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Full text of "Essai sur l'histoire ancienne et moderne de la Nouvelle Russie. Statistique des provinces qui la composent. Fondation d'Odessa; ses progrès, son état actuel; détails sur son commerce. Voyage en Crimée, dans l'intéret de l'agriculture et du commerce"

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ESSAI 
SUR  L'HISTOIRE 

ANCIENNE  ET   MODERNE 

DE  LA  NOUVELLE  RUSSIE 

TOME   I. 


DE  L'IMPRIMERIE  DE  CRAPELET. 


ESSAI 
SUR  KHISTOIRE 

ANCIENNE  ET  MODERNE 

DE  LA  NOUVELLE  RUSSIE 

STATISTIQUE 

DES    PROVINCES    QUI    LA    COMPOSENT. 
FONDATION    d' ODESSA; 

SES  PROGRÈS  ,   SOJV  ETAT  ACTUEL  ;  DETAILS  SUR  SON  COMMERCE. 

VOYAGE    EN    CRIMEE, 

DANS    l'iWTÉRÊT    DE    l' AGRICULTURE    ET    DU    COMMERCE. 

y^i^ec  Cartes,  Vues ^  Plans ^  etc. 

DÉDIÉ 

A  S.  M.  L'EMPEREUR  ALEXANDRE  ï*"-. 


TOME  PREMIER. 


A  PARIS, 


CHEZ  REY  ET  GRAVIER,  LIBRAIRES, 

QUAI    DES    AUGUSTINS,    N"    55. 
1820. 


DEC  13  1965 


A* 


/; 


SA  MAJESTE  L  EMPEREUR 

ALEXANDRE  PI 


Sire, 


La  récompense  la  plus  flatteuse  de  mon  travail, 
est  la  permission  que  ni  accorde  Votre  Majesté 
impériale  de  lui  en  faire  hommage. 

Ce  n  est  pas  à  moi  qu'il  appartient  de  célébrer 
le  Souverain  auguste  qui  vivifia  la  Nouvelle 
jRussie  :  les  éloges  d'un  historien  contemporain 


vj  DÉDICACE. 

sont  suspects  à  la  postérité  ;  elle  veut  ne  pronon- 
cer que  sur  des  faits.  Ce  sera  d'après  eux ,  SIRE , 
que  la  reconnaissance  universelle  parlera  plus 
éloquemment  que  les  phrases  les  mieux  soignées. 

Puisse  Votre  Majesté  impériale  jouir  bien 
long-temps  des  acclamations  de  tant  de  peuples 
divers  ! 


Je  suis , 

SIRE, 

^vec  le  plus  profond  respect, 

De  Vothi:  Majksté  impériale, 


Le  très-humble  et  très-obéissant 
serviteur. 


Le  Marquis   Gabi^iel   de  CASïELNAU. 


ESSAI 

SUR 

L'HISTOIRE  ANCIENNE  ET  MODERNE 

DE  LA  NOUVELLE  RUSSIE. 
PREMIÈRE  ÉPOQUE. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Exposition  de  cet  ouvrage. 

S'il  est  difficile  de  rassembler  des  faits  ëpars  pour 
en  composer  un  corps  d'histoire ,  il  ne  l'est  pas 
moins  de  graduer ,  de  mesurer  leur  marche  lors- 
que le  premier  ou  fait  connaître  des  peuples  dont 
la  tradition  incertaine  s'égare  entre  la  nuit  des  temps 
et  l'avidité  moderne  de  tout  expliquer,  (i) 

L'Histoire  ancienne  de  la  Nouvelle  Russie  est 


(i)  L'auteur  entend  ,  par  le  mot  premier  ^  l'Essai  sur 
l'Histoire  ancienne  et  moderne  de  la  Nouvelle  Russie ,  que 
personne  n'a  publié  âvsmt  lui. 

I.  I 


â  HISTOIRE 

Tappât  le  plus  séduisant  que  l'esprit  systématique  de 
l'homme  puisse  présenter  à  son  imagination  ;  des 
faits  incertains ,  des  caractères  ébauchés  ,  les  rêves 
de  la  fable ,  ne  suffiraient-ils  pas  pour  l'exalter  et 
lui  permettre  de  délirer  avec  impunité  !  Cette 
réflexion  fut  la  première  qui  frappa  l'auteur  lors- 
qu'il s'occupa  du  plan  de  cette  histoire  ;  il  lui  doit 
de  ne  s'être  point  prévenu  et  de  n'avoir  pas  donné 
un  système  de  sa  façon. 

Partout  où  la  vérité  s'est  montrée  ,  on  a  tâché  de 
l'exprimer  avec  la  simplicité  qui  convient  à  son  au- 
guste caractère  ;  partout  où  l'on  a  vu  du  doute  ,  on 
a  osé  douter;  quand  le  merveilleux  a  remplacé 
l'histoire ,  on  l'a  passé  sous  silence  ;  et  lorsqu'on  a 
reconnu  la  folle  prétention  de  donner  à  chaque 
peuple  une  origine  certaine  ,  quoique  seulement 
fondée  sur  la  persuasion  de  son  auteur ,.  on  a  souri 
en  se  taisant.  L'ignorance  de  l'art  d'écrire  nous  a 
privé  d'une  histoire  ancienne  profane  qui  remontât 
à  quatre  mille  ans.  Rome,  cette  dominatrice  du 
monde ,  dans  les  cinq  cents  années  qui  ont  suivi 
sa  fondation ,  n'a  pas  eu  d'historien  ;  aussi  que  de 
fables  entourent  son  origine  !  que  de  merveilleux , 
que  d'erreurs,  que  de  jactance  embellissent  ses 
fastes!  (i) 

Hérodote  vivait  il  y  "a  environ  deux  mille  deux 

(i)Tite-Live  s'excuse  des  fables  qui  commencent  son  his- 
toire de  Rome ,  liv.  7^  chap.  6. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  3 

cent  clnqoante-six  ans.  C'est  le  premier  des  his- 
toriens connus;  il  paraît  mériter  notre  confiance 
dans  le  récit  des  faits  dont  il  a  été  témoin  ;  ce  cpi'il 
rapporte  sur  le  témoignage  d'autrui ,  est  ou  invrai- 
semblable ou  fabuleux. 

Les  écrits  d'Hérodote  firent  le  charme  de  la 
Grèce;  ce  qu'il  disait  avoir  vu  pouvait  être  égale- 
ment observé  de  ses  contemporains  :  il  a  visité  les 
provinces  que  nous  décrivons;  il  sera  notre  pre- 
mier guide. 

Sans  être  séduits  par  les  prestiges  de  l'enthou- 
siasme ,  nous  traiterons  les  temps  fabuleux  avec  la 
légèreté  qui  leur  convient ,  et  nous  marcherons  à 
pas  mesurés  dans  les  sentiers  obscurs  et  tortueux 
que  nous  sommes  obligés  de  suivre  pour  écrire 
l'histoire  ancienne  de  ces  provinces. 

Parmi  les  divers  climats  qu'embrasse  l'empire  de 
Russie,  il  en  est  un  privilégié;  c'est  le  pays  qui 
renferme  les  gouvernemens  de  Catherinoslaw ,  de 
Cherson  et  de  Tauride ,  connus  sous  le  nom  de 
Nouvelle  Russie. 

Ces  gouvernemens  s'étendent  depuis  le  44^  jus- 
qu'au 49*^  degré  de  latitude  ;  leur  longitude  est 
depuis  le  4^^  jusqu'au  5o^  20  minutes. 

La  Russie,  forte  par  la  valeur  et  la  fidélité  de  ses 
habitans  ,  trouve  dans  une  sage  administration  l'art 
de  vivifier  ses  provinces.  Cet  art  consiste  à  faire 
respecter  la  religion ,  à  donner  de  l'activiié  à  l'agri- 
culture ,  de  l'énergie  au  commerce ,  des  encoura- 


4  HISTOIRE 

gemens  à  la  science,  et  principalement  à  limer 
lentement  les  chaînes  qui  attachent  l'homme  à  la 
glèbe ,  et  que  la  saine  politique  empêche  de  briser 
tout  d'un  coup. 

L'Histoire  de  la  Nouvelle  Russie  ne  peut  être 
traitée  comme  celle  des  autres  parties  de  l'Europe  ; 
cette  portion  de  l'empire  a  été  de  tout  temps  parta- 
gée entre  plusieurs  maîtres;  ainsi,  ce  n'est  plus 
l'histoire  d'un  peuple  qu'on  doit  écrire,  mais  celle  de 
quatre-vingts  nations ,  la  plupart  errantes ,  qui  ont 
ravagé  plutôt  qu'habité  une  grande  étendue  de  son 
territoire  :  s'occuper  de  chacune  de  ces  iribus  séparé- 
ment ,  ce  serait  composer  autant  de  récits  ressem- 
blans  les  uns  aux  autres,  ce  serait  se  répéter  sans 
cesse ,  et  sans  cesse  revenir  sur  ses  pas  sans  ordre 
ni  méthode,  (i) 

Cet  ouvrage  sera  divisé  en  trois  époques  :  la  pre- 
mière commence  à  l'antiquité  la  plus  reculée,  et 
finit  à  la  conquête  de  Conslantinople  par  les  Turcs , 
temps  où  ils  conquirent  aussi  la  Tauride  ;  la  se- 
conde époque  date  depuis  cette  conquête  jusqu'à 
celle  faite  par  les  Russes  ,  de  ce  qu'on  nomme  la 
Nouvelle  Russie  ;  la  troisième  époque  renferme  ce 
qui  s'est  passé  depuis  cet  événement. 

Il  suffit  d'avoir  à  écrire  une  histoire ,  même  sur 
fc  .     .  .111 

(i)  Je  donnerai  dans  le  chapitre  XVII  de  cette  première 
époque ,  le  nom  de  ces  peuples  et  les  notions  avérées  qui 
nous  restent  sur  pliisieurs  d'entre  eux. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  5 

une  partie  de  la  Russie,  pour  apprendre  à  distin- 
guer les  divers  genres  de  ce  qu'on  nomme  la  Gloire. 
J'espère  ne  m'y  méprendre  pas  ;  je  saurai  ne  pas 
confondre  celle  d'un  conquérant  ambitieux  avec 
l'applaudissement  universel  des  peuples  bénissant 
la  magnanimité.  La  gloire  est  june  célébrité  méritée 
qu'une  réputation  éclatante  augmente  en  la  répan- 
dant; c'est  l'ombre  d'une  grande  âme  qui  séjourne 
encore  parmi  les  hommes  quand  le  héros  les  a 
quittés  pour  être  récompensé  par  Dieu. 

Dans  la  tradition  des  temps  fabuleux ,  on  ne  cite 
de  conquérant  que  Bacchus  ;  mais  comme  on  nous 
le  représente  assis  sur  un  tonneau,  entouré  de  nym- 
phes ,  célébrant  des  fêtes  ,  dansant  et  chantant  des 
hymnes,  enseignant  aux  hommes  l'art  de  cultiver 
la  vigne  ,  ses  conquêtes ,  supposé  qu'il  en  ait  fait , 
étaient  celles  d'une  persuasion  aimable  promenant 
le  bonheur  :  sa  gloire  était  le  triomphe  de  la  gaîté 
et  du  plaisir. 

Hercule  ne  combattit  jamais  pour  conquérir, 
c'était  le  chevalier  errant  de  l'antiquité  ,  le  redres- 
seur des  torts ,  le  vengeur  des  injustices  :  sa  force , 
sa  valeur  le  conduisirent  à  une  gloire  d'autant  plus 
générale  qu'il  eut  des  temples  chez  presque  tous  les 
peuples  ;  s'il  eût  été  le  destructeur  des  empires,  on 
ne  l'eût  invoqué  qu'à  Rome. 

La  gloire  des  conquérans  que  l'histoire  célèbre, 
fait  regretter  celle  des  temps  fabuleux.  Dieu,  en  leur 
confiant  sa  foudre  pour  châtier  les  hommes,  permet 


6  HISTOIRE 

aussi  qu'ils  soient  la  victime  qu'immole  son  dernier 
éclat. 

Cette  distinction  sur  la  vraie  gloire,  quoique 
dans  l'exposition  d'un  ouvrage,  cesse  d'être  un 
épisode ,  puisqu'elle  se  rattache  à  l'époque  où  nous 
vivons. 

Vouloir  décrire  l'histoire  des  Scythes ,  des  Tyri- 
thes  ,  des  Alizones  ,  des  Callipides ,  qui  habitaient 
ui)e  partie  de  ce  pays  ,  ce  serait  beaucoup  trop  en- 
treprendre :  nous  n'avons  sur  ces  derniers  peuples 
que  quelques  fragmens  recueillis  par  Hérodote  et 
des  répétitions  plus  obscures  encore ,  que  des  au- 
teurs grecs  et  latins  ont  hasardées.  Pour  nous  ren- 
fermer dans  de  justes  bornes ,  nous  diviserons  les 
Scythes  en  Scythes  proprement  dits ,  Scythes  tau- 
riens  et  Scythes  royaux  :  nous  donnerons  des  dé- 
tails étendus  sur  ce  que  nous  savons  d'eux. 

On  ne  nous  saura  pas  mauvais  gré  d'être  três- 
circonspecîs  en  parlant  de  ces  peuples  :  la  vérité 
que  souvent  l'amour  du  merveilleux  altère ,  doit 
néanmoins  être  l'âme  d'un  résumé  historique  ;  il 
est  plus  sage  de  s'arrêter ,  quand  les  matériaux  man- 
quent ,  que  d'élever  un  édifice  chimérique  établi 
sur  les  rêveries  de  son  auteur  ;  ainsi  l'aridité  de 
cette  première  époque  retombe  sur  la  rareté ,  l'in- 
certitude ,  l'invraisemblance  des  événemens  ;  si 
nous  cherchions  à  l'embellir,  nous  profanerions 
la  caractère  de  l'histoire  en  la  remplaçant  par  le 
roman. 


^.f' 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  7 

La  Tauride ,  à  la  vérité ,  nous  offrira  plus  d'a- 
vantages dans  le  cours  de  son  histoire  ancienne , 
soit  par  la  multiplicité  des  événemens  dont  elle  a 
occupé  l'Europe,  soit  par  le  grand  nombre  d'au- 
teurs qui  nous  ont  transmis  les  faits  principaux 
d'où  elle  tire  son  antique  célébrité. 

On  présentera  à  la  fin  de  chaque  époque  un 
tableau  du  commerce  de  ces  provinces. 

L'histoire  de  la  seconde  époque  de  la  Nouvelle 
Russie  est  fondée  sur  des  faits  plus  certains  :  nous 
tâcherons  alors  de  prendre  le  ton ,  et  s'il  est  pos- 
sible ,  le  style  qui  convient  à  d'aussi  grands  intérêts  ; 
nous  représenterons  la  nation  russe  brave  dès  son 
berceau ,  peu  circonspecte  avant  sa  civilisation  , 
marchant  à  pas  de  géant  après  avoir  été  civilisée  , 
digne  de  gloire  depuis  cet  événement  heureux , 
l'ayant  fixée  aujourd'hui,  et  toujours  hospitalière, 
toujours  intrépide ,  toujours  fidèle  dans  chacun  de 
ses  âges. 

En  entrant  dans  les  plus  grands  détails  sur  l'his- 
toire moderne  de  la  Crimée  (  i  ) ,  nous  ferons  mar- 
cher avec  elle  celle  de  ces  Kozaks  Zaporogues  dont 
certains  exploits  paraîtraient  des  fables ,  s'ils  n'é- 
taient particulièrement  constatés.  Sur  la  même 
ligne,  nous  décrirons  les  fautes  des  Turcs;  nous 
gémirons  sur  le  gouvernement  de  cette  nation ,  qui 

(i)  On  se  sert  arbitrairement  des  noms  de  Tauride  ou  de 
Crimée,  pour  désigner  la  presqu'île. 


8  HISTOIRE 

n'est  qu'un  tissu  d'erreurs,  de  fanatisme,  d'împe- 
ritie  ;  mais  fortement  ourdi  par  une  bravoure  digne 
d'être  mieux  dirigée. 

Parmi  tant  de  souverains  de  Crimée  déshonorant 
cet  auguste  nom,  on  distinguera  ce  brave  Sélim 
Ghéraï  ,  l'honneur  de  son  pays ,  peut-Plre  même 
de  son  siècle,  si  les  belles  actions  qui  illustrèrent 
sa  carrière  eussent  été  développées  sur  un  plus  vaste 
théâtre.  La  vie  de  ce  prince  ignoré  se  composerait 
d'un  lionmiage  perpétuel  rendu  au  véritable  hon- 
neur,  à  la  vraie  gloire ,  à  la  vertu  éprouvée;  mais 
Séliin  n'a  pas  eu  d'historien  ;  son  nom ,  resté  con-» 
fondu  avec  ceux  des  princes  qiâ  l'ont  obscurément 
précédé  ou  suivi ,  n'a  point  été  accompagné  de  la 
célébrité  qu'il  a  si  bien  méritée. 

L'hetman  Chmelnizki,  son  contemporain,  nous 
fournira  des  traits  que  lliisloire  doit  reçue  illir. 

M'efforçant  encore  d'assimiler  mes  tons  à  ceux 
des  sujets  que  je  traite,  j'essaierai  de  peindre  la  vie 
agreste  dos  peuphs  noniades,  qui  avaient  un  char 
pour  demeure ,  des  troupeaux  et  un  arc  pour  for- 
tune ;  je  représenterai  leurs  voisins  à  demi  sau- 
vages ,  ne  connaissant  de  lois  que  celles  de  leur 
constitution  physique,  et  usant  leur  existence  dans 
l'ignorance  des  mœurs.  D'autres  tableaux  célébre- 
ront l'industrie  active  des  Génois  faisant  fleurir  la 
Tauride,  tandis  que  le  cours  des  événemens  me 
forcera  de  m'appesantir  de  nouveau,  et  bien  dou- 
loureusement sans  doute ,  sur  la  slupide  noncha* 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  Q 

lance  du  Turc  engourdissant  tout  ce  quelle  do- 
mine. 

Le  seul  nom  de  Pierre  P'  m'imposera  la  crainte 
respectueuse  de  mal  exprimer  ce  qui  se  rapporte  à 
lui.  Quel  est  l'homme,  en  effet,  assez  présomptueux 
pour  prétendre  s'élever  à  la  hauteur  d'un  génie  qui 
sut  tout  voir,  tout  combiner,  tout  créer,  tout  exé- 
cuter, n'ayant  auprès  de  lui  aucun  des  matériaux 
propres  à  élever  cet  édifice  gigantesque  qu'il  pré- 
senta à  l'Europe ,  dont  il  excita  la  surprise  et  força 
l'admiration!  Sublime  par  ses  conceptions,  grand 
par  ses  victoires  sur  les  ennemis  de  son  pays  et  les 
préjugés  de  son  peuple,  son  règne  est  l'arche  sa- 
crée de  l'histoire  de  Russie;  on  n'ose  la  loucher 
qu'avec  appréhension. 

Quelle  ombre  à  opposer  à  ce  tableau  !  L'impéra- 
trice Anne  laissait  se  balancer  les  rênes  de  son  gou- 
vernement, et  profanait  le  noble  caractère  du  sol- 
dat, en  n'envoyant  en  Crimée  que  des  incendiaires 
et  des  bouchers  :  on  ne  peut  ni  ne  doit  passer  sous 
silence  les  horribles  dévastations  commises  sous 
son  règne ,  et  les  recompenses  accordées  aux  dévas- 
tateurs. 

Plus  heureux,  quand  je  décrirai  les  jours  de 
gloire  d'une  autre  souveraine  dont  les  puissantes 
armes  réunirent  la  Nouvelle  Piussie  au  reste  de 
l'empire;  c'est  alors  que  j'offrirai  des  images  d'au- 
tant plus  intéressantes  et  plus  faciles  à  rendre,  quç 


10  HISTOIRE 

je  les  ai  sous  les  yeux  (i)  :  c'est  alors  qu'il  me  sera 
aisé  de  démontrer  combien  il  est  noble  à  un  prince 
de  faire  tourner  une  con  quête  à  l'avantage  du  vaincu. 
Le  règne  de  Catberine  JI  a  fourni  de  grands  géné- 
raux, les  maréchaux  de  Roumamzow,  Orloff,  Sou- 
voroff ,  Koutouzow ,  ont  paru  ne  faire  qu'un  fais- 
ceau de  leurs  épées,  sur  lequel  la  Victoire  planait. 

Les  principaux  traits  du  caractère  du  prince  Po- 
tiemkin  ne  seront  ni  flattés  ni  amoindris;  l'histoire 
réclame  l'éloge  de  plusieurs  de  ses  qualités ,  de  sa 
fidélité  constante;  et  tandis  qu'elle  célébrera  le 
mémorable  assaut  d'Ismaël,  elle  dira  qu'une  vic- 
toire navale  apprit  aux  Turcs  vaincus  de  toutes 
parts  à  respecter  le  pavillon  russe;  mais  Potiemkin 
fit  des  fautes ,  nous  les  rappellerons. 

Nous  nous  permettrons  deux  épisodes  amenés 
l'un  et  l'autre  par  les  faits  historiques  que  nous 
retracerons  :  le  premier  aura  pour  objet  l'amour  de 
la  patrie;  le  second  définira  la  vraie  liberté.  Nés 
dans  des  temps  orageux  où  l'abus  des  expressions 

(i)  L'auteur  de  cet  Essai  historique  ne  traitera  que  ce  qui 
a  un  rapport  direct  avec  son  sujet.  En  parlant  des  Scythes, 
il  ne  s'occupera  que  de  ceux  qui  ont  habité  ces  provinces  ; 
il  en  sera  de  même  des  Kozaks ,  les  seuls  Zaporogues  sont 
de  son  ressort.  Les  Polonais,  les  Suédois,  les  Turcs,  les 
Circassiens  s'étant  battus  sur  ce  territoire,  sont  les  seuls 
peuples  guerriers  dont  il  parlera.  Le  commerce  ayant  une 
toute  autre  étendue ,  on  lui  laissera  la  latitude  qu'il  lui  est 
Tiaturel  d'embrasser. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  Il 

les  plus  sacrées  a  fait  délirer  tant  de  têtes ,  on  ne 
saurait  trop  fortement  rappeler  les  vrais  principes; 
ils  sont  les  dépositaires  de  notre  bonheur  :  y  rame- 
ner, c'est  préserver  le  temps  futur  des  excès  du 
temps  passé. 

La  troisième  époque  de  l'Histoire  de  la  Nouvelle 
Russie  intéresse  tous  ceux  qui  désirent  connaître 
un  pays  arraché  à  l'oubli ,  et  rendu  à  son  ancienne 
célébrité  avec  plus  de  bonheur. 

Je  dirai  comment  l'agriculture  en  vigueur ,  au- 
tant que  la  pénurie  des  bras  a  pu  le  permettre, 
s'est  augmentée  par  des  émigrations  étrangères  .'j'en- 
trerai dans  des  détails  sur  la  justice  et  l'humanité 
avec  laquelle  les  colons  sont  traités;  je  représen- 
terai la  liberté  des  cultes  arrêtant  le  fanatisme  et 
augmentant  une  population  de  frères  ;  je  publierai 
avec  joie  le  triomphe  d'un  commerce  qui  se  relève, 
non  avec  ces  angoisses ,  suites  éternelles  de  l'anéan- 
tissement dont  on  l'arrache ,  mais  avec  cette  rapi- 
dité que  procure  un  génie  bienfaisant  à  toutes  les 
parties  qu'il  embrasse. 

Les  mœurs,  les  costumes  divers  des  nations  qui 
peuplèrent  ces  pays ,  présenteront  par  leur  variété 
un  intérêt  de  plus.  Je  comparerai  leurs  usages  avec 
ceux  des  anciens  Grecs  et  des  Ptomains. 

Les  lits  des  fleuves ,  remués  pour  en  effacer  les 
cataractes,  donneront  une  idée  des  soins  actifs  du 
gouvernement;  tandis  que  les  établissemens  formés 
pour  secourir  l'humanité  souffrante,  et  ceux  fondés 


12  HISTOIRE 

pour  l'instruction  publique ,  attesteront  sa  sollici- 
tude paternelle. 

D'un  autre  côté ,  la  Tauride  prend  une  forme 
nouvelle  ;  son  heureuse  situation ,  sa  température 
agréable,  n'attendaient  que  le  séjour  de  l'homme 
laborieux  pour  lui  prodiguer  ses  bienfaits  ;  sa  terre 
féconde  n'avait  besoin  que  d'être  ouverte  pour  pro- 
duire; ses  bois  solitaires  résonnent  maintenant  sous 
la  hache;  ses  vallées  profondes,  livrées  naguéres 
au  silence ,  commencent  à  répéter  les  chants  des 
bergers  et  les  bêlemens  de  leurs  troupeaux;  ses 
villes ,  en  par  lie  écroulées  sous  le  joug  pesant  de 
leurs  anciens  maîtres ,  et  sous  le  poids  destructif 
des  temps,  se  relèvent  aujourd'hui.  Je  parlerai  dans 
le  dernier  volume  des  observations  que  j'ai  faites 
sur  la  presqu'île  ;  de  l'amélioration  de  sa  culture  en 
général,  et  de  sa  vigne  en  particulier,  (i) 

Je  fournirai,  en  fait  d'antiquités ,  inscriptions, 
médailles,  tout  ce  qu'il  me  sera  possible  de  re- 
cueillir. J'entrerai  dans  les  détails  de  tout  ce  qui 
concerne  la  Nouvelle  Russie  ;  je  parlerai  de  sa  tem- 
pérature d'après  un  résultat  d'observations  que  j'ai 
notées  pendant  dix  ans  ;  je  désignerai  ses  plantes , 


(i)  Cet  article  n'a  été  rédigé  que  pour  les  propriétaires 
dont  la  vieille  routine  ne  fournit  que  du  mauvais  vin ,  tandis 
qu'ils  n'ont  qu'à  le  vouloir  pour  s'en  procurer  d'excellent, 
à  l'exemple  d'un  petit  nombre  d'autres  habitans  leurs  voi^ 
sins ,  mais  plus  éclairés. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  t3 

ses  arbres;  je  traiterai  avec  assez  d'étendue  l'article 
agriculture  ;  j'indiquerai  les  cbangemens  que  mon 
expérience  m'a  fournis  pour  son  amélioration  et 
celle  des  troupeaux  ;  je  ferai  connaître  l'organisa- 
tion des  colonies  ;  je  dirai  ce  qu'était  Odessa  avant  la 
conquête,  ce  qu'elle  est  devenue  jusqu'en  i8o5  (i), 
ce  qu'elle  est  actuellement.  En  décrivant  ses  éta- 
blissemens,  ses  édifices  publics;  en  éclairant  sur 
son  administration ,  en  désignant  les  ressources  sans 
nombre  que  sa  situation  offre  au  commerce ,  on  ne 
me  reprochera  pas  ,  quelque  diffus  que  je  puisse 
être ,  d'avoir  trop  détaillé  ce  dernier  objet  ;  il  im- 
porte aux  nationaux  et  aux  étrangers  d'être  instruits 
des  ressources  commerciales  de  la  Nouvelle  Russie; 
il  est  indispensable  d'en  indiquer  les  diverses  cau- 
ses ,  la  multiplicité  de  leurs  moyens ,  les  richesses 
qu'elles  ont  procurées  et  celles  qu'elles  promettent. 

En  nous  occupant  des  intérêts  commerciaux  des 
principales  villes,  nous  les  terminerons  par  un 
aperçu  sur  Taganrog,  qui  est,  après  Odessa,  celle 
dont  les  relations  sont  les  plus  étendues. 

Le  fléau  destructeur  dont  Odessa  fut  infecté  en 
1 8 1 2  ,  ne  peut  être  passé  sous  silence.  On  lira  avec 
quelque  attention  les  détails  sur  les  mesures  prises 
pour  l'arrêter  ;  on  s'intéressera  aux  succès  étonnans 
obtenus  à  la  suite  de  ces  moyens  ;  on  apprendra  de 
notre  expérience  que  la  peste  ne  peut  être  promp- 

(i)  Époque  où  M.  le  duc  de  Richelieu  arriva. 


l4  HISTOIRE 

tement  et  sûrement  arrêtée ,  que  lorsque  celui  qui 
commande  ne  la  craint  pas.  (i) 

Si  dans  le  cours  de  l'exposition  de  mon  ouvrage 
on  attribuait  à  un  esprit  de  flatterie  l'éloge  que  ma 
conviction  intime  me  force  d'accorder  à  la  nation 
russe,  on  tomberait  dans  une  erreur  plus  grande 
qu'on  ne  pense.  L'enthousiasme  des  étrangers  pour 
la  Russie  n'existe  que  depuis  peu  ;  la  justice  que  je 
lui  ai  rendue  date  de  loin ,  puisque  son  liistoire 
m'avait  appris  ce  qu'elle  avait  fait ,  et  que  sa  fidélité 
m'annonçait  ce  qu'elle  pouvait  faire.  (2) 

La  même  sincérité  qui  dicte  la  louange  sait  aussi 
faire  remarquer  les  fautes ,  quand  elle  croit  les  re- 
connaître. Qu'on  ne  m'en  veuille  donc  pas  si,  sans 
blesser  les  lois  des  convenances ,  j'ai  porté  à  certains 
égards  la  franchise  jusqu'à  déplaire  :  dans  ce  cas , 
qu'on  me  reprenne  sans  m'accuser. 

(i^  Pour  donner  du  courage  aux  habitans  de  Petrikowka , 
qui  se  refusaient  à  ensevelir  les  morts  de  la  peste  ,  M,  le  duc 
de  Richelieu  prit  une  bêche,  et  leur  donna  un  exemple  au- 
quel on  ne  put  résister. 

(2^  Qu'on  ne  cherche  point  d'applications  entre  les  ré- 
flexions que  mon  sujet  a  fait  naître  et  ce  qui  s'est  passé  en 
Europe  depuis  18 12. 

J'achevais  au  commencement  de  cette  même  année  la 
partie  historique.  Mon  manuscrit  original  est  resté  intact. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  l5 

CHAPITRE   IL 

Division  des  Scythes  en  Scythes  proprement  dits 
et  en  Scythes  Tauriens, 

Il  est  bien  rare  de  ne  pas  confondre  certains  peu- 
ples qui  ont  autrefois  occupé  un  pays  divisé  par  de 
grands  fleuves ,  ayant  des  lois  souvent  communes 
et  obéissant  à  des  chefs  divers ,  tandis  que  leur  lan- 
gage était  à  peu  près  le  même. 

Quelque  méthode  que  l'on  désire  adopter,  on 
ne  se  dissimule  pas  qu'à  moins  d'akérer  ce  qui  nous 
reste  d'exact  sur  ces  nations  antiques  ,  il  est  hors 
de  tout  pouvoir  de  donner  un  aperçu  particulier  à 
chacune.  Il  faut,  si  ce  n'est  les  englober  dans  une 
même  catégorie ,  du  moins  adopter  la  division 
générale  des  Scythes  et  des  Tauriens.  Cette  mé- 
thode est  dans  la  nature  si  on  la  considère  géogra- 
phiquement  ,•  elle  peut  être  liistorique ,  si  l'on  ob- 
serve que  les  Scythes  envahirent  les  Tauriens  quinze 
cent  quatorze  ans  avant  Jésus-Christ,  (r) 

Observons  que  les  Tauriens  habitaient  les  mon- 
tagnes ,  qu'ils  étaient  divisés  en  tribus  (2) ,  et 
qu'ainsi  que  les  Scythes  et  les  Cimmériens,  ils 
avaient  originairement  des  noms  propres,  tandis 


(i)  Diod.  de  Sic,  1.  2 ,  c.  27. 

(2)  Les  Orgomins  ,   les  Charesanes ,  les  Assyrens ,   les 
Tractacs,  etc.  Pline ^  Hist.  nat.,  I.  4,  c.  12. 


l6  HISTOIRE 

que  nous  ne  les  connaissons  que  d'après  les  sur- 
noms que  les  Grecs  et  les  Romains  leur  ont  donnés. 

Nous  nommerons  Scythes  en  général ,  ceux  qui 
occupaient  le  couchant  de  la  mer  Noire,  et  nous 
les  distinguerons  par  leurs  surnoms ,  lorsque  l'his- 
toire nous  indiquera  ces  changemens  :  nous  ap- 
pellerons Scythes  tauriens  ceux  qui  habitaient  la 
Tauride. 

Cette  division  nous  conduit  à  parler  des  Scythes 
qui  occupaient  les  gouvernemens  de  Catlierinoslaw 
et  de  Cherson  ;  elle  nous  oblige  de  traiter  de  la 
température  et  des  productions  de  cette  partie  de 
la  Scythie,  des  premières  colonies  chez  les  no- 
mades ,  de  leurs  plus  anciennes  villes.  Après  nous 
être  occupés  du  Pont-Euxin  et  des  Scythes  royaux, 
nous  passerons  à  l'histoire  ancienne  de  la  Tauride; 
tout  ce  que  nous  venons  d'annoncer  doit  concourir 
à  son  intelligence. 

CHAPITRE  III. 

Quels  étaient  ces  Scythes. 

En  réfléchissant  qu'il  faut  remonter  à  Hérodote 
pour  avoir  à  peine  des  notions  sur  les  peuples  dont 
on  parle  ,  en  songeant  que  le  pays  occupé  par  eux 
était  propre  à  des  nomades,  on  conviendra  que 
l'histoire  de  ces  nations  se  réduit  à  des  conjectures. 
Où  les  arts  et  les  sciences  sont  ignorés ,  il  n'existe 
qivune  tradition  imparfaite  ;  lorsque  le  peuple  qui 


DE    LA    NOUVELLE   RUSSIE.  I7 

possède  celte  tradition  n'a  point  de  demeure  fixe , 
on  ne  peut  sagement  faire  telle  application  à  telle 
localité. 

Ces  Scythes  se  divisaient  à  l'infini  (î)  :  les  Calli- 
pides  habitaient  entre  le  confluent  du  Boristhènes 
et  de  l'Hypanis  ;  les  Halysones  occupaient  l'espace 
qui  est  entre  ces  deux  fleuves ,  en  remontant  jus- 
qu'à la  ville  moderne  de  Krementschouk  j  les  Thy- 
rites  vivaient  sur  les  deux  rives  du  Thjras.  D'après 
les  Grecs ,  on  a  nommé  ancienne  Scythie  l'espace 
renfermé  entre  le  Thjras  et  VIstei\  (2) 

Les  habitans  de  ces  antiques  régions  avaient  les 
mêmes  mœurs ,  et  si  l'on  excepte  ceux  qui  culti- 
vaient les  rives  du  Boristhène,  tout  le  reste  ne 
s'occupait  que  du  soin  de  ses  troupeaux. 

Hérodote  nous  apprend  que  les  Scythes  invo- 
quaient la  plupart  des  divinités  du  paganisme, 
qu'ils  sacrifiaient  à  Mars  sur  un  autel  de  forme 
particulière.  Ils  élevaient  un  grand  tas  de  fagots 
en  carré;  ils  surmontaient  cet  autel  d'une  vieille 

(i)  Nous  donnerons  à  la  fin  de  cette  première  époque  une 
analyse  de  ces  divisions  :  on  ne  peut  les  faire  entrer  dans  le 
cours  de  la  narration  ,  parce  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  incer- 
tain que  tout  ce  qu'on  s'est  plu  d'écrire  à  cet  égard.  L'amour 
de  l'antiquité,  ou  le  désir  de  passer  pour  versés  dans  ses 
secrets,  a  séduit  trop  de  gens;  n*en  augmentons  pas  le 
nombre. 

(2)  Le  Thyras  est  de  nos  jours  le  Dniester ,  l'Ister  est  le 
Danube. 

I.  i2 


l8  HISTOIRE 

épée,  et  immolaient  le  centième  prisonnier  fait  sm* 
l'ennemi.  Les  cruautés  qu'ils  exerçaient  faisaient 
partie  de  leurs  mœurs  féroces  ;  ils  buvaient  le  sang 
des  premiers  tués  dans  une  bataille.  Enivrés  de  la 
rage  des  tigres ,  ils  portaient  dans  les  combats  le 
carnage  et  la  destruction  à  un  degré  qui  passe  toute 
vraisemblance  ;  ce  n'était  que  lorsque  leurs  bras  ne 
pouvaient  plus  frapper  qu'ils  faisaient  des  prison- 
niers. Quand  l'action  était  finie,  ils  écorcbalent  les 
morts  et  caparaçonnaient  leurs  cbevaux  avec  de  la 
peau  humaine. 

L'homme  civilisé  a  des  momens  d'oubli  où  il  est 
susceptible  de  la  même  barbarie  que  le  sauvage  ; 
le  fanatisme  religieux  ou  politique  de  l'un,  le  met 
souvent  de  niveau  avec  l'ignorance  et  les  fureurs 
de  l'autre. 

Plutarque  dit ,  dans  son  Banquet  des  sept  Sages , 
que  les  Scythes  n'avaient  ni  jeux,  ni  joueurs  d'in- 
strumens;  ils  étaient  vêtus  de  peaux  de  bêtes,  et  le 
même  habit  leur  servait  dans  toutes  les  saisons  (i). 
Un  arc  dans  leurs  mains  répondait  à  cette  épée 
que  l'usage  a  consacré  en  Europe,  et  que  nous  por- 
tons habituellement  au  côté ,  comme  si  nous  n'a- 
vions ni  chefs  pour  nous  protéger ,  ni  lois  pour 
nous  rendre  justice. 

Hérodote  nous  apprend  que  de  son  temps  la 
Scythie  était  très-peu  fournie  de  bois ,  et  que  les 

(i)  Hippocrat.  de  Aère;  Justin,  I.  s». 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  ig 

Scythes  employaient  les  os  des  animaux  pour  cuire 
leur  viande  :  celte  même  disette  existait  du  temps 
d'Ovide  ,  mais  ce  poète  ne  s'est  pas  permis  une  hy- 
perbole aussi  forte.  Les  Scythes  employaient  vrai- 
semblablement la  même  herbe  qui  existe  de  nos 
jours  ,  et  que  sa  grandeur  et  grosseur  fait  servir  au 
chauffage. 

Lorsque  le  Scythe  nomade  voyageait,  son  habi- 
tation lui  servait  de  voiture  ;  lui ,  sa  femme  ,  ses 
enfans  étaient  accoutumés  à   coucher  dans  leurs 
chars,  qui  servaient  aussi  pour  le  déplacement. 
Les  ustensiles  étaient  fixés  à  des  perches  qui  en- 
touraient l'habitation  mobile;  les  troupeaux  défi- 
laient devant  leiu^s  maîtres;  de  grands  chiens,  dont 
l'espèce  existe  encore ,  veillaient  sur  eux  ;  les  con- 
ducteurs étaient  armés  de  fouets  dont  le  manche  se 
terminait  par  une  massue  de  fer  ou  de  plomb.  Du- 
rant ce  voyage,  qui  n'avait  pour  but  que  de  fournir 
à  ses  bestiaux  des  pâturages  frais ,  le  nomade  se  pro- 
curait le  plaisir  de  la  chasse  :  un  cheval ,  dressé  à 
cet  exercice  et  d'une  vitesse  extrême,  suivait  des 
chiens  également  légers.  La  flèche ,  quoique  lancée 
en  courant,  manquait  rarement  son  but.  On  con- 
çoit quelle  devait  être  l'adresse  des  nomades  cfans 
l'art  de  tirer  un  javelot ,  puisque  c'était  là  tout  leur 
savoir  faire  :  ils  s'en  occupaient  uniquement  ;  c'était 
le  point  fondamental  de  leur  éducation.  L'homme 
estimable  chez  eux  réunissait  la  plus  grande  adresse 
à  la  cruauté  la  plus  raffinée.  On  connaissait  le  rang 


HÔ  HISTOIRE 

d'un  Scythe  à  la  manière  dont  il  portait  Son  javelot. 
Quoique  le  Scythe  Anacharsis  fût  un  philosophe  , 
les  Athéniens  l'ont  représenté  dans  les  statues  qu'ils 
lui  ont  élevées,  une  flèche  à  la  main,  la  pointe 
tournée  vers  l'horizon. 

Avant  que  les  colonies  grecques  eussent  changé 
les  mœurs  des  nomades ,  et  introduit  le  goût  du 
luxe  parmi  les  Scythes  plus  civilisés ,  toutes  ces  na- 
tions méprisaient  l'or  et  les  pierreries.  Jusque-là 
les  femmes  avaient  pensé  que  l'infidélité  était  le 
plus  grand  des  crimes ,  et  les  mariages  ne  formaient 
que  des  liaisons  de  bonheur.  Les  femmes  scythes 
s'accoutumèrent  aux  ornemens  qui  embellissaient 
les  Grecques ,  et  la  première  qui  osa  s'en  décorer 
fut  critiquée,  jalousée  un  moment,  mais  bientôt 
généralement  imitée  ;  les  mœurs  s'en  ressentirent , 
et  le  crime  ne  parut  qu'un  sacrifice  à  la  reconnais- 
sance. C'est  alors  que  la  jalousie  naquit.  Les  Scythes 
ne  l'avaient  pas  soupçonnée  jusque-là.  Les  nomades 
plus  concentrés  dans  l'intérieur  des  terres  ,  éprou- 
vèrent plus  tard  les  effets  du  luxe ,  et  furent  aussi 
atteints  les  derniers  du  sentiment  de  la  jalousie. 

(i)  Comme  on  a  confondu  divers  peuples  sous 
le  nom  de  Scythes ,  et  que  ces  peuples  ont  la  res- 


(i)  Après  avoir  écrit  l'Histoire  ancienne  de  la  Nouvelle 
Russie ,  nous  reviendrons  aux  Scythes  pour  établir  des 
divisions  d'origine  entre  eux  et  d'autres  anciens  peuples. 
Chap.  XIX. 


UE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  21 

semblance  la  plus  exacte ,  soit  dans  la  figure ,  les 
mœurs,  les  usages,  le  costume,  nous  croyons  qu'il 
serait  déraisonnable  de  vouloir  particulariser  ce 
que  nous  ne  savons  d'eux  que  généralement  ;  ainsi 
nous  comprenons  les  Tauriens  dans  la  catégorie 
des  autres  Scythes  ,  sur  tout  ce  qui  se  rapporte  au 
caractère  et  à  la  façon  de  vivre. 

Pour  la  plupart  les  Scythes  étaient  de  belle 
taille  ,  forts ,  la  tête  grosse ,  les  cheveux  blonds  et 
épars  ,  les  épaules  larges ,  les  bras  nerveux  ;  ils 
n'allaient  qu'à  cheval  ;  une  camisole  ou  habit  de 
peau ,  dont  la  coupe  variait  suivant  l'usage  du  can- 
ton et  jamais  d'après  le  caprice  de  la  mode,  un  haut 
de  chausse  fixé  sur  la  taille  par  une  longue  ceinture 
de  cuir ,  un  brodequin  d'écorce  d'arbre  ou  de  cuir , 
composaient  leur  ajustement.  Quelque  sauvages 
et  quelque  éloignés  qu'ils  fussent  des  connaissances 
que  la  civilisation  procure,  ils  étaient,  avant  l'arrivée 
des  colonies  grecques,  inventeurs  de  plusieurs  arts  : 
tout  autre  peuple  les  eût  trouvé  grossiers  ;  mais  ils  suf- 
fisaient à  des  hommes  simples  et  assez  heureux  pour 
avoir  peu  de  besoins  :  c'est  ainsi  qu  ils  tissaient  des 
toiles  dont  la  solidité  assurait  la  durée ,  qu'ils  fa- 
briquaient divers  instrumens  avec  du  fer  (i),  qu'ils 
construisaient  des  chariots  d'une  lourdeur  assom- 
mante j  ils  n'excellaient  qu'en  une  chose ,  c'était 

(i)  Hérodote,  1.  4. 


«22  HISTOIRE 

dans  la  délicatesse,  le  fini,  le  poli  de  leurs  arcs  et 
la  légèreté  de  leurs  flèches  :  pour  eux  c'était  at- 
teindre le  but  que  la  nature  avait  fixé  à  leurs  désirs 
et  à  leur  gloire;  tout  autre  peuple  les  surpassait 
sans  doute ,  mais  ils  savaient  se  passer  du  reste  du 
monde. 

Ceux  des  Scythes  qui  habitaient  un  pays  cultivé 
étaient  des  modèles  de  bonnes  mœurs  ;  la  sincérité, 
la  fidélité  constituaient  leurs  vertus  favorites;  le 
sentiment  de  l'amitié  était  commun  et  inaltérable 
parmi  eux.  Cruels  sans  réflexion,  ils  pensaient  qu'on 
ne  pouvait  être  tolérant;  que  tout  manquement 
au  culte  divin  méritait  la  mort;  que  celui  qu'on 
reconnaissait  pour  ennemi  devait  cesser  de  vivre  ; 
qu'on  se  manquait  à  soi-même  et  à  la  société,  en 
accordant  un  pardon  dont  ils  ne  concevaient  pas 
la  générosité. 

Le  plus  avéré  et  en  même  temps  le  plus  ancien 
de  leurs  usages,  était  celui  qui  se  pratiquait  à  la 
sépulture  des  rois  (i).  Le  prince  étant  mort,  on 
promenait  son  corps  dans  toutes  les  provinces  de 
l'état,  afin  qu'il  fut  libre  à  chacun  de  donner  un 
libre  cours  à  ses  regrets ,  et  de  témoigner  sa  dou- 
leur par  des  mortifications  publiques.  Les  uns  se 
coupaient  le  bout  de  l'oreille,  se  faisaient  des  in- 
cisions dans  les  chairs,  les  autres  mutilaient  leur 


(i)  Hérodote  ,  1.  4- 


DE    LA    3S0UVELLE    RUSSIE.  '^5 

front  ou  leur  nez ,  ceux-ci  traversaient  leur  main 
gauche  d'un  dard,  ceux-là  se  rasaient  la  tête,  d'au- 
tres enfin  s'ouvraient  un  bras. 

Lorsque  la  course  funèbre  était  terminée ,  on  se 
rendait  dans  le  désert  de  Gerrhos ,  on  inhumait  le 
souverain  en  enterrant  avec  lui  une  de  ses  concu- 
bines, son  échanson,  son  premier  chef  de  cuisine 
et  son  écuyer.  Le  grand  chambellan ,  l'huissier  de 
la  chambre,  un  meuble  de  chaque  espèce,  des 
vases  d'or  et  quelques  chevaux  étaient  enterrés 
dans  une  fosse  particulière  (i).  De  ce  singulier 
usage ,  on  peut  tirer  des  conséquences  qui  vien- 
dront à  l'appui  de  ce  qu'on  dira ,  par  la  suite ,  des 
Scythes  royaux  ;  ainsi ,  n'en  déplaise  aux  Grecs  qui 
donnaient  à  ces  peuples  le  nom  de  barbares ,  ils 
avaient  néanmoins  un  chef  dont  l'autorité  devait 
être  très-étendue,  puisque  sa  cour  était  montée 
sur  le.pied  de  celles  de  nos  rois.  Les  officiers  de  la 
couronne  ne  sont  aussi  multipliés  que  chez  un 
prince  dont  le  pouvoir  est  respectable.  Quelque 
odieuse  que  fût  cette  cérémonie  funèbre,  elle  amène 

(i)  Comme  je  viens  de  m'appuyer  d'Hérodote  dans  tous 
ces  détails ,  j'invite  le  lecteur  à  parcourir  les  cérémonies 
religieuses  de  tous  les  peuples  du  monde  (ancienne  édition)  ; 
il  y  trouvera ,  tome  7  ,  pages  219  et  suivantes  ,  que  tout  ce 
que  je  viens  de  rapporter  sur  la  Scythie,  existait  chez  les 
sauvages  de  la  Côte-d'Or,  en  Afrique.  A  quelles  époques 
différentes  ?  à  quelles  distances  ?  On  peut  ici  beaucoup  ré- 
fléchir. 


^4  HISTOIRE 

une  réflexion  assez  vraisemblable ,  c'est  que ,  mal- 
gré les  dangers  d'occuper  une  place  érninenle  à 
cette  cour  on  y  briguait  la  faveur  et  les  emplois 
comme  dans  toutes  les  autres.  L'ambition  se  nour- 
rit à  côté  du  pouvoir,  n'importe  les  conséquences 
que  le  pouvoir  entraîne. 

Ces  victimes  distinguées  semblaient  devoir  suf- 
fire à  Forgueilleuse  pompe  de  la  cérémonie  funè- 
bre; mais  Hérodote  ajoute  qu'après  l'an  révolu,  on 
immolait  sur  la  tombe  du  roi  cinquante  pages  des 
mieux  faits  et  cinquante  des  plus  beaux  chevaux. 

Tous  les  ans  les  gouverneurs  des  provinces  don- 
naient une  fête  à  la  noblesse;  des  chariots  formaient 
une  enceinte  où  l'on  laissait  quelques  issues  nom- 
mées portes  du  camp;  chacun  était  assis  dans  l'ordre 
qu'avaient  mérité  ses  exploits.  Les  anciens  les  plus 
distingués  composaient  le  banquet  du  gouverneur; 
la  jeunesse  entourait  les  tables  et  restait  debout; 
une  voix  de  Stentor  se  faisait  entendre  ,  et ,  par  un 
mouvement  unanime,  tous  les  convives  se  levaient  : 
le  gouverneur  remplissait  une  coupe,  y  trempait 
ses  lèvres,  et  la  faisait  successivement  passer  à  tous 
ceux  qui  avaient  tué  un  ennemi  de  l'état;  les  autres 
étaient  spectateurs.  Il  ne  nous  a  pas  été  possible  de 
savoir  de  quoi  ce  breuvage  était  composé  :  à  en 
juger  par  d'autres  cérémonies,  il  serait  vraisem- 
blable que  c'était  du  sang  d'un  prisonnier  ;  cepen- 
dant, nous  avons  trouvé  dans  des  anciens  usages 
Scythes  que  c'était  un  assemblage  de  lait ,  de  terre 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  ^5 

et  de  miel ,  mais  ce  breuvage  ne  se  rapporlant  pas 
à  ce  festin,  nous  restons  dans  Je  même  doute.  La 
cérémonie  se  terminait  par  les  éloges  des  exploits 
faits  dans  l'année,  et  par  une  exhortation  à  la  jeu- 
nesse. 

Les  devins  étaient  très  -  accrédités  chez  les  Scy- 
thes, mais  leurs  oracles  devaient  être  rares,  car  le 
prophète  répondait  sur  sa  tête  de  la  vérité  de  la 
prophétie.  La  superstition  qui  rendait  hommage  à 
l'art  du  devin  s'étendait  jusqu'à  se  croire  inspiré 
soi-même  :  aussi  quand  les  Scythes  voulaient  choi- 
sir, dans  les  circonstances  difficiles,  sur  deux  partis 
qui  se  présentaient,  sur  divers  projets  à  former, 
sur  une  confiance  à  placer,  ils  se  rendaient  à  la 
tombe  de  leurs  pères,  ils  y  priaient  avec  ferveur  ; 
fatigués,  harassés,  les  distractions  succédaient  à  la 
lassitude,  et  le  sommeil  l'accompagnait  ordinaire- 
ment :  on  rêvait,  ou  l'on  croyait  avoir  rêvé^  ce 
songe  décidait  de  la  conduite  à  tenir. 

Dans  le  mariage,  le  jeune  liomme  se  croyait  in- 
spiré, et  bien  certainement  l'image  de  sa  belle  se 
présentait  en  songe;  mais  elle  rêvait  à  son  tour,  et 
ce  dernier  rêve  s'accommodait  aux  vœux  de  son 
cœur  :  tant  pis  pour  le  prétendant ,  s'il  n'en  était 
pas  l'objet.  Chez  nous  des  gens  bien  éveillés  en 
assortissent  d'autres  qui  ne  se  sont  jamais  vus,  et 
c'est  alors  l'intérêt  qui  est  le  rêve  du  bonheur. 

Un  usage  noble  qui  élevait  l'âme  en  lui  inspirant 
l'amour  des  grandes  choses,  c'était  de  jurer  en  po- 


20  HISTOIRE 

sant  la  main  sur  la  tombe  des  héros  dont  on  respec- 
tait la  mémoire  :  un  Scythe  courageux,  fier,  avide 
de  gloire,  pouvait-il  faire  alors  un  faux  serment? 

Chaque  Scythe  avait  un  ami  ;  bien  rarement 
l'amitié  unissait  trois  personnes  :  le  choix  de  cet 
ami  ne  dépendait  pas  du  hasard,  moins  encore  de 
l'intérêt;  une  sympathie  naturelle  décidait  cette 
union  sacrée  pour  eux  et  si  rare  chez  nous.  Ce 
lien  de  Tamitié  était  éternel;  il  unissait  les  âmes, 
il  partageait  les  plaisirs  et  les  peines,  il  veillait, 
dans  les  combats,  sur  la  tête  chérie,  et  les  cœurs 
des  deux  amis,  toujours  à  nu,  s'ennoblissaient  par 
la  confiance  réciproque.  Mais  pourquoi  une  aussi 
belle  institution  était-elle  profanée  par  une  céré- 
monie détestable?  Après  s'être  long-temps  éprou- 
vés ,  les  deux  jeunes  hommes  désiraient  cimenter 
leur  imion  :  c'était  en  public ,  en  présence  des  fa- 
milles et  devant  les  vieillards,  qu'ils  se  donnaient 
la  main  ;  ils  juraient  de  mourir  l'un  pour  l'autre; 
vme  pierre  très-aiguë  leur  faisait  une  ouverture  au 
bras  droit;  ils  recevaient  dans  un  vase  leur  sang 
ainsi  mêlé;  ils  y  trempaient  un  javelot,  puis  se 
partageaient  ce  breuvage.  A  îa  cérémonie  près, 
quelle  institution  est  plus  noble ,  plus  digne  d'in- 
spirer des  vertus  ? 

En  général ,  les  Scythes  n'avaient  que  des  no- 
tions confuses  sur  les  autres  peuples  (i)  :  ils  se 

(i)  On  voudra  bien  observer  que  nous  ne  parlons  que  de 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  l'J 

glorifiaient  de  leur  anciennelë  (i),  et  plaçaient 
parmi  les  êtres  méprisables  tous  ceux  qui  ne  te- 
naient pas  aux  usages  de  leurs  pères  ;  il  y  a  eu 
plusieurs  exemples  de  victimes  sacrifiées  à  un 
léger  manquement ,  peut-être  même  à  une  plai- 
santerie sans  conséquence.  Cette  extrême  sévérité 
les  maintenait  précisément  dans  le  même  degré 
d'instruction ,  repoussait  tout  moyen  de  s'éclairer , 
et  forçait  ce  peuple  à  s'isoler.  Pleins  de  vénération 
pour  leurs  devanciers,  ils  pensaient  qu'une  inno- 
vation dans  la  manière  de  se  vêtir,  de  prendre  ses 
repas,  de  combattre,  de  former  des  alliances  était 
une  insulte  à  leurs  mânes.  Quant  à  l'administra- 
tion ,  ce  point  était  tellement  sacré  pour  eux ,  qu'il 
n'était  pas  même  venu  dans  l'idée  qu'on  pût  être 
assez  téméraire  pour  y  trouver  à  redire.  Un  de 
leurs  anciens  répétait  souvent  à  la  jeunesse  assem- 
blée :  «  Ne  vous  écartez  jamais  de  ce  qu'ont  fait  vos 
»  pères,  ce  serait  oser  les  juger  que  de  désapprou- 
»  ver  leurs  usages ,  et  ce  qui  au  premier  coup  d'œil 
»  nous  paraît  défectueux ,  doit  être  un  acte  de  sa- 
»  gesse,  puisqu'ils  l'ont  consacré  par  leur  pratique; 


la  portion  des  Scythes  qui  occupaient  ce  que  nous  nommons 
aujourd'hui  la  Nouvelle  Russie.  Nous  ne  les  confondons  pas 
avec  les  Scythes  d'Asie ,  subjugués  par  Ninus ,  qui  conqui- 
rent plus  tard  quelques  provinces  dans  le  nord  de  la  Perse 
et  s'approchèrent  des  Indes. 
(i)  Justin,  1.  2. 


28  H  I  s  T  O  1  R  E 

»  un  acte  d'atiliié ,  puisqu'ils  ont  été  grands  en  se 
»  conduisant  ainsi.  » 

D'après  ces  principes,  la  fable  était  pour  eux 
l'objet  de  la  foi  la  plus  vive  ;  et  puisque  la  raison 
était  étouffée  ,  le  doute  défendu ,  chaque  généra- 
tion semblable  à  celle  qui  l'avait  précédée  trans- 
mettait la  même  conformité  à  celle  qui  la  suivait. 
Comment  espérerions-nous  de  pénétrer  dans  ces 
ténèbres  ?  comment  pourrions-nous  nier  ou  affir- 
mer que  Targitaus  fût  leur  premier  roi  ,  qu'il  était 
fils  de  Jupiter  et  de  Boristhène  (i)?  On  peut  juger 
de  la  solidité  de  leur  croyance  et  de  la  véracité  de 
leurs  récits  par  un  point  fondamental  de  l'histoire 
qu'ils  se  transmettaient  par  tradition  :  ((  Il  tomba 
y)  du  ciel  une  charrue,  un  flacon  et  une  hache  d'or 
»  qui  furent  recueillis  par  les  trois  fils  de  Targi- 
»  taus.  »  Cette  fable ,  qu'Hérodote  raconte ,  avait  un 
but  très-sage,  celui  d'encourager  au  travail  des 
hommes  accoutumés  à  la  chasse  et  à  une  vie  oisive. 

Après  avoir  donné  un  aperçu  du  caractère,  des 
mœurs ,  des  usages  des  Scythes  qui  habitaient  deux 
desgouvernemens  de  la  Nouvelle  Russie,  il  paraî- 
trait indispensable  de  s'occuper  de  leur  histoire.... 
Mais  où  prendre  les  matériaux. nécessaires  pour  la 
rédiger?  Les  révolutions  de  la  Tauride  ont  nécessai- 
rement influé  sur  ses  voisins  ;  ainsi ,  ce  que  nous 
savons  de  ces  Scythes  se  liera  naturellement  avec 

(i)  Ce  Jupiter  n'est  pas  celui  de  Crète. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  39 

l'histoire  ancienne  de  la  presqu'île.  De  bonne  foi, 
pourrait-on  unir  par  une  chaîne  de  faits ^  les  révo- 
lutions qu'a  éprouvées  un  peuple  errant ,  à  moins 
qu'on  ne  donnât  des  relations  tombées  du  ciel ,  à 
côté  de  la  charrue ,  du  flacon  et  de  la  hache  ? 

CHAPITRE     IV. 

Température  et  productions  de  cette  partie 
de  la  Scjthie. 

Les  anciens  (i)  ont  souvent  confondu  la  Scythie 
asiatique  et  l'européenne;,  de  là  sont  venues  des 
descriptions  opposées  ,  et  le  mot  générique  de 
Scythe  a  propagé  l'erreur. 

On  a,  ce  me  semble,  donné  beaucoup  trop 
d'extension  aux  descriptions  d'Hérodote  :  les  poètes, 
quand  ils  ont  eu  besoin  de  décrire  des  pays  affreux, 
ont  emprunté  leurs  images  de  la  Scythie  qu'ils 
n'ont  pas  visitée ,  ou  qu'ils  ont  confondue  avec  les 
terres  de  la  zone  glaciale.  Hérodote  le  dit  formel- 
lement ;  Homère  (2)  prétend ,  dans  l'Odyssée,  que 
le  soleil  n'éclaire  pas  les  Cimmériens  ;  Virgile  lui- 

(i)  «  Les  Grecs  sont  des  amateurs  du  merveilleux  dont 
»  ils  enveloppent  les  nations  étrangères  j  ils  ne  les  nomipent 
»  que  Scythes  ou  barbares.  Les  auteurs  grecs ,  aussitôt  qu'ils 
»  parlent  des  provinces  avoisinant  la  mer  Noire  du  côté  du 
»  nord ,  ne  racontent  que  des  fables.  »  Frièbe,  Commerce  de 
Russie ,  t.  I ,  p.  i4- 

(2)  Homère,  Odyssée ,  1.  1 1 ,  v.  16. 


3o  HISTOIRE 

même  ne  paraît-il  pas  irrite  contre  la  Scytliie  dans 
Fhorrible  description  qu'il  en  falt?(i) 

C'est  à  ceux   qui  connaissent  parfaitement  les 
causes  de  l'amour  du  merveilleux  que  je  m'en  rap- 
porterai ,  pour  expliquer  les  motifs  qui  ont  déter- 
miné un  grand  nombre  d'historiens  à  l'admettre,  ou 
à  le  laisser  soupçonner  :  que  gagne-t-on  à  forcer  des 
tableaux?  quel  genre  d'intérêt  peut-on  inspirer, 
lorsque  heurtant  les  choses  probables ,  on  paraît  ne 
s'attacher  qu'aux  opinions  exaltées  ?  Pourquoi  s'est- 
on  plu  à  peindre  comme  un  séjour  affreux ,  comme 
un  climat  âpre  et  dangereux ,  comme  l'effroi  de  la 
nature  ,  cette  portion  de  la  Russie  que  nous  décri- 
vons? Ovide  est  excusable,  comme  poète  souffrant, 
de  répandre   dans   ses    Tristes  l'amertume   qu'il 
éprouve  d'être  loin  de  Rome,  de  vivre  à  Tomi,  à  l'em- 
bouchure du  Danube ,  où  Y  on  sépare  le  atin  gelé  à 
coup  de  hache.  On  conçoit  qu'il  n'existe  plus  de  beau 
pays  pour  celui  qui  a  quitté  forcément  le  sien  ; 
mais  quelle  excuse  peut  fournir  le  géographe  Denis, 
depuis  le  vers  666^  jusqu'au  679^  de  son  Périegesis  ? 
Quel  est  l'habitant  de  la  Nouvelle  Russie  qui  soup- 
çonnerait cet  auteur  de  parler  de  son  pays  ?  Il  croi- 
rait ,  en  le  lisant ,  s'occuper  d'objets  étrangers ,  et 
plaindrait  du  fond  de  son  cœur  les  peuples  nés 
sous  cette  zone.  Un  autre ,  plus  mal  informé  en- 
core ,  avance  que  toute  la  mer  Noire  gela  dans  un 

(i)  Géorg.  3,  V.  352, 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  5ï 

long  hiver;  d après  lui  un  commentateur  donne  à 
cette  glace  trente  pieds  d'épaisseur  (0.  Avec  plus 
de  vraisemblance,  Strabon  fait  battre  les  Scythes 
par  les  généraux  de  Midiridate,  sur  le  bras  de  mer 
nommé  le  Bosphore  cimmérien  :  d'abord ,  c'est  un 
combat  de  cavalerie  sur  la  glace  ;  et  au  dégel ,  c'est 
un  second  combat  sur  des  vaisseaux.  Cette  particu- 
larité est  digne  de  remarque ,  mais  elle  n'est  point 
sans  exemple.  On  conserve  une  pierre  sur  laquelle 
on  a  gravé  la  largeur  de  ce  canal  prise  ancienne- 
ment sur  la  glace  ;  cette  distance  est  la  même  que 
de  nos  jours  :  ce  qui  prouve  que  cette  partie  de 
la  Crimée  n'a  éprouvé  aucune  variation  depuis  bien 
des  siècles.  Mais  avancer  que  toute  la  mer  Noire 
a  été  glacée  à  trente  pieds  d'éiiaisseur ,  c'est  une  de 
ces  plaisanteries  qui  dégénèrent  en  puérilité. 

Dix  années  d'observations  faites  avec  le  thermo- 
mètre rectifieront  ces  erreurs  ;  elles  trouveront  leur 
place  dans  le  cours  de  cet  ouvrage.  (2) 

Nous  avons  déjà  cité  Hérodote,  pour  annoncer 
que  la  même  disette  de  bois  qui  afflige  de  nos  jours 
ce  pays,  existait  alors;  ce  n'est  donc  pas  la  coupe 
des  forêts  qui  aurait  apporté  un  changement  dans 
la  température.  Virgile  dit  :  (f  l'herbe  même  ne 
M  peut  croître  dans  ces  lieux  déserts.  »  Nous  afïir- 
mons  au  contraire  que  l'Europe  n'a  pas  de  pays  où 

(i)  Calvisius,   Mlscellanea. 
(2)  Troisième  époqae,  cliap.  Il, 
I.  * 


3'2  HISTOIRE 

elle  soit  aussi  abondante.  Les  beautés  dans  un  poëme 
ne  sont  pas  de  l'exactitude  dans  les  faits ,  et  c'est 
dommage  quand  l'auteur  est  immortel.  Si  cette 
herbe  n'eût  pas  été  la  même  du  temps  de  Virgile , 
comment  les  nomades  auraient-ils  nourri  leurs 
troupeaux  ? 

Dans  un  pays  peuplé  de  ces  nomades,  les  pro- 
ductions ne  doivent  être  propres  qu'à  eux  ;  et  sous 
tous  les  rapports  ne  convenir  qu'à  eux  :  sans  cela 
l'avidité,  la  jalousie  entraîneraient  des  contesta- 
tions dans  le  partage  du  terrain  ;  dès  lors  le  chan- 
gement de  vie  en  serait  le  résultat. 

Quand  des  nomades  trouvent  des  pâturages 
abondans ,  lorsque  de  grandes  herbes  séchées  suf- 
fisent pour  entretenir  leur  feu^  ils  ont  obtenu  du 
sol  tout  ce  qu'ils  en  désiraient ,  et  leur  sécurité  ne 
peut  être  troublée  que  par  l'arrivée  d'autres  noma- 
des. Si  ce  pays  eût  fourni  des  bois  pour  les  outils 
et  les  chariots ,  s'il  eût  eu  un  commerce  quelconque 
avec  les  villes  mariliuies ,  un  peuple  industrieux 
aurait  pu  y  faire  des  étabJissemens;  mais  les 
nomades  manquant  de  tout,  n'étant  point  culti- 
vateurs, leur  commerce  ne  consistait  qu'à  troquer 
leurs  besiiaux  contre  des  grains,  des  arcs,  des 
chars  et  du  Ter. 

LesBorvslhénitesJës  Scvthes  laboureurs  étaient 
par  conséquent  les  pourvoyeurs  des  nomades  :  ceux- 
ci  n'étaient  considérés  que  comme  des  bergers. 
Les  bords  du  Borysthène  étaient  cultivés  dès  l'an- 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  33 

liquité la  plus  reculée;  les  Scytl>es  laboureurs  nous 
sont  indiq'i^s  comme  les  peuples  les  plus  dignes 
d'cloee  de  1  ancienne  Scytbie  :  chez  eux  le  travail 
était  un  devoir;  l'hospiiaJité,  un  acte  de  jnstice;  la 
bonne  foi,  la  devise  de  la  nation. 

Pleins  de  confiance  dans  l'honnêteté  des  Scythes 
laboureurs ,  les  nomades  plaçaient  sur  un  terrain 
une  quantité  de  bétail.  Les  hiboureurs,  après  avoir 
examiné  l'espèce,  reconnu  le  nombre  ,  apprécié  la 
valeur,  apportaient  sur  le  même  local  ce  qu'ils  esti- 
maient en  être  la  compensation  eu  choses  néces- 
saires aux  nomades  :  on  allumaii  un  grand  feu 
entre  les  contractans,  on  y  rôtissait  le  cheval  du 
marché ,  et,  après  en  avoir  mangé ,  le  marché  était 
terminé,  (i) 

Pendant  ces  marchés  avec  les  laboureurs,  les 
nomades  remarquèrent  qu'ils  plaçaient  des  bar- 
rières entre  leurs  chariots  ,  qu'ils  les  couvraient 
de  peaux  ,  et  qu'ils  habitaient  sous  ce  toit  pendant 
le  temps  des  échanges.  Cette  découverte  leur  fit 
acquérir  une  commodité  dont  ils  ne  se  doutaient 
pas  ;  ils  se  munirent  de  ces  barrières ,  et  dans  les 
longues  nuits  d'hiver,  ils  en  formaient  des  cabanes 


(i)  On  retrouve  encore  diverses  manières  de  conclure  les 
marchés  parmi  les  gens  du  peuple  :  les  uns  boivent  en- 
semble ;  d'autres  se  prennent  ou  se  frappent  la  main  ; 
ceux-ci  acceptent  une  pièce  de  monnaie,  ceux-là  baisent 
une  image,  etc.  etc. 

I.  3 


34  HISTOIRE 

iréa-faciles  à  transporter  :  en  été ,  elles  servaient  de 
tentes,  et  augmentaient  la  circonférence  dans  la- 
quelle les  bestiaux  étaient  renfermés  la  nuit,  (i) 

D'après  ce  qui  précède ,  on  voit  que  les  produc- 
tions de  cette  partie  de  la  Scythie  se  bornaient  en 
bestiaux  chez  les  nomades ,  et  en  terres  ensemencées 
chez  les  Borysthénites  et  les  Scythes  laboureurs. 
Nous  n'avons  aucun  renseignement  sur  la  variété 
de  leur  culture ,  nous  ne  pouvons  que  répéter 
Hérodote.  Cet  historien  fait  un  pompeux  éloge  du 
Borjsthène  ,•  il  le  regarde ,  après  le  Nil ,  comme  le 
plus  utile  des  fleuves ,  comme  celui  dont  les  bords 
sont  les  plus  rians,  les  mieux  cultivés;  et,  dans 
son  enthousiasme,  il  célèbre  jusqu'à  ses  poissons. 
Ce  fleuve  coule  néanmoins  au  nord  de  ce  pays , 
qui ,  à  son  dire ,  a  huit  mois  d'hiver;  dans  ce  pays 
où  rien  ne  prospère ,  où  la  nature ,  avare  d'hommes 
et  de  productions ,  ne  sert  d'asile  qu'aux  animaux 
farouches.  Conciliez  ces  contradictions  dans  le  père 
de  l'histoire ,  et  composez-en  une  à  votre  tour  sur 
ces  mêmes  régions!  Doit-on  être  surpris  de  ce  que 
j'ai  avancé  au  commencement  du  chapitre  qui  pré- 
cède celui-ci  ? 


(i)  Nous  avons  vu  les  Tartares  du  Budjiac  former  de 
même  un  cercle  avec  leurs  chariots ,  et  placer  leurs  trou- 
peaux au  milieu. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  35 

CHAPITRE  V. 

Des  premières  colonies  chez  les  nomades. 

Il  est  des  faits  historiques  sur  lesquels  il  est  per- 
mis de  former  des  doutes ,  et  lorsque  des  milliers 
de  siècles  nous  éloignent  des  époques ,  on  ne  rap- 
porte le  plus  souvent  que  des  fables.  L'histoire  des 
temps  reculés  se  bornerait  à  quelques  pages,  si  l'on 
récusait  quelques  autorités.  Une  portion  de  ce  que 
nous  allons  dire  n'est  parvenue  à  notre  connais- 
sance que  par  le  chantre  de  la  Grèce.  Les  auteurs 
latins  qui  ont  traité  de  ces  antiques  régions ,  sont 
pour  la  plupart  ses  copistes.  Malgré  nous,  le  vrai 
paraît  très-difficile  à  saisir  dans  ces  narrations  ;  le 
vraisemblable  est  possible ,  mais  le  doute  est  le  plus 
sûr. 

Soixante-dix  ans  après  que  Jason  eut  abordé  sur 
les  rives  de  Ylster ,  aujourd'luii  le  Danube,  jNéop- 
lolème,  fils  d'Achille  et  chef  des  Thessaliens,  vint 
débarquer  à  l'embouchure  du  même  fleuve,  et 
fonda  la  colonie  de  Tomi.  A  la  suite  de  cette  expé- 
dition, les  Grecs  ayant  remarqué  les  avantages  que 
le  commerce  avec  les  Scythes  leur  offrait,  firent 
une  tentative  aux  bouches  du  Thjras  ,•  elle  leur 
réussit  :  mais  les  nomades ,  effrayés  par  l'arrivée 
d'hommes  inconnus,  s'enfoncèrent  dans  le  pays 
avec  leurs  troupeaux.  Cependant,  pour  assurer  un 


36  HISTOIRE 

établissement  aux  bords  d'un  fleuve  qui  traversait 
des  terres  fertiles ,  les  Grecs  bâtirent  le  bourg d'//e/- 
monacte  y  et  élevèrent  la  tour  de  Néoptolème,  qui 
servit  de  pbare  à  l'entrée  du  Thjras, 

De  proche  en  proche  on  familiarisa  les  noma- 
des, et  on  parvint  jusqu'au  Borysthène.  Maîtres  des 
bords  d'une  mer  que  personne  ne  songeait  à  dé- 
fendre, Néoptolème  érigea  un  monument  à  la  mé- 
moire d'Achille,  célébra  des  jeux  à  sa  gloire,  et 
illustra  le  promontoire  en  lui  donnant  un  nom 
aussi  célèbre. 

C'est  peu  de  temps  après  qu'on  conjecture 
qnOlbia  fut  fondée.  Les  preuves  n'en  existent 
nulle  part  ;  ceux  qui  ont  eu  de  la  bonté  de  reste , 
en  se  fatigant  beaucoup  trop  pour  nous  fixer  sur 
les  motifs  autlientiques  de  celte  fondation ,  bien 
loin  de  nous  persuader,  ajoutent  à  nos  doutes,  et 
nous  serons  forcés  de  nous  appuyer  vaguement  d'un 
071  dit. 

Ainsi ,  on  dit  que  les  Milésiens  ou  Cariens 
étaient  dans  ce  temps-là  des  soldats  mercenaires 
qui ,  dans  chaque  guerre ,  devenaient  les  alliés  de 
ceux  qui  les  payaient  bien.  Ayant  porté  les  armes 
pour  le  compte  des  étrangers  dans  leurs  incursions 
sur  les  bords  de  la  mer  Noire ,  et  s'élant  aperçus 
des  avantages  que  l'établissement  des  colonies  y 
procurerait,  ils  commencèrent  par  la  côte  orientale, 
fondèrent  Sjnope,  et  bientôt  après  ils  élevèrent  Hé- 
raclée.  Pour  mieux  établir  leurs  correspondances 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  87 

avec  les  côtes  de  l'ouest,  ils  bâtirent  Olbia  (i). 
L'esprit  d'imitation  est  de  tous  les  temps,  et  bientôt 
on  vit  les  colonies  se  multiplier.  (2) 

Ces  ëtablissemens  portèrent  un  coup  mortel  à  la 
liberté  et  aux  mœurs  des  nomades.  Les  Scythes  fu- 
rent obligés  ou  d'abandonner  le  pays,  ou  d'entamer 
des  négociations  avec  les  Grecs.  Des  peuples  errans 
former  des  opérations  de  commerce  !  quels  besoins 
en  avaient-ils?  quels  objets ,  autres  que  leurs  trou- 
peaux ,  pouvaient  -  ils  présenter  en  retour  de  ce 
qu'on  les  invitait  d'accepter  ?  Ne  cultivant  pas  de 
terres,  ils  n'avaient  pas  de  grains;  ignorant  les  arts, 
ils  manquaient  de  manufactures  ;  les  métaux  leur 
venaient  des  Scythes  laboureurs,  qui  eux-mêmes  ne 
les  recevaient  que  de  la  seconde  main.  Le  bon  sens 
aurait  dû  démontrer  à  ces  peuples  le  danger  de  se 
livrer  à  des  inconnus ,  n'ayant  de  commun  avec 
eux  ni  les  usages,  ni  la  religion ,  ni  le  langage,  ni 
les  mœurs;  mais  qui  les  surpassaient  en  connais- 
sances de  tout  genre ,  en  talens  ,  et  principalement 
en  subtilité.  On  pourrait  comparer  le  commerce 
qui  s'ouvrit  entre  les  Grecs  et  les  Scythes ,  avec 
celui  que  les  Européens  ont  établi  depuis  sur  la 
Côte-d'Or ,  en  Afrique. 

L'adresse  des  Grecs  se  déploya  avec  succès  vis  à- 


(i)  Strabon,  1.  4. 

(2)  Ordessus ,  beaucoup   plus  au  nord  qu'Odessa ,  fut 
fondée  vers  cette  époque  :  c'est  l'opinion  de  Ptolémée. 


38  HISTOIRE 

vis  de  ces  êtres  confîans;  on  fit  remarquer  aux 
nomades  des  vétemens  commodes ,  des  colifichets 
pour  leurs  femmes  ,  des  outils  simplifies;  on  leur 
fit  goûter  des  liqueurs  spiritueuses  ;  et  par  le  moyen 
de  légers  cadeaux,  on  excita  entre  eux  des  jalousies 
et  des  rivalités. 

Le  désir  de  posséder  ce  qu'on  voit  faire  les  dé* 
lices  de  ceux  auxquels  on  accorde  la  supériorité , 
s'empara  peu  à  peu  de  ces  gens  simples;  en  vain 
cherchaient-ils  à  faire  des  échanges  avec  leurs  bes- 
tiaux ,  on  les  refusa  et  on  exigea  des  esclaves.  Ces 
victimes  malheureuses  des  désirs  qu'on  leur  avait 
inspirés ,  se  répandirent  sur  les  terres  de  leurs  voi- 
sins, firent  des  prisonniers,  et  voilà  des  peuples 
paisibles  transformés  en  marchands  d'hommes,  par 
l'influence  de  ces  étrangers  qu'ils  détestaient  jadis 
et  qu'ils  recherchent  maintenant  ;  les  voilà  asser^ 
vis  par  des  besoins  jusque-là  inconnus ,  et  acqué- 
rant pour  première  loi  çle  civilisation  lart  honteux 
de  trafiquer  de  la  vie  de  leurs  semblables  ;  les  voilà 
en  guerre  civile  pour  satisfaire  à  des  superfluités. 
Je  ne  sais  si  cette  réflexion  ne  rembrunit  pas  mes 
idées,  mais  je  ne  puis  m'empêcher  de  regarder  les 
Grecs  ,  sous  le  rapport  de  leur  premier  commerce 
au  Pont-Euxin  ,  qu'avec  des  yeux  d'horreur. 

Ce  commerce  s'a ugmèn tant  par  la  stupidité  des 
uns  et  Finsatiabilité  des  autres,  les  Grecs  fondèrent 
sur  les  bords  du  Thyias  les  villes  de  Niconie  et 
à'Ofiuse^  à  quinze  milles  de  son  embouchure.  L'île 


DE    LA    jNOUVELLE    RUSSIE.  3g 

des  Thjres-  Getes  partageant  le  fleuve  en  deux 
branches ,  ce  fut  sur  cette  île  que  s'éleva  la  ville  de 
Thyras  y  entrepôt  du  commerce  de  la  mer  Noire 
du  temps  des  Ptomains.  (i) 

On  conçoit  aisément  combien  ce  commerce  ré- 
pandit d'alarme  dans  l'intérieur  de  la  Scytbie  \  com- 
bien de  familles  furent  dupes  de  leur  sécurité  :  les 
nomades  d'abord  ,  puis  les  autres  Scythes  s'encou- 
rageant  à  l'ënvi ,  allaient  jusqu'à  deux  cents  lieues 
enlever  tout  ce  qu'ils  trouvaient  sans  défense. 

Trajan  pénétra  au-delà  du  Thyras;  il  voulut  faire 
plus  que  ses  prédécesseurs ,  et ,  ne  se  bornant  pas 
à  fonder  des  colonies,  il  désira  asservir  le  pays. 
Cette  résolution  devint  onéreuse  à  l'état,  car  aussi- 
tck  que  le  nomade  était  contraint ,  il  disparaissait. 
Au  contraire ,  tant  que  la  vente  des  prisonniers  qu'il 
allait  faire  loin  de  chez  lui,  n'exposait  pas  sa  per- 
sonne avec  ceux  qui  les  achetaient,  il  trouva  ce 
commerce  très-fort  de  son  goût;  mais  aussitôt  qu'on 
parla  de  lui  donner  des  lois,  il  craignit  pour  lui- 
même  le  sort  qu'il  faisait  éprouver  aux  autres. 
Trajan ,  grand  prince ,  bon  politique ,  guerrier 
accompli,  acquit  encore  de  la  gloire,  supposé  qu'il 
soit  glorieux  de  troubler  une  nation  tranquille  ; 
mais  il  dépensa  des  sommes  énormes  en  agrandis- 
sant l'état  sans  utilité.  Il  Tallait  de  nombreuses  gar- 
nisons et  tout  apporter  pour  leur  entretien  ;  elles 

(i)  Forma  Lconi ,  d'après  Piinc,  I.  4, 


4o  HISTOIRE 

s'épuisaient  par  la  dëseï  lion  ;  et  le  regret  d'avoir  en- 
trepris plus  qu'on  ne  devait  faire  y  fut  tout  ce  qui 
resta  de  cette  expédition. 

CHAPITRE     VI. 

Anciennes  villes  de  Scythie. 

Avec  infiniment  d'ordre,  avec  le  désir  constant 
d'êlre  bien  informé  et  de  faire  part  de  ce  qu'il  aura 
recueilli ,  Tliomme  le  plus  sur  ses  gardes  déraison- 
nera ,  lorsqu'il  posera  en  principe  une  succession 
de  faits  communs  aux  habitans  de  cette  portion  de 
la  Scytliie.  S'il  veut  démontrer  que  ces  peuples 
avaient  entre  eux  des  relations  bien  établies,  soit 
pour  leur  sûreté  générale ,  soit  pour  un  commerce 
permanent ,  il  n'entassera  que  des  conjectures  sur 
des  probabilités  ;  ce  qui  n'est  pas  écrire  l'bisloire  : 
s'il  a  le  malheur  de  compiler  tout  ce  que  les  auteurs 
anciens  citent  par  fragmens  ,  par  esprit  de  mépris 
sur  des  barbares ,  par  les  interprétations  sur  Héro- 
dote; s'il  essaie  de  gravir  l'échafaudage  mal  ap- 
puyé qu'ont  élevé  les  modernes  sur  quelques  opi- 
nions jetées  çà  et  là,  soit  par  Dion  Chrysostôme , 
Strabon ,  Diogène  Laërce  et  autres  ;  s'il  veut  bâtir 
un  système  sur  cet  assemblage  informe ,  son  ou- 
vrage sera  un  hachis  littéraire  où  ni  lui  ni  ses  lec-^ 
leurs  ne  comprendront  rien. 

Démojîîrons   celte  vérité ,  avouons    que    nous 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  4l 

avons  failli  à  nous  égarer  nous-même ,  et  invitons 
les  autres  à  ne  pas  courir  le  même  risque. 

Il  n'y  a  point  d'opération  aussi  facile  que  celle 
de  dépouiller  un  livre  de  ce  qu'il  renferme  sur  tel 
pays;  ce  n'est  pas  un  travail  d'imagination  ;  il  suffit 
de  savoir  lire  pour  l'entreprendre ,  et  de  posséder 
beaucoup  de  patience  pour  l'exécuter.  Maintenant 
séparons  ce  que  les  anciens  auteurs  disent ,  de  ce 
qu'on  leur  fait  dire.  Afin  d'arriver  à  cette  distinc- 
tion par  la  route  la  plus  sûre ,  il  faut  séparer  toute 
la  période  d'un  fait  cité ,  d'avec  les  deux  mots  isolés 
qui  provoquent  la  citation  :  c'est  là  tout  le  mystère. 

Ce  qui  précède  deviendra  bien  plus  sensible , 
quand  on  réfléchira  que  ces  auteurs,  si  souvent 
rappelés,  ne  peuvent  l'être  que  sur  une  expression, 
sm^  un  événement,  sur  un  usage ,  sur  la  situation 
d'une  ville ,  le  cours  d'un  fleuve ,  l'établissement 
d'une  colonie  ;  le  tout  sans  liaison  aucune.  L'his- 
toire de  ces  pays  n'a  été  transmise  par  personne  ; 
la  tradition  seule  a  fourni  quelques  débris  d'anti- 
quité. Déjà  je  crois  entendre  les  cris  d'improbation 
des  savans  renforcés  sur  l'histoire  des  Scythes  :  Hé- 
rodote à  la  main ,  ils  trouveront  un  enchaînement 
de  faits  historiques  ;  je  ne  leur  opposerai ,  pour  les 
réfuter  ,  qu'Hérodote  lui-même. 

Ce  père  de  l'histoire,  car  il  faut  bien  lui  conser- 
ver son  nom,  ne  parle  de  la  Scythie  que  dans  le 
quatrième  livre  de  son  ouvrage.  Ce  qu'il  dit  sur 
l'histoire  des  Scythes  n'est  qu'un  tissu  de  fables. 


42  HISTOIRE 

auxquelles  il  n'ajoutait  point  de  foi....  Ses  voyages 
renferment  des  détails  sur  les  mœurs,  les  usages, 
la  religion  des  Scythes,  et  nous  sommes  obligés  de 
le  croire  ;  ses  descriptions  géographiques  sont  exac- 
tes en  grande  partie;  nous  ne  pouvons  admirer 
les  contes,  le  merveilleux,  qu'il  ne  rapporte  qu'en 
passant  et  sans  preuves....  Nous  ne  pouvons  re- 
monter à  lui  pour  avoir  des  données  sur  les  villes 
que  cette  portion  de  la  Scythie  renfermait;  car  il 
n'en  parle  pas.  Nous  ne  pouvons  le  citer  sur  des 
faits  historiques  vraisemblables,  que  dans  l'expé- 
dition de  Darius  ;  s'il  veut  nous  entretenir  de  quel- 
ques monumens  remarquables ,  il  ne  fait  que  les 
citer  ;  c'est  ainsi  qu'il  vous  dit  :  a  Entre  le  Boryslhène 
»  et  l'Hypanis,  il  y  avait  un  temple  de  Cérès  sur  le 
))  promontoire  d'Hypolée.  »  Ailleurs,  on  trouve 
que  «  Scylos ,  roi  des  Scythes ,  fit  bâtir  un  palais 
»  à  Borysthenis ,  entouré  de  sphynx  et  de  griffons 
»  sculptés  sur  une  pierre  blanche  :  la  foudre  écrasa 
»  cet  édifice.  «  Quelle  conséquence  en  tirez-vous 
pour  Borysthenis?  quelle  lumière  ce  fait  vous 
donne-t-il  sur  cette  ville? 

Thucydide  nous  apprend  que  le  Danube  était 
la  limite  de  la  Scythie  ;  Diogène  Laërce  nous  in- 
struit que  le  Borysthénite  Bion  était  né  à  Olbia  (i); 
comme  on  a  prétendu  que  cette  ville  portait  aussi 
le  nom  de  Borysthenis,  cela  appuie  cette  assertion  ; 

(i)  Olbia  ou  Oh'ia, 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  4^ 

mais  quelle  autre  lumière  en  peut-on  tirer  pour 
l'histoire  ?  (  i  ) 

Strabon  donne  des  détails  géographiques.  Il  est 
très  exact,  très-bon  à  consulter  sans  doute,  pour 
savoir  la  véritable  situation  des  villes  existantes 
encore  de  son  temps  et  dont  il  ne  reste  plus  de 
ruines  ;  mais  qu'apprendrons-nous  de  plus? 

Pline  nous  dit  que  la  ville  de  Thyras,  située 
sur  le  fleuve  de  ce  nom,  s'appelait  autrefois  Ophiu- 
se  (2)  ;  que  la  Course  d'Achille  a  pris  son  nom  de 
certains  jeux  que  ce  héros  y  institua  :  c'est  tout  ce 
que  ce  savant  homme  nous  fournit,  et  ce  que  nous 
allons  contredire.  Nous  ne  pouvons  répondre  que 
par  la  mythologie  aux  faits  qui  concernent  les 
héros  qu  elle  célèbre  ;  nous  la  présentons  sous  le 
même  jour  où  Ton  nous  l'a  transmise ,  et  jamais 

(i)  Ce  n'est  que  dans  une  note  que  j'ose  me  permettre  de 
nier  posirivcment.  Voilà  Olbia  et  Borysthenis  ne  faisant 
qu'une  ville.  Où  est  la  vraisemblance  ?  Olbia  élait  située  sur 
la  rive  droite  de  l'Iîypanis  et  à  son  embouchure  ;  toutes  les 
villes  ,  telles  que  Tliyras  et  autres ,  ont  pris  le  nom  du  fleuve 
qui  les  arrose  ;  le  Et^rysJhène  coule  à  quinze  lieues  d'Olbia  ; 
toutes  les  médailles  trouvées  dans  les  ruines  de  cette  dernière 
portent  son  nom  ;  il  est  donc  bien  certain  que  Borysthenis 
était  une  autre  viile.  D'après  ces  fails,  ajoutez  foi  à  ces  cita- 
tions détachées,  écrivez  l'histoire!...  Ah  !  du  moins  en  la 
lisant ,  ne  hlamvz  pas  l'esprit  de  doute  qui  accompagne  son 
auteur,  si  liout  quand  il  a  vérifié  les  localités. 

(2)  Strabon  distingue  ces  deux  villes. 


44  HISTOIRE 

la  fable  n'est  venue  plus  à  propos  pour  réfuter  des 
fables.  Nous  avons  déjà  attribué  à  Néoptolème  l'in- 
stitution de  ces  jeux  sur  le  lieu  nommé  Course 
d'Achille  :  l'histoire  de  celui-ci  justifiera  notre  opi- 
nion. On  ne  trouve  nulle  part  qu'Achille  soit  venu 
ni  en  Tauride ,  ni  dans  les  pays  qui  l'avoisinent  ; 
Achille,  fils  de  Pelée,  fut  nommé  Pjrithoûs y  c'est- 
à-dire  sauvé  du  feu  :  Chiron  le  surnomma  Achille. 
Quand  Thétis,  sa  mère,  fut  informée  que  toute 
la  noblesse  grecque  devait  se  réunir  sous  les  murs 
de  Troie ,  elle  cacha  son  fils  chez  Lycomède.  Ulysse 
le  ramena.  Achille  se  distingua  à  la  tête  des  Mjr- 
midonsy  et  fut  tué  par  Paris.  Ses  cendres,  renfermées 
dans  une  urne  d'or  avec  celles  de  Patrocle ,  furent 
déposées  dans  un  tombeau  sur  l'Hellespont ,  et  on 
lui  éleva  un  temple  à  Sigée. 

Ce  que  l'on  vient  de  rapporter  des  principaux 
auteurs  suffit  pour  fixer  ce  qu'on  doit  penser  des 
autres. 

Olvia  était  située  à  l'embouchure  de  l'Hypanis  : 
on  l'a  souvent  confondue  avec  Olwia ,  ville  de 
l'Asie  Mineure  enBithynie,  citée  par  Ptolémée  (i), 
et  avec  Olvia  dans  la  Lycie.  Les  Milésiens  la  fon- 
dèrent (2).  Son  heureuse  situation ,  son  commerce 
considérable ,  ses  foires  préparèrent  sa  célébrité  ; 


(i)  Ptolémée,  1.  5. 
(a)  Strabon ,  1.  7. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  4^ 

fîlle  fut  assurée  par  le  surnom  d^  Oluiopolis ,  ville 
fortunée. 

«  Dion  Chrysostôme ,  qui  s'y  trouvait  sous  le 
»  règne  de  Trajan  ,  nous  transmet  qu'alors  elle 
y)  était  déjà  déchue  de  son  ancienne  grandeur,  et 
»  que  les  incursions  des  peuples  barbares  ses  voi- 
»  sins  l'avaient  ruinée.  Ils  avaient  détruit  une 
))  grande  partie  de  la  ville  et  des  fortifications , 
»  renversé  les  statues  dans  les  temples  et  sur  les 
»  tombeaux.  Quelque  temps  après  ,  l'empereur 
»  Antonin  lui  envoya  des  secours  pour  la  protéger 
))  contre  l'invasion  des  Tauro-Scythes.  Olvia  existait 
»  encore  du  temps  ô^Ammien  Marcellin ,  dans  le 
»  quatrième   siècle. 

»  La  suite  des  médailles  de  cette  ville  est  auto- 
»  nome  jusqu'au  règne  de  Septime  Séwère ,  dont  on 
»  trouve  des  médailles  frappées  à  Olvia ,  avec  la 
»  légende  OA  BlonoAEITON  (les  habitans  d'Ol- 
»  viopolis);  suivent  celles  de  sa  femme  Julia^  de  ses 
»  fils  Caracalla  et  Geia.  Cette  suite  impériale  finit 
»  à  Alexandre  Sé^^ère  et  à  sa  mère  Mammée, 

»  Les  fouilles  que  l'on  a  faites  à  Ol^ia  ont  en- 
»  richi  le  cabinet  de  S.  M.  l'empereur,  et  ceux  de 
»  quelques  particuliers,  de  quantités  de  monumens 
»  et  d'objets  fort  curieux ,  tant  sous  le  rapport  de 
»  l'art ,  que  sous  celui  de  la  paléographie  et  de  la 
»  numismatique. 

»  Les  médailles  d'Olvia  offrent  des  types  variés 
»  à  l'infini,  et  prouvent  qu'à  certaines  époques  le 


46  HISTOIRE 

y)  talent  des  artistes  charges  de  la  confection  des 
»  médailles  ou  monnaies  ,  ne  le  cédait  en  rien  à 
»  ceux  des  autres  villes  de  la  Grèce. 

y)  Les  plus  connues  sont  celles  qui  représentent 
»  d'un  côté  la  tête  du  dieu  Pan ,  et  sur  le  revers  le 
»  Corjte,  avec  l'arc  et  la  hache  d'armes,  ainsi  que 
y>  celles  qui  représentent  la  tête  d'Apollon,  et  sur 
»  le  revers  un  aigle ,  ou  autre  oiseau  déchirant 
»  un  poisson.  Apollon  était  le  patron  des  Milésiens, 
y)  et  son  edigie  se  trouvait  sur  un  grand  nombre 
»  de  monnaies ,  à  Olviopolis ,  tant  en  argent  qu'en 
))  bronze ,  avec  le  revers  cité  plus  haut ,  et  avec  la 
»  lyre. 

»  Les  médailles  en  argent  sont  rares  ;  celles  d'or 
»  et  d'electrum  le  sont  infiniment.  On  en  trouve 
»  quelques-unes  en  fer ,  dont  les  types  usés  sont 
»  indéchiffrables.  » 

La  plupart  de  ces  superbes  édifices  dont  on  s'est 
plu  de  décorer  les  anciennes  villes  des  colonies , 
n'ont  existé  que  dans  la  tête  des  enthousiastes  qui 
se  passionnent  pour  l'antiquité ,  comme  s'il  était 
honteux  de  vivre  dans  les  temps  présens.  Une  ville 
qui  n'existe  que  par  le  commerce ,  qui  est  isolée 
sur  une  terre  étrangère ,  n'aura  jamais  ce  luxe  de 
batimens  dont  on  embellit  les  capitales  d'un  état. 

Il  ne  reste  d'Olvia  (  i  )  que  des  ruines ,  où  la  vé- 


(i)  En  grec,  c'est  Olvia,  OX^ia.  L'habkude  a  conservé  le 


DE    LA    NOTJVrXLE    RUSSIE.  4? 

rîté  ne  retrouve  rien  ,  mais  où  l'imagination  crée 
des  temples ,  des  palais  et  des  eaux  jaillissantes. 
Qu'on  veuille  se  retracer  un  moment  l'époque  où 
les  colonies  furent  fondées ,  on  les  verra  habitées 
par  des  hommes  intéressés ,  avides  de  s'enrichir 
promptement ,  et  très-disposés  à  quitter  les  limites 
de  la  barbarie ,  aussitôt  que  leur  fortune  sera  as- 
surée. Ce  n'était  pas  de  tels  colons  qui  élevaient 
des  édifices  somptueux  ;  ils  savaient  se  contenter 
du  strict  nécessaire  ;  la  patrie  qu'ils  avaient  aban- 
donnée momentanément  était  l'unique  but  de  leurs 
plus  chères  espérances. 

.  Ordessus  était  situlfe  sur  YAxiace,  d'après  Pto- 
lémée.  Nous  ne  pouvons  fixer  précisément  le  lieu 
que  cette  ville  occupait ,  à  moins  que  XAxiace  et 
Vlngouleh  ne  soient  la  même  rivière  ,  ce  que  nous 
ne  pouvons  assurer.  Les  modernes  ont  fait  venir 
Otchahoff  (^\)  d'Ordessus,  et  pourquoi?  quel  au- 
teur ancien  a  décrit  sa  position  ? 

Ordessus  fut ,  dit-on ,  la  capitale  des  Callipides  : 
Pomponius  Mêla  place  ce  peupJe  suv  Y  A xiace  -,  mais 
Hérodote  dit  formellement  que  les  Callipides  occu- 
paient le  pays  situé  euXxeV Hjpanis et  leBorjsthene: 
qui  croire  ?  N'est-il  pas  plus  sage  de  s'en  tenir  à  ce 


mot  Olbia.  L'auteur  a  visité  ses  ruines  :  il  en  sera  parlé  à 
l'article  du  voyage. 

(i)  Forma  Leoni,  t.  2,  p.  280. 


48  HISTOIRE 

que  nous  avons  dit  au  commencement  de  ce  cha- 
pitre ? 

Thjras  n'offre  aucun  vestige.  On  a  placé  Ophiuse 
au-dessus  du  golfe  formé  parrémbouchure  du  Dnie- 
ster, ce  qui  répond  au  village  de  Majac  :  nous  n'y 
avons  non-seulement  pas  remarqué  de  ruines ,  mais 
pas  même  une  position  qui  parût  susceptible  d'avoir 
été  l'emplacement  d'une  ville  :  on  pourrait  s'en 
rapporter  à  nous  qui  avons  habité  dans  les  en- 
virons. 

L'antique  Niconium  est  aussi  ignoré  que  Ma\>o- 
Castro  ,  qu'on  dit  lui  avoir  succédé  du  temps  des 
Génois.  Les  modernes  en  ont  fait  la  ville  d'Akerman. 
Mais  celle-ci  n'a  rien  d'ancien  \  son  château  fort  est 
l'ouvrage  des  Génois  :  la  situation  du  château  est 
belle  ;  la  position  occupée  actuellement  par  le  vil- 
lage est  des  plus  heureuses ,  mais  rien  ne  prouve 
que  c'était  là  que  {ht  Niconium,  (i) 

Il  ne  faut  pas  compter  au  rang  des  antiquités, 
certaines  inscriptions  qu'on  remarque  au  château 

(i)  Je  rends  à  la  vérité  l'hommage  qui  lui  est  dû  ,  d'après 
ma  manière  de  croire  la  saisir.  Akerman  est  un  des  sites 
qui  me  paraissent  les  plus  intéressans  ;  les  environs  de  ce 
village  sont  pittoresques  ;  j'aurais  désiré  apprendre  qu'on 
y  eût  trouvé  quelque  monument  antique,  quelque  mé- 
daille... Mes  vœux  ont  été  satisfaits;  j'en  ferai  part  à  la  fin 
de  ce  volume.  Akerman,  quoique  maintenant  à  la  Russie  , 
est  séparé  par  le  golfe  du  gouvernement  de  Cherson. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  49 

Dackerman.  Les  ayant  observées  de  près,  j'ai  re^ 
connu  (les  pierres  arrachées  d'un  cimetière  voisin  , 
qui  servaient  à  réparer  les  dégradations  que  lédi*- 
fice  avait  éprouvées. 

CHAPITRE    VIL 

Du  Pont-Euxin. 

Quoiqu'on  doive  beaucoup  parler  de  cette  mer 
dans  la  suite  de  cet  ouvrage ,  il  est  néanmoins  à 
propos  de  rappeler  l'idée  que  les  anciens  en  avaient. 
Leurs  connaissances  sur  la  théorie  de  la  terre  étaient 
peu  étendues ,  et  leur  ignorance  en  géographie  de- 
vait en  arrêter  ou  retarder  les  progrès. 

Pour  se  convaincre  de  cette  vérité,  il  suffirait  de 
rapporter  leurs  opinions  sur  la  manière  dont  se 
sont  formés  les  trois  grands  lacs  ou  mers  d'Azow , 
Caspienne,  et  Noire;  en  îious  renfermant  dans  notre 
sujet,  il  nous  restera  assez  de  preuves  de  leurs 
erreurs. 

Mer  àiAxénos  ou  inhospitalière  est  le  nom  le 
plus  ancien  du  Pont-Euxin.  Il  lui  fut  donné  par  les 
Grecs  avant  de  l'avoir  connue.  La  réputation  de 
férocité  qu'avaient  les  Scythes  ,  leur  haine  pour  les 
étrangers,  leurs  odieux  sacrifices  avaient  répandu 
la  terreur.  La  fable,  toujours  ingénieuse,  toujours 
accréditée  en  raison  des  craintes  qu'elle  inspirait, 
communiqua  aux  flots  les  passions  des  hommes. 
Cette  mer  ne  renfermait  que  des  écueils ,  que  des 

4 


5o  HISTOIRE 

rochers  habités  par  des  géans ,-  ses  rives  étaient  cou- 
vertes d'une  épaisse  nuit,  et  les  matelots  assez  har- 
dis pour  affronter  ces  dangers  insurmontables,  en 
étaient  les  éternelles  victimes. 

A  ces  erreurs  profondes  se  joignaient  celles  de 
la  situation.  On  crut  très-long-temps  que  la  mer 
d'Axénos  était  la  limite  du  continent ,  qu'elle  se 
joignait  avec  l'Océan  :  Hérodote,  en  démentant  à  son 
retour  une  grande  partie  de  ces  erreurs ,  fut  écouté 
avec  avidité. 

Quand  un  préjugé ,  quand  une  fausse  opinion 
sont  accrédités  dans  l'esprit  des  hommes ,  les  siècles 
suffisent  à  peine  pour  les  effacer;  le  merveilleux 
trouve  toujours  des  partisans,  et  dans  les  pays  mêmes 
où  les  lumières  ont  fait  le  plus  de  progrès  ,  il  existe 
encore  une  classe  d'hommes  que  le  merveilleux 
seul  peut  satisfaire.  C'est  ce  principe  qui  justifie 
comment  les  fables  répandues  sur  la  mer  Noire ,  se 
sont  propagées  même  après  la  connaissance  géo- 
graphique de  cette  mer.  Strabon,  quoique  bon  géo- 
graphe ,  disait ,  «  ses  bords  aboutissent  au  palais  de 
la  nuit.  »  (i) 

Argos,  fils  de  Priscus,  conçut  le  premier  le  projet 
de  naviguer  sur  le  Pont-Euxin  ;  il  construisit  et 
dirigea  le  vaisseau  qui  osa  y  pénétrer,  et  quoique 
Jason  fût  le  héros  de  cette  expédition ,  le  voyage 
u'en  fut  pas  moins  nommé  celui  des  Argonautes,  en 

(i)  Strabon,  1.  i. 


DE    LA    N0UVELL:Ê   RUSSIE.  5l 

honneur  d'Argos.  Le  Pontos-Axénos  vit  l'entreprise 
de  Jason  suivie  de  plusieurs  autres  ;  des  colonies 
grecques  s'établirent  de  tous  côtés  ;  on  fut  très -sur- 
pris de  rencontrer  des  habitans  paisibles ,  des  hom- 
mes si  difFérens  de  ceux  qu'on  avait  tant  redoutés  ; 
on  traita  avec  eux  ,  et  la  reconnaissance  des  Grecs 
succédant  à  leurs  préventions,  ils  changèrent  le  nom 
àiAxénos  en  Pontos-Euxinos  ou  mer  hospitalière. 
Dès  lors  les  géans  se  rapetissèrent ,  les  écueils  dis- 
parurent, les  flots  devinrent  plus  calmes ,  la  mer 
moins  sombre,  et  l'imagination  ardente  qui  avait 
célébré  les  horreurs  de  l'Euxin  s'exerça  à  chanter 
ses  délices. 

Le  nom  de  mer  Noire  lui  fut  dans  la  suite  donné 
à  cause  des  brouillards  qui  y  régnent  quelquefois, 
et  la  première  description  grecque  qui  nous  soit 
parvenue  de  ses  côtes,  eut  Scylax  pour  auteur,  (i) 

Dans  la  guerre  de  Mithridate ,  Varron  décrivit 
le  Pont-Euxin,  son  travail  fut  continué  sous  Au- 
guste. (2) 

Les  principaux  fleuves  qui  se  jettent  dans  cette 
mer  se  nommaient  autrefois,  Ylster,  le  Tliyras y 
YHjpanis ,  le  Borjsthène ,  le  Tanaïs  ,  YHypanis 
ou  Lantikites,  On  les  connaît  aujourd'hui  sous  les 

(i)  Scylax,  né  à  Cariandre,  fut  géographe  de  Darius.  Il 
est  l'auteur  du  Périple  du  Pont-Euxin ,  c'est-à-dire  d'une 
navigation  autour  de  cette  mer. 

(2)  On  trouve  dans  Pline  ce  qui  en  a  été  dit  avant  lui. 


52  HISTOIRE 

désignations  de  Danube ,  Dniester ,  Bog ,  Dnieper , 
Don  et  Couban, 

CHAPITRE  VIII. 
Des  Scythes  royaux» 

Il  semble  que  la  prospérité  devrait  rendre  plus 
sage  et  plus  modeste;  mais  il  n'est  que  trop  vrai 
qu  elle  augmente  l'amour-propre ,  si  toutefois  elle 
ne  conduit  à  l'orgueil.  Les  succès  des  Grecs  et  des 
Romains  les  aveuglèrent  :  ils  versaient  le  mépris 
sur  tout  ce  qui  n'était  pas  né  à  Athènes  ou  à  Rome, 
et  le  mot  générique  de  barbare  était  l'épithète  dont 
ils  caractérisaient  tout  ce  qui  n'avait  pas  reçu  le 
jour  en  Grèce  ou  en  Italie. 

De  cette  dénomination  générale,  il  résultait  une 
grande  confusion;  on  ne  daignait  point  admettre 
de  distinction  parmi  les  peuples  qu'on  renfermait 
dans  la  même  catégorie. 

Il  n'est  pas  dans  notre  plan  de  donner  des  détails 
sur  les  Scythes  en  général  :  avant  de  concevoir  un 
pareil  projet,  il  faudrait  assigner  les  limites  de  la 
Scythie.  Quel  travail  cela  exigerait-il!  puisqu'on 
confondait  autrefois  sous  le  nom  de  Scythes  les 
Avares,  les  Bulgares,  les  Chazares,  les  Chrobates, 
les  Hérules,  les  Huns,  les  Lèches,  les  Petché- 
nègues,  les  Russes,  les  Serves,  les  Slaves,  les 
Tatars,  les  Tauriens^  les  Turcs  et  les  Uzes.  (i) 

(i)  Histoire  de  la  Tauride,  du  savant  archevêque  de  Mo- 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  53 

D'après  cette  confusion ,  où  prendre  le  véritable 
Scythe  ?  Ptolémëe ,  dans  sa  Géographie ,  parle  des 
Scythes  d'Afrique  (i);  Diodore  de  Sicile,  de  ceux 
de  l'Inde.  S'il  est  permis  d'énoncer  une  opinion 
qu'on  n'ose  cependant  pas  garantir ,  on  envisagera 
les  Scytlies  royaux  comme  le  centre  de  la  Scythie, 
leur  pays  comme  le  point  principal ,  leur  civilisa- 
tion comme  la  plus  avancée.  On  va  essayer  de  le 
prouver. 

Ce  pays  était  borné  d'un  côté  par  le  Tanaïs,  et 
se  perdait  de  l'autre  dans  l'immense  désert  de  Ger- 
rho.  Au  midi,  il  aboutissait  aux  montagnes  de 
Tauride;  à  l'ouest,  il  confinait  avec  les  Neiges, 
Hérodote  convient  que  les  Scythes  royaux  regar- 
daient les  nomades  comme  des  esclaves.  Lorsque 
d'une  nation  aussi  ancienne  on  peut  saisir  un  point 
de  vraisemblance ,  on  s'en  empare  comme  d'une 
probabilité ,  en  se  réservant  de  ne  lui  donner  que 
le  degré  de  confiance  nécessaire  ;  or ,  des  Scythes 
plus  civilisés ,  puisqu'ils  obéissent  à  un  roi ,  nous 
préviennent  en  leur  faveur.  Hérodote  ajoute  :  «  Les 
»  nations  nommées  rojales  sont  les  plus  vaillantes 

liilow.  Les  recherches  de  ce  respectable  prélat  sont  très- 
étendues,  ses  réflexions  aussi  morales  que  judicieuses.  Nous 
renvoyons  à  son  ouvrage  qu'on  peut  considérer  comme  un« 
source  d'érudition. 

(i)  Nous  ajouterons  des  détails  sur  quatre-vingts  autres 
peuples ,  à  la  fin  de  cette  première  époque. 


54  HISTOIRE 

))  et  les  mieux  policées  de  la  Scythie  ;  leur  popu- 
})  laiion  l'emporte  sur  celle  des  autres  Scytlies.  )> 
Comment  les  royaux  seraient-ils  les  plus  vaillans , 
s'ils  n'avaient  sur  les  autres  un  avantage  de  disci- 
pline ;  comment  seraient-ils  les  mieux  policés,  s'ils 
n'avaient  déjà  des  lois  en  vigueur;  comment  se- 
raient-ils les  plus  populeux  ,  s'ils  n'étaient  soumis 
h  une  sagesse  d'administration  qui  leur  procure 
plus  d'aisance?  S'ils  traitent  d'esclaves  ceux  qui  les 
avoisinent,  c'est  qu'ils  ajoutent  aux  idées  que  la 
civilisation  procure ,  celles  de  pitié  pour  des  peu- 
ples plus  arriérés  qu'eux,  (i) 

«  Le  serment  le  plus  redoutable  chez  ce  peuple, 
))  dit  encore  Hérodote ,  c'est  de  jurer  par  le  trône.  » 
Ce  trône  était  donc  pour  eux  non-seulement  un 
signe  révéré  de  la  puissance ,  mais  encore  un  objet 
de  vénération  respectueuse  :  ces  combinaisons  an- 
noncent une  subordination  réfléchie.  En  vain  vou- 
drait-on confondre  ici  l'obéissance  et  le  respect; 
que  de  gens  sont  obéis  sans  être  respectés!  Ana- 
charsis,  ce  Scythe  fameux  dans  l'antiquité  par  sa 
sagesse,  ses  connaissances  et  sa  fin  tragique,  au- 
rait-il été  jaloux  d'acquérir  des  lumières  de  plus 
chez  les  étrangers ,  si  sa  nation  n'en  eût  déjà  assez 
possédé  pour  lui  donner  le  désir  de  les  étendre  ? 
Les  Grecs  furent  émerveillés  de  trouver  autant  de 


(i)  Bayer  confond  les  Scythes  royaux  avec  les  nomades  j 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  55 

sciences  réunies  dans  la  personne  de  ce  philoso- 
phe ;  ils  le  jugèrent  beaucoup  plus  avancé  que  ses 
compatriotes,  qu'ils  ne  connaissaient  pas,  et  ce  rai- 
sonnement n'était  point  juste.  L'auteur  du  Vojage 
du  jeune  Anacharsis  prend  son  héros  dans  la  même 
famille  (i),  par  conséquent  parmi  les  Scythes 
royaux,  puisque  le  philosophe  appartenait  de  très- 
près  au  roi.  (2) 

Il  ne  peut  exister  de  doute  sur  la  position  de  la 
Scythie  royale;  ce  que  nous  venons  de  rapporter 
distingue  le  peuple  qui  l'occupait ,  et  semble  jus^ 
tilier  l'opinion  que  j'ai  avancée  ;  je  le  répète  donc, 
les  Scythes  royaux  étaient  les  premiers  d'entre  les 
Scythes. 

En  reprochant  à  ce  peuple  le  fanatisme  religieux 
dont  Anacharsis  fut  victime ,  on  doit  être  disposé 
à  l'indulgence  en  considérant  combien  de  nations , 


(i)  «  Les  Scythes,  dit  Hérodote,  détestent  les  usages  des 
y  étrangers  et  abhorrent  ceux  des  Grecs.  Anacharsis  ,  au 
»  retour  de  ses  voyages  ,  passa  par  Cjsique ,  ville  de  l'Héles- 
»  pont;  il  assista  à  la  fête  que  les  habitans  célébraient  à 
»  l'honneur  de  la  mère  des  dieux  ;  il  promit  à  la  déesse  de 
»  sacrifier  sur  son  autel,  à  la  manière  des  Lyciconiens ,  si  elle 
»  daignait  le  ramener  sain  et  sauf  dans  sa  patrie.  Fidèle  à 
»  son  vœu  ,  il  voulut  cacher  son  sacrifice  à  ses  concitoyens; 
)»  mais  un  Scythe  le  découvrit  dans  la  province  d'Hylée ,  près 
»^  de  la  carrière  d'Achille.  Le  roi  en  fut  averti  et  le  tua  d'un 
w  coup  de  flèche.  » 

(2)  Tom.  II,  pag.  8. 


56  HISTOIRE 

d'ailleurs  très  -  civilisées ,  ont  été  coupables  de  la 
même  manière.  L'Etre  suprême  ne  prescrit  point 
de  verser  le  sang  des  hommes  pour  punir  une  erreur 
en  croyance  ou  en  politique  ;  mais  il  nous  a  laissé 
le  choix  entre  la  justice  et  l'intérêt. 

On  accusait  les  Scythes  royaux  de  tenir  tellement 
à  leurs  anciens  usages ,  que  toute  innovation  était 
un  crime  capital  et  digne  des  plus  grands  châti- 
mens  (i).  Les  sciences  et  les  arts  se  perfectionnent 
difficilement ,  quand  on  redoute  de  communiquer 
avec  d'autres  nations;  le  bonheur  des  peuples  en 
est-il  augmenté  ou  altéré  ?  C'est  une  question  dé- 
cidée dans  l'histoire  des  mœurs.  Malgré  leur  sévé- 
rité ,  ces  Scythes  passaient  pour  des  hommes  sages; 
il  serait  ridicule  de  juger  de  toute  la  nation  par  le 
seul  philosophe  Anacharsis  ;  mais  il  serait  plus  in- 
juste encore  de  la  considérer  comme  barbare  ^  parce 
que  les  Grecs  l'ont  nommée  ainsi. 

Les  Scythes  nomades  avaient  des  mœurs  bien 
différentes ,  ils  étaient  plutôt  dépendans  de  Fin- 
stinct  que  de  la  réflexion  ;  ils  n'imitaient  les  Scythes 
royaux  que  dans  la  possession  inaltérable  du  prin- 
cipe d'habitude  ;  avec  cette  différence  qu'il  tenait 
à  la  civilisation  parmi  les  royaux,  et  seulement  à 
l'état  naturel  chez  les  nomades. 

Du  temps  de  Pylhagore ,  les  grands  prêtres  scy- 


(i)  C'est  l'observation  de  ce  même  principe  qui  concourt 
à  l'ancienneté  des  Chinois. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  5j 

tlies  étaiem  Abaris,  Anacbarsis ,  Zamolxis.  Le 
grand  prêtre,  chef  suprême  du  culte,  réglait  les 
mœurs ,  inspirait  une  philosophie  douce ,  dont 
I  amour  du  bien  public ,  le  respect  dû  à  ses  pères , 
la  vénération  pour  l'ordre  déjà  établi ,  étaient  les 
principales  bases. 

Lorsque  les  colonies  grecques  recherchèrent  l'al- 
liance de  leurs  voisins ,  elles  trouvèrent  le  nomade 
farouche  les  évitant,  les  maudissant;  puis  se  laissant 
gagner  jusques  à  traiter  avec  eux ,  elles  firent  de  ce 
peuple  tout  ce  qui  leur  plut  ;  les  Scjthes  royaux , 
toujours  réservés ,  ne  se  lièrent  point  avec  des  nou- 
veaux venus ,  qui  apprirent  à  les  respecter  ;  l'or- 
gueil grec  plia  devant  l'intérêt  :  aussi  pour  bien 
vivre  avec  les  Scythes  royaux  ,  on  dut  les  traiter  en 
hommes  estimables,  se  les  attacher  par  des  préve- 
nances; mai  s  l'astucieuse  subtilité  du  Grec  n'échappa 
point  aux  Scythes;  les  seuls  nomades  y  furent 
trompés. 

Tout  change  et  se  succède  dans  la  nature  ;  les 
meilleures  institutions,  ouvrage  des  hommes,  sont 
périssables  comme  eux  ;  les  nomades  accueillirent 
des  transmigrations  étrangères  ;  ces  flots  d'hommes 
se  répandirent  par  torrens ,  d'autres  les  suivirent  ; 
les  nomades ,  joints  à  eux ,  inondèrent  la  Scythie 
royale  :  chefs,  grands  prêtres,  tout  disparut  ;  après 
des  guerres  sanglantes  et  des  successions  de  peu- 
ples divers  sur  le  même  sol ,  il  n'y  resta  que  l'igno- 
rance dominatrice  des  nouveaux  nomades.  Ce  fut 


58  HISTOIRE 

alors  que  les  colonies  grecques  prospérèrent,  qu'el- 
les donnèrent  des  lois  et  au  commerce  qu'elles 
établirent,  et  aux  Scythes  nouveaux  quelles  maî- 
trisèrent. C'est  tout  ce  que  nous  savons  des  plus 
anciennes  époques  de  deux  des  gouvernemens  de 
la  Nouvelle  Russie  :  occupons  -  nous  à  présent  de 
celui  qui  offre  quelque  intérêt. 

CHAPITRE  IX. 

Histoire  de  la  Tauride ,  depuis  V origine  des  Tau- 
7 iens  jusqu'au  règne  de  Darius ,  roi  de  Perse, 

Il  est  peu  de  pays  qui  puissent  fournir  une  his- 
toire plus  ancienne,  plus  variée,  qui  ait  éprouvé 
plus  de  révolutions  que  celle  de  la  Tauride.  Au- 
tant nous  avons  été  privés  de  matériaux  pour  tracer 
avec  circonspection  un  léger  aperçu  de  ce  qui  con- 
cernait les  autres  peuples,  autant  avons-nous  de 
facilité  à  nous  procurer  des  données  sur  l'histoire 
d'une  région  fameuse  par  les  fictions  ingénieuses 
qu'elle  a  fournies  à  la  fable  ,  et  par  les  événemens 
dont  elle  a  enrichi  l'histoire. 

Ce  serait  néanmoins  beaucoup  trop  promettre , 
que  d'annoncer  une  suite  de  faits  non  interrompus. 
Nous  aurons  au  contraire  des  vides  qu'il  ne  nous 
appartient  pas  de  remplir  ;  et  comme  les  révolu- 
tions influent  sur  toutes  les  classes  de  la  société  , 
de  même  aussi  elles  détruisent  quelquefois  les  em- 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  Sq 

pires  dont  les  historiens  périssent  avec  eux.  Il  suffit 
même  d'une  succession  de  quelques  princes  fai- 
néans,  pour  anéantir  les  sciences  et  les  arts,  les 
savans  ei  les  artistes. 

Espérer  d'établir  une  liaison  entre  l'histoire  des 
Argonautes  et  celle  de  nos  jours ,  ce  serait  mêler 
des  faits  douteux ,  transmis  par  des  poètes ,  aux 
événemens  avérés  par  les  historiens;  ainsi,  traitons 
légèrement  l'époque  des  temps  héroïques,  n'y  met- 
tons d'autre  importance  que  celle  due  aux  objets 
que  les  anciens  nous  ont  transmis.  Si  l'on  nous 
accuse  de  ne  pas  nous  servir  du  style  grave  qui 
convient  à  l'histoire,  qu'on  nous  pardonne  ce  man- 
quement en  faveur  de  l'aridité  de  ce  qui  précède , 
en  faveur  de  l'incertitude  de  cette  partie  de  notre 
narration ,  et  surtout  en  faveur  de  notre  vœu  de 
rompre  la  monotonie ,  compagne  inséparable  d'un 
long  résumé  historique,  (i) 

(i)  Celui  qui  écrivait  sur  les  frontières  de  la  civilisation  , 
puisqu'il  était  placé  entre  le  désert,  la  mer  Noire  et  la  Bes- 
sarabie ,  n'a  pas  eu  l'avantage  de  consulter  de  bons  littéra- 
teurs. Il  a  dû  faire  à  son  zèle  le  sacrifice  de  son  amour-propre. 
Il  sait  que  le  style  d'un  historien  doit  être  clair,  ferme  et 
concis;  mais  il  sait  aussi  que  s'il  ne  lui  est  pas  permis  de 
réunir  ces  qualités,  il  peut  du  mois  hasarder  quelques  jus- 
tifications. 

S'il  est  vrai  que  le  style  doive  s'élever  avec  le  sujet, 
il  ne  l'eît  pas  moins  que  les  variations  que  ce  même  sujet 
renferme ,  nécessitent   qu'il  redescende  pour  s'assimiler  à 


6o  HISTOIRE 

La  langue  assyrienne  désigne  une  montagne  par 
le  mot  Toïra  ;  les  mots  Taurus  et  Tauriens  viennent- 
ils  de  cette  dénomination  ?  Le  nom  de  Tauros , 
ancienne  capitale  de  la  presqu'île,  a-t-il  été  donné 
à  son  territoire ,  ou  vient  -  il  des  montagnes  qu'il 
renferme  ? 

La  première  partie  de  cette  histoire  se  rapproche 
singulièrement  du  roman.  On  nous  représente  un 
peuple  de  vainqueurs  femelles ,  armé  non  de  ces 
grâces  enchanteresses  qui  séduisent  les  sens ,  sub- 
juguent les  cœurs ,  fixent  les  hommes  avec  de  si 
douces  chaînes,  qu'il  est  agréable  de  les  porter; 
mais  un  arc  à  la  main ,  respirant  le  carnage ,  se 
faisant  précéder  de  l'épouvante  et  suivre  de  la  mort. 

A  ce  portrait ,  qui  pourrait  reconnaître  le  sexe 
aimable,  objet  de  nos  vœux ,  âme  de  nos  plaisirs, 
consolateur  de  nos  peines?  Combien  n'est-il  pas  diffi- 
cile de  se  persuader  les  merveilles  dont  ces  héroïnes 
ont  embelli  l'histoire  de  leurs  temps  !  Si  l'on  est 
crédule,  quelle  opinion  restera -t -il  des  hommes 
leurs  contemporains  ?  Cessons  de  faire  d'inutiles 
objections ,  et  puisque  Ovide ,  Diodore  de  Sicile  y. 

elles.  L'histoire,  l'agriculture,  le  commerce  et  un  voyage  ,  ne 
peuvent  comporter  le  même  style.  Peindra-t-on  des  mêmes 
couleurs  les  hautes  conceptions  de  Pierre-le-Grand ,  et  l'ha- 
bitude de  certains  vignerons  tartares  de  Crimée,  qui  font 
passer  leur  récolte  au  travers  d'un  sac  ?  Racontera-t-on  de 
la  même  manière  les  fables  de  Thoas ,  d'Iphigénie  en  Tauride  , 
d'Oreste ,  et  les  victoires  de  Catherine  II  sur  les  Turcs  ? 


DE  LA  NOUVELLE  Russie;  6r 

Yalérius  Flaccus,  Apollodore,  veulent  que  ces 
amazones  aient  conquis  la  Tauride,  trouvons  cette 
conquête  deux  fois  respectable ,  soit  par  l'intérêt 
que  les  femmes  inspirent ,  soit  par  lancienneté  de 
l'événement,  qui  remonte  à  dix-sept  cents  ans  avant 
notre  ère. 

Qu'on  ne  nous  reproche  cependant  pas  de  ra- 
conter en  plaisantant  des  faits  historiques  qu'il  est 
injuste  de  nier  sans  preuves  ;  ne  serait-il  pas  plus 
injuste  sans  doute  d'essayer  de  faire  plier  la  croyance 
sous  l'invraisemblance  et  l'obscurité? 

En  général ,  on  est  convenu  de  douter  du  motif 
de  l'expédition  des  Argonautes,  quoique  ce  fait  soit 
le  plus  avéré  de  ceux  qui  précèdent  le  siège  de 
Troie  (i);  que  faut-il  donc  croire  de  ce  qui  se  pas- 
sait en  Tauride  sept  cents  ans  plus  tôt  (2)  ?  repous- 
sons des  calomnies  injurieuses;  n'accusons  point 
les  amazones  d'avoir  institué  des  sacrifices  humains 
en  l'honneur  de  Diane;  tachons  de  les  disculper 
d'autres  crimes  qui  répugnent  trop  à  la  nature,  et 
surtout  à  l'amour  maternel  ;  mais  que  ce  beau  zèle 
de  chevalerie  ne  nous  conduise  cependant  pas  à 
donner  une  autre  origine  aux  sacrifices  qui  exis- 


(i)  La  conquête  de  la  toison  d'or  remonte  à  soixante-dix 
ans  avant  ce  siège. 

(2)  Cette  époque  répond  à  l'installation  en  Egypte  de  la 
famille  de  Jacob ,  et  peu  d'années  avant  la  mort  du  petit- 
fds  d'Abraham. 


02  HISTOIRE 

taient  en  Tauride  ;   nous  ignorons  parfaitement 
quelle  en  fut  l'époque  et  le  motif. 

Les  Cimmériens  ont  possédé  la  Tauride.  On 
croit  que  ce  peuple  est  le  même  que  les  Cimbres  , 
par  conséquent  descendant  des  Celtes-,  les  Romains 
les  ont  nommés  les  nouveaux  Cimbres,  suivant 
Plutarque ,  Salluste  et  Cicéron  :  c'est  à  ces  change- 
mens  de  noms  donnés  par  le  vainqueur  qu'on  doit 
rapporter  la  confusion  qui  existe  dans  l'origine  de 
ce  qu'on  appelait  des  Barbares. 

Soit  par  la  crainte  de  multiplier  des  détails  trop 
minutieux,  soit  par  l'incertitude  où  les  auteurs 
nous  laissent  en  se  contredisant ,  nous  croyons 
plus  sage  de  passer  légèrement  sur  certains  faits 
peu  ou  point  avérés ,  que  de  nous  obstiner  à  les 
approfondir.  Si  nous  voulons  copier  quelques  mo- 
dernes, nous  dirons  que  les  Cimmériens  possé- 
dèrent tranquillement  la  Tauride  pendant  quel- 
ques siècles  ;  qu'ils  eurent  beaucoup  à  souffrir  des 
guerres  civiles;  que  de  leurs  divisions  intestines 
naquit  le  projet  formé  par  les  Scythes  de  les  asser- 
vir :  une  fois  subjugués ,  on  leur  accorde  huit  cents 
ans  de  patience  ,  employés  docilement  à  supporter 
les  oppressions  de  leurs  maîtres,  et  alors  seulement 
celte  patience  a  un  terme,  et  ces  mêmes  hommes , 
doués  de  cette  vertu  par  excellence  ,  fuient  leur 
pays  et  vont  lestement  conquérir  la  Lydie  (i).  Où 

(i)  Histoire  de  Tauride,  t.  i ,  p.  112. 

On  cite  Hérodote  j  mais  Hérodote  ne  dit  point  qu'ils  se 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  63 

vérifier  de  telles  assertions?  Voilà  l'unique  diffi- 
culté. 

Sans  rappeler  les  hauts  faits  des  Argonautes,  sans 
parler  de  la  conquête  de  la  toison  d'or  et  des  crimes 
de  Médée ,  bornons-nous  à  dire  que  Jason  débar- 
qua chez  les  Tauriens ,  et  si  nous  avons  à  déplorer 
les  cruels  sacrifices  des  victimes  humaines  sur  les 
autels  de  la  Tauride ,  réfléchissons  aussi  que  la 
fable  a  transmis  tant  d'erreurs,  tant  de  folies,  tant 
d'invraisemblances  ,  que  ce  qui  vient  d'elle  mérite 
très-peu  de  confiance.  Soyons  néanmoins  reconnais- 
sans  des  beautés  que  les  poètes  ont  répandues  dans 
Iphigénie  en  Tauride.  L'esprit  sait  tirer  parti  de 
tout  ;.  il  suffit  d'enflammer  l'imagination  du  poète 
pour  qu'elle  produise  des  sentinjens  sublimes  et 
qu'elle  embellisse  le  style  qui  doit  les  faire  res- 
sortir. 

Thoas  quitte  son  royaume  de  Lemnos  (i)  parce 
que  les  femmes  y  massacraient  les  hommes  ;  ce  qui 
n'est  pas  dans  la  nature.  Il  est  sauvé  miraculeuse- 
ment par  sa  fille  Hjpsipjde  ;  ce  qui  rentre  dans 
l'ordre  naturel.  Il  vient  régner  en  Tauride  ,  ce  qui 

soulevèrent.  Fojez  livre  i*"%  vous  trouverez  que  «  sous  le 
))  règne  d'Ardys,  fils  de  Gigès,  les  Cimmériens ,  chassés 
•»  par  les  Scythes  nomades,  prirent  Sardes,  mais  non  la 
»  citadelle.  »  Observez  de  plus  que  ce  fait  est  unique  ;  Hé- 
rodote n'en  dit  pas  davantage  dans  le  cours  de  ce  livre  ;  et 
la  Lydie  reste  à  conquérir. 

(i)  Hérodote,  Silius  Italicus,  Ovide. 


64  HISTOIRE 

mériterait  de  grands  commentaires.  Un  roi,  forcé 
de  quitter  ses  états  avec  un  seul  vaisseau ,  et  qui  n'a 
qu'à  se  présenter  pour  régner  sur  le  peuple  chez 
lequel  il  débarque,  offre  un  fait  bien  extraordinaire. 
Cependant,  comme  on  ajoute  que  Thoas  fut  grand 
sacrificateur  du  temple  de  Diane  en  Tauride ,  on 
pourrait  conjecturer  qu'il  prépara  les  esprits  par 
le  secours  de  la  déesse ,  à  laquelle  il  fit  dire  tout 
ce  qui  lui  plut.  ~~~ 

11  se  présente  ici  une  petite  contradiction  que 
nous  ne  chercherons  pas  à  justifier.  Cette  Diane , 
de  mœurs  si  sévères  ;  cette  Diane ,  la  divinité  tuté- 
laire  de  la  Tauride  ,  se  plaisait  à  recevoir  des  sacri- 
fices qui  insultaient  l'humanité.  La  bonne  déesse 
exigeait  qu'on  immolât  les  étrangers  qui  faisaient 
naufrage  sur  la  presqu'île  ,  ainsi  que  ceux  attirés 
dans  le  même  lieu  par  la  curiosité,  et  qui  arri- 
vaient par  risthme.  Avec  raffinement,  une  jeune 
vierge  était  la  prêtresse  et  l'assassin  religieux  (]). 
Si  Diane  avait  le  talent  d'unir  la  pudeur  à  la  féro- 
cité ,  les  vierges  du  temple  étaient  sans  doute 
douées  du  même  esprit.  Malgré  ces  lois  sacrées,  un 
étranger  débarque  en  Tauride ,  y  est  non-seulement 
bien  accueilli,  mais  il  devient  grand  sacrificateur  , 
puis  roi;  je  doute  nécessairement  ou  de  la  loi  ou  du 
voyage. 

C'est  néanmoins  à  cet  antique  et  cruel  usage  que 

(i)  Ovid,  ex ponto 3  1.  3,  ep.  2. 


DE    LA    NOUTELLE    RUSSIE.  65 

l'amitié  d'Oreste  et  de  Pylade  dut  sa  grande  célé- 
brité :  cette  amitié  magnanime  illustra  la  Grèce;  les 
Tauriens  élevèrent  un  temple  sous  le  nom  d'Ores- 
téon,  et  les  générations  suivantes  consacrèrent,  par 
un  culte  solennel ,  ce  sentiment  des  grandes  âmes  , 
ce  premier  besoin  de  l'homme ,  et  le  seul  à  l'abri 
des  revers. 

Tlioas  se  rendit  au  siège  de  Troie.  Personne 
n'ignore  que  l'enlèvement  d'Hélène  (i)  servit  de 
prétexte  à  la  coalition  contre  les  Troyens.  Hélène 
était  fille  de  Tindare,  roi  de  Lacédémone  :  Homère 
la  célèbre  comme  un  prodige  de  beauté  :  Euripide 
lui  accorde  beaucoup  de  vertus  ;  il  serait  bien  indis- 
cret à  nous  d'en  douter  ;  aussi  nous  passerons  légè- 
rement sur  son  intrigue  avec  Thésée  et  sur  la 
naissance  d'Hériphile,  qui  eut  lieu  avant  l'hymen 
d'Hélène  et  de  Ménélas  (2).  Paris,  fils  de  Priam , 
enleva  Hélène  qui  n'était  plus  jeune,  métis  qui 
avait  conservé  le  don  de  plaire  en  dépit  des  ans. 
Paris  conduisit  sa  conquête  dans  une  île  de  la 
Grèce,  à  l'embouchure  de  l'Eurotas;  il  passa  en- 
suite en  Egypte,  où  régnait  Cétès,  connu  sons  le 
nom  de  Protée  (3).  Ce  prince  avait  des  mœurs 


(i)  Nous  aurions  passé  tous  ces  faits  sous  silence,  s'ils 
n'étaient  liés  à  l'histoire  ancienne  de  la  Tauride. 

[1)  Pausanias  ,  Corrinh. ,  p.  175. 

(3)  La  fable  disait  de  lui  qu'il  prenait  toutes  sortes  de 
formes  :  Diodore  de  Sicile  en  explique  la  raison  par  l'usage 

I.  5 


66  HISTOIRE 

trop  pures  pour  autoriser,  dans  ses  états,  des  liaisons 
intimes  entre  un  jeune  homme  et  une  vieille  femme. 
Il  s'empara  des  richesses  que  ces  amans  avaient 
emportées ,  congédia  Paris ,  remit  Hélène  et  ses 
trésors  à  Ménéîas,  qui  reprit  le  tout.  Homère  dit 
qu'Hélène  fut  renfermée  dans  Troie  à  l'époque 
du  siège.  Comme  poète  ,  Homère  avait  ses  raisons 
de  le  vouloir  ainsi,  pour  embellir  son  épopée; 
mais  dans  ce  cas,  comment  aurait-elle  été  rendue 
par  Protée?  C'est  dans  File  de  Rhodes  que  cette 
femme  célèbre  fut  étranglée  par  l'ordre  de  Prolixo, 
veuve  d'un  guerrier  tué  devant  Troie. 

Tlîoas,  de  retour  de  ce  siège,  amène  avec  lui 
Iphigénie  qu'Agamemnon  lui  a  confiée  (i).  C'est 
la  même  dont  les  malheurs  ont  retenti  sur  les 
théâtres  anciens  et  modernes  :  à  son  arrivée  en 
Tauride ,  Thoas  la  voua  au  culte  de  Diane. 

S'il  faut  convenir  que  cette  famille  d'Agamem- 
non  est  une  source  inépuisable  de  tragédies,  il 
faut  avouer  aussi  que  les  femmes  de  ce  temps-là 
avaient  des  passions  bien  vives  pour  leur  âge. 
Cly lemnestre ,  mère  d'iphigénie,  d'Oreste,  oublie 


des  rois  d'Egypte ,  de  porter  sur  leur  tête  la  dépouille  d'un 
lion  ,  plus  souvent  encore  celle  d'un  taureau.  Cette  mon- 
struosité répandait  la  terreur;  ces  longues  cornes  impri- 
maient le  respect.  Les  temps  sont  bien  changés,  et  les 
symboles  aussi. 

(i)  Thémist. ,  Ora.  3  ;  Virgil.  1.  2. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  6^ 

qu'elle  est  la  femme  du  roi  de  My cènes ,  de  ce- 
lui qui  a  eu  l'honneur  de  commander  les  Grecs 
réunis ,  et  elle  conçoit  des  sentimens  tendres  pour 
Égystlie. 

L'amour  qu'on  a  pour  un  étranger  amène  à  tout 
âge  la  haine  contre  un  époux  ;  Clylemneslre  tue 
Agamemnon  ,  ce  qui  s'appelie  prendre  un  parti 
violent;  Oreste  tue  sa  mère  et  le  galant  Egysthe  : 
les  remords  s'emparent  du  fils  d'Agamemnon,  ce 
qu'on  peut  aisément  se  persuader;  il  va  consulter 
l'oracle  d'Apollon  à  Delphes,  ce  qu'on  se  persuade 
plus  difficilement  ;  l'oracle  ordonne  à  Oreste  de  se 
rendre  en  Tauride  pour  enlever  sa  sœur.  On  jouait 
sans  doute  sur  les  mots  dans  l'antiquité  comme  on 
y  joue  de  nos  jours ,  puisque  Oreste  n'osa  expli- 
quer l'oracle ,  et  fut  dans  le  doute  pour  savoir  si 
c'était  la  statue  d'or  de  Diane ,  sœur  d'Apollon  , 
qu'il  fallait  conquérir,  ou  s'il  s'agissait  d'Iphigénie , 
sa  propre  sœur ,  qu'il  devait  ramener  en  Grèce  ; 
pour  sortir  d'embarras,  et  respectant  religieuse- 
ment les  volontés  de  l'oracle ,  Oreste  résolut  de 
s'emparer  de  toutes  les  deux. 

Pylade,  l'ami  d'Oreste,  le  suit  en  Tauride;  on 
Jes  saisit  comme  étrangers,  on  les  conduit  au  tem- 
Y)le  où  la  prêtresse  Iphigénie  doit  les  immoler. 
Sans  doute  cette  princesse  n'avait  pas  vu  son  frère 
depuis  long-temps,  puisqu'ils  ne  se  reconnurent 
pas.  Oreste  voulait  mourir  pour  Pylade  ,  et  Pylade 
pour  Oreste  ;  ce  combat  de  générosité  fait  connaître 


6S  HISTOIRE 

Oreste  à  sa  sœur  (i);  l'amour  fraternel  brise  les 
liens  des  captifs,  aussitôt  ils  deviennent  furieux, 
invincibles,  et  très-vraisemblablement  invulnéra- 
bles l'un  et  l'autre ,  puisqu'ils  massacrent  les  Tau- 
riens  sans  être  blesses  Tlioas  lui-même  tombe  sous 
leurs  coups;  ni  son  grand  âge,  car  on  lui  accorde 
soixante-dix  ans  de  règne,  ni  son  pouvoir,  ni  le 
courage  ou  le  nombre  de  ses  soldats  ,  pas  même 
de  ses  gardes,  rien  ne  peut  résister  aux  deux  bêros. 
La  statue  d'or  de  Diane  et  la  princesse  Ipbigênie 
furent  embarquées.  L'oracle  s'accomplit  de  toutes 
manières ,  et  nous  terminons  ici  ces  récits  merveil- 
leux en  quittant  le  ton  et  le  style  qui  leur  étaient 
propres. 

CHAPITRE     X. 
Èvénemens  sous  Darius ,  fils  d'Hystaspe. 

Depuis  la  révolution  que  la  Tauride  a  éprouvée, 
il  n'existe  aucun  fragment  de  son  histoire  jusqu'au 
règne  de  Darius. 

Darius ,  roi  de  Perse  et  de  Médie ,  iii  marcher 
contre  les  Scythes  une  armée  formidable  j  il  voulait 
venger  l'irruption  qu'ils  avaient  faite  dans  sa  patrie 
sous  le  règne  de  Cyaxare. 

(i)  Si  Iphigénie  eût  reconnu  son  frère,  en  vain  Pylade 
aurait-il  pu  passer  pour  lui.  Voyez  Hérodote,  Diod.  de  Sic. 
et  Zonaras. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  69 

Les  Taurlens  n'ayant  point  partagé  l'entreprise 
des  Scythes,  refusèrent  de  fournir  des  soldats 
contre  le  roi  de  Perse  ,  avec  qui  ils  n'avaient  jamais 
eu  rien  à  démêler  ;  mais  quel  gouvernement  est  k 
l'abri  des  projets  formés  par  un  plus  puissant  que 
lui  ?  La  justice  d'une  prétention  ne  devrait  se  re- 
trouver que  dans  le  bon  droit  de  celui  qui  la  forme , 
tandis  qu'on  la  voit  se  légitimer,  juste  ou  non  ,  par 
le  pouvoir  de  celui  qui  réussit. 

(5  2  o  a/25 /2t^a/2f  J  .-C .  )  In  datliy  se  r  égn  ait  sur  les  Scy- 
llies,  il  était  fds  de  Saulios ,  auquel  il  succédait  :  ce 
prince  avait  toute  la  cruauté  de  son  père ,  et  man- 
quait de  jugement  ;  fier  de  commander  à  une  nation 
indomptable,  les  limites  de  la  Scythie  lui  paraissaient 
trop  étroites  pour  son  ambition.  Il  ne  connaissait 
de  devoir  envers  les  autres  souverains  que  dans  le  plus 
ou  le  moins  de  protection  qu'il  daignerait  leur  ac- 
corder. Les  Perses  et  les  Grecs  méprisaient  le  roi  des 
Scythes;  ils  le  considéraient  comme  le  chef  d'une 
nation  barbare ,  ne  jouissant  d'aucun  de  ces  agré- 
mens  qui ,  nés  de  la  culture  de  l'esprit  et  du  per- 
fectionnement des  ans ,  font  le  charme  de  l'existence. 
Le  roi  scythe  méprisait  les  Grecs  et  les  Perses^ 
parce  qu'ils  n'étalent  point  Scythes  :  ils  avaient  tort 
des  deux  cotés. 

Malgré  ce  mépris  réciproque ,  il  fallait  qu'Inda- 
thyse  fût  un  roi  bien  puissant ,  puisque  son  alliance 
était  recherchée  par  celui  de  Perse ,  le  plus  formi- 
dable des  souverains  de  ce  temps.  Une  ambassade 


yO  MISTOTIIE 

de  Darius  vint  féliciter  le  chef  des  Scythes,  hii  offrir 
des  présens  et  lui  demander  la  main  de  Cedatis  sa 
fille.  Les  ambassadeurs  furent  reçus  avec  dédain , 
les  présens  refusés ,  l'alliance  rejetée. 

Le  roi  des  Scythes  ignorait  l'art  des  bienséances; 
sa  politique  et  sa  volonté  n'étaient  qu'une,  son 
ignorance  et  son  orgueil  se  confondaient  de  même. 
11  en  coûte  toujours  bien  cher  à  un  prince  d'être 
ignorant  et  orgueilleux  :  Indathyse  comptait  sur  le 
nombre  et  la  valeur  des  Scythes,  et  plus  sûrement 
encore  sur  l'étendue  des  déserts  dont  il  était  envi- 
ronné. Ariamne ,  gouverneur  de  la  Cappadoce  pour 
Darius,  partit  des  bords  méridionaux  du  Pont- 
Euxin  avec  trente  grandes  galères;  il  surprit  les 
Scythes  sur  deux  points ,  les  battit  partout,  fit  beau- 
coup de  prisonniers,  et  parmi  eux  le  frère  du  roi. 

Cette  première  vengeance  ne  satisfit  point  Darius; 
une  seconde  entreprise  contre  les  Scythes  ne  fut 
différée  que  par  la  révolte  de  Babylone ,  que  le  dé- 
vouement de  Zopyre  termina. 

Si  le  roi  des  Scythes  avait  manqué  à  ce  qu'il  se 
devait  à  lui-même ,  en  insultant  un  souverain  plus 
puissant  que  lui ,  en  compromettant  le  repos  de  ses 
peuples  et  les  livrant  sans  motif  à  la  haine  du  roi 
de  Perse,  il  en  était  assez  puni.  C'est  Darius,  à  son 
tour ,  qui  va  être  la  victime  d'une  passion  irréflé- 
chie,  et  les  passions  les  plus  redoutables  sont  celles 
des  hommes  qui  peuvent  le  plus.  La  colère  de  Da- 
rius devait  s'arrêter;  son  ennemi  humilié,  vaincu, 


DE    LA   NOin^ELI^E   RUSSIE.  71 

séparé  de  son  frère,  eût  été  trop  heureux  de  faire 
accepter  alors  la  main  de  sa  fille  comme  un  gage 
de  sa  soumission.  Darius  oublia  qu'un  homme, 
quoique  grossier ,  peut  néanmoins  déposer  sa  fierté 
aux  pieds  du  vainqueur;  il  ne  vit  que  le  roi  des 
Scythes  qui  l'avait  offensé  une  fois  :  c'en  fut  assez 
pour  l'irriter  à  jamais.  Ces  sentimens  de  haine 
étaient-ils  dans  Fâme  de  Darius ,  ou ,  comme  le  pré- 
tend Hérodote,  l'ouvrage  des  courtisans  dont  il 
était  environné  ?  Cette  méthode  de  flatter  les  pas- 
sions ,  d'insulter  à  la  vraie  gloire  du  prince  en  lui 
déguisant  le  vrai  et  l'utile ,  remonte  aux  premiers 
âges  du  monde ,  et  durera  autant  que  le  pouvoir. 
Si  Darius  eût  rendu  ses  flatteurs  responsables  des 
suites  de  l'expédition ,  elle  n'eût  jamais  été  entre- 
prise ,  et  trois  cent  mille  hommes  n'auraient  pas  été 
sacrifiés  dans  le  désert.  Artabane,  frère  du  roi,  osa 
parler  le  langage  de  la  vérité;  il  remontra  à  Darius 
le  danger  d'exposer  sept  cent  mille  Perses  dans  des 
régions  inconnues ,  où  l'eau  manquait ,  où  le  soldat 
avait  cent  fois  plus  à  craindre  la  misère  que  les 
coups  de  rennemi. 

L'esprit  d'erreur  et  de  vertige  qui  précède  les 
grandes  plaies  régnait  à  la  cour  de  Perse  ;  Artabane 
y  devint  un  personnage  ridicule ,  un  homme  pu* 
sillanime ,  qui  doutait  de  ce  que  pouvaient  faire 
de  braves  soldats  sous  les  yeux  de  leur  monarque  : 
on  alla  plus  loin ,  on  laissa  entrevoir  au  souverain 
que  la  multiplicité  de  ses  exploits  excitait  la  jalousie 

ï. 


72  HISTOIRE 

Je  son  frère,  et  qu'il  n'aurait  pas  fait  d'observations 
s'il  eût  eu  la  commandement  en  chef.  II  n'en  fallait 
pas  autant  pour  déterminer  Darius ,  qui  entra  en 
Scythie  avec  sept  cent  cinquante  mille  hommes. 

Plus  le  roi  de  Perse  s'avançait  sans  combattre , 
plus  la  faim,  la  soif  et  la  fatigue  diminuaient  son 
armée.  La  table  du  roi  commençait  à  s'apercevoir 
de  la  disette  générale  quand  on  s'occupa  du  retour. 

Ariabane  se  vengea  des  délations  mensongères, 
en  employant  tous  ses  efforts  pour  sauver  la  gloire 
de  son  frère  ;  il  encourageait  les  soldats  ,  partageait 
leurs  privations,  se  portait  partout  où  le  danger 
était  le  plus  pressant  ;  les  Scythes  n'avaient  pris  la 
fuite  que  pour  attirer  leur  ennemi,  et  ils  tom- 
bèrent sur  lui  aussitôt  qu  il  se  retira  ;  parfaitement 
montés,  leurs  chevaux  légers  harcelaient  l'infan- 
terie et  disparaissaient  quand  le  cavalier  avait  lancé 
son  javelot.  Toute  l'armée  persane  était  détruite , 
si  un  événement,  auquel  on  ne  devait  pas  s'at- 
tendre ,  ne  l'eût  préservée  de  ce  malheur. 

Les  Ioniens  occupaient  un  pont  sur  le  Danube: 
Darius  leur  avait  permis  de  se  retirer ,  s'il  ne  re- 
paraissait pas  dans  soixante  jours  ;  ce  terme  était 
expiré,  des  murmures  s'élevaient  déjà,  quand  un 
Milésien ,  nommé  Histiée ,  leur  représenta  avec 
énergie  que  le  triomphe  des  barbares  entraînerait 
la  ruine  de  la  Grèce,  (i) 

(i)  Hérodote,  1.  4>  fournit  tous  ces  détails. 


DE    LA    INOUVELLE    IIUSSIE.  75 

Lorsque  Darius  parvint  aux  bords  du  Danube , 
les  Scythes  étaient  fort  près  de  lui  ;  la  confusion 
devint  générale,  on  se  jetait  en  foule  sur  le  pont; 
et  la  terreur  panique  fut  si  grande,  qu'on  eut  la 
barbarie  de  le  couper  pour  sauver  la  portion  de 
Farmée  déjà  passée ,  quoiqu'il  restât  encore  cent 
quatre-vingt  mille  Perses  sur  l'autre  rive  :  il  en  périt 
trois  cent  mille;  cent  cinquante  mille  furent  faits 
prisonniers  ;  peu  s'en  fallut  que  toute  l'armée  et 
son  chef  n'éprouvassent  le  même  sort ,  pour  avoir 
porté  la  guerre  cliez  un  peuple  déterminé ,  et  à  des 
distances  qui  surpassaient  les  forces  humaines.  Les 
bagages,  les  armes,  lesriclies  lentes  du  roi  de  Perse, 
les  caisses  militaires,  les  étendards  devinrent  la  proie 
d'un  clief  scythe  qu'on  avait  trop  méprisé.  Cepen- 
dant Ja  flatlerie  trouvait  encore  à  s'exercer ,  et  l'im- 
pudence alla  si  loin  dans  les  relations  publiées  au 
nom  de  Darius  ,  qu'excepté  les  Scythes ,  tous  les 
autres  peuples  crurent  ce  prince  vainqueur. 

Son  géographe  eut  la  hardiesse  d'écrire  que  ((  la 
»  terreur  inspirée  par  la  présence  de  ce  roi  avait 
w  repoussé  l'ennemi  jusque  dans  ses  repaires,  et 
»  qu'on  n'était  revenu  que  parce  qu'on  n'avait  pu 
»  le  joindre.  ^)  (i) 

A  cette  époque  glorieuse  dans  l'histoire  des  Scy- 
thes ,  succèdent  les  colonies  fondées  par  ces  mêmes 
Grecs  qui  avaient  suivi  Darius. 

(i)  Scylax  de  Cariaiulre. 


74  II  I  s  T  O  1  Tl  E 

CHAPITRE  XI.      , 

Des  Tauriens  ^  depuis  Darius  jusqu'à  V invasion 
du  royaume  de  Bosphore  par  les  Huns,  (i) 

Il  est  beaucoup  plus  franc  d'avouer  qu'on  ignore 
une  chose ,  que  de  mettre  son  esprit  à  la  torture 
pour  mal  prouver  qu'on  la  sait  ;  aussi  en  éloignant 
toutes  les  fables  dont  on  a  voulu  embellir  la  fon- 
dation de  Cherson  ,  nous  avouons  n'en  pas  con- 
naître l'époque  (2);  nous  dirons  seulement  que  les 
Mégariens  (5),  originaires  de  Thrace,  fondèrent  Hé- 
raclée  sur  les  confins  de  la  Bithynie;  que  cette  ville, 
devenue  puissante,  forma  des  colonies  à  son  tour, 
et  principalement  Cherson ,  afin  d'avoir  un  entre- 
pôt qui  reçût  les  marchandises  de  Pvussie  et  de 
Scythie.  La  situation  de  la  petite  presqu'île ,  au 
midi  de  la  Chersonèse  taurique,  réunissait  tout  ce 


(i)  Le  nom  de  Bosphore  vient  de  l'espace  qu'un  bœuf 
peut  traverser  en  nageant.  Il  serait  plus  exact  d'écrire  Bos- 
pore  ;  mais  l'usage  reçu  doit  prévaloir. 

(2)  Il  ne  faut  pas  confondre  l'ancienne  république  de 
Cherson  en  Tauride  avec  la  ville  du  même  nom ,  bâtie  près 
de  l'embouchure  du  Dnieper  ou  Borysthène.  La  Cherson 
dont  nous  parlons  occupait  à  peu  près  le  même  terrain  où 
l'on  voit  aujourd'hui  Sévastopol ,  bâtie  d'une  portion  de  ses 
ruines. 

(3)  Pline,  Hist.  nat.,  1.  4- 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  7 5 

qu'on  pouvait  désirer  pour  sa  destination  ;  et  ce 
fut  aussi  le  lieu  qu  Jïéraclée  choisît,  (i) 

L'industrie ,  l'aclivite  de  cette  république  nais- 
sante lui  valut  un  prompt  accroissement.  La 
liberté  dont  elle  jouissait,  les  bonnes  lois  qu'elle 
créa,  la  justice  qu'elle  maintint,  les  sacrifices  hu- 
mains qu'elle  abrogea ,  attirèrent  dans  ses  nmrs  une 
foule  d  étrangers.  Les  usages  des  Grecs ,  leurs 
mœurs ,  leur  manière  de  vivre  ,  de  se  vêtir ,  y 
firent  affluer  les  colons  de  la  Grèce  ;  ils  ne  s'aper- 
cevaient pas  qu'ils  quittaient  leur  patrie  en  habi- 
tant Cherson  ;  cet  avantage  est  le  premier  de  tous 
dans  une  colonie  naissante. 

(5oo  ans  aidant  J.-C)  Nous  avons  pris  ou  cru 
prendre  la  version  la  plus  vraie  sur  l'origine  de 
Cherson  ,  sans  en  garantir  l'époque.  Il  ne  suffît  pas 
dédire  que  cette  république  existait  un  siècle  a>ant 
Q[\x  Archianax  de  3Ijiilène  se  réfugiât  sur  le  Bos- 
pliore  avec  une  colonie  lesbienne;  il  faudrait  en 
donner  la  preuve,  qui  nous  manque. 

S'il  y  avait  eu  lui  corps  d  histoire  sur  la  Tauride, 
rien  ne  serait  plus  aisé  que  de  faire  suivre  métho- 
diquement les  faits  concernant  les  principaux  peu- 
ples qui  l'habitaient  ;  mais  quelques  historiens  en 
ayant  parlé  sans  suite,  sans  ensemble,  d'autres 
ne  s'étant  occupés  que  de  certaines  villes,  sans 
parler   de  toutes ,   les   recherches  sont  quelque- 

(i)  Wolvius,  t.  3,  1.  14. 


76  HISTOIRE 

fois  infructueuses  ;  alors  on  l'avoue  de  bonne  foi. 

Les  seuls  renseignemens  qui  nous  sont  parvenus 
ne  regardant  que  le  royaume  de  Bosphore  jusques  à 
l'an  cent  vingt  avant  Jésus-Cbrist,  et  la  république 
de  Cberson  ne  jouant  aucun  rôle  connu  jusqu'à 
cette  époque,  nous  allons  continuer  l'bistoire  des 
Tauriens  par  celle  des  babitans  du  Bospbore. 

Ce  Bospbore  cimmérien  outaurique  sépare  l'Eu- 
rope de  l'Asie ,  et  aboutit  au  détroit  qui  joint  les 
Palus-Méotides  au  Pont-Euxin. 

Deux  très  anciennes  villes  étaient  situées  sur  les 
rives  du  Bosphore  taurique  :  Panlicapée ,  du  côté 
d'Europe  ;  Phanagoriey  du  côté  de  l'Asie  11  faudrait 
revenir  à  douze  cent  trente  ans  avant  notre  ère  pour 
expliquer  l'origine  de  ces  villes;  trop  de  respect 
environne  des  traditions  aussi  antiques  pour  oser 
remonter  jusqu'à  elles.  De  nos  jours  ,  Kertsch  rem- 
place Paniicapée ,  et  Tanian ,  Phanagoîie.  f^ojez 
Strabon  ,  Géographie  y  liv.  7. 

(480  ans  aidant  J.-C.  )  (1)  On  nommait  Archéa- 
nacte  (2)  le  premier  roi  de  Bospbore  :  il  eut  pour 


(1)  Plusieurs  historiens  ont  différé  d'opinions  sur  la  ma- 
nière de  calculer  certaines  époques  :  il  est  bon  d'observer 
que  l'année  commençait  en  automne  dans  le  Bosphore  ;  de  là 
plusieurs  erreurs  faciles  à  redresser. 

Voyez  Trogue  Pompée,  Hist.  phil.,  prologue  du  1.  87  :  on 
y  trouve  l'origine  des  rois  de  Bosphore. 

(2)  Archcanaclide  voulait  dire  premier  chef  j  il  est  assez 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  77 

successeur  Arcliéanacie  II ,  qui  mourut  quatre  cent 
trente-huit  ans  avant  noire  ère. 

(/i3g  ans  avant  J.-C.  )  Une  histoire  écrite  de 
celte  manière  ne  renfermerait  que  les  noms  des 
rois,  et  en  vérité  il  est  plus  sage  de  les  transcrire  que 
de  conter  des  fables  ,*  aussi  allons-nous  abréger  en 
ne  parlant  point  de  ceux  qui  ne  laissent  aucune 
trace;  il  n'est  pas  surprenant  que  de  tels  chefs  soient 
remplac('s  par  une  autre  dynastie.  Spartacus  en  fut 
la  souche  (i);  il  fit  plus  que  d'usurper  le  trône,  il 
le  transmit  à  sa  famille.  Le  royaume  de  Bosphore 
s'étendait  alors  sur  la  côte  d'Asie  et  sur  celle  d'Eu- 
rope. Séleucus  succéda  à  son  père  ;  il  fut  suivi  de 
Spartacus  II.  On  ne  sait  rien  de  positif  sur  l'un  ni 
sur  l'autre. 

(407  ans  avant  J.-C.  )  La  couronne  de  Bosphore 
fut  honorée  par  Satyrus  I"  (2)  ;  l'esprit  et  le  cœur 
se  reposent  agréablement  sous  son  règne:  ce  prince 
était  animé  des  mêmes  principes  qui  constituèrent 
par  la  suite  le  code  des  lois  chevaleresques  :  sa 
devise  était  Dieu  et  l  honneur  ;  sa  conduite  s'accor- 
dait parfailement  avec  elle.  Le  premier,  il  intro- 
duisit l'usage  des  combats  en  champ  clos  :  les  défis 
de  ce  genre  ne  pouvaient  avoir  lieu  que  lorsqu'un 
des  deux  champions  était  accusé  par  Fautre  d'avoir 

naturel  que  le  premier  roi  du  Bosphore  ait  porté  ce  noivi. 
II  était  originaire  de  Mytilène. 

(1)  Diod.  de  Sic.,  1.  12,  1^  fragment. 

(2)  Strab.  liv.  11. 


•jS  HISTOIRE 

insulté  la  Divinité  ou  blessé  l'honneur  des  dame». 
Des  chariots  formaient  une  enceinte ,  le  roi  était  le 
juge  du  camp,  et  la  victoire  décidait  de  la  justice,  ce 
qui  n'était  pas  absolument  juste.  Sans  gardes  ,  dé- 
fendu par  l'amour  public,  ce  prince  rendait  ses 
ordonnances  au  milieu  de  son  peuple ,  il  terminait 
les  différends,  n'éloignait  personne,  et  vivait  en  père 
adoré  de  ses  enfans  (i).  Ses  statues  furent  après  sa 
mort  l'objet  de  la  vénération  publicpie  :  cet  hom- 
mage ,  rendu  aux  statues  des  rois  qui  ne  régnent 
plus  ,  est  le  premier  ,  le  plus  vrai ,  le  plus  durable 
des  éloges.  Le  respect  pour  les  monamens  élevés 
à  la  gloire  d'un  prince ,  renferme  lui  seul  l'histoire 
de  sa  vie.  Ainsi  ,  lorsque  par  la  suiie  on  jetait  dans 
le  Tibre  le  cadavre  ou  la  statue  de  l'empereur  qui 
n'était  plus,  on  rendait  à  l'opinion  et  à  la  justice 
tous  les  droits  que  la  crainte  ou  la  flatterie  avaient 
usurpés  sur  elles. 

On  parle  sous  ce  règne  de  Théodosie  pour  la 
première  fois  (2).  Elle  fut  assiégée  par  Satyre ,  qui 
échoua  dans  cette  expédition.  Théodosie  doit  jouer 
un  grand  rôle  dans  cette  histoire  ;  ce  furent  les 
Mylésiens  qui  la  fondèrent.  (3) 

(1)  Deux  personnages,  étaient  en  faveur  près  de  Satyrus. 
Voyez  Lisias,  Plaidoyer  pour  Manthilée  ;  Isocrate  Trope- 
zétique  ,  Plaidoyer  pour  le  fils  de  Sopeus. 

(2)  Aujourd'hui  Cafa. 

(3)  Scylax,  p.  7.  Harpocration,  Z^jc.  des  dix  orateurs. 
Polyen ,  des  Stratagèmes. 


DE    LA.    NOUVELLE    RUSSIE.  79 

(393  ans  avant  },'C)  Un  aussi  bon  prince  que  le 
roi  de  Bosphore  méritait  un  successeur  digne  de 
lui,  et  son  fils  Leucon  marcha  sur  ses  traces:  il 
s'attacha  principalement  à  la  discipline  militaire  ; 
il  assiégea  et  prit  Théodosie,  d'où  il  envoya  aux 
Athéniens  deux  millions  cent  mille  mesures  de 
grains  (i).  «  Leucon,  dit  un  auteur  moderne  bien 
»  familiarisé  avec  l'antiquité ,  était  un  prince  ma- 
»  gnifique  et  généreux  ,  qui,  plus  d'une  fois,  avait 
»  dissipé  des  conjurations  et  remporté  des  victoires 
»  par  son  courage  et  son  habileté.  Ceux  d'Héraclée 
»  en  Bithynie  s'étaient  présentés  avec  une  puissante 
»  flotte ,  pour  tenter  une  descente  dans  ses  états  : 
»  Leucon,  s'apercevant  que  ses  troupes  s'opposaient 
»  faiblement  au  projet  de  l'ennemi ,  plaça  derrière 
»  elles  un  corps  de  Scythes  avec  ordre  de  les  char- 
»  ger  si  elles  avaient  la  lâcheté  de  reculer.  »  (2) 

C'est  de  Leucon  qu'on  peut  dire  qu'un  grand 
prmce  tient  d'une  main  ferme  les  rênes  de  son 
état ,  tandis  que  de  l'autre  il  trace  les  lois  qui  doi- 
vent le  rendre  heureux.  Peu  de  souverains  ont 
égalé  sa  grandeur  d'âme,  sa  magnificence,  sa  jus- 
tice, sa  générosité.  Ce  n'est  que  par  tradition  que 
sa  gloire  s'est  transmise  de  siècle  en  siècle.  Com- 
bien elle  doit  avoir  été  méritée!  Qu'elle  est  injuste 
l'histoire  écrite ,  quand  elle  s'étend  sur  de  grands 

(1)  Strab.,  1.  7  ,  p.  309  et  seq. 

(2)  Fo/e-z  Anacharsis'j  t.  9  ,  p.  8. 


8a  HISTOIRE 

criminels  impunis ,  et  que  par  son  silence  elle  prive 
les  générations  de  bénir  et  d'iionorer  la  mémoire 
d'un  bon  roi!  Quand  Théobald  nous  dit  que  sa  cour 
était  brillante ,  c'est  un  éloge  médiocre  ;  mais  quand 
il  ajoule  que  les  savans  de  tous  les  pays  accouraient 
dans  ses  domaines,  c'est  fixer  notre  opinion;  le 
gouvernement  d'un  sage  est  un  appel  à  l'instruction  ; 
celui  d'un  tyran  entrave  jusqu'à  la  pensée  ;  il  la 
craint  trop  pour  ne  pas  chercher  à  la  comprimer. 

(353  ans  avant  J.-C.  )  C'en  fut  assez;  la  nature 
parut  s'être  épuisée  en  faveur  du  père  et  de  son  fils  : 
des  princes  faibles  leur  succédèrent ,  on  les  nom- 
mait Spartacus  III ,  Paérisade  P*"  (  i  )  ;  celui-ci  ré- 
gna trente-huit  ans.  (p) 

Sous  le  règne  de  ce  dernier  ,  Alexandre  remplit 
de  sa  grandeur  l'univers  qu'il  étonna.  Ses  victoires 


(i)  On  avait  écrit  Pétrizade,  Parisade  ou  Périsade,  jus- 
qu'à la  découverte  d'une  médaille  citée  par  M.  de  Boze  , 
dans  son  mémoire  lu  à  l'Académie  des  Inscriptions  et  Belles- 
Lettres  ,  en  1725.  Le  nom  du  roi  de  Bosphore  est  Paérisade. 
Cette  médaille  a  le  plus  grand  rapport  avec  celles  de  Lysi- 
maque,  contemporain  de  ce  prince,  et  qui  mourut  l'an  '281 
avant  Jésus-Christ,  à  l'âge  de  80  ans.  Lysimaque  fut  tué  à 
la  bataille  de  Corupédion,  où  son  corps  resta  exposé  sans 
sépulture.  Son  chien,  nOmmé  Hjrcanus ^  resta  près  de  lui, 
et  Fempécha  d'être  dévoré  par  les  oiseaux  de  proie.  Memn., 
c.  9;  Lucian,  in  lo/igœi'is ;  l^usèhe ,  Chron ;  Pline,  I.  8; 
Pausanias  ,  v^?^/crt  ;  Plutarq. ,  p.  1468, 

(2)  Diod.  de  Sic.,jBib.  hist.  ,1.  16. 


DE    LA  NOUVELLE    RUSSIE.  8l 

marquées  par  sos  combats  ;  ses  conquêtes  comp- 
tées par  ses  marches  ;  des  actions  éclatantes  en  tout 
genre  lui  valurent  le  nom  de  Grand,  qu'il  conserve 
depuis  deux  mille  cent  cinquante  ans. 

Alexandre  entassa  les  empires.  Il  disposa  de  tout, 
déposa  et  créa  des  souverains,  en  afTermit  quelques- 
uns  sur  leur  trône  chancelant  ;  mais  il  mina  sour- 
dement sa  puissance  en  l'étendant  trop.  Sa  fortune 
croula  avec  lui.  Ses  conquêtes  furent  partagées, 
son  nom  seul  survécut.  Le  sang  ne  fut  versé  que 
pour  changer  les  maîtres  du  monde.  N'eût-il  pas 
mieux  valu  n'en  point  répandre  ?  La  guerre  entre- 
prise contre  les  Perses  était  juste ,  mais  ses  suites 
furent  déchirantes. 

Les  Scythes  (  de  la  nouvelle  Russie  )  députèrent 
vers  Alexandre  ;  ce  monarque ,  frappé  de  leur 
bonne  mine  ,  de  leur  excellente  tenue  ,  les  consi- 
déra long-temps  avec  intérêt,  puis  leur  fit  demander 
le  sujet  de  leur  voyage  :  un  nommé  Thjadès  lui 
répondit  ces  deux  mots ,  uous  voir, 

(3  J I  ans  avant  J.-C.)  A  Paerisadès  succédèrent  ses 
trois  fils  Satyre  II  (i)  ,  Eiimèle,  Prjtanis.  Sous  le 
règne  d'Eumèle,  Lysimaque,  roi  de  Thrace,  ayant 
assiégé   Calatis  (-)  la  réduisit  à  la  plus  affreuse 


(i)  Nous  disons  Satyre  II,  parce  qu'il  n'y  a  point  d'au- 
torité suffisante  pour  établir  que  Paerisadès  I^""  eût  associé 
ses  frères  Satyre  et  Gorgippus. 

(2)  C'est  le  vrai  nom  de  cette  ville,  classée  par  Forma 

I.  6 


82  HISTOIRE 

extrémité;  mille  de  ses  infortunés  babitans  se 
réfugièrent  dans  le  Bosphore ,  Eumèle  les  accueil- 
lit et  leur  accorda  des  fonds  de  terre  considé- 
rables. 

11  faut  rendre  ici  un  hommage  à  Fexactitude. 
J'avoue  que  je  m'en  éloigne  en  ne  retraçant  pas 
des  scènes  d'horreur  que  je  ne  puis  croire.  On 
peut ,  je  pense ,  adopter  le  principe  de  ne  pas  salir 
l'histoire  par  des  atrocités  ^  qui  cessent  de  lui  ap- 
partenir quand  elles  ne  sont  pas  revêtues  de  preuves 
authentiques. 


Léoni  dans  l'Hydrograpliie  comparée,  qui  termine  son  ou- 
vrage. Elle  était  située  près  des  embouchures  du  Danube. 
Forma  Léoni  ^  t.  2. 

Rien  n'est  assurément  plus  futile  que  de  cbercher  l'éty- 
mologie  d'une  danse  ;  mais  lorsque  le  hasard  en  fournit  la 
découverte ,  il  serait  ridicule  de  ne  pas  en  faire  part.  L'an 
cienne  danse,  nommée  calatisme ,  fut  apportée  à  Athènes 
par  les  colons  ;  elle  passa  à  Rome  où  l'on  copiait  les  pan- 
tomimes et  les  danseurs  grecs  ;  on  se  précipitait  d'un  même 
temps  en  dansant  la  calatisme ,  à  l'imitation  du  malheur 
arrivé  à  Calatis ,  qui  fut  engloutie  par  un  tremblement  de 
terre.  C'est  avoir  bien  de  la  légèreté  dans  le  caractère ,  que 
de  faire  servir  à  un  amusement  public  un  événement  désas- 
treux qui  ne  devait  inspirer  que  des  idées  de  deuil  et  de 
regrets. 

Les  curieux  d'aventures  romanesques  en  trouveront  de 
merveilleuses  sur  Tirgatao ,  princesse  de  Méotidé ,  et  rap 
portées  par  Polyen,  Stratag.,  1.  8 ,  c.  55.   Fojez  le  même 
auteur  sur  Paerisadès ,  1.  8,  c.  37. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  83 

C'est  Eumèle  et  non  Tirgale  (  i  ),  comme  quelques 
historiens  l'ont  cru ,  qui  termina  sa  carrière  par  uu 
accident  remarquable  :  ses  chevaux ,  indociles  à  la 
main  de  leur  conducteur,  entraînèrent  le  roi  au 
bord  d'un  précipice.  Il  pensa  pouvoir  éviter  le 
danger  V  en  s'èlançant  du  coté  opposé,  mais  son 
épée ,  saisie  par  la  roue ,  le  retint ,  l'entraîna  ;  il 
fut  moulu  sous  son  char. 

(3o4  ans  avant  J.-C.)  Spartacus  IV,  Paerisadès  II , 
portèrent  la  couronne  sans  l'illustrer.  Leucanor 
leur  succéda  ;  la  dernière  aventure  de  son  règne 
mérite  d'être  retracée.  Un  certain  Arzacomas  fut 
envoyé  à  sa  cour ,  pour  recevoir  le  tribut  que  les 
rois  de  Bosphore  payaient  aux  Scythes  Tauriens. 
Cet  ambassadeur  ne  put»  résister  aux  charmes  de  la 
jeune  princesse  Mazée ,  fille  du  roi  :  il  eut  deux 
confidens  de  sa  passion  ,  l'un ,  nommé  Leuchatès  , 
qui  trancha  la  tête  à  Leucanor;  l'autre,  appelé 
Makeutès  :  celui-ci  ,  par  une  fausse  confidence  au 
prince  des  Machljens  ,  amant  de  Mazée ,  s'empara 
de  la  fille  de  Leucanor  et  la  conduisit  à  Arzacomas. 

Ce  trait  a  été  cité  pour  donner  une  preuve  écla- 
tante de  l'amitié  qui  unissait  les  Scythes  (2).  Com- 
ment y  retrouver  l'expression  de  ce  sentiment  ? 
Quel  est  l'homme  qui  avouerait  pour  son  ami 
l'assassin  d'un  roi?  Quel  est  celui  qui  s'honorerait 

(i)  Il  n'a  existé  qu'une  princesse  de  ce  nom.  Strab.,  1. 1 1 . 
(2)  Hist.  de  Tauride,  t.  i. 


84  HISTOIRE 

de  ramitié  d'un  fourbe  abusant  d'une  confiance 
usurpée?  Quelle  est  la  femme  qui  accorderait  sa 
main  au  bourreau  de  son  père,  à  l'assassin  moral  de 
son  premier  amant  ?  Les  crimes  commis  au  nom 
de  l'amitié,  sont  communs  à  la  prétendue  amitié 
qui  les  commet  et  à  la  prétendue  amitié  qui  en 
reçoit  la  récompense. 

On  éprouve  ici  un  vide  considérable  dans  l'his- 
toire de  la  Tauride ,  puisqu'il  n'y  a  qu'un  fait  de 
connu  jusqu'à  l'an  cent  vingt  avant  notre  ère.  Des 
colonies  d'Asie  s'unirent  aux  Sarmates  pour  donner 
le  sceptre  du  Bosphore  à  Euhoïtus  j  les  Tauriens  s'y 
opposèrent  ;  Euboïtus ,  vexé  et  par  ses  protecteurs 
et  par  ses  ennemis  ,  eut  deux  tributs  à  payer. 

{110  ans  ai^ajitJ.-C.)  Van  120  avant  Jésus-Christ, 
Paerisadès  III  monta  sur  le  trône  de  Bosphore  ; 
c'est,  comme  nous  l'avons  déjà  remarqué,  la  plus 
ancienne  époque  où  l'histoire  de  la  Tauride  s'oc- 
cupe de  Cherson.  Elle  nous  dit  que  les  peuples 
voisins  de  cette  colonie  la  tenaient,  parleurs  vexa- 
tions, dans  un  état  de  nullité  insuportable  à  des 
républicains.  Les  cliefs  du  gouvernement  jugèrent 
qu'ils  étaient  trop  affaiblis  pour  lutter  encore 
contre  tant  d'ennemis,  et  que  c'était  vraiment  aimer 
la  patrie ,  que  de  lui  choisir  plutôt  un  protecteur 
que  plusieurs  maîtres.  Dans  cette  alternative.  Cher- 
son  invoqua  la  protection  de  Mithridate.  Paeri- 
sadès imita  Cherson  ;  à  peine  le  roi  de  Pont  eut-il 
soumis  les  Scythes  environnant  les  Palus-Méotides , 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  85 

et  ceux  qui  bordaient  le  nord  et  l'ouest  du  Pont- 
Euxin ,  qu'il  reçut  les  ambassadeurs  de  Cberson  et 
du  Bosphore.  Ils  invoquèrent  sa  protection  contre 
les  Scythes-Tauriens. 

Si  Cherson  commit  une  grande  faute  en  ouvrant 
ses  portes  à  un  vainqueur  superbe,  en  réclamant 
la  protection  de  celui  qui,  d'un  mot^  pouvait  l'as- 
servir, n'en  accusons  que  les  circonstances.  Cet 
état  plus  puissant  que  ses  limites  étroites  ne  sem- 
blaient le  permeltre  ,  renfermait  dans  son  sein 
des  hommes  à  grand  caractère.  Le  génie  de  cette 
petite  nation  la  portait  à  la  pratique  des  vertus. 
L'exemple  des  chefs  réchauffait  ce  génie ,  et  ce 
qu'on  nomme  l'amour  de  la  patrie  était  porté  jus- 
qu'à l'enthousiasme.  Les  chefs  ou  Proteuons  com- 
posaient le  sénat  pendant  la  paix,  ils  étaient  les 
généraux  durant  la  guerre. 

Cet  état ,  consolidé  en  naissant  par  la  sagesse  de 
ses  administrateurs  ,  avait  fait  des  progrès  rapides. 
Une  horde  de  Barbares  le  menaçait  d'une  destruc- 
tion prochaine.  Il  fallait  ou  recevoir  le  joug  que 
la  férocité  allait  lui  imposer,  ou  se  mettre  à  la 
discrétion  d'un  grand  homme  qui  pouvait  être 
généreux  puisqu'il  était  brave.  L'amour  de  la  patrie 
l'emporta;  tout  était  perdu  d'un  côté,  l'espoir  sur- 
nageait de  l'autre.  Des  Scythes,  ennemis  fanatiques 
de  tous  les  étrangers ,  ne  savent  que  détruire  ;  un 
souverain  puissant  peut  savoir  conserver. 

Démosthène   s'était  immortalisé  en  déclamant 


S6  HISTOIRE 

contre  Philippe ,  en  rëcliauffani  des  foudres  de 
son  éloquence  les  âmes  refroidies  des  Athéniens  ; 
les  protevons  de  Cherson  s'illustrèrent  en  démon- 
trant que  le  véritable  amour  de  la  patrie  devait 
être  la  sauvegarde  de  l'existence  de  ses  habitans. 
((  Si  Milhridate  ,  disaient-ils ,  exige  de  l'or  et  des 
))  otages ,  c'est  nous  et  non  le  peuple  qui  souffrira  ; 
»  les  Scythes ,  au  contraire ,  nous  égorgeront  in- 
»  distinctement,  et  le  voyageur  étonné  cherchera  la 
»  place  où  Cherson  exista.  »  Le  zèle  des  magistrats 
entrauia  l'opinion  générale  ,  et  l'appui  de  Mithri- 
date  sauva  la  république.  Démosthène  et  les  pro- 
tevons n'étaient  animés  que  par  l'amour  de  la  pa- 
trie ,  et  néanmoins  ils  agissaient  en  sens  opposé , 
parce  que  les  circonstances  n'étaient  pas  les  mêmes 
pour  les  uns  et  pour  les  autres. 

L'histoire,  je  le  sais,  précise  dans  les  faits  qu'elle 
présente ,  n'adnjct  que  peu  de  réflexions  et  point 
d'épisodes  ;  mais  quand  on  traite  un  sujet  aussi 
froid  que  celui  qui  a  précédé ,  lorsqu'on  s'impose 
la  scrupuleuse  exactitude  de  laisser  à  ce  sujet  toute 
son  aridité ,  de  peur  d'altérer  le  vrai ,  serait  on 
condamnable  de  ramener  a  quelques  principes  du 
riissort  de  l'histoire,  et  qui  ont  eu  eux-mêmes  des 
époques  très-distinctes?  L'amour  de  la  patrie,  par 
exemple,  a  eu  ses  âges  aussi  prononcés  que  ceux 
des  moeurs.  Rome  a  vu  les  bons  principes  naître  , 
croître,  se  perfectionner ,  atteindre  l'héroïsme  qu'on 
ne  peut  conserver  long-temps  ,•  se  refroidir,  décroît 


BE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  87 

tre,  disparaître,  et  devenir  les  jouets  du  ridicule  et 
de  l'impudeur.  Quelques  êtres  privilégiés  sem- 
blaient ,  il  est  vrai ,  les  retracer  dans  chaque  siècle, 
mais  leur  exemple  restait  sans  effet,  parce  que 
l'impulsion  était  donnée ,  et  la  masse  de  la  nation 
pervertie. 

Cberson  nous  offre  un  amour  de  la  patrie  rai- 
sonné. Sera-ce  un  épisode ,  que  d'en  rappeler  les 
principes  ,  ou  sera-ce  un  devoir  d'historien  que 
nous  remplirons?  Dans  ce  doute , 

Amour  de  la  patrie» 

Ces  mots  ,  amour  de  la  patrie ,  remplissent 
toutes  les  bouches  et  laissent  souvent  un  vide  af- 
freux dans  les  cœurs.  Celui  qui  aime  la  religion  , 
le  gouvernement,  les  lois,  les  usages  de  ses  pères, 
aime  sa  patrie  ;  celui  qui  les  méprise  est  un  fac- 
tieux .  L'homme  qui  tient  à  la  beauté  du  climat ,  à 
la  richesse  du  sol ,  à  ses  propriétés,  à  ses  habitudes, 
s'aime  plus  que  son  pays.  Il  résulte  de  ces  prin- 
cipes incontestables,  qu'un  égoïsme  devenu  général 
par  la  décadence  des  bonnes  mœurs,  est  quelquefois 
confondu  avec  l'amour  de  la  patrie. 

