appelle les faits de conscience, nous trouverons
que nous avons l'idée du nombre, l'idée de l'espace, l'idée de
la ligne droite, l'idée des axiomes mathématiques : par exem-
1 <: C'est un nom à jamais respectable que celui de la conscience, lorsqu'il
signifie le sentiment vif et profond de nos devoirs, de quelque manière
que ces devoirs nous soient connus, soit qu'un instinct moral nous les
révèle immédiatement, soit que l'expérience et la réflexion nous les aient
enseignés ; mais étendre ce nom de conscience et celui de faits observés
à des abstractions métaphysiques, à des intuitions mentales, à des inspi-
rations secrètes, c'est substituer aux réalités les prestiges, à l'étude
l'enthousiasme, et à la science les croyances. » Daunou, Cours d'histoire
professé au Collège de France en 1828. — Nous citons ce jugement sévère,
sans l'approuver de tout point, à beaucoup près, et en tâchant d'expliquer
ce qu'il a de vrai.
35
546 CHAPITRE XXIJI.
pie, que le tout est plus grand que la partie et que la ligne
droite est la plus courte qu'on puisse mener entre deux points.
La psychologie ne serait pas davantage une science d'obser-
vation, parce que l'observation intérieure, c'est-à-dire l'atten-
tion donnée au témoignage de la conscience, aurait appris aux
philosophes, comme à tout le monde, que l'homme éprouve
des sensations, des désirs, qu'il a des idées, une volonté ; qu'il
juge et délibère ; qu'il se sent, suivant les circonstances, con-
traint ou libre dans ses déterminations. Si les philosophes,
en raisonnant sur ces données premières communes à tous les
liommes, arrivent à des conséquences que le vulgaire ignore,
et souvent à des conséquences sur lesquelles les philosophes
sont loin d'être d'accord, ce serait abuser des mots que de
ranger leurs théories, quelle qu'en puisse être la valeur scien-
tifique, parmi les sciences d'observation. Toute la question
est donc de savoir si l'ol^servation intérieure dont les philo-
sophes nous parlent peut être poussée au delà de ces notions
premières, et même indéfiniment poursuivie, de manière à
procurer à une suite d'oljservateurs assidus, patients, dont
chacun s'aiderait méthodiquement des travaux de ses devan-
ciers, non seulement la solution formelle d'une multitude
de problèmes actuellement soulevés, mais encore la découverte
d'une multitude de faits dont on n'a présentement nulle idée ;
ou si au contraire la psychologie, au cas qu'elle puisse être
amenée un jour à prendre rang parmi les sciences d'observa-
tion, n'y doit pas être amenée à la faveur d'un système d'inves-
tigations empiriques, sinon parfaitement semblable à celui
qui prévaut dans telle ou telle branche des sciences physiques
ou naturelles (puisque à cet égard toutes les sciences d'observa-
tion offrent quelque chose de particulier), du moins analogue
et n'en différant que par des variétés spécifiques, au lieu de
former un genre distinct et contrastant.
372. — Or, poser la question dans ces termes, c'est à peu
près la résoudre. Outre que l'expérience nous apprend que
cette observation intérieure, cette contemplation solitaire
des phénomènes qui se passent dans le secret de la conscience,
n'a jamais rien produit qui ressemble à un corps de doctrine
scientifique, il est facile de comprendre pourquoi ce résultat ou
cette absence de résultat. Ce n'est pas sans raison qu'on a
depuis si longtemps comparé la conscience des psychologues
DE LA PSYCHOLOGIE. 547
à l'oeil qui voit les objets hors de lui et qui ne peut pas se voir
lui-même ^ : sans que l'artifice du miroir, qui permet à l'œil
de se contempler dans son image, ait un analogue lorsqu'il
s'agit de la vue de la conscience, puisque, par l'intervention
même de la réflexion sur les faits de conscience, les phénomènes
qu'on veut observer se trouvent nécessairement compliqués
d'un phénomène nouveau, et souvent modifiés ou dénaturés.
Les astronomes, les naturalistes micrographes, qui observent
"avec les yeux aidés d'instruments puissants, savent combien
l'on est sujet à se faire illusion dans des observations déli-
cates, en croyant voir ce que l'on compte et désire voir d'après
des opinions préconçues. Si la pensée peut réagir à ce point
sur la sensation dont les conditions organiques et physiolo-
giques ont beaucoup plus de fixité, à bien plus forte raison les
phénomènes intellectuels d'un ordre plus élevé, qui ont leur
retentissement dans la conscience, doivent-ils être troublés
par l'attention qu'on y donne : à ce point qu'il devient diffi-
cile ou même impossible de les saisir par l'observation inté-
rieure, tels qu'ils sont ou tels qu'ils seraient sans l'immixtion
inévitable de cette cause perturbatrice. Ici (pour employer
figurément le langage des astronomes) les effets des causes
perturbatrices sont du même ordre de grandeur que les effets
des causes principales qu'on voudrait dégager.
Non seulement l'attention donnée aux faits de conscience
les modifie et les altère, mais souvent elle les fait passer du
néant à l'être ; ou, pour parler plus exactement, elle amène
à l'état de faits de conscience des phénomènes psychologiques
qui n'auraient pas de retentissement dans la conscience sans
l'attention qu'on y donne, et qui peuvent traverser une mul-
titude de phases avant d'atteindre celle dont nous avons une
eonscience claire, la seule qui soit susceptible de devenir
l'objet de l'observation intérieure. Quelle idée aurions-nous
de notre mode d'apparition sur la terre, et de notre manière
d'exister dans la première enfance, si l'on nous avait aban-
donnés dès le bas âge dans la solitude ; si la vue de ce qui
arrive à nos semblables et les récits de nos parents ne nous
instruisaient de ce qui nous est arrivé dans ce période de la
première enfance dont notre mémoire ne garde point de traces ?
1 « Ut oculus, sic animus, se non vidons, alia cernit. o Cic, Tusc, lib. i
c 28.
548 CHAPITRE XXIII.
Or, chaque phénomène psychologique, dans son évolution
progressive, a pour ainsi dire sa première enfance, phase que
la conscience ne peut point saisir, ni la mémoire retenir, et
dont nous ne jugeons que par induction, par analogie, par
l'observation indirecte de manifestations extérieures que
nous avons de bons motifs de croke liées aux phénomènes
intérieurs, soustraits à l'observation directe.
373, — D'autres remarques se présentent encore. Pour
qu'un» observation puisse être qualifiée de scientifique, il
faut qu'elle soit susceptible d'être faite et répétée dans des
circonstances qui comportent une définition exacte, de manière
qu'à chaque répétition des mêmes circonstances on puisse
toujours constater l'identité des résultats, au moins entre les
limites de l'erreur qui affecte inévitablement nos détermina-
tions empiriques. Il faut en outre que, dans les circonstances
définies, et entre les limites d'erreurs qui viennent d'être
indiquées, les résultats soient indépendants de la constitu-
tion de l'observateur ; ou que, s'il y a des exceptions, elles
tiennent à une anomalie de constitution, qui rend manifes-
tement tel individu impropre à tel genre d'observation, sans
ébranler notre confiance dans la constance et dans la vérité
intrinsèque du fait observé. Mais rien de semblable ne se
rencontre dans les conditions de l'observation intérieure sur
laquelle on voudrait fonder une psychologie scientifique ;
d'une part, il s'agit de phénomènes fugaces, insaisissables
dans leurs perpétuelles métamo-rphoses et dans leurs modi-
fications continues ; d'autre part, ces phénomènes sont essen-
tiellement variables avec les individus en qui se confondent
le rôle d'observateur et celui de sujet d'observation; ils
changent, souvent du tout au tout, par suite des variétés de
constitution qui ont le plus de mobilité et d'inconsistance,
le moins de valeur caractéristique ou d'importance dans le
plan général des œuvres de la nature. Que m'importent les
découvertes qu'un philosophe a faites ou cru faire dans les
profondeurs de sa conscience, si je ne lis pas la même chose
dans la mienne ou si j'y lis tout autre chose? Gela peut-il se
comparer aux découvertes d'un astronome, d'un physicien,
d'un naturaliste qui me convie à voir ce qu'il a vu, à palper
ce qu'il a palpé, et qui, si je n'ai pas l'œil assez bon ou le tact
assez délicat, s'adressera à tant d'autres personnes mieux
DE LA PSYCHOLOGIE. 549
douées que je ne le suis, et qui verront ou palperont si exacte-
ment la même chose, qu'il faudra bien me rendre à la vérité
d'une observation dont témoignent tous ceux en qui se trou-
vent les qualités du témoin ?
Aussi voyons-nous que les observations les plus utiles sur
la nature intellectuelle et morale de l'homme, recueillies,
non par des philosophes enclins aux théories et aux systèmes,
mais par des hommes vraiment doués de l'esprit d'observa-
tion et portés à saisir le côté pratique des choses, par des
moralistes, des historiens, des hommes d'État, des législa-
teurs, des instituteurs de la jeunesse, n'ont pas été en général
le fruit d'une contemplation solitaire et d'une étude intérieure
des faits de conscience, mais bien plutôt le résultat d'une
étude attentive de la conduite des hommes placés dans des
situations variées, soumis à des passions et à des influences
de toutes sortes, dont l'observateur a grand soin de s'affran-
chir autant que possible ; de manière qu'ici comme ailleurs
l'observation directe porte principalement sur des faits sen-
sibles que le témoignage de notre conscience nous apprend,
il est vrai, à rattacher à des affections intérieures qui échappent
aux sens. En cela les observations dont nous parlons ressem-
blent à celles du physiologiste, qui juge de la sensibilité de
certains tissus d'un animal par les mouvements convulsifs
que l'animal exécute quand on lèse ces tissus. Elles ont une
ressemblance, quoique plus éloignée, avec les observations
du physicien, qui juge des vitesses relatives des mouvements
vibratoires de deux corps sonores par l'intervalle musical
des deux sons produits.
374. — Si pourtant on n'est point parvenu à donner aux
faits ainsi recueillis sur la nature intellectuelle et morale de
l'homme une coordination scientifique comparable à celle qui
enchaîne les faits révélés par une observation méthodique
de la nature inanimée et de l'organisme vivant, la raison en
est évidente, et tient à la nature des faits observés, bien plus
qu'à celle des instruments d'observation. Nous avons été doués
de quelques sens d'une exquise perfection et admirablement
adaptés à nos rapports naturels avec les objets extérieurs
en tout ce qui a pour objet l'entretien de la vie animale dans
les individus et dans l'espèce : toutefois ces sens nous feraient
bientôt défaut dans l'investigation scientifique des phéno-
550 CHAPITRE XXIII.
mènes sensibles, comme le témoignage de la conscience dans
l'-4nvestigation scientifique des phénomènes internes, si la
raison n'apercevait pas entre les faits sensibles des dépen-
dances telles, que les uns peuvent être pris pour la manifes-
tation et la mesure des autres. Nous atteignons ainsi, par
une observation indirecte, des faits qu'il ne nous serait pas
donné d'atteindre par l'observation directe. Nous mesurons
ainsi des grandeurs hors de toute proportion avec les organes
des sens, la vitesse si grande de la lumière et les dimensions
si petites des ondulations lumineuses. Tout ceci est une con-
séquence de l'inépuisable variété des combinaisons auxquelles
donne lieu la coordination des phénomènes dans l'espace,
et de la fécondité qui est propre aux conceptions géomé-
triques (141). Mais lorsqu'on aborde immédiatement l'étude
des phénomènes intellectuels de l'ordre le plus élevé, de ma-
nière à perdre toute trace des rapports des fonctions avec
l'organisme, les phénomènes échappent à toute coordina-
tion dans l'espace. Ils ne sont point affranchis pour cela de
la coordination dans le temps ; mais, quant à l'investigation
empirique, cette condition est comme non existante. Nous
n'avons, à ce qu'il semble, aucun moyen d'apprécier le temps
qu'exige l'accomplissement d'un phénomène de cette nature,
l'intervalle de temps qui sépare nécessairement deux phéno-
mènes déterminés ou deux phases déterminées d'un même
phénomène. Des phénomènes peuvent se superposer, se con-
fondre, sans qu'il nous soit donné de les distinguer, ni par leur
coordination dans l'espace, ni par leur coordination dans le
temps.
On ne saurait espérer de surmonter ces obstacles qu'en
renouant, si faire se peut, la chaîne interrompue ; et pour cela
il faut procéder graduellement dans l'étude régulière et métho-
dique des phénomènes intellectuels, en partant de ceux dont
les liaisoiis avec les conditions de structure organique sont
le plus évidentes, et en allant ainsi de proche en proche : de
manière ù profiter de l'arrangement déjà mis dans les phéno-
mènes d'un ordre inférieur, pour tenter l'aïnilyse et l'arrange-
ment scientifique des phénomènes de l'ordre immédiatement
supérieur.
Là enfin où toute représentation dans l'espace devient
impossible, où toute mesure nous fait défaut, les moyens de
DE LA PSYCHOLOGIE. 551
précision et de contrôle scientifique, tirés de l'emploi des
nombres, trouvent encore leur place. La conception de l'ordre,
des combinaisons et des chances est supérieure en abstrac-
tion et en généralité aux idées mêmes de l'espace et du temps ;
par suite, les nombres régissent le monde intellectuel et moral
comme le monde physique (36) ; et les chiffres de la statis-
tique, habilement employés, peuvent encore mettre en lumière
des combinaisons et un arrangement régulier que la complexité
des causes et des effets ne permettrait pas de démêler dans
l'observation des cas individuels. Souvent les procédés de la
statistique ne font que donner plus de rigueur et de clarté
à des notions qu'on acquiert par l'expérience de la vie, et qui
se produisent sous forme de maximes générales ou d'apho-
rismes dans les écrits des philosophes et des moralistes, mais
qui ne deviennent des éléments de recherches et de comparai-
sons scientifiques que lorsqu'elles ont été fixées par des chiffres.
Ainsi, de quelque manière que l'on envisage la psychologie
empirique, on ne voit pas qu'elle puisse être fondée sur des
procédés d'observation essentiellement différents de ceux
qu'on emploie dans les autres recherches scientifiques ; elle
est dans le cas des autres sciences qui toutes ont leurs diffi-
cultés propres, auxquelles il faut accommoder les méthodes
d'observation, en leur faisant subir des modifications diverses.
Seulement les difficultés sont ici plus grandes, de manière à
rendre les progrès plus lents et l'avènement de la forme vrai-
ment scientifique beaucoup plus tardif.
375. — Outre cette psychologie empirique qui est une
branche de l'anthropologie, et qu'on peut regarder en quelque
sorte comme le couronnement de toutes les sciences natu-
relles, il y a sans doute une autre psychologie qui n'exige pas
cet appareil d'observations, cette lente accumulation de faits
détaillés, et qu'on ne doit pas plus ranger parmi les sciences
dites d'observation, qu'on n'y rangerait l'arithmétique ou la
géométrie, quoiqu'elle s'appuie sur quelques faits observables
et observés, condition sans laquelle toute science serait chi-
mérique. Il est clair qu'on peut étudier les conditions d'un
raisonnement concluant, classer nos idées en diverses caté-
gories, exposer les règles d'une bonne méthode, discuter la
valeur des divers genres de preuves et d'inductions, invo-
quer des principes de morale, en poursuivre l'application à
552 CHAPITRE XXIII.
des espèces données, sans rechercher comment, sous quelles
conditions, en vertu de quelles forces, par quels ressorts natu-
rels les notions, les idées, les règles, les principes dont il s'agit
ont fait leur apparition dans l'esprit. La psychologie ainsi
conçue n'est pas autre chose que la logique et la morale dog-
matique. Loin d'avoir son fondement, comme la psychologie
empirique, dans l'étude de l'organisme, des fonctions de la
vie, des aptitudes et des besoins naturels de l'homme, elle
tend continuellement à faire abstraction de toutes ces choses,
pour exposer des rapports et des vérités générales que l'homme
saisit en sa qualité d'être intelligent et de créature raisonna-
ble, comme pourrait le faire toute autre créature à qui Dieu
aurait départi dans la même mesure, mais par d'autres
moyens, dans un ordre de choses physiquement différent,
l'intelligence et la raison.
S'il a fallu que les sens et le cerveau de l'homme fussent
organisés d'une certaine façon plutôt que d'une autre pour
mettre son intelligence en état de concevoir les idées et les
raisonnements géométriques ; s'il a fallu de plus un enchaî-
nement très compliqué d'événements historiques pour ame-
ner certaines sociétés humaines à un état de culture intel-
lectuelle qui peiTnît le développement des sciences et de la
géométrie en particulier, nous voyons très clairement que
l'essence des vérités géométriques ne dépend pas de la marche
des événements qui ont amené le défrichement des forêts,
la construction des villes, l'invention de l'écriture, celle de
l'imprimerie, et finalement l'établissement des chaires et des
académies. Nous voyons avec la même clarté qu'elle ne dépend
pas davantage du mode d'agencement des ganglions et des
plexus nerveux, de la composition du sang et des humeurs,
des propriétés de la chaleur et de l'électricité ; et s'il a plu au
Créateur, dans l'économie du monde qui est l'objet de nos
observations, d'employer tant de singuliers ressorts pour
révéler à un Newton, et par lui aux autres hommes, des vérités
iondamentales qui leur étaient cachées, la disparité du résultat
^ct des moyens, la simplicité et la grande généralité de l'un,
la complexité et la frappante singularité des autres, nous
forcent à croire que le même résultat eût pu être obtenu par
d'autres moyens, ou tout au moins que la légitimité de nos juge-
ments sur les résultats n'est point subordonnée à l'état de nos
DE LA PSYCHOLOGIE. 553
connaissances sur la nature des moyens. Ce que nous disons à
propos des conceptions géométriques peut se dire à propos
des notions plus abstraites encore et plus générales qui sont
l'objet de la logique. Tout de même la notion du juste et
de l'injuste, celle de l'obligation de respecter les droits et les
personnes de nos semblables, se présentent à notre esprit
comme ne dépendant pas de la nature des causes qui ont
perfectionné notre espèce jusqu'au point de constituer à
l'état de personne l'individu vivant, non plus que des ins-
tincts et des besoins qui ont créé au sein des sociétés humaines
les diverses sortes de propriétés : en sorte que les mêmes
principes régulateurs devraient gouverner des êtres égale-
ment parvenus à la dignité de personnes morales, mais dans
des circonstances physiquement et historiquement dissem-
blables de celles au milieu desquelles s'accomplissent les desti-
nées de l'humanité (169 el suiv.).
376. — Ainsi, il faut se garder de confondre la psychologie,
qui est la connaissance empirique des faits intellectuels, dans
leurs rapports naturels avec l'organisation et la constitution
du sujet pensant, et la logique qui traite des rapports entre les
idées, tels qu'ils résultent (comme la raison nous le fait voir)
de la nature des idées mêmes, indépendamment de leur mode
d'élaboration et d'apparition dans l'esprit humaine C'est
toujours la même distinction qui revient entre le sujet qui
«onnaît et l'objet de la connaissance ; entre les choses qui
1 « On voit que la logique, depuis les temps les plus reculés, se présente
avec des caractères de certitude propres à la science, puisqu'elle ne s'est
pas trouvée dans le cas de faire un pas en arrière depuis Aristote ; à moins
peut-être qu'on ne veuille considérer comme des réformes le retranche-
ment de quelques subtilités superflues ou l'addition de quelques expli-
cations plus claires, quoique cela tienne plutôt à l'élégance qu'à la certi-
tude de la science. Ce qu'il y a encore de remarquable dans la logique,
c'est qu'elle n'a pas non plus jusqu'ici fait un pas en avant, de sorte qu'elle a
tout l'air d'avoir été complètement achevée et perfectionnée dès sa nais-
sance. Car, si quelques modernes ont cru ajouter par l'intercalation de
quelques chapitres, soit psychologiques, sur les diverses facultés de l'intelli-
gence, telles que l'imagination, l'esprit (Wilz) ; soit métaphysiques, sur
l'origine de la connaissance et sur les différentes espèces de certitude
selon la diversité des objets (l'idéaUsme, le scepticisme, etc.) ; soit anthro-
pologiques, sur les préjugés, leurs causes et leurs remèdes ; ils n'en ont
agi ainsi que parce qu'ils méconnaissaient la nature propre de cette
science. Ce n'est pas étendre les sciences, mais les bouleverser, que de dé-
placer ainsi les bornes qui les séparent. » Kant, Préface de la 2« édition
de la Critique de la Raison pure, in princip.
554 CHAPITRE XXIII.
dépendent de la constitution du sujet pensant, et celles qui ne
dépendent au contraire que des qualités propres aux objets
de la pensée. D'ailleurs cette distinction foncière ne saurait
empêcher qu'on ne soit souvent amené, en traitantde la logique
abstraite et rationnelle, à toucher à des questions dont la
solution empirique appartient à la psychologie proprement
dite, considérée comme une branche de l'anthropologie ou de
l'histoire naturelle de l'homme ; et encore moins pourrait-
on entrer dans l'application des principes souverains de la mo-
rale sans sortir du cercle des al>stractions pour considérer
l'homme tel que la nature l'a fait, avec ses appétits, ses ins-
tincts, ses besoins, qui tiennent à la constitution physique des
individus et de l'espèce.
