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Full text of "Fables. Préf. de Julees Claretie"

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COLLECTION    GALLIA 


LA    FONTAINE 


Fables 


COLLECTION    GALLIA 

PARUS 
I.  BALZAC.    Contes   Philosophiques.     Introduction 
de  Paul  Bourget. 
II.  L'IMITATION    DE   JESUS    CHRIST.       Introduction 
de  Monseigneur  R.  H.  Benson, 

III.  ALFRED  DE  MUSSET.     POESIES  Nouvelles. 

IV.  PASCAL.     Pensées.     Texte  de  Brunschvigg.      Pré- 

face d'Emile  Bontroux.    Introduction  de  Victor 
Giraud. 
V.  LA  PRINCESSE    DE   CLEVES      Par  Madame  de  la 
Fayette.     Introduction     de     Madame     Lucie 
Félix  Faure-Goyau. 
VI.  GUSTAVE  FLAUBERT,     La  Tentation  de  Saint 
Antoine.     Introduction  d'Emile  Faguet. 
VII.  MAURICE  BARRES.     L'Ennemi  des  Lois. 
VIII.  LA  FONTAINE.     Fables. 
IX.  EMILE  FAGUET.     Petite  Histoire  de  la  Littéra- 
ture Française. 
,  X.  BALZACo    Le  Pbre  Goriot.    Introduction  d'Emile 

Fa  guet. 
XI.  ALFRED    DE    VIGNY.      SERVITUDE  ET  Grandeur 

Militaires. 
XII.  EMILE  GEBHART.     AUTOUR  d'une  Tiare. 

XIII.  ETIENNE  LAMY.     La  Fkm»ie  de  Demain. 

XIV.  LOUIS  VEUILLOT.      ODEURS  DE  PARIS. 
XV.   BENJAMIN  CONSTANT.     ADOLPHE. 

XVI.  CHARLES  NODIER.     Contes  Fantastiques. 
XVII.  LEON  BOURGEOIS.     La  SOCIETE  des  Nations. 
XVIII.  SAINT    SIMON.     La  Cour    du    Régent.     Préface 
de  Henri  Mazel. 
XIX.  BE RANGER.      CHANSONS.      Préface     du     Cte.      S. 

Fléury. 
XXI.  VOLTAIRE.    Contes  Choisis.    Préface  de  Gustave 

Lanson. 
XXII.  BERNARDIN  DE  ST.  PIERRE.    Paul  et  Virginie. 
Préface  du  Vte.  M.  de  Vogué. 

XXIII.  BEAUMARCHAIS.      Le   Barbier  de  Seville  et 

Le   Mariage   de   Figaro.      Préface   de   Jules 
Claretie. 

XXIV.  HUYSMANS,  J    K.    Pages  Choisies.    Introduction 

de  Lucien  Descaves. 

A  PARAITRE   PROCHAINEMENT 
XX.  BOSSUET.     Oraisons  Funèbres.    Préface  de  René 
Donmic. 
XXV.  VILLIERS  DE  L'ISLE  ADAM.    Axel. 
XXVI.  &  XXVII.  VEUILLOT,   LOUIS.      Le   Parfum    de 
Rome.    2  Vola. 
XXVIII.  VEUILLOT.  LOUIS.    Paris  pendant  les  2  Sièges. 
XXIX.  LAVEDAN,  HENRI. 
XXX.  LENOTRE.  G.    Contes  Historiques. 


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LA    FONTAINE 


FABLES 


PRÉFACE 


DE 


JULES    CLARETIE 

de  V Académ'i.e  Française 


PARIS:  J.  M.  DENT  ET  FILS 
LONDRES:  J.  M.  DENT  &  SONS  LTD. 
NEW    YORK:    E.   P.   DUTTON   &  CO. 


PQ 
ISOS 


PREFACE 

La  Fontaine  est  un  de  ces  auteurs  qu'on  fait  lire  aux 
enfants  beaucoup  trop  tôt.  Ils  V apprennent  par  cœur 
alors  qu'ils  ne  le  comprennent  guères.  Il  leur  ap- 
paraît comme  un  pensum  moins  désagréable  peut- 
être  que  d'autres  parce  qu'il  raconte  «  une  histoire,  « 
mais  qui  n'en  comporte  pas  moins  l'ennui  d'une  leçon 
forcée.  Toute  la  grâce  du  style  leur  échappe.  C'est 
leur  donner  à  goûter  la  grappe  en  verjus. 

La  Fontaine  est  V  auteur  favori  des  hommes  qui  ont 
vécu  leur  vie.  Il  les  rajeunit  en  leur  rappelant  ces 
heures  enfuies  oii  ils  épelaient  «  leur  fable  »  pour  la 
fête  des  grands  parents  ou  la  récitaient  comme  un 
devoir  devant  leur  professeur.  Plus  les  souvenirs 
sont  lointains,  plus  ils  nous  sont  chers.  Et  c'est  à 
l'heure  où,  les  jours  déclinent  qu'on  évoque  délicieuse- 
ment le  passé  et  qu'on  sent  toute  la  saveur  du  fruit  qui 
semblait  âpre — et  trop  vert  autrefois — comme  les 
raisins  de  la  fable. 

Molière  est  le  Contemplateur,  le  peintre  plus 
résigné  qu'amer  de  la  nature  humaine,  fe  dirais 
volontiers  que  La  Fontaine  est  le  Consolateur.  // 
est  le  moraliste  indulgent  qui  connaît  ses  semblables 
et  leur  pardonne  d'être  ce  qu'ils  sont.  Il  n'a  pas 
l'ironie  d'un  La  Bruyère  ;  il  n'est  ni  envieux  des 
honneurs  ni  mécontent  de  son  sort.  Il  passe  en 
rêvant  à  travers  le  monde.  Distrait  et  la  pensée  dans 
les  nuages,  il  ressemblerait  à  son  astrologue  qui  se 


vi  PRÉFACE 

laisse  choir  dans  un  puits  en  regardant  les  étoiles, 
s'il  n'avait  pour  se  guider  la  raison  la  plus  fine  et  la 
plus  droite.  Car  ce  fantaisiste,  comme  nous  dirions 
aujourd'hui,  est  le  meilleur  des  conseillers  et  le  plus 
simple  et  le  plus  sûr.  Il  y  a  en  lui  du  caprice  et  sa 
verve,  qui  jeta  sa  gourme  en  ses  Contes,  garde  dans 
les  Fables  une  grâce  particulière,  un  je  ne  sais 
quoi  de  délicat  et  d'une  sensibilité  profonde. 

Oui,  cet  indifférent,  qui  vécut  loin  de  sa  femme  et 
de  son  fils,  n'en  fut  pas  moins  un  être  infiniment 
sensible.  C'est  à  la  façon  dont  les  hommes  conservent 
la  mémoire  des  services  rendus  qu'on  juge  de  leur 
cœur.  Le  f ablier  resta  fidèle  à  son  protecteur  en  dis- 
grâce. Lorsque  le  surintendant  Fouquet,  qui  l'avait 
pensionné,  tomba,  le  pauvre  homme  de  lettres  garda 
au  vaincu  une  reconnaissance  que  les  grands  seigneurs, 
si  souvent  obligés,  et  les  grandes  dames  peu  cruelles, 
ne  lui  témoignèrent  plus.  Passant  à  Amboise,  La 
Fontaine  voulut  voir  la  prison  où,  son  bienfaiteur 
avait  été  enfermé.  Il  regarda  longuement  l'endroit 
où,  celui  qui  avait  pris  pour  devise  orgueilleuse  :  Quo 
non  ascendam?  était  tombé.  Et  il  se  fit  conter 
«  la  manière  dont  il  était  gardé.  »  «  Sans  la  nuit,  » 
dit-il,  «  on  n'aurait  jamais  pu  m' arracher  de  cet 
endroit.  »  Voilà  un  trait  qui  peint  un  homme  et 
cette  mélancolie  explique  pourquoi  la  postérité  lui  a 
conservé  ce  surnom  de  «  bon  La  Fontaine.  « 

La  postérité!  C'est  Molière  qui  l'avait  prévue. 
On  n'assignait  pas,  en  son  temps,  à  l'auteur  des 
Fables  la  place  qui  lui  était  due.  Les  contem- 
porains procèdent  d'ordinaire  ou  par  exagération 
d'enthousiasme  ou  par  dédain.  Quel  respect  pouvait 
inspirer  à  un  siècle  épris  du  solennel  un  écrivain  qui 
vivait  parmi  les  animaux  et  faisait  sa  compagnie  de 


PRÉFACE  wii 

chiens,  de  chats,  de  grenouilles  ou  d'écrevisses  ?  La 
Cour  de  Louis  XIV .  ne  se  doutait  guère  que  La 
Fontaine  la  faisait  tenir  tout  entière  dans  sa  Ména- 
gerie, et  H.  Taine  devait  le  démontrer  un  jour.  Mais 
Vœil  profond  de  Molière  voyait  bien  au  delà  de  Marly 
et  de  Versailles.  Le  grand  observateur  disait  :  «  Ne 
vous  y  fiez  pas  ;  dans  V avenir  le  Bonhomme  ira  plus 
loin  que  nous  !  " 

En  attendant,  Jean  de  La  Fontaine  revenait  à 
ses  moutons — et  à  ses  loups.  Honoré  de  Balzac, 
lorsqu'il  se  fit  imprimeur,  voulut  élever,  dit-il,  un 
monument  définitif  à.  La  Fontaine  en  réunissant  les 
Œuvres  Complètes  du  poète  en  un  unique  et  luxueux 
volume  qui  sortit  en  effet  de  la  presse  de  la  rue  des 
Marais-Saint-Germain.  Et  l'auteur  de  la  Comédie 
Humaine  fit  précéder  le  livre  d'une  notice  sur  l'auteur 
de  la  «  comédie  aux  cent  actes  divers.  »  Elle  est  à 
lire,  cette  biographie  du  bonhomme  par  le  peintre 
de  Rastignac  et  de  Vautrin.  Elle  est  le  commentaire 
même  du  jugement  porté  par  Molière.  Balzac  nous 
montre  La  Fontaine,  «  cet  ignorant  qui  ne  sait  que 
son  âme,  »  comme  on  l'a  si  admirablement  dit  d'un 
autre  grand  poète,  étudiant  non  pas  sous  des  maîtres, 
mais  devant  les  grands  enseignements  de  la  nature. 
Il  ignorait  le  grec,  et  lorsqu'il  voulait  être  sûr  de  tel 
ou  tel  passage  d'Homère  il  s'adressait  à  Racine  qui  fut 
un  hellénisant  impeccable.  {J'ai  tenu  entre  les  mains 
son  exemplaire  d'Aristophane  par  lui  annoté  et  com- 
menté en  grec.)  Mais  s'il  était  un  pauvre  clerc  en 
langue  grecque,  le  bon  Jean  de  La  Fontaine,  maître 
des  Eaux  et  Forêts  à  Château-Thierry — un  maître 
qui,  nous  apprend  Furetière,  ne  savait  rien  des  termes 
mêmes  de  son  métier — le  rêveur,  le  flâneur  sous  bois 
et  par  les  champs  coftnaissait  de  l'aurore  au  soleil 


viii  PRÉFACE 

couchant,  tout  ce  que  contient  de  charmantes  surprises 
une  journée  de  Dame  Nature.  Il  restait  des  heures 
entières  à  écouter  le  grillon  dans  les  blés,  les  oiseaux 
sautant  de  branche  en  branche  ou  pépiant  du  fond 
des  nids,  la  grenouille  au  bord  des  étangs,  l'alouette 
pointant  dans  l'air  libre.  Il  regardait  l'incessant 
labeur  des  fourmilières.  L'insecte  et  V oiseau  le 
passionnaient  comme  ils  ont  passionné  un  Michelet, 
un  John  Lubbock,  un  Maeterlinck.  Ce  rêveur 
éternel  était  Véternel  amoureux  de  la  nature,  et  ses 
rêves  il  les  faisait  passer  dans  ses  fables. 

Les  fables  ne  sont  pas  ce  qu  elles  semblent  être  ; 
Le  plus  simple  animal  nous  y  tient  lieu  de  maître. 
Une  morale  nue  apporte  de  l'ennui  : 
Le  conte  fait  passer  le  précepte  avec  lui. 

Et  c'est  ainsi  que,  sans  y  toucher,  le  fin  champenois 
mettait  l'univers  en  fabliaux  et  donnait'  des  leçons  à 
la  nature  Mimaine.  Les  courtisans  se  moquaient  un 
peu  du  «  sourire  niais,  »  et  de  l'allure  débraillée  du 
brave  homme.  Et  le  monarque,  qui  devait  trouver 
irrespectueuse  sans  doute  la  façon  dont  le  moraliste 
traitait  Sa  Majesté  le  Lion,  roi  des  animaux,  affectait 
de  dédaigner  ce  conteur  d'apologues.  Mais  le  peuple 
savait  ses  vers  et  connaissait  son  nom.  On  le  vit 
bien,  lors  des  massacres  de  Septembre,  oîi  une  femme 
fut  sauvée  parce  qu'elle  était  «  l'arrière-petite- fille 
de  La  Fontaine.  » 

Cette  postérité,  d'ailleurs,  dont  je  parle,  a  discuté 
aussi  les  titres  de  gloire  du  fabuliste.  Pour  quelques- 
uns  {comme  l'auteur  de  Jocelyn,  par  exemple)  La 
Fontaine  n'est  qu'un  petit-neveu  de  François  Rabelais, 
«  ce  boueux  de  l'humanité  » — admirable  et  grand 
Rabelais  ! — pour  d'autres  c'est  tout  simplement  un 


PRÉFACE  ix 

copiste  refaisant  une  fable  d'Esope  ou  de  Phèdre 
comme  un  écolier  ferait  un  devoir  de  rhétorique. 

Un  poète  de  talent,  Joseph  Autran,  V auteur  de  la 
Fille  d'Eschyle,  s'est  montré  aussi  sévère  pour  La 
Fontaine  que  Lamartine  s'était  montré  injuste.  Il  a 
reproché  à  La  Fontaine  de  n'avoir  rien  inventé,  comme 
si  les  trouvailles  de  style,  les  images,  la  bonne  grâce, 
la  bonhomie,  l'esprit,  tout  ce  qui  fait  le  prix  d'une 
œuvre  et  l'embaume  à  jamais  n'était  pas  aussi  «  une 
invention,  »  un  art  en  un  mot.  «  Ce  que  la  France  a 
longtemps  le  moins  estimé  en  littérature,  »  dit  Autran, 
«  c'est  l'invention.  Inventer,  le  beau  mérite  !  copier, 
à  la  bonne  heure  !  Dans  le  grand  siècle,  par  exemple, 
Vim,itation,  la  traduction  même  de  tout  ce  qui  est 
ancien,  l'emporte  de  beaucoup  sur  l'invention  de  ce  qui 
est  nouveau.  Ce  que  l'on  loue  particulièrement  dans 
Racine,  c'est  ce  qu'il  a  pris  à  Euripide,  ce  que  l'on 
apprécie  dans  Boileau  c'est  ce  qu'il  tient  d'Horace  et 
de  Juvénal  ;  ce  que  l'on  admire  le  plus  dans  Molière, 
ce  n'est  pas  ce  qu'il  a  trouvé  dans  son  propre  génie, 
c'est  ce  qu'il  a  grappillé  dans  Térence  ou  dans  Plante. 
Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  qu'à  une  pareille  époque 
La  Fontaine  ait  cru  pouvoir  faire  un  livre  composé 
d'une  multitude  de  petits  sujets  dont  pas  un  ne  serait 
de  lui.  Il  semble  qu'une  des  conditions  du  génie  soit 
de  travailler  sur  soji  proprefonds  ;  non,  cela  n'est  pas 
nécessaire.  Quelqu'un  a  dit  qu'en  littérature  il  est 
permis  de  voler,  pourvu  qu'on  assassine.  La  Fon- 
taine a  assassiné  Esope.  » 

La  boutade  est  excessive.  Mais,  à  tout  prendre, 
elle  constitue  un  éloge  pour  La  Fontaine  puisque  le 
critique  constate  qu'en  empruntant  à  Ésope  {Joseph 
Autran  eût  dit  en  le  détroussant)  notre  Champenois 
fait  oublier  le  Phrygien. 


X  PRÉFACE 

La  Fontaine  est  un  poète  unique  dans  son  genre. 
Avant  lui  la  Fable  n'avait  pas  atteint  ce  degré  de 
perfection  ;  après  lui  elle  ne  retrouvera  plus  cette 
souveraineté  qui  fait  d'un  petit  drame  suivi  de  quel- 
ques verselets  de  morale  un  chef-d'œuvre  égal  à  une 
tragédie,  comme  im  sonnet  sans  défaut  vaut  seul  un 
long  poème.  Le  chevalier  de  Florian  est  un  causeur 
aimable  et  même  attendrissant  lorsqu'il  écrit,  après 
l'admirable  duo  d'amour  des  Deux  Pigeons,  les 
aventures  du  Lapin  et  de  la  Sarcelle.  Mais  il  n'a  pas 
la  profondeur ,  la  pénétration,  l'âme  candide  de  La 
Fontaine.  Il  est  agréable,  ce  charmant  dragon 
souriant  et  un  peu  peureux  ;  il  est  délicat,  mais  sans 
avoir  ce  je  ne  sais  de  tendre  et  de  pitoyable  du  poète 
qui  écrira  ce  vers  délicieux  et  peindra  en  quelques 
mots  toute  une  race  d'hommes  : 

Les  délicats  sont  malheureux  ! 

De  nos  jours  Pierre  Lachambeaudie  a  tenté  de 
retrouver  la  manière  de  cet  optimiste  averti  que  fut  le 
bon  La  Fontaine.  Mais  c'est  un  fabuliste  rural  et 
volontairement  socialiste.  Il  prêche,  il  n'enseigne  pas. 
Il  se  fait  d'ailleurs  l'apôtre  généreux  des  revendi- 
cations nouvelles.  La  Fontaine,  qui  sait  ce  que  pèsent 
aux  épaules  des  misérables,  la  corvée,  les  impôts,  les 
créanciers,  conseille  pourtant  aux  tâcherons  de  finir 
leur  journée  sans  colère — et  sans  braver  la  mort.  Il 
n'eût  point  poussé  le  bûcheron  à  la  barricade.  La- 
chambeaudie l'y  eût  suivi.  La  Fontaine  était  si 
résigné  qu'en  mourant  il  ne  croyait  même  pas  que 
l'enfer  pût  durer  longtemps  dans  l'autre  monde. 
«  On  s'habitue  à  tout,  «  disait-il  à  son  confesseur  qui 
voulait  l'effrayer,  «  et  je  suis  sûr  que  les  damnés 
finissent  par  se  trouver  là-bas  comme  des  poissons 
dans  l'eau  !  » 


PRÉFACE 


XI 


C'était  l'âme  la  plus  tendre  qu'on  pût  rencontrer. 
Il  passa  dans  la  vie  comme  un  visionnaire.  Il 
ignorait  le  mal,  il  aimait  le  bien.  Il  ne  le  trouvait 
pas  toujours. 

Jean  s'en  alla  comme  il  était  venu.  .  .  , 

Il  avait  mangé  son  fonds.  Il  ignorait  ce  qu'était  la 
fortune.  Il  comptait  sur  ses  amis,  et  sur  cet  autre 
ami,  le  Hasard.  On  devrait  faire  de  sa  maison  de 
Château-Thierry  un  Musée  comme  on  en  a  fait  un  du 
logis  oii  passa  Victor  Hugo,  place  Royale,  comme 
V Académie  Française  en  fera  un  du  petit  Château 
de  Nohant  où  mourut  George  Sand.  Des  admirateurs 
du  Fablier  ont  eu  cette  idée  d'une  souscription  à  dix 
centimes  ouverte  dans  toutes  les  écoles  pour  le  rachat 
de  la  maison  natale  de  La  Fontaine.  M.  Henry 
Roujon,  qui  aime  La  Fontaine  comme  il  aime 
Montaigne,  devait  se  mettre  à  la  tête  de  cette 
œuvre  de  réparation,  de  conservation  nationale.  Et 
il  serait  piquant  que,  l'idée  étant  reprise  ici,  ce  fût  du 
pays  du  plus  grand  des  dramaturges,  Shakspeare . 
que  le  projet  sortît  des  limbes,  et  qu'à  Château-Thierrv 
on  ouvrît,  un  jour,  ce  Musée  La  Fontaine — livres, 
vieilles  éditions,  autographes,  illustrations,  souvenirs 
— au  fronton  duquel  on  pourrait  aussi  écrire  :  «  Lais- 
sez venir  à  moi  les  petits  enfants.  » 
Et  les  grands-pères  aussi. 


JULES  CLARETIE. 


Viroflay, 

27  septembre  1909. 


A  MONSEIGNEUR  LE  DAUPHIN 

Monseigneur, — S'il  y  a  quelque  chose  d'ingénieux 
dans  la  république  des  lettres,  on  peut  dire  que 
c'est  la  manière  dont  Ésope  a  débité  sa  morale.  Il 
serait  véritablement  à  souhaiter  que  d'autres  mains 
que  les  miennes  y  eussent  ajouté  les  ornements  de 
la  poésie,  puisque  le  plus  sage  des  anciens  a  jugé 
qu'ils  n'y  étaient  pas  inutiles.  J 'ose,  Monseigneur, 
vous  en  présenter  quelques  essais.  C'est  un  entre- 
tien convenable  à  vos  premières  années.  Vous  êtes 
en  un  âge  où  l'amusement  et  les  jeux  sont  permis 
aux  princes;  mais  en  même  temps  vous  devez 
donner  quelques-unes  de  vos  pensées  à  des  ré- 
flexions sérieuses.  Tout  cela  se  rencontre  aux 
fables  que  nous  devons  à  Ésope.  L'apparence  en 
est  puérile,  je  le  confesse;  mais  ces  puérilités 
servent  d'enveloppes  à  des  vérités  importantes. 

Je  ne  doute  point.  Monseigneur,  que  vous  ne 
regardiez  favorablement  des  inventions  si  utiles 
et  tout  ensemble  si  agréables  :  car  que  peut-on 
souhaiter  davantage  que  ces  deux  points  ?  Ce  sont 
eux  qui  ont  introduit  les  sciences  parmi  les  hommes. 
Ésope  a  trouvé  un  art  singulier  de  les  joindre  l'un 
avec  l'autre:  la  lecture  de  son  ouvrage  répand 
insensiblement  dans  une  âme  les  semences  de  la 
vertu,  et  lui  apprend  à  se  connaître  sans  qu'elle 
s'aperçoive  de  cette  étude,  et  tandis  qu'elle  croit 
faire  tout  autre  chose.  C'est  une  adresse  dont 
s'est  servi  très  heureusement  celui  sur  lequel  Sa 

A 


2  A  MONSEIGNEUR  LE  DAUPHIN 

Majesté  a  jeté  les  yeux  pour  vous  donner  des 
instructions.  Il  fait  en  sorte  que  vous  appreniez 
sans  peine,  ou,  pour  mieux  parler,  avec  plaisir, 
tout  ce  qu'il  est  nécessaire  qu'un  prince  sache. 
Nous  espérons  beaucoup  de  cette  conduite.  Mais, 
à  dire  la  vérité,  il  y  a  des  choses  dont  nous  espérons 
infiniment  davantage:  ce  sont.  Monseigneur,  les 
qualités  que  notre  invincible  monarque  vous  a 
données  avec  la  naissance;  c'est  l'example  que 
tous  les  jours  il  vous  donne.  Quand  vous  le 
voyez  former  de  si  grands  desseins;  quand  vous 
le  considérez  qui  regarde  sans  s'étonner  l'agitation 
de  l'Europe  et  les  machines  qu'elle  remue  pour 
le  détourner  de  son  entreprise;  quand  il  pénètre 
dès  sa  première  démarche  jusque  dans  le  cœur 
d'une  province  où  l'on  trouve  à  chaque  pas  des 
barrières  insurmontables,  et  qu'il  en  subjugue  une 
autre  en  huit  jours,  pendant  la  saison  la  plus 
ennemie  de  la  guerre,  lorsque  le  repos  et  les  plaisirs 
régnent  dans  les  cours  des  autres  princes;  quand, 
non  content  de  dompter  les  hommes,  il  veut 
triompher  aussi  des  éléments;  et  quand,  au 
retour  de  cette  expédition  où  il  a  vaincu  comme 
un  Alexandre,  vous  le  voyez  gouvener  ses  peuples 
comme  un  Auguste  :  avouez  le  vrai,  Monseigneur, 
vous  soupirez  pour  la  gloire  aussi  bien  que  lui, 
malgré  l'impuissance  de  vos  années  ;  vous  attendez 
avec  impatience  le  temps  où  vous  pourrez  vous 
déclarer  son  rival  dans  l'amour  de  cette  divine 
maîtresse.  Vous  ne  l'attendez  pas.  Monseigneur; 
vous  le  prévenez.  Je  n'en  veux  pour  témoignage 
que  ces  nobles  inquiétudes,  cette  vivacité,  cette 
ardeur,  ces  marques  d'esprit,  de  courage  et  de 
grandeur  d'âme,  que  vous  faites  paraître  à  tous 


A  MONSEIGNEUR  LE  DAUPHIN  3 

les  moments.  Certainement  c'est  une  joie  bien 
sensible  à  notre  monarque  ;  mais  c'est  un  spectacle 
bien  agréable  pour  l'univers,  que  de  voir  ainsi 
croître  une  jeune  plante  qui  couvrira  un  jour  de 
son  ombre  tant  de  peuples  et  de  nations. 

Je  devrais  m'étendre  sur  ce  sujet;   mais  comme 
le  dessein  que  j'ai  de  vous  divertir  est  plus  pro- 
portionné à  mes  forces  que  celui  de  vous  louer,  je 
me  hâte  de  venir  aux  fables,  et  n'ajouterai  aux 
vérités  que  je  vous  ai  dites  que  celle-ci  :    c'est, 
Monseigneur,  que  je  suis,  avec  un  zèle  respectueux, 
votre  très  humble,  très  obéissant, 
et  très  fidèle  serviteur, 
De  la  Fontaine. 


PREFACE  DE  LA  FONTAINE 

L'indulgence  que  l'on  a  eue  pour  quelques-unes 
de  mes  fables  me  donne  lieu  d'espérer  la  même 
grâce  pour  ce  recueil.  Ce  n'est  pas  qu'un  des 
maîtres^  de  notre  éloquence  n'ait  désapprouvé  le 
dessein  de  les  mettres  en  vers  :  il  a  cru  que  leur 
principal  ornement  est  de  n'en  avoir  aucun;  que 
d'ailleurs  la  contrainte  de  la  poésie,  jointe  à  la 
sévérité  de  notre  langue,  m'embarrasserait  en 
beaucoup  d'endroits,  et  bannirait  de  la  plupart 
de  ces  récits  la  brièveté,  qu'on  peut  fort  bien 
appeler  l'âme  du  conte,  puisque  sans  elle  il  faut 
nécessairement  qu'il  languisse.  Cette  opinion  ne 
saurait  partir  que  d'un  homme  d'excellent  goût; 
je  demanderais  seulement  qu'il  en  relâchât  quelque 
peu,  et  qu'il  crût  que  les  grâces  lacédémoniennes 
ne  sont  pas  tellement  ennemies  des  muses  françaises 
que  l'on  ne  puisse  souvent  les  faire  marcher  de 
compagnie. 

Après  tout,  je  n'ai  entrepris  la  chose  que  sur 
l'exemple,  je  ne  veux  pas  dire  des  anciens,  qui 
ne  tire  point  à  conséquence  pour  moi,  mais  sur 
celui  des  modernes.  C'est  de  tout  temps,  et  chez 
tous  les  peuples  qui  font  profession  de  poésie, 
que  le  Parnasse  a  jugé  ceci  de  son  apanage.  A 
peine  les  fables  qu'on  attribue  à  Ésope  virent  le 
jour,  que  Socrate  trouva  à  propos  de  les  habiller 
des  livrées  des  muses.  Ce  que  Platon  en  rapporte 
est  si  agréable,  que  je  ne  puis  m'empêcher  d'en 

'  Patru,  célèbre  avocat  au  parlement  de  Paris,  et  membre 
de  l'académie  française. 

5 


6  PRÉFACE 

faire  un  des  ornements  de  cette  préface.  Il  dit 
que,  Socrate  étant  condamné  au  dernier  supplice, 
l'on  remit  l'exécution  de  l'arrêt  à  cause  de  certaines 
fêtes.  C ébès  l'alla  voir  le  j our  de  sa  mort.  Socrate 
lui  dit  que  les  dieux  l'avaient  averti  plusieurs  fois, 
pendant  son  sommeil,  qu'il  devait  s'appliquer 
à  la  musique  avant  qu'il  mourût.  Il  n'avait  pas 
entendu  d'abord  ce  que  ce  songe  signifiait:  car, 
comme  la  musique  ne  rend  pas  l'homme  meilleur, 
à  quoi  bon  s'y  attacher?  Il  fallait  qu'il  y  eût 
du  mystère  là-dessous,  d'autant  plus  que  les 
dieux  ne  se  lassaient  point  de  lui  envoyer  la  même 
inspiration.  Elle  lui  était  encore  venue  une  de 
ces  fêtes.  Si  bien  qu'en  songeant  aux  choses  que 
le  ciel  pouvait  exiger  de  lui,  il  s'était  avisé  que  la 
musique  et  la  poésie  ont  tant  de  rapport,  que 
possible  était-ce  de  la  dernière  qu'il  s'agissait. 
Il  n'y  a  point  de  bonne  poésie  sans  harmonie: 
mais  il  n'y  en  a  point  non  plus  sans  fictions;  et 
Socrate  ne  savait  que  dire  la  vérité.  Enfin,  il 
avait  trouvé  un  tempérament:  c'était  de  choisir 
des  fables  qui  continssent  quelque  chose  de  véri- 
table, telles  que  sont  celles  d'Ésope.  Il  employa 
donc  à  les  mettre  en  vers  les  derniers  moments 
de  sa  vie. 

Socrate  n'est  pas  le  seul  qui  ait  considéré  comme 
sœurs  la  poésie  et  nos  fables.  Phèdre  a  témoigné 
qu'il  était  de  ce  sentiment;  et,  par  l'excellence  de 
son  ouvrage,  nous  pouvons  juger  de  celui  du  prince 
des  philosophes.  Après  Phèdre,  Aviénus  a  traité 
le  même  sujet.  Enfin  les  modernes  les  ont  suivis  : 
nous  en  avons  des  exemples,  non  seulement  chez 
les  étrangers,  mais  chez  nous.  Il  est  vrai  que, 
lorsque  nos  gens  y  ont  travaillé,  la  langue  était  si 


PRÉFACE  7 

différente  de  ce  qu'elle  est  qu'on  ne  les  doit 
considérer  que  comme  étrangers.  Cela  ne  m'a 
point  détourné  de  mon  entreprise;  au  contraire, 
je  me  suis  flatté  de  l'espérance  que,  si  je  ne  courais 
dans  cette  carrière  avec  succès,  on  me  donnerait 
au  moins  la  gloire  de  l'avoir  ouverte. 

Il  arrivera  possible  que  mon  travail  fera  naître 
à  d'autres  personnes  l'envie  de  porter  la  chose 
plus  loin.  Tant  s'en  faut  que  cette  matière  soit 
épuisée,  qu'il  reste  encore  plus  de  fables  à  mettre 
en  vers  que  je  n'en  ai  mis.  J'ai  choisi  véritable- 
ment les  meilleures,  c'est-à-dire  celles  qui  m'ont 
semblé  telles  :  mais,  outre  que  je  puis  m 'être 
trompé  dans  mon  choix,  il  ne  sera  pas  bien  difficile 
de  donner  un  autre  tour  à  celles-là  même  que  j'ai 
choisies;  et  si  ce  tour  est  moins  long,  il  sera  sans 
doute  plus  approuvé.  Quoi  qu'il  en  arrive,  on 
m'aura  toujours  obligation,  soit  que  ma  témérité 
ait  été  heureuse,  et  que  je  ne  me  sois  point  trop 
écarté  du  chemin  qu'il  fallait  tenir,  soit  que  j'aie 
seulement  excité  les  autres  à  mieux  faire. 

Je  pense  avoir  justifié  suffisamment  mon  des- 
sein :  quant  à  l'exécution,  le  public  en  sera  juge. 
On  ne  trouvera  pas  ici  l'élégance  ni  l'extrême 
brièveté  qui  rendent  Phèdre  recommandable  ;  ce 
sont  qualités  au-dessus  de  ma  portée.  Comme  il 
m'était  impossible  de  l'imiter  en  cela,  j'ai  cru  qu'il 
fallait  en  récompense  égayer  l'ouvrage  plus  qu'il 
n'a  fait.  Non  que  je  le  blâme  d'en  être  demeuré 
dans  ces  termes  :  la  langue  latine  n'en  demandait 
pas  davantage;  et  si  l'on  y  veut  prendre  garde, 
on  reconnaîtra  dans  cet  auteur  le  vrai  caractère 
et  le  vrai  génie  de  Térence.  La  simplicité  est 
magnifique  chez  ces  grands  hommes  :     moi,   qui 


8  PRÉFACE 

n'ai  pas  les  perfections  du  langage  comme  ils  les 
ont  eues,  je  ne  la  puis  élever  à  un  si  haut  point. 
Il  a  donc  fallu  se  récompenser  d'ailleurs:  c'est 
ce  que  j'ai  fait  avec  d'autant  plus  de  hardiesse, 
que  Quintilien  dit  qu'on  ne  saurait  trop  égayer 
les  narrations.  Il  ne  s'agit  pas  ici  d'en  apporter 
une  raison  :  c'est  assez  que  Quintilien  l'ait  dit. 
J'ai  pourtant  considéré  que,  ces  fables  étant  sues  de 
tout  le  monde,  je  ne  ferais  rien  si  je  ne  les  rendais 
nouvelles  par  quelques  traits  qui  en  relevassent 
le  goût.  C'est  ce  qu'on  demande  aujourd'hui: 
on  veut  delà  nouveauté  et  de  la  gaieté.  Je  n'appelle 
pas  gaieté  ce  qui  excite  le  rire,  mais  un  certain 
charme,  un  air  agréable  qu'on  peut  donner  à 
toutes  sortes  de  sujets,  même  les  plus  sérieux. 

Mais  ce  n'est  pas  tant  par  la  forme  que  j'ai 
donnée  à  cet  ouvrage  qu'on  en  doit  mesurer  le 
prix  que  par  son  utilité  et  par  sa  matière:  car 
qu'y  a-t-il  de  recommandable  dans  les  productions 
de  l'esprit  qui  ne  se  rencontre  dans  l'apologue  ? 
C'e^t  quelque  chose  de  si  divin,  que  plusieurs 
personnages  de  l'antiquité  ont  attribué  la  plus 
grande  partie  de  ces  fables  à  Socrate,  choisissant, 
pour  leur  servir  de  père,  celui  des  mortels  qui 
avait  le  plus  de  communication  avec  les  dieux. 
Je  ne  sais  comme  ils  n'ont  point  fait  descendre 
du  ciel  ces  mêmes  fables,  et  comme  ils  ne  leur 
ont  point  assigné  un  dieu  qui  en  eût  la  direction, 
ainsiqu'àlapoésieetàl'éloquence.  Ce  que  je  dis  n'est 
pas  tout  à  fait  sans  fondement,  puisque,  s'il  m'est 
permis  de  mêler  ce  que  nous  avons  de  plus  sacré 
parmi  les  erreurs  du  paganisme,  nous  voyons 
que  la  Vérité  a  parlé  aux  hommes  par  paraboles  : 
et  la  parabole  est-elle  autre  chose  que  l'apologue, 


PRÉFACE  g 

c'est-à-dire  un  exemple  fabuleux,  et  qui  s'insinue 
avec  d'autant  plus  de  facilité  et  d'effet,  qu'il 
est  plus  commun  et  plus  familier?  Oui  ne  nous 
proposerait  à  imiter  que  les  maîtres  de  la  sagesse 
nous  fournirait  un  sujet  d'excuse  :  il  n'\-  en 
a  point  quand  des  abeilles  et  des  fourmis  sont 
capables  de  cela  même  qu'on  nous  demande. 

C'est  pour  ces  raisons  que  Platon,  ayant  banni 
Homère  de  sa  république,  y  a  donné  à  Ésope  une 
place  très  honorable.  Il  souhaite  que  les  enfants 
sucent  ces  fables  avec  le  lait;  il  recommande  aux 
nourrices  de  les  leur  apprendre  :  car  on  ne  saurait 
s'accoutumer  de  trop  bonne  heure  à  la  sagesse 
et  à  la  vertu.  Plutôt  que  d'être  réduits  à  corriger 
nos  habitudes,  il  faut  travailler  à  les  rendre  bonnes, 
pendant  qu'elles  sont  encore  indifférentes  au  bien 
ou  au  mal.  Or,  quelle  méthode  y  peut  contribuer 
plus  utilement  que  ces  fables  ?  Dites  à  un  enfant 
que  Crassus,  allant  contre  les  Parthes,  s'engagea 
dans  leur  pays  sans  considérer  comment  il  en 
sortirait,  que  cela  le  fit  périr  lui  et  son  armée, 
quelque  effort  qu'il  fît  pour  se  retirer.  Dites  au 
même  enfant  que  le  renard  et  le  bouc  descendirent 
au  fond  d'un  puits  pour  y  éteindre  leur  soif;  que 
le  renard  en  sortit  s'étant  servi  des  épaules  et  des 
cornes  de  son  camarade  comme  d'une  échelle;  au 
contraire,  le  bouc  y  demeura  pour  n'avoir  pas  eu 
tant  de  prévoyance  ;  et  par  conséquent  il  faut  con- 
sidérer en  toute  chose  la  fin.  Je  demande  lequel 
de  ces  deux  exemples  fera  le  plus  d'impression  sur 
cet  enfant.  Ne  s'arrêtera-t-il  pas  au  dernier, 
comme  plus  conforme  et  moins  disproportionné 
que  l'autre  à  la  petitesse  de  son  esprit?  Il  ne 
faut  pas  m'alléguer  que  les  pensées  de  l'enfance 


lo  PRÉFACE 

sont  d'elles-mêmes  assez  enfantines,  sans  y  joindre 
encore  de  nouvelles  badineries.  Ces  badineries  ne 
sont  telles  qu'en  apparence;  car  dans  le  fond  elles 
portent  un  sens  très  solide.  Et  comme,  par. la 
définition  du  point,  de  la  ligne,  de  la  surface,  et 
par  d'autres  principes  très  familiers,  nous  par- 
venons à  des  connaissances  qui  mesurent  enfin  le  ciel 
et  la  terre,  de  même  aussi,  par  les  raisonnements  et 
conséquences  que  l'on  peut  tirer  de  ces  fables,  on 
se  forme  le  jugement  et  les  mœurs,  on  se  rend 
capable  des  grandes  choses. 

Elles  ne  sont  pas  seulement  morales,  elles  don- 
nent encore  d'autres  connaissances  :  les  pro- 
priétés des  animaux  et  leurs  divers  caractères  y 
sont  exprimés;  par  conséquent  les  nôtres  aussi, 
puisque  nous  sommes  l'abrégé  de  ce  qu'il  y  a  de 
bon  et  de  mauvais  dans  les  créatures  irraisonnables. 
Quand  Prométhée  voulut  former  l'homme,  il  prit 
la  qualité  dominante  de  chaque  bête:  de  ces 
pièces  si  différentes  il  composa  notre  espèce;  il 
fit  cet  ouvrage  qu'on  appelle  le  Petit-Monde. 
Ainsi  ces  fables  sont  un  tableau  où  chacun  de  nous 
se  trouve  dépeint.  Ce  qu'elles  nous  représentent 
confirme  les  personnes  d'âge  avancé  dans  les  con- 
naissances que  l'usage  leur  a  données,  et  apprend 
aux  enfants  ce  qu'il  faut  qu'ils  sachent.  Comme 
ces  derniers  sont  nouveaux  venus  dans  le  monde, 
ils  n'en  connaissent  pas  encore  les  habitants,  ils 
ne  se  connaissent  pas  eux-mêmes  :  on  ne  les  doit 
laisser  dans  cette  ignorance  que  le  moins  qu'on 
peut;  il  leur  faut  apprendre  ce  que  c'est  qu'un 
lion,  un  renard,  ainsi  du  reste,  et  pourquoi  l'on 
compare  quelquefois  un  homme  à  ce  renard  ou 
à  ce  lion.      C'est  à  quoi  les  fables  travaillent  :  les 


PRÉFACE  II 

premières  notions  de  ces  choses  proviennent  d'elles. 
J'ai  déjà  passé  la  longueur  ordinaire  des  préfaces; 
cependant  je  n'ai  pas  encore  rendu  raison  de  la 
conduite  de  mon  ouvrage. 

L'apologue  est  composé  de  deux  parties,  dont 
on  peut  appeler  l'une  le  corps,  l'autre  l'âme.  Le 
corps  est  la  fable  ;  l'âme  est  la  moralité.  Aristote 
n'admet  dans  la  fable  que  les  animaux  ;  il  en 
exclut  les  hommes  et  les  plantes.  Cette  règle  'est 
moins  de  nécessité  que  de  bienséance,  puisque  ni 
Ésope,  ni  Phèdre,  ni  aucun  des  fabulistes  ne  l'a 
gardée;  tout  au  contraire  de  la  moralité,  dont 
aucun  ne  se  dispense.  Que  s'il  m'est  arrivé  de  le 
faire,  ce  n'a  été  que  dans  les  endroits  où  elle  n'a 
pu  entrer  avec  grâce,  et  où  il  est  aisé  au  lecteur 
de  la  suppléer.  On  ne  considère  en  France  que  ce 
qui  plaît  :  c'est  la  grande  règle,  et,  pour  ainsi 
dire,  la  seule.  Je  n'ai  donc  pas  cru  que  ce  fût  un 
crime  de  passer  par-dessus  les  anciennes  coutumes, 
lorsque  je  ne  pouvais  les  mettre  en  usage  sans  leur 
faire  tort.  Du  temps  d'Ésope,  la  fable  était  contée 
simplement;  la  moralité  séparée  et  toujours  en- 
suite. Phèdre  est  venu,  qui  ne  s'est  pas  assujetti 
à  cet  ordre  :  il  embellit  la  narration,  et  transporte 
quelquefois  la  moralité  de  la  fin  au  commence- 
ment. Quand  il  serait  nécessaire  de  lui  trouver 
place,  je  ne  manque  à  ce  précepte  que  pour  en 
observer  un  qui  n'est  pas  moins  important:  c'est 
Horace  qui  nous  le  donne.  Cet  auteur  ne  veut  pas 
qu'un  écrivain  s'opiniâtre  contre  l'incapacité  de 
son  esprit,  ni  contre  celle  de  sa  matière.  Jamais,  à 
ce  qu'il  prétend,  un  homme  qui  veut  réussir  n'en 
vienti  jusque-là;  il  abandonne  les  choses  dont  il 
voit  qu'il  ne  saurait  rien  faire  de  bon  : 


12  PRÉFACE 

...  Et  quae 
Desperat  tractata  nitescere  posse,  relinquit. 

C'est  ce  que  j'ai  fait  à  l'égard  de  quelques  moralités 
du  succès  desquelles  je  n'ai  pas  bien  espéré. 

Il  ne  reste  plus  qu'à  parler  de  la  vie  d'Ésope. 
Je  ne  vois  presque  personne  qui  ne  tienne  pour 
fabuleuse  celle  que  Planude  nous  a  laissée.  On 
s'imagine  que  cet  auteur  a  voulu  donner  à  son 
héros  un  caractère  et  des  aventures  qui  répon- 
dissent à  ses  fables.  Cela  m'a  paru  d'abord  spé- 
cieux; mais  j'ai  trouvé  à  la  fin  peu  de  certitude 
en  cette  critique.  Elle  est  en  partie  fondée  sur  ce 
qui  se  passe  entre  Xantus  et  Ésope:  on  y  trouve 
trop  de  niaiseries.  Eh!  qui  est  le  sage  à  qui  de 
pareilles  choses  n'arrivent  point?  Toute  la  vie  de 
Socrate  n'a  pas  été  sérieuse.  Ce  qui  me  confirme 
en  mon  sentiment,  c'est  que  le  caractère  que 
Planude  donne  à  Ésope  est  semblable  à  celui  que 
Plutarque  lui  a  donné  dans  son  Banquet  des  sept 
Sages,  c'est-à-dire  d'un  homme  subtil,  et  qui  ne 
laisse  rien  passer.  On  me  dira  que  le  Banquet  des 
sept  Sages  est  aussi  une  invention.  Il  est  aisé  de 
douter  de  tout:  quant  à  moi,  je  ne  vois  pas  bien 
pourquoi  Plutarque  aurait  voulu  imposer  à  la 
postérité  dans  ce  traité-là,  lui  qui  fait  profession 
d'être  véritable  partout  ailleurs,  et  de  conserver 
à  chacun  son  caractère.  Quand  cela  serait,  je  ne 
saurais  que  mentir  sur  la  foi  d'autrui:  me  croira- 
t-on  moins  que  si  je  m'arrête  à  la  mienne  ?  Car  ce 
que  je  puis  est  de  composer  un  tissu  de  mes  con- 
jectures, lequel  j'intitulerai:  Vie  d'Ésope.  Quel- 
que vraisemblable  que  je  le  rende,  on  ne  s'y  assurera 
pas;  et,  fable  pour  fable,  le  lecteur  préférera 
toujours  celle  de  Planude  à  la  mienne. 


LA  VIE  D'ÉSOPE  LE  PHRYGIEN 

Nous  n'avons  rien  d'assuré  touchant  la  naissance 
d'Homère  et  d'Ésope:  à  peine  même  sait-on  ce 
qui  leur  est  arrivé  de  plus  remarquable.  C'est  de 
quoi  il  y  a  lieu  de  s'étonner,  vu  que  l'histoire  ne 
rejette  pas  des  choses  moins  agréables  et  moins 
nécessaires  que  celle-là.  Tant  de  destructeurs  de 
nations,  tant  de  princes  sans  mérite  ont  trouvé  des 
gens  qui  nous  ont  appris  jusqu'aux  moindres  par- 
ticularités de  leur  vie;  et  nous  ignorons  les  plus 
importantes  de  celles  d'Ésope  et  d'Homère,  c'est- 
à-dire  des  deux  personnages  qui  ont  le  mieux 
mérité  des  siècles  suivants!  Car  Homère  n'est  pas 
seulement  le  père  des  dieux,  c'est  aussi  celui  des 
bons  poètes.  Quant  à  Ésope,  il  me  semble  qu'on 
le  devait  mettre  au  nombre  des  sages  dont  la 
Grèce  s'est  tant  vantée,  lui  qui  enseignait  la  véri- 
table sagesse,  et  qui  l'enseignait  avec  bien  plus 
d'art  que  ceux  qui  en  donnent  des  définitions  et 
des  règles.  On  a  véritablement  recueilli  les  vies 
de  ces  deux  grands  hommes;  mais  la  plupart  des 
savants  les  tiennent  toutes  deux  fabuleuses,  parti- 
culièrement celle  que  Planude  a  écrite.  Pour  moi, 
je  n'ai  pas  voulu  m 'engager  dans  cette  critique. 
Comme  Planude  vivait  dans  un  siècle  où  la  mémoire 
des  choses  arrivées  à  Ésope  ne  devait  pas  être 
encore  éteinte,  j'ai  cru  qu'il  savait  par  tradition 
ce  qu'il  a  laissé.  Dans  cette  croyance,  je  l'ai  suivi, 
13 


14  LA  VIE  D'ÉSOPE 

sans  retrancher  de  ce  qu'il  a  dit  d'Ésope  que  ce 
qui  m'a  semblé  trop  puéril,  ou  qui  s'écartait  en 
quelque  façon  de  la  bienséance. 

Ésope  était  Phrygien,  d'un  bourg  appelé 
Amorium.  Il  naquit  vers  la  cinquante-septième 
olympiade,  quelque  deux  cents  ans  après  la  fonda- 
tion de  Rome.  On  ne  saurait  dire  s'il  eut  sujet  de 
remercier  la  nature,  ou  bien  de  se  plaindre  d'elle: 
car  en  le  douant  d'un  très  bel  esprit,  elle  le  fit 
naître  difforme  et  laid  de  visage,  ayant  à  peine 
figure  d'homme,  jusqu'à  lui  refuser  presque  entière- 
ment l'usage  de  la  parole.  Avec  ces  défauts,  quand 
il  n'aurait  pas  été  de  condition  à  être  esclave,  il  ne 
pouvait  manquer  de  le  devenir.  Au  reste,  son  âme 
se  maintint  toujours  libre  et  indépendante  de  la 
fortune. 

Le  premier  maître  qu'il  eut  l'envoya  aux  champs 
labourer  la  terre,  soit  qu'il  le  jugeât  incapable  de 
toute  autre  chose,  soit  pour  s'ôter  de  devant  les 
yeux  un  objet  si  désagréable.  Or  il  arriva  que  ce 
maître  étant  allé  voir  sa  maison  des  champs,  un 
paysan  lui  donna  des  figues:  il  les  trouva  belles, 
et  les  fit  serrer  fort  soigneusement,  donnant  ordre 
à  son  sommelier,  appelé  Agathopus,  de  les  lui 
apporter  au  sortir  du  bain.  Le  hasard  voulut 
qu'Ésope  eût  affaire  dans  le  logis.  Aussitôt  qu'il 
y  fut  entré,  Agathopus  se  servit  de  l'occasion,  et 
mangea  les  figues  avec  quelques-uns  de  ses  cama- 
rades: puis  ils  rejetèrent  cette  friponnerie  sur 
Ésope,  ne  croyant  pas  qu'il  se  pût  jamais  justifier, 
tant  il  était  bègue  et  paraissait  idiot.  Les  châti- 
ments dont  les  anciens  usaient  envers  leurs  esclaves 
étaient  fort  cruels,  et  cette  faute  très  punissable. 
Le  pauvre  Ésope  se  jeta  aux  pieds  de  son  maître; 


LE  PHRYGIEN  15 

et  se  faisant  entendre  du  mieux  qu'il  put,  il 
témoigna  qu'il  demandait  pour  toute  grâce  qu'on 
sursît  de  quelques  moments  sa  punition.  Cette 
grâce  lui  ayant  été  accordée,  il  alla  quérir  de  l'eau 
tiède,  la  but  en  présence  de  son  seigneur,  se  mit  les 
doigts  dans  la  bouche,  et  ce  qui  s'ensuit,  sans 
rendre  autre  chose  que  cette  eau  seule.  Après 
s'être  ainsi  justifié,  il  fit  signe  qu'on  obligeât  les 
autres  d'en  faire  autant.  Chacun  demeura  surpris  : 
on  n'aurait  pas  cru  qu'une  telle  invention  piit 
partir  d'Ésope.  Agathopus  et  ses  camarades  ne 
parurent  point  étonnés.  Ils  burent  de  l'eau  comme 
le  Phrygien  avait  fait,  et  se  mirent  les  doigts  dans 
la  bouche;  mais  ils  se  gardèrent  bien  de  les 
enfoncer  trop  avant.  L'eau  ne  laissa  pas  d'agir, 
et  de  mettre  en  évidence  les  figues  toutes  crues 
encore  et  toutes  vermeilles.  Par  ce  moyen  Ésope 
se  garantit:  ses  accusateurs  furent  punis  double- 
ment, pour  leur  gourmandise  et  pour  leur  mé- 
chanceté. 

Le  lendemain,  après  que  leur  maître  fut  parti,  et 
le  Phrygien  étant  à  son  travail  ordinaire,  quelques 
voyageurs  égarés  (aucuns  disent  que  c'étaient  des 
prêtres  de  Diane)  le  prièrent,  au  nom  de  Jupiter 
hospitalier,  qu'il  leur  enseignât  le  chemin  qui  con- 
duisait à  la  ville.  Ésope  les  obligea  premièrement 
de  se  reposer  à  l'ombre;  puis,  leur  ayant  présenté 
une  légère  collation,  il  voulut  être  leur  guide,  et 
ne  les  quitta  qu'après  qu'il  les  eut  remis  dans  leur 
chemin.  Les  bonnes  gens  levèrent  les  mains  au 
ciel,  et  prièrent  Jupiter  de  ne  pas  laisser  cette 
action  charitable  sans  récompense.  A  peine  Ésope 
les  eut  quittés,  que  le  chaud  et  la  lassitude  le 
contraignirent  de  s'endormir.     Pendant  son  som- 


i6  LA  VIE  D'ÉSOPE 

meil,  il  s'imagina  que  la  Fortune  était  debout 
devant  lui,  qui  lui  déliait  la  langue,  et  par  même 
moyen  lui  faisait  présent  de  cet  art  dont  on  peut 
dire  qu'il  est  l'auteur.  Réjoui  de  cette  aventure, 
il  s'éveilla  en  sursaut;  et  en  s'éveillant:  Qu'est 
ceci?  dit-il:  ma  voix  est  devenue  libre;  je 
prononce  bien  un  râteau,  une  charrue,  tout  ce 
que  je  veux.  Cette  merveille  fut  cause  qu'il 
changea  de  maître.  Car  comme  un  certain 
Zénas,  qui  était  là  en  qualité  d'économe  et  qui 
avait  l'œil  sur  les  esclaves,  en  eut  battu  un  ou- 
trageusement pour  une  faute  qui  ne  le  méritait  pas, 
Ésope  ne  put  s'empêcher  de  le  reprendre,  et  le 
menaça  que  ses  mauvais  traitements  seraient  sus. 
Zénas,  pour  le  prévenir  et  pour  se  venger  de  lui, 
alla  dire  au  maître  qu'il  était  arrivé  un  prodige 
dans  sa  maison;  que  le  Phrygien  avait  recouvré 
la  parole,  mais  que  le  méchant  ne  s'en  servait 
qu'à  blasphémer  et  à  médire  de  leur  seigneur. 
Le  maître  le  crut,  et  passa  bien  plus  avant;  car 
il  lui  donna  Ésope,  avec  liberté  d'en  faire  ce  qu'il 
voudrait.  Zénas  de  retour  aux  champs,  un  mar- 
chand l'alla  trouver,  et  lui  demanda  si  pour  de 
l'argent  il  le  voulait  accommoder  de  quelque  bête 
de  somme.  Non  pas  cela,  dit  Zénas,  je  n'en  ai 
pas  le  pouvoir;  mais  je  te  vendrai,  si  tu  veux, 
un  de  nos  esclaves.  Là-dessus,  ayant  fair  venir 
Ésope,  le  marchand  dit  :  Est-ce  afin  de  te  moquer 
que  tu  me  proposes  l'achat  de  ce  personnage? 
on  le  prendrait  pour  une  outre.  Dès  que  le  mar- 
chand eut  ainsi  parlé,  il  prit  congé  d'eux,  partie 
murmurant,  partie  riant  de  ce  bel  objet.  Ésope 
le  rappela,  et  lui  dit:  Achète-moi  hardiment;  je 
ne  te  serai  pas  inutile.     Si  tu  as  des  enfants  qui 


LE  PHRYGIEN  17 

crient  et  qui  soient  méchants,  ma  mine  les  fera 
taire:  on  les  menacera  de  moi  comme  de  la  bête. 
Cette  raillerie  plut  au  marchand.  Il  acheta  notre 
Phrygien  trois  oboles,  et  dit  en  riant:  Les  dieux 
soient  loués!  je  n'ai  pas  fait  grande  acquisition,  à 
la  vérité;   aussi  n'ai-je  pas  déboursé  grand  argent. 

Entre  autres  denrées,  ce  marchand  trafiquait 
d'esclaves:  si  bien  qu'allant  à  Éphèse  pour  se 
défaire  de  ceux  qu'il  avait,  ce  que  chacun  d'eux 
devait  porter  pour  la  commodité  du  voyage  fut 
départi  selon  leur  emploi  et  selon  leurs  forces. 
Ésope  pria  que  l'on  eût  égard  à  sa  taille;  qu'il 
était  nouveau  venu,  et  devait  être  traité  douce- 
ment. Tu  ne  porteras  rien,  si  tu  veux,  lui 
repartirent  ses  camarades.  Ésope  se  piqua 
d'honneur,  et  voulut  avoir  sa  charge  comme  les 
autres.  On  le  laissa  donc  choisir.  Il  prit  le  panier 
au  pain  ;  c'était  le  fardeau  le  plus  pesant.  Chacun 
ciiit  qu'il  l'avait  fait  par  bêtise:  mais  dès  la  dînée 
le  panier  fut  entamé,  et  le  Phrygien  déchargé  d'au- 
tant; ainsi  le  soir,  et  de  même  le  lendemain;  de 
façon  qu'au  bout  de  deux  jours  il  marchait  à  vide. 
Le  bon  sens  et  le  raisonnement  du  personnage 
furent  admirés. 

Quant  au  marchand,  il  se  défit  de  tous  ses 
esclaves,  à  la  réserve  d'un  grammairien,  d'un 
chantre  et  d'Ésope,  lesquels  il  alla  exposer  en 
vente  à  Samos.  Avant  que  de  les  mener  sur  la 
place,  il  fît  habiller  les  deux  premiers  le  plus 
proprement  qu'il  put,  comme  chacun  farde  sa 
marchandise:  Ésope,  au  contraire,  ne  fut  vêtu 
que  d'un  sac,  et  placé  entre  ses  deux  compagnons, 
afin  de  leur  donner  lustre.  Quelques  acheteurs 
se  présentèrent,  entre  autres  un  philosophe  appelé 


i8  LA  VIE  D'ÉSOPE 

Xantus.  Il  demanda  au  grammairien  et  au 
chantre  ce  qu'ils  savaient  faire.  Tout,  reprirent- 
ils.  Cela  fit  rire  le  Phrygien  :  on  peut  s'imaginer 
de  quel  air.  Planude  rapporte  qu'il  s'en  fallut 
peu  qu'on  ne  prît  la  fuite,  tant  il  fit  une  effroyable 
grimace.  Le  marchand  fit  son  chantre  mille 
oboles,  son  grammairien  trois  mille;  et  en  cas 
que  l'on  achetât  l'un  des  deux,  il  devait  donner 
Ésope  par-dessus  le  marché.  La  cherté  du  gram- 
mairien et  du  chantre  dégoûta  Xantus.  Mais  pour 
ne  pas  retourner  chez  soi  sans  avoir  fait  quelque 
emplette,  ses  disciples  lui  conseillèrent  d'acheter 
ce  petit  bout  d'homme  qui  avait  ri  de  si  bonne 
grâce:  on  en  ferait  un  épouvantail;  il  divertirait 
les  gens  par  sa  mine.  Xantus  se  laissa  persuader, 
et  fit  prix  d'Ésope  à  soixante  oboles.  Il  lui 
demanda,  avant  que  de  l'acheter,  à  quoi  il  lui 
serait  propre,  comme  il  l'avait  demandé  à  ses 
camarades.  Ésope  répondit:  A  rien,  puisque  les 
deux  autres  avaient  tout  retenu  pour  eux.  Les 
commis  de  la  douane  remirent  généreusement  à 
Xantus  le  sou  pour  livre,  et  lui  en  donnèrent 
quittance  sans  rien  payer. 

Xantus  avait  une  femme  de  goût  assez  délicat, 
et  à  qui  toutes  sortes  de  gens  ne  plaisaient  pas: 
si  bien  que  de  lui  aller  présenter  sérieusement  son 
nouvel  esclave,  il  n'y  avait  pas  d'apparence,  à 
moins  qu'il  ne  la  voulût  mettre  en  colère  et  se 
faire  moquer  de  lui.  Il  jugea  plus  à  propos  d'en 
faire  un  sujet  de  plaisanterie,  et  alla  dire  au  logis 
qu'il  venait  d'acheter  un  jeune  esclave  le  plus 
beau  du  monde  et  le  mieux  fait.  Sur  cette 
nouvelle,  les  filles  qui  servaient  sa  femme  se  pen- 
sèrent battre  à  qui  l'aurait  pour  son  serviteur; 


LE  PHRYGIEN  19 

mais  elles  furent  bien  étonnées  quand  le  personnage 
parut.  L'une  se  mit  la  main  devant  les  yeux; 
l'autre  s'enfuit;  l'autre  fit  un  cri.  La  maîtresse 
du  logis  dit  que  c'était  pour  la  chasser  qu'on  lui 
amenait  un  tel  monstre;  qu'il  y  avait  longtemps 
que  le  philosophe  se  lassait  d'elle.  De  parole  en 
parole,  le  différend  s'échauffa  jusqu'à  tel  point  que 
la  femme  demanda  son  bien  et  voulut  se  retirer 
chez  ses  parents.  Xantus  fit  tant  par  sa  patience, 
et  Ésope  par  son  esprit,  que  les  choses  s'accom- 
modèrent. On  ne  parla  plus  de  s'en  aller,  et 
peut-être  que  l'accoutumance  eftaça  à  la  lin  une 
partie  de  la  laideur  du  nouvel  esclave. 

Je  laisserai  beaucoup  de  petites  choses  où  il  fit 
paraître  la  vivacité  de  son  esprit;  car,  quoiqu'on 
puisse  juger  par  là  de  son  caractère,  elles  sont  de 
trop  peu  de  conséquence  pour  en  informer  la 
postérité.  Voici  seulement  un  échantillon  de  son 
bon  sens  et  de  l'ignorance  de  son  maître.  Celui-ci 
alla  chez  un  jardinier  se  choisir  lui-même  une 
salade.  Les  herbes  cueillies,  le  jardinier  le  pria 
de  lui  satisfaire  l'esprit  sur  une  difficulté  qui 
regardait  la  philosophie  aussi  bien  que  le  jardinage; 
c'est  que  les  herbes  qu'il  plantait  et  qu'il  cultivait 
avec  un  grand  soin  ne  profitaient  point,  tout  au 
contraire  de  celles  que  la  terre  produisait  d'elle- 
même  sans  culture  ni  amendement.  Xantus 
rapporta  le  tout  à  la  Providence,  comme  on  a 
coutume  de  faire  quand  on  est  court.  Ésope  se 
mit  à  rire;  et  ayant  tiré  son  maître  à  part,  il  lui 
conseilla  de  dire  à  ce  jardinier  qu'il  lui  avait  fait 
une  réponse  ainsi  générale,  parce  que  la  question 
n'était  pas  digne  de  lui;  il  le  laissait  donc  avec 
son  garçon,  qui  assurément  le  satisferait.     Xantus 


20  LA  VIE  D'ÉSOPE 

s  "étant  allé  promener  d'un  autre  côté  du  jardin, 
Ésope  compara  la  terre  à  une  femme  qui,  ayant 
des  enfants  d'un  premier  mari,  en  épouserait  un 
second  qui  aurait  aussi  des  enfants  d'une  autre 
femme;  sa  nouvelle  épouse  ne  manquerait  pas  de 
concevoir  de  l'aversion  pour  ceux-ci,  et  leur  ôterait 
la  nourriture  afin  que  les  siens  en  profitassent.  11 
en  était  ainsi  de  la  terre,  qui  n'adoptait  qu'avec 
peine  les  productions  du  travail  et  de  la  culture, 
et  qui  réservait  toute  sa  tendresse  et  tous  ses 
bienfaits  pour  les  siennes  seules  :  elle  était  marâtre 
des  unes,  et  mère  passionnée  des  autres.  Le 
jardinier  parut  si  content  de  cette  raison,  qu'il 
offrit  à  Ésope  tout  ce  qui  était  dans  son  jardin. 

Il  arriva  quelque  temps  après  un  grand  différend 
entre  le  philosophe  et  sa  femme.  Le  philosophe, 
étant  de  festin,  mit  à  part  quelques  friandises,  et 
dit  à  Ésope:  Va  porter  ceci  à  ma  bonne  amie. 
Ésope  l'alla  donner  à  une  petite  chienne  qui  était 
les  délices  de  son  maître.  Xantus,  de  retour,  ne 
manqua  pas  de  demander  des  nouvelles  de  son 
présent,  et  si  on  l'avait  trouvé  bon.  Sa  femme  ne 
comprenait  rien  à  ce  langage:  on  fit  venir  Ésope 
pour  l'éclaircir.  Xantus,  qui  ne  cherchait  qu'un 
prétexte  pour  le  faire  battre,  lui  demanda  s'il  ne 
lui  avait  pas  dit  expressément:  Va-t'en  porter  de 
ma  part  ces  friandises  à  ma  bonne  amie.  Ésope 
répondit  là-dessus  que  la  bonne  amie  n'était  pas 
la  femme,  qui,  pour  la  moindre  parole,  menaçait 
de  faire  un  divorce  ;  c'était  la  chienne,  qui  endurait 
tout,  et  qui  revenait  faire  caresse  après  qu'on  l'avait 
battue.  Le  philosophe  demeura  court;  mais  sa 
femme  entra  dans  une  telle  colère,  qu'elle  se  retira 
d'avec  lui.      Il  n'y  eut   parent  ni  ami    par   qui 


LE  PHRYGIEN  31 

Xantus  ne  lui  fît  parler,  sans  que  les  raisons  ni  les 
prières  y  gagnassent  rien.  Ésope  s'avisa  d'un 
stratagème.  Il  acheta  force  gibier,  comme  pour 
ime  noce  considérable,  et  fit  tant  qu'il  fut  ren- 
contré par  un  des  domestiques  de  sa  maîtresse. 
Celui-ci  lui  demanda  pourquoi  tant  d'apprêts. 
Ésope  lui  dit  que  son  maître,  ne  pouvant  obliger 
sa  femme  de  revenir,  en  allait  épouser  une  autre. 
Aussitôt  que  la  dame  sut  cette  nouvelle,  elle 
retourna  chez  son  mari,  par  esprit  de  contra- 
diction ou  par  jalousie.  Ce  ne  fut  pas  sans  la 
garder  bonne  à  Ésope,  qui  tous  les  jours  faisait  de 
nouvelles  pièces  à  son  maître,  et  tous  les  jours  se 
sauvait  du  châtiment  par  quelque  trait  de  subtilité. 
Il  n'était  pas  possible  au  philosophe  de  le  confondre. 
Un  certain  jour  de  marché,  Xantus,  qui  avait 
dessein  de  régaler  quelques-uns  de  ses  amis,  lui 
commanda  d'acheter  ce  qu'il  y  aurait  de  meilleur, 
et  rien  autre  chose.  Je  t'apprendrai,  dit  en  soi- 
même  le  Phrygien,  à  spécifier  ce  que  tu  souhaites, 
sans  t'en  remettre  à  la  discrétion  d'un  esclave.  Il 
n'acheta  donc  que  des  langues,  lesquelles  il  fit 
accommoder  à  toutes  les  sauces;  Tentrée,  le 
second,  l'entremets,  tout  ne  fut  que  langues.  Les 
conviés  louèrent  d'abord  le  choix  de  ce  mets;  à 
la  fin  ils  s'en  dégoûtèrent.  Ne  t'ai-je  pas  com- 
mandé, dit  Xantus,  d'acheter  ce  qu'il  y  aurait  de 
meilleur?  Eh!  qu'y  a-t-il  de  meilleur  que  la 
langue?  reprit  Ésope.  C'est  le  lien  de  la  vie 
civile,  la  clef  des  sciences,  l'organe  de  la  vérité  et 
de  la  raison:  par  elle  on  bâtit  les  villes  et  on  les 
police;  on  instruit,  on  persuade,  on  règne  dans 
les  assemblées,  on  s'acquitte  du  premier  de  tous 
les  devoirs,  qui  est  de  louer  les  dieux.     Eh  bien, 


22  LA  VIE  D'ÉSOPE 

dit  Xantus  (qui  prétendait  l'attraper),  achète-moi 
demain  ce  qui  est  de  pire:  ces  mêmes  personnes 
viendront  chez  moi,  et  je  veux  diversifier. 

Le  lendemain  Ésope  ne  fit  encore  servir  que  le 
même  mets,  disant  que  la  langue  est  la  pire  chose 
qui  soit  au  monde.  C'est  la  mère  de  tous  débats, 
la  nourrice  des  procès,  la  source  des  divisions  et 
des  guerres.  Si  on  dit  qu'elle  est  l'organe  de  la 
vérité,  c'est  aussi  celui  de  l'erreur,  et,  qui  pis  est, 
de  la  calomnie.  Par  elle  on  détruit  les  villes,  on 
persuade  de  méchantes  choses.  Si  d'un  côté  elle 
loue  les  dieux,  de  l'autre  elle  profère  des  blas- 
phèmes contre  leur  puissance.  Quelqu'un  de  la 
compagnie  dit  à  Xantus  que  véritablement  ce 
\'alet  lui  était  fort  nécessaire,  car  il  savait  le  mieux 
du  monde  exercer  la  patience  d'un  philosophe. 
De  quoi  vous  mettez-vous  en  peine  ?  reprit  Ésope. 
Eh!  trouve-moi,  dit  Xantus,  un  homme  qui  ne 
se  mette  en  peine  de  rien. 

Ésope  alla  le  lendemain  sur  la  place  ;  et  voyant 
un  paysan  qui  regardait  toutes  choses  avec  la 
froideur  et  l'indifférence  d'une  statue,  il  amena 
ce  paysan  au  logis.  Voilà,  dit-il  à  Xantus,  l'homme 
sans  souci  que  vous  demandez.  Xantus  commanda 
à  sa  femme  de  faire  chauffer  de  l'eau,  de  la  mettre 
dans  un  bassin,  puis  de  laver  elle-même  les  pieds 
de  son  nouvel  hôte.  Le  paysan  la  laissa  faire, 
quoiqu'il  sût  fort  bien  qu'il  ne  méritait  pas  cet 
honneur;  mais  il  disait  en  lui-même:  C'est  peut- 
être  la  coutume  d'en  user  ainsi.  On  le  fit  asseoir 
au  haut  bout;  il  prit  sa  place  sans  cérémonie. 
Pendant  le  repas,  Xantus  ne  fit  autre  chose  que 
blâmer  son  cuisinier;  rien  ne  lui  plaisait:  ce  qui 
était  doux,   il  le   trouvait   trop  salé;    et  ce   qui 


LE  PHRYGIEN  23 

était  trop  salé,  il  le  trouvait  doux.  L'homme  sans 
souci  le  laissait  dire,  et  mangeait  de  toutes  ses 
dents.  Au  dessert,  on  mit  sur  la  table  un  gâteau 
que  la  femme  du  philosophe  avait  fait:  Xantus 
le  trouva  mauvais,  quoiqu'il  fût  très  bon.  Voilà, 
dit-il,  la  pâtisserie  la  plus  méchante  que  j'aie 
jamais  mangée;  il  faut  brûler  l'ouvrière,  car  elle 
ne  fera  de  sa  vie  rien  qui  vaille:  qu'on  apporte 
des  fagots.  Attendez,  dit  le  paysan,  je  m'en  vais 
quérir  ma  femme;  on  ne  fera  qu'un  bûcher  pour 
toutes  les  deux.  Ce  dernier  trait  désarçonna  le 
philosophe,  et  lui  ôta  l'espérance  de  jamais  attraper 
le  Phrygien. 

Or,  ce  n'était  pas  seulement  avec  son  maître 
qu'Ésope  trouvait  occasion  de  rire  et  de  dire  de 
bons  mots.  Xantus  l'avait  envoyé  en  certain 
endroit:  il  rencontra  en  chemin  le  magistrat, 
qui  lui  demanda  où  il  allait.  Soit  qu'Ésope  fût 
distrait,  ou  pour  une  autre  raison,  il  répondit 
qu'il  n'en  savait  rien.  Le  magistrat,  tenant  à 
mépris  et  irrévérence  cette  réponse,  le  fit  mener 
en  prison.  Comme  les  huissiers  le  conduisaient: 
Ne  voyez-vous  pas,  dit-il,  que  j'ai  très  bien  ré- 
pondu? Savais-je  qu'on  me  ferait  aller  où  je 
vais?  Le  magistrat  le  fit  relâcher,  et  trouva 
Xantus  heureux  d'avoir  un  esclave  si  plein  d'esprit. 

Xantus,  de  sa  part,  voyait  par  là  de  quelle 
importance  il  lui  était  de  ne  point  affranchir 
Ésope,  et  combien  la  possession  d'un  tel  esclave 
lui  faisait  d'honneur.  Même  un  jour,  faisant  la 
débauche  avec  ses  disciples,  Ésope,  qui  les  servait, 
vit  que  les  fumées  leur  échauffaient  déjà  la  cervelle, 
aussi  bien  au  maître  qu'aux  écoliers.  La  débauche 
de  vin,  leur  dit-il,  a  trois  degrés:    le  premier,  de 


24  LA  VIE  D'ÉSOPE 

volupté;  le  second,  d'ivrognerie;  le  troisième,  de 
fureur.  On  se  moqua  de  son  observation,  et  on 
continua  de  vider  les  pots.  Xantus  s'en  donna 
jusqu'à  perdre  la  raison,  et  à  se  vanter  qu'il  boirait 
la  mer.  Cela  fit  rire  la  compagnie.  Xantus 
soutint  ce  qu'il  avait  dit,  gagea  sa  maison  qu'il 
boirait  la  mer  tout  entière  ;  et,  pour  assurance  de 
la  gageure,  il  déposa  l'anneau  qu'il  avait  au  doigt. 

Le  jour  suivant,  que  les  vapeurs  de  Bacchus 
furent  dissipées,  Xantus  fut  extrêmement  surpris 
de  ne  plus  trouver  son  anneau,  lequel  il  tenait 
fort  cher.  Ésope  lui  dit  qu'il  était  perdu,  et  que 
sa  maison  l'était  aussi  par  la  gageure  qu'il  avait 
faite.  Voilà  le  philosophe  bien  alarmé:  il  pria 
Ésope  de  lui  enseigner  une  défaite.  Ésope  s'avisa 
de  celle-ci. 

Quand  le  jour  que  l'on  avait  pris  pour  l'exécu- 
tion de  la  gageure  fut  arrivé,  tout  le  peuple  de 
Samos  accourut  au  rivage  de  la  mer  pour  être 
témoin  de  la  honte  du  philosophe.  Celui  de  ses 
disciples  qui  avait  gagé  contre  lui  triomphait  déjà. 
Xantus  dit  à  l'assemblée:  Messieurs,  j'ai  gagé 
véritablement  que  je  boirais  toute  la  mer,  mais 
non  pas  les  fleuves  qui  entrent  dedans:  c'est 
pourquoi,  que  celui  qui  a  gagé  contre  moi  détourne 
leur  cours,  et  puis  je  ferai  ce  que  je  me  suis  vanté 
de  faire.  Chacun  admira  l'expédient  que  Xantus 
avait  trouvé  pour  sortir  à  son  honneur  d'un  si 
mauvais  pas.  Le  disciple  confessa  qu'il  était  vaincu, 
et  demanda  pardon  à  son  maître.  Xantus  fut 
reconduit  jusqu'en  son  logis  avec  acclamation. 

Pour  récompense,  Ésope  lui  demanda  la  liberté. 
Xantus  la  lui  refusa,  et  dit  que  le  temps  de  l'affran- 
chir n'était  pas  encore  venu  ;  si  toutefois  les  dieux 


LE  PHRYGIEN  25 

l'ordonnaient  ainsi,  il  y  consentait:  partant,  qu'il 
prît  garde  au  premier  présage  qu'il  aurait  étant 
sorti  du  logis;  s'il  était  heureux,  et  que,  par 
exemple,  deux  corneilles  se  présentassent  à  sa 
vue,  la  liberté  lui  serait  donnée;  s'il  n'en  voyait 
qu'une,  qu'il  ne  se  lassât  point  d'être  esclave. 
Ésope  sortit  aussitôt.  Son  maître  était  logé  à 
l'écart,  et  apparemment  vers  un  lieu  couvert  de 
grands  arbres.  A  peine  notre  Phrygien  fut  hors, 
qu'il  aperçut  deux  corneilles  qui  s'abattirent  sur 
le  plus  haut.  Il  en  alla  avertir  son  maître,  qui 
voulut  voir  lui-même  s'il  disait  vrai.  Tandis  que 
Xantus  venait,  l'une  des  corneilles  s'envola.  Me 
tromperas-tu  toujours?  dit-il  à  Ésope:  qu'on  lui 
donne  les  étrivières.  L'ordre  fut  exécuté.  Pen- 
dant le  supplice  du  pauvre  Ésope,  on  vint  inviter 
Xantus  à  un  repas;  il  promit  qu'il  s'y  trouverait. 
Hélas!  s'écria  Ésope,  les  présages  sont  bien  men- 
teurs! moi,  qui  ai  vu  deux  corneilles,  je  suis  battu; 
mon  maître,  qui  n'en  a  vu  qu'une,  est  prié  de 
noces.  Ce  mot  plut  tellement  à  Xantus,  qu'il 
commanda  qu'on  cessât  de  fouetter  Ésope; 
mais,  quant  à  la  liberté,  il  ne  se  pouvait  résoudre 
à  la  lui  donner,  encore  qu'il  la  lui  promît  en 
diverses  occasions. 

Un  jour  ils  se  promenaient  tous  deux  parmi  de 
vieux  monuments,  considérant  avec  beaucoup  de 
plaisir  les  inscriptions  qu'on  y  avait  mises.  Xantus 
en  aperçut  une  qu'il  ne  put  entendre,  quoiqu'il 
demeurât  longtemps  à  en  chercher  l'explication. 
Elle  était  composée  des  premières  lettres  de 
certains  mots.  Le  philosophe  avoua  ingénument 
que  cela  passait  son  esprit.  Si  je  vous  fais  trouver 
un  trésor  par  le  moyen  de  ces  lettres,  lui  dit  Ésope, 


26  LA  VIE  D'ÉSOPE 

quelle  récompense  aurai-je  ?  Xantus  lui  promit 
la  liberté  et  la  moitié  du  trésor.  Elles  signifient, 
poursuivit  Ésope,  qu'à  quatre  pas  de  cette  colonne 
nous  en  rencontrerons  un.  En  effet,  ils  le  troii- 
\-èrent  après  avoir  creusé  quelque  peu  dans  terre. 
Le  philosophe  fut  sommé  de  tenir  parole;  mais 
il  reculait  toujours.  Les  dieux  me  gardent  de 
t'afïranchir,  dit-il  à  Ésope,  que  tu  ne  m'aies  donné 
avant  cela  l'intelligence  de  ces  lettres  !  ce  me  sera 
un  autre  trésor  plus  précieux  que  celui  que  nous 
avons  trouvé.  On  les  a  ici  gravées,  poursuivit 
Ésope,  comme  étant  les  premières  lettres  de  ces 
mots:  'AîToySaç  f^fjMra  etc.,  c  est-à-dire:  "  Si 
vous  reculez  quatre  pas,  et  que  vous  creusiez,  vous 
trouverez  un  trésor."  Puisque  tu  es  si  subtil, 
repartit  Xantus,  j'aurais  tort  de  me  défaire  de 
toi;  n'espère  donc  pas  que  je  t'affranchisse.  Et 
moi,  répliqua  Ésope,  je  vous  dénoncerai  au  roi 
Denys;  car  c'est  à  lui  que  le  trésor  appartient, 
et  ces  mêmes  lettres  commencent  d'autres  mots  qui 
le  signifient.  Le  philosophe  intimidé  dit  au 
Phrygien  qu'il  prît  sa  part  de  l'argent,  et  qu'il 
n'en  dît  mot;  de  quoi  Ésope  déclara  ne  lui  avoir 
aucune  obligation,  ces  lettres  ayant  été  choisies  de 
telle  manière  qu'elles  enfermaient  un  triple  sens, 
et  signifiaient  encore:  "  En  vous  en  allant,  vous 
partagerez  le  trésor  que  vous  aurez  rencontré." 
Dès  qu'il  fut  de  retour,  Xantus  commanda  qu'on 
enfermât  le  Phrygien,  et  que  l'on  lui  mît  les 
fers  aux  pieds,  de  crainte  qu'il  n'allât  publier  cette 
aventure.  Hélas!  s'écria  Ésope,  est-ce  ainsi  que 
les  philosophes  s'acquittent  de  leurs  promesses? 
Mais  faites  ce  que  vous  voudrez,  il  faudra  que 
vous  m'affranchissiez  malgré  vous. 


LE  PHRYGIEN  27 

Sa  prédiction  se  trouva  vraie.  Il  arriva  un  pro- 
dige qui  mit  fort  en  peine  les  Samiens.  Un  aigle 
enleva  l'anneau  public  (c'était  apparemment  quel- 
que sceau  que  l'on  apposait  aux  délibérations  du 
conseil),  et  le  fit  tomber  au  sein  d'un  esclave.  Le 
philosophe  fut  consulté  là-dessus,  et  comme  étant 
philosophe  et  comme  étant  un  des  premiers  de 
la  république.  Il  demanda  temps,  et  eut  recours  à 
son  oracle  ordinaire:  c'était  Ésope.  Celui-ci  lui 
conseilla  de  le  produire  en  public,  parce  que  s'il  ren- 
contrait bien,  l'honneur  en  serait  toujours  à  son 
maître;  sinon,  il  n'y  aurait  que  l'esclave  de  blâmé. 
Xantus  approuva  la  chose,  et  le  fit  monter  à  la 
tribune  aux  harangues.  Dès  qu'on  le  vit,  chacun 
s'éclata  de  rire:  personne  ne  s'imagina  qu'il  put 
rien  partir  de  raisonnable  d'un  homme  fait  de  cette 
manière.  Ésope  leur  dit  qu'il  ne  fallait  pas  con- 
sidérer la  forme  du  vase,  mais  la  liqueur  qui  y 
était  enfermée.  Les  Samiens  lui  crièrent  qu'il 
dît  donc  sans  crainte  ce  qu'il  jugeait  de  ce  prodige. 
Ésope  s'en  excusa  sur  ce  qu'il  n'osait  le  faire.  La 
fortune,  disait-il,  avait  mis  un  débat  de  gloire  entre 
le  maître  et  l'esclave:  si  l'esclave  disait  mal,  il 
serait  battu  ;  s'il  disait  mieux  que  le  maître,  il  serait 
battu  encore.  Aussitôt  on  pressa  Xantus  de  l'af- 
franchir. Le  philosophe  résista  longtemps.  A 
la  fin  le  prévôt  de  ville  le  menaça  de  le  faire  de  son 
ofiice,  et  en  vertu  du  pouvoir  qu'il  en  avait  comme 
magistrat;  de  façon  que  le  philosophe  fut  obligé 
de  donner  les  mains.  Cela  fait,  Ésope  dit  que  les 
Samiens  étaient  menacés  de  servitude  par  ce 
prodige;  et  que  l'aigle  enlevant  leur  sceau  ne 
signifiait  autre  chose  qu'un  roi  puissant  qui  voulait 
les  assujettir. 


28  LA  VIE  D'ÉSOPE 

Peu  de  temps  après,  Crésus,  roi  des  Lydiens,  fit 
dénoncer  à  ceux  de  Samos  qu'ils  eussent  à  se  rendre 
ses  tributaires;  sinon  qu'il  les  y  forcerait  par 
les  armes.  La  plupart  étaient  d'avis  qu'on  lui 
obéît.  Ésope  leur  dit  que  la  fortune  présentait 
deux  chemins  aux  hommes:  l'un  de  liberté,  rude 
et  épineux  au  commencement,  mais  dans  la  suite 
très  agréable;  l'autre  d'esclavage,  dont  les  com- 
mencements étaient  plus  aisés,  mais  la  suite  labori- 
euse. C'était  conseiller  assez  intelligiblement  aux 
Samiens  de  défendre  leur  liberté.  Ils  renvoyèrent 
l'ambassadeur  de  Crésus  avec  peu  de  satisfaction. 

Crésus  se  mit  en  état  de  les  attaquer.  L'ambas- 
sadeur lui  dit  que,  tant  qu'ils  auraient  Ésope  avec 
eux,  il  aurait  peine  à  les  réduire  à  ses  volontés,  vu 
la  confiance  qu'ils  avaient  au  bon  sens  du  person- 
nage. Crésus  le  leur  envoya  demander,  avec  pro- 
messe de  leur  laisser  la  liberté  s'ils  le  lui  livraient. 
Les  principaux  de  la  ville  trouvèrent  ces  conditions 
avantageuses,  et  ne  crurent  pas  que  leur  repos 
leur  coûtât  trop  cher  quand  ils  l'achèteraient  aux 
dépens  d'Ésope.  Le  Phr\'gien  leur  fit  changer  de 
sentiment  en  leur  contant  que  les  loups  et  les  bre- 
bis ayant  fait  un  traité  de  paix,  celles-ci  donnèrent 
leurs  chiens  pour  otages.  Quand  elles  n'eurent 
plus  de  défenseurs,  les  loups  les  étranglèrent  avec 
moins  de  peine  qu'ils  ne  faisaient.  Cet  apologue 
fit  son  effet:  les  Samiens  prirent  une  délibération 
toute  contraire  à  celle  qu'ils  avaient  prise.  Ésope 
voulut  toutefois  aller  vers  Crésus,  et  dit  qu'il  les 
servirait  plus  utilement  étant  près  du  roi  que  s'il 
demeurait  à  Samos. 

Quand  Crésus  le  vit,  il  s'étonna  qu'une  si  chétive 
créature  lui  eût  été  un  si  grand  obstacle.     Quoi! 


LE  PHRYGIEN  29 

voilà  celui  qui  fait  qu'on  s'oppose  à  mes  volontés, 
s'écria-t-il.  Ésope  se  prosterna  à  ses  pieds.  Un 
homme  prenait  des  sauterelles,  dit-il:  une  cigale 
lui  tomba  aussi  sous  la  main.  Il  s'en  allait  la  tuer 
comme  il  avait  fait  les  sauterelles.  Que  vous  ai-je 
fait?  dit-elle  à  cet  homme;  je  ne  ronge  point  vos 
blés;  je  ne  vous  procure  aucun  dommage;  vous 
ne  trouverez  en  moi  que  la  voix,  dont  je  me  sers 
fort  innocemment.  Grand  roi,  je  ressemble  à  cette 
cigale;  je  n'ai  que  la  voix,  et  ne  m'en  suis  point 
servi  pour  vous  offenser.  Crésus,  touché  d'admira- 
tion et  de  pitié,  non  seulement  lui  pardonna,  mais 
il  laissa  en  repos  les  Samiens  à  sa  considération. 

En  ce  temps-là  le  Phrygien  composa  ses  fables, 
lesquelles  il  laissa  au  roi  de  L3'die,  et  fut  envoyé 
par  lui  vers  les  Samiens,  qui  décernèrent  à  Ésope 
de  grands  honneurs.  Il  lui  prit  aussi  envie  de 
voyager  et  d'aller  par  le  monde,  s'entretenant 
de  diverses  choses  avec  ceux  que  l'on  appelait 
philosophes.  Enfin,  il  se  mit  en  grand  crédit  près 
de  Lycérus,  roi  de  Babylone.  Les  rois  d'alors 
s'envoyaient  les  uns  aux  autres  des  problèmes  à 
résoudre  sur  toutes  sortes  de  matières,  à  condition 
de  se  payer  une  espèce  de  tribut  ou  d'amende, 
selon  qu'ils  répondraient  bien  ou  mal  aux  questions 
proposées;  en  quoi  Lycérus,  assisté  d'Ésope,  avait 
toujours  l'avantage,  et  se  rendait  illustre  parmi  les 
autres,  soit  à  résoudre,  soit  à  proposer. 

Cependant  notre  Phrygien  se  maria;  et  ne 
pouvant  avoir  d'enfants,  il  adopta  un  jeune  homme 
d'extraction  noble,  appelé  Ennùs.  Celui-ci  le  pava 
d'ingratitude,  et  fut  si  méchant  que  d'oser  souiller 
le  lit  de  son  bienfaiteur.  Cela  étant  venu  à  la  con- 
naissance d'Ésope,  il  le  chassa.     L'autre,  afin  de 


30  LA  VIE  D'ÉSOPE 

s'en  venger,  contrefit  des  lettres  par  lesquelles  il 
semblait  qu'Ésope  eût  intelligence  avec  les  rois 
qui  étaient  émules  de  Lycérus.  Lycérus,  persuadé 
par  le  cachet  et  par  la  signature  de  ces  lettres, 
commanda  à  un  de  ses  officiers  nommé  Hermippus 
que,  sans  chercher  de  plus  grandes  preuves,  il  fît 
mourir  promptement  le  traître  Ésope.  Cet  Her- 
mippus, étant  ami  du  Phrygien,  lui  sauva  la  vie; 
et,  à  l'insu  de  tout  le  monde,  le  nourrit  longtemps 
dans  un  sépulcre,  jusqu'à  ce  que  Necténabo,  roi 
d'Egypte,  sur  le  bruit  de  la  mort  d'Ésope,  crut  à 
l'avenir  rendre  Lycérus  son  tributaire.  Il  osa  le 
provoquer,  et  le  défia  de  lui  envoyer  des  architectes 
qui  sussent  bâtir  une  tour  en  l'air,  et,  par  même 
moyen,  un  homme  prêt  à  répondre  à  toutes  sortes 
de  questions.  Lycérus  ayant  lu  les  lettres  et  les 
ayant  communiquées  aux  plus  habiles  de  son  état, 
chacun  d'eux  demeura  court;  ce  qui  fit  que  le  roi 
regretta  Ésope,  quand  Hermippus  lui  dit  qu'il 
n'était  ipas  mort,  et  le  fit  venir.  Le  Phrygien  fut 
très  bien  reçu,  se  justifia,  et  pardonna  à  Ennus. 
Quant  à  la  lettre  du  roi  d'Egypte,  il  n'en  fit  que 
rire,  et  manda  qu'il  enverrait  au  printemps  les 
architectes  et  le  répondant  à  toutes  sortes  de  ques- 
tions. Lycérus  remit  Ésope  en  possession  de  tous 
ses  biens,  et  lui  fit  livrer  Ennus  pour  en  faire  ce 
qu'il  voudrait.  Ésope  le  reçut  comme  son  enfant; 
et,  pour  toute  punition,  lui  recommanda  d'honorer 
les  dieux  et  son  prince;  se  rendre  terrible  à  ses 
ennemis,  facile  et  commode  aux  autres;  bien 
traiter  sa  femme,  sans  pourtant  lui  confier  son 
secret;  parler  peu,  et  chasser  de  chez  soi  les  babil- 
lards ;  ne  se  point  laisser  abattre  au  malheur  ;  avoir 
soin  du  lendemain,  car  il  vaut  mieux  enrichir  ses 


LE  PHRYGIEN  31 

ennemis  par  sa  mort  que  d'être  importun  à  ses  amis 
pendant  son  vivant;  surtout  n'être  point  envieux 
du  bonheur  ni  de  la  vertu  d'autrui,  d'autant  que 
c'est  se  faire  du  mal  à  soi-même.  Ennus,  touché  de 
ces  avertissements  et  de  la  bonté  d'Ésope,  comme 
d'un  trait  qui  lui  aurait  pénétré  le  cœur,  mourut 
peu  de  temps  après. 

Pour  revenir  au  défi  de  Necténabo,  Ésope  choisit 
des  aiglons,  et  les  fit  instruire  (chose  difficile  à 
croire)  ;  il  les  fit,  dis-je,  instruire  à  porter  en  l'air 
chacun  un  panier,  dans  lequel  était  un  jeune  enfant. 
Le  printemps  venu,  il  s'en  alla  en  Egypte  avec 
tout  cet  équipage,  non  sans  tenir  en  grande  ad- 
miration et  en  attente  de  son  dessein  les  peuples 
chez  qui  il  passait.  Necténabo,  qui,  sur  le  bruit 
de  sa  mort,  avait  envoyé  l'énigme,  fut  extrême- 
ment surpris  de  son  arrivée.  Il  ne  s'y  attendait 
pas,  et  ne  se  fût  jamais  engagé  dans  un  tel  défi 
contre  Lycérus,  s'il  eût  cru  Ésope  vivant.  Il  lui 
demanda  s'il  avait  amené  les  architectes  et  le 
répondant.  Ésope  dit  que  le  répondant  était  lui- 
même,  et  qu'il  ferait  voir  les  architectes  quand  il 
serait  sur  le  lieu.  On  sortit  en  pleine  campagne,  où 
les  aigles  enlevèrent  les  paniers  avec  les  petits 
enfants,  qui  criaient  qu'on  leur  donnât  du  mortier, 
des  pierres,  et  du  bois.  Vous  voyez,  dit  Ésope  à 
Necténabo,  je  vous  ai  trouvé  des  ouvriers;  four- 
nissez-leur des  matériaux.  Necténabo  avoua  que 
Lycérus  était  le  vainqueur.  Il  proposa  toutefois 
ceci  à  Ésope  :  J 'ai  des  cavales  en  Egypte  qui  con- 
çoivent au  hennissement  des,  chevaux  qui  sont 
devers  Babylone.  Qu'avez-vous  à  répondre  là- 
dessus?  Le  Phrygien  remit  sa  réponse  au  lende- 
main; et,  retourné  qu'il  fut  au  logis,  il  commanda 


32  LA  VIE  D'ÉSOPE 

à  des  enfants  de  prendre  un  chat,  et  de  le  mener 
fouettant  par  les  rues.  Les  Égyptiens,  qui  adorent 
cet  animal,  se  trouvèrent  extrêmement  scandalisés 
du  traitement  que  l'on  lui  faisait.  Ils  l'arrachè- 
rent des  mains  des  enfants,  et  allèrent  se  plaindre 
au  roi.  On  fît  venir  en  sa  présence  le  Phrygien. 
Ne  savez-vous  pas,  lui  dit  le  roi,  que  cet  animal  est 
un  de  nos  dieux?  Pourquoi  donc  le  faites-vous 
traiter  de  la  sorte?  C'est  pour  l'offense  qu'il  a 
commise  envers  Lycérus,  reprit  Ésope:  car,  la  nuit 
dernière,  il  lui  a  étranglé  un  coq  extrêmement 
courageux,  et  qui  chantait  à  toutes  les  heures. 
Vous  êtes  un  menteur,  repartit  le  roi:  comment 
serait-il  possible  que  ce  chat  eût  fait  en  si  peu  de 
temps  un  si  long  voyage?  Et  comment  est-il 
possible,  reprit  Ésope,  que  vos  juments  entendent 
de  si  loin  nos  chevaux  hennir,  et  conçoivent  pour 
les  entendre? 

En  suite  de  cela,  le  roi  lit  venir  d'Héliopolis 
certains  personnages  d'esprit  subtil,  et  savants  en 
questions  énigmatiques.  Il  leur  fît  un  grand  régal 
où  le  Phrygien  fut  invité.  Pendant  le  repas,  ils 
proposèrent  à  Ésope  diverses  choses,  celle-ci  entre 
autres  :  Il  y  a  un  grand  temple  qui  est  appuyé  sur 
une  colonne  entourée  de  douze  villes,  chacune  des- 
quelles a  trente  arcs-boutants  ;  et  autour  de  ces 
arcs-boutants  se  promènent,  l'une  après  l'autre, 
deux  femmes,  l'une  blanche,  l'autre  noire.  Il 
faut  renvoyer,  dit  Ésope,  cette  question  aux  petits 
enfants  de  notre  pays.  Le  temple  est  le  monde; 
la  colonne,  l'an;  les  villes,  ce  sont  les  mois;  et  les 
arcs-boutants,  les  jours,  autour  desquels  se  pro- 
mènent alternativement  le  jour  et  la  nuit. 

Le  lendemain,  Necténabo  assembla  tous  ses  amis, 


LE  PHRYGIEN  33 

Souffrirez- vous,  leur  dit-il,  qu'une  moitié  d'homme, 
qu'un  avorton,  soit  la  cause  que  Lycérus  remporte 
le  prix,  et  que  j'aie  la  confusion  pour  mon  partage  ? 
Un  d'eux  s'avisa  de  demander  à  Ésope  qu'il  leur 
fît  des  questions  de  choses  dont  ils  n'eussent  jamais 
entendu  parler.  Ésope  écrivit  une  cédule,  par 
laquelle  Necténabo  confessait  devoir  deux  mille 
talents  à  Lycérus.  La  cédule  fut  mise  entre  les 
mains  de  Necténabo  toute  cachetée.  Avant  qu'on 
l'ouvrît,  les  amis  du  prince  soutinrent  que  la  chose 
contenue  dans  cet  écrit  était  de  leur  connaissance. 
Quand  on  l'eut  ouverte,  Necténabo  s'écria:  Voilà 
la  plus  grande  fausseté  du  monde;  je  vous  en 
prends  à  témoins  tous  tant  que  vous  êtes.  Il  est 
vrai,  repartirent-ils,  que  nous  n'en  avons  jamais 
entendu  parler.  J'ai  donc  satisfait  à  votre  de- 
mande, reprit  Ésope.  Necténabo  le  renvoya 
comblé  de  présents,  tant  pour  lui  que  pour  son 
maître. 

Le  séjour  qu'il  fît  en  Egypte  est  peut-être  cause 
que  quelques-uns  ont  écrit  qu'il  fut  esclave  avec 
Rhodopé  ;  celle-là  qui,  des  libéralités  de  ses  amants, 
fit  élever  une  des  trois  pyramides  qui  subsistent 
encore,  et  qu'on  voit  avec  admiration  :  c'est  la  plus 
petite,  mais  celle  qui  est  bâtie  avec  le  plus  d'art. 

Ésope,  à  son  retour  dans  Babylone,  fut  reçu  de 
Lycérus  avec  de  grandes  démonstrations  de  joie  et 
de  bienveillance:  ce  roi  lui  fit  ériger  une  statue. 
L'envie  de  voir  et  d'apprendre  le  fît  renoncer  à  tous 
ces  honneurs.  Il  quitta  la  cour  de  Lycérus,  où  il 
avait  tous  les  avantages  qu'on  peut  souhaiter,  et 
prit  congé  de  ce  prince  pour  voir  la  Grèce  encore 
une  fois.  Lycérus  ne  le  laissa  point  partir  sans 
embrassements  et  sans  larmes,  et   sans   le   faire 

B 


34  LA  VIE  D'ÉSOPE 

promettre  sur  les  autels  qu'il  reviendrait  achever 
ses  jours  auprès  de  lui. 

Entre  les  villes  où  il  s'arrêta,  Delphes  fut  une 
des  principales.  Les  Delphiens  l'écoutèrent  fort 
volontiers,  mais  ils  ne  lui  rendirent  point  d'hon- 
neurs. Ésope,  piqué  de  ce  mépris,  les  compara 
aux  bâtons  qui  flottent  sur  l'onde:  on  s'imagine 
de  loin  que  c'est  quelque  chose  de  considérable; 
de  près,  on  trouve  que  ce  n'est  rien.  La  comparai- 
son lui  coûta  cher.  Les  Delphiens  en  conçurent 
une  telle  haine  et  un  si  violent  désir  de  vengeance 
(outre  qu'ils  craignaient  d'être  décriés  par  lui), 
qu'ils  résolurent  de  l'ôter  du  monde.  Pour  y 
parvenir,  ils  cachèrent  parmi  ses  hardes  un  de 
leurs  vases  sacrés,  prétendant  que  par  ce  moyen 
ils  convaincraient  Ésope  de  vol  et  de  sacrilège,  et 
qu'ils  le  condamneraient  à  la  mort. 

Comme  il  fut  sorti  de  Delphes,  et  qu'il  eut  pris 
le  chemin  de  la  Phocide,  les  Delphiens  accoururent 
comme  gens  qui  étaient  en  peine.  Ils  l'accusèrent 
d'avoir  dérobé  leur  vase;  Ésope  le  nia  avec  des 
serments:  on  chercha  dans  son  équipage,  et  il  fut 
trouvé.  Tout  ce  qu'Ésope  put  dire  n'empêcha 
point  qu'on  ne  le  traitât  comme  un  criminel  infâme. 
Il  fut  ramené  à  Delphes,  chargé  de  fers,  mis  dans  des 
cachots,  puis  condamné  à  être  précipité.  Rien 
ne  lui  servit  de  se  défendre  avec  ses  armes  ordi- 
naires, et  de  raconter  des  apologues:  les  Delphiens 
s'en  moquèrent. 

La  grenouille,  leur  dit-il,  avait  invité  le  rat  à 
la  venir  voir.  Afin  de  lui  faire  traverser  l'onde, 
elle  l'attacha  à  son  pied.  Dès  qu'il  fut  sur  l'eau, 
elle  voulut  le  tirer  au  fond,  dans  le  dessein  de  le 
noyer,  et  d'en  faire  ensuite  un  repas.     Le  mal- 


LE  PHRYGIEN  35 

heureux  rat  résista  quelque  peu  de  temps.  Pen- 
dant qu'il  se  débattait  sur  Teau,  un  oiseau  de  proie 
l'aperçut,  fondit  sur  lui;  et  l'ayant  enlevé  avec  la 
grenouille,  qui  ne  se  put  détacher,  il  se  reput  de 
y  un  et  de  l'autre.  C'est  ainsi,  Delphiens  abomin- 
ables, qu'un  plus  puissant  que  vous  me  vengera: 
je  périrai,  mais  vous  périrez  aussi. 

Comme  on  le  conduisait  au  supplice,  il  trouva 
moyen  de  s'échapper,  et  entra  dans  une  petite 
chapelle  dédiée  à  Apollon.  Les  Delphiens  l'en 
arrachèrent.  Vous  violez  cet  asile,  leur  dit-il, 
parce  que  ce  n'est  qu'une  petite  chapelle;  mais  un 
jour  viendra  que  votre  méchanceté  ne  trouvera 
point  de  retraite  sûre,  non  pas  même  dans  les 
temples.  Il  vous  arrivera  la  même  chose  qu'à 
l'aigle,  laquelle, nonobstant  les  prières  de  l'escarbot, 
enleva  un  lièvre  qui  s'était  réfugié  chez  lui:  la 
génération  de  l'aigle  en  fut  punie  jusque  dans  le 
giron  de  Jupiter.  Les  Delphiens,  peu  touchés  de 
tous  ces  exemples,  le  précipitèrent. 

Peu  de  temps  après  sa  mort,  une  peste  très 
violente  exerça  sur  eux  ses  ravages.  Ils  deman- 
dèrent à  l'oracle  par  quels  moyens  ils  pourraient 
apaiser  le  courroux  des  dieux.  L'oracle  leur 
répondit  qu'il  n'y  en  avait  point  d'autre  que 
d'expier  leur  forfait,  et  satisfaire  aux  mânes 
d'Ésope.  Aussitôt  une  pyramide  fut  élevée.  Les 
dieux  ne  témoignèrent  pas  seuls  combien  ce  crime 
leur  déplaisait:  les  hommes  vengèrent  aussi  la 
mort  de  leur  sage.  La  Grèce  envoya  des  com- 
missaires pour  en  informer,  et  en  fît  une  punition 
rigoureuse. 


A  MONSEIGNEUR  LE  DAUPHIN 

Je  chante  les  héros  dont  Ésope  est  le  père  ; 
Troupe  de  qui  l'histoire,  encor  que  mensongère, 
Contient  des  vérités  qui  servent  de  leçons. 
Tout  parle  en  mon  ouvrage,  et  même  les  poissons  : 
Ce  qu'ils  disent  s'adresse  à  tous  tant  que  nous 

sommes  ; 
Je  me  sers  d'animaux  pour  instruire  les  hommes. 
Illustre  rejeton  d'un  prince  aimé  des  cieux. 
Sur  qui  le  monde  entier  a  maintenant  les  yeux. 
Et  qui,  faisant  fléchir  les  plus  superbes  têtes, 
Comptera  désormais  ses  jours  par  ses  conquêtes, 
Quelque  autre  te  dira,  d'une  plus  forte  voix, 
Les  faits  de  tes  aïeux,  et  les  vertus  des  rois  : 
Je  vais  t 'entretenir  de  moindres  aventures, 
Te  tracer  en  ces  vers  de  légères  peintures  ; 
Et  si  de  t'agréer  je  n'emporte  le  prix, 
J'aurai  du  moins  l'honneur  de  l'avoir  entrepris. 


37 


FABLES  DE   LA   FONTAINE 

LIVRE    PREMIER 
I 

LA    CIGALE    ET    LA    FOURMI 

La  cigale,  ayant  chanté 

Tout  l'été, 
Se  trouva  fort  dépourvue 
Quand  la  bise  fut  venue  : 
Pas  un  seul  petit  morceau 
De  mouche  ou  de  vermisseau  : 
Elle  alla  crier  famine 
Chez  la  fourmi  sa  voisine, 
La  priant  de  lui  prêter 
Quelque  grain  pour  subsister 
Jusqu'à  la  saison  nouvelle: 
Je  vous  paîrai,  lui  dit-elle, 
Avant  l'août,  foi  d'animal, 
Intérêt  et  principal. 
La  fourmi  n'est  pas  prêteuse  ; 
C'est  là  son  moindre  défaut  : 
Que  faisiez-vous  au  temps  chaud  ? 
Dit-elle  à  cette  emprunteuse. — 
Nuit  et  jour  à  tout  venant 
Je  chantais,  ne  vous  déplaise. — 
Vous  chantiez!  j'en  suis  fort  aise. 
Hé  bien,  dansez  maintenant. 
'39 


40  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

II 

LE   CORBEAU    ET   LE    RENARD 

Maître  corbeau,  sur  un  arbre  perché, 

Tenait  en  son  bec  un  fromage. 
Maître  renard,  par  l'odeur  alléché. 

Lui  tint  à  peu  près  ce  langage  : 

Hé!   bon  jour,  monsieur  du  corbeau! 
Que  vous  êtes  joli!   que  vous  me  semblez  beau! 

Sans  mentir,  si  votre  ramage 

Se  rapporte  à  votre  plumage, 
Vous  êtes  le  phénix  des  hôtes  de  ces  bois. 
A  ces  mots  le  corbeau  ne  se  sent  pas  de  joie; 

Et,  pour  montrer  sa  belle  voix. 
Il  ouvre  un  large  bec,  laisse  tomber  sa  proie. 
Le  renard  s'en  saisit,  et  dit:   Mon  bon  monsieur, 

Apprenez  que  tout  flatteur 
Vit  aux  dépens  de  celui  qui  l'écoute: 
Cette  leçon  vaut  bien  un  fromage,  sans  doute. 

Le  corbeau,  honteux  et  confus, 
Jura,  mais  un  peu  tard,  qu'on  ne  l'y  prendrait  plus. 


III 

LA   GRENOUILLE  QUI   SE  VEUT  FAIRE  AUSSI   GROSSE 
QUE   LE   BŒUF 

Une  grenouille  vit  un  bœuf 

Qui  lui  sembla  de  belle  taille. 
Elle,  qui  n'était  pas  grosse  en  tout  comme  un  œuf, 
Envieuse,  s'étend,  et  s'enfle,  et  se  travaille. 
Pour  égaler  l'animal  en  grosseur; 

Disant  :   Regardez  bien,  ma  sœur. 


LIVRE  PREMIER  41 

Est-ce  assez  ?  dites-moi  ;  n'y  suis-je  point  encore  ? — 
Nenni. — ^M'y  voici   donc? — Point   du   tout. — M'y 

voilà  ? — 
\'ous  n'en  approchez  point.     La  chétive  pécore 
S'enfla  si  bien  qu'elle  creva. 

Le  monde  est  plein  de  gens  qui  ne  sont  pas  plus  sages  ; 
Tout  bourgeois  veut  bâtir  comme  les  grands  sei- 
gneurs ; 
Tout  petit  prince  a  des  ambassadeurs  ; 
Tout  marquis  veut  avoir  des  pages. 

IV 

LES    DEUX    MULETS 

Deux  mulets  cheminaient,  l'un  d'avoine  chargé, 

L'autre  portant  l'argent  de  la  gabelle. 
Celui-ci,  glorieux  d'une  charge  si  belle, 
N'eût  voulu  pour  beaucoup  en  être  soulagé. 

Il  marchait  d'un  pas  relevé, 

Et  faisait  sonner  sa  sonnette  : 

Quand  l'ennemi  se  présentant. 

Comme  il  en  voulait  à  l'argent. 
Sur  le  mulet  du  fisc  une  troupe  se  jette, 

Le  saisit  au  frein,  et  l'arrête. 

Le  mulet,  en  se  défendant. 
Se  sent  percer  de  coups  ;  il  gémit,  il  soupire  : 
Est-ce  donc  là,  dit-il,  ce  qu'on  m'avait  promis? 
Ce  mulet  qui  me  suit  du  danger  se  retire: 

Et  moi,  j'y  tombe,  et  je  péris! 

Ami,  lui  dit  son  camarade, 
Il  n'est  pas  toujours  bon  d'avoir  un  haut  emploi: 
Si  tu  n'avais  servi  qu'un  meunier,  comme  moi. 

Tu  ne  serais  pas  si  malade. 


42  FABLES  DE  LA  FONTAINE 


LE    LOUP   ET   LE    CHIEN 

Un  loup  n'avait  que  les  os  et  la  peau, 

Tant  les  chiens  faisaient  bonne  garde  : 
Ce  loup  rencontre  un  dogue  aussi  puissant  que  beau, 
Gras,  poli,  qui  s'était  fourvoyé  par  mégarde. 

L'attaquer,  le  mettre  en  quartiers. 

Sire  loup  l'eût  fait  volontiers: 

Mais  il  fallait  livrer  bataille  ; 

Et  le  mâtin  était  de  taille 

A  se  défendre  hardiment. 

Le  loup  donc  l'aborde  humblement, 
Entre  en  propos,  et  lui  fait  compliment 

Sur  son  embonpoint  qu'il  admire. 

Il  ne  tiendra  qu'à  vous,  beau  sire. 
D'être  aussi  gras  que  moi,  lui  repartit  le  chien. 

Quittez  les  bois,  vous  ferez  bien: 

Vos  pareils  y  sont  misérables. 

Cancres,  hères,  et  pauvres  diables. 
Dont  la  condition  est  de  mourir  de  faim. 
Car,  quoi!   rien  d'assuré!   point  de  franche  lippée! 

Tout  à  la  pointe  de  l'épée  ! 
Suivez-moi,  vous  aurez  un  bien  meilleur  destin. 

Le  loup  reprit  :   Que  me  faudra-t-il  faire  ? 
Presque  rien,  dit  le  chien:  donner  la  chass-e  aux  gens 

Portant  bâtons,  et  mendiants  ; 
Flatter  ceux  du  logis,  à  son  maître  complaire  : 

Moyennant  quoi  votre  salaire 
Sera  force  reliefs  de  toutes  les  façons, 

Os  de  poulets,  os  de  pigeons; 

Sans  parler  de  mainte  caresse. 


LIVRE  PREMIER  43 

Le  loup  déjà  se  forge  une  félicité 

Oui  le  fait  pleurer  de  tendresse. 
Chemin  faisant,  il  vit  le  cou  du  chien  pelé  : 
Ou'est-celà?   lui  dit-il.     Rien.     Quoi!     rien! 

Peu  de  chose. 
Mais  encor?     Le  collier  dont  je  suis  attaché 
De  ce  que  vous  voyez  est  peut-être  la  cause. 
Attaché  1   dit  le  loup  :   vous  ne  courez  donc  pas 

Où  vous  voulez?     Pas  toujours:   mais  qu'im- 
porte ? 
Il  importe  si  bien,  que  de  tous  vos  repas 

Je  ne  veux  en  aucune  sorte, 
Et  ne  voudrais  pas  même  à  ce  prix  un  trésor. 
Cela  dit,  maître  loup  s'enfuit,  et  court  encor. 


VI 

LA   GÉNISSE,    LA   CHÈVRE    ET   LA   BREBIS,    Ex\" 
SOCIÉTÉ   AVEC   LE   LIOX 

La  génisse,  la  chèvre,  et  leur  sœur  la  brebis, 

Avec  un  fier  lion,  seigneur  du  voisinage. 

Firent  société,  dit-on,  au  temps  jadis. 

Et  mirent  en  commun  le  gain  et  le  dommage 

Dans  les  lacs  de  la  chèvre  \m  cerf  se  trouva  pris. 

\'ers  ses  associés  aussitôt  elle  envoie. 

Eux  venus,  le  lion  par  ses  ongles  compta, 

Et  dit  :   Nous  sommes  quatre  à  partager  la  proie. 

Puis  en  autant  de  parts  le  cerf  il  dépeça  ; 

Prit  pour  lui  la  première  en  qualité  de  sire  : 

Elle  doit  être  à  moi,  dit-il;   et  la  raison, 

C'est  que  je  m'appelle  lion: 

A  cela  l'on  n'a  rien  à  dire. 
La  seconde,  par  droit,  me  doit  échoir  encor: 


44  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Ce  droit,  vous  le  savez,  c'est  le  droit  du  plus  fort. 
Comme  le  plus  vaillant,  je  prétends  la  troisième. 
Si  quelqu'une  de  vous  touche  à  la  quatrième. 
Je  l'étranglerai  tout  d'abord. 


VII 

LA    BESACE 

Jupiter  dit  un  jour:   Que  tout  ce  qui  respire 
S'en  vienne  comparaître  aux  pieds  de  ma  grandeur  : 
Si  dans  son  composé  quelqu'un  trouve  à  redire. 

Il  peut  le  déclarer  sans  peur; 

Je  mettrai  remède  à  la  chose. 
Venez,  singe;   parlez  le  premier,  et  pour  cause: 
Voyez  ces  animaux,  faites  comparaison 

De  leurs  beautés  avec  les  vôtres. 
Êtes-vous  satisfait  ?     Moi  !   dit-il,  pourquoi  non  ? 
N'ai- je  pas  quatre  pieds  aussi-bien  que  les  autres? 
Mon  portrait  jusqu'ici  ne  m'a  rien  reproché: 
Mais  pour  mon  frère  l'ours  on  ne  l'a  qu'ébauché; 
Jamais,  s'il  me  veut  croire,  il  ne  se  fera  peindre. 
L'ours    venant    là-dessus,    on    crut    qu'il    s'allait 

plaindre. 
Tant  s'en  faut:   de  sa  forme  il  se  loua  très  fort; 
Glosa  sur  l'éléphant,  dit  qu'on  pourrait  encore 
Ajouter  à  sa  queue,  ôter  à  ses  oreilles; 
Que  c'était  une  masse  informe  et  sans  beauté. 

L'éléphant  étant  écouté. 
Tout  sage  qu'il  était,  dit  des  choses  pareilles  : 

Il  jugea  qu'à  son  appétit 

Dame  baleine  était  trop  grosse. 
Dame  fourmi  trouva  le  ciron  trop  petit, 

Se  croyant,  pour  elle,  un  colosse. 


LIVRE  PREMIER  45 

Jupin  les  renvoya  s'étant  censurés  tous, 
Du  reste,  contents  d'eux.     Mais  parmi  les  plus  fous 
Notre  espèce  excella;  car  tout  ce  que  nous  sommes. 
Lynx  envers  nos  pareils,  et  taupes  envers  nous, 
Nous  nous  pardonnons  tout,  et  rien  aux  autres 

hommes  : 
On  se  voit  d'un  autre  œil  qu'on  ne  voit  son  prochain. 

Le  fabricateur  souverain 
Nous  créa  besaciers  tous  de  même  manière, 
Tant  ceux  du  temps  passé  que  du  temps  d'au- 
jourd'hui: 
Il  fit  pour  nos  défauts  la  poche  de  derrière. 
Et  celle  de  devant  pour  les  défauts  d'autrui. 


VIII 

l'hirondelle  et  les  petits  oiseaux 

Une  hirondelle  en  ses  voyages 
Avait  beaucoup  appris.     Quiconque  a  beaucoup  vu 

Peut  avoir  beaucoup  retenu. 
Celle-ci  prévoyait  jusqu'aux  moindres  orages. 

Et,  devant  qu'ils  fussent  éclos, 

Les  annonçait  aux  matelots. 
Il  arriva  qu'au  temps  que  la  chanvre  se  sème 
Elle  vit  un  manant  en  couvrir  maints  sillons. 
Ceci  ne  me  plaît  pas,  dit-elle  aux  oisillons: 
Je  vous  plains  ;  car,  pour  moi,  dans  ce  péril  extrême. 
Je  saurai  m'éloigner,  ou  vivre  en  quelque  coin. 
Voyez-vous  cette  main  qui  par  les  airs  chemine  ? 

Un  jour  viendra,  qui  n'est  pas  loin. 
Que  ce  qu'elle  répand  sera  votre  ruine. 
De  là  naîtront  engins  à  vous  envelopper, 


46  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Et  lacets  pour  vous  attraper, 

Enfin  mainte  et  mainte  machine 

Qui  causera  dans  la  saison 

Votre  mort  ou  votre  prison  : 

Gare  la  cage  ou  le  chaudron  ! 
C'est  pourquoi,  leur  dit  l'hirondelle, 

Mangez  ce  grain  ;   et  croyez-moi. 

Les  oiseaux  se  moquèrent  d'elle  : 

Ils  trouvaient  aux  champs  trop  de  quoi. 

Quand  la  chenevière  fut  verte, 
L'hirondelle  leur  dit:   Arrachez  brin  à  brin 

Ce  qu'a  produit  ce  maudit  grain; 

Ou  soyez  sûrs  de  votre  perte. 
Prophète  de  malheur!    babillarde!   dit-on, 

Le  bel  emploi  que  tu  nous  donnes  ! 

Il  nous  faudrait  mille  personnes 

Pour  éplucher  tout  ce  canton. 

La  chanvre  étant  tout-à-fait  crue, 
L'hirondelle  ajouta:   Ceci  ne  va  pas  bien; 

Mauvaise  graine  est  tôt  venue. 
Mais,  puisque  jusqu'ici  l'on  ne  m'a  crue  en  rien 

Dès  que  vous  verrez  que  la  terre 

Sera  couverte,  et  qu'à  leurs  blés 

Les  gens  n'étant  plus  occupés 

Feront  aux  oisillons  la  guerre. 

Quand  reginglettes  et  réseaux 

Attraperont  petits  oiseaux. 

Ne  volez  plus  de  place  en  place. 
Demeurez  au  logis;   ou  changez  de  chmat. 
Imitez  le  canard,  la  grue,  et  la  bécasse. 

Mais  vous  n'êtes  pas  en  état 
De  passer,  comme  nous,  les  déserts  et  les  ondes 

Ni  d'aller  chercher  d'autres  mondes: 
C'est  pourquoi  vous  n'avez  qu'un  parti  qui  soit  sûr;: 


LIVRE  PREMIER  47 

C'est  de  vous  renfermer  aux  trous  de  quelque  mur. 

Les  oisillons,  las  de  l'entendre, 
Se  mirent  à  jaser  aussi  confusément 
Que  faisaient  les  Troyens  quand  la  pauvre  Cas- 
sandre 

Ouvrait  la  bouche  seulement. 

Il  en  prit  aux  uns  comme  aux  autres  : 
Maint  oisillon  se  vit  esclave  retenu. 

Nous  n'écoutons  d'instincts  que  ceux  qui  sont  les 

nôtres, 
Et  ne  croyons  le  mal  que  quand  il  est  venu. 


IX 

LE    RAT    DE    VILLE    ET   LE    RAT    DES    CHAMPS 

Autrefois  le  rat  de  ville 
Invita  le  rat  des  champs, 
D'une  façon  fort  civile, 
A  des  reliefs  d'ortolans. 

Sur  un  tapis  de  Turquie 
Le  couvert  se  trouva  mis. 
Je  laisse  à  penser  la  vie 
Que  firent  ces  deux  amis. 

Le  régal  fut  fort  honnête  ; 
Rien  ne  manquait  au  festin: 
Mais  quelqu'un  troubla  la  fête 
Pendant  qu'ils  étaient  en  train. 

A  la  porte  de  la  salle 
Ils  entendirent  du  bruit  : 


FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Le  rat  de  ville  détale  ; 
Son  camarade  le  suit. 


Le  bruit  cesse,  on  se  retire  : 
Rats  en  campagne  aussitôt  : 
Et  le  citadin  de  dire  : 
Achevons  tout  notre  rôt. 

C'est  assez,  dit  le  rustique  : 
Demain  vous  viendrez  chez  moi. 
Ce  n'est  pas  que  je  me  pique 
De  tous  vos  festins  de  roi. 

Mais  rien  ne  vient  m'interrompre  : 
Je  mange  tout  à  loisir. 
Adieu  donc.     Fi  du  plaisir 
Que  la  crainte  peut  corrompre. 


X 

LE   LOUP    ET   l'agneau 

La  raison  du  plus  fort  est  toujours  la  meilleure. 

Nous  Talions  montrer  tout  à  l'heure. 

Un  agneau  se  désaltérait 

Dans  le  courant  d'une  onde  pure. 
Un  loup  survint  à  jeun,  qui  cherchait  aventure, 

Et  que  la  faim  en  ces  lieux  attirait. 
Oui  te  rend  si  hardi  de  troubler  mon  breuvage  ? 

Dit  cet  animal  plein  de  rage  : 
Tu  seras  châtié  de  ta  témérité. 
Sire,  répond  l'agneau,  que  votre  majesté 

Ne  se  mette  pas  en  colère  ; 

Mais  plutôt  qu'elle  considère 


LIVRE  PREMIER  49 

Que  je  me  vas  désaltérant 

Dans  le  courant 
Plus  de  vingt  pas  au-dessous  d'elle  : 
Et  que,  par  conséquent,  en  aucune  façon. 

Je  ne  puis  troubler  sa  boisson. 
Tu  la  troubles  !  reprit  cette  bête  cruelle  : 
Et  je  sais  que  de  moi  tu  médis  l'an  passé.  / 
Comment  l'aurais-je  fait  si  je  n'étais  pas  né  ? 
Reprit  l'agneau;  je  tette  encor  ma  mère. 

Si  ce  n'est  toi,  c'est  donc  ton  frère. 
Je  n'en  ai  point.     C'est  donc  quelqu'un  des  tiens  ; 
Car  vous  ne  m'épargnez  guère. 
Vous,  vos  bergers,  et  vos  chiens. 
On  me  l'a  dit:    il  faut  que  je  me  venge. 
Là-dessus,  au  fond  des  forêts 
Le  loup  l'emporte,  et  puis  le  mange, 
Sans  autre  forme  de  procès. 


XI 

l'homme  et  son  image 

Pour  M.  le  duc  de  la  Rochefoucauld 

Un  homme  qui  s'aimait  sans  avoir  de  rivaux 
Passait  dans  son  esprit  pour  le  plus  beau  du  monde  : 
Il  accusait  toujours  les  miroirs  d'être  faux. 
Vivant  plus  que  content  dans  son  erreur  profonde. 
Afin  de  le  guérir,  le  sort  officieux 

Présentait  partout  à  ses  yeux 
Les  conseillers  muets  dont  se  servent  nos  dames: 
Miroirs  dans  les  logis,  miroirs  chez  les  marchands. 
Miroirs  aux  poches  des  galants. 
Miroirs  aux  ceintures  des  femmes. 


50  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Que  fait  notre  Narcisse  ?     Il  se  va  confiner 
Aux  lieux  les  plus  cachés  qu'U  peut  s'imaginer, 
N'osant  plus  des  miroirs  éprouver  l'aventure. 
Mais  un  canal,  formé  par  une  source  pure. 

Se  trouve  en  ces  lieux  écartés  : 
Il  s'y  voit,  il  se  fâche;  et  ses  yeux  irrités 
Pensent  apercevoir  une  chimère  vaine. 
Il  fait  tout  ce  qu'il  peut  pour  éviter  cette  eau: 

Mais  quoi  !   le  canal  est  si  beau. 

Qu'il  ne  le  quitte  qu'avec  peine. 

On  voit  bien  où  je  veux  venir. 
Je  parle  à  tous;  et  cette  erreur  extrême 
Est  un  mal  que  chacun  se  plaît  d'entretenir. 
Notre  âme,  c'est  cet  homme  amoureux  de  lui-même: 
Tant  de  miroirs,  ce  sont  les  sottises  d'autrui, 
Miroirs,  de  nos  défauts  les  peintres  légitimes  : 

Et  quant  au  canal,  c'est  celui 
Oue  chacun  sait,  le  livre  des  Maximes. 


XII 


lE   DRAGON   A   PLUSIEURS  TETES,  ET   LE   DRAGON   A 
PLUSIEURS   QUEUES 

Un  envoyé  du  grand-seigneur 
Préférait,  dit  l'histoire,  un  jour  chez  l'empereur. 
Les  forces  de  son  maître  à  celles  de  l'empire. 

Un  Allemand  se  mit  à  dire  : 

Notre  prince  a  des  dépendants 

Qui,  de  leur  chef,  sont  si  puissants, 
Que  chacun  d'eux  pourrait  soudoyer  une  armée. 

Le  chiaoux,  homme  de  sens, 

Lui  dit  :   Je  sais  par  renommée 


LIVRE  PREMIER  51 

Ce  que  chaque  électeur  peut  de  monde  fournir: 

Et  cela  me  fait  sou\-enir 
D'une  aventure  étrange,  et  qui  pourtant  est  \Taie. 

J'étais  en  un  lieu  sûr,  lorsque  je  vis  passer 

Les  cent  têtes  d'une  hydre  au  travers  d'une  haie. 

Mon  sang  commence  à  se  glacer; 

Et  je  crois  qu'à  moins  on  s'effraie. 
Je  n'en  eus  toutefois  que  la  peur  sans  le  mal: 

Jamais  le  corps  de  l'animal 
Ne  put  venir  vers  moi,  ni  trouver  d'ouverture. 

Je  rêvais  à  cette  aventure, 
Quand  un  autre  dragon,  qui  n'avait  qu'un  seul  chef. 
Et  bien  plus  d'une  queue,  à  passer  se  présente. 

Me  voilà  saisi  derechef 

D'étonnement  et  d'épouvante. 
Ce  chef  passe,  et  le  corps,  et  chaque  queue  aussi: 
Rien  ne  les  empêcha,  l'un  lit  chemin  à  l'autre. 

Je  soutiens  qu'il  en  est  ainsi 

De  votre  empereur  et  du  nôtre. 


XIII 

LES   VOLEURS    ET   L'aNE 

Pour  un  âne  enlevé  deux  voleurs  se  battaient  : 
L'un  voulait  le  garder,  l'autre  le  voulait  vendre. 

Tandis  que  coups  de  poing  trottaient. 
Et  que  nos  champions  songeaient  à  se  défendre. 

Arrive  un  troisième  larron, 

Qui  saisit  maître  Aliboron. 

L'âne,  c'est  quelquefois  une  pauvre  province  : 
Les  voleurs  sont  tel  et  tel  prince, 


52  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Comme  le  Transilvain,  le  Turc  et  le  Hongrois. 

Au  lieu  de  deux,  j 'en  ai  rencontré  trois  : 

Il  est  assez  de  cette  marchandise. 
De  nul  d'eux  n'est  souvent  la  province  conquise; 
Un  quart  voleur  survient  qui  les  accorde  net 
En  se  saisissant  du  baudet. 


XIV 

SIMONIDE    PRÉSERVÉ    PAR   LES   DIEUX 

On  ne  peut  trop  louer  trois  sortes  de  personnes  ; 

Les  dieux,  sa  maîtresse,  et  son  roi. 
Malherbe  le  disait  :   j 'y  souscris  quant  à  moi  ; 

Ce  sont  maximes  toujours  bonnes. 
La  louange  chatouille  et  gagne  les  esprits  : 
Les  faveurs  d'une  belle  en  sont  souvent  le  prix. 
Voyons  comme  les  dieux  l'ont  quelquefois  payée. 

Simonide  avait  entrepris 
L'éloge  d'un  athlète;  et,  la  chose  essayée, 
Il  trouva  son  sujet  plein  de  récits  tout  nus. 
Les  parents  de  l'athlète  étaient  gens  inconnus  ; 
Son  père,  un  bon  bourgeois;  lui,  sans  autre  mérite: 

Matière  infertile  et  petite. 
Le  poète  d'abord  parla  de  son  héros. 
Après  en  avoir  dit  ce  qu'il  en  pouvait  dire, 
Il  se  jette  à  côté,  se  met  sur  le  propos 
De  Castor  et  Pollux;  ne  manque  pas  d'écrire 
Que  leur  exemple  était  aux  lutteurs  glorieux  ; 
Élève  leurs  combats,  spécifiant  les  lieux 
Où  ces  frères  s'étaient  signalés  davantage: 

Enfin,  l'éloge  de  ces  dieux 

Faisait  les  deux  tiers  de  l'ouvrage. 


LIVRE  PREMIER  53 

L'athlète  avait  promis  d'en  payer  un  talent  : 

Mais  quand  il  le  vit,  le  galant 
N'en  donna  que  le  tiers;  et  dit,  fort  franchement 
Que  Castor  et  Pollux  acquittassent  le  reste  : 
Faites-vous  contenter  par  ce  couple  céleste. 

Je  vous  veux  traiter  cependant  ; 
Venez  souper  chez  moi  :   nous  ferons  bonne  vie  ; 

Les  conviés  sont  gens  choisis, 

Mes  parents,  mes  meilleurs  amis. 

Soyez  donc  de  la  compagnie. 
Simonide  promit.     Peut-être  qu'il  eut  peur 
De  perdre,  outre  son  dû,  le  gré  de  sa  louange. 

Il  vient:   l'on  festine,  l'on  mange. 

Chacun  étant  en  belle  humeur, 
Un  domestique  accourt,  l'avertit  qu'à  la  porte 
Deux  hommes  demandaient  à  le  voir  promptement. 

Il  sort  de  table  ;  et  la  cohorte 

N'en  perd  pas  un  seul  coup  de  dent. 
Ces  deux  hommes  étaient  les  gémeaux  de  l'éloge. 
Tous  deux  lui  rendant  grâce;   et,  pour  prix  de  ses 
vers. 

Ils  l'avertissent  qu'il  déloge, 
Et  que  cette  maison  va  tomber  à  l'envers. 

La  prédiction  en  fut  vraie. 

Un  pilier  manque;  et  le  plafond. 

Ne  trouvant  plus  rien  qui  l'étaie. 
Tombe  sur  le  festin,  brise  plats  et  flacons. 

N'en  fait  pas  moins  aux  échansons. 
Ce  ne  fut  pas  le  pis  :   car,  pour  rendre  complète 

La  vengeance  due  au  poète, 
Une  poutre  cassa  les  jambes  à  l'athlète, 

Et  renvoya  les  conviés 

Pour  la  plupart  estropiés. 
La  renommée  eut  soin  de  publier  l'affaire: 


54  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Chacun  cria,  Miracle!     On  doubla  le  salaire 

Que  méritaient  les  vers  d'un  homme  aimé  des  dieux. 

Il  n'était  fils  de  bonne  mère 

Qui,  les  payant  à  qui  mieux  mieux, 

Pour  ses  ancêtres  n'en  fît  faire. 
Je  reviens  à  mon  texte:   et  dis  premièrement 
Qu'on  ne  saurait  manquer  de  louer  largement 
Les  dieux  et  leurs  pareils  :  de  plus,  que  Melpomène 
Souvent,  sans  déroger,  trafique  de  sa  peine  ; 
Enfin,  qu'on  doit  tenir  notre  art  en  quelque  prix. 
Les  grands  se  font  honneur,  dès  lors  qu'il  nous 
font  grâce; 

Jadis  l'Olympe  et  le  Parnasse 

Étaient  frères  et  bons  amis. 


XV 

LA   MORT    ET    LE    MALHEUREUX 

L'n  malheureux  appelait  tous  les  jours 
La  Mort  à  son  secours. 
O  Mort,  lui  disait-il,  que  tu  me  semblés  belle! 
Viens  vite,  viens  finir  ma  fortune  cruelle! 
La  Mort  crut,  en  venant,  l'obliger  en  effet. 
Elle  frappe  à  sa  porte,  elle  entre,  elle  se  montre. 
Que  vois-je!   cria-t-il:   ôtez-moi  cet  objet! 
Qu'il  est  hideux  !  que  sa  rencontre 
Me  cause  d'horreur  et  d'effroi! 
N'approche  pas,  ô  Mort!   ô  Mort,  retire-toi! 

Mécénas  fut  un  galant  homme: 
Il  a  dit  quelque  part:   Qu'on  me  rende  impotent. 
Cul-de-jatte,    goutteux,    manchot,    pourvu   qu'en 
somme 


9 


LIVRE  PREMIER  55 

Je  vive,  c'est  assez,  je  suis  plus  que  content. 

Ne  viens  jamais,  ô  Mort,  on  t'en  dit  tout  autant. 

Ce  sujet  a  été  traité  d'une  autre  façon  par  Ésope,  comme 
la  fable  suivante  le  fera  voir.  Je  composai  celle-ci  pour 
une  raison  qui  me  contraignait  de  rendre  la  chose  ainsi 
générale.  Mais  quelqu'un  me  fit  connaître  que  j'eusse 
beaucoup  mieux  fait  de  suivre  mon  original,  et  que  je  lais- 
sais passer  un  des  plus  beaux  traits  qui  fût  dans  Esope. 
Cela  m'obligea  d'y  avoir  recours.  Nous  ne  saurions  aller 
plus  avant  que  les  anciens:  ils  ne  nous  ont  laissé  pour 
notre  part  que  la  gloire  de  les  bien  suivre.  Je  joins  toute- 
fois ma  fable  à  celle  d'Ésope,  non  que  la  mienne  le  mérite, 
mais  à  cause  du  mot  de  Mécénas  que  j'y  fais  entrer,  et  qui 
est  si  beau  et  si  à  propos,  que  je  n'ai  pas  cru  le  devoir 
omettre.   . 


XVI 

LA   MORT   ET   LE    BÛCHERON" 

Un  pauvre  bûcheron,  tout  couvert  de  ramée. 
Sous  le  faix  du  fagot  aussi  bien  que  des  ans 
Gémissant  et  courbé,  marchait  à  pas  pesants. 

Et  tâchait  de  gagner  sa  chaumine  enfumée. 

Enfin,  n'en  pouvant  plus  d'effort  et  de  douleur. 
Il  met  bas  son  fagot,  il  songe  à  son  malheur. 
Quel  plaisir  a-t-il  eu  depuis  qu'il  est  au  monde  ? 
En  est-il  un  plus  pauvre  en  la  machine  ronde  ? 
Point  de  pain  quelquefois,  et  jamais  de  repos: 
Sa  femme,  ses  enfants,  les  soldats,  les  impôts, 

Le  créancier,  et  la  corvée, 
Lui  font  d'un  malheureux  la  peinture  achevée. 
Il  appelle  la  Mort.     Elle  vient  sans  tarder. 

Lui  demande  ce  qu'il  faut  faire. 

C'est,  dit-il,  afin  de  m'aider 
A  recharger  ce  bois  ;   tu  ne  tarderas  guère. 


56  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Le  trépas  vient  tout  guérir  : 
Mais  ne  bougeons  d'où  nous  sommes  : 
Plutôt  souffrir  que  mourir, 
C'est  la  devise  des  hommes. 


XVII 

l'homme  entre  deux  âges,  et  ses  deux 
maîtresses 

Un  homme  de  moyen  âge, 
Et  tirant  sur  le  grison, 
Jugea  qu'il  était  saison 
De  songer  au  mariage. 
Il  avait  du  comptant. 
Et  partant 
De  quoi  choisir;   toutes  voulaient  lui  plaire. 
En  quoi  notre  amoureux  ne  se  pressait  pas  tant  : 

Bien  adresser  n'est  pas  petite  affaire. 
Deux  veuves  sur  son  cœur  eurent  le  plus  de  part: 
L'une  encor  verte;   et  l'autre  un  peu  bien  mûre. 
Mais  qui  réparait  par  son  art 
Ce  qu'avait  détruit  la  nature. 
Ces  deux  veuves  en  badinant, 
En  riant,  en  lui  faisant  fête, 
L'allaient  quelquefois  festonnant, 
C'est-à-dire  ajustant  sa  tête. 
La  vieille,  à  tout  moment,  de  sa  part  emportait 

Un  peu  du  poil  noir  qui  restait, 
Afin  que  son  amant  en  fût  plus  à  sa  guise. 
La  jeune  saccageait  les  poils  blancs  à  son  tour. 
Toutes  deux  firent  tant,  que  notre  tête  grise 
Demeura  sans  cheveux,  et  se  douta  du  tour. 
Je  vous  rends,  leur  dit-il,  mille  grâces,  les  belles. 


LIVRE  PREMIER  57 

Qui  m'avez  si  bien  tondu: 

J'ai  plus  gagné  que  perdu; 

Car  d'hymen  point  de  nouvelles. 
Celle  que  je  prendrais  voudrait  qu'à  sa  façon 

Je  vécusse,  et  non  à  la  mienne. 

Il  n'est  tête  chauve  qui  tienne: 
Je  vous  suis  obligé,  belles,  de  la  leçon. 


XVIII 

LE    RENARD   ET   LA   CIGOGNE 

Compère  le  renard  se  mit  un  jour  en  frais, 

Et  retint  à  dîner  commère  la  cigogne. 

Le  régal  fut  petit  et  sans  beaucoup  d'apprêts  : 

Le  galant,  pour  toute  besogne, 
Avait  un  brouet  clair  ;   il  vivait  chichement. 
Ce  brouet  fut  par  lui  servi  sur  une  assiette  : 
La  cigogne  au  long  bec  n'en  put  attraper  miette; 
Et  le  drôle  eut  lapé  le  tout  en  un  moment. 

Pour  se  venger  de  cette  tromperie, 
A  quelque  temps  de  là,  la  cigogne  le  prie. 
Volontiers,  lui  dit-il;   car  avec  mes  amis 

Je  ne  fais  point  cérémonie. 
A  l'heure  dite,  il  courut  au  logis 

De  la  cigogne  son  hôtesse  ; 

Loua  très  fort  sa  politesse  ; 

Trouva  le  dîner  cuit  à  point  : 
Bon  appétit  surtout  ;  renards  n'en  manquent  point. 
Il  se  réjouissait  à  l'odeur  de  la  viande 
Mise  en  menus  morceaux,  et  qu'il  croyait  friande. 

On  servit,  pour  1  "embarrasser, 
En  un  vase  à  long  col  et  d'étroite  embouchure. 
Le  bec  de  la  cigogne  y  pouvait  bien  passer  ; 


58  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Mais  le  museau  du  sire  était  d'autre  mesure. 
Il  lui  fallut  à  jeun  retourner  au  logis, 
Honteux  comme  un  renard  qu'une  poule  aurait  pris, 
Serrant  la  queue,  et  portant  bas  l'oreille.    " 

Trompeurs,  c'est  pour  vous  que  j'écris: 
Attendez-vous  à  la  pareille. 


XIX 

l'enfant  et  le  maître  d'école 

Dans  ce  récit  je  prétends  faire  voir 
D'un  certain  sot  la  remontrance  vaine. 

Un  jeune  enfant  dans  l'eau  se  laissa  choir, 
En  badinant  sur  les  bords  de  la  Seine. 
Le  ciel  permit  qu'un  saule.se  trouva, 
Dont  le  branchage,  après  Dieu,  le  sauva. 
S'étant  pris,  dis-je,  aux  branches  de  ce  saule, 
Par  cet  endroit  passe  un  maître  d'école  ; 
L'enfant  lui  crie:   Au  secours!   je  péris! 
Le  magister,  se  tournant  à  ses  cris. 
D'un  ton  fort  grave  à  contre-temps  s'avise 
De  le  tancer:   Ah!   le  petit  babouin! 
Voyez,  dit-il,  où  l'a  mis  sa  sottise  ! 
Et  puis,  prenez  de  tels  fripons  le  soin! 
Que  les  parents  sont  malheureux,  qu'il  faille 
Toujours  veiller  à  semblable  canaille! 
Qu'ils  ont  de  maux!   et  que  je  plains  leur  soit 
Ayant  tout  dit,  il  mit  l'enfant  à  bord. 

Je  blâme  ici  plus  de  gens  qu'on  ne  pense. 
Tout  babillard,  tout  censeur,  tout  pédant. 
Se  peut  connaître  au  discours  que  j'avance. 


LIVRE  PREMIER  59 

Chacun  des  trois  fait  un  peuple  fort  grand: 

Le  créateur  en  a  béni  l'engeance. 

En  toute  affaire  ils  ne  font  que  songer 

Au  moyen  d'exercer  leur  langue. 
Hé!   mon  ami,  tire-moi  de  danger; 

Tu  feras,  après,  ta  harangue. 

XX 

LE  COQ  ET  LA  PERLE 

Un  jour  un  coq  détourna 
Une  perle,  qu'il  donna 
Au  beau  premier  lapidaire. 
Je  la  crois  fine,  dit-il; 
Mais  le  moindre  grain  de  mil 
Serait  bien  mieux  mon  affaire 

Un  ignorant  hérita 
D'un  manuscrit,  qu'il  porta 
Chez  son  voisin  le  libraire. 
Je  crois,  dit-il,  qu'il  est  bon: 
Mais  le  moindre  ducaton 
Serait  bien  mieu.x  mon  affaire. 

XXI 

LES    FRELONS    ET    LES   MOUCHES    .\    MIEL 

A  l'œuvre  on  connaît  l'artisan. 

Quelques  rayons  de  miel  sans  maître  se  trouvèrent: 

Des  frelons  les  réclamèrent; 

Des  abeilles  s  "opposant, 
Devant  certaine  guêpe  on  traduisit  la  cause. 
Il  était  malaisé  de  décider  la  chose  : 


6o  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Les  témoins  déposaient  qu'autour  de  ces  rayons 
Des  animaux  ailés,  bourdonnants,  un  peu  longs, 
De  couleur  fort  tannée,  et  tels  que  les  abeilles, 
Avaient  longtemps  paru.      Mais   quoi!    dans  les 
frelons 

Ces  enseignes  étaient  pareilles. 
La  guêpe,  ne  sachant  que  dire  à  ces  raisons. 
Fit  enquête  nouvelle,  et,  pour  plus  de  lumière. 

Entendit  une  fourmilière. 

Le  point  n'en  put  être  éclairci. 

De  grâce,  à  quoi  bon  tout  ceci  ? 

Dit  une  abeille  fort  prudente. 
Depuis  tantôt  six  mois  que  la  cause  est  pendante. 

Nous  voici  comme  aux  premiers  jours. 

Pendant  cela  le  miel  se  gâte, 
li  est  temps  désormais  que  le  juge  se  hâte  : 

N'a-t-il  point  assez  léché  l'ours? 
Sans  tant  de  contredits,  et  d'interlocutoires. 

Et  de  fatras,  et  de  grimoires. 

Travaillons,  les  frelons  et  nous: 
On  verra  qui  sait  faire,  avec  un  suc  si  doux, 

Des  cellules  si  bien  bâties. 

Le  refus  des  frelons  fit  voir 

Que  cet  art  passait  leur  savoir; 
Et  la  guêpe  adjugea  le  miel  à  leurs  parties. 

Pliit  à  Dieu  qu'on  réglât  ainsi  tous  les  procès! 

Que  des  Turcs  en  cela  l'on  suivît  la  méthode! 

Le  simple  sens  commun  nous  tiendrait  lieu  de  code  ; 

Il  ne  faudrait  point  tant  de  frais. 

Au  lieu  qu'on  nous  mange,  on  nous  gruge; 

On  nous  mine  par  des  longueurs  : 
On  fait  tant,  à  la  fin,  que  l'huître  est  pour  le  juge, 

Les  écailles  pour  les  plaideurs. 


LIVRE  PREMIER  6i 

XXII 

LE   CHÊNE    ET   LE    ROSEAU 

Le  chêne  un  jour  dit  au  roseau:  ^-'^ 
Vous  avez  bien  sujet  d'accuser  la  nature  : 
Un  roitelet  pour  vous  est  un  pesant  fardeau; 

Le  moindre  vent  qui  d'aventure 

Fait  rider  la  face  de  l'eau 

Vous  oblige  à  baisser  la  tête  ; 
Cependant  que  mon  front,  au  Caucase  pareil, 
Non  content  d'arrêter  les  rayons  du  soleil. 

Brave  l'effort  de  la  tempête. 
Tout  vous  est  aquilon,  tout  me  semble  zéphyr. 
Encor  si  vous  naissiez  à  l'abri  du  feuillage 

Dont  je  couvre  le  voisinage, 

Vous  n'auriez  pas  tant  à  souffrir; 

Je  vous  défendrais  de  Torage: 

Mais  vous  naissez  le  plus  souvent 
Sur  les  humides  bords  des  royaumes  du  vent. 
La  nature  envers  vous  me  semble  bien  injuste. 
Votre  compassion,  lui  répondit  l'arbuste, 
Part  d'un  bon  naturel  :   mais  quittez  ce  souci  ; 

Les  vents  me  sont  moins  qu'à  vous  redoutables  ; 
Je  plie,  et  ne  romps  pas.     Vous  avez  jusqu'ici 

Contre  leurs  coups  épouvantables 
Résisté  sans  courber  le  dos  : 
Mais    attendons    la    fin.     Comme    il    disait    ces 

mots. 
Du  bout  de  l'horizon  accourt  avec  furie 

Le  plus  terrible  des  enfants 


62  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Que  le  nord  eût.portés  jusque-là  dans  ses  flancs 
L'arbre  tient  bon  ;   le  roseau  plie. 
Le  vent  redouble  ses  efforts, 
Et  fait  si  bien  qu'il  déracine 
Celui  de  qui  la  tête  au  ciel  était  voisine, 
Et  dont  les  pieds  touchaient  à  l'empire  des  morts. 


FIN    DU    PREMIER   LIVRE 


LIVRE  SECOND 
1 

CONTRE    CEUX   QUI    ONT    LE    GOÛT    DIFFICILE 

Quand  j  "aurais  en  naissant  reçu  de  Calliope 
Les  dons  qu'à  ses  amants  cette  muse  a  promis. 
Je  les  consacrerais  aux  mensonges  d'Ésope  : 
Le  mensonge  et  les  vers  de  tout  temps  sont  amis 
Mais  je  ne  me  crois  pas  si  chéri  du  Parnasse 
Que  de  savoir  orner  toutes  ces  fictions. 
On  peut  donner  du  lustre  à  leurs  inventions: 
On  le  peut;  je  l'essaie;  un  plus  savant  le  fasse. 
Cependant  jusqu'ici  d'un  langage  nouveau 
J'ai  fait  parler  le  loup  et  répondre  l'agneau: 
J'ai  passé  plus  avant;  les  arbres  et  les  plantes 
Sont  devenus  chez  moi  créatures  parlantes. 
Qui  ne  prendrait  ceci  pour  un  enchantement  ? 

Vraiment,  me  diront  nos  critiques, 

\'ous  parlez  magnifiquement 

De  cinq  ou  six  contes  d'enfant. 
Censeurs,  en  voulez-vous  qui  soient  plus  authen- 
tiques 
Et  d'un  style  plus  haut  ?     En  voici.     Les  Troyens, 
Après  dix  ans  de  guerre  autour  de  leurs  murailles, 
Avaient  lassé  les  Grecs,  qui,  par  mille  moyens, 

Par  mille  assauts,  par  cent  batailles, 
N'avaient  pu  mettre  à  bout  cette  fière  cité; 
6.-, 


64  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Quand  un  cheval  de  bois,  par  Minerve  inventé, 

D'un  rare  et  nouvel  artifice, 
Dans  ses  énormes  flancs  reçut  le  sage  Ulysse, 
Le  vaillant  Diomède,  Ajax  l'impétueux, 

Que  ce  colosse  monstrueux 
Avec  leurs  escadrons  devait  porter  dans  Troie, 
Livrant  à  leur  fureur  ses  dieux  mêmes  en  proie: 
Stratagème  inouï,  qui  des  fabricateurs 

Paya  la  constance  et  la  peine.  .  .  . 
C'est  assez,  me  dira  quelqu'un  de  nos  auteurs: 
La  période  est  longue,  il  faut  reprendre  haleine. 

Et  puis,  votre  cheval  de  bois. 

Vos  héros  avec  leurs  phalanges. 

Ce  sont  des  contes  plus  étranges 
Qu'un  renard  qui  cajole  un  corbeau  sur  sa  voix. 
De  plus,  il  vous  sied  mal  d'écrire  en  si  haut  style. 
Eh  bien,  baissons  d'un  ton.     La  jalouse  Amarylle 
Songeait  à  son  Alcippe,  et  croyait  de  ses  soins 
N'avoir  que  ses  moutons  et  son  chien  pour  témoins. 
Tircis,  qui  l'aperçut,  se  glisse  entre  des  saules: 
Il  entend  la  bergère  adressant  ces  paroles 

Au  doux  zéphyr,  et  le  priant 

De  les  porter  à  son  amant.  .  .  . 

Je  vous  arrête  à  cette  rime, 

Dira  mon  censeur  à  l'instant; 

Je  ne  la  tiens  pas  légitime, 

Ni  d'une  assez  grande  vertu: 
Remettez,  pour  le  mieux,  ces  deux  vers  à  la  fonte. 

Maudit  censeur!   te  tairas-tu! 

Ne  saurais-] e  achever  mon  conte? 

C'est  un  dessein  très  dangereux 

Que  d'entreprendre  de  te  plaire. 

Les  délicats  sont  malheureux; 

Rien  ne  saurait  les  satisfaire. 


LIVRE  SECOND  65 

II 

CONSEIL  TENU  PAR  LES  RATS 

Un  chat,  nommé  Rodilardus, 
Faisait  de  rats  telle  déconfiture, 

Que  l'on  n'en  voyait  presque  plus  ; 
Tant  il  en  avait  mis  dedans  la  sépulture. 
Le  peu  qu'il  en  restait,  n'osant  quitter  son  trou, 
Ne  trouvait  à  manger  que  le  quart  de  son  soû; 
Et  Rodilard  passait,  chez  la  gent  misérable. 

Non  pour  un  chat,  mais  pour  un  diable. 

Or,  un  jour  qu'au  haut  et  au  loin 

Le  galant  alla  chercher  femme. 
Pendant  tout  le  sabbat  qu'il  fit  avec  sa  dame, 
Le  demeurant  des  rats  tint  chapitre  en  un  coin 

Sur  la  nécessité  présente. 
Dès  l'abord,  leur  doyen,  personne  fort  prudente, 
Opina  qu'il  fallait,  et  plus  tôt  que  plus  tard. 
Attacher  un  grelot  au  cou  de  Rodilard; 

Qu'ainsi,  quand  il  irait  en  guerre, 
De  sa  marche  avertis  ils  s'enfuiraient  sous  terre: 

Qu'il  n'y  savait  que  ce  moyen. 
Chacun  fut  de  l'avis  de  monsieur  le  doyen  : 
Chose  ne  leur  parut  à  tous  plus  salutaire. 
La  difficulté  fut  d'attacher  le  grelot. 
L'un  dit:   Je  n'y  vas  point,  je  ne  suis  pas  si  sot; 
L'autre:  Je  ne  saurais.     Si  bien  que  sans  rien  faire 
On  se  quitta.     J'ai  maints  chapitres  vus. 
Qui  pour  néant  se  sont  ainsi  tenus  ; 
Chapitres,  non  de  rats,  mais  chapitres  de  moines, 

Voire  chapitres  de  chanoines. 

c 


66  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Ne  faut-il  que  délibérer  ? 

La  cour  en  conseillers  foisonne  : 

Est-il  besoin  d'exécuter? 

L'on  ne  rencontre  plus  personne. 


III 

LE    LOUP    PLAIDANT   CONTRE   LE    RENARD,    PAR- 
DEVANT   LE    SINGE 

Un  loup  disait  que  l'on  l'avait  volé: 
Un  renard,  son  voisin,  d'assez  mauvaise  vie. 
Pour  ce  prétendu  vol  par  lui  fut  appelé. 

Devant  le  singe  il  fut  plaidé. 
Non  point  par  avocats,  mais  par  chaque  partie. 

Thémis  n'avait  point  travaillé. 
De  mémoire  de  singe,  à  fait  plus  embrouillé. 
Le  magistrat  suait  en  son  lit  de  justice. 

Après  qu'on  eut  bien  contesté, 

Répliqué,  crié,  tempêté, 

Le  juge,  instruit  de  leur  malice. 
Leur   dit:    Je   vous  connais  de  longtemps,    mes 
amis; 

Et  tous  deux  vous  paîrez  l'amende  : 
Car  toi,  loup,  tu  te  plains,  quoiqu'on  ne  t'ait  rien 

pris; 
Et  toi,  renard,  as  pris  ce  que  l'on  te  demande. 

Le  juge  prétendait  qu'à  tort  et  à  travers 

On  ne  saurait  manquer,  condamnant  un  pervers. 

Quelques  personnes  de  bon  sens  ont  cru  que  l'impossi- 
bilité et  la  contradiction  qui  est  dans  le  jugement  de  ce 
singe  était  une  chose  à  censurer:  mais  je  ne  m'en  suis  servi 
qu'après  Phèdre;  c'est  en  cela  que  consiste  le  bon  mot, 
selon  mon  avis. 


LIVRE  SECOND  67 

IV 

LES   DEUX  TAUREAUX   ET   LA   GRENOUILLE 

Deux  taureaux  combattaient  à  qui  posséderait 

Une  génisse  avec  l'empire. 

Une  grenouille  en  soupirait. 

Qu'avez- vous  ?  se  mit  à  lui  dire 

Quelqu'un  du  peuple  coassant. 

Eh!  ne  voyez-vous  pas,  dit-elle, 

Que  la  fin  de  cette  querelle 
Sera  l'exil  de  l'un  ;  que  l'autre  le  chassant 
Le  fera  renoncer  aux  campagnes  fleuries  ? 
Il  ne  régnera  plus  sur  l'herbe  des  prairies, 
Viendra  dans  nos  marais  régner  sur  les  roseaux  ; 
Et,  nous  foulant  aux  pieds  jusques  au  fond  des  eaux. 
Tantôt  l'une,  et  puis  l'autre,  il  faudra  qu'on  pâtisse 
Du  combat  qu'a  causé  madame  la  génisse. 

Cette  crainte  était  de  bon  sens. 

L'un  des  taureaux  en  leur  demeure 

S'alla  cacher,  à  leurs  dépens  : 

Il  en  écrasait  vingt  par  heure. 

Hélas  !   on  voit  que  de  tout  temps 
Les  petits  ont  pâti  des  sottises  des  grands. 


V 

LA   CHAUVE-SOURIS   ET   LES    DEUX    BELETTES 

Une  chauve-souris  donna  tête  baissée 
Dans  un  nid  de  belette:  et,  sitôt  qu'elle  y  fut, 
L'autre,  envers  les  souris  de  longtemps  courroucée. 
Pour  la  dévorer  accourut. 


68  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Quoi  !  vous  osez,  dit-elle,  à  mes  yeux  vous  produire, 
Après  que  votre  race  a  tâché  de  me  nuire  ! 
N'êtes-vous  pas  souris  ?     Parlez  sans  fiction. 
Oui,  vous  l'êtes;   ou  bien  je  ne  suis  pas  belette. 

Pardonnez-moi,  dit  la  pauvrette, 

Ce  n'est  pas  ma  profession. 
Moi,  souris!    des  méchants  vous  ont  dit  ces  nou- 
velles. 

Grâce  à  l'auteur  de  l'univers, 

Je  suis  oiseau;  voyez  mes  ailes: 

Vive  la  gent  qui  fend  les  airs  ! 

Sa  raison  plut,  et  sembla  bonne. 

Elle  fait  si  bien,  qu'on  lui  donne 

Liberté  de  se  retirer. 

Deux  jours  après,  notre  étourdie 

Aveuglément  se  va  fourrer 
Chez  une  autre  belette  aux  oiseaux  ennemie. 
La  voilà  derechef  en  danger  de  sa  vie. 
La  dame  du  logis  avec  son  long  museau 
S'en  allait  la  croquer  en  qualité  d'oiseau  ; 
Quand  elle  protesta  qu'on  lui  faisait  outrage  : 
Moi,  pour  telle  passer!     Vous  n'y  regardez  pas. 

Qui  fait  l'oiseau  ?  c'est  le  plumage. 

Je  suis  souris;  vivent  les  rats  ! 

Jupiter  confonde  les  chats  ! 

Par  cette  adroite  repartie 

Elle  sauva  deux  fois  sa  vie. 

Plusieurs  se  sont  trouvé^ qui,  d'écharpechangeants. 
Aux  dangers,  ainsi  qu'elle,  ont  souvent  fait  la  figue. 

Le  sage  dit,  selon  les  gens. 

Vive  le  roi  !     Vive  la  ligue  ! 


LIVRE  SECOND  69 

VI 
l'oiseau  blessé  d'une  flèche 

Mortellement  atteint  d'une  flèche  empennée. 
Un  oiseau  déplorait  sa  triste  destinée, 
Et  disait,  en  souffrant  un  surcroît  de  douleur: 
Faut-il  contribuer  à  son  propre  malheur  ! 
Cruels  humains!  vous  tirez  de  nos  ailes 
De  quoi  faire  voler  ces  machines  mortelles  ! 
Mais  ne  vous  moquez  point,  engeance  sans  pitié: 
Souvent  il  vous  arrive  un  sort  comme  le  nôtre. 
Des  enfants  de  Japet  toujours  une  moitié 
Fournira  des  armes  à  l'autre. 


VU 

LA   LICE    ET   SA   COMPAGNE 

Une  lice  étant  sur  son  terme, 
Et  ne  sachant  où  mettre  un  fardeau  si  pressant, 
Fait  si  bien  qu'à  la  fin  sa  compagne  consent 
De  lui  prêter  sa  hutte,  où  la  lice  s'enferme. 
Au  bout  de  quelque  temps  sa  compagne  revient. 
La  lice  lui  demande  encore  une  quinzaine  ; 
Ses  petits  ne  marchaient,  disait-elle,  qu'à  peine. 

Pour  faire  court,  elle  l'obtient. 

Ce  second  terme  échu,  l'autre  lui  redemande 

Sa  maison,  sa  chambre,  son  lit. 
La  lice  cette  fois  montre  les  dents,  et  dit  : 
Je  suis  prête  à  sortir  avec  toute  ma  bande, 

Si  vous  pouvez  nous  mettre  hors. 

Ses  enfants  étaient  déjà  forts. 


70  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Ce  qu'on  donne  aux  méchants,   toujours  on  le 
regrette. 
Pour  tirer  d'eux  ce  qu'on  leur  prête, 
Il  faut  que  l'on  en  vienne  aux  coups  ; 
Il  faut  plaider;  il  faut  combattre. 
Laissez-leur  prendre  un  pied  chez  vous, 
Ils  en  auront  bientôt  pris  quatre. 


VIII 
l'aigle  et  l'escarbot 

L'aigle  donnait  la  chasse  à  maître  Jean  lapin, 
Qui  droit  à  son  terrier  s'enfuyait  au  plus  vite. 
Le  trou  de  l'escarbot  se  rencontre  en  chemin  : 

Je  laisse  à  penser  si  ce  gîte 
Était  sûr  ;  mais  où  mieux  ?     Jean  lapin  s'y  blottit. 
L'aigle  fondant  sur  lui  nonobstant  cet  asile, 

L'escarbot  intercède,  et  dit: 
Princesse  des  oiseaux,  il  vous  est  fort  facile 
D'enlever  malgré  moi  ce  pauvre  malheureux: 
Mais  ne  me  faites  pas  cet  affront,  je  vous  prie; 
Et  puisque  Jean  lapin  vous  demande  la  vie. 
Donnez-la-lui,  de  grâce,  ou  l'ôtez  à  tous  deux: 

C'est  mon  voisin,  c'est  mon  compère. 
L'oiseau  de  Jupiter,  sans  répondre  un  seul  mot, 

Choque  de  l'aile  l'escarbot. 

L'étourdit,  l'oblige  à  se  taire. 
Enlève  Jean  lapin.     L'escarbot  indigné 
Vole  au  nid  de  l'oiseau,  fracasse  en  son  absence 
Ses  œufs,  ses  tendres  œufs,  sa  plus  douce  espérance: 

Pas  un  seul  ne  fut  épargné. 
L'aigle  étant  de  retour,  et  voyant  ce  ménage, 
Remplit  le  ciel  de  cris;   et,  pour  comble  de  rage, 


LIVRE  SECOND  71 

Ne  sait  sur  qui  venger  le  tort  qu'elle  a  souffert. 
EUe  gémit  en  vain  ;  sa  plainte  au  vent  se  perd. 
Il  fallut  pour  cet  an  vivre  en  mère  affligée, 
L'an  suivant,  elle  mit  son  nid  en  lieu  plus  haut. 
L'escarbot  prend  son  temps,  fait  faire  aux  œufs  le 

saut: 
La  mort  de  Jean  lapin  derechef  est  vengée. 
Ce  second  deuil  fut  tel,  que  l'écho  de  ces  bois 

N'en  dormit  de  plus  de  six  mois. 

L'oiseau  qui  porte  Gan5nnède 
Du  monarque  des  dieux  enfin  implore  l'aide, 
Dépose  en  son  giron  ses  œufs;   et  croit  qu'en  paix 
Ils  seront  dans  ce  lieu  ;  que  pour  ses  intérêts 
Jupiter  se  verra  contraint  de  les  défendre: 

Hardi  qui  les  irait  là  prendre. 

Aussi  ne  les  y  prit-on  pas. 

Leur  ennemi  changea  de  note, 
Sur  la  robe  du  dieu  fit  tomber  une  crotte  : 
Le  dieu  la  secouant  jeta  les  œufs  à  bas. 

Quand  l'aigle  sut  l'inadvertance. 

Elle  menaça  Jupiter 
D'abandonner  sa  cour,  d'aller  vivre  au  désert, 

De  quitter  toute  dépendance; 

Avec  mainte  autre  extravagance. 

Le  pauvre  Jupiter  se  tut. 
Devant  son  tribunal  l'escarbot  comparut, 

Fit  sa  plainte,  et  conta  l'affaire. 
On  fit  entendre  à  l'aigle,  enfin,  qu'elle  avait  tort. 
Mais  les  deux  ennemis  ne  voulant  point  d'accord, 
Le  monarque  des  dieux  s'avisa,  pour  bien  faire, 
De  transporter  le  temps  où  l'aigle  fait  l'amour 
En  une  autre  saison,  quand  la  race  escarbote 
Est  en  quartier  d'hiver,  et,  comme  la  marmotte, 

Se  cache,  et  ne  voit  point  le  jour. 


72  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

IX 

LE   LION   ET   LE   MOUCHERON 

Va-t'en  chétif  insecte,  excrément  de  la  terre! 

C'est  en  ces  mots  que  le  lion 

Parlait  un  jour  au  moucheron. 

L'autre  lui  déclara  la  guerre  : 
Penses-tu,  lui  dit-il,  que  ton  titre  de  roi 

Me  fasse  peur  ni  me  soucie  ? 

Un  bœuf  est  plus  puissant  que  toi; 

Je  le  mène  à  ma  fantaisie. 

A  peine  il  achevait  ces  mots, 

Que  lui-même  il  sonna  la  charge, 

Fut  le  trompette  et  le  héros. 

Dans  l'abord  il  se  met  au  large. 

Puis  prend  son  temps,  fond  sur  le  cou 

Du  lion  qu'il  rend  presque  fou. 
Le  quadrupède  écume,  et  son  oeil  étincelle; 
Il  rugit.     On  se  cache,  on  tremble  à  l'environ: 

Et  cette  alarme  universelle 

Est  l'ouvrage  d'un  moucheron. 
Un  avorton  de  mouche  en  cent  lieux  le  harcelle  ; 
Tantôt  pique  l'échiné,  et  tantôt  le  museau, 

Tantôt  entre  au  fond  du  naseau. 
La  rage  alors  se  trouve  à  son  faîte  montée. 
L'invisible  ennemi  triomphe,  et  rit  de  voir 
Qu'il  n'est  grilïe  ni  dent  en  la  bête  irritée 
Qui  de  la  mettre  en  sang  ne  fasse  son  devoir. 
Le  malheureux  lion  se  déchire  lui-même. 
Fait  résonner  sa  queue  à  l'entour  de  ses  flancs, 
Bat  l'air,  qui  n'en  peut  mais;  et  sa  fureur  extrême 
Le  fatigue,  l'abat:  le  voilà  sur  les  dents. 


LIVRE  SECOND  73 

L'insecte  du  combat  se  retire  avec  gloire  : 
Comme  il  sonna  la  charge,  il  sonne  la  victoire, 
Va  partout  l'annoncer,  et  rencontre  en  chemin 

L'embuscade  d'une  araignée  : 

Il  y  rencontre  aussi  sa  fin. 

Quelle  chose  par-là  nous  peut  être  enseignée  ? 
J 'en  vois  deux  ;  dont  l'une  est  qu'entre  nos  ennemis 
Les  plus  à  craindre  sont  souvent  les  plus  petits  ; 
L'autre,  qu'aux  grands  périls  tel  a  pu  se  soustraire. 
Qui  périt  pour  la  moindre  affaire. 


X 

l'âne  chargé  d'épongés,  et  l'âne  chargé  de  sel 

Un  ânier,  son  sceptre  à  la  main. 

Menait,  en  empereur  romain. 

Deux  coursiers  à  longues  oreilles. 
L'un,    d'épongés    chargé,    marchait    comme    un 
courrier  : 

Et  l'autre,  se  faisant  prier. 

Portait,  comme  on  dit,  les  bouteilles; 
Sa  charge  étoit  de  sel.     Nos  gaillards  pèlerins, 

Par  monts,  par  vaux,  et  par  chemins, 
Au  gué  d'une  rivière  à  la  fin  arrivèrent. 

Et  fort  empêchés  se  trouvèrent. 
L'ânier,  qui  tous  les  jours  traversait  ce  gué-là. 

Sur  l'âne  à  l'éponge  monta. 

Chassant  devant  lui  l'autre  bête. 

Qui,  voulant  en  faire  à  sa  tête. 

Dans  un  trou  se  précipita, 

Revint  sur  l'eau,  puis  échappa: 

Car  au  bout  de  quelques  nagées 


74  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Tout  son  sel  se  fondit  si  bien, 

Que  le  baudet  ne  sentit  rien 

Sur  ses  épaules  soulagées. 
Camarade  épongier  prit  exemple  sur  lui, 
Comme  un  mouton  qui  va  dessus  la  foi  d'autrui. 
Voilà  mon  âne  à  l'eau;   jusqu'au  col  il  se  plonge. 

Lui,  le  conducteur,  et  l'éponge. 
Tous  trois  burent  d'autant:  l'ânier  et  le  grisou 

Firent  à  l'éponge  raison. 

Celle-ci  devint  si  pesante, 

Et  de  tant  d'eau  s'emplit  d'abord, 
Que  l'âne  succombant  ne  put  gagner  le  bord. 

L'ânier  l'embrassait,  dans  l'attente 

D'une  prompte  et  certaine  mort. 

Quelqu'un  vint  au  secours  :  qui  ce  fut,  O  n'importe  ; 
C'est  assez  qu'on  ait  vu  par-là  qu'il  ne  faut  point 

Agir  chacun  de  même  sorte. 

J'en  voulais  venir  à  ce  point. 


XI 

LE    LION    ET   LE    RAT 

Il  faut,  autant  qu'on  peut,  obliger  tout  le  monde; 
On  a  souvent  besoin  d'un  plus  petit  que  soi. 
De  cette  vérité  deux  fables  feront  foi  ; 
Tant  la  chose  en  preuves  abonde. 

Entre  les  pattes  d'un  Uon, 
Un  rat  sortit  de  terre  assez  à  l'étourdie. 
Le  roi  des  animaux,  en  cette  occasion, 
Montra  ce  qu'il  était,  et  lui  donna  la  vie. 


LIVRE  SECOND  75 

Ce  bienfait  ne  fut  pas  perdu. 

Quelqu'un  aurait-il  jamais  cru 

Qu'un  lion  d'un  rat  eût  affaire  ? 
Cependant  il  avint  qu'au  sortir  des  forêts 

Ce  lion  fut  pris  dans  des  rets, 
Dont  ses  rugissements  ne  le  purent  défaire. 
Sire  rat  accourut,  et  fît  tant  par  ses  dents, 
Qu'une  maille  rongée  emporta  tout  l'ouvrage. 

Patience  et  longueur  de  temps 
Font  plus  que  force  ni  que  rage. 


XII 

LA   COLOMBE   ET   LA    FOURMI 

L'autre  exemple  est  tiré  d'animaux  plus  petits. 

Le  long  d'un  clair  ruisseau  buvait  une  colombe  : 
Quand  sur  l'eau  se  penchant  une  fourmis  y  tombe  ; 
Et  dans  cet  océan  l'on  eût  vu  la  fourmis 
S'efforcer,  mais  en  vain,  de  regagner  la  rive. 
La  colombe  aussitôt  usa  de  charité: 
Un  brin  d'herbe  dans  l'eau  par  elle  étant  jeté. 
Ce  fut  un  promontoire  où  la  fourmis  arrive. 

EUe  se  sauve.     Et  là-dessus 
Passe  un  certain  croquant  qui  marchait  les  pieds 

nus: 
Ce  croquant,  par  hasard,  avait  une  arbalète. 

Dès  qu'il  voit  l'oiseau  de  Vénus, 
Il  le  croit  en  son  pot,  et  déjà  lui  fait  fête. 
Tandis  qu'à  le  tuer  mon  villageois  s'apprête, 

La  fourmis  le  pique  au  talon. 

Le  villain  retourne  la  tête: 


76  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

La  colombe  l'entend,  part,  et  tire  de  long. 
Le  soupe  du  croquant  avec  elle  s'envole: 
Point  de  pigeon  pour  une  obole. 


XIII 
l'astrologue  qui  se  laisse  tomber  dans 

UN   PUITS 

Un  astrologue  un  jour  se  laissa  choir 
Au  fond  d'un  puits.     On  lui  dit:   Pauvre  bête. 
Tandis  qu'à  peine  à  tes  pieds  tu  peux  voir, 
Penses-tu  lire  au-dessus  de  ta  tête  ? 

Cette  aventure  en  soi,  sans  aller  plus  avant. 
Peut  servir  de  leçon  à  la  plupart  des  hommes. 
Parmi  ce  que  de  gens  sur  la  terre  nous  sommes. 

Il  en  est  peu  qui  fort  souvent 

Ne  se  plaisent  d'entendre  dire 
Qu'au  livre  du  destin  les  mortels  peuvent  lire. 
Mais  ce  livre,  qu'Homère  et  les  siens  ont  chanté, 
Qu'est-ce,  que  le  hasard  parmi  l'antiquité. 

Et  parmi  nous  la  providence  ? 
Or  du  hasard  il  n'est  point  de  science: 

S'il  en  était,  on  aurait  tort 
De  l'appeler  hasard,  ni  fortune,  ni  sort; 

Toutes  choses  très  incertaines. 

Quant  aux  volontés  souveraines 
De  celui  qui  fait  tout,  et  rien  qu'avec  dessein. 
Qui  les  sait,  que  lui  seul?     Comment  lire  en  son 

sein? 
Aurait-il  imprimé  sur  le  front  des  étoiles 
Ce  que  la  nuit  des  temps  enferme  dans  ses  voiles  ? 
A  quelle  utilité?     Pour  exercer  l'esprit 


LIVRE  SECOND  77 

De  ceux  qui  de  la  sphère  et  du  globe  ont  écrit  ? 
Pour  nous  faire  éviter  des  maux  inévitables  ? 
Nous  rendre,  dans  le  bien,  de  plaisirs  incapables  ? 
Et,  causant  du  dégoût  pour  ces  biens  prévenus, 
Les  convertir  en  maux  devant  qu'ils  soient  venus  ? 
C'est  erreur,  ou  plutôt  c'est  crime  de  le  croire. 
Le  firmament  se  meut,  les  astres  font  leurs  cours. 

Le  soleil  nous  luit  tous  les  jours. 
Tous  les  jours  sa  clarté  succède  à  l'ombre  noire. 
Sans  que  nous  en  puissions  autre  chose  inférer 
Que  la  nécessité  de  luire  et  d'éclairer, 
D'amener  les  saisons,  de  mûrir  les  semences, 
De  verser  sur  les  corps  certaines  influences. 
Du  reste,  en  quoi  répond  au  sort  toujours  divers 
Ce  train  toujours  égal  dont  marche  l'univers  ? 

Charlatans,  faiseurs  d'horoscope, 
Quittez  les  cours  des  princes  de  l'Europe: 
Emmenez  avec  vous  les  souffleurs  tout  d'un  temps, 
Vous  ne  méritez  pas  plus  de  foi  que  ces  gens. 
Je  m'emporte  un  peu  trop:    revenons  à  l'histoire 
De  ce  spéculateur  qui  fut  contraint  de  boire. 
Outre  la  vanité  .de  son  art  mensonger. 
C'est  l'image  de  ceux  qui  bâillent  aux  chimères. 

Cependant  qu'ils  sont  en  danger. 

Soit  pour  eux,  soit  pour  leurs  affaires. 


XIV 

LE    LIÈVRE   ET   LES   GRENOUILLES 

Un  lièvre  en  son  gîte  songeait 
(Car  que  faire  en  un  gîte,  à  moins  que  Ton  ne 

songe  ?) 
Dans  un  profond  ennui  ce  lièvre  se  plongeait  : 


78  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Cet  animal  est  triste,  et  la  crainte  le  ronge. 

Les  gens  de  naturel  peureux 

Sont,  disait-il,  bien  malheureux! 
Ils  ne  sauraient  manger  morceau  qui  leur  profite: 
Jamais  un  plaisir  pur;  toujours  assauts  divers. 
Voilà  comme  je  vis:   cette  crainte  maudite 
M'empêche  de  dormir  sinon  les  yeux  ouverts. 
Corrigez-vous,  dira  quelque  sage  cervelle. 

Eh  !  la  peur  se  corrige-t-elle  ? 

Je  crois  même  qu'en  bonne  foi 

Les  hommes  ont  peur  comme  moi. 

Ainsi  raisonnait  notre  lièvre, 

Et  cependant  faisait  le  guet. 

Il  était  douteux,  inquiet; 
Un  souffle,  une  ombre,  un  rien,  tout  lui  donnait 
la  fièvre, 

Le  mélancolique  animal, 

En  rêvant  à  cette  matière. 
Entend  un  léger  bruit  :  ce  lui  fut  un  signal 

Pour  s'enfuir  devers  sa  tanière. 
Il  s'en  alla  passer  sur  le  bord  d'un  étang. 
Grenouilles  aussitôt  de  sauter  dans  les  ondes; 
Grenouilles  de  rentrer  en  leurs  grottes  profondes. 

Oh!  dit-il,  j'en  fais  faire  autant 

Qu'on  m'en  fait  faire!     Ma  présence 
Effraie  aussi  les  gens!     Je  mets  l'alarme  au  camp! 

Et  d'où  me  vient  cette  vaillance  ? 
Comment!  des  animaux  qui  tremblent  devant  moi! 

Je  suis  donc  un  foudre  de  guerre  ! 
Il  n'est,  je  le  vois  bien,  si  poltron  sur  la  terre, 
Qui  ne  puisse  trouver  un  plus  poltron  que  soi. 


LIVRE  SECOND  79 

XV 

LE   COQ    ET   LE    RENARD 

Sur  la  branche  d'un  arbre  était  en  sentinelle 

Un  vieux  coq  adroit  et  matois. 
Frère,  dit  un  renard  adoucissant  sa  voix, 

Nous  ne  sommes  plus  en  querelle  : 

Paix  générale  cette  fois. 
Je  viens  te  l'annoncer  ;  descends  que  je  t'embrasse  : 

Ne  me  retarde  point,  de  grâce; 
Je  dois  faire  aujourd'hui  vingt  postes  sans  manquer. 

Les  tiens  et  toi  pouvez  vaquer. 

Sans  nulle  crainte,  à  vos  affaires; 

Nous  vous  y  servirons  en  frères. 

Faites-en  les  feux  dès  ce  soir  ; 

Et  cependant  viens  recevoir 

Le  baiser  d'amour  fraternelle. 
Ami,  reprit  le  coq,  je  ne  pouvais  jamais 
Apprendre  une  plus  douce  et  meilleure  nouvelle, 
Que  celle 
De  cette  paix: 

Et  ce  m'est  une  double  joie 
De  la  tenir  de  toi.     Je  vois  deux  lévriers, 

Qui,  je  m'assure,  sont  courriers 

Que  pour  ce  sujet  on  envoie: 
Ils  vont  vite-,  et  seront  dans  un  moment  à  nous. 
Je  descends:   nous  pourrons  nous  entre-baiser  tous 
Adieu,  dit  le  renard,  ma  traite  est  longue  à  faire: 
Nous  nous  réjouirons  du  succès  de  l'affaire 
Une  autre  fois.     Le  galant  aussitôt 

Tire  ses  grègues,  gagne  au  haut. 


8o  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Mal  content  de  son  stratagème. 
Et  notre  vieux  coq  en  soi-même 
Se  mit  à  rire  de  sa  peur  ; 
Car  c'est  double  plaisir  de  tromper  le  trompeur. 


XVI 

LE   CORBEAU   VOULANT    IMITER   L'AIGLE 

L'oiseau  de  Jupiter  enlevant  un  mouton, 

Un  corbeau,  témoin  de  l'affaire. 
Et  plus  faible  de  reins,  mais  non  pas  moins  glouton. 

En  voulut  sur  l'heure  autant  faire. 

Il  tourne  à  l'entour  du  troupeau. 
Marque  entre  cent  moutons  le  plus  gras,  le  plus 
beau. 

Un  vrai  mouton  de  sacrifice  : 
On  l'avait  réservé  pour  la  bouche  des  dieux. 
Gaillard  corbeau  disait,  en  le  couvant  des  yeux: 

Je  ne  sais  qui  fut  ta  nourrice. 
Mais  ton  corps  me  paraît  en  merveilleux  état  : 

Tu  me  serviras  de  pâture. 
Sur  l'animal  bêlant,  à  ces  mots,  il  s'abat. 

La  moutonnière  créature 
Pesait  plus  qu'un  fromage  :   outre  que  sa  toison 

Était  d'une  épaisseur  extrême. 
Et  mêlée  à  peu  près  de  la  même  façon 

Que  la  barbe  de  Polyphème. 
Elle  empêtra  si  bien  les  serres  du  corbeau, 
Que  le  pauvre  animal  ne  put  faire  retraite: 
Le  berger  vient,  le  prend,  l'encage  bien  et  beau, 
Le  donne  à  ses  enfants  pour  servir  d'amusette. 
Il  faut  se  mesurer  ;  la  conséquence  est  nette  : 


LIVRE  SECOND  8i 

Mal  prend  aux  volereaux  de  faire  les  voleurs. 

L'exemple  est  un  dangereux  leurre  : 
Tous  les  mangeurs  de  gens  ne  sont  pas  grands 

seigneurs  ; 
Où  la  guêpe  a  passé,  le  moucheron  demeure. 


XVII 

LE    PAON    SE    PLAIGNANT   A   JUNON 

Le  paon  se  plaignait  à  Junon: 
Déesse,  disait-il,  ce  n'est  pas  sans  raison 

Que  je  me  plains,  que  je  murmure; 

Le  chant  dont  vous  m'avez  fait  don 

Déplaît  à  toute  la  nature: 
Au  heu  qu'un  rossignol,  chétive  créature, 
Forme  des  sons  aussi  doux  qu'éclatants, 

Est  lui  seul  l'honneur  du  printemps. 

Junon  répondit,  en  colère: 
Oiseau  jaloux,  et  qui  devrais  te  taire, 
Est-ce  à  toi  d'envier  la  voix  du  rossignol. 
Toi  que  l'on  voit  porter  à  l'entour  de  ton  col 
Un  arc-en-ciel  nué  de  cent  sortes  de  soies  ; 

Qui  te  panades,  qui  déploies 
Une  si  riche  queue  et  qui  semble  à  nos  yeux 

La  boutique  d'un  lapidaire  ? 

Est-il  quelque  oiseau  sous  les  cieux 

Plus  que  toi  capable  de  plaire  ? 
Tout  animal  n'a  pas  toutes  propriétés. 
Nous  vous  avons  donné  diverses  qualités: 
Les  uns  ont  la  grandeur  et  la  force  en  partage  ; 
Le  faucon  est  léger,  l'aigle  plein  de  courage. 

Le  corbeau  sert  pour  le  présage. 


82  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

La  corneille  avertit  des  malheurs  à  venir. 

Tous  sont  contents  de  leur  ramage. 
Cesse  donc  de  te  plaindre  ;  ou  bien,  pour  te  punir, 

Je  t'ôterai  ton  plumage. 

XVIII 

LA   CHATTE   MÉTAMORPHOSÉE    EN    FEMME 

Un  homme  chérissait  éperdument  sa  chatte  ; 
Il  la  trouvait  mignonne,  et  belle,  et  délicate. 

Qui  miaulait  d'un  ton  fort  doux: 

Il  était  plus  fou  que  les  fous. 
Cet  homme  donc,  par  prières,  par  larmes, 

Par  sortilèges  et  par  charmes, 

Fait  tant  qu'il  obtient  du  destin 

Que  sa  chatte,  en  un  beau  matin, 

Devient  femme  :   et,  le  matin  même. 

Maître  sot  en  fait  sa  moitié. 

Le  voilà  fou  d'amour  extrême. 

De  fou  qu'il  était  d'amitié. 

Jamais  la  dame  la  plus  belle 

Ne  charma  tant  son  favori, 

Que  fait  cette  épouse  nouvelle 

Son  hypocondre  de  mari. 

Il  l'amadoue;  elle  le  flatte: 

Il  n'y  trouve  plus  rien  de  chatte; 

Et,  poussant  l'erreur  jusqu'au  bout, 

La  croit  femme  en  tout  et  partout  : 
Lorsque  quelques  souris  qui  rongeaient  de  la  natte 
Troublèrent  le  plaisir  des  nouveaux  mariés. 

Aussitôt  la  femme  est  sur  pies. 

Elle  manqua  son  aventure. 
Souris  de  revenir,  femme  d'être  en  posture: 


LIVRE  SECOND  83 

Pour  cette  fois,  elle  accourut  à  point  ; 

Car  ayant  changé  de  figure, 

Les  souris  ne  la  craignaient  point. 

Ce  lui  fut  toujours  une  amorce: 

Tant  le  naturel  a  de  force  ! 
Il  se  moque  de  tout:   certain  âge  accompli 
Le  vase  est  imbibé,  l'étoffe  a  pris  son  pli. 

En  vain  de  son  train  ordinaire 

On  le  veut  désaccoutumer: 

Quelque  chose  qu'on  puisse  faire, 

On  ne  saurait  le  réformer. 

Coups  de  fourches  ni  d'étrivières 

Ne  lui  font  changer  de  manières  ; 

Et,  fussiez-vous  embâtonnés. 

Jamais  vous  n'en  serez  les  maîtres. 

Qu'on  lui  ferme  la  porte  au  nez, 

Il  reviendra  par  les  fenêtres. 


XIX 

LE  LION  ET  l'Âne  chassant 

Le  roi  des  animaux  se  mit  un  jour  en  tête 

De  giboyer.     Il  célébrait  sa  fête. 
Le  gibier  du  hon,  ce  ne  sont  pas  moineaux. 
Mais  beaux  et  bons  sanghers,  daims  et  cerfs  bons 
et  beaux. 

Pour  réussir  dans  cette  affaire. 

Il  se  servit  du  ministère 

De  l'âne,  à  la  voix  de  Stentor. 
L'âne  à  messer  lion  fit  office  de  cor. 
Le  lion  le  posta,  le  couvrît  de  ramée. 
Lui  commanda  de  braire,  assuré  qu'à  ce  son 
Les  moins  intimidés  fuiraient  de  leur  maison. 


84  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Leur  troupe  n'était  pas  encore  accoutumée 

A  la  tempête  de  sa  voix; 
L'air  en  retentissait  d'un  bruit  épouvantable: 
La  frayeur  saisissait  les  hôtes  de  ces  bois  ; 
Tous  fuyaient,  tous  tombaient  au  piège  inévitable 

Où  les  attendait  le  lion. 
N'ai-je  pas  bien  servi  dans  cette  occasion? 
Dit  l'âne  en  se  donnant  tout  l'honneur  de  la  chasse. 
Oui,  reprit  le  lion;   c'est  bravement  crié: 
Si  je  ne  connaissais  ta  personne  et  ta  race, 

J'en  serais  moi-même  effrayé. 
L'âne,  s'il  eût  osé,  se  fût  mis  en  colère, 
En  cor  qu'on  le  raillât  avec  juste  raison. 
Car  qui  pourrait  souffrir  un  âne  fanfaron  ? 

Ce  n'est  pas  là  leur  caractère. 


XX 

TESTAMENT   EXPLIQUÉ    PAR  ÉSOPE 

Si  ce  qu'on  dit  d'Ésope  est  vrai, 
C'était  l'oracle  de  la  Grèce: 
Lui  seul  avait  plus  de  sagesse 
Que  tout  l'aréopage.     En  voici  pour  essai 
Une  histoire  des  plus  gentilles, 
Et  qui  pourra  plaire  au  lecteur. 

Un  certain  hornme  avait  trois  filles. 
Toutes  trois  de  contraire  humeur: 
Une  buveuse  ;   une  coquette  ; 
La  troisième,  avare  parfaite. 
Cet  homme  par  son  testament, 
Selon  les  lois  municipales. 
Leur  laissa  tout  son  bien  par  portions  égales. 


LIVRE  SECOND  85 

En  donnant  à  leur  mère  tant, 

Payable  quand  chacune  d'elles 
Ne  posséderait  plus  sa  contingente  part. 

Le  père  mort,  les  trois  femelles 
Courent  au  testament,  sans  attendre  plus  tard. 

On  le  lit;   on  tâche  d'entendre 

La  volonté  du  testateur: 

Mais  en  vain;   car  comment  comprendre 

Qu'aussitôt  que  chacune  sœur 
Ne  possédera  plus  sa  part  héréditaire 

Il  lui  faudra  payer  sa  mère  ? 

Ce  n'est  pas  un  fort  bon  moyen. 

Pour  payer,  que  d'être  sans  bien. 

Que  voulait  donc  dire  le  père  ? 
L'affaire  est  consultée;  et  tous  les  avocats, 

Après  avoir  tourné  le  cas 

En  cent  et  cent  mille  manières, 
Y  jettent  leur  bonnet,  se  confessent  vaincus. 

Et  conseillent  aux  héritières 
De  partager  le  bien  sans  songer  au  surplus. 

Quant  à  la  somme  de  la  veuve. 
Voici,  leur  dirent-ils,  ce  que  le  conseil  treuve: 
Il  faut  que  chaque  sœur  se  charge  par  traité 

Du  tiers,  payable  à  volonté; 
Si  mieux  n'aime  la  mère  en  créer  une  rente. 

Dès  le  décès  du  mort  courante. 
La  chose  ainsi  réglée,  on  composa  trois  lots  : 

En  l'un,  les  maisons  de  bouteille. 

Les  buffets  dressés  sous  la  treille, 
La  vaisselle  d'argent,  les  cuvettes,  les  brocs, 

Les  magasins  de  malvoisie. 
Les  esclaves  de  boucHe,  et,  pour  dire  en  deux  mots, 

L'attirail  de  la  goinfrerie; 
Dans  un  autre,  celui  de  la  coquetterie, 


86  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

La  maison  de  la  ville,  et  les  meubles  exquis, 

Les  eunuques  et  les  coiffeuses, 
Et  les  brodeuses. 

Les  joyaux,  les  robes  de  prix; 
Dans  le  troisième  lot,  les  fermes,  le  ménage, 

Les  troupeaux  et  le  pâturage. 

Valets  et  bêtes  de  labeur. 
Ces  lots  faits,  on  jugea  que  le  sort  pourrait  faire 

Que  peut-être  pas  une  sœur 

N'aurait  ce  qui  lui  pourrait  plaire: 
Ainsi  chacune  prit  son  inclination; 

Le  tout  à  l'estimation. 

Ce  fut  dans  la  ville  d'Athènes 

Que  cette  rencontre  arriva. 

Petits  et  grands,  tout  approuva 
Le  partage  et  le  choix.     Ésope  seul  trouva 

Qu'après  bien  du  temps  et  des  peines 

Les  gens  avaient  pris  justement 

Le  contre-pied  du  testament. 
Si  le  défunt  vivait,  disait-il,  que  l'Attique 

Aurait  de  reproches  de  lui! 

Comment  !  ce  peuple,  qui  se  pique 
D'être  le  plus  subtil  des  peuples  d'aujourd'hui, 
A  si  mal  entendu  la  volonté  suprême 
D'un  testateur!     Ayant  ainsi  parlé, 

Il  fait  le  partage  lui-même. 
Et  donne  à  chaque  sœur  un  lot  contre  son  gré; 

Rien  qui  pût  être  convenable. 

Partant  rien  aux  sœurs  d'agréable: 

A  la  coquette,  l'attirail 

Qui  suit  les  personnes  buveuses  ; 

La  biberonne  eut  le  bétail; 

La  ménagère  eut  les  coiffeuses. 

Tel  fut  l'avis  du  Phrygien  ; 


LIVRE  SECOND  87 

Alléguant  qu'il  n'était  moyen 

Plus  sûr  pour  obliger  ces  filles 

A  se  défaire  de  leur  bien  ; 
Qu'elles  se  marîraient  dans  les  bonnes  familles 

Quand  on  leur  verrait  de  l'argent  ; 

Paîraient  leur  mère  tout  comptant; 
Ne  posséderaient  plus  les  effets  de  leur  père  : 

Ce  que  disait  le  testament. 
Le  peuple  s'étonna  conmie  il  se  pouvait  faire 
Qu'un  homme  seul  eût  plus  de  sens 

Qu'une  multitude  de  gens. 


FIN    DU    DEUXIEME   LIVRE 


LIVRE  TROISIÈME 
I 

LE   MEUNIER,    SON    FILS,    ET   L'ÂNE 
A.  M.  D.  M. 

L'invention  des  arts  étant  un  droit  d'aînesse, 
Nous  devons  l'apologue  à  l'ancienne  Grèce.:  ^ 

Mais  ce  champ  ne  se  peut  tellement  moissonnerr 
Que  les  derniers  venus  n'y  trouvent  à  glaner. 
La  feinte  est  un  pays  plein  de  terres  désertes  : 
•Tous  les  jours  nos  auteurs  y  font  des  découvertes. 
Je  t'en  veux  dire  un  trait  assez  bien  inventé: 
Autrefois  à  Racan,  Malherbe  l'a  conté. 
Ces  deux  rivaux  d'Horace,  héritiers  de  sa  l3Tre, 
Disciples  d'Apollon,  nos  maîtres,  pour  mieux  dire. 
Se  rencontrant  un  jour  tout  seuls  et  sans  témoins 
(Comme  ils  se  confiaient  leurs  pensers  et  leurs  soins) 
Racan  commence  ainsi:    Dites-moi,  je  vous  prie, 
Vous  qui  devez  savoir  les  choses  de  la  vie. 
Qui  par  tous  ses  degrés  avez  déjà  passé, 
Et  que  rien  ne  doit  fuir  en  cet  âge  avancé; 
A  quoi  me  résoudrai-je  ?    Il  est  temps  que  j 'y  pense. 
Vous  connaissez  mon  bien,  mon  talent,  ma  nais- 
sance. 
Dois-je  dans  la  province  établir  mon  séjour. 
Prendre  emploi  dans  l'armée,  ou  bien  charge  à  la 

cour? 
Tout  au  monde  est  mêlé  d'amertume  et  de  charmes  : 


LIVRE  TROISIÈME  89 

La  guerre  a  ses  douceurs,  l'hymen  a  ses  alarmes. 
Si  je  suivais  mon  goût,  je  saurais  où  buter; 
Mais  j'ai  les  miens,  la  cour,  le  peuple,  à  contenter. 
Malherbe  là-dessus:     Contenter  tout  le  monde! 
Écoutez  ce  récit  avant  que  je  réponde. 

J'ai  lu  dans  quelque  endroit  qu'un  meunier  et  son 

fils. 
L'un  vieillard,  l'autre  enfant,  non  pas  des  plus  petits, 
Mais  garçon  de  quinze  ans,  si  j'ai  bonne  mémoire, 
Allaient  vendre  leur  âne,  un  certain  jour  de  foire. 
Afin  qu'il  fût  plus  frais  et  de  meilleur  débit. 
On  lui  lia  les  pieds,  on  vous  le  suspendit  : 
Puis  cet  homme  et  son  fils  le  portent  comme  un 

lustre. 
Pauvres  gens!    idiots!    couple  ignorant  et  rustre! 
Le  premier  qui  les  vit  de  rire  s'éclata: 
Quelle  farce,  dit-il,  vont  jouer  ces  gens-là? 
Le  plus  âne  des  trois  n'est  pas  celui  qu'on  pense. 
Le  meunier,  à  ces  mots,  connaît  son  ignorance: 
Il  met  sur  pieds  sa  bête,  et  la  fait  détaler. 
L'âne,  qui  goûtait  fort  l'autre  façon  d'aller, 
Se  plaint  en  son  patois.     Le  meunier  n'en  a  cure; 
Il  fait  monter  son  fils,  il  suit:   et,  d'aventure, 
Passent   trois   bons   marchands.     Cet   objet   leur 

déplut. 
Le  plus  vieux  au  garçon  s'écria  tant  qu'il  put: 
Oh  là!   oh!   descendez,  que  l'on  ne  vous  le  dise, 
Jeime  homme  qui  menez  laquais  à  barbe  grise! 
C'était  à  vous  de  suivre,  au  vieillard  de  monter. 
Messieurs,  dit  le  meunier,  il  faut  vous  contenter. 
L'enfant  met  pied  à  terre,  et  puis  le  vieillard  monte. 
Quand  trois  filles  passant,  l'une  dit:  C'est  grand' 

honte 


90  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Qu'il  faille  voir  ainsi  clocher  ce  jeune  fils, 
Tandis  que  ce  nigaud,  comme  un  évêque  assis, 
Fait  le  veau  sur  son  âne,    et   pense   être    bien 

sage. 
Il  n'est,  dit  le  meunier,  plus  de  veaux  à  mon  âge: 
Passez  votre  chemin,  la  fiUe,  et  m'en  croyez. 
Après  maints  quolibets  coup  sur  coup  renvoyés, 
L'homme  crut  avoir  tort,  et  mit  son  fils  en  croupe. 
Au  bout  de  trente  pas,  une  troisième  troupe 
Trouve  encore  à  gloser.     L'un  dit:    Ces  gens  sont 

fous! 
Le  baudet  n'en  peut  plus  ;  il  mourra  sous  leurs  coups. 
Hé  quoi  !  charger  ainsi  cette  pauvre  bourrique  ! 
N'ont-ils  point  de  pitié  de  leur  vieux  domestique  ? 
Sans  doute  qu'à  la  foire  Os  vont  vendre  sa  peau. 
Parbleu!    dit  le  meunier,  est  bien  fou  du  cerveau 
Qui   prétend   contenter   tout    le    monde    et   son 

père. 
Essayons  toutefois  si  par  quelque  manière 
Nous  en  viendrons  à  bout.     Ils  descendent  tous 

deux: 
L'âne  se  prélassant  marche  seul  devant  eux. 
Un  quidam  les  rencontre,  et  dit:    Est-ce  la  mode 
Que  baudet  aille  à  l'aise,  et  meunier  s'incommode  ? 
Qui  de  l'âne  ou  du  maître  est  fait  pour  se  lasser  ? 
Je  conseille  à  ces  gens  de  le  faire  enchâsser. 
Ils  usent  leurs  souliers,  et  conservent  leur  âne! 
Nicolas,  au  rebours:  car,  quand  il  va  voir  Jeanne, 
Il  monte  sur  sa  bête;  et  la  chanson  le  dit. 
Beau  trio  de  baudets  !   Le  meunier  repartit  : 
Je  suis  âne,  il  est  vrai,  j'en  conviens,  je  l'avoue; 
Mais  que  dorénavant  on  me  blâme,  on  me  loue. 
Qu'on  dise  quelque  chose,  ou  qu'on  ne  dise  rien, 
J 'en  veux  faire  à  ma  tête.     Il  le  fit,  et  fit  bien. 


LIVRE  TROISIÈME  91 

Quant  à  vous,  suivez  Mars,   ou  l'Amour,  ou  le 

prince  ; 
Allez,  venez,  courez;  demeurez  en  province! 
Prenez  femme,  abbaye,  emploi,  gouvernement: 
Les  gens  en  parleront,  n'en  doutez  nullement. 

II 

LES  MEMBRES  ET  L'ESTOMAC 

Je  devais  par  la  royauté 
Avoir  commencé  mon  ouvrage  ; 
A  la  voir  d'un  certain  côté, 
Messer  Gaster  ^  en  est  l'image  : 
S'il  a  quelque  besoin,  tout  le  corps  s'en  ressent. 

De  travailler  pour  lui  les  membres  se  lassant. 
Chacun  d'eux  résolut  de  vivre  en  gentilhomme, 
Sans  rien  faire,  alléguant  l'exemple  de  Gaster. 
Il  faudrait,  disaient-ils,  sans  nous  qu'il  vécût  d'air. 
Nous  suons,  nous  peinons  comme  bêtes  de  somme; 
Et  pour  qui?  pour  lui  seul:    nous  n'en  profitons 

pas; 
Notre  soin  n'aboutit  qu'à  fournir  ses  repcis. 
Chômons,  c'est  un  métier  qu'il  veut  nous  faire 

apprendre. 
Ainsi  dit,  ainsi  fait.     Les  mains  cessent  de  prendre. 

Les  bras  d'agir,  les  jambes  de  marcher: 
Tous  dirent  à  Gaster  qu'il  en  allât  chercher. 
Ce  leur  fut  une  erreur  dont  ils  se  repentirent  : 
Bientôt  les  pauvres  gens  tombèrent  en  langueur; 
Il  ne  se  forma  plus  de  nouveau  sang  au  cœur  ; 
Chaque  membre  en  souffrit  ;  les  forces  se  perdirent. 

Par  ce  moyen  les  mutins  virent 
*  L'estomac. 


92  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Que  celui  qu'ils  croyaient  oisif  et  paresseux 
A  l'intérêt  commun  contribuait  plus  qu'eux. 
Ceci  peut  s'appliquer  à  la  grandeur  royale. 
Elle  reçoit  et  donne;  et  la  chose  est  égale. 
Tout  travaille  pour  elle;  et  réciproquement 

Tout  tire  d'elle  l'aliment. 
Elle  fait  subsister  l'artisan  de  ses  peines, 
Enrichit  le  marchand,  gage  le  magistrat, 
Maintient  le  laboureur,  donne  paie  au  soldat. 
Distribue  en  cent  lieux  ses  grâces  souveraines, 

Entretient  seule  tout  l'état. 

Ménénius  le  sut  bien  dire. 
La  commune  s'allait  séparer  du  sénat. 
Les  mécontents  disaient  qu'il  avait  tout  l'empire. 
Le  pouvoir,  les  trésors,  l'honneur,  la  dignité: 
Au  lieu  que  tout  le  mal  était  de  leur  côté, 
Les  tributs,  les  impôts,  les  fatigues  de  guerre. 
Le  peuple  hors  des  murs  était  déjà  posté, 
La  plupart  s'en  allaient  chercher  une  autre  terre; 

Quand  Ménénius  leur  fit  voir 

Qu'ils  étaient  aux  membres  semblables. 
Et  par  cet  apologue,  insigne  entre  les  fables, 

Les  ramena  dans  leur  devoir. 


III 

LE   LOUP   DEVENU    BERGER 

Un  loup  qui  commençait  d'avoir  petite  part 

Aux  brebis  de  son  voisinage, 
Crut  qu'il  fallait  s'aider  de  la  peau  du  renard, 

Et  faire  un  nouveau  personnage. 
Il  s'habille  en  berger,  endosse  un  hoqueton, 


LIVRE  TROISIÈME  93 

Fait  sa  houlette  d'un  bâton, 

Sans  oublier  la  cornemuse. 

Pour  pousser  jusqu'au  bout  la  ruse, 
Il  aurait  volontiers  écrit  sur  son  chapeau: 
«  C'est  moi  qui  suis  Guillot,  berger  de  ce  troupeau.» 

Sa  personne  étant  ainsi  faite, 
Et  ses  pieds  de  devant  posés  sur  sa  houlette, 
Guillot  le  sycophante  ^  approche  doucement. 
Guillot,  le  vrai  Guillot,  étendu  sur  l'herbette, 

Dormait  alors  profondément; 
Son  chien  dormait  aussi,  comme  aussi  sa  musette  ; 
La  plupart  des  brebis  dormaient  pareillement. 

L'hypocrite  les  laissa  faire  ; 
Et,  pour  pouvoir  mener  vers  son  fort  les  brebis, 
Il  voulut  ajouter  la  parole  aux  habits, 

Chose  qu'il  croyait  nécessaire. 

Mais  cela  gâta  son  affaire  : 
Il  ne  put  du  pasteur  contrefaire  la  voix. 
Le  ton  dont  il  parla  fît  retentir  les  bois. 

Et  découvrit  tout  le  mystère. 

Chacun  se  réveille  à  ce  son, 

Les  brebis,  le  chien,  le  garçon. 

Le  pauvre  loup  dans  cet  esclandre, 

Empêché  par  son  hoqueton. 

Ne  put  ni  fuir  ni  se  défendre. 

Toujours  par  quelque  endroit  fourbes  se  laissent 
prendre. 
Quiconque  est  loup  agisse  en  loup  ; 
C'est  le  plus  certain  de  beaucoup. 
>  Trompeur. 


94  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

IV 

LES  GRENOUILLES  QUI   DEMANDENT   UN   ROI 

Les  grenouilles,  se  lassant 

De  l'état  démocratique, 

Par  leurs  clameurs  firent  tant 
Que  Jupin  les  soumit  au  pouvoir  monarchique. 
Il  leur  tomba  du  ciel  un  roi  tou<  pacifique: 
Ce  roi  fit  toutefois  un  tel  bruit  en  tombant, 

Que  la  gent  marécageuse, 

Gent  fort  sotte  et  fort  peureuse, 

S'aUa  cacher  sous  les  eaux, 

Dans  les  joncs,  dans  les  roseaux. 

Dans  les  trous  du  marécage. 
Sans  oser  de  longtemps  regarder  au  visage 
Celui  qu'elles  croyaient  être  un  géant  nouveau. 

Or  c'était  un  soliveau, 
De  qui  la  gravité  fit  peur  à  la  première 

Qui,  de  le  voir  s'aventurant. 

Osa  bien  quitter  sa  tanière. 

Elle  approcha,  mais  en  tremblant. 
Une  autre  la  suivit,  une  autre  en  fit  autant  ; 

Il  en  vint  une  fourmilière  : 
Et  leur  troupe  à  la  fin  se  rendit  famihère 

Jusqu'à  sauter  sur  l'épaule  du  roi. 
Le  bon  sire  le  souffre,  et  se  tient  toujours  coi. 
Jupin  en  a  bientôt  la  cervelle  rompue  : 
Donnez-nous,  dit  ce  peuple,  un  roi  qui  se  remue. 
Le  monarque  des  dieux  leur  envoie  une  grue, 

Qui  les  croque,  qui  les  tue. 

Qui  les  gobe  à  son  plaisir  : 

Et  grenouilles  de  se  plaindre; 


LIVRE  TROISIÈME  95 

Et  Jupin  de  leur  dire:   Eh  quoi!   votre  désir 

A  ses  lois  croit-il  nous  astreindre  ? 

Vous  avez  dû  premièrement 

Garder  votre  gouvernement  ; 
Mais  ne  l'ayant  pas  fait,  il  vous  devait  suffire 
Que  votre  premier  roi  fût  débonnaire  et  doux: 

De  celui-ci  contentez-vous, 

De  peur  d'en  rencontrer  un  pire. 


LE    RENARD    ET   LE    BOUC 

Capitaine  renard  allait  de  compagnie 
Avec  son  ami  bouc  des  plus  haut  encornés: 
Celui-ci  ne  voyait  pas  plus  loin  que  son  nez  ; 
L'autre  était  passé  maître  en  fait  de  tromperie. 
La  soif  les  obligea  de  descendre  en  un  puits  : 

Là,  chacun  d'eux  se  désaltère. 
Après  qu'abondamment  tous  deux  en  eurent  pris. 
Le  renard  dit  au  bouc  :   Que  ferons-nous,  compère  ? 
Ce  n'est  pas  tout  de  boire,  il  faut  sortir  d'ici. 
Lève  tes  pieds  en  haut,  et  tes  cornes  aussi; 
Mets-les  contre  le  mur:    le  long  de  ton  échine 

Je  grimperai  premièrement; 

Puis  sur  tes  cornes  m'élevant, 

A  l'aide  de  cette  machine 

De  ce  lieu-ci  je  sortirai. 

Après  quoi  je  t'en  tirerai. 
Par  ma  barbe!  dit  l'autre,  il  est  bon  ;   et  je  loue 

Les  gens  bien  sensés  comme  toi. 

Je  n'aurais  jamais,  quant  à  moi, 

Trouvé  ce  secret,  je  l'avoue. 
Le  renard  sort  du  puits,  laisse  son  compagnon. 


96  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Et  vous  lui  fait  un  beau  sermon 

Pour  l'exhorter  à  patience: 
Si  le  ciel  t'eût,  dit-il,  donné  par  excellence 
Autant  de  jugement  que  de  barbe  au  menton, 

Tu  n'aurais  pas,  à  la  légère, 
Descendu  dans  ce  puits.     Or,  adieu,  j'en  suis  hors; 
Tâche  de  t'en  tirer,  et  fais  tous  tes  efforts  ; 

Car  pour  moi  j'ai  certaine  affaire 
Qui  ne  me  permet  pas  d'arrêter  en  chemin. 

En  toute  chose  il  faut  considérer  la  fin. 


VI 
l'aigle,  la  laie,  et  la  chatte 

L'aigle  avait  ses  petits  au  haut  d'un  arbre  creux, 

La  laie  au  pied,  la  chatte  entre  les  deux  ; 
Et  sans  s'incommoder,  moyennant  ce  partage. 
Mères  et  nourrissons  faisaient  leur  tripotage. 
La  chatte  détruisit  par  sa  fourbe  l'accord: 
EUe  grimpa  chez  l'aigle,  et  lui  dit:  Notre  mort 
(Au  moins  de  nos  enfants,  car  c'est  tout  un  aux 
mères) 
Ne  tardera  possible  guères. 
Voyez-vous  à  nos  pieds  fouir  incessamment 
Cette  maudite  laie,  et  creuser  une  mine? 
C'est  pour  déraciner  le  chêne  assurément. 
Et  de  nos  nourrissons  attirer  la  ruine  : 
L'arbre  tombant,  ils  seront  dévorés; 
Qu'ils  s'en  tiennent  pour  assurés. 
S'il  m'en  restait  un  seul,  j'adoucirais  ma  plainte. 
Au  partir  de  ce  lieu,  qu'elle  remplit  de  crainte, 


LIVRE  TROISIÈME  97 

La  perfide  descend  tout  droit 
A  l'endroit 

Où  la  laie  était  en  gésine. 

Ma  bonne  amie  et  ma  voisine, 
Lui  dit-elle  tout  bas,  je  vous  donne  un  avis: 
L'aigle,  si  vous  sortez,  fondra  sur  vos  petits. 

Obligez -moi  de  n'en  rien  dire: 

Son  courroux  tomberait  sur  moi. 
Dans  cette  autre  famille  ayant  semé  l'effroi, 

La  chatte  en  son  trou  se  retire. 
L'aigle  n'ose  sortir,  ni  pourvoir  aux  besoins 

De  ses  petits;  la  laie  encore  moins; 
Sottes  de  ne  pas  voir  que  le  plus  grand  des  soins, 
Ce  doit  être  celui  d'éviter  la  famine. 
A  demeurer  chez  soi  l'une  et  l'autre  s'obstine, 
Pour  secourir  les  siens  dedans  l'occasion  : 

L'oiseau  royal,  en  cas  de  mine  ; 

La  laie,  en  cas  d'irruption. 
La  faim  détruisit  tout;   il  ne  resta  personne 
De  la  gent  marcassine  et  de  la  gent  aiglonne 

Qui  n'allât  de  vie  à  trépas: 

Grand  renfort  pour  messieurs  les  chats. 

Que  ne  sait  point  ourdir  une  langue  traîtresse 

Par  sa  pernicieuse  adresse  ! 

Des  malheurs  qui  sont  sortis 

De  la  boîte  de  Pandore, 
Celui  qu'à  meilleur  droit  tout  l'univers  abhorre, 

C'est  le  fourbe,  à  mon  avis. 


98  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

VII 
l'ivrogne  et  sa  femme 

Chacun  a  son  défaut,  où  toujours  il  revient: 
Honte  ni  peur  n'y  remédie. 
Sur  ce  propos,  d'un  conte  il  me  souvient: 

Je  ne  dis  rien  que  je  n'appuie 
De  quelque  exemple.     Un  suppôt  de  Bacchus 
Altérait  sa  santé,  son  esprit  et  sa  bourse  : 
Telles  gens  n'ont  pas  fait  la  moitié  de  leur  course. 

Qu'ils  sont  au  bout  de  leurs  écus. 
Un  jour  que  celui-ci,  plein  du  jus  de  la  treille, 
Avait  laissé  ses  sens  au  fond  d'une  bouteille. 
Sa  femme  l'enferma  dans  un  certain  tombeau. 

Là,  les  vapeurs  du  vin  nouveau 
Cuvèrent  à  loisir.     A  son  réveil  il  treuve 
L'attirail  de  la  mort  à  l'entour  de  son  corps, 

Un  luminaire,  un  drap  des  morts. 
Oh!  dit-il,  qu'est-ceci?     Ma  femme  est-elle  veuve? 
Là-dessus  son  épouse,  en  habit  d'x\lecton, 
Masquée,  et  de  sa  voix  contrefaisant  le  ton, 
Vient  au  prétendu  mort,  approche  de  sa  bière, 
Lui  présente  un  chaudeau  propre  pour  Lucifer. 
L'époux  alors  ne  doute  en  aucune  manière 

Qu'il  ne  soit  citoyen  d'enfer. 
Quelle  personne  es-tu?  dit-il  à  ce  fantôme. 

La  cellérière  du  royaume 
De  Satan,  reprit-elle;   et  je  porte  à  manger 

A  ceux  qu'enclôt  la  tombe  noire. 

Le  mari  repart,  sans  songer: 

Tu  ne  leur  portes  point  à  boire  ? 


LIVRE  TROISIÈME  99 

VIII 

LA   GOUTTE    ET   L'ARAIGNÉE 

Quand  l'enfer  eut  produit  la  goutte  et  l'araignée. 
Mes  filles,  leur  dit-il,  vous  pouvez  vous  vanter 

D'être  pour  l'humaine  lignée. 

Également  à  redouter. 
Or  avisons  aux  lieux  qu'il  vous  faut  habiter. 

Voyez-vous  ces  cases  étroites, 
Et  ces  palais  si  grands,  si  beaux,  si  bien  dorés  ? 
Je  me  suis  proposé  d'en  faire  vos  retraites. 

Tenez  donc,  voici  deux  bûchettes: 

Accommodez-vous,  ou  tirez. 
Il  n'est  rien,  dit  l'araignée,  aux  cases  qui  me  plaise. 
L'autre,  tout  au  rebours,  voyant  les  palais  pleins 

De  ces  gens  nommés  médecins. 
Ne  crut  pas  y  pouvoir  demeurer  à  son  aise. 
Elle  prend  l'autre  lot,  y  plante  le  piquet. 
S'étend  à  son  plaisir  sur  l'orteil  d'un  pauvre  homme. 
Disant:  Je  ne  crois  pas  qu'en  ce  poste  je  chôme, 
Ni  que  d'en  déloger  et  faire  mon  paquet 

Jamais  Hippocrate  me  somme. 
L'araignée  cependant  se  campe  en  un  lambris. 
Comme  si  de  ces  lieux  eUe  eût  fait  bail  à  vie. 
Travaille  à  demeurer  :   voilà  sa  toile  ourdie. 

Voilà  des  moucherons  de  pris. 
Une  servante  vient  balayer  tout  l'ouvrage.    ' 
Autre  toile  tissue,  autre  coup  de  balai. 
Le  pauvre  bestion  tous  Tes  jours  déménage. 

Enfin,  après  un  vain  essai. 
Il  va  trouver  la  goutte.     Elle  était  en  campagne, 


loo  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Plus  malheureuse  mille  fois 

Que  la  plus  malheureuse  araignée. 
Son  hôte  la  menait  tantôt  fendre  du  bois, 
Tantôt  fouir,  houer:   goutte  bien  tracassée 

Est,  dit-on,  à  demi  pansée. 
Oh!  je  ne  saurais  plus,  dit-elle,  3^  résister. 
Changeons,    ma    sœur    l'araignée.        Et    l'autre 

d'écouter  : 
Elle  la  prend  au  mot,  se  glisse  en  la  cabane  : 
Point  de  coup  de  balai  qui  l'oblige  à  changer. 
La  goutte,  d'autre  part,  va  tout  droit  se  loger 

Chez  un  prélat,  qu'elle  condamne 

A  jamais  du  lit  ne  bouger. 
Cataplasmes,  Dieu  sait!    les  gens  n'ont  point  de 

honte 
De  faire  aller  le  mal  toujours  de  pis  en  pis. 
L'une  et  l'autre  trouva  de  la  sorte  son  compte, 
Et  fit  très  sagement  de  changer  de  logis. 


IX 

LE  LOUP   ET   LA   CIGOGNE 

Les  loups  mangent  gloutonnement. 

Un  loup  donc  étant  de  frairie 

Se  pressa,  dit-on,  tellement, 

Qu'il  en  pensa  perdre  la  vie. 
Un  os  lui  demeura  bien  avant  au  gosier. 
De  bonheur  pour  ce  loup,  qui  ne  pouvait  crier. 

Près  de  là  passe  une  cigogne. 
Il  lui  fait  signe  ;  elle  accourt. 
Voilà  l'opératrice  aussitôt  en  besogne. 
Elle  retira  l'os:  puis,  pour  un  si  bon  tour, 


LIVRE  TROISIÈME  loi 

Elle  demanda  son  salaire. 
Votre  salaire  !   dit  le  loup  : 
Vous  riez,  ma  bonne  commère  ! 
Quoi!  ce  n'est  pas  encor  beaucoup 
D'avoir  de  mon  gosier  retiré  votre  cou  ? 
Allez,  vous  êtes  une  ingrate  : 
Ne  tombez  jamais  sous  ma  patte. 


X 

LE   LION    ABATTU    PAR   L"H0MME 

On  exposait  une  peinture 

Où  l'artisan  avait  tracé 

Un  lion  d'immense  stature 

Par  un  seul  homme  terrassé. 

Les  regardants  en  tiraient  gloire. 
Un  lion  en  passant  rabattit  leur  caquet  ; 

Je  vois  bien,  dit-il,  qu'en  effet 

On  vous  donne  ici  la  victoire  : 

Mais  l'ouvrier  vous  a  déçus  ; 

Il  avait  liberté  de  feindre. 
Avec  plus  de  raison  nous  aurions  le  dessus 

Si  mes  confrères  savaient  peindre. 

XI 

LE    RENARD    ET    LES    RAISINS 

Certain  renard  gascon,  d'autres  disent  normand, 
Mourant  presque  de  faim,  vit  au  haut  d'une  treille 
Des  raisins,  mûrs  apparemment. 
Et  couverts  d'une  peau  vermeille. 


102  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Le  galant  en  eût  fait  volontiers  un  repas. 

Mais  comme  il  n'y  pouvait  atteindre: 
Ils  sont  trop  verts,  dit-il,  et  bons  pour  des  goujats. 

Fit-il  pas  mieux  que  de  se  plaindre  ? 


XII 

LE   CYGNE   ET   LE   CUISINIER 

Dans  une  ménagerie 
De  volatiles  remplie 
Vivaient  le  cygne  et  l'oison  : 
Celui-là  destiné  pour  les  regards  du  maître  ; 
Celui-ci,  pour  son  goût:  l'un,  qui  se  piquait  d'être 
Commensal  du  jardin;  l'autre,  de  la  maison. 
Des  fossés  du  château  faisant  leurs  galeries, 
Tantôt  on  les  eût  vus  côte  à  côte  nager, 
Tantôt  courir  sur  l'onde,  et  tantôt  se  plonger, 
Sans  pouvoir  satisfaire  à  leurs  vaines  envies. 
Un  jour  le  cuisinier,  ayant  trop  bu  d'un  coup, 
Prit  pour  oison  le  cygne;   et,  le  tenant  au  cou, 
Il  allait  l'égorger,  puis  le  mettre  en  potage. 
L'oiseau,  près  de  mourir,  se  plaint  en  son  ramage. 
Le  cuisinier  fut  fort  surpris. 
Et  vit  bien  qu'il  s'était  mépris. 
Quoi!   je  mettrais,  dit-il,  un  tel  chanteur  en  soupe 
Non,  non,  ne  plaise  aux  dieux  que  jamais  ma  main 
coupe 

La  gorge  à  qui  s'en  sert  si  bien! 

Ainsi,  dans  les  dangers  qui  nous  suivent  en  croupe 
Le  doux  parler  ne  nuit  de  rien. 


LIVRE  TROISIÈME  103 

XIII 

LES   LOUPS    ET   LES    BREBIS 

Après  mille  ans  et  plus  de  guerre  déclarée. 
Les  loups  firent  la  paix  avecque  les  brebis. 
C'était  apparemment  le  bien  des  deux  partis  : 
Car  si  les  loups  mangeaient  mainte  bête  égarée, 
Les  bergers  de  leur  peau  se  faisaient  maints  habits. 
Jamais  de  liberté,  ni  pour  les  pâturages. 

Ni  d'autre  part  pour  les  carnages  : 
Ils  ne  pouvaient  jouir,  qu'en  tremblant,  de  leurs 

biens. 
La  paix  se  conclut  donc  :   on  donne  des  otages  ; 
Les  loups,  leurs  louveteaux;    et  les  brebis,  leurs 

chiens. 
L'échange  en  étant  fait  aux  formes  ordinaires, 

Et  réglé  par  des  commissaires, 
Au  bout  de  quelque  temps  que  messieurs  les  louvats 
Se  virent  loups  parfaits,  et  friands  de  tûrie. 
Ils  vous  prennent  le  temps  que  dans  la  bergerie 

Messieurs  les  bergers  n'étaient  pas, 
Étranglent  la  moitié  des  agneaux  les  plus  gras, 
Les  emportent  aux  dents,  dans  les  bois  se  retirent. 
Ils  avaient  averti  leurs  gens  secrètement. 
Les  chiens,  qui,  sur  leur  foi,  reposaient  sûrement, 

Furent  étranglés  en  dormant: 
Cela  fut  sitôt  fait,  qu'à  peine  ils  le  sentirent. 
Tout  fut  mis  en  morceaux,  un  seul  n'en  échappa. 

Nous  pouvons  conclure  de  là 
Qu'il  faut  faire  aux  méchants  guerre  continuelle. 

La  paix  est  fort  bonne  de  soi, 

J'en  conviens:   mais  de  quoi  sert-elle 

Avec  des  ennemis  sans  foi  ? 


104  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

XIV 

LE    LION    DEVENU   VIEUX 

Le  lion,  terreur  des  forêts, 
Chargé  d'ans,  et  pleurant  son  antique  prouesse. 
Fut  enfin  attaqué  par  ses  propres  sujets, 

Devenus  forts  par  sa  faiblesse. 
Le  cheval  s'approchant  lui  donne  un  coup  de  pié. 
Le  loup  un  coup  de  dents,  le  bœuf  un  coup  de  corne. 
Le  malheureux  lion,  languissant,  triste,  et  morne, 
Peut  à  peine  rugir,  par  l'âge  estropié. 
Il  attend  son  destin  sans  faire  aucunes  plaintes; 
Quand  voyant  l'âne  même  à  son  antre  accourir: 
Ah!  c'est  trop,  lui  dit-il:   je  voulais  bien  mourir; 
Mais  c'est  mourir  deux  fois  que  souffrir  tes  atteintes. 

XV 

PHILOMÈLE   ET   PROGNÉ 

Autrefois  Progné  l'hirondelle 

De  sa  demeure  s'écarta, 

Et  loin  des  villes  s'emporta 
Dans  un  bois  où  chantait  la  pauvre  Philomèle. 
Ma  sœur,  lui  dit  Progné,  comment  vous  portez- 
vous? 
Voici  tantôt  mille  ans  que  l'on  ne  vous  a  vue  : 
Je  ne  me  souviens  point  que  vous  soyez  venue, 
Depuis  le  temps  de  Thrace,  habiter  parmi  nous. 

Dites-moi,  que  pensez-vous  faire  ? 
Ne  quitterez-vous  point  ce  séjour  solitaire? 
Ah!  reprit  Philomèle,  en  est-il  de  plus  doux? 


LIVRE  TROISIÈME  105 

Progné  lui  repartit  :   Eh  quoi  !   cette  musique, 
Pour  ne  chanter  qu'aux  animaux. 
Tout  au  plus  à  quelque  rustique  ! 

Le  désert  est-il  fait  pour  des  talents  si  beaux  ? 

Venez  faire  aux  cités  éclater  leurs  merveilles  : 
Aussi  bien,  en  voyant  les  bois, 

Sans  cesse  il  vous  souvient  que  Térée  autrefois 
Parmi  des  demeures  pareilles 

Exerça  sa  fureur  sur  vos  divins  appas. 

Et  c'est  le  souvenir  d'un  si  cruel  outrage 

Qui  fait,  reprit  sa  sœur,  que  je  ne  vous  suis  pas: 
En  voyant  les  hommes,  hélas! 
Il  m'en  souvient  bien  davantage. 


XVI 

LA   FEMME    NOYÉE 

Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  disent:    Ce  n'est  rien. 

C'est  une  femme  qui  se  noie. 
Je  dis  que  c'est  beaucoup:  et  ce  sexe  vaut  bien 
Que  nous  le  regrettions,  puisqu'il  fait  notre  joie. 
Ce  que  j'avance  ici  n'est  point  hors  de  propos, 

Puisqu'il  s'agit,  en  cette  fable, 

D'une  femme  qui  dans  les  flots 
Avait  fini  ses  jours  par  un  sort  déplorable. 

Son  époux  en  cherchait  le  corps 

Pour  lui  rendre,  en  cette  aventure. 

Les  honneurs  de  la  sépulture. 

Il  arriva  que  sur  les  bords 

Du  fleuve  auteur  de  sa  disgrâce 
Des  gens  se  promenaient  ignorant  l'accident. 


io6  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Ce  mari  donc  leur  demandant 
S'ils  n'avaient  de  sa  femme  aperçu  nulle  trace: 
Nulle,  reprit  l'un  d'eux;  mais  cherchez-la  plus  bas, 

Suivez  le  fil  de  la  rivière. 
Un  autre  repartit:  Non,  ne  le  suivez  pas, 

Rebroussez  plutôt  en  arrière  : 
Quelle  que  soit  la  pente  et  l'inclination 

Dont  l'eau  par  sa  course  l'emporte. 

L'esprit  de  contradiction 

L'aura  fait  flotter  d'autre  sorte. 

Cet  homme  se  raillait  assez  hors  de  saison. 
Quant  à  l'humeur  contredisante, 
Je  ne  sais  s'il  avait  raison: 
Mais,  que  cette  humeur  soit  ou  non 
Le  défaut  du  sexe  et  sa  pente. 
Quiconque  avec  elle  naîtra 
Sans  faute  avec  elle  mourra. 
Et  jusqu'au  bout  contredira, 
Et,  s'il  peut,  encor  par-delà. 


XVII 

LA  BELETTE  ENTRÉE  DANS  UN  GRENIER 

Damoiselle  belette,  au  corps  long  et  fluet. 
Entra  dans  un  grenier  par  un  trou  fort  étroit  : 

Elle  sortait  de  maladie. 

Là,  vivant  à  discrétion, 

La  galande  fit  chère  lie. 

Mangea,  rongea:    Dieu  sait  la  vie. 
Et  le  lard  qui  périt  en  cette  occasion  ! 

La  voilà,  pour  conclusion. 

Grasse,  mafflue  et  rebondie. 


LIVRE  TROISIÈME  107 

Au  bout  de  la  semaine,  ayant  dîné  son  soû, 

Elle  entend  quelque  bruit,  veut  sortir  par  le  trou, 

Ne  peut  plus  repasser,  et  croit  s'être  méprise. 

Après  avoir  fait  quelques  tours. 
C'est  dit-elle,  l'endroit;   me  voilà  bien  surprise: 
J'ai  passé  par  ici  depuis  cinq  ou  six  jours. 

Un  rat,  qui  la  voyait  en  peine, 
Lui  dit:    Vous  aviez  lors  la  panse  un  peu  moins 

pleine. 
Vous  êtes  maigre  entrée,  O  faut  maigre  sortir. 
Ce  que  je  vous  dis  là,  l'on  le  dit  à  bien  d'autres  : 
Mais  ne  confondons  point,  par  trop  approfondir. 

Leurs  affaires  avec  les  vôtres. 


XVIII 

LE   CHAT   ET   LE   VIEUX    RAT 

J'ai  lu,  chez  un  conteur  de  fables, 
Qu'un  second  Rodilard,  l'Alexandre  des  chats, 
L'Attila,  le  fléau  des  rats, 
Rendait  ces  derniers  misérables: 
J'ai  lu,  dis-je,  en  certain  auteur, 
Que  ce  chat  exterminateur, 
Vrai  Cerbère,  était  craint  une  lieue  à  la  ronde  : 
Il  voulait  de  souris  dépeupler  tout  le  monde. 
Les  planches  qu'on  suspend  sur  un  léger  appui, 
La  mort-aux-rats,  les  souricières, 
N'étaient  que  jeux  au  prix  de  lui. 
Comme  il  voit  que  dans  leurs  tanières 
Les  souris  étaient  prisonnières, 
Qu'elles  n'osaient  sortir,  qu'il  avait  beau  chercher, 
Le  galant  fait  le  mort,  et  du  haut  d'un  plancher 


io8  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Se  pend  la  tête  en  bas  :  la  bête  scélérate 
A  de  certains  cordons  se  tenait  par  la  patte. 
Le  peuple  des  souris  croit  que  c'est  châtiment, 
Qu'il  a  fait  un  larcin  de  rôt  ou  de  fromage, 
Égratigné  quelqu'un,  causé  quelque  dommage; 
Enfin,  qu'on  a  pendu  le  mauvais  garnement. 

Toutes,  dis-je,  unanimement 
Se  promettent  de  rire  à  son  enterrement. 
Mettent  le  nez  à  l'air,  montrent  un  peu  la  tête, 

Puis  rentrent  dans  leurs  nids  à  rats, 

Puis  ressortant  font  quatre  pas, 

Puis  enfin  se  mettent  en  quête. 

Mais  voici  bien  une  autre  fête: 
Le  pendu  ressuscite,  et,  sur  ses  pieds  tombant, 

Attrape  les  plus  paresseuses. 
Nous  en  savons  plus  d'un,  dit-il  en  les  gobant: 
C'est  tour  de  vieille  guerre  ;  et  vos  cavernes  creuses 
Ne  vous  sauveront  pas,  je  vous  en  avertis; 

Vous  viendrez  toutes  au  logis. 
Il  prophétisait  vrai  :   notre  maître  Mitis, 
Pour  la  seconde  fois,  les  trompe  et  les  affine, 

Blanchit  sa  robe  et  s 'enfariné; 

Et,  de  la  sorte  déguisé, 
Se  niche  et  se  blottit  dans  une  huche  ouverte. 

Ce  fut  à  lui  bien  avisé  : 
La  gent  trotte-menu  s'en  vient  chercher  sa  perte. 
Un  rat,  sans  plus,  s'abstient  d'aller  flairer  autour: 
C'était  un  vieux  routier,  il  savait  plus  d'un  tour; 
Même  il  avait  perdu  sa  queue  à  la  bataille. 
Ce  bloc  enfariné  ne  me  dit  rien  qui  vaille, 
S'écria-t-il  de  loin  au  général  des  chats  : 
Je  soupçonne  dessous  encor  quelque  machine. 

Rien  ne  te  sert  d'être  farine; 
Car,  quand  tu  serais  sac,  je  n'approcherais  pas. 


LIVRE  TROISIÈME  109 

C'était  bien  dit  à  lui;  j'approuve  sa  prudence: 
Il  était  expérimenté, 
Et  savait  que  la  méfiance 
Est  mère  de  la  sûreté. 


FIN    DU    TROISIEME    LIVRE 


LIVRE  QUATRIÈME 


LE   LION   AMOUREUX 

A  mademoiselle  de  Sévigné 

SÉviGNÉ,  de  qui  les  attraits 
Servent  aux  Grâces  de  modèle. 
Et  qui  naquîtes  toute  belle, 
A  votre  indifférence  près, 
Pourriez-vous  être  favorable 
Aux  jeux  innocents  d'une  fable. 
Et  voir,  sans  vous  épouvanter, 
Un  lion  qu'Amour  sut  dompter  ? 
Amour  est  un  étrange  maîtrp-L 
Heureux  qui  peut  ne  le  connaître 
Que  par  récit,  lui  ni  ses  coups  ! 
Quand  on  en  parle  devant  vous 
Si  la  vérité  vous  offense, 
La  fable  au  moins  se  peut  souffrir: 
Celle-ci  prend  bien  l'assurance 
De  venir  à  vos  pieds  s'offrir. 
Par  zèle  et  par  reconnaissance. 

Du  temps  que  les  bêtes  parlaient, 
Les  lions  entre  autres  voulaient 
Être  admis  dans  notre  alliance. 
Pourquoi  non  ?  puisque  leur  engeance 
Valait  la  nôtre  en  ce  temps-là, 
Ayant  courage,  intelligence, 


LIVRE  QUATRIÈME  m 

Et  belle  hure  outre  cela. 
Voici  comment  il  en  alla. 

Un  lion  de  haut  parentage, 
En  passant  par  un  certain  pré, 
Rencontra  bergère  à  son  gré  : 
Il  la  demande  en  mariage. 
Le  père  aurait  fort  souhaité 
Quelque  gendre  un  peu  moins  terrible. 
La  donner  lui  semblait  bien  dur; 
La  refuser  n'était  pas  sûr: 
Même  un  refus  eût  fait,  possible. 
Qu'on  eût  vu  quelque  beau  matin 
Un  mariage  clandestin  ; 
Car,  outre  qu'en  toute  manière 
La  belle  était  pour  les  gens  fiers. 
Fille  se  coiffe  volontiers 
D'amoureux  à  longue  crinière. 
Le  père  donc  ouvertement 
N'osant  renvoyer  notre  amant, 
Lui  dit  :   Ma  fille  est  délicate  ; 
Vos  griffes  la  pourront  blesser 
Quand  vous  voudrez  la  caresser. 
Permettez  donc  qu'à  chaque  patte 
On  vous  les  rogne;  et  pour  les  dents. 
Qu'on  vous  les  lime  en  même  temps: 
Vos  baisers  en  seront  moins  rudes, 
Et  pour  vous  plus  délicieux, 
Car  ma  fille  y  répondra  mieux 
Étant  sans  ces  inquiétudes. 
Le  lion  consent  à  cela: 
Tant  son  âme  était  aveuglée! 
Sans  dents  ni  griffes  le  voilà, 
Comme  place  démantelée. 


112  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

On  lâcha  sur  lui  quelques  chiens  : 
Il  fit  fort  peu  de  résistance. 

Amour  !   Amour  !   quand  tu  nous  tiens. 
On  peut  bien  dire:   Adieu  prudence! 


II 

LE   BERGER   ET   LA   MER 

Du  rapport  d'un  troupeau,  dont  il  vivait  sans  soins. 
Se  contenta  longtemps  un  voisin  d'Amphitrite. 

Si  sa  fortune  était  petite, 

EUe  était  sûre  tout  au  moins, 
A  la  fin,  les  trésors  déchargés  sur  la  plage 
Le  tentèrent  si  bien,  qu'il  vendit  son  troupeau, 
Trafiqua  de  l'argent,  le  mit  entier  sur  l'eau. 

Cet  argent  périt  par  naufrage. 
Son  maître  fut  réduit  à  garder  les  brebis. 
Non  plus  berger  en  chef  comme  il  était  jadis 
Quand  ses  propres  moutons  paissaient  sur  le  rivage  : 
Celui  qui  s'était  vu  Corydon  ou  Tircis, 

Fut  Pierrot  et  rien  davantage. 
Au  bout  de  quelque  temps  il  fit  quelques  profits, 

Racheta  des  bêtes  à  laine; 
Et  comme  un  jour  les  vents,  retenant  leur  haleine, 
Laissaient  paisiblement  aborder  les  vaisseaux: 
Vous  voulez  de  l'argent,  ô  mesdames  les  Eaux, 
Dit-il;  adressez-vous,  je  vous  prie,  à  quelque  autre: 

Ma  foi!  vous  n'aurez  pas  le  nôtre. 

Ceci  n'est  pas  un  conte  à  plaisir  inventé. 
Je  me  sers  de  la  vérité 
Pour  montrer,  par  expérience, 


LIVRE  QUATRIÈME  113 

Qu'un  sou,  quand  il  est  assuré, 

Vaut  mieux  que  cinq  en  espérance; 
Qu'il  se  faut  contenter  de  sa  condition; 
Qu'aux  conseils  de  la  mer  et  de  l'ambition 

Nous  devons  fermer  les  oreilles. 
Pour  un  qui  s'en  loûra,  dix  mille  s'en  plaindront. 

La  mer  promet  monts  et  merveilles  : 
Fiez-vous-y;  les  vents  et  les  voleurs  viendront. 


III 

LA   MOUCHE    ET   LA    FOURMI 

La  mouche  et  la  fourmi  contestaient  de  leur  prix. 

O  Jupiter!   dit  la  première. 
Faut-il  que  l'amour-propre  aveugle  les  esprits 

D'une  si  terrible  manière, 

Qu'un  vil  et  rampant  animal 
A  la  fille  de  l'air  ose  se  dire  égal! 
Je  hante  les  palais,  je  m'assieds  à  ta  table; 
Si  l'on  t'immole  un  bœuf,  j'en  goûte  devant  toi; 
Pendant  que  celle-ci,  chétive  et  misérable. 
Vit  trois  jours  d'un  fétu  qu'elle  a  traîné  chez  soi. 

Mais,  ma  mignonne,  dites-moi. 
Vous  campez- vous  jamais  sur  la  tête  d'un  roi, 

D'un  empereur,  ou  d'une  belle? 
Je  le  fais,  et  je  baise  un  beau  sein  quand  je  veux; 

Je  me  joue  entre  des  cheveux; 
Je  rehausse  d'un  teint  la  blancheur  naturelle; 
Et  la  dernière  main  que  met  à  sa  beauté 

Une  femme  allant  en  conquête, 
C'est  un  ajustement  des  mouches  emprunté. 

Puis  allez-moi  rompre  la  tête 

De  vos  greniers  !     Avez-vous  dit  ? 


114  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Lui  répliqua  la  ménagère. 
Vous  hantez  les  palais:   mais  on  vous  y  maudit 

Et  quant  à  goûter  la  première 

De  ce  qu'on  sert  devant  les  dieux, 

Croyez- vous  qu'il  en  vaille  mieux  ? 
Si  vous  entrez  partout,  aussi  font  les  profanes. 
Sur  la  tête  des  rois,  et  sur  celle  des  ânes. 
Vous  allez  vous  planter,  je  n'en  disconviens  pas; 

Et  je  sais  que  d'un  prompt  trépas 
Cette  importunité  bien  souvent  est  punie. 
Certain  ajustement,  dites- vous,  rend  jolie; 
J'en  conviens:   il  est  noir  ainsi  que  vous  et  moi. 
Je  veux  qu'il  ait  nom  mouche;    est-ce  un  sujet 
pourquoi 

Vous  fassiez  sonner  vos  mérites  ? 
Nomme-t-on  pas  aussi  mouches  les  parasites  ? 
Cessez  donc  de  tenir  un  langage  si  vain  : 

N'ayez  plus  ces  hautes  pensées. 

Les  mouches  de  cour  sont  chassées  ; 
Les  mouchards  sont  pendus:    et  vous  mourrez  de 
faim, 

De  froid,  de  langueur,  de  misère, 
Quand  Phébus  régnera  sur  un  autre  hémisphère. 
Alors  je  jouirai  du  fruit  de  mes  travaux: 

Je  n'irai,  par  monts  ni  par  vaux, 

M 'exposer  au  vent,  à  la  pluie; 

Je  vivrai  sans  mélancolie: 
Le  soin  que  j'aurai  pris  de  soin  m'exemptera. 

Je  vous  enseignerai  par  là 
Ce  que  c'est  qu'une  fausse  ou  véritable  gloire. 
Adieu;   je  perds  le  temps:   laissez-moi  travailler  ; 

Ni  mon  grenier,  ni  mon  armoire. 

Ne  se  remplit  à  babiller. 


LIVRE  QUATRIÈME  115 

IV 

LE    JARDINIER   ET   SON    SEIGNEUR 

Un  amateur  du  jardinage, 
Demi-bourgeois,  demi-manant, 
Possédait  en  certain  village 
Un  jardin  assez  propre,  et  le  clos  attenant. 
Il  avait  de  plant  vif  fermé  cette  étendue  : 
Là  croissaient  à  plaisir  l'oseille  et  la  laitue, 
De  quoi  faire  à  Margot  pour  sa  fête  un  bouquet, 
Peu  de  jcLsmin  d'Espagne,  et  force  serpolet. 
Cette  félicité  par  un  lièvre  troublée 
Fit   qu'au   seigneur   du   bourg   notre   homme   se 

plaignit. 
Ce  maudit  animal  vient  prendre  sa  goulée 
Soir  et  matin,  dit-il,  et  des  pièges  se  rit; 
Les  pierres,  les  bâtons,  y  perdent  leur  crédit  : 
Il  est  sorcier,  je  crois.     Sorcier!   je  l'en  défie. 
Repartit  le  seigneur:    fût-il  diable.  Mirant, 
En  dépit  de  ses  tours,  l'attrapera  bientôt. 
Je  vous  en  déferai,  bon  homme,  sur  ma  vie; 
Et  quand?     Et  dès  demain,  sans  tarder  plus  long- 
temps. 
La  partie  ainsi  faite,  il  vient  avec  ses  gens. 
Çà,  déjeunons,  dit-il:  vos  poulets  sont-ils  tendres? 
La  fille  du  logis,  qu'on  vous  voie,  approchez  : 
Quand  la  marîrons-nous  ?  quand  aurons-nous  des 

gendres  ? 
Bon  homme,  c'est  ce  coup  qu'il  faut,  vous  m'en- 
tendez, 

Qu'il  faut  fouiller  à  l'escarcelle. 
Disant  ces  mots,  il  fait  connaissance  avec  elle, 


ii6  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Auprès  de  lui  la  fait  asseoir, 
Prend  une  main,  un  bras,  lève  un  coin  du  mouchoir; 

Toutes  sottises  dont  la  belle 

Se  défend  avec  grand  respect  : 
Tant  qu'au  père  à  la  fin  cela  devient  suspect. 
Cependant  on  fricasse,  on  se  rue  en  cuisine. 
De  quand  sont  vos  jambons?    ils  ont  fort  bonne 

mine. 
Monsieur,  ils  sont  à  vous.     Vraiment,  dit  le  sei- 
gneur, 

Je  les  reçois,  et  de  bon  cœur. 
Il  déjeune  très  bien;  aussi  fait  sa  famille, 
Chiens,  chevaux  et  valets,  tous  gens  bien  endentés: 
Il  commande  chez  l'hôte,  y  prend  des  libertés, 

Boit  son  vin,  caresse  sa  fille. 
L'embarras  des  chasseurs  succède  au  déjeuné. 

Chacun  s'anime  et  se  prépare: 
Les  trompes  et  les  cors  font  un  tel  tintamarre 

Que  le  bon  homme  est  étonné. 
Le  pis  fut  que  l'on  mit  en  piteux  équipage 
Le  pauvre  potager:   adieu  planches,  carreaux, 

Adieu  chicorée  et  poireaux, 

Adieu  de  quoi  mettre  au  potage. 
Le  lièvre  était  gîté  dessous  un  maître  chou. 
On  le  quête,  on  le  lance:    il  s'enfuit  par  un  trou. 
Non  pas  trou,  mais  trouée,  horrible  et  large  plaie 

Que  l'on  fit  à  là  pauvre  haie 
Par  ordre  du  seigneur  ;  car  il  eût  été  mal 
Qu'on  n'eût  pu  du  jardin  sortir  tout  à  cheval. 
Le  bon  homme  disait:    Ce  sont  là  jeux  de  prince. 
Mais  on  le  laissait  dire  ;  et  les  chiens  et  les  gens 
Firent  plus  de  dégât  en  une  heure  de  temps. 

Que  n'en  auraient  fait  en  cent  ans 

Tous  les  lièvres  de  la  province. 


LIVRE  QUATRIÈME  117 

Petit  princes,  videz  vos  débats  entre  vous: 
De  recourir  aux  rois  vous  seriez  de  grands  fous. 
Il  ne  les  faut  jamais  engager  dans  vos  guerres. 
Ni  les  faire  entrer  sur  vos  terres. 


V 
l'âne  et  le  petit  chien 

Ne  forçons  point  notre  talent; 

Nous  ne  ferions  rien  avec  grâce  : 

Jamais  un  lourdaud,  quoi  qu'il  fasse, 

Ne  saurait  passer  pour  galant. 
Peu  de  gens,  que  le  ciel  chérit  et  gratifie. 
Ont  le  don  d'agréer  in  fus  avec  la  vie. 

C'est  un  point  qu'il  leur  faut  laisser. 
Et  ne  pas  ressembler  à  l'âne  de  la  fable. 

Qui,  pour  se  rendre  plus  aimable 
Et  plus  cher  à  son  maître,  alla  le  caresser. 

Comment  !   disait-il  en  son  âme, 

Ce  chien,  parcequ'il  est  mignon, 

Vivra  de  pair  à  compagnon 

Avec  monsieur,  avec  madame: 

Et  j 'aurai  des  coups  de  bâton  ! 

Que  fait-il  ?  il  donne  la  patte. 

Puis  aussitôt  il  est  baisé: 
S'il  en  faut  faire  autant  afin  que  l'on  me  flatte, 

Cela  n'est  pas  bien  malaisé. 

Dans  cette  admirable  pensée, 
Voyant  son  maître  en  joie,  il  s'en  vient  lourdement. 

Lève  une  corne  tout  usée, 
La  lui  porte  au  menton  fort  amoureusement, 
Non  sans  accompagner,  pour  plus  grand  ornement. 
De  son  chant  gracieux  cette  action  hardie. 


ii8  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Oh  !   oh  !   quelle  caresse  !  et  quelle  mélodie  ! 
Dit  le  maître  aussitôt.     Holà,  Martin-bâton  ! 
Martin-bâton  accourt:   l'âne  change  de  ton. 
Ainsi  finit  la  comédie. 


VI 

LE  COMBAT  DES  RATS  ET  DES  BELETTES 

La  nation  des  belettes, 

Non  plus  que  celle  des  chats. 

Ne  veut  aucun  bien  aux  rats 

Et  sans  les  portes  étroites 

De  leurs  habitations, 

L'animal  à  longue  échine 

En  ferait,  je  m'imagine, 

De  grandes  destructions. 

Or,  une  certaine  année 

Qu'il  en  était  à  foison, 

Leur  roi,  nommé  Ratapon, 

Mit  en  campagne  une  armée. 

Les  belettes,  de  leur  part, 

Déployèrent  l'étendard. 

Si  l'on  croit  la  renommée, 

La  victoire  balança: 

Plus  d'un  guéret  s'engraissa 

Du  sang  de  plus  d'une  bande. 

Mais  la  perte  la  plus  grande 

Tomba  presque  en  tous  endroits 

Sur  le  peuple  souriquois  : 

Sa  déroute  fut  entière, 

Quoi  que  pût  faire  Artarpax, 

Psicarpax,  Méridarpax, 

Qui,  tout  couverts  de  poussière. 


LIVRE  QUATRIÈME  119 

Soutinrent  assez  longtemps 
Les  efforts  des  combattants. 
Leur  résistance  fut  vaine, 
Il  fallut  céder  au  sort: 
Chacun  s'enfuit  au  plus  fort, 
Tant  soldat  que  capitaine. 
Les  princes  périrent  tous. 
La  racaille,  dans  des  trous 
Trouvant  sa  retraite  prête, 
Se  sauva  sans  grand  travail  : 
Mais  les  seigneurs  sur  leur  tête 
Ayant  chacun  un  plumail. 
Des  cornes  ou  des  aigrettes. 
Soit  comme  marques  d'honneur, 
Soit  afin  que  les  belettes 
En  conçussent  plus  de  peur, 
Cela  causa  leur  malheur. 
Trou,  ni  fente,  ni  crevasse. 
Ne  fut  large  assez  pour  eux  : 
Au  lieu  que  la  populace 
Entrait  dans  les  moindres  creux. 
La  principale  jonchée 
Fut  donc  des  principaux  rats. 
Une  tête  empanachée 
N'est  pas  petit  embarras. 
Le  trop  superbe  équipage 
Peut  souvent  en  un  passage 
Causer  du  retardement. 
Les  petits  en  toute  affaire 
Esquivent  fort  aisément: 
Les  grands  ne  le  peuvent  faire. 


I30  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

VII 

LE    SINGE    ET   LE    DAUPHIN 

C'ÉTAIT  chez  les  Grecs  un  usage 

Que  sur  la  mer  tous  voyageurs 

Menaient  avec  eux  en  voyage 

Singes  et  chiens  de  bateleurs. 

Un  navire  en  cet  équipage 

Non  loin  d'Athènes  fit  naufrage. 

Sans  les  dauphins  tout  eût  péri. 

Cet  animal  est  fort  ami 

De  notre  espèce  :   en  son  histoire 

Pline  le  dit  ;  il  le  faut  croire. 

Il  sauva  donc  tout  ce  qu'il  put. 

Même  un  singe  en  cette  occurrence. 

Profitant  de  la  ressemblance. 

Lui  pensa  devoir  son  salut  : 

Un  dauphin  le  prit  pour  un  homme, 

Et  sur  son  dos  le  fit  asseoir 

Si  gravement,  qu'on  eût  cru  voir 

Ce  chanteur  que  tant  on  renomme. 

Le  dauphin  l' allait  mettre  à  bord, 

Quand,  par  hasard,  il  lui  demande 

Êtes-vous  d'Athènes  la  grande  ? 

Oui,  dit  l'autre;  on  m'y  connaît  fort: 

S'il  vous  y  survient  quelque  affaire, 

Employez-moi;   car  mes  parents 

Y  tiennent  tous  les  premiers  rangs: 

Un  mien  cousin  est  juge  maire. 

Le  dauphin  dit,  Bien  grand  merci. 

Et  le  Pirée  a  part  aussi 

A  l'honneur  de  votre  présence  ? 


LIVRE  QUATRIÈME  121 

Vous  le  voyez  souvent,  je  pense? 

Tous  les  jours:  il  est  mon  ami; 

C'est  une  vieille  connaissance. 

Notre  magot  prit,  pour  ce  coup. 

Le  nom  d'un  port  pour  un  nom  d'homme. 

De  telles  gens  il  est  beaucoup, 
Qui  prendraient  Vaugirard  pour  Rome  ; 
Et  qui,  caquetant  au  plus  dru, 
Parlent  de  tout,  et  n'ont  rien  vu. 

Le  dauphin  rit,  tourne  la  tête  ; 

Et,  le  magot  considéré. 

Il  s'aperçoit  qu'il  n'a  tiré 

Du  fond  des  eaux  rien  qu'une  bête: 

Il  l'y  replonge,  et  va  trouver 

Quelque  homme  afin  de  le  sauver. 


VIII 

l'homme,  et  l'idole  de  bois 

Certain  païen  chez  lui  gardait  un  dieu  de  bois. 
De  ces  dieux  qui  sont  sourds,  bien  qu'ayant  des 

oreilles  : 
Le  païen  cependant  s'en  promettait  merveilles. 

Il  lui  coûtait  autant  que  trois  : 

Ce  n'était  que  vœux  et  qu'offrandes, 
Sacrifices  de  bœufs  couronnés  de  guirlandes. 

Jamais  idole,  quel  qu'il  fût, 

N'avait  en  cuisine  si  grasse; 
Sans  que,  pour  tout  ce  culte,  à  son  hôte  il  échût 
Succession,  trésor,  gain  au  jeu,  nulle  grâce. 
Bien  plus,  si  pour  un  sou  d'orage  en  quelque  endroit 


122  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

S'amassait  d'une  ou  d'autre  sorte, 
L'homme  en  avait  sa  part  ;  et  sa  bourse  en  souffrait  : 
La  pitance  du  dieu  n'en  était  pas  moins  forte. 
A  la  fin,  se  fâchant  de  n'en  obtenir  rien. 
Il  vous  prend  un  levier,  met  en  pièces  l'idole, 
Le  trouve  rempli  d'or.     Quand  je  t'ai  fait  du  bien. 
M'as-tu  valu,  dit-il,  seulement  une  obole  ? 
Va,  sors  de  mon  logis,  cherche  d'autres  autels. 

Tu  ressembles  aux  naturels 

Malheureux,  grossiers  et  stupides  : 
On  n'en  peut  rien  tirer  qu'avecque  le  bâton. 
Plus  je  te  remplissais,  plus  mes  mains  étaient  vides  : 

J'ai  bien  fait  de  changer  de  ton. 


IX 

LE    GEAI    PARÉ    DES    PLUMES    DU    PAON 

Un  paon  muait  :   un  geai  prit  son  plumage  ; 
Puis  après  se  l'accommoda; 
Puis  parmi  d'autres  paons  tout  fier  se  panada. 

Croyant  être  un  beau  personnage. 
Quelqu'un  le  reconnut:   il  se  vit  bafoué. 

Berné,  sifflé,  moqué,  joué. 
Et  par  messieurs  les  paons  plumé  d'étrange  sorte  : 
Même  vers  ses  pareils  s'étant  réfugié. 
Il  fut  par  eux  mis  à  la  porte. 

Il  est  assez  de  geais  à  deux  pieds  comme  lui, 
Qui  se  parent  souvent  des  dépouilles  d'autnii, 

Et  que  l'on  nomme  plagiaires. 
Je  m'en  tais,  et  ne  veux  leur  causer  nul  ennui: 

Ce  ne  sont  pas  là  mes  affaires. 


LIVRE  QUATRIÈME  123 

X 

LE    CHAMEAU,    ET    LES    BÂTONS    FLOTTANTS 

Le  premier  qui  vit  un  chameau 

S'enfuit  à  cet  objet  nouveau; 
Le  second  approcha;  le  troisième  osa  faire 

Un  hcou  pour  le  dromadaire. 
L'accoutumance  ainsi  nous  rend  tout  familier: 
Ce  qui  nous  paraissait  terrible  et  singulier 

S'apprivoise  avec  notre  vue 

Quand  ce  vient  à  la  continue. 
Et  puisque  nous  voici  tombés  sur  ce  sujet: 

On  avait  mis  des  gens  au  guet, 
Qui,  voyant  sur  les  eaux  de  loin  certain  objet, 

Ne  purent  s'empêcher  de  dire 

Que  c'était  un  puissant  navire. 
Quelques  moments  après,  l'objet  devint  brûlot, 

Et  puis  nacelle,  et  puis  ballot. 

Enfin  bâtons  flottant  sur  l'onde. 

J'en  sais  beaucoup  de  par  le  monde 

A  qui  ceci  conviendrait  bien  : 
De  loin,  c'est  quelque  chose;    et  de  près,  ce  n'est 
rien. 

XI 

LA   GRENOUILLE    ET    LE    RAT 

Tel,  comme  dit  Merlin,  croit  engeigner  autrui. 

Qui  souvent  s'engeigne  soi-même. 
J'ai  regret  que  ce  mot  soit  trop  vieux  aujourd'hui: 
Il  m'a  toujours  semblé  d'une  énergie  extrême. 
Mais  enfin  d'en  venir  au  dessein  que  j'ai  pris: 


124  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Un  rat  plein  d'embonpoint,  gras,  et  des  mieux 

nourris, 
Et  qui  ne  connaissait  l'avent  ni  le  carême, 
Sur  le  bord  d'un  marais  égayait  ses  esprits. 
Une  grenouille  approche,  et  lui  dit  en  sa  langue: 
Venez  me  voir  chez  moi,  je  vous  ferai  festin. 

Messire  rat  promit  soudain  : 
Il  n'était  pas  besoin  de  plus  longue  harangue. 
Elle  allégua  pourtant  les  délices  du  bain, 
La  curiosité,  le  plaisir  du  voyage. 
Cent  raretés  à  voir  le  long  du  marécage  : 
Un  jour  il  conterait  à  ses  petits  enfants 
Les  beautés  de  ces  lieux,  les  moeurs  des  habitants, 
Et  le  gouvernement  de  la  chose  publique 

Aquatique. 
Un  point  sans  plus  tenait  le  galant  empêché  : 
Il  nageait  quelque  peu,  mais  il  fallait  de  l'aide. 
La  grenouille  à  cela  trouve  un  très  bon  remède: 
Le  rat  fut  à  son  pied  par  la  patte  attaché; 

Un  brin  de  jonc  en  fit  l'affaire. 
Dans  le  marais  entrés,  notre  bonne  commère 
S'efforce  de  tirer  son  hôte  au  fond  de  l'eau. 
Contre  le  droit  des  gens,  contre  la  foi  jurée; 
Prétend  qu'elle  en  fera  gorge-chaude  et  curée: 
C'était,  à  son  avis,  un  excellent  morceau. 
Déjà  dans  son  esprit  la  galande  le  croque. 
Il  atteste  les  dieux;  la  perfide  s'en  moque: 
Il  résiste;   elle  tire.     En  ce  combat  nouveau, 
Un  milan,  qui  dans  l'air  planait,  faisait  la  ronde, 
Voit  d'en  haut  le  pauvret  se  débattant  sur  l'onde. 
Il  fond  dessus,  l'enlève,  et,  par  même  moyen 

La  grenouille  et  le  lien. 

Tout  en  fut  ;   tant  et  si  bien , 

Que  de  cette  double  proie 


LIVRE  QUATRIÈME  125 

L'oiseau  se  donne  au  cœur  joie, 
Ayant,  de  cette  façon, 
A  souper  chair  et  poisson. 

La  ruse  la  mieux  ourdie 
Peut  nuire  à  son  inventeur  ; 
Et  souvent  la  perfidie 
Retourne  sur  son  auteur. 


XII 

TRIBUT   ENVOYÉ   PAR   LES   ANIMAUX   A   ALEXANDRE 

Une  fable  avait  cours  parmi  l'antiquité  ; 

Et  la  raison  ne  m'en  est  pas  connue. 
Que  le  lecteur  en  tire  une  moralité  : 

Voici  la  fable  toute  nue. 

La  Renommée  ayant  dit  en  cent  lieux 

Qu'un  fils  de  Jupiter,  un  certain  Alexandre, 

Ne  voulant  rien  laisser  de  libre  sous  les  cieux. 
Commandait  que,  sans  plus  attendre. 
Tout  peuple  à  ses  pieds  s'allât  rendre, 

Quadrupèdes,  humains,  éléphants,  vermisseaux 
Les  républiques  des  oiseaux: 
La  déesse  aux  cent  bouches,  dis-je, 
Ayant  mis  partout  la  terreur 

En  publiant  l'édit  du  nouvel  empereur. 
Les  animaux,  et  toute  espèce  lige 

De  son  seul  appétit,  crurent  que  cette  fois 
Il  fallait  subir  d'autres  lois. 

On    s'assemble    au    désert.     Tous    quittent    leur 
tanière. 

Après  divers  avis,  on  résout,  on  conclut 


126  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

D'envoyer  hommage  et  tribut. 

Pour  l'hommage  et  pour  la  manière, 
Le  singe  en  fut  chargé:   l'on  lui  mit  par  écrit 

Ce  que  l'on  voulait  qui  fût  dit. 

Le  seul  tribut  les  tint  en  peine  : 
Car  que  donner  ?  il  fallait  de  l'argent. 

On  en  prit  d'un  prince  obligeant, 

Qui,  possédant  dans  son  domaine 
Des  mines  d'or,  fournit  ce  qu'on  voulut. 
Comme  il  fut  question  de  porter  ce  tribut. 

Le  mulet  et  l'âne  s'offrirent, 
Assistés  du  cheval  ainsi  que  du  chameau. 

Tout  quatre  en  chemin  ils  se  mirent, 
Avec  le  singe,  ambassadeur  nouveau. 
La  caravane  enfin  rencontre  en  un  passage 
Monseigneur  le  lion.     Cela  ne  leur  plut  point. 

Nous  nous  rencontrons  tout  à  point, 
Dit-il,  et  nous  voici  compagnons  de  voyage. 

J 'allais  offrir  mon  fait  à  part  ; 
Mais,  bien  qu'il  soit  léger,  tout  fardeau  m'em- 
barrasse. 
Obligez-moi  de  me  faire  la  grâce 

Que  d'en  porter  chacun  un  quart  : 
Ce  ne  vous  sera  pas  une  charge  trop  grande  ; 
Et  j'en  serai  plus  libre,  et  bien  plus  en  état, 
En  cas  que  les  voleurs  attaquent  notre  bande. 

Et  que  l'on  en  vienne  au  combat. 
Éconduire  un  lion  rarement  se  pratique. 
Le  voilà  donc  admis,  soulagé,  bien  reçu. 
Et,  malgré  le  héros  de  Jupiter  issu. 
Faisant  chère  et  vivant  sur  la  bourse  publique. 

Ils  arrivèrent  dans  un  pré 
Tout  bordé  de  ruisseaux,  de  fleurs  tout  diapré, 

Où  maint  mouton  cherchait  sa  vie, 


LIVRE  QUATRIÈME  127 

Séjour  du  frais,  véritable  patrie 
Des  zéphyrs.     Le  lion  n'y  fut  pas,  qu'à  ces  gens 

Il  se  plaignit  d'être  malade. 

Continuez  votre  ambassade, 
Dit-il;  je  sens  un  feu  qui  me  brûle  au  dedans, 
Et  veux  chercher  ici  quelque  herbe  salutaire. 

Pour  vous,  ne  perdez  point  de  temps: 
Rendez-moi  mon  argent;   j'en  puis  avoir  affaire. 
On  déballe:   et  d'abord  le  lion  s'écria, 

D'un  ton  qui  témoignait  sa  joie: 
Que  de  filles,  ô  dieux!   mes  pièces  de  monnaie 
Ont  produites!     Voyez:   la  plupart  sont  déjà 

Aussi  grandes  que  leurs  mères. 
Le  croît  m'en  appartient.     Il  prit  tout  là-dessus: 
Ou  bien,  s'il  ne  prit  tout,  il  n'en  demeura  guères. 

Le  singe  et  les  sommiers  confus. 
Sans  oser  répliquer,  en  chemin  se  remirent. 
Au  fils  de  Jupiter  on  dit  qu'ils  se  plaignirent, 

Et  n'en  eurent  point  de  raison. 

Qu'eût-il  fait?     C'eût  été  lion  contre  lion: 

Et  le  proverbe  dit:   Corsaires  à  corsaires. 

L'un  l'autre  s 'attaquant,  ne  font  pas  leurs  affaires. 


XIII 

LE  CHEVAL  S'ÉTANT  VOULU  VENGER  DU  CERF 

De  tout  temps  les  chevaux  ne  sont  nés  pour  les 

hommes. 
Lorsque  le  genre  humain  de  glands  se  contentait. 
Ane,  cheval,  et  mule,  aux  forêts  habitait: 
Et  l'on  ne  voyait  point,  comme  au  siècle  où  nous 

sommes. 


138  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Tant  de  selles  et  tant  de  bâts, 
Tant  de  harnois  pour  les  combats, 
Tant  de  chaises,  tant  de  carrosses  ; 
Comme  aussi  ne  voyait-on  pas 
Tant  de  festins  et  tant  de  noces. 
Or  un  cheval  eut  alors  différend 
Avec  un  cerf  plein  de  vitesse; 
Et  ne  pouvant  l'attraper  en  courant, 
Il  eut  recours  à  l'homme,  implora  son  adresse. 
L'homme  lui  mit  un  frein,  lui  sauta  sur  le  dos, 

Ne  lui  donna  point  de  repos 
Que  le  cerf  ne  fût  pris,  et  n'y  laissât  la  vie. 

Et  cela  fait,  le  cheval  remercie 
L'homme  son  bienfaiteur,  disant:   Je  suis  à  vous: 
Adieu;   je  m'en  retourne  en  mon  séjour  sauvage. 
Non  pas  cela,  dit  l'homme;    il  fait  meilleur  chez 
nous: 
Je  vois  trop  quel  est  votre  usage. 
Demeurez  donc;   vous  serez  bien  traité. 
Et  jusqu'au  ventre  en  la  litière. 

Hélas  !   que  sert  la  bonne  chère 

Quand  on  n'a  pas  la  liberté? 
Le  cheval  s'aperçut  qu'il  avait  fait  folie: 
Mais  il  n'était  plus  temps;  déjà  son  écurie 

Était  prête  et  toute  bâtie. 
Il  y  mourut  en  tramant  son  lien  : 
Sage  s'il  eût  remis  une  légère  offense. 

Quel  que  soit  le  plaisir  que  cause  la  vengeance. 
C'est  l'acheter  trop  cher,  que  l'acheter  d'un  bien 
Sans  qui  les  autres  ne  sont  rien. 


LIVRE  QUATRIÈME  129 


XIV 

LE   RENARD   ET  LE   BUSTE 

Les  grands,  pour  la  plupart,  sont  masques   de 

théâtre  ; 
Leur  apparence  impose  au  vulgaire  idolâtre. 
L'âne  n'en  sait  juger  que  par  ce  qu'il  en  voit: 
Le  renard,  au  contraire,  à  fond  les  examine, 
Les  tourne  de  tous  sens  ;  et,  quand  il  s'aperçoit 

Que  leur  fait  n'est  que  bonne  mine, 
Il  leur  applique  un  mot  qu'un  buste  de  héros 

Lui  fit  dire  fort  à  propos. 
C'était  un  buste  creux,  et  plus  grand  que  nature. 
Le  renard,  en  louant  l'effort  de  la  sculpture, 
«  Belle  tête,  dit-il,  mais  de  cerveUe  point.  » 

Combien  de  grands  seigneurs  sont  bustes  en  ce 
point  ! 

XV 

LE  LOUP,  LA  CHÈVRE  ET  LE  CHEVREAU 

La  bique  allant  remplir  sa  traînante  mamelle. 
Et  paître  l'herbe  nouvelle. 
Ferma  sa  porte  au  loquet. 
Non  sans  dire  à  son  biquet  : 
Gardez- vous,  sur  votre  vie. 
D'ouvrir,  que  l'on  ne  vous  die, 
Pour  enseigne  et  mot  du  guet. 
Foin  du  loup  et  de  sa  race  ! 
Comme  elle  disait  ces  mots, 
Le  loup,  de  fortune,  passe  : 

E 


I30  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Il  les  recueille  à  propos, 

Et  les  garde  en  sa  mémoire. 

La  bique,  comme  on  peut  croire, 

N'avait  pas  vu  le  glouton. 
Dès  qu'il  la  voit  partie,  il  contrefait  son  ton, 

Et,  d'une  voix  papelarde, 
Il  demande  qu'on  ouvre,  en  disant,  Foin  du  loup  ! 

Et  croyant  entrer  tout  d'un  coup. 
Le  biquet  soupçonneux  par  la  fente  regarde  : 
Montrez-moi  patte  blanche,  ou  je  n'ouvrirai  point, 
S'écria-t-il  d'abord.     Patte  blanche  est  un  point 
Chez  les  loups,  comme  on  sait,  rarement  en  usage. 
Celui-ci,  fort  surpris  d'entendre  ce  langage, 
Comme  il  était  venu  s'en  retourna  chez  soi. 
Où  serait  le  biquet  s'il  eût  ajouté  foi 
Au  mot  du  guet,  que  de  fortune 
Notre  loup  avait  entendu  ? 

Deux  sûretés  valent  mieux  qu'une; 
Et  le  trop  en  cela  ne  fut  jamais  perdu. 


XVI 

LE    LOUP,    LA   MÈRE,    ET   L'ENFANT 

Ce  loup  me  remet  en  mémoire 
Un  de  ses  compagnons  qui  fut  encor  mieux  pris  : 

Il  y  périt.     Voici  l'histoire. 
Un  villageois  avait  à  l'écart  son  logis. 
Messer  loup  attendait  chape-chute  à  la  porte  : 
Il  avait  vu  sortir  gibier  de  toute  sorte. 

Veaux  de  lait,  agneaux  et  brebis. 
Régiment  de  dindons,  enfin  bonne  pro vende. 
Le  larron  commençait  pourtant  à  s'ennuyer. 


LIVRE  QUATRIÈME  131 

Il  entend  un  enfant  crier. 

La  mère  aussitôt  le  gourmande 

Le  menace,  s'il  ne  se  tait, 
De  le  donner  au  loup.     L'animal  se  tient  prêt, 
Remerciant  les  dieux  d'une  telle  aventure: 
Quand  la  mère  apaisant  sa  chère  géniture 
Lui  dit:   Ne  criez  point;  s'il  vient,  nous  le  tûrons. 
Qu'est-ce  ci!  s'écria  le  mangeur  de  moutons: 
Dire  d'un,  puis  d'un  autre!     Est-ce  ainsi  que  l'on 

traite 
Les  gens  faits  comme  moi?    me  prend-on  pour 
un  sot? 

Que  quelque  jour  ce  beau  marmot 

Vienne  au  bois  cueillir  la  noisette  .  .  . 
Comme  il  disait  ces  mots,  on  sort  de  la  maison: 
Un  chien   de  cour  l'arrête;    épieux  et  fourches 
fîères 

L'ajustent  de  toutes  manières. 
Que  veniez-vous  chercher  en  ce  lieu  ?  lui  dit-on . 

Aussitôt  il  conta  l'affaire. 

Merci  de  moi!  lui  dit  la  mère. 
Tu  mangeras  mon  fils!   L'ai-je  fait  à  dessein 

Qu'O  assouvisse  un  jour  ta  faim? 

On  assomma  la  pauvre  bête. 
Un  manant  lui  coupa  le  pied  droit  et  la  tête  : 
Le  seigneur  du  village  à  sa  porte  les  mit; 
Et  ce  dicton  picard  alentour  fut  écrit: 

«  Biaux  chires  leups,  n'écoutez  mie 
Mère  tenchent  chen  fieïix  qui  crie.  » 


132  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

XVII 

PAROLE    DE    SOCRATE 

SocRATE  un  jour  faisant  bâtir, 

Chacun  censurait  son  ouvrage: 
L'un  trouvait  les  dedans,  pour  ne  lui  point  mentir, 

Indignes  d'un  tel  personnage; 
L'autre  blâmait  la  face;  et  tous  étaient  d'avis 
Que  les  appartements  en  étaient  trop  petits. 
Quelle  maison  pour  lui  !  l'on  y  tournait  à  peine. 

Plût  au  ciel  que  de  vrais  amis, 
Telle  qu'elle  est,  dit-il,  elle  pût  être  pleine! 

Le  bon  Socrate  avait  raison 

De  trouver  pour  ceux-là  trop  grande  sa  maison. 

Chacun  se  dit  ami;  mais  fou  qui  s'y  repose: 
Rien  n'est  plus  commun  que  ce  nom. 
Rien  n'est  plus  rare  que  la  chose. 

XVIII 

LE   VIEILLARD    ET   SES   ENFANTS 

Toute  puissance  est  faible,  à  moins  que  d'être  unie. 

Écoutez  là-dessus  l'esclave  de  Phrygie. 

Si  j'ajoute  du  mien  à  son  invention, 

C'est  pour  peindre  nos  mœurs,  et  non  point  par 

envie  ; 
Je  suis  trop  au-dessous  de  cette  ambition. 
Phèdre  enchérit  souvent  par  un  motif  de  gloire  : 
Pour  moi,  de  tels  pensers  me  seraient  malséants. 
Mais  venons  à  la  fable  ou  plutôt  à  l'histoire 
De  celui  qui  tâcha  d'unir  tous  ses  enfants. 


LIVRE  QUATRIÈME  133 

Un  vieillard  près  d'aller  où  la  mort  l'appelait, 
Mes  chers  enfants,  dit-il  (à  ses  fils  il  parlait), 
Voyez  si  vous  romprez  ces  dards  liés  ensemble  : 
Je  vous  expliquerai  le  nœud  qui  les  assemble. 
L'aîné  les  ayant  pris,  et  fait  tous  ses  efforts. 
Les  rendit,  en  disant:   Je  le  donne  aux  plus  forts. 
Un  second  lui  succède,  et  se  met  en  posture  ; 
Mais  en  vain.     Un  cadet  tente  aussi  l'aventure. 
Tous  perdirent  leur  temps,  le  faisceau  résista: 
De  ces  dards  joints  ensemble  un  seul  ne  s'éclata. 
Faibles  gens!    dit  le  père:    il  faut  que  je  vous 

montre 
Ce  que  ma  force  peut  en  semblable  rencontre. 
On  crut  qu'il  se  moquait,  on  sourit,  mais  à  tort  : 
Il  sépare  les  dards,  et  les  rompt  sans  effort. 
Vous  voyez,  reprit-il,  l'effet  de  la  concorde: 
Soyez   joints,    mes    enfants;     que    l'amour    vous 

accorde. 
Tant  que  dura  son  mal,  il  n'eut  autre  discours. 
Enfin  se  sentant  près  de  terminer  ses  jours. 
Mes  chers  enfants,  dit-il,  je  vais  où  sont  nos  pères; 
Adieu,  promettez-moi  de  vivre  comme  frères  ; 
Que  j'obtienne  de  vous  cette  grâce  en  mourant. 
Chacun  de  ses  trois  fils  l'en  assure  en  pleurant. 
Il  prend  à  tous  les  mains,  il  meurt.     Et  les  trois 

frères 
Trouvent   un   bien    fort   grand,    mais    fort   mêlé 

d'affaires. 
Un  créancier  saisit,  un  voisin  fait  procès: 
D'abord  notre  trio  s'en  tire  avec  succès. 
Leur  amitié  fut  courte  autant  qu'elle  était  rare. 
Le  sang  les  avait  joints,  l'intérêt  les  sépare: 
L'ambition,  l'envie,  avec  les  consultants, 
Dans  la  succession  entrent  en  même  temps. 


134  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

On  en  vient  au  partage,  on  conteste,  on  chicane: 
Le  juge  sur  cent  points  tour  à  tour  les  condamne. 
Créanciers  et  voisins  reviennent  aussitôt, 
Ceux-là  sur  une  erreur,  ceux-ci  sur  un  défaut. 
Les  frères  désunis  sont  tous  d'avis  contraire: 
L'un  veut  s'accommoder,  l'autre  n'en  veut  rien 

faire. 
Tous  perdirent  leur  bien,  et  voulurent  trop  tard 
Profiter  de  ces  dards  unis,  et  pris  à  part. 


XIX 

l'oracle  et  l'impie 

Vouloir  tromper  le  ciel,  c'est  folie  à  la  terre. 
Le  dédale  des  cœurs  en  ses  détours  n'enserre 
Rien  qui  ne  soit  d'abord  éclairé  par  les  dieux  : 
Tout  ce  que  l'homme  fait,  il  le  fait  à  leurs  yeux. 
Même  les  actions  que  dans  l'ombre  il  croit  faire. 
Un  païen,  qui  sentait  quelque  peu  le  fagot. 
Et  qui  croyait  en  Dieu,  pour  user  de  ce  mot. 

Par  bénéfice  d'inventaire. 

Alla  consulter  Apollon. 

Dès  qu'il  fut  en  son  sanctuaire: 
Ce  que  je  tiens,  dit-il,  est-il  en  vie,  ou  non? 

Il  tenait  un  moineau,  dit-on, 

Prêt  d'étouffer  la  pauvre  bête. 

Ou  de  la  lâcher  aussitôt, 

Pour  mettre  ApoUon  en  défaut. 
Apollon  reconnut  ce  qu'il  avait  en  tête: 
Mort  ou  vif,  lui  dit-il,  montre-nous  ton  moineau; 

Et  ne  me  tends  plus  de  panneau  ; 
Tu  te  trouverais  mal  d'un  pareil  stratagème: 

Je  vois  de  loin,  j'atteins  de  même. 


LIVRE  QUATRIÈME  135 

XX 

l'avare  qui  a  perdu  son  trésor 

L'usage  seulement  fait  la  possession. 
Je  demande  à  ces  gens  de  qui  la  passion 
Est  d'entasser  toujours,  mettre  somme  sur  somme. 
Quel  avantage  ils  ont  que  n'ait  pas  un  autre  homme. 
Diogène  là-bas  est  aussi  riche  qu'eux; 
Et  l'avare  ici-haut,  comme  lui,  vit  en  gueux. 
L'homme  au  trésor  caché,  qu'Ésope  nous  propose. 
Servira  d'exemple  à  la  chose. 

Ce  malheureux  attendait 
Pour  jouir  de  son  bien  une  seconde  vie; 
Ne  possédait  pas  l'or,  mais  l'or  le  possédait. 
Il  avait  dans  la  terre  une  somme  enfouie. 
Son  cœur  avec,  n'ayant  autre  déduit 

Que  d'y  ruminer  jour  et  nuit. 
Et  rendre  sa  chevance  à  lui-même  sacrée. 
Qu'il  allât  ou  qu'il  vînt,  qu'il  bût  ou  qu'il  mangeât, 
On  l'eût  pris  de  bien  court  à  moins  qu'il  ne  songeât 
A  l'endroit  où  gisait  cette  somme  enterrée. 
Il  y  fît  tant  de  tours,  qu'un  fossoyeur  le  vit, 
Se  douta  du  dépôt,  l'enleva  sans  rien  dire. 
Notre  avare  un  beau  jour  ne  trouva  que  le  nid. 
Voilà  mon  homme  aux  pleurs  :   il  gémit,  il  soupire. 

Il  se  tourmente,  il  se  déchire. 
Un  passant  lui  demande  à  quel  sujet  ses  cris. — 

C'est  mon  trésor  que  l'on  m'a  pris. — 
Votre    trésor!     où    pris? — Tout    joignant    cette 
pierre. — 

Eh!  sommes-nous  en  temps  de  guerre 


136  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Pour  l'apporter  si  loin  ?     N'eussiez-vous  pas  mieux 

fait 
De  le  laisser  chez  vous  en  votre  cabinet, 

Que  de  le  changer  de  demeure  ? 
Vous  auriez  pu  sans  peine  y  puiser  à  toute  heure. — 
A  toute  heure!   bon  dieu!   ne  tient-il  qu'à  cela? 

L'argent  vient-il  comme  il  s'en  va? 
Je  n'y  touchais  jamais. — Dites-moi  donc,  de  grâce. 
Reprit  l'autre,  pourquoi  vous  vous  affligez  tant  : 
Puisque  vous  ne  touchiez  jamais  à  cet  argent. 

Mettez  une  pierre  à  la  place, 

Elle  vous  vaudra  tout  autant. 


XXI 

l'œil  du  maître 

Un  cerf  s'étant  sauvé  dans  une  étable  à  bœufs 

Fut  d'abord  averti  par  eux 

Qu'il  cherchât  un  meilleur  asile. 
Mes  frères,  leur  dit-il,  ne  me  décelez  pas: 
Je  vous  enseignerai  les  pâtis  les  plus  gras  ; 
Ce  service  vous  peut  quelque  jour  être  utile. 

Et  vous  n'en  aurez  point  regret. 
Les  bœufs,  à  toute  fin,  promirent  le  secret. 
Il  se  cache  en  un  coin,  respire,  et  prend  courage. 
Sur  le  soir  on  apporte  herbe  fraîche  et  fourrage, 

Comme  l'on  faisait  tous  les  jours. 
L'on  va,  l'on  vient,  les  valets  font  cent  tours. 
L'intendant  même  ;   et  pas  un  d'aventure 

N'aperçut  ni  cor,  ni  ramure, 
Ni  cerf  enfin.     L'habitant  des  forêts 
Rend  déjà  grâce  aux  bœufs,  attend  dans  cette  étable 
Que,  chacun  retournant  au  travail  de  Cérès, 


LIVRE  QUATRIÈME  137 

Il  trouve  pour  sortir  un  moment  favorable. 
L'un  des  bœufs  ruminant  lui  dit  :   Cela  va  bien  : 
Mais  quoi  !  l'homme  aux  cent  yeux  n'a  pas  fait  sa 
revue; 

Je  crains  fort  pour  toi  sa  venue: 
Jusque-là,  pauvre  cerf,  ne  te  vante  de  rien. 
Là-dessus  le  maître  entre,  et  vient  faire  sa  ronde. 

Qu'est  ceci?  dit-il  à  son  monde, 
Je  trouve  bien  peu  d'herbe  en  tous  ces  râtehers. 
Cette  litière  est  vieille,  allez  vite  aux  greniers. 
Je  veux  voir  désormais  vos  bêtes  mieux  soignées. 
Que  coûte-t-il  d'ôter  toutes  ces  araignées  ? 
Ne  saurait-on  ranger  ces  jougs  et  ces  coUiers? 
En  regardant  à  tout  il  voit  une  autre  tête 
Que  celles  qu'il  voyait  d'ordinaire  en  ce  lieu. 
Le  cerf  est  reconnu  :   chacun  prend  un  épieu  ; 

Chacun  donne  un  coup  à  la  bête. 
Ses  larmes  ne  sauraient  la  sauver  du  trépas. 
On  l'emporte,  on  la  sale,  on  en  fait  maint  repas, 

Dont  maint  voisin  s'éjouit  d'être. 
Phèdre  sur  ce  sujet  dit  fort  élégamment: 

Il  n'est,  pour  voir,  que  l'œil  du  maître. 
Quant  à  moi,  j'y  mettrais  encor  l'œil  de  l'amant. 


XXII 

l'alouette  et  ses  petits,  avec  le  maître 
d'un  .champ 

Ne   t'attends   qu'à   toi  seul:     c'est   un   commun 
proverbe. 
Voici  comme  Ésope  le  mit 
En  crédit. 


138  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Les  alouettes  font  leur  nid 

Dans  les  blés  quand  ils  sont  en  herbe, 

C'est-à-dire  environ  le  temps 
Que  tout  aime,  et  que  tout  pullule  dans  le  monde. 

Monstres  marins  au  fond  de  l'onde, 
Tigres  dans  les  forêts,  alouettes  aux  champs. 

Une  pourtant  de  ces  dernières 
Avait  laissé  passer  la  moitié  d'un  printemps 
Sans  goûter  le  plaisir  des  amours  printanières. 
A  toute  force  enfin  elle  se  résolut 
D'imiter  la  nature,  et  d'être  mère  encore. 
Elle  bâtit  un  nid,  pond,  couve,  et  fait  éclore, 
A  la  hâte:   le  tout  alla  du  mieux  qu'il  put 
Les  blés  d'alentour  mûrs  avant  que  la  nitée 

Se  trouvât  assez  forte  encor 

Pour  voler  et  prendre  l'essor, 
De  mille  soins  divers  l'alouette  agitée 
S'en  va  chercher  pâture,  avertit  ses  enfants 
D'être  toujours  au  guet  et  faire  sentinelle. 

Si  le  possesseur  de  ces  champs 
Vient  avecque  son  fils,  comme  il  viendra,  dit-elle. 
Écoutez  bien:   selon  ce  qu'il  dira, 

Chacun  de  nous  décampera. 
Sitôt  que  l'alouette  eut  quitté  sa  famille. 
Le  possesseur  du  champ  vient  avecque  son  fils. 
Ces  blés  sont  mûrs,  dit-il;   allez  chez  nos  amis 
Les  prier  que  chacun,  apportant  sa  faucille. 
Nous  vienne  aider  demain  dès  la  pointe  du  jour. 

Notre  alouette  de  retour 

Trouve  en  alarme  sa  couvée. 
L'un  commence:   Il  a  dit  que,  l'aurore  levée. 
L'on  fit  venir  demain  ses  amis  pour  l'aider. 
S'il  n'a  dit  que  cela,  repartit  l'alouette. 
Rien  ne  nous  presse  encor  de  changer  de  retraite  ; 


LIVRE  QUATRIÈME  139 

Mais  c'est  demain  qu'il  faut  tout  de  bon  écouter. 
Cependant  soyez  gais  :   voilà  de  quoi  manger. 
Eux  repus,  tout  s'endort,  les  petits  et  la  mère. 
L'aube  du  jour  arrive,  et  d'amis  point  du  tout. 
L'alouette  à  l'essor,  le  maître  s'en  vient  faire   . 

Sa  ronde  ainsi  qu'à  l'ordinaire. 
Ces  blés  ne  devraient  pas,  dit-il,  être  debout. 
Nos  amis  ont  grand  tort,  et  tort  qui  se  repose 
Sur  de  tels  paresseux,  à  servir  ainsi  lents. 

Mon  fils,  allez  chez  nos  parents 

Les  prier  de  la  même  chose. 
L'épouvante  est  au  nid  plus  forte  que  jamais. 
Il  a  dit  ses  parents,  mère!  c'est  à  cette  heure  .  .   . 

Non,  mes  enfants,  dormez  en  paix: 

Ne  bougeons  de  notre  demeure. 
L'alouette  eut  raison,  car  personne  ne  vint. 
Pour  la  troisième  fois,  le  maître  se  souvint 
De  visiter  ses  blés.     Notre  erreur  est  extrême. 
Dit -il,  de  nous  attendre  à  d'autres  gens  que  nous. . 
Il  n'est  meilleur  ami  ni  parent  que  soi-même. 
Retenez  bien  cela,  mon  ûh.     Et  savez-vous 
Ce  qu'il  faut  faire?     Il  faut  qu'avec  notre  famille 
Nous  prenions  dès  demain  chacun  une  faucille; 
C'est  là  notre  plus  court  :   et  nous  achèverons 

Notre  moisson  quand  nous  pourrons. 
Dès  lors  que  ce  dessein  fut  su  de  l'alouette; 
C'est  ce  coup  qu'il  est  bon  de  partir,  mes  enfants! 

Et  les  petits,  en  même  temps, 

Voletants,  se  culebutants, 

Délogèrent  tous  sans  trompette. 


FIN    DU   QUATRIÈME    LIVRE 


LIVRE  CINQUIÈME 


LE  BUCHERON  ET  MERCURE 

A.  M.  Le  C.  D.  B. 

Votre  goût  a  servi  de  règle  à  mon  ouvrage  : 
J'ai  tenté  les  moyens  d'acquérir  son  suffrage. 
Vous  voulez  qu'on  évite  un  soin  trop  curieux, 
Et  des  vains  ornements  l'effort  ambitieux; 
Je  le  veux  comme  vous:  cet  effort  ne  peut  plaire. 
Un  auteur  gâte  tout  quand  il  veut  trop  bien  faire. 
Non  qu'il  faille  bannir  certains  traits  délicats: 
Vous  les  aimez,  ces  traits;  et  je  ne  les  hais  pas. 
Quant  au  principal  but  qu'Ésope  se  propose, 

J'y  tombe  au  moins  mal  que  je  puis. 
Enfin,  si  dans  ces  vers  je  ne  plais  et  n'instruis, 
Il  ne  tient  pas  à  moi;  c'est  toujours  quelque  chose. 

Comme  la  force  est  un  point 

Dont  je  ne  me  pique  point. 
Je  tâche  d'y  tourner  le  vice  en  ridicule. 
Ne  pouvant  l'attaquer  avec  des  bras  d'Hercule. 
C'est  là  tout  mon  talent:   je  ne  sais  s'il  suffit. 

Tantôt  je  peins  en  un  récit 
La  sotte  vanité  jointe  avecque  l'envie. 
Deux  pivots  sur  qui  roule  aujourd'hui  notre  vie: 

Tel  est  ce  chétif  animal 
Qui  voulut  en  grosseur  au  bœuf  se  rendre  égal. 
J'oppose  quelquefois  par  une  double  image 
140 


LIVRE  CINQUIÈME  141 

Le  vice  à  la  vertu,  la  sottise  au  bon  sens, 

Les  agneaux  aux  loups  ravissants, 
La  mouche  à  la  fourmi  ;  faisant  de  cet  ouvrage 
Une  ample  comédie  à  cent  actes  divers,   j 

Et  dont  la  scène  est  l'univers. 
Hommes,  dieux,  animaux,  tout  y  fait  quelque  rôle 
Jupiter  comme  un  autre.     Introduisons  celui 
Qui  porte  de  sa  part  aux  belles  la  parole  : 
Ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit  aujourd'hui. 

Un  bûcheron  perdits  on  gagne-pain. 
C'est  sa  cognée;   et  la  cherchant  en  vain, 
Ce  fut  pitié  là-dessus  de  l'entendre. 
Il  n'avait  pas  des  outils  à  revendre: 
Sur  celui-ci  roulait  tout  son  avoir. 
Ne  sachant  donc  où  mettre  son  espoir, 
Sa  face  était  de  pleurs  toute  baignée: 
O  ma  cognée  !   ô  ma  pauvre  cognée  ! 
S'écriait-il:   Jupiter,  rends-la-moi; 
Je  tiendrai  l'être  encore  un  coup  de  toi. 
Sa  plainte  fut  de  l'Olympe  entendue. 
Mercure  vient.     Elle  n'est  pas  perdue, 
Lui  dit  ce  dieu  ;  la  connaîtras-tu  bien  ? 
Je  crois  l'avoir  près  d'ici  rencontrée. 
Lors  une  d'or  à  l'homme  étant  montrée. 
Il  répondit:   Je  n'y  demande  rien. 
L'ne  d'argent  succède  à  la  première: 
Il  la  refuse.     Enfin  une  de  bois. 
Voilà,  dit-il,  la  mienne  cette  fois. 
Je  suis  content  si  j'ai  cette  dernière. 
Tu  les  auras,  dit  le  dieu,  toutes  trois: 
Ta  bonne  foi  sera  récompensée. 
En  ce  cas-là  je  les  prendrai,  dit-il. 
L'histoire  en  est  aussitôt  dispersée: 


142  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Et  boquillons  de  perdre  leur  outil, 

Et  de  crier  pour  se  le  faire  rendre. 

Le  roi  des  dieux  ne  sait  auquel  entendre. 

Son  fils  Mercure  aux  criards  vient  encore  : 

A  chacun  d'eux  il  en  montre  une  d'or. 

Chacun  eût  cru  passer  pour  une  bête 

De  ne  pas  dire  aussitôt  :   La  voilà  ! 

Mercure,  au  lieu  de  donner  celle-là, 

Leur  en  décharge  un  grand  coup  sur  la  tête. 

Ne  point  mentir,  être  content  du  sien, 
C'est  le  plus  sûr;  cependant  on  s'occupe 
A  dire  faux  pour  attraper  du  bien. 
Que  sert  cela  ?     Jupiter  n'est  pas  dupe. 


II 

LE  POT  DE  TERRE  ET  LE  POT  DE  FER 

Le  pot  de  fer  proposa 
Au  pot  de  terre  un  voyage. 
Celui-ci  s'en  excusa. 
Disant  qu'il  ferait  que  sage 
De  garder  le  coin  du  feu; 
Car  il  lui  fallait  si  peu. 
Si  peu,  que  la  moindre  chose 
De  son  débris  serait  cause  : 
Il  n'en  reviendrait  morceau. 
Pour  vous,  dit-il,  dont  la  peau 
Est  plus  dure  que  la  mienne, 
Je  ne  vois  rien  qui  vous  tienne. 
Nous  vous  mettrons  à  couvert, 
Repartit  le  pot  de  fer: 
•  Si  quelque  matière  dure 


LIVRE  CINQUIÈME  143 

Vous  menace,  d'aventure, 

Entre  deux  je  passerai, 

Et  du  coup  vous  sauverai. 
I  Cette  offre  le  persuade. 

Pot  de  fer  son  camarade 

Se  met  droit  à  ses  côtés. 

Mes  gens  s'en  vont  à  trois  pies 

Clopin  dopant  comme  ils  peuvent, 

L'un  contre  l'autre  jetés 

Au  moindre  hoquet  qu'ils  treuvent. 
Le  pot  de  terre  en  souffre  :  il  n'eut  pas  fait  cent  pas. 
Que  par  son  compagnon  il  fut  mis  en  éclats. 

Sans  qu'il  eût  lieu  de  se  plaindre. 

Ne  nous  associons  qu'avecque  nos  égaux; 
Ou  bien  il  nous  faudra  craindre 
Le  destin  d'un  de  ces  pots. 


III 

LE    PETIT    POISSON    ET   LE    PÊCHEUR 

Petit  poisson  deviendra  grand, 
Pourvu  que  Dieu  lui  prête  vie. 
Mais  le  lâcher  en  attendant, 
Je  tiens  pour  moi  que  c'est  folie: 
Car  de  le  rattraper  il  n'est  pas  trop  certain. 

Un  carpeau,  qui  n'était  encore  que  fretin, 
Fut  pris  par  un  pêcheur  au  bord  d'une  rivière. 
Tout  fait  nombre,  dit  l'homme  en  voyant  son  butin  ; 
Voilà  commencement  de  chère  et  de  festin  : 

Mettons-le  en  notre  gibecière. 
Le  pauvre  carpillon  lui  dit  en  sa  manière: 


144  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Que  ferez-vous  de  moi?  je  ne  saurais  fournir 

Au  plus  qu'une  demi -bouchée. 

Laissez-moi  carpe  devenir: 

Je  serai  par  vous  repêchée  ; 
Quelque  gros  partisan  m'achètera  bien  cher. 

Au  lieu  qu'il  vous  en  faut  chercher 

Peut-être  encor  cent  de  ma  taille 
Pour  faire  un  plat:  quel  plat!  croyez-moi,  rien  qui 

vaille. 
Rien  qui  vaille!  eh  bien,  soit,  repartit  le  pêcheur: 
Poisson,  mon  bel  ami,  qui  faites  le  prêcheur, 
Vous  irez  dans  la  poêle;  et,  vous  avez  beau  dire, 

Dès  ce  soir  on  vous  fera  frire. 

Un  Tiens  vaut,  ce  dit-on,  mieux  que  deux  Tu  l'auras. 
L'un  est  sûr,  l'autre  ne  l'est  pas. 


IV 

LES   OREILLES    DU    LIÈVRE 

Un  animal  cornu  blessa  de  quelques  coups 
Le  lion,  qui,  plein  de  courroux, 
Pour  ne  plus  tomber  en  la  peine, 
Bannit  des  lieux  de  son  domaine 

Toute  bête  portant  des  cornes  à  son  front. 

Chèvres,  béliers,  taureaux,  aussitôt  délogèrent; 
Daims  et  cerfs  de  climat  changèrent: 
Chacun  à  s'en  aller  fut  prompt. 

Un  lièvre,  apercevant  l'ombre  de  ses  oreilles, 
Craignit  que  quelque  inquisiteur 

N'allât  interpréter  à  cornes  leur  longueur. 

Ne  les  soutînt  en  tout  à  des  cornes  pareilles. 

Adieu,  voisin  grillon,  dit-il,  je  pars  d'ici: 


LIVRE  CINQUIÈME  145 

Mes  "oreilles  enfin  seraient  cornes  aussi  ; 
Et  quand  je  les  aurais  plus  courtes  qu'une  autruche, 
Je  craindrais  même  encor.     Le  grillon  repartit: 
Cornes  cela  !     Vous  me  prenez  pour  cruche  ! 

Ce  sont  oreilles  que  Dieu  fit. 

On  les  fera  passer  pour  cornes, 
Dit  l'animal  craintif,  et  cornes  de  licornes, 
J'aurai  beau  protester:   mon  dire  et  mes  raisons 

Iront  aux  Petites-Maisons. 


V 

LE  RENARD  AYANT  LA  QUEUE  COUPÉE 

Un  vieux  renard,  mais  des  plus  fins, 
Grand  croqueur  de  poulets,  grand  preneur  de  lapins, 

Sentant  son  renard  d'une  Jieue, 

Fut  enfin  au  piège  attrapé. 
Par  grand  hasard  en  étant  échappé. 
Non  pas  franc,  car  pour  gage  il  y  laissa  sa  queue  ; 
S'étant,  dis-je,  sauvé,  sans  queue  et  tout  honteux. 
Pour  avoir  des  pareils  (comme  il  était  habile), 
Un  jour  que  les  renards  tenaient  conseil  entre  eux: 
Que  faisons-nous,  dit-il,  de  ce  poids  inutile. 
Et  qui  va  balayant  tous  les  sentiers  fangeux? 
Que  nous  sert  cette  queue?     Il  faut  qu'on  se  la 

coupe  : 
Si  Ton  me  croit,  chacun  s'y  résoudra. 
Votre  avis  est  fort  bon,  dit  quelqu'un  de  la  troupe: 
Mais  tournez-vous,  de  grâce  ;  et  l'on  vous  répondra. 
A  ces  mots  il  se  fit  une  telle  huée. 
Que  le  pauvre  écourté  ne  put  être  entendu. 
Prétendre  ôter  la  queue  eût  été  temps  perdu: 
La  mode  en  fut  continuée. 


146  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

VI 

LA   VIEILLE    ET   LES    DEUX    SERVANTES 

Il  était  une  vieille  ayant  deux  chambrières: 
Elles  filaient  si  bien,  que  les  sœurs  filandières 
Ne  faisaient  que  brouiller  au  prix  de  celles-ci. 
La  vieille  n'avait  point  de  plus  pressant  souci 
■Que  de  distribuer  aux  servantes  leur  tâche. 
Dès  que  Téthys  chassait  Phébus  aux  crins  dorés, 
Tourets  entraient  en  jeu,  fuseaux  étaient  tirés. 

Deçà,  delà,  vous  en  aurez: 

Point  de  cesse,  point  de  relâche. 
Dès  que  l'Aurore,  dis-je,  en  son  char  remontait. 
Un  misérable  coq  à  point  nommé  chantait: 
Aussitôt  notre  vieille,  encore  plus  misérable. 
S'affublait  d'un  jupon  crasseux  et  détestable. 
Allumait  une  lampe,  et  courait  droit  au  lit 
Où,  de  tout  leur  pouvoir,  de  tout  leur  appétit. 

Dormaient  les  deux  pauvres  servantes. 
L'une  entr'ouvrait  un  œil,  l'autre  étendait  un  bras; 

Et  toutes  deux,  très  mal  contentes, 
Disaient    entre    leurs    dents:     Maudit    coq!     tu 

mourras  ! 
Comme  elles  l'avaient  dit,  la  bête  fut  grippée: 
Le  réveille-matin  eut  la  gorge  coupée. 
Le  meurtre  n'amenda  nullement  leur  marché: 
Notre  couple,  au  contraire,  à  peine  était  couché, 
•Que  la  vieille,  craignant  de  laisser  passer  l'heure. 
Courait  comme  un  lutin  par  toute  sa  demeure. 

C'est  ainsi  que,  le  plus  souvent, 
■Quand  on  pense  sortir  d'une  mauvaise  affaire, 


LIVRE  CINQUIÈME  147 

On  s'enfonce  encore  plus  avant: 
Témoin  ce  couple  et  son  salaire. 
La  vieille,  au  lieu  du  coq,  les  fit  tomber  pax  là 
De  Charybde  en  Scylla. 

VII 

LE    SATYRE    ET   LE    PASSANT 

Au  fond  d'un  antre  sauvage 
Un  satyre  et  ses  enfants 
Allaient  manger  leur  potage 
Et  prendre  l'écuelle  aux  dents. 

On  les  eût  vus  sur  la  mousse, 
Lui,  sa  femme,  et  maint  petit  : 
Ils  n'avaient  tapis  ni  housse, 
Mais  tous  fort  bon  appétit. 

Pour  se  sauver  de  la  pluie. 
Entre  un  passant  morfondu. 
Au  brouet  on  le  convie: 
Il  n'était  pas  attendu. 

Son  hôte  n'eut  pas  la  peine 
De  le  semondre  deux  fois. 
D'abord  avec  son  haleine 
Il  se  réchauffe  les  doigts: 

Puis  sur  les  mets  qu'on  lui  donne, 
Délicat,  il  souffle  aussi. 
Le  satyre  s'en  étonne: 
Notre  hôte  !   à  quoi  bon  ceci  ? 


148  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

L'un  refroidit  mon  potage, 
L'autre  réchauffe  ma  main. 
Vous  pouvez,  dit  le  sauvage, 
Reprendre  votre  chemin: 

Ne  plaise  aux  dieux  que  je  couche 
Avec  vous  sous  même  toit  ! 
Arrière  ceux  dont  la  bouche 
Souffle  le  chaud  et  le  froid  ! 


VIII 

LE   CHEVAL   ET   LE   LOUP 

Un  certain  loup,  dans  la  saison 
Que  les  tièdes  zéphyrs  ont  l'herbe  rajeunie, 
Et  que  les  animaux  quittent  tous  la  maison 

Pour  s'en  aller  chercher  leur  vie  ; 
Un  loup,  dis-je,  au  sortir  des  rigueurs  de  l'hiver. 
Aperçut  un  cheval  qu'on  avait  mis  au  vert. 

Je  laisse  à  penser  quelle  joie. 
Bonne  chasse,  dit-il,  qui  l'aurait  à  son  croc! 
Eh!   que  n'es -tu  mouton!   car  tu  me  serais  hoc: 
Au  lieu  qu'il  faut  ruser  pour  avoir  cette  proie. 
Rusons  donc.     Ainsi  dit,  il  vient  à  pas  comptés, 

Se  dit  écolier  d'Hippocrate  ; 
Qu'il  connaît  les  vertus  et  les  propriétés 

De  tous  les  simples  de  ces  prés  ; 

Qu'il  sait  guérir,  sans  qu'il  se  flatte. 
Toutes  sortes  de  maux.     Si  don  coursier  voulait 

Ne  point  celer  sa  maladie. 

Lui  loup  gratis  le  guérirait  : 

Car  le  voir  en  cette  prairie 

Paître  ainsi  sans  être  lié 


LIVRE  CINQUIÈME  14g 

Témoignait  quelque  mal,  selon  la  médecine. 

J 'ai,  dit  la  bête  chevaline, 

Un  apostvune  sous  le  pié. 
Mon  fils,  dit  le  docteur,  il  n'est  point  la  partie 

Susceptible  de  tant  de  maux. 
J'ai  l'honneur  de  servir  nosseigneurs  les  chevaux. 

Et  fais  aussi  la  chirurgie. 
Mon  galant  ne  songeait  qu'à  bien   prendre  son 
temps, 

Afin  de  happer  son  malade. 
L'autre,  qui  s'en  doutait,  lui  lâche  une  ruade 

Qui  vous  lui  met  en  marmelade 

Les  mandibules  et  les  dents. 
C'est  bien  fait,  dit  le  loup  en  soi-même,  fort  triste; 
Chacun  à  son  métier  doit  toujours  s'attacher. 

Tu  veux  faire  ici  l'herboriste. 

Et  ne  fus  jamais  que  boucher. 


IX 

LE  LABOUREUR  ET  SES  ENFANTS 

Travaillez,  prenez  de  la  peine  : 
C'est  le  fonds  qui  manque  le  moins. 

Un  riche  laboureur,  sentant  sa  mort  prochaine. 
Fit  venir  ses  enfants,  leur  parla  sans  témoins. 
Gardez-vous,  leur  dit-il,  de  vendre  l'héritage 

Que  nous  ont  laissé  nos  parents  : 

Un  trésor  est  caché  dedans. 
Je  ne  sais  pas  l'endroit:  mais  un  peu  de  courage 
Vous  le  fera  trouver  ;   vous  en  viendrez  à  bout. 
Remuez  votre  champ  dès  qu'on  aura  fait  l'août: 
Creusez,  fouillez,  bêchez,  ne  laissez  nulle  place 


I50  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Où  la  main  ne  passe  et  repasse. 
Le  père  mort,  les  fils  vous  retournent  le  champ, 
Deçà,  delà,  partout;  si  bien  qu'au  bout  de  l'an 

Il  en  rapporta  davantage. 
D'argent,  point  de  caché.     Mais  le  père  fut  sage 

De  leur  montrer,  avant  sa  mort. 

Que  le  travail  est  un  trésor. 


X 

LA   MONTAGNE   QUI   ACCOUCHE 

Une  montagne  en  mal  d'enfant 
Jetait  une  clameur  si  haute, 
Que  chacun,  au  bruit  accourant, 
Crut  qu'elle  accoucherait,  sans  faute, 
D'une  cité  plus  grosse  que  Paris  .   .   . 
Elle  accoucha  d'une  souris.   .   .   . 

Quand  je  songe  à  cette  fable, 
Dont  le  récit  est  menteur 
Et  le  sens  est  véritable. 
Je  me  figure  un  auteur 
Qui  dit:   Je  chanterai  la  guerre 
Que  firent  les  Titans  au  maître  du  tonnene. 
C'est    promettre   beaucoup:     mais    qu'en    sort-il 
souvent  ? 

Du  vent. 


LIVRE  CINQUIÈME  151 

XI 

LA  FORTUNE  ET  LE  JEUNE  ENFANT 

Sur  le  bord  d'un  puits  très  profond. 

Dormait,  étendu  de  son  long, 

Un  enfant  alors  dans  ses  classes: 
Tout  est  aux  écoliers  couchette  et  matelas. 

Un  honnête  homme,  en  pareil  cas. 

Aurait  fait  un  saut  de  vingt  brasses. 

Près  de  là  tout  heureusement 
La  Fortune  passa,  l'éveilla  doucement, 
Lui  disant:    Mon  mignon,  je  vous  sauve  la  vie: 
Soyez  une  autre  fois  plus  sage,  je  vous  prie. 
Si  vous  fussiez  tombé,  l'on  s'en  fût  pris  à  moi; 

Cependant  c'était  votre  faute. 

Je  vous  demande,  en  bonne  foi, 

Si  cette  imprudence  si  haute 
Provient  de  mon  caprice.     Elle  part  à  ces  mots. 

Pour  moi,  j'approuve  son  propos. 

Il  n'arrive  rien  dans  le  monde 

Qu'il  ne  faille  qu'elle  en  réponde: 

Nous  la  faisons  de  tous  écots  ; 
EUe  est  prise  à  garant  de  toutes  aventures. 
Est-on  sot,  étourdi,  prend-on  mal  ses  mesures; 
On  pense  en  être  quitte  en  accusant  son  sort  : 

Bref,  la  Fortune  a  toujours  tort. 


153  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

XII 
LES  MÉDECINS 

Le  médecin  Tant-pis  allait  voir  un  malade 

Que  visitait  aussi  son  confrère  Tant-mieux. 

Ce  dernier  espérait,  quoique  son  camarade 

Soutînt  que  le  gisant  irait  voir  ses  aïeux. 

Tous  deux  s'étant  trouves  différents  pour  la  cure, 

Leur  malade  paya  le  tribut  à  nature, 

Après  qu'en  ses  conseils  Tant-pis  eut  été  cru. 

Ils  triomphaient  encor  sur  cette  maladie. 

L'un  disait:   Il  est  mort;  je  l'avais  bien  prévu. 

S'il  m'eût  cru,  disait  l'autre,  il  serait  plein  de  vie. 


XIII 

LA   POULE   AUX   ŒUFS   D'OR 

L'avarice  perd  tout  en  voulant  tout  gagner. 

Je  ne  veux,  pour  le  témoigner. 
Que  celui  dont  la  poule,  à  ce  que  dit  la  fable, 

Pondait  tous  les  jours  un  œuf  d'or. 
Il  crut  que  dans  son  corps  elle  avait  un  trésor: 
Il  la  tua,  l'ouvrit,  et  la  trouva  semblable 
A  celles  dont  les  œufs  ne  lui  rapportaient  rien, 
S'étant  lui-même  ôté  le  plus  beau  de  son  bien. 

Belle  leçon  pour  les  gens  chiches! 
Pendant  ces  derniers  temps,  combien  en  a-t-on  vus 
Qui  du  soir  au  matin  sont  pauvres  devenus, 

Pour  vouloir  trop  tôt  être  riches  ! 


LIVRE  CINQUIÈME  153 

XIV 

l'âne  portant  des  reliques 

Un  baudet  chargé  de  reliques 
S'imagina  qu'on  l'adorait: 
Dans  ce  penser  il  se  carrait, 
Recevant  comme  siens  l'encens  et  les  cantiques. 
Quelqu'un  vit  l'erreur,  et  lui  dit: 
Maître  baudet,  ôtez-vous  de  l'esprit 
Une  vanité  si  folle. 
Ce  n'est  pas  vous,  c'est  l'idole, 
A  qui  cet  honneur  se  rend. 
Et  que  la  gloire  en  est  due. 

D'un  magistrat  ignorant 
C'est  la  robe  qu'on  salue. 

XV 

LE  CERF  ET  LA   VIGNE 

Un  cerf,  à  la  faveur  d'une  vigne  fort  haute. 
Et  telle  qu'on  en  voit  en  de  certains  climats, 
S'étant  mis  à  couvert  et  sauvé  du  trépas, 
Les  veneurs,  pour  ce  coup,  croyaient  leurs  chiens 

en  faute. 
Ils  les  rappellent  donc.     Le  cerf,  hors  de  danger, 
Broute  sa  bienfaitrice  :   ingratitude  extrême  ! 
On  l'entend;  on  retourne,  on  le  fait  déloger: 

Il  vient  mourir  en  ce  lieu  même. 
J'ai  mérité,  dit-il,  ce  juste  châtiment: 
Profitez-en,  ingrats.     Il  tombe  en  ce  moment. 


154  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

La  meute  en  fait  curée:   il  lui  fut  inutile 
De  pleurer  aux  veneurs  à  sa  mort  arrivés. 

Vraie  image  de  ceux  qui  profanent  l'asile 
Qui  les  a  conservés. 

XVI 

LE    SERPENT   ET   LA   LIME 

On  conte  qu'un  serpent,  voisin  d'un  horloger 
(C'était  pour  l'horloger  un  mauvais  voisinage), 
Entra  dans  sa  boutique,  et,  cherchant  à  manger. 

N'y  rencontra  pour  tout  potage 
Qu'une  lime  d'acier  qu'il  se  mit  à  ronger. 
Cette  lime  lui  dit,  sans  se  mettre  en  colère: 
Pauvre  ignorant  !   eh  !   que  prétends-tu  faire  ? 

Tu  te  prends  à  plus  dur  que  toi, 

Petit  serpent  à  tête  folle: 

Plutôt  que  d'emporter  de  moi 

Seulement  le  quart  d'une  obole, 

Tu  te  romprais  toutes  les  dents. 

Je  ne  crains  que  celles  du  temps. 

Ceci  s'adresse  à  vous,  esprits  du  dernier  ordre, 
Qui,    n'étant   bons   à  rien,    cherchez  sur   tout   à 
mordre  : 

Vous  vous  tourmentez  vainement. 
Croyez-vous  que  vos  dents  impriment  leurs  outrages 

Sur  tant  de  beaux  ouvrages  ? 
Ils  sont  pour  vous  d'airain,  d'acier,  de  diamant. 


LIVRE  CINQUIÈME  155 


XVII 

LE   LIÈVRE    ET   LA    PERDRIX 

Il  ne  se  faut  jamais  moquer  des  misérables: 
Car  qui  peut  s'assurer  d'être  toujours  heureux? 
Le  sage  Ésope  dans  ses  fables 
Nous  en  donne  un  exemple  ou  deux. 
Celui  qu'en  ces  vers  je  propose, 
Et  les  siens,  ce  sont  même  chose. 

Le  lièvre  et  la  perdrix,  concitoyens  d'un  champ, 
Vivaient  dans  un  état,  ce  semble,  assez  tranquille; 

Quand  une  meute  s 'approchant 
Oblige  le  premier  à  chercher  un  asile: 
Il  s'enfuit  dans  son  fort,  met  les  chiens  en  défaut, 

Sans  même  en  excepter  Brifaut. 

Enfin  il  se  trahit  lui-même 
Par  les  esprits  sortant  de  son  corps  échauffé. 
Mirant,  sur  leur  odeur  ayant  philosophé. 
Conclut   que   c'est   son   lièvre,    et    d'une    ardeur 

extrême 
Il  le  pousse;  et  Rustaut,  qui  n'a  jamais  menti. 

Dit  que  le  lièvre  est  reparti. 
Le  pauvre  malheureux  vient  mourir  à  son  gîte. 

La  perdrix  le  raille,  et  lui  dit: 

Tu  te  vantais  d'être  si  vite  ! 
Qu'as-tu  fait  de  tes  pieds?     Au  moment  qu'elle  rit, 
Son  tour  vient,  on  la  trouve.   Elle  croit  que  ses  ailes 
La  sauront  garantir  à  toute  extrémité: 

Mais  la  pauvrette  avait  compté 

Sans  l'autour  aux  serres  cruelles. 


156  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

XVIII 

l'aigle  et  le  hibou 

L'aigle  et  le  chat-huant  leurs  querelles  cessèrent, 
Et  firent  tant  qu'ils  s'embrassèrent. 

L'un  jura  foi  de  roi,  l'autre  foi  de  hibou, 

Qu'ils  ne  se  goberaient  leurs  petits  peu  ni  prou. 

Connaissez-vous  les  miens  ?  dit  l'oiseau  de  Minerve. 

Non,  dit  l'aigle.     Tant  pis,  reprit  le  triste  oiseau: 
Je  crains  en  ce  cas  pour  leur  peau; 
C'est  hasard  si  je  les  conserve. 

Comme  vous  êtes  roi,  vous  ne  considérez 

Qui  ni  quoi:    rois  et  dieux  mettent,  quoi  qu'on 
leur  die. 

Tout  en  même  catégorie. 

Adieu  mes  nourrissons,  si  vous  les  rencontrez. 

Peignez-les-moi,  dit  l'aigle,  ou  bien  me  les  montrez  ; 
Je  n'y  toucherai  de  ma  vie. 

Le  hibou  repartit  :   Mes  petits  sont  mignons. 

Beaux,  bien  faits,  et  jolis  sur  tous  leurs  compagnons  : 

Vous  les  reconnaîtrez  sans  peine  à  cette  marque. 

N'allez  pas  l'oublier:  retenez-la  si  bien 
Que  chez  moi  la  maudite  parque 
N'entre  point  par  votre  moyen. 

Il  avint  qu'au  hibou  Dieu  donna  géniture. 

De  façon  qu'un  beau  soir,  qu'il  était  en  pâture, 
Notre  aigle  aperçut,  d'aventure, 
Dans  les  coins  d'une  roche  dure. 
Ou  dans  les  trous  d'une  masure, 
(Je  ne  sais  pas  lequel  des  deux). 
De  petits  monstres  fort  hideux, 

Rechignes,  un  air  triste,  une  voix  de  Mégère. 


LIVRE  CINQUIÈME  157 

Ces  enfants  ne  sont  pas,  dit  l'aigle,  à  notre  ami  : 
Croquons-les.     Le  galant  n'en  fit  pas  à  demi; 
Ses  repas  ne  sont  point  repas  à  la  légère. 
Le  hibou,  de  retour,  ne  trouve  que  les  pies 
De  ses  chers  nourrissons,  hélas!   pour  toute  chose. 
Il  se  plaint  ;  et  les  dieux  sont  pair  lui  suppliés 
De  punir  le  brigand  qui  de  son  deuil  est  cause. 
Quelqu'un  lui  dit  alors:  N'en  accuse  que  toi. 
Ou  plutôt  la  commune  loi 
Qui  veut  qu'on  trouve  son  semblable 
Beau,  bien  fait,  et  sur  tous  aimable. 
Tu  fis  de  tes  enfants  à  l'aigle  ce  portrait  : 
En  avaient-ils  le  moindre  trait  ? 


XIX 

LE  LION  s'en  allant  EN  GUERRE 

Le  lion  dans  sa  tête  avait  une  entreprise  : 
Il  tint  conseil  de  guerre,  envoya  ses  prévôts, 

Fit  avertir  les  animaux. 
Tous  furent  du  dessein,  chacun  selon  sa  guise: 

L'éléphant  devait  sur  son  dos 

Porter  l'attirail  nécessaire. 

Et  combattre  à  son  ordinaire  ; 

L'ours  s'apprêter  pour  les  assauts  ; 
Le  renard  ménager  de  secrètes  pratiques  ; 
Et  le  singe  amuser  l'ennemi  par  ses  tours. 
Renvoyez,  dit  quelqu'un,  les  ânes,  qui  sont  lourds, 
Et  les  lièvres,  sujets  à  des  terreurs  paniques. 
Point  du  tout,  dit  le  roi;   je  les  veux  employer: 
Notre  troupe  sans  eux  ne  serait  pas  complète. 
L'âne  effraîra  les  gens,  nous  servant  de  trompette; 
Et  le  Hèvre  pourra  nous  servir  de  courrier. 


158  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Le  monarque  prudent  et  sage 
De  ses  moindres  sujets  sait  tirer  quelque  usage. 

Et  connaît  les  divers  talents. 
Il  n'est  rien  d'inutile  aux  personnes  de  sens. 

XX 

l'ours  et  les  deux  compagnons 
Deux  compagnons,  pressés  d'argent, 
A  leur  voisin  fourreur  vendirent 
La  peau  d'un  ours  encore  vivant, 
Mais  qu'ils  tûraient  bientôt,  du  moins  à  ce  qu'ils 

dirent. 
C'était  le  roi  des  ours:    au  compte  de  ces  gens 
Le  marchand  à  sa  peau  devait  faire  fortune  ; 
Elle  garantirait  des  froids  les  plus  cuisants. 
On  en  pourrait  fourrer  plutôt  deux  robes  qu'une. 
Dindenaut  prisait  moins  ses  moutons,  qu'eux  leur 

ours: 
Leur,  à  leur  compte,  et  non  à  celui  de  la  bête. 
S'offrant  de  la  livrer  au  plus  tard  dans  deux  jours, 
Ils  conviennent  de  prix,  et  se  mettent  en  quête, 
Trouvent  l'ours  qui  s'avance  et  vient  vers  eux  au 

trot. 
Voilà  mes  gens  frappés  comme  d'un  coup  de  foudre. 
Le  marché  ne  tint  pas,  il  fallut  le  résoudre: 
D'intérêts  contre  l'ours,  on  n'en  dit  pas  un  mot. 
L'un  des  deux  compagnons  grimpe  au  faîte  d'un 
arbre  ; 
L'autre,  plus  froid  que  n'est  un  marbre. 
Se  couche  sur  le  nez,  fait  le  mort,  tient  son  vent, 
Ayant  quelque  part  ouï  dire 
Que  l'ours  s'acharne  peu  souvent 
Sur  un  corps  qui  ne  vit,  ne  meut,  ni  ne  respire. 
Seigneur   ours,    comme   un   sot,    donna   dans   ce 
panneau  : 


LIVRE  CINQUIÈME  15^ 

Il  voit  ce  corps  gisant,  le  croit  privé  de  vie; 

Et,  de  peur  de  supercherie, 
Le  tourne,  le  retourne,  approche  son  museau, 

Flaire  aux  passages  de  l'haleine. 
C'est,  dit-il,  un  cadavre;   ôtons-nous,  car  il  sent. 
A  ces  mots,  l'ours  s'en  va  dans  la  forêt  prochaine. 
L'un  de  nos  deux  marchands  de  son  arbre  descend. 
Court  à  son  compagnon,  lui  dit  que  c'est  merveille 
Qu'il  n'ait  eu  seulement  que  la  peur  pour  tout  mal. 
Eh  bien,  ajouta-t-il,  la  peau  de  l'animal? 

Mais  que  t'a-t-il  dit  à  l'oreille  ? 

Car  il  t'approchait  de  bien  près, 

Te  retournant  avec  sa  serre. 

Il  m'a  dit  qu'il  ne  faut  jamais 
Vendre  la  peau  de  l'ours  qu'on  ne  l'ait  mis  par  terre. 

XXI 

l'Âne  vêtu  de  la  peau  du  lion 
De  la  peau  du  lion  l'âne  s'étant  vêtu 

Était  craint  partout  à  la  ronde  ; 

Et,  bien  qu'animal  sans  vertu. 

Il  faisait  trembler  tout  le  monde. 
Un  petit  bout  d'oreille  échappé  par  malheur 

Découvrit  la  fourbe  et  l'erreur. 

Martin  fit  alors  son  office. 
Ceux  qui  ne  savaient  pas  la  ruse  et  la  malice 

S'étonnaient  de  voir  que  Martin 

Chassât  les  lions  au  moulin. 

Force  gens  font  du  bruit  en  France 
Par  qui  cet  apologue  est  rendu  familier. 

Un  équipage  cavalier 

Fait  les  trois  quarts  de  leur  vaillance. 

FIN    DU   CINQUIÈME   LIVRE 


LIVRE  SIXIEME 


LE    PATRE    ET   LE    LION 


Les  fables  ne  sont  pas  ce  qu'elles  semblent  être; 
Le  plus  simple  animal  nous  y  tient  lieu  de  maître. 
Une  morale  nue  apporte  de  l'ennui: 
Le  conte  fait  passer  le  précepte  avec  lui. 
En  ces  sortes  de  feinte  il  faut  instruire  et  plaire; 
Et  conter  pour  conter  me  semble  peu  d'affaire. 
C'est  par  cette  raison  qu'égayant  leur  esprit 
Nombre  de  gens  fameux  en  ce  genre  ont  écrit. 
Tous  ont  fui  l'ornement  et  le  trop  d'étendue; 
On  ne  voit  point  chez  eux  de  parole  perdue. 
Phèdre  était  si  succinct,  qu'aucuns  l'en  ont  blâmé. 
Ésope  en  moins  de  mots  s'est  encore  exprimé. 
Mais  sur  tous  certain  Grec  ^  renchérit,  et  se  pique 

D'une  élégance  laconique; 
Il  renferme  toujours  son  conte  en  quatre  vers; 
Bien  ou  mal,  je  le  laisse  à  juger  aux  experts. 
Voyons-le  avec  Ésope  en  un  sujet  semblable. 
L'un  amène  un  chasseur,  l'autre  un  pâtre,  en  sa 

fable. 
J'ai  suivi  leur  projet  quant  à  l'événement, 
Y  cousant  en  chemin  quelque  trait  seulement. 
Voici  comme,  à  peu  près,  Ésope  le  raconte. 
Un  pâtre,  à  ses  brebis  trouvant  quelque  mécompte, 
Voulut  à  toute  force  attraper  le  larron. 

^  Gabrias. 
i6o 


LIVRE  SIXIEME  i6i 

Il  s'en  va  près  d'un  antre,  et  tend  à  l'environ 
Des  lacs  à  prendre  loups,  soupçonnant  cette  en- 
geance. 

Ayant  que  partir  de  ces  lieux, 
Si  tu  fais,  disait-il,  ô  monarque  des  dieux, 
Que  le  drôle  à  ces  lacs  se  prenne  en  ma  présence. 
Et  que  je  goûte  ce  plaisir. 
Parmi  vingt  veaux  je  veux  choisir 
Le  plus  gras,  et  t'en  faire  offrande! 
A  ces  mots  sort  de  l'antre  un  lion  grand  et  fort  : 
Le  pâtre  se  tapit,  et  dit,  à  demi  mort  : 
Que  l'homme  ne  sait  guère,  hélas!    ce  qu'il  de- 
mande ! 
Pour  trouver  le  larron  qui  détruit  mon  troupeau, 
Et  le  voir  en  ces  lacs  pris  avant  que  je  parte, 
O  monarque  des  dieux,  je  t'ai  promis  un  veau; 
Je  te  promets  un  bœuf  si  tu  fais  qu'il  s'écarte! 

C'est  ainsi  que  l'a  dit  le  principal  auteur: 
Passons  à  son  imitateur. 


II 

LE    LION    ET   LE    CHASSEUR 

Un  fanfaron,  amateur  de  la  chasse. 
Venant  de  perdre  un  chien  de  bonne  race, 
Qu'il  soupçonnait  dans  le  corps  d'un  lion. 
Vit  un  berger:   Enseigne-moi,  de  grâce. 
De  mon  voleur,  lui  dit-il,  la  maison, 
Que  de  ce  pas  je  me  fasse  raison. 
Le  berger  dit:   C'est  vers  cette  montagne. 
En  lui  payant  de  tribut  un  mouton 
Par  chaque  mois,  j 'erre  dans  la  campagne 

F 


i62  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Comme  il  me  plaît;   et  je  suis  en  repos. 

Dans  le  moment  qu'ils  tenaient  ces  propos. 

Le  lion  sort,  et  vient  d'un  pas  agile. 

Le  fanfaron  aussitôt  d'esquiver: 

O  Jupiter,  montre-moi  quelque  asile, 

S'écria-t-il,  qui  me  puisse  sauver! 

La  vraie  épreuve  de  courage 
N'est  que  dans  le  danger  que  l'on  touche  du  doigt  : 
Tel  le  cherchait,  dit-il,  qui,  changeant  de  langage. 

S'enfuit  aussitôt  qu'il  le  voit. 


III 

PHÉBUS   ET    BORÉE 

Borée  et  le  Soleil  virent  un  voyageur 

Qui  s'était  muni  par  bonheur 
Contre    le    mauvais    temps.     On    entrait    dans 

l'automne, 
Quand  la  précaution  aux  voyageurs  est  bonne: 
Il  pleut;  le  soleil  luit  ;  et  l'écharpe  d'Iris 

Rend  ceux  qui  sortent  avertis 
Qu'en  ces  mois  le  manteau  leur  est  fort  nécessaire: 
Les  Latins  les  nommaient  douteux,   pour  cette 

affaire. 
Notre  homme  s'était  donc  à  la  pluie  attendu  : 
Bon  manteau  bien  doublé,  bonne  étoffe  bien  forte. 
Celui-ci,  dit  le  vent,  prétend  avoir  pourvu 
A  tous  les  accidents;   mais  il  n'a  pas  prévu 

Que  je  saurai  souffler  de  sorte. 
Qu'il  n'est  bouton  qui  tienne:    il  faudra,  si  je 
veux. 
Que  le  manteau  s'en  aille  au  diable. 


LIVRE  SIXIÈME  163 

L'ébattement  pourrait  nous  en  être  agréable: 
Vous  plaît-il  de  l'avoir?     Eh  bien,  gageons  nous 
deux, 

Dit  Phébus,  sans  tant  de  paroles, 
A  qui  plus  tôt  aura  dégarni  les  épaules 

Du  cavalier  que  nous  voyons. 
Commencez:   je  vous  laisse  obscurcir  mes  rayons. 
Il  n'en  fallut  pas  plus.     Notre  souffleur  à  gage 
Se  gorge  de  vapeurs,  s'enfle  comme  un  ballon. 

Fait  un  vacarme  de  démon, 
Siffle,  souffle,  tempête,  et  brise  en  son  passage 
Maint  toit  qui  n'en  peut  mais,  fait  périr  maint 
bateau  : 

Le  tout  au  sujet  d'un  manteau. 
Le  cavalier  eut  soin  d'empêcher  que  l'orage 

Ne  se  pût  engouffrer  dedans. 
Cela  la  préserva.     Le  vent  perdit  son  temps , 
Plus  il  se  tourmentait,  plus  l'autre  tenait  ferme. 
Il  eut  beau  faire  agir  le  collet  et  les  plis. 

Sitôt  qu'il  fut  au  bout  du  terme 

Qu'à  la  gageure  on  avait  mis, 

Le  Soleil  dissipe  la  nue. 
Récrée  et  puis  pénètre  enfin  le  cavalier. 

Sous  son  balandras  fait  qu'il  sue. 

Le  contraint  de  s'en  dépouiller: 
Encore  n'usa-t-il  pas  de  toute  sa  puissance. 

Plus  fait  douceur  que  violence. 


i64      FABLES  DE  LA  FONTAINE 
IV 

JUPITER   ET   LE    MÉTAYER 

Jupiter  eut  jadis  une  ferme  à  donner. 

Mercure  en  fit  l'annonce,  et  gens  se  présentèrent. 

Firent  des  offres,  écoutèrent: 

Ce  ne  fut  pas  sans  bien  tourner  ; 

L'un  alléguait  que  l'héritage 
Était  frayant  et  rude;   et  l'autre  un  autre  si. 

Pendant  qu'ils  marchandaient  ainsi, 
Un  d'eux,  le  plus  hardi,  mais  non  pas  le  plus  sage, 
Promit  d'en  rendre  tant,  pourvu  que  Jupiter 

Le  laissât  disposer  de  l'air. 

Lui  donnât  saison  à  sa  guise, 
Qu'il  eût  du  chaud,  du  froid,  du  beau  temps,  de 
la  bise. 

Enfin  du  sec  et  du  mouillé, 

Aussitôt  qu'il  aurait  bâillé. 
Jupiter  y  consent.     Contrat  passé,  notre  homme 
Tranche  du  roi  des  airs,  pleut,  vente,  et  fait  en 

somme 
Un  climat  pour  lui  seul:  ses  plus  proches  voisins 
Ne  s'en  sentaient  non  plus  que  les  Américains. 
Ce  fut  leur  avantage:   ils  eurent  bonne  année. 

Pleine  moisson,  pleine  vinée. 
Monsieur  le  receveur  fut  très  mal  partagé. 

L'an  suivant,  voilà  tout  changé: 

Il  ajuste  d'une  autre  sorte 

La  température  des  cieux. 

Son  champ  ne  s'en  trouve  pas  mieux: 
Celui  de  ses  voisins  fructifie  et  rapporte. 
Que  fait-il  ?     Il  recourt  au  monarque  des  dieux  ; 


LIVRE  SIXIÈME  165 

Il  confesse  son  imprudence. 
Jupiter  en  usa  comme  un  maître  fort  doux. 

Concluons  que  la  Providence 

Sait  ce  qu'il  nous  faut,  mieux  que  nous. 


V 

LE  COCHET,  LE  CHAT,  ET  LE  SOURICEAU 

Un  souriceau  tout  jeune,  et  qui  n'avait  rien  vu, 

Fut  presque  pris  au  dépourvu. 
Voici  comme  il  conta  l'aventure  à  sa  mère. 

J'avais  franchi  les  monts  qui  bornent  cet  état. 
Et  trottais  comme  un  jeune  rat 
Qui  cherche  à  se  donner  carrière, 

Lorsque  deux  animaux  m'ont  arrêté  les  yeux: 
L'un  doux,  bénin  et  gracieux: 

Et  l'autre  turbulent  et  plein  d'inquiétude  ; 
Il  a  la  voix  perçante  et  rude. 
Sur  la  tête  un  morceau  de  chair, 

Une  sorte  de  bras  dont  il  s'élève  en  l'air 
Comme  pour  prendre  sa  volée, 
La  queue  en  panache  étalée. 

Or  c'était  un  cochet  dont  notre  souriceau 
Fit  à  sa  mère  le  tableau 

Comme  d'un  animal  venu  de  l'Amérique. 

Il  se  battait,  dit-il,  les  flancs  avec  ses  bras, 
Faisant  tel  bruit  et  tel  fracas, 

Que  moi,  qui  grâce  aux  dieux  de  courage  me  pique, 
En  ai  pris  la  fuite  de  peur, 
Le  maudissant  de  très  bon  cœur. 
Sans  lui  j'aurais  fait  connaissance 


i66  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Avec  cet  animal  qui  m'a  semblé  si  doux: 

Il  est  velouté  comme  nous, 
Marqueté,  longue  queue,  une  humble  contenance, 
Un  modeste  regard,  et  pourtant  l'œil  luisant. 

Je  le  crois  fort  sympathisant 
Avec  messieurs  les  rats  :   car  il  a  des  oreilles 

En  figure  aux  nôtres  pareilles. 
Je  l'allais  aborder,  quand  d'un  son  plein  d'éclat 

L'autre  m'a  fait  prendre  la  fuite. 
Mon  fils,  dit  la  souris,  ce  doucet  est  un  chat. 

Qui,  sous  son  minois  hypocrite. 

Contre  toute  ta  parenté 

D'un  malin  vouloir  est  porté. 

L'autre  animal,  tout  au  contraire. 

Bien  éloigné  de  nous  mal  faire. 
Servira  quelque  jour  peut-être  à  nos  repas. 
Quant  au  chat,  c'est  sur  nous  qu'il  fonde  sa  cuisine. 

Garde-toi,  tant  que  tu  vivras, 
De  juger  des  gens  sur  la  mine. 


VI 

LE    RENARD,    LE    SINGE,    ET   LES    ANIMAUX 

Les  animaux,  au  décès  d'un  lion, 
En  son  vivant  prince  de  la  contrée. 
Pour  faire  un  roi  s'assemblèrent,  dit-on. 
De  son  étui  la  couronne  est  tirée: 
Dans  une  chartre  un  dragon  la  gardait. 
Il  se  trouva  que,  sur  tous  essayée, 
A  pas  un  d'eux  elle  ne  convenait  : 
Plusieurs  avaient  la  tête  trop  menue, 
Aucuns  trop  grosse,  aucuns  même  cornue. 


LIVRE  SIXIÈME  167 

Le  singe  aussi  fit  l'épreuve  en  riant; 
Et,  par  plaisir  la  tiare  essayant, 
Il  fit  autour  force  grimaceries, 
Tours  de  souplesse,  et  mille  singeries, 
Passa  dedans  ainsi  qu'en  un  cerceau 
Aux  animaux  cela  sembla  si  beau, 
Qu'il  fut  élu  :   chacun  lui  fit  hommage. 
Le  renard  seul  regretta  son  suffrage, 
Sans  toutefois  montrer  son  sentiment. 
Quand  il  eut  fait  son  petit  compliment, 
Il  dit  au  roi:   Je  sais,  sire,  une  cache, 
Et  ne  crois  pas  qu'autre  que  moi  la  sache. 
Or  tout  trésor,  par  droit  de  royauté, 
Appartient,  sire,  à  votre  majesté. 
Le  nouveau  roi  bâille  après  la  finance  : 
Lui-même  y  court  pour  n'être  pas  trompé. 
C'était  un  piège:    il  y  fut  attrapé. 
Le  renard  dit,  au  nom  de  l'assistance: 
Prétendrais-tu  nous  gouverner  encore. 
Ne  sachant  pas  te  conduire  toi-même  ? 
Il  fut  démis  ;  et  l'on  tomba  d'accord 
Qu'à  peu  de  gens  convient  le  diadème. 


VII 

LE  MULET  SE  VANTANT  DE  SA  GÉNÉALOGIE 

Le  mulet  d'un  prélat  se  piquait  de  noblesse. 
Et  ne  parlait  incessamment 
Que  de  sa  mère  la  jument. 
Dont  il  comptait  mainte  prouesse. 

Elle  avait  fait  ceci,  puis  avait  été  là. 
Son  fils  prétendait  pour  cela 
Qu'on  le  dût  mettre  dans  l'histoire. 


i68  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Il  eût  cru  s'abaisser  servant  un  médecin. 
Étant  devenu  vieux,  on  le  mit  au  moulin: 
Son  père  l'âne  alors  lui  revint  en  mémoire. 

Quand  le  malheur  ne  serait  bon 
Qu'à  mettre  un  sot  à  la  raison, 
Toujours  serait-ce  à  juste  cause 
Qu'on  le  dit  bon  à  quelque  chose. 


VIII 

LE   VIEILLARD    ET   l'ÂNE 

Un  vieillard  sur  son  âne  aperçut  en  passant 

Un  pré  plein  d'herbe  et  fleurissant  ; 
Il  y  lâche  sa  bête  :   et  le  grison  se  rue 

Au  travers  de  l'herbe  menue, 

Se  vautrant,  grattant  et  frottant. 

Gambadant,  chantant  et  broutant, 

Et  faisant  mainte  place  nette. 

L'ennemi  vient  sur  l'entrefaite. 

Fuyons,  dit  alors  le  vieillard. 

Pourquoi  ?  répondit  le  paillard  : 
Me  fera-t-on  porter  double  bât,  double  charge  ? 
Non  pas,  dit  le  vieillard,  qui  prit  d'abord  le  large. 
Et  que  m'importe  donc,  dit  l'âne,  à  qui  je  sois  ? 

Sauvez-vous,  et  me  laissez  paître. 

Notre  ennemi,  c'est  notre  maître: 

Je  vous  le  dis  en  bon  françois. 


LIVRE  SIXIÈME  169 

IX 

LE   CERF   SE    VOYANT   DANS    L'EAU 

Dans  le  cristal  d'une  fontaine 

Un  cerf  se  mirant  autrefois 

Louait  la  beauté  de  son  bois. 

Et  ne  pouvait  qu'avecque  peine 

Souffrir  ses  jambes  de  fuseaux, 
Dont  il  voyait  l'objet  se  perdre  dans  les  eaux. 
Quelle  proportion  de  mes  pieds  à  ma  tête  ! 
Disait-il  en  voyant  leur  ombre  avec  douleur: 
Des  taillis  les  plus  hauts  mon  front  atteint  le  faîte  ; 

Mes  pieds  ne  me  font  point  d'honneur. 

Tout  en  parlant  de  la  sorte, 

Un  limier  le  fait  partir. 

Il  tâche  à  se  garantir  ; 

Dans  les  forêts  il  s'emporte: 

Son  bois,  dommageable  ornement, 

L'arrêtant  à  chaque  moment, 

Nuit  à  l'office  que  lui  rendent 

Ses  pieds,  de  qui  ses  jours  dépendent. 
Il  se  dédit  alors,  et  maudit  les  présents 

Que  le  ciel  lui  fait  tous  les  ans. 

Nous  faisons  cas  du  beau,  nous  méprisons  l'utile: 
Et  le  beau  souvent  nous  détruit. 

Ce  cerf  blâme  ses  pieds  qui  le  rendent  agile  : 
Il  estime  un  bois  qui  lui  nuit. 


I70  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

X 

LE   LIÈVRE   ET   LA   TORTUE 

Rien  ne  sert  de  courir:   il  faut  partir  à  point. 
Le  lièvre  et  la  tortue  en  sont  un  témoignage. 

Gageons,  dit  celle-ci,  que  vous  n'atteindrez  point 
Sitôt  que  moi  ce  but.     Sitôt!   êtes-vous  sage  ? 

Repartit  l'animal  léger: 

Ma  commère,  il  vous  faut  purger 

Avec  quatre  grains  d'ellébore. 

Sage  ou  non,  je  parie  encore. 

Ainsi  fut  fait;   et  de  tous  deux 

On  mit  près  du  but  les  enjeux.     *^^ 

Savoir  quoi,  ce  n'est  pas  l'affaire, 

Ni  de  quel  juge  l'on  convint. 
Notre  lièvre  n'avait  que  quatre  pas  à  faire; 
J'entends  de  ceux  qu'il  fait  lorsque,  près  d'être 

atteint, 
Il  s'éloigne  des  chiens,  les  renvoie  aux  calendes, 

Et  leur  fait  arpenter  les  landes. 
Ayant,  dis-je,  du  temps  de  reste  pour  brouter, 

Pour  dormir,  et  pour  écouter 
D'où  vient  le  vent,  il  laisse  la  tortue 

Aller  son  train  de  sénateur. 

Elle  part,  elle  -'évertue: 

Elle  se  hâte  avec  lenteur. 
Lui  cependant  méprise  une  telle  victoire. 

Tient  la  gageure  à  peu  de  gloire, 

Croit  qu'il  y  va  de  son  honneur 
De  partir  tard.     Il  broute,  il  se  repose, 

Il  s'amuse  à  tout  autre  chose 


I 


LIVRE  SIXIÈME  171 

Qu'à  la  gageure.     A  la  fin,  quand  il  vit 
Que  l'autre  touchait  presque  au  bout  de  la  carrière, 
Il  partit  comme  un  trait.     Mais  les  élans  qu'il  fit 
Furent  vains  :   la  tortue  arriva  la  première. 
Hé  bien,  lui  cria-t-elle,  avais-je  pas  raison  ? 

De  quoi  vous  sert  votre  vitesse  ? 

Moi  l'emporter  !   et  que  serait-ce 

Si  vous  portiez  une  maison  ? 


XI 
l'âne  et  ses  maîtres 

L'ÂNE  d'un  jardinier  se  plaignait  au  Destin 
De  ce  qu'on  le  faisait  lever  devant  l'aurore. 
Les  coqs,  lui  disait-il,  ont  beau  chanter  matin, 

Je  suis  plus  matineux  encore. 
Et  pourquoi?  pour  porter  des  herbes  au  marché! 
Belle  nécessité  d'interrompre  mon  somme! 

Le  Sort,  de  sa  plainte  touché. 
Lui  donne  un  autre  maître;  et  l'animal  de  somme 
Passe  du  jardinier  aux  mains  d'un  corroyeur. 
La  pesanteur  des  peaux  et  leur  mauvaise  odeur 
Eurent  bientôt  choqué  l'impertinente  bête. 
J'ai  regret,  disait-il,  à  mon  premier  seigneur: 

Encore,  quand  il  tournait  la  tête. 

J'attrapais,  s'il  m'en  souvient  bien, 
Quelque    morceau    de   chou    qui   ne   me    coûtait 

rien  : 
Mais  ici  point  d'aubaine;  ou,  si  j'en  ai  quelqu'une. 
C'est  de  coups.     Il  obtint  changement  de  fortune  ; 

Et  sur  l'état  d'un  charbonnier 

Il  fut  couché  tout  le  dernier. 
Autre  plainte.     Quoi  donc!    dit  le  Sort  en  colère. 


172  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Ce  baudet-ci  m'occupe  autant 
Que  cent  monarques  pourraient  faire! 
Croit -il  être  le  seul  qui  ne  soit  pas  content  ? 
N'ai-je  en  l'esprit  que  son  affaire? 

Le  Sort  avait  raison.     Tous  gens  sont  ainsi  faits  : 
Notre  condition  jamais  ne  nous  contente; 

La  pire  est  toujours  la  présente. 
Nous  fatiguons  le  ciel  à  force  de  placets. 
Qu'à  chacun  Jupiter  accorde  sa  requête, 

Nous  lui  romprons  encore  la  tête. 


XII 

LE    SOLEIL   ET   LES    GRENOUILLES 

Aux  noces  d'un  tyran  tout  le  peuple  en  liesse 

Noyait  son  souci  dans  les  pots. 
Ésope  seul  trouvait  que  les  gens  étaient  sots 
De  témoigner  tant  d'allégresse. 

Le  Soleil,  disait-il,  eut  dessein  autrefois 

De  songer  à  l'hyménée. 
Aussitôt  on  ouït,  d'une  commune  voix. 
Se  plaindre  de  leur  destinée 
Les  citoyennes  des  étangs. 
Quf  ferons-nous  s'il  lui  vient  des  enfants? 
Dirent-eUes  au  Sort  :   un  seul  Soleil  à  peine 

Se  peut  souffrir  ;   une  demi-douzaine 
Mettra  la  mer  à  sec  et  tous  ses  habitants. 
Adieu  joncs  et  marais:   notre  race  est  détruite; 
Bientôt  on  la  verra  réduite 
A  l'eau  du  Styx.     Pour  un  pauvre  animal, 
Grenouilles,  à  mon  sens,  ne  raisonnaient  pas  mal 


LIVRE  SIXIÈME  173 

XIII 

LE   VILLAGEOIS   ET   LE    SERPENT 

Ésope  conte  qu'un  manant, 

Charitable  autant  que  peu  sage, 

Un  jour  d'hiver  se  promenant 

A  l'entour  de  son  héritage. 
Aperçut  un  serpent  sur  la  neige  étendu. 
Transi,  gelé,  perclus,  immobile,  rendu. 

N'ayant  pas  à  vivre  un  quart  d'heure. 
Le  villageois  le  prend,  l'emporte  en  sa  demeure; 
Et,  sans  considérer  quel  sera  le  loyer 

D'une  action  de  ce  mérite. 

Il  l'étend  le  long  du  foyer. 

Le  réchauffe,  le  ressuscite. 
L'animal  engourdi  sent  à  peine  le  chaud, 
Que  l'âme  lui  revient  avecque  la  colère. 
Il  lève  un  peu  la  tête,  et  puis  siffle  aussitôt. 
Puis  fait  un  long  repli,  puis  tâche  à  faire  un  saut 
Contre  son  bienfaiteur,  son  sauveur  et  son  père. 
Ingrat,  dit  le  manant,  voilà  donc  mon  salaire! 
Tu  mourras.    A  ces  mots,  plein  d'un  juste  courroux. 
Il  vous  prend  sa  cognée,  il  vous  tranche  la  bête; 

Il  fait  trois  serpents  de  deux  coups. 

Un  tronçon,  la  queue,  et  la  tête. 
L'insecte,  sautillant,  cherche  à  se  réunir; 

Mais  il  ne  put  y  parvenir. 

Il  est  bon  d'être  charitable: 
Mais  envers  qui  ?   c'est  là  le  point. 
Quant  aux  ingrats,  il  n'en  est  point 
Qui  ne  meure  enfin  misérable. 


174  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

XIV 

LE    LION    MALADE    ET   LE    RENARD 

De  par  le  roi  des  animaux, 
Qui  dans  son  antre  était  malade, 
Fut  fait  savoir  à  ses  vassaux 
Que  chaque  espèce  en  ambassade 
Envoyât  gens  le  visiter; 
Sous  promesse  de  bien  traiter 
Les  députés,  eux  et  leur  suite. 
Foi  de  lion,  très  bien  écrite  : 
Bon  passe-port  contre  la  dent, 
Contre  la  grifïe  tout  autant. 
L'édit  du  prince  s'exécute: 
De  chaque  espèce  on  lui  députe. 
Les  renards  gardant  la  maison, 
Un  d'eux  en  dit  cette  raison  : 
Les  pas  empreints  sur  la  poussière 
Par  ceux  qui  s'en  vont  faire  au  malade  leur  cour. 
Tous,  sans  exception,  regardent  sa  tanière; 
Pas  un  ne  marque  de  retour. 
Cela  nous  met  en  méfiance. 
Que  sa  majesté  nous  dispense: 
Grand  merci  de  son  passe-port. 
Je  le  crois  bon  :  mais  dans  cet  antre 
Je  vois  fort  bien  comme  l'on  entre. 
Et  ne  vois  pas  comme  on  en  sort. 


LIVRE  SIXIÈME  175 

XV 

l'oiseleur,  l'autour,  et  l'alouette 

Les  injustices  des  pervers 
Servent  souvent  d'excuse  aux  nôtres. 
Telle  est  la  loi  de  l'univers: 
Si  tu  veux  qu'on  t'épargne,  épargne  aussi  les  autres. 
Un  manant  au  miroir  prenait  des  oisillons. 
Le  fantôme  brillant  attire  une  alouette: 
Aussitôt  un  autour,  planant  sur  les  sillons. 

Descend  des  airs,  font  et  se  jette 
Sur  celle  qui  chantait,  quoique  près  du  tombeau. 
Elle  avait  évité  la  perfide  machine. 
Lorsque,  se  rencontrant  sous  la  main  de  l'oiseau, 

Elle  sent  son  ongle  maligne. 
Pendant  qu'à  la  plumer  l'autour  est  occupé, 
Lui-même  sous  les  rets  demeure  enveloppé: 
Oiseleur,  laisse-moi,  dit-il  en  son  langage. 

Je  ne  t'ai  jamais  fait  de  mal. 
L'oiseleur  repartit:   Ce  petit  animal 
T'en  avait-il  fait  davantage? 

XVI 

le  cheval  et  l'âne 

En  ce  monde  il  se  faut  l'un  l'autre  secourir: 
Si  ton  voisin  vient  à  mourir, 
C'est  sur  toi  que  le  fardeau  tombe. 

Un  âne  accompagnait  un  cheval  peu  courtois. 
Celui-ci  ne  portant  que  son  simple  hamois, 


176  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Et  le  pauvre  baudet  si  chargé  qu'il  succombe. 

Il  pria  le  cheval  de  l'aider  quelque  peu; 

Autrement  il  mourrait  devant  qu'être  à  la  ville. 

La  prière,  dit-il,  n'en  est  pas  incivile: 

Moitié  de  ce  fardeau  ne  vous  sera  que  jeu. 

Le  cheval  refusa,  fit  une  pétarade  ; 

Tant  qu'il  vit  sous  le  faix  mourir  son  camarade. 

Et  reconnut  qu'il  avait  tort. 

Du  baudet  en  cette  aventure 

On  lui  fit  porter  la  voiture. 

Et  la  peau  par-dessus  encore. 


XVII 

LE   CHIEN   QUI   LÂCHE    SA    PROIE    POUR   L'OMBRE 

Chacun  se  trompe  ici-bas: 
On  voit  courir  après  l'ombre 
Tant  de  fous,  qu'on  n'en  sait  pas, 
La  plupart  du  temps,  le  nombre; 
Au  chien  dont  parle  Ésope  il  faut  les  renvoyer. 

Ce  chien  voyant  sa  proie  en  l'eau  représentée 
La  quitta  pour  l'image,  et  pensa  se  noyer: 
La  rivière  devint  tout  d'un  coup  agitée; 
;  A  toute  peine  il  regagna  les  bords, 

■\  Et  n'eut  ni  l'ombre  ni  le  corps. 


LIVRE  SIXIÈME  177 


XVIII 

LE   CHARTIER   EMBOURBÉ 

Le  Phaéton  d'une  voiture  à  foin 
Vit  son  char  embourbé.     Le  pauvre  homme  était 

loin 
De  tout  humain  secours  :   c'était  à  la  campagne. 
Près  d'un  certain  canton  de  la  Basse-Bretagne 

Appelé  Quimper-Corentin. 

On  sait  assez  que  le  Destin 
Adresse  là  les  gens  quand  il  veut  qu'on  enrage. 

Dieu  nous  préserve  du  voyage  ! 
Pour  venir  au  chartier  embourbé  dans  ces  lieux. 
Le  voilà  qui  déteste  et  jure  de  son  mieux, 

Pestant,  en  sa  fureur  extrême. 
Tantôt  contre  les  trous,  puis  contre  ses  chevaux. 

Contre  son  char,  contre  lui-même. 
Il  invoque  à  la  fin  le  dieu  dont  les  travaux 

Sont  si  célèbres  dans  le  monde  : 
Hercule,  lui  dit-il,  aide-moi  ;  si  ton  dos 

A  porté  la  machine  ronde. 

Ton  bras  peut  me  tirer  d'ici. 
Sa  prière  étant  faite,  il  entend  dans  la  nue 

Une  voix  qui  lui  parle  ainsi: 

Hercule  veut  qu'on  se  remue;      i 
Puis  il  aide  les  gens.     Regarde  d'où  provient 

L'achoppement  qui  te  retient; 

Ote  d'autour  de  chaque  roue 
Ce  malheureux  mortier,  cette  maudite  boue 

Qui  jusqu'à  l'essieu  les  enduit; 
Prends  ton  pic,  et  me  romps  ce  caillou  que  te  nuit  ; 


378  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Comble-moi  cette  ornière.     As-tu  fait?     Oui,  dit 

l'homme. 
Or  bien  je  vais  t'aider,  dit  la  voix;  prends  ton  fouet. 
Je  l'ai  pris.  .  .  .  Qu'est  ceci!    mon  char  marche 

à  souhait  ! 
Hercule  en  soit  loué  !    Lors  la  voix  :  Tu  vois  comme 
Tes  chevaux  aisément  se  sont  tirés  de  là. 

Aide-toi,  le  ciel  t'aidera. 


XIX 

LE  CHARLATAN 

Xe  monde  n'a  jamais  manqué  de  charlatans: 
*■  Cette  science,  de  tout  temps, 

Fut  en  professeurs  très  fertile. 
Tantôt  l'un  en  théâtre  affronte  l'Achéron; 

Et  l'autre  affiche  par  la  ville 

Qu'il  est  un  passe-Cicéron. 

Un  des  derniers  se  vantait  d'être 
En  éloquence  si  grand  maître. 
Qu'il  rendrait  disert  un  badaud. 
Un  manant,  un  rustre,  un  lourdaud  ; 

Oui,  messieurs,  un  lourdaud,  un  animal,  un  âne; 

■Que  l'on  m'amène  un  âne,  un  âne  renforcé. 
Je  le  rendrai  maître  passé, 
Et  veux  qu'il  porte  la  soutane. 

Le  prince  sut  la  chose  ;   il  manda  le  rhéteur. 
J'ai,  dit-il,  en  mon  écurie 
Un  fort  beau  roussin  d'Arcadie; 
J'en  voudrais  faire  un  orateur. 

Sire,  vous  pouvez  tout,  reprit  d'abord  notre  homm 


LIVRE  SIXIÈME  179 

On  lui  donna  certaine  somme. 

Il  devait  au  bout  de  dix  ans 

Mettre  son  âne  sur  les  bancs  : 
Sinon  il  consentait  d'être  en  place  publique 
Guindé  la  hart  au  col,  étranglé  court  et  net. 

Ayant  au  dos  sa  rhétorique, 

Et  les  oreilles  d'un  baudet. 
Quelqu'un  des  courtisans  lui  dit  qu'à  la  potence 
Il  voulait  l'aller  voir;  et  que,  pour  un  pendu, 
Il  aurait  bonne  grâce  et  beaucoup  de  prestance: 
Surtout  qu'il  se  souvînt  de  faire  à  l'assistance 
Un  discours  où  son  art  fût  au  long  étendu  ; 
Un  discours  pathétique,  et  dont  le  formulaire 

Servît  à  certains  Cicérons 

Vulgairement  nommés  larrons. 

L'autre  reprit  :  Avant  l'affaire. 

Le  roi,  l'âne,  ou  moi,  nous  mourrons. 

Il  avait  raison,     C'est  folie 
De  compter  sur  dix  ans  de  vie. 
Soyons  bien  buvants,  bien  mangeants; 
Nous  devons  à  la  mort  de  trois  l'un  en  dix  ans 


XX 

LA    DISCORDE 

La  déesse  Discorde  ayant  brouillé  les  dieux. 

Et  fait  un  grand  procès  là-haut  pour  une  pomme. 
On  la  fit  déloger  des  cieux. 
Chez  l'animal  qu'on  appelle  homme 
On  la  reçut  à  bras  ouverts. 
Elle  et  Que-si-que-non,  son  frère, 
Avecque  Tien-et-mien,  son  père. 


i8o  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Elle  nous  fit  l'honneur  en  ce  bas  univers 

De  préférer  notre  hémisphère 
A  celui  des  mortels  qui  nous  sont  opposés, 

Gens  grossiers,  peu  civilisés, 
Et  qui,  se  mariant  sans  prêtre  et  sans  notaire. 

De  la  Discorde  n'ont  que  faire. 
Pour  la  faire  trouver  aux  lieux  où  le  besoin 

Demandait  qu'elle  fût  présente, 

La  Renommée  avait  le  soin 
De  l'avertir;  et  l'autre,  diligente, 
Courait  vite  aux  débats,  et  prévenait  la  Paix; 
Faisait  d'une  étincelle  un  feu  long  à  s'éteindre. 
La  Renommée  enfin  commença  de  se  plaindre 

Que  l'on  ne  lui  trouvait  jamais 

De  demeure  fixe  et  certaine; 
Bien  souvent  l'on  perdait,  à  la  chercher,  sa  peine  : 
Il  fallait  donc  qu'elle  eût  un  séjour  afïecté. 
Un  séjour  d'où  l'on  pût  en  toutes  les  familles 

L'envoyer  à  jour  arrêté. 
Comme  il  n'était  alors  aucun  couvent  de  filles. 

On  y  trouva  difficulté. 

L'auberge  enfin  de  l'hyménée 

Lui  fut  pour  maison  assignée. 


XXI 

LA   JEUNE   VEUVE 

La  perte  d'un  époux  ne  va  point  sans  soupirs  : 
On  fait  beaucoup  de  bruit  ;  et  puis^n  se  console. 
Sur  Jes  ailes  du  Temps  la  tristesse  s'envole  ; 

Le  Temps  ramène  les  plaisirs  ; 

Entre  la  veuve  d'une  année 

Et  la  veuve  d'une  journée 


LIVRE  SIXIEME  i8i 

La  différence  est  grande;  on  ne  croirait  jamais 

Que  ce  fût  la  même  personne  : 
L'une  fait  fuir  les  gens,  et  l'autre  a  mille  attraits: 
Aux  soupirs  vrais  ou  faux  celle-là  s'abandonne. 
C'est  toujours  même  note  et  pareil  entretien. 
On  dit  qu'on  est  inconsolable: 
On  le  dit;  mais  il  n'en  est  rien. 
Comme  on  verra  par  cette  fable. 
Ou  plutôt  par  la  vérité. 

L'époux  d'une  jeune  beauté 
Partait  pour  l'autre  monde.     A  ses  côtés  sa  femme 
Lui  criait:   Attends -moi,  je  te  suis;  et  mon  âme, 
Aussi-bien  que  la  tienne,  est  prête  à  s'envoler. 

Le  mari  fait  seul  le  voyage. 
La  belle  avait  un  père,  homme  prudent  et  sage: 

Il  laissa  le  torrent  couler. 

A  la  fin,  pour  la  consoler  : 
Ma  fille,  lui  dit-il,  c'est  trop  verser  de  larmes  ; 
Qu'a  besoin  le  défunt  que  vous  noyiez  vos  charmes  ? 
Puisqu'il  est  des  vivants,  ne  songez  plus  aux  morts. 

Je  ne  dis  pas  que  tout  à  l'heure 

Une  condition  meilleure 

Change  en  des  noces  ces  transports: 
Mais  après  certain  temps  souffrez  qu'on  vous  pro- 
pose 
Un  époux,  beau,  bien  fait,  jeune,  et  tout  autre 
chose 
Que  le  défunt.     Ah!   dit-elle  aussitôt. 

Un  cloître  est  l'époux  qu'il  me  faut. 
Le  père  lui  laissa  digérer  sa  disgrâce. 

Un  mois  de  la  sorte  se  passe  : 
L'autre  mois,  on  l'emploie  à  changer  tous  les  jours 
Quelque  chose  à  l'habit,  au  linge,  à  la  coiffure; 


i82  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Le  deuil  enfin  sert  de  parure, 
En  attendant  d'autres  atours. 
Toute  la  bande  des  Amours 

Revient  au  colombier;  les  jeux,  les  ris,  la  danse 
Ont  aussi  leur  tour  à  la  fin  : 
On  se  plonge  soir  et  matin 
Dans  la  fontaine  de  Jouvence. 

Le  père  ne  craint  plus  ce  défunt  tant  chéri. 

Mais  comme  il  ne  parlait  de  rien  à  notre  belle: 
Où  donc  est  le  jeune  mari 
Que  vous  m'avez  promis  ?  dit-elle. 


ÉPILOGUE 

Bornons  ici  cette  carrière; 

Les  longs  ouvrages  me  font  peur. 

Loin  d'épuiser  une  matière, 

On  n'en  doit  prendre  que  la  fleur. 

Il  s'en  va  temps  que  je  reprenne 

Un  peu  de  forces  et  d'haleine 

Pour  fournir  à  d'autres  projets. 

Amour,  ce  tyran  de  ma  vie, 

Veut  que  je  change  de  sujets: 

Il  faut  contenter  son  envie. 
Retournons  à  Psyché.     Damon,  vous  m'exhortez 
A  peindre  ses  malheurs  et  ses  félicités  : 

J'y  consens;  peut-être  ma  veine 

En  sa  faveur  s'échauffera. 
Heureux,  si  ce  travail  est  la  dernière  peine 

Que  son  époux  me  causera! 


FIN    DU    SIXIEME   LIVRE 


183 


A  MADAME  DE  MONTESPAN 

L'apologue  est  un  don  qui  vient  des  immortels; 

Ou  si  c'est  un  présent  des  hommes, 
Quiconque  nous  l'a  fait  mérite  des  autels  : 

Nous  devons  tous,  tant  que  nous  sommes, 

Eriger  en  divinité 
Le  sage  par  qui  fut  ce  bel  art  inventé. 
C'est  proprement  un  charme:    il  rend  l'âme  atten- 
tive, 

Ou  plutôt  U  la  tient  captive, 

Nous  attachant  à  des  récits 
Qui  mènent  à  son  gré  les  cœurs  et  les  esprits. 
O  vous  qui  l'imitez.  Olympe,  si  ma  muse 
A  quelquefois  pris  place  à  la  table  des  dieux, 
Sur  ces  dons  aujourd'hui  daignez  porter  les  yeux; 
Favorisez  les  jeux  où  mon  esprit  s'amuse. 
Le  temps  qui  détruit  tout,  respectant  votre  appui. 
Me  laissera  franchir  les  ans  dans  cet  ouvrage: 
Tout  auteur  qui  voudra  vivre  encore  après  lui 

Doit  s'acquérir  votre  suffrage. 
C'est  de  vous  que  mes  vers  attendent  tout  leur  prix; 

Il  n'est  beauté  dans  nos  écrits 
Dont  vous  ne  connaissiez  jusques  aux  moindres 

traces  : 
Eh!  qui  connaît  que  vous  les  beautés  et  les  grâces  ? 
Paroles  et  regards,  tout  est  charme  dans  vous. 
Ma  muse,  en  un  sujet  si  doux, 
Voudrait  s'étendre  davantage: 
Mais  il  faut  réserver  à  d'autres  cet  emploi  ; 
184 


A  MADAME  DE  MONTESPAN  185 

Et  d'un  plus  grand  maître  que  moi 

Votre  louange  est  le  partage. 
Olympe,  c'est  assez  qu'à  mon  dernier  ouvrage 
Votre  nom  serve  un  jour  de  rempart  et  d'abri; 
Protégez  désormais  le  livre  favori 
Par  qui  j 'ose  espérer  une  seconde  vie  : 

Sous  vos  seuls  auspices  ces  vers 

Seront  jugés,  malgré  l'envie, 

Dignes  des  yeux  de  l'univers. 
Je  ne  mérite  pas  une  faveur  si  grande; 

La  fable  en  son  nom  la  demande  : 
Vous  savez  quel  crédit  ce  mensonge  a  sur  nous. 
S'il  procure  à  mes  vers  le  bonheur  de  vous  plaire, 
Je  croirai  lui  devoir  un  temple  pour  salaire  : 
Mais  je  ne  veux  bâtir  des  temples  que  pour  vous. 


LIVRE  SEPTIÈME 


LES    ANIMAUX   MALADES    DE   LA    PESTE 

Un  mai  qui  répand  la  terreur, 

Mal  que  le  ciel  en  sa  fureur 
Inventa  pour  punir  les  crimes  de  la  terre, 
La  peste  (puisqu'il  faut  l'appeler  par  son  nom). 
Capable  d'enrichir  en  un  jour  l'Achéron, 

Faisait  aux  animaux  la  guerre. 
Ils  ne  mouraient  pas  tous,  mais  tous  étaient  frappés  : 

On  n'en  voyait  point  d'occupés 
A  chercher  le  soutien  d'une  mourante  vie  : 

Nul  mets  n'excitait  leur  envie: 

Ni  loups  ni  renards  n'épiaient "^>^^^^^ 

La  douce  et  l'innocente  proie: 

Les  tourterelles  se  fuyaient; 

Plus  d'amour,  partant  plus  de  joie. 
Le  lion  tint  conseil,  et  dit:   Mes  chers  amis, 

Je  crois  que  le  ciel  a  permis 

Pour  nos  péchés  cette  infortune  : 

Que  le  plus  coupable  de  nous 
Se  sacrifie  aux  traits  du  céleste  courroux  ; 
Peut-être  il  obtiendra  la  guérison  commune. 
L'histoire  nous  apprend  qu'en  de  tels  accidents 

On  fait  de  pareils  dévoûments. 
Ne  nous  flattons  donc  point,  voyons  sans  indul- 
gence 

i86 


LIVRE  SEPTIÈME  187 

L'état  de  notre  conscience. 
Pour  moi,  satisfaisant  mes  appétits  gloutons. 

J'ai  dévoré  force  moutons. 

Que  m'avaient-ils  fait  ?  nulle  offense. 
Même  il  m'est  arrivé  quelquefois  de  manger 

Le  berger. 
Je  me  dévoûrai  donc,  s'il  le  faut:   mais  je  pense 
Qu'il  est  bon  que  chacun  s'accuse  ainsi  que  moi; 
Car  on  doit  souhaiter,  selon  toute  justice. 

Que  le  plus  coupable  périsse. 
Sire,  dit  le  renard,  vous  êtes  trop  bon  roi  ; 
Vos  scrupules  font  voir  trop  de  délicatesse. 
Eh  bien,  manger  moutons,  canaille,  sotte  espèce, 
Est-ce  un   péché?     Non,   non.     Vous  leur   fîtes, 
seigneur. 

En  les  croquant,  beaucoup  d'honneur. 

Et  quant  au  berger,  l'on  peut  dire 

Qu'il  était  digne  de  tous  maux. 
Étant  de  ces  gens-là  qui  sur  les  animaux 

Se  font  un  chimérique  empire. 
Ainsi  dit  le  renard  ;   et  flatteurs  d'applaudir. 

On  n'osa  trop  approfondir 
Du  tigre,  ni  de  l'ours,  ni  des  autres  puissances, 

Les  moins  pardonnables  offenses: 
Tous  les  gens  querelleurs,  jusqu'aux  simples  mâtins. 
Au  dire  de  chacun,  étaient  de  petits  saints. 
L'âne  vint  à  son  tour,  et  dit:   J'ai  souvenance 

Qu'en  un  pré  de  moines  passant, 
La  faim,  l'occasion,  l'herbe  tendre,  et,  je  pense, 

Quelque  diable  aussi  me  poussant, 
Je  tondis  de  ce  pré  la  largeur  de  ma  langue. 
Je  n'en  avais  nul  droit,  puisqu'il  faut  parler  net.  ? 

A  ces  mots  on  cria  haro  sur  le  baudet 
Un  loup,  quelque  peu  clerc,  prouva  par  sa  harangue 


i88  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Qu'il  fallait  dévouer  ce  maudit  animal, 

Ce  pelé,  ce  galeux,  d'où  venait  tout  leur  mal. 

Sa  peccadille  fut  jugée  un  cas  pendable. 

Manger  l'herbe  d'autrui!    quel  crime  abominable! 

Rien  que  la  mort  n'était  capable 
D'expier  son  forfait.     On  le  lui  fit  bien  voir. 

Selon  que  vous  serez  puissant  ou  inisérable, 

Les  iugements  de  cour  vous  rendront  blanc  ou  noir. 


II 

LE    MAL    MARIÉ 

Que  le  bon  soit  toujours  camarade  du  beau, 

Dès  demain  je  chercherai  femme: 
Mais  comme  le  divorce  entre  eux  n'est  pas  nouveau. 
Et  que  peu  de  beaux  corps,  hôtes  d'une  beUe  âme. 

Assemblent  l'un  et  l'autre  point, 
Ne  trouvez  pas  mauvais  que  je  ne  cherche  point. 
J'ai  vu  beaucoup  d'hymens,  aucuns  d'eux  ne  me 

tentent  : 
Cependant  des  humains  presque  les  quatre  parts 
S'exposent  hardiment  au  plus  grand  des  hasards: 
Les  quatre  parts  aussi  des  humains  se  repentent. 
J'en  vais  alléguer  un,  qui,  s'étant  repenti, 

Ne  put  trouver  d'autre  parti 

Que  de  renvoyer  son  épouse, 

■Querelleuse,  avare,  et  jalouse. 
Rien  ne  la  contentait,  rien  n'était  comme  il  faut; 
On  se  levait  trop  tard,  on  se  couchait  trop  tôt; 
Puis  du  blanc,  puis  du  noir,  puis  encore  autre  chose. 
Les  valets  enrageaient;   l'époux  était  à  bout; 
Monsieur  ne  songe  à  rien,  monsieur  dépense  tout. 


LIVRE  SEPTIÈME  189 

Monsieur  court,  monsieur  se  repose. 
Elle  en  dit  tant,  que  monsieur  à  la  fin. 

Lassé  d'entendre  un  tel  lutin, 

Vous  la  renvoie  à  la  campagne 
Chez  ses  parents.     La  voilà  donc  compagne 
De  certaines  Phyllis  qui  gardent  les  dindons 

Avec  les  gardeurs  de  cochons. 
Au  bout  de  quelque  temps  qu'on  la  crut  adoucie. 
Le  mari  la  reprend.     Eh  bien,  qu'avez-vous  fait? 

Comment  passiez-vous  votre  vie  ? 
L'innocence  des  champs  est-elle  votre  fait? 

Assez,  dit-elle  :   mais  ma  peine 
Était  de  voir  les  gens  plus  paresseux  qu'ici  ; 

Ils  n'ont  des  troupeaux  nul  souci. 
Je  leur  savais  bien  dire,  et  m'attirais  la  haine 

De  tous  ces  gens  si  peu  soigneux. 
Eh!   madame,  reprit  son  époux  tout  à  l'heure. 

Si  votre  esprit  est  si  hargneux 

Que  le  monde  qui  ne  demeure 
Qu'un  moment  avec  vous,  et  ne  revient  qu'au  soir, 

Est  déjà  lassé  de  vous  voir. 
Que  feront  des  valets  qui,  toute  la  journée. 

Vous  verront  contre  eux  déchaînée? 

Et  que  pourra  faire  un  époux 
Que  vous  voulez  qui  soit  jour  et  nuit  avec  vous  ? 
Retournez  au  village  ;   adieu.     Si  de  ma  vie 

Je  vous  rappelle,  et  qu'il  m'en  prenne  envie, 
Puissé-je  chez  les  morts  avoir,  pour  mes  péchés. 
Deux  femmes  comme  vous  sans  cesse  à  mes  côtés  ! 


igo  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

III 

LE    RAT   QUI    s'est   RETIRÉ   DU   MONDE 

Les  Levantins  en  leur  légende 
Disent  qu'un  certain  rat,  las  des  soins  d'ici-bas. 

Dans  un  fromage  de  Hollande 

Se  retira  loin  du  tracas. 

La  solitude  était  profonde, 

S'étendant  partout  à  la  ronde. 
Notre  ermite  nouveau  subsistait  là-dedans. 

Il  fit  tant,  de  pieds  et  de  dents, 
■Qu'en  peu  de  jours  il  eut  au  fond  de  l'ermitage 
Le  vivre  et  le  couvert  :   que  faut-il  davantage  ? 
Il  devint  gros  et  gras:   Dieu  prodigue  ses  biens 

A  ceux  qui  font  vœu  d'être  siens. 

Un  jour,  au  dévot  personnage 

Des  députés  du  peuple  rat 
S'en  vinrent  demander  quelque  aumône  légère: 

Ils  allaient  en  terre  étrangère 
Chercher  quelque  secours  contrer  le  peuple  chat  ; 

Ratopolis  était  bloquée: 
On  les  avait  contraints  de  partir  sans  argent. 

Attendu  l'état  indigent 

De  la  république  attaquée. 
Ils  demandaient  fort  peu,  certains  que  le  secours 

Serait  prêt  dans  quatre  ou  cinq  jours. 

Mes  amis,  dit  le  solitaire, 
Les  choses  d'ici-bas  ne  me  regardent  plus: 

En  quoi  peut  un  pauvre  reclus 

Vous  assister?  que  peut-il  faire, 
-Que  de  prier  le  ciel  qu'U  vous  aide  en  ceci  ? 
J'espère  qu'il  aura  de  vous  quelque  souci. 


LIVRE  SEPTIÈME  igr 

Ayant  parlé  de  cette  sorte, 

Le  nouveau  saint  ferma  sa  porte. 

Qui  désigné-je,  à  votre  avis. 
Par  ce  rat  si  peu  secourable  ? 
Un  moine  ?     Non,  mais  un  dervis  : 
Je  suppose  qu'un  moine  est  toujours  charitable. 


IV 

LE    HÉRON 

Un  jour  sur  ses  longs  pieds  allait  je  ne  sais  où 
Le  héron  au  long  bec  emmanché  d'un  long  cou: 

Il  côtoyait  une  rivière. 
L'onde  était  transparente  ainsi  qu'aux  plus  beaux; 

jours; 
Ma  commère  la  carpe  y  faisait  mille  tours 

Avec  le  brochet  son  compère. 
Le  héron  en  eût  fait  aisément  son  profit  : 
Tous  approchaient  du  bord,  l'oiseau  n'avait  qu'à 
prendre. 

Mais  il  crut  mieux  faire  d'attendre 

Qu'il  eût  un  peu  plus  d'appétit  ; 
Il  vivait  de  régime,  et  mangeait  à  ses  heures. 
Après  quelques  moments,  l'appétit  vint:  l'oiseau, 

S 'approchant  du  bord,  vit  sur  l'eau 
Des  tanches  qui  sortaient  du  fond  de  ces  demeures. 
Le  mets  ne  lui  plut  pas;  il  s'attendait  à  mieux. 

Et  montrait  un  goût  dédaigneux 

Comme  le  rat  du  bon  Horace  : 
Moi,  des  tanches!   dit-il:    moi,  héron,  que  je  fcisse 
Une  si  pauvre  chère  !     Et  pour  qui  me  prend-on  ? 
La  tanche  rebutée  il  trouva  du  goujon. 


192  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Du  goujon!  c'est  bien  là  le  dîner  d'un  héron! 

J 'ouvrirais  pour  si  peu  le  bec  !  aux  dieux  ne  plaise  ! 

Il  l'ouvrit  pour  bien  moins  ;  tout  alla  de  façon 

Qu'il  ne  vit  plus  aucun  poisson. 
La  faim  le  prit:    il  fut  tout  heureux  et  tout  aise 

De  rencontrer  un  limaçon. 


P 


Ne  soyons  pas  si  difficiles  : 
Les  plus  accommodants,  ce  sont  les  plus  habiles  : 
On  hasarde  de  perdre  en  voulant  trop  gagner.  ^ 

Gardez-vous  de  rien  dédaigner,  H 

Surtout  quand  vous  avez  à  peu  près  votre  compte.  " 
Bien  des  gens  y  sont  pris.     Ce  n'est  pas  aux  hérons 
Que  je  parle:   écoutez,  humains,  un  autre  conte; 
Vous  verrez  que  chez  vous  j'ai  puisé  ces  leçons. 


V 

LA   FILLE 


I 


Certaine  fiille,  un  peu  trop  fière, 

Prétendait  trouver  un  mari 
Jeune,  bien  fait,  et  beau,  d'agréable  manière, 
Point    froid   et    point    jaloux:     notez    ces    deux   ■ 
points-ci.  ^ 

Cette  fiUe  voulait  aussi 

Qu'n  eût  du  bien,  de  la  naissance, 
De  l'esprit,  enfin  tout.     Mais  qui  peut  tout  avoir  ? 
Le  destin  se  montra  soigneux  de  la  pourvoir  : 

Il  vint  des  partis  d'importance. 
La  belle  les  trouva  trop  chétifs  de  moitié: 
Quoi,  moi!  quoi,  ces  gens-là!  l'on  radote,  je  pense 
A  moi  les  proposer  !  hélas  !   ils  font  pitié  : 

Voyez  un  peu  la  belle  espèce  ! 


I 


LIVRE  SEPTIÈME  193 

L'un  n'avait  en  l'esprit  nulle  délicatesse. 
L'autre  avait  le  nez  fait  de  cette  façon-là: 

C'était  ceci,  c'était  cela; 

C'était  tout,  car  les  précieuses 

Font  dessus  tout  les  dédaigneuses. 
Après  les  bons  partis,  les  médiocres  gens 

Vinrent  se  mettre  sur  les  rangs. 
EUe  de  se  moquer.     Ah!    vraiment  je  suis  bonne 
De  leur  ouvrir  la  porte!     Ils  pensent  que  je  suis 

Fort  en  peine  de  ma  personne  : 

Grâce  à  Dieu,  je  passe  les  nuits 

Sans  chagrin,  quoiqu'en  solitude. 
La  belle  se  sut  gré  de  tous  ces  sentiments. 
L'âge  la  fit  déchoir:   adieu  tous  les  amants. 
Un  an  se  passe  et  deux  avec  inquiétude  : 
Le  chagrin  vient  ensuite;  elle  sent  chaque  jour 
Déloger  quelques  Ris,  quelques  Jeux,  puis  l'Amour; 

Puis  ses  traits  choquer  et  déplaire: 
Puis  cent  sortes  de  fards.     Ses  soins  ne  purent  faire 
Qu'elle  échappât  au  Temps,  cet  insigne  larron. 

Les  ruines  d'une  maison 
Se  peuvent  réparer:  que  n'est  cet  avantage 

Pour  les  ruines  du  visage  ! 
Sa  préciosité  changea  lors  de  langage. 
Son  miroir  lui  disait,  prenez  vite  un  mari  ; 
Je  ne  sais  quel  désir  le  lui  disait  aussi  : 
Le  désir  peut  loger  chez  une  précieuse. 
Celle-ci  fit  un  choix  qu'on  n'aurait  jamais  cru, 
Se  trouvant  à  la  fin  tout  aise  et  tout  heureuse 

De  rencontrer  un  malotru. 


194  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

VI 

LES   SOUHAITS 

Il  est  au  Mogol  des  follets 

Qui  font  office  de  valets, 
Tiennent  la  maison  propre,  ont  soin  de  l'équipage, 

Et  quelquefois  du  jardinage. 

Si  vous  touchez  à  leur  ouvrage. 
Vous  gâtez  tout.     Un  d'eux  près  du  Gange  autre- 
fois 
Cultivait  le  jardin  d'un  assez  bon  bourgeois. 
Il  travaillait  sans  bruit,  avec  beaucoup  d'adresse. 

Aimait  le  maître  et  la  maîtresse, 
Et  le  jardin  surtout.     Dieu  sait  si  les  zéph}^:^, 
Peuple  ami  du  démon,  l'assistaient  dans  sa  tâche! 
Le  follet,  de  sa  part,  travaillant  sans  relâche, 

Comblait  ses  hôtes  de  plaisirs. 

Pour  plus  de  marques  de  son  zèle, 
Chez  ces  gens  pour  toujours  il  se  fût  arrêté. 

Nonobstant  la  légèreté 

A  ses  pareils  si  naturelle: 

Mais  ses  confrères  les  esprits 
Firent  tant  que  le  chef  de  cette  république. 

Par  caprice  ou  par  politique, 

Le  changea  bientôt  de  logis. 
Ordre  lui  vient  d'aller  au  fond  de  la  Norvège 

Prendre  le  soin  d'une  maison 

En  tout  temps  couverte  de  neige  : 
Et  d'Indou  qu'il  était  on  vous  le  fait  Lappon. 
Avant  que  de  partir,  l'esprit  dit  à  ses  hôtes: 

On  m'oblige  de  vous  quitter: 

Je  ne  sais  pas  pour  quelles  fautes; 


LIVRE  SEPTIÈME  195 

Mais  enfin  il  le  faut;  je  ne  puis  arrêter 

Qu'un  temps  fort  court,  un  mois,  peut-être  une 

semaine. 
Employez-la:   formez  trois  souhaits  ;   car  je  puis 

Rendre  trois  souhaits  accomplis: 
Trois,  sans  plus.     Souhaiter,  ce  n'est  pas  une  peine 

Étrange  et  nouvelle  aux  humains. 
Ceux-ci,  pour  premier  vœu,   demandent  l'abon- 
dance. 

Et  l'abondance  à  pleines  mains 

Verse  en  leurs  coffres  la  finance. 
En  leurs  greniers  le  blé,  dans  leurs  caves  les  vins: 
Tout  en  crève.     Comment  ranger  cette  chevance  ? 
Quels  registres,   quels  soins,   quel   temps    il    leur 

faUut! 
Tous  deux  sont  empêchés  si  jamais  on  le  fut. 

Les  voleurs  contre  eux  complotèrent. 

Les  grands  seigneurs  leur  empruntèrent. 
Le  prince  les  taxa.     Voilà  les  pauvres  gens 

Malheureux  par  trop  de  fortune. 
Otez-nous  de  ces  biens  l'affluence  importune, 
Dirent-ils  l'un  et  l'autre:   heureux  les  indigents! 
La  pauvreté  vaut  mieux  qu'une  telle  richesse. 
Retirez-vous,  trésors;  fuyez:   et  toi,  déesse. 
Mère  du  bon  esprit,  compagne  du  repos, 
O  médiocrité,  reviens  vite!     A  ces  mots 
La  médiocrité  revient.     On  lui  fait  place: 

Avec  elle  ils  rentrent  en  grâce. 
Au  bout  des  deux  souhaits,  étant  aussi  chanceux 

Qu'ils  étaient,  et  que  sont  tous  ceux 
Qui  souhaitent  toujours,  et  perdent  en  chimères 
Le  temps  qu'ils  feraient  mieux  de  mettre  à  leurs 
affaires. 

Le  follet  en  rit  avec  eux. 


196  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Pour  profiter  de  sa  largesse. 
Quand  il  voulut  partir  et  qu'il  fut  sur  le  point, 
Ils  demandèrent  la  sagesse. 
C'est  un  trésor  qui  n'embarrasse  point. 


VII 

LA   COUR   DU   LION 

Sa  majesté  lionne  un  jour  voulut  connaître 
De  quelles  nations  le  ciel  l'avait  fait  maître. 

Il  manda  donc  par  députés 

Ses  vassaux  de  toute  nature. 

Envoyant  de  tous  les  côtés 

Une  circulaire  écriture 

Avec  son  sceau.     L'écrit  portait 

Qu'un  mois  durant  le  roi  tiendrait 

Cour  plénière,  dont  l'ouverture 

Devait  être  un  fort  grand  festin, 

Suivi  des  tours  de  Fagotin. 

Par  ce  trait  de  magnificence 
Le  prince  à  ses  sujets  étalait  sa  puissance. 

En  son  louvre  il  les  invita. 
Quel  louvre!    un  vrai  charnier,  dont  l'odeur  se 

porta 
D'abord  au  nez  des  gens.     L'ours  boucha  sa  narine. 
Il  se  fût  bien  passé  de  faire  cette  mine; 
Sa  grimace  déplut  :  le  monarque  irrité 

L'envoya  chez  Pluton  faire 
Le  dégoûté. 
Le  singe  approuva  fort  cette  sévérité; 
Et,  flatteur  excessif,  il  loua  la  colère 
Et  la  griffe  du  prince,  et  l'antre,  et  cette  odeur: 

Il  n'était  ambre,  il  n'était  fleur, 


LIVRE  SEPTIÈME  197 

Qui  ne  fût  ail  au  prix.     Sa  sotte  flatterie 
Eut  un  mauvais  succès,  et  fut  encore  punie  : 

Ce  monseigneur  du  lion -là 

Fut  parent  de  Caligula. 
Le  renard  étant  proche:    Or  çà,  lui  dit  le  sire, 
Que  sens-tu  ?  dis-le-moi  :   parle  sans  déguiser. 

L'autre  aussitôt  de  s'excuser, 
Alléguant  un  grand  rhume  :   il  ne  pouvait  que  dire 

Sans  odorat.     Bref,  il  s'en  tire. 

Ceci  vous  sert  d'enseignement  : 
Ne  soyez  à  la  cour,  si  vous  voulez  y  plaire, 
Ni  fade  adulateur,  ni  parleur  trop  sincère, 
Et  tâchez  quelquefois  de  répondre  en  Normand. 


VIII 

LES   VAUTOURS   ET   LES   PIGEONS 

Mars  autrefois  mit  tout  l'air  en  émute. 

Certain  sujet  fit  naître  la  dispute 

Chez  les  oiseaux;  non  ceux  que  le  printemps 

Mène  à  sa  cour,  et  qui,  sous  la  feuillée, 

Par  leur  exemple  et  leurs  sons  éclatants, 

Font  que  Vénus  est  en  nous  réveillée; 

Ni  ceux  encore  que  la  mère  d'Amour 

Met  à  son  char:  mais  le  peuple  vautour, 

Au  bec  retors,  à  la  tranchante  serre, 

Pour  un  chien  mort  se  fit,  dit-on,  la  guerre. 

Il  plut  du  sang:   je  n'exagère  point. 

Si  je  voulais  conter  de  point  en  point 

Tout  le  détail,  je  manquerais  d'haleine. 

Maint  chef  périt,  maint  héros  expira  ; 

Et  sur  son  roc  Prométhée  espéra 


igS  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

De  voir  bientôt  une  fin  à  sa  peine. 

C'était  plaisir  d'observer  leurs  efforts; 

C'était  pitié  de  voir  tomber  les  morts. 

Valeur,  adresse,  et  ruses,  et  surprises, 

Tout  s'employa.     Les  deux  troupes,  éprises 

D'ardent  courroux,  n'épargnaient  nuls  moyens 

De  peupler  l'air  que  respirent  les  ombres: 

Tout  élément  remplit  de  citoyens 

Le  vaste  enclos  qu'ont  les  royaumes  sombres. 

Cette  fureur  mit  la  compassion 

Dans  les  esprits  d'une  autre  nation 

Au  cou  changeant,  au  cœur  tendre  et  fidèle. 

Elle  employa  sa  médiation 

Pour  accorder  une  telle  querelle  : 

Ambassadeurs  par  le  peuple  pigeon 

Furent  choisis;  et  si  bien  travaillèrent, 

Que  les  vautours  plus  ne  se  chamaillèrent. 

Ils  firent  trêve  ;  et  la  paix  s'ensuivit. 

Hélas  !  ce  fut  aux  dépens  de  la  race 

A  qui  la  leur  aurait  dû  rendre  grâce. 

La  gent  maudite  aussitôt  poursuivit 

Tous  les  pigeons,  en  fit  ample  carnage, 

En  dépeupla  les  bourgades,  les  champs. 

Peu  de  prudence  eurent  les  pauvres  gens 

D'accommoder  un  peuple  si  sauvage. 

Tenez  toujours  divisés  les  méchants: 

La  sûreté  du  reste  de  la  terre 

Dépend  de  là.     Semez  entre  eux  la  guerre  ; 

Ou  vous  n'aurez  avec  eux  nulle  paix. 

Ceci  soit  dit  en  passant.     Je  me  tais. 


LIVRE  SEPTIÈME  199 


IX 

LE    COCHE    ET   LA    MOUCHE 

Dans  un  chemin  montant,  sablonneux,  malaisé. 
Et  de  tous  les  côtés  au  soleil  exposé. 

Six  forts  chevaux  tiraient  un  coche. 
Femmes,  moine,  vieillards,  tout  était  descendu: 
L'attelage  suait,  soufflait,  était  rendu. 
Une  mouche  survient,  et  des  chevaux  s'approche, 
Prétend  les  animer  par  son  bourdonnement, 
Pique  l'un,  pique  l'autre,  et  pense  à  tout  moment 

Qu'elle  fait  aller  la  machine. 
S'assied  sur  le  timon,  sur  le  nez  du  cocher. 

Aussitôt  que  le  char  chemine, 

Et  qu'elle  voit  les  gens  marcher. 
Elle  s'en  attribue  uniquement  la  gloire. 
Va,  vient,  fait  l'empressée:    il  semble  que  ce  soit 
Un  sergent  de  bataille  allant  en  chaque  endroit 
Faire  avancer  ses  gens  et  hâter  la  victoire. 

La  mouche,  en  ce  commun  besoin, 
Se  plaint  qu'elle  agit  seule,  et  qu'elle  a  tout  le  soin  ; 
Qu'aucun  n'aide  aux  chevaux  à  se  tirer  d'affaire. 

Le  moine  disait  son  bréviaire  : 
Il  prenait  bien  son  temps  !     Une  femme  chantait  : 
C'était  bien  de  chansons  qu'alors  il  s'agissait! 
Dame  mouche  s'en  va  chanter  à  leurs  oreilles. 

Et  fait  cent  sottises  pareilles. 
Après  bien  du  travail,  le  coche  arrive  au  haut. 
Respirons  maintenant!  dit  la  mouche  aussitôt: 
J'ai  tant  fait  que  nos  gens  sont  enfin  dans  la  plaine. 
Cà,  messieurs  les  chevaux,  payez-moi  de  ma  peine. 
Ainsi  certaines  gens,  faisant  les  empressés. 


200  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

S'introduisent  dans  les  affaires  : 

Ils  font  partout  les  nécessaires  ; 

Et,  partout  importuns,  devraient  être  chassés. 

X 

LA   LAITIÈRE   ET  LE    POT   AU   LAIT 

Perrette,  sur  sa  tête  ayant  un  pot  au  lait         ^ 

Bien  posé  sur  un  coussinet, 
Prétendait  arriver  sans  encombre  à  la  ville. 
Légère  et  court  vêtue,  elle  allait  à  grands  pas. 
Ayant  mis  ce  jour-là,  pour  être  plus  agile, 

Cotillon  simple  et  souliers  plats. 

Notre  laitière  ainsi  troussée 

Comptait  déjà  dans  sa  pensée 
Tout  le  prix  de  son  lait;  en  employait  l'argent; 
Achetait  un  cent  d'œufs  ;  faisait  triple  couvée  : 
La  chose  allait  à  bien  par  son  soin  diligent. 

Il  m'est,  disait-eUe,  facile 
D'élever  des  poulets  autour  de  ma  maison  ; 

Le  renard  sera  bien  habile 
S'il  ne  m'en  laisse  assez  pour  avoir  un  cochon. 
Le  porc  à  s'engraisser  coûtera  peu  de  son: 
Il  était,  quand  je  l'eus,  de  grosseur  raisonnable; 
J'aurai,  le  revendant,  de  l'argent  bel  et  bon. 
Et  qui  m'empêchera  de  mettre  en  notre  étable. 
Vu  le  prix  dont  il  est,  une  vache  et  son  veau. 
Que  je  verrai  sauter  au  milieu  du  troupeau  ? 
Perrette  là-dessus  saute  aussi,  transportée: 
Le  lait  tombe  ;  adieu  veau,  vache,  cochon,  couvée, 
La  dame  de  ces  biens,  quittant  d'un  œil  marri 

Sa  fortune  ainsi  répandue. 

Va  s'excuser  à  son  mari, 


LIVRE  SEPTIÈME  20i 

En  grand  danger  d'être  battue. 
Le  récit  en  farce  en  fut  fait  ; 
On  l'appela  le  Pot  au  lait. 

Quel  esprit  ne  bat  la  campagne  ? 

Qui  ne  fait  châteaux  en  Espagne  ? 
Picrochole,  Pyrrhus,  la  laitière,  enfin  tous, 

Autant  les  sages  que  les  fous. 
Chacun  songe  en  veillant  ;  il  n'est  rien  de  plus  doux  : 
Une  flatteuse  erreur  emporte  alors  nos  âmes  ; 

Tout  le  bien  du  monde  est  à  nous, 

Tous  les  honneurs,  toutes  les  femmes. 
Quand  je  suis  seul,  je  fais  au  plus  brave  un  défi; 
Je  m'écarte,  je  vais  détrôner  le  Sophi; 

On  m'élit  roi,  mon  peuple  m'aime  ; 
Les  diadèmes  vont  sur  ma  tête  pleuvant  : 
Quelque   accident   fait-il   que   je   rentre   en   moi- 
même; 

Je  suis  Gros-Jean  comme  devant. 


XI 

LE   CURÉ   ET   LE   MORT 

Un  mort  s'en  allait  tristement 
S'emparer  de  son  dernier  gîte  ; 
Un  curé  s'en  allait  gaîment 
Enterrer  ce  mort  au  plus  vite. 

Notre  défunt  était  en  carrosse  porté, 
Bien  et  dûment  empaqueté, 

Et  vêtu  d'une  robe,  hélas!   qu'on  nomme  bière. 
Robe  d'hiver,  robe  d'été. 
Que  les  morts  ne  dépouillent  guère. 
Le  pasteur  était  à  côté, 


202  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Et  récitait,  à  l'ordinaire, 

Maintes  dévotes  oraisons. 

Et  des  psaumes  et  des  leçons. 

Et  des  versets  et  des  répons  : 

Monsieur  le  mort,  laissez-nous  faire, 
On  vous  en  donnera  de  toutes  les  façons  ; 

Il  ne  s'agit  que  du  salaire. 
Messire  Jean  Chouart  couvait  des  yeux  son  mort. 
Comme  si  l'on  eût  dû  lui  ravir  ce  trésor; 

Et,  des  regards,  semblait  lui  dire: 

Monsieur  le  mort,  j 'aurai  de  vous 

Tant  en  argent,  et  tant  en  cire. 

Et  tant  en  autres  menus  coûts. 
Il  fondait  là-dessus  l'achat  d'une  feuillette 

Du  meilleur  vin  des  environs  : 

Certaine  nièce  assez  proprette 

Et  sa  chambrière  Pâquette 

Devaient  avoir  des  cotillons. 

Sur  cette  agréable  pensée 

Un  heurt  survient  :   adieu  le  char. 

Voilà  messire  Jean  Chouart 
Qui  du  choc  de  son  mort  a  la  tête  cassée  : 
Le  paroissien  en  plomb  entraîne  son  pasteur  ; 

Notre  curé  suit  son  seigneur  ; 

Tous  deux  s'en  vont  de  compagnie. 

Proprement  toute  notre  vie 
Est  le  curé  Chouart  qui  sur  son  mort  comptait. 
Et  la  fable  du  Pot  au  lait. 


LIVRE  SEPTIEME  203 


XII 

l'homme  qui  court  après  la  fortune,  et 
l'homme  qui  l'attend  dans  son  lit 

Qui  ne  court  après  la  Fortune  ? 
Je  voudrais  être  en  lieu  d'où  je  pusse  aisément 

Contempler  la  foule  importune 

De  ceux  qui  cherchent  vainement 
Cette  fille  du  Sort  de  royaume  en  royaume, 
Fidèles  courtisans  d'un  volage  fantôme. 

Quand  ils  sont  près  du  bon  moment, 
L'inconstante  aussitôt  à  leurs  désirs  échappe. 
Pauvres  gens  !     Je  les  plains  ;  car  on  a  pour  les  fous 

Plus  de  pitié  que  de  courroux. 
Cet  homme,  disent-ils,  était  planteur  de  choux  ; 

Et  le  voilà  devenu  pape  ! 
Ne   le   valons-nous   pas?     Vous   valez   cent    fois 
mieux  : 

Mais  que  vous  sert  votre  mérite  ? 

La  Fortune  a-t-elle  des  yeux  ? 
Et  puis,  la  papauté  vaut-elle  ce  qu'on  quitte, 
Le  repos  ?  le  repos,  trésor  si  précieux 
Qu'on  en  faisait  jadis  le  partage  des  dieux! 
Rarement  la  Fortune  à  ses  hôtes  le  laisse. 

Ne  cherchez  point  cette  déesse. 
Elle  vous  cherchera:  son  sexe  en  use  ainsi. 

Certain  couple  d'amis,  en  un  bourg  établi. 
Possédait  quelque  bien.     L'un  soupirait  sans  cesse 
Pour  la  Fortune;   il  dit  à  l'autre  un  jour: 
Si  nous  quittions  notre  séjour  ? 
Vous  savez  que  nul  n'est  prophète 


204  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

En  son  pays:   cherchons  notre  aventure  ailleurs. 
Cherchez,  dit  l'autre  ami:  pour  moi,  je  ne  souhaite 

Ni  climats  ni  destins  meilleurs. 
Contentez-vous,  suivez  votre  humeur  inquiète; 
Vous  reviendrez  bientôt.     Je  fais  vœu  cependant 

De  dormir  en  vous  attendant. 
L'ambitieux,  ou,  si  l'on  veut,  l'avare, 

S'en  va  par  voie  et  par  chemin. 

Il  arriva  le  lendemain 
En  un  lieu  que  devait  la  déesse  bizarre 
Fréquenter  sur  tout  autre;  et  ce  lieu,  c'est  la  cour. 
Là  donc  pour  quelque  temps  il  fixe  son  séjour. 
Se  trouvant  au  coucher,  au  lever,  à  ces  heures 

Que  l'on  sait  être  les  meilleures  ; 
Bref,  se  trouvant  à  tout,  et  n'arrivant  à  rien. 
Qu'est  ceci?  se  dit-il:   cherchons  ailleurs  du  bien. 
La  Fortune  pourtant  habite  ces  demeures; 
Je  la  vois  tous  les  jours  entrer  chez  celui-ci, 

Chez  celui-là:   d'où  vient  qu'aussi 
Je  ne  puis  héberger  cette  capricieuse? 
On  me  l'avait  bien  dit,  que  des  gens  de  ce  lieu 
L'on  n'aime  pas  toujours  l'humeur  ambitieuse. 
Adieu,  messieurs  de  cour  ;  messieurs  de  cour,  adieu  ; 
Suivez  jusques  au  bout  une  ombre  qui  vous  flatte. 
La  Fortune  a,  dit-on,  des  temples  à  Surate: 
Allons  là.     Ce  fut  un  de  dire  et  s'embarquer. 
Âmes  de  bronze,  humains,  celui-là  fut  sans  doute 
Armé  de  diamant,  qui  tenta  cette  route. 
Et  le  premier  osa  l'abîme  défier! 

Celui-ci  pendant  son  voyage 

Tourna  les  yeux  vers  son  village 
Plus  d'une  fois,  essuyant  les  dangers 
Des  pirates,  des  vents,  du  calme  et  des  rochers, 
Ministres  de  la  mort:    avec  beaucoup  de  peines 


LIVRE  SEPTIÈME  205 

On  s'en  va  la  chercher  en  des  rives  lointaines, 
La  trouvant  assez  tôt  sans  quitter  la  maison. 
L'homme  arrive  au  Mogol:  on  lui  dit  qu'au  Japon 
La  Fortune  pour  lors  distribuait  ses  grâces. 

Il  y  court.     Les  mers  étaient  lasses 

De  le  porter:   et  tout  le  fruit 

Qu'il  tira  de  ses  longs  voyages, 
Ce  fut  cette  leçon  que  donnent  les  sauvages  : 
Demeure  en  ton  pays,  par  la  nature  instruit. 
Le  Japon  ne  fut  pas  plus  heureux  à  cet  homme 

Que  le  Mogol  l'avait  été: 

Ce  qui  lui  fit  conclure  en  somme 
Qu'il  avait  à  grand  tort  son  village  quitté. 

Il  renonce  aux  courses  ingrates, 
Revient  en  son  pays,  voit  de  loin  ses  pénates. 
Pleure  de  joie,  et  dit:    Heureux  qui  vit  chez  soi. 
De  régler  ses  désirs  faisant  tout  son  emploi  ! 

Il  ne  sait  que  par  ouï-dire 
Ce  que  c'est,  que  la  cour,  la  mer,  et  ton  empire, 
Fortune,  qui  nous  fais  passer  devant  les  yeux 
Des   dignités,    des   biens,    que   jusqu'au   bout   du 

monde 
On  suit,  sans  que  l'effet  aux  promesses  réponde. 
Désormais  je  ne  bouge,  et  ferai  cent  fois  mieux. 

En  raisonnant  de  cette  sorte, 
Et  contre  la  Fortune  ayant  pris  ce  conseil. 

Il  la  trouve  assise  à  la  porte 
De  son  ami  plongé  dans  un  profond  sommeil. 


2o6  FABLES  DE  LA  FONTAINE 


XIII 

LES   DEUX   COQS 

Deux  coqs  vivaient  en  paix:   une  poule  survint. 

Et  voilà  la  guerre  allumée. 
Amour,  tu  perdis  Troie!   et  c'est  de  toi  que  vint 

Cette  querelle  envenimée 
Où  du  sang  des  dieux  même  on  vit  le  Xanthe  teint  ! 
Longtemps  entre  nos  coqs  le  combat  se  maintint. 
Le  bruit  s'en  répandit  par  tout  le  voisinage: 
La  gent  qui  porte  crête  au  spectacle  accourut  ; 

Plus  d'une  Hélène  au  beau  plumage 
Fut  le  prix  du  vainqueur.     Le  vaincu  disparut  : 
Il  alla  se  cacher  au  fond  de  sa  retraite. 

Pleura  sa  gloire  et  ses  amours  ; 
Ses  amours,  qu'un  rival,  tout  fier  de  sa  défaite, 
Possédait  à  ses  yeux.     Il  voyait  tous  les  jours 
Cet  objet  rallumer  sa  haine  et  son  courage: 
Il  aiguisait  son  bec,  battait  l'air  et  ses  flancs, 

Et,  s'exerçant  contre  les  vents. 

S'armait  d'une  jalouse  rage. 
Il  n'en  eut  pas  besoin.     Son  vainqueur  sur  les  toits 
S'alla  percher,  et  chanta  sa  victoire. 

Un  vautour  entendit  sa  voix  : 

Adieu  les  amours  et  la  gloire  ; 
Tout  cet  orgueil  périt  sous  l'ongle  du  \'autour. 

Enfin,  par  un  fatal  retour. 

Son  rival  autour  de  la  poule 

S'en  revint  faire  le  coquet. 

Je  laisse  à  penser  quel  caquet  ; 

Car  il  eut  des  femmes  en  foule. 


LIVRE  SEPTIÈME  207 

La  Fortune  se  plaît  à  faire  de  ces  coups: 
Tout  vainqueur  insolent  à  sa  perte  travaille. 
Défions-nous  du  Sort,  et  prenons  garde  à  nous 
Après  le  gain  d'une  bataille. 


XIV 

l'ingratitude  et  l'in7Ustice  des  hommes 
envers  la  fortune 

Un  trafiquant  sur  mer,  par  bonheur,  s'enrichit. 
Il  triompha  des  vents  pendant  plus  d'un  voyage; 
Gouffre,  banc,  ni  rocher,  n'exigea  de  péage 
D'aucun  de  ses  ballots:  le  Sort  l'en  affranchit. 
Sur  tous  ses  compagnons  Atropos  et  Neptune 
Recueillirent  leur  droit,  tandis  que  la  Fortune 
Prenait  soin  d'amener  son  marchand  à  bon  port. 
Facteurs,  associés,  chacun  lui  fut  fidèle. 
Il  vendit  son  tabac,  son  sucre,  sa  cannelle. 

Ce  qu'il  voulut,  sa  porcelaine  encore: 
Le  luxe  et  la  folie  enflèrent  son  trésor; 

Bref,  il  plut  dans  son  escarcelle. 
On  ne  parlait  chez  lui  que  par  doubles  ducats  : 
Et  mon  homme  d'avoir  chiens,  chevaux  et  carrosses  ; 

Ses  jours  de  jeûne  étaient  des  noces. 
Un  sien  ami,  voyant  ses  somptueux  repas. 
Lui  dit:   Et  d'où  vient  donc  un  si  bon  ordinaire  ? — 
Et  d'où  me  viendrait-il  que  de  mon  savoir-faire  ? 
Je  n'en  dois  rien  qu'à  moi,  qu'à  mes  soins,  qu'au 

talent 
De  risquer  à  propos,  et  bien  placer  l'argent. 
Le  profit  lui  semblant  une  fort  douce  chose. 
Il  risqua  de  nouveau  le  gain  qu'il  avait  fait. 
Mais  rien,  pour  cette  fois,  ne  lui  vint  à  souhait. 


2o8  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Son  imprudence  en  fut  la  cause  : 
Un  vaisseau  mal  frété  périt  au  premier  vent  : 
Un  autre,  mal  pourvu  des  armes  nécessaires, 

Fut  enlevé  par  les  corsaires  : 

Un  troisième  au  port  arrivant. 
Rien  n'eut  cours  ni  débit;  le  luxe  et  la  folie 

N'étaient  plus  tels  qu'auparavant. 

Enfin,  ses  facteurs  le  trompant, 
Et  lui-même  ayant  fait  grand  fracas,  chère  lie. 
Mis  beaucoup  en  plaisirs,  en  bâtiments  beaucoup, 

Il  devint  pauvre  tout  d'un  coup. 
Son  ami,  le  voyant  en  mauvais  équipage, 
Lui  dit:  D'où  vient  cela? — ^De  la  Fortune,  hélas! 
Consolez-vous,  dit  l'autre;  et,  s'il  ne  lui  plaît  pas 
Que  vous  soyez  heureux,   tout  au  moins  soyez 
sage. 

Je  ne  sais  s'il  crut  ce  conseil; 
Mais  je  sais  que  chacun  impute,  en  cas  pareil. 

Son  bonheur  à  son  industrie  : 
Et  si  de  quelque  échec  notre  faute  est  suivie. 

Nous  disons  injures  au  Sort. 

Chose  n'est  ici  plus  commune. 
Le  bien,  nous  le  faisons;  le  mal,  c'est  la  Fortune. 
On  a  toujours  raison,  le  Destin  toujours  tort. 


XV 

LES    DEVINERESSES 

C'est  souvent  du  hasard  que  naît  l'opinion  : 
Et  c'est  l'opinion  qui  fait  toujours  la  vogue. 

Je  pourrais  fonder  ce  prologue 
Sur  gens  de  tous  états  :   tout  est  prévention. 
Cabale,  entêtement;    point  ou  peu  de  justice. 


LIVRE  SEPTIÈME  209 

C'est  un  torrent:    qu'y  faire?  il  faut  qu'il  ait  son 
cours  : 

Cela  fut  et  sera  toujours. 

Une  femme,  à  Paris,  faisait  la  pythonisse. 
Gn  Fallait  consulter  sur  chaque  événement: 
Perdait-on  un  chiffon,  avait-on  un  amant, 
Un  mari  vivant  trop  au  gré  de  son  épouse  ; 
Une  mère  fâcheuse,  une  femme  jalouse; 

Chez  la  devineuse  on  courait 
Pour  se  faire  annoncer  ce  que  l'on  désirait. 

Son  fait  consistait  en  adresse  : 
Quelques  termes  de 'l'art,  beaucoup  de  hardiesse. 
Du  hasard  quelquefois,  tout  cela  concourait, 
Tout  cela,  bien  souvent,  faisait  crier  miracle. 
Enfin,  quoiqu'ignorante  à  vingt  et  trois  carats, 

Elle  passait  pour  un  oracle. 
L'oracle  était  logé  dedans  un  galetas  : 

Là,  cette  femme  emplit  sa  bourse  ; 

Et,  sans  avoir  d'autre  ressource. 
Gagne  de  quoi  donner  un  rang  à  son  mari  ; 
Elle  achète  un  office,  une  maison  aussi. 

VoUà  le  galetas  rempli 
D'une  nouvelle  hôtesse,  à  qui  toute  la  ville, 
Femmes,  filles,  valets,  gros  messieurs,  tout  enfin, 
AUait,  comme  autrefois,  demander  son  destin  ; 
Le  galetas  devint  l'antre  de  la  Sibylle  : 
L'autre  femelle  avait  achalandé  ce  lieu. 
Cette  dernière  femme  eut  beau  faire,  eut  beau  dire. 
Moi  devine!   on  se  moque!   eh!   messieurs,  sais-je 

lire? 
Je  n'ai  jamais  appris  que  ma  croix  de  par  Dieu. 
Point  de  raison:   fallut  deviner  et  prédire, 

Mettre  à  part  force  bons  ducats, 


2IO  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Et  gagner,  malgré  soi,  plus  que  deux  avocats. 
Le  meuble  et  l'équipage  aidaient  fort  à  la  chose  ; 
Quatre  sièges  boiteux,  un  manche  de  balai, 
Tout  sentait  son  sabbat  et  sa  métamorphose. 
Quand  cette  femme  aurait  dit  vrai 
Dans  une  chambre  tapissée. 
On  s'en  serait  moqué:  la  vogue  était  passée 
Au  galetas,  il  avait  le  crédit. 
L'autre  femme  se  morfondit. 
L'enseigne  fait  la  chalandise. 
J 'ai  vu  dans  le  palais  une  robe  mal  mise 

Gagner  gros:  les  gens  l'avaient  prise 
Pour  maître  tel,  qui  traînait  après  soi 
Force  écoutants.     Demandez-moi  pourquoi. 

XVI 

LE  CHAT,  LA  BELETTE,  ET  LE  PETIT  LAPIN 

Du  palais  d'un  jeune  lapin 

Dame  belette  un  beau  matin 

S'empara:  c'est  une  rusée. 
Le  maître  étant  absent,  ce  lui  fut  chose  aisée. 
Elle  porta  chez  lui  ses  pénates,  un  jour 
Qu'il  était  allé  faire  à  l'aurore  sa  cour 

Parmi  le  thym  et  la  rosée. 
Après  qu'il  eut  brouté,  trotté,  fait  tous  ses  tours, 
Jeannot  lapin  retourne  aux  souterrains  séjours. 
La  belette  avait  mis  le  nez  à  la  fenêtre. 
O  dieux  hospitaliers!   que  vois-je  ici  paraître! 
Dit  l'animal  chassé  du  paternel  logis. 

Holà!   madame  la  belette, 

Que  l'on  déloge  sans  trompette, 
Ou  je  vais  avertir  tout  les  rats  du  pays. 
La  dame  au  nez  pointu  répondit  que  la  terre 


LIVRE  SEPTIÈME  211 

Était  au  premier  occupant. 

C'était  un  beau  sujet  de  guerre 
Qu'un  logis  où  lui-même  il  n'entrait  qu'en  ram- 
pant! 

Et  quand  ce  serait  un  royaume, 
Je  voudrais  bien  savoir,  dit-elle,  quelle  loi 

En  a  pour  toujours  fait  l'octroi 
A  Jean,  fils  ou  neveu  de  Pierre  ou  de  Guillaume, 

Plutôt  qu'à  Paul,  plutôt  qu'à  moi. 
Jean  lapin  allégua  la  coutume  et  l'usage; 
Ce  sont,  dit-il,  leurs  lois  qui  m'ont  de  ce  logis 
Rendu  maître  et  seigneur,  et  qui,  de  père  en  fils, 
L'ont  de  Pieire  à  Simon,  puis  à  moi  Jean,  transmis. 
Le  premier  occupant,  est-ce  une  loi  plus  sage  ? 

Or  bien,  sans  crier  davantage. 
Rapportons-nous,  dit-elle,  à  Raminagrobis. 
C'était  un  chat  vivant  comme  un  dévot  ermite. 

Un  chat  faisant  la  chattemite, 
Un  saint  homme  de  chat,  bien  fourré,  gros  et  gras, 

Arbitre  expert  sur  tous  les  cas. 

Jean  lapin  pour  juge  l'agrée. 

Les  voilà  tous  deux  arrivés 

Devant  sa  majesté  fourrée. 
Grippeminaud  leur  dit:   Mes  enfants,  approchez, 
Approchez;  je  suis  sourd,  les  ans  en  sont  la  cause. 
L'un  et  l'autre  approcha,  ne  craignant  nulle  chose. 
Aussitôt  qu'à  portée  il  vit  les  contestants, 

Grippeminaud  le  bon  apôtre, 
Jetant  des  deux  côtés  la  griffe  en  même  temps, 
Mit   les   plaideurs   d'accord   en   croquant  l'un   et 

l'autre. 

Ceci  resemble  fort  aux  débats  qu'ont  parfois 
Les  petits  souverains  se  rapportant  aux  rois. 


212  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

XVII 

LA   TÊTE    ET    LA    QUEUE    DU    SERPENT 

Le  serpent  a  deux  parties 

Du  genre  humain  ennemies. 

Tête  et  queue;   et  toutes  deux 

Ont  acquis  un  nom  fameux 

Auprès  des  Parques  cruelles: 

Si  bien  qu'autrefois  entre  elles 

Il  survint  de  grands  débats 
Pour  le  pas. 
La  tête  avait  toujours  marché  devant  la  queue. 

La  queue  au  ciel  se  plaignit, 
Et  lui  dit  : 

Je  fais  mainte  et  mainte  lieue 

Comme  il  plaît  à  celle-ci: 
Croit-elle  que  toujours  j'en  veuille  user  ainsi? 

Je  suis  son  humble  servante. 

On  m'a  faite,  Dieu  merci, 

Sa  sœur,  et  non  sa  suivante. 

Toutes  deux  de  même  sang, 

Traitez-nous  de  même  sorte: 

Aussi  bien  qu'elle  je  porte 

Un  poison  prompt  et  puissant. 

Enfin,  voilà  ma  requête: 

C'est  à  vous  de  commander 

Qu'on  me  laisse  précéder 

A  mon  tour  ma  sœur  la  tête. 

Je  la  conduirai  si  bien. 

Qu'on  ne  se  plaindra  de  rien. 
Le  ciel  eut  pour  ces  vœux  une  bonté  cruelle. 
Souvent  sa  complaisance  a  de  méchants  effets  : 


LIVRE  SEPTIÈME  213 

Il  devrait  être  sourd  aux  aveugles  souhaits. 

Il  ne  le  fut  pas  lors:   et  la  guide  nouvelle. 
Qui  ne  voyait,  au  grand  jour. 
Par  plus  clair  que  dans  un  four, 
Donnait  tantôt  contre  un  marbre, 
Contre  un  passant,  contre  un  arbre: 

Droit  aux  ondes  du  Styx  elle  mena  sa  sœur. 

Malheureux  les  états  tombés  dans  son  erreur! 


XVIII 
< 

UN    ANIMAL    DANS    LA    LUNE 

Pendant  qu'un  philosophe  assure 
Que  toujours  par  leurs  sens  les  hommes  sont  dupés, 
Un  autre  philosophe  jure 
Qu'ils  ne  nous  ont  jamais  trompés. 
Tous  les  deux  ont  raison,  et  la  philosophie 
Dit  vrai  quand  elle  dit  que  les  sens  tromperont 
Tant  que  sur  leur  rapport  les  hommes  jugeront; 

Mais  aussi,  si  l'on  rectifie 
L'image  de  l'objet  sur  son  éloignement, 
Sur  le  milieu  qui  l'environne, 
Sur  l'organe  et  sur  l'instrument. 
Les  sens  ne  tromperont  personne. 
La  nature  ordonna  ces  choses  sagement: 
J'en  dirai  quelque  jour  les  raisons  amplement. 
J'aperçois  le  soleil:  quelle  en  est  la  figure? 
Ici-bas  ce  grand  corps   n'a  que   trois   pieds   de 

tour: 
Mais  si  je  le  voyais  là-haut  dans  son  séjour, 
Que  serait-ce  à  mes  yeux  que  l'œil  de  la  nature? 
Sa  distance  me  fait  juger  de  sa  grandeur: 


214  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Sur  l'angle  et  les  côtés  ma  main  la  détermine. 
L'ignorant  le  croit  plat;  j'épaissis  sa  rondeur. 
Je  le  rends  immobile  ;  et  la  terre  chemine. 
Bref,  je  démens  mes  yeux  en  toute  sa  machine  ; 
Ce  sens  ne  me  nuit  point  par  son  illusion. 

Mon  âme,  en  toute  occasion. 
Développe  le  vrai  caché  sous  l'apparence  ; 

Je  ne  suis  point  d'intelligence 
Avecque    mes    regards    peut-être    un    peu    trop 

prompts, 
Ni  mon  oreille,  lente  à  m'apporter  les  sons. 
Quand  l'eau  courbe  un  bâton,  ma  raison  le  re- 
dresse : 

La  raison  décide  en  maîtresse. 

Mes  yeux,  moyennant  ce  secours. 
Ne  me  trompent  jamais  en  me  mentant  toujours. 
Si  je  crois  leur  rapport,  erreur  assez  commune. 
Une  tête  de  femme  est  au  corps  de  la  lune. 
Y  peut-elle  être  ?  non.     D'où  vient  donc  cet  objet  ? 
Quelques  lieux  inégaux  font  de  loin  cet  effet. 
La  lune  nulle  part  n'a  sa  surface  unie; 
Montueuse  en  des  lieux,  en  d'autres  aplanie, 
L'ombre  avec  la  lumière  y  peut  tracer  souvent 

Un  homme,  un  bœuf,  un  éléphant. 
Naguère  l'Angleterre  y  vit  chose  pareille. 
La  lunette  placée,  un  animal  nouveau 

Parut  dans  cet  astre  si  beau: 

Et  chacun  de  crier  merveille. 
Il  était  arrivé  là-haut  un  changement 
Qui  présageait  sans  doute  un  grand  événement. 
Savait-on  si  la  guerre  entre  tant  de  puissances 
N'en  était  point  l'effet?     Le  monarque  accourut: 
Il  favorise  en  roi  ces  hautes  connaissances. 
Le  monstre  dans  la  lune  à  son  tour  lui  parut. 


LIVRE  SEPTIÈME  215 

C'était  une  souris  cachée  entre  les  verres: 

Dans  la  lunette  était  la  source  de  ces  guerres. 

On  en  rit.     Peuple  heureux!    quand  pourront  les 

François 
Se  donner,  comme  vous,  entiers  à  ces  emplois  ! 
Mars    nous    fait    recueillir  d'amples   moissons    de 

gloire  ; 
C'est  à  nos  ennemis  de  craindre  les  combats, 
A  nous  de  les  chercher,  certains  que  la  Victoire, 
Amante  de  Louis,  suivra  partout  ses  pas. 
Ses  lauriers  nous  rendront  célèbres  dans  l'histoire. 

Même  les  filles  de  Mémoire 
Ne   nous   ont   point   quittés;    nous   goûtons    des 

plaisirs  : 
La  paix  fait  nos  souhaits,  et  non  point  nos  soupirs. 
Charles  en  sait  jouir:   il  saurait  dans  la  guerre 
Signaler  sa  valeur,  et  mener  l'Angleterre 
A  ces  jeux  qu'en  repos  elle  voit  aujourd'hui. 
Cependant  s'il  pouvait  apaiser  la  querelle, 
Que  d'encens  !     Est-il  rien  de  plus  digne  de  lui  ? 
La  carrière  d'Auguste  a-t-elle  été  moins  belle 
Que  les  fameux  exploits  du  premier  des  Césars  ? 
O  peuple  trop  heureux!    quand  la  paix  viendra- 

t-elle 
Nous  rendre,  comme  vous,  tout  entiers  aux  beaux 

arts? 


FIN    DU    SEPTIEME    LIVRE 


LIVRE   HUITIEME 


LA    MORT   ET   LE    MOURANT 

La  Mort  ne  surprend  point  le  sage  ; 

Il  est  toujours  prêt  à  partir, 

S 'étant  su  lui-même  avertir 
Du  temps  où  l'on  se  doit  résoudre  à  ce  passage. 

Ce  temps,  hélas  !   embrasse  tout  les  temps  : 
Qu'on  le  partage  en  jours,  en  heures,  en  moments. 

Il  n'en  est  point  qu'il  ne  comprenne 
Dans  le  fatal  tribut,  tous  sont  de  son  domaine; 
Et  le  premier  instant  où  les  enfants  des  rois 

Ouvrent  les  yeux  à  la  lumière, 

Est  celui  qui  vient  quelquefois 

Fermer  pour  toujours  leur  paupière. 

Défendez-vous  par  la  grandeur; 
Alléguez  la  beauté,  la  vertu,  la  jeunesse; 

La  Mort  ravit  tout  sans  pudeur: 
Un  jour  le  monde  entier  accroîtra  sa  richesse. 

Il  n'est  rien  de  moins  ignoré; 

Et,  puisqu'il  faut  que  je  le  die. 

Rien  où  l'on  soit  moins  préparé. 
Un  mourant,  qui  comptait  plus  de  cent  ans  de  vie. 
Se  plaignait  à  la  Mort  que  précipitamment 
EUe  le  contraignait  de  partir  tout  à  l'heure. 

Sans  qu'il  eût  fait  son  testament. 
Sans  l'avertir  au  moins:    Est-il  juste  qu'on  meure 
216 


LIVRE  HUITIÈME  217 

Au  pied  levé  ?   dit-il  :   attendez  quelque  peu  ; 
Ma  femme  ne  veut  pas  que  je  parte  sans  elle; 
Il  me  reste  à  pourvoir  un  arrière-neveu  ; 
Souffrez  qu'à  mon  logis  j'ajoute  encore  une  aile. 
Que  vous  êtes  pressante,  ô  déesse  cruelle! 
Vieillard,  lui  dit  la  Mort,  je  ne  t'ai  point  surpris. 
Tu  te  plains  sans  raison  de  mon  impatience  : 
Eh  !  n'as-tu  pas  cent  ans  ?     Trouve-moi  dans  Paris 
Deux  mortels   aussi   vieux,   trouve-m'en   dix   en 

France.  , 

Je  devais,  ce  dis-tu,  te  donner  quelque  avis 

Qui  te  disposât  à  la  chose  : 
J 'aurais  trouvé  ton  testament  tout  fait. 
Ton  petit-fils  pourvu,  ton  bâtiment  parfait. 
Ne  te  donna-t-on  pas  des  avis,  quand  la  cause 

Du  marcher  et  du  mouvement, 

Quand  les  esprits,  le  sentiment, 
Quand  tout  faillit  en  toi  ?   Plus  de  goût,  plus  d'ouïe  ; 
Toute  chose  pour  toi  semble  être  évanouie  ; 
Pour  toi  l'astre  du  jour  prend  des  soins  superflus: 
Tu  regrettes  des  biens  qui  ne  te  touchent  plus. 

Je  t'ai  fait  voir  tes  camarades. 

Ou  morts,  ou  mourants,  ou  malades  : 
Qu'est-ce  que  tout  cela,  qu'un  avertissement  ? 

Allons,  vieillard,  et  sans  réplique. 

Il  n'importe  à  la  république 

Que  tu  fasses  ton  testament. 

La  Mort  avait  raison:   je  voudrais  qu'à  cet  âge 
On  sortît  de  la  vie  ainsi  que  d'un  banquet, 
Remerciant  son  hôte,  et  qu'on  fît  son  paquet: 
Car  de  combien  peut-on  retarder  le  voyage  ? 
Tu  murmures,  vieillard!    vois  ces  jeunes  mourir; 
Vois-les  marcher,  vois-les  courir 


2i8  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

A  des  morts,  il  est  vrai,  glorieuses  et  belles, 
Mais  sûres  cependant,  et  quelquefois  cruelles. 
J'ai  beau  te  le  crier;  mon  zèle  est  indiscret: 
Le    plus  semblable  aux  morts  meurt   le    plus 
regret. 


II 

LE    SAVETIER   ET   LE    FINANCIER 

Un  savetier  chantait  du  matin  jusqu'au  soir: 

C'était  merveille  de  le  voir, 
Merveille  de  l'ouïr:   il  faisait  des  passages. 

Plus  content  qu'aucun  des  sept  sages. 
Son  voisin,  au  contraire,  étant  tout  cousu  d'or. 

Chantait  peu,  dormait  moins  encore  : 

C'était  un  homme  de  finance. 
Si  sur  le  point  du  jour  parfois  il  sommeillait. 
Le  savetier  alors  en  chantant  l'éveillait: 

Et  le  financier  se  plaignait 

Que  les  soins  de  la  Providence 
N'eussent  pas  au  marché  fait  vendre  le  dormir. 

Comme  le  manger  et  le  boire. 

En  son  hôtel  il  fait  venir 
Le  chanteur,  et  lui  dit:   Or  çà,  sire  Grégoire, 
Que  gagnez-vous  par  an?     Par  an!   ma  foi,  mon- 
sieur, 

Dit  avec  un  ton  de  rieur 
Le  gaillard  savetier,  ce  n'est  point  ma  manière 
De  compter  de  la  sorte;  et  je  n'entasse  guère 
Un  jour  sur  l'autre:   il  sufl&t  qu'à  la  fin 

J'attrape  le  bout  de  l'année. 

Chaque  jour  amène  son  pain. 
Eh  bien,  que  gagnez-vous,  dites-moi,  par  journée? 


LIVRE  HUITIÈME  219 

Tantôt  plus,  tantôt  moins:  le  mal  est  que  toujours 
(Et  sans  cela  nos  gains  seraient  assez  honnêtes), 
Le  mal  est  que  dans  l'an  s'entremêlent  des  jours 
Qu'il  faut  chômer;  on  nous  ruine  en  fêtes: 
L'une  fait  tort  à  l'autre;   et  monsieur  le  curé 
De   quelque  nouveau  saint   charge   toujours   son 
prône. 
Le  financier,  riant  de  sa  naïveté, 
Lui  dit:    Je  vous  veux  mettre  aujourd'hui  sur  le 

trône.  , 

Prenez  ces  cent  écus  :  gardez-les  avec  soin. 

Pour  vous  en  servir  au  besoin. 
Le  savetier  crut  voir  tout  l'argent  que  la  terre 

Avait,  depuis  plus  de  cent  ans. 

Produit  pour  l'usage  des  gens. 
Il  retourne  chez  lui:   dans  sa  cave  il  enserre 

L'argent,  et  sa  joie  à  la  fois. 

Plus  de  chant  :   il  perdit  la  voix 
Du  moment  qu'il  gagna  ce  qui  cause  nos  peines 

Le  sommeil  quitta  son  logis  ; 

Il  eut  pour  hôtes  les  soucis, 

Les  soupçons,  les  alarmes  vaines. 
Tout  le  jour  il  avait  l'œil  au  guet  :  et  la  nuit, 

Si  quelque  chat  faisait  du  bruit. 
Le    chat    prenait    l'argent.     A    la   fin    le    pauvre 

homme 
S'en  courut  chez  celui  qu'il  ne  réveillait  plus: 
Rendez-moi,  lui  dit-il,  mes  chansons  et  mon  somme; 

Et  reprenez  vos  cent  écus. 


220  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

III 

LE    LION,    LE    LOUP,    ET   LE    RENARD 

Un  lion,  décrépit,  goutteux,  n'en  pouvant  plus, 
Voulait  que  l'on  trouvât  remède  à  la  vieillesse. 
Alléguer  l'impossible  aux  rois,  c'est  un  abus. 

Celui-ci  parmi  chaque  espèce 
Manda  des  médecins  :   il  en  est  de  tous  arts. 
Médecins  au  lion  viennent  de  toutes  parts  ; 
De  tous  côtés  lui  vient  des  donneurs  de  recettes. 

Dans  les  visites  qui  sont  faites. 
Le  renard  se  dispense,  et  se  tient  clos  et  coi. 
Le  loup  ne  fait  sa  cour,  daube,  au  coucher  du  roi, 
Son  camarade  absent.     Le  prince  tout  à  l'heure 
Veut  qu'on  aille  enfumer  renard  dans  sa  demeure, 
Qu'on  le  fasse  venir.     Il  vient,  est  présenté; 
Et  sachant  que  le  loup  lui  faisait  cette  affaire: 
Je  crains,  sire,  dit-il,  qu'un  rapport  peu  sincère 

Ne  m'ait  à  mépris  imputé 

D'avoir  différé  cet  hommage: 

Mais  j'étais  en  pèlerinage. 
Et  m'acquittais  d'un  vœu  fait  pour  votre  santé. 

Même  j'ai  vu  dans  mon  voyage 
Gens  experts  et  savants;  leur  ai  dit  la  langueur 
Dont  votre  majesté  craint  à  bon  droit  la  suite. 

Vous  ne  manquez  que  de  chaleur. 

Le  long  âge  en  vous  l'a  détruite: 
D'un  loup  écorché  vif  appliquez- vous  la  peau 

Toute  chaude  et  toute  fumante: 

Le  secret  sans  doute  en  est  beau 

Pour  la  nature  défaillante: 

Messire  loup  vous  servira, 


LIVRE  HUITIÈME  221 

S'il  vous  plaît,  de  robe  de  chambre. 
Le  roi  goûte  cet  avis -là  : 
On  écorche,  on  taille,  on  démembre 
Messire  loup.     Le  monarque  en  soupa, 
Et  de  sa  peau  s'enveloppa. 

Messieurs  les  coutisans,  cessez  de  vous  détruire; 
Faites,  si  vous  pouvez,  votre  cour  sans  vous  nuire: 
Le  mal  se  rend  chez  vous  au  quadruple  du  bien. 
Les   daubeurs   ont   lei^r   tour,    d'une   ou   d'autre 
manière  : 

Vous  êtes  dans  une  carrière 

Où  l'on  ne  se  pardonne  rien. 

IV 

LE    POUVOIR    DES    FABLES 
A.  M.  de  Barillon 

La  qualité  d'ambassadeur 
Peut-elle  s'abaisser  à  des  contes  vulgaires  ? 
Vous  puis-je  offrir  mes  vers  et  leurs  grâces  légères  ? 
S'ils  osent  quelquefois  prendre  un  air  de  grandeur, 
Seront-ils  point  traités  par  vous  de  téméraires  ? 

Vous  avez  bien  d'autres  affaires 

A  démêler,  que  les  débats 

Du  lapin  et  de  la  belette. 

Lisez-les  ;  ne  les  lisez  pas  : 

Mais  empêchez  qu'on  ne  nous  mette 

Toute  l'Europe  sur  les  bras. 

Que  de  mille  endroits  de  la  terre 

Il  nous  vienne  des  ennemis, 

J'y  consens;   mais  que  l'Angleterre 
Veuille  que  nos  deux  rois  se  lassent  d'être  amis. 


222  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

J 'ai  peine  à  digérer  la  chose. 

N  'est-il  point  encore  temps  que  Louis  se  repose  ? 

Quel  autre  Hercule  enfin  ne  se  trouverait  las 

De    combattre    cette    hydre?     et    faut-il    qu'elle 
oppose 

Une  nouvelle  tête  aux  efforts  de  son  bras  ? 
Si  votre  esprit  plein  de  souplesse, 
Par  éloquence  et  par  adresse, 

Peut  adoucir  les  cœurs,  et  détourner  ce  coup, 

Je  vous  sacrifîrai  cent  moutons:   c'est  beaucoup 
Pour  un  habitant  du  Parnasse. 
Cependant  faites-moi  la  grâce 
De  prendre  en  don  ce  peu  d'encens  : 
Prenez  en  gré  mes  vœux  ardents. 

Et  le  récit  en  vers  qu'ici  je  vous  dédie. 

Son  sujet  vous  convient;  je  n'en  dirai  pas  plus: 
Sur  les  éloges  que  l'envie 
Doit  avouer  qui  vous  sont  dus 
Vous  ne  voulez  pas  qu'on  appuie. 

Dans  Athène  autrefois,  peuple  vain  et  léger, 
Un  orateur,  voyant  sa  patrie  en  danger, 
Courut  à  la  tribune;  et,  d'un  art  tyrannique, 
Voulant  forcer  les  cœurs  dans  une  république. 
Il  parla  fortement  sur  le  commun  salut. 
On  ne  l'écoutait  pas.     L'orateur  recourut 

A  ces  figures  violentes 
Qui  savent  exciter  les  âmes  les  plus  lentes  : 
Il  fit  parler  les  morts,  tonna,  dit  ce  qu'il  put. 
Le  vent  emporta  tout;  personne  ne  s'émut. 

L'animal  aux  têtes  frivoles 
Étant  fait  à  ces  traits  ne  daignait  l'écouter: 
Tous  regardaient  ailleurs:   il  en  vit  s'arrêter 
A  des  combats  d'enfants,  et  point  à  ses  paroles. 


LIVRE  HUITIÈME  223 

Que  fit  le  harangueur  ?     Il  prit  un  autre  tour. 
Cérès,  commença-t-il,  faisait  voyage  un  jour 

Avec  l'anguille  et  l'hirondelle  : 
Un  fleuve  les  arrête;   et  l'anguille  en  nageant. 

Comme  l'hirondelle  en  volant, 
Le  traversa  bientôt.         L'assemblée  à  l'instant 
Cria  tout  d'une  voix  :   Et  Cérès,  que  fit-elle  ? 

Ce  qu'elle  fit  !   un  prompt  courroux 

L'anima  d'abord  contre  vous. 
Quoi  !  de  contes  d'enfants  son  peuple  s'embarrasse  ; 

Et  du  péril  qui  le  menace 
Lui  seul  entre  les  Grecs  il  néglige  l'effet! 
Que  ne  demandez-vous  ce  que  Philippe  fait  ? 

A  ce  reproche  l'assemblée. 

Par  l'apologue  réveillée, 

Se  donne  entière  à  l'orateur. 

Un  trait  de  fable  en  eut  l'honneur. 

Nous  sommes  tous  d'Athène  en  ce  point;   et  moi- 
même. 

Au  moment  que  je  fais  cette  moralité, 
Si  Peau-d'âne  m'était  conté, 
J'y  prendrais  un  plaisir  extrême. 

Le  monde  est  vieux,  dit-on  :  je  le  crois;  cependant 

Il  le  faut  amuser  encore  comme  un  enfant. 


V 

l'homme  et  la  puce 

Par  des  vœux  importuns  nous  fatiguons  les  dieux. 
Souvent  pour  des  sujets  même  indignes  des  hommes  : 
Il  semble  que  le  ciel  sur  tous  tant  que  nous  sommes 
Soit  obligé  d'avoir  incessamment  les  yeux. 


224        .     FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Et  que  le  plus  petit  de  la  race  mortelle, 
A  chaque  pas  qu'il  fait,  à  chaque  bagatelle, 
Doive  intriguer  l'Olympe  et  tous  ses  citoyens, 
Comme  s'il  s'agissait  des  Grecs  et  des  Troyens. 
Un  sot  par  une  puce  eut  l'épaule  mordue. 
Dans  les  plis  de  ses  draps  elle  alla  se  loger. 
Hercule,  ce  dit-il,  tu  devais  bien  purger 
La  terre  de  cette  hydre  au  printemps  revenue! 
Que  fais-tu,  Jupiter,  que  du  haut  de  la  nue 
Tu  n'en  perdes  la  race  afin  de  me  venger? 

Pour  tuer  une  puce,  il  voulait  obliger 

Ces  dieux  à  lui  prêter  leur  foudre  et  leur  massue. 


VI 

LES   FEMMES   ET   LE    SECRET 

Rien  ne  pèse  tant  qu'un  secret: 
Le  porter  loin  est  difficile  aux  dames  ; 

Et  je  sais  même  sur  ce  fait 
Bon  nombre  d'hommes  qui  sont  femmes. 

Pour  éprouver  la  sienne  un  mari  s'écria, 

La  nuit,  étant  près  d'elle  :  O  dieux  !  qu'est-ce  cela  ? 

Je  n'en  puis  plus!   on  me  déchire! 
Quoi!    j'accouche  d'un  œuf!     D'un  œuf?     Oui,  le 

voilà 
Frais  et  nouveau  pondu  :  gardez  bien  de  le  dire, 
On  m'appellerait  poule.     Enfin  n'en  parlez  pas. 

La  femme,  neuve  sur  ce  cas. 

Ainsi  que  sur  mainte  autre  affaire. 
Crut  la  chose,  et  promit  ses  grands  dieux  de  se  taire. 

Mais  ce  serment  s'évanouit 


LIVRE  HUITIÈME  225 

Avec  les  ombres  de  la  nuit. 

L'épouse,  indiscrète  et  peu  fine, 
Sort  du  lit  quand  le  jour  fut  à  peine  levé; 

Et  de  courir  chez  sa  voisine  : 
Ma  commère,  dit-elle,  un  cas  est  arrivé; 
N'en  dites  rien  surtout,  car  vous  me  feriez  battre: 
Mon  mari  vient  de  pondre  un  œuf  gros  comme 
quatre. 

Au  nom  de  Dieu,  gardez- vous  bien 

D'aller  publier  ce  mystère. 
Vous   moquez-vous?    dit  l'autre:     ah!     vous   ne 
savez  guère 
Quelle  je  suis.     Allez,  ne  craignez  rien. 
La  femme  du  pondeur  s'en  retourne  chez  elle. 
L'autre  grille  déjà  d'en  conter  la  nouvelle: 
Elle  va  la  répandre  en  plus  de  dix  endroits; 

Au  lieu  d'un  œuf  elle  en  dit  trois. 
Ce  n'est  pas  encor  tout,  car  une  autre  commère 
En  dit  quatre,  et  raconte  à  l'oreille  le  fait  : 

Précaution  peu  nécessaire. 

Car  ce  n'était  plus  un  secret. 
Comme  le  nombre  d'œufs,  grâce  à  la  renommée, 

De  bouche  en  bouche  allait  croissant. 

Avant  la  fin  de  la  journée 

Ils  se  montaient  à  plus  d'un  cent. 

VII 

LE  CHIEN  QUI  PORTE  A  SON  COU  LE  DÎNÉ  DE 
SON    MAÎTRE 

Nous  n'avons  pas  les  yeux  à  l'épreuve  des  belles. 
Ni  les  mains  à  ceHe  de  l'or: 
Peu  de  gens  gardent  un  trésor 
Avec  des  soins  assez  fidèles. 

H 


^26  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Certain  chien,  qui  portait  la  pitance  au  logis. 
S'était  fait  un  collier  du  dîné  de  son  maître. 
Il  était  tempérant,  plus  qu'il  n'eût  voulu  l'être 

Quand  il  voyait  un  mets  exquis  ; 
Mais  enfin  il  l'était:  et,  tous  tant  que  nous  sommes. 
Nous  nous  laissons  tenter  à  l'approche  des  biens. 
Chose  étrange!    on   apprend  la  tempérance   aux 
chiens, 

Et  l'on  ne  peut  l'apprendre  aux  hommes! 
Ce  chien-ci  donc  étant  de  la  sorte  atourné, 
Un  mâtin  passe,  et  veut  lui  prendre  le  dîné.' 

Il  n'en  eut  pas  toute  la  joie 
Qu'il  espérait  d'abord:  le  chien  mit  bas  la  proie 
Pour  la  défendre  mieux  n'en  étant  plus  chargé. 

Grand  combat.     D'autres  chiens  arrivent: 

Ils  étaient  de  ceux-là  qui  vivent 
Sur  le  public,  et  craignent  peu  les  coups. 
Notre   chien,   se   voyant   trop   faible   contre   eux 

tous, 
Et  que  la  chair  courait  un  danger  manifeste. 
Voulut  avoir  sa  part:   et,  lui  sage,  il  leur  dit: 
Point    de    courroux,    messieurs;     mon    lopin    me 
suffit: 

Faites  votre  profit  du  reste. 
A  ces  mots,  le  premier  il  vous  happe  un  morceau; 
Et  chacun  de  tirer,  le  mâtin,  la  canaille, 
A  qui  mieux  mieux  :   ils  firent  tous  ripaille  ; 

Chacun  d'eux  eut  part  au  gâteau. 
Je  crois  voir  en  ceci  l'image  d'une  ville 
Où  l'on  met  les  deniers  à  la  merci  des  gens. 

Echevins,  prévôt  des  marchands, 

Tout  fait  sa  main  :   le  plus  habile 
Donne  aux  autres  l'exemple;    et  c'est  un  passe- 
temps 


LIVRE  HUITIÈME  227 

De  leur  voir  nettoyer  un  monceau  de  pistoles. 

Si  quelque  scrupuleux,  par  des  raisons  frivoles. 

Veut  défendre  l'argent,  et  dit  le  moindre  mot. 

On  lui  fait  voir  qu'il  est  un  sot. 

Il  n'a  pas  de  peine  à  se  rendre: 

C'est  bientôt  le  premier  à  prendre. 

VIII 

LE    RIEUR    ET   LES    POISSONS 

On  cherche  les  rieurs;   et  moi  je  les  évite. 

Cet  art  veut,  sur  tout  autre,  un  suprême  mérite: 

Dieu  ne  créa  que  pour  les  sots 

Les  méchants  diseurs  de  bons  mots. 

J'en  vais  peut-être  en  une  fable 

Introduire  un:   peut-être  aussi 
Que  quelqu'un  trouvera  que  j'aurai  réussi. 

Un  rieur  était  à  la  table 

D'un  financier,  et  n'avait  en  son  coin 
Que  de  petits  poissons:    tous  les  gros  étaient  loin. 
Il  prend  donc  les  menus,  puis  leur  parle  à  l'oreille; 

Et  puis  il  feint,  à  la  pareille. 
D'écouter  leur  réponse.     On  demeura  surpris: 

Cela  suspendit  les  esprits. 

Le  rieur  alors,  d'un  ton  sage, 

Dit  qu'il  craignait  qu'un  sien  ami, 

Pour  les  grandes  Indes  parti. 

N'eût  depuis  un  an  fait  naufrage. 
Il  s'en  informait  donc  à  ce  menu  fretin: 
Mais  tous  lui  répondaient  qu'ils  n'étaient  pas  d'im 
âge 

A  savoir  au  vrai  son  destin  ; 

Les  gros  en  sauraient  davantage. 


228  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

N'en  puis-je  donc,  messieurs,  un  gros  interroger? 

De  dire  si  la  compagnie 

Prit  goût  à  sa  plaisanterie, 
J'en  doute:   mais  enfin  il  les  sut  engager 
A  lui  servir  d'un  monstre  assez  vieux  pour  lui  dire 
Tous  les  noms  des  chercheurs  de  mondes  inconnus 

Qui  n'en  étaient  pas  revenus, 
Et  que  depuis  cent  ans  sous  l'abîme  avaient  vus 

Les  anciens  du  vaste  empire. 

IX 

LE    RAT   ET   L'HUÎTRE 

Un  rat.  hôte  d'un  champ,  rat  de  peu  de  cervelle, 
Des  lares  paternels  un  jour  se  trouva  soû. 
Il  laisse  là  le  champ,  le  grain  et  la  javelle, 
Va  courir  le  pays,  abandonne  son  trou. 

Sitôt  qu'il  fut  hors  de  la  case: 
Que  le  monde,  dit-il,  est  grand  et  spacieux! 
Voilà  les  Apennins,  et  voici  le  Caucase  ! 
La  moindre  taupinée  était  mont  à  ses  yeux. 
Au  bout  de  quelques  jours  le  voyageur  arrive 
En  un  certain  canton  où  Téthys  sur  la  rive 
Avait  laissé  mainte  huître:  et  notre  rat  d'abord 
Crut  voir,  en  les  voyant,  des  vaisseaux  de  haut  bord. 
Certes,  dit-il,  mon  père  était  un  pauvre  sire! 
Il  n'osait  voyager,  craintif  au  dernier  point. 
Pour  moi,  j'ai  déjà  vu  le  maritime  empire: 
J'ai  passé  les  déserts,  mais  nous  n'y  bûmes  point. 
D'un  certain  magister  le  rat  tenait  ces  choses, 

Et  les  disait  à  travers  champs; 
N'étant  pas  de  ces  rats  qui,  les  livres  rongeants. 

Se  font  savants  jusques  aux  dents. 

Parmi  tant  d'huîtres  toutes  closes 


LIVRE  HUITIÈME  329 

Une  s'était  ouverte;   et,  bâillant  au  soleil, 

Par  un  doux  zéphyr  réjouie. 
Humait  l'air,  respirait,  était  épanouie, 
Blanche,  grasse,  et  d'un  goût,  à  la  voir,  nonpareil. 
D'aussi  loin  que  le  rat  voit  cette  huître  qui  bâille: 
Qu'aperçois -je?  dit-il;  c'est  quelque  victuaille! 
Et,  si  je  ne  me  trompe  à  la  couleur  du  mets. 
Je  dois  faire  aujourd'hui  bonne  chère,  ou  jamais. 
Là-dessus  maître  rat,  plein  de  belle  espérance. 
Approche  de  l'écaillé,  allonge  un  peu  le  cou, 
Se  sent  pris  comme  aux  lacs  ;  car  l'huître  tout  d'un 

coup 
Se  referme.     Et  voilà  ce  que  fait  l'ignorance. 

Cette  fable  contient  plus  d'un  enseignement, 

Nous  y  voyons  premièrement 
Que  ceux  qui  n'ont  du  monde  aucune  expérience 
Sont,  aux  moindres  objets,  frappés  d'étonnement  : 
Et  puis  nous  y  pouvons  apprendre 
Que  tel  est  pris  qui  croyait  prendre. 


L  OURS,    ET   L  AMATEUR    DES    JARDINS 

Certain  ours  montagnard,  ours  à  demi  léché, 
Confiné  par  le  sort  dans  un  bois  solitaire, 
Nouveau  Bellérophon,  vivait  seul  et  caché. 
Il  fût  devenu  fou:    la  raison  d'ordinaire 
N'habite  pas  longtemps  chez  les  gens  séquestrés. 
Il  est  bon  de  parler,  et  meilleur  de  se  taire; 
Mais   tous  deux   sont  mauvais   alors    qu'ils   sont 
outrés. 

Nul  animal  n'avait  affaire 


230  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Dans  les  lieux  que  l'ours  habitait  ; 
Si  bien  que,  tout  ours  qu'il  était, 
Il  vint  à  s'ennuyer  de  cette  triste  vie. 
Pendant  qu'il  se  livrait  à  la  mélancolie, 
Non  loin  de  là  certain  vieillard 
S'ennuyait  aussi  de  sa  part. 
Il  aimait  les  jardins,  -était  prêtre  de  Flore, 

Il  l'était  de  Pomone  encore. 
Ces  deux  emplois  sont  beaux;    mais  je  voudrais 
parmi 

Quelque  doux  et  discret  ami. 
Les  jardins  parlent  peu,  si  ce  n'est  dans  mon  livre. 

De  façon  que,  lassé  de  vivre 
Avec  des  gens  muets,  notre  homme,  un  beau  matin. 
Va  chercher  compagnie,  et  se  met  en  campagne. 
L'ours,  porté  d'un  même  dessein, 
Venait  de  quitter  sa  montagne. 
Tous  deux,  par  un  cas  surprenant. 
Se  rencontrent  en  un  tournant. 
L'homme  eut  peur:    mais  comment  esquiver?  et 

que  faire  ? 
Se  tirer  en  Gascon  d'une  semblable  affaire 
Est  le  mieux:   il  sut  donc  dissimuler  sa  peur. 

L'ours,  très  mauvais  complimenteur. 
Lui    dit:     Viens-t'en    me    voir.      L'autre    reprit: 

Seigneur, 
Vous  voyez  mon  logis;   si  vous  me  vouliez  faire 
Tant  d'honneur  que  d'y  prendre  un  champêtre 

repas. 
J'ai  des  fruits,  j'ai  du  lait:   ce  n'est  peut-être  pas 
De  nosseigneurs  les  ours  le  manger  ordinaire; 
Mais  j 'offre  ce  que  j 'ai.    L'ours  l'accepte  :  et  d'aller. 
Les  voilà  bons  amis  avant  que  d'arriver  ; 
Arrivés,  les  voilà  se  trouvant  bien  ensemble: 


LIVRE  HUITIEME  231 

Et,  bien  qu'on  soit,  à  ce  qu'il  semble, 

Beaucoup  mieux  seul  qu'avec  des  sots. 
Comme   l'ours    en    un    jour    ne   disait   pas    deux 

mots. 
L'homme  pouvait  sans  bruit  vaquer  à  son  ouvrage. 
L"ours  allait  à  la  chasse,  apportait  du  gibier; 

Faisait  son  principal  métier 
D'être  bon  émoucheur;   écartait  du  visage 
De  son  ami  dormant  ce  parasite  ailé 

Que  nous  avons  mouche  appelé. 
Un   jour  que  le  vieillard  dormait   d'un   profond 

somme. 
Sur  le  bout  de  son  nez  une  allant  se  placer 
Mit  l'ours  au  désespoir;   il  eut  beau  la  chasser. 
Je  t'attraperai  bien,  dit-il;   et  voici  comme. 
Aussitôt  fait  que  dit:   le  fidèle  émoucheur 
Vous  empoigne  un  pavé,  le  lance  avec  raideur, 
Casse  la  tête  à  l'homme  en  écrasant  la  mouche; 
Et,  non  moins  bon  archer  que  mauvais  raisonneur 
Raide  mort  étendu  sur  la  place  il  le  couche. 

Rien  n'est  si  dangereux  qu'un  ignorant  ami. 
Mieux  vaudrait  un  sa^^e  ennemi. 


XI 

LES    DEUX    AMIS 

Deux  vrais  amis  vivaient  au  Monomotapa; 
L'un  ne  possédait  rien  qui  n'appartînt  à  l'autre. 

Les  amis  de  ce  pays-là 

Valent  bien,  dit-on,  ceux  du  nôtre. 

Une  nuit  que  chacun  s'occupait  au  sommeil, 
Et  mettait  à  profit  l'absence  du  soleil, 


232  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Un  de  nos  deux  amis  sort  du  lit  en  alarme  ; 
Il  court  chez  son  intime,  éveille  les  valets: 
Morphée  avait  touché  le  seuil  de  ce  palais. 
L'ami  couché  s'étonne!     il   prend  sa  bourse,    il 

s'arme, 
Vient  trouver  l'autre,  et  dit  :   Il  vous  arrive  peu 
De  courir  quand  on  dort;    vous  me  paraissiez 

homme 
A  mieux  user  du  temps  destiné  pour  le  somme  : 
N'auriez- vous  point  perdu  tout  votre  argent  au 

jeu? 
En  voici.     S'il  vous  est  venu  quelque  querelle, 
J'ai  mon  épée,  allons.     Vous  ennuyez- vous  point 
De  coucher  toujours  seul  ?  une  esclave  assez  belle 
Était  à  mes  côtés  ;  voulez-vous  qu'on  l'appeUe  ? 
Non,  dit  l'ami,  ce  n'est  ni  l'un  ni  l'autre  point: 

Je  vous  rends  grâce  de  ce  zèle. 
Vous  m'êtes,  en  dormant,  un  peu  triste  apparu: 
J'ai  craint  qu'il  ne  fût  vrai;  je  suis  vite  accouru. 
Ce  maudit  songe  en  est  la  cause. 

Qui  d'eux  aimait  le  mieux?       Que  t'en  semble, 
lecteur  ? 

Cette  difficulté  vaut  bien  qu'on  la  propose. 

Qu'un  ami  véritable  est  une  douce  chose! 

Il  cherche  vos  besoins  au  fond  de  votre  cœur; 
Il  vous  épargne  la  pudeur 
De  les  lui  découvrir  vous-même: 
Un  songe,  un  rien,  tout  lui  fait  peur. 
Quand  il  s'agit  de  ce  qu'il  aime. 


LIVRE  HUITIÈME  233 

XII 

LE   COCHON,    LA   CHÈVRE,    ET   LE   MOUTON 

Une  chèvre,  un  mouton,  avec  un  cochon  gras, 
Montés  sur  même  char,  s'en  allaient  à  la  foire. 
Leur  divertissement  ne  les  y  portait  pas  ; 
On  s'en  allait  les  vendre,  à  ce  que  dit  l'histoire: 
Le  charton  n'avait  pas  dessein 
De  les  mener  voir  Tabarin. 
Dom  pourceau  criait  en  chemin 
Comme  s'il  avait  eu  cent  bouchers  à  ses  trousses: 
C'était  une  clameur  à  rendre  les  gens  sourds.- 
Les  autres  animaux,  créatures  plus  douces, 
Bonnes  gens,  s'étonnaient  qu'il  criât  au  secours; 

Ils  ne  voyaient  nul  mal  à  craindre. 
Le    charton    dit   au   porc:    Qu'as-tu    tant    à    te 

plaindre  ? 
Tu  nous  étourdis  tous  :   que  ne  te  tiens-tu  coi  ? 
Ces  deux  personnes-ci,  plus  honnêtes  que  toi. 
Devraient  t'apprendre  à  vivre,  ou  du  moins  à  te 

taire  : 
Regarde  ce  mouton,  a-t-il  dit  un  seul  mot  ? 

Il  est  sage.     Il  est  un  sot. 
Repartit  le  cochon  :   s'il  savait  son  affaire, 
Il  crîrait,  comme  moi,  du  haut  de  son  gosier; 

Et  cette  autre  personne  honnête 

Crîrait  tout  du  haut  de  sa  tète. 
ï\s  pensent  qu'on  les  veut  seulement  décharger, 
La  chèvre  de  son  lait,  le  mouton  de  sa  laine: 

Je  ne  sais  pas  s'ils  ont  raison  ; 

Mais  quant  à  moi,  qui  ne  suis  bon 

Qu'à  manger,  ma  mort  est  certaine. 

Adieu  mon  toit  et  ma  maison. 


234  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Dom  pourceau  raisonnait  en  subtil  personnage: 
Mais  que  lui  servait-il  ?     Quand  le  mal  est  certain, 
La  plainte  ni  la  peur  ne  changent  le  destin  ; 
Et  le  moins  prévoyant  est  toujours  le  plus  sage. 

XIII 

TIRCIS   ET   AMARANTE 
Pour  Mademoiselle  de  Siller\- 

J'avais  Ésope  quitté, 
Pour  être  tout  à  Boccace  : 
Mais  une  divinité 
Veut  revoir  sur  le  Pâmasse 
Des  fables  de  ma  façon. 
Or,  d'aller  lui  dire.  Non, 
Sans  quelque  valable  excuse. 
Ce  n'est  pas  comme  on  en  use 
Avec  des  divinités. 
Surtout  quand  ce  sont  de  celles 
Que  la  qualité  de  belles 
Fait  reines  des  volontés. 
Car,  afin  que  l'on  le  sache, 
C'est  Silleiy  qui  s'attache 
A  vouloir  que,  de  nouveau, 
Sire  loup,  sire  corbeau, 
Chez  moi  se  parlent  en  rime. 
Qui  dit  Sillery  dit  tout: 
Peu  de  gens  en  leur  estime 
Lui  refusent  le  haut  bout; 
Comment  le  pourrait-on  faire? 

Pour  venir  à  notre  affaire, 

Mes  contes,  à  son  avis. 

Sont  obscurs:   les  beaux  esprits 


LIVRE  HUITIÈME  235 

N'entendent  pas  toute  chose. 

Faisons  donc  quelques  récits 

Qu'elle  déchiffre  sans  glose: 
Amenons  des  bergers;   et  puis  nous  rimerons 
Ce  que  disent  entre  eux  les  loups  et  les  moutons. 

Tircis  disait  un  jour  à  la  jeune  Amarante: 

Ah!   si  vous  connaissiez  comme  moi  certain  mal 

Qui  nous  plaît  et  qui  nous  enchante. 
Il  n'est  bien  sous  le  ciel  qui  vous  parût  égal. 

Souffrez  qu'on  vous  le  communique; 

Croyez-moi,  n'ayez  point  de  peur:         , 
Voudrais-je  vous  tromper?    vous,  pour  qui  je  me 

pique 
Des  plus   doux  sentiments   que  puisse   avoir  un 
cœur! 

Amarante  aussitôt  réplique: 
Comment  l'appelez-vous,  ce  mal?    quel  est  son 

nom? 
L'amour.     Ce  mot  est  beau!    dites-moi  quelques 

marques 
A  quoi  je  le  pourrai  connaître:   que  sent-on  ? 
Des  peines  près  de  qui  le  plaisir  des  monarques 
Est  ennuyeux  et  fade:   on  s'oublie,  on  se  plaît 

Toute  seule  en  une  forêt. 

Se  mire-t-on  près  d'un  rivage, 
Ce  n'est  pas  soi  qu'on  voit;    on  ne  voit  qu'une 

image 
Qui  sans  cesse  revient,  et  qui  suit  en  tous  lieux: 

Pour  tout  le  reste  on  est  sans  yeux. 

Il  est  un  berger  du  village 
Dont  l'abord,  dont  la  voix,  dont  le  nom  fait  rougir  : 

On  soupire  à  son  souvenir; 
On  ne  sait  pas  pourquoi,  cependant  on  soupire: 


236  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

On  a  peur  de  le  voir,  encor  qu'on  le  désire. 

Amarante  dit  à  l'instant: 
Oh!  oh!  c'est  là  ce  mal  que  vous  me  prêchez  tant  ! 
Il  ne  m'est  pas  nouveau:   je  pense  le  connaître. 

Tircis  à  son  but  croyait  être, 
Quand  la  belle  ajouta:   Voilà  tout  justement 

Ce  que  je  sens  pour  Clidamant. 
L'autre  pensa  mourir  de  dépit  et  de  honte. 

Il  est  force  gens  comme  lui, 
Qui  prétendent  n'agir  que  pour  leur  propre  compte, 
Et  qui  font  le  marché  d'autrui. 


XIV 

LES   OBSÈQUES    DE    LA    LIONNE 

La  femme  du  lion  mourut  : 

Aussitôt  chacun  accourut 

Pour  s'acquitter  envers  le  prince 
De  certains  compliments  de  consolation. 

Qui  sont  surcroît  d'alïïiction. 

Il  fit  avertir  sa  province 

Que  les  obsèques  se  feraient 
Un  tel  jour,  en  tel  lieu;   ses  prévôts  y  seraient 

Pour  régler  la  cérémonie. 

Et  pour  placer  la  compagnie. 

Jugez  si  chacun  s'y  trouva. 

Le  prince  aux  cris  s'abandonna, 

Et  tout  son  antre  en  résonna: 

Les  lions  n'ont  point  d'autre  temple. 

On  entendit,  à  son  exemple. 
Rugir  en  leur  patois  messieurs  les  courtisans 
Je  définis  la  cour,  un  pays  où  les  gens. 


LIVRE  HUITIÈME  237 

Tristes,  gais,  prêts  à  tout,  à  tout  indifférents, 
Sont  ce  qu'il  plaît  au  prince,  ou,  s'ils  ne  peuvent 
l'être. 

Tâchent  au  moins  de  le  paraître. 
Peuple  caméléon,  peuple  singe  du  maître; 
On  dirait  qu'un  esprit  anime  mille  corps: 
C'est  bien  là  que  les  gens  sont  de  simples  ressorts. 

Pour  revenir  à  notre  affaire. 
Le   cerf   ne    pleura    point.     Comment    eût-il   pu 

faire  ? 
Cette  mort  le  vengeait  :   la  reine  avait  jadis      , 

Étranglé  sa  femme  et  son  fils. 
Bref,  il  ne  pleura  point.     Un  flatteur  l'alla  dire, 

Et  soutint  qu'il  l'avait  vu  rire. 
La  colère  du  roi,  comme  dit  Salomon, 
Est  terrible,  et  surtout  celle  du  roi  lion  : 
Mais  ce  cerf  n'avait  pas  accoutumé  de  lire. 
Le  monarque  lui  dit:   Chétif  hôte  des  bois, 
Tu  ris!   tu  ne  suis  pas  ces  gémissantes  voix! 
Nous  n'appliquerons  point  sur  tes  membres  pro- 
fanes 

Nos  sacrés  ongles:   venez,  loups, 

Vengez  la  reine;   immolez,  tous, 

Ce  traître  à  ses  augustes  mânes. 
Le  cerf  reprit  alors  :   Sire,  le  temps  des  pleurs 
Est  passé:   la  douleur  est  ici  superflue. 
Votre  digne  moitié,  couchée  entre  des  fleurs, 

Tout  près  d'ici  m'est  apparue; 

Et  je  l'ai  d'abord  reconnue. 
Ami,  m'a-t-elle  dit,  garde  que  ce  convoi, 
Quand  je  vais  chez  les  dieux,  ne  t'oblige  à  des 

larmes  : 
Aux  champs  élysiens  j'ai  goûté  mille  charmes, 


238  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Conversant  avec  ceux  qui  sont  saints  comme  moi. 
Laisse  agir  quelque  temps  le  désespoir  du  roi  : 
J 'y  prends  plaisir.     A  peine  on  eut  ouï  la  chose, 
Qu'on  se  mit  à  crier:   Miracle!     Apothéose! 
Le  cerf  eut  un  présent,  bien  loin  d'être  puni. 

Amusez  les  rois  par  des  songes, 
Flattez-les,  payez-les  d'agréables  mensonges  : 
Quelque  indignation  dont  leur  cœur  soit  rempli. 
Ils  goberont  l'appât,  vous  serez  leur  ami. 


XV 

LE    RAT   ET   L'ÉLÉPHANT 

Se  croire  un  personnage  est  fort  commun  en  France  : 
On  y  fait  l'homme  d'importance. 
Et  l'on  n'est  souvent  qu'un  bourgeois. 
C'est  proprement  le  mal  françois  : 

La  sotte  vanité  nous  est  particulière. 

Les  Espagnols  sont  vains,  mais  d'une  autre  manière  : 
Leur  orgueil  me  semble,  en  un  mot, 
Beaucoup  plus  fou,  mais  pas  si  sot. 
Donnons  quelque  image  du  nôtre. 
Qui  sans  doute  en  vaut  bien  un  autre. 

Un  rat  des  plus  petits  voyait  un  éléphant 

Des  plus  gros,  et  raillait  le  marcher  un  peu  lent 

De  la  bête  de  haut  parage, 

Qui  marchait  à  gros  équipage. 

Sur  l'animal  à  triple  étage 

Une  sultane  de  renom, 

Son  chien,  son  chat,  et  sa  guenon, 
Son  perroquet,  sa  vieille,  et  toute  sa  maison, 


LIVRE  HUITIÈME  239 

S'en  allait  en  pèlerinage. 

Le  rat  s'étonnait  que  les  gens 
Fussent  touchés  de  voir  cette  pesante  masse  : 
Comme  si  d'occuper  ou  plus  ou  moins  de  place 
Nous  rendait,  disait-il,  plus  ou  moins  importants. 
Mais   qu'admirez-vous    tant   en    lui,    vous    autres 

hommes  ? 
Serait-ce  ce  grand  corps  qui  fait  peur  aux  enfants  ? 
Nous  ne  nous  prisons  pas,  tout  petits  que  nous 
sommes. 

D'un  grain  moins  que  les  éléphants. 

Il  en  aurait  dit  davantage; 

Mais  le  chat,  sortant  de  sa  cage, 

Lui  fit  voir  en  moins  d'un  instant 

Qu'un  rat  n'est  pas  un  éléphant. 


XVI 

l'horoscope 

On  rencontre  sa  destinée 
Souvent  par  des  chemins  qu'on  prend  pour  l'éviter. 

Un  père  eut  pour  toute  lignée 
Un  fils  qu'i  1  aima  trop,  jusques  à  consulter 

Sur  le  sort  de  sa  géniture 

Les  diseurs  de  bonne  aventure. 
Un  de  ces  gens  lui  dit  que  des  lions  surtout 
Il  éloignât  l'enfant  jusques  à  certain  âge, 

Jusqu'à  vingt  ans,  point  davantage. 
Le  père,  pour  venir  à  bout 
D'une  précaution  sur  qui  roulait  la  vie 
De  celui  qu'il  aimait,  défendit  que  jamais 
On  lui  laissât  passer  le  seuil  de  son  palais. 


240  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Il  pouvait,  sans  sortir,  contenter  son  envie, 
Avec  ses  compagnons  tout  le  jour  badiner, 

Sauter,  courir,  se  promener. 

Quand  il  fut  en  l'âge  où  la  chasse 

Plaît  le  plus  aux  jeunes  esprits, 

Cet  exercice  avec  mépris 

Lui  fut  dépeint.     Mais,  quoi  qu'on  fasse, 

Propos,  conseil,  enseignement. 

Rien  ne  change  un  tempérament. 
Le  jeune  homme,  inquiet,  ardent,  plein  de  courage, 
A  peine  se  sentit  des  bouillons  d'un  tel  âge, 

Qu'il  soupira  pour  ce  plaisir. 
Plus  l'obstacle  était  grand,  plus  fort  fut  le  désir. 
Il  savait  le  sujet  des  fatales  défenses  ; 
Et  comme  ce  logis,  plein  de  magnificences. 

Abondait  partout  en  tableaux. 

Et  que  la  laine  et  les  pinceaux 
Traçaient  de  tous  côtés  chasses  et  paysages, 

En  cet  endroit  des  animaux, 

En  cet  autre  des  personnages, 
Le  jeune  homme  s'émeut,  voyant  peint  un  lion: 
Ah!   monstre!   cria-t-il,  c'est  toi  qui  me  fais  vivre 
Dans  l'ombre  et  dans  les  fers!     A  ces  mots  il  se 

livre 
Aux  transports  violents  de  l'indignation. 

Porte  le  poing  sur  l'innocente  bête. 
Sous  la  tapisserie  un  clou  se  rencontra: 

Ce  clou  le  blesse,  il  pénétra 
Jusqu'aux  ressorts  de  l'âme;   et  cette  chère  tête, 
Pour  qui  l'art  d'Esculape  en  vain  fît  ce  qu'il  put, 
Dut  sa  perte  à  ces  soins  qu'on  prit  pour  son  salut. 

Même  précaution  nuisit  au  poète  Eschyle. 
Quelque  devin  le  menaça,  dit-on. 


LIVRE  HUITIÈME  241 

De  la  chute  d'une  maison. 

Aussitôt  il  quitta  la  ville, 
Mit  son  lit  en  plein  champ,  loin  des  toits,  sous  les 

cieux. 
Un  aigle,  qui  portait  en  l'air  une  tortue, 
Passa  par  là,  vit  l'homme,  et  sur  sa  tête  nue, 
Qui  parut  un  morceau  de  rocher  à  ses  yeux, 

Étant  de  cheveux  dépourvue. 
Laissa  tomber  sa  proie,  afin  de  la  casser: 
Le  pauvre  Eschyle  ainsi  sut  ses  jours  avancer. 

De  ces  exemples  il  résulte 
Que  cet  art,  s'il  est  vrai,  fait  tomber  dans  les  maux 

Que  craint  celui  qui  le  consulte  : 
Mais  je  l'en  justifie,  et  maintiens  qu'il  est  faux. 

Je  ne  crois  point  que  la  Nature 
Se  soit  lié  les  mains  et  nous  les  lie  encore  ■• 

Jusqu'au  point  de  marquer  dans  les  cieux  notre 
sort: 

Il  dépend  d'une  conjoncture 

De  lieux,  de  personnes,  de  temps, 
Non  des  conjonctions  de  tous  ces  charlatans. 
Ce  berger  et  ce  roi  sont  sous  même  planète; 
L'un  d'eux  porte  le  sceptre,  et  l'autre  la  houlette. 

Jupiter  le  voulait  ainsi. 
Qu'est-ce  que  Jupiter?     Un  corps  sans  connais- 
sance. 

D'où  vient  donc  que  son  influence 
Agit  différemment  sur  ces  deux  hommes-ci  ? 
Puis  comment  pénétrer  jusques  à  notre  monde? 
Comment  percer  des  airs  la  campagne  profonde? 
Percer  Mars,  le  Soleil,  et  des  vides  sans  fin  ? 
Un  atome  la  peut  détourner  en  chemin  : 
Où  riront  retrouver  les  faiseurs  d'horoscope  ? 

L'état  où  nous  voyons  l'Europe 


242  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Mérite  que  du  moins  quelqu'un  d'eux  l'ait  prévu: 
■Que  ne  l'a-t-il  donc  dit  ?     Mais  nul  d'eux  ne  l'a  su. 
L'immense  éloignement,  le  point,  et  sa  vitesse, 

Celle  aussi  de  nos  passions. 

Permettent-ils  à  leur  faiblesse 
De  suivre  pas  à  pas  toutes  nos  actions  ? 
Notre  sort  en  dépend;   sa  course  entresuivie 
Ne  va,  non  plus  que  nous,  jamais  d'un  même  pas: 

Et  ces  gens  veulent  au  compas 

Tracer  le  cours  de  notre  vie  ! 

Il  ne  se  faut  point  a.rrêter 
Aux  deux  faits  ambigus  que  je  viens  de  conter. 
Ce  fils  par  trop  chéri,  ni  le  bon  homme  Eschyle, 
N'y  font  rien:    tout  aveugle  et  menteur  qu'est  cet 

art, 
11  peut  frapper  au  but  une  fois  entre  mille; 

Ce  sont  des  effets  du  hasard. 


XVII 

l'âne  et  le  chien 

Il  se  faut  entr'aider,  c'est  la  loi  de  nature. 

L'âne  un  jour  pourtant  s'en  moqua: 

Et  ne  sais  comme  il  y  manqua; 

Car  il  est  bonne  créature. 
Il  allait  par  pays,  accompagné  du  chien, 

Gravement  sans  songer  à  rien  ; 

Tous  deux  suivis  d'un  commun  maître. 
Ce  maître  s'endormit.     L'âne  se  mit  à  paître: 

Il  était  alors  dans  un  pré 

Dont  l'herbe  était  fort  à  son  gré. 


LIVRE  HUITIÈME  243 

Point  de  chardons  pourtant,   il  s'en  passa  pour 

l'heure: 
Il  ne  faut  pas  toujours  être  si  délicat; 

Et,  faute  de  servir  ce  plat, 

Rarement  un  festin  demeure. 

Notre  baudet  s'en  sut  enfin 
Passer  pour  cette  fois.     Le  chien,  mourant  de  faim, 
Lui  dit:   Cher  compagnon,  baisse-toi,  je  te  prie. 
Je  prendrai  mon  dîné  dans  le  panier  au  pain. 
Point  de  réponse,  mot  :   le  roussin  d'Arcadie 

Craignit  qu'en  perdant  un  moment 

Il  ne  perdît  un  coup  de  dent. 

Il  fit  longtemps  la  sourde  oreille: 
Enfin  il  répondit:   Ami,  je  te  conseille 
D'attendre  que  ton  maître  ait  fini  son  sommeil ,v 
Car  il  te  donnera  sans  faute  à  son  réveil 

Ta  portion  accoutumée: 

Il  ne  saurait  tarder  beaucoup. 

Sur  ces  entrefaites  un  loup 
Sort  du  bois,  et  s'en  vient:   autre  béte  affamée. 
L'âne  appelle  aussitôt  le  chien  à  son  secours. 
Le  chien  ne  bouge,  et  dit:   Ami,  je  te  conseille 
De  fuir  en  attendant  que  ton  maître  s'éveille; 
Il  ne  saurait  tarder  :   détale  vite,  et  cours. 
Que  si  ce  loup  t'atteint,  casse-lui  la  mâchoire; 
On  t'a  ferré  de  neuf:   et,  si  tu  me  veux  croire. 
Tu  retendras  tout  plat.     Pendant  ce  beau  discours. 
Seigneur  loup  étrangla  le  baudet  sans  remède. 

Je  conclus  qu'il  faut  qu'on  s'entr'aide. 


244  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

XVIII 

LE   BASSA    ET   LE    MARCHAND 

Un  marchand  grec  en  certaine  contrée 

Faisait  trafic.     Un  bassa  l'appuyait  ; 

De  quoi  le  Grec  en  bassa  le  payait, 

Non  en  marchand:   tant  c'est  chère  denrée 

Qu'un  protecteur.     Celui-ci  coûtait  tant, 

Que  notre  Grec  s'allait  partout  plaignant. 

Trois  autres  Turcs,  d'un  rang  moindre  en  puissance. 

Lui  vont  offrir  leur  support  en  commun. 

Eux  trois  voulaient  moins  de  reconnaissance 

Qu'à  ce  marchand  il  en  coiîtait  pour  un. 

Le  Grec  écoute;  avec  eux  il  s'engage. 

Et  le  bassa  du  tout  est  averti  : 

Même  on  lui  dit  qu'il  joûra,  s'il  est  sage, 

A  ces  gens-là  quelque  méchant  parti, 

Les  prévenant,  les  chargeant  d'un  message 

Pour  Mahomet,  droit  en  son  paradis, 

Et  sans  tarder:   sinon  ces  gens  unis 

Le  préviendront,  bien  certains  qu'à  la  ronde 

Il  a  des  gens  tout  prêts  pour  le  venger; 

Quelque  poison  l'enverra  protéger 

Les  trafiquants  qui  sont  en  l'autre  monde. 

Sur  cet  avis,  le  Turc  se  comporta 

Comme  Alexandre;   et,  plein  de  confiance, 

Chez  le  marchand  tout  droit  il  s'en  alla; 

Se  mit  à  table.     On  vit  tant  d'assurance 

En  ses  discours  et  dans  tout  son  maintien. 

Qu'on  ne  crut  point  qu'il  se  doutât  de  rien. 

Ami,  dit-il,  je  sais  que  tu  me  quittes; 

Même  l'on  veut  que  j'en  craigne  les  suites: 


LIVRE  HUITIÈME  245 

Mais  je  te  crois  un  trop  homme  de  bien; 

Tu  n'as  point  l'air  d'un  donneur  de  breuvage. 

Je  n'en  dis  pas  là-dessus  davantage. 

Quant  à  ces  gens  qui  pensent  t 'appuyer; 

Ecoute-moi:   sans  tant  de  dialogue 

Et  de  raisons  qui  pourraient  t'ennuyer, 
Je  ne  te  veux  conter  qu'un  apologue. 

II  était  un  berger,  son  chien,  et  son  troupeau. 
Quelqu'un  lui  demanda  ce  qu'il  prétendait  faire 

D'un  dogue  de  qui  l'ordinaire 
Était  un  pain  entier.     Il  fallait  bien  et  beau 
Donner  cet  animal  au  seigneur  du  village. 

Lui,  berger,  pour  plus  de  ménage. 

Aurait  deux  ou  trois  mâtineaux, 
Qui,  lui  dépensant  moins,  veilleraient  aux  troupeaux 

Bien  mieux  que  cette  bête  seule. 
Il  mangeait  plus  que  trois.     Mais  on  ne  disait  pas 

Qu'il  avait  aussi  triple  gueule 

Quand  les  loups  livraient  des  combats. 
Le  berger  s'en  défait:    il  prend  trois  chiens  de 

taille 
A  lui  dépenser  moins,  mais  à  fuir  la  bataille. 
Le  troupeau  s'en  sentit:  et  tu  te  sentiras 

Du  choix  de  semblable  canaille. 
Si  tu  fais  bien,  tu  reviendras  à  moi. 
Le  Grec  le  crut. 

Ceci  montre  aux  provinces 
Que,  tout  compté,  mieux  vaut  en  bonne  foi 
S'abandonner  à  quelque  puissant  roi, 
Que  s'appuyer  de  plusieurs  petits  princes. 


246  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

XIX 

l'avantage  de  la  science 

Entre  deux  bourgeois  d'une  ville 

S'émut  jadis  un  différen: 

L'un  était  pau\T:e,  mais  habile; 

L'autre  riche,  mais  ignorant. 

Celui-ci  sur  son  concurrent 

Voulait  emporter  l'avantage; 

Prétendait  que  tout  homme  sage 

Était  tenu  de  l'honorer. 
C'était  tout  homme  sot:    car  pourquoi  révérer 

Des  biens  dépourvus  de  mérite  ? 

La  raison  m'en  semble  petite. 

Mon  ami,  disait-il  souvent 
Au  savant, 

Vous  vous  croyez  considérable: 

Mais,  dites-moi,  tenez- vous  table  ? 
Que  sert  à  vos  pareils  de  lire  incessamment  ? 
Ils  sont  toujours  logés  à  la  troisième  chambre. 
Vêtus  au  mois  de  juin  comme  au  mois  de  décembre. 
Ayant  pour  tout  laquais  leur  ombre  seulement. 

La  république  a  bien  affaire 

De  gens  qui  ne  dépensent  rien  ! 

Je  ne  sais  d'homme  nécessaire 
Que  celui  dont  le  luxe  épand  beaucoup  de  bien. 
Nous  en  usons,  Dieu  sait  !   notre  plaisir  occupe 
L'artisan,  le  vendeur,  celui  qui  fait  la  jupe. 
Et  celle  qui  la  porte,  et  vous,  qui  dédiez 

A  messieurs  les  gens  de  finance 

De  méchants  livres  bien  payés. 

Ces  mots  remplis  d'impertinence 

Eurent  le  sort  qu'ils  méritaient. 


LIVRE  HUITIÈME  247 

L'homme  lettré  se  tut;   il  avait  trop  à  dire. 
La  guerre  le  vengea  bien  mieux  qu'une  satire. 
Mars  détruisit  le  lieu  que  nos  gens  habitaient. 

L'un  et  l'autre  quitta  sa  ville. 

L'ignorant  resta  sans  asile; 

Il  reçut  partout  des  mépris: 
L'autre  reçut  partout  quelque  faveur  nouvelle. 

Cela  décida  leur  querelle. 

Laissez  dire  les  sots:   le  savoir  a  son  prix. 


XX 

JUPITER    ET   LES   TONNERRES 

Jupiter,  voyant  nos  fautes, 
Dit  un  jour,  du  haut  des  airs: 
Remplissons  de  nouveaux  hôtes 
Les  cantons  de  l'univers 
Habités  par  cette  race 
Qui  m'importune  et  me  lasse. 
Va-t'en,  Mercure,  aux  enfers; 
Amène-moi  la  Furie 
La  plus  cruelle  des  trois. 
Race  que  j'ai  trop  chérie. 
Tu  périras  cette  fois! 
Jupiter  ne  tarda  guère 
A  modérer  son  transport. 
O  vous,  rois,  qu'il  vouhit  taire 
Arbitres  de  notre  sort, 
Lai.ssez,  entre  la  colère 
Et  l'orage  qui  la  suit, 
L'intervalle  d'une  nuit. 


a4S  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Le  dieu  dont  l'aile  est  légère 
Et  la  langue  a  des  douceurs 
Alla  voir  les  noires  soeurs. 
A  Tisiphone  et  Mégère 
Il  préféra,  ce  dit-on, 
L'impitoyable  Alecton. 
Ce  choix  la  rendit  si  fière. 
Qu'elle  jura  par  Plu  ton 
Que  toute  l'engeance  humaine 
Serait  bientôt  du  domaine 
Des  déités  de  là-bas. 
Jupiter  n'approuva  pas 
Le  serment  de  l'Euménide. 
Il  la  renvoie,  et  pourtant 
Il  lance  un  foudre  à  l'instant 
Sur  certain  peuple  perfide. 
Le  tonnerre,  ayant  pour  guide 
Le  père  même  de  ceux 
Qu'il  menaçait  de  ses  feux, 
Se  contenta  de  leur  crainte; 
Il  n'embrasa  que  l'enceinte 
D'un  désert  inhabité: 
Tout  père  frappe  à  côté. 
Qu'arriva-t-il  ?     Notre  engeance 
Prit  pied  sur  cette  indulgence. 
Tout  l'Olympe  s'en  plaignit; 
Et  l'assembleur  de  nuages 
Jura  le  Styx,  et  promit 
De  former  d'autres  orages  : 
Ils  seraient  sûrs.     On  sourit: 
On  lui  dit. qu'il  était  père; 
Et  qu'il  laissât,  pour  le  mieux, 
A  quelqu'un  des  autres  dieux 
D'autres  tonnerres  à  faire. 


LIVRE  HUITIÈME  249 

Vulcain  entreprit  l'affaire. 

Ce  dieu  remplit  ses  fourneaux 

De  deux  sortes  de  carreaux  : 

L'un  jamais  ne  se  fourvoie; 

Et  c'est  celui  que  toujours 

L'Olympe  en  corps  nous  envoie: 

L'autre  s'écarte  en  son  cours; 

Ce  n'est  qu'aux  monts  qu'il  en  coûte. 

Bien  souvent  même  il  se  perd  ; 

Et  ce  dernier  en  sa  route 

Nous  vient  du  seul  Jupiter. 


XXI 

LE    FAUCON    ET    LE    CHAPON 

Une  traîtresse  voix  bien  souvent  vous  appelle; 

Ne  vous  pressez  donc  nullement: 
Ce  n'était  pas  un  sot,  non,  non,  et  croyez-m'en, 

Que  le  chien  de  Jean  de  Nivelle. 

Un  citoyen  du  Mans,  chapon  de  son  métier, 

Était  sommé  de  comparaître 

Pardevant  les  lares  du  maître, 
Au  pied  d'un  tribunal  que  nous  nommons  foyer. 
Tous  les  gens  lui  criaient,  pour  déguiser  la  chose, 
Petit,  petit,  petit;  mais,  loin  de  s'y  fier, 
Le  Normand  et  demi  laissait  les  gens  crier: 
Serviteur,  disait-il,  votre  appât  est  grossier; 

On  ne  m'y  tient  pas,  et  pour  cause. 
Cependant  un  faucon  sur  sa  perche  voyait 

Notre  Manseau  qui  s'enfuyait. 
Les  chapons  ont  en  nous  fort  peu  de  confiance, 

Soit  instinct,  soit  expérience. 


250  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Celui-ci,  qui  ne  fut  qu'avec  peine  attrapé, 
Devait,  le  lendemain,  être  d'un  grand  soupe, 
Fort  à  l'aise  en  un  plat:   honneur  dont  la  volaille 

Se  serait  passée  aisément. 
L'oiseau  chasseur  lui  dit:  Ton  peu  d'entendement 
Me  rend  tout  étonné.     Vous  n'êtes  que  racaille. 
Gens  grossiers,  sans  esprit,  à  qui  l'on  n'apprend 

rien. 
Pour  moi,  je  sais  chasser,  et  revenir  au  maître. 

Le  vois-tu  pas  à  la  fenêtre  ? 
Il  t'attend:    es-tu  sourd?     Je  n'entends  que  trop 

bien, 
Repartit  le  chapon  :   mais  que  me  veut-il  dire  ? 
Et  ce  beau  cuisinier  armé  d'un  grand  couteau  ? 

Reviendrais-tu  pour  cet  appeau  ? 

Laisse-moi  fuir;   cesse  de  rire 
De  l'indocilité  qui  me  fait  envoler 
Lorsque  d'un  ton  si  doux  on  s'en  vient  m'appeler. 

Si  tu  voyais  mettre  à  la  broche 

Tous  les  jours  autant  de  faucons 

Que  j'y  vois  mettre  de  chapons, 
Tu  ne  me  ferais  pas  un  semblable  reproche. 


XXII 

LE    CHAT   ET   LE    RAT 

Quatre  animaux  divers,  le  chat  grippe-fromage, 
Triste  oiseau  le  hibou,  ronge-maille  le  rat. 

Dame  belette  au  long  corsage. 

Toutes  gens  d'esprit  scélérat, 
Hantaient  le  tronc  pourri  d'un  pin  vieux  et  sauvage. 
Tant  y  furent,  qu'un  soir  à  l'éntour  de  ce  pin 
L'homme  tendit  ses  rets.     Le  chat  de  grand  matin 


LIVRE  HUITIÈME  251 

Sort  pour  aller  chercher  sa  proie. 
Les  derniers  traits  de  l'ombre  empêchent  qu'il  ne 

voie 
Le  filet;   il  y  tombe,  en  danger  de  mourir: 
Et  mon  chat  de  crier,  et  le  rat  d'accourir; 
L'un  plein  de  désespoir;  et  l'autre  plein  de  joie. 
Il  voyait  dans  les  lacs  son  mortel  ennemi. 

Le  pauvre  chat  dit:   Cher  ami. 

Les  marques  de  ta  bienveillance 

Sont  communes  en  mon  endroit: 
Viens  m'aider  à  sortir  du  piège  où  l'ignorance 

M'a  fait  tomber.     C'est  à  bon  droit 
Que  seul  entre  les  tiens,  par  amour  singulière, 
Je  t'ai  toujours  choyé,  t'aimant  comme  mes  yeux. 
Je  n'en  ai  point  regret,  et  j 'en  rends  grâce  aux  dieux. 

J'allais  leur  faire  ma  prière, 
Comme  tout  dévot  chat  en  use  les  matins. 
Ce  réseau  me  retient:  ma  vie  est  en  tes  mainS; 
Viens  dissoudre  ces  nœuds.     Et  quelle  récompense 

En  aurai-je?   reprit  le  rat. 

Je  jure  étemelle  alliance 

Avec  toi,  repartit  le  chat. 
Dispose  de  ma  griffe,  et  sois  en  assurance: 
Envers  et  contre  tous  je  te  protégerai; 

Et  la  belette  mangerai 

Avec  l'époux  de  la  chouette  : 
Ils  t'en  veulent  tous  deux.     Le  rat  dit:    Idiot! 
Moi  ton  libérateur!   je  ne  suis  pas  si  sot. 

Puis  il  s'en  va  vers  sa  retraite: 

La  belette  était  près  du  trou. 
Le  rat  grimpe  plus  haut:   il  y  voit  le  hibou. 
Dangers  de  toutes  parts:  le  plus  pressant  l'emporte. 
Ronge-maille  retourne  au  chat,  et  fait  en  sorte 
Qu'il  détache  un  chaînon,  puis  un  autre,  et  puis  tant 


252  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Qu'il  dégage  enfin  l'hypocrite. 

L'homme  paraît  en  cet  instant: 
Les  nouveaux  alliés  prennent  tous  deux  la  fuite. 
A  quelque  temps  de  là,  notre  chat  vit  de  loin 
Son  rat  qui  se  tenait  alerte  et  sur  ses  gardes  : 
Ah!  mon  frère,  dit-il,  viens  m'embrasser:  ton  soin 

Me  fait  injure;   tu  regardes 

Comme  ennemi  ton  allié. 

Penses-tu  que  j'aie  oublié 

Qu'après  Dieu  je  te  dois  la  vie? 
Et  moi,  reprit  le  rat,  penses-tu  que  j'oublie 

Ton  naturel  ?     Aucun  traité 
Peut-il  forcer  un  chat  à  la  reconnaissance  ? 

S'assure-t-on  sur  l'alliance 

Qu'a  faite  la  nécessité? 

XXIII 

LE    TORRENT   ET   LA    RIVIÈRE 

Avec  grand  bruit  et  grand  fracas 

Un  torrent  tombait  des  montagnes: 
Tout  fuyait  devant  lui;  l'horreur  suivait  ses  pas; 

Il  faisait  trembler  les  campagnes. 

Nul  voyageur  n'osait  passer 

Une  barrière  si  puissante: 
Un  seul  vit  des  voleurs;   et,  se  sentant  presser, 
Il  mit  entre  eux  et  lui  cette  onde  menaçante. 
Ce  n'était  que  menace  et  bruit  sans  profondeur: 

Notre  homme  enfin  n'eut  que  la  peur. 

Ce  succès  lui  donnant  courage. 
Et  les  mêmes  voleurs  le  poursuivant  toujours, 

Il  rencontra  sur  son  passage 

Une  rivière  dont  le  cours. 


LIVRE  HUITIÈME  253 

Image  d'un  sommeil  doux,  paisible  et  tranquille, 
Lui  fit  croire  d'abord  ce  trajet  fort  facile: 
Point  de  bords  escarpés,  un  sable  pur  et  net. 

Il  entre  ;  et  son  cheval  le  met 
A  couvert  des  voleurs,  mais  non  de  l'onde  noire: 

Tous  deux  au  Styx  allèrent  boire  ; 

Tous  deux  à  nager  malheureux 
Allèrent  traverser,  au  séjour  ténébreux, 

Bien  d'autres  fleuves  que  les  nôtres. 

Les  gens  sans  bruit  sont  dangereux  : 

Il  n'en  est  pas  ainsi  des  autres. 

XXIV 

L  ÉDUCATION 

Laridon  et  César,  frères  dont  l'origine 

Venait  de  chiens  fameux,   beaux,   bien   faits   et 

hardis, 
A  deux  maîtres  divers  échus  au  temps  jadis, 
Hantaient,  l'un  les  forêts,  et  l'autre  la  cuisine. 
Ils  avaient  eu  d'abord  chacun  un  autre  nom  : 

Mais  la  diverse  nourriture 
Fortifiant  en  l'un  cette  heureuse  nature. 
En  l'autre  l'altérant,  un  certain  marmiton 

Nomma  celui-ci  Laridon. 
Son  frère  a^'ant  couru  mainte  haute  aventure, 
Mis  maint  cerf  aux  abois,  maint  sanglier  abattu, 
Fut  le  premier  César  que  la  gent  chienne  ait  eu. 
On  eut  soin  d'empêcher  qu'une  indigne  maîtresse 
Ne  fît  en  ses  enfants  dégénérer  son  sang. 
Laridon  négligé  témoignait  sa  tendresse 

A  l'objet  le  premier  passant. 

Il  peupla  tout  de  son  engeance  : 


254  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Tourne-broches  par  lui  rendus  communs  en  France 
Y  font  un  corps  à  part,  gens  fuyant  les  hasards, 
Peuple  antipode  des  Césars. 

On  ne  suit  pas  toujours  ses  aïeux  ni  son  père: 
Le  peu  de  soin,  le  temps,  tout  fait  qu'on  dégénère. 
Faute  de  cultiver  la  nature  et  ses  dons. 
Oh!    combien  de  Césars  deviendront  Laridons! 


XXV 

LES    DEUX    CHIENS,    ET    l'ÂNE    MORT 

Les  vertus  devraient  être  sœurs, 

Ainsi  que  les  vices  sont  frères  : 
Dès  que  l'un  de  ceux-ci  s'empare  de  nos  cœurs. 
Tous  viennent  à  la  file,  il  ne  s'en  manque  guères  ; 
J'entends  de  ceux  qui,  n'étant  pas  contraires, 

Peuvent  loger  sous  même  toit. 
A  l'égard  des  vertus,  rarement  on  les  voit 
Toutes  en  un  sujet  éminemment  placées 
Se  tenir  par  la  main  sans  être  dispersées. 
L'un  est  vaillant,  mais  prompt  ;  l'autre  est  prudent, 

mais  froid. 
Parmi  les  animaux,  le  chien  se  pique  d'être 

Soigneux,  et  fidèle  à  son  maître  ; 

Mais  il  est  sot,  il  est  gourmand: 
Témoin  ces  deux  mâtins  qui,  dans  l'éloignement, 
Virent  un  âne  mort  qui  flottait  .sur  les  ondes. 
Le  vent  de  plus  en  plus  l'éloignait  de  nos  chiens. 
Ami,  dit  l'un,  tes  yeux  sont  meilleurs  que  les  miens, 
Porte  un  peu  tes  regards  sur  ces  plaines  profondes. 
J'y  crois  voir  quelque  chose.     Est-ce  un  bœuf,  un 
cheval  ? 


LIVRE  HUITIÈME  255 

Hé!   qu'importe  quel  animal? 
Dit  l'un  de  ces  mâtins,  voilà  toujours  curée. 
Le  point  est  de  l'avoir:   car  le  trajet  est  grand; 
Et  de  plus  il  nous  faut  nager  contre  le  vent. 
Buvons  toute  cette  eau  ;  notre  gorge  altérée 
En  viendra  bien  à  bout:  ce  corps  demeurera 

Bientôt  à  sec  ;  et  ce  sera 

Provision  pour  la  semaine. 
Voilà  mes  chiens  à  boire:    ils  perdirent  l'haleine. 

Et  puis  la  vie  ;   ils  firent  tant 

Qu'on  les  vit  crever  à  l'instant. 
L'homme  est  ainsi  bâti  :  quand  un  sujet  l'enflamme. 
L'impossibilité  disparaît  à  son  âme. 
Combien  fait-il  de  vœux,  combien  perd-il  de  pas, 
S'outrant  pour  acquérir  des  biens  ou  de  la  gloire? 

Si  j 'arrondissais  mes  états  ! 
Si  je  pouvais  remplir  mes  coffres  de  ducats! 
Si  j'apprenais  l'hébreu,  les  sciences,  l'histoire! 

Tout  cela,  c'est  la  mer  à  boire  : 

Mais  rien  à  l'homme  ne  suffit. 
Pour  fournir  aux  projets  que  forme  un  seul  esprit. 
Il  faudrait  quatre  corps;   encor,  loin  d'y  suffire. 
A  mi-chemin  je  crois  que  tous  dem.eureraient  : 
Quatre  Mathusalem  bout  à  bout  ne  pourraient 

Mettre  à  fin  ce  qu'un  seul  désire. 

XXVI 

DÉMOCRITE    ET   LES   ABDÉRITAINS 

Que  j'ai  toujours  haï  les  pensers  du  vulgaire! 
Qu'il-  me  semble  profane,  injuste  et  téméraire, 
Mettant  de  faux  milieux  entre  la  chose  et  lui, 
Et  mesurant  par  soi  ce  qu'il  voit  en  autrui! 
Le  maître  d'Épicure  en  fit  l'apprentissage. 


256  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Son  pays  le  crut  fou.     Petits  esprits!     Mais  quoi! 

Aucun  n'est  prophète  chez  soi. 
Ces  gens  étaient  les  fous,  Démocrite  le  sage. 
L'erreur  alla  si  loin,  qu'Abdère  députa 

Vers  Hippocrate,  et  l'invita, 

Par  lettres  et  par  ambassade, 
A  venir  rétablir  la  raison  du  malade. 
Notre  concitoyen,  disaient-ils  en  pleurant, 
Perd  l'esprit  :   la  lecture  a  gâté  Démocrite. 
Nous  l'estimerions  plus  s'il  était  ignorant. 
Aucun  nombre,  dit-il,  les  mondes  ne  limite: 

Peut-être  même  ils  sont  remplis 

De  Démocrites  infinis. 
Non  content  de  ce  songe,  il  y  joint  les  atomes. 
Enfants  d'un  cerveau  creux,  invisibles  fantômes; 
Et  mesurant  les  cieux  sans  bouger  d'ici-bas. 
Il  connaît  l'univers,  et  ne  se  connaît  pas. 
Un  temps  fut  qu'il  savait  accorder  les  débats: 

Maintenant  il  parle  à  lui-même. 
Venez,  divin  mortel  ;   sa  folie  est  extrême. 
Hippocrate  n'eut  pas  trop  de  foi  pour  ces  gens: 
Cependant  il  partit.     Et  voyez,  je  vous  prie. 

Quelles  rencontres  dans  la  vie 
Le  sort  cause!     Hippocrate  arriva  dans  le  temps 
Que  celui  qu'on  disait  n'avoir  raison  ni  sens 

Cherchait,  dans  l'homme  et  dans  la  bête. 
Quel  siège  a  la  raison,  soit  le  cœur,  soit  la  tête. 
Sous  un  ombrage  épais,  assis  près  d'un  ruisseau, 

Les  labyrinthes  d'un  cerveau 
L'occupaient.     Il  avait  à  ses  pieds  maint  volume, 
Et  ne  vit  presque  pas  son  ami  s'avancer. 

Attaché  selon  sa  coutume. 
Leur    compliment    fut    court,    ainsi    qu'on    peut 
penser  : 


LIVRE  HUITIEME  257 

Le  sage  est  ménager  du  temps  et  des  paroles. 
Ayant  donc  mis  à  part  les  entretiens  frivoles, 
Et  beaucoup  raisonné  sur  l'homme  et  sur  l'esprit, 

Ils  tombèrent  sur  la  morale. 

Il  n'est  pas  besoin  que  j'étale 

Tout  ce  que  l'un  et  l'autre  dit. 

Le  récit  précédent  suffit 
Pour  montrer  que  le  peuple  est  juge  recusable. 
En  quel  sens  est  donc  véritable 
Ce  que  j'ai  lu  dans  certain  lieu, 
Que  sa  voix  est  la  voix  de  Dieu  ? 


XXVII 

LE   LOUP   ET   LE   CHASSEUR 

Fureur  d'accumuler,  monstre  de  qui  les  yeux 
Regardent  comme  un  point  tous  les  bienfaits  des 

dieux, 
Te  combattrai-je  en  vain  sans  cesse  en  cet  ouvrage  ? 
Quel  temps  demandes-tu  pour  sui\Te  mes  leçons  ? 
L'homme,  sourd  à  ma  voix,  comme  à  celle  du  sage. 
Ne  dira-t-il  jamais:  C'est  assez,  jouissons? 
Hâte-toi,  mon  ami:   tu  n'as  pas  tant  à  vivre. 
Je  te  rebats  ce  mot;  car  il  vaut  tout  un  livre: 
Jouis. — Je  le  ferai. — Mais  quand  donc? — Dès  de- 
main.— 
Eh  !  mon  ami,  la  mort  te  peut  prendre  en  chemin  ; 
Jouis  dès  aujourd'hui:   redoute  un  sort  semblable 
A  celui  du  chasseur  et  du  loup  de  ma  fable. 

Le  premier  de  son  arc  avait  mis  bas  un  daim. 
Un  faon  de  biche  passe,  et  le  voilà  soudain 

I 


258  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Compagnon    du    défunt;     tous    deux   gisent    sur 

l'herbe. 
La  proie  était  honnête,  un  daim  avec  un  faon; 
Tout  modeste  chasseur  en  eût  été  content  : 
Cependant  un  sangher,  monstre  énorme  et  superbe, 
Tente  encore  notre  archer,  friand  de  tels  morceaux. 
Autre  habitant  du  Styx  :   la  Parque  et  ses  ciseaux 
Avec  peine  y  mordaient  ;   la  déesse  infernale 
Reprit  à  plusieurs  fois  l'heure  au  monstre  fatale. 
De  la  force  du  coup  pourtant  il  s'abattit. 
C'était  assez  de  biens.     Mais  quoi!  rien  ne  remplit 
Les  vastes  appétits  d'un  faiseur  de  conquêtes. 
Dans  le  temps  que  le  porc  revient  à  soi,  l'archer 
Voit  ]e  long  d'un  sillon  une  perdrix  marcher; 

Surcroît  chétif  aux  autres  têtes  : 
De  son  arc  toutefois  il  bande  les  ressorts. 
Le  sanglier,  rappelant  les  restes  de  sa  vie, 
Vient  à  lui,  le  découd,  meurt  vengé  sur  son  corps  : 

Et  la  perdrix  le  remercie. 

Cette  part  du  récit  s'adresse  au  convoiteux. 
L'avare  aura  pour  lui  le  reste  de  l'exemple. 
Un  loup  vit  en  passant  ce  spectacle  piteux  : 
0  Fortune!   dit-il,  je  te  promets  un  temple. 
Quatre  corps  étendus  !  que  de  biens  !  mais  pourtant 
Il  faut  les  ménager;   ces  rencontres  sont  rares. 

(Ainsi  s'excusent  les  avares.) 
J'en  aurai,  dit  le  loup,  pour  un  mois,  pour  autant. 
Un,   deux,   trois,   quatre   corps;     ce  sont   quatre 

semaines. 

Si  je  sais  compter,  toutes  pleines. 
Commençons    dans    deux    jours;     et    mangeons 

cependant 
La  corde  de  cet  arc;   il  faut  que  l'on  l'ait  faite 


LIVRE  HUITIÈME  259 

De  vrai  boyau,  l'odeur  me  le  témoigne  assez. 

En  disant  ces  mots  il  se  jette 
Sur  l'arc,  qui  se  détend,  et  fait  de  la  sagette 
Un  nouveau  mort  ;   mon  loup  a  les  boj^aux  percés. 

Je  reviens  à  mon  texte.     Il  faut  que  l'on  jouisse; 
Témoin  ces  deux  gloutons  punis  d'un  sort  commun  : 

La  convoitise  perdit  l'un; 

L'autre  périt  par  l'avarice. 


FIN    DU    HUITIEME    LIVRE 


LIVRE   NEUVIÈME 


LE    DEPOSITAIRE    INFIDELE 

Grâce  aux  filles  de  Mémoire, 
J'ai  chanté  des  animaux; 
Peut-être  d'autres  héros 
M'auraient  acquis  moins  de  gloire. 
Le  loup,  en  langue  des  dieux. 
Parle  au  chien  dans  mes  ouvrages  : 
Les  bêtes,  à  qui  mieux  mieux, 
Y  font  divers  personnages. 
Les  uns  fous,  les  autres  sages; 
De  telle  sorte  pourtant 
Que  les  fous  vont  l'emportant, 
La  mesure  en  est  plus  pleine. 
Je  mets  aussi  sur  la  scène 
Des  trompeurs,  des  scélérats, 
Des  tyrans  et  des  ingrats, 
Mainte  imprudente  pécore. 
Force  sots,  force  flatteurs: 
Je  pourrais  y  joindre  encore 
Des  légions  de  menteurs. 
Tout  homme  ment,  dit  le  Sage. 
S'il  n'y  mettait  seulement 
Que  les  gens  du  bas  étage. 
On  pourrait  aucunement 
260 


LIVRE  NEUVIÈME  261 

Souffrir  ce  défaut  aux  hommes. 

Mais  que  tous,  tant  que  nous  sommes, 

Nous  mentions,  grand  et  petit, 

Si  quelque  autre  l'avait  dit. 

Je  soutiendrais  le  contraire. 

Et  même  qui  mentirait 

Comme  Ésope  et  comme  Homère 

Un  vrai  menteur  ne  serait  : 

Le  doux  charme  de  maint  songe 

Par  leur  bel  art  inventé 

Sous  les  habits  du  mensonge 

Nous  offre  la  vérité. 

L'un  et  l'autre  a  fait  un  livre 

Que  je  tiens  digne  de  vivre 

Sans  fin,  et  plus  s'il  se  peut. 

Comme  eux  ne  ment  pas  qui  veut. 

Mais  mentir  comme  sut  faire 

Un  certain  dépositaire 

Payé  par  son  propre  mot. 

Est  d'un  méchant  et  d'un  sot. 
Voici  le  fait. 

Un  trafiquant  de  Perse 
Chez  son  voisin,  s'en  allant  en  commerce. 
Mit  en  dépôt  un  cent  de  fer  un  jour. 
Mon  fer  ?   dit-il  quand  il  fut  de  retour. 
Votre  fer!   il  n'est  plus:   j'ai  regret  de  vous  dire 

Qu'un  rat  l'a  mangé  tout  entier. 
J'en  ai  grondé  mes  gens:    mais  qu'y  faire?    un 

grenier 
A  toujours  quelque  trou.     Le  trafiquant  admire 
Un  tel  prodige,  et  feint  de  le  croire  pourtant. 
Au  bout  de  quelques  jours  il  détourne  l'enfant 
Du  perfide  voisin  ;   puis  à  souper  convie 
Le  père,  qui  s'excuse,  et  lui  dit  en  pleurant: 


262  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Dispensez-moi,  je  vous  supplie; 

Tous  plaisirs  pour  moi  sont  perdus. 

J 'aimais  un  fils  plus  que  ma  vie  : 
Je  n'ai  que  lui;   quedis-je!   hélas!   je  ne  l'ai  plus! 
On  me  l'a  dérobé.     Plaignez  mon  infortune. 
Le  marchand  repartit  :    Hier  au  soir  sur  la  brune 
Un  chat-huant  s'en  vint  votre  fils  enlever: 
Vers  un  vieux  bâtiment  je  le  lui  vis  porter. 
Le  père  dit:    Comment  voulez-vous  que  je  croie 
Qu'un  hibou  pût  jamais  emporter  cette  proie  ? 
Mon  fils  en  un  besoin  eût  pris  le  chat-huant. 
Je  ne  vous  dirai  point,  reprit  l'autre,  comment: 
Mais  enfin  je  l'ai  vu,  vu  de  mes  yeux,  vous  dis-je; 

Et  ne  vois  rien  qui  vous  oblige 
D'en  douter  un  moment  après  ce  que  je  dis. 

Faut -il  que  vous  trouviez  étrange 

Que  les  chats-huants  d'un  pays 
Où  le  quintal  de  fer  par  un  seul  rat  se  mange, 
Enlèvent  un  garçon  pesant  un  demi-cent  ? 
L'autre  vit  où  tendait  cette  feinte  aventure: 

Il  rendit  le  fer  au  marchand, 

Qui  lui  rendit  sa  géniture. 

Même  dispute  avint  entre  deux  voyageurs. 

L'un  d'eux  était  de  ces  conteurs 
Qui  n'ont  jamais  rien  vu  qu'avec  un  microscope; 
Tout  est  géant  chez  eux:    écoutez-les,  l'Europe 
Comme  l'Afrique  aura  des  monstres  à  foison. 
Celui-ci  se  croyait  l'hyperbole  permise: 
J'ai  vu,  dit-il,  un  chou  plus  grand  qu'une  maison. 
Et  moi,   dit  l'autre,  un  pot  aussi  grand  qu'une 

église. 
Le  premier  se  moquant,  l'autre  reprit:  Tout  doux: 

On  le  fit  pour  cuire  vos  choux. 


LIVRE  NEUVIÈME  263 

L'homme  au  pot  fut  plaisant  :   l'homme  au  fer  fut 

habile. 
Quand    l'absurde    est    outré,    l'on    lui    fait    trop 

d'honneur 
De  vouloir,  par  raison,  combattre  son  erreur: 
Enchérir  est  plus  court,  sans  s'échauffer  la  bile. 


II 

LES    DEUX    PIGEONS 

Deux  pigeons  s'aimaient  d'amour  tendre. 
L'un  d'eux,  s'ennuyant  au  logis, 
Fut  assez  fou  pour  entreprendre 
Un  voyage  en  lointain  pays. 
L'autre  lui  dit:  Qu'allez-vous  faire? 
Voulez-vous  quitter  votre  frère  ? 
L'absence  est  le  plus  grand  des  maux: 
Non  pas  pour  vous,   cruel!     Au  moins,   que  les 
travaux. 
Les  dangers,  les  soins  du  voyage. 
Changent  un  peu  votre  courage. 
Encor,  si  la  saison  s'avançait  davantage! 
Attendez  les  zéphyrs  :  qui  vous  presse  ?  un  corbeau 
Tout    à    l'heure    annonçait    malheur    à    quelque 

oiseau. 
Je  ne  songerai  plus  que  rencontre  funeste, 
Que    faucons,    que    réseaux.     Hélas!     dirai-je,    il 
pleut  : 

Mon  frère  a-t-il  tout  ce  qu'il  veut, 
Bon  soupe,  bon  gîte,  e^  le  reste  ? 
Ce  discours  ébranla  le  cœur 
De  notre  imprudent  voyageur: 
Mais  le  désir  de  voir  et  l'humeur  inquiète 


264  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

L'emportèrent  enfin.     Il  dit  :  Ne  pleurez  point  : 
Trois  jours  au  plus  rendront  mon  âme  satisfaite: 
Je  reviendrai  dans  peu  conter  de  point  en  point 

Mes  aventures  à  mon  frère; 
Je  le  désennuîrai.     Quiconque  ne  voit  guère 
N'a  guère  à  dire  aussi.     Mon  voyage  dépeint 

Vous  sera  d'un  plaisir  extrême. 
Je  dirai:   J'étais  là;   telle  chose  m 'avint: 

Vous  y  croirez  être  vous-même. 
A  ces  mots,  en  pleurant,  ils  se  dirent  adieu. 
Le  voyageur  s'éloigne:   et  voilà  qu'un  nuage 
L'oblige  de  chercher  retraite  en  quelque  lieu. 
Un  seul  arbre  s'offrit,  tel  encor  que  l'orage 
Maltraita  le  pigeon  en  dépit  du  feuillage. 
L'air  devenu  serein,  il  part  tout  morfondu, 
Sèche  du  mieux  qu'il  peut  son  corps  chargé  de 

pluie  ; 
Dans  un  champ  à  l'écart  voit  du  blé  répandu, 
Voit  un  pigeon  auprès  ;  cela  lui  donne  envie  ; 
Il  y  vole,  il  est  pris  :   ce  blé  couvrait  d'un  lacs 

Les  menteurs  et  traîtres  appâts.  ■^-^^■--^-^ 
Le  lacs  était  usé;  si  bien  que,  de  son  aile. 
De  ses  pieds,  de  son  bec,  l'oiseau  le  rompt  enfin  : 
Quelque  plume  y  périt  ;   et  le  pis  du  destin 
Fut  qu'un  certain  vautour  à  la  serre  crueUe 
Vit  notre  malheureux,  qui,  traînant  la  ficelie/ 
Et  les  morceaux  du  lacs  qui^l'avait  attrapé. 

Semblait  un  forçat  échappé. 
Le  vautour  s'en  allait  le  lier,  quand  des  nues 
Fond  à  son  tour  un  aigle  aux  ailes  étendues. 
Le  pigeon  profita  du  conflit  des  voleurs, 
S'envola,  s'abattit  auprès  d'une  masure. 

Crut  pour  ce  coup  que  ses  malheurs 

Finiraient  par  cette  aventure: 


LIVRE  NEUVIÈME  265 

Mais  un  fripon  d'enfant  (cet  âge  est  sans  pitié) 
Prit  sa  fronde,  et  du  coup  tua  plus  d'à  moitié 

La  volatille  malheureuse, 
Qui,  maudissant  sa  curiosité. 

Traînant  l'aile,  et  tirant  le  pié, 

Demi-morte,  et  demi-boiteuse. 

Droit  au  logis  s'en  retourna: 

Que  bien,  que  mal,  elle  arriva 

Sans  autre  aventure  fâcheuse. 
Voilà  nos  gens  rejoints:   et  je  laisse  à  juger 
De  combien  de  plaisirs  ils  payèrent  leurs  peines. 

Amants,  heureux  amants,  voulez-vous  voyager? 

Que  ce  soit  aux  rives  prochaines. 
Soyez-vous  l'un  à  l'autre  un  monde  toujours  beau. 

Toujours  divers,  toujours  nouveau; 
Tenez-vous  lieu  de  tout,   comptez  pour  rterw  le 

reste. 
J'ai  quelquefois  aimé:   je  n'aurais  pas  alors, 

Contre  le  Louvre  et  ses  trésors, 
Contre  le  firmament  et  sa  voûte  céleste. 

Changé  les  bois,  changé  les  lieux 
Honorés  par  les  pas,  éclairés  par  les  yeux 

De  l'aimable  et  jeune  bergère 

Pour  qui,  sous  le  fils  de  Cythère, 
Je  servis,  engagé  par  mes  premiers  serments. 
Hélas  !  quand  reviendront  de  semblables  moments  ? 
Faut-il  que  tant  d'objets  si  doux  et  si  charmants 
Me  laissent  vivre  au  gré  de  mon  âme  inquiète  ! 
Ah  !  si  mon  cœur  osait  encor  se  renflammer  ! 
Ne  sentirai -je  plus  de  charme  qui  m'arrête  ? 

Ai-je  passé  le  temps  d'aimer  ? 


366  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

III 

LE   SINGE    ET   LE    LÉOPARD 

Le  singe  avec  le  léopard 

Gagnaient  de  l'argent  à  la  foire. 

Ils  affichaient  chacun  à  part. 
L'un  d'eux  disait:    Messieurs,  mon  mérite  et  ma 

gloire 
Sont  connus  en  bon  lieu:  le  roi  m'a  voulu  voir; 

Et  si  je  meurs,  il  veut  avoir 
Un  manchon  de  ma  peau,  tant  elle  est  bigarrée. 

Pleine  de  taches,  marquetée, 

Et  vergetée,  et  mouchetée. 
La  bigarrure  plaît:   partant  chacun  le  vit. 
Mais  ce  fut  bientôt  fait  ;   bientôt  chacun  sortit. 
Le  singe  de  sa  part  disait  :   Venez,  de  grâce. 
Venez,  messieurs:  je  fais  cent  tours  de  passe-passe. 
Cette  diversité  dont  on  vous  parle  tant, 
Mon  voisin  léopard  l'a  sur  soi  seulement  : 
Moi,  je  l'ai  dans  l'esprit.     Votre  serviteur  Gille, 

Cousin  et  gendre  de  Bertrand 

Singe  du  pape  en  son  vivant. 

Tout  fraîchement  en  cette  ville 
Arrive  en  trois  bateaux,  exprès  pour  vous  parler: 
Car  il  parle,  on  l'entend;   il  sait  danser,  baller, 

Faire  des  tours  de  toute  sorte, 
Passer  en  des  cerceaux  :  et  le  tout  pour  six  blancs; 
Non,    messieurs,    pour    un    sou:     si    vous    n'êtes 

contents, 
Nous  rendrons  à  chacun  son  argent  à  la  porte. 
Le  singe  avait  raison.     Ce  n'est  pas  sur  l'habit 
Que  la  diversité  me  plaît;  c'est  dans  l'esprit: 


LIVRE  NEUVIÈME  267 

L'une  fournit  toujours  des  choses  agréables; 
L'autre,  en  moinsd'un  moment, lasse  les  regardants. 
Oh  !  que  de  grandsseigneurs,  auléopard  semblables, 
N'ont  que  l'habit  pour  tous  talents! 


IV 

LE   GLAND    ET   LA    CITROUILLE 

Dieu  fait  bien  ce  qu'il  fait.     Sans  en  chercher  la 

preuve 
En  tout  cet  univers,  et  l'aller  parcourant, 

Dans  les  citrouilles  je  la  trouve.     vjj-w>v^  t^.. . 

Un  villageois,  considérant 
Combien  ce  fruit  est  gros  et  sa  tige  menue, 
A  quoi  songeait,  dit-il,  l'auteur  de  tout  cela  ? 
Il  a  bien  mal  placé  cette  citrouille-là  ! 

Hé  parbleu!  je  l'aurais  pendue 

A  l'un  des  chênes  que  voilà; 

C'eût  été  justement  l'affaire: 

Tel  fruit,  tel  arbre,  pour  bien  faire.      , 
C'est  dommage,  Garo,  que  tu  n'es  point  entré 
Au  conseil  de  celui  que  prêche  ton  curé; 
Tout  en  eût  été  mieux  :  car  pourquoi,  par  exemple. 
Le  gland,  qui  n'est  pas  gros  comme  mon  petit  doigt, 

Ne  pend-il  pas  en  cet  endroit  ? 

Dieu  s'est  mépris  :  plus  je  contemple 
Ces  fruits  ainsi  placés,  plus  il  semble  à  Garo 

Que  l'on  a  fait  un  quiproquo. 
Cette  réflexion  embarrassant  notre  homme  : 
On  ne  dort  point,  dit-il,  quand  on  a  tant  d'esprit. 
Sous  un  chêne  aussitôt  il  va  prendre  son  somme. 
Un  gland  tombe  :   le  nez  du  dormeur  en  pâtit. 
Il  s'éveille;  et  portant  la  main  sur  son  visage, 


268  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Il  trouve  encor  le  gland  pris  au  poil  du  menton. 
Son  nez  meurtri  le  force  à  changer  de  langage  : 
Oh!   oh!   dit-il,  je  saigne!     Et  que  serait-ce  donc 
S'il  fût  tombé  de  l'arbre  une  masse  plus  lourde, 

Et  que  ce  gland  eût  été  gourde  ? 
Dieu  ne  l'a  pas  voulu:  sans  doute  il  eut  raison; 

J'en  vois  bien  à  présent  la  cause. 

Et  louant  Dieu  de  toute  chose 

Garo  retourne  à  la  maison. 


V 

l'écolier,  le  pédant,  et  le  maître  d'un  jardin 

Certain  enfant  qui  sentait  son  collège. 
Doublement  sot  et  doublement  fripon 
Par  le  jeune  âge  et  par  le  privilège 
Qu'ont  les  pédants  de  gâter  la  raison, 
Chez  un  voisin  dérobait,  ce  dit-on. 
Et  fleurs  et  fruits.     Ce  voisin  en  automne 
Des  plus  beaux  dons  que  nous  offre  Pomone 
Avait  la  fleur,  les  autres  le  rebut. 
Chaque  saison  apportait  son  tribut: 
Car  au  printemps  il  jouissait  encore 

Des  plus  beaux  dons  que  nous  présente  Flore. 
Un  jour  dans  son  jardin  il  vit  notre  écolier, 
Qui,  grimpant  sans  égard  sur  un  arbre  fruitier, 
Gâtait  jusqu'aux  boutons,  douce  et  frêle  espérance, 
Avant-coureurs  des  biens  que  promet  l'abondance: 
Même  il  ébranchait  l'arbre  ;   et  fit  tant  à  la  fin 

Que  le  possesseur  du  jardin 
Envoya  faire  plainte  au  maître  de  la  classe. 
Celui-ci  vint  suivi  d'un  cortège  d'enfants: 
Voilà  le  verger  plein  de  gens 


LIVRE  NEUVIÈME  269 

Pires  que  le  premier.     Le  pédant,  de  sa  grâce, 

Accrut  le  mal  en  amenant 

Cette  jeunesse  mal  instruite: 
Le  tout,  à  ce  qu'il  dit,  pour  faire  un  châtiment 
Qui  pût  servir  d'exemple,  et  dont  toute  sa  suite 
Se  souvînt  à  jamais  comme  d'une  leçon. 
Là-dessus  il  cita  Virgile  et  Cicéron, 

Avec  force  traits  de  science. 
Son  discours  dura  tant,  que  la  maudite  engeance 
Eut  le  temps  de  gâter  en  cent  lieux  le  jardin. 

Je  hais  les  pièces  d'éloquence 
Hors  de  leur  place,  et  qui  n'ont  point  de  fin; 

Et  ne  sais  bête  au  monde  pire 
Que  l'écolier,  si  ce  n'est  le  pédant. 
Le  meilleur  de  ces  deux  pour  voisin,  à  vrai  dire. 
Ne  me  plairait  aucunement. 


VI 

LE    STATUAIRE,    ET   LA   STATUE    DE    JUPITER 

Un  bloc  de  marbre  était  si  beau. 
Qu'un  statuaire  en  fit  l'emplette. 
Qu'en  fera,  dit-il,  mon  ciseau  ? 
Sera-t-il  dieu,  table,  ou  cuvette  ? 

Il  sera  dieu:  même  je  veux 
Qu'il  ait  en  sa  main  un  tonnerre. 
Tremblez,  humains;   faites  des  vœux: 
Voilà  le  maître  de  la  terre. 

L'artisan  exprima  si  bien 
Le  caractère  dej'idole. 


270  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Qu'on  trouva  qu'il  ne  manquait  rien 
A  Jupiter  que  la  parole. 

Même  l'on  dit  que  l'ouvrier 
Eut  à  peine  achevé  l'image, 
Qu'on  le  vit  frémir  le  premier. 
Et  redouter  son  propre  ouvrage. 

A  la  faiblesse  du  sculpteur 
Le  poète  autrefois  n'en  dut  guère. 
Des  dieux  dont  il  fut  l'inventeur 
Craignant  la  haine  et  la  colère. 

Il  était  enfant  en  ceci; 

Les  enfants  n'ont  l'âme  occupée 

Que  du  continuel  souci 

Qu'on  ne  fâche  point  leur  poupée. 

Le  cœur  suit  aisément  l'esprit: 
De  cette  source  est  descendue 
L'erreur  païenne,  qui  se  vit 
Chez  tant  de  peuples  répandue. 

Ils  embrassaient  violemment 
Les  intérêts  de  leur  chimère: 
Pygmalion  devint  amant 
De  la  Vénus  dont  il  fut  père. 

Chacun  tourne  en  réalités, 
Autant  qu'il  peut,  ses  propres  songes; 
L'homme  est  de  glace  aux  vérités. 
Il  est  de  feu  pour  les  mensonges. 


LIVRE  NEUVIÈME  271 

VII 

LA    SOURIS    MÉTAMORPHOSÉE    EN    FILLE 

Une  souris  tomba  du  bec  d'un  chat-huant: 

Je  ne  l'eusse  pa.s  ramassée; 
Mais  un  bramin  le  fit:   je  le  crois  aisément; 

Chaque  pays  a  sa  pensée. 

La  souris  était  fort  froissée. 

De  cette  sorte  de  prochain 
Nous  nous  soucions  peu:   mais  le  peuple  bramin 

Le  traite  en  frère.     Ils  ont  en  tête 

Que  notre  âme,  au  sortir  d'un  roi, 
Entre  dans  un  ciron,  ou  dans  telle  autre  bête 
Qu'il  plaît  au  Sort:    c'est  là  l'un  des  points  de 

leur  loi. 
Pythagore  chez  eux  a  puisé  ce  mystère. 
Sur  un  tel  fondement  le  bramin  crut  bien  faire 
De  prier  un  sorcier  qu'il  logeât  la  souris 
Dans  un  corps  qu'elle  eût  eu  pour  hôte  au  temps 
jadis. 

Le  sorcier  en  fit  une  fille 
De  l'âge  de  quinze  ans,  et  telle  et  si  gentille, 
Que  le  fils  de  Priam  pour  elle  aurait  tenté 
Plus  encor  qu'il  ne  fit  pour  la  grecque  beauté. 
Le  bramin  fut  surpris  de  chose  si  nouvelle. 

Il  dit  à  cet  objet  si  doux: 
Vous  n'avez  qu'à  choisir;   car  chacun  est  jaloux 

De  l'honneur  d'être  votre  époux. 

En  ce  cas  je  donne,  dit-elle, 

Ma  voix  au  plus  puissant  de  tous. 
Soleil,  s'écria  lors  le  bramin  à  genoux, 

C'est  toi  qui  seras  notre  gendre. 


272  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Non,  dit-il  ;  ce  nuage  épais 
Est  plus  puissant  que  moi,  puisqu'il  cache  mes 
traits  : 

Je  vous  conseille  de  le  prendre. 
Eh  bien,  dit  le  bramin  au  nuage  volant, 
Es-tu  né  pour  ma  fille  ? — Hélas  !   non  ;  car  le  vent 
Me  chasse  à  son  plaisir  de  contrée  en  contrée  ; 
Je  n'entreprendrai  point  sur  les  droits  de  Borée. 

Le  bramin  fâché  s'écria: 

0  vent,  donc,  puisque  vent  y  a, 

Viens  dans  les  bras  de  notre  belle  ! 
Il  accourait:   un  mont  en  chemin  l'arrêta. 

L'éteuf  passant  à  celui-là. 
Il  le  renvoie,  et  dit:   J'aurais  une  querelle 

Avec  le  rat,  et  l'offenser 
Ce  serait  être  fou,  lui  qui  peut  me  percer. 

Au  mot  de  rat,  la  demoiselle 

Ouvrit  l'oreille  :  il  fut  l'époux. 

Un  rat  !     Un  rat  :   c'est  de  ces  coups 

Qu'Amour  fait  ;    témoin  telle  et  telle. 

Mais  ceci  soit  dit  entre  nous. 

On  tient  toujours  du  lieu  dont  on  vient.     Cette 

fable 
Prouve  assez  bien  ce  point.     Mais,  à  la  voir  de  près, 
Quelque  peu  de  sophisme  entre  parmi  ses  traits  : 
Car  quel  époux  n'est  point  au  Soleil  préférable 
En  s'y  prenant  ainsi  ?     Dirai-je  qu'un  géant 
Est    moins    fort    qu'une    puce?     Elle    le    mord 

pourtant. 
Le  rat  devait  aussi  renvoyer,  pour  bien  faire, 
La  belle  au  chat,  le  chat  au  chien, 
Le  chien  au  loup.     Par  le  moyen 
De  cet  argument  circulaire. 


LIVRE  NEUVIÈME  273 

Pilpay  jusqu'au  Soliel  eût  enfin  remonté; 
Le  Soleil  eût  joui  de  la  jeune  beauté. 
Revenons,  s'il  se  peut,  à  la  métempsycose  : 
Le  sorcier  du  bramin  fit  sans  doute  une  chose 
Qui,  loin  de  la  prouver,  fait  voir  sa  fausseté. 
Je  prends  droit  là-dessus  contre  le  bramin  même  : 

Car  il  faut,  selon  son  système, 
Que  l'homme,  la  souris,  le  ver,  enfin  chacun 
Aille  puiser  son  âme  en  un  trésor  commun. 

Toutes  sont  donc  de  même  trempe  ; 

Mais,  agissant  diversement 

Selon  l'organe  seulement. 

L'une  s'élève,  et  l'autre  rampe. 
D'où  vient  donc  que  ce  corps  si  bien  organisé 

Ne  put  obliger  son  hôtesse 
De  s'unir  au  Soleil  ?     Un  rat  eut  sa  tendresse. 

Tout  débattu,  tout  bien  pesé, 
Les  âmes  des  souris  et  les  âmes  des  belles 

Sont  très  différentes  entre  elles; 
Il  en  faut  revenir  toujours  à  son  destin. 
C'est-à-dire  à  la  loi  par  le  ciel  établie  : 

Parlez  au  diable,  employez  la  magie. 
Vous  ne  détournerez  nul  être  de  sa  fin. 


VIII 

LE    FOU    QUI    VEND    LA    SAGESSE 

Jamais  auprès  des  fous  ne  te  mets  à  portée: 
Je  ne  te  puis  donner  un  plus  sage  conseil. 

Il  n'est  enseignement  pareil 
A  celui-là  de  fuir  une  tête  éventée. 

On  en  voit  souvent  dans  les  cours: 


374  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Le  prince  y  prend  plaisir;   car  ils  donnent  toujours 
Quelque  trait  aux  fripons,  aux  sots,  aux  ridicules. 

Un  fol  allait  criant  par  tous  les  carrefours 
Qu'il  vendait  la  sagesse:    et  les  mortels  crédules 
De  courir  à  l'achat;   chacun  fut  diligent. 

On  essuyait  force  grimaces  ; 

Puis  on  avait  pour  son  argent, 
Avec  un  bon  soufflet,  un  fil  long  de  deux  brasses. 
La  plupart  s'en  fâchaient  ;  mais  que  leur  servait-il  ? 
C'étaient  les  plus  moqués:   le  mieux  était  de  rire, 

Ou  de  s'en  aller  sans  rien  dire 

Avec  son  soufflet  et  son  fil. 

De  chercher  du  sens  à  la  chose, 
On  se  fût  fait  siffler  ainsi  qu'un  ignorant. 

La  raison  est-elle  garant 
De  ce  que  fait  un  fou  ?   le  hasard  est  la  cause 
De  tout  ce  qui  se  passe  en  un  cerveau  blessé. 
Du  fil  et  du  soufflet  pourtant  embarrassé. 
Un  des  dupes  un  jour  alla  trouver  un  sage, 

Qui,  sans  hésiter  davantage, 
Lui  dit  :   Ce  sont  ici  hiéroglyphes  tout  purs  : 
Les  gens  bien  conseillés,  et  qui  voudront  bien  faire, 
Entre  eux  et  les  gens  fous  mettront,  pour  l'ordi- 
naire, 
La  longueur  de  ce  fil;   sinon  je  les  tiens  sûrs 

De  quelque  semblable  caresse. 
Vous  n'êtes  point  trompé,  ce  fou  vend  la  sagesse. 


LIVRE  NEUVIÈME  275 

IX 

l'huître  et  les  plaideurs 

Un  jour  deux  pèlerins  sur  le  sable  rencontrent 
Une  huître,  que  le  flot  y  venait  d'apporter: 
Ils  l'avalent  des  yeux,  du  doigt  ils  se  la  montrent; 
A  l'égard  de  la  dent  il  fallut  contester. 
L'un  se  baissait  déjà  pour  ramasser  la  proie; 
L'autre  le  pousse,  et  dit  :   Il  est  bon  de  savoir 

Oui  de  nous  en  aura  la  joie. 
Celui  qui  le  premier  a  pu  l'apercevoir 
En  sera  le  gobeur;  l'autre  le  verra  faire. 

Si  par  là  l'on  juge  l'affaire, 
Reprit  son  compagnon,  j'ai  l'œil  bon,  Dieu  merci. 

Je  ne  l'ai  pas  mauvais  aussi. 
Dit  l'autre,  et  je  l'ai  vue  avant  vous,  sur  ma  vie. 
Eh  bien,  vous  l'avez  vue;   et  moi  je  l'ai  sentie. 

Pendant  tout  ce  bel  incident, 
Perrin  Dandin  arrive:    ils  le  prennent  pour  juge. 
Perrin,  fort  gravement,  ouvre  l'huître  et  la  gruge. 

Nos  deux  messieurs  le  regardant. 
Ce  repas  fait,  il  dit,  d'un  ton  de  président: 
Tenez,  la  cour  vous  donne  à  chacun  une  écaille, 
Sans  dépens;    et  qu'en  paix  chacun  chez  soi  s'en 
aille. 

Mettez  ce  qu'il  en  coûte  à  plaider  aujourd'hui; 
Comptez  ce  qu'il  en  reste  à  beaucoup  de  familles: 
Vous  verrez  que  Perrin  tire  l'argent  à  lui, 
Et  ne  laisse  aux  plaideurs  que  le  sac  et  les  quilles. 


276  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

X 

LE    LOUP,    ET   LE   CHIEN    MAIGRE 

Autrefois  carpillon  fretin 

Eut  beau  prêcher,  il  eut  beau  dire, 

On  le  mit  dans  la  poêle  à  frire. 
Je  fis  voir  que  lâcher  ce  qu'on  a  dans  la  main, 

Sous  espoir  de  grosse  aventure, 

Est  imprudence  toute  pure. 
Le  pêcheur  eut  raison:   carpillon  n'eut  pas  tort; 
Chacun  dit  ce  qu'il  peut  pour  défendre  sa  vie. 

Maintenant  il  faut  que  j'appuie 
Ce  que  j'avançai  lors,  de  quelque  trait  encor. 

Certain  loup,  aussi  sot  que  le  pêcheur  fut  sage, 

Trouvant  un  chien  hors  du  village. 
S'en  allait  l'emporter.     Le  chien  représenta 
Sa  maigreur:   Jà  ne  plaise  à  votre  seigneurie 

De  me  prendre  en  cet  état -là: 

Attendez;  mon  maître  marie 

Sa  fille  unique,  et  vous  jugez 
Qu'étant  de  noce  il  faut,  malgré  moi,  que  j'en- 
graisse. 

Le  loup  le  croit,  le  loup  le  laisse. 

Le  loup,  quelques  jours  écoulés. 
Revient  voir  si  son   chien  n'est  pas  meilleur   à 
prendre. 

Mais  le  drôle  était  au  logis. 

Il  dit  au  loup  par  un  treillis  : 
Ami,  je  vais  sortir;  et  si  tu  veux  attendre, 

Le  portier  du  logis  et  moi 

Nous  serons  tout  à  l'heure  à  toi. 


LIVRE  NEUVIÈME  277 

Ce  portier  du  logis  était  un  chien  énorme, 
Expédiant  les  loups  en  forme. 

Celui-ci  s'en  douta.     Serviteur  au  portier, 

Dit-il;  et  de  courir.     Il  était  fort  agile. 
Mais  il  n'était  pas  fort  habile; 

Ce  loup  ne  savait  pas  encor  bien  son  métier. 


XI 

RIEN    DE    TROP 

Je  ne  vois  point  de  créature 

Se  comporter  modérément. 

Il  est  certain  tempérament 

Que  le  maître  de  la  nature 
Veut  que  l'on  garde  en  tout.     Le  fait-on?    nulle- 
ment : 
Soit  en  bien,  soit  en  mal,  cela  n'arrive  guère. 
Le  blé,  riche  présent  de  la  blonde  Cérès, 
Trop  touffu  bien  souvent  épuise  les  guérets: 
En  superfluités  s'épandant  d'ordinaire. 

Et  poussant  trop  abondamment, 

Il  ôte  à  son  fruit  l'aliment. 
L'arbre  n'en  fait  pas  moins:    tant  le  luxe  sait 

plaire. 
Pour  corriger  le  blé.  Dieu  permit  aux  moutons 
De  retrancher  l'excès  des  prodigues  moissons. 

Tout  au  travers  ils  se  jetèrent. 

Gâtèrent  tout,  et  tout  broutèrent  ; 

Tant  que  le  ciel  permit  aux  loups 
D'en   croquer  quelques-uns:     ils  les   croquèrent 

tous; 
S'ils  ne  le  firent  pas,  du  moins  ils  y  tâchèrent. 

Puis  le  ciel  permit  aux  humains 


278  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

De  punir  ces  derniers  :   les  humains  abusèrent 
A  leur  tour  des  ordres  divins. 

De  tous  les  animaux,  l'homme  a  le  plus  de  pente 

A  se  porter  dedans  l'excès. 

Il  faudrait  faire  le  procès 
Aux  petits  comme  aux  grands.   Il  n'est  âme  vivante 
Qui  ne  pèche  en  ceci.     Rien  de  trop  est  un  point 
Dont  on  parle  sans  cesse,  et  qu'on  n'observe  point. 


XII 

LE    CIERGE 

C'est  du  séjour  des  dieux  que  les  abeilles  viennent. 
Les  premières,  dit-on,  s'en  allèrent  loger 

Au  mont  Hymette,^  et  se  gorger 
Des  trésors  qu'en  ce  lieu  les  zéphyrs  entretiennent. 
Quand  on  eut  des  palais  de  ces  filles  du  ciel 
Enlevé  l'ambrosie  en  leurs  chambres  enclose, 

Ou,  pour  dire  en  françois  la  chose. 

Après  que  les  ruches  sans  miel 
N'eurent  plus  que  la  cire,  on  fit  mainte  bougie. 

Maint  cierge  aussi  fut  façonné. 
Un  d'eux  voyant  la  terre  en  brique  au  feu  durcie 
Vaincre  l'effort  des  ans,  il  eut  la  même  envie; 
Et,  nouvel  Empédocle  ^  aux  flammes  condamné 

^  Hymette  était  une  montagne  célébrée  par  les  poètes, 
située  dans  l'Attique,  et  où  les  Grecs  recueillaient  d'excel- 
lent miel. 

-  Empédocle  était  un  philosophe  ancien  qui,  ne  pouvant 
comprendre  les  merveilles  du  mont  Etna,  se  jeta  dedans 
par  une  vanité  ridicule,  et,  trouvant  l'action  belle,  de  peur 
d'en  perdre  le  fruit  et  que  la  postérité  ne  l'ignorât,  laissa 
ses  pantoufles  au  pied  du  mont. 


LIVRE  NEUVIÈME  279 

Par  sa  propre  et  pure  folie, 
Il  se  lança  dedans.     Ce  fut  mal  raisonné  : 
Ce  cierge  ne  savait  grain  de  philosophie. 

Tout  en  tout  est  divers:   ôtez-vous  de  l'esprit 
Qu'aucun  être  ait  été  composé  sur  le  vôtre. 
L'Empédocle  de  cire  au  brasier  se  fondit: 
Il  n'était  pas  plus  fou  que  l'autre. 


XIII 

JUPITER   ET   LE    PASSAGER 

Oh!   combien  le  péril  enrichirait  les  dieux, 

Si  nous  nous  souvenions  des  vœux  qu'il  nous  fait 

faire! 
Mais,  le  péril  passé,  l'on  ne  se  souvient  guère 

De  ce  qu'on  a  promis  aux  cieux; 
On  compte  seulement  ce  qu'on  doit  à  la  terre. 
Jupiter,  dit  l'impie,  est  un  bon  créancier; 

Il  ne  se  sert  jamais  d'huissier. 

Eh!   qu'est-ce  donc  que  le  tonnerre? 
Comment  appelez- vous  ces  avertissements  ? 

Un  passager  pendant  l'orage 
Avait  voué  cent  boeufs  au  vainqueur  des  Titans. 
Il  n'en  avait  pas  un:   vouer  cent  éléphants 

N'aurait  pas  coûté  davantage. 
11  brûla  quelques  os  quand  il  fut  au  ri\'age. 
Au  nez  de  Jupiter  la  fumée  en  monta. 
Sire  Jupin,  dit-il,  prends  mon  vœu:   le  voilà: 
C'est  un  parfum  de  bœuf  que  ta  grandeur  respire. 
La  fumée  est  ta  part:   je  ne  te  dois  plus  rien. 

Jupiter  fît  semblant  de  rire: 
Mais,  après  quelques  jours,  le  dieu  l'attrapa  bien. 


28o  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Envoyant  un  songe  lui  dire 
Qu'un  te]  trésor  était  en  tel  lieu.     L'homme  au  vœu 

Courut  au  trésor  comme  au  feu. 
Il  trouva  des  voleurs;   et  n'ayant  dans  sa  bourse 
Qu'un  écu  pour  toute  ressource, 
Il  leur  promit  cent  talents  d'or, 
Bien  comptés,  et  d'un  tel  trésor: 
On  l'avait  enterré  dedans  telle  bourgade. 
L'endroit  parut  suspect  aux  voleurs;  de  façon 
Qu'à  notre  prometteur  l'un  dit:   Mon  camarade, 
Tu  te  moques  de  nous;   meurs,  et  va  chez  Pluton 
Porter  tes  cent  talents  en  don. 


XIV 

LE   CHAT   ET   LE    RENARD 

Le  chat  et  le  renard,  comme  beaux  petits  saints, 

-     S'en  allaient  en  pèlerinage. 
C'étaient  deux  vrais  tartufs,  deux  archipatelins, 
Deux  francs  pate-pelus,  qui,  des  frais  du  voyage. 
Croquant  mainte  volaille,  escroquant  maint  fro- 
mage. 

S'indemnisaient  à  qui  mieux  mieux. 
Le  chemin  étant  long,  et  partant  ennuyeux. 

Pour  raccourcir  ils  disputèrent. 

La  dispute  est  d'un  grand  secours: 

Sans  elle  on  dormirait  toujours. 

Nos  pèlerins  s'égosillèrent. 
Ayant  bien  disputé,  l'on  parla  du  prochain. 

Le  renard  au  chat  dit  enfin  : 

Tu  prétends  être  fort  habile; 
En  sais-tu  tant  que  moi?     J'ai  cent  ruses  au  sac. 
Non,  dit  l'autre,  je  n'ai  qu'un  tour  dans  mon  bissac; 


LIVRE  NEUVIÈME  281 

Mais  je  soutiens  qu'il  en  vaut  mille. 
Eux  de  recommencer  la  dispute  à  l'envi. 
Sur  le  que  si,  que  non,  tous  deux  étant  ainsi, 

Une  meute  apaisa  la  noise. 
Le  chat  dit  au  renard  :    Fouille  en  ton  sac,  ami  ; 

Cherche  en  ta  cervelle  matoise 
Un  stratagème  sûr:   pour  moi,  voici  le  mien. 
A  ces  mots  sur  un  arbre  il  grimpa  bel  et  bien. 

L'autre  fit  cent  tours  inutiles, 
Entra  dans  cent  terriers,  mit  cent  fois  en  défaut 

Tous  les  confrères  de  Brifaut. 

Partout  il  tenta  des  asiles; 

Et  ce  fut  partout  sans  succès: 
La  fumée  y  pourvut,  ainsi  que  les  bassets. 
Au  sortir  d'un  terrier  deux  chiens  aux  pieds  agiles 

L'étranglèrent  du  premier  bond. 
Le  trop  d'expédients  peut  gâter  une  affaire  : 
On  perd  du  temps  au  choix,  on  tente,  on  veuî  tout 

faire. 
N'en  ayons  qu'un;  mais  qu'il  soit  bon. 


XV 

LE    MARI,    LA   FEMME,    ET   LE   VOLEUR 

Un  mari  fort  amoureux. 

Fort  amoureux  de  sa  femme, 
Bien  qu'il  fût  jouissant,  se  croyait  malheureux. 

Jamais  œillade  de  la  dame, 

Propos  flatteur  et  gracieux. 

Mot  d'amitié,  ni  doux  sourire, 

Déifiant  le  pauvre  sire. 
N'avaient  fait  soupçonner  qu'il  fût  vraiment  chéri. 

Je  le  crois,  c'était  un  mari. 


282  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Il  ne  tint  point  à  l'hyménée 

Que,  content  de  sa  destinée, 

Il  n'en  remerciât  les  dieux. 

Mais  quoi  !  si  l'amour  n'assaisonne 

Les  plaisirs  que  l'hymen  nous  donne. 

Je  ne  vois  pas  qu'on  en  soit  mieux. 
Notre  épouse  étant  donc  de  la  sorte  bâtie. 
Et  n'ayant  caressé  son  mari  de  sa  vie. 
Il  en  faisait  sa  plainte  une  nuit.     Un  voleur 

Interrompit  la  doléance. 

La  pauvre  femme  eut  si  grand'  peur, 

Qu'elle  chercha  quelque  assurance 

Entre  les  bras  de  son  époux. 
Ami  voleur,  dit-il,  sans  toi  ce  bien  si  doux 
Me  serait  inconnu!     Prends  donc  en  récompense 
Tout  ce  qui  peut  chez  nous  être  à  ta  bienséance  : 
Prends  le  logis  aussi.     Les  voleurs  ne  sont  pas 

Gens  honteux,  ni  fort  délicats  : 
Celui-ci  fit  sa  main. 

J'infère  de  ce  conte 

Que  la  plus  forte  passion, 
C'est  la  peur:   elle  fait  vaincre  l'aversion, 
Et  l'amour  quelquefois:    quelquefois  il  la  domte; 

J'en  ai  pour  preuve  cet  amant 
Qui  brûla  sa  maison  pour  embrasser  sa  dame, 

L'emportant  à  travers  la  flamme. 

J'aime  assez  cet  emportement; 
Le  conte  m'en  a  plu  toujours  infiniment: 
Il  est  bien  d'une  âme  espagnole, 
Et  plus  grande  encore  que  folle. 


LIVRE  NEUVIÈME  283 

XVI 

LE   TRÉSOR   ET   LES    DEUX   HOMMES 

Un  homme  n'ayant  plus  ni  crédit  ni  ressource, 

Et  logeant  le  diable  en  sa  bourse, 

C'est-à-dire  n'y  logeant  rien, 

S'imagina  qu'il  ferait  bien 
De  se  pendre,  et  finir  lui-même  sa  misère, 
Puisqu'aussi  bien  sans  lui  la  faim  le  viendrait  faire  : 

Genre  de  mort  qui  ne  duit  pas 
A  gens  peu  curieux  de  goûter  le  trépas. 
Dans  cette  intention,  une  vieille  masure 
Fut  la  scène  où  devait  se  passer  l'aventure: 
Il  y  porte  une  corde,  et  veut  avec  un  clou 
Au  haut  d'un  certain  mur  attacher  le  licou. 

La  muraille,  vieille  et  peu  forte, 
S'ébranle  aux  premiers  coups,  tombe  avec  un  ^ésor. 
Notre  désespéré  le  ramasse,  et  l'emporte; 
Laisse  là  le  licou,  s'en  retourne  avec  l'or. 
Sans  compter:    ronde  ou  non,  la  somme  plut  au 

sire. 
Tandis  que  le  galant  à  grands  pas  se  retire. 
L'homme  au  trésor  arrive,  et  trouve  son  argent 

Absent. 
Quoi!    dit-il,  sans  mourir  je  perdrai  cette  somme! 
Je  ne  me  pendrai  pas!     Eh!   vraiment  si  ferai. 

Ou  de  corde  je  manquerai. 
Le  lacs   était   tout  prêt,   il   n'y  manquait   qu'un 

homme  : 
Celui-ci  se  l'attache,  et  se  pend  bien  et  beau. 

Ce  qui  le  consola,  peut-être. 
Fut  qu'un  autre  eût,  pour  lui,  fait  les  frais  du 
cordeau. 


284  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Aussi  bien  que  l'argent  le  licou  trouva  maître. 
L'avare  rarement  finit  ses  jours  sans  pleurs: 
Il  a  le  moins  de  part  au  trésor  qu'il  enserre, 

Thésaurisant  pour  les  voleurs, 

Pour  ses  parents,  ou  pour  la  terre. 
Mais  que  dire  du  troc  que  la  Fortune  fit  ? 
Ce  sont  là  de  ses  traits;  elle  s'en  divertit: 
Plus  le  tour  est  bizarre,  et  plus  elle  est  contente. 

Cette  déesse  inconstante 

Se  mit  alors  en  l'esprit 

De  voir  un  homme  se  pendre  : 

Et  celui  qui  se  pendit 

S'y  devait  le  moins  attendre. 


XVIl 

LE    SINGE   ET   LE   CHAT 

Bertrand  avec  Raton,  l'un  singe  et  l'autre  chat. 
Commensaux    d'un    logis,    avaient    un    commun 

maître. 
D'animaux  malfaisants  c'était  un  très  bon  plat: 
Ils  n'y  craignaient  tous  deux  aucun,  quel  qu'il 

pût  être. 
Trouvait-on  quelque  chose  au  logis  de  gâté. 
L'on  ne  s'en  prenait  point  aux  gens  du  voisinage: 
Bertrand  dérobait  tout  ;   Raton,  de  son  côté. 
Était  moins  attentif  aux  souris  qu'au  fromage. 

Un  jour,  au  coin  du  feu,  nos  deux  maîtres  fripons 

Regardaient  rôtir  des  marrons. 
Les  escroquer  était  une  très  bonne  affaire  : 
Nos  galants  y  voyaient  double  profit  à  faire, 
Leur  bien  premièrement,  et  puis  le  mal  d'autrui. 


LIVRE  NEUVIÈME  385 

Bertrand  dit  à  Raton:   Frère,  il  faut  aujourd'hui 

Que  tu  fasses  un  coup  de  maître: 
Tire-moi  ces  marrons.    Si  Dieu  m'avait  faire  naître 

Propre  à  tirer  marrons  du  feu, 

Certes,  marrons  verraient  beau  jeu. 
Aussitôt  fait  que  dit:   Raton,  avec  sa  patte. 

D'une  manière  délicate, 
Écarte  un  peu  la  cendre,  et  retire  les  doigts; 

Puis  les  reporte  à  plusieurs  fois  ; 
Tire  un  marron,  puis  deux,  et  puis  trois  en  escroque  ; 

Et  cependant  Bertrand  les  croque. 
Une  servante  vient:   adieu  mes  gens.     Raton 

N'était  pas  content,  ce  dit-on. 

Aussi  ne  le  sont  pas  la  plupart  de  ces  princes 
Qui,  flattés  d'un  pareil  emploi. 
Vont  s'échauder  en  des  provinces 
Pour  le  profit  de  quelque  roi. 


XVIII 

LE   MILAN   ET   LE    ROSSIGNOL 

Après  que  le  milan,  manifeste  voleur. 
Eut  répandu  l'alarme  en  tout  le  voisinage. 
Et  fait  crier  sur  lui  les  enfants  du  village. 
Un  rossignol  tomba  dans  ses  mains  par  malheur. 
Le  héraut  du  printemps  lui  demande  la  vie. 
Aussi  bien,  que  manger  en  qui  n'a  que  le  son  ? 

Écoutez  plutôt  ma  chanson  : 
Je  vous  raconterai  Térée  et  son  envie. — 
Qui  Térée  ?  est-ce  un  mets  propre  pourles  milans  ?- 
Non  pas;  c'était  un  roi  dont  les  feux  violents 
Me  firent  ressentir  leur  ardeur  criminelle. 


386  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Je  m'en  vais  vous  en  dire  une  chanson  si  belle 
Qu'elle  vous  ravira:    mon  chant  plaît  à  chacun. 

Le  milan  alors  lui  réplique  : 
Vraiment,  nous  voici  bien!   lorsque  je  suis  à  jeun, 

Tu  me  viens  parler  de  musique! — 
J'en  parle  bien  aux  rois. — Quand  un  roi  te  prendra, 

Tu  peux  lui  conter  ces  merveilles  : 

Pour  un  milan,  il  s'en  rira. 

Ventre  affamé  n'a  point  d'oreilles. 


XIX 

LE    BERGER   ET   SON    TROUPEAU 

Quoi!    toujours  il  me  manquera 

Quelqu'un  de  ce  peuple  imbécile! 

Toujours  le  loup  m'en  gobera! 
J 'aurai  beau  les  compter  !     Ils  étaient  plus  de  mille. 
Et  m'ont  laissé  ravir  notre  pauvre  Robin! 

Robin  mouton,  qui,  par  la  ville. 

Me  suivait  pour  un  peu  de  pain, 
Et  qui  m'aurait  suivi  jusques  au  bout  du  monde. 
Hélas  !   de  ma  musette  il  entendait  le  son  : 
Il  me  sentait  venir  de  cent  pas  à  la  ronde. 

Ah  !   le  pauvre  Robin  mouton  ! 
Quand  Guillot  eut  fini  cette  oraison  funèbre. 
Et  rendu  de  Robin  le  mémoire  célèbre. 

Il  harangua  tout  le  troupeau, 
Les  chefs,  la  multitude,  et  jusqu'au  moindre  agneau, 

Les  conjurant  de  tenir  ferme: 
Cela  seul  suffirait  pour  écarter  les  loups. 
Foi  de  peuple  d'honneur  ils  lui  promirent  tous 

De  ne  bouger  non  plus  qu'un  terme. 
Nous  voulons,  dirent-ils,  étouffer  le  glouton 


LIVRE  NEUVIÈME  287 

Qui  nous  a  pris  Robin  mouton. 
Chacun  en  répond  sur  sa  tête. 
GuUlot  les  crut,  et  leur  fit  fête. 
Cependant,  devant  qu'il  fût  nuit, 
Il  arriva  nouvel  encombre  : 
Un  loup  parut,  tout  le  troupeau  s'enfuit. 
Ce  n'était  pas  un  loup,  ce  n'en  était  que  l'ombre. 

Haranguez  de  méchants  soldats. 

Ils  promettront  de  faire  rage  : 
Mais,  au  moindre  danger,  adieu  tout  leur  courage; 
Votre  exemple  et  vos  cris  ne  les  retiendront  pas. 


FIN    DU    NEUVIEME    LIVRE 


LIVRE  DIXIÈME 


LES  DEUX  RATS,  LE  RENARD,  ET  L  ŒUF 
Discours  à  Madame  de  la  Sablière 

Iris,  je  vous  loûrais;  il  n'est  que  trop  aisé: 
Mais  vous  avez  cent  fois  notre  encens  refusé; 
En  cela  peu  semblable  au  reste  des  mortelles, 
Qui  veulent  tous  les  jours  des  louanges  nouvelles. 
Pas  une  ne  s'endort  à  ce  bruit  si  flatteur. 
Je  ne  les  blâme  point;  je  souffre  cette  humeur: 
EUe  est  commune  aux  dieux,  aux  monarques,  aux 

belles 
Ce  breuvage  vanté  par  le  peuple  rimeur, 
Le  nectar,  que  l'on  sert  au  maître  du  tonnerre. 
Et  dont  nous  enivrons  tous  les  dieux  de  la  terre. 
C'est  la  louange,  Iris.     Vous  ne  la  goûtez  point. 
D'autres  propos  chez  vous  récompensent  ce  point: 

Propos,  agréables  commerces, 
Où  le  hasard  fournit  cent  matières  diverses  ; 

Jusque-là  qu'en  votre  entretien 
La  bagatelle  a  part:  le  monde  n'en  croit  rien. 

Laissons  le  monde  et  sa  croyance. 

La  bagatelle,  la  science. 
Les  chimères,  le  rien,  tout  est  bon;  je  soutiens 

Qu'il  faut  de  tout  aux  entretiens  : 
C'est  un  parterre  où  Flore  épand  ses  biens  ; 
Sur  différentes  fleurs  l'abeille  s'y  repose, 


LIVRE  DIXIÈME  289 

Et  fait  du  miel  de  toute  chose. 
Ce  fondement  posé,  ne  trouvez  pas  mauvais 
Qu'en  ces  fables  aussi  j'entremêle  des  traits 

De  certaine  philosophie, 

Subtile,  engageante,  et  hardie. 
On  l'appelle  nouvelle.     En  avez-vous,  ou  non. 

Ouï  parler  ?     Ils  disent  donc 

Que  la  bête  est  une  machine  ; 
Qu'en  elle  tout  se  fait  sans  choix  et  par  ressorts; 
Nul  sentiment,  point  d'âme,  en  elle  tout  est  corps. 

Telle  est  la  montre  qui  chemine 
A  pas  toujours  égaux,  aveugle  et  sans  dessein. 

Ouvi"ez-la,  lisez  dans  son  sein: 
Mainte  roue  y  tient  lieu  de  tout  l'esprit  du  monde; 

La  première  y  meut  la  seconde, 
Une  troisième  suit;  elle  sonne  à  la  fin. 
Au  dire  de  ces  gens,  la  bête  est  toute  telle.     , 

L'objet  la  frappe  en  un  endroit: 

Ce  lieu  frappé  s'en  va  tout  droit, 
Selon  nous,  au  voisin  en  porter  la  nouvelle: 
Le  sens  de  proche  en  proche  aussitôt  la  reçoit. 
L'impression  se  fait.     Mais  comment  se  fait-elle  ? 

Selon  eux,  par  nécessité, 

Sans  passion,  sans  volonté: 

L'animal  se  sent  agité 
De  mouvements  que  le  vulgaire  appelle 
Tristesse,  joie,  amour,  plaisir,  douleur  cruelle, 

Ou  quelque  autre  de  ces  états. 
Mais  ce  n'est  point  cela:   ne  vous  y  trompez  pas. 
Qu'est-ce  donc  ?     Une  montre.     Et  nous  ?     C'est 

autre  chose. 
Voici  de  la  façon  que  Descartes  l'expose  : 
Descartes,  ce  mortel  dont  on  eût  fait  un  dieu 
Chez  les  païens,  et  qui  tient  le  milieu 

K 


290  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Entre  l'homme  et  l'esprit;    comme  entre  l'huître 

et  l'homme 
Le  tient  tel  de  nos  gens,  franche  bête  de  somme. 
Voici,  dis-je,  comment  raisonne  cet  auteur. 
Sur  tous  les  animaux,  enfants  du  créateur. 
J'ai  le  don  de  penser;  et  je  sais  que  je  pense. 
Or,  vous  savez,  Iris,  de  certaine  science. 

Que  quand  le  bête  penserait, 

La  bête  ne  réfléchirait 

Sur  l'objet  ni  sur  sa  pensée. 
Descartes  va  plus  loin,  et  soutient  nettement 

Qu'elle  ne  pense  nullement. 

Vous  n'êtes  point  embarrassée 
De  le  croire;   ni  moi.     Cependant,  quand  aux  bois 

Le  bruit  des  cors,  celui  des  voix, 
N'a  donné  nul  relâche  à  la  fuyante  proie. 

Qu'en  vain  elle  a  mis  ses  efforts 

A  confondre  et  brouiller  la  voie. 
L'animal  chargé  d'ans,  vieux  cerf,  et  de  dix  cors. 
En  suppose  un  plus  jeune,  et  l'oblige,  par  force, 
A  présenter  aux  chiens  une  nouvelle  amorce. 
Que  de  raisonnements  pour  conserver  ses  jours! 
Le  retour  sur  ses  pas,  les  malices,  les  tours. 

Et  le  change,  et  cent  stratagèmes 
Dignes  des  plus  grands  chefs,  dignes  d'un  meilleur 
sort! 

On  le  déchire  après  sa  mort  : 

Ce  sont  tous  ses  honneurs  suprêmes. 

Quand  la  perdrix 

Voit  ses  petits 
En  danger,  et  n'ayant  qu'une  plume  nouvelle 
Qui  ne  peut  fuir  encor  par  les  airs  le  trépas. 
Elle  fait  la  blessée,  et  va  traînant  de  l'aile. 


LIVRE  DIXIÈME  291 

Attirant  le  chasseur  et  le  chien  sur  ses  pas, 
Détourne  le  danger,  sauve  ainsi  sa  famille  ; 
Et  puis  quand  le  chasseur  croit  que  son  chien  la 

pille, 
Elle  lui  dit  adieu,  prend  sa  volée,  et  rit 
De  l'homme  qui,  confus,  des  yeux  en  vain  la  suit. 

Non  loin  du  nord  il  est  un  monde 

Où  l'on  sait  que  les  habitants 

Vivent,  ainsi  qu'aux  premiers  temps, 

Dans  une  ignorance  profonde: 
Je  parle  des  humains;   car  quant  aux  animaux, 

Ils  y  construisent  des  travaux 
Qui  des  torrents  grossis  arrêtent  le  ravage. 
Et  font  communiquer  l'un  et  l'autre  rivage. 
L'édifice  résiste  et  dure  en  son  entier: 
Après  un  lit  de  bois  est  un  lit  de  mortier. 
Chaque  castor  agit  ;   commune  en  est  la  tâcHe  : 
Le  vieux  y  fait  marcher  le  jeune  sans  relâche; 
Maint  maître  d'œuvre  y  court,  et  tient  haut  le 
bâton. 

La  république  de  Platon 

Ne  serait  rien  que  l'apprentie 

De  cette  famille  amphibie. 
Ils  savent  en  hiver  élever  leurs  maisons. 

Passent  les  étangs  sur  des  ponts. 

Fruit  de  leur  art,  savant  ouvrage: 

Et  nos  pareils  out  beau  le  voir. 

Jusqu'à  présent  tout  leur  savoir 

Est  de  passer  l'onde  à  la  nage. 

Que  ces  castors  ne  soient  qu'un  corps  vide  d'esprit, 
Jamais  on  ne  pourra  m 'obliger  à  le  croire. 
Mais  voici  beaucoup  plus  :   écoutez  ce  récit, 


292  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Que  je  tiens  d'un  roi  plein  de  gloire. 
Le  défenseur  du  nord  vous  sera  mon  garant  : 
Je  vais  citer  un  prince  aimé  de  la  Victoire; 
Son  nom  seul  est  un  mur  à  l'empire  ottoman  : 
C'est  le  roi  polonais.     Jamais  un  roi  ne  ment. 

Il  dit  donc  que,  sur  sa  frontière, 
Des  animaux  entre  eux  ont  guerre  de  tout  temps: 
Le  sang  qui  se  transmet  des  pères  aux  enfants 

En  renouveUe  la  matière. 
Ces  animaux,  dit-il,  sont  germains  du  renard. 

Jamais  la  guerre  avec  tant  d'art 

Ne  s'est  faite  parmi  les  hommes. 

Non  pas  même  au  siècle  où  nous  sommes. 
Corps  de  garde  avancé,  vedettes,  espions. 
Embuscades,  partis,  et  mille  inventions 
D'une  pernicieuse  et  maudite  science. 
Fille  du  Styx,  et  mère  des  héros. 

Exercent  de  ces  animaux 

Le  bon  sens  et  l'expérience. 
Pour  chanter  leurs  combats,  l'Achéron  nous  devrait 

Rendre  Homère.     Ah  !   s'il  le  rendait, 
Et  qu'il  rendît  aussi  le  rival  ^  d'Epicure, 
Que  dirait  ce  dernier  sur  ces  exemples-ci  ? 
Ce  que  j'ai  déjà  dit;  qu'aux  bêtes  la  nature 
Peut  par  les  seuls  ressorts  opérer  tout  ceci; 

Que  la  mémoire  est  corporelle; 
Et  que,  pour  en  venir  aux  exemples  divers 

Que  j'ai  mis  en  jour  dans  ces  vers, 

L'animal  n'a  besoin  que  d'elle. 
L'objet,  lorsqu'il  revient,  va  dans  son  magasin 

Chercher,  par  le  même  chemin, 

L'image  auparavant  tracée. 
Qui  sur  les  mêmes  pas  revient  pareillement, 
^  Descartes. 


LIVRE  DIXIÈME  293 

Sans  le  secours  de  la  pensée. 

Causer  un  même  événement. 

Nous  agissons  tout  autrement: 

La  volonté  nous  détermine, 
Non  l'objet,  ni  l'instinct.     Je  parle,  je  chemine: 

Je  sens  en  moi  certain  agent; 

Tout  obéit  dans  ma  machine 

A  ce  principe  inteUigent. 
Il  est  distinct  du  corps,  se  conçoit  nettement. 

Se  conçoit  mieux  que  le  corps  même  : 
De  tous  nos  mouvements  c'est  l'arbitre  suprême. 

Mais  comment  le  corps  l 'entend-il  ? 

C'est  là  le  point.     Je  vois  l'outil 
Obéir  à  la  main:   mais  la  main,  qui  la  guide? 
Eh  !   qui  guide  les  cieux  et  leur  course  rapide  ? 
Quelque  ange  est  attaché  peut-être  à  ces  grands 

corps. 
Un  esprit  vit  en  nous,  et  meut  tous  nos  ressorts; 
L'impression  se  fait:   le  moyen,  je  l'ignore; 
On  ne  l'apprend  qu'au  sein  de  la  divinité; 
Et,  s'il  faut  en  parler  avec  sincérité, 

Descartes  l'ignorait  encore. 
Nous  et  lui  là-dessus  nous  sommes  tous  égaux. 
Ce  que  je  sais,  Iris,  c'est  qu'en  ces  animaux 

Dont  je  viens  de  citer  l'exemple 
Cet  esprit  n'agit  pas:   l'homme  seul  est  son  temple. 
Aussi  faut-il  donner  à  l'animal  un  point 

Que  la  plante  après  tout  n'a  point: 

Cependant  la  plante  respire. 
Mais  que  répondra-t-on  à  ce  que  je  vais  dire? 

Deux  rats  cherchaient  leur  vie:    ils  trouvèrent  un 

œuf. 
Le  dîné  suffisait  à  gens  de  cette  espèce  : 


294  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Il  n'était  pas  besoin  qu'ils  trouvassent  un  bœuf. 

Pleins  d'appétit  et  d'allégresse, 
Ils  allaient  de  leur  œuf  manger  chacun  sa  part, 
Quand  un  quidam  parut:   c'était  maître  renard. 

Rencontre  incommode  et  fâcheuse: 
Car  comment  sauver  l'œuf?     Le  bien  empaqueter, 
Puis  des  pieds  de  devant  ensemble  le  porter. 

Ou  le  rouler,  ou  le  traîner; 
C'était  chose  impossible  autant  que  hasardeuse. 

Nécessité  l'ingénieuse 

Leur  fournit  une  invention. 
Comme  ils  pouvaient  gagner  leur  habitation, 
L'écomifleur  étant  à  demi-quart  de  lieue. 
L'un  se  mit  sur  le  dos,  prit  l'œuf,  entre  ses  bras; 
Puis,  malgré  quelques  heurts  et  quelques  mauvais 
pas. 

L'autre  le  traîna  par  la  queue. 

Qu'on  m'aille  soutenir,  après  un  tel  récit. 
Que  les  bêtes  n'ont  point  d'esprit! 

Pour  moi,  si  j'en  étais  le  maître. 
Je  leur  en  donnerais  aussi  bien  qu'aux  enfants. 
Ceux-ci  pensent-ils  pas  dès  leurs  plus  jeunes  ans? 
Quelqu'un  peut  donc  penser  ne  se  pouvant  con- 
naître. 

Par  un  exemple  tout  égal, 

J 'attribûrais  à  l'animal, 
Non  point  une  raison  selon  notre  manière. 
Mais  beaucoup  plus  aussi  qu'un  aveugle  ressort: 
Je  subtiliserais  un  morceau  de  matière. 
Que  l'on  ne  pourrait  plus  concevoir  sans  efforts 
Quintessence  d'atome,  extrait  de  la  lumière. 
Je  ne  sais  quoi  plus  vif  et  plus  mobile  encor 


LIVRE  DIXIÈME  295-. 

Que  le  feu  ;   car  enfin,  si  le  bois  fait  la  flamme, 
La  flamme,  en  s'épurant,  peut-elle  pas  de  l'âme 
Nous    donner   quelque    idée?     et   sort-il   pas    de 

l'or 
Des  entrailles  du  plomb  ?     Je  rendrais  mon  ouvrage 
Capable  de  sentir,  juger,  rien  davantage, 

Et  juger  imparfaitement. 
Sans  qu'un  singe  jamais  fît  le  moindre  argument. 

A  l'égard  de  nous  autres  hommes, 
Je  ferais  notre  lot  infiniment  plus  fort. 

Nous  aurions  un  double  trésor: 
L'un,  cette  âme  pareille  en  tous  tant  que  nous 
sommes, 

Sages,  fous,  enfants,  idiots. 
Hôtes  de  l'univers  sous  le  nom  d'animaux  : 
L'autre,  encore  une  autre  âme,  entre  nous  et  les 
anges 

Commune  en  un  certain  degré; 

Et  ce  trésor  à  part  créé 
Suivrait  parmi  les  airs  les  célestes  phalanges,. 
Entrerait  dans  un  point  sans  en  être  pressé. 
Ne  finirait  jamais  quoiqu 'ayant  commencé; 

Choses  réelles  quoiqu'étranges. 

Tant  que  l'enfance  durerait. 
Cette  fille  du  ciel  en  nous  ne  paraîtrait 

Qu'une  tendre  et  faible  lumière  : 
L'organe  étant  plus  fort,  la  raison  percerait 

Les  ténèbres  de  la  matière. 

Qui  toujours  envelopperait 

L'autre  âme  imparfaite  et  grossière. 


agô  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

II 

l'homme  et  la  couleuvre 

Un  homme  vit  une  couleuvre  : 
Ah!  méchante,  dit-il,  je  m'en  vais  faire  une  œu\Te 

Agréable  à  tout  l'univers. 

A  ces  mots  l'animal  pervers 

(C'est  le  serpent  que  je  veux  dire. 
Et  non  l'homme,  on  pourrait  aisément  s'y  tromper), 
A  ces  mots  le  serpent,  se  laissant  attraper, 
Est  pris,  mis  en  un  sac;  et,  ce  qui  fut  le  pire, 
On  résolut  sa  mort,  fût-il  coupable  ou  non. 
Afin  de  le  payer  toutefois  de  raison. 

L'autre  lui  fit  cette  harangue  : 
Symbole  des  ingrats  !   être  bon  aux  méchants. 
C'est  être  sot;  meurs  donc:   ta  colère  et  tes  dents 
Ne  me  nuiront  jamais.     Le  serpent,  en  sa  langue, 
Reprit  du  mieux  qu'il  put:   S'il  fallait  condamner 

Tous  les  ingrats  qui  sont  au  monde, 

A  qui  pourrait-on  pardonner  ? 
Toi-même  tu  te  fais  ton  procès:  je  me  fonde 
Sur  tes  propres  leçons;  jette  les  yeux  sur  toi. 
Mes  jours  sont  en  tes  mains,  tranche-les:  ta  justice 
C'est  ton  utilité,  ton  plaisir,  ton  caprice; 

Selon  ces  lois  condamne-moi. 

Mais  trouve  bon  qu'avec  franchise 

En  mourant  au  moins  je  te  dise 

Que  le  symbole  des  ingrats 
Ce    n'est   point   le  serpent;    c'est   l'homme.  Ces 

paroles 
Firent  arrêter  l'autre;   il  recula  d'un  pas. 
Enfin  il  repartit  :  Tes  raisons  sont  frivoles  : 


LIVRE  DIXIÈME  297 

Je  pourrais  décider,  car  ce  droit  m'appartient; 

Mais  rapportons-nous-en.     Soit  fait,  dit  le  reptile. 

Une  vache  était  là:  l'on  l'appelle;    elle  vient. 

Le  cas  est  proposé.     C'était  chose  facile; 

FaHait-iï  pour  cela,  dit-elle,  m 'appeler? 

La  couleuvre  a  raison  :   pourquoi  dissimuler  ? 

Je  nourris  celui-ci  depuis  longues  années  ; 

Il  n'a  sans  mes  bienfaits  passé  nulles  journées; 

Tout  n'est  que  pour  lui  seul;    mon  lait  et  mes 

enfants 
Le  font  à  la  maison  revenir  les  mains  pleines  ; 
^lême  j 'ai  rétabli  sa  santé,  que  les  ans 

Avaient  altérée  ;  et  mes  peines 
Ont  pour  but  son  plaisir  ainsi  que  son  besoin. 
Enfin,  me  voilà  vieille;    il  me  laisse  en  un  coin 
Sans  herbe:   s'U  voulait  encor  me  laisser  paître! 
Mais  je  suis  attachée;  et  si  j'eusse  eu  pour  ijiaître 
Un  serpent,  eût-U  su  jamais  pousser  si  loin 
L'ingratitude?     Adieu:   j'ai  dit  ce  que  je  pense. 
L'homme,  tout  étonné  d'une  telle  sentence, 
Dit  au  serpent  :   Faut-il  croire  ce  qu'elle  dit  ? 
C'est  une  radoteuse  ;    elle  a  perdu  l'esprit. 
Croyons  ce  bœuf.     Croyons,  dit  la  rampante  bête. 
Ainsi  dit,  ainsi  fait.     Le  bœuf  vient  à  pas  lents. 
Quand  il  eut  ruminé  tout  le  cas  en  sa  tête, 

Il  dit  que  du  labeur  des  ans 
Pour  nous  seuls  il  portait  les  soins  les  plus  pesants. 
Parcourant  sans  cesser  ce  long  cercle  de  peines 
Qui,  revenant  sur  soi,  ramenait  dans  nos  plaines 
Ce  que  Cérès  nous  donne,  et  vend  aux  animaux  ; 

Que  cette  suite  de  travaux 
Pour  récompense  avait,   de  tous  tant  que  nous 

sommes. 
Force  coups,  peu  de  gré:  puis,  quand  il  était  vieux,. 


398  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

On  croyait  l'honorer  chaque  fois  que  les  hommes 
Achetaient  de  son  sang  l'indulgence  des  dieux. 
Ainsi  parla  le  bœuf.     L'homme  dit:    Faisons  taire 

Cet  ennuyeux  déclamateur: 
Il  cherche  de  grands  mots,  et  vient  ici  se  faire, 

Au  lieu  d'arbitre,  accusateur. 
Je  le  récuse  aussi.     L'arbre  étant  pris  pour  juge, 
•Ce  fut  bien  pis  encore.     Il  servait  de  refuge 
•Contre  le  chaud,  la  pluie,  et  la  fureur  des  vents  ; 
Pour  nous  seuls  il  ornait  les  jardins  et  les  champs: 
L'ombrage  n'était  pas  le  seul  bien  qu'il  sût  faire; 
Il    courbait    sous    les    fruits.     Cependant    pour 

salaire 
Un  rustre  l'abattait,  c'était  là  son  loyer; 
Quoique,  pendant  tout  l'an,  libéral  il  nous  donne 
Ou  des  fleurs  au  printemps,  ou  du  fruit  en  automne, 
L'ombre  l'été,  l'hiver  les  plaisirs  du  foyer. 
'Que  ne  l'émondait-on,  sans  prendre  la  cognée? 
De  son  tempérament,  il  eût  encor  vécu. 
L'homme,  trouvant  mauvais  que  l'on  l'eût  con- 
vaincu, 
Voulut  à  toute  force  avoir  cause  gagnée. 
Je  suis  bien  bon,  dit-il,  d'écouter  ces  gens-là! 
Du  sac  et  du  serpent  aussitôt  il  donna 
Contre  les  murs,  tant  qu'il  tua  la  bête. 

On  en  use  ainsi  chez  les  grands  : 
La  raison  les  offense  ;   ils  se  mettent  en  tête 
Que  tout  est  né  pour  eux,  quadrupèdes  et  gens, 
Et  serpents. 
Si  quelqu'un  desserre  les  dents, 
C'est  un  sot.     J'en   conviens:    mais   que   faut-il 
donc  faire  ? 

Parler  de  loin  ;  ou  bien  se  taire. 


LIVRE  DIXIÈME  299 

III 

LA   TORTUE    ET   LES    DEUX    CANARDS 

Une  tortue  était,  à  la  tête  légère, 
Qui,  lasse  de  son  trou,  voulut  voir  le  pays. 
Volontiers  on  fait  cas  d'une  terre  étrangère: 
Volontiers  gens  boiteux  haïssent  le  logis. 

Deux  canards,  à  qui  la  commère 

Communiqua  ce  beau  dessein, 
Lui  dirent  qu'ils  avaient  de  quoi  la  satisfaire. 

Voyez- vous  ce  large  chemin  ? 
Nous  vous  voiturerons,  par  l'air,  en  Amérique  : 

Vous  verrez  mainte  république, 
Maint  royaume,  maint  peuple,  et  vous  profiterez 
Des  différentes  mœurs  que  vous  remarquere;^. 
Ulysse  en  fit  autant.     On  ne  s'attendait  guère 

De  voir  Ulysse  en  cette  affaire. 
La  tortue  écouta  la  proposition. 
Marché  fait,  les  oiseaux  forgent  une  machine 

Pour  transporter  la  pèlerine. 
Dans  la  gueule,  en  travers,  on  lui  passe  un  bâton. 
Serrez  bien,  dirent-ils;   gardez  de  lâcher  prise. 
Puis  chaque  canard  prend  ce  bâton  par  un  bout. 
La  tortue  enlevée,  on  s'étonne  partout 

De  voir  aller  en  cette  guise 

L'animal  lent,  et  sa  maison. 
Justement  au  milieu  de  l'un  et  l'autre  oison. 
Miracle!   criait-on,  venez  voir  dans  les  nues 

Passer  la  reine  des  tortues. 
La  reine!   vraiment  oui;  je  la  suis  en  effet; 
Ne  vous  en  moquez  point.     Elle  eût  beaucoup 
mieux  fait 


300  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

De  passer  son  chemin  sans  dire  aucune  chose; 
Car,  lâchant  le  bâton  en  desserrant  les  dents, 
Elle  tombe,  elle  crève  aux  pieds  des  regardants. 
Son  indiscrétion  de  sa  perte  fut  cause. 

Imprudence,  babil,  et  sotte  vanité, 
Et  vaine  curiosité. 
Ont  ensemble  étroit  parentage: 
Ce  sont  enfants  tous  d'un  lignage. 


IV 

LES    POISSONS   ET   LE   CORMORAN 

Il  n'était  point  d'étang  dans  tout  le  voisinage 
Qu'un  cormoran  n'eût  mis  à  contribution: 
Viviers  et  réservoirs  lui  payaient  pension 
Sa  cuisine  allait  bien  :  mais  lorsque  le  long  âge 

Eut  glacé  le  pauvre  animal, 

La  même  cuisine  alla  mal. 
Tout  cormoran  se  sert  de  pourvoyeur  lui-même. 
Le  nôtre,  -un  peu  trop  vieux  pour  voir  au  fond 
des  eaux, 

N'ayant  ni  filets  ni  réseaux. 

Souffrait  une  disette  extrême. 
Que  fit-il?     Le  besoin,  docteur  en  stratagème. 
Lui  fournit  celui-ci.     Sur  le  bord  d'un  étang 

Cormoran  vit  une  écrevisse. 
Ma  commère,  dit-il,  allez  tout  à  l'instant, 

Porter  un  avis  important 

A  ce  peuple:   il  faut  qu'il  périsse; 
Le  maître  de  ce  lieu  dans  huit  jours  péchera. 

L'écre visse  en  hâte  s'en  va 

Conter  le  cas.     Grande  est  l'émute  ; 


LIVRE  DIXIÈME  301 

On  court,  on  s'assemble,  on  députe 

A  l'oiseau:   Seigneur  cormoran, 
D'où  vous  vient  cet  avis  ?     Quel  est  votre  garant  ? 

Etes-vous  sûr  de  cette  affaire  ? 
N'y  savez-vous  remède  ?     Et  qu'est-il  bon  de  faire  ? 
Changer    de    lieu,    dit-il. — Comment    le    ferons- 
nous  ? — 
N'en  soyez  point  en  soin:  je  vous  porterai  tous. 

L'un  après  l'autre,  en  ma  retraite. 
Nul  que  Dieu  seul  et  moi  n'en  connaît  les  chemins  : 

Il  n'est  demeure  plus  secrète. 
Un  vivier  que  nature  y  creusa  de  ses  mains, 

Inconnu  des  traîtres  humains, 

Sauvera  votre  république. 

On  le  crut.     Le  peuple  aquatique 

L'un  après  l'autre  fut  porté 

Sous  ce  rocher  peu  fréquenté. 

Là,  cormoran  le  bon  apôtre. 

Les  ayant  mis  en  un  endroit 

Transparent,  peu  creux,  fort  étroit, 
Vous  les  prenait  sans  peine,  un  jour  l'un,  un  jour 
l'autre. 

Il  leur  apprit  à  leurs  dépens 
Que  l'on  ne  doit  jamais  avoir  de  confiance 

En  ceux  qui  sont  mangeurs  de  gens. 
Ils  y  perdirent  peu,  puisque  l'humaine  engeance 
En  aurait  aussi  bien  croqué  sa  bonne  part. 
Qu'importe   qui   vous   mange,   homme   ou   loup? 
toute  panse 

Me  paraît  une  à  cet  égard  : 

Un  jour  plus  tôt,  un  jour  plus  tard, 

Ce  n'est  pas  grande  difïérence. 


303  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

V 

l'enfouisseur  et  son  compère 

Un  pincemaille  avait  tant  amassé. 

Qu'il  ne  savait  où  loger  sa  finance. 
L'avarice,  compagne  et  sœur  de  l'ignorance. 
Le  rendait  fort  embarrassé 
Dans  le  choix  d'un  dépositaire  ; 
Car  il  en  voulait  un,  et  voici  sa  raison. 
L'objet  tente:   il  faudra  que  ce  monceau  s'altère 

Si  je  le  laisse  à  la  maison; 
Moi-même  de  mon  bien  je  serai  le  larron. — 
Le  larron  !     Quoi!  jouir,  c'est  se  voler  soi-même  ? 
Mon  ami,  j'ai  pitié  de  ton  erreur  extrême. 

Apprends  de  moi  cette  leçon  : 
Le  bien  n'est  bien  qu'en  tant  que  l'on  s'en  peut 

défaire  ; 
Sans  cela  c'est  un  mal.     Veux-tu  le  réserver 
Pour  un  âge  et  des  temps  qui  n'en  ont  plus  que 

faire  ? 
La  peine  d'acquérir,  le  soin  de  conserver, 
Otent  le  prix  à  l'or  qu'on  croit  si  nécessaire. 

Pour  se  décharger  d'un  tel  soin. 
Notre  homme  eût  pu  trouver  des  gens  sûrs  au 

besoin  ; 
Il  aima  mieux  la  terre  :   et  prenant  son  compère. 
Celui-ci  l'aide.     Ils  vont  enfouir  le  trésor. 
Au  bout  de  quelque  temps  l'homme  va  voir  son  or. 

Il  ne  retrouva  que  le  gîte. 
Soupçonnant  à  bon  droit  le  compère,  il  va  vite     ' 
Lui  dire:    Apprêtez- vous  ;    car  il  me  reste  encor 
Quelques  deniers:    je  veux  les  joindre  à  l'autre 

masse. 


LIVRE  DIXIÈME  303 

Le  compère  aussitôt  va  remettre  en  sa  place 

L'argent  volé;  prétendant  bien 
Tout  reprendre  à  la  fois,  sans  qu'il  y  manquât  rien. 

Mais  pour  ce  coup  l'autre  fut  sage  : 
Il  retint  tout  chez  lui,  résolu  de  jouir. 

Plus  n'entasser,  plus  n'enfouir. 
Et  le  pauvre  voleur,  ne  trouvant  plus  son  gage, 

Pensa  tomber  de  sa  hauteur. 

Il  n'est  pas  malaisé  de  tromper  un  trompeur. 


VI 

LE   LOUP    ET   LES    BERGERS 

Un  loup  rempli  d'humanité 

(S'il  en  est  de  tels  dans  le  monde) 

Fit  un  jour  sur  sa  cruauté. 
Quoiqu'il  ne  l'exerçât  que  par  nécessité, 

Une  réflexion  profonde. 
Je  suis  haï,  dit-il  ;  et  de  qui  ?  de  chacun. 

Le  loup  est  l'ennemi  commun  : 
Chiens,  chasseurs,  villageois,  s'assemblent  pour  sa 

perte  ; 
Jupiter  est  là-haut  étourdi  de  leurs  cris: 
C'est  par  là  que  de  loups  l'Angleterre  est  déserte  ; 

On  y  mit  notre  tête  à  prix. 

Il  n'est  hobereau  qui  ne  fasse 

Contre  nous  tels  bans  publier: 

Il  n'est  marmot  osant  crier. 
Que  du  loup  aussitôt  sa  mère  ne  menace. 

Le  tout  pour  un  âne  rogneux. 
Pour    un    mouton    pourri,    pour    quelque    chien 
hargneux. 


304  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Dont  j'aurai  passé  mon  envie, 
Eh  bien,  ne  mangeons  plus  de  chose  ayant  eu  vie: 
Paissons  l'herbe,  broutons,  mourons  de  faim  plutôt. 

Est-ce  une  chose  si  crueUe  ? 
Vaut-il  mieux  s'attirer  la  haine  universelle  ? 
Disant  ces   mots,   il  vit  des  bergers,   pour  leur 
rôt, 

Mangeant  un  agneau  cuit  en  broche. 

Oh!  oh!   dit-il,  je  me  reproche 
Le  sang  de  cette  gent  :  voilà  ses  gardiens 

S'en  repaissant  eux  et  leurs  chiens  ; 

Et  moi,  loup,  j 'en  ferai  scrupule  ! 
Non,  par  tous  les  dieux,  non;   je  serais  ridicule: 

Thibaut  l'agnelet  passera. 

Sans  qu'à  la  broche  je  le  mette; 
Et  non  seulement  lui,  mais  la  mère  qu'il  tette, 

Et  le  père  qui  l'engendra. 
Ce  loup  avait  raison.     Est-il  dit  qu'on  nous  voie 

Faire  festin  de  toute  proie. 
Manger  les  animaux  ;  et  nous  les  réduirons 
Aux  mets  de  l'âge  d'or  autant  que  nous  pourrons! 

Ils  n'auront  ni  croc  ni  marmite  ! 

Bergers,  bergers,  le  loup  n'a  tort 

Que  quand  il  n'est  pas  le  plus  fort: 

Voulez-vous  qu'il  vive  en  ermite  ? 


VII 

l'araignée  et  l'hirondelle 

0  Jupiter,  qui  sus  de  ton  cerveau. 
Par  un  secret  d'accouchement  nouveau, 
Tirer  Pallas,  jadis  mon  ennemie, 
Entends  ma  plainte  une  fois  en  ta  vie  ! 


LIVRE  DIXIÈME  305 

Progné  me  vient  enlever  les  morceaux  ; 
Caracolant,  frisant  l'air  et  les  eaux. 
Elle  me  prend  mes  mouches  à  ma  porte  : 
Miennes  je  puis  les  dire;  et  mon  réseau 
En  serait  plein  sans  ce  maudit  oiseau. 
Je  l'ai  tissu  de  matière  assez  forte. 
Ainsi,  d'un  discours  insolent, 
Se  plaignait  l'araignée  autrefois  tapissière. 

Et  qui  lors  étant  filandière 
Prétendait  enlacer  tout  insecte  volant. 
La  sœur  de  Philomèle,  attentive  à  sa  proie. 
Malgré  le  bestion  happait  mouches  dans  l'air, 
Pour  ses  petits,  pour  elle,  impitoyable  joie, 
Que  ses  enfants  gloutons,  d'un  bec  toujours  ouvert. 
D'un  ton  demi-formé,  bégayante  couvée. 
Demandaient  par  des  cris  encor  mal  entendus. 

La  pauvre  aragne  n'ayant  plus 
Que  la  tête  et  les  pieds,  artisans  superflus,     - 

Se  vit  elle-même  enlevée: 
L'hirondelle,  en  passant,  emporta  toile,  et  tout. 
Et  l'animal  pendant  au  bout. 

Jupin  pour  chaque  état  mit  deux  tables  au  monde. 
L'adroit,  le  vigilant,  et  le  fort,  sont  assis 
A  la  première;  et  les  petits 
Mangent  leur  reste  à  la  seconde. 

VIII 

LA    PERDRIX    ET   LES    COQS 

Parmi  de  certains  coqs,  incivils,  peu  galants. 
Toujours  en  noise  et  turbulents. 
Une  perdrix  était  nourrie. 
Son  sexe  et  l'hospitalité, 


3o6  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

De  la  part  de  ces  coqs,  peuple  à  l'amour  porté 
Lui  faisaient  espérer  beaucoup  d'honnêteté: 
Ils  feraient  les  honneurs  de  la  ménagerie. 
Ce  peuple,  cependant,  fort  souvent  en  furie, 
Pour  la  dame  étrangère  ayant  peu  de  respect, 
Lui  donnait  fort  souvent  d'horribles  coups  de  bec. 

D'abord  elle  en  fut  affligée: 
Mais  sitôt  qu'elle  eut  vu  cette  troupe  enragée 
S'entre-battre  elle-même,  et  se  percer  les  flancs, 
Elle  se  consola.     Ce  sont  leurs  mœurs,  dit-elle. 
Ne  les  accusons  point  ;    plaignons  plutôt  ces  gens  : 

Jupiter  sur  un  seul  modèle 

N'a  pas  formé  tous  les  esprits; 
Il  est  des  naturels  de  coqs  et  de  perdrix. 
S'il  dépendait  de  moi,  je  passerais  ma  vie 

En  plus  honnête  compagnie. 
Le  maître  de  ces  lieux  en  ordonne  autrement; 

Il  nous  prend  avec  des  tonnelles. 
Nous  loge  avec  des  coqs,  et  nous  coupe  les  ailes  : 
C'est  de  l'homme  qu'il  faut  se  plaindre  seulement. 


IX 

LE    CHIEN    À    QUI    ON    A   COUPÉ   LES   OREILLES 

Qu'ai-je  fait,  pour  me  voir  ainsi 

Mutilé  par  mon  propre  maître  ? 

Le  bel  état  où  me  voici  ! 
Devant  les  autres  chiens  oserai-je  paraître? 
O  rois  des  animaux,  ou  plutôt  leurs  tyrans. 

Qui  vous  ferait  choses  pareilles! 
Ainsi  criait  Mouflar,  jeune  dogue;   et  les  gens, 
Peu  touchés  de  ses  cris  douloureux  et  perçants, 
Venaient  de  lui  couper,  sans  pitié,  les  oreilles. 


LIVRE  DIXIÈME  307 

Mouflar  y  croyait  perdre.  Il  vit  avec  le  temps 
Qu'il  y  gagnait  beaucoup:  car  étant  de  nature 
A  piller  ses  pareils,  mainte  mésaventure 

L'aurait  fait  retourner  chez  lui 
Avec  cette  partie  en  cent  lieux  altérée: 
Chien  hargneux  a  toujours  l'oreille  déchirée. 
Le  moins  qu'on  peut  laisser  de  prise  aux  dents 

d'autrui, 
C'est  le  mieux.     Quand  on  n'a  qu'un  endroit  à 
défendre, 

On  le  munit,  de  peur  d'esclandre. 
Témoin  maître  Mouflar  armé  d'un  gorgerin^ 
Du  reste  ayant  d'oreiUe  autant  que  sur  ma  main  : 

Un  loup  n'eût  su  par  où  le  prendre. 


X 

LE   BERGER    ET   LE    ROI 

Deux  démons  à  leur  gré  partagent  notre  vie. 
Et  de  son  patrimoine  ont  chassé  la  raison  ; 
Je  ne  vois  point  de  cœur  qui  ne  leur  sacrifie: 
Si  vous  me  demandez  leur  état  et  leur  nom. 
J'appelle  l'un,  Amour;  et  l'autre.  Ambition. 
Cette  dernière  étend  le  plus  loin  son  empire  : 

Car  même  elle  entre  dans  l'amour. 
Je  le  ferais  bien  voir:   mais  mon  but  est  de  dire 
Comme  un  roi  fit  venir  un  berger  à  sa  cour. 
Le  conte  est  du  bon  temps,  non  du  siècle  où  nous 
sommes. 

Ce  roi  vit  un  troupeau  qui  couvrait  tous  les  champs, 
Bien  broutant,  en  bon  corps,  rapportant  tous  les 
ans, 


3o8  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Grâce  aux  soins  du  berger,  de  très  notables  sommes. 
Le  berger  plut  au  roi  par  ces  soins  diligents. 
Tu  mérites,  dit-il,  d'être  pasteur  de  gens: 
Laisse  là  tes  moutons,  viens  conduire  des  hommes  : 

Je  te  fais  juge  souverain. 
Voilà  notre  berger  la  balance  à  la  main. 
Quoiqu'il    n'eût    guère    vu    d'autres    gens    qu'un 

ermite. 
Son  troupeau,  ses  mâtins,  le  loup,  et  puis  c'est  tout. 
Il  avait  du  bon  sens  ;  le  reste  vient  ensuite  : 

Bref,  il  en  vint  fort  bien  à  bout. 
L'ermite  son  voisin  accourut  pour  lui  dire: 
Veillé-je?    et  n'est-ce  point  un  songe  que  je  vois? 
Vous,  favori!   vous,  grand!     Défiez-vous  des  rois; 
Leur  faveur  est  glissante;    on  s'y  trompe:    et  le 

pire, 
C'est  qu'il  en  coûte  cher;   de  pareilles  erreurs 
Ne  produisent  jamais  que  d'illustres  malheurs. 
Vous  ne  connaissez  pas  l'attrait  qui  vous  engage: 
Je  vous  parle  en  ami;   craignez  tout.     L'autre  rit: 

Et  notre  ermite  poursuivit: 
Voyez  combien  déjà  la  cour  vous  rend  peu  sage. 
Je  crois  voir  cet  aveugle  à  qui,  dans  un  voyage, 

Un  serpent  engourdi  de  froid 
Vint  s'offrir  sous  la  main:  il  le  prit  pour  un  fouet; 
Le  sien  s'était  perdu,  tombant  de  sa  ceinture. 
Il  rendait  grâce  au  ciel  de  l'heureuse  aventure. 
Quand  un  passant  cria  :    Que  tenez-vous  !    ô  dieux  ! 
Jetez  cet  animal  traître  et  pernicieux. 
Ce  serpent! — C'est  un   fouet. — C'est  un  serpent! 

vous  dis-je: 
A  me  tant  tourmenter  quel  intérêt  m'oblige  ? 
Prétendez- vous  garder  ce  trésor  ? — Pourquoi  non  ? 
Mon  fouet  était  usé,  j'en  retrouve  un  fort  bon: 


LIVRE  DIXIÈME  309 

Vous  n'en  parlez  que  par  envie  — 

L'aveugle  enfin  ne  le  crut  pas; 

Il  en  perdit  bientôt  la  vie  : 
L'animal  dégourdi  pique  son  homme  au  bras. 

Quant  à  vous,  j'ose  vous  prédire 
Qu'il  vous  arrivera  quelque  chose  de  pire. — 
Eh  !   que  me  saurait-il  arriver  que  la  mort  ? 
Mille  dégoûts  viendront,  dit  le  prophète  ermite. 
Il  en  vint  en  effet:  l'ermite  n'eut  pas  tort. 
Mainte  peste  de  cour  fit  tant,  par  maint  ressort, 
Que  la  candeur  du  juge,  ainsi  que  son  mérite, 
Furent  suspects  au  prince.     On  cabale,  on  suscite 
Accusateurs,  et  gens  grevés  par  ses  arrêts  : 
De  nos  biens,  dirent-ils,  il  s'est  fait  un  palais. 
Le  prince  voulut  voir  ces  richesses  immenses. 
Il  ne  trouva  partout  que  médiocrité, 
Louanges  du  désert  et  de  la  pauvreté: 

C'étaient  là  ses  magnificences. 
Son  fait,  dit-on,  consiste  en  des  pierres  de  prix  : 
Un  grand  coffre  en  est  plein,  fermé  de  dix  serrures. 
Lui-même  ouvrit  ce  coffre,  et  rendit  bien  surpris 

Tous  les  machineurs  d'impostures. 
Le  coffre  étant  ouvert,  on  y  vit  des  lambeaux, 

L'habit  d'un  gardeur  de  troupeaux. 
Petit  chapeau,  jupon,  panetière,  houlette, 

Et,  je  pense,  aussi  sa  musette. 
Doux  trésors,  ce  dit-il,  chers  gages,  qui  jamais 
N'attirâtes  sur  vous  l'envie  et  le  mensonge, 
Je  vous  reprends  :   sortons  de  ces  riches  palais 

Comme  l'on  sortirait  d'un  songe! 
Sire,  pardonnez-moi  cette  exclamation: 
J'avais  prévu  ma  chute  en  montant  sur  le  faîte. 
Je  m'y  suis  trop  complu:  mais  qui  n'a  dans  la  tête 

Un  petit  grain  d'ajnbition  ? 


310  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

XI 

LES    POISSONS,    ET   LE   BERGER   QUI   JOUE 
DE   LA    FLÛTE 

TiRCis,  qui  pour  la  seule  Annette 

Faisait  résonner  les  accords 

D'une  voix  et  d'une  musette 

Capables  de  toucher  les  morts, 

Chantait  un  jour  le  long  des  bords 

D'une  onde  arrosant  des  prairies 
Dont  Zéphyre  habitait  les  campagnes  fleuries. 
Annette  cependant  à  la  ligne  péchait  : 

Mais  nul  poisson  ne  s'approchait; 

La  bergère  perdait  ses  peines. 

Le  berger,  qui,  pas  ses  chansons. 

Eût  attiré  des  inhumaines, 
Crut,  et  crut  mal,  attirer  des  poissons. 
Il  leur  chanta  ceci:   Citoyens  de  cette  onde. 
Laissez  votre  naïade  en  sa  grotte  profonde  ; 
Venez  voir  un  objet  mille  fois  plus  charmant. 
Ne  craignez  point  d'entrer  aux  prisons  de  la  belle  : 

Ce  n'est  qu'à  nous  qu'elle  est  cruelle. 

Vous  serez  traités  doucement  ; 

On  n'en  veut  point  à  votre  vie  : 
Un  vivier  vous  attend,  plus  clair  que  fin  cristal. 
Et  quand  à  quelques-uns  l'appât  serait  fatal, 
Mourir  des  mains  d'Annette  est  un  sort  que  j'envie. 
Ce  discours  éloquent  ne  fit  pas  grand  effet; 
L'auditoire  était  sourd  aussi  bien  que  muet  : 
Tircis  eut  beau  prêcher.     Ses  paroles  miellées 

S'en  étant  au  vent  envolées. 
Il  tendit  un  long  rets.     Voilà  les  poissons  pris  ; 
Voilà  les  poissons  mis  aux  pieds  de  la  bergère. 


LIVRE  DIXIÈME  311 

O  vous,  pasteurs  d'humains,  et  non  pas  de  brebis. 
Rois,  qui  croyez  gagner  par  raison  les  esprits 

D'une  multitude  étrangère, 
Ce  n'est  jamais  par  là  que  l'on  en  vient  à  bout; 

Il  y  faut  une  autre  manière: 
Servez- vous  de  vos  rets,  la  puissance  fait  tout. 


XII 

LES   DEUX    PERROQUETS,    LE    ROI,    ET    SON    FILS 

Deux  perroquets,  l'un  père  et  l'autre  hls. 
Du  rôt  d'un  roi  faisaient  leur  ordinaire  : 
Deux  demi-dieux,  l'un  fils  et  l'autre  père, 
De  ces  oiseaux  faisaient  leurs  favoris. 
L'âge  liait  une  amitié  sincère 
Entre  ces  gens:  les  deux  pères  s'aimaient; 
Les  deux  enfants,  malgré  leur  cœur  frivole, 
L'un  avec  l'autre  aussi  s'accoutumaient, 
Nourris  ensemble,  et  compagnons  d'école. 
C'était  beaucoup  d'honneur  au  jeune  perroquet; 
Car  l'enfant  était  prince,  et  son  père  monarque. 
Par  le  tempérament  que  lui  donna  la  Parque, 
Il  aimait  les  oiseaux.     Un  moineau  fort  coquet, 
Et  le  plus  amoureux  de  toute  la  province. 
Faisait  aussi  sa  part  des  délices  du  prince. 
Ces  deux  rivaux  un  jour  ensemble  se  jouants. 
Comme  il  arrive  aux  jeunes  gens. 
Le  jeu  devint  une  querelle. 
Le  passereau  peu  circonspect 
S'attira  de  tels  coups  de  bec. 
Que,  demi-mort  et  traînant  l'aile. 
On  crut  qu'il  n'en  pourrait  guérir. 
Le  prince  indigné  fît  mourir 


312  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Son  perroquet.     Le  bruit  en  vint  au  père. 
L'infortuné  vieillard  crie  et  se  désespère, 
Le  tout  en  vain  ;  ses  cris  sont  superflus, 
L'oiseau  parleur  est  déjà  dans  la  barque; 
Pour  dire  mieux,  l'oiseau  ne  parlant  plus 
Fait  qu'en  fureur  sur  le  fils  du  monarque 
Son  père  s'en  va  fondre,  et  lui  crève  les  yeux. 
Il  se  sauve  aussitôt  ;  et  choisit  pour  asile 

Le  haut  d'un  pin:  là,  dans  le  sein  des  dieux. 
Il  goûte  sa  vengeance  en  lieu  sûr  et  tranquille. 
Le  roi  lui-même  y  court,  et  dit  pour  l'attirer: 
Ami,  reviens  chez  moi  :  que  nous  sert  de  pleurer  ? 
Haine,  vengeance  et  deuil,  laissons  tout  à  la  porte. 
Je  suis  contraint  de  déclarer, 
Encor  que  ma  douleur  soit  forte. 
Que  le  tort  vient  de  nous:  mon  iils  fut  l'agresseur: 
Mon  fils!    non;    c'est  le  Sort  qui  du  coup  est 

l'auteur. 
La  Parque  avait  écrit  de  tout  temps  en  son  livre 
Que  l'un  de  nos  enfants  devait  cesser  de  vivre, 

L'autre  de  voir,  par  ce  malheur. 
Consolons-nous  tous  deux,  et  reviens  dans  ta  cage. 
Le  perroquet  dit:   Sire  roi, 
Crois-tu  qu'après  un  tel  outrage 
Je  me  doive  fier  à  toi  ? 
Tu  m'allègues  le  Sort:    prétends-tu,  par  ta  foi. 
Me  leurrer  de  l'appât  d'un  profane  langage  ? 
Mais  que  la  Providence,  ou  bien  que  le  Destin 

Règle  les  affaires  du  monde, 
Il  est  écrit  là-haut  qu'au  faîte  de  ce  pin. 
Ou  dans  quelque  forêt  profonde, 
J'achèverai  mes  jours  loin  du  fatal  objet 

Qui  doit  t'être  un  juste  sujet 
De  haine  et  de  fureur.     Je  sais  que  la  vengeance 


LIVRE  DIXIÈME  313 

Est  un  morceau  de  roi;   car  vous  vivez  en  dieux. 

Tu  veux  oublier  cette  offense  ; 
Je  ]e  crois:    cependant  il  me  faut,  pour  le  mieux, 

Éviter  ta  main  et  tes  yeux. 
Sire  roi,  mon  ami,  va-t'en,  tu  perds  ta  peine; 

Ne  me  parle  point  de  retour: 
L'absence  est  aussi  bien  un  remède  à  la  haine, 

Qu'un  appareil  contre  l'amour. 

XIII 

LA   LIONNE    ET   L'OURSE 

MÈRE  lionne  avait  perdu  son  faon  : 
Un  chasseur  l'avait  pris.     La  pauvre  infortunée 

Poussait  un  tel  rugissement. 
Que  toute  la  forêt  était  importunée. 
La  nuit  ni  son  obscurité, 
Son  silence  et  ses  autres  charmes, 
De  la  reine  des  bois  n'arrêtaient  les  vacarmes  : 
Nul  animal  n'était  du  sommeil  visité. 

L'ourse  enfin  lui  dit:   Ma  commère. 
Un  mot  sans  plus  :  Tous  les  enfants 
Qui  sont  passés  entre  vos  dents 
N'avaient-ils  ni  père  ni  mère  ? 
Ils  en  avaient.     S'il  est  ainsi, 
Et  qu'aucun  de  leur  mort  n'ait  nos  têtes  rompues, 
Si  tant  de  mères  se  sont  tues, 
Que  ne  vous  taisez-vous  aussi  ? — 
Moi,  me  taire!   moi,  malheureuse! 
Ah!   j'ai  perdu  mon  fils!   il  me  faudra  traîner 

Une  vieillesse  douloureuse! — 
Dites-moi,  qui  vous  force  à  vous  y  condamner  ? — 
Hélas!    c'est  le  Destin,  qui  me  hait. — Ces  paroles 
Ont  été  de  tout  temps  en  la  bouche  de  tous. 


314  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Misérables  humains,  ceci  s'adresse  à  vous: 
Je  n'entends  résonner  que  des  plaintes  frivoles. 
Quiconque,  en  pareil  cas,  se  croit  haï  des  cieux, 
Qu'il  considère  Hécube,  il  rendra  grâce  aux  dieux. 


XIV 

LES    DEUX    AVENTURIERS    ET   LE   TALISMAN 

Aucun  chemin  de  fleurs  ne  conduit  à  la  gloire. 
Je  n'en  veux  pour  témoin  qu'Hercule  et  ses  travaux  : 

Ce  dieu  n'a  guère  de  rivaux; 
J'en  vois  peu  dans  la  fable,   encor  moins   dans 

l'histoire. 
En  voici  pourtant  un,  que  de  vieux  talismans 
Firent  chercher  fortune  au  pays  des  romans. 

Il  voyageait  de  compagnie. 
Son  camarade  et  lui  trouvèrent  un  poteau 

Ayant  au  haut  cet  écriteau: 
«  Seigneur  aventurier,  s'il  te  prend  quelque  envie 
De  voir  ce  que  n'a  vu  nul  chevalier  errant, 

Tu  n'as  qu'à  passer  ce  torrent; 
Puis,  prenant  dans  tes  bras  un  éléphant  de  pierre 

Que  tu  verras  couché  par  terre. 
Le  porter,  d'une  haleine,  au  sommet  de  ce  mont 
Qui  menace  les  cieux  de  son  superbe  front.  » 
L'un  des  deux  chevaliers  saigna  du  nez:    Si  l'onde 

Est  rapide  autant  que  profonde, 
Dit-il  ...  et  supposé  qu'on  la  puisse  passer. 
Pourquoi  de  l'éléphant  s'aller  embarrasser  ? 

Quelle  ridicule  entreprise! 
Le  sage  l'aura  fait  par  tel  art  et  de  guise 
Qu'on  le  pourra  porter  peut-être  quatre  pas: 


LIVRE  DIXIÈME  315 

Mais  jusqu'au  haut  du  mont!    d'une  haleine!    il 

n'est  pas 
Au  pouvoir  d'un  mortel  ;  à  moins  que  la  figure 
Ne  soit  d'un  éléphant  nain,  pygmée,  avorton, 

Propre  à  mettre  au  bout  d'un  bâton  : 
Auquel  cas,  où  l'honneur  d'une  telle  aventure  ? 
On  nous  veut  attraper  dedans  cette  écriture; 
Ce  sera  quelque  énigme  à  tromper  un  enfant: 
C'est  pourquoi  je  vous  laisse  avec  votre  éléphant. 
Le  raisonneur  parti,  l'aventureux  se  lance, 

Les  yeux  clos,  à  travers  cette  eau. 

Ni  profondeur  ni  violence 
Ne  purent  l'arrêter;   et,  selon  l'écriteau, 
Il  vit  son  éléphant  couché  sur  l'autre  rive. 
Il  le  prend,  il  l'emporte,  au  haut  du  mont  arrive, 
Rencontre  une  esplanade,  et  puis  une  cité. 
Un  cri  par  l'éléphant  est  aussitôt  jeté: 

Le  peuple  aussitôt  sort  en  armes. 
Tout  autre  aventurier,  au  bruit  de  ces  alarmes. 
Aurait  fui  :   celui-ci,  loin  de  tourner  le  dos. 
Veut  vendre  au  moins  sa  vie,  et  mourir  en  héros. 
Il  fut  tout  étonné  d'ouïr  cette  cohorte 
Le  proclamer  monarque  au  lieu  de  son  roi  mort. 
Il  ne  se  fit  prier  que  de  la  bonne  sorte  : 
Encor  que  le  fardeau  fût,  dit-il,  un  peu  fort. 
Sixte  en  disait  autant  quand  on  le  fit  saint  père: 

(Serait-ce  bien  une  misère 

Que  d'être  pape  ou  d'être  roi  ?) 
On  reconnut  bientôt  son  peu  de  bonne  foi. 

Fortune  aveugle  suit  aveugle  hardiesse. 
Le  sage  quelquefois  fait  bien  d'exécuter 
Avant  que  de  donner  le  temps  à  la  sagesse 
D'envisager  le  fait,  et  sans  la  consulter. 


3i6  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

XV 

LES   LAPINS 
Discours  à  M.  le  duc  de  la  Rochefoucauld 

Je  me  suis  souvent  dit,  voyant  de  quelle  sorte 

L'homme  agit,  et  qu'il  se  comporte 
En  mille  occasions  comme  les  animaux: 
Le  roi  de  ces  gens-là  n'a  pas  moins  de  défauts 

Que  ses  sujets;  et  la  nature 

A  mis  dans  chaque  créature 
Quelque  grain  d'une  masse  où  puisent  les  esprits  : 
J'entends  les  esprits  corps,  et  pétris  de  matière. 

Je  vais  prouver  ce  que  je  dis. 

A  l'heure  de  l'affût,  soit  lorsque  la  lumière 
Précipite  ses  traits  dans  l'humide  séjour, 
Soit  lorsque  le  soleil  rentre  dans  sa  carrière. 
Et  que,  n'étant  plus  nuit,  il  n'est  pas  encor  jour, 
Au  bord  de  quelque  bois  sur  un  arbre  je  grimpe, 
Et,  nouveau  Jupiter,  du  haut  de  cet  Olympe, 

Je  foudroie  à  discrétion 

Un  lapin  qui  n'y  pensait  guère. 
Je  vois  fuir  aussitôt  toute  la  nation 

Des  lapins  qui,  sur  la  bruyère. 

L'œil  éveillé,  l'oreille  au  guet. 
S'égayaient,  et  de  thym  parfumaient  leur  banquet. 

Le  bruit  du  coup  fait  que  la  bande 

S'en  va  chercher  sa  sûreté 

Dans  la  souterraine  cité. 
Mais  le  danger  s'oublie,  et  cette  peur  si  grande 
S'évanouit  bientôt:  je  revois  les  lapins, 
Plus  gais  qu'auparavant,  revenir  sous  mes  mains. 


LIVRE  DIXIÈME  317 

Ne  reconnaît-on  pas  en  cela  les  humains  ? 

Dispersés  par  quelque  orage, 

A  peine  ils  touchent  le  port, 

Qu'ils  vont  hasarder  encor 

Même  vent,  même  naufrage: 

Vrais  lapins,  on  les  levoit 

Sous  les  mains  de  la  Fortune. 
Joignons  à  cet  exemple  une  chose  commune. 

Quand  des  chiens  étrangers  passent  par  quelque 
endroit 

Qui  n'est  pas  de  leur  détroit, 

Je  laisse  à  penser  quelle  fête! 

Les  chiens  du  lieu,  n'ayant  en  tête 
Qu'un  intérêt  de  gueule,  à  cris,  à  coups  de  dents 

Vous  accompagnent  ces  passants 

Jusqu'aux  confins  du  territoire. 

Un  intérêt  de  bien,  de  grandeur  et  de  gloire. 
Aux  gouverneurs  d'états,  à  certains  courtisans, 
A  gens  de  tous  rnétiers,  en  fait  tout  autant  faire. 

On  nous  voit  tous,  pour  l'ordinaire, 
Piller  le  survenant,  nous  jeter  sur  sa  peau. 
La  coquette  et  l'auteur  sont  de  ce  caractère  : 

Malheur  à  l'écrivain  nouveau  ! 
Le  moins  de  gens  qu'on  peut  à  l'entour  du  gâteau; 

C'est  le  droit  du  jeu,  c'est  l'affaire. 
Cent  exemples  pourraient  appuyer  mon  discours  : 

Mais  les  ouvrages  les  plus  courts 
Sont  toujours  les  meilleurs.    En  cela  j 'ai  pour  guide 
Tous  les  maîtres  de  l'art,  et  tiens  qu'il  faut  laisser 
Dans  les  plus  beaux  sujets  quelque  chose  à  penser: 

Ainsi  ce  discours  doit  cesser. 


3i8  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Vous,  qui  m'avez  donné  ce  qu'il  a  de  solide, 
Et  dont  la  modestie  égale  la  grandeur, 
"Qui  ne  pûtes  jamais  écouter  sans  pudeur 
La  louange  la  plus  permise, 
La  plus  juste  et  la  mieux  acquise; 
Vous  enfin,  dont  à  peine  ai-je  encore  obtenu 
Que  votre  nom  reçût  ici  quelques  hommages. 
Du  temps  et  des  censeurs  défendant  mes  ouvrages. 
Comme  un  nom  qui,  des  ans  et  des  peuples  connu. 
Fait  honneur  à  la  France,  en  grands  noms  plus 

féconde 

Qu'aucun  climat  de  l'univers, 
Permettez-moi  du  moins   d'apprendre   à  tout  le 

monde 
Que  vous  m'avez  donné  le  sujet  de  ces  vers. 


XVI 

LE   MARCHAND,    LE    GENTILHOMME,    LE   PÂTRE, 
ET   LE   FILS    DE    ROI 

Quatre  chercheurs  de  nouveaux  mondes. 
Presque  nus,  échappés  à  la  fureur  des  ondes, 
Un  trafiquant,  un  noble,  un  pâtre,  un  fils  de  roi, 

Réduits  au  sort  de  Bélisaire,^ 

Demandaient  aux  passants  de  quoi 

Pouvoir  soulager  leur  misère. 
De  raconter  quel  sort  les  avait  assemblés. 
Quoique  sous  divers  points  tous  quatre  ils  fussent 
nés, 

C'est  un  récit  de  longue  haleine. 

^  Bélisaire  était  un  grand  capitaine,  qui,  ayant  com- 
mandé les  armées  de  l'empereur  et  perdu  les  bonnes  grâces 
de  son  maître,  tomba  dans  un  tel  point  de  misère,  qu'il 
demandait  l'aumône  sur  les  grands  chemins. 


LIVRE  DIXIÈME  319. 

Ils  s'cissirent  enfin  au  bord  d'une  fontaine  : 
Là,  le  conseil  se  tint  entre  les  pauvres  gens. 
Le  prince  s'étendit  sur  le  malheur  des  grands. 
Le  pâtre  fut  d'avis  qu'éloignant  la  pensée 

De  leur  aventure  passée 
Chacun  fît  de  son  mieux,  et  s'appliquât  au  soin 

De  pourvoir  au  commun  besoin. 
La  plainte,  ajouta-t-il,  guérit-elle  son  homme  ? 
Travaillons:    c'est  de  quoi  nous  mener  jusqu'à. 

Rome. 
Un  pâtre  ainsi  parler  !     Ainsi  parler  ?   croit-on 
Que  le  ciel  n'ait  donné  qu'aux  têtes  couronnées 

De  l'esprit  et  de  la  raison  ; 
Et  que  de  tout  berger,  comme  de  tout  mouton,. 

Les  connaissances  soient  bornées  ? 

L'avis  de  celui-ci  fut  d'abord  trouvé  bon 
Par  les  trois  échoués  aux  bords  de  l'Amérique. 
L'un,  c'était  le  marchand,  savait  l'arithmétique: 
A  tant  par  mois,  dit-il,  j'en  donnerai  leçon. 

J'enseignerai  la  politique, 
Reprit  le  fils  de  roi.     Le  noble  poursuivit: 
Moi,  je  sais  le  blason;  j'en  veux  tenir  école. 
Comme  si,  devers  l'Inde,  on  eût  eu  dans  l'esprit 
La  sotte  vanité  de  ce  jargon  frivole! 
Le   pâtre   dit  :     Amis,   vous   parlez   bien  ;     mais. 

quoi! 
Le  mois  a  trente  jours;  jusqu'à  cette  échéance 

Jeûnerons-nous,  par  votre  foi  ? 

Vous  me  donnez  une  espérance 
Belle,  mais  éloignée;  et  cependant  j'ai  faim. 
Qui  pourvoira  de  nous  au  dîner  de  demain  ? 

Ou  plutôt  sur  quelle  assurance 
Fondez-vous,  dites-moi,  le  souper  d'aujourd'hui? 


320  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Avant  tout  autre  c'est  celui 

Dont  il  s'agit.     Votre  science 
Est  courte  là-dessus  :   ma  main  y  suppléera. 

A  ces  mots  le  pâtre  s'en  va 
Dans  un  bois:   il  y  fit  des  fagots,  dont  la  vente. 
Pendant  cette  journée  et  pendant  la  suivante, 
Empêcha  qu'un  long  jeûne  à  la  fin  ne  fît  tant 
Qu'ils  allassent  là-bas  exercer  leur  talent. 

Je  conclus  de  cette  aventure 
Qu'il  ne  faut  pas  tant  d'art  pour  conserver  ses 
jours  ; 

Et,  grâce  aux  dons  de  la  nature, 
La  main  est  le  plus  sûr  et  le  plus  prompt  secours. 


FIN    DU    DIXIEME   LIVRE 


LIVRE  ONZIEME 


LE   LION 

Sultan  léopard  autrefois 

Eut,  ce  dit-on,  par  mainte  aubaine. 
Force  bœufs  dans  ses  prés,  force  cerfs  dans  ses  bois. 

Force  moutons  parmi  la  plaine. 
Il  naquit  un  lion  dans  la  forêt  prochaine. 
Après  les  compliments  et  d'une  et  d'autre  part, 

Comme  entre  grands  il  se  pratique, 
Le  sultan  fit  venir  son  visir  le  renard, 

Vieux  routier  et  bon  politique. 
Tu  crains,  ce  lui  dit-U,  lionceau  mon  voisin  : 

Son  père  est  mort,  que  peut-il  faire  ? 

Plains  plutôt  le  pauvre  orphelin. 

Il  a  chez  lui  plus  d'une  affaire. 

Et  devra  beaucoup  au  Destin 
S'il  garde  ce  qu'il  a,  sans  tenter  de  conquête. 

Le  renard  dit,  branlant  la  tête  : 
Tels  orphelins,  seigneur,  ne  me  font  point  pitié; 
II  faut  de  celui-ci  conserver  l'amitié, 

Ou  s'efforcer  de  le  détruire 

Avant  que  la  griffe  et  la  dent 
Lui  soit  crue,  et  qu'il  soit  en  état  de  nous  nuire. 

N'y  perdez  pas  un  seul  moment. 
J  'ai  fait  son  horoscope:   il  croîtra  par  la  guerre; 

Ce  sera  le  meilleur  lion 

3M  L 


322  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Pour  ses  amis,  qui  soit  sur  terre  : 

Tâchez  donc  d'en  être;  sinon 
Tâchez  de  l'affaibhr.     La  harangue  fut  vaine. 
Le  sultan  dormait  lors  ;  et  dedans  son  domaine 
Chacun  dormait  aussi,  bêtes,  gens:   tant  qu'enfin 
Le  lionceau  devint  vrai  lion.     Le  tocsin 
Sonne  aussitôt  sur  lui;  l'alarme  se  promène 

De  toutes  parts  :   et  le  visir. 
Consulté  là-dessus,  dit  avec  un  soupir: 
Pourquoi  l'irritez-vous  ?   la  chose  est  sans  remède. 
En  vain  nous  appelons  mille  gens  à  notre  aide  ; 
Plus  ils  sont,  plus  il  coûte,  et  je  ne  les  tiens  bons 

Qu'à  manger  leur  part  des  moutons. 
Apaisez  le  lion  :  seul  il  passe  en  puissance 
Ce  monde  d'alliés  vivant  sur  notre  bien. 
Le  lion  en  a  trois  qui  ne  lui  coûtent  rien, 
Son  courage,  sa  force,  avec  sa  vigilance. 
Jetez-lui  promptement  sous  la  griffe  un  mouton; 
S'il  n'en  est  pas  content,  jetez-en  davantage: 
Joignez-y  quelque  bœuf;    choisissez,  pour  ce  don. 

Tout  le  plus  gras  du  pâturage. 
Sauvez  le  reste  ainsi.     Ce  conseil  ne  plut  pas. 

Il  en  prit  mal  ;   et  force  états 

Voisins  du  sultan  en  pâtirent: 

Nul  n'y  gagna,  tous  y  perdirent. 

Quoi  que  fît  ce  monde  ennemi, 

Celui  qu'ils  craignaient  fut  le  maître. 

Proposez-vous  d'avoir  le  lion  pour  ami. 
Si  vous  voulez  le  laisser  croître. 


LIVRE  ONZIÈME  323 

II 

LES  DIEUX  VOULANT  INSTRUIRE  UN  FILS  DE  JUPITER 

Pour  Monseigneur  le  duc  du  Maine 

Jupiter  eut  un  fils,  qui,  se  sentant  du  lieu 

Dont  il  tirait  son  origine, 

Avait  l'âme  toute  divine. 
L'enfance  n'aime  rien:   celle  du  jeune  dieu 

Faisait  sa  principale  affaire 

Des  doux  soins  d'aimer  et  de  plaire. 

En  lui  l'amour  et  la  raison 
Devancèrent  le  temps,  dont  les  ailes  légères 
N'amènent  que  trop  tôt,  hélas!   chaque  saison. 
Flore  aux  regards  riants,  aux  charmantes  manières, 
Toucha  d'abord  le  cœur  du  jeune  Olympien. 
Ce  que  la  passion  peut  inspirer  d'adresse, 
Sentiments  délicats  et  remplis  de  tendresse, 
Pleurs,  soupirs,  tout  en  fut:   bref,  il  n'oublia  rien. 
Le  fils  de  Jupiter  devait,  par  sa  naissance. 
Avoir  un  autre  esprit,  et  d'autres  dons  des  cieux, 

Que  les  enfants  des  autres  dieux  : 
Il  semblait  qu'il  n'agît  que  par  réminiscence. 
Et  qu'il  eût  autrefois  fait  le  métier  d'amant. 

Tant  il  le  fit  parfaitement. 
Jupiter  cependant  voulut  le  faire  instruire. 
Il  assembla  les  dieux,  et  dit:   J'ai  su  conduire 
Seul  et  sans  compagnon  jusqu'ici  l'univers: 

Mais  il  est  des  emplois  divers 

Qu'aux  nouveaux  dieux  je  distribue. 
Sur  cet  enfant  chéri  j'ai  donc  jeté  la  vue: 
C'est  mon  sang;  tout  est  plein  déjà  de  ses  autels. 
Afin  de  mériter  le  rang  des  immortels, 


324  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Il  faut  qu'il  sache  tout.     Le  maître  du  tonnerre 

Eut  à  peine  achevé,  que  chacun  applaudit. 

Pour  savoir  tout,  l'enfant  n'avait  que  trop  d'esprit. 

Je  veux,  dit  le  dieu  de  la  guerre, 

Lui  montrer  moi-même  cet  art 

Par  qui  maints  héros  ont  eu  part 
Aux  honneurs  de  l'Olympe  et  grossi  cet  empire. 

Je  serai  son  maître  de  lyre. 

Dit  le  blond  et  docte  Apollon. 
Et  moi,  reprit  Hercule  à  la  peau  de  lion, 

Son  maître  à  surmonter  les  vices, 
A  dompter  les  transports,  monstres  empoisonneurs". 
Comme  hydres  renaissant  sans  cesse  dans  les  coeurs  : 

Ennemi  des  molles  délices, 
Il  apprendra  de  moi  les  sentiers  peu  battus 
Qui  mènent  aux  honneurs  sur  les  pas  des  vertus. 

Quand  ce  vint  au  dieu  de  Cythère, 

Il  dit  qu'il  lui  montrerait  tout. 

L'Amour  avait  raison.     De  quoi  ne  vient  à  bout 
L'esprit  joint  au  désir  de  plaire? 


III 

LE    FERMIER,    LE   CHIEN,    ET   LE    RENARD 

Le  loup  et  le  renard  sont  d'étranges  voisins: 
Je  ne  bâtirai  point  autour  de  leur  demeure. 

Ce  dernier  guettait  à  toute  heure 
Les  poules  d'un  fermier;  et,  quoique  des  plus  fins, 
Il  n'avait  pu  donner  d'atteinte  à  la  volaille. 
D'une  part  l'appétit,  de  l'autre  le  danger. 
N'étaient  pas  au  compère  un  embarras  léger. 

Hé  quoi  !  dit-il,  cette  canaille 


LIVRE  ONZIÈME  325 

Se  moque  impunément  de  moi  ! 

Je  vais,  je  viens,  je  me  travaille, 
J 'imagine  cent  tours  :   le  rustre,  en  paix  chez  soi, 
Vous  fait  argent  de  tout,  convertit  en  monnoie 
Ses  chapons,  sa  poulaille;  il  en  a  même  au  croc: 
Et  moi,  maître  passé,  quand  j 'attrape  un  vieux  coq 

Je  suis  au  comble  de  la  joie! 
Pourquoi  sire  Jupin  m'a-t-il  donc  appelé 
Au  métier  de  renard?     Je  jure  les  puissances 
De  l'Olympe  et  du  Styx,  il  en  sera  parlé. 

Roulant  en  son  cœur  ces  vengeances, 
Il  choisit  une  nuit  libérale  en  pavots  : 
Chacun  était  plongé  dans  un  profond  repos  ; 
Le  maître  du  logis,  les  valets,  le  chien  même. 
Poules,  poulets,  chapons,  tout  dormait.  Le  fermier, 

Laissant  ouvert  son  poulailler. 

Commit  une  sottise  extrême. 
Le  voleur  tourne  tant,  qu'il  entre  au  lieu  guetté. 
Le  dépeuple,  remplit  de  meurtres  la  cité. 

Les  marques  de  sa  cruauté 
Parurent  avec  l'aube:   on  vit  un  étalage 

De  corps  sanglants  et  de  carnage. 

Peu  s'en  fallut  que  le  soleil 
Ne  rebroussât  d'horreur  vers  le  manoir  liquide. 

Tel,  et  d'un  spectacle  pareil, 
Apollon  irrité  contre  le  fier  Atride 
Joncha  son  camp  de  morts:   on  vit  presque  détruit 
L'ost  des  Grecs;  et  ce  fut  l'ouvrage  d'une  nuit. 

Tel  encore  autour  de  sa  tente 

Ajax,  à  l'ame  impatiente, 
De  moutons  et  de  boucs  fît  un  vaste  débris, 
Croyant  tuer  en  eux  son  concurrent  Ulysse 

Et  les  auteurs  de  l'injustice 

Par  qui  l'autre  emporta  le  prix. 


326  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Le  renard,  autre  Ajax  aux  volailles  funeste, 
Emporte  ce  qu'il  peut,  laisse  étendu  le  reste. 
Le  maître  ne  trouva  de  recours  qu'à  crier 
Contre  ses  gens,  son  chien:  c'est  l'ordinaire  usage. 
Ah!   maudit  animal,  qui  n'es  bon  qu'à  noyer, 
Que  n'avertissais-tu  dès  l'abord  du  carnage? — 
Que  ne  l'évitiez-vous ?    c'eût  été  plus  tôt  fait: 
Si  vous,  maître  et  fermier,  à  qui  touche  le  fait. 
Dormez  sans  avoir  soin  que  la  porte  soit  close. 
Voulez- vous  que  moi,  chien,  qui  n'ai  rien  à  la  chose, 
Sans  aucun  intérêt  je  perde  le  repos  ? 
Ce  chien  parlait  très  à  propos  : 
Son  raisonnement  pouvait  être 
Fort  bon  dans  la  bouche  d'un  maître  ; 
Mais  n'étant  que  d'un  simple  chien, 
On  trouva  qu'il  ne  valait  rien  : 
On  vous  sangla  le  pauvre  drille. 

Toi  donc,  qui  que  tu  sois,  ô  père  de  famille 
(Et  je  ne  t'ai  jamais  envié  cet  honneur), 
T'attendre  aux  yeux  d'autrui,  quand  tu  dors,  c'est 

erreur  : 
Couche-toi  le  dernier,  et  vois  fermer  ta  porte. 

Que  si  quelque  affaire  t'importe. 

Ne  la  fais  point  par  procureur. 

IV 

LE   SONGE   d'un    HABITANT   DU   MOGOL 

Jadis  certain  Mogol  vit  en  songe  un  visir 
Aux  champs  élysiens  possesseur  d'un  plaisir 
Aussi  pur  qu'infini,  tant  en  prix  qu'en  durée: 
Le  même  songeur  vit  en  une  autre  contrée 
Un  ermite  entouré  de  feux. 


LIVRE  ONZIÈME  327 

Qui  touchait  de  pitié  même  les  malheureux. 
Le  cas  parut  étrange  et  contre  l'ordinaire: 
Minos  en  ces  deux  morts  semblait  s'être  mépris. 
Le  dormeur  s'éveilla,  tant  il  en  fut  surpris. 
Dans  ce  songe  pourtant  soupçonnant  du  mystère, 

Il  se  fit  expliquer  l'affaire. 
L'interprète  lui  dit  :   Ne  vous  étonnez  point  : 
Votre  songe  a  du  sens;  et  si  j'ai  sur  ce  point 

Acquis  tant  soit  peu  d'habitude. 
C'est  un  avis  des  dieux.     Pendant  l'humain  séjour. 
Ce  visir  quelquefois  cherchait  la  solitude  ; 
Cet  ermite  aux  visirs  allait  faire  sa  cour. 

Si  j'osais  ajouter  au  mot  de  l'interprète, 
J'inspirerais  ici  l'amour  de  la  retraite: 
Elle  offre  à  ses  amants  des  biens  sans  embarras, 
Biens  purs,  présents  du  ciel,  qui  naissent  sous  les  pas. 
Solitude,  où  je  trouve  une  douceur  secrète. 
Lieux  que  j'aimai  toujours,  ne  pourrai-je  jamais, 
Loin  du  monde  et  du  bruit,  goûter  l'ombre  et  le 

frais! 
Oh!   qui  m'arrêtera  sous  vos  sombres  asiles! 
Quand  pourront  les  neuf  soeurs,  loin  des  cours  et 

des  villes, 
M'occuper  tout  entier,  et  m 'apprendre  des  cieux 
Les  divers  mouvements  inconnus  à  nos  yeux. 
Les  noms  et  les  vertus  de  ces  clartés  errantes 
Par  qui  sont  nos  destins  et  nos  mœurs  différentes  ! 
Que  si  je  ne  suis  né  pour  de  si  grands  projets. 
Du  moins  que  les  ruisseaux  m'offrent  de  doux 

objets! 
Que  je  peigne  en  mes  vers  quelque  rive  fleurie  ! 
La  Parque  à  filets  d'or  n'ourdira  point  ma  vie. 
Je  ne  dormirai  point  sous  de  riches  lambris  : 


338  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Mais  voit-on  que  le  somme  en  perde  de  son  prix? 
En  est-il  moins  profond,  et  moins  plein  de  délices  ? 
Je  lui  voue  au  désert  de  nouveaux  sacrifices. 
Quand  le  moment  viendra  d'aller  trouver  les  morts, 
J'aurai  vécu  sans  soins,  et  mourrai  sans  remords. 


LE  LION,   LE  SINGE,   ET  LES   DEUX   ANES 

Le  lion,  pour  bien  gouverner 

Voulant  apprendre  la  morale. 

Se  fit,  un  beau  jour,  amener 
Le  singe,  maître  es  arts  chez  la  gent  animale. 
La  première  leçon  que  donna  le  régent 
Fut  celle-ci  :   Grand  roi,  pour  régner  sagement 

Il  faut  que  tout  prince  préfère 
Le  zèle  de  l'état  à  certain  mouvement 

Qu'on  appelle  communément 

Amour-propre  ;  car  c'est  le  père. 

C'est  l'auteur  de  tous  les  défauts 

Que  l'on  remarque  aux  animaux. 
Vouloir  que  de  tout  point  ce  sentiment  vous  quitte. 

Ce  n'est  pas  chose  si  petite 

Qu'on  en  vienne  à  bout  en  un  jour: 
C'est  beaucoup  de  pouvoir  modérer  cet  amour. 

Par  là  votre  personne  auguste 

N'admettra  jamais  rien  en  soi 

De  ridicule  ni  d'injuste. 

Donne-moi,  repartit  le  roi. 

Des  exemples  de  l'un  et  l'autre. 

Toute  espèce,  dit  le  docteur. 

Et  je  commence  par  la  nôtre. 
Toute  profession  s'estime  dans  son  cœur. 

Traite  les  autres  d'ignorantes  ; 


LIVRE  ONZIÈME  329 

Les  qualifie  impertinentes: 
Et  semblables  discours  qui  ne  nous  coûtent  rien. 
L'amour-propre,    au    rebours,    fait    qu'au    degré 

suprême 
On  porte  ses  pareils  ;  car  c'est  un  bon  moyen 

De  s'élever  aussi  soi-même. 
De  tout  ce  que  dessus  j'argumente  très  bien 
Qu'ici-bas  maint  talent  n'est  que  pure  grimace, 
Cabale,  et  certain  art  de  se  faire  valoir. 
Mieux  su  des  ignorants  que  des  gens  de  savoir. 

L'autre  jour,  suivant  à  la  trace 
Deux  ânes  qui,  prenant  tour  à  tour  l'encensoir. 
Se  louaient  tour  à  tour,  comme  c'est  la  manière, 
J'ouïs  que  l'un  des  deux  disait  à  son  confrère: 
Seigneur,  trouvez-vous  pas  bien  injuste  et  bien  sot 
L'homme,  cet  animal  si  parfait  ?     Il  profane 

Notre  auguste  nom,  traitant  d'âne 
Quiconque  est  ignorant,  d'esprit  lourd,  idiot: 

Il  abuse  encore  d'un  mot. 
Et  traite  notre  rire  et  nos  discours  de  braire. 
Les  humains  sont  plaisants  de  prétendre  exceller 
Par-dessus   nous!     Non,    non;    c'est   à   vous   de 
parler, 

A  leurs  orateurs  de  se  taire  : 
Voilà  les  vrais  braillards.     Mais  laissons  là  ces  gens  : 

Vous  m'entendez,  je  vous  entends; 

Il  suffit.     Et  quant  aux  merveilles 
Dont  votre  divin  chant  vient  frapper  les  oreiUes, 
Philomèle  est,  au  prix,  novice  dans  cet  art: 
Vous  surpassez  Lambert.     L'autre  baudet  repart: 
Seigneur,  j 'admire  en  vous  des  qualités  pareilles. 
Ces  ânes,  non  contents  de  s'être  ainsi  grattés, 

S'en  allèrent  dans  les  cités 
L'un  l'autre  se  prôner:   chacun  d'eux  croyait  faire, 


330  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

En  prisant  ses  pareils,  une  fort  bonne  affaire. 
Prétendant  que  l'honneur  en  reviendrait  sur  lui. 

J'en  connais  beaucoup  aujourd'hui, 
Non  parmi  les  baudets,  mais  parmi  les  puissances, 
Que  le  ciel  voulut  mettre  en  de  plus  hauts  degrés. 
Qui  changeraient  entre  eux  les  simples  excellences. 

S'ils  osaient,  en  des  majestés. 
J'en  dis  peut-être  plus  qu'il  ne  faut,  et  suppose 
Que  votre  majesté  gardera  le  secret. 
Elle  avait  souhaité  d'apprendre  quelque  trait 

Qui  lui  fît  voir,  entre  autre  chose, 
L'amour -propre  donnant  du  ridicule  aux  gens. 
L'injuste  aura  son  tour:   il  y  faut  plus  de  temps. 
Ainsi  parla  ce  singe.     On  ne  m'a  pas  su  dire 
S'il  traita  l'autre  point,  car  il  est  délicat; 
Et  notre  maître  es  arts,  qui  n'était  pas  un  fat, 
Regardait  ce  lion  comme  un  terrible  sire. 

VI 

LE    LOUP   ET   LE    RENARD 

Mais  d'où  vient  qu'au  renard  Ésope  accorde  un 

point. 
C'est  d'exceller  en  tours  pleins  de  matoiserie  ? 
J'en  cherche  la  raison,  et  ne  la  trouve  point. 
Quand  le  loup  a  besoin  de  défendre  sa  vie. 
Ou  d'attaquer  celle  d'autrui. 
N'en  sait-il  pas  autant  que  lui? 
Je  crois  qu'il  en  sait  plus;   et  j'oserais  peut-être 
Avec  quelque  raison  contredire  mon  maître. 
Voici  pourtant  un  cas  où  tout  l'honneur  échut 
A  l'hôte  des  terriers.     Un  soir  il  aperçut 
La  lune  au  fond  d'un  puits:   l'orbiculaire  image 


LIVRE  ONZIÈME  331 

Lui  parut  un  ample  fromage. 

Deux  seaux  alternativement 

Puisaient  le  liquide  élément  : 
Notre  renard,  pressé  par  une  faim  canine, 
S'accommode  en  celui  qu'au  haut  de  la  machine 

L'autre  seau  tenait  suspendu. 

Voilà  l'animal  descendu, 

Tiré  d'erreur,  mais  fort  en  peine. 

Et  voyant  sa  perte  prochaine  : 
Car  comment  remonter,  si  quelque  autre  affamé, 

De  la  même  image  charmé. 

Et  succédant  à  sa  misère. 
Par  le  même  chemin  ne  le  tirait  d'affaire  ? 
Deux  jours  s'étaient  passés  sans  qu'aucun  vînt  au 

puits. 
Le  temps,  qui  toujours    marche,   avait    pendant 
deux  nuits 

Echancré,  selon  l'ordinaire, 
De  l'astre  au  front  d'argent  la  face  circulaire. 

Sire  renard  était  désespéré. 

Compère  loup,  le  gosier  altéré, 

Passe  par  là:  l'autre  dit:  Camarade, 
Je  veux  vous  régaler;  voyez-vous  cet  objet? 
C'est  un  fromage  exquis.     Le  dieu  Faune  l'a  fait  : 

La  vache  lo  donna  le  lait. 

Jupiter,  s'il  était  malade. 
Reprendrait  l'appétit  en  tâtant  d'un  tel  mets. 

J'en  ai  mangé  cette  échancrure; 
Le  reste  vous  sera  suffisante  pâture. 
Descendez  dans  un  seau  que  j'ai  là  mis  exprès. 
Bien  qu'au  moins  mal  qu'il  put  il  ajustât  l'histoire, 

Le  loup  fut  un  sot  de  le  croire  : 
Il  descend;  et  son  poids,  emportant  l'autre  part, 

Reguinde  en  haut  maître  renard. 


332  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Ne  nous  en  moquons  point:    nous  nous  laissons 
séduire 

Sur  aussi  peu  de  fondement  ; 
Et  chacun  croit  fort  aisément 
Ce  qu'il  craint  et  ce  qu'il  désire. 


VII 

LE    PAYSAN    DU    DANUBE 

Il  ne  faut  point  juger  des  gens  sur  l'apparence. 
Le  conseil  en  est  bon;   mais  il  n'est  pas  nouveau. 

Jadis  l'erreur  du  souriceau 
Me  servit  à  prouver  le  discours  que  j'avance: 

J'ai,  pour  le  fonder  à  présent, 
Le  bon  Socrate,  Ésope,  et  certain  paysan 
Des  rives  du  Danube,  homme  dont  Marc-Aurèle 

Nous  fait  un  portrait  fort  fidèle. 
On  connaît  les  premiers:  quant  à  l'autre,  voici 

Le  personnage  en  raccourci. 
Son  menton  nourrissait  une  barbe  touffue  ; 

Toute  sa  personne  velue 
Représentait  un  ours,  mais  un  ours  mal  léché: 
Sous  un  sourcil  épais  il  avait  l'œil  caché. 
Le  regard  de  travers,  nez  tortu,  grosse  lèvre. 

Portait  sayon  de  poil  de  chèvre, 

Et  ceinture  de  joncs  marins. 
Cet  homme  ainsi  bâti  fut  député  des  villes 
Que  lave  le  Danube.     Il  n'était  point  d'asiles 

Où  l'avarice  des  Romains 
Ne  pénétrât  alors  et  ne  portât  les  mains. 
Le  député  vint  donc,  et  fit  cette  harangue; 
Romains,  et  vous  sénat  assis  pour  m 'écouter, 
Je  supplie  avant  tout  les  dieux  de  m 'assister: 


LIVRE  ONZIÈME  333 

Veuillent  les  immortels,  conducteurs  de  ma  langue, 
Que  je  ne  dise  rien  qui  doive  être  repris! 
Sans  leur  aide  il  ne  peut  entrer  dans  les  esprits 

Que  tout  mal  et  toute  injustice: 
Faute  d'y  recourir  on  viole  leurs  lois. 
Témoin  nous  que  punit  la  romaine  avarice  : 
Rome  est,  par  nos  forfaits,  plus  que  par  ses  ex- 
ploits. 

L'instrument  de  notre  supplice. 
Craignez,  Romains,  craignez  que  le  ciel  quelque 

jour 
Ne  transporte  chez  vous  les  pleurs  et  la  misère; 
Et  mettant  en  nos  mains,  par  un  juste  retour. 
Les  armes  dont  se  sert  sa  vengeance  sévère, 

Il  ne  vous  fasse,  en  sa  colère, 

Nos  esclaves  à  votre  tour. 
Et  pourquoi  sommes-nous  les  vôtres  ?     Qu'on  me 

die 
En  quoi  vous  valez  mieux  que  cent  peuples  divers. 
Quel  droit  vous  a  rendus  maîtres  de  l'univers  ? 
Pourquoi  venir  troubler  une  innocente  vie  ? 
Nous  cultivions  en  paix  d'heureux  champs;    et 

nos  mains 
Étaient  propres  aux  arts  ainsi  qu'au  labourage. 

Qu'avez -vous  appris  aux  Germains  ? 

Ils  ont  l'adresse  et  le  courage: 

S'ils  avaient  eu  l'avidité, 

Comme  vous,  et  la  violence, 
Peut-être  en  votre  place  ils  auraient  la  puissance. 
Et  sauraient  en  user  sans  inhumanité. 
CeUè  que  vos  préteurs  ont  sur  nous  exercée 

N'entre  qu'à  peine  en  la  pensée. 

La  majesté  de  vos  autels 

Elle-même  en  est  offensée; 


334  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Car  sachez  que  les  immortels 
Ont  les  regards  sur  nous.     Grâces  à  vos  exemples. 
Ils  n'ont  devant  les  yeux  que  des  objets  d'horreur, 

De  mépris  d'eux  et  de  leurs  temples, 
D  avarice  qui  va  jusques  à  la  fureur. 
Rien  ne  suffit  aux  gens  qui  nous  viennent  de  Rome  : 

La  terre  et  le  travail  de  l'homme 
Font  pour  les  assouvir  des  efforts  superflus. 

Retirez-les  :   on  ne  veut  plus 

Cultiver  pour  eux  les  campagnes. 
Nous  quittons  les  cités,  nous  fuyons  aux  montagnes  ; 

Nous  laissons  nos  chères  compagnes, 
Nous  ne  conversons  plus  qu'avec  des  ours  affreux. 
Découragés  de  mettre  au  jour  des  malheureux. 
Et  de  peupler,  pour  Rome,  un  pays  qu'elle  opprime. 

Quant  à  nos  enfants  déjà  nés, 
Nous  souhaitons  de  voir  leurs  jours  bientôt  bornés: 
Vos  préteurs  au  malheur  nous  font  joindre  le  crime. 
Retirez-les:   ils  ne  nous  apprendront 

Que  la  mollesse  et  que  le  vice  ;  , 

Les  Germains  comme  eux  deviendront 

Gens  de  rapine  et  d'avarice. 
C'est  tout  ce  que  j'ai  vu  dans  Rome  à  mon  abord. 

N'a-t-on  point  de  présent  à  faire. 
Point  de  pourpre  à  donner;    c'est  en  vain  qu'on 

espère 
Quelque  refuge  aux  lois  :   encor  leur  ministère 
A-t-il  mille  longueurs.     Ce  discours  im  peu  fort 

Doit  commencer  à  vous  déplaire. 

Je  finis.     Punissez  de  mort 

Une  plainte  un  peu  trop  sincère. 
A  ces  mots,  il  se  couche:   et  chacun  étonné 
Admire  le  grand  cœur,  le  bon  sens,  l'éloquence 

Du  sauvage  ainsi  prosterné. 


LIVRE  ONZIÈME  335 

On  le  créa  patrice;  et  ce  fut  la  vengeance 

Qu'on  crut  qu'un  tel  discours  méritait.     On  choisit 

D'autres  préteurs;   et  par  écrit 
Le  sénat  demanda  ce  qu'avait  dit  cet  homme, 
Pour  servir  de  modèle  aux  parleurs  à  venir. 

On  ne  sut  pas  longtemps  à  Rome 

Cette  éloquence  entretenir. 

VIII 

LE   VIEILLARD    ET   LES   TROIS    JEUNES    HOMMES 

Un  octogénaire  plantait. 
Passe  encor  de  bâtir  ;   mais  planter  à  cet  âge  ! 
Disaient  trois  jouvenceaux,  enfants  du  voisinage: 

Assurément  il  radotait. 

Car,  au  nom  des  dieux,  je  vous  prie, 
Quel  fruit  de  ce  labeur  pouvez-vous  recueillir  ? 
Autant  qu'un  patriarche  il  vous  faudrait  vieillir. 

A  quoi  bon  charger  votre  vie 
Des  soins  d'un  avenir  qui  n'est  pas  fait  pour  vous  ? 
Ne  songez  désormais  qu'à  vos  erreurs  passées: 
Quittez  le  long  espoir  et  les  vastes  pensées; 

Tout  cela  ne  convient  qu'à  nous. 

Il  ne  convient  pas  à  vous-mêmes, 
Repartit  le  vieiUard.     Tout  établissement 
Vient  tard  et  dure  peu.  La  main  des  Parques  blêmes 
De  vos  jours  et  des  miens  se  joue  également. 
Nos  termes  sont  pareils  par  leur  courte  durée. 
Qui  de  nous  des  clartés  de  la  voûte  azurée 
Doit  jouir  le  dernier?     Est-il  aucun  moment 
Qui  vous  puisse  assurer  d'un  second  seulement  ? 
Mes  arrière-neveux  me  devront  cet  ombrage: 

Hé  bien,  défendez- vous  au  sage 
De  se  donner  des  soins  pour  le  plaisir  d'autrui  ? 


336  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Cela  même  est  un  fruit  que  je  goûte  aujourd'hui: 
J'en  puis  jouir  demain,  et  quelques  jours  encore; 

Je  puis  enfin  compter  l'aurore 

Plus  d'une  fois  sur  vos  tombeaux. 
Le  vieillard  eut  raison:   l'un  des  trois  jouvenceaux 
Se  noya  dès  le  port,  allant  à  l'Amérique; 
L'autre,  afin  de  monter  aux  grandes  dignités, 
Dans  les  emplois  de  Mars  servant  la  république. 
Par  un  coup  imprévu  vit  ses  jours  emportés; 

Le  troisième  tomba  d'un  arbre 

Que  lui-même  il  voulut  enter: 
Et  pleures  du  vieillard,  il  grava  sur  leur  marbre 

Ce  que  je  viens  de  raconter. 

IX 

LES   SOURIS   ET   LE    CHAT -HUANT 

Il  ne  faut  jamais  dire  aux  gens. 
Écoutez  un  bon  mot,  oyez  une  merveille. 

Savez-vous  si  les  écoutants 
En  feront  une  estime  à  la  vôtre  pareille  ? 
Voici  pourtant  un  cas  qui  peut  être  excepté: 
Je  le  maintiens  prodige,  et  tel  que  d'une  fable 
Il  a  l'air  et  les  traits,  encor  que  véritable. 

On  abattit  un  pin  pour  son  antiquité, 
Vieux  palais  d'un  hibou,  triste  et  sombre  retraite 
De  l'oiseau  qu'Atropos  prend  pour  son  interprète. 
Dans  son  tronc  caverneux,  et  miné  par  le  temps, 

Logeaient,  entre  autres  habitants. 
Force  souris  sans  pieds,  toutes  rondes  de  graisse. 
L'oiseau  les  nourrissait  parmi  des  tas  de  blé, 
Et  de  son  bec  avait  leur  troupeau  mutilé. 
Cet  oiseau  raisonnait,  il  faut  qu'on  le  confesse. 


LIVRE  ONZIÈME  337 

En  son  temps,  aux  souris  le  compagnon  chassa: 
Les  premières  qu'il  prit  du  logis  échappées, 
Pour  y  remédier,  le  drôle  estropia 
Tout  ce  qu'il  prit  ensuite;   et  leurs  jambes  coupées 
Firent  qu'il  les  mangeait  à  sa  commodité. 

Aujourd'hui  l'une  et  demain  l'autre. 
Tout  manger  à  la  fois,  l'impossibilité 
S'y  trouvait,  joint  aussi  le  soin  de  sa  santé. 
Sa  prévoyance  allait  aussi  loin  que  la  nôtre: 

Elle  allait  jusqu'à  leur  porter 

Vivres  et  grains  pour  subsister. 

Puis,  qu'un  cartésien  s'obstine 
A  traiter  ce  hibou  de  montre  et  de  machine  ! 

Quel  ressort  lui  pouvait  donner 
Le  conseil  de  tronquer  un  peuple  mis  en  mue  ? 

Si  ce  n'est  pas  là  raisonner, 

La  raison  m'est  chose  inconnue. 

Voyez  que  d'arguments  il  fit: 

Quand  ce  peuple  est  pris,  il  s'enfuit; 
Donc  il  faut  le  croquer  aussitôt  qu'on  le  happe. 
Tout!  il  est  impossible.     Et  puis  pour  le  besoin 
N'en  dois-je  point  garder  ?     Donc  il  faut  avoir  soin 

De  le  nourrir  sans  qu'il  échappe. 
Mais  comment  ?     Otons-lui  les  pieds.     Or  trouvez- 
moi 
Chose  par  les  humains  à  sa  fin  mieux  conduite  ! 
Quel  autre  art  de  penser  Aristote  et  sa  suite 

Enseignent-ils,  par  votre  foi  ?  ^ 

*  Ceci  n'est  point  une  fable;  et  la  chose,  quoique  merveil- 
leuse et  presque  incroyable,  est  véritablement  arrivée. 
J'ai  peut-être  porté  trop  loin  la  prévoyance  de  ce  hibou, 
car  je  ne  prétends  pas  établir  dans  les  bêtes  un  progrès  de 
raisonnement  tel  que  celui-ci:  mais  ces  exagérations  sont 
permises  à  la  poésie,  surtout  dans  la  manière  d'écrire  dont 
je  me  sers. 


338  FABLES  DE  LA  FONTAINE 


EPILOGUE 

C'est  ainsi  que  ma  muse,  aux  bords  d'une  onde  pure, 

Traduisait  en  langue  des  dieux 

Tout  ce  que  disent  sous  les  cieux 
Tant  d'êtres  empruntant  la  voix  de  la  nature. 

Truchement  de  peuples  divers. 
Je  les  faisais  servir  d'acteurs  en  mon  ouvrage: 

Car  tout  parle  dans  l'univers; 

Il  n'est  rien  qui  n'ait  son  langage. 
Plus  éloquents  chez  eux  qu'ils  ne  sont  dans  mes  vers. 
Si  ceux  que  j'introduis  me  trouvent  peu  fidèle, 
Si  mon  œuvre  n'est  pas  un  assez  bon  modèle, 

J 'ai  du  moins  ouvert  le  chemin  : 
D'autres  pourront  y  mettre  dernière  main. 
Favoris  des  neuf  sœurs,  achevez  l'entreprise: 
Donnez  mainte  leçon  que  j 'ai  sans  doute  omise  ; 
Sous  ces  inventions  il  faut  l'envelopper. 
Mais  vous  n'avez  que  trop  de  quoi  vous  occuper: 
Pendant  le  doux  emploi  de  ma  muse  innocente, 
Louis  dompte  l'Europe;  et,  d'une  main  puissante. 
Il  conduit  à  leur  fin  les  plus  nobles  projets 

Qu'ait  jamais  formés  un  monarque. 
Favoris  des  neuf  sœurs,  ce  sont  là  des  sujets 

Vainqueurs  du  temps  et  de  la  parque. 


FIN  DU  ONZIEME  LIVRE 


À  MONSEIGNEUR  LE  DUC  DE 
BOURGOGNE 

Monseigneur, — Je  ne  puis  employer,  pour  mes 
fables,  de  protection  qui  me  soit  plus  glorieuse  que 
la  vôtre.  Ce  goût  exquis  et  ce  jugement  si  solide 
que  vous  faites  paraître  dans  toutes  choses  au  delà 
d'un  âge  où  à  peine  les  autres  princes  sont-ils 
touchés  de  ce  qui  les  environne  avec  le  plus  d'éclat  ; 
tout  cela,  joint  au  devoir  de  vous  obéir  et  à  la 
passion  de  vous  plaire,  m'a  obligé  de  vous  présenter 
un  ouvrage  dont  l'original  a  été  l'admiration  de 
tous  les  siècles,  aussi  bien  que  celle  de  tous  les 
sages.  Vous  m'avez  même  ordonné  de  continuer; 
et,  si  vous  me  permettez  de  le  dire,  il  y  a  des  sujets 
dont  je  vous  suis  redevable,  et  où  vous  avez  jeté 
des  grâces  qui  ont  été  admirées  de  tout  le  monde. 
Nous  n'avons  plus  besoin  de  consulter  ni  Apollon, 
ni  les  Muses,  ni  aucune  des  divinités  du  Parnasse: 
elles  se  rencontrent  toutes  dans  les  présents  que 
vous  a  faits  la  nature,  et  dans  cette  science  de 
bien  juger  les  ouvrages  de  l'esprit,  à  quoi  vous 
joignez  déjà  celle  de  connaître  toutes  les  règles 
qui  y  conviennent.  Les  fables  d'Ésope  sont  une 
ample  matière  pour  ces  talents;  elles  embrassent 
toutes  sortes  d'événements  et  de  caractères.  Ces 
mensonges  sont  proprement  une  manière  d'his- 
toire où  on  ne  flatte  personne.  Ce  ne  sont  pas 
choses  de  peu  d'importance  que  ces  sujets:  les 
animaux  sont  les  précepteurs  des  hommes  dans 
339 


340  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

mon  ouvrage.  Je  ne  m'étendrai  pas  davantage  là- 
dessus:  vous  voyez  mieux  que  moi  le  profit  qu'on 
en  peut  tirer.  Si  vous  vous  connaissez  maintenant 
en  orateurs  et  en  poètes,  vous  vous  connaîtrez 
encore  mieux  quelque  jour  en  bons  politiques  et 
en  bons  généraux  d'armée;  et  vous  vous  trom- 
perez aussi  peu  au  choix  des  personnes,  qu'au 
mérite  des  actions.  Je  ne  suis  pas  d'un  âge  à 
espérer  d'en  être  témoin.  Il  faut  que  je  me  con- 
tente de  travailler  sous  vos  ordres.  L'envie  de 
vous  plaire  me  tiendra  lieu  d'une  imagination  que 
les  ans  ont  affaiblie  :  quand  vous  souhaiterez  quel- 
que fable,  je  la  trouverai  dans  ce  fonds-là.  Je  vou- 
drais bien  que  vous  y  pussiez  trouver  des  louanges 
dignes  du  monarque  qui  fait  mantenant  le  destin 
de  tant  de  peuples  et  de  nations,  et  qui  rend 
toutes  les  parties  du  monde  attentives  à  ses  con- 
quêtes, à  ses  victoires,  et  à  la  paix  qui  semble 
se  rapprocher,  et  dont  il  impose  les  conditions 
avec  toute  la  modération  que  peuvent  souhaiter 
nos  ennemis.  Je  me  le  figure  comme  un  conqué- 
rant qui  veut  mettre  des  bornes  à  sa  gloire  et  à  sa 
puissance,  et  de  qui  on  pourrait  dire,  à  meilleur 
titre  qu'on  ne  l'a  dit  d'Alexandre,  qu'il  va  tenir 
les  états  de  l'univers,  en  obligeant  les  ministres 
de  tant  de  princes  de  s'assembler  pour  terminer 
une  guerre  qui  ne  peut  être  que  ruineuse  à  leurs 
maîtres.  Ce  sont  des  sujets  au-dessus  de  nos 
paroles:  je  les  laisse  à  de  meilleures  plumes  que  la 
mienne;  et  suis  avec  un  profond  respect, — Mon- 
seigneur, votre  très  humble,  très  obéissant,  et  très 
fidèle  serviteur, 

DE  LA  FONTAINE. 


LIVRE  DOUZIÈME 
I 

LES   COMPAGNONS    D' ULYSSE 
A  M.  le  duc  de  Bourgogne 

Prince,  l'unique  objet  du  soin  des  immortels, 

Souffrez  que  mon  encens  parfume  vos  autels. 

Je  vous  offre  un  peu  tard  ces  présents  de  ma 

muse: 
Les  ans  et  les  travaux  me  serviront  d'excuse. 
Mon  esprit  diminue:   au  lieu  qu'à  chaque  instant 
On  aperçoit  le  vôtre  aller  en  augmentant  ; 
Il  ne  va  pas,  il  court;  il  semble  avoir  des  ailes. 
Le  héros  dont  il  tient  des  qualités  si  belles 
Dans  le  métier  de  Mars  brûle  d'en  faire  autant: 
Il  ne  tient  pas  à  lui  que,  forçant  la  victoire. 

Il  ne  marche  à  pas  de  géant 

Dans  la  carrière  de  la  gloire. 
Quelque  dieu  le  retient  :   c'est  notre  souverain. 
Lui  qu'un  mois  a  rendu  maître  et  vainqueur  du 

Rhin. 
Cette  rapidité  fut  alors  nécessaire  ; 
Peut-être  elle  serait  aujourd'hui  téméraire. 
Je  m'en  tais:   aussi  bien  les  Ris  et  les  Amours 
Ne  sont  pas  soupçonnés  d'aimer  les  longs  discours. 
De  ces  sortes  de  dieux  votre  cour  se  compose  ; 
Ils  ne  vous  quittent  point.     Ce  n'est  pas  qu'après 
tout 

341 


342  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

D'autres  divinités  n'y  tiennent  le  haut  bout: 

Le  sens  et  la  raison  y  règlent  toute  chose. 

Consultez  ces  derniers  sur  un  fait  où  les  Grecs, 
Imprudents  et  peu  circonspects, 
S'abandonnèrent  à  des  charmes 

Qui  métamorphosaient  en  bêtes  les  humains. 

Les  compagnons  d'Ulysse,  après  dix  ans  d'alarmes, 
Erraient  au  gré  du  vent,  de  leur  sort  incertains. 

Ils  abordèrent  un  rivage 

Où  la  fille  du  dieu  du  jour, 

Circé,  tenait  alors  sa  cour. 

EUe  leur  fit  prendre  un  breuvage 
Délicieux,  mais  plein  d'un  funeste  poison. 

D'abord  ils  perdent  la  raison; 
Quelques  moments  après,  leur  corps  et  leur  visage 
Prennent  l'air  et  les  traits  d'animaux  différents  : 
Les  voilà  devenus  ours,  lions,  éléphants  ; 

Les  uns  sous  une  masse  énorme. 

Les  autres  sous  une  autre  forme; 
Il  s'en  vit  de  petits,  exemplum  ut  talpa. 

Le  seul  Ulysse  en  échappa; 
Il  sut  se  défier  de  la  liqueur  traîtresse. 

Comme  il  joignait  à  la  sagesse 
La  mine  d'un  héros  et  le  doux  entretien, 

Il  fit  tant  que  l'enchanteresse 
Prit  un  autre  poison  peu  différent  du  sien. 
Une  déesse  dit  tout  ce  qu'elle  a  dans  l'ame: 

Celle-ci  déclara  sa  flamme. 
Ulysse  était  trop  fin  pour  ne  pas  profiter 

D'une  pareille  conjoncture: 
Il  obtint  qu'on  rendrait  à  ses  Grecs  leur  figure. 
Mais  la  voudront-ils  bien,  dit  la  nymphe,  accepter.? 
Allez  le  proposer  de  ce  pas  à  la  troupe. 


LIVRE  DOUZIÈME  343 

Ulysse  y  court,  et  dit:  L'empoisonneuse  coupe 
A  son  remède  encore;  et  je  viens  vous  l'offrir: 
Chers  amis,  voulez-vous  hommes  redevenir? 

On  vous  rend  déjà  la  parole. 

Le  lion  dit,  pensant  rugir, 

Je  n'ai  pas  la  tête  si  folle  : 
Moi  renoncer  aux  dons  que  je  viens  d'acquérir! 
J'ai  griffe  et  dents,  et  mets  en  pièces  qui  m'attaque  ; 
Je  suis  roi;   deviendrai-je  un  citadin  d'Ithaque? 
Tu  me  rendras  peut-être  encor  simple  soldat  : 

Je  ne  veux  point  changer  d'état. 
Ulysse  du  lion  court  à  l'ours:    Eh!    mon  frère. 
Comme  te  voilà  fait!   je  t'ai  vu  si  joli! 

Ah!  vraiment  nous  y  voici, 

Reprit  l'ours  à  sa  manière  : 
Comme  me  voilà  fait!   comme  doit  être  un  ours. 
Qui  t'a  dit  qu'une  forme  est  plus  belle  qu'une  autre  ? 

Est-ce  à  la  tienne  à  juger  de  la  nôtre  ? 
Je  m'en  rapporte  aux  yeux  d'une  ourse  mes  amours. 
Te  déplais-je?  va-t'en;  suis  ta  route,  et  me  laisse. 
Je  vis  libre,  content,  sans  nul  soin  qui  me  presse; 

Et  te  dis  tout  net  et  tout  plat: 

Je  ne  veux  point  changer  d'état. 
Le  prince  grec  au  loup  va  proposer  l'affaire: 
Il  lui  dit,  au  hasard  d'un  semblable  refus: 

Camarade,  je  suis  confus 

Qu'une  jeune  et  belle  bergère 
Conte  aux  échos  les  appétits  gloutons 

Qui  t'ont  fait  manger  ses  moutons. 
Autrefois  on  t'eût  vu  sauver  sa  bergerie: 

Tu  menais  une  honnête  vie. 

Quitte  ces  bois,  et  redevien. 

Au  lieu  de  loup,  homme  de  bien. 
En  est-il  ?  dit  le  loup:   pour  moi,  je  n'en  vois  guère. 


344  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Tu  t'en  viens  me  traiter  de  bête  carnassière; 

Toi  qui  parles,  qu'es-tu?     N'auriez-vous  pas,  sans 

moi, 
Mangé  ces  animaux  que  plaint  tout  le  village  ? 

Si  j'étais  homme,  par  ta  foi, 

Aimerais-je  moins  le  carnage  ? 
Pour  un  mot  quelquefois  vous  vous  étranglez  tous  : 
Ne  vous  êtes- vous  pas  l'un  à  l'autre  des  loups  ? 
Tout  bien  considéré,  je  te  soutiens  en  somme 

Que,  scélérat  pour  scélérat. 

Il  vaut  mieux  être  un  loup  qu'un  homme: 

Je  ne  veux  point  changer  d'état. 
Ulysse  fit  à  tous  une  même  semonce  : 

Chacun  d'eux  fit  même  réponse. 

Autant  le  grand  que  le  petit. 
La  liberté,  les  bois,  suivre  leur  appétit, 

C'était  leurs  délices  suprêmes  : 
Tous  renonçaient  au  los  des  belles  actions. 
Ils  croyaient  s'affranchir  suivant  leuç  passions  : 

Ils  étaient  esclaves  d'eux-mêmes. 

Prince,  j'aurais  voulu  vous  choisir  un  sujet 
Où  je  pusse  mêler  le  plaisant  à  l'utile: 

C'était  sans  doute  un  beau  projet. 

Si  ce  choix  eût  été  facile. 
Les  compagnons  d'Ulysse  enfin  se  sont  offerts: 
Ils  ont  force  pareils  en  ce  bas  univers. 

Gens  à  qui  j 'impose  pour  peine 

Votre  censure  et  votre  haine. 


LIVRE  DOUZIÈME  345 

II 

LE   CHAT   ET   LES   DEUX   MOINEAUX 
À  M,  le  duc  de  Bourgogne 

Un  chat,  contemporain  d'un  fort  jeune  moineau, 

Fut  logé  près  de  lui  dès  l'âge  du  berceau  : 

La  cage  et  le  panier  avaient  mêmes  pénates. 

Le  chat  était  souvent  agacé  par  l'oiseau: 

L'un  s'escrimait  du  bec;  l'autre  jouait  des  pattes. 

Ce  dernier  toutefois  épargnait  son  ami, 

Ne  le  corrigeant  qu'à  demi  : 

Il  se  fût  fait  un  grand  scrupule 

D'armer  de  pointes  sa  férule. 

Le  passereau,  moins  circonspect, 

Lui  donnait  force  coups  de  bec. 

En  sage  et  discrète  personne, 

Maître  chat  excusait  ces  jeux: 
Entre  amis  il  ne  faut  jamais  qu'on  s'abandonne 

Aux  traits  d'un  courroux  sérieux. 
Comme  ils  se  connaissaient  tous  deux  dès  leur  bas 

âge, 
Une  longue  habitude  en  paix  les  maintenait  ; 
Jamais  en  vrai  combat  le  jeu  ne  se  tournait: 

Quand  un  moineau  du  voisinage 
S'en  vint  les  visiter,  et  se  fît  compagnon 
Du  pétulant  Pierrot  et  du  sage  Raton. 
Entre  les  deux  oiseaux  il  arriva  querelle; 

Et  Raton  de  prendre  parti: 
Cet  inconnu,  dit-il,  nous  la  vient  donner  belle, 

D'insulter  ainsi  notre  ami! 
Le  moineau  du  voisin  viendra  manger  le  nôtre  ! 


346  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Non,  de   par   tous   les  chats!     Entrant  lors    au 

combat, 
Il  croque  l'étranger.     Vraiment,  dit  maître  chat. 
Les  moineaux  ont  un  goût  exquis  et  délicat  ! 
Cette  réflexion  fit  aussi  croquer  l'autre. 

Quelle  morale  puis-je  inférer  de  ce  fait? 
Sans  cela,  toute  fable  est  un  œuvre  imparfait. 
J'en  crois  voir  quelques  traits;    mais  leur  ombre 

m'abuse. 
Prince,  vous  les  aurez  incontinent  trouvés  : 
Ce  sont  des  jeux  pour  vous,  et  non  point  pour  ma 

muse; 
Elle  et  ses  sœurs  n'ont  pas  l'esprit  que  vous  avez. 


III 

LE   THÉSAURISEUR   ET   LE   SINGE 

Un  homme  accumulait.     On  sait  que  cette  erreur 

Va  souvent  jusqu'à  la  fureur. 
Celui-ci  ne  songeait  que  ducats  et  pistoles. 
Quand  ces  biens  sont  oisifs,  je  tiens  qu'ils  sont 
frivoles. 

Pour  sûreté  de  son  trésor. 
Notre  avare  habitait  un  lieu  dont  Amphitrite 
Défendait  aux  voleurs  de  toutes  parts  l'abord. 
Là,  d'une  volupté  selon  moi  fort  petite, 
Et  selon  lui  fort  grande,  il  entassait  toujours: 

Il  passait  les  nuits  et  les  jours 
A  compter,  calculer,  supputer  sans  relâche, 
Calculant,  supputant,  comptant  comme  à  la  tâche, 
Car  il  trouvait  toujours  du  mécompte  à  son  fait. 
Un  gros  singe,  plus  sage,  à  mon  sens,  que  son  maître, 


LIVRE  DOUZIÈME  347 

Jetait  quelques  doublons  toujours  par  la  fenêtre, 

Et  rendait  le  compte  imparfait  : 

La  chambre  bien  cadenassée 
Permettait  de  laisser  l'argent  sur  le  comptoir. 
Un  beau  jour  don  Bertrand  se  mit  dans  la  pensée 
D'en  faire  un  sacrifice  au  liquide  manoir. 

Quant  à  moi,  lorsque  je  compare 
Les  plaisirs  de  ce  singe  à  ceux  de  cet  avare, 
Je  ne  sais  bonnement  auquel  donner  le  prix: 
Don  Bertrand  gagnerait  près  de  certains  esprits  ; 
Les  raisons  en  seraient  trop  longues  à  déduire. 
Un  jour  donc  l'animal,  qui  ne  songeait  qu'à  nuire, 
Détachait  du  monceau,  tantôt  quelque  doublon, 

Un  jacobus,  un  ducaton. 

Et  puis  quelque  noble  à  la  rose  ; 
Éprouvait  son  adresse  et  sa  force  à  jeter 
Ces  morceaux  de  métal,  qui  se  font  souhaiter 

Par  les  humains  sur  toute  chose. 
S'il  n'avait  entendu  son  compteur  à  la  fin 

Mettre  la  clef  dans  la  serrure, 
Les  ducats  auraient  tous  pris  le  même  chemin, 

Et  couru  la  même  aventure  : 
Il  les  aurait  fait  tous  voler  jusqu'au  dernier 
Dans  le  gouffre  enrichi  par  maint  et  maint  naufrage. 

Dieu  veuille  préserver  maint  et  maint  financier 
Qui  n'en  fait  pas  meilleur  usage! 


348  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

IV 
LES  DEUX  CHÈVRES 

DÈS  que  les  chèvres  ont  brouté. 

Certain  esprit  de  liberté 
Leur  fait  chercher  fortune  :   elles  vont  en  voyage 

Vers  les  endroits  du  pâturage 

Les  moins  fréquentés  des  humains. 
Là,  s'il  est  quelque  lieu  sans  route  et  sans  chemins. 
Un  rocher,  quelque  mont  pendant  en  précipices, 
C'est  où  ces  dames  vont  promener  leurs  caprices: 
Rien  ne  peut  arrêter  cet  animal  grimpant. 

Deux  chèvres  donc  s'émancipant, 

Toutes  deux  ayant  patte  blanche, 
Quittèrent  les  bas  prés,  chacune  de  sa  part: 
L'une  vers  l'autre  allait  pour  quelque  bon  hasard. 
Un  ruisseau  se  rencontre,  et  pour  pont  une  planche. 
Deux  belettes  à  peine  auraient  passé  de  front 

Sur  ce  pont  : 
D'ailleurs,  l'onde  rapide  et  le  ruisseau  profond 
Devaient  faire  trembler  de  peur  ces  amazones. 
Malgré  tant  de  dangers,  l'une  de  ces  personnes 
Pose  un  pied  sur  la  planche,  et  l'autre  en  fait  autant. 
Je  m'imagine  voir,  avec  Louis-le-Grand, 

Philippe-Quatre  qui  s'avance 

Dans  l'île  de  la  Conférence. 

Ainsi  s'avançaient  pas  à  pas. 

Nez  à  nez,  nos  aventurières. 
Qui,  toutes  deux  étant  fort  fières, 
Vers  le  milieu  du  pont  ne  se  voulurent  pas 
L'une  à  l'autre  céder.     Elles  avaient  la  gloire 
De  compter  dans  leur  race,  à  ce  que  dit  l'histoire. 


LIVRE  DOUZIÈME  349 

L'une,  certaine  chèvre,  au  mérite  sans  pair, 
Dont  Polyphème  fit  présent  à  Galatée; 

Et  l'autre,  la  chèvre  Amalthée 

Par  qui  fut  nourri  Jupiter. 
Faute  de  reculer,  leur  chute  fut  commune  : 

Toutes  deux  tombèrent  dans  l'eau. 

Cet  accident  n'est  pas  nouveau 
Dans  le  chemin  de  la  fortune. 


À  M.  LE  DUC  DE  BOURGOGNE 

qui  avait  demandé  à  M.  de  la  Fontaine  une  fable  qui 
fût  nommée  "  Le  Chat  et  la  Souris  " 

Pour  plaire  au  jeune  prince  à  qui  la  renommée 

Destine  un  temple  en  mes  écrits, 
Comment  composerai-je  une  fable  nommée 
Le  chat  et  la  souris  ? 

Dois-je  représenter  dans  ces  vers  une  belle 
Qui,  douce  en  apparence,  et  toutefois  cruelle, 
Va  se  jouant  des  cœurs  que  ses  charmes  ont  pris 
Comme  le  chat  de  la  souris  ? 

Prendrai-je  pour  sujet  les  jeux  de  la  Fortune? 
Rien  ne  lui  convient  mieux:    et  c'est  chose  com- 
mune 
Que  de  lui  voir  traiter  ceux  qu'on  croit  ses  amis 
Comme  le  chat  fait  la  souris. 

Introduirai-je  un  roi  qu'entre  ses  favoris 

Elle  respecte  seul,  roi  qui  fixe  sa  roue. 

Qui  n'est  point  empêché  d'un  monde  d'ennemis. 


350  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Et  qui  des  plus  puissants,  quand  il  lui  plaît,  se  joue 
Comme  le  chat  de  la  souris? 

Mais  insensiblement,  dans  le  tour  que  j'ai  pris. 
Mon  dessein  se  rencontre;  et,  si  je  ne  m'abuse. 
Je  pourrais  tout  gâter  par  de  plus  longs  récits: 
Le  jeune  prince  alors  se  joûrait  de  ma  muse 
Comme  le  chat  de  la  souris. 


LE   VIEUX   CHAT   ET   LA   JEUNE   SOURIS 

Une  jeune  souris,  de  peu  d'expérience. 

Crut  fléchir  un  vieux  chat,  implorant  sa  clémence. 

Et  payant  de  raisons  le  Raminagrobis  : 

Laissez-moi  vivre;  une  souris 

De  ma  taille  et  de  ma  dépense 

Est-eUe  à  charge  en  ce  logis  ? 

Affamerais-je,  à  votre  avis. 

L'hôte,  l'hôtesse,  et  tout  leur  monde  ? 

D'un  grain  de  blé  je  me  nourris: 

Une  noix  me  rend  toute  ronde. 
A  présent  je  suis  maigre;  attendez  quelque  temps: 
Réservez  ce  repas  à  messieurs  vos  enfants. 
Ainsi  parlait  au  chat  la  souris  attrapée. 

L'autre  lui  dit:  Tu  t'es  trompée: 
Est-ce  à  moi  que  l'on  tient  de  semblables  discours  ? 
Tu  gagnerais  autant  de  parler  à  des  sourds. 
Chat,  et  vieux,  pardonner!   cela  n'arrive  guères. 

Selon  ces  lois,  descends  là-bas; 

Meurs,  et  va-t'en  tout  de  ce  pas 

Haranguer  les  sœurs  filandières  : 


LIVRE  DOUZIÈME  351 

Mes  enfants  trouveront  assez  d'autres  repas. 

Il  tint  parole.     Et  pour  ma  fable 
Voici  le  sens  moral  qui  peut  y  convenir  : 

La  jeunesse  se  flatte,  et  croit  tout  obtenir: 
La  vieillesse  est  impitoyable. 


VI 

LE    CERF   MALADE 

En  pays  plein  de  cerfs  un  cerf  tomba  malade. 

Incontinent  maint  camarade 
Accourt  à  son  grabat  le  voir,  le  secourir, 
Le  consoler  du  moins  :   multitude  importune. 

Eh!   messieurs,  laissez-moi  mourir: 

Pennettez  qu'en  forme  commune 
La  Parque  m'expédie,  et  finissez  vos  pleurs. 

Point  du  tout  :   les  consolateurs 
De  ce  triste  devoir  tout  au  long  s'acquittèrent, 

Quand  il  plut  à  Dieu  s'en  allèrent; 

Ce  ne  fut  pas  sans  boire  un  coup, 
C'est-à-dire  sans  prendre  un  droit  de  pâturage. 
Tout  se  mit  à  brouter  les  bois  du  voisinage. 
La  pitance  du  cerf  en  déchut  de  beaucoup. 

Il  ne  trouva  plus  rien  à  frire  : 

D'un  mal  il  tomba  dans  un  pire, 

Et  se  vit  réduit,  à  la  fin, 

A  jeûner  et  mourir  de  faim. 

Il  en  coûte  à  qui  vous  réclame. 
Médecins  du  corps  et  de  l'âme  ! 
O  temps  !   ô  mœurs  !  j 'ai  beau  crier, 
Tout  le  monde  se  fait  payer. 


352  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

VII 

LA   CHAUVE-SOURIS,    LE   BUISSON,    ET  LE   CANARD 

Le  buisson,  le  canard,  et  la  chauve-souris, 

Voyant  tous  trois  qu'en  leur  pays 

Ils  faisaient  petite  fortune. 
Vont  trafiquer  au  lion,  et  font  bourse  commune. 
Ils  avaient  des  comptoirs,  des  facteurs,  des  agents 

Non  moins  soigneux  qu'intelligents. 
Des  registres  exacts  de  mise  et  de  recette. 

Tout  allait  bien:  quand  leur  emplette. 

En  péissant  par  certains  endroits 

Remplis  d'écueils  et  fort  étroits. 

Et  de  trajet  très  difficile, 
Alla  tout  emballée  au  fond  des  magasins 

Qui  du  Tartare  sont  voisins. 
Notre  trio  poussa  maint  regret  inutile  ; 

Ou  plutôt  il  n'en  poussa  point: 
Le  plus  petit  marchand  est  savant  sur  ce  point: 
Pour  sauver  son  crédit,  il  faut  cacher  sa  perte. 
Celle  que,  par  malheur,  nos  gens  avaient  soufferte 
Ne  put  se  réparer:  le  cas  fut  découvert. 
Les  voilà  sans  crédit,  sans  argent,  sans  ressource, 

Prêts  à  porter  le  bonnet  vert. 

Aucun  ne  leur  ouvrit  sa  bourse. 
Et  le  sort  principal,  et  les  gros  intérêts, 

Et  les  sergents,  et  les  procès, 

Et  le  créancier  à  la  porte 

Dès  devant  la  pointe  du  jour, 
N'occupaient  le  trio  qu'à  chercher  maint  détour 

Pour  contenter  cette  cohorte. 
Le  buisson  accrochait  les  passants  à  tous  coups: 


LIVRE  DOUZIÈME  353 

Messieurs,  leur  disait-il,  de  grâce,  apprenez-nous 
En  quel  lieu  sont  les  marchandises 
Que  certains  gouffres  nous  ont  prises. 

Le  plongeon  sous  les  eaux  s'en  allait  les  chercher. 

L'oiseau  chauve-souris  n'osait  plus  approcher 
Pendant  le  jour  nulle  demeure: 
Suivi  de  sergents  à  toute  heure, 
En  des  trous  il  s'allait  cacher. 

Je  connais  maint  detteur,qui  n'est  ni  souris-chauve, 
Ni  buisson,  ni  canard,  ni  dans  tel  cas  tombé, 
Mais  simple  grand  seigneur,  qui  tous  les  jours  se 
sauve 

Par  un  escalier  dérobé. 

VIII 

LA  QUERELLE  DES  CHIENS  ET  DES  CHATS,  ET  CELLE 
DES  CHATS  ET  DES  SOURIS 

La  Discorde  a  toujours  régné  dans  l'univers; 
Notre  monde  en  fournit  mille  exemples  divers  : 
Chez  nous  cette  déesse  a  plus  d'un  tributaire. 

Commençons  par  les  éléments  : 
Vous  serez  étonnés  de  voir  qu'à  tous  moments 

Ils  seront  appointés  contraire. 

Outre  ces  quatre  potentats. 

Combien  d'êtres  de  tous  états 

Se  font  une  guerre  éternelle.  ! 

Autrefois  un  logis  plein  de  chiens  et  de  chats. 
Par  cent  arrêts  rendus  en  forme  solennelle. 

Vit  terminer  tous  leurs  débats. 
Le  maître  ayant  réglé  leurs  emplois,  leurs  repas, 
Et  menacé  du  fouet  quiconque  aurait  querelle. 
Ces  animaux  vivaient  entre  eux  comme  cousins. 

M 


354  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Cette  union  si  douce,  et  presque  fraternelle, 

Édifiât  tous  les  voisins. 
Enfin  eUe  cessa.     Quelque  plat  de  potage, 
Quelque   os,   par  préférence,   à   quelqu'un   d'eux 

donné, 
Fit  que  l'autre  parti  s'en  vint  tout  forcené 

Représenter  un  tel  outrage. 
J'ai  vu  des  chroniqueurs  attribuer  le  cas 
Aux  passe-droits  qu'avait  une  chienne  en  gésine. 

Quoi  qu'il  en  soit,  cet  altercas 
Mit  en  combustion  la  salle  et  la  cuisine  : 
Chacun  se  déclara  pour  son  chat,  pour  son  chien. 
On  fit  un  règlement  dont  les  chats  se  plaignirent. 

Et  tout  le  quartier  étourdirent. 
Leur  avocat  disait  qu'il  fallait  bel  et  bien 
Recourir  aux  arrêts.     En  vain  ils  les  cherchèrent 
Dans  un  coin  où  d'abord  leurs  agents  les  cachèrent  ; 

Les  souris  enfin  les  mangèrent. 
Autre  procès  nouveau.     Le  peuple  souriquois 
En  pâtit:  maint  vieux  chat,  fin,  subtil  et  narquois. 
Et  d'ailleurs  en  voulant  à  toute  cette  race, 

Les  guetta,  les  prit,  fit  main  basse. 
Le  maître  du  logis  ne  s'en  trouva  que  mieux. 

J'en  reviens  à  mon  dire.     On  ne  voit  sous  les  cieux 
Nul  animal,  nul  être,  aucune  créature. 
Qui  n'ait  son  opposé:   c'est  la  loi  de  nature. 
D'en  chercher  la  raison,  ce  sont  soins  superflus. 
Dieu  fit  bien  ce  qu'il  fit,  et  je  n'en  sais  pas  plus. 

Ce  que  je  sais,  c'est  qu'aux  grosses  paroles 
On  en  vient,  sur  un  rien,  plus  des  trois  quarts  du 

temps. 
Humains,  il  vous  faudrait  encore  à  soixante  ans 
Renvoyer  chez  les  barbacoles. 


LIVRE  DOUZIÈME  355 

IX 

LE  LOUP  ET  LE   RENARD 

D'où  vient  que  personne  en  la  vie 

N'est  satisfait  de  son  état? 
Tel  voudrait  bien  être  soldat, 
A  qui  le  soldat  porte  envie. 

Certain  renard  voulut,  dit-on. 
Se  faire  loup.     Hé  !   qui  peut  dire 
Oue  pour  le  métier  de  mouton 
Jamais  aucun  loup  ne  soupire  ? 

Ce  qui  m'étonne  est  qu'à  huit  ans 
Un  prince  en  fable  ait  mis  la  chose, 
Pendant  que  sous  mes  cheveux  blancs 
Je  fabrique  à  force  de  temps 
Des  vers  moins  sensés  que  sa  prose. 

Les  traits  dans  sa  fable  semés 
Ne  sont  en  l'ouvrage  du  poète 
Ni  tous  ni  si  bien  exprimés  : 
Sa  louange  en  est  plus  complète. 

De  la  chanter  sur  la  musette, 
C'est  mon  talent;  mais  je  m'attends 
Que  mon  héros,  dans  peu  de  temps, 
Me  fera  prendre  la  trompette. 

Je  ne  suis  pas  un  grand  prophète. 
Cependant  je  lis  dans  les  cieux 
Que  bientôt  ses  faits  glorieux 


356  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Demanderont  plusieurs  Homères: 
Et  ce  temps-ci  n'en  produit  guères. 
Laissant  à  part  tous  ces  mystères, 
Essayons  de  conter  la  fable  avec  succès. 

Le  renard  dit  au  loup  :  Notre  cher,  pour  tous  mets 
J'ai  souvent  un  vieux  coq,  ou  de  maigres  poulets: 

C'est  une  viande  qui  me  lasse. 
Tu  fais  meilleure  chère  avec  moins  de  hasard: 
J'approche  des  maisons;  tu  te  tiens  à  l'écart. 
Apprends-moi  ton  métier,  camarade,  de  grâce; 

Rends-moi  le  premier  de  ma  race 
Qui  fournisse  son  croc  de  quelque  mouton  gras  : 
Tu  ne  me  mettras  point  au  nombre  des  ingrats. 
Je  le  veux,  dit  le  loup:  il  m'est  mort  un  mien  frère. 
Allons  prendre  sa  peau,  tu  t'en  revêtiras. 
Ils  vont  ;  et  le  loup  dit  :   Voici  comme  il  faut  faire. 
Si  tu  veux  écarter  les  mâtins  du  troupeau. 

Le  renard,  ayant  mis  la  peau, 
Répétait  les  leçons  que  lui  donnait  son  maître. 
D'abord  il  s'y  prit  mal,  puis  un  peu  mieux,  puis  bien, 

Puis  enfin  il  n'y  manqua  rien. 
A  peine  il  fut  instruit  autant  qu'il  pouvait  l'être. 
Qu'un  troupeau  s'approcha.     Le  nouveau  loup  y 

court, 
Et  répand  la  terreur  dans  les  lieux  d'alentour. 

Tel,  vêtu  des  armes  d'Achille, 
Patrocle  mit  l'alarme  au  camp  et  dans  la  ville  : 
Mères,  brus  et  vieillards,  au  temple  couraient  tous. 
L'ost  du  peuple  bêlant  crut  voir  cinquante  loups: 
Chien,  berger,  et  troupeau,  tout  fuit  vers  le  village, 
Et  laisse  seulement  une  brebis  pour  gage. 
Le  larron  s'en  saisit.     A  quelques  pas  de  là 
Il  entendit  chanter  un  coq  du  voisinage. 


LIVRE  DOUZIÈME  357 

Le  disciple  aussitôt  droit  au  coq  s'en  alla, 

Jetant  bas  sa  robe  de  classe, 
Oubliant  les  brebis,  les  leçons,  le  régent, 

Et  courant  d'un  pas  diligent. 

Que  sert-il  qu'on  se  contrefasse  ? 
Prétendre  ainsi  changer  est  une  illusion: 

L'on  reprend  sa  première  trace 

A  la  première  occasion. 

De  votre  esprit,  que  nul  autre  n'égale, 
Prince,  ma  muse  tient  tout  entier  ce  projet; 
Vous  m'avez  donné  le  sujet, 
Le  dialogue  et  la  morale. 


X 

l'écrevisse  et  sa  fille 

Les  sages  quelquefois,  ainsi  que  l'écrevisse. 
Marchent  à  reculons,  tournent  le  dos  au  port. 
C'est  l'art  des  matelots:   c'est  aussi  l'artifice 
De  ceux  qui,  pour  couvrir  quelque  puissant  effort. 
Envisagent  un  point  directement  contraire. 
Et  font  vers  ce  lieu-là  courir  leur  adversaire. 
Mon  sujet  est  petit,  cet  accessoire  est  grand: 
Je  pourrais  l'appliquer  à  certain  conquérant 
Qui  tout  seul  déconcerte  une  ligue  à  cent  têtes. 
Ce  qu'il  n'entreprend  pas,  et  ce  qu'il  entreprend, 
N'est  d'abord  qu'un  secret,  puis  devient  des  con- 
quêtes. 
En  vain  l'on  a  les  yeux  sur  ce  qu'il  veut  cacher, 
Ce  sont  arrêts  du  Sort  qu'on  ne  peut  empêcher: 
Le  torrent  à  la  fin  devient  insurmontable. 
Cent  dieux  sont  impuissants  contre  un  seul  Jupiter. 


358  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Louis  et  le  Destin  me  semblent  de  concert 
Entraîner  l'univers.     Venons  à  notre  fable. 

Mère  écrevisse  un  jour  à  sa  fille  disait: 

Comme  tu  vas,   bon   Dieu!  ne  peux-tu  marcher 

droit  ? 
Et  comme  vous  allez  vous-même  !   dit  la  fille  : 
Puis -je  autrement  marcher  que  ne  fait  ma  famille  ? 
Veut-on  que  j'aille  droit  quand  on  y  va  tortu  ? 

Elle  avait  raison  :  la  vertu 

De  tout  exemple  domestique 

Est  universelle,  et  s'applique 
En  bien,  en  mal,  en  tout;  fait  des  sages,  des  sots; 
Beaucoup  plus  de  ceux-ci.     Quant  à  tourner  le  dos 
A  son  but,  j'y  reviens;   la  méthode  en  est  bonne, 

Surtout  au  métier  de  Bellone  : 

Mais  il  faut  le  faire  à  propos. 


XI 

l'aigle  et  la  pie 

L'aigle,  reine  des  airs,  avec  Margot  la  pie, 
Différentes  d'humeur,  de  langage  et  d'esprit, 
Et  d'habit, 

Traversaient  un  bout  de  prairie. 
Le  hasard  les  assemble  en  un  coin  détourné. 
L'agace  eut  peur:  mais  l'aigle,  ayant  fort  bien  dîné, 
La  rassure,  et  lui  dit  :   Allons  de  compagnie  : 
Si  le  maître  des  dieux  assez  souvent  s'ennuie, 

Lui  qui  gouverne  l'univers. 
J'en  puis  bien  faire  autant,  moi  qu'on  sait  qui  le 
sers. 


LIVRE  DOUZIÈME  359 

Entretenez-moi  donc,  et  sans  cérémonie. 
Caquet-bon-bec  alors  de  jaser  au  plus  dru, 
Sur  ceci,  sur  cela,  sur  tout.     L'homme  d'Horace, 
Disant  le  bien,  le  mal,  à  travers  champs,  n'eût  su 
Ce  qu'en  fait  de  babil  y  savait  notre  agace. 
Elle  ofïre  d'avertir  de  tout  ce  qui  se  passe, 

Sautant,  allant  de  place  en  place, 
Bon  espion,  Dieu  sait.     Son  offre  ayant  déplu, 

L'aigle  lui  dit  tout  en  colère  : 

Ne  quittez  point  votre  séjour, 
Caquet-bon-bec,    m'amie:     adieu;     je    n'ai    que 
faire 

D'une  babillarde  à  ma  cour: 

C'est  un  fort  méchant  caractère. 

Margot  ne  demandait  pas  mieux. 

Ce  n'est  pas  ce  qu'on  croit,  que  d'entrer  chez  les 

dieux  : 
Cet  honneur  a  souvent  de  mortelles  angoisses. 
Rediseurs,  espions,  gens  à  l'air  gracieux, 
Au  cœur  tout  différent,  s'y  rendent  odieux: 
Ouoiqu 'ainsi  que  la  pie  il  faille  dans  ces  lieux 
Porter  habit  de  deux  paroisses. 


XII 

LE    ROI,    LE   MILAN,    ET   LE    CHASSEUR 
À.  S.  A.  S.  M.  le  prince  de  Conti. 

Comme  les  dieux  sont  bons,  ils  veulent  que  les  rois 
Le  soient  aussi:   c'est  l'indulgence 
Qui  fait  le  plus  beau  de  leurs  droits. 
Non  les  douceurs  de  la  vengeance. 

Prince,  c'est  votre  avis.     On  sait  que  le  courroux 


36o  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

S'éteint  en  votre  cœur  sitôt  qu'on  l'y  voit  naître. 
Achille,  qui  du  sien  ne  put  se  rendre  maître, 

Fut  par  là  moins  héros  que  vous. 
Ce  titre  n'appartient  qu'à  ceux  d'entre  les  hommes 
Qui,  comme  en  l'âge  d'or,  font  cent  biens  ici-bas. 
Peu  de  grands  sont  nés  tels  en  cet  âge  où  nous 

sommes  : 
L'univers  leur  sait  gré  du  mal  qu'ils  ne  font  pas. 

Loin  que  vous  suiviez  ces  exemples, 
Mille  actes  généreux  vous  promettent  des  temples. 
Apollon,  citoyen  de  ces  augustes  lieux. 
Prétend  y  célébrer  votre  nom  sur  sa  lyre. 
Je  sais  qu'on  vous  attend  dans  le  palais  des  dieux: 
Un  siècle  de  séjour  doit  ici  vous  suffire. 
Hjmien  veut  séjourner  tout  un  siècle  chez  vous. 

Puissent  ses  plaisirs  les  plus  doux 

Vous  composer  des  destinées 

Par  ce  temps  à  peine  bornées  ! 
Et  la  princesse  et  vous  n'en  méritez  pas  moins: 

J 'en  prends  ses  charmes  pour  témoins  ; 

Pour  témoins  j 'en  prends  les  merveilles 
Par  qui  le  ciel,  pour  vous  prodigue  en  ses  présents, 
De  qualités  qui  n'ont  qu'en  vous  seul  leurs  pareilles 

Voulut  orner  vos  jeunes  ans. 
Bourbon  de  son  esprit  ses  grâces  assaisonne  : 

Le  ciel  joignit  en  sa  personne 

Ce  qui  sait  se  faire  estimer 

A  ce  qui  sait  se  faire  aimer. 
Il  ne  m'appartient  pas  d'étaler  votre  joie: 

Je  me  tais  donc,  et  vais  rimer 

Ce  que  lit  un  oiseau  de  proie. 

Un  milan,  de  son  nid  antique  possesseur, 
Étant  pris  vif  par  un  chasseur. 


LIVRE  DOUZIÈME  361 

D'en  faire  au  prince  un  don  cet  homme  se  propose. 
La  rareté  du  fait  donnait  prix  à  la  chose. 
L'oiseau,  par  le  chasseur  humblement  présenté, 

Si  ce  conte  n'est  apocryphe, 

Va  tout  droit  imprimer  sa  griffe 

Sur  le  nez  de  sa  majesté. — 
Quoi!  sur  le  nez  du  roi  !     Du  roi  même  en  personne. 
Il  n'avait  donc  alors  ni  sceptre  ni  couronne  ? 
Quand  il  en  aurait  eu,  c'aurait  été  tout  un: 
Le  nez  royal  fut  pris  comme  un  nez  du  commun. 
Dire  des  courtisans  les  clameurs  et  la  peine 
Serait  se  consumer  en  efforts  impuissants. 
Le  roi  n'éclata  point:  les  cris  sont  indécents 

A  la  majesté  souveraine. 
L'oiseau  garda  son  poste  :   on  ne  put  seulement 

Hâter  son  départ  d'un  moment. 
Son  maître  le  rappelle,  et  crie,  et  se  tourmente. 
Lui  présente  le  leurre,  et  le  poing,  mais  en  vain. 

On  crut  que  jusqu'au  lendemain 
Le  maudit  animal  à  la  serre  insolente 

Nicherait  là  malgré  le  bruit, 
Et  sur  le  nez  sacré  voudrait  passer  la  nuit. 
Tâcher  de  l'en  tirer  irritait  son  caprice. 
Il  quitte  enfin  le  roi,  qui  dit  :   Laissez  aller 
Ce  milan,  et  celui  qui  m'a  cru  régaler. 
Ils  se  sont  acquittés  tous  deux  de  leur  office, 
L'un  en  milan,  et  l'autre  en  citoyen  des  bois: 
Pour  moi,  qui  sais  comment  doivent  agir  les  rois. 

Je  les  affranchis  du  supplice. 
Et  la  cour  d'admirer.     Les  courtisans  ravis 
Élèvent  de  tels  faits  par  eux  si  mal  suivis. 
Bien  peu,  même  des  rois,  prendraient  un  tel  modèle. 

Et  le  veneur  l'échappa  belle; 
Coupables  seulement,  tant  lui  que  l'animal, 


362  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

D'ignorer  le  danger  d'approcher  trop  du  maître: 

Ils  n'avaient  appris  à  connaître 
Que  les  hôtes  des  bois  ;  était-ce  un  si  grand  mal  ? 

Pilpaj'  fait  près  du  Gange  arriver  l'aventure. 

Là,  nulle  humaine  créature 
Ne  touche  aux  animaux  pour  leur  sang  épancher  : 
Le  roi  même  ferait  scrupule  d'y  toucher. 
Savons-nous,  disent-ils,  si  cet  oiseau  de  proie 

N'était  point  au  siège  de  Troie? 
Peut-être  y  tint-il  lieu  d'un  prince  ou  d'un  héros 

Des  plus  huppés  et  des  plus  hauts: 
Ce  qu'il  fut  autrefois  il  pourra  l'être  encore. 

Nous  croyons,  après  Pythagore, 
Qu'avec  les  animaux  de  forme  nous  changeons; 

Tantôt  milans,  tantôt  pigeons, 

Tantôt  humains,  puis  volatilles 

Ayant  dans  les  airs  leurs  familles. 

Comme  l'on  conte  en  deux  façons 
L'accident  du  chasseur,  voici  l'autre  manière. 

Un  certain  fauconnier  ayant  pris,  ce  dit-on, 
A  la  chasse  un  milan  (ce  qui  n'arrive  guère) 

En  voulut  au  roi  faire  un  don, 

Comme  de  chose  singulière  : 
Ce  cas  n'arrive  pas  quelquefois  en  cent  ans; 
C'est  le  NON  PLUS  ultra  de  la  fauconnerie. 
Ce  chasseur  perce  donc  un  gros  de  courtisans, 
Plein  de  zèle,  échauffé,  s'il  le  fut  de  sa  vie. 

Par  ce  parangon  das  présents 

Il  croyait  sa  fortune  faite  : 

Quand  l'animal  porte-sonnette, 

Sauvage  encore  et  tout  grossier, 


LIVRE  DOUZIÈME  363 

Avec  ses  ongles  tout  d'acier, 
Prend  le  nez  du  chasseur,  happe  le  pauvre  sire. 

Lui  de  crier;   chacun  de  rire, 
Monarque  et  courtisans.     Oui  n"eiit  ri?     Quant  à 

moi. 
Je  n'en  eusse  quitté  ma  part  pour  un  empire. 

Qu'un  pape  rie,  en  bonne  foi, 
Je  ne  l'ose  assurer;  mais  je  tiendrais  un  roi 

Bien  malheureux  s'il  n'osait  rire: 
C'est  le  plaisir  des  dieux.     Malgré  son  noir  souci, 
Jupiter  et  le  peuple  immortel  rit  aussi: 
Il  en  fit  des  éclats,  à  ce  que  dit  l'histoire. 
Quand  Vulcain,  clopinant,  lui  vint  donner  à  boire. 
Que  le  peuple  immortel  se  montrât  sage  ou  non, 
J'ai  changé  mon  sujet  avec  juste  raison; 

Car,  puisqu'il  s'agit  de  morale. 
Que  nous  eût  du  chasseur  l'aventure  fatale 
Enseigné  de  nouveau  ?     L'on  a  vu  de  tout  temps 
Plus  de  sots  fauconniers  que  de  rois  indrdgents. 


XIII 

LE    RENARD,    LES    MOUCHES,    ET   LE    HÉRISSON' 

Aux  traces  de  son  sang,  un  vieux  hôte  des  bois, 

Renard  fin,  subtil  et  matois, 
Blessé  par  des  chasseurs,  et  tombé  dans  la  fange. 
Autrefois  attira  ce  parasite  ailé 

Que  nous  avons  mouche  appelé. 
Il  accusait  les  dieux,  et  trouvait  fort  étrange 
Que  le  sort  à  tel  point  le  voulût  affliger, 

Et  le  fît  aux  mouches  manger. 
Quoi!  se  jeter  sur  moi,  sur  moi  le  plus  habile 

De  tous  les  hôtes  des  forêts! 


364  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Depuis  quand  les  renards  sont-ils  un  si  bon  mets  ? 
Et  que  me  sert  ma  queue  ?  est-ce  un  poids  inutile  ? 
Va,  le  ciel  te  confonde,  animal  importun! 

Que  ne  vis-tu  sur  le  commun  ? 

Un  hérisson  du  voisinage, 

Dans  mes  vers  nouveau  personnage, 
Voulut  le  délivrer  de  l'importunité 

Du  peuple  plein  d'avidité: 
Je  les  vais  de  mes  dards  enfiler  par  centaines, 
Voisin  renard,  dit-il,  et  terminer  tes  peines. 
Garde-t'en  bien,  dit  l'autre;   ami,  ne  le  fais  pas: 
Laisse-les,  je  te  prie,  achever  leur  repas. 
Ces  animaux  sont  soûls  ;   une  troupe  nouveDe 
Viendrait  fondre  sur  moi,  plus  âpre  et  plus  cruelle. 

Nous  ne  trouvons  que  trop  de  mangeurs  ici-bas  : 

Ceux-ci  sont  courtisans,  ceux-là  sont  magistrats. 

Aristote  appliquait  cet  apologue  aux  hommes. 
Les  exemples  en  sont  communs, 
Surtout  au  pays  où  nous  sommes. 

Plus  telles  gens  sont  pleins,  moins  ils  sont  im- 
portuns. 

XIV 

l'amour  et  la  folie 

Tout  est  mystère  dans  l'Amour, 
Ses  flèches,  son  carquois,  son  flambeau,  son  enfance  : 

Ce  n'est  pas  l'ouvi^age  d'un  jour 

Que  d'épuiser  cette  science. 
Je  ne  prétends  donc  point  tout  expliquer  ici: 
Mon  but  est  seulement  de  dire,  à  ma  manière, 

Comment  l'aveugle  que  voici 


LIVRE  DOUZIÈME  365 

(C'est   un    dieu),    comment,    dis-je,    il   perdit    la 

lumière  ; 
Quelle  suite  eut  ce  mal,  qui  peut-être  est  un  bien. 
J'en  fais  juge  un  amant,  et  ne  décide  rien. 
La  Folie  et  l'Amour  jouaient  un  jour  ensemble: 
Celui-ci  n'était  pas  encor  privé  des  yeux. 
Une  dispute  vint:  l'Amour  veut  qu'on  assemble 

Là-dessus  le  conseil  des  dieux: 

L'autre  n'eut  pas  la  patience; 

Elle  lui  donne  un  coup  si  furieux. 

Qu'il  en  perd  la  clarté  des  cieux. 

Vénus  en  demande  vengeance. 
Femme  et  mère,  il  suffit  pour  juger  de  ses  cris: 

Les  dieux  en  furent  étourdis. 

Et  Jupiter,  et  Némésis, 
Et  les  juges  d'enfer,  enfin  toute  la  bande. 
Elle  représenta  l'énormité  du  cas; 
Son  fils,  sans  un  bâton,  ne  pouvait  faire  un  pas: 
Nulle  peine  n'était  pour  ce  crime  assez  grande: 
Le  dommage  devait  être  aussi  réparé. 
"^     ^  Quand  on  eut  bien  considéré 
L'intérêt  du  public,  celui  de  la  partie, 
Le  résultat  enfin  de  la  suprême  cour 

Fut  de  condamner  la  Folie 

A  servir  de  guide  à  l'Amour. 


366  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

XV 

LE  CORBEAU,  LA  GAZELLE,  LA  TORTUE,  ET  LE  RAT 

À  madame  de  la  Sablière 

Je  vous  gardais  un  temple  dans  mes  vers: 
Il  n'eût  fini  qu'avecque  l'univers. 
Déjà  ma  main  en  fondait  la  durée 
Sur  ce  bel  art  qu'ont  les  dieux  inventé 
Et  sur  le  nom  de  la  divinité 
Que  dans  ce  temple  on  aurait  adorée. 
Sur  le  portail  j'aurais  ces  mots  écrits: 
Palais  sacré  de  la  déesse  Iris: 
Non  celle-là  qu'a  Junon  à  ses  gages; 
Car  Junon  même  et  le  maître  des  dieux 
Serviraient  l'autre,  et  seraient  glorieux 
Du  seul  honneur  de  porter  ses  messages. 
L'apothéose  à  la  voûte  eût  paru  : 
Là,  tout  l'Olympe  en  pompe  eût  été  vu 
Plaçant  Iris  sous  un  dais  de  lumière. 
Les  murs  auraient  amplement  contenu 
Toute  sa  vie;   agréable  matière, 
Mais  peu  féconde  en  ces  événements 
Qui  des  états  font  les  renversements. 
Au  fond  du  temple  eût  été  son  image. 
Avec  ses  traits,  son  souris,  ses  appas, 
Son  art  de  plaire  et  de  n'y  penser  pas. 
Ses  agréments  à  qui  tout  rend  hommage. 
J'aurais  fait  voir  à  ses  pieds  des  mortels. 
Et  des  héros,  des  demi-dieux  encore. 
Même  des  dieux:   ce  que  le  monde  adore 
Vient  quelquefois  parfumer  ses  autels. 
J'eusse  en  ses  yeux  fait  briller  de  son  âme 


LIVRE  DOUZIÈME  367 

Tous  les  trésors,  quoiqu 'imparfaitement: 
Car  ce  cœur  vif  et  tendre  infiniment 
Pour  ses  amis,  et  non  point  autrement; 
Car  cet  esprit,  qui,  né  du  firmament, 
A  beauté  d'homme  avec  grâce  de  femme. 
Ne  se  peut  pas,  comme  on  veut,  exprimer. 
O  vous.  Iris,  qui  savez  tout  charmer. 
Oui  savez  plaire  en  un  degré  suprême. 
Vous  que  l'on  aime  à  l'égal  de  soi-même 
(Ceci  soit  dit  sans  nul  soupçon  d'amour. 
Car  c'est  un  mot  banni  de  votre  cour. 
Laissons-le  donc),  agréez  que  ma  muse 
Achève  un  jour  cette  ébauche  confuse. 
J'en  ai  placé  l'idée  et  le  projet, 
Pour  plus  de  grâce,  au-devant  d'un  sujet 
Où  l'amitié  donne  de  telles  marques, 
Et  d'un  tel  prix,  que  leur  simple  récit 
Peut  quelque  temps  amuser  votre  esprit. 
Non  que  ceci  se  passe  entre  monarques  : 
Ce  que  chez  vous  nous  voyons  estimer 
N'est  pas  un  roi  qui  ne  sait  point  aimer, 
C'est  un  mortel  qui  sait  mettre  sa  vie 
Pour  son  ami.     J'en  vois  peu  de  si  bons. 
Quatre  animaux,  vivant  de  compagnie, 
Vont  aux  humains  en  donner  des  leçons. 

La  gazelle,  le  rat,  le  corbeau,  la  tortue, 

Vivaient  ensemble  unis  :   douce  société. 

Le  choix  d'une  demeure  aux  humains  inconnue 
Assurait  leur  féhcité. 

Mais   quoi!    l'homme  découvre   enfin   toutes   re- 
traites. 

Soyez  au  milieu  des  déserts, 

Au  fond  des  eaux,  au  haut  des  airs. 


368  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Vous  n'éviterez  point  ses  embûches  secrètes. 
La  gazelle  s'allait  ébattre  innocemment; 

Quand  un  chien,  maudit  instrument 

Du  plaisir  barbare  des  hommes, 
Vint  sur  l'herbe  éventer  les  traces  de  ses  pas. 
EUe  fuit.     Et  le  rat,  à  l'heure  du  repas. 
Dit  aux  amis  restants:    D'où  vient  que  nous  ne 
sommes 

Aujourd'hui  que  trois  conviés? 
La  gazelle  déjà  nous  a-t-elle  oubliés? 

A  ces  paroles,  la  tortue 

S'écrie,  et  dit:   Ah!  si  j'étais 

Comme  un  corbeau  d'ailes  pourvue, 

Tout  de  ce  pas  je  m'en  irais 

Apprendre  au  moins  quelle  contrée, 

Quel  accident  tient  arrêtée 

Notre  compagne  au  pied  léger: 
Car,  à  l'égard  du  cœur,  il  en  faut  mieux  juger. 

Le  corbeau  part  à  tire  d'aile: 
Il  aperçoit  de  loin  l'imprudente  gazelle 

Prise  au  piège  et  se  tourmentant. 
Il  retourne  avertir  les  autres  à  l'instant. 
Car,  de  lui  demander  quand,  pourquoi,  ni  comment 

Ce  malheur  est  tombé  sur  elle, 
Et  perdre  en  vains  discours  cet  utile  moment, 

Comme  eût  fait  un  maître  d'école, 

Il  avait  trop  de  jugement. 

Le  corbeau  donc  vole  et  revole. 

Sur  son  rapport  les  trois  amis 

Tiennent  conseil.     Deux  sont  d'avis 

De  se  transporter  sans  remise 

Aux  lieux  où  la  gazelle  est  prise. 
L'autre,  dit  le  corbeau,  gardera  le  logis: 
Avec  son  marcher  lent,  quand  arriverait-elle  ? 


LIVRE  DOUZIÈME  369 

Après  la  mort  de  la  gazelle. 
Ces  mots  à  peine  dits,  ils  s'en  vont  secourir 

Leur  chère  et  fidèle  compagne, 

Pauvre  chevrette  de  montagne. 

La  tortue  y  voulut  courir  : 

La  voilà  comme  eux  en  campagne, 
Maudissant  ses  pieds  courts  avec  juste  raison, 
Et  la  nécessité  de  porter  sa  maison. 
Rongemaille  (le  rat  eut  à  bon  droit  ce  nom) 
Coupe  les  nœuds  du  lacs:   on  peut  penser  la  joie. 
Le  chasseur  vient,  et  dit:   Qui  m'a  ravi  ma  proie? 
Rongemaille,  à  ces  mots,  se  retire  en  un  trou, 
Le  corbeau  sur  un  arbre,  en  un  bois  la  gazelle  : 

Et  le  chasseur,  à  demi  fou 

De  n'en  avoir  nulle  nouvelle. 
Aperçoit  la  tortue,  et  retient  son  courroux. 

D'où  vient,  dit-il,  que  je  m'effraie  ? 
Je  veux  qu'à  mon  souper  celle-ci  me  défraie. 
Il  la  mit  dans  son  sac.     Elle  eût  payé  pour  tous. 
Si  le  corbeau  n'en  eût  averti  la  chevrette. 

Celle-ci,  quittant  sa  retraite, 
Contrefait  la  boiteuse,  et  vient  se  présenter. 

L'homme  de  suivre,  et  de  jeter 
Tout  ce  qui  lui  pesait  :  si  bien  que  Rongemaille 
Autour  des  nœuds  du  sac  tant  opère  et  travaille, 

Qu'il  délivre  encor  l'autre  sœur 
Sur  qui  s'était  fondé  le  souper  du  chasseur. 

Pilpay  conte  qu'ainsi  la  chose  s'est  passée. 

Pour  peu  que  je  voulusse  invoquer  Apollon, 

J'en  ferais,  pour  vous  plaire,  un  ouvrage  aussi  long 

Que  l'Iliade  ou  l'Odyssée. 
Rongemaille  ferait  le  principal  héros, 
Quoiqu'à  vrai  dire  ici  chacun  soit  nécessaire. 


370  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Porte-maison  l'infante  y  tient  de  tels  propos, 

Que  monsieur  du  corbeau  va  faire 
Office  d'espion,  et  puis  de  messager. 
La  gazelle  a  d'ailleurs  l'adresse  d'engager 
Le  chasseur  à  donner  du  temps  à  Rongemaille. 
Ainsi  chacun  en  son  endroit 
S'entremet,  agit  et  travaille. 
A  qui  donner  le  prix  ?     Au  cœur,  si  l'on  m'en  croit 
■Que  n'ose  et  que  ne  peut  l'amitié  violente! 
Cet  autre  sentiment  que  l'on  appelle  amour 
-Mérite  moins  d'honneur;  cependant  chaque  jour 

Je  le  célèbre  et  je  le  chante. 
Hélas  !   il  n'en  rend  pas  mon  âme  plus  contente  ! 
"Vous  protégez  sa  sœur,  il  suffit  ;  et  mes  vers 
"Vont  s'engager  pour  elle  à  des  tons  tout  divers. 
-Mon  maître  était  l'Amour;  j'en  vais  servir  un  autre, 
Et  porter  par  tout  l'univers 
Sa  gloire  aussi  bien  que  la  vôtre. 


XVI 

LA   FORÊT   ET   LE   BÛCHERON 

Un  bûcheron  venait  de  rompre  ou  d'égarer 
Le  bois  dont  il  avait  emmanché  sa  cognée. 
•Cette  perte  ne  put  sitôt  se  réparer 
Que  la  forêt  n'en  fût  quelque  temps  épargnée 

L'homme  enfin  la  prie  humblement 

De  lui  laisser  tout  doucement 

Emporter  une  unique  branche 

Afin  de  faire  un  autre  manche: 
11  irait  employer  ailleurs  son  gagne-pain; 
Il  laisserait  debout  maint  chêne  et  maint  sapin 
•Dont  chacun  respectait  la  vieillesse  et  les  charmes. 


LIVRE  DOUZIÈME  371 

L'innocente  forêt  lui  fournit  d'autres  armes. 
Elle  en  eut  du  regret.     Il  emmanche  son  fer: 

Le  misérable  ne  s'en  sert 

Qu'à  dépouiller  sa  bienfaitrice 

De  ses  principaux  ornements. 

Elle  gémit  à  tous  moments  : 

Son  propre  don  fait  son  supplice. 

Voilà  le  train  du  monde  et  de  ses  sectateurs  : 

On  s'y  sert  du  bienfait  contre  les  bienfaiteurs. 

Je  suis  las  d'en  parler.     Mais  que  de  douxombrages. 

Soient  exposés  à  ces  outrages  ; 

Qui  ne  se  plaindrait  là-dessus  ? 
Hélas!   j'ai  beau  crier  et  me  rendre  incommode. 

L'ingratitude  et  les  abus 

N'en  seront  pas  moins  à  la  mode. 


XVII 

LE  RENARD,  LE  LOUP,  ET  LE  CHEVAL 

Un  renard,  jeune  encor  quoique  des  plus  madrés. 
Vit  le  premier  cheval  qu'il  eût  vu  de  sa  vie. 
Il  dit  à  certain  loup,  franc  novice:   Accourez, 

Un  animal  paît  dans  nos  prés. 
Beau,  grand;  j'en  ai  la  vue  encor  toute  ravie. 
Est-il  plus  fort  que  nous?   dit  le  loup  en  riant: 

Fais-moi  son  portrait,  je  te  prie. 
Si  j'étais  quelque  peintre  ou  quelque  étudiant, 
Repartit  le  renard,  j'avancerais  la  joie 

Que  vous  aurez  en  le  voyant. 
Mais  venez.    Que  sait-on  ?  peut-être  est-ce  une  proie 

Que  la  fortune  nous  envoie. 
Ils  vont;  et  le  cheval,  qu'à  l'herbe  on  avait  mis. 


372  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Assez  peu  curieux  de  semblables  amis, 

Fut  presque  sur  le  point  d'enfiler  la  venelle. 

Seigneur,  dit  le  renard,  vos  humbles  serviteurs 

Apprendraient  volontiers  comment  on  vous  appelle. 

Le  cheval,  qui  n'était  dépourvu  de  cervelle, 

Leur  dit  :  Lisez  mon  nom,  vous  le  pouvez,  messieurs, 

Mon  cordonnier  l'a  mis  autour  de  ma  semelle. 

Le  renard  s'excusa  sur  son  peu  de  savoir: 

Mes  parents,  reprit-il,  ne  m'ont  point  fait  instruire  : 

Ils  sont  pauvres,  et  n'ont  qu'un  trou  pour  tout 

avoir  : 
Ceux  du  loup,  gros  messieurs,  l'ont  fait  apprendre 
à  lire. 

Le  loup,  par  ce  discours  flatté. 

S'approcha.     Mais  sa  vanité 
Lui  coûta  quatre  dents  :  le  cheval  lui  desserre 
Un  coup;    et  haut  le  pied.     Voilà  mon  loup  par 
terre. 

Mal  en  point,  sanglant,  et  gâté. 
Frère,  dit  le  renard,  ceci  nous  justifie 

Ce  que  m'ont  dit  des  gens  d'esprit: 
Cet  animal  vous  a  sur  la  mâchoire  écrit 
Que  de  tout  inconnu  le  sage  se  méfie. 


XVIII 

LE    RENARD,    ET   LES    POULETS    D'INDE 

Contre  les  assauts  d'un  renard 
Un  arbre  à  des  dindons  servait  de  citadelle. 
Le  perfide  ayant  fait  tout  le  tour  du  rampart. 

Et  vu  chacun  en  sentinelle, 
S'écria  :   Quoi  !   ces  gens  se  moqueront  de  moi  ! 
Eux  seuls  seront  exempts  de  la  commune  loi  ! 


LIVRE  DOUZIÈME  373 

Non,  par  tous  les  dieux!  non.     Il  accomplit  son  dire. 
La  lune,  alors  luisant,  semblait,  contre  le  sire, 
Vouloir  favoriser  la  dindonnière  gent. 
Lui,  qui  n'était  novice  au  métier  d'assiégeant, 
Eut  recours  à  son  sac  de  ruses  scélérates, 
Feignit  vouloir  gravir,  se  guinda  sur  ses  pattes, 
Puis  contrefit  le  mort,  puis  le  ressuscité. 

Arlequin  n'eût  exécuté 

Tant  de  différents  personnages. 
Il  élevait  sa  queue,  il  la  faisait  briller, 

Et  cent  mille  autres  badinages. 
Pendant  quoi  nul  dindon  n'eût  osé  sommeiller. 
L'ennemi  les  lassait  en  leur  tenant  la  vue 

Sur  même  objet  toujours  tendue. 
Les  pauvres  gens  étant  à  la  longue  éblouis, 
Toujours  il  en  tombait  quelqu'un  ;    autant  de  pris. 
Autant  de  mis  à  part  :   près  de  moitié  succombe. 
Le  compagnon  les  porte  en  son  garde-manger. 

Le  trop  d'attention  qu'on  a  pour  le  danger 
Fait  le  plus  souvent  qu'on  y  tombe. 


XIX 

LE  SINGE 

Il  est  un  singe  dans  Paris 
A  qui  l'on  avait  donné  femme: 
Singe  en  effet  d'aucuns  maris, 
Il  la  battait.     La  pauvre  dame 
En  a  tant  soupiré,  qu'enfin  elle  n'est  plus. 
Leur  fils  se  plaint  d'étrange  sorte. 
Il  éclate  en  cris  superflus: 
Le  père  en  rit,  sa  femme  est  morte; 


374  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Il  a  déjà  d'autres  amours, 
Que  l'on  croit  qu'il  battra  toujours; 
Il  hante  la  taverne,  et  souvent  il  s'enivre. 

N'attendez  rien  de  bon  du  peuple  imitateur, 
Qu'il  soit  singe,  ou  qu'il  fasse  un  livre: 
La  pire  espèce  c'est  l'auteur. 


XX 

LE    PHILOSOPHE    SCYTHE 

Un  philosophe  austère,  et  né  dans  la  Scythie, 
Se  proposant  de  suivre  une  plus  douce  vie. 
Voyagea  chez  les  Grecs,  et  vit  en  certains  lieux 
Un  sage,  assez  semblable  au  vieillard  de  Virgile, 
Homme  égalant  les  rois,  homme  approchant  des 

dieux, 
Et,  comme  ces  derniers,  satisfait  et  tranquille. 
Son  bonheur  consistait  aux  beautés  d'un  jardin. 
Le  Scythe  l'y  trouva  qui,  la  serpe  à  la  main. 
De  ses  arbres  à  fniit  retranchait  l'inutile, 
Ébranchait,  émondait,  ôtait  ceci,  cela. 

Corrigeant  partout  la  nature, 
Excessive  à  payer  ses  soins  avec  usure. 

Le  Scythe  alors  lui  demanda 
Pourquoi  cette  ruine  :   était-il  d'homme  sage 
De  mutiler  ainsi  ces  pauvres  habitants  ? 
Quittez-moi  votre  serpe,  instrument  de  dommage; 

Laissez  agir  la  fau.x  du  temps  : 
Ils  iront  assez  tôt  border  le  noir  rivage. 
T'ôte  le  superflu,  dit  l'autre;   et  l'abattant. 

Le  reste  en  profite  d'autant. 
Le  Scythe,  retourné  dans  sa  triste  demeure. 


LIVRE  DOUZIÈME  375 

Prend  la  serpe  à  son  tour,  coupe  et  taille  à  toute 

heure  ; 
Conseille  à  ses  voisins,  prescrit  à  ses  amis 

Un  universel  abatis. 
Il  ôte  de  chez  lui  les  branches  les  plus  belles, 
Il  tronque  son  verger  contre  toute  raison, 

Sans  obser\-er  temps  ni  saison. 

Lunes  ni  vieilles  ni  nouvelles. 
Tout  languit  et  tout  meurt. 

Ce  Scythe  exprime  bien 

Un  indiscret  stoïcien: 

Celui-ci  retranche  de  l'âme 
Désirs  et  passions,  le  bon  et  le  mauvais, 

Jusqu'aux  plus  innocents  souhaits. 
Contre  de  telles  gens,  quant  à  moi,  je  réclame. 
Ils  ôtent  à  nos  cœurs  le  principal  ressort  ; 
Ils  font  cesser  de  vdvre  avant  que  l'on  soit  mort. 

XXI 

l'éléphant,    et   le    singe    de    JUPITER 

Autrefois  l'éléphant  et  le  rhinocéros. 

En  dispute  du  pas  et  des  droits  de  l'empire, 

Voulurent  terminer  la  querelle  en  champ  clos. 

Le  jour  en  était  pris,  quand  quelqu'un  vint  leur  dire 

Que  le  singe  de  Jupiter, 
Portant  un  caducée,  avait  paru  dans  l'air. 
Ce  singe  avait  nom  Gille,  à  ce  que  dit  l'histoire. 

Aussitôt  l'éléphant  de  croire 

Qu'en  qualité  d'ambassadeur 

Il  venait  trouver  sa  grandeur. 

Tout  fier  de  ce  sujet  de  gloire. 
Il  attend  maître  Gille,  et  le  trouve  un  peu  lent 


376  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

A  lui  présenter  sa  créance. 

Maître  Gille  enfin,  en  passant, 

Va  saluer  son  excellence. 
L'autre  était  préparé  sur  la  légation  : 

Mais  pas  un  mot.     L'attention 
Qu'il  croyait  que  les  dieux  eussent  à  sa  querelle 
N'agitait  pas  encor  chez  eux  cette  nouvelle. 

Qu'importe  à  ceux  du  firmament 

Qu'on  soit  mouche  ou  bien  éléphant? 
Il  se  vit  donc  réduit  à  commencer  lui-même  : 
Mon  cousin  Jupiter,  dit-il,  verra  dans  peu 
Un  assez  beau  combat,  de  son  trône  suprême; 

Toute  sa  cour  verra  beau  jeu. 
Quel  combat  ?   dit  le  singe  avec  un  front  sévère. 
L'éléphant  repartit  :   Quoi  !    vous  ne  savez  pas 
Que  le  rhinocéros  me  dispute  le  pas, 
Qu'Eléphantide  a  guerre  avec  Rhinocère  ? 
Vous  connaissez  ces  lieux,  ils  ont  quelque  renom. 
Vraiment  je  suis  ravi  d'en  apprendre  le  nom, 
Repartit  maître  Gille:   on  ne  s'entretient  guère 
De  semblables  sujets  dans  nos  vastes  lambris. 

L'éléphant,  honteux  et  surpris. 
Lui  dit:   Eh!    parmi  nous   que  venez- vous  donc 

faire  ? — 
Partager  un  brin  d'herbe  entre  quelques  fourmis: 
Nous    avons    soin    de    tout.     Et    quant    à    votre 

affaire, 
On  n'en  dit  rien  encor  dans  le  conseil  des  dieux: 
Les  petits  et  les  grands  sont  égaux  à  leurs  yeux. 


LIVRE  DOUZIÈME  377 


XXII 

UN   FOU   ET   UN   SAGE 

Certain  fou  poursuivait  à  coups  de  pierre  un  sage. 
Le  sage  se  retourne,  et  lui  dit  :   Mon  ami, 
C'est  fort  bien  fait  à  toi,  reçois  cet  écu-ci. 
Tu  fatigues  assez  pour  gagner  davantage; 
Toute  peine,  dit-on,  est  digne  de  loyer: 
Vois  cet  homme  qui  passe,  il  a  de  quoi  payer; 
Adresse-lui  tes  dons,  ils  auront  leur  salaire. 
Amorcé  par  le  gain,  notre  fou  s'en  va  faire 

Même  insulte  à  l'autre  bourgeois. 
On  ne  le  paya  pas  en  argent  cette  fois. 
Maint    estafier    accourt:     on    vous    happe    notre 
homme. 

On  vous  l'échiné,  on  vous  l'assomme. 

Auprès  des  rois  il  est  de  pareils  fous: 

A  vos  dépens  Us  font  rire  le  maître. 

Pour  réprimer  leur  babil,  irez-vous 

Les  maltraiter?     vous  n'êtes  pas  peut-être 

Assez  puissant.     Il  faut  les  engager 

A  s'adresser  à  qui  peut  se  venger. 

XXIII 

LE    RENARD   ANGLAIS 

A  madame  Harvey 

Le  bon  cœur  est  chez  vous  compagnon  du  bon  sens, 
Avec  cent  qualités  trop  longues  à  déduire. 
Une  noblesse  d'âme,  un  talent  pour  conduire 
Et  les  affaires  et  les  gens, 


378  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Une  humeur  franche  et  libre,  et  le  don  d'être  amie 

Malgré  Jupiter  même  et  les  temps  orageux. 

Tout  cela  méritait  un  éloge  pompeux  : 

Il  en  eût  été  moins  selon  votre  génie  ; 

La  pompe  vous  déplaît,  l'éloge  vous  ennuie. 

J'ai  donc  fait  celui-ci  court  et  simple.     Je  veux 

Y  coudre  encore  un  mot  ou  deux 

En  faveur  de  votre  patrie  : 
Vous  l'aimez.     Les  Anglais  pensent  profondément  ; 
Leur  esprit,  en  cela,  suit  leur  tempérament  : 
Creusant  dans  les  sujets,  et  forts  d'expériences, 
Ils  étendent  partout  l'empire  des  sciences. 
Je  ne  dis  point  ceci  pour  vous  faire  ma  cour: 
Vos  gens,  à  pénétrer,  l'emportent  sur  les  autres; 

Même  les  chiens  de  leur  séjour 

Ont  meilleur  nez  que  n'ont  les  nôtres. 
Vos  renards  sont  plus  fins  ;  je  m'en  vais  le  prouver 

Par  un  d'eux,  qui,  pour  se  sauver, 

Mit  en  usage  un  stratagème 
Non  encor  pratiqué,  des  mieux  imaginés. 

Le  scélérat,  réduit  en  un  péril  extrême, 

Et  presque  mis  à  bout  par  ces  chiens  au  bon  nez. 

Passa  près  d'un  patibulaire  : 

Là,  des  animaux  ravissants. 
Blaireaux,  renards,  hiboux,  race  encline  à  mal  faire, 
Pour  l'exemple  pendus,  instruisaient  les  passants. 
Leur  confrère,  aux  abois,  entre  ces  morts  s'arrange. 
Je  crois  voir  Annibal,  qui,  pressé  des  Romains, 
Met  leur  chef  en  défaut,  ou  leur  donne  le  change. 
Et  sait,  en  vieux  renard,  s'échapper  de  leurs  mains. 

Les  clefs  de  meute,  parvenues 
A  l'endroit  où  pour  mort  le  traître  se  pendit, 
Remplirent  l'air  de  cris  :  leur  maître  les  rompit. 


LIVRE  DOUZIÈME  379 

Bien  que  de  leurs  abois  ils  perçassent  les  nues. 
Il  ne  put  soupçonner  ce  tour  assez  plaisant. 
Quelque  terrier,  dit-il,  a  sauvé  mon  galant  : 
Mes  chiens  n'appellent  point  au-delà  des  colonnes 

Où  sont  tant  d'honnêtes  personnes. 
Il  y  viendra,  le  drôle  !     Il  y  vint,  à  son  dam. 

Voilà  maint  basset  clabaudant  ; 
Voilà  notre  renard  au  charnier  se  guindant. 
Maître  pendu  croyait  qu'il  en  irait  de  même 
Que  le  jour  qu'il  tendit  de  semblables  panneaux; 
Mais  le  pauvret,  ce  coup,  y  laissa  ses  houseaux  : 
Tant  il  est  vrai  qu'il  faut  changer  de  stratagème. 
Le  chasseur,  pour  trouver  sa  propre  sûreté. 
N'aurait  pas  cependant  un  tel  tour  inventé; 
Non  point  par  peu  d'esprit  :  est-il  quelqu'un  qui  nie 
Que  tout  Anglais  n'en  ait  bonne  provision  ? 

Mais  le  peu  d'amour  pour  la  vie 

Leur  nuit  en  mainte  occasion. 

Je  reviens  à  vous,  non  pour  dire 

D'autres  traits  sur  votre  sujet; 

Tout  long  éloge  est  un  projet 

Peu  favorable  pour  ma  lyre  : 

Peu  de  nos  chants,  peu  de  nos  vers, 
Par  un  encens  flatteur  amusent  l'univers, 
Et  se  font  écouter  des  nations  étranges. 

Votre  prince  vous  dit  un  jour 

Qu'il  aimait  mieux  un  trait  d'amour 

Que  quatre  pages  de  louanges. 
Agréez  seulement  le  don  que  je  vous  fais 

Des  derniers  efforts  de  ma  muse  : 

C'est  peu  de  chose;  elle  est  confuse 

De  ces  ouvrages  imparfaits. 

Cependant  ne  pourriez-vous  faire 


gSp  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Que  le  même  hommage  pût  plaire 
A  celle  qui  remplit  vos  climats  d'habitants 

Tirés  de  l'île  de  Cythère  ? 

Vous  voyez  par  là  que  j 'entends 
Mazarin,  des  Amours  déesse  tutélaire. 


XXIV 

LE   SOLEIL   ET   LES   GRENOUILLES 

Les  filles  du  limon  tiraient  du  roi  des  astres 

Assistance  et  protection: 
Guerre  ni  pauvreté,  ni  semblables  désastres, 
Ne  pouvaient  approcher  de  cette  nation; 
Elle  faisait  valoir  en  cent  lieux  son  empire. 
Les  reines  des  étangs,  grenouilles  veux-je  dire, 

(Car  que  coûte-t-il  d'appeler 

Les  choses  par  noms  honorables  ?) 
Contre  leur  bienfaiteur  osèrent  cabaler, 

Et  devinrent  insupportables. 
L'imprudence,  l'orgueil,  et  l'oubli  des  bienfaits. 

Enfants  de  la  bonne  fortune, 
Firent  bientôt  crier  cette  troupe  importune: 

On  ne  pouvait  dormir  en  paix. 

Si  l'on  eût  cru  leur  murmure, 

Elles  auraient,  par  leurs  cris, 

Soulevé  grands  et  petits 

Contre  l'œil  de  la  nature. 
Le  soleil,  à  leur  dire,  allait  tout  consumer; 
Il  fallait  promptement  s'armer 
Et  lever  des  troupes  puissantes. 
Aussitôt  qu'il  faisait  un  pas. 

Ambassades  coassantes 

Allaient  dans  tous  les  états: 


LIVRE  DOUZIÈME  381 

A  les  ouïr,  tout  le  monde, 
Toute  la  machine  ronde 
Roulait  sur  les  intérêts 
De  quatre  méchants  marais. 
Cette  plainte  téméraire 
Dure  toujours:   et  pourtant 
Grenouilles  doivent  se  taire, 
Et  ne  murmurer  pas  tant  ; 
Car  si  le  soleil  se  pique. 
Il  le  leur  fera  sentir; 
La  république  aquatique 
Pourrait  bien  s'en  repentir. 


XXV 
l'hyménée  et  l'amour 

À  LL.  AA.  SS.  mademoiselle  de  Bourbon 
et  M.  le  prince  de  Conti 

.\  '^  '    '  -'/ 

Hymémée  et  l'Amour  vont  conclure  un  traité 
Qui  les  doit  rendre  amis  pendant  longues  années: 

Bourbon,  jeune  divinité, 
Conti,  jeune  héros,  joignent  leurs  destinées. 
Condé  l'avait,  dit-on,  en  mourant  souhaité: 
Ce  guerrier,  qui  transmet  à  son  fils  en  partage 
Son  esprit,  son  grand  cœur,  avec  un  héritage 
Dont  la  grandeur  non  plus  n'est  pas  à  mépriser. 
Contemple  avec  plaisir  de  la  voûte  éthérée 
Que  ce  nœud  s'accomplit,  que  le  prince  l'agrée. 
Que  Louis  aux  Condé  ne  peut  rien  refuser. 
Hyménée  est  vêtu  de  ses  plus  beaux  atours  : 
Tout  rit  autour  de  lui,  tout  éclate  de  joie. 
Il  descend  de  l'Olympe,  environné  d'Amours 

Dont  Conti  doit  être  la  proie; 


382  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Vénus  à  Bourbon  les  envoie. 
Ils  avaient  l'air  moins  attrayant 
Le  jour  qu'elle  sortit  de  l'onde, 
Et  rendit  surpris  notre  monde 
De  voir  un  peuple  si  brillant. 
Le  chœur  des  muses  se  prépare: 
On  attend  de  leurs  nourrissons 
Ce  qu'un  talent  exquis  et  rare 
Fait  estimer  dans  nos  chansons. 
Apollon  5^  joindra  ses  sons. 
Lui-même  il  apporte  sa  lyre. 
Déjà  l'amante  de  Zéphyre 
Et  la  déesse  du  matin 
Des  dons  que  le  printemps  étale 
Commencent  à  parer  la  salle 
Où  se  doit  faire  le  festin. 

O  vous  pour  qui  les  dieux  ont  des  soins  si  pressants, 
Bourbon,  aux  charmes  tout-puissants. 
Ainsi  qu'à  l'âme  toute  belle; 
Conti,  par  qui  sont  effacés 
Les  héros  des  siècles  passés; 
Conservez  l'un  pour  l'autre  une  ardeur  mutuelle. 
Vous  possédez  tous  deux  ce  qui  plaît  plus  d'un 

jour, 
Les  grâces  et  l'esprit,  seuls  soutiens  de  l'amour. 
Dans  la  carrière  aux  époux  assignée, 
Prince  et  princesse,  on  trouve  deux  chemins: 
L'un  de  tiédeur,  commun  chez  les  humains; 
La  passion  à  l'autre  fut  donnée. 
N'en  sortez  point,  c'est  un  état  bien  doux, 
Mais  peu  durable  en  notre  âme  inquiète: 
L'amour  s'éteint  par  le  bien  qu'il  souhaite; 
L'amant  alors  se  comporte  en  époux. 


LIVRE  DOUZIÈME  38? 

Ne  saurait-on  établir  le  contraire, 

Et  renverser  cette  maudite  loi  ? 

Prince  et  princesse,  entreprenez  l'affaire: 

Nul  n'osera  prendre  exemple  sur  moi. 

De  ce  conseil  faites  expérience, 

Soyez  amants  fidèles  et  constants: 

S'il  faut  changer,  donnez- vous  patience 

Et  ne  soyez  époux  qu'à  soixante  ans. 
Vous  ne  changerez  point.     Écoutez  Calliope; 
Elle  a  pour  votre  hymen  dressé  cet  horoscope: 

Pratiquer  tous  les  agréments 

Oui  des  époux  font  des  amants, 

Employer  sa  grâce  ordinaire, 

C'est  ce  que  Conti  saura  faire. 

Rendre  Conti  le  plus  heureux 

Qui  soit  dans  l'empire  amoureux. 

Trouver  cent  moyens  de  lui  plaire, 

C'est  ce  que  Bourbon  saura  faire. 

Apollon  m'apprit  l'autre  jour 
Qu'il  naîtrait  d'eux  im  jeune  Amour 
Plus  beau  que  l'enfant  de  Cythère, 
En  un  mot,  semblable  à  son  père. 
Former  cet  enfant  sur  les  traits 
Des  modèles  les  plus  parfaits, 
C'est  ce  que  Bourbon  saura  faire; 
Mais  de  nous  priver  d'un  tel  bien, 
C'est  à  quoi  Bourbon  n'entend  rien. 


384  FABLES  DE  LA  FONTAINE 


XXVI 

LA  LIGUE   DES   RATS 

Une  souris  craignait  un  chat 
Qui  dès  longtemps  la  guettait  au  passage. 
Que  faire  en  cet  état  ?     Elle,  prudente  et  sage. 
Consulte  son  voisin  :   c'était  un  maître  rat, 
Dont  la  rateuse  seigneurie 
S'était  logée  en  bonne  hôtellerie. 
Et  qui  cent  fois  s'était  vanté,  dit-on, 
De  ne  craindre  ni  chat  ni  chatte, 
Ni  coup  de  dent,  ni  coup  de  patte. 
Dame  souris,  lui  dit  ce  fanfaron, 
Ma  foi!  quoi  que  je  fasse, 
Seul,  je  ne  puis  chasser  le  chat  qui  vous  menace: 
Mais  assemblons  tous  les  rats  d'alentour. 
Je  lui  pourrai  jouer  d'un  mauvais  tour. 
La  souris  fait  une  humble  révérence; 
Et  le  rat  court  en  diligence 
A  l'office,  qu'on  nomme  autrement  la  dépense, 

Où  maints  rats  assemblés 
Faisaient,  aux  frais  de  l'hôte,  une  entière  bombance. 
Il  arrive,  les  sens  troublés, 
Et  tous  les  poumons  essoufflés. 
Qu'avez -vous  donc  ?  lui  dit  un  de  ces  rats  ;  parlez. 
En  deux  mots,  répond-il,  ce  qui  fait  mon  voyage. 
C'est  qu'il  faut  promptement  secourir  la  souris; 
Car  Raminagrobis 
Fait  en  tous  lieux  un  étrange  carnage. 
Ce  chat,  le  plus  diable  des  chats, 
S'il  manque  de  souris,  voudra  manger  des  rats. 


LIVRE  DOUZIÈME  385 

Chacun  dit:    Il  est  vrai.     Sus!   sus!     courons  aux 

armes! 
Quelques  rates,  dit-on,  répandirent  des  larmes. 
N'importe,  rien  n'arrête  un  si  noble  projet: 

Chacun  se  met  en  équipage  ; 
Chacun  met  dans  son  sac  un  morceau  de  fromage  : 
Chacun  promet  enfin  de  risquer  le  paquet. 

Ils  allaient  tous  comme  à  la  fête, 

L'esprit  content,  le  cœur  joyeux. 

Cependant  le  chat,  plus  fin  qu'eux, 

Tenait  déjà  la  souris  par  la  tête. 

Ils  s'avancèrent  à  grands  pas 

Pour  secourir  leur  bonne  amie  : 

Mais  le  chat,  qui  n'en  démord  pas, 
Gronde,  et  marche  au-devant  de  la  troupe  ennemie. 

A  ce  bruit,  nos  très  prudents  rats. 

Craignant  mauvaise  destinée. 
Font,  sans  pousser  plus  loin  leur  prétendu  fracas, 

Une  retraite  fortunée. 

Chaque  rat  rentre  dans  son  trou: 
Et  si  quelqu'un  en  sort,  gare  encor  le  matou. 


XXVII 

DAPHNIS    ET   ALCIMADURE 

(Imitation  de  Théocrite) 
À  madame  de  la  Mésangère 

Aimable  fille  d'une  mère 
A  qui  seule  aujourd'hui  mille  cœurs  font  la  cour. 
Sans  ceux  que  l'amitié  rend  soigneux  de  vous  plaire, 
Et  quelques  uns  encor  que  vous  garde  l'amour. 
Je  ne  puis  qu'en  cette  préface 
Je  ne  partage  entre  elle  et  vous 

N 


386  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Un  peu  de  cet  encens  qu'on  recueille  au  Parnasse. 
Et  que  j'ai  le  secret  de  rendre  exquis  et  doux. 

Je  vous  dirai  donc.  .  .  .  Mais  tout  dire, 

Ce  serait  trop;   il  faut  choisir, 

Ménageant  ma  voix  et  ma  lyre. 
Qui  bientôt  vont  manquer  de  force  et  de  loisir. 
Je  loûrai  seulement  un  cœur  plein  de  tendresse. 
Ces  nobles  sentiments,  ces  grâces,  cet  esprit: 
Vous  n'auriez  en  cela  ni  maître  ni  maîtresse, 
Sans  celle  dont  sur  vous  l'éloge  rejaillit. 

Gardez  d'environner  ces  roses 

De  trop  d'épines,  si  jamais 

L'Amour  vous  dit  les  mêmes  choses: 

Il  les  dit  mieux  que  je  ne  fais; 
Aussi  sait-il  punir  ceux  qui  ferment  l'oreille 

A  ses  conseils.     Vous  l'allez  voir. 

Jadis  une  jeune  merveille 
Méprisait  de  ce  dieu  le  souverain  pouvoir; 

On  l'appelait  Alcimadure: 
Fier  et  farouche  objet,  toujours  courant  aux  bois, 
Toujours  sautant  aux  prés,  dansant  sur  la  verdure. 

Et  ne  connaissant  autres  lois 
Que  son  caprice;  au  reste,  égalant  les  plus  belles, 

Et  surpassant  les  plus  cruelles  ; 
N'ayant  trait  qui  ne  plût,  pas  même  en  ses  rigueurs  : 
Quelle  l'eût-on  trouvée  au  fort  de  ses  faveurs  ! 
Le  jeune  et  beau  Daphnis,  berger  de  noble  race. 
L'aima  pour  son  malheur  :  jamais  la  moindre  grâce. 
Ni  le  moindre  regard,  le  moindre  mot  enfin, 
Ne  lui  fut  accordé  par  ce  cœur  inhumain. 
Las  de  continuer  une  poursuite  vaine, 

Il  ne  songea  plus  qu'à  mourir. 

Le  désespoir  le  fit  courir 


LIVRE  DOUZIÈME  387 

A  la  porte  de  rinhumaine. 
Hélas!   ce  fut  aux  vents  qu'il  raconta  sa  peine; 

On  ne  daigna  lui  faire  ou\Tir 
Cette  maison  fatale,  où,  parmi  ses  compagnes, 
L'ingrate,  pour  le  jour  de  sa  nativité. 

Joignait  aux  fleurs  de  sa  beauté 
Les  trésors  des  jardins  et  des  vertes  campagnes. 
J'espérais,  cria-t-il,  expirer  à  vos  yeux; 

Mais  je  vous  suis  trop  odieux, 
Et  ne  m'étonne  pas  qu'ainsi  que  tout  le  reste 
Vous  me  refusiez  même  un  plaisir  si  funeste. 
Mon  père,  après  ma  mort,  et  je  l'en  ai  chargé, 

Doit  mettre  à  vos  pieds  l'héritage 

Que  votre  cœur  a  négligé. 
Je  veux  que  l'on  y  joigne  aussi  le  pâturage, 

Tous  mes  troupeaux,  avec  mon  chien  ; 

Et  que  du  reste  de  mon  bien 

Mes  compagnons  fondent  un  temple 

Où  votre  image  se  contemple. 
Renouvelant  de  fleurs  l'autel  à  tout  moment. 
J'aurai,  près  de  ce  temple,  un  simple  monument: 

On  gravera  sur  la  bordure  : 

«  Daphnis  mourut  d'amour:  Passant,  arrête-toi; 
Pleure,  et  dis:   Celui-ci  succomba  sous  la  loi 
De  la  cruelle  Alcimadure.  » 

A  ces  mots,  par  la  Parque  il  se  sentit  atteint: 
Il  aurait  poursuivi  ;  la  douleur  le  prévint. 
Son  ingrate  sortit  triomphante  et  parée. 
On  voulut,  mais  en  vain,  l'arrêter  un  moment 
Pour  donner  quelques  pleurs  au  sort  de  son  amant  : 
Elle  insulta  toujours  au  fîls  de  Cythérée, 
Menant  dès  ce  soir  même,  au  mépris  de  ses  lois, 

N  2 


388  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Ses  compagnes  danser  autour  de  sa  statue. 
Le  dieu  tomba  sur  elle,  et  l'accabla  du  poids  : 

Une  voix  sortit  de  la  nue, 
Écho  redit  ces  mots  dans  les  airs  épandus  : 
«Que    tout    aime    à    présent:    l'insensible    n'est 

plus.  » 
Cependant  de  Daphnis  l'ombre  au  Styx  descendue 
Frémit  et  s'étonna  la  voyant  accourir. 
Tout  l'Erèbe  entendit  cette  belle  homicide 
S'excuser  au  berger,  qui  ne  daigna  l'ouïr, 
Non  plus  qu'Ajax  Ulysse,  et  Didon  son  perfide. 


XXVIII 

LE  JUGE  ARBITRE,  L'HOSPITAHER,  ET  LE  SOLITAIRE 

Trois  saints,  également  jaloux  de  leur  salut. 
Portés  d'un  même  esprit,  tendaient  à  même  but. 
Ils  s'y  prirent  tous  trois  par  des  routes  diverses: 
Tous  chemins  vont  à  Rome  ;   ainsi  nos  concurrents 
Crurent  pouvoir  choisir  des  sentiers  différents. 
L'un,  touché  des  soucis, des  langueurs,  destraverses, 
Qu'en  apanage  on  voit  aux  procès  attachés, 
S'offrit  de  les  juger  sans  récompense  aucune. 
Peu  soigneux  d'établir  ici-bas  sa  fortune. 
Depuis  qu'il  est  des  lois,  l'homme,  pour  ses  péchés. 
Se  condamne  à  plaider  la  moitié  de  sa  vie  : 
La  moitié!  les  trois  quarts,  et  bien  souvent  le  tout. 
Le  conciliateur  crut  qu'il  viendrait  à  bout 
De  guérir  cette  folle  et  détestable  envie. 
Le  second  de  nos  saints  choisit  les  hôpitaux. 
Je  le  loue;   et  le  soin  de  soulager  les  maux 
Est  une  charité  que  je  préfère  aux  autres. 
Les  malades  d'alors,  étant  tels  que  les  nôtres, 


LIVRE  DOUZIÈME  389 

Donnaient  de  l'exercise  au  pauvre  hospitalier; 
Chagrins,  impatients,  et  se  plaignant  sans  cesse: 
«  Il  a  pour  tels  et  tels  un  soin  particulier. 

Ce  sont  ses  amis;   il  nous  laisse.  » 
Ces  plaintes  n'étaient  rien  au  prix  de  l'embarras 
Où  se  trouva  réduit  l'appointeur  de  débats. 
Aucun  n'était  content:  la  sentence  arbitrale 

A  nul  des  deux  ne  convenait: 

Jamais  le  juge  ne  tenait 

A  leur  gré  la  balance  égale. 
De  semblables  discours  rebutaient  l'appointeur: 
Il  court  aux  hôpitaux,  va  voir  leur  directeur. 
Tous    deux    ne    recueillant    que    plainte    et    que 

murmure. 
Affligés,  et  contraints  de  quitter  ces  emplois, 
Vont  confier  leur  peine  au  silence  des  bois. 
Là,  sous  d'âpres  rochers,  près  d'une  source  pure. 
Lieu  respecté  des  vents,  ignoré  du  soleil. 
Ils  trouvent  l'autre  saint,  lui  demandent  conseil. 
Il  faut,  dit  leur  ami,  le  prendre  de  soi-même. 

Qui,  mieux  que  vous,  sait  vos  besoins  ? 
Apprendre  à  se  connaître  est  le  premier  des  soins 
Qu'impose  à  tous  mortels  la  majesté  suprême. 
Vous  êtes-vous  connus  dans  le  monde  habité  ? 
L'on  ne  le  peut  qu'aux  lieux  pleins  de  tranquillité  : 
Chercher  ailleurs  ce  bien  est  une  erreur  extrême. 

Troublez  l'eau:    vous  y  voyez-vous? 
Agitez  celle-ci.     Comment  nous  verrions-nous  ? 

La  vase  est  un  épais  nuage 
Qu'aux  effets  du  cristal  nous  venons  d'opposer. 
Mes  frères,  dit  le  saint,  laissez-la  reposer, 

Vous  verrez  alors  votre  image. 
Pour  vous  mieux  contempler,  demeurez  au  désert. 

Ainsi  parla  le  solitaire. 


390  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Il  fut  cru  :   l'on  suivit  ce  conseil  salutaire. 

Ce  n'est  pas  qu'un  emploi  ne  doive  être  souffert. 

Puisqu'on  plaide  et  qu'on  meurt,  et  qu'on  devient 

malade, 
Il  faut  des  médecins,  il  faut  des  avocats. 
Ces  secours,  grâce  à  Dieu,  ne  nous  manqueront  pas  : 
Les  honneurs  et  le  gain,  tout  me  le  persuade. 
Cependant  on  s'oublie  en  ces  communs  besoins. 
O  vous,  dont  le  public  emporte  tous  les  soins, 

Magistrats,  princes  et  ministres. 
Vous  que  doivent  troubler  miUe  accidents  sinistres, 
Que  le  malheur  abat,  que  le  bonheur  corrompt, 
Vous  ne  vous  voyez  point,  vous  ne  voyez  personne. 
Si  quelque  bon  moment  à  ces  pensers  vous  donne. 

Quelque  flatteur  vous  interrompt. 

Cette  leçon  sera  la  fin  de  ces  ouvrages; 
Puisse-t-eUe  être  utile  aux  siècles  à  venir! 
Je  la  présente  aux  rois,  je  la  propose  aux  sages: 
Par  où  saurais-je  mieux  finir? 


FIN    DES    FABLES 


PHILEMON  ET  BAUCIS 

SUJET  TIRÉ  DES  MÉTAMORPHOSES  D  OVIDE 

À  MGR.  LE  DUC  DE  VENDÔME 

Ni  l'or  ni  la  grandeur  ne  nous  rendent  heureux. 

Ces  deux  divinités  n'accordent  à  nos  vœux 

Que  des  biens  peu  certains,  qu'un  plaisir  peu 

tranquille  : 
Des  soucis  dévorants  c'est  l'étemel  asile; 
Véritables  vautours,  que  le  fils  de  Japet 
Représente,  enchaîné  sur  son  triste  sommet. 
L'humble  toit  est  exempt  d'un  tribut  si  funeste. 
Le  sage  y  vit  en  paix,  et  méprise  le  reste  : 
Content  de  ses  douceurs,  errant  parmi  les  bois, 
Il  regarde  à  ses  pieds  les  favoris  des  rois  ; 
Il  lit  au  front  de  ceux  qu'un  vain  luxe  environne 
Que  la  Fortune  vend  ce  qu'on  croit  qu'elle  donne. 
Approche-t-il  du  but,  quitte-t-il  ce  séjour; 
Rien  ne  trouble  sa  fin,  c'est  le  soir  d'un  beau  jour. 

Philémon  et  Baucis  nous  en  offrent  l'exemple  : 
Tous  deux  virent  changer  leur  cabane  en  un  temple. 
HvTnénée  et  l'Amour,  par  des  désirs  constants, 
Avaient  uni  leurs  cœurs  dès  leur  plus  doux  prin- 
temps : 
Ni  le  temps  ni  l'hymen  n'éteignirent  leur  flamme; 
Clothon  prenait  plaisir  à  filer  cette  trame. 
Ils  surent  cultiver,  sans  se  voir  assistés, 
391 


392  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Leur  enclos  et  leur  champ  par  deux  fois  vingt  étés. 
Eux  seuls  ils  composaient  toute  leur  république: 
Heureux  de  ne  devoir  à  pas  un  domestique 
Le  plaisir  ou  le  gré  des  soins  qu'ils  se  rendaient  ! 
Tout  vieillit:  sur  leur  front  les  rides  s'étendaient; 
L'amitié  modéra  leurs  feux  sans  les  détruire, 
Et  par  des  traits  d'éunour  sut  encor  se  produire. 
Ils  habitaient  un  bourg  plein  de  gens  dont  le  cœur 
Joignait  aux  duretés  un  sentiment  moqueur. 
Jupiter  résolut  d'abolir  cette  engeance. 
Il  part  avec  son  fils,  le  dieu  de  l'éloquence  ; 
Tous  deux  en  pèlerins  vont  visiter  ces  lieux. 
Mille  logis  y  sont,  un  seul  ne  s'ouvre  aux  dieux. 
Près  enfin  de  quitter  un  séjour  si  profane, 
Ils  virent  à  l'écart  une  étroite  cabane, 
Demeure  hospitalière,  humble  et  chaste  maison. 
Mercure  frappe:  on  ouvre.     Aussitôt  Philémon 
Vient  au-devant  des  dieux,  et  leur  tient  ce  langage: 
Vous  me  semblez  tous  deux  fatigués  du  voyage, 
Reposez-vous.     Usez  du  peu  que  nous  avons  ; 
L'aide  des  dieux  a  fait  que  nous  le  conservons: 
Usez-en.     Saluez  ces  pénates  d'argile: 
Jamais  le  ciel  ne  fut  aux  humains  si  facile, 
Que  quand  Jupiter  même  était  de  simple  bois; 
Depuis  qu'on  l'a  fait  d'or,  il  est  sourd  à  nos  voix. 
Baucis,  ne  tardez  point,  faites  tiédir  cette  onde: 
Encor  que  le  pouvoir  au  désir  ne  réponde. 
Nos  hôtes  agréront  les  soins  qui  leur  sont  dus. 
Quelques  restes  de  feu  sous  la  cendre  épandus 
D'un  souffle  haletant  par  Baucis  s'allumèrent: 
Des  branches  de  bois  sec  aussitôt  s'enflammèrent. 
L'onde  tiède,  on  lava  les  pieds  des  voyageurs. 
Philémon  les  pria  d'excuser  ces  longueurs  : 
Et  pour  tromper  l'ennui  d'une  attente  importune, 


PHILÉMON  ET  BAUCIS  393 

Il  entretint  les  dieux,  non  point  sur  la  fortune, 
Sur  ses  jeux,  sur  la  pompe  et  la  grandeur  des  rois. 
Mais  sur  ce  que  les  champs,  les  vergers  et  les  bois 
Ont  de  plus  innocent,  de  plus  doux,  de  plus  rare. 
Cependant  par  Baucis  le  festin  se  prépare. 
La  table  où  l'on  servit  le  champêtre  repas 
Fut  d'ais  non  façonnés  à  l'aide  du  compas: 
Encore  assure-t-on,  si  l'histoire  en  est  crue. 
Qu'en  un  de  ses  supports  le  temps  l'avait  rompue. 
Baucis  en  égala  les  appuis  chancelants 
Du  débris  d'un  vieux  vase,  autre  injure  des  ans. 
Un  tapis  tout  usé  couvrit  deux  escabelles  : 
Il  ne  servait  pourtant  qu'aux  fêtes  solennelles. 
Le  linge  orné  de  fleurs  fut  couvert,  pour  tous  mets, 
D'un  peu  de  lait,  de  fruits  et  des  dons  de  Cérès. 
Les  divins  voyageurs,  altérés  de  leur  course. 
Mêlaient  au  vin  grossier  le  cristal  d'une  source. 
Plus  le  vase  versait,  moins  il  s'allait  vidant. 
Philémon  reconnut  ce  miracle  évident  ; 
Baucis  n'en  fît  pas  moins:    tous  deux  s'agenouil- 
lèrent ; 
A  ce  signe  d'abord  leurs  yeux  se  décillèrent. 
Jupiter  leur  parut  avec  ces  noirs  sourcils 
Qui  font  trembler  ces  cieux  sur  leurs  pôles  assis. 
Grand  Dieu,  dit  Philémon,  excusez  notre  faute 
Quels  humains  auraient  cru  recevoir  un  tel  hôte  ? 
Ces  mets,  nous  l'avouons,  sont  peu  délicieux: 
Mais,  quand  nous  serions  rois,  que  donner  à  des 

dieux  ? 
C'est  le  cœur  qui  fait  tout:    que  la  terre  et  que 

l'onde 
Apprêtent  un  repas  pour  les  maîtres  du  monde  ; 
Ils  lui  préféreront  les  seuls  présents  du  cœur. 
Baucis  sort  à  ces  mots  pour  réparer  l'erreur. 


394  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Dans  le  verger  courait  une  perdrix  privée, 
Et  par  de  tendres  soins  dès  l'enfance  élevée  ; 
Elle  en  veut  faire  un  mets,  et  la  poursuit  en  vain  : 
La  volatille  échappe  à  sa  tremblante  main  ; 
Entre  les  pieds  des  dieux  elle  cherche  un  asile. 
Ce  recours  à  l'oiseau  ne  fut  pas  inutile: 
Jupiter  intercède.     Et  déjà  les  vallons 
Voyaient  l'ombre  en  croissant  tomber  du  haut  des 

monts. 
Les  dieux  sortent  enfin,  et  font  sortir  leurs  hôtes. 
De  ce  bourg,  dit  Jupin,  je  veux  punir  les  fautes: 
Suivez-nous.     Toi,  Mercure,  appelle  les  vapeurs. 
O  gens  durs  !  vous  n'ouvrez  vos  logis  ni  vos  cœurs  ! 
Il  dit:  et  les  autans  troublent  déjà  la  plaine. 
Nos  deux  époux  suivaient,  ne  marchant  qu'avec 

peine  ; 
Un  appui  de  roseau  soulageait  leurs  vieux  ans  : 
Moitié  secours  des  dieux,  moitié  peur,  se  hâtant. 
Sur  un  mont  assez  proche  enfin  Us  arrivèrent. 
A  leurs  pieds  aussitôt  cent  nuages  crevèrent. 
Des  ministres  du  dieu  les  escadrons  flottants 
Entraînèrent,  sans  choix,  animaux,  habitants. 
Arbres,  maisons,  vergers,  toute  cette  demeure; 
Sans  vestiges  du  bourg,  tout  disparut  sur  l'heure. 
Les  vieillards  déploraient  ces  sévères  destins. 
Les  animaux  périr  !  car  encor  les  humains. 
Tous  avaient  dû  tomber  sous  les  célestes  armes  : 
Baucis  en  répandit  en  secret  quelques  larmes. 
Cependant  l'humble  toit  devient  temple,  et  ses  murs 
Changentleur  frêle  enduit  auxmarbres  les  plrs  durs. 
De  pilastres  massifs  les  cloisons  revêtues 
En  moinsde  deux  instants  s'élèvent  jusqu'auxnues  ; 
Le  chaume  devient  or,  tout  brille  en  ce  pourpris  : 
Tous  ces  événements  sont  peints  sur  le  lambris. 


PHILÉMON  ET  BAUCIS  395 

Loin,  bien  loin  les  tableaux  de  Zeuxis  et  d'Apelle! 
Ceux-ci  furent  tracés  d'une  main  immortelle. 
Nos  deux  époux,  surpris,  étonnés,  confondus. 
Se  crurent,  par  miracle,  en  l'Olympe  rendus. 
Vous  comblez,  dirent-ils,  vos  moindres  créatures: 
Aurions-nous  bien  le  cœur  et  les  mains  assez  pures 
Pour  présider  ici  sur  les  honneurs  divins, 
Et  prêtres  vous  offrir  les  vœux  des  pèlerins  ? 
Jupiter  exauça  leur  prière  innocente. 
Hélas  !  dit  Philémon,  si  votre  main  puissante 
Voulait  favoriser  jusqu'au  bout  deux  mortels. 
Ensemble  nous  mourrions  en  servant  vos  autels, 
Clothon  ferait  d'un  coup  ce  double  sacrifice  ; 
D'autres  mains  nous  rendraient  un  vain  et  triste 

office: 
Je  ne  pleurerais  point  celle-ci,  ni  ses  yeux 
Ne  troubleraient  non  plus  de  leurs  larmes  ces  lieux. 
Jupiter  à  ce  vœu  fut  encor  favorable. 
Mais  oserai- je  dire  un  fait  presque  incroyable  ? 
Un  jour  qu'assis  tous  deux  dans  le  sacré  parvis 
Ils  contaient  cette  histoire  aux  pèlerins  ravis, 
La  troupe  à  l'entour  d'eux  debout  prêtait  l'oreille; 
Philémon  leur  disait:   Ce  lieu  plein  de  merveille 
N'a  pas  toujours  servi  de  temple  aux  immortels: 
Un  bourg  était  autour  ennemi  des  autels, 
Gens  barbares,  gens  durs,  habitacle  d'impies; 
Du  céleste  courroux  tous  furent  les  hosties. 
Il  ne  resta  que  nous  d'un  si  triste  débris: 
Vous  en  verrez  tantôt  la  suite  en  nos  lambris  : 
Jupiter  l'y  peignit.     En  contant  ces  annales, 
Philémon  regardait  Baucis  par  intervalles  ; 
Elle  devenait  arbre,  et  lui  tendait  les  bras: 
Il  veut  lui  tendre  aussi  les  siens,  et  ne  peut  pas. 
Il  veut  parler,  l'écorce  a  sa  langue  pressée. 


396  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

L'un  et  l'autre  se  dit  adieu  de  la  pensée: 
Le  corps  n'est  tantôt  plus  que  feuillage  et  que  bois. 
D'étonnement  la  troupe,  ainsi  qu'eux  perd  la  voix. 
Même  instant,  même  sort  à  leur  fin  les  entraîne; 
Baucis  devient  tilleul,  Philémon  devient  chêne. 
On  les  va  voir  encore,  afin  de  mériter 
Les  douceurs  qu'en  hymen  Amour  leur  fît  goûter. 
Ils  courbent  sous  le  poids  des  offrandes  sans  nombre. 
Pour  peu  que  des  époux  séjournent  sous  leur  ombre. 
Ils  s'aiment  jusqu'au  bout,  malgré  l'effort  des  ans. 
Ah  !  si.  .  .  Mais  autre  part  j 'ai  porté  mes  présents. 
Célébrons  seulement  cette  métamorphose. 
De  fidèles  témoins  m'ayant  conté  la  chose, 
Clio  me  conseilla  de  l'étendre  en  ces  vers, 
Qui  pourront  quelque  jour  l'apprendre  à  l'univers. 
Quelque  jour  on  verra  chez  les  races  futures. 
Sous  l'appui  d'un  grand  nom,  passer  ces  aventures. 
Vendôme,  consentez  au  los  que  j'en  attends; 
Faites-moi  triompher  de  l'Envie  et  du  Temps  : 
Enchaînez  ces  démons,  que  sur  nous  ils  n'attentent. 
Ennemis  des  héros  et  de  ceux  qui  les  chantent. 
Je  voudrais  pouvoir  dire  en  un  style  assez  haut 
Qu'ayant  mille  vertus  vous  n'avez  nul  défaut. 
Toutes  les  célébrer  serait  œuvre  infinie  ; 
L'entreprise  demande  un  plus  vaste  génie: 
Car  quel  mérite  enfin  ne  vous  fait  estimer  ? 
Sans  parler  de  celui  qui  force  à  vous  aimer. 
Vousjoignezà  cesdons  l'amour  des  beaux  ouvrages; 
Vous  y  joignez  un  goût  plus  sûr  que  nos  suffrages; 
Don  du  ciel,  qui  peut  seul  tenir  lieu  des  présents 
Que  nous  font  à  regret  le  travail  et  les  ans. 
Peu  de  gens  élevés,  peu  d'autres  encor  même, 
Font  voir  par  ces  faveurs  que  Jupiter  les  aime. 
Si  quelque  enfant  des  dieux  les  possède,  c'est  vous  ; 


PHILÉMON  ET  BAUCIS  397 

Je  l'ose  dans  ces  vers  soutenir  devant  tous. 
Clio,  sur  son  giron,  à  l'exemple  d'Homère, 
Vient  de  les  retoucher,  attentive  à  vous  plaire  : 
On  dit  qu'elle  et  ses  sœurs,  par  l'ordre  d'Apollon, 
Transportent  dans  Anet  tout  le  sacré  vaUon  : 
Je  le  crois.     Puissions-nous  chanter  sous  les  om- 
brages 
Des  arbres  dont  ce  lieu  va  border  ses  rivages  ! 
Puissent-ils  tout  d'un  coup  élever  leurs  sourcils, 
Comme  on  vit  autrefois  Philémon  et  Baucis  ! 


LES  FILLES  DE  MINEE 

SUJET  TIRÉ  DES  MÉTAMORPHOSES  D'OVIDE 

Je  chante  dans  ces  vers  les  filles  de  Minée, 
Troupe  aux  arts  de  Pallas  dès  l'enfance  adonnée, 
Et  de  qui  le  travail  fit  entrer  en  courroux 
Bacchus,  à  juste  droit  de  ses  honneurs  jaloux. 
Tout  dieu  veut  aux  humains  se  faire  reconnaître: 
On  ne  voit  point  les  champs  répondre  aux  soins  du 

maître, 
Si  dans  les  jours  sacrés,  autour  de  ses  guérets. 
Il  ne  marche  en  triomphe  à  l'honneur  de  Cérès. 

La  Grèce  était  en  jeux  pour  le  fils  de  Sémèle. 
Seules  on  vit  trois  sœurs  condamner  ce  saint  zèle. 
Alcithoé  l'aînée,  a37ant  pris  ses  fuseaux. 
Dit  aux  autres;    Quoi  donc!    toujours  des  dieux 

nouveaux ! 
L'Olympe  ne  peut  plus  contenir  tant  de  têtes. 
Ni  l'an  fournir  de  jours  assez  pour  tant  de  fêtes. 
Je  ne  dis  rien  des  vœux  dus  aux  travaux  divers 
De  ce  dieu  qui  purgea  de  monstres  l'univers. 
Mais  à  quoi  sert  Bacchus,  qu'à  causer  des  querelles, 
Afîaiblir  les  plus  sains,  enlaidir  les  plus  belles. 
Souvent  mener  au  Styx  par  de  tristes  chemins  ? 
Et  nous  irons  chômer  la  peste  des  humains  ! 
Pour  moi,  j 'ai  résolu  de  poursuivre  ma  tâche. 
Se  donne,  qui  voudra,  ce  jour-ci,  du  relâche; 
Ces  mains  n'en  prendront  point.     Je  suis  encor 

d'avis 

399 


400  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Que  nous  rendions  le  temps  moins  long  par  des 

récits  : 
Toutes    trois,    tour    à    tour,    racontons    quelque 

histoire. 
Je  pourrais  retrouver  sans  peine  en  ma  mémoire 
Du  monarque  des  dieux  les  divers  changements; 
Mais,  comme  chacun  sait  tous  ces  événements, 
Disons  ce  que  l'Amour  inspire  à  nos  pareilles: 
Non  toutefois  qu'il  faille,  en  contant  ses  merveilles. 
Accoutumer  nos  cœurs  à  goûter  son  poison  ; 
Car,  ainsi  que  Bacchus,  il  trouble  la  raison. 
Récitons-nous  les  maux  que  ses  biens  nous  attirent. 
Alcithoé  se  tut,  et  ses  sœurs  applaudirent. 
Après  quelques  moments,  haussant  un  peu  la  voix: 

Dans  Thèbes,  reprit-elle,  on  conte  qu'autrefois 
Deux  jeunes  cœurs  s'aimaient  d'une   égale   ten- 
dresse : 
Pyrame,  c'est  l'amant,  eut  Thisbé  pour  maîtresse. 
Jamais  couple  ne  fut  si  bien  assorti  qu'eux: 
L'un  bien  fait,  l'autre  belle,  agréables  tous  deux, 
Tous  deux  dignes  de  plaire,  ils  s'aimèrent  sans 

peine, 
D'autant  plus  tôt  épris,  qu'une  invincible  haine 
Divisant  leurs  parents  ces  deux  amants  unit. 
Et  concourut  aux  traits  dont  l'Amour  se  servit. 
Le  hasard,  non  le  choix,  avait  rendu  voisines 
Leurs  maisons,  où  régnaient  ces  guerres  intestines: 
Ce  fut  un  avantage  à  leurs  désirs  naissants. 
Le  cours  en  commença  par  des  jeux  innocents: 
La  première  étincelle  eut  embrasé  leur  âme. 
Qu'ils  ignoraient  encor  ce  que  c'était  que  flamme. 
Chacun  favorisait  leurs  transports  mutuels. 
Mais  c'était  à  l'insu  de  leurs  parents  cruels. 


I 


LES  FILLES  DE  MINÉE  401 

La  défense  est  un  charme  :  on  dit  qu'elle  assaisonne 
Les  plaisirs,  et  surtout  ceux  que  l'Amour  nous 

donne. 
D'un  des  logis  à  l'autre,  elle  instruisit  du  moins 
Nos  amants  à  se  dire  avec  signes  leurs  soins. 
Ce  léger  reconfort  ne  les  put  satisfaire; 
Il  fallut  recourir  à  quelque  autre  mystère. 
Un  vieux  mur  entr'ouvert  séparait  leurs  maisons  ; 
Le  temps  avait  miné  ses  antiques  cloisons: 
Là,  souvent  de  leurs  maux  ils  déploraient  la  cause 
Les  paroles  passaient,  mais  c'était  peu  de  chose. 
Se  plaignant  d'un  tel  sort,  Pyrame  dit  un  jour: 
Chère  Thisbé,  le  ciel  veut  qu'on  s'aide  en  amour. 
Nous  avons  à  nous  voir  une  peine  infinie  ; 
Fuyons  de  nos  parents  l'injuste  tyrannie: 
J'en  ai  d'autres  en  Grèce;  ils  se  tiendront  heureux 
Que  vous  daigniez  chercher  un  asile  chez  eux; 
Leur  amitié,  leur  bien,  leur  pouvoir,  tout  m'invite 
A  prendre  le  parti  dont  je  vous  sollicite. 
C'est  votre  seul  repos  qui  me  le  fait  choisir; 
Car  je  n'ose  parler,  hélas!  de  mon  désir. 
Faut-il  à  votre  gloire  en  faire  un  sacrifice  ? 
De  crainte  des  vains  bruits  faut-il  que  je  languisse  ? 
Ordonnez  :   j 'y  consens  ;   tout  me  semblera  doux  : 
Je  vous  aime,  Thisbé,  moins  pour  moi  que  pour  vous. 
J'en  pourrais  dire  autant,  lui  repartit  l'amante. 
Votre  amour  étant  pure,  encor  que  véhémente, 
Je  vous  suivrai  partout:   notre  commun  repos 
Me  doit  mettre  au-dessus  de  tous  les  vains  propos. 
Tant  que  de  ma  vertu  je  serai  satisfaite. 
Je  rirai  des  discours  d'une  langue  indiscrète. 
Et  m'abandonnerai  sans  crainte  à  votre  ardeur, 
Contente  que  je  suis  des  soins  de  ma  pudeur. 
Jugez  ce  que  sentit  Pyrame  à  ces  paroles. 


402  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Je  n'en  fais  point  ici  de  peintures  frivoles: 
Suppléez  au  peu  d'art  que  le  ciel  mit  en  moi; 
Vous-mêmes  peignez-vous  cet  amant  hors  de  soi. 
Demain,  dit-il,  il  faut  sortir  avant  l'aurore; 
N'attendez  point  les  traits  que  son  char  fait  éclore: 
Trouvez- vous  aux  degrés  du  terme  de  Cérès  ; 
Là,  nous  nous  attendrons:  le  rivage  est  tout  près. 
Une  barque  est  au  bord  ;  les  rameurs,  le  vent  même, 
Tout  pour  notre  départ  montre  une  hâte  extrême; 
L'augure  en  est  heureux,  notre  sort  va  changer; 
Et  les  dieux  sont  pour  nous,  si  je  sais  bien  juger. 
Thisbé  consent  à  tout:  elle  en  donne  pour  gage 
Deux  baisers,  par  le  mur  arrêtés  au  passage. 
Heureux  mur  !    tu  devais  servir  mieux  leur  désir  ; 
Ils  n'obtinrent  de  toi  qu'une  ombre  de  plaisir. 
Le  lendemain  Thisbé  sort,  et  prévient  Pyrame; 
L'impatience,  hélas  !   maîtresse  de  son  âme, 
La  fait  arriver  seule  et  sans  guide  aux  degrés. 
L'ombre  et  le  jour  luttaient  dans  les  champs  azurés. 
Une  lionne  vient,  monstre  imprimant  la  crainte; 
D'un  carnage  récent  sa  gueule  est  toute  teinte. 
Thisbé  fuit  ;   et  son  voile,  emporté  par  les  airs. 
Source  d'un  sort  cruel,  tombe  dans  ces  déserts. 
La  lionne  le  voit,  le  souille,  le  déchire; 
Et,  l'ayant  teint  de  sang,  aux  forêts  se  retire. 
Thisbé  s'était  cachée  en  un  buisson  épais. 
Pyrame  arrive,  et  voit  ces  vestiges  tout  frais. 
O  dieux  !   que  devient-il  !     Un  froid  court  dans  ses 

veines. 
Il  aperçoit  le  voile  étendu  dans  ces  plaines. 
Il  le  lève;   et  le  sang,  joint  aux  traces  des  pas. 
L'empêche  de  douter  d'un  funeste  trépas. 
Thisbé,  s'écria-t-il,  Thisbé,  je  t'ai  perdue! 
Te  voilà,  par  ma  faute,  aux  enfers  descendue: 


J 


LES  FILLES  DE  MINÉE  403 

Je  l'ai  voulu;  c'est  moi  qui  suis  le  monstre  affreux 
Par  qui  tu  t'en  vas  voir  le  séjour  ténébreux: 
Attends-moi,  je  te  vais  rejoindre  aux  rives  sombres. 
Mais  m'oserai-je  à  toi  présenter  chez  les  ombres  ? 
Jouis  au  moins  du  sang  que  je  te  vais  offrir, 
Malheureux  de  n'avoir  qu'une  mort  à  souffrir. 
Il  dit,  et  d'un  poignard  coupe  aussitôt  sa  trame. 
Thisbé  vient  ;  Thisbé  voit  tomber  son  cher  Pyrame. 
Que  devient-elle  aussi  !     Tout  lui  manque  à  la  fois. 
Les  sens  et  les  esprits  aussi  bien  que  la  voix. 
Elle  revient  enfin  ;  Clothon,  pour  l'amour  d'elle, 
Laisse  à  Pyrame  ouvrir  sa  mourante  prunelle. 
Il  ne  regarde  point  la  lumière  des  cieux  ; 
Sur  Thisbé  seulement  il  tourne  encor  les  yeux. 
Il  voudrait  lui  parler  ;  sa  langue  est  retenue  : 
Il  témoigne  mourir  content  de  l'avoir  vue. 
Thisbé  prend  le  poignard;  et  découvrant  son  sein: 
Je  n'accuserai  point,  dit-elle,  ton  dessein. 
Bien  moins  encor  l'erreur  de  ton  âme  alarmée: 
Ce  serait  t'accuser  de  m'avoir  trop  aimée. 
Je  ne  t'aime  pas  moins  :  tu  vas  voir  que  mon  cœur 
N'a,  non  plus  que  le  tien,  mérité  son  malheur. 
Cher  amant!   reçois  donc  ce  triste  sacrifice. 
Sa  main  et  le  poignard  font  alors  leur  ofiSce  : 
Elle  tombe,  et,  tombant,  range  ses  vêtements  ; 
Dernier    trait    de    pudeur    même    aux    derniers 

moments. 
Les  nymphes  d'alentour  lui  donnèrent  des  larmes. 
Et  du  sang  des  amants  teignirent  par  des  charmes 
Le  fruit  d'un  mûrierproche,et  blanc  jusqu'à  ce  jour, 
Etemel  monument  d'un  si  parfait  amour. 

Cette  histoire  attendrit  les  filles  de  Minée. 
L'une  accusait  l'amant,  l'autre  la  destinée; 


404  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Et  toutes,  d'une  voix,  conclurent  que  nos  cœurs 
De  cette  passion  devraient  être  vainqueurs. 
Elle  meurt  quelquefois  avant  qu'être  contente: 
L'est-elle  ;  elle  devient  aussitôt  languissante  : 
Sans  l'hymen  on  n'en  doit  recueillir  aucun  fruit; 
Et  cependant  l'hymen  est  ce  qui  la  détruit. 
Il  y  joint,  dit  Clymène,  une  âpre  jalousie, 
Poison  le  plus  cruel  dont  l'âme  soit  saisie: 
Je  n'en  veux  pour  témoin  que  l'erreur  de  Procris. 
Alcithoé  ma  sœur,  attachant  vos  esprits. 
Des  tragiques  amours  vous  a  conté  l'élite: 
Celles  que  je  vais  dire  ont  aussi  leur  mérite. 
J 'accourcirai  le  temps,  ainsi  qu'elle,  à  mon  tour. 
Peu  s'en  faut  que  Phébus  ne  partage  le  jour; 
A  ses  rayons  perçants  opposons  quelques  voiles: 
Voyons  combien  nos  mains  ont  avancé  nos  toiles. 
Je  veux  que  sur  la  mienne,  avant  que  d'être  au  soir, 
Un  progrès  tout  nouveau  se  fasse  apercevoir. 
Cependant  donnez-moi  quelque  heure  de  silence  : 
Ne  vous  rebutez  point  de  mon  peu  d'éloquence  ; 
Souffrez-en  les  défauts,  et  songez  seulement 
Au  fruit  qu'on  peut  tirer  de  cet  événement. 
Céphale  aimait  Procris:   il  était  aimé  d'elle: 
Chacun  se  proposait  leur  hymen  pour  modèle. 
Ce  qu'amour  fait  sentir  de  piquant  et  de  doux 
Comblait  abondamment  les  vœux  de  ces  époux. 
Ils  ne  s'aimaient  que  trop!    leurs  soins  et  leur 

tendresse 
Approchaient  des  transports  d'amant  et  de  maî- 
tresse. 
Le  ciel  même  envia  cette  félicité: 
Céphale  eut  à  combattre  une  divinité. 
Il  était  jeune  et  beau;  l'Aurore  en  fut  charmée, 
N'étant  pas  à  ces  biens  chez  elle  accoutumée. 


LES  FILLES  DE  MINÉE  405 

Nos  belles  cacheraient  un  pareil  sentiment: 
Chez  les  divinités  on  en  use  autrement. 
Celle-ci  déclara  son  amour  à  Céphale. 
Il  eut  beau  lui  parler  de  la  foi  conjugale: 
Les  jeunes  déités  qui  n'ont  qu'un  vieil  époux 
Ne  se  soumettent  point  à  ces  lois  comme  nous. 
La  déesse  enleva  ce  héros  si  fidèle. 
De  modérer  ses  feux  il  pria  l'immortelle: 
Elle  le  fit;  l'amour  devint  simple  amitié; 
Retournez,  dit  l'Aurore,  avec  votre  moitié  ; 
Je  ne  troublerai  plus  votre  ardeur  ni  la  sienne: 
Recevez  seulement  ces  marques  de  la  mienne. 
C'était  un  javelot  toujours  sûr  de  ses  coups. 
Un  jour  cette  Procris  qui  ne  vit  que  pour  vous 
Fera  le  désespoir  de  votre  âme  charmée, 
Et  vous  aurez  regret  de  l'avoir  tant  aimée. 
Tout  oracle  est  douteux,  et  porte  un  double  sens: 
Celui-ci  mit  d'abord  notre  époux  en  suspens. 
J 'aurai  regret  aux  vœux  que  j 'ai  formés  pour  elle  ! 
Et  comment  ?  n'est-ce  point  qu'elle  m'est  infidèle  ? 
Ah!  finissent  mes  jours  plutôt  que  de  le  voir! 
Éprouvons  toutefois  ce  que  peut  son  devoir. 
Des  mages  aussitôt  consultant  la  science, 
D'un  feint  adolescent  il  prend  la  ressemblance, 
S'en  va  trouver  Procris,  élève  jusqu'aux  cieux 
Ses  beautés,  qu'il  soutient  être  dignes  des  dieux; 
Joint  les  pleurs  aux  soupirs,  comme  un  amant  sait 

faire. 
Et  ne  peut  s'éclaircir  par  cet  art  ordinaire. 
Il  fallut  recourir  à  ce  qui  porte  coup, 
Aux  présents:   il  offrit,  donna,  promit  beaucoup. 
Promit  tant,  que  Procris  lui  parut  incertaine. 
Toute  chose  a  son  prix.     Voilà  Céphale  en  peine: 
Il  renonce  aux  cités,  s'en  va  dans  les  forêts; 


4o6  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Conte  aux  vents,  conte  aux  bois,  ses  déplaisirs 

secrets  ; 
S'imagine  en  chassant  dissiper  son  martyre. 
C'était  pendant  ces  mois  où  le  chaud  qu'on  respire 
Oblige  d'implorer  l'haleine  des  zéph5n:s. 
Doux  vents,  s'écriait-il,  prêtez-moi  des  soupirs! 
Venez,  légers  démons  par  qui  nos  champs  fleuris- 
sent! 
Aure,  fais-les  venir,  je  sais  qu'ils  t'obéissent: 
Ton  emploi  dans  ces  lieux  est  de  tout  ranimer. 
On  l'entendit:  on  crut  qu'il  venait  de  nommer 
Quelque  objet  de  ses  vœux,  autre  que  son  épouse. 
Elle  en  est  avertie,  et  la  voilà  jalouse. 
Maint  voisin  charitable  entretient  ses  ennuis. 
Je  ne  le  puis  plus  voir,  dit-elle,  que  les  nuits; 
Il  aime  donc  cette  Aure,  et  me  quitte  pour  elle  ? 
Nous  vous  plaignons:    il  l'aime,  et  sans  cesse  il 

l'appelle: 
Les  échos  de  ces  lieux  n'ont  plus  d'autres  emplois 
Que  celui  d'enseigner  le  nom  d'Aure  à  nos  bois; 
Dans  tous  les  environs  le  nom  d'Aure  résonne. 
Profitez  d'un  avis  qu'en  passant  on  vous  donne: 
L'intérêt  qu'on  y  prend  est  de  vous  obliger. 
Elle  en  profite,  hélas!   et  ne  fait  qu'y  songer. 
Les  amants  sont  toujours  de  légère  croyance: 
S'ils  pouvaient  conserver  un  rayon  de  prudence, 
(Je    demande    un    grand    point,    la   prudence   en 

amours!) 
Ils  seraient  aux  rapports  insensibles  et  sourds. 
Notre  épouse  ne  fut  l'une  ni  l'autre  chose. 
Elle  se  lève  un  jour;  et  lorsque  tout  repose. 
Que  de  l'aube  au  teint  frais  la  charmante  douceur 
Force  tout  au  sommeil,  hormis  quelque  chasseur. 
Elle  cherche  Céphale:   un  bois  l'offre  à  sa  vue. 


i 


LES  FILLES  DE  MINÉE  407 

11  invoquait  déjà  cette  Aure  prétendue: 
Viens  me  voir,  disait-il,  chère  déesse,  accours; 
Je  n'en  puis  plus,  je  meurs  ;  fais  que  par  ton  secours 
La  peine  que  je  sens  se  trouve  soulagée. 
L'épouse  se  prétend  par  ces  mots  outragée: 
Elle  croit  y  trouver,  non  le  sens  qu'ils  cachaient. 
Mais  celui  seulement  que  ses  soupçons  cherchaient. 
O  triste  jalousie!   ô  passion  amère! 
Fille  d'un  fol  amour,  que  l'erreur  a  pour  mère  ! 
Ce  qu'on  voit  par  tes  yeux  cause  assez  d'embarras, 
Sans  voir  encor  par  eux  ce  que  l'on  ne  voit  pas! 
Procris  s'était  cachée  en  la  même  retraite 
Qu'un  faon  de  biche  avait  pour  demeure  secrète. 
Il  en  sort;  et  le  bruit  trompe  aussitôt  l'époux. 
Céphale  prend  le  dard  toujours  sûr  de  ses  coups, 
Le  lance  en  cet  endroit,  et  perce  sa  jalouse: 
Malheureux  assassin  d'une  si  chère  épouse  ! 
Un  cri  lui  fait  d'abord  soupçonner  quelque  erreur: 
Il  accourt,  voit  sa  faute;  et,  tout  plein  de  fureur. 
Du  même  javelot  il  veut  s'ôter  la  vie. 
L'Aurore  et  les  Destins  arrêtent  cette  envie. 
Cet  office  lui  fut  plus  cruel  qu'indulgent: 
L'infortuné  mari,  sans  cesse  s'affligeant, 
Eût  accru  par  ses  pleurs  le  nombre  des  fontaines. 
Si  la  déesse  enfin,  pour  terminer  ses  peines, 
N'eût  obtenu  du  Sort  que  l'on  tranchât  ses  jours: 
Triste  fin  d'un  hymen  bien  divers  en  son  cours! 

Fuyons  ce  nœud,  mes  sœurs,  je  ne  puis  trop  le  dire: 
Jugez  par  le  meilleur  quel  peut  être  le  pire. 
S'il  ne  nous  est  permis  d'aimer  que  sous  ses  lois. 
N'aimons  point.     Ce  dessein  fut  pris  par  toutes 

trois  : 
Toutes  trois,  pouf  chasser  de  si  tristes  pensées, 


4o8  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

A  revoir  leur  travail  se  montrent  empressées. 
Clymène,  en  un  tissu  riche,  pénible  et  grand, 
Avait  presque  achevé  le  fameux  différend 
D'entre  le  dieu  des  eaux  et  Pallas  la  savante. 
On  voyait  en  lointain  une  ville  naissante. 
L'honneur  de  la  nommer,  entre  eux  deux  con- 
testé. 
Dépendait  du  présent  de  chaque  déité. 
Neptune  fit  le  sien  d'un  symbole  de  guerre  : 
Un  coup  de  son  trident  fit  sortir  de  la  terre 
Un  animal  fougueux,  un  coursier  plein  d'ardeur. 
Chacun  de  ce  présent  admirait  la  grandeur. 
Minerve  l'effaça,  donnant  à  la  contrée 
L'olivier,  qui  de  paix  est  la  marque  assurée. 
Elle  emporta  le  prix,  et  nomma  la  cité: 
Athène  offrit  ses  vœux  à  cette  déité. 
Pour  les  lui  présenter  on  choisit  cent  pucelles. 
Toutes  sachant  broder,  aussi  sages  que  belles. 
Les  premières  portaient  force  présents  divers  ; 
Tout  le  reste  entourait  la  déesse  aux  yeux  pers. 
Avec  un  doux  souris  elle  acceptait  l'hommage. 
Clymène  ayant  enfin  reployé  son  ouvrage, 
La  jeune  Iris  commence  en  ces  mots  son  récit  : 

Rarement  pour  les  pleurs  mon  tcdent  réussit; 
Je  suivrai  toutefois  la  matière  imposée. 
Télamon  pour  Chloris  avait  l'âme  embrasée: 
Chloris  pour  Télamon  brûlait  de  son  côté. 
La  naissance,  l'esprit,  les  grâces,  la  beauté. 
Tout  se  trouvait  en  eux,  hormis  ce  que  les  hommes 
Font  marcher  avant  tout  dans  ce  siècle  où  nous 

sommes  : 
Ce  sont  les  biens,  c'est  l'or,  mérite  universel. 
Ces  amants,  quoiqu'épris  d'un  désir  mutuel, 


LES  FILLES  DE  MINÉE  409 

N'osaient  au  blond  Hymen  sacrifier  encore. 
Faute  de  ce  métal  que  tout  le  monde  adore. 
Amour  s'en  passerait;  l'autre  état  ne  le  peut: 
Soit  raison,  soit  abus,  le  Sort  ainsi  le  veut. 
Cette  loi,  qui  corrompt  les  douceurs  de  la  vie, 
Fut  par  le  jeune  amant  d'une  autre  erreur  suivie. 
Le  démon  des  combats  vint  troubler  l'univers: 
Un  pays  contesté  par  des  peuples  divers 
Engagea  Télamon  dans  un  dur  exercice  ; 
Il  quitta  pour  un  temps  l'amoureuse  mUice, 
Chloris  y  consentit,  mais  non  pas  sans  douleur. 
Il  voulut  mériter  son  estime  et  son  cœur. 
Pendant  que  ses  exploits  terminent  la  querelle, 
Un  parent  de  Chloris  meurt,  et  laisse  à  la  belle 
D'amples  possessions  et  d'immenses  trésors  : 
Il  habitait  les  lieux  où  Mars  régnait  alors. 
La  belle  s'y  transporte  ;  et  partout  révérée. 
Partout  des  deux  partis  Chloris  considérée 
Voit  de  ses  propres  yeux  les  champs  où  Télamon 
Venait  de  consacrer  un  trophée  à  son  nom. 
Lui  de  sa  part  accourt,  et,  tout  couvert  de  gloire. 
Il  offre  à  ses  amours  les  fruits  de  sa  victoire. 
Leur  rencontre  se  fit  non  loin  de  l'élément 
Qui  doit  être  évité  de  tout  heureux  amant. 
Dès  ce  jour  l'âge  d'or  les  eût  joints  sans  mystère; 
L'âge  de  fer  en  tout  a  coutume  d'en  faire. 
Chloris  ne  voulut  donc  couronner  tous  ces  biens 
Qu'au  sein  de  sa  patrie,  et  de  l'aveu  des  siens. 
Tout  chemin,  hors   la   mer,  alongeant  leur  souf- 
france, 
Ils  commettent  aux  flots  cette  douce  espérance. 
Zéph5n-e  les  suivait:   quand,  presque  en  arrivant, 
Un  pirate  survient,  prend  le  dessus  du  vent. 
Les  attaque,  les  bat.     En  vain,  par  sa  vaillance 


41  o  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Télamon  jusqu'au  bout  porte  la  résistance; 
Après  un  long  combat  son  parti  fut  défait, 
Lui  pris;  et  ses  efforts  n'eurent  pour  tout  effet 
Qu'un  esclavage  indigne.      O  dieux  !    qui  l'eût  pu 

croire  ! 
Le  Sort,  sans  respecter  ni  son  sang,  ni  sa  gloire, 
Ni  son  bonheur  prochain,  ni  les  vœux  de  Chloris, 
Le  fit  être  forçat  aussitôt  qu'il  fut  pris. 
Le  Destin  ne  fut  pas  à  Chloris  si  contraire. 
Un  célèbre  marchand  l'achète  du  corsaire: 
Il  l'emmène;  et  bientôt  la  belle,  malgré  soi. 
Au  milieu  de  ses  fers  range  tout  sous  sa  loi. 
L'épouse  du  marchand  la  voit  avec  tendresse: 
Ils  en  font  leur  compagne,  et  leur  fils  sa  maîtresse. 
Chacun  veut  cet  hymen  :   Chloris  à  leurs  désirs 
Répondait  seulement  par  de  profonds  soupirs. 
Damon,  c'était  ce  fils,  lui  tient  ce  doux  langage  : 
Vous  soupirez  toujours;  toujours  votre  visage 
Baigné  de  pleurs  nous  marque  un  déplaisir  secret: 
Qu'avez  vous  ?     vos    beaux   yeux   verraient-ils    à 

regret 
Ce    que   peuvent   leurs    traits    et    l'excès    de   ma 

flamme  ? 
Rien  ne  vous  force  ici,  découvrez-nous  votre  âme  : 
Chloris,  c'est  moi  qui  suis  l'esclave,  et  non  pas  vous. 
Ces  lieux,  à  votre  gré,  n'ont-ils  rien  d'assez  doux  ? 
Parlez,  nous  sommes  prêts  à  changer  de  demeure  : 
Mes  parents  m'ont  promis  de  partir  tout  à  l'heure. 
Regrettez-vous  les  biens  que  vous  avez  perdus  ? 
Tout  le  nôtre  est  à  vous,  ne  le  dédaignez  plus 
J'en  sais  qui  Tagréraient;  j'aisuplaire  àplus  d'une: 
Pour  vous,  vous  méritez  toute  une  autre  fortune. 
Quelle  que  soit  la  nôtre,  usez-en  :  vous  voyez 
Ce  que  nous  possédons  et  nous  même  à  vos  pieds. 


LES  FILLES  DE  MINÉE  411 

Ainsi  parle  Damon  :   et  Chloris  tout  en  larmes 
Lui  répond  en  ces  mots  accompagnés  de  charmes: 
Vos  moindres  qualités  et  cet  heureux  séjour 
Même  aux  filles  des  dieux  donneraient  de  l'amour: 
Jugez  donc  si  Chloris,  esclave  et  malheureuse. 
Voit  l'offre  de  ces  biens  d'une  âme  dédaigneuse. 
Je  sais  quel  est  leur  prix:  mais  de  les  accepter, 
Je  ne  puis;   et  voudrais  vous  pouvoir  écouter. 
Ce  qui  me  le  défend,  ce  n'est  point  l'esclavage: 
Si  toujours  la  naissance  éleva  mon  courage, 
Je  me  vois,  grâce  aux  dieux,  en  des  mains  où  je  puis 
Garder  ces  sentiments,  malgré  tous  mes  ennuis  ; 
Je  puis  même  avouer  (hélas!   faut-il  le  dire?) 
Qu'un  autre  a  sur  mon  cœur  conservé  son  empire. 
Je  chéris  un  amant,  ou  mort,  ou  dans  les  fers; 
Je  prétends  le  chérir  encor  dans  les  enfers. 
Pourriez-vous  estimer  le  cœur  d'une  inconstante? 
Je  ne  suis  déjà  plus  aimable  ni  charmante; 
Chloris  n'a  plus  ces  traits  que  l'on  trouvait  si  doux, 
Et,  doublement  esclave,  est  indigne  de  vous. 
Touché  de  ce  discours,  Damon  prend  congé  d'elle: 
Fuyons,  dit-il  en  soi,  j'oublîrai  cette  belle; 
Tout  passe,  et  même  un  jour  ses  larmes  passeront  : 
Voyons  ce  que  l'absence  et  le  temps  produiront. 
A  ces  mots  il  s'embarque,  et,  quittant  le  rivage. 
Il  court  de  mer  en  mer,  aborde  en  lieu  sauvage, 
Trouve  des  malheureux  de  leurs  fers  échappés, 
Et  sur  le  bord  d'un  bois  à  chasser  occupés, 
Télamon,  de  ce  nombre,  avait  brisé  sa  chaîne: 
Aux  regards  de  Damon  il  se  présente  à  peine. 
Que  son  air,  sa  fierté,  son  esprit,  tout  enfin 
Fait  qu'à  l'abord  Damon  admire  son  destin, 
Puis  le  plaint,  puis  l'emmène,  et  puis  lui  dit  sa 
flamme. 


412  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

D'une  esclave,  dit-il,  je  n'ai  pu  toucher  l'âme; 
Elle  chérit  un  mort!     Un  mort,  ce  qui  n'est  plus 
L'emporte  dans  son  cœur!  mes  vœux  sont  superflus. 
Là-dessus,  de  Chloris  il  lui  fait  la  peinture. 
Télamon  dans  son  âme  admire  l'aventure. 
Dissimule,  et  se  laisse  emmener  au  séjour 
Où  Chloris  lui  conserve  un  si  parfait  amour. 
Comme  il  voulait  cacher  avec  soin  sa  fortune. 
Nulle  peine  pour  lui  n'était  vile  et  commune. 
On  apprend  leur  retour  et  leur  débarquement. 
Chloris,  se  présentant  à  l'un  et  l'autre  amant, 
Reconnaît  Télamon  sous  un  faix  qui  l'accable. 
Ses  chagrins  le  rendaient  pourtant  méconnaissable; 
Un  œil  indifférent  à  le  voir  eût  erré. 
Tant  la  peine  et  l'amour  l'avaient  défiguré. 
Le  fardeau  qu'il  portait  ne  fut  qu'un  vain   ob- 
stacle ; 
Chloris  le  reconnaît,  et  tombe  à  ce  spectacle: 
Elle  perd  tous  ses  sens  et  de  honte  et  d'amour. 
Télamon,  d'autre  part,  tombe  presque  à  son  tour. 
On  demande  à  Chloris  la  cause  de  sa  peine  : 
Elle  la  dit;   ce  fut  sans  s'attirer  de  haine. 
Son  récit  ingénu  redoubla  la  pitié 
Dans  des  cœurs  prévenus  d'une  juste  amitié. 
Damon  dit  que  son  zèle  avait  changé  de  face. 
On  le  crut.     Cependant,  quoi  qu'on  dise  et  qu'on 

fasse, 
D'un  triomphe  si  doux  l'honneur  et  le  plaisir 
Ne  se  perd  qu'en  laissant  des  restes  de  désir. 
On  crut  pourtant  Damon.     Il  restreignit  son  zèle 
A  sceller  de  l'hymen  une  union  si  belle  ; 
Et,  par  un  sentiment  à  qui  rien  n'est  égal, 
Il  pria  ses  parents  de  doter  son  rival. 
Il  l'obtint,  renonçant  dès  lors  à  l'h^nnénée. 


LES  FILLES  DE  MINÉE  413 

Le  soir  étant  venu  de  l'heureuse  journée, 
Les  noces  se  faisaient  à  l'ombre  d'un  ormeau: 
L'enfant  d'un  voisin  vit  s'y  percher  un  corbeau; 
Il  fait  partir  de  l'arc  une  flèche  maudite. 
Perce  les  deux  époux  d'une  atteinte  subite. 
Chloris  mourut  du  coup,  non  sans  que  son  amant 
Attirât  ses  regards  en  ce  dernier  moment. 
Il  s'écrie,  en  voyant  finir  ses  destinées: 
Quoi  !  la  Parque  a  tranché  le  cours  de  ses  années  ! 
Dieux,  qui  l'avez  voulu,  ne  suffisait-il  pas 
Que  la  haine  du  Sort  avançât  mon  trépas  ? 
En  achevant  ces  mots,  il  acheva  de  vivre: 
Son  amour,  non  le  coup,  l'obligea  de  la  suivre; 
Blessé  légèrement,  il  passa  chez  les  morts  : 
Le  Styx  vit  nos  époux  accourir  sur  ses  bords. 
Même  accident  finit  leurs  précieuses  trames  ; 
Même  tombe  eut  leurs  corps, mêmeséjour  leurs  âmes. 
Quelques  uns  ont  écnt  (mais  ce  fait  est  peu  sûr) 
Que  chacun  d'eux  devint  statue  et  marbre  dur. 
Le  couple  infortuné  face  à  face  repose. 
Je  ne  garantis  point  cette  métamorphose: 
On  ne  doute.     On  le  croit  plus  que  vous  ne  pensez. 
Dit  Clymène;   et  cherchant  dans  les  siècles  passés 
Quelque  exemple  d'amour  et  de  vertu  parfaite. 
Tout  ceci  me  fut  dit  par  le  sage  interprète. 
J'admirai,  je  plaignis  ces  amants  malheureux: 
On  les  allait  unir;   tout  concourait  pour  eux; 
Ils  touchaient  au  moment  ;   l'attente  en  était  sûre. 
Hélas!   il  n'en  est  point  de  telle  en  la  nature: 
Sur  le  point  de  jouir,  tout  s'enfuit  de  nos  mains; 
Les  dieux  se  font  un  jeu  de  l'espoir  des  humains. 

Laissons,  reprit  Iris,  cette  triste  pensée. 

La  fête  est  vers  sa  fin.  grâce  au  ciel,  avancée; 


414  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Et  nous  avons  passé  tout  ce  temps  en  récits 
Capables  d'affliger  les  moins  sombres  esprits: 
Effaçons,  s'il  se  peut,  leur  image  funeste. 
Je  prétends  de  ce  jour  mieux  employer  le  reste, 
Et  dire  un  changement,  non  de  corps,  mais  de  cœur. 
Le  miracle  en  est  grand,  Amour  en  fut  l'auteur: 
Il  en  fait  tous  les  jours  de  diverse  manière. 
Je  changerai  de  style  en  changeant  de  matière. 

Zoon  plaisait  aux  yeux;  mais  ce  n'est  pas  assez: 

Son  peu  d'esprit,  son  humeur  sombre. 

Rendaient  ces  talents  mal  placés. 
Il  fuyait  les  cités,  il  ne  cherchait  que  l'ombre. 
Vivait  parmi  les  bois,  concitoyen  des  ours, 
Et  passait,  sans  aimer,  les  plus  beaux  de  ses  jours. 
Nous  avons  condamné  l'amour,  m'allez-vous  dire. 
J 'en  blâme  en  nous  l'excès  ;  mais  je  n'approuve  pas 

Qu'insensible  aux  plus  doux  appas 

Jamais  un  homme  ne  soupire. 
Hé  quoi!   ce  long  repos  est-il  d'un  si  grand  prix? 
Les  morts  sont  donc  heureux?     Ce  n'est  pas  mon 

avis: 
Je  veux  des  passions;  et  si  l'état  le  pire 

Est  le  néant,  je  ne  sais  point 
De  néant  plus  complet  qu'un  cœur  froid  à  ce  point. 
Zoon  n'aimant  donc  rien,  ne  s 'aimant  pas  lui-même 
Vit  lole  endormie,  et  le  voilà  frappé: 

Voilà  son  cœur  développé. 

Amour,  par  son  savoir  suprême. 
Ne  l'eut  pas  fait  amant  qu'il  en  fit  un  héros. 
Zoon  rend  grâce  au  dieu  qui  troublait  son  repos  : 
Il  regarde  en  tremblant  cette  jeune  merveille. 

A  la  fin  lole  s'éveille. 

Surprise  et  dans  l'étonnement, 


I 


LES  FILLES  DE  MINÉE  415 

Elle  veut  fuir;   mais  son  amant 

L'arrête,  et  lui  tient  ce  langage  : 
Rare  et  charmant  objet,  pourquoi  me  fuyez-vous  ? 
Je  ne  suis  plus  celui  qu'on  trouvait  si  sauvage: 
C'est  l'effet  de  vos  traits  aussi  puissants  que  doux 
Ils  m'ont  l'âme  et  l'esprit  et  la  raison  donnée. 

Souffrez  que,  vivant  sous  vos  lois. 
J'emploie  à  vous  servir  des  biens  que  je  vous  dois, 
lole,  à  ce  discours,  encor  plus  étonnée, 
Rougit,  et  sans  répondre  elle  court  au  hameau. 
Et  raconte  à  chacun  ce  miracle  nouveau. 
Ses  compagnes  d'abord  s'assemblent  autour  d'elle: 
Zoon  suit  en  triomphe,  et  chacun  applaudit. 
Je  ne  vous  dirai  point,  mes  sœurs,  tout  ce  qu'il  fit. 

Ni  ses  soins  pour  plaire  à  la  belle  : 
Leur  hymen  se  conclut.     Un  satrape  voisin, 

Le  propre  jour  de  cette  fête, 

Enlève  à  Zoon  sa  conquête: 
On  ne  soupçonnait  point  qu'il  eût  un  tel  dessein. 
Zoon  accourt  au  bruit,  recouvre  ce  cher  gage, 
Poursuit  le  ravisseur,  et  le  joint,  et  l'engage 

En  un  combat  de  main  à  main, 
lole  en  est  le  prix  aussi  bien  que  le  juge. 
Le  satrape,  vaincu,  trouve  encor  du  refuge 

En  la  bonté  de  son  rival. 
Hélas  !   cette  bonté  lui  devint  inutile  ; 
Il  mourut  du  regret  de  cet  hymen  fatal: 
Aux  plus  infortunés  la  tombe  sert  d'asile. 
Il  prit  pour  héritière,  en  finissant  ses  jours, 
lole,  qui  mouilla  de  pleurs  son  mausolée. 
Que  sert-il  d'être  plaint  quand  l'âme  est  envolée? 
Ce  satrape  eût  mieux  fait  d'oublier  ses  amours. 

La  jeune  Iris  à  peine  achevait  cette  histoire; 


41 6  FABLES  DE  LA  FONTAINE 

Et  ses  sœurs  avouaient  qu'un  chemin  à  la  gloire, 
C'est  l'amour.     On  fait  tout  pour  se  voir  estimé: 
Est-il  quelque  chemin  plus  court  pour  être  aimé  ? 
Quel  charme  de  s'ouïr  louer  par  une  bouche 
Qui,  même  sans  s'ouvrir,  nous  enchante  et  nous 

touche  ! 
Ainsi  disaient  ces  sœurs.     Un  orage  soudain 
Jette  un  secret  remords  dans  leur  profane  sein. 
Bacchus  entre,  et  sa  cour,  confus  et  long  cortège  : 
Où  sont,  dit-il,  ces  sœurs  à  la  main  sacrilège? 
Que  Pallas  les  défende,  et  vienne  en  leur  faveur 
Opposer  son  égide  à  ma  juste  fureur: 
Rien  ne  m'empêchera  de  punir  leur  offense. 
Voyez:   et  qu'on  se  rie,  après,  de  ma  puissance! 
Il  n'eut  pas  dit,  qu'on  vit  trois  monstres  au  plancher. 
Ailés,  noirs  et  velus,  en  un  coin  s'attacher. 
On  cherche  les  trois  sœurs  ;  on  n'en  voit  nulle  trace. 
Leurs  métiers  sont  brisés;   on  élève  à  leur  place 
Une  chapelle  au  dieu  père  du  vrai  nectar. 
Pallas  a  beau  se  plaindre,  elle  a  beau  prendre  part 
Au  destin  de  ces  sœurs  par  elle  protégées  ; 
Quand  quelque  dieu,  voyant  ses  bontés  négligées, 
Nous  fait  sentir  son  ire,  un  autre  n'y  peut  rien: 
L'Olympe  s'entretient  en  paix  par  ce  moyen. 

Profitons,  s'il  se  peut,  d'un  si  fameux  exemple. 
Chômons:    c'est  faire  assez  qu'aller  de  temple  en 

temple 
Rendre  à  chaque  immortel  les  vœux  qui  lui  sont 

dus: 
Les  jours  donnés  aux  dieux  ne  sont  jamais  perdus. 


FIN 


TABLE  DES   MATIERES 


page 

À 

Monseigneur 

LE  Dauphin 

i 

Préface  de  La 

Fontaine     . 

S 

La  Vie  d'Ésope 

LE  Phrygien 

13 

À 

Monseigneur 

LE  Dauphin 

n 

Livre 

Premier 

39 

Livre 

Second 

. 

63 

Livre 

Troisième 

88 

Livre 

Quatrième 

IIO 

Livre 

Cinquième 

140 

Livre 

Sixième   . 

160 

À 

Madame  de  Montespan 

184 

Livre 

Septième 

186 

Livre 

Huitième 

216 

Livre 

Neuvième 

260 

Livre 

Dixième 

288 

Livre 

Onzième  . 

321 

À 

Livre 

Monseigneur 
Douzième 

LE  Duc  DE 

Bourgogne 

339 
341 

Philémon  et  Baucis    . 

391 

Les  Filles  de  Minée  . 

399 

.417 


COLLECTION    GALLIA 

PARUS 

I.  GUSTAVE  FLAUBERT.    La  Tentation  de  Saint- 
Antoine.     Introduction  par  Emile  Faguet. 
II.  L'IMITATION  DE  JÉSUS-CHRIST.   Introduction 
par  Monseigneur  R.  H.  Benson. 
l  III.   LA  PRINCESSE  DE  CLÈVES.    Par  Madame  de  la 
Fayette.     Introduction  par  Madame  Lucie  Félix 
Faure-Goyau. 
IV.  PENSÉES  DE  PASCAL.    Texte  de  Brunschvigg. 
Préface  par  Emile   Boutroux.      Introduction   par 
Victor  Giraud. 
V.   ALFRED  DE  MUSSET.     Poésies  Nouvelles. 
VI.  BALZAC.    Contes  Philosophiques.    Introduction 
par  Paul  Bourget. 
VII.  MAURICE  BARRÉS.     L'Ennemi  des  Lois. 
VIII.  EMILE  FAGUET.     Petite  Histoire  de  la  Lit- 
térature Française. 

A    PARAÎTRE    PROCHAINEMENT 

LOUIS  VEUILLOT.     Odeurs  de  Paris. 

BENJAMIN  CONSTANT.     Adolphe. 

HENRI  MAZEL.     Dictionnaire  de  Napoléon. 

CHARLES  NODIER.     Contes  Fantastiques. 

ETIENNE  LAMY.     La  Femme  de  Demain. 

LA  FONTAINE.     Fables, 

HUYSMANS.     Pages  Choisies. 

PERRAULT.     Contes  de  Fées. 

VILLIERS  DE  L'ISLE  ADAM.     Axel. 

BALZAC.    Père  Goriot.    Introduction  par  Emile  Faguet. 

MÉMOIRES  DE  SAINT-SIMON. 

DANTE.     L'Enfer. 

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Pour  la  France,  le  Continent  et  V Amérique  Latine 

J.  M.  DENT  è-  SONS  LTD. 

Pour  la  Grande  Bretagne  et  V  Amérique  du  Nord 


THE    TEilPLE    PRESS 

IMPRIMERIE    DE    LETCHWORTH 

ANGLETERRE 


i 


i 


PQ 

La  Fontaine,  Jean  de 

i 

1808 

Fables 

i 
i 

Al 

J 

1909 

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