Tout  homme  qui  n'aime  que  ce  qu'il  possède , 
n'a  que  ses  propriétés  pour  patrie  :  tout  homme 
qui  subordonne  son  intérêt  personnel  au  bonheur 
de  l'état  dans  lequel  il  vit ,  aime  véritablement  son 

Les  proscriptions ,  la  privation  de  la  fortune,  du 


88  HISTOIRE 

rang,  font  les  martyrs  de  l'amour  de  la  patrie  :  une 
ame  ferme  est  plus  forte  que  les  événemens,  qui  ne 
peuvent  l'abattre  ;  l'honneur  et  la  fidélité  dédom- 
magent de  tout. 

Des  postes  éclatans ,  des  richesses  subites  ,  des. 
bommages  reçus ,  des  inculpations  imprévues ,  la 
discorde  et  la  mort,  se  jouent  alternativement  des 
amis  de  l'innovation ,  dont  le  nom  de  la  patrie  est 
le  prétexte.  11  ne  s'agit  que  de  faussement  inter- 
préter le  principe  pour  tout  intervertir  ;  dès  lors , 
si  la  fidélité  fait  prendre  les  armes  à  ceux  qui  sont 
soumis  aux  lois  et  au  chef,  on  les  accuse  de  les 
porter  contre  leur  pays.  Qu'est-ce  donc  que  la 
patrie?  comment  la  définir  ?Nommera-t-on  ainsi  le 
territoire,  les  villes,  les  richesses?  Supprimez 
l'attachement  aux  lois ,  le  respect  et  l'obéissance 
dus  au  chef,  séparez  de  la  société  la  classe  fidèle  ^ 
que  restera-t-il  .'*  les  factieux  et  le  sol. 

Ainsi ,  dans  les  guerres  civiles  on  donne  le  nom 
de  vertu  à  l'opinion  des  révoltés  ;  ce  n'est  pas  alors 
le  grand  nombre  qui  décide  du  bon  droit,  il  réside 
dans  le  ccteur  de  ceux  qui  aiment  véritablement 
leur  pays. 

L'esprit  de  révolte  est  à  la  raison  ce  que  la  fièvre 
est  à  la  santé  ;  toute  révolte  est  un  premier  pas  vers 
la  destruction  d'un  état ,  toute  fièvre  peut  être  la 
première  marche  pour  descendre  dans  la  tombe. 

L'esprit  des  révoltés  est  peint  sur  leurs  bannières  : 
on  ne  le  retrouve  que  là  et  dans  la  licence.   On 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  89 

égorge  au  nom  de  la  patrie  ;  c'est  une  mère  qui  as- 
sassine un  grand  nombre  de  ses  enfans  avec  le  poi- 
gnard dont  elle  arma  leurs  frères.  Dès  lors  le  cou- 
rage est  séduit;  si  le  courage  raisonnait,  il  se 
nommerait  valeur  :  le  soldat  va  combattre  pour 
servir  les  passions  de  ceux  qui  le  font  marcher,  et 
croit  s'exposer  pour  son  pays  :  si  sa  valeur  était 
éclairée,  elle  lui  conseillerait  la  fidélité,  il  ne 
s'armerait  que  pour  elle  ;  il  imiterait  l'éléphant  des 
Carthaginois  qui ,  dans  la  plupart  des  batailles,  se 
révoltait  contre  ses  guides ,  et  renversait  les  lignes 
de  ceux  qui  l'avaient  dressé  au  carnage. 

On  a  très-mal  dit,  «  malheur  à  l'état  dont  le 
»  soldat  raisonne  !  »  ce  malheur  n'existera  que 
dans  les  cohortes  révoltées.  L'homme  valeureux , 
l'homme  d'honneur ,  l'homme  juste  n'a  que  la  fi- 
délité pour  solution  de  son  raisonnement  ;  cesse-t-il 
d'être  fidèle ,  c'est  à  ce  même  raisonnement  à  l'é- 
clairer sur  son  crime. 

Lorsque  dans  sa  colère,  l'Eternel  fait  naître  un 
prince  faible,  c'est  le  châtiment  qu'il  inflige  à  un 
état  ;  Famour  de  la  patrie  ne  peut  en  être  altéré  ;  un 
orage,  quelque  violent  qu'il  soit,  ne  change  point 
la  surface  de  la  terre  ;  il  n'enlève  que  ses  fruits. 

C'est  quand  on  Ta  perdue  ,  qu'on  prise  la  santé  ; 
c'est  durant  la  tempête  qu'on  apprécie  un  ciel  se- 
rein ;  c'est  qua^d  il  n'est  plus  ,  que  l'on  sent ,  que 
l'on  déplore  'a  perle  d'un  bon  roi  ;  mais  toujours 
égal ,  l'amour  de  la  patrie  ne  doit  point  éprouver 


90  HISTOIRE 

de  variations  ;  il  lie  par  les  générations  l'homme 
vivant  à  l'homme  mort ,  et  l'homme  qui  doit  naître 
à  celui  qui  existe  ;  leurs  obligations ,  leurs  devoirs  , 
ont  été ,  sont  et  doivent  être  les  mêmes  ;  les  inter- 
rompre ,  c'est  attaquer  le  bonheur  social ,  c'est  ou- 
vrir la  digue  qui  contient  les  passions,  et  qui  va 
former  une  cataracte  de  crimes. 

La  gloire  serait  une  chimère  si  les  héros  qu'elle 
élève  au-dessus  des  hommes ,  si  les  grands  lalens 
qu'elle  célèbre ,  devaient  perdre  leur  éclat  au  cri 
de  la  rébellion  !  Que  peuvent  les  hurlemens  des 
factieux  sur  la  mémoire  d'un  Marc-Aurèle ,  d'un 
Henri  IV ,  d'un  Pierre-le-Grand ,  d'un  Turenne  , 
d'un  Richelieu,  d'un  Bossuet,  d'un  Racine  !  L'amour 
de  la  patrie  s'unit  aux  actions  héroïques  et  vertueu- 
ses ,  au  génie ,  au  savoir  de  nos  ancêtres  :  renoncer 
à  leur  gloire,  c'est  insulter  à  l'amour  de  son  pays  ! 
S'il  était  permis  d'unir  l'amour  de  la  patrie  à  l'amour 
du  sol ,  ce  ne  pourrait  être  que  par  respect  pour 
les  cendres  de  nos  pères  ! 

Un  homme  fidèle  n'est  plus  le  compatriote  d'un 
révolté  ;  la  patrie  tient  moins  au  lieu  qui  nous  vit 
naître,  qu'à  l'amour  raisonné  que  nous  lui  portons  ; 
quoiqu'ils  naissent  parmi  nous ,  notre  pays  est-il 
la  patrie  des  Juifs  ? 

Ne  soumettons  pas  les  principes  de  l'honnêteté 
à  la  fougue  de  nos  passions  renaissantes  ;  ne  fesons 
consister  l'amour  de  la  patrie  que  dans  l'observation 
des  devoirs  ,  de  la  loyauté ,  de  la  fîdéhté,  des  vertus 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  Qï 

qui  ont  le  plus  conliibué  à  sa  gloire,  que  dans  un 
dévouement  constant  à  ce  que  ses  lois  nous  pres- 
crivent, que  dans  une  disposition  habituelle  de  sa- 
crifier nos  intérêts  personnels  à  ceux  de  notre  pays. 
Si  au  contraire  nous  nommons  amour  de  la  patrie 
l'égoïsme ,  Je  trouble  et  la  rébellion ,  nous  arrachons 
les  plus  belles  feuilles  de  notre  histoire  pour  les 
remplacer  par  un  tissu  de  crimes ,  nous  insultons 
à  la  mémoire  de  nos  aïeux  en  ne  les  imitant  pas ,  et 
nous  répondons  des  malheurs  des  générations  pré- 
sentes et  futures. 

Les  souverains  n'ont  qu'un  moyen  de  faire  aimer 
la  patrie,  c'est  d'être  constamment  fermes  dans 
l'exécution  du  pacte  social  qui  les  unit  à  leurs  sujets. 
Quand  on  viole  un  contrat  originairement  consenti 
par  une  nation ,  on  commence  par  affaiblir  son 
esprit,  et  bientôt  on  le  détruit.  Chaque  peuple  a 
une  courbure  naturelle,  que  ses  mœurs  et  ses  lois 
lui  ont  donnée  ;  inclinez-la  davantage ,  n'importe 
en  quel  sens ,  le  ressort  cassera.  L'amour  de  la  patrie 
doit  être  toujours  séparé  des  mesures  extrêmes;  ce 
qui  cesse  d'être  naturel  lui  devient  étranger  ;  même 
pour  ajouter  à  sa  gloire ,  il  faut  savoir  réfléchir , 
combiner,  peut-être  même  éviter  de  brillans  ré- 
sultats, fondés  sur  des  moyens  violens.  (i) 

(i)  On  doit  se  méfier  de  tous  ceux  qui  affectent  dans  leurs 
discours  un  grand  attachement  pour  leur  patrie  et  pour  les 
lois  qui  la  gouvernent  :  il  n'est  qu'une  manière  de  prouver 
qu'on  les  respecte ,  c'est  de  leur  obéir. 


92  HISTOIRE 

La  ville  qui  nous  a  vu  naître  ,  les  lieux  où  noire 
enfance  a  coulé  des  jours  heureux,  les  compagnons 
de  nos  jeux  innocens ,  la  première  beauté  qui  porta 
dans  nos  sens  le  trouble ,  l'agitation  ,  le  désir  et  le 
bonheur,  sont  des  souvenirs  éternels  :  c'est  le  beau 
lointain  de  l'horizon  de  la  vie ,  mais  cela  ne  peut 
constituer  l'amour  de  son  pays  :  c'est  pour  elle  qu'il 
faut  aimer  sa  patrie ,  et  non  pour  soi;  on  doit  la 
considérer  comme  une  réunion  de  gens  fidèles , 
soumettant  également  à  ses  intérêts  celui  qui  com- 
mande et  ceux  qui  obéissent.  On  doit  l'envisager 
comme  la  source  du  bonheur  général  d'où  naît  le 
bonheur  particulier,  puisque  les  variations  qu'on 
lui  ferait  éprouver  ne  seraient  indifférentes  pour 
personne. 

CHAPITRE  XII. 

Continuation  du  précédent. 

La  bonne  foi  régnait-elle  dans  l'abandon  que  les 
protevons  firent  de  leur  république  en  faveur  de 
Mithridate?  il  est  vraisemblable  que  non.  Conduits 
par  une  nécessité  impérieuse ,  ils  lui  obéissaient 
en  choisissant  le  moindre  de  deux  maux.  Les  ma- 
gistrats se  jetaient  dans  les  bras  du  roi  de  Pont, 
comme  dans  un  naufrage  on  saisit  le  premier  objet 
qui  se  présente  ;  c'était  aimer  sa  patrie  que  d'em- 
pêcher sa  destruction  prochaine,  et  c'était  agir  bien 
sagement  que  de  gagner  un  temps  précieux  :  l'évé- 
Bemenl  prouva  qu'ils  avaient  bien  raisonné. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  9? 

(i  i3  ans  avant  J.-C.)  Sciluros ,  roi  desTauriens 
vers  l'Occident ,  préféra  opposer  la  force  ,  et  mé- 
prisa la  politique  :  il  comptait  sur  son  courage,  sur 
son  expérience  militaire,  sur  les  secours  de  ses  cin- 
quante fils  (i)^  et  principalement  sur  sa  réputation 
nouvellement  assurée  par  la  défaite  des  Scythes. 

La  place  occupée  par  l'ancienne  Chersonèse 
forme  une  partie  de  l'isthme  qui  unit  la  petite  pres- 
qu'île à  la  grande  ;  (2)  une  muraille  élevée  par  les 
Héracliens  fortifiait  le  passage  qu'il  fallait  forcer  ; 
Sciltiros  avait  de  plus  trois  fortes  citadelles ,  Pala- 
cium,  Cafum,  Néapolis.  (3) 

Tous  ces  obstacles  s'opposèrent  en  vain  au  génie 
de  Midiridate  dirigeant  des  troupes  bien  discipli- 
nées. Sciluros  (4)  périt  avec  ses  fils.  Le  roi  de  Pont 
se  rendit  maître  de  la  Tauride ,  et  fit  ajouter  six 
cents  tours  à  la  muraille  qui  défendait  l'isthme. 

Par  l'abdication  dePaerisadès,  Mithridate  réunit 
aussi  le  royaume  de  Bosphore  à  la  république  de 

(i)  Apollonius  lui  en  donne  quatre-vingts;  Plutarque 
aussi,  Traité  du  trop  parler ,  c.  29;  Possidonius  ne  lui  en 
accorde  que  cinquante.  Voyez  Strabon,  I.  7. 

(2)  Cette  muraille  aboutissait  au-dessus  de  Taphros;  Assan- 
dre  réleva. 

(3)  Forma  Léoni ,  t.  2. 

(4)  C'est  de  ce  roi  que  les  Hollandais  ont  emprunté  leur 
devise.  Il  présenta  une  baguette  à  chacun  de  ses  fils,  l'in- 
vitant de  la  rompre.  Il  unit  toutes  les  baguettes  et  offrit  le 
iaisceau  qu'on  ne  put  briser.  Plutarque ,  ubi  supra. 


g4  HISTOIRE 

Cherson  ;  il  donna  ces  nouveaux  états  à  Macliarès , 
l'un  de  ses  fils. 

Cependant  les  choses  changèrent  de  face  en  Tau- 
ride  ,  par  la  victoire  que  Lucullus  remporta  sur  le 
roi  de  Pont.  Ce  prince ,  dans  une  nécessité  urgente , 
fait  demander  des  secours  aux  Tauriens  et  aux  Bos- 
phoriens  ;  mais  Macharès  préféra  de  trahir  son  père, 
au  risque  de  perdre  une  couronne  qu'il  n'était  pas 
digne  de  porter.  Les  Scythes  de  l'occident  du  Pont- 
Euxin  aimèrent  mieux  s'expatrier  sous  la  conduite 
d'Odin ,  que  prendre  parti  dans  une  guerre  dont 
le  but  était  de  les  asservir.  Odin  quitta  les  bords  du 
Borysthène  et  alla  conquérir  la  Scandinavie,  (i) 

Pompée  remplace  Lucullus  ,  bat  Mithridale, 
s'empare  d'Aspis  (2) ,  où  étaient  ses  trésors.  Tou- 
jours redoutable  ,  puisqu'il  ne  perdait  Jamais  ni 
le  courage  ni  l'espoir,  Mithridate  hasarde  un  se- 
cond combat,  il  est  battu  de  nouveau,  il  se  retire 
sur  le  Bosphore.  Son  fils  prévoit  la  vengeance  d'un 
père  irrité  ,  et  se  donne  la  mort.  (3) 

Par  les  mêmes  motifs  qui   avaient   déterminé 


(i)  Le  nom  d'Odin  a  été  révéré  en  Suède,  en  Norwège  et 
en  Danemarck;  il  paraît-beaucoup  plus  ancien  que  l'époque 
citée  ;  il  se  rapportait  aux  héros  de  ces  pays ,  et  même  à 
leurs  divinités.  Le  chef  des  Scythes  ne  l'a  vraisemblable- 
ment porté  que  pius  tard.  Nous  y  reviendrons. 

(2)  Plutarque,  in  Pomp,  Appian,  in  Mithrid. 

(3)  Strabon,  ubi  supra. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  qS 

Cherson  à  ouvrir  ses  portes  à  M  ithridate  vainqueur, 
elle  les  ferma  au  monarque  vaincu  ;  Théodosie  , 
Phanagorie ,  tout  le  Bosphore  l'imitèrent  et  se 
rendirent  aux  Romains. 

(64  ans  awant  J.-C)  Pharnace,  un  autre  fils  de 
Mitliridate  et  celui  qu'il  aimait  le  plus,  abandonna 
son  père.  L'exemple  de  Pharnace  entraîna  la  révolte 
de  l'armée.  L'horrible  Pharnace  oblige  son  père  a 
s'empoisonner;  ses  états  sont  livrés  aux  Romains  (t) 

A  jamais  soit  méprisée  celte  politique  atroce  qui 
récompense  le  parricide  !  Pharnace,  dégouttant  du 
sang  de  son  père  (2),  est  applaudi  par  Rome  et 
nommé  roi  tributaire  du  Bosphore.  Quelle  con- 
fiance pouvait-on  avoir  dans  un  allié  qui  avait  violé 
ce  que  la  nature  ,  la  religion  et  la  reconnaissance 
ont  de  plus  saint?  Aussi  ce  fils  dénaturé  fut-il  un 
perfide  qui  essaya  de  secouer  le  joug  de  Rome. 
Jules- César  (3)  le  battit^  et  Assandre,  usurpateur 


(i)  Velleius  Paterculus,  1.  2,  c.  4o-  H  faut  lire  ce  dernier 
auteur  pour  prendre  une  idée  des  richesses  qui  devinrent 
la  proie  des  Romains. 

(2)  L'effet  du  poison  fut  très-lent,  Mithridate  s'y  était 
accoutumé  :  son  fils  le  trouva  encore  respirant  et  lui  plongea 
son  épée  dans  le  cœur.  Quelle  devait  être  la  forte  constitu- 
tion de  ce  roi  !  il  s'était  déjà  poignardé,  et  par  son  ordre, 
un  Gaulois  lui  avait  traversé  le  corps  avec  son  arme.  Fbjez 
Appien,  Mithrid.  ^  §.  117. 

(3)  Ce  fut  alors  que  César  écrivit  ces  mots  si  fameux  ; 
Veniy  vidly  vici. 


gÔ  HISTOIRE 

du  Bosphore,  le  tua  par  trahison  (i).  César  aimait 
particulièrement  un  fils  naturel  de  Mitliridate ,  et 
aurait  désiré  le  voir  maître  du  Bosphore  ;  mais  il 
succomba  en  perdant  une  bataille  contre  Assandre. 
Celui-ci  fut  oublié  sous  le  triumvirat  ;  usurpateur 
d'un  petit  état ,  il  profita  de  la  lutte  pour  l'usurpa- 
tion du  plus  grand  des  empires  ,  et  finit  ses  jours 
sous  Auguste ,  aussi  heureux  que  lui. 

C'est  ici  le  lieu  d'observer  combien  cette  époque 
de  la  défaite  de  Mitliridate  accéléra  la  chute  de  la 
république  romaine,  et  combien  elle  fut  fatale  aux 
bonnes  mœurs  :  un  luxe  effréné  naquit  des  richesses 
immenses  que  valut  la  conquête  de  tant  de  pro- 
vinces qui  avaient  alimenté  le  commerce  de  l'Orient 
et  du  Nord.  On  n'a  jamais  assez  parlé  des  trésors 
de  Mithridate.  Ce  prince,  avec  la  hardiesse,  l'in- 
trépidité d'Annibal  ,  avait  comme  lui  voué  une 
haine  éternelle  au  peuple  romain  ;  mais  son  ava- 
rice et  sa  cruauté  obscurcissaient  ses  talens  mili- 
taires et  la  force  de  son  caractère  indomptable.  On 
oubliait  le  grand  homme,  quand  on  le  voyait 
piller  les  temples  ;  on  détestait  ce  caractère  in- 
flexible ,  quand  on  savait  que  son  but  était  de  tout 
s'approprier.  Ce  que  l'Asie  renfermait  de  plus  rare, 
en  bijoux ,  en  pierres  précieuses,  Mithridate  l'avait 
exigé  de  chaque  prince  avec  lequel  il  traitait  se- 
crètement, et  comme  nantissement  de  son  traité. 

(i)  Appian.,  in  Mithrid. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  97 

ïl  avait  su  inspirer  aux  Asiatiques  une  si  grande 
aversion  contre  la  domination  romaine ,  qu'il  n'eut 
qu'à  rendre  public  son  projet  de  les  combattre  pour 
faire  entrer  dans  ses  caisses  tout  l'or  dont  l'Asie 
pouvait  disposer  (i).  A  ces  moyens  de  ramasser 
des  richesses  immenses,  il  faut  ajouter  les  confis- 
cations qu'il  se  permettait,  et  la  cupidité  avec  la- 
quelle il  traitait  les  vaincus.  Pour  concevoir  jus- 
qu'où allait  son  luxe  personnel ,  il  ne  faut  citer 
que  le  fourreau  de  son  épée,  estimé  quatre  cents 
talens  (1)  ,  c'est  à-dire  environ  un  million  neuf  cent 
mille  livres  de  notre  monnaie. 

Si  Lucullus  s'enricliit,  Pompée  enrichit  l'ar- 
mée; les  chefs  rapportèrent  à  Rome  les  vases  les 
plus  riches,  des  urnes  d'or  entourées  de  pierrieries. 
Les  simples  soldats  avaient  dans  deux  ou  trois  bi- 
joux ,  de  quoi  faire  la  fortune  de  leur  fanâlle  •  le 
temple  de  Saturne ,  à  Rome,  regorgea  de  ricliesses  , 
quoi qu  il  ne  renfermât  pas  la  dixième  partie  de  ce 
qu'on  avait  pillé.  (  \) 

(i)  Quel  devait  être  le  pouvoir  de  Mithridate  en  Asie  :  il 
s'appropriait  son  or  et  ses  effets  précieux;  il  disposait  de 
la  vie  des  Romains  répandus  sur  son  territoire  au  point  d'en 
faire  égorger  quatre-vingt  mille  dans  un  jour;  quinze  mille 
Asiatiques  étaient  dans  le  secret,  qui  ne  fut  pas  violé.  Dion, 
Valer.  Maxim,  et  Appian. 

(2)  Pline,  1.  10,  c.  2.;  Plutarq. ,  Fiia  Pomp.  ;  Ammien 
Marcellin,  1.  16. 

(3)  Velleius  Paterc.,1.  2,  c.  40.  FragmensScjth.  du  comte 

I-  7 


gS  HISTOIRE 

Avec  une  aussi  grande  abondance  de  superflui- 
tës,  les  Romains  acquirent  le  luxe  des  arts,  sans 
néanmoins  former  des  artistes;  de  même  qu'un 
possesseur  d'une  belle  galerie  a  le  luxe  des  ta- 
bleaux sans  être  peintre. 

(  54  ans  assaut  J.-G.  )  Les  Gètes  s'emparèrent  de 
Borysdiênis  :  nous  citons  cet  événement  pour  faire 
observer  que  le  nom  gète  ou  goili  fut  donné  par  les 
Romains,  au  même  peuple  que  les  Grecs  avaient 
appelés  Scythes, 

Depuis  que  Cherson  est  devenue  province  ro- 
maine ,  jusqu'au  règne  d'Adrien ,  elle  ne  peut  nous 
fournir  que  des  faits  relatifs  à  l'bistoire  ecclésias- 
tique ;  plein  de  respect  pour  ces  objets  de  notre 
culte ,  nous  craindrions  de  ne  pas  les  rapporter 
d'une  manière  digne  de  leur  importance.  Auguste 
avait  envoyé  Scribonius  pour  commander  l'armée 
dans  le  Bosphore  ;  ce  chevalier  romain  épousa 
Djnamis  ,  vieille  princesse  et  veuve  du  dernier  roi; 
il  espéra ,  et  par  ce  mariage  et  par  la  qualité  qu'il 
prit  de  petit-fils  de  Mithridale,  de  monter  sur  le 
trône  qu'Auguste  l'avait  chargé  de  surveiller.  Les 
Bosphoriens  le  laissèrent  agir,  et  l'égorgèrent  dans 
le  temps  où  il  comptait  le  plus  sur  leur  amitié. 
Scribonius  était  faible;  un  chef  sans  énergie  est  un 
pilote  sans  boussole. 

Potocki,  p.  80  ,  t.  I.  Pompée  plaça  dans  le  temple  du  Capi- 
tule la  collection  des  pierres  gravées.  Pline,  1.  87,  §.  5; 
Strabon,  1.  12  et  14. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  QC) 

Pendant  le  uiumvirat ,  Antoine  avait  donné  à 
son  ami  Polémon  les  royaumes  d'Arménie  et  de 
Pont;  Auguste  y  ajouta  celui  de  Bosphore  :  le 
nouveau  monarque  épousa  aussi  celte  Djnamis  , 
dont  la  main  semblait  être  un  des  attributs  de  la 
couronne,  (i) 

(  i4  ans  assaut  J.-C.)  Tliéodosie  faisait  alors 
pariie  des  états  du  Bosphore  ;  Polémon  ruina 
Tanaïs  située  à  l'embouchure  du  fleuve  de  ce 
nom  ,  mais  il  fut  surpris  par  les  Scvlhes  qui  occu- 
paient la  cote  orientale  des  Palus  Méotides ,  et  qui 
le  firent  périr. 

Pythodorès  ou  Pithédinas ,  seconde  femme  de 
Polémon,  lui  succéda;  après  elle  vint  Col}  5,  fils  du 
roi  de  Thrace,  qui  fut  remplacé  parSauromateP'  (2). 
Sauromale  11  V('cut  sous  Trajan;  cet  empereur  fit 
en  personne  la  guerre  contre  les  Daces.  «  La  Mol- 
wdavie,  la  Valachie,  les  bords  du  Dniester,  du 
»  Bog,du  Dnieper,  reçurent  des  garnisons  romai- 
»  nés.  Trajan  fut  surnommé  le  Dacique  ^  en  faveur 
i)  de  la  victoire  qu'il  remporta  sur  Décébale,  dernier 


(i)  Dynamis  avait  alors  cinquante  ans.  Polémon  était  fils 
du  rhéteur  Zenon.  Voyez  Strabon,  1.  12,  p.  678;  Dion, 
p.  407  et  538. 

(2}  Nous  avans  déjà  annoncé  que  nous  passerions  sous 
silence  les  règnes  sur  lesquels  nous  manquons  d'autorités  : 
il  doit  en  être  ainsi  des  Rhespucoris  P*^  et  11^,  qu'on  ne 
connaît  que  par  deux  médailles  d'or. 


lOO  HISTOIRE 

»  roi  des  Daces,  et  la  colonne  trajane  fut  élevée  en 
»  mémoire  de  cette  expédition.  »  (i) 

Pompée  enrichit  l'état  par  la  guerre  de  Mitliri- 
date  ;  les  victoires  de  Trajan  l'appauvrirent.  Pom- 
pée combattit  un  ennemi  puissant  et  possesseur 
de  riches  provinces  ;  Décéhale  n'occupait  que  des 
déserts;  il  fallut  les  garder  avec  des  garnisons 
d'autant  plus  fortes ,  que  les  Daces  combattaient  à 
la  manière  des  Scythes,  et  qu'ils  se  réunissaient 
quand  on  les  attendait  le  moins.  La  dépopulation 
de  l'Italie  fut  causée  par  des  transmigrations  que 
Trajan  autorisa  :  des  soldats  romains  furent  trans^ 
portés  jusqu'au  bord  du  Tanaïs;  là,  bien  loin  de 
goûter  cette  heureuse  indépendance  ,  après  laquelle 
soupire  le  vainqueur  chez  un  peuple  soumis ,  ils 

(i)  Pour  saisir  cette  partie  de  l'histoire,  il  faut  être  bien 
fixé  sur  les  noms  des  peuples  ,  et  ne  pas  faire  occuper 
par  les  uns  ce  qui  était  le  patrimoine  des  autres.  Quelques 
auteurs  prétendent  que  les  Daces  habitaient  les  bords  du 
Danube  ,  d'où  ils  se  retirèrent  en  Norwège  ;  peut-être  ont- 
ils  confondu  cette  émigration  avec  celle  d'Odin.  D'autres 
les  confondent  avec  les  Gètes,  et  par  conséquent  en  font 
des  Scythes. 

Les  Daces,  vaincus  par  Trajan,  avaient  la  même  langue  , 
les  mêmes  usages ,  les  mêmes  mœurs ,  que  les  Gètes  et  les 
Thyri-Gètes.  On  peut,  je  pense,  assigner  pour  véritable 
situation  à  la  Dacie,  la  Haute-Hongrie,  la  Transylvanie,  la 
Valachie  et  la  Moldavie.  Par  cette  position,  on  ne  la  con- 
fondra pas  avec  la  Dacie  aurélienne ,  colonie  fondée  par  Au- 
rélien  entre  les  deux  Mœsies. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  10 1 

furent  sans  cesse  en  alarmes  et  harcelés  par  des 
nations  grossières  ,  mais  jalouses  de  leur  liberté. 
A  ces  désagrémens  se  joignirent  ceux  d'un  climat 
différent  et  des  privations  multipliées.  Ces  con- 
quêtes,  après  avoir  coûté  beaucoup  de  guerriers , 
beaucoup  d'or,  après  avoir  arraché  à  l'Italie  ses  ou- 
vriers et  ses  cultivateurs,  ne  rapportèrent,  comme 
le  dit  un  moderne  (i)  ,  que  la  connaissance  d'un 
pays  ignoré  jusque-là  et  qu'on  payait  trop  chère- 
ment. 

{An  T2^  de  notre  ère.)  Adrien  plaça  CotysII  sur 
le  trône  de  Bosphore.  Cet  empereur  resserra  les 
limites  de  l'empire ,  et  leur  donna  pour  bornes ,  à 
l'orient  et  au  nord,  TEuphrate,  le  Phase  et  le  Bo- 
rysthène.  La  Méotide ,  la  Tauride,  les  côtes  sep- 
tentrionales de  la  mer  Noire  furent  abandonnées  à 
des  rois  tributaires  :  Théodosie  devint  un  désert, 
Dioscuriade  cessa  d'être  l'entrepôt  de  la  Tauride  ; 
les  Sarmates  régnaient  dans  ce  pays. 

Cherson  sentant  combien  il  était  intéressant  pour 
elle,  non-seulement  de  ne  pas  fléchir  sous  le  joug 
de  ces  peuples ,  mais  même  de  rester  inséparable- 
ment attachée  à  Rome,  refusa  de  recevoir  des  étran- 
gers, et  continua  à  se  déclarer  tributaire  des  Ro- 
mains. 

{An  i32.)  Antonin  disposa  deux  fois  du  Bos- 
phore :  en  premier  lieu  en  faveur  de  Rimitaliès  ou 

(i)  Forma  Leoni ,  t.  2,  p.  56. 


ÎO^  HlSTOIPvE 

Rliametaliès  ;  il  l'accorda  ensuite  à  Eupator  (i).  A 
daier  de  ce  règne  jusqu'à  celui  de  Sauroraate,  fils  de 
Rhescuporis,  nous  n'avons  rien  de  bien  avéré.  (12) 

(-^«  292.)  Sauromate,  quatrième  fils  de  Rhes- 
cuporis (3),  fut  un  conquérant.  Son  courage  peu 
réfléchi  lui  fît  entreprendre  tout  ce  que  l'ambition, 
dirigée  parmi  génie  ardent,  peut  oser.  Il  subjugua 
le  Bosphore,  franchit  les  bornes  qui  le  séparaient 
de  fempire  romain  ,  battit  Constance  leur  général , 
et  défia  Dioclétien  leur  empereur. 

Constance  conseilla  à  son  maître  d'ordonner  à  la 
république  de  Cherson  de  prendre  les  armes,  et  de 
porter  la  guerre  dans  le  Bosphore. 

Nous  répétons  cet  ordre  pour  faire  cesser  le  vide 
que  nous  avons  trouvé  jusqu'ici  sur  Thistoire  de 
Cherson ,  et  pour  en  tirer  une  conséquence  bien 
naturelle.  Puisque  le  chef  de  l'empire  invite  Cher- 


(i)  Lucien,  dans  Toxaris ,  raconte  un  roman  qui  ne  peut 
se  rapporter  qu'à  Eupator. 

(2)  Sauromate  fut  le  premier  roi  sarmate;  c'est  vers  ce 
temps  que  les  Chersonites  embrassèrent  la  religion  chré- 
tienne. Kriinilz,  Encjclop. ,  53  ;  Thoil,  Scite  ,  l\\^. 

Ce  fut  à  la  mort  de  Cotys  II  qu'Arrien  envoya  à  l'empe- 
Feur  Adrien  son  Périple  du  Pont-Euxin:  Arrien,  in  Periplo 
Ponti-Euxini. 

(3)  M.  Cari  réfute  un  passage  de  Const.  Porph.,  c.  57, 
de  Admin.  imp. ,  où  il  nomme  Criscon,  fils  d'Or,  à  la  place 
de  Sauromate ,  quatrième  fils  de  Rhuscoporis.  Hlst,  des 
rois  du  Bosphore  y  ^,  bo  et  81. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  lo3 

son  à  combattre  un  ennemi  déjà  vainqueur  des 
Romains ,  il  est  évident  que  cette  république  avait 
alors  des  forces  proportionnées  à  Faccroissement  de 
son  territoire  et  de  son  commerce.  Ainsi  le  silence 
gardé  par  les  historiens  ne  prouve  rien  contre  cet 
état  ;  tout  porte  à  le  croire  déjà  puissant.  Il  défit 
les  Sar mates  et  reconquit  le  Bosphore. 

En  récompense  de  la  fidélité  et  du  courage  de 
la  république  de  Cherson,  Dioclétien  supprima  le 
tribut  qu'elle  payait  à  Rome,  lui  accorda  divers  pri- 
vilèges ,  et  la  combla  de  marques  de  son  estime,  (i) 

La  paix  avec  les  Sarmates  ne  fut  pas  de  longue 
durée ,  puisqu'il  parait  que  Sauromate  IV  fut  battu 
par  Dioclétien  (2).  Peu  après,  les  Chersonites  dé- 
firent Sauromate  V,  et  conquirent  une  portion  de 
ses  états. 

Des  succès  plus  brillans  encore  étaient  réservés 
aux  Chersonites  :  l'empereur  Constantin  les  appela 
à  son  secours  ;  ils  battirent  les  Scythes  sur  les  bords 
du  Danube,  et  reçurent  en  récompense  une  statue 
d'or  revêtue  du  manteau  impérial.  (3) 

Cherson  eut  une  autre  guerre  à  soutenir  contre 
les  Bosphoriens  :  nous  trouvons  à  cette  occasion  un 
exemple  fameux  de  ces  combats  en  champ -clos  , 
institués  par  Satyre.  Sauromate  VI  et  le  protevon 

(i)  Pline,  Hist.  ,1.  4?  c.  12. 

(2)  Hist.  de  la  Tauride ,  t.  1  ,  p.  383. 

(3}  Const.  Porpli. ,  de  Admin.  imp. 


I04  HISTOIRE 

d^e  Cherson  entrèrent  en  lice;  le  roi  succomba,  et 
les  Bosplioriens  furent  afFrancliis  (  i).  Cet  état  d'in- 
dépendance ne  fut  pas  long,  les  Sarmates  reparu- 
rent ayant  Assandre  à  leur  tête  ;  mais  ce  dernier 
roi  de  Bosphore  fut  détrôné  parles  Huns.  (^^^76.) 
Avant  de  continuer  l'histoire  de  la  Tauride,  il  faut 
faire  connaître  ce  peuple.  (2) 


(i)  Const.  Porph. ,  de  Admin.  imp. ,  c.  53  ,  donne  le  détail, 
de  ce  combat.  On  le  trouve  aussi  dans  M.  Cari,  Hist.  des 
rois  de  Thrace  et  du  Bosphore  cimmêrien,  p.  85. 

(2)  En  terminant  l'histoire  du  Bosphore,  il  faut  regretter 
les  lacunes  qui  se  sont  si  souvent  répétées.  Ainsi  l'Iconogra- 
phie ancienne  doit  venir  à  notre  secours;  elle  nous  fait  con- 
naître les  rois  Rhuscoporis,  Ininthimérus  ,  Técranès,  Thol- 
horses  ;  mais  on  ne  peut  lier  des  événemens  avec  des  noms 
propres.  On  a  fixé  à  l'année  33o  l'extinction  des  rois  du 
Bosphore,  et  nous  l'attribuons  à  Tan  376,  sous  le  règne 
d' Assandre.  Const.  Porph.,  1.  53,  p.  214,  dit  formellement 
que  ce  roi  régnait  sur  le  Bosphore. 

11  est  impossible  de  réfuter  le  témoignage  d'une  médaille 
reconnue  pour  antique;  mais  il  faut  aussi  ne  pas  perdre  de 
vue  que  dans  chaque  guerre ,  chacun  prenait  un  titre  à  son 
gré,  et  que  les  divers  partis  frappaient  des  médailles  au  nom 
de  leurs  chefs.  Il  est  de  même  très -possible  que,  suivant 
Fusagedes  Romains,  les  rois  du  Bosphore  associassent  leurs 
fils  ou  leurs  frères  à  l'empire.  Mais  que  conclure  de  toutes 
ces  observations,  si  ce  n'est  que  l'historien  doit  être  exact, 
qu'il  lui  faut  des  preuves,  et  qu'il  ne  doit  rien  accorder 
aux  probabilités. 

La  suite  des  rois  du  Bosphore,  par  le  secours  des  mé- 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  I o5 

CHAPITRE  XIIL 
Des  Huns. 

L'empire  des  Huns  fut  fonde  par  Tchung-Goei 
environ  douze  cents  ans  avant  notre  ère.  Jusqu'à 
l'époque  Oii  régna  Démétrius  Poliorcète ,  fils  çY^n- 
tigonus ,  on  ne  sait  presque  rien  de  ce  qui  concerne 
les  Huns.  Après  la  mort  d'Alexandre,  ses  capitaines 
opprimèrent  la  Grèce.  Dans  cette  confusion  géné- 
rale, sous  le  règne  de  Tambition  commune  aux 
chefs  de  tous  les  partis ,  la  Macédoine  était  restée 
au  premier  occupant;  Pyrrhus,  Poliorcète,  Ly- 
simaque,  Séleucus  se  succédèrent  presque  sans 
interruption.  Les  Huns  habitaient  la  partie  de 
la  Scythie  qu'ils  venaient  de  conquérir,  et  qu'on 
nomme  Tatarie.  Profilant  des  troubles  qui  divi- 
saient les  grandes  nations,  ils  dévastèrent  la  portion 
de  la  Tatarie  où  ils  ne  s'étaient  pas  encore  fixés , 
et  poussèrent  leurs  conquêtes  jusqu'aux  rives  de  la 
mer  Caspienne. 

(  Jln  37 G.  )  Sous  le  règne  de  Valens  (i)  ,  ils  se 
dirigèrent  sur  les  Palus  Méotides  y  et  laissant  après 
eux  des  traces  de  sang  et  de  flaînmes ,  livrant  des 
combats  toujours  à  leur  avantage,  traversant  les 

dailles,  a  été  donnée  par  M.  Cari,  et  après  lui  par  M.  Vis- 
eonti. 

(i)  Ammien  Marcellin,  1.  2  et  4. 


I  o6  HISTOIRE 

Palus,  portant  l'épouvante  et  la  désoladon  chez 
les  riverains  du  Tanaïs  ,  ils  conquirent  la  Tauride, 
subjuguèrent  les  Ostrogoths,  s'emparèrent  des  pro- 
vinces situées  au  midi  du  Dniester  et  au  nord  du 
Danube. 

Les  Huns  faisaient  partie  de  cette  masse  d'hommes 
qui  se  re'pandait  par  torrens,  ne  respirant  que  le 
pillage  et  le  désordre.  On  les  a  vus  sous  Attila  pé- 
nétrer dans  l'occident  de  l'Europe,  passer  le  Rhin , 
conquérir  le  nord  des  Gaules,  prendre  Orléans,  et 
périr  aux  champs  de  Mauriac  sous  les  coups  d'Ac- 
lius  et  de  Théodoric. 

Attila  seul  était  aussi  à  redouter  que  son  armée  ; 
sauvé  du  massacre  général ,  il  se  retire  en  Pannonie; 
il  fait  partir  des  émissaires  qui  reparaissent  bientôt 
avec  des  nuées  de  combattans  ;  ce  fut  alors  que  les 
Huns  donnèrent  à  ce  pays  le  nom  de  Hongrie, 

Avec  ces  forces  nouvelles ,  Attila  conçut  des  pro- 
jets encore  plus  vastes,  et  communiqua  son  énergie 
à  des  hommes  disposés  à  partager  tous  ses  périls; 
il  les  lia  par  les  sermens  en  usage  entre  eux ,  et 
fondit  sur  l'Italie.  A  la  vue  de  cette  race  de  gens 
inconnus,  à  leur  costume,  à  leurs  cris  féroces,  tout 
trembla  devant  eux  :  Aquilée  fut  détruite,  Milan 
pillée,  Pavie  désolée;  et  celui  qui  se  qualifiait  le 
fléau  de  Dieu,  tourna  ses  pas  vers  Rome.  La  do- 
minatrice du  monde  eut  recours  aux  prières  et  à 
l'humiliation  ;  Valentinien  acheta  la  paix  par  tous 
les  sacrifices  possibles,  et  la  superbe  Rome  s'abaissa 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  IO7 

jusqu'à  devenir  iribulaire  d'un  barbare  énergique- 
ment  féroce. 

Attila  rendit  formidable  le  nom  des  Huns;  il 
revint  sur  le  Danube ,  où  il  forma  le  plan  d'une 
nouvelle  invasion  des  Gaules  ;  sa  mort  renversa  ce 
projet  et  laissa  respirer  l'humanité  :  il  céle'brait 
une  orgie  qui  prostituait  le  nom  de  fête ,  et  fut 
suffoqué  par  des  liqueurs  fortes  dont  il  avait  bu 
avec  excès,  (r) 

Quels  hommes  devaient  être  ceux  qui  avaient 
un  chef  tel  qu'Attila!  Tout  ce  que  l'art  le  plus  lior- 
riblement  barbare  pouvait  inventer  pour  rendre 
affreux  était  employé  par  les  Huns.  La  beauté,  que 
la  nature  leur  avait  refusée,  car  ils  étaient  petits  et 
mal  faits,  aurait  pu  êîre  remplacée  par  une  tenue 
guerrière  et  par  une  gr.inde  propreté.  Loin  de  là , 
ils  se  déchiraient  le  visage  de  manière  que  la  barbe 
ne  poussât  qu'enire  les  cicatrices;  ils  découpaient 
la  peau  de  leur  front  afin  qu'elle  retombât  sur  le 
nez,  quelquefois  elle  couvrait  les  sourcils.  Mauvaise 
foi,  fourberie,  haine  éternelle  ,  parjure,  cruauté, 
violence,  n'inspiraient  parmi  eux  aucun  sentiment 
de  reproche,  aucun  sujet  de  mé[>ris;  ils  ignoraient 
jusques  aux  mots  de  religion  et  d'humanité.  Une 
seule  vertu  pour  eux  c'était  l'amour  de  la  guerre. 


(1)  Consultez  les  Fragmens  sur  la  Scjthie ,  ouvrage  rem- 
pli d'instruction,  du  comte  Jean  Potocki,  t.  2 ,  p.  60. 
Lisez  sur  les  Huns,  Prosper,  Gibbon ,  Jornandès ,  Procop. 


ÏOS  ,       HISTOIRE 

Leur  vie  était  errante,  les  plus  grandes  fatigues  ne 
leur  coûtaient  rien ,  l'espoir  du  pillage  aplanissait 
tout  et  faisait  tout  supporter.  C'est  ainsi  qu'une  pas- 
sion dominante  entraîne  toujours  les  hommes,  et 
embellit  jusqu'aux  difficultés  qu'ils  doivent  sur- 
monter pour  la  satisfaire. 

Quelques  racines ,  et  de  la  chair  crue  ou  seule- 
ment mortifiée  sous  la  selle  de  leurs  chevaux  ,  com- 
posaient leur  nourriture  :  ils  combattaient  sans  or- 
dre en  poussant  de  grands  cris;  leurs  chevaux  légers 
les  fesaient  disparaître  un  instant,  puis  ils  retom- 
baient par  milliers  sur  l'ennemi  qui  les  croyait  en 
fuite  et  vaincus  (i).  Des  chariots  couverts  de  tentes 
transportaient  leurs  femmes  et  leurs  enfans  :  souvent, 
dans  une  mêlée,  les  femmes  abandonnaient  le  camp 
et  marchaient  à  l'ennemi  ;  leur  costume  différait 
peu  de  celui  des  hommes  auxquels  elles  ne  le  cé- 
daient ni  en  courage  ni  en  malpropreté. 

Une  beauté  devait  avoir  la  tête  large ,  les  épaules 
carrées ,  la  taille  forte  et  la  jambe  très-fournie  :  il 
faut  convenir  que  les  Italiennes  qui  suivirent ,  de 
bonne  volonté ,  les  Huns  dans  leur  retraite ,  avaient 
ou  une  grande  envie  des  voyages,  ou  des  goûts 
bien  dépravés. 


(i)Les  Romains  redoutaient  cette  méthode  de  combattre; 
aussi  ils  ne  campèrent  plus  sans  se  fortifier,  même  en  pleine 
marche. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  IO9 

CHAPITRE    XIV. 

Depuis  la  destruction  du  royaume  de  Bosphore 
jusqu'à  la  révolte  de  Cher  son  contre  V  empe- 
reur Michel  Ducas. 

Un  intervalle  de  j)rès  de  deux  siècles  sépare  les 
événemens  concernant  Clierson.  Constantin  Por- 
phjrogenète  s'est  égayé  en  faisant  le  récit  d'une  con- 
spiration que  son  invraisemblance  ne  nous  a  pas 
permis  de  dvécrire.  (i) 

Les  empereurs  d'Orient  étaient  les  suzerains  de 
Clierson;  ils  ne  changèrent  ni  son  gouvernement, 
ni  ne  portèrent  atteinte  à  ses  privilèges. 

Cependant ,  depuis  la  domiiiaiion  d'Attila  en 
Tauride  ,  on  trouve  encore  des  peuples  nouveaux 
désignés  sous  vingt  noms  diflférens  :  ceux  qui  eurent 
le  plus  de  succès  furent  les  Hongres ,  les  mêmes  que 
les  Huns,  et  qui  sont  la  vraie  souche  de  la  nation 
Hongroise.  Ces  Hongres  étaient  les  plus  vaillans  de 
leur  temps  ;  ils  furent  recherchés  des  Romains ,  des 
Persans ,  et  très-redoutés. 

(^An  536.)  Les  Huns,  Hongres,  ou  On  grès  , 
mirent  le  siège  devant  Cherson  ;  cette  ville  eut  à 

(i)Il  était  libre  à  cet  historien  de  faire  des  contes,  il  nous 
est  également  libre  de  n'y  point  croire.  On  trouve  ce  roman 
dans  l'histoire  de  la  Tauride;  le  sage  auteur  de  cette  his- 
toire en  doute  aussi.  Tom.  i ,  p.  278  et  suiv. 


I  I  O  HISTOIRE 

souffrir  et  les  horreurs  de  ]a  famine  et  la  férocité 
des  altaquans  qui  y  pénétrèrent  plusieurs  fois ,  sans 
en  rester  absolument  les  maîtres.  Aidés  par  Justi- 
nien,  les  Chersoniles  réparèrent  leurs  pertes.... 
Nouveau  silence  de  l'histoire  sur  Cherson  ;  nous 
ignorons  même  si  les  Chazares  s'en  emparèrent, 
après  avoir  expulsé  les  Hongres. 

{^n  695.)  Justinien  II  fut  exilé  à  Cherson,  mu- 
tilé par  Léonce  qui  usurpa  le  souverain  pouvoir , 
et  qui,  non  content  de  l'exil  de  son  prédécesseur, 
le  fît  raser  et  renfermer  dans  un  monastère. 

Ahsimare  Tibère  succédant  à  Léonce ,  Justinien 
sentit  renaître  une  espérance  que  quatre  années 
de  détention  n'avaient  pas  détruite.  Les  Chersonites 
pensèrent  qu'il  était  de  leur  politique  de  l'empêcher 
de  fuir ,  pour  ne  pas  s'exposer  à  la  vengeance  de 
Tibère.  Instruit  de  leurs  mauvaises  intentions,  Jus- 
tinien les  prévint,  et  se  réfugia  chez  Busiros ,  roi 
des  Chazares ,  dont  il  épousa  la  sœur. 

(^72  701.  )  Cette  jeune  princesse  l'avertit  que 
les  ambassadeurs  de  Tibère  exigeaient  à  prix  d'ar- 
gent qu'il  fut  livré  mort  ou  vif.  Elle  ajouta  qu'il 
était  inutile  et  même  dangereux  de  tâcher  de  gagner 
son  frère  ;  il  aimait  trop  l'argent  pour  que  l'amitié, 
la  parenté ,  l'hospitalité  violée  balançassent  chez 
lui  l'amour  dé  ce  métal.  Justinien  ,  heureux  dans 
toutes  ces  retraites  précipitées ,  se  rend  chez  le  roi 
des  Bulgares  ,  qui  lui  fournit  une  armée,  et  l'aide 
en  peu  de  temps  à  remonter  sur  le  trône. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  lïî 

En  évitant  le  récit  de  la  prétendue  conspiration 
contre  Cherson  ,  nous  avons  craint  de  rapporter  un 
roman  :  ce  qui  précède  y  ressemble  beaucoup  ; 
mais  tant  d'autorités  l'appuyent  qu'il  faut  bien  y 
croire,  quoique  avec  quelques  observations.  Les 
Chersonites  ne  savaient  pas  garder  un  secret;  ce 
Juslinien  devait  être  très-lesle,  quoique  mutilé; 
Buziros  ne  savait  que  faire  de  sa  sœur ,  pour  la  don- 
ner à  un  proscrit;  on  peint  ce  monarque  comme 
aimant  l'argent ,  et  il  s'allie  à  un  prince  dépourvu 
de  tout  ;  changeant  de  principe ,  il  va  consentir  à 
sacrifier  son  beau-frère;  la  jeune  princesse  accepte 
sans  opposition  un  époux  proscrit ,  disgracié ,  dé- 
figuré ,  elle  que  son  âge  et  son  rang  destinaient  à  un 
meilleur  choix  ;  ]e  roi  des  Bulgares  a  une  armée  prêle 
à  marcher,  des  généraux  habiles,  et  de  grandes  vic- 
toires à  leurs  ordres  ;  puisqu'un  vaste  empire  ne  se 
conquiert  pas  en  vingt- quatre  heures,  telles  sontnos 
objections  :  il  est  constant  que  Justinien  remonta 
sur  le  trône  en  701  ;  prit-il  celte  roule  ?  (i) 

A  peine  rétabli,  son  ingratitude  se  montra  dans 
toute  sa  noirceur  ;  il  trahit  le  roi  des  Bulgares,  et, 
animé  du  désir  de  la  vengeance ,  il  jura  la  ruine  de 
Cherson. 

Autant  on  souffre  de  voir  un  prince  injuste,  in- 
grat et  cruel ,  trouver  des  instrumens  à  ses  passions, 

(i)  Consultez  Zonaras,  t.  2;  Nicephor  Grégoras ,  p.  28; 
Théoplianes,  p.  3i3;  Constantin  Porphyr. 


IT2  HISTOIRE 

autant  on  jouit  de  voir  ses  projets  odieux  retomber 
sur  leur  auteur.  Le  protevon  de  Clierson  et  les  prin- 
cipaux magistrats,  chari^^^s  de  fers,  sont  coiiduits 
devant  l'empereur.  Il  demande  si  la  jeunesse  a  été 
égorgée;  on  lui  répond  qu'on  la  réserve  pour  re- 
cruter l'armée  qui  a  beaucoup  souHTert,  et  que  le 
reste  sera  réduit  en  esclavage.  Furieux,  il  expédie 
contre  Clierson  de  nouvelles  forces;  une  violente 
tempétt^  engloutit  ses  vaisseaux  avec  soixante-dix 
mille  hommes  (  <  ).  Rien  ne  peut  arrêter  cet  homme 
féroce,  ni  une  ville  désolée,  ni  des  campagnes 
ruinées,  ni  des  milliers  d'innocens  égorgés,  ni  la 
perte  subite  de  son  armée  submergée  ;  il  prépare 
de  nouveaux  moyens  de  carnage  et  de  destruction. 

Cependant  Cherson  a  eu  le  temps  de  se  recon- 
naître, de  se  fortifier,  de  s'allier  avec  le  roi  des 
Chazares  ;  le  malheur  public  crée  des  boldals  ,  les 
femmes  partagent  les  travaux;  les  voisins  accourent 
pour  éviter  un  sort  commun.  Le  désespoir  bien  di- 
rigé est  capable  de  tout;  il  sauva  Cherson. 

Justinien  avait  exilé  dans  cette  ville  un  Armé- 
jaien  nommé  Bardanés ,  homme  d'esprit,  bon  mi- 
litaire, et  qui  avait  rendu  de  grands  servi(îes  à 
l'empereur.  Les  Chersonites  le  choisirent  pour  leur 
chef,  et  ce  fut  lui  qui ,  tempérant  leur  courage , 

(  I  )  On  se  persuade  avec  peine  qu'il  fallût  tout  ce  monde 
pour  réduire  cette  ville  déjà  soumise,  sans  armes  et  sans 
chefs. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  Il3 

les  conduisit  à  la  victoire  par  la  bonne  intelligence 
et  la  discipline.  Elie,  autre  chef  des  Chersoniies , 
avait  été  général  des  gardes  de  l'empereur  ;  c'était 
un  capitaine  franc  et  loyal,  qui  ne  flatlait  jamais  ; 
on  réussit  rarement  dans  les  cours  avec  un  carac- 
tère pareil.  Elie  avait  déplu  et  fut  exilé. 

Aussitôt  que  Justinien  apprit  que  Cherson  se 
préparait  à  une  vigoureuse  résistance ,  et  que  le  roi 
des  Chazares  embrassait  sa  cause ,  il  acheva  de  se 
déshonorer  en  livrant  en  sa  présence  la  femme 
d'Élle  aux  plus  vils  de  ses  gens ,  et  en  envoyant  son 
chancelier  faire  des  excuses  au  roi ,  lui  proposant 
de  partager  l'empire  avec  lui. 

Quand  un  souverain  a  violé  des  traités  ,  lorsque 
son  caractère  ambilieux  ,  féroce ,  viirdicatif,  est 
généralement  connu;  lorsqu'il  ajoute  1  iî^gratitude 
à  ses  autres  défauts ,  il  ne  peut  exciter  que  la  ter- 
reur s'il  est  le  plus  fort ,  que  le  mépris  s'il  suc- 
combe. Le  roi  des  Chazares  répondit  i<  qu'il  n'avait 
;>  point  d'excuses  à  recevoir  puisqu'on  ne  l'avait 
»  pas  offensé  ;  mais  qu'il  perdrait  plutôt  sa  cou- 
))  ronne  que  de  l'augmenter  de  tout  l'empire  d'O- 
»  rient  en  conunettant  une  injuslice  (i).»  La  gé- 
nérosité de  Buziros  fait  encore  mieux  ressortir  la 
turpitude  de  Jusiinien. 

(i)  C'est  ce  même  Buziros  auquel  on  fait  jouer  un  rôle 
bien  différent  dans  cette  fuite  de  Justinien ,  et  que  nous 
avons  taxé  d'invraisemblance. 

I.  8 


I  I  4  H  I  s  1  O  1  R  E 

Maure,  son  général ,  donne  l'assaut  à  Cherson. 
Le  roi  des  Cbazares  vole  au  secours  de  la  place  ; 
l'enjpereur  demande  à  négocier  :  on  lui  fait  dire 
que  chaque  traité  consenti  par  lui  est  un  acte  de 
perfidie  de  pins  ;  les  troupes  de  Justinien  sont 
taillées  en  pièces;  Bardanès  est  salué  empereur  par 
les  Cbersonites  et  les  Chazares  réunis.  Ces  mêmes 
hommes  ,  naguères  au  désespoir  ,  triomphent  au- 
jourd'hui ;  ils  poursuivent  Justinien  jusqu'à  Con- 
stanlinople ,  où  il  perd  la  vie  pour  le  repos  des 
nations  et  le  bien  de  l'humanité,  (i) 

Il  paraît  que  l'union  continua  d'exister  entre  les 
Chazares  et  les  Cbersonites  jusqu'à  la  destruction 
de  la  république  de  Cherson. 

Ennuyé  de  la  forme  du  gouvernement  de  Cher- 
son ,  un  certain  Pctronas  conseilla  à  l'empereur  de 
le  réformer  :  ce  conseil  n'avait  pas  le  bien  de  l'em- 
pire pour  hut  principal.  On  apprit  bientôt  que 
Pétronas  ne  désirait  faire  établir  des  préleurs  à 
Cherson  que  pour  être  nommé  à  cette  place. 

(  An  8:îo.  )  (f  L'empereur  goûta  cette  idée,  en 
»  récompensa  l'-auteur  en  le  nommant  gouverneur, 
»  et  érigea  la  province  de  Cherson,  composée  de 
»  toutes  les  villes  grecques  de  la  Tauride  et  de  la 
»  Zichie,  soumises  à  la  domination  impériale  jus- 


(i)  Voyez  sur  tout  ce  qui  précède,  Nicephor  Grégoras 
p.  20  ;  Zonaras ,  t.  i  ;  Glycas ,  p.  28 1 . 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  110 

»  qu'à  la  rivière  de  Couban,  quoiqu'elles  payassent 
»  un  tribut  aux  Cliazares.  »  (i) 

(udtn  988.)  Depuis  ce  temps  Thisioire  de  Cherson 
est  fondue  dans  celle  de  l'empire;  il  n'existe  que 
peu  de  faits  qui  lui  soient  pro[)res  ;  et  parmi  ceux- 
ci,  le  plus  remarquable  et  celui  qu'il  convient  le 
mieux  à  mon  sujet  de  traiter ,  c'est  la  conversion 
du  grand-duc  de  Russie  ,  Wladimir-le  Grand. 

Présenter  un  événement  comme  certain  ,  quand 
on  a  des  motifs  de  douter  du  lieu  où  il  s'est  passé, 
c'est  en  imposer  aux  autres  ou  se  faire  illusion  à 
soi-même.  Le  doute  n'existe  point  sur  la  conversion 
du  prince ,  ni  sur  l'époque  où  elle  arriva ,  mais 
uniquement  à  l'occasion  de  la  ville  qu'il  assiégeait 
alors.  Sans  rien  décider,  nous  allons  rassembler 
les  faits. 

Cette  ville  était-elle  Cherson  ou  Théodosie?  Les 
historiens  sont  parlagés  à  cet  égard  ;  mais  ils  s'ac- 
cordent sur  le  temps  et  les  travaux  faits  devant  la 
place  (2).  Ils  conviennent  tous  de  la  traliison  d'un 
moine ,  qui  attacha  un  billet  à  une  flèche  pour  in- 
struire Wladimir  du  moyen  de  couper  la  commu- 
nication des  eaux  aux  assiégés. 

S'il  est  égal ,  pour  la  rectitude  des  événemens 
suivans ,  que  ce  fut  Tune  ou  Tautre  de  ces  deux 
villes,  cette  égalité  cesse,  et  pour  la  vraisemblance 

(1)  Hist.  de  Tauride,  p.  296. 

(2)  Fojez  Lomonossow,  année  9.^8,  p.  loS. 


Ïî6  HISTOIRE 

et  pour  l'exactitude   dans   l'exposition    des  faits. 

Taman  appartenait  aux  Russes;  Theodosie  avoi- 
sinait  cette  île.  il  est  probable  que  l'expédition  de- 
vait commencer  par  la  ville  dont  il  leur  était  le  plus 
facile  de  faire  les  approches.  L'avis  donné  par  le 
moine  s'accorderait  même  avec  la  distribution  des 
eaux  dans  les  fontaines  dé  la  ville,  par  le  grand 
réservoir  encore  existant ,  et  auquel  les  monta- 
gnes fournissaient  un  volume  d'eau  très-considé- 
rable. 

D'un  autre  coté ,  les  Russes  pouvaient  conquérir 
Caffa  ou  Theodosie,  sans  en  être  plus  avancés  pour 
cela.  C'eût  été  en  pure  perte  qu'ils  eussent  sacrifié 
du  temps  et  des  hommes  :  le  siège  de  Cherson  était 
d'une  bien  autre  importance ,  et  la  prise  de  cette 
place  assurait  la  conquête  de  la  Crimée  dont  elle 
était  le  boulevard. 

Il  ne  fallait  être  ni  moine ,  ni  magicien ,  pour 
instruire  Wladimir  de  détourner  les  eaux  de  Clier- 
son  ,  puisqu'elles  y  venaient  par  des  aqueducs  sou- 
vent extérieurs. 

Un  autre  fait  est  également  mal  présenté  au  sujet 
de  cette  conversion.  On  prétend  que  Wladimir 
demandait  à  main  armée  la  sœur  des  empereurs 
BaziJe  et  Constantin,  (i) 


(i)  Il  n'y  a  ici  qu'une  petite  difficulté  à  lever,  c'est  que 
ces  empereurs  n'avaient  pas  de  sœurs,  et  que  la  fille  du  roi 
dles  Bulgares,  nommée  Anne,  était  seulement  leur  nièce. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  II7 

On  ne  peut  nier  que  la  conversion  dont  on  va 
rendre  compte- n'eût  lieu  à  Clierson,  que  ce  fut  dans 
cette  ville  que  la  princesse  Anne  se  rendit  et  fut 
épousée  par  Wladiniir.  (1) 

Le  ^rand-duc  de  Russie  était  pour  son  siècle  ce 
que  Pierre -le -Grand  fut  pour  le  sien;  il  ne  bor- 
nait pas  son  ambition  à  savoir  vaincre,  il  voulait, 
de  plus,  gouverner  sagement.  Un  obstacle  éter- 
nel s'opposait  à  ses  vues  ou  en  arrêtait  les  progrès  : 
cet  obstacle  était  le  paganisme;  il  n'offrait  aucun 
frein  à  l'humeur  farouche  de  ses  soldats  ;  il  n)an- 
quait  à  leur  âme  courageuse  ce  lien  d'amour, 
d'espérance,  de  subordination,  que  le  christia- 
nisme seul  peut  donner. 

Wladimir  avait  fait  parcourir  une  partie  de 
l'Europe  par  des  gens  éclairés;  il  leur  avait  re- 
commandé de  choisir  des  hommes  sages  dans  cha- 
que religion  et  de  conférer  avec  eux.  A  leur  retour 
il  se  décida  pour  la  religion  grecque. 

Pourquoi  veut-on  sans  cesse  diminuer  la  gloire 
d'un  grand  homme?  Qu'il  est  vil  cet  esprit  de 
jalousie  ou  de  contradiction,  qui  loin  d'obscurcir 
les  actions  d'éclat  ne  sert  qu'à  les  relever  davan- 
tage! Pourquoi  veut-on  que  celui  qui  a  eu  la 
sagesse  d'éclairer  son  peuple,  pour  ajouter  à  son 

Wladimir  demanda  cette  princesse  au  roi  son  père,  comme 
l'usage  le  prescrit  dans  tous  les  pays. 

(i)  L'historien  Nestor  ne  laisse  aucun  doute  sur  ce  fait. 


1 1 8  iT  I  s  T  o  I R  r 

bonheur,  ait  eu  la  faiblesse  d'être  uniquement 
séduit  par  la  pompe  des  ceTemonies  religieuses? 
Les  connaissait-il  ces  cérémonies,  lorsqu'il  forma 
la  noble  résolution  d'établir  des  rapports  religieux 
entre  l'Eternel  et  son  peuple  ?  Si  Wladimir  eut  été 
un  prince  que  l'écîat  seul  pût  séduire ,  il  n'avait 
pas  besoin  de  choisir  des  hommes  instruits  pour 
ses  envoyés  dans  les  cours  étrangères  dont  il  dé- 
sirait connaître  les  cultes  ;  il  lui  suffisait  de  faire 
voyager  son  maître  de  cérémonies. 

Ce  n'est  pas  que  la  pompe  réunie  à  la  pureté 
du  dogme,  à  l'excellence  de  la  morale,  nuise  à  la 
religion;  on  ne  saurait  reconnaître  par  trop  de 
magnificence  ce  qu'on  doit  à  l'Etre  suprême  qui 
nous  accorda  la  faculté  de  penser  ,  de  l'adorer  et 
de  nous  humilier  devant  lui.  Mais  si  la  religion 
grecque  n'eut  eu  que  de  l'appareil,  elle  n'aurait 
jamais  atteint  le  but  que  le  grand  homme  se  pro- 
posait dans  l'exercice  public  de  son  culte. 

Plus  ridiculement  encore,  on  a  essayé  de  jeter 
un  vernis  de  plaisanterie  sur  la  manière  dont  le 
grand-duc  de  Russie  s'y  prit ,  pour  avoir  des  prê- 
tres et  se  procurer  des  instructions  sur  la  reli- 
gion chrétienne.  On  a  cru  avoir  bien  de  Tesprit, 
avoir  fait  un  grand  effort  d'imagination  en  disant, 
«  qu'à  la  pointe  de  son  épée  il  avait  conquis  le 
»  christianisme  ,  en  déclarant  la  guerre  aux  em- 
»  pereurs  de  Constantinople.  »  Dans  quelle  pis- 
cine de  bêtise  a  trempé  sa  plume,  celui  qui  le 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  ITQ 

premier  traça  ces  absurdilés  !  ignorait-il  les  prin- 
cipes de  cette  religion  sainte,  dont  les  pontifes 
allaient  an -devant  des  catéchumènes  qu'ils  m- 
struisaient  avec  zèle  et  admettaient  avec  transport 
au  sein  des  croyans  en  Jésus-Christ?  De  quelle 
nécessité  fallait-il  employer  les  armes  pour  êlre 
admis  au  nombre  de  ces  mêmes  fidèles  réunis  par 
l'esprit  de  paix  ? 

Avec  un  certain  nombre  de  réflexions  aussi  sen- 
sées que  celles  que  nous  venons  de  combattre,  on 
composerait  une  histoire  en  forme  de  diatribe ,  et 
accommodée  aux  passions  de  celui  qui  l'écrirait. 

Romain,  fils  de  l'empereur  Constantin,  conclut 
un  traité  avec  le  grand-duc  ;  il  se  trouve  dans 
toutes  les  histoires  de  Russie.  Ce  traité  eut  lieu 
par  la  crainte  des  armes  russes,  qui,  à  l'occasion 
de  divers  griefs,  menaçaient  la  Crimée.  Lorsqvie 
le  grand-duc  eut  retiré  ses  troupes,  l'empereur 
de  Constantinople  recommença  ses  tracasseries , 
et  c'est  de  celte  époque  que  datent  les  projets 
hostiles  de  Wladimir. 

(  An  988.  )  Maître  de  la  Crimée ,  il  pouvait  y 
dicter  des  lois  ;  il  ne  demanda  qu'une  alliance. 
Ayant  reçu  le  baptême  des  mains  de  l'évêque 
Michel ,  il  épousa  la  princesse  Anne ,  nièce  des 
empereurs.  Son  armée  embrassa  la  religion  chré- 
tienne; il  abandonna  ses  conquêtes,  et  rapporta 
dans  ses  états  ces  principes  du  christianisme , 
applicables   à  tous  les  gouvernemens,  parce  que 


120  HISTOIRE 

le  caractère  divin  qui  ]es  conslilue,  a  pour  Lut 
le  bonheur  de  tous  les  hommes. 

On  éprouve  de  nouveau  une  interruption  dans 
l'histoire  de  Cherson. 

(^n  1078.)  Les  Chersoniies  se  révoltèrent  contre 
l'empereur  Michel  Ducas.  On  donne  plusieurs  mo- 
tifs à  cette  révolte;  aucun  n'est  prouvé. 

Nous  touchons  maintenant  à  l'époque  où  les  Gé- 
nois déployèrent  dans  la  mer  Noire  leur  courage , 
leur  industrie  commerciale,  et  peut-être  cette  sub- 
tilité qnW  leur  a  long-temps  reprochée  ;  aussi  tous 
les  événemens  qui  vont  amener  la  destruction  de 
Cherson  serviront-ils  à  élever  la  domination  gé- 
noise. 

CHAPITRE  XV. 

Etablissement  des  Génois  en  Tauride;  suite  de 
V histoire  de  Cherson  jusqu  à  la  conquête  que 
les  Génois  en  firent. 

CoMBiEN^  il  eût  été  intéressant  de  pouvoir  lier  à 
l'histoire  de  la  Tauride  en  général ,  celle  de  Théo- 
dosie  ou  CafFa  !  Comment  est  il  arrivé  que  des  au- 
teurs si  diffus,  pour  conter  des  fables ,  se  soient  tus 
sur  une  ancienne  colonie  à  qui  l'heureuse  situation 
et  la  fertilité  avaient  mérité  le  surnom  de  Don  de 
Dieu,  (i) 

(i)  Scylax  de  Cariandre,  p.  7;  Stiabon,  1.  7,  p.  3o^ 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  12  1 

On  a  déjà  vu  que  l'ëvénement  le  plus  ancien 
concernant  Théodosie  remonte  à  quatre  cent  sept 
ans  avant  notre  ère,  c'est-à-dire  au  siège  qu'en  fit 
le  roi  de  Bosphore  (i).  On  se  rappelle  également 
qu'il  fut  le  port  où  Lencon  embarqua  d'immenses 
fournitures  en  grains  destinées  pour  Athènes. 

Ce  furent  les  Mylèsiens  qui  la  fondèrent  (2).  La 
nuit  des  temps  couvre  et  cette  fondation  et  les  siè- 
cles qui  la  suivirent. 

Tandis  qu'on  a  beaucoup  de  détails  sur  Clierson 
et  le  royaume  de  Bospliore ,  tandis  qu'on  retrouve 
cent  fois  ces  deux  noms  dans  l'histoire  de  la  Grèce, 
l'étonnement  redouble  de  ne  jamais  rien  lire  de 
relatif  à  une  ville  considérable ,  très-peuplée  ,  et 
située  de  manière  à  attirer  à  elle  le  commerce  des 
deux  côtes  de  la  mer  Noire  ,  comme  elle  devait  fa- 
voriser celui  des  Palus-Méotides. 

Quelle  est  l'époque  où  les  Génois  s'établirent 
pour  la  première  fois  en  Crimée?  C'est  une  ques- 
tion bien  difficile  à  résoudre.  Les  Génois  ont  été 
meilleurs  négocians  qu'historiens. 

Est-ce  sur  les  ruines  de  Théodosie  que  Caffa  s'est 
élevée?  On  est  généralement  convenu  de  le  croire, 
quoiqu'il  y  ait  quelques  opinions  contraires.  (3) 

(i)  Voyez  le  chap.  II  de  ce  vol. 

(2)  Scylax,  iibi  supra. 

(3)  Vossius,  p.  i43;  Le  Quien,  Orbi chris. ,  t.  3, p.  iio3; 
Saiison;  Georg.  Stella,  Annal.,  an  i357;  Gmstinian._,  An- 
nal. ,  1.  4  )  ignorent  l'époque  de  cette  révolution. 


12  2  HISTOIRE 

Sans  prétendre  fixer  irrévocablement  le  temps 
où  les  Génois  prirent  possession  de  Théodosie  et 
de  son  territoire ,  on  croit  néanmoins  pouvoir  le 
faire  remonter  à  la  fin  du  onzième  siècle;  on 
pourrait  même  l'affirmer  par  des  fails  histori- 
ques :  mais  puisque  plusieurs  écrivains  retardent 
l'époque  de  cet  établissement,  il  faut  motiver 
notre  opinion. 

Vers  la  fin  du  onzième  siècle ,  on  se  croisa  pour 
la  guerre  de  la  Palestine.  Les  Génois  y  déployèrent 
de  grands  talens  pour  la  navigation  ;  mais  ils  en 
possédaient  de  plus  grands  encore  pour  le  com- 
merce. L'€xpédition  sainte  fut  malheureuse  pour 
tous  les  croisés ,  les  seuls  Génois  surent  la  rendre 
utile  :  ils  virent  des  yeux  de  la  foi  tout  ce  qui  se 
rapportait  à  elle ,  et  découvrirent  avec  les  yeux  de 
l'intérêt  ce  qui  se  rapportait  à  lui;  ils  acquirent  dans 
le  Levant  les  connaissances  qui  leur  manquaient  ; 
ils  spéculèrent  non  comme  des  héros,  mais  comme 
des  marchands.  De  là  naquirent  leurs  vues  sur  la 
Silicie,  l'Ionie ,  l'Archipel  et  la  Propontide,  où  ils 
fondèrent  des  colonies.  Loin  de  rester  en  aussi  beau 
chemin  ,  ils  renforcèrent  l'esprit  de  calcul  par  l'es- 
prit de  probabilité;  car  il  était  vraisemblable  que 
les  marchandises  de  leur  pays,  que  les  ouvrages  de 
leurs  fabriques  auraient  également  cours  sur  les 
rives  de  la  mer  Noire  ;  ils  y  entrèrent.  Cette  mer, 
si  redoutée  par  l'inexpérience ,  ne  leur  offrit  aucun 
obstacle  :  ils  visitèrent  le  golfe  du  Bosphore,  et  ré- 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  1^3 

solurent  d'accaparer  le  commerce  des  Scytlics  (i). 
Ce  fat  par  les  meilleurs  procèdes ,  par  les  préve- 
nances les  pins  muldple'es  ,  qu'ils  se  concilièrent  la 
bienveillance  des  chefs  et  qu'ils  obtinrent  un  petit 
territoire  ;  on  pouvait  s'en  rapporter  à  eux  pour 
savoir  choisir  sa  situation. 

Avec  du  courage ,  de  l'adresse ,  des  moyens  in- 
sinuans  et  des  marchandises  nouvelles  pour  les 
peuples  qui  les  reçurent ,  ils  eurent  le  talent  de  les 
persuader,  et  trouvèrent  les  occasions  de  s'agrandir. 
S'intriguer  ,  se  rendre  utile  ,  savoir  profiter  de  la 
simplicité  des  Scythes ,  n'était  qu'un  jeu  pour  des 
Génois. 

En  arabe,  le  nom  caffer  voulant  exprimer  un 
infidèle,  on  pourrait  supposer  que  le  nom  de  Caffa 
ne  fut  pas  donné  par  les  Génois,  qu'ils  le  reçurent 
ou  des  Arabes  ou  de  ceux  qui  leur  permirent  de 
s'établir  chez  eux.  Que  leur  importait  le  nom?  ils 
s'en  tenaient  à  la  solidité  de  la  colonie  qu'ils  fon- 
(iaient. 

{An  iog3.)  Un  fait  dont  tous  les  historiens  con- 
viennent va  jeter  quelque  lumière  sur  cette  fonda- 
tion ,  et  la  faire  remonter  à  la  fin  du  onzième  siècle  ; 
Wladimir  II  conquit  une  grande  partie  du  pays 
environnant  Caffa  ,  et  vainquit  dans  un  combat 
singulier  le  général  des  Génois,  le  fit  prisonnier, 
s'empara  de  son  bonnet  enrichi  de  brillans,  de  sa 


(i)  Nicéplior  Grégoras,  lib.   i3,  c.  12. 


124  HISTOIRE 

ceinture  et  d'une  chaîne  d'or.  Cette  chaîne  fut 
consacrée  à  l'inauguration  de  ses  successeurs,  et 
se  nommait  harme  (i  \.  On  objecte  que  (c  le  grand- 
»  duc  Waldimir  II  ne  fit  jamais'la  guerre  enTau- 
»  ride  (2);  qu'il  mourut  en  j  i25,  n'ayant  régné 
»  que  douze  ans,  et  que  ,  par  conséquent,  le  dëfi 
»  de  l'an  logS  ne  peut  le  concerner.  ))  Je  pense, 
au  contraire,  que  ce  fut  Wladimir  11  qui  combattit. 
Je  vais  appuyer  mon  opinion. 

Wladimir  II  mourut  âgé  de  soixante-onze  ans  ('^); 
il  abandonna  en  1093  une  expédition  commencée 
avec  honneur ,  pour  marclier  au  secours  de  S^ia- 
topolk  (4);  celui-ci  fut  complètement  battu  par  les 
Polovtzjs  à  la  bataille  de  Trépole, 

L'expédition  de  Wladiniir  avait  lieu  enTauride  ; 
la  principauté  de  Tchemigof  était  l'apanage  du 
prince  et  voisine  de  Tauride;  en  1093  il  ne  régnait 
pas  et  n'était  âgé  que  de  trente-neuf  ans  :  il  est 
donc  bien  vraisem'blable  qu'un  homme ,  dans  la 
force  de  sa  constitution ,  en  tue  un  autre.  S'il  est 
mort  à  soixante-onze  ans,  en  i  126  ;  s'il  n'a  régné 
que  douze  ans ,  il  n'est  monté  sur  le  trône  que 
vingt  ans  après  avoir  défait  en  champ  clos  le  géné- 
ral génois.  Tout  se  concilie ,  et  non-seulement  il 


(i)  Herberstein,  Comment. ,  p.  22. 

(2)  Schtscherbatow. 

(3)  Nicou. 

(4)  Fils  d'Iziaslaw. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  120 

n'y  a  plus  d'anachronisme  ;  mais  je  trouve  se  con- 
firmer par  là  Topinion  que  j'ai  adoptée  ,  de  placer 
l'établissement  des  Génois  à  la  fin  du  onzième 
siècle,  (i) 

Ce  qui  a  induit  à  erreur  les  historiens  que  je 
viens  de  réfuter,  c'est  qu'ils  ont  ignoré  sans  doute 
que  Cafïa  étant  tombée  dans  les  niains  des  Tatars, 
les  Génois  ne  la  reconquirent  qu'en  1266  (2).  C'est 
bien  certainement  cette  seconde  conquête  qu'ils 
ont  cru  être  la  première  prise  de  possession.  (')) 

Les  Génois  seraient-ils  venus  avec  une  flotte 
pour  attaquer  les  naturels  du  pavs ,  les  vaincre  et 
s'établir  chez  eux  de  vive  force?  Alors  les  procédés 
honnêtes,  les  attentions  délicates  qu'on  attribue 
aux  Génois  tombent  d'eux-mêmes.  Qnel  vainqueur 
a  des  égards  outre  mesure  pour  des  vaincus  ?  Ces 
mêmes  Génois  n'oni-ils  pas  débuté  dans  la  fonda- 
tion de  toutes  leurs  colonies  par  des  voies  de  dou- 
ceur et  en  mettant  en  jeu  les  intérêts  d'un  com- 
merce réciproque  ?  A  d'aussi  grandes  distances  de 
leurs  foyers ,  d'où  ils  ne  pouvaient  attendre  que  des 
secours  tardifs,  n'eût-il  pas  été  très-impolitique  de 
prétendre  s'établir  par  la  force  ?  Un  début  de  ce 
genre  eût  efïarouclié  tous  les  riverains ,  ils  n'au- 
raient vu  alors  que  le  but  bien  déterminé  de  les 


(1)  Uberti,  p.  616',  Hlst.  univ.  de  la  soc,  anglaise ,  1.  24. 

(2)  Hist.  univ. ,  t.  16,  p.  Sqo. 

(3)  01derico,p.  126-144. 


lliÔ  HISTOIRE 

asservir  sous  le  prétexte  de  commercer  avec  eux. 

Après  avoir  essayé  de  démontrer  l'époque  à  peu 
près  précise  de  Ja  fondation  de  Caffa,  passons  à  son 
gouvernement,  à  son  commerce  et  à  ses  exploits. 

Un  consul ,  deux  conseillers ,  un  chancelier 
composaient,  dans  le  principe,  les  magistrats  de 
cette  colonie.  Leur  nombre  s'accrut  par  la  suite 
avec  l'augmentation  du  territoire ,  du  commerce  et 
du  pouvoir. 

On  n'est  pas  d'accord  sur  la  durée  des  consulats  : 
étaient-ils  changés  tous  les  •  ans  ,  ou  seulement 
après  trois  années  d'exercice  ?  Le  grand  nombre 
des  consuls  ferait  croire  à  la  première  version  : 
l'exemple  du  doge  Montaldo  le  prouverait.  Il  en- 
voya à  Caffa ,  Spinola  ,  Cazano  et  Grimaldi ,  afin 
qu'ils  se  succédassent  dans  le  consulat,  (i) 

Le  pouvoir  de  ce  consul  était  très-étendu.  On 
en  peut  juger  par  la  lettre  qu'écrivait  au  pape 
Eugène  IV  le  consul  Paolo  (2)  ;  ce  fut  lui  qui  con- 
tribua à  la  réunion  de  l'Eglise  arménienne  à  la 
latine  (3).  Le  pape  le  fit  son  écuyer  d'honneur  et 
le  créa  comte  palatin. 

Le  consul  de  Cafta  était  le  chef  de  tous  les  éta- 
hlissemens  des  Génois  dans  la  Tauride.  Les  digni- 
tés de  chapelain,  de  syndic,  de  commandant,  de 

(i)  Stella,  Annal. 

(2)  Act.  concil.  Florent.^  part.  3,  p.  121  5. 

(3)  Galanus  de  Armenis ,  t.  3,  c.  3o,  j).  523. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  12^ 

ïiiaîlre  de  Cafl'a ,  ne  furent  créées  que  lorsque  les 
fondions  se  multiplièrent  par  l'accroissement  de  la, 
population. 

■  Ces  syndics,  nommés  sindicatori  ,  avaient  divers 
caractères  :  les  uns  étaient  envoyés  de  Gênes  pour 
scruter  la  conduite  du  consul;  souvent  même  ils 
étaient  revêtus  de  pouvoirs  ministériels ,  connue  le 
prouve  le  traité  qu'ils  conclurent  avec  les  Tatars, 
en  1387;  les  autres  s'élisaient  à  Caffa,  et  leur  juri- 
diction embrassait  soit  le  maintien  des  lois,  soit  le 
bon  ordre  de  la  colonie. 

Deux  autres  magistrats ,  sous  le  nom  d'officiers 
de  la  campagne  et  d'officiers  de  Gazaria,  termi- 
naient les  petites  contestations  dans  l'intérieur  du 
pays  et  à  Caffa  même  (i).  Il  est  vraisemblable  que 
ces  officiers  étaient  spécialement  chargés  de  la 
police. 

Le  commerce  que  les  Génois  faisaient  à  Caffa 
était  très-étendu.  Il  fournissait  l'Europe  des  mar- 
cbandises  du  Nord ,  et  versait  de  grandes  licliesses 
dans  les  caisses  de  la  mère-patrie.  On  voyait  accou- 
rir à  Caffa  des  marchands  de  toutes  les  régions 
environnantes,  pour  y  recevoir  les  objets  venus  de 
Gênes  et  y  transporter  ceux  que  les  Génois  expor- 
taient (2).  Cette  ville  fut  alors  le  magasin  de  la  mer 
Noire  et  de  celle  d'Azow.  Les  blés  y  abondaient 
avec  une  telle  profusion ,  que  ce  commerce  seul 

(i)  Giustiniani,  1.  5,  fol.  179, 
(2)  Gregor.,1,  4,  c.  7, 


128  HISTOIRE 

eût  enrichi  plusieurs  villes.  Elle  se  consiiluareiure- 
pot  des  pelleteries  ;  elle  fournit  des  peaux  tannées , 
des  laines  ,  des  poissons  secs ,  du  miel  et  tout  le 
sel  que  rendaient  les  lacs  de  Pcrckop  f  i).  Les  cara- 
vanes d'Astracan  prirent  cette  direction  et  appor- 
tèrent à  Caffa  les  marchandises  de  l'Inde. 

Non  contens  d'autant  de  ressources,  les  Génois 
y  ajoutèrent  le  trafic  des  esclaves  ;  l'intérêt  rem- 
portait sur  l'humanité  ;  ils  citaient  l'exemple  des 
Grecs  qui  avaient  autrefois  suivi  avec  succès  ce 
commerce  repoussant  ,  sur  les  mêmes  côtes  et 
dans  les  mêmes  vues.  Les  Génois  portèrent  leur 
avidité  si  loin  dans  ce  genre  de  coupable  industrie, 
que  le  sultan  d'Fgypte  fut  tenté  d'en  partager  les 
profits.  Il  obtint  de  l'empereur  Michel  Paléologue 
la  permission  de  faire  entrer  une  fois  l'an  ses  mar- 
chands dans  la  mer  Noire  :  d'abord  ils  y  prirent 
en  échange  de  leurs  marchandises  des  honmies  de 
bonne  volonté  pour  coniposeï'  la  milice  égyptienne, 
puis  ils  acquirent  des  esclaves  vendus  par  leurs 
maîtres,  ou  par  de  plus  forts  qu'eux  (2).  Bientôt 
après  ils  n'eurent  que  les  Génois  pour  commetlans, 
et  des  milliers  d'infortunés  allèrent  arroser  de  leur 
sueur  et  de  leurs  larmes  un  pays  brûlant  qui  ne  fut 
pour  eux  qu'une  terre  de  souffrance. 

Depuis  long-temps  Cherson  s'était  emparée  du 
commerce  de  presque  toutes  les  villes  de  Crimée. 

(1)  Broniow. 
(2)Gregor.,  1.  4,  c.  7. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  ÏIC) 

Mieux  gouvernée,  plus  forte,  plus  ridie  ,  il  était 
naturel  qu'elle  profitât  de  tous  ces  avantages.  Sou- 
dag  s'élevait  néanmoins.  Aussitôt  Cherson  sollicita 
des  privilèges  exclusifs,  qui  lui  furent  refusés; 
Caffa  eut  tout  le  profit  de  cette  lutte  :  la  nouveauté 
de  son  commerce  attira  les  étrangers.  L'amour  du 
nouveau  séduit  toujours  les  hommes ,  l'expérience 
né  les  en  guérit  point.  Ehî  combien  de  charmes 
ajoutent  à  cette  nouveauté  rintelligence ,  la  sou- 
plesse ,  la  prévenance  de  ceux  qui  savent  la  faire 
aimer  !  Des  lors  Cherson  déclina ,  et  Caffa  sa  rivale 
s'enrichit  d^  ses  pertes. 

{An  î28i).)  La  décadence  d'un  état  n'est  qu'un 
assemblage d'événemens  qui  lui  sont  funestes;  une 
imprudence,  un  acte  de  faiblesse,  un  esprit  d'é- 
goïsme ,  une  faute  en  politique ,  avancent  sa  chute 
avec  une  rapidité  proportionnée  à  la  pente  vicieuse 
de  son  esprit  public.  Nous  ignorons  ce  qui  se  passa 
à  Cherson  pendant  plus  d'un  siècle  ;  nous  pouvons 
néanmoins  conjecturer  que  cette  république  décli- 
nait sensiblement,  puisqu'en  1289  ^^^^  Doria, 
étant  consul  à  Caffa,  en  imposait  déjà  à  toute  la 
Tauride,  et  donnait  des  lois  aux  hordes  des  Tatars 
dont  elle  était  environnée. 

Cette  même  année,  la  ville  de  Tripoli  (])  fut 
assiégée  par  le  Soudan  d'Egypte  :  les  habitans  de 
Caffa  décidèrent  d'aller  au  secours  des  assiégés  ;  ils 


(1)  Oderico,  p.  164. 

I.  X  9 


r3o  HISTOIRE 

équipèrent  trois  galères,  et  s'engagèrent  à  suppor- 
ter les  frais  de  cette  expédition,  si  le  gouverne- 
ment de  Gênes  la  désapprouvait.  Arrivés  en  Chypre, 
ils  apprirent  la  reddition  de  la  place;  ils  firent 
voile  vers  rArmériie ,  et  s'emparèrent  d'un  vaisseau 
maure. 

Gènes ,  alors  en  paix  avec  l'Egypte ,  blâma  la 
conduite  de  Caffa,  mais  elle  satisfit  aux  frais  de 
l'armement. 

On  trouve  dans  ce  fait  une  preuve  certaine  du 
degré  de  puissance  que  Caffa  avait  atteint.  On  n'est 
point  redoutable  à  ses  voisins ,  et  l'on  ne  peut  dis- 
poser de  ses  forces  pour  en  transporter  une  partie 
comme  auxiliaire ,  sans  avoir  déjà  acquis  une  con- 
sistance très-importante.  De  bonne  foi,  obtient-on 
cette  consistance  dans  les  commencemens  d'un  éta- 
blissement ?  Ne  faut-il  pas  beaucoup  de  temps  pour 
s'installer,  s'organiser,  assurer  son  existence  po- 
litique par  la  création  de  lois  sages;  sa  force,  par 
leur  exécution  ?  Ne  faut-il  pas  que  cette  force  soit 
devenue  assez  redoutable  pour  inspirer  du  respect  à 
ses  voisins ,  et  pour  être  en  état  de  secourir  un 
autre  état,  à  plus  de  quatre  cents  lieues  d'éloigne- 
ment?  Ceux  dont  nous  combattons  les  opinions 
sur  l'époque  de  la  fondation  de  Caffa,  ne  lui  ac- 
cordent que  vingt-quatre  ans  d'existence,  quand 
ces  choses  se  passèrent,  (i) 
•^   __  __  . 

(i)  Sclitsclierbatoff,  d'après  plusieurs  autres,  dit  que  les 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  l3l 

{^An  1296.)  En  1296,  les  Vénitiens,  conduits 
par  Superanzo,  attaquèrent  Caffa  avec  vingt-cinq 
galères  :  l'amour  des  richesses  nuit  souvent  aux 
précautions  nécessaires  pour  les  conserver.  La  plu- 
part des  bâtimens  génois  étaient  sur  la  Méditer- 
ranée lorsque  les  Vénitiens  surprirent  la  place. 
Elle  fut  emportée  et  livrée  au  pillage.  La  rudesse 
de  la  saison  fut  fatale  aux  Vénitiens;  ils  ne  purent 
se  procurer  des  vivres  ,  et  recfmrurent  aux  Tatars. 
Ceux-ci,  souvent  trompés  par  les  Génois,  se  mé- 
fièrent des  Vénitiens,  et  ne  voulurent  |)as  traiter 
avec  eux.  La  famine  commença  à  se  faire  sentir 
dans  la  flotte,  et  une  révolte  générale  succéda  à  la 
famine.  Neuf  des  galères  perdirent  leur  équipage  ; 
le  reste  de  l'armée  demanda  son  rappel.  En  \ain  les 
Vénitiens  voulurent-ils  se  maintenir  à  Caffa,  ils 
furent  obligés  de  l'abandonner  l'année  suivante,  (i) 

(  An  i3i8.  )  Avec  l'activité  des  Génois ,  avec  le 
désir  de  réparer  les  dernières  pertes  ,  le  gouverne- 
ment y  parvint  bientôt ,  la  colonie  fut  renforcée. 
Le  pape  Jean  XXII  l'érigea  en  évêché  (2) ,  et  le 

Génois  ne  s'emparèrent  de  Caffa  que  quarante  ans  après 
Wiadimir. 

Wladimir  mourut  en  122 5;  Caffa  n'aurait  été  fondée 
qu'en  1 265  ;  par  conséquent ,  en  1289 ,  elle  n'aurait  eu  que 
vingt- quatre  ans  d'existence. 

(i)  Dandolus,  t.  12,  p.  [\0^ -,  Sabellicus,  1.  7. 

(2)  Wading,  t.  6 ,  p  548;  Rainald.  Hist.  ecdes.y  ann. 
i3i8,  n.  i3. 


iSa  HISTOIRE 

moment  de  sa  ruine  apparente  devint  celui  de  sa 
splendeur. 

Clierson  existait  encore ,  mais  dans  une  situation 
pénible ,  dans  une  décadence  convulsive ,  que  n'em- 
pêcha point  l'arrivée  de  l'évêque  Richard. 

Les  Turcs ,  devenus  formidables  sur  la  mer  Noire, 
y  croisaient  sans  cesse  en  s'emparant  de  tout  ce  qui 
se  présentait.  Douze  de  leurs  galères  et  desbâtimens 
de  moindre  importance  portaient  au  commerce 
assez  de  tort  pour  faire  craindre  sa  prochaine  des- 
truction. Maîtres  de  Sjnope ,  ils  couraient  indistinc- 
tement sur  les  Vénitiens  et  les  Génois. 

(^An  i34o.)  Simon  de  Quarto  rassemble  tout  ce 
qu'il  peut  de  galères  et  de  petits  vaisseaux  ,  attaque 
les  Turcs ,  les  défait ,  et  reprend  tout  le  butin  dont 
ils  s'étaient  emparés,  (i) 

Cette  victoire  devait  donner  la  paix  à  la  Tauride  ; 
mais  une  rixe  entre  un  Tatar  et  un  Génois  (2)  fit 
recommencer  les  hostilités.  Après  plusieurs  petits 
combats,  les  Tatars  eurent  de  l'avantage ,  puisqu'ils 
obligèrent  les  Génois  à  se  renfermer  dans  Cafï'a. 

La  ville  est  assiégée  et  les  événemens  de  ce  long 
siège  sont  très-variés.  ,(3)  Les  Génois ,  après  deux 


(i)  Stella,  Annal, 

(2)  Cantakusenus ,  1.  4>  c.  26  ;  Gregor.,  I.  i3,  c.  12. 

(3)  Un  bref  du  pape  Clément  VI,  adressé  à  Humbert  de 
Viennois,  commandant  la  flotte  chrétienne  dans  le  Levant, 
l'invite  à  secourir  de  toutes  ses  forces  la  ville  de  Caffa , 


DE    LA    NOUVELLE    BUSSIE.  l33 

ans  de  résistance^  réduits  à  la  dernière  extrémité, 
tentèrent  une  sortie  de  nuit ,  qui  leur  réussit  au- 
delà  de  toute  espérance.  Cinq  mille  Tatars  restèrent 
sur  la  place  ;  l'épouvante  dispersa  les  autres  ;  les 
machines  de  guerre ,  les  armes ,  les  munitions , 
tombèrent  au  pouvoir  des  Génois  ,  et  la  paix  qu'ils 
accordèrent  rendit  au  commerce  sa  première  acti- 
vité,. 

Gênes  florissante  augmenta  de  fierté  dans  la  même 
proportion  qu'elle  augmentait  de  puissance  ;  elle 
dicia  des  lois  aux  villes  maritimes  impériales,  leur 
défendu  d'expédier  des  vaisseaux  à  Cherson,  et 
fixa  le  Danube  pour  limite  de  leur  navigation. 

Cherson  se  relevait  à  peine  des  maux  soufferts 
trente  ans  auparavant  par  l'invasion  des  Lithua- 
niens ;  elle  implora  le  secours  de  ses  ennemis  na- 
turels ,  puisqu'ils  étaient  Tatars. 

Les  protevons  n'existaient  plus  ,  et  l'énergie  qui 
avait  autrefois  sauvé  Cherson  s'était  dissipée  avec 
son  antique  constitution  :  les  Tatars  se  présentèrent 
en  maîtres ,  mirent  la  ville  à  feu  et  à  sang  ,•  et 
comme  la  barbarie  ne  sait  rien  respecter ,  plusieurs 
monumens  publics  furent  détruits  de  fond  en  com- 
ble :  une  fuite  pénible  retarda  de  quelques  jours 
seulement  la  mort  de  plusieurs  habitans  ;  le  reste 
fut  égorgé  ou  vendu.  Constantinople  s'embellit  des 

assiégée  par  les  Tatars  et  les  Sarrazins.  Le  bref  est  daté 
de  l'an  j  349. 


l34  HISTOIRE 

ruines  de  cette  ville  infortunée.  Les  marbres  tra- 
vaillés, les  colonnes,  les  statues  furent  transportés 
dans  cette  capitale ,  pour  y  décorer  des  édifices  qui , 
un  siècle  plus  tard ,  éprouvèrent  le  même  sort.  (  i) 

Quel  (pies  beaux  vestiges  indiquèrent  encore  la 
place  que  Cherson  occupa  :  le  tenjps  est  un  abîme 
toujours  ouvert  pour  recevoir  chaque  état;  la  chute 
n'est  retardée  que  par  la  force ,  l'adresse ,  le  bon- 
heur ,  la  sage  administration ,  la  politique  du  mo- 
ment; mais  le  temps,  toujours  impassible,  attend  les 
empires  que  la  succession  des  âges  doit  lui  rendre. 

CHAPITRE     XV I. 

Continuation  de  V histoire  de  Caffa ,  jusquà  la 
conquête  quen  fît  Mahomet  II, 

La  guerre  de  l'an  i344>  où  nous  avons  vu  les 
Génois  vaincre  les  Tatars ,  se  ralluma  dé  nouveau; 
on  est  privé  du  récit  des  expéditions  qui  se  firent 
des  deux  côtés.  Oderico  nous  apprend,  d'après 
Stella  ,  que  les  Génois  conquirent  Soldaia,  aujour- 
d'hui Soudak.  (2) 

Soldaia  avait  été  tributaire  du  khan  de  KipcMak-, 
puis  elle  avait  dépendu  des  Tatars.  Pendant  ces 
deux  époques ,  elle  fît  un  commerce  considérable. 

(i) Constantinople ,  comme  on  le  verra  dans  la  suite,  fut 
prise  par  les  Turcs  en  i453. 
(2)  Oderico  ,  p.  23 1. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  ï35 

Les  Génois  la  fortifièrent  pour  s'en  assurer  la  con- 
servation ;  ils  s'emparèrent  aussi  de  Cembalo  (  Ba- 
laklava  de  nos  jours),  de  la  Chazaiia,  de  Taman^ 
et  de  quelques  autres  lieux. 

C'est  ici  qu'il  faut  s'armer  de  confiance,  car 
l'instruction  manque.  On  ne  sait  à  quoi  s'en  tenir 
sur  cette  partie  de  l'histoire  de  Tauride  ;  il  ne  peut 
être  permis  de  coudre  des  faits  qui  manquent  de 
liaison ,  pour  lenr  donner  une  apparence  de  marche 
historique.  Aussi  allons-nous  rapporter  ce  que  nous 
avons  recueilli,  sans  méthode  ni  garantie,  (i) 

{y^n  i385.)  «  En  i383  et  i387,  il  y  eut  des 
»  traités  de  paix  entre  les  Talars  de  Kipiack  ou 
))  Kiptschak  et  Jes  habilans  de  Caffa. 

«  Tamerlan  ou  TimurBeg  troubla  leur  alliance. 

^)  Ce  conquérant  rendit  au  klian  Toctamich  la 
»  principauté  de  Kiptschak  ;  Toclamich  prit  le 
»  temps  où  Tamerlan  était  occupé  à  de  nouvelles 
»  guerres ,  pour  s'emparer ,  en  1 305  ,  de  quelques- 
»  uns  de  ses  états,  il  en  fut  puni,  et  dans  le  ra- 
»  vage  des  propriétés  de  ce  prince  ingrat ,  un  des 
w  généraux  de  Tamerlan  assiégea  et  prit  Caffa. 

»  Par  la  défaite  de  Toctamich ,  la  Russie  se 
»  trouva  ouverte  et  exposée  aux  incursions  de  Ta- 

(i)  «  La  concision  de  nos  écrivains,  en  parlant  de  la  co- 
»  lonie  de  Caffa,  est  surprenante;  j'ai  voulu  suppléer  à 
»  leur  silence ,  je  me  suis  donné  bien  de  la  peine,  mais  ea 
»  vain.  »  Oderico ,  lettre  i6,  p.  164. 


l36  HISTOIRE 

X)  merlan ,  qui  y  commit  beaucoup  de  désordres.  » 

{An  1399.)  Quel  parti  tirer  de  ces  éclaircisse- 
mens ,  lorsqu'on  est  partagé  d'opinions  sur  la  si- 
tuation des  éiats  de  Toctaniich?  d'un  autre  coté  , 
il  paraît  certain  qu'en  1399  les  Génois  étaient 
libres  possesseurs  de  Caffa  et  de  ses  dépendances, 
sous  le  consulat  d'Antonio-Marini.  (1) 

Malgré  tout  le  pouvoir  de  Gènes,  malgré  les 
ressources  que  les  habitans  de  Caffa  reçurent  de 
la  mère-patrie ,  malgré  le  crédit  dont  ils  jouis- 
saient parmi  les  peuples  d'alentour ,  on  apprend 
néanmoins,  par  Cromerus  (2),  que  vers  l'an  \l\^[\ 
toute  la  colonie  génoise  était  tributaire  desTatars. 
Ces  révolutions ,  aussi  répétées  qu'exécutées  avec 
promptitude  ,  exigeraient  des  détails  qu'il  n'est 
pas  en  notre  pouvoir  de  donner. 

Cependant,  nous  fixons  à  cette  époque  l'établis- 
sement de  la  famille  de  Ghéraï ,  en  Crimée.  Tous 
l€S  historiens  s'accordent  à  donner  pour  chef  aux 
Tatars  un  prince  de  ce  nom,  mais  que  chacun 
estropie  d'après  la  prononciation  de  sa  langue. 

Ainsi,  Adgi-Ghérai  ,  qui  régnait  alors  en  Cri- 
mée, est  nommé  Ezigérès  par  un  Polonais;  Alzi- 
Guéraii ,  par  un  Italien  )  et,  dans  une  version  la- 
tine ,  Polodinus  (3)  l'appelle  Adjigueraius, 

(1)  Oderico,  p.  189. 

(2)  Cromerus,  1.  22,  p.  343. 

(3)  Paulodinus  ou  Polodinus ,  1.  5 ,  p.  1 7 2 ,  «fe  Hàt.  Bizant. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  l3'J 

La  diminution  de  son  pouvoir  et  de  son  com- 
merce présageait  à  CafFa  une  prochaine  chute. 
Des  colonies  aussi  éloignc'es  de  leurs  fondateurs 
n'en  reçoivent  pas  les  secours  nécessaires  précisé- 
ment à  l'époque  où  ils  sont  indispensables.  Ces 
colonies  n'ont  de  succès  qu'autant  qu'elles  n'éprou- 
vent pas  de  rivalité.  Ce  fut  ainsi  que  Cherson  , 
première  rivale  de  toutes  les  villes  de  la  Tauride, 
les  supplanta  ;  Caffa  effaça  Clierson  ,  et  la  conquête 
de  Constantinople  par  les  Turcs  va  faire  crouler 
toutes  les  puissances  subalternes,  entraver  le  com- 
merce, et  livrer  un  des  plus  beaux  pays  de  l'Europe 
et  de  l'Asie,  à  l'ignorance,  a  la  paresse,  au  fana- 
tisme ,  aux  préjugés  d'un  peuple  follement  super- 
stitieux. 

Conduits  par  la  chaîne  des  événemens  à  cette 
cruelle  époque ,  le  pays  que  nous  décrivons  ayant 
fait  partie  des  conquêtes  des  Turcs,  et  l'histoire 
de  ceux-ci  se  liant  avec  leur  croyance,  il  est  néces- 
saire de  les  rassembler  toutes  les  deux  ^  aussi  briè- 
vement que  possible. 

Des  Turcomans. 

Mahomet ,  né  à  la  Mecque  en  Syo ,  reçut  de  la 
nature  une  grande  souplesse  de  caractère,  une 
âme  forte,  une  éloquence  rare  :  les  qualités  d'Ulysse, 
d'Alexandre  et  de  Démosthènes  s'étaient  réunies 
pour  former  un  homme  plus  célèbre  qu  eux.  Ce 


t38  histoire 

ne  fut  pas  à  l'aide  de  plusieurs  vertus  de  ces  grands 
personuages  que  Mahomet  réussit  ;  il  n'eut  d'eux 
que  leurs  talens ,  sa  fourberie  fit  le  reste.  Il  avak 
quarante  ans  lorsque,  abusant  de  la  faiblesse,  de 
l'ignorance  ,  de  la  superslition  de  ses  concitoyens, 
il  feignit  des  révélations  et  se  constitua  prophète. 
Ses  disciples,  persuadés  de  rexcellence  de  sa  doc- 
trine, s'élevèrent  dans  quatre  an^  au  nombre  de 
cent. 

Mahomet  sut  parer  sa  morale  des  principes  ad- 
mis dans  la  religion  des  peuples  civilisés;  il  ne 
voulait  pas  heurter  l'opinion  ,  mais  asservir  ses 
prosélytes,  en  les  assujettissant  à  des  cérémonies 
sans  nombre.  Celle  méthode  leur  faisant  perdre 
beaucoup  de  temps,  il  n'en  restait  pas  assez  pour 
sonder  et  démasquer  le  faux  prophète  :  il  défendit 
le  vin ,  permit  la  pluralité  des  femmes ,  et  assura , 
pour  une  autre  vie ,  la  jouissance  conlinuelle  des 
voluptés  si  passagères  dans  celle-ci. 

Persécuté  à  la  Mecque,  sa  fuite,  nommée  hégyro  , 
fut  le  signal  de  sa  puissance  :  à  la  lêle  de  ses  dis- 
ciples ,  il  gagna  Médine  ,  combattit  et  délit  les 
habitans  de  la  Mecque  qui  étaient  venus  l'assaillir. 
Vaincre  avec  une  poignée  d'hommes  parut  être  un 
pouvoir  surnaturel  et  accordé  par  celui  au  nom 
duquel  il  combattait.  C'en  fut  assez  pour  accréditer 
sa  mission  ;  les  troupes  grossirent  sous  la  bannière 
du  fanatisme  que  portait  le  plus  adroit  et  le  plus 
fourbe  des  législateurs.  Le  glaive  dans  les  mains 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  iSq 

de  repthonsiasrne  devient  l'arme  de  la  victoire  ;  il 
conquiert  l'Arabie. 

Que  l'exemple  de  toutes  les  vertus  ,  que  les 
modèles  de  charité,  de  patience,  de  paix,  de  dou- 
ceur ,  de  désintéressement  persuadent  d'autres 
hommes;  cVst  avec  le  fer  et  la  flamme  que  Maho- 
met fonde  sa  doctrine^  et  qu'il  affermit  son  pouvoir! 
Politique  et  guerrier  à  la  fois,  le  prophète  invile 
les  potentats  à  partager  sa  croyance.  Quelques 
esprits  étroits  ou  timorés ,  quelques  princes  chan- 
celans  sur  leur  trône  et  redoutant  des  succès  aussi 
multipliés  qu'extraordinaires,  reçurent  le Koran  et 
pratiquèrent  l'islamisme,  (i) 

A  soixante-trois  ans,  le  cours  des  victoires  de 
Mahomet  est  arrêté  par  sa  mort,  et  les  prodiges 
préparés  qui  la  suivirent  augmentèrent  le  nombre 
des  sectateurs. 

Abubeker,  son  beau-père,  lui  succède.  Omar 
remplace  Abubeker  et  devient  le  fléau  de  l'huma- 
nité. Tandis  qu'il  subjugué  Damas,  la  Syrie,  la 
Phénicie  ,  ses  généraux  tuent  le  roi  de  Perse ,  con- 
quièrent ses  états,  abolissent  la  religion  des  mages, 
repassent  en  Egypte  et  s'en  emparent.  Le  calife 
Omar  est  assassiné.  Otman,  qui  le  remplace,  a  le 
même  sort.  Aly ,  gendre  de  Mahomet ,  n'est  élu 
que  pour  périr  de  cette  manière.  Le  second  Aly 

(i)  Cette  résignation  à  la  volonté  de  Dieu  était  un  parti 
très-prudent  à  conseiller  à  ceux  qu'on  détrônait. 


l4o  HISTOIRE 

est  élevé  au  califat;  il  abandonne  Médine  et  trans- 
porte le  siège  des  califes  sur  les  bords  de  l'Evi- 
phrate. 

Les  califes  et  les  conquêtes  se  multiplient ,  la 
puissance  que  Maliomet  a  fondée  déborde  en  Eu- 
rope^ et  la  menace  d'une  invasion  totale.  Une 
partie  de  l'Espagne ,  le  Portugal ,  l'Aragon  étaient 
déjà  subjugués  ;  la  France  allait  succomber ,  si 
Cbarles-Martel  n'eût  régné. 

Almanzor ,  second  calife  de  la  dynastie  des  Abas- 
sides,  prit  Bagdad  pour  capitale;  sa  domination 
s'éiendit  d'Espagne  aux  Indes  ,  de  la  mer  Noire 
au  fond  de  la  Lydie. 

La  religion  de  Mabomet  infectait  l'Orient , 
quoique  les  Turcomans  eussent  renversé  l'empire 
des  califes. 

Ces  Turcomans,  nommés  Turcs  par  abréviation , 
venaient  du  Taurus  j  ils  en  étaient  sortis  par  tor- 
rens  en  déboucbant  par  toutes  les  portes  (i)  de 
cette  immense  cliaîne  de  montagnes. 

(l)  On  exprime  par  le  nom  de  portes  les  grands  passages 
des  montagnes  :  ainsi  on  dit  les  portes  arméniennes ^  cas- 
piennes ,  etc.  ;  mais  pour  la  Cilicie,  on  se  sert  plus  souvent 
du  terme  de  pyles. 

Le  mont  Taurus  change  de  nom  suivant  les  pays  qu'il 
traverse  :  X Immaiis  ,V Êmodus ,  le  Paropamisus ,  le  Paréade , 
le  Caucase  y  VHyrcams  y  etc.,  sont  des  branches  du  Taurus. 
Pline  dit  que  les  Grecs  les  renfermaient  toutes  sous  le  nom 
générique  de  Montes  ceraunienses. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  l[\X 

L'origine  des  Turcomans  et  des  Tatars  est  le  se- 
cret de  la  barbarie  :  sans  lois,  sans  mœurs  ,  l'esprit 
de  rapine  renfermait  toute  leur  science  ;  ils  multi- 
pliaient comme  ces  plantes  parasites  qui,  ayant 
épuisé  un  champ,  sont  jetées  par  les  vents  sur 
d'autres  champs  qu'elles  détruisent.  Les  Turcomans 
débordèrent  dans  la  Moscovie  ;  ils  couvrirent  les 
rives  de  la  mer  Noire,  des  Palus-Méotides  et  de 
la  mer  Caspienne;  ils  subjuguèrent  les  Arabes,  et 
embrassèrent  le  mahométisme.  Togrul-Beg  était  à 
leur  tête ,  à  la  prise  de  Bagdad  :  il  s'empara  de  toute 
Taïuorité,  ne  laissa  aux  califes  que  le  soin  du  spi- 
rituel sur  les  nations  conquises,  et  forma  la  tige  des 
Ottomans. 

Saladin  illustra  son  pays  ,  tandis  que  la  maladie 
des  croisades  dépeuplait  l'Europe.  Il  était  réservé  à 
Tamerlan  d'humilier  ,  d'abaisser  les  Turcs  ;  on 
n'ose  rapporter  le  nombre  des  victimes  que  ses  vic- 
toires immolèrent  ;  on  paraîtrait  exagérer ,  car  c'est 
au-dessus  de  tout  calcul  probable.  Les  Turcs  se 
relevèrent  sous  les  successeurs  de  Bajazet,  et  re- 
prirent ce  qu'on  leur  avait  enlevé. 

Continuation  de  V histoire  de  Caffa ,  jusques  à  la 
conquête  des  Turcs. 

{An  1453.  )  Mahomet  II ,  fils  d'Amurath ,  donna 
au  nom  musulman  une  célébrité  qui  jeta  l'épouvante 
en  Europe  :  on  avait  jusque-là  méprisé  les  Turcs 


1^2  HISTOIRT. 

comme  des  barbares  ;  Mahomet  les  fit  redouter 
comme  conquérans.  Ses  projets  étaient  plus  vastes 
encore ,  que  ses  moyens  n'étaient  grands.  Il  avait 
pour  principe  qu'on  ne  doit  jamais  rien  entrepren- 
dre sans  l'avoir  bien  réfléchi,  et  qu'aussitôt  que 
l'entreprise  paraît  utile ,  c'est  folie  d'y  renoncer.  La 
conquête  de  Constantinople  flatta  son  ambition ,  et 
son  orgueil  sourit  d'avance  à  la  réputation  que  cet 
exploit  lui  donnerait. 

Dans  cette  idée ,  il  fit  construire  des  forts  sur  la 
mer  de  Thrace  ,  pour  intercepter  les  secours  que 
Constantinople  pourrait  recevoir  de  la  Méditerra- 
née. Il  équipa  une  flotte  nombreuse,  exerça  lui- 
même  ses  matelots ,  assigna  leur  poste  à  chacun  de 
ses  officiers ,  leur  fit  part  d'une  partie  de  son  plan , 
sans  leur  communiquer  tous  ses  moyens  de  succès. 

A\i  commencement  de  i453 ,  il  cerna  la  ville  et 
l'attaqua  ait  mois  d'avril  par  terre  et  par  mer.  Ce  fut 
alors  qu'on  ressentit  l'effet  foudroyant  de  canons 
d'une  grosseur  démesurée,  que  Mahomet  avait  fait 
fondre  pour  ce  siège  :  chaque  fois  qu'un  boulet 
portait ,  il  renversait  un  pan  de  muraille  ;  les  as- 
siégés, préparés  à  la  défense,  employèrent,  pour 
conserver  la  ville,  tout  ce  que  le  courage  et  l'art 
purent  leur  suggérer .- 

Le  29  mai ,  Mahomet  donna  un  assaut  général 
et  emporta  la  place  ;  tout  ce  qui  opposa  de  la  résis- 
tance fut  égorgé.  L'empereur  Constantin  Paléo- 
logue  périt  en  défendant  vaillamment  sa  couronne. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  l4^> 

Celte  conquête  du  Turc  alarma  la  clirétienté; 
le  pape  donna  des  bulles  ;  le  commerce  du  Levant 
allait  disparaître,  et  les  marchandises  d'Orient 
cesser  d'arriver  en  Europe. 

Philippe  II,  dit  le  Bon  ,  duc  de  Bourgogne  ,  pos- 
sédait une  grande  partie  des  Pays-Bas.  Ses  villes 
maritimes  se  ressentaient  de  la  stagnation  du  com- 
merce; il  jngea  à  propos  d'expédier  une  flotte  dans 
la  mer  Noire;  ce  fut  un  peu  avant  la  conquête  des 
Turcs.  A  ce  propos,  nous  pouvons  donner  une  idée 
de  la  puissance  des  Génois  sur  cette  mer,  par  quel- 
ques phrases  d'un  écrit  du  doge  Raphaël  et  du 
sénat  de  Ciénes ,  adressé  au  même  duc.  a  Votre 
»  amiral  Gottfried  a  été  pris  par  les  barb.ires,  qui 
»  l'ont  enc[)aîné  ;  c'est  nous  qui  avons  brisé  ses  fers. 
»  Ce  même  ofîîcier  a  couru  sur  nos  galères;  sachez 
»  que  si  elles  étaient  montées  par  des  hommes 
»  qu'on  nomme  des  Infidèles,  ces  hommes  sont 
»  nos  sujets.  Ne  sait-on  pas  que  depuis  plus  d'un 
»  siècle  la  mer  Noire  est  sous  la  domination  des 
»  Génois  ^  etc.  etc.  »  Certes ,  c'est  parler  bien  haut 
à  un  prince  puissant!  Revenons  à  Mahomet.  Il  s'em- 
para de  Péra ,  possédé  par  les  Génois  ;  dès  lors  le 
commerce  de  Caffa  fut  annulé. 

Gênes,  trop  occupée  dans  ces  circonstances, 
ne  put  envoyer  des  secours  à  ses  colonies  ;  elle 
céda  à  l'ordre  de  Saint-Georges  (i)  CafFa  et  toutes 

(i)  L'ordre  de  Saint-Georges,  à  Gènes,  portait  une  croix 


l44  HlSTOlKE 

ses  dépendances  en  Tiiuride.  L'abandon  de  cette 
souveraineté  avait  l'air  d'un  jeu  :  on  donnait  à 
des  chevaliers  ce  qu'on  ne  pouvait  plus  garder , 
et  ce  qu'on  ne  leur  aurait  jamais  offert  sans  la 
réduction  de  Constantinople.  Nous  ne  voulons  pas 
soupçonner  le  sénat  de  Gênes  de  mauvaise  foi  ; 
aussi  croyons -nous  que  donnant  sans  regret,  on 
perdait  toute  espérance  de  revenir  un  jour  sur 
cette  donation,  par  un  de  ces  moyens  qui  se  pré- 
sentent d'eux-mêmes  quand  on  est  le  plus  fort. 
Les  Génois  voulaient-ils  mettre  la  valeur  des  che- 
valiers à  de  nouvelles  épreuves,  ou  espéraient-ils 
qu'un  ordre  religieux  exciterait  le  zèle  de  la  chré- 
tienté? pensaient-ils  qu'on  s'armerait,  qu'on  se  croi- 
serait en  Europe  pour  les  défendre  ,  et  que  de  leur 
guerre  particulière  et  indifférente  aux  autres ,  naî- 
trait une  guerre  de  religion  intéressante  pour  tous  ? 

Le  danger  prévu  par  les  Génois  se  manifesta  la 
même  année  de  la  donation.  Le  Turc  somma  CafFa 
de  lui  payer  un  tribut;  on  s'y  soumit  avec  résigna- 
tion, (i) 

Cependant  le  pape  Pie  II ^  sollicité  par  les 
chevaliers  de  Saint-Georges,  rendit  un  bref  ac- 
cordant des  indulgences  à  tous  ceux  qui  favori- 
seraient les  Génois.  (2) 

tréflée  surmontée  d'une  couronne  ducale  au  milieu  du  crowo/z 
supérieur  ;  cette  croix  était  suspendue  à  une  triple  chaîne  d'or. 

(1)  Bosius,  Hist.  de  Malte,  t.  2,  p.  2  43. 

(2)  Rainodaldu$ ,  Annal,  eccles.,  ann.  i455,  n.  6. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  3  4^ 

{An  i465.  )  Casimir,  roi  de  Pologne,  autorisa 
les  habilans  de  Caffa  à  faire  des  levées  dans  ses 
états.  Elles  prirent,  en  effet,  la  route  de  la  Tali- 
ride;  mais  s'étant  permis  des  excès  dans  la  ville 
de  Braclaw  f  elles  furent  taillées  en  pièces  sur  les 
bords  du  Bog  par  les  naturels  du  pays,  (i) 

Caffa  ,  plus  embarrassée  que  jamais  ,  envoya 
Doria  au  pape  Paul  II  j  ce  voyage  n'eut  pas  d'effet. 

(An  1475.  )  Mahomet,  instruit  des  projets  hos- 
tiles de  ses  tributaires ,  expédia  une  flotte  et  des 
troupes  de  débarquement ,  pour  s'emparer  de  la 
Tauride  et  pour  s'y  établir.  Les  Turcs  ne  trouvè- 
rent point  la  résistance  à  laquelle  ils  devaient  s'at- 
tendre; le  siège  n'eut  lieu  que  pour  la  forme.  Il 
paraît  que  les  magistrats  voulurent  sauver  quel- 
ques propriétés  personnelles  aux  dépens  de  la 
chose  publique  (2).  La  Tauride  subit  le  joug  du 
vainqueur,  et  les  Génois  n'eurent  plus  que  les 
regrets  de  l'avoir  perdue. 

CHAPITRE  XVn. 

De  Tana ,   colonie  vénitienne. 

Afin  de.  ne  pas  embrouiller  une  narration  que 
les  lacunes  de  l'histoire  obscurcissent  et  laissent 
imparfaite ,  on  a  cru  devoir  séparer  la  colonie  vé- 

(i)  Cromerus,  1.  25,  p.  379. 

(2)  Oderico,  p.  194. 

I.  10 


l/fi  HISTOIRE 

nitienne  de  Tana;  plus  encore  ,  on  a  du  s  y  déter- 
miner, puisque  malgré  son  ancienneté  et  les  ex- 
ploits des  Vénitiens  ,  Tana  n'a  jamais  dominé  les 
peuples  de  Tauride. 

Elle  était  située  dans  les  Palus  -  Méotides ,  près 
de  l'une  des  embouchures  du  Tanaïs,  sur  l'empla- 
cement même  de  Tancienne  ville  de  ce  nom.  (i) 

Tana  était  bien  antérieure  à  CaOa.  Sa  situation 
avait  renouvelé  l'ancien  projet  des  Romains  de  por- 
ter dans  la  mer  Noire  les  productions  de  l'Inde ,  en 
communiquant  par  le  Phase  et  le  Cyrus.  Les  Ro- 
mains, plus  guerriers  que  marchands,  avaient  con- 
quis le  commerce  de  l'Inde;  les  Vénitiens,  aussi 
marchands  que  guerriers,  conçurent  le  même  pro- 
jet, lorsque  leur  commerce  fut  entravé  par  les  cir- 
constances malheureuses  que  les  croisades  occa- 
sionnèrent. 

Il  faut  faire  une  bien  grande  différence  entre  le 
calcul  des  Romains  et  celui  des  Vénitiens.  Les  pre- 
miers jouissaient  de  leurs  victoires ,  ils  considé- 
raient le  trafic  avec  l'Inde  comme  une  conséquence 
utile,  mais  ils  n'ajoutaient  aucune  extension  à  cet 
avantage.  Tout  devait  réussir  par  la  terreur  de  leurs 
armes;    de  sages  mesures,  pour  assurer  le  com- 

(i)  Le  Tanaïs  ou  Don  est  un  des  beaux  fleuves  de  l'Eu- 
rope :  il  arrose  des  pTovinces  fertiles  ;  son  poisson  est  très- 
renommé  :  il  a  donné  son  nom  à  des  tribus  de  Kozak* 
nommés  du  Don. 


DE    LA.    NOUVELLE    RUSSIE.  l[\^ 

nierce,  étalent  nu-dessous  de  leur  grandeur.  Au 
contraire,  les  Vénitiens  n'aspiraient  qu'à  se  créer 
un  passtge,  bien  résolus  de  déployer  toute  leur 
industrie  pour  la  réussite  d'un  projet  sur  lequel 
ils  fondaient  avec  raison  de  grandes  espérances. 

Vers  l'an  i2o5  ils  possédaient  Tana ,  ancienne 
colonie  des  Cariens. 

Maîtres  des  bouches  du  Don ,  ils  donnèrent  à  la 
mer  d'Azow  une  nouvelle  célébrité ,  et  la  mer  Cas- 
pienne, oubliée  depuis  long- temps,  rappela  les 
ressources  qu'on  avait  négligées. 

Conslaniinople  devint  l'entrepôt  d'une  partie  du 
globe,  et  surpassa  en  magnificence  toutes  les  villes 
asiatiques.  Les  arts  y  fleurirent ,  leurs  succès  accru- 
rent le  commerce  de  l'Inde,  le  luxe  fut  porté  à  son 
comble  ;  le  despotisme  ne  put  ralentir  ni  sa  marche 
progressive,  ni  arrêter  le  cours  des  richesses  qui 
s'accumulaient  par  ce  commerce;  phénomèiie  inex- 
plicable, car  c'est  le  propre  du  despotisme  d'a- 
néantir les  fortunes  par  les  impôts  arbitraires  et 
outre  mesure,  par  les  confiscations,  par  le  silence 
imposé  aux  anciennes  lois  en  dictant  celles  qui  lui 
conviennent.  Les  profits  immenses  des  négocians 
semblaient  devoir  fixer  son  attention  et  réveiller  sa 
cupidité.  Il  faut  le  répéter,  ce  phénomène  arriva, 
et  les  particuliers  jouirent  en  paix  de  leur  fortune 
et  de  leur  état  civil.  En  revanche  ,  les  mœurs  recu- 
rent  une  atteinte  pénible  à  décrire ,  la  licence  la 
plus  effrénée  y  succéda.  Les  vertus ,  rétrécies  par 


l48  HISTOIRE 

ravidlté,  disparurent  sans  retour;  la  soif  de  Y  or 
remplaça  tout ,  la  possession  de  For  tint  lieu  de 
tout. 

Lorsque  le  vœu  de  s'enrichir  est  en  proportion 
du  travail ,  de  l'industrie ,  de  la  décence  dans  le 
gain  ,  c'est  une  émulation  commerciale  dont  le 
gouvernement  profite.  Lorsqu'on  dépasse  toutes 
bornes  ,  lorsque  l'abondance  afflue  par  des  gains 
illicites ,  que  les  lois  de  l'honnêteté  sont  méprisées, 
que  l'industrie  s'exerce  par  des  moyens  honteux  , 
toujours  voisinsd'un  grand  lu^eetd'uneplus  grande 
dépravation  de  mœurs,  alors  l'état  trouve  sa  ruine 
dans  le  discrédit  public  qui  amène  le  sien  :  on  ne 
découvre  pas  tout  d'un  coup  cette  marche  insen- 
sible, elle  n'est  rapide  que  lorsqu'elle  approche  de 
son  terme. 

Constantinople  éprouva  la  vérité  de  ces  prin- 
cipes. Une  catastrophe  aussi  prompte  qu'inattendue 
renversa  le  gouvernement  et  dissipa  des  richesses , 
objets  de  tant  de  soins. 

Ces  croisades ,  si  fatales  au  zèle  irréfléchi  qui 
les  conseilla ,  occupaient  et  troublaient  toutes  les 
têtes.  Celles  des  Génois  et  des  Vénitiens,  mieux 
organisées  sans  doute ,  surent  mettre  à  profit  le 
délire  général. 

Tana  fournit  les  vaisseaux  qui  transportèrent  les 
croisés.  Les  Vénitiens  s'unirent  aux  Français,  et,  de 
concert,  ils  conquirent  Constantinople. 

Dans  le  partage  de  cette  conquête,  les  Français 


DE    LA    >OUTELLE    RUSSIE.  I^^ 

conservèrent  la  ville,  à  l'exception  d'nn  quartier 
affecté  aux  marchands  vénitiens  ;  il  leur  ser\it  de 
dépôt  pour  le  coninierce  de  la  mer  Noire ,  qu  1I5 
s'étaient  rt^rvé  avec  la  fiancliise  de  tontes  leurs 
marchandises. 

Le  titre  d'empereur,  la  possession  d*^  la  capitale 
du  ci  devant  empire  romain,  la  conservation  d  une 
cité  excitant  la  jalousie  des  autres,  parureitt  aux 
Français  des  avantai^es  brilla: -s  ;  la  p>ssession  d  un 
&nbourg  de  la  capitale ,  celle  des  îles  et  du  com- 
merce ,  se  présentèrent  aux  Vénitiens  comme  des 
avantages  utiles. 

Dandoio,  auteur  du  projet  d'invasion,  et  chef  des 
Vénitiens,  réunis>ait  au  suprême  degré  la  science 
tortueuse  de  la  politique  à  la  bravoure  d'un  général 
expérimenté.  Autant  les  Français  étaient  contians, 
autant  il  était  dissimulé.  Il  savait  très -bien  que, 
puisque  la  conquête  de  Constantinople  avait  aussi 
peu  coûté ,  il  serait  facile  aux  Vénitiens  de  s'en 
emparer  de  nouveau  :  les  Français  n'avaient  plus 
de  marine;  les  vaisseaux  qui  les  avaient  portés  up- 
partenaient  à  Venise  ;  elle  était  ainsi  mrdtresse  de 
la  mer.  Garder  Constantinople  pour  soi  eût  été  une 
faute  ;  car  les  Français  ne  1  duraient  pas  aban- 
donnée sans  répandre  des  flots  de  sang  ;  encore 
n  était-il  pas  certain  que  les  Vénitiens  fussent  sortis 
Tainqueurs  d'un  combat  où  Ton  se  serait  défendu 
en  désesj>érés.  Mais  s'emparer  du  commerce  était 
une  opération  siîre  ;  il  avait  enrichi  Constantinople  , 


1 5o  HISTOIRE 

on  pouvait  devenir  riche  à  son  tour.  Dandolo  ju- 
gea de  même  qu'il  était  prudent  d'attendre  les  évé- 
nemens  que  les  croisades  amèneraient ,  et  de  jouer 
pendant  cet  intervalle  le  rôle  d'amis  désintéressés  ; 
ce  qui  vaudrait  à  Venise  l'admiration  de  l'Europe. 

Cette  délicatesse  en  apparence  n'eut  point  lieu 
au  sujet  du  pillage  de  la  ville  :  les  Français,  devant 
la  garder ,  se  conduisirent  avec  modération  ;  ils 
ménagèrent  tout  ce  qu'ils  purent  ;  les  Vénitiens,  au 
contraire,  s'approprièrent  tout  ce  qui  tomba  sous 
leurs  mains,  et  expédièrent  une  partie  de  leur  butin 
à  Tana ,  tandis  que  l'autre  prit  la  route  de  Venise. 
Ce  furent  ces  grandes  richesses  du  pillage  de  Con- 
stantinople  qui  fixèrent  le  second  mobile  de  la 
puissance  vénitienne  ;  l'industrie  en  était  le  pre- 
mier. 

En  1 23'7 ,  les  Tatars  s'emparèrent  de  la  Tauride  ; 
les  Vénitiens  et  les  Génois ,  après  des  discussions 
très-vives ,  posèrent  les  armes  pour  se  livrer  uni- 
quement à  leurs  intérêts  commerciaux. 

Les  environs  de  Tana  avaient  été  ravagés  par  ces 
peuples  amis  de  la  destruction,  et  pour  qui  toute  in- 
dustrie était  un  acte  de  lâcheté.  Cependant  ces  Tatars 
avaient  souvent  remonté  le  Don  ;  ils  savaient  que  ce 
jfleuve  s'approchait  de  très  près  du  Volga,  qui  se  jette 
danslamerCaspienne.  Les  Vénitiens  les  engagèrent  à 
profiter  avec  eux  de  cette  utile  observation.  Dès  lors 
les  marchandises,  passant  par  la  Bactriane,  eurent 
Samarcande  pour  entrepôt  ;  Cazan  et  Astracan  fu- 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  l5l 

renl  les  dëbouchés  de  la  mer  Caspienne;  Tana  fut 
la  dernière  éclielle  qui,  par  la  mer  Noire,  les  dis- 
tribuait à  vingt  nations. 

Afin  de  bien  sentir  l'avantage  du  commerce  de 
Tana^  il  faut  se  ressouvenir  que  les  Vénitiens  avaient 
apporté  de  Syrie  l'art  de  teindre  la  soie  et  de  fabri- 
quer diverses  étoffes;  qu'ils  avaient  enlevé  les  ou- 
vriers grecs ,  premiers  Européens  possédant  la  mé- 
thode de  mélanger  des  fleurs  d'or  avec  des  dessins 
dans  le  tissu  des  soieries;  qu'ils  avaient  arraché  à 
l'Egypte  son  antique  secret  de  la  fabrication  du 
verre ,  et  l'avaient  beaucoup  perfectionné.  Venise 
ne  trouva  point  cet  art  à  sa  naissance  parmi  les 
Egyptiens  ;  ils  fabriquaient  déjà  le  cristal  le  plus 
pur ,  ils  donnaient  au  verre  toutes  les  formes  qu'ils 
jugeaient  à  propos ,  et  lui  faisaient  prendre  toutes 
les  couleurs.  Les  Vénitiens  ajoutèrent  à  cette  dé- 
couverte ,  ils  la  firent  servir  à  l'ornement  des  tem- 
ples :  c'est  de  cette  époque  que  d.Jtent  ces  antiques 
vitniux  qu'on  a  admirés  jusqu'à  nos  jours  et  qu'on 
néglige  maintenant. 

Tout  était  avantage  du  côté  des  Vénitiens  :  ils 
employaient  les  désoeuvrés  aux  fabriques,  ils  don- 
naient la  valeur  qui  leur  plaisait  aux  choses  ma- 
nufacturées ,  ils  n'avaient  point  de  concurrens  dans 
ce  genre  d'industrie,  et  l'avidité  des  Talars  à  se 
procurer  des  objets  aussi  fragiles  que  peu  dignes 
de  leur  admiration ,  en  faisait  quelquefois  tripler 
le  prix. 


l52  HISTOIRE 

S  emparer  de  Constantinople  était  un  irlompïie 
que  Jes  Français  ajoutaient  à  beaucoup  d'autres; 
mais  à  la  gloire  près,  qu'on  ne  peut  mettre  en 
parallèle  avec  rien,  ils  éprouvèrent  un  vide  dans 
leur  conquête  ;  c'étoit  l'incertitude  de  la  con- 
server. 

Les  Vénitiens  estimaient  aussi  la  gloire,  mais 
ils  faisaient  marcFièr  leurs  intérêts  sur  la  même 
ligne  qu'elle;  les  richesses  s'accumulèrent  sous 
leur  adniinistraiion ,  tandis  qu'on  ne  vivait  à 
Constantinople  qu'au  jour  le  jour  ,  et  qu'on  ne 
lirait  d'autre  profit  des  liaisons  avec  Venise,  que 
ce  qu'il  lui  plaisait  d'accorder.  Tana  devint  floris- 
sante; les  plaisirs,  conduits  par  la  sagesse,  nais- 
saient au  sein  d'une  dépense  généreuse,  mais  sans 
profusion  ;  des  fêtes  bien  entendues  et  souvent 
répétées ,  attiraient  des  étrangers  en  plus  grand 
nombre ,  puisque  le  but  du  commerce  était  lié 
avec  celui  de  l'amusement.  Ce  séjour  fut  délicieux; 
c'était  un  point  de  civilisation  au  centre  de  la  bar- 
barie, un  temple,  dans  le  désert,  éJevé  à  riion" 
neur  du  commerce  par  lindustrie  et  les  arts. 

Cependant  les  Tatars  ne  se  bornèrent  pas  à  l'ir-^ 
ruption  en  Tauride,  ils  se  répandirent  dans  la 
Russie.  Les  prétentions"  de  Kiow  avaient  déjà  coûté 
cher  à  son  commerce.  Le  désir  de  s'agrandir  avait 
fait  oublier  l'intérêt  réel;  on  y  voulait  la  guerre, 
et  on  n'y  était  pas  préparé.  Les  Tatars,  on  le  sa-; 
Tait  bien ,  n'attaquaient  que  ceux,  qui  n'étaient  pas. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  1  53 

sur  leurs  gardes;  on  négliga  de  se  fortifier  contre 
eux,  et  l'on  fut  victime  de  cette  négligence.  Le 
priijce  russe  André  BogoluhsM  sentit  ses  fautes, 
mais  trop  tard;  il  transféra  la  résidence  de  sa  cour 
à  Wolodimir.  Le  commerce  de  Kiow  avait  décimé 
durant,  la  guerre ,  il  fut  diminué  par  le  départ 
du  prince,  et  dès  ce  moment  les  attaques  multi- 
pliées de  Tennemi  le  détruisirent  entièrement. 
Kiow  correspondait  avec  Tana ,  elle  lui  fournissait 
toutes  les  productions  des  provinces  voisines,  et 
recevait  à  son  tour  les  objets  manufacturés  par  les 
Vénitiens;  mais  Kiow  subit  le  joug  du  vainqueur 
Bathi.  (i) 

Venise  et  Gênes  conservèrent  cbacune  leurs  co- 
lonies ;  elles  savaient  plier  à  propos  quand  les  Ta- 
tars  étaient  les  plus  forts  :  ce  peuple  grossier  se 
prêtait  à  toutes  leurs  ruses  sans  les  remarquer; 
ainsi ,  lorsque  ayant  pénétré  en  Russie ,  Bailii  reçut 
de  l'argent  des  colonies  italiennes ,  avant  de  leur 
avoir  rien  demandé,  il  fît  grand  cas  d'elles,  et 
ne  les  inquiéta  point. 

Constaniinople    commençait  à    fermenter;   on 

(i)  Ce  chef  mongol  est  nommé  Batu  par  Friebe,  t.  i  , 
p.  27. 

Par  un  second,  Bathi,  Forma  Leoni,  t.  2  ,  p.  222. 

Par  un  troisième,  Behi-Chan  ,  Hist.  Taur.,  t.  2,  p.  126. 

Par  un  quatrième,  Baù^  Hist.  de  Russie,  t.  2,  p.  79,  de 
l'Evéque. 

Par  un  cinquième,  Basthi ^  M.  de  Sowolop,  p.  34q. 


ï54  HISTOIRE 

trouvait  le  joug  des  Français  insupportable  ;  on 
les  avait  adorés  les  premiers  jours;  ce  n'était  alors 
que  des  égards  réciproques  ,  que  des  fêtes  ;  la 
suite  ne  répondait  pas  à  d'aussi  heureux  com- 
mencemens  :  on  exigeait  de  l'argent  avec  beaucoup 
d'Iionnêleté ,  mais  il  fallait  qu'il  se  trouvât;  on 
débarrassait  un  époux  d'une  portion  de  son  mé- 
nage en  lui  enlevant  sa  femme,  si  elle  était  jolie; 
on  épargnait  à  un  père  le  soin  de  la  vigilance 
sur  sa  fille  en  l'emmenant  de  gré  ou  de  force; 
on  faisait  un  soldat  d'un  fils  de  famille  destiné 
par  ses  parens  à  une  éternelle  paix;  on  tournait 
en  ridicule  les  choses  saintes,  et  les  ministres  du 
culte  n'étaient  pas  toujours  respectés. 

Les  Vénitiens  ne  troublaient  point  le  repos  des 
familles  ,  mais  ils  leur  coupaient  les  vivres  ;  ils 
permettaient  aux  Grecs  de  trouver  trés-rnauvaise  la 
conduite  des  Français,  pourvu  qu'on  leur  laissât 
l'empire  de  la  mer.  Une  flotte  grecque  eut  le 
malheur  d'appareiller,  les  Vénitiens  la  détruisi- 
rent ;  ils  voulaient  n'être  gênés  en  rien  dans  leur 
commerce  dont  les  opérations  avaient  des  épo- 
ques marquées. 

Il  partait  tous  les  ans  de  Venise  des  vaisseaux 
armés  qui  se  rendaient  à  Tana  ;  c'était  le  rendez- 
vous  général  des  marchandises  de  l'Inde  et  d'Eu- 
rope. Il  partait  de  Tana  des  petites  galères  parfai- 
tement équipées  et  qui  remontaient  le  Don.  Tous 
les  ans  aussi  les  bâtimens  qui  avaient  hiverné  à 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  ï55 

Tana,  transportaient  à  Venise  les  marchandises  des- 
tinées pour  elle.  On  ne  doit  pas  conclure  de  ces 
transports  fixes  qu'ils  fussent  les  seuls,  mais  ils 
répondaient  aux  époques  où,  d'un  côté,  on  réu- 
nissait les  marchands  étrangers  aux  foires  de  Ve- 
nise, et  de  l'autre,  les  acheteurs  ou  troqueurs 
tatars  à  celles  de  Tana. 

Un  cabotage  continuel  versa  dans  la  colonie  véni- 
tienne le  plus  réel  des  richesses  des  Tatars  :  il  faut 
entendre  par  ce  mot  réel  les  objets  enlevés  par  eux  , 
car  ils  ne  cultivaient  point  les  champs,  et  tout  leur 
commerce  consistait  à  voler  ici,  pour  vendre  là. 
N'en  déplaise  aux  habitans  de  Tana ,  cette  méthode 
de  marchés  avec  les  Tatars  se  rapprochait  un  peu  du 
recèlement;  mais  les  actions  de  ce  genre  prennent 
d'autres  noms  quand  c'est  en  grand  qu'elles  se 
traitent ,  et  lorsqu'un  gouvernement  les  autorise. 

L'activité ,  la  surveillance ,  la  force  des  Véni- 
tiens opposées  à  la  nonchalance ,  à  l'inattention , 
à  la  faiblesse  des  Grecs ,  devaient  assurer  aux  pre- 
miers une  longue  jouissance  de  leurs  succès,  et 
promettre  aux  seconds  une  dépendance  de  la  même 
durée. 

«  Il  y  avait  déjà  soixante-dix  ans  que  les  Français 
»  occupaient  le  trône  de  l'empire  d'Orient  :  les 
))  Vénitiens  en  faisaient  tout  le  commerce,  et  en 
»  recueillaient  les  richesses.  Cependant  les  Grecs 
))  reprennent  courage ,  leurs  succès  sont  balap.cés  ^ 
})  ils  luttent   contre  les  forces  divisées  de  leurs 


î  56  HISTOIRE 

w  oppresseurs,  et  préparent  le  moyen  de  les  exter- 
»  miner.  Trois  en)pereiirs  s'étaient  formés  an  lieu 
»  dun  seul.  Tbessalonique,  Nicée,  Trébizonde 
»  avaient  cliacune  proclamé  un  empereur  grec. 
»  Toutes  à  l'envi  soupiraient  après  le  moment  de 
»  recouvrer  Constanlinople  ,  et  toutes  désiraient 
»  également  la  chute  de  ce  simulacre  d'empereur 
»  latin  mal  affernii  sur  le  trône  des  Césars.  Les 
»  Grecs  connaissaient  bien  leur  impuissance ,  mais 
»  ils  nourrissaient  un  sentiment  de  baine  impla- 
»  cable  contre  les  Occidentaux  usurpateurs  de  leur 
»  empire  :  ils  virent  la  nécessité  d'armer  contre  les 
»  Vénitiens  un  puissant  ennemi,  et  les  circonstances 
»  favorisèrent  les  desseir^s  de  leur  politique. 

))  Les  Génois ,  chassés  de  toutes  les  mers ,  an- 
»  ciens  rivaux  du  commerce  des  Vénitiens ,  jaloux 
»  de  leur  fortune  et  de  leur  grandeur  prestpie  gi- 
»  gantesque  ,  osèrent  se  mesurer  sur  mer  avec  eux. 
»  Les  premières  hostilités  avaient  commencé  six  an- 
»  nées  après  la  prise  de  Constanlinople  ;  mais  ils 
»  furent  si  complètement  battus  ,  qu'à  peine  un 
»  demi-siècle  de  trêve  fut  suffisant  pour  rétablir 
))  leurs  forces  navales.  Ils  tentèrent  alors  derechef 
))  le  sort  des  armes,  et  une  seconde  fois  ils  furent 
»  entièrement  défaits. 

»  Les  Grecs,  charmés  de  voir  les  Vénitiens  aux 
»  prises  avec  une  autre  puissance  ,  ont  recours  pour 
))  le  reste  à  la  ruse ,  ancien  héritage  de  leurs  pères. 
)i  Une  trame  ourdie  dans  le  plus   grand  secret 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  1^7 

))  ouvre  les  portes  de  Constantinople  à  Micîiel  Pa- 
))  léologue,  et  détruit  le  faible  empire  des  Lalins 
»  en  Orient.  ^)  (i) 

Ce  n'est  point  cet  empire  d'Orient  que  les  Fran- 
çais perdirent ,  mais  une  ombre  d'autorité ,  puis- 
qu'ils n'avaient  ni  forces  pour  la  faire  respecter,  ni 
commerce  pour  l'entretenir ,  ni  flottes  pour  se 
ravitailler. 

Ce  colosse  de  la  puissance  vénitienne  croula  ; 
Tana  changea  de  maîtres. 

Au  service  signalé  des  Génois  succéda  une  pro- 
tection immédiate  des  empereurs ,  qui  les  rendit 
maîtres  absolus  du  commerce  de  la  mer  Noire. 
i<  A  peu  près  vers  ce  temps ,  dit  le  savant  archevêque 
;)  de  Mohilow  (2) ,  le  noble  Doria  releva  la  ville 
))  de  Caffa.  » 

Nous  citons  d'autant  plus  volontiers  le  passage 
de  ce  respectable  prélat ,  qu'il  confirme  l'opinion 
que  nous  avons  avancée  sur  la  fondation  de  Cafïa  , 
antérieure  aux  temps  que  d'autres  ont  fixés  :  s'il  eût 
été  question  d'établir  une  colonie  à  Théodosie  pour 
la  première  fois ,  on  dirait  quesur  ses  débrisles  Gé- 
nois bâtirent  CafTa  ;  mais  dire  qu'on  releva  cette  der- 
nière ville ,  c'est  convenir  qu'elle  avait  existé  sous 
le  même  nom. 

(ï)  Forma  Leoni ,  t.  2 ,  p.  127. 

(2)  Histoire  de  la  Tauride ,  t.  2 ,  p.  141. 

FIN  DE  L'HISTOIRE  ANCIENNE  DE  LA  NOUVELLE  RUSSIE. 


l58  lïtSTOlRE 


CHAPITRE     XVIII. 

Confusion  des  noms  des  peuples  et  des  pays ,  dans 
le  cours  de  cette  première  époque. 

Avoir  donne  un  état  de  la  Tauride  sous  chaque 
peuple  qui  s'en  est  emparé,  c'eût  cté  répéter  dans 
chacun  des  siècles ,  les  faits  déjà  tracés  du  siècle 
précédent;  c'eût  été  montrer  l'oppression  nue  et 
dégouilanle  du  sang  qu'elle  répandait  sans  avoir 
la  possibilité  d"^élablir  une  succession  exacte  dans 
les  faits.  Des  hordes  se  succédaient,  s'égorgeaient 
les  unes  les  autres,  enlevaient  tout  ce  qui  était 
susceptible  de  Fètre ,  et  destinaient  à  un  esclavage 
pire  que  la  mort  ceux  qui  étaient  en  état  de  ser- 
vir. Enivrés  de  forfaits ,  rassasiés  de  carnage ,  sur- 
chargés de  butin,  ces  hordes  abandonnaient  sur 
un  sol  dévasté  une  partie  des  leurs ,  tandis  que  la 
masse  de  la  nation  victorieuse  allait  écraser  de  son 
poids  les  peuples  voisins  sur  les  terres  desquels  elle 
se  répandait.  Ces  inondations  successives  d'hom- 
mes féroces  semblaient  n'avoir  d'autre  but  que 
celui  de  s'exterminer  les  uns  les  autres. 

L'histoire  du  Bosphore  ,  de  Cherson ,  de  Tana 
et  de  Caffa  étaient  les  seules  exceptions  à  ces  scènes 
sanguinaires.  On  a  vu  trois  de  ces  états  se  mainte- 
nir,  fructifier,   et  même  dominer  la   Tauride   à 


DE    LA    INOUVELLE    RUSSIE.  I  ^Q 

certaines  époques  et  chacun  à  son  lour.  On  les  a 
vu  se  rapprocher,  s'unir,  faire  cause  commune 
contre  les  ennemis,  et  par  une  fatalité  liée  àrinlé- 
rct,  on  les  a  encore  vu  se  livrer  de  sanglans  com- 
bats ,  imiter  la  férocité  de  leurs  voisins ,  et  s'entre- 
détruire  comme  eux. 

La  marche  de  l'histoire  dans  cette  première  épo- 
que ,  était  par  elle-même,  par  sa  monotonie,  par 
les  vides  qu'on  rencontre  à  chaque  pas ,  assez  traî- 
nante ,  assez  décousue ,  pour  ne  pas  l'embrouiller 
encore  en  ajoutant  à  ce  qu'on  a  su  de  vraisemblable , 
des  faits  incertains,  même  fabuleux,  concernant 
tant  de  peuples  qu'on  dit  avoir  habité  la  Nouvelle 
Russie  :  aussi  avons-nous  préféré  de  parler  de  ces 
peuples  à  la  fin  de  l'histoire  ancienne.  Nous  allons , 
avant  de  les  nommer ,  présenter  quelques  réflexions 
que  nous  jugeons  nécessaires. 

Si  l'on  espère  calculer  les  époques  et  traiter  des 
principaux  événemens  d'une  grande  nation  et  en 
en  général ,  il  est  possible  que  d'inmienses  recher- 
ches conduiront  en  partie  au  but  qu'on  se  propose. 
Si  c'est  d'un  peuple  très-ancien  que  l'on  s'occupe , 
la  diiîiculté  me  paraît  insurmontable,  et  je  m'ap- 
puierai à  cet  égard  d'un  des  hommes  les  plus  in- 
struits et  les  plus  éloquens  du  siècle  dernier  (i). 
Si  la  trace  de  ces  anciens  peuples  est  perdue ,  où 

(i)  «  On  ne  voit  plus  aucun  reste ,  ni  des  anciens  Assy- 
»  riens,  ni  des  anciens  Mèdes,  ni  des  anciens  Perses,  etc.  La 


1 6o  HISTOIRE 

retrouver  celle  des  nations  errantes  ?  Il  n'y  a  ici  ni 
traditions,  ni  chroniques,  ni  histoire  à  consulter  : 
on  retrouve  des  citations  d'auteurs  qui  se  sont  con- 
tredits ,  qui  voulaient  en  savoir  plus  qu'Hérodote 
qui  les  a  précédés,  et  qui  seul  pouvait  jeter  de  loin 
en  loin  quelques  rayons  d'une  lumière  vacillante 
sur  la  première  partie  de  l'histoire  ancienne  de  ces 
provinces  :  à  plus  forte  raison ,  combien  ne  doit-on 
pas  être  sur  ses  gardes  quand  on  trouve  drs  filia- 
tions de  peuples  anciens  arrangées  par  des  mo- 
dernes ? 

Avant  la  fondation  des  colonies  grecques,  et 
même  longtemps  après ,  les  peuples  qui  occu- 
paient précairement  le  territoire  qui  constitue  la 
Nouvelle  Russie ,  ne  vivaient  que  de  brigandages  ; 
ils  se  réunissaient  par  hordes  lorsqu'ils  attaquaient 
un  ennemi  plus  puissant,  ou  quand  ils  projetaient 
la  conquête  d'un  état  :  leurs  femmes,  leurs  enfans, 
les  vieillards  les  suivaient  sur  des  chariots;  c'était 
toute  une  nation  en  mouvement;  il  aurait  fallu  se 
trouver  sur  son  passage  pour  s'informer  d'où  elle 
venait  et  vers  quels  lieux  elle  portait  ses  pas. 

Une  horde  nouvelle ,  plus  cruellement  dévasta- 
trice que  la  première  ,  lui  succédait  bientôt ,  et 
sans  se  contenter  du  pillage  d'un  pays  déjà  dévasté, 
elle  en  enlevait  les  premiers  habitans,  ou  les  forçait 

»  trace  s'en  est  perdue.  »  Bossuet ,  Disc,  sur  l'Hist.  nnù\  > 
t.  I,  p.  271. 


Dj:    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  l6l 

de  s'unir   à  elle  pour   conquérir  de  compagnie. 

Les  premiers  occupans  ne  différaient  des  dévas- 
tateurs que  par  le  nom;  ils  avaient  les  mêmes 
mœurs,  la^  même  cruauté,  la  même  ignorance  et 
surtout  la  même  avidité;  plus  encore,  ils  étaient 
aussi  des  nomades.  Quelquefois  des  masses  d'hom- 
mes chargées  de  dépouilles,  harassées,  désiraient 
jouir  de  quelques  années  de  repos.  Elles  s'arrêtaient 
de  lassitude  ,  elles  voulaient  jouir  en  paix  du  fruit 
de  leurs  rapines;  mais  cette  injuste  jouissance  était 
troublée  à  l'improviste  par  l'approche  d'une  horde 
nouvelle. 

Qui  a  pu  suivre  ces  peuples  errans  ?  Qui  est 
remonté  à  l'origine  de  chacun  ?  Où  a-t-on  trouvé 
les  preuves  nécessaires  pour  les  distinguer  les  uns 
des  autres ,  les  classer  sans  les  confondre,  les  dé- 
signer par  lenrs  vrais  noms  ^  Heureux  ceux  qui 
possèdent  ce  talent  !  il  manquait  aux  anciens  Grecs. 
Ils  donnaient  aux  Scythes  vingt  noms  pour  un  , 
ils  les  confondaient  tous  so«is  le  mot  de  Barbares, 
en  ajoutant  le  nom  du  lieu  qu'ils  habitaient  ;  mais 
ces  peuples  changeant  sans  cesse  de  demeures,  le 
nom  restait  au  pays  et  augmentait  la  confusion  : 
les  Romains  ont  renchéri,  en  substituant  encore 
des  noms  nouveaux,  et  en  latinisant  les  autres. 

Hérodote  a  nommé  les  plus  anciens  de  ces  peu- 
ples; il  a  décrit  leurs  mœurs,  leur  manière  de 
vivre  ,  leurs  usages ,  leur  religion ,  mais  non  leur 
histoire.  Diodore  de  Scicile  vivait  sous  Jules  César  ; 

I.  II 


l62  HISTOIRE 

Slrabon  écrivait  sous  Tibère  ;  Pomponius  Mêla  à 
peu  près  son  conleniporain  ;  Pline  florissait  sous 
Vespasien  :  il  y  a  bien  loin  de  la  date  de  leurs 
écrits  aux  faits  qu'ils  indiquent,  en  s'en  rapportant 
toujours  à  Hérodote,  qui  ne  donne  aucune  bis- 
toire  (i).  Quant  à  Ptolémée,  Dion  Cassius,  Denis 
d'Halicarnasse,  o;ii  est  convenu  d'être  circonspect 
en  les  lisant. 

Ouvrez  riiistoire  des  Gotbs  de  Jornandès  et 
d'Isidore  de  Sévilie,  vous  trouverez  qu'en  344  l^s 
Sarmates  babitaiënt  la  Tauride.  Quelqu'un  qui  l'a 
ouverte  aussi,  s'appuie  de  Procope,  de  Bello  go- 
thico  ^  1.  4?  c.  5,  pour  démontrer  que  Jornandès 
est  en  défaut. 

Un  autre  entre  en  lice,  c'est  Callidius,  t.  3, 
p.  4^1  ,  il  dit  tout  uniment  ((  que  Jornandès,  Isi- 
»  dore  de  Sévilie,  Procope  même  ,  sont  des  com- 
>j  pilateurs  ignorans;  qu'en  344 >  Auila  réunissait 
»  sous  ses  étendards  tous  les  Sarmates  et  les  Huns.  » 
Et  nous  qui  sommes  si  difficiles  à  persuader,  nous 
répondons  que  c'est  un  malbeur  pour  les  écrits  de 
Callidius  ,  qu'Attila  soit  né  cinquante -cinq  ans 
plus  tard. 

En  donnant  les  noms  des  peuples  qu'on  prétend 
avoir  dominé  anciennement  en  Nouvelle  Russie , 
on  légitimera  les  motifs  du  silence  qu'on  s'est  im- 

(i)  C'est  seulement  dans  le  quatrième  livre  d'Hérodote 
que  l'on  trouve  ce  que  j'ai  dit  plus  haut. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  lfi3 

posé  ,  pour  éviter  une  confusion  aussi  fastidieusf; , 
que  l'existence  de  ces  peuples  en  Tauride  est  in- 
certaine. 

Noms  des  peuples  qu'on  dit  avoir  occupé   la 
Nouvelle  Russie, 


Les  Abiens. 

Les  Acatzires. 

Les  Agathyrses. 

Les  Alains. 

Les  Alysones. 

Les  Amaxampes. 

Les  Amazones. 

Les  Anthropophages. 

Les  Antikiles. 

Les  Ardingues. 

Les  Asiatiques ,  sous  Mithri- 

date. 
Les  Avares. 
Les  Borysthénites. 
Les  Bosphoriens. 
Les  Bddins. 
Les  Bulgares. 
Les  Callipides  grecs. 
Les  Chazares. 
Les  Chersonites. 
Les  Chrobates. 
Les  coalitions  asiatiques. 
Les  Comanes. 
Les  Crares. 
Les  Cymmériens. 
Les  Génois. 


Les  Gépides. 

Les  Goths,  ou  Gètes. 

Les  Grecs. 

Les  Halizones. 

Les  Hérules. 

Les  Huns  ou  Hongres. 

Les  Lèches. 

Les  Macédoniens. 

Les  Mélanchlènes. 

Les  Messagètes. 

Les  Ncures. 

Les  Obotrit.es. 

Les  Olviopolites. 

Les  Ostrogoths. 

Les  Perses. 

Les  Petschenègues. 

Les  Polowces. 

Les  Romains. 

Les  Roxolans. 

Les  Russes. 

Les  Sarmates. 

Les  Satagalres. 

Les  Sauromates. 

Les  Scolotes  ou  Skolotes. 

Les  Scyres. 

Les  Scythes. 


l64  HISTOIRE 

Les  Scylhes  de  Gerrhos.  Les  Tatars  mongols. 

Les  Scythes  laboureurs.  .        Les  Tauriens. 

Les  Scythes  nomades.  Les  Trapézistes. 

Les  Scythes  royaux.  Les  Turcomans. 

Les  Scythes  du  Thiras,  ou     Les  Tytraxètes. 

Tyri-Gètes.  Les  Tyverses. 

Les  Scylhes  anciens.  Les  Uturgures. 

Les  Scythes  du  désert.  Les  Uzes.    . 

Les  Scythes  du  Tanaïs.  Les  Vénitiens  à  Tana. 

Les  Serves.  Les  Visigoths. 

Les  Sindes.  Les  Xites  ou  Tetraxites. 

Les  Slaves.  Les  Zichiens. 
Les  Slaves  latins. 

CHAPITRE     XIX. 

Abrégé   historique   des  principaux  peuples  qui 
ont  occupé  la  Nouvelle  Russie, 

Ainsi  que  nons  l'avons  annoncé ,  il  nous  a  paru 
plus  raisonnable  de  ne  parier  de  certains  peuples, 
dont  nous  n'avons  qu'une  connaissance  incertaine, 
qu'après  avoir  dit  ce  que  nous  savions  sur  l'histoire 
ancienne  de  la  Nouvelle  Russie. 

Les  races  d'hommes  qui  peuplèrent  ancienne- 
ment l'Europe  n'en  sont  pas  moins  nos  pères ,  mal- 
gré l'épithète  de  barbares  dont  nous  les  gratifions. 

Ces  premiers  peuples  étaient  les  Celtes  ,  les  Ibé- 
riens,  les  Sarmates  et  les  Scythes  (i).  Commençons 

(i)  Les  savans,  et  même  ceux  qui  ne  le  sont  pas,  ne 
sauraient  payer  par  trop  de  reconnaissance  les  travaux  de 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  l65 

nos  recherches  par  ces  derniers  ,  puisqu'ils  ont 
habité  le  pays  dont  nous  parlons.  Il  sera  facile  de 
les  trouver  auteurs  de  grand  nombre  d'autres  peu- 
ples, connus  depuis  sous  divers  noms.  Afin  d'élaguer 
et  d'abréger  autant  que  possible  ,  établissons  des 
distinctions  entre  ces  Scythes  et  les  trois  autres 
nations  déjà  nommées. 

Les  Celtes  habitaient  l'occident  de  l'Europe ,  les 
Ibériens,  originaires  d'Afrique^  occupaient  l'Es- 
pagne et  le  midi  de  la  France,  connu  sous  le  nom 
d'Aquitaine.  LesSarmates,  dont  on  parlera  plus 
tard ,  possédaient  en  Asie  un  pays  très-considéra- 
ble; mais  dont  la  position  est  incertaine,  puis- 
qu'on la  désigne  à  la  fois  à  l'est  et  au  sud-ouest 
de  la  Tatarie.  Les  Scythes  étaient  originaires  de 
Perse. 

Distinguons  maintenant  les  Tatars  des  Scythes , 
car  les  Tatars  n'ont  commencé  à  être  connus  que 
depuis  l'irruption  des  Huns  en  Europe,  l'an  376. 

Des  Scythes. 

Les  Scythes  possédaient  depuis  quinze  cents  ans 
une  grande  partie  de  l'Asie ,  lorsque  Ninus  les  vain- 


M.  le  comte  Jean  Potocki  sur  les  reclierches  de  l'antiquité 
des  peuples  ;  nous  y  renvoyons  ceux  qui  désirent  remonter 
à  la  source  des  choses  ;  ils  y  puiseront  des  lumières  que 
notre  insuffisance  ne  peut  leur  fournir. 


t66  histoire 

quit,  délivra  les  peuples  du  tribut  annuel  (i)  et 

fonda  le  premier  royaume  d'Assyrie. 

Un  peuple  nomade  trouve  sa  patrie  partout  où 
ses  troupeaux  paissent  abondanuuent.  Ceux  des 
Scythes  qui  se  soumirent  aux  lois  de  JSinus,  con- 
tinuèrent d'habiter  leur  pays,  les  autres  se  disper- 
sèrent. 

Quoiqu'on  ne  soit  pas  très-certain  de  l'époque 
où  les  Scythes  passèrent  de  la  Perse  dans  le  Bos- 
phore cimmèrien ,  cependant  on  sait  par  Hérodote 
qu'on  la  jugeait  de  son  temps  comuje  remontant 
à  une  très-lîaute  antiquité ,  et  que  la  tradition  de 
leur  venue  de  Perse  était  conservée.  (2) 

Ce  ne  fut  pas  seulement  la  partie  du  Pont  Euxin 
servant  de  limite  à  la  Nouvelle  Russie,  que  les 
Scythes  occupèrent,  ils  envahirent  le  Caucase  et 
les  pavs  d'alentour, les  Palus  Méotides,  les  régions 
considérables  habitées  depuis  par  les  Ostrogoths 
et  les  Visigoths  ;  c'est-à-dire  lespace  séparant  cette 
longue  étendue  de  pays,  renfermé  entre  le  Tan  aïs 
et  la  mer  Caspienne ,  ainsi  que  celui  qui  se  trouve 
entre  ce  même  Tanaïs  et  le  Danube  :  pays  immense 
et  dont  la  population  devait  être  prodigieuse. 

Les  Gèles  ou  Goths,  les  Ostrogoths ,  les  Visi- 
goths ne  sont  que  le  même  peuple  Scythe  diver- 


(i")  Justin. ,  1.  I ,  c.  1  ;  1.  2 ,  c.  3. 

(2)  Hérodote ,  1.  4 ,  c.  2  ,  dit  qu'ils  traversèrent  l'Araxe. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  l6j 

sèment  nomme.  La  plus  ancienne  notion  qu'on 
ait  des  Goths  ne  remonte  qu'à  l'an  179,  ils  étaient 
alors  sur  le  Danube;  à  la  lin  du  second  siècle,  ils 
occupaient  la  Tlirace-^  sous  Décius ,  ils  entrèrent 
en  Macédoine;  et  en  iS^ ,  sous  Valérien,  ils  fon- 
dèrent nilyrie.  Tout  porte  à  se  persuader  que  les 
Goths  étaient  les  mêmes  que  les  Gètes;  le  mot 
Gete  n'est  passé  chez  les  autres  peuples  que  donné 
23ar  les  Grecs.  On  ne  peut  attribuer  cette  difTé- 
rence  dans  le  nom  qu'à  la  manière  de  le  pro- 
noncer, puisqu'on  leur  accorde  le  même  lieu  pour 
demeure,  le  même  langage,  les  mêmes  mœurs, 
les  mêmes  Iiabirudes  ,  le  même  costume;  et  si 
l'on  se  refusait  à  reconnaître  leur  identité,  il  fau- 
drait au  moins  nous  apprendre  ce  que  seraient 
devenus  ces  Gètes  :  comment  auraient-ils  disparu 
tout  d'un  coup?  d'où  venaient  ces  Goths  qui  les 
Oiit  remplacés? 

Spariien,  écrivant  cinquante  ans  après  l'expédi- 
tion des  (joths  en  Ulyrie,  c'est-à-dire  en  5o6,  dit 
dans  la  vie  de  Caracalla  et  dans  celle  de  Géta  son 
frère,  que  les  Gètes  et  les  Goths  sont  le  même  peu- 
ple (1).  Un  auteur  moderne  dit  :  a  Les  Goths  au- 
»  trefois  appelés  les  Gètes,  (2)  » 

{i\  Jules  Capitol  in,  Claudien,  Prudence,  saint  Jérôme, 
sont  du  même  avis. 

(2)  M.  de  Bossuet,  p.  96,  année  i58,  dans  son  Disc,  sur 
l'Hist.  univ. 


l68  HISTOIRE 

Les  Grecs  portaient  l'abus  de  ce  nom  Scythe  jus- 
qu'à le  donner  à  tous  les  peuples  qu'ils  ne  connais^ 
saîent  pas;  ainsi  les  Russes  étaient  des  Scythes  (i) 
pour  eux.  Qu'ils  eussent  élé  humiliés  ces  Grecs  si 
fiers ,  s'ils  eussent  bien  voulu  réfléchir  qu'ils  des- 
cendaient eux-mêmes  des  Scythes!  Tout  barbares 
qu'étaient  ces  mêmes  Scythes,  ils  se  glorifiaient  de 
leur  ancienneté  et  se  disaient  antérieurs  aux  Egyp- 
tiens. (2) 

Si  l'on  veut  se  rapi^èler  la  fuite  d'Odin  (3) ,  on 
trouvera  qu'une  partie  de  Scythes  l'élurent  pour 
chef,  et  allèrent  s'établir,  sous  ses  ordres,  dans  la 
Scandinavie.  On  sait  également  que  c'est  de  ce  pays 
que  Jes  Goths  débordèrent  quand  on  ne  parla  plus 
des  Gètes. 

Une  difficulté  se  présente,  non  dans  cette  émi- 
gration, que  l'histoire  atteste,  mais  dans  la  per- 
sonne du  chef  qui  la  conduisit.  On  assure  que  les 
Goths  nommaient  Odin  la  divinité  qui  présidait  aux 
combats,  c'était  le  dieu  Mars  des  autres  peuples; 
on  lui  offrait  des  sacrifices  avant  l'action,  on  chan- 
tait des  hymnes  à  sa  gloire ,  on  le  priait  de  répan- 
dre sur  toute  la  nation  ce  courage  bouillant  qui 
ne  pouvait  émaner  que  de  lui. 


(i)  Jnnal.  comnen. ,  Nicéphor,  Georges,  DescripU  des 
peuples  de  Russie. 

{rtj  Justin.,  1.  i\  Eschyle,  dans  Prométkée. 

(3)  Continuation  du  Chap.  II  de  cette  première  époquev. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  l6(j 

Cette  difficulté  n  en  est  une  que  sur  l'origine  du 
nom  cVOdin.  Était-il  donné  par  les  Scythes  avant 
leur  départ  des  bords  du  Borysthène  et  du  Thyras? 
A-t-il  pris  naissance  en  Scandinavie  ?  Comme  nous 
Savons  qaOdin  était  révéré  par  les  Gotlis ,  et  que 
riiistoire  nous  apprend  qu'il  quitta  le  pays  situe 
entre  les  deux  fleuves  déjà  désignés,  nous  pouvons 
en  augurer  que  le  nom  vient  des  Scythes,  (i) 

Nous  habitons  dans  ce  moment  le  point  d'où  les 
Scythes  partirent,  et  nous  n'y  retrouvons  aucune 
trace  d'antiquité ,  si  l'on  en  excepte  les  courgans  ou 
tombes  élevées  en  forme  de  monticules;  encore 
est-il  bien  incertain  de  savoir  si  ces  mausolées  ne 
sont  pas  l'ouvrage  des  Talars. 

Quelques  personnes,  trompées  par  le  nom  de 
l'île  de  Goth'Landf  ont  pensé  qvie  c'était  la  vérita- 
ble patrie  des  Goths,  et  que  ces  peuples  ne  l'avaient 
quittée  que  par  la  surabondance  de  leur  population. 
Il  était  plus  vraisemblable  de  dire  que ,  répandus 
sur  toute  la  Scandinavie,  ils  occupaient  aussi  l'île 
à  laquelle  ils  ont  donné  leur  nom.  (2) 

L'identité  étant  prouvée  entre  les  Gètes  et  les 

(i)  Richer,  28''  partie,  c.  3  ;  Mallet  du  Pan,  Mjthol,  des 
Anciens,  p.  202  j  Pinkerton,  Recherches  sur  V origine  des 
Scythes  et  des  Goths. 

(2)  Nous  connaissons  l'île  de  Goth-Land ,  et  nous  pou- 
vons assurer  qu'elle  n'a  pas  assez  de  surface  pour  avoir 
contenu  les  Goths  rangés  en  bataille,  à  l'époque  où  ils 
commencèrent  leurs  incursions.. 


lyO  HISTOIRE 

Goilis,  essayons  de  remonter  aux  Scythes  par  les 
Gèles. 

Les  Grecs  nommaient  indistinctement  ces  peu- 
ples Scythes  ou  Gètes  ;  darîs  leurs  pof'sies  ils  se 
servaient  alternativement  de  ces  deux  dénomina- 
tions. Ovide  dit  plusieurs  fois,  «  que  les  peuples 
»  qui  l'environnent  sont  des  harhares  parlant  deux 
»  langues,  la  gétique  ou  scythique  et  la  sarmate.  » 

D'autres  auteurs  disent  que  les  Gètes  et  les  Scy- 
tes  sont  le  même  peuple ,  et  n'ont  entre  eux  aucune 
différence  marquée  (i).  Cette  opinion  est  égale- 
ment celle  de  tous  ceux  qui  ont  cherché  à  appro- 
fondir leur  origine.  (2) 

Il  est  néanmoins  des  objections  qu'on  doit  avoir 
la  bonne  foi  de  se  faire.  Nîiius ,  avons-nous  ùit, 
chassa  les  Scythes  de  la  Perse;  cette  époque  est 
antérieure  à  notre  ère  d'environ  2  5oo  ans.  Obser- 
vons que  l'écriture  sainte  ne  dit  qu'un  n»ot  du  pre- 
mier royaume  d'Assyrie  ;  qu'elle  ne  parle  pas  de 
Ninus ,  mais  seulement  de  Phul,  un  de  ses  succes- 
seurs ;  objectons  encore  que  le  déluge  de  Noé  ar- 
rivalan  du  monde  i656,  par  conséquent  2548  ans 
avant  Jésus-Christ ^  ainsi  il  y  aurait,  religieusement 
parlant,  un  anachronisme.  Si  les  anciens  auieurs 
profanes  nous  égarent,  c'est  aux  auteurs  sacrés  à 
nous  ramener. 

(i)  Ammien  Marcellin ,  Ptolémée,  Strabon. 
(2)  Voyez  ,  à  cet  égard ,  les  ouvrages  de  M.  le  comte  Jean 
Potockij  ils  peuyent  fixer  plus  sûrement  qu'aucun  autre. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  I7I 

Ces  Scytlies  ou  Gèles,  que  dous  avons  dit  avoir 
habité  les  régions  de  l'est ,  du  nord  et  de  l'ouest 
du  Pont-Euxin,  se  répandirent,  avecle  temps,  en 
Thrace,  en  Grèce,  en  Gerajanie,  en  Scandinavie. 
Ainsi,  n'en  déplaise  aux  anciens  Grecs,  si  jaloux 
de  leur  origine  divine,  ils  étaient  des  Scytlies  ou 
Gètes;  ainsi  la  noblesse  allemande,  dont  les  titres 
sont  si  bien  conservés  et  les  races  sans  mésallian- 
ces, remonte  directement  aux  Scythes  ou  Goths, 
si  ce  n'est  aux  Vlsigoths,  désignés  ainsi  conrime 
Goths  de  l'Orient,  (i) 

Il  est  hors  de  doute  que  les  Scythes ,  Gètes ,  ou 
Goths  quittèrent  les  bords  de  l'Euxin  pour  aller 
occuper  la  Scandinavie,  d'où  la  faim  les  chassa  et 
les  obligea  de  se  répandre  par  masses  sur  les  terres 
qu'ils  dévastèrent.  On  doit  supposer  à  une  grande 
population  un  sol  fertile ,  et  par  conséquent  une 
grande  facilité  dans  les  moyens  d'exister.  Un  peu- 
ple nomade  jouissait  de  cet  avantage  dans  les  pro- 
vinces qu'il  n'abandonna  que  pour  n'être  pas  sub- 
jugué par  Mithridate.  La  Scandinavie  suffît  à  peine 
de  nos  jours  à  la  subsistance  du  petit  nombre  de 
ses  habitans;  aurait-elle  pu  en  nourrir  une  masse 
innombrable,  à  une  époque  où  les  forêts  privaient 

(i)  Les  Ostrogoths  occupaient  le  pays  renfermé  par  le 
Tanaïs  ,  les  Palus-Méotides  ,  le  Caucase  et  la  mer  Caspienne. 
On  les  nommait  Ostro,  ou  nation  de  l'est.  Les  Visigoths , 
ou  nation  de  l'ouest,  habitaient  l'espace  entre  les  Roxolans, 
les  Sarmates  et  le  Pont-Euxin. 


fjl  HISTOIRE 

l'agnculture  des  deux  tiers  des  fonds  cultivés  de 
nos  jours  !  Les  Goths  n'y  séjournèrent  que  peu  de 
temps,  et  y  laissèrent,  suivant  l'usage  de  ces  peu- 
ples, une  petite  portion  des  leurs. 

Des  Sarmates. 

Les  Sarmates  n'étaient  point  des  Scythes,  par 
conséquent  il  faut  les  distinguer  des  Gètes  ou 
Goths  (i);  ils  venaient  d'Asie,  où  ils  avaient  ha- 
bité l'ouest  de  la  Grande-Tatarie.  L'époque  de  leur 
passage  en  Europe  est  inconnue,  elle  a  précède 
celle  des  Scythes.  Sont-ce  les  Sarmates  que  les 
Grecs  ont  nommés  Sauromates?  est-ce  bien  eux 
qu'ils  appelaient  encore  Sjromèdes?  Dans  ce  cas,  ils. 
descendent  des  Modes ,  et  remontent  à  deux  mille 
cent  ans  avant  notre  ère.  On  a  dit  qu'ils  occupaient 
une  grande  partie  de  l'Asie;  où  est  la  garantie 
d'une  aussi  ancienne  origine?  Nous  l'ignorons.  (2) 

On  leur  accorde  le  nom  de  Sauromates ,  c'est- à- 
dire jeux  de  vipères  (3).  Leurs  possessions  d'Europe 
étaient  situées  au  nord  des  Messagètes  :  elles  em- 
brassaient la  Russie  européenne  et  presque  toute 
la  Pologne  ;  c'est  une  erreur  de  croire  les  Germains 
issus  des  Sarmates  :  si  l'on  excepte  la  guerre  en 
Tauride,  où  Tauros  fut  pris,  les  Scythes  ont  eu 

(i)  Hérodote  ,1.  4)  c.  67. 

(2)  Pline,  1.  4,  c.  12  de  son  Histoire  ;  Hérodote ,  1.  6, 

(3)  Pline ,  1.  6  ,  c.  7  ,  parle  de  leur  arrivée  de  Médie. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  I73 

dans  tous  les  temps  les  liaisons  les  plus  intimes  avec 
les  Sarmates,  On  a  vu  la  cavalerie  de  cette  nation 
combattre  contre  Darius  à  coté  des  Scythes.  Lorsque 
les  Romains  dans  leurs  guerres  contre  les  Goths 
avouèrent  avoir  trouvé  un  ennemi  formidable  et 
difficile  à  vaincre ,  c'était  cette  même  cavalerie  sar- 
mate  couverte  d'une  cotte  de  maille. 

Des  colonies  sarmates  habitaient  en  bonne  intelli- 
gence au  milieu  des  Scythes,  comme  on  voit  de  nos 
jours  des  colons  allemands  en  Russie  et  en  Espagne  : 
ces  colonies  conservant  leurs  mœurs ,  leurs  usages, 
leur  costume ,  leur  langage ,  ont  induit  à  erreur 
<juelques. écrivains  qui  ont  pris  les  Jazjges ,  colo- 
nie sarmate  sur  les  bords  du  Thiras ,  |>our  la  nation 
sarmate  elle-même.  Voilà  ce  qui  justifie  ce  que 
nous  avons  cité  d'Ovide  dans  le  cours  de  ce  cha- 
pitre. 

Sous  Néron  ,  en  63 ,  les  Sarmates  commencèrent 
à  inquiéter  les  Romains.  Ils  furent  successivement 
battus  par  Marc-Aurèle,  Carus  et  Constantin.  En 
3g8.et  407  ,  ils  firent  une  irruption  dans  les  Gaules, 
en  se  mêlant  avec  d'autres  peuples;  Attila  les  sub- 
jugua. 

Quoique  le  caractère  des  Sarmates  fût  porté  à  la 
férocité,  quoique  leur  costume  fût  etïrayant,  ils 
avaient  cependant  moins  de  cruauté  que  les  Scy- 
thes ,  et  plus  de  recherche  dans  leur  ajustement. 
Leur  habit  était  long ,  suivant  l'usage  des  Mèdes  ; 
leurs  armes  bien  entretenues,  et  leurs  chevaux  pas- 


Ij4  HISTOIRE 

saient  pour  rélite  de  tous  ceux  qui  combaltitenl; 
les  Grecs  et  les  Romains. 

Des  Slaves  ou  Slavons. 

Les  Slaves  ou  Slavons  sont  d'origine  sarmate  ;  ils 
furent  tellement  confondus  avec  les  Vénètes  ,  qu'ils 
parurent  ne  former  qu'un  peuple  ;  et  ce  fut  de 
concert  qu'ils  firent  beaucoup  de  conquêtes  vers  la 
fin  du  cinquième  siècle. 

Les  Slavons  occupèrent  bientôt  toute  la  Bohème , 
la  Luzace ,  la  Silésie  ,  la  Pomèranie ,  la  Pologne  , 
la  Servie ,  la  Bosnie ,  la  Dalmatie  et  une  partie  de 
la  Russie.  Les  plus  anciens  habitans  connus  de  la 
Russie  européenne  étaient  Slavons  ,  et  les  mœurs 
des  Russes  élam  celles  qui  se  sont  le  plus  long- 
temps conservées  ,  par  le  peu  de  fréquentation  avec 
les  Européens  ,  avant  le  règne  de  Pierre-le-Grand, 
voyons  si  ces  mœurs  ont  encore  quelque  ressem- 
blance avec  celles  de  ces  peuples,  dont  ils  des- 
cendent. 

Le  Slave ,  dit  Procope ,  est  bon ,  quoique  gros- 
sier; s'il  rencontre  quelqu'un ,  il  le  salue  ou  l'em- 
brasse. Accueillir  un  étranger,  c'est  pour  lui  un 
principe  de  devoir  :  il  lui  offre  sa  table,  sans  y 
attacher  aucun  mérite;  c'est  un  prêté  rendu;  il 
s'attend  à  recevoir  la  même  hospitalité  quand  il 
sortira  de  chez  lui  (i).  Son  attention  perpétuelle, 

(i)  Mohsens,  Gej-c^«c?e  der  Wissensch,  Scit.  65.  Le  même 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  l'jO 

celle  qui  paraît  innée  chez  ce  peuple ,  c'est  de  sou- 
lager la  pauvreté  :  a  peine  voit-on  des  mendians 
par  la  précaution  qu'il  a  d'aller  au-devant  des  be- 
soins des  malheureux  (i).  Le  courage  des  Slaves  est 
indompté  et  n'est  pas  susceptible  de  direction  , 
parce  qu'il  est  fondé  sur  l'audace  qui  ne  réfléchit 
point.  (2) 

Les  Slaves  avaient  reçu  des  Grecs  quelques  no- 
tions de  religion  ,  qu'ils  arrangèrent  à  leur  guise  : 
ils  multipliaient  leur  dieux  à  l'infini ,  et  offraient 
un  culte  particulier  aux  nyniphes  des  bois  et  des 
eaux  (3).  Cette  quantité  de  dieux  nécessitait  un  pro- 
digieux nombre  de  fêtes ,  dont  les  principales  étaient 
consacrées  au  printemps  et  à  l'automne. 

auteur  ajoute  qu'aucun  peuple  ne  surpasse  le  Slave  en  hos- 
pitalité. 

(1)  Chron.  slavica,  p.  102. 

(2)  Pomponius  Mêla,  1.  3. 

(3)  Je  ne  dois  m'en  prendre  qu'à  ma  mémoire,  si  je  ne 
peux  rapporter  le  nom  d'un  gentilhomme  courlandais ,  qui 
m'a  assuré  avoir  habité  quelque  temps  un  très-petit  village  , 
dont  les  paysans  étaient  pleins  de  vénération  pour  un  vieux 
chêne;  ils  s'y  rendaient  en  secret,  et  y  faisaient  des  prières. 

M.  de  Thom  a  vu  en  Pologne  un  peuple  immense  à  ge- 
noux et  priant  devant  une  fontaine.  Ne  pourrait-on  pas 
faire  remonter  aux  Slaves  l'origine  de  beaucoup  de  super- 
stitions que  les  druides  pratiquaient  ? 

Voyes  encore  ce  que  dit  M.  le  comte  de  Potocki  dans 
son  Vojage  en  Basse-Saxe.  C'est  l'auteur  qui  renvoie  lui- 
même  à  cet  écrit  dans  ses  Fragm.surlaScythie ,  t.  2,  p.  104. 


1^6  HISTOIRE 

Les  slaves  ne  faisaient  que  deux  repas ,  Tun  à 
neuf  heures  du  matin  ,  1  autre  à  quatre  heures  après 
midi.  Leur  nourriture  était  grossière  et  mal  ap- 
prêtée (i)  :  le  couteau  qui  servait  à  couper  leur 
viande  était  une  arme  qu'ils  employaient  à  l'armée  : 
ils  le  tenaient  suspendu  à  une  ceinture.  (2) 

Ils  savaient  brasser  la  bière  (3) ,  et  buvaient 
d'une  liqueur  fermentée  qu'ils  tiraient  de  l'écorce 
de  bouleau.  Les  bains  faisaient  leurs  délices  ;  ils  le» 
jugeaient  indispensables  pour  l'entretien  de  leur 
santé ,  et  cette  habitude  était  introduite  chez  eux 
depuis  leur  existence  en  corps  de  nation.  (4) 

On  conduisait  les  époux  à  l'église  dans  un  cha- 
riot :  ils  étaient  précédés  d'une  musique  champêtre 
et  d'un  homme  portant  un  plat,  où  il  y  avait  du 
pain  et  du  sel. 

Parmi  les  plus  anciens  Slaves ,  on  ne  distinguait 
les  saisons  que  par  des  expressions  qui  leur  fussent 
relatives  :  cette  méthode  est  bien  dans  la  nature. 
Ainsi  ils  nommaient  le  printemps  la  jeunesse  de  l'an- 
née ;  elle  commençait  avec  lui  ;  leurs  calculs  sur  le 
cours  des  temps  avait  pour  base  les  mois  lunaires. 
Moins  paresseux  que  les  peuples  dont  ils  étaient 
entourés ,  l'agriculture  était  leur  occupation  pen- 


(i)  Procop. 

(2)  Fortis,  p.  loi. 

(3)  Mohseii,  p.  210* 

(4)  Nestor,  p.  0. 


DE    LA    NOUVELT.-E    RUSSIE.  l'J'J 

dant  la  paix  ;  d'où  l'on  peut  conclure  que  tous  les 
hommes  en  étal  de  travailler  prenaient  les  armes 
en  temps  de  guerre. 

DifTérens  des  Sarmates  dans  l'art  de  combattre , 
ils  étaient  presque  tous  fantassins  (i);  une  épée, 
un  couteau  et  un  bouclier  composaient  originaire- 
lïienileursarmes.  llsyjoignirent  dans  la  suite  l'arc, 
la  lance,  et  la  massue;  ils  ont  toujours  cru  que  la 
Divinité  combattait  pour  eux.  (2) 

Quand  le  chef  d'un  pays  voyageait,  il  était  porté 
par  ce  qu'il  y  avait  de  plus  grand  dans  ses  états  (3). 
Ils  ne  considéraient  la  guerre ,  ni  sous  le  rapport 
d'illustrer  leur  nation  par  une  gloire  durable ,  ni 
par  des  motifs  de  vengeance  fondés  sur  une  injus- 
tice reçue  ;  mais  uniquement  comme  le  grand 
art  de  devenir  rapidement  riches  :  ils  donnaient 
le  nom  de  hagatir  à  ceux  qui  avaient  fait  fortune 
par  leur  valeur,  et  sous  la  protection  du  dieu 
Mars. 

Ils  commençaient  l'attaque  par  des  cris  affreux, 
et  le  cimnt  de  la  victoire  était  celui  de  toute  la 
nation.  Leurs  chefs  étaient  pris  parmi  ceux  qui 
avaient  le  plus  vaillamment  combattu;  leur  général 
se  nommait  TVoja-TVoda.  L'iiuoianité  se  refuse  à 


(1)  Procope  ,  uhi  suprà. 

(2)  Constant. ,  de  Administ.  imper.,  a,  3i,  p.  98. 

(3)  Théophanes,  p.  367. 

I.  1% 


1^8  HISTOIRE 

croire  ce  que  Procope  raconte  de  leurs  cruaulés 
envers  leurs  ennemis  vaiiicus.  (i) 

On  représente  la  nation  Slave,  en  général,  comme 
composée  d'hommes  forts ,  très-robustes  et  bien  bâ- 
tis; leurs  cheveux  blonds,  leurs  traits  decaraclère, 
leur  manière  de  se  tenir,  imprijuaient  à  ces  peuples 
une  teinte  nationale  qui  les  faisait  facilement  recon- 
naître. (  ') 

Quelque  divisées  que  fussent  leurs  tribus  ,  le 
langa^^e  éiait  le  même  partout  :  leurs  habitations 
étaient  misérables,  presque  ensevelies  sous  terre  ; 
ils  étaient  peu  jîdoux  de  la  propreté ,  et  vivaient 
assez  misérablement.  A  quoi  leur  servait-il  de  faire 
des  conquêtes  ? 

Ils  promettaient  à  la  divinité  de  leur  ménage , 
car  chacun  se  choisissait  un  dieu  particulier,  in- 
dépendamment de  celui  de  la  guerre,  qui  était, 
ainsi  que  ceux  des  bois ,  des  eaux  et  des  saisons , 
commun  à  tous  les  Slaves  ;  ils  promettaient,  dis-je, 
le  sacrifice  d'un  animal,  chaque  fois  que  leur  vie 
était  exposée  (3).  Ainsi,  leur  principale  prière  était 
à  peu  près  conçue  en  ces  termes  :  «  Divinité  bien- 
»  faisante ,  protégez  ma  vie  dans  ce  combat  ;  à  ma 
»  place  je  vous  donnerai  un  bœuf.  —  Délivrez-moi 

(i)  Procop. ,  de  Bell.  Goth,,  c.  38,  p.  558. 
(a)  Idem,  1.  3. 

(3)  Lomonossow,  d'après  Procope  de  Césarée ,  c.  4» 
Procope,  1.  4,  c.  14. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  Ï^Q 

»  de  la  maladie  qui  n j'accable  ,  je  vous  ferai  présent 
»  d'un  veau.  »  Tel  est  le  sens  de  ce  que  nous  lisons 
dans  Procope.  Le  même  auteur  ajoute  (  i  )  qu'ils 
n  obéissaient  point  à  un  roi,  mais  qu'ils  vivaient 
sous  un  gouvernement  populaire  ,  et  que  les  inlé- 
rêis  de  la  nation  ,  discutés  publiquement,  se  déci- 
daient en  commun. 

A  cette  forme  d'administration,  nous  pouvons 
néanmoins  opposer  diverses  tribus  Slaves ,  soumises 
à  un  cbef  ou  prince ,  telles  que  les  Slaves  niaha- 
rensès  j  Bohèmes  j  wilzes  ,  et  les  obotrites. 

((  Il  y  avait,  sous  Jusiinien  ,  des  forteresses  en 
»  lllyrie  qui  passaient  pour  imprenables,  anciens 
))  monumens  sans  doute  du  règne  des  Scythes  ;  les 
»  Slaves  résolurent  de  s'en  emparer;  ils  traversè- 
»  rent  le  Danube  ,  firent  non -seulement  des  con- 
»  quêtes  en  lllyrie,  mais  ils  s'y  plureru  davantage 
»  que  chez  eux,  et  donnèrent  au  pays,  entre  la 
»  Save  et  la  Drave ,  le  nom  de  Pannonie  slav^ienne; 
»  c'est  ce  qu'on  appelle  à  présent  Esdavonie.  » 

Des  Tiiverzes. 

Ils  habitaient  les  environs  de  l'Hyppanis,  et  furent 
chassés  par  les  Peischenègues.  Je  ne  cite  ce  peuple 
que  comme  un  exemple  du  peu  de  données  que 
nous  avons  sur  cette  liste  de  nations  déjà  rapportée. 


(i)  Procop.,  de  Bell.  Goth, ,  1.  l\ ,  c.  i4' 


l8o  HISTOIRE 

Celte   phrase   unique  se  répéterait  pour  presque 
toutes. 

Des  Petschenegues ,  ou  Patzinaces, 

Ce  nom  barbare  convenait  parfaitement  au  peu- 
ple qui  le  portait.  Il  est  hors  de  notre  sujet  de 
nous  étendre  sur  les  événemens  qui  ont  signalé 
l'histoire  de  ces  demi-sauvages ,  jusqu'au  temps  où 
ils  passèrent  en  Nouvelle  P\.ussie. 

Sous  le  règne  d'Igor ,  on  vit  arriver  des  bords 
de  l'Jaik  et  du  Volga  une  multitude  innombrable, 
portant  avec  elle  la  terreur  et  la  destruction.  Ce 
fléau  se  répandit  indistinctement  sur  les  terres  de 
Russie.  Igor  vainquit  ces  peuples  farouches,  mais 
il  ne  les  subjugua  pas.  11  les  prit  dans  la  suite  à  son 
service  ,  pour  exécuter  ses  projets  sur  la  Grèce;  un 
traité  de  paix  l'arrêta  en  Tauride  (i);  c'est  vrai- 
semblablement alors  que  les  Petschenegues  qui 
l'avaient  suivi ,  s'arrêtèrent  aux  environs  de  Cher- 
son. 

On  prétend  aussi  que  battus  par  les  Uzes ,  ils  se 
dispersèrent  sur  divers  points  :  il  est  néanmoins 
fort  souvent  question  d'eux  depuis  celte  époque, 
et  l'histoire  de  Russie  est  pleine  de  leur  férocité. 
En  ne  parlant  plus  des  Petsclienègues ,  on  leur  fait 

(i)  Nestor,  Nicon.  (auteurs  russes).  Voyez ,  sur  les  Pets- 
chenegues, Striffer,  Zonaras,  Constantin  Porphyrogénète., 
Cedrenus,  Lomonossow,  2<'  partie,  c.  3,  etc. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  ïSl 

succéder  les  Polowtzi  ou  Polowces ,  habitant  égale- 
ment les  rives  de  l'iaïk.  (i) 

11  ne  faut  pas  confondre  les  Petschenègues ,  as- 
siégeant Kiow  sous  Sviatoslav  I",  et  subsistant  de- 
puis comme  nation ,  avec  une  colonie  du  même 
peuple  rivalisant  d'industrie  avec  les  Chersonites  ; 
mais  très-éloignés  de  rivaliser  de  profits.  Vaine- 
ment a-ton  voulu  se  persuader  que  le  commerce 
qui  passait  par  leuis  mains  les  avait  enrichis; 
vainement  leur  a  t-on  accordé  la  qualité  de  facteurs, 
comme  on  la  donne  de  nos  jours  aux  juifs  de  Po- 
logne ;  le  titre  ne  change  pas  l'état,  et  c'est  beau- 
coup s'il  en  modifie  l'amertume  :  nous  voyons  tous 
les  jours,  dans  les  villes  de  commerce,  une  légion 
de  porte  faix  ,  par  les  mains  desquels  toutes  les 
marchandises  passent,  sans  qu'ils  en  soient  pour 
cela  plus  riches.  Où  serait  la  vraisemblance  que  les 
Grecs  de  ce  temps-là  se  fussent  choisis  des  associés 
parmi  des  hommes  dont  ils  ne  pouvaient  faire  que 
des  crocheteurs  ? 

Une  autre  portion  des  Petschenègues  dominait 
en  Tauride  ,  dans  le  dixième  siècle.  Ce  n'était 
plus  les  facteurs  des  Chersonites,  mais  un  corps  de 
nation  laborieuse  ,  travaillant  avec   intelligence , 


(i)  Les  Po/ow^fô/ paraissent  être  les  mêmes  que  les  Pets- 
chenègues ^  mais  ayant  un  surnom. 

L'Évêque,  Rist.  de  Russie,  t.  i,  année  1061.  ^ojez  aussi 
Constant.  Porph. ,  de  Admin,  imper.,  c.  37. 


î82  HISTOIRE 

cultivant  les  terres,  faisant  pour  son  compte  et  sans 
associes  un  coriin:erce  considérable,  et  méprisant 
ceux  des  leurs  qui  se  vouaient  aux  colonies  j^^^ec- 
ques.  (  e  furent  ces  hommes  actifs  qui  portèrent 
tort  à  Cberson ,  et  non  les  malheureux  qui  leur 
servaient  de  bétes  de  sonmie.  Nous  ne  pouvons 
dire,  ainsi  que  quelques  historiens  l'avancent, 
qu'ils  furent  subjugués  par  h^s  Polowtzi,  puisque 
nous  avons  pensé  que  ce  n'était  qu'un  même  peuple. 

Des  Chazares. 

Cette  nation  ,  dont  il  est  souvent  parle  dans  l'his- 
toire de  Tauride ,  était  une  tribu  sarmate.  Les 
Grecs,  oubliant  que  les  circonstances  font  les  hom- 
mes, comme  elles  décident  quelquefois  des  empires, 
se  jouèrent  du  malheur  de  ces  peuples  expatriés, 
et  les  nommèrent  émigrés,  (i) 

Ces  Chazares  n'eurent  à  combattre  ni  l'aveugle- 
ment des  passions,  ni  le  fanatisme  de  la  fausse 
liberté  ,  ni  la  rage  des  assassins,  ni  le  délire  fréné- 
tique de  l'inconstance,  ni  le  machiavélisme  des 
cours  ;  ils  furent  bien  servis  par  des  circojistances 
différentes  des  premières,  et  fondèrent  un  rojaume 

(i)  Comme  il  est  puissant,  le  pouvoir  de  l'habitude  !  Les 
Grecs  nommaient  ces  peuples  Métanaste ,  qui  veut  dire 
émigré;  les  Slavons,  d'après  l'usage  grec,  les  appelaient 
Chasnr,  qui ,  dans  leur  langue ,  renferme  la  même  signifi- 
cation. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  ]  83 

qui  eut  beaucoup  de  pouvoir  et  de  réputation. 
On  est  disposé  à  croire  que  la  plupart  des  peuples 
nommés  daiis  le  chapitre  précédent,  tiraient  leur 
origine  des  Scythes  et  des  Sarmaies,  que  ce  mé- 
lange leur  valait  des  noms  divers,  et  ajoutait  à  la 
confusion  qui  a  suivi. 

Des  Tatars. 

Les  Tatars  sont  une  classe  distincte  des  Mongols  : 
les  uns  et  les  autres  paraissent  avoir  une  origine 
commune  avec  les  Turcs. 

Cet  Tatars  et  Mongols  ont  eu  à  différentes  épo- 
ques des  succès  incroyables.  Le  pays  qu'ils  occu- 
paient en  Asie  embrassait  à  peu  près  la  septième 
partie  du  monde.  Les  Turcs  ne  s'élevèrent  que  par 
la  chute  des  Mongols. 

L'Asie  devint  trop  étroite  pour  satisfaire  l'ambi- 
tion des  fds  de  Jenguys-Rhan,  ils  conduisirent  leurs 
Tatars  en  Europe  et  y  firent  des  conquêtes.  La 
Tauride  ,  ainsi  que  nous  l'avons  remarqué  ,  devint 
la  proie  de  ces  étrangers.  Nous  aurons  souvent 
occasion  de  parler  d'eux  dans  la  seconde  époque 
de  celte  histoire. 


î84  HISTOIRE 

CHAPITRE    XX. 

Du  commerce  en  général;  du  commerce  établi 
par  les  colonies  sur  les  bords  de  VEuxin  ,  ren- 
fermant  tout  V  intérêt  commercial  de  cette  pre- 
mière époque. 

Le  but  principal  de  cet  ouvrage  étant  de  donner 
au  commerce  delà  mer  Noire  toute  l'extension  dont 
il  est  susceptible  ,  celte  partie  de  mon  travail  né- 
cessite un  grand  développement.  Aussi  pour  y  ré- 
pandre le  plus  d'ordre  et  de  clarté  possible ,  j'ai 
divisé  le  commerce  de  la  nouvelle  Russie  en  irois 
époques  ,  ainsi  que  son  histoire ,  en  terminant  cha- 
cune de  ces  époques  par  l'aperçu  commercial  qui 
la  concerne  ;  j'ai  taché  de  faire  mieux  ressortir  et  la 
marche  et  les  avantages  que  ce  commerce  présente. 

Du  commerce  en  général. 

Le  commerce  en  général  est  la  communication 
réciproque  du  produit  des  terres  et  de  l'industrie. 

Les  besoins  factices  que  les  hommes  se  sont  créés 
ont  rendu  le  commerce  dépositaire  des  objets  d'o- 
pinion comme  de  ceux  de  première  nécessité  ;  c'est 
ainsi  que  le  luxe  n'est  qu'une  jouissance  compara- 
tive des  choses  superflues. 

L'influence  du  commerce  sur  le  corps  politique 
d'iuie  nation  est  une  de  ces  grandes  vérités  que 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  l85 

l'histoire  de  chaque  peuple  démontre  :  l'Egypte  en 
fournira  la  preuve  dans  le  cours  de  ce  résume. 

Considéré  sous  le  rapport  politique,  il  est  de 
l'essence  du  commerce  de  faire  utilement  circuler 
dans  toutes  les  provinces  de  Félat  les  productions 
qui  leur  sont  nécessaires,  et  d'exporter  leur  su- 
perflu :  de  même  il  doit  importer  les  productions 
et  les  marchandises  élrang(H  es ,  soit  pour  l'usage 
de  ces  mêmes  provinces ,  soit  pour  les  réexporter 
avec  avantage. 

La  première  opération  commerciale  a  eu  lieu  en 
Asie,  parce  que  cette  partie  de  notre  globe  a  été  la 
première  peuplée  ,•  aussi  par  succession  de  temps  est- 
ce  vers  l'Asie  que  tous  les  peuples  aboutirent,  parce 
que  le  commerce  y  avait  introduit  un  luxe  effréné. 
Les  Pbéniciens  illustrèrent  le  point  de  la  Syrie 
d'où  ils  partirent  povu^  braver  les  dangers  des  mers, 
et  accumuler  les  ricliesses  de  l'Orient  dans  Tjr  et 
Sjdon.  Cet  exemple  fut  bientôt  imité  ;  il  en  est  de 
même  de  tout  ce  qui  est  couronné  par  le  succès, 
avec  cette  distinction  importante,  que  l'avidité 
aveugle  souvent. 

11  est  plus  que  vraisemblable  que  les  premières 
opérations  commerciales  se  traitèrent  par  des  échan- 
ges :  l'impossibilité  des  transports ,  la  variété  dans 
les  objets  de  convenance,  les  goûts  opposés  de  divers 
peuples,  la  concurrence  même,  tous  ces  motifs, 
dis-je,  donnèrent  de  l'âme  à  Tindustrie;  les  mé- 
taux devinrent  des  richesses  de  convention;  ïh 


1 86  HISTOIRE 

représentèrent  les  marchtuidises  aussitôt  qu'ils  fu- 
rent eux-mêmes  reconnus  pour  telles. 

Ces  progrès  dans  le  commerce  introduisirent  le 
change  qui  le  vivifia.  En  i  j  8i  ,  les  juifs  inventèrent 
les  lettres  de  change.  Ces  hommes  ingénieux  ,  de- 
venus eux-mêmes  un  objet  de  commerce,  étaient 
bannis,  rappelf's  ou  tolérés  dans  différens  états, 
selon  les  besoins  des  gouvernemens  qui  les  impo- 
saient. Pour  mettre  leur  fortune  à  l'abri  des  poulr- 
suiles  continuelles,  leur  industrie  enfanta  un  projet, 
qui,  fondé  depuis  sur  la  confiance  publique  et  par- 
ticulière ,  est  devenu  l'âme  du  commerce. 

Le  prix  du  change  n'étant  qu'une  compensation 
momentanée  des  monnaies  de  deux  pays,  en  raison 
de  leurs  dettes  réciproques  ,  la  balance  du  com- 
merce sera  la  portion  qui  restera  due  par  Tun  des 
deux  j  lorsque  ces  dettes  réciproques  seront  ac- 
quittées. 

Il  résulte  de  cette  compensation  momentanée  , 
que  l'abondance  ou  la  rareté  des  créances  d'un  de 
ces  pays  sur  l'autre ,  fait  la  hausse  ou  la  baisse  du 
change.  A  celte  considération ,  il  s'en  joint  habi- 
tuellement une  autre  ,  qui  est  la  proportion  dans 
le  crédit  public. 

Commerce  par  les  colonies. 

Fonder  des  colonies  devint  une  branche  de  com- 
merce, que  la  politique  conseilla  à  l'intérêt  des 
gouvernemens.  L'excès  de  la  population  devait  faire 


DE    LA    NOUVELLE    IIUSSIE.  187 

redouter  des  désagréables  corjséquences  au  pays  trop 
resserré  ou  trop  peu  fertile  pour  la  contenir.  Tant 
qu'il  est  possible  d'occuper  les  bras  à  l'agriculture, 
l'état  et]e  commerce  en  profitent;  lorsque  ces  bras 
restent  oisifs  et  qu'ils  ne  peuvent  être  distribués  dans 
les  fabriques  ,  le  commerce  et  l'état  en  sont  grevés. 

L'idée  de  conquête  serr.it  faussement  supposée  à 
l'établissement  des  premiers  colons.  La  mère  patrie 
a  du  traiter  les  bommes  comme  une  prodiiclion 
trop  abondante  dont  l'intérêt  général  demandait  la 
séparation. 

Ainsi  le  premier  vœu  a  été  de  se  débarrasser 
d'une  multitude  à  cbarge  ,  et  par  conséquent  dan- 
gereuse ;  le  second  de  la  rendre  utile ,  en  lui  four- 
nissant les  secours  nécessaires  à  la  culture  :  le 
commerce  paraît  n'avoir  été  que  la  troisième 
intention. 

Qu'on  veuille  bien  ne  pas  perdre  de  vue  que  je 
viens  de  parler  des  premiers  colons  ;  ne  confondons 
pas  l'établissement  de  la  colonie  avec  les  effets  qui 
en  ont  résulté  :  c'est  pourquoi,  lorsque  le  com- 
merce a  remarqué  des  avantages  réels  dans  les  rela- 
tions entre  la  mère  patrie  et  les  colons ,  il  a  pu 
concevoir  l'idée  d'établir  des  colonies  uniquement 
fondées  dans  les  intérêts  du  commerce. 

Toute  colonie  qui  peut  se  passer  de  sa  métropole, 
non-seulement  cesse  de  lui  être  utile,  mais  elle  est 
à  la  veille  de  s'en  séparer.  Ainsi  en  éloignant  de  la 
grande   famille  une   partie  des  individus   qui  la 


î88  HISTOIRE 

composaient ,  la  métropole  a  du  se  réserver  les 
moyens  de  diriger,  de  gouverner  ces  individus; 
elle  a  dû  faire  dépendre  leur  prospérité  de  ses  soins 
continuels.  C'est  ainsi  qu'on  a  vu  Gènes  non-seule- 
ment nommer  à  toutes  les  places  civiles  et  militaires 
de  CafTa ,  mais  encore  y  envoyer  des  commissaires 
pour  inspecter  les  gouverneurs  et  les  magisirats. 

Épuiser  les  colonies ,  c'est  les  disposer  à  s'afFran- 
chir  du  joiig,  que  l'art  de  l'administration  devrait 
leur  rendre  insensible.  Ne  jamais  retirer  d'elles  tout 
ce  qu'on  aurait  le  droit  d'exiger ,  est  le  moyen  le 
plus  sûr  de  les  maintenir  dans  la  dépendence  :  on 
n'attache  un  homme  a  un  sol  nouveau ,  à  un  climat 
qui  n'est  pas  le  sien  ,  qu'en  lui  assurant  une  exis- 
tence plus  agréable  que  celle  qu'il  abandonne.  Il  y 
aurait  bien  de  l'injustice  de  ne  pas  calculer  pour 
l'homme  simple  et  de  bonne  foi ,  les  dangers  aux- 
quels il  s'expose ,  le  sacrifice  de  son  pays  ,  peut-être 
celui  de  sa  santé.  L'intérêt  l'a  décidé,  il  n'a  vu  que 
la  promesse  qu'on  lui  a  faite  ,  il  serait  affreux  de  ne 
pas  la  remplir  ,  de  ne  pas  veiller  sur  lui  ,  de  ne 
pas  récompenser  sa  confiance  par  des  avantages 
certains. 

On  doit  distinguer  la  colonie  politique  commer- 
ciale de  la  colonie  politique  de  conquête.  Alexandre- 
le-Grand  perfectionna  celle-ci.  Ce  prince ,  aussi 
sage  politique  que  vaillant  capitaine,  distribuait 
les  vaincus  sur  les  états  de  sa  domination ,  et  les 
remplaçait  par  un  certain  nombre  de  ses  sujets.  Les 


DE    LA  NOUVELLE    RUSSIE.  189 

Romains  adoptèrent  ce  genre  de  colonies ,  et  en  ré- 
tirèrent de  si  grands  avantages  que  ces  deplacemens 
leur  réussirent  partout,  excepté  en  Scylhie,  sous 
Trajan.  Cette  dernière  manière  de  fonder  des  co- 
lonies étant  étrangère  à  mon  sujet,  je  n'en  par- 
lerai pas. 

Les  excursions  de  tant  de  peuples,  dont  il  a  été 
traité  dans  cette  première  époque ,  ne  peuvent 
être  considérées  comme  des  colonies.  C'était  un 
fléau  dévastateur  qui  parcourait  une  portion  de 
l'hémisphère,  jusqu'à  ce  qu'il  fût  détruit  par  la 
mésintelligence  de  ses  chefs ,  ou  par  le  fer  des  na- 
tions réunies. 

L'excessive  population  de  la  Grèce  fit  plus  pour 
son  commerce  que  ses  exploits;  il  est  vrai  que 
ceux-ci  servirciît  à  protéger  les  colonies,  dont 
celte  population  était  la  première  cause;  le  com- 
merce concourut  au  bien-être  des  colons,  et  fut 
la  récompense  des  soins  administratifs  que  diri- 
geait la  prudence  de  la  mère-patrie. 

Si  quelque  chose  pouvait  dédommager  du  sang 
que  firent  verser  les  victoires  d'Alexandre  ,  ce  se- 
rait la  révolution,  si  favorable  au  commerce  des 
Européens,  qu'elles  aujenèrent.  Généralement  par- 
lant, il  est  rare  que  le  commerce  d'un  pays  ac- 
quière une  prépondérance  marquée,  s;jns  porter 
atteinte  au  commerce  d'un  autre.  Alexaiidre  dé- 
truisit Tfr  et  la  navigation  de  Syrie.  L'Egvpie 
qui  refusait  jusque-là  de  communiquer  avec  les 


igO  HISTOIRE 

étrangers,    fut  forcée  de  correspondre  avec  eux. 

Alexandre  en  donnant  son  nom  à  la  plus  belle 
cité  de  l'Egypte,  la  constijua  reine  du  commerce 
de  rinde  et  de  tout  l'Orient. 

Les  Ptolémées ,  successeurs  du  héros  macédo- 
nien, suivirent  ses  traces,  el  l'interruption  de  ce 
commerce  n'a  cessé  qu'aux  époques  dont  je  vais 
rendre  compte  en  liant  ce  qui  précède  avec  le 
commerce  de  la  mer  Noire. 

CHAPITRE    XXI. 

Bu  commerce  ancien  de  la  mer  Noire  ou  Pont- 
Euxin. 

Vouloir  remonter  à  une  époque  antérieure  à 
celle  de  la  fondation  des  colonies  grecques,  pour 
établir  la  première  existence  du  commerce  de  la 
mer  Noire ,  ce  serait  se  perdre  dans  la  nuit  et  l'i- 
gnorance des  temps ,  ce  serait  bercer  de  chimères 
l'attention  du  lecteur  inq^artial,  qu'on  doit  savoir 
respecter. 

Ce  serait  ainsi  perdre  beaucoup  de  temps  que 
de  s'arrêter  aux  fables  qu'Arisiée  mit  en  vers  au  re- 
tour de  son  voyage  en  Scythie,  oii  le  commerce 
l'avait  attiré.  On  ne  peut  exiger  de  nous  des  dé- 
tails très-étendus  :  quand  on  n'a  pas  des  notions 
bien  suivies,  bien  exactes,  bien  constatées,  sur 
l'histoire  d'une  ou  de  plusieurs  nations  antiques  , 
où  trouverait-on  celles  de  leur  commerce? 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  JQI 

J'ai  déjà  rapporté  ,  suivant  les  circonstances  qui 
se  sont  offertes,  les  points  principaux  des  spéctda- 
tions  <les  (rrecs  sur  le  Pont-Euxin;  dans  ces  temps 
reculés,  les  objets  de  première  nécessité  fixaient 
seuls  les  opérations  commerciales  ;  ils  consistaient 
principalement  en  grains  ,  sel,  poisson  séché, 
cuirs,  cire,  miel  et  fourrnres.  L'avidité  y  joignit 
l'achat  des  esclaves,  et  la  férocité  des  riverains  mid- 
tiplia  tellement  le  nombre  des  victimes ,  qu'on  les 
transporta  chez  l'étranger  pour  les  revendie  avec 
plus  de  bénéfice. 

Phanagorie,  Panticapée,  Théodosie,  Cherson , 
Tanaïs,  Taphros  ,  Olbia,  Ophiuse  furent  les  pre- 
miers entrepots  du  commerce,  (i) 

Après  les  victoires  de  Lucullus  et  de  Pompée, 
les  Romains  ajoutèrent  à  leur  système  de  conquête 
le  projet  momentané  de  les  faire  fleurir  par  le 
commerce.  Pompée  ayant  subjugué  le  royaume  de 
Pont,  offrit  à  Rome  une  source  de  richesses  dans 
le  commerce  de  la  mer  Noire.  Jusque  là  les  égyp- 
tiens,  maîtres  de  celui  de  l'Europe  et  de  l'Asie, 
fixaient,  à  leur  gré ,  le  prix  que  les  Européens  de- 
vaient donner  des  productions  de  l'Inde. 

Les  échanges  avaient  lieu  dans  les  spéculations 
des  Egyptiens,   parce   qu'ils  étaient  tous   à   leur 


(i)  On  trouve,  dans  les  PlaldojQrs  de  Démosthènes  con- 
tre Phormion  et  contre  Lacritus ,  les  preuves  de  ce  cora- 
Hiercc. 


ig?.  HISTOIRE 

avantage.  Cela  se  conçoit,  en  réfléchissant  qu'ils 
n'avaient  point  de  concurrens  dans  la  livraison  des 
marchandises  de  l'Inde,  et  que  les  acheteurs  ar- 
rivaient de  tous  côtés  en  Egypte  avec  celles  de 
l'Europe.  Ainsi  ils  recevaient  de  l'or,  de  l'argent, 
du  cuivre,  du  fer,  du  plomb,  du  laiton ,  des  draps, 
des  vins,  du  soufre,  de  l'alun,  des  cuirs,  de  l'am- 
bre ,  du  mastic  et  autres  articles  ;  puis  ils  donnaient 
en  retour  des  pierres  précieuses ,  des  drogues ,  des 
parfums ,  de  l'ivoire ,  des  étoffes  de  soie ,  des  toiles 
peintes  d'Orient  et  des  épiceries. 

Le  projet  de  Pompée  fut  d'établir  une  commu- 
nication plus  directe ,  plus  facile  qiie  celle  qui  exis- 
tait entre  le  Pont-Euxin  et  la  mer  Caspienne  ;  non- 
seulement  il  voulait  suivre  le  plan  de  commerce 
qui  avait  si  bien  réussi  aux  colonies  grecques,  mais 
il  comptait  encore  se  servir  de  la  voie  de  l'Eu- 
phrate.  Ce  fleuve  prend  sa  source  en  Arménie  et  se 
jette  dans  le  golfe  Persique. 

Rome  ,  en  adoptant  les  vues  de  Pompée ,  rui- 
nait le  commerce  de  l'Egypte.  Mais  dans  un  gou- 
vernement purement  miliiaire,  les  idées  commer- 
ciales sont  soumises  à  toutes  les  vicissitudes  de 
l'esprit  du  moment;  voilà  pourquoi  Rome  aban- 
donna ce  projet,  à  peine  conçu,  et  revint  à  son 
système  de  prédilection,  celui  des  conquêtes. 

En  effet,  il  était  plus  aisé  aux  Romains  de  vain- 
cre que  de  spéculer;  enfans  gâtés  de  la  victoire, 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  193 

ils  se  présentèrent  en   Egypte  et  la  soumirent  à 
leur  domination. 

Dans  des  circonstances  subséquentes,  les  Egyp- 
tiens se  vengèrent  des  idées  profondes  d'un  grand 
homme,  en  assassinant  Pompée.  Viiidicalifs  et  flat- 
teurs, ils  espérèrent  faire  leur  cour  à  César ,  et  ne, 
lui  inspirèrent  que  le  mépris. 

Cette  conquête  de  l'Egypte  fut  plus  utile  au 
commerce  des  Romains,  que  ne  l'ensserst  été  les 
projets  de  Pompée ,  de  prendre  la  route  de  la  mer 
Caspienne  et  du  Pont-Euxin  pour  correspondre 
avec  l'Inde;  c'est  pourquoi  Rome  abandonna  aux 
Asiatiques  et  aux  Grecs  le  commerce  de  la  Tau- 
ride  et  de  toutes  les  cotes  de  la  mer  Noire. 

Les  bords  de  1  Hyppanis  recevaient  encore  quel- 
ques marchands  romains;  mais  ce  n'éiait  plus  que 
ceux  qui,  ayant  des  relations  entamées,  termi- 
naient leurs  anciennes  spéculations  pour  n'en  plus 
former  de  nouvelles. 

Byzance  profita  de  ce  que  Rome  dédaignait.  Son 
heureuse  situation  entre  la  Méditerranée  et  le 
Pont-Euxin,  en  fit  le  point  central  du  commerce 
de  ces  deux  mers.  Ce  fut  une  faute  bien  grande 
que  les  Romains  commirent,  de  se  priver  de  dé- 
bouchés aussi  considérables.  Qu'au  sein  de  l'abon- 
dance un  commerçant  sache  se  borner,  c'est  un 
principe  sage  pour  des  particuliers;  il  cesse  de 
convenir  à  un  état  puissant  :  celui-ci  doit  pousser 
sa  bonne  fortune  commerciale  aussi  loin  que  sa 

I.  i3 


1 94  HISTOIRE 

force  le  permet,  puisque  les  gains  que  le  com- 
merce procure  sont  le  nerf  de  la  durée  de  celle 
force. 

Les  mêmes  denrées  que  les  Grecs  avaient  Tlia- 
bitude  de  tirer  de  leurs  colonies,  refluèrent  à  By- 
zance;  les  peuples  d'Italie  y  apportèrent,  Jears  vins 
et  leurs  huiles ,  et  FArcliipel  tripla  ses  bénéfices  sur 
les  objets  manufacturés. 

Plus  tard,  des  communications  nouvelles  s'ou- 
vrirent avec  la  Piussie;  le  siège  de  Tempire  romain 
transporté  à  Constantinople  j)ar  l'empereur  qui 
donna  sou  nom  à  la  ville,  fit  accourir  tous  les 
riverains  du  Pont-Euxin  et  des  Palus -Méolides, 
Les  babitans  des  bords  des  fleuves  navigables  re- 
doublèrent d'efforts  et  d'industrie.  Tout  le  monde 
voulut  s'enrichir  ;  le  goût  du  commerce  devint  gé- 
néral. Smolensko  chargea  des  bateaux  sur  le  Bo- 
rystliéne.  Le  courage  des  Russes  surmonta  les 
obstacles  que  la  nature  mettait  à  leur  industrie, 
par  les  cataractes  du  Qeuve,  et  dompta  les  peuples 
fainéans  qui  végétaient  sur  ses  bords ,  qui  n'étaient 
hommes  qu'un  jour  de  bataille,  mais  ignorans  , 
pillards  et  paresseux  le  reste  de  leur  vie. 

Quelque  justice  qu'on  rende  à  l'antique  valeur 
des  Russes ,  il  faut  néanmoins  convenir  que  les 
profils  de  leur  commerce  intérieur  devaient  être 
bien  considérables,  pour  leur  faire  mépriser  les 
fatigues  inouïes  qu'ils  devaient  supporter.  Pour  en 
avoir  une  idée ,  il  faut  se  représenter  ces  hommes 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  igj 

vigoureux  ,  portant  à  bras  et  les  barques  et  les 
marcijaiidises  qu'elles  renfermaient,  durant  tout 
l'espace  où  la  navigation  était  interrompue  par  les 
cataractes  ;  il  faut  savoir  de  plus  que  c'était  le  mo- 
ment choisi  par  les  Petschenègues  ,  pour  tomber 
à  l'improviste  sur  les  caravanes  ;  il  fallait  alors  se 
battre  pour  conserver  sa  vie  et  ses  marchandises  : 
la  perle  du  temps  employé  à  disputer  ce  passage 
était  la  moindre  de  toutes.  La  continuation  de  ce 
commerce  par  les  Russes ,  prouvait  qu'ils  étaient 
déjà  soldats,  marins  et  marchands. 

A  juger  par  l'espèce  de  marchandises  que  les 
Russes  apportaient  et  par  celles  qu'ils  recevaient  en 
échange ,  on  doit  remarquer  que  les  esclaves  et  les 
pelleteries  étaient  estimés  au  dessous  de  leur  valeur 
par  des  marciiands  peu  experts  et  qui  trouvaient 
déjà  un  grand  bénéfice  en  les  vendant  vingt  cinq  ou 
trente  pour  cent  au  dessus  de  l'achat  primitif.  Ce 
bénéfice  eût  été  considérable,  si  les  objets  qu'ils 
recevaient  en  retour  n'eussent  pas  été  portés  dans 
l'échange  à  une  valeur  exorbitante.  On  échangeait, 
par  exemple,  un  esclave  maie  contre  dix  ou  douze 
livres  de  poivre.  On  ne  donnait  que  quelques 
bouteilles  d'huile  ou  de  vin  pour  mie  esclavrî  fe- 
melle. Il  fallait  et  des  esclaves  et  des  pelleteries 
pour  obtenir  des  étoffes.  Il  est  très  sûr  qu'à  leur 
retour  dans  l'intérieur  de  la  Russie ,  ces  mar- 
chands fixaient  aussi ,  aux  objets  qu'ils  rappor- 
taient,  un  prix  assez  haut  pour  se  dédommager  et 


igG  HISTOIRE 

(le  leurs  fatigues  et  de  l'intérêt  de  leurs  capitaux. 

Cette  manière  de  traiter  était  trop  défavorable 
à  la  Russie  pour  durer  long  temps  :  ce  n'était  plus 
qu'une  erreur  dans  le  commerce ,  occasionnée  d'un 
côté  par  la  mauvaise  foi ,  et  de  l'autre  par  l'igno- 
rance. Aussitôt  que  les  Russes  remarquèrent  Fem- 
pressement  avec  lequel  on  recherchait  leurs  mar- 
chandises; quand  ils  observèrent  que  celles  des 
Grecs  devenaient  tous  les  jours  plus  considéra- 
bles; qu'ils  virent  les  habitans  du  Pont,  toutes  les 
colonies  s'empresser  autour  d'eux;  alors  ils  décou- 
vrirent qu'on  les  trompait.  Les  échanges  furent 
presque  nivelés ,  ou  du  moins  plus  de  proportion 
s'établit  dans  les  marchés. 

Un  peuple  trompé  dans  ses  premières  spécula- 
tions, contracte  un  esprit  de  méfiance  très  par- 
donnable. Malgré  leurs  profits,  les  Russes  crurent 
ne  devoir*  plus  s'en  rapporter  à  ceux  qui  venaient 
de  bien  loin  pour  leur  faire  des  avances.  Ils  se  dé- 
terminèrent à  trafiquer  eux-mêmes  dans  l'étranger, 
à  exporter  leurs  marchandises,  et  ce  moyen  infail- 
lible fit  rétablir  en  leur  faveur  la  balance  du  com- 
merce, qui,  jusque-là,  avait  été  toute  à  leur  désa- 
vantage. 

La  paix  qu'ils  conclurent  avec  les  Petschenègues 
ne  troubla  plus  leurs  utiles  opérations.  Ils  redou- 
blèrent d'activité  et  jouirent  bientôt  du  fruit  de 
leurs  travaux  et  de  la  combinaison  plus  exacte  que 
l'expérience  enseigna  à  leur  industrie. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  IQJ 

Ainsi  que  je  l'ai  avancé  au  commencement  de  ce 
cbapitre,  le  commerce  influe  puissamment  sur  le 
corps  politique  d'un  état;  il  lui  donne  la  richesse, 
d'où  nait  le  crédit;  les  états  voisins  passent  de  la 
jalousie  à  la  confiance  qu'ils  lui  accordent,  et  sa 
force  augmente  en  raison  du  besoin  que  les  autres 
ont  de  lui.  Le  commerce  éleva  l'Egypte  à  un  point 
de  grandeur  qui  cfTryya  Rome,  et  à  un  degré 
d'opulence  qui  établit  sa  primauté  sur  toutes  les 
puissances  commerçantes  ;  le  commerce  fut  aussi , 
dans  ces  temps  reculés ,  la  cause  première  de 
l'agrandissement  de  la  Russie. 

Ce  serait  une  erreur  de  croire  que  les  avantages 
procurés  parle  commerce  se  bornent «\ la  Jouissance 
des  objets  qui  manquent  à  un  pays  et  à  l'exporta- 
tion de  ce  qu'il  a  de  superflu.  En  suivant  cette 
époque  de  l'agrandissement  de  la  Russie ,  on  trouve 
qu'elle  étendit,  par  le  commerce,  l'horizon  de  ses 
connaissances  ,  qu'elle  acquit  les  premières  notions 
des  arts ,  qu'elle  forma  des  marins ,  créa  une  ma- 
rine et  croisa  sur  le  Pont-Euxin,  en  936,  avec 
une  flotte  montée  par  dix  mille  hommes  (r). 
Le  grand-duc  Igor  la  commandait,  et  mille  vais- 
seaux sous  ses  ordres  vinrent  jeter  lefTroidans  Con- 
stantinople. 

Les  succès  ou  les  revers  des  Russes  dans  la  mer 
Noire ,  pendant  cette  première  époque,  exigeraient 

(i)  Frièbe,  t.  i,  p.  22  et  suiv. 


]q8  HISTOIRE 

des  détails  trop  considérables  et  qu'on  ne  peut  se 
permettre  de  donner,  sans  mêler  l'histoire  de  la 
Russie  en  général  avec  celle  de  la  Nouvelle  Russie, 
que  nous  traitons.  On  ne  s'écartera  cependant  pas 
de  son  but  en  observant  que  ,  même  indépendam- 
ment des  bienfaits  accordés  aux  Russes  par  le  com- 
merce, leurs  armes  l'appuyèreî.t,  Tagrandirent  et 
lui  donnèrent  un  essor  rapide,  que  plusieurs  siè- 
cles d'indolence  n'auraient  pu  procurer.  Ils  battirent 
les  Cbazares ,  forcèrent  les  Pelscliènègues  àla  paix , 
puis  ils  les  repoussèrent  en  Orient  ;  enfin  ils  con- 
quirent la  partie  de  Taurlde  dont  Tmutarakan 
était  alors  la  capiiale. 

Le  traité  entre  le  grand  duc  Igor  et  Constan- 
tin VI  ne  prouve  point  que  la  Russie  n'eut  plus  de 
droits  à  réclamer  sur  toute  la  Tauride,  il  dit  seule- 
ment «  qu'elle  renonce  à  ses  droits,  moyennant 
))  une  redevance.  »  Ce  tribut  fut  mal  a<^quitté ,  et 
c'est  ce  qui  occasionna  la  prise  de  possession  de  la 
presqu'île  par  Swiatoslaw^ ,  fils  d'Igor. 

Un  grand  commerce  que  des  armées  protègent 
après  des  victoires ,  doit  amener  l'abondance  et  la 
prospérité  publique.  Riovs^  peut  nous  donner  une 
idée  de  l'étendue  et  de  l'utilité  de  ce  commerce  de 
la  mer  Noire ,  puisqu'on  vit  la  capitale  de  la  Rus- 
sie faire  circuler  jusque  dans  la  Baltique  les  mêmes 
marchandises  que  le  PontEuxin  lui  avait  fournies. 
Les  habitans  de  Kiow  durent  plus  de  succès  à  la 
prudence  de  leurs  combinaisons  qu'au  zèle  com- 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  I99 

mercial  qui  les  animait  :  ceci  est  craulant  plus  sen- 
sible, qu'on  voit  ordinairement  la  même  spécula- 
tion réussir  très-difTe  rem  ment  dans  les  mains  de 
deux  personnes  ;  l'une  n'a  pas  rëûécbi  comme 
l'autre  ;  elle  a  plus  accordé  ,  soit  à  la  probabilité , 
à  la  confiance  hasardée ,  soit  au  moment  de  spé- 
culer, qu'à  la  mesure  de  prudence  qui  indique  les 
risques,  les  commettrons,  les  lieux  et  les  temps. 

Le  souverain  encouragea  les  babitans  de  Kiovsr; 
il  fixa  sa  résidence  dans  leur  ville;  buit  foires  par 
année  y  réunirent  les  marcbands  de  tous  les  pays. 
Le  luxe  n'existait  pas  encore,  mais  l'aisance  géné- 
rale régnait  sur  un  peuple  beureux  ;  son  imagina- 
tion ne  se  fatiguait  pas  du  désir  des  superfluités 
qui  lui  étaient  inconimes ,  et  le  bien  du  moment 
donnait  l'espoir  d'être  le  bien  de  l'avenir,  puisque 
les  bonnes  mœurs  se  conservaient  intactes ,  et  qu'une 
administration  éclairée  maintenait  l'état  en  paix 
avec  ses  voisins. 

Tant  que  des  spéculations  aussi  favorables  du- 
rèrent ,  Kiow  marcha  de  succès  en  succès  ;  mais  la 
prospérité  aveugle  plus  souvent  qu'elle  n'éclaire, 
et  je  ne  crois  point  errer  en  rapportant  l'origine  de 
l'esprit  de  conquête  qui  ruina  Kiow ,  à  l'époque 
dont  je  parle. 

Quelque  beureux  que  soit  un  état ,  il  est  dans  la 
nature  de  le  voir  chercher  à  s'élever  plus  haut  : 
l'amour  du  changement  a  trompé  et  trompera  tou- 
jours les  hommes ,  tant  qu'ils  ne  sauront  pas  se 


200  HISTOIRE 

persuader  que  ce  qu'ils  connaissent  vaut  souvent 
mieux  que  ce  qu'ils  désirent.  L'affluence  des  étran- 
gers ,  la  diversité  de  leurs  marchandises,  la  richesse 
de  certains  costumes ,  le  prix  qu'on  attache  aux 
choses  qu'on  voit  pour  la  première  fois ,  la  jalousie 
de  les  voir  entre  les  mains  de  ses  égaux ,  le  désir 
de  les  posséder ,  ces  motifs  altérèrent  les  mœurs  ; 
le  luxe  naquit.  Si  le  luxe  favorise  le  commerce,  si 
les  fabriques  qui  l'entretiennent  ne  sont  pas  dans  le 
pays ,  ce  luxe  alors  est  utile  aux  commerçans  en 
raison  de  ce  que  les  particuliers  et  l'état  perdent. 
Les  seigneurs  furent  distraits  des  soins  qu'exigeaient 
leurs  domaines;  bientôt,  cessant  de  trouver  dans 
leurs  revenus  de  quoi  satisfaire  à  leurs  goûts  nou- 
veaux ,  ils  contractèrent  des  dettes ,  et  l'agricullure, 
cette  source  si  intéressante  pour  le  commerce,  reçut 
une  atteinte  qui  retomba  sur  lui.  La  pente  établie , 
tout  va  suivre  sa  direction  ,•  des  propriétaires  plus 
empressés  de  jouir  que  d'assurer  la  jouissance,  soit 
dans  sa  durée ,  soit  dans  ses  objets ,  vendirent  mal 
des  terres  déjà  négligées  ;  le  besoin  naquit  à  côté  de 
l'impuissance  de  satisfaire  le  désir  des  surperfluités , 
le  souverain  ne  put  fournir  à  l'avidité  de  tous  ceux 
qui  l'obsédaient  :  dès  lors  la  nation  fonda  son  uni- 
que espoir  d'acquérir-  de  nouvelles  richesses,  sur 
son  courage ,  qu'il  eût  été  bien  plus  sage  de  n'em- 
ployer que  pour  les  conserver;  l'esprit  de  conquête 
passa  des  officiers  jusqu'au  chef,  et  descendit  du; 
chef  jusqu'aux  dernières  classes  de  la  société.  Tout 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  20  ï 

le  monde  vouJiit  obtenir,  les  armes  à  la  main,  la 
possession  des  superfluités  qu'avait  créées  le  luxe; 
rindustrie  et  le  commerce  ne  parurent  que  des  res- 
sources lentes  et  douteuses  ;  on  annonça  des  projets 
hostiles  avant  de  s'être  assurés  des  armes  et  de  l'ar- 
gent nécessaire  pour  leur  succès  ;  Kiow  se  trompa 
dans  ses  Calculs  ;  la  guerre  lui  fut  aussi  fmieste  que 
son  commerce  lui  avait  été  util^. 

Cette  première  époque  du  commerce  de  la  Nou- 
velle Russie  ne  peut  présenter  les  mêmes  facilités 
que  les  suivantes  ;  on  n'exploitait  pas  encore  les 
mines  ;  des  hommes  peu  exercés  et  méfians ,  n'ap- 
portaient pour  leurs  échanges  que  ce  qu'ils  trou- 
vaient chez  eux  par  un  don  de  la  nature ,  sans  y 
ajouter  les  profits  que  les  arts  triplent.  Ainsi  le 
commerce  honteux  des  esclaves  et  celui  des  pelle- 
teries furent-ils  les  seuls  qui  provoquèrent  la  cupi- 
dité des  étrangers  :  les  cires ,  le  miel ,  les  cuirs ,  le 
poisson  séché  ou  salé  ne  pouvaient  être  classés  que 
comme  très-subordonnés  aux  deux  autres. 

Dans  ce  que  nous  avons  rapporté  des  diverses  situa- 
tions où  se  sont  trouvés  les  Bosphoriens ,  les  Véni- 
tiens, les  Génois  et  les  Russes,  se  trouve  aussi  l'abais- 
sement ou  le  progrès  de  leur  commerce  respectif. 
En  joignant  à  ce  tableau  la  férocité  des  peuples  qui 
s'entre-détruisaient  pour  faire  des  prisonniers  et 
hâter  par  là  l'instant  de  leur  ruine  commune,  on 
trouvera  avec  douleur  les  causes  qui  donnaient  le 
mouvement  à  ces  temps  d'injustices  et  de  cruautés. 


202  HISTOIRE 

I/époqtie  était  arrivée  où  les  sciences  et  les  arts 
allaient  s'agr.mdir ,  l'étude  cessait  de  se  fixer  aux 
stérdes  spéculations  des  anciens  philosophes.  Elle 
selivraitaux  recherches  sur  la  physique  expérimen- 
tale et  sur  la  chimie.  Le  commerce  allait  acquérir 
des  lumières  nouvelles,  l'aimant  devait  étendre  son 
cours  ^'  i)  ,  et  la  décomposition  découvrir  les  secrets 
de  la  nature  ;  aussi,  depuis  la  glace  où  la  coquette 
s',adniire  (  ) ,  jusqu'à  l'horloge  qui  lui  marque  le 
temps  qu'elle  perd ,  et  la  fonte  des  caractères  (3) 
qui  pouvaient  en  améliorer  l'emploi,  tout  va  de- 
venir un  objet  de  commerce. 

CHAPITRE  XXII. 

Explications» 

Il  nous  a  paru  utile ,  pour  l'intelligence  de  ce 
qui  suivra,  de  donner  une  table  des  noms  suc- 
cessifs qu'ont  eus  les  principales  villes  de  Crimée. 
Comme  nous  l'avons  dit ,  les  Grecs  et  les  Romains 
se  sont  plu  à  les  remplacer,  soit  par  des  noms  nou- 
veaux ,  soit  par  des  surnoms  multipliés  ,  ce  qui  n'a 
pas  peu  contribué  à  rendre  bien  des  choses  inin- 
telligibles ;  ce  qui ,  encore ,  a  fait  chercher  des  villes 
qu'on  n'a  plus  retrouvées,  par  la  seule  raison  que 

(i)  La  boussole. 

(2)  L'étain. 

(3)  L'imprimerie. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  :2o3 

le  nouveau  nom  n'avait  pas  été  assez  accrédité  pour 
se  transmettre,  et  que  le  pays  ou  la  ville  ont  repris 
l'ancien. 

Les  mers  et  les  fleuves  ont  aussi  éprouvé  des 
cbangeniens  de  noms  qu'il  faut  indiquer. 

MERS. 

Mer  Noire. 

—  Inhospitalière  ou  Pontos-Axenos. 

—  Hospitalière  ou  Poiitos-Euxenos. 

Palus— Méotides. 

Temerinda,  parmi  les  Scythes. 

Zabach. 

Azow. 

Mer  Pourrie  f  entre  la  Crimée  et  la  mer  d'Azow. 

Sivache. 

FLEUVES. 

AUTREFOIS.  aujourd'hui. 

Antikites '  *  *  1 

Hipanis > Le  Couban. 

Vardanus j 

Tanaïs Le  Don. 

Danapris ] 

Élicé \ Le  Dnieper. 

Borysthène j 

Hyppanis Le  Bog  ou  Boug. 


204  HISTOIRE 

AUTREFOIS.  ,  aujourd'hui. 

Thyras 

Danastris ^     r^   . 

^     ,  \ Le  Dniester» 

Cyres 

Turla 

Ister Le  Danube. 

VILLES. 


Taphros. 
Tafré... 


S Pérécop. 


Eupatoria .....] 

Pompeïopolis > Kaslow. 

Geslevé j 

Calamita,  même  nom  donné  au  golfe  Bachtzesarai. 

Ctenos 1 

Dori > Interman, 

Théodori J 

Cherronisos 

Cherone 

Chersone ). SévastopoIottAchtiar. 

Tzortzina 

Cherson .......... 

Simpheropol  ou  Ak- 
Metchet. 

Souydaia 1 

Lugira > .  ". *  Soudagh. 

Soldaia J 

Tauros 1 

Cembalo > Baluklava. 

Symbolon j 


I 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  20^ 

AUTREFOIS.  aujourd'hui. 

Solgat 

Tolat ^.  .        ^. 

> Cnmott  vieux  Crmi. 

Carea 

Caréonpolis 

Ardanda 

Thewdosia )> Caffa. 

Theodosia 

Yracleon Arabat. 

Panticapeon.  , . . 

Gargasana 

Bosphore y .K«rtsch. 

Wosphoro 

Aspromonte. .  .  . 

Parthenion 1 

Gargaza l Yenicale. 

Mirmekion J 

Phanagorie 

Tomi 

Tamatarcha ^ Taraan. 

Matriga 

Tmutarakan. . . . 

Tanaïs 

Tana 

Azac y Azow  ou  Taganrog 

Asgar 

Asgali 


206  HISTOIRE 

CHAPITRE  XXIII. 

Coup  d'œil  sur  quelques  restes  d'antiquités  dans 
la  Nouvelle  Russie, 

Pendant  Fautomne  de  1808^  quelques  paysans 
du  village  de  Voukovary ,  dans  le  district  d'Elisa- 
Lethgrad,  ayant  fait  des  fouilles  dans  un  des  kour- 
ganesduStep,  y  découvrirent  deux  ailes  d'oiseau, 
faites  d'une  feuille  d'or  qui  enveloppait  un  morceau 
de  bois.  On  y  a  trouvé  en  même  temps  un  petit 
poisson  fait  de  la  même  manière.  Le  bois  était  à 
demi  pourri ,  mais  la  feuille  d'or  s'est  bien  con- 
servée. Ces  pièces  curieuses  ont  été  envoyées  à  Pé- 
lersbourg. 

On  a  fouillé  dans  différens  autres  kourganes  de 
la  Nouvelle  Russie  :  on  y  a  trouvé  des  ossemens 
d'hommes  et  de  chevaux,  différentes  armes,  etc.; 
mais  tellement  altérés  par  le  temps,  que  tpus  ces 
objets  se  convertissent  très-souvent  en  poudre  par 
le  moindre  attouchement. 

Les  kourganes  du  Step  entre  le  Dnieper  et  la 
mer  d'Azow^ ,  sont  pour  la  plupart  surmontés  de 
statues  en  pierre  d'un  travail  grossier. 

On  trouve  dans  plusieurs  endroits  du  Step ,  qui 
environne  Odessa,  quelques  médailles  romaines 
impériales,  tant  en  argent  qu'en  bronze.  Il  ny  a 
pas  long-temps  qu'on  en  a  découvert  quelques-unes 
sur  le  territoire  de  la  ville  d'Odessa ,  de  même  que 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  SCy 

vers  la  source  de  la  rivière  du  Tiligoul.  On  en  a 
recueilli  assez  à  Akkernian  et  dans  toute  la  Bessa- 
rabie ;  de  même  qu'en  Crimée  et  dans  le  gouver- 
nement de  Cberson. 

Les  ruines  d'Olbia,  ancienne  colonie  mylcsienne, 
qu'on  voit  sur  le  bord  du  bourg  non  loin  d'Oscba- 
kof ,  présentent  beaucoup  d'objets  dignes  de  Fat- 
teniion  d'un  antiquaire.  On  y  découvre  souvent  des 
marbres  avec  des  inscriplions  grecques ,  des  mor- 
ceaux d'arcbitecîure ,  des  débris  de  statues  et  des 
vases ,  des  bas-reliefs ,  beaucoup  de  médailles,  etc. 
Plusieurs  inscriptions  font  voir  que  les  pierres  qui 
les  portent  avaient  été  placées  dans  le  temple  d'A- 
pollon. Dernièrement  on  a  découvert  un  long  décret  . 
du  sénat  et  du  peuple  d'Olbia ,  pour  couronner  un 
citoyen  de  cette  ville  nommé  Proiogène  ,  qui  avait 
rendu  de  grands  services  à  la  ville  dans  différentes 
circonstances. 

Les  ruines  de  l'ancienne  Cberson  ,  près  de  Sé- 
bastopol ,  offrent  aussi  quelques  antiquités  en  fait 
d'inscriptions  et  de  médailles. 

Les  mon umens  qu'on  trouve  à  Caffa  et  à  Soudagh 
datent,  pour  la  plupart,  du  temps  que  les  Génois 
étaient  en  possession  de  ces  deux  villes  :  on  n'y  voit 
rien  qui  atteste  que  les  anciens  Grecs  aient  eu  dans 
ces  lieux  des  établissemens  considérables. 

C'est  à  Kertcb  qu'on  rencontre  beaucoup  de  dé- 
bris de  l'ancienne  Panticapée  :  des  colonnes ,  des 
cbapiteaux,  des  inscriptions;  des  bas-reliefs  ;  des 


2o8  HISTOIRE 

médailles.  Une  des  portes  de  la  forteresse  moderne 
de  celte  ville  est  ornée  d'un  griflibn  en  bas-relief: 
ce  même  animal  fabuleux  se  trouve  aussi  sur  quel- 
ques médailles  de  Panticapée.  On  voit  encore  dans 
la  même  forteresse  deux  lions  en  marbre  blanc  ;  et 
deux  autres  sur  la  rive  opposée  du  détroit,  dans 
la  ville  de  Taman. 

Cette  dernière  ville  renferme  aussi  beaucoup  de 
clioses  curieuses.  Plusieurs  marbres  parlent  de  dif- 
férens  rois  de  Bosphore.  C'est  là  que  se  trouve  l'in- 
scription de  la  reine  Comossarye,  épouse  de  Pari- 
sade  I^^,  connue  par  la  dissertation  qu'en  a  faite 
M.  Kœhler.  C'est  aussi  là  qu'on  conserve  celle 
fameuse  inscription  russe ,  qui  atteste  que  l'île  de 
Taman  faisait  anciennement  partie  de  la  Russie, 
et  composait  la  principauté  de  Tmutarakan. 

Les  médailles  qu'on  recueille  dans  l'île  de  Taman 
appartiennent  en  partie  à  la  ville  de  Plianagorie , 
dont  les  ruines  s'y  trouvent ,  et  pour  la  plus  grande 
partie  aux  rois  de  Bosphore. 

Il  ne  serait  peut-être  pas  indifférent  pour  les 
amateurs  de  connaître  les  différens  types  des  mé- 
dailles frappées  dans  les  anciennes  villes  de  la 
Nouvelle  Russie.  Les  voici  : 

Olbia  ,  colonie  mylésienne  sur  l'Hyppanis  ou  le 
Boug.  Ses  médailles  autonomes  représentent  : 

D'un  côté ,  la  tête  d'Apollon ,  couronnée  de  lau- 
riers. Sur  le  revers ,  une  lyre  et  le  nom  de  la  ville, 
OABIO.  {a) 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  209 

La  tête  de  ce  même  dieu.  —  Un  aigle  déchirant 
un  poisson. 

La  tête  de  Cérès  couronnée  d'épis.  —  Le  même 
revers  avec  le  nom  d'un  magistrat,  (b) 

La  tête  de  Pan.  —  Un  coryte  avec  l'arc,  et  une 
hacbe  d'armes,  avec  le  nom  d'un  magistrat  et  celui 
de  la  ville,  (c) 

Une  étoile.  —  Une  lyre. 

La  tête  d'Hercule,  avec  la  peau  de  lion.  —  Un 
coryte  avec  l'arc,  la  massue  de  ce  demi-dieu,  et  Je 
nom  de  la  ville. 

La  tête  de  Cybèle,  couronnée  d'une  tour.  —  Un 
homme  qui  tire  de  l'arc,  (d) 

La  tête  d'une  divinité.  —  Un  épi. 

La  tête  de  Minerve.  —  Un  hibou,  (e) 

Il  serait  difficile  de  rassembler  ici  tous  les  types 
des  médailles  d'Olbia  :  nous  nous  bornons  à  ce  qui 
nous  est  particulièrement  connu. 

Chersonèse,  dans  la  Tauride,  colonie  Héra- 
cléote.  Ses  médailles  représentent  : 

La  tête  d'Apollon ,  sa  lyre  ,  et  le  nom  de  la  ville , 
XEP20NH20T.  Revers  :  Diane  ou  une  nymphe 
poursuivant  une  biche.  (/*) 

Un  char  traîné  par  quatre  chevaux.  —  Un  guer- 
rier armé  et  prêt  à  donner  un  coup  de  lance  ,  avec 
le  nom  de  la  ville,  XEP.  (g) 

Un  taureau,  donnant  un  coup  de  corne,  avec  la 
légende:  EAET0EPIA,  la  liberté.  —  Une  biche  pour- 
suivie par  une  nymphe ,  et  le  nom  de  la  ville.  (Ji) 

I.  i4 


210  HISTOIRE 

Les  médailles  des  derniers  temps  de  cette  ville 
portent,  pour  la  plupart,  une  croix  (i),  ou  une  an- 
cre (y)  ,  ou  quelques  monogrammes,  avec  diffé- 
rentes lettres  sur  le  revers. 

TiïÉODOSiE  ,  dans  la  Tauride.  Il  est  assez  parti- 
culier qu'on  ne  rencontre  pas  du  tout  de  médailles 
à  Théodosie.  M.  Kochler  en  cite  cependant  une  qui, 
d'un  côté,  représente  la  tête  d'une  divinité,  et 
de  l'autre ,  un  coryte ,  une  massue ,  et  la  légende 
©ETA  (7).  Cette  médaille,  la  seule  qu'on  connaisse, 
est  dans  le  cabinet  impérial  de  Saint-Pétershourg. 

Panticapee,  sur  le  Bosphore.  On  voit  sur  ses 
médailles  : 

La  tête  d'Apollon.  Revers  :  Un  coryte  avec  l'arc 
et  le  nom  de  la  ville,  riAN. 

Un  trépied.  —  Une  étoile  et  le  nom  de  la  ville, 
riANTIKAn ,  entre  les  huit  rayons,  (m) 

La  tête  du  dieu  Pan.  —  Un  arc  et  une  flèche.  («) 

La  tête  de  ce  même  dieu.  —  Un  cheval  ailé,  (o) 

La  même  têie.  —  Un  griffon,  (p) 

La  tête  de  Pan.  —  Une  gueule  de  lion  et  un 
poisson. 

La  tête  de  Pan.  —  La  tête  d'un  bœuf,  (q) 

La  tête  d'Apollon.  —  Une  charrue ,  avec  la  lé- 
gende :  nANTlKAnAlT^N,  les  habitans  de  Panti- 
capée. 

La  tête  de  Pan.  —  Une  corne  d'abondance,  et 
deux  bonnets  surmontés  d'étoiles ,  attribut  de  Cas-  * 
lor  et  Pollux ,  avec  le  nom  de  la  ville.  (/) 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  !î  I  I 

Phanagorie  ,  ancienne  capitale  du  royaume  de 
Bosphore,  en  Asie.  Ses  médailles  représentent  : 

La  tête  d'mie  divinité.  Revers  :  Un  arc,  une  flè- 
che ,  et  le  nom  de  la  ville  ,  ^A.  (s) 

La  tête  d'Apollon.  —  Une  biche  couchée,  avec 
la  légende  :  4>.ANArOPHTfiN  ,  les  habiians  de  Pha- 
nagorie (t)  Cette  médaille  apparitient  à  M.  le  comte 
de  Rastignac ,  à  Paris. 

La  tête  de  ce  même  dieu.  ■—  Un  trépied. 

Gorgippie  ,  dans  le  pays  des  Sindes.  M.  Kochler 
cite  des  médailles  de  celle  ville  ,  conservées  dans  le 
cabinet  impérial  de  Saint-Pétersbourg.  Elles  re- 
présentent : 

La  tête  d'Apollon.  Revers  :  Un  chevreuil  et  un 
thyrse  orné  de  bandelettes,  avec  la  légende  :  rOP- 
rinriEnN  ,  les  habiians  de  (iorgippie.  (m) 

La  tête  d'une  divinité.  — La  proue  d'un  vaisseau, 
avec  la  même  légende. 

Les  anciens  rois  de  Bosphore  faisaient  aussi  frap- 
per des  médailles.  On  en  recueille  beaucoup  à 
Rerich  ,  Yénikalé  ,  dans  l'île  de  Taman  ,  à  Anapa, 
et  dans  les  terres  qu'ljabiteni  les  Kozaks  de  la  mer 
Noire.  Elles  portent,  pour  la  plupart,  l'effigie  du 
roi  et  son  nom.  Les  revers  sont  assez  variés  :  tantôt 
c'est  une  massue  d'Hercule,  avec  la  peau  de  lion 
et  un  trident  (y)  ;  tantôt  un  bouclier  et  autre  ar- 
mure ,  ou  bien  une  femme  assise  et  tenant  un  |^lobe 
dans  la  main.  On  voit  encore  sur  les  revers  de  ces 
médailles,  un  aigle  portant  une  couronne  dans  son 


212  HISTOIRE 

bec  (w)  ;  un  cavalier  courant  à  toute  bride  (x)  ;  les 
deux  lettres  MH  entourées  d'une  couronne  (y); 
une  Victoire,  etc. 

Du  temps  où  les  rois  de  Bosphore  reconnaissaient 
les  empereurs  de  Rome  pour  leurs  suzerains,  ils 
faisaient  représenter  sur  leurs  médailles,  d'un  côté 
TefFigie  du  roi ,  at  de  Fautre  celle  de  l'empereur 
avec  l'année,  datée  depuis  l'ère  bosphorienne ,  qui 
commence  deux  cent  cinquante -six  ans  avant  la 
naissance  de  Jésus  Christ  (z).  On  voit  encore  sur  le 
revers  de  ces  médailles  une  chaire  curule  romaine 
avec  une  couronne ,  et  autres  attributs. 

Nous  passons  sous  silence  plusieurs  autres  type**. 
Nous  ne  citons  que  les  plus  communs,  (i) 

CHAPITRE    XXIV. 
Liaison  des  deux  premières  époques. 

Cette  énergie  que  la  Russie  avait  développée 
dans  les  commencemens  d'un  commerce  qu'elle  sut 
tourner  à  son  avantage ,  fut  éteinte  par  l'invasion 
des  Tatars.  Subissant  le  sort  de  tous  les  pays  con- 
quis ,  la  Russie  rentra  pour  quelques  années  dans 
l'engourdissement  forcé  dont  son  génie  avait  su 
l'arracher. 

Après  environ  quatre-vingt  dix  ans  de  cette  nul- 

(i)  Odessa,  juin  i8ia.  Note  fournie  par  M.  le  colonel 
de  Stempkouski. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  2l3 

lîté,  Jean  Wasiliowitsch  monta  sur  le  irône  et  se- 
coua le  joug  des  Talars.  Vers  le  même  temps , 
Hadgi  Ghéraï,  de  la  famille  de  Genghis-kban  ,  suc- 
céda en  Tauride  à  Édigée  Mangal,  oncle  de  Tamer- 
lan  (i).  II  avait  su  dompter  les  Goths  et  faire  taire 
les  Génois  ;  mais  sa  souveraineté  méritait  à  peine 
cette  dénomination  ;  quelques  Tatars  opprimaient 
le  pays ,  et  Hadgi  était  leur  chef.  Pendant  ce  fan- 
tôme de  règne ,  le  royaume  de  Kiplschak  fut 
détruit  :  un  voile  obscur  couvre  cette  partie  de 
l'histoire  de  la  Tauride.  Ce  n'est  qu'au  travers  de 
quelques  décliirures  qu'on  apprend  qu'Hadgi  fut 
détrôné ,  qu'il  se  réfugia  en  Pologne ,  d'où  il  revint 
pour  monter  de  nouveau  sur  son  trône  ,  mais 
environné  de  plus  d'éclat ,  revêtu  de  plus  de  puis- 
sance, par  le  secours  du  roi  Casimir,  et  trouvant 


(i)  «  Hadgi  Ghéraï,  prince  mogol,  descendait  d^  Gen- 
1)  ghis-khan.  Il  naquit  à  Trocki,  en  Lithuanie,  pendant  l'exil 
»  de  sa  famille ,  et  un  paysan  nommé  Ghéraï  le  sauva  avec 
»  peine  du  massacre  ordonné  par  ses  ennemis.  A  l'âge  de 
»  dix  ans,  étant  en  Asie,  des  hordes  mécontentes  du  gou- 
»  vernement,  cherchaient  un  prince  du  sang  de  Genghis-khan^ 
»  pour  s'en  faire  un  chef  :  le  paysan  leur  présenta  Hadgi, 
»  et  ne  demanda  pour  toute  récompense  des  dangers  qu'il 
w  avait  courus ,  que  l'attribution  de  son  nom  à  tous  les  des- 
»  cendans  de  Hadgi.  C'est  ainsi  que  Ghéraï  devint  le  sur- 
>^  nom  de  cette  branche  de  Gengliis-khan ,  et  qu'il  s'y  con- 
»  serve  encore  de  nos  jours.  »  Hist,  de  la  Tauride  ^  t.  ii, 
P-  199- 


•2  1  4  HISTOIRE 

ses  états  agrandis  de  ce  que  les  rebelles  avaient 
abandonné  de  leurs  anciennes  possessions. 

Le  retour  de  ce  prince  peut  être  considéré  comme 
l'époque  de  la  fondation  de  la  souveraineté  de  Cri- 
mée. Elle  embrassa  sous  son  chef  une  étendue  de 
pays  plus  considérable  que  toute  la  Nouvelle  Russie 
n'en  renferme  .lujourd  Imi  ;  puisque  ,  indépen- 
damment de  la  Tauride ,  elle  confinait  au  duché 
de  Kiowie,  possédait  les  deux  rives  du  Dnieper 
jusqu'à  Krenienlchouk ,  et  s'étendait  même  au-delà 
du  Dniester. 

Sous  un  chef  sage ,  économe  du  sang  et  des  biens 
de  ses  sujets,  cet  état  acquit  une  certaine  consi- 
stance :  Hadgi  ménagea  le  grand-duc  de  Russie  et 
supporta  avec  fidélité  les  dures  conditions  que  la 
Pologne  kii  avait  imposées.  Formé  à  l'école  du 
malLeur  ,  il  ne  se  laissa  pas  éblouir  par  la  fortune , 
mais  il  sut  fixer  son  inconstance  par  la  sagesse  de 
son  administration. 

La  mort  de  Ghéraï  faillit  à  renverser  ce  royaume 
naissant  :  huit  fils  d'Hadgi  disputèrent  ses  états  ; 
la  Crimée  fut  un  théâtre  de  carnage.  Trois  frères 
combattirent  pour  le  trône  et  se  le  partagèrent, 
jusqu'à  ce  que  Mengli,  sixième  fils  d'Hadgi  ,  fût 
protégé  par  les  Génois,  et,  par  leur  secours,  re- 
connu souverain  de  Crimée. 

En  donnant  une  couronne  ,  les  Génois  s'en 
étaient  réservé  la  puissance.  Leurs  vexations,  leur 
avidité  ,    leurs  injustices   révoltaient  les  Tatars  : 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  2l5 

Mengll  seul  était  aveiii>lé  par  la  reconnaissance  ;  sa 
faiblesse  prépara  sa  chute. 

Mengli  Gliéf-aï  avait  été  fait  prisonnier  par  les 
Génois,  vraisemblablement  lorsqu'ils  reprirent 
Caflfa ,  que  le  père  de  ce  prince  avait  envahie  pré- 
cédemment. Elevé  dans  les  mœurs  italiennes,  ac- 
coutumé aux  bons  traitemens  de  ses  hôtes,  Mengli 
s'attachait  à  eux,  et  les  Génois  songèrent  à  le  faire 
régner ,  pour  gouverner  sous  son  nom  ;  mais  les 
Tatars  souffraient  impatiemment  un  joug  qui  de- 
venait trop  pesant;  ils  se  révoltèrent,  et  choisirent 
Hayder  G  lié  rai  pour  les  conduire. 

Hayder  était  trop  faible  pour  lutter  contre  les 
Génois  et  leurs  alliés;  il  persuada  aux  Tatars  qu'ils 
seraient  plus  heureux  en  offrant  la  suzeraineté  d<e 
la  Tauride  à  Mahomet  TI.* 

Cette  époque,  que  nous  avons  choisie  pour  la 
seconde  dans  la  division  de  cet  ouvrage ,  renferme 
un  grand  intérêt  pour  l'Europe  en  général ,  et  une 
calamité  pour  la  Tauride  et  toutes  les  nations  qui 
communiquaient  avec  elle.  Non-seulement  le  com- 
merce réciproque  du  superflu  des  états  voisins  al- 
lait être  interrompu ,  mais  la  civilisation  d'une 
grande  partie  du  continent  allait  être  retardée. 

Des  peuples  invités  au  commerce,  acquièrent 
avec  lui  des  connaissances  qui  ne  sont  point  étran- 
gères à  ses  progrès;  les  arts  s'inoculent,  les  mœurs 
se  radoucissent,  la  férocité  perd  de  son  caractère 
odieux,  la  bonne  foi  se  prépare  à  devenir  la  base 


2f6  HISTOIRE 

des  spéculations,  et  la  raison  perce  insensiLîement 
les  ténèbres  de  l'ignorance  ,  qui  retenaient  des 
peuples  entiers  dans  l'asservissement  imposé  par 
leurs  passions  renaissantes.  L'empire  du  Turc  va 
tout  arrêter;  il  rejetera  dans  la  barbarie  ces 
mêmes  hommes  que  le  commerce  avait  commencé 
à  éclairer. 

Un  peuple  intolérant,  par  conséquent  incapable 
d'apprécier  les  bienfaits  d'un  contrat  social  externe, 
devait  indistinctement  soumettre  ses  intérêts  poli- 
tiques aux  principes  religieux  qu'il  avait  adoptés , 
sans  réfléchir  sur  leur  extravagance  :  ne  pas  être 
musulman  lui  paraissait  un  crime  brisant  tous  les 
liens  sociaux. 

Un  peuple ,  soumis  aux  préjugés ,  base  fonda- 
mentale de  SCS  lois,  était  voué,  sinon  à  une  igno- 
rance profonde,  du  moins  à  un  état  d'incapacité 
suffisant  pour  éterniser  ses  principes  vicieux,  et 
étouffer  sous  le  poids  de  sa  volonté  le  génie  qui 
cherchait  à  se  développer  chez  ses  voisins;  bien 
plus  encore,  ces  musulmans,  maîtres  de  Constan- 
tinople,  allaient  engourdir  les  plus  belles  provin- 
ces de  l'Europe  et  de  l'Asie,  et  menacer  les  états 
à  leur  bienséance,  d'une  invasion  prochaine.  Ils 
disposaient  de  la  communication  des  deux  mers  ; 
n'était-ce  pas  annoncer  au  commerce  sa  prochaine 
destruction,  et  préparer  aux  nations  voisines  de 
l'Euxin  des  siècles  de  servitude  et  d'abrutissement  ? 

Un  peuple  efleminé  par  l'esprit  d'une  religion 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  217 

qui  lui  présente  la  volupté  pour  récompense  éter- 
nelle quand  il  aura  cessé  d'être,  est  jaloux  de  sa- 
tisfaire des  désirs  sans  cesse  irrités;  mais  il  est 
peu  soucieux  des  considérations  morales  ou  civiles; 
l'apathie  règne  despotiquement  sur  lui,  tous  les 
intérêts  se  confondent  à  ses  yeux  ;  il  ne  connaît 
que  la  brutalité  dans  la  jouissance,  que  la  satiété 
dans  des  plaisirs  dont  il  ne  soupçonne  pas  la  dé- 
licatesse; tout  entier  à  la  jalousie,  c'est  sa  première 
passion;  le  repos  est  la  seconde,  mais  un  repos 
oisif,  commandé  par  les  excès,  etjri'entraînanl  avec 
lui  ni  le  désir  de  s'instruire,  ni  le  goût  des  ré- 
flexions solides;  c'est  un  état  de  stupeur,  dénué 
d'idées  suivies  et  de  sentimens  élevés. 

Un  peuple  brave ,  parce  que  la  nature  a  donné 
la  bravoure  à  presque  toutes  les  nations,  mais  qui 
trouve  dans  le  fanatisme  l'arrêt  irréfragable  que  sa 
croyance  prononce ,  se  battra  avec  fureur  ;  mais 
par  une  conséquence  tirée  de  ses  principes,  il 
s'occupera  peu  de  méthode  et  de  discipline;  son 
premier  feu  sera  redoutable,  mais  le  défaut  d'har- 
monie et  de  combinaison  l'empêchera  de  durer. 
Il  exterminera  les  plus  faibles ,  égorgera  les  pri- 
sonniers,  portera  jusqu'au  délire  le  raffinement  de 
la  cruauté ,  parce  que  l'humanité ,  pour  être  exer- 
cée, a  besoin  des  raisonnemens  que  l'éducation 
fournit. 

Un  peuple  ainsi  constitué  sera,  même  sans  agir, 
la  barrière  de  la  civilisation  ;  son  existence  nuira 


2  I  8  HISTOIRE 

à  ses  voisÎEs;  son  influeiice  morale  ressemblera  à 
ces  miasmes  infects,  cause  du  plus  grand  des  fléaux 
ne  cliez  lui,  et  dont  il  ne  songera  jamais  à  se  ga- 
rantir. 

S'il  venait  un  jour  à  exister  chez  ce  peuple  une 
âme  fortement  trempée,  un  homme  supérieur  aux 
autres  par  ses  qualités  et  son  savoir,  qui  voulût 
l'arraclier  à  cet  état  de  torpeur,  le  stimuler  aux 
grandes  choses,  l'éclairer,  le  rendre  à  la  civilisa- 
tion de  cette  Europe  dont  il  fait  partie,  lui  pro- 
poser des  réformes  sages  sur  certains  articles  de  sa 
croyance ,  source  vicieuse  d'un  gouvernement  vi- 
cieux ,  on  verrait  des  flots  de  sang  inonder  les  pre- 
mières victimes  des  progrès  de  la  raison  ;  oh  verrait 
l'état  redoubler  de  bêtise  et  de  férocité  >  et  tomber 
lourdement  dans  une  situation  pire  que  la  pre- 
mière. 

Les  Polonais,  tantôt  aux  prises  avec  leurs  voisins, 
tantôt  réunis  avec  eux  pour  des  intérêts  que  les 
Turcs  firent  avorter ,  virent  leurs  plus  belles  pro- 
vinces ravagées  par  les  Tatars. 

Les  Russes  ,  plus  découragés  qu'intimidés,  n'en- 
treprirent rien  sur  la  mer  Noire.  Ce  fut  alors  que 
le  sentiment  de  sa  propre  défense  dut  l'emporter 
sur  le  désir  de  s'instruire  et  de  s'enrichir.  Riow 
appartenait  à  la  Pologne;  le  prince  Jean  Wassi- 
liowitsch  avait  fait  un  grand  pas  :  il  restait  néan- 
moins beaucoup  à  faire  pour  revenir  au  point  de 
puissance  d'où  l'on  était  descendu. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  ^TQ 

La  Tauride ,  courbée  sous  le  jong  de  l'arbl traire , 
soufT/ait  un  peu  moins  ,  parce  qu'elle  s'était  long- 
temps familiarisée  avec  lui  ;  uîais  son  état  d'acca- 
blement prouvait  le  peu  de  résistance  qu'elle  op- 
poserait à  quiconque  viendrait  s'en  emparer  de 
nouveau. 

Les  Génois  seuls  conservaient  de  l'espoir ,  et  celte 
erreur,  fondée  sur  leur  excessive  fierté,  leur  fut 
cent  fois  plus  funeste  :  aussi  Caffa  fut-elle  traitée 
comme  elle  aurait  dû  s'attendre  à  l'être  du  peuple 
que  j'ai  essayé  de  dépeindre. 

«  Les  bourgeois  reçurent  ordre  de  déposer  leurs 
»  armes  dans  la  maison  de  ville  et  d'apporter  vingt 
»  mille  ducats.  Quarante  mille  Génois  furent  en- 
»  voyés  à  Constantinople  ,  pour  y  peupler  un  quar- 
»  tier  resté  désert.  Tous  les  esclaves  passèrent  au 
»  grand-seigneur ,  et  les  naturels  du  pays  se  trou- 
»  vèrent  forcés  de  se  raclieter  pour  des  sommes  pro- 
»  portionnées  à  leur  condition.  On  ne  leur  laissa  , 
»  par  grâce,  que  la  moitié  de  leurs  biens.  Ils  furent 
»  assujettis  à  un  tribut,  et  pour  comble  d'opprobre , 
»  quinze  cents  enfans  mâles ,  arrachés  des  bras  de 
:»  leurs  parens ,  allèrent  grossir  le  nombre  des  vic- 
-')  times  du  sérail.  Les  maisons  considérables,  les 
j)  palais,  les  églises  les  plus  majestueuses  furent 
»  rasées.  Acbmet  ne  conserva  que  les  moins  belles 
»  pour  les  dévotions  de  ses  musulmans.  Huit  jours 
»  après  la  prise  de  la  ville ,  il  donna  un  grand  dî- 
»  ner  au  second  étage  du  Franc  azur,  au  bord  de 


S20  HISTOIRE 

»  la  mer,  à  tous  les  principaux  Arméniens  cpii 
»  avaient  trahi  le  pays;  puis  ,  en  les  congédiant,  il 
»  les  fit  descendre  l'un  après  l'autre  par  un  esca- 
»  lier  très-étroit ,  au  bas  duquel  le  bourreau  les  at- 
»  tendait  la  hache  levée  pour  leur  couper  la  tète.  Il 
))  ne  réserva  que  le  perfide  Squat  ciajîco ,  le  princi- 
»  pal  moteur  de  la  prise  de  CafTa ,  qu'il  envoya  su- 
»  bir  son  supplice  à  Constantinople  ,  où  il  transporta 
»  des  richesses  immenses.  »  (i) 

Les  Turcs  prirent  Soudagh,  Soldaia,  Baluclawa 
ou  Cembalo,  et  Ctenos,  aujourd'hui  Inkerman,  sans 
accorder  de  quartier,  même  aux  étrangers  réfugiés 
dans  ces  villes  infortunées. 

Tana,  Bosphoro,  Mancup  furent  détruits.  Cher- 
bon,  qui  n'avait  que  des  édifices  pour  attester  sa 

(i)  Extrait  de  VHist.  de  la  Tauride,  t.  ii,  p.  177  ,  ainsi 
que  l'anecdote  suivante  :  «  Pendant  le  trajet  de  Caffa  à 
»  Constantinople  ,  un  Génois  ,  nommé  Simon  Formario , 
»  conçut  le  projet  d'une  délivrance  commune,  et  gagna  ses 
»  compatriotes  pour  se  jeter,  à  un  signal  convenu  ,  sur  leurs 
»  gardes,  tuer  chacun  leur  homme,  et  conduire  le  vaisseau, 
»  chargé  de  cinq  cents  garçons  et  d'un  riche  butin ,  à  la  ville 
»  ai  Aherman ,  nommée  autrefois  Moncastio.  Tout  s'étant 
»  exécuté  avec  une  adresse  parfaite  ,  ils  partagèrent  le  bu- 
»  tin  entre  eux  ;  mais  une  dispute  s'étant  élevée ,  le  com- 
»  mandant  de  la  place,  qui  n'épiait  qu'un  prétexte  pour 
')  s'emparer  de  la  prise,  nomma  leur  querelle  un  combat, 
»  leur  arrivée  un  attentat  formé  contre  la  ville;  s'empara  de 
»  tout,  renvoya  l'équipage,  et  livra  les  cinq  cents  enfans  à 
»  Etienne,  prince  de  Valachie.  » 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  211 

grandeur  passée ,  les  vit  tomber  en  partie  sous  des 
mains  barbares  et  familiarisées  avec  la  destruction. 

Après  trois  ans  de  carnage,  les  Turcs,  plutôt 
lassés  qu'assouvis  de  répandre  le  sang,  laissèrent 
un  peu  respirer  la  Tauride.  Mabomei  choisit  le 
même  Mengli  Ghéraï  pour  le  revêtir  de  la  souve- 
raineté de  Crimée ,  sous  le  titre  de  Khan ,  se  ré- 
servant les  places  fortes  et  la  suzeraineté  de  tout  le 
pays.  Dès  lors  la  Crimée  et  la  plus  grande  partie 
de  la  Nouvelle  Russie  devinrent  des  provinces 
turques,  dont  le  khan  n'était  que  le  gouverneur, 
quoiqu'il  eut  toutes  les  apparences  du  souverain 
pouvoir. 

Dans  les  conditions  que  Mengli  accepta ,  il  pro- 
mit respect  et  dévouement  à  Mahomet,  s'engageani 
à  ne  faire  la  guerre  ou  la  paix  que  d'après  ses 
ordres;  reconnaissant,  de  plus,  ne  tenir  le  trône 
que  du  grand-seigneur,  et  s'obligeant  d'abdiquer 
aussitôt  que  cette  abdication  lui  serait  agréable. 
Dans  les  prières  publiques,  celles  pour  le  khan 
ne  devaient  être  faites  que  lorsqu'on  aurait  cessé 
de  prier  pour  Mahomet  et  le  salut  de  l'empire. 

De  son  côté ,  le  grand-seigneur  s'engagea  à  ne 
placer  sur  le  trône  de  la  Crimée  et  de  ses  dépen- 
dances qu'un  prince  de  la  famille  de  Genghis-khan  ^ 
il  promit  que  ni  lui ,  ni  ses  représentans  ou  suc- 
cesseurs ne  pourraient  condamner  à  mort  un  prince 
de  cette  race  ;  que  le  khan  jouirait  du  privilège  de 
faire  flotter  l'étendard  à  cinq  queues ,  et  qu'on  lui 


522  HISTOIRE 

payerait ,  en  temps  de  guerre  seulement ,  vingt 
mille  ducats  pour  l'entretien  de  sa  garde.  Ces  con- 
ditions furent  jurées  par  Mahomet ,  qui  promit  de 
les  faire  scrupuleusement  exécuter,  se  réservant 
néanmoins  de  les  révoquer  le  jour  où  les  khans 
cesseraient  de  lui  être  fidèles. 

{An  1/177.  )  On  voit  par  ce  traité,  et  surtout  par 
cette  dernière  clause,  que  le  khan  n  était  que  l'a- 
gent du  grand-seigneur.  Parmi  des  hommes  ac- 
coutumés à  n'avoir  de  guide  que  leur .  volontés,  ^e 
prétexte  d'infidélité  pouvait  naître  des  actions  les 
plus  simples ,  qu'on  interpréterait  à  sa  guise. 

Ainsi  fut  changée  la  forme  du  gouvernement  de 
Tauride  ;  tout  ce  qui  compose  aujourd'hui  la  Nou- 
velle Russie,  ou  du  moins  Ja  très-grande  partie  de 
son  territoire,  va,  pendant  la  seconde  époque  de 
cette  histoire,  être  gouvernée  par  les  khans  de  la 
famille  de  Genghis  et  de  la  branche  de  Ghéraï. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  223 


SECONDE   EPOQUE.  (0 


CHAPITRE     PREMIER. 

Règne  de  Mengli  Ghéraï. 

Apres  la  faiblesse  d'un  prince,  la  mauvaise  foi 
dans  celui  qui  gouverne  est  le  plus  grand  des 
maux;  seul,  il  peut  les  entraîner  tous. 

En  vain  une  politique  lâchement  astucieuse 
cherche  l'intérêt  de  l'état  dans  le  mépris  de  ses 
engagemens  ;  en  vain  croit-elle  y  trouver  un  mo-- 
ment  de  succès ,  il  sera  suivi  d'une  honte  éternelle, 
d'un  repentir  tardif;  les  rênes  du  gouvernement 
se  relâcheront ,  une  catastrophe  procliaine  s'annon- 
cera, et  la  mauvaise  foi  qui  l'a  préparée  sera  in- 
capable de  l'empêcher. 

Les  peuples  n'ont  plus  de  chef,  lorsque  le  ca- 
price du  cabinet  qui  les  gouverne  est  plus  fort  que 

(l)  EXPLICATIONS  NECESSAIRES. 

On  nomme  step  ou  stèpe ,  un  pays  considérable  sans  cul- 
ture. On  mesure  les  distances  par  werstes.  Une  werste  se 
compose  de  400  sagènes  ;  celle-ci  contient  6  pieds  6  pouces 
i;  de  France.  104  werstes  87  sagènes  font  le  degré  de  2  5 
lieues  françaises. 


Sf24  HISTOIRE 

l'honneur  national  ;  les  peuples  n'ont  que  l'ombre 
d'un  gouvernement ,  quand  son  chef  est  de  mau- 
vaise foi  par  le  principe  habituel  de  sa  poHtique. 

{An  147 7-)  L»^  règne  de  Mengli  Ghéraï  va  four- 
nir des  exemples  de  la  duplicité  la  plus  révoltante, 
de  la  dissimulation  la  plus  profonde  ,  du  mépris 
le  plus  prononcé  pour  toutes  les  vertus ,  et  de  la 
fourberie  la  plus  actucieuse;  aussi  ne  verra-t-on 
que  des  peuples  malheureux ,  que  des  souverains 
séduits  et  trompés  ,  que  des  engagemens  violés , 
que  des  amis  trahis,  que  des  provinces  ravagées. 

La  domination  des  Génois ,  le  séjour  des  étran- 
gers ,  les  correspondances  suivies  ,  l'activité  du 
commerce  avaient  avancé  la  civilisation  de  la  Tan-* 
ride  ;  à  la  vérité  le  despotisme  retardait  ses  pro- 
grès en  resserrant  les  âmes ,  mais  les  organes  de 
l'entendement  s'étaient  développés. 

Quoiqu'il  soit  très-vrai  que  les  peuples  en  géné- 
ral n'ont  que  des  opinions  peu  réfléchies ,  parce 
qu'ils  n'acquièrent  jamais  une  masse  d'instruction  , 
il  leur  reste  cependant  cette  intelligence  naturelle 
qui  se  prononcerait  toujours  pour  la  bonne  foi ,  si 
elle  n'était  égarée  par  les  passions  de  ceux  qui  les 
abusent. 

Assouplis  par  le  despotisme ,  les  Tauriens  étaient 
susceptibles  de  recevoir  toute  espèce  de  gouverne- 
ment :  on  espère  quand  on  souffre,  et  quoique  les 
souffrances  redoublent,  on  espère  encore  :  il  ne 
restait  à  Mengli  que  d'abuser  de  cet  espoir  ^  bien- 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE,  ^25 

fait  de  la  divinité ,  qui  sui  vit  à  toutes  les  disgrâces , 
qui  soulage  tous  les  maux ,  qui  nous  berce  lente- 
ment des  rêves  du  bonheur,  qui  dure  autant  que 
nous  ;  Ja  politique  abominable  de  ce  prince  féroce 
proposa  des  cliangemens  avantageux  en  apparence, 
et  dont  le  but  caché  était  l'asservissement  total 
d'un  peuple  déjà  si  malheureux. 

Reprenons  de  plus  haut  l'ordre  des  événemens. 

Mahomet  II  était  magnifique;  la  fortune  qui  le 
favorisa  pendant  trente-un  ans  de  règne,  se  plut  à 
laisser  long-temps  victorieux  celui  qui  savait  ré- 
pandre des  trésors  aussi  facilement  qu'il  les  ac- 
quérait. 

La  pompe  asiatique  présida  à  l'inauguration  de 
Mengli.  Mahomet  voulut  donner  une  grande  idée 
de  son  pouvoir ,  en  entourant  celte  cérémonie  de 
tout  ce  qui  devait  ajouter  à  sa  solennité.  Les  per- 
sonnages les  plus  marquans  de  la  Tauride  furent 
appelés  ;  la  plupart  des  villes  soumises  au  grand 
seigneur  envoyèrent  des  députés  à  Constantinople  ; 
les  hommes  en  place ,  les  grands  de  la  cour ,  les 
riches  particuliers ,  désirant  plaire  à  leur  maître , 
déployèrent  autant  de  luxe  que  la  prudence  le 
permit  ;  car  ils  n'oublièrent  point  qu'il  était  dan- 
gereux de  passer  pour  très-riche  aux  yeux  d'un 
despote.  Le  divan  fut  convoqué  et  l'empereur  le 
présida. 

Jamais  autant  de  richesses  n'avaient  ébloui  les 
Turcs;  le  divan  ressemblait  à  une  assemblée  de 


2^6  HISTOIRE 

souverains  rendaiil;  un  hommage  de  soumission  et 
de  respect  au  premier  monarque  du  monde.  Men- 
gli  fut  introduit  par  le  capi-aga  :  après  les  saluta- 
tions accoutumées  et  qui  piouvaient  la  servitude 
de  celui  qu'on  allait  couronner ,  on  le  couvrit  d'un 
drap  d'or  fourré  d'hermine  ;  sur  sa  léte  fut  placé 
un  bonnet  brodé  en  diamans  et  surmonté  d'une 
aigrette  de  brillans  ;  le  porte-glaive ,  dit  le  savant 
prélat  de  Mohilow,  «  lui  ceignit  l'épée  à  poi- 
»  gnée  d'or,  garnie  de  diamans,  et  mit  le  carquois 
))  et  l'arc  sur  ses  épaules  :  puis  le  diplôme  d'inves- 
»  titure  fut  lu,  etlemouphti  harangua  le  khan.  » 

Autant  Mahomet  avait  mis  d'appareil  dans  l'inau- 
guration de  Mengli ,  autant  voulut-il  déployer  de 
majesté  pour  son  retour  en  Tauride  :  on  envoya 
des  commissaires  annoncer  sa  venue,  et  on  les 
chargea  de  publier  le  couronnement  du  khan  dans 
toutes  les  provinces. 

Tout  ce  que  l'art  et  le  luxe  purent  inventer, 
soit  dans  la  beauté  et  la  richesse  des  équipages  de 
Mengli ,  soit  dans  la  recherche  minutieuse  avec 
laquelle  on  décora  et  enrichit  les  vaisseaux  des- 
tinés à  transporter  sa  suite ,  ou  dans  la  magnificence 
des  présens  faits  au  prince  et  aux  siens  ;  tout  ce 
qu'un  grand  souverain  regorgeant  de  trésors  pour- 
rait faire  pour  orner  la  pompe  d'un  allié  fidèle  et 
redoutable  ,  Mahomet  le  prodigua  au  plus  fourbe 
des  hommes. 

Arrivé  à  Koslow ,  avec  cet  attirail  imposant ,  le 


t)E    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  ^^7 

peuple  le  reçut  comme  une  divinité  ,  et  bénit 
Mahomet  d'avoir  choisi  un  descendant  de  Gen- 
ghis-khan ,  pour  le  mettre  à  leur  t<He.  C'est  ainsi 
que ,  toujours  séduits  par  la  nouveauté  ,  les  peu- 
ples volent  gaîment  au  devant  de  la  servitude. 

Cependant  le  capi-aga  ,  entouré  des  députés  du 
pays ,  annonça ,  dans  une  assemblée  générale  ,  que 
«  Mengli  n'étoit  qu'un  représentant  de  Mahomet , 
)>  que  cet  empereur  se  réservait  non-seulement  la 
»  souveraineté  de  la  Crimée ,  mais  encore  la  pro- 
»  priété  des  places  fortes.  » 

Les  Murzas  (i)  déclarèrent  ne  point  reconnaître 
Mahomet  pour  leur  souverain  ;  le  tumulte  fut  porté 
à  son  comble,  et  le  peuple,  toujours  le  même, 
changea  ,  sans  savoir  pourquoi ,  sa  joie  en  regrets. 

Dans  une  conjoncture  aussi  délicate,  le  nouveau 
khan  et  plus  encore  le  capi-aga  furent  très-embar- 
rassés de  leurs  personnes,  qui  couraient  de  grands 
risques,  et  de  leurs  richesses,  très-ex  posées  pac 
l'événement.  On  prit  le  parti  d'usage  ;  ce  fut  d'apai- 
ser la  multitude,  en  paraissant  adopter  ses  avisf 
on  lui  promit  tout  ce  qu'elle  voulut,  mais  secrète- 
ment on  instruisit  l'empereur. 

Mahomet ,  accoutumé  à  ne  pas  trouver  de  rési- 

(i)  Murza  est  l'abrégé  d'émir-zadeh,  qui  signifie ,  en  -peT- 
sariyjlls  de  prince  ;  parmi  les  Tatars,  il  désigne  les  nobles  ; 
il  y  en  a  de  deux  espèces  :  les  premiers  sont  les  descendans 
de  Tamerlan  ,  les  seconds  sont  des  nobles  parvenus}  on  les 
nomme  murza'kapikoulis. 


2^8  HISTOIRE 

stance  cliez  ses  ennemis,  jeta  sur  les  Tatars  un 
regard  d'indignation  ;  il  fit  marcher  des  troupes 
qui  prescrivirent  Fobéissance ,  et  les  jours  de  fête 
consacrés  à  l'inauguration  du  khan,  furent  changés 
en  jours  de  deuil. 

On  a  vaguement  dit  que  les  Tatars  persistèrent 
dans  leur  refus  ,  qu'ils  s'assurèrent  de  certains 
postes  dans  les  montagnes  :  nous  ne  savons  rien  de 
positif  à  cet  égard  ;  seulement  on  nous  assure  que 
ce  fut  alors  qu'ils  obtinrent  le  privilège  d'élire  leur 
khan  dans  la  famille  de  Ghéraï. 

Que  ce  privilège  fût  une  suite  de  la  condescen- 
dance de  Mahomet ,  cela  n'est  pas  croyable  :  un 
caractère  comme  le  sien  ne  plie  jamais,  et  quand 
même  il  l'eut  accordé,  n'avait-il  pas  droit  de  con- 
firmer ou  de  refuser  le  prince  élu? 

Si  f  dans  ces  circonstances  délicates ,  la  Porte 
parut  céder  quelque  chose  de  ses  prétentions  ,  il 
fallut  sans  doute  que  l'intérêt  de  l'état  l'exigeât  im- 
périeusement. 

Mahomet  est  obéi  ;  Ghéraï  essaie  son  pouvoir;  il 
garde  les  troupes  qui  avaient  servi  à  son  installation , 
et,  chose  incroyable,  il  entreprend  des  courses 
sur  ses  proj)res  états  ;  il  impose  les  villes  ,  pille 
celles  qui  ne  peuvent  se  racheter ,  dévaste  les  cam- 
pagnes ,  met  aux  fers  ceux  de  ses  sujets  qu'il  des- 
tine à  Tesclavage ,  les  embarque  sur  les  vaisseaux 
du  grand-seigneur ,  et  les  fait  publiquement  vendre 
a  Constanlinople. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  22g 

Les  Génois ,  comme  on  Fa  déjà  fait  remarquer , 
avaient  disposé  du  trône  en  fliveur  de  ce  même 
prince  ;  ils  l'avaient  reçu  enfant ,  et  lui  ayant  fait 
apprendre  tout  ce  dont  l'instruction  de  ces  temps 
était  susceptible  ,  ils  l'avaient  adopté  et  considéré 
comme  le  fils  de  la  république  (j).  Lorsque  Maho- 
met conquit  la  Tauride  ,  lorsque  des  flots  de  sang, 
injustement  versés ,  déshonorèrent  sa  victoire ,  les 
Génois  du  parti  de  Mengli  se  sauvèrent  dans  le 
Vieux-Crim,  place  regardée  alors  comme  la  plus 
forte  du  pays;  ils  y  transportèrent  leurs  richesses. 

On  ne  peut  soupçonner  la  traliison  dans  un  fils 
adopiif ,  dans  un  prince  qu'on  a  élevé  au  souverain 
pouvoir;  aussi  les  Génois,  pleins  de  confiance, 
s'adressèrent  à  Mengli  ;  il  accueillit  leurs  députés 
avec  la  bonhomie  de  la  vertu  ;  il  leur  promit  de 
faire  aux  Génois  les  conditions  les  plus  avanta- 
geuses ;  et ,  pour  leur  prouver  son  dévouement ,  il 
annonça  qu'il  allait  marcher  sur  Crim  et  la  préser- 
ver de  toute  insulte  :  les  députés  rapportent  ces 
nouvelles  aux  réfugiés  ,  qui ,  dans  un  premier  mo- 
ment de  joie,  sortent  de  la  ville,  viennent  au-de- 
vant de  leur  libérateur.  Mengli-Ghéraï  campe  sous 


(i  )  On  a  dit  «  que  le  jeune  Gliéraï ,  étant  leur  prisonnier,, 
5i  ils  réservaient  cet  otage  pour  s'en  servir  à  propos.»  Où  et 
comment  ce  prisonnier  fut -il  fait?  On  reproche  assez  de 
choses  aux  Génois  ;  pourquoi  ne  pas  leur  laisser  le  mérite 
d'une  bonne  action? 


23o  HISTOIRE 

les  murs ,  surprend  la  place  pendant  la  nuit ,  s'en 
empare  ,  pille  les  trésors  cpi'elle  renfermait,  et  fait 
passer  les  Génois  au  fil  de  l'épée.  Cette  conduite 
atroce  ne  nous  entraînera  dans  aucune  réflexion  ; 
quand  la  nature  forme  des  monstres,  les  yeux  doi- 
vent se  fermer,  et  l'humanité  gémir. 

La  désolation  régnait  sur  la  Tauride.  Ce  beau 
pays  avait  perdu  la  moitié  de  ses  liabiians ,  égorgés 
par  leur  prince.  Le  royaume  de  Kiptschak  était  en 
décadence  j  Mengli  en  attaque  les  hordes  éparses  , 
les  défait ,  les  conduit  sur  la  portion  de  ses  états 
qui  avait  le  plus  souffert,  afin  d'y  remplacer  les 
babitans ,  victimes  de  sa  fureur  insensée.  {An  i48i). 

Encouragé  par  le  butin  qu'il  fit  sur  le  khan  de 
Kiptschak  ,  il  dirigea  vers  la  rapine  l'esprit  de  ses 
peuples  ;  re  fut  dans  cet  objet  qu'il  viola  ses  traités 
avec  Cîisimir ,  roi  de  Pologne  ;  qu'il  pilla  Kiow  et 
brûla  Bracîaw. 

Des  traités  conclus  avec  bonne  foi ,  signés  par 
des  princes  qui  se  respectent ,  sont  des  engagemens 
sacrés ,  le  sang  et  le  bonheur  des  peuples  tiennent 
à  leur  observation  ;  Mengli  ne  ratifia  des  conven- 
tions publiques  que  pour  les  enfreindre  ;  il  jura 
amitié  aux  Polonais ,  et  aussitôt  que  ses  soldats 
furent  en  état  d'entrer  en  campagne ,  il  tomba  sur 
la  Pologne.  Ses  armes  ne  furent  point  heureuses , 
il  retourna  en  Crimée,  où,  pour  le  seul  plaisir 
de  violer  le  droit  des  gens,  il  fit  arrêter  le  fils  du 
khan  Achmet  qui  était  venu  sur  la  foi  des  mêmea 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  23 1 

traités.  Celte  injuste  détention  occasionna  une  nou- 
velle guerre  au  préjudice  de  l'agresseur. 

Le  génie  malfaisant  de  ce  khan  de  Crimée  ne 
laissait  pas  que  d'avoir  beaucoup  de  ressorts;  sDn 
activité  était  infatigable,  et  c'était  après  une  dé- 
faite qu'il  préparait  de  nouveaux  moyens  pour 
tenter  le  sort  des  armes. 

Achmet ,  khan  de  Kiptschak ,  ou  trompé  par  la 
politique  des  Polonais ,  ou  victime  des  formes 
lentes  de  leur  diète,  se  trouva  privé  des  secours  de 
ce  peuple,  lorsqu'il  eut  à  combattre  les  Russes.  Il 
était  doué  d'un  esprit  de  générosité,  dont  la  no- 
blesse faisait  encore  mieux  ressortir  Fodieux  de  la 
duplicité  de  Mengli.  Dans  les  dernières  guerres  , 
Achmet  avait  conquis  sur  les  Russes  plusieurs  villes 
qui  faisaient  autrefois  partie  de  la  Pologne  ;  il  les 
rendit  généreusement  aux  Polonais  ,  et  devait  s'at- 
tendre à  être  puissamment  secouru  par  eux.  Sans 
déclaration  préalable,  Mengli  vint  prendre  en  queue 
l'armée  du  klian  de  Kiptschak ,  et  en  fit  une  portion 
prisonnière. 

Il  serait  trop  long  de  suivre  Mengli  dans  les 
détails  odieux  de  sa  conduite ,  de  peindre  son 
acharnement  contre  les  chrétiens  qu'il  exterminait , 
en  admirant  leur  patience  et  leur  courage ,  de  dé- 
crire ses  dévastations,  exercées  le  plus  souvent  sur 
ses  alliés  et  même  sur  son  peuple.  Un  esprit  de 
vertige  régnait  sur  les  puissances  voisines  ;  la  ter- 
reur avait  engourdi  tous  les  bras  ,  et  l'insouciance , 


2^2  HISTOIRE 

kiite  de  la  terreur,  laissait  tomber  des  teies  qui 
avaient  perdu  l'énergie  nécessaire  à  leur  défense. 

Quand  un  prince  injuste ,  cruel  et  trompeur , 
est  couronné  de  succès  continuels,  n'accusons  point 
les  arrêts  de  la  justice  divine.  Les  grands  chatimens 
que  les  nations  éprouvent  ont  tous  des  causes  et  des 
époques  marquées  par  leur  abâtardissement  et  leurs 
mœurs  perverties.  Quand  on  accuse  Fimpéritie  des 
princes ,  l'incapacité  des  chefs ,  la  pussillanimité 
ou  l'inconstance  des  sujets ,  on  ne  fait  que  rentrer 
dans  les  motifs  précédens. 

Si  l'histoire  ne  nous  donnait  les  tristes  preuves 
des  succès  de  Mengli ,  la  raison  se  refuserait  à  les 
croire.  En  effet ,  comment  se  persuader  qu'avec 
aussi  peu  d'étendue  que  ses  états  en  renfermaient, 
qu'avec  le  poids  de  la  baine  et  du  mépris  universel , 
il  eût  pu  exécuter  ce  qu'on  va  lire  ! 

((  Mengli ,  débarrassé  de  son  ennemi ,  ravagea  la 
))  Podolie,  la  Ptussie-Rouge ,  le  Palatinat  de  San- 
))  domir,  les  environs  de  Brésow,  de  Jaroslaw,  de 
y)  Radom,  deBelz  :  il  passa  la  Vistule,  pilla  Opatow 
»  et  Kunow.  La  seule  ville  de  Pacianow  lui  opposa 
»  une  feiible  résistance.  Son  butin  était  immense; 
»  il  retourna  en  Crimée ,  et  l'année  suivante  il  re- 
»  commença  le  pillage  sur  d'autres  villes.  »  (i) 

Cet  esprit  de  vertige  dont  nous  avons  parlé  plus 
haut ,  dominait  souverainement  les  Polonais  quand 

(^i)  Hist.  de  la  Tauride,  t.  2,  p.  225. 


DE    LA    NOUVELLT:    RUSSIE.  ^233 

ils  consentirent  à  l'anéanlissenient  du  royaume  de 
Kiplschak  ;  aucune  barrière  ne  les  séparait  de  la 
Tauride ,  et  ils  poiivaiejil  sans  cesse  lui  opposer  le 
khan  Achmet ,  soit  pour  faire  une  diversion ,  soit 
pour  gêner  Mengli  dans  ses  fréquentes  irruptions. 
Mais^  dit  l'ouvrage  que  nous  venons  de  citer,  «  le 
»  prince  Michel  Glinski,  maréchal  du  roi  de  Po- 
»  logne,  que  l'or  de  Mengli  avait  séduit,  trahit 
))  l'état  et  son  maître.  » 

Vainement  les  Polonais  avaient  compté  sur  leur 
alliance  avec  le  khan  de  Crimée  ;  il  prit  son  temps, 
entra  en  Pologne,  et  ravagea  plusieurs  provinces. 

(^n  i5o6.  )  Predstaw  Landzibronski ,  lietman 
des  Kozaks  zaporogues  et  de  ceux  de  l'Ukraine  , 
marcha  contre  Mengli  et  le  défît  complètement. 
Les  Russes  lui  firent  aussi  éprouver  des  revers. 
Malheureux  à  la  guerre,  le  fourbe  eut  recours 
à  sa  politique  astucieuse  :  il  sollicita  un  accommo- 
dement avec  le  grand  -  duc  de  Russie ,  et  lui  dé- 
puta la  princesse  son  épouse.  La  réception  qu'on 
lui  fît,  prouva  la  bonne  foi  et  les  vues  pacifiques  de 
la  Ptussie  ;  on  conclut  un  traité  de  paix ,  qu'une 
alliance  confirma. 

Adroit  à  réparer  ses  pertes,  Mengli  fit  de  fortes 
levées  de  troupes ,  obligea  ceux  qui  pouvaient 
prendre  les  armes  de  le  suivre,  menaça  la  no- 
blesse ,  accoutumée  à  ramper  sous  lui  ;  recréa  une 
armée,  et  fondit  de  tous  côtés  sur  la  Russie,  qui, 
respectant  la  sainteté  des  traités,  ne  pensait  point 


^34  HISTOIRE 

avoir  d'ennemis  à  combattre  :  la  dévastation ,  le 
pilla^^e,  l'incendie  ,  furent  les  fruits  de  cette  expé- 
dition ;  il  en  préparait  une  autre ,  quand  la  mort 
l'arrêta  après  trente  ans  de  règne. 

Ce  prince  ignora  toutes  les  vertus  et  épuisa  tous 
les  crimes  ;  l'humanité  sembla  respirer  à  sa  mort , 
et  la  Crimée  vit  luire  un  rayon  d'espoir,  en  per- 
dant un  clief  qui  avait  déshonoré  le  titre  de  prince 
et  mérité  l'exécration  universelle. 

Ce  n'est  pas  interrompre  le  cours  de  l'histoire 
que  de  faire  connaître  un  peuple  qui  doit  en  occu- 
per une  partie. 

L'origine  ,  les  usages  ,  les  mœurs  des  Kozaks  za- 
porogues  (i)  méritent  d'être  connus.  Si  nous  ne 
renfermons  pas  dans  le  chapitre  suivant  et  leurs 
exploits,  et  les  révolutions  qu'ils  ont  éprouvées, 
c'est  que  ces  faits  vont  trouver  leur  place  dans  les 
deux  époques  de  cette  histoire  qu'il  nous  reste  à 
parcouiir. 

CHAPITRE  IL 

Des  Kozaks  zaporoghi  ou  saporogues. 

En  traitant  de  l'histoire  du  neuvième  siècle  , 
l'empereur  Constantin  Porpliyrogénète  parle  d'un 
pays  nommé  Kazachia  ,  situé  entre  les  mers  Noire 

( i)  On  écrit  indistinctement  /ozrt/  ou  cosaque ,  zaporogue 
ou  saporogue  :  il  est  cependant  mieux  de  laisser  à  chacun 
son  vrai  nom. 


DE    LA    TnOUYELLE    RUSSIE.  2 35 

et  Caspienne  (i).  Les  annales  russes  appellent  une 
nation  ,  existante  dans  le  onzième  siècle,  Kozaghî. 

Essayer  maintenant  de  donner  aux  Kozaks  ces 
nations  pour  origine ,  ce  serait  agir  bien  légère- 
ment; la  vraisemblance  ne  suffit  pas. 

Gèdcmin,  grand  duc  de  Litliuanie,  mit  fin  à  la 
domination  des  Tatars  l'an  1 520.  Il  donna  une  nou- 
velle forme  de  gouvernement  à  Kiow  et  à  son  ter- 
ritoire. Les  vaincus  se  familiarisent  difficilement 
avec  des  chefs  étrangers  ;  une  défaite  ne  change  ni 
les  usages ,  ni  la  manière  de  vivre  ;  mais  quand  on 
porte  atteinte  aux  lois  et  aux  fortunes  particulières, 
on  ne  doit  point  compter  sur  l'apparente  soumission 
d'un  peuple  contraint  :  les  mécontens  formèrent 
des  rassemblement  et  s'expatrièrent  ;  l'embouchure 
du  Dnieper  leur  offrit  un  asile  inexpugnable  ;  ils  s'y 
retranchèrent.  Ces  nouveaux  arrivés,  devenus  re- 
doutables ,  se  firent  respecter  de  leurs  voisins.  Une 
seconde  irruption  des  Tatars  les  rendit  maîtres  de 
Kiow  ;  la  route  était  tracée  à  ceux  qui  ne  voulaient 
pas  reconnaître  de  domination  étrangère ,  et  le 
nombre  des  réfugiés  au-dessous  des  cataractes  du 
fleuve  augmenta.  Telle  est  l'origine  la  plus  pro- 
bable des  Rozaks  zaporogues.  (2) 

(i)  De  adininistralione  imperil  ^  fol.  11 3. 

(2)  Les  Kozaks  ou  Cosaques  prennent  le  nom  de  zaporo- 
gues de  za,  au-delà  ,  et  àe  poroghi ^  cataractes.  L'essai  sur 
l'histoire  que  nous  traitons  composerait  vingt  volumes  si 


a36  HISTOIRE 

Casimir,  roi  de  Pologne,  ajouta  au  nombre  des 
réfugies  ,  en  unissant  Kiow  à  ses  états ,  et  en  cliàn- 
geant  l'administration  de  ce  pays. 

Des  troubles  survenus  en  Pologne  firent  passer 
chez  les  Zaporogues  un  grand  nombre  de  nobles, 
qu'une  foule  de  peuple  accompagna.  Lassés  de  leur 
servitude,  beaucoup  de  Tatars  vinrent  jouir  d'une 
indépendance  assurée  dans  le  pays  de  la  licence. 
Ces  Tatars ,  accoutumés  à  vivre  de  rapine ,  convin- 
rent le  mieux  du  monde  à  une  nation  belliqueuse 
qui  fondait  son  bien-être  sur  le  brigandage. 

Le  Dnieper,  environ  à  trois  cent  quarante  werstes 
de  son  embouchure,  est  embarrassé  par  des  rochers^ 
qui  empêchent  la  navigation  ;  quelques-uns  sont  à 
fleur  d'eau  ;  d'autres  s'élèvent  inégalement  jusqu'à 
six  pieds. 

C'est  au-dessous  de  ces  cataractes  que  les  Kozaks 
étaient  réunis.  La  Pologne  senfit  de  quelle  utilité 
pouvaient  lui  être  des  associations  de  gens  déter- 
minés, qui  vivaient,  à  la  vérité,  à  la  manière  des 
Tatars,  mais  dont  la  bravoure  pouvait  arrêter  les 
entreprises  du  khan  de  Crimée. 

D'après  nos  mœurs ,  et  principalement  d'après 
le  vœu  de  la  nature ,  il  est  difficile  de  concevoir 


nous  voulions  entrer  dans  les  détails  de  l'origine  de  chaque 
peuple.  Les  Zaporogues  n'ont  rien  de  commun  avec  les  anciens 
Khosars;  aussi  nous  renfermerons -nous  dans  les  bornes  de 
notre  sujet, '-en  ne  parlant  que  des  Kozaks  zaporogues. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  287 

comment  le  désir  de  devenir  riche,  ou  la  fiirem- 
de  combatlre ,  avaient  pu  faire  consentir  les  jeunes 
Kozaks  à  renoncer  au  commerce  des  femmes.  Par 
une  loi  expresse,  il  était  défendu  aux  personnes  du 
sexe  d'entrer  sur  leurs  terres  (  »  )  ;  aussi ,  pour  se 
recruter,  ils  recevaient  les  gens  sans  aveu  et  les 
déserteurs;  ils  obligeaient  souvent  les  voyageurs 
égarés  à  s'établir  parmi  eux  ;  ils  enrôlaient  des 
Russes,  des  liabitansde  la  Volbynie,  de  la  Podolie, 
et  d'autres  pays;  ils  faisaient  des  courses  sur  les  pro- 
vinces voisines  et  enlevaient  les  enfans  mâles. 

Dans  les  derniers  temps ,  une  partie  des  Zapo- 
rogues  était  mariée ,  mais  reléguée  dans  un  canton 
séparé;  la  ville  de  Nowomofkowski ,  nommée  an- 
ciennement NowoseliLza  ,  devint  le  chef-lieu  de  ce 
canton. 

Chaque  année,  le  i*^'^  de  janvier,  il  y  avait  une 
assemblée  générale  pour  déterminer  le  partage  des 
terres  renfermées  entre  le  Dnieper  et  le  Bog,  ainsi 
que  pour  fixer  à  chaque  kurène  (2)  l'étendue  de 
la  portion  du  fleuve  où  il  lui  était  permis  de  pêcher. 

Le  sol  était  partagé  suivant  le  nombre  des  kurè- 

(i)  Histoire  de  la  Petite  Russie  ,  t.  i ,  p.  282. 

(2)  La  kurène  n'était  autre  chose  que  la  tribu  contenant 
un  nombre  de  Kozaks  fixé  parleurs  lois.  On  donnait  aussi  ce 
110m  aux  villages  où  ils  étaient  réunis  ;  on  l'honorait  en  le 
donnant  de  même  aux  corps-de-garde,  et  on  le  prostituait 
en  désignant  ainsi  les  cabarets.  Elle  était  bien  pauvre  la 
langue  de  ces  Zaporogues  î 


^38  niSTOlKF. 

nés  :  on  tirait  au  sort  pour  qu'il  décidât  dé  la  si- 
tuation de  chaque  tribu;  mais  l'année  suivante  la 
même  opération  se  répétant ,  le  Rozak  était  attaché 
à  la  propriété  totale ,  et  fort  peu  à  la  propriété  par- 
ticulière ,  qui  passait  tous  les  ans  dans  d'autres 
mains  :  chaque  année  aussi  les  chefs  étaient  re- 
nouvelés ,  à  l'exception  de  l'hetman. 

Rien  ne  prouve  la  simplicité  de  ces  assemblées 
et  le  peu  de  prétention  des  chefs ,  comme  la  ma- 
nière dont  les  places  étaient  prorogées  ou  accor- 
dées à  de  nouveaux  Kozaks.  On  pronofiçait  par  ac- 
clamations, on  criait  à  tuetète  qu'on  priait  Fliomme 
en  place  dy  rester  pour  le  «i/ien  de  tous;  quand  il 
s'y  refusait ,  on  l'élevait  sur  une  manière  de  bran- 
card, et  cet  honneur,  signe  du  pouvoir,  ne  lui 
permettait  plus  de  s'opposer  au  vœu  général.  Lors- 
qu'on désirait  récompenser  un  guerrier  valeureux , 
ou  lorsque  riietman  avait  mécontenté  les  Kozaks, 
un  membre  de  l'assemblée  saluait  le  chef,  tous  les 
autres  gardaient  un  profond  silence;  à  la  suite  du 
salut  on  demandait  le  bâton  du  commandement  : 
l'hetman  remercié  déposait  ce  bâton  auprès  du 
drapeau,  saluait  les  assistans,  et  l'acclamation  qui 
nommait  son  successeur  commençait  alors. 

L'hetman  des  Kozaks  devait  ctre  distingué  par 
sa  naissance  et  sa  bravoure  :  on  peut  juger  de  l'é- 
tendue de  son  autorité ,  en  réfléchissant  à  celle 
qu'avaient  les  chefs  de  chaque  kurène;  ces  derniers 
étaient  juges  souverains  de  toute  contestation ,  rixe. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  aSg 

OU  trahison  ;  les  crimes  de  loiile  espèce  étaient 
de  leur  compétence.  La  justice  était  administrée 
de  cette  manière  :  le  chef  de  la  kurène  assemblait 
les  Kozaks;  il  écoutait  l'accusé  ,  demandait  l'avis 
de  l'assemblée,  et  décidait  si  elle  avait  prononcé 
avec  justice  ou  non  ;  c'était  toujours  lui  qui  confir- 
mait ou  annulait  l'arrêt  ;  son  avis  était  la  loi  vivante^ 
et  le  respect  qu'on  lui  portait  ne  se  démentait  jamais. 

Dans  les  petites  discussions,  quelques  Kozaks 
qui  survenaient  par  hasard ,  décidaient  à  la  plu- 
ralité des  voix  ;  ce  jugement  était  payé  par  une 
salutation  des  deux  parties,  qui  n'osaient  contre- 
venir à  l'arrêt. 

Je  ne  sais  si  je  me  trompe,  mais  je  crois  remar- 
quer dans  cette  manière  de  rendre  justice ,  une 
noble  simplicité  qui  tient  singulièrement  à  l'estime 
réciproque  que  des  hommes  ont  les  uns  pour  les 
autres  ;  on  peut  donc  s'estimer  quoiqu'on  soit  animé 
de  l'amour  du  pillage!  Les  conventions  qui  réunis- 
sent certains  hommes,  l'ignorance  des  vrais  prin- 
cipes d'honnêteté,  les  préjugés  invétérés,  leur  don- 
ncîit  sans  doute  un  sentiment  qui  n'est  propre  qu'à 
eux  ,  des  vertus  qui  ne  conviennent  qu'à  leur  as- 
sociation ,  des  idées  fausses  sur  tout  ce  qui  n'est 
pas  eux,  mais  justes  sur  ce  qui  les  concerne.  L'é- 
ducation dirige  l'ame ,  elle  seule  fait  la  différence 
du  grand  homme  élevé  parmi  les  barbares  du  grand 
homme  formé  chez  les  nations  civilisées. 

Ce  n'était  pas  un  crime  de  tuer  un  étranger  ; 


3f\0  HISTOIRE 

mais  celui  qui  se  rendait  coupable  du  meurtre  d'un 
de  ses  camarades  était  enseveli  vivant  à  côté  du 
mort.  Le  vol  sur  le  territoire  voisin  était  digne 
d'éloges  ;  celui  commis  entre  Kozaks  était  une  faute 
irrémissible. 

Les  mœurs  des  Zaporogues  ont  changé  progres- 
sivement :  le  siècle  dernier  il  ne  restait  de  leur 
ancienne  manière  d'être,  que  la  bravoure,  l'esprit 
de  rapine  et  leur  éloignement  pour  les  femmes. 

A  ce  propos,  s'il  fallait  croire  à  la  fable  des  Ama- 
zones, qui  ont  à  peu  près  habité  ce  même  pays,  on 
remarquerait  qu'une  association  de  femmes  sans 
hommes  a  été  remplacée  par  une  autre  d'hommes 
sans  femmes. 

Les  Kozaks  sont  montés  sur  de  petits  chevaux 
très-maigres,  très-sobres  et  très-agiles;  la  souplesse 
de  ces  animaux  est  aussi  surprenante  que  la  facilité 
avec  laquelle  ils  supportent  les  plus  grandes  fati- 
gues. 

Une  lance ,  des  pistolets ,  un  sabre ,  une  carabine , 
composent  un  amas  d'armes  dont  le  Kozak  n'est 
point  embarrassé.  Il  y  ajoute  même  un  fouet  très- 
court  dont  il  supplicie  son  cheval. 

Les  Zaporogues  professaient  la  religion  grecque  ; 
ils  étaient  dans  l'usage  d'élever  des  collines  ou 
kourganes  sur  la  tombe  de  ceux  qui  périssaient  les 
armes  à  la  main,  (i) 

(i)  Les  kourganes  sont  des  monticules  coniques  qu'on 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  2l\l 

L'industrie  mercantile  se  mêlant  au  tumulie  des 
armes,  les  Zaporogues  firent  un  grand  commerce 
avec  la  Tauride. 

Terminons  cet  article  par  des  observations  sur 
les  Kozaks ,  extraites  du  manuscrit  d'un  lieutenant- 
gëneral  au  service  de  Ja  Russie. 

«  Quoiqu'on  ne  compte  presque  jamais  sur  les 
))  Kozaks  dans  les  armées  russes,  ils  y  sont  cepen- 
»  dant  très-utiles ,  et  ils  réunissent  à  leurs  autres 
»  avantages  celui  de  ne  presque  rien  coûter  à  l'état, 
»  puisque  pour  environ  vingt  roubles  par  année 
»  ils  s'équipent  eux  et  leurs  chevaux ,  qu'ils  entre- 
))  tiennent  de  même  sans  frais.  On  voit  qu'il  est 
»  difficile  d'avoir  de  la  cavalerie  moins  chère.  Il 
»  est  vrai  que  leur  habillement  n'est  ni  riche  ni 
»  élégant  ;  une  espèce  d'habit  assez  semblable  aux 


retrouve  à  tous  pas  dans  la  Nouvelle  Russie.  Une  tradition 
très-incertaine  nous  apprend  que  les  kourgianes  les  plus  éle- 
vées ont  été  construites  en  l'honneur  des  chefs  ou  des  princi- 
paux officiers  de  l'armée.  La  situation  de  quelques-unes  me 
fait  penser  qu'on  en  disposait  un  certain  nombre  pour  allu' 
mer  des  feux  servant  de  signaux  dans  les  guerres. 

J'ai  vu  ouvrir  une  kourgane  :  elle  renfermait  le  squelette 
d'un  homme  de  haute  taille,  et  dont  la  tête  ,  carrée,  avait 
le  crâne  très -épais;  sa  main  droite  était  couchée  sur  son 
sabre;  celui-ci  était  presque  tout  décomposé;  près  de  la 
main  gauche  étaient  les  griffes  d'un  vautour.  Les  boutons 
d'habit ,  assez  bien  conservés  pour  être  reconnus ,  étaient 
d'os. 

I.  i6 


5*42  HISTOIRE 

»  vétemeus  polonais ,  une  culotte  très-large  et  une 
»  paire  de  bottes  composent,  avec  un  bonnet  rond 
»  et  four  lé ,  toute  leur  garderobe.  Leurs  armes 
»  consistent  en  une  paire  de  pistolets  qu'ils  portent 
»  à  leur  ceinture,  un  sabre  et  une  lance  de  douze 
»  pieds  de  long.  Les  cbefs  portent  la  barbe  à  la 
»  manière  des  Turcs.  Ils  montent  des  cbevaux  d'une 
»  petite  tailJe,  mais  pleins  de  nerf  et  de  vigueur, 
»  et  avec  lesquels  ils  font  des  courses  prodigieuses. 

»  Ces  liommes ,  vraiment  curieux  à  observer , 
»  sont  doues  d'une  intelligence  extraordinaire.  Sans 
»  avoir  aucune  connaissance  de  la  boussole,  ni  du 
»  méridien,  ni  d'aucune  partie  de  rasironomie,  ils 
»  retrouvent  leur  cliemin  dans  les  déserts  par  la 
»  simple  observation  des  étoiles;  et  avec  ce  seul 
»  secours  ils  ne  s'égarent  presque  jamais. 

»  Avec  de  pareilles  troupes  légères  il  est  impos- 
»  sible  qu'une  armée  soit  jamais  surprise.  Dans  la 
»  guerre  de  campagne,  ils  occupent  toujours  un 
»  grand  espace  en  avant  de  l'arnjée,  et  leurs  postes 
»  se  soutiennent  par  échelons  pour  pouvoir  donner 
»  et  recevoir  des  nouvelles.  Dans  la  guerre  de  siège 
»  ils  ne  sont  point  inutiles;  bien  loin  de  là ,  ils  em- 
»  pêcbent  d'être  surpris  par  les  sorties  de  l'en- 
»  nemi  ;  ils  n'ont  besoin  ni  du  mot  de  l'ordre  ni  de 
»  la  parole ,  et  une  manière  de  siffler ,  qui  n'est 
»  propre  qu'à  eux,  leur  suffit  pour  se  reconnaître. 
»  Le  genre  de  guerre  dans  lequel  ils  excellent,  c'est 
»  lorsqu'il  s'agit  de  brûler  ou  de  dévaster  un  pays. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  ^43 

>)  soit  pour  nuire  à  l'ennemi^  soit  pour  l'empêcher 
»  de  subsister.  » 

Nous  ajouterons  à  ce  qui  précède,  que  la  disci- 
pline des  Kozaks  s'est  singulièrement  perfectionnée. 
Elle  leur  vaut  une  considération  militaire  qui  leur 
manquait  autrefois,  (i) 

CHAPITRE    III. 

Règne  de  Mahomet  Ghéraï. 

{An  i5i5.  )  Cett^e  politique  tortueuse,  cet 
esprit  de  rapine  et  de  mauvaise  foi  qui  ont  carac- 
térisé le  règne  du  père ,  présideront  à  celui  du  fils. 

On  ne  doit  ni  embellir  une  histoire ,  ni  en  effa- 
cer les  principaux  traits.  Les  devoirs  que  l'exacti- 
tude prescrit  à  l'historien ,  sont  quelquefois  des 
supplices.  Dans  cette  cruelle  position^  continuons 
l'histoire  des  khans. 

Mahomet  avait  une  figure  hideuse.  C'était  le 
transparent  au  travers  duquel  on  découvrait  son 
âme  atroce.  La  flatterie,  ce  vice  qui  environne  le 
pouvoir ,  et  qui  trompe  si  souvent  des  princes  faits 
pour  entendre  la  vérité ,  composait  les  délices  du 


(i)  Ce  que  dit  Scherer ,  dans  son  Histoire  de  la  Petite 
Russie ,  sur  les  Kozaks ,  leurs  mœurs  et  leurs  lois ,  beau- 
coup d'autres  l'ont  écrit  avant  lui  ;  mais  il  ne  reste  plus  de 
traces  ni  de  leurs  principaux  usages,  ni  de  leurs  anciens 
préjugés. 


^44  ^^  I  s  T  O  I  R  E 

khan  :  il  fallait  lui  répéter  sans  cesse  qu'il  était  un 
liomme  incomparable  ,  que  sa  puissance  n'avait 
point  de  bornes ,  que  sa  taille  était  bien  prise  et  sa 
beauté  mâle,  rivale  victorieuse  de  celle  du  dieu 
Mars;  prenant  alors  une  contenance  fîère,  affectant 
une  démarche  héroïque,  ajoutant  à  la  rudesse  de 
ses  traits  des  crispations  de  muscles  qui  le  ren- 
daient épouvantable ,  il  demandait ,  d'une  voix  de 
tonnerre,  si  Mars  pouvait  inspirer  plus  de  ter- 
reur (i).  Bientôt  roulant  des  prunelles  étincelantes 
et  égarées ,  comme  celles  du  tigre ,  il  faisait  volti- 
ger son  sabre  sur  des  têtes  soumises,  et  qui  applau- 
dissaient à  ce  jeu  tant  qu'il  n'en  abattait  aucune  (2)  ; 
à  cet  exercice ,  dont  les  courtisans  auraient  su  se 
passer,  succédaient  les  opérations  graves.  Il  assem- 
blait ses  confidens,  et  discutait  avec  eux  sur  ies 
moyens  les  plus  subtils  pour  tromper  ses  alliés. 

Depuis,  long-temps ,  quelques  sujets  russes  s'é- 
taient établis  dans  des  villages  polonais  :  était-ce 
inconstance?  était-ce  mécontentement? Ils  s'attrou- 
pèrent, pillèrent  plusieurs  bourgs,  et  retournèrent 
en  Russie.  Sigismond  F**  en  demanda  satisfaction 
au  czar,  et,  sans  attendre  sa  réponse,  il  envoya 


(i)  Néron  avait  la  même  manie  :  il  questionnait  ses  fami- 
liers sur  sa  ressemblance  avec  Orphée  et  Apollon. 

(2)  Quand  il  tuait  ou  blessait  des  murzas,  il  excusait  sa 
maladresse ,  en  disant  qu'il  avait  voulu  les  punir  de  man- 
quemens  secrets.  Quel  jeu  !  quel  prince  ! 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  1^^ 

des  émissaires  déguisés  à  Mahomet,  pour  complo- 
ter avec  lui.  A  peine  ces  négociateurs  sont-ils  par- 
venus en  Crimée,  qu'ils  déploient  leur  caractère  , 
comblent  Mahomet  de  présens,  et  gagnent,  par 
cette  voie ,  plusieurs  Tatars  en  crédit.  On  convient 
de  fondre  à  l'improviste  sur  la  Russie  ;  le  khan  de 
Crimée  se  charge  de  l'attaquer  par  le  sud ,  et  Sigis- 
mond  doit  l'assaillir  du  côté  du  nord. 

Sur  ces  entrefaites ,  le  czar  ayant  à  se  plaindre 
du  roi  de  Pologne ,  jugea  à  propos  de  s'attacher 
Mahomet.  Ignorant  la  députation  qu'il  a  déjà  reçue, 
il  lui  en  envoie  une  nouvelle.  Le  khan  accepte  ses 
présens  ,  change  ses  plans  d'attaque ,  et  s'unit  au 
czar  contre  la  Pologne  :  les  Tatars  entrent  en  Po- 
dolie ,  et  la  ravagent.  Indépendamment  du  butin 
qu'ils  y  font ,  ils  enlèvent  cent  mille  prisonniers,  (i) 

De  son  côté ,  le  roi  de  Pologne  entrait  en  Russie  ; 
il  ne  put  croire  à  la  nouvelle  qu'il  reçut  de  Podolie  : 
bientôt  convaincu,  il  revint  sur  ses  pas.  Mahomet 
lui  envoie  des  députés ,  accuse  l'insubordination  , 
la  témérité  de  son  fils ,  qui  avait  agi  sans  son  ordre , 

(i)  Hist.  de  Crimée. 

L'auteur  de  la  Relation  historique  de  Pologne ,  pages  90 
et  91 ,  n'en  compte  que  cinquante  mille.  Il  ajoute  que  le  fils 
de  Mahomet  partit  de  Crimée  ,  pour  cette  expédition,  à  la 
tête  de  trois  cent  mille  chevaux. 

On  trouve  trop  souvent  des  exagérations  de  cette  force  ; 
il  est  sage  de  les  omettre ,  ou  de  les  faire  remarquer  comme 
douteuses,  quand  on  les  cite. 


^46  HISTOIRE 

et ,  pour  prouver  sa  bonne  foi ,  il  se  jeile  sur  la 
Russie ,  dont  les  frontières  étaient  ouvertes  de  son 
coté. 

Le  czar  avait  transporté  toutes  ses  forces  au  nord 
de  ses  états ,  pour  s'opposer  à  Sigismond.  Surprise 
nouvelle  pour  le  souverain  russe;  il  fait  des  mar- 
ches forcées  ;  mais  le  perfide  khan  a  déjà  détruit  et 
saccagé  le  pays  :  il  est  de  retour  dans  le  sien ,  avec 
un  attirail  immense  des  dépouilles  qu'il  a  faites. 

D'aussi  longues  courses  suspendirent  la  ven- 
geance :  les  troupes  étaient  excédées  de  fatigue  et 
la  saison  avancée. 

C'est  à  peu  près  à  cette  époque  que  remontent 
les  premières  incursion^  sur  mer  des  Kozaks  zapo- 
rogues.  (i) 

Tandis  que  Mahomet  dévastait  la  Podolie,  beau- 
coup de  fuyards  polonais  vinrent  grossir  les  hordes 
des  aventuriers;  ceux  qui  purent  briser  leurs  chaînes 
en  Crimée,  augmentèrent  cette  population. 

Les  Kozaks,  trop  nombreux  pour  vivre  sur  un 
aussi  petit  espace ,  s'élancèrent  sur  leurs  barques^ 
et  osèrent  affronter  le  danger  de  la  mer  sur  ces  frêles 
embarcations  ,  qui  n'étaient  même  pas  pontées. 
Quelques  succès  doublèrent  leur  courage  ;  bien- 
tôt ils  se  virent  en  état  d'inquiéter  les  Turcs  dans 

(i)  Voyez  ,  dans  les  Annales  de  la  Petite  Russie  ,  la  ma- 
nière dont  ils  préparaient  leurs  arméniens  contre  les  côtes 
de  Turquie.  Tom.  i  ,  depuis  la  page  121  jusqu'à  celle  129. 


DE    LA    NOUVELLE    KUSSTE.  l[\'] 

leurs  villes  de  commerce ,  et  même  dans  leurs 
forts. 

Plusieurs  îles  au  dessous  des  cataractes  servaient 
de  retraite  aux  Kozaks.  Ils  nommaient  ces  îles 
Skarhniza-Woïskowa y  le  trésor  de  l'armée;  c'était 
là  qu'ils  déposaient  ce  qu'ils  avaient  pillé  sur  la  mer 
Noire,  (i) 

(^u4n  i520.)  Vassili  Ivanovitch  ,  grand  prince  de 
Russie,  avait  donné  à  Cazan  un  khan  de  son  choix. 
Ce  nouveau  maître  fut  mal  accueilli  par  ses  sujets. 
Ils  le  méprisaient  parce  que  sa  figure  était  dif- 
forme (2)  ,  son  esprit  borné,  et  surtout  parce  qu'il 
était  dévoué  à  la  Russie. 

Quelque  faible,  quelque  apathique,  quelque 
nul  qu'un  homme  soit ,  il  présente  néanmoins  un 
côté  par  où  l'on  peut  s'en  faire  comprendre.  Les 
habitans  de  Cazan  essayèrent  en  vain  de  découvrir 
l'endroit  sensible  de  leur  prince;  en  vain  ils  vou- 
lurent lui  communiquer  l'énergie  dont  ils  étaient 

(  I  )  Pour  être  admis  dans  l'association  des  Kozaks ,  il  fallait 
faire  diverses  preuves  de  courage  ,  entre  autres,  celle  de  tra- 
verser seul ,  dans  un  mince  bateau,  les  plus  dangereuses  ca- 
taractes du  Dnieper.  Pour  des  marins  de  cette  témérité ,  les 
vagues  de  la  mer ,  quelque  grosse  qu'elle  fût ,  n'étaient  plus 
qu'un  jeu. 

(2)  C'est  assez  du  portrait  hideux  que  nous  avons  tracé  en 
comtnençant  ce  chapitre.  On  trouvera  dansai.  Lévêque  , 
Hist.  de  Russie  y  t.  2,  ami.  i5a3  ,  celui  de  Chikh-Alei,  khan 
de  Cazan. 


2^8  •        HISTOIRE 

aninir's;  toujours  froid ,  louj ours  impassible,  Chikh- 
jtlei  était  imperturbable  ;  on  pouvait  le  comparer  à 
une  statue  du  dieu  Therme,  clouée  sur  le  trône. 

Dans  cet  état  affreux  où  l'on  a  l'ennemi  à  ses 
portes ,  et  un  ennemi  presque  aussi  dangereux  , 
puisqu'il  ne  sait  pas  régner,  les  principaux  de 
Cazan  prirent  sur  eux  de  conseiller  le  kban.  Ils  lui 
représentèrent  que,  faute  d*agir,  ils  tomberaient 
au  pouvoir  des  Russes,  ou  seraient  conquis  par  des 
petits  princes  auxquels  il  serait  bonteux  d'obéir. 
Sortant  de  sa  létbargie,  le  kban  rendit  un  arrêt  de 
mort  contre  ces  conseillers  audacieux. 

Le  peuple  de  Cazan  se  révolta ,  mais  en  vain. 
L'influence  du  grand  prince  de  Russie  le  fît  ren- 
trer dans  le  devoir.  Une  révolte,  qui  n'est  qu'as- 
soupie ,  se  concentre  dans  le  cœur  des  conjurés 
pour  éclater  de  nouveau. 

Mabomet-Gbéraï  ,  instruit  de  la  conduite  du 
kban  de  Cazan  ,  jugea  que  c'était  l'instant  de  pro- 
fiter de  son  impériiie.  Il  lui  députa  des  gens  adroils , 
qui  le  félicitèrent  d'avoir  apaisé  la  rébellion ,  et 
lui  offrirent  des  secours  pour  toutes  les  circon- 
stances où  il  pourrait  se  trouver.  En  même  temps, 
les  émissaires  gagnèrent  les  cliefs  des  mécontens  , 
leur  dictèrent  la  conduite  qu'ils  devaient  tenir,  et 
quatre -vingt  mille  Tatars  vinrent  appuyer  cette 
conduite. 

Cbikîi-Alei  descendit  d'un  trône  où  sa  faiblesse 
aurait  du  rempêcber  de  monter.  Sabib ,  ou  Sapba- 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  2^^ 

Ghéraï ,  frère  de  Mahomet ,  le  remplaça.  Casan  fut 
pris ,  les  chrétiens  e'gorgés  ,  et  tous  les  traités  qui 
unissaient  Mahomet  avec  le  grand  prince  Vassili , 
violés  impunément. 

On  ne  peut  imputer  à  l'ignorance  des  conven- 
tions ce  mépris  du  droit  des  gens.  Il  faut  en  attri- 
buer la  première  cause  à  la  haine  implacable  que 
se  portent  deux  peuples  de  religions  différentes  , 
et  dont  le  fanatisme  égare  les  cœurs.  La  seconde 
cause  tient  au  malheur  des  temps,  lorsque,  dans 
son  courroux,  l'Etre  suprême  donne  aux  nations 
des  princes  semblables  à  Chikh-Alei  et  à  Mahomet. 

Surpris  durant  la  paix ,  les  Russes  furent  écrasés 
par  les  nombreuses  troupes  du  khan  de  Crimée. 
On  porte  à  cent  mille  personnes  le  nombre  des 
victimes  de  la  trahison  :  on  les  vendit  à  Caffa.  (i) 

On  n'a  jamais  su  assez  apprécier  les  ressources  des 
Russes.  Cette  nation  est  susceptible  d'une  énergie 
qui  surpasse  celle  de  tous  les  autres  peuples.  Ce 
n'est  pas  dans  de  belles  phrases,  dans  de  vaines 
déclamations  que  les  Paisses  exhalent  l'amour  de 
leur  pays;  ils  se  resserrent  près  du  trône  quand  il 
court  des  risques  ;  ils  lui  font  un  rempart  de  leurs 
corps  ,  tandis  qu'ils  sacrifient  généreusement  la 
portion  de  leur  fortune  que  réclame  le  besoin  de 
l'état. 


( i)  Ce  fait  est  tellement,  attesté ,  qu'il  faut  y  croire    malgré 
soi. 


aSo  HISTOIRE 

Sans  ce  dévouement ,  sans  cet  accord  de  tout  un 
peuple  ,  comment  le  czar  aurait-il  pu  reparaître , 
en  peu  de  temps  ,  à  la  tête  d'une  armée  formidable  ? 
Comment  aurait-il  pu  marcher  sur  Cazan ,  défier 
ses  ennemis,  et  les  intimider  assez  pour  les  mettre 
en  fuite  ? 

Le  nouveau  klian  s'enfuit  à  Constantinople ,  où 
il  réclama  des  secours.  Mahomet  était  parti  dès  la 
première  nouvelle  de  la  marche  des  Russes  ;  il 
avait  partagé  son  armée  :  une  moitié  retournait  en 
Crimée,  amenant  les  prisonniers  et  le  butin  ;  avec 
l'autre,  il  se  proposa  de  pénétrer  en  Asie  ;  bientôt 
sa  perfidie  trompa  quelques  princes,  dont  il  envahit 
les  possessions,  et  le  bonheur  lui  servant  de  guide, 
le  conduisit  à  Astrakan  ,  dont  il  s'empara. 

On  donne  assez  communément  à  une  classe 
d'hommes  des  noms  qui  ne  lui  conviennent  pas. 
Sous  un  habit  grossier  se  trouvent  souvent  réunies 
plus  de  finesse,  de  pénétration ,  de  réflexion  que 
sous  ces  vêtemens  pompeux  dont  le  luxe  forme  des 
caricatures  que  la  mode  justifie ,  sans  ajouter  au 
mérite  de  ceux  qui  les  portent. 

Des  Tatars  nogais  (i)  qui,  de  nos  jours,  sont 

(i)  Les  Tatars  nogais  occupent  maintenant  l'espace  ren- 
fermé entre  la  mer  d'Azow  et  les  rivières  de  Berda  et  de 
Moloschna.  On  ne  peut  à  chaque  instant  interrompre  le 
cours  de  l'histoire  pour  donner  celle  d'un  peuple  nouveau 
qui  vient  y  figurer.  Je  parlerai  des  Nogais  dans  la  troisième 
époque  ,  où  il  ne  sera  plus  question  de  faits  guerriers. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  25l 

encore  la  portion  arriérée  des  Tatars,  conçurent 
le  projet  de  se  venger  de  Mahomet ,  en  l'attaquant 
par  cet  amour-propre  excessif  dont  la  renommée 
était  parvenue  jusqu'à  eux.  Ces  Nogais  avaient,  à 
plusieurs  reprises,  éprouvé  la  duplicité  et  la  mau- 
vaise foi  du  khan  ;  en  dernier  lieu ,  sous  le  pré- 
texte d'une  réjouissance  publique,  il  avait  fait  en- 
lever une  tribu  pour  repeupler  une  partie  de  la 
Crimée,  ravagée  par  son  père.  A  l'instant  même, 
il  venait  de  leur  ordonner  de  fournir  leurs  bestiaux 
pour  la  subsistance  de  son  armée.  Toutes  les  me- 
sures prises,  on  voit  se  répandre  dans  Astrakan  des 
partis  de  Nogais ,  chantant  à  leur  manière  la  gloire 
et  le  courage  invincible  de  Mahomet ,  sa  bonté  , 
sa  beauté  même,  et  le  bonheur  de  l'avoir  pour 
maître.  Les  courtisans  s'empressent  de  rapporter 
au  khan  l'enthousiasme  des  Nogais  ;  Mahomet  ne 
trouve  point  surprenante  l'admiration  qu'il  excite, 
et  permet  aux  Nogais  de  faire  parvenir  jusqu'à  lui 
les  députés  qu'ils  lui  adressent  avec  des  présens 
pour  sa  cour. 

Au  discours  de  l'orateur,  on  l'aurait  cru  un  flat- 
teur exercé  ;  c'était  néanmoins  la  première  fois 
qu'il  parlait  à  un  souverain.  Il  n'oublia  rien  de  ce 
qui  pouvait  séduire  l'amour-propre  de  Ghéraï,  et, 
après  l'avoir  mis  au-dessus  des  Tatars  les  plus  fa- 
meux, il  s'écria  :  «  Quel  malheur  que  tant  de  ver- 
»  tus  soient  un  peu  offusquées  par  un  excès  de 
»  prudence  qui  avoisine  la  crainte  !  Quoi  !  prince , 


aSs  HISTOIRE 

»  vous  renfermez  dans  des  murs  vos  soldats  vic- 
»  lorieux  !  et  ces  soldats  sont  des  Tatars  !  Les  rem- 
})  parts  des  villes  sont  élevés  pour  des  guerriers 
»  ordinaires  ,  pour  des  généraux  timides;  mais  le 
»  grand  Mahomet  sera-t  il  le  premier  qui,  abrogeant 
»  les  usages  des  Tatars ,  les  humiliera  au  point  de 
»  les  réfugier  derrière  des  murs  !  Non ,  prince ,  les 
»  braves  Nogais ,  dont  je  suis  l'interprète ,  forme- 
»  ront ,  s'il  est  nécessaire ,  une  circonvallation  au- 
))  tour  de  votre  camp  ,  ils  veilleront  sur  le  prince 
»  qu'ils  admirent  ;  ils  regardent  toute  atteinte  à  sa 
»  gloire  comme  rejaillissant  sur  eux.  » 

Mahomet  répondit  d'abord  avec  assez  de  sang- 
froid;  mais  son  discours  s'échaufFant  peu  à  peu, 
et  l'idée  qu'on  avait  pu  le  soupçonner  de  crainte 
lui  revenant  sans  cesse ,  il  remercia  les  Nogais  de 
leur  observation  ;  ordonna  qu'on  abattît  les  murs 
d'Astrakan ,  et  vint  avec  toutes  ses  richesses  camper 
au  milieu  des  Nogais. 

Ces  hommes  si  simples  en  apparence ,  recom- 
mencent leurs  cantiques  d'allégresse  ;  l'air  reten- 
tit long-temps  des  louanges  du  khan  ,  les  présens 
de  bestiaux  sont  suivis  de  boissons  enivrantes  que 
les  Nogais  distribuent  aux  soldats. 

Tandis  qu'on  louangeait  d'un  côté,  on  s'armait 
et  se  rassemblait  de  l'autre  :  les  Nogais  qui  rem- 
plissaient le  premier  de  ces  deux  rôles ,  le  cessèrent 
aux  approches  de  la  nuit,  pour  se  réunir  à  ceux 
des  leurs  qui  entouraient  le  khan  de  Crimée. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  ^53 

Mahomet  fut  égorgé  avec  la  plupart  des  siens 
qu'on  surprit  ivres  ou  endormis.  Le  butin  de  l'ar- 
mée fut  part'igé  entre  les  Nogais ,  et  la  Crimée  ne 
vit  retourner  qu'un  très-petit  nombre  de  tant  de 
soldats  qui  avaient  suivi  leur  khan. 

CHAPITRE   IV. 

Règne  de  plusieurs    khans. 

[An  i524-)  A  la  mort  de  Mahomet-Gliéraï ,  le 
plus  jeune  de  ses  fds  usurpa  le  souverain  poLivoir, 
sans  avoir  fléchi  le  genou  devant  le  grand-seigneur. 

Sur  ces  entrefaites ,  les  Russes  et  les  Tatars  étaient 
aux  prises.  Cazan  et  ses  environs  furent  le  tliéâtre 
sur  lequel  se  livrèrent  plusieurs  combats  sanglan  s; 
ils  se  terminaient  tous  par  le  pillage,  sans  décider 
du  sort  des  provinces. 

La  Porte  vit  avec  surprise  l'usurpation  du  fils  de 
Mahomet  :  à  sa  place  ,  elle  nomma  Séad ,  ou  Séadet- 
Ghéraï ,  frère  du  dernier  khan.  Quoiqu'il  ne  fut 
pas  stipulé  dans  le  traité  entre  le  grand-seigneur 
et  Mengli-Ghéraï  (j),  que  la  Porte  nommerait  le 
khan  de  Crimée ,  il  y  était  néanmoins  expliqué 
qu'il  abdiquerait  aussitôt  que  l'empereur  turc  le 
jugerait  à  propos.  L'usurpation  de  Séad  servit  de 
prétexte  ,  et  la  Porte  se  réserva  le  pouvoir  de  placer 
les  khans  sur  le  trône  à  son  bon  plaisir;  ce  qui  a 
été  observé  depuis. 

(i)  Vo^ez  le  dernier  chapitre  dç  la  première  époque, 


25/[  HISTOIRE 

Séadet  -  Gliéraï  n'était  pas  fait  pour  porter  la 
couronne  ;  elle  ne  convient  pas  à  toutes  les  têtes  : 
lin  ordre  suprême  avait  élevé  le  khan ,  sans  lui 
communiquer  les  qualités  nécessaires  à  un  souve- 
rain. Aussi  Séadne  songea  pointa  disputer  le  trône; 
il  abdiqua ,  et  sut  pratiquer  ,  dans  le  silence  de  la 
retraite,  les  principes  de  philosophie  qu'il  avait 
reçus  d'un  Grec  nommé  Switenos. 

Ïslan-Gheraï  ne  tint  le  sceptre  que  le  temps  né- 
cessaire pour  démontrer  combien  il  était  déplacé 
dans  sa  main.  La  Porte  le  remplaça  par  Saplia- 
Ghéraï,  autrefois  kb an  de  Cazan.  L'histoire  est  en 
contradiction  entre  les  éloges  qu'elle  accorde  à  ce 
prince,  et  la  conduite  qu'il  tint.  On  a  représenté 
Sapba  comme  un  prince  d'un  excellent  naturel , 
de  mœurs  douces  et  très-timide  ,  et  l'on  nous  four- 
nit en  même  temps  des  actes  de  bardiesse,  d'injus- 
tice et  de  cruauté. 

ïslan,  pénétré  de  regrets  sur  le  poste  éclatant 
qu'il  avait  perdu,  travailla  sourdement  pour  le 
saisir  de  nouveau.  Sapba  s'alarme ,  demande  des 
conseils  à  Constantinople,  et,  sans  en  attendre  le  ré- 
sultat, il  fait  plus  que  le  grand-seigneur  n'eut  osé, 
en  privant  Islan  de  la  vie.  On  se  rappelle  que  dans 
la  convention  passée  entre  Mabomet  il  et  Mengli, 
le  premier  avait  juré  ,  pour  lui  et  ses  successeurs  , 
de  ne  jamais  faire  périr  un  prince  du  sang  de  Gen- 
gbis-Rban. 

11  y  a  bien  loin  de  la  bonhomie  au  manque  de 


DE    LA    INOUVELLE    RUSSIE.  2^5 

caractère  :  Sapha  ressemblait  à  beaucoup  de  gens 
auprès  desquels  le  dernier  qui  parle  a  raison.  Mais 
l'assassin  n'est  pas  un  bon  homme  :  parce  que 
chacun  quittait  Sapha ,  satisfait  de  son  ton  honnête  j 
parce  que  Sapha  écoutait  tout  le  monde,  sans  ja- 
mais contredire  personne ,  on  n'en  saurait  conclure 
que  son  coeur  était  bon.  Il  résultait  de  l'inconstance 
de  son  opinion  ,  que  vingt  ordres  étaient  expédiés 
dans  un  jour  sur  un  même  objet,  et  tous  différens 
les  uns  des  autres. 

C'est  dans  ce  temps  qu'un  réfugié  de  Russie ,  à  la 
cour  de  Sigismond,  roi  de  Pologne,  se  rendit  en 
Crimée;  il  se  nommait  Semen  Belski.  S'il  existe 
bien  des  personnes  sans  caractère  ,  comme  Sapha, 
il  faut  convenir  que  ,  pour  le  malheur  des  princes, 
il  eu  existe  aussi  un  bien  grand  nombre  de  la 
trempe  de  ce  Belski.  Doué  de  beaucoup  de  facilité, 
il  s'exprimait  avec  grâce  ;  son  élocutiou  suffisait  à 
peine  pour  rendre  compte  de  la  multiplicité  des 
plans,  des  projets,  des  innovations  que  sa  tête, 
mal  organisée  ,  reproduis;iit  à  tous  instans  sous  des 
formes  nouvelles  :  religion,  politique,  finance, 
administration  intérieure  ,  guerre ,  traités  ,  réfor- 
mes; tout  était  de  son  ressort.  A  l'entendre,  les 
ministres  du  souverain  étaient  ou  nuls  ou  dange- 
reux ,  lui  seul  pouvait  opérer  de  grandes  cho- 
ses, (i) 

î'i)  Ce  fut  pendant  cette  succession  de  khans  que  Fzvm- 


256  HISTOIRE 

Sapha  était  muet  devant  cet  oracle  ;  chaque  pro- 
jet était  accompagné  d'un  signe  d'approbation  du 
khan  ;  ce  qui  le  flattait  davantage  était  la  conquête 
des  provinces  russes  les  plus  voisines  de  ses  états  : 
cela  se  conçoit  aisément  ;  mais  on  ne  peut  se  per- 
suader l'effronterie  d'un  déhonté  qui  s'adresse 
à  un  prince  sans  armée.  Le  khan  fait  prendre 
les  armes  à  tous  ceux  qu'il  juge  capables  de  les 
porter  ;  il  s'empare  des  provisions  et  de  l'artillerie 
turque  destinées  à  une  autre  expédition ,  marche 
à  la  tête  de  ses  troupes  ramassées  à  la  hâte,  attaque 
en  aveugle ,  est  battu  complètement ,  se  sauve 
comme  il  peut ,  et  se  retrouve  en  Crimée ,  devant 
le  conseiller  Belski ,  qui  le  console  par  des  projets 
nouveaux. 

(  ^n  1 55 1 .  )  Irrité  de  l'attentat  de  Sapha  ,  désolé 
de  la  perte  de  son  artillerie,  le  sultan  de  Constanti- 
nople  fit  partir  le  grand-visir  et  déposer  le  khan. 

CHAPITRE   V. 

Règne  de  Deivlet-Ghér ai  premier. 

Dewlet  était  le  petit-fils  de  Mengli  ;  la  Porte  le 
plaça  sur  le  trône  de  Crimée. 

Peu  avant  l'installation  de  ce  prince ,  les  Kosaks 

cois  P' ,  roi  de  France ,  et  Charles-Quint ,  troublèrent  l'Eu- 
rope ;  tandis  que  Soliman  ravageait  l'Asie ,  et  fut  reconnu 
roi  de  Perse  dans  Babylone. 


DE    LA.    NOUVELLE    RUSSIE.  267 

Zaporogues  se  distinguèrent  en  plusieurs  rencon- 
tres, ceJle  qui  leur  fit  le  plus  d'honneur  fut  leur 
victoire  sur  les  Tatars  de  la  grande  horde. 

Des  succès  d'un  autre  genre ,  une  organisation 
améliorée,  une  discipline  exacte  les  rendirent  re- 
doutables à  leurs  voisins.  On  rechercha  leur  al- 
liance ;  les  cours  de  Russie  et  de  Pologne  cessèrent 
de  les  mépriser  ;  en  un  mot  ils  inspirèrent  aux 
nations  cette  crainte  irréfléchie  que  des  pirates  font 
éprouver  de  nos  jours  aux  Européens  qui  les  tolè- 
rent, (i) 

Le  czar  Ivan  Vassillevitch  souffrait  de  voir  son 
pays  tributaire  des  Tatars  ;  il  pensait  que  la  ré- 
duction de  Cazan  pourrait  seule  le  mettre  à  l'abri 
des  insultes  de  ce  peuple.  Le  czar  avait  Fâme  ardente, 
le  génie  actif:  exécuter,  était  chez  lui  la  conséquence 
immédiate  de  ses  conceptions.  Il  donne  des  ordres, 
il  arme  ,  il  fait  des  marches  forcées  et  prend  Cazan. 
Ivan  s'exposa  en  brave  soldat ,  se  conduisit  en  capi- 
taine expérimenté  ,  et  vainquit  en  souverain.  Dix 
mille  femmes  vêtues  de  leurs  plus  beaux  habits 
s'étaient  réfugiées  dans  le  palais  ;  on  craignait 
qu'elles  ne  fussent  exposées  à  la  rage  des  soldats, 
et  victimes  de  leur  brutalité  :  le  czar  sut  les  faire 
respecter.  Cet  effort  de  la  discipline  mérite  d'être 

(i)  Les  moins  éclairés  de  nos  neveux  ne  pourront  se  per- 
suader que  les  corsaires  des  côtes  d'Afrique  aient  existé 
dans  le  XVIIP  et  le  XIX^  siècle. 

I.  17 


2d8  IIISTOlPtE 

rapporté  ;  il  paraît  incroyable  sous  un  prince  aussi 
cruel. 

Cette  conquête  de  Cazan  influa  beaucoup  sur  la 
Crimée  ;  elle  perdit  un  allié  avec  lequel  elle  parta- 
geait souvent  des  dépouilles  ramassées  en  commun. 
Frappés  d'épouvante ,  les  Talars  se  dispersèrent  et 
communiquèrent  leur  frayeur  aux  habitans  d'Astra- 
kan. Le  czar  s'en  rendit  maître,  ainsi  que  du  reste 
de  l'empire  de  Kiptscliak. 

Dewlet-Ghéraï  ne  pouvait  choisir  plus  mal  le 
moment  d'attaquer  les  Russes.  A  la  téie  de  soixante 
mille  hommes ,  le  klian  de  Crimée  entra  en  Russie; 
ses  troupes  redoulaient  les  combats.  Ce  n'était  plus 
au  pillage  qu'on  les  conduisait,  elles  devaient  se 
mesurer  avec  des  hommes  bien  exercés,  bien  con- 
duits et  vainqueurs  des  Tatars. 

Les  Moursas  murmurent  ;  le  khan  méprise  leurs 
clameurs;  il  hasarde  une  bataille,  et  la  perd  com- 
plètement. 

Ce  coup  d'essai  n'ayant  point  réussi,  Dewlet  n'osa 
plus  se  montrer  ;  il  maintint  ses  Tatars  dans  un  état 
d'inaction,  que  la  crainte  rendit  supportable  au 
commencement ,  mais  que  le  besoin  de  piller  con- 
vertit en  reproches.  Les  Tatars  méprisèrent  leur 
chef,  ils  l'accusèrent  de  lâcheté  et  d'indolence  ;  le 
khan  pensa  qu'il  était  plus  sage  de  temporiser,  mais 
parmi  des  gens  incapables  de  raisonner,  cette  con- 
duite devint  odieuse. 

De  son  côté  Sigismond  sollicitait  le  khan  de  Cri- 


DE    LA    NOUVELLiE    RUSSIE.  25q 

mée;  mais  ne  pouvant  lui  faire  abandonner  l'esprit 
de  niodcralion  qu'il  avait  adopté  trop  tard  ,  il  pro- 
posa à  Sélim  II  de  se  liguer  avec  lui  contre  le  czar. 
Le  roi  de  Pologne  représentait  au  grand-seigneur  ^ 
que  la  conquête  d'Astrakan  faisait  tomber  le  com- 
merce d'Azovr,  et  par  suite  celui  de  la  mer  Noire; 
que  le  czar  ne  manquerait  pas  de  se  porter  en  avant, 
que  laissant  la   forteresse  d'Azow  tomber  d'elle- 
même,  il  se  répandrait  en  Crimée,  formerait  une 
marine  et  menacerait  l'empire  ottoman.  Opposez , 
continuait  Sigismond,   des  armées  formidables  à 
cet  ennemi  ;  prévenez  ses  coups  en  entrant  vous- 
même  en  Russie  ;  attaquez  Astrakan ,  et  creusez  un 
canal  de  communication  entre  le  Don  et  le  Volga. 
Alors  maître  des  mers ,  vous  transporterez  à  volonté 
vos  troupes  jusqu'au  nord  de  la  Perse,  votre  pa- 
villon sera  respecté  sur  les  mers  d'Azovv  et  Cas* 
pienne,  votre  empire  doublera  ses  forces,  votre 
gloire  sera  assurée ,  et  vos  ennemis  naturels  rendus 
à  leur  primitive  buîuiliation. 

Ces  raisonnemens  étaient  les  meilleurs  du  monde  ; 
mais  leur  exécution  n'était  pas  facile.  Cependant 
Sélim  II  adopta  l'avis  du  roi  de  Pologne  ;  cinq  mille 
janissaires ,  quinze  mille  liommes  de  cavalerie  , 
beaucoup  de  troupes  de  pied  se  mirent  en  marche 
pour  Azow^.  Tandis  qu'ils  tournaient  une  partie  de 
la  mer  Noire ,  quinze  galères  partirent  de  Constan- 
tinople  chargées  d'iiommes ,  de  munitions  et  d'ar- 
dllerie.  Dewlet  reçut  ordre  d'assembler  cinquante 


260  ttlSTOlB.K 

mille  de  ses  sujets.  On' relira  des  frontières  de  la 
Perse  les  soldats  qui  y  étaient  cantonnes;  on  obligea 
les  Nogais  à  prendre  les  armes,  et  quatre  cent  mille 
combattans  eurent  Azow  pour  point  de  réunion. 
En  même  temps  les  mers  furent  couvertes  de  vais- 
seaux de  transport ,  pour  approvisionner  une  ar- 
mée capable  d'affamer  un  royaume. 

On  commença  à  creuser  le  canal  ;  la  cavalerie 
turque  protégeait  les  travailleurs.  Dewlet  marchait 
lentement ,  et  se  dirigeait  sur  Astrakan  :  impatientée 
d'attendre,  et  ne  voyant  point  d'ennemi ,  celte  ca- 
valerie crut  se  couvrir  de  gloire  en  devançant  le 
prince,  et  en  allant  sans  ordre  préalable  conquérir 
Astrakan.  Les  travailleurs ,  au  nombre  de  trente- 
cinq  mille,  sont  abandonnés  ;  surpris  par  les  Russes, 
ils  sont  taillés  en  pièces  ;  le  canal  fut  à  peine 
tracé. 

Cependant  Dew^let-Ghéraï  avait  fait  prendre  un 
long  détour  à  l'armée  de  siège  commandée  par  Andi- 
Ghérai  ;  celui-ci  se  rendit  à  Astrakan,  mais  impru- 
demment il  négligea  d'établir  des  communications 
avec  le  corps  occupé  à  creuser  le  canal ,  et  ignora 
sa  destruction. 

(^n  1 569.  )0n  avait  traîné  à  la  suite  de  l'armée 
de  siège  plus  de  vingt  mille  cbariots  ;  quelques-uns 
s'avancèrent  trop ,  d'autres  restèrent  en  arrière  ;  la 
confusion  suivit,  tantôt  on  manquait  de  pain,  tan- 
tôt de  fourrages:  la  cavalerie  ne  put  avancer  par  la 
/aute  des  guides  et  le  manquement  d'eau.  Harrassés, 


1 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  26 1 

épuisés,  moiirans  de  faim,  les  soldats  se  mnimèrent, 
le  désordre  augmenta  au  point  qu'on  en  fut  iiifor- 
mé  à  Astrakan.  Les  Russes  sortent  en  bon  ordre, 
fondent  sur  les  Turcs  indociJes  à  la  voix  de  leurs 
chefs  et  les  mettent  en  fuite.  La  déroute  fut  com- 
plète ;  la  plaine  se  couvrit  des  corps  morts  des  as- 
siégeans,  et  les  Stepes  ne  présentèrent  aucun  point 
de  défense  aux  fuyards  qui  les  parcouraient  en  dé- 
sordre. Ceux  qui  purent  se  réunir  se  replièrent 
sur  le  Volga  pour  s'y  appuyer  des  trente-cinq  mille 
liomnu's  qu'on  y  avait  Lusses;  à  peu  de  distance,  ils 
sont  instruits  de  la  catastrophe  ;  perdant  alors  tout 
sentiment  de  discipline,  chefs  et  soldats  se  déban- 
dent, et  pour  la  plupart  se  portent  sur  Azow. 

Les  Nogais  furent  battus  séparément  ;  les  Turcs 
sauvèrent  à  peine  vingt  mille  hommes,  qu'Azow 
reçut. 

Dans  la  lutle  perpétuelle  que  le  czar  Ivan  soutint 
contre  Sigismond  ,  on  est  disposé  à  donner  tous  les 
torts  au  prince  russe  dégoûtant  de  crimes  et  rougis- 
vsant  son  sceptre  du  sang  de  ses  sujets.  Que  la  pos- 
session d'Astrakan  et  de  Cazan  ait  coûté  près  d'un 
million  à  l'humanité  ,  c'est  un  malheur  attaché  aux 
conquêtes,  c'est  une  suite  des  combats,  011  chacun 
a  triomphé  à  son  tour;  mais  les  maux  de  la  Russie, 
les  massacres  de  Novogorod  ,  de  Twer ,  de  Moskow 
glacent  d'horreur  et  d'épouvante;  il  n'est  point  de 
Russe  qui  n'arrachât  avec  plaisir  la  page  de  l'histoire 
de  son  pays  où  ces  atrocités  sont  rapportées. 


262  HISTOIRE 

Il  est  à  propos  d'expliquer  ici  cette  perle  d'iiom- 
mes  qui  paraît  peu  vraisemblable.  On  combattait 
alors  avec  les  armes  anciennes  et  modernes  ;  les 
canons,  les  fusils  étaient  mêlés  avec  les  arcs,  les 
épées,  les  piques,  les  massues,  les  macbines  à  lan- 
cer des  pierres  ;  cette  confusion  forçait  à  négliger 
les  boucliers.  La  boucherie  devait  être  à  peu  près 
la  même  des  deux  côtés,  puisque  ce  mélange  d'ar- 
mes rendait  l'action  continue.  Lorsqu'une  trouée 
élait  faite ,  lorsqu'un  corps  avait  commencé  à  lâcber 
le  pied ,  la  massue  produisait  un  effet  d'autant  plus 
meurtrier,  que  l'épée,  la  seule  arme  qu'opposait 
alors  le  fuyard,  ne  lui  résistait  pas.  Ce  sont  les  habiles 
manœuvres  qui  font  des  prisonniers  et  qui  souvent 
décident  parmi  nous  du  sort  des  batailles;  alors,  au 
contraire  ,  un  des  partis  n'était  exterminé ,  que 
lorsque  le  parti  opposé  avait  déjà  perdu  une  grande 
moitié  de  ses  combattans  ;  les  bras  ne  cessaient  de 
frapper  que  quand  ils  tombaient  de  lassitude  ;  les 
troupes  légères  achevaient  la  destruction,  (i) 


(i)  Cazan  fut  pris  ,  repris,  et  conquis  de  nouveau  dans 
l'espace  de  deux  ans.  On  a  évalué  à  trois  cent  soixante  mille 
le  nombre  des  morts ,  soit  du  côté  des  Tatars  cazanais ,  no- 
gais  et  alliés,  soit  du  côté  des  Russes. 

L'armée  des  Turcs ,  du  klian  de  Crimée  et  des  Nogais  , 
s'élevait  à  quatre  cent  mille  soldats  lorsqu'ils  assiégèrent 
Astrakan  ;  il  n'en  revint  que  vingt  mille  à  Azow.  Établissons 
la  perte  des  Russes  aussi  bas  que  possible;  ajoutons  les 
vieillards,  lesfemmes  et  les  enfans égorgés  sans  pitié^  comp- 


I 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  26'5 

(  An  1 57 1 .)  Si  les  historiens  sont  exacts ,  le  klian 
de  Crimée  ne  recommençait  la  guerre  que  lorsqu'on 
l'en  priait.  Si^^ismond  l'invita  à  tomber  à  Fimpro- 
viste  sur  la  Russie ,  et  le  khan  y  consentit. 

Où  prenait- il  des  soldats  ce  Dewlel-Ghéraï  ? 
nous  venons  de  voir  que  ces  armées  ont  été  dé- 
traites f  i).  L'art  de  la  guerre  consistait  alors  chez 
ces  peuples  à  prévenir  l'ennemi  ;  les  traités  n'a- 
vaient d'effet  qu'autant  que. les  deux  partis,  lassés 
ou  affaiblis  par  des  pertes  égales,  se  livraient  à  un 
repos  forcé. 

A  la  tête  d'une  multitude  de  Tatars  de  Crimée, 
et  de  Nogais ,  Dewlet  se  met  en  campagne  ;  tout 
fuit  devant  lui  ;  on  abandonne  des  foyers  que  la 
plus  h'gfTe  résistance  eut  conservé ,  et  la  terreur 
que  le  klian  inspire  lui  ouvre  les  chemins  de  la 
capitale  de  Russie. 

il  est  bon  d'observer  que  si  la  tactique  des  Rus- 
ses ne  leur  conseillait  pas  d'avoir  des  places  fortes , 
poiu'  se  garantir  des  fréquentes  irruptions  de  leurs 
voisins ,  ceux-ci ,  à  leur  tour,  s'avançaient  avec  im- 
prudence, et  ne  s'occupaient  jamais  des  moyens  à 

tons  ceux  qui  se  noyèrent  à  l'entrée  de  la  mer  d'Azow  , 
ceux  qui  s'égarèrent  dans  le  désert,  dont  aucun  n'est  re- 
venu ,  il  en  résultera  plus  de  douze  cent  mille  victimes.  Je 
n'ai  osé  présenter  cet  aperçu  dans  le  texte.  On  croit,  en 
traçant  ces  cruelles  vérités,  tremper  sa  plume  dans  du  sang. 
(i)  Cette  observation  sera  faite  par  tout  homme  de  sens; 
les  auteurs  que  j'ai  sous  les  yeux  glissent  là-dessus. 


204  HISTOIRE 

prendre  pour  couvrir  leur  retraite  en  cas  de  dé- 
route. D'où  il  suit  qu'une  bataille  perdue  ouvrait 
un  pays  immense,  et  livrait  au  pillage  toutes  les 
villes  qui  ne  pouvaient  suspendre  la  course  du 
vainqueur.  D'un  autre  côté,  celui-ci  s'affaiblissait 
en  avançant,  parce  que,  surchargé  de  dépouilles, 
il  était  obligé  de  faire  escorter  les  convois  qu'il  ren- 
voyait cbez  lui. 

Cependant  les  armes  victorieuses  du  khan  de 
Crimée  sont  teintes  du  s.mg  des  Russes.  La 
flamme  a  dévoré  plusieurs  villes  et  anéanti  presque 
tous  les  villages  situés  sur  la  route  de  l'armée  ta- 
tare.  La  terreur  s'empare  des  habitans  de  Moscou, 
une  partie  de  leur  ville  est  en  cendres  ,  les  victimes 
se  succèdent,  et  l'ennemi  féroce  ne  sait  rien  épar- 
gner. Si  dans  cette  cruelle  conjoncture  d'autres  peu- 
ples eussent  attaqué  les  Russes,  l'état  se  fût  trouvé 
bien  près  de  sa  ruine.  Les  circonstances  font  les 
grands  hommes.  Michel  Vorotynski  sauva  la  Rus- 
sie ,  tua  le  fils  du  khan ,  battit  les  Tatars  dans 
toutes  les  rencontres ,  reprit  sur  eux  le  butin  qu'ils 
avaient  fait ,  et  employa  autant  de  génie  à  réparer 
ses  perles  qu'il  en  montra  en  écrasant  ces  hordes 
aguerries. 

Une  contenance  fi  ère ,  des  victoires  multipliées , 
l'ordre  que  Vorotynski  rétablit  partout,  en  impo- 
sèrent aux  puissances  rivales  de  la  Russie.  Ce  libé- 
rateur de  sa  patrie  mérita  des  monumens  publics, 
que  les  Russes  n'ont  point  élevés  à  sa  mémoire. 


DE   LA    NOUVELLE    RUSSIE.  :265 

Ces  victoires  des  Paisses  auraient  dû  corriger 
les  Tatars;  ces  leçons,  si  cruellement  répétées, 
suffisaient  pour  changer  la  méthode  de  faire  la 
guerre;  mais  l'habitude  est  la  nourrice  de  l'igno- 
rance, un  jour  de  prospérité  fait  oublier  des  an- 
nées de  revers  ;  on  se  bat  comme  les  prédécesseurs 
se  sont  battus,  et  comme  eux,  on  meurt  de  bêtise 
en  recevant  le  coup  qu'on  pouvait  éviter. 

En  blâmant  les  Tatars ,  il  est  difficile  de  justifier 
les  Russes.  A  quoi  leur  servaient  d'aussi  vastes  fron- 
tières s'ils  n'avaient  pas  les  ressources  nécessaires 
pour  les  couvrir?  plus  encore,  comment  laissaient- 
ils  le  cœur  de  l'empire  sans  garnison  pour  le  dé- 
fendre? quel  était  donc  leur  état  militaire  ,  s'il  en 
existait  un?  valait-il  mieux  que  celui  des  Tatars? 
Non ,  sans  doute ,  puisqu'on  voit  ces  derniers  par- 
courir quatorze  cents  verstes  sans  éprouver  de  ré- 
sistance. Chaque  siècle  a  eu  un  art  militaire  per- 
fectionné par  l'expérience  du  siècle  précédent ,  ou 
par  l'invention  de  nouvelles  armes.  Chaque  peuple 
a  eu  des  forteresses  selon  le  génie  des  temps  ;  si  les 
champs  de  bataille  n'ont  point  eu  de  limites  mar- 
quées entre  les  nations,  c'est  que  les  conquérans  ont 
su  les  franchir  :  mais  qu'on  aille  dévaster  un  pays 
immense  sans  être  retardé  dans  sa  marche;  qu'on 
ne  soit  repoussé  ou  battu  qu'après  avoir  commis 
mille  désordres,  cela  suppose  l'enfance  de  l'art  mi- 
litaire chez  celui  qui  le  permet. 

Avouons  que  si  de  nos  jours  la  guerre  est  un 


266  HISTOIRE 

mal  public  attaché  aux  passions  de  l'humaine  na- 
ture^ elle  était  pour  ces  peuples  une  calamité  per- 
manente. Quelle  campagne,  quelle  ville,  quelle 
citadelle  offrait  un  asile  aux  femmes  et  aux  vieil- 
lards ?  quel  agriculteur  était  exempt  de  porter  les 
armes?  Il  ne  faut  pas  s'y  méprendre;  si  tous  les 
habitans  en  état  de  les  porter  n'eussent  point  été 
des  soldats ,  il  serait  impossible  de  croire  à  la  for- 
mation et  à  la  destruction  rapide  de  tant  d'armées. 
Si  parmi  nous  ce  fléau  de  la  guerre  arrache  à  la 
société  la  portion  glorieuse  de  ses  membres ,  il 
laisse  du  moins,  dans  les  pays  qui  n'en  sont  pas 
le  théâtre,  le  calme  aux  cultivateurs,  une  certaine 
tranquillité  à  l'ordre  civil ,  et  ne  dévaste  pas , 
comme  alors,  toutes  les  parties  d'un  e^mpire. 

L'iiistoire  ne  nous  dit  rien  des  réfle^iions  que 
Dewlet  dut  faire  sur  les  conseils  de  Sigismond, 
et  sur  le  danger  d'adopter  trop  vile  des  projets 
utiles  à  autrui;  elle  se  contente  de  nous  apprendre 
que  le  khan  mourut  l'année  de  son  expédition  en 
Russie. 

Cette  époque  fut  aussi  celle  d'une  paix  conclue 
«ntre  les  Russes  et  les  Tatars. 

{An  1574.)  On  se  battait  à  outrance  sur  les 
bords  du  Dniester;  les  Turcs  harcelaient  l'hospo- 
dar  de  Valachie;  les  Kozaks  zaporogues  vinrent 
à  son  secours  ;  l'hetman  Swergovskoi  eut  souvent 
des  avantages,  mais  dans  une  surprise  sa  troupe 
et  lui  furent  massacrés. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  267 

Sigismond  n'était  plus;  Henri  III,  depuis  roi  de 
France,  régnait  alors  en  Pologne  ,  et  maintint  la 
paix  avec  la  Russie  pendant  le  court  espace  de  sa 
domination. 

Vers  cette  époque,  les  mœurs  s'altérèrent  en  Po- 
logne. Un  grand  état  dont  les  mœurs  se  corrom- 
pent, ressemble  à  un  grand  arbre  dont  le  faîte  se 
dépouille  :  le  premier  va  l'exposer  à  la  loi  de  ses 
voisins,  le  second  attend  la  hache  qui  doit  l'abattre, 

CHAPITRE  VI. 

Plusieurs  khans  régnent  en  Crimée.  Continuation 
de  Vhistoire  des  Kozaks  zaporogues. 

i^An  i5j5.  )  Chez  des  nations  éclairées,  chaque 
règne  offre  des  événemens  nouveaux  qui  se  rappor- 
tent aux  progrès  des  lumières.  Chez  les  peuples  à 
demi  civiHsés ,  le  règne  qui  commence  sera  la  ré- 
pétition de  celui  qui  vient  de  finir  :  plus  ou  moins 
de  pillage,  plus  ou  moins  de  dévastations  et  de 
sang  répandu  formeront  les  seules  nuances. 

Le  grand-seigneur  établit  Mahomet-Ghéraï  khan 
de  Crimée.  Celui-ci  commença  son  règne  par  une 
irruption  en  Russie,  ainsi  que  ses  prédécesseurs 
avaient  fait  (i).  Le  czar  Ivan  s'y  attendait;  aussi 

(i)  S'il  eût  existé  une  histoire  des  anciens  spectacles  de 
Rome ,  on  y  eût  vraisemblablement  trouvé  à  chaque  page 
cette  i)hrase-ci  :  «  A  peine  l'arène  a-t-elle  été  ouverte ,  que 


^68  HISTOIRE 

s'empressa-t-il  de  conclure  un  traite  avec  le  khan. 
La  Porte ,  ,malgré  cet  engagement ,  enjoignit  à  Ma- 
homet de  retourner  en  Russie  ;  le  khan  s'y  refusa. 
Le  grand-seigneur  envoya  un  paclia  avec  une  armée. 
Le  khan  est  battu  et  tué  dans  l'action;  Islam-Ghé- 
raï  le  remplace  :  ce  prince  ne  vécut  que  trois  ans. 

(^An  i586.  ).  Gazi-Ghéraï  lui  succéda.  A  peine 
en  possession  de  ses  états,  il  entre  en  Russie ,  s'a- 
vance^  jiisqu'à  Moscou  (i),  dont  il  ne  peut  conti- 
nuer le  siège  ;  il  reçoit  des  ordres  de  la  Porte  pour 
aller  attaquer  Rodolphe  II ,  roi  des  Romains. 

Les  fils  de  Gazi  entreprirent  de  leur  chef  de  nou- 
velles courses  en  Russie.  Gazi  régna  long-temps:  il 
s'occupa  du  bonheur  de  ses  sujets  ;  il  fit  de  vains 
efforts  pour  les  civiliser;  des  gens  élevés  au  bri- 
gandage ne  purent  goûter  des  mœurs  douces  et 
réglées. 

(  An  1607.  )  Un  règne  de  deux  ans  et  demi  ne 
laissa  à  Sélim  rien  de  mémorable  à  faire. 

Tandis  que  ces  khans  ne  fournissaient  que  leurs 
noms  à  l'histoire,  les  Kozaks  la  remplissaient  d'ac- 
tions éclatantes.  L'hetman  Bogdanko  les  fît  vaincre 
dans  toutes  les  occasions  ;  leur  réputation  s'accrut, 

»  les  bêtes  féroces  s'élancèrent  les  unes  sur  les  autres.  »  On 
a  écrit  l'histoire  desktans,  et  chaque  avènement  au  trône 
renferme  ces  mots  :  «  Le  prince  rassembla  toutes  ses  forces., 
»  et  se  jeta  sur  les  possessions  des  Piusses.  » 

(i)  Ceci  confirme  encore  les  réflexions  que  nous  avons 
faites  dans  le  cliapitre  précédent. 


DE    LA    NOUVELLE   RUSSIE.  iïGQ 

et  Etienne  Batori ,  qui  régnait  en  Pologne,  leur 
abandonna  les  villes  de  Tschigirin  el  de  Trekhte- 
mirof.  (i) 

Ce  fut  vers  ce  temps-là  que  les  Zaporogues  en- 
treprirent une  expédition  qui,  du  temps  des  Grecs, 
aurait  valu  Tiramortalité  à  ses  auteurs;  les  poètes 
à  l'envi  se  seraient  empressés  de  les  chanter,  et  les 
générations  suivantes  eussent  placé  au  rang  des 
demi-dieux  ces  hommes  intrépides,  bien  supérieurs 
aux  Bacchus  et  aux  Jason.  Ceux-ci,  suivant  la  fable 
ou  une  histoire  peu  avérée ,  commandaient  des 
troupes  imposantes;  les  Kozaks  n'étaient  qu'une 
horde,  qu'un  simple  rassemblement  de  guerriers 
d'une  audace  soutenue.  Portés  sur  l'aile  de  l'espoir, 
et  dévorant  des  yeux  de  l'avidité  les  riches  provin- 
ces de  l'Asie,  les  Kozaks  osèrent  y  pénétrer;  ils 
s'avancèrent  à  plus  de  deux  mille  verstes  de  leur 
pays  et  marchèrent  en  conquérans.  Trébisonde  ne 
peut  leur  résister  ;  ils  détruisent  Synope ,  désolent 
ks  provinces  à  l'orient  de  la  mer  Noire,  font  trem- 
bler Constantinople ,  dont  ils  ravagent  les  envi- 
rons (2),  et  retournent  chez  eux  chargés  de  butin. 

Qu'était-ce  donc  que  l'empire  ottoman  ?  quoi  ! 
le  grand-seigneur  portait  à  volonté  trois  cent  mille 
combattans  chez  les  nations  étrangères ,   et  il  ne 

(1)  Voyez  Le  Laboureur,  Traité  du  gouvernement  de  Po-f 
Ipgne. 

(2)  Histoire  des  hetmans  des  Kozai.s,  t.  a,  p.  9* 


270  ilISTOlUÊ 

pouvait  pas  garantir  ses  foyers  des  entreprises  de 
quelques  aventuriers ,  dont  la  manière  de  combat- 
tre était  celle  des  Turcs  !  En  vérité ,  si  ce  gouver- 
nement a  eu  quelques  instans  de  gloire,  il  les  a 
cruellement  eflacés  par  des  siècles  d'engourdisse- 
ment. 

Batori  redouta  les  vainqueurs  de  la  Turquie,  et 
résolut  de  les  faire  écraser  par  une  fédération  de 
tous  les  peuples  du  nord  de  la  Pologne  et  du  midi 
de  la  Russie.  Les  dangers  dont  les  Kozaks  étaient 
menacés  paraissaient  inévitables.  Si  ces  hommes 
ignoraient  les  détours  tortueux  d'une  politique  sub- 
tile, ils  possédaient  infiniment  de  finesse,  et  tout 
cela  se  ressemble  beaucoup. 

Les  Kozaks  du  Don  formaient  une  association 
redoutable.  Ils  étaient  moins  ambitieux  que  les  Za- 
porogues,  mais  ils  ne  leur  cédaient  pas  en  valeur. 
Une  députation  de  ces  derniers  leur  représente  que 
l'anéantissement  dont  on  les  menace  s'étendra  jus- 
qu'à eux ,  et  que  la  circonstance  nécessite  leur 
réunion.  Faire  entrevoir  à  un  peuple  indépendant 
que  sa  liberté  est  menacée,  c'est  exciter  son  atten- 
tion ;  faire  espérer  à  des  gens  avides  de  pillage  une 
occasion  de  s'enrichir,  c'est  les  appeler  au  combat. 

Les  habilans  du  Don  jurèrent  fraternité  et  alliance 
avec  les  Zaporogues  ;  l'intérêt  commun  les  unit , 
l'espoir  du  butin  les  rendra  inséparables. 

Au  retour  de  leurs  députés  ,  les  Zaporogues 
voyant  leur»  force»  doublées,  parlèrent  en  maîtres 


BE    LA    NOUVELLE    KUSSiE.  1^1 

et  exigèrent  des  tributs  de  leurs  voisins.  C'était  un 
singulier  spectacle  pour  un  observateur  que  de  voir 
les  nations  de  cette  partie  du  globe  asservies  par 
un  ramassis  informe  qui  dictait  des  lois  des  rives  du 
Dnieper!  Un  bomme  civilisé  eut  regardé  comme 
un  supplice,  d'babiter  les  mêmes  lieux  dont  la  pos- 
session faisait  les  déHces  d'une  borde  grossière  ;  la 
cour  d'un  betman  était  imposante  par  la  rudesse  des 
personnages  qui  la  composaient  ;  celle  du  roi  de 
Pologne  ne  respirait  que  les  fêtes.  On  aiguisait  d'un 
côté  ce  fer  redoutable  qui  domptait  les  nations;  on 
s'endormait  de  l'autre  dans  les  délices  de  la  volupté 
la  plus  raffinée. 

Podkova  remplaça  Fbetman  Bogdanko.  II  y  avait 
un  certain  Scliacli ,  que  les  Rozaks  aimaient  parti- 
culièrement. Jl  parut  désirer  la  place  d'betman  ; 
Podkova  consentit  à  la  lui  céder ,  sous  la  condition 
que  les  Kozaks  le  feraient  bospodar  de  Valacbie. 
Deux  victoires  furent  remportées  sur  un  peuple 
qu'on  voulait  gouverner  malgré  lui  ;  mais  Podkova 

renonça  à  sa  demande. 

■» 

Plusieurs  betmans  se  succédèrent ,  soutinrent 
l'éclat  des  armes  des  Kozaks.  Ils  dévastèrent  quel- 
ques provinces  polonaises ,  et  brûlèrent  Sluzk  et 
Mobilow. 

Un  Kozak,  dont  le  nom  était  aussi  long  que  dur  à 
prononcer,  fut  cboisi  pour  betman  (i).  Il  s'empara 

(i)Il  se  nommdiïX.PerhonafGhewitsch-Saji^aïdanUchitff,On 


273  HISTOIRE 

de  CafFa  dont  il  chassa  les  Turcs ,  délivra  les  chrétiens 
qui  y  étaient  détenus  comme  esclaves ,  et  revint  dans 
son  pays  faire  jouir  de  sa  victoire  ses  compagnons 
d'armes  et  les  lidèles  qu'il  avait  ramenés.  (1) 

Ce  n'était  plus  par  la  force  que  les  Polonais 
espéraient  de  triompher  des  Kozaks  ;  ils  employaient 
l'intrigue.  Le  vainqueur  de  Caffa  était  trop  dange- 
reux pour  eux  ;  ils  le  rendirent  suspect  aux  Kozaks 
et  le  firent  déposer.  Son  successeur  Luschka  fut 
pris  par  les  Turcs,  et  Borodovka,  qui  le  remplaça, 
entretint  des  liaisons  secrètes  avec  eux. 

Osman  profita  d'un  moment  de  mésintelligence 
entre  les  Polonais  et  les  Zaporogues,  pour  attaquer 
les  premiers.  Les  Turcs  s'emparèrent  des  Siepes 
qu'arrose  le  Dniester ,  et  tuèrent  Chmelnizki ,  dont 
ils  firent  le  fils  prisonnier. 

CHAPITRE    VIL 

Mohammed  et  Dgianihek-Ghéraî, 

{^An  1610.)  Sans  attendre  la  nomination  dti 
grand-seigneur  ,   Mohammed  s'empara  du  palais 


ne  peut  décemment  introduire  dans  le  corps  de  l'histoire  des 
noms  aussi  barbares. 

(i)  Cette  prise  de  Caffa  eut  lieu  environ  l'an  1  SgS.  II  n'en 
a  pas  été  question  dans  le  rèp:ne  de  Gazi-Ghéraï ,  parce  qu'on 
se  rappelle  que  le  grand-seigneur  s'était  réservé  Caffa  et  les 
fortes  places  de  Crimée. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  2^3 

des  Idians  à  Baktclji-Saraï ,  se  constitua  souverain 
de  Crimée ,  forma  une  arrnée  de  mëcontens ,  de 
gens  sans  aveu  ,  et  marcha  vers  Caffa  :  Rizvan , 
pacha ,  y  commandait  pour  les  Turcs. 

Mohammed  était  de  la  famille  de  Genghis-Khan; 
deux  autres  Ghéraï  pouvaient  lui  disputer  le  trône. 
Le  choix  du  grand-seigneur  devait  prononcer  entre 
eux  ,  Mohammed  jugea  à  propos  de  le  prévenir. 
Ce  coup  d'éclat  fît  réfugier  dans  CafFa  les  deux 
autres  prétendans  :  ils  se  nommaient  Dgianibek  et 
Dewlet.  L'usurpateur  somma  Rizvan  de  lui  envoyer 
les  têtes  de  ses  deux  frères.  Le  pacha  expédia  se- 
crètement Dewlet  à  Conslantinople,  pour  instruire 
le  grand-seigneur  ;  il  lui  observa  dans  une  lettre 
particulière,  remise  à  un  Tatar  de  la  suite  de  Dewlet, 
que  «  Dgianibek  méritait  la  préférence;  que  son 
»  mérite  personnel  et  l'attachement  que  le  peuple 
»  lui  portait,  le  rendaient  digne  du  trône  de  Cii- 
»  mée ,  que  son  dévouement  à  l'empire  turc  n'avait 
»  point  de  bornes.  » 

Tandis  que  ces  choses  se  passaient ,  on  semait  à 
Constantinople  mille  bruits  que  des  gens  intéressés 
s'empressaient  à  répandre.  Mohammed  y  éiait  an- 
noncé comme  déjà  maître  de  Caffa;  Rizvan ,  homme 
ferme  et  loyal,  fut  accusé  de  lâcheté  et  de  trahison. 
Les  Turcs  et  les  Talars  n'avaient  pas  encore  com- 
battu ,  on  se  plaisait  à  répéter  qu'une  victoire 
décisive  fixait  Mohammed  sur  le  trône. 

Les  nouvelles  sont  quelquefois  l'expression  uni- 
I.  18 


5>74  HISTOIRE 

que  des  vœux  de  ceux  qui  les  répandent,  et  la  con- 
fiance qu'on  leur  accorde  est  en  raison  de  l'intérêt 
qu'on  y  prend. 

Nous  avons  reproché  plus  haut  au  cabinet  de 
Constanlinople  des  crises  d'eni^ourdissement ,  qui 
tenaient  de  bien  près  au  slupide  abandon  dans  les 
décrets  des  destinées;  en  voici  un  exemple  de  plus. 
Les  Turcs  sont  les  maîtres  des  places  forles  de  Cri- 
mée ;  ils  ont  des  flottes ,  des  armées ,  la  mer  n'est 
libre  que  pour  eux  ;  il  suffit  d'une  fausse  nouvelle 
pour  faire  oublier  ces  avantages ,  et  réduire  à  l'état 
d'ind(xision  ceux  qui  n'ont  qu'à  vouloir  pour  être 
obéis,  (i) 

Le  grand-seigneur  Achmet  I^^  crut  être  un  prince 
très-prudent,  parce  qu'il  traitait  le  rebelle  avec 
autant  d'égards  que  celui-ci  affectait  d'arrogance. 
Achmet  se  crut  sage,  parce  qu'il  s'empressait  de 
reconnaître  pour  khan  celui  qui  s'était  moqué  de 
son  pouvoir  et  de  la  légitimité  de  son  droit.  Avec 
la  plus  grande  hâte ,  la  sublime  Porte  fait  partir  un 
aga  pour  inaugurer  l'usurpateur. 

Dewlet  arrive  à  Constantinople ,  nouvel  embar- 
ras; Caffa  n'est  point  pris,'Rizvan  est  fidèle,  les 

(i)  Nous  réclamons  Tindulgence  pour  notre  manière  de 
conter  les  faits  suivans:  ce  n'est  point  le  style  qui  convient 
à  l'histoire  ;  mais  peut-on  tracer  de  sang-froid  et  sans  sou- 
rire, des  événemens  qui  semblent  métamorphoser  l'histo- 
rien en  romancier? 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  273 

Turcs  De  sont  point  battus  ;  il  ne  reste  de  vrai ,  de 
tout  ce  qui  s'est  passé  ,  que  l'idée  qu'on  doit  avoir 
de  la  prudence  et  de  la  sagesse  du  grand -sei- 
gneur. 

Cependant  l'embarras  redouble,  les  têtes  des 
ministres  suent,  les  bras  des  janissaires  se  déploient, 
les  nouvellistes  sont  muets,  les  carreaux  du  divan 
sont  couverts  des  favoris  du  prince  et  de  ses  con- 
seillers; là,  les  jambes  croisées,  les  yeux  fixés,  la 
bouclie  à  demi  béante,  tout  le  monde  rêve  ;  le  si- 
lence qui  accompagne  cette  situation  prouve  l'em- 
barras de  l'auguste  assemblée.  On  délibère  néan- 
moins ;  il  faut  prendre  un  parti  bon  ou  mauvais. 
La  baute  sagesse  s'était  grandement  compromise  , 
et ,  pour  se  tirer  d'affaire ,  elle  va  se  compromettre 
davantage. 

On  fait  équiper  neuf  galères  ;  des  troupes  de 
débarquement  les  montent  :  on  clioisit  un  autre 
aga ,  on  fabrique  un  nouveau  diplôme  en  faveur  de 
Dgianibek  ;  mais  on  prescrit  à  l'aga  de  s'en  retour- 
ner sans  agir ,  supposé  que  le  premier  eût  déjà  rem- 
pli sa  mission .  Ainsi ,  que  Mohammed  soit  vain- 
.queur  ou  vaincu  ,  c'est  à  la  vitesse  du  premier  émis- 
saire qu'il  devra  la  couronne. 

Le  vent  fut  le  régulateur  de  la  politique  turque  : 
le  premier  aga ,  après  avoir  long-temps  vogué  avec 
un  temps  contraire ,  se  trouva  arrêté  par  un  calme 
parfait.  La  flotte,  au  contraire,  ayant  pris  une 
direction  opposée  et  longé  les  côtes  de  la  Natolie , 


2^6  HISTOIRE 

profita  d'un  vent  de  terre  qui  lui  permit  d'avancer , 
tandis  que  ,  sans  avoir  atteint  les  bouches  du  Da- 
nube ,  l'aga  premier  parti  fut  obligé  de  retourner 
à  Constantin ople ,  où  son  diplôme  fut  parfaitement 
reçu,  et  la  haute  sagesse  publiquement  louée. 

Il  est  des  ctres  favorisés  de  la  fortune  ;  il  y  en  a 
de  tellement  familiarisés  avec  elle  ,  que  les  événe- 
mens  les  plus  extraordinaires  semblent  naître  pour 
les  servir  ,  contre  l'ordre  des  choses  ,  quelquefois 
même  malgré  celui  de  la  nature.  Le  soir  du  jour 
où  les  troupes  turques  arrivèrent  en  Crimée  avait 
été  fixé  par  le  pacha  Rizvan ,  pour  évacuer  la  place. 
Grâces  au  vent,  tout  rentre  dans  l'ordre  ,  le  siège 
de  Caffa  est  levé ,  Dgianibek  est  proclamé  khan , 
Mohammed  prend  la  fuite,  il  est  battu  et  forcé  de 
renoncera  la  Crimée,  qu'il  quitte  pour  cliercher 
un  asile  en  Russie. 

La  rivalité  entre  les  deux  khans  va  faire  éclore 
un  génie  d'intrigues  aussi  suivi,  aussi  raffiné  qu'il 
pourrait  l'être  de  nos  jours. 

Une  rage  ambitieuse  dévorait  Mohammed  ;  l'hy- 
pocrisie, la  souplesse,  l'orgueil,  la. férocité  stimu- 
laient et  dirigeaient  cette  ambition  :  il  ne  considé- 
rait la  société  qvie  comme  une  masse  d'individus 
destinés  les  uns  à  servir  d'instrument  à  ses  vues , 
les  autres  de  victimes  à  ses  succès  :  le  trône  était 
son  but ,  la  route  pour  y  monter  était  tracée  entre 
tous  les  moyens  qu'un  caractère  aussi  odieux  pou- 
vait se  permettre. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  2;;7 

Ce  n'elait  pas  à  la  cour  de  R.iissie  que  Mohammed 
devait  trouver,  des  prolecteurs  ;  le  czar  Micbel ,  en 
guerre  avec  la  Pologne,  dérangé  dans  ses  finances, 
n'avait  ni  argent ,  ni  armée  à  lui  fournir  ;  mais 
l'intrigue  trouve  toujours  les  occasions  de  s'exercer  : 
aussi  le  czar ,  lassé  des  sollicitations  d'un  prince  qui 
obsédait  ses  pas,  accorda  à  l'importunité  ce  qu'il 
refusait  à  l'être  méprisable  ;  il  obtint  du  grandvisir 
la  promesse  d'un  pardon  général ,  l'oubli  du  passé, 
et  le  rappel  de  Mohammed  à  Andrinople. 

Le  grand -seigneur  fournissait  son  nom  aux  or- 
donnances de  son  grandvisir  ;  cela  s'appelle  régner 
à  son  aise  ;  aussi  la  confirmation  du  traité  n'éprouva 
aucun  obstacle. 

Soumis  aux  usages  de  l'Orient,  humble  jusqu'à 
la  bassesse  dans  l'adversité ,  Mohammed  se  pros- 
ternait devant  les  gens  en  place  ;  il  était  le  dévoué 
serviteur  des  eunuques  en  crédit.  Plus  rusé,  plus 
adroit,  plus  instruit  que  le  visir,  Mohammed  hii 
soumit  quelques  plans  d'administration,  où  le  zèle, 
le  désintéressement  du  donneur  d'avis  se  faisaient 
remarquer.  Soit  que  le  visir  s'appropriât  son  ou- 
vrage ,  soit ,  ce  qu'il  est  plus  noble  de  penser ,  qu'il 
voulût  en  récompenser  l'auteur  ,  il  lui  procura 
quelques  entrevues  avec  le  sultan.  Achmet  fut  en- 
chanté du  personnage;  le  visir  le  fît  rappeler  à  la 
cour,  mais  il  tâcha  de  le  maintenir  à  une  distance 
qui  pût  servir  ses  vues  ,  sans  offusquer  son  crédit. 
Cette  politique  du  visir  lui  réussit  mal,  car  celui 


278  HISTOIRE 

qui  avait  su  se  rendre  utile,  sut  aussi  se  rendre  né- 
cessaire ;  et  malgré  le  grand  visir ,  Achniet  partagea 
sa  confiance,  ou  pour  mieux  dire,  son  autorité 
entre  l'ancien  et  le  nouveau  fivori. 

Un  prince  du  sang  deGengliis-Khan,  associé  à 
un  despote  faible ,  devait  écraser  de  son  poids  les 
ministres  et  les  favoris.  Mohammed  oublia  que, 
lorsqu'on  s'abaisse  jusqu'à  valeter ,  il  faut  se  rap- 
peler d'avoir  joué  ce  rôle  lorsque  la  fortune  nous 
favorise..  Ainsi,  loin  de  sourire  à  tout  le  monde,  de 
caresser  toutes  les  passions,  d'affecter  un  ton  de  dé- 
vouement envers  ceux  qui  étaient  les  bien-venus 
du  souverain,  il  rebuta  indistinctement  les  premiers 
de  l'empire ,  fit  sentir  h  tous  la  distance  immense 
qui  séparait  un  prince  de  son  nom  d'avec  des 
hommes  arrachés  à  l'esclavage  civil ,  pour  passer  à 
l'esclavage  du  sérail.  Cette  fois  l'orgueil  l'emporta 
sur  l'hypocrisie ,  et  l'homme  faux  resté  à  nu,  effraya 
la  cour  du  grand-seigneur.  Le  visir  trouva  le  moyen 
d'indisposer  Achmet  contre  le  prince  ;  dans  sa  plus 
grande  clémence,  le  sultan  fit  renfermer  Dgianibek 
aux  Sept-Tours. 

D'après  le  traité  conclu  entre  Mahomet  II  et  Men- 
gli-Ghéraï,  le  grand- seigneur  ne  pouvait,  sous 
aucun  prétexte,  faire"  mourir  un  prince  de  cette 
famille.  Le  prisonnier  des  Sept-Tours  n'ayant  rien 
à  craindre  de  pire  que  la  prison,  essaya  de  s'évader; 
il  allait  réussir  quand  un  accident  imprévu  le  fit 
arrêter  de  nouveau  et  renfermer  à  Rhodes. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  279 

Quoique  l'usurpatioiî  de  Mohammed  eût  occa- 
sionné des  troubles  par  la  formation  de  divers  par- 
tis, Dgianibek  parvint  à  les  concilier  tous.  Ce  prince 
régnait  depuis  six  ans,  et,  chose  inconnue  jusque 
alors,  il  régnait  en  paix.  Maintenir  des  Talars, 
savoir  les  occuper  chez  eux ,  était  un  phénomène 
dont  leur  esprit  inquiet  murmurait  dc^à;  un  ordre 
d'Aclmiet  combla  leurs  désirs.  Il  obligea  le  khan 
de  Crimée  à  aller  faire  la  guerre  en  Perse. 

{^n  1617.*)  S'il  n'est  pas  convenable  de  con- 
damner des  opérations  dont  on  ignore  les  motifs, 
il  est  du  moins  permis  de  s'étonner  qu'Achmet 
entreprît  quatre  guerres  à  la  fois. 

Une  armée  agissait  en  Egypte ,  une  autre  en 
Perse,  la  troisième  entrait  en  Pologne,  et  la  der- 
nière combattait  les  Kozaks. 

Achmet,  battu  partoiU ,  ne  retira  de  ces  expédi- 
tions que  le  regret  de  les  avoir  entreprises  ;  il 
mourut  la  même  année. 

Dgianibek  revint  en  Crimée  avec  la  sixième  par- 
tie des  troupes  qui  en  étaient  sorties  ;  l'aridité  du 
sol ,  la  fourberie  des  guides ,  le  manque  d'eau 
avaient  détruit  près  de  soixante  et  dix  mille  hom- 
mes,  avant  d'avoir  rencontré  l'ennemi;  il  paraît 
même  que  malgré  son  zèle,  malgré  sa  ddigence  , 
Dgianibek  était  encore  à  trente  lieues  des  Perses, 
lorsqu'il  apprit  la  destruction  de  l'armée  turque  , 
la  mort  du  grand-seigneur  et  celle  du  grand-visir. 

Il  existe,  pour  le  malheur  des  peuples,  une  classe 


USO  HISTOIRE 

privilégiée  beaucoup  trop  en  faveur  auprès^  des 
souverains;  l'apparence  du  dévouement  colore  ses 
discours,  tandis  que  l'ambition,  l'intérêt,  la  jalousie 
et  la  baine  sont  les  vrais  ressorts  qui  la  conduisent. 
En  vain  le  prince  cbercbe-t-il  à  distinguer  ces 
bommes  dangereux  des  amis  de  lacbose  publique, 
des  partisans  de  sa  gloire  et  de  la  vérité  ;  leur  in- 
trigue est  si  adroite  ,  si  arlistement  nouée  ,  qu'elle 
impose  souvent  silence  à  la  probité ,  à  la  fidélité  ^ 
aux  grands  lalens. 

Osman  ne  régna  que  le  temps  nécessaire  pour 
prêter  l'oreille  aux  flatteurs ,  et  éprouver  les 
mauvais  effets  de  cette  faiblesse  :  on  accusa  le  kban 
régnant  en  Crimée,  de  lenteur,  d'impéritie ,  de 
trabison.  Ce  prince  avait  cependant  obéi  en  aveugle; 
les  deux  tiers  de  son  armée  avaient  succombé  aux 
fatigues,  en  s'empressant  d'aller  secourir  les  Turcs. 
Osman  meurt ,  Mustapba  lui  succède ,  s'endort  sur 
son  trône  et  l'abandonne  à  A  murât  IV. 

(  ^n  1623.  )  Mobammed ,  lié  avec  le  nouveau 
«^rand-visir ,  lui  fit  entendre  qu'il  était  de  son  in- 
térêt d'avoir  ep  Crimée  un  prince  son  ami.  Le  visir 
prépara  les  esprits ,  endoctrina  les  gens  en  faveur 
auprès  du  nouveau  souverain  ,  à  qui  on  démontra 
que  Mobammed  était  dévoué  à  sa  couronne  ;  l'é- 
ponge de  la  flatterie  enleva  jusqu'aux  traces  de  sa 
rébellion;  on  l'inaugure,  et  l'on  oblige  Dgianibek 
d'abdiquer. 

Si  nous  n'avions  sur  ces  faits  des  autorités  res- 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  28 1 

pectables,  nous  craindrions  de  semer  des  fables. 
En  effet ,  quoi  de  plus  opposé  aux  simples  lumières 
du  bon  sens  ,  que  de  voir  un  prince  insulter  son 
suzerain,  se  révolter  contre  lui,  oser  le  défier, 
lui  livrer  bataille,  être  vaincu  ,  chassé ,  puis  caressé 
de  nouveau;  de  le  voir  intriguer  encore,  être  ren- 
fermé ,  briser  ses  lienS;,  déporté  dans  une  île,  d'où 
son  astuce  le  replace  sur  le  trône  !  Quoi  de  plus 
absurde  que  d'exclure  un  autre  prince  parce  qu'il 
ne  flatte  pas ,  parce  qu'il  est  fidèle ,  parce  que  sa 
conduite  est  un  enchaînement  de  probité  ,  d'obéis- 
sance et  de  respect  !  Il  faut  être  né  Turc,  avoir  été 
élevé  en  Turc,  penser  en  Turc,  pour  concevoir  cette 
politique  ,  dont  les  résultats  vont  attester  l'imbé- 
cillité. 

Dgianibek  dépose  les  mar€[ues  de  sa  dignité  , 
s'offre  de  son  plein  gré  à  la  main  qui  le  frappe  ,  se 
rend  à  Constantinople,  et  vit  en  simple  particulier 
au  milieu  de  ses  ennemis. 

Le  temps  dévoile  tout  :  on  s'aperçut ,  mais  trop 
tard ,  qu'on  avait  agi  légèrement  :  l'inquiétude 
succéda  à  cette  remarque;  on  songea  à  prendre  des 
précautions  ;  on  crut  avoir  trouvé  un  tempérament 
à  l'humeur  remuante  de  Mohammed ,  en  élevant 
à  la  charge  de  kalga  de  Crimée,  un  prince  tatar, 
sur  lequel  on  comptait ,  et  dont  la  principale  occu- 
pation devait  être  de  surveiller  le  khan. 

A  peine  Mohammed  est-il  arrivé  dans  ses  états , 
qu'il  congédie  le  prince  tatar ,  et  nomme  à  sa  place 


282  HISTOIRE 

un  de  ses  parens  sur  lequel  il  compte.  A  peine  a- 
t-il  pris  les  rênes  de  l'administraiion ,  que  Cons- 
tanlinople  reiendt  des  plaintes  de  ses  sujets.  Le 
nouveau  khan  insulte  un  pacba  ;  sous  main ,  il  lui 
fait  conseiller  de  se  rebeller  contre  lui  ;  le  pacha 
s'y  refuse  :  alors  ne  gardant  plus  de  mesure,  Mo- 
hammed va  l'attaquer  de  vive  force;  le  pacha  se 
défend,  et  la  guerre  civile  commence. 

Plus  versé  dans  l'intrigue  que  dans  le  manie- 
ment des  armes,  le  khan  est  battu  :  le  pacha,  fidèh^ 
au  grand-seigneur,  se  retire  à  Caffa  ;  on  l'assiège  ; 
il  se  maintient  avec  courage  et  succès:  mais  le 
silence  que  garda  la  Porte  sur  la  conduite  du 
j)rince  de  Crimée,  l'autorisa  à  former  de  nouvelles 
entreprises. 

Si  l'ambition  de  Mohammed  ne  put  se  satisfaire, 
sa  cruauté  jouit  de  ce  funeste  avantage.  Il  dévasta 
le  pays  soumis  à  sa  domination,  et  versa  par  tor- 
rens  le  sang  de  ses  sujets.  Malheur  à  l'homme  ver- 
tueux !  il  payait  de  sa  tête  la  haine  que  le  khan 
portait  à  la  vertu  :  malheur  à  Thomme  riche  !  sa 
fortune  et  sa  vie  devenaient  un  sacrifice  nécessaire 
à  la  soif  de  l'or  dont  le  khan  était  altéré. 

La  politique  de  la  Porte  s'aperçut  cette  fois  qu'il 
ne  fallait  pas  toujours  compter  sur  le  vent  pour  rec- 
tifier ses  bévues.  En  vain  décida-t-elle  de  déposer 
le  prince  de  Crimée  ,•  en  vain  réintégra-t-elle  Dgia- 
nibek  ;  le  vent  s'opposa  à  la  marche  du  nouveau 
khan  et  au  débarquement  de  ses  troupes. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  ^83 

L'année  suivante  on  prit  de  plus  jv*stes  mesures; 
Mohammed  fut  tué  dans  une  action  ,  et  son  succes- 
seur,  installé  pour  Ja  seconde  fois ,  s'occupa  à  ré-» 
parer  tant  de  maux. 

Dgianibek-Ghéraï  ,  ayant  vécu  à  Constantinople 
en  homme  privé ,  conquit,  par  sa  modération  et  sa 
modestie,  l'estime  générale  :  ce  n'était  point  l'hy- 
pocrisie q\ii  avait  dirigé  ses  actions  ;  bon  par  carac- 
tère, simple  dans  ses  mœurs  et  sa  façon  de  vivre, 
il  avait  un  jugement  exquis;  l'espoir  de  remonter 
sur  le  trône  de  Crimée  ne  l'avait  ni  séduit  ni  tenté  ; 
il  méprisait  le  gouvernement  de  Constantinople , 
et  préférait  une  vie  tranquille  à  une  dépendance 
couronnée. 

Porté  par  les  événemens ,  il  regrettait  le  repos 
qu'il  allait  perdre.  Ce  n'était  donc  pas  l'ambition 
qui  le  fit  agir  contre  ses  principes ,  mais  la  mala- 
dresse du  cabinet  turc. 

On  lui  signifia  des  ordres  vexatoires  contre  son 
peuple  ;  on  lui  fît  entrevoir  le  projet  d'asservir  la 
Crimée  pour  jamais,  et  on  lui  donna  à  entendre 
que  c'était  à  lui  à  opérer  ce  changement,  ou  à  se 
charger  de  toute  la  haine  et  du  courroux  du  grand- 
seigneur  :  il  préféra  secouer  le  joug  ottoman. 

Aimé  des  Tatars,  le  khan  n'eût  point  de  diffi- 
cultés à  éprouver  pour  leur  faire  adopter  ses  idées. 
Amurat  en  fut  instruit  à  propos  :  le  khan  est  exilé 
à  Rhodes ,  où  il  meurt. 

Tandis  que  ces  choses  se  passaient  en  Crimée  ^ 


^84  HISTOIRE 

les  Kozaks  zaporogues  éprouvèrent  mille  vexations 
de  la  part  des  Polonais.  On  mit  leur  valeur  à  tant 
d'épreuves,  que  leur  courage  se  lassa  sans  être 
dompté. 

{^^n  1657.  )  Néanmoins  il  se  forma  une  émigra- 
tion de  Polonais  mécontens  ,  qui  se  joignirent  aux 
Kozaks  du  Don  et  les  aidèrent  à  conquérir  Azow^. 

CHAPITRE  VIIL 

Trois  khans  en  Crimée;  révolte  des  Kozaks. 

Inaut-GhÉraï  partagea  avec  son  frère  le  sou- 
verain pouvoir  :  Inaut  avait  la  haute  administra- 
tion ,  et  la  dignité  de  kalga  était  le  partage  de  l'autre 
prince. 

On  avait  créé  la  place  de  kalga  uniquement  dans 
l'intention  de  surveiller  le  khan.  Donner  au  frère 
du  prince  régnant  le  soin  de  celte  surveillance  , 
c'était  l'annuler. 

Les  deux  frères  firent  cause  commune  ;  sans  coii^ 
sulter  la  Porte ,  ils  préparèrent  un  armement  :  on 
s'effraya  à  Constantinople ,  et  l'on  trouva  beaucoup 
plus  expéditif  de  faire  couper  les  têtes  des  deux 
princes  que  de  s'informer  du  motif  qui  les  faisait 
armer.  Ainsi  fut  violé  l'acte  et  le  serment  juré  par 
Mahomet  II. 

Un  nouveau  khan ,  nommé  Balladur ,  ne  laissa 
d'autre  souvenir  que  celui  de  son  installation  et 
celui  de  sa  mort.  Mohammed  II ,  fils  de  Sélamet- 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  285 

Ghéraï,  succéda  au  précédent,  ne  régna  que  trois 
années,  et  fut  dépossédé. 

Les  Polonais,  toujours  jaloux  des  Kozaks,  réso- 
lurent de  les  soumettre.  Les  paysans  de  Pologne, 
écrasés  par  la  servitude ,  exténués  par  l'avarice  de 
leurs  maîtres,  abandonnaient  un  p'iys  arrosé  de  leur 
sueur  et  de  leurs  larmes,  pour  se  jeter  parmi  les 
Kozaks.  Ils  apportaient  un  esprit  de  vengeance  qui, 
dans  les  premiers  temps ,  suppléait  à  leur  inexpé- 
rience, et  devenaient  des  soldats  d'autant  plus  re- 
doutables que,  n'ayant  aucun  pardon  à  espérer,  ils 
n'avaient  aucun  quartier  à  faire  à  leurs  ennemis.  Les 
Kozaks  de  l'Ukraine  entretinrent  des  liaisons  avec 
les  Zaporogues.  Ces  derniers,  fiers  de  leur  nombre, 
se  constituèrent  en  puissance  politique  et  conclu- 
rent des  traités  (i).  L'avidité  est  toujours  impru- 
dente ;  celle  des  Polonais  fit  verser  beaucoup  de 
sang  :  plusieurs  gentilshommes  s'étaient  emparés 
de  terres  appartenantes  aux  Kozaks  ;  ils  en  aug- 
mentèrent les  redevances  et  assujettirent  les  anciens 
possesseurs  aux  corvées  sans  nombre  dont  ils  acca- 
blaient leurs  vassaux. 

Wladislaw  forma  le  dessein  de  bâtir  une  forte- 
resse à  la  première  cataracte  du  Dnieper ,  espérant 
contenir  par  là  les  Kozaks  (2).  Ce  projet  est  à  peine 

(i)  Ils  s'y  qualifiaient  de  vaillans  Kozaks  zaporogues  , 
hahitans  les  bords  du  Dnieper.  Hist.  de  la  Petite  Russie,  t.  1^ 
p.  i36. 

(2)  Hist.  de  la  Petite  Russie,  p.  140. 


!a86  HISTOIRE 

connu  des  Zaporogues,  qu'ils  courent  aux  armes, 
tuent  leur  lietman  vendu  au  roi  Wladislaw ,  en 
choisissent  un  nouveau;  mais  ils  sont  battus  par  le 
général  Potocki.  Ce  revers  entraîna  la  perte  de 
Treschtémirof.  L'hetman  fut  décapité  (i),  leur  mi- 
lice supprimée. 

On  pouvait  vaincre  les  Kozaks ,  mais  non  les 
asservir  :  ils  se  divisèrent  en  petits  partis,  couru- 
rent de  tous  cotés  sur  les  vainqueurs,  enlevèrent 
leurs  bestiaux,  et  remontèrent  cette  cavalerie  active, 
cause  première  de  leur  force. 

Vainement  les  Polonais  faisaient  battre  le  pays: 
des  marches  et  contre-marches  les  fatiguaient  sans 
succès,  tandis  que  se  portant  d'un  Heu  dans  un 
autre ,  coupant  les  vivres  à  leur  ennemi ,  les  Ko- 
zaks obtinrent  des  avantages  continuels  qui  passè- 
rent leur  espérance. 

Barabasch ,  lietman  nommé  par  la  Pologne ,  en- 
tretint avec  elle  des  intelligences  qui  tendaient  à 
exterminer  tout  d'un  coup  la  nation  kozaque;  les 
mesures  étaient  bien  prises ,  le  secret  bien  gardé. 

Chmelnizki ,  supérieur  à  tous  les  Kozaks  par  les 
qualités  que  l'instruction  procure,  ajoutait  à  des 
connaissances  acquises,  une  pénétration  peu  com- 
mune :  il  remarqua  certains  mouvemens  occasionnés 
par  des  nouveaux  venus  ;  il  fit  attention  à  quelques 
signes  de  connivence,  à  quelques  expressions  les 
»  Il     1 1»  .  ■  .  * 

(  I  )  Il  se  ïiommait  Pawluka^ 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  287 

mêmes  clans  plusieurs  bouches;  il  soupçonna,  fit 
des  remarques,  les  communiqua  à  des  hommes 
sûrs,  et  suivit  à  la  trace  la  naissance  d'un  com- 
plot qui  tendait  à  révolter  les  Kozaks  contre  quel- 
ques-uns de  leurs  capitaines ,  à  les  diviser  pour  les 
anéantir  ensuite.  N'anlicipons  point  sur  les  événe- 
mens ,  et  puisque  nous  faisons  marcher  ensemble 
les  intérêts  des  divers  peuples  qui  composaient  la 
Nouvelle  Russie ,  nous  reviendrons  aux  Kozaks  dans 
le  cours  du  chapitre  suivant. 

CHAPITRE  IX, 

Règne  d' Islam- Ghér aï  ^  et  suite  de  V histoire  des 
Kozaks  zaporogues, 

[An  i644-)  Islam -Gheraï,  frère  de  Sélamet , 
le  remplaça.  Les  mesures  que  le  czar  Michel  Ro- 
manof  avait  prises  n'empêchèrent  pas  les  courses 
des  Tatars  de  Crimée,  mais  elles  arrêtaient  ces 
peuples  à  peu  de  dislance  de  leurs  frontières.  Les 
Turcs  avaient  repris  Azow  après  un  siège  de  deux 
ans.  Malgré  la  multitude  de  leurs  efforts,  malgré 
le  nombre  prodigieux  de  leurs  troupes  (i),  malgré' 
la  longueur  de  ce  siège ,  le  hasard  leur  ouvrit  la 
place,  où  ils  ne  trouvèrent  que  des  cendres  achetées 

(i)  L'armée  turque  était  composée  de  vingt  mille  janis- 
saires, vingt  mille  spahis,  cinquante  mille  Tatars,  et  dix 
mille  Tscherkesses. 


288  HISTOIRE 

par  la  perte  de  soixante-cinq  mille  de  leurs  meil- 
leurs soldats. 

Durant  le  cours  de  son  règne  ,  Islam  n'aura  de 
guerre  à  soutenir  que  contre  les  Polonais  ;  il  faut 
remonter  à  la  cause  de  la  mésintelligence  entre  les 
deux  états. 

Casimir  IV,  roi  de  Pologne,  se  reconnut  tribu- 
taire du  khan  de  Crimée;  et  Sigismond  P%  en  con- 
firmant ce  tribut,  le  fixa  irrévocablement  (i).  Les 
Polonais  refusèrent  avec  mépris  la  demande  qu'Is- 
lam leur  fit  à  cet  égard.  Le  khan  de  Crimée  se  ligua 
avec  Schmehîizki ,  et  rassembla  des  forces  impo- 
santes pour  appuyer  ses  prétentions. 

Sclimelnizki  était  un  capitaine  plus  avancé  que  le 
reste  des  Kozaks.  Il  parlait  le  polonais ,  le  russe ,  le 
latin ,  le  tatar  et  le  turc.  Il  possédait  le  grand  art 
de  savoir  se  modérer,  de  conserver  son  sang-froid 
dans  les  occasions  les  plus  périlleuses,  de  taire  ses 
projets ,  et  de  marcher  droit  au  but  qu'il  s'était 
proposé ,  sans  se  laisser  détourner  par  des  consi- 
dérations secondaires.  Sage,  noble,  humain  autant 
qu'un  Kozak  pouvait  l'être ,  généreux  pour  ses  sol- 
dats ,  une  imperfection  de  caractère  ternissait  ses 
bonnes  qualités  ;  on  ne  connut  jamais  d'homme 
plus  vindicatif.  Prisdans  son  enfance  par  les  Turcs, 

(i)  Il  consistait  en  deux  mille  vestes  de  peau  d'agneau,  et 
en  une  certaine  quantité  de  drap  d'Angleterre.  Voyez  Pièces 
justificatives  de  l'Histoire  des  hetmans  des  Kozaks,  p.  228. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  ûBg 

sa  mère  le  racheta  et  fit  de  son  éducation ,  la  plus 
chère ,  la  plus  douce  et  la  plus  constante  de  ses 
occupations;  conduite  d'autant  plus  louable,  qu'elle 
était  la  plus  jolie  femme  de  son  pays  :  elle  possé- 
dait une  terre  dans  les  environs  de  Cziquirin.  Un 
employé  du  gouvernement ,  très  en  crédit  auprès 
de  son  maître,  s'empara  d'une  partie  de  cette  terre; 
il  en  résulta  un  procès  porté  en  dernière  instance 
devant  le  roi.  Ce  prince ,  séduit  par  l'amitié,  adju- 
gea toute  la  propriété  à  son  llwori  Czaphnski. 

La  vengeance,  cette  passion  dominante  dans  le 
jeune  Schmelnizki,  lui  fit  manquer  au  respect  qu'il 
devait  au  monarque.  Il  se  permit  contre  Cza- 
plinski  des  propos  insultans.  On  devait  repre^idre 
doucement  ce  jeune  homme,  lui  faire  sentir  que 
s'il  y  avait  une  injustice  réelle  dajis  la  spoliation  de 
son  patrimoine,  le  temps,  ou  le  roi  mieux  in- 
formé ,  pourrait  le  rétablir  dans  ses  droits.  On 
l'environne  d'espions,  on  se  saisit  de  lui  à  Czi- 
guirin  ,  et  on  le  conduit  vers  son  ennemi  qui  com-» 
mandait  la  place.  Czaplinski,  aussi  cruel  qu'en- 
vieux du  bien  d'antrui,  fit  battre  de  verges  le  jeune 
Schmelnizki,  le  présenta  garotté  aux  yeux  d'une 
populace  hébétée ,  qu'un  châtiment  public  anuise 
davantage  qu'il  n'intéresse  sa  sensibilité.  Désho- 
noré ,  ne  respirant  que  vengeance ,  Schmelnizki 
passa  chez  les  Kozaks  zaporogues ,  leur  dépeignit 
en  traits  de  feu  son  humiliaiion  et  son  désespoir  ; 
il  leur  représenta  qu'il  pourrait  les  servir  avec  d'au- 

I.  19 


2QO  HISTOIRE 

tant  plus  de  succès  ,  qu'il  connaissait  les  postes  mal 
gardes ,  et  qu'il  déterminerait  l'esprit  public  en  leur 
faveur. 

Les  habitans  des  îles  du  Dnieper  Fécoutèrent 
avec  attendrissement ,  et  son  génie  sut  faire  passer 
dans  leurs  âmes  la  rage  qui  dominait  la  sienne.  Tou- 
jours heureux  ,  toujours  le  premier  au  combat  et 
le  dernier  à  la  retraite,  le  jeune  Kozak  s'attira  l'es- 
time et  l'admiration  des  anciens. 

La  réflexion  offrit  à  Schmelnizlii  un  plan  de  ven- 
geance à  la  vérité  plus  lent,  mais  plus  sûr.  Il  parut 
s'oublii:;r  pour  ne  songer  qu'à  se  rendre  utile  à  ses 
nouveaux  compagnons  d'armes  :  son  zèle  et  ses  la- 
leiis  le  firent  nommer  secrétaire  de  l'association  ; 
ses  succès  lui  valurent  la  confiance  publique  ;  il  fut 
envoyé  à  la  diète  de  Pologne ,  puis  élevé  au  poste 
le  plus  éminent  que  son  ambition  pouvait  attendre; 
on  le  proclama  hetman  :  voici  à  quelle  occasion. 

{An  1647)-  Comme  nous  l'avons  déjà  rapporté, 
la  conspiration  de  Barabascb  fut  découverte  par  lui  : 
il  sut  tirer  un  grand  parti  de  cette  conjoncture;  re- 
marquant qu'il  avait  à  faire  à  un  peuple  grossier  , 
aux  yeux  duquel  il  valait  mieux  parler  qu'à  son 
esprit ,  Scbmelnizki  invita  Barabasch  à  un  festin  , 
Tenivra  ,  et  se  saisit  de  sa  correspondance  qu'il 
portait  sur  lui.  Parmi  ces  papiers,  il  trouva  une 
lettre  du  roi  Wladislaw  [i)  qui,  en  réponse  aux 

^1)  Histoire  des  Hetmans,  p.  24. 


DE    LA     NOUVELLE    RUSSIE.  2Q  i 

plaintes  des  Kozaks  sur  les  vexations  des  Polonais, 
disait  :  «  Si  vous  êtes  de  braves  Kozaks ,  vous  avez 
»  encore  le  sabre  et  de  la  force;  défeiîdez  vous.  » 

Plus  de  phrases,  plus  de  proclamations,  Schniel- 
nizki  fait  circuler  celte  lettre  ;  on  prend  les  armes, 
on  s'allie  avec  les  Tatars ,  on  jure  avec  eux  d'exter- 
miner tous  les  Polonais  qu'on  trouvera  opposer 
quelque  résistance. 

(^n  1648.)  Le  comte  Nicolas  Potocki,  maréchal 
de  l'armée  de  la  couronne,  perdit  une  grande  ba- 
taille, la  dixième  pariie  de  ses  soldais,  et  tout 
son  ba'^^age.  De  trois  généraux  qui  commandaient 
l'armée  polonaise ,  Potocki  et  Scliemberg  furent 
blessés  ;  Sapieha  ,  le  troisième  ,  fait  prisonnier. 
((  Les  Zaporogues  amassèrent  tant  d  or  et  d'ar- 
»  gent,  qu'ds  méprisèrent  les  habits  et  les  efl'ets 
>)  des  tués.  »  (i) 

Ce  fut  après  cette  victoire  que  les  Zaporogues 
choisirent  Schmelnizki  pour  hetman.  A  peine  esj-il 
nommé ,  qu'il  change  la  discipline  militaire  ,  il  di- 
vise ses  troupes  en  régimens,  et  adresse  au  roi  de 
Pologne  une  déclaration  du  corps  des  Kozaks. 

Malgré  la  soumission,  les  apparences  de  respect 
renfermées  dans  cette  déclaration ,  on  y  décou- 
vrait l'esprit  du  vainqueur  bien  exprimé  par  ces 
mots  :  «  Nous  demandons  pardon  de  l'aflront  fait 
»  à  l'armée  royale.  »   Cette  mauvaise  plaisanterie 

(i)  Histoire  de  la  Petite  Pvussie,  p.  144* 


'2(^2  HISTOIRE 

élalt  Impertinente ,  puisqu'elle  s'adressait  à  un  sou- 
verain qui  avait  été  son  maître. 

Il  était  naturel  de  ne  pas  répondre  à  la  déclara- 
tion des  Rozaks  ;  leur  hetman  s'y  attendait  :  il  fit 
valoir  cette  marque  de  mépris  comme  l'humiliation 
la  plus  honteuse  que  les  Kozaks  pussent  recevoir. 
Aussi,  les  colonels  rançonnèrent-ils  les  nobles  polo- 
nais, et  les  Kozaks  exterminèrent  les  Juifs,  dont  ils 
avaient  eu  lieu  de  se  plaindre  en  cent  occasions,  (i  ) 

Le  silence  des  Polonais  était  pour  eux  plus  aisé 
à  observer  que  leur  camp  à  défendre.  Les  Kozaks  le 
forcèrent  et  s'emparèrent  de  toutes  les  ricliesses 
accumulées  à  Péliafka. 

Schmelnizki  semble  se  multi[  Jier  :  il  s'empare  du 
fort  Raraza  et  y  trouve  cinquante  canons.  Il  prend 
les  villes  de  l'Eniberg  ou  Lvof  et  de  Zamosk  ,  force 
les  nobles  à  payer  pour  s'exempter  de  le  suivre.  Il 


(i)  «  Celui  qui,  le  premier,  introduisit  les  Juifs  en  Po- 
»  logne  ,  fut  le  duc  de  Kaliscli  ;  il  les  fit  venir  d'Allemagne 
»  dans  sa  ville,  et  dans  quelques  autres  de  la  Basse-Pologne  : 
»  c'est  de  là  qu'ils  se  sont  répandus  partout.  «  Relat.  sur  la 
Pologne^  p.  62. 

D'après  cette  relation ,  nous  trouvons  les  Juifs  de  Pologne 
absolument  les  mêmes  qu'il  y  a  cent  quatre-vingts  ans,  épo- 
que où  vivait  l'auteur  cité.  Il  les  peint  comme  dégoùlans  de 
malpropreté,  misérables,  avilis,  vexés  par  les  seigneurs, 
méprisés  du  peuple,  insultés  par  les  soldats  :  leur  mau- 
vaise foi  est  la  même ,  et  la  complaisance  de  leurs  femmes 
n'a  point  changé. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  29^ 

rospecte  la  vieillesse  et  l'enfance,  ne  permet  point 
à  ses  troupes  les  excès  auxquels  elles  étaient  accou- 
tumées ;  il  accueille  avec  bonté  ceux  qui  s'adressent 
directement  à  lui  ;  mais  il  reste  inexorable  contre 
tout  ce  qui  Fa  offensé  ou  desservi. 

Wladislaw  venait  de  mourir ,  son  frère  Casimir 
lui  avait  succédé.  On  essaya  de  traiter  avec  celui 
que  les  armes  ne  pouvaient  réduire.  On  daigna  lui 
envoyer  des  ambassadeurs;  tant  il  est  vrai  que  la 
crainte  assouplit  l'orgueil.  Ce  gentilhomme  polo- 
nais, battu  de  verges  sur  une  place  publique,  est 
parvenu  à  traiter,  de  puissance  à  puissance,  avec 
le  souverain  de  son  pays  :  quelle  leçon  pour  ne 
jamais  commettre  d'injustices  !  On  lui  envoya  le 
voyevode  de  Kiow  et  le  prince  Tscbetwertinski  ; 
ils  lui  offrirent  des  présens  (')  ^^  entamèrent  une 
négociation.  Le  premier  objet  qu'on  lui  présenta 
comme  une  faveur  signalée,  fut  de  le  confirmer 
dans  la  place  d'hetman  des  Zaporogues.  Il  répondit 
que  cet  acte  le  touchait  peu ,  puisqu'il  était  chef  par 
le  choix  des  Rozaks ,  et  qu'il  battait  dans  toutes  les 
occasions  ceux  qui  lui  montraient  comme  une 
grâce ,  l'offre  de  le  reconnaître  :  on  se  sépara  très- 
froidement. 

Les  hospodars  de  Moldavie  et  de  Valachie ,  les 


(i)  ft  Ils  consistaient  dans  une  pelisse  de  petit-gris,  un 
»  bâton  de  commandement,  une  queue  de  cheval.  «  li  n'y 
avait  rien  de  bien  magnifique  dans  ce  don. 


^94  HISTOIRE 

princes  tatars  envoyèrent  féliciter  l'hetman ,  et  le 
supplièrent  de  les  secourir  dans  leurs  guerres. 
((  Le  sultan  Maijomet  TV  envoie  une  ambassade  au 
))  beros  des  Kozaks.  11  lui  fait  présenter  un  caftan, 
»  un  sabre  et  un  bâton  de  commandement  :  ces 
»  ambassadeurs  le  préviennent  que  des  ordres  sont 
»  donnés  au  khan  de  Crimée  et  au  pacha  de  Silis- 
»  trie  de  lui  envoyer  des  troupes  auxiliaires.  » 

[An  1649.)  S^iî^'^^t  l'ordre  du  grand-seigneur. 
Islam- Ghéraï  vint  se  joindre  à  Schmelnizki.  Les 
Polonais  ne  s'attendaient  pas  à  celte  réunion  ;  leur 
roi  reidbrca  l'armée  de  vin^jt  mille  liommes.  Les 
Kozaks  surprirent  ces  troupes  en  marche,  les  batti- 
rent, et  tuèrent  Ossolinski,  leur  général. 

Cazimir  crut  pouvoir  détourner  l'orage  qui  me- 
naçait la  Pologne,  en  attirant  à  son  parti  Islam- 
Ghéraï.  Il  lui  d;'puta  une  personne  de  confiance 
pour  l'inviter  à  abandonner  les  Kozaks.  Islam  ré- 
pondit «  que  le  roi  eût  à  lui  payer  les  cent  mille 
))  ducaîs  qu'on  lui  devait,  qu'il  accordât  aux  Kozaks 
))  le  pa'don  et  la  liberté ,  et  qu'ensuite  il  verrait 
»  ce  qu'il  aurait  à  faire.  »  D'une  autre  part,  Schmel- 
nizki demanda  «  qu'à  l'avenir  on  enregistrât  qua- 
»  rante  mille  Kozaks  ;  que  toutes  les  places  et  em- 
»  plois  fussent  remplis  par  eux  ^  que  les  Polonais 
j)  ne  fissent  dans  la  suite  aucune  entreprise  sur 
»  leurs  églises,  leurs  prêtres  et  leurs  usages;  que 
3)  le  métropolite  de  Kiow  eût  sa  place  dans  le  sénat 
5)  après  le  primat.  » 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  agS 

Cette  même  légèreté ,  qu'on  a  remarquée  dans 
riiistoire  des  khans  de  Crimée  ,  se  retrouve  ici  sans 
avoir  rien  perdu  de  son  caraclc  re  versatile.  Islam 
quitte,  s  >ns  raison  plausible,  ceux  qui  l'avaient 
aidé  à  vaincre,  el  s'engage  solennellement  d'assister 
de  touies  ses  troupes  le  roi  Cazimir ,  toutes  les  fois 
qu'il  en  sera  requis. 

(c  D'après  ce  traité,  Sclimelnizki  fut  présenté  au 
w  roi ,  lui  demanda  pardon  du  passé,  et  retourna 
»  chez  lui.  » 

Le  but  des  Polonais  était  de  séparer  les  Kozaks 
des  Tatars.  Les  Zaporogues  désiraient  jouir  de 
quelques  inslans  de  calme  ,  pour  réparer  leurs 
pertes  et  cultiver  des  terres  long-temps  abandon- 
nées. 

Sclimelnizki ,  dont  la  vengeance  était  satisfaite , 
bornait  désormais  son  ambition  à  donner  le  bon- 
lieur  aux  Zaporogues,  qui  le  chérissaient  comme 
un  bon  père.  Dans  son  entrevue  avec  le  roi  de  Po- 
logne, il  se  jeta  aux  pieds  du  monarque ,  quoique 
cette  démarche  ne  fut  pas  exigée.  Là ,  il  lui  fit , 
avec  toute  l'éloquence  du  sentiment,  un  tableau 
exact  des  injustices  que  les  Kozaks  avaient  éprou- 
vées ;  puis  ,  les  larmes  aux  yeux  ,  il  supplia  le  sou- 
verain de  distinguer  les  personnes  qui  l'entouraient 
et  dont  les  conseils  étaient  intéressés  ,  d'une  troupe 
guerrière  ,  brave,  sans  politique,  versant  avec  en- 
thousiasme son  sang  pour  une  cause  juste,  et  prête 
à  le  répandre  sous  ses  ordres  ,  s'il  daigne  tenir  ses 


aq6  HISTOIRE 

engagement.  Le  roi  répondit  à  celte  harangue  du 

cœur  ,  par  l'organe  froid  et  méthodique   de  son 

chancelier. 

C'est  ici  qu'il  faut  honorer  le  chef  eslimable, 
ami  de  sa  foi ,  dont  la  politique  ne  consiste  que 
dans  la  stricte  observation  des  traites  qu'il  a  con- 
sentis. Schmelnizki ,  aux  pieds  du  roi ,  était  plus 
grand  que  le  monarque  ;  car  ce  dernier  se  propo- 
sait de  temporiser  et  d'abuser  les  Kozaks,  tandis 
que  l'autre  suivait  l'impulsion  d'une  âme  ardente 
et  vraie  ,  prête  à  tout  faire  pour  signaler  sa  fidélité. 
Voici  les  preuves  très-rapprochées  de  l'astuce  de 
l'un  et  de  la  loyauté  de  l'autre. 

Islam-Gliéi  aï  instruisit  l'helman  des  Zaporogues 
de  son  arrière-pensée  ;  «  Je  ne  traite  ,  disait  il,  que 
»  pour  abuser  les  Polonais  et  en  obtenir  de  l'argent; 
))  bientôt  ils  ne  seront  plus  sur  leur  garde,  vous 
»  tomberez  sur  eux  à  l'improvisle;  je  vous  aiderai, 
»  nous  partagerons.  »  Schmelnizki  repoussa  celte 
proposition  ,  et  ne  fournit  à  la  Crimée  que  les  sol- 
dats prescrils  par  le  traité ,  pour  marcher  contre  les 
Circassiens. 

Casimir ,  tu  contraire ,  méprisa  les  conditions 
qu'il  avait  solennellement  consenties ,  refusa  au 
métropolite  de  Riow  la  place  au  sénat,  chassa 
igîîominieusement  les  députés  de  Fhetman  ;  un  des 
courtisans  se  permit  des  plaisanteries  grossières  sur 
ce  dernier  ,  et  aperce  ant  le  plaisir  que  ces  gentil- 
lesses occasionnaient  au  roi,  il  poussa  jusqu'à  l'im- 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  297^ 

pertinence  la  plus  injurieuse ,  les  expressions  dont 
il  se  servit,  et  que  le  silence  du  monarque  sanc- 
tionna: on  les  congédia  comme  traîtres. 

Ceux  qui  font  agir  les  souverains  contre  leurs 
intérêts ,  contre  la  sainteté  des  obligations  qu'ils 
ont  contractées ,  contre  les  principes  d'équité  qui 
doivent  lier  les  corps  politiques;  ceux-là,  dis-je, 
devraient  répondre  aux  nations  du  sang  qu'ils  font 
injustement  verser  ;  leurs  noms,  passant  à  la  pos- 
térité ,  ne  les  présenteraient  aux  générations  sui- 
vantes que  comme  des  ennemis  du  bien  public,  ou 
comme  des  instrumens  dont  la  Providence  s'est 
servi  pour  punir  des  peuples  coupables.  Les  Zapo- 
rogues  sont  les  vassaux  de  la  Pologne,  mais  indé- 
pendans.  On  les  accuse  d'injustice  quand  ils  font 
valoir  leurs  droits ,  stipulés  dans  des  traités  approu- 
vés par  Casimir  IV  et  Sigismond  ;  on  les  accuse 
de  rébellion  quand  ils  ne  sont  que  des  supplians, 
réclamant  les  privilèges  jurés  par  le  souverain ,  lors 
de  son  sacre.  On  marche  contre  eux ,  ils  se  défen- 
dent; on  les  attaque,  ils  sont  les  plus  forts;  mieux 
encore,  ils  terrassent  leurs  oppresseurs,  et,  loin 
de  s'enorgueillir  .des  lauriers  de  la  victoire  ,  ils  les 
déposent  aux  pieds  du  chef  qu'ils  ont  vaincu ,  et 
sont  à  genoux  devant  le  trône  qu'ils  pouvaient 
renverser.  Quoi  !  ce  sera  dans  cette  situation  qu'un 
courtisan ,  qu'un  homme  oisif,  qu'un  flatteur  peut- 
être,  les  arrachera  à  la  paix  et  à  l'espoir  du  bon- 
heur qu'ils  ont  si  bien  mérités  ! 


^298  HISTOIRE 

SchmeJnizki  expédie  aux  ministres  de  Casimir  mi 
nouveau  député  porteur  de  cette  réponse  :  «  Celui 
))  qui  engage  uo  souverain  à  se  méfier  des  gens  qui 
»  vous  ressemblent,  n'est  point  un  traître;  nous 
»  avons  jiu'é  la  paix,  ce  serment  est  da]is  mon 
»  cœur;  malheur  à  vous  si  vous  le  faussez  î  » 

Pendant  que  le  temps  s'écoulait  eh  pourparlers 
inutiles,  les  Zaporogues  apprennent  que  le  roi  de 
Pologne  propose  aux  Tatars  de  Crimée  de  s'unir  à 
lui  pour  fondre  inopinément  sur  la  Russie.  Lié  avec 
le  czar,  l'fietman  des  Kozalcs  l'instruit  de  ce  projet. 
Alexis  fait  partir  le  prince  de  Troubezkoi  et  Pous- 
clikin  avec  l'ordre  de  réclamer  de  Casimir  cent 
raille  roubles  qui  lui  sont  dus  (1).  Casimir  avait 
été  plus  que  léger,  en  permettant  qu'on  répondît 
avec  mépris  aux  députés  des  Kozaks;  ses  états 
étaient  exposés  aux  invasions  de  ce  peuple  qui  pou- 
vait y  porter  le  fer  et  la  flamme  ;  mais  il  fut  impo- 
litique en  maltraitant  les  ambassadeurs  du  czar, 
et  en  leur  répondant  avec  hauteur,  «  qu'on  était  en 
))  état  de  conserver  l'épée  à  la  main  tout  ce  qu'on 
»  possédait.  » 

(  ^n  i65o.  j  Pour  remplir  une  des  conditions 
du  traité  qui  permettait  à  Scbmelnizki  d'enregistrer 
quarante  mille  Kozacks,  ri)etman  les  partagea  en 


(i)  Cette  dette  était  un  dédommagement  convenu  entre 
les  deux  couronnes,  au  sujet  de  la  prise  de  Smolensk. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  299 

quinze  reginiens;  le  nombre  des  volontaires  non 
inscrits  était  quadruple,  (i) 

Osrnan  Aga,  ambassadeur  du  sultan  ,  vint  offrir 
à  l'hetman  les  présens  d'usage ,  et  lui  proposa  d'a- 
bandonner la  protection  de  la  Pologne  pour  passer 
sous  celle  des  Turcs.  On  jugea  qu'vme  réponse  né- 
gative indisposerait  le  graad-seigneur  contre  les 
Zaporogues  ;  on  prit  du  temps  pour  se  déterminer. 

Le  pouvoir  do  Thetman ,  l'union  qu'il  avait  éta- 
blie parmi  les  capitaines,  la  bonne  volonté  des 
Rozaks,  leur  fermeté  da??s  Taclion ,  leur  fidélité 
dans  les  traités,  rendirent  les  Zaporogues  respecta- 
bles; mais  il  en  coûtait  aux  Polonais  de  les  voir 
s'illustrer  après  s'être  affermis  ;  la  jalousie  leur  fît 
violer  leurs  engagemens  et  prendre  les  armes. 
Scbmelnizki  apprend  qu'ils  sont  en  campagne  et 
marcbent  contre  lui  ;  il  évite  leur  rencontre  jusqu'à 
ce  qu'il  ait  opéré  sa  jonction  avec  le  kban  de  Cri- 
mée. (2) 


(i)  On  se  forme  une  idée  de  cette  population  extrême, 
en  se  rappelant  que  les  Kosaks  d'Ukraine  s'étaient  joints 
aux  Zaporogues,  que  ces  derniers  occupaient  alors,  non- 
seulement  leur  ancien  territoire  ,  mais  encore  le  pays  que 
leurs  conquêtes  venaient  d'y  ajouter.  C'est  ainsi  qu'il  y  avait 
un  régiment  de  Pultawa  très-éloigné  de  ceux  de  Braclaw^  et 
de  Sbaras.  On  se  confirme  dans  cette  même  idée  en  ne  per- 
dant pas  de  vue  le  désir  de  jouir  de  l'indépendance  qui 
attirait  beaucoup  de  déserteurs,  et  les  traitemens  des  Po- 
lonais augmentant  les  mécontens,  qui  s'expatriaient. 

(2)  Le  roi  de  Pologne  détacha  Stempkowsky  avec  trois 


3oO  HISTOIRE 

L'helman  se  battait  pour  le  maintien  de  ses  pri- 
vilèges; il  avait  communiqué  aux  Kozaks  des  prin- 
cipes d'honneur  ignorés  parmi  eux,  el  lamour  de 
la  gloire  s'unissait  à  celui  de  Tindépendance.  Les 
Taiars  ne  cliercliaient  les  combats  que  pour  s'em- 
parer des  dépouilles  des  vaincus;  l'ardeur  du  butin 
leur  tenait  lieu  de  tout,  la  gloire  pour  eux  n'était 
qu'une  cliimère ,  et  le  gain ,  le  seul  bien  réel  ;  le 
plus  estimé ,  le  plus  honoré  d'entre  les  Taiars ,  était 
celui  qui  revenait  en  Crimée  avec  le  plus  d'or. 

On  s'entend  difficilement  quand  on  est  guidé  par 
des  principes  aussi  différen s.  Schmelnizki  enfonçait 
les  Polonais,  et  les  Taiars,  abandonnant  leur  posi- 
tion ,  venaient  piller  sur  les  derrières  des  Kozaks 
vainqueurs.  Cette  manœuvre  servit  les  Polonais  ; 
ils  prirent  les  Taiars  en  queue  et  en  flanc  ;  ils  en 
firent  un  grand  carnage  ,  et  dispersèrent  tous  ceux 
qu'ils  ne  purent  joindre;  de  son  côté,  l'helman 
abandonné  de  ses  alliés,  se  retira  en  bon  ordre. 

Isman ,  pour  qui  l'art  de  la  guerre  était  étranger  , 
accusa  Schmelnizki  de  trahison  :  celui-ci  observa 
qu'on  devait  se  battre  et  vaincre  avant  de  s'occuper 
de  pillage.  On  s'injuria ,  on  se  sépara  très-mécon- 
tent les  uns  des  autres;  mais,  suivant  l'usage,  le 
khan  s'apaisa  à  la  vue  de  l'or,  et  la  coalition  fut 
renouvelée. 

mille  hommes  de  cavalerie,  pour  connaître  la  marche  de 
l'ennemi.  (Chevalier ,  Hist.  de  la  Guerre  des  Kozaks  contre 
la  Pologne,  p.  i3o.) 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  3oi 

[An  iG52.)  Le  prince  Janus  de  Radzlwil  s'em- 
para de  Riow ,  les  Kozaks  le  cernèrent ,  il  ne  put 
recevoir  de  secours  du  général  Potocki.  Plusieurs 
affaires  toujours  à  l'avantage  des  Kozaks,  la  perte 
des  njeille(u-s  généraux  polonais,  déterminèrent 
le  roi  à  se  mettre  à  la  tête  de  ses  troupes. 

Islam-Gliéraï,  qu'un  nouveau  traité  unissait  aux 
Zaporogues,  présenta  la  bataille  au  roi  :  les  Polo- 
nais furent  malheureux  ;  ils  se  battirent  avec  cou- 
rage, et  perdirent  douze  mille  des  leurs  ;  le  monar- 
que n'échappa  qu'en  donnant  au  khan  une  forte 
somme  (i).  Une  trêve  de  quelques  jours  succède  à 
des  scènes  meurtrières;  on  s'arrange,  on  jure  de 
poser  les  armes.  D'après  les  articles  convenus ,  on 
se  sépare;  l'helman  ramène  ses  Kozaks  :  mais  Islam , 
à  qui  un  parjure  ne  coûtait  rien ,  changea  sa  mar- 
che et  se  dirigea  sur  la  Lithuanie. 

Un  des  personnages  les  plus  marquans  de  cette 
province  célébrait  son  mariage  (2)  avec  un  faste 
analogue  à  ses  richesses  ;  il  avait  rassemblé  chez  lui 
sa  famille,  celle  de  sa  jeune  épouse,  et  toute  la  no- 
blesse des  environs  était  invitée  à  cette  fête.  La  sé- 
curité parfaite  où  était  la  province,  l'éloignement 
du  théâtre  de  la  guerre,  l'illusion  si  ordinaire  qui 

(i)  Hist.  de  la  Petite  Russie,  p.  197  et  198. 

(2)  Ce  seigneur  se  nommait  Kazowskoi.  Aboyez  l'Histoire 
de  la  Petite  Russie,  t.   ij,  p.  198.  Histoire  des  Hetmans 
p.  56. 
I. 


502  HISTOIRE  . 

promet  aux  époux  le  bonbeur  en  perspective ,  tout        1 
concourait  à  augmenter  les  rejouissances.  Les  mu-        " 
siciens  les  moins  mauvais  de  ce  temps-là,  les  dan- 
seuses les  plus  renommées,  la  ciière  la  plus  déli- 
cate, les  vins  les  plus  exquis,  la  jeunesse  la  plus 
légère  et  la  pbjs  bruyante,  enchantaient,  enivraient, 
étourdissaient  la  nombreuse  assemblée  ;  l'univers 
pour  elle  était  dans  ce  moment  le  lieu  de  la  fête'; 
l'époux  radieux  contemplait  avec  complaisance  les 
grâces  et  les  attraits  de  la  plus  jolie  et  de  la  plus 
timide  des  épouses.  Tout  à  coup  la  scène  change, 
Islam  et  ses  Talars  environnent  le  palais,  tout  est 
livré  au  pillage,  aux  flammes,  au  meurtre;  des 
mains  rudes  et  profanes  saisissent  des  femmes  qui, 
naguère  fières  de  leurs  charmes ,  donnaient  des  lois 
à  l'amabilité  :,  les  vases  précieux ,  l'or,  l'argent,  les 
bijoux  ,  les  pierreries  des  dames ,  on  prend  ou  l'on 
arrache  tout  avec  violence;  la  noblesse  prise  au 
dépourvu,  est  chargée  de  fers;  l'époux  au  dés- 
espoir est  séparé  de  celle  dont  il  vient  de  recevoir  la 
foi  :  les  grands-pères,  grand'mères,  parens,  alliés, 
amis,  convives,  les  femmes,  les  filles,  les  veuves, 
les  danseurs  et  musiciens,  tous  sont  capturés  ,  on 
tue  ceux  qui  résistent,  on  abuse  de  ceux  (pii  se 
soumettent  ;  le  sang  se  mêle  avec  la  flamme ,  et 
semble  la  ranimer  ;  la  désolation  est  à  son  comble; 
des  mains  faibles  et  délicates  s'élèvent  vers  le  ciel , 
et  sont  rudement  comprimées  pour  recevoir  des 
chaînes  ;  le  terreur ,  la  honte  et  la  captivité  ou  la 


DE    LA    ISOUYELLE    RUSSIE.  3o*1 

mort,  terminent  une  journée  préparée  et  consacrée 
au  bonheur. 

(^An  i653.  )  Coml)ien  était  habituelle  cette  mau- 
vaise foi ,  base  de  la  politique  des  khans  de  Crimée  ! 
Islam  et  les  Tatars  n'ont  de  vrais  alliés  que  l'argent 
et  le  pillage  ;  ils  trompent  odieusement  les  Polo- 
nais, ils  trahissent  leurs  seimens,  ils  profitent  de 
la  défaite  de  leurs  amis  pour  les  écraser  de  nou- 
veau, et  dans  la  jouissance  momentanée  de  ces 
succès  condamnables,  ils  préparent  une  surprise  à 
ces  mêmes  Kozaks,  avec  lesquels  ils  ont  précédem- 
ment vaincu. 

Schmelnizki  ne  fut  point  la  dupe  de  ce  complot; 
et,  pour  se  garantir  désormais  des  pièges  de  ses 
voisins,  il  résolut  de  se  mettre,  avec  tous  les  Zapo- 
rogues,  sous  la  protection  de  la  Russie. 

Ayant  abandonné  les  Kozaks,  comme  l'hetnjan 
Tavait  prévu  ,  Islam-Ghéraï  s'unit  étroitement  avec 
les  Polonais  pour  tomber  sur  la  Russie;  la  mort 
le  surprit  dans  cette  résolution. 

CHAPITRE     X. 

Règne  de  Mohammed  III ;  suite  de  V histoire  des 
Kozaks   zaporogues. 

(  An  1654.  )  Le  czar  Alexis  ayant  chargé  Basile 
de  Boutourlm  d'examiner  les  propositions  des  Ko- 
zaks, ce  fut  le  jour  des  Rois  que  les  préliminaires 
des  conventions  réciproques  furent  signés  à  Péré- 


3o4  HISTOIRE 

jaslaw.  La  même  année  le  czar  fit  part  à  son  con- 
seil ,  aux  principaux  ecclésiastiques ,  aux  nobles  de 
Moskou  ,  de  la  demande  des  Kozaks ,  qui  fut  ima- 
nimenient  accordée.  Dans  le  dernier  article  des 
lettres-patentes  qui  les  reconnurent  comme  sujets 
russes ,  Alexis  leur  laissa  une  liberté  et  une  indé- 
pendance j)arfaite.  (i) 

(^An  i655.  )  La  mort  d'Islam-Ghéraï  n'était  pas 
sue  en  Pologne;  le  roi  envoya  cent  mille  florins 
d'or  au  klian  pour  le  déter;jjiner  à  marcher  su- 
l'Ukraine.  Mohammed  III,  frère  et  successeur  d'Is- 
lam, reçut  l'argent,  et  fit  marcher  son  armée. 

((  Cependant  Basile  Boutourlin  recevait  au  nom 
»  de  son  maître  les  hommages  des  Zaporogues  (2).  « 
Et  Mohammed,  s'avançant  avec  une  armée  d'éhte, 
joignit  le  général  Potocki.  Quoique  la  saison  fut 
très-rude,  ils  décidèrent  d'ouvrir  la  campagne  par 
le  siège  d'Human.  Trois  remparis  défendaient  cette 


(i)  Il  y  est  dit  :  «  Les  Kozaks  jouiront  d'une  entière  li- 
»  berté,  de  tous  leurs  privilèges  et  prérogatives,  sans  que 
»  le  czar  ou  ses  successeurs  puissent  jamais  leur  en  ôter  Ui 
y>  moindre  chose.  Ils  se  gouverneront  eux-mêmes  selon  leurs 
»  coutumes  et  leurs  lois;  ils  mettront  ordre  à  tout  dans 
»  leur  pays ,  sans  qu'artcune  ])ersonne  de  la  Grande  Russie 
«  puisse  s'en  mêler.  »  Chronique,  t.  m,  p.  129;  Hist.  des 
Kozaks  y  p.  63. 

(2)  11  prit  possession  des  villes  de  Kiow^ ,  Stayski ,  Rziovo , 
Trzypoî,  Tresclitemirow  et  Kannew.  Le  czar  s'était  déjà 
emparé  de  Smolensk.  [Hist.  de  la  Petite  Russie  ^  p.  201.) 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  3o5 

place;  les  Polonais,  qui  la  regardaient  comme  le 
l>oulevart  des  Kozaks ,  desiraient  sa  cliute  ;  les  Ta- 
tars  partageaient  ce  vœu ,  parce  qu'une  ville  aussi 
forte  gênait  leurs  incursions  en  Pologne  (i).  Trente 
mille  hommes  bien  de'termines  défendaient  Hou- 
man.  Les  assiégeans  forcèrent  la  cavalerie  de  mettre 
pied  à  terre  pour  monter  à  l'assaut.  L'attaque  fut' 
terrible  et  le  premier  rempart  emporté.  Ce  succès 
en  préparait  un  second;  mais  les  assiégés,  remar- 
quant les  fautes  des  précédentes  manœuvres ,  se  ra- 
visèrent ,  prirent  de  nouvelles  mesures ,  et  les  Ta- 
tars  furent  repoussés  dans  les  assauts  suivans. 

La  jonction  du  boyard  Boutourlin  et  de  Schmel- 
nizki  n'était  pas  encore  opérée  ;  le  khan  et  le  général 
Potocki  convinrent  de  Tempècher  ;  ils  partent  d'Hou- 
man  et  parviennent  à  entourer  les  Kozaks  dans  les 
plaines  qu'on  a  depuis  nommées  Drischipole, 

Schmelnizki  est  surpris  pour  la  première  fois  ; 
mais  son  génie  lui  présente  un  moyen  tout  nou- 
veau de  se  défendre.  Il  se  retranche  derrière  ses 
traîneaux:  pressés  par  le  nombre,  les  Kozaks  ayant 
constamment  un  traîneau  entre  l'ennemi  et  eux , 
ne  pouvaient  faire  usage  de  leur  sabre;  l'hetman 
ordonna  d'arracher  les  timons,  et  avec  ces  massues 
ils  assomment  les  Tatars  et  font  un  second  rempart 
de  leurs  corps. 

L'ardeur  des  assaillans  fut  ralentie  par  la  perte 

(i)  Hist.  de  Tauride,  t.  ii,  p.  1*62. 

I.  10 


oG  II I  s  T  o  n\  F, 


qu'ils  venaient  d'éprouver  :  ils  crurent  plus  sage  cle 
prendre  l'hetman  par  famine.  Ses  Kozaks  et  lui  ne 
se  désaltéraient  qu'avec  de  la  neige;  les  provisions 
de  toute  espèce,  le  bois  même  manquaient.  Sclimel- 
nizki,  dont  nous  avons  vanté  la  présence  d'esprii , 
en  fît  dans  cette  occasion  un  usage  si  à  propos , 
qu'il  sauva  son  armée.  L'ennemi  avait  divisé  ses 
forces  pour  le  cerner  dans  son  camp;  toutes  les 
issues  étaient  tellement  gardées ,  qu'un  homme  n'en 
pouvait  sortir.  L'hetman  forme  un  bataillon  carré 
de  toute  sa  troupe  ;  il  place  sur  les  côtés  les  soldats 
les  plus  robustes ,  et  les  arme  avec  les  timons  des 
traîneaux  ;  il  fait  un  mouvement  en  avant,  sans  dé- 
gager ses  remparts;  l'ennemi  se  porte  de  ce  côté 
tandis  que  quinze  cents  hommes  ouvraient  un  pas- 
sage vers  l'issue  opposée  ;  quelques-uns  des  siens 
amusent  les  Polonais  ,  lorsque  le  bataillon  carré 
prend  la  direction  de  l'issue  déjà  balayée,  et  sort  du 
camp.  Ceux  qui  étaient  restés  à  la  défense  des  re- 
tranchemens,  s'enfuirent  à  toutes  jambes  quand  les 
Polonais  les  forcèrent ,  et  se  mirent  en  sûreté  près 
de  leur  corps  d'armée  déjà  en  marche.  Schmelnizki 
se  joignit  au  boyard  Boutourlin  près  de  Bielaczer- 
kow^.  Ces  forces  réunies  retournent  contre  les  Po- 
lonais, les  battent,  ruinent  Lublin ,  dont  ils  em- 
portent de  grandes  richesses,  (i) 


(i)  Il  est  imprudent  de  nier  des  faits  constatés.  Cepen- 
dant, sans  les  rejeter  entièrement,  il  est  sage  de  leur  oppo- 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  3oj 

(^/zi656.  )  L'Iietman  des  Zaporogues  ayant 
fourni  des  troupes  auxiliaires  au  roi  de  Suède ,  et 
Adamowitch  qui  les  commandait  s'élant  distingué 
en  plusieurs  rencontres,  l'empereur  d'Allemagne 
et  Je  primat  de  Pologne  députèrent  vers  Scbmel- 
nizki ,  pour  l'inviter  à  rester  neutre  dans  cette 
guerre. 

Une  nouvelle  affligeante  pour  Sclimelnizki  lui 
parvint  à  la  fois  de  Constantinople  et  du  roi  des 
Romains;  on  lui  apprenait  que  Cazimir  se  propo- 
sait de  faire  nommer  le  czar  de  Russie  son  succes- 
seur au  trône  de  Pologne. 

Tant  de  puissance  dans  les  mains  du  czar  me- 
naçait les  Kozaks  d'une  destruction  prochaine,  parce 
que  devenus  dangereux  dès  l'instant  où  ils  ne  se- 
raient plus  utiles,  la  politique  conseillait  leur  sup- 
pression. Scbmelnizki  éprouva  un  si  grand  chagrin 

ser  rinvraisemblance  qui  les  accompagne.  En  premier  lieu, 
cette  manœuvre  de  Sclimelnizki  renfermé  dans  son  camp  , 
ne  peut  être  crue  qu'en  accusant  de  démence  ceux  qui  ne 
l'ont  pas  empêchée.  Secondement,  les  Kozaks  étant  pour  la 
plupart  à  cheval ,  pourquoi  avaient-ils  autant  de  traîneaux? 
Les  historiens  qui  nous  ont  transmis  ce  fait  auraient  été 
effrayés  ,  en  y  réfléchissant  un  peu,  de  la  quantité  de  traî- 
neaux qui  est  nécessaire  pour  entourer  et  fortifier  un  camp 
où  toute  une  armée  est  renfermée.  En  dernière  analyse , 
comment  osait-on  entasser  des  richesses  dans  un  pays , 
théâtre  de  la  guerre,  et  sans  cesse  exposé  aux  invasions? 
(  HisL  de  Tauride  ;  Uist.  des  Hetmans  ;  Hist.  de  la  Petite 
Russie,  ) 


3o8  HïSTOiRlî 

qu'il  en  tomba  malade.  Son  honneur  devait  dicter 
sa  conduite  ,  et  puisqu'il  avait  prêté  serment  de 
fidélité  au  czar ,  il  ne  devait  pas  souiller  la  fin  de 
sa  carrière  par  un  parjure. 

Le  Turc ,  moins  délicat ,  ne  se  croyant  lié  que 
par  son  intérêt,  savait,  par  expérience,  que  lorsque 
l'hetman  ne  prenait  point  sur  le-champ  le  parti 
qu'on  lui  conseillait,  il  ne  l'embrassait  jamais.  Dans 
cette  certitude,  il  eut  la  bassesse  de  désirer  sa  mort, 
et  l'infamie  de  la  bâter  par  un  assassinat. 

Qu'un  grand  homme  périsse  au  sein  des  com- 
bats, en  affrontant  des  dangers  qu'il  a  provoqués, 
sa  mort  est  la  barrière  où  sa  gloire  s'arrête;  mais 
qu'il  succombe  victime  du  poison  que  le  crime  a 
préparé,  ou  sous  un  poignard  aiguisé  par  la  main 
d'un  lâche,  c'est  une  atrocité  que  la  vengeance  doit 
poursuivre. 

Schmelnizki  mourant  assemble  les  colonels  des 
K-Ozaks  et  les  principaux  de  la  nation.  «  Je  termine, 
»  leur  dit  -  il ,  une  carrière  noblement  remplie  , 
»  puisque  j'ai  combattu  avec  vous  et  vaincu  par 
»  votre  aide  :  recevez  mes  remercimens  de  votre 
»  fidélité  passée ,  et  mes  vœux  pour  votre  prospé- 
»  rite  future.  Je  dépose  en  vos  mains  le  souverain 
»  pouvoir  que  j'ai  reçu  de  vous.  J'étais  Kozak  avant 
})  d'être  père  :  l'amour  paternel  ne  m'aveugle  point; 
»  je  laisse  à  mon  fils  mon  exemple  à  imiter  ;  mais 
»  ne  pouvant  lui  transmettre ,  dans  un  âge  aussi 
))  tendre,  l'expérience  que  le  temps  donne,  je  vous 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  3og 

»  invite  à  n'être  pas  séduits  par  votre  attachement 
»  pour  le  père,  jusqu'à  préférer  îe  fils  avix  braves 
»  qui  m'entourent.  Les  temps  orageux  où  vous 
»  vivez  exigent  que  je  sois  remplacé  par  un  homme 
»  qui  joigne  aux  talens  de  la  guerre,  de  grandes 
)i  connaissances  en  politique  ;  qui  ,  long  -  temps 
«  exercé  parmi  vous ,  sache  apprécier  le  mérite  de 
»  chacun  ;  qui,  vous  ayant  déjà  conduits  à  la  vie  - 
))  toire,  continue  à  vous  la  rendre  facile.  Kozaks , 
»  ne  refusez  pas  à  votre  vieux  chef  la  satisfaction 
))  de  remettre ,  de  sa  main  tremblante ,  le  bâton  du 
^j  commandement  dans  une  main  assurée,  forte  et 
»  vaillante,  puisque  vous  la  choisirez.  Si  votre  con- 
))  fiance  en  moi  s'étend  assez  loin  pour  ajouter  un 
»  prix  à  mes  recommandations ,  je  vous  invite  de 
>)  choisir  mon  successeur  entre  le  colonel  de  Péré- 
w  jaslaw,  celui  de  Pultava,  et  Jean  \igovski,  se- 
>;  cré taire  général.  »  (i) 

Une  rumeur  soudaine  remplit  l'assemblée  :  la 
gloire  du  héros ,  la  noblesse  de  ses  sentimens ,  la 
crainte  de  perdre  ce  chef  chéri  et  respecté,  tout 
porte  dans  l'âme  des  spectateurs  un  saisissement 
involontaire  :  des  sanglots,  des  larmes,  des  mois 
commencés  etexpirans  sur  des  lèvres  comprimées; 
des  gestes  de  désespoir,  des  bras  tendus  vers  le 
ciel  ;  un  silence  universel ,  un  état  de  stupeur  et 

(i)  Fojez  y  sur  tous  ces  faits,  et  sur  ceux  qui  suivent  ^ 
VHist.  des  Hetmans  des  Kozaks,  p.  78  et  suiv.  \ 


3lO  HISTOIRE 

d'admiration  composent  la  plus  éloquente  oraison 
funèbre  qu'un  brave  guerrier  ait  méritée.  Cepen- 
dant cet  état  de  conlraclion  est  trop  violent  pour 
durer  :  des  cris  de  douleur  pénètrent  les  voûtes  ; 
leurs  sons  aigus  se  réfléchissent  sur  le  cœur  du 
mourant.  Tout  d'une  voix  ,  et  transportée  hors 
d'elle-même  ,  l'assemblée  demande  le  fils  pour  suc- 
céder au  père  :  «  Votre  génie  veillera  sur  lui ,  s'é- 
crient les  Kozaks  ;  et ,  sous  ses  ordres ,  le  nom  de 
Schmelnizki  se  mêlera  encore  aux  cris  de  victoire. 
Choisissez  un  de  nous  pour  son  guide,  créez -le 
son  conseiller,  son  ministre;  reposez -vous  sur 
notre  fidélité  pour  le  faire  respecter,  et  laissez-nous 
vous  obéir  plus  long -temps  en  obéissant  à  votre 
fils.  » 

Cette  noble  conduite  des  Kozaks  prouvait  com- 
bien il  était  alors  glorieux  de  les  commander  :  le 
vieux  hetman  est  attendri  ;  il  rappelle  ce  qui  lui 
reste  de  forces  ,  fait  approcher  son  fils ,  lui  remet 
les  marques  de  sa  dignité,  promène  sur  les  Kozaks 
en  pleurs  des  yeux  éteints,  et  expire. 

Les  Kozaks  venaient  de  prouver  qu'ils  étaient 
dignes  d'un  tel  chef  :  c'est  un  jeune  homme  qui  va 
être  leur  hetman  ;  mais  il  est  fds  de  leur  héros ,  et 
ils  savent  que  le  génie  s'agrandit  lorsqu'à  côté  du 
désir  de  bien  faire  on  en  a  contracté  l'obligation. 

Si  le  véritable  attachement  de  Schmelnizki  pour 
la  chose  publique  est  digne  d'éloge ,  si  l'oubli  de 
son  sang  prouve  combien  il  était  attaché  à  la  gloire 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  OU 

de  ses  soldats,  que  ne  peut-on  pas  espérer  de  son 
fils ,  par  la  conduite  qu'il  lient  en  ouvrant  sa  car- 
rière ?  Au  milieu  de  ceux  qui  Font  élevé  aux  hon- 
neurs du  commandement,  au  milieu  des  éloges  que 
sa  noble  modestie  force  toutes  les  bouches  de  lui 
prodiguer ,  «  Kozaks ,  leur  dit-il ,  je  n'ai  pas  voulu 
»  troubler  les  derniers  momens  de  mon  père  par 
))  un  refus  ;  j'étais  alors  tout  à  ma  douleur ,  je  suis 
»  maintenant  tout  à  mon  devoir  :  ce  n'est  pas  à  mon 
»  âge  qu'on  ose  se  charger  d'un  fardeau  aussi  pé- 
»  nible  que  celui  du  commandement  ;  on  doit  s'in- 
»  struire  et  apprendre  à  obéir  pour  savoir  un  jour 
»  commander  :  je  respecte  et  j'admire  votre  dévoue- 
»  ment  pour  mon  père ,  mais  je  saurai  n'en  pas 
»  abuser;  souffrez  que  je  me  démette  du  souverain 
»  pouvoir ,  faites  un  choix  plus  utile  pour  nous.  » 

Ce  discours  surprit  l'assemblée  sans  changer  ses 
résolutions;  la  démission  de  Georges  Schmelnizki 
est  refusée  ;  on  l'oblige  de  reprendre  le  bâton  du 
commandement,  on  l'autorise  seulement  à  garder 
Vigovski  en  qualité  de  conseiller ,  en  lui  permet- 
tant de  prendre  à  la  guerre  les  attributs  de  la  di- 
gnité d'hetman  ,  toutes  les  fois  que  Georges  ne 
serait  pas  à  l'armée. 

On  voit  combien  peu  était  réfléchie  la  politique 
des  Kozaks.  Il  fallait  supposer  à  Vigovski  un  désin- 
téressement extraordinaire  pour  lui  supposer  de 
même  le  sacrifice  de  son  ambition  a  l'intérêt  pu- 
blic. C'était  créer  à  la  fois  deux  hetmans ,  dont 


3l2  11 1  s  T O  1 R E 

l'un  n'avaÎL  encore  que  Ja  ré|>ulatioii  Je  son  père 
pour  appui ,  tandis  que  l'autre  réunissait  à  beau- 
coup d'ambition  un  pouvoir  suffisant  pour  déposer 
son  rival.  Les  Zaporogues  manquèrent  leur  but  en 
faisant  partai^^er  Tautorité  à  celui  qui  ne  devait  don- 
ner que  des  cojiseils. 

Mohammed-Gbérai,  leseul  allié  qu'eût  la  Polo- 
gne, vint  à  son  secours  et  défit  le  prince  de  Transyl- 
vanie Ragozzi ,  qui  s'était  imprudemment  avancé. 

L'iiistoire  des  lietmans  dit  que  le  jeune  Scbmel- 
nizki  avait  trouvé ,  dans  les  papiers  de  son  père  , 
des  avis  et  des  instructions  sur  les  troubles  qu'il 
prévoyait  devoir  bientôt  di\  iser  les  Kozalcs.  Elle 
ajoute  qu'il  s'empara  de  l'argent  que  l'betman  avait 
laissé,  et  se  ligua  avec  les  Polonais  contre  le  czar. 

(^«  i658.)  Cette  conduite,  loin  de  ramener 
l'union  désirée ,  divisa  les  Kozaks  :  Vigovski  s'en- 
tendit avec  les  Polonais ,  qui  le  reconnurent  pour 
lietman.  En  cette  qcialité  ,  il  envoya  deux  co- 
lonels pour  traiter  avec  le  kban  de  Crimée  :  ils 
furent  pris  et  noyés  par  les  Kozaks  de  la  faction 
contraire.  Plus  beureux  dans  une  seconde  ambas- 
sade ,  le  kban  lui  accorda  les  secours  qu'il  sollici- 
tait pour  atlaquei  les  Zaporogues  de  la  rive  gaucbe 
du  Dnieper.  Vigovski  eut  des  succès  sur  ses  ri- 
vaux ,  et  sur  les  troupes  du  czar  qui  les  proté- 
geait, (i) 

(i)  J'avoue  n'avoir  pu  saisir  la  vraie  version  dans  cette 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  3l3 

Un  nitîcoii  teille  m  eut  général  régnait  parmi  les 
Zaporogues.  C'était  contre  leur  avis  que  Vigovsld 
avait  quitté  le  parti  du  czar ,  qu'il  s'était  ligué  avec 
les  Tatars  de  Crimée,  en  un  mot,  qu'il  avait  usurpé 
une  dignité  qu'ils  ne  lui  avaient  pas  conférée.  Dans 
les  premiers  momens  d'etïervescence ,  ils  se  portent 
à  Braclaw,  nomment  unanimement  Schmelnizki 
pour  leur  unique  lietman ,  et  se  déclarent  en  fa- 
vem-  du  czar  Alexis. 

Vigovski  cria  h  la  trahison,  et  reprocha  au  boyard 
Khitrow  les  menées  sourdes  par  lesquelles  il  était 
parvenu  à  séduire  les  Kozaks.  Khitrow  répondit  avec 
noblesse ,  (c  que  l'alliance  d'un  souverain  comme  le 
»  sien  n'avait  aucun  rapport  avec  celle  des  brigands 
))  de  Crimée;  qu'en  fait  de  menées  sourdes,  il  n'é- 
»  tîiit  pas  de  force  à  lutter  avec  celui  qu'on  avait 
»  choisi  pour  protéger  l'hetnian,  et  qui  s'était  mis 
»  à  sa  place.  » 

On  ne  sait  que  penser  du  peu  de  tenue  dans  les 
traités  ,  du  peu  d'égard  que  toutes  ces  puissances 
avaient  les  unes  pour  les  autres  :  l'art  de  l'intrigue 
l'emportait  sur  celui  de  la  guerre;  suivant  l'intérêt 

partie  de  l'histoire  des  Zaporogues.  Il  faut ,  ou  que  les  his- 
toriens aient  commis  des  erreurs  dans  les  dates,  ou  que  les 
Kozaks  n'eussent  pas  le  sens  commun.  D'après  les  faits, 
les  deux  hetmans  sont  rivaux  ;  ils  sont  tous  deux  ligués 
avec  les  Polonais,  tous  deux  en  guerre  avec  le  czar:  et  ce 
prince  protège  les  Kozaks  de  la  rive  gauche  restés  fidèles  à 
Schmelnizki  !  Comment  concilier  tout  cela  ? 


3l4  HISTOIRE 

du  moment,  on  voyait  les  traités  consentis  et  révo- 
qués dans  la  même  année. 

MaJr^ré  les  belles  espérances  que  donnait  le  fils 
de  Sclimelnizki,  la  perte  de  ce  dernier  avait  détruit 
l'union  et  l'énergie  si  nécessaires  aux  peuples  ;  la 
confiance  qui  concourt  au  ^^ain  des  batailles  n'exis- 
tait plus,  le  respect  qui  lie  les  soldats  à  leur  chef 
et  à  leur  devoir  était  à  peine  aperçu. 

[An  \  660.)  Alexis  envoie  le  boyard  CliérémétofF, 
pour  traiter  avec  Schmelnizki  et  se  concerter  avec 
lui.  Plein  de  bonne  foi,  le  boyard  russe  la  développa 
dans  sa  mission  ;  mais  il  reconnut  bientôt  à  quelles 
gens  il  avait  à  faire  ;  prévenir  son  maître  ,  se  tenir 
sur  ses  gardes ,  ne  rien  hasarder  fut  le  mobile  de 
sa  conduite. 

Les  Russes  et  les  Zaporogues  réunis  battaient  les 
Polonais  à  Doubno;  mais  Schmelnizki  entretenait 
des  correspondances  secrètes  avec  le  général  enne- 
mi ;  il  conclut  1  m  traité  avec  la  Pologne ,  par  lequel 
il  s'engagea  à  chasser  les  Russes  de  l'Ukraine.  (1) 

Parmi  les  Kozaks,  en  Pologne,  en  Russie  et 
principalement  en  Crimée,  la  peste  fit  d'aflreux 
ravages.  Le  khan  sollicita  des  secours  en  argent  du 
roi  de  Suède.  Le  traité  d'Oliva  ayant  eu  lieu  l'année 
précédente,  la  Suède  n'avait  à  réclamer  du  khan  , 
que  quelques  prisonniers  faits  pendant  la  guerre 

(i)  Ce  traité  est  du  18  octobre  1660,  quatre  mois  après 
la  convention  conclue  avec  le  boyard  Chérémétoff. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  3l5 

de  Pologne;  d'un  autre  côté,  le  czar  Alexis,  pré- 
venu par  les  avis  de  Cliérémétoff ,  avait  préparé  de 
nouvelles  troupes  qu'il  confia  aux  princes  Kourakin 
et  Romadanovslii  ;  celte  reprise  d'hostilités  continua 
avec  des  succès  divers  jusques  à  l'année  1667  où 
la  Russie  et  la  Pologne  convinrent  d'une  trêve  de 
treize  ans. 

L'Histoire  des  hetmans  nous  présente  encore  des 
contradictions  :  elle  dit  (i)  que  Schmelnizki,  dé- 
couragé par  les  pertes  qu'il  avait  faites,  abdiqua  la 
dignité  dlietman  et  se  fit  moine.  Plus  loin  (2),  elle 
ajoute  que  le  roi  de  Pologne  rappela  de  son  exil 
George  Schmelnizki.  Etre  exilé  ou  être  moine,  sont 
deux  conditions  très-différentes  l'une  de  l'autre. 
On  verra  dans  le  chapitre  suivant,  que  cet  betman 
fut  pris ,  exilé ,  mais  qu'il  n'entra  dans  aucun  mo- 
nastère. Ce  qu'il  est  douloureux  d'avouer,  c'est 
que  Georges  ternit ,  par  ses  cruautés ,  un  nom  que 
son  père  avait  illustré;  il  prouva  que  la  gloire  des 
héros  leur  est  personnelle ,  qu'elle  ne  répand  sur 
ceux  qui  leur  tiennent  de  près,  qu'une  lumière  de 
réflexion ,  s'éteignant  avec  la  cause  qui  la  fît  briller. 

(i)  Page  102. 
(2)  Page  118. 


3l6  HISTOIRE 

CHAPITRE  XL 

Règne  de  SélùnGhéraï;  continuation  de  V  histoire 
des  Zaporogues. 

{y4n  i665.  )  Le  khan  de  Crimée  mourut  cette 
année,  et  Mahomet  IV  le  remplaça  pnr  un  prince 
de  la  même  famille  de  Ghéraï ,  mais  d'une  autre 
branche  :  il  se  nommait  Adel, 

En  1667  les  Kozaks  choisirent  Doroz  pour  leur 
hetman  :  celui-ci  réunit  aux  Zaporogues  une  mul- 
titude de  Tatars  (1) ,  et  invita  le  grand-seigneur  à 
recevoir  l'Ukraine  sous  sa  proleclion.  [^An  1669.  ) 
Indignés  de  passer  sous  la  domination  des  infidèles, 
plusieurs  chefs  de  Kozaks  ,  et  principalement 
Georges  Schmelnizki,  se  révoltèrent. 

Le  désespoir  des  Zaporogues,  la  bonté  de  leur 
cause,  le  grand  nombre  de  leurs  combattans  n'em- 
pêchèrent pointDoroz  de  triompher.  Les  principaux 
chefs  furent  tués  ou  pris.  Du  nombre  de  ces  derniers 
se  trouva  Schmelnizki  qu'on  conduisit  à  Zaragrad. 

Mahomet,  sollicité  par  Doroz,  se  mit  en  cam- 
pagne et  fît  le  siège  deKaminiekPodolsk.  Legrand- 
seigneur,  mécontent  de  la  tranquille  insouciance 
du  khan  de  Crimée,  auquel  les  Kozaks  avaient  pillé 

(1)  Hist.  de  Tauride,  t.  11 ,  p.  267. 

Doroz  ou  Doroz-Chensko  eut  pour  aide-de-camp  ce  fa- 
meux Mazeppa ,  que  nous  verrons  bientôt  donner  des  preuves 
de  talent  et  de  trahison. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  3l7 

trois  cents  villages,  le  déposa  et  mit  à  sa  place 
Sëlim-Gliéraï. 

Le  nouveau  khan  était  un  de  ces  hommes  rares, 
qui ,  possédant  une  âme  ferme ,  droite  et  souverai- 
nement juste,  renfermait  par  conséquent  le  germe 
de  toutes  les  vertus.  Si  elles  ne  se  développèrent 
pas  dans  plusieurs  circonstances ,  il  n'en  faut  accu- 
ser que  la  barbarie  du  pays  où  il  naquit;  en  effet, 
comment  aurait-il  pu  braver  les  préjugés  et  régner 
sur  des  hommes  que  le  préjugé  conduisait?  Aussi 
sa  carrière  est-elle  remplie  de  triomphes  et  de  dis- 
grâces. On  voit  l'homme  destiné  par  la  nature  à 
être  grand,  lutter  long-temps  contre  le  fanatisme, 
et  sacrifier  souvent  à  l'intolérance.  Cette  faute  se 
liait  aux  principes  religieux  de  sa  nation  ;  la  bonté 
de  son  cœur,  la  modération,  la  bravoure,  le  res- 
pect pour  les  lois  étaient  les  dons  de  la  nature 
agrandis  par  l'éducation  ;  son  aveugle  croyance  au 
prophète  obscurcissait  son  jugement  et  arrêtait  son 
génie  au  milieu  de  sa  course  rapide. 

Sélim  monta  cinq  fois  sur  le  trône ,  et  composa , 
dans  ses  quatre  retraites ,  une  histoire  des  Orien- 
taux :  il  fut  le  premier  homme  de  guerre  que  les 
Turcs  puissent  citer,  puisque  indépendamment  de 
son  courage  héroïque,  il  connaissait  l'art  militaire 
par  principes,  et  réunissait  à  ce  grand  coup  d'œil 
qui  constitue  les  habiles  généraux,  l'observation 
d'une  discipline  sévère,  qui  concourt  au  gain  des 
batailles. 


3l8  IITSTOITlt 

Philosophe  éclairé,  patient,  modeste,  il  des- 
cendait du  trône  sans  regret ,  et  y  remontait  sans 
orgueil;  jouet  de  l'intrigue,  des  caprices,  de  l'igno- 
rance, de  l'envie,  de  l'impérieuse  volonté  d'un 
souverain  séduit,  il  ne  lui  échappa  jamais  une 
plainte;  on  pouvait  l'humilier,  mais  son  âme  forte 
était  au-dessus  des  passions.  Peut-être  n'a-t-il  point 
existé  d'homme  qui  ait  passé  par  autant  d'épreuves, 
qui  ait  supporté  des  secousses  plus  fortes  et  des 
revers  de  fortune  plus  grands. 

{^An  1672.)  Séhm-Ghéraï  et  Doroz  joignirent 
Mahomet  IV  sous  les  murs  de  Kaminiek  (i).  Déjà 
le  sullan  s'étonnait  de  la  longue  résistance  de  la 
place  :  Sélim  proposa  l'assaut.  Les  assiégés ,  redou- 
tant la  férocité  des  Turcs,  préférèrent  de  se  rendre; 
les  autels  furent  profanés,  les  églises  pillées,  le 
croissant  remplaça  la  croix.  En  se  détachant  de  la 
grande  armée ,  Sélim  s'empara  de  la  Volhynie  ;  il 
fît  dix  mille  prisonniers  ;  mais  ses  deux  fils ,  moins 
heureux ,  moins  expérimentés ,  furent  battus  à 
Kalisz  par  Jean  Sobieski,  général  de  la  couronne. 

Ces  dernières  défaites,  les  revers  que  les  Kozaks 
ses  alliés  éprouvèrent ,  avaient  affecté  et  découragé 
le  grand-seigneur  :  Sélim  lui  rendit  l'espérance  en 
se  mettant  à  la  tête  dé  ses  armées  ;  les  Polonais  sont 
battus  et  mis  à  contribution ,  l'Ukraine  est  con- 
quise ,  la  Podolie  suit  le  même  sort. 

(i)  Hist.  des  Kozaks,  p.  i35. 


DE    J.k  NOUVELLE    RUSSIE.  3l9 

Jean  Sobleski  est  élu  roi  de  Pologne;  ce  prince  , 
doué  de  mille  qualités,  employait  avec  art  les  res- 
sources de  la  politique  :  à  la  sagesse  de  son  admi- 
nistration se  joignait  une  confiance  générale  de  son 
peuple,  qui  savait  apprécier  ses  lumières  et  son 
courage.  Sobieski  gagna  l'infanterie  kozaque;  il  la 
sépara  de  son  chef.  Mais  cette  mesure  tardive  n'em- 
pêcha pas  Doroz  de  s'emparer  d'Houman.  Le  siège 
fut  long,  la  place  était  forte,  la  garnison  nom- 
breuse et  pleine  d'ardeur.  Doroz,  lassé  par  la  rési- 
stance, donna  l'assaut  et  réussit.  Tout  ce  qu'on 
peut  imaginer  de  plus  cruel  (r)  fut  exercé  sur  les 
habitans  de  cette  malheureuse  ville.  On  égorgea 
tant  qu'on  eut  la  force  de  manier  le  sabre  ;  on  mar- 
tyrisa ,  lorsque  le  bras  lassé  fit  tomber  le  fer  homi- 
cide. Les  vainqueurs  devinrent  des  bourreaux.  Les 
vieillards  furent  écorchés,  leurs  peaux  remplies  de 
paille  et  envoyées  au  sultan  :  on  fit  des  femmes  et 
des  filles  ce  qu'on  jugea  à  propos,  on  circoncit  les 
enfans ,  qu'on  emmena  en  captivité. 

((  L'année  suivante ,  le  sultan  fit  sortir  de  prison 
»  Georges  Schmelnizki,  lui  donna  le  titre  de  prince 


(i)  Hist,  des  Hetmans  ,  p.  144. 

Un  fait  atroce ,  et  qui  prouve  la  barbarie  des  Tatars  ;,  ce 
fut  de  découper  la  peau  des  bras  de  leurs  victimes  ,  en  imi- 
tant l'antique  vêtement  des  Polonais  ,  qui  permet  aux  man- 
ches d'être  à  volonté  jetées  sur  l'épaule  :  «  Maintenant,  leur 
»  disaient-ils  ,  vous  êtes  nobles.  » 


SsO  HISTOIRE 

»  de  ]a  PeiileRussie  ,  et  d'iietnian  des  Zaporogues  ; 
))  il  lui  associa  Ibraïm  pacba ,  et  Sélim  ,  en  don- 
»  liant  à  chacun  un  corps  de  troupes,  et  leur  per- 
»  mettant  d'aller  en  Ukraine,  d'y  rassembler  le 
))  plus  de  forces  possibles  ,  d'assiéger  Cziguirln ,  de 
»  la  prendre,  et  de  se  porter  sur  Kiow.  »  (i) 

(^7z  1677.)  Tous  les  corps  nouvellement  levés 
se  présentèrent  en  juin  sous  les  murs  de  Cziguirin. 
Les  Russes  soutinrent  vaillamment  le  siège,  et  don- 
nèrent le  temps  au  prince  Gallizin  de  venir  à 
leur  secours.  Le  i5  août  l'ennemi  se  retira.  Le 
sultan  ordonna  à  Sélim  de  faire  mourir  les  paysans 
qu  on  avait  pris  dans  les  environs  de  la  place  assié- 
gée. Quel  ordre  pour  un  homme  comme  Sélim  ! 
11  faut  qu'il  obéisse  ;  il  faut  que  sous  ses  yeux  on 
égorge  des  gens  faibles,  innocens  et  désarmés. 
((  Ah  !  s'écria  Sélim ,  puisse  le  sang  de  ces  victimes 
»  ne  retomber  jamais  sur  moi  !  » 

Cependant  le  roi  de  Pologne  repoussait  les  Tatars 
jusqu'en  Crimée ,  et  le  sultan  déposait  Sélim  qui 
lui  avait  rendu  de  si  grands  services.  Cette  politique 
de  Mahomet  ne  pouvait  être  autorisée  que  par 
l'ombrage  qu'inspirait  un  prince  éclairé ,  brave , 
adoré  des  soldats,  respecté  dans  tout  l'empire,  tel 
qu'était  Sélim. 

Ç^n  1678.)  Le  khan  de  Crimée  fut  remplacé  par 

(i)  Relation  historique  de  la  Pologne ,  p.  gS  et  96  ;  Hi&t. 
des  Hetmans,  p.  148  et  suiv. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  32 1 

le  prince  Murat-Gliéraï  ;  sous  ses  ordres  ,  les  Tatars 
ravagèrent  la  Basse-Ukraine.  La  paix  de  treize  ans 
entre  la  Russie  et  la  Pologne  fut  renouvelée  pour  le 
même  terme.  Cziguirin  ,  attaquée  de  nouveau ,  la 
garnison  se  lit  jour  et  se  retira  dans  les  forts  con- 
struits par  le  prince  Romodanovski, 

Fédor  III  avait  succédé  au  czar  Alexis  j  Doroz 
lui  avait  remis  Cziguirin  et  quelques  autres  places 
sur  le  Dnieper.  C'est  ainsi  qu'on  peut  justifier  les 
faits  précédens,  d'ailleurs  très  diversement  racontés. 

Murât  avait  été  battu  ;  son  fils ,  huit  murzas  et 
dix  mille  Tatars  restèrent  sur  la  place,  (i) 

CHAPITRE  XIL 

Continuation   du  précédent, 

Georges  Schmelnizki  se  conduisit  dans  ces  der- 
nières affaires  avec  beaucoup  de  cruauté  :  les  Za- 
porogues,  qui  s'étaient  si  long-temps  glorifiés 
d'obéir  au  père  ,  commencent  à  rougir  de  recevoir 
les  ordres  du  fds. 

Murat-Ghéraï  conduisit  ses  Tatars  sur  les  posses-^ 
slons  des  Russes ,  et  ravagea  plus  de  trente  lieues 
de  pays.  Fédor  III  envoya  des  ambassadeurs  au 
sultan ,  pour  traiter  de  la  paix  :  le  premier  mour- 
vement  de  Mahomet  fut  de  renfermer  les  ambas- 


(i)  Lévcqiie,  Hiu.  de  Russie,  t.  iv,  p.  112. 


322  HISTOIRE 

sadeurs  aux  Sept-Tours.  La  réflexion  le  ramena  : 
la  paix  fut  conclue  en  1681. 

{An  1681.)  Cette  même  année,  Adgi-Ghéraï 
reni]  laça  Murât  et  régna  quelques  instans.  Maho- 
met avait  besoin  d'un  capitaine  expérimenté  pour 
conduire  son  armée,  qui  marchait  sur  Vienne;  il 
ne  pouvait  recourir  à  Sélim  sans  lui  restituer  le 
trône  de  Crimée.  Sélim  est  réintégré,  et  reçoit  l'or- 
dre d'aller  rejoindre  le  grand-visir  sous  les  murs 
de  la  capitale  de  l'Autriche. 

{An  i683.)  Le  khan ,  mécontent  des  dispositions 
du  siège,  eut  la  hardiesse  de  le  dire  :  le  grand-visir 
accueillit  très-mal  ses  observations;  dès  lors,  celui 
sur  l'expérience  duquel  le  grand-seigneur  avait 
compté  ,  ne  fut  plus  qu'un  instrument  d'obéissance. 
Le  siège  traînait  en  longueur  :  Sélim  osa  observer 
de  nouveau  qu'il  fallait  attaquer  la  place  par  le 
côté  qu'il  indiqua.  Il  s'offrit  de  monter  à  l'assaut 
à  la  tête  des  janissaires  :  le  général  en  chef  reçut 
cet  avis  aussi  mal  que  le  précédent.  Sélim  observa 
en  vain  que  les  Polonais  -étaient  conduits  par  un 
prince  intrépide,  dont  l'intérêt  était  d'empêcher 
la  prise  de  Vienne;  que  vraisemblablement  on 
l'aurait  sur  les  bras  avant  d'avoir  emporté  la  place. 
Kara-Mustapha  lui  répond  avec  fierté  qu'il  a  l'hon- 
neur de  commander  deux  cent  cinquante  mille 
fantassins  et  trente  mille  saphis ,  et  qu'avant  d'avoir 
reçu  Selim  dans  son  armée,  il  avait  fait  éprouver 
au  duc  de  Lorraine  la  valeur  des  Turcs. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  323 

{ylti  i683.)  «  Lëopold  abandonne  sa  capitale, 
»  se  relire  à  Passau  avec  sa  cour.  La  plupart  des 
»  babiians ,  consternés  par  la  fuite  du  souverain  , 
»  fuient  dans  la  plus  grande  consternation.  Le 
»  comte  de  Staremberg  n'avait  dans  Vienne  que^ 
»  buit  mille  bommes  de  bonnes  troupes  )  le  duc 
w  de  Lorraine  avait  inutilement  tenté  de  conser- 
»  ver  une  communication  de  son  armée ,  forte 
»  de  vingt  mille  bommes ,  avec  la  ville  qui  était 
»  réduite  à  ses  propres  forces.  »  (i) 

Quel  plus  beau  moment  pour  suivre  le  conseil 
de  Sélim  !  Déjà  le  désordre  régnait  dans  Vienne  : 
les  femmes  éplorées  venaient  embrasser  les  genoux 
du  gouverneur,  et  le  suppliaient  de  leur  fournir  des 
moyens  d'évasion;  le  clergé  en  prières  faisait  re- 
tentir les  temples  de  ces  accens  pleins  de  ferveur , 
quand  la  crainte  les  articule....  Ces  vœux  sont 
exaucés. 

On  allait  se  rendre  pour  éviter  les  borreurs 
d'un  assaut  qu'on  redoutait  depuis  long-temps  et 
qu'on  ne  pouvait  repousser,  lorsque  les  troupes 
saxonnes  et  bavaroises  paraissent  sur  la  montagne 
de  Calemberg  :  le  roi  de  Pologne ,  Jean  Sobieski , 
donna  à  Léopold  la  plus  grande  leçon  qu'un  sou- 
verain puisse  recevoir ,  puisque  c'est  une  tête  cou- 
ronnée qui  la  donne.  Léopold  fuit  devant  les  Turcs , 


(i)  Voyez  l'Histoire  de  Jean  Sobieski,  par  Coyer,  t.  ii , 
p.  98. 


Ss/î  HISTOIRE 

abandonne  sa  capitale  ;  Sobieski  marcbe«  pour  une 
cause  qui  n'est  pas  la  sienne,  s'expose  en  soldat, 
saisit  l'étendard  de  Mahomet  (i)  ,  et  entre  le  premier 
dans  le  camp  de  l'ennemi.  Kara-Muslapba  fit  sé- 
parer ses  troupes ,  une  partie  monta  à  l'assaut  sous 
les  ordres  d'un  pacha  ,  et  l'autre  se  présenta  aux 
Polonais.  Les  assiégés,  rendus  à  l'espérance,  se 
défendirent  avec  d'autant  plus  de  succès  qu'il  n'y 
eut  point  de  fausse  attaque,  et  que  toutes  les  forces 
se  portaient  sur  la  même  brèche.  On  n'a  jamais  eu 
d'exemple  d'une  déroute  aussi  complète ,  avec  aussi 
peu  d'effusion  de  sang.  Sélim,  dont  on  avait  mé- 
prisé les  avis,  dirigea  la  retraite  de  l'armée  turque 
et  la  sauva. 

Mahomet  ne  s'occupait  point  des  motifs  de  sa 
défaite  :  puisque ,  malgré  ses  talens ,  Sélim  n'avait 
pu  prendre  Vienne  ,  il  était  coupable  de  trahison  : 
cette  conséquence  est  ottomane.  Sélim  est  dépos- 
sédé du  trône  de  Crimée  ;  Kier-Ghéraï  est  installé  à 
sa  place. 

{An  1686.)  Par  un  traité  de  paix  et  d'amitié  per- 
pétuelle conclu  le  6  mai  1686,  entre  la  Russie  et 
la  Pologne ,  toute  l'Ukraine  fut  cédée  à  la  première 
de  ces  puissances  ,  sous  l'engagement  consenti  par 
les  czars  Ivan  V  et  Pierre  ¥^ ,  d'empêcher  les  Ta- 
tars  de  Crimée  de  faire  des  incursions  en  Pologne. 

(1)  On  a  pensé  qu'il  y  avait  una  erreur  sur  cette  prise. 
Voyez  Coyer ,  t.  11 ,  p.  1 17. 


DE    LÀ    NOUVELLE    RUSSIE.  325 

Ce  traité ,  dû  à  l'intelligence  du  prince  Gallizin  , 
formait  de  plus  une  coalition  de  la  Russie,  de  l'Au- 
triche, de  la  Pologne  et  de  la  république  de  Venise 
contre  les  Turcs. 

{^An  1687.)  I^'^pi'ès  ces  arrangemens,  Gallizin 
marcha  contre  les  Tatars  et  pénétra  jusqu'à  Pé- 
rékop. 

Sur  ces  entrefaites,  Sélim  est  rappelé  par  Ma- 
homet. Le  grand  -  seigneur  regardait  ce  prince 
comme  un  instrument  dont  il  se  servait  dans  l'oc- 
casion ,  et  qu'il  abandonnait  lorsque  la  crise  avait 
cessé.  Il  fut  déposé  lui-même,  cette  année,  après 
un  règne  de  trente-sept  ans. 

Sélim  repoussa  les  Russes ,  quoique  l'hetman 
Samoïlovilch  eût  renforcé  leur  armée  de  soixante 
mille  Rozaks.  Ceux-ci,  mécontensde  l'hetman,  le 
déposèrent,  et  élurent  Mazeppa,  son  aide-de-camp, 
pour  son  successeur. 

Tant  que  Sélim  régna ,  dit  l'histoire  de  la  Tau- 
ride,  on  renonça  aux  entreprises  sur  cette  pres- 
qu'île; mais  il  plut  à  Soliman  III  de  recommencer 
le  jeu  qui ,  sans  doute ,  avait  beaucoup  amusé  Ma- 
homet ,  et  Sélim  fut  congédié  de  nouveau. 

Deux  khans  se  succédèrent  dans  l'espace  de  deux 
ans  :  ce  temps  leur  suffit  pour  se  faire  battre  et  ou- 
vrir la  Crimée  aux  ennemis. 

(^An  1692.)  Soliman  sentit  la  faute  qu'il  avait 
faite,  et  les  qualités  de  Sélim  le  rappelaient  sans 
cesse  au  trône  d'où  le  caprice  du  despote  le  préci- 


SaG  IIISTOÎRE 

pilait  bientôt  après.  C'est  ici  que  le  grand  homme 
va  se  montrer  :  au  sein  de  la  victoire ,  il  est  libre  de 
se  venger  de  toutes  les  humiliations  qu'il  a  reçues. 
Dans  la  même  année,  Sëlim  bat  les  Russes,  les  Au- 
Iricfiiens  et  les  Polonais  ;  il  sauve  l'e'tendard  de  la 
religion ,  relève  le  courage  des  Turcs ,  en  les  fami- 
liarisant avec  la  victoire ,  et  rend  à  l'empire  otto- 
man la  consistance  qu'il  avait  perdue.  Les  janis- 
saires ,  autrefois  battus  dans  toutes  les  occasions  , 
s'enorgueillissent  maintenant  de  leurs  succès  j  ils 
reconnaissent  leur  chef  pour  le  principe  et  le  dis- 
pensateur de  la  gloire  qu'ils  viennent  d'acquérir; 
la  reconnaissance  s'empare  d'eux.  Extrêmes  en  tout, 
ainsi  que  des  hommes  sans  lumières,  l'enthousiasme 
les  poriejusqu'ànommerSélimempereur  des  Turcs. 
Le  khan  de  Crimée  les  écoule  sans  partager  leurs 
transports;  il  leur  observe  de  sang-froid  que  le  trône 
de  Constantinople  n'est  point  vacant ,  et  leur  de- 
mande quelle  estime  ils  auraient  pour  un  chef  qui 
le  serait  devenu  par  une  trahison.  Tant  d'héroïsme 
était  difficilement  senti  par  des  janissaires;  il  fallut 
plus  de  peine  pour  les  remettre  dans  la  voie  de  la 
fidélité  qu'on  en  eut  employé  jadis  à  les  révolter  : 
pénétrés  de  respect  pour  Sélim,  ils  avouent  leurs 
torts  ;  mais  ils  lui  jurent  un  dévouement  éternel. 

Aussi  modeste  après  la  victoire  qu'il  avait  été  cou 
rageux  et  habile  durant  l'action  ,  Sélim  demanda, 
pour  toule  récompense,  la  permission  daller  à  la 
Mecque,  et  delà  à  Médine,  visiter  le  tombeau  de 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  S'iy 

Mahomet.  Réservé  pour  les  événemens  extraordi- 
naires ,  Sélim  fut  arrêté  par  les  Arabes ,  ainsi  que 
la  grande  caravanne  du  Caire  qui  l'escortait. 

Les  Arabes  imposèrent  le  khan  comme  ils  le  ju- 
gèrent à  propos  :  il  était  dans  l'impossibilité  de 
payer  alors  ;  il  promit  et  jura  ,  sur  les  belles  choses 
qu'il  venait  de  voir  à  la  Mecque  et  à  Médine ,  de 
s'acquitter  à  son  retour  en  Crimée,  et  il  tint  sa 
promesse. 

Constantinople  reçut  Sélim-Ghéraï  comme  une 
divinité  bienfaisante,  et  lui  donna  le  surnom  ô^Adgi^ 
qui  exprime  la  sainteté  :  on  s'empressait  autour  de 
lui  ;  le  voir  était  un  besoin  universel  dont  on  se 
glorifiait  ensuite.  Cet  enthousiasme,  chez  d'antres 
peuples,  dure  vingt-quatre  heures  ;  chez  les  Turcs, 
c'était  la  grande  affaire  de  chaque  jour  :  le  sultan 
donna  à  Sélhn  le  nom  de  Père  des  empereurs ,  et 
voulut  que  sa  seule  postérité  pût  régner  en  Crimée. 
Tant  d'honneurs  n'émurent  point  ce  grand  homme: 
toujours  égal  dans  la  bonne  comme  dans  la  mau- 
vaise fortune  ,  la  droiture  de  son  cœur  l'élevail  au- 
dessus  des  prestiges  de  l'ambition  et  des  chagrins 
de  la  disgrâce. 

Ce  n'est  point  une  digression  déplacée  que  dé 
s'appesantir  sur  la  mémoire  d\m  grand  prince  dont 
on  écrit  l'histoire,  c'est  au  contraire  un  hommage 
de  vérité  et  de  justice.  Celui  que  son  mérite  élève , 
que  sa  vertu  honore^  que  ses  lalens  et  son  courage 
illustrent  ;  celui  qui  fatigue  la  gloire  sans  la  lasser , 


SaS  HISTOIRE 

qui  la  dirige  ou  la  distribue  à  son  gré ,  tandis  que 
sa  modestie  et  que  son  désintéressement  sont  tou- 
jours les  mêmes;  celui-là,  dis-je,  est  le  héros  de 
tous  les  peuples,  le  modèle  de  tous  les  rois  :  qu'im- 
porte qu'il  soit  né  Tatar  !  l'immortalité  appartient 
aux  grands  hommes  de  tous  les  pays. 

Pendant  que  Sélim  visitait  la  Mecque  et  Médine, 
un  de  ses  fds  alla  ravager  les  environs  de  Pultava. 
Les  Rozaks  zaporogues  vengèrent  leurs  alliés  ;  ils 
pénétrèrent  jusqu'à  Pérékop  ,  revinrent  chargés  de 
dépouilles  et  sans  avoir  éprouvé  de  perte. 

{An  1692.)  Pierre- le -Grand  était  sorti  de  la  tu- 
telle sous  laquelle  l'intrigue  et  sa  sœur  l'avaient 
retenu  ;  il  sut  éloigner  de  sa  personne  cette  nuée 
d'hommes  obscurs  et  vicieux  qui  auraient  perverti 
sa  jeunesse,  si  son  génie  ne  les  eût  pénétré,  deviné, 
écrasé.  Mécontent  du  prince  Gallizin ,  parce  qu'il 
était  le  minisire  de  sa  sœur,  Pierre  avait  trop  de 
jugement  pour  ne  pas  apprécier  les  talens  de  ce 
prince ,  et  s'il  blâma  sa  guerre  contre  les  Tatars , 
il  y  avait  plus  d'inquiétude ,  plus  d'împatience , 
plus  d'animositr  contre  l'état  de  nullité  dans  lequel 
on  le  retenait ,  qu'un  juste  moiif  de  plainte  contre 
Gallizin.  Pierre  sentit  si  bien  Tulilité  de  cette 
guerre,  qu'il  résolût  d'attaquer  les  Turcs  dans 
Azow. 

Pierre  avait ,  à  dix-neuf  ans  ,  la  réflexion  d'un 
homme  de  vingt  cinq.  Les  troubles  qui  divisèrent 
sa  famille  et  l'état  commencèrent  lorsqu'il  n'avait 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  SsQ 

que  dix  ans  :  que  ne  devait  pas  ajouter  à  un  esprit 
avide  d'instruction  ,  à  un  caractère  indomptable  y 
à  une  ame  renfermant  le  germe  de  grands  talens  et 
impatiente  de  les  voir  éclore ,  la  contrainte  dans 
laquelle  on  le  retenait!  Il  se  proposait  l'empire  de 
la  mer  Noire  :  cette  conception  était  digne  de  lui  ; 
par  là  il  couvrait  ses  frontières,  il  réduisait  des  Ta- 
tars  toujours  inquiets ,  il  rendait  à  ses  états  le  com- 
merce d'une  mer  qui  les  avait  autrefois  enrichis. 

Pendant  que  Pierre  se  préparait  à  cette  grande 
expédition ,  le  sultan  Aclimet  II  éprouvait  des  re- 
vers en  Hongrie  :  Sélim  donna  des  conseils  qui  ne 
furent  pas  suivis,  et  ce  royaume  conquis  par  Léopold 
devint  un  théâtre  de  carnage.  Quoique  cet  empe- 
reur ait  rendu  à  la  maison  d'Autriche  la  supériorité 
que  le  cardinal  de  Richelieu  lui  avait  enlevée ,  on 
ne  peut  assez  le  blâmer  de  cette  boucherie  humaine, 
établie  à  Eperies,  où  pendant  neuf  mois,  un  écha- 
fiuid  dressé  sur  la  place  publique  fut  teint  du  sang 
des  seigneurs  hongrois,  (i) 

(^An  1695.)  Pierre  fit  garder  les  frontières  de 
Russie  par  le  général  Chérémétoff,  qui,  avec  cent 
mille  hommes,  suivit  les  bords  du  Dnieper  et  con- 
tint les  Tatars.  Une  seconde  armée  descendit  par 
le  Don  ;  Chein  la  commandait,  et  Pierre  l'encoura- 
geait par  sa  présence. 


(i)  Il  était  réservé  à  leur  fils  de  rendre  le  trône  à  Marie- 
Thérèse.  Quelle  noble  vengeance! 


33o  HISTOIRE 

L'impatience  d'achever  la  flotte  qu'on  construisait 
à  Voronèje  fut  cause  qu'il  n'y  eut  qu'une  partie  des 
vaisseaux  solidement  construite  :  on  avait  établi  trop 
de  chantiers  à  la  fois;  il  fallut  en  abandonner  plu- 
sieurs. Cette  contrariété  n'arrêta  point  le  génie  du 
souverain  ;  il  ne  voulut  pas  différer  son  expédition , 
et  trop  d'empressement  la  fit  manquer. 

Azow  renfermait  cinq  mille  hommes  de  troupes 
bien  exercées  ;  les  Russes  ne  pouvaient  l'attaquer 
que  par  terre ,  puisqu'ils  n'avaient  pas  assez  de  vais- 
seaux pour  diriger  une  seconde  attaque  par  mer  : 
ainsi  Azow  se  ravitaillait  facilement.  A  ces  inconvé- 
niens,  il  s'en  joignit  un  de  plus  :  Jacob,  le  seul 
bon  ingénieur  qu'il  y  eût  dans  l'armée  russe  , 
fut  insulté  sans  en  avoir  donné  l'occasion  ;  il  en- 
tretint une  intelligence  coupable  avec  la  place  as- 
siégée ,  encloua  les  canons  ,  et  passa  dans  Azow , 
qu'il  défendit  avec  le  même  zèle  dont  il  avait  donné 
des  preuves  en  l'attaquant.  Il  fallut  se  replier  :  on 
perdit  beaucoup  de  monde,  mais  on  conserva  deux 
tours  dont  on  s'était  précédemment  emparé,  et 
qui  couvraient  le  passage  du  Don. 

Chérémétoff ,  à  la  tête  des  Russes ,  Mazeppa  avec 
tous  les  régimens  de  Kozaks  ,  battirent  les  Turcs, 
prirent  plusieurs  pachas,  un  corps  entier  de  janis- 
saires et  une  multitude  d'habitans  de  tout  sexe , 
qu'ils  conduisirent  dans  la  Grande  Russie. 

{An  1696.  )  L'hiver  de  1696  fut  remarquable, 
et  par  sa  rigueur  et  par  sa  durée.  Le  frère  de 


DE    LA    NOUVELLE    PvUSSiE.  33 1 

Pierre,  Ivan  mourut,  et  le  czar  réunit  toutes  ses 
forces  pour  prendre  Azow.  Malgré  les  influences 
cruelles  d'une  saison  glacée ,  Séliin  pénétra  jusqu'à 
Mirgorod  ,  et  ravagea  les  environs  de  Pultava. 
Quand  il  apprit  la  jonction  de  Chéréméloff  et  de 
Mazeppa ,  il  se  replia  sur  les  rives  du  Dnieper  , 
en  perdant  beaucoup  deTatars.  Ces  hommes,  qu'il 
commençait  à  discipliner,  ne  distinguaient  pas 
encore  une  retraite  d'avec  une  fuite ,  et  toute  l'ha- 
bileté de  Sélim  ne  put  empêcher  qu'un  grand  nom- 
bre de  ces  fuyards  ne  se  noyât  dans  le  fleuve. 

Le  czar  Pierre  recommença  au  printemps  le 
siège d' Azow;  il  ordonna  à  Mazeppa  de  lui  envoyer 
quinze  mille  Kozaks ,  qui  furent  distribués  sur  le 
Don  vers  les  approches  d'Azowj  ainsi  il  coupa  la 
communication  desTatars  du  Couban ,  d'avec  ceux 
de  Crimée.  L'armée  navale  des  Russes  consistait  en 
deux  vaisseaux  de  guerre,  quatre  galères,  deux 
galéasses  et  quatre  brûlots  ;  le  czar  montait  un  des 
vaisseaux,  et  Lefort  conduisait  l'autre.  Un  surcroît 
d'ingénieurs  étrangers  et  de  canonniers  permit  au 
czar  de  faire  les  approches  de  la  place  suivant  les 
règles  de  l'art. 

Dans  le  dessein  d'ouvrir  un  passage  aux  Turcs, 
lesTatars  tombèrent  sur  les  Kozaks;  mais  ils  furent 
repoussés.  La  flotte  turque  était  bloquée  par  celle 
des  Russes  :  celte  liberté  d'agir  donna  aux  assiégeans 
la  facilité  de  combler  les  fossés  et  de  bombarder  la 
place  sans  être  inquiétés.   On  rapporte  de  deux 


332  HISTOIRE 

manières  la  prise  d'Azow  :  les  uns  disent  que  le 
magasin  des  vivres  étant  incendié  et  la  ville  sans  es- 
poir d'être  secourue ,  elle  capitula  pour  prévenir 
l'assaut  ;  d'autres  prétendent  que  la  réduction  de  la 
place  fut  due  à  la  valeur  des  Kozaks  ;  «  qu'ayant 
»  beaucoup  à  souffrir  de  l'artillerie  des  assiégés, 
))  ils  prirent  sur-le-champ ,  et  sans  ordre  de  leurs 
»  chefs,  la  résolution  d'escalader  la  ville;  »  et  plus 
loin,  on  ajoute  que  (i),  a  les  Turcs  ne  pouvant  ré- 
))  sister  à  l'impétuosité  des  Kozaks,  posèrent  le» 
)>  armes  et  se  rendirent .  » 

Le  seul  Jacob  fut  excepté  de  la  capitulation  ,  et 
alla  payer  de  sa  tête,  à  Moscow,  la  trahison  la  plus 
odieuse.  Heureuse  la  Russie ,  si  le  plus  grand  de 
ses  souverains  n'eût  abattu  que  des  têtes  aussi  cou- 
pables que  celle-là  ! 

(^n  1697.  )  Mazeppa  et  le  prince  Dolgorouki 
s'avancèrent  jusqu'à  A saam^our  combattre  le  grand- 
visir  qui  arrivait  trop  tard  au  secours  d'Azow.  Les 
armes  ne  réussissant  pas  aux  Turcs ,  ils  voulurent 
intriguer  :  la  fidélité  des  Russes  fut  plus  forte  que 
leurs  promesses  et  que  leur  argent.  L'année  suivante, 
Pierre,  de  retour  de  ses  voyages,  fît  construire  à 
Voronèje  une  grande  quantité  de  vaisseaux  pro- 
pres à  la  navigation  du  Don. 

(i)  Observons  que  c'est  l'auteur  de  l'Histoire  des  Kozahs 
qui  parle,  et  qu'on  est  souvent  disposé  en  faveur  de  ceux 
qu'on  a  choisis  pour  ses  héros. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  333 

(  An  1699.  ^  ^vant  qu'on  eut  signe  la  suspension 
d'armes  de  deux  ans  dont  on  convint  à  Carlovitz , 
la  Porte  était  extrêmement  agitée  au  sujet  de 
ces  préliminaires  de  paix.  Sélim  dissuada  Musta- 
pha II ,  il  lui  fît  remarquer  un  piège  caché  sous 
les  formes  de  l'amitié  :  «  Pierre,  disait-il  au  grand- 
»  seigneur ,  a  \oute  la  fougue  de  la  jeunesse  et  toute 
w  la  solidité  de  l'âge  mur  ;  ce  n'est  plus  selon 
»  l'usage  de  ses  ancêtres  qu'il  vous  a  combattu  ;  ses 
»  plans  mieux  combinés  n'ont  aucun  rapport  avec 
»  ces  guerres  d'irruptions  qu'on  a  faites  jusqu'à 
»  ce  jour  :  il  veut  humilier  voire  pavillon  sur  la 
»  mer  Noire  :  déjà  Azow  est  à  lui  ;  si  vous  con- 
»  sentez  à  la  paix  ,  il  en  profitera  pour  tomber  sur 
»  la  Suède  :  son  ennemi  vaincu ,  il  reviendra  sur 
»  vous  avec  des  armes  victorieuses ,  et  vous  impo- 
»  sera  une  loi  cruelle  à  recevoir.  Croyez-moi ,  sul- 
»  tan,  croyez  les  Suédois,  ils  sont  dans  la  même 
»  situation  que  vous;  Sélim  a  vieilli  dans  les  ar- 
»  mées  et  dans  l'intrigue  des  cours  :  écoutez-le; 
»  il  ne  parle  que  pour  la  gloire  de  l'empire  otto- 
»  man.  » 

On  jalouse  les  hommes  d'un  mérite  ordinaire  ; 
comment  n'eût-on  pas  déprécié  les  sages  conseils 
de  Sélim  !  Le  grand-visir  le  peignit  sous  les  cou- 
leurs les  plus  noires,  et  celui  qui  avait  refusé  le 
trône  de  Constantinople  quand  ses  soldats  victorieux 
mettaient  le  sceptre  dans  ses  mains,  est  accusé 
maintenant  de  chercher  à  se  rendre  utile,  pour 


334  '  HISTOIRE 

parvenir  à  s'asseoir  sur  ce  même  trône.  L'intrigue 
était  trop  grossière  pour  qu'on  ne  l'aperçût  pas. 
Mustapha  fit  étrangler  son  principal  auteur ,  neveu 
du  grand-visir ,  et  déposa  celui-ci.  A  la  tournure 
que  les  affaires  prenaient,  Sclim  jugea  que  ses  avis 
étaient  au  moins  inutiles,  s'ils  n'étaient  pas  dange- 
reux pour  lui  et  les  siens;  du  consentement  de 
Mustapha,  il  abdiqua  en  faveur  de  son  fils  aîné 
Dewlet,  et  obtint  la  permission  d'aller  terminer 
ses  jours  à  Cérès  en  Macédoine.  A  peine  Sélim  a-t-il 
cessé  d'influencer  le  cabinet  de  la  sublime  Porte , 
que  l'armistice  de  deux  ans  est  converti  en  un  traité 
de  trente  années.  Dès  lors  ,  l'inaction  fatigua  les 
Tatars;  il  ne  leur  est  plus  permis  de  se  répandre 
sur  les  terres  de  Kussie  ,  et  ne  pouvant  désormais 
aborder  à  Azow  où  ils  conduisaient  autrefois  les 
prises  faites  sur  leurs  ennemis  ,  le  mécontentement 
s'empara  d'eux. 

Le  bien-être  et  l'adversité  justifient  l'axiome  du 
rapprochement  des  contraires.  Lebien-êlre,  quand 
il  n'est  pas  contenu  par  des  lois  rigoureusement 
observées,  amène  l'oisiveté.  Les  projets  dont  celle- 
ci  se  berce  sur  un  bonheur  plus  grand  qu'elle  no 
connaît  pas  ,  lui  font  oublier  le  bonheur  réel  dont 
elle  jouit,  et  leur  exécution  l'en  prive  sans  retour  : 
l'adversité  flétrit  le  cœur  des  gens  faibles  ;  la  révolte 
chez  eux  n'est  pas  de  l'énergie  ,  mais  le  dénoûment 
des  maux  portés  à  leur  comble.  En  vain  invoque- 
rait-on l'exemple  des  hommes  fermes  et  à  grand 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  335 

caractère ,  qui  savent,  suivant  les  circonstances,  op- 
poser aux  malheurs  leurs  devoirs,  leurs  travaux  , 
leur  patience  ;  ces  hommes  sont  rares  et  difficile- 
ment imites. 

Les  Tatars  étaient  mécontens ,  donc  il  fallait  se 
révolter  ;  c'est  ainsi  qu'on  raisonne  en  Tatarie. 
Dewlet  était  dans  une  grande  perplexité.  Il  est  des 
êtres  pour  qui  la  couronne  est  plus  qu'un  fardeau  ; 
c'est  un  assommoir.  Mustapha ,  ainsi  que  ceux  qui 
l'ont  précédé  et  suivi  sur  le  trône  de  Conslanti- 
nople ,  frémissait  au  mot  de  révolte  :  il  déposa  le 
fils,  et,  pour  la  cinquième  fois,  on  rappelle  le  père. 

Sélim  quitte  à  regret  sa  retraite  ;  ses  regrets  aug- 
mentent quand  il  apprend  que  son  fils  ,  à  la  tête 
d'un  nombreux  corps  de  Tatars ,  provoque  et  son 
père  et  le  grand-seigneur.  Gazi ,  son  second  fils  , 
joignit  le  rebelle  en  Circassie  ,  le  vainquit  et  le  ra- 
mena en  Crimée  ,  où  l'empereur  et  la  loi  le  con- 
damnaient à  perdre  la  tète. 

Cette  fermeté ,  si  vantée  dans  la  personne  de 
Brutus ,  n'a  produit  de  grands  effets  sur  les  géné- 
rations suivantes ,  que  dans  les  tragédies  dont  elle 
faisait  l'objet  principal.  L'ame  de  Sélim  était  d'une 
autre  trempe  que  celle  d'un  républicain  fanatique; 
son  cœur  paternel  s'ouvrit  en  voyant  son  fils  dé- 
sarmé et  repentant  :  il  versa  des  larmes  de  douleur 
sans  compromettre  sa  qualité  de  grand  homme; 
il  saisit  Dewlet  dans  ses  bras,  l'invita  à  devenir 
meilleur,  l'embrassa  et  lui  pardonna. 


336  HISTOIRE 

Cet  homme  extraordinaire,  supérieur  à  la  for- 
tune et  bien  digne  de  la  fixer ,  mourut  après  avoir 
laissé  les  plus  beaux  exemples  de  valeur ,  de  con- 
stance, de  modestie,  de  patience,  de  fidélité,  de 
justice  dans  1  administration ,  de  prudence  et  de 
savoir  dans  les  conseils ,  de  piété  et  d'amour  pa- 
ternel. Sélim,  ailleurs  ton  nom  eut  passé  à  la  pos- 
térité sur  les  ailes  de  la  reconnaissance  et  de  la 
gloire  ;  mais  chez  une  nation  peu  connue ,  peu 
éclairée ,  peu  estimée  surtout ,  il  est  resté  dans 
l'oubli.  Puisse  un  jour  un  historien  digne  de  toi , 
peindre  avec  énergie  des  venus  que  je  n'ai  su  qu  es- 
quisser! puisset-il  rendre  à  l'immortalité  un  prince 
fait  pour  elle,  et  ajouter  à  la  liste  des  grands,  des 
bons  souverains ,  un  nom  d'autant  plus  glorieux  , 
que  celui  qui  l'a  illustré  naquit  au  milieu  des  Ta- 
tars ,  qu'il  eut  à  vaincre  l'ignorance  d'une  éduca- 
tion vicieuse,  n'enseignant  aux  chefs  que  le  par- 
jure et  le  pillage!  (i) 

(i)  J'ai  voulu  visiter  le  tombeau  de  Sélim  pour  lui  l'endre 
un  hommage  ;  il  repose  humblement  à  côte  des  mausolées 
superbes,  élevés  pour  d'autres  princes,  dont  je  donnerai  la 
description  dans  la  relation  de  mon  voyage. 

Dans  le  dix-neuvième  siècle,  on  ne  se  doute  pas  qu'un  des 
plus  grands  hommes  ait  régné  sur  des  Tatars,  Sélim-le-Grand, 
méconnu  par  des  historiens,  ou  mal  informés,  ou  préve- 
nus ,  a  été  privé  de  ce  tribut  d'éloges  que  la  postérité  n'ac- 
corde qu'à  ceux  qu'elle  connaît. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  B37 

CHAPITRE  XIII. 

Observations  sur  les  Tatars  de  Crimée ,  relatives 
à  cette  seconde  époque.  Des  Circassiennes. 

Jusqu'à  présent  l'esprit  de  rapine  avait  conduit 
ces  peuples;  jusqu'à  présent  l'administration  de 
l^urs  souverains  étant  dirigée  vers  cet  esprit,  l'en- 
tretenant même  comme  caractère  national ,  il  fal- 
lait un  prince  du  mérite  de  Sélim  pour  améliorer 
le  gouvernement  et  les  peuples  gouvernés. 

Sous  Sélim ,  la  noblesse  acquit  plus  de  consi- 
stance comme  association  distinguée  ;  mais  le  prince 
puissant  et  le  particulier  riche  perdirent  de  leur 
pouvoir  arbitraire. 

Avoir  lassé  le  lecteur  par  des  détails  arides  et 
antérieurs  à  cette  époque  de  demi-civilisation ,  ce 
n'eût  été  que  redire  ce  que  l'iiistoire  qui  précède 
peut  lui  avoir  appris.  Tâchons  maintenant  de  pré* 
senter  les  Tatars  sous  le  jour  favorable  à  la  liaison 
des  événemens,  c'est  à-dire,  tâchons  de  rendre  plus 
aisé  à  concevoir  ce  que  nous  avons  encore  à  conter 
de  ces  peuples,  par  le  rapprochement  de  leur  orga- 
nisation civile  ,  militaire  et  morale. 

A  la  mort  d'^  Sélim  ,  la  Petite  Tatarie  renfermait 
la  Crimée,  le  pays  des  Nogais,  et  une  grande  por- 
tion de  la  Circassie.  Les  Nogais  s'étendaient  depuis 
le  Danube  jusqu'au  Couban  ;  ils  étaient  divisés  en 
quatre  hordes  ;  celle  du  Boudjiak,  entre  le  Danube 

I.  5Î2 


338  HISTOIRE 

et  le  Dniester  ;  celle  de  Jédisan ,  entre  le  Dniester 
et  le  Dnieper  ;  celle  du  Janbouilouck ,  depuis  le 
Dnieper  jusqu'à  Azow  ;  enfin  celle  du  Couban  , 
entre  le  fleuve  de  ce  nom  et  la  mer  d'Azow.  La 
Circassie,  sous  la  dépendance  du  khan  de  Crimée , 
commençait  au  Bosphore  cimmérien  et  aboutissait 
à  la  Kabarda, 

La  secte  mabométane  d'Abou-Hanifa  (t)  régnait 
dans  ce  pays  comme  à  Constantinople,  en  exceptant 
néanmoins  une  partie  de  la  Circassie ,  où  l'on  vi- 
vait sans  croyance  bien  déterminée ,  où  des  restes 
d'idolâtrie  s'étaient  conservés  parmi  quelques  tri- 
bus; tandis  que  d'autres  suivaient  au  hasard  et  ma- 
chinalement quelques  pratiques  des  catholiques , 
sans  avoir  une  idée  de  la  religion  chrétienne. 

En  Crimée,  les  mahométans  étaient  passable- 
ment instruits  ;  chaque  ville  avait  son  collège  ;  Sé- 
lim  favorisa ,  encouragea ,  fonda  même  divers  éta- 
blissemens  dont  l'éducation  publique  était  le  motif  : 
l'enseignement  de  la  religion  y  fit  de  grands  progrès. 
Une  foule  de  schismatiques  arméniens  habitaient  la 


(i)  Abou-Hanifa,  fondateur  de  cette  secte  ,  naquit  l'an  80 
de  l'Hégire.  Ce  qui  constitue  la  différence  de  cette  secte 
d'avec  les  autres,  c'est  que  son  dogme  fondamental  est  de 
ne  croire  que  ce  qui  est  conforme  aux  lumières  naturelles , 
tandis  que  les  autres  sectes  musulmanes  exigent  de  leurs 
disciples  une  obéissance  sans  examen,  à  l'autorité  de  leurs 
docteurs. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  339 

Crimée,  des  Juifs  occupaient  une  manière  de  for- 
teresse au-dessus  de  la  vallée  de  BalcliiSarai  ;  des 
Grecs,  toujours  remuans,  exercèrent  librement 
leur  culte;  le  prince  ne  les  voyait  pas  avec  plaisir, 
mais  il  ne  les  tracassait  pas  ;  les  jésuites-mission- 
naires, pleins  du  zèle  ardent  qui  les  a  toujours 
distingués,  fixèrent  seuls  l'attention  de  Sèlim;  les 
autres  n'étaient  pas  dignes  de  l'occuper  un  moment; 
les  jésuites  voulurent  trop  entreprendre,  ils  furent 
congédiés ,  et  leurs  églises  abattues. 

Le  gouvernement  du  kban  de  Crimée  tenait  le 
milieu  entre  l'état  monarchique  et  le  despotisme  : 
ce  milieu  paraît  difficile  à  établir;  il  existait  cepen- 
dant, puisque  le  prince  ne  pouvait  ordonner  des 
impositions  nouvelles ,  puisqu'il  n'osait  châtier  un 
noble  sans  le  consentement  des  orbéis;  à  cela  près, 
il  pouvait  tout  ce  qu'il  voulait. 

Le  Tatar  ne  payait  pas  de  tribut  par  tête,  ainsi  le 
khan  n'était  ricbe  que  des  bienfaits  de  la  Porte ,  son 
revenu  particulier  ne  s'élevant  pas  au-dessus  de  trois 
millions  de  francs  :  les  fermes,  les  sels,  les  pêche- 
ries et  les  douanes,  en  composaient  une  partie;  les 
tributs  des  princes  voisins  formaient  le  reste. 

Sélim  pouvait  mettre  sur  pied  deux  cent  cin- 
quante mille  bommes.  Cette  force  paraît  prodi- 
gieuse ,  et  cependant ,  dans  des  besoins  urgens ,  le 
kban  aurait  encore  pu  ajouter  cent  mille  bommes 
à  ces  levées.  La  population  était  considérable  ;  le 
Tatar  n'était  devenu  agriculteur  que  forcément;  au 


340  niSTOlRK 

premier  signal  il  volait  aux  armes  avec  autant  de 
joie  qu'il  avait  éprouvé  de  tristesse  en  les  déposant. 
L'entretien  des  troupes  ne-coûtait  rien  au  khan  :  les 
nobles  étaient  obligés  de  marcher  à  la  tête  de  leurs 
vassaux,  de  leurs  esclaves ,  de  leurs  domestiques; 
chaque  soldat  portait  avec  lui  des  vivres  que  le  sei- 
gneur fournissait  au  départ,  et  qu'on  renouvelait 
sur  le  territoire  ennemi.  La  sobriété  des  Tatars  était 
telle,  que  du  biscuit  et  du  sel  formait  tout  leur 
approvisionnement. 

On  nommait  sultans  tous  les  princes  de  la  fa- 
mille de  Ghéraï  ;  on  les  considérait  comme  devant 
occuper  un  jour  le  trône  ,  parce  que  ,  l'empereur 
étant  le  maître  du  choix ,  on  ignorait  sur  lequel 
d'entre  eux  il  pourrait  tomber.  Ces  sultans  étaient 
pensionnés,  indépendamment  de  leurs  apanages 
en  Romélie.  Les  jeunes  nobles  tatars  prenaient  du 
service  chez  les  sultans ,  et  chacim  espérait  que  son 
protecteur  parviendrait  un  jour  au  souverain  pou- 
voir :  on  les  nommait  murzas.  Le  sultan  était -il 
couronné,  ils  occupaient  les  premières  places  :  mais 
ils  restaient  murzas  si  leur  patron  restait  sultan. 

Dans  toutes  les  sociétés,  chez  toutes  les  nations, 
le  respect  des  en  fan  s  envers  les  auteurs  de  leurs 
jours ,  est  un  devoir  sacré  qu'on  ne  saurait  trop 
célébrer  ;  la  nature ,  la  reconnaissance  ,  la  raison  , 
le  prescrivent  également  partout  :  il  nen  était  pas 
de  même  dans  la  famille  des  khans  ;  ce  vice  avait 
une  origine  assez  singulière  :  les  GhéraïS;  ainsi  que 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  34? 

la  plupart  des  princes  Tatars  ,  ii'épousaîçnt  que 
des  esclaves  circassienues  ;  une  polilique  ténébreuse 
les  privait  de  rechercher,  dans  leurs  établissemens, 
des  fdles  de  leur  rang  ;  la  crainte  que  l'alliance  entre 
des  familles  puissantes  ne  les  fortifiât  au  détriment 
des  autres,  servait  de  motif  plausible  chez  un  peu- 
ple toujours  armé. 

Une  femme  de  khan  n'était  destinée  qu'à  lui  don- 
ner des  successeurs  ;  à  peine  lui  était- il  permis  de 
jouir  des  droils  de  la  maternité;  séparée  du  jeune 
prince ,  qui  la  méprisait  parce  qu'elle  était  née 
esclave ,  elle  avait  à  son  tour  le  respect  le  plus  pro- 
fond pour  son  fils  ,  parce  qu'il  était  né  prince. 
Cette  monstruosité  était  poussée  si  loin ,  qu'à  Ja 
mort  du  père  elle  n'osait  plus  se  présenter  devant' 
son  fils  sans  se  prosterner  ;  il  ne  l'admettait  point  à 
sa  table  ,  elle  restait  debout  jusqu'à  ce  que  l'ennui 
d'être  seul,  ou  une  affection  extraordinaire  de  la 
part  du  prince,  l'autorisât  à  s'asseoir  près  de  lui. 

Difficilement  on  pourrait  décider  qui,  de  l'ha- 
bitude ou  de  la  politique,  déterminait  les  khans  à 
faire  élever  leurs  fils  en  Circassie  par  les  beis  in» 
butaires  :  l'habitude  prouverait  en  faveur  de  l'édu- 
cation, la  politique  le  conseillerait  aussi;  car  les 
Circassiens,  toujours  en  armes,  devaient  former, 
dans  fart  de  la  guerre,  im  prince  destiné  à  com-^ 
mander  des  Tatars;  cette  confiance  du  khan  lui 
attacfiait  un  peuple  difîicile  à  conduire. 

3i  les  jeunes  princes  étaient  élevés  d'une  metnièrQ 


i/^l  IIISTOIIIE 

conforme  à  leur  politique ,  en  revanche  les  prin- 
cesses livrées  à  des  esclaves  n'éprouvaient  aucune 
contrainte;  à  peine  osait -on  leur  faire  une  ob- 
servation :  on  les  mariait ,  quand  le  khan  était  en 
état  de  payer  leur  dot ,  avec  un  murza  ambitieux 
dont  elles  faisaient  le  tourment.  Le  caractère  de  ces 
princesses  était  si  généralement  connu  pour  mau- 
vais ,  que  les  nobles  qui  soupçonnaient  Je  kban 
d'avoir  des  vues  sur  eux  pour  l'établissement  de 
leurs  filles,  préféraient  de  s'expatrier. 

La  maison  du  khan  était  composée  du  porte- 
glaive,  du  trésorier,  d'un  premier  valet  de  chambre, 
de  deux  intendans ,  d'un  éclianson  ,  et  d'un  officier 
de  bouche  dont  l'office  consistait  à  goûter  de  toutes 
les  viandes ,  de  toutes  les  boissons  présentées  au 
souverain;  il  y  avait,  en  outre,  un  grand- maître 
d'hôtel ,  quarante  pages  nobles  et  douze  esclaves. 

Après  le  khan  ,  la  première  dignité  était  celle 
dekalga;  il  suppléait  le  prince  dans  certaines  occa- 
sions, et  remplissait,  à  sa  mort,  sa  place  par  in- 
ler un  jusqu'il  la  nomination  de  son  successeur.  Au 
défaut  du  khan  et  du  kalga ,  c'était  le  nouradin- 
sultan  qui  en  faisait  les  fonctions  ;  venait  ensuite 
l'orbéi ,  les  séraskirs  ou  généraux.  Tous  ces  pre- 
miers officiers  de  la  couronne  avaient  leurs  visirs , 
leur  divan-efPendi ,  leurs  kadis. 

Un  conseil  de  guerre,  composé  de  ces  officiers, 
décidait  des  plans  de  campagne ,  où  le  visir  était 
admis,  ainsi  que  les  commandons  des  tribus  char- 


DE    LA    NOI^VELLE    RUSSIFî.  343 

gés  des  approvisionnemens.  On  introduisait  dans 
ce  conseil  des  personnages  experts  ,  cpie  leur  âge 
éloignait  du  service;  leur  opinion  était  prise  la 
première  ;  ils  s'inclinaient  pour  se  retirer  après 
l'avoir  donnée  ,  mais  le  khan  les  retenait. 

Lorsque  la  Porte  ordonnait  une  guerre  ,  il  n'y 
avait  plus  de  conseil  à  rassembler,  l'obéissance  était 
la  loi  générale.  Dans  ces  circonstances,  le  grand- 
seigneur  payait  tous  les  frais^  et  récompensait  cha- 
que officier  de  l'armée  avec  de  l'argent,  et  chaque 
Taiar,  en  accordant  plus  souvent  le  pillage. 

Le  muplili  était  le  chef  de  la  justice,  le  direc- 
teur des  mosquées,  des  hôpitaux,  des  collèges,  des 
chemins  et  des  fontaines  publiques 4  le  visir  rem- 
plissait les  fonctions  de  premier  ministre ,  et  avait 
plus  de  pouvoir  que  le  muphti,  quoique  la  place 
de  ce  dernier  fut  plus  élevée  que  la  sienne.  Le  visir 
des  Tatars  habitait  sans  cesse  le  pays  qu'il  dirigeait; 
c'est  ce  qui  l'empêcliait  de  commander  les  armées; 
il  différait  par  là  de  celui  de  Constanlinople.  Ex- 
cepté les  discussions  entre  nobles ,  toutes  les  autres 
étaient  portées  devant  le  kadi  de  "chaque  district  ou 
cadilik  ;  on-  pouvait  récuser  ce  tribunal  avant  qu'il 
n'eût  prononcé  :  l'appel  était  au  divan.  Lorsque 
l'arrêt  était  rendu,  il  fallait  s'y  soumettre,  ou  atta- 
quer le  kadi  comme  ayant  jugé  contre  la  loi. 

Le  cazi-asker  était  le  juge  de  la  noblesse,  et  le 
divan  le  tribunal  suprême.  Les  principaux  officiers 
de  l'état  composaient  ce  dernier;  le  cazi-asker  y 


344  HISTOIRE 

représentait  nos  procureurs -généraux  ,  le  mupliti 
était  le  président ,  le  khan  confirmait  ou  cassait  la 
sentence. 

Avant  Sélim ,  le  vol  n'était  pas  au  rang  des  cri- 
mes :  un  peuple  vivant  de  pillage  ne  devait  pas  être 
scrupuleux  à  cet  égard. 

Comment  chez  une  nation  si  peu  éclairée,  si  fa- 
miliarisée avec  le  désir  de  s'emparer  du  bien  d'au- 
trui,  comment,  dis -je,  pourrait- on  expliquer  la 
délicatesse  et  la  pureté  des  juges?  Ni  les  promesses, 
ni  les  présens ,  ni  l'intrigue  ,  ne  pouvaient  égarer 
les  juges  :  invariables  comme  la  loi,  ils  ne  connais- 
saient qu'elle  ;  une  injustice  était  considérée  comme 
une  chose  impossible  ;  les  procès  devenaient  tous 
les  jours  plus  rares. 

La  noblesse  dédaignait  tous  les  emplois  subal- 
ternes. Un  gentilhomme  ne  voulait  être  que  guer- 
rier, et  cette  même  contradiction,  si  remarquable 
entre  l'avidité  du  peuple  et  l'honnêteté  du  juge  , 
existait  entre  le  soldat  et  le  noble  qui  le  comman- 
dait. Sans  foi ,  sans  délicatesse ,  le  soldat  ne  con- 
naissait que  son  sabre  pour  lui  frayer  le  chemin  du 
pillage  ;  le  gentilhomme ,  par  sa  modération ,  son 
désintéressement,  ajoutait  à  la  valeur  une  grâce 
qui  l'ennoblissait  plus  "que  sa  naissance. 

De  celte  aménité ,  de  cette  politesse ,  de  cette 
valeur  calculée  ,  s'il  m'est  permis  de  parler  ainsi , 
il  résultait  un  commerce  facile  entre  les  nobles  : 
en  présence  de  l'ennemi  ils  paraissaient  des  lions, 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  34^ 

aucun  danger  ne  les  faisait  pâlir,  aucune  force  re- 
culer ;  ils  savaient  périr  :  rendus  à  leurs  foyers  , 
ils  auraient  cru  se  couvrir  de  honte  en  se  mesurant 
les  uns  contre  les  autres  pour  vider  des  discussions 
particulières  :  toute  contestation  était  terminée  par 
Fopinion  du  plus  ancien  gentilhomme,  qui  en  était 
témoin;  ils  regardaient  comme  criminel  de  répan- 
dre sur  leur  pays  un  sang  qu  ils  se  faisaient  gloire 
de  verser  pour  lui.  Leur  générosité  était  portée  si 
loin,  qu'un  vieux  proverbe  tatar  disait  :  i<  A-t-on 
»  jamais  vu  un  nuirza  mourir  de  faim!  »  Aussi  rien 
n'était  à  eux  ,  et  l'exemple  de  leur  khan  contribuait 
à  les  entretenir  dans  cet  esprit. 

Il  était  d'usage,  parmi  les  nobles  de  Crimée, 
de  faire  travailler  leurs  terres  par  des  esclaves.  Les 
gentilshommes  nogais  regardaient  toute  cidture 
comme  un  affront  ;  des  troupeaux  et  des  esclaves 
composaient  leurs  richesses  :  la  sotte  vanité  était  la 
base  de  leur  caractère  ;  chaque  vassal  pavait  une 
redevance  annuelle  d'un  mouton  ,  de  trente  livres 
de  grains  et  de  huit  livres  de  miel. 

Quoique  le  khan  eût  des  terres  en  Circassie,  ses 
sujets  ne  lui  payaient  point  d'impôts  et  ne  lui  te- 
uaient  pas  compte  du  revenu  de  ses  domaines.  A 
son  avènement  au  trône  ils  apportaient  leur  tribut. 
Avant  Sélim  cette  redevance  consistait  en  trois  cents 
esclaves  ;  ce  prince  l'augmenta  jusqu'à  sept  cents. 
Dire  que  les  Circasses  fournissaient  leur  tribut  en  es- 
claves, c'est  assez  faire  connaître  queleiu^s  richesses 


346  HISTOIRE 

se  composaiant  d'hommes  achetés  ou  pris.  Les 
Circasses  tscherkesses ,  ou  Circassieiis  soumis  a  la 
Crimée,  étaient  partagés  en  quatre  classes  :  les  Beïs, 
les  Sipahis,  les  Usdens  et  les  Kouls.  Treize  kalibés 
ou  tribus  formaient  leur  état.  Chaque  kallbé  était 
possédée  en  toute  souveraineté  par  une  famille 
noble  ;  le  plus  ancien  de  la  première  branche  était 
le  premier  beï  de  celte  famille,  par  conséquent 
celui  auquel  toute  la  tribu  obéissait.  Chaque  tribu 
étant  perpétuellement  en  guerre ,  l'industrie  prin- 
cipale des  habitans  consistait  à  faire  des  prisonniers; 
on  les  vendait  au  plus  offrant  ;  quand  on  échouait , 
on  était  vendu.  Cette  réciprocité  siimulait  l'astuce 
et  était  la  honte  du  courage.  Une  loi  toujours  res- 
pectée obligeait  le  vainqueur  de  laisser  libre  le  bei 
vaincu  ou  surpris;  de  cette  manière  les  chefs  de 
tribu  n'ayant  rien  à  risquer ,  recommençaient  une 
nouvelle  expédition  quand  la  précédente  était  bien 
ou  mal  terminée. 

Les  Tatars  de  Crimée  étaient  plus  grands  et 
mieux  faits  que  leurs  voisins,  et  néanmoins  ils 
avaient  beaucoup  de  rapport  avec  les  Calmouks. 
((  Un  teint  brûlé,  des  yeux  de  porc  peu  ouverts, 
»  le  tour  du  visage  plat,  la  bouche  assez  bien  prise , 
»  les  dents  blanches  comme  de  l'ivoire ,  des  cheveux 
))  noirs,  rudes  comme  du  crin  ,  la  barbe  rase;  »  tel 
est  le  portrait  qu'on  nous  a  transmis  des  anciens 
Tatars  de  Crimée  ;  il  diffère  de  celui  que  noiis 
connaissons  maintenant. 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  347 

"  Les  Nogals  étaient  moins  bien  proportionnés  et 
avaient  la  peau  ridée  comme  celle  d'une  vieille 
femme.  Les  Circasses  sont  ces  mêmes  Tatars  qui 
quittèrent  la  Perse  lorsque  les  Sapliis  s'en  emparè- 
rent ;  ils  prirent  d'abord  la  roule  des  montagnes 
du  nord  du  Scbirvan ,  puis  ils  comriumiquèrent 
avec  ceux  de  leur  nation  ,  maîtres  des  royaumes  de 
Casan  et  d'Astrakan.  Ces  montagnes  servirent  d'a- 
sile à  différentes  époques  à  des  réfugiés  de  diverses 
nations.  Les  races  se  croisèrent,  et  le  sang  des  Cir- 
casses s'embellit,  surtout  parmi  les  femmes.  C'est 
une  singularité  remarquable  qu'un  sexe  soit  doué 
des  attributs  qui  caractérisent  la  beauté,  tandis  que 
l'autre  conserve  une  partie  des  traits  des  nations 
dont  il  est  issu. 

Le  costume  de  ces  Tatars  consistait  «  dans  une 
))  cbemise  courte  et  des  caleçons  de  toile  de  coton , 
»  des  culottes  très-larges  d'un  gros  drap ,  une  veste 
»  de  toile  de  coton,  piquée  à  la  manière  des  caffe- 
»  tans  des  Turcs ,  des  bottes  lourdes  de  cuir  de 
»  cbeval ,  un  manteau  de  feutre  avec  une  longue 
»  robe  de  peau  de  mouton ,  servaient  d'enveloppe 
;>  pour  riiiver  et  de  matelas  dans  toutes  les  saisons.  » 
Leurs  ebeveux  étaient  coupés  à  quatre  doigts  au- 
dessus  de  la  tète  ;  ils  la  couvraient  d'un  bonnet  de 
feutre  noir,  rond,  baut  de  forme  et  bordé  de  pel- 
leterie. Leurs  armes  de  prédilection  étaient  le  sabre, 
l'arc  et  la  lance  ;  quoiqu'on  leur  fournit  des  armes 
à  feu,  ils  ne  les  estimaient  pas  et  s'en  servaient 


348  HISTOIRE 

moins  bien.  L'arc  était  travaillé  avec  élégance;  il 
fallait  beaucoup  de  force  et  d'adresse  pour  le  tendre, 
et  l'habitude  qu'ils  avaient  de  s'en  servir  faisait  por- 
ter chaque  flèche. 

Toujours  à  cheval ,  le  repos  paraissait  être  pour 
eux  un  état  contre  nature;  ils  étaient  si  adonnés  au 
brigandage  qu'ils  ne  pouvaient  concevoir  qu'un  effet 
de  prix  fut  en  sûreté  ailleurs  que  sur  eux  ;  voilà 
pourquoi  ceux  qui  avaient  des  habitations  imitaient 
ceux  qui  étaient  sous  la  tente  ;  les  uns  et  les  autres 
emportaient  dans  leurs  voyages  ce  qu'ils  avaient  de 
précieux  ,  bien  persuadés  que  leurs  voisins  et  amis 
viendraient  visiter  leur  domicile  et  s'emparer  de  ce 
qu'ils  y  auraient  laissé. 

Sélim  eut  toutes  les  peines  du  monde  à  les 
rendre  confians;  c'est  alors  qu'il  fit  des  lois  contre 
le  vol  ;  mais  comme  le  préjugé  ne  diffamait  pas  le 
voleur ,  elles  furent  infructueuses. 

Le  principe  religieux  était  presque  nul;  un  peu- 
ple qui  n'a  pas  d'habitation  fixe,  comme  étaient 
les  Nogais,  n'a  point  de  temple;  il  ne  tient  qu'à 
ce  qu'il  voit,  et  le  butin  qu'il  convoite,  l'emporte 
sur  toutes  les  règles  que  la  religion  dicte  à  la  con- 
science. 

Excepté  en  Circassie ,  les  compagnes  des  Tatars 
étaient  aussi  laides  qu'eux  :  elles  ajoutaient  même 
à  la  laideur ,  une  malpropreté  dégoûtante  ;  elles 
remplissaient  les  fonctions  les  plus  viles  ;  elles  pai- 
irissaient  continuellement  un  fromage  de  lait  aigri, 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  3zjr) 

dont  on  composait  une  boisson;  elles  n'avaient 
qu'un  seul  vêtement  pour  toute  l'année,  et  chez  les 
Nogais ,  elles  couchaient  pêle-mêle  avec  leurs  trou- 
peaux. 

Les  Circassiennes ,  au  contraire  ,  ajoutaient  à  la 
plus  grande  beauté  le  soin  recherché  de  leur  per- 
sonne; une  propreté  constante  leur  prêtait  un 
charme  de  plus ,  et  la  coquetterie  en  inventait  mille 
autres.  Une  taille  libre  et  svelte  se  dessinait  sous 
une  simple  toile  de  coton  ;  ce  vêtement  déjà  bien 
leste,  était  ouvert  jusqu'au-dessous  de  la  gorge  que 
l'on  montrait  sans  indécence ,  puisque  c'était  l'u- 
sage du  pays,  mais  que  la  plus  novice  des  Circas- 
siennes embellissait  par  quatre  rangs  de  perles  de 
verre  noir ,  ce  qui  faisait  ressortir  la  blancheur  de 
la  peau  ,  et  ce  qui  était  bien  innocent  sans  doute , 
puisque  l'usage  l'autorisait  aussi.  La  beauté  du 
teint  de  ces  femmes  était  remarquable  ;  c'est  des 
Circassiennes ,  que  l'art  empruntant  les  couleurs  de 
la  nature ,  plaça  les  nuances  du  rouge  d'après  le 
coloris  de  leur  visage;  mais  la  coupe  de  leurs  yeux 
noirs,  leur  expression,  leur  vivacité  étaient  au-des- 
sus des  ressources  de  l'art  :  un  petit  bonnet  placé 
de  côté  et  avec  grâce ,  relevait  une  partie  de  leuis 
cheveux,  tandis  que  l'autre  flottait  avec  tant  de  né- 
gligence ,  se  bouclait  si  heureusement,  qu'on  ne 
remarquait  pas  le  travail  que  cette  parure  avait 
coûté. 

En  hiver,  une  robe  pareille  à  celle  des  Russes  , 


3do  histoire 

ne  géiiait  ni  leurs  formes,  ni  n'embarrassait  leur 
démarche;  elle  était  simple  ,  mais  cette  simplicité 
conservait  toutes  les  grâces  que  la  coquetterie  em- 
pruntait du  désir  de  plaire. 

Ce  que  nous  nommons  éducation,  ne  consistait, 
chez  les  Circassiennes ,  que  dans  la  recherche  habi- 
tuelle des  moyens  à  ajouter  aux  dons  extérieurs  de 
la  nature  :  il  semblait  que  ces  femmes,  destinées 
pour  la  plupart  à  être  vendues  ou  enlevées ,  mis- 
sent toute  leur  étude  à  séduire  le  vainqueur  ou  le 
marchand.  Eh  !  comment  eussent-elles  eu  d'autres 
idées  ?  Les  pachas  les  recherchaient  pour  remplir 
leurs  harems  ;  les  souverains  de  Crimée  ne  choi- 
sissaient leurs  épouses  que  parmi  elles  ;  l'empereur 
turc  les  accueillait  avec  un  empressement  qui  ne 
leur  permettait  pas  de  penser  qu'elles  le  verraient 
souvent  bâiller  à  leur  côté.  Le  calcul  le  plus  faux 
que  ces  dames  faisaient ,  consistait  dans  la  progres- 
sion des  plaisirs  avec  la  progression  du  pouvoir  ; 
elles  ignoraient  les  privations  que  le  harem  impose , 
le  despotisme  qu'on  y  exerce  ,  la  barbarie  de  ses 
gardiens ,  qui  n'ont  que  cette  puissaùcelà.  L'espoir 
d'un  avenir  heureux  aveuglait  les  premières  an- 
nées des  Circassiennes,  et  redoublait  le  soin  qu'elles 
prenaient  de  leurs  charmes  :  mais  quel  avenir, 
quand  on  n'a  que  de  la  beauté  !  Les  jours  se  succè- 
dent, le  teint  s'altère,  la  peau  se  flétrit ,  les  grâces 
s'envolent ,  les  rides  paraissent ,  et  la  plus  belle 
femme  se  trouve,  à  cette  époque,  ou  malheureuse 


DE    LA    NOUVELLE    RUSSIE.  35 1 

devant  son  miroir,  ou  consolée  par  les  ressources 
de  ses  talens  et  dç  son  esprit,  (i) 

(i)  Je  donnerai,  dans  mon  Voyage,  un  tableau  des 
mœurs  actuelles  des  Talars ,  de  leurs  habitude»  et  de  leurs 
moyens  d'industrie. 


FIN    DU    PREMIER    VOLUMJ5. 


TABLE  DES  CHAPITRES 

CONTENUS  DANS  LE  PREMIER  VOLUME. 


JD^DicACE Page       V 

PREMIÈRE   ÉPOQUE. 

CHAPITRE  PREMIER.  Exposition  de  cet  ouvrage i 

CHAP.  II.  Division  des  Scytlies  en  Scythes  proprement 

dits  et  en  Scythes  Tauriens i  5 

CHAP.  III.  Quels  étaient  ces  Scythes 16 

CHAP.  IV.  Température  et  productions  de  celte  partie 

de  la  Scythie 29 

CHAP.  V.  Des  premières  colonies  chez  les  nomades. .      35 

CHAP.  VI.  Anciennes  villes  de  Scythie 4^ 

CHAP.  VII.  Du  Pont-Euxin 49 

CHAP.  VIII.  Des  Scythes  royaux 62, 

CHAP.  IX.  Histoire  de  la  Tauride ,   depuis  l'origine 

desTauriens^jusqu'au  règne  de  Darius ,  roi  de  Perse.     58 
CHAP.  X.  Événemens  sous  Darius,  fils  d'Hystaspe. .      68 
CHAP.  XI.  Des  Tauriens,  depuis  Darius  jusqu'à  l'in- 
vasion   du    royaume  de  Rosphore   par   les    Huns. 

Amour  de  la  patrie 74 

CHAP.  XII.  Continuation  du  précédent 02 

CHAP.  XIII.  Des  Huns io5 

CHAP.  XIV.  Depuis  la  destruction  du  royaume  de 
Bosphore  jusqu'à  la  révolte  de  Cherson  contre  l'em- 
pereur Michel  Ducas ,. ioq 

CHAP.  XV.  Établissement  des  Génois  en  Tauride  ;  suite 
de  l'histoire  de  Cherson  jusqu'à  la  conquête  que  les 
Génois  en  firent 1 20 

I.  ^   23 


354                                          TABLE 
CHAP.  XVI.  Continuation  de  l'histoire  de  Caffa  ,  jus- 
qu'à la  conquête  qu'en  fit  Mahomet  II Page   i34 

Des  Turcoraans 187 

Continuation  de   l'histoire  de  Caffa,  jusqu'à  la 

conqiiéte  des  Turcs i4l 

CHAP.  XVII.  De  Tana,  colonie  vénitienne i45 

CHAP.  XViïl.  Confusion  des  noms  des  peuples  et  des 
pays,  dans  le  cours  de  cette  première  époque.  ...    i58 
Noms  des  peuples  qu'on  dit  avoir  occupé  la  Nou- 
velle Russie 1 63 

CHAP.  XIX.  Abrégé  historique  des  principaux  peuples 

qui  ont  occupé  la  Nouvelle  Russie. . 164 

Des  Scythes 1 65 

Des  Sarmates 172 

Des  Slaves  ou  Sclavons 174 

Des  Tiwerzes 1 79 

Des  Petschenègues ,  ou  Patzinaces 1 80 

Des  Chazares 182 

Des  Tatars i83 

CHAP.  XX.  Du  commerce  en  général  ;  du  commerce 
établi  par  les  colonies  sur  les  bords  de  l'Euxin  ,  ren- 
fermant tout  l'intérêt  commercial  de  cette  première 

époque 1 84 

CHAP.  XXI.  Du  commerce  ancien  de  la  mer  Noire  ou 

Pont-Euxin j  90 

CHAP.  XXII.  Explications * 202 

CHAP.  XXIII.  Coup  d'œil  sur  quelques  restes  d'anti- 
quités dans  la  Nouvelle  Russie 20G 

CHAP.  XXIV.  Liaison  des  deux  premières  époques ...   212 


DES    CHAPITRES.  355 

SECONDE  ÉPOQUE.* 

CHAPITRE  PREMIER.  Règne  de  Mengli-Ghéraï.  P^^e  223 

CHAP.  II.  Des  Kozaks  zaporoghi  ou  zaporogues 284 

CHAP.  III.  Règne  de  Mahomet  Ghéraï. 243 

CHAP.  IV.  Règne  de  plusieurs  khans 253 

CHAP.  V.  Règne  de  Dewiet-Ghéraï  premier. 266 

CHAP.  VI.  Plusieurs  khans  régnent  en  Crimée.  Conti- 
nuation de  l'histoire  des  Kozaks  zaporogues 267 

CHAP.  VII.  Mohammed  et  Dgianibek -Ghéraï 272 

CHAP.  VIII,  Trois  klians  en  Crimée  ;  révolte  des  Ko- 
zaks    284 

CHAP.  IX.  Règne  d'Islam-Ghéraï,  et  suite  de  l'histoire 

des  Kozaks  zaporogues 287 

CHAP.  X.  Règne  de  Mohammed  III;  suite  de  l'histoire 

des  Kozaks  zaporogues 3o3 

CHAP.  XI.  Règne  de  Sélim-Ghéraï  ;  continuation  de 

l'histoire  des  Zaporogues 3 16 

CHAP.  XII.  Continuation  du  précédent 32 1 

CHAP.  XIII.  Observations  sur  les  Tatars  de  Crimée  , 
relatives  à  cette  seconde  épofjue.  Des  Circassiennes .   337 


FIN  DE   LA   TABLE   DU  PREMIER   VOT.TJME. 


DK 

^Oo  Castelnau,   Gabriel  de, 

^oo^'^/  Essai  svir  1  «histoire 

MA 
Cl 

ROBA 


PLEASE  DO  NOT  REMOVE 
CARDS  OR  SLIPS  FROM  THIS  POCKET 

UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY