i)^v^n
J
\
ESSAI
SUR L'HISTOIRE
ANCIENNE ET MODERNE
DE LA NOUVELLE RUSSIE
TOME I.
DE L'IMPRIMERIE DE CRAPELET.
ESSAI
SUR KHISTOIRE
ANCIENNE ET MODERNE
DE LA NOUVELLE RUSSIE
STATISTIQUE
DES PROVINCES QUI LA COMPOSENT.
FONDATION d' ODESSA;
SES PROGRÈS , SOJV ETAT ACTUEL ; DETAILS SUR SON COMMERCE.
VOYAGE EN CRIMEE,
DANS l'iWTÉRÊT DE l' AGRICULTURE ET DU COMMERCE.
y^i^ec Cartes, Vues ^ Plans ^ etc.
DÉDIÉ
A S. M. L'EMPEREUR ALEXANDRE ï*"-.
TOME PREMIER.
A PARIS,
CHEZ REY ET GRAVIER, LIBRAIRES,
QUAI DES AUGUSTINS, N" 55.
1820.
DEC 13 1965
A*
/;
SA MAJESTE L EMPEREUR
ALEXANDRE PI
Sire,
La récompense la plus flatteuse de mon travail,
est la permission que ni accorde Votre Majesté
impériale de lui en faire hommage.
Ce n est pas à moi qu'il appartient de célébrer
le Souverain auguste qui vivifia la Nouvelle
jRussie : les éloges d'un historien contemporain
vj DÉDICACE.
sont suspects à la postérité ; elle veut ne pronon-
cer que sur des faits. Ce sera d'après eux , SIRE ,
que la reconnaissance universelle parlera plus
éloquemment que les phrases les mieux soignées.
Puisse Votre Majesté impériale jouir bien
long-temps des acclamations de tant de peuples
divers !
Je suis ,
SIRE,
^vec le plus profond respect,
De Vothi: Majksté impériale,
Le très-humble et très-obéissant
serviteur.
Le Marquis Gabi^iel de CASïELNAU.
ESSAI
SUR
L'HISTOIRE ANCIENNE ET MODERNE
DE LA NOUVELLE RUSSIE.
PREMIÈRE ÉPOQUE.
CHAPITRE PREMIER.
Exposition de cet ouvrage.
S'il est difficile de rassembler des faits ëpars pour
en composer un corps d'histoire , il ne l'est pas
moins de graduer , de mesurer leur marche lors-
que le premier ou fait connaître des peuples dont
la tradition incertaine s'égare entre la nuit des temps
et l'avidité moderne de tout expliquer, (i)
L'Histoire ancienne de la Nouvelle Russie est
(i) L'auteur entend , par le mot premier ^ l'Essai sur
l'Histoire ancienne et moderne de la Nouvelle Russie , que
personne n'a publié âvsmt lui.
I. I
â HISTOIRE
Tappât le plus séduisant que l'esprit systématique de
l'homme puisse présenter à son imagination ; des
faits incertains , des caractères ébauchés , les rêves
de la fable , ne suffiraient-ils pas pour l'exalter et
lui permettre de délirer avec impunité ! Cette
réflexion fut la première qui frappa l'auteur lors-
qu'il s'occupa du plan de cette histoire ; il lui doit
de ne s'être point prévenu et de n'avoir pas donné
un système de sa façon.
Partout où la vérité s'est montrée , on a tâché de
l'exprimer avec la simplicité qui convient à son au-
guste caractère ; partout où l'on a vu du doute , on
a osé douter; quand le merveilleux a remplacé
l'histoire , on l'a passé sous silence ; et lorsqu'on a
reconnu la folle prétention de donner à chaque
peuple une origine certaine , quoique seulement
fondée sur la persuasion de son auteur ,. on a souri
en se taisant. L'ignorance de l'art d'écrire nous a
privé d'une histoire ancienne profane qui remontât
à quatre mille ans. Rome, cette dominatrice du
monde , dans les cinq cents années qui ont suivi
sa fondation , n'a pas eu d'historien ; aussi que de
fables entourent son origine ! que de merveilleux ,
que d'erreurs, que de jactance embellissent ses
fastes! (i)
Hérodote vivait il y "a environ deux mille deux
(i)Tite-Live s'excuse des fables qui commencent son his-
toire de Rome , liv. 7^ chap. 6.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 3
cent clnqoante-six ans. C'est le premier des his-
toriens connus; il paraît mériter notre confiance
dans le récit des faits dont il a été témoin ; ce cpi'il
rapporte sur le témoignage d'autrui , est ou invrai-
semblable ou fabuleux.
Les écrits d'Hérodote firent le charme de la
Grèce; ce qu'il disait avoir vu pouvait être égale-
ment observé de ses contemporains : il a visité les
provinces que nous décrivons; il sera notre pre-
mier guide.
Sans être séduits par les prestiges de l'enthou-
siasme , nous traiterons les temps fabuleux avec la
légèreté qui leur convient , et nous marcherons à
pas mesurés dans les sentiers obscurs et tortueux
que nous sommes obligés de suivre pour écrire
l'histoire ancienne de ces provinces.
Parmi les divers climats qu'embrasse l'empire de
Russie, il en est un privilégié; c'est le pays qui
renferme les gouvernemens de Catherinoslaw , de
Cherson et de Tauride , connus sous le nom de
Nouvelle Russie.
Ces gouvernemens s'étendent depuis le 44^ jus-
qu'au 49*^ degré de latitude ; leur longitude est
depuis le 4^^ jusqu'au 5o^ 20 minutes.
La Russie, forte par la valeur et la fidélité de ses
habitans , trouve dans une sage administration l'art
de vivifier ses provinces. Cet art consiste à faire
respecter la religion , à donner de l'activiié à l'agri-
culture , de l'énergie au commerce , des encoura-
4 HISTOIRE
gemens à la science, et principalement à limer
lentement les chaînes qui attachent l'homme à la
glèbe , et que la saine politique empêche de briser
tout d'un coup.
L'Histoire de la Nouvelle Russie ne peut être
traitée comme celle des autres parties de l'Europe ;
cette portion de l'empire a été de tout temps parta-
gée entre plusieurs maîtres; ainsi, ce n'est plus
l'histoire d'un peuple qu'on doit écrire, mais celle de
quatre-vingts nations , la plupart errantes , qui ont
ravagé plutôt qu'habité une grande étendue de son
territoire : s'occuper de chacune de ces iribus séparé-
ment , ce serait composer autant de récits ressem-
blans les uns aux autres, ce serait se répéter sans
cesse , et sans cesse revenir sur ses pas sans ordre
ni méthode, (i)
Cet ouvrage sera divisé en trois époques : la pre-
mière commence à l'antiquité la plus reculée, et
finit à la conquête de Conslantinople par les Turcs ,
temps où ils conquirent aussi la Tauride ; la se-
conde époque date depuis cette conquête jusqu'à
celle faite par les Russes , de ce qu'on nomme la
Nouvelle Russie ; la troisième époque renferme ce
qui s'est passé depuis cet événement.
Il suffit d'avoir à écrire une histoire , même sur
fc . . .111
(i) Je donnerai dans le chapitre XVII de cette première
époque , le nom de ces peuples et les notions avérées qui
nous restent sur pliisieurs d'entre eux.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 5
une partie de la Russie, pour apprendre à distin-
guer les divers genres de ce qu'on nomme la Gloire.
J'espère ne m'y méprendre pas ; je saurai ne pas
confondre celle d'un conquérant ambitieux avec
l'applaudissement universel des peuples bénissant
la magnanimité. La gloire est june célébrité méritée
qu'une réputation éclatante augmente en la répan-
dant; c'est l'ombre d'une grande âme qui séjourne
encore parmi les hommes quand le héros les a
quittés pour être récompensé par Dieu.
Dans la tradition des temps fabuleux , on ne cite
de conquérant que Bacchus ; mais comme on nous
le représente assis sur un tonneau, entouré de nym-
phes , célébrant des fêtes , dansant et chantant des
hymnes, enseignant aux hommes l'art de cultiver
la vigne , ses conquêtes , supposé qu'il en ait fait ,
étaient celles d'une persuasion aimable promenant
le bonheur : sa gloire était le triomphe de la gaîté
et du plaisir.
Hercule ne combattit jamais pour conquérir,
c'était le chevalier errant de l'antiquité , le redres-
seur des torts , le vengeur des injustices : sa force ,
sa valeur le conduisirent à une gloire d'autant plus
générale qu'il eut des temples chez presque tous les
peuples ; s'il eût été le destructeur des empires, on
ne l'eût invoqué qu'à Rome.
La gloire des conquérans que l'histoire célèbre,
fait regretter celle des temps fabuleux. Dieu, en leur
confiant sa foudre pour châtier les hommes, permet
6 HISTOIRE
aussi qu'ils soient la victime qu'immole son dernier
éclat.
Cette distinction sur la vraie gloire, quoique
dans l'exposition d'un ouvrage, cesse d'être un
épisode , puisqu'elle se rattache à l'époque où nous
vivons.
Vouloir décrire l'histoire des Scythes , des Tyri-
thes , des Alizones , des Callipides , qui habitaient
ui)e partie de ce pays , ce serait beaucoup trop en-
treprendre : nous n'avons sur ces derniers peuples
que quelques fragmens recueillis par Hérodote et
des répétitions plus obscures encore , que des au-
teurs grecs et latins ont hasardées. Pour nous ren-
fermer dans de justes bornes , nous diviserons les
Scythes en Scythes proprement dits , Scythes tau-
riens et Scythes royaux : nous donnerons des dé-
tails étendus sur ce que nous savons d'eux.
On ne nous saura pas mauvais gré d'être três-
circonspecîs en parlant de ces peuples : la vérité
que souvent l'amour du merveilleux altère , doit
néanmoins être l'âme d'un résumé historique ; il
est plus sage de s'arrêter , quand les matériaux man-
quent , que d'élever un édifice chimérique établi
sur les rêveries de son auteur ; ainsi l'aridité de
cette première époque retombe sur la rareté , l'in-
certitude , l'invraisemblance des événemens ; si
nous cherchions à l'embellir, nous profanerions
la caractère de l'histoire en la remplaçant par le
roman.
^.f'
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 7
La Tauride , à la vérité , nous offrira plus d'a-
vantages dans le cours de son histoire ancienne ,
soit par la multiplicité des événemens dont elle a
occupé l'Europe, soit par le grand nombre d'au-
teurs qui nous ont transmis les faits principaux
d'où elle tire son antique célébrité.
On présentera à la fin de chaque époque un
tableau du commerce de ces provinces.
L'histoire de la seconde époque de la Nouvelle
Russie est fondée sur des faits plus certains : nous
tâcherons alors de prendre le ton , et s'il est pos-
sible , le style qui convient à d'aussi grands intérêts ;
nous représenterons la nation russe brave dès son
berceau , peu circonspecte avant sa civilisation ,
marchant à pas de géant après avoir été civilisée ,
digne de gloire depuis cet événement heureux ,
l'ayant fixée aujourd'hui, et toujours hospitalière,
toujours intrépide , toujours fidèle dans chacun de
ses âges.
En entrant dans les plus grands détails sur l'his-
toire moderne de la Crimée ( i ) , nous ferons mar-
cher avec elle celle de ces Kozaks Zaporogues dont
certains exploits paraîtraient des fables , s'ils n'é-
taient particulièrement constatés. Sur la même
ligne, nous décrirons les fautes des Turcs; nous
gémirons sur le gouvernement de cette nation , qui
(i) On se sert arbitrairement des noms de Tauride ou de
Crimée, pour désigner la presqu'île.
8 HISTOIRE
n'est qu'un tissu d'erreurs, de fanatisme, d'împe-
ritie ; mais fortement ourdi par une bravoure digne
d'être mieux dirigée.
Parmi tant de souverains de Crimée déshonorant
cet auguste nom, on distinguera ce brave Sélim
Ghéraï , l'honneur de son pays , peut-Plre même
de son siècle, si les belles actions qui illustrèrent
sa carrière eussent été développées sur un plus vaste
théâtre. La vie de ce prince ignoré se composerait
d'un lionmiage perpétuel rendu au véritable hon-
neur, à la vraie gloire , à la vertu éprouvée; mais
Séliin n'a pas eu d'historien ; son nom , resté con-»
fondu avec ceux des princes qiâ l'ont obscurément
précédé ou suivi , n'a point été accompagné de la
célébrité qu'il a si bien méritée.
L'hetman Chmelnizki, son contemporain, nous
fournira des traits que lliisloire doit reçue illir.
M'efforçant encore d'assimiler mes tons à ceux
des sujets que je traite, j'essaierai de peindre la vie
agreste dos peuphs noniades, qui avaient un char
pour demeure , des troupeaux et un arc pour for-
tune ; je représenterai leurs voisins à demi sau-
vages , ne connaissant de lois que celles de leur
constitution physique, et usant leur existence dans
l'ignorance des mœurs. D'autres tableaux célébre-
ront l'industrie active des Génois faisant fleurir la
Tauride, tandis que le cours des événemens me
forcera de m'appesantir de nouveau, et bien dou-
loureusement sans doute , sur la slupide noncha*
DE LA NOUVELLE RUSSIE. Q
lance du Turc engourdissant tout ce quelle do-
mine.
Le seul nom de Pierre P' m'imposera la crainte
respectueuse de mal exprimer ce qui se rapporte à
lui. Quel est l'homme, en effet, assez présomptueux
pour prétendre s'élever à la hauteur d'un génie qui
sut tout voir, tout combiner, tout créer, tout exé-
cuter, n'ayant auprès de lui aucun des matériaux
propres à élever cet édifice gigantesque qu'il pré-
senta à l'Europe , dont il excita la surprise et força
l'admiration! Sublime par ses conceptions, grand
par ses victoires sur les ennemis de son pays et les
préjugés de son peuple, son règne est l'arche sa-
crée de l'histoire de Russie; on n'ose la loucher
qu'avec appréhension.
Quelle ombre à opposer à ce tableau ! L'impéra-
trice Anne laissait se balancer les rênes de son gou-
vernement, et profanait le noble caractère du sol-
dat, en n'envoyant en Crimée que des incendiaires
et des bouchers : on ne peut ni ne doit passer sous
silence les horribles dévastations commises sous
son règne , et les recompenses accordées aux dévas-
tateurs.
Plus heureux, quand je décrirai les jours de
gloire d'une autre souveraine dont les puissantes
armes réunirent la Nouvelle Piussie au reste de
l'empire; c'est alors que j'offrirai des images d'au-
tant plus intéressantes et plus faciles à rendre, quç
10 HISTOIRE
je les ai sous les yeux (i) : c'est alors qu'il me sera
aisé de démontrer combien il est noble à un prince
de faire tourner une con quête à l'avantage du vaincu.
Le règne de Catberine JI a fourni de grands géné-
raux, les maréchaux de Roumamzow, Orloff, Sou-
voroff , Koutouzow , ont paru ne faire qu'un fais-
ceau de leurs épées, sur lequel la Victoire planait.
Les principaux traits du caractère du prince Po-
tiemkin ne seront ni flattés ni amoindris; l'histoire
réclame l'éloge de plusieurs de ses qualités , de sa
fidélité constante; et tandis qu'elle célébrera le
mémorable assaut d'Ismaël, elle dira qu'une vic-
toire navale apprit aux Turcs vaincus de toutes
parts à respecter le pavillon russe; mais Potiemkin
fit des fautes , nous les rappellerons.
Nous nous permettrons deux épisodes amenés
l'un et l'autre par les faits historiques que nous
retracerons : le premier aura pour objet l'amour de
la patrie; le second définira la vraie liberté. Nés
dans des temps orageux où l'abus des expressions
(i) L'auteur de cet Essai historique ne traitera que ce qui
a un rapport direct avec son sujet. En parlant des Scythes,
il ne s'occupera que de ceux qui ont habité ces provinces ;
il en sera de même des Kozaks , les seuls Zaporogues sont
de son ressort. Les Polonais, les Suédois, les Turcs, les
Circassiens s'étant battus sur ce territoire, sont les seuls
peuples guerriers dont il parlera. Le commerce ayant une
toute autre étendue , on lui laissera la latitude qu'il lui est
Tiaturel d'embrasser.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. Il
les plus sacrées a fait délirer tant de têtes , on ne
saurait trop fortement rappeler les vrais principes;
ils sont les dépositaires de notre bonheur : y rame-
ner, c'est préserver le temps futur des excès du
temps passé.
La troisième époque de l'Histoire de la Nouvelle
Russie intéresse tous ceux qui désirent connaître
un pays arraché à l'oubli , et rendu à son ancienne
célébrité avec plus de bonheur.
Je dirai comment l'agriculture en vigueur , au-
tant que la pénurie des bras a pu le permettre,
s'est augmentée par des émigrations étrangères .'j'en-
trerai dans des détails sur la justice et l'humanité
avec laquelle les colons sont traités; je représen-
terai la liberté des cultes arrêtant le fanatisme et
augmentant une population de frères ; je publierai
avec joie le triomphe d'un commerce qui se relève,
non avec ces angoisses , suites éternelles de l'anéan-
tissement dont on l'arrache , mais avec cette rapi-
dité que procure un génie bienfaisant à toutes les
parties qu'il embrasse.
Les mœurs, les costumes divers des nations qui
peuplèrent ces pays , présenteront par leur variété
un intérêt de plus. Je comparerai leurs usages avec
ceux des anciens Grecs et des Ptomains.
Les lits des fleuves , remués pour en effacer les
cataractes, donneront une idée des soins actifs du
gouvernement; tandis que les établissemens formés
pour secourir l'humanité souffrante, et ceux fondés
12 HISTOIRE
pour l'instruction publique , attesteront sa sollici-
tude paternelle.
D'un autre côté , la Tauride prend une forme
nouvelle ; son heureuse situation , sa température
agréable, n'attendaient que le séjour de l'homme
laborieux pour lui prodiguer ses bienfaits ; sa terre
féconde n'avait besoin que d'être ouverte pour pro-
duire; ses bois solitaires résonnent maintenant sous
la hache; ses vallées profondes, livrées naguéres
au silence , commencent à répéter les chants des
bergers et les bêlemens de leurs troupeaux; ses
villes , en par lie écroulées sous le joug pesant de
leurs anciens maîtres , et sous le poids destructif
des temps, se relèvent aujourd'hui. Je parlerai dans
le dernier volume des observations que j'ai faites
sur la presqu'île ; de l'amélioration de sa culture en
général, et de sa vigne en particulier, (i)
Je fournirai, en fait d'antiquités , inscriptions,
médailles, tout ce qu'il me sera possible de re-
cueillir. J'entrerai dans les détails de tout ce qui
concerne la Nouvelle Russie ; je parlerai de sa tem-
pérature d'après un résultat d'observations que j'ai
notées pendant dix ans ; je désignerai ses plantes ,
(i) Cet article n'a été rédigé que pour les propriétaires
dont la vieille routine ne fournit que du mauvais vin , tandis
qu'ils n'ont qu'à le vouloir pour s'en procurer d'excellent,
à l'exemple d'un petit nombre d'autres habitans leurs voi^
sins , mais plus éclairés.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. t3
ses arbres; je traiterai avec assez d'étendue l'article
agriculture ; j'indiquerai les cbangemens que mon
expérience m'a fournis pour son amélioration et
celle des troupeaux ; je ferai connaître l'organisa-
tion des colonies ; je dirai ce qu'était Odessa avant la
conquête, ce qu'elle est devenue jusqu'en i8o5 (i),
ce qu'elle est actuellement. En décrivant ses éta-
blissemens, ses édifices publics; en éclairant sur
son administration , en désignant les ressources sans
nombre que sa situation offre au commerce , on ne
me reprochera pas , quelque diffus que je puisse
être , d'avoir trop détaillé ce dernier objet ; il im-
porte aux nationaux et aux étrangers d'être instruits
des ressources commerciales de la Nouvelle Russie;
il est indispensable d'en indiquer les diverses cau-
ses , la multiplicité de leurs moyens , les richesses
qu'elles ont procurées et celles qu'elles promettent.
En nous occupant des intérêts commerciaux des
principales villes, nous les terminerons par un
aperçu sur Taganrog, qui est, après Odessa, celle
dont les relations sont les plus étendues.
Le fléau destructeur dont Odessa fut infecté en
1 8 1 2 , ne peut être passé sous silence. On lira avec
quelque attention les détails sur les mesures prises
pour l'arrêter ; on s'intéressera aux succès étonnans
obtenus à la suite de ces moyens ; on apprendra de
notre expérience que la peste ne peut être promp-
(i) Époque où M. le duc de Richelieu arriva.
l4 HISTOIRE
tement et sûrement arrêtée , que lorsque celui qui
commande ne la craint pas. (i)
Si dans le cours de l'exposition de mon ouvrage
on attribuait à un esprit de flatterie l'éloge que ma
conviction intime me force d'accorder à la nation
russe, on tomberait dans une erreur plus grande
qu'on ne pense. L'enthousiasme des étrangers pour
la Russie n'existe que depuis peu ; la justice que je
lui ai rendue date de loin , puisque son liistoire
m'avait appris ce qu'elle avait fait , et que sa fidélité
m'annonçait ce qu'elle pouvait faire. (2)
La même sincérité qui dicte la louange sait aussi
faire remarquer les fautes , quand elle croit les re-
connaître. Qu'on ne m'en veuille donc pas si, sans
blesser les lois des convenances , j'ai porté à certains
égards la franchise jusqu'à déplaire : dans ce cas ,
qu'on me reprenne sans m'accuser.
(i^ Pour donner du courage aux habitans de Petrikowka ,
qui se refusaient à ensevelir les morts de la peste , M, le duc
de Richelieu prit une bêche, et leur donna un exemple au-
quel on ne put résister.
(2^ Qu'on ne cherche point d'applications entre les ré-
flexions que mon sujet a fait naître et ce qui s'est passé en
Europe depuis 18 12.
J'achevais au commencement de cette même année la
partie historique. Mon manuscrit original est resté intact.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. l5
CHAPITRE IL
Division des Scythes en Scythes proprement dits
et en Scythes Tauriens,
Il est bien rare de ne pas confondre certains peu-
ples qui ont autrefois occupé un pays divisé par de
grands fleuves , ayant des lois souvent communes
et obéissant à des chefs divers , tandis que leur lan-
gage était à peu près le même.
Quelque méthode que l'on désire adopter, on
ne se dissimule pas qu'à moins d'akérer ce qui nous
reste d'exact sur ces nations antiques , il est hors
de tout pouvoir de donner un aperçu particulier à
chacune. Il faut, si ce n'est les englober dans une
même catégorie , du moins adopter la division
générale des Scythes et des Tauriens. Cette mé-
thode est dans la nature si on la considère géogra-
phiquement ,• elle peut être liistorique , si l'on ob-
serve que les Scythes envahirent les Tauriens quinze
cent quatorze ans avant Jésus-Christ, (r)
Observons que les Tauriens habitaient les mon-
tagnes , qu'ils étaient divisés en tribus (2) , et
qu'ainsi que les Scythes et les Cimmériens, ils
avaient originairement des noms propres, tandis
(i) Diod. de Sic, 1. 2 , c. 27.
(2) Les Orgomins , les Charesanes , les Assyrens , les
Tractacs, etc. Pline ^ Hist. nat., I. 4, c. 12.
l6 HISTOIRE
que nous ne les connaissons que d'après les sur-
noms que les Grecs et les Romains leur ont donnés.
Nous nommerons Scythes en général , ceux qui
occupaient le couchant de la mer Noire, et nous
les distinguerons par leurs surnoms , lorsque l'his-
toire nous indiquera ces changemens : nous ap-
pellerons Scythes tauriens ceux qui habitaient la
Tauride.
Cette division nous conduit à parler des Scythes
qui occupaient les gouvernemens de Catlierinoslaw
et de Cherson ; elle nous oblige de traiter de la
température et des productions de cette partie de
la Scythie, des premières colonies chez les no-
mades , de leurs plus anciennes villes. Après nous
être occupés du Pont-Euxin et des Scythes royaux,
nous passerons à l'histoire ancienne de la Tauride;
tout ce que nous venons d'annoncer doit concourir
à son intelligence.
CHAPITRE III.
Quels étaient ces Scythes.
En réfléchissant qu'il faut remonter à Hérodote
pour avoir à peine des notions sur les peuples dont
on parle , en songeant que le pays occupé par eux
était propre à des nomades, on conviendra que
l'histoire de ces nations se réduit à des conjectures.
Où les arts et les sciences sont ignorés , il n'existe
qivune tradition imparfaite ; lorsque le peuple qui
DE LA NOUVELLE RUSSIE. I7
possède celte tradition n'a point de demeure fixe ,
on ne peut sagement faire telle application à telle
localité.
Ces Scythes se divisaient à l'infini (î) : les Calli-
pides habitaient entre le confluent du Boristhènes
et de l'Hypanis ; les Halysones occupaient l'espace
qui est entre ces deux fleuves , en remontant jus-
qu'à la ville moderne de Krementschouk j les Thy-
rites vivaient sur les deux rives du Thjras. D'après
les Grecs , on a nommé ancienne Scythie l'espace
renfermé entre le Thjras et VIstei\ (2)
Les habitans de ces antiques régions avaient les
mêmes mœurs , et si l'on excepte ceux qui culti-
vaient les rives du Boristhène, tout le reste ne
s'occupait que du soin de ses troupeaux.
Hérodote nous apprend que les Scythes invo-
quaient la plupart des divinités du paganisme,
qu'ils sacrifiaient à Mars sur un autel de forme
particulière. Ils élevaient un grand tas de fagots
en carré; ils surmontaient cet autel d'une vieille
(i) Nous donnerons à la fin de cette première époque une
analyse de ces divisions : on ne peut les faire entrer dans le
cours de la narration , parce qu'il n'y a rien de plus incer-
tain que tout ce qu'on s'est plu d'écrire à cet égard. L'amour
de l'antiquité, ou le désir de passer pour versés dans ses
secrets, a séduit trop de gens; n*en augmentons pas le
nombre.
(2) Le Thyras est de nos jours le Dniester , l'Ister est le
Danube.
I. i2
l8 HISTOIRE
épée, et immolaient le centième prisonnier fait sm*
l'ennemi. Les cruautés qu'ils exerçaient faisaient
partie de leurs mœurs féroces ; ils buvaient le sang
des premiers tués dans une bataille. Enivrés de la
rage des tigres , ils portaient dans les combats le
carnage et la destruction à un degré qui passe toute
vraisemblance ; ce n'était que lorsque leurs bras ne
pouvaient plus frapper qu'ils faisaient des prison-
niers. Quand l'action était finie, ils écorcbalent les
morts et caparaçonnaient leurs cbevaux avec de la
peau humaine.
L'homme civilisé a des momens d'oubli où il est
susceptible de la même barbarie que le sauvage ;
le fanatisme religieux ou politique de l'un, le met
souvent de niveau avec l'ignorance et les fureurs
de l'autre.
Plutarque dit , dans son Banquet des sept Sages ,
que les Scythes n'avaient ni jeux, ni joueurs d'in-
strumens; ils étaient vêtus de peaux de bêtes, et le
même habit leur servait dans toutes les saisons (i).
Un arc dans leurs mains répondait à cette épée
que l'usage a consacré en Europe, et que nous por-
tons habituellement au côté , comme si nous n'a-
vions ni chefs pour nous protéger , ni lois pour
nous rendre justice.
Hérodote nous apprend que de son temps la
Scythie était très-peu fournie de bois , et que les
(i) Hippocrat. de Aère; Justin, I. s».
DE LA NOUVELLE RUSSIE. ig
Scythes employaient les os des animaux pour cuire
leur viande : celte même disette existait du temps
d'Ovide , mais ce poète ne s'est pas permis une hy-
perbole aussi forte. Les Scythes employaient vrai-
semblablement la même herbe qui existe de nos
jours , et que sa grandeur et grosseur fait servir au
chauffage.
Lorsque le Scythe nomade voyageait, son habi-
tation lui servait de voiture ; lui , sa femme , ses
enfans étaient accoutumés à coucher dans leurs
chars, qui servaient aussi pour le déplacement.
Les ustensiles étaient fixés à des perches qui en-
touraient l'habitation mobile; les troupeaux défi-
laient devant leiu^s maîtres; de grands chiens, dont
l'espèce existe encore , veillaient sur eux ; les con-
ducteurs étaient armés de fouets dont le manche se
terminait par une massue de fer ou de plomb. Du-
rant ce voyage, qui n'avait pour but que de fournir
à ses bestiaux des pâturages frais , le nomade se pro-
curait le plaisir de la chasse : un cheval , dressé à
cet exercice et d'une vitesse extrême, suivait des
chiens également légers. La flèche , quoique lancée
en courant, manquait rarement son but. On con-
çoit quelle devait être l'adresse des nomades cfans
l'art de tirer un javelot , puisque c'était là tout leur
savoir faire : ils s'en occupaient uniquement ; c'était
le point fondamental de leur éducation. L'homme
estimable chez eux réunissait la plus grande adresse
à la cruauté la plus raffinée. On connaissait le rang
HÔ HISTOIRE
d'un Scythe à la manière dont il portait Son javelot.
Quoique le Scythe Anacharsis fût un philosophe ,
les Athéniens l'ont représenté dans les statues qu'ils
lui ont élevées, une flèche à la main, la pointe
tournée vers l'horizon.
Avant que les colonies grecques eussent changé
les mœurs des nomades , et introduit le goût du
luxe parmi les Scythes plus civilisés , toutes ces na-
tions méprisaient l'or et les pierreries. Jusque-là
les femmes avaient pensé que l'infidélité était le
plus grand des crimes , et les mariages ne formaient
que des liaisons de bonheur. Les femmes scythes
s'accoutumèrent aux ornemens qui embellissaient
les Grecques , et la première qui osa s'en décorer
fut critiquée, jalousée un moment, mais bientôt
généralement imitée ; les mœurs s'en ressentirent ,
et le crime ne parut qu'un sacrifice à la reconnais-
sance. C'est alors que la jalousie naquit. Les Scythes
ne l'avaient pas soupçonnée jusque-là. Les nomades
plus concentrés dans l'intérieur des terres , éprou-
vèrent plus tard les effets du luxe , et furent aussi
atteints les derniers du sentiment de la jalousie.
(i) Comme on a confondu divers peuples sous
le nom de Scythes , et que ces peuples ont la res-
(i) Après avoir écrit l'Histoire ancienne de la Nouvelle
Russie , nous reviendrons aux Scythes pour établir des
divisions d'origine entre eux et d'autres anciens peuples.
Chap. XIX.
UE LA NOUVELLE RUSSIE. 21
semblance la plus exacte , soit dans la figure , les
mœurs, les usages, le costume, nous croyons qu'il
serait déraisonnable de vouloir particulariser ce
que nous ne savons d'eux que généralement ; ainsi
nous comprenons les Tauriens dans la catégorie
des autres Scythes , sur tout ce qui se rapporte au
caractère et à la façon de vivre.
Pour la plupart les Scythes étaient de belle
taille , forts , la tête grosse , les cheveux blonds et
épars , les épaules larges , les bras nerveux ; ils
n'allaient qu'à cheval ; une camisole ou habit de
peau , dont la coupe variait suivant l'usage du can-
ton et jamais d'après le caprice de la mode, un haut
de chausse fixé sur la taille par une longue ceinture
de cuir , un brodequin d'écorce d'arbre ou de cuir ,
composaient leur ajustement. Quelque sauvages
et quelque éloignés qu'ils fussent des connaissances
que la civilisation procure, ils étaient, avant l'arrivée
des colonies grecques, inventeurs de plusieurs arts :
tout autre peuple les eût trouvé grossiers ; mais ils suf-
fisaient à des hommes simples et assez heureux pour
avoir peu de besoins : c'est ainsi qu ils tissaient des
toiles dont la solidité assurait la durée , qu'ils fa-
briquaient divers instrumens avec du fer (i), qu'ils
construisaient des chariots d'une lourdeur assom-
mante j ils n'excellaient qu'en une chose , c'était
(i) Hérodote, 1. 4.
«22 HISTOIRE
dans la délicatesse, le fini, le poli de leurs arcs et
la légèreté de leurs flèches : pour eux c'était at-
teindre le but que la nature avait fixé à leurs désirs
et à leur gloire; tout autre peuple les surpassait
sans doute , mais ils savaient se passer du reste du
monde.
Ceux des Scythes qui habitaient un pays cultivé
étaient des modèles de bonnes mœurs ; la sincérité,
la fidélité constituaient leurs vertus favorites; le
sentiment de l'amitié était commun et inaltérable
parmi eux. Cruels sans réflexion, ils pensaient qu'on
ne pouvait être tolérant; que tout manquement
au culte divin méritait la mort; que celui qu'on
reconnaissait pour ennemi devait cesser de vivre ;
qu'on se manquait à soi-même et à la société, en
accordant un pardon dont ils ne concevaient pas
la générosité.
Le plus avéré et en même temps le plus ancien
de leurs usages, était celui qui se pratiquait à la
sépulture des rois (i). Le prince étant mort, on
promenait son corps dans toutes les provinces de
l'état, afin qu'il fut libre à chacun de donner un
libre cours à ses regrets , et de témoigner sa dou-
leur par des mortifications publiques. Les uns se
coupaient le bout de l'oreille, se faisaient des in-
cisions dans les chairs, les autres mutilaient leur
(i) Hérodote , 1. 4-
DE LA 3S0UVELLE RUSSIE. '^5
front ou leur nez , ceux-ci traversaient leur main
gauche d'un dard, ceux-là se rasaient la tête, d'au-
tres enfin s'ouvraient un bras.
Lorsque la course funèbre était terminée , on se
rendait dans le désert de Gerrhos , on inhumait le
souverain en enterrant avec lui une de ses concu-
bines, son échanson, son premier chef de cuisine
et son écuyer. Le grand chambellan , l'huissier de
la chambre, un meuble de chaque espèce, des
vases d'or et quelques chevaux étaient enterrés
dans une fosse particulière (i). De ce singulier
usage , on peut tirer des conséquences qui vien-
dront à l'appui de ce qu'on dira , par la suite , des
Scythes royaux ; ainsi , n'en déplaise aux Grecs qui
donnaient à ces peuples le nom de barbares , ils
avaient néanmoins un chef dont l'autorité devait
être très-étendue, puisque sa cour était montée
sur le.pied de celles de nos rois. Les officiers de la
couronne ne sont aussi multipliés que chez un
prince dont le pouvoir est respectable. Quelque
odieuse que fût cette cérémonie funèbre, elle amène
(i) Comme je viens de m'appuyer d'Hérodote dans tous
ces détails , j'invite le lecteur à parcourir les cérémonies
religieuses de tous les peuples du monde (ancienne édition) ;
il y trouvera , tome 7 , pages 219 et suivantes , que tout ce
que je viens de rapporter sur la Scythie, existait chez les
sauvages de la Côte-d'Or, en Afrique. A quelles époques
différentes ? à quelles distances ? On peut ici beaucoup ré-
fléchir.
^4 HISTOIRE
une réflexion assez vraisemblable , c'est que , mal-
gré les dangers d'occuper une place érninenle à
cette cour on y briguait la faveur et les emplois
comme dans toutes les autres. L'ambition se nour-
rit à côté du pouvoir, n'importe les conséquences
que le pouvoir entraîne.
Ces victimes distinguées semblaient devoir suf-
fire à Forgueilleuse pompe de la cérémonie funè-
bre; mais Hérodote ajoute qu'après l'an révolu, on
immolait sur la tombe du roi cinquante pages des
mieux faits et cinquante des plus beaux chevaux.
Tous les ans les gouverneurs des provinces don-
naient une fête à la noblesse; des chariots formaient
une enceinte où l'on laissait quelques issues nom-
mées portes du camp; chacun était assis dans l'ordre
qu'avaient mérité ses exploits. Les anciens les plus
distingués composaient le banquet du gouverneur;
la jeunesse entourait les tables et restait debout;
une voix de Stentor se faisait entendre , et , par un
mouvement unanime, tous les convives se levaient :
le gouverneur remplissait une coupe, y trempait
ses lèvres, et la faisait successivement passer à tous
ceux qui avaient tué un ennemi de l'état; les autres
étaient spectateurs. Il ne nous a pas été possible de
savoir de quoi ce breuvage était composé : à en
juger par d'autres cérémonies, il serait vraisem-
blable que c'était du sang d'un prisonnier ; cepen-
dant, nous avons trouvé dans des anciens usages
Scythes que c'était un assemblage de lait , de terre
DE LA NOUVELLE RUSSIE. ^5
et de miel , mais ce breuvage ne se rapporlant pas
à ce festin, nous restons dans Je même doute. La
cérémonie se terminait par les éloges des exploits
faits dans l'année, et par une exhortation à la jeu-
nesse.
Les devins étaient très - accrédités chez les Scy-
thes, mais leurs oracles devaient être rares, car le
prophète répondait sur sa tête de la vérité de la
prophétie. La superstition qui rendait hommage à
l'art du devin s'étendait jusqu'à se croire inspiré
soi-même : aussi quand les Scythes voulaient choi-
sir, dans les circonstances difficiles, sur deux partis
qui se présentaient, sur divers projets à former,
sur une confiance à placer, ils se rendaient à la
tombe de leurs pères, ils y priaient avec ferveur ;
fatigués, harassés, les distractions succédaient à la
lassitude, et le sommeil l'accompagnait ordinaire-
ment : on rêvait, ou l'on croyait avoir rêvé^ ce
songe décidait de la conduite à tenir.
Dans le mariage, le jeune liomme se croyait in-
spiré, et bien certainement l'image de sa belle se
présentait en songe; mais elle rêvait à son tour, et
ce dernier rêve s'accommodait aux vœux de son
cœur : tant pis pour le prétendant , s'il n'en était
pas l'objet. Chez nous des gens bien éveillés en
assortissent d'autres qui ne se sont jamais vus, et
c'est alors l'intérêt qui est le rêve du bonheur.
Un usage noble qui élevait l'âme en lui inspirant
l'amour des grandes choses, c'était de jurer en po-
20 HISTOIRE
sant la main sur la tombe des héros dont on respec-
tait la mémoire : un Scythe courageux, fier, avide
de gloire, pouvait-il faire alors un faux serment?
Chaque Scythe avait un ami ; bien rarement
l'amitié unissait trois personnes : le choix de cet
ami ne dépendait pas du hasard, moins encore de
l'intérêt; une sympathie naturelle décidait cette
union sacrée pour eux et si rare chez nous. Ce
lien de Tamitié était éternel; il unissait les âmes,
il partageait les plaisirs et les peines, il veillait,
dans les combats, sur la tête chérie, et les cœurs
des deux amis, toujours à nu, s'ennoblissaient par
la confiance réciproque. Mais pourquoi une aussi
belle institution était-elle profanée par une céré-
monie détestable? Après s'être long-temps éprou-
vés , les deux jeunes hommes désiraient cimenter
leur imion : c'était en public , en présence des fa-
milles et devant les vieillards, qu'ils se donnaient
la main ; ils juraient de mourir l'un pour l'autre;
vme pierre très-aiguë leur faisait une ouverture au
bras droit; ils recevaient dans un vase leur sang
ainsi mêlé; ils y trempaient un javelot, puis se
partageaient ce breuvage. A îa cérémonie près,
quelle institution est plus noble , plus digne d'in-
spirer des vertus ?
En général , les Scythes n'avaient que des no-
tions confuses sur les autres peuples (i) : ils se
(i) On voudra bien observer que nous ne parlons que de
DE LA NOUVELLE RUSSIE. l'J
glorifiaient de leur anciennelë (i), et plaçaient
parmi les êtres méprisables tous ceux qui ne te-
naient pas aux usages de leurs pères ; il y a eu
plusieurs exemples de victimes sacrifiées à un
léger manquement , peut-être même à une plai-
santerie sans conséquence. Cette extrême sévérité
les maintenait précisément dans le même degré
d'instruction , repoussait tout moyen de s'éclairer ,
et forçait ce peuple à s'isoler. Pleins de vénération
pour leurs devanciers, ils pensaient qu'une inno-
vation dans la manière de se vêtir, de prendre ses
repas, de combattre, de former des alliances était
une insulte à leurs mânes. Quant à l'administra-
tion , ce point était tellement sacré pour eux , qu'il
n'était pas même venu dans l'idée qu'on pût être
assez téméraire pour y trouver à redire. Un de
leurs anciens répétait souvent à la jeunesse assem-
blée : « Ne vous écartez jamais de ce qu'ont fait vos
» pères, ce serait oser les juger que de désapprou-
» ver leurs usages , et ce qui au premier coup d'œil
» nous paraît défectueux , doit être un acte de sa-
» gesse, puisqu'ils l'ont consacré par leur pratique;
la portion des Scythes qui occupaient ce que nous nommons
aujourd'hui la Nouvelle Russie. Nous ne les confondons pas
avec les Scythes d'Asie , subjugués par Ninus , qui conqui-
rent plus tard quelques provinces dans le nord de la Perse
et s'approchèrent des Indes.
(i) Justin, 1. 2.
28 H I s T O 1 R E
» un acte d'atiliié , puisqu'ils ont été grands en se
» conduisant ainsi. »
D'après ces principes, la fable était pour eux
l'objet de la foi la plus vive ; et puisque la raison
était étouffée , le doute défendu , chaque généra-
tion semblable à celle qui l'avait précédée trans-
mettait la même conformité à celle qui la suivait.
Comment espérerions-nous de pénétrer dans ces
ténèbres ? comment pourrions-nous nier ou affir-
mer que Targitaus fût leur premier roi , qu'il était
fils de Jupiter et de Boristhène (i)? On peut juger
de la solidité de leur croyance et de la véracité de
leurs récits par un point fondamental de l'histoire
qu'ils se transmettaient par tradition : (( Il tomba
y) du ciel une charrue, un flacon et une hache d'or
» qui furent recueillis par les trois fils de Targi-
» taus. » Cette fable , qu'Hérodote raconte , avait un
but très-sage, celui d'encourager au travail des
hommes accoutumés à la chasse et à une vie oisive.
Après avoir donné un aperçu du caractère, des
mœurs , des usages des Scythes qui habitaient deux
desgouvernemens de la Nouvelle Russie, il paraî-
trait indispensable de s'occuper de leur histoire....
Mais où prendre les matériaux. nécessaires pour la
rédiger? Les révolutions de la Tauride ont nécessai-
rement influé sur ses voisins ; ainsi , ce que nous
savons de ces Scythes se liera naturellement avec
(i) Ce Jupiter n'est pas celui de Crète.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 39
l'histoire ancienne de la presqu'île. De bonne foi,
pourrait-on unir par une chaîne de faits ^ les révo-
lutions qu'a éprouvées un peuple errant , à moins
qu'on ne donnât des relations tombées du ciel , à
côté de la charrue , du flacon et de la hache ?
CHAPITRE IV.
Température et productions de cette partie
de la Scjthie.
Les anciens (i) ont souvent confondu la Scythie
asiatique et l'européenne;, de là sont venues des
descriptions opposées , et le mot générique de
Scythe a propagé l'erreur.
On a, ce me semble, donné beaucoup trop
d'extension aux descriptions d'Hérodote : les poètes,
quand ils ont eu besoin de décrire des pays affreux,
ont emprunté leurs images de la Scythie qu'ils
n'ont pas visitée , ou qu'ils ont confondue avec les
terres de la zone glaciale. Hérodote le dit formel-
lement ; Homère (2) prétend , dans l'Odyssée, que
le soleil n'éclaire pas les Cimmériens ; Virgile lui-
(i) « Les Grecs sont des amateurs du merveilleux dont
» ils enveloppent les nations étrangères j ils ne les nomipent
» que Scythes ou barbares. Les auteurs grecs , aussitôt qu'ils
» parlent des provinces avoisinant la mer Noire du côté du
» nord , ne racontent que des fables. » Frièbe, Commerce de
Russie , t. I , p. i4-
(2) Homère, Odyssée , 1. 1 1 , v. 16.
3o HISTOIRE
même ne paraît-il pas irrite contre la Scytliie dans
Fhorrible description qu'il en falt?(i)
C'est à ceux qui connaissent parfaitement les
causes de l'amour du merveilleux que je m'en rap-
porterai , pour expliquer les motifs qui ont déter-
miné un grand nombre d'historiens à l'admettre, ou
à le laisser soupçonner : que gagne-t-on à forcer des
tableaux? quel genre d'intérêt peut-on inspirer,
lorsque heurtant les choses probables , on paraît ne
s'attacher qu'aux opinions exaltées ? Pourquoi s'est-
on plu à peindre comme un séjour affreux , comme
un climat âpre et dangereux , comme l'effroi de la
nature , cette portion de la Russie que nous décri-
vons? Ovide est excusable, comme poète souffrant,
de répandre dans ses Tristes l'amertume qu'il
éprouve d'être loin de Rome, de vivre à Tomi, à l'em-
bouchure du Danube , où Y on sépare le atin gelé à
coup de hache. On conçoit qu'il n'existe plus de beau
pays pour celui qui a quitté forcément le sien ;
mais quelle excuse peut fournir le géographe Denis,
depuis le vers 666^ jusqu'au 679^ de son Périegesis ?
Quel est l'habitant de la Nouvelle Russie qui soup-
çonnerait cet auteur de parler de son pays ? Il croi-
rait , en le lisant , s'occuper d'objets étrangers , et
plaindrait du fond de son cœur les peuples nés
sous cette zone. Un autre , plus mal informé en-
core , avance que toute la mer Noire gela dans un
(i) Géorg. 3, V. 352,
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 5ï
long hiver; d après lui un commentateur donne à
cette glace trente pieds d'épaisseur (0. Avec plus
de vraisemblance, Strabon fait battre les Scythes
par les généraux de Midiridate, sur le bras de mer
nommé le Bosphore cimmérien : d'abord , c'est un
combat de cavalerie sur la glace ; et au dégel , c'est
un second combat sur des vaisseaux. Cette particu-
larité est digne de remarque , mais elle n'est point
sans exemple. On conserve une pierre sur laquelle
on a gravé la largeur de ce canal prise ancienne-
ment sur la glace ; cette distance est la même que
de nos jours : ce qui prouve que cette partie de
la Crimée n'a éprouvé aucune variation depuis bien
des siècles. Mais avancer que toute la mer Noire
a été glacée à trente pieds d'éiiaisseur , c'est une de
ces plaisanteries qui dégénèrent en puérilité.
Dix années d'observations faites avec le thermo-
mètre rectifieront ces erreurs ; elles trouveront leur
place dans le cours de cet ouvrage. (2)
Nous avons déjà cité Hérodote, pour annoncer
que la même disette de bois qui afflige de nos jours
ce pays, existait alors; ce n'est donc pas la coupe
des forêts qui aurait apporté un changement dans
la température. Virgile dit : (f l'herbe même ne
M peut croître dans ces lieux déserts. » Nous afïir-
mons au contraire que l'Europe n'a pas de pays où
(i) Calvisius, Mlscellanea.
(2) Troisième époqae, cliap. Il,
I. *
3'2 HISTOIRE
elle soit aussi abondante. Les beautés dans un poëme
ne sont pas de l'exactitude dans les faits , et c'est
dommage quand l'auteur est immortel. Si cette
herbe n'eût pas été la même du temps de Virgile ,
comment les nomades auraient-ils nourri leurs
troupeaux ?
Dans un pays peuplé de ces nomades, les pro-
ductions ne doivent être propres qu'à eux ; et sous
tous les rapports ne convenir qu'à eux : sans cela
l'avidité, la jalousie entraîneraient des contesta-
tions dans le partage du terrain ; dès lors le chan-
gement de vie en serait le résultat.
Quand des nomades trouvent des pâturages
abondans , lorsque de grandes herbes séchées suf-
fisent pour entretenir leur feu^ ils ont obtenu du
sol tout ce qu'ils en désiraient , et leur sécurité ne
peut être troublée que par l'arrivée d'autres noma-
des. Si ce pays eût fourni des bois pour les outils
et les chariots , s'il eût eu un commerce quelconque
avec les villes mariliuies , un peuple industrieux
aurait pu y faire des étabJissemens; mais les
nomades manquant de tout, n'étant point culti-
vateurs, leur commerce ne consistait qu'à troquer
leurs besiiaux contre des grains, des arcs, des
chars et du Ter.
LesBorvslhénitesJës Scvthes laboureurs étaient
par conséquent les pourvoyeurs des nomades : ceux-
ci n'étaient considérés que comme des bergers.
Les bords du Borysthène étaient cultivés dès l'an-
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 33
liquité la plus reculée; les Scytl>es laboureurs nous
sont indiq'i^s comme les peuples les plus dignes
d'cloee de 1 ancienne Scytbie : chez eux le travail
était un devoir; l'hospiiaJité, un acte de jnstice; la
bonne foi, la devise de la nation.
Pleins de confiance dans l'honnêteté des Scythes
laboureurs , les nomades plaçaient sur un terrain
une quantité de bétail. Les hiboureurs, après avoir
examiné l'espèce, reconnu le nombre , apprécié la
valeur, apportaient sur le même local ce qu'ils esti-
maient en être la compensation eu choses néces-
saires aux nomades : on allumaii un grand feu
entre les contractans, on y rôtissait le cheval du
marché , et, après en avoir mangé , le marché était
terminé, (i)
Pendant ces marchés avec les laboureurs, les
nomades remarquèrent qu'ils plaçaient des bar-
rières entre leurs chariots , qu'ils les couvraient
de peaux , et qu'ils habitaient sous ce toit pendant
le temps des échanges. Cette découverte leur fit
acquérir une commodité dont ils ne se doutaient
pas ; ils se munirent de ces barrières , et dans les
longues nuits d'hiver, ils en formaient des cabanes
(i) On retrouve encore diverses manières de conclure les
marchés parmi les gens du peuple : les uns boivent en-
semble ; d'autres se prennent ou se frappent la main ;
ceux-ci acceptent une pièce de monnaie, ceux-là baisent
une image, etc. etc.
I. 3
34 HISTOIRE
iréa-faciles à transporter : en été , elles servaient de
tentes, et augmentaient la circonférence dans la-
quelle les bestiaux étaient renfermés la nuit, (i)
D'après ce qui précède , on voit que les produc-
tions de cette partie de la Scythie se bornaient en
bestiaux chez les nomades , et en terres ensemencées
chez les Borysthénites et les Scythes laboureurs.
Nous n'avons aucun renseignement sur la variété
de leur culture , nous ne pouvons que répéter
Hérodote. Cet historien fait un pompeux éloge du
Borjsthène ,• il le regarde , après le Nil , comme le
plus utile des fleuves , comme celui dont les bords
sont les plus rians, les mieux cultivés; et, dans
son enthousiasme, il célèbre jusqu'à ses poissons.
Ce fleuve coule néanmoins au nord de ce pays ,
qui , à son dire , a huit mois d'hiver; dans ce pays
où rien ne prospère , où la nature , avare d'hommes
et de productions , ne sert d'asile qu'aux animaux
farouches. Conciliez ces contradictions dans le père
de l'histoire , et composez-en une à votre tour sur
ces mêmes régions! Doit-on être surpris de ce que
j'ai avancé au commencement du chapitre qui pré-
cède celui-ci ?
(i) Nous avons vu les Tartares du Budjiac former de
même un cercle avec leurs chariots , et placer leurs trou-
peaux au milieu.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 35
CHAPITRE V.
Des premières colonies chez les nomades.
Il est des faits historiques sur lesquels il est per-
mis de former des doutes , et lorsque des milliers
de siècles nous éloignent des époques , on ne rap-
porte le plus souvent que des fables. L'histoire des
temps reculés se bornerait à quelques pages, si l'on
récusait quelques autorités. Une portion de ce que
nous allons dire n'est parvenue à notre connais-
sance que par le chantre de la Grèce. Les auteurs
latins qui ont traité de ces antiques régions , sont
pour la plupart ses copistes. Malgré nous, le vrai
paraît très-difficile à saisir dans ces narrations ; le
vraisemblable est possible , mais le doute est le plus
sûr.
Soixante-dix ans après que Jason eut abordé sur
les rives de Ylster , aujourd'luii le Danube, jNéop-
lolème, fils d'Achille et chef des Thessaliens, vint
débarquer à l'embouchure du même fleuve, et
fonda la colonie de Tomi. A la suite de cette expé-
dition, les Grecs ayant remarqué les avantages que
le commerce avec les Scythes leur offrait, firent
une tentative aux bouches du Thjras ,• elle leur
réussit : mais les nomades , effrayés par l'arrivée
d'hommes inconnus, s'enfoncèrent dans le pays
avec leurs troupeaux. Cependant, pour assurer un
36 HISTOIRE
établissement aux bords d'un fleuve qui traversait
des terres fertiles , les Grecs bâtirent le bourg d'//e/-
monacte y et élevèrent la tour de Néoptolème, qui
servit de pbare à l'entrée du Thjras,
De proche en proche on familiarisa les noma-
des, et on parvint jusqu'au Borysthène. Maîtres des
bords d'une mer que personne ne songeait à dé-
fendre, Néoptolème érigea un monument à la mé-
moire d'Achille, célébra des jeux à sa gloire, et
illustra le promontoire en lui donnant un nom
aussi célèbre.
C'est peu de temps après qu'on conjecture
qnOlbia fut fondée. Les preuves n'en existent
nulle part ; ceux qui ont eu de la bonté de reste ,
en se fatigant beaucoup trop pour nous fixer sur
les motifs autlientiques de celte fondation , bien
loin de nous persuader, ajoutent à nos doutes, et
nous serons forcés de nous appuyer vaguement d'un
071 dit.
Ainsi , on dit que les Milésiens ou Cariens
étaient dans ce temps-là des soldats mercenaires
qui , dans chaque guerre , devenaient les alliés de
ceux qui les payaient bien. Ayant porté les armes
pour le compte des étrangers dans leurs incursions
sur les bords de la mer Noire , et s'élant aperçus
des avantages que l'établissement des colonies y
procurerait, ils commencèrent par la côte orientale,
fondèrent Sjnope, et bientôt après ils élevèrent Hé-
raclée. Pour mieux établir leurs correspondances
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 87
avec les côtes de l'ouest, ils bâtirent Olbia (i).
L'esprit d'imitation est de tous les temps, et bientôt
on vit les colonies se multiplier. (2)
Ces ëtablissemens portèrent un coup mortel à la
liberté et aux mœurs des nomades. Les Scythes fu-
rent obligés ou d'abandonner le pays, ou d'entamer
des négociations avec les Grecs. Des peuples errans
former des opérations de commerce ! quels besoins
en avaient-ils? quels objets , autres que leurs trou-
peaux , pouvaient - ils présenter en retour de ce
qu'on les invitait d'accepter ? Ne cultivant pas de
terres, ils n'avaient pas de grains; ignorant les arts,
ils manquaient de manufactures ; les métaux leur
venaient des Scythes laboureurs, qui eux-mêmes ne
les recevaient que de la seconde main. Le bon sens
aurait dû démontrer à ces peuples le danger de se
livrer à des inconnus , n'ayant de commun avec
eux ni les usages, ni la religion , ni le langage, ni
les mœurs; mais qui les surpassaient en connais-
sances de tout genre , en talens , et principalement
en subtilité. On pourrait comparer le commerce
qui s'ouvrit entre les Grecs et les Scythes , avec
celui que les Européens ont établi depuis sur la
Côte-d'Or , en Afrique.
L'adresse des Grecs se déploya avec succès vis à-
(i) Strabon, 1. 4.
(2) Ordessus , beaucoup plus au nord qu'Odessa , fut
fondée vers cette époque : c'est l'opinion de Ptolémée.
38 HISTOIRE
vis de ces êtres confîans; on fit remarquer aux
nomades des vétemens commodes , des colifichets
pour leurs femmes , des outils simplifies; on leur
fit goûter des liqueurs spiritueuses ; et par le moyen
de légers cadeaux, on excita entre eux des jalousies
et des rivalités.
Le désir de posséder ce qu'on voit faire les dé*
lices de ceux auxquels on accorde la supériorité ,
s'empara peu à peu de ces gens simples; en vain
cherchaient-ils à faire des échanges avec leurs bes-
tiaux , on les refusa et on exigea des esclaves. Ces
victimes malheureuses des désirs qu'on leur avait
inspirés , se répandirent sur les terres de leurs voi-
sins, firent des prisonniers, et voilà des peuples
paisibles transformés en marchands d'hommes, par
l'influence de ces étrangers qu'ils détestaient jadis
et qu'ils recherchent maintenant ; les voilà asser^
vis par des besoins jusque-là inconnus , et acqué-
rant pour première loi çle civilisation lart honteux
de trafiquer de la vie de leurs semblables ; les voilà
en guerre civile pour satisfaire à des superfluités.
Je ne sais si cette réflexion ne rembrunit pas mes
idées, mais je ne puis m'empêcher de regarder les
Grecs , sous le rapport de leur premier commerce
au Pont-Euxin , qu'avec des yeux d'horreur.
Ce commerce s'a ugmèn tant par la stupidité des
uns et Finsatiabilité des autres, les Grecs fondèrent
sur les bords du Thyias les villes de Niconie et
à'Ofiuse^ à quinze milles de son embouchure. L'île
DE LA jNOUVELLE RUSSIE. 3g
des Thjres- Getes partageant le fleuve en deux
branches , ce fut sur cette île que s'éleva la ville de
Thyras y entrepôt du commerce de la mer Noire
du temps des Ptomains. (i)
On conçoit aisément combien ce commerce ré-
pandit d'alarme dans l'intérieur de la Scytbie \ com-
bien de familles furent dupes de leur sécurité : les
nomades d'abord , puis les autres Scythes s'encou-
rageant à l'ënvi , allaient jusqu'à deux cents lieues
enlever tout ce qu'ils trouvaient sans défense.
Trajan pénétra au-delà du Thyras; il voulut faire
plus que ses prédécesseurs , et , ne se bornant pas
à fonder des colonies, il désira asservir le pays.
Cette résolution devint onéreuse à l'état, car aussi-
tck que le nomade était contraint , il disparaissait.
Au contraire , tant que la vente des prisonniers qu'il
allait faire loin de chez lui, n'exposait pas sa per-
sonne avec ceux qui les achetaient, il trouva ce
commerce très-fort de son goût; mais aussitôt qu'on
parla de lui donner des lois, il craignit pour lui-
même le sort qu'il faisait éprouver aux autres.
Trajan , grand prince , bon politique , guerrier
accompli, acquit encore de la gloire, supposé qu'il
soit glorieux de troubler une nation tranquille ;
mais il dépensa des sommes énormes en agrandis-
sant l'état sans utilité. Il Tallait de nombreuses gar-
nisons et tout apporter pour leur entretien ; elles
(i) Forma Lconi , d'après Piinc, I. 4,
4o HISTOIRE
s'épuisaient par la dëseï lion ; et le regret d'avoir en-
trepris plus qu'on ne devait faire y fut tout ce qui
resta de cette expédition.
CHAPITRE VI.
Anciennes villes de Scythie.
Avec infiniment d'ordre, avec le désir constant
d'êlre bien informé et de faire part de ce qu'il aura
recueilli , Tliomme le plus sur ses gardes déraison-
nera , lorsqu'il posera en principe une succession
de faits communs aux habitans de cette portion de
la Scytliie. S'il veut démontrer que ces peuples
avaient entre eux des relations bien établies, soit
pour leur sûreté générale , soit pour un commerce
permanent , il n'entassera que des conjectures sur
des probabilités ; ce qui n'est pas écrire l'bisloire :
s'il a le malheur de compiler tout ce que les auteurs
anciens citent par fragmens , par esprit de mépris
sur des barbares , par les interprétations sur Héro-
dote; s'il essaie de gravir l'échafaudage mal ap-
puyé qu'ont élevé les modernes sur quelques opi-
nions jetées çà et là, soit par Dion Chrysostôme ,
Strabon , Diogène Laërce et autres ; s'il veut bâtir
un système sur cet assemblage informe , son ou-
vrage sera un hachis littéraire où ni lui ni ses lec-^
leurs ne comprendront rien.
Démojîîrons celte vérité , avouons que nous
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 4l
avons failli à nous égarer nous-même , et invitons
les autres à ne pas courir le même risque.
Il n'y a point d'opération aussi facile que celle
de dépouiller un livre de ce qu'il renferme sur tel
pays; ce n'est pas un travail d'imagination ; il suffit
de savoir lire pour l'entreprendre , et de posséder
beaucoup de patience pour l'exécuter. Maintenant
séparons ce que les anciens auteurs disent , de ce
qu'on leur fait dire. Afin d'arriver à cette distinc-
tion par la route la plus sûre , il faut séparer toute
la période d'un fait cité , d'avec les deux mots isolés
qui provoquent la citation : c'est là tout le mystère.
Ce qui précède deviendra bien plus sensible ,
quand on réfléchira que ces auteurs, si souvent
rappelés, ne peuvent l'être que sur une expression,
sm^ un événement, sur un usage , sur la situation
d'une ville , le cours d'un fleuve , l'établissement
d'une colonie ; le tout sans liaison aucune. L'his-
toire de ces pays n'a été transmise par personne ;
la tradition seule a fourni quelques débris d'anti-
quité. Déjà je crois entendre les cris d'improbation
des savans renforcés sur l'histoire des Scythes : Hé-
rodote à la main , ils trouveront un enchaînement
de faits historiques ; je ne leur opposerai , pour les
réfuter , qu'Hérodote lui-même.
Ce père de l'histoire, car il faut bien lui conser-
ver son nom, ne parle de la Scythie que dans le
quatrième livre de son ouvrage. Ce qu'il dit sur
l'histoire des Scythes n'est qu'un tissu de fables.
42 HISTOIRE
auxquelles il n'ajoutait point de foi.... Ses voyages
renferment des détails sur les mœurs, les usages,
la religion des Scythes, et nous sommes obligés de
le croire ; ses descriptions géographiques sont exac-
tes en grande partie; nous ne pouvons admirer
les contes, le merveilleux, qu'il ne rapporte qu'en
passant et sans preuves.... Nous ne pouvons re-
monter à lui pour avoir des données sur les villes
que cette portion de la Scythie renfermait; car il
n'en parle pas. Nous ne pouvons le citer sur des
faits historiques vraisemblables, que dans l'expé-
dition de Darius ; s'il veut nous entretenir de quel-
ques monumens remarquables , il ne fait que les
citer ; c'est ainsi qu'il vous dit : a Entre le Boryslhène
» et l'Hypanis, il y avait un temple de Cérès sur le
)) promontoire d'Hypolée. » Ailleurs, on trouve
que « Scylos , roi des Scythes , fit bâtir un palais
» à Borysthenis , entouré de sphynx et de griffons
» sculptés sur une pierre blanche : la foudre écrasa
» cet édifice. « Quelle conséquence en tirez-vous
pour Borysthenis? quelle lumière ce fait vous
donne-t-il sur cette ville?
Thucydide nous apprend que le Danube était
la limite de la Scythie ; Diogène Laërce nous in-
struit que le Borysthénite Bion était né à Olbia (i);
comme on a prétendu que cette ville portait aussi
le nom de Borysthenis, cela appuie cette assertion ;
(i) Olbia ou Oh'ia,
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 4^
mais quelle autre lumière en peut-on tirer pour
l'histoire ? ( i )
Strabon donne des détails géographiques. Il est
très exact, très-bon à consulter sans doute, pour
savoir la véritable situation des villes existantes
encore de son temps et dont il ne reste plus de
ruines ; mais qu'apprendrons-nous de plus?
Pline nous dit que la ville de Thyras, située
sur le fleuve de ce nom, s'appelait autrefois Ophiu-
se (2) ; que la Course d'Achille a pris son nom de
certains jeux que ce héros y institua : c'est tout ce
que ce savant homme nous fournit, et ce que nous
allons contredire. Nous ne pouvons répondre que
par la mythologie aux faits qui concernent les
héros qu elle célèbre ; nous la présentons sous le
même jour où Ton nous l'a transmise , et jamais
(i) Ce n'est que dans une note que j'ose me permettre de
nier posirivcment. Voilà Olbia et Borysthenis ne faisant
qu'une ville. Où est la vraisemblance ? Olbia élait située sur
la rive droite de l'Iîypanis et à son embouchure ; toutes les
villes , telles que Tliyras et autres , ont pris le nom du fleuve
qui les arrose ; le Et^rysJhène coule à quinze lieues d'Olbia ;
toutes les médailles trouvées dans les ruines de cette dernière
portent son nom ; il est donc bien certain que Borysthenis
était une autre viile. D'après ces fails, ajoutez foi à ces cita-
tions détachées, écrivez l'histoire!... Ah ! du moins en la
lisant , ne hlamvz pas l'esprit de doute qui accompagne son
auteur, si liout quand il a vérifié les localités.
(2) Strabon distingue ces deux villes.
44 HISTOIRE
la fable n'est venue plus à propos pour réfuter des
fables. Nous avons déjà attribué à Néoptolème l'in-
stitution de ces jeux sur le lieu nommé Course
d'Achille : l'histoire de celui-ci justifiera notre opi-
nion. On ne trouve nulle part qu'Achille soit venu
ni en Tauride , ni dans les pays qui l'avoisinent ;
Achille, fils de Pelée, fut nommé Pjrithoûs y c'est-
à-dire sauvé du feu : Chiron le surnomma Achille.
Quand Thétis, sa mère, fut informée que toute
la noblesse grecque devait se réunir sous les murs
de Troie , elle cacha son fils chez Lycomède. Ulysse
le ramena. Achille se distingua à la tête des Mjr-
midonsy et fut tué par Paris. Ses cendres, renfermées
dans une urne d'or avec celles de Patrocle , furent
déposées dans un tombeau sur l'Hellespont , et on
lui éleva un temple à Sigée.
Ce que l'on vient de rapporter des principaux
auteurs suffit pour fixer ce qu'on doit penser des
autres.
Olvia était située à l'embouchure de l'Hypanis :
on l'a souvent confondue avec Olwia , ville de
l'Asie Mineure enBithynie, citée par Ptolémée (i),
et avec Olvia dans la Lycie. Les Milésiens la fon-
dèrent (2). Son heureuse situation , son commerce
considérable , ses foires préparèrent sa célébrité ;
(i) Ptolémée, 1. 5.
(a) Strabon , 1. 7.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 4^
fîlle fut assurée par le surnom d^ Oluiopolis , ville
fortunée.
« Dion Chrysostôme , qui s'y trouvait sous le
» règne de Trajan , nous transmet qu'alors elle
y) était déjà déchue de son ancienne grandeur, et
» que les incursions des peuples barbares ses voi-
» sins l'avaient ruinée. Ils avaient détruit une
)) grande partie de la ville et des fortifications ,
» renversé les statues dans les temples et sur les
» tombeaux. Quelque temps après , l'empereur
» Antonin lui envoya des secours pour la protéger
)) contre l'invasion des Tauro-Scythes. Olvia existait
» encore du temps ô^Ammien Marcellin , dans le
» quatrième siècle.
» La suite des médailles de cette ville est auto-
» nome jusqu'au règne de Septime Séwère , dont on
» trouve des médailles frappées à Olvia , avec la
» légende OA BlonoAEITON (les habitans d'Ol-
» viopolis); suivent celles de sa femme Julia^ de ses
» fils Caracalla et Geia. Cette suite impériale finit
» à Alexandre Sé^^ère et à sa mère Mammée,
» Les fouilles que l'on a faites à Ol^ia ont en-
» richi le cabinet de S. M. l'empereur, et ceux de
» quelques particuliers, de quantités de monumens
» et d'objets fort curieux , tant sous le rapport de
» l'art , que sous celui de la paléographie et de la
» numismatique.
» Les médailles d'Olvia offrent des types variés
» à l'infini, et prouvent qu'à certaines époques le
46 HISTOIRE
y) talent des artistes charges de la confection des
» médailles ou monnaies , ne le cédait en rien à
» ceux des autres villes de la Grèce.
y) Les plus connues sont celles qui représentent
» d'un côté la tête du dieu Pan , et sur le revers le
» Corjte, avec l'arc et la hache d'armes, ainsi que
y> celles qui représentent la tête d'Apollon, et sur
» le revers un aigle , ou autre oiseau déchirant
» un poisson. Apollon était le patron des Milésiens,
y) et son edigie se trouvait sur un grand nombre
» de monnaies , à Olviopolis , tant en argent qu'en
)) bronze , avec le revers cité plus haut , et avec la
» lyre.
» Les médailles en argent sont rares ; celles d'or
» et d'electrum le sont infiniment. On en trouve
» quelques-unes en fer , dont les types usés sont
» indéchiffrables. »
La plupart de ces superbes édifices dont on s'est
plu de décorer les anciennes villes des colonies ,
n'ont existé que dans la tête des enthousiastes qui
se passionnent pour l'antiquité , comme s'il était
honteux de vivre dans les temps présens. Une ville
qui n'existe que par le commerce , qui est isolée
sur une terre étrangère , n'aura jamais ce luxe de
batimens dont on embellit les capitales d'un état.
Il ne reste d'Olvia ( i ) que des ruines , où la vé-
(i) En grec, c'est Olvia, OX^ia. L'habkude a conservé le
DE LA NOTJVrXLE RUSSIE. 4?
rîté ne retrouve rien , mais où l'imagination crée
des temples , des palais et des eaux jaillissantes.
Qu'on veuille se retracer un moment l'époque où
les colonies furent fondées , on les verra habitées
par des hommes intéressés , avides de s'enrichir
promptement , et très-disposés à quitter les limites
de la barbarie , aussitôt que leur fortune sera as-
surée. Ce n'était pas de tels colons qui élevaient
des édifices somptueux ; ils savaient se contenter
du strict nécessaire ; la patrie qu'ils avaient aban-
donnée momentanément était l'unique but de leurs
plus chères espérances.
. Ordessus était situlfe sur YAxiace, d'après Pto-
lémée. Nous ne pouvons fixer précisément le lieu
que cette ville occupait , à moins que XAxiace et
Vlngouleh ne soient la même rivière , ce que nous
ne pouvons assurer. Les modernes ont fait venir
Otchahoff (^\) d'Ordessus, et pourquoi? quel au-
teur ancien a décrit sa position ?
Ordessus fut , dit-on , la capitale des Callipides :
Pomponius Mêla place ce peupJe suv Y A xiace -, mais
Hérodote dit formellement que les Callipides occu-
paient le pays situé euXxeV Hjpanis et leBorjsthene:
qui croire ? N'est-il pas plus sage de s'en tenir à ce
mot Olbia. L'auteur a visité ses ruines : il en sera parlé à
l'article du voyage.
(i) Forma Leoni, t. 2, p. 280.
48 HISTOIRE
que nous avons dit au commencement de ce cha-
pitre ?
Thjras n'offre aucun vestige. On a placé Ophiuse
au-dessus du golfe formé parrémbouchure du Dnie-
ster, ce qui répond au village de Majac : nous n'y
avons non-seulement pas remarqué de ruines , mais
pas même une position qui parût susceptible d'avoir
été l'emplacement d'une ville : on pourrait s'en
rapporter à nous qui avons habité dans les en-
virons.
L'antique Niconium est aussi ignoré que Ma\>o-
Castro , qu'on dit lui avoir succédé du temps des
Génois. Les modernes en ont fait la ville d'Akerman.
Mais celle-ci n'a rien d'ancien \ son château fort est
l'ouvrage des Génois : la situation du château est
belle ; la position occupée actuellement par le vil-
lage est des plus heureuses , mais rien ne prouve
que c'était là que {ht Niconium, (i)
Il ne faut pas compter au rang des antiquités,
certaines inscriptions qu'on remarque au château
(i) Je rends à la vérité l'hommage qui lui est dû , d'après
ma manière de croire la saisir. Akerman est un des sites
qui me paraissent les plus intéressans ; les environs de ce
village sont pittoresques ; j'aurais désiré apprendre qu'on
y eût trouvé quelque monument antique, quelque mé-
daille... Mes vœux ont été satisfaits; j'en ferai part à la fin
de ce volume. Akerman, quoique maintenant à la Russie ,
est séparé par le golfe du gouvernement de Cherson.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 49
Dackerman. Les ayant observées de près, j'ai re^
connu (les pierres arrachées d'un cimetière voisin ,
qui servaient à réparer les dégradations que lédi*-
fice avait éprouvées.
CHAPITRE VIL
Du Pont-Euxin.
Quoiqu'on doive beaucoup parler de cette mer
dans la suite de cet ouvrage , il est néanmoins à
propos de rappeler l'idée que les anciens en avaient.
Leurs connaissances sur la théorie de la terre étaient
peu étendues , et leur ignorance en géographie de-
vait en arrêter ou retarder les progrès.
Pour se convaincre de cette vérité, il suffirait de
rapporter leurs opinions sur la manière dont se
sont formés les trois grands lacs ou mers d'Azow ,
Caspienne, et Noire; en îious renfermant dans notre
sujet, il nous restera assez de preuves de leurs
erreurs.
Mer àiAxénos ou inhospitalière est le nom le
plus ancien du Pont-Euxin. Il lui fut donné par les
Grecs avant de l'avoir connue. La réputation de
férocité qu'avaient les Scythes , leur haine pour les
étrangers, leurs odieux sacrifices avaient répandu
la terreur. La fable, toujours ingénieuse, toujours
accréditée en raison des craintes qu'elle inspirait,
communiqua aux flots les passions des hommes.
Cette mer ne renfermait que des écueils , que des
4
5o HISTOIRE
rochers habités par des géans ,- ses rives étaient cou-
vertes d'une épaisse nuit, et les matelots assez har-
dis pour affronter ces dangers insurmontables, en
étaient les éternelles victimes.
A ces erreurs profondes se joignaient celles de
la situation. On crut très-long-temps que la mer
d'Axénos était la limite du continent , qu'elle se
joignait avec l'Océan : Hérodote, en démentant à son
retour une grande partie de ces erreurs , fut écouté
avec avidité.
Quand un préjugé , quand une fausse opinion
sont accrédités dans l'esprit des hommes , les siècles
suffisent à peine pour les effacer; le merveilleux
trouve toujours des partisans, et dans les pays mêmes
où les lumières ont fait le plus de progrès , il existe
encore une classe d'hommes que le merveilleux
seul peut satisfaire. C'est ce principe qui justifie
comment les fables répandues sur la mer Noire , se
sont propagées même après la connaissance géo-
graphique de cette mer. Strabon, quoique bon géo-
graphe , disait , « ses bords aboutissent au palais de
la nuit. » (i)
Argos, fils de Priscus, conçut le premier le projet
de naviguer sur le Pont-Euxin ; il construisit et
dirigea le vaisseau qui osa y pénétrer, et quoique
Jason fût le héros de cette expédition , le voyage
u'en fut pas moins nommé celui des Argonautes, en
(i) Strabon, 1. i.
DE LA N0UVELL:Ê RUSSIE. 5l
honneur d'Argos. Le Pontos-Axénos vit l'entreprise
de Jason suivie de plusieurs autres ; des colonies
grecques s'établirent de tous côtés ; on fut très -sur-
pris de rencontrer des habitans paisibles , des hom-
mes si difFérens de ceux qu'on avait tant redoutés ;
on traita avec eux , et la reconnaissance des Grecs
succédant à leurs préventions, ils changèrent le nom
àiAxénos en Pontos-Euxinos ou mer hospitalière.
Dès lors les géans se rapetissèrent , les écueils dis-
parurent, les flots devinrent plus calmes , la mer
moins sombre, et l'imagination ardente qui avait
célébré les horreurs de l'Euxin s'exerça à chanter
ses délices.
Le nom de mer Noire lui fut dans la suite donné
à cause des brouillards qui y régnent quelquefois,
et la première description grecque qui nous soit
parvenue de ses côtes, eut Scylax pour auteur, (i)
Dans la guerre de Mithridate , Varron décrivit
le Pont-Euxin, son travail fut continué sous Au-
guste. (2)
Les principaux fleuves qui se jettent dans cette
mer se nommaient autrefois, Ylster, le Tliyras y
YHjpanis , le Borjsthène , le Tanaïs , YHypanis
ou Lantikites, On les connaît aujourd'hui sous les
(i) Scylax, né à Cariandre, fut géographe de Darius. Il
est l'auteur du Périple du Pont-Euxin , c'est-à-dire d'une
navigation autour de cette mer.
(2) On trouve dans Pline ce qui en a été dit avant lui.
52 HISTOIRE
désignations de Danube , Dniester , Bog , Dnieper ,
Don et Couban,
CHAPITRE VIII.
Des Scythes royaux»
Il semble que la prospérité devrait rendre plus
sage et plus modeste; mais il n'est que trop vrai
qu elle augmente l'amour-propre , si toutefois elle
ne conduit à l'orgueil. Les succès des Grecs et des
Romains les aveuglèrent : ils versaient le mépris
sur tout ce qui n'était pas né à Athènes ou à Rome,
et le mot générique de barbare était l'épithète dont
ils caractérisaient tout ce qui n'avait pas reçu le
jour en Grèce ou en Italie.
De cette dénomination générale, il résultait une
grande confusion; on ne daignait point admettre
de distinction parmi les peuples qu'on renfermait
dans la même catégorie.
Il n'est pas dans notre plan de donner des détails
sur les Scythes en général : avant de concevoir un
pareil projet, il faudrait assigner les limites de la
Scythie. Quel travail cela exigerait-il! puisqu'on
confondait autrefois sous le nom de Scythes les
Avares, les Bulgares, les Chazares, les Chrobates,
les Hérules, les Huns, les Lèches, les Petché-
nègues, les Russes, les Serves, les Slaves, les
Tatars, les Tauriens^ les Turcs et les Uzes. (i)
(i) Histoire de la Tauride, du savant archevêque de Mo-
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 53
D'après cette confusion , où prendre le véritable
Scythe ? Ptolémëe , dans sa Géographie , parle des
Scythes d'Afrique (i); Diodore de Sicile, de ceux
de l'Inde. S'il est permis d'énoncer une opinion
qu'on n'ose cependant pas garantir , on envisagera
les Scytlies royaux comme le centre de la Scythie,
leur pays comme le point principal , leur civilisa-
tion comme la plus avancée. On va essayer de le
prouver.
Ce pays était borné d'un côté par le Tanaïs, et
se perdait de l'autre dans l'immense désert de Ger-
rho. Au midi, il aboutissait aux montagnes de
Tauride; à l'ouest, il confinait avec les Neiges,
Hérodote convient que les Scythes royaux regar-
daient les nomades comme des esclaves. Lorsque
d'une nation aussi ancienne on peut saisir un point
de vraisemblance , on s'en empare comme d'une
probabilité , en se réservant de ne lui donner que
le degré de confiance nécessaire ; or , des Scythes
plus civilisés , puisqu'ils obéissent à un roi , nous
préviennent en leur faveur. Hérodote ajoute : « Les
» nations nommées rojales sont les plus vaillantes
liilow. Les recherches de ce respectable prélat sont très-
étendues, ses réflexions aussi morales que judicieuses. Nous
renvoyons à son ouvrage qu'on peut considérer comme un«
source d'érudition.
(i) Nous ajouterons des détails sur quatre-vingts autres
peuples , à la fin de cette première époque.
54 HISTOIRE
)) et les mieux policées de la Scythie ; leur popu-
}) laiion l'emporte sur celle des autres Scytlies. )>
Comment les royaux seraient-ils les plus vaillans ,
s'ils n'avaient sur les autres un avantage de disci-
pline ; comment seraient-ils les mieux policés, s'ils
n'avaient déjà des lois en vigueur; comment se-
raient-ils les plus populeux , s'ils n'étaient soumis
h une sagesse d'administration qui leur procure
plus d'aisance? S'ils traitent d'esclaves ceux qui les
avoisinent, c'est qu'ils ajoutent aux idées que la
civilisation procure , celles de pitié pour des peu-
ples plus arriérés qu'eux, (i)
« Le serment le plus redoutable chez ce peuple,
)) dit encore Hérodote , c'est de jurer par le trône. »
Ce trône était donc pour eux non-seulement un
signe révéré de la puissance , mais encore un objet
de vénération respectueuse : ces combinaisons an-
noncent une subordination réfléchie. En vain vou-
drait-on confondre ici l'obéissance et le respect;
que de gens sont obéis sans être respectés! Ana-
charsis, ce Scythe fameux dans l'antiquité par sa
sagesse, ses connaissances et sa fin tragique, au-
rait-il été jaloux d'acquérir des lumières de plus
chez les étrangers , si sa nation n'en eût déjà assez
possédé pour lui donner le désir de les étendre ?
Les Grecs furent émerveillés de trouver autant de
(i) Bayer confond les Scythes royaux avec les nomades j
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 55
sciences réunies dans la personne de ce philoso-
phe ; ils le jugèrent beaucoup plus avancé que ses
compatriotes, qu'ils ne connaissaient pas, et ce rai-
sonnement n'était point juste. L'auteur du Vojage
du jeune Anacharsis prend son héros dans la même
famille (i), par conséquent parmi les Scythes
royaux, puisque le philosophe appartenait de très-
près au roi. (2)
Il ne peut exister de doute sur la position de la
Scythie royale; ce que nous venons de rapporter
distingue le peuple qui l'occupait , et semble jus^
tilier l'opinion que j'ai avancée ; je le répète donc,
les Scythes royaux étaient les premiers d'entre les
Scythes.
En reprochant à ce peuple le fanatisme religieux
dont Anacharsis fut victime , on doit être disposé
à l'indulgence en considérant combien de nations ,
(i) « Les Scythes, dit Hérodote, détestent les usages des
y étrangers et abhorrent ceux des Grecs. Anacharsis , au
» retour de ses voyages , passa par Cjsique , ville de l'Héles-
» pont; il assista à la fête que les habitans célébraient à
» l'honneur de la mère des dieux ; il promit à la déesse de
» sacrifier sur son autel, à la manière des Lyciconiens , si elle
» daignait le ramener sain et sauf dans sa patrie. Fidèle à
» son vœu , il voulut cacher son sacrifice à ses concitoyens;
)» mais un Scythe le découvrit dans la province d'Hylée , près
»^ de la carrière d'Achille. Le roi en fut averti et le tua d'un
w coup de flèche. »
(2) Tom. II, pag. 8.
56 HISTOIRE
d'ailleurs très - civilisées , ont été coupables de la
même manière. L'Etre suprême ne prescrit point
de verser le sang des hommes pour punir une erreur
en croyance ou en politique ; mais il nous a laissé
le choix entre la justice et l'intérêt.
On accusait les Scythes royaux de tenir tellement
à leurs anciens usages , que toute innovation était
un crime capital et digne des plus grands châti-
mens (i). Les sciences et les arts se perfectionnent
difficilement , quand on redoute de communiquer
avec d'autres nations; le bonheur des peuples en
est-il augmenté ou altéré ? C'est une question dé-
cidée dans l'histoire des mœurs. Malgré leur sévé-
rité , ces Scythes passaient pour des hommes sages;
il serait ridicule de juger de toute la nation par le
seul philosophe Anacharsis ; mais il serait plus in-
juste encore de la considérer comme barbare ^ parce
que les Grecs l'ont nommée ainsi.
Les Scythes nomades avaient des mœurs bien
différentes , ils étaient plutôt dépendans de Fin-
stinct que de la réflexion ; ils n'imitaient les Scythes
royaux que dans la possession inaltérable du prin-
cipe d'habitude ; avec cette différence qu'il tenait
à la civilisation parmi les royaux, et seulement à
l'état naturel chez les nomades.
Du temps de Pylhagore , les grands prêtres scy-
(i) C'est l'observation de ce même principe qui concourt
à l'ancienneté des Chinois.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 5j
tlies étaiem Abaris, Anacbarsis , Zamolxis. Le
grand prêtre, chef suprême du culte, réglait les
mœurs , inspirait une philosophie douce , dont
I amour du bien public , le respect dû à ses pères ,
la vénération pour l'ordre déjà établi , étaient les
principales bases.
Lorsque les colonies grecques recherchèrent l'al-
liance de leurs voisins , elles trouvèrent le nomade
farouche les évitant, les maudissant; puis se laissant
gagner jusques à traiter avec eux , elles firent de ce
peuple tout ce qui leur plut ; les Scjthes royaux ,
toujours réservés , ne se lièrent point avec des nou-
veaux venus , qui apprirent à les respecter ; l'or-
gueil grec plia devant l'intérêt : aussi pour bien
vivre avec les Scythes royaux , on dut les traiter en
hommes estimables, se les attacher par des préve-
nances; mai s l'astucieuse subtilité du Grec n'échappa
point aux Scythes; les seuls nomades y furent
trompés.
Tout change et se succède dans la nature ; les
meilleures institutions, ouvrage des hommes, sont
périssables comme eux ; les nomades accueillirent
des transmigrations étrangères ; ces flots d'hommes
se répandirent par torrens , d'autres les suivirent ;
les nomades , joints à eux , inondèrent la Scythie
royale : chefs, grands prêtres, tout disparut ; après
des guerres sanglantes et des successions de peu-
ples divers sur le même sol , il n'y resta que l'igno-
rance dominatrice des nouveaux nomades. Ce fut
58 HISTOIRE
alors que les colonies grecques prospérèrent, qu'el-
les donnèrent des lois et au commerce qu'elles
établirent, et aux Scythes nouveaux quelles maî-
trisèrent. C'est tout ce que nous savons des plus
anciennes époques de deux des gouvernemens de
la Nouvelle Russie : occupons - nous à présent de
celui qui offre quelque intérêt.
CHAPITRE IX.
Histoire de la Tauride , depuis V origine des Tau-
7 iens jusqu'au règne de Darius , roi de Perse,
Il est peu de pays qui puissent fournir une his-
toire plus ancienne, plus variée, qui ait éprouvé
plus de révolutions que celle de la Tauride. Au-
tant nous avons été privés de matériaux pour tracer
avec circonspection un léger aperçu de ce qui con-
cernait les autres peuples, autant avons-nous de
facilité à nous procurer des données sur l'histoire
d'une région fameuse par les fictions ingénieuses
qu'elle a fournies à la fable , et par les événemens
dont elle a enrichi l'histoire.
Ce serait néanmoins beaucoup trop promettre ,
que d'annoncer une suite de faits non interrompus.
Nous aurons au contraire des vides qu'il ne nous
appartient pas de remplir ; et comme les révolu-
tions influent sur toutes les classes de la société ,
de même aussi elles détruisent quelquefois les em-
DE LA NOUVELLE RUSSIE. Sq
pires dont les historiens périssent avec eux. Il suffit
même d'une succession de quelques princes fai-
néans, pour anéantir les sciences et les arts, les
savans ei les artistes.
Espérer d'établir une liaison entre l'histoire des
Argonautes et celle de nos jours , ce serait mêler
des faits douteux , transmis par des poètes , aux
événemens avérés par les historiens; ainsi, traitons
légèrement l'époque des temps héroïques, n'y met-
tons d'autre importance que celle due aux objets
que les anciens nous ont transmis. Si l'on nous
accuse de ne pas nous servir du style grave qui
convient à l'histoire, qu'on nous pardonne ce man-
quement en faveur de l'aridité de ce qui précède ,
en faveur de l'incertitude de cette partie de notre
narration , et surtout en faveur de notre vœu de
rompre la monotonie , compagne inséparable d'un
long résumé historique, (i)
(i) Celui qui écrivait sur les frontières de la civilisation ,
puisqu'il était placé entre le désert, la mer Noire et la Bes-
sarabie , n'a pas eu l'avantage de consulter de bons littéra-
teurs. Il a dû faire à son zèle le sacrifice de son amour-propre.
Il sait que le style d'un historien doit être clair, ferme et
concis; mais il sait aussi que s'il ne lui est pas permis de
réunir ces qualités, il peut du mois hasarder quelques jus-
tifications.
S'il est vrai que le style doive s'élever avec le sujet,
il ne l'eît pas moins que les variations que ce même sujet
renferme , nécessitent qu'il redescende pour s'assimiler à
6o HISTOIRE
La langue assyrienne désigne une montagne par
le mot Toïra ; les mots Taurus et Tauriens viennent-
ils de cette dénomination ? Le nom de Tauros ,
ancienne capitale de la presqu'île, a-t-il été donné
à son territoire , ou vient - il des montagnes qu'il
renferme ?
La première partie de cette histoire se rapproche
singulièrement du roman. On nous représente un
peuple de vainqueurs femelles , armé non de ces
grâces enchanteresses qui séduisent les sens , sub-
juguent les cœurs , fixent les hommes avec de si
douces chaînes, qu'il est agréable de les porter;
mais un arc à la main , respirant le carnage , se
faisant précéder de l'épouvante et suivre de la mort.
A ce portrait , qui pourrait reconnaître le sexe
aimable, objet de nos vœux , âme de nos plaisirs,
consolateur de nos peines? Combien n'est-il pas diffi-
cile de se persuader les merveilles dont ces héroïnes
ont embelli l'histoire de leurs temps ! Si l'on est
crédule, quelle opinion restera -t -il des hommes
leurs contemporains ? Cessons de faire d'inutiles
objections , et puisque Ovide , Diodore de Sicile y.
elles. L'histoire, l'agriculture, le commerce et un voyage , ne
peuvent comporter le même style. Peindra-t-on des mêmes
couleurs les hautes conceptions de Pierre-le-Grand , et l'ha-
bitude de certains vignerons tartares de Crimée, qui font
passer leur récolte au travers d'un sac ? Racontera-t-on de
la même manière les fables de Thoas , d'Iphigénie en Tauride ,
d'Oreste , et les victoires de Catherine II sur les Turcs ?
DE LA NOUVELLE Russie; 6r
Yalérius Flaccus, Apollodore, veulent que ces
amazones aient conquis la Tauride, trouvons cette
conquête deux fois respectable , soit par l'intérêt
que les femmes inspirent , soit par lancienneté de
l'événement, qui remonte à dix-sept cents ans avant
notre ère.
Qu'on ne nous reproche cependant pas de ra-
conter en plaisantant des faits historiques qu'il est
injuste de nier sans preuves ; ne serait-il pas plus
injuste sans doute d'essayer de faire plier la croyance
sous l'invraisemblance et l'obscurité?
En général , on est convenu de douter du motif
de l'expédition des Argonautes, quoique ce fait soit
le plus avéré de ceux qui précèdent le siège de
Troie (i); que faut-il donc croire de ce qui se pas-
sait en Tauride sept cents ans plus tôt (2) ? repous-
sons des calomnies injurieuses; n'accusons point
les amazones d'avoir institué des sacrifices humains
en l'honneur de Diane; tachons de les disculper
d'autres crimes qui répugnent trop à la nature, et
surtout à l'amour maternel ; mais que ce beau zèle
de chevalerie ne nous conduise cependant pas à
donner une autre origine aux sacrifices qui exis-
(i) La conquête de la toison d'or remonte à soixante-dix
ans avant ce siège.
(2) Cette époque répond à l'installation en Egypte de la
famille de Jacob , et peu d'années avant la mort du petit-
fds d'Abraham.
02 HISTOIRE
taient en Tauride ; nous ignorons parfaitement
quelle en fut l'époque et le motif.
Les Cimmériens ont possédé la Tauride. On
croit que ce peuple est le même que les Cimbres ,
par conséquent descendant des Celtes-, les Romains
les ont nommés les nouveaux Cimbres, suivant
Plutarque , Salluste et Cicéron : c'est à ces change-
mens de noms donnés par le vainqueur qu'on doit
rapporter la confusion qui existe dans l'origine de
ce qu'on appelait des Barbares.
Soit par la crainte de multiplier des détails trop
minutieux, soit par l'incertitude où les auteurs
nous laissent en se contredisant , nous croyons
plus sage de passer légèrement sur certains faits
peu ou point avérés , que de nous obstiner à les
approfondir. Si nous voulons copier quelques mo-
dernes, nous dirons que les Cimmériens possé-
dèrent tranquillement la Tauride pendant quel-
ques siècles ; qu'ils eurent beaucoup à souffrir des
guerres civiles; que de leurs divisions intestines
naquit le projet formé par les Scythes de les asser-
vir : une fois subjugués , on leur accorde huit cents
ans de patience , employés docilement à supporter
les oppressions de leurs maîtres, et alors seulement
celte patience a un terme, et ces mêmes hommes ,
doués de cette vertu par excellence , fuient leur
pays et vont lestement conquérir la Lydie (i). Où
(i) Histoire de Tauride, t. i , p. 112.
On cite Hérodote j mais Hérodote ne dit point qu'ils se
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 63
vérifier de telles assertions? Voilà l'unique diffi-
culté.
Sans rappeler les hauts faits des Argonautes, sans
parler de la conquête de la toison d'or et des crimes
de Médée , bornons-nous à dire que Jason débar-
qua chez les Tauriens , et si nous avons à déplorer
les cruels sacrifices des victimes humaines sur les
autels de la Tauride , réfléchissons aussi que la
fable a transmis tant d'erreurs, tant de folies, tant
d'invraisemblances , que ce qui vient d'elle mérite
très-peu de confiance. Soyons néanmoins reconnais-
sans des beautés que les poètes ont répandues dans
Iphigénie en Tauride. L'esprit sait tirer parti de
tout ;. il suffit d'enflammer l'imagination du poète
pour qu'elle produise des sentinjens sublimes et
qu'elle embellisse le style qui doit les faire res-
sortir.
Thoas quitte son royaume de Lemnos (i) parce
que les femmes y massacraient les hommes ; ce qui
n'est pas dans la nature. Il est sauvé miraculeuse-
ment par sa fille Hjpsipjde ; ce qui rentre dans
l'ordre naturel. Il vient régner en Tauride , ce qui
soulevèrent. Fojez livre i*"% vous trouverez que « sous le
)) règne d'Ardys, fils de Gigès, les Cimmériens , chassés
•» par les Scythes nomades, prirent Sardes, mais non la
» citadelle. » Observez de plus que ce fait est unique ; Hé-
rodote n'en dit pas davantage dans le cours de ce livre ; et
la Lydie reste à conquérir.
(i) Hérodote, Silius Italicus, Ovide.
64 HISTOIRE
mériterait de grands commentaires. Un roi, forcé
de quitter ses états avec un seul vaisseau , et qui n'a
qu'à se présenter pour régner sur le peuple chez
lequel il débarque, offre un fait bien extraordinaire.
Cependant, comme on ajoute que Thoas fut grand
sacrificateur du temple de Diane en Tauride , on
pourrait conjecturer qu'il prépara les esprits par
le secours de la déesse , à laquelle il fit dire tout
ce qui lui plut. ~~~
11 se présente ici une petite contradiction que
nous ne chercherons pas à justifier. Cette Diane ,
de mœurs si sévères ; cette Diane , la divinité tuté-
laire de la Tauride , se plaisait à recevoir des sacri-
fices qui insultaient l'humanité. La bonne déesse
exigeait qu'on immolât les étrangers qui faisaient
naufrage sur la presqu'île , ainsi que ceux attirés
dans le même lieu par la curiosité, et qui arri-
vaient par risthme. Avec raffinement, une jeune
vierge était la prêtresse et l'assassin religieux (]).
Si Diane avait le talent d'unir la pudeur à la féro-
cité , les vierges du temple étaient sans doute
douées du même esprit. Malgré ces lois sacrées, un
étranger débarque en Tauride , y est non-seulement
bien accueilli, mais il devient grand sacrificateur ,
puis roi; je doute nécessairement ou de la loi ou du
voyage.
C'est néanmoins à cet antique et cruel usage que
(i) Ovid, ex ponto 3 1. 3, ep. 2.
DE LA NOUTELLE RUSSIE. 65
l'amitié d'Oreste et de Pylade dut sa grande célé-
brité : cette amitié magnanime illustra la Grèce; les
Tauriens élevèrent un temple sous le nom d'Ores-
téon, et les générations suivantes consacrèrent, par
un culte solennel , ce sentiment des grandes âmes ,
ce premier besoin de l'homme , et le seul à l'abri
des revers.
Tlioas se rendit au siège de Troie. Personne
n'ignore que l'enlèvement d'Hélène (i) servit de
prétexte à la coalition contre les Troyens. Hélène
était fille de Tindare, roi de Lacédémone : Homère
la célèbre comme un prodige de beauté : Euripide
lui accorde beaucoup de vertus ; il serait bien indis-
cret à nous d'en douter ; aussi nous passerons légè-
rement sur son intrigue avec Thésée et sur la
naissance d'Hériphile, qui eut lieu avant l'hymen
d'Hélène et de Ménélas (2). Paris, fils de Priam ,
enleva Hélène qui n'était plus jeune, métis qui
avait conservé le don de plaire en dépit des ans.
Paris conduisit sa conquête dans une île de la
Grèce, à l'embouchure de l'Eurotas; il passa en-
suite en Egypte, où régnait Cétès, connu sons le
nom de Protée (3). Ce prince avait des mœurs
(i) Nous aurions passé tous ces faits sous silence, s'ils
n'étaient liés à l'histoire ancienne de la Tauride.
[1) Pausanias , Corrinh. , p. 175.
(3) La fable disait de lui qu'il prenait toutes sortes de
formes : Diodore de Sicile en explique la raison par l'usage
I. 5
66 HISTOIRE
trop pures pour autoriser, dans ses états, des liaisons
intimes entre un jeune homme et une vieille femme.
Il s'empara des richesses que ces amans avaient
emportées , congédia Paris , remit Hélène et ses
trésors à Ménéîas, qui reprit le tout. Homère dit
qu'Hélène fut renfermée dans Troie à l'époque
du siège. Comme poète , Homère avait ses raisons
de le vouloir ainsi, pour embellir son épopée;
mais dans ce cas, comment aurait-elle été rendue
par Protée? C'est dans File de Rhodes que cette
femme célèbre fut étranglée par l'ordre de Prolixo,
veuve d'un guerrier tué devant Troie.
Tlîoas, de retour de ce siège, amène avec lui
Iphigénie qu'Agamemnon lui a confiée (i). C'est
la même dont les malheurs ont retenti sur les
théâtres anciens et modernes : à son arrivée en
Tauride , Thoas la voua au culte de Diane.
S'il faut convenir que cette famille d'Agamem-
non est une source inépuisable de tragédies, il
faut avouer aussi que les femmes de ce temps-là
avaient des passions bien vives pour leur âge.
Cly lemnestre , mère d'iphigénie, d'Oreste, oublie
des rois d'Egypte , de porter sur leur tête la dépouille d'un
lion , plus souvent encore celle d'un taureau. Cette mon-
struosité répandait la terreur; ces longues cornes impri-
maient le respect. Les temps sont bien changés, et les
symboles aussi.
(i) Thémist. , Ora. 3 ; Virgil. 1. 2.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 6^
qu'elle est la femme du roi de My cènes , de ce-
lui qui a eu l'honneur de commander les Grecs
réunis , et elle conçoit des sentimens tendres pour
Égystlie.
L'amour qu'on a pour un étranger amène à tout
âge la haine contre un époux ; Clylemneslre tue
Agamemnon , ce qui s'appelie prendre un parti
violent; Oreste tue sa mère et le galant Egysthe :
les remords s'emparent du fils d'Agamemnon, ce
qu'on peut aisément se persuader; il va consulter
l'oracle d'Apollon à Delphes, ce qu'on se persuade
plus difficilement ; l'oracle ordonne à Oreste de se
rendre en Tauride pour enlever sa sœur. On jouait
sans doute sur les mots dans l'antiquité comme on
y joue de nos jours , puisque Oreste n'osa expli-
quer l'oracle , et fut dans le doute pour savoir si
c'était la statue d'or de Diane , sœur d'Apollon ,
qu'il fallait conquérir, ou s'il s'agissait d'Iphigénie ,
sa propre sœur , qu'il devait ramener en Grèce ;
pour sortir d'embarras, et respectant religieuse-
ment les volontés de l'oracle , Oreste résolut de
s'emparer de toutes les deux.
Pylade, l'ami d'Oreste, le suit en Tauride; on
Jes saisit comme étrangers, on les conduit au tem-
Y)le où la prêtresse Iphigénie doit les immoler.
Sans doute cette princesse n'avait pas vu son frère
depuis long-temps, puisqu'ils ne se reconnurent
pas. Oreste voulait mourir pour Pylade , et Pylade
pour Oreste ; ce combat de générosité fait connaître
6S HISTOIRE
Oreste à sa sœur (i); l'amour fraternel brise les
liens des captifs, aussitôt ils deviennent furieux,
invincibles, et très-vraisemblablement invulnéra-
bles l'un et l'autre , puisqu'ils massacrent les Tau-
riens sans être blesses Tlioas lui-même tombe sous
leurs coups; ni son grand âge, car on lui accorde
soixante-dix ans de règne, ni son pouvoir, ni le
courage ou le nombre de ses soldats , pas même
de ses gardes, rien ne peut résister aux deux bêros.
La statue d'or de Diane et la princesse Ipbigênie
furent embarquées. L'oracle s'accomplit de toutes
manières , et nous terminons ici ces récits merveil-
leux en quittant le ton et le style qui leur étaient
propres.
CHAPITRE X.
Èvénemens sous Darius , fils d'Hystaspe.
Depuis la révolution que la Tauride a éprouvée,
il n'existe aucun fragment de son histoire jusqu'au
règne de Darius.
Darius , roi de Perse et de Médie , iii marcher
contre les Scythes une armée formidable j il voulait
venger l'irruption qu'ils avaient faite dans sa patrie
sous le règne de Cyaxare.
(i) Si Iphigénie eût reconnu son frère, en vain Pylade
aurait-il pu passer pour lui. Voyez Hérodote, Diod. de Sic.
et Zonaras.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 69
Les Taurlens n'ayant point partagé l'entreprise
des Scythes, refusèrent de fournir des soldats
contre le roi de Perse , avec qui ils n'avaient jamais
eu rien à démêler ; mais quel gouvernement est k
l'abri des projets formés par un plus puissant que
lui ? La justice d'une prétention ne devrait se re-
trouver que dans le bon droit de celui qui la forme ,
tandis qu'on la voit se légitimer, juste ou non , par
le pouvoir de celui qui réussit.
(5 2 o a/25 /2t^a/2f J .-C . ) In datliy se r égn ait sur les Scy-
llies, il était fds de Saulios , auquel il succédait : ce
prince avait toute la cruauté de son père , et man-
quait de jugement ; fier de commander à une nation
indomptable, les limites de la Scythie lui paraissaient
trop étroites pour son ambition. Il ne connaissait
de devoir envers les autres souverains que dans le plus
ou le moins de protection qu'il daignerait leur ac-
corder. Les Perses et les Grecs méprisaient le roi des
Scythes; ils le considéraient comme le chef d'une
nation barbare , ne jouissant d'aucun de ces agré-
mens qui , nés de la culture de l'esprit et du per-
fectionnement des ans , font le charme de l'existence.
Le roi scythe méprisait les Grecs et les Perses^
parce qu'ils n'étalent point Scythes : ils avaient tort
des deux cotés.
Malgré ce mépris réciproque , il fallait qu'Inda-
thyse fût un roi bien puissant , puisque son alliance
était recherchée par celui de Perse , le plus formi-
dable des souverains de ce temps. Une ambassade
yO MISTOTIIE
de Darius vint féliciter le chef des Scythes, hii offrir
des présens et lui demander la main de Cedatis sa
fille. Les ambassadeurs furent reçus avec dédain ,
les présens refusés , l'alliance rejetée.
Le roi des Scythes ignorait l'art des bienséances;
sa politique et sa volonté n'étaient qu'une, son
ignorance et son orgueil se confondaient de même.
11 en coûte toujours bien cher à un prince d'être
ignorant et orgueilleux : Indathyse comptait sur le
nombre et la valeur des Scythes, et plus sûrement
encore sur l'étendue des déserts dont il était envi-
ronné. Ariamne , gouverneur de la Cappadoce pour
Darius, partit des bords méridionaux du Pont-
Euxin avec trente grandes galères; il surprit les
Scythes sur deux points , les battit partout, fit beau-
coup de prisonniers, et parmi eux le frère du roi.
Cette première vengeance ne satisfit point Darius;
une seconde entreprise contre les Scythes ne fut
différée que par la révolte de Babylone , que le dé-
vouement de Zopyre termina.
Si le roi des Scythes avait manqué à ce qu'il se
devait à lui-même , en insultant un souverain plus
puissant que lui , en compromettant le repos de ses
peuples et les livrant sans motif à la haine du roi
de Perse, il en était assez puni. C'est Darius, à son
tour , qui va être la victime d'une passion irréflé-
chie, et les passions les plus redoutables sont celles
des hommes qui peuvent le plus. La colère de Da-
rius devait s'arrêter; son ennemi humilié, vaincu,
DE LA NOin^ELI^E RUSSIE. 71
séparé de son frère, eût été trop heureux de faire
accepter alors la main de sa fille comme un gage
de sa soumission. Darius oublia qu'un homme,
quoique grossier , peut néanmoins déposer sa fierté
aux pieds du vainqueur; il ne vit que le roi des
Scythes qui l'avait offensé une fois : c'en fut assez
pour l'irriter à jamais. Ces sentimens de haine
étaient-ils dans Fâme de Darius , ou , comme le pré-
tend Hérodote, l'ouvrage des courtisans dont il
était environné ? Cette méthode de flatter les pas-
sions , d'insulter à la vraie gloire du prince en lui
déguisant le vrai et l'utile , remonte aux premiers
âges du monde , et durera autant que le pouvoir.
Si Darius eût rendu ses flatteurs responsables des
suites de l'expédition , elle n'eût jamais été entre-
prise , et trois cent mille hommes n'auraient pas été
sacrifiés dans le désert. Artabane, frère du roi, osa
parler le langage de la vérité; il remontra à Darius
le danger d'exposer sept cent mille Perses dans des
régions inconnues , où l'eau manquait , où le soldat
avait cent fois plus à craindre la misère que les
coups de rennemi.
L'esprit d'erreur et de vertige qui précède les
grandes plaies régnait à la cour de Perse ; Artabane
y devint un personnage ridicule , un homme pu*
sillanime , qui doutait de ce que pouvaient faire
de braves soldats sous les yeux de leur monarque :
on alla plus loin , on laissa entrevoir au souverain
que la multiplicité de ses exploits excitait la jalousie
ï.
72 HISTOIRE
Je son frère, et qu'il n'aurait pas fait d'observations
s'il eût eu la commandement en chef. II n'en fallait
pas autant pour déterminer Darius , qui entra en
Scythie avec sept cent cinquante mille hommes.
Plus le roi de Perse s'avançait sans combattre ,
plus la faim, la soif et la fatigue diminuaient son
armée. La table du roi commençait à s'apercevoir
de la disette générale quand on s'occupa du retour.
Ariabane se vengea des délations mensongères,
en employant tous ses efforts pour sauver la gloire
de son frère ; il encourageait les soldats , partageait
leurs privations, se portait partout où le danger
était le plus pressant ; les Scythes n'avaient pris la
fuite que pour attirer leur ennemi, et ils tom-
bèrent sur lui aussitôt qu il se retira ; parfaitement
montés, leurs chevaux légers harcelaient l'infan-
terie et disparaissaient quand le cavalier avait lancé
son javelot. Toute l'armée persane était détruite ,
si un événement, auquel on ne devait pas s'at-
tendre , ne l'eût préservée de ce malheur.
Les Ioniens occupaient un pont sur le Danube:
Darius leur avait permis de se retirer , s'il ne re-
paraissait pas dans soixante jours ; ce terme était
expiré, des murmures s'élevaient déjà, quand un
Milésien , nommé Histiée , leur représenta avec
énergie que le triomphe des barbares entraînerait
la ruine de la Grèce, (i)
(i) Hérodote, 1. 4> fournit tous ces détails.
DE LA INOUVELLE IIUSSIE. 75
Lorsque Darius parvint aux bords du Danube ,
les Scythes étaient fort près de lui ; la confusion
devint générale, on se jetait en foule sur le pont;
et la terreur panique fut si grande, qu'on eut la
barbarie de le couper pour sauver la portion de
Farmée déjà passée , quoiqu'il restât encore cent
quatre-vingt mille Perses sur l'autre rive : il en périt
trois cent mille; cent cinquante mille furent faits
prisonniers ; peu s'en fallut que toute l'armée et
son chef n'éprouvassent le même sort , pour avoir
porté la guerre cliez un peuple déterminé , et à des
distances qui surpassaient les forces humaines. Les
bagages, les armes, lesriclies lentes du roi de Perse,
les caisses militaires, les étendards devinrent la proie
d'un clief scythe qu'on avait trop méprisé. Cepen-
dant Ja flatlerie trouvait encore à s'exercer , et l'im-
pudence alla si loin dans les relations publiées au
nom de Darius , qu'excepté les Scythes , tous les
autres peuples crurent ce prince vainqueur.
Son géographe eut la hardiesse d'écrire que (( la
» terreur inspirée par la présence de ce roi avait
w repoussé l'ennemi jusque dans ses repaires, et
» qu'on n'était revenu que parce qu'on n'avait pu
» le joindre. ^) (i)
A cette époque glorieuse dans l'histoire des Scy-
thes , succèdent les colonies fondées par ces mêmes
Grecs qui avaient suivi Darius.
(i) Scylax de Cariaiulre.
74 II I s T O 1 Tl E
CHAPITRE XI. ,
Des Tauriens ^ depuis Darius jusqu'à V invasion
du royaume de Bosphore par les Huns, (i)
Il est beaucoup plus franc d'avouer qu'on ignore
une chose , que de mettre son esprit à la torture
pour mal prouver qu'on la sait ; aussi en éloignant
toutes les fables dont on a voulu embellir la fon-
dation de Cherson , nous avouons n'en pas con-
naître l'époque (2); nous dirons seulement que les
Mégariens (5), originaires de Thrace, fondèrent Hé-
raclée sur les confins de la Bithynie; que cette ville,
devenue puissante, forma des colonies à son tour,
et principalement Cherson , afin d'avoir un entre-
pôt qui reçût les marchandises de Pvussie et de
Scythie. La situation de la petite presqu'île , au
midi de la Chersonèse taurique, réunissait tout ce
(i) Le nom de Bosphore vient de l'espace qu'un bœuf
peut traverser en nageant. Il serait plus exact d'écrire Bos-
pore ; mais l'usage reçu doit prévaloir.
(2) Il ne faut pas confondre l'ancienne république de
Cherson en Tauride avec la ville du même nom , bâtie près
de l'embouchure du Dnieper ou Borysthène. La Cherson
dont nous parlons occupait à peu près le même terrain où
l'on voit aujourd'hui Sévastopol , bâtie d'une portion de ses
ruines.
(3) Pline, Hist. nat., 1. 4-
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 7 5
qu'on pouvait désirer pour sa destination ; et ce
fut aussi le lieu qu Jïéraclée choisît, (i)
L'industrie , l'aclivite de cette république nais-
sante lui valut un prompt accroissement. La
liberté dont elle jouissait, les bonnes lois qu'elle
créa, la justice qu'elle maintint, les sacrifices hu-
mains qu'elle abrogea , attirèrent dans ses nmrs une
foule d étrangers. Les usages des Grecs , leurs
mœurs , leur manière de vivre , de se vêtir , y
firent affluer les colons de la Grèce ; ils ne s'aper-
cevaient pas qu'ils quittaient leur patrie en habi-
tant Cherson ; cet avantage est le premier de tous
dans une colonie naissante.
(5oo ans aidant J.-C) Nous avons pris ou cru
prendre la version la plus vraie sur l'origine de
Cherson , sans en garantir l'époque. Il ne suffît pas
dédire que cette république existait un siècle a>ant
Q[\x Archianax de 3Ijiilène se réfugiât sur le Bos-
pliore avec une colonie lesbienne; il faudrait en
donner la preuve, qui nous manque.
S'il y avait eu lui corps d histoire sur la Tauride,
rien ne serait plus aisé que de faire suivre métho-
diquement les faits concernant les principaux peu-
ples qui l'habitaient ; mais quelques historiens en
ayant parlé sans suite, sans ensemble, d'autres
ne s'étant occupés que de certaines villes, sans
parler de toutes , les recherches sont quelque-
(i) Wolvius, t. 3, 1. 14.
76 HISTOIRE
fois infructueuses ; alors on l'avoue de bonne foi.
Les seuls renseignemens qui nous sont parvenus
ne regardant que le royaume de Bosphore jusques à
l'an cent vingt avant Jésus-Cbrist, et la république
de Cberson ne jouant aucun rôle connu jusqu'à
cette époque, nous allons continuer l'bistoire des
Tauriens par celle des babitans du Bospbore.
Ce Bospbore cimmérien outaurique sépare l'Eu-
rope de l'Asie , et aboutit au détroit qui joint les
Palus-Méotides au Pont-Euxin.
Deux très anciennes villes étaient situées sur les
rives du Bosphore taurique : Panlicapée , du côté
d'Europe ; Phanagoriey du côté de l'Asie 11 faudrait
revenir à douze cent trente ans avant notre ère pour
expliquer l'origine de ces villes; trop de respect
environne des traditions aussi antiques pour oser
remonter jusqu'à elles. De nos jours , Kertsch rem-
place Paniicapée , et Tanian , Phanagoîie. f^ojez
Strabon , Géographie y liv. 7.
(480 ans aidant J.-C. ) (1) On nommait Archéa-
nacte (2) le premier roi de Bospbore : il eut pour
(1) Plusieurs historiens ont différé d'opinions sur la ma-
nière de calculer certaines époques : il est bon d'observer
que l'année commençait en automne dans le Bosphore ; de là
plusieurs erreurs faciles à redresser.
Voyez Trogue Pompée, Hist. phil., prologue du 1. 87 : on
y trouve l'origine des rois de Bosphore.
(2) Archcanaclide voulait dire premier chef j il est assez
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 77
successeur Arcliéanacie II , qui mourut quatre cent
trente-huit ans avant noire ère.
(/i3g ans avant J.-C. ) Une histoire écrite de
celte manière ne renfermerait que les noms des
rois, et en vérité il est plus sage de les transcrire que
de conter des fables ,* aussi allons-nous abréger en
ne parlant point de ceux qui ne laissent aucune
trace; il n'est pas surprenant que de tels chefs soient
remplac('s par une autre dynastie. Spartacus en fut
la souche (i); il fit plus que d'usurper le trône, il
le transmit à sa famille. Le royaume de Bosphore
s'étendait alors sur la côte d'Asie et sur celle d'Eu-
rope. Séleucus succéda à son père ; il fut suivi de
Spartacus II. On ne sait rien de positif sur l'un ni
sur l'autre.
(407 ans avant J.-C. ) La couronne de Bosphore
fut honorée par Satyrus I" (2) ; l'esprit et le cœur
se reposent agréablement sous son règne: ce prince
était animé des mêmes principes qui constituèrent
par la suite le code des lois chevaleresques : sa
devise était Dieu et l honneur ; sa conduite s'accor-
dait parfailement avec elle. Le premier, il intro-
duisit l'usage des combats en champ clos : les défis
de ce genre ne pouvaient avoir lieu que lorsqu'un
des deux champions était accusé par Fautre d'avoir
naturel que le premier roi du Bosphore ait porté ce noivi.
II était originaire de Mytilène.
(1) Diod. de Sic., 1. 12, 1^ fragment.
(2) Strab. liv. 11.
•jS HISTOIRE
insulté la Divinité ou blessé l'honneur des dame».
Des chariots formaient une enceinte , le roi était le
juge du camp, et la victoire décidait de la justice, ce
qui n'était pas absolument juste. Sans gardes , dé-
fendu par l'amour public, ce prince rendait ses
ordonnances au milieu de son peuple , il terminait
les différends, n'éloignait personne, et vivait en père
adoré de ses enfans (i). Ses statues furent après sa
mort l'objet de la vénération publicpie : cet hom-
mage , rendu aux statues des rois qui ne régnent
plus , est le premier , le plus vrai , le plus durable
des éloges. Le respect pour les monamens élevés
à la gloire d'un prince , renferme lui seul l'histoire
de sa vie. Ainsi , lorsque par la suiie on jetait dans
le Tibre le cadavre ou la statue de l'empereur qui
n'était plus, on rendait à l'opinion et à la justice
tous les droits que la crainte ou la flatterie avaient
usurpés sur elles.
On parle sous ce règne de Théodosie pour la
première fois (2). Elle fut assiégée par Satyre , qui
échoua dans cette expédition. Théodosie doit jouer
un grand rôle dans cette histoire ; ce furent les
Mylésiens qui la fondèrent. (3)
(1) Deux personnages, étaient en faveur près de Satyrus.
Voyez Lisias, Plaidoyer pour Manthilée ; Isocrate Trope-
zétique , Plaidoyer pour le fils de Sopeus.
(2) Aujourd'hui Cafa.
(3) Scylax, p. 7. Harpocration, Z^jc. des dix orateurs.
Polyen , des Stratagèmes.
DE LA. NOUVELLE RUSSIE. 79
(393 ans avant },'C) Un aussi bon prince que le
roi de Bosphore méritait un successeur digne de
lui, et son fils Leucon marcha sur ses traces: il
s'attacha principalement à la discipline militaire ;
il assiégea et prit Théodosie, d'où il envoya aux
Athéniens deux millions cent mille mesures de
grains (i). « Leucon, dit un auteur moderne bien
» familiarisé avec l'antiquité , était un prince ma-
» gnifique et généreux , qui, plus d'une fois, avait
» dissipé des conjurations et remporté des victoires
» par son courage et son habileté. Ceux d'Héraclée
» en Bithynie s'étaient présentés avec une puissante
» flotte , pour tenter une descente dans ses états :
» Leucon, s'apercevant que ses troupes s'opposaient
» faiblement au projet de l'ennemi , plaça derrière
» elles un corps de Scythes avec ordre de les char-
» ger si elles avaient la lâcheté de reculer. » (2)
C'est de Leucon qu'on peut dire qu'un grand
prmce tient d'une main ferme les rênes de son
état , tandis que de l'autre il trace les lois qui doi-
vent le rendre heureux. Peu de souverains ont
égalé sa grandeur d'âme, sa magnificence, sa jus-
tice, sa générosité. Ce n'est que par tradition que
sa gloire s'est transmise de siècle en siècle. Com-
bien elle doit avoir été méritée! Qu'elle est injuste
l'histoire écrite , quand elle s'étend sur de grands
(1) Strab., 1. 7 , p. 309 et seq.
(2) Fo/e-z Anacharsis'j t. 9 , p. 8.
8a HISTOIRE
criminels impunis , et que par son silence elle prive
les générations de bénir et d'iionorer la mémoire
d'un bon roi! Quand Théobald nous dit que sa cour
était brillante , c'est un éloge médiocre ; mais quand
il ajoule que les savans de tous les pays accouraient
dans ses domaines, c'est fixer notre opinion; le
gouvernement d'un sage est un appel à l'instruction ;
celui d'un tyran entrave jusqu'à la pensée ; il la
craint trop pour ne pas chercher à la comprimer.
(353 ans avant J.-C. ) C'en fut assez; la nature
parut s'être épuisée en faveur du père et de son fils :
des princes faibles leur succédèrent , on les nom-
mait Spartacus III , Paérisade P*" ( i ) ; celui-ci ré-
gna trente-huit ans. (p)
Sous le règne de ce dernier , Alexandre remplit
de sa grandeur l'univers qu'il étonna. Ses victoires
(i) On avait écrit Pétrizade, Parisade ou Périsade, jus-
qu'à la découverte d'une médaille citée par M. de Boze ,
dans son mémoire lu à l'Académie des Inscriptions et Belles-
Lettres , en 1725. Le nom du roi de Bosphore est Paérisade.
Cette médaille a le plus grand rapport avec celles de Lysi-
maque, contemporain de ce prince, et qui mourut l'an '281
avant Jésus-Christ, à l'âge de 80 ans. Lysimaque fut tué à
la bataille de Corupédion, où son corps resta exposé sans
sépulture. Son chien, nOmmé Hjrcanus ^ resta près de lui,
et Fempécha d'être dévoré par les oiseaux de proie. Memn.,
c. 9; Lucian, in lo/igœi'is ; l^usèhe , Chron ; Pline, I. 8;
Pausanias , v^?^/crt ; Plutarq. , p. 1468,
(2) Diod. de Sic.,jBib. hist. ,1. 16.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 8l
marquées par sos combats ; ses conquêtes comp-
tées par ses marches ; des actions éclatantes en tout
genre lui valurent le nom de Grand, qu'il conserve
depuis deux mille cent cinquante ans.
Alexandre entassa les empires. Il disposa de tout,
déposa et créa des souverains, en afTermit quelques-
uns sur leur trône chancelant ; mais il mina sour-
dement sa puissance en l'étendant trop. Sa fortune
croula avec lui. Ses conquêtes furent partagées,
son nom seul survécut. Le sang ne fut versé que
pour changer les maîtres du monde. N'eût-il pas
mieux valu n'en point répandre ? La guerre entre-
prise contre les Perses était juste , mais ses suites
furent déchirantes.
Les Scythes ( de la nouvelle Russie ) députèrent
vers Alexandre ; ce monarque , frappé de leur
bonne mine , de leur excellente tenue , les consi-
déra long-temps avec intérêt, puis leur fit demander
le sujet de leur voyage : un nommé Thjadès lui
répondit ces deux mots , uous voir,
(3 J I ans avant J.-C.) A Paerisadès succédèrent ses
trois fils Satyre II (i) , Eiimèle, Prjtanis. Sous le
règne d'Eumèle, Lysimaque, roi de Thrace, ayant
assiégé Calatis (-) la réduisit à la plus affreuse
(i) Nous disons Satyre II, parce qu'il n'y a point d'au-
torité suffisante pour établir que Paerisadès I^"" eût associé
ses frères Satyre et Gorgippus.
(2) C'est le vrai nom de cette ville, classée par Forma
I. 6
82 HISTOIRE
extrémité; mille de ses infortunés babitans se
réfugièrent dans le Bosphore , Eumèle les accueil-
lit et leur accorda des fonds de terre considé-
rables.
11 faut rendre ici un hommage à Fexactitude.
J'avoue que je m'en éloigne en ne retraçant pas
des scènes d'horreur que je ne puis croire. On
peut , je pense , adopter le principe de ne pas salir
l'histoire par des atrocités ^ qui cessent de lui ap-
partenir quand elles ne sont pas revêtues de preuves
authentiques.
Léoni dans l'Hydrograpliie comparée, qui termine son ou-
vrage. Elle était située près des embouchures du Danube.
Forma Léoni ^ t. 2.
Rien n'est assurément plus futile que de cbercher l'éty-
mologie d'une danse ; mais lorsque le hasard en fournit la
découverte , il serait ridicule de ne pas en faire part. L'an
cienne danse, nommée calatisme , fut apportée à Athènes
par les colons ; elle passa à Rome où l'on copiait les pan-
tomimes et les danseurs grecs ; on se précipitait d'un même
temps en dansant la calatisme , à l'imitation du malheur
arrivé à Calatis , qui fut engloutie par un tremblement de
terre. C'est avoir bien de la légèreté dans le caractère , que
de faire servir à un amusement public un événement désas-
treux qui ne devait inspirer que des idées de deuil et de
regrets.
Les curieux d'aventures romanesques en trouveront de
merveilleuses sur Tirgatao , princesse de Méotidé , et rap
portées par Polyen, Stratag., 1. 8 , c. 55. Fojez le même
auteur sur Paerisadès , 1. 8, c. 37.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 83
C'est Eumèle et non Tirgale ( i ), comme quelques
historiens l'ont cru , qui termina sa carrière par uu
accident remarquable : ses chevaux , indociles à la
main de leur conducteur, entraînèrent le roi au
bord d'un précipice. Il pensa pouvoir éviter le
danger V en s'èlançant du coté opposé, mais son
épée , saisie par la roue , le retint , l'entraîna ; il
fut moulu sous son char.
(3o4 ans avant J.-C.) Spartacus IV, Paerisadès II ,
portèrent la couronne sans l'illustrer. Leucanor
leur succéda ; la dernière aventure de son règne
mérite d'être retracée. Un certain Arzacomas fut
envoyé à sa cour , pour recevoir le tribut que les
rois de Bosphore payaient aux Scythes Tauriens.
Cet ambassadeur ne put» résister aux charmes de la
jeune princesse Mazée , fille du roi : il eut deux
confidens de sa passion , l'un , nommé Leuchatès ,
qui trancha la tête à Leucanor; l'autre, appelé
Makeutès : celui-ci , par une fausse confidence au
prince des Machljens , amant de Mazée , s'empara
de la fille de Leucanor et la conduisit à Arzacomas.
Ce trait a été cité pour donner une preuve écla-
tante de l'amitié qui unissait les Scythes (2). Com-
ment y retrouver l'expression de ce sentiment ?
Quel est l'homme qui avouerait pour son ami
l'assassin d'un roi? Quel est celui qui s'honorerait
(i) Il n'a existé qu'une princesse de ce nom. Strab., 1. 1 1 .
(2) Hist. de Tauride, t. i.
84 HISTOIRE
de ramitié d'un fourbe abusant d'une confiance
usurpée? Quelle est la femme qui accorderait sa
main au bourreau de son père, à l'assassin moral de
son premier amant ? Les crimes commis au nom
de l'amitié, sont communs à la prétendue amitié
qui les commet et à la prétendue amitié qui en
reçoit la récompense.
On éprouve ici un vide considérable dans l'his-
toire de la Tauride , puisqu'il n'y a qu'un fait de
connu jusqu'à l'an cent vingt avant notre ère. Des
colonies d'Asie s'unirent aux Sarmates pour donner
le sceptre du Bosphore à Euhoïtus j les Tauriens s'y
opposèrent ; Euboïtus , vexé et par ses protecteurs
et par ses ennemis , eut deux tributs à payer.
{110 ans ai^ajitJ.-C.) Van 120 avant Jésus-Christ,
Paerisadès III monta sur le trône de Bosphore ;
c'est, comme nous l'avons déjà remarqué, la plus
ancienne époque où l'histoire de la Tauride s'oc-
cupe de Cherson. Elle nous dit que les peuples
voisins de cette colonie la tenaient, parleurs vexa-
tions, dans un état de nullité insuportable à des
républicains. Les cliefs du gouvernement jugèrent
qu'ils étaient trop affaiblis pour lutter encore
contre tant d'ennemis, et que c'était vraiment aimer
la patrie , que de lui choisir plutôt un protecteur
que plusieurs maîtres. Dans cette alternative. Cher-
son invoqua la protection de Mithridate. Paeri-
sadès imita Cherson ; à peine le roi de Pont eut-il
soumis les Scythes environnant les Palus-Méotides ,
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 85
et ceux qui bordaient le nord et l'ouest du Pont-
Euxin , qu'il reçut les ambassadeurs de Cberson et
du Bosphore. Ils invoquèrent sa protection contre
les Scythes-Tauriens.
Si Cherson commit une grande faute en ouvrant
ses portes à un vainqueur superbe, en réclamant
la protection de celui qui, d'un mot^ pouvait l'as-
servir, n'en accusons que les circonstances. Cet
état plus puissant que ses limites étroites ne sem-
blaient le permeltre , renfermait dans son sein
des hommes à grand caractère. Le génie de cette
petite nation la portait à la pratique des vertus.
L'exemple des chefs réchauffait ce génie , et ce
qu'on nomme l'amour de la patrie était porté jus-
qu'à l'enthousiasme. Les chefs ou Proteuons com-
posaient le sénat pendant la paix, ils étaient les
généraux durant la guerre.
Cet état , consolidé en naissant par la sagesse de
ses administrateurs , avait fait des progrès rapides.
Une horde de Barbares le menaçait d'une destruc-
tion prochaine. Il fallait ou recevoir le joug que
la férocité allait lui imposer, ou se mettre à la
discrétion d'un grand homme qui pouvait être
généreux puisqu'il était brave. L'amour de la patrie
l'emporta; tout était perdu d'un côté, l'espoir sur-
nageait de l'autre. Des Scythes, ennemis fanatiques
de tous les étrangers , ne savent que détruire ; un
souverain puissant peut savoir conserver.
Démosthène s'était immortalisé en déclamant
S6 HISTOIRE
contre Philippe , en rëcliauffani des foudres de
son éloquence les âmes refroidies des Athéniens ;
les protevons de Cherson s'illustrèrent en démon-
trant que le véritable amour de la patrie devait
être la sauvegarde de l'existence de ses habitans.
(( Si Milhridate , disaient-ils , exige de l'or et des
)) otages , c'est nous et non le peuple qui souffrira ;
» les Scythes , au contraire , nous égorgeront in-
» distinctement, et le voyageur étonné cherchera la
» place où Cherson exista. » Le zèle des magistrats
entrauia l'opinion générale , et l'appui de Mithri-
date sauva la république. Démosthène et les pro-
tevons n'étaient animés que par l'amour de la pa-
trie , et néanmoins ils agissaient en sens opposé ,
parce que les circonstances n'étaient pas les mêmes
pour les uns et pour les autres.
L'histoire, je le sais, précise dans les faits qu'elle
présente , n'adnjct que peu de réflexions et point
d'épisodes ; mais quand on traite un sujet aussi
froid que celui qui a précédé , lorsqu'on s'impose
la scrupuleuse exactitude de laisser à ce sujet toute
son aridité , de peur d'altérer le vrai , serait on
condamnable de ramener a quelques principes du
riissort de l'histoire, et qui ont eu eux-mêmes des
époques très-distinctes? L'amour de la patrie, par
exemple, a eu ses âges aussi prononcés que ceux
des moeurs. Rome a vu les bons principes naître ,
croître, se perfectionner , atteindre l'héroïsme qu'on
ne peut conserver long-temps ,• se refroidir, décroît
BE LA NOUVELLE RUSSIE. 87
tre, disparaître, et devenir les jouets du ridicule et
de l'impudeur. Quelques êtres privilégiés sem-
blaient , il est vrai , les retracer dans chaque siècle,
mais leur exemple restait sans effet, parce que
l'impulsion était donnée , et la masse de la nation
pervertie.
Cberson nous offre un amour de la patrie rai-
sonné. Sera-ce un épisode , que d'en rappeler les
principes , ou sera-ce un devoir d'historien que
nous remplirons? Dans ce doute ,
Amour de la patrie»
Ces mots , amour de la patrie , remplissent
toutes les bouches et laissent souvent un vide af-
freux dans les cœurs. Celui qui aime la religion ,
le gouvernement, les lois, les usages de ses pères,
aime sa patrie ; celui qui les méprise est un fac-
tieux . L'homme qui tient à la beauté du climat , à
la richesse du sol , à ses propriétés, à ses habitudes,
s'aime plus que son pays. Il résulte de ces prin-
cipes incontestables, qu'un égoïsme devenu général
par la décadence des bonnes mœurs, est quelquefois
confondu avec l'amour de la patrie.
Tout homme qui n'aime que ce qu'il possède ,
n'a que ses propriétés pour patrie : tout homme
qui subordonne son intérêt personnel au bonheur
de l'état dans lequel il vit , aime véritablement son
Les proscriptions , la privation de la fortune, du
88 HISTOIRE
rang, font les martyrs de l'amour de la patrie : une
ame ferme est plus forte que les événemens, qui ne
peuvent l'abattre ; l'honneur et la fidélité dédom-
magent de tout.
