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FAUST
Tom droits de traduction, reproduction et représentation, réservés
pour tous pays y compris la Suéde et la Norwège,
VU ^ HORACE KAPLAN
Le Faust
de Gœthe
V' & 2' PARTIES
En 1 Tableaux et 1 Prologue
(première adaptation française)
PARIS
SOCIÉTÉ GÉNÉRALE D'ÉDITIONS
"A '
51, Rue Monsieur-le-Prince, 51 ^ 3» /
^ .A V r
1908 \>X^\x\
PERSO^J^AOES
FAUST
UN ASTROLOGUE \ Même personnage
UN HÉRAUT
MARGUERITE
UN SPECTRE , ,,.
HÉLÈNE > Même personnage
UNE PÉNITENTE
MEPHISTO
UN BOUFFON , „.
PLUTUS i personnage
PHORKYAS
WAGNER } ,,.
m T^ »..T^Ti ATTTo ^ Même personnage
LE Docteur MARIANUS ) ^ ^
UN ÉCOLIER ) „.
UN BACHELIER i Même personnage
MARTHE ) _. . . , ^
UNE SORCIÈRE 1 ^°'''"" ^' Marguente
LES TROIS ARCHANGES . . . . ( „ .
LES TROIS ANACHORÈTES, i ^'""'^ personnages
LISETTE Amie de Marguerite
VALENTIN Frère de Marguerite
PHILÉMON et BAUCIS
Promeneurs, Paysans, Buveurs, Foule, Empereur, Courtisans,
Diables, Sorcières, Elfes, Nymphes, Gnomes, Ariel, Paris, etc.
PREFACE
« J'ay seulement faict icy un amas
de fleurs estrangières, n'y ayant
fourni du mien que le lilet à les lier. »
Montaigne.
Nous prions le lecteur de cette Adaptation de bien vouloir faire
abstraction, pour un moment, des conceptions qu'il a sur l'ou-
vrage de Goethe ; c'est la seule manière de la juger avec équité.
Ce livre contient la première adaptation française, pour le théâ-
tre, du chef-d'œuvre de Goethe. Les deux parties du Faust y sont
liées dans une action unique.
Nous avons dépouillé le héros du drame de l'atlirail de diable-
rie dont l'auteur l'a affublé ; c'est que les scènes où apparaissent
le diable, les sorcières et tous les autres personnages irréels ne
sont guère que des moyens accessoires qui préparent les situations
ou facilitent les dénouements, mais ils n'ajoutent rien à l'intensité
et à la vérité du caractère purement humain du principal per-
sonnage.
Les érudits trouveront bien des points à critiquer et les ama-
teurs de mysticisme crieront à la profanation. Nous répondrons
aux objections dans une publication ultérieure et nous indique-
rons, en outre, quels sont les principes qui nous ont guidé dans
le présent travail.
Disons simplement ici que si Goethe s'est toujours mis en scène
dans les autres œuvres, c'est Faust surtout qui résume dans son
ensemble la vie de l'auteur. Tout ce qu'elle offre de varié et de
I
— II —
grandiose s'y relrouvc : amour naïf, désirs de gloire, aspiration
vers l'art et l'idcal, enfin a ision d'une humanité heureuse dans
une Arcadie ulopique.
Nous avons fait quelques éliminations et quelques transpositions
qui nous ont paru indispensables pour faire mieux ressortir l'ac-
tion dramatique ; mais, scrupuleusement respectueux du chef-
d'œuvre de Goethe, notis n'y avons rien ajouté et nous nous som-
mes eObrcé de ne rien omettre d'essentiel.
Ainsi on ne trouvera pas ici le Faust diabolique auquel on était
habitué ; pour la première fois nous montrons im Faust véritable-
ment humain et déjà animé des aspirations qui hantent à l'heure
actuelle les disciples de iSietszche.
Mais justement par ces aspirations surhumaines, ne paraîtra-t-il
pas au vulgaire plus diabolique qu'auparavant ?
PROLOGUE AU CIEL
(Le milieu de la scène laissé libre par le décor du
premier tableau est aménagé en chapelle : autel,
bancs, etc.)
SCENE I
LE SEIGNEUR, LES TROIS ARCHANGES,
DES ANGES
RAPHAËL, solennel.
(On entend une musique lointaine et douce, deve-
natit de plus en plus forte.)
Le soleil répand des harmonies dans les mon-
des qui l'entourent ; il accomplit sa course avec un
bruit de tonnerre. Son aspect seul donne la force
aux anges, mais nul ne peut approfondir son
essence 1
L'œuvre impénétrable est aussi magnifique quo
le premier jour de la création !
GABRIEL, avec force.
(On entend wi bruit de sifflement.)
Et avec une rapidité vertigineuse la terre tourne
autour du soleil ; à la clarté éblouissante du jour
succèdent les ténèbres effarantes de la nuit. La
— 5 —
mer écumante bat avec furie les rochers, et ro-
chers et mer sont emportés dans le tourbillon
des sphères!
MICHAEL, flyec véhémence.
{On entend des bruits de tonnerre.)
Et les tempêtes soufflent à l'envi, de la mer
vers la terre et de la terre vers la mer ; leur rage
forme une chaîne d'effets puissants qui se répè-
tent dans toute la nature. Voilà qu'éclate la foudre
dévastatrice accompagnant le tonnerre! (f/n silence,
puis on entend à nouveau une musique lointaine
et douce.) Les anges, ô seigneur, célèbrent l'arri-
vée paisible du jour nouveau !
RAPHAËL
Ton regard donne la force aux anges !
GABRIEL
Car nul ne peut pénétrer tes mystères !
MICHAEL
Tes œuvres sont aussi sublimes qu'au premier
jour 1
SCÈNE II
LES PRÉCÉDENTS, MÉPHISTOPHÉLÈS
MEPHISTO, avec modestie.
Seigneur, je ne sais rien te dire sur le soleil et
les mondes ; je connais à fond la terre et ceux qui
l'habitent ; leurs misères sont profondes ! L'homme,
ce roi de la Nature, est reste tel qu'il était au pre-
mier jour de la création !
Ah ! combien il aurait mieux valu pour lui qu'il
n'eût pas cette chose qu'il appelle la raison et dont
il se sert pour ôtre plus bestial que les bêtes ! Il
ressemble à ces insectes qui ont des pattes déme-
surément longues et qui tout en ayant l'air de
voler ne font que sautiller !
LE SEIGNEUR
Tu viens toujours ici en accusateur ! Connais-
tu un nommé Faust ?
— 7
MEPHISTO
Le Docteur?
Mon serviteur !
LE SEIGNEUR
MEPHISTO
Il VOUS sert d'une singulière façon ! Ce fou se
nourrit d'aliments qui ne sont pas d'origine ter-
restre, un puissant levain le travaille et le pousse
toujours ailleurs... Il voudrait ravir au ciel ses
étoiles et demande à la terre des jouissances
suprêmes. Mais rien de ce qui existe dans le ciel
et sur la terre ne peut satisfaire ses désirs !
LE SEIGNEUR
S'il me sert maintenant d'une manière obscure
je le conduirai vers la lumière ! Le jardinier sait
que l'arbuste qui verdoie sera bientôt paré des
fleurs et des fruits I
MEPHISTO
Gageons que vous pouvez encore le perdre ! Per-
— 8 —
mettez-moi seulement de l'entraîner petit à petit
dans mes voies.
LE SEIGNEUR
Tant qu'il sera sur terre tout t'est permis ;
l'homme peut s'égarer tant qu'il cherche son che-
min 1
MEPHISTO.
Merci, mon Seigneur !
LE SEIGNEUR
Mais si tu ne réussis pas à le détourner de la
source originelle, tu déclareras franchement, qu'un
homme sincère sait reconnaître, dans son effort
obscur, le chemin qu'il doit suivre !
MÉPmSTO
C'est entendu ! Mais je ne crains guère de perdre
mon pari ; Faust mordra la poussière comme son
cousin le serpent 1
LE SEIGNEUR
Tu peux agir à ta guise ! Je n'ai jamais détesté
les Esprits qui nient ! Les hommes sont enclins à
— 9 —
faiblir dans leurs efforts et se laissent facilement
séduire par le charme du repos ; voilà pourquoi
je donne à l'homme, comme compagnon, un de
ceux-là ; il excite, il fait agir et ainsi il crée !
[S' adressant aux anges.) Mais vous, vous goûtez à
la beauté toujours vivante ! Que l'éternel devenir
qui travaille et mène toutes choses vous étrei-
gnent dans ses doux liens d'amour et que ce qui
flotte sous la forme vague de l'apparence devienne
réalité par votre pensée éternelle !
Rideau
I.
TABLEAU I
FAUST
Hélas ! je languis encore dans mon
cachot et au lieu d'être environné
de celte nature vivante dans la-
quelle Dieu a créé l'homme, je
suis perdu au milieu des fumées et
des moisissures, des dépouilles
d'animaux et des ossements de
morts !
Délivre-toi, Faust ! Lance-toi dans
l'espace infini !
TABLEAU I
La scène représente une place publique. Le fond
représente une porte de la ville par laquelle on aper-
çoit la campagne (des auberges, un moulin, des bois,
des champs, une rivière, etc.).
Devant le mur d'enceinte, de chaque côté, le chemin
de ronde.
A droite de la place, des façades de maisons en
biais, entre autres, une auberge, puis, en avant, la
façade d'une église. Entre l'église et la rampe est un
chemin qui contourne l'église.
A gauche, le laboratoire de Faust (décor coupé) ; il
s'ouvre sur la place par deux portes, séparées par un
banc de pierre ; celle du fond conduit dans des pièces
attenant au laboratoire.
Le laboratoire lui-même, ouvert face au public,
présente une porte dans chaque mur ; l'espace com-
pris dans l'intervalle des portes est encombré par des
rayons chargés de vieux livres, des instruments bizar-
res et des squelettes d'animaux.
Dans l'angle gauche, un poêle en faïence, assez volu-
mineux, et un peu écarté du mur.
Dans l'angle droit une étagère et des fioles.
En avant, à droite, un fourneau et une cornue ; au
milieu de la pièce, une table encombrée, et, plus en
avant, un pupitre assez élevé.
SCENE I
PROMENEURS DE TOUTES SORTES
PLUSIEURS OUVRIERS
Où allez-vous par là ?
d'autres
Nous allons au rendez-vous de la chasse !
LES PREMIERS
Nous allons au moulin !
TOUS DEUX, à un autre.
Et toi, que fais-tu ?
LE TROISIÈME
Je vais avec les autres !
UN QUATRIÈME
Venez donc à Bourgdorf ! Vous y trouverez de
jolies filles, la meilleure bière et des aventures de
toutes sortes 1
— i5 —
UN CINQUIÈME
Est-ce que l'échiné te démange encore une fois ?
Pour moi je n'y vais pas !
{Ils passent.)
UNE SERVANTE
Non 1 non ! Je retourne à la ville !
UNE AUTRE
Nous le trouverons, sûrement, sous ces peu-
pliers !
LA PREMIÈRE
Je n'y tiens pas ! II sera tout le temps à tes
côtés, il ne dansera qu'avec toi ; quel plaisir en
aurai- je ?
l'autre
Il ne sera probablement pas seul, le petit frisé
doit venir avec lui !
{Elles passent.)
— i6 —
UN ÉCOLIER
Gomme ces servantes vont vite ! Viens, frère !
Nous les accompagnerons 1
UNE JEUNE FILLE BOURGEOISE
Voyez donc ces jeunes gens distingués! C'est
vraiment une honte ; ils pourraient avoir la meil-
leure compagnie, ils courent après des servantes !
LE DEUXIÈME ÉCOLIER, au premier.
Pas si vite ! Il en vient deux derrière nous qui
sont assez bien mises ; Tune d'elles est ma voisine
et j'en suis un peu toqué !
LE PREMIER ÉCOLIER
Non, frère ! Je n'aime pas les manières ! Viens
vite, ne perdons pas de vue le gibier! La main qui
tient un balai le samedi, est celle qui, dimanche,
vous caresse le mieux !
[Ils 'passent.')
UN BOURGEOIS
Non, le nouveau bourgmestre ne me revient
— 17 —
pas 1 A présent que le voilà parvenu, il devient de
plus en plus fier. Et que fait-il pour la ville? Tout
va de mal en pis ! Il faut obéir plus que jamais et
payer plus qu'auparavant !
UN MENDIANT, chailte.
Mes bons messieurs, mes belles dames ! Dai-
gnez abaisser les regards sur mon malheur, et
qu'aujourd'hui où vous êtes en fête, je fasse moi
aussi une bonne journée !
UN AUTRE BOURGEOIS
Je ne connais rien de meilleur, les dimanches
et fêtes, que de parler guerres et massacres. Pen-
dant que quelque part, là-bas en Turquie, les
peuples s'entre-tuent, on est à sa fenêtre, on prend
son petit verre, et l'on voit sur la rivière glisser
des bateaux bariolés ; le soir on rentre gaiement
chez soi, et l'on bénit la tranquillité et la paix.
TROISIÈME BOURGEOIS
Je suis comme vous, moucher voisin ! Qu'on se
fende la tête et que tout aille sens dessus dessous,
— i8 -
pourvu que chez moi tout demeure comme par le
passé !
[Ils passent.)
UNE VIEILLE, à de jeunes demoiselles.
Eh ! regardez comme elles sont parées ! La belle
jeunesse ! Qui ne deviendrait pas fou de vous voir?
Allons, moins de fierté ! [Elle s'approche, chucho-
tant.) Je puis vous procurer tout ce que vous pou-
vez souhaiter I
LES JEUNES BOURGEOISES
Viens, Agathe ! Je ne voudrais pas être vue en
public avec une pareille sorcière ; {avec mystère)
elle me fit pourtant voir, la nuit de Saint-André,
mon futur en personne !
UNE AUTRE
Elle m'a montré aussi le mien, dans un cristal,
ayant l'air guerrier ; mais j'ai beau le chercher par-
tout, il ne veut pas se montrer !
DES SOLDATS, eu fredonnant.
Fillettes et villes
Font les difficiles
— 19 —
Mais se rendent bientôt !
Si la peine est grande
L'honneur nous commande
D'en tenter l'assaut !
{Ils passent.)
SCÈNE II
FAUST, WAGNER, des Paysans.
[Les deux -premiers entrant par la porte de la villt)
FAUST
Les torrents et les ruisseaux ont rompu leur
prison de glace, au doux sourire du printemps ;
une heureuse espérance s'annonce dans la vallée
verdoyante ; aujourd'hui chacun se chauffe avec
plaisir au soleil ; c'est bien la résurrection du
Seigneur qu'ils fêtent, car eux-mêmes sont ressus-
cites 1 Echappés aux sombres appartements do
leurs maisons, aux soucis de leurs occupations
journalières, à la malpropreté de leurs rues, à la
nuit mystérieuse de leurs églises, les voilà ren-
dus à la lumière ; ici je me sens homme ! Ici, j'ose
l'être !
WAGNER
Älonsieur le Docteur, il y a honneur et profit à
— 21 —
SC promener avec vous ! Cependant, je ne voudrais
pas me confondre avec ce monde-là ! Leurs violons,
leurs cris, leurs amusements, je les hais profondé-
ment. Ils hurlent comme des possédés et appel-
lent cela de la joie 1 [Un groupe de paysans vient
s'asseoir devant r auberge ; en apercevant Faust
l'un d'eux s'avance vers lui.)
UN VIEUX PAYSAN
[Portant une cruche à la 7nain.)
Monsieur le Docteur, il est beau de votre part,
de ne point nous mépriser, et, savant comme vous
rètcs, de venir vous mêler à la foule ! Veuillez
donc accepter un rafraîchissement et que le nom-
bre de gouttes qu'il contient soit ajouté au nom-
bre de vos jours !
FAUST
J'accepte avec reconnaissance le rafraîchisse-
ment, et vous souhaite en retour santé et prospé-
rité !
[Le peuple s'assemble en cercle autour d'eux.)
— 22
LE VIEUX PAYSAN
C'est vraiment fort bien à vous de reparaître ici
un jour de gaieté ! Vous nous avez rendu visite au-
trefois dans de bien mauvais jours ! Il y en a plus
d'un ici que votre père arracha à la peste, lorsqu'il
mit fin h ce fléau, qui désolait notre contrée. Et
vous aussi, qui n'étiez alors qu'un jeune homme,
vous alliez de maison en maison, les morts y
étaient nombreux, mais vous, vous en sortiez
toujours bien portant. Vous avez traversé de rudes
épreuves, mais le Sauveur a secouru celui qui
nous a sauvés !
TOUS
A la santé de l'homme intrépide î Puisse-t-il
vivre longtemps encore pour nous être utile !
FAUST
Prosternez-vous devant celui qui est là-haut !
C'est lui qui nous apprend à secourir notre pro-
chain et qui vous envoie des secours !
[La foule s'éloitjne en le saluant.)
^ 23 —
WAGNER
Quelles douces sensations tu dois éprouver,
devant la vénération de cette foule ! Heureux qui
peut retirer un tel avantage de son savoir ! Tu pas-
ses, le peuple se range en cercle, et peu s'en faut
que l'on ne se mette à genoux devant toi, comme
si le bon Dieu se présentait en personne !
FAUST, avec mélancolie.
Faisons quelques pas encore, jusqu'à ce banc de
pierre, pour nous reposer de notre promenade !
Que de fois je m'y suis assis, seul, exténué de
prières et de jeûnes ! Confiant dans ma science et
rempli d'une foi inébranlable, je croyais, par des
larmes, des soupirs, obtenir du maître des cieux
la fin de cette peste cruelle. Mais maintenant les
suffrages de la foule retentissent à mon oreille
comme une raillerie. Car si tu savais combien peu
le père et le fils méritent de renommée ! Certes,
mon père était un brave homme, qui, de bonne
foi raisonnait à sa manière, sur la nature et ses
divins secrets. Il avait coutume de s'enfermer avec
des adeptes dans un sombre laboratoire où,
d'après des recettes mystérieuses, il opérait la
transfusion des contraires ; les malades mou-
raient, et personne ne demandait : « Qui a guéri » ?
C'est ainsi qu'avec des élixirs infernaux nous
avons fait dans ces montagnes et ces vallées plus
de ravages que l'épidémie ! J'ai moi-même offert
le poison à des milliers d'hommes, et moi, il faut
que je survive pour entendre les louanges adres-
sées à leur cynique meurtrier !
WAGNER
Gomment pouvez-vous vous inquiéter de cela ?
Un brave homme ne fait-il pas assez, quand il
exerce avec discernement et conscience l'art qui
lui fut transmis ?
FAUST
Bien heureux celui qui peut échapper à cet
océan d'erreur! Mais ne troublons pas, par d'aussi
sombres pensées, le calme de ces belles heures!
Regarde comme les toits étincellent aux rayons du
soleil couchant ; le jour expire, mais il va porter
autre part une nouvelle vie. Que n'ai-jc des ailes
pour m'élever dans l'espace ; je verrais, à travers
— 25 —
le crépuscule, l'univers silencieux étendu à mes
pieds ; je verrais les hauteurs s'embraser, les val-
lées s'endormir une à une et les ruisseaux argen-
tés se transformer en fleuves d'or ! C'est une belle
vision! Mais, hélas, le corps n'a point d'ailes, pour
suivre le vol rapide de l'esprit !
WAGNER
J'ai moi aussi des moments de caprice ; cepen-
dant des désirs comme ceux-là, ne m'ont jamais
tourmenté. On se lasse aisément des forêts et des
prairies ; jamais je n'envierai l'aile des oiseaux !
Les joies de mon esprit me transportent de livre en
livre, de feuillet en feuillet ! Oh ! dès que vous
déroulez un vénérable parchemin, le ciel descend
sur vous !
FAUST, (i Wagner.
Tu no connais que ce seul désir, n'en cherche
point d'autre ! [Empor lé.) S'il y a des esprits qui
planent entre la terre et le ciel, qu'ils descendent
de leurs nuages dorés et me conduisent vers une
vie plus neuve et plus variée !
26
WAGNER
N'invoquez pas cette troupe qui de tous côtés
prépare à l'homme une infinité de dangers ! Reti-
rons-nous ; la terre se couvre déjà de ténèbres,
l'air se rafraîchit et le brouillard tombe ! C'est le
soir qu'on apprécie surtout l'agrément du logis.
Mais pourquoi vous arrêtez-vous *? Que regardez-
vous avec tant d'attention"?
FAUST
Vois-tu ce chien noir errer de ci de là ?
WAGNER
Je le vois depuis longtemps ; il ne me semble
offrir rien d'extraordinaire !
FAUST
Regarde-le bien ; pour qui prends-tu cet ani-
man
WAGNER
Pour un barbet qui cherche la trace de son
maître.
— 27 —
FAUST
Il tire à nos pieds des lacets magiques comme
pour nous attacher.
WAGNER
Je le vois, hagard et craintif, sauter autour de
nous, parce qu'au lieu de son maître, il trouve
deux inconnus.
FAUST
Le cercle se rétrécit ; déjà il nous enserre !
WAGNER
Ce n'est là qu'un chien et non un fantôme !
FAUST, au chien.
Viens ici I
WAGNER
C'est un vulgaire barbet, vous perdriez quelque
chose, il le retrouverait et sauterait dans l'eau
pour rapporter votre canne !
— 28 —
FAUST
Tu as peut-être raison ; on n'y remarque nulle
trace d'esprit et ce n'est qu'un chien bien dressé !
WAGNER, avec importance.
Le chien quand il est bien dressé, est digne de
l'affection du sage lui-même I Mais il est tard et je
me retire !
[Wagner disparait par la porte du fond.)
SCÈNE III
FAUST, accompagné du chien.
[Faust entre dans le laboratoire, accompagné
du chien, qui va se coucher derrière lepoêle ;
Faust s'assied devant son pupitre.)
FAUST
Hélas ! philosophie, jurisprudence, médecine, et
toi aussi, théologie, je vous ai étudiées avec ardeur
et patience et me voilà, pauvre fou, tout aussi
avancé que devant ! Je m'intitule Maître et Doc-
teur, et, depuis des années, je mène mes élèves
par le bout du nez ! Je m'aperçois que nous ne
pouvons rien connaître, et cela me brûle le sang !
J'en sais plus, il est vrai, que tout ce qu'il y a
d'écrivains, de moines et de savants au monde !
Ni scrupules ni doutes ne me tourmentent plus ! Jene
crains rien du diable ni de l'enfer, mais aussi toute
joie m'est ra^ae ! Je ne sais rien de bon, je ne puis
rien enseigner aux hommes pour les améliorer
ou les convertir. Je n'ai ni bien, ni honneur, ni
a.
— 3o —
pouvoir dans le monde ; un chien ne voudrait pas
de la vie h ce prix ! Il ne me reste désormais
qu'à me jeter dans la magie ! Astre à la lumière
argentée, toi qui as été témoin de ma peine, pen-
dant les nuits que j'ai passées à mon pupitre,
puisses-tu m'apparaîlre pour la dernière fois ! Tu
m'es apparue souvent sur un amas de livres et de
papiers, mélancolique amie ! Que ne puis-je, à ta
douce clarté, gravir les hautes montagnes, errer
dans les cavernes avec les esprits, oublier toutes
les misères de la science et me baigner rajeuni
dans la fraîcheur de ta rosée ! Hélas ! je languis
encore dans mon cachot et au lieu d'être environné
de cette nature vivante dans laquelle Dieu a créé
l'homme, je suis perdu au milieu des fumées et
des moisissures, des dépouilles d'animaux et des
ossements de morts ! Délivre-toi Faust ! Lance-toi
dans l'espace infini I (Regardant le livre de Magie.)
Ce livre mystérieux, écrit de la main de Nostrada-
mus, ne suffit-il pas pour te conduire? Esprits qui
voltigez près de moi, répondez si vous m'entendez !
(Il frappe le livre, et regarde avec attention le
signe du macrocosme.) Ah ! quelle extase s'em-
pare de tout mon être ! Je crois sentir une vie nou-
velle circuler dans mes veines. Déjà je reconnais
— 3i —
la vérité des paroles du sage : le monde des Esprits
n'est point inaccessible, mais tes sens sont assou-
pis, ton cœur est mort ! Lève-toi, disciple, et va
baigner ton sein mortel dans les rayons pourpres
de l'aurore! (Il regarde le signe.) Comme tout se
meut dans l'univers ! Gomme tout vit et agit ! Quel
spectacle I Mais, hélas ! ce n'est qu'une fantasma-
gorie !
SCENE IV
FAUST, WAGNER
WAGNER
{En robe de chambre et en bonnet de nuit, une
lampe à la main. — Faust se détourne avec mau-
vaise humeur.)
Pardonnez ! Je vous entendais déclamer ! Vous
lisiez, sans doute, une tragédie grecque et je vou-
drais me perfectionner dans cet art, qui est au-
jourd'hui, fort eu honneur. Ah ! Dieu ! L'art est
long, et notre vie est courte ! Que de difficultés
n'éprouve-t-on pas à remonter aux sources ! Et
un pauvre diable peut mourir, avant d'avoir fait
la moitié du chemin ! Pour moi, au milieu de
mes livres et parchemins, je me sens souvent mal
à la tète et au cœur !
FAUST
Un parchemin saurait-il être la source où notre
âme puisse apaiser sa soif éternelle ? Vous n'êtes
pas consolé, si la consolation ne jaillit pas de voire
— 33 —
cœur ! Je vous prie, mon ami, de vous retirer ; il
se fait tard !
WAGNER
J'aurais veillé volontiers, pour profiter de l'en-
tretien d'un homme aussi instruit que vous ; de-
main, vous voudrez bien, j'espère, me permettre
d'autres questions. Je me suis adonné à l'étude
avec zèle^ et j'ai acquis beaucoup de connaissan-
ces, mais je voudrais tout savoir !
(// sort.)
FAUST, seul.
Comment l'espérance n'abandonne-t-elle pas
une si pauvre tête ! Sa main avide creuse la terre
pour chercher des trésors, mais qu'il trouve un
vermisseau et le voilà content ! [Montrant un
crâne sur une table.) O,toi, pauvre crâne vide, ton
ricanement semble s'adresser à moi ! Est-ce pour
me dire qu'il fut un temps où ton cerveau était,
comme le mien, rempli d'idées confuses, et qu'au
milieu d'un triste crépuscule, il errait misérable-
ment, à la recherche de la vérité ? Instruments
-34-
que je vois ici, vous semblez me narguer avec tou-
tes vos roues, vos dents et vos cylindres ! La na-
ture mystérieuse ne se laisse point dévoiler, et il
n'est ni levier ni machine qui puisse la contraindre
à faire voir à mon esprit ce qu'elle a résolu de lui
cacher. {Prenant un flacon sur une étagère.) Je te
salue, flacon solitaire, que je saisis avec un pieux
respect! En toi je salue l'esprit de l'homme et son
industrie ! Rempli d'un extrait des sucs les plus
doux, favorables au sommeil, tu contiens aussi
toutes les forces qui donnent la mort ! Accorde
tes faveurs à celui qui te possède ! Je te vois et ma
douleur s'apaise, je te saisis et la tempête de mon
esprit se calme ! Je me sens entraîné dans le vaste
Océan, et je vois un nouveau jour se lever au loin,
sur des plages inconnues. [Prenant une coupe.)
Coupe d'un pur argent, sors de ton étui, où je t'a-
vais oubliée pendant de longues années ! Tu bril-
lais jadis, aux festins de mes pères, tu égayais
les convives, en passant de main en main. Chacun
se faisait un devoir de célébrer en vers la beauté
de tes ciselures et de te vider d'un seul trait ! Tu
me rappelles les nuits de ma jeunesse ! Voici une
liqueur que je dois boire pieusement ; elle te rem-
plit de ses flots noirâtres. Je l'ai préparée, je l'ai
choisie, elle sera ma boisson dernière et je la con-
sacre avec toute mon âme, comme libation solen-
nelle,à Faurore d'un jour plus beau!
{Il porte la coupe à sa bouche ;
sons de cloches et chœurs.)
CHOEUR, dans les coulisses.
Christ est ressuscité ! Joie aux mortels qui lan-
guissent ici-bas dans les liens du vice et du péché
originel !
FAUST
Quels sons doux et puissants arrachent la coupe
à mes lèvres altérées? Le bourdonnement des clo-
ches annonce-t-il déjà la première heure de la fête
de Pâques ? Les chœurs célestes entonnent-ils
déjà les chants de consolation, qui sortirent jadis
des lèvres des anges, pour nous assurer une al-
liance nouvelle ?
LE CHOEUR
Christ est ressuscité 1 Rompez avec joie les liens
qui vous enserrent ! Vous qui le glorifiez par l'ac-
-36 —
tion et l'amour, vous qui partagez vôtre pain av6G
vos frères, et qui répandez l'espérance, le Seigneur
est parmi vous : il est ici !
FAUST
Pourquoi, chants du ciel, chants puissants et
doux, me cherchez-vous dans la poussière ? Reten-
tissez pour ceux que vous touchez encore ! J'en-
tends bien la nouvelle que vous apportez, mais la
foi me manque pour y croire ! Et pourtant ces sons,
entendus depuis mon jeune âge, me rappellent à
la vie ! Autrefois, pendant les jours de fêtes, je
sentais la grâce descendre en moi ; les sons des
cloches me remplissaient d'une douce ferveur et
la prière devenait une source de joie pour moi.
J'éprouvais alors un besoin irrésistible de courir
à travers champs et à travers bois, et, les yeux
remplis de larmes, je communiais avec la nature
entière. Ces chants annoncent à nouveau l'avène-
ment du printemps ; le souvenir de ces jours
empêche ma main d'accomplir l'acte décisif. Reten-
tissez encore, chants célestes ! Les larmes coulent
de mes yeux ! La terre m'a reconquis ! {L,e chien
grogne; Faust s' adressant à lui.) Gesse tes gro-
-37-
gnements, barbet ! Ton aboiement s'accorde mal
avec les sons divins qui emplissent mon âme ! Les
hommes, souvent, conspuent le bien et le beau et
hurlent après tout ce qu'ils ne comprennent pas ;
voudrais-tu les imiter en cela ?
[Faust s'assied.)
Hélas, déjà je sens la sérénité de l'esprit me
quitter ! Cherchons l'apaisement dans la Sainte-
Bible, source de toute consolation ! Essayons de la
traduire en toute simplicité et sans aucune idée
préconçue. [Il prend sur la table une Bible, et la
met sur le pupitre.)l\ est écrit : « Au commence-
ment, fut le Verbe » ! Me voilà, dès le début, embar-
rassé ! Je ne puis attribuer tant d'importance au
Verbe ! Traduisons donc par : « Au commence-
ment, fut la Raison ! » N'allons pas trop vite, et
réfléchissons un peu ! Est-ce bien la Raison qui
crée et anime tout ? J'aime mieux mettre : « Au
commencement, fut la Force » ! Quelque chose me
dit de ne pas m'en tenir là ! Mais je me sens ins-
piré et j'écris : « Au commencement, fut l'action » !
[Le barbet se met à hurler.) Si tu veux que je par-
tage avec toi la chambre, cesse tes cris, cesse tes
hurlements ! Mais est-ce une ombre ^ Est-ce une
3
-58-
réalité? Le barbet devient immense ! Il se dresse
et n'a plus la forme d'un chien ! C'est un spectre
que j'ai introduit chez moi ! Voilà qu'il ressemble
à un hippopotame, avec des yeux étincelants, et
une gueule terrible ! 0 je te reconnais ! . . .
{Un nuage tombe avec fracas; quand il dis-
paraît ^ on voit Méphistophélès habillé en
chevalier.)
SCÈNE V
FAUST, MÉPHISTOPHÉLÈS
FAUST
C'est donc là ce que cachait le barbet ? Un che-
valier errant !
MEPHISTO
Je salue le savant docteur !
FAUST
Quel est ton nom?
ÉPHISTO
La demande me paraît étrange, pour quelqu'un
qui a tant de mépris pour les mots ! Je suis celui
qui fait du bien, en voulant faire du mal 1 Je suis
l'esprit qui toujours nie, et cela avec juste raison ;
car tout ce qui existe est digne d'être détruit ; il
serait donc mieux que rien n'existât ! Ainsi, tout
ce que vous nommez péché, destruction, bref ce
qu'on entend par mal, voilà mon élément ! Nous
sommes donc faits pour nous entendre I Pour dis-
siper ta mauvaise humeur, me voici en jeune sei-
gneur, avec l'habit écarlate brodé d'or, le petit
manteau de satin empesé, la plume de coq au cha-
peau, une épée bien affilée et je te donne le con-
seil d'en faire autant; affranchi de tes chaînes, tu
pourras goûter avec moi les plaisirs de la vie !
FAUST
Sous quelque habit que ce soit, je n'en sentirai
pas moins les misères de l'existence ! C'est avec
effroi, que, le matin, je me réveille, sachant que la
journée dans son cours ne satisfera pas un seul de
mes désirs, mais, qu'en revanche, il paralysera les
aspirations de mon cœur ! Je maudis tout ce qui
entoure l'âme d'attraits et de prestiges ! Maudite
soit la splendeur des vaines apparences qui assiè-
gent nos sens ! Maudit soit ce qui nous séduit dans
nos rêves, mirages de gloire et d'immortalité !
Maudits soient les objets, dont la possession nous
flatte, femme ou enfant, valet ou charrue ! Mau-
dit soit Mammon, qui nous pousse à des entrepri-
-4i -
ses audacieuses, et qui nous entoure de jouissan-
ces oisives ! Maudite soit toute exaltation de l'a-
mour! Maudite soit l'espérance ! Maudite la foi !
Et maudite, avant tout, la patience !
MEPHISTO
Cesse de jouer avec cette tristesse, qui, comme
un vautour, dévore ta xîg ! En si mauvaise compa-
gnie que tu sois, tu peux sentir que tu es un
homme avec les hommes. Si tu veux t'unir à moi,
je suis prêt à me mettre à ton service, sur-le-
champ ! Tu verras tout ce que mon art peut pro-
curer de plaisirs ! Je te donnerai ce qu'aucun
homme n'a pu même entrevoir !
FAUST
Et qu'as-tu à donner, pauvre démon? L'esprit
d'un homme, en ses hautes inspirations, fut-il
jamais compris par tes pareils? Tu n'as que des
ahments qui ne rassasient pas, de l'or pâle qui
s'écoule des mains comme le vif-argent, un jeu
auquel on ne gagne jamais, une fille, qui, jusque
dans mes bras, fait les yeux doux à mon voisin,
l'honneur ? belle divinité qui s'évanouit comme un
météore ! Fais moi voir un fruit qui ne pourrisse
pas et des arbres qui tous les jours se couvrent
d'une verdure nouvelle !
MEPHISTO
Une pareille entreprise n'est pas pour m'ef-
frayer ; je puis t'offrir de tels trésors ! Oui, le
temps est venu, où nous pouvons nous divertir
en toute sécurité !...
FAUST
Si jamais je puis m'étendre sur un lit de
paresse, que ce soit fait de moi à l'instant I Si tu
peux me flatter au point, que je me plaise à moi-
même, si tu peux m'abuser par des jouissances,
que ce soit pour moi le dernier jour!... Mais je
t'en défie bien !
MEPHISTO
Tope là 1
FAUST, avec ardeur.
Eh bien, s'il m'arrive de dh'e à la minute que
-43-
j'aurai vécue : « Arrète-toi, tu es si belle !» alors,
tu peux m 'enchaîner pour jamais, et que les temps
soient accomplis pour moi !
MÉPHIST
Je vais donc, aujourd'hui même, à la table de
Monsieur le Docteur, remplir mon rôle de valet !
Un mot encore ! Par la Aàe et par la mort, je
demande deux mots d'écrit !
FAUST
Il te faut aussi un écrit, pédant ? Ne sais-tu pas
ce que c'est qu'un homme, ni ce que la parole a
de valeur ?
MEPHISTO
A quoi bon tout ce bavardage? Il suffira du pre-
mier papier venu ! Tu te serviras, pour signer ton
nom, d'une petite goutte de sang !
FAUST, signant.
Aucune crainte que je viole mon engagement !
L'expansion de toute ma force est justement ce
que je désire ! Mon sein guéri de l'ardeur de la
science ne sera désormais fermé à aucune douleur !
Je veux atteindre à ce qu'il y a de plus élevé et
de plus secret ! Je veux entasser dans mon cœur
tout le bien et tout le mal qu'il peut contenir ! Mais
hélas! je le sens, aucune force nouvelle ne jaillit
de lui ! Je ne puis me grandir de l'épaisseur d'un
cheveu, ni me rapprocher de l'infini !
MEPHISTO
Allons donc, tes mains, tes pieds, ton derrière
t'appartiennent ; mais ce dont tu jouis t'appartient-
il moins ? Si tu possèdes six chevaux, leurs forces
ne sont-elles pas les tiennes ? Tu les conduis et te
voilà comme si tu avais vingt-quatre jambes ! Je
te le dis, un homme qui ergote est comme un ani-
mal qu'un lutin fait tourner en cercle, tandis
qu'un bon pâturage s'étend à l'entour ! Vite, met-
tons-nous en route !
FAUST
Par où commençons-nous ?
— A5 —
MEPHISTO
N'importe ; ce cabinet n'est qu'un lieu de tor-
tures ; à quoi bon te tourmenter et ennuyer tes
disciples avec des idées chimériques ? Ce que tu
saisie mieux, tu n'oserais le dire à tes élèves !...
J'en entends justement un dans le corridor I
FAUST
Je ne puis le recevoir !
MEPHISTO
Va te préparer pour le voyage et donne-moi ta
robe et ton bonnet ; le déguisement me siéra
bien ! (// s'habille. Faust sort ; Mephisto le regarde
partir.) Méprise la raison et la science et tu es à
moi irrévocablement ! {Au public.) Je vais le traîner
dans les médiocrités de la vie ; il va se débattre,
se cramponner et, dans son désir insatiable, il
verra la coupe pleine reculer devant ses lèvres
avides ! (// sonne, un écolier entre, en faisant des
génuflexions.)
3.
SCENE VI
MEPHISTO, un écolier, puis FAUST
l'écolier, timide.
Je ne suis ici que depuis peu de temps, et je
viens respectueusement demander au Maître
vénéré de tous, de vouloir bien s'intéresser à mon
sort!
MEPHISTO
Vos manières honnêtes me plaisent beaucoup !
l'écolier
J'ai quelque argent, une bonne santé et beau-
coup de bonne volonté ; ma mère a eu bien de la
peine à se séparer de moi et je voudrais appren-
dre quelque chose d'utile !
MEPHISTO
Vous êtes à la bonne source !
-47-
l'écolier, enhardi.
Je souhaite devenir très savant et connaître ce
qu'il y a sur la terre et dans le ciel ; la science et
la nature !
MEPHISTO
Vous êtes en bon chemin, mon ami ! Je vous
conseillerai d'abord, un cours de logique, pour
vous dresser l'esprit et le faire trotter dans les
sentiers droits de la routine ! La philosophie vient
ensuite ; elle vous démontrera que tout doit être
comme il est : le premier est cela, le second cela,
donc le troisième et le quatrième sont cela, et que
si le premier et le second n'existaient pas, le
troisième et le quatrième n'existeraient pas davan-
tage ! Les étudiants de tous les pays prisent fort
ce raisonnement 1
l'écolier
Je ne comprends pas très bien
MEPHISTO
Cela viendra! Et puis, il faut avant tout vous
-48-
mettre à la métaphysique et scruter profondément
ce qui n'est pas du ressort de l'esprit de l'homme I
Que cela aille ou n'aille pas, ayez toujours un mot
à votre disposition et vous arriverez alors au tem-
ple de la certitude ; avec des mots on peut discu-
ter et bâtir des systèmes fort convenables. Mais,
surtout, mon bon ami, soyez ici au premier son
de cloche et copiez les paroles du Maître, exacte-
ment, comme si le Saint Esprit vous dictait !
l'écolier
Vous n'avez pas besoin de me le dire deux fois I
Quand on a mis du noir sur du blanc, on rentre
chez soi fort tranquille ! Oserais-je vous déranger
une autre fois, pour profiter plus complètement de
votre sagesse ?
MEPHISTO
Volontiers !
{L'écolier salue respectueusement et se retire.
Faust entre.)
FAUST
Et où allons-nous, maintenant ?
-49-
MEPHISTO
Où il te plaira ! Nous verrons d'abord le petit
et puis le grand monde ! Que de plaisirs et que de
fruits nous récolterons dans notre course !
FAUST
Mais, vois ma longue barbe ! De plus, je n'ai pas
le moindre savoir-vivre ; je n'ai jamais su me
produire dans le monde ; je me sens si petit en
présence des autres. Je serai embarrassé à tout
moment !
MEPHISTO
(// tire un flacon de sa poche, en verse le contenu
dans une coupe, et la présente à Faust, en
faisant force gestes et simagrées.)
Bois ça ! Ce breuvage te sera salutaire. [Faust
boit; il se produit une explosion^ et Faust repa-
raît, rajeuni, habillé en chevalier.) Pour le reste,
aie confiance en toi-même, et tout ira pour le
— 5o —
mieux; avec cet élixir dans le corps, tu verras
une Hélène dans chaque femme !
[Il commence à faire jour; on voit des fidèles
sortir de l'Eglise ; Faust et Mephisto se
mêlent à la foule ; Faust aperçoit Margue-
rite et s'approche d'elle.)
SCENE VII
LES MÊMES, MARGUERITE
FAUST, s' approchant de Marguerite.
Ma belle demoiselle, oserai-je vous offrir mon
bras ?
MARGUERITE
Je ne suis ni demoiselle ni belle, et je n'ai besoin
de personne pour rentrer à la maison !
[Elle se dégage et s'enfuit.)
FAUST
Que cette enfant est belle ! De ma vie je n'ai
rien vu de pareil I Convenable, modeste et avec
cela je ne sais quoi de piquant ! La façon dont elle
a baissé les yeux s'est gravée pour toujours dans
mon cœur ! Et cette jupe courte ! D'honneur, elle
est à ravir! {A Mephisto. )\\ faut me procurer cette
jeune fille !
52 —
MEPHISTO
C'est l'innocence même ! Elle vient à confesse
pour un rien ; je n'ai aucun pouvoir sur elle !
FAUST
Monsieur le Magister, assez 1 Et tenez-vous-lc
pour dit ! Si ce soir même la douce créature ne
repose pas dans mes bras, nous nous séparons à
minuit !
MEPHISTO
J'ai besoin au moins de quinze jours pour épier
l'occasion 1
FAUST
Et si j'avais seulement sept heures devant moi,
aurais-je besoin du diable pour la séduire ?
MEPHISTO
Tu parles déjà presque comme un Français ! Pour-
quoi te presser ? Le plaisir en est beaucoup moins
vif 1
— 53 --
FAUST
J'ai bon appétit et n'ai besoin d'aucun artifice !
MEPHISTO
C'est bien, je te conduirai ce soir même dans sa
chambre ! En attendant allons dans certain cabaret,
où l'on trouve joyeuse société ; tu verras comment
avec peu de moyens le peuple sait se rendre la vie
agréable ! {Ils s'en vont.)
Rideau
TABLEAU II
FAUST
S'abandonner l'un à l'autre pour
goûter un ravissement tel, qu'on
serait au désespoir de le voir finir !
Oh non ! non ! Qu'il n'ait point de
fin
TABLEAU II
La scène représente un square, avec, devant, une
fontaine et une petite chapelle. De chaque côté, des
maisons ; celle de Marguerite à gauche, celle de Mar-
the à droite.
SCENE I
IMÉPHISTO, FAUST, MARTHE, MARGUERITE
{Ils se promènent par couples.)
MARGUERITE
Je sens bien que monsieur me comble d'égards
et s'abaisse jusqu'à moi pour me rendre confuse 1
Les voyageurs ont l'habitude de prendre ainsi tout
du bon côté ! Mais je sais fort bien qu'un homme
aussi connaisseur que vous ne peut trouver aucun
plaisir à ma pauvre conversation !
FAUST
Un regard de toi, une seule parole m'en dit
plus que toute la science de ce monde !
(// lui baise la main.)
MARGUERITE
Que faites-vous ? Ma main est si vilaine, si
- 59 -
rude ! J'ai beaucoup à travailler chez nous et ma
mère est si exigeante !
{Ils passent.)
MARTHE
Et vous, monsieur, vous voyagez toujours
ainsi ?
MEPHISTO
Le devoir nous y force ! Avec quel chagrin
n'avons-nous pas quitté ces lieux ?
MARTHE
Dans la force de l'âge, on a plaisir à courir le
monde, mais quand vient la mauvaise saison, per-
sonne ne se trouve bien de s'acheminer seul au
tombeau !
MEPHISTO
J'entrevois cela avec effroi !
MARTHE
C'est pourquoi il faut se décider à temps
{Ils passent.)
— 6o
MARGUERITE
Oui, loin des yeux, loin du cœur ! La politesse
vous est facile et vous avez des amies plus spiri-
tuelles que moi !
FAUST
Ma chère amie, ce que l'on décore du nom d'es-
prit n'est souvent que sottise et vanité !
MARGUERITE
Gomment cela ?
FAUST
Faut-il que la simplicité et Tinnocence ne
sachent jamais s'apprécier à leur juste valeur !
MARGUERITE
Pensez un seul moment à moi ; j'aurai assez de
temps pour songer à vous I
[Ils passent.)
öl -
MARTHE
Les pauvres femmes ont fort à faire ! Il est dif-
ficile de convertir un célibataire 1
MEPHISTO
Qu'il se présente une femme comme vous et, il y
aura de quoi modifier mes idées à ce sujet !
MARTHE
Soyez franc ! N'avez-vous encore rien trouvé ?
Votre cœur ne s'est-il pas encore attaché quelque
part ?
MEPHISTO
Le proverbe dit : Une maison à soi et une brave
femme valent l'or et les perles 1
MARTHE, avec impatience .
Je demande si vous n'avez pas obtenu des fa-
veurs de personne?
4
— 6q —
mephisto
On m'a reçu partout honnêtement I
MARTHE
Je voulais dire : votre cœur n'a-t-il jamais eu
d'engagement sérieux ?
MEPHISTO
On ne doit jamais badiner avec les dames 1
MARTHE, avec désespoir.
Ah 1 vous ne me comprenez pas !
MEPHISTO
Je suis vraiment fâché, pourtant je comprends
que...
[Ils passent.)
PAUST
Et tu me pardonnes, cher ange, la liberté que
— 63 —
j'ai prise l'autre matin, lorsque tu es sortie de
l'église ?
MARGUERITE
J'étais très confuse ; jamais cela ne m'était
arrivé ; personne n'aurait pu dire du mal de moi .
Ali ! pensais-je, aurait-il trouvé dans mes manières
quelque chose de hardi, d'inconvenant ? Il a paru
s'attaquer à moi, comme s'il avait affaire à une
fille ! J'avoue pourtant qu'un je ne sais quoi com-
mençait déjà à m'émouvoir en votre faveur ; et je
me suis reproché de n'avoir pas pu vous traiter
plus sévèrement I
FAUST
Chère amie !
(// essaie de lui prendre la main.)
MARGUERITE
Laissez-moi I
[Elle cueille une marguerite et en arrache les
pétales les uns après les autres.)
FAUST
Que fais tu ?
-64-
MARGUERITE
Vous VOUS moquerez de moi !
[Elle r effeuille et murmure tout bas.)
FAUST
Que murmures-tu ?
MARGUERITE, àmivoîx.
Il m'aime I II ne m'aime pas !
FAUST
Douce amie !
MARGUERITE
Il m'aime ! Il ne m'aime pas ! [Avec joie.) Il
m'aime ! . . .
FAUST
Oui, mon enfant, que la prédiction de cette fleur
soit pour toi l'oracle des dieux ! Il t'aime ! Il
t'aime ! Comprends-tu ce que cela veut dire ?
(// saisit ses deux mains.)
— 65 —
MARGUERITE
Je frissonne I
FAUST
Ne tremble pas ! Que ce regard, que ce serre-
ment de mains te disent ce qui ne peut s'exprimer!
S'abandonner l'un à l'autre pour goûter un ravis-
sement tel, qu'on serait au désespoir de le voir
finir ! Oh ! non ! non ! qu'il n'ait point de fin !
{Marguerite lui serre les mains et s^enfuit.
Faust reste un instant absorbé dans ses pen-
sées, puis la suit.)
MARTHE
Voilà le jour qui baisse I
MEPHISTO
Oui, il nous faut partir !
MARTHE
Je vous prierais bien de rester, mais on est si
méchant dans notre ville ! On dirait que personne
4.
^ 66 --
n'a rien à faire, que de surveiller les allées et venues
de ses voisins 1 Et notre jeune couple ?
MEPHISTO, avec malice.
Il s'est envolé ! par l'allée ! papillons incons-
tants ! . . .
MARTHE
Il a l'air d'être épris 1
MEPHISTO
Et elle aussi ; ainsi va le monde !...
{Ils passent.)
FAUST, arrivant.
Ah ! friponne ! Je t'attrape !
(// l'embrasse.)
MARGUERITE, rendant le baiser.
Oh ! le meilleur des hommes ; je t'aime du fond
du cœur !
1
-67-
MEPHISTO
Il est temps de se quitter !
MARTHE
Oui, il est tard, monsieur !
[Ils s'éloignent.)
MARGUERITE
Il faut que je rentre I
FAUST
Ah ! ne pourrais-je encore une fois reposer sur
ton sein, presser mon cœur contre ton cœur et
mêler mon âme à ton âme ?
MARGUERITE
Si j'étais seule, je laisserais volontiers les ver-
rous ouverts ; mais ma mère ne dort pas, et si elle
nous surprenait, j'en mourrais !
FAUST
Gela ne t'arrivera pas ; deux gouttes de ce fia-
— 68 —
con dans sa boisson l'endormiront d'un profond
sommeil.
(// lui donne un flacon.)
MARGUERITE
Que ne ferais-je pour toi ! Quand je te vois, je
ne sais quoi m'oblige à ne te rien refuser ! J'ai déjà,
tant fait pour toi !.. . A ce soir donc !
[Faust la quitte. En se dirigeant vers sa mai-
son, Marguerite rencontre Lisette venant de
la font aine j une cruche à la main.)
SCÈNE II
MAR UERITE, LISETTE
LISETTE
Bonjour, mon amie ; n'as-tu rien appris sur la
petite Barbe?
MARGUERITE
Pas un m " t ; je sors si peu !
LISETTE
C'est certain, Sybille vient de me le dire, elle
s'est enfin laissée séduire ! Les voilà bien toutes
avec leurs manières distinguées 1
MARGUERITE
Comment?
LISETTE
C'est une horreur ! Quand elle boit et mange,
c'est pour deux !
70 —
MARGUERITE
Ahl
LISETTE
Voilà comment cela a fini I Que de temps elle
a été pendue à ce vaurien ! C'étaient des prome-
nades continuelles, au village ou à la danse 1 II fal-
lait qu'elle fût la première partout, elle s'en fai-
sait accroire sur sa beauté et avait apsez peu
d'honneur pour accepter des présents, sans rougir,
d'abord une caresse, puis un baiser, si bien que
sa fleur est loin !
MARGUERITE
La pauvre créature !
LISETTE
Et tu la plains! Quand nous étions seules, à filer
le lin, le soir, nos mères nous empêchaient de des-
cendre, tandis qu'elle, elle s'asseyait avec son
amoureux dans l'allée sombre ; il n'y avait pas
pour eux d'heure assez longue 1 Elle peut bien
- 7ï —
maintenant aller s'humilier à l'église, revêtue du
cilice de pénitente !
MARGUERITE
Il la prendra sans doute pour femme !
LISETTE
Il serait bien sot 1
MARGUERITE
Ce sera mal de sa part !
LISETTE
Quand même elle le retrouverait, cela ne lui
servirait guère ! Les garçons lui arracheront sa
couronne ! Au revoir, il faut que je rentre !
[Elles se séparent.)
SCÈNE III
MARGUERITE, puis LE MAUVAIS ESPRIT
MARGUERITE, Seule.
Gomment pouvais-]e, autrefois, médire d'une
pauvre fille, parce qu'elle avait eu le malheur de
faillir I Je ne trouvais pas de termes assez forts
pour les péchés des autres, et, maintenant, je ne
suis moi-même que péché ! Gependant tout m'y a
entraîné I II est si bon ! Hélas ! il est si aimable I
{Elle s'agenouille devant l'image de la vierge
placée dans une niche, près de la porte de la
chapelle. On entend un bruit d'orgues avec
chœurs : Dies irœ, dies illa, etc.)
[Implorant.)
Abaisse, ô mère des douleurs, un regard de pitié
sur ma peine !
LE MAUVAIS ESPRIT
Gomme tu étais toute autre, Marguerite, lors-
-53-
que, pleine d'innocence, tu murmurais des prières
dans un petit livre usé, le cœur rempli des jeux
de l'enfance et de l'amour de Dieu I Que de péchés
dans ton cœur I Ne sens-tu pas ce qui s'agite dans
ton sein ?
MARGUERITE
0 mère glorieuse, sauve-moi de la honte et de
la mort I
LE MAUVAIS ESPRIT
Le crime et la honte ne peuvent rester cachés !
MARGUERITE, éperdue.
Abaisse, ô mère des douleurs, un regard de
pitié sur moi !
{Chœur avec orgue :)
Judex ergo cum sedebit, etc.
MARGUERITE, SC levant.
Que ne suis-je loin d'ici ! Ces chants déchirent
mon cœur !
{Elle se relève et rentre à la maison.)
5
SCÈNE IV
FAUST, MEPHISTO
(// fait nuit. Mephisto, une guitare en ban-
doulière, arrive accompagné de Faust, qui
s'apprête à entrer dans la maison de Mar-
guerite.)
FAUST, pensif.
Qu'est-ce qui m'y conduit ? Gomme je me sens
agité ! Que veux-tu ici ? Malheureux Faust, je ne
te reconnais plus !
(// entre. )
MEPHISTO
Le ciel est plein d'étoiles et je me sens éveillé
comme un jeune chat ; la nuit du sabbat agit déjà
sur tous mes membres ! Vous allez entendre un
chef-d'œuvre ! Une chanson morale, en l'honneur
de la bien-aimée ; cela la perdra plus sûrement!
-75-
(// chante en s' accompagnant.)
Que fais-tu de la sorte,
Catherine, à sa porte,
De si grand matin ?
Dans la chambre du drille
Tu entres jeune fille.
Mais tu en sortiras catin 1
SCÈNE V
Les Mêmes, Y ALENTIN, puis MARTHE,
MARGUERITE, le peuple
VALENTIN, /m*e de Marguerite.
{Habillé en soldat.)
Lorsque j'assistais à un de ces repas où chacun
aime à se vanter, et que mes compagnons levaient
devant moi le voile de leurs amours, je les lais-
sais dire. J'écoutais leurs fanfaronnades en me
caressant la barbe ; je souriais et prenais en main
mon verre : « chacun son goût, disais-je, mais en
est-il une dans le pays qui vaille ma chère petite
Marguerite ! En est-il un seul ici qui soit digne de
servir à boire à ma sœur ? Tope ! Tope ! Cling !
clang ! résonnaient à l'entour. Les uns criaient :
il a raison ; elle est l'ornement de toute la contrée 1
Et les vantards restaient muets. Maintenant, c'est
à s'arracher les cheveux et à se jeter contre les
murs ! Le dernier des coquins peut m'accabler de
plaisanteries ! Devant lui j'aurai l'air d'un coupa-
— 77 —
Lie ! Chaque parole, dite au hasard, me fera cou-
ler la sueur à grosses gouttes ! Et dussé-je les
mettre en pièces, je ne pourrai point les appeler
menteurs ! JNÎais qui va là ? Qui se glisse le long de
la muraille ? Je ne me trompe pas, ce sont eux! Si
le coupable est là, il n'en a pas pour longtemps à
vivre I (// s avance et aperçoit Mephisto.) Qui leur-
res-tu là, maudit preneur de rats? Au diable d'a-
bord l'instrument et au diable ensuite le chanteur I
(// brise la guitare de Mephisto (Tun coup d'épée. )
MEPHISTO
La guitare est en deux ! Elle ne vaut plus rien !
VALENTIN
Maintenant, c'est le coupe-gorge !
MEPHISTO
{A Faust qui survient.)
Monsieur le Docteur, ne faiblissez pas ! Alerte !
Tenez-vous près de moi, que je vous conduise 1
Flamberge au vent ! Poussez seulement, moi je
pare !
-78
Pare donc !
Pourquoi pas ?
Et celle-ci ?
VALENTIN
MEPHISTO
VALENTIN
MEPHISTO
Certainement !
VALENTIN
Je crois que le diable combat en personne î
Qu'est cela ! Déjà ma main se paralyse !
Poussez !
0 ciel I
MEPHISTO, à Faust.
VALENTIN
MEPHISTO
Voilà le lourdaud apprivoisé ! Maintenant, au
large ! Il faut nous éclipser lestement, car j'entends
— 79 —
déjà qu'on crie : « Au meurtre ! » Profitons-en
pour nous introduire dans une autre compagnie
plus joyeuse. Le sabbat de Walpurgis va bientôt
commencer ; là tu pourras voir et apprendre
bien des choses ! Viens I
[Ils disparaissent.)
MARTHE, à sa fenêtre.
Au secours ! au secours
MARGUERITE, à sa fenêtre.
Ici ! une lumière !
MARTHE, plus hallt.
On se dispute ! On appelle ! On crie et l'on se
bat I
LE PEUPLE
Voilà déjà un mort !
MARTHE
Les meurtriers se sont-ils enfuis ?
— 8o —
MARGUERITE
Qui est tombé là ?
LE PEUPLE
Le fils de ta mère !
MARGUERITE
Dieu tout puissant ! Quel malheur !
VALENTIN
Je meurs ! c'est bientôt dit et plus tôt fait encore !
Femmes, pourquoi restez- vous là à crier ? Venez
ici et écoutez-moi! {Tous V entourent.) Vois-tu, ma
petite Marguerite, tu es jeune, tu n'as pas encore
l'habitude, et tu sais mal faire tes affaires ; je te
le dis en confidence : tu es déjà une catin, sois-le
donc convenablement !
MARGUERITE
Mon frère 1 Dieu ! Que me dis-tu là ?
VALENTIN
Ne plaisante pas avec Dieu, Notre Seigneur I Ce
— 8i —
qui est fait est fait et ce qui doit en résulter en
résultera ! Tu as commencé par te livrer, en cachette,
à un homme ; il va bientôt en venir d'autres, et
quand tu seras h une douzaine, tu seras à toute la
ville! Je vois le temps où tous les braves gens
s'écarteront de toi, prostituée, comme d'un cada-
vre 1 C'est avec les mendiants et les estropiés que
tu finiras tes jours et quand Dieu te pardonnerait,
tu n'en seras pas moins maudite sur la terre I
MARTHE
Recommandez votre âme à la grâce divine, et
n'accumulez pas péché sur péché !
VALENTIN
Si je pouvais me jeter sur ta carcasse, abomi-
nable entremetteuse, j'espérerais racheter le reste
de mes péchés !
MARGUERITE
Mon frère 1 0 peine d'enfer !
VALENTIN
Je te le dis, laisse-là les larmes ! Quand tu as
5.
— 82 -
quitté le chemin de l'honneur, tu m'as porté au
cœur le coup le plus terrible ! Maintenant le som-
meil de la mort va me conduire devant Dieu,
comme un soldat et comme un brave !
(// meurt.)
Rideau
TABLEAU III
FAUST
Plus d'une créature plongée
dans l'abîme d'une telle in-
fortune ? Et la première dans
les tortures de la mort, n'a
pas suffi pour racheter les
péchés des autres, aux yeux
de l'éternelle miséricorde ?
TABLEAU III
Au premier plan, la scène représente, à gauche, une
grotte, à droite, une cascade au milieu des rochers qui
s'enfoncent dans la profondeur et se confondent avec
les massifs du fond, entremêlés de touffes de roses.
Au milieu se trouve une aire pour danser, entourée de
pierre formant bancs, et de gazon.
Derrière ces décors, une route traverse la scène et
se bifurque, pour aboutir à l'espace réservé pour la
danse.
Le fond représente un massif montagneux escarpé.
Pendant les scènes I, II, 111, IV, de temps en
temps, clair de lune ; des feux follets et des lueurs
courent de tous côtés.
Aux scènes V et suivantes, le soleil se lève derrière
les montagnes et projette de vives lueurs irisées dans
la cascade.
SCENE I
FAUST, MEPHISTO, SORCIÈRES
{Un va et vient de diable, de spectres, de
larves ; des clameurs, des bruits divers ;
une mêlée générale.)
MEPHISTO
N'aurais-tu pas besoin d'un manche à balai ?
FAUST
Ce bâton noueux me suffit ! La multitude se rue
vers le mal ; il doit s'y résoudre pas mal de pro-
blèmes !
MEPHISTO
Maint problème s'y pose aussi !
-87-
UNE SORCIÈRE, près de la grotte.
Messieurs, n'allez pas si Aâte et regardez mon
étalage ! Il y a là-dedans bien des choses ! Pas une
coupe qui n'ait versé un poison dévorant dans un
corps sain ; pas une parure qui n'ait séduit une
femme vertueuse ; pas une épée qui n'ait frappé
quelque ennemi par derrière I
MEPHISTO
Ma mie, vous n'êtes pas de votre siècle ! Ce qui
est fait est fait ; montrez-nous quelque chose de
nouveau !
{Ils passent.)
SCENE II
FAUST, MEPHISTO et TROIS SPECTRES,
[celui (THélène^ de Marguerite et de Marthe.)
FAUST
Quelle est cette femme ?
MEPHISTO
Regarde-la bien : c'est Lilith 1
FAUST
Qui ça ?
MEPHISTO
C'est la première femme d'Adam ! Tiens-toi en
garde contre ses beaux cheveux, cette parure qui
la rend si captivante I Quand elle tient un jeune
homme, elle ne le laisse pas facilement échapper!
[Le spectre s'éloigne.)
-89-
FAUST
Je crois plutôt que c'est Hélène ! Toi, diable du
nord, tu ne la connais pas, mais c'est elle, l'éter-
nelle séductrice ! Voilà deux femmes assises, une
vieille et une jeune ; elles ont l'air d'avoir pas mal
dansé !
MEPHISTO
Invitons-les à nouveau 1
FAUST, chante en dansant avec la jeune.
Hier, un aimable mensonge (1)
Me fît voir un arbre en songe :
Deux beaux fruits semblaient y briller...
J'y montai : c'était un pommier !
LA BELLE
Les belles pommes de votre rêve
Sont celles de notre mère Eve ;
Mais vous voyez que le destin
Les mit aussi dans mon jardin !
ut^YiiSTO , chante en dansant avec la vieille.
Un jour j'eus un rêve cornu
Je voyais un arbre fendu...
Un vrai... ne vous en déplaise...
Et, ma foi, j'en étais fort aise...
I. Traduction G. de Nerval.
~ go —
LA VIEILLE
J'envoie un salut amical
Au seigneur au pied de cheval !
Et s'il se sent. . . de taille
Qu'il entaille
MEPHISTO
{Ä Faust qui revient avec précipitation.)
Pourquoi as-tu laissé partir la belle fille qui
t'excitait tant par ses manières galantes ?
FAUST
Au milieu de son chant une souris rouge lui est
sortie de la bouche !
MEPHISTO
Ici, on n'y regarde pas de si près !
[Un spectre passe.)
SCÈNE 111
MEPHISTO, FAUST, et le SPECTRE
DE MARGUERITE
FAUST
Vois-tu là-bas, la belle fille avec qui j'ai dansé?
Elle se tient à l'écart ! . . . Elle se retire à pas lents I . . .
Comme elle ressemble à cette bonne Marguerite !
MEPHISTO
Laisse cela ! . . . C'est un être chimérique, sans vie,
un spectre I Son regard fixe vous glace le sang !
FAUST
Ce sont là les yeux d'une morte qui n'ont pas
été fermés par une main amie ! C'est le sein de
Marguerite ! C'est son corps si doux^ que j'ai pos-
sédé !
— 92 —
MEPHISTO
Pauvre fou ! Ne te laisse pas abuser par la ma-
gie ! Chacun croit reconnaître en elle sa bien-
aimée !
LE SPECTRE, passe en chantant.
C'est mon coquin de père(l)
Qui m'égorgea!
C'est ma câlin de mère
Qui me mangea!
Et ma sœur, la folle,
Jeta mes os dans un endroit
Humide et froid !
Et je devins un bel oiseau,
Qui vole ! vole ! vole !
FAUST
0 torture ! 0 volupté ! Je ne puis détacher
d'elle mes yeux ! Mais quel est ce singulier orne-
ment rouge, à peine large comme le dos d'un
couteau, qui pare son cou ?
MEPHISTO
Je l'ai remarqué aussi ! Elle pourrait mcmc por-
I . Traduction G. de Nerval.
-93-
ter sa tête sous son brasi Viens sur cette col-
line !
(// r attire vers le fond.)
UNE VOIX LOINTAINE
Henri 1 Henri !
{Mephisto parle à voix basse à Faust qui
s'est vivement retourné.)
SCENE IV
MEPHISTO, FAUST
FAUST
C'était donc elle ! C'est Marguerite qui est
dans le malheur et le désespoir ! . . . Longtemps
misérablement égarée sur la terre et maintenant
captive ! Jetée comme une criminelle dans un
cachot, la douce et malheureuse créature se voit
destinée à de cruelles tortures ! Tu as été jus-
que-là, imposteur! Et tu me le cachais! Captive!
Abandonnée aux mauvais esprits et à l'inflexible
justice des hommes ! Et pendant ce temps, tu
m'entraînes à des fêtes dégoûtantes, tu me caches
sa misère et tu l'abandonnes sans secours au trépas
qui va l'atteindre !
MEPHISTO
Elle n'est pas la première !
95
FAUST
Ce n'est pas la première 1 Horreur qu'une âme
humaine ne peut comprendre ! Plus d'une créature
plongée dans l'abîme d'une telle infortune? Et la
première dans les tortures de la mort, n'a pas suffi
pour racheter les péchés des autres, aux yeux de
l'éternelle miséricorde ? La souffrance de cette
seule créature me fait frémir jusqu'à la moelle des
os et toi, tu souris à la pensée qu'elle partage le
sort d'un millier d'autres !
MEPHISTO
Nous voilà déjà aux limites de ton entendement !
Pourquoi as-tu signé un pacte avec nous, si tu
n'es pas capable de nous suivre ! Tu veux planer
et tu es vite saisi par le vertige !
FAUST
Sauve-la ou malheur à toi !
MEPHISTO
Elle a tué son enfant ! Elle est jugée !
-96-
FAUST
Délivre-la!
MEPHISTO
A quoi servirait la fuite 1 On cherchera à la re-
prendre et il est si misérable d'errer en exil avec
une mauvaise conscience I
FAUST
Conduis-moi auprès d'elle ! Il faut qu'elle soit
libre I
MEPHISTO
Suis-je tout puissant sur terre et dans les cieux?
Je ne puis défaire ce qui est accompli, ni enlever
du cœur de Marguerite le cuisant remords ! Il n'y
a que la main d'un homme qui puisse la délivrer
et pour cela il te faut l'aide du temps ; mais tu
n'es séparé d'elle qu'en apparence et son sort est
lié au tien. Sache en outre que le sang de Valen-
tin fume encore dans la ville ; sur la demeure de
la victime planent des esprits vengeurs qui guet-
tent le retour du meurtrier !
-97 -
FAUST
Faut-il encore que je l'apprenne de ta bouche ?
Que le monde s'écroule sur toi et t'engloutisse.
{Faust se laisse tomber sur le gazon, épuisé.
Mephisto s'en va à gauche.)
SCENE V
FAUST, ARIEL, ELFES
[Faust couché sur le gazon ;
Ariele bientôt suivi par des Elfes.)
ARIEL, venant du côté droit de la scène.
Pareille à la pluie printanière qui sème des
fleurs de toute part, et à la verdure des champs
qui apporte la bénédiction à tous les humains,
votre âme, petits Elfes, va vers tous ceux qui en
ont besoin ! Qu'il soit bon ou méchant, votre pitié
va vers celui que le destin accable. Formez, Elfes,
un cercle aérien autour de cette tête 1 Calmez les
ardeurs de cette âme inquiète et que son corps re-
trouve la santé dans le calme du sommeil ! L'heure
s'avance, peines et plaisirs n'ont plus d'écho ! 0
Faust, renais à la vie avec le jour qui va poindre !
Tourne les yeux vers le soleil ; va, le sommeil qui te
tient captif est léger ! Courage ! Alerte ! Tandis que
le vulgaire passe sa vie dans l'hésitation, un noble
— 99 —
cœur, qui comprend et qui ose, peut tout accom-
plir I Retirez- vous, Elfes, là-bas ! Parmi les roses !
Plus au fond ! Toujours. . . Parmi les feuillées ! Dans
les rochers !
[Ils^ disparaissent.)
SCENE VI
FAUST
[Il commence à faire jour : Flaust se réveille ^
se dresse sur ses pieds et regarde autour de
lui avec calme.)
FAUST, seul.
Les artères de la vie battent en moi avec une
force nouvelle ! Terre, déjà tu commences à m'en-
tourer de voluptés ; tu éveilles en moi une résolu-
tion de tendre sans cesse vers l'existence la plus
haute. Le monde autour de moi devient un para-
dis ; les sommets des montagnes annoncent l'heure
solennelle ; ils jouissent déjà de la lumière éter-
nelle, qui plus tard inondera les coteaux par de-
grés. Mais, hélas! déjà ébloui, je dois détourner
les yeux. La cascade qui gronde sur le roc,
attire et ravit mon regard. De chute en chute elle
roule et va se répandre en mille torrents, dont la
courbe gracieuse forme un arc diapré. Tantôt il se
— lOI —
détache pur, tantôt il se fond dans l'air et répand
à l'entour un frais et vaporeux frémissement. N'est-
ce point là l'image de l'existence humaine? Pen-
ses-y et tu comprendras mieux : ce reflet coloré,
c'est la vie ! . . .
6.
SCÈNE VII
FAUST, MEPHISTO
[On entend au loin un tumulte et le bruit des
tambours et des clairons.)
MEPHISTO, venant d'un chemin creux.
Te voilà encore en extase devant la nature!
N'entends-tu pas les tambours et les clairons ?
FAUST
Encore la guerre I Les hommes sages ont hor-
reur de ces bruits !
MEPHISTO
Qu'importe la guerre ou la paix? Les hommes
raisonnables savent tirer parti de toute circons-
tance et chacun guette l'instant propice !
— io3 —
FAUST
Trêve à tes énigmes saugrenues ! De quoi s'agit-
il ? Explique-toi 1
MEPHISTO
Dans mes voyages rien ne m'échappe ! J'ai
appris que notre jeune Empereur se trouve dans
un grand embarras ! Il a cru que l'on pouvait
régner et s'amuser à la fois !
FAUST
Erreur profonde 1 Qui commande, doit trouver
son bonheur dans le commandement ; son cœur
doit être rempli de sa volonté suprême !
MEPHISTO
En attendant, l'empire est tombé dans le désor-
dre ; grands et petits se font la guerre ; les corpo-
rations sont aux prises avec la noblesse et l'évê-
que avec le chapitre et la paroisse. Viens, Faust,
l'occasion est propice, saisis-la. Nous tirons l'Em-
pereur de son embarras, et les plus hautes digni-
— io4 —
lés te seront réservées à la Cour. Viens, Faust, la
fortune et la gloire t'attendent 1
FAUST, méditatif.
Oui, ce reflet coloré, c'est la vie 1
[Ils s'en vont.)
Rideau
TABLEAU IV
LES BUCHERONS
Au large 1 Faites place ! Nous
abattons les arbres avec fra-
cas et quand nous portons
nos fardeaux, gare les têtes.
Sachez-le, si les pauvres ne
travaillaient pas, comment
les riches s'en tireraient-ils
avec tout leur esprit ? S'il ne
nous arrivait pas de suer,
vous grelotteriez !
POLICHINELLE
Vous êtes des sols, nés courbés ;
nous sommes les malins,
nous qui n'avons jamais rien
porté ! Toujours oisifs, nous
allons où cela nous plaît.
Louez -nous, blâmez -nous,
c'est tout un !.,.
TABLEAU IV
Les scènes 1, II, III, se passent dans une vaste salle
du palais Impérial. Les scènes suivantes se passent
dans un hall, formé par la même salle élargie. Vers le
fond se trouve une trappe .
SCÈNE I
L'EMPEREUR, MEPHISTO, GENTILSHOALMES,
COURTISANS, FAUST
[L Empereur monte sur le trônCy les courtisans
se groupent autour de lui.)
l'empereur
Salut à mes féaux et amés, rassemblés de près
ou de loin 1 Je vois le sage à mes côtés, mais le
fou qu'est-il donc deA^enu ?
UN GENTILHOMME
Derrière la queue de ton manteau, il a roulé
sur l'escalier ; on a aussitôt emporté son énorme
masse I Etait-il mort, ou ivre-mort ? On ne le sait !
DEUXIÈME GENTILHOMME
Avec une promptitude qui tient du prodige, un
autre aussitôt s'est présenté à sa place. Il est vêtu
— 109 -"
d'habits fort riches, mais si fantasques que cha-
cun en reste ébahi. Le voilà, ce fou téméraire !
MEPHISTO
[S' agenouillant au pied du trône.)
Qui est-ce qui est toujours maudit et toujours
bienvenu? Qu'est-ce que l'on désire avec ardeur
et que l'on repousse toujours?
l'empereur
Pour cette fois, trêve de verbiage ! Les énigmes
ne sont pas de saison, c'est l'affaire de ces mes-
sieurs ! Mon vieux fou est, je le crains bien, parti
pour le grand voyage ! Prends sa place et viens à
mon côté !
[Mephisto monte les degrés du trône et se
place à la gauche de F empereur.)
l'empereur
Ainsi donc, amés et féaux, soyez les bienvenus
de près et de loin ; une étoile favorable vous ras-
semble ; les astres nous promettent salut et bon-
•3
^^ no —
heur ! Mais dites-moi pourquoi ces jours, destinés
aux réjouissances, nous les passons à tenir con-
seil ? Néanmoins, puisque vous le trouvez bon,
%lè^il en soit ainsi !
LE CHANCELIER
La plus haute vertu couronne le front de l'empe-
reur ! Mais, hélas ! à quoi servent la bonté du cœur,
la promptitude de la main, si une fièvre mine
l'état de fond en comble et si le mal engendre le
mal? Celui-ci enlève un troupeau, celui-là une
femme, et, s'appuyant sur des complices, peut se
glorifier de leurs infamies ! J'ai noirci à dessein le
tableau et pourtant je regrette encore de n'avoir
pu trouver de plus sombres couleurs !
LE GÉNÉRALISSIME
Dans ces jours de désordre chacun demeure
sourd au commandement ! Le mercenaire demande
sa solde, et si nous ne lui devions plus rien, il
aurait vite décampé !
LE TRÉSORIER
Fiez-vous donc aux alliés 1 Les subsides qu'on
— m —
nous avait promis font complètement défaut !
Quant à la propriété, sire, entre quelles mains est-
elle tombée"? Qui voudrait venir en aide aujour-
d'hui à son voisin ? Chacun a déjà bien assez à
faire pour soi. Chacun agrippe, amasse et amon-
celé, et nos coffres demeurent vides.
l'empereur
{Après un moment de réflexion,
à Mephisto.)
Et toi, fou, ne connais-tu pas quelque autre
misère ?
MEPHISTO
Moi ? En aucune façon 1 La confiance pourrait-
elle manquer là où un pouvoir toujours en éveil a
sous la main la bonne volonté, fortifiée par l'in-
telligence ? Qui pourrait s'unir pour le mal, pour
les ténèbres, là où brillent de pareilles étoiles?
UN GENTILHOMME
C'est un fripon — qui comprend bien son métier !
— Il s'introduit par le mensonge I
^- 112 —
UN AUTRE
On devine déjà son idée de derrière la tête ! Ce
qui sortira de tout ceci, c'est, sans doute, quelque
projet I
MEPHISTO
Où ne manque-t-il pas quelque chose dans lo
monde? A l'un ceci, à l'autre cela; ici c'est l'argent
qui manque ! A vrai dire, il ne jonche pas le plan-
cher ; mais la science sait le tirer des profondeurs.
Dans les veines des montagnes, dans les fonde-
ments des murailles, il y a de l'or vierge ou mon-
nayé, et si vous me demandez qui pourra le
produire au grand jour, je vous répondrai: c'est le
génie, et la sagacité d'un homme bien doué par la
nature ! Cet homme d'esprit est parmi vous I
{// montre Faust, habillé en astrologue.)
LÉ CHANCELIER
Nature ! Esprit ! On ne parle pas de la sorte à des
chrétiens 1 Si nous nous heurtons à une grande
résistance, c'est grâce aux idées de révolte qui ger-
ment dans certains cerveaux égarés \ Ils corrom-
— ii3 —
pent les villes et les campagnes ! Et c'est l'un de
ces esprits-là que tu veux introduire dans ce noble
cercle, avec tes plaisanteries effrontées ?
MEPHISTO
Je reconnais là l'homme d'Etat ! Ce que vous
ne touchez pas du doigt est à cent lieues de vous ;
ce que vous ne pouvez pas monnayer n'a point
de valeur !
l'empereur
Tout cela ne fait point face à la nécessité. Que
veux- tu avec tes homéhes de carême ? J'en ai
assez de vos si et de vos mais ! L'argent manque,
eh bien, trouve-nous-en !
MEPHISTO
Je trouverai ce que vous demandez et plus
encore ! Gela est facile ; mais le facile est diffi-
cile. L'argent existe, il faut l'atteindre ; là est tout
le talent. Gomment s'y prendre ? Songez que dans
les jours de dévastation, où des flots humains inon-
daient le pays, chacun dans son épouvante cacha
-ii4-
sous la terre ses trésors les plus précieux. Toutes
ces richesses gisent enfouies dans le sol ! Le sol
est à l'empereur, à lui donc d'en profiter î
LE TRÉSORIER
Pour un fou il ne s'exprime pas si mal !
LE CHANCELIER
Satan vous tend des pièges '
LE GÉNÉRALISSIME
Le fou n'est pas si sot 1 Le soldat ne s'inquiète
pas d'où vient Targent I
MEPHISTO
Et si vous croyez que je vous trompe, voici un
homme qui lit dans les étoiles la fortune du mo •
ment 1 Et bien ! dis-nous ce que le ciel annonce !
UN GENTILHOMME
Ce sont deux fripons ! Ils s'entendent entre eux !
Un fou et un illuminé !
-- Ii5 —
UN AUTRE
Vieille chanson — rebattue ! — Le fou souffle,
le sage parle!
l'astrologue [Faust)
{Il parle avec force gestes.)
Le soleil est d'or pur... Madame Vénus vous
a tous enjôlés et du matin au soir vous fait
les yeux doux. La pudique Phébé a ses caprices ;
Mars, s'il n'atteint personne, vous menace tous.
Mais lorsque la lune se marie au soleil, l'argent à
l'or, on voit tout en beau et tout devient facile à
conquérir. Les palais, les jardins, les jolies fem-
mes, voilà les trésors que va nous procurer cet
homme savant, dont la puissance est supérieure à
celle de n'importe lequel d'entre vous !
UN GENTILHOMME
Vieille bouffonnerie ! Charlatanisme !
UN AUTRE
J'en ai souvent entendu dire autant 1
ii6
L EMPEREUR
Vite à l'œuvre ! Je ne te tiens pas quitte ! Prouve
tes vaines paroles et montre -nous sur-le-champ
ces précieuses mines d'or I Quant à moi, je dépose
mon épée et mon sceptre et veux, si tu n as point
menti, accomplir l'œuvre avec mes propres mains
impériales, sinon t'envoyeren enfer !
MEPHISTO
{Avec emphase.)
Il arrive que le laboureur, en creusant son sil-
lon, soulève, en même temps qu'une motte de
terre, un vase où il trouve des rouleaux d'or.
l'empereur, impatient.
Allons, ces vases enfouis pleins d'or, pousse ta
charrue et attire-les à la lumière !
MEPHISTO
Prends la bêche et la pioche, creuse toi-même ;
le travail du laboureur va te faire grand ! Un trou-
peau de veaux d'or sortira du sein de la terre !
— Il; —
L EMPEREUR
Au travail donc I Combien cela prendra-t-il de
temps ?
SCÈNE II
Les Précédents, le MARÉCHAL
LE MARÉCHAL
[S' avançant en toute hâte.)
Gracieux souverain, je n'ai jamais espéré dans
ma vie un événement plus heureux I La dette est
liquidée ; tous les comptes sont réglés ; me voilà
délivré d'un infernal tourment !
LE GÉNÉRALISSIME
{Survenant de même.)
La solde vient d'être payée, l'armée est en liesse ;
les créanciers et les filles s'en trouvent à merveille !
l'empereur
Comme votre face ridée se rassérène ! Mais
comment avez-vous fait pour accomplir co miracle?
— 119 —
LE TRÉSORIER
Interrogez ceux qui l'ont accompli !
FAUST
Que le chancelier veuille bien exposer l'affaire !
LE CHANCELIER
{S' avançant à pas lents.)
Quel bonheur pour mes vieux jours 1 Voici la
feuille grosse de destinées qui vient de convertir
tout le mal en bien ! (// lit.) « On fait savoir à qui
le désire, que ce papier vaut mille couronnes. Il est
donné, pour garanties certaines, un nombre infini
de biens enfouis dans le sol de l'empire. Les mesu-
res sont prises pour que ces trésors, sitôt mis au
jour, servent à l'acquittement de la dette. »
l'empereur
Je soupçonne une fourberie monstrueuse ! Qui
donc a contrefait le sceau impérial? Un pareil crime
est-il demeuré impuni?
120 —
LE TRESORIER
Rappelle tes souvenirs ! Toi-même tu l'as apposé ;
des artistes Font reproduit rapidement par mil-
liers. Pour que le bienfait put profiter à tous, nous
avons timbré aussitôt des effets de toutes valeurs,
de dix, de trente, de cinquante, de cent couronnes.
Vous ne sauriez vous imcLginer que de bien il en
résulte pour le peuple ! Voyez votre cité, comme
elle renaît à la vie et tressaille, ivre de plaisir !
L'alphabet devient désormais superflu ; ce signe
est suffisant pour rendre tout le monde heureux !
l'empereur
Mes sujets reconnaissent-ils à ce papier la valeur
de l'or? L'armée, la cour consentent-elles à l'ac-
cepter en paiement? En ce cas, quelque étonné que
je sois, je dois le laisser avoir cours !
MEPHISTO
Celui qui se promène à l'écart sur les terrasses,
y rencontre des femmes splendidement parées ;
elles sourient et lancent des œillades 1 Leurs faveurs
— 121 —
s'obtiennent plus vite par ce papier que par l'es-
prit et l'éloquence ; cette petite feuille se porte
facilement dans le sein, à côté des billets d'amour,
et le prêtre la porte pieusement dans son bréviaire !
l'empereur, à Mephisto.
Vous avez bien mérité de notre royaume ; que
la récompense soit proportionnée au service ! Nous
vous confions le sol de nos états ; vous êtes
l'homme le plus digne de garder nos trésors. Vous
connaissez les cachettes les plus profondes et les
mieux gardées ; que les fouilles ne soient entrepri-
ses que sous vos ordres! {A Faust.) Quel heureux
destin t'a tiré des mille et une nuits pour t' amener
jusqu'ici? Tu ressembles par ton esprit à Séhé-
reazade et je t' élève à la plus haute des fonctions !
Tiens-toi toujours prêt. Si la vie me devient trop
ennuyeuse, tiens-toi à ma disposition, pour me
divertir ! {S^ adressant à la cour.)
Maintenant, que le temps s'écoule dans la joie, et
ce mercredi des cendres sera venu fort à propos !
(// dit quelques mots à voix basse à Faust qui
s'incline et s'éloigne. — A la cour.) Je vais combler
de présents tous ceux de ma cour ; mais que cha-
cun me dise l'emploi qu'il en compte faire !
— 122 —
UN PAGE, recevant.
Moi, j'achèterai à ma bien- aimée bracelets et
chaînes d'or !
UN CAMÉRiER, empochant.
Moi, je boirai du meilleur vin et deux fois
plus !
UN AUTRE, de même.
Les dés tressaillent déjà dans ma poche !
UN SEIGNEUR, ttvec cîrconspectîon.
Je vais enfouir ce trésor auprès des autres !
l'empereur
J'espérais trouver en vous une ardeur enthou-
siaste pour les belles actions, mais au milieu de
ces richesses, vous demeurez tels que vous étiez
auparavant 1 (S' adressant à la cour.) Que le temps
s'écoule donc dans la joie, et célébrons gaiement
le bruyant carnaval !
{L'empereur et sa suite quittent la salle.)
SCENE III
FAUST, déguisé m héraut, MEPHISTO,
en Plutus, puis L'EMPEREUR en grand dieu Pan.
[La salle s'agrandit ; une foule bigarrée V en-
vahit avec bruit. Masques,)
FAUST
Ne vous croyez pas dans un pays de fous ; une
joyeuse fête vous attend tout simplement. Voilà
les masques, dont les groupes se séparent et se
reforment avec grâce ! Voici des jolies fleuristes !
[S' adressant à ces dernières .) Faites voir vos riches
corbeilles ; que chacun choisisse ce qui lui con-
vient! Venez, approchez, acheteurs, mais ne mar-
chandez pas ! La vendeuse accompagnera votre em-
plette d'un mot bien senti !
UNE FLEURISTE
{Offrant une branche d'olivier.)
Je suis le symbole de la paix ! Mon ambition
est d'orner dignement votre beau front !
— 124 —
UNE AUTRE
[Offrant une couronne d'épis dorés.)
Sur votre tête, l'utile devient une parure agréa-
ble!
UNE AUTRE
(Offrant un bouquet de fantaisie.)
Perspi^Jie ne peut dire de quoi je suis composé,
et cependajat je plais à tout le nion^e !
LE HÉRAUT
[Annonçant des jardiniers.)
Les fleurs sont faites pour vous orner avec grâce,
mais on ne peut apprécier tes fruits qu'en les goû-
tant! Venez les savourer avec délice ! On peut
rimer sur les roses, mais les pommes sont faites
pour être croquées !
LES BUCHERONS
Au large ! Falles place ! Nous abattons los arbres
— 125 —
avec fracas et quand nous portons nos fardeaux,
gare les têtes ! Sachez-le, si les pauvres ne travail-
laient pas, comment les riches s'en tireraient-ils
avec tout leur esprit ? S'il ne nous arrivait pas de
suer, vous grelotteriez !
POLICHINELLE
[Maladroit et insipide.)
Vous êtes des sots, nés courbés ; nous sommes
les malins, nous qui n'avons jamais rien porté !
Nos capes, nos jaquettes sont légères ; toujours
oisifs, nous allons où cela nous plaît. Louez-nous,
blâmez-nous, c'est tout comme ! . . .
UN POÈTE SATYRIQUE
Ce qui me réjouirait le plus au monde, c'est de
pouvoir chanter et dire ce que personne ne veut
entendre !
Les trois Grâces
AGLAÉ
Mettez de la grâce à donner !
— 126 —
HEGEMONE
Mettez de la grâce à recevoir !
EUPHROSINE
Que votre reconnaissance soit gracieuse !
LE HÉRAUT
Veuillez vous ranger de côté, car ce qui va ve-
nir ne vous ressemble guère ! C'est comme une
montagne vivante qui s'approche, couverte de
tapis bariolés ; sur la nuque de l'éléphant est
assise une femme belle et gracieuse ; elle le con-
duit avec désinvolture. Une autre femme est au-
dessus d'elle, entourée d'une auréole qui m'é-
blouit. A leurs côtés marchent, enchaînées, deux
dames de qualité, l'une inquiète, l'autre enjouée ;
celle-ci dans une attitude anxieuse, celle-là par-
faitement rassurée.
LA CRAINTE
Torches, lampes et bougies éclairent vaguement
la cohue de la fête ! Hélas, je suis retenue par des
chaînes au milieu de cette fantasmagorie ! Arrière,
— 127 —
rieurs ridicules !... Vos grimaces éveillent mes
soupçons ! . . . Ce sont mes ennemis qui me poussent
dans cette nuit... car l'ami devient aisément un
ennemi ; je le reconnais à son masque ! . . . Celui-là
voulait m'assassiner, mais je l'ai découvert... il se
sauve ! Oh ! si je pouvais m' échapper du monde ..
mais là-haut le néant me guette et ainsi je suis prise
entre l'horreur et les ténèbres l
l'espérance
Salut, sœurs aimées ! Si dans le passé,vous vous
êtes complues à vous déguiser, vous pourrez dans
l'avenir vous montrer telles que vous êtes... La
lueur des torches ne nous convient guère... Les
beaux jours viendront où nous pourrons marcher
dans la pleine lumière, ou, suivant notre caprice,
nous reposer seule ou en joyeuse compagnie...
Nous pourrons mener une vie libre de tout souci
et tendre vers les buts les plus élevés ! Le meilleur
des mondes possibles se trouve certainement quel-
que part 1
LA PRUDENCE
Je tiens enchaînées, à l'écart des hommes, ses
— 128 —
deux plus grandes ennemies : Tespérance et la
crainte. Faites place ! Je conduis à mon gré ce
colosse vivant, lourdement chargé ; au-dessus de
moi, voyez cette déesse aux ailes déployées, volant
vers la victoire ! Elle est entourée des splendeurs
et des gloires qui rayonnent de tous côtés. Elle se
nomme Victoria, déesse de toutes les nobles acti-
vités !
[L éléphant et les trois figures disparaissent ;
attelé de quatre chevaux ailés, un char ma-
gnifique s'avance ; il jette des étincelles de
toutes couleurs, il s'approche avec un bruit
d'ouragan.)
LE CONDUCTEUR DU CHAR
Halte, coursiers ! Honorons ces lieux I Héraut,
avant que nous n'ayons passé, nomme-nous I Car
nous sommes des allégories et tu dois nous con-
naître !
LE HÉRAUT
Je ne saurais te nommer, je pourrais plutôt te
décrire !
— 129 —
LE CONDUCTEUR
Essaie 1
LE HÉRAUT
D'abord tu es jeune et beau ; et les femmes te
remarqueraient, si tu étais moins enfant ! Tu me
parais un galant en herbe, un séducteur de race !
LE CONDUCTEUR
Gela s'entend I Et celui qui trône sur ce char ?
LE HÉRAUT
n semble un roi puissant et gracieux ! Heureux
celui qui sait gagner sa faveur! Son regard va
au devant des désirs, et la joie dé donner est plus
grande pour lui que celle de posséder !
LE COlSlDUCTEUR
Gela ne suffit pas ! G'est Plutus lui-même, Dieu de
la richesse, qui vient ici... dans toute sa pompe !...
Le grand empereur l'appelle de tous ses vœux !
— i3o —
LE HÉRAUT
Dis-nous aussi qui tu es I
LE CONDUCTEUR
Je suis la Poésie, je suis la prodigalité ! Moi aussi
je suis immensément riche et je me considère à
l'égal de Plutus ! Ce qui lui manque, je lui donne !
(// descend du char et se mêle à la foule.)
PLUTUS
Il est temps de disperser les trésors 1 Voyez dans
le coffre d'airain, c'est du sang doré qui circule 1
quelqu'un dans la foule
Voyez, oh 1 voyez 1 Quelle splendeur ! Le coffre
s'emplit jusqu'aux bords 1
UN autre
Ah 1 comme mon cœur bat 1 Gomme je vois tous
mes désirs tourbillonner là, sur le sol I
un autre
On nous l'offre, profitons-en sur-le-champ!
— i3i —
Nous n'avons qu a nous baisser pour être riches !
[La foule se précipite pour saisir l'or. )
LE HÉRAUT
Que voulez-vous donc, insensés? Il n'y a rien
ici qu'un jeu de mascarade ; ce soir vous n'en pou-
vez demander davantage! Croyez- vous qu'on va
vous donner de l'or et des valeurs? Mais des
jetons seraient trop bons pour vous! Maladroits,
qui prenez au sérieux une aimable plaisanterie !
Vous vous jetez à corps perdu dans Terreur gros-
sière ! Plutus de carnaval, chasse donc d'ici tout ce
monde I
PLUTUS
Ton bâton va me servir à merveille I (// le
trempe dans un liquide enflammé.) Maintenant,
masques, gare à vous I Celui qui s'approchera de
trop près sera aussitôt brûlé sans pitié 1 [Cris et
confusion.)
LA FOULE
Aïe ! aïe ! c'est fait de nous ! Sauve qui peut !
Arrière, mon voisin ! J'ai le visage aspergé d'étin-
— l32 —
celles ! Nous sommes perclus ! Arrière ! arrière !
arrière ! foule insensée ! . . .
PLUTUS
Déjà le cercle s'est élargi, mais nous ne sommes
pas au bout ; maints tumultes nous menacent
encore ! [Une trowpe sauvage accourt, elle fête son
grand dieu Pan.) Je vous connais, vous et votre
grand Dieu Pan ! Je sais ce que tout le monde ne sait
pas... Qu'un heureux destin vous accompagne 1 .. .
Quels prodiges cette foule pourrait accomplir. . . mais
elle ne sait pas où elle va et n'est- nullement aver-
tie !... {Les Gnomes et la trowpe des Pygmées s'a-
vancent dans leurs habits de mousse, avec de petites
lanternes. Ils tournent en rond et font des pirouet-
tes ; tous grouillant comme une multitude devers
luisants.) Ceux-ci approchent des trésors sacrés ;
ils amoncèlent les précieux métaux que chacun
s'arrache avec fureur. Ils amènent l'or au grand
jouï', pour les larrons et les entremetteurs. Es ne
laissent pas manquer de fer le guerrier ambitieux
qui inventa le meurtre en grand ; . . . mais tout cela
n'est pas de leur faute ! . . .
{Des nymphes entourent Pan et chantent en
chœur.)
— ï33 —
Le dieu Pan représente tout ce qui est ! Vous
les plus aimables, conduisez autour de lui vos
danses folâtres ; car il aime que l'on soit joyeux !
DEPUTATION DE GNOMES
[Au grand Dieu Pan.)
Nous autres, dans nos galeries obscures, nous
construisons notre maison de Troglodytes et toi à
la radieuse lumière du soleil tu dispenses avec
libéralité les trésors ! Tout près d'ici, nous venons
de découvrir un filon merveilleux qui promet de
donner avec facilitée ce qu'ailleurs on n'aurait eu
qu'avec beaucoup de peine. Prend-le sous ta pro-
tection ; car entre tes mains les richesses profi-
tent à tout le monde !
PLUTUS, au héraut.
Sachons nous tenir avec dignité, et laissons
s'accomplir ce qui se prépare I II va se passer main-
tenant quelque chose d'horrible !... La postérité
refusera d'y croire ! Relate-le fidèlement dans ton
protocole !
{Il parie et tout se produit.)
8
- i34 —
Les nains conduisent doucement le grand Dieu
Pan vers un puits d'où jaillissent des flammes ;
le dieu Pan s'incline profondément pour regarder;
les gnomes l'y précipitent.
[Cris ei tumulte.)
LE HÉRAUT
La désolation est complète, qui pourrait nous
sauver?... Une conflagration générale nous menace
et l'empire vient de disparaître sous un monceau
de cendres !
PLUTUS
Ne crains rien ; ma baguette magique aura vite
fait de remettre tout en ordre. (// agite la baguette
et la foule se disperse en poussant des cris ; à
Faust.) Maintenant, allons nous préparer pour la
fantasmagorie que l'Empereur nous a demandée.
Rideau
TABLEAU V
HOMUNGULUS
Vers le Sud ! Dans une vaste pleine
coule vm fleuve bordé de buisson ;
la plaine s'étend jusqu'à la mon-
tagne ; c'est là que se trouvent le
bonheur et la liberté !
MEPHISTO
Laisse ces mots de liberté et d'escla-
vage ! C'est le diable qui les a in-
ventés. On se bat soi-disant pour
le droit et la liberté, mais tout
bien considéré ce sont des esclaves
qui se battent contre des esclaves!
TABLEAU V
Les scènes I à VII se passent dans la grande salle du
palais impérial du tableau IV. Les scènes VIII à X
dans le laboratoire de Faust. La scène XI dans le
décor du tableau III.
SCÈNE I
L'EMPEREUR et sa cour, nombreux courtisans
et DAMES d'honneur dispersés de tous côtés,
FAUST et MEPHISTO
FAUST
Nous pardonnes-tu, Seigneur, Tembrasement
du carnaval ?
l'empereur
Je me souhaite beaucoup de farces de cette
sorte ! Dans le tourbillonnement des flammes,
j'ai reconnu plus d'un personnage de ma cour ! . . .
Je m'imaginais être le roi des Salamandres !
{Faust se mêle d'abord à la foule des courti-
sans puis s' en va vers le fond.)
SCENE II
LES MÊMES
UNE BLONDE, à Méphistophélès.
Un mot, Seigneur I Vous voyez mon visage, il
est assez clair, arrive l'été, et il est recouvert par
des milliers de taches ; c'est affreux ! Donnez-moi
un remède, je vous prie !
MEPHISTO
C'est vraiment dommage 1 Un si joli visage,
transformé en panthère ! Prenez du frai de gre-
nouille, des langues de crapauds, distillez au clair
de la lune et appliquez cela sur la figure ; les
taches disparaîtront!
UNE BRUNE
Permettez-moi de vous consulter à mon tour !
J'ai eu un pied gelé, je ne puis ni courir, ni dan-
ser!
— i4o —
MEPHISTO
Laissez-moi poser mon pied sur votre pied
malade I
LA BRUNE
Je veux bien, quoique cela ne se fasse qu'entre
amoureux !
MEPHISTO
Oui, mais mon pied a d'autres vertus ; appro-
chez, mon enfant I
LA BRUNE, poussant un cri.
Aïe, aïe, cela brûle comme du feu, on dirait un
sabot de cheval I
MEPHISTO
Qu'importe, vous voilà guérie, et vous pourrez
faire du pied, sous la table, h. votre amoureux !
- i4i -
UNE DAME
[Fendant la foule.)
Ah 1 je n'y tiens plus 1 Cela me remonte au
cœur ! Laissez-moi passer ! Hier encore un de mes
regards rendait mon mari fou de bonheur, et
aujourd'hui il est aux bras de ma rivale !
MEPHISTO
C'est grave, mais rien n'est perdu 1 Prends ce
charbon, approche-toi de lui, et traces-en des
raies sur son habit ; il sentira de suite le remords
lui brûler le cœur, ensuite tu avales le charbon et
dès ce soir il sera à tes pieds I
UN PAGE
Je suis amoureux, Monsieur, et l'on ne me
prends pas au sérieux 1
MEPHISTO
Ne vous adressez pas aux jeunes; les personnes
un peu mûres sauront apprécier votre jeunesse !
SCENE III
LES MÊMES
{Ils se placent comme pour assister à un spectacle.)
LE CHAMBELLAN, à MéphistO.
Vous nous devez une fantasmagorie; l'Empe-
reur veut voir Hélène et Paris en personne ; il veut
contempler sous une forme saisissante de réalité
ces deux chefs-d'œuvre de l'homme et de la
femme ; vite à l'œuvre !
MÉPHISTO
Mon compagnon s'en est allé pour cela 1 II faut
qu'il s'y applique avec une ardeur nouvelle, car
quiconque cherche le beau, doit appeler à son
aide le plus grand des arts, la magie des sages !
LE CHAMBELLAN
Peu importent les arts que vous employez,
l'Empereur veut que tout soit prêt !
— i43 —
MEPHISTO
Que le drame commence donc, rien ne s'y
oppose ! Le Maître l'a ordonné ! Murailles ouvrez-
vous ! l'heure de la magie a sonné !
[Un rideau se lève et l'on voit, au fond,
une scène.)
SCENE iV
LES MÊMES
(faust paraît de r autre côté de la scène.)
MEPHISTO
En vêtements sacerdotaux, le front couronné,
un homme vient d'accomplir ce qu'il a courageu-
sement entrepris ! Un trépied monte avec lui du
sein de l'abîme. Déjà je flaire les bouffées d'en-
cens. Il se prépare à bénir le grand-œuvre ; tout
cela est de bon augure I Saluez Theure que les étoi-
les vous accordent ; que la raison soit liée par la
parole magique et que la fantaisie superbe et
vagabonde prenne librement son essor ! Regardez
de tous vos yeux ce que vous avez désiré ardem-
ment ; c'est impossible et d'autant plus digne do
foil
FAUST, d'un ton solennel.
Je vous adjure, ô Mères qui trônez dans l'infini,
entourées des reflets de la vie et vous-mômcs sans
— i45 —
vie ! Ce qui fut jadis se meut là dans son appa-
rence et sa splendeur, car il veut être éternel. Le
magicien hardi s'en empare et dans sa générosité
laisse voir à chacun les mystères qu'il désire
contempler, [On entend une musique lointaine.)
Et maintenant écoutez le chœur sublime des
Esprits!... [D^un léger nuage sort un beau jeune
homme dont les mouvements sont pleins d'harmo-
nie.) Ici s'arrête ma tâche et je n'ai nul besoin de
le nommer 1 Qui ne reconnaîtrait le gracieux
Paris?...
{Pendant la scène suivante Paris s'avance
avec lenteur, il s'assied dans un fauteuil
et appuie sa tête sur son bras.)
SCENE V
A
LES MEMES, PARIS
UNE DAME
Oh ! quel éclat de jeunesse !
UNE AUTRE
C'est une coupe où tu t'abreuverais volontiers !
UN CHEVALIER
C'est le pâtre qui se trahit dans toute sa per-
sonne ! Rien de la dignité du prince, ni des maniè-
res de la cour !
UNE DAME
Comme il s'assied mollement !
UN CHEVALIER
Sur son sein vous vous trouveriez bien, n'est-
ce pas ?
— i47 —
UNE AUTRE DAME
Il courbe son bras si gracieusement sur sa tète
UN CHEVALIER
Un homme sans usage ; j'en suis révolté !
LA DAME
L'aimable jeune homme est plongé dans un
doux sommeil !
LE CHEVALIER
Le voilà qui ronfle à présent, c'est naturel, c'est
parfait !
UNE DAME, ravie.
Quel est ce parfum mêlé d'encens et de roses
qui descend jusqu'au fond du cœur pour le rafraî-
chir ?
— i48 —
UNE PLUS VIEILLE DAME
C'est le sang généreux de la croissance qui cir-
cule comme l'ambroisie par tout le corps et
s'exhale dans l'atmosphère autour de lui !
[Hélène parait, et s'avayice à pas lents et
mesurés).
SCENE VI
LES MÊMES, HÉLÈNE
FAUST
Dois-je croire mes yeux ? Cette source de
beauté si pure me remplit l'âme ! Après tant d'hor-
reurs rencontrées sur ma route, ce bonheur m'é-
tait-il réservé ?Le monde qui me paraissait vide
et fermé, est changé depuis mon sacerdoce ! Le
voilà enfin désirable ! Que j'exhale mon dernier
souffle si jamais j'habite loin de toi ! L'image ado-
rée qui me charma jadis, n'était que le reflet d'une
telle beauté ! Tu deviens désormais la source de
toute mon énergie, l'aliment de toute ma passion !
A toi désir, amour, admiration, délire !...
MEPHISTO
Contenez -vous ! Ne sortez pas de votre rôle !
UNE VIEILLE DAME
Grande, bien prise, seulement la tête trop pe-
tite !
100
UNE PLUS JEUNE
Regardez donc le pied... Il serait difficile d'en
voir un plus lourd !
UN COURTISAN
Elle s'approche doucement du jeune homme.
0 ! sort enviable !... Un baiser ! La mesure est
comble !
UNE DUEGNE
Quoi ! devant tout le monde ? C'est trop d'ex-
travagance !
FAUST
Redoutable faveur pour le jeune homme !
MEPHISTO
Silence ! laisse le fantôme accomplir sa volonté !
LE COURTISAN
Elle s'éloigne en glissant légèrement ! Il s'c-
— i5i —
veille... et s'étonne... C'est un prodige qui lui
arrive !
UNE DAME
Mais, pour elle, il n'y a là nul prodige, croyez-
moi!
LE COURTISAN
Elle revient vers lui dans une attitude pleine
de pudeur 1
UNE DAME
Elle semble lui apprendre quelque chose. En
pareil cas l'homme est bien sot. 11 croit vraiment
qu'il est le premier !
UNE DAME
C'est un bijou qui a passé par bien des mains.
Aussi la dorure en est bien usée.
UN CHEVALIER
Chacun choisit ce qui lui plaît; je me contente-
rais bien de ce beau reste !
— l52 —
FAUST
Ce n'est plus un jeune homme ; c'est un hardi
cavalier ; il la saisit, sans lui laisser le temps
de se défendre ; il la soulève de son bras puissant.
Serait-ce qu'il veut l'enlever'? {S' élançant.) Fou
téméraire 1 Que fais-tu ? Arrête ! C'est trop !
LE COURTISAN
Un mot seulement. D'après ce que je viens de
voir, j'appellerais cette scène : « L'enlèvement
d'Hélène ».
SCÈNE VII
LES MÊMES
FAUST
Quel enlèvement ? Et moi, suis-je ici pour rien ?
N'ai-jc point dans la main cette clef ? Elle m'a
guidé à travers l'épouvante des solitudes ! Ici je
prends pied ! Ici est le domaine du réel et d'ici
l'esprit peut lutter avec les esprits et se promettre
l'empire du double royaume !... Elle était si loin,
la voilà maintenant si près ! Je la sauve, elle est
doublement à moi. 0 Mères! Mères ! Exaucez-moi!
Celui qui l'a connue ne peut plus se détacher
d'elle !
{Faust se précipite sur Paris et lui arrache
Hélène.)
MEPHISTO
Que fais-tu ? Faust ! Faust ! De force il la saisit ;
déjà le fantôme s'est évanoui. Il attaque le jeune
9-
— i54 —
homme avec la clef, il le frappe. Malheur à nous !
Malheur I Hélas ! . . . Hélas I
{Explosion. Faust tombe à terre. Les fantô-
mes disparaissent.)
VOIX LOINTAINE
Henri ! Henri !
{Changement de décor)
SCENE VIII
MEPHISTOPHÉLES, puis LE BACHELIER
{Le laboratoire de Faust ^ occupant le milieu
de la scène. Méphistophélès apparaît der-
rière le rideau ; tandis qu'il le soulève, on
voit Faust étendu sur un lit.)
MEPHISTO
J'ai beau regarder, il n'y a rien de changé ! Voici
la plume avec laquelle Faust a signé son pacte avec
le diable et l'on y voit encore la gouttelette de
sang... Voici son Aàeux manteau qui pend toujours
au même crochet ; cela me rappelle ma plaisante-
rie avec l'écolier ; peut-être se consume-t-il encore
sur les théories que je lui ai développées... (//
s' enveloppe dans la roôe.) Viens, couvre-moi encore
une fois ; de nouveau je suis docteur et je vais
appeler les gens qui me reconnaissent ce titre.
(// sonne. Un son grêle retentit.)
i56 —
UN BACHELIER, entrant avec précipitation.
{A part.) C'est ici où, craintif, je suis venu en
blanc-bec écouter avec confiance les leçons de ce
vieux barbon, et m' édifier à ses fariboles. C'est
encore lui qui est assis là comme lorsque je l'ai
quitté... Abordons-le... fA Me/?Äz5/ö.) Cher mon-
sieur!... Si les flots du Lethé n'ont point submergé
votre tète chauve, reconnaissez en moi l'écolier
d'autrefois ; je vous retrouve tel que je vous ai
vu ; quant à moi je reviens tout autre !
MEPHISTO
J'avais bien auguré de vous ; la chenille laissait
déjà entrevoir le brillant papillon I Déjà vous tiriez
gloire de vos boucles blondes et de votre col de
dentelle. Aujourd'hui je vous vois en bonnet sué-
dois et vous avez l'air résolu ! Si je ne me trompe,
vous n'avez jamais porté perruque ?
LE BACHELIER
Mon vieux monsieur, les temps sont changés et,
je vous en prie, épargnez les mots à double sens !
— i5^ —
MEPHISTO
Quand on dit la vérité on déplaît aux jeunes, et
puis plus tard, lorsqu'ils se sont instruits à leurs
dépens, ils s'imaginent l'avoir inventée et traitent
leur maître de sot !
LE BACHELIER
De fourbe, peut-être, car où trouver un maître
qui dise toute la vérité ; chacun d'eux l'augmente
ou la diminue à son gré, et tout ce qu'ils nous ont
enseigné ne valait pas la peine d'être appris !
MEPHISTO
C'est mon opinion ; le diable n'a plus rien à
dire!
LE BACHELIER
Les diables ? D'abord, il faudrait que je les ad-
mette I le monde n'est que parce que je l'ai créé
dans ma pensée. Ma lumière intérieure est mon
seul guide, j'obéis à ma propre inspiration et je
laisse derrière moi les ténèbres !
[Il sort avec un air arrogant.)
— i58
MEPHISTO
Va-t-en, original 1 Nul n'a jamais eu une idée
raisonnable ou stupide qui n'ait été déjà exprimée
avant lui. Le diable est vieux ; vieillissez vous-
même pour le comprendre.
(// sort par la porte du fond.)
SCÈNE IX
MÉPHISTOPHÉLÊS, WAGNER
{Entre Wagner. Il s'approche avec précaution
du fourneau sur lequel est placée une cor-
nue.)
WAGNER
La cloche tinte et les murs en tremblent ; déjà
le contenu de la fiole s'éclaircit et reluit comme
une escarboucle vivante. Ah ! pourvu que je ne
manque pas encore cette fois cette expérience capi-
tale I Qui entre là ?
{Mephisto entre par la porte du fond.)
MEPHISTO
Salut ! je viens en ami !
WAGNER
Salut ! que l'étoile du moment nous soit favora-
ble ! Retenez votre souffle, je vous en prie ! Le
grand œuvre est sur le point de s'accomplir !
— i6o —
MEPHISTO
Qu'ya-t-il donc?
WAGNER, très bas.
Un homme va se former !
MEPHISTO
Un homme ! Quel couple d'amoureux avez- vous
enfermé dans la cheminée?
WAGNER
Dieu me garde ! L'ancien mode de génération
était une vrai plaisanterie 1 La tendre force qui
prend et qui donne et qui absorbe tout Tctre est
déchue de sa dignité ; si l'animal s'y complaît
encore, il convient à l'homme d'avoir une origine
plus pure et plus haute ! Dorénavant nous pour-
rons, par un simple mélange, composer la subs-
tance humaine, l'emprisonner dans un alambic
et la distiller suivant la formule ! Voyez comme la
masse brille ! l'œuvre s'accomplit en silence 1
— i6i —
MEPHISTO
L'expérience vient avec l'âge ; j'ai déjà rencon-
tré pas mal de gens cristallisés !
WAGNER
{Une cesse de couver des yeux la fiole.)
Gela brille et bouillonne ; dans un moment l'œu-
vre sera accompli ! [Avec ravisscjnent.) Le verre
vibre et résonne, cela se trouble et se clarifie ; j'y
vois déjà un joli petit homme ! Ah ! voilà enfin le
mystère de la création dévoilé au grand jour 1!...
{On voit un petit homme dans la cornue déme-
surément grandie.)
SCÈNE X
WAGNER, MEPHISTO, HOMUNCULUS
HOMUNCULUs, à Wagner,
Bonjour, petit père! C'est donc vrai? Presse-moi
sur ton cœur 1 [A Mephisto.) Et toi, cousin, te voilà
ici au bon moment ! Par ton savoir-faire tu m'é-
pargneras bien des peines dans l'existence ! Il me
faut de l'activité ; que dois-je faire ?
MEPHISTO
{Montrant la porte où l'on voit Faust étendu.)
Voilà l'occasion de montrer ton talent !
HOMUNCUI.US
Oui da ! [Il parle et Ion voit dans le cinémato-
graphe le tableau se dérouler.) Quel beau specta-
cle ! Des eaux limpides, des buissons, des femmes
adorables qui se déshabillent ; une surtout est
— i63 —
divine ; elle pose le pied dans l'eau, pour rafraî-
chir la douce chaleur do son corps dans l'onde
cristalline. Mais quel est ce bruit d'ailes ? Les
jeunes filles se sauvent effarouchées ; seule la
reine reste et regarde avec joie le prince des
cygnes qui s'approche d'elle avec timidité ! Ah !
ah ! voilà qu'il s'apprivoise ; mais un nuage épais
voile cette charmante scène !...
MEPHISTO
Tu es jeune et que de choses tu racontes
déjà; pour moi, je ne vois rien.
HOMUNCULUS
Ton regard n'est pas à l'aise ici ; il est accou-
tumé aux brouillards du nord, à l'obscurité des cou-
vents et des sacristies. [Regardant autour de lui.)
Si Faust se réveille de son rêve splendide, parmi
ces voûtes de pierres moisies, il mourra sur Thcure ;
partons avec lui.
MEPHISTO
Et où irons nous?
— i64 —
HOMUNCULUS
J'y pense ; c'est aujourd'hui le Walpurgis clas-
sique, là il se trouvera dans son élément.
MEPHISTO
Et ensuite où irons-nous ?
HOMUNCULUS
(// parle et Ion voit dans le cinématogra-
phe le tableau se dérouler.)
Vers le sud ; dans une vaste plaine coule un
fleuve bordé de buissons ; la plaine s'étend jus-
qu'à la montcigne ; c'est ici que se trouvent le
bonheur et la liberté.
MEPHISTO
Laisse ces mots de liberté ou d'esclavage ! C'est
le diable qui les a inventés. On se bat soi-disant
pour le droit et la liberté, mais tout bien considéré,
ce sont des esclaves qui se battent contre des
esclaves 1
— i65 —
HOMUNCULUS
Laisse la nature humaine pour ce qu'elle est ;
l'enfant grandira! Mais il s'agit de savoir comment
Faust va guérir ; si tu connais un autre remède
que le mien, indique-le !
MEPHISTO
Puisque tu liens à ton voyage, essayons ; mais
je te le dis, les spectres païens me sont antipathi-
ques et l'antiquité n'a pour moi aucun attrait.
Gomment partirons-nous ?
HOMUNCULUS
Enveloppe notre chevalier dans ton manteau, il
vous portera tous les deux ; moi j'irai en éclai-
reur .
WAGNER
Et moi?
HOMUNCULUS
Reste ici pour remplir ta noble mission ; con-
— i66 —
suite les vieux livres, reconstitue d'après la for-
mule les éléments de la xie ; cherche le pourquoi
et le comment de toute chose ; nous allons entre-
prendre un petit tour dans le monde ; peut-être
découvrirons-nous le point sur l'I ; adieu ! {A Me-
phisto.) Partons !
WAGNER
Ça me brise le cœur, je ne le reverrai peut-être
jamais 1
(Changement de décor.)
SCENE XI
FAUST. HOMUNGULUS, puis MEPHISTO
[Campagne accidentée j au lever du jour ; c'est
la fn de la nuit du Wolpurgis classique ;
des sirènes, des nymphes, des elfes, etc.
traversent la scène et disparaissent.)
FAUST, avec vivacité.
Où est-elle?
HOMUNGULUS
Je ne saurais te le dire, mais à coup sûr c'est
ici que tu trouveras ses traces ! Du courage et en
avant pour de nouvelles entreprises !
(// disparaît.)
FAUST, seul.
Où est-elle ? [Avec calme.) Pourquoi le deman-
der encore ? Je sens que je me trouve sur le sol
qui l'a portée ; l'air que je respire, parle sa langue.
— i68 —
Je me sens animé d'une force nouvelle et j'espère
trouver sur ce sol antique ce que j'ai cherché en
A'^ain jusque-là !
MEPHISTO, venant de derrière les rochers.
Au cours de nos voyages tu as vu « les empires
du monde et leurs pompes » ; ne t'ont-ils point
inspiré quelque grand projet ?
FAUST, pensif.
Si fait, quelque chose de grand m'a attiré ;
devine !
MEPHISTO
C'est bientôt fait ! A ta place voici la résidence
que j'aurais choisie : au cœur de la ville ; le fouil-
lis de la mangeaille ; des bourgeois ; ruelles étroi-
tes ; pignons aigus ; marchés ; choux ; navets ;
oignons ; étaux de boucherie où les mouches pul-
lulent. Là tu trouves puanteur et activité I Puis de
grandes places, de larges rues, des faubourgs à
perte de vue. Là, je me réjouirais du roulement
des voitures, du va-et-vient tumultueux de cette
fourmilière. Je m'intéresserais au sort de cette
— i6g —
foule et toujours, soit à cheval, soit en voiture, je
serais le point de mire et je recevrais des hom-
mages !
FAUST
Gela ne saurait me satisfaire !
MEPHISTO
Je me bâtirais dans un style grandiose, en un
site agréable, un château de plaisance : bois ; col-
lines ; plaines ; prés et champs ; le long des ver-
tes pelouses des allées tirées au cordeau ; des
ombrages ménagés avec art ; et des cascades tom-
bant de rochers en rochers. Au fond, un jet d'eau
majestueux monte dans l'air, et de ci de là mille
gazouillements, mille chuchotements. Ensuite, pour
les femmes, je construirais de petits pavillons com-
modes et majestueux où je voudrais passer des
heures infinies, dans un abandon charmant ! Je dis
les femmes car, une fois pour toutes, je ne rêve
les beautés qu'au pluriel !
FAUST
Mauvais et moderne Sardanapale 1
lO
— 170
MEPHISTO
Peut-on jamais deviner le but où tu aspires !
C'est sans doute quelque chose de sublime ! Toi
qui fus porté si près de la lune, ton aspiration ne
t'y poussera-t-elle pas ?
FAUST
Nullement ! Ce globe terrestre offre encore
assez de place pour le déploiement de plus hau-
tes énergies. Il faut que j'accomplisse quelque
chose de grand ! Je sens en moi un besoin impé-
rieux d'activité.
MEPHISTO
Ainsi^ tu ambitionnes la gloire ?
FAUST
Je veux conqujérir ! Je veux posséder ! L'action
est tout, la gloire n'est rien I
MEPHISTO
Cependant, il se trouvera des poètes pour pro-
— 171 —
clamer ta gloire à la postérité, et ajouter à ta
démence d'autres démences.
FAUST
Il n'est pas étonnant que tu ne comprennes pas !
Que sais-tu, toi, des désirs de l'homme ? Ton
ingrate nature, pleine d'amertume et de fiel, que
peut-elle comprendre à nos désirs ?
MEPHISTO
Dis-moi toujours jusqu'où vont tes caprices, et
il sera fait selon ta volonté !
FAUST
Mon regard s'est porté sur la haute mer, qui
s'enfle, précipite ses vagues et s'apaise pour reve-
nir à nouveau envahir le rivage. D'heure en heure
le même jeu inutile se renouvelle, et cela m'ir-
rite I
MEPHISTO
Tu ne m'apprends ici rien de neuf ; il y a plus
de cent mille ans que je connais cela !
— 172 —
FAUST, poursuivant avec exaltation.
Elle s'approche en rampant et, stérile, apporte
avec elle la stérilité ! Les flots régnent en souve-
rains, ils se retirent sans avoir rien fécondé. C'est
contre cela que je voudrais lutter. Et cela est pos-
sible ; car elle a beau se mouvoir avec orgueil, la
moindre éminence lui oppose un front superbe, la
moindre profondeur l'attire irrésistiblement. De
là, dans mon esprit, un plan. Atteindre à cette
jouissance suprême : chasser du rivage l'arrogante
mer et offrir le sol ainsi conquis, à l'activité de
l'homme ! Voilà mon désir, ose le seconder !
MEPHISTO
Qu'à cela ne tienne I Partons sur l'heure ; en
récompense des services rendus, l'Empereur te
donnera en fief les rivages convoités par toi ; quant
au reste tu peux compter sur mon concours.
Rideau
TABLEAU VI
FAUST A HELENE
Que le passé soit oublié I Réfu-
giée sur ce sol fertile, tu y
jouiras d'une vie sereine. Nous
laisserons les trônes pour les
bosquets et nous vivrons heu-
reux dans cette Arcadie !
10.
TABLEAU VI
La scène représente, à gauche et en avant le châ-
teau de Faust, avec balcons et galeries ; derrière lui
une plaine. Au milieu de la scène une baie et un
phare. A droite, une allée de tilleuls, un jardinet, la
maisonnette de Philémon et Baucis et, au loin, une
chapelle. Pendant la scène V^ le château reste invi-
sible .
SCENE 1
HÉLÈNE, SES SUIVANTES, PHORKYAS
HÉLÈNE
[Elle débarque, avec ses suivantes d'un canot
çui disparait ayant à bord des guerriers.)
Me voici ivre encore du balancement de la mer,
qui des champs phrygiens nous amène au port.
Tour à tour tant admirée et tant décriée, que d'a-
ventures me sont arrivées depuis mon départ pour
le temple de Gy thère ! Les hommes se les racon-
tent à la ronde !
UNE SUIVANTE
0 noble femme, c'est un bonheur pour toi d'a-
voir eu en partage la beauté et la gloire ; l'homme
le plus insensible se sent rempli do tendresse pour
toi!
17;
HELENE
J'ai abordé ici avec mon époux, Ménélas ; mais
quel était son dessein, je l'ignore, car les dieux
immortels m'ont réservé un destin équivoque qui
est inséparable de la beauté. Arrivé dans la baie
de TEurotas, Ménélas m'a dit : « Lorsque tu auras
visité notre ancienne demeure, prépare le trépied,
les vases et les coupes dont le sacrificateur a be-
soin, tiens à sa disposition un couteau bien affilé ;
je remets le reste à tes soins. » Puis il s'est éloi-
gné de moi, sans me désigner qu'elle était la
victime qu'on devait immoler en l'honneur des
dieux de l'Olympe !
UNE SUIVANTE
Ce qui arrivera, tu ne peux le prévoir ! Aie
courage. Reine ; le bien et le mal arrivent égale-
ment à l'improviste.
HÉLÈNE
Qu'on rattrape le temps perdu I
-ij8-
PHORKYAS, venant au-devant de la Reine.
Tout est prêt dans la maison ; désigne la vic-
time I
HÉLÈNE
Le Roi ne l'a pas choisie !
PHORKYAS
Quel malheur 1
HÉLÈNE
Pourquoi cette affliction ?
PHORKYAS
Reine, c'est toi 1
HÉLÈNE
Moi?
PHORKYAS
C'est toi-même, qui dois tomber sous la hache !
HÉLÈNE
C'est affreux !
— 179 —
PHORKYAS
Hélas 1 c'est inévitable !
UNE SUIVANTE
Et nous, quel sort nous attend ?
PHORKYAS
La Reine mourra d'une noble mort; mais vous,
comme les grives au piège de l'oiseleur, vous vous
débattrez à la file le long d'une poutre où se
balancera votre corps !
[Hélène et les suivantes comme frappées de stu-
peur forment un groupe harmonieusement
disposé.)
UNE SUIVANTE
Moi, l'aînée, je vous demanderai s'il n'y a pas
un moyen d'échapper à cette fin lugubre ?
PHORKYAS
C'est facile ; cela dépend de la Reine !
— i8o —
HELENE
J'éprouve de la tristesse, mais non de l'épou-
vante ; cependant si tu connais un moyen de salut,
je l'accueillerai avec gratitude !
PHORKYAS
Mon discours sera un peu long, mais écoutez.
Pendant des années votre territoire est resté
abandonné, tandis que Ménélas naviguait de golfe
en golfe et écumait la mer. Entre temps, derrière
le vallon, une race aventureuse s'est installée, un
bourg fortifié s'est dressé 1
HÉLÈNE
Quelle est cette race *? Sont-ce des brigands ?
PHORKYAS
Non, car ils pouvaient s'emparer de tout le ter-
ritoire, et ils n'en ont occupé qu'une partie !
HÉLÈNE
Ont-ils un chef, comment est-il ?
- lài -^
PHORKYAS
C'est un homme vif, hardi, bien fait. Vous
pouvez compter sur sa grandeur d'âme I Son châ-
teau est magnifique à voir ; il s'élance vers le ciel,
droit, solide et brillant comme de l'acier. A l'inté-
rieur, de vastes cours, des salles immenses, où
l'on peut danser à loisir.
UNE SUIVANTE, avec espièglerie.
Y a-t-il des danseurs ?
PHORKYAS
Les plus charmants ; frais avec des boucles
dorées, ayant ce parfum de jeunesse que Paris
apporta lorsqu'il vint près de la Reine .
HÉLÈNE
Tu sors de ton rôle !
PHORKYAS
Dis un mot, et le château sera à toi !
[Fanfare dans le lointain, les suivantes tres^
saillent.)
II
— l82 —
HÉLÈNE
Tu es un démon, je le sens, et je crains que tu
ne tournes le bien en mal. Je vais néanmoins te
suivre, en me réservant d'agir selon mon cœur.
[Des nuages se répandent de tous côtés, voilant le
fond, et gagnant ravatit-scène.) Où donc es-tu,
pythonisse ?
UNE SUIVANTE
Le fantôme hideux est disparu de ce côté !
{Le nuage se dissipe et Pon aperçoit tout à
coup le château, une file d'hommes en
armes, des jeunes gens portant la char-
pente d'un trône, des tapis, des coussins et
un dais sous lequel se trouve Faust qui va
à la rencontre d'Hélène ; eette dernière fait
quelques pas.)
SCÈNE II
HÉLÈNE, FAUST, SES COMPAGNONS,
L'INTENDANT
l'intendant, déposant aux pieds d^Hélène
des caisses remplies de trésors.
Je t'apporte le butin de plus d'une bataille ; j'y
tenais beaucoup ; depuis ton arrivée, il n'est plus
rien pour moi ; en l'acceptant tu lui rendras la
valeur qu'il a perdue !
FAUST
Eloignez ces biens, acquis par votre audace I
Pourquoi offrir des cadeaux, puisque tout ce que
nous possédons lui appartient désormais ! {S' adres-
sant à ses serviteurs.) Devançant ses pas, déroulez
des tapis ornés de fleurs, et que ses regards ne
rencontrent que des splendeurs !
{Faust conduit Hélène vers le trône.)
— i84 —
HÉLÈNE, prenant place.
Je désire te parler, viens à mes côtés ; la place
vide attend son maître et m'en promet un.
FAUST
Laisse-moi, à genoux, t'offrir mes hommages !
Laisse-moi baiser la main qui me fait ton égal ; tu
auras en moi un adorateur et un serviteur !
HÉLÈNE
Je me sens si loin et néanmoins si près ; mon
bonheur est d'être avec toi !
FAUST
Je respire à peine ; je bégaie ; ma voix tremble.
Je vis dans un rêve ; le temps et l'espace n'exis-
tent pi s !
HÉLÈNE
Je crois revi\Te une nouvelle existence et, quoi-
que te connaissant à peine, il me semble t'avoir
toujours été fidèle !
— i85 —
FAUST
N'approfondis pas ce destin étrange ; A'ivre est
un devoir, ne fût-ce qu'un instant !
PHORKYAS, enlisant avec précipitation.
Vous épelez l'alphabet de l'amour, mais le
moment est mal choisi ; voilà Ménélas qui arrive !
FAUST
Interruption inopportune ! [S' adressant aux gens
de sa suite placés à gauche.) Rassemblez la pha-
lange des braves ! {S' adressant à ceux qui sont à sa
droite.) Repoussez à l'instant l'ennemi de nos murs
etchassez-le vers la mer ! Chacun devons, Germains,
Goths, Francs, Saxons, Normands, vous aurez votre
royaume, pendant que Sparte, l'antique cité de la
Reine, trônera sur vous tous ! [Les guerriers s'en
vont ; à Hélène, avec ferveur.) Ce pays fortuné
est à toi, ma Reine, il t'offre ses dons les plus
précieux ; préfère ta nouvelle patrie à l'univers
qui t'appartient. Ici la source jaillit, les ruisseaux
se fondent en cascades, les pentes et les prairies
— i86 —
sont verdoyantes et sur les collines tu vois
paître de magnifiques troupeaux. Les bœufs mon-
tent à pas lents les escarpements des collines
et trouvent un asile dans les cavernes dés rochers
où Pan les protège. Les chênes puissants et les
sveltes érables des forêts antiques enlacent capri-
cieusement leurs branches, et dans l'ombre silen-
cieuse coule une eau limpide et fraîche. Ici le
bien-être est acquis à tous. Chacun jouit d'une
éternelle jeunesse ; ainsi s'achemine, sous ce ciel
toujours pur, l'enfant vers la force virile ; on se
demande sont-ce des dieux ? sont-ce des hommes ?
Car là où la nature agit dans sa pureté, les mondes
s'enchaînent! (// s'assied auprès (T Hélène.) Ainsi
le bonheur nous a réunis ! Que le passé soit
oublié ! Réfugiée sur ce sol fertile, tu y jouiras d'une
vie sereine. Nous laisserons les trônes pour les
bosquets et nous vivrons heureux dans cette
Arcadie ! . . .
[Faust et Hélène, suivis de leurs compagnons ,
quittent la scène ; le jour commence à bais-
ser; on voit venir de r autre côté de la scène
un voyageur.)
SCENE III
PHILÉMON, BAUCIS, UN VOYAGEUR
LE VOYAGEUR
Oui, ce sont les sombres tilleuls, là-bas, dans la
force de leur vieillesse, et je les retrouve après une
course si longue ! Voilà l'ancienne place, la cabane
qui m'abrita, lorsque la vague orageuse me jeta sur
ces dunes. Je voudrais pouvoir bénir mes hôtes
secourables, un brave couple, qui était déjà bien
vieux à cette époque. Salut à vous, apôtres de
l'hospitalité, si aujourd'hui encore vous jouissez di
bonheur de faire le bien ! Frapperai-je ? Appelle-
rai-je ?
(// frappe.)
BAUCIS, venant au-devant de C étranger.
Cher étranger, doucement 1 doucement ! Laisse
reposer mon époux ; un long sommeil donne au
vieillard de la force pour sa courte veille.
— i88 —
LE VOYAGEUR
Dis, mère, es-tu là pour recevoir mes actions
de grâces, en reconnaissance de ce que vous fites
jadis pour moi, quand j'étais jeune homme ? Es-tu
Baucis, dont les soins empressés rappelèrent la
vie sur mes lèvres déjà livides ? {Ä Philémon
réveillé, s avançant.) Est-ce toi, Philémon, qui
d'un bras puissant arracha mon trésor aux flots ?
Grâce à la vive lueur de votre phare, et au son
argentin de votre cloche je fus tiré de ce mau-
vais pas ! Permettez que je m'approche, que je con-
temple la mer infinie ; laissez que je m'agenouille
et que je prie, car l'émotion m'étreint!
(// s'avance vers la dune.)
PHILÉMON, à Baucis.
Va mettre la table dans le petit jardin, à l'en-
droit le mieux fleuri I Laisse-le aller, car il ne
peut croire à ce qu'il voit ! (// le suit et s'assied
près du voyageur.) Le flot dont la fureur vous
maltraita jadis, vous le voyez converti en un jar-
din, image du paradis. Les hardis serviteurs d'un
- i89-
maître avisé creusèrent des fossés, élevèrent des
digues, refoulèrent la mer, pour s'établir à sa
place. Vois ! pâturages, jardins, villages et bois ;
jouis du spectacle, car le soleil va bientôt nous
quitter. Au loin glissent des voiliers ; ils cherchent
un refuge assuré, car il existe là-bas un port.
Ainsi tu n'aperçois plus qu'au loin l'ourlet azuré
de la mer et de droite et de gauche s'ouvre un
espace où des hommes heureux ont fixé leurs
demeures.
(// se mettent à table.)
PHILÉMON
Il voudrait bien savoir quelque chose du pro-
dige ; raconte-le lui !
BAUCIS
Oui, vraiment un prodige, qui aujourd'hui
encore ne laisse pas de m'émouvoir ; car la ma-
nière dont tout cela s'est passé ne me dit rien de
bon !
PmLÉMON
L'Empereur octroya au seigneur ce rivage, un
II.
— igo —
héraut vint le proclamer à grand bruit. Ce fut non
loin de notre dune qu'on commença les travaux ;
des tentes, des cabanes s'élevèrent. Cependant
dans la fouillée un palais s'érigea bientôt !
BAUCIS
Le jour, les serviteurs travaillaient à grand
bruit et de petites flammes serpentaient la nuit ;
le lendemain s'élevait une digue, c'était un canal !
C'est un impie ; notre cabane, notre bois font sa
convoitise; il est si puissant qu'il faut lui obéir!
PHILÉMON
Il nous a offert une belle terre dans le nouveau
pays.
BAUCIS
Ne te fie pas au sol des eaux ; garde ta demeure
sur la hauteur !
PHILÉMON
Allons à la chapelle contempler le dernier
rayon de soleil ; allons sonner la cloche, nous
agenouiller et nous abandonner au Dieu de nos
ancêtres !
{Ils se dirigent vers le fond de la scène.)
SGÈiNE IV
LE GARDIEN DU PHARE, FAUST,
MÉPHISTOPHÉLÈS
LE GARDIEN DU PHARE
{A Faust qui se trouve sur le balcon.)
Le soleil décline, un grand canot arrive ici sur
le canal, ses banderoles flottent joyeusement. Le
bonheur te salue, Faust, pour de longues années !
{Une petite cloche tinte.)
FAUST, avec véhémence.
Maudite sonnerie > qui me blesse au cœur !
Devant moi mon royaume s'étend sans bornes,
mais derrière moi un ennemi me rappelle que mon
bien est illusoire 1 Les tilleuls, la maisonnette
brune, la chapelle couverte de mousse, tout cela
échappe à mon pouvoir ! Si pour me distraire, je
— 19^ ~
veux aller de ce côté, d'étranges soucis m'obsè-
dent. Ah ! puissé-je être loin d'ici !
LE GARDIEN DU PHARE
Le canot fait joyeusement voile vers nous par
le vent frais du soir. Il nous apporte des caisses
et des sacs pleins de richesses.
[Un canot somptueux , muni d'une cargaison
riche et variée, apportant des produits des
contrées lointaines, aborde le port.)
MEPHISTO ET TROIS COMPERES
En chœur.
Abordons là !
Nous y sommes déjà !
Salut, honneur !
Au patron, au seigneur ! (1)
[Ils descendent et débarquent leurs richesses.)
MEPHISTO
Nous nous sommes montrés vaillants ; heureux
I. Traduction II. Blase.
— 103 —
si le patron nous approuve ! Nous n'avions que
deux vaisseaux au départ et maintenant nous en
possédons vingt. La libre mer émancipe l'esprit !
Une fois en mer on n'y regarde pas de si près ;
on prend un poisson, on prend un navire ; et une
fois qu'on en tient trois on tire à soi le quatrième ;
pourvu qu'on ait la force, on a le droit ; la guerre,
le commerce et la piraterie sont une inséparable
trinité ! {Ä Faust.) C'est aA ec un front sombre que
tu assistes à ton bonheur ! Ta haute sagesse est
couronnée ; le rivage réconcilié avec la mer. De ton
palais le regard embrasse le Monde. C'est de cette
place que tout est parti ; ici s'éleva la première
cabane, un petit fossé fut creusé là, où maintenant
la rame fait jaillir le flot. Ta haute pensée a su
conquérir la mer et la terre ! D'ici...
FAUST
Damné ici, qui justement me pèse et m'acca-
ble ! A toi, Têtre aux expédients, je dois l'avouer :
il m'est impossible de supporter cela ! Rien que
d'en parler la confusion me prend. Il faudrait
que les vieux là bas s'éloigaent ; je voudrais que
ces tilleuls fassent partie de mon domaine I
— 194 —
Ces quelques arbres qui ne m'appartiennent pas
me gâteraient la possession du monde. Là-bas je
voudrais ouvrir aux regards une vaste cclaircie,
pour pouvoir contempler tout ce que j'ai fait et
d'un seul coup d'œil embrasser le chef-d'œuvre
de Tesprit humain ! N'est ce point la plus âpre tor-
ture, de sentir, dans la richesse, ce qui vous man-
que ? Le tintement de la petite cloche m'enveloppe
comme dans une église . La volonté du Tout-Puis-
sant se fait jour jusqu'à ces graviers. J'ai beau
vouloir oublier, cette petite cloche tinte et la rage
me prend,
MEPHISTO
Je comprends ton ennui. Comment le nier ! Ce
damné ding ! ding ! dong ! se mêle à tout événe-
ment, depuis le baptême jusqu'à l'enterrement.
Mais pourquoi te gêner ? N'entre-t-il pas dans
tes plans de coloniser ?
FAUST
Va, et tâche de décider ces vieilles gens. Tu sais
la belle maison que j'ai choisie pour eux!
MEPHISTO
On les enlève, on les dépose ; avant qu'ils aient
eu le temps de se retourner, ils sont installés. La
violence une fois essuyée, la beauté de leur nou-
velle habitation les réconciliera avec elle.
[Mephisto et ses compères s'en vont. Faust 7'este,
absorbé dans ses pensées.)
SCENE V
LE GARDIEN DU PHARE, FAUST
LE GARDIEN DU PHARE
Du haut de ma tour je me plais à observer le
monde. Je vois de près les étoiles du firmament
et je vois également la terre et ses habitants. Ce
spectacle est toujours attachant pour moi. {Après
une pause.) Mais quelle épouvante nous menace?
Je voie des flammes à travers les tilleuls. J'en-
tends des voix qui implorent des secours. Ah !
pourquoi faut-il que mes yeux voient ces événe-
ments affreux 1 Les branches sèches flambent, la
chapelle croule, hélas, ce paysage si beau dispa-
raît à tout jamais!
FAUST, comme sortant d'un rêve.
Le gardien gémit, les tilleuls sont anéantis par
le feu. Nous aurons ainsi une vue s'étendant au
loin; d ici je verrai la nouvelle habitation du Adieux
couple, qui coulera paisiblement là-bas ses vieux
jours.
{On entend des gémissements au loin.)
SCENE VI
MEPHISTO ET SES TROIS COMPÈRES,
FAUST
MEPHISTO ET SES TROIS COMPERES
Nous revenons en toute hâte ; pardonnez ! les
choses ne se sont point passées si aisément ! Nous
avions beau appeler à haute voix, menacer, on fai-
sait mine de ne pas nous entendre. Alors sans per-
dre de temps, nous t'en avons débarrassé promp-
tement. Le couple ne s'est pas beaucoup débattu ;
ils sont tombés bientôt pâmés de frayeur. Un
étranger qui se trouvait là a voulu résister ; nous
l'avons étendu mort, et, pendant le court espace du
combat, les charbons ont allumé la paille disper-
sée. Maintenant cela flambe librement comme un
bûcher !
FAUST
Ai-je parlé à des sourds ? Je voulais un échange.
- 198 -
et non une spoliation ! Cette action mauvaise et
brutale, je la repousse et la maudis !
MEPHISTO
Le proverbe dit : Cède de gré à la force ; mais
si tu es audacieux, si tu veux tenir tête à la vio-
lence, risque ton bien, ton foyer et toi-même !
FAUST, avec tristesse.
Les étoiles, cachent leur clarté, linccndie est
près de s'éteindre ; un vent léger pousse vers moi
la fumée acre. (5ï7e;ice.) Ordre vite donné I {Silence.)
Exécuté avcchàle ! {Silence.) Qu'est-ce que je sens
flotter autour de moi, comme une ombre qui
glisse ?
RmEAU
TABLEAU VII
Un marais s'étend au pied de la mon-
tagne, infectant le domaine déjà
défriché. Dessécher l'étang pesti-
lentiel, là serait la conquête suprê-
me! — J'offre de nouveaux espaces
à la multitude, pour qu'elle y
vienne habiter et pour qu'elle y
trouve, sinon la sécurité, tout au
moins la vie et l'exercice de sa
libre activité! — Car celui-là seul
est digne de la liberté, comme de
la vie, qui sait chaque jour se la
conquérir ! — Que ne puis-je vivre
sur un sol libre, au milieu d'un
peuple libre ! — Dans le pressenti-
ment d'une telle félicité sublime,
je goûte maintenant l'heure ineffa-
ble !...
TABLEAU VII
La scène représente, à gauche, le château de Faust,
avec un balcon et une porte du côté de la scène ; der-
rière, une plaine riante ; à droite, un coteau abrupt et
des rochers, dont les anfractuosités abritent des ana-
chorètes ; des précipices derrière les rochers ; au
milieu de la scène et au fond on voit des arbres, notam-
ment des chênes.
SCÈNE I
[Quatre femmes vêtues de gris s' avancent.)
LA PREMIÈRE
Je m'appelle la Famine 1
LA SECONDE
Je m'appelle la Dette !
LA TROISIÈME
Je m'appelle le Souci 1
LA QUATRIÈME
Je m'appelle la Détresse !
TOUTES QUATRE
La porte est close, nous ne pouvons entrer ;
c'est la demeure d'un riche !
— 2o3 —
LA DÉTRESSE
Ici, je deviens ombre !
LA DETTE
Ici, je deviens néant!
LA FAMINE
Ici, les regards se détournent de moi 1
LE SOUCI
Vous, mes sœurs, vous ne pouvez entrer ; seul
le Souci y pénètre, fût-ce par le trou de la serrure !
LA FAMINE
Mes sombres sœurs, éloignons- nous d'ici !
LA DETTE
Je me joins .' toi et marche à tes côtés 1
LA DÉTRESSE
Je suis vos pas !
{Elles disparaissent.)
SCÈNE II
FAUST, LE SOUCI
FAUST
J'ai vu arriver quatre spectres et trois seule-
ment s'éloignent ; je n'ai pu rien comprendre à
leurs paroles chucliotées. Je n'ai jamais pu lutter
librement avec la nature! Toujours j'ai rencontré
sur mon chemin la magie et les fanlômes. Ah 1
nature, pourquoi ne puis-je être devant toi un
homme simplement ; cela aurait valu la peine
d'être homme ! Je l'étais autrefois ; mais mainte-
nant l'air est rempli de spectres ; je ne sais que
faire et que craindre. Intimidés par les préjugés
qui nous retiennent dans leurs filets, on n'ose rien
entreprendre. La porte a grincé et personne n'en-
tre ; qui est là ?
LE SOUCI
C'est moi!
— 205 —
FAUST
Parle donc? Qui es tu?
LE SOUCI
Je suis là !
FAUST
Va-t-en !
LE SOUCI
Je me trouve ici à ma place ! N'as-tu jamais connu
le Souci?
FAUST
J'ai passé à travers le monde, cherchant à satis-
faire tous mes souhaits. J'ai désiré, accompli, puis
encore désiré et de la sorte vaillamment mené le
tourbillon de ma vie ; je connais l'horizon terres-
tre ; quant à ce qui se passe au delà, la vue nous
en est interdite. Que chacun se tienne ferme à son
12
— 206 —
poste et regarde autour de lui. La nature parle
un langage que le sage comprend !
LE SOUCI
Pour celui dont je me suis rendu maître, le monde
entier ne compte plus ; de continuelles ténèbres
s'épaississent autour de lui. Il ne peut plus profiter
des trésors qu'il possède, tout le chagrine ; dans
l'abondance il manque de tout et, dans la conti-
nuelle attente de l'avenir, jamais il ne jouit du pré-
sent.
FAUST
Assez 1 Va-t-en ! Ta fâcheuse litanie troublerait
la raison la mieux équilibrée.
LE souci, continuant avec véhémence.
Doit-il partir, doit-il rester, il ne le sait ; en
plein jour il tâtonne, et tout lui est à charge !
FAUST
Spectres infâmes, voilà comment vous maltrai-
207 —
tez le genre humain. Vous troublez nos jours les
plus calmes par des tracasseries inutiles ; mais,
je me refuse, ô Souci, h reconnaître ton pouvoir !
LE SOUCI
Eh bien, tu le reconnaîtras quand même; je te
fuis en te maudissant ; les hommes sont aveugles
toute leur vie, et toi, tu vas le devenir à l'instant I
{Elle lui souffle au visage; Faust devient
aveugle.)
FAUST
La nuit se fait de plus on plus profonde, mais
au-dedans de moi une clarté sereine m'illumine !
Ce que j'ai pensé, va s'accomplir. Debout, vous tous 1
Faites que ma pensée hardie se réalise 1 A l'ou-
vrage 1 Que l'œuvre la plus grande qui soit au
monde s'accomplisse !
SCENE 111
MEPHISTO, LÉMURES, FAUST
MEPHISTO
Venez, Lémures ! Squelettes déhanchés, venez !
Arrachez le gazon ; creusez un carré comme on
le fit pour nos pères ; voilà la fin ridicule de
l'homme !
LES LÉMURES, creusant avec rage.
Lorsque j'étais jeune et amoureux tout me sem-
blait doux et beau ; depuis que la vieillesse m'a
touché de sa béquille, je trébuche vers le tom-
beau.
FAUST
Que le cliquetis des bêches me transporte de
joie ! G est la multitude qui travaille pour moi !
{A Mephisto.) Multiplie le nombre des ouvriers,
— 209 —
eacourage-les ; donne-leur un bon prix ; je veux
que chaque jour on me rende compte comment
vont les travaux de notre fossé !
MEPHISTO, à demi-voix.
Il n'est pas question de fossé, mais de fosse !
FAUST, avec enthousiasme.
Un marais s'étend au pied de la montagne,
infectant le domaine déjà défriché. Dessécher
l'étang pestilentiel, là serait la conquête su-
prême ! J'offre de nouveaux espaces à la multi-
tude, pour qu'elle y vienne habiter et pour
qu'elle trouve, sinon la sécurité, tout au moins la
vie et l'exercice de sa libre activité ; j'offre des
campagnes vastes et fécondes où Thomme et les
troupeaux seront à l'aise. Une population hardie
et industrieuse pourra s'installer sur les versants
des collines. A l'intérieur, ce pays est un Eden,
mais tout autour de lui le flot tempête et ravage
SCS limites ; s'il menace d'envahir la terre avec
violence, de toutes parts, il faudra que la foule
s'empresse de fermer la brèche. Oui, je A^eux me
donner tout entiör à la rcalisaLioii de cclLo iJée,
13.
— 210 —
fin dernière de toute sagesse ! Car celui-là seul est
digne de la liberté «omme de la vie, qui sait cha-
que jour se la conquérir ! Ainsi au milieu des dan-
gers qui l'environnent, l'enfant, Thomme, le vieil-
lard passeront vaillamment leurs années. Que ne
puis-je voir moi-même une telle activité se dé-
ployer ! Que ne puis-je vivre sur un sol libre, au
milieu d'un peuple libre ! Alors, je dirais au temps :
Attarde-toi, tu es si beau 1 La trace de mes jours
terrestres ne peut s'engloutir dans le Néant. Dans
le pressentiment d'une telle félicité sublime, je
goûte maintenant l'heure ineffable !
{Faust tombe, les Lémures le prennent et le
couchent à terre.)
SCENE IV
MEPHISTO, LÉMURES
MEPHISTO
Aucune volupté ne le satisfait dans sa démence
il poursuit d'insaisissables formes, et le malheureux
cherche à se cramponner au dernier moment, pour-
tant si pitoyable et si vide ! Celui qui m'a résisté si
vaillamment est là étendu sur le sable ! L'horloge
s'arrête !
LES LÉMURES
Elle s'arrête !
MEPHISTO
Tout est consommé !
LES LÉMURES
Tout est fini !
— 212 —
MEPHISTO
Fini ? Pourquoi fiai ? fini et rien c'est la même
chose ; que signifie la création, si tout ce qui est,
doit aller au néant ; il vaudrait autant que cela
n'eût jamais existé ; et pourtant l'être se meut
encore dans une certaine région ; quant h moi,
j'aimerais mieux le vide éternel!
Chants funèbres
PREMIER LÉMURE
Qui m'a fait ce logis malsain,
A grands coups de pioches et de pelles!
DEUXIEME LEMURE
fja maison est trop belle
Pour l'hôte vêtu de lin.
PREMIER LEMURE
Quelle atmosphère morne et sombre !
Où sont les meubles de l'endroit ?
— 2l3 —
DEUXIÈME LÉMURE
On vous prêtait, le terme échoit
Et les créanciers sont en nombre ! (1)
{Ils s en vont.)
MEPHISTO, seul.
Le corps reste là et l'esprit va s'échapper. Vite,
notre titre écrit avec du sang ! Tout va de plus en
plus mal pour nous ; la tradition et le sentiment
du droit se perdent de jour en jour. Autrefois
l'àme s'exhalait avec le dernier souffle et je l'at-
trapais comme une souris dans mes griffes ; mais
maintenant, malgré mes efforts, je n'arrive pas à
me rendre compte quand et comment l'àme quitte
le corps ; on se demande môme si elle le quitte !
Vous, maroufles engraissés du soufre de l'enfer,
épiez, cherchez l'àme, la Psyché ailée! Plumez-la!
qu'il n'en reste qu'un ver hideux ; et hàtez-vous
de l'emporter ! {Des anges entourent le corps de
Faust et essaient de r enlever.) Me laisserai-je
duper par des enfants I Vous êtes des diables
I. Traduction H. Blase.
— 2l4 —
aussi, mais des diables déguisés ; vous ne con-
naissez rien de la vie des hommes et ce n'est pas
par vous que je me laisserai ravir l'âme de cet
homme qui s'est donné à moi 1
{Les anges reculent vers le fond de la scène
à droite.)
SCÈNE V
MEPHISTO, LES DIABLES,
TROIS ANACHORÈTES, DES ANGES
{Mephisto entouré de trois diables pansus se
tient à gauche de la scène ; les anachorètes
maigres et hâves sortent de leurs grottes.
Ils se montrent l'un après l'autre.)
PATER EXTATICUS
Bienheureux celui que brûle un feu éternel, que
les liens de l'amour étreignent, dont la poitrine
est consumée de douleurs et écume d'une joie
divine ! Les flèches qui le transpercent, les pier-
res qui le lapident, les éclairs qui le foudroient
font évanouir la partie périssable de son être et
fout resplendir en lui l'astre étincelant de l'amour
éternel !
— 2l6 —
AT F PROFUNDUS
Dans les rochers qui sont h mes pieds et qui
surplombent l'abîme, dans les torrents qui se pré-
cipitent pleins d'écume, et dans les arbres qui dres-
sent leurs sommets ailiers vers le firmament^ c'est
l'amour qui vit et qui agit. Oui, c'est l'amour qui
crée et vivifie tout ce qui nous environne. Puisse
cet amour embraser nos cœurs et illuminer les
aspirations de nos âmes !
PATER SERAPmCUS
Parmi les branches des chênes, j'aperçois le
chœur des anges. Approchez! Voici un amoureux!
Vous ignorez les tourments de sa vie ! {Les anges
s'avancent.) Tendez toujours vers des horizons
supérieurs, élevez-vous sans cesse, car c'est l'es-
sentiel pour ceux qui vivent dans les sphères
élhérées et en cela seul réside le bonheur 1
{MépJtisto et les diables se retirent à reculons
à gauche.)
217 —
LES ANGES
{Occupant le milieu de la scène entourent le
corps de Faust.)
Nous recevons avec joie cette âme, pareille aune
chrysalide ; la voilà belle et grande pour la vie
céleste qui l'attend !
i3
SCENE VI
DOCTEUR MARIANUS, LES PÉCHERESSES,
MARGUERITE, LES ANGES, LA
SAINTE VIERGE ET LES
TROIS ANACHORÈTES
DOCTEUR MARIANUS, avec Solennité.
D'ici la vue s'étend au loin et l'esprit prend son
essor ! J'aperçois un groupe de femmes et parmi
elles j'en vois une qui brille comme un astre dans
une couronne ; c'est la Reine des Cieux, je vois son
auréole! {Avec extase.) Souveraine suprême, laisse-
moi entrevoir tes profonds mystères ; agrée le
tendre émoi qui agite notre cœur et que l'homme
t'apporte en hommage 1
Notre courage est indomptable si nous avons
ton appui ! Vierge, dans le sens le plus beau du
mot, mère très vénérable, autour de toi se pres-
sent de belles et tendres pécheresses, implorant
leur pardon. Permets à ceux qui se sont laissés
— 219 —
tenter de t'approcher avec confiance ! Nul ne peut,
par ses propres forces, rompre les liens de la pas-
sion ; on glisse si facilement sur une pente si douce
et nul ne peut résister aux séductions de la
beauté !
LES PÉCHERESSES
Reine des Gieux, écoute nos prières, toi, sans
pareille, toi, pleine de grâce !
MAGNA PECCATRIX
Nous te conjurons au nom de l'amour qui arrosa
de larmes les pieds divins de Jésus, au grand
scandale des Pharisiens ; au nom de l'amour, qui
a essuyé avec ses cheveux blonds les membres
sacrés du Seigneur !
MULIER SAMARITANA
Au nom de la source limpide, qui, dans le dé-
sert, a fait jaillir son eau pour abreuver le trou-
peau d'Abraham et pour remplir le vase qui a
rafraîchi les lèvres du Seigneur I
— 220 —
MARIA ÄGYPTIACA
Je t'implore au nom du Heu sacré, où l'on a
déposé le corps de Jésus-Christ; au nom du bras,
qui pour mon salut m'a repoussée ; au nom des
quarante années de pénitence passées au désert
et au nom du salut d'adieu que j'ai inscrit sur le
sable !
LES TROIS ENSEMBLE
Toi, dont la protection a fait monter vers l'éter-
nité des pécheresses repenties, accorde ton pardon
à l'âme généreuse de Faust qui faillit sans en avoir
conscience !
UNE PÉNITENTE, autrefois Marguerite.
Abaisse, Vierge radieuse, ton regard sur mon
bonheur ! Celui que j'ai aimé revient à moi !
LES ANGES
Il nous surpasse par la force de sa volonté ;
nous ignorons tout de la vie, tandis que lui a
beaucoup appris ; qu'il soit notre maître I
221 —
MARGUERITE, ä la Sainte Vierge.
Entouré du chœur des anges, il se reconnaît ici
à peine ; permets-moi de le guider !
MATER GLORIOS A, à Marguerite
Viens, élève-toi vers des sphères supérieures !
S'il te reconnaît, il te suivra !
DOCTEUR MARIANUS
Tournez, pénitentes, vos regards vers le Sau-
veur, pour que votre effort vers le mieux soit un
hommage à toi, ô Vierge ! ô Mère ! ô Reine !
PATER EXTATICUS
Le monde périssable n'est qu'un reflet 1
PATER PROFUNDUS
Ce qu'il a d'incomplet se parfait ailleurs !
PATER SERAPHICUS
Ce qui nous dépasse ici devient l'évidence !
— 222 —
DOCTEUR MARIANUS
C'est l'éternel féminin qui nous attire vers des
sphères ou sont confondus les deux mondes.
Rideau
Achevé d'imprimer
PAR
BONVALOT-JOUVE
le 23 Mars igo8.
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