Nous avons tâché de bien marquer le contraste entre la
psychologie et la logique, d'indiquer le vrai caractère de la
psychologie empirique, de faire voir en quoi consiste l'obser-
vation psychologique, parce qu'il nous a paru que, sur tous
ces points, les doctrines modernes avaient introduit de la
confusion ; mais nous ne perdons pas de vue que toutes nos
classifications ont quelque chose d'artificiel, et qu'en défini-
tive (comme nous l'avons nous-même si souvent rappelé)
toutes nos connaissances se lient, parce que toutes nos facultés
s'entr'aident.
CHAPITRE XXIV
Examen de quelques systèmes philosophiques, dans
leurs rapports avec les doctrines professées dans
cet ouvrage. — platon. — aristote. — bacon. — des-
cartes. — leibnitz. — kant.
377. — Nous ne pouvons certainement nous proposer de
passer en revue les innombrables systèmes des philosophes,
ni même d'en esquisser quelques-uns en n'omettant aucun
trait essentiel : si nous terminons cet ouvrage par quelques
considérations historiques, notre but n'est et ne peut être que
d'indiquer de la manière la plus rapide, pour l'éclaircissement
de nos propres doctrines, les rapprochements qu'il semble
naturel d'en faire avec quelques doctrines célèbres, vers
lesquelles, comme vers autant de types, se reportent volon-
tiers tous les esprits cultivés.
Ab Jove incipiendum}. Il est tout simple qu'on s'adresse
d'abord à l'oracle de la sagesse antique, au divin Platon, dont
les écrits ont eu sur la philosophie hellénique, et par suite
jusque sur la philosophie des temps modernes, une influence
comparable à celle que les poèmes homériques ont exercée sur
les lettres grecques, et par suite sur toutes les littératures de
l'Europe occidentale, malgré toutes les destructions opérées
par la barbarie, et toutes les révolutions survenues dans les
religions, dans les langues et dans les mœurs. Or, si nous
essayons de trier, dans le vaste système des subtilités dialec-
tiques et des conceptions poétiques de Platon, ce qui a le plus
directement trait à notre sujet, nous trouvons d'abord qu'il a
1 QUINTIL., X, 1.
556 CHAPITRE XXIV.
été donné à son beau génie d'exprimer par l'image la plus
saisissante, par le mythe ou l'emblème fameux de la Caverne,
les conditions abstraites du problème fondamental de la phi-
losophie critique, de celui qui consiste à remonter de l'idée à
l'objet, des apparences aux choses, des phénomènes à la réa-
lité, relative ou absolue. Des prisonniers sont enfermés dans
une caverne^ ; ils tournent forcément le dos à la pâle lumière
d'un feu qui de loin les éclaire ; des figures de marionnettes
passent et repassent devant l'ouverture de la caverne, sur le
fond de laquelle elles projettent leurs ombres, qui sont l'unique
spectacle dont les prisonniers puissent jouir et la source unique
des idées qu'ils se font des choses. Quelle distance de ces fan-
tômes aux simulacres de bois ou de pierre qui les engendrent,
et de ceux-ci à la nature vivante et animée ! Et avec quelles
précautions, quand on rendra la liberté aux prisonniers et
qu'on brisera peu à peu leurs entraves, ne faudra-t-il pas accou-
tumer leurs yeux débiles à supporter d'ajjord l'aspect du feu
auquel la caverne doit le peu de clarté dont elle jouit, puis
la lumière réfléchie du soleil, et enfin le soleil lui-même !
L'image est d'un bout à l'autre d'une justesse frappante (83) ;
mais Platon, qui conçoit si bien le rapport de l'apparence ou
du phénomène à la réalité, ne songe pas à se demander com-
ment, malgré leurs chaînes, les prisonniers de la caverne
pourront distinguer les ombres qui se projettent devant leurs
yeux sains et bien constitués, quoique faibles, d'avec les taches
et les vains fantômes qui, sans cause extérieure, oiïusque-
raient leurs yeux et leur imagination malades. Il ne s'avise pas
de cette critique qui, procédant par voie d'induction probable
et non de démonstration positive, discerne dans une impres-
sion complexe ce qu'elle a d'affectif de ce qu'elle a de repré-
sentatif ; ce qui tient au sujet sentant et ce qui provient de
la nature de l'objet de la connaissance ; ce qui nous trompe
ou ne nous apprend rien et ce qui nous donne une connais-
sance vraie, quoique la vérité connue ne soit pas encore, ou
puisse n'être pas encore la vérité absolue, mais une vérité
relative, la seule probablement à laquelle des êtres créés
puissent atteindre.
Ou plutôt cette critique n'échappe pas à un esprit tel que
• Rép., liv. VII.
EXAMEN DE SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. 557
Platon, mais il la dédaigne. Lui-même a soin de nous l'appren-
dre dans le Théétèle, où Socrate, après avoir rappelé l'éternelle
objection tirée des rêves et de la folie, et après avoir raillé la
doctrine de Protagoras, qui fait de la sensation le critère de
la science, et de l'homme la mesure de îoaies choses, en deman-
dant pourquoi le pourceau et le cynocéphale n'auraient pas
aussi légitimement la même prétention, met dans la bouche
de Protagoras ou de ses partisans cette réplique si remar-
quable^ : «Vos objections sont de nature à être favorable-
« ment reçues de la multitude, comme lorsque vous dites
« qu'il serait étrange que chaque homme n'eût aucun avan-
« tage du côté de la sagesse sur un animal quelconque ; mais
« vous ne m'opposez ni démonstrations ni preuve concluante,
« et n'employez contre moi que des vraisemblances. Cepen-
« dant, si Théodore ou tout autre géomètre argumentait de
« la sorte en géométrie, personne ne daignerait l'écouter. »
Et Socrate, ou plutôt Platon, partageant fort en cela le sen-
timent de Protagoras, se met en quête d'arguments qu'on
puisse honorablement présenter ; et comme la nature des
choses se refuse à la démonstration catégorique, il faut bien
qu'il se jette dans les subtilités dialectiques auxquelles le
génie des Grecs était si enclin, et dont il leur était plus permis
qu'à nous de méconnaître la stérilité. Socrate est dans le vrai
lorsqu'un peu plus loin il affirme - : « que la science ne réside
« point dans les sensations, mais dans le raisonnement sur les
« sensations ; puisqu'il paraît que c'est par le raisonnement
« qu'on peut saisir l'essence et la vérité, et que cela est impos-
« sible par l'autre voie. » Il est dans le faux lorsqu'il repousse
le seul genre d'arguments et de preuves, ou plutôt d'induc-
tions, que la raison puisse employer pour faire la critique de
nos sensations, et pour infirmer la validité des jugements
qu'elles nous suggèrent.
378. — D'ailleurs, comment Platon aurait-il pu se conten-
ter, pour la science par excellence, d'inductions et de proba-
1 « Kal a oE uoXXol av àTioSÉyoïvTo àxo-JovTs;, XsYeTô xaûta, w; Sstvôv si |i-/)Sèv
8tot(Tct zlç croçtav 'éxaa-TOç xôv àvôptoTrtov poay.-riij.aTo; ôtouoîjv ànôôti^v/ Cis. -/.al
àvàyy.riV oyS' yivtivoûv Xé-^t-e, à/Xà tû el/.OTt y^pria^ô, w et àÔéXo'. ©eôôwpo; 'r\
aXXo; Tt; Twv YSiofAeTpâiv ypwjjievoc YetofiexpEiv, a?ioç oùô' évôç Xoyo"-» «v elVi. >>
^ « 'Ev [xèv âpa toïç ua9r|[i.a(nv où-/, vn àTrtTxrjixyi, èv 5s tw Tvepî âxec'vwv ffvÀXo-
Yt<if.(p' o\)(jia.Q Y*p ''--'"• àXr,9cta; èvra-jOa y.£v, w; ïoiy.z, SvvaTOv à'Waôa'., âxsi
Se àS-jvaTOV. »
558 CHAPITRE XXIV.
bilités dont ne se contente même pas la géométrie, science à
ses yeux bien inférieure à celle qui a pour objet la recherche
des vérités premières et de l'essence des choses ? Selon sa théo-
rie, en effet, il y a quatre manières de connaître, dont la pre-
mière et la plus parfaite, celle qui remonte aux principes et à
la raison des choses, est la seule qui mérite, à proprement
parler, le nom de science. Cette science par excellence a pour
instrument la dialectique^, et pour objet « les choses intel-
« ligibles que l'âme saisit immédiatement par la voie du
« raisonnement, en faisant quelques hypothèses, qu'elle ne
« regarde pas comme des principes, mais comme de simples
« suppositions, et qui lui servent de degrés et de points d'appui
« pour s'élever jusqu'à un premier principe indépendant
« de toute supposition. L'àme saisit ce principe, et, s'atta-
« chant à toutes les conclusions qui en dépendent, elle descend
« de là jusqu'à la dernière conclusion, sans s'étayer de rien
« de sensible, et en s'appuyant toujours sur des idées pures,
« par lesquelles la démonstration commence, procède et se
« termine^ ». La seconde manière de connaître, qui tient le
milieu entre l'opinion (oô;a) et la science véritable (â-tar/îpLyi).
et dont la géométrie ou l'arithmétique offrent, d'après Pla-
ton lui-même, les types les plus nets, est ce qu'il nomme
ot-y.vota, mot embarrassant pour les traducteurs, et que nous
rendrons par connaissance ihéoriqiie. Cette connaissance
théorique a encore pour objet des choses intelligibles ou des
idées, mais d'une autre classe que celles dont il était question
tout à l'heure. « L'âme, pour parvenir à les connaître, est
* « La dialectique de Platon est la reclicrche de ce qu'il y a de général
dans le particulier, d'absolu dans le relatif ; la recherche de l'idéal scienti-
fique. C'est une méthode ascendante, qui, de nos perceptions diverses
écartant le multiple, le changeant, l'individuel, remonte à l'essence, au
permanent, à l'un. C'est une analyse, en ce sens qu'elle décompose afin
d'élaguer l'accessoire et d'atteindre le principal, ou ce qui subsiste dr
chaque chose dans la raison éternelle ; c'est une synthèse, en ce sens que,
des phénomènes complexes et variables, elle semble former, par la vertu
de l'intelligence, quelque chose qui n'est aucun phénomène. » Abélard,
par M. de Rémusat, T. I, p. 300.
^ « TovTo, oj ajTo; 6 Xôvo; àTiTETai Tr, toO SiaXÉyeaOai 5uvdt(j.ci, Ta; •jTtoOiffc'.ç
7:otoj|Ji''''-'î o-'"''- àpy.à;, iWa. toi ovti C7ioOé<T£i;, oîov âripâasi; te xal ôp(i(4ç, iva
(jixpt -oO àvJTioOÉTOU Iti\ T-r,v toO Ttaviôç àpxriv twv, â'|/âu.£vo; a-Jr?,;, TrdiXiv au
iy6\LVi<i;, T(ôv ly.tiir^c^ lyQjxévwv, o-jtiû; ItA T£A£-jTr,v xaTaoafvr) aiaOriTw 7:av:âîra<7iv
où5evl TtpOTXpwa'vo;, àXX' eVSediv a-j-oï? Si'avrûv si; a-jTà, xal TeXeutâ eî;
ci^Sri. »
i
EXAMEN DE SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. 559
« contrainte de se servir de suppositions, non pour aller jus-
« qu'à un premier principe, parce qu'elle ne peut remonter
« au delà des suppositions qu'elle a faites, mais en employant
« des images terrestres et sensibles, qu'elle ne connaît que par
« l'opinion, et en supposant qu'elles sont claires et évidentes...
« De même que les géomètres partent de certaines supposi-
K tions, comme d'autant de principes certains et évidents,
« dont ils ne rendent raison ni à eux-mêmes ni aux autres,
« et, en partant de ces hypothèses, descendent par une chaîne
« non interrompue de proposition en proposition, jusqu'à
« celle qu'ils avaient dessein de démontrer ; le tout à la
K faveur de figures visibles, auxquelles ils appliquent leurs
« raisonnements, et qu'ils emploient comme autant d'images
« des vraies figures qu'on ne peut connaître que par la pen-
« sée^. » Après la science {kmG-zr^iJ.'f\) et la connaissance théo-
rique (ofivoia), comprises sous la rubrique commune d'intel-
ligence, ou plutôt d' intellection (v6Y,atç), viennent la croyance
{Tti'cTtç) et la probabilité (elscaffijc), qui sont autant de degrés de
l'opinion (oôça). La physique surtout est du domaine de l'opi-
nion, et Platon ne se fait faute de conjectures en pareille
matière, où il lui suffit « de trouver, des raisons probables,
« et, en fait de probabilités, de ne rester au-dessous de qui
« que ce soit, ou même de le surpasser^. » Voilà, certes, une
hiérarchie bien établie, un système clair et bien lié, et
très naturellement suggéré par l'état des sciences à l'époque
de Platon. Ce qu'il nomme la science, c'est ce que nous nom-
mons la philosophie, tandis que la otàvoia est ce que tout le
monde aujourd'hui appelle la science. Il est fondé à subor-
donner rationnellement la géométrie à la philosophie, comme
'« To-jTO Toîvjv voYiTOu |A£V xô slSo; ë/£yov, xj-Kobémai o' àvay/.a^oy.Évov
'l;v7_T)v /pfjO-ôat Tcepl Tr,'/ Zr^vqav/ aÙTOû, où/, ct:' àp'/ji'/ to-j(7a.v, w; ov) t\iv:i.-j.i'ir^'i
Twv Cit:o6ït£(jjv àvcotlpo) é-/'.6atv£tv, s'txdtTt Zï •/pw[j.£vriv a-JToï; to?ç ÛtîÔ twv xârw
àTtctxaaOcïfft xai èxcîvot; Trpô; êxsïva w; ivapysTi, 6eôo|ao-jJiÉvotc tî xal
xt-i\J.r^\i.i'lO'.^ "Ott oî Tûîpl -ràç y£a)[;.sTp!x: -t xal /.oyifffJioù? xal ta ro'.aÛTa
7rpay[i.a-£ud(j.Evot -raOta \lvi côç ecôoteç, 7:otY)aa(X£vot Û7ro9£(7£n; aùirà, où5£va
).oyov o-jTE a-jToï; o'jte aXXot; eti àSto-jTt tieoI aÙTWv 5tô6vat wç uavil cpavcpwv,
ix TOiJTWv 5' àpydaEvot Ta Xoiîrà rfi-r^ ûi£hôvT£; T£X£yTwCTtv 6[J.o/oyo'j(JiÉvwç ÈTtl
toyTO ov av ètcI (tx£i]/iv ôp[j-r|a'W(7tv Kal on toï; épwjxévotç eVôectiv Tîpoff/pàiv-
tai, xaî Toùç Xoyouç 7r£pi a-jTôiv Tiotoûv-a',, Çr|TO-jT£; t£ aO^à Éxîtva •.ôî^^ a
o-jx av aXXw; ï6ot tcç 75 xr) 6:avo;a. »
*« To Sa xax' àp/àc pr,6£7 Sta^-jXàxTwv, ttjV xôiv eIx^twv Xôywv Ô-Jvapnv,
■£Î<joua'. [Ar,Ô£vô; f|-c^''' sîxôxa, jj.âXXov ôà xal É'iJ.7ipo<j9tv ixtc' àp^f,; Ticpl ixiaxwv
zal ^y[J.iràvT(«)v ).£y£iv. »
560 CHAPITRE XXIV.
la physique à la géométrie ; mais il a tort de méconnaître la
valeur de la confirmation par une expérience possible, qui
donne à la géométrie le caractère de science positive, carac-
tère refusé à la spéculation philosophique ; et il tombe dans
une erreur bien plus capitale (quoique bien pardonnable de
son temps), lorsqu'il conclut, du rang de la philosophie dans
la série hiérarchique, à l'inadmissibilité en philosophie des
inductions probables, dont la nature des choses veut qu'on se
contente en physique et qu'on ne se contente pas en géomé-
trie. Car par là il condamne sa philosophie à rester vide et
stérile, à moins que, par une heureuse infidélité à ses prin-
cipes, il ne se fasse, comme cela lui arrive si souvent, l'interprète
ingénieux et éloquent de ces opinions ou de ces croyances
philosophiques, fondées, non sur des démonstrations rigou-
reuses, more geomelrico, mais sur des probabilités et des vrai-
semblances, sur des inductions et des analogies de la nature
de celles que théoriquement il dédaigne^.
Et remarquons jusqu'où une abstraction préconçue peut
entraîner l'esprit : Platon, ce grand artiste, le mieux organisé
de tous les philosophes pour sentir les ressources que la poé-
sie et l'art fournissent en fait d'expression de la pensée phi-
losophique, dans les choses incompatibles avec la précision et
la sécheresse des formes logiques ; Platon se prend à rabaisser
et presque à mépriser l'art et la poésie. Car l'artiste et le poète
ne sont que des imitateurs d'objets sensibles, qui ne sont
eux-mêmes que des images des choses intelligibles : et partant
ils sont encore plus loin de la pure vérité, ou de ce qui fait
l'objet de la vraie science, que ne peuvent l'être ceux qui, à
la manière des physiciens, s'occupent directement des objets
sensibles^.
> «Quelque différence qu'il y ait «ntrc ce que les anciens entcndaicA
par dialectique, considérée comme science ou comme art, et ce que nous
entendons nous-mêmes par ce mot, on peut néanmoins conclure, de
l'emploi qu'ils faisaient clïectivemcnt do la dialectique, que ce n'était
au fond pour eux que la logique de l'apparence {die Loyik des Scheins). »
Kant, Critique de la Raison pure. Le Sclwin de Kant ressemble beaucoup
à la A6^a de Platon, et le philosophe alieuiand a raison, en ce sens que la
dialectique platonicienne fait usa^e d'inductions probables, plutôt que de
démonstrations rij^ourousemcnt concluantes. Comparez ce jugement de
Kant sur la dialectique de Platon, avec celui de M. de Kémusat, rapporté
plus haut.
* liép., liv. X, in princip.
EXAMEN DE SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. 561
379. — Faute de donner ce qu'elle promettait et ce qu'il
était impossible qu'elle donnât, la philosophie de Platon devait
promptement se modifier ; et elle était mieux organisée qu'au-
cune autre pour se prêter à deux tendances contraires : pour
incliner vers le mysticisme et vers le pyrrhonisme. Elle devait
tendre au mysticisme, lorsque la civilisation hellénique, reve-
nant dans sa vieillesse aux fables qui avaient charmé son
enfance, et subissant toutes sortes d'influences étrangères,
creuserait les symboles sous lesquels la poétique imagination
de Platon s'était plu si souvent à envelopper sa pensée. Mais
cette dégénération du platonisme, toute curieuse qu'elle est
pour l'histoire de l'esprit humain, n'a rien qui touche à notre
sujet. Au contraire, la tendance au pyrrhonisme devait se
montrer tout d'abord dans les jardins même de l'Académie,
et aux beaux jours de la philosophie grecque ; car, après la
division si nettement établie par Platon, quoi de plus naturel
que de rejeter dans l'opinion (oô^a) ce qu'on n'avait pu réussir
à faire entrer dans la science {kTzisz-}]ix'r^) , et ce qui appartient
en effet à l'opinion ? Non en ce sens qu'on puisse soutenir in-
différemment le pour et le contre (ce qui est l'extravagance
du pyrrhonisme), mais en ce sens qu'il faut se contenter
d'inductions probables et d'arguments convaincants pour la
raison, quoiqu'ils ne soient pas à l'abri de l'objection sophis-
tique, et qu'ils n'aient pas le genre de certitude qui est propre
aux démonstrations mathématiques (ôtj.vo-.a). Nous ne con-
naissons pas assez bien ces écoles dont les anciens nous ont
parlé sous les noms de seconde et de iroisième Académie, pour
bien apprécier la notion qu'elles avaient de la probabilité phi-
losophique et de la nature des connaissances probables. Les
écrits des philosophes de ces écoles ne nous sont point par-
venus comme ceux de Platon et d'Aristote, ou comme ceux
des néo-platoniciens d'Alexandrie : nous ne les connaissons
que de seconde main, par des citations ou par des extraits
insuffisants. Cicéron lui-même n'est qu'imitateur ; et quoique
l'admirable lucidité de son esprit et son bon sens de Romain
le portent en général à prendre chez les Grecs ce qu'il y a de
plus solide et à abréger les subtilités scolastiques, on n'est
pas bien sûr qu'il ait toujours saisi ce qui nous intéresserait le
plus dans les doctrines de ses maîtres. Un Grec, dont l'étude
de la géométrie, alors si florissante, aurait fortifié le jugement,
36
562 CHAPITRE XXIV.
comme elle avait fortifié celui de Platon, et qui se nommait
Arcésilas ou Carnéade, était en mesure, à ce qu'il semble,
de donner à la théorie de l'opinion et de la probabilité philo-
sophique une forme plus arrêtée que celle que nous lui trou-
vons dans les écrits de Cicéron et des autres anciens^. Toute-
fois, lorsque l'on songe que la doctrine des probabilités mathé-
matiques est d'origine si moderne, et qu'il y a eu tant de
méprises de la part des philosophes et des géomètres les plus
liabiles, sur la manière de l'entendre et de l'appliquer, on est
bien tenté de croire que les Grecs, à leur plus belle époque,
n'ont point eu à ce sujet d'idées vraiment arrêtées, et n'ont
pu exprimer avec précision ce dont ils ne s'étaient pas rendu
à eux-mêmes un compte e^xact.
380. — Platon avait fondu à sa manière les doctrines pytha-
goriciennes et l'enseignement de Socrate, et son système porte
la marque de son goût pour l'abstraction géométrique : Aris-
tote, voulant faire autrement et mieux que lui, construisit
le sien avec son génie de naturaliste, observateur et classifi-
cateur. En qualité d'observateur, il attache la plus grande
importance à l'expérience sensible, il veut même qu'elle pré-
vale au besoin sur tous les raisonnements abstraits et théo-
riques, et il s'explique i\ ce sujet en termes que Bacon n'aurait
pas désavoués 2. Il distingue avec une netteté parfaite le rai-
sonnement déductif ou syllogistique et le raisonnement par
induction {énoiyM'rf^) : l'un qui va du général au particulier, et
qui est mieux approprié à la nature des choses ; l'autre qui
conclut du particulier au général, et qui, partant immédia-
tement de la sensation, est mieux approprié à notre nature ^.
On croirait entendre Locke ou Gondillac, lorsqu'il décrit
* « Partant du double rapport de la représentation (çavTaffîa) à l'objet
(tô çavia-TÔv) et au sujet (ô savTaaco-jjj.îvo;), Caméade en conelut
rimpossiljililO de la connaissance réelle ol)jeetive, attendu que ni les sens
ni rintelliftcncc n'ollrent un sûr témoit^na.qe (xpitôpiov) de la vérité
objective, et il ne laissa subsister que la vraisemblance (tô Triôavdv, nroba-
bililas) à trois (lettres dillérents (î|iyxT'.; ou -lOxvr, s^vraTi'a, â7r£Oio--a(TTo;,
o'.e^.)SîU|j.£vr, r, ■Ktç>iMC,vj\j.ivr, ;pavtaTia). C'est \i\ ce qu'on appela le proba-
bilismc (E'Arjy.v-ix) de Carnéade. » Tenneman.n, Manuel de l'iiisl. de la
phil., § 168, trad. de M. Cousin.
a!(TOr|(Tci (iâ),),ov r, tm ),(5y»i> TîiorrjTÉov, y.al toï; >.6yoi;, èàv ôu.oXovc/-J|A£va
6£tv.v\Jw(Ti TOK çatvojjiÉvoi;. » De gen. anim., u, 10.
3 « <tO(7£i (xàv oiv TipÔTepo; y.al •(•^M^'.^i.M-iÇtrt; 6 ôià toO |i.i<Toy a-j'0.oyi<7[i.6i;,
r^\j.'.y ô' èvapYÉ'TTcpo; ô C'.a. vq; èTcayojyf,:. » Anal, pr., Il, 23.
EXAMEN DE SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. 563
comment la sensation engendre le souvenir, le souvenir l'expé-
rience, la comparaison des expériences les idées communes
ou générales, qui sont les principes de l'art ou de la science^.
Il va même beaucoup trop loin dans cette voie, lorsqu'il
regarde comme évident que si nous avions un sens de moins,
nous aurions nécessairement une science de moins ^ ; tandis
qu'on peut prouver (108) que l'abolition de plusieurs de nos
sens n'entraînerait nécessairement l'abolition d'aucune science,
parce que les sensations abolies, n'ayant aucune vertu repré-
sentative, ne contribuent point, tant qu'elles existent, à la
formation de la science ou de la connaissance proprement
dite.
Mais, malgré des tendances si marquées à ce que nous
nommerions l'empirisme et le sensualisme, tendances qu'il
devait sans doute à la direction positive de ses travaux dans
les sciences naturelles et descriptives, Aristote a les mêmes
idées que Platon sur la hiérarchie de nos connaissances. Pour
lui, comme pour Platon, la science par excellence est celle
des premiers principes et de la raison des choses 3, et le syllo-
gisme en est la forme propre. La physique doit avoir avec
les mathématiques le même rapport que les mathématiques
avec la philosophie première. Il ne faut chercher dans la
physique que la vraisemblance ; et dès lors on doit la con-
sidérer comme étant du ressort de l'opinion (Sô^a) et non
de la science (èTnaT-i^ij.-/]) : car la science * a exclusivement
pour objet les choses qui sont nécessairement de telle manière,
et qui ne peuvent être autrement ; tandis que le domaine de
l'opinion comprend toutes les choses qui peuvent être tantôt
d'une façon, tantôt d'une autre, de sorte qu'à leur égard
nous ne pouvons raisonner que par probabilité et par conjec-
''■ « 'E/, [JL£V oùv a'i(76r|(7£;oç yfvcTat [j.vr|[j,r,, âx Sk [Avrjjj.r,!; noUiv.ic, xoû aùroû
YtvofjivTi: âjxTrsipîa" al -yàp TioXXal (j.vr|U,ai Tôi àptOfAw èjj.TTEtpîa |J.îa È<Tn'v èx
S'èfj.TTctpt'aç y\ ex ■ko.'.xoç r;pî|JL-/i<javTo; toû xaôdXoy èv Trj ^\)yri r^ toO évôç Tcapà
Ta noXii, 0 àv ëv âvr] èxeivot; zo a-jtb, xéyyr^ç àpyj] xal innnr^y.-riz. » A.lialm
post., II, 18.
2 « $av£pàv Se xal ÔTt, eï tiç at(76y'|(n;à7ro>.£Xoi7r£v, àvâyxri y.al èrtTTïiiiriv tivà
àuoXsXoiTZcvai. Anal. posL, i, 15.
3 « MâXiffxa Èà iTC'.Gx-q-a. xà irpôta y.ai Ta at'Tia • Stà yàp -ocÛTa xal èx totjtwv
TaXXa yvwpt^ETai, àW où Tayxa 8tà twv {»Trox£tjj.£Vwv ». Met., 1, 2.
'•• <s "EaTi Ô£ Tiva oCkrfifi [j.sv xal ovTa, £vÔ£xô[j.£va 5È xal aXXwç é'x-f^- A-JjXov
oCiv, Sxt TCcpl [i£V TaCta è7ri0TT|[/.r) o'Jx é'otc "Ù(7T£ X£ÎTC£Tat ôdÇav eïvac iTEpl
tô àXYiÔàç [j.Ev r^ To iJ/£Ù5o(;, £vS£y_o(i.£vov 8s xal àXXwç ïytvi. » Anal. post. l, 27,
564 CHAPITRE XXIV.
ture. A la vérité, Aristote consent ailleurs ^ à regarder comme
étant du domaine de la connaissance scientifique, non seu-
lement ce qui arrive toujours et nécessairement, mais aussi
ce qui arrive ordinairement ou le plus souvent {tT:\ xb itoXû), en
n'excluant que ce qui arrive accidentellement (tô auaêe?T|Xo;),
ou par anomalie. De tout cela il résulte qu'Aristote entrevoit,
mais de la manière la plus confuse, les applications de la
doctrine des chances et des probabilités, et la future science
de la statistique, ne sachant d'ailleurs s'il faut la placer dans
r£7:tffT-/,[jL7i ou dans la oô;a. Quant à la probabilité philosophique
et aux principes de l'analogie et de l'induction, le philosophe
de Stagire n'en a évidemment nulle notion. Si l'induction
(ÈTraYcoYr,) est valable à ses yeux, et si l'on peut conclure du
particulier au général, ce n'est que par l'épuisement de
tous les cas particuliers, qui seul en effet peut donner la cer-
titude positive (327) de la généralité du principe.
381. — C'est ici le lieu d'insister sur ce qui fait le caractère
distinctif du génie et du système d'Aristote, à savoir la ten-
dance à la classification. Ses connaissances en histoire natu-
relle, quelque variées et profondes qu'elles fussent pour son
époque, ne pouvaient pas aboutir à des classifications comme
celles qu'ont trouvées les naturalistes modernes, mais il était
tout simple qu'elles fixassent de préférence son attention sur
les relations des individus à l'espèce, des espèces aux genres,
et qu'elles lui suggérassent l'idée de pousser de plus en plus
loin, par l'abstraction, cette progression hiérarchique des
êtres, jusqu'au genre suprême, l'être abstrait ( xb ov). De là
deux inventions qui se correspondent : celle de la théorie du
syllogisme, qui suffirait pour immortaliser le nom d'Aristote,
et celle de l'ontologie, qui a tant contribué au décri du péri-
patétisme. Tout se tient dans la doctrine péripatéticienne :
du principe de la classification dérivent les règles de la défini-
tion, et aux règles de la définition se lie la théorie du syllo-
gisme. Quoique toutes nos connaissances nous viennent par
les êtres individuels, qui seuls font impression sur nos sens,
la catégorie suprême de l'être ou de la substance est le prin-
cipe de tout axiome, de toute argumentation syllogistique,
et par suite de toute connaissance scientifique ou ration-
Iv ovôerépo) to-jtwv â<rrîv. » Eth. ad Nicom., vi, 4,
EXAMEN DE SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. 56^
nelle*. Toute preuve logique repose en définitive sur le prin-
cipe de contradiction, c'est-à-dire sur le principe qu'une chose
ne peut à la fois être et n'être pas : ce qui revient au prin-
cipe de Gondillac, que tous nos jugements ne sont qu'une suite
d'identités. Ce principe est le quid inconcussiim qui suffit
à Aristote contre les pyrrhoniens : car, puisque nous avons
des sensations, il faut qu'elles viennent de quelque chose et
qu'il existe quelque chose ^ ; comme si cela suffisait pour nous
permettre d'affirmer qu'elles représentent quelque chose, et
pour que nous puissions démêler ce qu'elles représentent !
Ainsi Aristote, en s'exagérant les ressources du principe
d'identité et de la déduction syllogistique, en voulant faire
dépendre tous les principes ou axiomes d'un principe ou d'un
axiome unique, méconnaît l'intervention active et conti-
nuelle des forces de l'intelligence dans ces jugements spé-
ciaux, fondés sur des constructions idéales, que Kant a si bien
caractérisés et désignés par la dénomination de jugements-
synthétiques a priori (262); d'où nous tirons, bien plus que
de la déduction syllogistique, les vérités mathématiques, et
dont Platon avait assez clairement aperçu l'importance et
le rôle en géométrie, ainsi qu'on peut l'induire des passages
mêmes que nous avons cités plus haut. C'est que Platon était
géomètre, et qu'Aristote, selon toute apparence, ne l'était pas,
ni Condillac non plus, quand il confondait la science des nom-
bres avec la langue du calcul, et l'esprit géométrique avec l'es-
prit d'analyse.
Mais, si Aristote méconnaît ou laisse de côté, dans son sys-
tème, ce qui fait la fécondité de la spéculation mathéma-
tique, il tombe dans une omission encore plus grave au préju-
dice de la spéculation philosophique en ne tenant pas compte
du genre de probabilité qui en est l'unique appui. Par là,
il énerve à la fois l'induction (en réduisant le jugement induc-
tif à n'être qu'un résumé d'observations particuHères), et la
déduction syllogistique qui ne sera jamais qu'un moyen de
^ « OÛto) xal Tw ovTi, v) ov èffTi, Tiva tSta xal taût' ïcyzi, Ttepl wv toû <ptXo-
(TÔcpiou i-ni(r/.i<\i7.(7ba.i •zilrfii^ O'jtw ôè xal to ov liysxxi i:o)layS>ç (lév, àXX'
(XTtav upbç [AÎav àp^^iv" Ta [xkv yàp ôxt où<Ttac ovxa léjô'^ot.i, xà 8' ôxt uàÔYj oyai'aç,.
xàS' oTi ôôoç elç oyaîav. » Met., iv, 2.
2 « O-j yâp 8ï) -îî y' Bi.'((j^-qaiç éauTfiÇ êo-Ttv, àXX' eom tô xal erspov irapà xy^v
aïiOyidiv, 0 àvaY''^ Ttpôxepov slvai xy^ç alo-Ôv^ffeto;. »
566 CHAPITRE XXIV.
classer et non d'étendre nos connaissances, s'il n'y a pas dans
la notion générale autre chose qu'un résumé abstrait des
notions particulières, c'est-à-dire quelque chose que la proba-
bihté rnductive peut seule donner (47). Toute distinction
entre l'abstraction artificielle et l'abstraction naturelle, fon-
dée sur la raison des choses, se trouve ainsi perdue de vue.
En voulant donner à la doctrine de Platon plus de rigueur et
de précision scientifique, Aristote aggrave, de deux manières,
le tort qu'avait eu son maître (par une illusion bien excusable,
si l'on songe que Leibnitz devait la partager, et que, de nos
jours encore, tant d'esprits distingués la partagent), le tort
de ne pas reconnaître que la philosophie est autre chose que
la science, et qu'elle est du ressort de la oôça et nullement
de l'ê7rt(7T-/îij.'/i. Car d'une part, Platon, à la faveur de la
souplesse des formes de sa dialectique, pouvait dans l'exécu-
tion démentir sa théorie, et faire un continuel emploi d'induc-
tions probables, ce que ne permettait plus la rigueur, ou
plutôt la rigidité des formes de la syllogistique aristotélicienne;
il pouvait employer (ce que nous savons être utile ou néces-
saire) les formes poétiques du langage, incompatibles avec la
sécheresse de l'argumentation syllogistique. D'autre part, à
une subordination rationnelle entre les vérités et les faits,
suivant qu'ils sont le fondement ou la raison les uns des autres,
hiérarchie rationnelle que Platon avait toujours eue en vue,
quoique pas toujours assez nettement, et qui porte partout
la lumière avec elle, Aristote substitue une subordination
ontologique, une hiérarchie de catégories, de genres et d'es-
pèces, dont le pivot est l'idée d'être ou de substance, idée
qu'on pourrait qualifier de fatale à l'esprit humain, en ce
qu'il s'est toujours précipité dans des abîmes sans issue dès
qu'il a voulu la creuser.
A mesure que la domination du péripatétismc s'est étendue
et consolidée, ces causes d'aberration ont dû se prononcer
davantage : car c'est surtout dans le moyen âge que la syllo-
gistique a été effectivement mise en pratique pour les tour-
nois scolastiques des bacheliers et des docteurs. C'est aussi
dans le moyen âge, lors de la dispute du réaUsme et du nomi-
nalisme, qu'on voit les sectateurs d'Aristote aborder enfin
le problème fondamental de la philosophie, celui qui porto
sur la valeur représentative de nos idées, mais sans pouvoir
EXAMEi*'; DE SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. 567
réussir à le dégager des obscurités inhérentes à la hiérarchie
ontologique (167) : de sorte que leurs longues querelles ne
devaient aboutir qu'à des subtilités abstruses, propres à
dégoûter les bons esprits et à faire perdre de vue, de plus en
plus, le vrai sens de la question.
382. — Deux grands réformateurs, Bacon et Descartes,
paraissent à quelques années de distance l'un de l'autre :
et leurs hardiesses philosophiques, secondées par les admira-
bles découvertes de Galilée et de Kepler, et par l'essor de la
civilisation, impriment aux esprits le mouvement qui dure
encore. Bacon tient de Platon, en ce qu'il a comme lui l'inspi-
ration du poète et de l'apôtre. Sa philosophie est d'ailleurs
plutôt aphoristique que dialectique. Il a par-dessus tout ce
sentiment de la grandeur et de la majesté de la nature, qui
manquait au génie des Grecs, enclins à prendre l'homme pour
la mesure de toutes choses, dans la philosophie comme dans
la religion, dans l'art et dans la poésie. Homo, nalurse minister
et interpres'^... Ces quelques mots suffisent pour caractériser
toute la philosophie de Bacon, et pour fixer le point de vue où
il se place. Il est le prêtre de ce culte nouveau, de ce culte
scientifique de la nature, qui repousse les gigantesques et
mystiques fantômes de l'imagination orientale aussi bien que
les écarts de la subtilité grecque et de la controverse scolas-
tique. Loin de prendre l'entendement humain pour la mesure
des choses, il affirme tout d'abord qu'il se trouve dans sa con-
stitution des causes d'erreur et d'illusion. « Idola iribiis sunt
« fundata in ipsa natura humana, atque in ipsa tribu seu
« gente hominum. Falso enim asseritur sensum humanum
« esse mensuram rerum ; quin contra, omnes perceptiones,
<i tam sensus quam mentis, sunt ex analogia hominis, non
« ex analogia universi. Estque intellectus humanus instar
<( speculi inœqualis ad radios rerum, qui suam naturam
« naturse rerum immiscet, eamque distorquet et infîcit ^. »
Ailleurs il dit : « Illa magna fallacia sensuum, nimirum quod
^ « Homo, naturse minister et interpres, tantum facit et intelligit,
« quantum de ordine naturse opère vel mente observaverit ; necamplius
« novit aut potest. » Temporis parlas masculus. » Et^ dans une autre
variante du même aphorisme : « Homo, naturse minister et interpres,
« tantum facit aut intelligit, quantum de naturse ordine re vel mente
« observabit ipse intérim naturse legibus obsessus. »
2 Nov. Org., i, 41.
568 CHAPITRE XXIV.
« constituunt lineas rerum ex analogia hominis et non ex
« analogia univers! ; cjiise non corrigiiur, nisi per ralionem el
« philosophiam universalem'^. » Puis viennent les autres caté-
gories d'idoles ou d'illusions, et en seconde ligne celles qu'il
nomme, par allusion à la métaphore de Platon, idola specus,
lesquelles affectent, non l'espèce, mais les variétés indivi-
duelles : comme si Platon n'avait pas eu en vue, dans sa com-
paraison des prisonniers de la caverne, l'humanité tout entière,
plutôt que quelques hommes placés dans des conditions spé-
ciales et exceptionnelles. Du reste, peu importe que les idola
tribus de Bacon soient effectivement les idola specus de Platon :
ce qui nous importerait, ce serait de savoir comment Bacon
conçoit que l'esprit humain peut redresser des illusions com-
munes à tous les hommes et qui font partie intégrante de leur
nature. Il l'indique assurément dans ces lignes si courtes et
si énergiques, ex analogia universi..., per ralionem et philoso-
phiam universalem, mais il ne fait que l'indiquer ; et ailleurs
(82), en reprenant la comparaison d'un verre interposé qui
dévie les rayons lumineux et déforme les images, il semble
admettre l'impossibihté de se débarrasser des illusions dues
à une telle cause. Bacon fait sans cesse appel à l'observation,
à l'expérience, à l'analogie, à l'induction ; mais il ne donne
point la théorie philosophique de l'induction et de l'analogie :
il ne saisit pas le principe rationnel sur lequel la probabilité
philosophique est fondée, et qui nous autorise à tirer de l'expé-
rience plus qu'il n'y a, et même infiniment plus qu'il n'y a
dans l'expérience même. Après avoir terrassé le péripatétisme,
il retombe à son insu dans le formalisme péripatéticien ; et
se faisant du procédé inductif, au moins dans l'exécution,
à peu près la même idée qu'Aristote de V iTzixy<ayr^, il sem-
ble n'y voir qu'un moyen d'opérer la séparation ou le triage
des généralités et des particularités 2. Dès lors toute son atten-
> Noi>. Orij., II, 10.
* Afin de donner une idée de la manière de Bacon dans l'exécution de
cette partie défectueuse de son œuvre, nous citerons seulement le passage
suivant :
« Itaque natursc facienda est prorsus solutio et separatio, non per
« ifincm ccrte, sed per nientem, tanquam ignem divinum Est itaque
« iiuhictionis verœ opus primum (quatenus ad invenicndas formas)
« rcjcclio sive exclusivu naturarum sinj^ularum, qua: non inveniuntur
« in aiiqua instantia, ubi natura data adest, aut inveniuntur in aliqua
« instantia, ubi natura abest ; aut inveniuntur in aliqua instantia cres-
EXAMEN DE SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. 569
tion se porte sur l'invention d'une sorte de crible, propre à
effectuer ce triage par des moyens pour ainsi dire mécaniques.
De là une prolixe énumération d'instances ou de formes d'in-
duction, à laquelle il attache autant ou plus d'importance que
les scolastiques n'en attachaient aux formes du syllogisme,
et dont on n'a jamais fait après lui le moindre usage. Les
rapides progrès de la physique ont empêché qu'on ne s'égarât
ici sur les traces d'un grand homme ; et les hautes vérités dont
il avait été l'interprète éloquent ont pu, sans mélange d'erreur,
contribuer à l'éducation de son siècle et aux conquêtes dura-
bles de l'esprit humain.
383. — Il ne faut pas croire que Bacon, préoccupé unique-
ment des découvertes à faire dans le domaine de la nature,
ait regardé comme vaine l'étude de l'esprit humain et de
ses facultés ; bien loin de là, cette étude est à ses yeux la plus
importante de toutes, celle sans laquelle le spectacle de la
nature ne serait pour nous qu'une trompeuse fantasmagorie i.
D'autre part, nous venons de voir qu'il a dit, et avec raison,
que les illusions de l'esprit humain ne peuvent être rectifiées
que par l'étude attentive de la nature, par la conception de
l'ordre général du monde, ex analogia universi. De là, en appa-
rence, un cercle vicieux d'où il faut sortir, et dont Bacon n'a
pas pris soin d'indiquer nettement l'issue. Le fait est que,
sinon en théorie, du moins en pratique, et dans les ouvrages
qui font ses principaux titres de gloire, Bacon s'est occupé
particulièrement de l'explication du monde physique et de
l'extension des sciences positives, destinées à accroître le
pouvoir de l'homme sur la nature. Or, sans que nous ayons
besoin de nous faire une idée précise des principes rationnels
« cere, quum natura data decrescat ; aut decrescere, quando natura
« data crescat. Tum vero, post rejectionem et exclusioam debitis modis
« factam, secundo loco, tanquam in fundo, manebit (abeuntibus in
« fumum opinionibus volatilibus) forma affîrmativa, solida, et vera, et
« bene terminata. Atque hoc brève dictu est, sed per multas ambages
« ad hoc pervenitur. Nos autem nihil fortasse ex ils qu<=p ad hoc faciunt
« pratermittemus. » Nov. Org., ii, 16.
Il faut pourtant reconnaître qu'il y aurait quelque parti à tirer de ces
indications pour la bonne disposition et pour l'interprétation des tableaux
statistiques.
i « Qui primum et ante alia omnia animi motus humani penitus non
explorabit, ibique scientise meatus et errorum sedes accuratissime des-
criptos non habuerit, is omnia larvata et veluti incantata reperiet ;
fascinum ni solverit, interpretari non potcrit. » De inlerpret. Nat.
570 CHAPITRE XXIV.
de l'analogie et de l'induction, on peut être assuré que le con-
trôle continuel de l'expérience sensible, dans les sciences phy-
siques et naturelles, doit tôt ou tard aboutir à nous faire reje-
ter, comme incompatibles avec l'explication régulière des
faits observés, les préjugés dont nous serions imbus, et les
idées fausses qui tiendraient à des penchants innés ou à des
habitudes acquises. Il y a plus : l'incompréhensibilité absolue
de certains faits naturels, ou l'irréductibilité absolue d'un
ordre de phénomènes à un autre, pourront témoigner de la
fausseté, ou de l'insuffisance, ou de l'incohérence de certaines
données fondamentales de notre entendement, en tant qu'il
s'appHque à la compréhension du monde extérieur. Mais Bacon
n'a point entrepris de ce point de vue la description et la
critique de l'entendement humain. Encore moins paraît-il
s'être proposé l'étude philosophique de l'esprit humain, con-
sidéré en lui-même, et non en tant qu'il s'applique à la con-
naissance des choses extérieures. Dans ce monde interne, il y
a sans doute aussi un ordre général à découvrir, une hiérarchie
à établir entre les facultés et les fonctions, qui permette de
contrôler les unes par les autres, et de juger du rôle de cha-
cune, ex analogia iiniversi,... per ralionein el philosophiani
universalem. Le grand principe de Bacon, qu'il se contente
d'indiquer d'une manière si sommaire, trouverait donc encore
ici son application ; seulement. Bacon néglige de la faire, ou
plutôt l'on conçoit qu'il ne pouvait point la faire sans être
en possession d'une théorie plus complète des principes et de
la nature de l'induction philosophique. Car on manque ici du
critère de l'expérience sensible, du moins si l'on réserve ce
nom à l'expérience qui comporte une détermination précise
et des mesures exactes (372) ; une confrontation continuelle des
conceptions théoriques et des faits positifs n'est plus possi-
ble ; l'intelligence qui connaît, et les rapports intelligibles,
objets de la connaissance, tendent sans cesse à se confon-
dre. Au lieu de ces probabihtés irrésistibles, qui font la légi-
timité de la preuve dite de sens commun, on est forcé le plus
souvent de se contenter de vraiseml>lances que les diver.<
esprits peuvent apprécier diversement. Ici donc les apho-
rismes baconiens ne suffisaient plus, ou du moin,s il fallail
donner à ses principes un développement et une interpréta-
tion que Bacon n'a pas donnés, et que n'a pas donnés davan-
EXAMEN DE SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. 571
tage l'école écossaise lorsqu'elle s'est proposé de faire, dans
la philosophie de l'esprit humain, la réforme attribuée à Bacon
dans ce que les Grecs nommaient la physique, et dans ce
que les Anglais nomment la philosophie naturelle.
384. — Quel est en effet le dogme fondamental de l'école
écossaise? Écoutons le chef de cette école : « Tout raisonne-
« ment s'appuie en dernière analyse sur les premiers prin-
« cipes ; et la seule raison qu'on puisse donner des premiers
« principes, c'est que, par la constitution de notre nature,
« nous sommes dans la nécessité de leur accorder notre assen-
« timent. Ces principes ne font pas moins partie de notre
« constitution que la faculté de penser ; la raison ne peut ni
« les créer, ni les détruire Les axiomes du mathémati-
« cien ne se démontrent point Un historien, un témoin
« oculaire ne peuvent rien assurer, si on ne leur accorde pas
« qu'on peut se fier aux sens et à la mémoire. Il en est de
« même du physicien ; toutes ses recherches sont stériles
« si l'on ne convient pas avec lui que le cours de la nature
« est uniforme et invariable. Quand et comment ai-je acquis
« ces premiers principes sur lesquels je fonde tous mes rai-
« sonnements? c'est ce que je ne sais" pas ; car je les ai depuis
« si longtemps, qu'il ne m'est pas possible de remonter à leur
« origine ; mais je suis sûr qu'ils font partie de ma consti-
« tution et qu'il ne dépend pas de moi de les rejeter Si
« nous sommes dans l'illusion, cette illusion nous vient de celui
« qui nous a créés, et elle est sans remède^ Ce que nous
« appelons le sens commun n'est que l'ensemble de ces prin-
ce cipes La logique attend encore une exposition claire et
« une énumération complète des principes du sens commun"^
« Il faudrait que ses décisions fussent rédigées et réunies
« dans un code dont l'autorité fût reconnue par tous les
« hommes raisonnables ^ etc. »
Ainsi donc, Bacon a eu tort de supposer des illusions inhé-
rentes à la constitution de l'esprit humain, idola tribus, et de
penser qu'elles peuvent être corrigées ex analogia universi :
car, si de telles illusions se produisent, elles sont sans remède.
> Reid, Recherches sur V entendement humain, d'après les principes
du sens commun, chap. v, sect. 7. Traduction de Jouflroy.
^ Recherches sur l'entendement humain, chap. vu, conclusion.
3 Essais sur les facultés de l'esprit humain. Essai VI, chap. ir.
572 CHAPITRE XXIV.
Les illusions mêmes qui n'afîecteraient que des constitutions
individuelles {idola speciis) sont pour les individus aussi irré-
médiables que les autres ; car les principes qui les détruiraient
sont autant d'articles du code général que n'admettent pas
les individus chez qui de telles illusions se trouvent, et que
personne n'a le droit de leur imposer. Ils sortent de la com-
munion du plus grand nombre, et tout est dit. Toute critique
de nos facultés les unes par les autres est impossible ; toutes
ont le même droit à l'infaillibilité ; tous les articles du code
jouissent d'une autorité égale, et les antinomies, si par hasard
il s'en trouve (comme nous savons qu'on en trouverait) sont
absolument insolubles. Il faut accorder à l'ignorant que la
terre est immobile ; car rien n'est plus contraire au sens
commun que de nous croire actuellement entraînés dans
l'espace avec une vitesse de trente kilomètres par seconde.
Ce que l'on regardera comme un premier principe, ou comme
un principe de sens commun, n'aura nullement ce caractère
aux yeux d'un autre ; et par exemple, nous n'accorderons
point du tout à Reid, à titre d'axiome, que le cours de la
nature esl uniforme et invariable, ce qui n'est pas vrai à cer-
tains égards (48), et ce qui pourrait n'être vrai en aucun sens,
sans que pour cela les recherches du physicien fussent frap-
pées de stérilité. En un mot, l'école écossaise, en prétendant
continuer et compléter Bacon, a pris pour maxime fondamen-
tale une maxime directement opposée à l'aphorisme du maî-
tre. Aussi, avec tout le talent qu'elle a pu mettre dans les
détails, et la sage modération qui l'a préservée des excès où
les autres écoles sont tombées, n'a-t-elle abouti à aucune
subordination hiérarchique, à aucune classification ration-
nelle des facultés de l'intelligence, à aucune appréciation de
la valeur représentative des faits qu'elle décrit i.
* « S'il est un service et un service éminent que les Écossais aient
rendu à la philosopliie, c'est assurément d'avoir établi une fois pour
toutes dans les esprits, et de manière à ce qu'elle ne puisse plus en sortir,
l'idée qu'il y a une science d'observation, une science de faits, à la manière
dont l'entendent les physiciens, qui a l'esprit humain pour objet et le sens
intime pour instrument, et dont le résultat doit être la détermination
des lois de l'esprit, comme celui des sciences physiques doit être la déter-
mination des lois de la matière. » Joukfroy, préface de la Traduction
des Œuvres de Reid, p. ce. C'est précisément dans cette assimilation que
consiste l'erreur fondamentale de la doctrine écossaise, comme nous
croyons l'avoir prouvé (371 cl suiv.).
EXAMEN DE SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. 573
385. — On a tant parlé en France, depuis trente ans, de
Descartes, de son influence et de sa méthode, que nous devons
craindre d'insister sur un sujet rebattu. Il n'a garde de tom-
ber dans l'erreur où Reid devait tomber plus tard, et il ne range
pas sur la même ligne les diverses facultés dont l'organisation
et le jeu constituent l'entendement humain. Nous devons
toujours nous laisser persuader à l'évidence de notre raison,
mais nous ne sommes pas tenus d'en croire notre imagination
et nos sens. Et pourquoi devons-nous nous laisser persuader
à l'évidence de notre raison? C'est parce que nous savons que
Dieu existe, qu'il est parfait, et parce que « nos idées et notions
« étant des choses réelles et qui viennent de Dieu, en tout ce en
« quoi elles sont claires et distinctes, ne peuvent en cela être
« que vraies. » Mais, sur tous ces points, l'importance de la
question et la grandeur du nom de Descartes exigent que nous
l'entendions parler lui-même, sans qu'il soit besoin d'ailleurs
de reproduire et de discuter ici les arguments si connus dont
l'enchaînement compose la preuve cartésienne de l'existence
de notre âme, de Dieu et des perfections divines :
« Enfin, s'il y a encore des hojnmes qui ne soient pas assez
« persuadés de l'existence de Dieu et de leur âme par les
« raisons que j'ai apportées, je veux bien qu'ils sachent que
« toutes les autres choses dont ils se pensent peut-être plus
« assurés, comme d'avoir un corps, et qu'il y a des astres et
« une terre, et choses semblables, sont moins certaines : car,
« encore qu'on ait une assurance morale de ces choses, qui
« est telle qu'il semble qu'à moins d'être extravagant on
« n'en peut douter, toutefois aussi, à moins que d'être dérai-
« sonnable, lorsqu'il est question d'une certitude métaphy-
« sique on ne peut nier que ce ne soit assez de sujet pour
« n'en être pas assuré que d'avoir pris garde qu'on peut en
« même façon s'imaginer, étant endormi, qu'on a un autre
« corps, et qu'on voit d'autres astres et une autre terre, sans
« qu'il en soit rien. Car d'où sait-on que les pensées qui vien-
« nent en songe sont plutôt fausses que les autres, vu que
« souvent elles ne sont pas moins vives et expresses ? Et que
« les meilleurs esprits y étudient tant qu'il leur plaira ; je ne
« crois pas qu'ils puissent donner aucune raison qui soit suffi-
« sanle pour ôier ce doute, s'ils ne présupposent l'existence de
« Dieu. Car premièrement, cela même, que j'ai tantôt prig
574 CHAPITRE XXIV.
« pour une règle, à savoir, que les choses que nous concevons
« 1res clairement et très distinctement sont toutes vraies, n'est
« assuré qu'à cause que Dieu est ou existe, et qu'il est un être
« parfait, et que tout ce qui est en nous vient de lui : rf'oà
(t il suit que nos idées on notions étant des choses réelles et qui
« viennent de Dieu, en tout ce en quoi elles sont claires et dis-
« lincles, ne peu vent en cela être que vraies. En sorte que si nous
« en avons assez souvent qui contiennent de la fausseté, ce ne
« peut être que de celles qui ont quelque cJiose de confus et d'obscur,
« à cause qu'en celaelles participentdunéant, c'eai-à-ûive qu'elles
« ne sont en nous ainsi confuses qu'à cause que nous ne
« sommes pas tout parfaits. Et il est évident qu'il n'y
« a pas moins de répugnance que la fausseté ou l'imperfec-
« tion procède de Dieu en tant que telle, qu'il n'y en a
« que la vérité ou la perfection procède du néant. Mais si
« nous ne savions point que tout ce qui est en nous de
« réel et de vrai vient d'un être parfait et infini, pour claires
« et distinctes que fussent nos idées, nous n'aurions aucune
« raison qui nous assurât qu'elles eussent la perfection d'être
« vraies.
« Or, après que la connaissance de Dieu et de l'âme nous a
« ainsi rendus certains de cette règle, il est bien aisé à con-
« noître que les rêveries que nous imaginons, étant endormis,
« ne doivent aucunement nous faire douter de la vérité
« des pensées que nous avons étant éveillés... Car enfin, soit
« que nous veillions, soit que nous dormions, nous ne nous
« devons jamais laisser persuader qu'à l'évidence de notre
« raison. El il est à remarquer que je dis de notre raison, et non
« point de notre imayinalion ni de nos sens car la raison ne
« nous dicte point que tout ce que nous voyons ou imagi-
« nons soit véritable ; mais elle nous dicte bien que toutes
« nos idées ou notions doivent avoir quelque fondement de
« vérité ; car il ne seroit pas possible que Dieu, qui est tout
« parfait et tout véritable, les eût mises en nous sans cela,
« et, pour ce que nos raisonnements ne sont jamais si évi-
« dents ni si entiers pendant le sommeil que pendant la veille,
« bien que quelquefois nos imaginations soient alors autant
■« ou plus vives et expresses, elle nous dicte aussi que, nos
« pensées ne pouvant être toutes vraies, à cause que nous ne
« sommes pas tout parfaits, ce qu'elles ont de vérité doit infail-
EXAMEN DE SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. 575
« liblemenl se renconirer en celles que nous avons étant éveillés
« plutôt qu'en nos songes ^. »
Gardons-nous de reprocher à Descartes de n'avoir pas
pénétré plus avant dans la nature de V assurance morale : car
un grand homme, qui devance son siècle, n'est pas tenu de
le devancer en tout ; mais reprochons-lui de se contenter
d'une raison des plus obscures, lorsqu'il rejette comme faux
ce que les idées ont de confus et d'obscur, à cause qu'en cela elles
pariicipenl du néanl. Quoi donc ! on interpose entre notre œil
et les objets visibles des verres qui déforment les images,
contournent les lignes, et ce qui était clair, régulier, bien
ordonné, devient embrouillé et confus : en quoi l'interposi-
sition des verres peut-elle ressembler à une participation du
néant? C'est tout simplement une cause perturbatrice, aussi
réelle que les autres, produisant des effets tout aussi réels :
cause perturbatrice dont la raison, par le sentiment qu'elle a
de l'ordre des choses, peut deviner l'existence, et en certains
cas démêler les effets ; comme aussi elle peut, dans d'autres
cas, donner la quasi-certitude ou l'assurance morale que
nos perceptions et que nos idées ne sont pas affectées de pa-
reilles causes perturbatrices. Si les perfections de Dieu nous
garantissent seulement que nos idées ou notions doivent
avoir quelque fondement de vérité, ne nous reste-t-il pas à
découvrir ce fondement tel quel? Et pour séparer ce qui est
claiî- et distinct, et partant vrai, d'avec ce qui est confus et
obscur, et partant faux, ne faudra-t-il pas que la raison se
laisse guider par le sentiment qui est en elle de l'ordre et du
désordre, de l'harmonie et de la confusion? Alors le critère de
Descartes ne différera nullement du nôtre : et si le départ en
question ne peut se faire qu'à la faveur d'inductions proba-
bles et non d'arguments infaillibles, il importera assez peu,
quant à la valeur des conclusions tirées par la critique, que
l'idée de l'ordre ait été rattachée à la notion de l'existence et
des perfections de Dieu, par raisons démonstratives. Au con-
traire, comme ces raisons prétendues démonstratives n'ont
nullement la vertu de convaincre tous les esprits ; comme
elles impliquent et impliqueront toujours des problèmes trans-
cendants qui ne sauraient admettre de solution positive, il
1 Discours de la Méthode, IY<^ partie, in fine.
576 CHAPITRE XXIV.
en résulte que leur caractère problématique et transcendant
se réfléchit mal à propos sur la solution de questions purement
logiques qu'on y a voulu rattacher, et dont il fallait au con-
traire bien montrer l'indépendance.
386. — Remarquons maintenant que si Descartes semble
subordonner à la notion de la véracité divine la certitude de
son axiome, que toutes nos idées sont vraies en ce qu'elles
ont de clair et de distinct, d'un autre côté, par son tour de
démonstration à l'endroit de l'existence et des attributs de
Dieu, il conclut de l'idée d'un être parfait à l'existence d'un
être parfait : d'où il suit qu'au fond c'est un axiome pour
Descartes que toutes choses doivent être telles que notre
entendement les conçoit clairement ; et celui de ses disciples
qui a poursuivi avec le plus de rigueur toutes les conséquences
de la doctrine cartésienne, Spinoza, ne s'y est pas trompé,
puisqu'il nous dit :
« Intellectus proprietates, quas prœcipue notavi et clare
« intelligo, hœc sunt : 1° quod cerliludinem iiwolval, hoc est,
« quod sciât res ita esse formaliter, ut in ipso objective con-
« tinentur^. »
Ainsi Spinoza admet d'emblée que les conceptions de notre
intelligence sont le critère infaillible de la vérité des choses ;
que dans ce miroir de l'esprit humain il ne peut y avoir que
des images exactement semblables aux objets qui les produi-
sent, et nullement altérées par la constitution même du miroir
réfléchissant ou par les milieux qui l'entourent. C'est là l'excès
du dogmatisme, excès tel qu'il n'y a plus de place pour la cri-
tique de l'entendement humain.
Du reste, comme Descartes (sans tomber dans les excès
1 De intcUeclus cmcndalione, § 108. Voyez aussi Malkbranche, Re-
cherche (le la Vérité, liv. iv, cli. 11, et Bossuet, qu'on n'accusera sans
doute pas de spinozisnie, ni de se laisser entraîner par son imat^ination,
comme le cC-lèbrc oratorien, donne ce priJccptc dans sa Logique (liv. i,
ch. G4) : <i Connoîlre la dislinclion des choses par les idées, c'est-à-dire
ne douter point, quand on a diverses idées, qu'il n'y ait distinction du côté
des choses. » Locke dit de même : " Nos idées simples sont toutes réelles,
en ce sens qu'elles conviennent toujours avec la réalité des choses. » On a
eu raison d'avancer que Locke et Condillac procèdent de Descartes, aussi
bien que Spinoza, Malebranche et Bossuet, en ce que, tout en adoptant
des systèmes opposés sur l'orijiinc des idées, ils s'accordent sur le principe
que toute idée claire et distincte est nécessairement vraie ou conforme à la
réalité objective.
EXAMEN DE SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. S??'
du spinozisme, dont il serait injuste de le rendre responsable)
ne trouve dans l'esprit humain aucune notion plus indélébile
que celle de substance, aucun fait plus incontestable que
celui de la pensée, aucune notion plus claire que celle de
l'étendue, il trace avec une inflexible rigueur, inconnue avant
lui, la distinction des substances pensante et étendue, spiri-
tuelle et corporelle, et suit intrépidement toutes les consé-
quences extrêmes de ses prémisses, et de la classification tran-
chée à laquelle elles l'ont conduit. Il n'y a dans le monde
physique que de l'étendue et du mouvement ; il n'y a que des
impulsions reçues et transmises, et point d'actions à distance
ou de forces proprement dites ; les animaux sont de pures
machines, et tout s'expHque ou doit s'exphquer dans la nature
corporelle par le mécanisme le plus passif et le plus grossier,
comme tout doit s'expliquer dans la nature spirituelle par
les principes les plus purs et les plus relevés. Les moyens termes
sont proscrits comme obscurs. La métaphysique d'Aristote fait
place à une métaphysique nouvelle, si bien accommodée dans
ses prémisses à la constitution de notre intelligence, qu'elle
charme d'abord par sa netteté tous les graves esprits du
xvii^ siècle ; mais bientôt, par les conséquences qui en décou-
lent et qui contredisent les suggestions du bon sens, non
moins que les découvertes des sciences, cette métaphysique
perd peu à peu de son crédit, sans que, par la durée de sa domi-
nation, elle puisse être en aucune façon comparée au puis-
sant système dont on avait voulu qu'elle prît la place.
387. — C'est dans de telles circonstances que Leibnitz
entreprit, comme il le dit lui-même^, la réforme de l'idée de
1 « Quoique je sois un de ceux qui ont fort travaillé sur les mathéma-
tiques, je n'ai pas laissé de méditer sur la philosophie dès ma jeunesse,
car il me paroissoit toujours qu'il y avoit moyen d'y établir quelque
chose de solide par des démonstrations claires. J'avois pénétré bien avant
dans le pays des scolastiques lorsque les mathématiques et les auteurs
n;odernes m'en firent sortir encore bien jeune. Leurs belles manières
d'expliquer la nature mécaniquement me charmèrent, et je méprisois
avec raison la méthode de ceux qui n'emploient que des formes ou des
facultés dont on n'apprend rien. Mais depuis, ayant tâché d'approfondir
les principes mêmes de la mécanique pour rendre raison des lois de la
nature que l'expérience faisoit connaître, je m'aperçus que la seule consi-
déaation d'une masse étendue ne suffîsoit pas, et qu'il falloit employer
encore la notion de la force, qui est très intelligible, quoiqu'elle soit du
ressort de la métaphysique. Il me paroissoit aussi que l'opinion de ceux
37
578 CHAPITRE XXIV.
-substance, en posant en principe qu'il n'y a pas de substance
'qui ne soit douée d'action ou de force, et même qui ne tende
actuellement à exercer cette action ou cette force {conatum
dnvolvens) : c'est-à-dire que, tout en concédant aux anciennes
•écoles qu'il y a un fondement à la notion de substance, il
la déclare stérile, si l'idée de force ne vient s'y incorporer et
la vivifier ; et effectivement il entreprend de tirer a priori,
de l'idée de force, tout ce que, dans les écoles péripatéticienne
et cartésienne, on avait voulu tirer de la notion de substance.
Or, comme le terme de force, pris avec le degré de généralité
que Leibnitz y attache, peut s'appliquer à la force mécanique,
à la force vitale et organique, aux déterminations libres du
moi, et même se prêter à la conception (vague, il est vrai)
d'une infinité de modalités intermédiaires, il doit en résulter
que le système de Leibnitz s'accommode mieux qu'aucun
autre, sinon à une explication précise et scientifique, du moins
à une conception philosophique et générale de l'ensemble des
phénomènes de la nature, dans leur inépuisable variété. Ainsi,
comme l'a très bien dit Maine de Biran^, « cette métaphy-
« sique réformée n'admettra plus seulement deux grandes
<( classes d'êtres, entièrement séparées l'une de l'autre et
■« excluant tout intermédiaire ; mais une seule et même
« chaîne embrasse et lie tous les êtres de la création. La force,
« la vie, la perception sont partout réparties entre tous les
« degrés de la chaîne. La loi de continuité ne souffre point
« d'interruption ni de saut dans le passage d'un degré à
« l'autre, et remplit sans lacune, sans possibilité vide, l'inter-
« valle immense qui sépare la dernière monade de la force
« intelligente suprême d'où tout émane ».
qui transforment ou déf^radcnt les bêtes en pures machines, quoiqu'elle
semble possible, est hors d'apparence et même contre l'ordre des choses.
« Au commencement, lorsque je m'étois affranchi du joug d'Aristote,
j'avois donné dans le vide et dans les atomes, car c'est ce qui remplit le
mieux l'imagination ; mais en étant revenu après bien des méditations, je
m'aperçus qu'il est impossible de trouver les principes d'une véritable
unité dans la matière seule, ou dans ce qui n'est que passif... 11 fallut donc
rappeler et comme réhabiliter les formes substantielles, si décriées aujour-
d'hui, mais d'une manière qui les rendît intcllifiibles, et qui séparât l'usage
qu'on en doit faire de l'abus qu'on en a fait. » Système nouveau de la nature
et de la communication des substances.
^ Exposition de la doctrine philosophique de Leibnitz, dans le IV'-' volume
des Œuvres philosophiques de Maine de Biran, publiées par M. Cousin.
EXAMEN DE SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. 579
388. — Toutefois ce n'est point cette philosophie de la nature,
si curieuse qu'elle soit en elle-même, et si supérieure qu'elle
nous paraisse à tout ce qu'on a tenté dans ce genre, avant
et après Leibnitz, qui doit nous occuper ici. La doctrine de
Leibnitz nous intéresse bien plus par un autre côté. En procla-
mant son principe de la raison suffisante, et en l'opposant
au principe de contradiction, dont Aristote avait fait l'axiome
fondamental ou le pivot de toute preuve scientifique (381),
Leibnitz est, de tous les philosophes, le premier qui indique
nettement le but essentiel de toute étude philosophique, la
conception des choses dans l'ordre suivant lequel elles rendent
raison les unes des autres ^, ordre qui ne doit être confondu,
ni avec l'enchaînement des causes et des effets, ni avec celui
des prémisses et des conséquences logiques (18 et suiv.).
« Le grand principe des mathématiques, dit-il, est le prin-
« cipe de la contradiction ou de l'identité, c'est-à-dire qu'une
<( énonciation ne sauroit être vraie et fausse en même temps,
« et qu'ainsi A est A et ne sauroit être non A. Et ce seul prin-
« cipe suffit pour démontrer toute l'arithmétique et toute la
« géométrie, c'est-à-dire tous les principes mathématiques.
« Mais pour passer de la mathématique à la physique, il faut
« encore un autre principe, comme j'ai remarqué dans ma
« Théodicée: c'est le principe delà raison suffisante; c'est que
« rien n'arrive sans qu'il y ait une raison pourquoi cela est
« ainsi plutôt qu'autrement. C'est pourquoi Archimède,
« en voulant passer de la mathématique à la physique dans
« son livre De V équilibre, a été obligé d'employer un cas par-
« ticulier du grand principe de la raison suffisante. Il prend
« pour accordé que s'il y a une balance où tout soit de même
« de part et d'autre, et si l'on suspend ainsi des poids égaux
« de part et d'autre aux deux extrémités de cette balance,
« le tout demeurera en repos. C'est parce qu'il n'y a aucune
« raison pourquoi un côté descende plutôt que l'autre. Or
1 « Ratiocinia nostra duobus magnis principiis superstructa sunt.
Unum est principium conlradictionis, vi cujus falsum judicamus quod
contradictionem involvit, et verum quod falso opponitur, vel contra-
dicit. — Alterum est principium rationis sufflcientis, vi cujus conside-
ramus nuUum factum reperiri posse verum, aut veram existere aliquam
enuntiationem, nisi adsit ratio sufficiens cur potius ita sit quam aliter,
quamvis rationes istse sa?pissime nobis incognitse esse queant, » Leibnitz,
éd. Dutens, T. II, p. 24.
580 CHAPITRE XXIV.
« par ce principe seul, savoir : qu'il faut qu'il y ait une rai-
« son suffisante pourquoi les choses sont plutôt ainsi qu'autre-
« ment, se démontre la Divinité et tout le reste de la métaphy-
« sique et de la théologie naturelle, et même en quelque façon
« les principes physiques indépendants de la mathématique,
« c'est-à-dire les principes dynamiques ou de la force^. »
Nous croyons avoir montré, dans plusieurs endroits de ce
livre (28, 265), qu'on entendait mal les expressions de Leibnitz,
si l'on faisait de l'emploi du principe de contradiction le carac-
tère essentiel de la spéculation mathématique, et de l'emploi
du principe de la raison suffisante le caractère essentiel de la
spéculation en physique et en métaphysique ; tandis qu'il
faut dire que l'application continuelle de l'idée que nous
avons de la raison des choses est ce qui caractérise essentiel-
lement la spéculation philosophique, soit qu'elle porte sur
des rapports abstraits, comme ceux qui font l'objet des mathé-
matiques, ou sur l'interprétation des faits naturels, ou sur
les lois de notre entendement. Ce qui doit surtout attirer ici
notre attention, et ce que nous avons eu déjà aussi l'occasion
d'indiquer, c'est la forme négative sous laquelle Leibnitz
met en œuvre le principe ou l'idée que nous avons de la rai-
son des choses, de manière à en faire un moyen de démonstra-
tion rigoureuse, more geomelrico, par le tour de la réduction à
l'absurde ; mais de manière aussi à en restreindre singulière-
ment les applications, et à laisser même de côté les plus impor-
tantes applications du principe, celles auxquelles il doit sa
prérogative de principe régulateur et dominant. Nous avons
l'idée que toute chose doit avoir sa raison, apparemment
pour chercher quelle est positivement la raison des choses
que nous connaissons, et pour que la connaissance des unes
nous mène à l'intelligence des autres ; et non pas seulement
pour porter ce jugement négatif, que les choses ne peuvent
pas être de telle manière, dans les cas, nécessairement fort
restreints, où, à la faveur de certaines conditions particu-
lières de symétrie, nous pouvons affirmer qu'il n'y aurait
pas de raison pour qu'elles reçussent telle détermination plu-
tôt que telle autre détermination contraire ou symétrique.
389. — Afin de mieux faire sentir dans quel sens nous pre-
^ Réplique au premier écrit de M. Clarke, dans la correspond ance de
Leibnitz et de Clarke, T. I", p. 13, de l'édition de DesmaïTscaux.
EX.\MEN DE SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. 581
nons ces expressions de jugement positif et négatif, prenons
un des exemples que Leibnitz nous fournit dans sa théorie
des indiscernables. Bien des gens ont dit qu'il n'y a pas dans
la nature deux objets parfaitement semblables, deux feuilles
d'arbre exactement conformées l'une comme l'autre ; et ils
ont eu raison de le dire, parce que les combinaisons qui inter-
viennent pour produire dans ce cas les variétés individuelles
et les particularisations du type spécifique étant sans nom-
bre, il est, sinon rigoureusement impossible, du moins infi-
niment peu probable que l'on tombe à la fois sur deux combi-
naisons rigoureusement identiques. Voilà une application
positive de la notion que nous avons de la raison des choses ;
nous trouvons dans la simplicité de la combinaison qui amè-
nerait l'exacte ressemblance, parmi une infinité de combi-
naisons que le jeu des causes indépendantes peut amener,
la raison pour laquelle cette combinaison ne se réalise pas et
ne peut pas physiquement se réaliser, quoiqu'elle n'implique
pas contradiction et ne soit pas en ce sens mathématique-
ment ou métaphysiquement impossible (33). Mais ce n'est pas
ainsi que Leibnitz l'entend. Selon lui, si les deux objets A et
B étaient rigoureusement identiques, ils seraient indiscer-
nables, et il n'y aurait pas de raison suffisante pour que A ne
fût pas à la place de B >et B à la place de A. Dieu lui-même
n'aurait pu se déterminer par un choix qui n'aurait point de
raison suffisante. Donc toute hypothèse qui impliquerait la
coexistence de choses indiscernables est une hypothèse inad-
missible. Voilà ce que nous entendons par l'application du
principe de la raison des choses sous une forme négative, et
par voie de négation ou d'exclusion d'hypothèse ; car évidem-
ment l'esprit n'opère pas de la même manière lorsqu'il juge
que telle chose doit recevoir la détermination A, parce qu'il
en voit la raison, ou lorsqu'il juge que cette chose ne peut
recevoir une détermination autre que A, par exemple la déter-
mination + A', parce qu'il ne voit pas de raison pour qu'elle
reçoivecelle-ciplutôtque la détermination contraire — A'. C'est
la même différence que les géomètres étabHssent, dans les
choses de leur ressort, entre les démonstrations directes, qui
éclairent l'esprit, c'est-à-dire qui lui montrent la raison de la
vérité démontrée, et les démonstrations indirectes ou par
l'absurde, qui contraignent l'esprit (souvent mieux que les
582 CHAPITRE XXIV.
autres, à cause d'une certaine prérogative logique attachée
aux formes négatives), mais qui ne l'éclairent pas. Aussi,
dans l'exemple qui nous occupe, notre affirmation n'a pas
ni ne peut avoir le genre de certitude qui est propre aux
démonstrations géométriques ; le fait affirmé est certain en ce
sens seulement que le fait contraire est infiniment peu pro-
bable, l'adverbe infiniment étant pris ici avec sa signification
rigoureuse et non pas abusivement, pour tenir lieu de tout
autre adverbe superlatif. Le tort de Leibnitz est de ne pas se
contenter de ce genre de certitude, qui doit nous suffire, puis-
qu'il tient à la nature de la chose. Il en cherche un autre ; il
l'obtient ou croit l'obtenir, mais au prix de quelle hardiesse f
Et qui pourrait se résoudre à le suivre dans cette entreprise
téméraire d'assigner à la puissance divine des bornes qu'elle
ne saurait franchir ?
Poursuivons cependant les déductions leibnitziennes. Si la
coexistence de choses indiscernables est inadmissible, une
succession de phases indiscernables l'est pareillement, et un
mouvement indiscernable est un mouvement impossible.
Ainsi, l'on ne pourrait supposer deux sphères concentriques
d'égale densité et parfaitement homogènes, dont l'une (la
sphère intérieure) serait animée d'un mouvement de rota-
tion ; car, ni un homme, ni un ange (ni Dieu lui-même, si on
l'ose dire) ne pourrait discerner le système où un tel mouve-
ment s'opère, d'avec un système constitué d'ailleurs de la
même manière, mais où ce mouvement n'aurait pas lieu*.
Or, pour réfuter cette conséquence, il suffit d'imaginer que
la sphère intérieure et homogène ait une densité d'abord plus
petite, ensuite plus grande que celle de la sphère envelop-
pante ; si petite que soit la différence, dans un sens ou dans
l'autre, le mouvement, d'après Leibnitz, sera discernable et
* « Si fingeremns duas sphicras conccntricas pcrfectas, et pcrfcctc
tam inter se quain in partibus suis siniilarcs, altorani altcri ita inclusam
esse, utnecmlnimus sit hiatus; tum, sivc volvi inclusam, sivc quiescere
ponamus, ne angélus quidem, ne quid ampUus dicam, uilum poterit
notare discriinen inter divers! teniporis status, aut judicium haberediscer-
ncndi utrum quiescat an volvatur inclusa sphaera, et qua motus lege. »
Acta Erudit. ad ann. 1698. Recueil de Desmaizeaux, T. I, p. 212.
Au reste, dans l'hypothèse mOmc de Leibnitz, il y aurait des effets
mécaniques discernables ; mais nous n'avons nul besoin, pour notre
oljjet, d'entrer dans cette discussion ; il est plus simple de raisonner d'aprùs
son hypothèse et en lui accordant ses prémisses.
EXAMEN DE SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. 583
partant possible. Donc, à la limite, et dans le passage continu
de la densité plus petite à la densité plus grande, il faut bien,
en vertu du principe de continuité, que Leibnitz invoque
partout, et sur lequel lui-même a fondé sa grande découverte
du calcul différentiel, il faut bien que le mouvement reste
possible, quoique passagèrement indiscernable. Bien plus, con-
cevons une suite de pareils systèmes, dans lesquels la densité
de la sphère intérieure aille en croissant, en étant d'abord
plus petite, ensuite plus grande que celle de la sphère envelop-
pante, et que dans le nombre il s'en trouve un pour lequel
la différence de densité soit nulle. Alors il ne faudra pas l'intel-
ligence d'un ange, il suffira de celle d'un homme pour juger,
par indudion, que le mouvement qu'on discerne dans tous
les systèmes qui font partie de la série, à l'exception d'un seul,
appartient aussi à ce système intermédiaire, et ne cesse d'être
discernable qu'en vertu d'une relation particulière et acciden-
telle. C'est ainsi qu'après avoir observé un mouvement de
rotation dans tous les astres qui ont des taches à la faveur
desquelles ce mouvement est discernable, nous n'hésiterions
pas à induire qu'un tel mouvement appartient aussi à l'astre
dont la surface ne présente aucune trace qui permette de dis-
cerner la rotation.
390. — Leibnitz, avec le génie idéaliste de Platon, mais
avec une logique bien plus ferme et une science incomparable-
ment plus vaste, a donc commis la même faute que Platon ;
il a voulu tout déduire, more geometrico, d'un principe a priori,
et il n'a pu se résoudre à admettre en philosophie un genre de
taisonnement inductif, fondé sur la probabilité ou sur la Sàld.
Dès lors il lui a fallu employer le tour de réduction à l'absurde,,
donner une forme négative à l'énoncé du principe de l'ordre
et de la raison des choses (dont il a d'ailleurs apprécié, mieux
que personne avant lui, le rôle et l'importance en philosophie),
restreindre en conséquence virtuellement les applications du
principe, et toutefois, par le désir d'atteindre le but, céder à
la tentation d'en outrepasser les apphcations légitimes.
Ce n'est pas que Leibnitz n'ait souvent fait appel à la notion
de la probabilité philosophique et au jugement inductif fondé
sur l'ordre et la raison des choses. Ainsi, nous trouvons chez
lui ces passages : « Il est raisonnable d'attribuer aux corps
« des véritables mouvements, suivant la supposition qui
584 CHAPITRE XXIV.
« rend raison des phénomènes de la manière la plus intel-
« ligible^... La réalité des phénomènes est marquée par leur
« liaison, qui les distingue des songes^... La vérité des choses
=« sensibles ne consiste que dans la liaison des phénomènes,
« qui doit avoir sa raison, et c'est ce qui la distingue des
« songes ; mais la vérité de notre existence, comme celle de
« la cause des phénomènes, est d'une autre nature, parce
« qu'elle établit des substances ^. » Ces passage sont formels,
et le dernier surtout est remarquable, en ce qu'il marque
bien la distinction entre l'idée de raison et l'idée de causalité,
et parce qu'il indique l'origine du contraste entre les clartés
de la philosophie qui contemple l'ordre rationnel des choses,
et les obscurités de l'ontologie qui commente la notion de
substance. Mais si les passages cités contiennent en germe
toute la doctrine que nous avons pris à tâche de développer,
il faut reconnaître que Leibnitz n'explique en aucune façon
la nature de ce jugement fondé sur l'ordre et sur la liaison des
phénomènes ; qu'il ne dit point pourquoi il est raisonnable
de faire sur les véritables mouvements, c'est-à-dire sur les
mouvements réels, telle hypothèse plutôt que telle autre,
ni si ce jugement raisonnable est probable ou certain, et de
quel genre de probabihté ou de certitude. Leibnitz s'en tient
è cet égard aux premières inspirations du bon sens ; ce n'est
point là le sujet qu'il aime à approfondir et sur lequel il se
donne carrière. II réserve pour d'autres usages la puissance
de son génie constructeur.
391. — L'histoire des travaux scientifiques et philosophiques
de Leibnitz offre deux singularités bien dignes d'attention.
Le premier ouvrage de sa jeunesse (sa thèse inaugurale) est
consacré à la théorie des combinaisons *. Il traite à sa manière,
et d'un point de vue bien plus général, ce sujet dont s'occu-
paient de leur côté Pascal et Newton, mais incidemment en
quelque sorte, pour la solution de quelques problèmes d'arith-
métique et d'algèbre, tandis que Leibnitz ne voyait avec
raison dans l'algèbre qu'une application particulière de la
* Système nouveau de la nature et de la communication des substances,
T. II. p. 56 de l'édit. de Dutens.
* Examen des principes du R. P. Malebrancbe, T. II, p. 210., ibid.
^ Nouveaux essais sur l'entendement humain, p. 339 de l'édition de Raspe.
* Disputatio arilhmetica de compiciionibus, habita in illustri Academia
Lipsiensi, die 6» raartii 1666.
EXAMEN DE SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. 585
théorie des combinaisons, et une branche de sa caractéristique
universelle ou combinaloire^. Dans l'immense variété de ses
travaux, il ne perd jamais de vue cette idée fondamentale ;
il témoigne, en maints endroits de sa correspondance, de son
estime pour l'étude mathématique des jeux ; il connaît et il
apprécie les découvertes de Pascal, de Fermât, de Huygens,
sur la matière des chances et des probabilités mathématiques,
et même les applications qu'en avaient déjà faites à la statis-
tique J. de Wytt et Hudde^. Mais il ne cultive point pour son
propre compte cette branche de la science ; et le géomètre
philosophe qui a conçu le premier la généralité et l'importance
de la doctrine des combinaisons, semble négliger l'usage le
plus philosophique qu'on en puisse faire, dans les applica-
tions de la notion du hasard à l'interprétation des phéno-
mènes naturels et à la critique de nos idées. Voilà certes une
circonstance singulière qu'il ne faut point imputer (les termes
mêmes de Leibnitz le prouvent) à une prévention systéma-
tique, mais qu'il faut bien regretter, puisqu'elle nous a privés
■des lumières que ce grand esprit n'aurait pas manqué de ré-
pandre sur un sujet si digne d'intérêt, et qui se liait si bien à
l'ensemble de ses travaux.
L'autre singularité que nous voulons signaler est la sui-
vante. Leibnitz, comme nous l'avons remarqué déjà, invoque
^ « Hœc algebra, quam tanti facimus merito, generalis illius artificii
non nisi pars est... Ego vero agnosco, quidquid in génère probat algebra,
non nisi superioris scientise beneficium esse, quam nunc combinatoriam
characterisiicam appellare soleo. » Epist. ad Oldenburg. Paris, 28 déc. 1675.
^ « C'est qu'étant grand joueur, il (lelchevalierdeMéré) donna les pre-
mières ouvertures sur l'estime des partis, ce qui fit naître les belles pensées
de Aléa, de MM. Fermât, Pascal et Huygens, où M. Roberval ne pouvoit,
ou ne vouloit rien comprendre. M. le Pensionnaire de Wytt a poussé cela
encore davantage, et l'applique à d'autres usages plus considérables par
rapport aux rentes de vie, et M. Huygens m'a dit qu'encore M. Hudde
a eu d'excellentes méditations là-dessus, qu'il est dommage qu'il ait
supprimées comme tant d'autres. Ainsi les jeux mêmes mériteroient
d'être examinés ; et si quelque mathématicien pénétrant méditoit là-
dessus, il y trouveroit beaucoup d'importantes considérations : car les
hommes n'ont jamais montré plus d'esprit que lorsqu'ils ont badiné. »
Réplique aux réflexions de M. Bayle, à la fin du Recueil de Desmaizeaux,
— D'après la date de la lettre d'envoi à Desmaizeaux, ce passage paraît
avoir été écrit en 1711, et, vu les relations de Leibnitz avec toute la fa-
mille des Bernoulli, il est surprenant que Leibnitz n'y témoigne avoir
aucune connaissance des importants travaux de Jacques BernouUi,
mort en 1705, et dont l'Ars conjectandi a paru, par les soins de son neveu,
en 1713, trois ans avant la mort de Leibnitz, arrivée en 1716.
586 CHAPITRE XXIV.
sans cesse la loi de continuité. « Il se fait toujours dans l'ani-
« mal ce qui s'y fait présentement ; c'est que le corps est dans
« un changement continuel, comme un fleuve, et ce que nous
« appelons génération ou mort n'est qu'un changement plus
« grand et plus prompt qu'à l'ordinaire, tel que le seroit le
« saut ou la cataracte d'une rivière. Mais ces sauts ne sont
« pas absolus et tels que je désapprouve ; comme seroit celui
« d'un corps qui iroit d'un lieu à un autre sans passer par le
« milieu. Et de tels sauts ne sont pas seulement défendus
« dans les mouvements, mais encore dans tout autre ordre des
« choses ou vérités ^. » Son système des monades et des forces
admet des dégradations sans nombre dans les perceptions,
tantôt plus obscures, tantôt plus distinctes ; chaque monade
représentant, de son point de vue, l'univers tout entier, et la
représentation devant varier sans discontinuité avec le chan-
gement de vue de la monade. De plus, « les perceptions qui sa
« trouvent ensemble dans une même âme en même temps,
« enveloppant une multitude véritablement infinie de petits
« sentiments indistinguables, que la suite doit développer,
« il ne faut point s'étonner de la variété infinie de ce qui doit
« en résulter avec le temps. Tout cela n'est qu'une consé-
0 quence de la nature représentative de l'âme, qui doit expfi-
a mer ce qui se passe, et même ce qui se passera dans son corps
0 et en quelque façon dans tous les corps, par la connexion
« ou correspondance de toutes les parties du monde 2. «
A la bonne heure ; mais ce dont il faut s'étonner, c'est qu«î
Leibnitz ait cru possible de distinguer et de définir par une
caractéristique ces sentiments, ces perceptions, ces idées in-
distinguables ; et qu'en proclamant la continuité dans tout
ordre de choses ou de vérités, il ait cru cette continuité compa-
tible avec la construction d'une langue qui représenterait par
des combinaisons de signes élémentaires toutes les perceptions
de l'intelligence, de manière qu'en allant du simple au com-
posé, et en revenant du composé au simple, il fût facile et
possil)le de trouver comme de démontrer toutes sortes de
vérités ^ avec la rigueur qui est propre à la méthode des géo-
» LcUre à M. Rémond, du 11 févier 1715. Recueil de Desmaizeaux,
T. II, p. 180.
*ÉdU. Dutens, T. II, p. 78.
3 Historia cl commcndaiio linguœ characleristicee universalis. Recueil
EXAMEN DE SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. 587
mètres et au calcul algébrique^ : tandis que, par une contra--
diction sensible, il reconnaît ailleurs « un goût, distingué de
« l'entendement, qui consiste dans les perceptions confuses.
« dont on ne saurait assez rendre raison, et qui est quelque
« chose d'approchant de l'instinct ^ ». Leibnitz, il faut bien
le reconnaître, a voulu conserver dans son système ses deux
idées favorites, sans chercher à les concilier, et sans s'aper-
cevoir qu'elles étaient inconciliables ; et le géomètre à qui
l'on est redevable du plus grand pas qu'ait fait l'art d'expri-
mer la continuité dans la variation des grandeurs mesurables,
n'a pas voulu apercevoir les conséquences qui devaient résul-
ter de l'impossibilité d'exprimer ou de caractériser la conti-
nuité dans les choses et les qualités non mesurables.
392. — Leibnitz avait été le Platon de l'Allemagne : Kant
devait en être l'Aristote, et par lui s'ouvre véritablement
une ère nouvelle ; car il aura toujours la gloire d'avoir, dans
la description du phénomène de la connaissance, marqué
avec une rigueur inconnue avant lui la distinction de la forme
et du fond, du moule et de la matière, de ce qui est adventice
et tient au mode d'influence des choses du dehors, et de ce qui
tient à la constitution même de l'intelligence douée de la capa-
cité de connaître. « Nulle connaissance en nous ne précède
« l'expérience, et toutes commencent avec elle. Mais, quoique
« toutes nos connaissances commencent avec l'expérience,
« ce n'est pas h dire qu'elles en procèdent toutes ; car il peut.
« bien se faire que la connaissance même qui nous vient de
« l'expérience soit un composé de ce que nous recevons dans.
« les sensations et de ce que produit d'elle-même notre pro-
« pre faculté de connaître, simplement provoquée par les.
« impressions extérieures... Ceci est la connaissance pure ou
« la connaissance a priori, et il y a une marque à laquelle on
« peut distinguer sûrement une connaissance pure d'une
« connaissance empirique. L'expérience nous apprend à la
« vérité que quelque chose est de telle ou telle manière ;
de Raspe, p. 535 et suiv. Consultez aussi l'article déjà cité de Maine de
Biran.
^ « Itaque peculiaris qusedam proponendi ratio necessaria est, et
velut filum in labyrintho, cujus ope non minus quam euclidea methodo
ad calculi instar qusestiones resolvantur. » De primas philosophiss emenda-.
tione, éd. Dutens, T. II, p. 19.
« Ed. Dutens, T. I, p. 46. Voyez encore le passage cité (283).
588 CHAPITRE XXIV.
« mais elle ne nous apprend pas qu'il ne puisse en être autre-
« ment. Premièrement donc, toute proposition qui ne peut
« être conçue que comme nécessaire est un jugement a priori.,.
« Secondement, les jugements de l'expérience ne sont jamais
« véritablement ou rigoureusement généraux, et ils ont seu-
« lement par induction une généralité supposée et compa-
« rative [angenommene und comparalive)... L'universalité
« empirique n'est qu'une extension arbitraire de valeur
« [willkûhrliche Sieigerung der Giiltigkeit), concluant d'une
« valeur donnée dans la plupart des cas à une valeur pour
« tous les cas... Au contraire, dans le cas où une stricte uni-
« versalité appartient essentiellement à un jugement, alors
« cette universalité indique une source particulière pour ce
« jugement, savoir, la faculté de connaître a priori... Or, il
« est très facile de prouver qu'il y a réellement dans les con-
« naissances humaines de ces jugements nécessaires, uni-
« versels, dans l'acception stricte du mot, et par consé-
« quent des jugements purs a priori. En veut-on un exemple
« pris des sciences : il n'y a qu'à jeter un coup d'œil sur les
« propositions mathématiques. Si, au contraire, on en veut
« un qui soit pris dans l'usage commun de l'entendement,
« le principe que tout changement requiert une cause peut en
« servir... On pourrait aussi, sans être obligé de recourir à ces
« exemples, pour prouver la réalité des principes purs a prieri
« dans notre connaissance, la démontrer rationnellement en
« faisant voir la nécessité absolue de ces sortes de principes
« pour la possibilité de l'expérience même. Car, en effet, où
« l'expérience prendrait-elle sa certitude si toutes les règles
« suivant lesquelles elle procède étaient toujours empiriques,
« et par conséquent contingentes ?... Ce n'est pas seulement
« dans les jugements, mais encore dans les concepts (Begrif-
« fen) que se manifeste l'origine a priori de quelque-suns
« d'entre eux. Otez en eiïet de votre concept expérimental
« d'un corps quelconque tout ce qu'il a d'empirique, c'est-à-
« dire la couleur, la dureté, la mollesse, la pesanteur, l'impé-
« nétrabilité ; il restera cependant ce qui ne peut être en
« aucune façon retranché, à savoir, l'espace qu'occupait ce
« corps, maintenant tout à fait évanoui. De même, si vous
« retranchez de votre concept empirique d'un objet quel-
* conque, corporel ou non, toutes les qualités que vous ré vèl
EXAMEN DE SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. 589
« l'expérience, vous ne pourrez cependant lui enlever celle par
« laquelle vous le pensez comme substance, ou comme adhé-
« rent à une substance... Vous devez donc avouer, convaincu
« par la nécessité avec laquelle ce concept vous presse et s'im-
« pose à vous, qu'il a sa raison a priori dans votre faculté de
« connaître^. »
Certes, voilà un exposé admirable de lucidité et de préci-
sion ; mais déjà, dans ce que Kant dit de l'induction, l'on voit
poindre le germe d'une erreur ou les premières traces d'une
lacune qui doit constituer le défaut capital de son système.
Il est clair par le passage cité, et bien plus encore par le bref
et sec paragraphe qu'il a consacré dans sa Logique^ au juge-
ment par analogie et par induction, que le philosophe de
Kœnigsberg, aussi bien que le Stagirite, ne voit dans l'induc-
tion qu'une récapitulation logique d'expériences particu-
lières. Tout ce qui va au delà, n'étant fondé, ni sur l'expé-
rience, ni sur la raison (comme il la conçoit), n'est aux yeux
de Kant qu'une présomption ou une probabilité sans valeur
scientifique et dont il n'a nul souci de scruter l'origine. C'est
toujours cette fausse honte de la probabilité ou de la oôla.,
dont Kant ne s'affranchit pas plus que Platon, pas plus qu'Aris-
tote, pas plus que Leibnitz, faute d'en saisir le sens et la valeur
éminemment rationnelle. Car évidemment le principe ration-
nel de l'induction et de l'analogie est du nombre de ces don-
nées de la raison dont Kant nous parle si bien, qui rendent
l'expérience possible, et qui surtout rendent possibles l'inter-
prétation et la discussion de l'expérience. Que si Kant eût
entrepris de soumettre à l'analyse cette donnée de la rai-
son, comme il y a soumis les autres, il eût été en possession
du critère à l'aide duquel on peut juger de la valeur représen-
tative, non seulement des éléments empiriques de la connais-
sance, mais des autres éléments a priori qui la constituent.
393. — Poursuivons toutefois la série de ses déductions.
Nos connaissances s'étendent par l'expérience ; cela est incon-
testable : et « si les mathématiques nous donnent un exemple
^ Critique de la Raison pure. Introduction, §§ i et ii.
' « Tout raisonnement rationnel doit donner la nécessité : l'induction
et l'analogie ne sont donc pas des raisonnements de la raison, mais seule-
ment des présomptions logiques ou des raisonnements empiriques. On
obtient bien par induction des propositions générales, mais pas des propo-
sitions universelles. » Logique, chap. m, § 84, traduction de M. Tissot.
590 CHAPITRE XXIV.
« bien sensible de la manière dont nous pouvons nous éten-
« dre dans la connaissance a priori sans le secours de l'expé-
« rience, c'est qu'elles ne s'occupent des objets et de leur
« connaissance qu'autant que ces objets comportent une
« représentation intuitive [als sich solche in der Anschauumj
« darsiellen lassen ^) » ; c'est-à-dire, autant qu'on peut les
imaginer ou les représenter, par des signes ou schèmes sen-
sibles, soit naturels, soit artificiels, mais susceptibles dans
ce dernier cas d'une valeur précise et d'une définition rigou-
reuse. Ici se place la distinction lumineuse entre les juge-
ments synthétiques et analytiques (262), dont la logique
est entièrement redevable à Kant, et qui, réduisant à sa juste
valeur le rôle du principe d'identité ou de contradiction,
tant préconisé par les anciens logiciens, donne l'explication
véritable de la fécondité de la spéculation mathématique,
quant à l'extension de la connaissance, et de l'impuissance où
nous sommes d'étendre à proprement parler nos connaissances,
ou d'acquérir des connaissances vraiment nouvelles, dans le
domaine de la spéculation métaphysique, où le but de l'activité
intellectuelle ne doit être que de définir et de mettre en ordre
les éléments a priori de la connaissance, invariablement fixés
par la constitution de l'esprit humain, en assignant à chacun
son rôle et sa portée. Telle est la définition de la critique de
la raison pure. Son rôle, parmi les autres sciences, est compa-
rable au rôle du magistrat chargé de la police d'une cité ^ :
le travail de ce magistrat n'est point, comme diraient les éco-
nomistes, un travail productif ; mais, en prévenant tout désor-
dre et toute usurpation, il favorise le travail productif des
autres citoyens, et lui imprime la direction la plus avanta-
geuse pour eux-mêmes et pour la cité.
Ainsi le rôle de la critique, d'après Kant, sera purement
négatif ; et il faut bien qu'il reste tel, puisque Kant entend
procéder partout avec la rigueur des déterminations logiques,
et que rien n'est mieux accommodé à la précision qui fait
la rigueur de la logique (comme nous avons eu maintes fois
occasion de le reconnaître), que de procéder par voie de limi-
tation, d'exclusion et de négation. Mais, de même qu'au
moyen de l'induction et de l'analogie, nous outrepassons
' Introduction à la Critique de la Raison pure, § ni.
2 Préface de la Critique de la Raison pure.
EXAMEN DE SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. 591
légitimement les conséquences logiques et rigoureuses de
l'expérience, et étendons nos affirmations et nos connais-
sances, non pas absolument certaines, mais extrêmement
probables, fort au delà des limites de l'expérience faite ; de
même, et à la faveur du même principe, il est permis de croire
que nous pouvons, dans le domaine de la raison pure, étendre
efficacement nos affirmations et nos connaissances : la proba-
bilité philosophique, pour cette sorte de jugement synthé-
tique a priori, ayant une vertu analogue, sinon identique à
celle de la construction idéale pour l'extension de nos con-
naissances en mathématiques pures. Alors la critique n'est
plus nécessairement réduite, en philosophie, au rôle négatif
que Kant lui assigne. Elle partage le sort de la critique histo-
rique, qui, bien souvent sans doute, n'aboutit qu'à des conclu-
sions négatives, mais qui souvent aussi, par l'ordre qu'elle
sait mettre dans des débris épars, parvient à reconstruire,
sinon avec une certitude absolue, du moins avec une haute
probabilité, ce que le temps avait détruit, et qui réussit à faire
accepter ses affirmations par tous les esprits éclairés, quoi-
qu'elle n'ait, pour les convaincre, ni une expérience possible,
ni une démonstration géométrique.
394. — La plus importante question que nous puissions
nous faire au sujet de ces conceptions ou jugements a priori
que nous trouvons dans l'esprit humain, c'est assurément
celle de savoir si ces jugements ou conceptions correspondent à
la réalité des objets extérieurs, et nous apprennent quelque
chose de cette réalité, ou si nous n'en pouvons valablement rien
conclure quant à la manière d'être des choses, et si l'étude
que nous en faisons ne peut aboutir qu'à nous faire connaître
comment notre intelligence est organisée. La réponse de Kant
à cette question est dictée par les prémisses que nous venons
d'exposer : « Jusqu'ici l'on a cru que toute notre connais-
« sance devait se régler d'après les objets ; mais tous nos
« efforts pour déterminer quelque chose a priori sur ces
« objets, par le moyen des concepts, afin d'accroître par là
« notre connaissance, sont restés sans succès dans cette supr
« position. Essayons donc si l'on ne réussirait pas mieux dans
« les problèmes de la métaphysique, en supposant que les
•t objets doivent se régler sur nos connaissances, ce qui s'ac-
« corde déjà mieux avec la connaissance de cesobjetsaprfon...
592 CHAPITRE XXIV.
« Il en est ici comme de l'idée qui servit de point de départ
« à Copernic, lequel, voyant que l'explication des mouve-
« ments célestes ne marchait pas bien [nicht gui fort wolUe)
« quand on supposait que les astres se meuvent autour du
« spectateur, essaya s'il ne vaudrait pas mieux supposer
« que c'est le spectateur qui tourne, et que les astres restent
« immobiles 1. » Ce n'est encore là qu'une hypothèse, une
présomption, et Kant veut une démonstration apodidiqiie ;
or il la trouve ou croit la trouver dans ce qu'il nomme les
antinomies de la raison (145), c'est-à-diredansles contradictions
où l'on tombe quand on attribue une valeur objective aux
idées a priori, telles que la raison les conçoit. « L'hypothèse
« d'où nous sommes parti sera fondée, si l'on trouve qu'en
« admettant que notre connaissance empirique se règle sur
« les objets comme choses en elles-mêmes [als Dingen an
« sich selbsl), l'absolu {Unbedingle) ne peut être conçu sans
« contradiction ; tandis que la contradiction cesse si l'on
« admet au contraire que notre représentation des choses,
« telles qu'elles nous sont données, ne se règle point sur elles
« comme sur des choses en elles-mêmes, mais que ce sont bien
« plutôt ces objets, en tant que phénomènes {Erscheiniingen),
« qui se règlent sur notre mode de représentation [nach
« iinserer V orslelliingsarl) ; de manière que l'absolu ne se
« trouve pas dans les choses telles qu'elles nous sont données
« et telles que nous les connaissons, mais telles qu'elles sont
« en elles-mêmes, et telles que nous ne pouvons pas les con-
« naître ', »
Il est permis à un lecteur français de trouver que ce langage
technique a quelque chose d'obscur et de barbare ; mais nous
l'avons expliqué {chap. I), et il est parfaitement juste quand
on l'entend bien. Oui, nous accordons à Kant que, si la raison
humaine est surprise en contradiction flagrante, par suite du
penchant qui lui fait attribuer une vérité absolue à la manière
dont elle conçoit les choses, c'est la preuve démonstrative et
non pas seulement l'indice probable que ce penchant la trompe
et que les choses sont au fond, et absolument parlant, autre-
ment qu'elle ne les conçoit. Déjà l'on pouvait regarder comme
très probable que l'esprit de l'homme n'est pas fait pour attein-
* Préface de la 2'^ édit. de la Critique de la Raison pure.
* Préface de la 2*^ édit. de la Critique de la Raison pure, passim.
EXAMEN DE SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. 593
dre en toutes choses, ni peut-être même en aucune chose,
à la vérité absolue, et les contradictions des philosophes attes-
tent assez les faiblesses ou les lacunes de l'esprit humain ;
mais personne n'avait, comme Kant, avec une dialectique
aussi serrée que profonde, donné à ces contradictions, et à la
nécessité de ces contradictions, l'évidence démonstrative ^.
Toutefois, de ce que Copernic se serait trompé s'il avait
voulu soutenir contre Kant que ses idées sur l'espace et le
mouvement des corps étaient vraies d'une vérité absolue, s'en-
suit-il qu'il se trompât en soutenant, contre Ptolémée, que le
soleil est en repos et que la terre est en mouvement ? Nous
pouvons très bien croire, contrairement à l'assertion de Kant,
que nos représentations se règlent sur les phénomènes, et non
les phénomènes sur nos représentations, c'est-à-dire que
l'ordre qui est dans nos représentations vient de l'ordre qui est
dans les phénomènes, et non pas inversement, sans croire pour
cela que les facultés que nous tenons de la nature aient été
constituées de manière à saisir les premiers principes et la
raison fondamentale de l'ordre des phénomènes. Pour faire
la part de ce qui tient à la nature des -choses perçues et de ce
qui tient à l'organisation de nos facultés, il faut que l'induction
intervienne ; il faut juger, comme l'a dit Bacon, ex analogia
universi ; il faut renoncer aux démonstrations apodictiques,
à l'emploi du principe de contradiction ; il faut admettre
un genre de preuve que Kant excluait, dont sa logique inflexi-
ble et formaliste ne lui suggérait même pas l'idée, et dont
^ Cependant Pascal avait dit : « Tous les principes sont vrais, des
pyrrhoniens, des stoïques, des athées, etc. ; mais leurs conclusions sont
fausses, parce que les principes opposés sont vrais aussi. » Ce fragment
remarquable, imprimé pour la première fois par M. Prosper Faugère,
se trouve à la page 92, tome II, de son édition. Les premiers éditeurs,
jansénistes et cartésiens, l'auront apparemment supprimé, parce qu'ils
ne pouvaient pas admettre que des principes opposés (la thèse et l'anti-
thèse, comme dit Kant) eussent la vertu d'être également vrais ou de
s'imposer avec la même évidence à la raison. Tout le fond des pensées
de Pascal roule sur les contradictions de la raison ; mais il s'en faut bien
qu'il ait mis à les définir et à les classer le soin et la précision que Kant
y a mis plus d'un siècle après. Il y de tout point beaucoup d'analogie
entre la philosophie de Pascal et celle de Kant. Celui-ci se sauve, c'est-à-
dire se prémunit contre les doctrines désolantes, en opposant la raison
pratique à la raison spéculative ; tandis que Pascal oppose la foi religieuse
à la raison, et veut qu'on arrive à la foi par la pratique ; en quoi (il faut le
reconnaître) il montre un sentiment plus vrai et plus profond des condi-
tions et des besoins de la nature humaine.
38
594 CHAPITRE XXIV.
l'omission devait, malgré tous ses efforts, l'entraîner vers un
scepticisme absolu.
395, — Nous terminerons cette excursion si rapide, et pour-
tant déjà si longue, dans l'immense histoire des tentatives
et des systèmes de l'esprit humain, à propos d'une question
dont toutes les autres relèvent. Nous n'entreprendrons pas de
passer en revue les systèmes plus modernes qu'a produits le
mouvement philosophique en Allemagne, à la suite de la réforme
de Kant, et dont la hardiesse aventureuse contraste si fort
avec ces promesses de police sévère et de soigneuse répres-
sion de toute entreprise hasardée, que contenait le livre de
la Critique de la raison pure. Kant s'était proposé de démon-
trer l'impossibilité de passer légitimement de la description des
lois et des formes de l'entendement à des affirmations sur la
manière d'être des choses en elles-mêmes ; il avait surtout
réussi à prouver catégoriquement que l'absolu nous échappe ;
et après lui, tous les efforts des métaphysiciens ont eu pour
but ce qu'ils appellent le passage du subjectif à l'objectif,
et la compréhension de l'absolu. On s'est épuisé en analyses
toujours subtiles, souvent obscures, quelquefois profondes,,
pour tirer le non-moi du moi, pour identifier l'intelligence et
la nature, pour créer le monde par la force de la logique et
par la vertu des idées. D'autres ont cru qu'il fallait revenir à
l'observation psychologique, décrire les phénomènes de con-
scte/îce plus complètement que Kant ne l'avait fait, et de manière
à y trouver ce qu'il avait déclaré impossible qu'on y trouvât,
à savoir : ce passage si désiré, et ce moyen de conclure vala-
blement d'un ordre de phénomènes intérieurs à un ordre de
vérités et de réalités extérieures. Mais, encore une fois, notre
intention n'est point d'entrer dans la discussion de ces théo-
ries de date récente i. II faut que toute controverse ait un
terme, sous peine de fatiguer la patience du lecteur le plus
favorable. D'ailleurs un auteur inconnu a toujours mauvaise
grâce à mettre ses opinions personnelles directement aux
prises avec celles que des contemporains ont soutenues de la
vigueur de leur talent et de l'autorité de leur nom. II n'a que
le droit de les proposer avec modestie, et d'exposer de son
1 Voyez le jugement qu'on a porté Jouffroy {préface de la traduction
irançaisc des Œuvres de lieid, p. cxcii).
EXAMEN DE SYSTÈMES PHILOSOPHIQUES. 595
mieux les raisons qui l'ont persuadé. Nous les avons dévelop-
pées dans cet ouvrage, non sans y mêler quelques digressions ;
il ne nous reste plus, pour préparer autant qu'il dépend de
nous le jugement du lecteur, qu'à les resserrer dans un résumé
rapide.
CHAPITRE XXV
Résumé.
396. — Après tous les développements dans lesquels nous
sommes entré, après toutes les applications que nous avons
essayé de faire, si nous voulons résumer en quelques pages la
doctrine qui fait la substance de ce livre, il faudra d'abord rap-
peler cette phrase de Bossuet, que nous avons déjà citée (17) :
« Le rapport de la raison et de l'ordre est extrême. L'or-
« dre ne peut être remis dans les choses que par la raison ni
« être entendu que par elle : il est ami de la raison et son
« propre objet. » En effet, l'on a pu voir, par tout ce qui
précède, qu'il y a les rapports les plus intimes entre l'idée de
l'ordre et l'idée de la raison des choses, ou plutôt que c'est la
même idée sous deux aspects différents. Concevoir qu'un fait
est la raison d'un autre fait, qu'une vérité procède d'une autre
vérité, ce n'est autre chose que saisir des liens de dépendance
et de subordination, c'est-à-dire saisir un ordre entre des
objets divers ; et cette dépendance ne nous frappe, n'est aper-
çue par nous, que parce que nous avons la faculté de comparer
et de préférer un arrangement à un autre, comme plus simple,
plus régulier et par conséquent plus parfait ; en d'autres termes,
parce que nous avons l'idée de ce qui constitue la perfection
de l'ordre, et parce qu'il est de l'essence de notre nature rai-
sonnable de croire que la nature a mis de l'ordre dans les
choses, et de nous croire d'autant plus près de la véritable
explication des choses, que l'ordre dans lequel nous sommes
parvenus à les ranger nous semble mieux satisfaire aux condi-
tions de simplicité, d'unité et d'harmonie qui, selon notre
raison, constituent la perfection de l'ordre.
RÉSUMÉ. 597
Cette idée de l'ordre et de la raison des choses ne doit pas
se confondre avec l'idée de l'enchaînement des causes et des
effets : car elle trouve son application dans des choses et pour
des vérités qui ne dépendent pas les unes des autres de la même
manière qu'un effet dépend de sa cause active ou efficiente. Ce
n'est donc point par le genre d'observation et par les témoi-
gnages de conscience qui nous suggèrent les notions de cause
et d'effet, qu'on peut expliquer l'idée qui est en nous de
l'ordre et de la raison des choses. Cette idée est le principe
même de toute philosophie, le but final et suprême de toute
spéculation philosophique, ce qui caractérise éminemment
l'esprit de curiosité philosophique, et ce qui donne, à des
degrés divers, une empreinte philosophique à tous les travaux
de la pensée, dans les choses de goût et d'imagination, comme
dans celles qui sont du ressort de l'érudition et de la
science.
397, — L'idée de l'ordre et de la raison des choses est surtout
le fondement de la probabilité philosophique, de l'induction
et de l'analogie. Assigner une loi aux phénomènes, c'est tirer
d'un principe simple la raison des apparences variées et mul-
tiples qui nous frappent d'abord ; c'est mettre de l'ordre dans
la confusion des apparences : en sorte que l'idée de loi, dans
sa plus haute généralité, telle qu'elle a été saisie par le génie
de Montesquieu au début de son immortel ouvrage, n'est
encore, sous un autre aspect, que l'idée de l'ordre ou de la
raison des choses. Mais quel motif avons-nous de croire à
l'existence de telle loi déterminée, et d'outrepasser les consé-
quences immédiates de l'observation ou de l'expérience, en
affirmant d'une manière générale et absolue ce que l'expé-
rience n'a pu établir que dans des cas particuliers et d'une
manière approximative? Ce motif se tire du caractère de sim-
plicité inhérent à la loi présumée, et de l'improbabilité que,
dans la foule innombrable des combinaisons fortuites, le hasard
nous eût fait tomber sur des observations susceptibles d'être
reliées par une loi aussi simple, si cette loi n'avait pas une
existence intrinsèque indépendante du hasard de nos obser-
vations, et si elle ne reliait pas aussi les faits de même nature
que nous n'avons point observés. Le caractère de simplicité
peut être si frappant, le nombre des observations peut être
tel, l'approximation peut tomber entre de si étroites limites,
598 CHAPITRE XXV.
qu'il ne reste pas dans l'esprit le moindre doute, nonobstant
les objections sophistiques qu'on peut toujours faire à toute
preuve qui n'a pas les caractères d'une démonstration mathé-
matique. Dans d'autres circonstances, la probabilité va en
s'afïaiblissant, en se dégradant insensiblement, conformément
à la loi de continuité, dont la dégradation de la lumière et la
transition des teintes ont de tout temps fourni la plus frap-
pante image^ : les divers esprits en sont affectés diversement,
sans qu'on puisse assigner un point précis où la conviction
cesse, où l'indécision commence, ni le point où l'indécision
fait place à une conviction contraire, celle de l'ignorance où
nous sommes de la loi du phénomène.
398. — La probabilité qui se tire du sentiment de l'ordre
«t de la raison des choses, et qui est le vrai fondement de la
plupart des jugements que nous portons, dans les spécula-
tions élevées comme dans la pratique la plus ordinaire de
la vie ; cette probabilité que nous nommons la probabilité
philosophique, a bien des ressemblances avec la probabilité
mathématique, qui résulte de l'évaluation des chances favo-
rables ou contraires à la production d'un événement. L'une
et l'autre se rattachent, quoique diversement, à la notion du
hasard, qui n'est au fond (comme nous croyons l'avoir établi)
que la notion de l'indépendance et de la solidarité des causes.
L'une et l'autre sont susceptibles de croître et de décroître
insensiblement, sans modifications brusques qui donneraient
iieu à des démarcations tranchées. Mais les dissemblances ne
sont pas moins notables ; et il importe surtout de bien com-
prendre que la probabilité philosophique répugne tout à fait
à une évaluation numérique, par la raison capitale que nous
ne pouvons ni énumérer toutes les lois possibles ou toutes
les formes de l'ordre, ni les classer, ni les échelonner, de manière
à fixer, par une détermination exempte de tout arbitraire
et numériquement exprimable, les caractères de la simplicité
des lois et de la perfection des foi-mes, et l'importance relative
de ces caractères : bien qu'il y ait en nous une faculté pour
saisir les contrastes de la simplicité et de la complication,
« In quo quum niteant diversi mille colores,
Transitus ipse tamcn speclantia luniina fallit,
Usque adeo quod tangit idem est, tamcn ultima distant. »
Ov.. Metam., lib. vi, V, 65.
RÉSUMÉ. 599
de l'harmonie et des discordances, de la régularité et de la
confusion, de l'ordre et du désordre.
399. — La critique de nos connaissances ou la discussion de la
valeur représentative de nos idées est une application immé-
diate des principes de la probabilité philosophique. D'abord
nous contrôlons nos propres jugements les uns par les autres,
de manière à distinguer ce qui tient à des circonstances acci-
dentelles et anormales d'avec ce qui tient au fond même et
aux conditions habituelles et permanentes de notre consti-
tution individuelle ; puis nous contrôlons nos impressions,
nos idées et nos jugements personnels par ceux des autres
hommes, de manière à fairelapartdessingularitésindividuelles,
des particularités qui tiennent aux races, aux nationalités,
aux préjugés d'une éducation variable selon les temps et les
lieux, en dégageant de tout cela ce qui tient au fond même de la
nature humaine, et ce qui doit être réputé appartenir au type
normal de l'espèce. Mais la critique philosophique va plus loin,
et elle se demande si ce fonds commun d'impressions et d'idées,
liées à la constitution de notre espèce, n'en dépend pas tel-
lement que nous n'ayons aucun moyen de juger, d'après l'ordre
général du monde et les analogies qu'il suggère, jusqu'à quel
point elles sont conformes à la réalité extérieure. Elle se
demande s'il n'y aurait pas, entre les diverses fonctions ou
facultés qui sont en jeu dans l'économie de notre organisa-
tion intellectuelle, une hiérarchie telle que l'une pût servir
à contrôler les autres ; de sorte, par exemple, que la raison
pût critiquer la valeur du témoignage des sens ou des instincts
de la conscience, comme elle critique la valeur des témoi-
gnages judiciaires ou historiques. Or, si la raison parvient bien,
contre le témoignage des sens, et malgré des instincts naturels,
à se convaincre qu'il faut expliquer par notre propre mouve-
ment les mouvements apparents des corps célestes, pourquoi
lui serait-il interdit de recourir à des inductions de même
nature, à l'effet de distinguer, dans les impressions qui affectent
notre sensibilité, ce qui tient à la constitution et à l'ordre des
choses extérieures d'avec ce qui tient à l'organisation et à
l'économie de l'être sensible ? Non seulement dans l'exemple
que nous venons de citer comme le plus frappant, mais dans
une foule d'autres, nous parvenons effectivement à très bien
distinguer ce qui tient aux circonstances de notre observa-
600 CHAPITRE XXV.
tion et aux particularités de notre constitution, comme obser-
vateurs, d'avec ce qui tient à la constitution même des choses
observées ; et toujours nous remarquons, comme cela doit être,
que l'effet de cette distinction est de mettre dans les choses
un ordre et une harmonie qui ne s'y laissaient pas d'abord
apercevoir, et de ramener les lois des phénomènes à une
expression plus simple, en les dégageant de tout ce qui les
compliquait ou les masquait dans l'observation immédiate.
Lorsque, à la faveur de conceptions claires et distinctes, nous
parvenons à relier les phénomènes par des lois simples, à les
soumettre à une coordination régulière, il répugne à la raison
d'admettre que de telles lois sont fantastiques ; que les concep-
tions qui les expriment ne tiennent qu'à la nature de nos
idées, et n'ont aucun fondement dans la nature des choses
extérieures ; qu'en réalité les lois des phénomènes sont plus
compliquées ; mais, qu'en se combinant avec les lois propres à
notre intelligence, elles amènent par un hasard prodigieux,
au lieu d'un surcroît de complexité et de confusion, un simu-
lacre d'ordre et de simplicité. Il n'y a là sans doute qu'une
induction probable, et l'hypothèse contraire n'est pas rigou-
reusement démontrée impossible. Mais la probabilité peut
être de l'ordre de celles auxquelles tout esprit juste ne refuse
jamais d'acquiescer ; et dans d'autres cas où les probabilités
ne paraîtraient plus irrésistibles, il serait encore digne de la
raison de les peser, de les comparer, non seulement pour se
déterminer dans la pratique, mais encore pour porter spécu-
lativement sur les choses le meilleur jugement possible avec les
éléments qui nous sont fournis.
Inversement, si, dans l'explication que nous tâchons de
donner des phénomènes, le système do nos idées offre des
incohérences et des conflits ; s'il y a des lacunes qu'on ne
puisse combler, des passages qu'on ne puisse établir, des
contradictions qu'on ne puisse résoudre ; et si le progrès des
découvertes, en perfectionnant isolément certaines branches
de nos connaissances, en les développant et en les simplifiant
tout à la fois par l'ordre qu'il y introduit, laisse toujours
subsister les mêmes lacunes fondamentales, les mêmes contra-
dictions irréductibles, il y aura lieu d'en induire avec une
haute probabilité, non pas que ces incohérences apparentes
sont dans la nature des choses, mais au contraire qu'elles
RÉSUMÉ. 601
tiennent essentiellement à la constitution de notre intelli-
gence, qui n'est point accommodée, parle in qua, à la juste
perception de l'ordre du monde et de l'harmonie de la nature.
400. — En eiïet, si nous abandonnons un instant les consi-
dérations purement abstraites, pour jeter un coup d'œil sur
l'ordre du monde et sur l'économie de la nature, nous sommes
frappés à la fois de l'harmonie admirable qui généralement
y règne, et de faits anormaux qui dérogent à l'harmonie géné-
rale. Notre raison discerne des principes divers auxquels elle
peut recourir, et entre lesquels elle peut choisir, avec plus ou
moins de probabilité selon les cas, pour l'explication des har-
monies qui nous frappent ; mais, même sans être obligés de
faire un choix, nous comprenons très bien que les causes,
quelles qu'elles soient, qui ont mis de l'harmonie dans la nature
en ont dû mettre entre la disposition des choses extérieures,
les impressions qu'elles font sur nous, et les notions que ces
impressions nous suggèrent. Il y a là des systèmes en pré-
sence, agissant et réagissant l'un sur l'autre, qui doivent
tendre à s'ajuster et non à se contrecarrer sans cesse. L'homme,
après tout, fait lui-même partie du monde, et la véracité de ses
facultés n'est, à certains égards, qu'une suite de cette même
nécessité qui produit l'harmonie du monde, et qui force la
nature à se mettre d'accord avec elle-même i. Toutefois l'har-
monie essentielle au plan général du monde souffre certains
écarts, admet certaines exceptions, et parfois même déter-
mine ou présuppose certaines discordances partielles. Là oii
l'harmonie n'est pas nécessaire pour le maintien de l'ordre exis-
tant, là où cesse de s'étendre l'influence des réactions mutuelles,
les discordances peuvent se perpétuer ; et par conséquent,
si les facultés de l'homme doivent nécessairement s'être accom-
modées à la nature des choses extérieures dans la mesure
exigée pour l'accomplissement du rôle de l'homme dans ce
monde, et pour la conservation des individus et de l'espèce,
on ne sent plus la nécessité d'un tel accord en ce qui touche
aux idées que fait naître, au sein d'une société civilisée, un
surcroît de culture qui semble d'abord un fait accidentel et
anormal dans l'ordre général du monde. De là une distinction
qui ne doit pas être perdue de vue entre les croyances que la
1 « Harmonica ratio, quse cogit rerum naturam sibi ipsam congruere. •
Plin,, Hist. naU, II, 113.
602 CHAPITRE XXV.
nature se charge de nous inculquer, pour lesquelles elle prend
elle-même le soin de résister à toutes les tendances sophis-
tiques, et les idées dont elle a abandonné la discussion cri-
tique aux philosophes, parce qu'elles ne touchent pas à ce
qu'il y a de fondamental et d'essentiel dans les fonctions par
elle assignées aux individus et à l'espèce.
401. — Juger qu'à certains égards nos idées sont conformes
à la réalité des choses, c'est affirmer que les justes rapports
des choses ne sont point faussés ou compliqués par la nature
de nos perceptions ; mais ce n'est pas prétendre qu'il puisse,
en quoi que ce soit, nous être donné d'atteindre à la vérité
absolue. L'astronome expose les lois des mouvements dii
système planétaire, et il est bien sûr de les avoir dégagées de
tout ce qui tient aux mouvements propres de la station d'obser-
vation : toutefois ces mouvements dont il donne les lois et
la théorie ne sont encore que relatifs au système dont le soleil,
la terre et les autres planètes font partie, de même que les
mouvements qu'on observe à bord d'un navire sont relatifs
au système formé du navire et des corps qui y sont embarqués.
La notion que nous avons de ces mouvements relatifs, de leurs
causes et de leurs lois n'est point entachée d'illusion ; ils ne
sont pas seulement apparents, mais bien réels ; et toutefois
cette réalité n'est que relative : car, en tant que ces systèmes
font partie de systèmes plus généraux, ils décrivent effective-
ment dans l'espace des mouvements plus compliqués, résultant
d'un mouvement commun à tout le système subordonné,
et des mouvements intérieurs du système. Or, il ne nous est
point donné d'atteindre au dernier terme de cette série, ni
d'avoir dans l'espace des points de repère absolument fixes,
ou de la fixité desquels nous soyons absolument certains ;
et ainsi la notion que nous avons d'un phénomène qui con-
siste dans des mouvements ou des comljinaisons de mouve-
ments n'est jamais vraie (ou conforme à la réalité extérieure)
que dans un sens relatif, quoiqu'elle puisse tendre d'autant
plus vers la réalité absolue que nous nous élevons davantage
dans la hiérarchie des systèmes : exemple net et décisif, sorte
de schème bien propre à faire comprendre comment nous
pouvons avoir des notions dégagées de toute cause interne
d'erreur ou d'illusion, parfaitement conformes en ce sens à la
réalité extérieure, et qui pourtant n'atteignent pas à la réa-
i
I
RÉSUMÉ. 603
lité absolue, dont nous ne saurions qu'approcher graduelle-
ment.
402. — Ainsi les diverses facultés par le ministère desquelles
la connaissance des choses nous parvient, relèvent d'une
faculté supérieure qui les dirige et les contrôle, qui fortifie ou
qui infirme nos préjugés et nos croyances naturelles, fruits
de l'habitude acquise ou transmise, et de l'action prolongée des
causes extérieures^: et cette faculté supérieure est celle qui
saisit dans les choses ou qui y poursuit la raison, l'ordre, la
loi, l'unité, l'harmonie. Ses moyens de critique ou de contrôle
ne sont pas la démonstration catégorique et péremptoire,
mais le jugement inductif ou la probabilité philosophique,
dont la force en certains cas n'est pas moins irrésistible. On
peut dire que cette faculté qui contrôle les autres se contrôle
elle-même, et qu'en ce sens elle est vraiment autonome, à
l'exclusion de toute autre : car, si l'idée de l'ordre (telle qu'elle
se trouve en nous) n'avait rien qui y correspondît au dehors,
comment arriverait-il qu'en pénétrant de plus en plus dans
la connaissance du monde extérieur, nous trouvassions de
plus en plus que tout s'y passe en conformité de cette idée régu-
latrice ? On serait donc forcément amené à tomber dans tous
les excès des écoles sceptiques, et à supposer que toutes les
notions que nous croyons avoir d'un monde extérieur pour-
raient bien n'être qu'une création fantastique de notre esprit,
^ui ne contemple en réalité d'autre existence que la sienne :
ce qui constitue un pyrrhonisme irréfutable sans doute, mais
peu contagieux, et dont il est permis aux esprits sérieux de ne
pas tenir compte.
403. — Les principes de la critique philosophique ainsi
posés (et ces principes ne sont autres que ceux qui nous guident
en toute espèce de critique), il s'agit d'en faire l'application
aux principales idées qui sont comme le support du système
entier de nos connaissances ; aux idées qui nous viennent le
plus immédiatement des sens, à celles que l'esprit élabore en
vertu de la puissance qu'il a de comparer, de combiner, de
généraliser et d'abstraire, et enfin aux idées de la morale et
^ « Il appartient à la raison d'être la source la plus élevée de toute certi-
tude, et de contenir un système de principes et de conséquences qui soit
vrai par lui-même et par l'harmonie qui lui est propre. » Tennemann,
Manuel de l'histoire delà philosophie. Introd., §45. Traduction de M. Cousin.
604 CHAPITRE XXV.
de l'esthétique. En reprenant de ce point de vue l'analyse de
nos sensations, il n'est pas difficile de discerner celles qui ont
une valeur représentative, et celles qui ne peuvent rien repré-
senter, au moins directement, quoiqu'elles aient la vertu de
nous avertir, par la constance de certaines impressions, de
la présence d'objets extérieurs que d'autres sensations nous
représentent et nous font connaître. Elles offrent en consé-
quence cette différence caractéristique, qu'on ne pourrait
supprimer les unes sans détruire ou bouleverser le système
de nos connaissances, tandis que les autres pourraient être
successivement abolies sans qu'il en résultât nécessairement
aucune altération ou mutilation de nos connaissances, tant
vulgaires que scientifiques. Si de là nous passons aux idées
abstraites et générales, nous distinguons pareillement celles
qui n'ont de fondement que dans la constitution de notre
esprit, dans la nature de ses instruments, dans les besoins de
nos méthodes, d'avec celles qui représentent la disposition,
les rapports de subordination, les principes d'unité et d'har-
monie que la nature a mis dans ses œuvres : principes et rap-
ports qu'il n'est pas donné à l'esprit humain d'inventer, mais
de saisir et d'exprimer du mieux qu'il peut, et le plus souvent
encore avec des imperfections dont il a conscience, et aux-
quelles il s'efforce sans cesse de remédier. Enfin, dans le
domaine de la morale et de l'esthétique, où l'on doit s'attendre
à ce qu'une plus grande part d'influence soit laissée aux
besoins de notre nature, aux habitudes et aux convenances de
la vie sociale, à l'influence de l'éducation, de l'imitation et
des préjugés causés par les précédents historiques, la raison ne
laisse pas que de discerner des principes d'un ordre plus relevé
et des règles plus générales auxquelles l'homme est soumis en
tant qu'être intelligent et raisonnable, et non pour la satis-
faction de tel appétit ou instinct de sa nature sensible ou en
vertu de telle particularité de sa constitution spécifique.
404. — Bien loin qu'il faille arguer des illusions et des
erreurs où parfois nous inclinent nos dispositions naturelles
ou nos habitudes acquises, pour autoriser un scepticisme absolu,
c'est précisément par l'expérience que nous avons qu'il est au
pouvoir de la raison de démêler de pareilles illusions, nonob-
stant la force des penchants naturels, que nous avons plus de
motifs d'adhérer à nos croyances naturelles, quand la raison
RÉSUMÉ. 605
les confirme. Une semblable expérience est, pour ainsi dire,
la pierre de touche de la théorie ; et nous serons plus sûrs de
l'impartialité d'un juge qui ne donne pas toujours gain de
cause à la même partie. Il y a donc de bons motifs d'insister
spécialement sur les applications de la critique philosophique,
en tant qu'elles ont pour objet de signaler les imperfections
inhérentes à notre organisation intellectuelle ou aux instru-
ments artificiels dont l'intelligence dispose, ainsi que les obsta-
cles insurmontables qu'elles apportent à la juste perception
de l'ordre et des rapports des choses ; et les résultats d'une
pareille critique, purement négatifs en apparence, viennent
merveilleusement à l'appui de la raison dans ses assertions
positives et dogmatiques. Or, l'on reconnaît que l'entende-
ment humain est tellement constitué par suite de son union
avec la nature animale, qu'il n'a ni ne peut avoir de repré-
sentation ou d'intuition directe que de l'étendue et des formes
de l'espace. Pour tout le reste, il est obligé de recourir à l'arti-
fice des signes et du langage, ou à l'emploi symbolique des
formes de l'espace, comme moyen auxiliaire de représenta-
tion et d'expression indirecte. De là une disconvenance capi-
tale entre les choses à représenter et lès moyens de représen-
tation ; car, tandis que la nature suit généralement en toutes
choses la loi de continuité, de manière que la discontinuité ne
se montre que comme un cas singulier ou accidentel, des signes
conventionnels, tels que ceux du langage, ne se prêtent au
contraire naturellement qu'à l'expression d'idées et de rap-
ports nettement tranchés, entre lesquels il n'y a pas de tran-
sition continue ou pas de nuances indiscernables ; et d'un
autre côté, les figures de l'espace ne s'adaptent bien à la repré-
sentation des choses continues que dans le cas très particu-
lier où l'attribut de continuité est associé à celui de grandeur
mesurable. Une autre disconvenance capitale tient à la forme
linéaire du discours, laquelle ne nous permet pas de rendre
sensibles, ou de fixer autrement que par des images impar-
faites, empruntées aux figures géométriques, la variété infinie
des formes que l'idée d'ordre peut revêtir, et qui s'offrent
effectivement à nous dans l'étude des rapports des êtres. Il
suit de là que la logique, qui tire son nom et sa forme du nom
et de la forme du langage, est un instrument souvent rebelle
et nativement défectueux, tant pour la perception que pour
606 CHAPITRE XXV. /
l'explication des vrais rapports de disposition et de subordi-
nation entre les choses. On a senti et maintes fois proclamé
l'insuffisance de la logique, en la surprenant en contradiction
avec les indications d'un sens droit, c'est-à-dire avec les juge-
ments de cette faculté supérieure et régulatrice que nous
nommons la raison ; mais il restait, même après les recherches
des métaphysiciens du dernier siècle sur la philosophie du lan-
gage, à montrer les raisons fondamentales de ces discordances,
à faire ressortir l'influence qu'elles exercent, non seulement
sur les travaux spéculatifs des philosophes et des savants,
mais sur les procédés des arts pratiques et jusque sur le méca-
nisme des institutions sociales,
405. — Que cherchons-nous, que devons-nous chercher,
dans la spéculation comme dans la pratique? La vérité, c'est-
àrdire apparemment la conformité de la notion que nous
nous faisons des choses avec les choses mêmes, la ressemblance
d'une image à son type. Mais, s'il y a des cas où la vérité
consiste à saisir un point précis, un nombre rigoureux, d'oîi
l'on ne puisse s'écarter sans commettre une erreur démon-
trable, combien plus fréquemment n'arrive-t-il pas que le
calcul fait place à une estime qui ne saurait être rigoureuse-
ment exacte que par un hasard infiniment peu probable, et
pour laquelle on ne possède même pas de procédés d'approxi-
mation régulière? N'y a-t-il pas des passages et des dégrada-
tions insensibles de l'image dont la ressemblance est la plus
frappante à l'image qui offre le moins de conformité avec son
type? Et pourquoi supposer qu'on ne trouve pas, dans la
sphère des idées et des rapports purement intelligibles, l'ana-
logue des passages qui nous sont rendus sensibles dans les
formes de l'étendue? Saisir dans toute leur vérité, autant que
•ela peut être donné à l'homme, les rapports intelligibles
entre les choses, choisir les images sensibles les moins impar-
faitement appropriées à l'expression de tels rapports, ce sera
donc le plus souvent, non point l'œuvre d'un calculateur
qui marche à pas sûrs et comptés, appliquant des méthodes,
combinant ou développant des formules, enchaînant des pro-
positions ; mais l'œuvre d'un artiste, dont un sens particulier,
donné par la nature, perfectionné par l'usage et l'étude, guide
et soutient la main, pour l'esquisse du plan comme pour la
touche des détails. Le philosophe sera poète ou peintre à sa
RÉSUMÉ. 607
manière ; de là un cachet d'individualité personnelle imprimé
aux productions de son esprit ; et de là aussi des causes d'infé-
riorité qui ne permettent pas à la spéculation philosophique
de prendre un développement parallèle à celui des sciences ;
car il n'y a de progrès continu que sous la condition d'une
transmission identique d'une intelHgence à l'autre, ni de trans-
mission identique que sous la condition d'une définition rigou-
reuse des idées et d'un enchaînement logique des propositions.
Or, dans la plupart des cas, les objets de la spéculation philo-
sophique sont de telle nature, qu'on ne peut point satisfaire
à ces conditions essentielles, ou qu'on n'y satisfait que très
imparfaitement, avec une approximation trop grossière pour
que l'esprit s'en contente.
406. — S'il est vrai qu'en l'absence de divisions naturelles,
de distinctions tranchées et de points de repère fixés invaria-
blement, nos connaissances ne puissent prendre l'organisa-
tion logique qui leur imprime le caractère de sciences, et qui
est le principe du progrès indéfini, on a l'explication toute
simple de l'état d'imperfection de nos connaissances sur le
sujet qui nous intéresse le plus, c'est-à-dire sur les opérations
de nos facultés intellectuelles. C'est parce que la nature ne
nous y fournit pas des lignes de démarcation et des points de
repère sur lesquels chacun soit forcé de tomber d'accord,
que, chacun y suppléant suivant sa fantaisie, la langue ne
saurait se fixer, ni le terrain de la discussion s'affermir : tandis
que, d'autre part, tout en invoquant sans cesse l'expérience et
l'observation, on se trouve dans l'impuissance de déterminer
avec précision les circonstances de l'observation et les condi-
tions de l'expérience. Voilà la principale raison pour laquelle
la psychologie, considérée comme une partie de l'anthropo-
logie ou de l'histoire naturelle de l'homme, qui elle-même
vient s'encadrer dans le vaste système des sciences qui ont
pour objet les organes et les fonctions de la vie, n'est point
encore arrivée à l'état vraiment scientifique ; et voilà pour-
quoi l'on est autorisé à taxer de chimérique la prétention
d'élever, sur une prétendue observation intérieure des phéno-
mènes psychologiques, un corps de doctrine scientifique qui
soit comme le pendant des sciences physiques et naturelles,
fondées sur l'observation des phénomènes extérieurs et des
faits qui tombent sous nos sens.
608 CHAPITRE XXV.
Mais d'ailleurs cette psychologie empirique, qu'elle puis 3
ou non sortir de l'état rudimentaire où elle se trouve, et mé -
ter un jour d'être comptée parmi les sciences expérimental s,
n'est point l'objet propre de la philosophie, ni l'introduction
nécessaire aux études philosophiques. L'intelligence a ses lois
dont la connaissance ne suppose pas nécessairement celle des
industrieux procédés auxquels la nature a eu recours pour
faire de nous des êtres intelligents : pas plus qu'on n'a besoin,
pour saisir et appliquer les lois de la musique, de posséder la
théorie des mouvements vibratoires des corps sonores, et de
connaître l'anatomie de l'oreille ou la physiologie du nerf
auditif. Les principes de la critique philosophique ont la vertu
propre de nous mettre à même de porter, sur la valeur repré-
sentative de nos idées, des jugements qui n'exigent pas le
moins du monde que nous sachions comment se forment nos
idées, ni quelles phases traversent nos impressions et nos
perceptions avant de prendre les formes définitives que les
lois de notre constitution leur assignent.
407. — La philosophie a pour objet l'ordre et la raison des
choses ; et par conséquent l'esprit philosophique pénètre
dans les sciences qui traitent des vérités abstraites ou de l'agen-
cement du monde matériel, aussi bien que dans celles qui se
réfèrent à l'homme considéré comme être intelligent et moral.
Nous ne pouvons comprendre un peu la nature de l'homme
et son rôle dans le monde, qu'en observant l'enchaînement
de tous les phénomènes de la nature et leur progression hiérar-
chique, depuis ceux qui ont le plus de simplicité, de con-
stance et d'universalité, et qui, d'après tous ces caractères
servent en quelque sorte de support ou de charpente à tous
les autres, jusqu'à ceux qui offrent le plus de complexité et
^e perfection organique, et qui, par cela même, doivent tenir
à des combinaisons plus singulières et moins stables. D'un
autre côté, il n'y a pas dans le monde physique un ordre de
phénomènes que nous n'expliquions avec nos idées, et qui par
conséquent ne provoque un e.xamen critique de la valeur
de quelques-unes des idées fondamentales auxquelles toutes
nos théories se rattachent. Ainsi, par cela même qu'on recher-
che l'ordre et la raison des choses, on discute les lois et les
formes de notre entendement, en saisissant dans ce rappro-
chement des harmonies ou des contrastes : et s'il est loisible
RÉSUMÉ. 609
à science proprement dite, en tant qu'elle ne visequ'à l'arran-
gv.nent méthodique des faits, d'étudier à part l'homme et la
ni'vire, le sujet et l'objet de la connaissance, la spécula-
tio 1 philosophique, qui porte sur le rapport des deux termes,
n'est jamais libre de les isoler l'un de l'autre.
408. — Les faits positifs, c'est-à-dire ceux dont on peut
acquérir la preuve certaine par le calcul ou la mesure, par
l'observation, par l'expérience, ou bien enfin par un concours
de témoignages qui ne laisse aucune place au doute raison-
nable, servent de matériaux aux sciences ; mais un recueil
de pareils faits, même en grand nombre, n'est propre à consti-
tuer une science que tout autant qu'ils peuvent se distri-
buer dans un certain ordre logique, approprié à la nature des
instruments de la pensée, et qui fait l'essence de la forme
scientifique. A la faveur de l'organisation logique et de la
classification systématique de nos connaissances, quand elles
sont possibles, nous tirons les conséquences des prémisses,
nous rapprochons et combinons des idées bien définies, et nous
découvrons par la seule force du raisonnement des vérités
nouvelles. Que si les vérités ou les faits, ainsi pressentis ou
découverts, viennent à recevoir la confirmation de l'observa-
tion ou de l'expérience, nous obtenons à la fois, et la plus
haute certitude à laquelle il nous soit donné d'atteindre, et
le témoignage le plus éclatant de la puissance de nos facultés
intellectuelles. Si la nature des faits ne s'accommode pas à
cet ordre logique dont nous parlons, mais qu'on puisse y sup-
pléer par des définitions et des classifications artificielles,
la forme scientifique sera encore possible : seulement elle
n'aura plus que la valeur d'un échafaudage artificiel pour le
soutien et la commode transmission de nos connaissances
acquises ; et en général, bien loin qu'elle puisse servir à décou-
vrir de nouvelles vérités sans le secours d'observations nou-
velles, il faudra s'attendre à ce que la suite des observations,
en révélant des faits nouveaux, renverse l'ancien échafaudage.
Enfin, s'il n'est pas possible de soumettre les faits connus à
une distribution logique, même artificielle, la forme scien-
tifique devient impossible : ce qui n'empêche ni ces faits d'être
parfaitement certains, ni la raison de démêler dans ces faits
un ordre et des rapports dignes de toute son attention. C'est
ainsi qu'il y a une histoire positive et une philosophie de l'his-
39
610 CHAPITRE XXV.
toire, quoique l'enchaînement des faits historiques, qui tient
à l'influence des faits antérieurs sur les faits consécutifs, ne
puisse en aucune façon ressembler à l'enchaînement logique
ou à la distribution méthodique des faits qui servent de
matériaux à une science proprement dite. La philosophie,
qui pénètre plus ou moins dans la trame de toutes les sciences,
qui s'y mêle (en proportions diverses, selon les matières) à
la partie positive de nos connaissances, ne doit donc pas être
confondue avec la science, puisqu'elle se montre encore là où
les conditions de l'organisation et du schème scientifique
viennent à défaillir.
409. — Il est de l'essence des choses que la vérité philo-
sophique ne puisse pas être, à la manière d'un fait positif,
mise par l'expérience hors de toute contestation, ni être caté-
goriquement démontrée par le raisonnement, par le calcul,
par la réduction à l'absurde, à la manière des vérités abstraites
qui sont l'objet des sciences qu'on appelle exactes. Après
que les sciences se sont enrichies de faits positifs en assez
grand nombre, l'assentiment des bons esprits peut faire
prévaloir une idée, une conception philosophique qui place
ces faits dans un ordre plus lumineux, qui rende mieux compte
de leurs connexions et de leur dépendance ; mais l'idée même
n'est point un fait qui tombe dans le domaine de l'expérience
sensible, un résultat que le calcul puisse manifester, ou un théo-
rème susceptible de démonstration catégorique. On la pro-
pose et parfois on la fait accueillir, mais on ne l'impose point.
La probabilité philosophique, à quelque degré qu'elle soit
portée, n'exclut jamais la contradiction paradoxale ou sophis-
tique. On ne peut pas plus mesurer cette probabilité qu'on ne
peut exprimer numériquement le degré de ressemblance entre
les rapports intelligibles des choses et l'idée que nous avons
de ces rapports, entre cette idée intérieure et l'expression
que nous tachons d'en donner à l'aide des signes du langage
et des autres formes sensibles dont nous essayons de la revêtir.
Le sentiment du vrai en piiilosophic n'est, pas plus que le sen-
timent du beau dans les arts, susceptible de décomposition ou
d'analyse rigoureuse ; et le renversement du bon sens, comme
la perversion du goût, ne constitue pas, à proprement parler,
une erreur réfutable.
410. — Il est donc bien essentiel de ne pas confondre les
RÉSUMÉ. 611
sciences et la philosophie, et dans l'alliance intime qui s'opère
souvent entre le travail scientifique et la spéculation philo-
sophique, de bien discerner ce qui revient à l'un et à l'autre.
Toute confusion à cet égard serait préjudiciable aux progrès
ou à la dignité de l'esprit humain. La philosophie surtout
est intéressée à ce que la confusion n'ait pas lieu : car, comme
il sera toujours facile de prouver que la philosophie n'est
point une science, qu'elle ne se développe ni n'avance à la
manière des véritables sciences, on en conclurait l'inanité de
la philosophie, en dépit des constantes protestations de l'esprit
humain, si l'on ne parvenait au contraire à bien établir que la
philosophie a son domaine propre, qu'elle relève d'une faculté
spéciale ; et si, en en saisissant bien le vrai caractère, on n'avait
à la fois l'explication de la supériorité de son rôle et de l'infé-
riorité de ses ressources.
Si l'esprit humain a besoin de faire cette distinction pour
légitimer son penchant à philosopher, à plus forte raison
doit-elle être invoquée comme excuse par un auteur qui se
risque à faire un livre de philosophie, c'est-à-dire à écrire sur
des questions débattues et rebattues depuis que les hommes
se sont avisés d'écrire. Autant il y aurait d'extravagance à se
poser en révélateur des premiers principes que Dieu a entendu
cacher aux regards de l'homme^; autant il y aurait même
de folle présomption à vouloir résoudre dans les sciences une
de ces questions dont une multitude d'esprits et beaucoup
de grands esprits ont cherché la solution sans la trouver, et
à vouloir terminer doctrinalement un litige que les siècles ont
laissé pendant ; autant il est permis, sans blesser les règles de
la sagesse et de la modestie, de proposer quelques éclaircis-
sements nouveaux, quelques essais de coordination nouvelle,
qui ne tendent au contraire qu'à écarter toute prétention de
décision doctrinale et de dogmatisme absolu, dans des choses
où, pour se servir des expressions qu'employait, il y a vingt-
trois siècles, le père de l'histoire {Polymn., 50) « il ne parait
pas qu'un homme puisse parvenir à connaître comme il le fau-
drait ce qui est absolument certain ». E'toévai 8è avOpwzov lovTa,
OTCO); XP'n» '^° péêatov, ôoxeo) p.èv oùoajJLwç.
1 «e Radix sapientise cui revelata est ? » Eccl., cap. I, v. 6.
TABLE DES CHAPITRES
Chapitres. Pages.
I. De la connaissance en général. — De l'illusion et de la
réalité, relative et absolue 1
II. De la raison des choses 15
III. Du hasard et de la probabilité mathématique 36
IV. De la probabilité philosophique. — De l'induction et de
l'analogie 52
V. De l'intervention de la probabilité dans la critique des idées
que nous nous faisons de l'harmonie des résultats et de la
finahté des causes 75
VI. De l'application de la probabilité à la critique des sources
de nos connaissances 106
VII. Des sens considérés comme instruments de connaissance.
— Des images et des idées 135
VIII. De la notion que nous avons des corps, et des idées de ma-
tière et de force. — Des diverses catégories de phéno-
mènes physiques et de leur subordination 173
IX. De la vie et de la série des phénomènes qui dépendent des
actions vitales 1^^
X. Des idées d'espace et de temps 214
XI. Des diverses sortes d'abstractions et d'entités. — Des
idées mathématiques. - Des idées de genre et d'espèce. 230
XII. Des idées morales et esthétiques 257
XIII. De la continuité et de la discontinuité 283
XIV. Du langage 3^"*
XV. Des racines logiques et des définitions 333
XVI. De l'ordre hnéaire du discours. — De la construction
logique et du syllogisme 357
XVII. De l'analyse et de la synthèse. - Des jugements analy-
tiques et synthétiques ^°^
614 TABLE DES CHAPITRES.
Chapitres. Pages.
XVIII. Application à la théorie de l'organisation du droit et de
la jurisprudence 400
XIX. Application à l'organisation judiciaire, et notamment à
la distinction des questions de fait et de droit 421
XX. Du contraste de l'histoire et de la science., et de la philoso-
phie de l'histoire 444
XXI. Du contraste de la science et de la philosophie, et de la
philosophie des sciences 472
XXII. De la coordination des connaissances humaines 501
XXIII. Des caractères scientifiques de la psychologie et de son rang
parmi les sciences 520
XXIV. Examen de quelques systèmes philosophiques, dans leurs
rapports avec les doctrines professées dans cet ouvrage.
— Platon. — Aristote. — Bacon. — Descartes. — Leib-
nitz. — Kant 555
XXV. Résumé 596
ts»
1161-12. — CORBEIL. IMPRIMERIE CRETE.
Ufliversîty oi Toronto
Library
DO NOT
REMOVE
THE
CARD
FROM
THIS
POCKET
Acme Library Gard Pocket
LOWE-MARTIN CO. Limited