Des postes éclatans , des richesses subites , des.
bommages reçus , des inculpations imprévues , la
discorde et la mort, se jouent alternativement des
amis de l'innovation , dont le nom de la patrie est
le prétexte. 11 ne s'agit que de faussement inter-
préter le principe pour tout intervertir ; dès lors ,
si la fidélité fait prendre les armes à ceux qui sont
soumis aux lois et au chef, on les accuse de les
porter contre leur pays. Qu'est-ce donc que la
patrie? comment la définir ?Nommera-t-on ainsi le
territoire, les villes, les richesses? Supprimez
l'attachement aux lois , le respect et l'obéissance
dus au chef, séparez de la société la classe fidèle ^
que restera-t-il .'* les factieux et le sol.
Ainsi , dans les guerres civiles on donne le nom
de vertu à l'opinion des révoltés ; ce n'est pas alors
le grand nombre qui décide du bon droit, il réside
dans le ccteur de ceux qui aiment véritablement
leur pays.
L'esprit de révolte est à la raison ce que la fièvre
est à la santé ; toute révolte est un premier pas vers
la destruction d'un état , toute fièvre peut être la
première marche pour descendre dans la tombe.
L'esprit des révoltés est peint sur leurs bannières :
on ne le retrouve que là et dans la licence. On
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 89
égorge au nom de la patrie ; c'est une mère qui as-
sassine un grand nombre de ses enfans avec le poi-
gnard dont elle arma leurs frères. Dès lors le cou-
rage est séduit; si le courage raisonnait, il se
nommerait valeur : le soldat va combattre pour
servir les passions de ceux qui le font marcher, et
croit s'exposer pour son pays : si sa valeur était
éclairée, elle lui conseillerait la fidélité, il ne
s'armerait que pour elle ; il imiterait l'éléphant des
Carthaginois qui , dans la plupart des batailles, se
révoltait contre ses guides , et renversait les lignes
de ceux qui l'avaient dressé au carnage.
On a très-mal dit, « malheur à l'état dont le
» soldat raisonne ! » ce malheur n'existera que
dans les cohortes révoltées. L'homme valeureux ,
l'homme d'honneur , l'homme juste n'a que la fi-
délité pour solution de son raisonnement ; cesse-t-il
d'être fidèle , c'est à ce même raisonnement à l'é-
clairer sur son crime.
Lorsque dans sa colère, l'Eternel fait naître un
prince faible, c'est le châtiment qu'il inflige à un
état ; Famour de la patrie ne peut en être altéré ; un
orage, quelque violent qu'il soit, ne change point
la surface de la terre ; il n'enlève que ses fruits.
C'est quand on Ta perdue , qu'on prise la santé ;
c'est durant la tempête qu'on apprécie un ciel se-
rein ; c'est qua^d il n'est plus , que l'on sent , que
l'on déplore 'a perle d'un bon roi ; mais toujours
égal , l'amour de la patrie ne doit point éprouver
90 HISTOIRE
de variations ; il lie par les générations l'homme
vivant à l'homme mort , et l'homme qui doit naître
à celui qui existe ; leurs obligations , leurs devoirs ,
ont été , sont et doivent être les mêmes ; les inter-
rompre , c'est attaquer le bonheur social , c'est ou-
vrir la digue qui contient les passions, et qui va
former une cataracte de crimes.
La gloire serait une chimère si les héros qu'elle
élève au-dessus des hommes , si les grands lalens
qu'elle célèbre , devaient perdre leur éclat au cri
de la rébellion ! Que peuvent les hurlemens des
factieux sur la mémoire d'un Marc-Aurèle , d'un
Henri IV , d'un Pierre-le-Grand , d'un Turenne ,
d'un Richelieu, d'un Bossuet, d'un Racine ! L'amour
de la patrie s'unit aux actions héroïques et vertueu-
ses , au génie , au savoir de nos ancêtres : renoncer
à leur gloire, c'est insulter à l'amour de son pays !
S'il était permis d'unir l'amour de la patrie à l'amour
du sol , ce ne pourrait être que par respect pour
les cendres de nos pères !
Un homme fidèle n'est plus le compatriote d'un
révolté ; la patrie tient moins au lieu qui nous vit
naître, qu'à l'amour raisonné que nous lui portons ;
quoiqu'ils naissent parmi nous , notre pays est-il
la patrie des Juifs ?
Ne soumettons pas les principes de l'honnêteté
à la fougue de nos passions renaissantes ; ne fesons
consister l'amour de la patrie que dans l'observation
des devoirs , de la loyauté , de la fîdéhté, des vertus
DE LA NOUVELLE RUSSIE. Qï
qui ont le plus conliibué à sa gloire, que dans un
dévouement constant à ce que ses lois nous pres-
crivent, que dans une disposition habituelle de sa-
crifier nos intérêts personnels à ceux de notre pays.
Si au contraire nous nommons amour de la patrie
l'égoïsme , Je trouble et la rébellion , nous arrachons
les plus belles feuilles de notre histoire pour les
remplacer par un tissu de crimes , nous insultons
à la mémoire de nos aïeux en ne les imitant pas , et
nous répondons des malheurs des générations pré-
sentes et futures.
Les souverains n'ont qu'un moyen de faire aimer
la patrie, c'est d'être constamment fermes dans
l'exécution du pacte social qui les unit à leurs sujets.
Quand on viole un contrat originairement consenti
par une nation , on commence par affaiblir son
esprit, et bientôt on le détruit. Chaque peuple a
une courbure naturelle, que ses mœurs et ses lois
lui ont donnée ; inclinez-la davantage , n'importe
en quel sens , le ressort cassera. L'amour de la patrie
doit être toujours séparé des mesures extrêmes; ce
qui cesse d'être naturel lui devient étranger ; même
pour ajouter à sa gloire , il faut savoir réfléchir ,
combiner, peut-être même éviter de brillans ré-
sultats, fondés sur des moyens violens. (i)
(i) On doit se méfier de tous ceux qui affectent dans leurs
discours un grand attachement pour leur patrie et pour les
lois qui la gouvernent : il n'est qu'une manière de prouver
qu'on les respecte , c'est de leur obéir.
92 HISTOIRE
La ville qui nous a vu naître , les lieux où noire
enfance a coulé des jours heureux, les compagnons
de nos jeux innocens , la première beauté qui porta
dans nos sens le trouble , l'agitation , le désir et le
bonheur, sont des souvenirs éternels : c'est le beau
lointain de l'horizon de la vie , mais cela ne peut
constituer l'amour de son pays : c'est pour elle qu'il
faut aimer sa patrie , et non pour soi; on doit la
considérer comme une réunion de gens fidèles ,
soumettant également à ses intérêts celui qui com-
mande et ceux qui obéissent. On doit l'envisager
comme la source du bonheur général d'où naît le
bonheur particulier, puisque les variations qu'on
lui ferait éprouver ne seraient indifférentes pour
personne.
CHAPITRE XII.
Continuation du précédent.
La bonne foi régnait-elle dans l'abandon que les
protevons firent de leur république en faveur de
Mithridate? il est vraisemblable que non. Conduits
par une nécessité impérieuse , ils lui obéissaient
en choisissant le moindre de deux maux. Les ma-
gistrats se jetaient dans les bras du roi de Pont,
comme dans un naufrage on saisit le premier objet
qui se présente ; c'était aimer sa patrie que d'em-
pêcher sa destruction prochaine, et c'était agir bien
sagement que de gagner un temps précieux : l'évé-
Bemenl prouva qu'ils avaient bien raisonné.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 9?
(i i3 ans avant J.-C.) Sciluros , roi desTauriens
vers l'Occident , préféra opposer la force , et mé-
prisa la politique : il comptait sur son courage, sur
son expérience militaire, sur les secours de ses cin-
quante fils (i)^ et principalement sur sa réputation
nouvellement assurée par la défaite des Scythes.
La place occupée par l'ancienne Chersonèse
forme une partie de l'isthme qui unit la petite pres-
qu'île à la grande ; (2) une muraille élevée par les
Héracliens fortifiait le passage qu'il fallait forcer ;
Sciltiros avait de plus trois fortes citadelles , Pala-
cium, Cafum, Néapolis. (3)
Tous ces obstacles s'opposèrent en vain au génie
de Midiridate dirigeant des troupes bien discipli-
nées. Sciluros (4) périt avec ses fils. Le roi de Pont
se rendit maître de la Tauride , et fit ajouter six
cents tours à la muraille qui défendait l'isthme.
Par l'abdication dePaerisadès, Mithridate réunit
aussi le royaume de Bosphore à la république de
(i) Apollonius lui en donne quatre-vingts; Plutarque
aussi, Traité du trop parler , c. 29; Possidonius ne lui en
accorde que cinquante. Voyez Strabon, I. 7.
(2) Cette muraille aboutissait au-dessus de Taphros; Assan-
dre réleva.
(3) Forma Léoni , t. 2.
(4) C'est de ce roi que les Hollandais ont emprunté leur
devise. Il présenta une baguette à chacun de ses fils, l'in-
vitant de la rompre. Il unit toutes les baguettes et offrit le
iaisceau qu'on ne put briser. Plutarque , ubi supra.
g4 HISTOIRE
Cherson ; il donna ces nouveaux états à Macliarès ,
l'un de ses fils.
Cependant les choses changèrent de face en Tau-
ride , par la victoire que Lucullus remporta sur le
roi de Pont. Ce prince , dans une nécessité urgente ,
fait demander des secours aux Tauriens et aux Bos-
phoriens ; mais Macharès préféra de trahir son père,
au risque de perdre une couronne qu'il n'était pas
digne de porter. Les Scythes de l'occident du Pont-
Euxin aimèrent mieux s'expatrier sous la conduite
d'Odin , que prendre parti dans une guerre dont
le but était de les asservir. Odin quitta les bords du
Borysthène et alla conquérir la Scandinavie, (i)
Pompée remplace Lucullus , bat Mithridale,
s'empare d'Aspis (2) , où étaient ses trésors. Tou-
jours redoutable , puisqu'il ne perdait Jamais ni
le courage ni l'espoir, Mithridate hasarde un se-
cond combat, il est battu de nouveau, il se retire
sur le Bosphore. Son fils prévoit la vengeance d'un
père irrité , et se donne la mort. (3)
Par les mêmes motifs qui avaient déterminé
(i) Le nom d'Odin a été révéré en Suède, en Norwège et
en Danemarck; il paraît-beaucoup plus ancien que l'époque
citée ; il se rapportait aux héros de ces pays , et même à
leurs divinités. Le chef des Scythes ne l'a vraisemblable-
ment porté que pius tard. Nous y reviendrons.
(2) Plutarque, in Pomp, Appian, in Mithrid.
(3) Strabon, ubi supra.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. qS
Cherson à ouvrir ses portes à M ithridate vainqueur,
elle les ferma au monarque vaincu ; Théodosie ,
Phanagorie , tout le Bosphore l'imitèrent et se
rendirent aux Romains.
(64 ans awant J.-C) Pharnace, un autre fils de
Mitliridate et celui qu'il aimait le plus, abandonna
son père. L'exemple de Pharnace entraîna la révolte
de l'armée. L'horrible Pharnace oblige son père a
s'empoisonner; ses états sont livrés aux Romains (t)
A jamais soit méprisée celte politique atroce qui
récompense le parricide ! Pharnace, dégouttant du
sang de son père (2), est applaudi par Rome et
nommé roi tributaire du Bosphore. Quelle con-
fiance pouvait-on avoir dans un allié qui avait violé
ce que la nature , la religion et la reconnaissance
ont de plus saint? Aussi ce fils dénaturé fut-il un
perfide qui essaya de secouer le joug de Rome.
Jules- César (3) le battit^ et Assandre, usurpateur
(i) Velleius Paterculus, 1. 2, c. 4o- H faut lire ce dernier
auteur pour prendre une idée des richesses qui devinrent
la proie des Romains.
(2) L'effet du poison fut très-lent, Mithridate s'y était
accoutumé : son fils le trouva encore respirant et lui plongea
son épée dans le cœur. Quelle devait être la forte constitu-
tion de ce roi ! il s'était déjà poignardé, et par son ordre,
un Gaulois lui avait traversé le corps avec son arme. Fbjez
Appien, Mithrid. ^ §. 117.
(3) Ce fut alors que César écrivit ces mots si fameux ;
Veniy vidly vici.
gÔ HISTOIRE
du Bosphore, le tua par trahison (i). César aimait
particulièrement un fils naturel de Mitliridate , et
aurait désiré le voir maître du Bosphore ; mais il
succomba en perdant une bataille contre Assandre.
Celui-ci fut oublié sous le triumvirat ; usurpateur
d'un petit état , il profita de la lutte pour l'usurpa-
tion du plus grand des empires , et finit ses jours
sous Auguste , aussi heureux que lui.
C'est ici le lieu d'observer combien cette époque
de la défaite de Mitliridate accéléra la chute de la
république romaine, et combien elle fut fatale aux
bonnes mœurs : un luxe effréné naquit des richesses
immenses que valut la conquête de tant de pro-
vinces qui avaient alimenté le commerce de l'Orient
et du Nord. On n'a jamais assez parlé des trésors
de Mithridate. Ce prince, avec la hardiesse, l'in-
trépidité d'Annibal , avait comme lui voué une
haine éternelle au peuple romain ; mais son ava-
rice et sa cruauté obscurcissaient ses talens mili-
taires et la force de son caractère indomptable. On
oubliait le grand homme, quand on le voyait
piller les temples ; on détestait ce caractère in-
flexible , quand on savait que son but était de tout
s'approprier. Ce que l'Asie renfermait de plus rare,
en bijoux , en pierres précieuses, Mithridate l'avait
exigé de chaque prince avec lequel il traitait se-
crètement, et comme nantissement de son traité.
(i) Appian., in Mithrid.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 97
ïl avait su inspirer aux Asiatiques une si grande
aversion contre la domination romaine , qu'il n'eut
qu'à rendre public son projet de les combattre pour
faire entrer dans ses caisses tout l'or dont l'Asie
pouvait disposer (i). A ces moyens de ramasser
des richesses immenses, il faut ajouter les confis-
cations qu'il se permettait, et la cupidité avec la-
quelle il traitait les vaincus. Pour concevoir jus-
qu'où allait son luxe personnel , il ne faut citer
que le fourreau de son épée, estimé quatre cents
talens (1) , c'est à-dire environ un million neuf cent
mille livres de notre monnaie.
Si Lucullus s'enricliit, Pompée enrichit l'ar-
mée; les chefs rapportèrent à Rome les vases les
plus riches, des urnes d'or entourées de pierrieries.
Les simples soldats avaient dans deux ou trois bi-
joux , de quoi faire la fortune de leur fanâlle • le
temple de Saturne , à Rome, regorgea de ricliesses ,
quoi qu il ne renfermât pas la dixième partie de ce
qu'on avait pillé. ( \)
(i) Quel devait être le pouvoir de Mithridate en Asie : il
s'appropriait son or et ses effets précieux; il disposait de
la vie des Romains répandus sur son territoire au point d'en
faire égorger quatre-vingt mille dans un jour; quinze mille
Asiatiques étaient dans le secret, qui ne fut pas violé. Dion,
Valer. Maxim, et Appian.
(2) Pline, 1. 10, c. 2.; Plutarq. , Fiia Pomp. ; Ammien
Marcellin, 1. 16.
(3) Velleius Paterc.,1. 2, c. 40. FragmensScjth. du comte
I- 7
gS HISTOIRE
Avec une aussi grande abondance de superflui-
tës, les Romains acquirent le luxe des arts, sans
néanmoins former des artistes; de même qu'un
possesseur d'une belle galerie a le luxe des ta-
bleaux sans être peintre.
( 54 ans assaut J.-G. ) Les Gètes s'emparèrent de
Borysdiênis : nous citons cet événement pour faire
observer que le nom gète ou goili fut donné par les
Romains, au même peuple que les Grecs avaient
appelés Scythes,
Depuis que Cherson est devenue province ro-
maine , jusqu'au règne d'Adrien , elle ne peut nous
fournir que des faits relatifs à l'bistoire ecclésias-
tique ; plein de respect pour ces objets de notre
culte , nous craindrions de ne pas les rapporter
d'une manière digne de leur importance. Auguste
avait envoyé Scribonius pour commander l'armée
dans le Bosphore ; ce chevalier romain épousa
Djnamis , vieille princesse et veuve du dernier roi;
il espéra , et par ce mariage et par la qualité qu'il
prit de petit-fils de Mithridale, de monter sur le
trône qu'Auguste l'avait chargé de surveiller. Les
Bosphoriens le laissèrent agir, et l'égorgèrent dans
le temps où il comptait le plus sur leur amitié.
Scribonius était faible; un chef sans énergie est un
pilote sans boussole.
Potocki, p. 80 , t. I. Pompée plaça dans le temple du Capi-
tule la collection des pierres gravées. Pline, 1. 87, §. 5;
Strabon, 1. 12 et 14.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. QC)
Pendant le uiumvirat , Antoine avait donné à
son ami Polémon les royaumes d'Arménie et de
Pont; Auguste y ajouta celui de Bosphore : le
nouveau monarque épousa aussi celte Djnamis ,
dont la main semblait être un des attributs de la
couronne, (i)
( i4 ans assaut J.-C.) Tliéodosie faisait alors
pariie des états du Bosphore ; Polémon ruina
Tanaïs située à l'embouchure du fleuve de ce
nom , mais il fut surpris par les Scvlhes qui occu-
paient la cote orientale des Palus Méotides , et qui
le firent périr.
Pythodorès ou Pithédinas , seconde femme de
Polémon, lui succéda; après elle vint Col} 5, fils du
roi de Thrace, qui fut remplacé parSauromateP' (2).
Sauromale 11 V('cut sous Trajan; cet empereur fit
en personne la guerre contre les Daces. « La Mol-
wdavie, la Valachie, les bords du Dniester, du
» Bog,du Dnieper, reçurent des garnisons romai-
» nés. Trajan fut surnommé le Dacique ^ en faveur
i) de la victoire qu'il remporta sur Décébale, dernier
(i) Dynamis avait alors cinquante ans. Polémon était fils
du rhéteur Zenon. Voyez Strabon, 1. 12, p. 678; Dion,
p. 407 et 538.
(2} Nous avans déjà annoncé que nous passerions sous
silence les règnes sur lesquels nous manquons d'autorités :
il doit en être ainsi des Rhespucoris P*^ et 11^, qu'on ne
connaît que par deux médailles d'or.
lOO HISTOIRE
» roi des Daces, et la colonne trajane fut élevée en
» mémoire de cette expédition. » (i)
Pompée enrichit l'état par la guerre de Mitliri-
date ; les victoires de Trajan l'appauvrirent. Pom-
pée combattit un ennemi puissant et possesseur
de riches provinces ; Décéhale n'occupait que des
déserts; il fallut les garder avec des garnisons
d'autant plus fortes , que les Daces combattaient à
la manière des Scythes, et qu'ils se réunissaient
quand on les attendait le moins. La dépopulation
de l'Italie fut causée par des transmigrations que
Trajan autorisa : des soldats romains furent trans^
portés jusqu'au bord du Tanaïs; là, bien loin de
goûter cette heureuse indépendance , après laquelle
soupire le vainqueur chez un peuple soumis , ils
(i) Pour saisir cette partie de l'histoire, il faut être bien
fixé sur les noms des peuples , et ne pas faire occuper
par les uns ce qui était le patrimoine des autres. Quelques
auteurs prétendent que les Daces habitaient les bords du
Danube , d'où ils se retirèrent en Norwège ; peut-être ont-
ils confondu cette émigration avec celle d'Odin. D'autres
les confondent avec les Gètes, et par conséquent en font
des Scythes.
Les Daces, vaincus par Trajan, avaient la même langue ,
les mêmes usages , les mêmes mœurs , que les Gètes et les
Thyri-Gètes. On peut, je pense, assigner pour véritable
situation à la Dacie, la Haute-Hongrie, la Transylvanie, la
Valachie et la Moldavie. Par cette position, on ne la con-
fondra pas avec la Dacie aurélienne , colonie fondée par Au-
rélien entre les deux Mœsies.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 10 1
furent sans cesse en alarmes et harcelés par des
nations grossières , mais jalouses de leur liberté.
A ces désagrémens se joignirent ceux d'un climat
différent et des privations multipliées. Ces con-
quêtes, après avoir coûté beaucoup de guerriers ,
beaucoup d'or, après avoir arraché à l'Italie ses ou-
vriers et ses cultivateurs, ne rapportèrent, comme
le dit un moderne (i) , que la connaissance d'un
pays ignoré jusque-là et qu'on payait trop chère-
ment.
{An T2^ de notre ère.) Adrien plaça CotysII sur
le trône de Bosphore. Cet empereur resserra les
limites de l'empire , et leur donna pour bornes , à
l'orient et au nord, TEuphrate, le Phase et le Bo-
rysthène. La Méotide , la Tauride, les côtes sep-
tentrionales de la mer Noire furent abandonnées à
des rois tributaires : Théodosie devint un désert,
Dioscuriade cessa d'être l'entrepôt de la Tauride ;
les Sarmates régnaient dans ce pays.
Cherson sentant combien il était intéressant pour
elle, non-seulement de ne pas fléchir sous le joug
de ces peuples , mais même de rester inséparable-
ment attachée à Rome, refusa de recevoir des étran-
gers, et continua à se déclarer tributaire des Ro-
mains.
{An i32.) Antonin disposa deux fois du Bos-
phore : en premier lieu en faveur de Rimitaliès ou
(i) Forma Leoni , t. 2, p. 56.
ÎO^ HlSTOIPvE
Rliametaliès ; il l'accorda ensuite à Eupator (i). A
daier de ce règne jusqu'à celui de Sauroraate, fils de
Rhescuporis, nous n'avons rien de bien avéré. (12)
(-^« 292.) Sauromate, quatrième fils de Rhes-
cuporis (3), fut un conquérant. Son courage peu
réfléchi lui fît entreprendre tout ce que l'ambition,
dirigée parmi génie ardent, peut oser. Il subjugua
le Bosphore, franchit les bornes qui le séparaient
de fempire romain , battit Constance leur général ,
et défia Dioclétien leur empereur.
Constance conseilla à son maître d'ordonner à la
république de Cherson de prendre les armes, et de
porter la guerre dans le Bosphore.
Nous répétons cet ordre pour faire cesser le vide
que nous avons trouvé jusqu'ici sur Thistoire de
Cherson , et pour en tirer une conséquence bien
naturelle. Puisque le chef de l'empire invite Cher-
(i) Lucien, dans Toxaris , raconte un roman qui ne peut
se rapporter qu'à Eupator.
(2) Sauromate fut le premier roi sarmate; c'est vers ce
temps que les Chersonites embrassèrent la religion chré-
tienne. Kriinilz, Encjclop. , 53 ; Thoil, Scite , l\\^.
Ce fut à la mort de Cotys II qu'Arrien envoya à l'empe-
Feur Adrien son Périple du Pont-Euxin: Arrien, in Periplo
Ponti-Euxini.
(3) M. Cari réfute un passage de Const. Porph., c. 57,
de Admin. imp. , où il nomme Criscon, fils d'Or, à la place
de Sauromate , quatrième fils de Rhuscoporis. Hlst, des
rois du Bosphore y ^, bo et 81.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. lo3
son à combattre un ennemi déjà vainqueur des
Romains , il est évident que cette république avait
alors des forces proportionnées à Faccroissement de
son territoire et de son commerce. Ainsi le silence
gardé par les historiens ne prouve rien contre cet
état ; tout porte à le croire déjà puissant. Il défit
les Sar mates et reconquit le Bosphore.
En récompense de la fidélité et du courage de
la république de Cherson, Dioclétien supprima le
tribut qu'elle payait à Rome, lui accorda divers pri-
vilèges , et la combla de marques de son estime, (i)
La paix avec les Sarmates ne fut pas de longue
durée , puisqu'il parait que Sauromate IV fut battu
par Dioclétien (2). Peu après, les Chersonites dé-
firent Sauromate V, et conquirent une portion de
ses états.
Des succès plus brillans encore étaient réservés
aux Chersonites : l'empereur Constantin les appela
à son secours ; ils battirent les Scythes sur les bords
du Danube, et reçurent en récompense une statue
d'or revêtue du manteau impérial. (3)
Cherson eut une autre guerre à soutenir contre
les Bosphoriens : nous trouvons à cette occasion un
exemple fameux de ces combats en champ -clos ,
institués par Satyre. Sauromate VI et le protevon
(i) Pline, Hist. ,1. 4? c. 12.
(2) Hist. de la Tauride , t. 1 , p. 383.
(3} Const. Porpli. , de Admin. imp.
I04 HISTOIRE
d^e Cherson entrèrent en lice; le roi succomba, et
les Bosplioriens furent afFrancliis ( i). Cet état d'in-
dépendance ne fut pas long, les Sarmates reparu-
rent ayant Assandre à leur tête ; mais ce dernier
roi de Bosphore fut détrôné parles Huns. (^^^76.)
Avant de continuer l'histoire de la Tauride, il faut
faire connaître ce peuple. (2)
(i) Const. Porph. , de Admin. imp. , c. 53 , donne le détail,
de ce combat. On le trouve aussi dans M. Cari, Hist. des
rois de Thrace et du Bosphore cimmêrien, p. 85.
(2) En terminant l'histoire du Bosphore, il faut regretter
les lacunes qui se sont si souvent répétées. Ainsi l'Iconogra-
phie ancienne doit venir à notre secours; elle nous fait con-
naître les rois Rhuscoporis, Ininthimérus , Técranès, Thol-
horses ; mais on ne peut lier des événemens avec des noms
propres. On a fixé à l'année 33o l'extinction des rois du
Bosphore, et nous l'attribuons à Tan 376, sous le règne
d' Assandre. Const. Porph., 1. 53, p. 214, dit formellement
que ce roi régnait sur le Bosphore.
11 est impossible de réfuter le témoignage d'une médaille
reconnue pour antique; mais il faut aussi ne pas perdre de
vue que dans chaque guerre , chacun prenait un titre à son
gré, et que les divers partis frappaient des médailles au nom
de leurs chefs. Il est de même très -possible que, suivant
Fusagedes Romains, les rois du Bosphore associassent leurs
fils ou leurs frères à l'empire. Mais que conclure de toutes
ces observations, si ce n'est que l'historien doit être exact,
qu'il lui faut des preuves, et qu'il ne doit rien accorder
aux probabilités.
La suite des rois du Bosphore, par le secours des mé-
DE LA NOUVELLE RUSSIE. I o5
CHAPITRE XIIL
Des Huns.
L'empire des Huns fut fonde par Tchung-Goei
environ douze cents ans avant notre ère. Jusqu'à
l'époque Oii régna Démétrius Poliorcète , fils çY^n-
tigonus , on ne sait presque rien de ce qui concerne
les Huns. Après la mort d'Alexandre, ses capitaines
opprimèrent la Grèce. Dans cette confusion géné-
rale, sous le règne de Tambition commune aux
chefs de tous les partis , la Macédoine était restée
au premier occupant; Pyrrhus, Poliorcète, Ly-
simaque, Séleucus se succédèrent presque sans
interruption. Les Huns habitaient la partie de
la Scythie qu'ils venaient de conquérir, et qu'on
nomme Tatarie. Profilant des troubles qui divi-
saient les grandes nations, ils dévastèrent la portion
de la Tatarie où ils ne s'étaient pas encore fixés ,
et poussèrent leurs conquêtes jusqu'aux rives de la
mer Caspienne.
( Jln 37 G. ) Sous le règne de Valens (i) , ils se
dirigèrent sur les Palus Méotides y et laissant après
eux des traces de sang et de flaînmes , livrant des
combats toujours à leur avantage, traversant les
dailles, a été donnée par M. Cari, et après lui par M. Vis-
eonti.
(i) Ammien Marcellin, 1. 2 et 4.
I o6 HISTOIRE
Palus, portant l'épouvante et la désoladon chez
les riverains du Tanaïs , ils conquirent la Tauride,
subjuguèrent les Ostrogoths, s'emparèrent des pro-
vinces situées au midi du Dniester et au nord du
Danube.
Les Huns faisaient partie de cette masse d'hommes
qui se re'pandait par torrens, ne respirant que le
pillage et le désordre. On les a vus sous Attila pé-
nétrer dans l'occident de l'Europe, passer le Rhin ,
conquérir le nord des Gaules, prendre Orléans, et
périr aux champs de Mauriac sous les coups d'Ac-
lius et de Théodoric.
Attila seul était aussi à redouter que son armée ;
sauvé du massacre général , il se retire en Pannonie;
il fait partir des émissaires qui reparaissent bientôt
avec des nuées de combattans ; ce fut alors que les
Huns donnèrent à ce pays le nom de Hongrie,
Avec ces forces nouvelles , Attila conçut des pro-
jets encore plus vastes, et communiqua son énergie
à des hommes disposés à partager tous ses périls;
il les lia par les sermens en usage entre eux , et
fondit sur l'Italie. A la vue de cette race de gens
inconnus, à leur costume, à leurs cris féroces, tout
trembla devant eux : Aquilée fut détruite, Milan
pillée, Pavie désolée; et celui qui se qualifiait le
fléau de Dieu, tourna ses pas vers Rome. La do-
minatrice du monde eut recours aux prières et à
l'humiliation ; Valentinien acheta la paix par tous
les sacrifices possibles, et la superbe Rome s'abaissa
DE LA NOUVELLE RUSSIE. IO7
jusqu'à devenir iribulaire d'un barbare énergique-
ment féroce.
Attila rendit formidable le nom des Huns; il
revint sur le Danube , où il forma le plan d'une
nouvelle invasion des Gaules ; sa mort renversa ce
projet et laissa respirer l'humanité : il céle'brait
une orgie qui prostituait le nom de fête , et fut
suffoqué par des liqueurs fortes dont il avait bu
avec excès, (r)
Quels hommes devaient être ceux qui avaient
un chef tel qu'Attila! Tout ce que l'art le plus lior-
riblement barbare pouvait inventer pour rendre
affreux était employé par les Huns. La beauté, que
la nature leur avait refusée, car ils étaient petits et
mal faits, aurait pu êîre remplacée par une tenue
guerrière et par une gr.inde propreté. Loin de là ,
ils se déchiraient le visage de manière que la barbe
ne poussât qu'enire les cicatrices; ils découpaient
la peau de leur front afin qu'elle retombât sur le
nez, quelquefois elle couvrait les sourcils. Mauvaise
foi, fourberie, haine éternelle , parjure, cruauté,
violence, n'inspiraient parmi eux aucun sentiment
de reproche, aucun sujet de mé[>ris; ils ignoraient
jusques aux mots de religion et d'humanité. Une
seule vertu pour eux c'était l'amour de la guerre.
(1) Consultez les Fragmens sur la Scjthie , ouvrage rem-
pli d'instruction, du comte Jean Potocki, t. 2 , p. 60.
Lisez sur les Huns, Prosper, Gibbon , Jornandès , Procop.
ÏOS , HISTOIRE
Leur vie était errante, les plus grandes fatigues ne
leur coûtaient rien , l'espoir du pillage aplanissait
tout et faisait tout supporter. C'est ainsi qu'une pas-
sion dominante entraîne toujours les hommes, et
embellit jusqu'aux difficultés qu'ils doivent sur-
monter pour la satisfaire.
Quelques racines , et de la chair crue ou seule-
ment mortifiée sous la selle de leurs chevaux , com-
posaient leur nourriture : ils combattaient sans or-
dre en poussant de grands cris; leurs chevaux légers
les fesaient disparaître un instant, puis ils retom-
baient par milliers sur l'ennemi qui les croyait en
fuite et vaincus (i). Des chariots couverts de tentes
transportaient leurs femmes et leurs enfans : souvent,
dans une mêlée, les femmes abandonnaient le camp
et marchaient à l'ennemi ; leur costume différait
peu de celui des hommes auxquels elles ne le cé-
daient ni en courage ni en malpropreté.
Une beauté devait avoir la tête large , les épaules
carrées , la taille forte et la jambe très-fournie : il
faut convenir que les Italiennes qui suivirent , de
bonne volonté , les Huns dans leur retraite , avaient
ou une grande envie des voyages, ou des goûts
bien dépravés.
(i)Les Romains redoutaient cette méthode de combattre;
aussi ils ne campèrent plus sans se fortifier, même en pleine
marche.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. IO9
CHAPITRE XIV.
Depuis la destruction du royaume de Bosphore
jusqu'à la révolte de Cher son contre V empe-
reur Michel Ducas.
Un intervalle de j)rès de deux siècles sépare les
événemens concernant Clierson. Constantin Por-
phjrogenète s'est égayé en faisant le récit d'une con-
spiration que son invraisemblance ne nous a pas
permis de dvécrire. (i)
Les empereurs d'Orient étaient les suzerains de
Clierson; ils ne changèrent ni son gouvernement,
ni ne portèrent atteinte à ses privilèges.
Cependant , depuis la domiiiaiion d'Attila en
Tauride , on trouve encore des peuples nouveaux
désignés sous vingt noms diflférens : ceux qui eurent
le plus de succès furent les Hongres , les mêmes que
les Huns, et qui sont la vraie souche de la nation
Hongroise. Ces Hongres étaient les plus vaillans de
leur temps ; ils furent recherchés des Romains , des
Persans , et très-redoutés.
(^An 536.) Les Huns, Hongres, ou On grès ,
mirent le siège devant Cherson ; cette ville eut à
(i)Il était libre à cet historien de faire des contes, il nous
est également libre de n'y point croire. On trouve ce roman
dans l'histoire de la Tauride; le sage auteur de cette his-
toire en doute aussi. Tom. i , p. 278 et suiv.
I I O HISTOIRE
souffrir et les horreurs de ]a famine et la férocité
des altaquans qui y pénétrèrent plusieurs fois , sans
en rester absolument les maîtres. Aidés par Justi-
nien, les Chersoniles réparèrent leurs pertes....
Nouveau silence de l'histoire sur Cherson ; nous
ignorons même si les Chazares s'en emparèrent,
après avoir expulsé les Hongres.
{^n 695.) Justinien II fut exilé à Cherson, mu-
tilé par Léonce qui usurpa le souverain pouvoir ,
et qui, non content de l'exil de son prédécesseur,
le fît raser et renfermer dans un monastère.
Ahsimare Tibère succédant à Léonce , Justinien
sentit renaître une espérance que quatre années
de détention n'avaient pas détruite. Les Chersonites
pensèrent qu'il était de leur politique de l'empêcher
de fuir , pour ne pas s'exposer à la vengeance de
Tibère. Instruit de leurs mauvaises intentions, Jus-
tinien les prévint, et se réfugia chez Busiros , roi
des Chazares , dont il épousa la sœur.
(^72 701. ) Cette jeune princesse l'avertit que
les ambassadeurs de Tibère exigeaient à prix d'ar-
gent qu'il fut livré mort ou vif. Elle ajouta qu'il
était inutile et même dangereux de tâcher de gagner
son frère ; il aimait trop l'argent pour que l'amitié,
la parenté , l'hospitalité violée balançassent chez
lui l'amour dé ce métal. Justinien , heureux dans
toutes ces retraites précipitées , se rend chez le roi
des Bulgares , qui lui fournit une armée, et l'aide
en peu de temps à remonter sur le trône.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. lïî
En évitant le récit de la prétendue conspiration
contre Cherson , nous avons craint de rapporter un
roman : ce qui précède y ressemble beaucoup ;
mais tant d'autorités l'appuyent qu'il faut bien y
croire, quoique avec quelques observations. Les
Chersonites ne savaient pas garder un secret; ce
Juslinien devait être très-lesle, quoique mutilé;
Buziros ne savait que faire de sa sœur , pour la don-
ner à un proscrit; on peint ce monarque comme
aimant l'argent , et il s'allie à un prince dépourvu
de tout ; changeant de principe , il va consentir à
sacrifier son beau-frère; la jeune princesse accepte
sans opposition un époux proscrit , disgracié , dé-
figuré , elle que son âge et son rang destinaient à un
meilleur choix ; ]e roi des Bulgares a une armée prêle
à marcher, des généraux habiles, et de grandes vic-
toires à leurs ordres ; puisqu'un vaste empire ne se
conquiert pas en vingt- quatre heures, telles sontnos
objections : il est constant que Justinien remonta
sur le trône en 701 ; prit-il celte roule ? (i)
A peine rétabli, son ingratitude se montra dans
toute sa noirceur ; il trahit le roi des Bulgares, et,
animé du désir de la vengeance , il jura la ruine de
Cherson.
Autant on souffre de voir un prince injuste, in-
grat et cruel , trouver des instrumens à ses passions,
(i) Consultez Zonaras, t. 2; Nicephor Grégoras , p. 28;
Théoplianes, p. 3i3; Constantin Porphyr.
IT2 HISTOIRE
autant on jouit de voir ses projets odieux retomber
sur leur auteur. Le protevon de Clierson et les prin-
cipaux magistrats, chari^^^s de fers, sont coiiduits
devant l'empereur. Il demande si la jeunesse a été
égorgée; on lui répond qu'on la réserve pour re-
cruter l'armée qui a beaucoup souHTert, et que le
reste sera réduit en esclavage. Furieux, il expédie
contre Clierson de nouvelles forces; une violente
tempétt^ engloutit ses vaisseaux avec soixante-dix
mille hommes ( < ). Rien ne peut arrêter cet homme
féroce, ni une ville désolée, ni des campagnes
ruinées, ni des milliers d'innocens égorgés, ni la
perte subite de son armée submergée ; il prépare
de nouveaux moyens de carnage et de destruction.
Cependant Cherson a eu le temps de se recon-
naître, de se fortifier, de s'allier avec le roi des
Chazares ; le malheur public crée des boldals , les
femmes partagent les travaux; les voisins accourent
pour éviter un sort commun. Le désespoir bien di-
rigé est capable de tout; il sauva Cherson.
Justinien avait exilé dans cette ville un Armé-
jaien nommé Bardanés , homme d'esprit, bon mi-
litaire, et qui avait rendu de grands servi(îes à
l'empereur. Les Chersonites le choisirent pour leur
chef, et ce fut lui qui , tempérant leur courage ,
( I ) On se persuade avec peine qu'il fallût tout ce monde
pour réduire cette ville déjà soumise, sans armes et sans
chefs.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. Il3
les conduisit à la victoire par la bonne intelligence
et la discipline. Elie, autre chef des Chersoniies ,
avait été général des gardes de l'empereur ; c'était
un capitaine franc et loyal, qui ne flatlait jamais ;
on réussit rarement dans les cours avec un carac-
tère pareil. Elie avait déplu et fut exilé.
Aussitôt que Justinien apprit que Cherson se
préparait à une vigoureuse résistance , et que le roi
des Chazares embrassait sa cause , il acheva de se
déshonorer en livrant en sa présence la femme
d'Élle aux plus vils de ses gens , et en envoyant son
chancelier faire des excuses au roi , lui proposant
de partager l'empire avec lui.
Quand un souverain a violé des traités , lorsque
son caractère ambilieux , féroce , viirdicatif, est
généralement connu; lorsqu'il ajoute 1 iî^gratitude
à ses autres défauts , il ne peut exciter que la ter-
reur s'il est le plus fort , que le mépris s'il suc-
combe. Le roi des Chazares répondit i< qu'il n'avait
;> point d'excuses à recevoir puisqu'on ne l'avait
» pas offensé ; mais qu'il perdrait plutôt sa cou-
)) ronne que de l'augmenter de tout l'empire d'O-
» rient en conunettant une injuslice (i).» La gé-
nérosité de Buziros fait encore mieux ressortir la
turpitude de Jusiinien.
(i) C'est ce même Buziros auquel on fait jouer un rôle
bien différent dans cette fuite de Justinien , et que nous
avons taxé d'invraisemblance.
I. 8
I I 4 H I s 1 O 1 R E
Maure, son général , donne l'assaut à Cherson.
Le roi des Cbazares vole au secours de la place ;
l'enjpereur demande à négocier : on lui fait dire
que chaque traité consenti par lui est un acte de
perfidie de pins ; les troupes de Justinien sont
taillées en pièces; Bardanès est salué empereur par
les Cbersonites et les Chazares réunis. Ces mêmes
hommes , naguères au désespoir , triomphent au-
jourd'hui ; ils poursuivent Justinien jusqu'à Con-
stanlinople , où il perd la vie pour le repos des
nations et le bien de l'humanité, (i)
Il paraît que l'union continua d'exister entre les
Chazares et les Cbersonites jusqu'à la destruction
de la république de Cherson.
Ennuyé de la forme du gouvernement de Cher-
son , un certain Pctronas conseilla à l'empereur de
le réformer : ce conseil n'avait pas le bien de l'em-
pire pour hut principal. On apprit bientôt que
Pétronas ne désirait faire établir des préleurs à
Cherson que pour être nommé à cette place.
( An 8:îo. ) (f L'empereur goûta cette idée, en
» récompensa l'-auteur en le nommant gouverneur,
» et érigea la province de Cherson, composée de
» toutes les villes grecques de la Tauride et de la
» Zichie, soumises à la domination impériale jus-
(i) Voyez sur tout ce qui précède, Nicephor Grégoras
p. 20 ; Zonaras , t. i ; Glycas , p. 28 1 .
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 110
» qu'à la rivière de Couban, quoiqu'elles payassent
» un tribut aux Cliazares. » (i)
(udtn 988.) Depuis ce temps Thisioire de Cherson
est fondue dans celle de l'empire; il n'existe que
peu de faits qui lui soient pro[)res ; et parmi ceux-
ci, le plus remarquable et celui qu'il convient le
mieux à mon sujet de traiter , c'est la conversion
du grand-duc de Russie , Wladimir-le Grand.
Présenter un événement comme certain , quand
on a des motifs de douter du lieu où il s'est passé,
c'est en imposer aux autres ou se faire illusion à
soi-même. Le doute n'existe point sur la conversion
du prince , ni sur l'époque où elle arriva , mais
uniquement à l'occasion de la ville qu'il assiégeait
alors. Sans rien décider, nous allons rassembler
les faits.
Cette ville était-elle Cherson ou Théodosie? Les
historiens sont parlagés à cet égard ; mais ils s'ac-
cordent sur le temps et les travaux faits devant la
place (2). Ils conviennent tous de la traliison d'un
moine , qui attacha un billet à une flèche pour in-
struire Wladimir du moyen de couper la commu-
nication des eaux aux assiégés.
S'il est égal , pour la rectitude des événemens
suivans , que ce fut Tune ou Tautre de ces deux
villes, cette égalité cesse, et pour la vraisemblance
(1) Hist. de Tauride, p. 296.
(2) Fojez Lomonossow, année 9.^8, p. loS.
Ïî6 HISTOIRE
et pour l'exactitude dans l'exposition des faits.
Taman appartenait aux Russes; Theodosie avoi-
sinait cette île. il est probable que l'expédition de-
vait commencer par la ville dont il leur était le plus
facile de faire les approches. L'avis donné par le
moine s'accorderait même avec la distribution des
eaux dans les fontaines dé la ville, par le grand
réservoir encore existant , et auquel les monta-
gnes fournissaient un volume d'eau très-considé-
rable.
D'un autre coté , les Russes pouvaient conquérir
Caffa ou Theodosie, sans en être plus avancés pour
cela. C'eût été en pure perte qu'ils eussent sacrifié
du temps et des hommes : le siège de Cherson était
d'une bien autre importance , et la prise de cette
place assurait la conquête de la Crimée dont elle
était le boulevard.
Il ne fallait être ni moine , ni magicien , pour
instruire Wladimir de détourner les eaux de Clier-
son , puisqu'elles y venaient par des aqueducs sou-
vent extérieurs.
Un autre fait est également mal présenté au sujet
de cette conversion. On prétend que Wladimir
demandait à main armée la sœur des empereurs
BaziJe et Constantin, (i)
(i) Il n'y a ici qu'une petite difficulté à lever, c'est que
ces empereurs n'avaient pas de sœurs, et que la fille du roi
dles Bulgares, nommée Anne, était seulement leur nièce.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. II7
On ne peut nier que la conversion dont on va
rendre compte- n'eût lieu à Clierson, que ce fut dans
cette ville que la princesse Anne se rendit et fut
épousée par Wladiniir. (1)
Le ^rand-duc de Russie était pour son siècle ce
que Pierre -le -Grand fut pour le sien; il ne bor-
nait pas son ambition à savoir vaincre, il voulait,
de plus, gouverner sagement. Un obstacle éter-
nel s'opposait à ses vues ou en arrêtait les progrès :
cet obstacle était le paganisme; il n'offrait aucun
frein à l'humeur farouche de ses soldats ; il n)an-
quait à leur âme courageuse ce lien d'amour,
d'espérance, de subordination, que le christia-
nisme seul peut donner.
Wladimir avait fait parcourir une partie de
l'Europe par des gens éclairés; il leur avait re-
commandé de choisir des hommes sages dans cha-
que religion et de conférer avec eux. A leur retour
il se décida pour la religion grecque.
Pourquoi veut-on sans cesse diminuer la gloire
d'un grand homme? Qu'il est vil cet esprit de
jalousie ou de contradiction, qui loin d'obscurcir
les actions d'éclat ne sert qu'à les relever davan-
tage! Pourquoi veut-on que celui qui a eu la
sagesse d'éclairer son peuple, pour ajouter à son
Wladimir demanda cette princesse au roi son père, comme
l'usage le prescrit dans tous les pays.
(i) L'historien Nestor ne laisse aucun doute sur ce fait.
1 1 8 iT I s T o I R r
bonheur, ait eu la faiblesse d'être uniquement
séduit par la pompe des ceTemonies religieuses?
Les connaissait-il ces cérémonies, lorsqu'il forma
la noble résolution d'établir des rapports religieux
entre l'Eternel et son peuple ? Si Wladimir eut été
un prince que l'écîat seul pût séduire , il n'avait
pas besoin de choisir des hommes instruits pour
ses envoyés dans les cours étrangères dont il dé-
sirait connaître les cultes ; il lui suffisait de faire
voyager son maître de cérémonies.
Ce n'est pas que la pompe réunie à la pureté
du dogme, à l'excellence de la morale, nuise à la
religion; on ne saurait reconnaître par trop de
magnificence ce qu'on doit à l'Etre suprême qui
nous accorda la faculté de penser , de l'adorer et
de nous humilier devant lui. Mais si la religion
grecque n'eut eu que de l'appareil, elle n'aurait
jamais atteint le but que le grand homme se pro-
posait dans l'exercice public de son culte.
Plus ridiculement encore, on a essayé de jeter
un vernis de plaisanterie sur la manière dont le
grand-duc de Russie s'y prit , pour avoir des prê-
tres et se procurer des instructions sur la reli-
gion chrétienne. On a cru avoir bien de Tesprit,
avoir fait un grand effort d'imagination en disant,
« qu'à la pointe de son épée il avait conquis le
» christianisme , en déclarant la guerre aux em-
» pereurs de Constantinople. » Dans quelle pis-
cine de bêtise a trempé sa plume, celui qui le
DE LA NOUVELLE RUSSIE. ITQ
premier traça ces absurdilés ! ignorait-il les prin-
cipes de cette religion sainte, dont les pontifes
allaient an -devant des catéchumènes qu'ils m-
struisaient avec zèle et admettaient avec transport
au sein des croyans en Jésus-Christ? De quelle
nécessité fallait-il employer les armes pour êlre
admis au nombre de ces mêmes fidèles réunis par
l'esprit de paix ?
Avec un certain nombre de réflexions aussi sen-
sées que celles que nous venons de combattre, on
composerait une histoire en forme de diatribe , et
accommodée aux passions de celui qui l'écrirait.
Romain, fils de l'empereur Constantin, conclut
un traité avec le grand-duc ; il se trouve dans
toutes les histoires de Russie. Ce traité eut lieu
par la crainte des armes russes, qui, à l'occasion
de divers griefs, menaçaient la Crimée. Lorsqvie
le grand-duc eut retiré ses troupes, l'empereur
de Constantinople recommença ses tracasseries ,
et c'est de celte époque que datent les projets
hostiles de Wladimir.
( An 988. ) Maître de la Crimée , il pouvait y
dicter des lois ; il ne demanda qu'une alliance.
Ayant reçu le baptême des mains de l'évêque
Michel , il épousa la princesse Anne , nièce des
empereurs. Son armée embrassa la religion chré-
tienne; il abandonna ses conquêtes, et rapporta
dans ses états ces principes du christianisme ,
applicables à tous les gouvernemens, parce que
120 HISTOIRE
le caractère divin qui ]es conslilue, a pour Lut
le bonheur de tous les hommes.
On éprouve de nouveau une interruption dans
l'histoire de Cherson.
(^n 1078.) Les Chersoniies se révoltèrent contre
l'empereur Michel Ducas. On donne plusieurs mo-
tifs à cette révolte; aucun n'est prouvé.
Nous touchons maintenant à l'époque où les Gé-
nois déployèrent dans la mer Noire leur courage ,
leur industrie commerciale, et peut-être cette sub-
tilité qnW leur a long-temps reprochée ; aussi tous
les événemens qui vont amener la destruction de
Cherson serviront-ils à élever la domination gé-
noise.
CHAPITRE XV.
Etablissement des Génois en Tauride; suite de
V histoire de Cherson jusqu à la conquête que
les Génois en firent.
CoMBiEN^ il eût été intéressant de pouvoir lier à
l'histoire de la Tauride en général , celle de Théo-
dosie ou CafFa ! Comment est il arrivé que des au-
teurs si diffus, pour conter des fables , se soient tus
sur une ancienne colonie à qui l'heureuse situation
et la fertilité avaient mérité le surnom de Don de
Dieu, (i)
(i) Scylax de Cariandre, p. 7; Stiabon, 1. 7, p. 3o^
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 12 1
On a déjà vu que l'ëvénement le plus ancien
concernant Théodosie remonte à quatre cent sept
ans avant notre ère, c'est-à-dire au siège qu'en fit
le roi de Bosphore (i). On se rappelle également
qu'il fut le port où Lencon embarqua d'immenses
fournitures en grains destinées pour Athènes.
Ce furent les Mylèsiens qui la fondèrent (2). La
nuit des temps couvre et cette fondation et les siè-
cles qui la suivirent.
Tandis qu'on a beaucoup de détails sur Clierson
et le royaume de Bospliore , tandis qu'on retrouve
cent fois ces deux noms dans l'histoire de la Grèce,
l'étonnement redouble de ne jamais rien lire de
relatif à une ville considérable , très-peuplée , et
située de manière à attirer à elle le commerce des
deux côtes de la mer Noire , comme elle devait fa-
voriser celui des Palus-Méotides.
Quelle est l'époque où les Génois s'établirent
pour la première fois en Crimée? C'est une ques-
tion bien difficile à résoudre. Les Génois ont été
meilleurs négocians qu'historiens.
Est-ce sur les ruines de Théodosie que Caffa s'est
élevée? On est généralement convenu de le croire,
quoiqu'il y ait quelques opinions contraires. (3)
(i) Voyez le chap. II de ce vol.
(2) Scylax, iibi supra.
(3) Vossius, p. i43; Le Quien, Orbi chris. , t. 3, p. iio3;
Saiison; Georg. Stella, Annal., an i357; Gmstinian._, An-
nal. , 1. 4 ) ignorent l'époque de cette révolution.
12 2 HISTOIRE
Sans prétendre fixer irrévocablement le temps
où les Génois prirent possession de Théodosie et
de son territoire , on croit néanmoins pouvoir le
faire remonter à la fin du onzième siècle; on
pourrait même l'affirmer par des fails histori-
ques : mais puisque plusieurs écrivains retardent
l'époque de cet établissement, il faut motiver
notre opinion.
Vers la fin du onzième siècle , on se croisa pour
la guerre de la Palestine. Les Génois y déployèrent
de grands talens pour la navigation ; mais ils en
possédaient de plus grands encore pour le com-
merce. L'€xpédition sainte fut malheureuse pour
tous les croisés , les seuls Génois surent la rendre
utile : ils virent des yeux de la foi tout ce qui se
rapportait à elle , et découvrirent avec les yeux de
l'intérêt ce qui se rapportait à lui; ils acquirent dans
le Levant les connaissances qui leur manquaient ;
ils spéculèrent non comme des héros, mais comme
des marchands. De là naquirent leurs vues sur la
Silicie, l'Ionie , l'Archipel et la Propontide, où ils
fondèrent des colonies. Loin de rester en aussi beau
chemin , ils renforcèrent l'esprit de calcul par l'es-
prit de probabilité; car il était vraisemblable que
les marchandises de leur pays, que les ouvrages de
leurs fabriques auraient également cours sur les
rives de la mer Noire ; ils y entrèrent. Cette mer,
si redoutée par l'inexpérience , ne leur offrit aucun
obstacle : ils visitèrent le golfe du Bosphore, et ré-
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 1^3
solurent d'accaparer le commerce des Scytlics (i).
Ce fat par les meilleurs procèdes , par les préve-
nances les pins muldple'es , qu'ils se concilièrent la
bienveillance des chefs et qu'ils obtinrent un petit
territoire ; on pouvait s'en rapporter à eux pour
savoir choisir sa situation.
Avec du courage , de l'adresse , des moyens in-
sinuans et des marchandises nouvelles pour les
peuples qui les reçurent , ils eurent le talent de les
persuader, et trouvèrent les occasions de s'agrandir.
S'intriguer , se rendre utile , savoir profiter de la
simplicité des Scythes , n'était qu'un jeu pour des
Génois.
En arabe, le nom caffer voulant exprimer un
infidèle, on pourrait supposer que le nom de Caffa
ne fut pas donné par les Génois, qu'ils le reçurent
ou des Arabes ou de ceux qui leur permirent de
s'établir chez eux. Que leur importait le nom? ils
s'en tenaient à la solidité de la colonie qu'ils fon-
(iaient.
{An iog3.) Un fait dont tous les historiens con-
viennent va jeter quelque lumière sur cette fonda-
tion , et la faire remonter à la fin du onzième siècle ;
Wladimir II conquit une grande partie du pays
environnant Caffa , et vainquit dans un combat
singulier le général des Génois, le fit prisonnier,
s'empara de son bonnet enrichi de brillans, de sa
(i) Nicéplior Grégoras, lib. i3, c. 12.
124 HISTOIRE
ceinture et d'une chaîne d'or. Cette chaîne fut
consacrée à l'inauguration de ses successeurs, et
se nommait harme (i \. On objecte que (c le grand-
» duc Waldimir II ne fit jamais'la guerre enTau-
» ride (2); qu'il mourut en j i25, n'ayant régné
» que douze ans, et que , par conséquent, le dëfi
» de l'an logS ne peut le concerner. )) Je pense,
au contraire, que ce fut Wladimir 11 qui combattit.
Je vais appuyer mon opinion.
Wladimir II mourut âgé de soixante-onze ans ('^);
il abandonna en 1093 une expédition commencée
avec honneur , pour marclier au secours de S^ia-
topolk (4); celui-ci fut complètement battu par les
Polovtzjs à la bataille de Trépole,
L'expédition de Wladiniir avait lieu enTauride ;
la principauté de Tchemigof était l'apanage du
prince et voisine de Tauride; en 1093 il ne régnait
pas et n'était âgé que de trente-neuf ans : il est
donc bien vraisem'blable qu'un homme , dans la
force de sa constitution , en tue un autre. S'il est
mort à soixante-onze ans, en i 126 ; s'il n'a régné
que douze ans , il n'est monté sur le trône que
vingt ans après avoir défait en champ clos le géné-
ral génois. Tout se concilie , et non-seulement il
(i) Herberstein, Comment. , p. 22.
(2) Schtscherbatow.
(3) Nicou.
(4) Fils d'Iziaslaw.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 120
n'y a plus d'anachronisme ; mais je trouve se con-
firmer par là Topinion que j'ai adoptée , de placer
l'établissement des Génois à la fin du onzième
siècle, (i)
Ce qui a induit à erreur les historiens que je
viens de réfuter, c'est qu'ils ont ignoré sans doute
que Cafïa étant tombée dans les niains des Tatars,
les Génois ne la reconquirent qu'en 1266 (2). C'est
bien certainement cette seconde conquête qu'ils
ont cru être la première prise de possession. ('))
Les Génois seraient-ils venus avec une flotte
pour attaquer les naturels du pavs , les vaincre et
s'établir chez eux de vive force? Alors les procédés
honnêtes, les attentions délicates qu'on attribue
aux Génois tombent d'eux-mêmes. Qnel vainqueur
a des égards outre mesure pour des vaincus ? Ces
mêmes Génois n'oni-ils pas débuté dans la fonda-
tion de toutes leurs colonies par des voies de dou-
ceur et en mettant en jeu les intérêts d'un com-
merce réciproque ? A d'aussi grandes distances de
leurs foyers , d'où ils ne pouvaient attendre que des
secours tardifs, n'eût-il pas été très-impolitique de
prétendre s'établir par la force ? Un début de ce
genre eût efïarouclié tous les riverains , ils n'au-
raient vu alors que le but bien déterminé de les
(1) Uberti, p. 616', Hlst. univ. de la soc, anglaise , 1. 24.
(2) Hist. univ. , t. 16, p. Sqo.
(3) 01derico,p. 126-144.
lliÔ HISTOIRE
asservir sous le prétexte de commercer avec eux.
Après avoir essayé de démontrer l'époque à peu
près précise de Ja fondation de Caffa, passons à son
gouvernement, à son commerce et à ses exploits.
Un consul , deux conseillers , un chancelier
composaient, dans le principe, les magistrats de
cette colonie. Leur nombre s'accrut par la suite
avec l'augmentation du territoire , du commerce et
du pouvoir.
On n'est pas d'accord sur la durée des consulats :
étaient-ils changés tous les • ans , ou seulement
après trois années d'exercice ? Le grand nombre
des consuls ferait croire à la première version :
l'exemple du doge Montaldo le prouverait. Il en-
voya à Caffa , Spinola , Cazano et Grimaldi , afin
qu'ils se succédassent dans le consulat, (i)
Le pouvoir de ce consul était très-étendu. On
en peut juger par la lettre qu'écrivait au pape
Eugène IV le consul Paolo (2) ; ce fut lui qui con-
tribua à la réunion de l'Eglise arménienne à la
latine (3). Le pape le fit son écuyer d'honneur et
le créa comte palatin.
Le consul de Cafta était le chef de tous les éta-
hlissemens des Génois dans la Tauride. Les digni-
tés de chapelain, de syndic, de commandant, de
(i) Stella, Annal.
(2) Act. concil. Florent.^ part. 3, p. 121 5.
(3) Galanus de Armenis , t. 3, c. 3o, j). 523.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 12^
ïiiaîlre de Cafl'a , ne furent créées que lorsque les
fondions se multiplièrent par l'accroissement de la,
population.
■ Ces syndics, nommés sindicatori , avaient divers
caractères : les uns étaient envoyés de Gênes pour
scruter la conduite du consul; souvent même ils
étaient revêtus de pouvoirs ministériels , connue le
prouve le traité qu'ils conclurent avec les Tatars,
en 1387; les autres s'élisaient à Caffa, et leur juri-
diction embrassait soit le maintien des lois, soit le
bon ordre de la colonie.
Deux autres magistrats , sous le nom d'officiers
de la campagne et d'officiers de Gazaria, termi-
naient les petites contestations dans l'intérieur du
pays et à Caffa même (i). Il est vraisemblable que
ces officiers étaient spécialement chargés de la
police.
Le commerce que les Génois faisaient à Caffa
était très-étendu. Il fournissait l'Europe des mar-
cbandises du Nord , et versait de grandes licliesses
dans les caisses de la mère-patrie. On voyait accou-
rir à Caffa des marchands de toutes les régions
environnantes, pour y recevoir les objets venus de
Gênes et y transporter ceux que les Génois expor-
taient (2). Cette ville fut alors le magasin de la mer
Noire et de celle d'Azow. Les blés y abondaient
avec une telle profusion , que ce commerce seul
(i) Giustiniani, 1. 5, fol. 179,
(2) Gregor.,1, 4, c. 7,
128 HISTOIRE
eût enrichi plusieurs villes. Elle se consiiluareiure-
pot des pelleteries ; elle fournit des peaux tannées ,
des laines , des poissons secs , du miel et tout le
sel que rendaient les lacs de Pcrckop f i). Les cara-
vanes d'Astracan prirent cette direction et appor-
tèrent à Caffa les marchandises de l'Inde.
Non contens d'autant de ressources, les Génois
y ajoutèrent le trafic des esclaves ; l'intérêt rem-
portait sur l'humanité ; ils citaient l'exemple des
Grecs qui avaient autrefois suivi avec succès ce
commerce repoussant , sur les mêmes côtes et
dans les mêmes vues. Les Génois portèrent leur
avidité si loin dans ce genre de coupable industrie,
que le sultan d'Fgypte fut tenté d'en partager les
profits. Il obtint de l'empereur Michel Paléologue
la permission de faire entrer une fois l'an ses mar-
chands dans la mer Noire : d'abord ils y prirent
en échange de leurs marchandises des honmies de
bonne volonté pour coniposeï' la milice égyptienne,
puis ils acquirent des esclaves vendus par leurs
maîtres, ou par de plus forts qu'eux (2). Bientôt
après ils n'eurent que les Génois pour commetlans,
et des milliers d'infortunés allèrent arroser de leur
sueur et de leurs larmes un pays brûlant qui ne fut
pour eux qu'une terre de souffrance.
Depuis long-temps Cherson s'était emparée du
commerce de presque toutes les villes de Crimée.
(1) Broniow.
(2)Gregor., 1. 4, c. 7.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. ÏIC)
Mieux gouvernée, plus forte, plus ridie , il était
naturel qu'elle profitât de tous ces avantages. Sou-
dag s'élevait néanmoins. Aussitôt Cherson sollicita
des privilèges exclusifs, qui lui furent refusés;
Caffa eut tout le profit de cette lutte : la nouveauté
de son commerce attira les étrangers. L'amour du
nouveau séduit toujours les hommes , l'expérience
né les en guérit point. Ehî combien de charmes
ajoutent à cette nouveauté rintelligence , la sou-
plesse , la prévenance de ceux qui savent la faire
aimer ! Des lors Cherson déclina , et Caffa sa rivale
s'enrichit d^ ses pertes.
{An î28i).) La décadence d'un état n'est qu'un
assemblage d'événemens qui lui sont funestes; une
imprudence, un acte de faiblesse, un esprit d'é-
goïsme , une faute en politique , avancent sa chute
avec une rapidité proportionnée à la pente vicieuse
de son esprit public. Nous ignorons ce qui se passa
à Cherson pendant plus d'un siècle ; nous pouvons
néanmoins conjecturer que cette république décli-
nait sensiblement, puisqu'en 1289 ^^^^ Doria,
étant consul à Caffa, en imposait déjà à toute la
Tauride, et donnait des lois aux hordes des Tatars
dont elle était environnée.
Cette même année, la ville de Tripoli (]) fut
assiégée par le Soudan d'Egypte : les habitans de
Caffa décidèrent d'aller au secours des assiégés ; ils
(1) Oderico, p. 164.
I. X 9
r3o HISTOIRE
équipèrent trois galères, et s'engagèrent à suppor-
ter les frais de cette expédition, si le gouverne-
ment de Gênes la désapprouvait. Arrivés en Chypre,
ils apprirent la reddition de la place; ils firent
voile vers rArmériie , et s'emparèrent d'un vaisseau
maure.
Gènes , alors en paix avec l'Egypte , blâma la
conduite de Caffa, mais elle satisfit aux frais de
l'armement.
On trouve dans ce fait une preuve certaine du
degré de puissance que Caffa avait atteint. On n'est
point redoutable à ses voisins , et l'on ne peut dis-
poser de ses forces pour en transporter une partie
comme auxiliaire , sans avoir déjà acquis une con-
sistance très-importante. De bonne foi, obtient-on
cette consistance dans les commencemens d'un éta-
blissement ? Ne faut-il pas beaucoup de temps pour
s'installer, s'organiser, assurer son existence po-
litique par la création de lois sages; sa force, par
leur exécution ? Ne faut-il pas que cette force soit
devenue assez redoutable pour inspirer du respect à
ses voisins , et pour être en état de secourir un
autre état, à plus de quatre cents lieues d'éloigne-
ment? Ceux dont nous combattons les opinions
sur l'époque de la fondation de Caffa, ne lui ac-
cordent que vingt-quatre ans d'existence, quand
ces choses se passèrent, (i)
•^ __ __ .
(i) Sclitsclierbatoff, d'après plusieurs autres, dit que les
DE LA NOUVELLE RUSSIE. l3l
{^An 1296.) En 1296, les Vénitiens, conduits
par Superanzo, attaquèrent Caffa avec vingt-cinq
galères : l'amour des richesses nuit souvent aux
précautions nécessaires pour les conserver. La plu-
part des bâtimens génois étaient sur la Méditer-
ranée lorsque les Vénitiens surprirent la place.
Elle fut emportée et livrée au pillage. La rudesse
de la saison fut fatale aux Vénitiens; ils ne purent
se procurer des vivres , et recfmrurent aux Tatars.
Ceux-ci, souvent trompés par les Génois, se mé-
fièrent des Vénitiens, et ne voulurent |)as traiter
avec eux. La famine commença à se faire sentir
dans la flotte, et une révolte générale succéda à la
famine. Neuf des galères perdirent leur équipage ;
le reste de l'armée demanda son rappel. En \ain les
Vénitiens voulurent-ils se maintenir à Caffa, ils
furent obligés de l'abandonner l'année suivante, (i)
( An i3i8. ) Avec l'activité des Génois , avec le
désir de réparer les dernières pertes , le gouverne-
ment y parvint bientôt , la colonie fut renforcée.
Le pape Jean XXII l'érigea en évêché (2) , et le
Génois ne s'emparèrent de Caffa que quarante ans après
Wiadimir.
Wladimir mourut en 122 5; Caffa n'aurait été fondée
qu'en 1 265 ; par conséquent , en 1289 , elle n'aurait eu que
vingt- quatre ans d'existence.
(i) Dandolus, t. 12, p. [\0^ -, Sabellicus, 1. 7.
(2) Wading, t. 6 , p 548; Rainald. Hist. ecdes.y ann.
i3i8, n. i3.
iSa HISTOIRE
moment de sa ruine apparente devint celui de sa
splendeur.
Clierson existait encore , mais dans une situation
pénible , dans une décadence convulsive , que n'em-
pêcha point l'arrivée de l'évêque Richard.
Les Turcs , devenus formidables sur la mer Noire,
y croisaient sans cesse en s'emparant de tout ce qui
se présentait. Douze de leurs galères et desbâtimens
de moindre importance portaient au commerce
assez de tort pour faire craindre sa prochaine des-
truction. Maîtres de Sjnope , ils couraient indistinc-
tement sur les Vénitiens et les Génois.
(^An i34o.) Simon de Quarto rassemble tout ce
qu'il peut de galères et de petits vaisseaux , attaque
les Turcs , les défait , et reprend tout le butin dont
ils s'étaient emparés, (i)
Cette victoire devait donner la paix à la Tauride ;
mais une rixe entre un Tatar et un Génois (2) fit
recommencer les hostilités. Après plusieurs petits
combats, les Tatars eurent de l'avantage , puisqu'ils
obligèrent les Génois à se renfermer dans Cafï'a.
La ville est assiégée et les événemens de ce long
siège sont très-variés. ,(3) Les Génois , après deux
(i) Stella, Annal,
(2) Cantakusenus , 1. 4> c. 26 ; Gregor., I. i3, c. 12.
(3) Un bref du pape Clément VI, adressé à Humbert de
Viennois, commandant la flotte chrétienne dans le Levant,
l'invite à secourir de toutes ses forces la ville de Caffa ,
DE LA NOUVELLE BUSSIE. l33
ans de résistance^ réduits à la dernière extrémité,
tentèrent une sortie de nuit , qui leur réussit au-
delà de toute espérance. Cinq mille Tatars restèrent
sur la place ; l'épouvante dispersa les autres ; les
machines de guerre , les armes , les munitions ,
tombèrent au pouvoir des Génois , et la paix qu'ils
accordèrent rendit au commerce sa première acti-
vité,.
Gênes florissante augmenta de fierté dans la même
proportion qu'elle augmentait de puissance ; elle
dicia des lois aux villes maritimes impériales, leur
défendu d'expédier des vaisseaux à Cherson, et
fixa le Danube pour limite de leur navigation.
Cherson se relevait à peine des maux soufferts
trente ans auparavant par l'invasion des Lithua-
niens ; elle implora le secours de ses ennemis na-
turels , puisqu'ils étaient Tatars.
Les protevons n'existaient plus , et l'énergie qui
avait autrefois sauvé Cherson s'était dissipée avec
son antique constitution : les Tatars se présentèrent
en maîtres , mirent la ville à feu et à sang ,• et
comme la barbarie ne sait rien respecter , plusieurs
monumens publics furent détruits de fond en com-
ble : une fuite pénible retarda de quelques jours
seulement la mort de plusieurs habitans ; le reste
fut égorgé ou vendu. Constantinople s'embellit des
assiégée par les Tatars et les Sarrazins. Le bref est daté
de l'an j 349.
l34 HISTOIRE
ruines de cette ville infortunée. Les marbres tra-
vaillés, les colonnes, les statues furent transportés
dans cette capitale , pour y décorer des édifices qui ,
un siècle plus tard , éprouvèrent le même sort. ( i)
Quel (pies beaux vestiges indiquèrent encore la
place que Cherson occupa : le tenjps est un abîme
toujours ouvert pour recevoir chaque état; la chute
n'est retardée que par la force , l'adresse , le bon-
heur , la sage administration , la politique du mo-
ment; mais le temps, toujours impassible, attend les
empires que la succession des âges doit lui rendre.
CHAPITRE XV I.
Continuation de V histoire de Caffa , jusquà la
conquête quen fît Mahomet II,
La guerre de l'an i344> où nous avons vu les
Génois vaincre les Tatars , se ralluma dé nouveau;
on est privé du récit des expéditions qui se firent
des deux côtés. Oderico nous apprend, d'après
Stella , que les Génois conquirent Soldaia, aujour-
d'hui Soudak. (2)
Soldaia avait été tributaire du khan de KipcMak-,
puis elle avait dépendu des Tatars. Pendant ces
deux époques , elle fît un commerce considérable.
(i) Constantinople , comme on le verra dans la suite, fut
prise par les Turcs en i453.
(2) Oderico , p. 23 1.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. ï35
Les Génois la fortifièrent pour s'en assurer la con-
servation ; ils s'emparèrent aussi de Cembalo ( Ba-
laklava de nos jours), de la Chazaiia, de Taman^
et de quelques autres lieux.
C'est ici qu'il faut s'armer de confiance, car
l'instruction manque. On ne sait à quoi s'en tenir
sur cette partie de l'histoire de Tauride ; il ne peut
être permis de coudre des faits qui manquent de
liaison , pour lenr donner une apparence de marche
historique. Aussi allons-nous rapporter ce que nous
avons recueilli, sans méthode ni garantie, (i)
{y^n i385.) « En i383 et i387, il y eut des
» traités de paix entre les Talars de Kipiack ou
)) Kiptschak et Jes habilans de Caffa.
« Tamerlan ou TimurBeg troubla leur alliance.
^) Ce conquérant rendit au klian Toctamich la
» principauté de Kiptschak ; Toclamich prit le
» temps où Tamerlan était occupé à de nouvelles
» guerres , pour s'emparer , en 1 305 , de quelques-
» uns de ses états, il en fut puni, et dans le ra-
» vage des propriétés de ce prince ingrat , un des
w généraux de Tamerlan assiégea et prit Caffa.
» Par la défaite de Toctamich , la Russie se
» trouva ouverte et exposée aux incursions de Ta-
(i) « La concision de nos écrivains, en parlant de la co-
» lonie de Caffa, est surprenante; j'ai voulu suppléer à
» leur silence , je me suis donné bien de la peine, mais ea
» vain. » Oderico , lettre i6, p. 164.
l36 HISTOIRE
X) merlan , qui y commit beaucoup de désordres. »
{An 1399.) Quel parti tirer de ces éclaircisse-
mens , lorsqu'on est partagé d'opinions sur la si-
tuation des éiats de Toctaniich? d'un autre coté ,
il paraît certain qu'en 1399 les Génois étaient
libres possesseurs de Caffa et de ses dépendances,
sous le consulat d'Antonio-Marini. (1)
Malgré tout le pouvoir de Gènes, malgré les
ressources que les habitans de Caffa reçurent de
la mère-patrie , malgré le crédit dont ils jouis-
saient parmi les peuples d'alentour , on apprend
néanmoins, par Cromerus (2), que vers l'an \l\^[\
toute la colonie génoise était tributaire desTatars.
Ces révolutions , aussi répétées qu'exécutées avec
promptitude , exigeraient des détails qu'il n'est
pas en notre pouvoir de donner.
Cependant, nous fixons à cette époque l'établis-
sement de la famille de Ghéraï , en Crimée. Tous
l€S historiens s'accordent à donner pour chef aux
Tatars un prince de ce nom, mais que chacun
estropie d'après la prononciation de sa langue.
Ainsi, Adgi-Ghérai , qui régnait alors en Cri-
mée, est nommé Ezigérès par un Polonais; Alzi-
Guéraii , par un Italien ) et, dans une version la-
tine , Polodinus (3) l'appelle Adjigueraius,
(1) Oderico, p. 189.
(2) Cromerus, 1. 22, p. 343.
(3) Paulodinus ou Polodinus , 1. 5 , p. 1 7 2 , «fe Hàt. Bizant.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. l3'J
La diminution de son pouvoir et de son com-
merce présageait à CafFa une prochaine chute.
Des colonies aussi éloignc'es de leurs fondateurs
n'en reçoivent pas les secours nécessaires précisé-
ment à l'époque où ils sont indispensables. Ces
colonies n'ont de succès qu'autant qu'elles n'éprou-
vent pas de rivalité. Ce fut ainsi que Cherson ,
première rivale de toutes les villes de la Tauride,
les supplanta ; Caffa effaça Clierson , et la conquête
de Constantinople par les Turcs va faire crouler
toutes les puissances subalternes, entraver le com-
merce, et livrer un des plus beaux pays de l'Europe
et de l'Asie, à l'ignorance, a la paresse, au fana-
tisme , aux préjugés d'un peuple follement super-
stitieux.
Conduits par la chaîne des événemens à cette
cruelle époque , le pays que nous décrivons ayant
fait partie des conquêtes des Turcs, et l'histoire
de ceux-ci se liant avec leur croyance, il est néces-
saire de les rassembler toutes les deux ^ aussi briè-
vement que possible.
Des Turcomans.
Mahomet , né à la Mecque en Syo , reçut de la
nature une grande souplesse de caractère, une
âme forte, une éloquence rare : les qualités d'Ulysse,
d'Alexandre et de Démosthènes s'étaient réunies
pour former un homme plus célèbre qu eux. Ce
t38 histoire
ne fut pas à l'aide de plusieurs vertus de ces grands
personuages que Mahomet réussit ; il n'eut d'eux
que leurs talens , sa fourberie fit le reste. Il avak
quarante ans lorsque, abusant de la faiblesse, de
l'ignorance , de la superslition de ses concitoyens,
il feignit des révélations et se constitua prophète.
Ses disciples, persuadés de rexcellence de sa doc-
trine, s'élevèrent dans quatre an^ au nombre de
cent.
Mahomet sut parer sa morale des principes ad-
mis dans la religion des peuples civilisés; il ne
voulait pas heurter l'opinion , mais asservir ses
prosélytes, en les assujettissant à des cérémonies
sans nombre. Celle méthode leur faisant perdre
beaucoup de temps, il n'en restait pas assez pour
sonder et démasquer le faux prophète : il défendit
le vin , permit la pluralité des femmes , et assura ,
pour une autre vie , la jouissance conlinuelle des
voluptés si passagères dans celle-ci.
Persécuté à la Mecque, sa fuite, nommée hégyro ,
fut le signal de sa puissance : à la lêle de ses dis-
ciples , il gagna Médine , combattit et délit les
habitans de la Mecque qui étaient venus l'assaillir.
Vaincre avec une poignée d'hommes parut être un
pouvoir surnaturel et accordé par celui au nom
duquel il combattait. C'en fut assez pour accréditer
sa mission ; les troupes grossirent sous la bannière
du fanatisme que portait le plus adroit et le plus
fourbe des législateurs. Le glaive dans les mains
DE LA NOUVELLE RUSSIE. iSq
de repthonsiasrne devient l'arme de la victoire ; il
conquiert l'Arabie.
Que l'exemple de toutes les vertus , que les
modèles de charité, de patience, de paix, de dou-
ceur , de désintéressement persuadent d'autres
hommes; cVst avec le fer et la flamme que Maho-
met fonde sa doctrine^ et qu'il affermit son pouvoir!
Politique et guerrier à la fois, le prophète invile
les potentats à partager sa croyance. Quelques
esprits étroits ou timorés , quelques princes chan-
celans sur leur trône et redoutant des succès aussi
multipliés qu'extraordinaires, reçurent le Koran et
pratiquèrent l'islamisme, (i)
A soixante-trois ans, le cours des victoires de
Mahomet est arrêté par sa mort, et les prodiges
préparés qui la suivirent augmentèrent le nombre
des sectateurs.
Abubeker, son beau-père, lui succède. Omar
remplace Abubeker et devient le fléau de l'huma-
nité. Tandis qu'il subjugué Damas, la Syrie, la
Phénicie , ses généraux tuent le roi de Perse , con-
quièrent ses états, abolissent la religion des mages,
repassent en Egypte et s'en emparent. Le calife
Omar est assassiné. Otman, qui le remplace, a le
même sort. Aly , gendre de Mahomet , n'est élu
que pour périr de cette manière. Le second Aly
(i) Cette résignation à la volonté de Dieu était un parti
très-prudent à conseiller à ceux qu'on détrônait.
l4o HISTOIRE
est élevé au califat; il abandonne Médine et trans-
porte le siège des califes sur les bords de l'Evi-
phrate.
Les califes et les conquêtes se multiplient , la
puissance que Maliomet a fondée déborde en Eu-
rope^ et la menace d'une invasion totale. Une
partie de l'Espagne , le Portugal , l'Aragon étaient
déjà subjugués ; la France allait succomber , si
Cbarles-Martel n'eût régné.
Almanzor , second calife de la dynastie des Abas-
sides, prit Bagdad pour capitale; sa domination
s'éiendit d'Espagne aux Indes , de la mer Noire
au fond de la Lydie.
La religion de Mabomet infectait l'Orient ,
quoique les Turcomans eussent renversé l'empire
des califes.
Ces Turcomans, nommés Turcs par abréviation ,
venaient du Taurus j ils en étaient sortis par tor-
rens en déboucbant par toutes les portes (i) de
cette immense cliaîne de montagnes.
(l) On exprime par le nom de portes les grands passages
des montagnes : ainsi on dit les portes arméniennes ^ cas-
piennes , etc. ; mais pour la Cilicie, on se sert plus souvent
du terme de pyles.
Le mont Taurus change de nom suivant les pays qu'il
traverse : X Immaiis ,V Êmodus , le Paropamisus , le Paréade ,
le Caucase y VHyrcams y etc., sont des branches du Taurus.
Pline dit que les Grecs les renfermaient toutes sous le nom
générique de Montes ceraunienses.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. l[\X
L'origine des Turcomans et des Tatars est le se-
cret de la barbarie : sans lois, sans mœurs , l'esprit
de rapine renfermait toute leur science ; ils multi-
pliaient comme ces plantes parasites qui, ayant
épuisé un champ, sont jetées par les vents sur
d'autres champs qu'elles détruisent. Les Turcomans
débordèrent dans la Moscovie ; ils couvrirent les
rives de la mer Noire, des Palus-Méotides et de
la mer Caspienne; ils subjuguèrent les Arabes, et
embrassèrent le mahométisme. Togrul-Beg était à
leur tête , à la prise de Bagdad : il s'empara de toute
Taïuorité, ne laissa aux califes que le soin du spi-
rituel sur les nations conquises, et forma la tige des
Ottomans.
Saladin illustra son pays , tandis que la maladie
des croisades dépeuplait l'Europe. Il était réservé à
Tamerlan d'humilier , d'abaisser les Turcs ; on
n'ose rapporter le nombre des victimes que ses vic-
toires immolèrent ; on paraîtrait exagérer , car c'est
au-dessus de tout calcul probable. Les Turcs se
relevèrent sous les successeurs de Bajazet, et re-
prirent ce qu'on leur avait enlevé.
Continuation de V histoire de Caffa , jusques à la
conquête des Turcs.
{An 1453. ) Mahomet II , fils d'Amurath , donna
au nom musulman une célébrité qui jeta l'épouvante
en Europe : on avait jusque-là méprisé les Turcs
1^2 HISTOIRT.
comme des barbares ; Mahomet les fit redouter
comme conquérans. Ses projets étaient plus vastes
encore , que ses moyens n'étaient grands. Il avait
pour principe qu'on ne doit jamais rien entrepren-
dre sans l'avoir bien réfléchi, et qu'aussitôt que
l'entreprise paraît utile , c'est folie d'y renoncer. La
conquête de Constantinople flatta son ambition , et
son orgueil sourit d'avance à la réputation que cet
exploit lui donnerait.
Dans cette idée , il fit construire des forts sur la
mer de Thrace , pour intercepter les secours que
Constantinople pourrait recevoir de la Méditerra-
née. Il équipa une flotte nombreuse, exerça lui-
même ses matelots , assigna leur poste à chacun de
ses officiers , leur fit part d'une partie de son plan ,
sans leur communiquer tous ses moyens de succès.
A\i commencement de i453 , il cerna la ville et
l'attaqua ait mois d'avril par terre et par mer. Ce fut
alors qu'on ressentit l'effet foudroyant de canons
d'une grosseur démesurée, que Mahomet avait fait
fondre pour ce siège : chaque fois qu'un boulet
portait , il renversait un pan de muraille ; les as-
siégés, préparés à la défense, employèrent, pour
conserver la ville, tout ce que le courage et l'art
purent leur suggérer .-
Le 29 mai , Mahomet donna un assaut général
et emporta la place ; tout ce qui opposa de la résis-
tance fut égorgé. L'empereur Constantin Paléo-
logue périt en défendant vaillamment sa couronne.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. l4^>
Celte conquête du Turc alarma la clirétienté;
le pape donna des bulles ; le commerce du Levant
allait disparaître, et les marchandises d'Orient
cesser d'arriver en Europe.
Philippe II, dit le Bon , duc de Bourgogne , pos-
sédait une grande partie des Pays-Bas. Ses villes
maritimes se ressentaient de la stagnation du com-
merce; il jngea à propos d'expédier une flotte dans
la mer Noire; ce fut un peu avant la conquête des
Turcs. A ce propos, nous pouvons donner une idée
de la puissance des Génois sur cette mer, par quel-
ques phrases d'un écrit du doge Raphaël et du
sénat de Ciénes , adressé au même duc. a Votre
» amiral Gottfried a été pris par les barb.ires, qui
» l'ont enc[)aîné ; c'est nous qui avons brisé ses fers.
» Ce même ofîîcier a couru sur nos galères; sachez
» que si elles étaient montées par des hommes
» qu'on nomme des Infidèles, ces hommes sont
» nos sujets. Ne sait-on pas que depuis plus d'un
» siècle la mer Noire est sous la domination des
» Génois ^ etc. etc. » Certes , c'est parler bien haut
à un prince puissant! Revenons à Mahomet. Il s'em-
para de Péra , possédé par les Génois ; dès lors le
commerce de Caffa fut annulé.
Gênes, trop occupée dans ces circonstances,
ne put envoyer des secours à ses colonies ; elle
céda à l'ordre de Saint-Georges (i) CafFa et toutes
(i) L'ordre de Saint-Georges, à Gènes, portait une croix
l44 HlSTOlKE
ses dépendances en Tiiuride. L'abandon de cette
souveraineté avait l'air d'un jeu : on donnait à
des chevaliers ce qu'on ne pouvait plus garder ,
et ce qu'on ne leur aurait jamais offert sans la
réduction de Constantinople. Nous ne voulons pas
soupçonner le sénat de Gênes de mauvaise foi ;
aussi croyons -nous que donnant sans regret, on
perdait toute espérance de revenir un jour sur
cette donation, par un de ces moyens qui se pré-
sentent d'eux-mêmes quand on est le plus fort.
Les Génois voulaient-ils mettre la valeur des che-
valiers à de nouvelles épreuves, ou espéraient-ils
qu'un ordre religieux exciterait le zèle de la chré-
tienté? pensaient-ils qu'on s'armerait, qu'on se croi-
serait en Europe pour les défendre , et que de leur
guerre particulière et indifférente aux autres , naî-
trait une guerre de religion intéressante pour tous ?
Le danger prévu par les Génois se manifesta la
même année de la donation. Le Turc somma CafFa
de lui payer un tribut; on s'y soumit avec résigna-
tion, (i)
Cependant le pape Pie II ^ sollicité par les
chevaliers de Saint-Georges, rendit un bref ac-
cordant des indulgences à tous ceux qui favori-
seraient les Génois. (2)
tréflée surmontée d'une couronne ducale au milieu du crowo/z
supérieur ; cette croix était suspendue à une triple chaîne d'or.
(1) Bosius, Hist. de Malte, t. 2, p. 2 43.
(2) Rainodaldu$ , Annal, eccles., ann. i455, n. 6.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 3 4^
{An i465. ) Casimir, roi de Pologne, autorisa
les habilans de Caffa à faire des levées dans ses
états. Elles prirent, en effet, la route de la Tali-
ride; mais s'étant permis des excès dans la ville
de Braclaw f elles furent taillées en pièces sur les
bords du Bog par les naturels du pays, (i)
Caffa , plus embarrassée que jamais , envoya
Doria au pape Paul II j ce voyage n'eut pas d'effet.
(An 1475. ) Mahomet, instruit des projets hos-
tiles de ses tributaires , expédia une flotte et des
troupes de débarquement , pour s'emparer de la
Tauride et pour s'y établir. Les Turcs ne trouvè-
rent point la résistance à laquelle ils devaient s'at-
tendre; le siège n'eut lieu que pour la forme. Il
paraît que les magistrats voulurent sauver quel-
ques propriétés personnelles aux dépens de la
chose publique (2). La Tauride subit le joug du
vainqueur, et les Génois n'eurent plus que les
regrets de l'avoir perdue.
CHAPITRE XVn.
De Tana , colonie vénitienne.
Afin de. ne pas embrouiller une narration que
les lacunes de l'histoire obscurcissent et laissent
imparfaite , on a cru devoir séparer la colonie vé-
(i) Cromerus, 1. 25, p. 379.
(2) Oderico, p. 194.
I. 10
l/fi HISTOIRE
nitienne de Tana; plus encore , on a du s y déter-
miner, puisque malgré son ancienneté et les ex-
ploits des Vénitiens , Tana n'a jamais dominé les
peuples de Tauride.
Elle était située dans les Palus - Méotides , près
de l'une des embouchures du Tanaïs, sur l'empla-
cement même de Tancienne ville de ce nom. (i)
Tana était bien antérieure à CaOa. Sa situation
avait renouvelé l'ancien projet des Romains de por-
ter dans la mer Noire les productions de l'Inde , en
communiquant par le Phase et le Cyrus. Les Ro-
mains, plus guerriers que marchands, avaient con-
quis le commerce de l'Inde; les Vénitiens, aussi
marchands que guerriers, conçurent le même pro-
jet, lorsque leur commerce fut entravé par les cir-
constances malheureuses que les croisades occa-
sionnèrent.
Il faut faire une bien grande différence entre le
calcul des Romains et celui des Vénitiens. Les pre-
miers jouissaient de leurs victoires , ils considé-
raient le trafic avec l'Inde comme une conséquence
utile, mais ils n'ajoutaient aucune extension à cet
avantage. Tout devait réussir par la terreur de leurs
armes; de sages mesures, pour assurer le com-
(i) Le Tanaïs ou Don est un des beaux fleuves de l'Eu-
rope : il arrose des pTovinces fertiles ; son poisson est très-
renommé : il a donné son nom à des tribus de Kozak*
nommés du Don.
DE LA. NOUVELLE RUSSIE. l[\^
nierce, étalent nu-dessous de leur grandeur. Au
contraire, les Vénitiens n'aspiraient qu'à se créer
un passtge, bien résolus de déployer toute leur
industrie pour la réussite d'un projet sur lequel
ils fondaient avec raison de grandes espérances.
Vers l'an i2o5 ils possédaient Tana , ancienne
colonie des Cariens.
Maîtres des bouches du Don , ils donnèrent à la
mer d'Azow une nouvelle célébrité , et la mer Cas-
pienne, oubliée depuis long- temps, rappela les
ressources qu'on avait négligées.
Conslaniinople devint l'entrepôt d'une partie du
globe, et surpassa en magnificence toutes les villes
asiatiques. Les arts y fleurirent , leurs succès accru-
rent le commerce de l'Inde, le luxe fut porté à son
comble ; le despotisme ne put ralentir ni sa marche
progressive, ni arrêter le cours des richesses qui
s'accumulaient par ce commerce; phénomèiie inex-
plicable, car c'est le propre du despotisme d'a-
néantir les fortunes par les impôts arbitraires et
outre mesure, par les confiscations, par le silence
imposé aux anciennes lois en dictant celles qui lui
conviennent. Les profits immenses des négocians
semblaient devoir fixer son attention et réveiller sa
cupidité. Il faut le répéter, ce phénomène arriva,
et les particuliers jouirent en paix de leur fortune
et de leur état civil. En revanche , les mœurs recu-
rent une atteinte pénible à décrire , la licence la
plus effrénée y succéda. Les vertus , rétrécies par
l48 HISTOIRE
ravidlté, disparurent sans retour; la soif de Y or
remplaça tout , la possession de For tint lieu de
tout.
Lorsque le vœu de s'enrichir est en proportion
du travail , de l'industrie , de la décence dans le
gain , c'est une émulation commerciale dont le
gouvernement profite. Lorsqu'on dépasse toutes
bornes , lorsque l'abondance afflue par des gains
illicites , que les lois de l'honnêteté sont méprisées,
que l'industrie s'exerce par des moyens honteux ,
toujours voisinsd'un grand lu^eetd'uneplus grande
dépravation de mœurs, alors l'état trouve sa ruine
dans le discrédit public qui amène le sien : on ne
découvre pas tout d'un coup cette marche insen-
sible, elle n'est rapide que lorsqu'elle approche de
son terme.
Constantinople éprouva la vérité de ces prin-
cipes. Une catastrophe aussi prompte qu'inattendue
renversa le gouvernement et dissipa des richesses ,
objets de tant de soins.
Ces croisades , si fatales au zèle irréfléchi qui
les conseilla , occupaient et troublaient toutes les
têtes. Celles des Génois et des Vénitiens, mieux
organisées sans doute , surent mettre à profit le
délire général.
Tana fournit les vaisseaux qui transportèrent les
croisés. Les Vénitiens s'unirent aux Français, et, de
concert, ils conquirent Constantinople.
Dans le partage de cette conquête, les Français
DE LA >OUTELLE RUSSIE. I^^
conservèrent la ville, à l'exception d'nn quartier
affecté aux marchands vénitiens ; il leur ser\it de
dépôt pour le coninierce de la mer Noire , qu 1I5
s'étaient rt^rvé avec la fiancliise de tontes leurs
marchandises.
Le titre d'empereur, la possession d*^ la capitale
du ci devant empire romain, la conservation d une
cité excitant la jalousie des autres, parureitt aux
Français des avantai^es brilla: -s ; la p>ssession d un
&nbourg de la capitale , celle des îles et du com-
merce , se présentèrent aux Vénitiens comme des
avantages utiles.
Dandoio, auteur du projet d'invasion, et chef des
Vénitiens, réunis>ait au suprême degré la science
tortueuse de la politique à la bravoure d'un général
expérimenté. Autant les Français étaient contians,
autant il était dissimulé. Il savait très -bien que,
puisque la conquête de Constantinople avait aussi
peu coûté , il serait facile aux Vénitiens de s'en
emparer de nouveau : les Français n'avaient plus
de marine; les vaisseaux qui les avaient portés up-
partenaient à Venise ; elle était ainsi mrdtresse de
la mer. Garder Constantinople pour soi eût été une
faute ; car les Français ne 1 duraient pas aban-
donnée sans répandre des flots de sang ; encore
n était-il pas certain que les Vénitiens fussent sortis
Tainqueurs d'un combat où Ton se serait défendu
en désesj>érés. Mais s'emparer du commerce était
une opération siîre ; il avait enrichi Constantinople ,
1 5o HISTOIRE
on pouvait devenir riche à son tour. Dandolo ju-
gea de même qu'il était prudent d'attendre les évé-
nemens que les croisades amèneraient , et de jouer
pendant cet intervalle le rôle d'amis désintéressés ;
ce qui vaudrait à Venise l'admiration de l'Europe.
Cette délicatesse en apparence n'eut point lieu
au sujet du pillage de la ville : les Français, devant
la garder , se conduisirent avec modération ; ils
ménagèrent tout ce qu'ils purent ; les Vénitiens, au
contraire, s'approprièrent tout ce qui tomba sous
leurs mains, et expédièrent une partie de leur butin
à Tana , tandis que l'autre prit la route de Venise.
Ce furent ces grandes richesses du pillage de Con-
stantinople qui fixèrent le second mobile de la
puissance vénitienne ; l'industrie en était le pre-
mier.
En 1 23'7 , les Tatars s'emparèrent de la Tauride ;
les Vénitiens et les Génois , après des discussions
très-vives , posèrent les armes pour se livrer uni-
quement à leurs intérêts commerciaux.
Les environs de Tana avaient été ravagés par ces
peuples amis de la destruction, et pour qui toute in-
dustrie était un acte de lâcheté. Cependant ces Tatars
avaient souvent remonté le Don ; ils savaient que ce
jfleuve s'approchait de très près du Volga, qui se jette
danslamerCaspienne. Les Vénitiens les engagèrent à
profiter avec eux de cette utile observation. Dès lors
les marchandises, passant par la Bactriane, eurent
Samarcande pour entrepôt ; Cazan et Astracan fu-
DE LA NOUVELLE RUSSIE. l5l
renl les dëbouchés de la mer Caspienne; Tana fut
la dernière éclielle qui, par la mer Noire, les dis-
tribuait à vingt nations.
Afin de bien sentir l'avantage du commerce de
Tana^ il faut se ressouvenir que les Vénitiens avaient
apporté de Syrie l'art de teindre la soie et de fabri-
quer diverses étoffes; qu'ils avaient enlevé les ou-
vriers grecs , premiers Européens possédant la mé-
thode de mélanger des fleurs d'or avec des dessins
dans le tissu des soieries; qu'ils avaient arraché à
l'Egypte son antique secret de la fabrication du
verre , et l'avaient beaucoup perfectionné. Venise
ne trouva point cet art à sa naissance parmi les
Egyptiens ; ils fabriquaient déjà le cristal le plus
pur , ils donnaient au verre toutes les formes qu'ils
jugeaient à propos , et lui faisaient prendre toutes
les couleurs. Les Vénitiens ajoutèrent à cette dé-
couverte , ils la firent servir à l'ornement des tem-
ples : c'est de cette époque que d.Jtent ces antiques
vitniux qu'on a admirés jusqu'à nos jours et qu'on
néglige maintenant.
Tout était avantage du côté des Vénitiens : ils
employaient les désoeuvrés aux fabriques, ils don-
naient la valeur qui leur plaisait aux choses ma-
nufacturées , ils n'avaient point de concurrens dans
ce genre d'industrie, et l'avidité des Talars à se
procurer des objets aussi fragiles que peu dignes
de leur admiration , en faisait quelquefois tripler
le prix.
l52 HISTOIRE
S emparer de Constantinople était un irlompïie
que Jes Français ajoutaient à beaucoup d'autres;
mais à la gloire près, qu'on ne peut mettre en
parallèle avec rien, ils éprouvèrent un vide dans
leur conquête ; c'étoit l'incertitude de la con-
server.
Les Vénitiens estimaient aussi la gloire, mais
ils faisaient marcFièr leurs intérêts sur la même
ligne qu'elle; les richesses s'accumulèrent sous
leur adniinistraiion , tandis qu'on ne vivait à
Constantinople qu'au jour le jour , et qu'on ne
lirait d'autre profit des liaisons avec Venise, que
ce qu'il lui plaisait d'accorder. Tana devint floris-
sante; les plaisirs, conduits par la sagesse, nais-
saient au sein d'une dépense généreuse, mais sans
profusion ; des fêtes bien entendues et souvent
répétées , attiraient des étrangers en plus grand
nombre , puisque le but du commerce était lié
avec celui de l'amusement. Ce séjour fut délicieux;
c'était un point de civilisation au centre de la bar-
barie, un temple, dans le désert, éJevé à riion"
neur du commerce par lindustrie et les arts.
Cependant les Tatars ne se bornèrent pas à l'ir-^
ruption en Tauride, ils se répandirent dans la
Russie. Les prétentions" de Kiow avaient déjà coûté
cher à son commerce. Le désir de s'agrandir avait
fait oublier l'intérêt réel; on y voulait la guerre,
et on n'y était pas préparé. Les Tatars, on le sa-;
Tait bien , n'attaquaient que ceux, qui n'étaient pas.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 1 53
sur leurs gardes; on négliga de se fortifier contre
eux, et l'on fut victime de cette négligence. Le
priijce russe André BogoluhsM sentit ses fautes,
mais trop tard; il transféra la résidence de sa cour
à Wolodimir. Le commerce de Kiow avait décimé
durant, la guerre , il fut diminué par le départ
du prince, et dès ce moment les attaques multi-
pliées de Tennemi le détruisirent entièrement.
Kiow correspondait avec Tana , elle lui fournissait
toutes les productions des provinces voisines, et
recevait à son tour les objets manufacturés par les
Vénitiens; mais Kiow subit le joug du vainqueur
Bathi. (i)
Venise et Gênes conservèrent cbacune leurs co-
lonies ; elles savaient plier à propos quand les Ta-
tars étaient les plus forts : ce peuple grossier se
prêtait à toutes leurs ruses sans les remarquer;
ainsi , lorsque ayant pénétré en Russie , Bailii reçut
de l'argent des colonies italiennes , avant de leur
avoir rien demandé, il fît grand cas d'elles, et
ne les inquiéta point.
Constaniinople commençait à fermenter; on
(i) Ce chef mongol est nommé Batu par Friebe, t. i ,
p. 27.
Par un second, Bathi, Forma Leoni, t. 2 , p. 222.
Par un troisième, Behi-Chan , Hist. Taur., t. 2, p. 126.
Par un quatrième, Baù^ Hist. de Russie, t. 2, p. 79, de
l'Evéque.
Par un cinquième, Basthi ^ M. de Sowolop, p. 34q.
ï54 HISTOIRE
trouvait le joug des Français insupportable ; on
les avait adorés les premiers jours; ce n'était alors
que des égards réciproques , que des fêtes ; la
suite ne répondait pas à d'aussi heureux com-
mencemens : on exigeait de l'argent avec beaucoup
d'Iionnêleté , mais il fallait qu'il se trouvât; on
débarrassait un époux d'une portion de son mé-
nage en lui enlevant sa femme, si elle était jolie;
on épargnait à un père le soin de la vigilance
sur sa fille en l'emmenant de gré ou de force;
on faisait un soldat d'un fils de famille destiné
par ses parens à une éternelle paix; on tournait
en ridicule les choses saintes, et les ministres du
culte n'étaient pas toujours respectés.
Les Vénitiens ne troublaient point le repos des
familles , mais ils leur coupaient les vivres ; ils
permettaient aux Grecs de trouver trés-rnauvaise la
conduite des Français, pourvu qu'on leur laissât
l'empire de la mer. Une flotte grecque eut le
malheur d'appareiller, les Vénitiens la détruisi-
rent ; ils voulaient n'être gênés en rien dans leur
commerce dont les opérations avaient des épo-
ques marquées.
Il partait tous les ans de Venise des vaisseaux
armés qui se rendaient à Tana ; c'était le rendez-
vous général des marchandises de l'Inde et d'Eu-
rope. Il partait de Tana des petites galères parfai-
tement équipées et qui remontaient le Don. Tous
les ans aussi les bâtimens qui avaient hiverné à
DE LA NOUVELLE RUSSIE. ï55
Tana, transportaient à Venise les marchandises des-
tinées pour elle. On ne doit pas conclure de ces
transports fixes qu'ils fussent les seuls, mais ils
répondaient aux époques où, d'un côté, on réu-
nissait les marchands étrangers aux foires de Ve-
nise, et de l'autre, les acheteurs ou troqueurs
tatars à celles de Tana.
Un cabotage continuel versa dans la colonie véni-
tienne le plus réel des richesses des Tatars : il faut
entendre par ce mot réel les objets enlevés par eux ,
car ils ne cultivaient point les champs, et tout leur
commerce consistait à voler ici, pour vendre là.
N'en déplaise aux habitans de Tana , cette méthode
de marchés avec les Tatars se rapprochait un peu du
recèlement; mais les actions de ce genre prennent
d'autres noms quand c'est en grand qu'elles se
traitent , et lorsqu'un gouvernement les autorise.
L'activité , la surveillance , la force des Véni-
tiens opposées à la nonchalance , à l'inattention ,
à la faiblesse des Grecs , devaient assurer aux pre-
miers une longue jouissance de leurs succès, et
promettre aux seconds une dépendance de la même
durée.
« Il y avait déjà soixante-dix ans que les Français
» occupaient le trône de l'empire d'Orient : les
)) Vénitiens en faisaient tout le commerce, et en
» recueillaient les richesses. Cependant les Grecs
)) reprennent courage , leurs succès sont balap.cés ^
}) ils luttent contre les forces divisées de leurs
î 56 HISTOIRE
w oppresseurs, et préparent le moyen de les exter-
» miner. Trois en)pereiirs s'étaient formés an lieu
» dun seul. Tbessalonique, Nicée, Trébizonde
» avaient cliacune proclamé un empereur grec.
» Toutes à l'envi soupiraient après le moment de
» recouvrer Constanlinople , et toutes désiraient
» également la chute de ce simulacre d'empereur
» latin mal affernii sur le trône des Césars. Les
» Grecs connaissaient bien leur impuissance , mais
» ils nourrissaient un sentiment de baine impla-
» cable contre les Occidentaux usurpateurs de leur
» empire : ils virent la nécessité d'armer contre les
» Vénitiens un puissant ennemi, et les circonstances
» favorisèrent les desseir^s de leur politique.
)) Les Génois , chassés de toutes les mers , an-
» ciens rivaux du commerce des Vénitiens , jaloux
» de leur fortune et de leur grandeur prestpie gi-
» gantesque , osèrent se mesurer sur mer avec eux.
» Les premières hostilités avaient commencé six an-
» nées après la prise de Constanlinople ; mais ils
» furent si complètement battus , qu'à peine un
» demi-siècle de trêve fut suffisant pour rétablir
)) leurs forces navales. Ils tentèrent alors derechef
)) le sort des armes, et une seconde fois ils furent
» entièrement défaits.
» Les Grecs, charmés de voir les Vénitiens aux
» prises avec une autre puissance , ont recours pour
)) le reste à la ruse , ancien héritage de leurs pères.
)i Une trame ourdie dans le plus grand secret
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 1^7
)) ouvre les portes de Constantinople à Micîiel Pa-
)) léologue, et détruit le faible empire des Lalins
» en Orient. ^) (i)
Ce n'est point cet empire d'Orient que les Fran-
çais perdirent , mais une ombre d'autorité , puis-
qu'ils n'avaient ni forces pour la faire respecter, ni
commerce pour l'entretenir , ni flottes pour se
ravitailler.
Ce colosse de la puissance vénitienne croula ;
Tana changea de maîtres.
Au service signalé des Génois succéda une pro-
tection immédiate des empereurs , qui les rendit
maîtres absolus du commerce de la mer Noire.
i< A peu près vers ce temps , dit le savant archevêque
;) de Mohilow (2) , le noble Doria releva la ville
)) de Caffa. »
Nous citons d'autant plus volontiers le passage
de ce respectable prélat , qu'il confirme l'opinion
que nous avons avancée sur la fondation de Cafïa ,
antérieure aux temps que d'autres ont fixés : s'il eût
été question d'établir une colonie à Théodosie pour
la première fois , on dirait quesur ses débrisles Gé-
nois bâtirent CafTa ; mais dire qu'on releva cette der-
nière ville , c'est convenir qu'elle avait existé sous
le même nom.
(ï) Forma Leoni , t. 2 , p. 127.
(2) Histoire de la Tauride , t. 2 , p. 141.
FIN DE L'HISTOIRE ANCIENNE DE LA NOUVELLE RUSSIE.
l58 lïtSTOlRE
CHAPITRE XVIII.
Confusion des noms des peuples et des pays , dans
le cours de cette première époque.
Avoir donne un état de la Tauride sous chaque
peuple qui s'en est emparé, c'eût cté répéter dans
chacun des siècles , les faits déjà tracés du siècle
précédent; c'eût été montrer l'oppression nue et
dégouilanle du sang qu'elle répandait sans avoir
la possibilité d"^élablir une succession exacte dans
les faits. Des hordes se succédaient, s'égorgeaient
les unes les autres, enlevaient tout ce qui était
susceptible de Fètre , et destinaient à un esclavage
pire que la mort ceux qui étaient en état de ser-
vir. Enivrés de forfaits , rassasiés de carnage , sur-
chargés de butin, ces hordes abandonnaient sur
un sol dévasté une partie des leurs , tandis que la
masse de la nation victorieuse allait écraser de son
poids les peuples voisins sur les terres desquels elle
se répandait. Ces inondations successives d'hom-
mes féroces semblaient n'avoir d'autre but que
celui de s'exterminer les uns les autres.
L'histoire du Bosphore , de Cherson , de Tana
et de Caffa étaient les seules exceptions à ces scènes
sanguinaires. On a vu trois de ces états se mainte-
nir, fructifier, et même dominer la Tauride à
DE LA INOUVELLE RUSSIE. I ^Q
certaines époques et chacun à son lour. On les a
vu se rapprocher, s'unir, faire cause commune
contre les ennemis, et par une fatalité liée àrinlé-
rct, on les a encore vu se livrer de sanglans com-
bats , imiter la férocité de leurs voisins , et s'entre-
détruire comme eux.
La marche de l'histoire dans cette première épo-
que , était par elle-même, par sa monotonie, par
les vides qu'on rencontre à chaque pas , assez traî-
nante , assez décousue , pour ne pas l'embrouiller
encore en ajoutant à ce qu'on a su de vraisemblable ,
des faits incertains, même fabuleux, concernant
tant de peuples qu'on dit avoir habité la Nouvelle
Russie : aussi avons-nous préféré de parler de ces
peuples à la fin de l'histoire ancienne. Nous allons ,
avant de les nommer , présenter quelques réflexions
que nous jugeons nécessaires.
Si l'on espère calculer les époques et traiter des
principaux événemens d'une grande nation et en
en général , il est possible que d'inmienses recher-
ches conduiront en partie au but qu'on se propose.
Si c'est d'un peuple très-ancien que l'on s'occupe ,
la diiîiculté me paraît insurmontable, et je m'ap-
puierai à cet égard d'un des hommes les plus in-
struits et les plus éloquens du siècle dernier (i).
Si la trace de ces anciens peuples est perdue , où
(i) « On ne voit plus aucun reste , ni des anciens Assy-
» riens, ni des anciens Mèdes, ni des anciens Perses, etc. La
1 6o HISTOIRE
retrouver celle des nations errantes ? Il n'y a ici ni
traditions, ni chroniques, ni histoire à consulter :
on retrouve des citations d'auteurs qui se sont con-
tredits , qui voulaient en savoir plus qu'Hérodote
qui les a précédés, et qui seul pouvait jeter de loin
en loin quelques rayons d'une lumière vacillante
sur la première partie de l'histoire ancienne de ces
provinces : à plus forte raison , combien ne doit-on
pas être sur ses gardes quand on trouve drs filia-
tions de peuples anciens arrangées par des mo-
dernes ?
Avant la fondation des colonies grecques, et
même longtemps après , les peuples qui occu-
paient précairement le territoire qui constitue la
Nouvelle Russie , ne vivaient que de brigandages ;
ils se réunissaient par hordes lorsqu'ils attaquaient
un ennemi plus puissant, ou quand ils projetaient
la conquête d'un état : leurs femmes, leurs enfans,
les vieillards les suivaient sur des chariots; c'était
toute une nation en mouvement; il aurait fallu se
trouver sur son passage pour s'informer d'où elle
venait et vers quels lieux elle portait ses pas.
Une horde nouvelle , plus cruellement dévasta-
trice que la première , lui succédait bientôt , et
sans se contenter du pillage d'un pays déjà dévasté,
elle en enlevait les premiers habitans, ou les forçait
» trace s'en est perdue. » Bossuet , Disc, sur l'Hist. nnù\ >
t. I, p. 271.
Dj: LA NOUVELLE RUSSIE. l6l
de s'unir à elle pour conquérir de compagnie.
Les premiers occupans ne différaient des dévas-
tateurs que par le nom; ils avaient les mêmes
mœurs, la^ même cruauté, la même ignorance et
surtout la même avidité; plus encore, ils étaient
aussi des nomades. Quelquefois des masses d'hom-
mes chargées de dépouilles, harassées, désiraient
jouir de quelques années de repos. Elles s'arrêtaient
de lassitude , elles voulaient jouir en paix du fruit
de leurs rapines; mais cette injuste jouissance était
troublée à l'improviste par l'approche d'une horde
nouvelle.
Qui a pu suivre ces peuples errans ? Qui est
remonté à l'origine de chacun ? Où a-t-on trouvé
les preuves nécessaires pour les distinguer les uns
des autres , les classer sans les confondre, les dé-
signer par lenrs vrais noms ^ Heureux ceux qui
possèdent ce talent ! il manquait aux anciens Grecs.
Ils donnaient aux Scythes vingt noms pour un ,
ils les confondaient tous so«is le mot de Barbares,
en ajoutant le nom du lieu qu'ils habitaient ; mais
ces peuples changeant sans cesse de demeures, le
nom restait au pays et augmentait la confusion :
les Romains ont renchéri, en substituant encore
des noms nouveaux, et en latinisant les autres.
Hérodote a nommé les plus anciens de ces peu-
ples; il a décrit leurs mœurs, leur manière de
vivre , leurs usages , leur religion , mais non leur
histoire. Diodore de Scicile vivait sous Jules César ;
I. II
l62 HISTOIRE
Slrabon écrivait sous Tibère ; Pomponius Mêla à
peu près son conleniporain ; Pline florissait sous
Vespasien : il y a bien loin de la date de leurs
écrits aux faits qu'ils indiquent, en s'en rapportant
toujours à Hérodote, qui ne donne aucune bis-
toire (i). Quant à Ptolémée, Dion Cassius, Denis
d'Halicarnasse, o;ii est convenu d'être circonspect
en les lisant.
Ouvrez riiistoire des Gotbs de Jornandès et
d'Isidore de Sévilie, vous trouverez qu'en 344 l^s
Sarmates babitaiënt la Tauride. Quelqu'un qui l'a
ouverte aussi, s'appuie de Procope, de Bello go-
thico ^ 1. 4? c. 5, pour démontrer que Jornandès
est en défaut.
Un autre entre en lice, c'est Callidius, t. 3,
p. 4^1 , il dit tout uniment (( que Jornandès, Isi-
» dore de Sévilie, Procope même , sont des com-
>j pilateurs ignorans; qu'en 344 > Auila réunissait
» sous ses étendards tous les Sarmates et les Huns. »
Et nous qui sommes si difficiles à persuader, nous
répondons que c'est un malbeur pour les écrits de
Callidius , qu'Attila soit né cinquante -cinq ans
plus tard.
En donnant les noms des peuples qu'on prétend
avoir dominé anciennement en Nouvelle Russie ,
on légitimera les motifs du silence qu'on s'est im-
(i) C'est seulement dans le quatrième livre d'Hérodote
que l'on trouve ce que j'ai dit plus haut.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. lfi3
posé , pour éviter une confusion aussi fastidieusf; ,
que l'existence de ces peuples en Tauride est in-
certaine.
Noms des peuples qu'on dit avoir occupé la
Nouvelle Russie,
Les Abiens.
Les Acatzires.
Les Agathyrses.
Les Alains.
Les Alysones.
Les Amaxampes.
Les Amazones.
Les Anthropophages.
Les Antikiles.
Les Ardingues.
Les Asiatiques , sous Mithri-
date.
Les Avares.
Les Borysthénites.
Les Bosphoriens.
Les Bddins.
Les Bulgares.
Les Callipides grecs.
Les Chazares.
Les Chersonites.
Les Chrobates.
Les coalitions asiatiques.
Les Comanes.
Les Crares.
Les Cymmériens.
Les Génois.
Les Gépides.
Les Goths, ou Gètes.
Les Grecs.
Les Halizones.
Les Hérules.
Les Huns ou Hongres.
Les Lèches.
Les Macédoniens.
Les Mélanchlènes.
Les Messagètes.
Les Ncures.
Les Obotrit.es.
Les Olviopolites.
Les Ostrogoths.
Les Perses.
Les Petschenègues.
Les Polowces.
Les Romains.
Les Roxolans.
Les Russes.
Les Sarmates.
Les Satagalres.
Les Sauromates.
Les Scolotes ou Skolotes.
Les Scyres.
Les Scythes.
l64 HISTOIRE
Les Scylhes de Gerrhos. Les Tatars mongols.
Les Scythes laboureurs. . Les Tauriens.
Les Scythes nomades. Les Trapézistes.
Les Scythes royaux. Les Turcomans.
Les Scythes du Thiras, ou Les Tytraxètes.
Tyri-Gètes. Les Tyverses.
Les Scylhes anciens. Les Uturgures.
Les Scythes du désert. Les Uzes. .
Les Scythes du Tanaïs. Les Vénitiens à Tana.
Les Serves. Les Visigoths.
Les Sindes. Les Xites ou Tetraxites.
Les Slaves. Les Zichiens.
Les Slaves latins.
CHAPITRE XIX.
Abrégé historique des principaux peuples qui
ont occupé la Nouvelle Russie,
Ainsi que nons l'avons annoncé , il nous a paru
plus raisonnable de ne parier de certains peuples,
dont nous n'avons qu'une connaissance incertaine,
qu'après avoir dit ce que nous savions sur l'histoire
ancienne de la Nouvelle Russie.
Les races d'hommes qui peuplèrent ancienne-
ment l'Europe n'en sont pas moins nos pères , mal-
gré l'épithète de barbares dont nous les gratifions.
Ces premiers peuples étaient les Celtes , les Ibé-
riens, les Sarmates et les Scythes (i). Commençons
(i) Les savans, et même ceux qui ne le sont pas, ne
sauraient payer par trop de reconnaissance les travaux de
DE LA NOUVELLE RUSSIE. l65
nos recherches par ces derniers , puisqu'ils ont
habité le pays dont nous parlons. Il sera facile de
les trouver auteurs de grand nombre d'autres peu-
ples, connus depuis sous divers noms. Afin d'élaguer
et d'abréger autant que possible , établissons des
distinctions entre ces Scythes et les trois autres
nations déjà nommées.
Les Celtes habitaient l'occident de l'Europe , les
Ibériens, originaires d'Afrique^ occupaient l'Es-
pagne et le midi de la France, connu sous le nom
d'Aquitaine. LesSarmates, dont on parlera plus
tard , possédaient en Asie un pays très-considéra-
ble; mais dont la position est incertaine, puis-
qu'on la désigne à la fois à l'est et au sud-ouest
de la Tatarie. Les Scythes étaient originaires de
Perse.
Distinguons maintenant les Tatars des Scythes ,
car les Tatars n'ont commencé à être connus que
depuis l'irruption des Huns en Europe, l'an 376.
Des Scythes.
Les Scythes possédaient depuis quinze cents ans
une grande partie de l'Asie , lorsque Ninus les vain-
M. le comte Jean Potocki sur les reclierches de l'antiquité
des peuples ; nous y renvoyons ceux qui désirent remonter
à la source des choses ; ils y puiseront des lumières que
notre insuffisance ne peut leur fournir.
t66 histoire
quit, délivra les peuples du tribut annuel (i) et
fonda le premier royaume d'Assyrie.
Un peuple nomade trouve sa patrie partout où
ses troupeaux paissent abondanuuent. Ceux des
Scythes qui se soumirent aux lois de JSinus, con-
tinuèrent d'habiter leur pays, les autres se disper-
sèrent.
Quoiqu'on ne soit pas très-certain de l'époque
où les Scythes passèrent de la Perse dans le Bos-
phore cimmèrien , cependant on sait par Hérodote
qu'on la jugeait de son temps comuje remontant
à une très-lîaute antiquité , et que la tradition de
leur venue de Perse était conservée. (2)
Ce ne fut pas seulement la partie du Pont Euxin
servant de limite à la Nouvelle Russie, que les
Scythes occupèrent, ils envahirent le Caucase et
les pavs d'alentour, les Palus Méotides, les régions
considérables habitées depuis par les Ostrogoths
et les Visigoths ; c'est-à-dire lespace séparant cette
longue étendue de pays, renfermé entre le Tan aïs
et la mer Caspienne , ainsi que celui qui se trouve
entre ce même Tanaïs et le Danube : pays immense
et dont la population devait être prodigieuse.
Les Gèles ou Goths, les Ostrogoths , les Visi-
goths ne sont que le même peuple Scythe diver-
(i") Justin. , 1. I , c. 1 ; 1. 2 , c. 3.
(2) Hérodote , 1. 4 , c. 2 , dit qu'ils traversèrent l'Araxe.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. l6j
sèment nomme. La plus ancienne notion qu'on
ait des Goths ne remonte qu'à l'an 179, ils étaient
alors sur le Danube; à la lin du second siècle, ils
occupaient la Tlirace-^ sous Décius , ils entrèrent
en Macédoine; et en iS^ , sous Valérien, ils fon-
dèrent nilyrie. Tout porte à se persuader que les
Goths étaient les mêmes que les Gètes; le mot
Gete n'est passé chez les autres peuples que donné
23ar les Grecs. On ne peut attribuer cette difTé-
rence dans le nom qu'à la manière de le pro-
noncer, puisqu'on leur accorde le même lieu pour
demeure, le même langage, les mêmes mœurs,
les mêmes Iiabirudes , le même costume; et si
l'on se refusait à reconnaître leur identité, il fau-
drait au moins nous apprendre ce que seraient
devenus ces Gètes : comment auraient-ils disparu
tout d'un coup? d'où venaient ces Goths qui les
Oiit remplacés?
Spariien, écrivant cinquante ans après l'expédi-
tion des (joths en Ulyrie, c'est-à-dire en 5o6, dit
dans la vie de Caracalla et dans celle de Géta son
frère, que les Gètes et les Goths sont le même peu-
ple (1). Un auteur moderne dit : a Les Goths au-
» trefois appelés les Gètes, (2) »
{i\ Jules Capitol in, Claudien, Prudence, saint Jérôme,
sont du même avis.
(2) M. de Bossuet, p. 96, année i58, dans son Disc, sur
l'Hist. univ.
l68 HISTOIRE
Les Grecs portaient l'abus de ce nom Scythe jus-
qu'à le donner à tous les peuples qu'ils ne connais^
saîent pas; ainsi les Russes étaient des Scythes (i)
pour eux. Qu'ils eussent élé humiliés ces Grecs si
fiers , s'ils eussent bien voulu réfléchir qu'ils des-
cendaient eux-mêmes des Scythes! Tout barbares
qu'étaient ces mêmes Scythes, ils se glorifiaient de
leur ancienneté et se disaient antérieurs aux Egyp-
tiens. (2)
Si l'on veut se rapi^èler la fuite d'Odin (3) , on
trouvera qu'une partie de Scythes l'élurent pour
chef, et allèrent s'établir, sous ses ordres, dans la
Scandinavie. On sait également que c'est de ce pays
que Jes Goths débordèrent quand on ne parla plus
des Gètes.
Une difficulté se présente, non dans cette émi-
gration, que l'histoire atteste, mais dans la per-
sonne du chef qui la conduisit. On assure que les
Goths nommaient Odin la divinité qui présidait aux
combats, c'était le dieu Mars des autres peuples;
on lui offrait des sacrifices avant l'action, on chan-
tait des hymnes à sa gloire , on le priait de répan-
dre sur toute la nation ce courage bouillant qui
ne pouvait émaner que de lui.
(i) Jnnal. comnen. , Nicéphor, Georges, DescripU des
peuples de Russie.
{rtj Justin., 1. i\ Eschyle, dans Prométkée.
(3) Continuation du Chap. II de cette première époquev.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. l6(j
Cette difficulté n en est une que sur l'origine du
nom cVOdin. Était-il donné par les Scythes avant
leur départ des bords du Borysthène et du Thyras?
A-t-il pris naissance en Scandinavie ? Comme nous
Savons qaOdin était révéré par les Gotlis , et que
riiistoire nous apprend qu'il quitta le pays situe
entre les deux fleuves déjà désignés, nous pouvons
en augurer que le nom vient des Scythes, (i)
Nous habitons dans ce moment le point d'où les
Scythes partirent, et nous n'y retrouvons aucune
trace d'antiquité , si l'on en excepte les courgans ou
tombes élevées en forme de monticules; encore
est-il bien incertain de savoir si ces mausolées ne
sont pas l'ouvrage des Talars.
Quelques personnes, trompées par le nom de
l'île de Goth'Landf ont pensé qvie c'était la vérita-
ble patrie des Goths, et que ces peuples ne l'avaient
quittée que par la surabondance de leur population.
Il était plus vraisemblable de dire que , répandus
sur toute la Scandinavie, ils occupaient aussi l'île
à laquelle ils ont donné leur nom. (2)
L'identité étant prouvée entre les Gètes et les
(i) Richer, 28'' partie, c. 3 ; Mallet du Pan, Mjthol, des
Anciens, p. 202 j Pinkerton, Recherches sur V origine des
Scythes et des Goths.
(2) Nous connaissons l'île de Goth-Land , et nous pou-
vons assurer qu'elle n'a pas assez de surface pour avoir
contenu les Goths rangés en bataille, à l'époque où ils
commencèrent leurs incursions..
lyO HISTOIRE
Goilis, essayons de remonter aux Scythes par les
Gèles.
Les Grecs nommaient indistinctement ces peu-
ples Scythes ou Gètes ; darîs leurs pof'sies ils se
servaient alternativement de ces deux dénomina-
tions. Ovide dit plusieurs fois, « que les peuples
» qui l'environnent sont des harhares parlant deux
» langues, la gétique ou scythique et la sarmate. »
D'autres auteurs disent que les Gètes et les Scy-
tes sont le même peuple , et n'ont entre eux aucune
différence marquée (i). Cette opinion est égale-
ment celle de tous ceux qui ont cherché à appro-
fondir leur origine. (2)
Il est néanmoins des objections qu'on doit avoir
la bonne foi de se faire. Nîiius , avons-nous ùit,
chassa les Scythes de la Perse; cette époque est
antérieure à notre ère d'environ 2 5oo ans. Obser-
vons que l'écriture sainte ne dit qu'un n»ot du pre-
mier royaume d'Assyrie ; qu'elle ne parle pas de
Ninus , mais seulement de Phul, un de ses succes-
seurs ; objectons encore que le déluge de Noé ar-
rivalan du monde i656, par conséquent 2548 ans
avant Jésus-Christ ^ ainsi il y aurait, religieusement
parlant, un anachronisme. Si les anciens auieurs
profanes nous égarent, c'est aux auteurs sacrés à
nous ramener.
(i) Ammien Marcellin , Ptolémée, Strabon.
(2) Voyez , à cet égard , les ouvrages de M. le comte Jean
Potockij ils peuyent fixer plus sûrement qu'aucun autre.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. I7I
Ces Scytlies ou Gèles, que dous avons dit avoir
habité les régions de l'est , du nord et de l'ouest
du Pont-Euxin, se répandirent, avecle temps, en
Thrace, en Grèce, en Gerajanie, en Scandinavie.
Ainsi, n'en déplaise aux anciens Grecs, si jaloux
de leur origine divine, ils étaient des Scytlies ou
Gètes; ainsi la noblesse allemande, dont les titres
sont si bien conservés et les races sans mésallian-
ces, remonte directement aux Scythes ou Goths,
si ce n'est aux Vlsigoths, désignés ainsi conrime
Goths de l'Orient, (i)
Il est hors de doute que les Scythes , Gètes , ou
Goths quittèrent les bords de l'Euxin pour aller
occuper la Scandinavie, d'où la faim les chassa et
les obligea de se répandre par masses sur les terres
qu'ils dévastèrent. On doit supposer à une grande
population un sol fertile , et par conséquent une
grande facilité dans les moyens d'exister. Un peu-
ple nomade jouissait de cet avantage dans les pro-
vinces qu'il n'abandonna que pour n'être pas sub-
jugué par Mithridate. La Scandinavie suffît à peine
de nos jours à la subsistance du petit nombre de
ses habitans; aurait-elle pu en nourrir une masse
innombrable, à une époque où les forêts privaient
(i) Les Ostrogoths occupaient le pays renfermé par le
Tanaïs , les Palus-Méotides , le Caucase et la mer Caspienne.
On les nommait Ostro, ou nation de l'est. Les Visigoths ,
ou nation de l'ouest, habitaient l'espace entre les Roxolans,
les Sarmates et le Pont-Euxin.
fjl HISTOIRE
l'agnculture des deux tiers des fonds cultivés de
nos jours ! Les Goths n'y séjournèrent que peu de
temps, et y laissèrent, suivant l'usage de ces peu-
ples, une petite portion des leurs.
Des Sarmates.
Les Sarmates n'étaient point des Scythes, par
conséquent il faut les distinguer des Gètes ou
Goths (i); ils venaient d'Asie, où ils avaient ha-
bité l'ouest de la Grande-Tatarie. L'époque de leur
passage en Europe est inconnue, elle a précède
celle des Scythes. Sont-ce les Sarmates que les
Grecs ont nommés Sauromates? est-ce bien eux
qu'ils appelaient encore Sjromèdes? Dans ce cas, ils.
descendent des Modes , et remontent à deux mille
cent ans avant notre ère. On a dit qu'ils occupaient
une grande partie de l'Asie; où est la garantie
d'une aussi ancienne origine? Nous l'ignorons. (2)
On leur accorde le nom de Sauromates , c'est- à-
dire jeux de vipères (3). Leurs possessions d'Europe
étaient situées au nord des Messagètes : elles em-
brassaient la Russie européenne et presque toute
la Pologne ; c'est une erreur de croire les Germains
issus des Sarmates : si l'on excepte la guerre en
Tauride, où Tauros fut pris, les Scythes ont eu
(i) Hérodote ,1. 4) c. 67.
(2) Pline, 1. 4, c. 12 de son Histoire ; Hérodote , 1. 6,
(3) Pline , 1. 6 , c. 7 , parle de leur arrivée de Médie.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. I73
dans tous les temps les liaisons les plus intimes avec
les Sarmates, On a vu la cavalerie de cette nation
combattre contre Darius à coté des Scythes. Lorsque
les Romains dans leurs guerres contre les Goths
avouèrent avoir trouvé un ennemi formidable et
difficile à vaincre , c'était cette même cavalerie sar-
mate couverte d'une cotte de maille.
Des colonies sarmates habitaient en bonne intelli-
gence au milieu des Scythes, comme on voit de nos
jours des colons allemands en Russie et en Espagne :
ces colonies conservant leurs mœurs , leurs usages,
leur costume , leur langage , ont induit à erreur
<juelques. écrivains qui ont pris les Jazjges , colo-
nie sarmate sur les bords du Thiras , |>our la nation
sarmate elle-même. Voilà ce qui justifie ce que
nous avons cité d'Ovide dans le cours de ce cha-
pitre.
Sous Néron , en 63 , les Sarmates commencèrent
à inquiéter les Romains. Ils furent successivement
battus par Marc-Aurèle, Carus et Constantin. En
3g8.et 407 , ils firent une irruption dans les Gaules,
en se mêlant avec d'autres peuples; Attila les sub-
jugua.
Quoique le caractère des Sarmates fût porté à la
férocité, quoique leur costume fût etïrayant, ils
avaient cependant moins de cruauté que les Scy-
thes , et plus de recherche dans leur ajustement.
Leur habit était long , suivant l'usage des Mèdes ;
leurs armes bien entretenues, et leurs chevaux pas-
Ij4 HISTOIRE
saient pour rélite de tous ceux qui combaltitenl;
les Grecs et les Romains.
Des Slaves ou Slavons.
Les Slaves ou Slavons sont d'origine sarmate ; ils
furent tellement confondus avec les Vénètes , qu'ils
parurent ne former qu'un peuple ; et ce fut de
concert qu'ils firent beaucoup de conquêtes vers la
fin du cinquième siècle.
Les Slavons occupèrent bientôt toute la Bohème ,
la Luzace , la Silésie , la Pomèranie , la Pologne ,
la Servie , la Bosnie , la Dalmatie et une partie de
la Russie. Les plus anciens habitans connus de la
Russie européenne étaient Slavons , et les mœurs
des Russes élam celles qui se sont le plus long-
temps conservées , par le peu de fréquentation avec
les Européens , avant le règne de Pierre-le-Grand,
voyons si ces mœurs ont encore quelque ressem-
blance avec celles de ces peuples, dont ils des-
cendent.
Le Slave , dit Procope , est bon , quoique gros-
sier; s'il rencontre quelqu'un , il le salue ou l'em-
brasse. Accueillir un étranger, c'est pour lui un
principe de devoir : il lui offre sa table, sans y
attacher aucun mérite; c'est un prêté rendu; il
s'attend à recevoir la même hospitalité quand il
sortira de chez lui (i). Son attention perpétuelle,
(i) Mohsens, Gej-c^«c?e der Wissensch, Scit. 65. Le même
DE LA NOUVELLE RUSSIE. l'jO
celle qui paraît innée chez ce peuple , c'est de sou-
lager la pauvreté : a peine voit-on des mendians
par la précaution qu'il a d'aller au-devant des be-
soins des malheureux (i). Le courage des Slaves est
indompté et n'est pas susceptible de direction ,
parce qu'il est fondé sur l'audace qui ne réfléchit
point. (2)
Les Slaves avaient reçu des Grecs quelques no-
tions de religion , qu'ils arrangèrent à leur guise :
ils multipliaient leur dieux à l'infini , et offraient
un culte particulier aux nyniphes des bois et des
eaux (3). Cette quantité de dieux nécessitait un pro-
digieux nombre de fêtes , dont les principales étaient
consacrées au printemps et à l'automne.
auteur ajoute qu'aucun peuple ne surpasse le Slave en hos-
pitalité.
(1) Chron. slavica, p. 102.
(2) Pomponius Mêla, 1. 3.
(3) Je ne dois m'en prendre qu'à ma mémoire, si je ne
peux rapporter le nom d'un gentilhomme courlandais , qui
m'a assuré avoir habité quelque temps un très-petit village ,
dont les paysans étaient pleins de vénération pour un vieux
chêne; ils s'y rendaient en secret, et y faisaient des prières.
M. de Thom a vu en Pologne un peuple immense à ge-
noux et priant devant une fontaine. Ne pourrait-on pas
faire remonter aux Slaves l'origine de beaucoup de super-
stitions que les druides pratiquaient ?
Voyes encore ce que dit M. le comte de Potocki dans
son Vojage en Basse-Saxe. C'est l'auteur qui renvoie lui-
même à cet écrit dans ses Fragm.surlaScythie , t. 2, p. 104.
1^6 HISTOIRE
Les slaves ne faisaient que deux repas , Tun à
neuf heures du matin , 1 autre à quatre heures après
midi. Leur nourriture était grossière et mal ap-
prêtée (i) : le couteau qui servait à couper leur
viande était une arme qu'ils employaient à l'armée :
ils le tenaient suspendu à une ceinture. (2)
Ils savaient brasser la bière (3) , et buvaient
d'une liqueur fermentée qu'ils tiraient de l'écorce
de bouleau. Les bains faisaient leurs délices ; ils le»
jugeaient indispensables pour l'entretien de leur
santé , et cette habitude était introduite chez eux
depuis leur existence en corps de nation. (4)
On conduisait les époux à l'église dans un cha-
riot : ils étaient précédés d'une musique champêtre
et d'un homme portant un plat, où il y avait du
pain et du sel.
Parmi les plus anciens Slaves , on ne distinguait
les saisons que par des expressions qui leur fussent
relatives : cette méthode est bien dans la nature.
Ainsi ils nommaient le printemps la jeunesse de l'an-
née ; elle commençait avec lui ; leurs calculs sur le
cours des temps avait pour base les mois lunaires.
Moins paresseux que les peuples dont ils étaient
entourés , l'agriculture était leur occupation pen-
(i) Procop.
(2) Fortis, p. loi.
(3) Mohseii, p. 210*
(4) Nestor, p. 0.
DE LA NOUVELT.-E RUSSIE. l'J'J
dant la paix ; d'où l'on peut conclure que tous les
hommes en étal de travailler prenaient les armes
en temps de guerre.
DifTérens des Sarmates dans l'art de combattre ,
ils étaient presque tous fantassins (i); une épée,
un couteau et un bouclier composaient originaire-
lïienileursarmes. llsyjoignirent dans la suite l'arc,
la lance, et la massue; ils ont toujours cru que la
Divinité combattait pour eux. (2)
Quand le chef d'un pays voyageait, il était porté
par ce qu'il y avait de plus grand dans ses états (3).
Ils ne considéraient la guerre , ni sous le rapport
d'illustrer leur nation par une gloire durable , ni
par des motifs de vengeance fondés sur une injus-
tice reçue ; mais uniquement comme le grand
art de devenir rapidement riches : ils donnaient
le nom de hagatir à ceux qui avaient fait fortune
par leur valeur, et sous la protection du dieu
Mars.
Ils commençaient l'attaque par des cris affreux,
et le cimnt de la victoire était celui de toute la
nation. Leurs chefs étaient pris parmi ceux qui
avaient le plus vaillamment combattu; leur général
se nommait TVoja-TVoda. L'iiuoianité se refuse à
(1) Procope , uhi suprà.
(2) Constant. , de Administ. imper., a, 3i, p. 98.
(3) Théophanes, p. 367.
I. 1%
1^8 HISTOIRE
croire ce que Procope raconte de leurs cruaulés
envers leurs ennemis vaiiicus. (i)
On représente la nation Slave, en général, comme
composée d'hommes forts , très-robustes et bien bâ-
tis; leurs cheveux blonds, leurs traits decaraclère,
leur manière de se tenir, imprijuaient à ces peuples
une teinte nationale qui les faisait facilement recon-
naître. ( ')
Quelque divisées que fussent leurs tribus , le
langa^^e éiait le même partout : leurs habitations
étaient misérables, presque ensevelies sous terre ;
ils étaient peu jîdoux de la propreté , et vivaient
assez misérablement. A quoi leur servait-il de faire
des conquêtes ?
Ils promettaient à la divinité de leur ménage ,
car chacun se choisissait un dieu particulier, in-
dépendamment de celui de la guerre, qui était,
ainsi que ceux des bois , des eaux et des saisons ,
commun à tous les Slaves ; ils promettaient, dis-je,
le sacrifice d'un animal, chaque fois que leur vie
était exposée (3). Ainsi, leur principale prière était
à peu près conçue en ces termes : « Divinité bien-
» faisante , protégez ma vie dans ce combat ; à ma
» place je vous donnerai un bœuf. — Délivrez-moi
(i) Procop. , de Bell. Goth,, c. 38, p. 558.
(a) Idem, 1. 3.
(3) Lomonossow, d'après Procope de Césarée , c. 4»
Procope, 1. 4, c. 14.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. Ï^Q
» de la maladie qui n j'accable , je vous ferai présent
» d'un veau. » Tel est le sens de ce que nous lisons
dans Procope. Le même auteur ajoute ( i ) qu'ils
n obéissaient point à un roi, mais qu'ils vivaient
sous un gouvernement populaire , et que les inlé-
rêis de la nation , discutés publiquement, se déci-
daient en commun.
A cette forme d'administration, nous pouvons
néanmoins opposer diverses tribus Slaves , soumises
à un cbef ou prince , telles que les Slaves niaha-
rensès j Bohèmes j wilzes , et les obotrites.
(( Il y avait, sous Jusiinien , des forteresses en
» lllyrie qui passaient pour imprenables, anciens
)) monumens sans doute du règne des Scythes ; les
» Slaves résolurent de s'en emparer; ils traversè-
» rent le Danube , firent non -seulement des con-
» quêtes en lllyrie, mais ils s'y plureru davantage
» que chez eux, et donnèrent au pays, entre la
» Save et la Drave , le nom de Pannonie slav^ienne;
» c'est ce qu'on appelle à présent Esdavonie. »
Des Tiiverzes.
Ils habitaient les environs de l'Hyppanis, et furent
chassés par les Peischenègues. Je ne cite ce peuple
que comme un exemple du peu de données que
nous avons sur cette liste de nations déjà rapportée.
(i) Procop., de Bell. Goth, , 1. l\ , c. i4'
l8o HISTOIRE
Celte phrase unique se répéterait pour presque
toutes.
Des Petschenegues , ou Patzinaces,
Ce nom barbare convenait parfaitement au peu-
ple qui le portait. Il est hors de notre sujet de
nous étendre sur les événemens qui ont signalé
l'histoire de ces demi-sauvages , jusqu'au temps où
ils passèrent en Nouvelle P\.ussie.
Sous le règne d'Igor , on vit arriver des bords
de l'Jaik et du Volga une multitude innombrable,
portant avec elle la terreur et la destruction. Ce
fléau se répandit indistinctement sur les terres de
Russie. Igor vainquit ces peuples farouches, mais
il ne les subjugua pas. 11 les prit dans la suite à son
service , pour exécuter ses projets sur la Grèce; un
traité de paix l'arrêta en Tauride (i); c'est vrai-
semblablement alors que les Petschenegues qui
l'avaient suivi , s'arrêtèrent aux environs de Cher-
son.
On prétend aussi que battus par les Uzes , ils se
dispersèrent sur divers points : il est néanmoins
fort souvent question d'eux depuis celte époque,
et l'histoire de Russie est pleine de leur férocité.
En ne parlant plus des Petsclienègues , on leur fait
(i) Nestor, Nicon. (auteurs russes). Voyez , sur les Pets-
chenegues, Striffer, Zonaras, Constantin Porphyrogénète.,
Cedrenus, Lomonossow, 2<' partie, c. 3, etc.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. ïSl
succéder les Polowtzi ou Polowces , habitant égale-
ment les rives de l'iaïk. (i)
11 ne faut pas confondre les Petschenègues , as-
siégeant Kiow sous Sviatoslav I", et subsistant de-
puis comme nation , avec une colonie du même
peuple rivalisant d'industrie avec les Chersonites ;
mais très-éloignés de rivaliser de profits. Vaine-
ment a-ton voulu se persuader que le commerce
qui passait par leuis mains les avait enrichis;
vainement leur a t-on accordé la qualité de facteurs,
comme on la donne de nos jours aux juifs de Po-
logne ; le titre ne change pas l'état, et c'est beau-
coup s'il en modifie l'amertume : nous voyons tous
les jours, dans les villes de commerce, une légion
de porte faix , par les mains desquels toutes les
marchandises passent, sans qu'ils en soient pour
cela plus riches. Où serait la vraisemblance que les
Grecs de ce temps-là se fussent choisis des associés
parmi des hommes dont ils ne pouvaient faire que
des crocheteurs ?
Une autre portion des Petschenègues dominait
en Tauride , dans le dixième siècle. Ce n'était
plus les facteurs des Chersonites, mais un corps de
nation laborieuse , travaillant avec intelligence ,
(i) Les Po/ow^fô/ paraissent être les mêmes que les Pets-
chenègues ^ mais ayant un surnom.
L'Évêque, Rist. de Russie, t. i, année 1061. ^ojez aussi
Constant. Porph. , de Admin, imper., c. 37.
î82 HISTOIRE
cultivant les terres, faisant pour son compte et sans
associes un coriin:erce considérable, et méprisant
ceux des leurs qui se vouaient aux colonies j^^^ec-
ques. ( e furent ces hommes actifs qui portèrent
tort à Cberson , et non les malheureux qui leur
servaient de bétes de sonmie. Nous ne pouvons
dire, ainsi que quelques historiens l'avancent,
qu'ils furent subjugués par h^s Polowtzi, puisque
nous avons pensé que ce n'était qu'un même peuple.
Des Chazares.
Cette nation , dont il est souvent parle dans l'his-
toire de Tauride , était une tribu sarmate. Les
Grecs, oubliant que les circonstances font les hom-
mes, comme elles décident quelquefois des empires,
se jouèrent du malheur de ces peuples expatriés,
et les nommèrent émigrés, (i)
Ces Chazares n'eurent à combattre ni l'aveugle-
ment des passions, ni le fanatisme de la fausse
liberté , ni la rage des assassins, ni le délire fréné-
tique de l'inconstance, ni le machiavélisme des
cours ; ils furent bien servis par des circojistances
différentes des premières, et fondèrent un rojaume
(i) Comme il est puissant, le pouvoir de l'habitude ! Les
Grecs nommaient ces peuples Métanaste , qui veut dire
émigré; les Slavons, d'après l'usage grec, les appelaient
Chasnr, qui , dans leur langue , renferme la même signifi-
cation.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. ] 83
qui eut beaucoup de pouvoir et de réputation.
On est disposé à croire que la plupart des peuples
nommés daiis le chapitre précédent, tiraient leur
origine des Scythes et des Sarmaies, que ce mé-
lange leur valait des noms divers, et ajoutait à la
confusion qui a suivi.
Des Tatars.
Les Tatars sont une classe distincte des Mongols :
les uns et les autres paraissent avoir une origine
commune avec les Turcs.
Cet Tatars et Mongols ont eu à différentes épo-
ques des succès incroyables. Le pays qu'ils occu-
paient en Asie embrassait à peu près la septième
partie du monde. Les Turcs ne s'élevèrent que par
la chute des Mongols.
L'Asie devint trop étroite pour satisfaire l'ambi-
tion des fds de Jenguys-Rhan, ils conduisirent leurs
Tatars en Europe et y firent des conquêtes. La
Tauride , ainsi que nous l'avons remarqué , devint
la proie de ces étrangers. Nous aurons souvent
occasion de parler d'eux dans la seconde époque
de celte histoire.
î84 HISTOIRE
CHAPITRE XX.
Du commerce en général; du commerce établi
par les colonies sur les bords de VEuxin , ren-
fermant tout V intérêt commercial de cette pre-
mière époque.
Le but principal de cet ouvrage étant de donner
au commerce delà mer Noire toute l'extension dont
il est susceptible , celte partie de mon travail né-
cessite un grand développement. Aussi pour y ré-
pandre le plus d'ordre et de clarté possible , j'ai
divisé le commerce de la nouvelle Russie en irois
époques , ainsi que son histoire , en terminant cha-
cune de ces époques par l'aperçu commercial qui
la concerne ; j'ai taché de faire mieux ressortir et la
marche et les avantages que ce commerce présente.
Du commerce en général.
Le commerce en général est la communication
réciproque du produit des terres et de l'industrie.
Les besoins factices que les hommes se sont créés
ont rendu le commerce dépositaire des objets d'o-
pinion comme de ceux de première nécessité ; c'est
ainsi que le luxe n'est qu'une jouissance compara-
tive des choses superflues.
L'influence du commerce sur le corps politique
d'iuie nation est une de ces grandes vérités que
DE LA NOUVELLE RUSSIE. l85
l'histoire de chaque peuple démontre : l'Egypte en
fournira la preuve dans le cours de ce résume.
Considéré sous le rapport politique, il est de
l'essence du commerce de faire utilement circuler
dans toutes les provinces de Félat les productions
qui leur sont nécessaires, et d'exporter leur su-
perflu : de même il doit importer les productions
et les marchandises élrang(H es , soit pour l'usage
de ces mêmes provinces , soit pour les réexporter
avec avantage.
La première opération commerciale a eu lieu en
Asie, parce que cette partie de notre globe a été la
première peuplée ,• aussi par succession de temps est-
ce vers l'Asie que tous les peuples aboutirent, parce
que le commerce y avait introduit un luxe effréné.
Les Pbéniciens illustrèrent le point de la Syrie
d'où ils partirent povu^ braver les dangers des mers,
et accumuler les ricliesses de l'Orient dans Tjr et
Sjdon. Cet exemple fut bientôt imité ; il en est de
même de tout ce qui est couronné par le succès,
avec cette distinction importante, que l'avidité
aveugle souvent.
11 est plus que vraisemblable que les premières
opérations commerciales se traitèrent par des échan-
ges : l'impossibilité des transports , la variété dans
les objets de convenance, les goûts opposés de divers
peuples, la concurrence même, tous ces motifs,
dis-je, donnèrent de l'âme à Tindustrie; les mé-
taux devinrent des richesses de convention; ïh
1 86 HISTOIRE
représentèrent les marchtuidises aussitôt qu'ils fu-
rent eux-mêmes reconnus pour telles.
Ces progrès dans le commerce introduisirent le
change qui le vivifia. En i j 8i , les juifs inventèrent
les lettres de change. Ces hommes ingénieux , de-
venus eux-mêmes un objet de commerce, étaient
bannis, rappelf's ou tolérés dans différens états,
selon les besoins des gouvernemens qui les impo-
saient. Pour mettre leur fortune à l'abri des poulr-
suiles continuelles, leur industrie enfanta un projet,
qui, fondé depuis sur la confiance publique et par-
ticulière , est devenu l'âme du commerce.
Le prix du change n'étant qu'une compensation
momentanée des monnaies de deux pays, en raison
de leurs dettes réciproques , la balance du com-
merce sera la portion qui restera due par Tun des
deux j lorsque ces dettes réciproques seront ac-
quittées.
Il résulte de cette compensation momentanée ,
que l'abondance ou la rareté des créances d'un de
ces pays sur l'autre , fait la hausse ou la baisse du
change. A celte considération , il s'en joint habi-
tuellement une autre , qui est la proportion dans
le crédit public.
Commerce par les colonies.
Fonder des colonies devint une branche de com-
merce, que la politique conseilla à l'intérêt des
gouvernemens. L'excès de la population devait faire
DE LA NOUVELLE IIUSSIE. 187
redouter des désagréables corjséquences au pays trop
resserré ou trop peu fertile pour la contenir. Tant
qu'il est possible d'occuper les bras à l'agriculture,
l'état et]e commerce en profitent; lorsque ces bras
restent oisifs et qu'ils ne peuvent être distribués dans
les fabriques , le commerce et l'état en sont grevés.
L'idée de conquête serr.it faussement supposée à
l'établissement des premiers colons. La mère patrie
a du traiter les bommes comme une prodiiclion
trop abondante dont l'intérêt général demandait la
séparation.
Ainsi le premier vœu a été de se débarrasser
d'une multitude à cbarge , et par conséquent dan-
gereuse ; le second de la rendre utile , en lui four-
nissant les secours nécessaires à la culture : le
commerce paraît n'avoir été que la troisième
intention.
Qu'on veuille bien ne pas perdre de vue que je
viens de parler des premiers colons ; ne confondons
pas l'établissement de la colonie avec les effets qui
en ont résulté : c'est pourquoi, lorsque le com-
merce a remarqué des avantages réels dans les rela-
tions entre la mère patrie et les colons , il a pu
concevoir l'idée d'établir des colonies uniquement
fondées dans les intérêts du commerce.
Toute colonie qui peut se passer de sa métropole,
non-seulement cesse de lui être utile, mais elle est
à la veille de s'en séparer. Ainsi en éloignant de la
grande famille une partie des individus qui la
î88 HISTOIRE
composaient , la métropole a du se réserver les
moyens de diriger, de gouverner ces individus;
elle a dû faire dépendre leur prospérité de ses soins
continuels. C'est ainsi qu'on a vu Gènes non-seule-
ment nommer à toutes les places civiles et militaires
de CafTa , mais encore y envoyer des commissaires
pour inspecter les gouverneurs et les magisirats.
Épuiser les colonies , c'est les disposer à s'afFran-
chir du joiig, que l'art de l'administration devrait
leur rendre insensible. Ne jamais retirer d'elles tout
ce qu'on aurait le droit d'exiger , est le moyen le
plus sûr de les maintenir dans la dépendence : on
n'attache un homme a un sol nouveau , à un climat
qui n'est pas le sien , qu'en lui assurant une exis-
tence plus agréable que celle qu'il abandonne. Il y
aurait bien de l'injustice de ne pas calculer pour
l'homme simple et de bonne foi , les dangers aux-
quels il s'expose , le sacrifice de son pays , peut-être
celui de sa santé. L'intérêt l'a décidé, il n'a vu que
la promesse qu'on lui a faite , il serait affreux de ne
pas la remplir , de ne pas veiller sur lui , de ne
pas récompenser sa confiance par des avantages
certains.
On doit distinguer la colonie politique commer-
ciale de la colonie politique de conquête. Alexandre-
le-Grand perfectionna celle-ci. Ce prince , aussi
sage politique que vaillant capitaine, distribuait
les vaincus sur les états de sa domination , et les
remplaçait par un certain nombre de ses sujets. Les
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 189
Romains adoptèrent ce genre de colonies , et en ré-
tirèrent de si grands avantages que ces deplacemens
leur réussirent partout, excepté en Scylhie, sous
Trajan. Cette dernière manière de fonder des co-
lonies étant étrangère à mon sujet, je n'en par-
lerai pas.
Les excursions de tant de peuples, dont il a été
traité dans cette première époque , ne peuvent
être considérées comme des colonies. C'était un
fléau dévastateur qui parcourait une portion de
l'hémisphère, jusqu'à ce qu'il fût détruit par la
mésintelligence de ses chefs , ou par le fer des na-
tions réunies.
L'excessive population de la Grèce fit plus pour
son commerce que ses exploits; il est vrai que
ceux-ci servirciît à protéger les colonies, dont
celte population était la première cause; le com-
merce concourut au bien-être des colons, et fut
la récompense des soins administratifs que diri-
geait la prudence de la mère-patrie.
Si quelque chose pouvait dédommager du sang
que firent verser les victoires d'Alexandre , ce se-
rait la révolution, si favorable au commerce des
Européens, qu'elles aujenèrent. Généralement par-
lant, il est rare que le commerce d'un pays ac-
quière une prépondérance marquée, s;jns porter
atteinte au commerce d'un autre. Alexaiidre dé-
truisit Tfr et la navigation de Syrie. L'Egvpie
qui refusait jusque-là de communiquer avec les
igO HISTOIRE
étrangers, fut forcée de correspondre avec eux.
Alexandre en donnant son nom à la plus belle
cité de l'Egypte, la constijua reine du commerce
de rinde et de tout l'Orient.
Les Ptolémées , successeurs du héros macédo-
nien, suivirent ses traces, el l'interruption de ce
commerce n'a cessé qu'aux époques dont je vais
rendre compte en liant ce qui précède avec le
commerce de la mer Noire.
CHAPITRE XXI.
Bu commerce ancien de la mer Noire ou Pont-
Euxin.
Vouloir remonter à une époque antérieure à
celle de la fondation des colonies grecques, pour
établir la première existence du commerce de la
mer Noire , ce serait se perdre dans la nuit et l'i-
gnorance des temps , ce serait bercer de chimères
l'attention du lecteur inq^artial, qu'on doit savoir
respecter.
Ce serait ainsi perdre beaucoup de temps que
de s'arrêter aux fables qu'Arisiée mit en vers au re-
tour de son voyage en Scythie, oii le commerce
l'avait attiré. On ne peut exiger de nous des dé-
tails très-étendus : quand on n'a pas des notions
bien suivies, bien exactes, bien constatées, sur
l'histoire d'une ou de plusieurs nations antiques ,
où trouverait-on celles de leur commerce?
DE LA NOUVELLE RUSSIE. JQI
J'ai déjà rapporté , suivant les circonstances qui
se sont offertes, les points principaux des spéctda-
tions <les (rrecs sur le Pont-Euxin; dans ces temps
reculés, les objets de première nécessité fixaient
seuls les opérations commerciales ; ils consistaient
principalement en grains , sel, poisson séché,
cuirs, cire, miel et fourrnres. L'avidité y joignit
l'achat des esclaves, et la férocité des riverains mid-
tiplia tellement le nombre des victimes , qu'on les
transporta chez l'étranger pour les revendie avec
plus de bénéfice.
Phanagorie, Panticapée, Théodosie, Cherson ,
Tanaïs, Taphros , Olbia, Ophiuse furent les pre-
miers entrepots du commerce, (i)
Après les victoires de Lucullus et de Pompée,
les Romains ajoutèrent à leur système de conquête
le projet momentané de les faire fleurir par le
commerce. Pompée ayant subjugué le royaume de
Pont, offrit à Rome une source de richesses dans
le commerce de la mer Noire. Jusque là les égyp-
tiens, maîtres de celui de l'Europe et de l'Asie,
fixaient, à leur gré , le prix que les Européens de-
vaient donner des productions de l'Inde.
Les échanges avaient lieu dans les spéculations
des Egyptiens, parce qu'ils étaient tous à leur
(i) On trouve, dans les PlaldojQrs de Démosthènes con-
tre Phormion et contre Lacritus , les preuves de ce cora-
Hiercc.
ig?. HISTOIRE
avantage. Cela se conçoit, en réfléchissant qu'ils
n'avaient point de concurrens dans la livraison des
marchandises de l'Inde, et que les acheteurs ar-
rivaient de tous côtés en Egypte avec celles de
l'Europe. Ainsi ils recevaient de l'or, de l'argent,
du cuivre, du fer, du plomb, du laiton , des draps,
des vins, du soufre, de l'alun, des cuirs, de l'am-
bre , du mastic et autres articles ; puis ils donnaient
en retour des pierres précieuses , des drogues , des
parfums , de l'ivoire , des étoffes de soie , des toiles
peintes d'Orient et des épiceries.
Le projet de Pompée fut d'établir une commu-
nication plus directe , plus facile qiie celle qui exis-
tait entre le Pont-Euxin et la mer Caspienne ; non-
seulement il voulait suivre le plan de commerce
qui avait si bien réussi aux colonies grecques, mais
il comptait encore se servir de la voie de l'Eu-
phrate. Ce fleuve prend sa source en Arménie et se
jette dans le golfe Persique.
Rome , en adoptant les vues de Pompée , rui-
nait le commerce de l'Egypte. Mais dans un gou-
vernement purement miliiaire, les idées commer-
ciales sont soumises à toutes les vicissitudes de
l'esprit du moment; voilà pourquoi Rome aban-
donna ce projet, à peine conçu, et revint à son
système de prédilection, celui des conquêtes.
En effet, il était plus aisé aux Romains de vain-
cre que de spéculer; enfans gâtés de la victoire,
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 193
ils se présentèrent en Egypte et la soumirent à
leur domination.
Dans des circonstances subséquentes, les Egyp-
tiens se vengèrent des idées profondes d'un grand
homme, en assassinant Pompée. Viiidicalifs et flat-
teurs, ils espérèrent faire leur cour à César , et ne,
lui inspirèrent que le mépris.
Cette conquête de l'Egypte fut plus utile au
commerce des Romains, que ne l'ensserst été les
projets de Pompée , de prendre la route de la mer
Caspienne et du Pont-Euxin pour correspondre
avec l'Inde; c'est pourquoi Rome abandonna aux
Asiatiques et aux Grecs le commerce de la Tau-
ride et de toutes les cotes de la mer Noire.
Les bords de 1 Hyppanis recevaient encore quel-
ques marchands romains; mais ce n'éiait plus que
ceux qui, ayant des relations entamées, termi-
naient leurs anciennes spéculations pour n'en plus
former de nouvelles.
Byzance profita de ce que Rome dédaignait. Son
heureuse situation entre la Méditerranée et le
Pont-Euxin, en fit le point central du commerce
de ces deux mers. Ce fut une faute bien grande
que les Romains commirent, de se priver de dé-
bouchés aussi considérables. Qu'au sein de l'abon-
dance un commerçant sache se borner, c'est un
principe sage pour des particuliers; il cesse de
convenir à un état puissant : celui-ci doit pousser
sa bonne fortune commerciale aussi loin que sa
I. i3
1 94 HISTOIRE
force le permet, puisque les gains que le com-
merce procure sont le nerf de la durée de celle
force.
Les mêmes denrées que les Grecs avaient Tlia-
bitude de tirer de leurs colonies, refluèrent à By-
zance; les peuples d'Italie y apportèrent, Jears vins
et leurs huiles , et FArcliipel tripla ses bénéfices sur
les objets manufacturés.
Plus tard, des communications nouvelles s'ou-
vrirent avec la Piussie; le siège de Tempire romain
transporté à Constantinople j)ar l'empereur qui
donna sou nom à la ville, fit accourir tous les
riverains du Pont-Euxin et des Palus -Méolides,
Les babitans des bords des fleuves navigables re-
doublèrent d'efforts et d'industrie. Tout le monde
voulut s'enrichir ; le goût du commerce devint gé-
néral. Smolensko chargea des bateaux sur le Bo-
rystliéne. Le courage des Russes surmonta les
obstacles que la nature mettait à leur industrie,
par les cataractes du Qeuve, et dompta les peuples
fainéans qui végétaient sur ses bords , qui n'étaient
hommes qu'un jour de bataille, mais ignorans ,
pillards et paresseux le reste de leur vie.
Quelque justice qu'on rende à l'antique valeur
des Russes , il faut néanmoins convenir que les
profils de leur commerce intérieur devaient être
bien considérables, pour leur faire mépriser les
fatigues inouïes qu'ils devaient supporter. Pour en
avoir une idée , il faut se représenter ces hommes
DE LA NOUVELLE RUSSIE. igj
vigoureux , portant à bras et les barques et les
marcijaiidises qu'elles renfermaient, durant tout
l'espace où la navigation était interrompue par les
cataractes ; il faut savoir de plus que c'était le mo-
ment choisi par les Petschenègues , pour tomber
à l'improviste sur les caravanes ; il fallait alors se
battre pour conserver sa vie et ses marchandises :
la perle du temps employé à disputer ce passage
était la moindre de toutes. La continuation de ce
commerce par les Russes , prouvait qu'ils étaient
déjà soldats, marins et marchands.
A juger par l'espèce de marchandises que les
Russes apportaient et par celles qu'ils recevaient en
échange , on doit remarquer que les esclaves et les
pelleteries étaient estimés au dessous de leur valeur
par des marciiands peu experts et qui trouvaient
déjà un grand bénéfice en les vendant vingt cinq ou
trente pour cent au dessus de l'achat primitif. Ce
bénéfice eût été considérable, si les objets qu'ils
recevaient en retour n'eussent pas été portés dans
l'échange à une valeur exorbitante. On échangeait,
par exemple, un esclave maie contre dix ou douze
livres de poivre. On ne donnait que quelques
bouteilles d'huile ou de vin pour mie esclavrî fe-
melle. Il fallait et des esclaves et des pelleteries
pour obtenir des étoffes. Il est très sûr qu'à leur
retour dans l'intérieur de la Russie , ces mar-
chands fixaient aussi , aux objets qu'ils rappor-
taient, un prix assez haut pour se dédommager et
igG HISTOIRE
(le leurs fatigues et de l'intérêt de leurs capitaux.
Cette manière de traiter était trop défavorable
à la Russie pour durer long temps : ce n'était plus
qu'une erreur dans le commerce , occasionnée d'un
côté par la mauvaise foi , et de l'autre par l'igno-
rance. Aussitôt que les Russes remarquèrent Fem-
pressement avec lequel on recherchait leurs mar-
chandises; quand ils observèrent que celles des
Grecs devenaient tous les jours plus considéra-
bles; qu'ils virent les habitans du Pont, toutes les
colonies s'empresser autour d'eux; alors ils décou-
vrirent qu'on les trompait. Les échanges furent
presque nivelés , ou du moins plus de proportion
s'établit dans les marchés.
Un peuple trompé dans ses premières spécula-
tions, contracte un esprit de méfiance très par-
donnable. Malgré leurs profits, les Russes crurent
ne devoir* plus s'en rapporter à ceux qui venaient
de bien loin pour leur faire des avances. Ils se dé-
terminèrent à trafiquer eux-mêmes dans l'étranger,
à exporter leurs marchandises, et ce moyen infail-
lible fit rétablir en leur faveur la balance du com-
merce, qui, jusque-là, avait été toute à leur désa-
vantage.
La paix qu'ils conclurent avec les Petschenègues
ne troubla plus leurs utiles opérations. Ils redou-
blèrent d'activité et jouirent bientôt du fruit de
leurs travaux et de la combinaison plus exacte que
l'expérience enseigna à leur industrie.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. IQJ
Ainsi que je l'ai avancé au commencement de ce
cbapitre, le commerce influe puissamment sur le
corps politique d'un état; il lui donne la richesse,
d'où nait le crédit; les états voisins passent de la
jalousie à la confiance qu'ils lui accordent, et sa
force augmente en raison du besoin que les autres
ont de lui. Le commerce éleva l'Egypte à un point
de grandeur qui cfTryya Rome, et à un degré
d'opulence qui établit sa primauté sur toutes les
puissances commerçantes ; le commerce fut aussi ,
dans ces temps reculés , la cause première de
l'agrandissement de la Russie.
Ce serait une erreur de croire que les avantages
procurés parle commerce se bornent «\ la Jouissance
des objets qui manquent à un pays et à l'exporta-
tion de ce qu'il a de superflu. En suivant cette
époque de l'agrandissement de la Russie , on trouve
qu'elle étendit, par le commerce, l'horizon de ses
connaissances , qu'elle acquit les premières notions
des arts , qu'elle forma des marins , créa une ma-
rine et croisa sur le Pont-Euxin, en 936, avec
une flotte montée par dix mille hommes (r).
Le grand-duc Igor la commandait, et mille vais-
seaux sous ses ordres vinrent jeter lefTroidans Con-
stantinople.
Les succès ou les revers des Russes dans la mer
Noire , pendant cette première époque, exigeraient
(i) Frièbe, t. i, p. 22 et suiv.
]q8 HISTOIRE
des détails trop considérables et qu'on ne peut se
permettre de donner, sans mêler l'histoire de la
Russie en général avec celle de la Nouvelle Russie,
que nous traitons. On ne s'écartera cependant pas
de son but en observant que , même indépendam-
ment des bienfaits accordés aux Russes par le com-
merce, leurs armes l'appuyèreî.t, Tagrandirent et
lui donnèrent un essor rapide, que plusieurs siè-
cles d'indolence n'auraient pu procurer. Ils battirent
les Cbazares , forcèrent les Pelscliènègues àla paix ,
puis ils les repoussèrent en Orient ; enfin ils con-
quirent la partie de Taurlde dont Tmutarakan
était alors la capiiale.
Le traité entre le grand duc Igor et Constan-
tin VI ne prouve point que la Russie n'eut plus de
droits à réclamer sur toute la Tauride, il dit seule-
ment « qu'elle renonce à ses droits, moyennant
)) une redevance. » Ce tribut fut mal a<^quitté , et
c'est ce qui occasionna la prise de possession de la
presqu'île par Swiatoslaw^ , fils d'Igor.
Un grand commerce que des armées protègent
après des victoires , doit amener l'abondance et la
prospérité publique. Riovs^ peut nous donner une
idée de l'étendue et de l'utilité de ce commerce de
la mer Noire , puisqu'on vit la capitale de la Rus-
sie faire circuler jusque dans la Baltique les mêmes
marchandises que le PontEuxin lui avait fournies.
Les habitans de Kiow durent plus de succès à la
prudence de leurs combinaisons qu'au zèle com-
DE LA NOUVELLE RUSSIE. I99
mercial qui les animait : ceci est craulant plus sen-
sible, qu'on voit ordinairement la même spécula-
tion réussir très-difTe rem ment dans les mains de
deux personnes ; l'une n'a pas rëûécbi comme
l'autre ; elle a plus accordé , soit à la probabilité ,
à la confiance hasardée , soit au moment de spé-
culer, qu'à la mesure de prudence qui indique les
risques, les commettrons, les lieux et les temps.
Le souverain encouragea les babitans de Kiovsr;
il fixa sa résidence dans leur ville; buit foires par
année y réunirent les marcbands de tous les pays.
Le luxe n'existait pas encore, mais l'aisance géné-
rale régnait sur un peuple beureux ; son imagina-
tion ne se fatiguait pas du désir des superfluités
qui lui étaient inconimes , et le bien du moment
donnait l'espoir d'être le bien de l'avenir, puisque
les bonnes mœurs se conservaient intactes , et qu'une
administration éclairée maintenait l'état en paix
avec ses voisins.
Tant que des spéculations aussi favorables du-
rèrent , Kiow marcha de succès en succès ; mais la
prospérité aveugle plus souvent qu'elle n'éclaire,
et je ne crois point errer en rapportant l'origine de
l'esprit de conquête qui ruina Kiow , à l'époque
dont je parle.
Quelque beureux que soit un état , il est dans la
nature de le voir chercher à s'élever plus haut :
l'amour du changement a trompé et trompera tou-
jours les hommes , tant qu'ils ne sauront pas se
200 HISTOIRE
persuader que ce qu'ils connaissent vaut souvent
mieux que ce qu'ils désirent. L'affluence des étran-
gers , la diversité de leurs marchandises, la richesse
de certains costumes , le prix qu'on attache aux
choses qu'on voit pour la première fois , la jalousie
de les voir entre les mains de ses égaux , le désir
de les posséder , ces motifs altérèrent les mœurs ;
le luxe naquit. Si le luxe favorise le commerce, si
les fabriques qui l'entretiennent ne sont pas dans le
pays , ce luxe alors est utile aux commerçans en
raison de ce que les particuliers et l'état perdent.
Les seigneurs furent distraits des soins qu'exigeaient
leurs domaines; bientôt, cessant de trouver dans
leurs revenus de quoi satisfaire à leurs goûts nou-
veaux , ils contractèrent des dettes , et l'agricullure,
cette source si intéressante pour le commerce, reçut
une atteinte qui retomba sur lui. La pente établie ,
tout va suivre sa direction ,• des propriétaires plus
empressés de jouir que d'assurer la jouissance, soit
dans sa durée , soit dans ses objets , vendirent mal
des terres déjà négligées ; le besoin naquit à côté de
l'impuissance de satisfaire le désir des surperfluités ,
le souverain ne put fournir à l'avidité de tous ceux
qui l'obsédaient : dès lors la nation fonda son uni-
que espoir d'acquérir- de nouvelles richesses, sur
son courage , qu'il eût été bien plus sage de n'em-
ployer que pour les conserver; l'esprit de conquête
passa des officiers jusqu'au chef, et descendit du;
chef jusqu'aux dernières classes de la société. Tout
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 20 ï
le monde vouJiit obtenir, les armes à la main, la
possession des superfluités qu'avait créées le luxe;
rindustrie et le commerce ne parurent que des res-
sources lentes et douteuses ; on annonça des projets
hostiles avant de s'être assurés des armes et de l'ar-
gent nécessaire pour leur succès ; Kiow se trompa
dans ses Calculs ; la guerre lui fut aussi fmieste que
son commerce lui avait été util^.
Cette première époque du commerce de la Nou-
velle Russie ne peut présenter les mêmes facilités
que les suivantes ; on n'exploitait pas encore les
mines ; des hommes peu exercés et méfians , n'ap-
portaient pour leurs échanges que ce qu'ils trou-
vaient chez eux par un don de la nature , sans y
ajouter les profits que les arts triplent. Ainsi le
commerce honteux des esclaves et celui des pelle-
teries furent-ils les seuls qui provoquèrent la cupi-
dité des étrangers : les cires , le miel , les cuirs , le
poisson séché ou salé ne pouvaient être classés que
comme très-subordonnés aux deux autres.
Dans ce que nous avons rapporté des diverses situa-
tions où se sont trouvés les Bosphoriens , les Véni-
tiens, les Génois et les Russes, se trouve aussi l'abais-
sement ou le progrès de leur commerce respectif.
En joignant à ce tableau la férocité des peuples qui
s'entre-détruisaient pour faire des prisonniers et
hâter par là l'instant de leur ruine commune, on
trouvera avec douleur les causes qui donnaient le
mouvement à ces temps d'injustices et de cruautés.
202 HISTOIRE
I/époqtie était arrivée où les sciences et les arts
allaient s'agr.mdir , l'étude cessait de se fixer aux
stérdes spéculations des anciens philosophes. Elle
selivraitaux recherches sur la physique expérimen-
tale et sur la chimie. Le commerce allait acquérir
des lumières nouvelles, l'aimant devait étendre son
cours ^' i) , et la décomposition découvrir les secrets
de la nature ; aussi, depuis la glace où la coquette
s',adniire ( ) , jusqu'à l'horloge qui lui marque le
temps qu'elle perd , et la fonte des caractères (3)
qui pouvaient en améliorer l'emploi, tout va de-
venir un objet de commerce.
CHAPITRE XXII.
Explications»
Il nous a paru utile , pour l'intelligence de ce
qui suivra, de donner une table des noms suc-
cessifs qu'ont eus les principales villes de Crimée.
Comme nous l'avons dit , les Grecs et les Romains
se sont plu à les remplacer, soit par des noms nou-
veaux , soit par des surnoms multipliés , ce qui n'a
pas peu contribué à rendre bien des choses inin-
telligibles ; ce qui , encore , a fait chercher des villes
qu'on n'a plus retrouvées, par la seule raison que
(i) La boussole.
(2) L'étain.
(3) L'imprimerie.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. :2o3
le nouveau nom n'avait pas été assez accrédité pour
se transmettre, et que le pays ou la ville ont repris
l'ancien.
Les mers et les fleuves ont aussi éprouvé des
cbangeniens de noms qu'il faut indiquer.
MERS.
Mer Noire.
— Inhospitalière ou Pontos-Axenos.
— Hospitalière ou Poiitos-Euxenos.
Palus— Méotides.
Temerinda, parmi les Scythes.
Zabach.
Azow.
Mer Pourrie f entre la Crimée et la mer d'Azow.
Sivache.
FLEUVES.
AUTREFOIS. aujourd'hui.
Antikites ' * * 1
Hipanis > Le Couban.
Vardanus j
Tanaïs Le Don.
Danapris ]
Élicé \ Le Dnieper.
Borysthène j
Hyppanis Le Bog ou Boug.
204 HISTOIRE
AUTREFOIS. , aujourd'hui.
Thyras
Danastris ^ r^ .
^ , \ Le Dniester»
Cyres
Turla
Ister Le Danube.
VILLES.
Taphros.
Tafré...
S Pérécop.
Eupatoria .....]
Pompeïopolis > Kaslow.
Geslevé j
Calamita, même nom donné au golfe Bachtzesarai.
Ctenos 1
Dori > Interman,
Théodori J
Cherronisos
Cherone
Chersone ). SévastopoIottAchtiar.
Tzortzina
Cherson ..........
Simpheropol ou Ak-
Metchet.
Souydaia 1
Lugira > . ". * Soudagh.
Soldaia J
Tauros 1
Cembalo > Baluklava.
Symbolon j
I
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 20^
AUTREFOIS. aujourd'hui.
Solgat
Tolat ^. . ^.
> Cnmott vieux Crmi.
Carea
Caréonpolis
Ardanda
Thewdosia )> Caffa.
Theodosia
Yracleon Arabat.
Panticapeon. , . .
Gargasana
Bosphore y .K«rtsch.
Wosphoro
Aspromonte. . . .
Parthenion 1
Gargaza l Yenicale.
Mirmekion J
Phanagorie
Tomi
Tamatarcha ^ Taraan.
Matriga
Tmutarakan. . . .
Tanaïs
Tana
Azac y Azow ou Taganrog
Asgar
Asgali
206 HISTOIRE
CHAPITRE XXIII.
Coup d'œil sur quelques restes d'antiquités dans
la Nouvelle Russie,
Pendant Fautomne de 1808^ quelques paysans
du village de Voukovary , dans le district d'Elisa-
Lethgrad, ayant fait des fouilles dans un des kour-
ganesduStep, y découvrirent deux ailes d'oiseau,
faites d'une feuille d'or qui enveloppait un morceau
de bois. On y a trouvé en même temps un petit
poisson fait de la même manière. Le bois était à
demi pourri , mais la feuille d'or s'est bien con-
servée. Ces pièces curieuses ont été envoyées à Pé-
lersbourg.
On a fouillé dans différens autres kourganes de
la Nouvelle Russie : on y a trouvé des ossemens
d'hommes et de chevaux, différentes armes, etc.;
mais tellement altérés par le temps, que tpus ces
objets se convertissent très-souvent en poudre par
le moindre attouchement.
Les kourganes du Step entre le Dnieper et la
mer d'Azow^ , sont pour la plupart surmontés de
statues en pierre d'un travail grossier.
On trouve dans plusieurs endroits du Step , qui
environne Odessa, quelques médailles romaines
impériales, tant en argent qu'en bronze. Il ny a
pas long-temps qu'on en a découvert quelques-unes
sur le territoire de la ville d'Odessa , de même que
DE LA NOUVELLE RUSSIE. SCy
vers la source de la rivière du Tiligoul. On en a
recueilli assez à Akkernian et dans toute la Bessa-
rabie ; de même qu'en Crimée et dans le gouver-
nement de Cberson.
Les ruines d'Olbia, ancienne colonie mylcsienne,
qu'on voit sur le bord du bourg non loin d'Oscba-
kof , présentent beaucoup d'objets dignes de Fat-
teniion d'un antiquaire. On y découvre souvent des
marbres avec des inscriplions grecques , des mor-
ceaux d'arcbitecîure , des débris de statues et des
vases , des bas-reliefs , beaucoup de médailles, etc.
Plusieurs inscriptions font voir que les pierres qui
les portent avaient été placées dans le temple d'A-
pollon. Dernièrement on a découvert un long décret .
du sénat et du peuple d'Olbia , pour couronner un
citoyen de cette ville nommé Proiogène , qui avait
rendu de grands services à la ville dans différentes
circonstances.
Les ruines de l'ancienne Cberson , près de Sé-
bastopol , offrent aussi quelques antiquités en fait
d'inscriptions et de médailles.
Les mon umens qu'on trouve à Caffa et à Soudagh
datent, pour la plupart, du temps que les Génois
étaient en possession de ces deux villes : on n'y voit
rien qui atteste que les anciens Grecs aient eu dans
ces lieux des établissemens considérables.
C'est à Kertcb qu'on rencontre beaucoup de dé-
bris de l'ancienne Panticapée : des colonnes , des
cbapiteaux, des inscriptions; des bas-reliefs ; des
2o8 HISTOIRE
médailles. Une des portes de la forteresse moderne
de celte ville est ornée d'un griflibn en bas-relief:
ce même animal fabuleux se trouve aussi sur quel-
ques médailles de Panticapée. On voit encore dans
la même forteresse deux lions en marbre blanc ; et
deux autres sur la rive opposée du détroit, dans
la ville de Taman.
Cette dernière ville renferme aussi beaucoup de
clioses curieuses. Plusieurs marbres parlent de dif-
férens rois de Bosphore. C'est là que se trouve l'in-
scription de la reine Comossarye, épouse de Pari-
sade I^^, connue par la dissertation qu'en a faite
M. Kœhler. C'est aussi là qu'on conserve celle
fameuse inscription russe , qui atteste que l'île de
Taman faisait anciennement partie de la Russie,
et composait la principauté de Tmutarakan.
Les médailles qu'on recueille dans l'île de Taman
appartiennent en partie à la ville de Plianagorie ,
dont les ruines s'y trouvent , et pour la plus grande
partie aux rois de Bosphore.
Il ne serait peut-être pas indifférent pour les
amateurs de connaître les différens types des mé-
dailles frappées dans les anciennes villes de la
Nouvelle Russie. Les voici :
Olbia , colonie mylésienne sur l'Hyppanis ou le
Boug. Ses médailles autonomes représentent :
D'un côté , la tête d'Apollon , couronnée de lau-
riers. Sur le revers , une lyre et le nom de la ville,
OABIO. {a)
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 209
La tête de ce même dieu. — Un aigle déchirant
un poisson.
La tête de Cérès couronnée d'épis. — Le même
revers avec le nom d'un magistrat, (b)
La tête de Pan. — Un coryte avec l'arc, et une
hacbe d'armes, avec le nom d'un magistrat et celui
de la ville, (c)
Une étoile. — Une lyre.
La tête d'Hercule, avec la peau de lion. — Un
coryte avec l'arc, la massue de ce demi-dieu, et Je
nom de la ville.
La tête de Cybèle, couronnée d'une tour. — Un
homme qui tire de l'arc, (d)
La tête d'une divinité. — Un épi.
La tête de Minerve. — Un hibou, (e)
Il serait difficile de rassembler ici tous les types
des médailles d'Olbia : nous nous bornons à ce qui
nous est particulièrement connu.
Chersonèse, dans la Tauride, colonie Héra-
cléote. Ses médailles représentent :
La tête d'Apollon , sa lyre , et le nom de la ville ,
XEP20NH20T. Revers : Diane ou une nymphe
poursuivant une biche. (/*)
Un char traîné par quatre chevaux. — Un guer-
rier armé et prêt à donner un coup de lance , avec
le nom de la ville, XEP. (g)
Un taureau, donnant un coup de corne, avec la
légende: EAET0EPIA, la liberté. — Une biche pour-
suivie par une nymphe , et le nom de la ville. (Ji)
I. i4
210 HISTOIRE
Les médailles des derniers temps de cette ville
portent, pour la plupart, une croix (i), ou une an-
cre (y) , ou quelques monogrammes, avec diffé-
rentes lettres sur le revers.
TiïÉODOSiE , dans la Tauride. Il est assez parti-
culier qu'on ne rencontre pas du tout de médailles
à Théodosie. M. Kochler en cite cependant une qui,
d'un côté, représente la tête d'une divinité, et
de l'autre , un coryte , une massue , et la légende
©ETA (7). Cette médaille, la seule qu'on connaisse,
est dans le cabinet impérial de Saint-Pétershourg.
Panticapee, sur le Bosphore. On voit sur ses
médailles :
La tête d'Apollon. Revers : Un coryte avec l'arc
et le nom de la ville, riAN.
Un trépied. — Une étoile et le nom de la ville,
riANTIKAn , entre les huit rayons, (m)
La tête du dieu Pan. — Un arc et une flèche. («)
La tête de ce même dieu. — Un cheval ailé, (o)
La même têie. — Un griffon, (p)
La tête de Pan. — Une gueule de lion et un
poisson.
La tête de Pan. — La tête d'un bœuf, (q)
La tête d'Apollon. — Une charrue , avec la lé-
gende : nANTlKAnAlT^N, les habitans de Panti-
capée.
La tête de Pan. — Une corne d'abondance, et
deux bonnets surmontés d'étoiles , attribut de Cas- *
lor et Pollux , avec le nom de la ville. (/)
DE LA NOUVELLE RUSSIE. !î I I
Phanagorie , ancienne capitale du royaume de
Bosphore, en Asie. Ses médailles représentent :
La tête d'mie divinité. Revers : Un arc, une flè-
che , et le nom de la ville , ^A. (s)
La tête d'Apollon. — Une biche couchée, avec
la légende : 4>.ANArOPHTfiN , les habiians de Pha-
nagorie (t) Cette médaille apparitient à M. le comte
de Rastignac , à Paris.
La tête de ce même dieu. ■— Un trépied.
Gorgippie , dans le pays des Sindes. M. Kochler
cite des médailles de celle ville , conservées dans le
cabinet impérial de Saint-Pétersbourg. Elles re-
présentent :
La tête d'Apollon. Revers : Un chevreuil et un
thyrse orné de bandelettes, avec la légende : rOP-
rinriEnN , les habiians de (iorgippie. (m)
La tête d'une divinité. — La proue d'un vaisseau,
avec la même légende.
Les anciens rois de Bosphore faisaient aussi frap-
per des médailles. On en recueille beaucoup à
Rerich , Yénikalé , dans l'île de Taman , à Anapa,
et dans les terres qu'ljabiteni les Kozaks de la mer
Noire. Elles portent, pour la plupart, l'effigie du
roi et son nom. Les revers sont assez variés : tantôt
c'est une massue d'Hercule, avec la peau de lion
et un trident (y) ; tantôt un bouclier et autre ar-
mure , ou bien une femme assise et tenant un |^lobe
dans la main. On voit encore sur les revers de ces
médailles, un aigle portant une couronne dans son
212 HISTOIRE
bec (w) ; un cavalier courant à toute bride (x) ; les
deux lettres MH entourées d'une couronne (y);
une Victoire, etc.
Du temps où les rois de Bosphore reconnaissaient
les empereurs de Rome pour leurs suzerains, ils
faisaient représenter sur leurs médailles, d'un côté
TefFigie du roi , at de Fautre celle de l'empereur
avec l'année, datée depuis l'ère bosphorienne , qui
commence deux cent cinquante -six ans avant la
naissance de Jésus Christ (z). On voit encore sur le
revers de ces médailles une chaire curule romaine
avec une couronne , et autres attributs.
Nous passons sous silence plusieurs autres type**.
Nous ne citons que les plus communs, (i)
CHAPITRE XXIV.
Liaison des deux premières époques.
Cette énergie que la Russie avait développée
dans les commencemens d'un commerce qu'elle sut
tourner à son avantage , fut éteinte par l'invasion
des Tatars. Subissant le sort de tous les pays con-
quis , la Russie rentra pour quelques années dans
l'engourdissement forcé dont son génie avait su
l'arracher.
Après environ quatre-vingt dix ans de cette nul-
(i) Odessa, juin i8ia. Note fournie par M. le colonel
de Stempkouski.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 2l3
lîté, Jean Wasiliowitsch monta sur le irône et se-
coua le joug des Talars. Vers le même temps ,
Hadgi Ghéraï, de la famille de Genghis-kban , suc-
céda en Tauride à Édigée Mangal, oncle de Tamer-
lan (i). II avait su dompter les Goths et faire taire
les Génois ; mais sa souveraineté méritait à peine
cette dénomination ; quelques Tatars opprimaient
le pays , et Hadgi était leur chef. Pendant ce fan-
tôme de règne , le royaume de Kiplschak fut
détruit : un voile obscur couvre cette partie de
l'histoire de la Tauride. Ce n'est qu'au travers de
quelques décliirures qu'on apprend qu'Hadgi fut
détrôné , qu'il se réfugia en Pologne , d'où il revint
pour monter de nouveau sur son trône , mais
environné de plus d'éclat , revêtu de plus de puis-
sance, par le secours du roi Casimir, et trouvant
(i) « Hadgi Ghéraï, prince mogol, descendait d^ Gen-
1) ghis-khan. Il naquit à Trocki, en Lithuanie, pendant l'exil
» de sa famille , et un paysan nommé Ghéraï le sauva avec
» peine du massacre ordonné par ses ennemis. A l'âge de
» dix ans, étant en Asie, des hordes mécontentes du gou-
» vernement, cherchaient un prince du sang de Genghis-khan^
» pour s'en faire un chef : le paysan leur présenta Hadgi,
» et ne demanda pour toute récompense des dangers qu'il
w avait courus , que l'attribution de son nom à tous les des-
» cendans de Hadgi. C'est ainsi que Ghéraï devint le sur-
>^ nom de cette branche de Gengliis-khan , et qu'il s'y con-
» serve encore de nos jours. » Hist, de la Tauride ^ t. ii,
P- 199-
•2 1 4 HISTOIRE
ses états agrandis de ce que les rebelles avaient
abandonné de leurs anciennes possessions.
Le retour de ce prince peut être considéré comme
l'époque de la fondation de la souveraineté de Cri-
mée. Elle embrassa sous son chef une étendue de
pays plus considérable que toute la Nouvelle Russie
n'en renferme .lujourd Imi ; puisque , indépen-
damment de la Tauride , elle confinait au duché
de Kiowie, possédait les deux rives du Dnieper
jusqu'à Krenienlchouk , et s'étendait même au-delà
du Dniester.
Sous un chef sage , économe du sang et des biens
de ses sujets, cet état acquit une certaine consi-
stance : Hadgi ménagea le grand-duc de Russie et
supporta avec fidélité les dures conditions que la
Pologne kii avait imposées. Formé à l'école du
malLeur , il ne se laissa pas éblouir par la fortune ,
mais il sut fixer son inconstance par la sagesse de
son administration.
La mort de Ghéraï faillit à renverser ce royaume
naissant : huit fils d'Hadgi disputèrent ses états ;
la Crimée fut un théâtre de carnage. Trois frères
combattirent pour le trône et se le partagèrent,
jusqu'à ce que Mengli, sixième fils d'Hadgi , fût
protégé par les Génois, et, par leur secours, re-
connu souverain de Crimée.
En donnant une couronne , les Génois s'en
étaient réservé la puissance. Leurs vexations, leur
avidité , leurs injustices révoltaient les Tatars :
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 2l5
Mengll seul était aveiii>lé par la reconnaissance ; sa
faiblesse prépara sa chute.
Mengli Gliéf-aï avait été fait prisonnier par les
Génois, vraisemblablement lorsqu'ils reprirent
Caflfa , que le père de ce prince avait envahie pré-
cédemment. Elevé dans les mœurs italiennes, ac-
coutumé aux bons traitemens de ses hôtes, Mengli
s'attachait à eux, et les Génois songèrent à le faire
régner , pour gouverner sous son nom ; mais les
Tatars souffraient impatiemment un joug qui de-
venait trop pesant; ils se révoltèrent, et choisirent
Hayder G lié rai pour les conduire.
Hayder était trop faible pour lutter contre les
Génois et leurs alliés; il persuada aux Tatars qu'ils
seraient plus heureux en offrant la suzeraineté d<e
la Tauride à Mahomet TI.*
Cette époque, que nous avons choisie pour la
seconde dans la division de cet ouvrage , renferme
un grand intérêt pour l'Europe en général , et une
calamité pour la Tauride et toutes les nations qui
communiquaient avec elle. Non-seulement le com-
merce réciproque du superflu des états voisins al-
lait être interrompu , mais la civilisation d'une
grande partie du continent allait être retardée.
Des peuples invités au commerce, acquièrent
avec lui des connaissances qui ne sont point étran-
gères à ses progrès; les arts s'inoculent, les mœurs
se radoucissent, la férocité perd de son caractère
odieux, la bonne foi se prépare à devenir la base
2f6 HISTOIRE
des spéculations, et la raison perce insensiLîement
les ténèbres de l'ignorance , qui retenaient des
peuples entiers dans l'asservissement imposé par
leurs passions renaissantes. L'empire du Turc va
tout arrêter; il rejetera dans la barbarie ces
mêmes hommes que le commerce avait commencé
à éclairer.
Un peuple intolérant, par conséquent incapable
d'apprécier les bienfaits d'un contrat social externe,
devait indistinctement soumettre ses intérêts poli-
tiques aux principes religieux qu'il avait adoptés ,
sans réfléchir sur leur extravagance : ne pas être
musulman lui paraissait un crime brisant tous les
liens sociaux.
Un peuple , soumis aux préjugés , base fonda-
mentale de SCS lois, était voué, sinon à une igno-
rance profonde, du moins à un état d'incapacité
suffisant pour éterniser ses principes vicieux, et
étouffer sous le poids de sa volonté le génie qui
cherchait à se développer chez ses voisins; bien
plus encore, ces musulmans, maîtres de Constan-
tinople, allaient engourdir les plus belles provin-
ces de l'Europe et de l'Asie, et menacer les états
à leur bienséance, d'une invasion prochaine. Ils
disposaient de la communication des deux mers ;
n'était-ce pas annoncer au commerce sa prochaine
destruction, et préparer aux nations voisines de
l'Euxin des siècles de servitude et d'abrutissement ?
Un peuple efleminé par l'esprit d'une religion
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 217
qui lui présente la volupté pour récompense éter-
nelle quand il aura cessé d'être, est jaloux de sa-
tisfaire des désirs sans cesse irrités; mais il est
peu soucieux des considérations morales ou civiles;
l'apathie règne despotiquement sur lui, tous les
intérêts se confondent à ses yeux ; il ne connaît
que la brutalité dans la jouissance, que la satiété
dans des plaisirs dont il ne soupçonne pas la dé-
licatesse; tout entier à la jalousie, c'est sa première
passion; le repos est la seconde, mais un repos
oisif, commandé par les excès, etjri'entraînanl avec
lui ni le désir de s'instruire, ni le goût des ré-
flexions solides; c'est un état de stupeur, dénué
d'idées suivies et de sentimens élevés.
Un peuple brave , parce que la nature a donné
la bravoure à presque toutes les nations, mais qui
trouve dans le fanatisme l'arrêt irréfragable que sa
croyance prononce , se battra avec fureur ; mais
par une conséquence tirée de ses principes, il
s'occupera peu de méthode et de discipline; son
premier feu sera redoutable, mais le défaut d'har-
monie et de combinaison l'empêchera de durer.
Il exterminera les plus faibles , égorgera les pri-
sonniers, portera jusqu'au délire le raffinement de
la cruauté , parce que l'humanité , pour être exer-
cée, a besoin des raisonnemens que l'éducation
fournit.
Un peuple ainsi constitué sera, même sans agir,
la barrière de la civilisation ; son existence nuira
2 I 8 HISTOIRE
à ses voisÎEs; son influeiice morale ressemblera à
ces miasmes infects, cause du plus grand des fléaux
ne cliez lui, et dont il ne songera jamais à se ga-
rantir.
S'il venait un jour à exister chez ce peuple une
âme fortement trempée, un homme supérieur aux
autres par ses qualités et son savoir, qui voulût
l'arraclier à cet état de torpeur, le stimuler aux
grandes choses, l'éclairer, le rendre à la civilisa-
tion de cette Europe dont il fait partie, lui pro-
poser des réformes sages sur certains articles de sa
croyance , source vicieuse d'un gouvernement vi-
cieux , on verrait des flots de sang inonder les pre-
mières victimes des progrès de la raison ; oh verrait
l'état redoubler de bêtise et de férocité > et tomber
lourdement dans une situation pire que la pre-
mière.
Les Polonais, tantôt aux prises avec leurs voisins,
tantôt réunis avec eux pour des intérêts que les
Turcs firent avorter , virent leurs plus belles pro-
vinces ravagées par les Tatars.
Les Russes , plus découragés qu'intimidés, n'en-
treprirent rien sur la mer Noire. Ce fut alors que
le sentiment de sa propre défense dut l'emporter
sur le désir de s'instruire et de s'enrichir. Riow
appartenait à la Pologne; le prince Jean Wassi-
liowitsch avait fait un grand pas : il restait néan-
moins beaucoup à faire pour revenir au point de
puissance d'où l'on était descendu.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. ^TQ
La Tauride , courbée sous le jong de l'arbl traire ,
soufT/ait un peu moins , parce qu'elle s'était long-
temps familiarisée avec lui ; uîais son état d'acca-
blement prouvait le peu de résistance qu'elle op-
poserait à quiconque viendrait s'en emparer de
nouveau.
Les Génois seuls conservaient de l'espoir , et celte
erreur, fondée sur leur excessive fierté, leur fut
cent fois plus funeste : aussi Caffa fut-elle traitée
comme elle aurait dû s'attendre à l'être du peuple
que j'ai essayé de dépeindre.
« Les bourgeois reçurent ordre de déposer leurs
» armes dans la maison de ville et d'apporter vingt
» mille ducats. Quarante mille Génois furent en-
» voyés à Constantinople , pour y peupler un quar-
» tier resté désert. Tous les esclaves passèrent au
» grand-seigneur , et les naturels du pays se trou-
» vèrent forcés de se raclieter pour des sommes pro-
» portionnées à leur condition. On ne leur laissa ,
» par grâce, que la moitié de leurs biens. Ils furent
» assujettis à un tribut, et pour comble d'opprobre ,
» quinze cents enfans mâles , arrachés des bras de
:» leurs parens , allèrent grossir le nombre des vic-
-') times du sérail. Les maisons considérables, les
j) palais, les églises les plus majestueuses furent
» rasées. Acbmet ne conserva que les moins belles
» pour les dévotions de ses musulmans. Huit jours
» après la prise de la ville , il donna un grand dî-
» ner au second étage du Franc azur, au bord de
S20 HISTOIRE
» la mer, à tous les principaux Arméniens cpii
» avaient trahi le pays; puis , en les congédiant, il
» les fit descendre l'un après l'autre par un esca-
» lier très-étroit , au bas duquel le bourreau les at-
» tendait la hache levée pour leur couper la tète. Il
)) ne réserva que le perfide Squat ciajîco , le princi-
» pal moteur de la prise de CafTa , qu'il envoya su-
» bir son supplice à Constantinople , où il transporta
» des richesses immenses. » (i)
Les Turcs prirent Soudagh, Soldaia, Baluclawa
ou Cembalo, et Ctenos, aujourd'hui Inkerman, sans
accorder de quartier, même aux étrangers réfugiés
dans ces villes infortunées.
Tana, Bosphoro, Mancup furent détruits. Cher-
bon, qui n'avait que des édifices pour attester sa
(i) Extrait de VHist. de la Tauride, t. ii, p. 177 , ainsi
que l'anecdote suivante : « Pendant le trajet de Caffa à
» Constantinople , un Génois , nommé Simon Formario ,
» conçut le projet d'une délivrance commune, et gagna ses
» compatriotes pour se jeter, à un signal convenu , sur leurs
» gardes, tuer chacun leur homme, et conduire le vaisseau,
» chargé de cinq cents garçons et d'un riche butin , à la ville
» ai Aherman , nommée autrefois Moncastio. Tout s'étant
» exécuté avec une adresse parfaite , ils partagèrent le bu-
» tin entre eux ; mais une dispute s'étant élevée , le com-
» mandant de la place, qui n'épiait qu'un prétexte pour
') s'emparer de la prise, nomma leur querelle un combat,
» leur arrivée un attentat formé contre la ville; s'empara de
» tout, renvoya l'équipage, et livra les cinq cents enfans à
» Etienne, prince de Valachie. »
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 211
grandeur passée , les vit tomber en partie sous des
mains barbares et familiarisées avec la destruction.
Après trois ans de carnage, les Turcs, plutôt
lassés qu'assouvis de répandre le sang, laissèrent
un peu respirer la Tauride. Mabomei choisit le
même Mengli Ghéraï pour le revêtir de la souve-
raineté de Crimée , sous le titre de Khan , se ré-
servant les places fortes et la suzeraineté de tout le
pays. Dès lors la Crimée et la plus grande partie
de la Nouvelle Russie devinrent des provinces
turques, dont le khan n'était que le gouverneur,
quoiqu'il eut toutes les apparences du souverain
pouvoir.
Dans les conditions que Mengli accepta , il pro-
mit respect et dévouement à Mahomet, s'engageani
à ne faire la guerre ou la paix que d'après ses
ordres; reconnaissant, de plus, ne tenir le trône
que du grand-seigneur, et s'obligeant d'abdiquer
aussitôt que cette abdication lui serait agréable.
Dans les prières publiques, celles pour le khan
ne devaient être faites que lorsqu'on aurait cessé
de prier pour Mahomet et le salut de l'empire.
De son côté , le grand-seigneur s'engagea à ne
placer sur le trône de la Crimée et de ses dépen-
dances qu'un prince de la famille de Genghis-khan ^
il promit que ni lui , ni ses représentans ou suc-
cesseurs ne pourraient condamner à mort un prince
de cette race ; que le khan jouirait du privilège de
faire flotter l'étendard à cinq queues , et qu'on lui
522 HISTOIRE
payerait , en temps de guerre seulement , vingt
mille ducats pour l'entretien de sa garde. Ces con-
ditions furent jurées par Mahomet , qui promit de
les faire scrupuleusement exécuter, se réservant
néanmoins de les révoquer le jour où les khans
cesseraient de lui être fidèles.
{An 1/177. ) On voit par ce traité, et surtout par
cette dernière clause, que le khan n était que l'a-
gent du grand-seigneur. Parmi des hommes ac-
coutumés à n'avoir de guide que leur . volontés, ^e
prétexte d'infidélité pouvait naître des actions les
plus simples , qu'on interpréterait à sa guise.
Ainsi fut changée la forme du gouvernement de
Tauride ; tout ce qui compose aujourd'hui la Nou-
velle Russie, ou du moins Ja très-grande partie de
son territoire, va, pendant la seconde époque de
cette histoire, être gouvernée par les khans de la
famille de Genghis et de la branche de Ghéraï.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 223
SECONDE EPOQUE. (0
CHAPITRE PREMIER.
Règne de Mengli Ghéraï.
Apres la faiblesse d'un prince, la mauvaise foi
dans celui qui gouverne est le plus grand des
maux; seul, il peut les entraîner tous.
En vain une politique lâchement astucieuse
cherche l'intérêt de l'état dans le mépris de ses
engagemens ; en vain croit-elle y trouver un mo--
ment de succès , il sera suivi d'une honte éternelle,
d'un repentir tardif; les rênes du gouvernement
se relâcheront , une catastrophe procliaine s'annon-
cera, et la mauvaise foi qui l'a préparée sera in-
capable de l'empêcher.
Les peuples n'ont plus de chef, lorsque le ca-
price du cabinet qui les gouverne est plus fort que
(l) EXPLICATIONS NECESSAIRES.
On nomme step ou stèpe , un pays considérable sans cul-
ture. On mesure les distances par werstes. Une werste se
compose de 400 sagènes ; celle-ci contient 6 pieds 6 pouces
i; de France. 104 werstes 87 sagènes font le degré de 2 5
lieues françaises.
Sf24 HISTOIRE
l'honneur national ; les peuples n'ont que l'ombre
d'un gouvernement , quand son chef est de mau-
vaise foi par le principe habituel de sa poHtique.
{An 147 7-) L»^ règne de Mengli Ghéraï va four-
nir des exemples de la duplicité la plus révoltante,
de la dissimulation la plus profonde , du mépris
le plus prononcé pour toutes les vertus , et de la
fourberie la plus actucieuse; aussi ne verra-t-on
que des peuples malheureux , que des souverains
séduits et trompés , que des engagemens violés ,
que des amis trahis, que des provinces ravagées.
La domination des Génois , le séjour des étran-
gers , les correspondances suivies , l'activité du
commerce avaient avancé la civilisation de la Tan-*
ride ; à la vérité le despotisme retardait ses pro-
grès en resserrant les âmes , mais les organes de
l'entendement s'étaient développés.
Quoiqu'il soit très-vrai que les peuples en géné-
ral n'ont que des opinions peu réfléchies , parce
qu'ils n'acquièrent jamais une masse d'instruction ,
il leur reste cependant cette intelligence naturelle
qui se prononcerait toujours pour la bonne foi , si
elle n'était égarée par les passions de ceux qui les
abusent.
Assouplis par le despotisme , les Tauriens étaient
susceptibles de recevoir toute espèce de gouverne-
ment : on espère quand on souffre, et quoique les
souffrances redoublent, on espère encore : il ne
restait à Mengli que d'abuser de cet espoir ^ bien-
DE LA NOUVELLE RUSSIE, ^25
fait de la divinité , qui sui vit à toutes les disgrâces ,
qui soulage tous les maux , qui nous berce lente-
ment des rêves du bonheur, qui dure autant que
nous ; Ja politique abominable de ce prince féroce
proposa des cliangemens avantageux en apparence,
et dont le but caché était l'asservissement total
d'un peuple déjà si malheureux.
Reprenons de plus haut l'ordre des événemens.
Mahomet II était magnifique; la fortune qui le
favorisa pendant trente-un ans de règne, se plut à
laisser long-temps victorieux celui qui savait ré-
pandre des trésors aussi facilement qu'il les ac-
quérait.
La pompe asiatique présida à l'inauguration de
Mengli. Mahomet voulut donner une grande idée
de son pouvoir , en entourant celte cérémonie de
tout ce qui devait ajouter à sa solennité. Les per-
sonnages les plus marquans de la Tauride furent
appelés ; la plupart des villes soumises au grand
seigneur envoyèrent des députés à Constantinople ;
les hommes en place , les grands de la cour , les
riches particuliers , désirant plaire à leur maître ,
déployèrent autant de luxe que la prudence le
permit ; car ils n'oublièrent point qu'il était dan-
gereux de passer pour très-riche aux yeux d'un
despote. Le divan fut convoqué et l'empereur le
présida.
Jamais autant de richesses n'avaient ébloui les
Turcs; le divan ressemblait à une assemblée de
2^6 HISTOIRE
souverains rendaiil; un hommage de soumission et
de respect au premier monarque du monde. Men-
gli fut introduit par le capi-aga : après les saluta-
tions accoutumées et qui piouvaient la servitude
de celui qu'on allait couronner , on le couvrit d'un
drap d'or fourré d'hermine ; sur sa léte fut placé
un bonnet brodé en diamans et surmonté d'une
aigrette de brillans ; le porte-glaive , dit le savant
prélat de Mohilow, « lui ceignit l'épée à poi-
» gnée d'or, garnie de diamans, et mit le carquois
)) et l'arc sur ses épaules : puis le diplôme d'inves-
» titure fut lu, etlemouphti harangua le khan. »
Autant Mahomet avait mis d'appareil dans l'inau-
guration de Mengli , autant voulut-il déployer de
majesté pour son retour en Tauride : on envoya
des commissaires annoncer sa venue, et on les
chargea de publier le couronnement du khan dans
toutes les provinces.
Tout ce que l'art et le luxe purent inventer,
soit dans la beauté et la richesse des équipages de
Mengli , soit dans la recherche minutieuse avec
laquelle on décora et enrichit les vaisseaux des-
tinés à transporter sa suite , ou dans la magnificence
des présens faits au prince et aux siens ; tout ce
qu'un grand souverain regorgeant de trésors pour-
rait faire pour orner la pompe d'un allié fidèle et
redoutable , Mahomet le prodigua au plus fourbe
des hommes.
Arrivé à Koslow , avec cet attirail imposant , le
t)E LA NOUVELLE RUSSIE. ^^7
peuple le reçut comme une divinité , et bénit
Mahomet d'avoir choisi un descendant de Gen-
ghis-khan , pour le mettre à leur t<He. C'est ainsi
que , toujours séduits par la nouveauté , les peu-
ples volent gaîment au devant de la servitude.
Cependant le capi-aga , entouré des députés du
pays , annonça , dans une assemblée générale , que
« Mengli n'étoit qu'un représentant de Mahomet ,
)> que cet empereur se réservait non-seulement la
» souveraineté de la Crimée , mais encore la pro-
» priété des places fortes. »
Les Murzas (i) déclarèrent ne point reconnaître
Mahomet pour leur souverain ; le tumulte fut porté
à son comble, et le peuple, toujours le même,
changea , sans savoir pourquoi , sa joie en regrets.
Dans une conjoncture aussi délicate, le nouveau
khan et plus encore le capi-aga furent très-embar-
rassés de leurs personnes, qui couraient de grands
risques, et de leurs richesses, très-ex posées pac
l'événement. On prit le parti d'usage ; ce fut d'apai-
ser la multitude, en paraissant adopter ses avisf
on lui promit tout ce qu'elle voulut, mais secrète-
ment on instruisit l'empereur.
Mahomet , accoutumé à ne pas trouver de rési-
(i) Murza est l'abrégé d'émir-zadeh, qui signifie , en -peT-
sariyjlls de prince ; parmi les Tatars, il désigne les nobles ;
il y en a de deux espèces : les premiers sont les descendans
de Tamerlan , les seconds sont des nobles parvenus} on les
nomme murza'kapikoulis.
2^8 HISTOIRE
stance cliez ses ennemis, jeta sur les Tatars un
regard d'indignation ; il fit marcher des troupes
qui prescrivirent Fobéissance , et les jours de fête
consacrés à l'inauguration du khan, furent changés
en jours de deuil.
On a vaguement dit que les Tatars persistèrent
dans leur refus , qu'ils s'assurèrent de certains
postes dans les montagnes : nous ne savons rien de
positif à cet égard ; seulement on nous assure que
ce fut alors qu'ils obtinrent le privilège d'élire leur
khan dans la famille de Ghéraï.
Que ce privilège fût une suite de la condescen-
dance de Mahomet , cela n'est pas croyable : un
caractère comme le sien ne plie jamais, et quand
même il l'eut accordé, n'avait-il pas droit de con-
firmer ou de refuser le prince élu?
Si f dans ces circonstances délicates , la Porte
parut céder quelque chose de ses prétentions , il
fallut sans doute que l'intérêt de l'état l'exigeât im-
périeusement.
Mahomet est obéi ; Ghéraï essaie son pouvoir; il
garde les troupes qui avaient servi à son installation ,
et, chose incroyable, il entreprend des courses
sur ses proj)res états ; il impose les villes , pille
celles qui ne peuvent se racheter , dévaste les cam-
pagnes , met aux fers ceux de ses sujets qu'il des-
tine à Tesclavage , les embarque sur les vaisseaux
du grand-seigneur , et les fait publiquement vendre
a Constanlinople.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 22g
Les Génois , comme on Fa déjà fait remarquer ,
avaient disposé du trône en fliveur de ce même
prince ; ils l'avaient reçu enfant , et lui ayant fait
apprendre tout ce dont l'instruction de ces temps
était susceptible , ils l'avaient adopté et considéré
comme le fils de la république (j). Lorsque Maho-
met conquit la Tauride , lorsque des flots de sang,
injustement versés , déshonorèrent sa victoire , les
Génois du parti de Mengli se sauvèrent dans le
Vieux-Crim, place regardée alors comme la plus
forte du pays; ils y transportèrent leurs richesses.
On ne peut soupçonner la traliison dans un fils
adopiif , dans un prince qu'on a élevé au souverain
pouvoir; aussi les Génois, pleins de confiance,
s'adressèrent à Mengli ; il accueillit leurs députés
avec la bonhomie de la vertu ; il leur promit de
faire aux Génois les conditions les plus avanta-
geuses ; et , pour leur prouver son dévouement , il
annonça qu'il allait marcher sur Crim et la préser-
ver de toute insulte : les députés rapportent ces
nouvelles aux réfugiés , qui , dans un premier mo-
ment de joie, sortent de la ville, viennent au-de-
vant de leur libérateur. Mengli-Ghéraï campe sous
(i ) On a dit « que le jeune Gliéraï , étant leur prisonnier,,
5i ils réservaient cet otage pour s'en servir à propos.» Où et
comment ce prisonnier fut -il fait? On reproche assez de
choses aux Génois ; pourquoi ne pas leur laisser le mérite
d'une bonne action?
23o HISTOIRE
les murs , surprend la place pendant la nuit , s'en
empare , pille les trésors cpi'elle renfermait, et fait
passer les Génois au fil de l'épée. Cette conduite
atroce ne nous entraînera dans aucune réflexion ;
quand la nature forme des monstres, les yeux doi-
vent se fermer, et l'humanité gémir.
La désolation régnait sur la Tauride. Ce beau
pays avait perdu la moitié de ses liabiians , égorgés
par leur prince. Le royaume de Kiptschak était en
décadence j Mengli en attaque les hordes éparses ,
les défait , les conduit sur la portion de ses états
qui avait le plus souffert, afin d'y remplacer les
babitans , victimes de sa fureur insensée. {An i48i).
Encouragé par le butin qu'il fit sur le khan de
Kiptschak , il dirigea vers la rapine l'esprit de ses
peuples ; re fut dans cet objet qu'il viola ses traités
avec Cîisimir , roi de Pologne ; qu'il pilla Kiow et
brûla Bracîaw.
Des traités conclus avec bonne foi , signés par
des princes qui se respectent , sont des engagemens
sacrés , le sang et le bonheur des peuples tiennent
à leur observation ; Mengli ne ratifia des conven-
tions publiques que pour les enfreindre ; il jura
amitié aux Polonais , et aussitôt que ses soldats
furent en état d'entrer en campagne , il tomba sur
la Pologne. Ses armes ne furent point heureuses ,
il retourna en Crimée, où, pour le seul plaisir
de violer le droit des gens, il fit arrêter le fils du
khan Achmet qui était venu sur la foi des mêmea
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 23 1
traités. Celte injuste détention occasionna une nou-
velle guerre au préjudice de l'agresseur.
Le génie malfaisant de ce khan de Crimée ne
laissait pas que d'avoir beaucoup de ressorts; sDn
activité était infatigable, et c'était après une dé-
faite qu'il préparait de nouveaux moyens pour
tenter le sort des armes.
Achmet , khan de Kiptschak , ou trompé par la
politique des Polonais , ou victime des formes
lentes de leur diète, se trouva privé des secours de
ce peuple, lorsqu'il eut à combattre les Russes. Il
était doué d'un esprit de générosité, dont la no-
blesse faisait encore mieux ressortir Fodieux de la
duplicité de Mengli. Dans les dernières guerres ,
Achmet avait conquis sur les Russes plusieurs villes
qui faisaient autrefois partie de la Pologne ; il les
rendit généreusement aux Polonais , et devait s'at-
tendre à être puissamment secouru par eux. Sans
déclaration préalable, Mengli vint prendre en queue
l'armée du klian de Kiptschak , et en fit une portion
prisonnière.
Il serait trop long de suivre Mengli dans les
détails odieux de sa conduite , de peindre son
acharnement contre les chrétiens qu'il exterminait ,
en admirant leur patience et leur courage , de dé-
crire ses dévastations, exercées le plus souvent sur
ses alliés et même sur son peuple. Un esprit de
vertige régnait sur les puissances voisines ; la ter-
reur avait engourdi tous les bras , et l'insouciance ,
2^2 HISTOIRE
kiite de la terreur, laissait tomber des teies qui
avaient perdu l'énergie nécessaire à leur défense.
Quand un prince injuste , cruel et trompeur ,
est couronné de succès continuels, n'accusons point
les arrêts de la justice divine. Les grands chatimens
que les nations éprouvent ont tous des causes et des
époques marquées par leur abâtardissement et leurs
mœurs perverties. Quand on accuse Fimpéritie des
princes , l'incapacité des chefs , la pussillanimité
ou l'inconstance des sujets , on ne fait que rentrer
dans les motifs précédens.
Si l'histoire ne nous donnait les tristes preuves
des succès de Mengli , la raison se refuserait à les
croire. En effet , comment se persuader qu'avec
aussi peu d'étendue que ses états en renfermaient,
qu'avec le poids de la baine et du mépris universel ,
il eût pu exécuter ce qu'on va lire !
(( Mengli , débarrassé de son ennemi , ravagea la
)) Podolie, la Ptussie-Rouge , le Palatinat de San-
)) domir, les environs de Brésow, de Jaroslaw, de
y) Radom, deBelz : il passa la Vistule, pilla Opatow
» et Kunow. La seule ville de Pacianow lui opposa
» une feiible résistance. Son butin était immense;
» il retourna en Crimée , et l'année suivante il re-
» commença le pillage sur d'autres villes. » (i)
Cet esprit de vertige dont nous avons parlé plus
haut , dominait souverainement les Polonais quand
(^i) Hist. de la Tauride, t. 2, p. 225.
DE LA NOUVELLT: RUSSIE. ^233
ils consentirent à l'anéanlissenient du royaume de
Kiplschak ; aucune barrière ne les séparait de la
Tauride , et ils poiivaiejil sans cesse lui opposer le
khan Achmet , soit pour faire une diversion , soit
pour gêner Mengli dans ses fréquentes irruptions.
Mais^ dit l'ouvrage que nous venons de citer, « le
» prince Michel Glinski, maréchal du roi de Po-
» logne, que l'or de Mengli avait séduit, trahit
)) l'état et son maître. »
Vainement les Polonais avaient compté sur leur
alliance avec le khan de Crimée ; il prit son temps,
entra en Pologne, et ravagea plusieurs provinces.
(^n i5o6. ) Predstaw Landzibronski , lietman
des Kozaks zaporogues et de ceux de l'Ukraine ,
marcha contre Mengli et le défît complètement.
Les Russes lui firent aussi éprouver des revers.
Malheureux à la guerre, le fourbe eut recours
à sa politique astucieuse : il sollicita un accommo-
dement avec le grand - duc de Russie , et lui dé-
puta la princesse son épouse. La réception qu'on
lui fît, prouva la bonne foi et les vues pacifiques de
la Ptussie ; on conclut un traité de paix , qu'une
alliance confirma.
Adroit à réparer ses pertes, Mengli fit de fortes
levées de troupes , obligea ceux qui pouvaient
prendre les armes de le suivre, menaça la no-
blesse , accoutumée à ramper sous lui ; recréa une
armée, et fondit de tous côtés sur la Russie, qui,
respectant la sainteté des traités, ne pensait point
^34 HISTOIRE
avoir d'ennemis à combattre : la dévastation , le
pilla^^e, l'incendie , furent les fruits de cette expé-
dition ; il en préparait une autre , quand la mort
l'arrêta après trente ans de règne.
Ce prince ignora toutes les vertus et épuisa tous
les crimes ; l'humanité sembla respirer à sa mort ,
et la Crimée vit luire un rayon d'espoir, en per-
dant un clief qui avait déshonoré le titre de prince
et mérité l'exécration universelle.
Ce n'est pas interrompre le cours de l'histoire
que de faire connaître un peuple qui doit en occu-
per une partie.
L'origine , les usages , les mœurs des Kozaks za-
porogues (i) méritent d'être connus. Si nous ne
renfermons pas dans le chapitre suivant et leurs
exploits, et les révolutions qu'ils ont éprouvées,
c'est que ces faits vont trouver leur place dans les
deux époques de cette histoire qu'il nous reste à
parcouiir.
CHAPITRE IL
Des Kozaks zaporoghi ou saporogues.
En traitant de l'histoire du neuvième siècle ,
l'empereur Constantin Porpliyrogénète parle d'un
pays nommé Kazachia , situé entre les mers Noire
( i) On écrit indistinctement /ozrt/ ou cosaque , zaporogue
ou saporogue : il est cependant mieux de laisser à chacun
son vrai nom.
DE LA TnOUYELLE RUSSIE. 2 35
et Caspienne (i). Les annales russes appellent une
nation , existante dans le onzième siècle, Kozaghî.
Essayer maintenant de donner aux Kozaks ces
nations pour origine , ce serait agir bien légère-
ment; la vraisemblance ne suffit pas.
Gèdcmin, grand duc de Litliuanie, mit fin à la
domination des Tatars l'an 1 520. Il donna une nou-
velle forme de gouvernement à Kiow et à son ter-
ritoire. Les vaincus se familiarisent difficilement
avec des chefs étrangers ; une défaite ne change ni
les usages , ni la manière de vivre ; mais quand on
porte atteinte aux lois et aux fortunes particulières,
on ne doit point compter sur l'apparente soumission
d'un peuple contraint : les mécontens formèrent
des rassemblement et s'expatrièrent ; l'embouchure
du Dnieper leur offrit un asile inexpugnable ; ils s'y
retranchèrent. Ces nouveaux arrivés, devenus re-
doutables , se firent respecter de leurs voisins. Une
seconde irruption des Tatars les rendit maîtres de
Kiow ; la route était tracée à ceux qui ne voulaient
pas reconnaître de domination étrangère , et le
nombre des réfugiés au-dessous des cataractes du
fleuve augmenta. Telle est l'origine la plus pro-
bable des Rozaks zaporogues. (2)
(i) De adininistralione imperil ^ fol. 11 3.
(2) Les Kozaks ou Cosaques prennent le nom de zaporo-
gues de za, au-delà , et àe poroghi ^ cataractes. L'essai sur
l'histoire que nous traitons composerait vingt volumes si
a36 HISTOIRE
Casimir, roi de Pologne, ajouta au nombre des
réfugies , en unissant Kiow à ses états , et en cliàn-
geant l'administration de ce pays.
Des troubles survenus en Pologne firent passer
chez les Zaporogues un grand nombre de nobles,
qu'une foule de peuple accompagna. Lassés de leur
servitude, beaucoup de Tatars vinrent jouir d'une
indépendance assurée dans le pays de la licence.
Ces Tatars , accoutumés à vivre de rapine , convin-
rent le mieux du monde à une nation belliqueuse
qui fondait son bien-être sur le brigandage.
Le Dnieper, environ à trois cent quarante werstes
de son embouchure, est embarrassé par des rochers^
qui empêchent la navigation ; quelques-uns sont à
fleur d'eau ; d'autres s'élèvent inégalement jusqu'à
six pieds.
C'est au-dessous de ces cataractes que les Kozaks
étaient réunis. La Pologne senfit de quelle utilité
pouvaient lui être des associations de gens déter-
minés, qui vivaient, à la vérité, à la manière des
Tatars, mais dont la bravoure pouvait arrêter les
entreprises du khan de Crimée.
D'après nos mœurs , et principalement d'après
le vœu de la nature , il est difficile de concevoir
nous voulions entrer dans les détails de l'origine de chaque
peuple. Les Zaporogues n'ont rien de commun avec les anciens
Khosars; aussi nous renfermerons -nous dans les bornes de
notre sujet, '-en ne parlant que des Kozaks zaporogues.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 287
comment le désir de devenir riche, ou la fiirem-
de combatlre , avaient pu faire consentir les jeunes
Kozaks à renoncer au commerce des femmes. Par
une loi expresse, il était défendu aux personnes du
sexe d'entrer sur leurs terres ( » ) ; aussi , pour se
recruter, ils recevaient les gens sans aveu et les
déserteurs; ils obligeaient souvent les voyageurs
égarés à s'établir parmi eux ; ils enrôlaient des
Russes, des liabitansde la Volbynie, de la Podolie,
et d'autres pays; ils faisaient des courses sur les pro-
vinces voisines et enlevaient les enfans mâles.
Dans les derniers temps , une partie des Zapo-
rogues était mariée , mais reléguée dans un canton
séparé; la ville de Nowomofkowski , nommée an-
ciennement NowoseliLza , devint le chef-lieu de ce
canton.
Chaque année, le i*^'^ de janvier, il y avait une
assemblée générale pour déterminer le partage des
terres renfermées entre le Dnieper et le Bog, ainsi
que pour fixer à chaque kurène (2) l'étendue de
la portion du fleuve où il lui était permis de pêcher.
Le sol était partagé suivant le nombre des kurè-
(i) Histoire de la Petite Russie , t. i , p. 282.
(2) La kurène n'était autre chose que la tribu contenant
un nombre de Kozaks fixé parleurs lois. On donnait aussi ce
110m aux villages où ils étaient réunis ; on l'honorait en le
donnant de même aux corps-de-garde, et on le prostituait
en désignant ainsi les cabarets. Elle était bien pauvre la
langue de ces Zaporogues î
^38 niSTOlKF.
nés : on tirait au sort pour qu'il décidât dé la si-
tuation de chaque tribu; mais l'année suivante la
même opération se répétant , le Rozak était attaché
à la propriété totale , et fort peu à la propriété par-
ticulière , qui passait tous les ans dans d'autres
mains : chaque année aussi les chefs étaient re-
nouvelés , à l'exception de l'hetman.
Rien ne prouve la simplicité de ces assemblées
et le peu de prétention des chefs , comme la ma-
nière dont les places étaient prorogées ou accor-
dées à de nouveaux Kozaks. On pronofiçait par ac-
clamations, on criait à tuetète qu'on priait Fliomme
en place dy rester pour le «i/ien de tous; quand il
s'y refusait , on l'élevait sur une manière de bran-
card, et cet honneur, signe du pouvoir, ne lui
permettait plus de s'opposer au vœu général. Lors-
qu'on désirait récompenser un guerrier valeureux ,
ou lorsque riietman avait mécontenté les Kozaks,
un membre de l'assemblée saluait le chef, tous les
autres gardaient un profond silence; à la suite du
salut on demandait le bâton du commandement :
l'hetman remercié déposait ce bâton auprès du
drapeau, saluait les assistans, et l'acclamation qui
nommait son successeur commençait alors.
L'hetman des Kozaks devait ctre distingué par
sa naissance et sa bravoure : on peut juger de l'é-
tendue de son autorité , en réfléchissant à celle
qu'avaient les chefs de chaque kurène; ces derniers
étaient juges souverains de toute contestation , rixe.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. aSg
OU trahison ; les crimes de loiile espèce étaient
de leur compétence. La justice était administrée
de cette manière : le chef de la kurène assemblait
les Kozaks; il écoutait l'accusé , demandait l'avis
de l'assemblée, et décidait si elle avait prononcé
avec justice ou non ; c'était toujours lui qui confir-
mait ou annulait l'arrêt ; son avis était la loi vivante^
et le respect qu'on lui portait ne se démentait jamais.
Dans les petites discussions, quelques Kozaks
qui survenaient par hasard , décidaient à la plu-
ralité des voix ; ce jugement était payé par une
salutation des deux parties, qui n'osaient contre-
venir à l'arrêt.
Je ne sais si je me trompe, mais je crois remar-
quer dans cette manière de rendre justice , une
noble simplicité qui tient singulièrement à l'estime
réciproque que des hommes ont les uns pour les
autres ; on peut donc s'estimer quoiqu'on soit animé
de l'amour du pillage! Les conventions qui réunis-
sent certains hommes, l'ignorance des vrais prin-
cipes d'honnêteté, les préjugés invétérés, leur don-
ncîit sans doute un sentiment qui n'est propre qu'à
eux , des vertus qui ne conviennent qu'à leur as-
sociation , des idées fausses sur tout ce qui n'est
pas eux, mais justes sur ce qui les concerne. L'é-
ducation dirige l'ame , elle seule fait la différence
du grand homme élevé parmi les barbares du grand
homme formé chez les nations civilisées.
Ce n'était pas un crime de tuer un étranger ;
3f\0 HISTOIRE
mais celui qui se rendait coupable du meurtre d'un
de ses camarades était enseveli vivant à côté du
mort. Le vol sur le territoire voisin était digne
d'éloges ; celui commis entre Kozaks était une faute
irrémissible.
Les mœurs des Zaporogues ont changé progres-
sivement : le siècle dernier il ne restait de leur
ancienne manière d'être, que la bravoure, l'esprit
de rapine et leur éloignement pour les femmes.
A ce propos, s'il fallait croire à la fable des Ama-
zones, qui ont à peu près habité ce même pays, on
remarquerait qu'une association de femmes sans
hommes a été remplacée par une autre d'hommes
sans femmes.
Les Kozaks sont montés sur de petits chevaux
très-maigres, très-sobres et très-agiles; la souplesse
de ces animaux est aussi surprenante que la facilité
avec laquelle ils supportent les plus grandes fati-
gues.
Une lance , des pistolets , un sabre , une carabine ,
composent un amas d'armes dont le Kozak n'est
point embarrassé. Il y ajoute même un fouet très-
court dont il supplicie son cheval.
Les Zaporogues professaient la religion grecque ;
ils étaient dans l'usage d'élever des collines ou
kourganes sur la tombe de ceux qui périssaient les
armes à la main, (i)
(i) Les kourganes sont des monticules coniques qu'on
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 2l\l
L'industrie mercantile se mêlant au tumulie des
armes, les Zaporogues firent un grand commerce
avec la Tauride.
Terminons cet article par des observations sur
les Kozaks , extraites du manuscrit d'un lieutenant-
gëneral au service de Ja Russie.
« Quoiqu'on ne compte presque jamais sur les
)) Kozaks dans les armées russes, ils y sont cepen-
» dant très-utiles , et ils réunissent à leurs autres
» avantages celui de ne presque rien coûter à l'état,
» puisque pour environ vingt roubles par année
» ils s'équipent eux et leurs chevaux , qu'ils entre-
)) tiennent de même sans frais. On voit qu'il est
» difficile d'avoir de la cavalerie moins chère. Il
» est vrai que leur habillement n'est ni riche ni
» élégant ; une espèce d'habit assez semblable aux
retrouve à tous pas dans la Nouvelle Russie. Une tradition
très-incertaine nous apprend que les kourgianes les plus éle-
vées ont été construites en l'honneur des chefs ou des princi-
paux officiers de l'armée. La situation de quelques-unes me
fait penser qu'on en disposait un certain nombre pour allu'
mer des feux servant de signaux dans les guerres.
J'ai vu ouvrir une kourgane : elle renfermait le squelette
d'un homme de haute taille, et dont la tête , carrée, avait
le crâne très -épais; sa main droite était couchée sur son
sabre; celui-ci était presque tout décomposé; près de la
main gauche étaient les griffes d'un vautour. Les boutons
d'habit , assez bien conservés pour être reconnus , étaient
d'os.
I. i6
5*42 HISTOIRE
» vétemeus polonais , une culotte très-large et une
» paire de bottes composent, avec un bonnet rond
» et four lé , toute leur garderobe. Leurs armes
» consistent en une paire de pistolets qu'ils portent
» à leur ceinture, un sabre et une lance de douze
» pieds de long. Les cbefs portent la barbe à la
» manière des Turcs. Ils montent des cbevaux d'une
» petite tailJe, mais pleins de nerf et de vigueur,
» et avec lesquels ils font des courses prodigieuses.
» Ces liommes , vraiment curieux à observer ,
» sont doues d'une intelligence extraordinaire. Sans
» avoir aucune connaissance de la boussole, ni du
» méridien, ni d'aucune partie de rasironomie, ils
» retrouvent leur cliemin dans les déserts par la
» simple observation des étoiles; et avec ce seul
» secours ils ne s'égarent presque jamais.
» Avec de pareilles troupes légères il est impos-
» sible qu'une armée soit jamais surprise. Dans la
» guerre de campagne, ils occupent toujours un
» grand espace en avant de l'arnjée, et leurs postes
» se soutiennent par échelons pour pouvoir donner
» et recevoir des nouvelles. Dans la guerre de siège
» ils ne sont point inutiles; bien loin de là , ils em-
» pêcbent d'être surpris par les sorties de l'en-
» nemi ; ils n'ont besoin ni du mot de l'ordre ni de
» la parole , et une manière de siffler , qui n'est
» propre qu'à eux, leur suffit pour se reconnaître.
» Le genre de guerre dans lequel ils excellent, c'est
» lorsqu'il s'agit de brûler ou de dévaster un pays.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. ^43
>) soit pour nuire à l'ennemi^ soit pour l'empêcher
» de subsister. »
Nous ajouterons à ce qui précède, que la disci-
pline des Kozaks s'est singulièrement perfectionnée.
Elle leur vaut une considération militaire qui leur
manquait autrefois, (i)
CHAPITRE III.
Règne de Mahomet Ghéraï.
{An i5i5. ) Cett^e politique tortueuse, cet
esprit de rapine et de mauvaise foi qui ont carac-
térisé le règne du père , présideront à celui du fils.
On ne doit ni embellir une histoire , ni en effa-
cer les principaux traits. Les devoirs que l'exacti-
tude prescrit à l'historien , sont quelquefois des
supplices. Dans cette cruelle position^ continuons
l'histoire des khans.
Mahomet avait une figure hideuse. C'était le
transparent au travers duquel on découvrait son
âme atroce. La flatterie, ce vice qui environne le
pouvoir , et qui trompe si souvent des princes faits
pour entendre la vérité , composait les délices du
(i) Ce que dit Scherer , dans son Histoire de la Petite
Russie , sur les Kozaks , leurs mœurs et leurs lois , beau-
coup d'autres l'ont écrit avant lui ; mais il ne reste plus de
traces ni de leurs principaux usages, ni de leurs anciens
préjugés.
^44 ^^ I s T O I R E
khan : il fallait lui répéter sans cesse qu'il était un
liomme incomparable , que sa puissance n'avait
point de bornes , que sa taille était bien prise et sa
beauté mâle, rivale victorieuse de celle du dieu
Mars; prenant alors une contenance fîère, affectant
une démarche héroïque, ajoutant à la rudesse de
ses traits des crispations de muscles qui le ren-
daient épouvantable , il demandait , d'une voix de
tonnerre, si Mars pouvait inspirer plus de ter-
reur (i). Bientôt roulant des prunelles étincelantes
et égarées , comme celles du tigre , il faisait volti-
ger son sabre sur des têtes soumises, et qui applau-
dissaient à ce jeu tant qu'il n'en abattait aucune (2) ;
à cet exercice , dont les courtisans auraient su se
passer, succédaient les opérations graves. Il assem-
blait ses confidens, et discutait avec eux sur ies
moyens les plus subtils pour tromper ses alliés.
Depuis, long-temps , quelques sujets russes s'é-
taient établis dans des villages polonais : était-ce
inconstance? était-ce mécontentement? Ils s'attrou-
pèrent, pillèrent plusieurs bourgs, et retournèrent
en Russie. Sigismond F** en demanda satisfaction
au czar, et, sans attendre sa réponse, il envoya
(i) Néron avait la même manie : il questionnait ses fami-
liers sur sa ressemblance avec Orphée et Apollon.
(2) Quand il tuait ou blessait des murzas, il excusait sa
maladresse , en disant qu'il avait voulu les punir de man-
quemens secrets. Quel jeu ! quel prince !
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 1^^
des émissaires déguisés à Mahomet, pour complo-
ter avec lui. A peine ces négociateurs sont-ils par-
venus en Crimée, qu'ils déploient leur caractère ,
comblent Mahomet de présens, et gagnent, par
cette voie , plusieurs Tatars en crédit. On convient
de fondre à l'improviste sur la Russie ; le khan de
Crimée se charge de l'attaquer par le sud , et Sigis-
mond doit l'assaillir du côté du nord.
Sur ces entrefaites , le czar ayant à se plaindre
du roi de Pologne , jugea à propos de s'attacher
Mahomet. Ignorant la députation qu'il a déjà reçue,
il lui en envoie une nouvelle. Le khan accepte ses
présens , change ses plans d'attaque , et s'unit au
czar contre la Pologne : les Tatars entrent en Po-
dolie , et la ravagent. Indépendamment du butin
qu'ils y font , ils enlèvent cent mille prisonniers, (i)
De son côté , le roi de Pologne entrait en Russie ;
il ne put croire à la nouvelle qu'il reçut de Podolie :
bientôt convaincu, il revint sur ses pas. Mahomet
lui envoie des députés , accuse l'insubordination ,
la témérité de son fils , qui avait agi sans son ordre ,
(i) Hist. de Crimée.
L'auteur de la Relation historique de Pologne , pages 90
et 91 , n'en compte que cinquante mille. Il ajoute que le fils
de Mahomet partit de Crimée , pour cette expédition, à la
tête de trois cent mille chevaux.
On trouve trop souvent des exagérations de cette force ;
il est sage de les omettre , ou de les faire remarquer comme
douteuses, quand on les cite.
^46 HISTOIRE
et , pour prouver sa bonne foi , il se jeile sur la
Russie , dont les frontières étaient ouvertes de son
coté.
Le czar avait transporté toutes ses forces au nord
de ses états , pour s'opposer à Sigismond. Surprise
nouvelle pour le souverain russe; il fait des mar-
ches forcées ; mais le perfide khan a déjà détruit et
saccagé le pays : il est de retour dans le sien , avec
un attirail immense des dépouilles qu'il a faites.
D'aussi longues courses suspendirent la ven-
geance : les troupes étaient excédées de fatigue et
la saison avancée.
C'est à peu près à cette époque que remontent
les premières incursion^ sur mer des Kozaks zapo-
rogues. (i)
Tandis que Mahomet dévastait la Podolie, beau-
coup de fuyards polonais vinrent grossir les hordes
des aventuriers; ceux qui purent briser leurs chaînes
en Crimée, augmentèrent cette population.
Les Kozaks, trop nombreux pour vivre sur un
aussi petit espace , s'élancèrent sur leurs barques^
et osèrent affronter le danger de la mer sur ces frêles
embarcations , qui n'étaient même pas pontées.
Quelques succès doublèrent leur courage ; bien-
tôt ils se virent en état d'inquiéter les Turcs dans
(i) Voyez , dans les Annales de la Petite Russie , la ma-
nière dont ils préparaient leurs arméniens contre les côtes
de Turquie. Tom. i , depuis la page 121 jusqu'à celle 129.
DE LA NOUVELLE KUSSTE. l[\']
leurs villes de commerce , et même dans leurs
forts.
Plusieurs îles au dessous des cataractes servaient
de retraite aux Kozaks. Ils nommaient ces îles
Skarhniza-Woïskowa y le trésor de l'armée; c'était
là qu'ils déposaient ce qu'ils avaient pillé sur la mer
Noire, (i)
(^u4n i520.) Vassili Ivanovitch , grand prince de
Russie, avait donné à Cazan un khan de son choix.
Ce nouveau maître fut mal accueilli par ses sujets.
Ils le méprisaient parce que sa figure était dif-
forme (2) , son esprit borné, et surtout parce qu'il
était dévoué à la Russie.
Quelque faible, quelque apathique, quelque
nul qu'un homme soit , il présente néanmoins un
côté par où l'on peut s'en faire comprendre. Les
habitans de Cazan essayèrent en vain de découvrir
l'endroit sensible de leur prince; en vain ils vou-
lurent lui communiquer l'énergie dont ils étaient
( I ) Pour être admis dans l'association des Kozaks , il fallait
faire diverses preuves de courage , entre autres, celle de tra-
verser seul , dans un mince bateau, les plus dangereuses ca-
taractes du Dnieper. Pour des marins de cette témérité , les
vagues de la mer , quelque grosse qu'elle fût , n'étaient plus
qu'un jeu.
(2) C'est assez du portrait hideux que nous avons tracé en
comtnençant ce chapitre. On trouvera dansai. Lévêque ,
Hist. de Russie y t. 2, ami. i5a3 , celui de Chikh-Alei, khan
de Cazan.
2^8 • HISTOIRE
aninir's; toujours froid , louj ours impassible, Chikh-
jtlei était imperturbable ; on pouvait le comparer à
une statue du dieu Therme, clouée sur le trône.
Dans cet état affreux où l'on a l'ennemi à ses
portes , et un ennemi presque aussi dangereux ,
puisqu'il ne sait pas régner, les principaux de
Cazan prirent sur eux de conseiller le kban. Ils lui
représentèrent que, faute d*agir, ils tomberaient
au pouvoir des Russes, ou seraient conquis par des
petits princes auxquels il serait bonteux d'obéir.
Sortant de sa létbargie, le kban rendit un arrêt de
mort contre ces conseillers audacieux.
Le peuple de Cazan se révolta , mais en vain.
L'influence du grand prince de Russie le fît ren-
trer dans le devoir. Une révolte, qui n'est qu'as-
soupie , se concentre dans le cœur des conjurés
pour éclater de nouveau.
Mabomet-Gbéraï , instruit de la conduite du
kban de Cazan , jugea que c'était l'instant de pro-
fiter de son impériiie. Il lui députa des gens adroils ,
qui le félicitèrent d'avoir apaisé la rébellion , et
lui offrirent des secours pour toutes les circon-
stances où il pourrait se trouver. En même temps,
les émissaires gagnèrent les cliefs des mécontens ,
leur dictèrent la conduite qu'ils devaient tenir, et
quatre -vingt mille Tatars vinrent appuyer cette
conduite.
Cbikîi-Alei descendit d'un trône où sa faiblesse
aurait du rempêcber de monter. Sabib , ou Sapba-
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 2^^
Ghéraï , frère de Mahomet , le remplaça. Casan fut
pris , les chrétiens e'gorgés , et tous les traités qui
unissaient Mahomet avec le grand prince Vassili ,
violés impunément.
On ne peut imputer à l'ignorance des conven-
tions ce mépris du droit des gens. Il faut en attri-
buer la première cause à la haine implacable que
se portent deux peuples de religions différentes ,
et dont le fanatisme égare les cœurs. La seconde
cause tient au malheur des temps, lorsque, dans
son courroux, l'Etre suprême donne aux nations
des princes semblables à Chikh-Alei et à Mahomet.
Surpris durant la paix , les Russes furent écrasés
par les nombreuses troupes du khan de Crimée.
On porte à cent mille personnes le nombre des
victimes de la trahison : on les vendit à Caffa. (i)
On n'a jamais su assez apprécier les ressources des
Russes. Cette nation est susceptible d'une énergie
qui surpasse celle de tous les autres peuples. Ce
n'est pas dans de belles phrases, dans de vaines
déclamations que les Paisses exhalent l'amour de
leur pays; ils se resserrent près du trône quand il
court des risques ; ils lui font un rempart de leurs
corps , tandis qu'ils sacrifient généreusement la
portion de leur fortune que réclame le besoin de
l'état.
( i) Ce fait est tellement, attesté , qu'il faut y croire malgré
soi.
aSo HISTOIRE
Sans ce dévouement , sans cet accord de tout un
peuple , comment le czar aurait-il pu reparaître ,
en peu de temps , à la tête d'une armée formidable ?
Comment aurait-il pu marcher sur Cazan , défier
ses ennemis, et les intimider assez pour les mettre
en fuite ?
Le nouveau klian s'enfuit à Constantinople , où
il réclama des secours. Mahomet était parti dès la
première nouvelle de la marche des Russes ; il
avait partagé son armée : une moitié retournait en
Crimée, amenant les prisonniers et le butin ; avec
l'autre, il se proposa de pénétrer en Asie ; bientôt
sa perfidie trompa quelques princes, dont il envahit
les possessions, et le bonheur lui servant de guide,
le conduisit à Astrakan , dont il s'empara.
On donne assez communément à une classe
d'hommes des noms qui ne lui conviennent pas.
Sous un habit grossier se trouvent souvent réunies
plus de finesse, de pénétration , de réflexion que
sous ces vêtemens pompeux dont le luxe forme des
caricatures que la mode justifie , sans ajouter au
mérite de ceux qui les portent.
Des Tatars nogais (i) qui, de nos jours, sont
(i) Les Tatars nogais occupent maintenant l'espace ren-
fermé entre la mer d'Azow et les rivières de Berda et de
Moloschna. On ne peut à chaque instant interrompre le
cours de l'histoire pour donner celle d'un peuple nouveau
qui vient y figurer. Je parlerai des Nogais dans la troisième
époque , où il ne sera plus question de faits guerriers.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 25l
encore la portion arriérée des Tatars, conçurent
le projet de se venger de Mahomet , en l'attaquant
par cet amour-propre excessif dont la renommée
était parvenue jusqu'à eux. Ces Nogais avaient, à
plusieurs reprises, éprouvé la duplicité et la mau-
vaise foi du khan ; en dernier lieu , sous le pré-
texte d'une réjouissance publique, il avait fait en-
lever une tribu pour repeupler une partie de la
Crimée, ravagée par son père. A l'instant même,
il venait de leur ordonner de fournir leurs bestiaux
pour la subsistance de son armée. Toutes les me-
sures prises, on voit se répandre dans Astrakan des
partis de Nogais , chantant à leur manière la gloire
et le courage invincible de Mahomet , sa bonté ,
sa beauté même, et le bonheur de l'avoir pour
maître. Les courtisans s'empressent de rapporter
au khan l'enthousiasme des Nogais ; Mahomet ne
trouve point surprenante l'admiration qu'il excite,
et permet aux Nogais de faire parvenir jusqu'à lui
les députés qu'ils lui adressent avec des présens
pour sa cour.
Au discours de l'orateur, on l'aurait cru un flat-
teur exercé ; c'était néanmoins la première fois
qu'il parlait à un souverain. Il n'oublia rien de ce
qui pouvait séduire l'amour-propre de Ghéraï, et,
après l'avoir mis au-dessus des Tatars les plus fa-
meux, il s'écria : « Quel malheur que tant de ver-
» tus soient un peu offusquées par un excès de
» prudence qui avoisine la crainte ! Quoi ! prince ,
aSs HISTOIRE
» vous renfermez dans des murs vos soldats vic-
» lorieux ! et ces soldats sont des Tatars ! Les rem-
}) parts des villes sont élevés pour des guerriers
» ordinaires , pour des généraux timides; mais le
» grand Mahomet sera-t il le premier qui, abrogeant
» les usages des Tatars , les humiliera au point de
» les réfugier derrière des murs ! Non , prince , les
» braves Nogais , dont je suis l'interprète , forme-
» ront , s'il est nécessaire , une circonvallation au-
)) tour de votre camp , ils veilleront sur le prince
» qu'ils admirent ; ils regardent toute atteinte à sa
» gloire comme rejaillissant sur eux. »
Mahomet répondit d'abord avec assez de sang-
froid; mais son discours s'échaufFant peu à peu,
et l'idée qu'on avait pu le soupçonner de crainte
lui revenant sans cesse , il remercia les Nogais de
leur observation ; ordonna qu'on abattît les murs
d'Astrakan , et vint avec toutes ses richesses camper
au milieu des Nogais.
Ces hommes si simples en apparence , recom-
mencent leurs cantiques d'allégresse ; l'air reten-
tit long-temps des louanges du khan , les présens
de bestiaux sont suivis de boissons enivrantes que
les Nogais distribuent aux soldats.
Tandis qu'on louangeait d'un côté, on s'armait
et se rassemblait de l'autre : les Nogais qui rem-
plissaient le premier de ces deux rôles , le cessèrent
aux approches de la nuit, pour se réunir à ceux
des leurs qui entouraient le khan de Crimée.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. ^53
Mahomet fut égorgé avec la plupart des siens
qu'on surprit ivres ou endormis. Le butin de l'ar-
mée fut part'igé entre les Nogais , et la Crimée ne
vit retourner qu'un très-petit nombre de tant de
soldats qui avaient suivi leur khan.
CHAPITRE IV.
Règne de plusieurs khans.
[An i524-) A la mort de Mahomet-Gliéraï , le
plus jeune de ses fds usurpa le souverain poLivoir,
sans avoir fléchi le genou devant le grand-seigneur.
Sur ces entrefaites , les Russes et les Tatars étaient
aux prises. Cazan et ses environs furent le tliéâtre
sur lequel se livrèrent plusieurs combats sanglan s;
ils se terminaient tous par le pillage, sans décider
du sort des provinces.
La Porte vit avec surprise l'usurpation du fils de
Mahomet : à sa place , elle nomma Séad , ou Séadet-
Ghéraï , frère du dernier khan. Quoiqu'il ne fut
pas stipulé dans le traité entre le grand-seigneur
et Mengli-Ghéraï (j), que la Porte nommerait le
khan de Crimée , il y était néanmoins expliqué
qu'il abdiquerait aussitôt que l'empereur turc le
jugerait à propos. L'usurpation de Séad servit de
prétexte , et la Porte se réserva le pouvoir de placer
les khans sur le trône à son bon plaisir; ce qui a
été observé depuis.
(i) Vo^ez le dernier chapitre dç la première époque,
25/[ HISTOIRE
Séadet - Gliéraï n'était pas fait pour porter la
couronne ; elle ne convient pas à toutes les têtes :
lin ordre suprême avait élevé le khan , sans lui
communiquer les qualités nécessaires à un souve-
rain. Aussi Séadne songea pointa disputer le trône;
il abdiqua , et sut pratiquer , dans le silence de la
retraite, les principes de philosophie qu'il avait
reçus d'un Grec nommé Switenos.
Ïslan-Gheraï ne tint le sceptre que le temps né-
cessaire pour démontrer combien il était déplacé
dans sa main. La Porte le remplaça par Saplia-
Ghéraï, autrefois kb an de Cazan. L'histoire est en
contradiction entre les éloges qu'elle accorde à ce
prince, et la conduite qu'il tint. On a représenté
Sapba comme un prince d'un excellent naturel ,
de mœurs douces et très-timide , et l'on nous four-
nit en même temps des actes de bardiesse, d'injus-
tice et de cruauté.
ïslan, pénétré de regrets sur le poste éclatant
qu'il avait perdu, travailla sourdement pour le
saisir de nouveau. Sapba s'alarme , demande des
conseils à Constantinople, et, sans en attendre le ré-
sultat, il fait plus que le grand-seigneur n'eut osé,
en privant Islan de la vie. On se rappelle que dans
la convention passée entre Mabomet il et Mengli,
le premier avait juré , pour lui et ses successeurs ,
de ne jamais faire périr un prince du sang de Gen-
gbis-Rban.
11 y a bien loin de la bonhomie au manque de
DE LA INOUVELLE RUSSIE. 2^5
caractère : Sapha ressemblait à beaucoup de gens
auprès desquels le dernier qui parle a raison. Mais
l'assassin n'est pas un bon homme : parce que
chacun quittait Sapha , satisfait de son ton honnête j
parce que Sapha écoutait tout le monde, sans ja-
mais contredire personne , on n'en saurait conclure
que son coeur était bon. Il résultait de l'inconstance
de son opinion , que vingt ordres étaient expédiés
dans un jour sur un même objet, et tous différens
les uns des autres.
C'est dans ce temps qu'un réfugié de Russie , à la
cour de Sigismond, roi de Pologne, se rendit en
Crimée; il se nommait Semen Belski. S'il existe
bien des personnes sans caractère , comme Sapha,
il faut convenir que , pour le malheur des princes,
il eu existe aussi un bien grand nombre de la
trempe de ce Belski. Doué de beaucoup de facilité,
il s'exprimait avec grâce ; son élocutiou suffisait à
peine pour rendre compte de la multiplicité des
plans, des projets, des innovations que sa tête,
mal organisée , reproduis;iit à tous instans sous des
formes nouvelles : religion, politique, finance,
administration intérieure , guerre , traités , réfor-
mes; tout était de son ressort. A l'entendre, les
ministres du souverain étaient ou nuls ou dange-
reux , lui seul pouvait opérer de grandes cho-
ses, (i)
î'i) Ce fut pendant cette succession de khans que Fzvm-
256 HISTOIRE
Sapha était muet devant cet oracle ; chaque pro-
jet était accompagné d'un signe d'approbation du
khan ; ce qui le flattait davantage était la conquête
des provinces russes les plus voisines de ses états :
cela se conçoit aisément ; mais on ne peut se per-
suader l'effronterie d'un déhonté qui s'adresse
à un prince sans armée. Le khan fait prendre
les armes à tous ceux qu'il juge capables de les
porter ; il s'empare des provisions et de l'artillerie
turque destinées à une autre expédition , marche
à la tête de ses troupes ramassées à la hâte, attaque
en aveugle , est battu complètement , se sauve
comme il peut , et se retrouve en Crimée , devant
le conseiller Belski , qui le console par des projets
nouveaux.
( ^n 1 55 1 . ) Irrité de l'attentat de Sapha , désolé
de la perte de son artillerie, le sultan de Constanti-
nople fit partir le grand-visir et déposer le khan.
CHAPITRE V.
Règne de Deivlet-Ghér ai premier.
Dewlet était le petit-fils de Mengli ; la Porte le
plaça sur le trône de Crimée.
Peu avant l'installation de ce prince , les Kosaks
cois P' , roi de France , et Charles-Quint , troublèrent l'Eu-
rope ; tandis que Soliman ravageait l'Asie , et fut reconnu
roi de Perse dans Babylone.
DE LA. NOUVELLE RUSSIE. 267
Zaporogues se distinguèrent en plusieurs rencon-
tres, ceJle qui leur fit le plus d'honneur fut leur
victoire sur les Tatars de la grande horde.
Des succès d'un autre genre , une organisation
améliorée, une discipline exacte les rendirent re-
doutables à leurs voisins. On rechercha leur al-
liance ; les cours de Russie et de Pologne cessèrent
de les mépriser ; en un mot ils inspirèrent aux
nations cette crainte irréfléchie que des pirates font
éprouver de nos jours aux Européens qui les tolè-
rent, (i)
Le czar Ivan Vassillevitch souffrait de voir son
pays tributaire des Tatars ; il pensait que la ré-
duction de Cazan pourrait seule le mettre à l'abri
des insultes de ce peuple. Le czar avait Fâme ardente,
le génie actif: exécuter, était chez lui la conséquence
immédiate de ses conceptions. Il donne des ordres,
il arme , il fait des marches forcées et prend Cazan.
Ivan s'exposa en brave soldat , se conduisit en capi-
taine expérimenté , et vainquit en souverain. Dix
mille femmes vêtues de leurs plus beaux habits
s'étaient réfugiées dans le palais ; on craignait
qu'elles ne fussent exposées à la rage des soldats,
et victimes de leur brutalité : le czar sut les faire
respecter. Cet effort de la discipline mérite d'être
(i) Les moins éclairés de nos neveux ne pourront se per-
suader que les corsaires des côtes d'Afrique aient existé
dans le XVIIP et le XIX^ siècle.
I. 17
2d8 IIISTOlPtE
rapporté ; il paraît incroyable sous un prince aussi
cruel.
Cette conquête de Cazan influa beaucoup sur la
Crimée ; elle perdit un allié avec lequel elle parta-
geait souvent des dépouilles ramassées en commun.
Frappés d'épouvante , les Talars se dispersèrent et
communiquèrent leur frayeur aux habitans d'Astra-
kan. Le czar s'en rendit maître, ainsi que du reste
de l'empire de Kiptscliak.
Dewlet-Ghéraï ne pouvait choisir plus mal le
moment d'attaquer les Russes. A la téie de soixante
mille hommes , le klian de Crimée entra en Russie;
ses troupes redoulaient les combats. Ce n'était plus
au pillage qu'on les conduisait, elles devaient se
mesurer avec des hommes bien exercés, bien con-
duits et vainqueurs des Tatars.
Les Moursas murmurent ; le khan méprise leurs
clameurs; il hasarde une bataille, et la perd com-
plètement.
Ce coup d'essai n'ayant point réussi, Dewlet n'osa
plus se montrer ; il maintint ses Tatars dans un état
d'inaction, que la crainte rendit supportable au
commencement , mais que le besoin de piller con-
vertit en reproches. Les Tatars méprisèrent leur
chef, ils l'accusèrent de lâcheté et d'indolence ; le
khan pensa qu'il était plus sage de temporiser, mais
parmi des gens incapables de raisonner, cette con-
duite devint odieuse.
De son côté Sigismond sollicitait le khan de Cri-
DE LA NOUVELLiE RUSSIE. 25q
mée; mais ne pouvant lui faire abandonner l'esprit
de niodcralion qu'il avait adopté trop tard , il pro-
posa à Sélim II de se liguer avec lui contre le czar.
Le roi de Pologne représentait au grand-seigneur ^
que la conquête d'Astrakan faisait tomber le com-
merce d'Azovr, et par suite celui de la mer Noire;
que le czar ne manquerait pas de se porter en avant,
que laissant la forteresse d'Azow tomber d'elle-
même, il se répandrait en Crimée, formerait une
marine et menacerait l'empire ottoman. Opposez ,
continuait Sigismond, des armées formidables à
cet ennemi ; prévenez ses coups en entrant vous-
même en Russie ; attaquez Astrakan , et creusez un
canal de communication entre le Don et le Volga.
Alors maître des mers , vous transporterez à volonté
vos troupes jusqu'au nord de la Perse, votre pa-
villon sera respecté sur les mers d'Azovv et Cas*
pienne, votre empire doublera ses forces, votre
gloire sera assurée , et vos ennemis naturels rendus
à leur primitive buîuiliation.
Ces raisonnemens étaient les meilleurs du monde ;
mais leur exécution n'était pas facile. Cependant
Sélim II adopta l'avis du roi de Pologne ; cinq mille
janissaires , quinze mille liommes de cavalerie ,
beaucoup de troupes de pied se mirent en marche
pour Azow^. Tandis qu'ils tournaient une partie de
la mer Noire , quinze galères partirent de Constan-
tinople chargées d'iiommes , de munitions et d'ar-
dllerie. Dewlet reçut ordre d'assembler cinquante
260 ttlSTOlB.K
mille de ses sujets. On' relira des frontières de la
Perse les soldats qui y étaient cantonnes; on obligea
les Nogais à prendre les armes, et quatre cent mille
combattans eurent Azow pour point de réunion.
En même temps les mers furent couvertes de vais-
seaux de transport , pour approvisionner une ar-
mée capable d'affamer un royaume.
On commença à creuser le canal ; la cavalerie
turque protégeait les travailleurs. Dewlet marchait
lentement , et se dirigeait sur Astrakan : impatientée
d'attendre, et ne voyant point d'ennemi , celte ca-
valerie crut se couvrir de gloire en devançant le
prince, et en allant sans ordre préalable conquérir
Astrakan. Les travailleurs , au nombre de trente-
cinq mille, sont abandonnés ; surpris par les Russes,
ils sont taillés en pièces ; le canal fut à peine
tracé.
Cependant Dew^let-Ghéraï avait fait prendre un
long détour à l'armée de siège commandée par Andi-
Ghérai ; celui-ci se rendit à Astrakan, mais impru-
demment il négligea d'établir des communications
avec le corps occupé à creuser le canal , et ignora
sa destruction.
(^n 1 569. )0n avait traîné à la suite de l'armée
de siège plus de vingt mille cbariots ; quelques-uns
s'avancèrent trop , d'autres restèrent en arrière ; la
confusion suivit, tantôt on manquait de pain, tan-
tôt de fourrages: la cavalerie ne put avancer par la
/aute des guides et le manquement d'eau. Harrassés,
1
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 26 1
épuisés, moiirans de faim, les soldats se mnimèrent,
le désordre augmenta au point qu'on en fut iiifor-
mé à Astrakan. Les Russes sortent en bon ordre,
fondent sur les Turcs indociJes à la voix de leurs
chefs et les mettent en fuite. La déroute fut com-
plète ; la plaine se couvrit des corps morts des as-
siégeans, et les Stepes ne présentèrent aucun point
de défense aux fuyards qui les parcouraient en dé-
sordre. Ceux qui purent se réunir se replièrent
sur le Volga pour s'y appuyer des trente-cinq mille
liomnu's qu'on y avait Lusses; à peu de distance, ils
sont instruits de la catastrophe ; perdant alors tout
sentiment de discipline, chefs et soldats se déban-
dent, et pour la plupart se portent sur Azow.
Les Nogais furent battus séparément ; les Turcs
sauvèrent à peine vingt mille hommes, qu'Azow
reçut.
Dans la lutle perpétuelle que le czar Ivan soutint
contre Sigismond , on est disposé à donner tous les
torts au prince russe dégoûtant de crimes et rougis-
vsant son sceptre du sang de ses sujets. Que la pos-
session d'Astrakan et de Cazan ait coûté près d'un
million à l'humanité , c'est un malheur attaché aux
conquêtes, c'est une suite des combats, 011 chacun
a triomphé à son tour; mais les maux de la Russie,
les massacres de Novogorod , de Twer , de Moskow
glacent d'horreur et d'épouvante; il n'est point de
Russe qui n'arrachât avec plaisir la page de l'histoire
de son pays où ces atrocités sont rapportées.
262 HISTOIRE
Il est à propos d'expliquer ici cette perle d'iiom-
mes qui paraît peu vraisemblable. On combattait
alors avec les armes anciennes et modernes ; les
canons, les fusils étaient mêlés avec les arcs, les
épées, les piques, les massues, les macbines à lan-
cer des pierres ; cette confusion forçait à négliger
les boucliers. La boucherie devait être à peu près
la même des deux côtés, puisque ce mélange d'ar-
mes rendait l'action continue. Lorsqu'une trouée
élait faite , lorsqu'un corps avait commencé à lâcber
le pied , la massue produisait un effet d'autant plus
meurtrier, que l'épée, la seule arme qu'opposait
alors le fuyard, ne lui résistait pas. Ce sont les habiles
manœuvres qui font des prisonniers et qui souvent
décident parmi nous du sort des batailles; alors, au
contraire , un des partis n'était exterminé , que
lorsque le parti opposé avait déjà perdu une grande
moitié de ses combattans ; les bras ne cessaient de
frapper que quand ils tombaient de lassitude ; les
troupes légères achevaient la destruction, (i)
(i) Cazan fut pris , repris, et conquis de nouveau dans
l'espace de deux ans. On a évalué à trois cent soixante mille
le nombre des morts , soit du côté des Tatars cazanais , no-
gais et alliés, soit du côté des Russes.
L'armée des Turcs , du klian de Crimée et des Nogais ,
s'élevait à quatre cent mille soldats lorsqu'ils assiégèrent
Astrakan ; il n'en revint que vingt mille à Azow. Établissons
la perte des Russes aussi bas que possible; ajoutons les
vieillards, lesfemmes et les enfans égorgés sans pitié^ comp-
I
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 26'5
( An 1 57 1 .) Si les historiens sont exacts , le klian
de Crimée ne recommençait la guerre que lorsqu'on
l'en priait. Si^^ismond l'invita à tomber à Fimpro-
viste sur la Russie , et le khan y consentit.
Où prenait- il des soldats ce Dewlel-Ghéraï ?
nous venons de voir que ces armées ont été dé-
traites f i). L'art de la guerre consistait alors chez
ces peuples à prévenir l'ennemi ; les traités n'a-
vaient d'effet qu'autant que. les deux partis, lassés
ou affaiblis par des pertes égales, se livraient à un
repos forcé.
A la tête d'une multitude de Tatars de Crimée,
et de Nogais , Dewlet se met en campagne ; tout
fuit devant lui ; on abandonne des foyers que la
plus h'gfTe résistance eut conservé , et la terreur
que le klian inspire lui ouvre les chemins de la
capitale de Russie.
il est bon d'observer que si la tactique des Rus-
ses ne leur conseillait pas d'avoir des places fortes ,
poiu' se garantir des fréquentes irruptions de leurs
voisins , ceux-ci , à leur tour, s'avançaient avec im-
prudence, et ne s'occupaient jamais des moyens à
tons ceux qui se noyèrent à l'entrée de la mer d'Azow ,
ceux qui s'égarèrent dans le désert, dont aucun n'est re-
venu , il en résultera plus de douze cent mille victimes. Je
n'ai osé présenter cet aperçu dans le texte. On croit, en
traçant ces cruelles vérités, tremper sa plume dans du sang.
(i) Cette observation sera faite par tout homme de sens;
les auteurs que j'ai sous les yeux glissent là-dessus.
204 HISTOIRE
prendre pour couvrir leur retraite en cas de dé-
route. D'où il suit qu'une bataille perdue ouvrait
un pays immense, et livrait au pillage toutes les
villes qui ne pouvaient suspendre la course du
vainqueur. D'un autre côté, celui-ci s'affaiblissait
en avançant, parce que, surchargé de dépouilles,
il était obligé de faire escorter les convois qu'il ren-
voyait cbez lui.
Cependant les armes victorieuses du khan de
Crimée sont teintes du s.mg des Russes. La
flamme a dévoré plusieurs villes et anéanti presque
tous les villages situés sur la route de l'armée ta-
tare. La terreur s'empare des habitans de Moscou,
une partie de leur ville est en cendres , les victimes
se succèdent, et l'ennemi féroce ne sait rien épar-
gner. Si dans cette cruelle conjoncture d'autres peu-
ples eussent attaqué les Russes, l'état se fût trouvé
bien près de sa ruine. Les circonstances font les
grands hommes. Michel Vorotynski sauva la Rus-
sie , tua le fils du khan , battit les Tatars dans
toutes les rencontres , reprit sur eux le butin qu'ils
avaient fait , et employa autant de génie à réparer
ses perles qu'il en montra en écrasant ces hordes
aguerries.
Une contenance fi ère , des victoires multipliées ,
l'ordre que Vorotynski rétablit partout, en impo-
sèrent aux puissances rivales de la Russie. Ce libé-
rateur de sa patrie mérita des monumens publics,
que les Russes n'ont point élevés à sa mémoire.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. :265
Ces victoires des Paisses auraient dû corriger
les Tatars; ces leçons, si cruellement répétées,
suffisaient pour changer la méthode de faire la
guerre; mais l'habitude est la nourrice de l'igno-
rance, un jour de prospérité fait oublier des an-
nées de revers ; on se bat comme les prédécesseurs
se sont battus, et comme eux, on meurt de bêtise
en recevant le coup qu'on pouvait éviter.
En blâmant les Tatars , il est difficile de justifier
les Russes. A quoi leur servaient d'aussi vastes fron-
tières s'ils n'avaient pas les ressources nécessaires
pour les couvrir? plus encore, comment laissaient-
ils le cœur de l'empire sans garnison pour le dé-
fendre? quel était donc leur état militaire , s'il en
existait un? valait-il mieux que celui des Tatars?
Non , sans doute , puisqu'on voit ces derniers par-
courir quatorze cents verstes sans éprouver de ré-
sistance. Chaque siècle a eu un art militaire per-
fectionné par l'expérience du siècle précédent , ou
par l'invention de nouvelles armes. Chaque peuple
a eu des forteresses selon le génie des temps ; si les
champs de bataille n'ont point eu de limites mar-
quées entre les nations, c'est que les conquérans ont
su les franchir : mais qu'on aille dévaster un pays
immense sans être retardé dans sa marche; qu'on
ne soit repoussé ou battu qu'après avoir commis
mille désordres, cela suppose l'enfance de l'art mi-
litaire chez celui qui le permet.
Avouons que si de nos jours la guerre est un
266 HISTOIRE
mal public attaché aux passions de l'humaine na-
ture^ elle était pour ces peuples une calamité per-
manente. Quelle campagne, quelle ville, quelle
citadelle offrait un asile aux femmes et aux vieil-
lards ? quel agriculteur était exempt de porter les
armes? Il ne faut pas s'y méprendre; si tous les
habitans en état de les porter n'eussent point été
des soldats , il serait impossible de croire à la for-
mation et à la destruction rapide de tant d'armées.
Si parmi nous ce fléau de la guerre arrache à la
société la portion glorieuse de ses membres , il
laisse du moins, dans les pays qui n'en sont pas
le théâtre, le calme aux cultivateurs, une certaine
tranquillité à l'ordre civil , et ne dévaste pas ,
comme alors, toutes les parties d'un e^mpire.
L'iiistoire ne nous dit rien des réfle^iions que
Dewlet dut faire sur les conseils de Sigismond,
et sur le danger d'adopter trop vile des projets
utiles à autrui; elle se contente de nous apprendre
que le khan mourut l'année de son expédition en
Russie.
Cette époque fut aussi celle d'une paix conclue
«ntre les Russes et les Tatars.
{An 1574.) On se battait à outrance sur les
bords du Dniester; les Turcs harcelaient l'hospo-
dar de Valachie; les Kozaks zaporogues vinrent
à son secours ; l'hetman Swergovskoi eut souvent
des avantages, mais dans une surprise sa troupe
et lui furent massacrés.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 267
Sigismond n'était plus; Henri III, depuis roi de
France, régnait alors en Pologne , et maintint la
paix avec la Russie pendant le court espace de sa
domination.
Vers cette époque, les mœurs s'altérèrent en Po-
logne. Un grand état dont les mœurs se corrom-
pent, ressemble à un grand arbre dont le faîte se
dépouille : le premier va l'exposer à la loi de ses
voisins, le second attend la hache qui doit l'abattre,
CHAPITRE VI.
Plusieurs khans régnent en Crimée. Continuation
de Vhistoire des Kozaks zaporogues.
i^An i5j5. ) Chez des nations éclairées, chaque
règne offre des événemens nouveaux qui se rappor-
tent aux progrès des lumières. Chez les peuples à
demi civiHsés , le règne qui commence sera la ré-
pétition de celui qui vient de finir : plus ou moins
de pillage, plus ou moins de dévastations et de
sang répandu formeront les seules nuances.
Le grand-seigneur établit Mahomet-Ghéraï khan
de Crimée. Celui-ci commença son règne par une
irruption en Russie, ainsi que ses prédécesseurs
avaient fait (i). Le czar Ivan s'y attendait; aussi
(i) S'il eût existé une histoire des anciens spectacles de
Rome , on y eût vraisemblablement trouvé à chaque page
cette i)hrase-ci : « A peine l'arène a-t-elle été ouverte , que
^68 HISTOIRE
s'empressa-t-il de conclure un traite avec le khan.
La Porte , ,malgré cet engagement , enjoignit à Ma-
homet de retourner en Russie ; le khan s'y refusa.
Le grand-seigneur envoya un paclia avec une armée.
Le khan est battu et tué dans l'action; Islam-Ghé-
raï le remplace : ce prince ne vécut que trois ans.
(^An i586. ). Gazi-Ghéraï lui succéda. A peine
en possession de ses états, il entre en Russie , s'a-
vance^ jiisqu'à Moscou (i), dont il ne peut conti-
nuer le siège ; il reçoit des ordres de la Porte pour
aller attaquer Rodolphe II , roi des Romains.
Les fils de Gazi entreprirent de leur chef de nou-
velles courses en Russie. Gazi régna long-temps: il
s'occupa du bonheur de ses sujets ; il fit de vains
efforts pour les civiliser; des gens élevés au bri-
gandage ne purent goûter des mœurs douces et
réglées.
( An 1607. ) Un règne de deux ans et demi ne
laissa à Sélim rien de mémorable à faire.
Tandis que ces khans ne fournissaient que leurs
noms à l'histoire, les Kozaks la remplissaient d'ac-
tions éclatantes. L'hetman Bogdanko les fît vaincre
dans toutes les occasions ; leur réputation s'accrut,
» les bêtes féroces s'élancèrent les unes sur les autres. » On
a écrit l'histoire desktans, et chaque avènement au trône
renferme ces mots : « Le prince rassembla toutes ses forces.,
» et se jeta sur les possessions des Piusses. »
(i) Ceci confirme encore les réflexions que nous avons
faites dans le cliapitre précédent.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. iïGQ
et Etienne Batori , qui régnait en Pologne, leur
abandonna les villes de Tschigirin el de Trekhte-
mirof. (i)
Ce fut vers ce temps-là que les Zaporogues en-
treprirent une expédition qui, du temps des Grecs,
aurait valu Tiramortalité à ses auteurs; les poètes
à l'envi se seraient empressés de les chanter, et les
générations suivantes eussent placé au rang des
demi-dieux ces hommes intrépides, bien supérieurs
aux Bacchus et aux Jason. Ceux-ci, suivant la fable
ou une histoire peu avérée , commandaient des
troupes imposantes; les Kozaks n'étaient qu'une
horde, qu'un simple rassemblement de guerriers
d'une audace soutenue. Portés sur l'aile de l'espoir,
et dévorant des yeux de l'avidité les riches provin-
ces de l'Asie, les Kozaks osèrent y pénétrer; ils
s'avancèrent à plus de deux mille verstes de leur
pays et marchèrent en conquérans. Trébisonde ne
peut leur résister ; ils détruisent Synope , désolent
ks provinces à l'orient de la mer Noire, font trem-
bler Constantinople , dont ils ravagent les envi-
rons (2), et retournent chez eux chargés de butin.
Qu'était-ce donc que l'empire ottoman ? quoi !
le grand-seigneur portait à volonté trois cent mille
combattans chez les nations étrangères , et il ne
(1) Voyez Le Laboureur, Traité du gouvernement de Po-f
Ipgne.
(2) Histoire des hetmans des Kozai.s, t. a, p. 9*
270 ilISTOlUÊ
pouvait pas garantir ses foyers des entreprises de
quelques aventuriers , dont la manière de combat-
tre était celle des Turcs ! En vérité , si ce gouver-
nement a eu quelques instans de gloire, il les a
cruellement eflacés par des siècles d'engourdisse-
ment.
Batori redouta les vainqueurs de la Turquie, et
résolut de les faire écraser par une fédération de
tous les peuples du nord de la Pologne et du midi
de la Russie. Les dangers dont les Kozaks étaient
menacés paraissaient inévitables. Si ces hommes
ignoraient les détours tortueux d'une politique sub-
tile, ils possédaient infiniment de finesse, et tout
cela se ressemble beaucoup.
Les Kozaks du Don formaient une association
redoutable. Ils étaient moins ambitieux que les Za-
porogues, mais ils ne leur cédaient pas en valeur.
Une députation de ces derniers leur représente que
l'anéantissement dont on les menace s'étendra jus-
qu'à eux , et que la circonstance nécessite leur
réunion. Faire entrevoir à un peuple indépendant
que sa liberté est menacée, c'est exciter son atten-
tion ; faire espérer à des gens avides de pillage une
occasion de s'enrichir, c'est les appeler au combat.
Les habilans du Don jurèrent fraternité et alliance
avec les Zaporogues ; l'intérêt commun les unit ,
l'espoir du butin les rendra inséparables.
Au retour de leurs députés , les Zaporogues
voyant leur» force» doublées, parlèrent en maîtres
BE LA NOUVELLE KUSSiE. 1^1
et exigèrent des tributs de leurs voisins. C'était un
singulier spectacle pour un observateur que de voir
les nations de cette partie du globe asservies par
un ramassis informe qui dictait des lois des rives du
Dnieper! Un bomme civilisé eut regardé comme
un supplice, d'babiter les mêmes lieux dont la pos-
session faisait les déHces d'une borde grossière ; la
cour d'un betman était imposante par la rudesse des
personnages qui la composaient ; celle du roi de
Pologne ne respirait que les fêtes. On aiguisait d'un
côté ce fer redoutable qui domptait les nations; on
s'endormait de l'autre dans les délices de la volupté
la plus raffinée.
Podkova remplaça Fbetman Bogdanko. II y avait
un certain Scliacli , que les Rozaks aimaient parti-
culièrement. Jl parut désirer la place d'betman ;
Podkova consentit à la lui céder , sous la condition
que les Kozaks le feraient bospodar de Valacbie.
Deux victoires furent remportées sur un peuple
qu'on voulait gouverner malgré lui ; mais Podkova
renonça à sa demande.
■»
Plusieurs betmans se succédèrent , soutinrent
l'éclat des armes des Kozaks. Ils dévastèrent quel-
ques provinces polonaises , et brûlèrent Sluzk et
Mobilow.
Un Kozak, dont le nom était aussi long que dur à
prononcer, fut cboisi pour betman (i). Il s'empara
(i)Il se nommdiïX.PerhonafGhewitsch-Saji^aïdanUchitff,On
273 HISTOIRE
de CafFa dont il chassa les Turcs , délivra les chrétiens
qui y étaient détenus comme esclaves , et revint dans
son pays faire jouir de sa victoire ses compagnons
d'armes et les lidèles qu'il avait ramenés. (1)
Ce n'était plus par la force que les Polonais
espéraient de triompher des Kozaks ; ils employaient
l'intrigue. Le vainqueur de Caffa était trop dange-
reux pour eux ; ils le rendirent suspect aux Kozaks
et le firent déposer. Son successeur Luschka fut
pris par les Turcs, et Borodovka, qui le remplaça,
entretint des liaisons secrètes avec eux.
Osman profita d'un moment de mésintelligence
entre les Polonais et les Zaporogues, pour attaquer
les premiers. Les Turcs s'emparèrent des Siepes
qu'arrose le Dniester , et tuèrent Chmelnizki , dont
ils firent le fils prisonnier.
CHAPITRE VIL
Mohammed et Dgianihek-Ghéraî,
{^An 1610.) Sans attendre la nomination dti
grand-seigneur , Mohammed s'empara du palais
ne peut décemment introduire dans le corps de l'histoire des
noms aussi barbares.
(i) Cette prise de Caffa eut lieu environ l'an 1 SgS. II n'en
a pas été question dans le rèp:ne de Gazi-Ghéraï , parce qu'on
se rappelle que le grand-seigneur s'était réservé Caffa et les
fortes places de Crimée.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 2^3
des Idians à Baktclji-Saraï , se constitua souverain
de Crimée , forma une arrnée de mëcontens , de
gens sans aveu , et marcha vers Caffa : Rizvan ,
pacha , y commandait pour les Turcs.
Mohammed était de la famille de Genghis-Khan;
deux autres Ghéraï pouvaient lui disputer le trône.
Le choix du grand-seigneur devait prononcer entre
eux , Mohammed jugea à propos de le prévenir.
Ce coup d'éclat fît réfugier dans CafFa les deux
autres prétendans : ils se nommaient Dgianibek et
Dewlet. L'usurpateur somma Rizvan de lui envoyer
les têtes de ses deux frères. Le pacha expédia se-
crètement Dewlet à Conslantinople, pour instruire
le grand-seigneur ; il lui observa dans une lettre
particulière, remise à un Tatar de la suite de Dewlet,
que « Dgianibek méritait la préférence; que son
» mérite personnel et l'attachement que le peuple
» lui portait, le rendaient digne du trône de Cii-
» mée , que son dévouement à l'empire turc n'avait
» point de bornes. »
Tandis que ces choses se passaient , on semait à
Constantinople mille bruits que des gens intéressés
s'empressaient à répandre. Mohammed y éiait an-
noncé comme déjà maître de Caffa; Rizvan , homme
ferme et loyal, fut accusé de lâcheté et de trahison.
Les Turcs et les Talars n'avaient pas encore com-
battu , on se plaisait à répéter qu'une victoire
décisive fixait Mohammed sur le trône.
Les nouvelles sont quelquefois l'expression uni-
I. 18
5>74 HISTOIRE
que des vœux de ceux qui les répandent, et la con-
fiance qu'on leur accorde est en raison de l'intérêt
qu'on y prend.
Nous avons reproché plus haut au cabinet de
Constanlinople des crises d'eni^ourdissement , qui
tenaient de bien près au slupide abandon dans les
décrets des destinées; en voici un exemple de plus.
Les Turcs sont les maîtres des places forles de Cri-
mée ; ils ont des flottes , des armées , la mer n'est
libre que pour eux ; il suffit d'une fausse nouvelle
pour faire oublier ces avantages , et réduire à l'état
d'ind(xision ceux qui n'ont qu'à vouloir pour être
obéis, (i)
Le grand-seigneur Achmet I^^ crut être un prince
très-prudent, parce qu'il traitait le rebelle avec
autant d'égards que celui-ci affectait d'arrogance.
Achmet se crut sage, parce qu'il s'empressait de
reconnaître pour khan celui qui s'était moqué de
son pouvoir et de la légitimité de son droit. Avec
la plus grande hâte , la sublime Porte fait partir un
aga pour inaugurer l'usurpateur.
Dewlet arrive à Constantinople , nouvel embar-
ras; Caffa n'est point pris,'Rizvan est fidèle, les
(i) Nous réclamons Tindulgence pour notre manière de
conter les faits suivans: ce n'est point le style qui convient
à l'histoire ; mais peut-on tracer de sang-froid et sans sou-
rire, des événemens qui semblent métamorphoser l'histo-
rien en romancier?
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 273
Turcs De sont point battus ; il ne reste de vrai , de
tout ce qui s'est passé , que l'idée qu'on doit avoir
de la prudence et de la sagesse du grand -sei-
gneur.
Cependant l'embarras redouble, les têtes des
ministres suent, les bras des janissaires se déploient,
les nouvellistes sont muets, les carreaux du divan
sont couverts des favoris du prince et de ses con-
seillers; là, les jambes croisées, les yeux fixés, la
bouclie à demi béante, tout le monde rêve ; le si-
lence qui accompagne cette situation prouve l'em-
barras de l'auguste assemblée. On délibère néan-
moins ; il faut prendre un parti bon ou mauvais.
La baute sagesse s'était grandement compromise ,
et , pour se tirer d'affaire , elle va se compromettre
davantage.
On fait équiper neuf galères ; des troupes de
débarquement les montent : on clioisit un autre
aga , on fabrique un nouveau diplôme en faveur de
Dgianibek ; mais on prescrit à l'aga de s'en retour-
ner sans agir , supposé que le premier eût déjà rem-
pli sa mission . Ainsi , que Mohammed soit vain-
.queur ou vaincu , c'est à la vitesse du premier émis-
saire qu'il devra la couronne.
Le vent fut le régulateur de la politique turque :
le premier aga , après avoir long-temps vogué avec
un temps contraire , se trouva arrêté par un calme
parfait. La flotte, au contraire, ayant pris une
direction opposée et longé les côtes de la Natolie ,
2^6 HISTOIRE
profita d'un vent de terre qui lui permit d'avancer ,
tandis que , sans avoir atteint les bouches du Da-
nube , l'aga premier parti fut obligé de retourner
à Constantin ople , où son diplôme fut parfaitement
reçu, et la haute sagesse publiquement louée.
Il est des ctres favorisés de la fortune ; il y en a
de tellement familiarisés avec elle , que les événe-
mens les plus extraordinaires semblent naître pour
les servir , contre l'ordre des choses , quelquefois
même malgré celui de la nature. Le soir du jour
où les troupes turques arrivèrent en Crimée avait
été fixé par le pacha Rizvan , pour évacuer la place.
Grâces au vent, tout rentre dans l'ordre , le siège
de Caffa est levé , Dgianibek est proclamé khan ,
Mohammed prend la fuite, il est battu et forcé de
renoncera la Crimée, qu'il quitte pour cliercher
un asile en Russie.
La rivalité entre les deux khans va faire éclore
un génie d'intrigues aussi suivi, aussi raffiné qu'il
pourrait l'être de nos jours.
Une rage ambitieuse dévorait Mohammed ; l'hy-
pocrisie, la souplesse, l'orgueil, la. férocité stimu-
laient et dirigeaient cette ambition : il ne considé-
rait la société qvie comme une masse d'individus
destinés les uns à servir d'instrument à ses vues ,
les autres de victimes à ses succès : le trône était
son but , la route pour y monter était tracée entre
tous les moyens qu'un caractère aussi odieux pou-
vait se permettre.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 2;;7
Ce n'elait pas à la cour de R.iissie que Mohammed
devait trouver, des prolecteurs ; le czar Micbel , en
guerre avec la Pologne, dérangé dans ses finances,
n'avait ni argent , ni armée à lui fournir ; mais
l'intrigue trouve toujours les occasions de s'exercer :
aussi le czar , lassé des sollicitations d'un prince qui
obsédait ses pas, accorda à l'importunité ce qu'il
refusait à l'être méprisable ; il obtint du grandvisir
la promesse d'un pardon général , l'oubli du passé,
et le rappel de Mohammed à Andrinople.
Le grand -seigneur fournissait son nom aux or-
donnances de son grandvisir ; cela s'appelle régner
à son aise ; aussi la confirmation du traité n'éprouva
aucun obstacle.
Soumis aux usages de l'Orient, humble jusqu'à
la bassesse dans l'adversité , Mohammed se pros-
ternait devant les gens en place ; il était le dévoué
serviteur des eunuques en crédit. Plus rusé, plus
adroit, plus instruit que le visir, Mohammed hii
soumit quelques plans d'administration, où le zèle,
le désintéressement du donneur d'avis se faisaient
remarquer. Soit que le visir s'appropriât son ou-
vrage , soit , ce qu'il est plus noble de penser , qu'il
voulût en récompenser l'auteur , il lui procura
quelques entrevues avec le sultan. Achmet fut en-
chanté du personnage; le visir le fît rappeler à la
cour, mais il tâcha de le maintenir à une distance
qui pût servir ses vues , sans offusquer son crédit.
Cette politique du visir lui réussit mal, car celui
278 HISTOIRE
qui avait su se rendre utile, sut aussi se rendre né-
cessaire ; et malgré le grand visir , Achniet partagea
sa confiance, ou pour mieux dire, son autorité
entre l'ancien et le nouveau fivori.
Un prince du sang deGengliis-Khan, associé à
un despote faible , devait écraser de son poids les
ministres et les favoris. Mohammed oublia que,
lorsqu'on s'abaisse jusqu'à valeter , il faut se rap-
peler d'avoir joué ce rôle lorsque la fortune nous
favorise.. Ainsi, loin de sourire à tout le monde, de
caresser toutes les passions, d'affecter un ton de dé-
vouement envers ceux qui étaient les bien-venus
du souverain, il rebuta indistinctement les premiers
de l'empire , fit sentir h tous la distance immense
qui séparait un prince de son nom d'avec des
hommes arrachés à l'esclavage civil , pour passer à
l'esclavage du sérail. Cette fois l'orgueil l'emporta
sur l'hypocrisie , et l'homme faux resté à nu, effraya
la cour du grand-seigneur. Le visir trouva le moyen
d'indisposer Achmet contre le prince ; dans sa plus
grande clémence, le sultan fit renfermer Dgianibek
aux Sept-Tours.
D'après le traité conclu entre Mahomet II et Men-
gli-Ghéraï, le grand- seigneur ne pouvait, sous
aucun prétexte, faire" mourir un prince de cette
famille. Le prisonnier des Sept-Tours n'ayant rien
à craindre de pire que la prison, essaya de s'évader;
il allait réussir quand un accident imprévu le fit
arrêter de nouveau et renfermer à Rhodes.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 279
Quoique l'usurpatioiî de Mohammed eût occa-
sionné des troubles par la formation de divers par-
tis, Dgianibek parvint à les concilier tous. Ce prince
régnait depuis six ans, et, chose inconnue jusque
alors, il régnait en paix. Maintenir des Talars,
savoir les occuper chez eux , était un phénomène
dont leur esprit inquiet murmurait dc^à; un ordre
d'Aclmiet combla leurs désirs. Il obligea le khan
de Crimée à aller faire la guerre en Perse.
{^n 1617.*) S'il n'est pas convenable de con-
damner des opérations dont on ignore les motifs,
il est du moins permis de s'étonner qu'Achmet
entreprît quatre guerres à la fois.
Une armée agissait en Egypte , une autre en
Perse, la troisième entrait en Pologne, et la der-
nière combattait les Kozaks.
Achmet, battu partoiU , ne retira de ces expédi-
tions que le regret de les avoir entreprises ; il
mourut la même année.
Dgianibek revint en Crimée avec la sixième par-
tie des troupes qui en étaient sorties ; l'aridité du
sol , la fourberie des guides , le manque d'eau
avaient détruit près de soixante et dix mille hom-
mes, avant d'avoir rencontré l'ennemi; il paraît
même que malgré son zèle, malgré sa ddigence ,
Dgianibek était encore à trente lieues des Perses,
lorsqu'il apprit la destruction de l'armée turque ,
la mort du grand-seigneur et celle du grand-visir.
Il existe, pour le malheur des peuples, une classe
USO HISTOIRE
privilégiée beaucoup trop en faveur auprès^ des
souverains; l'apparence du dévouement colore ses
discours, tandis que l'ambition, l'intérêt, la jalousie
et la baine sont les vrais ressorts qui la conduisent.
En vain le prince cbercbe-t-il à distinguer ces
bommes dangereux des amis de lacbose publique,
des partisans de sa gloire et de la vérité ; leur in-
trigue est si adroite , si arlistement nouée , qu'elle
impose souvent silence à la probité , à la fidélité ^
aux grands lalens.
Osman ne régna que le temps nécessaire pour
prêter l'oreille aux flatteurs , et éprouver les
mauvais effets de cette faiblesse : on accusa le kban
régnant en Crimée, de lenteur, d'impéritie , de
trabison. Ce prince avait cependant obéi en aveugle;
les deux tiers de son armée avaient succombé aux
fatigues, en s'empressant d'aller secourir les Turcs.
Osman meurt , Mustapba lui succède , s'endort sur
son trône et l'abandonne à A murât IV.
( ^n 1623. ) Mobammed , lié avec le nouveau
«^rand-visir , lui fit entendre qu'il était de son in-
térêt d'avoir ep Crimée un prince son ami. Le visir
prépara les esprits , endoctrina les gens en faveur
auprès du nouveau souverain , à qui on démontra
que Mobammed était dévoué à sa couronne ; l'é-
ponge de la flatterie enleva jusqu'aux traces de sa
rébellion; on l'inaugure, et l'on oblige Dgianibek
d'abdiquer.
Si nous n'avions sur ces faits des autorités res-
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 28 1
pectables, nous craindrions de semer des fables.
En effet , quoi de plus opposé aux simples lumières
du bon sens , que de voir un prince insulter son
suzerain, se révolter contre lui, oser le défier,
lui livrer bataille, être vaincu , chassé , puis caressé
de nouveau; de le voir intriguer encore, être ren-
fermé , briser ses lienS;, déporté dans une île, d'où
son astuce le replace sur le trône ! Quoi de plus
absurde que d'exclure un autre prince parce qu'il
ne flatte pas , parce qu'il est fidèle , parce que sa
conduite est un enchaînement de probité , d'obéis-
sance et de respect ! Il faut être né Turc, avoir été
élevé en Turc, penser en Turc, pour concevoir cette
politique , dont les résultats vont attester l'imbé-
cillité.
Dgianibek dépose les mar€[ues de sa dignité ,
s'offre de son plein gré à la main qui le frappe , se
rend à Constantinople, et vit en simple particulier
au milieu de ses ennemis.
Le temps dévoile tout : on s'aperçut , mais trop
tard , qu'on avait agi légèrement : l'inquiétude
succéda à cette remarque; on songea à prendre des
précautions ; on crut avoir trouvé un tempérament
à l'humeur remuante de Mohammed , en élevant
à la charge de kalga de Crimée, un prince tatar,
sur lequel on comptait , et dont la principale occu-
pation devait être de surveiller le khan.
A peine Mohammed est-il arrivé dans ses états ,
qu'il congédie le prince tatar , et nomme à sa place
282 HISTOIRE
un de ses parens sur lequel il compte. A peine a-
t-il pris les rênes de l'administraiion , que Cons-
tanlinople reiendt des plaintes de ses sujets. Le
nouveau khan insulte un pacba ; sous main , il lui
fait conseiller de se rebeller contre lui ; le pacha
s'y refuse : alors ne gardant plus de mesure, Mo-
hammed va l'attaquer de vive force; le pacha se
défend, et la guerre civile commence.
Plus versé dans l'intrigue que dans le manie-
ment des armes, le khan est battu : le pacha, fidèh^
au grand-seigneur, se retire à Caffa ; on l'assiège ;
il se maintient avec courage et succès: mais le
silence que garda la Porte sur la conduite du
j)rince de Crimée, l'autorisa à former de nouvelles
entreprises.
Si l'ambition de Mohammed ne put se satisfaire,
sa cruauté jouit de ce funeste avantage. Il dévasta
le pays soumis à sa domination, et versa par tor-
rens le sang de ses sujets. Malheur à l'homme ver-
tueux ! il payait de sa tête la haine que le khan
portait à la vertu : malheur à Thomme riche ! sa
fortune et sa vie devenaient un sacrifice nécessaire
à la soif de l'or dont le khan était altéré.
La politique de la Porte s'aperçut cette fois qu'il
ne fallait pas toujours compter sur le vent pour rec-
tifier ses bévues. En vain décida-t-elle de déposer
le prince de Crimée ,• en vain réintégra-t-elle Dgia-
nibek ; le vent s'opposa à la marche du nouveau
khan et au débarquement de ses troupes.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. ^83
L'année suivante on prit de plus jv*stes mesures;
Mohammed fut tué dans une action , et son succes-
seur, installé pour Ja seconde fois , s'occupa à ré-»
parer tant de maux.
Dgianibek-Ghéraï , ayant vécu à Constantinople
en homme privé , conquit, par sa modération et sa
modestie, l'estime générale : ce n'était point l'hy-
pocrisie q\ii avait dirigé ses actions ; bon par carac-
tère, simple dans ses mœurs et sa façon de vivre,
il avait un jugement exquis; l'espoir de remonter
sur le trône de Crimée ne l'avait ni séduit ni tenté ;
il méprisait le gouvernement de Constantinople ,
et préférait une vie tranquille à une dépendance
couronnée.
Porté par les événemens , il regrettait le repos
qu'il allait perdre. Ce n'était donc pas l'ambition
qui le fit agir contre ses principes , mais la mala-
dresse du cabinet turc.
On lui signifia des ordres vexatoires contre son
peuple ; on lui fît entrevoir le projet d'asservir la
Crimée pour jamais, et on lui donna à entendre
que c'était à lui à opérer ce changement, ou à se
charger de toute la haine et du courroux du grand-
seigneur : il préféra secouer le joug ottoman.
Aimé des Tatars, le khan n'eût point de diffi-
cultés à éprouver pour leur faire adopter ses idées.
Amurat en fut instruit à propos : le khan est exilé
à Rhodes , où il meurt.
Tandis que ces choses se passaient en Crimée ^
^84 HISTOIRE
les Kozaks zaporogues éprouvèrent mille vexations
de la part des Polonais. On mit leur valeur à tant
d'épreuves, que leur courage se lassa sans être
dompté.
{^^n 1657. ) Néanmoins il se forma une émigra-
tion de Polonais mécontens , qui se joignirent aux
Kozaks du Don et les aidèrent à conquérir Azow^.
CHAPITRE VIIL
Trois khans en Crimée; révolte des Kozaks.
Inaut-GhÉraï partagea avec son frère le sou-
verain pouvoir : Inaut avait la haute administra-
tion , et la dignité de kalga était le partage de l'autre
prince.
On avait créé la place de kalga uniquement dans
l'intention de surveiller le khan. Donner au frère
du prince régnant le soin de celte surveillance ,
c'était l'annuler.
Les deux frères firent cause commune ; sans coii^
sulter la Porte , ils préparèrent un armement : on
s'effraya à Constantinople , et l'on trouva beaucoup
plus expéditif de faire couper les têtes des deux
princes que de s'informer du motif qui les faisait
armer. Ainsi fut violé l'acte et le serment juré par
Mahomet II.
Un nouveau khan , nommé Balladur , ne laissa
d'autre souvenir que celui de son installation et
celui de sa mort. Mohammed II , fils de Sélamet-
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 285
Ghéraï, succéda au précédent, ne régna que trois
années, et fut dépossédé.
Les Polonais, toujours jaloux des Kozaks, réso-
lurent de les soumettre. Les paysans de Pologne,
écrasés par la servitude , exténués par l'avarice de
leurs maîtres, abandonnaient un p'iys arrosé de leur
sueur et de leurs larmes, pour se jeter parmi les
Kozaks. Ils apportaient un esprit de vengeance qui,
dans les premiers temps , suppléait à leur inexpé-
rience, et devenaient des soldats d'autant plus re-
doutables que, n'ayant aucun pardon à espérer, ils
n'avaient aucun quartier à faire à leurs ennemis. Les
Kozaks de l'Ukraine entretinrent des liaisons avec
les Zaporogues. Ces derniers, fiers de leur nombre,
se constituèrent en puissance politique et conclu-
rent des traités (i). L'avidité est toujours impru-
dente ; celle des Polonais fit verser beaucoup de
sang : plusieurs gentilshommes s'étaient emparés
de terres appartenantes aux Kozaks ; ils en aug-
mentèrent les redevances et assujettirent les anciens
possesseurs aux corvées sans nombre dont ils acca-
blaient leurs vassaux.
Wladislaw forma le dessein de bâtir une forte-
resse à la première cataracte du Dnieper , espérant
contenir par là les Kozaks (2). Ce projet est à peine
(i) Ils s'y qualifiaient de vaillans Kozaks zaporogues ,
hahitans les bords du Dnieper. Hist. de la Petite Russie, t. 1^
p. i36.
(2) Hist. de la Petite Russie, p. 140.
!a86 HISTOIRE
connu des Zaporogues, qu'ils courent aux armes,
tuent leur lietman vendu au roi Wladislaw , en
choisissent un nouveau; mais ils sont battus par le
général Potocki. Ce revers entraîna la perte de
Treschtémirof. L'hetman fut décapité (i), leur mi-
lice supprimée.
On pouvait vaincre les Kozaks , mais non les
asservir : ils se divisèrent en petits partis, couru-
rent de tous cotés sur les vainqueurs, enlevèrent
leurs bestiaux, et remontèrent cette cavalerie active,
cause première de leur force.
Vainement les Polonais faisaient battre le pays:
des marches et contre-marches les fatiguaient sans
succès, tandis que se portant d'un Heu dans un
autre , coupant les vivres à leur ennemi , les Ko-
zaks obtinrent des avantages continuels qui passè-
rent leur espérance.
Barabasch , lietman nommé par la Pologne , en-
tretint avec elle des intelligences qui tendaient à
exterminer tout d'un coup la nation kozaque; les
mesures étaient bien prises , le secret bien gardé.
Chmelnizki , supérieur à tous les Kozaks par les
qualités que l'instruction procure, ajoutait à des
connaissances acquises, une pénétration peu com-
mune : il remarqua certains mouvemens occasionnés
par des nouveaux venus ; il fit attention à quelques
signes de connivence, à quelques expressions les
» Il 1 1» . ■ . *
( I ) Il se ïiommait Pawluka^
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 287
mêmes clans plusieurs bouches; il soupçonna, fit
des remarques, les communiqua à des hommes
sûrs, et suivit à la trace la naissance d'un com-
plot qui tendait à révolter les Kozaks contre quel-
ques-uns de leurs capitaines , à les diviser pour les
anéantir ensuite. N'anlicipons point sur les événe-
mens , et puisque nous faisons marcher ensemble
les intérêts des divers peuples qui composaient la
Nouvelle Russie , nous reviendrons aux Kozaks dans
le cours du chapitre suivant.
CHAPITRE IX,
Règne d' Islam- Ghér aï ^ et suite de V histoire des
Kozaks zaporogues,
[An i644-) Islam -Gheraï, frère de Sélamet ,
le remplaça. Les mesures que le czar Michel Ro-
manof avait prises n'empêchèrent pas les courses
des Tatars de Crimée, mais elles arrêtaient ces
peuples à peu de dislance de leurs frontières. Les
Turcs avaient repris Azow après un siège de deux
ans. Malgré la multitude de leurs efforts, malgré
le nombre prodigieux de leurs troupes (i), malgré'
la longueur de ce siège , le hasard leur ouvrit la
place, où ils ne trouvèrent que des cendres achetées
(i) L'armée turque était composée de vingt mille janis-
saires, vingt mille spahis, cinquante mille Tatars, et dix
mille Tscherkesses.
288 HISTOIRE
par la perte de soixante-cinq mille de leurs meil-
leurs soldats.
Durant le cours de son règne , Islam n'aura de
guerre à soutenir que contre les Polonais ; il faut
remonter à la cause de la mésintelligence entre les
deux états.
Casimir IV, roi de Pologne, se reconnut tribu-
taire du khan de Crimée; et Sigismond P% en con-
firmant ce tribut, le fixa irrévocablement (i). Les
Polonais refusèrent avec mépris la demande qu'Is-
lam leur fit à cet égard. Le khan de Crimée se ligua
avec Schmehîizki , et rassembla des forces impo-
santes pour appuyer ses prétentions.
Sclimelnizki était un capitaine plus avancé que le
reste des Kozaks. Il parlait le polonais , le russe , le
latin , le tatar et le turc. Il possédait le grand art
de savoir se modérer, de conserver son sang-froid
dans les occasions les plus périlleuses, de taire ses
projets , et de marcher droit au but qu'il s'était
proposé , sans se laisser détourner par des consi-
dérations secondaires. Sage, noble, humain autant
qu'un Kozak pouvait l'être , généreux pour ses sol-
dats , une imperfection de caractère ternissait ses
bonnes qualités ; on ne connut jamais d'homme
plus vindicatif. Prisdans son enfance par les Turcs,
(i) Il consistait en deux mille vestes de peau d'agneau, et
en une certaine quantité de drap d'Angleterre. Voyez Pièces
justificatives de l'Histoire des hetmans des Kozaks, p. 228.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. ûBg
sa mère le racheta et fit de son éducation , la plus
chère , la plus douce et la plus constante de ses
occupations; conduite d'autant plus louable, qu'elle
était la plus jolie femme de son pays : elle possé-
dait une terre dans les environs de Cziquirin. Un
employé du gouvernement , très en crédit auprès
de son maître, s'empara d'une partie de cette terre;
il en résulta un procès porté en dernière instance
devant le roi. Ce prince , séduit par l'amitié, adju-
gea toute la propriété à son llwori Czaphnski.
La vengeance, cette passion dominante dans le
jeune Schmelnizki, lui fit manquer au respect qu'il
devait au monarque. Il se permit contre Cza-
plinski des propos insultans. On devait repre^idre
doucement ce jeune homme, lui faire sentir que
s'il y avait une injustice réelle dajis la spoliation de
son patrimoine, le temps, ou le roi mieux in-
formé , pourrait le rétablir dans ses droits. On
l'environne d'espions, on se saisit de lui à Czi-
guirin , et on le conduit vers son ennemi qui com-»
mandait la place. Czaplinski, aussi cruel qu'en-
vieux du bien d'antrui, fit battre de verges le jeune
Schmelnizki, le présenta garotté aux yeux d'une
populace hébétée , qu'un châtiment public anuise
davantage qu'il n'intéresse sa sensibilité. Désho-
noré , ne respirant que vengeance , Schmelnizki
passa chez les Kozaks zaporogues , leur dépeignit
en traits de feu son humiliaiion et son désespoir ;
il leur représenta qu'il pourrait les servir avec d'au-
I. 19
2QO HISTOIRE
tant plus de succès , qu'il connaissait les postes mal
gardes , et qu'il déterminerait l'esprit public en leur
faveur.
Les habitans des îles du Dnieper Fécoutèrent
avec attendrissement , et son génie sut faire passer
dans leurs âmes la rage qui dominait la sienne. Tou-
jours heureux , toujours le premier au combat et
le dernier à la retraite, le jeune Kozak s'attira l'es-
time et l'admiration des anciens.
La réflexion offrit à Schmelnizlii un plan de ven-
geance à la vérité plus lent, mais plus sûr. Il parut
s'oublii:;r pour ne songer qu'à se rendre utile à ses
nouveaux compagnons d'armes : son zèle et ses la-
leiis le firent nommer secrétaire de l'association ;
ses succès lui valurent la confiance publique ; il fut
envoyé à la diète de Pologne , puis élevé au poste
le plus éminent que son ambition pouvait attendre;
on le proclama hetman : voici à quelle occasion.
{An 1647)- Comme nous l'avons déjà rapporté,
la conspiration de Barabascb fut découverte par lui :
il sut tirer un grand parti de cette conjoncture; re-
marquant qu'il avait à faire à un peuple grossier ,
aux yeux duquel il valait mieux parler qu'à son
esprit , Scbmelnizki invita Barabasch à un festin ,
Tenivra , et se saisit de sa correspondance qu'il
portait sur lui. Parmi ces papiers, il trouva une
lettre du roi Wladislaw [i) qui, en réponse aux
^1) Histoire des Hetmans, p. 24.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 2Q i
plaintes des Kozaks sur les vexations des Polonais,
disait : « Si vous êtes de braves Kozaks , vous avez
» encore le sabre et de la force; défeiîdez vous. »
Plus de phrases, plus de proclamations, Schniel-
nizki fait circuler celte lettre ; on prend les armes,
on s'allie avec les Tatars , on jure avec eux d'exter-
miner tous les Polonais qu'on trouvera opposer
quelque résistance.
(^n 1648.) Le comte Nicolas Potocki, maréchal
de l'armée de la couronne, perdit une grande ba-
taille, la dixième pariie de ses soldais, et tout
son ba'^^age. De trois généraux qui commandaient
l'armée polonaise , Potocki et Scliemberg furent
blessés ; Sapieha , le troisième , fait prisonnier.
(( Les Zaporogues amassèrent tant d or et d'ar-
» gent, qu'ds méprisèrent les habits et les efl'ets
>) des tués. » (i)
Ce fut après cette victoire que les Zaporogues
choisirent Schmelnizki pour hetman. A peine esj-il
nommé , qu'il change la discipline militaire , il di-
vise ses troupes en régimens, et adresse au roi de
Pologne une déclaration du corps des Kozaks.
Malgré la soumission, les apparences de respect
renfermées dans cette déclaration , on y décou-
vrait l'esprit du vainqueur bien exprimé par ces
mots : « Nous demandons pardon de l'aflront fait
» à l'armée royale. » Cette mauvaise plaisanterie
(i) Histoire de la Petite Pvussie, p. 144*
'2(^2 HISTOIRE
élalt Impertinente , puisqu'elle s'adressait à un sou-
verain qui avait été son maître.
Il était naturel de ne pas répondre à la déclara-
tion des Rozaks ; leur hetman s'y attendait : il fit
valoir cette marque de mépris comme l'humiliation
la plus honteuse que les Kozaks pussent recevoir.
Aussi, les colonels rançonnèrent-ils les nobles polo-
nais, et les Kozaks exterminèrent les Juifs, dont ils
avaient eu lieu de se plaindre en cent occasions, (i )
Le silence des Polonais était pour eux plus aisé
à observer que leur camp à défendre. Les Kozaks le
forcèrent et s'emparèrent de toutes les ricliesses
accumulées à Péliafka.
Schmelnizki semble se multi[ Jier : il s'empare du
fort Raraza et y trouve cinquante canons. Il prend
les villes de l'Eniberg ou Lvof et de Zamosk , force
les nobles à payer pour s'exempter de le suivre. Il
(i) « Celui qui, le premier, introduisit les Juifs en Po-
» logne , fut le duc de Kaliscli ; il les fit venir d'Allemagne
» dans sa ville, et dans quelques autres de la Basse-Pologne :
» c'est de là qu'ils se sont répandus partout. « Relat. sur la
Pologne^ p. 62.
D'après cette relation , nous trouvons les Juifs de Pologne
absolument les mêmes qu'il y a cent quatre-vingts ans, épo-
que où vivait l'auteur cité. Il les peint comme dégoùlans de
malpropreté, misérables, avilis, vexés par les seigneurs,
méprisés du peuple, insultés par les soldats : leur mau-
vaise foi est la même , et la complaisance de leurs femmes
n'a point changé.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 29^
rospecte la vieillesse et l'enfance, ne permet point
à ses troupes les excès auxquels elles étaient accou-
tumées ; il accueille avec bonté ceux qui s'adressent
directement à lui ; mais il reste inexorable contre
tout ce qui Fa offensé ou desservi.
Wladislaw venait de mourir , son frère Casimir
lui avait succédé. On essaya de traiter avec celui
que les armes ne pouvaient réduire. On daigna lui
envoyer des ambassadeurs; tant il est vrai que la
crainte assouplit l'orgueil. Ce gentilhomme polo-
nais, battu de verges sur une place publique, est
parvenu à traiter, de puissance à puissance, avec
le souverain de son pays : quelle leçon pour ne
jamais commettre d'injustices ! On lui envoya le
voyevode de Kiow et le prince Tscbetwertinski ;
ils lui offrirent des présens (') ^^ entamèrent une
négociation. Le premier objet qu'on lui présenta
comme une faveur signalée, fut de le confirmer
dans la place d'hetman des Zaporogues. Il répondit
que cet acte le touchait peu , puisqu'il était chef par
le choix des Rozaks , et qu'il battait dans toutes les
occasions ceux qui lui montraient comme une
grâce , l'offre de le reconnaître : on se sépara très-
froidement.
Les hospodars de Moldavie et de Valachie , les
(i) ft Ils consistaient dans une pelisse de petit-gris, un
» bâton de commandement, une queue de cheval. « li n'y
avait rien de bien magnifique dans ce don.
^94 HISTOIRE
princes tatars envoyèrent féliciter l'hetman , et le
supplièrent de les secourir dans leurs guerres.
(( Le sultan Maijomet TV envoie une ambassade au
)) beros des Kozaks. 11 lui fait présenter un caftan,
» un sabre et un bâton de commandement : ces
» ambassadeurs le préviennent que des ordres sont
» donnés au khan de Crimée et au pacha de Silis-
» trie de lui envoyer des troupes auxiliaires. »
[An 1649.) S^iî^'^^t l'ordre du grand-seigneur.
Islam- Ghéraï vint se joindre à Schmelnizki. Les
Polonais ne s'attendaient pas à celte réunion ; leur
roi reidbrca l'armée de vin^jt mille liommes. Les
Kozaks surprirent ces troupes en marche, les batti-
rent, et tuèrent Ossolinski, leur général.
Cazimir crut pouvoir détourner l'orage qui me-
naçait la Pologne, en attirant à son parti Islam-
Ghéraï. Il lui d;'puta une personne de confiance
pour l'inviter à abandonner les Kozaks. Islam ré-
pondit « que le roi eût à lui payer les cent mille
)) ducaîs qu'on lui devait, qu'il accordât aux Kozaks
)) le pa'don et la liberté , et qu'ensuite il verrait
» ce qu'il aurait à faire. » D'une autre part, Schmel-
nizki demanda « qu'à l'avenir on enregistrât qua-
» rante mille Kozaks ; que toutes les places et em-
» plois fussent remplis par eux ^ que les Polonais
j) ne fissent dans la suite aucune entreprise sur
» leurs églises, leurs prêtres et leurs usages; que
3) le métropolite de Kiow eût sa place dans le sénat
5) après le primat. »
DE LA NOUVELLE RUSSIE. agS
Cette même légèreté , qu'on a remarquée dans
riiistoire des khans de Crimée , se retrouve ici sans
avoir rien perdu de son caraclc re versatile. Islam
quitte, s >ns raison plausible, ceux qui l'avaient
aidé à vaincre, el s'engage solennellement d'assister
de touies ses troupes le roi Cazimir , toutes les fois
qu'il en sera requis.
(c D'après ce traité, Sclimelnizki fut présenté au
w roi , lui demanda pardon du passé, et retourna
» chez lui. »
Le but des Polonais était de séparer les Kozaks
des Tatars. Les Zaporogues désiraient jouir de
quelques inslans de calme , pour réparer leurs
pertes et cultiver des terres long-temps abandon-
nées.
Sclimelnizki , dont la vengeance était satisfaite ,
bornait désormais son ambition à donner le bon-
lieur aux Zaporogues, qui le chérissaient comme
un bon père. Dans son entrevue avec le roi de Po-
logne, il se jeta aux pieds du monarque , quoique
cette démarche ne fut pas exigée. Là , il lui fit ,
avec toute l'éloquence du sentiment, un tableau
exact des injustices que les Kozaks avaient éprou-
vées ; puis , les larmes aux yeux , il supplia le sou-
verain de distinguer les personnes qui l'entouraient
et dont les conseils étaient intéressés , d'une troupe
guerrière , brave, sans politique, versant avec en-
thousiasme son sang pour une cause juste, et prête
à le répandre sous ses ordres , s'il daigne tenir ses
aq6 HISTOIRE
engagement. Le roi répondit à celte harangue du
cœur , par l'organe froid et méthodique de son
chancelier.
C'est ici qu'il faut honorer le chef eslimable,
ami de sa foi , dont la politique ne consiste que
dans la stricte observation des traites qu'il a con-
sentis. Schmelnizki , aux pieds du roi , était plus
grand que le monarque ; car ce dernier se propo-
sait de temporiser et d'abuser les Kozaks, tandis
que l'autre suivait l'impulsion d'une âme ardente
et vraie , prête à tout faire pour signaler sa fidélité.
Voici les preuves très-rapprochées de l'astuce de
l'un et de la loyauté de l'autre.
Islam-Gliéi aï instruisit l'helman des Zaporogues
de son arrière-pensée ; « Je ne traite , disait il, que
» pour abuser les Polonais et en obtenir de l'argent;
)) bientôt ils ne seront plus sur leur garde, vous
» tomberez sur eux à l'improvisle; je vous aiderai,
» nous partagerons. » Schmelnizki repoussa celte
proposition , et ne fournit à la Crimée que les sol-
dats prescrils par le traité , pour marcher contre les
Circassiens.
Casimir , tu contraire , méprisa les conditions
qu'il avait solennellement consenties , refusa au
métropolite de Riow la place au sénat, chassa
igîîominieusement les députés de Fhetman ; un des
courtisans se permit des plaisanteries grossières sur
ce dernier , et aperce ant le plaisir que ces gentil-
lesses occasionnaient au roi, il poussa jusqu'à l'im-
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 297^
pertinence la plus injurieuse , les expressions dont
il se servit, et que le silence du monarque sanc-
tionna: on les congédia comme traîtres.
Ceux qui font agir les souverains contre leurs
intérêts , contre la sainteté des obligations qu'ils
ont contractées , contre les principes d'équité qui
doivent lier les corps politiques; ceux-là, dis-je,
devraient répondre aux nations du sang qu'ils font
injustement verser ; leurs noms, passant à la pos-
térité , ne les présenteraient aux générations sui-
vantes que comme des ennemis du bien public, ou
comme des instrumens dont la Providence s'est
servi pour punir des peuples coupables. Les Zapo-
rogues sont les vassaux de la Pologne, mais indé-
pendans. On les accuse d'injustice quand ils font
valoir leurs droits , stipulés dans des traités approu-
vés par Casimir IV et Sigismond ; on les accuse
de rébellion quand ils ne sont que des supplians,
réclamant les privilèges jurés par le souverain , lors
de son sacre. On marche contre eux , ils se défen-
dent; on les attaque, ils sont les plus forts; mieux
encore, ils terrassent leurs oppresseurs, et, loin
de s'enorgueillir .des lauriers de la victoire , ils les
déposent aux pieds du chef qu'ils ont vaincu , et
sont à genoux devant le trône qu'ils pouvaient
renverser. Quoi ! ce sera dans cette situation qu'un
courtisan , qu'un homme oisif, qu'un flatteur peut-
être, les arrachera à la paix et à l'espoir du bon-
heur qu'ils ont si bien mérités !
^298 HISTOIRE
SchmeJnizki expédie aux ministres de Casimir mi
nouveau député porteur de cette réponse : « Celui
)) qui engage uo souverain à se méfier des gens qui
» vous ressemblent, n'est point un traître; nous
» avons jiu'é la paix, ce serment est da]is mon
» cœur; malheur à vous si vous le faussez î »
Pendant que le temps s'écoulait eh pourparlers
inutiles, les Zaporogues apprennent que le roi de
Pologne propose aux Tatars de Crimée de s'unir à
lui pour fondre inopinément sur la Russie. Lié avec
le czar, l'fietman des Kozalcs l'instruit de ce projet.
Alexis fait partir le prince de Troubezkoi et Pous-
clikin avec l'ordre de réclamer de Casimir cent
raille roubles qui lui sont dus (1). Casimir avait
été plus que léger, en permettant qu'on répondît
avec mépris aux députés des Kozaks; ses états
étaient exposés aux invasions de ce peuple qui pou-
vait y porter le fer et la flamme ; mais il fut impo-
litique en maltraitant les ambassadeurs du czar,
et en leur répondant avec hauteur, « qu'on était en
)) état de conserver l'épée à la main tout ce qu'on
» possédait. »
( ^n i65o. j Pour remplir une des conditions
du traité qui permettait à Scbmelnizki d'enregistrer
quarante mille Kozacks, ri)etman les partagea en
(i) Cette dette était un dédommagement convenu entre
les deux couronnes, au sujet de la prise de Smolensk.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 299
quinze reginiens; le nombre des volontaires non
inscrits était quadruple, (i)
Osrnan Aga, ambassadeur du sultan , vint offrir
à l'hetman les présens d'usage , et lui proposa d'a-
bandonner la protection de la Pologne pour passer
sous celle des Turcs. On jugea qu'vme réponse né-
gative indisposerait le graad-seigneur contre les
Zaporogues ; on prit du temps pour se déterminer.
Le pouvoir do Thetman , l'union qu'il avait éta-
blie parmi les capitaines, la bonne volonté des
Rozaks, leur fermeté da??s Taclion , leur fidélité
dans les traités, rendirent les Zaporogues respecta-
bles; mais il en coûtait aux Polonais de les voir
s'illustrer après s'être affermis ; la jalousie leur fît
violer leurs engagemens et prendre les armes.
Scbmelnizki apprend qu'ils sont en campagne et
marcbent contre lui ; il évite leur rencontre jusqu'à
ce qu'il ait opéré sa jonction avec le kban de Cri-
mée. (2)
(i) On se forme une idée de cette population extrême,
en se rappelant que les Kosaks d'Ukraine s'étaient joints
aux Zaporogues, que ces derniers occupaient alors, non-
seulement leur ancien territoire , mais encore le pays que
leurs conquêtes venaient d'y ajouter. C'est ainsi qu'il y avait
un régiment de Pultawa très-éloigné de ceux de Braclaw^ et
de Sbaras. On se confirme dans cette même idée en ne per-
dant pas de vue le désir de jouir de l'indépendance qui
attirait beaucoup de déserteurs, et les traitemens des Po-
lonais augmentant les mécontens, qui s'expatriaient.
(2) Le roi de Pologne détacha Stempkowsky avec trois
3oO HISTOIRE
L'helman se battait pour le maintien de ses pri-
vilèges; il avait communiqué aux Kozaks des prin-
cipes d'honneur ignorés parmi eux, el lamour de
la gloire s'unissait à celui de Tindépendance. Les
Taiars ne cliercliaient les combats que pour s'em-
parer des dépouilles des vaincus; l'ardeur du butin
leur tenait lieu de tout, la gloire pour eux n'était
qu'une cliimère , et le gain , le seul bien réel ; le
plus estimé , le plus honoré d'entre les Taiars , était
celui qui revenait en Crimée avec le plus d'or.
On s'entend difficilement quand on est guidé par
des principes aussi différen s. Schmelnizki enfonçait
les Polonais, et les Taiars, abandonnant leur posi-
tion , venaient piller sur les derrières des Kozaks
vainqueurs. Cette manœuvre servit les Polonais ;
ils prirent les Taiars en queue et en flanc ; ils en
firent un grand carnage , et dispersèrent tous ceux
qu'ils ne purent joindre; de son côté, l'helman
abandonné de ses alliés, se retira en bon ordre.
Isman , pour qui l'art de la guerre était étranger ,
accusa Schmelnizki de trahison : celui-ci observa
qu'on devait se battre et vaincre avant de s'occuper
de pillage. On s'injuria , on se sépara très-mécon-
tent les uns des autres; mais, suivant l'usage, le
khan s'apaisa à la vue de l'or, et la coalition fut
renouvelée.
mille hommes de cavalerie, pour connaître la marche de
l'ennemi. (Chevalier , Hist. de la Guerre des Kozaks contre
la Pologne, p. i3o.)
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 3oi
[An iG52.) Le prince Janus de Radzlwil s'em-
para de Riow , les Kozaks le cernèrent , il ne put
recevoir de secours du général Potocki. Plusieurs
affaires toujours à l'avantage des Kozaks, la perte
des njeille(u-s généraux polonais, déterminèrent
le roi à se mettre à la tête de ses troupes.
Islam-Gliéraï, qu'un nouveau traité unissait aux
Zaporogues, présenta la bataille au roi : les Polo-
nais furent malheureux ; ils se battirent avec cou-
rage, et perdirent douze mille des leurs ; le monar-
que n'échappa qu'en donnant au khan une forte
somme (i). Une trêve de quelques jours succède à
des scènes meurtrières; on s'arrange, on jure de
poser les armes. D'après les articles convenus , on
se sépare; l'helman ramène ses Kozaks : mais Islam ,
à qui un parjure ne coûtait rien , changea sa mar-
che et se dirigea sur la Lithuanie.
Un des personnages les plus marquans de cette
province célébrait son mariage (2) avec un faste
analogue à ses richesses ; il avait rassemblé chez lui
sa famille, celle de sa jeune épouse, et toute la no-
blesse des environs était invitée à cette fête. La sé-
curité parfaite où était la province, l'éloignement
du théâtre de la guerre, l'illusion si ordinaire qui
(i) Hist. de la Petite Russie, p. 197 et 198.
(2) Ce seigneur se nommait Kazowskoi. Aboyez l'Histoire
de la Petite Russie, t. ij, p. 198. Histoire des Hetmans
p. 56.
I.
502 HISTOIRE .
promet aux époux le bonbeur en perspective , tout 1
concourait à augmenter les rejouissances. Les mu- "
siciens les moins mauvais de ce temps-là, les dan-
seuses les plus renommées, la ciière la plus déli-
cate, les vins les plus exquis, la jeunesse la plus
légère et la pbjs bruyante, enchantaient, enivraient,
étourdissaient la nombreuse assemblée ; l'univers
pour elle était dans ce moment le lieu de la fête';
l'époux radieux contemplait avec complaisance les
grâces et les attraits de la plus jolie et de la plus
timide des épouses. Tout à coup la scène change,
Islam et ses Talars environnent le palais, tout est
livré au pillage, aux flammes, au meurtre; des
mains rudes et profanes saisissent des femmes qui,
naguère fières de leurs charmes , donnaient des lois
à l'amabilité :, les vases précieux , l'or, l'argent, les
bijoux , les pierreries des dames , on prend ou l'on
arrache tout avec violence; la noblesse prise au
dépourvu, est chargée de fers; l'époux au dés-
espoir est séparé de celle dont il vient de recevoir la
foi : les grands-pères, grand'mères, parens, alliés,
amis, convives, les femmes, les filles, les veuves,
les danseurs et musiciens, tous sont capturés , on
tue ceux qui résistent, on abuse de ceux (pii se
soumettent ; le sang se mêle avec la flamme , et
semble la ranimer ; la désolation est à son comble;
des mains faibles et délicates s'élèvent vers le ciel ,
et sont rudement comprimées pour recevoir des
chaînes ; le terreur , la honte et la captivité ou la
DE LA ISOUYELLE RUSSIE. 3o*1
mort, terminent une journée préparée et consacrée
au bonheur.
(^An i653. ) Coml)ien était habituelle cette mau-
vaise foi , base de la politique des khans de Crimée !
Islam et les Tatars n'ont de vrais alliés que l'argent
et le pillage ; ils trompent odieusement les Polo-
nais, ils trahissent leurs seimens, ils profitent de
la défaite de leurs amis pour les écraser de nou-
veau, et dans la jouissance momentanée de ces
succès condamnables, ils préparent une surprise à
ces mêmes Kozaks, avec lesquels ils ont précédem-
ment vaincu.
Schmelnizki ne fut point la dupe de ce complot;
et, pour se garantir désormais des pièges de ses
voisins, il résolut de se mettre, avec tous les Zapo-
rogues, sous la protection de la Russie.
Ayant abandonné les Kozaks, comme l'hetnjan
Tavait prévu , Islam-Ghéraï s'unit étroitement avec
les Polonais pour tomber sur la Russie; la mort
le surprit dans cette résolution.
CHAPITRE X.
Règne de Mohammed III ; suite de V histoire des
Kozaks zaporogues.
( An 1654. ) Le czar Alexis ayant chargé Basile
de Boutourlm d'examiner les propositions des Ko-
zaks, ce fut le jour des Rois que les préliminaires
des conventions réciproques furent signés à Péré-
3o4 HISTOIRE
jaslaw. La même année le czar fit part à son con-
seil , aux principaux ecclésiastiques , aux nobles de
Moskou , de la demande des Kozaks , qui fut ima-
nimenient accordée. Dans le dernier article des
lettres-patentes qui les reconnurent comme sujets
russes , Alexis leur laissa une liberté et une indé-
pendance j)arfaite. (i)
(^An i655. ) La mort d'Islam-Ghéraï n'était pas
sue en Pologne; le roi envoya cent mille florins
d'or au klian pour le déter;jjiner à marcher su-
l'Ukraine. Mohammed III, frère et successeur d'Is-
lam, reçut l'argent, et fit marcher son armée.
(( Cependant Basile Boutourlin recevait au nom
» de son maître les hommages des Zaporogues (2). «
Et Mohammed, s'avançant avec une armée d'éhte,
joignit le général Potocki. Quoique la saison fut
très-rude, ils décidèrent d'ouvrir la campagne par
le siège d'Human. Trois remparis défendaient cette
(i) Il y est dit : « Les Kozaks jouiront d'une entière li-
» berté, de tous leurs privilèges et prérogatives, sans que
» le czar ou ses successeurs puissent jamais leur en ôter Ui
y> moindre chose. Ils se gouverneront eux-mêmes selon leurs
» coutumes et leurs lois; ils mettront ordre à tout dans
» leur pays , sans qu'artcune ])ersonne de la Grande Russie
« puisse s'en mêler. » Chronique, t. m, p. 129; Hist. des
Kozaks y p. 63.
(2) 11 prit possession des villes de Kiow^ , Stayski , Rziovo ,
Trzypoî, Tresclitemirow et Kannew. Le czar s'était déjà
emparé de Smolensk. [Hist. de la Petite Russie ^ p. 201.)
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 3o5
place; les Polonais, qui la regardaient comme le
l>oulevart des Kozaks , desiraient sa cliute ; les Ta-
tars partageaient ce vœu , parce qu'une ville aussi
forte gênait leurs incursions en Pologne (i). Trente
mille hommes bien de'termines défendaient Hou-
man. Les assiégeans forcèrent la cavalerie de mettre
pied à terre pour monter à l'assaut. L'attaque fut'
terrible et le premier rempart emporté. Ce succès
en préparait un second; mais les assiégés, remar-
quant les fautes des précédentes manœuvres , se ra-
visèrent , prirent de nouvelles mesures , et les Ta-
tars furent repoussés dans les assauts suivans.
La jonction du boyard Boutourlin et de Schmel-
nizki n'était pas encore opérée ; le khan et le général
Potocki convinrent de Tempècher ; ils partent d'Hou-
man et parviennent à entourer les Kozaks dans les
plaines qu'on a depuis nommées Drischipole,
Schmelnizki est surpris pour la première fois ;
mais son génie lui présente un moyen tout nou-
veau de se défendre. Il se retranche derrière ses
traîneaux: pressés par le nombre, les Kozaks ayant
constamment un traîneau entre l'ennemi et eux ,
ne pouvaient faire usage de leur sabre; l'hetman
ordonna d'arracher les timons, et avec ces massues
ils assomment les Tatars et font un second rempart
de leurs corps.
L'ardeur des assaillans fut ralentie par la perte
(i) Hist. de Tauride, t. ii, p. 1*62.
I. 10
oG II I s T o n\ F,
qu'ils venaient d'éprouver : ils crurent plus sage cle
prendre l'hetman par famine. Ses Kozaks et lui ne
se désaltéraient qu'avec de la neige; les provisions
de toute espèce, le bois même manquaient. Sclimel-
nizki, dont nous avons vanté la présence d'esprii ,
en fît dans cette occasion un usage si à propos ,
qu'il sauva son armée. L'ennemi avait divisé ses
forces pour le cerner dans son camp; toutes les
issues étaient tellement gardées , qu'un homme n'en
pouvait sortir. L'hetman forme un bataillon carré
de toute sa troupe ; il place sur les côtés les soldats
les plus robustes , et les arme avec les timons des
traîneaux ; il fait un mouvement en avant, sans dé-
gager ses remparts; l'ennemi se porte de ce côté
tandis que quinze cents hommes ouvraient un pas-
sage vers l'issue opposée ; quelques-uns des siens
amusent les Polonais , lorsque le bataillon carré
prend la direction de l'issue déjà balayée, et sort du
camp. Ceux qui étaient restés à la défense des re-
tranchemens, s'enfuirent à toutes jambes quand les
Polonais les forcèrent , et se mirent en sûreté près
de leur corps d'armée déjà en marche. Schmelnizki
se joignit au boyard Boutourlin près de Bielaczer-
kow^. Ces forces réunies retournent contre les Po-
lonais, les battent, ruinent Lublin , dont ils em-
portent de grandes richesses, (i)
(i) Il est imprudent de nier des faits constatés. Cepen-
dant, sans les rejeter entièrement, il est sage de leur oppo-
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 3oj
(^/zi656. ) L'Iietman des Zaporogues ayant
fourni des troupes auxiliaires au roi de Suède , et
Adamowitch qui les commandait s'élant distingué
en plusieurs rencontres, l'empereur d'Allemagne
et Je primat de Pologne députèrent vers Scbmel-
nizki , pour l'inviter à rester neutre dans cette
guerre.
Une nouvelle affligeante pour Sclimelnizki lui
parvint à la fois de Constantinople et du roi des
Romains; on lui apprenait que Cazimir se propo-
sait de faire nommer le czar de Russie son succes-
seur au trône de Pologne.
Tant de puissance dans les mains du czar me-
naçait les Kozaks d'une destruction prochaine, parce
que devenus dangereux dès l'instant où ils ne se-
raient plus utiles, la politique conseillait leur sup-
pression. Scbmelnizki éprouva un si grand chagrin
ser rinvraisemblance qui les accompagne. En premier lieu,
cette manœuvre de Sclimelnizki renfermé dans son camp ,
ne peut être crue qu'en accusant de démence ceux qui ne
l'ont pas empêchée. Secondement, les Kozaks étant pour la
plupart à cheval , pourquoi avaient-ils autant de traîneaux?
Les historiens qui nous ont transmis ce fait auraient été
effrayés , en y réfléchissant un peu, de la quantité de traî-
neaux qui est nécessaire pour entourer et fortifier un camp
où toute une armée est renfermée. En dernière analyse ,
comment osait-on entasser des richesses dans un pays ,
théâtre de la guerre, et sans cesse exposé aux invasions?
( HisL de Tauride ; Uist. des Hetmans ; Hist. de la Petite
Russie, )
3o8 HïSTOiRlî
qu'il en tomba malade. Son honneur devait dicter
sa conduite , et puisqu'il avait prêté serment de
fidélité au czar , il ne devait pas souiller la fin de
sa carrière par un parjure.
Le Turc , moins délicat , ne se croyant lié que
par son intérêt, savait, par expérience, que lorsque
l'hetman ne prenait point sur le-champ le parti
qu'on lui conseillait, il ne l'embrassait jamais. Dans
cette certitude, il eut la bassesse de désirer sa mort,
et l'infamie de la bâter par un assassinat.
Qu'un grand homme périsse au sein des com-
bats, en affrontant des dangers qu'il a provoqués,
sa mort est la barrière où sa gloire s'arrête; mais
qu'il succombe victime du poison que le crime a
préparé, ou sous un poignard aiguisé par la main
d'un lâche, c'est une atrocité que la vengeance doit
poursuivre.
Schmelnizki mourant assemble les colonels des
K-Ozaks et les principaux de la nation. « Je termine,
» leur dit - il , une carrière noblement remplie ,
» puisque j'ai combattu avec vous et vaincu par
» votre aide : recevez mes remercimens de votre
» fidélité passée , et mes vœux pour votre prospé-
» rite future. Je dépose en vos mains le souverain
» pouvoir que j'ai reçu de vous. J'étais Kozak avant
}) d'être père : l'amour paternel ne m'aveugle point;
» je laisse à mon fils mon exemple à imiter ; mais
» ne pouvant lui transmettre , dans un âge aussi
)) tendre, l'expérience que le temps donne, je vous
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 3og
» invite à n'être pas séduits par votre attachement
» pour le père, jusqu'à préférer îe fils avix braves
» qui m'entourent. Les temps orageux où vous
» vivez exigent que je sois remplacé par un homme
» qui joigne aux talens de la guerre, de grandes
)i connaissances en politique ; qui , long - temps
« exercé parmi vous , sache apprécier le mérite de
» chacun ; qui, vous ayant déjà conduits à la vie -
)) toire, continue à vous la rendre facile. Kozaks ,
» ne refusez pas à votre vieux chef la satisfaction
)) de remettre , de sa main tremblante , le bâton du
^j commandement dans une main assurée, forte et
» vaillante, puisque vous la choisirez. Si votre con-
)) fiance en moi s'étend assez loin pour ajouter un
» prix à mes recommandations , je vous invite de
>) choisir mon successeur entre le colonel de Péré-
w jaslaw, celui de Pultava, et Jean \igovski, se-
>; cré taire général. » (i)
Une rumeur soudaine remplit l'assemblée : la
gloire du héros , la noblesse de ses sentimens , la
crainte de perdre ce chef chéri et respecté, tout
porte dans l'âme des spectateurs un saisissement
involontaire : des sanglots, des larmes, des mois
commencés etexpirans sur des lèvres comprimées;
des gestes de désespoir, des bras tendus vers le
ciel ; un silence universel , un état de stupeur et
(i) Fojez y sur tous ces faits, et sur ceux qui suivent ^
VHist. des Hetmans des Kozaks, p. 78 et suiv. \
3lO HISTOIRE
d'admiration composent la plus éloquente oraison
funèbre qu'un brave guerrier ait méritée. Cepen-
dant cet état de conlraclion est trop violent pour
durer : des cris de douleur pénètrent les voûtes ;
leurs sons aigus se réfléchissent sur le cœur du
mourant. Tout d'une voix , et transportée hors
d'elle-même , l'assemblée demande le fils pour suc-
céder au père : « Votre génie veillera sur lui , s'é-
crient les Kozaks ; et , sous ses ordres , le nom de
Schmelnizki se mêlera encore aux cris de victoire.
Choisissez un de nous pour son guide, créez -le
son conseiller, son ministre; reposez -vous sur
notre fidélité pour le faire respecter, et laissez-nous
vous obéir plus long -temps en obéissant à votre
fils. »
Cette noble conduite des Kozaks prouvait com-
bien il était alors glorieux de les commander : le
vieux hetman est attendri ; il rappelle ce qui lui
reste de forces , fait approcher son fils , lui remet
les marques de sa dignité, promène sur les Kozaks
en pleurs des yeux éteints, et expire.
Les Kozaks venaient de prouver qu'ils étaient
dignes d'un tel chef : c'est un jeune homme qui va
être leur hetman ; mais il est fds de leur héros , et
ils savent que le génie s'agrandit lorsqu'à côté du
désir de bien faire on en a contracté l'obligation.
Si le véritable attachement de Schmelnizki pour
la chose publique est digne d'éloge , si l'oubli de
son sang prouve combien il était attaché à la gloire
DE LA NOUVELLE RUSSIE. OU
de ses soldats, que ne peut-on pas espérer de son
fils , par la conduite qu'il lient en ouvrant sa car-
rière ? Au milieu de ceux qui Font élevé aux hon-
neurs du commandement, au milieu des éloges que
sa noble modestie force toutes les bouches de lui
prodiguer , « Kozaks , leur dit-il , je n'ai pas voulu
» troubler les derniers momens de mon père par
)) un refus ; j'étais alors tout à ma douleur , je suis
» maintenant tout à mon devoir : ce n'est pas à mon
» âge qu'on ose se charger d'un fardeau aussi pé-
» nible que celui du commandement ; on doit s'in-
» struire et apprendre à obéir pour savoir un jour
» commander : je respecte et j'admire votre dévoue-
» ment pour mon père , mais je saurai n'en pas
» abuser; souffrez que je me démette du souverain
» pouvoir , faites un choix plus utile pour nous. »
Ce discours surprit l'assemblée sans changer ses
résolutions; la démission de Georges Schmelnizki
est refusée ; on l'oblige de reprendre le bâton du
commandement, on l'autorise seulement à garder
Vigovski en qualité de conseiller , en lui permet-
tant de prendre à la guerre les attributs de la di-
gnité d'hetman , toutes les fois que Georges ne
serait pas à l'armée.
On voit combien peu était réfléchie la politique
des Kozaks. Il fallait supposer à Vigovski un désin-
téressement extraordinaire pour lui supposer de
même le sacrifice de son ambition a l'intérêt pu-
blic. C'était créer à la fois deux hetmans , dont
3l2 11 1 s T O 1 R E
l'un n'avaÎL encore que Ja ré|>ulatioii Je son père
pour appui , tandis que l'autre réunissait à beau-
coup d'ambition un pouvoir suffisant pour déposer
son rival. Les Zaporogues manquèrent leur but en
faisant partai^^er Tautorité à celui qui ne devait don-
ner que des cojiseils.
Mohammed-Gbérai, leseul allié qu'eût la Polo-
gne, vint à son secours et défit le prince de Transyl-
vanie Ragozzi , qui s'était imprudemment avancé.
L'iiistoire des lietmans dit que le jeune Scbmel-
nizki avait trouvé , dans les papiers de son père ,
des avis et des instructions sur les troubles qu'il
prévoyait devoir bientôt di\ iser les Kozalcs. Elle
ajoute qu'il s'empara de l'argent que l'betman avait
laissé, et se ligua avec les Polonais contre le czar.
(^« i658.) Cette conduite, loin de ramener
l'union désirée , divisa les Kozaks : Vigovski s'en-
tendit avec les Polonais , qui le reconnurent pour
lietman. En cette qcialité , il envoya deux co-
lonels pour traiter avec le kban de Crimée : ils
furent pris et noyés par les Kozaks de la faction
contraire. Plus beureux dans une seconde ambas-
sade , le kban lui accorda les secours qu'il sollici-
tait pour atlaquei les Zaporogues de la rive gaucbe
du Dnieper. Vigovski eut des succès sur ses ri-
vaux , et sur les troupes du czar qui les proté-
geait, (i)
(i) J'avoue n'avoir pu saisir la vraie version dans cette
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 3l3
Un nitîcoii teille m eut général régnait parmi les
Zaporogues. C'était contre leur avis que Vigovsld
avait quitté le parti du czar , qu'il s'était ligué avec
les Tatars de Crimée, en un mot, qu'il avait usurpé
une dignité qu'ils ne lui avaient pas conférée. Dans
les premiers momens d'etïervescence , ils se portent
à Braclaw, nomment unanimement Schmelnizki
pour leur unique lietman , et se déclarent en fa-
vem- du czar Alexis.
Vigovski cria h la trahison, et reprocha au boyard
Khitrow les menées sourdes par lesquelles il était
parvenu à séduire les Kozaks. Khitrow répondit avec
noblesse , (c que l'alliance d'un souverain comme le
» sien n'avait aucun rapport avec celle des brigands
)) de Crimée; qu'en fait de menées sourdes, il n'é-
» tîiit pas de force à lutter avec celui qu'on avait
» choisi pour protéger l'hetnian, et qui s'était mis
» à sa place. »
On ne sait que penser du peu de tenue dans les
traités , du peu d'égard que toutes ces puissances
avaient les unes pour les autres : l'art de l'intrigue
l'emportait sur celui de la guerre; suivant l'intérêt
partie de l'histoire des Zaporogues. Il faut , ou que les his-
toriens aient commis des erreurs dans les dates, ou que les
Kozaks n'eussent pas le sens commun. D'après les faits,
les deux hetmans sont rivaux ; ils sont tous deux ligués
avec les Polonais, tous deux en guerre avec le czar: et ce
prince protège les Kozaks de la rive gauche restés fidèles à
Schmelnizki ! Comment concilier tout cela ?
3l4 HISTOIRE
du moment, on voyait les traités consentis et révo-
qués dans la même année.
MaJr^ré les belles espérances que donnait le fils
de Sclimelnizki, la perte de ce dernier avait détruit
l'union et l'énergie si nécessaires aux peuples ; la
confiance qui concourt au ^^ain des batailles n'exis-
tait plus, le respect qui lie les soldats à leur chef
et à leur devoir était à peine aperçu.
[An \ 660.) Alexis envoie le boyard CliérémétofF,
pour traiter avec Schmelnizki et se concerter avec
lui. Plein de bonne foi, le boyard russe la développa
dans sa mission ; mais il reconnut bientôt à quelles
gens il avait à faire ; prévenir son maître , se tenir
sur ses gardes , ne rien hasarder fut le mobile de
sa conduite.
Les Russes et les Zaporogues réunis battaient les
Polonais à Doubno; mais Schmelnizki entretenait
des correspondances secrètes avec le général enne-
mi ; il conclut 1 m traité avec la Pologne , par lequel
il s'engagea à chasser les Russes de l'Ukraine. (1)
Parmi les Kozaks, en Pologne, en Russie et
principalement en Crimée, la peste fit d'aflreux
ravages. Le khan sollicita des secours en argent du
roi de Suède. Le traité d'Oliva ayant eu lieu l'année
précédente, la Suède n'avait à réclamer du khan ,
que quelques prisonniers faits pendant la guerre
(i) Ce traité est du 18 octobre 1660, quatre mois après
la convention conclue avec le boyard Chérémétoff.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 3l5
de Pologne; d'un autre côté, le czar Alexis, pré-
venu par les avis de Cliérémétoff , avait préparé de
nouvelles troupes qu'il confia aux princes Kourakin
et Romadanovslii ; celte reprise d'hostilités continua
avec des succès divers jusques à l'année 1667 où
la Russie et la Pologne convinrent d'une trêve de
treize ans.
L'Histoire des hetmans nous présente encore des
contradictions : elle dit (i) que Schmelnizki, dé-
couragé par les pertes qu'il avait faites, abdiqua la
dignité dlietman et se fit moine. Plus loin (2), elle
ajoute que le roi de Pologne rappela de son exil
George Schmelnizki. Etre exilé ou être moine, sont
deux conditions très-différentes l'une de l'autre.
On verra dans le chapitre suivant, que cet betman
fut pris , exilé , mais qu'il n'entra dans aucun mo-
nastère. Ce qu'il est douloureux d'avouer, c'est
que Georges ternit , par ses cruautés , un nom que
son père avait illustré; il prouva que la gloire des
héros leur est personnelle , qu'elle ne répand sur
ceux qui leur tiennent de près, qu'une lumière de
réflexion , s'éteignant avec la cause qui la fît briller.
(i) Page 102.
(2) Page 118.
3l6 HISTOIRE
CHAPITRE XL
Règne de SélùnGhéraï; continuation de V histoire
des Zaporogues.
{y4n i665. ) Le khan de Crimée mourut cette
année, et Mahomet IV le remplaça pnr un prince
de la même famille de Ghéraï , mais d'une autre
branche : il se nommait Adel,
En 1667 les Kozaks choisirent Doroz pour leur
hetman : celui-ci réunit aux Zaporogues une mul-
titude de Tatars (1) , et invita le grand-seigneur à
recevoir l'Ukraine sous sa proleclion. [^An 1669. )
Indignés de passer sous la domination des infidèles,
plusieurs chefs de Kozaks , et principalement
Georges Schmelnizki, se révoltèrent.
Le désespoir des Zaporogues, la bonté de leur
cause, le grand nombre de leurs combattans n'em-
pêchèrent pointDoroz de triompher. Les principaux
chefs furent tués ou pris. Du nombre de ces derniers
se trouva Schmelnizki qu'on conduisit à Zaragrad.
Mahomet, sollicité par Doroz, se mit en cam-
pagne et fît le siège deKaminiekPodolsk. Legrand-
seigneur, mécontent de la tranquille insouciance
du khan de Crimée, auquel les Kozaks avaient pillé
(1) Hist. de Tauride, t. 11 , p. 267.
Doroz ou Doroz-Chensko eut pour aide-de-camp ce fa-
meux Mazeppa , que nous verrons bientôt donner des preuves
de talent et de trahison.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 3l7
trois cents villages, le déposa et mit à sa place
Sëlim-Gliéraï.
Le nouveau khan était un de ces hommes rares,
qui , possédant une âme ferme , droite et souverai-
nement juste, renfermait par conséquent le germe
de toutes les vertus. Si elles ne se développèrent
pas dans plusieurs circonstances , il n'en faut accu-
ser que la barbarie du pays où il naquit; en effet,
comment aurait-il pu braver les préjugés et régner
sur des hommes que le préjugé conduisait? Aussi
sa carrière est-elle remplie de triomphes et de dis-
grâces. On voit l'homme destiné par la nature à
être grand, lutter long-temps contre le fanatisme,
et sacrifier souvent à l'intolérance. Cette faute se
liait aux principes religieux de sa nation ; la bonté
de son cœur, la modération, la bravoure, le res-
pect pour les lois étaient les dons de la nature
agrandis par l'éducation ; son aveugle croyance au
prophète obscurcissait son jugement et arrêtait son
génie au milieu de sa course rapide.
Sélim monta cinq fois sur le trône , et composa ,
dans ses quatre retraites , une histoire des Orien-
taux : il fut le premier homme de guerre que les
Turcs puissent citer, puisque indépendamment de
son courage héroïque, il connaissait l'art militaire
par principes, et réunissait à ce grand coup d'œil
qui constitue les habiles généraux, l'observation
d'une discipline sévère, qui concourt au gain des
batailles.
3l8 IITSTOITlt
Philosophe éclairé, patient, modeste, il des-
cendait du trône sans regret , et y remontait sans
orgueil; jouet de l'intrigue, des caprices, de l'igno-
rance, de l'envie, de l'impérieuse volonté d'un
souverain séduit, il ne lui échappa jamais une
plainte; on pouvait l'humilier, mais son âme forte
était au-dessus des passions. Peut-être n'a-t-il point
existé d'homme qui ait passé par autant d'épreuves,
qui ait supporté des secousses plus fortes et des
revers de fortune plus grands.
{^An 1672.) Séhm-Ghéraï et Doroz joignirent
Mahomet IV sous les murs de Kaminiek (i). Déjà
le sullan s'étonnait de la longue résistance de la
place : Sélim proposa l'assaut. Les assiégés , redou-
tant la férocité des Turcs, préférèrent de se rendre;
les autels furent profanés, les églises pillées, le
croissant remplaça la croix. En se détachant de la
grande armée , Sélim s'empara de la Volhynie ; il
fît dix mille prisonniers ; mais ses deux fils , moins
heureux , moins expérimentés , furent battus à
Kalisz par Jean Sobieski, général de la couronne.
Ces dernières défaites, les revers que les Kozaks
ses alliés éprouvèrent , avaient affecté et découragé
le grand-seigneur : Sélim lui rendit l'espérance en
se mettant à la tête dé ses armées ; les Polonais sont
battus et mis à contribution , l'Ukraine est con-
quise , la Podolie suit le même sort.
(i) Hist. des Kozaks, p. i35.
DE J.k NOUVELLE RUSSIE. 3l9
Jean Sobleski est élu roi de Pologne; ce prince ,
doué de mille qualités, employait avec art les res-
sources de la politique : à la sagesse de son admi-
nistration se joignait une confiance générale de son
peuple, qui savait apprécier ses lumières et son
courage. Sobieski gagna l'infanterie kozaque; il la
sépara de son chef. Mais cette mesure tardive n'em-
pêcha pas Doroz de s'emparer d'Houman. Le siège
fut long, la place était forte, la garnison nom-
breuse et pleine d'ardeur. Doroz, lassé par la rési-
stance, donna l'assaut et réussit. Tout ce qu'on
peut imaginer de plus cruel (r) fut exercé sur les
habitans de cette malheureuse ville. On égorgea
tant qu'on eut la force de manier le sabre ; on mar-
tyrisa , lorsque le bras lassé fit tomber le fer homi-
cide. Les vainqueurs devinrent des bourreaux. Les
vieillards furent écorchés, leurs peaux remplies de
paille et envoyées au sultan : on fit des femmes et
des filles ce qu'on jugea à propos, on circoncit les
enfans , qu'on emmena en captivité.
(( L'année suivante , le sultan fit sortir de prison
» Georges Schmelnizki, lui donna le titre de prince
(i) Hist, des Hetmans , p. 144.
Un fait atroce , et qui prouve la barbarie des Tatars ;, ce
fut de découper la peau des bras de leurs victimes , en imi-
tant l'antique vêtement des Polonais , qui permet aux man-
ches d'être à volonté jetées sur l'épaule : « Maintenant, leur
» disaient-ils , vous êtes nobles. »
SsO HISTOIRE
» de ]a PeiileRussie , et d'iietnian des Zaporogues ;
)) il lui associa Ibraïm pacba , et Sélim , en don-
» liant à chacun un corps de troupes, et leur per-
» mettant d'aller en Ukraine, d'y rassembler le
)) plus de forces possibles , d'assiéger Cziguirln , de
» la prendre, et de se porter sur Kiow. » (i)
(^7z 1677.) Tous les corps nouvellement levés
se présentèrent en juin sous les murs de Cziguirin.
Les Russes soutinrent vaillamment le siège, et don-
nèrent le temps au prince Gallizin de venir à
leur secours. Le i5 août l'ennemi se retira. Le
sultan ordonna à Sélim de faire mourir les paysans
qu on avait pris dans les environs de la place assié-
gée. Quel ordre pour un homme comme Sélim !
11 faut qu'il obéisse ; il faut que sous ses yeux on
égorge des gens faibles, innocens et désarmés.
(( Ah ! s'écria Sélim , puisse le sang de ces victimes
» ne retomber jamais sur moi ! »
Cependant le roi de Pologne repoussait les Tatars
jusqu'en Crimée , et le sultan déposait Sélim qui
lui avait rendu de si grands services. Cette politique
de Mahomet ne pouvait être autorisée que par
l'ombrage qu'inspirait un prince éclairé , brave ,
adoré des soldats, respecté dans tout l'empire, tel
qu'était Sélim.
Ç^n 1678.) Le khan de Crimée fut remplacé par
(i) Relation historique de la Pologne , p. gS et 96 ; Hi&t.
des Hetmans, p. 148 et suiv.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 32 1
le prince Murat-Gliéraï ; sous ses ordres , les Tatars
ravagèrent la Basse-Ukraine. La paix de treize ans
entre la Russie et la Pologne fut renouvelée pour le
même terme. Cziguirin , attaquée de nouveau , la
garnison se lit jour et se retira dans les forts con-
struits par le prince Romodanovski,
Fédor III avait succédé au czar Alexis j Doroz
lui avait remis Cziguirin et quelques autres places
sur le Dnieper. C'est ainsi qu'on peut justifier les
faits précédens, d'ailleurs très diversement racontés.
Murât avait été battu ; son fils , huit murzas et
dix mille Tatars restèrent sur la place, (i)
CHAPITRE XIL
Continuation du précédent,
Georges Schmelnizki se conduisit dans ces der-
nières affaires avec beaucoup de cruauté : les Za-
porogues, qui s'étaient si long-temps glorifiés
d'obéir au père , commencent à rougir de recevoir
les ordres du fds.
Murat-Ghéraï conduisit ses Tatars sur les posses-^
slons des Russes , et ravagea plus de trente lieues
de pays. Fédor III envoya des ambassadeurs au
sultan , pour traiter de la paix : le premier mour-
vement de Mahomet fut de renfermer les ambas-
(i) Lévcqiie, Hiu. de Russie, t. iv, p. 112.
322 HISTOIRE
sadeurs aux Sept-Tours. La réflexion le ramena :
la paix fut conclue en 1681.
{An 1681.) Cette même année, Adgi-Ghéraï
reni] laça Murât et régna quelques instans. Maho-
met avait besoin d'un capitaine expérimenté pour
conduire son armée, qui marchait sur Vienne; il
ne pouvait recourir à Sélim sans lui restituer le
trône de Crimée. Sélim est réintégré, et reçoit l'or-
dre d'aller rejoindre le grand-visir sous les murs
de la capitale de l'Autriche.
{An i683.) Le khan , mécontent des dispositions
du siège, eut la hardiesse de le dire : le grand-visir
accueillit très-mal ses observations; dès lors, celui
sur l'expérience duquel le grand-seigneur avait
compté , ne fut plus qu'un instrument d'obéissance.
Le siège traînait en longueur : Sélim osa observer
de nouveau qu'il fallait attaquer la place par le
côté qu'il indiqua. Il s'offrit de monter à l'assaut
à la tête des janissaires : le général en chef reçut
cet avis aussi mal que le précédent. Sélim observa
en vain que les Polonais -étaient conduits par un
prince intrépide, dont l'intérêt était d'empêcher
la prise de Vienne; que vraisemblablement on
l'aurait sur les bras avant d'avoir emporté la place.
Kara-Mustapha lui répond avec fierté qu'il a l'hon-
neur de commander deux cent cinquante mille
fantassins et trente mille saphis , et qu'avant d'avoir
reçu Selim dans son armée, il avait fait éprouver
au duc de Lorraine la valeur des Turcs.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 323
{ylti i683.) « Lëopold abandonne sa capitale,
» se relire à Passau avec sa cour. La plupart des
» babiians , consternés par la fuite du souverain ,
» fuient dans la plus grande consternation. Le
» comte de Staremberg n'avait dans Vienne que^
» buit mille bommes de bonnes troupes ) le duc
w de Lorraine avait inutilement tenté de conser-
» ver une communication de son armée , forte
» de vingt mille bommes , avec la ville qui était
» réduite à ses propres forces. » (i)
Quel plus beau moment pour suivre le conseil
de Sélim ! Déjà le désordre régnait dans Vienne :
les femmes éplorées venaient embrasser les genoux
du gouverneur, et le suppliaient de leur fournir des
moyens d'évasion; le clergé en prières faisait re-
tentir les temples de ces accens pleins de ferveur ,
quand la crainte les articule.... Ces vœux sont
exaucés.
On allait se rendre pour éviter les borreurs
d'un assaut qu'on redoutait depuis long-temps et
qu'on ne pouvait repousser, lorsque les troupes
saxonnes et bavaroises paraissent sur la montagne
de Calemberg : le roi de Pologne , Jean Sobieski ,
donna à Léopold la plus grande leçon qu'un sou-
verain puisse recevoir , puisque c'est une tête cou-
ronnée qui la donne. Léopold fuit devant les Turcs ,
(i) Voyez l'Histoire de Jean Sobieski, par Coyer, t. ii ,
p. 98.
Ss/î HISTOIRE
abandonne sa capitale ; Sobieski marcbe« pour une
cause qui n'est pas la sienne, s'expose en soldat,
saisit l'étendard de Mahomet (i) , et entre le premier
dans le camp de l'ennemi. Kara-Muslapba fit sé-
parer ses troupes , une partie monta à l'assaut sous
les ordres d'un pacha , et l'autre se présenta aux
Polonais. Les assiégés, rendus à l'espérance, se
défendirent avec d'autant plus de succès qu'il n'y
eut point de fausse attaque, et que toutes les forces
se portaient sur la même brèche. On n'a jamais eu
d'exemple d'une déroute aussi complète , avec aussi
peu d'effusion de sang. Sélim, dont on avait mé-
prisé les avis, dirigea la retraite de l'armée turque
et la sauva.
Mahomet ne s'occupait point des motifs de sa
défaite : puisque , malgré ses talens , Sélim n'avait
pu prendre Vienne , il était coupable de trahison :
cette conséquence est ottomane. Sélim est dépos-
sédé du trône de Crimée ; Kier-Ghéraï est installé à
sa place.
{An 1686.) Par un traité de paix et d'amitié per-
pétuelle conclu le 6 mai 1686, entre la Russie et
la Pologne , toute l'Ukraine fut cédée à la première
de ces puissances , sous l'engagement consenti par
les czars Ivan V et Pierre ¥^ , d'empêcher les Ta-
tars de Crimée de faire des incursions en Pologne.
(1) On a pensé qu'il y avait una erreur sur cette prise.
Voyez Coyer , t. 11 , p. 1 17.
DE LÀ NOUVELLE RUSSIE. 325
Ce traité , dû à l'intelligence du prince Gallizin ,
formait de plus une coalition de la Russie, de l'Au-
triche, de la Pologne et de la république de Venise
contre les Turcs.
{^An 1687.) I^'^pi'ès ces arrangemens, Gallizin
marcha contre les Tatars et pénétra jusqu'à Pé-
rékop.
Sur ces entrefaites, Sélim est rappelé par Ma-
homet. Le grand - seigneur regardait ce prince
comme un instrument dont il se servait dans l'oc-
casion , et qu'il abandonnait lorsque la crise avait
cessé. Il fut déposé lui-même, cette année, après
un règne de trente-sept ans.
Sélim repoussa les Russes , quoique l'hetman
Samoïlovilch eût renforcé leur armée de soixante
mille Rozaks. Ceux-ci, mécontensde l'hetman, le
déposèrent, et élurent Mazeppa, son aide-de-camp,
pour son successeur.
Tant que Sélim régna , dit l'histoire de la Tau-
ride, on renonça aux entreprises sur cette pres-
qu'île; mais il plut à Soliman III de recommencer
le jeu qui , sans doute , avait beaucoup amusé Ma-
homet , et Sélim fut congédié de nouveau.
Deux khans se succédèrent dans l'espace de deux
ans : ce temps leur suffit pour se faire battre et ou-
vrir la Crimée aux ennemis.
(^An 1692.) Soliman sentit la faute qu'il avait
faite, et les qualités de Sélim le rappelaient sans
cesse au trône d'où le caprice du despote le préci-
SaG IIISTOÎRE
pilait bientôt après. C'est ici que le grand homme
va se montrer : au sein de la victoire , il est libre de
se venger de toutes les humiliations qu'il a reçues.
Dans la même année, Sëlim bat les Russes, les Au-
Iricfiiens et les Polonais ; il sauve l'e'tendard de la
religion , relève le courage des Turcs , en les fami-
liarisant avec la victoire , et rend à l'empire otto-
man la consistance qu'il avait perdue. Les janis-
saires , autrefois battus dans toutes les occasions ,
s'enorgueillissent maintenant de leurs succès j ils
reconnaissent leur chef pour le principe et le dis-
pensateur de la gloire qu'ils viennent d'acquérir;
la reconnaissance s'empare d'eux. Extrêmes en tout,
ainsi que des hommes sans lumières, l'enthousiasme
les poriejusqu'ànommerSélimempereur des Turcs.
Le khan de Crimée les écoule sans partager leurs
transports; il leur observe de sang-froid que le trône
de Constantinople n'est point vacant , et leur de-
mande quelle estime ils auraient pour un chef qui
le serait devenu par une trahison. Tant d'héroïsme
était difficilement senti par des janissaires; il fallut
plus de peine pour les remettre dans la voie de la
fidélité qu'on en eut employé jadis à les révolter :
pénétrés de respect pour Sélim, ils avouent leurs
torts ; mais ils lui jurent un dévouement éternel.
Aussi modeste après la victoire qu'il avait été cou
rageux et habile durant l'action , Sélim demanda,
pour toule récompense, la permission daller à la
Mecque, et delà à Médine, visiter le tombeau de
DE LA NOUVELLE RUSSIE. S'iy
Mahomet. Réservé pour les événemens extraordi-
naires , Sélim fut arrêté par les Arabes , ainsi que
la grande caravanne du Caire qui l'escortait.
Les Arabes imposèrent le khan comme ils le ju-
gèrent à propos : il était dans l'impossibilité de
payer alors ; il promit et jura , sur les belles choses
qu'il venait de voir à la Mecque et à Médine , de
s'acquitter à son retour en Crimée, et il tint sa
promesse.
Constantinople reçut Sélim-Ghéraï comme une
divinité bienfaisante, et lui donna le surnom ô^Adgi^
qui exprime la sainteté : on s'empressait autour de
lui ; le voir était un besoin universel dont on se
glorifiait ensuite. Cet enthousiasme, chez d'antres
peuples, dure vingt-quatre heures ; chez les Turcs,
c'était la grande affaire de chaque jour : le sultan
donna à Sélhn le nom de Père des empereurs , et
voulut que sa seule postérité pût régner en Crimée.
Tant d'honneurs n'émurent point ce grand homme:
toujours égal dans la bonne comme dans la mau-
vaise fortune , la droiture de son cœur l'élevail au-
dessus des prestiges de l'ambition et des chagrins
de la disgrâce.
Ce n'est point une digression déplacée que dé
s'appesantir sur la mémoire d\m grand prince dont
on écrit l'histoire, c'est au contraire un hommage
de vérité et de justice. Celui que son mérite élève ,
que sa vertu honore^ que ses lalens et son courage
illustrent ; celui qui fatigue la gloire sans la lasser ,
SaS HISTOIRE
qui la dirige ou la distribue à son gré , tandis que
sa modestie et que son désintéressement sont tou-
jours les mêmes; celui-là, dis-je, est le héros de
tous les peuples, le modèle de tous les rois : qu'im-
porte qu'il soit né Tatar ! l'immortalité appartient
aux grands hommes de tous les pays.
Pendant que Sélim visitait la Mecque et Médine,
un de ses fds alla ravager les environs de Pultava.
Les Rozaks zaporogues vengèrent leurs alliés ; ils
pénétrèrent jusqu'à Pérékop , revinrent chargés de
dépouilles et sans avoir éprouvé de perte.
{An 1692.) Pierre- le -Grand était sorti de la tu-
telle sous laquelle l'intrigue et sa sœur l'avaient
retenu ; il sut éloigner de sa personne cette nuée
d'hommes obscurs et vicieux qui auraient perverti
sa jeunesse, si son génie ne les eût pénétré, deviné,
écrasé. Mécontent du prince Gallizin , parce qu'il
était le minisire de sa sœur, Pierre avait trop de
jugement pour ne pas apprécier les talens de ce
prince , et s'il blâma sa guerre contre les Tatars ,
il y avait plus d'inquiétude , plus d'împatience ,
plus d'animositr contre l'état de nullité dans lequel
on le retenait , qu'un juste moiif de plainte contre
Gallizin. Pierre sentit si bien Tulilité de cette
guerre, qu'il résolût d'attaquer les Turcs dans
Azow.
Pierre avait , à dix-neuf ans , la réflexion d'un
homme de vingt cinq. Les troubles qui divisèrent
sa famille et l'état commencèrent lorsqu'il n'avait
DE LA NOUVELLE RUSSIE. SsQ
que dix ans : que ne devait pas ajouter à un esprit
avide d'instruction , à un caractère indomptable y
à une ame renfermant le germe de grands talens et
impatiente de les voir éclore , la contrainte dans
laquelle on le retenait! Il se proposait l'empire de
la mer Noire : cette conception était digne de lui ;
par là il couvrait ses frontières, il réduisait des Ta-
tars toujours inquiets , il rendait à ses états le com-
merce d'une mer qui les avait autrefois enrichis.
Pendant que Pierre se préparait à cette grande
expédition , le sultan Aclimet II éprouvait des re-
vers en Hongrie : Sélim donna des conseils qui ne
furent pas suivis, et ce royaume conquis par Léopold
devint un théâtre de carnage. Quoique cet empe-
reur ait rendu à la maison d'Autriche la supériorité
que le cardinal de Richelieu lui avait enlevée , on
ne peut assez le blâmer de cette boucherie humaine,
établie à Eperies, où pendant neuf mois, un écha-
fiuid dressé sur la place publique fut teint du sang
des seigneurs hongrois, (i)
(^An 1695.) Pierre fit garder les frontières de
Russie par le général Chérémétoff, qui, avec cent
mille hommes, suivit les bords du Dnieper et con-
tint les Tatars. Une seconde armée descendit par
le Don ; Chein la commandait, et Pierre l'encoura-
geait par sa présence.
(i) Il était réservé à leur fils de rendre le trône à Marie-
Thérèse. Quelle noble vengeance!
33o HISTOIRE
L'impatience d'achever la flotte qu'on construisait
à Voronèje fut cause qu'il n'y eut qu'une partie des
vaisseaux solidement construite : on avait établi trop
de chantiers à la fois; il fallut en abandonner plu-
sieurs. Cette contrariété n'arrêta point le génie du
souverain ; il ne voulut pas différer son expédition ,
et trop d'empressement la fit manquer.
Azow renfermait cinq mille hommes de troupes
bien exercées ; les Russes ne pouvaient l'attaquer
que par terre , puisqu'ils n'avaient pas assez de vais-
seaux pour diriger une seconde attaque par mer :
ainsi Azow se ravitaillait facilement. A ces inconvé-
niens, il s'en joignit un de plus : Jacob, le seul
bon ingénieur qu'il y eût dans l'armée russe ,
fut insulté sans en avoir donné l'occasion ; il en-
tretint une intelligence coupable avec la place as-
siégée , encloua les canons , et passa dans Azow ,
qu'il défendit avec le même zèle dont il avait donné
des preuves en l'attaquant. Il fallut se replier : on
perdit beaucoup de monde, mais on conserva deux
tours dont on s'était précédemment emparé, et
qui couvraient le passage du Don.
Chérémétoff , à la tête des Russes , Mazeppa avec
tous les régimens de Kozaks , battirent les Turcs,
prirent plusieurs pachas, un corps entier de janis-
saires et une multitude d'habitans de tout sexe ,
qu'ils conduisirent dans la Grande Russie.
{An 1696. ) L'hiver de 1696 fut remarquable,
et par sa rigueur et par sa durée. Le frère de
DE LA NOUVELLE PvUSSiE. 33 1
Pierre, Ivan mourut, et le czar réunit toutes ses
forces pour prendre Azow. Malgré les influences
cruelles d'une saison glacée , Séliin pénétra jusqu'à
Mirgorod , et ravagea les environs de Pultava.
Quand il apprit la jonction de Chéréméloff et de
Mazeppa , il se replia sur les rives du Dnieper ,
en perdant beaucoup deTatars. Ces hommes, qu'il
commençait à discipliner, ne distinguaient pas
encore une retraite d'avec une fuite , et toute l'ha-
bileté de Sélim ne put empêcher qu'un grand nom-
bre de ces fuyards ne se noyât dans le fleuve.
Le czar Pierre recommença au printemps le
siège d' Azow; il ordonna à Mazeppa de lui envoyer
quinze mille Kozaks , qui furent distribués sur le
Don vers les approches d'Azowj ainsi il coupa la
communication desTatars du Couban , d'avec ceux
de Crimée. L'armée navale des Russes consistait en
deux vaisseaux de guerre, quatre galères, deux
galéasses et quatre brûlots ; le czar montait un des
vaisseaux, et Lefort conduisait l'autre. Un surcroît
d'ingénieurs étrangers et de canonniers permit au
czar de faire les approches de la place suivant les
règles de l'art.
Dans le dessein d'ouvrir un passage aux Turcs,
lesTatars tombèrent sur les Kozaks; mais ils furent
repoussés. La flotte turque était bloquée par celle
des Russes : celte liberté d'agir donna aux assiégeans
la facilité de combler les fossés et de bombarder la
place sans être inquiétés. On rapporte de deux
332 HISTOIRE
manières la prise d'Azow : les uns disent que le
magasin des vivres étant incendié et la ville sans es-
poir d'être secourue , elle capitula pour prévenir
l'assaut ; d'autres prétendent que la réduction de la
place fut due à la valeur des Kozaks ; « qu'ayant
» beaucoup à souffrir de l'artillerie des assiégés,
)) ils prirent sur-le-champ , et sans ordre de leurs
» chefs, la résolution d'escalader la ville; » et plus
loin, on ajoute que (i), a les Turcs ne pouvant ré-
)) sister à l'impétuosité des Kozaks, posèrent le»
)> armes et se rendirent . »
Le seul Jacob fut excepté de la capitulation , et
alla payer de sa tête, à Moscow, la trahison la plus
odieuse. Heureuse la Russie , si le plus grand de
ses souverains n'eût abattu que des têtes aussi cou-
pables que celle-là !
(^n 1697. ) Mazeppa et le prince Dolgorouki
s'avancèrent jusqu'à A saam^our combattre le grand-
visir qui arrivait trop tard au secours d'Azow. Les
armes ne réussissant pas aux Turcs , ils voulurent
intriguer : la fidélité des Russes fut plus forte que
leurs promesses et que leur argent. L'année suivante,
Pierre, de retour de ses voyages, fît construire à
Voronèje une grande quantité de vaisseaux pro-
pres à la navigation du Don.
(i) Observons que c'est l'auteur de l'Histoire des Kozahs
qui parle, et qu'on est souvent disposé en faveur de ceux
qu'on a choisis pour ses héros.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 333
( An 1699. ^ ^vant qu'on eut signe la suspension
d'armes de deux ans dont on convint à Carlovitz ,
la Porte était extrêmement agitée au sujet de
ces préliminaires de paix. Sélim dissuada Musta-
pha II , il lui fît remarquer un piège caché sous
les formes de l'amitié : « Pierre, disait-il au grand-
» seigneur , a \oute la fougue de la jeunesse et toute
w la solidité de l'âge mur ; ce n'est plus selon
» l'usage de ses ancêtres qu'il vous a combattu ; ses
» plans mieux combinés n'ont aucun rapport avec
» ces guerres d'irruptions qu'on a faites jusqu'à
» ce jour : il veut humilier voire pavillon sur la
» mer Noire : déjà Azow est à lui ; si vous con-
» sentez à la paix , il en profitera pour tomber sur
» la Suède : son ennemi vaincu , il reviendra sur
» vous avec des armes victorieuses , et vous impo-
» sera une loi cruelle à recevoir. Croyez-moi , sul-
» tan, croyez les Suédois, ils sont dans la même
» situation que vous; Sélim a vieilli dans les ar-
» mées et dans l'intrigue des cours : écoutez-le;
» il ne parle que pour la gloire de l'empire otto-
» man. »
On jalouse les hommes d'un mérite ordinaire ;
comment n'eût-on pas déprécié les sages conseils
de Sélim ! Le grand-visir le peignit sous les cou-
leurs les plus noires, et celui qui avait refusé le
trône de Constantinople quand ses soldats victorieux
mettaient le sceptre dans ses mains, est accusé
maintenant de chercher à se rendre utile, pour
334 ' HISTOIRE
parvenir à s'asseoir sur ce même trône. L'intrigue
était trop grossière pour qu'on ne l'aperçût pas.
Mustapha fit étrangler son principal auteur , neveu
du grand-visir , et déposa celui-ci. A la tournure
que les affaires prenaient, Sclim jugea que ses avis
étaient au moins inutiles, s'ils n'étaient pas dange-
reux pour lui et les siens; du consentement de
Mustapha, il abdiqua en faveur de son fils aîné
Dewlet, et obtint la permission d'aller terminer
ses jours à Cérès en Macédoine. A peine Sélim a-t-il
cessé d'influencer le cabinet de la sublime Porte ,
que l'armistice de deux ans est converti en un traité
de trente années. Dès lors , l'inaction fatigua les
Tatars; il ne leur est plus permis de se répandre
sur les terres de Kussie , et ne pouvant désormais
aborder à Azow où ils conduisaient autrefois les
prises faites sur leurs ennemis , le mécontentement
s'empara d'eux.
Le bien-être et l'adversité justifient l'axiome du
rapprochement des contraires. Lebien-êlre, quand
il n'est pas contenu par des lois rigoureusement
observées, amène l'oisiveté. Les projets dont celle-
ci se berce sur un bonheur plus grand qu'elle no
connaît pas , lui font oublier le bonheur réel dont
elle jouit, et leur exécution l'en prive sans retour :
l'adversité flétrit le cœur des gens faibles ; la révolte
chez eux n'est pas de l'énergie , mais le dénoûment
des maux portés à leur comble. En vain invoque-
rait-on l'exemple des hommes fermes et à grand
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 335
caractère , qui savent, suivant les circonstances, op-
poser aux malheurs leurs devoirs, leurs travaux ,
leur patience ; ces hommes sont rares et difficile-
ment imites.
Les Tatars étaient mécontens , donc il fallait se
révolter ; c'est ainsi qu'on raisonne en Tatarie.
Dewlet était dans une grande perplexité. Il est des
êtres pour qui la couronne est plus qu'un fardeau ;
c'est un assommoir. Mustapha , ainsi que ceux qui
l'ont précédé et suivi sur le trône de Conslanti-
nople , frémissait au mot de révolte : il déposa le
fils, et, pour la cinquième fois, on rappelle le père.
Sélim quitte à regret sa retraite ; ses regrets aug-
mentent quand il apprend que son fils , à la tête
d'un nombreux corps de Tatars , provoque et son
père et le grand-seigneur. Gazi , son second fils ,
joignit le rebelle en Circassie , le vainquit et le ra-
mena en Crimée , où l'empereur et la loi le con-
damnaient à perdre la tète.
Cette fermeté , si vantée dans la personne de
Brutus , n'a produit de grands effets sur les géné-
rations suivantes , que dans les tragédies dont elle
faisait l'objet principal. L'ame de Sélim était d'une
autre trempe que celle d'un républicain fanatique;
son cœur paternel s'ouvrit en voyant son fils dé-
sarmé et repentant : il versa des larmes de douleur
sans compromettre sa qualité de grand homme;
il saisit Dewlet dans ses bras, l'invita à devenir
meilleur, l'embrassa et lui pardonna.
336 HISTOIRE
Cet homme extraordinaire, supérieur à la for-
tune et bien digne de la fixer , mourut après avoir
laissé les plus beaux exemples de valeur , de con-
stance, de modestie, de patience, de fidélité, de
justice dans 1 administration , de prudence et de
savoir dans les conseils , de piété et d'amour pa-
ternel. Sélim, ailleurs ton nom eut passé à la pos-
térité sur les ailes de la reconnaissance et de la
gloire ; mais chez une nation peu connue , peu
éclairée , peu estimée surtout , il est resté dans
l'oubli. Puisse un jour un historien digne de toi ,
peindre avec énergie des venus que je n'ai su qu es-
quisser! puisset-il rendre à l'immortalité un prince
fait pour elle, et ajouter à la liste des grands, des
bons souverains , un nom d'autant plus glorieux ,
que celui qui l'a illustré naquit au milieu des Ta-
tars , qu'il eut à vaincre l'ignorance d'une éduca-
tion vicieuse, n'enseignant aux chefs que le par-
jure et le pillage! (i)
(i) J'ai voulu visiter le tombeau de Sélim pour lui l'endre
un hommage ; il repose humblement à côte des mausolées
superbes, élevés pour d'autres princes, dont je donnerai la
description dans la relation de mon voyage.
Dans le dix-neuvième siècle, on ne se doute pas qu'un des
plus grands hommes ait régné sur des Tatars, Sélim-le-Grand,
méconnu par des historiens, ou mal informés, ou préve-
nus , a été privé de ce tribut d'éloges que la postérité n'ac-
corde qu'à ceux qu'elle connaît.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. B37
CHAPITRE XIII.
Observations sur les Tatars de Crimée , relatives
à cette seconde époque. Des Circassiennes.
Jusqu'à présent l'esprit de rapine avait conduit
ces peuples; jusqu'à présent l'administration de
l^urs souverains étant dirigée vers cet esprit, l'en-
tretenant même comme caractère national , il fal-
lait un prince du mérite de Sélim pour améliorer
le gouvernement et les peuples gouvernés.
Sous Sélim , la noblesse acquit plus de consi-
stance comme association distinguée ; mais le prince
puissant et le particulier riche perdirent de leur
pouvoir arbitraire.
Avoir lassé le lecteur par des détails arides et
antérieurs à cette époque de demi-civilisation , ce
n'eût été que redire ce que l'iiistoire qui précède
peut lui avoir appris. Tâchons maintenant de pré*
senter les Tatars sous le jour favorable à la liaison
des événemens, c'est à-dire, tâchons de rendre plus
aisé à concevoir ce que nous avons encore à conter
de ces peuples, par le rapprochement de leur orga-
nisation civile , militaire et morale.
A la mort d'^ Sélim , la Petite Tatarie renfermait
la Crimée, le pays des Nogais, et une grande por-
tion de la Circassie. Les Nogais s'étendaient depuis
le Danube jusqu'au Couban ; ils étaient divisés en
quatre hordes ; celle du Boudjiak, entre le Danube
I. 5Î2
338 HISTOIRE
et le Dniester ; celle de Jédisan , entre le Dniester
et le Dnieper ; celle du Janbouilouck , depuis le
Dnieper jusqu'à Azow ; enfin celle du Couban ,
entre le fleuve de ce nom et la mer d'Azow. La
Circassie, sous la dépendance du khan de Crimée ,
commençait au Bosphore cimmérien et aboutissait
à la Kabarda,
La secte mabométane d'Abou-Hanifa (t) régnait
dans ce pays comme à Constantinople, en exceptant
néanmoins une partie de la Circassie , où l'on vi-
vait sans croyance bien déterminée , où des restes
d'idolâtrie s'étaient conservés parmi quelques tri-
bus; tandis que d'autres suivaient au hasard et ma-
chinalement quelques pratiques des catholiques ,
sans avoir une idée de la religion chrétienne.
En Crimée, les mahométans étaient passable-
ment instruits ; chaque ville avait son collège ; Sé-
lim favorisa , encouragea , fonda même divers éta-
blissemens dont l'éducation publique était le motif :
l'enseignement de la religion y fit de grands progrès.
Une foule de schismatiques arméniens habitaient la
(i) Abou-Hanifa, fondateur de cette secte , naquit l'an 80
de l'Hégire. Ce qui constitue la différence de cette secte
d'avec les autres, c'est que son dogme fondamental est de
ne croire que ce qui est conforme aux lumières naturelles ,
tandis que les autres sectes musulmanes exigent de leurs
disciples une obéissance sans examen, à l'autorité de leurs
docteurs.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 339
Crimée, des Juifs occupaient une manière de for-
teresse au-dessus de la vallée de BalcliiSarai ; des
Grecs, toujours remuans, exercèrent librement
leur culte; le prince ne les voyait pas avec plaisir,
mais il ne les tracassait pas ; les jésuites-mission-
naires, pleins du zèle ardent qui les a toujours
distingués, fixèrent seuls l'attention de Sèlim; les
autres n'étaient pas dignes de l'occuper un moment;
les jésuites voulurent trop entreprendre, ils furent
congédiés , et leurs églises abattues.
Le gouvernement du kban de Crimée tenait le
milieu entre l'état monarchique et le despotisme :
ce milieu paraît difficile à établir; il existait cepen-
dant, puisque le prince ne pouvait ordonner des
impositions nouvelles , puisqu'il n'osait châtier un
noble sans le consentement des orbéis; à cela près,
il pouvait tout ce qu'il voulait.
Le Tatar ne payait pas de tribut par tête, ainsi le
khan n'était ricbe que des bienfaits de la Porte , son
revenu particulier ne s'élevant pas au-dessus de trois
millions de francs : les fermes, les sels, les pêche-
ries et les douanes, en composaient une partie; les
tributs des princes voisins formaient le reste.
Sélim pouvait mettre sur pied deux cent cin-
quante mille bommes. Cette force paraît prodi-
gieuse , et cependant , dans des besoins urgens , le
kban aurait encore pu ajouter cent mille bommes
à ces levées. La population était considérable ; le
Tatar n'était devenu agriculteur que forcément; au
340 niSTOlRK
premier signal il volait aux armes avec autant de
joie qu'il avait éprouvé de tristesse en les déposant.
L'entretien des troupes ne-coûtait rien au khan : les
nobles étaient obligés de marcher à la tête de leurs
vassaux, de leurs esclaves , de leurs domestiques;
chaque soldat portait avec lui des vivres que le sei-
gneur fournissait au départ, et qu'on renouvelait
sur le territoire ennemi. La sobriété des Tatars était
telle, que du biscuit et du sel formait tout leur
approvisionnement.
On nommait sultans tous les princes de la fa-
mille de Ghéraï ; on les considérait comme devant
occuper un jour le trône , parce que , l'empereur
étant le maître du choix , on ignorait sur lequel
d'entre eux il pourrait tomber. Ces sultans étaient
pensionnés, indépendamment de leurs apanages
en Romélie. Les jeunes nobles tatars prenaient du
service chez les sultans , et chacim espérait que son
protecteur parviendrait un jour au souverain pou-
voir : on les nommait murzas. Le sultan était -il
couronné, ils occupaient les premières places : mais
ils restaient murzas si leur patron restait sultan.
Dans toutes les sociétés, chez toutes les nations,
le respect des en fan s envers les auteurs de leurs
jours , est un devoir sacré qu'on ne saurait trop
célébrer ; la nature , la reconnaissance , la raison ,
le prescrivent également partout : il nen était pas
de même dans la famille des khans ; ce vice avait
une origine assez singulière : les GhéraïS; ainsi que
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 34?
la plupart des princes Tatars , ii'épousaîçnt que
des esclaves circassienues ; une polilique ténébreuse
les privait de rechercher, dans leurs établissemens,
des fdles de leur rang ; la crainte que l'alliance entre
des familles puissantes ne les fortifiât au détriment
des autres, servait de motif plausible chez un peu-
ple toujours armé.
Une femme de khan n'était destinée qu'à lui don-
ner des successeurs ; à peine lui était- il permis de
jouir des droils de la maternité; séparée du jeune
prince , qui la méprisait parce qu'elle était née
esclave , elle avait à son tour le respect le plus pro-
fond pour son fils , parce qu'il était né prince.
Cette monstruosité était poussée si loin , qu'à Ja
mort du père elle n'osait plus se présenter devant'
son fils sans se prosterner ; il ne l'admettait point à
sa table , elle restait debout jusqu'à ce que l'ennui
d'être seul, ou une affection extraordinaire de la
part du prince, l'autorisât à s'asseoir près de lui.
Difficilement on pourrait décider qui, de l'ha-
bitude ou de la politique, déterminait les khans à
faire élever leurs fils en Circassie par les beis in»
butaires : l'habitude prouverait en faveur de l'édu-
cation, la politique le conseillerait aussi; car les
Circassiens, toujours en armes, devaient former,
dans fart de la guerre, im prince destiné à com-^
mander des Tatars; cette confiance du khan lui
attacfiait un peuple difîicile à conduire.
3i les jeunes princes étaient élevés d'une metnièrQ
i/^l IIISTOIIIE
conforme à leur politique , en revanche les prin-
cesses livrées à des esclaves n'éprouvaient aucune
contrainte; à peine osait -on leur faire une ob-
servation : on les mariait , quand le khan était en
état de payer leur dot , avec un murza ambitieux
dont elles faisaient le tourment. Le caractère de ces
princesses était si généralement connu pour mau-
vais , que les nobles qui soupçonnaient Je kban
d'avoir des vues sur eux pour l'établissement de
leurs filles, préféraient de s'expatrier.
La maison du khan était composée du porte-
glaive, du trésorier, d'un premier valet de chambre,
de deux intendans , d'un éclianson , et d'un officier
de bouche dont l'office consistait à goûter de toutes
les viandes , de toutes les boissons présentées au
souverain; il y avait, en outre, un grand- maître
d'hôtel , quarante pages nobles et douze esclaves.
Après le khan , la première dignité était celle
dekalga; il suppléait le prince dans certaines occa-
sions, et remplissait, à sa mort, sa place par in-
ler un jusqu'il la nomination de son successeur. Au
défaut du khan et du kalga , c'était le nouradin-
sultan qui en faisait les fonctions ; venait ensuite
l'orbéi , les séraskirs ou généraux. Tous ces pre-
miers officiers de la couronne avaient leurs visirs ,
leur divan-efPendi , leurs kadis.
Un conseil de guerre, composé de ces officiers,
décidait des plans de campagne , où le visir était
admis, ainsi que les commandons des tribus char-
DE LA NOI^VELLE RUSSIFî. 343
gés des approvisionnemens. On introduisait dans
ce conseil des personnages experts , cpie leur âge
éloignait du service; leur opinion était prise la
première ; ils s'inclinaient pour se retirer après
l'avoir donnée , mais le khan les retenait.
Lorsque la Porte ordonnait une guerre , il n'y
avait plus de conseil à rassembler, l'obéissance était
la loi générale. Dans ces circonstances, le grand-
seigneur payait tous les frais^ et récompensait cha-
que officier de l'armée avec de l'argent, et chaque
Taiar, en accordant plus souvent le pillage.
Le muplili était le chef de la justice, le direc-
teur des mosquées, des hôpitaux, des collèges, des
chemins et des fontaines publiques 4 le visir rem-
plissait les fonctions de premier ministre , et avait
plus de pouvoir que le muphti, quoique la place
de ce dernier fut plus élevée que la sienne. Le visir
des Tatars habitait sans cesse le pays qu'il dirigeait;
c'est ce qui l'empêcliait de commander les armées;
il différait par là de celui de Constanlinople. Ex-
cepté les discussions entre nobles , toutes les autres
étaient portées devant le kadi de "chaque district ou
cadilik ; on- pouvait récuser ce tribunal avant qu'il
n'eût prononcé : l'appel était au divan. Lorsque
l'arrêt était rendu, il fallait s'y soumettre, ou atta-
quer le kadi comme ayant jugé contre la loi.
Le cazi-asker était le juge de la noblesse, et le
divan le tribunal suprême. Les principaux officiers
de l'état composaient ce dernier; le cazi-asker y
344 HISTOIRE
représentait nos procureurs -généraux , le mupliti
était le président , le khan confirmait ou cassait la
sentence.
Avant Sélim , le vol n'était pas au rang des cri-
mes : un peuple vivant de pillage ne devait pas être
scrupuleux à cet égard.
Comment chez une nation si peu éclairée, si fa-
miliarisée avec le désir de s'emparer du bien d'au-
trui, comment, dis -je, pourrait- on expliquer la
délicatesse et la pureté des juges? Ni les promesses,
ni les présens , ni l'intrigue , ne pouvaient égarer
les juges : invariables comme la loi, ils ne connais-
saient qu'elle ; une injustice était considérée comme
une chose impossible ; les procès devenaient tous
les jours plus rares.
La noblesse dédaignait tous les emplois subal-
ternes. Un gentilhomme ne voulait être que guer-
rier, et cette même contradiction, si remarquable
entre l'avidité du peuple et l'honnêteté du juge ,
existait entre le soldat et le noble qui le comman-
dait. Sans foi , sans délicatesse , le soldat ne con-
naissait que son sabre pour lui frayer le chemin du
pillage ; le gentilhomme , par sa modération , son
désintéressement, ajoutait à la valeur une grâce
qui l'ennoblissait plus "que sa naissance.
De celte aménité , de cette politesse , de cette
valeur calculée , s'il m'est permis de parler ainsi ,
il résultait un commerce facile entre les nobles :
en présence de l'ennemi ils paraissaient des lions,
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 34^
aucun danger ne les faisait pâlir, aucune force re-
culer ; ils savaient périr : rendus à leurs foyers ,
ils auraient cru se couvrir de honte en se mesurant
les uns contre les autres pour vider des discussions
particulières : toute contestation était terminée par
Fopinion du plus ancien gentilhomme, qui en était
témoin; ils regardaient comme criminel de répan-
dre sur leur pays un sang qu ils se faisaient gloire
de verser pour lui. Leur générosité était portée si
loin, qu'un vieux proverbe tatar disait : i< A-t-on
» jamais vu un nuirza mourir de faim! » Aussi rien
n'était à eux , et l'exemple de leur khan contribuait
à les entretenir dans cet esprit.
Il était d'usage, parmi les nobles de Crimée,
de faire travailler leurs terres par des esclaves. Les
gentilshommes nogais regardaient toute cidture
comme un affront ; des troupeaux et des esclaves
composaient leurs richesses : la sotte vanité était la
base de leur caractère ; chaque vassal pavait une
redevance annuelle d'un mouton , de trente livres
de grains et de huit livres de miel.
Quoique le khan eût des terres en Circassie, ses
sujets ne lui payaient point d'impôts et ne lui te-
uaient pas compte du revenu de ses domaines. A
son avènement au trône ils apportaient leur tribut.
Avant Sélim cette redevance consistait en trois cents
esclaves ; ce prince l'augmenta jusqu'à sept cents.
Dire que les Circasses fournissaient leur tribut en es-
claves, c'est assez faire connaître queleiu^s richesses
346 HISTOIRE
se composaiant d'hommes achetés ou pris. Les
Circasses tscherkesses , ou Circassieiis soumis a la
Crimée, étaient partagés en quatre classes : les Beïs,
les Sipahis, les Usdens et les Kouls. Treize kalibés
ou tribus formaient leur état. Chaque kallbé était
possédée en toute souveraineté par une famille
noble ; le plus ancien de la première branche était
le premier beï de celte famille, par conséquent
celui auquel toute la tribu obéissait. Chaque tribu
étant perpétuellement en guerre , l'industrie prin-
cipale des habitans consistait à faire des prisonniers;
on les vendait au plus offrant ; quand on échouait ,
on était vendu. Cette réciprocité siimulait l'astuce
et était la honte du courage. Une loi toujours res-
pectée obligeait le vainqueur de laisser libre le bei
vaincu ou surpris; de cette manière les chefs de
tribu n'ayant rien à risquer , recommençaient une
nouvelle expédition quand la précédente était bien
ou mal terminée.
Les Tatars de Crimée étaient plus grands et
mieux faits que leurs voisins, et néanmoins ils
avaient beaucoup de rapport avec les Calmouks.
(( Un teint brûlé, des yeux de porc peu ouverts,
» le tour du visage plat, la bouche assez bien prise ,
» les dents blanches comme de l'ivoire , des cheveux
)) noirs, rudes comme du crin , la barbe rase; » tel
est le portrait qu'on nous a transmis des anciens
Tatars de Crimée ; il diffère de celui que noiis
connaissons maintenant.
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 347
" Les Nogals étaient moins bien proportionnés et
avaient la peau ridée comme celle d'une vieille
femme. Les Circasses sont ces mêmes Tatars qui
quittèrent la Perse lorsque les Sapliis s'en emparè-
rent ; ils prirent d'abord la roule des montagnes
du nord du Scbirvan , puis ils comriumiquèrent
avec ceux de leur nation , maîtres des royaumes de
Casan et d'Astrakan. Ces montagnes servirent d'a-
sile à différentes époques à des réfugiés de diverses
nations. Les races se croisèrent, et le sang des Cir-
casses s'embellit, surtout parmi les femmes. C'est
une singularité remarquable qu'un sexe soit doué
des attributs qui caractérisent la beauté, tandis que
l'autre conserve une partie des traits des nations
dont il est issu.
Le costume de ces Tatars consistait « dans une
)) cbemise courte et des caleçons de toile de coton ,
» des culottes très-larges d'un gros drap , une veste
» de toile de coton, piquée à la manière des caffe-
» tans des Turcs , des bottes lourdes de cuir de
» cbeval , un manteau de feutre avec une longue
» robe de peau de mouton , servaient d'enveloppe
;> pour riiiver et de matelas dans toutes les saisons. »
Leurs ebeveux étaient coupés à quatre doigts au-
dessus de la tète ; ils la couvraient d'un bonnet de
feutre noir, rond, baut de forme et bordé de pel-
leterie. Leurs armes de prédilection étaient le sabre,
l'arc et la lance ; quoiqu'on leur fournit des armes
à feu, ils ne les estimaient pas et s'en servaient
348 HISTOIRE
moins bien. L'arc était travaillé avec élégance; il
fallait beaucoup de force et d'adresse pour le tendre,
et l'habitude qu'ils avaient de s'en servir faisait por-
ter chaque flèche.
Toujours à cheval , le repos paraissait être pour
eux un état contre nature; ils étaient si adonnés au
brigandage qu'ils ne pouvaient concevoir qu'un effet
de prix fut en sûreté ailleurs que sur eux ; voilà
pourquoi ceux qui avaient des habitations imitaient
ceux qui étaient sous la tente ; les uns et les autres
emportaient dans leurs voyages ce qu'ils avaient de
précieux , bien persuadés que leurs voisins et amis
viendraient visiter leur domicile et s'emparer de ce
qu'ils y auraient laissé.
Sélim eut toutes les peines du monde à les
rendre confians; c'est alors qu'il fit des lois contre
le vol ; mais comme le préjugé ne diffamait pas le
voleur , elles furent infructueuses.
Le principe religieux était presque nul; un peu-
ple qui n'a pas d'habitation fixe, comme étaient
les Nogais, n'a point de temple; il ne tient qu'à
ce qu'il voit, et le butin qu'il convoite, l'emporte
sur toutes les règles que la religion dicte à la con-
science.
Excepté en Circassie , les compagnes des Tatars
étaient aussi laides qu'eux : elles ajoutaient même
à la laideur , une malpropreté dégoûtante ; elles
remplissaient les fonctions les plus viles ; elles pai-
irissaient continuellement un fromage de lait aigri,
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 3zjr)
dont on composait une boisson; elles n'avaient
qu'un seul vêtement pour toute l'année, et chez les
Nogais , elles couchaient pêle-mêle avec leurs trou-
peaux.
Les Circassiennes , au contraire , ajoutaient à la
plus grande beauté le soin recherché de leur per-
sonne; une propreté constante leur prêtait un
charme de plus , et la coquetterie en inventait mille
autres. Une taille libre et svelte se dessinait sous
une simple toile de coton ; ce vêtement déjà bien
leste, était ouvert jusqu'au-dessous de la gorge que
l'on montrait sans indécence , puisque c'était l'u-
sage du pays, mais que la plus novice des Circas-
siennes embellissait par quatre rangs de perles de
verre noir , ce qui faisait ressortir la blancheur de
la peau , et ce qui était bien innocent sans doute ,
puisque l'usage l'autorisait aussi. La beauté du
teint de ces femmes était remarquable ; c'est des
Circassiennes , que l'art empruntant les couleurs de
la nature , plaça les nuances du rouge d'après le
coloris de leur visage; mais la coupe de leurs yeux
noirs, leur expression, leur vivacité étaient au-des-
sus des ressources de l'art : un petit bonnet placé
de côté et avec grâce , relevait une partie de leuis
cheveux, tandis que l'autre flottait avec tant de né-
gligence , se bouclait si heureusement, qu'on ne
remarquait pas le travail que cette parure avait
coûté.
En hiver, une robe pareille à celle des Russes ,
3do histoire
ne géiiait ni leurs formes, ni n'embarrassait leur
démarche; elle était simple , mais cette simplicité
conservait toutes les grâces que la coquetterie em-
pruntait du désir de plaire.
Ce que nous nommons éducation, ne consistait,
chez les Circassiennes , que dans la recherche habi-
tuelle des moyens à ajouter aux dons extérieurs de
la nature : il semblait que ces femmes, destinées
pour la plupart à être vendues ou enlevées , mis-
sent toute leur étude à séduire le vainqueur ou le
marchand. Eh ! comment eussent-elles eu d'autres
idées ? Les pachas les recherchaient pour remplir
leurs harems ; les souverains de Crimée ne choi-
sissaient leurs épouses que parmi elles ; l'empereur
turc les accueillait avec un empressement qui ne
leur permettait pas de penser qu'elles le verraient
souvent bâiller à leur côté. Le calcul le plus faux
que ces dames faisaient , consistait dans la progres-
sion des plaisirs avec la progression du pouvoir ;
elles ignoraient les privations que le harem impose ,
le despotisme qu'on y exerce , la barbarie de ses
gardiens , qui n'ont que cette puissaùcelà. L'espoir
d'un avenir heureux aveuglait les premières an-
nées des Circassiennes, et redoublait le soin qu'elles
prenaient de leurs charmes : mais quel avenir,
quand on n'a que de la beauté ! Les jours se succè-
dent, le teint s'altère, la peau se flétrit , les grâces
s'envolent , les rides paraissent , et la plus belle
femme se trouve, à cette époque, ou malheureuse
DE LA NOUVELLE RUSSIE. 35 1
devant son miroir, ou consolée par les ressources
de ses talens et dç son esprit, (i)
(i) Je donnerai, dans mon Voyage, un tableau des
mœurs actuelles des Talars , de leurs habitude» et de leurs
moyens d'industrie.
FIN DU PREMIER VOLUMJ5.
TABLE DES CHAPITRES
CONTENUS DANS LE PREMIER VOLUME.
JD^DicACE Page V
PREMIÈRE ÉPOQUE.
CHAPITRE PREMIER. Exposition de cet ouvrage i
CHAP. II. Division des Scytlies en Scythes proprement
dits et en Scythes Tauriens i 5
CHAP. III. Quels étaient ces Scythes 16
CHAP. IV. Température et productions de celte partie
de la Scythie 29
CHAP. V. Des premières colonies chez les nomades. . 35
CHAP. VI. Anciennes villes de Scythie 4^
CHAP. VII. Du Pont-Euxin 49
CHAP. VIII. Des Scythes royaux 62,
CHAP. IX. Histoire de la Tauride , depuis l'origine
desTauriens^jusqu'au règne de Darius , roi de Perse. 58
CHAP. X. Événemens sous Darius, fils d'Hystaspe. . 68
CHAP. XI. Des Tauriens, depuis Darius jusqu'à l'in-
vasion du royaume de Rosphore par les Huns.
Amour de la patrie 74
CHAP. XII. Continuation du précédent 02
CHAP. XIII. Des Huns io5
CHAP. XIV. Depuis la destruction du royaume de
Bosphore jusqu'à la révolte de Cherson contre l'em-
pereur Michel Ducas ,. ioq
CHAP. XV. Établissement des Génois en Tauride ; suite
de l'histoire de Cherson jusqu'à la conquête que les
Génois en firent 1 20
I. ^ 23
354 TABLE
CHAP. XVI. Continuation de l'histoire de Caffa , jus-
qu'à la conquête qu'en fit Mahomet II Page i34
Des Turcoraans 187
Continuation de l'histoire de Caffa, jusqu'à la
conqiiéte des Turcs i4l
CHAP. XVII. De Tana, colonie vénitienne i45
CHAP. XViïl. Confusion des noms des peuples et des
pays, dans le cours de cette première époque. ... i58
Noms des peuples qu'on dit avoir occupé la Nou-
velle Russie 1 63
CHAP. XIX. Abrégé historique des principaux peuples
qui ont occupé la Nouvelle Russie. . 164
Des Scythes 1 65
Des Sarmates 172
Des Slaves ou Sclavons 174
Des Tiwerzes 1 79
Des Petschenègues , ou Patzinaces 1 80
Des Chazares 182
Des Tatars i83
CHAP. XX. Du commerce en général ; du commerce
établi par les colonies sur les bords de l'Euxin , ren-
fermant tout l'intérêt commercial de cette première
époque 1 84
CHAP. XXI. Du commerce ancien de la mer Noire ou
Pont-Euxin j 90
CHAP. XXII. Explications * 202
CHAP. XXIII. Coup d'œil sur quelques restes d'anti-
quités dans la Nouvelle Russie 20G
CHAP. XXIV. Liaison des deux premières époques ... 212
DES CHAPITRES. 355
SECONDE ÉPOQUE.*
CHAPITRE PREMIER. Règne de Mengli-Ghéraï. P^^e 223
CHAP. II. Des Kozaks zaporoghi ou zaporogues 284
CHAP. III. Règne de Mahomet Ghéraï. 243
CHAP. IV. Règne de plusieurs khans 253
CHAP. V. Règne de Dewiet-Ghéraï premier. 266
CHAP. VI. Plusieurs khans régnent en Crimée. Conti-
nuation de l'histoire des Kozaks zaporogues 267
CHAP. VII. Mohammed et Dgianibek -Ghéraï 272
CHAP. VIII, Trois klians en Crimée ; révolte des Ko-
zaks 284
CHAP. IX. Règne d'Islam-Ghéraï, et suite de l'histoire
des Kozaks zaporogues 287
CHAP. X. Règne de Mohammed III; suite de l'histoire
des Kozaks zaporogues 3o3
CHAP. XI. Règne de Sélim-Ghéraï ; continuation de
l'histoire des Zaporogues 3 16
CHAP. XII. Continuation du précédent 32 1
CHAP. XIII. Observations sur les Tatars de Crimée ,
relatives à cette seconde épofjue. Des Circassiennes . 337
FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOT.TJME.
DK
^Oo Castelnau, Gabriel de,
^oo^'^/ Essai svir 1 «histoire
MA
Cl
ROBA
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY