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Full text of "Evangéline. Traduction du poème acadien par L. Pamphile Lemay"

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ÉVANGÉLINE 


TRADUCTION  DU  POEME  ACADIEN 


LONGFELLOW 


L.   PAMPHILE   LEMAY 


DEUXIÈME  ÉDITION         H    !  O     ^   ' 


QUEBEC 

P.-G.  DKLISLE,  IMPRIMEUR,  1,  RUE  PORT  DAUPHIN 

.18  7  0 


IÎ7Û 


AU  LECTEUR 


La  critique  m'ayant  montré  quelques  taches  dans 
ma  première  traduction  d'Evangéline,  j'avais  à  cœur 
de  retoucher,  de  polir,  de  perfectionner  mon  œuvre. 
Cependant  je  ne  me  serais  probablement  pas  décidé  à 
la  livrer  de  nouveau  au  public  assez  indifférent,  si  je 
n'avais  été  sollicité  par  un  homme  que  je  vénère  beau- 
coup, et  que  j'appellerai  avec  raison  mon  Mécène, 
puisqu'il  m'a  protégé  depuis  longtemps  et  avec  fidélité. 


G  Al      LECTEUR 

Je  n'ai  jamais  prétendu  l'aire  une  traduction  tout  à 
fait  littérale.  J'ai  un  peu  suivi  mon  caprice.  Parfois 
j'ai  ajouté,  j'ai  retranché  parfois  ;  mais  plutôt  dans  les 
paroles  que  dans  les  idées.  J'ai  respecte  partout  les 
sentiments  du  poète  Américain.  Dans  cette  deuxième 
édition,  j'ai  rendu  la  vie  à  Evan^rline  que.  dans  ma 
première  traduction,  j'avais  laisse  mourir,  par  pitié, 
en  même  temps  que  son  Gabriel. 

Je  devais  publiera  Paris  cette  nouvelle  édition  du 
Acadien.  Cependant  pour  des  raisons  qu'il 
serait  au  moins  superflu  de  raconter  à  mes  bienveil- 
lants .  j'ai  dû  rappeler  mes  humbles  manus- 
crits au  foyer  paternel.  Je  ne  me  flattais  pas  d'éblouir 
le  monde  parisien,  bien  qu'aujourd'hui  les  grands 
la  France  soient  à  peu  près  tous  rentrés 
sous  *•  ne  ceux  qui  survivent  ne  volent  pas 
toujours  très-haut.      Je    connais    assez  les  préjugés  des 

petits-neveux  d'outre-mer  de   mes   ancêtres,  et   leur 


AU    LECTEUR  7 

antipathie  pour  tout  ce  qui  n'est  pas  français,  pour 
savoir  que  le  barde  sauvage  des  bords  lointains  du 
St.  Laurent  n'aurait  pas,  un  seul  instant,  suspendu  la 
foule  parisienne  aux  accords  de  son  luth. 

J'aurais  été  flatté  tout  de  même  de  voir  la  Patrie  de 
mes  Pères  se  tourner  vers  cette  rive  Canadienne  où 
un  million  de  ses  enfants  conservent  encore  sa  foi,  sa 
langue  et  ses  coutumes,  et  lui  donner  un  sourire  de 
reconnaissance. 

Si  mon  livre  a  du  mérite,  ce  mérite  est  dû  à  mon 
amour  de  cette  langue,  de  cette  foi,  de  ces  coutumes 
que  la  France  nous  a  léguées,  seul  héritage  que  nul 
n'a  pu  nous  ravir  !  Il  est  dû  aussi  à  l'intérêt  que  je 
porte  à  l'Acadie,  cette  sœur  du  Canada  si  indignement 
traitée  par  ses  vainqueurs. 

Les  Acadiens  comme  les  Canadiens  ont  conservé 
le  culte  du  souvenir.  Les  uns  et  les  autres  sont  encore 
ce  qu'étaient  leurs  aieux  sous   le  règne  du  bon  roi 


8  Al'    LECTEUH 

Henri  I\".  Dans  Les  campagnes  qui  bordent  le  St. 
Laurent,  comme  sur  les  rivages  de  l'ancienne  Acadie 
où  sont  restés  les  descendants  des  fils  do  la  France,  lé 
voyageur  retrouve  le  même  attachement  à  la  foi 
catholique,  attachement  que  les  persécutions  les  plus 
cruelles  n'ont  ]>u  ébranler,  la  même  urbanité,  le  même 
amour  de  la  nationalité,  amour  Bublime  qui  réunit 
toutes  les  amours  et  prête  a  un  peuple  quelque  faible 
qu'il  soit,  une  énergie  et  une  vigueur  qui  tiennent  du 
prodige. 

11  est  étonnant  de  retrouver  encoredes  villages,  des 
comtés   même   tout    peuplés  d'Acadiens,   darie 
Acadie  où  la  cruelle  Albion  a  promené  la  torche  incen- 
diaire et  le  fer  meurtrier  de  Bes  soldats  Inhumains. 

ait  le  .">  septembre  17.").").  l' Acadie  se  mirait  dans 
le->  Ilots  de  l'Atlantique  et  du  Bassin  des  Mines,  riche, 
paisible  et  souriante  commo  une  fiancée;  tout-à-coup, 
l'Angleterre  jalouse  de  la  prospérité  des  colons  fran- 


AU   LECTEUR  9 

çais,  arme  une  flotte,  choisit  les  plus  envieux  de  ses 
enfants  et  les  plus  barbares  de  ses  soldats,  et  les  lâche 
comme  une  meute  enragée  sur  l'heureuse  colonie.  On 
appelle  l'hypocrisie  et  la  trahison  au  secours  de  la 
violence.  Comme  toujours  la  cruauté  est  peureuse. 
Les  Acadiens  surpris,  dépouillés  de  leurs  armes,  sont 
en  chaînés  comme  des  criminels,  embarqués  pèle  mêle 
sur  les  vaisseaux  Anglais,  et  transportés  sur  les  bords 
étrangers  où  les  attendent  la  faim  et  le  dénûment,  la 
persécution  et  la  mort  :  car  bien  peu  d'entre  les  exilés 
d'Acadie  ont  pu  comme  le  père  Basile  Lajeunesse,  l'un 
des  héros  du  poème,  chanter  l'hospitalité  généreuse, 
la  richesse  et  la  liberté  de  la  grande  colonie  Anglaise. 
La  plus  part  au  contraire  ont  été  repoussés  avec  ma- 
lice, bafoués  et  maltraités.  Dans  la  Pennsilvanie,  on 
a  voulu  réduire  en  esclavage  ces  malheureux  déportés. 
Ce  n'est  pas  ainsi  aujourd'hui  que  l'exilé  est  accueilli 
dans  la  grande  république. 


10  AT    LECTEUB 

Qu'elle  a  donc  été  lamentable  la  destinée  de  ce 
pauvre  petit  peuple  Acadien  !  et  par  quel  prodige 
subsistc-t-il  encore,  disséminé,  il  est  vrai,  mais  tou- 
jours roconnaissable,  toujours  le  même  que  le  l'on 
peuple  chanté  par  Longfellow.  Aujourd'hui  les  bar- 
qui  nous  «séparaient  de  ce  peuple  sont  tombées. 
plus  qu'une  même  patrie,  le  Canada. 
La  Providence  qttî  t'ait  surgir  les  nations  et  qui  les 
t'ait  entrer  dans  le  néant,  a  sans  doute  les  yeux  ouverts 
sur  nous.  Elle  ne  nous  a  pas  dirigés  pendant  trois 
siècles  à  travers  1rs  écueils  et   les  dangers  de  toutes 

pour    ensuite    QOUfi    Laisser    périr     tOUt-à-COUp. 

Un  peuple  qui  aime  sa  langue,  sa  toi  et  ses  coutumes 
jusqu'au  martyre  peut  bien  être  accablé,  vaincu, 
tyrannisé,  mais  il  ne  saurait  périr  tout  entier. 

h.  Pamphile  Lemay. 


AU    LECTEUR  11 

L'on  me  saura  gré  peut-être  de  ce  que  je  reproduits 
ici  la  lettre  vraiment  flatteuse  que  le  grand  poète 
Américain  m'a  fait  l'honneur  de  m'adrcsser,  lorsque 
parut  ma  première  traduction  d'Evangéline. 

Cambridge,  près  Boston,  27  Octobre  1SC5. 

Cher  Monsieur, 

Permettez-moi  de  vous  féliciter  de  la  publication  de 
votre  ouvrage  et  des  heureuses  pensées  qui  s'y  trouvent 
si  élégamment  exprimées,  ainsi  que  du  talent  poétique 
et  du  vif  sentiment  de  la  nature  qu'il  révèle. 

Mais  laissez-moi  surtout  vous  remercier  de  cette 
partie  de  votre  livre  que  vous  avez  bien  voulu  consa- 
crer à  la  traduction  d'Evangéline.  Je  vous  dois  la 
plus  grande  reconnaissance  pour  cette  marque  de 
votre  bienveillance,  non-seulement  parce  que  vous 
avez  bien  voulu  faire  choix  de  cette  œuvre  pour  sujet 


12  AU    LECTEUR. 

de  traduction,  mais  encore  parce  que  vous  avez  rempli 
cotte  tâche  toujours  difficile,  avec  tant  d'habileté  et  de 

Je   n'ai   qu'une  seule   réserve  a  taire  :  vous  faites 
mourir  Evangâlino  : 

••  Mlle  avait  termine  sa  douloureuse  vie.  " 
Cependant,  je   ne    vous   querellerai   pas  pour  cela. 
Mon  but  n'est  pas  de  critiquer,  mais  devons  remer- 
t   de  vous  dire   combien  je    suis  heureux   île 
l'honneur  que   vous  m'avez  l'ait. 

Bspérant  que  lo  succès  de  votre  livre  surpa 
même  vos  plus  grandes  espérances. 

.le  demeure,  cher  monsieur. 

votre  obéissant  serviteur. 

llk'NRY  W.  Lonofzllow. 


ÉVANGELINE 


Salut,  vieille  forêt  î   Noyés  dans  la  pénombre 

Et  drapés  fièrement  dans  leur  feuillage  sombre. 

Tes  sapins  résineux  e1  tes  cèdres  altiers 

Qui  se  bercent  au  vent  sur  le  bord  des  sentiers. 

Jetant,  à  chaque  brise,  une  plainte  sauvage. 

Ressemblent  aux  chanteurs  qu'entendit  un  aitre  âge, 

Aux  Druides  anciens  dont  la  lugubre  voix 

.S'élevait  prophétique  au  fond  d'immenses  bois  ! 

9 


11  ÉVANGÉLINE 

El  l'océan  plaint  if  vers  ses  rives  brumeuses 
S'avance  en  ng  i  vagues  écumeu 

El  <lr  profonds  souj  ira  s'élèvenl  de  ses  flots 
Pour  répondre,  ô  forêt,  à  tes  tristes  sanglots  ! 


Vieille  forêt,  salut!   Mai  eurs  candides 

Qu'on  voyait  tressaillir  comi  aims  timides 

Que  le  <•<»!•  «in  chasseur  a  réveillés  soudain. 

Que  sont-ils  devenus?  Je  les  appelle  en  vain  ! 

Kl  le  joli  villagi  hamne  ? 

Kl  In  petite  église  avec  son  léger  dôme  ? 
Kl  l'heureux  A.cadieti  qui  v*i  beaux  jours 

<  îouler  im  munc  nu  ruissej  I  iaisi  blc  c  »urw 

I  raverse  de.")  I<  >rèl  s  qui 
M;ii->  réfléchil  aussi  < l u  ciel  la  pure  image? 
Partout  iu  solitude,  aux  foyers  comme  aux  champs  ! 
Plus  de  gais  laboureurs  !   lu  haine  de  4  méchante, 


ÉVANGÉLINE  15 

Un  jour,  les  a  chassés  comme  au  bord  d'une  grève 

Le  sable  frémissant  que  la  brise  soulève 

Koule  en  noirs  tourbillons  jusqu'au  plus  haut  de  l'air 

Et  sème  sur  les  flots  de  la  bruyante  mer  ! 

Le  hameau  de  Grand  Pré  n'est  qu'une  souvenance; 

Le  saule  y  croit,  le  merle  y  siffle  sa  romance. 


O  vous  tous  qui  croyez  à  cotte  affection 
Qui  s'enflamme  et  grandit  avec  l'affliction  ; 
O  vous  tous  qui  croyez  au  bon  cœur  de  la  femme, 
A  la  force,  au  courage,  à  la  foi  de  son  âme. 
Ecoutez  un  récit  que  les  bois  d'alentour 
Et  l'océan  plaintif  redisent  tour  à  tour  ; 
Ecoutez  une  histoire  aussi  belle  qu'ancienne, 
Une  histoire  d'amour  de  la  terre  Aca  lienne  ! 


PREMIERE  PARTIE 


Sous  le  ciel  d'Àcadie,  au  fond  d'an  joli  val, 
Et  non  loin  des  bosquets  qui  bordent  le  cristal 
Que  déroule,  tantôt  sous  les  froides  bruines, 
Tantôt  sous  le  soleil,  le  grand  Bassin  des  Mines, 
On  aperçoit  encor,  paisible,  retiré 
Et  loin  de  ce  qu'il  fut,  le  hameau  de  Grand  Pré. 
Du  côté  du  levant  de  beaux,  champs  de  verdure 
Offraient  à  cent  troupeaux  une  grasse  pâture 
Et  donnèrent  jadis  au  village  son  nom. 
Pour  arrêter  les  flots  le  vigilant  colon. 


18  ÉVANGÉLINE 

A  force  de  travail  et  de  rudes  fatigues, 
Eleva  de  ses  mains  de  gigantesques  digues 
Qu'au  retour  du  printemps  <>n  voyait  s'entr'ouvrir, 
Tour  laisser  l'océan  s'élancer  ol  courir 

Sur  le  duvet  des  prés  devenus  son  domaine. 
Au  couchant,  au  midi,  jusqu'au  loin  dans  la  plaine 
S'étendaient  des  vergers  et  des  bouquets  d'ormeaux, 
Le  lin  vert  balançait  ses  frêles  chalumeaux 
Va  le  blé  jaunissant,  ses  tiges  plus  robuste 
Vers  le  nord  surgissaient  mille  sortes  d'arbustes 
Des  bois  mystérieux  et  de  sombres  halliers; 
Et,  >ur  les  hauts  sommets  des  monts  irréguliers, 
De  magiques  brouillards,  des  brumes  éclatant 
araient  au  soleil  de  couleurs  inconstantes 
emblaient  admirer  le  vallon  dans  la  paix 
tndant  y  descendre  jamais. 


ÉVANGÉLINE  19 

C'est  là  qu'apparaissaint,  charmantes  et  coquettes, 
Les  maisons  du  hameau  qui  toutes  étaient  faites 
Avec  du  bois  de  chêne,  ou  d'orme  ou  de  noyer. 
Comme  le  paysan  bâtissait  son  foyer, 
Dans  la  terre  Normande,  alors  que  sur  le  trône 
S'asseyaient  les  Henri.     Un  chaume  frais  et  jaune 
Arrangé  par  faisceaux,  recouvrait  tous  les  toits  ; 
Des  lucarnes  laissaient,  par  les  châssis  étroits, 
Pénétrer  le  soleil  jusqu'au  fond  des  mansardes. 
Lorsque  tournant  au  vent,  les  girouettes  criardes 
S'illuminaient  des  feux  d'un  beau  soleil  couchant, 
Dans  les  beaux  soirs  d'été,  lorsque  l'herbe  du  champ 
Exhalait  son  arôme  et  tremblait  à  la  brise, 
Sur  le  seuil  de  la  porte  avec  leur  jupe  grise, 
Leur  blanche  capeline  et  leur  manlelat  noir, 
Les  femmes  du  hameau  venaient  gaiement  s'assoirr    ' 
Et  filaient  leur  quenouille;  et  les  brunes  fillettes 
Unissaient  leur  chansons  au  bruit  clair  des  navettes 


20  NGÉLINE 

Tournant  sur  les  métiers  leurs  essieux  de  roseau. 
Au  joyeux  ronflement  du  rapide  fuseau. 
Le  pasteur  du  village,  humble  et  vénéré  prêtre, 
Alors  ne  tardait  pas  d'ordinaire  à  paraître. 
En  !e  voyant  venir  d'un  pas  majestueux 
Tous  les  petits  enfants  cessaient  leurs  bruyants  jeux, 
Leur  courses  dans  les  près,  leurs  cris  de  toutes  sortes 
Et  retournaient  s'asseoir  en  rang  devant  les  portes. 
Arrêtant  leurs  fuseaux,  les  femmes  se  levaient. 
Et,    par  des  mots  polis,    toutes  le  saluaient. 
Bientôt  les  laboureurs  revenant  île  l'ouvra 
A  retable  menaient  leur  pesant  attela 
..il  ('îuaillait  la  pente  du  coteau  : 
-  derniers  rayons,  comme  des  filets  d'eau, 
Jusques  au  tond  du  val.  glissaient  de  roche  en  roche. 

\<>ix  argentine  au  même  instant  la  cloche 
Annonçait  l' angélus  et  le  déclin  du  jour. 
Et,  pardessus  les  toits  et  les  m<»nts  d'alentour, 


ÉVANGÉLINE  21 

On  voyait  la  fumée  en  colonnes  bleuâtres. 
Comme  des  flots  d'encens,  s'échapper  de  ces  àtres 
Où  l'on  goûtait  la  paix,  le  plus  divin  des  biens. 


Ainsi  vivaient  alors  les  simples  Acadiens  : 

Leurs  jours  étaient  nombreux  et  leur  mort  était  sainte. 

Libres  de  tout  souci  comme  de  toute  crainte. 

Leurs  portes  n'avaient  point  de  clef  ni  de  loquet  ; 

Car  dans  l'ombre  des  nuits  nul  n'était  inquiet; 

Et,  chez  ces  bonnes  gens,  on  trouvait  la  demeure 

Ouverte  comme  l'âme,  à  chacun,  à  toute  heure. 

Là  le  riche  vivait  avec  frugalité. 

Le  pauvre  n'avait  point  de  nuits  d'anxiété. 


Sur  une  grande  ferme  attachée  au  village. 
Et  tout  près  du  bassin,  au  milieu  du  feuillage. 


22  ÉVANGÉI.INK 

On  voyait,  autrefois  une  belle  maison 

A  l'air  un  peu  coquet  avec  son  blanc  pignon  : 

("('■tait  la  qu'habitait  Benoît  Beliefontaine. 

Il  avait  avec  lui,  dans  cojoli  domaine, 

La  jeune  Bvangéline,  une  suave  fleur. 

Ton-  deux  vivaient  heureux.    Benoît  avait  du  cœur. 
Une  haute  stature,  un  bras  fort,  un  front  hâve, 
Tu  œil  intelligonl  mais  peut-être  un  peu  cave. 
■  démarche  ferme  et  soixante-et-dix  ans. 
Bon  teint  de  bronze  el  ses  longs  cheveux  blancs 
11  était  comme  un  chêne  au  milieu  d'une  lande, 
l'n  chêne  que  la  neige  orne  d'une  guirlande. 
El  cette  jeune  tille,  elle  était  belle  à  voir. 

dix-sepl  ans,  son  (Vont  pur,  son  œil  noir 
Qu'ombrageait  une  é]  aisse  et  longue  chevelun 
Comme  au  boni  de  la  route  une  discrète  m  lire 
demi  par  un  épais  buisson  ! 

Elle  était  belle  a  voir,  au  temps  de  la  moisson, 


ÉVANGÉLIN'K  "!'.', 

Lorsqu'elle  s'en  allait  à  travers  la  prairie, 
Avec  son  corset  rouge  et  sa  jupe  fleurie, 
Porter  aux  moissonneurs  assis  sur  les  guérots, 
Chaque  jour,  un  flacon  tout  plein  de  cidre  irais  ! 
Mais  les  jours  de  dimanche  elle  était  bien  plus  belle  ! 
Quand  la  cloche  sonnait  dans  la  haute  tourelle. 
Que  le  prêtre,  en  surplis,  bénissait,  au  saint  lieu, 
Le  peuple  rassemblé  pour  rendre  hommage  à  Dieu, 
On  la  voyait  venir  le  long  de  la  bruyère. 
Tenant  dans  sa  main  blanche  un  livre  de  prière 
Ou  les  grains  vénérés  d'un  humble  chapelet. 
Elle  portait  alors  élégant  mantelct. 
Jupon  bleu,  souliers  fins,  chapeau  de  Normandie, 
Et  brillants  anneaux  d'or  qu'aux  rives  d'Acadie 
Une  aïeule  de  France  autrefois  apporta  : 
Que  la  mère,  en  mourant,  à  sa  fille  quitta 
Comme  un  gage  sacré,  comme  un  saint  héritage 
Mais  un  éclat  plus  doux  inondait  son  visage 
Quand,  venant  de  confesse  à  l'approche  du  soir, 
Elle  passait  sans  bruit  sur  le  bord  du  trottoir 


24  ÉVANGÉLINK 

Adorant  dans  son  cœur  Dieu  qui  l'avait  bénie. 
On  aurait  dit  alors  qu'une  pure  harmonie 

Comme  un  accord  qui  meurt  sur  scs  pus  s'élevait. 
La  maison  du  fermier  en  ces  temps  se  trouvait 
Sur  un  charmant  coteau  dont  la  pente  riante 
S'inclinait,  par  degrés,  vers  la  rive  bruyante. 

tttier  pour  s'y  rendre  était  bordé  d'ormeaux  ; 
l'n  sycomore  altier,  de  ses  vastes  rameaux. 
En  ombrageait  la  porte  et  la  sombre  toiture. 
A  travers  la  prairie  un  sentier  de  verdure 
Conduisait  au  verger  tout  en  fleurs  le  printemps, 
L'automne,  tout  en  fruits.    -De  se-  bras  palpitants 
Une  vigne  enchaînait  L'antique  sycomore 

Et  protégeait  l'essaim  d'une  ruche   sonore. 
Et  plus  bas  se  trouvaient,  sur  le  flanc  du  coteau. 
Le  puits  au  bord  mousseux,  et  tout  auprès,  un  sceau 
Et  l'auge  ou  s'abreuvaient  les  bœufs  et  lei  géni 
Puis  du  cote  dn  nord  plusieurs  au 


ÉVAXGÉLINE  25 

Les  granges,  les  hangars  protégeaient  la  maison 

Contre  les  ouragans  de  la  froide  saison. 

C'était  là  qu'on  voyait  les  voitures  diverses  : 

Les  pesants  chariots,  la  charrue  et  les  herses. 

La  vaste  bergerie  où  bêlaient  les  moutons. 

Et  le  brillant  sérail  où  criaient  les  dindons. 

Où  le  coq  orgueilleux  chantait  d'une  voix  fière. 

'Comme  aux  jours  où  son  chant  troubla  lame  de  Pierre. 

Les  granges  jusqu'au  faite  étaient  pleines  de  foin  ; 

Elles  seules  semblaient  un  village  de  loin  : 

Leurs  toits  proéminents  étaient  couverts  en  chaume, 

Et  le  treille  fané  remplissait  de  son  baume 

Le  fenil  où  montait  un  solide  escalier. 

Là  se  trouvait  encor  le  joyeux  colombier 

Avec  ses  nids  moelleux,  ses  tendres  créatures. 

Ses  doux  roucoulements,  ses  amoureux  murmures  ; 

Puis,  au-dessus  des  toits,  c'étaient  les  cris  stridents 

Des  girouettes  de  tôle  allant  a  tous  les  vents, 


36  ÉVANOÉLINB 

Cosl  ainsi  que  vivait  en  ]>aix  avec  le  monde, 

En  paix  avec  son  Dieu,  dans  sa  terre  féconde, 

Le  fermier  de  Grand  Pré.     Sa  joie  el  son  appni, 

Toujours  Evangéline  était  auprès  de  lui 

Et  gouvernail  déjà  sagement  le  ménage. 

Plus  d'un  jeune  amoureux  à  pou    près  de  son  âge, 

La  suivait  a  l'église,  et  priait  a  genoux 

En  reposant  sur  elle  un  «cil  tendre  et  jaloux. 

Comme  si  celte  femme  avait  été  la  sainte 

(jMi  il  venait  vénérer  clans  la  pieuse  enceinte. 

Bien  heureux  qui  pouvait  toucher  sa  blanche  main  ! 

Marcher  A  8CH  cotes  sur  le  bord  du  chemin  ! 

Quelques-uns  osaient-ils  à  sa  porte  se  rendre, 

Pendant  qu'ils  l'écoutaient  sur  l'escalier  descendre, 

Ils  se  seraient  ceux-là  demandé  bien  en  vain 

Lequel  battait  plus  fort,  <>u  du  marteau  d'airain, 

Ou  <h'  leur  cœur  rempli  d'espérance  et  d'angoisse. 

Aux  fêtes  «lu  Patron  qu'invoquait  la  paroisse. 


ÉVANGÉLINE  2Î 

Vers  le  soir,  la  jeunesse  assemblée  au  canton, 
Dansait  joyeusement  au  son  du  violon, 
Et  les  garçons  alors,  remplis  de  hardiesse, 
Lui  répétaient  tout  bas  quelques  mots  de  tendresse- 
Mais  inutilement,  car  de  ces  amoureux 
Le  jeune  Gabriel  était  le  seul  heureux  : 
•Gabriel  Lajeunesse  enfant  du  Gros  Basile, 
Un  forgeron  du  bourg  reconnu  pour  habile 
Parmi  les  villageois  qui  l'estimaient  beaucoup, 
■Car  le  peuple  a  jugé,  de  tout  temps  et  partout, 
L'état  de  forgeron  un  métier  honorable. 
Les  célestes  liens  d'une  amitié  durable 
Unissaient  le  fermier  et  le  vieux  forgeron, 
Et  leurs  petits  enfants,  l'espoir  de  leur  maison, 
Avaient  grandi  tous  deux,  charmants,  pieux  et  sages, 
Semblables  à  deux  fleurs  sous  les  mêmes  feuillages, 
Le  curé  du  canton,  homme  aux  nobles  désirs, 
Qui  méprisait  la  terre  et  dont  tous  le;s  loisirs 


28  ÉVANGÉLINE 

Etaient  donnés  au  soin  de  sa  chère  jeunesse, 

Leur  avait  enseigné  l'amour  de  la  sag> 

En  leur  montrant  à  lire.     Entants  naïfs  alors 

Ils  se  Livraient  ensemble,  en  paix  et  sans  remords, 

Aux  plaisirs  innocents  de  l'innocente  enfance. 

Leur  Leçon  récitée  avec  obéissance, 

Ds  couraient  à  la  forgeoù  Basile,  Le  soir, 

Bien  souvent,  les  bras  mus.  le  visage  tout  noir. 
In  tablier  de  cuir  autour  de  la  ceinture. 
Sans  crainte  soulevait,  avec  une  main  sure, 
D'un  cheval  hennissant  le  vigoureux  sabot  ; 
Pendant  qu'auprès  de  lui.  dans  un    feu  «le  fagot 
Rougissait  lentement  un  grand  cercle  de  roue. 

Comme  un  serpent  de  feu  qui  si'  tortille  et  joue 

Dans  un  brasier  ardent  allume  BOUS  les  bois. 
A  L'approche  des  nuits.  L'automne,  bien  des  fois. 
Quand  le  ciel  était  noir,  et  que  la  forge  sombre 
Semblait  vomir  dehors  des  flammèches  sans  nombre, 


ÉVANGÉLINE  29 

Par  les  carreaux  de  vitre  et  les  ais  du  lambris, 

Ils  venaient  regarder,  avec  des  yeux  surpris, 

Le  soufflet  haletant  qui  ranimait  la  braise. 

Et  réchauffer  leurs  doigts  en  causant  à  leur  aise. 

Quand  ils  n'entendaient  plus  le  soufflet  bourdonner. 

Ni  sous  le  dur  marteau  l'enclume  résonne]-. 

Alors  ils  comparaient  à  des  vierges  pieuses 

Qui,  tenant  à  la  main  leurs  lampes  radieuses, 

Entrent  au  sanctuaire  au  milieu  de  la  nuit, 

Les  étincelles  d'or  qui  retombaient  sans  bruit 

Et  mouraient  tour  à  tour  sous  les  cendres  éteintes. 

Quand  l'hiver  étendait  son  voile  aux  riches  teintes 

On  les  voyaient  tous  deux  sur  un  léger  traîneau, 

Sillonner  comme  un  trait  la  pente  du  coteau  : 

Souvent  sur  les  chevrons  ou  le  toit  de  la  grange 

Ils  montaient  hardiment,  cherchant   la  pierre  étrange 

Que  l'hirondelle  apporte  à  son  nid.  tous  les  ans, 

Quand  elle  l'a  trouvée  au  bord  des  océans, 


30  ÉVANGÉLINE 

Tour  do  ses  chers  petits  dessiller  la  paupière. 
Heureux  qui  la  trouvait  cette  étonnante  pierre  ! 

Ainsi  leurs  |  îvmi ers  jours  sans  pleurs  et  sans  ennuis. 
Comme  un  songe  doié  s'étaient  bien  vite  enfuis  ! 


Ils  n'étaient  plus  entants  à  L'époque  où  se  \ 

\\  douloureux  qu'il  faut  que  je  vous  fasse. 
Gabriel  était  homme,  il  aimait  les  travaux. 
Forgeait  avec  son  père  et  ferrait  Les  chevaux. 
Evangéline  était  une  adorable  femme — 
Elle  avait  de  son  -exe  et  les  espoirs  et  l'âme  ; 
On  l'avait,  dès  longtemps,  surnommée  au  canton 
••  Le  soleil  d'Eulalie,"  à  cause,  disait-on, 
Qu'elle  ferait  régner  par  sa  grande  prudei 
Au  foyer  (li>  l'époux  la  joie  et  fnoonda:. 
Et  que  <lc  féaux  enfants  au  visage  vermeil 
Naîtraient  de  ses  amours  :   ainsi  que  le  soleil. 


ÉVANGÉLINE  31 

Qui  brille  le  matin  de  la  sainte  Eulalie 
Féconde  les  vergers  dont  chaque  rameau  plie 
Sous  le  poids  des  fruits  mûrs,  veloutés,  odorants, 
Comme  un  vieillard  heureux  sous  le  poids  de  ses  ans 


II 


Déjà  l'on  arrivait  à  ce  temps  de  l'année 

Où  le  feuillage  sec  dort  sur  l'herbe  fanée, 

Où  le  soleil  tardif  est  pâle  et  sans  chaleur, 

Où  la  nuit  froide  au  pauvre  apporte  la  douleur. 

En  bandes  réunis  les  oiseaux  de  passage, 

Sous  un  ciel  noir  et  lourd,  volaient,  comme  un  nuage, 

Des  froides  régions  que  l'aquilon  flétrit 

Aux  rivages  riants  où  l'amandier  fleurit. 

La  forêt  se  tordait  sous  les  vents  de  septembre 

Comme  un  jeune  coursier  qui  hennit  et  se  cambre. 


ÉVANGÉLINE 

Tout.  alors,  présageait  un  hiver  rigoureux. 
L'abeille  avait  gardé  tout  Bon  miel  savoureux, 
Et  les  coureurs  des  bois  et  les  chasseurs  sauvages 
Qui,  dans  un  cas  pareil,  se  prétendaient  for!  eu 
Assuraient  que  l'hiver  serait  dur  et  main 
Car  le  renard  perfide  avait  le  cuir  épais. 


Ain  ni  venait  l'automne  et  les  froids  a\ 

Mais  ce  temps  enchanteur,  cette  époque  si  ! 
Qu'on  appelle  au  hameau  l'été  de  la  Toussaint 
Ranima  le  cœur  triste  et  le  soleil  ('-teint  : 
l'n  éclat  radieux  portant  aux  rêveries 
Illuminait  les  airs,  les  bois  cl  les  prairies  ; 
L'univers  rayonnant  et  brillant  de  fraîcheur, 
Semblait  sortir  des  mains  du  Bage  Créateur. 
On  eut  dit  (pie  l'amour  régnait  dans  tout  le  monde 
Que  l'océan  chantait  pour  endormir  Bon  on 


ÉVANGÉLINE  33 

Et  des  accents  nouveaux,  de  magiques  concerts 
Paraissaient  s'élever  des  bourgs  et  des  déserts  ! 
Des  enfants  qui  jouaient  les  voix  vives  et  nettes, 
Les  refrains  sémillants  des  luisantes  girouettes 
Qui  criaient  dans  les  airs,  sur  les  toits  des  donjons, 
Les  doux  roucoulements  des  amoureux  pigeons, 
Les  plaintes  de  la  brise  et  les  battements  d'ailes 
Des  oiseaux  qui  volaient  au-dessus  des  tourelles, 
Tout  n'était  qu'harmonie,  ivresse  et  pur  amour  ! 
Tout  semblait  du  printemps  annoncer  le  retour  ! 
Sur  le  bord  de  la  mer  et  des  hautes  collines 
Le  soleil  argentait  les  limpides  bruines  : 
L'océan  était  d'or  :  les  arbres  des  forets 
Berçant,  avec  orgueil,  les  chatoyants  reflets 
De  leur  manteau  safran,  ou  pourpre,  ou  diaphane, 
Etincelaient  de  loin  comme  le  fier  platane. 
Quand  le  Perse  idolâtre  orne  ses  verts  rameaux 
De  voiles  éclatants  et  de  brillants  joyaux. 


34  ÉVANOÉI.TNE 

Tout  respirait  la  paix,  le  calme  et  L'innocence  : 

La  nuit  dans  les  vallons  descendait  en  silence. 
Et  l'étoile  dn  soir  étinceiail  encor, 
[lisant  le  ciel  bleu  de  ses  filandres  d'or. 
Les  troupeaux  bondissants  regagnèrent  l'étable 
En  flairant  du  gazon  le  parfum  délectable, 
En  respirant  du  soir  l'agréable  fraîcheur. 
Devançant  les  troupeaux,  brillante  de  blaScheur, 
Venait  en  B'ébattant  une  grasse  génisi 
Celle  d'Evangéline,  avec  son  beau  poil  lise 
Sa  clochette  joyeuse  et  son  joli  collier. 
On  vit  le  jeune  pâtre  à  travers  le  hallier, 
Ramener  en  chantant  les  brebis  du  rivage 

poissait  chaque  année  un  riche  pâturage. 

de  lui  le  gros  chien  au  poil  long  et  soyeux 
Fièrement  trottinait  d'un  air  libre  et  joyeux. 
Et  pressait  les  traînards  qui  restaient  en  arrière. 
Quand  le  jeune  berger  dormait  sous  la  bruyère 


ÉVANGÉLINE  35 

C'était  lui  oui  gardait  les  timides  agneaux, 
Et  la  nuit  quand  les  loups  réunis  en  troupeaux, 
Dans  les  bois  d'alentour  hurlaient  leurs  cris  de  rage. 
Lui  seul  les  protégeait  par  son  noble  courage. 


Quand  la  lune,  plus  tard,  éclaira  l'horizon, 

Que  sa  molle  lueur  argenta  le  gazon. 

Les  chariots  remplis  d'un  foin  aromatique. 

Arrivèrent  des  champs  a  la  grange  rustique  : 

Sous  de  larges  harnais  décorés  de  pompons 

[fronts. 
Les  chevaux  hennissants  balançaient  leurs  grands 

Secouaient  avec  bruit  leur  épaisse  crinière 

Où  tombaient  la  rosée  et  la  fine  poussière, 

Et  rongeaient  l'acier  dur  de  leur  mors  eeumant  : 

La  féconde  génisse  arrêtée  un  moment 

Humiliait,  l'œil  pensif,  pendant  que  la  laitière, 

En  écume  d'argent,  dans  su  Manche  chaudière. 


36  évancéi.ink 

Faisait  couler  le  lait.     Et  dans  la  basse-cour, 
Répétés  par  l'écho  des  granges  d'alentour. 
L'on  entendit  encor,  connue  dans  un  délire. 
I  >c-  bêlements,  des  cris  et  <\c<  éclats  de  rire. 
Mais  ce  bruits,  toutefois,  s'éteignil  promptement  ; 
Qn  grand  calme  se  lit  :  tout  à  coup,  seulement, 
En  roulant  boub  leurs  gonds  les  portes  de  la  grange 
Firent,  dans  le  silence,  un  grincement  étrange. 


•i  fauteuil  l'ait  de  bois  de  im\ 
Benoît  le  laboureur  regardait,  au  loyer. 
La  flamme  qui  lançait  d'éblouissantes  flèches, 

I. 'ondulante  fumée  et  les  vives  flammèclu 

<^ui  tournoyaient  gaîmenl  comme  des  feux-follets. 

Sur  le  mur,  en  arrière,  où  le  s  joyeux  reflets 
Dansaient  légèrement  des  rondes  fantastiques, 
Son  ombre  se  peignait  avec  des  traits  comiquei 


évangélinE  37 

Pendant  qu'à  la  clarté  du  foyer  vacillant, 
Prenant  un  air  moqueur,  un  regard  sémillant, 
Chaque  face  sculptée  au  dossier  de  sa  chaise 
Semblait  s'épanouir  et  sourire  à  son  aise, 
Et  que  sur  le  buffet,  les  plats  de  fin  étain 
Luisaient  comme  au  soleil  des  boucliers  d'airain. 


Le  bon  vieillard  chantait  d'un  ton  mélancolique 

Des  refrains  de  chanson,  des  couplets  de  cantique, 

Ainsi  que  ses  aïeux,  jadis,  avaient  chanté, 

A  l'ombre  de  leur  bois,  sous  leur  ciel  enchanté, 

Leur  ciel  de  Normandie.     Et  son  Evangéline, 

Portant  jupe  rayée  et  blanche  capeline 

Filait,  en  se  berçant,  une  filasse  d'or. 

Le  métier  dans  son  coin  se  reposait  encor, 

Mais  le  rouet  actif  mêlait  avec  constance, 

;Son  ronflement  sonore  à  la  douce  romance 


38  ÉVANGÉLINl 

Que  chantait  le  vieillard  assis  devant  le  feu. 
Comme  dans  le  lieu  saint  quand  le  chant  cesse  un  peu 
On  entend,  sous  les  pas,  vibrer  l'auguste  enceinte, 
Ou  du  prêtre  à  l'autel  on  entend  la  voix  sainte. 
Ainsi  quand  Le  fermier,  vaincu  par  les  émois, 
Suspendait  les  accents  de  sa  dolente  voix. 
De  la  vieille  pendule  au  milieu  des  ténèbres 
On  entendait  les  coups  réguliers  et  funèbres. 


Pendant  que  le  vieillard  chantait  dans  son  fauteuil 

On  entendit  des  pas  retentir  sur  le  seuil. 

Va  la  clenche  de  bois  bruyamment  soulevée 

De  quelque  visiteur  annonça  l'arrivée. 

Benoit  reconnut  bien  les  pas  du  forgeron 

Avec  souliers  pleins  de  clous  au  talon, 

Ainsi  qu'Evangéline,  à  l'émoi  de  son  âme, 

Ou  ee  mêlait  le  trouble  et  la  plus  chaste  flamme, 


ÉVANGÉLINE  39 

Avait  bien  deviné  qui  venait  avec  lui. 

— "  Àh  !  sois  le  bienvenu,  Lajeunesse,  aujourd'hui  ! 

S'écria  le  fermier  en  le  voyant  paraître, 

"  La  gaîté,  quand  tu  viens,  semble  aussitôt  renaître  !.. 

"  Veux-tu  donc  savouer  un  tabac  généreux  ? 

"  J'en  ai  plus  qu'il  t'en  faut,  et  j'en  suis  fort  heureux, 

"  Prends  au  coin  du  foyer  ta  place  accoutumée  ; 

"  Et  fumons  en  causant.     C'est  parmi  la  fumée, 

"  Qu'on  voit  dans  leur  orgueil  se  dessiner  tes  traits  ! 

i:  Quand  tu  fumes,  ton  front,  ton  visage  si  frais 

"  Brillent  comme  la  lune  à  travers  les  nuages 

"  Qui  s'élèvent,  le  soir,  au  bord  des  marécages." 

Basile,  souriant,  suivi  de  son  garçon 

Au  foyer  plein  de  feu  vint  s'asseoir  sans  façon, 

Et  répondit  ainsi  : — "  Mon  cher  Bellefontaine, 

"  Tu  plaisantes  toujours  et  n'as  jamais  de  peine, 

"  D'autres  sont  obsédés  de  noirs  pressentiments 

"  Et  ne  font  que  rêver  malheurs  et  châtiments  : 


40  ÉVANCÉLINE 

••  Ils  s'attendent  à  tout:  rien  ne  peut  les  surprendre... 
Puis  il  s'interrompit  en  ce  moment  pour  prendre 
Son  calumet  de  terre  el  le  charbon  fumant 
Qu'Evangéline  allait  lui  porter  poliment, 

Et  bientôt  ajouta  :    "  Je  n'aime  point  pour  hôtes 
-  navires  anglais  mouilles  près  de  nos  cÔt< 

rs  énormes  canons  qui  sont  braqués  sur  nous 
"  Ne  nous  annoncent  point  les  desseins  les  plus  doux; 
'•  Mais  quels  sont  ses  desseins?  sans  doute  qu'on  l'ignore. 
"  On  sait  bien  qu'il  faudra  quand  la  cloche  sonore 

ppe liera  le  peuple  à  l'église,  demain. 
•■  S'y  rendre  pour  entendre  un  mandat  inhumain  ; 
••  Et  ce  mandat,  dit-on.  émane  du  roi  Geoq 
"  Or,  plus  d'un  paysan  soupçonne  un  coupe-gorge. 
m  fort  alarmés  et  Be  montrent  craintifs! 
Le  fermier  répondit  : — i-  De  plus  justes  motifs 
"  Ont  sans  doute  amené  ces  vaisseaux  sur  nos  rives  : 
li  La  pluie,  en  Angleterre, ou  les  chaleurs  hâtives 


ÉVANGÉLINE  41 

"  Ont  peut-être  détruit  les  moissons  sur  les  champs, 

"  Et,  pour  donner  du  pain  à  leurs  petits  enfants, 

"  Et  nourrir  leurs  troupeaux,  les  grands  propriétaires 

"  Viennent  chercher  les  fruits  de  nos  fertiles  terres.'' 

— "  Au  bourg  l'on  ne  dit  rien  d'une  telle  raison, 

"  Mais  l'on  pense  autrement,  "  reprit  le  forgeron 

En  secouant  la  tête  avec  un  air  de  doute  ; 

Et  poussant  un  soupir  :  "  Mon  cher  Benoit,  écoute  \ 

"  L'Angleterre  n'a  pas  oublié  Louisbour, 

"  Pas  plus  que  Port  Royal,  pas  plus  que  Beau  Séjour, 

"  Déjà  des  paysans  ont  gagné  les  frontières  ; 

"  D'autres  sont  aux  aguets  sur  le  bord  des  rivières, 

"  Attendant  en  ces  lieux  avec  anxiété 

"  Cet  ordre  qui  demain  doit  être  exécuté  ! 

"  On  nous  a  dépouillé,  pour  combler  nos  alarmes, 

"  De  tous  nos  instruments  et  de  toutes  nos  armes  ;, 

"  Seul  le  vieux  forgeron  a  ses  pesants  marteaux 

"  Et  l'humble  moissonneur  ses  inutiles  faux  !  " 


42  É  vav.ki.ini: 

Avrc  un  rire  franc  mais  un  peu  B&rcastique 

Le  vieillard  jovial  à  son  ami  réplique  : 

-  armes  nous  goûtons  un  plus  profond  re] 

••  Au  milieu  de  nos  champs  et  de  nés  gras  troupeaux  ; 
"  Nous  sommes  mieux  eneor  par  derrière  nos  dignes 

"  Que  n'étaient  autrefois  nos  ancêtres  prodigues 

"  Dans  leurs  murs  qu'ebrerliaient  les  canons  ennemis. 
u  D'ailleurs  dans  l'infortune  il  faut  être  soumis. 
•■  J'espère  cependant  que  ce  soir  la  tristes 
"  Fuira  loin  de  ce  toit  OÙ  va  régner  l'ivre- 
••  Car  le  contrat,  ce  soir,  doit  Be  conclure  enfin. 
■•  Les  jeunes  gens,  ensemble  et  d'une  habile  main. 
"  Ont  bâti  la  maison  el  ta  grange  au  village, 
fenil  est  rempli  de  grain  et  de  fourrage  ; 
"  Pour  un  an  leur  loyer  est  pourvu  d'alim< 
"  Attends,  mon  cher   Basile,  oncor  quelques  tnom< 

blanc  va  venir  avec  sa  plume  d'oie  ; 
*•  De  nos  heureux  enfants  partageons  donc  la  ; 


ÉVANGÉLINE  43 

Cependant  à  l'écart  en  face  d'un  châssis 
Les  jeunes  fiancés  étaient  tous  deux  assis 
Regardant  le  ciel  bleu,  la  belle  Evangéline 
Livrait  à  Gabriel  sa  main  brûlante  et  fine  ; 
En  entendant  son  père  elle  rougit  soudain. 
Puis  un  profond  soupir  lit  onduler  son  sein. 
Le  silence  venait  à  peine  de  se  faire 
Que  l'on  vit  à  la  porte  arriver  le  notaire. 


III 


Comme  un  frêle  aviron  aux  mains  des  matelots, 

Ou  comme  le  filet  dans  Le  ressac  des  flots 

Le  notaire  Leblanc  était  courbé  par  l'âge  : 

Son  front  large  gardait  la  trace  d'un  orage 

Et  sur  son  col  bronzé  tombaient  ses  cheveux  grisr 

Pareils  aux  touffes  d'or  des  épis  de  maïs. 


44  ÉVANGÉLINE 

A  travers  leur  cristal  ses  besicles  de  corne 
Laissaient  voir  la  sagesse  au  fond  <lc  son  œil  morne 
11  se  plaisait  beaucoup  à  l'aire  des  récite. 
Père  de  vingt  enfants,  plus  de  cent  petits-fils, 
Jouant  sur  ses  genoux,  égayaient  sa  vieillesse — 
Par  leur  charmant  babil,  et  par  leur  gentilli 
Pendant  la  guerre  il  fut,  comme  ami  des  anglais, 
Quatre  ans  tenu  captif  dans  on  vieux  bourg  français. 
.Maintenant  il  avait  une  grande  prudence 
El  la  simplicité  de  la  naïve  enfance. 
C'était  un  bon  ami  :  les  enfants  L'aimaient  tous 
Car  il  leur  racontait  contes  de  loupg-garOUS,) 
El  d'espiègles  lutins  taisant  au  ciel  «les  niches  ; 

II  leur  disait  le  sort  qu'avaient  les  blancs  Létiches, 

Ënfantfl  morts  sans  baptême,  esprits  mystérieux 

Qui  voltigent  toujours  cherchant  partout  les  cieux 

El  de  l'enfant  qui  dort  viennent  l»ai>cr  les  lèvres  ; 

Comment  une  araignée  éloigne  toutes  fièvres, 


ÉVANGÉLINE  45 

Quand  on  la  porte  au  cou  dans  Fécale  des  noix  ; 
Comme  au  jour  de  Noël  l'on  entendait  les  voix 
Des  bœufs  qui  se  parlaient  au  fond  de  leurs  étables  ; 
11  disait  les  secrets,  les  vertus  admirables 
Que  le  peuple,  autrefois,  simple  autant  que  loyal, 
Prétendait  découvrir  dans  le  fer  à  cheval 
Et  le  trèfle  étalant  quatre  feuilles  de  noige, 
Et  biens  d'autres  récits  d'ogre  et  de  sortilège. 


Aussitôt  cependant  que  Leblanc  arriva, 

De  son  siège  au  foyer  Basile  se  leva 

Et,  secouant  le  feu  de  sa  pipe  de  terre, 

Il  dit  en  s' adressant  au  modeste  notaire  : 

"  Allons,  père  Leblanc,  qu'avez-vous  de  nouveau  ? 

"  Peut-être  savez-vous  ce  qu'on  dit  au  hameau 

"  De  ces  fiers  bâtiments  venus  de  l'Angleterre  ?  " 

— "  Je  sais  fort  peu  de  chose  et  fais  mieux  de  me  taire, 


46  ÉVANGÉLINE 

Lui  répondit  Leblanc  d'un  ton  de  bonne  humeur  : 

"  II  est  vrai  qu'il  circule  une  grande  niuicur. 

••  .Mais  connue  mon  avis  n'est  jamais  le  plus  sage 

'•  Je  dirai  seulement  ce  qu'on  dit  an  village, 

■c  .Je  ne  puis  t  mtefois  croire  que  ces  vais-eaux 

"  Viennent  sur  notre  rive  apporter  des  fléaux  ; 

"  Car  nous  sommes  en  paix  ;  et  pourquoi  V Angleterre 

'•  Ainsi  nous  ferait-elle  éprouver  sa  col 

— "  Nom  de  Dieu  !  *'  s'écria  le  bouillant  forgeron. 

Qui  parfois  décochait  un  sonore  juron, 

"  Faut-il  donc  regarder  toujours  en  toute  ch 

"  Le  pourquoi,  le  comment  ?  Jl  n'est  rien  que  l'on  n 

■•  L'injustice  est  partout  et  personne  n'a  tort  : 

••  Tout  le  droit  maintenant  appartient  au  plus  fort." 

Sans  paraître  observer  la  chaleur  de  Basile 

mie  continua  d'une  voix  tort  tranquille  : 

"  L'homme  est  injuste,  mais  le  bon  Dieu  ne  L'est  pa*  : 
u  La  justice  triomphe  à  son  tour  ici-bas. 


ÉVANGÉLINE  47 

"  Et  pour  preuve  je  vais  vous  redire  une  histoire 

"  Qui  ne  s'efface  point  de  ma  vieille  mémoire  : 

"  Elle  me  consolait  de  mon  destin  fatal 

"  Lorsque  j'étais  captif  au  fort  de  Port  Royal. 

"  Un  vieillard  aimait  bien  cette  histoire  touchante  : 

*J  A  ceux  que  maltraitait  quelque  langue  méchante 

"  D'une  voix  tout  émue  il  allait  la  conter  : 

"  Je  voudrais  comme  lui  pouvoir  la  répéter  : 


— "  Sous  le  ciel  africain,  dans  une  ville  antique 
"  On  voyait  autrefois,  sur  la  place  publique, 
"  Une  haute  colonne  au  piédestal  d'airain 
"  Qu'avait  fait  élever  un  puissant  souverain, 
il  Et  sur  cette  colonne  une  statue  en  pierre. 
u  Figurait  la  justice  impartiale  et  hère  ; 
"  Une  large  balance,  un  glaive  menaçant 
u  Etaient  ses  attributs,  et  disaient  au  passant 


48  ÉVANGÉLINE 

u  Que  <lans  cette  cité  la  suprême  justice 

u  De  l'opprime  toujours  était  la  protectrice. 

•■  Cependanl  la  balance,  au  fond  de  ses  plateaux, 

••  Voyait  chaque  printemps,  bien  des  petits  oiseaux 

"  Bâtir  leurs  nids  moelleux  en  chantant  et  sans  craindre 

"  Le  glaive  flamboyant  qui  semblait  les  atteindre. 

••  Mais  petit  à  petit  se  corrompit  la  loi  : 

••  Aux  misère  du  pauvre  on  n'ajouta  plus  foi, 

••  E1  le  faible,  sans  cesse  en  butte  a  l'ironie, 

<•  Dut  subir  du  plus  fort  la  lâche  tyrannie. 

••  On  afficha  le  vice,  et  chaque  tribunal 

••  Outragea  l'innocence  et  protc;gea  le  mal. 


•■  l'n  jour  il  arriva  que  certaine  duché 
•■  Perdit  un  collier  neuf  d'une  grande  riche 

••  N'ayant  pu  le  trouver  elle  voulut,  du  moins. 
•  Venger  avec  éclat  et  sa  perte  et  ses  soins. 


ÉVANGÉLINE  49 

"  Elle  accusa  de  vol,  en  face  de  la  ville. 

"  TJne  pauvre  orpheline,  une  pieuse  fille, 

"  Qui  depuis  de  longs  jours  la  servait  humblement. 

•"  Le  procès,  pour  la  forme,  eut  lieu  bien  promptement, 

■"  Et  le  juge  pervers  condamna  la  servante 

■"  A  mourir  au  gibet  d'une  mort  infamante. 

il  Autour  de  l'échafaud  on  vit  les  curieux, 

■"  Pressés,  impatients,  inonder  tous  les  lieux, 

<l  La  jeune  fille  vint,  calme  mais  abattue, 

l-  Subir  son  triste  sort  au  pied  de  la  statue. 

"  Le  bourreau  la  saisit.     Au  moment  solennel 

«  Où  son  cœur  s'élevait  vers  le  Juge  Eternel, 

**  On  orage  mugit  ;  l'impitoyable  foudre 

"  Ebranle  la  colonne  et  la  réduit  en  poudre, 

il  Et  la  balance  tombe  avec  un  sourd  fracas  ; 

-  Or  dans  un  des  plateaux  qui  se  brisent  en  bas 

"  On  voit  un  nid  brillant c'était  un  nid  de  pie 

v-  Dans  lequel  s'enlaçait  avec  coquetterie 


50  ÊVAXUÉLINE 

'•  Parmi  les  brins  de  foin,  le  collier  précieux  !. 

u  C'est  ainsi  qu'éclata  la  justice  des  cieux  ! 


Quand  le  père  Leblanc  eut  fini  son  histoire 

Basile  ne  dit  mot  mais  ne  parut  rien  croire  ; 
Il  n'en  concluait  point  qu'on  n'avait  désormais 
Nul  motif  d'avoir  peur  des  navires  anglais. 
Il  voulait  répliquer  et  manquait  de  langage. 
Ses  pensers  demeuraient  empreints  sur  son  vifl 
Comme  sur  une  vitre,  on  voit  dans  les  hivers, 
La  vapeur  se  geler  sous  mille  aspects  divei 


Alors  Evangéline,  à  la  braise  de  L'âtre, 
S'empresse  d'allumer  la  lampe  au  pied  d'albâtre, 
B1  tout  L'appartement  luisant  de  propreté 

mplil  aussitôt  d'une  vive  clarté. 


ÉVANGÉLINE  51 

Ensuite  elle  s'en  vient  déposer  sur  la  table 
Un  pot  d'étain  rempli  d'un  cidre  délectable, 
Tandis  que  le  notaire,  étalant  son  papier, 
Ecrit  d'une  main  prompte,  et  sans  rien  oublier 
Les  noms  des  contractants,  la  date  et  puis  leur  âge, 
Xa  dot  qu'Evangéline  apporte  en  mariage 
Et  tous  les  divers  points  sans  en  oublier  un. 
Et  quand  tout  fut  écrit  comme  voulait  chacun, 
"Que  le  sceau  de  la  loi  fut  mis,  brillant  et  large, 
'Comme  le  soleil  levant  sur  le  blanc  de  la  marge, 
Le  vieux  fermier  tira  sa  bourse  de  chamois 
Puis  offrit  au  notaire  au  moins  deux  ou  trois  ibis 
En  bel  et  bon  argent  le  prix  de  son  ouvrage. 
Le  notaire  charmé,  forma,  selon  l'usage, 
Des  vœux  pour  le  bonheur  du  couple  fiancé  ; 
Puis  il  prit  sur  la  table  après  s'être  avancé. 
Le  large  pot  d'étain  où  fermentait  la  bière, 
Eemplit,  d'un  air  joyeux,  la  coupe  tout  entière, 


52  ÉVANQÉLINE 

Et  but  à  la  santé  des  gens  de  la  maison. 

Chacun  prit  à  son  tour  l'écumeuse  boisson. 

Du  cidre  but  sa  lèvre  il  essuya  l'écume  ; 

Il  prit  son  large  feutre,  il  prit  sa  longue  plume, 

Son  rouleau  de  papier  et  donna  le  bonsoir. 

Les  amis  qui  restaient  vinrent  alors  s'asseoir 

En  cercle  devant  l'àtre  où  pétillaient  les  flammes. 

Evangéline  prit  le  damier  et  les  dam 

Qu'elle  alla  présenter  aux  paisibles  vieillards. 

La  lutte  commença.    Leurs  anxieux  regards 

Voyaient  avec  plaisir  les  pions  dresser  un  siège, 

Et  les  dames  tomber  dans  un  perfide  piège. 

Cependant  l'un  et  l'autre  ils  s'amusaient  beaucoup 

D'une  manœuvre  heureuse  ou  d'un  malheureux  coup. 

3Î8  dans  la  fenêtre  ouverte 
Ecoutaient  sur  la  rive  expirer  l'onde  verte. 

Heureux  et  souriants  ils  86  parlaient  d'amour, 

En  regardant  les  flots  qui  chantaient  tour  à  tour, 


ÉVANGÉLINE  53 

Et  les  rubans  de  feu  sur  l'écume  des  vagues  ; 
La  lune  qui  veillait,  et  les  bruines  vagues 
Qui  traînaient  mollement  leurs  robes  sur  les  prés 
Et  les  étoiles  d'or  dans  les  cieux  empourprés. 


Ainsi  passait  le  soir  dans  la  joie  et  l'ivresse. 
Et  le  temps  paraissait  redoubler  de  vitesse. 
Tout  à  coup  l'on  ouït,  dans  le  beffroi  voisin, 
La  cloche  qui  vibrait  sous  le  marteau  d'airain. 
On  entendit  neuf  coups  ;  elle  sonnait  neuf  heures  ; 
C'était  le  couvre-feu  de  toutes  les  demeures. 
Basile  et  son  ami  se  serrèrent  la  main 
Et  se  dirent  adieu  pour  jusqu'au  lendemain. 
Bien  des  mots  de  douceur,  bien  de  tendres  paroles, 
Paroles  d'amitié  charmantes  et  frivoles, 
S'échangèrent  tout  bas  entre  les  deux  amants, 
Et  de  leurs  cœurs  émus  calmèrent  les  tourments. 


54  ÊVANGÉLINÏ 

Nil]  bruit  dans  la  maison  ne  se  fit  plus  entendre  : 

Lee  charbons  du  foyer  furent  mis  sous  la  cendre. 
Après  quelque  instants  le  vieux  et  bon  fermier 
Fit  du  bruit  de  ses  pas  retentir  L'escalier. 
Tenant  dans  sa  main  blanche  une  lampe  de  verre 
Sa  lille  le  suivit  gracieuse  et  légère 
Ainsi  qu'une  gazelle  aux  lisières  des  ! 
Une  douce  lueur  éclaira  les  parois 
Quand  la  vierge  monta  les  degrés  de  la  ramp< 
'était  point  alors  sa  radieuse  lampe, 

Mais  son  regard  serein  qui  versait   la  clarté. 

Elle  entra  dans  sa  chambre.      Dn  châssis,  d'un  côté, 

V  laissait  du  soleil  pénétrer  la  Lumière. 

Une  chaise  et  le  lit  de  la  jeune  fermière, 

Une  table,  une  image  une  croix  seulement, 

Voila  ce  qu'on  voyait  dans  cet  appartement. 

Mais  on  trouvait,  au  fond,  dans  un  vieux  garde-robe. 

Des  pièces  de  flanelle  et  d'étoffe  à  la  mode, 


ÉVANGÉLINE  55 

Ouvrage  ingénieux,  tissu  fin  et  parfait, 

Que  son  habile  main  au  métier  avait  fait, 

Et  qu'elle  allait  offrir  pour  dot  en  mariage, 

Parce  qu'il  ferait  voir  la  femme  de  ménage 

Mieux  que  ne  le  feraient  les  plus  riches  troupeaux. 

Elle  éteignit  sa  lampe.     Inondant  les  carreaux 

Les  reflets  argentés  de  la  paisible  lune 

Dormaient  sur  le  tapis  tissé  de  laine  Irune  ; 

Et  le  sein  de  la  vierge  agité  par  l'espoir, 

Au  pouvoir  merveilleux  du  bel  astre  du  soir 

Obéit  doucement  comme  l'onde  et  la  nue. 

Quand  son  voile  glissa  de  son  épaule  nue  ; 

Quand  de  son  fin  soulier  sortit  son  beau  pied  blanc  ; 

Quand  ses  longs  cheveux  noirs  tombèrent  sur  son  flanc, 

Qu'elle  parut  charmante  !  Et,  dans  sa  rêverie. 

Elle  s'imagina  qu'au  bord  de  la  prairie, 

Amoureux  et  rusé,  Gabriel  son  amant, 

En  silence  épiait  le  fortuné  moment 


5G  ÉVANGÉLINE 

Où,  devant  les  rideaux  de  L'étroite  fenêtre, 

Il  pourrait  voir  son  ombre  un  instant  apparaître. 

Or  l'ombre  d'au  nuage  effleura  les  cloisons 

Que  la  lune  éclairait  de  ses  moelleux  rayons. 

D'une  grande  noirceur  la  chambre  lui  remplie  : 

On  sentiment  de  crainte  et  de  mélancolie 

Saisit  ESvangéline.     Elle  eut  comme  un  remords.. 

Entr'ouvril  sa  fenêtre  et  regarda  dehors. 

La  lune  s'échappait,  souriante  et  volage, 

Les  plis  mystérieux  d'un  vagabond  nua 

Une  étoile  aux  cils  d'or  la  suivait  dans  le  ciel. 

De  même  qu'autrefois  le  petil  Esmael 

Suivait  A  ira  r  sa  mère  en  8a  lointaine  marche. 

Après  qu'elle  eut  quitté  le  toit  du  Patriarche. 


ÊVANGÉLINÏ  51 


IV 


Le  lendemain  matin,  au  lever  du  soleil, 

Quand  le  bourg  de  Grand-Pré  sortit  de  son  sommeil, 

Un  océan  de  pourpre  entourait  les  collines  ; 

Les  ruisseaux  babillaient  ;  et  le  Bassin  des  Mines, 

Légèrement  ridé  par  l'haleine  du  vent, 

Réfléchissait  l'éclat  du  beau  soleil  levant  ; 

Et,  sur  les  flots  d'azur,  les  barques  aux  flancs  sombres 

Berçaient  avec  fierté  leurs  gigantesques  ombres. 


Après  un  court  repos  le  Travail  vint  encor 
Du  matin  radieux  ouvrir  les  portes  d'or. 


58  ÉVANGÉLINE 

Proprement  revêtus  des  habits  du  dimanche 

I.  -joyeux  paysans  à  L'allure  humble  et  franche 

Arrivèrenl  bientôt  des  villages  voisins. 

Ici  quelques  vieillards  sur  le  bord  des  chemins, 

S'aidant  de  Leurs  bâtons,  venaient  par  petits  groupes; 

Là,  Les  gars  éveillés,  en  turbulentes  trou: 

Passaient  à  travers  champs,  suivant.  Le  Long  du  clos, 

'lion  qu'avaient  fai  tnts  chariots, 

Au  temps  de  la  moisson,  dans  L'herbe  verte  et  tendre. 
On  grondait  les  amis  qui  se  faisaient  attendre  : 
Chacun  fumait,  causait,  riait  de  toute  part. 
Les  groupes  arrivés  aux  groupes  en  retard 
Criaient  mille  bons  mots,  mille  plaisanteries. 

maisons  ressemblaient  à  drs  hôtelleri 
Assis  devant  les  seuils  sur  de  vieux  bancs  de  l>ois. 
Se  chauffant  au  soleil.  Les  >imj>les  villageois 

auraient  du  danger  qui  menaçait  Leur  tête. 
La  maison  de  Benoit  avait  un  air  de  tête. 


ÉVAXGÉLIXE  59 

Xià  plus  vive  qu'ailleurs  ou  trouvait  la  gaîté, 
Et  plus  charmante  aussi  l'humble  hospitalité  : 
Evangéline  était  au  milieu  des  convives  ; 
Et  son  regard  modeste  et  se*  grâces  naïves 
Avaient,  ce  matin-là,  pour  eux  bien  plus  d'attrait 
'Que  le  verre  enivrant  que  sa  main  leur  offrait. 


On  fit  dans  le  verger  les  chastes  fiançailles. 
Lie  soleil  était  chaud  comme  au  temps  des  semailles  : 
De  l'odeur  des  fruits  mûrs  l'air  était  parfumé  ; 
JLe  ciel  brillait  d'un  feu  tout  inaccoutumé. 
]Le  prêtre  fut  conduit  à  l'ombre  du  feuillage 
Avec  le  vieux  Leblanc  notaire  du  village. 
Du  bonheur  des  amants  s'entretenant  tous  deux- 
Basile  et  le  fermier  étaient  assis  près  d'eux. 
Et  contre  le  pressoir  et  les  ruches  d'abeilles, 
Avec  les  jeunes  gens  aux  figures  vermeilles 


GO  éya\<;£i.ink 

Etait  le  vieux  Michel  joueur  de  violon, 

Charmant  diseur.de  riens,  beau  chanteur  de  chanson, 

Qui  tenait  bien  L'archet  et  battait  la  mesure 

En  frappant  du  talon  [e  tapis  de  verdure. 

Sur  ses  cheveux  de  aeigC  ou  voyait,  tour  a  tour. 

L'ombre  de  quelque  feuille  ou  les  reflets  dujour 

Passer  quand  les  rameaux  se  berçaient  à  la  brise. 

Son  visage  riant  avec  sa  barbe  grise 

Brillait  comme  un  charbon  qui  s'anime  au  foyer 

Quand  le  vent  prend  la  cendre  et  la  t'ait  tournoyer. 

Il  promena  L'archet  sur  les  cordes  vibrantes  : 

L'instrument  résonna  :  les  danses  délirantes 

Commencèrent  sur  l'herbe,  à  l'ombre  du  verger, 

azoD  s'inclina  sous  plus  d'un  pied  Léger. 
Jeunes  gens  et  vieillards  s'unirent   dans  la  danse. 
Les  brillants  tourbillons  roulèrent  en  cadet 
Sur  l'email  du  vert  pré,  sans  trêve,  sans  repos, 
Au  milieu  des  ris  francs  et  des  tendres  propos. 


ÉVANGÉLINE  65 

La  plus  belle  parmi  toutes  ces  jeunes  filles, 
La  plus  pure  au  milieu  des  vierges  si  gentilles, 
C'était  Evangéline  !  et  le  plus  beau  garçon 
C'était  bien  Gabriel  le  fils  du  forgeron  ! 


Le  matin  passait  vite  :  on  était  dans  l'ivresse  ! 

Mais  voici  qu'arrivait  l'heure  de  la  détresse  ! 

On  entendit  sonner  la  cloche  dans  la  tour  ; 

On  entendit  le  bruit  du  sonore  tambour, 

Et  l'église  aussitôt  se  remplit  toute  entière. 

Tremblant  pour  leurs  époux,  au  fond  du  cimetière, 

Les  femmes  du  village,  en  foule  et  tristement, 

Attendirent  la  fin  de  cet  événement. 

Elles  se  cramponnaient  aux  angles  de  la  pierre, 

Aux  saules  qui  des  morts  protégeaient  la  poussière 

Pour  voir  dans  la  chapelle  à  travers  les  vitreaux. 

Avec  un  air  d'orgueil,  marchant  à  pas  égaux, 

4 

C  0  n*  f  L  &  *(é    ~     ?*\  bit*  AT/  *  *è 


CG  ÉVANGÉLINE 

Los  soldats,  deux  à  deux,  des  vaisseaux  descendirent 

Et  tout  droit  à  l'église  à  grands  pas  se  rendirent. 

Au  Bon  de  leurs  tambours  de  sinistres  échos 

JHi  temple  profané  troublèrent  le  repos. 

Un  long  frémissement  s'empara  de  la  foule 

Qui  bondit  connue  un  flot  que  la  tempête  roule. 

La  porte  fut  fermée  avec  des  gros  verroux. 

Des  féroces  soldats  redoutant  le  courroux 

L'Acadicn  plein  de  crainte  attendit  en  silence. 

Bientôt  le  commandant  avec  fierté  s'avance, 

Monte  jusqu'à  l'autel,  se  tourne  et  parle  ainsi  : 

— '•  Vous  êtes  en  ce  jour  tous  assemblés  ici 

<;  Comme  l'a  décrété  Sa  Majesté  chrétienne, 

<•  Honnêtes  habitants  de  la  terre  Acadienne  : 

"  Or  v<  u>  n'ignorez  pas  que  le  roi  fut  clément, 

u  Fut  généreux  pour  vous  ;  mais  vous  autres,  comment 

u  A  de  si  grands  bienfaits  osez-vous  donc  répondre  ? 

(t  Consultez  votre  cœur  il  pourra  vous  confondre. 


ÉVANGÉLIXE  G7 

"  Paysans,  il  me  reste  un  devoir  à  remplir, 
"  Un  pénible  devoir  ;  mais  dois-je  donc  faiblir  ? 
"  Dois-je  faire  à  regret  ce  que  mon  roi  m'ordonne  ? 
•:  Je  viens  pour  confisquer,  au  nom  de  la  couronne, 
"  Vos  maisons  et  vos  biens  avec  tous  vos  troupeaux. 
"  Vous  serez  transportés  à  bord  de  nos  vaisseaux, 
"  Sur  un  autre  rivage  où  vous  sêieï,  j'espère, 
"  Un  peuple  obéissant  généreux  et  prospère. 
••  Vous  êtes  prisonniers  au  nom  du  Souverain." 


En  été  quelquefois  quand  le  soleil  de  juin, 
Par  l'ardeur  de  ses  feux  dessèche  les  prairies  ; 
Que  les  fleurs  dos  jardins,  que  les  feuilles  flétries 
Tombent,  une  par  une,  au  pied  de  l'arbrisseau  ; 
Qu'on  n'entend  plus  couler  le  limpide  ruisseau  ; 
A  l'horizon  de  flamme  un  point  sombre,  un  nuage, 
Portant  dans  son  flanc  noir  le  tonnerre  et  l'orage, 


68  ÉVANGÉLINE 

o  tout  à  coup,  grandit,  grandit  toujours. 
Le  s  >leil  effrayé  semble  hâter  sou  cours  : 
fgne  dans  les  aire  un  lugubre  silence  : 
Le  ciel  est  noir  ;  l'oiseau  vers  B69  petits  s'élance  ; 
Et  la  cigale  chante  et  l'air  est  étouffant  ; 
Le  tonnerre  mugit  :   le  nuage  se  tend  : 

!  vomit  la  flamme  :  et  la  pluie  et  la  grêle 
Sous  leurs  fouets  crépitants  brisent  l'arbuste  frêle, 
Et  le  carreau  de  vitre,  et  les  fleurs  et  les  blés. 
Bans  un  des  coins  du  clos  un  moment  rassemblés, 
Le>  bestiaux  craintifs  laissent  là  leur  pâture, — 
Puis  bientôt  en  beuglant  ils  longent  la  clôturé 
Pour  trouver  un  passage  et  s'enfuir  promptemont. 
Des  pauvres  villageois  tel  fut  l'étonnement 
A  crîte  heure  fatale  OÙ  le  cruel  ministre 
Mut  sans  honte  élevé  sa  parole  sinistre. 
Ils  courbèrent  le  front  sous  le  poids  du  malheur  ; 
Ils  restèrent  muets  de  peine  et  de  terreur. 


ÉVANGÉLINE  69 

Mais  bien  vite  au  penser  de  ce  sanglant  outrage, 

S'alluma  dans  leur  âme  une  bouillante  rage  : 

Vers  la  porte  du  temple  ils  s'élancèrent  tous. 

C'est  en  vain  toutefois  qu'ils  redoublent  leurs  coups  : 

Elle  ne  s'ouvre  point  !  Des  soupirs,  des  prières, 

Des  imprécations  et  des  menaces  fièros 

Font  bien  haut  retentir  en  cet  affreux  moment 

Le  lieu  de  la  prière  et  du  recueillement. 

Tout  à  coup  dans  la  foule  on  vit  le  vieux  Basile, 

Frémissant,  agité  comme  un  bateau  fragile 

Que  le  vent  de  l'orage  emporte  sur  les  flots, 

Lever  ses  poings  nerveux  en  rugissant  ces  mots  : 

— "À  bas  !  ces  fiers  Anglais  !  Ils  ne  sont  point  nos  maîtres  ! 

"  A  bas  !  ces  étrangers  !  ces  perfides  !  ces  traîtres 

"  Qui  viennent  en  brigands  détruire  nos  moissons  ! 

"  Qui  veulent  nous  chasser  pour  piller  nos  maisons  !  w 

Il  en  aurait  bien  dit  sans  doute  davantage, 

Mais  un  brutal  soldat  à  la  mine  sauvage, 


7  »  ÉVANGÉLINE 

appanl  sur  le  front  d'un  gantelet  do  fer 
endit  à  ses  pieds  avec  un  ris  d'enfer. 


Pendant  que  cette  scène  affreuse  et  sans  exemple 
Se  déroule,  en  plein  jour,  au  milieu  du  saint  temple, 
La  porto  <iu  choeur  s'ouvre  et  le  père  Félix, 
Dans  sa  tremblante  main  tenant  un  crucifix, 

Vêtu  de  L'aube  Manche  et  de  la  sainte  étole, 
Et  le  iront  entouré  comme  d'une  auréole. 
S'avance  d'un  pas  sûr  jusqu'au  pied  de  l'autel. 
cœur  est  abimé  dans  un  chagrin  mortel  ; 

Il  voit  son  cher  troupeau  qui  crie  et  se  désole, 

Lui  parle  avec  douceur,  et  sa  grave  parole 

util  comme  un  glas  le  soir  du  jour  des  morts  : 
— ••  Hélas!  que  faites-vous?  et  quelssont  ces  transports? 
'•  Pourquoi  donc  ces  clameurs  ?  Pourquoi  cette  colère  ? 
"  J'ai  pendant  quarante  ans  travaillé  comme  un  père 


ÉVANOÊLINE  Tl 

'  A  vous  rendre  plus  doux  et  plus  humbles  de  cœur. 

"Et  vous  ne  savez  point  supporter  le  malheur  ! 

"  Aux  âmes  des  payons  vos  âmes  sont  pareilles  ! 

"  De  quoi  m'ont  donc  servi  la  prière  et  les  veilles, 

"  Si  vous  n'êtes  meilleurs  ?  Si  vous  ne  savez  plus 

"  Pardonner  aux  méchants  comme  font  les  élus  ? 

"  Si  loin  de  pardonner  vous  cherchez  la  vengeance  ? 

"  C'est  ici  la  maison  d'un  Dieu  plein  d'indulgence 

"  Xe  la  profanez  point  par  d'aveugles  excès. 

"  La  haine  ne  doit  pas  au  temple  avoir  d'accès. 

"  Oh  !  voyez  sur  la  croix  ce  Dieu  qui  vous  contemple  I 

"  Ce  Dieu  crucifié  doit  vous  servir  d'exemple  ! 

"  Voyez,  mes  bons  enfants,  quelles  saintes  douceurs 

"  Dans  ce  regard  rempli  de  tristesse  et  de  pleurs  ! 

"  Que  de  paix  et  d'amour  sur  cette  lèvre  pâle 

"  Qui  semble  dire  encore,  au  moment  où  s'exale, 

"  Comme  un  baume  divin,  le  suprême  soupir  : 

— "  Père,  pardonnez-leur  ce  qu'ils  me  font  subir" — 


72  ÉVANOÉLINI 

enfants,  disons  donc  nous  que  la  peine  accable, 

"  Nous  qui  sommes  L'objet  d'une  haine  implacable  ; 
"  0  mon  Père,  pardon  !  pardon  pour  nos  bourreaux!  " 

Après  un  jour  brûlant,  s'il  pleut,  les  arbrisseaux 
Verdissent  dans  les  près  et  nous  semblent  renaître. 

Tels  les  cœurs  abattus,  aux  paroles  du  prêtre, 
Retrouvèrent  la  force  et  la  tranquillité  : 
Et  les  bons  villageois,  avec  humilité, 

ent  sur  le  Christ  des  regards  d'espérance 

■  rent  tous,  oubliant  leur  soutirai;' 
Et  tombant  à  genoux  sou>  les  sacrés  arceaux  : 
••  ()  mou  père,  pardon,  pardon  pour  nos  bourreaux  I" 
Déjà  le  jour  baissait     1. a  voûte  de  l'église 
Prenait,  de  place  en  place,  une  teinte  plus  grise  : 
Un  clerc  vint  allumer  les  cierges  de  l'autel  ; 
Félix,  sur  un  ton  solennel. 
nença  la  prière  ;  et,  d'une  voix  plainti 
Mais  avec  un  cœur  plein  d'une  piété  vive, 


ÉVANGÉLINB  73 

Le  peuple  infortuné  pendant  longtemps  pria. 
Prosternés  à  genoux,  de  Y  Ave  Maria 
Tous  les  pieux  chrétiens  à  haute  voix  chantèrent 
Les  mots  consolateurs,  qui  de  nouveau  montèrent, 
Sur  l'aile  de  l'amour,  vers  le  tronc  de  Dieu, 
Comme  autrefois  Eli  sur  un  char  tout  do  feu. 


Cependant  du  village  un  grand  trouble  s'empare, 

Car  on  sait  des  anglais  la  conduite  barbare  ; 

Et  les  yeux  tout  on  pleurs,  tremblants,  épouvantés, 

Les  femmes,  les  enfants  courent  de  tous  côtés. 

Longtemps  Evangélinc  attendit  son  vieux  père, 

A  la  porte,  debout,  sous  l'auvent  solitaire, 

Tenant  sa  main  ouverte  au-dessus  de  ses  yeux 

Afin  d'intercepter  les  reflets  radieux 

Du  soleil  qui  versait  des  torrents  de  lumière 

Dans  les  chemins  du  DOUrsret  sur  l'humble  chaumière 


7-1  ÊVANGÉLINE 

l'ont  il  couvrait  le  toit  d'un  brillant  chaume  d'or  ; 
Du  soleil  qui  semblait  vouloir  jeter  eneor 
Un  long  regard  d'amour  sur  cette  noble  terre 
Que  venait  d'enchaîner  l'égoïste  Angleterre. 
Sur  la  table  était  mise  une  nappe  de  lin  : 
Déjà  ]>  > 1 1 1 -  le  souper  étaient  servis  le  pain. 
Un  flacon  de  vieux  cidre  et  le  nouveau  fromage 
Et  le  miel  odorant  comme  la  tleur  sauvage  : 

Puis  au  bout  de  la  table  était  le  vieux  fauteuil, 
[nquiète  et  tremblante  on  la  vit  sur  le  seuil 
Jusqu'à  l'heure  tardive  où,  loin  dans  les  prairies 

•mbres  des  grands  pins  sur  les  herbes  fleuries, 
S'allongent  vers  le  soir  :   Et  comme  une  ombre  aussi 
S'étendit  la  douleur  dans  son  cœur  tout  transi. 
Elle  était  accablée,  et  pourtant  sa  jeune  âme. 

<  !omme  un  jardin  céleste,  exhalait  le  dicta 

I>e  l'espoir,  de  L'amour  et  de  la  charité. 
Oubliant  sa  faiblesse  et  sa  timidité 


ÉVANGÉLINE  75 

Elle  partit  alors,  et,  dans  tout  le  village, 

Par  des  regards  amis,  par  un  pieux  langage, 

Courageuse,  elle  alla  consoler,  tour  à  tour, 

Les  vierges  qui  pleuraient  leur  tendre  et  pur  amour  ; 

Elle  alla  ranimer  les  femmes  désolées 

Qui  revenaient,  en  pleurs,  et  tout  échevelées, 

Dans  leurs  foyers  déserts  avec  leurs  chers  enfants, 

Car  l'ombre  de  la  nuit  voilait  déjà  les  champs. 


Le  soleil  descendit  derrière  les  collines, 
Et  de  molles  vapeurs,  de  folâtres  bruines, 
De  son  orbe  éclatant  voilèrent  les  doux  feux  ; 
De  même  qu'autrefois  en  des  temps  merveilleux 
Quand  du  Mont  Sinaï  descendit  le  prophète 
Un  éclatant  nuage  environna  sa  tête. 
Et  l'angelus  sonna  dans  la  vibrante  tour 
A  l'heure  de  mystère  où  s'efface  le  jour. 


76  ÉVANGÉLINE 

Comme  un  pâle  fantôme,  anxieuse  ei  plaintive, 
Marchant  à  pas  pressés,  Evangéline  arrive 
A  L'église  où  régnait  un  silence  de  mort. 

Elle  cherche  les  siens  e1  pleure  sur  leur  sort  ; 
Elle  entre  au  cimetière  ;  elle  s'arrête,  écoute  : 
Tout  est  calme  b<  muet  sous  la  modeste  voûte. 
Un  noir  pressentiment,  une  vague  souleur 

Dans  son  cœur  abattu  se  mêle  à  la  douleur  ; 
D'une  tremblante  voix  deux  fois  elle  s'écrie: 
i:  Gabriel  !  Gabriel  !  "  et  de  sa  main  flétrie 
Elle  assèche  les  pleurs  qui  coulent  de  ses  yeux. 
Ma's  rien  ne  lui  répond  :   tout  est  silencieux. 
Et  les  tombeaux  des  morts,  dans  le  sein  de  la  terre. 
Elèvent  plu-  de  voix,  cachent  moins  de  mystère 
Que  ce  temple  qui  semble  un  tombeau  de  vivants  ! 
Marchant  le  front  courbé  sur  les  sables  mouvants 
Elle  revient  alors,  l'esprit  rempli  de  trouble, 
Au  foyer  paternel  où  son  chagrin  redouble 


ÉVANGÉLINE  77 

A  l'aspect  désolé  do  chaque  appartement. 

iSous  le  toit  solitaire  entraient  rapidement 

Les  ombres  de  la  nuit  et  les  spectres  livides  : 

Ijq^  fantômes  du  soir  hantaient  les  chambres  vides. 

Le  souper  sur  la  table  était  encore  entier 

Et  la  flamme  dormait  sous  la  cendre,  au  foyer. 

Sur  l'escalier  ses  pas  faiblement  retentirent 

Et  de  tristes  échos  à  leur  bruit  répondirent. 

De  nuages  épais  le  ciel  était  couvert. 

Elle  entendit  frémir,  près  du  châssis  ouvert, 

Le  sycomore  ombreux  dont  le  riche  feuillage 

Crépitait  sous  la  pluie  et  le  vent  d'un  orage. 

Déchirant  le  ciel  noir,  d'éblouissants  éclairs 

D'une  horrible  lueur  firent  briller  les  airs. 

Le  tonnerre  roula  de  colline  en  colline. 

Dans  sa  chambre,  à  genoux,  la  pauvre  Evangéline 

Se  rappela  qu'au  ciel  est  un  Dieu  juste  et  bon 

Qui  voit  tout  l'univers  s'incliner  à  son  nom  : 


78  IVANGÉLINÏ 

Elle  se  rappella  cette  jeune  servante 
Dont  Leblanc  avait  dit  l'histoire  consolante. 
Son  âme  se  ealnia.  son  Iront  devint  vermeil, 
Puis  elle  s'endormit  d'un  paisible  sommeil. 


Quatre  fois  le  soleil,  sorti  du  sein  des  ondi 

Fit  pleuvoir  sur  Grand  Pré  ses  feux  on  gorbos  Mondes 

Quatre  lois,  en  dorant  l'humble  croix  du  clocher. 

Il  disparut  derrière  un  noirâtre  rocher 

Qui  découpait  au  ciel  une  ligne  bizarre. 

A  cette  heure  suave  où  l'aurore  se  pare 

Des  POflés  qu'elle  cueille  à  l'approche  du  jour 

Le  coq  joyeux  chanta  dans  chaque  basse-cour. 

El  pendant  qu'il  chantait,  livides  et  muettes, 

Conduisant  vers  la  mer  leurs  pesantes  charettes 


ÉVANGÉLINE  79 

Le  chapelet  au  cou,  les  femmes,  tour  à  tour, 

Sortirent,  à  pas  lents,  des  hameaux  d'alentour. 

Kilos  mouillaient  de  pleurs  la  poussière  des  routes, 

Et  puis,  de  temps  en  temps,  elles  s'arrêtaient  toutes 

Pour  regarder  encore  une  dernière  fois 

Le  clocher  de  l'église  et  leurs  modestes  toits 

Et  leurs  paisibles  champs  et  leur  joli  village, 

Avant  que  la  forêt  qui  borde  le  rivage 

Ne  les  vint  pour  jamais  ravir  à  leurs  regards. 

Et  les  petits  enfants,  loquaces  et  gaillards 

Aiguillonnant  les  bœufs  de  leurs  voix  menaçantes, 

Marchaient  à  leurs  côtés,  et  leurs  mains  innocentes 

Serraient  contre  leur  cœur  quelques  hochets  bien  chers 

Qu'ils  voulaient  emporter  de  l'autre  bord  des  mers. 


Ils  arrivent  enfin  dans  ce  lieu  solitaire 

Où  la  Gasperau  mêle,  on  bruissant,  son  eau  claire 


80  ÉVANGÉLINE 

Aux  flots  de  L'Océan.     Pâles,  1rs  veux  hagards, 
On  les  voit  sur  la  rive  errer  de  toutes  parts  ! 
On  voit  des  paysans  le  modeste  bagage 
Pêle-mêle  entassé  sur  la  berge  sauvage  ! 
Et  tout  le  long  du  jour  les  fragiles  canots 
Le  transportent  à  bord  des  superbes  vaisseaux  ! 
Et  tout  le  long  du  jour  de  nombreux  atelagos. 
Chargés  péniblement,  descendent  des  vilhi. 


L'aile  sombre  du  soir  sur  le  bourg  s'étendit  : 
Un  grand  calme  régnait.    Soudain  l'on  entendit 
Le  triste  roulement  des  tambours  à  L'église. 
Une  terreur  profonde,  une  horrible  surprise 
Des  femmes  du  hameau  t'ont  tressaillir  les  cœurs. 
Et,  bravant  des  soldats  les  sarcasmes  moqueurs, 
Elles  courent  au  temple,  en  assiègent  la  porte, 
voici  qu'aussitôt,  le  front  haut,  l'âme  forte, 
/ 


ÉVANGÉLINE  81 

Les  pauvres  Acadiens  défilent  deux  à  deux. 

Mille  ignobles  soldats  se  tiennent  auprès  d'eux. 

Comme  des  pèlerins,  bien  loin  sur  quelque  rive 

Vont  ensemble  chantant  une  chanson  naïve, 

Un  air  de  la  Patrie,  un  antique  refrain, 

Pour  calmer  la  fatigue  et  l'ennui  du  chemin  ; 

Ainsi  les  prisonniers  chantaient  avec  courage, 

Mais  d'une  voix  plaintive,  en  allant  au  rivage  ; 

Et  leurs  femmes,  leurs  sœurs  et  leurs  filles  pleuraient  ! 

Tour  à  tour,  cependant,  ces  chants  pieux  mouraient. 

Mais  tout  à  coup  voici  qu'un  nouveau  chant  commence  ! 

— "  Cœur  sacré  de  Jésus,  ô  source  de  clémence, 

,;  Cœur  sacré  de  Marie,  ô  fontaine  d'amour, 

"  Hélas  !  secourez-nous  en  ce  malheureux  jour  ! 

"  Nous  sommes  exilés  sur  la  terre  des  larmes  ! 

''  Pitié  !  pitié  pour  nous  dans  nos  longues  alarmes  !  ' 

Les  jeunes  paysans  commencèrent  d'abord  ; 

Puis  les  vieillards  émus,  à  leur  pieux  accord, 


82  ÉVANGÉLINE 

Unirent  aussitôt  leur  chant  tremblant  et  grave 
Et  le  vent  qui  des  prés  portail  l'odeur  suave 
Les  femmes  qui  suivaient  le  cruel  régiment, 
El  les  petits  oiseaux  qui  voltigeaient  gaîment 
Sous  la  pourpre  du  ciel  et  la  nue  orgueilleuse 
Mêlèrent  à  ces  voix  leur  voix  mélodieuse  ! 


Assise  au  pied  d'un  arbre  a  côté  du  chemin. 
En  silence  et  le  front  appuyé  sur  sa  main, 
Levant,  de  temps  en  temps,  an  œil  d'inquiétude 
Vers  le  bourgdevenu  comme  une  solitude. 
La  jeune  Evangéline  attendait  les  captifs. 
Comme  le  bruit  des  flots  qui  heurtent  les  récifs 
Elle  entendit  leurs  pas  sur  la  terre  dui 

A  leur  touchant  aspect  son  aine  l'ut  sai>ie 

D'un  pénible  tourment,  d'une  affreuse  douleur. 
Elle  voit  Gabriel  !  quelle  étrange  pâleur 


ÉVANGÉLiNE  83 

Sur  sa  noble  figure,  hélas  !  s'est  répandue  ! 

Elle  vole  vers  lui,  frissonnante,  éperdue, 

Presse  ses  froides  mains  :  "  Gabriel  !  Gabriel  ! 

"  Ne  te  désole  point  !  soumettons-nous  au  eiel  : 

'•  Il  veillera  sur  nous  !  Et  que  peuvent  les  hommes, 

"  Que  peuvent  leurs  desseins  contre  nous  si  nous  sommes 

"  L'un  et  l'autre  toujours  unis  par  l'amitié  !  " 

Sur  ces  lèvres  de  rose,  à  ces  mots  de  pitié, 

Avec  grâce  voltige  un  triste  et  doux  sourire  ; 

Mais  voici  que  soudain  sa  chaste  joie  expire, 

Elle  tremble  et  pâlit.     Au  milieu  des  captifs 

Elle  voit  un  vieillard,  dont  les  regards  plaintifs 

Se  reposent,  de  loin,  avec  amour,  sur  elle  : 

Ce  vieillard,  c'est  son  père  !  Une  peine  mortelle, 

Yn  profond  désespoir  ont  altéré  ses  traits  ! 

Il  porte  sur  son  Iront  la  trace  des  regrets  : 

On  ne  voit  plus  le  feu  jaillir  de  sa  paupière  : 

Son  humble  vêtement  est  couvert  de  poussière. 


84  KVANOÉLINK 

Lui  jadis  si  joyeux  il  est  tout  abattu  ! 
Il  paraît  dépouillé  de  force  et  de  vertu. 
Parmi  ses  compagnons  tristement  il  chemine  ; 
Il  pleure  en  regardant  sa  chère  Bvangeline. 
Puis  elle,  avec  transport,  se  jette  dans  ses  bras, 
Le  couvre  de  baisers,  et  s'attache  à  ses  pas  : 
.Mais  sa  voix  adorable  et  sa  vive  tendr< 
Jhi  vieillard  désolé  calment  pen  la  tristesÉ 
C'est  alors  (jiie  l'on  vit,  au  bord  des  sombres  flo 
Un  spectacle  navrant.    Les  grossiers  matelots. 

En  entendant  les  cris  des  malheureuses  femmes, 
Plusgaîment  replongeaient  dans  Los  ondes  leurs  ranu 
Par  d'horribles  jurons  Les  soldats  insolents 
Des  prisonniers  crintifs  hâtaient  Les  pas  trop  Lents. 
L'<  poux  désespéré  parcourait  la  pelouse, 
Cherchant,  de  toutes  part,  sa  malheureuse  épouse, 
appelaient  leurs  enfants  égarés, 
Qfants  allaient,  toul 


ÉVANGÉLINE  85 

Pareils  à  des  agneaux  cherchant  leurs  tendres  mères  ! 

Femme,  cesse  tes  pleurs  et  tes  plaintes  amères  ; 

Car  tes  pleurs  seront  vains  et  tes  cris  superflus  ! 

Ton  enfant  bien-aimé  te  ne  le  verras  plus  ! 

Et  toi,  petit  enfant,  tu  commences  la  vie 

Et  déjà  pour  jamais  ta  mère  t'est  ravie  ! 

On  sépare,  en  effet,  les  femmes  des  maris  ; 

Les  frères  de  leurs  sœurs  ;  les  pères  de  leurs  fils. 

Sur  le  sein  de  sa  more  en  vain  l'enfant  s'attache, 

Aux  baisers  maternels  un  matelot  l'arrache 

Et  l'emporte,  en  riant,  jusqu'au  fond  du  vaisseau. 

Quels  soupirs  !  quels  transports!  quels  cris,  ô  Gasperau, 

S'élevèrent  alors  de  ta  rive  tranquille  ! 

Le  jeune  Gabriel  et  son  père  Basile, 

Sur  deux  vaisseaux  divers,  furent  ainsi  traînés, 

Tandis  qu'auprès  des  flots  restèrent  enchaînés 

Benoît  et  son  enfant,  la  douce  Evang'éline. 

Le  soleil  disparut  en  dorant  la  bruine. 


86  ÉVANGÉLINE 

La  nuit  vint  do  nouveau  ;   niais  tout  n'était  pas  t'ait. 

La  moitié  <lrs  captifs  sur  la  grève  restait. 

A  sou  tour.  L'océan,  onduleux  et  limpide. 

Reflua  vers  son  lit,  Laissant  le  sable  humide 

Au  loin  tout  recouvert  d'algues,  de  noueux  troues. 

D'arluvs  déracinés  et  (le  flexibles  joncs. 


Cependant  les  canots  échoués  sur  le  saUe 

Pour  reprendre  leur  tâche  impie  et  méprisable 
De  la  liante  marée  attendaient  le  retour. 
Auprès,  les  matelots  s'endormaient   tour  a  tour 
[gnoblement  repus  de  tabac  et  de  bière. 
Parmi  les  chariots,  le  Long  de  la  rivière, 
Les  pauvres  exilés,  sans  abri,  sans  maison, 
Ayant  pour  toit  le  ciel,  pour  couche  le  gazon, 

Erraient  plaintivement  connue  de  pales  ombres. 
Leur  retraite  semblait  un  amas  de  décombres. 


ÉVANGÉLINE  8T 

Vainement  de  s'enfuir  à  la  faveur  du  soir 
Us  auraient,  dans  leur  âme,  entretenu  l'espoir, 
Epiant  tous  leurs  pas,  soupçonneuses,  cruelles, 
Partout  se  promenaient  d'activés  sentinelles. 


Alors  comme  le  soir  descendait  sur  les  champs, 
On  entendit  les  voix  des  troupeaux  mugissants 
Qui  laissaient  la  pâture  et  regagnaient  leurs  crèches 
En  broutant  aux  buissons  les  feuilles  les  plus  fraîches. 
Mais  la  grasse  génisse  attendit  vainement  : 
L'étable  était  fermée  ;  et  son  long  beuglement 
Ne  fit  point  revenir  la  joyeuse  laitière 
Avec  un  peu  de  sel  et  sa  blanche  chaudière. 
Nul  oiseau  ne  chanta  le  coucher  de  ce  jour. 
On  n'ouït  point  sonner  l' Angélus  dans  la  tour. 
On  ne  vit  point  surgir  de  légères  fumées, 
Xi  luire  de  lumière  aux  fenêtres  fermées  ! 


88  ÉVANOÉLINÏ 

Afin  do  réchauffer  leurs  membres  engourdis 

Plusieurs  des  paysans,  parmi  les  plus  hardis. 

Allèrent  amasser,  sur  Le  tuf  de  la  rive. 

Quelqn' épave  venue  au  bord  à  la  dérive, 

Et  tirent  de  grand  feux.     Bientôt  on  put  les  voir 

Qui  venaient,  tour  à  tour,  sur  «les  roches  s'asseoir 

Autour  de  ces  brasiers  aux  vives  étincelles. 

L'on  ouït  encor,  là,  des  menaces  nouvelles. 

Des  lamentations  et  des  gémissements. 

Des  enfants  nouveau-nés  les  Longs  vagissements. 

Les  pleurs  et  les  sanglots  des  viorges  et  dos  femmes, 

El  les  cris  furieux  des  hommes  dont  Les  âmes 

Sortaient  soudainement  d'une  longue  torpeur 

Montèrent  à  la  fois  au  trône  du  Seigneur. 

Kt  parmi  les  soldats  dédaigneux  et  farouches, 

Sans  craindre  les  jurons  «pli  sortaient  de  leurs  bouches, 

Passait  silencieux  le  bon  Père  Félix  : 

Et  toujours  dans  sa  main  tenant  le  crucifix 


ÉVANGÉLINE  89 

Il  allait  plein  d'ardeur,  humble  et  divin  apôtre, 

Sans  se  décourager,  d'une  troupe  vers  l'autre, 

Pour  calmer  et  bénir  son  peuple  infortuné. 

En  arrière  des  feux,  sous  un  arbre  incliné, 

Il  vit  Evangéline  assise  avec  son  père. 

Le  front  majestueux  de  ce  vieillard  austère 

Aux  lueurs  du  brasier  reluisait  de  pâleur  ; 

Son  œil  hagard  et  tixe  exprimait  la  douleur  ; 

Ses  mains  se  bleuissaient  ;  la  vie  ou  la  pensée 

Sur  son  front  chauve  et  blanc  paraissait  effacée, 

Et  sa  lèvre  livide  était  sans  mouvement. 

Sa  fille,  toute  en  pleurs,  prodiguait  vainement 

Les  plus  aimables  soins,  la  plus  douce  tendresse, 

Il  était  insensible  aux  pleins  de  ^a  détresse 

Comme  à  son  dévoûment,  comme  à  ses  mots  d'espoir. 

Sur  les  feux  qu'attisait  le  léger  vent  du  soir, 

Ouverts  sinistrement,  mornes,  vitreux  et  ternes, 

Ses  yeux  étaient  fixés  pareils  à  deux  lanternes 

5 


90  ÉVANGÉLINE 

Qui  jettent,  en  mourant,  une  faible  lueur. 

dn  lugubre  rayon,  à  travers  la  noirceur. 

— ••  Benoît  !  allons.  Benoît, soyons  forts  dans  l'épreuve, 

••  Et  bénissons  les  maux  dont  le  ciel  nous  abreuve," 

J > ï t  alors  le  bon  prêtre  avec  force  el  respect. 

11  en  aurait  dit  plus,  mais  au  pénible  aspect 

De  ce  vieillard  mourant,  de  cette  jeune  fille 

Qui  Mentot  n'aurai!  plus  ici-bas  do  famille, 
Sou  âme  se  gonfla  :  comme  un  -•liant  dans  les  bois 
Sur  sa  lèvre  entrouverte  alors  mourut  sa  voix. 
Il  posa  ses  deux  mains  sur  la  vierge  plaintive. 
Promena  ses  regarda  un  moment   sur  la  rive, 
Les  leva,  tout  en  pleurs,  vers  la  VOÙte  des  cieux 
<  )u.  dans  la  pourpre  et  l'or  d'un  sentier  radieux, 
leil  bienfaisant,  les  ('-toiles  sereines 

Roulent,  avec  accord,  peu  soucieux  des  peines 

Qui  troublent  ici-bas  l'infortuné  mortel. 

Et  quand  il  eut  fini  d'invoquer  l'Eternel, 


ÉVANGÉLINE  91 

Il  s'assit  en  silence  auprès  de  l'humble  vierge, 

Et  tous  deux,  bien  longtemps,  pleurèrent  sur  la  berge. 

Une  lueur  parut  du  côté  du  midi. 

Quand  de  la  lune  d'août  le  disque  ragrandi 

S'élève,  vers  le  soir,  à  l'horison  de  brume, 

Rouge  comme  du  sang,  tout  l'espace  s'allume. 

Aux  reflets  argentés  de  l'astre  de  la  nuit 

Chaque  brin  de  verdure  et  chaque  feuille  luit  ; 

La  mer  semble  rouler  des  flammes  au  rivage, 

Et  l'on  dirait  qu'au  loin  brûle  une  vaste  plage. 

Telle  on  vit,  vers  le  sud,  dans  cette  nuit  d'horreur, 

S'élever  et  grandir  l'effrayante  lueur  : 

Le  bourg  semblait  couvert  d'un  sanglant  et  lourd  voile  ; 

Dans  un  ciel  embrasé  l'on  vit  pâlir  l'étoile  ; 

Puis  elle  disparut  comme  devant  le  jour  ; 

Les  coteaux,  les  forêts  et  les  toits  d'alentour 

Reflétaient  des  clartés  inconstantes  et  vagues  ; 

De  sanglantes  lueurs  roulaient  ave^  les  vagues  ; 


!>•_!  ÉVANGÉLINB 

Sur  le  bord  de  la  mer,  près  des  flota  écornants, 

Les  sables  scintillaient  comme  des  diamants. 
Les  voiles,  les  huniers  des  navires  superbes 
De  feux  aériens  semblaient  Lancer  des  gerbes. 
i  parai  trembler  ;    il  se  tit  un  grand  bruit 
Que  redirent  longtemps  les  échos  de  la  nuit  ; 
El  l'on  vit.  s'écrouler,  tout  en  feu,  le  village, 
Comme  un  arbre  puissant  qu'abat,  pendant  l'orage, 

carreaux  de  la  foudre  ou  Les  tiers  aquilons. 
l*ne  épaisse  fumée,  en  Bombres  tourbillons, 
S'éleva  vers  le  ciel  avec  d'aH'reux  murmures. 
Les  Lambeaux  enflammes  du  chaume  des  toitures, 
Emportés  dans  les  airs  par  un  vent  irrité, 

Sillonnèrent  Longtemps  l'ardente  obscurité. 

Les  flammèches,  la  cendre,  en  brûlante  jx>ussi< 
Tombèrent  sur  les  flots  de  l'étroite  rivière 

Et  sur  la  mer  houleuse,  avec  le  -rendement 

Du  i'w  rouge  qu'on  plonge  en  l'eau  subitement. 


ÉVANGÉLINE  93 

On  entendit  alors  des  jeunes  tourterelles 

Les  doux  roucoulements  et  les  battements  d'ailes  ! 

On  entendit  le  coq  chanter  dans  le  lointain 

Comme  pour  saluer  le  réveil  du  matin  ! 

On  entendit  les  cris  et  les  hurlements  tristes 

Du  chien  qui  de  son  maître  interrogeait  les  pistes  ! 

Et  les  longs  beuglements  des  troupeaux  inquiets  ! 

Et  les  vagues  soupirs  des  profondes  forêts  ! 

Et  les  hennissements  des  chevaux  hors  d'haleine 

Qui  couraient  effrayés,  écumants,  dans  la  plaine  ! 

Et  tous  ces  bruits  divers  formaient  un  bruit  affreux 

Comme  le  bruit  qui  trouble  un  camp  aventureux 

Qui  vient  de  s'endormir  sur  l'herbe  des  prairies, 

On  sous  les  vers  arceaux,  prés  des  rives  fleuries 

Du  joli  Xebraska  bordé  de  bois  ombreux. 

Quand  viennent  à  passer,  par  un  soir  orageux, 

Tout  auprès  de  l'endroit  où  s'élèvent  les  tentes, 

Les  naseaux  enflammés,  les  crinières  flottantes. 


94  fcVAKOÉLIHl 

De  sauvages  coursiers  qu'emporte  le  courr 

Et  d'agiles  troupeaux  <;  au  poil   roux 

Qui  courent  s'élancer,  tout  couverte  de  pous 


Dans  les  vagues  d'argent  de  la  tiède  rivière. 


A  l'aspect  du  fléau  les  malheureux  captifs 

.Firent  trembler  les  airs  de  leurs  accents  plaintifs  : 
— "  Ils  brûlent  nos  foyers!  Kélas  quelle  est  leur 
••  Nous  ne  reverrons  plus  notre  joli  village. 
•■  Nos  paisibles  foyers,  notre  temple  béni, 
"  Quand  notre  amer  exil  enfin  sera  fini  ! 


Parmi  les  paysans  dispersés  sur  la  ber 
Etonm  -  v<»ix.  le  saint  prêtre  cl  la  . 

irdaient  la  lueur  qui  grandissait  toujours. 
à  quelques  pas,  refusant  »urs, 


ÉVANGÉLINE  95 

Benoit  leur  compagnon  demeurait  impassible 
Et  semblait  ne  point  voir  la  scène  indescriptible 
Qui  se  passait  alors  sur  le  bord  de  la  mer. 
Après  quelques  instants  d'un  calme  bien  amer, 
Lorsque  pour  lui  parler  tous  deux  ils  se  levèrent, 
O  surprise  !  ô  douleur  !  alors  ils  le  trouvèrent 
Etendu  sur  le  sol,  froid  et  sans  mouvement  ! 
Le  prêtre  lui  leva  la  tête  doucement  ; 
Et  la  vierge  tombant  à  genoux  sur  la  terre, 
Près  des  restes  sacrés  de  son  bien-aimé  père, 
Poussa  de  longs  sanglots  et  puit  s'évanouit. 
Et  jusqu'à  l'heure  où  l'aube  au  ciel  s'épanouit 
Comme  une  fleur  au  bord  d'un  odorant  parterre, 
La  pauvre  enfant  dormit  ce  sommeil  de  mystère, 
Ce  lourd  sommeil  qu'on  nomme  évanouissement. 
Quand  elle  s'éveilla  le  fond  du  firmament 
Etait  encore  rougi  par  le  feu  du  village  ; 
Les  galets  de  la  rive  et  l'herbe  et  le  feuillage 


!W;  ÉVANGÉLINI 

Etincelaient  encor.     Les  amis  l'entouraient 

Pâles,  silencieux,  plusieurs  d'entre  eux  pleuraient 

En  reposant  sur  elle  an  regard  de  triât 

Un  grand  cri  s'échappa  de  son  âme  en  détresse 

E1  ses  yeux,  par  torrents,  répandirent  des  pleurs 

Alors  qu'elle  sentit  le  poids  de  ses  malheurs. 

— "  Enterrons  sa  dépouille  au  pied  de  ce  grand  hêtre, 

Dit  au  captifs  émus  le  vénérable  prêtre, 

"  Enterrons  sa  dépouille  au  bord  des  vaste* 

"  Et  si  nous  revenons  après  de  longs  hivers 

4-  Nous  pourrons  transporter  son  corps  au  cimetière 

"  Et  planter  une  croix  sur  sa  froide  poussière  !  " 


Au  bord  (le  l'océan  par  les  feux  éclairé 

Le  vertueux   Benoît  fut,  sans  pompe,  enterre 
Nul  cierge  ne  brûla  près  de  ses  humbles  r< 
Nul  chant  n'alla  frapper  les  portiques  cèles 


ÉVANGÉLINE  97 

La  cloche  du  hameau  ne  sonna  point  le  glas  ; 
Mais  le  peuple  gémit.     La  mer  avec  éclats 
Eépondit,  à  l'instant,  à  ses  plaintes  funèbres. 
On  aurait  dit  entendre,  au  milieu  des  ténèbres. 
Les  versets  alternés,  graves  et  solennels 
Des  moines  à  genoux  devant  les  saints  autels. 
Or  ce  fracas  de  l'onde  annonçait  la  marée. 
Chaque  barque  du  bord  aussitôt  démarrée, 
Bondit  légèrement  et  glissa  sur  les  flots. 
Les  soldats  au  cœur  dur,  les  sales  matelots 
Reprirent,  tout  joyeux,  leur  odieuse  tâche, 
Et  chantant,  et  sifflant,  et  rainant  sans  relâche, 
Ils  eurent  bientôt  mis  sur  le  pont  des  vaisseaux 
Les  colons  qui  restaient  au  bord  des  vastes  eaux. 
Des  vents  impétueux  dans  les  haubans  sifflèrent  ; 
L'océan  reflua  ;  les  voiles  se  gonflèrent, 
Et  les  vaisseaux,  hissant  leurs  brillants  pavillons, 
Ouvrirent,  dans  les  flots,  de  bouillonnants  sillons  ! 


93  ÉVANGÉLINE 

Us  laissaient  la  ruine  au  milieu  du  village, 

Et  la  cendre  des  morts  smis  Le  tuf  du  rivage  ! 


ÉVANGÉLINE  99 


DEUXIEME  PARTIE 


Déjà  s'étaient  enfuis  bien  de  sombres  hivers, 
Les  coteaux  et  les  champs  s'étaient  souvent  couverts 
De  verdure,  de  fleurs  et  d'éclatantes  neiges, 
Depuis  le  jour  fatal  où  des  mains  eacriléges 
Allumèrent  le  feu  qui  consuma  Grand  Pré  ; 
Depuis  qu'à  des  tyrans  un  peuple  fut  livré 
Par  la  haine  hypocrite  et  par  la  perfidie  ; 
Depuis  que  loin  des  bords  de  la  belle  Acadie, 


100  ÉVÀNGÉLINE 

La  brise  fil  voguer  les  vaisseaux  d'Albion 
Qui  tramaient  on  exil  toute   une  nation  ! 


Les  pauvres  Acadieus,  sur  de  lointaines  plages, 
Furent  disséminés  comme  les  fruits  sauvages 
Qui  tombent  d'un  rameau  que  l'orage  a  cas 
Ou  les  flocons  do  neige  alors  qu'un  vent  glacé 
Agite  les  brouillards  qui  voilent  Terre  Neuve 
Ou  les  bords  escarpés  do  gigantesque  fleuve 
Qui  roule  au  Canada  ses  flots  audaeieux. 
Sans  amis,  sans  foyers,  sous  de  rigides  cieux 
Ils  errèrent  longtemps  de  village  en  village, 
Depuis  le-  régions  où  l'impur  marécage, 
Où  la  tiède  savanne.  au  milieu  des  roseaux, 
.Sous  un  soleil  brûlanl  laissent  dormir  leurs  eaux, 
Jusqu'à  ces  lacs  du  Nord  dont  les  rives 
Sont  de  neige  et  de  fleurs  tour  à  tour  reeouvertes  ; 


ÉVANGÉLINE  101 

Depuis  les  océans  jusqu'au  plateau  lointain 

Où,  le  Père  des  eaux  dans  ses  bras  prend  soudain 

Les  collines  de  sable  et  dans  la  mer  les  pousse, 

Avec  les  frais  débris  de  liane  et  de  mousse, 

Pour  recouvrir  les  os  de  l'antique  mammouth, 

]N"e  trouvant  nulle  part  ce  qu'ils  cherchaient  partout  : 

La  pitié  d'un  ami,  le  toit  sacré  d'un  hôte  ! 

Et  plusieurs,  sans  parler,  cheminaient  côte  à  côte  ; 

Ils  ne  recherchaient  plus  le  foyer  d'un  ami  : 

Leur  âme  désolée  avait  assez  gémi  : 

Ils  demandaient,  ceux-là,  la  paix  à  la  poussière. 

Leur  histoire  est  écrite  en  plus  d'un  cimetière, 

Sur  la  pierre  ou  la  croix  qui  couvre  leurs  tombeaux. 

Or  parmi  ces  captifs  qui  traînaient  de  leurs  maux, 

Sous  des  cieux  étrangers,  la  chaîne  douloureuse, 

On  vit  errer  longtemps  une  enfant  malheureuse. 

Elle  était  jeune  encore,  et  son  grand  œil  rêveur 

Semblait  toujours  fixé  sur  un  monde  meilleur. 


102  ÉVÀNGÊLINl 

Oui,  la  pauvre  proscrite,  elle  était  jeune  et  belle  ! 

.Mais  hélas  !    bien  affreux  s'étendaient  devant  elle 

Le  désert  de  la  vie  et  ses  âpre,  -entiers 

Tout  bordés  des  tomU-aux  de  ceux  qui  les  premiers 

Fléchirent  dans  l'exil  sous  le  poids  des  souffrant 

Elle  avait,  vu  s'enfuir  ses  douces  espérance 

\  es  de  bonheur  el  ses  illusions  ! 
Dans  son  cœur  était  mort  le  feu  des  passions  ! 
Son  ame  ressemblait  à  quelque  solitude 
Où  l'étranger  chemine  avec  inquiétude 
N'ayant,  pour  se  guider,  dans  ces  lieux  incertains, 
Que  les  débris  des  camps,  que  les  brasiers  éteints, 
Et  tous  les  os  blanchis  que  le  soleil  l'ait  luire. 
On  vent  de  mort.    Helas  !   soufflait   pour  la  détruire  ! 
Elle  «'tait  le  matin  avec  son  ciel  vermeil. 
Ses  chants  mélodieux  et  son  brillant  soleil. 

Qui  tout  à  coup  s'arrête  en  sa  marche  pompeuf 
Pâlit  et  redescend  vers  sa  couche  moelleii 


ÉVANGÉLINE  103 

Dans  les  villes,  parfois,  elle  arrêtait  ses  pas  : 

les  vastes  cités  ne  lui  redonnaient  pas 
L'ami  qu'elle  pleurait,  la  paix  du  cœur  perdue  ! 
Elle  en  sortait  bientôt,  gémissante,  éperdue, 
Et  poursuivait  encor  ses  recherches  plus  loin. 
Faible  et  lasse,  parfois,  se  croyant  sans  témoin, 
Elle  venait  s'asseoir  au  fond  des  cimetières, 
Les  regards  attachés  sur  les  croix  ou  les  pierres 
Qui  protégeaient  des  morts  le  suprême  repos. 
Elle  s' agenouillai t,  parfois,  sur  ces  tombeaux 
Où  nulle  inscription  ne  répète  à  la  foule 
L'humble  nom  du  mortel  que  son  pied  distrait  foule, 

Puis  elle  se  disait  :   "  Peut-être  qu'il  est  là  ! 

•"  La  tombe  qui  devait  nous  unir,  la  voilà  ! 
■"  Il  goûte  le  repos  dans  le  sein  de  la  terre, 
"  Et  moi  je  traîne  encore  une  existence  amère  ! 
Parfois  elle  entendait  un  bruit,  une  rumeur 
Qui  lui  rendait  l'espoir  et  ranimait  son  cœur  : 


104  ÉVAX<iÉLINE 

Elle  parlait  aussi  quelquefois,  sur  sa  route, 
A  des  gens  qui  disaient  avoir  connu,  sans  doute, 
Cet  être  bien  aimé  qu'elle  cherchait  en  vain  ; 
Mais  c'était,  par  malheur,  dans  un  paya  lointain. 

— "  Oh  !   oui,  disaient  les  uns.  touchés  de  Ba  trifi 

14  Nous  l'avons  bien  connu  Gabriel  Lajeunes 

••  Tu  aimable  garçon  dont  les  tristes  malheurs 

44  Nous  ont  jadis,  souvent,  t'ait  répandre  des  pleura  ! 

••  Sou  père  L'accompagne  :  il  se  nomme  Basile: 

••  C'esl  un  bon  forgeron,  un  vieillard  tort  agile. 

"  Ils  sont  coureurs-d  es-bois;  ils  sont  chasseurs  tous  deux, 

••  El  parmi  les  chasseurs  leur  renom  est  fameux." 

— "  Gabriel  Lajeunesse  '.;  il  fut,  disaient  les  auti 

44  S'il  nous  en  souvient  bien,  assurément  des  nôtres. 

■■  I>r  la  Louisiane  il  franchit  avec  nous 

•■  Los  plaines  sans  contins  et  les  nombreux  hayons." 

Souvent  on  lui  disait  :  "  Ta  misère,  ta  peine, 

•;  Pauvre  enfant,  sera-t-elle  aussi  longue  que  vainc  ? 


ÉVANGÉLINE  105 

"  Pourquoi  toujours  l'attendre  et  l'adorer  toujours  ? 

"  Il  a  peut-être,  lui,  renié  ses  amours. 

"  Et  n'est-il  pas  d'ailleurs,  dans  nos  petits  villages, 

"  Des  garçons  aussi  beaux  et  même  d'aussi  sages  ? 

"  Combien  seraient  heureux  de  vivre  auprès  de  toi  ! 

"  Tu  charmerais  leur  vie  :  ils  béniraient  ta  loi. 

"  Et  Baptiste  Leblanc,  le  fils  dû  vieux  notaire, 

;<  A  pour  toi  tant  d'amour  qu'il  ne  saurait  le  taire  ; 

"  Donne-lui  le  bonheur  en  lui  donnant  ta  main  , 

"  Et  que  dès  ici-bas  ta  peine  ait  une  fin." 

A  ceux  qui  lui  tenaient  ce  discours  raisonnable, 

Elle  disait  pourtant  :   "  Oh  !  je  serais  coupable  ! 

"  Puis-je  donner  ma  main  à  qui  n'a  point  mon  cœur  ? 

"  L'amour  est  un  flambeau  dont  la  vive  lueur 

"  Eclaire  et  fait  briller  les  sentiers  de  la  vie, 

"  L'âme  qui  n'aime  pas  au  deuil  est  asservie  ; 

"  Le  lien  qui  l'enchaîne  est  un  lien  d'airain, 

"  Et  pour  elle  le  ciel  ne  peut  être  serein." 


106  ÉTANGtLINI 

Souvent  son  confesseur,  ce  vieil  ami  fiel 

Qui  depuis  le  dépari  avait  veille  sur  elle, 

En  attendant  qu'un  père  an  cid  lui  tut  rendu, 

Lui  disait  :    "  Mon  enfant,  nul  amour  n'est  perdu. 

'•  Quand  il  n'a  pas  d'écho  dans  Le  cœur  que  l'on  aime  ;. 

"  Quand  d'un  autre  il  ne  peut  faire  le  bien  suprême, 

"  Il  revient  à  sa  source  et  plus  pur  et  plus  fort  ; 

••  Et  L'âme  qu'il  embrase  aime  son  triste  sort. 

"  L'eau  vive  du  ruisseau  qui  B'est  au  loin  enfuie 

'•  Dans  le  ruisseau  retombe  en  abondante  pluie. 

••  Suis  ferme  et  patiente   au  milieu  de  tes  maux  : 

"  Le  vent  qui  peut  briser  Los  flexibles  rameaux 

"  Fait  à  peine  frémir  les  branches  «lu  grand  ch< 

••  Sois  Adèle  a  L'amour  qui  t'accable  et  t'enchaîne  : 

••  Ne  crains  pas  de  soufîri 

■•  La  souffrance  et  I'.  mt  deux  sentiers  se 

"  Qui  mènent  sûrement  à  la  -  rie." 

La  pauvre  Evangélihe, 


ÉVANGÉLINE  107 

Levait,  avec  espoir,  ses  beaux  yeux  vers  le  ciel  : 
La  coupe  de  ses  jours  avait  bien  moins  de  iiel  : 
Elle  croyait  encore  entendre,  dans  son  âme, 
La  mer  se  lamenter  en  déroulant  sa  lame  ; 
Et,  parmi  les  soupirs  et  les  tristes  sanglots, 
S'élevait  une  voix  qui  dominait  les  flots  ; 
Une  voix  ravissante  et  pleine  de  mystère, 
Qui  lui  disait  bien  haut  :  u  Infortunée,  espère  !  " 


Ainsi  la  pauvre  enfant,  durant  bien  de  longs  jours, 
Promena  son  espoir,  sa  peine  et  ses  amours. 
Son  pied  nu  se  brisa  sur  la  ronce  et  l'ortie 
Qui  partout  obstruaient  le  sentier  de  sa  vie  ! 


Esprit  mystérieux,  reprends  ton  noble  essor  ! 
Guide-moi,  de  nouveau,  je  veux  la  suivre  encor  ! 


108  ÉVANGÉLINl 

La  suivre  par  le  monde  où,  seul* 
Comme  le  voyageur,  le  long  d'une  vallée. 

Suit  le  cours  sinueux  d'un  rapide  ruisseau  ! 
Loin  «les  bords,  quelquefois,  il  voit  la  nappe  d'eau. 
Resplendir  au  soleil  à  travers  la  verdure  ; 
Quelquefois,  près  des  bords,  il  entend  son  murmure 
EH  ne  la  voit  point  fuir  sous  l'épais  arbrisseau  : 
Ainsi  je  la  suivrai  jusques  à  son  tombeau  ! 


II 


Mai  semait  dans  les  champs  le  lis  et  L'immortelle. 
Rapide  et  frémissante  une  Longue  nacelle 
<Jlissait  sur  les  (lots  d'or  du  Grand  Mississippi. 

Elle  passa  devant  le  Wabash  assoupi, 
Et  devant  l'ohio  qui  balance 
(  îomme  un  champ  «le  maïs  Itère. 


ÉVANGÉLINE  109 

Or  ceux  qui  la  montaient  étaient  des  Acadiens, 
De  pauvres  exilés  dépouillés  de  leurs  biens, 
Triste  et  frêle  débris  d'un  peuple  heureux  naguère, 
Aujourd'hui  dispersé  sur  la  rive  étrangère. 
Une  même  croyance  et  les  mêmes  malheurs 
Unissaient  fortement  ces  pieux  voyageurs. 
A  travers  les  forêts,  les  campagnes  fleuries, 
A  travers  les  vallons  et  les  vertes  prairies, 
Sur  les  sables  ou  l'onde  ils  s'en  allaient  errants, 
•Cherchant,  de  toutes  parts,  leurs  amis,  leurs  parents. 
Parmi  ces  fugitifs  la  belle  Evangéline, 
•Semblable,  en  ses  ennuis,  au  cyprès  qui  s'incline 
Sur  la  fosse  profonde  où  dort  Un  malheureux. 
Allait  avec  Félix  son  guide  vertueux. 


Le  jour  naît  et  s'enfuit,  et  la  frêle  pirogue, 

Sur  le  fleuve  écumeux,  toujours  se  berce  et  vogue. 


110  ÉVANGÉLINB 

Elle  effleure,  tantôt,  le  ]>ied  d'un  noir  rocher, 
Tantôt,  parmi  Les  joncs,  on  la  voit  se  cacher. 
Quand  l'aile  de  la  nuit  s'entr'ouvre  sur  la  i 
Elle  cherche,  à  la  côte,  un  abri  solitaire  ; 
Les  voyageurs  lassés  dressent  leur  campement, 
Et  couchés  près  du  feu,  reposent  un  moment. 
Enfin  die  franchit  des  chutes  aboyant 

Rase  des  bords  féconds,  des  lies  verdoyair 
Où  le  rier  cotonnier  berce,  d'un  air  coquet, 
Ses  aigrettes  d'argent  et  leur  moelleux  duvet. 

Elle  s'avance,  ensuite,  en  des  anses  profond 

Où  de  Longs  bancs  de  sable  élèvent,  sur  les  ondes, 
Comme  u\\  ruban  doré,  leurs  dos  et  incelants. 
Et  sur  ses  bancs  de  sable  où  les  Ilots  ondulants 
S'en  viennent  tour  à  tour,  chantera  leur  passage, 
Ello  voit  s'agiter  le  doux  et  blanc  plumage 
Des  nombreux  pélicans  qui  guettent  Le  poisson, 
L'insecte  au  fin  corsage  et  l'impur  Limaçon. 


ÉVANGÉLINE  111 

La  rive  qu'elle  effleure  est  basse  et  parfumée  ; 
La  végétation  est  brillante,  animée  ; 
Les  oiseaux  font  entendre  un  magique  concert  ; 
La  fleur  élève  au  ciel  son  calice  entr'ouvert. 
De  distance  en  distance,  au  bord  du  gai  rivage, 
Au  milieu  d'un  jardin  ou  d'un  ombreux  bocage, 
S'élèvent  la  maison  d'un  Planteur  enrichi 
Et  du  nègre  indolent  la  case  au  toit  blanchi. 
Les  exilés  touchaient  cette  terre  féconde 
Qu'un  printemps  éternel  de  son  éclat  inonde  ; 
Où  toujours  des  moissons  se  balancent  au  vent. 
Le  grand  fleuve,  empressé,  décrit,  vers  le  levant, 
Sous  un  ciel  tout  de  flamme,  uno  courbe  lointaine, 
Et  ses  flots  transparents  roulent  dans  une  plaine 
Parmi  les  nénuphars,  les  bosquets  d'orangers, 
Les  citronniers  fleuris  et  les  riches  vergers. 
La  rapide  nacelle,  obéissant  aux  rames, 
8' écarte  de  sa  course  en  traçant,  sur  les  lames, 


112  ÉYAXGÉLINE 

Un  sillon  circulaire  où  tremble  le  ciel  bleu. 
Sa  fuite,  en  ce  moment,  se  ralentit  un  peu. 
Elle  entre  dans  les  eaux  du  bayou  Plaquemine 
Que  le  soleil  couchant  de  ses  iènx  illumine. 


Devant  les  voyageurs,  en  ces  endroits  déserts, 

Coulent,  de  tons  cotés,  mille  canaux  divers. 

El  leur  barque  s'égare  en  ers  eaux  paresseuses 

Qui  se  croisent  cent  fois  sons  les  feuilles  ombreu 

Les  cyprès  chevelus,  de  leurs  sombres  rameaux, 

Forment,  au-dessus  d'eux,  de  Bonorea  arceaux 

Où  flottent  parfumés,  les  mousses  diaphanes, 

Le  lierre  palpitant  et  les  vertes  liane 

Comme  dans  un  vieux  temple,  entre  de  saints  tableaux, 

Flottent,  tout  radieux,  de  célèbres  drapeaux. 

Il  règne  dans  ces  lieux  un  effrayant  silence  ; 

On  entend  seulement  le  héron  qui  s'élance, 


ÉVANGÉLINE  113 

Au  coucher  du  soleil,  vers  le  grand  cèdre  noir 
Dont  les  rameaux  touffus  lui  servent  de  juchoir  ; 
Ou,  sur  un  tronc  noirci,  le  hibou  taciturne 
Qui  fait  frémir  les  bois  de  sa  plainte  nocturne. 


La  lune  se  leva.     Ses  limpides  rayons 
Tracèrent,  sur  les  eaux,  de  lumineux  sillons  ; 
Coururent  mollement  le  long  de  chaque  branche 
Qui  parut  se  vêtir  d'une  écorce  plus  blanche  ; 
Glissèrent  à  travers  le  feuillage  des  Lois 
Qui  formait  des  arceaux,  des  voûtes,  des  parois, 
Comme  à  travers  les  ais  d'un  vieux  mur  en  ruine 
Glissent  les  fils  d'argent  d'une  molle  bruine. 
La  clarté  de  la  lune  aux  différents  objets 
Donnait  de  grands  contours  et  d'étranges  aspect3. 
Tout  parut  se  confondre  en  une  masse  grise  ; 
Tout  sembla  revêtir  une  forme  indécise. 


114  ÉVANGÉLINK 

Voguant  silencieux  les  malheureux  proscrits       t 
Sentirent  un  grand  trouble  entrer  dans  leurs  esprits 
Le  ooir  pressentiment  d'un  mal  inévitable 
Leur  lit  paraître  encorce  lieu  plus  redoutable  ; 
El  leur-  cœurs,  effrayés  des  menaces  du  sort 

rrèrent  soudain  et  tremblèrent  plus  fort  ; 
De  mémo  que  l'on  voit  la  frêle  sensitive 
Replier  sa  corolle  et  se  pencher  craintive. 
Quand,  au  loin  dans  la  plaine,  un  coursier  au  galop, 
Fait  retentir  le  sol  do  son  poudreux  sabot. 
Mais  une  vision  gracieuse  et  divine 
Vint  distraire  et  charmer  l'âme  d'Evangéline. 
Sa  brûlante  pensée  avait  pris  un  beau  corps  : 
l'n  fantôme  brillant,  devant  ses  yeux  alors, 
Flottait,  avec  mollesse  aux  rayons  de  la  lune, 
Et  semblait,  lui  sourire  en  sa  longue  infortune. 
Celui  qu'elle  voyait  dan  -  don. 

Que  la  lune  d'argent  portait  sur  un  rayon, 


ÉVANGÉLINE  115 

C'était  le  fiancé  que  demandait  son  âme  ! 
Il  lui  tendait  les  bras,  et  chaque  coup  de  rame 
Semblait  le  rapprocher  du  fragile  bateau 
Qui  glaissait  lentement,  en  silence,  sur  l'eau. 


Cependant  un  rameur  d'une  haute  stature, 

Portant  un  cor  de  cuivre  à  sa  large  ceinture, 

Se  leva  de  son  banc  à  l'avant  du  bateau 

Et,  pour  voir  si  comme  eux,  en  ce  pays  nouveau 

A  l'heure  de  minuit  dans  ces  bayous  sans  nombre, 

Quelques  autres  canots  ne  voguaient  pas  dans  l'ombre, 

Il  emboucha  son  cor  et  souffla  par  trois  fois. 

La  fanfare  éclatante  éveilla,  sous  les  bois, 

Mille  échos  étonnés,  mille  voix  inquiètes 

Qui  moururent  au  loin,  dans  leurs  sombres  cachettes. 

On  entendit  voler  les  nocturnes  oiseaux  ; 

On  entendit  frémir  les  flexibles  roseaux, 


11G  ÉY.\ 

Les  banni»  res 

Qui  flottaient  au-d 

Mais  pas  une  voix  d'homme,  en  ce  lieu  de  terreur, 

Ne  répondit  alors  à  L'appel  du  rameur. 

Comme  un  pavot  fleuri  dont  la  tête  s'incline 

Sur  le  bord  du  pano*!  la  trisl  iline 

Inclina  doucemonl  son  front  toujours  vermeil, 

Et  bientôl  reposa  dans  un  profond  sommeil. 

:        nioiiiv-.  en  chantant  des  chansons  Canadiei 

Comme  ils  chantait  aux  rives  Âcadiem 

Quand  ils  se  promenaient  sur  leurs  fleuves  profonds, 

Dans  les  flots  ténébreux  plongeaient  leurs  avir 

Et  puis,  dans  le  lointain,  comme  les  sourds  murmures 

Des  brises  de  la  nuit  qui  bercent  les  ramw 

<)u  des  limpides  eaux  qui  coulent  sous  les  bois, 

On  entendait  des  bruits, mystérieuses  \ 

<,>ui  s'élevaient  du  tond  de  cette  solitude, 

Et  venaient  se  mêler  aux  cris  d'inquiétude 


ÉVANGÉLINE  HT 

Des  oiseaux  effrayés  qui  prenaient  leur  essor, 
Aux  loiiii-s  rugissements  du  sombre  alligator. 


Les  rameurs  poursuivaient  leur  course  solitaire. 

Le  matin,  quand  le  jour  vint  sourire  à  la  terre, 

Que  d'un  éclat  nouveau  la  fleur  des  champs  brilla, 

Le  lac  étincelant  d'Atchafalaïa 

Déroulait  devant  eux  son  onde  miroitante 

Et  leur  rendait  l'espoir  en  comblant  leur  attente. 

Dans  l'ondulation  les  légers  nénuphars 

Balançaient  mollement  leurs  calices  blafards  ; 

Des  lotus  empourprés  les  corolles  mignonnes 

Sur  le  front  des  proscrits  se  tressaient  en  couronnes  ; 

L'air  était  embaumé  des  suaves  senteurs 

Que  les  magnolias  épanchaient  de  leurs  fleurs, 

Et  que  la  tiède  brise  emportait  sur  son  aile. 

Suivant  le  cours  des  flots  la  rapide  nacelle 


118  ÉYANGÉLINE 

Longea  bientôt  tes  bords  onduleux  et  pourprés 

D'îles  aux  verts  contours,  aux  luxuriants  prés, 
Que  les  oiseaux  charmaient  de  leurs  cantates  gaies, 
Que  les  rosiers  eu  fleure  cernaient  de  Mondes  haies. 
Où  la  mousse  et  L'ombrage  invitaient  au  sommeil 
Le  voyageur  errant  brûlé  par  Le  soleil. 


Vers  le  rivage  ombreux  de  la  plus  riante  ile 
Les  voyageurs  Lassés  guident  L'esquif  agile, 
L'amarrent  fortement  en  Lieu  sur  au  rameau 
D'un  grand  saule-pleureur  qui  se  penche  sur  L'eau, 
Va  se  dispersent  tous  bous  les  épaisses  treilles. 
Fatigués  du  travail  et  d'une  nuit  de  veilles, 
Ils  dormirent  bientôt  d'un  sommeil  bienfaisant. 
Au-dessus  de  Leurs  fronts,  sourcilleux  et  pesant, 

i  Ire  séculaire  élevait  son  grand  CÔne  : 

bras  étendus  s'accrochait  la  bignone 


ÉVANGÉLINE  119 

Dont  la  coupe  d'argent  se  balançait  dans  l'air. 
Et  le  vif  colibri,  luisant  comme  un  éclair. 
Volait,  de  fleur  en  fleur,  avec  un  doux  bruit  d'ailer 
Et  caressait  leur  sein  de  son  bec  infidèle. 
La  vigne  suspendait  ses  rameaux  tortueux, 
Son  feuillage  enlacé,  ses  ceps  durs  et  noueux, 
Et  formait  des  treillis,  des  échelles  étranges 
Comme  celle  où  Jacob  vit,  en  songe,  les  angesr 
Les  anges  du  Seigneur  descendre  et  remonter. 
Les  doux  reflets  du  jour  faisaient  luire  et  flotter 
Devant  l'esprit  rêveur  de  la  jeune  orpheline 
Un  espoir  ravissant,  une  image  divine. 


Cependant  sur  les  flots  unis  comme  un  miroir 
Venait  rapidement  un  esquif  au  flanc  noir. 
Elégant  et  léger  il  effleurait  les  lames. 
Des  chasseurs  le  montaient,  et  leurs  flexibles  rames» 


120  ÉVANGÉLINE 

Battaient  L'onde,  en  cadence,  au  refrain  dos  chansons: 

Ils  allaient  vers  Le  nord,  la  terre  des  bisons. 

Un  jeune  homme  pensif,  à  la  brune  prunelle, 

Etait  au  gouvernail  et  guidait  la  nacelle. 

Son  poignet  museuleus  annonçait  la  vigueur, 

Mais  son  œil  était  plein  d'une  morne  langueur, 

Son  ■."me  était  bercée  au  vent  de  la  tristesse... 

Ce  jeune  homme  c'était  Gabrielle  Lajeunes 

Sans  plaisir,  sans  espoir,  redoutant  L'avenir, 

Et  toujours  poursuivi  par  L'affreux  souvenir 

Des  maux-  (pii  l'accablaient  depuis  quelques  an] 

Il  fuyait  tous  les  lieux  pour  fuir  ses  destim 

Il  allait  demander  l'oubli  de  ses  regr< 

El  L'oubli  de  Lui-même  aux  Lointaines  forêts. 


Creusant  un  sillon  d'or  dans  L'élément  docile 
agabond  esquif  s'avance  jusqu'il  L'île 


ÉTANGÈLINE  121 

Où  s'était  arrêté  le  canot  des  proscrits  ; 
Mais  il  no  vogue  point  sous  les  rideaux  fleuris 
Que  le  palmier  formait  de  son  large  feuillage  ; 
Il  longe  l'autre  bord  plus  triste  et  plus  sauvage. 


Gabriel  le  chasseur,  sur  sa  rame  courbé, 

ISTe  vit  point,  à  la  rive,  un  canot  dérobé 

Sous  les  tissus  de  jonc  et  les  branches  de  saule  ; 

Il  ne  vit  point,  non  plus,  la  fraîche  et  blanche  épaule 

D'une  vierge  endormie  à  l'ombre  des  palmiers. 

Le  bruit  des  avirons,  le  chant  des  nautonniers 

]STe  réveillèrent  point  ceux  qui  dormaient,  comme  elle, 

Sur  la  mousse  des  bois,  sous  le  toit  de  dentelle 

Que  les  rameaux  touffus  formaient  au-dessus  d'eux. 

Le  canot  des  chasseurs  glissa  sur  les  flots  bleus 

Comme,  sur  un  jardin,  l'ombre  d'un  haut  nuage  : 

Et  quand  il  eut  longé  la  courbe  du  rivage, 


122  ÉVANGÉLINI 

Que  le  cri  des  tollets  mourut  dans  le  lointain, 
Plusieurs  des  fugitifs  B'éveillèront  soudain, 
L'espril  bouleversé  d'une  angoisse  inouïe. 

Mais  aux  pieds  du  pasteur  la  vierge  réjouie 

Vint  se  précipiter  avec* émotion  : 

— "  G  mon  père,  dit-elle,  est-une  illusion 

"  Qui  de  nies  sens  troublés  soudainement  s'empare  ? 
••  Est-ce  un  futile  espoir  où  mon  âme  s'égare  ? 
••  Ai-je  entendu  la  voix  d'un  ange  du  Seigneur  ? 
"  Quelque  chose  me  dit,  dans  le  tond  de  mon  cœur, 
"  Que  mon  cher  Gabriel  esl  près  de  cette  plage 
Mais  un  reflet  de  pourpre  inonda  son  visa 
Et  puis  elle  ajouta  mélancoliquement  : 
"0  mon  père,  j'ai  tort,  j'ai  tort  assurément 
"  De  te  parler  ainsi  de  ces  choses  frivoles  : 

Ton  esprit  sérieux  hait  ces  vaines  paroles." 
— -;  Mon  entant.'*  répliqua  le  sensible  pasteur, 
■"  Ton  espoir  est  permis,  ton  rêve  est  enchanteur, 


ÉVANGÉLINE  123 

"  Et  tes  illusions,  pour  moi.  ne  sont  point  vaines. 

"  Puissent-elles  marquer  le  terme  de  tes  peines  ! 

"  Lorsque  sur  notre  esprit  flotte  un  pressentiment, 

u  C'est  pour  nous  avertir  de  quelqu'événement, 

"  Comme  au-dessus  des  flots  la  bouée  attachée 

"  Avertit  que,  sous  elle,  une  ancre  gît  cachée. 

••  Espère,  ô  mon  enfant,  et  calme  ton  souci  ; 

"  Ton  ami  Gabriel  n'est  pas  bien  loin  d'ici, 

K  Car,  du  côté  du  sud,  la  Têche  est  assez  proche 

••  Avec  Sain t-Maur  juché  sur  Ba  côte  de  roche  ; 

"  Et  c'est  là  que  l'épouse,  après  de  longs  malheurs, 

"  Retrouvera  l'époux  qui  séchera  ses  pleurs  ; 

"  Que  le  pasteur  pourra,  sous  son  humble  houlette, 

"  Réunir,  de  nouveau,  le  troupeau  qu'il  regrette  ! 

"  Le  pays  est  charmant,  féconds  sont  les  guérets, 

"  Et  les  arbres  fruitiers  parfument  les  forêts. 

"  On  marche  sur  les  fleurs,  et  le  ciel,  sur  nos  têtes, 

"  Tend  ses  voûtes  d'azur  que  supportent  les  crêtes 


124  iVANGÉLIHI 

i:  Des  superbes  forêts  et  des  bois  éloignés. 

*'  Heureux  les  habitants  de  ees  lieux  fortanés 
"  Où  du  sol.  sans  travail,  un  fruit  suave  émane, 
-•  El  qu'on  nomme  l'Eden  de  la  Louisiane  !...." 


A  ces  mots  consolants  du  Prêtre  vénéré 
La  troupe  se  leva  ;  L'esquif  fui  démarré 
Et  vogua  fièrement  sur  la  vague  de  moire. 

Le  soir  sur  l'orient  ouvrit  son  aile  noire. 

A  Foecidenl  pourpré  le  soleil  radieux. 

Comme  an  magicien  dont  l'art  charme  les  yeux, 

Tendit  sa  verge  d'or  sur  la  l'ace  du  inonde 

Et  noya,  dans  Le  feu.  le  fiel,  la  terre  et  l'onde. 

La  verdure  des  prés3  le  feuillage  des  bois, 

Les  vagues  du  beau  lac  le  tuf  et  les  gravois 

Jetèrent  des  rayons  et  des  gorbes  de  flammes. 

Le  canot  qui  flottait  sur  les  rapides  Lames 


ÉVANGÉLINE  125 

Avec  ses  avirons  d'où  les  flots  écumants 

Ile  tombaient,  goutte  à  goutte,  en  larges  diamants, 

Etait  comme  un  nuage  à  la  frange  dorée 

•Qui  flotte  entre  deux  cieux  dans  une  mer  pourprée. 

Le  front  d'Evangéline  était  calme  et  serein  : 

Pour  elle  enfin  le  ciel  ne  serait  plus  d'airain  ! 

L'amour  illuminait  son  âme  sans  mystère 

Ainsi  que  le  soleil  illuminait  la  terre. 


Alors  dans  un  bosquet  un  jeune  oiseau  moqueur, 
Le  plus  sauvage  barde  et  le  plus  beau  chanteur, 
-Sautant  de  branche  en  branche,  au  bord  du  gai  rivage, 
Jusqu'au  faîte  d'un  saule  au  frémissant  feuillage, 
•Se  mit  à  fredonner  des  ramages  si  beaux 
Que  les  vieilles  forêts,  les  rochers  et  les  eaux 
•Semblaient,  pour  l'écouter  suspendre  leurs  murmures. 
Ses  notes  scintillaient,  ravissantes  et  pures, 


126  ÉVANGÉLINE 

Comme  un  ruisseau  de  perle  à  travers  des  récifs. 

■hauts  furent,  d'abord,  douloureux  et  plaintifs 
C'était  le  chant  d'amour  des  âmes  délaissa 
.Mais  sa  voix  s'anima  ;   ses  roulades  près» 
Firent  trembler  au  loin  les  feuillages  touffus  : 
Brillants  coups  do  gosier,  éclats,  trilles  confus. 
C'était  un  cri  d'orgie,  un  refrain  de  délire. 
11  parut  babiller  et  s'éclater  de  rire  : 
A  la  brise  il  jeta  des  accents  de  courroux  ; 
Il  modula  Longtemps  des  sons  tristes  et  doux  ; 
Puis,  fendant,  dans  son  vol,  l'air  avec  brusqueri 
11  Berna  dans  le  ciel,  comme  par  moquerie, 
Tous  les  charmants  accords  de  sa  divine  VO 
Au  milieu  d'un  beau  joui-  il  arrive,  parfois, 
Qu'une  brise  légère,  après  quelques  ondées, 

Agite  des  tilleuls  les  cimes  inond< 

El  l'ait  tomber  la  pluie,  en  goutte  de  cristal, 

De  rameaux  en  rameaux,  jusques  au  fond  du  val. 


ÉVANGÉLINE  127 

Ainsi  l 'oiseau-moqueur,  s'envolant  des  ramures, 

Fit  pleuvoir,  sur  les  bois,  ses  chants  et  ses  murmures. 


Bercés  par  leur  espoir  et  par  ces  doux  accords 
Bientôt  les  voyageurs  longent  les  riants  bords 
De  la  Tèche  qui  coule  au  milieu  des  prairies. 
Par-dessus  les  forêts  et  les  plaines  fleuries 
Une  blanche  fumée  ondule  dans  les  airs. 
Ils  entendent  bientôt  les  sons  lointains  et  clairs 
D'un  cor  qui  va  troubler  les  échos  des  rivages, 
Et  les  mugissements  des  bœufs  dans  les  pacages. 


III 


Au  bord  de  la  rivière,  en  un  charmant  endroit. 
Paisible  et  retiré  s'élevait  l'humble  toit 


128  ÉVANGÉLINE 

Dont  les  proscrits,  de  loin,  avaient  vu  la  fumée. 

Un  chêne  l'ombrageait;  la  mousse  parfum 

Et  le  gui  merveilleux  qu'aux  fjte3  de  Noël 

Venait  couper,  selon  le  rite  solonnel, 

Avec  la  serpe  d'or,  le  Druide  mystique, 

Grimpait  légèrement  le  long  du  chêne  anti 

ii  était  celui  d'un  Pâtre  déjà  vieux. 
Dn  jardin  l'entourait,  fleuri,  luxurieux. 
Et  parfumant  les  airs  d 
Derrière  le  jardin  se  déroulaient  les  chaumes, 
Et  les  champs  veloutés,  mbres  for 

La  maison  était  faite  en  beau  bois  de  cyprès  : 
Des  poteaux  élégants  portaient  la  gal< 
Et  la  vigne  légère,  et  la  irie, 

Que  venait  caresser  l'oiseau-mouche  coqu< 
Ornaient  chaque  poteau  d'un  odorant  bouquet. 
Au  bout  de  la  maison  du  pâtre  solitaire, 
Parmi  L'épais  feuillage  el  les  fleurs  du  par: 


ÉVAXGÉLINE  129 

Etaient  la  ruche  active  et  le  doux  colombier, 
L'abeille  travailleuse  et  l'amoureux  ramier. 


Ces  lieux  étaient  plongés  dans  un  calme  sublime. 
Les  rayons  du  soleil  reluisaient  sur  la  cime 
Des  arbres  orgueilleux  qui  frangeaient  l'horizon  ; 
Mais  les  ombres  déjà  planaient  sur  la  maison. 
La  fumée,  en  sortant  des  hautes  cheminées, 
Semait  d'orbes  d'azur,  de  vagues  satinées, 
L'air  tranquille  du  soir,  le  ciel  sombre  et  serein. 
Derrière  la  maison,  et  partant  du  jardin, 
Un  sentier  conduisait  aux  grands  bosquets  de  chêne 
Qui  semblaient  un  rideau  d'émeraude  et  d'ébène. 
Plus  loin  que  la  rivière,  au  fond  du  vaste  champ 
Où  flottaient  les  regards  d'un  beau  soleil  couchant, 
Les  arbres  inondés  de  lumières  lointaines, 
Immobiles,  debout  dans  ces  tranquilles  plaines, 


130  '    ÉVANOKLINK 

Leurs  rameaux  recourbés,  ressemblaient  aux  vaisseaux 
Qu'un  calme  désolant  enchaîne  sur  les  eaux. 


Sur  un  cheval  sellé  qui  hennit  et  folâtre. 

Au  bord  de  la  forêt,  on  voit  venir  le  pâtre. 

Il  revêt  un  pourpoint  t'ait  de  peau  de  chevreuil  - 

Sa  figure  bronzée  a  presque  de  l'orgueil  ; 

Son  œil  étincelant  se  lève  et  se  promène, 

Satisfait  et  ravi,  sur  la  suMinic  scène- 

Que  le  soir,  sous  les  cieux,  déroule  lentement. 

Près  de  lui  ses  troupeaux  broutent  paisiblement 

La  pointe  du  gazon  et  la  feuille  moelleuse, 

Et  savourent,  joyeux,  la  fraîcheur  vaporeuse 

Qui  B'élève  des  flota  et   sur  les  près  s'epand. 
A  l'un  (h-  SCS  CÔtés  un  cor  de  cuivre  pend. 

11  le  prend  et  le  porte  a  sa  bouche  puissante  : 
Le  cuivre  retentit,  ci  sa  voix  frémissante 


ÉVANGÉLINE  131 

Fait  résonner,  au  loin,  l'air  sonore  du  soir. 
Soudain  à  ce  signal,  dans  le  champ,  on  put  voir 
Les  taureaux  attentifs  lever  leurs  cornes  blanches 
Au-dessus  des  buissons  et  des  légères  branches 
Comme  des  flots  d'écume  au-dessus  des  cailloux. 
En  silence,  d'abord,  ouvrant  leurs  grands  yeux  roux, 
Pendant  quelques  moments  ils  s'entre-regardèrent  ; 
Bientôt,  comme  un  nuage,  ils  se  précipitèrent 
En  beuglant,  tous  ensemble,  à  travers  le  gazon. 
Alors  le  pâtre  heureux  revint  à  la  maison. 


Mais  comme  il  arrivait  sur  son  cheval  superbe 
En  suivant  le  sentier  qui  serpentait  dans  l'herbe, 
Il  vit  venir  vers  lui,  marchant  avec  lenteur, 
La  vierge  souriante  et  l'auguste  pasteur, 
Saisi  d'étonnement  et  transporté  d'ivresse, 
Il  saute  de  cheval  avec  grâce  et  prestesse, 


132  ÉVANQÉLINE 

Et  court  au-devant  d'eux  en  leur  ouvrant  ses  bras. 
Les  voyageurs,  d'abord,  ne  Le  connaissent  pas; 
Se  demandent  entre  eux  quel  est  cet  aimable  hôte, 
Va  BOnt  heureux  d'avoir  abordé  cette  côte. 
Mais  leur  incertitude  au  plaisir  a  cédé  ; 
Comme  un  vase  trop  plein  leur  cœur  a  débord< 
Sous  Les  traita  rembrunis  de  ce  vieux  pâtre  agile 
Leurs  yeux  ont  reconnu  le  forgeron  Basile  ! 
Bien  doux  furent  alors  les  Longs  embrassemenl 
Bien  doux  les  gais  propos  et   Les  épanchements 
Des  pauvres  exilés  sur  la  rive  étrangère  ! 

La  peine  de  l'exil  alors  parut  légère  ! 


Basile  conduisit  au  milieu  d'un  jardin 
Ces  amis  que  Le  ciel  lui  redonnait  soudain. 
Lt  Là,  parmi  les  fleurs  nouvellement  éclos' 
Ensemble  on  s'entretint  de  mille  et  mille  e 


ÉVANGÉLINE  133 

On  parla  du  présent,  niais  surtout  du  passé  : 
Et  plus  d'un  long  soupir  vers  le  ciol  fut  poussé  ! 
Et' pendant  que  la  bouche  essayait  de  sourire 
Dans  le  regard  voile  plus  d'un  pleur  vint  reluire  ! 


La  vierge,  cependant,  à  travers  le  bosquet 

Promenait,  en  silence,  un  regard  inquiet  ; 

Son  cœur  était  ému,  son  âme  était  en  peine  : 

Elle  n'entendait  point  la  voix  mâle  et  sereine 

De  l'être  bien-aimé  qu'elle  espérait  revoir  ! 

Basile  soupçonna  bientôt  le  désespoir 

Qui  couvait  dans  le  cœur  de  la  jeune  proscrite, 

Et  lui-même  il  sentit  une  angoisse  subite. 

Il  rompit,  en  tremblant,  le  silence  aussitôt  : 

— "  N'avez-VOUS  rencontré  nulle  part  un  canot  ? 

"  Du  lac  et  des  bayous  il  a  suivi  la  route  : 

"  Gabriel  le  conduit  :  vous  l'avez  vu,  sans  doute  ?  " 


134  ÉVANGÉLINE 

A  cos  mois  que  Bazile  aux  proscrits  adressa 

Sur  le  iront  de  La  vierge  un  nuage  pasa 

Son  œil  noir  se  remplit  d'une  Larme  brûlante, 

Puis  elle  s'écria  d'une  voix  déchirante  : 

"  Gabriel,  ô  mon  Dieu  !  Gabriel  est   parti  ! 

Son  cœur  dans  le  chagrin  parut  anéanti, 

El  Les  échos  du  soir,  tour  à  tour  murmurèrent  : 

■•  Gabriel  est  parti  !  "  Les  exilés  pleurèrent. 

Le  vieux  pâtre  Basile  avec  bonté  reprit  : 

— •■  Ne  Laisse  point  le  trouble  agiter  ton  esprit  : 

••  Sèche  tes  pleurs  amers  ;  (.Mitant,  reprends  couraj 

"  Gabriel  n'est  pas  Loin  de  notre  heureux  rivage  : 

"  Ce  n'est  que  ce  matin  qu'il  est  parti  d'ici, 

••  Le  sot  !  d'avoir  laissé  nos  demeures  ainsi  ! 

''Toujours  triste  et  îvvciir.  maladif  et  débile, 

"  11  était  devenu  d'une  humeur  difficile  ; 

"  Jl  haïssait  Le  monde  et  n'endurait  que  moi  ; 

••  11  ne  parlait  jamais,  ou  bien  parlait  de  toi. 


ÉVANGÉLINE  135 

41  Dans  Les  cantons  voisins  aucune  jeune  tille 

-':  Ne  semblait,  à  ses  yeux,  vertueuse  ou  gentille  : 

•"  Aussi  leur  devint-il  un  objet  de  terreur. 

"  Je  résolus  enfin,  mais  non  pas  sans  douleur, 

■"  De  le  laisser  partir  pour  un  lointain  voyage. 

*<  Il  doit  se  procurer,  dans  un  petit  village, 

"  Des  mulets  espagnols  aux  pieds  sûrs  et  mordants  ; 

*<  Il  doit  suivre,  de  là,  sous  des  cieux  moins  ardents, 

'•  Les  sauvages  du  nord  dans  leurs  forêts  profondes  ; 

•"  Il  veut  chasser,  partout,  le  castor  dans  les  ondes, 

*'  Et  la  bête  féroce  au  fond  des  bois  épais. 

"  Calme-toi  mon  enfant,  et  goûte  encor  la  paix  ; 

"  Nous  saurons  retrouver  cet  amant  téméraire. 

-•  Son  perfide  canot  a  le  courant  contraire. 

"  Demain  nous  partirons  sitôt  que  le  matin 

'•  Versera  sur  les  eaux  un  reflet  incertain  : 

■"  Graiment  nous  voguerons  sur  la  vague  irisée. 

"  Près  des  bords  scintillants  sous  la  molle  rosée  ; 


136  ÉYAHOtLIMl 

"  Nous  rejoindrons  bientôt  l'amoureux  déserteur, 
"  Et  le  ramènerons  confus  de  son  bonheur  !  " 


Alors,  on  entendit  des  voix  vives  et  gaies  : 
On  vit  des  jeunes  gens  franchir  les  vertes  haies 
Qui  bordaient  la  rivière  auprès  de  la  maison  : 
Ils  portaient  en  triomphe,  à  travers  le  gazon, 
Michel,  le  vieux  chanteur,  le  vieux  barde  rustique. 
Dispensant  aux  mortels  le  chant  et  la  musique  ; 
N'ayant  d'autres  soucis  «pie  d'égayer  le-  cœurs  ; 
•Que  de  mêler,  parfois,  quelques  souris  aux  pleurs, 
Le  vieux  Michel  semblait  un  des  dieux  de  la  fable. 
11  était  renommé  pour  sa  manière  affable, 
Pour  ses  cheveux  d'argent  et  pour  son  violon. 
"  Vive  le  vieux  Michel,  notre  gai  compagnon  ! 

(  Yierent  à  la  f  irtant  les  saules, 

Les  gars  qui  le  portaient  sur  leurs  fortes  épaul 


ÉVANGÉLINE  137 

Et  le  père  Félix  aussitôt  se  levant 

Les  salua  de  loin  et  courut  au  devant. 

En  tombant  dans  les  bras  du  vénérable  prêtre, 

Le  ménestrel  sentit,  dans  son  âme,  renaître 

Les  transports  ravissants  d'un  âge  plus  heureux  ; 

Il  se  mit  à  pleurer.     Des  souvenirs  nombreux 

A  ses  esprits  émus  alors  se  présentèrent  ; 

Et,  vers  les  temps  enfuis,  ses  pensera  remontèrent  !    . 

La  vierge  vint  baiser  ses  nobles  cheveux  blancs. 

Il  la  prit  dans  ses  bras,  dans  ses  vieux  bras  tremblants, 

Et  mouilla  son  front  pur  de  ses  brûlantes  larmes. 

La  pauvre  Evangéline,  elle  avait  bien  des  charmes 

Quand  il  la  fit  danser,  pour  la  dernière  fois, 

Avec  son  Gabriel  et  les  gais  villageois, 

Au  son  du  violon,  sous  le  ciel  d'Acadie  ! 

Il  la  trouvait  peut-être,  à  présent  enlaidie, 

Car  elle  avait  perdu  les  roses  de  son   teint. 

Et  sa  joue  était  creuse  et  son  regard  éteint  : 


138  ÉVANGÉLINE 

-Mais  plus  beau  (pic  jamais  était  sou  noble  cœur, 

Eprouvé  Longuement  au  creuset  du  malheur  ! 


Les  proscrits  Acadiens  (pic  le  hasard  rassemble, 

Assis  dans  Le  jardin,  s'entretiennent  ensemble 
Du  bonheur  qu'ils  goûtaient  au  rivage  natal. 
Des  maux  qu'ils  ont  soufferts  depuis  L'arrêt  fatal. 
Jls  admirent  pourtant  l'existence  tranquille 
Que  passe  à  L'étranger  Leur  vieil  ami  Basile  ; 
Ils  ('coûtent  Longtemps,  avec  avidité, 
Le  récil  qu'il  leur  t'ait  de  la  fécondité 
De  ces  prés  sans  contins  dont  la  grasse  verdure 
Nourrit  mille  troupeaux  errant  a  L'aventure. 
Et  quand  l'ombre  du  soir  obscurcit  l'horizon 
Ils  revinrent  gaîment  causer  dans  la  maison 
Où  fut  servi,  sans  pompe,  un  souper  confortable. 

JLc  bon  père  Félix,  debout  près  do  la  table, 


ÉVANGÉLINE  139 

Eécite  à  haute  voix  le  Benedlcite. 

Et  chacun  dit  :  "  Amen,"  avec  humilité. 


Mais  la  nuit,  cependant,  sur  cette  fête  heureuse 
Etendit,  tout  à  coup,  son  aile  ténébreuse. 
Tout  était,  au  dehors,  calme  et  tranquilité. 
Donnant  au  paysage  un  éclat  argenté 
La  lune  se  leva  souriante  et  sans  voile, 
Et  monta  dans  l'azur  où  se  berçait  l'étoile. 
Sous  le  toit  de  Basile,  aux  vifs  scintillements, 
Dont  la  lampe  irisait  les  grands  appartements, 
Les  visages  joyeux  des  honnêtes  convives 
Semblaient  s'illuminer  de  lumières  plus  vives 
Que  les  astres  perdus  dans  l'or  du  firmament. 
Le  pâtre  réjoui  versait  abondamment, 
Dans  les  vases  profonds,  le  doux  jus  de  la  vigne. 
Aux  siècle  de  la  fable  il  aurait  été  digne 


140  ÉVANGÉLINE 

De  verser  le  nectar  à  la  table  des  dieux. 

Après  qu'il  eut  fini  sou  souper  copieux 

Il  alluma  sa  pipe  et  parla  de  la  sorte  : 

— "  Oui,  vous  tous,  nies  amis,  qui  frappez   à  ma  porte 

"  Après  avoir  erré  sous  des  ci  eux  inconnus, 

"  Je  vous  le  dis  encor  :   Soyez  les  bienvenus  ! 

"  L'âme  du  forgeron  ne  s'est  pas  refroidie  ! 

"  Il  se  souvient  toujours  de  sa  belle  Aeadie 

"  Btde  l'humble  maison  qu'il  avait  à  Grand  Pré! 

"  Pour  lui  le  malheureux  est  un  être  sacré  ! 

"  Demeurez  près  de  moi  dans  ces  fertiles  plainnes  : 

"  Le  sang  ne  i^èle  point  dans  nos  bouillantes  veines 

"  Comme  gèle,  en  hiver,  les  rivières  chez  nous  ! 

•■  Nul  cailloux  dans  le  sol  n'excite  le  courroux 

il  Du  laboureur  actif  qui  tous  les  jours  promène 

11  Le  soc  dur  et  tranchant  a  travers  son  domaine, 

-•  Gomme  un  marin  conduit  son  esquif  sur  les  eaux. 

••  On  ne  voit  pas  tarir  nos  limpides  ruisseaux  ; 


ÉVANGÉLINE  141 

"  Dans  toutes  les  saisons  les  orangers  fleurissent, 

"  Et  les  fruits  les  plus  doux  dans  nos  vergers  mûrissent  ; 

"  Des  flots  de  blonds  épis  roulent  sur  les  guérets 

"  Et  les  bois  précieux  remplissent  les  forêts. 

"  Au  milieu  de  nos  prés  on  voit  sans  cesse  paître 

"  De  sauvages  troupeaux  dont  chacun  est  le  maître. 

"  Quand  nos  toits  sont  debout  au  milieu  des  moissons  ; 

"  Que  nos  grasses  brebis,  aux  épineux  buissons, 

"  Accrochent,  en  passant,  leurs  blancs  flocons  de  laine  ; 

"  Que  d'un  foin  parfumé  chaque  grange  est  bien  pleine  ' 

"  Que,  dans  les  prés  en  fleurs,  les  taureaux  lourds  et  gras 

"  Paissent  tranquillement  ou  prennent  leurs  ébats, 

"  Nul  roi  Georges  ne  vient,  par  d'infâmes  apôtres, 

"  Sans  honte  nous  ravir  et  les  uns  et  les  autres  !  " 

Le  vieux  Pâtre  à  ces  mots  fit,  dans  sa  noble  ardeur 

Jaillir  de  sa  narine  un  souftle  de  fureur. 

Et  frappa,  de  son  poing,  la  table  de  mélèze. 

Ses  compagnons  surpris  bondirent  sur  leur  chaise, 


142  ÉVANOÉLINE 

Et  le  père  Félix  oublia,  cette  fois, 

La  prise  de  tabac  qu'il  tenait  dans  ses  doigts. 

Mais  il  reprit  bientôt,  le  souris  sur  les  Lèvres  : 

"  Défiez-vous,  pourtant,  défiez-vous  des  fièvres  : 

"  Elles  sont  bien  à  craindre  en  ces  brûlants  climats. 

"  Comme  dans  l'Àcadie  on  ne  les  guérit  pas 

a  En  mettant  à  son  cou.  pendant  une  journée, 

'■  l  ne  ('cale  de  noix  avec  une  araignée/' 


Pendant  que  les  amis  causaient  tranquillement, 
J>es  pas  sur  l'escalier  montèrent  lentement  : 
Et  l'on  ouït  aussi  d'indistinctes  paroles. 
("étaient  des  invités  :  quelques  pâles  créoles 

El  quelques  Acadicns  devenus  des  planteurs. 
Loin  du  joug  odieux  de  leurs  persécuteurs, 
Sur  le  sol  fortuné  qui  leur  offrit  asile. 
Ils  venaient  visiter  leur  bon  ami  Basile, 


ÉVANGÉLINE  143 

Plusieurs  avaient  connu,  dans  le  bourg  de  Grand  Prér 

La  jeune  Evangéline  et  le  pieux  curé. 

Quelles  ne  furent  pas,  sous  le  toit  du  vieux  pâtre. 

De  tous  ces  exilés  réunis  au  même  âtre 

La  joie  et  la  surprise,  en  serrant  sur  leur  cœur, 

Ces  amis  d'autrefois  que  le  même  malheur 

Avait  disséminés  sur  de  lointaines  plages  ! 

Un  reflet  de  bonheur  éclaira  les  visages, 

Et  le  ciel  fut  témoin  d'un  spectacle  émouvant  ; 

Ceux  qui  ne  s'étaient  pas  connus  auparavant, 

Echangèrent  entre  eux  des  vœux  doux  et  sincères  : 

Partout,  il  est  bien  vrai,  les  malheureux  sont  frères. 


Un  son  mélodieux,  une  vibration 
Suspendit,  tout  à  coup,  la  conversation. 
Michel,  le  troubadour,  aux  longs  cheveux  de  neige 
Et  les  gais  jeunes  gens  qui  lui  faisaient  cortège, 


144  ÉVANGÉLINI 

tenaient  de  s'assembler  dans  un  autre  salon. 

Et  le  barde  accordait  son  vibrant  violon. 

Bientôt  les  pieds  bridants  t'ré missent  eu  eaden- 

Sous  les  lambris  de  cèdre  une  Légère  danse 

Fait  gaîment  onduler  ses  orbes  gracieux. 

Un  éclair  de  plaisir  inonde  tous  les  yeux  ; 

Un  sourire  charmant  sur  les  lèvres  se  joue  ; 

Un  brillant  incarnai  colore  chaque  jonc  ; 

On  chuchotte,  en  riant,  des  mots  pleins  de  douceur  ; 

La  main  presse  la  main  et  le  cœur  parle  au  cœur  ! 


l>a  danse,  sans  repos,  taisait  vibrer  la  dalle. 
à  l'un  des  bouts  de  la  bruyante  salle 
Basile  et  le  pasteur  parlaient,  les  yeux  ba 
De  leur  ami  Benoît  qui  les  avait  laissés  j 
Tandis  qn'Evangéline,  en  proie  aux  rêveries. 
Promenait  ses  regard*  sur  le  sein  des  prairies. 


ÉVANGÉLINE  145 

BLn  de  tristes  pensers  et  de  chastes  désirs 

S'éveillaient  dans  son  âme  au  bruit  de  ces  plaisirs  ! 

Les  propos  éveillés,  la  danse  et  la  musique 

La  rendaient  plus  pensive  et  plus  mélancolique. 

Elle  croyait  alors  ouïr  les  grandes  voix  , 

De  l'océan  plaintif  ou  des  immenses  bois. 

Elle  sortit  sans  bruit.     La  nuit  était  charmante, 

Le  vent  ne  soufflait  point,  et  la  lune  dormante 

Semblait  s'être  arrêtée  au  bord  de  la  forêt, 

Et  recouvrir  les  troncs  d'un  lumineux  duvet. 

A  travers  les  rameaux,  sur  la  calme  rivière, 

Tombait,  de  place  en  place,  un  réseau  de  lumière, 

Comme  tombe  un  penser  d'espérance  et  d'amour 

Dans  l'esprit  qui  se  trouble  et  qui  se  ferme  au  jour. 

Chaque  fleur  autour  d'elle,  ouvrant  son  brillant  vase, 

Sa  corolle  d'argent,  sa  coupe  de  topaze, 

Exhalait,  vers  le  ciel,  humblement  et  sans  bruit, 

Un  suave  parfum  sur  l'aile  de  la  nuit  : 


146  ÉVANGÉLINE 

Et  c'était  sa  prière  au  puissant  et  boD  Maître 
Qui  veillait  sur  ses  jours  après  l'avoir  t'ait  naître. 
Biais  L'âme  de  la  vierge  élevait  vers  les  cieiu 
Un  arôme  plus  pur  et  plus  délicieux 
Que  celui  qu'épanchait  la  fleur  de  la  prairie  ; 
Et  moins  qu'elle  pourtant  la  fleur  était  flétrie  ! 


Elle  se  dirigea  vers  le  fond  du  jardin  : 

Combien  d'émotions  troublaient  son  chaste  sein  ! 

La  lune  qui  noyait  les  bois,  l'onde  et  le  sable, 

Semblait,  d'une  Langueur  morne,  indéfinissable, 

Noyer  aussi  son  âme.      Alors  tout  se  taisait 

Et  dans  l'immense  plaine,  au  loin,  tout  reposait. 

Hors  les  mouches-à-feu,  vivantes  étincelles, 

Qui  tournoyaient  dans  l'air  sur  leurs  rapides  aile-, 

E2t  trahissaient  leur  vol  par  un  sillon  de  feu. 

Au-dessus  de  ><>n  front,  dans  Le  fond  du  ciel  bleu, 


ÉVANGÉLINE  147 

Scintillaient  vivement  les  étoiles  paisibles, 
Pensers  du  Tout-Puissant  à  tous  rendus  visibles. 
L'homme  n'admire  plus  ces  merveilles  de  Dieu  ; 
Seulement,  il  a  peur  quand  il  voit  au  milieu 
De  ee  temple  étonnant  qui  s'appelle  le  Monde, 
Passer  une  comète  étrange  et  vagabonde, 
Comme  une  main  de  flamme  écrivant  un  arrêt 
L'âme  d'Evangéline,  humble  et  souffrante,  errait 
Dans  les  champs  infinis  où  rayonne  l'étoile, 
Comme  au  milieu  des  mers  une  barque  sans  voile. 
La  vierge  s'écria  :   (i  Gabriel  !  Gabriel  ! 
"  Où  mènes-tu  tes  pas  ?  Où  te  conduit  le  ciel  ? 
"  N'entends-tu  pas,  ami,  ma  voix  qui  se  lamente  ? 
"  ]STe  devines-tu  point  que  tu  fuis  ton  amante  ? 
"  Je  te  cherche  partout,  nulle  part  ne  te  vois  ! 
"  J'écoute  tous  les  sons  et  n'entends  point  ta  voix  ! 
"  Oh  !  que  de  fois  ton  pied,  solitaire  et  morose, 
"  A  foulé  ce  chemin  que  de  mes  pleurs  j'arrose  ! 


148  ÉVANGÉLINE 

■•  A  L'ombre  de  ce  chêne,  oh  !  que  de  fois,  le  soir, 
-•  Fatigué  <lu  travail,  es-tu  venu  t'asseoir, 
u  Pendant  que  Loin  de  toi,  but  La  mousse  endormie, 
*•  En  rêve  te  voyait  ta  malheureuse  amie  ! 

"  Que  de  t'ois  sur  ers  prés  ton  anxieux  regard 
••  Erra  comme  le  mien,  vers  Le  soir,  au  hasard  ! 
"  Gabriel  !  Gabriel  !  oh!  quand  te  reverrai-je  ? 
"Quand  donc  mon  bien-aimé, quand  te  retrouverai-je  ? 
Alors,  elle  entendit  gazouiller  tout  auprès, 
Un  jeune  engoulevent  juché  Bur  un  cyprès. 
Son  chant  mélodieux  comme  un  soupir  de  flûte. 
Ondula,  sous  les  bois,  comme  Fonde  qui  Lu 
Contre  Les  chauds  baisera  dv>  brises  du  matin, 
Et,  d'échos  en  échos,  mourut  dans  le  lointain. 


L'aube  du  jour  suivant  fut  sereine  et  riante  ; 
Les  plantes  se  berçaient  sur  leur  tige  pliante. 


ÉVANG^LINE  149 

La  rosée  émaillait  le  gazon  de  ses  pleurs, 

Et  dans  l'air  attiédi  les  orgueilleuses  pleurs, 

Eépandaient  les  parfums  de  leur  coupe  d'albâtre. 

Le  prêtre  sur  le  seuil  de  la  maison  du  pâtre 

Bit  à  ceux  qui  partaient  :  "  Mes  bons  amis,  adieu  ! 

"  Je  vais,    priant  pour  vous,  vous  attendre  en  ce  lieu. 

"  Ramenez-nous  bientôt  le  prodigue  frivole  , 

"  Ramenez-nous  aussi  la  jeune  vierge  folle 

"  Qui  dormait  sous  les  bois  quand  l'époux  est  venu." 

— Adieu  !  mon  père,  adieu  !  dit  d'un  air  ingénu, 

Au  bon  père  Félix,  la  vierge  humble  et  débile  ; 

Puis  elle  descendit,  avec  le  vieux  Basile, 

Au  bord  de  la  rivière  où  plusieurs  canotiers 

Les  attendaient  assis  sous  d'épais  noisetiers. 

Ils  partirent.     L'espoir  encourageait  leur  âme. 

Le  matin  rayonnait  au  fond  de  chaque  lame. 

Docile  aux  avirons,  le  rapide  canot 

S'éloigna  du  rivage  et  disparut  bientôt. 


150  ÉVANGÉLINE 

Ils  poursuivaient  en  vain,  dans  leur  course  obstinée, 

Celui  que  devant  eux  chassait  la  destinée 

Comme  une  feuille  morte  an  milieu  des  déserts, 

Comme  un  duvet  d'oiseau  dans  le  vague  des  airs  ! 

Cependant  le  jour  fuit  ;   un  autre,  un  autre  encore  ! 

Au  coucher  du  dernier  pas  plus  qu'à  son  aurore 

Ils  n'ont  pu  découvrir  la  trace  du  fuyard. 

Ils  ont  en  vain  couru,  longtemps,  de  toute  part, 

Les  fleuves,  les  forets,  les  lacs  et   leurs  riva-.. 

Et,  pour  franchir  ainsi  ces  régions  sauvages, 

La  vierge  défaillante  et  les  vaillants  rameurs 

N'ont  eu  pour  ee  guider  que  de  vagues  rumeurs. 

.Mais  toujours  sur  les  flots  le  léger  canot  vole. 

Ils  arrivent  enfin  dans  la  ville  espagnole 

Où  Gabriel  devait  acheter  des  mulets. 

Le  jour  dorait  le  ciel  de  ses  derniers  reflets. 

Ils  descendent,  lasses,  dans  la  première  auberge. 

Loquace  et  babillard  l'hôte  qui  les  héberge 


ÉVANGÉLINE  151 

Leur  raconte  aussitôt  que,  la  veille  au  matin, 

Un  jeune  homme  du  sud  :  œil  noir,  cheveux  châtain, 

Front  noble  et  soucieux,  regard  plein  de  finesse, 

Un  jeune  homme  appelé  Gabriel  Lajeunesse, 

Etait  parti  du  bourg  avec  ses  compagnons 

Pour  courir  la  prairie  et  chasser  les  bisons. 


IV 


Bien  loin  à  l'occident  sont  d'immenses  campagnes, 
Désertes  régions  où  de  hautes  montagnes 
Elèvent  vers  le  ciel  leurs  sommets  recouverts, 
«Sous  le  souffle  glacé  des  éternels  hivers, 
D'une  neige  éclatante  et  d'une  glace  épaisse. 
De  place  en  place,  un  roc  se  déchire  et  s' affaisse 
Pour  ouvrir  une  gorge,  un  ravin  périlleux 
Où  passent,  en  criant  sur  leurs  âpres  essieux, 


152  ÉVANOÉLINE 

Les  pesants  chariots  de  quelque  caravane. 
Au  couchant  l'Orégon  roule  une  eau  diaphane  ; 
Do  cascade  en  cascade,  au  loin  vers  le  levant, 
Le  joli  Nebraska  verse  sou  flot  mouvant  ; 
Vers  le  ciel  du  midi  maintes  larges  ri  vie  r- 
Charriant,  sans  repos,  les  sables  et  les  pierres, 
Dans  leurs  lits  balayés  par  le  veut  des  déserts, 
Coulent  vers  l'océan  avec  des  bruits  divers 
Comme  les  sous  d'un  orgue  ou  d'une  étrange  lyre 
Qu'une  main  tait  vibrer  dans  un  pieux  délire. 
Bntre  les  flots  d'azur  de  ces  nombreux  torrents 

Qui  dirigent  leurs  cours  vers  des  cieux  différents, 
Se  déroulent  sans  tin  les  superhes  prairies, 
Océan  de  gazon,  mers  ou  plaines  fleuries 
Qui  roulent  sous  le  vent,  et  bercent  au  soleil, 
La  ;<»('.  le  foin  vert  r\  lamorphas  vermeil. 
La,  tiers  ou  COUITOUCés,  BUT  les  flots  de  verdure, 
!>••>  troupeaux  de  bisons  errent  à  l'aventure  ; 


ÉVANGÉLINE  153 

Là  courent  les  chevreuils  et  les  souples  élans, 

Les  sauvages  chevaux  avec  les  loups  hurlants  ; 

Là  s'allument  des  feux  qui  dévorent  la  terre  ; 

Là  des  vents  fatigués  soufflent  avec  mystère  ; 

Les  sauvages  tribus  des  enfants  d'Ismaël 

Arrosent  ces  déserts  d'un  sang  chaud  et  cruel, 

Et  l'avide  vautour,  hâtant  ses  ailes  lentes, 

En  tournoyant  dans  l'air,  suit  leurs  pistes  sanglantes, 

Comme  l'esprit  vengeur  des  vieux  chefs  massacrés 

Qui  gravit  le  ciel  par  d'invisibles  degrés. 

De  place  en  place  on  voit  s'élever  la  fumée 

Au-dessus  de  la  tente  où  la  horde  affamée 

Fait  bouillir,  en  dansant  autour  du  grand  brasier, 

Dans  un  vase  de  pierre,  un  chevreuil  tout  entier. 

Et  d'espace  en  espace,  au  bord  des  fraîches  ondes 

Qui  sillonnent  au  loin  ces  retraites  fécondes, 

S'élève  un  vert  bosquet  où  l'oiseau  va  chanter. 

Et  l'ours  sombre  et  morose,  en  grognant,  vient  hanter 


154  ÉVANGÉLINK 

Le  flanc  d'un  rocher  noir.  Le  fond  d'une  ravine 
Où  sa  griffe  déterre  une  amère  racine. 
Puis  au-dessus  de  tout,  limpide,  radieux. 
Comme  un  toit  protecteur  se  déroulent  les  cieux. 


Mais  déjà  Gabriel  le  chasseur  intrépide 

Avait  franchi  ces  lieux  dans  sa  course  rapide  ;: 
B2<  prèfl  des  monts  O/arks  au  flanc  aride  et  nu 
Avec  ses  compagnons  il  était  parvenu. 
Et  depuis  bien  des  jours  le  vieux  pâtre  et  la  vierge; 

Avaient  quitté  la  ville  et  la  petite  auberge 
Où  L'hôtelier  leur  dit  Le  dépari  du  trappeur. 
Toujours  encouragés  par  un  espoir  trompeur, 

Avec  des  Indiens  au  visage  de  cuivre. 

étaient  mis  en  route  em]  le  suivra 

Parfois  ils  croyaient  voir,  à  L'horizon  lointain. 
S'élever  vers  le  ciel,  dans  l'air  pur  du  matin, 


ÉVANGÉLINE  155 

De  son  camp  éloigné  la  fumée  ondulante  : 

Le  soir,  ils  ne  trouvaient,  sous  la  cendre  brûlante, 

Que  des  brasiers  éteints  et  des  charbons  noircis. 

Quoique  bien  fatigués  et  rongés  de  soucis 

Ils  ne  s'arrêtaient  pas,  et,  sans  perdre  courage, 

Ils  poursuivaient  plus  loin  leur  pénible  voyage. 

Comme  si  quelque  fée  au  pouvoir  merveilleux 

Avait  cruellement  étalé  sons  leurs  yeux 

Ces  mirages  menteurs,  cette  ombre  enchanteresse, 

Qu'on  croit  toujours  saisir,  qui  s'éloignent  sans  cesse. 


Comme  ils  étaient  un  soir  tous  dans  leur  campement, 

Assis  autour  du  feu,  parlant  tranquillement  ; 

Ils  virent  arriver  une  femme  sauvage  : 

Le  chagrin  se  peignait  sur  son  pâle  visage  ; 

Mais  on  voyait  briller,  dans  son  œil  abattu, 

Une  force  étonnante,  une  grande  vertu. 


156  ÉVANGÉLTNK 

C'était  une  Shawnee.      Bile  allait  aux  montagnes. 
Rejoindre  ses  parents  et  ses  jeunes  compagnes 
Qu'elle  avait  dû  quitter  pour  suivre  son  époux 
A  la  chasse  aux  castors,  aux  ours,  aux  caribous, 
Jusqu'aux  lieux  où  l'hiver  étend  son  aile  blanche.. 
Mais  elle  avait  vu,  là,  le  féroce  Canianehe. 
Enivré  de  fureur,  du  tomahawk  arme 
Massacrer,  sous  ses  yeux,  son  mari  bien-aimé, 
Un  fier  Visage-Pâle,  un  Canadien  paisible. 
Aucun  des  voyageurs  ne  parut  insensible 
Au  récit  de  la  femme,  à  son  affliction  ; 
Us  lui  dirent  des  mots  de  consolation, 
Et  la  firent  asseoir  à  leur  table  modes 
Quand  la  braise  eut  doré  le  chevreuil  gras  et  leste 


Lassés  du  poids  du  jour  et  du  poids  des  ennuis, 
Quand  le  repas  lut  fait,  que  le  voile  des  nuits 


IÉVANGÊLINE  157 

Eut  ouvert,  sous  le  ciel,  ses  grands  replis  humides, 
L'exilé  d'Acadie  et  ses  sauvages  guides 
Livrèrent  au  repos  leurs  membres  fatigués. 
Pendant  que  les  reflets  capricieux  et  gais 
Du  brasier  allumé  dans  la  vaste  prairie 
Jouaient  sur  leur  front  blême  et  leur  joue  amaigrie, 
Xa  Sauvagesse  vint,  l'âme  pleine  de  deuil, 
-S'asseoir  sur  le  gazon  devant  l'agreste  seuil 
De  la  tente  où  veillait  la  triste  Evangéline, 
Puis  elle -fit  entendre  à  la  vierge  orpheline, 
JLe  récit  douloureux  de  ses  derniers  malheurs. 
Elle  lui  répéta,  les  jeux  noyés  de  pleurs, 
Et  de  cette  voix  grave,  humble  et  mélancolique 
Qui  distingue  partout  l'enfant  de  l'Amérique, 
•Sa  première  espérance  et  ses  félicités, 
.Son  amour,  son  hymen  et  ses  adversités  ; 
Comme  elle  avait  de  joie  et  de  peur  d'être  mère, 
33 1  plaignait  son  enfant  de  n'avoir  point  de  père  ! 


158  ÉVANUÉLINK 

Evangélinc,  émue  à  ces  tristes  discours. 

Donna,  pendant  longtemps,  à  ses  pleurs  libre  cours. 

Elle  voyait  près  d'elle  une  autre  infortunée, 

Une  femme  aux  chagrins  comme  elle  destinée  ; 

Un  cœur  brûlant  d'amour  déçu,  blessé,  flétri, 

Et  privé  pour  jamais  de  son  objet  chéri. 

Les  liens  du  malheur  unirent  ces  deux  femmes, 

Et  d'intimes  rapports  enchaînèrent  leurs  âmes. 

La  vierge  d'Acadie  à  la  femme  des  bois 

Dit  aussi  ses  douleurs  et  dopais  quels  Longs  mois 

Bien  loin  de  sa  patrie  elle  était  exilée. 

Et  la  femme  des  bois,  la  figure  voilée, 

L'écoutait  en  silence,  assise  à  quelques  pas. 

Ses  yeux  étaient  de  flamme  ;  elle  ne  pleurait  pi 


Quand  la  vierge  eut  fini  son  histoire  pénible 
L'Indienne  resta  sombre,  morne,  insensible. 


ÉVANGÉLINE  159 

«Comme  si  la  terreur  eut  frappé  son  esprit  : 
Mais  un  moment  après,  tressaillante,  elle  prit 
Dans  ses  deux  frôles  mains  les  mains  d'Evangéline. 
Puis  assise  à  ses  pieds  dans  l'ombre  et  la  bruine, 
Elle  lui  répéta  l'histoire  de  Mowis, 
Piancé  de  la  neige  et  brillant  comme  un  lis, 
•Qui  s'étant  fait  chérir  d'une  vierge  encor  pure 
Une  nuit  partagea  sa  couche  de  verdure, 
Et  du  discret  wigwam  sortit  soudainement 
Quand  le  rayon  du  jour  dora  le  firmament  ; 
Qui  pâlit,  se  fana,  se  fondit  comme  une  ombre, 
Aux  baisers  du  soleil  qui  chassait  la  nuit  sombre. 
.Son  amante  abusée,  en  proie  à  ses  regrets, 
Xe  suivit,  en  pleurant,  jusqu'au  bord  des  forêts, 
Tendant  vers  lui  ses  bras  pour  retarder  sa  fuite. 
Sans  reposer  sa  voix  elle  redit  ensuite, 
Avec  le  même  accent  et  si  doux  et  si  beau, 
Comment,  pendant  la  nuit,  la  belle  Lilinau, 


160  ÉVANGÉLINE 

Imprudente,  et  parfois  Légère  DD  sa  conduite, 
Par  un  méchant  fantôme  avait  été  séduite, 
in  tome  venait,  vers  le  déclin  du  jour. 
Se  cacher  dans  les  pins  qui  voilaient  le  séjour 
DeLilinau  la  vierge  au  iront  ceint  de  liane  : 
Et,  Lorsqu'elle  passait  le  seuil  de  sa  cabane, 
J)e  sa  noire  retraite  il  sortait  pour  la  voir. 
Tl  soupirait  d'amour  comme  Le  vent  du  soir. 
Et  murmurait  tout  bas  de  bien  tendres  paroles. 
Lilinau,  se  liant  à  ces  propos  frivoles. 
Rechercha  sa  présence  et  l'aima  tendrement. 
Chaque  soir  il  venait  vers  elle  constamment. 
En  caressant,  un  jour,  bos  verdoyantes  plumes 
Elle  suivit  son  vol  à  travers  bois  et  brumes. 
On  ne  la  revit  plus.     Sa  tribu  la  chercha  ; 
Mais  personne  jamais,  sans  doute,  n'approcha 
Du  gîte  <>ù  L'enchanteur  la  retenait  captive. 
Toujours  Evangéline  écoutait,  attentr 


ÉVANGÉLINE  1G1 

Los  contes  merveilleux  do  la  femme  des  bois. 

Et  les  sons  lents  et  doux  de  sa  magique  voix. 

Elle  s'imaginait  être  au  loin  transportée 

Au  splendide  horizon  d'une  terre  enchantée. 

Vers  des  cieux  inconnus  son  cœur  prenait  l'essor. 

La  lune  se  leva  comme  une  boule  d'or 

Sur  les  pics  dentelés  de  l'Ozark  aux  flancs  chauves, 

Sa  mystique  lueur  glissa  dans  les  alcôves. 

Les  voûtes,  les  arceaux  des  lointaines  forêts. 

Et  des  gîtes  cachés  elle  vit  les  secrets. 

La  tente  de  la  vierge  apparaissait  plus  blanche  ; 

La  mousse  et  le  roseau,  le  gazon  et  la  branche, 

Exhalaient  des  soupirs  longs  et  mystérieux  ; 

Lq^  ruisseaux  murmuraient  des  bruits  harmonieux 

Et  de  tièdes  zéphirs  volaient  sur  les  prairies. 

La  vierge  abandonnait  aux  douces  rêveries 

Son  esprit  enivré,  son  cœur  toujours  aimant. 

Mais  une  vague  horreur,  un  noir  pressentiment 


162  tVANGÉLINI 

Se  glissaienl  dans  son  âme  et  troublaient  son  ivresse, 
Comme  un  serpent  impur  se  glisse  avec  adresse, 
Etoulanl  ses  orbes  froids  sous  les  buissons  épais, 

Dans  le  nid  du  moineau  dont  il  trouble  la  paix. 
Ce  triste  sentiment  n'était  point  do  la  terre. 

.De  célestes  esprits  semblaient,  avec  mystère. 
Lui  souffler  leurs  secrets  dans  l'air  calme  des  nuits. 
Elle  sentit  soudain  redoubler  ses  ennuis. 
Quelque  chose  lui  dit  dans  un  secret  langage, 
Que,  pareille  en  sa  course  à  la  vierge  sauvage, 
Elle  aussi  poursuivait  un  fantôme  menteur. 
.Mais  bientôt  un  sommeil  calme  et  réparateur, 
Versant  sur  sa  paupière  un  merveilleux  arôme, 
Chassade  son  esprit  la  crainte  et  le  fantôme. 


Aussitôt  qu'apparut  l'aube  du  lendemain 
Les  royageurs,  dispos,  reprirent  leur  chemin 


ÉVANGÉLINE  163 

Avec  eux  s'éloignait  la  plaintive  Shawnée, 

Jeune  et  pourtant  au  deuil  à  jamais  condamnée. 

Elle  dit  à  la  vierge  :  "  Ecoute-moi,  ma  sœur, 

"  Je  connais  tous  ces  Lieux  comme  le  vieux  chasseur, 

"  Sur  le  flanc  de  ces  monts  où  l'aigle  a  fait  son  aire, 

i:  Le  flanc  que  le  soleil  en  se  couchant  éclaire, 

"  Est  assis  un  village,  une  humble  mission 

"  Où  reste  un  homme  blanc  comme  ta  nation  : 

"  C'est  le  chef  du  hameau  ;  c'est  une  Kobe-noire. 

':  Son  souvenir  toujours  sera  dans  ma  mémoire, 

"  De  son  peuple  souvent  j'ai  vu  le  tendre  cœur 

"  Eclater  de  plaisir  ou  saigner  de  douleur 

*'  Pendant  qu'il  lui  parlait  de  la  vie  éphémère. 

"  De  l'aimable  Jésus  et  de  sa  bonne  mère." 

Et  la  vierge  aussitôt  dit  à  ses  compagnons  : 

l-  Si  nous  changeons  de  route  et  si  nous  atteignons 

"  Le  bourg  que  ce  mont  semble  enlever  sur  son  aile, 

"  Peut-être  aurons-nous  là  quelque  bonne  nouvelle." 


164  ÉVANGÉLINE 

A  peine  eut-elle  (lit  que  les  aventuriers 
Guidèrent  vers  les  monts  Leurs  rapides  coursiers. 
Quand  le  soleil  entra  dans  son  lit  de  nuée 
La  troupe  voyageuse,  ardente  et  dénuée, 
Détourna  la  montagne  et  découvrit  au  loin 
Une  grasse  prairie  où  moutonnait  le  foin, 
Où  serpentaient  Les  eaux  d'une  vive  fontaine. 
Elle  entendit  chanter  plus  d'une  voix  Lointaine, 
El  vit  le  groupe  gai  des  tentes  des  chrétiens 

Unis  dans  ces  déserts  par  de  sacrés  Liens. 


Sous  un  chêne  orgueilleux  dont  L'antique  feuillage 
De  son  ombre  voilait  les  tentes d u  village, 
Etaient  agenouillés,  avec  soumission. 
Le  peuple  et  le  pasteur  de  L'humble  mission. 
Voilé  par  une  vigne  un  crucifix  de  marbre 
Avait  été  fixé  dans  L'écorce  de  l'arbre 


Et  semblait  reposer  un  regard  triste  et  doux 

Sur  les  pieux  chrétiens  tombés  à  ses  genoux, 

A  travers  les  rameaux  du  chêne  solitaire 

La  prière  et  le  chant  s'élevaient  de  la  terre 

Et  montaient  vers  les  cieux  comme  un  divin  encens. 

Les  voyageurs,  touchés  de  ces  pieux  accents, 

S'avancèrent  sans  bruit,  la  tête  découverte, 

8e  mirent  à  genoux  sur  la  pelouse  verte, 

Et  prièrent  longtemps  avec  dévotion. 

Quand  le  prêtre  eut  donné  la  bénédiction 

Qui  tomba  de  sa  main  sur  la  foule  attendrie 

Comme  le  grain  de  blé  tombe  sur  la  prairie 

De  la  robuste  main  de  l'actif  moissonneur. 

11  s'avança  vers  eux  sollicitant  l'honneur 

De  les  avoir  longtemps  pour  hôtes  dans  sa  tente. 

Basile,  un  peu  confus,  d'une  voix  hésitante, 

L'assura  d'un  respect  profond  et  filial. 

En  entendant  parler  son  langage  natal 


1GG  ÉVANCÉLINK 

Au  milieu  de  ces  monts,  de  ces  forêts  sauvages, 
Qae  n'éveillent  jamais  que  les  grossiers  langages 

ignares  tribus  qui  peuplent  ers  déserts, 
Ou  des  ours  et  des  loups  les  discordants  concerts, 
Le  prêtre  catholique  eut  une  grande  joie. 
Bll  suivant  un  sentier  où  la  verdure  ondoie. 
[1  guide  à  son  wigwam  les  voyageurs  lass 
Puis  il  les  l'ait  asseoir  sur  des  rameaux  cas 
Recouverts  de  la  peau  de  riche  bête  fauve  ; 
Et,  signanl  de  la  croix  son  front  auguste  et  chauve. 
Il  partage  avec  eux  ses  gâteaux  de  maïs. 
Mets  de  tous  les  repas  dans  ces  lointains  pays. 
A  chacun  à  son  tour,  en   souriant,  il  passe, 

Pleine  d'eau  jusqu'au  bord,  sa  vieille  calebasse. 


Bientôt  les  voyageurs  disent,  en  peu  de  mots, 
Le  but  de  leur  voyage  et  leurs  pénibles  maux. 


IÉVANGÉLINE  167 

c  prêtre  leur  répond  d'une  voix  solennelle  : 
— "  L'aube  n'a  pas  six  fois  aux  cieux  tendu  son  aile, 
"  Le  soleil  ne  s'est  point  six  fois  non  plus  enfui,         • 
"  Depuis  que  Gabriel,  des  trappeurs  avec  lui, 
"  S'est  assis  sur  la  natte  où  la  vierge  est  assise. 
"  Pour  se  rendre  à  mes  vœux,  d'une  voix  indécise 
"  Il  me  dit  longuement  son  funeste  destin, 
"  Puis  il  continua  son  voyage  lointain." 
La  voix  du  vieux  pasteur  était  bien  onctueuse  : 
C'était  le  doux  écho  d'une  âme  vertueuse. 
La  vierge,  cependant,  sentait  faiblir  son  cœur  ; 
Chaque  mot  lui  semblait  éloigner  le  bonheur, 
Et  tombait  lourd  et  froid  dans  son  âme  tremblante, 
Comme  durant  l'hiver  la  neige  ruisselante 
Tombe  dans  un  chaud  nid  d'où  s'est  enfui  l'oiseau. 
— "  Il  va  chasser  au  nord  dans  un  pays  nouveau," 
Continua  le  prêtre,  "  et  l'automne  prochaine, 
li  II  revient  avec  nous  prier  sous  le  grand  chêne." 


168  ÉVAN(iÉLIXE 

Bvangéline,  alors,  dit  à  l'humble  pasteur 
D'une  voix  suppliante  el  pleine  de  candeur  : 
' — "  Mon  père,  permettez  qu'en  ce  lieu  je  demeure 
•;  Pour  attendre  l'époux  ou  bien  ma  dernière  heur 
Le  bon  prêtre  touché  de  l'ardeur  de  ses  feux, 
Se  vendit  aussitôt  à  ses  suprêmes  VGBUX. 


Le  lendemain  matin,  revêtu  de  son  aube, 
Le  prêtre  dit  la  messe  à  la  clarté  de  l'aub» 
Va  quand  fut  consommé  l'holocauste  divin, 
Basile  fil  seller  son  coursier  mexicain. 
Puis  il  s'achemina  vers  ses  lointains  rivaj 
N'ayant  plus  avec  lui  que  ses  guides  sauvages. 


Les  jours  se  Succédaient  lentement.  lentement 

Le  maïs  parfumé  qui  semblait  seulement 


ÉVAXGÉLÏNE 
Un  verdoyant  duvet  répandu  sur  la  terre. 
Quand  la  vierge  arriva  dans  le  bourg  solitaire. 
Balançait  maintenant  ses  longs  épis  dorés 
Que  les  feuilles  ceignaient  de  leurs  tissus  serrés. 
On  épluchait  déjà  dans  l'amour  et  la  joie. 
Les  épis  couronnes  d'une  aigrette  de  soie. 
Les  vierges  rougissaient  quand  leur  petite  main 
Dépouillaient  des  épia  aux  graines  de  carmin. 
Les  vierges  rougissaient  et  cachaient  leur  visage, 
En  riant,  en  secret,  de  l'amoureux  présage  , 
Elles  riaient  encore  à  chaque  épi  tortu. 
L'appelaient  un  voleur  dans  les  blés  descendu. 
Sans  pitié  le  jetaient  au  loin  avec  rudesse. 
Auprès  d'Evangéline  étrangère  à  l'ivresse 
Alors  nul  blond  épis  n'amena  Gabriel. 
Le  prêtre  lui  disait  :   ';  Lève  toujours  au  ciel 
Un  cœur  plein  de  foi  vive,  une  humide  paupière 
Et  le  ciel,  à  la  tin,  entendra  ta  prière. 


169 


170  KVAXGÉLINE 

Il  est,  dans  nos  déserts,  une1  plante  au  iront  pur 

Comme  l'étoile  d'or  dans  la  plaine  (Ta/an-  ; 

Sa  fleur  mystérieuse  an  nord  toujours  s'incline  . 

une  douce  fleur  que  la  honte  divine 
Sème,  de  place  en  place,  en  nos  prés  étendus 
Pour  diriger  les  pas  des  voyageurs  perdus. 
Semblable  à  cette  fleur  est  la  Foi  dans  notre  âme. 
Les  fleurs  des  passions  ont  bien  plus  de  dictame, 
Plus  de  vives  couleurs,  plus  de  pompeux  éclats  : 
Mais  soyons  défiants,  elles  trompent  nos  pas. 
Et  leur  baume  suave  est,  hélas  !  bien  funeste. 
Seule  ici-bas  la  Foi,  cette  plante  céleste, 
Est  le  guide  éclairé  de  nos  pas  chancelants  : 
Ensuite  elle  orne,  au  ciel,  nos  fronts  étineelants. 


Ainsi  venaient  déjà  les  beaux  jours  de  l'automne. 
Ils  passèrent  pourtant  !  Les  fruits  do  leur  couronne 


ÊVANGÉLINE 

Tombèrent,  un  par  un.  sur  le  guéret  durci  : 

Gabriel  ne  vint  pas  !  l'hiver  s'enfuit  aussi  ; 

Le  printemps  embaumé  s'ouvrit  comme  une  rose  ; 

L'abeille  butina  la  fleur  nouvel-éclose  ; 

L'oiseau  bleu  fit  pleuvoir  sur  les  feuilles  des  bois 

Les  suaves  accords  de  sa  joyeuse  voix. 

Gabriel  ne  vint  pas  !  Cependant  sur   son  aile 

La  brise  de  l'été  portait  une  nouvelle 

Plus  douce  que  l'arôme  et  l'éclat  des  bouquets  : 

Que  le  frais  coloris  et  l'odeur  des  bosquets. 

"  Gabriel  le  chasseur  avait  planté  sa  tente 

Au  fond  du  Michigan,  sous  la  voûte  flottante. 

.Sous  les  pesants  arceaux  des  antiques  forets. 

Où  de  la  Saginaw  roulent  les  flots  muets." 

Evangéline,  enfin  rendue  à  l'espérance, 

Oubliant  sa  faiblesse,  oubliant  sa  souffrance, 

Et  tout  ce  qu'a  d'amer  une  déception, 

Dit  un  adieu  pénible  à  l'humble  mission. 


171 


17lî  ftVANGÉLINK 

Cherchant  à  fuir  ses  maux,  su  triste  destinée, 

Avec  elle  partit  la  fidèle  Shawnée. 
Après  avoir  Longtemps  erré  dans  le  désert  ; 
Après  avoir,  hélas  !  plus  d'une  t'ois  souffert 
L'aiguillon  de  la  faim  et  d'une  soif  acerbe  : 
Après  avoir  couché,  sans  nul  abri,  sur  l'herbe, 
Elle  atteignit  des  bois  éloignés  vers  le  Nord, 
Et  de  la  Saginaw  suivit  au  loin  le  bord. 
Un  soir  elle  aperçut,  au  tond  d'une  ravine. 
La  tente  du  chasseur Elle  était  en  ruine  !..., 


•Sur  les  ailes  du  temps  .^'envolaient  les  saisons. 
La  pauvre  Evangéline,  aux  lointains  horizons, 
Ne  voyait  pas  encor  le  bonheur  apparaître. 
l'n  profond  désespoir  consumait  tout  son  être, 

Sous  les  fous  des  êtes,  les  frimas  des  hivers, 
Elle  traîna  sa  peine  en  bien  de^  lieu  divers. 


ÉVANGÉLINK  173 

Tantôt  on  la  voyait  aux  missions  moraves. 
Priant  Dieu  de  briser  ses  terrestes  entraves  ; 
Snv  un  champ  de  bataille  aux  malheureux  blessés 
Tantôt  elle  portait  des  secours  empressés  ; 
Elle  entrait  aujourd'hui  dans  une  grande  ville, 
Et  demain  se  cachait  dans  un  hameau  tranquille. 
«Comme  un  pâle  fantôme  on  la  voyait  venir, 
Et  souvent  de  sa  fuite  on  n'avait  souvenir. 
Quand  elle  commença  sa  course  longue  et  vainc 
Elle  était  jeune  et  belle,  et  son  âme  était  pleine 
De  suaves  espoirs,  de  tendres  passions  : 
Sa  course  s'achevait  dans  les  déceptions  ! 
Elle  avait  bien  vieilli  ;  sa  joue  était  fanée  ; 
Sa  beauté  s'en  allait  !  Chaque  nouvelle  année 
Dérobait  quelque  charme  à  son  regard  serein. 
Et  traçait  sur  son  front  les  rides  du  chagrin. 
On  découvrait  déjà,  sur  sa  tête  flétrie, 
Quelques  cheveux  d'argent,  aube  d'une  autre  vie, 


171  ÉVANGÉLINE 

Aurore  donl  L'éclat  mystérieux  el  doux 
Nous  dit  qu'un  nouveau  jour  va  se  lever  pour  nous 
Comme  dans  L'Orient  L'aube  brillante  ol  vive 
Annonce  à  L'univers  que  le  soleil  arrive. 


Dans  cette  heureuse  terre  où  «le  flots  azurés 
La  Dolaware  arrose,  en  chantant  vais  et  prés, 

élève  une  ville  harmonieuse  el  fière 
Qui  baigne  ses  beaux  pieds  dans  la  chaude  rivière 
Qui  garde  avec  amour,  dans  son  bois  enchanteur, 
Le  vénérable  nom  de  Penn,  son  fondateur. 
!     l'air  est  imprégné  d'une  douceur  extrême  : 

beauté  la  pêche  est  le  charmant  emblème  : 
1        onimc  un  doux  écho,  chaque  v\w  a  sa  voix 
Qui  murmure  les   noms  des  vieux  arbres  des  bois, 


ÉVANGÉLINE  175 

Comme  pour  apaiser  les  plaintives  Dryades 

Dont  on  a  démoli  les  vertes  colonnades. 

C'est  là  qu'Evangéline,  après  ses  longs  travaux, 

Avait  enfin  trouvé  le  calme  et  le  repos  ; 

Et  c'est  là  qu'était  mort  Leblanc,  le  vieux  notaire. 

De  ses  cent  petits-fils,  quand  il  quitta  la  terre, 

Un  seul  vint,  un  moment,  s'asseoir  à  son  chevet. 

C'est  dans  cette  cité  que  la  vierge  trouvait 

Le  plus  de  souvenirs  de  sa  terre  natale. 

Elle  aimait  des  Quakers  l'existence  frugale. 

Et  l'usage  charmant  de  tous  se  tutoyer  : 

Cela  lui  rappelait  son  antique  foyer. 

Et  sa  chère  Acadie  où  se  traitaient  en  frères 

Les  habitants  unis  dans  l'heur  et  les  misères. 

Après  qu'elle  eut  fini  ses  courses  ici-bas. 

Par  un  divin  instinct,  ses  pensers  et  ses  pas 

8e  tournèrent  d'accord,  vers  cette  ville  altière, 

Comme  la  feuille,  au  bois,  se  tourne  à  la  lumière. 


176  ÉVANGÉLINÏ 

Quand  la  brise  B'élève  avec  le  irais  matin 

Et  chasse  les  brouillards  jusque  dans  le  lointain 

Le  voyageur  assis  sur  le  flanc  des  montagnes 

Voit  naître,  sous  ses  pieds,  de  riantes  campagnes, 

J)c>  longs  ruisseaux  d'argent  frangés  de  verts  rameaux, 

I)ç>  clochers  orgueilleux  et  d'agrestes  hameaux  : 

Ainsi  quand  les  brouillards  s'enfuirent  de  sou  âme, 

Bien  loin,  au-dessous  d'elle,  en  des  sentiers  de  flamme, 

Elle  vit  graviter  le  monde  étincelanl  : 

Et  les  sentiers  ardus  que  d'un  pas  chancelant 

Elle  avait  remontes  avec  tant  de  constance 

Semblaient  courts  maintenant,  et  brillaient  a  distance. 


Cependant  Gabriel  n'était  pas  délaissé  : 
La  vierge,  dans  son  cœur  sous  le  deuil  affaissé 
Gardait  fidèlement  son  image  bénie, 
Palpitante  d'amour,  charmante,  rajeunie. 


1VANGÉLINE 

tomme  eu  ce  jour  heureux  où,  la  dernière  ibis, 
Assise  à  ses  côtés,  elle  entendit  sa  voix  ! 
Les  uns  n'avaient  point  pu  changer  cette  figure 
Qu'elle  vit  autrefois  si  placide  et  si  pure  ! 
Pour  elle  son  amant  n'avait  jamais  vieilli  : 
L'absence  et  le  malheur  l'avaient  môme  embelli 
Il  était  comme  mort,  mort  à  la  fleur  de  l'âge, 
Dans  toute  sa  beauté,  sa  force  et  son  courage. 


En  son  exil  lointain,  sous  un  ciel  étranger, 
La  vierge  gémissante  apprit  à  partager 
L'angoisse  du  chagrin,  les  pleurs  de  l'indigence 
Elle  apprit  la  douceur,  l'amour,  la  patience. 
Elle  épanchait  sur  tous  sa  douce  charité 
Qui  ne  perdait  jamais  de  son  intensité  ; 
Comme  ces  belles  fleurs  dont  les  brillants  calices 
Sans  perdre  de  parfums,  ni  rien  de  leurs  délices. 


178  ÉVANGÉLINI 

Répandent  dans  les  airs  leurs  suaves  odeurs. 
Son  cœur  brûlait  souvent  de  divines  ardeurs  ; 
Elle  ne  formait  pas  alors  d'autre  espérance 
Que  de  suivre  Jésus  avec  persévérance. 

Elle  entra  dans  un  cloître  et  coupa  ses  cheveux, 
Puis  au  pied  des  autels  elle  fit  de  saints  vu'ux. 


Bien  souvent  on  la  vit  dans  les  coins  de  la  ville 
Où  vivote  la  classe  indigente  et  servile  ; 
Où  coulent  tant  de  pleurs  ;  où  l'humble  pauvreté, 
Honteuse  et  sans  hal>its.  cherche  à  fuir  la  clarté 
Où  la  femme  malade  est  sans  pain  et  travaille 
Pour  nourrir  ses  enfants  qui  gisent  sur  la  paille  ; 
Bien  souvent  on  la  vit.  brûlant  de  charité, 

Porter  un  doux  espoir  sous  1e  toit    attristé. 


ÉVANGÉLINE  179 

Lorsque  la  foule  était  vers  minuit  disparue, 
Que  tout  dormait,  le  guet  qui  longeait  chaque  rue. 
Criant  dans  la  rafale  et  dans  l'obscurité 
Que  tout  était  tranquille  au  sein  de  la  cité, 
Voyait  dans  le  carreau  de  quelqu'humble  mansarde 
Scintiller  les  rayons  de  sa  lampe  blafarde. 
Avant  qu'à  son  sommeil  l'heureux  fut  arraché, 
Le  pensif  Allemand  qui  venait  au  marché 
Avec  fleurs  et  fruits  mûrs  dans  sa  lourde  charette, 
La  rencontrait  toujours,  rentrant  dans  sa  retraite, 
Après  avoir  veillé,  toute  seule  en  pleurant, 
Au  chevet  solitaire  .où  râlait  un  mourant. 


Sur  la  ville  vint  fondre  une  peste  maligne. 

Plus  d'un  présage  affreux,  plus  d'un  funeste  signe 

En  avait  averti  l'orgueilleux  citadin. 

De  sauvages  pigeons  avaient  paru  soudain  : 


180  ÉVANOÉLINÏ 

Os  sortaient  des  forets  où  pour  toute  pâture- 
Us  n'avaient  pu  trouver  qu'une  noix  Bêche  et  dure. 
Leur  vol  rapide  et  sombre  avait  terni  le  jour. 
L'insecte  sans  murmure  avait  fui  son  séjour. 

Ainsi  que  dans  les  mois  d'avril  et  de  scptemlire.. 

Sur  les  champs  émaillés  et  tout  parfumés  d'ambrey 

L'océan  pousse  un  flot  qui  monte,  monte  eiieor. 
Jusqu'à  ce  que  le  pi".'  soit  lui-même  un  htc  d'or  : 

De  même,  franchissant  sa  borne  aecoutum 
L'océan  de  la  mort  but  la  plaine  embaumée 

Où  fleurissaient  la  vie.  et  l'amour,  et  l'espoir. 
Poussa  soudainement  son  flot  impur  et  noir. 
Le  riche,  par  ses  biens,  la  beauté,  par  ses  charmes, 
L'enfant,  par  ses  soupirs,  la  mère,  par  ses  larmes 
Ne  purent  désarmer  le  terrible  oppresseur  : 
VA  le  frère  mourait  dans  les  lu-as  de  sa  so-ur  ; 
L'enfant  pâle  et  maigri,  sur  le  sein  de  sa  mère  : 
L'époux  en  embrassant  une  épouse  bien  chère  ! 


iVANGÉLINE 

;e  pauvre,  délaissé  dans  ce  moment  fatal  ; 
Sans  amis,  sans  parents,  frappait  à  l'hôpital, 
La  demeure  de  ceux  qui  n'ont  point  de  demeure  ; 
C'est  là  qu'il  attendait,  en  paix,  sa  dernière  heure. 


En  ce  temps  l'hôpital  s'élevait  retiré, 

En  dehors  de  la  ville,  au  coin  d'un  large  pré  : 

Aujourd'hui,  cependant,  la  cité  l'environne. 

Et  ses  murs  lézardés,  le  toit  qui  le  couronne 

.Semblent  être  un  écho  qui  répète  aux  heureux 

Ces  mots  que  Jésus  dit  chez  Simon  le  lépreux  : 

— "Des  pauvres  sont  toujours  au  milieu  de  vous  autres.' 

3vuit  et  jour,  à  l'hospice,  avec  de  saints  apôtres. 

On  voyait  accourir  la  sœur  de  charité. 

Et  quand  elle  parlait  de  la  félicite 

Que  Dieu  réserve,  au  ciel,  à  ceux  qui  sur  la  terre, 

L'ont  tendrement  aime  comme  on  aime  un  bon  père, 


182  ÉVANQÉLINK 

Le  mourant  souriait  ei  retrouvait  L'espoir. 

Sur  le  front  «le  lu  vierge  il  croyait  entrevoir 

Une  vive  auréole,  une  lueur  divine. 

Comme  au  front  de  ces  dieux  un  artiste  en  dessine. 

Ou  comme  de  bieu  loin,  pendant  L'obscurité, 

On  en  voit  resplendir  au  iront  d'une  cité. 

Son  regard  lui  semblait  un  rayon,  une  flamme 

De  ee  ciel  où  bientôt  allait  monter  son  âme. 


Un  dimanche  matin,  le  temps  était  bien  beau, 
Pensive  et  recueillie,  elle  vint  de  nouveau. 
Visiter  L'hôpital  encombré  de  malades. 
Dans  l'air  chaud  de  l'été,  sous  ses  vertes  arcad 
Le  jardin  balançait  mille  odorantes  (leurs. 

La  vierge  recueillit  celle  dont    les  couleurs 

Pouvaient  charmer  les  yeux,  ou  nourrir  L'espérance 

De-  patients  cloués  sur  leurs  lit>  de  souffrance  ; 


ÉVANUÉLIXE  183 

Elle  fit  un  bouquet,  ensuite  elle  monta. 

Lu  brise,  au  môme  instant,  sur  son  aile  apporta 

Les  sons  mélodieux  d'une  cloche  lointaine. 

Des  accents  cadences  flottèrent  dans  la  plaine 

Et  parurent  se  perdre  au  fond  des  vastes  bois  : 

C'était  le  chant  pieux  des  graves  suédois. 

Aussi  doux  que  le  bruit  d'une  aile  qui  se  ternie 

Le  calme  descendit  sur  son  âme  plus  ferme  : 

Elle  sentit  alors  que  sa  peine  achevait. 

Elle  entra  tout  émue.     A  chaque  humble  chevet 

Que  l'ange  de  la  mort  recouvrait  de  son  aile. 

Se  tenait,  en  silence,  un  serviteur  fidèle. 

11  prodiguait  des  soins  au  pâle  moribond  ; 

Mettait  un  linge  froid  sur  sa  tète  et  son  front. 

Et  portait  <k\  l'eau  froide  à  ses  lèvres  arides. 

Il  fermait  doucement  les  paupières  livides 

Do  l'être  infortuné  qui  venait  de  mourir  ; 

Lui  croisait  les  deux  mains,  et  pour  le  recouvrir 


184  ÉVANOKUNF. 

Etendait  an  drap  blanc  sur  sa  figure  pâle. 
Quand  la  vierge  rentra  dans  la  fiévreuse  salle 
Plus  d'un  visage  mat  parut  se  réveiller, 
Se  tourna  Lentement  sur  son  dur  oreiller, 

nr  elle  fixa  dos  yeux  pleins  de  souffrance. 
Sa  présence  était  douce  et  rendait    l'espérance  : 
C'était  le  jour  naissant  qui  du  clair  horizon 

un  reflet  vermeil  aux  murs  d'une  prison. 
En  portant  ses  regards  sur  les  lits  autour  d'elle 
Elle  vil  que  la  mort  travaillait  avec  zèle. 

iffetj  dans  la  nuit,  plusieurs  pestiférés 
Q     •,  la  veille,  de  soins  elle  avait  entoures. 
Etaient  enfin  partis  de  cette  pauvre  terre  : 
Maïs  d'autres  occupaient  leurs  couches  de  misère 


lain  elle  B'arrêto,  et  ses  pas  étonnés 

Par  la  crainte  ci  l'effroi  semblent  être  enchaîne: 


>a  lèvre  est  entrouverte  et  tout  son  corps  frissonne 
Sous  sa  morne  paupière  un  court  éclair  rayonne  ; 
Sa  main  laisse  tomber  son  frais  bouquet  de  fleurs  : 
Elle  jette  un  sanglot  et  verse  d'amers  pleurs. 
Les  malades  surpris,  par  un  effort  suprême, 
De  leurs  chauds  oreillers  levèrent  leur  front  blême. 


Près  d'elle  sur  vu:  lit  où  tomba  son  regard 

On  venait  de  poiter  un  grand  et  beau  vieillard  ; 

Mais  il  était  mourant,  et  sa  joue  était  creuse  ; 

Des  cheveux  gris  tombaient  sur  sa  tempe  fiévreuse. 

Et  dans  le  même  instant  un  reflet  du  soleil, 

En  luisant  sur  son  front  le  rendait  plus  vermeil, 

Paraissait  effacer  les  rides  du  vieil  âge, 

Et  rendre  la  jeunesse  à  son  pâle  visage. 


18(>  ÉVANGÉLINÏ 

Il  était  là.  gisant  immobile  et  sans  voix. 

«Son  regard  suspendu  sur  la  petite  croix 

Qui  se  trouvait  an  pied  de  sa  brûlante  couche, 

La  fièvre,  d'nn  trait  ronge  environnait  sa  bouche. 

Ou  eût  dit  que  la  vie,  ainsi  que  les  Hébreux, 

Avait  mis  sur  sa  porte  un  sang  tout  généreux 

Pour  que  l'ange  de  mort  retint  son  large  glaive. 

Ses   pensers  se  perdaient  dans  un  vague  et  long  rêve 

Un  raie  fatigant,  court  et  précipité, 

Soulevait  sa  poitrine  avec  rapidité  : 

Ses  veux  étaient  couverts  de  nuages  funèbres  ; 

Ses  esprits  se  plongeaient  en  de  lourdes  ténèbres, 

Ténèbres  d'agonie  et  ténèbres  de  mort. 

Au  long  cri  que  jeta  la  vierge  en  son  transport, 

Il  sembla  Beconer  sa  morne  léthargie 

Bl  retrouver  encor  quelque  reste  de  vie. 

Alors  il  crut  ouïr  comme  une  voix  du  ciel, 

Une  voix  qui  disait  :  ••  Gabriel  !  Gabriel  ! 


EVANGÉLINE  187 

"  Je  te  retrouve  enfin,  et  nous  mourons  ensemble  !  " 

Et  cette  voix  vibrait,  comme  l'airain  qui  tremble. 

Dans  un  songe,  aussitôt,  il  vit,  comme  autrefois, 

La  terre  d'Acadie  et  ses  verdoyants  bois, 

Et  ses  ruisseaux  d'argent,  ses  prés  et  ses  villages, 

Et  le  toit  de  son  père  au  milieu  des  feuillages, 

Et  son  Evangéline  allant  à  son  côté, 

Dans  toute  sa  jeunesse  et  toute  sa  beauté, 

Sur  la  prairie  en  fleurs,  ou  le  long  des  rivières  !... 

Des  pleurs  viennent  mouiller  ses  débiles  paupières... 

Il  entr'ouvre  les  yeux,  les  porte  autour  de  lui  : 

La  douce  vision,  hélas  !  a  déjà  fui  ! 

Mais  auprès  de  sa  couche,  humble  et  mélancolique, 

Il  voit,  agenouillée,  une  forme  angélique, 

Et  c'est  Evangéline .!...  Il  veut  dire  son  nom, 

Mais  sa  langue  ne  peut  murmurer  qu'un  vain  son 

Dans  un  dernier  transport,  il  attache  sur  elle 

Un  regard  où  l'amour  au  désespoir  se  mêle  ; 


188  ÉVANOÉLINE 

Il  veut  lever  la  tête  et  lui  tendre  la  main. 
Aussitôt  il  retombe,  et  tout  effort  est  vain  ! 
Seulement  un  sourire  ("claire  sa  figure 
Quand  de  la  vierge  il  sent  la  lèvre  chaude  et  pure 
Se  poser  sur  sa  lèvre  et  sur  son  iront  brûlant. 
Son  regard  se  ranime  et  devient  plus  brillant  ; 
Mais  ce  n'est  qu'an  éclair  !   On  le  voit  se  déteindre: 
C'est  la  lampe  qui  brille  au  moment  de  s'éteindre, 
Le  flambeau  consume  (pie  réveille  un  vent  Irais  : 
Il  pâlit,  il  se  voile,  il  se  terme  à  jamais  ! 

El  tout  était  fini  :  la  crainte  et  l'espérance, 
Les  fidèles  amours  et  la  longue  souffrance  ! 


Bvangéline  en  pleurs  resta  pieuseitient 
Près  des  restes  sacrés  de  son  fidèle  amant. 
Une  dernière  ibis,  dans  l'angoisse  abimée, 

Mlle  prit  dans  ses  mains  la  tête  inanimée, 


ÉVANGÉLINE  18$ 

Doucement  la  pressa  contre  son  cœur  transi 
Et  dit,  penchant  son  front  ;  O  mon  père  merci  ! 


Adieu  !  vieille  foret  !  Xoyés  dans  la  pénombre 

Et  drapés  fièrement  dans  leur  feuillage  sombre, 

Tes  sapins  résineux  et  tes  cèdres  altiers 

Se  balancent  encor  sur  le  bord  des  sentiers  ; 

Mais  loin  de  leur  ombrage  et  de  leur  vertes  ailes, 

Dans  le  même  tombeau,  les  deux  amants  fidèles 

Dont  les  afflictions  et  les  maux  sont  finis. 

Reposent,  côte  à  côte,  à  jamais  réunis  ! 

Ils  dorment  sous  les  murs  d'un  temple  catholique  ! 

Leurs  noms  sont  ignorés  ;  la  croix  simple  et  rustique 

Qui  disait  au  passant  le  lieu  de  leur  repos 

Ne  se  retrouve  plus  !  Comme  d'immenses  flots 

Roulent,  avec  fracas,  vers  une  calme  rive, 

Auprès  de  leur  tombeau,  pressée,  ardente,  active, 


1!)0  ÉVANGÉLIN1 

S'agite  chaque  jour  La  foule  des  humains. 
Combien  de  cœurs  blessés  et  remplis  de  chagrins 
Soupirent  Leurs  ennuis  cl  leur  sollicitude, 
En  ees  lieux  où  leurs  cœurs  trouvent  la  quiétude  ! 

Combien  de  iront  pensifs  s'inclinent  tristement 

En  ces  lieux  OÙ  leurs  fronts  n'ont  plus  aucun  tourment  ! 

Combien  de  bras  nerveux  travaillent  sans  relâche 

En  ces  lieux  où  leurs  bras  ont  achevé  leur  tâche  ! 

Combien  de  pieds  actifs  se  Buccèdenl  sans  fin. 

En  ces  lieux  OÙ  leurs  pieds  se  reposent  enfin. 


Adieu  !  vieille  forêt  !  Noyés  dans  la  pénombre 
Et  drapés  fièrement  dans  leur  feuillage  sombre 
Tes  sapins  résineux  et  tes  cèdres  altiers 
Se  balancent  enoor  sur  Le  bord  des  sentiers  : 

Mais  .sous  leur  frais  ombrage  et  SOUS  leur  vaste  dôme 
On  entend  murmurer  un  étrange  idiome  ! 


ÉVANGÉLINE 

On  voit  jouer,  hélas  !  les  fils  d'un  étranger  ! 

Seulement,  sur  les  rocs  que  le  flot  vient  ronger, 
Et  sur  les  bords  déserts  du  sonore  Atlantique 
On  voit,  de  place  en  place,  un  paysan  rustique. 
C'est  un  pauvre  Acadien  dont  le  plaintif  aïeul 
Xe  voulut  pas  avoir,  pour  sépulcre  ou  linceul, 
La  terre  de  l'exil  si  lourde  et  si  Maie, 
Et  qui  revint  mourir  à  sa  rive  natale  ! 


191 


Cet  homme,  il  est  pêcheur  ;  il  vit  de  son  filet. 
Sa  fille  porte  encore  élégant  mantelet, 
Beau  jupon  de  drogue t,  chapeau  de  Normandie. 
Elle  a  de  beaux  yeux  noirs,  une  épaule  arrondie. 
Sa  femme,  tout  le  jour,  tourne  son  gai  fuseau  ; 
Ses  garçons,  comme  lui,  se  complaisent  sur  l'eau. 


102  LNGÉLINB 

Dans  les  veilles  d'hiver,  quand  les  vagues  écument,. 
Assis  au  coin  de  l'àtre  où  1rs  fagots  s'allument, 
De  l'humble  Evangéhne  on  conte  les  malheurs  : 
Et  les  petits  enfants  versent  alors  des  pleurs. 
Et  l'Océan  plaintif  vers  ses  rives    brumeui 
S'avance  en  agitant  ses  vagues  écumeuses  ; 
Et  de  profonds  soupirs  s'élèvent  de  ses  flots 
Comme  pour  se  mêler  au  bruit  de  leurs  Banglofe 


FIN 


DEUX 


POEMES  COURONNÉS 


DEUX 


POEMES  COURONNES 


l'Ai! 


L'UNIVERSITE   LAVAL 


I,   PAMPHILE  LEMAY 


QUEBEC 

l'.-IJ.  DKLISLE,  IMPRIMEUR,  1,  RUE  l'OIM'  DAUVHIH 

1870 


fi  PRÉFACE 

.l'ai  concouru  deux  t'ois,  et  deux  t'ois  j'ai  eu  la  bonne 
fortune  d'obtenir  la  médaille  d'or.  Les  poèmes  que  je 
publie  aujourd'hui  sont  les  deux  poèmes  couronnés. 
Pour  lu  lyre  Canadienne  surtout,  les  sujets  de  ces 
poèmes  étaient  beaux.  Dans  le  premier,  la  Découvert 
du  Canada,  que  do  choses  a  chanter!  D'abord  ce  Meuve 
immense  et  ces  forêts  vieilles  comme  le  inonde:  puis 
oes  tribus  sauvages  toujours  en  guerre,  cette  lutte  de 
la  Foi  contre  le  paganisme, de  la  civilisation  contra  la 
barbarie,  ces  travaux,  ces  combats  héroïques  des  pre- 
miers colons  français. 

Quelques  (Uns  de  nos  meilleurs  littérateurs  ont  été 
inspirés  par  Les  souvenirs  des  premiors  jour*  de  la 
Patrie,  ei  ils  ont  pris  la  lyre.  Qu'on  lise  ••  DontUiMna" 

cette  jolie  pièce  de  vers  <|iie  je  reproduis  a  la  tin  de 
mon  livre,  et  l'on  se  convaincra  que  le  soufhY  «K  l:i 
poésie  a  passé  sur  nos  bords.    L'auteur  de  ee   morceau 


PRÉFACE 

charmant,  poète  et  prosateur,  orateur  cl  homme  d'Etat. 
osl  l' lion.  M.  Chauveau  aujourd'hui  premier  ministre 
de  Québec. 

Cependant  nous  n'avons  pas  eu  pour  traiter  le  pre- 
mier sujet  tout  le  temps  nécessaire.  Jl  a  fallu  en  quatre 
mois  composer  l'ouvrage  et  en  délivrer  deux  copies  à 
la  Faculté  des  Arts.  Je  dis  ceci  afin  de  desarmer  un 
peu  la  critique. 


Le  second  sujet  était  un  ••  Hymne  national  pmr  la 
fête  des  Canadiens  Français."  Quel  pays  n'a  pas  sa  part 
de  gloire  et  de  renommée  ?  Quel  ciel  n'a  pas  son  joyeux 
soleil  et  ses  tentes  d'azur  ?  Quelle  terre  n'a  pas  ses 
antiques  forêts,  ses  fleuves  profonds  et  ses  moissons 
dorées  ?  Et  quand  ce  paye  est  le  Canada  avec  son  ciel 
tour  à  tour  de  Naples  et  de  Sibérie,  ses  fleuves  majes- 
tueux, ses  forêts  séculaires  et  ses  campagnes  fécondes. 


S  PRÉFACE 

le  Canada  où  la  FVaneo,  h  force  d'héroïsme,  a  implanté 
s:i  foi,  sa  langue  et  ses  i  outumes,  «pu'l  poète  n'aimerait 
l>as  son  pays  ? 

I,   PAMPHILE  LEMAY. 
Québec,  1er  Septooi  bre  L870. 


L'Uuiversité-Lnval  a  été  fondée  il   n'j  a  que  quelque  <li.\  ans  par  MM.  Iw 

Directeurs  du  Séminaire  deQoébec  Cette  Université  que  les  éttmogen  Admirent 

il  placée,  do  premier  coup,  an  rang  des  meilleure*  institutions  de 

ii  Amérique.    C'est  par  un  juste  sentiment  de  reconnainance  qu'on 

l'a  appelée  M  Laval  "  dn  nom  de  l'illustre  fondateur  du  Séminaire  de  Québec, 

Laval  Montmorency  premier  Evoque  du  Canada.    Lee  magniiqnea 

bâtiment!  destinés  à  L'Université  ont  conté  au-delà  de  $800,000,  et  chaque 

année  encore  le  Séminaire  tacrifte  des  sou i  considérables   pour  soutenir 

dignement  sou  oeuvre  chrétienne  et  patriotique. 


LA  DÉCOUVERTE  DU  CANADA 


Poëme  couronna  le  11  septembre  1867 


À  solis  ortu  nsque  ad  occasum, 
laudabile  nomcii  Doniini. 

De  l'aurore  au  couchant  le  nom 
du  Seigneur  est  digne  de  louange, 
l's.  112, 


L'ANGE  DU  CANADA 


Quels  sons  mélodieux  !  quelle  ardente  prière 

Montent  comme  un  parfum  an  trône  de  lumière 
Où  s'est  assis  le  Dieu  <le  toute  éternité  ! 
Sur  le  front  des  élus  quelle  sérénité 
Plus  douée  que  réélut  de  l'aube  matinale  ! 
Quel  cantique  joyeux  des  harpes  d'or  s'exile  ! 


l!»  DÉCOUVERTE 

Quels  accents  jusqu'alors  an  e!el  même  inouïs 
Font  entendre  les  luths  des  anges  réjouis  ! 
•■  De  L'aurore  au  couchant,  disenl  les  chants  des  ungcs. 
••  Le  saint  nom  du  Seigneur  c>t  digne  de  louanges! 
"  DtQU  parle,  et  l'univers  sur  son  axe  brûlant. 
"Frémit  «l'un  saint  transport  et  l'adore  en  tremblant. 
"  Lui  seul  est  éternel.      Son  bras  soutient   la  terre: 

"  Il  pourrait  la  briser  comme  un  jouet  de  verre. 

••  Le  vagalond  nuage  obéit  a  ea  voix  : 

••  Le  tonnerre  et  le  vent  reconnaissent  ses  lois. 

;-  Il  parait,  et  l'éclat  de  son  auguste  face 

•■  Fait  pâlir  les  soleils  qui  roulent  dans  l'espace. 

"  Que  tout  genou  fléchisse  a  son  nom  glorieux  ! 

••  Que  la  terre  le  craigne  et  qu'on  le  chante  au  eieux  !  " 


Et  pendant  (|iie  l'écho  <le<-  célestes  Portique 
Répète  des  Elus  les  concerts  magnifiques, 


1)1     CANADA  11 

Comme  l'écho  des  bois,  à  l'approche  du  joui', 
Répète  des  oiseaux  les  cantates  d'amour, 
\Vrs  le  Père  Eternel  donl  toute  vie  émane 
On  voit  venir  un  ange  au  regard  diaphane  : 
Son  pied  glisse  Léger  sur  les  brillante  rubis 
Qui  parsèment  du  ciel  les  merveilleux  tapis  : 
.11  replie  en  marchant  ses  ailes  fatiguées  ; 
De  ses  Longs  cheveux  d'or  les  boucles  prodiguées 
"Retombent  mollement  et  flottent  sur  son  cou. 
Un  nœud  retient  sa  robe  au  dessus  du  genou. 
31  répand  sur  ses  pas  un  parfum  agréable, 
Et  porte  pour  couronne  une  brandie  d'érable. 


Alors  sont  suspendus  les  chants  mélodieux  ; 
Les  luths  divins  alors  restent  silencieux, 
l'n  aimable  sourire  accueille  à  son  passage 
Ce1  ange  voyageur  dont  l'auguste  visage. 


12  I>ÉC<  IVEKTK 

A  travers  les  rayons  de  l'immortalité, 
Laisse  voir  les  soucis  dont  il  est  agité. 
El  quittant  aussitôt  la  droite  «le  son  Père, 
Vers  l'Esprit  glorieux  qui  monte  de  l;i  terre 

Se  hâte  de  venir  le  Fils  du  Tout-Ptlissant. 
Il  aime  cette  terre  où  fut  versé  son  satlg  : 
C'est  lui  qui  vint  briser  ses  entraves  funèbre 
Et  porter  la  lumière  a  travers  ses  ténèbres. 


Mais  le  père  du  mal  vaincu  par  le  Sauveur 
S'esl  levé  de  nouveau  la  haine  dans  le  cœur  : 
Ses  ministre-  maudits  s'envont  par  tout  le  monde 
Semant  les  noirs  conseils  et  la  discorde  immonde. 


Pour  garder  ses  Elus  contre  les  on  nom  i: 
Que  l'enfer  irrite  dans  >a  i-ago  ;i  voinis 


1)1      CANADA 

Cornu  e  les  noirs  cailloux  et  les  cendres  brûlantes 
Que  jettenl  les  volcans  sur  des  plaines  brillantes, 
Le  Seigneur  a  choisi  dans  sa  divine  cour 
De  fidèles  Esprits  an  eeeur  l>rùlant  d'amoui'. 


(Test  un  de  ce-  gardiens  dont  le  saint  ministère 
Est  d'inspirer  l'amour  aux  peuples  de  la  terre 

«Qui  vient  d'entrer  aux  cicux.  Quelles  est  sa  mission  ? 
Pourquoi  sur  son  front  pur  se  peint  l'affliction  ? 
Pourquoi  son  œil  limpide  est-il  devenu  terne  ? 
Devant  le  Tout-Puissant  trois  t'ois  il  se  prosterne. 
Et  le  ciel  ave;-  lui  trois  fois  tombe  à  genoux, 
—  ••  O  Dieu  d'amour,  dit-il.  Dieu  dont  le  nom  si  doux 
••  Devrait  pour  tout  mortel  être  un  objet  d'hommage, 
••  Je  n'ai  pas  encor  vu  sur  la  lointaine  plage 
~-  Où  j'erre  solitaire,  hélas  !  depuis  longtemps, 
•  Les  cœurs,  monter  vers  vous  purs,  honnêtes,  contents  ! 


Il  DÉCOUVERT! 

••  L'immense  Canada  sur  Bes  féconds  rivages 
•■  Ne  voit  se  promener  que  d'ignares  sauvages, 
■•  Malheureuses  tribus  que  Le  roi  des  enfers 
■  Se  vante  de  tenir  a  jamais  dans  ses  fers  ! 
••  Naguère  cependant  un  dos  fils  de  la  France, 
••  L'humble  ei  pieux  Cartier,  apporta  l'espérance 
••  A  mon  cœur  abattu  par  le-  chagrins  amers. 

•  Sur  de  frêles  vaisseaux  il  traversa  les  uni--. 

•  Il  vint  bravant  la  mort,  sans  orgueil  <-\  sans  crainte 

•  Aux  contins  du  pays  arborer  la  croix  sainte. 

•  Inspiré  du  démon,  un  vieux  chef  Indien 

•  Voulut  fouler  aux  pieds  l'étendard  du  chrétien  : 

•  ("es  vastes  bois,  dit-il.  voila  mon  héritage  : 

••  .!»•  ne  veux  pas  qu'un  autre  avec  moi  le>  partage  ! 
••  Va-t'en.  Visage-Pâle,  au  pays  d'où  tu  viens. 
••  Kl  ne  t'obstine  pas  à  me  ravir  mes  biens  ! 
••  Maintenant,  A  Seigneur,  le  marin  intrépide 
••  A  repassé  la  mer  sur  son  vaisseau  rapide, 


Dtf    CANADA 

-•  VA  le  suave  espoir  qu'il  m'avait  apporté, 
■•■  l'jmiuc  une  ombre  qu'efface  une  vive  clarté. 
••  S'est,  hélas  î   tout  a  coup  envole  de  mon  aine  ! 
••  Ne  laisse/  pas,  I>ieu  grand;  triompher  cette  trame 
■•  Que  les  angCS  maudits,  de  votre  nom  jaloux. 

•  Au  tond  (Je  leur  al>ime.  ourdirent  contre  vous  ; 
■•  Et  daignez  éclairer,  sur  ces  rives  si  belles. 

v-  Du  flambeau  de  la  foi  les  pauvres  infidèles  ! 

-  .Je  volerai  moi-même  au  pays  de  Cartier: 

••  J'animerai  la  foi  de  ce  roi  chevalier 

••  Qui  gouverne  aujourd'hui  la  France  catholique  : 

••  Il  revendiquera  sa  part  de  l'Amérique: 

•  Et  vous  serez  béai  sous  ces  immenses  Itois 

•  Qui  pour  vous  célébrer  n'ont  pas  eneor  de  voix  !  " 


i  :•> 


Ainsi  parle  à  genoux  aux  pieds  de  Dieu  le  Père 
L'ange  du  Canada.     Sa  voix  douce  qu'altère 


16  DÉCOUVERTE 

Un  mélange  d'amour  et  de  timidité. 

A  le  plaintif  accent  «lu  Hic!  argenté 

<^ui  cherche  son  chemin  dan»  la  fente  des  pierres. 

Comme  deux  diamants,  sous  ses  blondes  paupières 

Coulent  deux  larges  pleurs  qu'il  essuie  en  secret. 

Ses  habits  éclatants  <le  L'antique  forêl 

Versent  autour  de  lui  les  suaves  arômes, 

Le  silence  est  profond  sou»  le*  célestes  dômes, 

Et  tout  le  eiel  attend  avec  nnxiété 

Que  le  Dieu  trois  tbis  saint  dicte  sa  volonté 

A  cet  ange  gardien  d'une  terre  nouvelle. 
Le-  accords  ravissants  de  la  harpe  éternelle, 

Et  le-  accents  d'amour  des  Esprits  glorieux 
Xe  foui  pas  tressaillir  les  profondeurs  des  cioux 
Comme  un  seul  mot  tombé  de  la  bouche  du  Père: 
— ••  Ministre  bien  aimé,  dit  le  Très-Haut,  espère: 
•  'l'on  zèle  infatigable  a  su  toucher  mon  cœur. 
*•  .le  changerai  bientôt  tes  peines  en  bonheur: 


1)1      CANADA 

Tu  n'auras  pas  en  vain  travaillé  pou*  ma  gloire. 
Et  Lucifer  sur  nous  n'aura  pas  la  victoire. 
Cette  rive  sauvage  où  tu  t'es  exilé, 
Ce  pays  inconnu  de  barbares  peuplé 

Que  1'orgueilieux  Satan  tient  dans  son  esclavage. 
Brisera  ses  liens,  sera  mon  héritage  ! 
Et  c'est  de  ce  pays  aujourd'hui  tant  obscur 
Qu'un  jour  je  recevrai  l'hommage  le  plus  pur  ! 
Va,  .Messager  fidèle,  aux  rivages  de  France, 
Va  déjouer  l'enfer.    Pais  briller  l'espérance 
D'une  éclatante  gloire  cl  d'un  bienfait  divin 
Aux  yeux  du  grand  monarque  cl  du  pieux  marin. 


Et  cessant  de  parler,  le  Dieu  de  la  sagesse 
Mit  sur  le  front  de  l'ange  un  baiser  de  tendresse, 
Alors  la  molle  lyre  et  le  clairon  d'airain. 
Kt  la  harpe  et  le  luth  résonnèrent  soudain. 


18  D&COUVE&VI 

I  »c  l'aurore  au  couchant. disaient  1rs  chants  des  anges, 

-  Le  si'int  nom  <ln  Seigneur  est  digne  de  louanges  ! 
••  Dieu  parle,  et  l'univers  sur  son  axe  brûlant, 

••  Frémit  «l'un  saint  transport  et  t'adore  en  tremblant. 

•■  Lui  seul  est  éternel.   Son  liras  soutient  la  tolT6. 

■  Il  pourrait   la  briser  comme  un  jouet  de  verre. 

■  Le  vagabond  nuage  obéit  à  su  voix  : 

•  Le  tonnerre  et  lèvent   reconnaissent  >e>  lois. 

-  11  parait,  et  l'éclat  de  son  auguste  fiace 

•  Fait  pâlir  les  soleils  qui  roulent  dans  l'espace. 
••  Que  tout  genou  fléchisse  a  son  nom  glorieux  ! 

-•  Que  la  terre  le  craigne  et  qu'on  le  chante  aux  riens  ! 


II 


LE  VIEUX  CHEF  INDIEN 


C'était  l'heure  où  les  bois  s' éveillent  aux  ramage* 
Des  ruisseaux  babillards  et  des  oiseaux  sauvages  ; 
Où  du  soleil  levant  les  radieux  reflets 
Redonnent  leur  couleur  aux  feuilles  des  forêts  ; 
Où  le  pétrel  hardi  de  la  plage  s'élance 
Vers  les  flots  menaçants  que  l'orage  balance. 


2»>  DÉCOUVERTS 

Sur  les  bords  inconnus  <>u  Le  vaillant  Cartier, 
A  Dieu  comme  à  son  roi  se  vouant  tout  entier, 
Etait  venu  naguère  élever  la  croix  sainte. 
Tu  vieillard  cheminait  jetant  an  vent  sa  plainte. 
La  tristesse  ridait  son  visage  Cuivré  : 

Comme  un  arbre  fleuri,  comi  e  un  tapis  ouvré 
Son  corps  était  orne  de  figures  bizain 

Et  nouant  ses  cheveux,  les  plumes  le>  plus  rares 

S'élevaient  sur  sa  tête  en  panache  éclatant. 

Sur  les  vagues  d'azur  son  œil  allait  flottant 

Comme  le  frêle  jonc,  comme  l'algue  légère, 

Et  paraissait  chrreher  une  rive  étrangère. 

Et,  quand  il  était  las  de  regarder  les  flots, 

Le  vieillard  exhalait  de  Lugubres  sanglots  ; 

Kt  d'une  main  tremblante  armant  son  arc  de  frêne.. 

Vers  une  haute  croix  qui  dominait  la  plaine, 

Il  lançait,  furieux,  unirait  empoisonné. 

[><■  son  audace  alors  il  semblait  «'tonne 

Et  reprenait  pensif  sa  marche  solitaire. 


DU   CANADA 

bi  homme  au  regard  sombre,  au  cœur  plein  de  colère^ 
«C'était  r Indien  dont  la  frémissante  voix. 
Pour  repousser  Cartier  et  renverser  la  croix, 
.Avait  jadis  tâché  sur  ees  mémos  rivages, 
D'éveiller  les  soupçons  des  peuplades  sauvages. 
Mais  de  L'homme  des  bois  l'inutile  fureur 
Dans  l'a  me  du  marin  ne  mit  point  la  terreur  : 
El  Cartier  s'éloigna  de  cette  étrange  plage 
Emmenant  du  vieillard  les  deux  tils  en  otage. 
Le  p.&re  infortune  suivit  longtemps  des  yeux 
Le  vaisseau  qui  portait  ses  fils  sous  d'autres  eieux. 
-Maintenant  il  revient,  au  lever  de  l'aurore, 
Promener  ses  chagrins  sur  la  rive  sonore. 
La  haine  et  la  douleur  se  peignent  sur  ses  traits  : 
Pour  lui  la  solitude  a  seule  des  attraits. 
Il  demande  ses  tils  au  soleil  qui  se  lève  1 
Il  les  demande  aux  flots  qui  roulent  sur  la  grève  ! 
Mais  sur  le  sein  des  mers,  comme  une  aile  d'oiseau, 


11  DÉCOUVERTE 

Il  no  voit  point  s'ouvrir  la  voile  <lu  vaisso.ui 
Qui  doit  lui  ramener  les  fils  de  sa  tendresse  ! 
— ••  Vaillant  Domagaya,  dit-il.  dans  sa  détresse. 
••  Noble  Taiguragny,  me  seroz-vous  rendus  ? 
•■  Ah  !  si  mon  bras  plus  for!  vous  avait  défendus 
••  Contre  la  cruauté  de  ces  Visages-Pâles. 

•  .le  ne  pleurerais  point  !   Kt  comme  les  rafales 

••  ('liassent  dans  toujours  froids  les  feuillages  légers. 
••  Nous  aurions  de  nos  bords  chassé  les  étrangers  ! 
■  A  ces  rochers  déserts  pondant  combien  de  lunes 
••  Raconterai-jc  encor  mes  tristes  infortunes? 

•  Quand  viondrez-vous  reprendre,  »  Risque  j'ai  perdus. 
••  Vus  carquois  pleins  de  traits  el  vos  arcs  détendus?  " 

Pendant  que  bur  la  rive  où  déferle  la  lame 
Le  vieux  chef  Indien  épanche  de  son  âme 

One  haine  inutile  et  des  regretfi  amers. 

On  esprit  malfaisant  envoyé  dés  enfers 


r>r  canada  2:; 

A  pris  d'un  vieux  jongleur  la  hideuse  ligure. 
Et  la  démarche  lente.  et  la  haute  stature. 
Il  s'approche  aussitôt  du  chef  de  la  tribu  : 
[ls  sont  amis  d'enfance  :  ils  ont  ensemble  bu, 
Au  milieu  de>  forêts,  à  la  même  fontaine  : 
Ensemble  ils  ont  t'ait  plus  d'une  chasse  lointaine  : 
— "  Pourquoi  te  consumer,  dit-il.  en  vains  regrets. 
••  Toi  le  premier  guerrier  de  nos  vastes  forêts  ? 
••  Ton  corps  est  décharné  comme  un  arbre  qui  sèche. 
••  Le  chevreuil  ne  craint  plus  la  pointe  de  ta  flèche, 
"  Attends-tu  que  les  Blancs  te  ramènent  tes  tils  ? 
••  Oh  bien  regrettes-tu  d'avoir  craint  leurs  défis  ? 
••  Les  feuilles  jauniront  et  laisseront  les  branches, 
-  La  neige  bien  souvent  tendra  ses  nattes  blanches, 
••  Et  les  petits  oiseaux  tisseront  plusieurs  nids. 

•  Axant  que  les  enfants  soient  ici  réunis. 
"  Te  le  dirai-je.  ô  chef,  oui  j'ai  vu.  dans  mes  rêves, 

••  Cette  fatale  croix  s'étendre  sur  nos  grève-. 


24  DÉCOUVERTE 

••  Dominer  dos  forêts,  écraser  dos  hameaux  ! 

••  El  sur  ses  larges  bras  se  perchaienl  les  oiseaux  : 

••  Ht  nos  traits  aiguisés  oe  pouvaient  les  atteindre  : 

•  Et  nos  tiers  ennemis  semblaient  ne  plus  nous  craiodre! 
••  Et  j'ai  vu  sur  nos  bords  venir  les  guerriers  blancs  : 

••  Nous  étions  devant  eux  stupéfaits  et  tremblants. 

••  .le  t'ai  vu  le  premier,  (qu'au  moins  nul  ne  le  sache, j 

•  Porter  le  calumet,  puis  enterrer  la  hache. 

••  Pour  détourner  les  maux  qui  nous  menacent  tous, 
••  .l'ai  consulté  déjà  les  puissants  manitous. 
••  Il  tant  bannir  la  croix  de  dos  forêts  antiques. 

•  La  croix  ou  sont  gravés  des  mois  cabalistiques  ! 

•  (  î'esl  alors  seulement  que  sous  nos  bois  épais. 

••  Sans  craindre  d'ennemis,  dous  chasserons  en  paix  !  " 


Ainsi  parle  au  vieux  chef  le  uaalfaisant  géni< 
Sa  voix  a  du  torrent  la  sauvage  harmonie. 


DU   CANADA 

VA  dans  ses  fauves  yeux  luit  la  duplicité. 

Jl  s'enfonce  aussitôt  avec  rapidité 

Sous  les  arbres  touffus  qui  bordent   le  rivage. 

L'Indien  dans  son  cœur  sent  s'éveiller  la  rage. 

11  jette  sur  la  eroix  un  regard  courroucé 

Et  se  laisse  tomber  sur  un  tronc  renverse. 

Alors  un  noir  corbeau  perché  sur  un  érable 

Fit  entendre  trois  fois  son  cri  désagréable, 

Et  sur  l'oiseau  sinistre,  aussi  prompt  que  l'éclair, 

l'ii  épervier  cruel  fondit  du  liant  de  l'air. 


Le  vieillard  plein  de  trouble  entra  dans  sa  cabane  ; 
Et  sur  le  seuil  couvert  de  feuilles  de  platane. 
Cachant  dans  ses  deux  mains  son  front  plein  de  soucis. 
Immobile,  il  resta  tout  un  long  jour  assis. 


26 

Quand  les  ombrée  du  soir  noyèrenl  le  feuillage, 
Il  passa  comme  un  spectre  à  travers  le  village, 
Ordonnant  aux  anciens  de  tenir  leur  conseil 
Avant  que  de  la  mer  s'élevâl  le  soleil. 


Aussitôt  les  vieillards  laissent  leurs  toits  d'écorce. 
Sur  les  pas  de  leur  chef  nue  invisible  force 
Les  pousse  tour  à  tour  avec  docilité. 
Leur  sagesse  souvent  et  leur  fidélité 
Ont  gardé  la  tribu  contre  un  danger  probable. 
Leurs  calumets  remplis  d'un  tabac  détectable 
Kxhalent  la  fumée  eu  orbes  gracieux, 
Pendant  qu'assis  en  cercle  et  tout  silencieux, 
Ils  écoutent  le  chofdont  l'ardente  parole, 
Plus  souple  qu'au  matin  le  ramier  <|iii  s'envole, 
Leur  dépeint  à  grands  traits  son  trouble  et  sa  douleur, 
Va  son  long  entretien  avec  le  vieux  jongleur. 


DU    CANADA 

Après  qu'il  eut  parlé,  le  vaillant  chef  sauvage 

Avant  poussé  trois  cris,  se  cacha  le  visage. 


Le  plus  vieux  du  conseil  prit  la  parole  alors  : 

••  Je  ne  sais  quel  génieajeté  sur  nos  bords 

■•(es    hardis  guerriers   blancs  que   tu   semblés    tant 

[craindre. 
-■  Ils  t'ont  ravi  tes  fils:  ton  grand  cœur  peut  se  plaindre. 

-••  Cependant  je  les  crois  moins  cruels  que  ruses  : 

•■•  Ils  n'ont  pas  bu  leur  sang  dans  leurs  crânes  brisés, 

••  Ils  auraient  pu,  sans  peur,  nous  déclarer  la  guerre, 

••  Car  leurs  mains  pour  tuer  s'emparent  du  tonnerre. 

"  Et  s'ils  sont  les  amis  des  esprits  malfaisants 

"  Pourquoi  nous  ont-ils  fait  de  si  riches  présents  ? 

••  Ils  veulent  à  tes  tils  enseigner  leur  langage. 

■•  Et  cette  croix,  o  chef,  est  peut-être  le  gage 

"  De  leur  prochain  retour  au  milieu  de  nos  bois. 

"  C'est  peut-être  leur  Dieu  :  tous  vinrent  à  la  fois 


DÉC01  •  vkkti-: 
»  jeter  devant  elle  à  genoux  sur  la  terre. 
"  Si  nous  la  renversons  redoutons  leur  colère. 
••  Mais  pourquoi  le  jongleur  n'est-il  doue  pus  ici  ? 
••  Lui  qui  se  plait,  ô  chef,  à  nourrir  ton  souci, 
"  Il  n'ose  pas  venir  nous  raconter  de  BOng 
••  Craindrait-il  d'être  enfin  convaincu  do  mensonge  ? 
•  Tapi  comme  un  renard  au  fond  de  son  terrier, 
"  Il  ne  redoute  pas  la  flèche  du  guerrier. 

••  Pourquoi  les  hommes  blancs  nous    tendraient-ils  des 

[pièges  ? 
••  Tu  r©v<  tils  avant  que  plusieurs  neiges 

••  Aient  aux  bois  suspendu  leurs  éclatants  flocons, 

••  Car  le  grand  .Manitou  sait  consoler  les  bons. 

••  J'ai  dit."  Et  le  vieillard  vint  s'asi  eoir  en  silence. 

Il  était  le  plus  sage,  et  sa  maie  éloquence 

Savait,  faire  toujours  prévaloir  son  conseil. 

Quand  il  eut.  pris  sa  place  un  murmure  pareil 

Au  grondement  lointain  d'une  haute  cascade, 

Fit  trembler  l'hutnMe  toit  du  chef  de  la  bourgade. 


DU   CANADA  2& 

Tous  île  se  rendaient  pas  à  ses  sages  avis. 

La  vengeance  était  douce  à  des  cœurs  asservis. 

Des  cœurs  plies  au  joug  des  passions  brutales. 


Pendant  qu'ils  accusaient  tous  les  Visages-Pâles: 
D'être  venus  troubler  la  paix  de  leurs  vieux  joursr 
FA  que  le  chef  pleurait  sur  ses  fils,  ses  amours, 
La  cabane  s'ouvrit.  Haletante,  effarée 
Comme  le  cerf  atteint  d'une  flèche  acérée, 
Une  jeune  Indienne  entra  soudainement. 
Son  œil  noir  scintillait  comme  le  diamant  ; 
Son  corps  svelte.  élancé,  pliait  comme  le  frêne  ; 
Sur  ses  flânes  demi-nus  ses  longs  cheveux  d'ébène 
Etendaient  mollement  un  voile  de  pudeur  ; 
De  l'arc  ses  noirs  sourcils  égalaient  la  rondeur  ; 
Du  feuillage  d'hiver  son  front  mélancolique 
Avait  en  ee  moment  la  teinte  métallique. 


:;n  DECOUVERTE 

Cette  femme  c'était  la  douce  Nain, 

Naïa  fiancée  au  fier  Domagaya. 

Rlle  vient  vers  le  chef: — ••  Je  ne  sais  pas, dit-elle, 

•  Si  tu  daigneras  croire  a  ce  récit  fidèle 

■•  Que  va  faire  a  la  lutte  une  naïve  enfant. 
••  N'attaque  pas  la  croix,  un  Esprit  la  défend  ! 

•  J'ai  vu  tout  près  assise  une  femme  plus  blanche 
•■  Que  l'écume  des  flots  ou  la  lune  se  penche  ! 

■  Plus  belle  que  la  fleur  éclose  le  matin  ! 

•■  Son  langage  plus  doux  qu'un  chant  d'oiseau  lointaii 
••  Faisait  au  loin  vibrer  le  verdoyant  feuillage  ! 

•  Ses  vêtements  de  neige  et  son  divin  visage 

•  Brillaient  comme  un  foyer  allume  sous  les  bois  l 

•  Se-  lu-as  avec  amour  enveloppaient  la  croix. 

•  Ecoute,  me  dit-elle,  ô  ma  pauvre  Indienne. 

••  Ecoute  les  conseils  de  la  Vierge  chrétienne. 

■  J'ai  porte  dans  mon  sein  le  Fils  du  Grand-Esprit. 

•  Le  Grand-Esprit  peut  tout.  Heureux  cou x  qu'il  chérit 


I)i      CANADA  31 

••  Car  il  ne  permet  pas  que  le  mal  leur  arrive 

••  Il  aime  les  tribus  qui  peuplent  cette  rive, 

•■  Et  c'est  pour  leur  apprendre  à  saintement  prier 

••  Que  vers  elles,  un  j<mr.  vint  un  pieux  guerrier. 

"  Les  Blancs  sont  ses  amis.  Ils  sont  cléments  et  braves  : 

••  Ils  n'apporteront  pas  de  cruelles  entraves 

••  Au  poignet  vigoureux  de  l'homme  des  forets. 

•■  Mais  d'un  bonheur  plus  grand  vous  diront  les  secrets. 

••  Si  vous  osiez-  pourtant  briser  cette  croix  sainte. 

••  Le  Grand-Esprit  du  ciel  écouterait  la  plainte 

••  Des  guerriers  d'orient  qui  vont  bientôt  venir, 

••  El  vous  ferait  alors  cruellement  punir." 

••  Ainsi  parla  la  Vierge  :  et  sa  bouche  adorable 

•  Répandait  autour  d'elle  un  parfum  agréable. 

"  Puis  elle  disparut  dans  le3  ombres  du  soir. 

■•  Je  la  cherchai  partout  mais  ne  pus  la  revoir." 


32  DÉCOUVERTE 

La  voix  <lc  Naïa,  sonl  accent  de  franchise, 
Son  visage  agité  «l'une  extrême  surprise. 
L'amour  [x>ur  la  vertu  qu'on  lui  connut  toujours, 
Tout  t'ait  croire  aux  vieillards  &es  étranges  discours. 
Et  le  chef  consolé,  se  berçant  d'espérances, 
Dit  aux  Vieux  <lc  son  peuple  :  (  )ul>lions  nos  vengeances; 
•  Puisque  les  guerriers  blancs  n'outragent  pasnosdroits, 
••  Laissons  dormir  la  hache  et  respectons  la  croix  ! 


I  II 


JACQUES  CARTIER 

Pendant  que  dans  lés  cieux  les  harpes  solennelle 
Redisent  du  Seigneur  les  gloires  éternelles  ; 

Pendant  que  sur  la  terre  un  Esprit  infernal 
S'efforce  d'assurer  le  triomphe  du  mal  . 
L'ange  du  Canada  qu'un  zèle  immense  embrase 
Sort  du  divin  Séjour.  Son  vol  rapide  rase 
Les  astres  lumineux  dans  l'espace  semés 
Comme  au  bord  de  la  mer  les  phares  allumes 


34  DÉCOUVERTE 

Pour  éclairer,  le  soir,  le  navire  au  flanc  sombre. 

Bien  au-dessous  de  lui.  dans  les  mondes  sans  nombre 

(^ui  sont  comme  les  fleurs  des  champs  de  l'infini, 

Son  regard  inquièl  voit  le  monde  béni 

Où  le  Fils  du  Très-Haut  vint  habiter  lui-même, 

Et  son  cœur  est  rempli  d'une  ivresse  suprême. 

La  moitié  de  la  terre  est  dans  l'obscurité. 

Hais  il  a  le  flambeau  dont  la  douce  clarté 

J)oit  luire  pour  tout  peuple  assis  dans  les  ténèbres. 

Il  découvre  à  la  fois  les  lieux  les  plus  célèbres. 

CesJ  toi  «ju'il  voit  d'abord,  illustre  Bethléem  ! 

Déicide  cité,  sombre  Jérusalem, 

Il  te  regarde  aussi,  mais  ses  yeux  ont  des  larmes! 

<>  Fille  de  Juda,  qu'as-tu  l'ait  de  tes  charmes  ? 

Au  milieu  de  tes  monts,  dans  tes  champs  rocailleux. 

IJ  voit  étinceler  tes  dômes  merveilleux. 

0  Rome,  ville  sainte,  héritage  de  Pierre  ! 

Mystérieux  foyer  d'où  pari  cette  lumière 


DU    CANADA  35 

Qui  doit  briller  aux  yeux  de  tout  homme  ici  bas  ! 
Opulente  cité,  toi  qui  prends  tes  ébats 
Sur  le  rivage  en  fleurs  de  l'indolente  seine. 
Comme  une  jeune  allé  au  bord  d'une*  fontaine. 

Il  reconnaît  aussi  ta  gloire  et  tes  béantes  ! 
Mais  ce  n"est  pas  vers  vous,  ô  superbes  cités, 
Que  L'ange  se  dirige  en  sa  course  rapide  ! 


Sur  le  bord  de  la  mer,  dans  une  anse  Limpide 
Où  le  souffle  des  vents  n'agite  point  les  flots, 
Il  est  une  humble  ville  où  les  gais  matelots. 
Font  entendre,  le  soir,  leurs  chansons  amusantes. 
Cent  navires  cambrés  sur  leurs  ancres  mordantes, 
Comme  de  i\evs  coursiers  qu'une  puissante  main 
S'eftbrce  de  tenir  sur  le  bord  du  chemin, 
Mirent  avec  orgueil  leurs  superbes  mâtures 
Dans  Tonde  ou  Saint-Mâlo  voit  luire  ses  toitures. 


:;<>  DÉCOUVERTE 

C'est  la  que  tend  le  vol  du  divin  voyageur. 

L'occidenl  resplendit  d'une  vive  rougeur: 

Le  long  des  bords  riante  serpente  la  gondole  : 

El  le  soleil  revêt  d'une  immonse  auréole 

Le  front  pur  de  la  mer  qu'il  dore  en  se  couchant. 

L'angelus  du  soir  sonne;  et  «l'un  accent  touchant 

Les  pieux  matelot^  invoquent  tous  .Marie. 


Mais  quel  est-il  là-lias  ce  marinier  qui  prie 
A  genoux  sur  le  pont  de  son  coquet  vaisseau, 
Quand  les  autres  déjà  cherchent  le  chant  nouveau 
<^ui  va  faire  oublier  la  sublime  prière  V 
Son  regard  es!  rempli  «le  la  vive  lumière 
Que  jette  par  torrent?  l'occident  enflammé  : 
Dans  une  sainte  extase  il  paraît  abimé. 

Balançant  <lans  les  airs  son  aile  diaphane, 
Au-dessus  de  son  front  un  moment  l'ange  plane. 


DU   CANADA 

Puis  il  vient  près  dé  lui  se  jeter  à  genoux. 
.11  lui  parla  tout  bas  un  langage  bien  doux, 
'Car  le  dévot  marin,  pendant  une  heure  entière. 
X'entendit  pas  chanter  la  jeune  batelière 
Dont  le  fragile  esquif  se  bercail  tout  auprès  : 
Xi  murmurer  la  brise  a  travers  les  agrès  : 
Ni  gazouiller  l'oiseau  perché  dans  les  cordages  : 
Xi  rire  d'un  ris  franc  les  joyeux  équipages. 
Et  pendant  qu'il  était  à  genoux  sur  le  pont. 
ÇJne  auréole  d'or  enveloppait  son  front. 
Mais  nul  sur  le  vaisseau  ne  vit  l'ange  descendre  ; 
Et  pendant  qu'il  parlait  aucun  ne  put  l'entendre. 


37 


Quand  le  marin  sortit  de  son  recueillement 
Les  ténèbres  du  soir  montaient  au  firmament, 
Et  sur  les  flots  obscurs  les  carènes  coquettes 

A  peine  dessinaient  leurs  sombres  silhouettes. 


38  ]>f;<  OUVERTE 

Sur  quelques  bâtiments  tout  semblait  en  repos  : 
Sur  d'autres  s'éveillaient  Los  caustiques  propos, 

Ou  les  accents  plaintifs  de  l'humble  cornemuse, 
Ou  les  chansons  d'amour  qu'une  naïve  muse 
Dictait  au  jeune  mousse  assis  sur  le  gaillard. 


Deux  hommes, cependant, sombres  comme  un  brouil- 
lard 
Etaient  assis  ensemble,  appuyés  au  vaigrage, 

El  parlaient  à  voix  basse  un  étrange  langage, 

Sur  le  même  navire  où  l'Envoyé  divin 

Etait  venu  prier  a  côté  du  marin  : 

C'étaienl  Taiguragny  le  chasseur  intrépide, 

Domagaya  son  frère  au  pied  leste  et  rapide. 

Si  le  jour  eut  encore  illuminé  les  cieux 

On  aurait  vu  des  pleurs  s'échapper  «le  leurs  yeux  : 

On  aurait  vu  souvent  leurs  visages  de  cuivre 

Se  tourner  vers  la  mer  comme  pour  v  poursuivre 


dt;  canada  39 

Un  fantôme  chéri  qui  s'éloignait  toujours. 
L'un  regrettait  son  arc  et  l'autre  ses  amours. 


Cartier,  car  c'était  lui  qu'avait  visite  L'ange, 
Eprouvait  dans  son  cœur  quelque  chose  d'étrange. 
Ëclairé  par  la  foi,  par  l'espoir  soutenu, 
Il  se  sentait  alors  poussé  vers  l'inconnu. 
Invisible  a  ses  veux,  l'ange  avait  à  son  âme 
Fait  entendre  longtemps  sa  parole  de  flamme. 
Un  trouble  inexprimable  agitait  ses  esprits. 
1 1  voyait  s'élever  devant  ses  yeux  surpris. 
•Comme  au  milieu  des  mers  un  magique  mirage. 
Les  bords  voluptueux  d'un  monde  encor  sauvage, 
Dans  ce  monde  nouveau  mille  peuples  obscurs 
Venaient  devant  la  croix  briser  leurs  dieux  impurs. 
Et  redire  au  Seigneur  une  ardente  prière. 
Le  sommeil  bienfaisant  fuyait  de  sa  paupière  ; 


I*  DÉC01  VERTE 

Il  marchait  à  grands  pas  sur  Le  pont  du  bateau 

El  son  pied  résonnait  comme  un  coup  de  marteau. 

I!  était  obscédé  par  -on  rêve  sublime, 

Et  sentait  que  le  ciel,  dans  un  Langage  intime, 

Le  pressait  de  chercher  ces  rivages  nouveaux 

Qu'il  avait  entrevus  à  l'occident  des  eaux. 

El  pendant  qu'il  marchait  comme  un  homme  on  délire, 

Dne  Légère  barque  aborda  Le  navire. 

Deux  marins  la  guidaient  sur  les  flots  ténébreux  : 

Jalobert,  Le  Breton,  deux  amis  généreux 

Dont  Les  jolis  vaisseaux  étaient  mouillés  en  rade. 

Ils  venaient  saluer  leur  noble  camarade. 

Cartier  1rs  accueillit  avec  empressement  ; 

Il  ne  s'efforça  point  de  voiler  son  tourment  . 

Il  leur  dit  les  secrets  de  son  âme  expansive. 

Son  accent  convaincu,  sa  voix  persuasive. 

En  les  intéressant  surent  les  émouvoir, 

Et  faire  dans  leur  cœur  passer  son  doux  espoir. 


IV 


FRANÇOIS  I. 

Au  même  temps  François  le  roi  chevaleresque 
Formait  dans  son  esprit  un  projet  gigantesque. 
Après  avoir  vogué  pendant  plusieurs  longs  mois. 
Bravé  mille  périls  et  la  mort  mille  fois, 
Colomb  avait  trouvé  ees  régions  lointaines 
Où  les  rois  se  taillaient  de  superbes  domaines  ; 


[2  DÉCOUVERTE 

Et  François  indigné  de  voir  les  autres  rois 
Se  buter  de  ranger  ces  pays  sous  Leurs  lois, 
Se  disait  eu  son  cieiir  :    "  Quoi  !   ces  illustre-  prince» 
•  Osenl  se  partager  ces  immenses  provinces 
••  Sans  B'occuper  «le  moi.  sans  me  garder  ma  pari  ? 
••  Pensent-ils  que  craintif  je  me  tiens  à  l'écart  '! 
•■  Mon  drapeau  flottera  sur  ces  lointaine-  ondes. 
••  Et  la  foi  par  mes  soins  éclairera  ces   inonde-  ! 


l'n  jour  qu'il  tit  sortir  ses  fidèles  valets. 
Il  se  retira  seul  au  tond  de  son  palais 
Kt  tomba  tout  a  coup  dans  un  sommeil  étrange. 
Il  eut  alors  un  BOnge.    Il  vit  venir  un  ange. 
(  lomme  un  globe  de  t'en  qui  glisse  dans   les  airs 

t  Vt  ange  s'avançait  sur  les  vagues  des  mers; 
Et  le-  ondes  sous  lui  courbaient  leurcime  ftère  : 
Kt  sur  ses  pas  restai  1  un  sillon  de  lumière, 


DU    CANADA  43 

Comme  un  lien  de  paix,  un  symbole  d'amour 
Qui  devaient  à  la  France  attacher  de  ce  jour 

Los  rives  d'où  venait  le  messager  céleste. 
L'ange  approchait  toujours,  et  d'un  sublime  geste 
Montrait  au  fond  des  mers  un  rivage  lointain  : 
— ••  Vois-tu,  s'écriait-il,  ô  vaillant  souverain. 
••  Vois-tu  cet  autre  monde  enseveli  dans  l'ombre  ? 

•  Quand  l'Europe  à  son  tour  comme   un  vaisseau  qui 

[sombre, 
"  Aura  vu  s'entr'ouvrir,  dans  la  suite  des  temps, 

••  Le  gouffre  de  l'oubli  sous  ses  pas  chancelants, 

•  Ce  monde  jeune  encor.  plein  de  sève  et  de  vie, 
••  Verra  toute  la  terre  à  ses  lois  asservie. 

•  Alors  il  fleurira  comme  tes  rejetons 

•  Dont  les  tendres  rameaux  se  couvrent  de  boutons, 
••  Pendant  que  tout  près  d'eux  un  vieil  arbre  se  fane. 
••  Jusqu'ici  cependant  c'est  dans  un  but  profane 

••  Que  les  grands  de  l'Europe  ont  volé  sur  ces  bords. 
••  Ii3Ur  immense  avarice  a  cherché  des  trésors. 


U  DÉCOUVERTE 

■•  Skiais  toi.  va  du  Seigneur  publier  la  clémence. 

••  Et  porter  en  ces  lieux  la  divine  semence.!1 


Ainsi  parlait  cet  ange,  et  le  son  de  sa  voix 
Vibrait  comme  le  cor  qni  chante*  sous  les  bois.. 
Il  s'approcha  du  prince  et  sa  lèvre  vermeille 
Lui  murmura  tout  l>as  d'autres  mots  à  l'oreille  : 
De  son  sommeil  alors  aussitôt  s' éveillant. 
Le  roi  vit  s'envoler  un  fantôme  brillant. 


Le  soleil  n'avait  pas  de  ses  rayons  d'opale 
Eclairé  bien  souvent  la  grande  capitale. 
Lorsque  devant  le  trône- un  illustre  marin 
Vint  tenir  se  langage  au  jeune  souverain  : 
— •■  De  ses  feux  bienfaisants  L'astre  du  jour  inonde 

••  Sans  jamais  se  lasser  tous  les  peuples  du  monde  : 


nr    CANADA  45 

•••  11  pare  l'orient  des  plus  vives  couleurs  : 
•■  L'occident  se  réchauffe  à  ses  douces  ardeurs. 
••  Ainsi  de  notre  foi  la  céleste  lumière 
"  Devrait  illuminer  la  terre  toute  entière  ; 
••  Et  j'ose  croire,  ô  roi,  que  le  désir  de  Dieu 

•  Est  qu'elle  soit  ainsi  répandue  en  tout  lieu. 
••'  Elle  est,  comme  le  jour  de  l'orient  sortie.; 

•  8a  course  à  l'occident  ne  s'est  pas  ralentie  ; 

•  Mais  cependant  il  est  au-delà  de  ces  mers 

•  Des  peuples  que  Satan  tient  eneor  dans  ces  fers, 

•  Des  lieux  que  l'ignorance  étreint  dans  ses  ténèbres. 
-;  Comme  au  milieu  des  nuits,  dans  ses  ongles  funèbres. 
•;  Le  hibou  taciturne  étreint  un  jeune  oiseau. 

"  Prince,  ne  faut-il  pas  qu'enfin  de  son  flambeau 
■•  La  foi  daigne  éclairer  ces  malheureux  rivages  ? 
••  Dieu  ne  refuse  pas  aux  nations  sauvages 
~  Qui  vivent  comme  l'ours  au  milieu  de  leurs  bois. 

•  Le  rayon  de  soleil  qui  brille  sur  nos  toits  : 


16  DÉCOUVERTE 

••  Ne  veut-il  pas  aussi  ce  Dieu  dans  su  clémence, 
•  Que  la  lumière  arrive  h  leur  intelligence, 
••  El  que  leur  cœur  rempli  de  respect  et  d'amour 

••  Sache  adorer  enfin  et  prier  chaque  jour 

••  Celui  (jui  tit   pour  l'homme  et   le  Ciel  et   la  terre. 

••  J'ai  déjà  sillonne  sur  ma  barque  légère 
•■  Jusque»  a  l'Occident,  l'océan  étonné. 
••  Ce  voyage  hardi  vous   l'aviez  ordonne. 
■  Le  succès  l'ut  heureux  main  la  gloire  incomplète 
••  (  !ar  nulle  terre  alors  ne  fut  notre  conquête, 
•■  Kl  la  France  a  ces  lieux,  vous  le  savez,  o  roi, 
■•  .Va  pu  donner  eue  >r  ni  son    nom.  ni  sa  foi. 
••  Mais  daignez  à  mes  soins  e  tnner  un  navire. 
••  .lirai,  s'il  plail  au  ciel,  fonder  un  vaste  empire 
•■  où  h-  nom  de  la  France el  celui  du  Seigneur 
>ron1  ensemble  unis  au  fond  de  chaque  cœur." 


DU   CANADA  47 

Quel  était  ce  marin  dont  la  voix  inspirée 
Retentissait  ainsi  sous  la  voûte  dorée 
De  l'antique  château  des  souverains  français  ? 
()  Cartier,  c'était  toi  !    Fier  d'un  premier  succès. 
Tu  te  laissais  bercer  de  la  douce  espérance 
D'être  agréable  au  ciel  comme  utile  à  la  France. 
Le  roi  surpris,  cmu.  t'embrassa  tendrement, 
Ft  d'accomplir  tes  vœux  fit  alors  le  serment. 


LE  DÉPART 

Souvent  pour  saluer  l'aurore  virginale 

L'alouette  a  redit  sa  chanson  matinale  ; 

Et  le  soleil  couchant,  de  ses  reflets  pourprés 

A  souvent  revêtu  les  ondes  et  Les  prés, 

Le  port  de  Saint-Malti  luit  comme  une  topaze  ; 

Le  rapide  alcyon  d'une  aile  agile  rase  ^ 


.")(>  DÊCOUVEKTE 

La  surface  immobile  et  brillante  des  flots. 
Des  divers  bâtiments  les  joyeux  matelots 
Echangent  des  saints  que  le9  é  hos  répètent. 

\jvs  vaisseaux  aux  flancs  noirs  dans  les  eaux  se  reflètent 

Comme  les  noirs  entants  du  rivage  Africain 

Dans  Leurs  tlois  rafraîchis  par  le  vont  du  matin. 

Sur  les  mâts  élances  le  pavillon  retombe 

Comme  un  triste  linceul  sur  les  bords  d'une  tombe. 

Le  vent  ne  souille  pas.    L'eau  dort  sur  le  galet. 

Mais  le  soleil  levant  comme  un  rouge  boulet 
Vient  de  sortir  soudain  de  l'horiaon  de  brumo, 
El  le  vieux  matelot  que  le  repos  consume 
A  senti  dans  son  cœur  se  ranimer  l'espoir  : 
— "  Je  voguerai,  dit-il.  avec  le  vent  du  soir  ! 


Mais  quels  sont   ces  vaisseaux  qui  se  couvrent  de 

[monde? 
Cent  barques  autour  d'eux  s'entrelacent  sur  l'onde. 


I>U    CANADA  51 

mime  autour  d'une  ruche  ondoie  un  jeune  e  saim  : 
("ii  murmure  éclatant  s'élèvo  de  leur  sein  : 
Leurs  mâts  sont  retenus  par  de  nouveaux  cordages  : 
Le  peuple  pour  les  voir  accourt  sur  les  rivages. 
Avec  leurs  pavillons  aux  brillante?  couleurs 
Ils  semblent  des  coteaux  qui  se  couvrent  de  fleurs. 
Ils  sont  trois.     Le  premier  sur  les  vagues  d'opale 
Se  cambre  fièrement  ainsi  qu'une  cavale  ; 
Son  nom  •'•  Lagrande  Hermine  "  est  écrit  sur  son  flanc  : 
A  la  cime  du  mit  flotte  le  drapeau  blanc. 
C'est  Cartier  qui  commande  à  ce  joli  navire. 
Le  second  qui  plus  loin  lève  son  ancre  et  vire. 
C'est  ••  La  Petite  Hermine."'  Auprès  1'  ••  Emérilloh" 
Se  drape  avec  orgueil  dans  son  grand  pavillon. 
Le  Breton,  Jalobert.  sur  les  ondes  Ion  tain  es 
Doivent,  avec  Cartier,  conduire  ces  carènes. 


52  DÉCOUVERTE 

Cependant  un  doux  son  t'ait  retentir  les  airs 
Et  va  dans  Le  lointain  expirer  sur  ]<.•>  mers. 
C'est  de  l'airain  sacré  L'humble  voix  qui  s'empresse 
D'appeler,  au  matin,  le^  chrétiens  a  la  mes 
Dca  vaisseaux  pavoises  on  voit  les  matelots 
Descendre  promptement  dans  leurs  Légers  canots. 

SOUS  leurs  charges  ceux-ci.  ployant  connue  une    mule 
S'enviennent  s'échouer  à  la  rive  où  circule 
Comme  au  jour  du  chômage  un  peuple  curieux. 
C'est  vcis  Cartier  d'abord  que  se  portent  les  yeux. 

Il  marche  le  premier.      La  vertu  se  dessine 

Sur  son  front  élevé  que  le  joui-  illumine. 
Sa  joue  est  cave  et  pâle  et  son  rire  serein, 
Et  dans  son  œil  profond  brille  un  rayon  divin. 
Vers  L'église  remplie  à  grands  pas  il  s'avance  : 

Et  tous  les  matelots  le  suivent  en  silence. 
Le  temple  s'est  paré  de  riches  ornements. 
Le  prêtre  a  revêtu  ses  plus  l>eaux  vêtements  : 


DU   CANADA 

['n  chant  plus  solennel  monte  du  sanctuaire  ; 

L'encens  est  plus  suave  et  la  foi  plus  sincère. 

Aux  colonnes  du  chœur  flottent  de  grands  drapeaux.. 

Et  sur  l'autel  doré  brillent  mille  flambeaux. 

Pendant  que  le  Pasteur  offre  le  sacrifice. 

L'j>  marins  à  genoux,  pour  se  rendre  propice 

Le  Dieu  dont  l'univers  aime  et  bénit  la  loi, 

Ne  cessent  de  prier  avec  ardeur  et  foi  ; 

Et  leurs  fronts  humblement  s'inclinent  jusqu'à  terre 

Au  moment  solennel  où  le  divin  mystère 

S'accomplit  à  la  voix  du  ministre  de  Dieu. 

Un  silence  profond  règne  alors  au  saint  lieu. 

Le  prêtre  se  recueille  et  dans  sa  foi  sublime 

Elève  vers  le  ciel  la  céleste  Victime. 


Adorez,  ô  marins  !  adorez  à  genoux 
Ce  Sauveur  bien  aimé  qui  descend  parmi  vous  ! 


,*W  DÉCOUVERTE 

Il  est  de  tout  bienfait  l'inépuisable  source  ! 
Les  anges  vous  suivront  en  votre  longue  court 
Il  leur  ordonnera  de  guider  vos  vaisseaux 
A  travers  l'océan,  vers  des  pays  nouveaux  ! 
Avec  quelle  ferveur  votre  aine  réjouie 
Va  se  nourrir  bientôt  de"  ce  doux  pain  de  vie  ! 
Toi  Cartier,  le  premier,  as  l'insigne  bonheur 
De  voir  le  Dieu  <lu  ciel  descendre  dans  ton  cœur  ! 
Après  toi.  tour  a  tour,  au  sanctuaire  même, 
Chaque  marin  reçoil  cette  faveur  suprême  ! 
Maintenant  pleins  d'espoir  et  bravant   les  dangers, 
Allez,  pieux  marins,  vers  des  bords  étrangers  ! 


La  mes.se  est  terminée  et  la  foule  environna 
Los  nombreux  matelots  dont  la  l'ace  rayonne 
Comme  l'arbre  argenté  par  le  givre  d'hiver; 
Elle  couvre  bientôt  la  rive  de  la  mer. 


DU    CANADA  55 

Pendant  que  les  marins  montent  sur  leurs  navires 

On  voit  luire  des  pleurs  à  travers  leurs  sourires. 
Ils  laissent  sur  les  bords  peut-être  pour  toujours, 
Les  uns  le  doux  objet  de  leurs  tendres  amours, 
Les  autres,  leurs  amis,  leur  mère  vénérée, 
Un  père  infirme  et  vieux,  une  sœur  éplorée. 


Cependant  le  vent  souffle  et  soulève  les  flots,. 
Et  sur  trois  bâtiments  on  voit  les  matelots 
Lever  l'ancre  en  chantant  et  dérouler  les  voiles.. 
Comme  dans  l'or  des  cieux  se  bercent  trois  étoiles, 
Les  orgueilleux  vaisseaux  se  bercent  un  moment 
Et  tracent  dans  la  mer  un  sillon  écumant. 


Voguez,  braves  marins,  vers  un  autre  rivage  !. 
Le  monde  redira  votre  étonnant  courage 


."><>'  DÉCOUVERTE 

Et  bénira  vos  noms  !   B1  toi,  noble  Cartier, 

Ta  gloire  remplira  l'univers  tout  entier! 

Voguez,  braves  marins  !  que  le  ciel  vous  conduise  ! 

A  vus  yeux  inquiets  que  son  étoile  luise 

Pour  éclairer  les  eaux  el  signaler  recueil  ! 

B1  que  l'onde  pour  vous  ne  soit  pus  un  cercueil  ! 


VI 


L'ANGE  DECHU 

Le  vent  souffle  toujours.  De  la  cime  de3  vagues 
S'élèvent  jusqu'au  ciel  des  bruits  tristes  et  vagues  ; 
Et  les  flots  ondule ux  roulent  vers  le  couchant 
Comme  de  blancs  troupeaux  qui  bondissent  au  champ. 
Tel  qu'au  dessus  des  mers,  ouvrant  leurs  blanches  ailes. 
On  voit  se  balancer,  camarades  fidèles. 


59  DÉCOUVERTE 

Trois  cygnes  gracieux  :  ainsi  los  trois  vais-eaux 
Déjà  bien  loin  du  porl  se  bercent  sur  les  eaux. 
L'onde  amère  a  leur  proue  étincelle  et  bouillonne, 
Comme  au  mors  d'un  coursier  que  le  foucl  aiguillonne 
Brille  un  flocon  d'écume.  Attentifs  et  mui 
Le  cœur  livré  peut-être  à  de  tardifs  regrets. 
Les  matelots,  debout,  sont  tournés  vers  la  grève 
Qui  disparait  sous  l'onde  et  s'enfuit  comme  un  rêve. 
Les  coteaux  à  leurs  yeux  abaissent  leurs  sommets, 
Les  élégants  clochers  éteignent  leurs  reflets, 
Et  les  prés  verdissants  leur  charmante  nuance. 
Déjà  dans  le  lointain  les  rives  de  la  France 
Semblent  ne  former  plus  qu'un  flexible  cordon 

Qui  ceinture  les  flots  au  bord  de   l'horizon. 

Ainsi  nous  voyons  fuir  avec  trop  de  vitosse 
Le-  rivages  fleuris  de  l'heureuse  jeunesse  ! 
Nous  voguons  nous  aussi  vers  <\v<  bords  inconnus  : 
Heureux  ceux  que  l'espoir  a  toujours  soutenus  ! 


DU    CANADA  59 

Nos  regards  sont  tournes  vers  cet  âge  tranquille 
Où  nos  légères  nets  trouvaient  un  sur  asile 
Contre  le  souffle  amer  d'un  monde  mensonger  ! 
Mais  un  voile  de  brunie,  un  nuage  Léger 
Enveloppent  déjà  de  leurs  replis  de  soie 
Cet  âge  d'innocence,  et  d'amour  et  de  joie  ! 
11  disparait  bien  vite  !  et  nos  regards  en  pleurs 
S'épuisent  à  chercher  ses  suaves  couleurs  ! 
Lui-même  aussi  n'est  plus  qu'une  ligne  étrécie 
<^ui  brille  à  l'horizon  de  notre  pauvre  vie  ! 


Cependant  fcndanl  l'air  d'un  vol  sinistre  et  prompt, 

Un  archange  déchu  qui  portait  sur  son  iront 
Le  stigmate  honteux  qu'y  mit  le  premier  crime, 
.Se  hâtait  d'arriver  à  l'éternel  ahime. 


60  DÉCOUTÏBTE 

Loin  des  mondes  brillants  pour  lesquels  le  jour  luit. 
Dépouillé  <lc  tout  charme  et  perdu  dans  la  nuit, 

Se  trouve  un  vaste  lieu  dont  L'aspect  glace el  navre 

Comme  un  sépulcre  noir,  comme   un  hideux  cadavre  : 

C'est  Là  que  le  Seigneur  a  jeté  pour  jamais 

('et  ange  qui  du  ciel  nsi  troubler  la  paix. 

Avec  lui  sont  tombés  ces  Esprits  pleins  d'audace 

Qui,  dans  leur  fol  orgueil,  n'ont  point  demandé  grâce 

Au  .Maître  tout  puissant  qu'ils  avaient  offensé. 

Ils  maudissent  enfin  leur  projet  insensé  : 

Mais  leur  regret  est  taux  et  leur  souffrance  vaine, 

('ai-   leurs  e<eurs  sont    toujours   pour    Dieu   remplis  de 

[haine. 
Ils  sortent  quelques  fois  de  leurs  brûlants  cachots  : 

Ils  traversent  sans  lirait  le  funèbre  chaos 

<^ui  le-  entoure  au  loin  d'un  cercle  lourd  e1  Bombre, 

Comme  les  doigts  d'un   mon  qui  vous  étrëiuf   dans 

[l'ombre  : 

.Mais  leur  peine  est  la  même  :  ils  souffrent  en  tout  lieu  ; 

Kt  partout  les  poursuit  la  justice  de  Dieu. 


ÏDTI   CANADA  61 

Aux  enfers  arrivé.  l'ange  maudit  s'arrête  ; 
Avec  un  lire  amer  il  relève  la  tête 
Et  jette  aux  eieux  lointains  un  blasphème  impuissant. 
Alors  la  porte  s'ouvre.  Il  entre  en  frémissant 
Dans  le  gouffre  rempli  de  flamme  et  de  fumée. 
Des  damnés  furieux  la  plainte  accoutumée 
Caresse  son  oreille  et  réjouit  son  cœur. 
Il  leur  jette  en  [tassant  un  sourire  moqueur  ; 
Et  tâchant  d'écarter  de  ses  deux  mains  la  flamme, 
Comme  un  homme  qui  nage  écarte  chaque  lame, 
Il  s'approche  du  trône  où  s'assied  Lucifer  : 
— ••  Xoble  rival  du  Dieu  qui  creusa  cet  enfer, 

•  Satan,  je  viens,  dit-il.  de  parcourir  ce  monde 
••  Que  le  maître  du  ciel  de  ses  bienfaits  inonde, 

•  Comme  pour  se  moquer  de  nos  tristes  malheurs 
■  •  Et  nous  faire  sentir  de  nouvelles  douleurs. 

•:  Bien  des  hommes  de  foi  prônent  eneor  la  gloire 
-  •  Du  tyran  qui  sur  nous  remporta  la  victoire. 


<)2  DÉCOUVERTS 

•  .Mais  malgré  les  faveurs  qu'il  épanche  sur  tous, 
••  La  pluspart,  b  Satan,  l'outragent  avec  nous. 
••  Peut-être  que  bientôt  leur  noire  ingratitude 
••  Eteindra  son  amour  et  sa  sollicitude  : 
■•  El  ces  êtres  chéris  au  bonheur  destinés 
••  Dans  les  flammes  seront  comme  nous  enchaînés. 
••  ()  la  lutte  superbe  !  ô  la  belle  vengeance  ! 
••  Qu'il  sache,  l'ennemi,  quelle  est  notre  puissance  ! 
••  Nous  sommes  rois  ici  comme  lui  dans  son  ciel  ! 
••  La  terre  près  du  sien  élève  notre  autel  ! 
••  Combattons  cependant,  ne  cessons  pas  la  guerre  ! 
■•  Les  amis  de  son  nom  ne  se  reposent  guère  ! 
••  Voici  <|ifils  vont  déjà,  pareils  à  des  géants, 
••  Sur  de  hardis  vaisseaux  franchir  les  océans, 
"  Pour  apprendre  sa  gloire  aux  peuplades  sauvages 
"  Qui  nous  rendent  encorde  fidèles  homma* 
••  .Vai-je  pas  vu  moi-même,  ô  puissant   Lucifer, 
■•  Trois  navires  voguer  au  milieu  de  la  mer  ! 


DU  CANADA  63 

s  vont  au  Canada  renverser  notre  culte, 
Et  faire  à  ta  puissance  une  sanglante  insulte  ! 
••  Ils  partent  vers  ces  bords  des  Prêtres  du  vrai  Dieu  !.., 
••  Ce3  hommes  dévoués  nous  troublent  en  tout  lieu... 
-'•  En  ruses,  en  moyens  notre  esprit  est  fertile, 
■•  Nous. pouvons  rendre  ci  cor  leur  projet  inutile. 
'•  C'est  à  toi  d'ordonner,  c'est  à  nous  d'obéir  ! 
■■  Que  Dieu  sache  comment  nous  voulons  le  haïr! 


El  cessant  de  parler,  lé  fidèle  ministre* 
Leva  sur  Lucifer  son  oeil*  fauve  et  sinistre. 
Une  langue  de  feu  le  mordit  aussitôt 
Et  lui  fit  exhaler  un  lugubre  sanglot. 
Sur  leurs  brasiers  ardents  les  damnés  se  tournèrent, 
Et  de  leurs  cris  plaintifs  les  enfers  résonnèrent. 


64  DÉCOUVERTE 

Après  avoir  paru  ae  recueillir  an  peu. 
Le  fier  Satan,  debout  sur  son  tronc  de  feu, 

,  tomber  ces  mots  de  sa  bouche  maudite  : 
— ■•  Oui.  c'est  en  vain  que  Dieu  du  haut  du  ciel  médite 

■  D'empêcher  mon  pouvoir  de  sortir  hors  d'ici  ! 
••  Comme  Lui  je  suis  roi  :  J'ai  mes  sujets  aussi  ! 

"  .Mon  joui;-  semble  plus  doux,  mes  promesses  plus  belles: 
••  Je  puis  rendre  H  >es  lois  tous  Les  peuples  relu-Ile-. 
••  Si  vous  me  seconde/-  de  vos  noMes  efforts 

••  Nous  verrons  à  la  fin  où  seront  les  plus,  torts. 

■  De  nous  avoir  vaincus  je  veux  qu'il  Be  repente  ! 
■•  Son  ciel  est  escarpé  :  mais  une  douce  pente 

■•  Vers  mou  sombre  royaume  entraine  Les  mortels. 

••   Elan  i  mon  S  le  combat  :    renversons  ses  autels  ! 

•  Que  Les  bons  serviteurs  que  sou  amour  protège 

•  Trouvent  sur  leur  chemin  a  chaque  pas  un  piège  ! 

•  Et  ne  laissons  jamais  le  flambeau  de  la  foi 

•  S'allumer  aux  pays  qui  vivent  sous  ma  loi. 


DU    CANADA 

aire  périr  les  hommes  téméraires 
Qui  veulent  éclairer  ces  ténébreuses  terres  ! 
••  Ministre  dévoué,  tu  dis  que  sur  les  eaux, 

•  Cherchant  le  Canada,  trois  rapides  vaisseaux 

•  S'avancent  secondés  par  un  vent  favorable  ? 
■•  Je  saurai  déjouer  ce  complot  formidable. 

••  Au  fond  de  l'océan,  dans  son  lit  de  limon. 
■  Repose,  tu  le  sais,  un  perfide  démon  : 
••  C'est  l'Esprit  de  la  mer.  Il  commande  les  ondes 
••  C'est  lui  qui  les  appaise  ou  les  rend  furibondes. 
••  Va,  dis-lui  sans  retard  qu'il  déchaîne  les  vents 
••  Et  lance  jusqu'au  ciel  les  flots  noirs  et  mouvants. 


Ainsi  Satan  parla.  Son  ministre  docile, 
Aussi  pervers  que  lui  sans  être  moins  habile. 
Animé  du  désir  de  propager  le  mal. 
Se  hâta  de  laisser  le  séjour  infernal. 


'.'fi  DÉCOUVÏBTI 

Comme  un  trait  enflammé  dans  nue  nuit  obscure, 
Il  traversa  les  champs  vides,  froids,  sans  murmure 
<Jui  s'étendent  autour  dos  gouffres  éternels. 
Il  entendit  de  loin  les  hymnes  solemnels 

Que  la  terre   chantait  à  son  Céleste  .Maître. 
Peut-être  un  noir  courroux,  un  souvenir  peut-être' 
Fit  briller  un  moment  une  larme  à  ses  yeux  : 
Ce  ne  fut  que  L'éclair  qui  passe  dans  les  cieux, 
Rt  bientôt  il  s'arma  de  sa  froideur  première. 

Il  aborda  ce  monde  inonde  de  lumière. 
Col  astre  favori  que  son  divin  Auteur 
Se  plut  a  décorer  avec  grâce  et  splendeur 

Connue  le  front  serein  d'une  épouse  nouvelle. 
Comme  lin  sinistre  oiseau  se  heree  sur  son  aile. 

Il  se  berça  longtemps  sur  les  vagues  des  airs 
Et  vit  le>  trois  vaisseaux  qui  sillonnaient  les  mer- 
Alors  il  s'élança  vers  les  grottes  profondes 
Que  l'Esprit  de  la  mer  habite  sous  les  onde-. 


DU    CANADA  6T 

Dans  le  flanc  limoneux  d'un  verdâtre  rocher 
Où  le  reptile  impur  se  plait  à  se  cacher, 
Le  perfide  démon  a  choisi  sa  demeure. 
C'est  là  que  soucieux  on  le  trouve  à  toute  heure 
Tramant  contre  le  ciel,  pour  tromper  son  ennui, 
Des  projets  que  souvent  Dieu  tourne  contre  lui. 
Le  paresseux  polype  et  l'impure  limace 
Agitent  à  ses  pieds  leur  glutineuse  masse. 
Il  tient  au  lieu  de  sceptre  un  roseau  dans  sa  main  ; 
Sa  barbe  en  verts  réseaux  retombe  sur  son  sein  ; 
Ht  sur  son  cou  nerveux  sa  glauque  chevelure 
Semble  d'un  tronc  vieilli  la  mousseuse  ramure. 
Quand  il  voit  arriver  renvoyé  des  entérs. 
11  sourit  en  secret  d'un  sourire  pervers  : 
—  •  Que  demande,  dit-il,  à  ma  faible  puissance 
••  Le  glorieux  esprit  dont  la  seule  présence 
•  Faisait  trembler  jadis  l'orgueilleux  roi  du  ciel." 
— ••  0  roi  de  l'Océan,  notre  prince  immortel 


DÉCOUVERTE" 

••  Demande  ton  secours  dans  une  grande  lutte. 
"  Aux  menaces  des  cieux  il  esl  toujours  on  butte. 
••  Voilà  que  maintenant  un  lâche  adorateur 
■•  De  ce  tyran  jaloux,  dur  et  persécuteur 
'•  (t>ui  nous  précipita*,  pou*1  un» prétendu  cri mej 
•■  Dépouillés  de  tout  bien,  dans  l'éternel  abîme, 
■■  Conduit  impunément  sur  tes  dormantes  eaux. 
■•  Vers  ies  bords  Canadiens  trois  orgueilleux  bateaux  !' 
"  Il  va  proclamer  Dieu  sur  ces  terres  barbares, 
••  Et  porter  la  lunrière-aux  peuplades  Ignares  ! 
H  Laisse  souffler  les  vents  et  soulève  les  flots. 
"  Qu'il  périsse  le  traître  avec  ses  matelots  ! 
•  Et  que  le  I>ieu  quILsert,  si]  s'en  pense  capable, 
••  Vienne  alors  l'arracher  a  ta  haine  implacable  ! 
Il  dit.  et  sans  retard  remontant  but  la  mer. 

Il  vole  en  blasphémant  aux  portes  de  Tenter. 


Y  II 


LA  TEMPETE 


!k-  brise  légère  enfle  à  peine  les  voiles .; 
Les  nuages  vermeils,  comme  de  blanches  toiles. 
Pendent  à  l'horizon  dans  la  pourpre  des  vieux  : 
Et  sous  les  chauds  baisers  d'un  soleil  radieux 
On  aperçoit  rougir  les  vagues  balancées: 
De  même  le  front  pur  des  jeunes  fiancées., 


7<)  DÉCOUVERTE 

Sous  le  premier  baiser  de  l'amoureux  époux, 
S'illumine  soudain  d'un  éclat  vif  et  doux. 
IV>  oiseaux  égarés  dans  leurs  courses  lointaines 
Viennent  se  reposer  sur  le  boni  des  antennes. 
Autour  des  bâtiments,  les  habitants  des  mers, 
Se  Livrant,  tour  a  tour,  à  mille  jeux  divors, 
Font  reluire  au  soleil.  Bur  les  ondes  limpides. 

ailles  d'argent  de  leurs  croupes  humides, 
Quelques-uns  des  marins  se  livrent  au  repos. 
Les  autres,  réuni-,  par  de  plaisants  propos 
S'efforcent  d'éloigner  l'ennui  qui  les  obscède. 
Il  parlent  de  la  sœur  qui  pour  eux  intercède 
Auprès  de  l'humble  Vierge  et  de  son  divin  Fils  : 
Ils  répètent  en  chœur  les  chansons  du  pays: 
Puis  en  esprit,  d'avance,  ils  tâchent  de  se  peindre 
Leg  rivages  nouveaux  qu'ils  espèrent  atteindre. 

L'intrépide  Cartier,  debout  sur  le  gaillard, 
Plonge  dans  l'occident  le  feu  de  son  regard. 


I>I      CANADA  71 

Se  demandant  déjà  si  du  sein  de  cette  onde 
Tl  ne  verra  point  naître  une  terre  féconde. 


La  brise  cependant  ne  ride  plus  les  eaux. 
Et  sur  les  flots  unis  s'arrêtent  les  vaisseaux. 
Le  long  de  chaque  mât  tombe  la  voile  blanche 
"Comme  un  feuillage  lourd  sur  un  trône  qui  se  penche. 

Ce  calme  inattendu  des  matelots  surpris 
A.gite  tout  à  coup  les  tranquilles  esprits. 
Un  silence  effrayant  règne  dans  l'atmosphère; 
Une  flamme  subtile,  ondoyante,  légère, 
•Court  le  long  du  cordage,  et  dans  son  mol  essor 
Le  couvre  tout  entier  de  ses  aigrettes  d'or, 
Sur  le  flanc  du  vaisseau  reste  un  sillon  d'écume: 
On  voit  à  l'horizon  comme  un  rideau  de  brume 
Où  cachant  à  demi  son  orbe  étincelant. 
Le  soleil  radieux  luit  comme  un  œil  sanglant. 


72  DÉCOUVERTE 

Cependant  vers  le  nord  un  nuage  se  forme: 
Il  parait  B'avaneer  comme  an  géant  énorme 
Dont  les  pesants  talons  s'enfoncent  dans  les  mers 
Bl  dont  le  iront  al tier  disparait  dans  les  airs. 
Les  prudents  matelots  redoutant  les  orages, 
Montent  dans  le3  haubans,  préparent  les  cordages, 
Amarrent  chaque  voile  aux  vergues  avec  soin. 
CTn  bruit  lugubre  et  sourd  se  fait  entendre  au  loin. 
L'oiseau  dos  ouragans  sur  Tonde  vient  s'ébattre. 
Le  vent  ne  souille  pas  et  l'océan  verdâtre 

Voit  su;:  perfide  sein  frissonner  de  fureur. 

Le  soleil  s'est  cache;  la  nuit  pleine  d'horreur 
Dans  les  replis  des  flots  bercent  ses  lourdes  ombres, 
Debout  au  pied  des  mats,  les  marins  tristes,  sombres, 
Sentent  un  vague  effroi  s'emparer  de  leur  cœur 
El  demandent  au  ciel  d'éloigner  le  malheur. 


DU   CANADA  73 

Cartier  regarde  tout  d'un  œil  calme  et  tranquille: 
11  ne  s'agite  point  d'une  crainte  inutile  : 
Son  esprit  reste  ferme  en  face  du  danger. 
Il  sait  que  le  Seigneur  peut  bien  le  protéger. 
11  parle  aux  matelots,  et  sa  voix  les  engage 
A  demander  à  Dieu  la  force  et  le  courage. 
*Sa  parole  à  leur  cœur  rend  la  sérénité. 
Et  chacun  prend  son  poste  avec  tranquillité. 


Tout  à  coup  un  éclair  déchire  les  nuages  : 
[Jn  sifflement  Jdgu  s'échappe  des  cordages  ; 
Par  un  vent  furieux  les  navires  fouet  1rs 
Inclinent  leurs  flancs  noirs  sur  les  flots  irrités. 
La  mer  comme  un  volcan  semble  lancer  des  flammes 
Les  vaisseaux  jusqu'au  ciel  montent  avec  les  lames 
Pour  descendre  aussitôt  dans  le  gouffre  béant. 
On  dirait  que  tout  va  tomber  dans  le  néant  ! 


♦  I  DÉC0X7VERTI 

De  plus  en  |)lus  aux  cienx  les  ombres  s'épaississent  : 
Sous  1rs  efforts  <lu  vent  k's  mâts  craquent, gémissent  : 
Los  ponts  sont  balayés  par  des  flots  écu mante  ; 
Et  le  tonnerre  unît  ses  longs  mugissements 
Aux  sanglots  <le  la  bise,  aux  grondements  des  vagues: 
Et  les  éclairs  blafards  de  leurs  lumières  vagues 
Illuminent  les  cieux  et  les  mers  confondus. 


Cependant  les  vaisseaux  dans  les  ombres  perdus 
Voguent  séparément  au  gré  de  la  tempête. 
Devant  l'arrêt  du  ciel  Cartier  courbe  la  tète. 
Il  espère  toirours  :  ce  sublime  marin 

Au  milieu  «le  l 'orage  est  demeuré  serein  ! 


La  nuit  qui  BUT  la  nier  vient  d'étendre  son  aile 

A  cet  affreux  tableau  donne  une  horreur  nouvelle 


DU    CANADA  7 

Le  marin  ne  voit  pas  son  léger  bâtiment 

Que  parait  engloutir  le  terrible  élément, 

Si  ce  n'est  toute  fois  aux  lueurs  de  la  foudre 

Qui  semble  s'acharner  à  tout  réduire  en  poudre. 

Mais  le  vaisseau  revient  sur  le  flot  agité 

Connue  un  noble  escadron  qui  cent  fois  culbuté 

Se  relève  aussi  fort  et  remonte  sans  cesse 

A  Tassant  d'un  rempart  ou  d'une  forteresse. 

Le  pilote  incertain  et  perdu  dans  la  nuit 

Xe  sait  plus  vers  quel  lieu  son  navire  s'enfuit  : 

Le  matelot  troublé  croit  que  Dieu  l'abandonne 

Et  que  pour  lui  déjà  la  dernière  heure  sonne. 

Pendant  toute  une  nuit,  et  pendant  tout  un  jour 

Nul  astre  du  beau  temps  n'annonce  le  retour. 

La  mort  plane  partout.  Dans  leurs  humides  franges 

Les  flots  semblent  rouler  avec  des  bruits  étranges, 

Tantôt  un  cri  moqueur,  tantôt  un  rire  amer  : 

C'est  le  ricanement  du  démon  de  la  mer  ! 


VIII 

TERRE 

Saint  !  brillant  soleil  !  Salut  !  douce  lumière  l 
Tu  viens  chasser  la  nuit  de  ma  triste  paupière 
Et  rendre  au  ciel  d'azur  sa  suave  gai  té, 
Au  perfide  océan  sa  sauvage  beauté  ! 
Devant  toi  l'aquilon  a  vu  tomber  sa  rage  ! 
Devant  toi  s'est  enfui  le  vagabond  nuage  ! 


78  DÉCOUVERTE 

Tu  parsèmes  la  merde  lumineux  sillons 

L'oiseau  sèche  son  aile  à  tes  chastes  rayons  ! 
Salut,  astre  charmant  !  niais  où  sont  les  carènes 
<w>ue  le  vent  dispersa  sur  les  ondes  lointaine-. 
Pendant  que  dépouillé  de  ton  celât  si  doux 
Tu  te  cachais  d'effroi  dans  Le  ciel  en  courroux  ? 


Comme  un  oiseau  blessé  par  la  flèche  stridente 

Se  traine  vers  les  bois,  et  (Tune  aile  pendante 

Rase  les  prés  en  fleurs  et  les  champs  de  moisson. 
J'en  vois  un  qui  s'incline  au  bord  de  l'horizon  ! 
Ses  cordages  rompus,  ses  voiles  déchirées 

Voltigent  au  dessus  des  values  a/auve-. 

Comme  les  blancs  flocons  «pie  les  jeunes  agneaux 

Accrochent  en  passant  aux  nœuds  <\v>  arhrisseaux. 
Cependant  les  marins,  pleins  d'un  nouveau  COUrage, 

Réparent  le  désordre  apporté  par  l'orage, 


LUT    CANADA  19 

Kl  déjà  le  navire  avec  rapidité 

S'ouvre  un  large  chemin  sur  le  flot  argenté. 

Le  ciel  veille  sur  toi  !  vogue  charmant  navire  ! 

Vogue,  favorisé  par  un  tiède  zéphire  ! 

Le  démon  de  la  mer,  honteux  et  confondu, 

Dans  son  antre  de  boue  est  déjà  descendu. 

Le  Seigneur  a  parlé,  les  esprits  des  ténèbres 

Se  sont  précipités  dans  les  gouffres  funèbres. 

Lucifer  a  senti  comme  un  soufflet  sanglant 

Qui  lui  fit  devant  Dieu  courber  son  front  tremblant. 

Vogue,  ô  joli  navire,  avec  ta  noble  troupe  ! 

V\\  pilote  divin  s'est  assis  à  ta  poupe  ! 

Pour  veiller  sur  ton  sort,  l'Ange  du  Canada, 

Dans  l'orage  et  la  nuit,  sans  cesse  te  guida  ! 


Longtemps,  longtemps  ainsi  vogue  ••  La  Grande  Her- 

[mine." 
Il  sillonne  tantôt  une  mer  qu'illumine 


$0  DÉCOUVERTE 

Les  reflète  chatoyants  «lu  paisible  matin. 
Tantôt  les  flots  dorés  par  l'éclal  incertain 
De  L'astre  de  la  nuit  qui  monte  sons  la  nue 
^genoux  sur  le  pont,  les  marins,  tète  oue, 

Viennent  avec  respect  [trier   matin  et  soir. 

E1  demander  encor  le  courage  e1  l'espoir. 


Cependant  deux  vaisseaux  sont  perdus  sur  les  ondes. 

Sont-ils  ensevelis  sous  les  vagues  profonde 

Ou  sans  voiles,  sans  mats,  sous  un  ciel  inconnu. 

Est-ce  en  vain  que  pour  eux  le  calme  est  revenu  ? 

L'ange  du  Canada,  comme  un  débile  athlète, 

S'est-il  donc  contenté  d'une  gloire  incomplète  ? 

Au  démon  de  la  mer  demi-victorieux 

A-t-il  abandonne  ce  butin  précieux  ? 


DK    CANADA  81 

Immobile,  de  bout  au  pied  du  mât  de  hune. 

Cartier  verse  des  pleurs  sur  la  triste  infortune 

Des  braves  compagnons  de  ses  nobles  travaux. 

Ils  devaient  avec  lui  fouler  ces  bords  nouveaux 

Que  le  ciel  étonné  promit  à  son  audace  ! 

Vainement  de  la  nier  parcourant  la  surface. 

Son  humide  regard  cherche  quelque  point  noir 

Qui  pourrait  un  moment  tromper  son  désespoir  : 

La  mer  de  toute  part  est  limpide  et  déserte  ! 

Au  dessus  de  ses  flots  nulle  aile  n"est  ouverte  ! 

Les  matelots  aussi,  touchés  de  ce  malheur 

Eprouvent  dans  leur  âme  une  amère  douleur  : 

Leurs  propos  sont  moins  gais  ;  leurs  chansons  plus  do- 
lentes 
Dans  l'air  calme  du  soir  trainent  leurs  notes  lentes. 


Le  flot  se  ride  et  tremble  à  1* haleine  des  vents 
Comme  un  front  de  vieillard  sous  le  souffle  des  ans. 


DÉCOUVERTE 

Le  Boleil  esl  entre  dans  sa  couche  pudique. 
De  nouveau  sur  la  mer  la  nuit  mélancolique 
Avec  son  noir  manteau  se  promène  sans  bruit, 
Et  Bur  son  front  d'ébèno  une  étoile  d'or  luit. 
Et  le,  navire  vogue  !  et  sa  coquette  voile 
Sur  la  vague  d'azur  tremble  comme  l'étoile  ! 
Endormis  sur  le  pont,  la  pluspart  des  marins 
Ont  pour  quelques  moments  oublié  leurs  chagrins. 
Cartier  veille  toujours,    l'nc  douce  espérance 

Soutient  son  énergie  et  ealme  sa  souffrance. 
Il  lui  semble  que  l'onde  en  ses  replis  profonds 
Berce  de  verts  rameaux  et  de  flexibles  jon< 
Et  que  l'air  est  rempli  d'un  arôme  sauvage 

Comme  celui  «pi'exhale  un  jeune  et  chaud  foui  liage  : 
Ki  sur  l'aile  des  nuits  son  e<cur  reconnaissant 
S'élève  avec  amour  vers  le  Dieu  Tout-1'uissant. 


! 


Di:    CANADA  8:> 

La  nuit  s'est  envolée  et  le  vent  souffle  encore. 
Au  tond  de  l'Orient  la  matineuse  aurore 
Lève  son  front  orné  d'un  éclat  chaste  et  doux. 
Le  soleil  qui  la  suit  comme  un  fidèle  époux, 
D'une  poussière  d'or,  de  mille  traits  de  flamme 
Emaille  et  t'ait  briller  la  vagabonde  Lame, 
Poussant  d'étranges  cris,  de  superbes  oiseaux 
Rasent  dans  le  lointain  la  surface  des  eaux. 
Ou  planent  dans  les  airs  au  dessus  du  navire. 
Un  doux  pressentiment  ranime  et  fait  sourire 
Les  marins  réunis  sur  le  gaillard  d'avant. 
Le  mousse  dans  le  mit  remonte  plus  souvent, 
Espérant  chaque  fois  que  de  l'oncle  azurée 
Son  œil  verra  surgir  la  terre  désirée. 
Le  vent  fraîchit  toujours,  et  le  lier  bâtiment 
Vers  le  monde  nouveau  marche  rapidement. 
Et  Cartier  tout  ému.  l'œil  rempli  de  lumière. 
Regarde  l'eau  qui  vole  ainsi  qu'une  poussière. 


84  DECOUVERTE 

Il  aime  son  vaisseau,  comme  an  vieil  écuyer 
Aime,  quand  il  hennit,  son  vigoureux  coursier 


Quel  est  ce  long  sillon  qui  s'élève  dos  vagues  ? 
Il  esl  vêtu  d'azur  el  ses  formes  sont  vagues 
Comme  un  rêve  d'amour  dans  un  coeur  innocent  ! 
Il  s'avance  !   Il  s'avance  !   Il  va  s'élargissant  ! 
Est-ce  un  monde  réel  ?  Ou  n'est-co  qu'un  mirage 
Qui  brille  comme  un  songe  aux  yeux  de  l'équipage  ' 
Soudain  uue  clameur  s'élève  jusqu'aux  eieux  : 
•"  Terre  !  terre  !  "  oui  crié  les  matelots  joyeux, 
Et  le  vaste  Océan  a  redit  :  ••  Terre  !  terre  ! 
Et  Cartier,  tout  m  pleurs,  courbe  son  front  austère, 
Adore  dan?  l'amour  le  Dieu  de  sainteté 
Qui  pour  lui  t'ait  si  haut  e(dater  sa  honte  ! 
Kt  le-  pauvres  marins  transportés  d'allégresse, 
Oublièrent  alors  un  moment  leur  tristesse, 
S'embrassèrent  entre  eux.  se  serrèrent  les  mains. 
Et  jetèrent  au  vent  mille  joyeux  refrains  ! 


IX 


iUNË  ILE 

Comme  un  athlète  heureux  qui  remporte  la  palme, 
tfje  navire  s'arrête  au  fond  d'une  anse  calme 
>Que  le  rivage  ceint  de  ses  liras  arrondis. 

Dans  les  flots  de  cristal  les  arbres  reverdis 
,Se  plaisent  à  mirer  .leur  grande  et  sombre  image; 

Kl  d'agiles  oiseaux  au  chatoyant  plumage 


Xli  DÉCOUVERTE 

Ornent  comme  des  fleurs  Les  feuillages  touffus 
Et  du  fond  «les  forêts  des  chants  gais  e1  confits 
S'élèvent  tout  à  coup  pour  saluer  les  hôtes 
Que  le  ciel  a  conduits  sur  ces  lointaine-  côtes. 


Les  marins  agites  d  indicibles  transports 
Descendent  cependant  sur  ces  sauvages  bords. 
Tourmentés  par  la  crainte  et  par  L'inquiétude, 
Leur  cœur  s'ouvre  a  la  joie  en  cette  solitude 
Où  L'orgueilleuse  mer  vient  humblement  mourir. 
Ils  foulent  le  gazon  ;  >e  plaisent  à  courir 
Sous  le  dôme  ondoyant  des  arbres  séculaires  : 

Réveillent  les  échos  de  ces  lieux  solitaires 
Par  leurs  cris  d'allégresse  et  leurs  couplets  joyeux  : 
S'enivrent  du  parfum  des  arbres  résineux  ; 
Escaladent  Les  rocs  :  montent  dans  Les  feuillages 

Comme  ils    montent    sur   l'eau   dans   leurs   tremblante 

[cordages. 


DU    CANADA 

Ainsi  jusques  au  soir,  d'un  pied  souple  et  léger, 
Us  parcourent  gaiment  le  rivage  étranger  : 
Mais  quand  l'oiseau  des  nuits  s'enfuit  de  sa  cellule, 
Quand  aux  cimes  des  pins  tremble  le  crépuscule, 
A  la  voix  de  Cartier,  sur  le  pont  du  vaisseau 
.Avec  empressement  tous  montent  de  nouveau; 
Puis  ensemble  à  genoux,  ils  élèvent  leur  âme 
Vers  celui  qu'en  tout  lieu  la  nature  proclame  ; 
Et  cette  mer  tranquille,  et  ces  immenses  bois 
Entendent  louer  Dieu  pour  la  première  fois  ! 
Pour  leurs  frères  aimes  que  les  vents  dispersèrent 
Avec  ferveur  et  foi  les  matelots  prièrent. 


Deux  hommes,  par   leur  geste  et  sur  leurs  fronts 

[cuivrés, 
Laissent  voir  le  bonheur  dont  ils  sont  enivrés 

A  l'aspect  imprévu  de  la  rive  déserte. 

Leur  âme  si  longtemps  froide,  insensible,  inerte, 


DÉCOUVERTE 

A  retrouve  la  vie  el  repris  sa  gaité. 
A  leurs  esprits  ardents  sourit  la  liberté. 
Pareils  à  deux  oiseaux  dont  la  prison  s'entr'ouvi 
Ils  prendront  leur  essor  vers  le  bois  qui  reconvr 
La  cabane  où  jadis  ils  virent  de  beaux  jours, 
Les  os  de  leurs  aïeux  et  leurs  tendres  amours. 


Le  lendemain  matin,  au  lever  de  l'aurore, 
Quand  la  grive  chanta  sa  cantate  sonore. 
Quand  la  fleur  entrouvrit  son  calice  odorant, 
Va  i\uv  L'onde  effleura  le  sable  en  murmurant. 
Cartier  el  ses  marins  revinrent  aux  rivages 
Amenant  avec  eux  les  deux  captifs  sauvages. 


Ils  marchèrent  longtemps,  tantôt  au  bord  des  eaux. 
Tantôt  sur  les  rocs  nus  ou  sur  les  verts  coteaux. 


DU    CANADA  89 

Cherchant  où  s'étendait  cette  terre  fertile. 
Ils  purent  voir  enfin  qu'elle  n'était  qu'une  ile 
que  lu  mer  étreignait  dans  ses  bras  palpitants, 
Mais  au  nord,  au  midi,  du  sein  des  mers  sereines, 
Ils  virent  s'élever  d'autres  terres  lointaines. 
Et  pendant  qu'ils  marchaient  dans  les  épais  taillis7 
Les  oiseaux  effrayés  s'élançant  de  leurs  nids 
Faisaient  vibrer  les  bois  de  leurs  notes  stridentes. 
Kt  les  deux  Indiens  dans  leurs  âmes  ardentes. 
Eprouvaient  le  besoin  de  s'envoler  comme  eux. 


1)  tmagaya  pourtant,  sous  les  bois  ténébreux, 
Poursuit,  armé  d'un  arc  qu'il  fit  d'un  jeune  frêne, 
Un  oiseau  gigantesque  au  plumage  d'ébène. 
Il  est  bien  loin  déjà:  ses  compagnons  surpris 
Jettent  pour  l'appeler,  tour  à  tour,  de  vains  cris. 
Il  court  comme  un  chevreuil  sur  le  tapis  de  mousse 


90  DÉCOUVERTE 

La  Liberté  jamais  ne  lui  parai  plus  douce. 
Au  sommet  élevé  d'Un  odorant  sapin, 
Fatigué  d'un  long  vol.  l'oiseau  s'arrête  enfîni 
Croyant  avoir  vaincu  le  chasseur  insensible.. 
Domagaya  joyeux,  bande  sou  arc  flexible 
El  s'apprête  à  percer  L'oiseau  trop  confiant.. 
Mais  il  a  tardé  trop.      Tue  flèche  en  criant 
De  l'arbre  ehevelu  perce  l'altière  cime, 
R(  d'un  autre  chasseur  l'oiseau  tombe  victime. 
Le  sauvage  «'tonne  m'  sait  plus  que  penser: 
L'espérance  et  la  peur  L'empêchent  d'avancer. 
Rst-Ce  un  entant  des  botsgni  vient  à  sa  rencontre. 
Ou  le  bon  manitOU  qui  devant   lui  se  montre 
Pour  le  sauver  enfin  des  entraves  des  Blancs  ? 

Des  pa-  froissent  le  sol  sous  les  arbres  tremblants 
Le  feuillage  s'écarte  et  le  rameau  s'incline, 
Kl  soudain  apparaît  une  forme  divine. 
Un  sentiment  d'effroi  saisit  Domagaya : 


DU    CANADA  91 

11  reconnaît  pourtant  la  jeune  Naïa  : 

Mais  il  ne  peut  cncor  lui  dire  une  parole. 

Jusqu'au  pied  du  sapin  la  chasseresse  vole 

Et  va  saisir  l'oiseau  que  sa  flèche  a  perce. 

Elle  aperçoit  alors  contre  un  arbre  adosse 

L'homme  que  pour  époux  a  choisi  sa  tendresse  : 

Elle  lui  tend  les  bras,  jette  un  cri,  puis  s'affaisse  ! 

Mais  l'amant  auprès  d'elle  à  genoux  s'est  jeté  : 

1 1  soulève  son  front  brillant  de  pureté, 

Et  pour  la  réchauffer  tient  sa  main  refroidie. 

Une  tendre  parole  à  son  âme  engourdie 

Rend  insensiblement  la  force  et  la  vigueur  : 

Elle  ouvre  ses  grands  yeux  tout  remplis  de  langueur  : 

— "  0  toi  qui  m' apparais  sous  ce  désert  feuillage 

••  Es-tu  Domagaya  l'amour  de  mon  jeune  âge  ?  " 

Dit-elle,  en  essuyant  les  larmes  de  ses  yeux, 

••  Ou  bien  es-tu,  dis-moi,  son  esprit  soucieux 

"  Qui  vient  du  champ  des  morts  soutenir  mon  courage  ? 


92  dé(mhvkhtf; 

•-  Les   Blancs  font-ils  chez-cux   t'ait  Bubir  quelqurou- 

[trage? 
••  Et  les  vieillards  sensés  n'ont-ils  donc  j»as  en  tort 

••  De  me  dire  traîtresse  et  d'exiger  ma  mort  ?  " 

— ••  Xaïa.  < | il*'  dis-tir  ?  Que  dis-tu.  mon  amie  ? 

•■  .le  >uis  Domagaya  plein  d'amour  el  de  vie  ! 

■  Les  guerriers  do  l'Aurore  ont  un  cœur  généreux  : 

■■  A  travers  te  grand  lac  je  reviens  avec  eux. 

••  Le  vent  nous  a  jetés  sur  cette  petite  île  : 
••  .Votre  vaisseau  là-bas,  dort  sur  fonde  tranquille. 
••  Mais  toi.  dis-moi  comment  tu  te  trouves  ici. 
••  Gomment  tu  fus  traîtresse  et  condamnée  aussi. 
—  ■•  Non  !    non  !    ta  Xaïa  ne  fut  point  insensée  ! 

•  Son  crime  n'existait  qu'au  fond  de  la  pensée 

•  De  ces  vieillards  pervers  <|iii  désiraient  «lu  sang  ! 

•  .Asseyons-nous  plus  loin,  au  bord  de  cet  étang  : 

•  .le  vais  en  quelques  mots  te- dire  mes  misères. 

Tous  dettX  sVtant  assis  sur  le-  molles  fougères, 

\up:vs  <le<  flots  d'azur  d'un  petit  lac  dormant. 


DU   CANADA  :'•> 

Elle  tit  ce  récit  à  son  fidèle  amant  : 

— ••  Quand  dos  Blancs  le  navire  eut  laissé  notre  plage. 

"  Un  sombre  désespoir,  une  bouillante  rage 

••  S'emparèrent  du  cœur  de  ton  père  attristé. 

"  Il  accusa  longtemps  les  Blancs  de  cruauté, 

li  Et  demanda  les  fils  ravis  à  sa  tendresse. 

l-  Un  perfide  jongleur,  plein  de  haine  et  d'adresse 

-•  Lui  dit  de  se  venger  en  renversant  la  croix. 

-■  Le  conseil  des  vieillards  l'aurait  voulu  je  crois  : 

••  Mais  j'arrive  soudain  pendant  qu'on  délibère  : 

"  J'avais  du  Dieu  des  Blancs  vu  l'adorable  mère; 

"  Au  pied  de  la  croix  même  elle  m'avait  parlé. 

"  Je  redis  son  discours  au  grand  chef  désolé  : 

"  Il  sentit  se  calmer  son  courroux  et  ses  peines  : 

';  La  croix  resta  debout  au  milieu  de  nos  plaines. 

"  Mais  en  vain  notre  chef, dans  les  pleurs  nuit  et  jour, 

u  De  ses  fils  bien  aimés  attendit  le  retour. 

-'  Le  jongleur  nourrissant  une  haine  farouche 


04  DÉCMM   VKKTK 

•  8e  plut  à  me  Bouiller  du  venin  do  sa  bouche.. 

"  Il  me  traqua  partout,  jusqu'au  tond  dos  forêts  ; 

•  Pour  me  perdre  il  forma  mille  infâmes  projets. 
"  Il  m'accusa  d'avoir  par  des  bruits  ridicules, 

•■  Surpria  la  bonne  foi  dos  vieillards  trop  crédules. 

"  Eh  ceux-ci  s'indignanl  do  ma  témérité, 

'■  Kt  d'avoir  devant  moi  manqué  de  ferme 

••  Crurenl  couvrir  leur  honte  et  servir  la  justice 

••  En  me  faisant  du  feu  subir  l'affreux  supplice. 

••  J'étais-là  dépouillée  et  liée  au  poteau, 

l-  A  l'heure  où  le  soleil  derrière  le  coteau 

"  Semble  se  reposer  dans  un  lit  de  feuillage. 

••  Autour  de  moi  pleuraient  los  femmes  du  villa 

■  Mais  le  jongleur  riait  :  et  sou  rire  moqueur 
C!  Comme  un  trait  acéré  me  déchirait  le  cœur. 

■•  Pour  narguer  mes  bourreaux  a  cette  heure  terrible 

■  Je  n'aurais  pas  chanté  d'un  ton  calme  et  paisible  : 
■•  Mais  j'étais  innocente  et  je  mourais  sans  peur. 


DU    CANADA  95 

"  Un  instant  s'éloigna  le  barbare  jongleur  ; 
:-  Il  revint  brandissant  une  torche  enflammée  : 
"  Il  me  sourit  encore  !  et  soudain  la  fumée 
•  Fil  monter  jusqu'au  eiel  ses  épais  tourbillons, 
••  Et  je  sentis  du  feu  les  cuisants  aiguillons. 
••  Mais  tout  à  coup  que  vois- je  au  milieu  de  la  flamme  ? 
••  Un  espi'it  merveilleux  !  une  brillante  femme  ! 
"  Lij  même  que  je  vis  devant  la  haute  croix  ! 
"  Elle  défait  mes  nœuds  de  ses  flexibles  doigts. 
••  Baise  mon  pâle  front  et  me  dit  à  l'oreille  : 
-  Naïa,  sauve-toi,  sur  tes  jours  moi  je  veille  ! 
•'  Et  je  ne  sais  comment  malgré  les  javelots. 
••  Je  franchis  le  village  et  courus  prés  des  flots  : 
••  Mais  j'éprouvais  alors  une  étonnante  force  ; 
:'  Je  pris  mon  aviron  et  mon  canot  d'écorce. 
"  Et  je  voguai  sans  peur  sur  les  flots  périlleux 
•  Jusqu'au  jour  où  le  vent  me  poussa  vers  ces  lieux." 


96  DlCOUVEBTl 

Ainsi  parla  Longtemps  la  jeune  fugitive. 
Prêtanl  à  son  récil  une  oreille  attentive, 
Domagaya,  muet,  la  regardail  toujours. 
— "  O  Xaïa  !  dit-il.  \aïa.  mes  nmoiu-s. 
■•  Retournons  maintenant  au  pays  de  nos  pères  ' 
■•  Je  Los  écraserai  ces  Langues  de  vipères 
"  Qui  sur  toi  n'ont  pas  craint  d'appeler  tant  de  maux  ! 
••  Le  jongleur  maudira  ses  desseins  infernaux. 
•■  Comme  L'iniquité  la  justice  a  son  heure  ! 
••  Mon  père  en  revoyant    les  deus  entants  qu'il  pleure 
"  Saura  qu'à  des  méchants  il  a  donné  sa  foi. 
"  Il  se  repentira  d'avoir  doute  de  toi. 
••  Voguons  dans  ton  canot  !  voguons,  ô  mon  amie  ! 
••  Mon  frère  nous  suivra  sur  la  mer  endormie. 


LE  SIGNAL 


Au  tond  de  l'Occident  le  soleil  descendait. 
Et  l'ombre  de  la  nuit  à  l'Orient  montait. 
Comme  on  voit  dans  un  cœur  s'affaisser  l'espérance 
Et  monter  tout  à  coup  une  sombre  souffrance. 
Après  avoir  marché  dans  file  tout  le  jour. 
Sur  le  bord  de  la  mer  les  marins  de  retour. 


98  DÉCOUYXBTI 

Entassaient  <\vs  rameaux  pour  les  livrer  aux  flamme 
Quand  le  voile  des  nuit»  s'étendrait  sur  les  lames. 
Et  faire  aux  doux  vaisseaux  peut-être  errants  encor 
l'n  signal  qui  pourrait  diriger  leur  essor 
Vers  la  tranquille  baie  où  la  bonté  divine 
Avait,  malgré  l'enfer,  guidé  la  Grande-Hermine, 


Sur  le  sable  où  le  flot  courait  avec  lenteur 
Cartier  se  promenait;  méditant  dans  son  cœur 
Les  desseins  du  Très-Haut  èl  sh  magnificence; 
Et  débordant  d'amour  et  de  reconnaissance 
Son  esprit  droit  et  pur  montait  vers  le  Scigncu 
Comme  vers  le  soleil  une  molle  vapeur. 


Ce]  'iidant  ses  regards  avec  inquiétude 
Interrogeaient  souvent  la  vaste  s*olitude. 


1)1      CANADA 


99 


Le  chasseur  Indien  n'était  pas  revenu. 
S'était-il  égare  dans  le  bois  inconnu  ? 
Ou  sentant  tout  à  coup  ses  fiers   instincts  renaître. 
S'était-il  échappé  pour  ne  pas  reparaître  • 
Pendant  que  ces  penser»  occupaient  ses  esprits, 
Sur  un  rocher  couvert  de  sapins  rabougris 
Cartier  vit  s'élancer  deux  rapides  fantômes. 
Comme  un  mulot  ruse  se  cache  dans  Les  chaumes, 
Il  les  vit  se  cacher  au  plus  épais  des  bois. 
Ht  li  les  entendit  contrefaire  trois  t'ois. 
Toujours  en  élevant  leur  voix  imitative, 
Du  Lugubre  hibou  la  voix  morne  ci  plaintive. 
Surpris,  vers  les  marins  il  accourt  promptement, 
Mais  il  les  trouve  aussi  remplis  d'étonnement. 
A  l'instant  où  les  voix  s'élevant  des  ténèbres, 
Avaient  fait  trembler  L'air  de  leurs  trois  cris  funèbre- 
Taiguragny,  pensif,  avait  bondi  soudain. 
Et  s'était  vers  les  bois  élance  comme  un  daim. 


100  DÉCOUVERTE 

Mais  ses  pieds  n'avaient  plus  leur  souplesse  premii  re 

Un  marin  le  saisit  avant  que  la  bruyère 

Lui  donnât  dans  sou  ombre  un  asile  certain  : 

El  tenant  son  front  pâle  appuyé  sur  sa  mai  11, 

Il  était  maintenant  assis  au  pied  d'un  ai-l'i-e. 

Immobile  et  muet  comme  un  buste  de  marbre. 

—  •  Ces  end i-oit s.  dit  Cartier,  ne  sont  donc  pas  d<  sel  ts 

•    Nous  les  explorerons  en  mille  sens  divers 

••  Sitôt  qu'à  riiori/ou  l'on  verra  l'aube  poindre. 

"  Domagaya  nous  fuit,  il  faudra  le  rejoindra 

••  Mais  brûlons  DOS  rameaux  que  l'on  vient  d'entas-  er 

"  Dans  le  sommeil  ensuite  allons  nous  délasser." 


Alors  un  des  marins  en  frappant  une  pierre 
Kit  jaillir  avec  bruit  une  vive  lumière  : 
L'étincelle  mordit  les  rameaux  résineux  : 
La  fumée  éleva  ses  orbes  onduleux 


DU    CANADA  101 

Comme  un  voile  flottant  dans  l'air  chaud  et  limpide. 

Un  gai  pétillement,  un  craquement  rapide 

Se  mêlèrent  alors  aux  cris  des  matelots. 

A  leur>  éclats  de  rire,  à  leurs  joyeux  propos. 

Bientôt  tout  tut  en  feu.     De  ses  flèches  aiguës 

La  minime  en  bourdonnant  semblait  percer  les  nues: 

lTn  rideau  ténébreux  dérobait  les  forêts; 

Et  du  vaste  brasier  les  ondoyants  reflets 

Luisaient  d'un  vif  éclat  au  loin  sur  Tonde  amère. 

Gomme  le  souvenir  d'une  joie  éphémère 

Vient  luire  quelque  fois  sur  notre  pauvre  cœur 

Quand  il  est  recouvert  d'un  voile  de  douleur. 


La  flamme  cependant  B'était  bien  vite  éteinte. 
Et  la  mer  n'avait  plus  sa  lumineuse  teinte. 
Monte  sur  son  vaisseau,  l'aventureux  marin 
Reposait  ses  esprits  dans  un  sommeil  serein. 


1  02  DÉCOUVERTE 

Aussitôt  que  l'aurore  au  monde  vint  sourire, 

Le  Commandant  monta  sur  le  pont  du  navire, 

Kl  longtemps  sur  la  mer  promena  son  regard. 

Alors  les- matelote,  honteux  d'être  en  retard, 

Laissèrent  leurs  hamacs  et  leurs  aimables  rêves. 

Le  vent  soufflait  du  large,  et  l'onde  sur  les  grèves 

Jetait  sa  blanche  écume  avec  <lc  vagues  bruits, 

Pendant  qu'au  ciel  montaient  les  trais  brouillards  <le> 

[nuits. 

Tout-à-coup,  rasant  l'île,  une  frèlç  pirogue, 
Sur  les  Hots  eeiinicux  se  précipite  et  vogue. 
Mlle  laisse  la  rive  et  vient  vers  le  vaisseau  : 
Chaque  coup  d'aviron  la  t'ait  bondir  sur  l'eau. 
Carticra  reconnu  l'Indien  qui  la  guide. 
C'est  bien  Domagayadont  la  ruse  perfide, 
Faillit  avoir  la  veille  un  étrange  suce< 
il  rame  avec  vigueur;  il  est  déjà  tout  près. 


IH      CANADA  10& 

Taiguragny  surpris  ne  sait  par  quel  mystère 
Dans  un  canot  d'éeorfce  il  voit  voguer  son  frère. 
Cependant  il  arrive,  amarre  son  canot. 
Kt  sur  le  bâtiment  il  parait  aussitôt. 
Il  jette  sur  son  frère  un  regard  de  reproche 
Et  vers  le  Commandant  humblement  il  s'approche: 
— "  Noble  Seigneur,  dit-il.  tu  vois  que  l'Indien 
•  Ne  devient  pas  ingrat  quand  on  lui  fait  du  bien. 
••  J'aurais  pu  me  cacher  dans  de  secrets  repaires 
••  Et  voler  cette  nuit  au  pays  de  mes  pères; 
••  Mais  de  bons  soins  toujours  tu  m'as  environné 
•;  Kt  je  vais  pour  cela  jusqu'à  Stadaconc. 
••  A  travers  les  éeueils  diriger  ton  navire. 
■l  Mais  il  est  dans  cette  île,  enfin  je  dois  le  dire, 
"  Une  femme  que  j'aime  et  qu'il  faut  emmener. 
••  Des  méofeanis  a  la  mort  ont  pu  la  condamner. 
••  Son  amour  pour  la  creux  fut  son  unique  crime  : 
••  De>  ennemis  des  Blancs  elle  fut  la  victime. 


101  DÉCOUVERTE 

••  l'n  esprit  de  ton  ciel  l'a  ravie  au  bûcher, 
••  Kl  dans  ces  bois  déserts  elle  vint  se  cacher. 
••  Si  nous  la  délaissions  en  ce  lieu  solitaire 
••  Klle  mourrait  bientôt  de  peine  et  de  misère. 

•  Au  ciel  <lu  Canada  qu'elle  vienne  avee  UOUS, 
••  Kl  que  ta  charité  lui  tasse  un  sort  plus  doux. 


Cartier,  tout  étonné  de  ce  noble  langage. 
Presse  contre  son  coeur  la  main  du  bon  sauvage. 
Il  sait  que  l'Indien  avec  habileté 
l'eut  donner  au  mensonge  an  air  de  vérité. 
Kl  que  d'autres  motifs  en  empêchant  sa  fuite, 
<  >nt  pu  déterminer  cette  noble  conduite  : 
Cependant  il  se  plait  à  croire  ses  discours 
Kl  veuf  que  sans  retard  l'on  prête  du  secours 
A  cette  entant  des  bois  que  poursuit  l'injustice. 
Par  son  ordre  aussitôt   une  chaloupe  glisse 


|)['    CANADA  10," 

Vers  la  rive  déserte  où  l'humble  fille  attend  : 
Domasava,  ravi,  la  conduit  en  chantant. 


Qu'il  est  plaisant  e1  frais  le  souffle  de  la  brise  ! 

Vrers  les  récifs  lointains  comme  l'onde  se  brise  ! 
Qu'ils  sont  gais  dans  leur  vol  les  oiseaux  de  la  nier  ! 
Qu'elle  est  forte  la  voix  de  l'océan  amer  ! 
Est-ce  une  aile,  là-bas,  qui  s'ouvre  v\  se  balance  ? 
Est-ce  un  immense  oiseau  qui  sur  l'onde  s|éiance  ? 
()  Cartier,  quel  éclair  s'échappe  de  tes  yeux  ! 
Quel  doux  étonnement.  quel  espoir  radieux 
Font  tressaillir  ton  cœur  comme  un  bronzequ'on  frappe! 
Que  portent  donc  les  flots  sur  leur  mouvante  nappe  ? 
Ce  n'est  point  un  brouillard  qui  s'élève  eelatant  ! 
Ce  n'est  point  un  oiseau  qui  vient  en  s'ébattant  ! 
Une  voile  !   une  voile  !  0  Dieu  !  c'est  une  voile  ! 
Puis  une  autre  la  suit  comme  au  ciel  une  étoile 


H»*!  DÉCOUVERTE 

Suit  de  près  dans  l'azur  lustre  aux  payons  sereins  ! 
Elle  approche  !  elle  approche  !   Et  déjà  les  maiiuK 
Du  rivage  de  l'île  au  loin  Tout  aperçue  ; 
Leur  immense  clameur  monte  jusqu'à  la  nue 
Et  du  pocher  sonore  éveille  les  échos  : 
Ë1  sur  le  bâtimenl  les  mitres  matelots 
Répondent  à  ces  cris  par  d'autres  cris  de  joie  ! 
A  la  cime  des  mâts  le  pavillon  ondoie  ! 
C'est  une  belle  fête  !  et  les  coquets  vaisseaux 

Paraissent  de  plaisir  8*agiter  sur  les  eaux  ! 

Les  voila  !  les  voilà  ces  navires  rapides 
Avec  leurs  ponts  couverts  de  marins  intrépides, 
Leurs  flânes  tout  écumeux,  leurs  agrès  mutilés  ! 
Sous  quels  cienx,  sur  «pr.'ls  flots  étaient-ils  donc  allés? 

Quel  astre  le-  eunduit  vers  cet  heureux  rivage  ? 

Quel  pouvoir  les  sauva  des  fureurs  de  l'orage  ?... 
L'ancre  tombe  soudain  dans  1rs  M<»ts  orgueilleux; 
Un  cantique  d'amour  s'élève  jusqu'aux  cieux  ! 


X I 


UN  FLEUVE 

Marins,  ouvrez  vos  cœurs  à  la  réjouissance  ! 
Chantez  l'hymne  sacre  de  la  reconnaissance  ! 
An  Dieu  qmi  vous  guida  sur  les  gouffres  amers. 
Kt  vous  fit  déjouer  les  pièges  des  enfers, 
(liante/  un  chant  d'amour,  un  refrain  d'allégresse  ! 
Rn  vain  l'ange  maudit  à  vous  fluire  s'empresse. 


LOS  DÉCOUVERTE 

Le  ciel  pour  vous  combat,  la  victoire  est  A  vous  ! 
Après  tant  de  labeurs  le  repos  vous  est  doux  ! 
Après  tant  <lc  dangers  vous  aimez  un  asile  ! 
Laissez  vos  bâtiments,  descendez  sur  cette  île 
Où  vous  ont  attendus  vos  vaillants  compagnons  : 
Bientôt  vous  raserez  ces  rivages  sans  noms 
Que  le  monde  étonne  ne  soupçonnai!  pas  même  : 
El  vous  verrez  finir  cette  lutte  sup.-vnir 
Où  vous  n'avez  pas  craint,  courageux  matelots, 
De  suivre  votre  chef,  ce  glorieux  héros  ' 


La  rose  jette  BU  vent  scn  Miavo  ;ir< >nir>  : 

La  fontaine  roucoule,  ol  les  bois  souh  leurs  dome> 
Entendent  gazouiller  le>  nids  harmonieux. 
Tout  esl  joie  et  bonheur  au  monde  et  dans  les  cieux 
Laissez,  o  matelots,  laissez  les  frais  ombrages  ! 
Voguez  !  voguez  encor  vers  de  plus  beaux  rivages 


IPTJ    CANADIA  109 

'Y  oyez- vous. -Niir 'les  eaux  vos  navires  légers  ? 
On  dirait  que  brûlant  de  braver  les  dangers, 
Ils  veulent  suivre  encore  une  route  nouvelle 
Allons  !  allons  !   marins,  la  brise  vous  appelle  ! 
Laissez  le  vert  gazon,  l'ombre  où  vous  sommeillez  ! 
Levez  L'ancre  mordante  !    Il  vente,  appareillez! 


Comme  des  ares  tendus  les  voiles  s'arrondissent  : 
/Sur  les  flots  agités  les  navires  bondissent 
Kt  laissent  derrière  eux  l'île  aux  bords  verdoyants. 
(Comme  des  moissonneurs  dans  les  prés  ondoyants 
•Ouvrent  un  long  sillon  de  leur  âpre  faucille, 
Ainsi  les  bâtiments,  dans  l'onde  qui  scintille 
(Yeiisent  avee  leur  proue  un  onduleux   sentier. 
Leur  course  est  bien  rapide  ;   et  sur  son    bord  Cartier 
Entouré  des  marins  qui  forment  l'équipage, 
.Regarde  à  l'horizon  s'élever  le  rivage  : 


110  hKcol  VKKTF, 

Il  tressaille  en  pensant  que  ce  pays  si  Ik-.-ui 
De  la  France  sera  le  plus  riche  joyau. 


Dans  le  ciel  cependant  roulent  <le  noirs  nuages, 
Bl  sm-  la  mer  encor  s'abattent  des  orages. 
Le  golfe  sons  ses  flots  cache  |>lus  d'un  écueil, 
Satan  s'ost  relevé  plein  d'espoir  ol  d'orgueil  : 
il  oée  croire  encôr  qu'an  tciTiblc  naufrage 
De  l'ange  du  Seigneur  peut  détruire  l'ouvrage. 
.Mais  les  vaisseaux  prudents  virent  bientol  tle  bord 
El  trouvent  A  la  cote  un  sûr  et  large  port  : 


Quand  le  vent  du  matin  s'éleva  favorable 
Que  le  Mot  aznré  vint  effleurer  le  sable, 
Cartier  fit  lever  l'ancre,  et  chaque  bâtiment 
S'élança  de  nouveau  sur  le  tfolfc  écumant. 


!VT    CANADA  1  1  1 

Llaraagaya,  son  frère  et  la  jeune  Indienne 
Ensemble  assis  tous  (rois  près  de  la  grande  antenne. 
Echangeaient  à  l'écart  leurs  étranges  discours. 
Leur  présence  à  Cartier  était  d'un  grand  secours  : 
Ils  connaissaient  le  golfe  et  ses  îles  ombreuses. 
Ils  lui  parlaient  -du  fleuve  où  des  tribus  nombreuses 
Venaient  planter  de  loin  leurs  tentes  chaque  jour. 
Et  les  deux  Indiens  se  levant  tour  à  tour. 
Indiquaient  de  la  main  au  timide  pilote 
L'ecueil  qu'il  devait  fuir,  la  plantureuse  côte 
Vers  laquelle  il  pouvait  sans  nul  risque  cingler, 
iOt  le  cap  où  les  flots  allaient  battre  et  meugler. 


X  I  ] 

LE  CAP  PERCÉ 

Pendant  que,  les  vaisseaux,  sous leur, blanche  voilure. 
Inclinent  leurs  flancs  noirs  sur  l'onde  qui  murmure. 
Taiguragny  se  lève  et  inarche  vers  Cartier  : 
Vois-tu  là-bas,  dit-il,  comme  un  portique  altier 
Qui  relève  au-dessus  de  la  mer  son  front  chauve, 
(V  rocher  solitaire  où  le  corbeau  se  sauve. 


M  4  DËCOl  VERTE 

('cite  porte  qui  s'ouvre  entre  ces  hauts  piliers 
El  |>ai-  où  passeraient  tes  superbes  voiliers  '! 
De  l'Esprit  des  combats  c'était  la  grotte  étrange 

Disent  les  vieux  Saelienis.    Assise  dans  la  fange 
Sur  le  lit  du  grand  fleuve  en  ce  lieu  si  profond, 
Elle  touchait  jadis  de  son  énorme  front 
La  frange  <lu  nuage  :  el  ses  immenses  ailes, 

('ouvertes  en  tous  temps  «le  verdures  nouvelles. 

S'étendaient  vers  le  sud  a  cet  autre  rocher 
Dont  la  vierge  des  l>ois  m'ose  plus  s'approcher.. 
Morose  et  sacrilège,  aujourd  nui  la  ruine 
Habite  seule  hélas  !  la  demeure  divine  ! 
Comment  ce  vaste  asile  a  t-il  été  détruit  ? 
Je  ne  bandais  pas  Tare  que  j'en  étais  instruit  : 

Et  si  tu  veux  je  vais  te  conter  cette  histoire 
Que  nul  guerrier,  chez  nous,  ne  refuse  de  croire. 
Autant  de  lunes  d'or  ont  monte  dans  les  airs, 


Autant  de  bleus  glaïeuls  au  bord  des  ruisseaux  clair* 


DU   CANADA  115 

Se  sont  épanouis  sous  une  tiède  haleine, 
Autant  de  blancs  frimas  ont  argenté  la  plaine 
Depuis  que  s'est  passé  le  grand  événement 
Dont  je  te  fais,  Cartier,  l'histoire  en  ce  moment. 
Qu'il  passe  sur  nos  mers,  en  hiver,  de  bruines, 
Que  le  chêne  a  de  Bœufs  et  le  houx  vert,  d'épines  ! 


Polanina  la  brune  était  donc  autrefois 
La  plus  belle  des  fleurs  écloses  sous  nos  bois. 
Ses  yeux  étaient  plue  noirs  qu'une  mut  sans  étoiles 
Kt  ses  cheveux  épaie  dépliaient  leurs  longs  voiles 
Sur  sou  flanc  gracieux  comme  le  jeune  ormeau  ; 
Sou  cliant  ('tait  suave  autant  qu'un  chant  d'oiseau  : 
Elle  allait  si  légère  à  travers  le  feuillage 
Que  l'herbe  se  courbait  à  peine  à  son  passage  ; 
T. a  vague  de  la  mer  qui  s'enfle  au  point  du  jour 
N'avait  pas  de  son  sein  l'harmonieux  contour. 


11  ir  r>Écm\  -KRTK 

Kileétaït  jotme  encore  et  comptait  moi  n»  de  i 

Qu'un  babils  chasseur  à  la  t'ois  dans  ses  pi. 

\e  prendrait  de  Castor.-.    Elle  venait  souvent 

Quands  les  flots  n'étaient  pas  soulevés  pan  le  vent 

Se  bercer  comme  un  eygne'au  murmure  <\\\  fleuve  : 

La  vague  lui  taisait  une  parure  neuve 

Toute  de  diamants  qui  luisaient  au  soleil 

l'it  ruisselaient  le  long  de  son  beau  eorps  vermeil. 


Areskouï.  l'esprit  < j n ï  nous  souffle  la  guerre, 
<K>ui  se  plail  à  verser  un  sang  pur  suv  la  terre, 

Areskouï.  l'esprit  dont   l'asile  saere 

Ktait  ce  roc  qui  semble  un  grand  vaisseau  Bombré 
areskouï  sentait  pour  la  vierge  rieuse 
Un  peiieliant  violent,  une  ardeur  sérieuse. 
Kl  quand  cU*  venait  se- jouer  dans  les  flots 

Jl  lui  taisait  toujours  entendre  de  doux  mots 


M'  CANADA  llî 

Que  l' indiscrète  brise  allait  ailleurs  redire. 
Elle  seule  pouvait  voir  sa  bouche  sourire* 


Souvent  il  s'avançait  de  lauriers  couronne 
Pour  saisir  son  beau  bras  au  flot  abandonné. 
Mais  la  fille  des  bois  se  sauvait  au  rivage 
FA  cachait  sa  pudeur  sous  Le  manteau  sauvage 
Des  sapins  résineux  jaloux  de  sa  beauté. 
Alors  Areskouï  s'enfuyait  irrite 

.Dans  sa  retraite  sombre  où.  comme  un  lonij;  tonnerre. 
On  entendait  l'écho  de  sa  sourde  colère. 


Cependant  quand  le  jour  versait  sur  les  forêts 
t>e  ses  feux  bienfaisants  les  suprêmes  reflets 
Sous  les  traits  d'un  chasseur  au  front  jeune  et  superbe 
J'n  esprit  plus  heureux  sortait  des  touffes  d'herbe 


118  DÉCOUVERTE 

<^ui  lèvent  au-dessus  des  vagues  Leurs  fronts  verts, 
El  nageant  avec  graec,  il  se  dirigeait  vers 
La  fille  des  guorriors  qui  paraissait  l'attendre. 
Elle  ne  fuyait  pas.  Son  regard  vif  et  tendre 
Comme  un  rayon  tombait  sur  son  beau  eompagnoi 
Elle  ne  fuyait  pas,  et  de  son  pied  mignon 
Elle  fouettait  la  mer  qui  volait  on  rosée. 
La  gorge  bondissante,  et  la  tête  pos<  c 
Sur  les  gerbes  de  jonc  que  le  flux  apportait, 
Comme  sur  un  coussin  d?édredon,  elle  était 
Belle  comme  l'amour  à  son  premier  doux  rêve. 
Quand  on  la  regardait  en  secret  de  ia  grève 

On  se  sentait  brûle  d'un  teii  terrible  et  doux. 

La  tète  bourdonnait,  on  devenait  jaloux. 


Un  jour  Areskoui  de  sa  sombre  demeure 
Avec  son  jeune  amant  l'aperçut.  C'était  l'heure 


OJIU    CANADA  11!> 

•Où  la  rive  n'a  plus  que  de  faibles  échos, 
Où  la  brise  et  la  fleur  se  livrent  au  repos. 
Le  ciel  était  luisant  comme  un  cristal.  Les  nues 
Qui  déployaient  au  ciel  des  formes  ingénues 
Passaient  avec  orgueil  sur  ce  vaste  miroir. 
Le  vent  harmonieux  qui  s'élève  le  soir 
Faisait  de  temps  en  temps  avec  un  doux  murmure 
Frissonner  mollement  cette  onde  fraiche  et  pure. 
Le-»  amants  s'ébattaient  sur  ce  cristal  uni. 
La  vierge,  en  souriant,  d'un  bras  souple  et  bruni 
Repoussait  le  flot  bleu  qui  baisait  son  épaule  : 
Son  beatt  corps  se  cambrait  autant  qu'un  jeune  saule 
Sous  le  fouet  de  l'orage  ;  et  ses  épais  cheveux 
Tordaient  leurs  noirs  anneaux  sur  son  cou  gracieux, 
'fous  deux  ils  s'avançaient  dans  l'élément  limpide, 
Chacun  se  promettant  d'être  le  plus  rapide:. 
Ils  se  laissaient  par  fois  emporter  au  courant  : 
iXes  flots  voluptueux  le  voile  Iransparenl 


120  DÉCOOVXRTI 

Dérobait  à  demi  les  grâces  de  la  vierge. 

Ils  s'avançaient  tantôt  vers  la  paisible  berge  : 

Tantôt  ils  se  perdaient  dans  an  rayon  lointain 
Puis  paraissaient  encor  se  tenant  par  la  main. 


Areskouï  jura  dans  sa  jalouse  haine 
De  se  venger  enfin,  de  briser  cette  chaise 

Dont  le>  anneaux  dores  liaient  si  fortement 
Le  Cœur  de  l'Indienne  au  cœur  de  son  amant. 


l'n  soir  qu'elle  sortait  de  l'onde,  rougissante 
Comme  un  fruit  mur,  ou  comme  une  rose  naissante*, 
A  l'amoureux  baiser  <|iu-  sur  son  front  serein 
L'amant  mystérieux  avait  jeté  soudain. 
Il  la  suivit.     Les  bois  étaient  déjà  pleins  d'ombres, 
Et  semblaient  revêtus  de  voiles  longs  et  sombres. 


DT    CANADA  121 

Avant  qu'elle  eut  atteint  d'un  pied  vif  et  léger 

Le  vieux  wigwam  qui  seul  pouvait  la  protégea,*, 

Polanina  sentit,  pareils  à  des  tenailles 

Les  doigts  dure  et  crispés  de  l'esprit  des  bataille» 

Mordre  sa  brimé  épaule  :  elle  entendit  sa  voix 

Dont  les  sombres  accents  taisaient  trembler  les  bois. 

••  Je  suis,  dit-il.  je  suis  l'esprit  de  la  vengeance 

••  J'ignore  ta. pitié  !  J'abhorre  ia  clémence  ! 

■•  A  moi  Polanina  !  La  belle  vierge  a  moi  !... 

••  Mou  antre  étouffera  sous  sa  large  paroi 

-  Les  cris  du  désespoir  !   A  moi  ces  divins  charmes 

••  Qui  dans  mon  cœur  jaloux  excitaient  tant  d'alarmes  ! 

La  vierge  évanouie  était  tombée  hélas  : 

Areskotiï  la  prend  dans  ses  robustes  bras 

Et  s'envole  semblable  au  hibou  des  ténèbres 

Avec  sa  riche  proie  en  ses  antre-  funèbre-.  • 


122  DÉCOUVERTS 

Souvent  L'Esprit  du  Fleuve  (en  effet  c'était  lui 
<,)ui  venait  sur  les  eaux  quand  le  jour  avait  lui 
Joindre  Polanina  L'objet  de  sa  tendre  — 
Souvent,  l'Esprit  <lu  Fleuve,  à  l'heure  où  su  mai  tressé 
Avait  accoutumé  de  venir  sur  les  borda, 
Se  jouait  sur  la  vague  avec  de  doux  tranurx 
Mais  chaque  t'ois  en  vain  il  attendait  l'amante  : 
Bile  ne  venait  pas.   Etait-elle  inconstante  ? 
A.vait-elle  oublié  tant  d'instants  de  bonheur  ? 
l'n  doute  amer,  parfois,  empoisonnait  son  cœur. 


Un  jour  qu'il  reposait  sur  l'onde  molle  et  claire, 
Tout  a  sa  peine,  au  pied  de  l'antre  solitaire. 
Il  entendit   la  voix  de  l'adorable  entant  : 
Il  entendit  ses  pleurs  et  le  cri  triomphant 
Du  génie  internai  qui  la  tenait  captive. 


1)1      CANADA  £23 

Il  pousse  une  clameur  que  le  fleuve  et  la  rive  • 

Répètent  bien  longtemps,  'fous  les  Lsprits  des  eHHÏx 

S'élancent  à  la  fois  des  joues  et  des  roseaux. 

La  base  du  rocher  esl  bien  vite  sapée, 

Et  du  Dieu  «les  combats  la  force  alors   trompée 

Devient  vaine.     Le  roc  s'ébranle  et  disparait. 

Seul  le  sombre  gîte  où  le  Dieu  se  retirait 

Restait  encor  debout  enveloppé  par  l'onde. 

Mais  un  instant  s'écoule,  une  porte  profonde, 

La  même  que  tu  vois,  transperce  le  rocher 

Et  le  jour  et  la  nier  vont  tout  à  coup  lécher 

De  leurs  reflète  joyeux  le  tond  de  la  tannière 

Où  gémissait  toujours  la  belle  prisonnière. 


Areskouï  pour  fuir  prit  Tuile  d'un  corbeau, 


Sous  les  traits  redoutés  de  ce  Lugubre  oiseau 


124  DÉCOUVERTE 

Il  revient  chaque  joui-  Bill"  ees  dehris  célèbre 
Croasser  vorw  la  nuit  des  menaces  funèbres. 


Ave  •  l'olanina  dans  les  |>li^  des  flots  d*or 
L'Espril  «lu  fleuve  vient  souvent   jouer  eneni- 


XIII 

LE  SAGUENAY 

Le  jour  nait  e1  s'enfuit  et  toujours  les  navires 
Ouvrent  sur  les  flots  d'or  leurs  voiles  aux  Zéphires. 
Après  avoir  doublé  des  rivages  divers 
Ils  rasent  dans  leur  eourse  une  île  aux  bords  désert*. 
ï'n  immense  rocher  <|iii  dresse  sur  les  ondes 
Son  dos  âpre  et  sinistre  où  des  oiseaux  immondes 


12<;  DÉCOUVERT! 

Viennent  seuls,  le  printemps,  jetant  «le  tristes  cri». 
Bâtir  Leurs  nids  obscurs  sons  «les  bois  rabougris. 
Pendant  deux  jours  entiers  ils  longent  ces  rivages 
On  l'onde  e1  les  oiseaux  mêlent  leurs  chants  sauvages. 
Chaque  aurore  nouvelle  et  chaque  nouveau  soir 
Dans  le  cœur  de  <  îartier  vient  ranimer  l'espoir. 


<  "e  n'est  plus  l'océan  que  les  bateaux  franchissent 
La  terre  n'est  pas  loin  et  les  ondes  blanchissent. 
Deux  rivages  en  fleur*  qui  vont  se  rapprochant 
Rossèrent  les  flots  clairs  et  semblent  au  couchant 
Blever  sur  leur  lit  une  immense  barrière. 
Le  soleil  phis  hatif  achevé  sa  carrière. 

Il  argenté  le  ciel  <le  ses  rayons  blafards; 
Comme  les  cheveux  blancs,  la  tête  des  vieillards. 


DU    CANADA  127 

Saguenav,  les  vaisseaux:  rasent  ton  embouchure  ! 
Rivière  au  noir  courant,  quelle  sonde  mesure 
De  ton  lit  merveilleux  l'affreuse  profondeur  ? 
L'œil  est  pris  de  vertige  en  voyant  la  hauteur 
De  ta  paroi  de  roc  à  pic,  infranchissable  ! 
Fleuve  sans  grève,  gouffre  où  pas  un  grain  de  sable 
Ne  recevrait  le  pied  du  marin  naufragé 
S'il  fallait  qu'il  laissât  son  vaisseau  submergé, 
Dans  tes  profondes  eaux  vainement  l'ancre  tombe,. 
Et  le  flâné  du  navire  à  ton  bord  qui  surplombe, 
Rien  avant  que  la  quille  eut  déchiré  ton  lit  ; 
Irait  se  déchirer!   Fleuve  étrange,  l'on  dit 
Qu'après  un  long  combat  entre  les  vieux  gérttès 
Qui  voulaient  dominer  sur  les  mers  réunies. 
L'un  des  vaincus,  au  sein  de  ce  roc  escarpé, 
Qu'il  fendit  pour  cacher  son  noble  espoir  trompé. 
T'ouvrit  le  lit  terrible  où  tes  flots  se  condensent. 
On  entend  aujourd'hui  dans  tes  caps  qui  s'élancent 


12S  nficorvKiiTK 

jusqu'aux  nuages  gris{  comme  d'immenses  tours, 
I)»'s  rires  incessants  et  d'étranges  discours. 
C'est  que  dans  le  flanc  noir  de  tes  abruptes  côtes 
Des  lutins  gouailleurs  se  sont  creusé  des  grottes, 
Bt  quand  les  matelots  entonnent  un  refrain. 
Leurs  cent  moqueuse*  voix  les  répètent  soudain. 


Cependant  le  vent  tombe  et  les  vagues  calmées 
Vont  caresser  sans  bruit  des  rives  parfumées. 
Ce  sont  les  Itords  d'une  île  ou  le  coudre  fleurit. 
Où  sur  les  arbrisseaux  plus  d'un  doux  fruit  mûrit. 
Près  de  ces  Itords  charmants  les  navires  s'arrêtent 
Kl  tous  les  matelots  à  débarquer  s'apprêtent. 


XIV 
LA  PREMIÈRE  MESSE 

Septembre  était  venu.   Déjà  les  premiers  froids 
Faisaient  frémir,  le  soir,  le  feuillage  <les  bois. 
Et  venaient  dessécher  les  limpides  fontaines  : 
Mais  les  nuits,  toutefois  étaient  eneor  sereines, 
lies  arbres  se  drapaient  dans  leurs  épais  manteau: 
Et  les  fruits  mûrissants  eouronnaient  les  coteaux". 


130  DÉCOUVERTS 

La  nuit  qui  s'approchait  de  cotte  île  isolée 
Déroula  lentemenl  son  écharpe  étoilée 
Kt  tout  B'enveloppa  d'un  calme  solennel. 
Mais  au  réveil  du  jour,  pour  louer  l'Eternel, 
Les  oiseaux,  voltigeant  BUT  les  mouvantes  cime-. 
Remplirent  les  forets  de  leurs  notes   sublimes  : 
El  le  soleil,  sortant  tle  son  lit  empourpré 
D'un  éclat  inouï  parut  s'être  entouré. 


C'était  un  jour  <le  t'ete  et  de  H?jouiss«nce 
Car  l'Eglise  du  Christ   célébrait  la  naissance. 
De  la  Vierge  qui  fut  la  mère  de  son  Dieu. 
Cartier  ne  voulut  pas  s'éloigner  de  ce  lieu 
Sans  rendre  a  l'humble  Vierge  un  éclatant  homma; 
Il  fit  donc  élever  un  autel  de  feuillage 
Sur  le  bord  du  graitd  tleuve.  a  l'ombragedo''  boi*, 
El   le  pr.'trede  Dieu,  pour  la  première  fois 


1)1"    CANADA  loi 

Sur  ce  rivage,  offrir  l'immortel  sacrifice. 

0  Satan  !  c'est  alors  qu'en  ton  noir .précipice 

Tu  t'en  allas  cacher  ta  honte  et  ta  fureur  ! 

Ce  monde  t'echappait  !   Ie(  nrisi  ctait  vainqueur  1 

Ah  !  le  grand  sacrifice,  ait  !   L'auguste  mystère 

Qui  te  ravit  alors  cette  infidèle  terre, 

11  s'offre  maintenant  mille  t'ois  chaque  jour 

Sur  nos  autels  dores,  parmi  nos  chants  d'amour  ! 


Pendant  (pie  le  saint  Prêtre,  à  l'autel  de  verdure 
Elevait  en  priant,  la  victime  humble  et  pure. 
Modulant  à  l'envi  leurs  aimables  refrains. 
Les  oiseaux  voltigeaient  sur  les  rameaux  voisins  : 
Le  soleil  emaillait  de  lueurs  chatoyantes 
Les  mousses  des  vieux  troncs,  les  feuilles  ondoyantes; 
Les  vagues  murmuraient  sur  le  sable  doré  ; 
Les  marins  à  genoux  sur  le  gazon  serré 


132  OÏOOUVERTE 

Ouvraient  à  Dieu  leurs  coeurs  remplie  de  gratitude 
Mille  voix  s'élevaient  de  cette  solitude. 
Et  volant  dans  K-s  airs,  les  anges  radieux 
Unissaient  ù  ces  chants  leurs  chants  mélodieux  ! 


A  peine  le  Pasteur  sous  la  verte  feuillet' 
Avait  offert  a  Dieu  l'hostie  immaculée 
Que  son  front  resplendit  d'un  éclat  merveilleux. 
Un  rayon  fulminant  s'échappa  de  ses  yeux  : 
On  eut  dit  qu'un  nuage  environnait  sa  tête. 
Un  nuage  de  pourpre  où  couvait   la  tempête. 
Il  leva  vers  h1  ciel  ses  deux  bras  frémissants  : 
Sa  bouche  s'entrouvrit,  el  d'étranges  accents. 
I  >e->  mots  entrecoupés  tomb  >rent  de  ses  lèvres 
Obscurs  comme  les  mots  que  <h-  brûlantes  fièvï'es 
font  parler  au  malade.  —  "  Assez  de  sang  !    asseX  ! 
-•  Jetez  donc  le  linceul  sur  Ces  morts  entassés  !... 


DU 'CANADA  !133 

■•  A  ces  héros  chrétiens  donne/,  la  sépulture  ! 

••  Jetez  aux  noirs  corbeaux,  jetez  donc  en  pâture 

••  Cette  horde  traîtresse  !.'..  Ecoutez  !  Les  forets 

•:  Aux  entants  de  la  foi  découvrent  leurs  secrets  ! 

■•  . l'entend  le  bruit  du  ter  et  les  coups  de  la  hache  !... 

••  Le  vainqueur  s'agenouille  et  le  vaincu  se  cache  ! 

"  Les  oiseaux  ont  appris  de  plus  douces  chansons  ! 

••  Des  champs  nouveaux,  au  loin,  se  couvrent  de  niois- 

[sons  [ 

■•  Sur  ce  roc  de  granit  quelle  ville  s'élève 
■  Pareille  au  nid  d'un  aigle  au-dessus  de  la  grève  ! 

■•  Une  croix  la  domine  et  monte  jusqu'aux  cieux  !... 

■"  Et  ses  deux  bras  tendus  couvrent :  d'immenses  lieux! 

••  De  formidables  murs  l'entourent,  la  défendent  ! 
•  Dans  son  tranquille  port  mille  vaisseaux  se  pendent  l 

■'■■  Et  que  vois-je  plus  loin  sortir  du  sein  de  l'eau  ? 

•••  Quelle  cite  rivale  élève  un  front  plus  beau  ? 
■•  Son  regard  plus  coquet  captive  mieux  la  foule. 

-  •  Que  son  voile  est  brillant  !  et  comme  elle  déroule 


l-'M  DÉCOUVERTE 

•■  Pour  éblouir  Lo  monde  un  faste  surprenant  ! 

•  Les  peuples  accourus  de  tout  le  continent 

••  L'appelleront  un  jour  la  cité  souveraine!... 

•  Saint  !  noble  Prélat  dont  la  face  sereine 

•  Brille  «lu  pur  reflet  do  l'immortalité  ! 

•  Au  Canada  ton  nom  sera  longtemps  chanté  !  ! 

•  Salut  !   Prêtres  pieux,  hommes  au  grand  courage 

•  Les  grands  et  les  petits  béniront  votre  ouvrage  ! 

•  Sons  vos  soins  paternels,  o  pasteurs  révérés, 

•  Les  Agneaux  confiants  ne  sont   point  égarés  !... 

•  .l'entends  un  bruit  lointain  !   la  terre  qui  résonm 

mrsier  qui  hennit  et  le  canon  qui  tonne  !... 

•  .le  vois  cent  escadrons,  dans  un  terrible  choc 
■•  Rouler  dans  la  poussière  a  la  cime  d'un  roc  ! 
••  Le  soleil  t'ait  briller  l'acier  des  baïonnettes  I 

•  Le  tracas  des  obus,  les  éclats  des  trompettes 

•  Se  mêlent  aux  clameurs  des  mourants,  des  blessé 

•  Et  vainqueurs  et  vaincus  se  succèdent  pre* 


IM      CANADA  135 

Comme  lès  flots  hurlants  que  poussent  sur  la  dune 
Lo<  orales  d'automne.   ()  eruelle  fortune  ! 
Que  vois-je  ?   L'étendard  aux  Manches  fleurs  de  lis 
Trame  aux  pieds  des  vainqueurs  ses  glorieux  replis! 
Un  drapeau  rolige  flotte  au-dessus  de  ces  rives 
Que  n'ont  pu  conserver  nos  phalanges  actives  !... 


Le  prêtre  en  ce  moment  resta  silencieux. 
IL' air  plaintif,  ahattu.  des  larmes  dans  \v<  yeux. 
Puis  il  reprit  hientot  d'une  voix  plus  contrainte  : 
••  Du  sein  de  petto  terre  il  s'élève  une  plainte  : 

•  Au  droit  ancien,  hélas.!   succède  un  droit  nouveau  ! 

•  Le  t'aihle  est  opprime,  le  fort  devient  hourre.au  ; 
••  Et  près  du  saint  autel  un  autel  sans  mystères 

••  Elève  avec  orgueil  ses  encens  téméraires  !.... 
••  Mais  quels  sont  ces  héros  qui  viennent  a  la  fois 
••  De  leur  pays  vaincu  revendiquer  les  droits. 


13()  DECOUVERTE 

•  Kl  marquer  à  jamais  de  stigmate*  infâmes 

•  Le  front  noir  des  tyrans?  Ils  dénoncent  les  trame* 

•  Font  triomper  enfin  le  droit  ol  la  raison... 

••  Vont  expier  leur  zèle  au  fond  d'une  prison  !... 

■•  Et  la  plainte  grandit,  et  le  joug  est  plus  lourd  : 

••  l'n  malaise  ineffable,  un  mugissement  sourd 

••  Annoncent  la  tempête  et  «le-*  jours  do  détresse  ! 

••  Malheur  aux  vaincus  !  ciel  '■  un  échafaud  se  dresse  ! 

••  Du  sang  de  la  victime.  <»  prodige  inouï  ' 

••  Renaît  la  liberté  !   L'orage  évanoui 

••  Laisse  briller  au  ciel  une  clarté  plus  vive  ! 

••  Sur  des  peuples  divers  el  sur  plus  d'une  rive 

■•  Le  drapean  teint  de  sang  étale  ses  couleurs  ! 

••  Mais  j'entends  tout  ;ï  coup  dejoyeuses  clameurs  ! 

-■  Et  les  yeux  sont  tournés  vers  une  autre  bannière 

••  Qui  déploie  an  soleil  su  devise  plus  flère, 

■•  Su  guirlande  d'érable  et  «on  vaillant  castor 

••  Qui  ronge  pour  rabattre  un  arbre  aux  rameaux  d'or 


DU   CANADA 

••  Devant  co  pavillon  le  premier  se  replie 
••  Oomme  une  tente  à  l'heure  où  l'aurore  délie 
••  Pour  inonder  les  mers  les  gerbes  de  ses  feux  ! 
"  Entre  trois  océans  ce  drapeaux  glorieux 
••  Annonce  aux  nations  par  l'amitié  conquises 
••  La  liberté,  la  paix  ailleurs  en  vain   promises  !... 
Alors  l'homme  de  Dieu  se  tut,  et  son  œil  doux 
Retomba  tendrement  sur  la  foule  à  genoux. 


13' 


X  Y 


STADACONE 

Cependant  sur  les  bords  la  montante  marée 
Faisait  flotter  déjà  la  chaloupe  amarrée. 
La  I irise  fraîchissait  ;  et  le  fleuve  gonflé, 
Se  berçant  comme  au  veut  se  berce  un  champ  de  blé. 
Paraissait  de  nouveau  remonter  vei-s  sa  source. 
Il  fallut  s'embarquer.  Les  vaisseaux  dans  leur  course 


J4U  DÉCOUVERTE 

Rasèrent  bien  longtemps  avec  rapidité 

Un  rivagedont  rien  n'égalait  La  beauté. 

Des  sauvages,  debout  sur  le  pont  du  navire; 

Jetaient  mit  cette  rive  un  regard  en  délire.. 

Que  «le  ponsers  charmants  leur  rappelaient  ces  bois  l! 

EU  avaient  passé  la  i^ais  et  fiers  autrefois, 

Poursuivant  L'orignal  sur  le.H  profondes  neiges, 

On  forçant  Tours  grognard  à  tomber  dans  Leurs  pièges. 

Ki  Cartier  attentif  cherchait  dans  le- lointain 

S'il  ne  pourrait  pas  voir  apparaître  soudain. 

Gomme  un  géant  tombé  sur  les  flots  diaphanes, 

<Vt  énorme  rocher  recouvert  de  cabanes 

front  les  deux  Indiens  lui  parlèrent  souvent  : 

Kt  les  gais  matelots  jetaient  leurs  «-liants  au  vent. 


Les  marins  vers  le  soi)-  Longent  encore  une   île 
Tue  ile  plus  riante,  une  île  pins  fertile 


UT     CANADA  141 

fl£ue  celles  qui  d'Abord  enchantèrent  leurs  yeux. 

«C'est  un  brillant  joyau  que  le  neuve  orgueilleux 
Soutien!  avec  amour  sur  son  onde  sereine .; 

«C'est  le  plus  bel  anneau  de  cette  longue  ehaine 

-Que  forment  sur  le  fleuve  et  jusques  dans  les  mers 

'Cent  îles  dont  les  bords  sont  ornés  d'arbres  verts. 
De  ses  sauvages  fleurs  un  doux  parfum  s'échappe  : 
Lu  vigne  la  couronne  e'I  sa  brillante  grappe 

.Semble  pire  au  soleil  à  travers  les  rameaux. 
Tout  à  coup  un  grand  cri  s'élève  des  vaisseaux 
Monte  jùsqùes  au  eiel  et  t'ait  trembler  les  ondes. 

•Cent  clameurs  aussitôt,  formidables,  profondes. 
Du  milieu  des  forets  répondent  a  ce  cri. 
Devant  les  bâtiments,  formant  un  vaste  abri, 

.S'avançait  dans  le  fleuve  un  rocher  âpre  et  sombre: 
Son  flanc  se  hérissait  de  cabanes  sans  nombre  : 
Son  sommet  couronné  d'arbres  majestueux 
.Semblait,  dans  son  orgueil,  aux  vents  impétueux 


Il-  DÉCOUVERTE 

Jeter  un  fier  défi.  Cel  étonnant  village 
Debout  sui-  son  rocher  connue  un  aigle  uauvage 
Ce  nid  sombre  où  grouillait  tin  peuple  basané; 
C'étail  Le  grand  hameau  !  C'était  Btadaconé  ! 


Reposez-vous  ici  près  <le  ces  fiera  rivages, 
A  l'abri  des  autans,  a  l'abri  «le-*  orages  ! 
Ici  reposez-vous,  6  glorieux  vaisseaux  ! 
Dans  les  airs  parfumés  déroulez  \<>s  drapeaux  ! 
N'êtes-yous  «loue  point  las  <le  votre  longue  course  ? 
Vous  voudriez  en  vain  suivre  jusqu'à  sa  source 
Ce  fleuve  merveilleux  donl  le  paisible  cours 
(  Somme  un  autre  océan  se  déroule  toujours  ! 


-XV  I 

LE  CALUMET  DE  PAIX 

A  Laspeet  «les  vaisseaux  arrêtes  dans  la  rade 
Un  tumulte  inouï  règne  dans  la  bourgade. 
Les  guerriers  indiens,  effeavés  et  surpris. 
Font  trembler  le  rocher  de  leurs  étranges  eris. 
Plus  sombres,  plus  bruyante  que  le  bois  qui  Les  eaehe. 
Armes  du  Tomahawk,  de  l'are  et  de  la  hache, 


1  M  DÉCOUVERTE 

Ils  courent  vers  le  chef,  le  fier  Donnacona  : 
— ••  l'n  Esprit,  disent-ils,  ô  noble  Agouhanna, 
■•  l'n  Esprit  a  guidé  vers  notre  rivealtière 
•  Trois  canots  aussi  grands  que  la  bourgade  entière! 
••  Dedans  nous  avons  vu  des  guerriers  plus  nombreux 
••  Qu'au  printemps  les  boutons  sur  un  tronc  vigoureux 
••  Ils  ne  portent  point  d'arc,  et  leurs  faces  sont  pâles 
■•  Comme  les  blancs  grêlons  qu'apportent  1rs  raffales. 
•■  Devons-nous  les  chasser  comme  des  enuemis, 
••  (  )u  devant  eux  paraître  et  craintifs  el  soumis  ? 
— "  Si  ces  vains  étrangers  viennent  sur  notre  terre, 
••  Sans  être  provoqués,  nous  déclarer  la  guerre, 
••  Il  nous  faut  les  combattre,  ô  guerriers,  je  le  veux! 
■•  Il  nous  faut  à  nos  reins  suspendre  leurs  cheveux  ! 
••  Mais  s'ils  viennent  vers  nous  remplis  de  confiance. 
••  Rfontrons-nous  généreux  et  faisons  alliance." 
Le  grand  chef  Indien  après  ces  quelques  mots, 
Suivi  de  ses  guerriers,  descendit  près  des  tl<>t>. 


m     CANADA  14."> 

Cependant  les  marina,  dans  leur  vive  allégresse, 

Xe  cessent  «l'admirer  la  rive  enchanteresse  : 

Ils  ne  se  doutent  pas  que  ce  pays  si  beau 

Va  pour  plusieurs  d'entre  eux  devenir  un  tombeau  ! 

Avec  quel  doux  plaisir  leur  regard  se  repose 

*Sur  ees  sauvages  bords  dont  l'aspect  grandiose 

Surpassé  étrangement  ce  qu'ils  avaient  rêvé  ! 

.Mais  oubliant  le  monde,  un  cœur  s'est  élevé 

Comme  le  pur  encens  d'une  fleur  printanière 

Vers  la  voûte  du  eiel  ruisselant  de  lumière  : 

Tu  sais  bien,  ô  Cartier,  (pie  c'est  le  doigt  de  Dieu 

Qui  malgré  les  périls  t'a  conduit  vers  ee  lieu  ! 


Auprès  du  commandant,  réunis  sur  la  poupe. 
Les  trois  enfants  des  bois  forment  un  joyeux  groupe. 
Leur  exil  est  fini.    Bientôt  sous  les  forêts 
Ils  vont  aller  ensemble  oublier  leurs  regrets. 


146  DÉCOUVERTE 

Ils  entendent  des  voix  sur  le  bord  de  la  rive, 
Voix  qui  l'ont  tressaillir  leur  oreille  attentive 
Bl  portent  dans  leur  aine  un  plaisir  ineonnu  : 
Car  ce  n'est  plus  des  Blancs  le  parler  froid  o\  nu  : 
<  î'esl  le  style  imagé,  c'est  le  riche  langage 
Qu'ils  ont  de  leurs  parents  appris  dès  le  jeune  lîge 
Jamais  ils  n'ont  trouvé  tant  de  charmes  au  bois  ! 
Jamais  tant  de  bonheur  ne   leur  rit  à  la  t'ois  ! 


Des  guerrière  tout  a  coup  ou  voit  la  foule  émue 
Qui  descend  sur  la  rive  et  s'agite  ci   rem  lie 
(oiuine  au  vent  de  l'hiver  le  feuillage  <\<k<  pins. 
De  diverses  couleurs  leurs  visages  sont  peints  : 
Leurs  membres  sont  couverts  d'étranges  tatouages, 
Et  leurs  fronts  surmontés  de  grands  plumets  sauvages. 
Le  chef  est  a  leur  tète.   Ils  portent  cent  canots 
Qu'ils  viennent  a  la  l'ois  déposer  sur- les  flots. 


1)1     CANADA  147 

En  effleurant  la  \Tftgue  alors  chaque  nacelle 
Fait  courir  an  frisson  but  Tonde  <|iii  ruisselle. 
Sortant  de  leurs  wigwams,  les  femmes,  les  entants 
Pour  les  pales  guerriers  apportent  des  présents. 
Soudain  les  avirons  plongent  dans  Tonde  vive, 
Et  les  légers  canots  s'éloignent  de  la  rive: 
Kt  tous  les  Indiens  de  leurs  sonores  voix 
Font  retentir  alors  et  le  fleuve  et  les  bois. 
A  leurs  chants  cadences  sur  les  limpides  lames 
On  voit  monter  ensemble  et  retomber  les  rames. 


Le  rapide  canot  qui  porte  le  grand  chef 
Laisse  derrière  lui  tour  à  tour  chaque  net*. 
Kt  se  î-eiid  le  premier  près  de  la  grande  Hermine. 
('art  ici'  vient  au  devant  de  ce  chef  qui  domine 
Comme  un  fier  potentat  sur  un  peuple  nombreux. 
Accepte  avec  plaisir  ses  présents  généreux 


I  18  DÉCOUVERTE 

Kl  lui  donne  en  retour  mille  choses  plus  rares, 
Alors  le  vaillant  chef  des  peuplade-  barbares 
Lui  parle  longuement,  dans  un  pompeux  discours. 
De  sa  grande  bourgade  et  de  se-  alentours. 

II  l'invite  a  venir  cliasser  sur  le  rivage, 

A  bâtir  un  wigwaro  connue  le  fier  sauvage 
Dont  nul  joug  odieux  ne  l'ait  courber  le  front. 
Or  pendant  qu'il  parlait  un  silence  profond 
Comme  le  calme  affreux  «pii  précède  l'orage, 
Régnait  sur  le  navire  et  jusque  sur  la  plage  : 
Mais  quand  Donnacona  descendit  du  vaisseau. 
Quand  les  canots  légers  n'élancèrent  sur  l'eau. 
Une  immense  clameur,  comme  un  coup  de  tonnerre 
Fit  retentir  longtemps  la  forêt  solitaire. 


Pour  la  première  l'ois  Cartier  foule  ces  bonis 
Où  d'antiques  forets  déroulent  leurs  décors  : 


DU   CANADA 

Il  se  dirige  vers  les  wigwams  du  village. 
Le  chef  le  fait  asseoir  sur  un  banc  de  feitillage 
El  vient  lui  présenter   le  calumet  de  paix  : 
— ••  Que  l'amitié,  dit-il,  enchaîne  pour  jamais 
"  L'homme  libre  «les  bois  et  le  Visage-Pâle  !  " 
Cartier  lui  tend  alors  une  main  amicale, 
••  ()  chef,  je  vais,  dit-il.  élever  sous  les  bois. 
•  En  sigue  d'alliance  une  divine  croix  !  " 


149 


Don nacona  joyeux  voulut  venir  lui-même 
Voir  dresser  sur  le  roe  le  grand  et  saint  emblème. 


Le  Fils  de  l'Eternel  prenait  possession 
De  ce  monde  rempli  de  désolation  ! 


50 


I»K(  <U   V  ERTE 


Le  signe  du  salut  brillait  sur  ce  riva 


Que  renier  «lès  longtemps  tenait  dans  l'esclavage  ! 


Mais  Cartier  n'était  pas  délivré  de  tout  soin. 
Au  bord  du  même  fleuve,  il  s'élevait,  plus   loin. 
On  autre  grand  hameau  qu'il  desirait  connaître. 
D'après  les  Indiens,  ce  hameau  devait  être 
Au  centre  d'un  pays  aussi  beau  que  fécond, 
Sur  la  rive  d'une  ile,  au  pied  d'un  joli  mont. 
Kt  le  fleuve  irrite,  près  de  cette  bourgade 
Roulait  ses  flots  bruyants  de  cascade  en  cascade. 


H  voulait  qu'avec  Lui  jusqu'à  ces  bords  nouveaux 
L'un  des  deux  Indiens  conduisit  ses  vaisseaux  ; 
Mais  brûlant  de  fouler  d'un  pied  libre  la  terre. 
Suivi-,  de  Xaïa.  dans  une  nef  légère, 


DU    CANADA  151 

I  s'en  allaient  tous  deux  sur  le  fleuve  calmé, 
\rvvs  leur  hameau  lointain,  leur  hameau  tant  aimé  ! 


Donnacona  pourtant  ne  tarda  pas  d'apprendre 

Que  vers  Elochelaga  Cartier  voulait  se  rendre. 
11  en  fut  attristé  :   ce  dessein  le  troublait. 
Jaloux  de  sa  puissance,  égoïste,  il  tremblait 
Qu'avec  d'autres  tribus  le  fier  Visage-Pale 
N'allât  taire  une  paix  qui  put  être  fatale 
Aux  peuples  reunis  prés  de  Stadacone. 
Agité  par  la  peur,  par  ces  soins  domine. 
Jl  se  dirigea  doue,  à  l'heure  solennelle 
Où  le  pinson  s'endort  la  tête  sous  son  aile. 
Vers  Cartier  qu'entouraient  plusieurs  des  matelot? 
Et,  lui  baisant  les  bras,  il  prononça  ces  mots  : 
— "  Tu  veux,  noble  seigneur  des  pays  de  L'aurore, 
••  Laisser  notre  bourgade  et  remonter  encore 


152  DÉCOUVERTE 

•  Le  fleuve  impétueux  qui  baigne  nos  forêts. 

•  (  V  fleuve  est  traversé  par  «les  écueils  secrets 

•  Où  les  vaisseaux  posants  se  briseront  sans  doute  : 

•  L'Indien  ne  peut  même  en  indiquer  ta  route. 

•  La  bourgarde  oîi  tu  vas  est  loin,  bien  loin  d'ici  : 
••  Le  peuple  qui  l'habite  est  fourbe  et  traître  aussi. 
••  Abandonne,  seigneur,  ce  dessein  condamnable. 

■•  Si  ce  puissant  motif  te  trouve  inébranlable, 

•  Le  manitou  m'a  dil  (je  ne  le  tairai  pas  ) 

•  Que  tu  devais  trouver  un  horrible  trépas 

•  Parmi  les  flots  de  ueige  et  1rs  monceaux  de  glace 
•'  Qu'en  ces  endroits  lointains  un  noir  esprit  entasse 

•  Afin  d'ensevelir  le  pâle  aventurier." 


Apiès  avoir  fini  ce  discours  singulier 
Le  grand  chef  satisfait  descendit  du  navire. 
Cartier  lui  témoigna  par  un  malin  sourire 


: 


DU    CANADA  153 

u'il  était  peu  sensible  à  son  prudent  conseil. 
Va  le  matin  suivant,  au  lever  du  soleil, 
Deux  vaisseaux  s'avançaient  dans  la  fraîche  rivière 
<^ui  serpentait  au  nord  de  la  bourgade  altière, 
Et  l'autre  remontait  couvert  de  pavillons 
Le  fleuve  où  le  soleil  baignait  ses  chauds  rayons. 


X  V  I  I 

HOCHELAGA 

Quel  rire  entendons-nous  au  fond  du  noir  abime  ? 
.Satan  a-t-il  encore  invente  quelque  crime  ? 
Un  juste  est-il  tombé  ?  L'impitoyable  mort 
A-t-clle  d'un  pécheur  fixé  le  triste  sort  ? 


156  DÉCOUVERTE 

Sur  son  trône  brùlanl  qu'entourent  ses  ministres, 
Démons  aux  yeux  de  flamme,  aux  figures  sinistres, 
Lucifer  tient  conseil.  Contre  le  roi  du  ciel 
Il  décoche  en  riant  des  mots  t'emplis  do  fiel. 

Son  esprit  internai  ne  reste  pas  inerte  : 

Il  a  l'espoir  oncor  de  consommer  la  perte 

I > 1 1  marin  valeureux  <)iH'  le  Seigneur*  guida 

Vers  les  bords  éloignés  du  vaste  Canada. 

Les  échos  de  l'enfer  répètent  ses  bJrsphèmes  : 

— "  Nobles  amis,  dit-il,  n'êtes-vous  plus  les  mêmes  ? 

•■  Etos-vous  sans  courage  on  face  des  revers  ? 

•  A-vez-voua  peur  de  Dieu?  N'êtes-vous  plus  pervers? 
••  Le  protégé  <lu  ciel  a  traversé  les  ondes  : 

••  Il  voit  «lu  Canada  les  campagnes  fécond. 
••  Notre  ennemi  content  dort  au  tond  de  ses  (deux. 
■  Et  ses  adulateurs  l'appellent  ••  glorieux." 
•■  Mais  tout  n'est  pas  fini.  Courage  !  amis,  courage  ! 

•  Cartier  a  bien  voulu  venir  sur  cette  plage  : 


DtJ    CANADA  157 

Qu'il  y  reste  à  jamais,  et  ses  marins  aussi  ! 
Qu'elle  soit  leur  sépulcre  !   Bt  nous  verrons  ainsi 
On  seront  les  plus  torts.  et  qui  se  fera  gloire 
D'avoir  pu  remporter  la  dernière  victoire  ! 
Voici  qu'approche  enfin  la  saison  des  trimas. 
L'hiver,  si  rigoureux  dans  ces  lointains  climats, 
Vu  pendant  bien  longtemps,  sons  sa  neige  entassée. 
Enchainer  le  grand  fleuve  et  la  terre  glacée, 
Les  serviteurs  de  Dieu  voudront  partir  en  vain  : 
Il  ne  trouveront  [tins  pour  s'enfuir  de  chemin  : 
Leurs  vaisseaux  enchainés  resteront  sur  la  grève  ! 
Alors,  n  nies  amis,  point  de  paix  !   point  de  trêve  ! 
Soyons  rusés,  actifs  !   soyons  audacieux  ! 
Glorifions  l'enfer  !   Humilions  les  cieux  ! 
Du  sauvage  éveillons  et  la  haine  et  l'envie. 
Craignant  d'être  captifs  sur  sa  terre  asservie. 

■  Qu'il  attache  au  bûcher  ces  pieux  matelots, 

■  Ou  leur  parce  le  cœur  de  ses  longs  jalevots  ! 


DÉCOUVERTE 

•  Ou  qu'avec  les  hivers  d'étranges  maladies 

•  Achèvent  d'épuiser  leurs  aines  engourdies  : 
••  Et  qu'ils  succombent  tous  au  milieu  de  ces  bois, 

•  Regrettant  leur  pays,  maudissant  leurs  exploits  ! 


Ainsi  parla  Satan.   Les  démons  applaudirent. 
De  leurs  couches  «le  feu  les  damnés  entendirent 
Le>  insolents  discours  do  leur  orgueilleux  roi, 
Et  leurs  membre-*  brûlants  frissonnèrent  d'effroi. 


l'n  vent  s'ost  élevé  qui  souffle  de  l'aurore. 
Aux  payons  «lu  soleil  un  nuage  se  dore  : 
Comme  un  flocon  de  laine  il  roule  mollement 
Et  sème  ses  lambeaux  au  bord  du  firmament. 
Sur  le  fleuve  orgueilleux  dont  les  ondes  gonflée 
De  l'ombreux  Canada  fécondent  les  vallées. 


DF    CANADA 

se  berçant  un  élégant  bateau. 
Il  l'use  en  quelqu'endroit  le  pied  d'un  vert  coteau 
Il  vogue  plttS  souvent  éloigné  de  la  rive  : 
Et  quand  le  jour  s"éteint  et  que  la  nuit  arrive. 
11  s'arrête  attendant  du  matin  la  clarté. 
Vogue,  o  joli  vaisseau,  sur  le  fleuve  indompté  ! 
Pour  te  conduire  luit  une  étoile  bénie  ! 
Ta  course,  fier  vaisseau,  sera  bientôt  finie  ! 
Les  arbres  agites  par  le  soufflé  du  vent 
Inclinent  devant  toi  leur  feuillage  mouvant  ! 
Les  gais  petits  oiseaux  à  l'éclatant  plumage 
Ont  pour  te  saluer  un  plus  tendre  ramage  ! 
Et  l'Indien  surpris,  dans  son  frêle  canot. 
Pour  te  voir  de  plus  près,  brave  le  sombre  flot! 


151* 


Il  vogue  le  navire  !  et  tantôt  il  approche 
D'un  traître  banc  de  sable  ou  d'un  écueil  de  roehe 


1<)<)  plC  OUVERTE 

Où  les  Mois  vont  se  tordre  avec  un  bruit  affreux 
Que  répète  l'écho  des  rivages  ombreux. 
Il  remonte  avec  peine  un  courant  tr<>]>  rapide. 
(  )u  sillonne  plus  vite  une  nappe  limpide. 
Ici.  comme  un  géant  sur  les  eaux  renvers 
Le  rivage  tout  nu  soupir  s'être  affaissé  : 
Et  la.  tout  de  verdure,  en  courbe  il  se  déploie 
Comme  un  bras  tirrondi  qu'enveloppe  la  soie  : 
Kt  comme  les  graius  d'or  d'un  collier  égrené, 
Sur  le  flanc  du  coteau  d'érables  couronne. 
Sur  la  cime  du  cap,  ù  l'ombre  des  platanes, 
Des  chasseurs  Indiens  s'élèvent  les  cabanes. 


Ce  vaisseau  qui  courait  sur  le  fleuve  surpris 
Effleurant,  tour  a  tour,  deux  rivages  fleuris. 

<  "riait  l'Emériilon  !   Des  chants  Mélancoliques 

<  '  Munie  le  bruit  du  soir  dans  les  forets  antique* 


DU   CANADA  161 

ivert  de  inonde  au  ciel  d'azur  montaient. 
C'étaient  les  matelots  qui  chaque  jour  chantaient 
Leurs  pénibles  ennuis  et  leurs  amours  fidèles. 
Quand  le  vent  s'apaisait,  repliant  ses  deux  ailes. 
Comme  un  énorme  oiseau  fatigué  de  voler, 
Le  bateau  s'arrêtait.  Et  pour  le  voir  aller 
Quand  la  brise  gonflait  ses  voiles  éclatantes, 
Les  sauvages  tremblants  accouraient  de  leurs  tente-. 


Cependant  tout  à  coup  le  fleuve  s'élargit  ; 
Il  forme  un  lac  superbe  où  le  vent  qui  mugit 
Soulève  étrangement  la  vague  plus  mobile. 
Mais  où  le  flot  doré  s'ouvre  en  nappe  tranquille 
Comme  un  miroir  d'argent  encadre  dans  l'azur. 
Quand  nul  vent  ne  s'élève  et  que  le  ciel  est  pur. 
Cent  îles  au  front  vert  du  sein  des  ondes  naissent  : 
Leurs  bords  dans  le  lointain  lentement  apparaissent. 


TÔ2  DÉCOUVERTE 

]>c  vastes  bancs  de  sable  en  dangereux  réseaux 
Serpentent  en  tous  sens  sous  [e  voile  des  eaux. 
C'est  là  sur  ce  beau  lac  <>ù  le  ciel  bleu  se  mire 

Que,  les  voiles  au    veut,  s'avance  le  navire. 

Cartier  se  réjouit  du  merveilleux  succès 
Qui  couronne  déjà  ses  sublimes  projets. 
Jamais  sous  le  soleil  une  telle  contrée 
A  ses  regards  surpris  ne  s'est  eucor  monta 


Mais  la  barque  soudain  vogue  plus  lentement 
Les  voiles  et  les  nuits  s'inclinent  faiblement  : 
J>ans  le  léger  sillon  qu'avec  peine  elle  trace 

Le  sable  en  bouillonnant  remonte  a  la  surface. 
(  )n  entend  un  bruit  sourd  au  tond  du  bâtiment. 
Nul  crit  ne  retentit  en  ce  triste  moment 

Chacun  vole  à  son  poste  et  d'une  âme  sereine 
Attend  patiemment  l'ordre  du  capitaine. 


1»;: 


•e  touchait  !  Il  n'allait  presque  plus. 
Cartier  commande  eu  vain  :  aux  ordres  superflus 
Ne  vont  point  obéir  le  navire  insensible. 
Dans  ce  malheur  nouveau  Cartier  reste  impassible. 
Il  avait  tout  prévu.  Courageux  et  prudent 
Il  pouvait  surmonter  ee  fatal  accident. 
Vite  il  fait  jeter  l'ancre  afin  que  davantage 
Sur  le  banc  dangereux  le  vaisseau  ne  s'engage. 
Bt  l'actif  matelot  replie  en  même  temps 
Les  voiles  qu'enfle  encor  le  souffle  frais  de>  vents. 


Sur  le  fleuve  inconnu  cependant  dès  l'aurore 
Les  courageux  marins  s'élancèrent  encore. 
Un  bateau  plus  léger  les  portait  cette  fois. 
Il  sillonna  le  lac.  il  rasa  de  grands  bois 
<»>ui  dessinaient  dans  l'eau  leurs  mouvantes  images  : 
Enfin  il  découvrit  ces  superbes  rivages 


HÏ4  DÉCOUVERTE 

Où  se  trouvait  usais  le  bourg  d'Hochelaga, 

K(  vers  la  terre  alors  comme  mi    trait  il  vogua. 


A  l'aspect  imprévu  <ln  bateau  qui  s'avancer 
Kt  balance  sa  voile  ainsi  qu'une  aile  immense-, 
Les  Indiens  en  foule  accourent  sur  les  bords. 
Ils  laissent  hautement  éclater  leurs  transporta» 
Jamais  telle  clameur  ne  fit  trembler  la  rive  ! 
Jamais  ers  cœurs  nai'ts  d'une  joie  aussi  vive 
Avant  ce  jour  heureux  n'avaient  été  remplis  ! 
Les  oracles  sacres  allaient  être  accomplis 
Tu  vieux  jongleur  avait,  dans  un  étrange  iwc. 
Prédit  que  de  la  terre  ou  le  soleil  se  lève 
I  >c  blancs  guerriers  viendraient  avant  de  longs  liiv. 
Vaincre  <lc  la  tribu  les  eifcnemÎH  divers. 
Kt  c'étaient  ces  guerriers  nuron  voyait  apparaître 
Leurs  fronts  nobles  et  Mancs  les  faisaient  reconnaître  ' 


1)1"    CANADA  M>5 

Mais  le  jour  disparaît.  Au  fond  du  firmament 
Chaque  étoile  à  son   tour  scintille  doucement 
Comme  les  cierges  d'or  que  le  lévite  allume 
Au  sommet  de  l'autel  où  le  pur  encens  fume. 
.Sur  la  rive  des  eaux,  les  sauvages  joyeux. 
De  place  en  place  alors  allument  de  grands  toux  : 
Ils  désirent  par  là  manifester  leur  joie 
Aux  guerriers  valeureux  qu'un  Esprit  leur  envoie. 


Aussitôt  qu'apparaît  l'aube  du  lendemain. 
ils  les  conduisent  tous,  par  un  large  chemin, 
Au  milieu  de  la  plaine  où  la  vaste  bourgade 
8'élève  toute  tière  avec  sa  palissade- 
Bien  n'étonne  Cartier  comme  l'aspect  des  lieux 
Qui  pendant  l>ien  Longtemps  passent  devant  ses  veux. 
Ici  le  maïs  d*or  aux  aigrettes  de  soie 
Sous  le  souffle  du  vent  légèrement  ondoie  ; 


L#6  DKcorYKKTK 

Là  le  ehènc  orgueil loux  sous  le  poids  de  ses  glands 
Courbe  vers  le  gazon  ses  longs  rameaux  tremblants 
Kt  partout  des  oiseaux  au  suave  ramage, 
Partout  aussi  des  ricins  à  l'élégant  corsage  : 
Les  premiers  aux  échos  répètent  leurs  chansons, 
Le-  dernières  gaiement  luisent  sur  les  luiissons  ! 


Tout  à  couj»  du  hameau  s'ouvre  l'unique  porte. 
Les  femmes,  los  enfants  que  le  plaisir  transporte 
S'avancent  pêle-mêle  au-devant  des  héros, 

IU  tendent  sous  leurs  pas  les  plus  soyeuses  peaux  ; 

Jls  chantent  tous  ensemble  et  dansent  avec  grâce 
En  allant  les  conduire  au  milieu  de  la  place 
Où  le  chef  que  déjà  l'âge  a  t'ait  impotent, 
Entouré  de  guerriers,  tout  ému,  les  attend. 


Sur  Le  sol  aussitôt  ou  étend  une  natte 
(Qu'une  habile  Indienne  a  teinte  en  écarlate. 
Et  l'on  y  t'ait  asseoir  le  chef  des  guerriers  blancs. 
■On  immole  un  chevreuiJ  et  ses  membres  sanglants 
[Rôtissent  avec  bruit  sur  le  feu  qui  les  dore  : 
Et  les  .Fils  du  couchant  et  les  Fils  de  L'aurore, 
Qu'unit  avec  mystère  un  décret  du  destin. 
Partaient  sous  les  bois  un  .fraternel  festin. 


Cependant  le  vieux  chef,  au  milieu  de  la  fête, 
'Ou-  un  brillant  bandeau  <jui  couronne  sa  tête 
Et  le  met  humblement  sur  le  front  de  Cartier 
-Qu'il  ])roclame  Seigneur  du  pays  tout  entier. 
Touche  de  l'action  de  ce  noble  sauvage. 
tCartier  lève  vers  Dieu  son  radieux  visage  : 
— ••  0  Dieu  du  ciel,  dit-il.  non.  non.  ce  n'est  pis  moi 
■  Qui  dois  assujettir  ce3  tribus  à  ma  loi  ! 


168  DÉCOUVERTE 


-i  à  vous  de  régner  sur  ces  rives  si  belles 
••  El  «le  sauver  enfin  ces  peuples  infidèles  ! 
El  dans  le  même  instant,  par  le  ciel  inspiré, 
Il  prend  sur  sa  poitrine  un  crucifix  sacré 
El  Le  suspend  au  cou  du  vieillard  qu'il  embrasse 
— ••  C'est  lui  qui  doit,  dit-il,  dominer  sur  ta  race 
El   le  vieux  Indien,  fier  de  cette  faveur. 

Presse  joyeusemenl  la  croix  contre  son  cœur. 


Cependant  près  du  bourg,  dominant  la  campagne, 
S'élève  vers  le  uord  une  belle  montagne  : 
Un  bois  majestueux  couronne  son  sbmmel  : 
Le  gazon  des  sentiers  os1  doux  comme  un  duvet. 
Les  grands  oiseaux  onl  là  leurs  demeures  tranquille.* 
Désignés  par  le  chef,  quelques  guerriers  dociles 
Y  conduisent  ('ailier  et  ses  nobles  marins. 

Là,  du  baut  de  ce  mont,  un  pays  sans  confins 


DU   CANADA  16!> 

Aux  regards  du  héros  tout  à  coup  se  déroule. 
Bien  loin  sous  les  forêts  le  grand  fleuve  qui  coule 
Fait  briller  au  soleil  ses  flots  voluptueux  ; 
Mais  parfois  il  s* irrite,  et  plus  impétueux. 
Il  heurte  en  écumant  un  rocher  qui   ruisselle 
Et  jette  vers  les  cieux  une  plainte  éternelle. 
Partout  des  bois  épais,  partout  un  sol  fécond 
Qui  reposent  encor  dans  un  calme  profond  ! 
A  l'aspect  enchanteur  de  ces  lieux  qu'il  domine 
Cartier  se  sent  rempli  d'une  ivresse  divine  ; 
— ••  ()  ma  France,  dit-il,  ces  pays  suit  à  toi  ! 
-■  Fais-y  bénir  le  ciel  et  respecter  ta  loi  !  " 


XVIII 

L'HIVER 

Emportés  par  le  vent,  de  grands  nuages  sombres 
Sur  la  cime  des  bois  traînent  sans  bruit  leurs  ombres  ; 
Le  ciel  est  dépouillé  de  sa  robe  d'azur. 
Le  fleuve  en  gémissant  roule  un  flot  plus  obscur. 
C'est  novembre  qui  vient.  Et  la  blanche  gelée 


Sous  ses  baisers  de  glace  a  flétri  la  fouill 


ee 


172  DÉCOUVERT! 

B1  d'un  cercle  d'argent  parsemé  de  cristaux 

Elle  a  partout  orne  la  rive  des  ruisseaux. 

Les  bois  ne  sont  plus  verts,  niais  ils  charment  encore 

Par  le  feuillage  sec,  léger,  multicolore, 

Qui  couvre  leur  sommet  d'un  voile  diapré: 

Près  <lu  sombre  sapin  c'est  l'érable  empourpre  : 

Le  hêtre  «le  safran  près  du  tilleul  verdâtre. 

Kt  près  du  blanc  bouleau,  le  platane  rougeâtre  : 

Les  brises  au  hazard  confondent  ces  coulours 

Et  le  soleil  v  joint  de  subtiles  lueurs. 

La  forêt  n'entend  plus  d'amoureux  babilla^ 

Kt  les  petits  oiseaux  vers  de  plus  doux  rivages 

Sont  ailes  du  printemps  attendre  le  retour. 

Bien  hâtive  est  la  nuit,  et  bien  tardif  le  jour  ! 

:  la  saison  des  vents,  l'époque  des  tempêtes 
Des  Mots  impétueux  vibrent  les  blanches  crètei 
Les  brises  de  la  nuit  ne  se  taisent  jamais  : 
Sur  les  bords  de  la  mer  les  brouillards  sont  épais. 


DU    CANADA  173 

A  l'aspect  menaçant  do  l'hiver  qui  s'avance, 
Cartier  voit  s'envoler  une  douée  espérance, 
L'espérance  d'aller  vers  son  roi  promptement 
Lui  dire  ses  succès,  lui  révéler  comment 
La  France  avait  acquis  avec  bonheur  et  gloire, 
Par-delà  l'océan  un  vaste  territoire. 
Il  n'ose  point  voguer  sur  ces  flots  orageux 
Que  soulèvent  toujours  des  vents  impétueux  ; 
Il  craint  pour  ses  vaisseaux  un  terrible  naufrage  ;. 
Aux  rigueurs  de  l'hiver  qui  règne  en  cette  plage 
Ne  sont  pas  endurcis  ses  vaillants  matelote. 
Déjà  les  Indiens  n'osent  dans  leurs  canots 
Mépriser  les  dangers  des  ondes  en  furie. 
Dans  cette  angoisse  amère  il  s'agenouille  et  prie. 


Près  de.Sîadaeone.  dans  un  vallon  charmant, 
Une  rivière  au  fleuve  unit  son  flot  dormant, 


174  DÉCOUVERTE 

Au  bateau  fatigué  son  étroite  embouchure 
Offre  contre  L'orage  une  retraite  sûre  : 
L-i  déjà  sont  entrés  les  deux  plus  grands  vaisseaux. 
Bientôt  l'Emérillon  vient  sur  les  mêmes  eaux 
Pour  attendre,  captif,  la  saison  printanièro. 
Devant  lui  sur  le  fleuve  une  étrange  barrière 
S'est  élevée  un  jour  ;  mais  à  Stadaconé 
Une  brise  fidèle  enfin  l'a  ramené. 


Cependant  le  héros  n'est  pas  sans  quelque  crainte.. 
Lefi  sauvages  souvent  agissent  avec  teinte  ; 
On  ne  voit  de  leur  cœur  jamais  que  la  moitié  ; 
Ils  vendent  chèrement  leur  changeante  amitié. 

Pour  66  mettre  ;'i  l'abri  de  leur  perfide  atteinte 

Cartier  t'ait  aussitôt  élever  une  enceinte. 

Bt  pendant  plusieurs  jours  les  marins  soucieux. 

Pour  «'lever  ce  fort  plantent  d'énorme-  pieux 


DU   CANADA  175» 

Auprès  de  leurs  vaisseaux,  dans  la  terre  durcie  : 
Par  cos  travaux  prudents  leur  crainte  est  adoucie. 


Du  haut  de  leur  rocher  les  sauvages  surpris 
Considèrent  d'abord  d'un  œil  plein  de  mépris 
Ces  travaux  menaçants  que  les  Pales- Visages, 
Sans  leur  consentement,  élèvent  sur  leurs  plages- 
Mais  vers  Donnacona  vient  un  vieillard  rusé  : 
— "  Agouhanna,  dit-il,  les  Blancs  ont  abusé 
"  De  ta  bonté  trop  grande  et  de  ta  complaisance» 
•;  Nous  les  avons  ici  reçus  sans  défiance, 
"  Croyant  que  vers  nous  tous  ils  venaient  en  amis. 
■•  Ne  les  redoutant  pas,  nous  leur  avions  promis 
••  D'être  toujours  pour  eux  des  alliés  fidèles. 
"  Aujourd'hui,  les  vois-tu,  par  des  ruses  nouvelles. 
••  Devant  nos  propres  veux,  et  certes  !  sans  motifs, 
"  Travailler  ardemment  à  nous  faire  captif*, 


H6  DÉCOUVERTE 

••  Nous  les  libres  enfante  de  cette  libre  terre  ? 

•  Maintenant  leurs  projet*  ne  sont  plus  un  mystère. 

•  Mais  d'ici  ces  guerriers  ne  peuvent  plus  partir. 
••  C'est  a  HOUS,  Chef  vaillant,  de  les  anéantir  !  " 
— ••  Je  vois,  répond  le  chef  d'une  voix  indigni 

••  Que  de  ces  hommes  tiers  ma  race  est  dédaignée 

■  Mais  nous  nous  vengerons  !    Dissimulons  pourtant, 
••  Et  portons  devant  eux  un  visage  content. 
••  Lorsque  l'hiver  partout  tendra  ses  molles  neiges, 

•  Nous  pourrons  aisément  les  prendre  dans  leurs  pièges 

•  Pour  les  combattre  alors  nous  nous  lèverons  tous, 
••  Et  les  guerriers  voisins  viendront  s'unir  à  nous." 


Le  ciel  est  nébuleux  :   déjà  l'hiver  arrive. 
Les  arbres  dépouilles  de  leur  parure  vive 
Agitent  dans  les  airs  leurs  rameaux  longs  et  nus 
Sur  les  ailes  du  vent  des  brouillards  sont  venus  ; 


DU    CANADA  177 

Et  le  gazon  flétri,  les  feuilles  desséchées 
Que  des  pâles  forêts  la  brise  a  détachées, 
Sous  un  voile  d'argent  se  sont  ensevelis. 
Les  nuages  obscurs  roulent  leurs  noirs  replis 
D'où  s'échappent  souvent  la  bise  et  la  tempête, 
Quelque  fois  le  soleil  dans  les  eaux  se  reflète 
Mais  son  orbe  frileux  ne  les  enflamme  pas. 
Sur  les  rives  du  fleuve,  avec  un  sourd  fracas 
S'enviennent  s'échouer  d'immenses  bancs  de  glace. 
Nul  imprudent  oiseau  ne  vole  dans  l'espace. 


Souvent  le  ciel  chargé  de  nuages  épais, 
Comme  un  homme  qui  porte  un  trop  pénible  faix, 
Semble  fléchir  soudain.     Le  vent  souffle  avec  rage  ; 
Nul  éclair  flamboyant  n'illumine  la  plage  ; 
Le  tonnerre  endormi  ne  se  réveille  plus  : 
Mais  des  bruits  longs  et  sourds,  des  sifflements  aigus. 


178  DÉCOUVERT! 

Dans  l'air,  dans  les  forêts  se  font  alors  entendre  : 

Et  sur  Leurs  bords  glacés  Les  ilôts  viennent  s'étendre  : 

El  les  arbres  torddt  craquent  lugubrement  : 

Et  sur  le  front  <k-s  bois  passent  rapidement 

Les  tourbillons  serres  d'une  neige  mouvante  : 

Et  tout  ce  qui  respire  est  saisi  d'épouvante, 

Car  l'œil  no  perce  plus  ce  voile  froid,  blafard 

Dont  les  replis  épais  tombent  do  toute  part  ! 

Et  pendant  plusieurs  jours  laneige  s'amoncelle  ! 

Et  quand  après  longtemps  le  soleil  étincelle. 

Une  couche  éclatante  a  recouvert  le  sol  : 

Un  nuage  vermeil  dans  le  ciel  prend  son  roi  : 

L<->  sapins  sont  courbés  sous  les  guirlandes  blanches 

Dont  la  neige  a  couvert  leurs  gigantesques  branches  ; 

Et  L'agile  Indien  dans  la  forêt  poursuit 

Le  renard  affamé  qui  laisse  son  réduit. 


X  J  X 

UN  FLÉAU 

Enfermés  dans  leur  fort  qu'ils  ne  quittent  plus  guère 
Exposés  aux  rigueurs  de  ce  climat  sévère 

Contre  lequel,  hélas  !  ils  no  sont  pas  armés. 
Les  marins  dans  L'ennui  paraissent  abîmés. 
Le  jour  leur  parait  long-,  le  froid  insupportable, 
11  leur  semble  parfois  «pie  l'iiiver  implacable 


180  DÉCOUVERTE 

Dans  sa  glace  à  jamais  enchaîne  leurs  vaisseaux. 
Ils  regrettent  le  tempe  où  voguant  sur  les  eaux 
Ils  Luttaient  vaillamment  contre  le  noir  orage, 
Et  déjouaient  la  mort  à  force  de  courage. 
A  regret  maintenant  ils  demeurenl  oisifs  : 
L'hiver  les  trouble  plus  que  l'aspecl  des  récifs. 
Ils  appellent  souvent  l'époque  OÙ  leurs  navires 
Livreront  de  nouveau  leurs  voiles  aux  zéphiros; 
L'époque  où  revenus  de  ces  bords  dangeroux 
A  la  France  ils  feront  «les  récits  merveilleux. 


Au  pénible  chagrin  qui  déjà  les  abreuve 
Vient  se  joindre  pourtant  use  terrible  épreuve. 
Comme  du  haut  de  l'air  on  voit  u.:  sombre  oiseau 
S'élancer  tout  à  coup  sur  un  faible  troupeau 
Et  broyer  à  plaisir,  dans  sa  griffe  sanglante, 

Les  timides  brebis  dont   la  fuite  est  trop  lente  : 


DU    CANADA 

Ainsi  sur  les  marins  s'abat  un  grand  fléau. 

Pourquoi  donc,  ô  Seigneur  !  pourquoi  ce  mal  nouveau  ? 

Le  froid  qui  les  transit  sur  ces  déserts  rivages, 

Bt  les  traîtres  complots  qu'ourdissent  les  sauvages 

N'est-ce  donc  pas  assez  contre  ces  malheureux. 

Et  le  ciel  maintenant  se  tourne-t-il  contre  eux  ? 


Déjà  plusieurs  marins  vers  leur  couche  fiévreuse 
Sentent  venir  la  mort  !  mort  triste  et  douloureuse 
Dont  le  prêtre  peut  seul  adoucir  la  rigueur  ! 
Ces  hommes  dévoués  et  remplis  de  vigueur 
Comme  la  mort  les  tient  dans  ses  froides  étreintes  ! 
Ah  !  qui  pourrait  redire  et  leurs  maux  et  leurs  plaintes  ? 
Les  voyez- vous,  helas  !   les  voyez-vous  mourants  ! 
Bien  loin  de  leurs  foyers  !  bien  loin  de  leurs  parents  ! 
Entoures  d'ennemis  !  sur  des  rives  glacées  !  . . . . 
4  "est  vers  la  France  alors  qu'ils  tournent  leurs  pensées  ! 


182  DÉCOUVERTE 

0  ciel  de  la  Patrie,  ils  ne  te  verront  plus  ! 

Les  fruits  'If  leurs  labeur»  seront-ils  doue  perdus  ! 

Ils  t'aiment  bien,  ô  Franco!  ils  meurent  pour  ta  gloire  ! 
Ali  !  conserve  à  jamais  et  bénis  leur  mémoire  ! 


Plusieurs  ont  Buccombé;  la  neige  est  leur  tombeau  ! 
Cartier  pour  apaiser  le  terrible  fléau 
Ordonne  d'invoquer  la  divine  .Marie. 
Il  t'ait  porter  au  loin  son  image  chérie 
El  la  suspend  au  trône  d'un  sapin  orgueilleux. 
Alors  les  matelots  s'enviennent  deux  a  deux. 

Sur  la  neige  et  la  glace,  en  chantant  un  cantique, 
Vénérer  humblement  la  céleste  relique. 

Le  eiel  dut  tressaillir  en  entendant  les  voix 
Qui  l'imploraient  ainsi  du  milieu  de  ce-  !><»is. 


DU    CANADA  183 

Alors,  aussi,  l'enfer  eut  un  moment  de  joie. 
Et  les  Esprits  maudits,  par  une  sombre  voie 
Sortirent  tout  joyeux  de  leurs  gouffres  ardents  : 
Puis  au  milieu  des  airs  ils  planèrent  longtemps, 
Comme  de  noirs  corbeaux,  au-dessus  des  rivages 
Où  le  fléau  cruel  faisait  tant  de  ravages. 
— "  Les  voilà,  disaient-ils,  en  les  montrant  du  doigt, 
"  Les  voilà  ces  héros  !  ces  hommes  au  cœur  droit, 
;-  Qui  se  vantaient  hier  de  nous  ravir  ce  monde 
••  Et  de  couvrir  nos  fronts  d'une  honte  profonde  ! 
-•  Où  donc  est  aujourd'hui  le  Dieu  qui  les  défend  ? 
-•  Honte  au  ciel  !  gloire  à  nous!  L'enfer  est  triomphant  ! 
-•  Jl  ébranle  de  Dieu  le  tyranniquc  empire  ! 
Et  l'air  retentissait  de  leurs  éclats  de  rire. 
Et  pendant  qu'ils  riaient,  un  ange  prosterné 
Sur  la  cime  du  caj>,  près  de  Stadaconé, 
Versait  des  pleurs  amers  en  voilant  de  son  aile 
Les  suaves  rayons  de  sa  face  immortelle 


184  DÉCOUVERTE 

L'hiver  s'adoucissait.     La  neige  moins  souvent 
Tourbillonnait  dans  l'air  aux  caprices  du  vent  : 
Un  givre  plus  léger  scintillait  sur  les  branches. 

S'il  venait  à  pleuvoir,  les  gouttelettes  Uanehes 
Se  changeaient  sur  les  bois  on  an  cristal  vermeil 

Que  faisait  resplendir  un  plus  brillant  soleil. 


Le  grand  chef  animé  de  sentiments  hostiles 
Avait  depuis  longtemps,  vers  des  tribus  dociles 
Dépêché  «les  guerriers  : — "  Aile/.,  avait-il  dit, 
•■  Pendant  que  sur  nos  bords  l'âpre  hiver  engourdit, 
t(  Comme  des  ours  frileux,  tous  les  Pâles-Visages, 
••  Aile/  donner  l'éveil  aux  nations  sauvages  I 

u  Qu'elles  viennent  à  nous  :  unis,  nous  serons  forts 

••  Nous  tuerons  l'étranger  et  prendront  ses  trésors." 
Kl  munis  de  leurs  ares,  montés  sur  leurs  raquel 
Les  traîtres  envoyés  aux  tribus  Inquiètes 


DU   CANADA  185 

Allèrent  annoncer,  an  fond  des  bois  lointains, 
Du  fier  Donnacona  les  perfides  desseins. 


Cartier  près  de  l'enceinte  à  pas  lents  se  promène 
11  craint  que  le  guerrier  n'arrive  et  le  surprenne. 
Il  a  vu  près  de  lui  plusieurs  des  siens  mourir. 
Et  lui-même,  bientôt  peut-être,  il  va  périr, 
('ar  le  eiel  qu'il  invoque  avec  persévérance 
Semble  voir  ses  malheurs  d'un  œil  d'indifférence  ! 


Pendant  qu'il  est  en  proie  à  la  crainte,  à  l'ennui, 

Un  vieux  chasseur  sauvage  arrive  près  de  lui  : 

— "  Grand  chef  des  blancs,  dit-il,  non  tu  n'es  pas  un 

[traître  : 
"  En  ce  moment  heureux  je  dois  le  reconnaître. 

"  Tu  m'avais  pris  mes  rils  :  je  les  croyais  perdus  ; 

"  Mais  en  noble  guerrier  tu  me  les  as  rendus. 


DÉCOrVERTE 

■•  .l'ai  marché  bien  longtemps  pour  te  dire  ma  joie.. 
■•  (  'ai-  je  ne  vais  pas  vite  et  sous  les  ans  Je  ploie. . . . 
••  Mais  ton  visage  es1  triste  et  tu  parais  souffrir  ? 
••  Je  sais  quel  mal  vous  tue.  et  je  pois  le  guérir  ! 
••  Vois-tu  cet  arbre  vert  ?  Va  promptement,  recueille 
"  El  fais  bouillir  ensemble  e1  réeorce  et  la  feuille. 
••  El  tu  posséderas  un  breuvage  enchanté 

••  Qui  vous  rendra  bientôt  la  force  et  la  santé. 
••  Tu  vois  que  l'Indien  détestant  la  vengeance, 
■   Va  gardé  dans  son  cœur  que  la  reconnaissance." 


Cartier  tout  stupéfait  reconnaît  Tehrina 
Le  père  des  captifs  qu'en  France  il  emmena. 
Il  le  traite  d'abord  connue  un  noble  convive. 
Et  chargé  de  présents  le  renvoie  a  sa  rive. 


DU   CANADA  187 

••  Gloire  à  ])icu  !  Sa  bonté  se  manifeste  à  tous, 
••  Mais  qui  dira  jamais  ce  qu'elle  a  fait  pour  nous  ! 
"  Noua  étions  expirants  sur  la  plage  étrangère 
"  Et  nul  ne  secourait  notre  longue  misère  ! 
"  Nos  ennemis  passaient  et  riaient  de  nos  maux  ! 
••  Ils  tressaillaient  de  joie  en  voyant  nos  tombeaux  ! 
"  Et  la  mort  nous  semblait  une  faveur  suprême  ! 
••  Mais  Dieu  vient  au  secours  du  serviteur  qui  l'aime  : 
••  Sa  divine  bonté  raccompagne  en  tout  lieu  ! 
'•  Dieu  nous  a  secourus  !  gloire  à  Dieu  !  gloire  à  Dieu  !  " 


Ainsi  les  matelots  unissant  leurs  voix  graves, 
Comme  des  prisonniers  qui  laissent  leurs  entraves, 
Au  Dieu  qui  du  fléau  les  avait  délivres, 
Chantaient  avec  amour  ces  cantiques  sacrés. 


XX 


CONSPIRATION 

L'hiver  disparaissait.  La  neige  était  fondue, 
Et  la  saison  des  fleurs  si  longtemps  attendue 
Par  de  joyeux  concerts  annonçait  son  retour. 
Les  oiseaux  revenaient  gazouiller  leur  amour 
Sur  les  buissons  charmants  qui  les  avaient  vu  naître. 
Un  admirable  instinct  leur  faisait  reconnaître 


190  DÉCOUVERTE 

Le  Léger  nid  de  foin  qui  Les  avait  bercés, 
;it  ne  traînait  plus  do  nuages  glacés  : 

De  verts  boutons  ornaient  les  ramaux  pleins  de   sève 

El  le  fleuve  bruyant  s'ébattait  sur  sa  irrêve, 


One  douce  gaité  régnait  sur  le-  vaisseaux 
Qui  déjà  se  berçaient   avec  leurs  apparaux. 
Mais  l'un  d'eux  cependant  demeurait  au  rivage 
Comme  un  vaisseau  brisé  par  un  triste  naufrage  : 
Hélas  !  les  matelots  qui  voguaient  sur  ce  bord 
Donnent  tous  maintenant  du  sommeil  de  la  mort  ! 
Us  ne  reverront  pas  le  ciel  de  la  Patrie  ! 
Ils  sont  tombés  un  jour  comme  une  herbe  flétrie  ! 
Dormez  !   dormez  en  paix,  ô  pieux  matelots! 
Sur  ces  bords  éloignés,  au  murmure  des  flots  ! 
VOU8  étiez  à  la  tin  de  vos  labeurs  sublime-  ! 
D'un  noble  dévouement  vous  êtes  les  victimes! 


IDI     CANADA  191 

rOUS  devez  tressaillir,  jeunes  et  purs  héros, 
Tressaillir  de  bonheur  dans  votre  saint  repos, 
En  voyant  maintenant  sur  ces  rives  sauvages 
Où  vous  vîntes  mourir  après  de  longs  voyages, 
Un  peuple  généreux,  un  peuple  plein  de  foi, 
Grandir  paisiblement  sous  une  douée  loi  ! 


De  rapides  canots  se  croisent  dans  la  rade. 
J)e>  guerriers  menaçants  parcourent  la  bourgade  : 

Ils  se  sont  tatoués  de  diverses  couleurs  ; 

L'audace  est  sur  leurs  fronts,  la  haine  dans  leurs  cœurs. 

(  V  soiit  les  envoyés  des  tribus  éloignées. 

Leurs  âmes  du  repos  paraissent    indignées. 

Ils  percent  les  sapins  de  leurs  rapides  traits. 

Ou  marchent  en  chantant  de  sonores  couplets. 

Cartier  qui  voit  de  loin  cette  foule  guerrière 

S'élever,  se  mouvoir  comme  un  flot  de  poussière, 


DT    CANADA  1!>J 

Devine  qu'on  ourdit  de  funestes  complots 

Pour  le  perdre  lui-même  avec  ses  matelots. 

Cii  frisson  de  terreur  s'empare  de  son  âme. 

Ciel  !  commenl  échappera  cette  ligue  infâme! 

Les  guerrière  sont   nombreux  !  nombreux  comme  au 

[printemps 

Sur  les  fleuves  gonflés  les  feuillages  flottants  ! 

Va  tenter  de  s'enfuir  sérail  bien  téméraire. 
La  marée  est  montante  et  le  vent  est  contraire. 
Dans  ce  moment  critique  il  mande  Jaloberl  : 
Son  cœur  a  COt  ami  s'esl  bien  souvent  ouvert  : 
Et  toujours  ce  dernier  par  sa  grande  prudence 
Du  héros  mérita  l'extrême  confiance. 


••  Guerriers  de  la  tribu,  voici  venir  le  soir  ! 
••  La'nuit  sera  discrète  et  le  ciel  sera  noir  ! 

■  Vos  arcs  sont-ils  tendus  et  vos  haches  tranchantes? 

■  Los  esprits  des  aïeux  de  leurs  plaintes  touchantes 


DU    CANADA  193 

-•  Ont-ils  fait  tressaillir  vos  cœurs  tiers  et  jaloux? 
•■  Savez-vous  la  vengeance  ?  6  guerriers,  savèz-vous 
"  Dans  un  crâne  brisé  boire  un  sang  encor  tiède  ? 
i;  Et  savez-vous  scalper  un  ennemi  qui  cède  ? 
"  Guerriers  de  la  tribu,  voiei  venir  le  soir  ! 
-•  La  nuit  sera  discrète  et  le  ciel  sera  noir  ! 


C'était  le  chant  cruel  que  le  guerrier  sauvage. 
A  l'approche  du  soir,  hurlait  dans  le  village. 


Tout  à  coup  d'un  navire  il  s'élève  des  cris. 
Les  guerriers  Indiens  regardent  tout  surpris. 
Un  marin  brandissant  une  arme  formidable 
Est  monté  sur  le  pont.  Dans  sa  rage  implacable 
Contre  le  commandant  il  s'est  précipité. 
Cartier  surpris  d'abord  recule  épouvante. 


1!>J  DÉCOUVERTE 

Le  matelot  toujours  le  presse  ol  le  menace. 
Le  héros  cependant  retrouve  sou  audace 
Et  s'élance  d'un  bond  sur  le  trait re  agresseur. 
Mais  un  c-i-i  retentit,  et  soudain,  ô  douleur  ! 
Cartier  s'est  affaisse  sur  le  pont  du  navire  ! 
Alors  tous  les  marins,  comme  dans  le  délire. 
Parcourent  en  i<»us  sens  le  pont  t\u  bâtiment  : 
Le  meurtrier  sur  eux  s'avance  hardiment. 
lis  veulent  le  saisir,  sa  défense  e>l  terrible  : 
Aux  coups  dont  on  l'accable  il  parait   insensible. 
Cependant  il  faiblit  :    on  le  s-rre  de  pr 
On  lui  dit  de  se  rendre,  et  lui  répond  :   ••  Jamais  ! 
Bl  d'un  .bond  furieux  écartant  tout  le  monde. 
|)u  haut  du  bâtiment  il  s'enfonce  dans  l'onde. 
Bientôt  il  reparait  éloigné  dos  vaisseaux. 
Kt  gagne  le  rivage  on  nageant  sur  les  eaux. 


DU    CANADA  195 

Sur  les  bois  éloignés  l'astre  du  jour  se  penche, 
Et  l'oiseau  pour  dormir  se  perche  sur  la  branche. 
Les  guerriers  indiens,  pour  tenir  leur  conseil. 
Attendent  sous  les  bois  le  coucher  du  soleil. 
Tout  à  coup  la  forêt  semble  flotter  dans  l'ombre. 
Alors  un  fier  sauvage  à  la  figure  sombre. 
Du  milieu  des  guerriers  se  lève  et  parle  ainsi  : 
— "  Oui,  le  temps  est  venu  de  chasser  loin  d'ici 
'•  Ces  hommes  orgueilleux  qui  se  pensent  nos  maîtres  ! 
"  Ils  feignent  l'amitié,  mais  je  sais  qu'ils  sont  traîtres, 
"  Car  moi  Taiguragny,  j'ai  vécu  sous  leurs  lois. 
"  Ils  m'ont  de  leur  dédain  accablé  mille  fois  ! 
11  Mais  plus  qu'eux  aujourd'hui  je  suis  puissant  et  libre! 
"  La  haine  dans  mon  cœur  fait  vibrer  chaque  fibre  ! 
•■  Domagava  sait  bien  qu'ils  sont  impérieux; 
"  Qu'ils  veulent  s'emparer  du  sol  de  nos  aïeux, 
"  Et  nous  faire  captifs  ici  sur  notre  rive  ! 
■•  Mais  avec  des  guerriers  pour  combattre  j'arrive  ! 


]!)<;  .1   YKKTE 

••  J'ai  soii' <lc  (a  vengeance  !   Il  faut  !  il  faut  du  sang 
••  Voilà  le  trait.  Cartier,  qui  va  te  morde  au  flanc  ! 
Et  pendant  qu'il  parlait,  il  brandissait  des  flèches, 
Kl  ^es  talons  durcis  broyaient  les  branches  sèche». 


— ■•  Tu  parles  sagemont  reprit  Donnacona  ; 
Ares  ko  ni  vers  moi  sans  doute  t'amena. 
Mes  guerriers  sont  tous  prêts  et  l'heure  est  favorable. 
J'ai  vu  sur  un  navire  une  lutte  effroyable. 
Les  matelots  entre  eux  paraissent  divisés. 
Plusieurs  d'un  long  combat  sont  peut-être  épuisés. 
Ils  ne  se  doutent  point  de  nos  trames  suhtiles  : 
Ils  dorment  confiants.;  et  nos  canots  agiles 
Pleins  de  braves  guerriers,  dans  l'ombre  de  la  nuit 
A  leurs  pesants  bateaux  aborderont  Bans  bruit." 


DU    CANADA  191 

Puis  il  parlait  encor  qu'au  milieu  de  la  foule 
Qui  s'agite  et  frémit  comme  la  sombre  houle. 
Un  guerrier  blane  paraît.     Ses  vêtements  mouilles 
D'un  sang  qui  coule  encor  sont  hélas  !  tout  souilles  : 
Sont  front  est  sillonné  par  une  cicatrice  ; 
Son  regard  humble  et  doux  parait  sans  artifice  : 
Il  parle  avec  lenteur:—"  Chef  de  Stadaconé. 
•'  De  me  voir  devant  toi  tu  semblés  étonne. 
••  Mais  tu  le  seras  plus  si  je  te  dis  sans  teinte. 
••  Pourquoi  je  viens  ici  te  troubler  de  ma  plainte. 

•  .Je  ne  dois  plus  revoir  mon  pays  bien  aime  ! 

••  II clas  !   oui.  mon  pays  m'est  à  jamais  terme  ! 

•;  La  mort  m'attend  chez-nous,  la   mort  dans  les  sup- 
plices '. 

•  Ah  !    la  terre  pour  moi.  la  terre  est  sans  délices  ! 

•  A  cet  arbre,  toi-même,  attache-moi  sans  peur. 
-  Et  qu'un  trait  acéré  me  perce  enfin  le  cœur  ! 
••  Ou  bien  si  tu  voulais,  avant  que  je  périsse. 

•  M' aider  à  la  vengeance  !   Ah  !  le  doux  sacrifice 


L98  DÉCOUVERTE 

••  Que  celui  de  nies  jours  après  m'ètre  vengé  ! 
Ici  sa  molle  voix  avait  soudain  changé, 
Et  son  o  il  animé  semblait  i*ougi  par  l'ire. 


— "  J'ai  vu  reprit  le  chef,  sur  le  pont  d'un  navire, 
••  [Jn  étrange  combat  s'élever  vers  le  soir, 

••  I>is-m<ti  ce  que  c'était. — ••  Oui,  vous  avez  pu  voir 
■  Reprit  le  matelot  d'une  voix  radoucie. 
••  Que  l'un  des  combattants  s'est  affaissé  sans  vie  : 
••  (  'elui-là,  c'est  Cartior  !  N"ous  détestions  sa  loi. 
••  (  V'lui  <|iii  l'a  frappé,  je  m'en  vante,  c'est  moi  ! 
••  Et  je  n'ai  point  par  là  commis  nue  injustice. 

•  Le  cœur  de  ce  marin  était  plein  d'avarice  : 

•  Malgré  nous  vers  la  France  il  voulait  ramener 

•  (Jn  vaisseau  que  d'abord  nous  devions  vous  donner  ; 
••  Comment  en  guider  trois  vers  nos  lointains  rivages 
••  A  peine  pouvons-nous  former  deux  équipages  f 


1)1     CANADA  19^ 

••  Un  terrible  fléau  s'est  abattu  sur  nous. 

••  Et  les  plus  vigoureux  sont  tombés  sous  ses  coups. 

"  Si  lorsque  nous  étions  nombreux,  pleins  de  courage,. 

"  Xous  n'avons  qu'avec  peine  évité  le  naufrage, 

••  Comment  pourrions-nous  donc  l'éviter  maintenant  ?" 

••  Bt  c'est  moi  que  Cartier  choisit  pour  commandant 

"  D'un  vaisseau  sans  marins  !  Désirait-il  nia  perte  ï 

"  J'exprimai  mon  refus  :  ma  résistance  ouverte 

■:  Fut  do  tous  mes  amis  approuvée  un  moment. 

••  Mais  je  fus  menacé  du  dernier  châtiment  ; 

"  Et  je  savais  la  mort  qui  m'était  réservée 

"  Si  je  ne  fuyais  pas  avant  notre  arrivée. 

••  Alors  encouragé  par  de  traîtres  amis, 

•k  Vous  savez  Le  forfait  que  tantôt  j'ai  commis. 

"  Je  suis  entre  vos  mains,  je  suis  votre  victime  ; 

t£  Faites- moi  donc  périr  si  j'ai  t'ait  un  grand  crime. 

••  Mais  si  devant  vous  tous  je  parais  innocent. 

"  Vengez-moi  !  car  contre  eux  moi  je  suis  impuissant  f 


200  DÉCOUVERTE 

••  Demain  pour  s'échapper  ils  déploieront  les  voiles. 
••  ()  guerriers,  suivez-moi  !  la  nuit  n'a  pas  d'étoiles  î 
•■  Prenez  vos  tomahawks,  prenez  vos  javelots  ! 

••  Frappez-les  sans  merci  ces  cruels  matelots  ! 

••  (^u"ils  meurent  avec  moi  sur  cette  même  rive. 

••  Puisqu'ils  ne  veulent  pas  qu'avec  eux  moi  je  vive  !  " 


Alors  le  fugitif  reste  silencieux  : 
Sur  lui  tous  les  guerriers  ont  arrêté  leurs  yeux  : 
Ils  semblent  avoir  peur  <le  se  laisse]-  surprendre. 

Mais  lui.  ternie  et  serein,  teint  de  ne  pas  comprendre 

Ce  noir  pressentiment  qui  trouble  leurs  esprit». 
Quelques  uns  des  guerriers  t'ont  entendre  des  cris  : 

Ils  veulent  que  de  suite  on  descende  au  rivage  : 

D'autres  ne  veulent  pas  (pie  la  lutte  s'engage 

Avant  que  «lu  matin  «'élèvent  les  brouillards  : 

IU  craignent  quelque  piège.  Mutin  plusieurs  vieillards 


DU  canada  : 

Demandent  que  d'abord  le  premier  coup  de  hach« 
Soit  pour  ce  guerrier  blanc  dont  peut-être  la  tâche 
Kst  de  venir  tromper  les  naïfs  Indiens 
Pour  les  livrer  après  plus  sûrement  aux  siens. 


Alors  de  tous  cotes  des  clameurs  retentissent  : 
Dans  les  carquois  de  peau  les  javelots  frémissent  : 
Le  généreux  marin  se  croit  enfin  perdu  : 
Mais  il  ne  mourra  pas  sans  s'être  défendu  : 
Il  est  bien  mieux  armé  que  cette  race  impie 
Et  veut  lui  vendre  cher  sa.  glorieuse  vie. 


Une  voix  cependant  domine  les  clameurs. 

C'est  la  voix  du  grand  Chef: — "  Guerriers  aux  nobles 

[cœurs. 

■•  Je  ne  crois  pas.  dit-il.  que  ce.  Blanc  soit  un  traître  : 
"  Nous  l'avons  vu  lutter  contre  son  cruel  maître  : 


202  DÉCOUVERTE 

••  Et  nous  lavons  aussi  vu  nager  vers  le  bord 
••  Pour  Pair  comme  il  l'a  dit  une  sanglante  mort. 
••  .Mais  il  n'est  pas  besoin,  ô  guerrière,  ce  me  semble, 
••  Que  sur  ces  bâtiments  nous  montions  tous  ensemble. 
•  Iif  bruit  que  nous  ferions  pourrait  donner  Pévoil, 
-•  il  vaut  mieux  les  surprendre  au  milieu  du  sommeil. 
-•  Qu'avec  moi  seulement  s'avancent  quelques  bravos; 
••  Si  retenus  captifs,  l'on  nous  charge  d'entraves; 
••  Si  nous  sommes  trahis  par  l'infâme  étranger, 
"  ()  guerriers,  soyez  prête  demain  à  nous  venger  ! 


Il  dit  et  les  guerriers  sortant  de  leur  silence 
Approuvent  son  discours  par  un  murmure  immense. 


Cependant  un  grand  calme  entoure  les  vaisseaux. 
La  nuit  est  noire.      Au  loin,  de  nocturne--  oiseaux 


DU    CANADA  203 

Font  retentir  les  bois  de  leurs  plaintes  funèbres. 

Un  rapide  canot  glisse  dans  les  ténèbres  : 

Les  avirons  légers  dans  l'eau  plongent  sans  bruit. 

Le  chef  des  Indiens  lui-même  le  conduit. 

En  silence  bientôt  il  accoste  un  navire. 

Cinq  sauvages  guerriers  dont  le  cœur  ne  respire 

Que  le  meurtre  secret,  le  carnage  et  le  sang. 

Montent  sur  le  vaisseau  précédés  par  un  Blanc. 


— "  Ici."  dit  ce  dernier  d'une  voix  basse  et  morne, 
Et  tenant  à  la  main  leur  casse-tète  énorme. 
Les  cinq  guerriers,  muets,  avancent  un  par  un. 
Du  clapotis  des  eaux  le  murmure  importun 
Fait  passer  par  moment  un  frisson  dans  leur  ame. 
Sur  la  barque  tout  dort  ;  et  leurs  veux  pleins  de  flamme 
Cherchent  dans  la  noirceur  les  marins  endormis. 


204  DÉCOUVERTE 

— ••  Ici."  reprend  le  guide,  "  ici,  guerriers  amis.'- 
Puis  ouvrant  une  porte,  au  tond  de  la  cabine 

Qu'une  clarté  douteuse  eu  tremblant  illumine. 
Il  les  t'ait  avancer  avec  précaution. 
Le-  sauvages»,  pourtant,  pleins  d'indignation, 
•Ont  trop  tarde  déjà  de  consommer  leurs  crimes  : 
.Ils  demandent  au  guide  où  dorment  les  victimes  : 
— •■  Les  voila  !  "  répond-il  en  «devant  la  voix. 
Et  cinq  haches  sur  lui  se  lèvent  a  la  fois  : 
— -:  Tu  mourras  le  premier  pour  prix  de  tes  outrage*, 
Hurlent  dans  leur  courroux  les  farouche*  sauvages, 
••  Tu  nous  livres  aux  tiens  !  ah  !  t  raitre.  tu  mourras  !  " 
Lu  elle;  sur  le  pont  ils  entendaient  des  pas. 
Mais  ils  n'ont  point  le  temps  de  fnassacrer  leur  guide. 
Au  milieu  d'eux  s'élance  une  foule  intrépide  : 
•Cartier  qa\  le  premier  !  Sa  voix  et  ses  regards 
Remplissent  de  terreur  les  assassin»  hagards. 
Ils  n'osent  se  détendre.    Alors  on  le-  eix-liaine. 


DU    CANADA  205 

lis  au  fond  du  navire  en  silence  on  les  traîne. 
Cartier  avec  transport  embrasse  Jalobert  : 

— "  Tu  nous  sauves,  dit-il.  tu  nous  mets  à  couvert 
••  De  la  méchanceté  de  ces  tribus  atroces  ! 
••  Xous  niions  dans  les  f'ei's  tenir  leurs  chefs  féroces. 
'•  Elevons  vers  le  ciel  nos  cœurs  reconnaissants  ! 
'•  Qu'il  daigne  pardonner  ces  pièges  innocents 
••  Que  nous  avons  tendus  sous  les  pas  des  perfides 
"  Dont  les  lèvres  étaient  de  notre  sang  avides  ! 
••  Préparons  les  agrès  ;   hissons  le  pavillon  : 
••  Aussitôt  que  du  jour  le  matinal  rayon 
■"  Tremblera  dans  le  Hot  que  la  brise  balance, 
•  Xous  voguerons  enfin  vers  notre  belle  France  ! 


X  X  I 

LE  RETOUR 

Pendant  toute  l'a  nuit  les  guerriers  inquiéta, 
Auprès  de  leurs  grands  feux,  sous  les  nombres  forêts, 
Déplorèrent  des  chefs  l'absence  prolongée. 
Leur  âme  dans  L'angoisse  était  encore  plongée 
Quand  le  soleil  monta  rayonnant  dans  les  eieux. 
Alors  sur  le  rivage  au  loin  silencieux 


208  DÉCOUVERTE 

Ils  descendirent  tous  frémissants  de  colère. 
Deux  navires  berçaienl  leur  mâture  légère 
Sous  le  gonfle  <lu  vent,  au  long  roulis  des  flots. 
Sur  Leurs  ponts  circulaient  d'empressés  matelots 
<^ui  chantaient  des  refrains  en  larguant  les  amarre 
One  morne  stupeur  s'empare  dos  barbare* 
Ils  demeurent  muets  ;  mais  après  «m  moment, 
Mille  affreuses  clameurs  montent  au  firmament. 


Cependant  les  vaiseaux  s'ébranlent  sur  les  ondes. 
Deux  traces  derrière  eux.  bouillonnantes,  profondes. 
Vont  <>n  s'élargissant  se  briser  sur  les  bords. 
De  chaque  bâtiment  s'élèvent  «les  accords 

Qui  montent  vers  le  ciel  avec  les  doux  arômes 
Que  les  bois  verdissant»  exhalent  de  leurs  dômes. 


DU    CANADA  209 

La  brise  est  favorable  ;  allez  vaisseaux  bénis  ! 
Du  paisible  oeéan  fendez  les  flots  unis  ! 
Ne  craignez  plus  l'orage  !  ouvre/ vos  blanches  voiles! 
Un  soleil  éclatant,  de  brillantes  étoiles 
Pour  vous  éclaireronl  la  surface  des  mers  ! 
Aile/-  !  ne  craignez  plus  la  rage  des  enfers  : 
Leur  triomphe  est  fini,  leur  puissance  enchaînée  ! 
Déroulez  vos  drapeaux  la  lutte  est  terminée  ! 
Qu'un  vent  doux  et  plaisant  vous  reconduise  au  port  ! 
La  France  est  dans  l'émoi.  Ses  fils,  dans  leur  transport. 
Descendent  sur  la  rive  où  la  vagué  se  brise, 
Vous  demandent  au  ciel,  à  la  mer.  à  la  brise  ! 
La  France  vous  attend  !  ()  vaisseaux  dites-lui, 
Qu'à  ses  lois  tout  un  monde  est  soumis  aujourd'hui  ! 


Et  les  deux  bâtiments  s'en  vont  avec  vitesse  ! 
Et  de  leur  sein  s'élève  un  long  cri  d'allégresse  ! 


210  DÉCOUVERTE 

Kt  les  cinq  prisonniers,  «les  larmes  dans  les  yeux. 

Jettent  a  leurs  amis  de  pénibles  adieux  ! 

Et  1rs  guerriers  cruels  de  leurs  mains  frémissantes 

Lancent  vers  les  vaisseaux  «les  flèches  impuissante»  ! 
Kt  l'on  entend  alors  dans  les  eieux  réjouis 
Les  harpes  moduler  <\v>  accords  inouïs. 

•  De  l'aurore  au  couchant,  disent  les  chants  des  an^es. 

■  Le  saint  nom  du  Seigneur  est  digne  de  louang< 

•  Dieu  parle,  et  l'univers  sur  son  axe  brûlant, 

•  Frémit  d'un  saint  transport  et  L'adore  en  tremblant  !. 

•  Lui  seul  est  éternel  !  Son  bras  soutient  la  terre. 

•  Il  pourrait  la  briser  comme  un  jouet  de  verre 

•  Le  vagabond  nuage  pbéil  a  sa  voix  : 

•  Le  tonnerre  et  le  vent   reconnaissent  ses  lois. 

•  Il  (tarait,  et  l'éclat  de  son  auguste  face 

•  Fait  pâlir  les  soleils  qui  roulent  dans  L'espace. 

•  Que  tout  genou  fléchisse  a  son  nom  glorieux  ! 

■  Que  la  terre  le  craigne  et  qu'on  le  chante  aux  eieux  L" 


HYMNE  NATIONAL 


POUR  LA  FETE  DES  CANADIENS-FRANÇAIS 


HYMNE  NATIONAL 


POUB  LA  FETK  \)\K  OANADIENS-FEAMCAIS 


Couronné  le  20  septembre  1869. 


Ainii'  Dion,  et  v ••  tuii  chemin. 


Cieux,  déroule/  sur  notre  tète 
Vos  voiles  de  pourpre  et  d'azur!! 

Soleil,  brille  d'un  feu  plus  pur! 
Que  la  terre  en  ee  jour  revête 
Toute  sa  gloire  et  sa  beauté  ! 
Que  l'onde  plus  mollement  colite 
A  travers  le  pré  velouté  ! 
•Que  l'oiseau  plus  gaiment  roucoule  J 


214  HYMNE    NATIONAL 

Que  tout  s'unisse  à  ces  concerts 
D'un  peuple  qui  demande  place 
Parmi  Les  grands  peuples  qu'embrasse 
L'orbe  éclatant  de  l'Univers  ! 


Ah  !  prêtez-moi  votre  voix  infinie, 
Chœurs  éternels  que  j'entends  en  tout  lieu  ! 
Ah  !  prêtez-moi  votre  sainte  harmonie, 
Esprit*  d'amour  qui  chantez  devant  Dieu  ! 


Ouvrez,  ouvre/  votre  aile  diaphane, 
Ailles  gardiens  «le  mou  jeune  pays  ! 
Ecoutez-moi,  mon  chant  n'est  p;i>  prol 
Portez  à  Dieu  les  hymnes  que  je  dis  ! 


IfVMNE    NATIONAL  215 

Vole  moins  lento. 
<0  belle  nuit  ! 
Yole  moins  lente  ! 
Mon  ame  ardente 
Aime  le  bruit, 
La  voix  tremblante 
Du  temps  qui  fuit  ! 
Eveille,  éveille 
Tes  doux  éehoe, 
La  fleur  vermeille. 
Le  chant  des  flots'.! 
Lève  ton  voile, 
0  nuit  d'amour.! 
Lève  ton  voile 
Yoiei  le  jour  ! 
.Brillante  étoile 
Qui  luis  eneor 
<i  tomme  un  elou  d'or 


216  IIV.MNK    KATIONAL 

Aux  voûtes  sombres, 
Dans  ton  essor 
(  'hassr  1rs  ombres  ! 
De  tes  doux  feux, 
Aurore  blonde, 
Eclaire,  inonde 
Les  champs  des  doux  ! 
Parais,  lumière  ! 
(  )  joui-,  parais  ! 
Que  la  chaumière, 
Que  le  palais, 
Que  la  rivière, 
La  cime  altiére 
1  >c  nos  forêts 
El  la  poussière 
I  )<•  nos  guérêts 

Bondissenl  «le  joie  ! 

(}\w  \v  papillon 


HYMNE    NATIONAL 

Tout  de  vermillon 
Dans  le  chaud  rayon 

Du  jour  qui   le  noie. 
Plein  d'amour  déploie 

Son  aile  de  soie. 

Se  berce  et  tournoie 

(  'onune  une  fleur  au  vent  ! 

Qu'une  chanson  plus  douce 

Monte  du  nid  de  mousse 

Sur  le  rameau  mouvant  ! 


(  'est  jour  d'ivresse  ! 
Que  la  tristesse 
Sèche  BOij  pleurs  ! 
C'est  jour  de  fête  ! 
Que  chaque  tête 
Porte  des  fleur»  ! 


10 


18 


1IY.MNK    NATIONAL 


L'aurore  s'est  lovée  et  l'ombre  s'est  enfuie 

Sur  l'humide  forêt  que  le  vent  chaud  essuie. 
()  soleil,  tes  rayons  tombent  comme  une  pluie  !. 


Mutants  du  Canada,  laissez  le  fier  taureau 
l><  udir,  libre  du  joug,  sur  l'herbage  nouveau  ! 
Laisse/.  d;i"s  le  sillon  le  goo  Ol   le  liovau  ! 


<  î'ost  la  fête  immortelle 
El   sans  cesse  nouvelle 

(  )n  l'amour  se  révèle, 
L'amour  <lu  sol  natal  ! 

<  )u  l'espoir  se  ranime 
A  ton  aspect  sublime, 
1  >rapeau  national  ! 


[NE    NATIONAL  21$ 

0  Barde»,  accorde/-  vos  violons  rustiques  ! 
Que  vos  refrains  joyeux  et  vos  pieux   cantiques 
Montent  comme  un  parfum  jusqu'aux  divins  Portiques. 


Mêle/-  vos  nobles  voix  aux  bruits  vagues  des  eaux. 
Aux  murmures  du  veut  qui  berce  les  roseaux. 
Aux  accords  printaniers  des  sauvages  oiseaux  ! 


C'est  L'heure  douce  et  pure 
Dans  toute  la  nature 
Où  le  peuple  se  jure 
Une  sainte  union  ! 
Où  ta  force  s'affirme, 
Où  le  Seigneur  continue 
Tes  droits,  ô  nation  ! 


*22<»  HYMNE    NATIONAL 

Brunes  tilles  des  champs*,  dansez  rut  la  prairie  ! 
Vierges,  cueillez  «les  fleurs,  la  pelouse  ost  fleurie. 
Cueillez  des  fleurs,  ô  vous  les  fleurs  de  la   Patrie  ! 


Que  l'aigle  qui  s'élance  m  s.»n  roc  de  granit, 
L'hirondelle  <-ui  vient  lorsque  l'hivor  finit 

Aux  vieux  toits  du  hameau  pendis  son  humble  n 


Que  la  rose  ontr'ouverto  au  front  <lc  la  charmiLh 
Et  la  nappe  d'azur  où  l'étoile  scintille  : 
El  la  voile  «le  lin  sur  la  nef  qui  vacille  : 


Que  l'arbre  couronné  d'un  feuillage  odorant, 

Le  brouillard  qui  revêt  son  manteau  transparent 

L'ondine  qui  se  baigne  et  Be  berce  au  courant  : 


HYMNE    NATIONAL  221 

e  tout  ce  qui  brille  :  Etoiles,  fleurs  ou  flammes; 
Que  tout  ce  qui  soupire  :  Oiseaux,  brises  ou  lames  ! 
Gt  que  tout  ce  qui  prie  :   Hommes,  anges  ou  femmes  l 


Entonne  en  ce  beau  jour  un  hymne  solemnel 
Comme  il  en  retentit  quand  l'Archange  Michel 
Plongea  dans  les  enfers  tous  les  damnes  du  ciel  ! 


C'est  rheure  douce  et  pure 
Dans  toute  la  nature 
Où  le  peuple  se  jure 
Une  sainte  union  ! 
Où  ta  force  s*attirme. 
Où  le  Seigneur  confirme 
Tes  droits,  ô  nation  ! 


MV.MNK     NATIONAL 

(  l'est  la  fête  immortelle 
Kt  sans  cosse  nouvelle 
(  )ù  l'amour  se  révèle 
L'amour  du  sol  natal  ! 
(  )ù  la  foi  bc  ranime 
A  ton  aspect  Bublimo, 
Drapeau  national  ! 

Ah  !  prêtez-moi  votre  voix  infinie. 
< 'lueurs  éternels  que  j'entends  en  tohl  lieu  ! 
Ah  !  prêtez-moi  votre  sainte  harmonie, 
Knprits  d'amour  qui  chantes  devant  l>ien  ! 

Peuple,  entonne  des  chants  <le  gloire  ! 
Peuple,  en  ce  jour  réjouis-toi  : 
Ton  drapeau  qu'aimait  la  victoire 
Sut  faire  respecter  ta  loi  ! 


HYMNE    NATIONAL 

amais  de  ta  splendeur  première 
Tu  n'es  tombé  dans  la  pôusèïère 
Où  roulent  tant  dé  nations  ? 
Et  jamais  sur  ton  front  sublime 
Nul  n'a  ])ii  voir  la  main  du  crime 
Buriner  ses  honteux  sillons  ! 


Revêts  tes  vêtements  de  joie  ! 
Défends  ta  toi.  ta  liberté  ! 
Bénis  !   bénis  la  main  qui  broie 
Les  fers  de  la  captivité  ! 
Abhorre  le  froid  égOÏ&mè"; 
Il  t l'aine  un  peuple  au  servilisme 
Bt  le  dépouille  de  son  cœur  ! 
A  l'horizon  des  temps,  regardé 
Tout  ce  ([uo  l'avenir  te  garde 
De  paix  de  gloire  et  de  splendeur  ! 


34  HYMNE    NATION  M 

Méprise  la  voix  de  co  traître 
Pour  qui  le  peuple  est  mi  troupeau 
Brise  le  sceptre  de  ton  maître 
S'il  devient  le  fouel  d'un  bourreau  ! 
Xc  laisse  pas  la  tyrannie 
Mettre  un  cachet  d'ignominie 
Sur  ton  sacré  bandeau  de  roi  ! 
Bl  souviens-toi  que  ton  pied  foule 
Un  sol  où  depuis  longtemps  coule 
Le  sang  des  héros  de  la  foi  ! 


Qui  «loue  dit  que  tu  dégénère 
(  >  peuple  autrefois   tant  vante  ? 
Que  dans  leurs  sépulcros  tes  pères 
S'indignent  de  ta  lâcheté  ? 
Que  muet  tu  courbes  la  tète 
Sons  le  joug  honteux  que  t'apprête 


IIV.MNK    NATIONAL 

N'importe  quel  maître  étranger  ? 
Qu'en  tombant  tu  n'aurais  pas  même 
Pour  le  tyran  un  anatlieme. 
Pas  même  un  fils  pour  te  venger? 


Peuple]  tu  te  souviens  encore 
De-  grandes  leçons  de-  aïeux  ? 
Tu  te  souviens  que  ton  aurore 
D'un  vif  éclat  remplit  les  cioux  ? 
Que  les  lange-  de  ton  enfance 
Estaient  ces  drapeaux  que  la  France 
Promenait  au  champ  de  l'honneur  ? 
Qu'au  bruit  dune  salve  guerrière 
Le  feu  brillait  sous  ta  paupière 
Et  les  élans  brisaient  ton  cœur  ? 


li'i  IIYMNK    NATIONAL 

Tu  te  souviens  de  ces  campagnes 
Sous  le  ciel  rade  des  bivers, 

A   travers  les  âpres  montagnes 

Kt  dans  les  glacée  des  déserts, 

Ou  les  soldats  de  la  Patrie, 
l'ai-  leur  audace  et  leur  furie. 
Poudroyaient  de  vieux  bataillons, 
Kt  chassant  des  troupes  navr<  c  . 
Jusqu'en  de  lointaines  contrées 
Allaient  planter  leurs  pavillons  î 


Tu  te  souviens  du  promontoire 
<  >u  L"vis  longtemps  attendu 
De  la  France  par  la  victoire 

Sut  rachetOT  l'honneur  perdu  '! 
Kt  n'est-il  plus  dans  ta  mémoire 
(  Vlui  «pii  promena  ta  gloire 


HYMNE    NATIONAL 

Du  pôle  nord  jusqu'au  midi  ? 
Qui  sembla  commander  à  l'onde 
Et  qui  vit  tout  le  nouveau  monde 
De  ses  nobles  faits  étourdi  ?  . .  . 


Peuple,  tu  te  souviens  des  brave > 
Que  des  tyrans  mirent  à  mort 
Parée  qu'ils  brisaient  tes  entraves 
Ut  voulaient  adoucir  ton  sort  ? 
Ton  âme  s'éveille  et  tressaille 
Au  souvenir  d'une  bataille 
Comme  celle  de  Carillon  ! 
Tu  vois  encor  notre  héroïne 
Debout  sur  son  fort  en  ruine 
Lancer  la  foudre  en  tourbillon  ! 


228  HYMNE    NATIONAL 

Ut  tu  semis  un  peuple  lâche  ' 
Tu  sentis  un  peuple  abaisse  !  .  . . 
Trop  faible  pour  remplir  la  tache 
i}i\v  te  cède  un  brillant  passé  ' 
<^ui  «loue  ainsi  te  calomnie, 
()  canadien,  race  bénie 
Que  n'a  pu  briser  le  malheur  ? 
'Ton  nom  n'a-t-il  plus  de  prestige  ? 
Sorti  d'une  si  belle  lige, 
X'c-tij  qu'une  débile  fleur  ?. . . 


Iv-:u  donc,  o  Patrie, 

Une  terre  flétrie 

D'où  s'enfuit   la  vertu  ''. 

<  )ù  comme  un  grand  poèt< 

Dans  ses  chants  le  répète, 
<)  ma  Patrie,  es-tu 


229 


La  Vierge  couronnée 
Qu'une  troupe  avinée 
Traîne  dans  le^  égouts  ! 
N'as-tu  plus  l'innocence, 
La  gloire  et  la  puissance 
Qui  faisnien!  des  jaloux  ? 


,le  l'aime,  ô  sol  natal  !   Je  t'aime  et  te  révère  ! 
Que  Dieu  verso  sur  toi  ses  bienfaits  les  plus  doux  ! 
Jusqu'au  jour  où  le  eiel  deviendra  notre  terre 
La  terre  où  nous  vivons  doit-ètre  un  eiel  pour  nous  ! 


0  vous  que  je  contemple 

Près  de  notre  saint  temple. 
Vains  autels  des  faux  Dieux. 


Retomh 


ez  en   poussière 


EH  \INK     \  \IIh\AI. 

Votre  froide  prière 
Kst  une  injare  aux  cieux  ! 
Meurs,  perfide  idiômo 
<,)iii  glisses  sous  le  chaume 
(  lomme  sous  les  lambris  ! 
Que  la  langue  d'un  père 
Ne  soit  pas  étrangère, 
Juste  ciel  !  a  ses  fil»! 


Je  t'aime,  <>  sol  natal,  je  t'aime  ri  te  révère: 

Que  Dieu  verse  sur  toi  bcs  bienfaits  les  plus  doux  ! 

Jusqu'au  jour  <»ù  le  ciel  deviendra  notre  terre, 

La  terre  où  nous  vivons  doit-être  un  ciel  pour  nous  ! 


.le  vous  aime,  rivag 

<  îiel  de  feu,  blancs  nuage: 


HYMNE    NATIONAL 

Fleuves  majestueux. 
Bois  remplis  de  mystères. 
Montagnes  solitaires. 
Torrents  i mpétueux, 
Hivers,  vents  et  tempêtes. 
Printemps  d'amour  qui  jettes 
Mille  arômes  nouveaux, 
ftté  d'azur,  automne 
'Que  la  moisson  e.ouronne, 
Brillants  chœurs  des  oiseaux  ! 


23! 


Jle  t'aime.  <">  sol  natal  !  je  l'aime  et  te  révère  ! 
Que  Dieu  verse  sur  toi  ses  bienfaits  les  plus  doux  ! 
Jusqu'au  jour  où  le  ciel  deviendra  notre  terre, 
La  terre  où  nous  vivons  doit-être  un  eiel  pour  nous! 


232  MVMNK    NATIONAL 

<  >  Patrie  adorée 

Kst-il  une  contrée 

Aussi  belle  que  toi  ? 

Aux  jours  sombre»  d'orage 

Tu  puises  Le  courage 

Dans  L'amour  el  la  loi  ! 

Tu  n'es  j>as  affaiblie 

Par  un  Lâche  repos  ! 

()  terre  des  h* 

Tu  n'es  pas  avilir  ! 

Non  !  j'en  appelle  à  fous, 

Antiques  sanctuaires 

Où  je  prie  à  genoux, 

Non  !  j'en  appelle  a  rous, 

()  cendres  de  mes  pere<i  ! 


lTION, 

le  votre  tombe,  ô  Mânes  des  aieux  ! 

Laisse/  vos  linceuls  <le  poussière  ! 
Secouez  le  sommeil  qui  pèse  sur  vos  veux. 

Mânes,  parlez  à  ma  prière  î 
Dites,  n'est-il  plus  beau  votre  cher  Canada 

Et  sa  gloire  est  elle  perie  ? 
La  terre  qu'autrefois  votre  sang  teeonda 

N'est-elle  plus  jamais  fleurie  ? 
Voyez  nos  champs  couverts  d'une  riche  moisson. 

Voyez  nos  villes  florisantes. 
Dans  nos  beffrois  d'argent  entendez-vous  le  son 

De  nos  cloches  retentissantes  ?... 
Ah  !  si  notre  vertu  chancelle  un  seul  moment. 

Si  jamais  notre  toi  succombe. 
Tour  nous  marquer  au  front  d'un  stigmate  infamant. 


Mânes,  sortez  de  votre  tombe  !. 


23  I  IIVMNK     NATION.W. 

Sortez  de  votre  tombe,  ô  Mânes  des  aïeux  !.. 

Nos  bois,  nos  champs  cl  nos  montagnes 
Ont   pour  vous  smIiici- des  échos  merveilleux  !... 

Pour  revoir  nos  vertes  campagnes, 
Pour  revoir  le  beat!  ciel  <|Ue  vous  ave/,  chanté 

Aux  jours  lointains  de  votre  vie  ; 
L'orgueilleux  Saint-Laurent  que  nous  avez  dompté 

Kl  dont  chaque  vague  asservie 
Semble  redire  ciicor  votre  nom  glorieux   : 

Pour  voir  si  nos  grandes  rivières 
Promènent  aujourd'hui  sous  de  plttS  pâles  cictix 

Des  ondes  moins  pures,  moins  fières  : 
Pour  voir  si  le  soleil  dore  moins  nos  coleaux 

A  l'heure  où  gémit  la  colombe, 
Kl  si  dans  nos  forets  les  concerts  sont  moins  b 

Mânes,  sortez  de  votre  tombe  !  .  .  . 


HYMNE    NATIONAL 

Sorte/  de  votre  tombe,  ô  Mîmes  des  aïeux  ! 

Un  peuple  entier  est  d'ans  L'attente  ! 
Mânes,  pour  le  juger  paraissez  en  ces  lieux  ! 

Dites  si  d'une  âme  eontente 
Il  ne  s'élance  pas  au  milieu  du  danger, 

Si  son  front  porte  quelque  honte. 
S'il  s'est  laissé  flétrir  par  un  maître  étranger  ! 

Connaît-i)  un  bras  qui  le  dompte 
Ce  peuple  de  héros  que  vous  avez  Formé  ? 

Sa  toi  s'est-elle  donc  éteinte  ? 
Le  temple  qu'il  vénère  est-il  jamais  Ferme  ? 

Et  quand  s'est-il  courbé  par  crainte 
Devant  l'iniquité  qui  violait  ses  droits  ? 

A-t-il  l'air  d'un  peuple  qui  tombe  ? 
Pour  le  dire  aux  pervers  qui  méprisent  ses  lois. 

Mânes,  sortez  de  votre  tombe  !  .  .  . 


2âo 


()  mon  luth,  suspend  tes  accords  ; 


236  HYMNE    NATIONAL 

Repose  aux  branehos  reverdir 
Quel  Mot  de  maintes  mélodies 
S'élève  soudain  de  nos  bords  ! 


Kst-ce  votre  voix  infinie, 
Chœurs  éternels  ojie  j'en  tend  en  tout  lieu? 

Est-ce  votre  «louée  harmonie, 
Ivsjti-iis  d'amour  qui  chantez  devant  Dieu  ? 

Cieux,  déroulez  sur  notre  tête 
Vos  voiles  de  pourpre  et  d'azur  ' 
Soleil,  brillé  d'un  l'eu  plus  pur  ! 
Que  la  terre  en  ee  jour  revête 
Toute  >a  gloire  et  su  béant» 
Que  l'onde  pins  mollcmei  t  coule 
A   travers  le  pré  Velouté  ! 
Que  L'oiseau  plusgaiment  roucouler 


HYMNE    NATIONAL 

te  tout  s'unisse  à  ces  concerts 
-D'un  peuple  qui  demande  place 
Parmi  les  grands  peuples  qu'embrasse 
L'orbe  éclatant  de  l'univers  ! 


•Ouvrez  !  ouvre/,  rotre  aile  diaphane, 
Anges  gardiens  de  mon  jeune  pays  ! 
Mou  humble  chant  n'a  pas  été  profane. 
Portez  à  Dieu  les  hymnes  <|ue  j'ai  dits.! 


DONNACONA 


DONNAOONA 


L'auteur  il,  nous  reprttcnte  Donnacona  lo  chef  de  Stadacoua  donnant  «Utii~ 
wlgwan.  Son  sommeil  est  agité  :  il  rôve  aux  conséquonees  qu'auront 
pour  -a  race  et  ponr  son  pays  l'arrivée  dos  étrangers. 


Stadaeona  dormait  sur  son  fier  promontoire 
Ormes  et  pins,  forêt  silencieuse  et  noire. 
Protégeaient  son  sommeil. 


1  i  L'uon.  P.  .1.  o.  Cliauvetur. 

11 


242  DONNACONA 

L<>  roi  Donnaeona  dans  son  palais  d'écoree 
Attendait,  méditant  sur  sa  gloire  e1  ko  force, 
Le  retour  du  soleil. 

La  guerre  avait  cessé  d'affliger  ses  domaines  : 
Il  venait  <\v  soumettre  ti  ses  lois  souveraines 

Doute  errantes  tribus. 
Ses  sujets  poursuivaient  en  paix  dans  le*  savanes 
Le  lièvre  et  lu  perdrix  :  autour  de  leurs  rabanes 

Les  ours  ne  rôdaient  plus. 

Cependant  il  avait  la  menace  à  la  bouche, 
Il  se  tournait  fiévreux  sur  sa  brûlante  couche 

Le  roi  Donnaeona  ! 
Dans  un  demi-sommeil,  péniblement  éelosfcs, 
Voici,  truite  la  nuit,  les  fatidique*  choses 

Que  le  vieux  r<»i  parla  : 


II 


••  Que  veut-il  l'étranger  a  In  barbe  touffue  ? 
<^uels  esprits  ont  guidé  cette  race  velue 

En  deçà  <lu  grand  lac  ? 
Pour  le  savoir,  hélas  !  dans  leurs  fureurs  divines. 
Nos  jongleurs  ont  brdié  toutes  les  médecines 

Que  renfermait  leur  sue  ! 


"  Cudoagïiy  se  tait  :    les  aines  des  ancêtres 
Ne  parlent  plus  la  nuit  ;  car  nos  bois  ont  pour  maîtres 
Les  «lieux  de  l'étranger  : 


244  D0NNAG03M 

(Chaque  joui*  vcrra-t-il  «'augmenter  leur  puissance  ? 
.l'aurai»  }>u  cependant,  avec  plusde  vaillance 
(  îonjnrer  ce  danger. 

•■  J'aurais  pu  repousser,  loiu,  bien  loin  <lu  rivage 
Le  chef  et  son  oseorte,  et  châtier  l'outrage 

Par  leur  audace  offert. 
Mais  (\v  Cahir-coubal  ils  ont  toute  la  grève, 
Kt  déjà  l'on  y  voit  un  poteau  qui  s'élève 

D'étranges  Heurs  couvert. 


••  Us  ont  dû  tressaillir  dans  la  forêt  sacrée 
Les  «>s  de  nos  aïeux  !  ma  poussière  exécrée 

N'y  reposera  pas. 
Les  tilsilc  nos  entants,  bion  loin  d'ici  peut-être. 
Dispersés,  malheureux  maudiront  un  mi  U'aitrc 

Qu'on  nommera  tout  bas  ! 


DONNACONA 

••  Taignragny  l'a  «lit  :  l'étranger  est  perfide. 

Ses  présente  sont  trompeurs,  et  la  main  esl  avide 

Qui  nous  donne  aujourd'hui  : 
Elle  prendra  demain  mille  fois  davantage, 
Mon  peuple  u'aura  plus  bientôt  sur  ce  rivage 

('ne  forêt  à  lui. 


245» 


••  Taigtiragny  l'a  dit:   De  ses  riches  demeures. 
OÙ,  dans  les  voluptés,  il  voit  eouler  ses  heures 

Leur  roi  n'est  pas  content. 
11  lui  faudrait  encore  et  mes  bosquets  d'érables, 
Rt  l'or  qu'il  veut  trouver  caché  parmi  les  sables 

De  mon  fleuve  géant. 


••  Jeunes  gens,  levez-vous  et  déterrez  la  hache, 

La  hache  <\o<<  combat  h  !   que  nulle  peur  n'arrache 
A  vos  cœurs  un  soupir  ! 


24<i  I>  .iNXAi'dXA 

<  tomme  un  troupeau,  d'élans  on  de  chevreuils  timides. 
Tous  ces  fiers  étrangers  sous  vos  flèches  rapides, 
Vous  les  verrez  pourrir. 

••  Mais  inutile  espoir  '   Leur  magie  est  |>lu>  forte, 
VA  son  pouvoir  partout  sur  le  notre  l'emporte. 

Leur  Dieu,  c'esl  un  Dieu  fort  ! 
Quand  il  l'ut  homme,  un  jour,  dans  un  bien  long  supplice 

I  >e  ceux  dont  il  venait  oxpier  la  malice 
<  le  Dieu  reçut  la  mort  ! 


•■  Domagaya  l'a  dit  :    Les  tribus  de  l'aurore. 
Ni  celles  <lu  couchant,  plus  savantes  encore, 

N'ont  jamais  invente 
De  tourments  plus  cruels;  mais,  chef  plein  <le  vaillance 
L<-  Dieu  des  étranger*  •'•  noutfcrl  on  silence. 

Puis  au  ciel  est   monte.'' 


Ainsi  parlait  le  roi  dans  son  aine  ingénue  , 
tët  lui-même  bientôt  sur  la  Hotte  inconnue, 

Il  partait  entraîné. 
Les  femmes,  ses  sujets  hurlèrent  sur  la  rive, 
Criant  Agohanna  !  De  leur  clameur  plaintive 

(  Jarticr  fut  étonné. 


Et  prenant  en  pitié  leur  bruyante  infortune 
Le  marin  leur  promit  qu'à  la  douzième  lune 
Ils  reverraient  leur  roi. 


-M*  l>n\.SA<<>.\\\ 

Uvs  colliers  d'ésurgni  scellèrenl  la  proiuei 
Cartier  les  accepta  ;  puis  ils  firent  liesse, 
(  !ar  il  jura  sa  foi. 


Douze  lunes  cl  vingt,  <ii  blé*  plus  sr  passèrent, 
Cinq  hivers,  <-in<|  êtes  lentement  s'écoulèrent.. 

Le  chef  ne  revint   pas. 
L'étranger  «le  retour  au  sein  do  la  bourgade 
l>n  n>i  que  chérissait  la  naïve  peuplade 

Raconta  le  trépas 


Il  n'est  plus  de  ïoivt  silencieuse  el  noire  : 

Le  fer  a  tout  détruit. 
Mais  sur  les  liants  clochers,  sur  les  blanches  muraille*, 
Sur  le  roc  escarpé,  tcnioin  de  cent  batailles. 

Plane  une  ombre  la  nuit. 


Elle  vient  de  bien  loin,  d'un  vieux  château  de  France.. 
A  moitié  démoli,  graild  par  la  souvenance 
J>u  roi  François  premier. 


250  DONNACONA 

Bile  crut  an  Dieu  tort  qui  souffril  en  silence 
A  h  grand  ehefdonl  le  cœur  Pu1  percé  d'une  lance, 
Rllc  crut  au  guerrier  ! 

Donnacona  ramène  au  pays  des  ancêtres 
Doniagaya  lassé  de  servir  d'autres  maîtres, 

Aussi  Taiguragny. 
Les  vieux  chefs  tout  parés  laissent  leur  sépulture. 
(  )u  on  tend  cliqueter  partout  connue  une  armure 

Les  colliers  d?ésurgni. 

l'uis  se  sont  dans  les  airs  mille  clameUrs  joyeuses, 
Des  voix  chantent  en  chœur  sur  nos  rives  heureuse 

(  'onnnc  un  loni^  hosanna. 
Kt  l'on  voit  voltiger  des  spectres  diaphanes. 
Kt  l'écho  sur  u-s  monts,  danH  les  bob,  los  savanes, 

Répète  :    Au-oluiniiM  ! 


PS 

2263 

1870 


Longf ellow,  Henry  Wadsworth 
Evangéline 


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