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Full text of "Faust, 1re [et] 2e parties, en 7 tableaux et 1 prologue;"

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FAUST 


Tom  droits  de  traduction,  reproduction  et  représentation,  réservés 
pour  tous  pays  y  compris  la  Suéde  et  la  Norwège, 


VU  ^        HORACE     KAPLAN 


Le   Faust 


de  Gœthe 


V'  &  2'  PARTIES 

En    1  Tableaux   et   1    Prologue 

(première  adaptation  française) 


PARIS 

SOCIÉTÉ    GÉNÉRALE    D'ÉDITIONS 

"A    ' 
51,  Rue  Monsieur-le-Prince,  51      ^  3»  / 

^  .A  V  r 


1908  \>X^\x\ 


PERSO^J^AOES 


FAUST 

UN  ASTROLOGUE \    Même  personnage 

UN  HÉRAUT 

MARGUERITE 

UN  SPECTRE ,     ,,. 

HÉLÈNE >     Même  personnage 

UNE  PÉNITENTE 

MEPHISTO 

UN  BOUFFON ,     „. 

PLUTUS  i  personnage 

PHORKYAS 

WAGNER }     ,,. 

m  T^               »..T^Ti  ATTTo  ^     Même  personnage 

LE  Docteur  MARIANUS )  ^  ^ 

UN  ÉCOLIER )     „. 

UN  BACHELIER i     Même  personnage 

MARTHE )  _.  .  .       ,    ^ 

UNE  SORCIÈRE 1  ^°'''""  ^'  Marguente 

LES  TROIS  ARCHANGES . . . .  (  „ . 

LES  TROIS  ANACHORÈTES,  i  ^'""'^  personnages 

LISETTE Amie  de  Marguerite 

VALENTIN Frère  de  Marguerite 

PHILÉMON  et  BAUCIS 


Promeneurs,    Paysans,    Buveurs,    Foule,    Empereur,    Courtisans, 
Diables,  Sorcières,  Elfes,  Nymphes,  Gnomes,  Ariel,  Paris,  etc. 


PREFACE 


«  J'ay  seulement  faict  icy  un  amas 
de  fleurs  estrangières,  n'y  ayant 
fourni  du  mien  que  le  lilet  à  les  lier.  » 

Montaigne. 


Nous  prions  le  lecteur  de  cette  Adaptation  de  bien  vouloir  faire 
abstraction,  pour  un  moment,  des  conceptions  qu'il  a  sur  l'ou- 
vrage de  Goethe  ;  c'est  la  seule  manière  de  la  juger  avec  équité. 

Ce  livre  contient  la  première  adaptation  française,  pour  le  théâ- 
tre, du  chef-d'œuvre  de  Goethe.  Les  deux  parties  du  Faust  y  sont 
liées  dans  une  action  unique. 

Nous  avons  dépouillé  le  héros  du  drame  de  l'atlirail  de  diable- 
rie dont  l'auteur  l'a  affublé  ;  c'est  que  les  scènes  où  apparaissent 
le  diable,  les  sorcières  et  tous  les  autres  personnages  irréels  ne 
sont  guère  que  des  moyens  accessoires  qui  préparent  les  situations 
ou  facilitent  les  dénouements,  mais  ils  n'ajoutent  rien  à  l'intensité 
et  à  la  vérité  du  caractère  purement  humain  du  principal  per- 
sonnage. 

Les  érudits  trouveront  bien  des  points  à  critiquer  et  les  ama- 
teurs de  mysticisme  crieront  à  la  profanation.  Nous  répondrons 
aux  objections  dans  une  publication  ultérieure  et  nous  indique- 
rons, en  outre,  quels  sont  les  principes  qui  nous  ont  guidé  dans 
le  présent  travail. 

Disons  simplement  ici  que  si  Goethe  s'est  toujours  mis  en  scène 
dans  les  autres  œuvres,  c'est  Faust  surtout  qui  résume  dans  son 
ensemble  la  vie  de  l'auteur.  Tout  ce  qu'elle  offre  de  varié  et  de 

I 


—  II  — 

grandiose  s'y  relrouvc  :  amour  naïf,  désirs  de  gloire,  aspiration 
vers  l'art  et  l'idcal,  enfin  a  ision  d'une  humanité  heureuse  dans 
une  Arcadie  ulopique. 

Nous  avons  fait  quelques  éliminations  et  quelques  transpositions 
qui  nous  ont  paru  indispensables  pour  faire  mieux  ressortir  l'ac- 
tion dramatique  ;  mais,  scrupuleusement  respectueux  du  chef- 
d'œuvre  de  Goethe,  notis  n'y  avons  rien  ajouté  et  nous  nous  som- 
mes eObrcé  de  ne  rien  omettre  d'essentiel. 

Ainsi  on  ne  trouvera  pas  ici  le  Faust  diabolique  auquel  on  était 
habitué  ;  pour  la  première  fois  nous  montrons  im  Faust  véritable- 
ment humain  et  déjà  animé  des  aspirations  qui  hantent  à  l'heure 
actuelle  les  disciples  de  iSietszche. 

Mais  justement  par  ces  aspirations  surhumaines,  ne  paraîtra-t-il 
pas  au  vulgaire  plus  diabolique  qu'auparavant  ? 


PROLOGUE    AU    CIEL 


(Le  milieu  de  la  scène  laissé  libre  par  le  décor  du 
premier  tableau  est  aménagé  en  chapelle  :  autel, 
bancs,  etc.) 


SCENE    I 

LE    SEIGNEUR,     LES    TROIS     ARCHANGES, 
DES    ANGES 

RAPHAËL,  solennel. 

(On  entend  une  musique  lointaine  et  douce,  deve- 
natit  de  plus  en  plus  forte.) 

Le  soleil  répand  des  harmonies  dans  les  mon- 
des qui  l'entourent  ;  il  accomplit  sa  course  avec  un 
bruit  de  tonnerre.  Son  aspect  seul  donne  la  force 
aux  anges,  mais  nul  ne  peut  approfondir  son 
essence  1 

L'œuvre  impénétrable  est  aussi  magnifique  quo 
le  premier  jour  de  la  création  ! 

GABRIEL,  avec  force. 
(On  entend  wi  bruit  de  sifflement.) 

Et  avec  une  rapidité  vertigineuse  la  terre  tourne 
autour  du  soleil  ;  à  la  clarté  éblouissante  du  jour 
succèdent  les  ténèbres   effarantes  de  la  nuit.  La 


—  5  — 

mer  écumante  bat  avec  furie  les  rochers,  et  ro- 
chers et  mer  sont  emportés  dans  le  tourbillon 
des  sphères! 

MICHAEL,  flyec  véhémence. 
{On  entend  des  bruits  de  tonnerre.) 

Et  les  tempêtes  soufflent  à  l'envi,  de  la  mer 
vers  la  terre  et  de  la  terre  vers  la  mer  ;  leur  rage 
forme  une  chaîne  d'effets  puissants  qui  se  répè- 
tent dans  toute  la  nature.  Voilà  qu'éclate  la  foudre 
dévastatrice  accompagnant  le  tonnerre!  (f/n  silence, 
puis  on  entend  à  nouveau  une  musique  lointaine 
et  douce.)  Les  anges,  ô  seigneur,  célèbrent  l'arri- 
vée paisible  du  jour  nouveau  ! 

RAPHAËL 

Ton  regard  donne  la  force  aux  anges  ! 

GABRIEL 

Car  nul  ne  peut  pénétrer  tes  mystères  ! 

MICHAEL 

Tes  œuvres  sont  aussi  sublimes  qu'au  premier 
jour  1 


SCÈNE    II 
LES    PRÉCÉDENTS,    MÉPHISTOPHÉLÈS 

MEPHISTO,  avec  modestie. 

Seigneur,  je  ne  sais  rien  te  dire  sur  le  soleil  et 
les  mondes  ;  je  connais  à  fond  la  terre  et  ceux  qui 
l'habitent  ;  leurs  misères  sont  profondes  !  L'homme, 
ce  roi  de  la  Nature,  est  reste  tel  qu'il  était  au  pre- 
mier jour  de  la  création  ! 

Ah  !  combien  il  aurait  mieux  valu  pour  lui  qu'il 
n'eût  pas  cette  chose  qu'il  appelle  la  raison  et  dont 
il  se  sert  pour  ôtre  plus  bestial  que  les  bêtes  !  Il 
ressemble  à  ces  insectes  qui  ont  des  pattes  déme- 
surément longues  et  qui  tout  en  ayant  l'air  de 
voler  ne  font  que  sautiller  ! 

LE   SEIGNEUR 

Tu  viens  toujours  ici  en  accusateur  !  Connais- 
tu  un  nommé  Faust  ? 


—  7 

MEPHISTO 


Le  Docteur? 


Mon  serviteur  ! 


LE    SEIGNEUR 


MEPHISTO 

Il  VOUS  sert  d'une  singulière  façon  !  Ce  fou  se 
nourrit  d'aliments  qui  ne  sont  pas  d'origine  ter- 
restre, un  puissant  levain  le  travaille  et  le  pousse 
toujours  ailleurs...  Il  voudrait  ravir  au  ciel  ses 
étoiles  et  demande  à  la  terre  des  jouissances 
suprêmes.  Mais  rien  de  ce  qui  existe  dans  le  ciel 
et  sur  la  terre  ne  peut  satisfaire  ses  désirs  ! 

LE    SEIGNEUR 

S'il  me  sert  maintenant  d'une  manière  obscure 
je  le  conduirai  vers  la  lumière  !  Le  jardinier  sait 
que  l'arbuste  qui  verdoie  sera  bientôt  paré  des 
fleurs  et  des  fruits  I 

MEPHISTO 

Gageons  que  vous  pouvez  encore  le  perdre  !  Per- 


—  8  — 

mettez-moi  seulement  de  l'entraîner  petit  à  petit 
dans  mes  voies. 

LE   SEIGNEUR 

Tant  qu'il  sera  sur  terre  tout  t'est  permis  ; 
l'homme  peut  s'égarer  tant  qu'il  cherche  son  che- 
min 1 

MEPHISTO. 

Merci,  mon  Seigneur  ! 

LE  SEIGNEUR 

Mais  si  tu  ne  réussis  pas  à  le  détourner  de  la 
source  originelle,  tu  déclareras  franchement,  qu'un 
homme  sincère  sait  reconnaître,  dans  son  effort 
obscur,  le  chemin  qu'il  doit  suivre  ! 

MÉPmSTO 

C'est  entendu  !  Mais  je  ne  crains  guère  de  perdre 
mon  pari  ;  Faust  mordra  la  poussière  comme  son 
cousin  le  serpent  1 

LE    SEIGNEUR 

Tu  peux  agir  à  ta  guise  !  Je  n'ai  jamais  détesté 
les  Esprits  qui  nient  !  Les  hommes  sont  enclins  à 


—  9  — 

faiblir  dans  leurs  efforts  et  se  laissent  facilement 
séduire  par  le  charme  du  repos  ;  voilà  pourquoi 
je  donne  à  l'homme,  comme  compagnon,  un  de 
ceux-là  ;  il  excite,  il  fait  agir  et  ainsi  il  crée  ! 
[S' adressant  aux  anges.)  Mais  vous, vous  goûtez  à 
la  beauté  toujours  vivante  !  Que  l'éternel  devenir 
qui  travaille  et  mène  toutes  choses  vous  étrei- 
gnent  dans  ses  doux  liens  d'amour  et  que  ce  qui 
flotte  sous  la  forme  vague  de  l'apparence  devienne 
réalité  par  votre  pensée  éternelle  ! 

Rideau 


I. 


TABLEAU     I 


FAUST 

Hélas  !  je  languis  encore  dans  mon 
cachot  et  au  lieu  d'être  environné 
de  celte  nature  vivante  dans  la- 
quelle Dieu  a  créé  l'homme,  je 
suis  perdu  au  milieu  des  fumées  et 
des  moisissures,  des  dépouilles 
d'animaux  et  des  ossements  de 
morts  ! 

Délivre-toi,  Faust  !  Lance-toi  dans 
l'espace  infini  ! 


TABLEAU    I 


La  scène  représente  une  place  publique.  Le  fond 
représente  une  porte  de  la  ville  par  laquelle  on  aper- 
çoit la  campagne  (des  auberges,  un  moulin,  des  bois, 
des  champs,  une  rivière,  etc.). 

Devant  le  mur  d'enceinte,  de  chaque  côté,  le  chemin 
de  ronde. 

A  droite  de  la  place,  des  façades  de  maisons  en 
biais,  entre  autres,  une  auberge,  puis,  en  avant,  la 
façade  d'une  église.  Entre  l'église  et  la  rampe  est  un 
chemin  qui  contourne  l'église. 

A  gauche,  le  laboratoire  de  Faust  (décor  coupé)  ;  il 
s'ouvre  sur  la  place  par  deux  portes,  séparées  par  un 
banc  de  pierre  ;  celle  du  fond  conduit  dans  des  pièces 
attenant  au  laboratoire. 

Le  laboratoire  lui-même,  ouvert  face  au  public, 
présente  une  porte  dans  chaque  mur  ;  l'espace  com- 
pris dans  l'intervalle  des  portes  est  encombré  par  des 
rayons  chargés  de  vieux  livres,  des  instruments  bizar- 
res et  des  squelettes  d'animaux. 

Dans  l'angle  gauche,  un  poêle  en  faïence,  assez  volu- 
mineux, et  un  peu  écarté  du  mur. 

Dans  l'angle  droit  une  étagère  et  des  fioles. 

En  avant,  à  droite,  un  fourneau  et  une  cornue  ;  au 
milieu  de  la  pièce,  une  table  encombrée,  et,  plus  en 
avant,  un  pupitre  assez  élevé. 


SCENE  I 
PROMENEURS  DE  TOUTES  SORTES 

PLUSIEURS  OUVRIERS 

Où  allez-vous  par  là  ? 

d'autres 
Nous  allons  au  rendez-vous  de  la  chasse  ! 

LES    PREMIERS 

Nous  allons  au  moulin  ! 

TOUS  DEUX,  à  un  autre. 
Et  toi,  que  fais-tu  ? 

LE  TROISIÈME 

Je  vais  avec  les  autres  ! 

UN  QUATRIÈME 

Venez  donc  à  Bourgdorf  !  Vous  y  trouverez  de 
jolies  filles,  la  meilleure  bière  et  des  aventures  de 
toutes  sortes  1 


—  i5  — 

UN    CINQUIÈME 

Est-ce  que  l'échiné  te  démange  encore  une  fois  ? 
Pour  moi  je  n'y  vais  pas  ! 

{Ils  passent.) 

UNE    SERVANTE 

Non  1  non  !  Je  retourne  à  la  ville  ! 

UNE   AUTRE 

Nous  le  trouverons,  sûrement,  sous  ces  peu- 
pliers ! 

LA   PREMIÈRE 

Je  n'y  tiens  pas  !  II  sera  tout  le  temps  à  tes 
côtés,  il  ne  dansera  qu'avec  toi  ;  quel  plaisir  en 
aurai- je  ? 

l'autre 

Il  ne  sera  probablement  pas  seul,  le  petit  frisé 
doit  venir  avec  lui  ! 


{Elles  passent.) 


—  i6  — 

UN     ÉCOLIER 

Gomme  ces  servantes  vont  vite  !  Viens,  frère  ! 
Nous  les  accompagnerons  1 

UNE  JEUNE  FILLE   BOURGEOISE 

Voyez  donc  ces  jeunes  gens  distingués!  C'est 
vraiment  une  honte  ;  ils  pourraient  avoir  la  meil- 
leure compagnie,  ils  courent  après  des  servantes  ! 

LE  DEUXIÈME  ÉCOLIER,  au  premier. 

Pas  si  vite  !  Il  en  vient  deux  derrière  nous  qui 
sont  assez  bien  mises  ;  Tune  d'elles  est  ma  voisine 
et  j'en  suis  un  peu  toqué  ! 

LE    PREMIER   ÉCOLIER 

Non,  frère  !  Je  n'aime  pas  les  manières  !  Viens 
vite,  ne  perdons  pas  de  vue  le  gibier!  La  main  qui 
tient  un  balai  le  samedi,  est  celle  qui,  dimanche, 
vous  caresse  le  mieux  ! 

[Ils  'passent.') 

UN    BOURGEOIS 

Non,  le  nouveau  bourgmestre  ne  me  revient 


—  17  — 

pas  1  A  présent  que  le  voilà  parvenu,  il  devient  de 
plus  en  plus  fier.  Et  que  fait-il  pour  la  ville? Tout 
va  de  mal  en  pis  !  Il  faut  obéir  plus  que  jamais  et 
payer  plus  qu'auparavant  ! 

UN   MENDIANT,    chailte. 

Mes  bons  messieurs,  mes  belles  dames  !  Dai- 
gnez abaisser  les  regards  sur  mon  malheur,  et 
qu'aujourd'hui  où  vous  êtes  en  fête,  je  fasse  moi 
aussi  une  bonne  journée  ! 

UN    AUTRE  BOURGEOIS 

Je  ne  connais  rien  de  meilleur,  les  dimanches 
et  fêtes,  que  de  parler  guerres  et  massacres.  Pen- 
dant que  quelque  part,  là-bas  en  Turquie,  les 
peuples  s'entre-tuent,  on  est  à  sa  fenêtre,  on  prend 
son  petit  verre,  et  l'on  voit  sur  la  rivière  glisser 
des  bateaux  bariolés  ;  le  soir  on  rentre  gaiement 
chez  soi,  et  l'on  bénit  la  tranquillité  et  la  paix. 

TROISIÈME    BOURGEOIS 

Je  suis  comme  vous,  moucher  voisin  !  Qu'on  se 
fende  la  tête  et  que  tout  aille  sens  dessus  dessous, 


—  i8  - 

pourvu  que  chez  moi  tout  demeure  comme  par  le 
passé  ! 

[Ils  passent.) 

UNE  VIEILLE,  à  de  jeunes  demoiselles. 

Eh  !  regardez  comme  elles  sont  parées  !  La  belle 
jeunesse  !  Qui  ne  deviendrait  pas  fou  de  vous  voir? 
Allons,  moins  de  fierté  !  [Elle  s'approche,  chucho- 
tant.) Je  puis  vous  procurer  tout  ce  que  vous  pou- 
vez souhaiter  I 

LES    JEUNES  BOURGEOISES 

Viens,  Agathe  !  Je  ne  voudrais  pas  être  vue  en 
public  avec  une  pareille  sorcière  ;  {avec  mystère) 
elle  me  fit  pourtant  voir,  la  nuit  de  Saint-André, 
mon  futur  en  personne  ! 

UNE   AUTRE 

Elle  m'a  montré  aussi  le  mien,  dans  un  cristal, 
ayant  l'air  guerrier  ;  mais  j'ai  beau  le  chercher  par- 
tout, il  ne  veut  pas  se  montrer  ! 

DES  SOLDATS,  eu  fredonnant. 

Fillettes  et  villes 
Font  les  difficiles 


—  19  — 

Mais  se  rendent  bientôt  ! 
Si  la  peine  est  grande 
L'honneur  nous  commande 
D'en  tenter  l'assaut  ! 


{Ils  passent.) 


SCÈNE    II 

FAUST,  WAGNER,  des  Paysans. 

[Les  deux  -premiers  entrant  par  la  porte  de  la  villt) 

FAUST 

Les  torrents  et  les  ruisseaux  ont  rompu  leur 
prison  de  glace,  au  doux  sourire  du  printemps  ; 
une  heureuse  espérance  s'annonce  dans  la  vallée 
verdoyante  ;  aujourd'hui  chacun  se  chauffe  avec 
plaisir  au  soleil  ;  c'est  bien  la  résurrection  du 
Seigneur  qu'ils  fêtent,  car  eux-mêmes  sont  ressus- 
cites 1  Echappés  aux  sombres  appartements  do 
leurs  maisons,  aux  soucis  de  leurs  occupations 
journalières,  à  la  malpropreté  de  leurs  rues,  à  la 
nuit  mystérieuse  de  leurs  églises,  les  voilà  ren- 
dus à  la  lumière  ;  ici  je  me  sens  homme  !  Ici,  j'ose 
l'être  ! 

WAGNER 

Älonsieur  le  Docteur,  il  y  a  honneur  et  profit  à 


—   21   — 

SC  promener  avec  vous  !  Cependant,  je  ne  voudrais 
pas  me  confondre  avec  ce  monde-là  !  Leurs  violons, 
leurs  cris,  leurs  amusements,  je  les  hais  profondé- 
ment. Ils  hurlent  comme  des  possédés  et  appel- 
lent cela  de  la  joie  1  [Un  groupe  de  paysans  vient 
s'asseoir  devant  r auberge  ;  en  apercevant  Faust 
l'un  d'eux  s'avance  vers  lui.) 

UN    VIEUX   PAYSAN 

[Portant  une  cruche  à  la  7nain.) 

Monsieur  le  Docteur,  il  est  beau  de  votre  part, 
de  ne  point  nous  mépriser,  et,  savant  comme  vous 
rètcs,  de  venir  vous  mêler  à  la  foule  !  Veuillez 
donc  accepter  un  rafraîchissement  et  que  le  nom- 
bre de  gouttes  qu'il  contient  soit  ajouté  au  nom- 
bre de  vos  jours  ! 

FAUST 

J'accepte  avec  reconnaissance  le  rafraîchisse- 
ment, et  vous  souhaite  en  retour  santé  et  prospé- 
rité ! 

[Le peuple  s'assemble  en  cercle  autour  d'eux.) 


—    22 


LE    VIEUX    PAYSAN 


C'est  vraiment  fort  bien  à  vous  de  reparaître  ici 
un  jour  de  gaieté  !  Vous  nous  avez  rendu  visite  au- 
trefois dans  de  bien  mauvais  jours  !  Il  y  en  a  plus 
d'un  ici  que  votre  père  arracha  à  la  peste,  lorsqu'il 
mit  fin  h  ce  fléau,  qui  désolait  notre  contrée.  Et 
vous  aussi,  qui  n'étiez  alors  qu'un  jeune  homme, 
vous  alliez  de  maison  en  maison,  les  morts  y 
étaient  nombreux,  mais  vous,  vous  en  sortiez 
toujours  bien  portant.  Vous  avez  traversé  de  rudes 
épreuves,  mais  le  Sauveur  a  secouru  celui  qui 
nous  a  sauvés  ! 

TOUS 

A  la  santé  de  l'homme  intrépide  î  Puisse-t-il 
vivre  longtemps  encore  pour  nous  être  utile  ! 

FAUST 

Prosternez-vous  devant  celui  qui  est  là-haut  ! 
C'est  lui  qui  nous  apprend  à  secourir  notre  pro- 
chain et  qui  vous  envoie  des  secours  ! 

[La  foule  s'éloitjne  en  le  saluant.) 


^   23   — 
WAGNER 

Quelles  douces  sensations  tu  dois  éprouver, 
devant  la  vénération  de  cette  foule  !  Heureux  qui 
peut  retirer  un  tel  avantage  de  son  savoir  !  Tu  pas- 
ses, le  peuple  se  range  en  cercle,  et  peu  s'en  faut 
que  l'on  ne  se  mette  à  genoux  devant  toi,  comme 
si  le  bon  Dieu  se  présentait  en  personne  ! 

FAUST,   avec  mélancolie. 

Faisons  quelques  pas  encore,  jusqu'à  ce  banc  de 
pierre,  pour  nous  reposer  de  notre  promenade  ! 
Que  de  fois  je  m'y  suis  assis,  seul,  exténué  de 
prières  et  de  jeûnes  !  Confiant  dans  ma  science  et 
rempli  d'une  foi  inébranlable,  je  croyais,  par  des 
larmes,  des  soupirs,  obtenir  du  maître  des  cieux 
la  fin  de  cette  peste  cruelle.  Mais  maintenant  les 
suffrages  de  la  foule  retentissent  à  mon  oreille 
comme  une  raillerie.  Car  si  tu  savais  combien  peu 
le  père  et  le  fils  méritent  de  renommée  !  Certes, 
mon  père  était  un  brave  homme,  qui,  de  bonne 
foi  raisonnait  à  sa  manière,  sur  la  nature  et  ses 
divins  secrets.  Il  avait  coutume  de  s'enfermer  avec 
des    adeptes    dans    un    sombre    laboratoire   où, 


d'après  des  recettes  mystérieuses,  il  opérait  la 
transfusion  des  contraires  ;  les  malades  mou- 
raient, et  personne  ne  demandait  :  «  Qui  a  guéri  »  ? 
C'est  ainsi  qu'avec  des  élixirs  infernaux  nous 
avons  fait  dans  ces  montagnes  et  ces  vallées  plus 
de  ravages  que  l'épidémie  !  J'ai  moi-même  offert 
le  poison  à  des  milliers  d'hommes,  et  moi,  il  faut 
que  je  survive  pour  entendre  les  louanges  adres- 
sées à  leur  cynique  meurtrier  ! 

WAGNER 

Gomment  pouvez-vous  vous  inquiéter  de  cela  ? 
Un  brave  homme  ne  fait-il  pas  assez,  quand  il 
exerce  avec  discernement  et  conscience  l'art  qui 
lui  fut  transmis  ? 

FAUST 

Bien  heureux  celui  qui  peut  échapper  à  cet 
océan  d'erreur!  Mais  ne  troublons  pas,  par  d'aussi 
sombres  pensées,  le  calme  de  ces  belles  heures! 
Regarde  comme  les  toits  étincellent  aux  rayons  du 
soleil  couchant  ;  le  jour  expire,  mais  il  va  porter 
autre  part  une  nouvelle  vie.  Que  n'ai-jc  des  ailes 
pour  m'élever  dans  l'espace  ;  je  verrais,  à  travers 


—    25   — 

le  crépuscule,  l'univers  silencieux  étendu  à  mes 
pieds  ;  je  verrais  les  hauteurs  s'embraser,  les  val- 
lées s'endormir  une  à  une  et  les  ruisseaux  argen- 
tés se  transformer  en  fleuves  d'or  !  C'est  une  belle 
vision!  Mais,  hélas,  le  corps  n'a  point  d'ailes,  pour 
suivre  le  vol  rapide  de  l'esprit  ! 

WAGNER 

J'ai  moi  aussi  des  moments  de  caprice  ;  cepen- 
dant des  désirs  comme  ceux-là,  ne  m'ont  jamais 
tourmenté.  On  se  lasse  aisément  des  forêts  et  des 
prairies  ;  jamais  je  n'envierai  l'aile  des  oiseaux  ! 
Les  joies  de  mon  esprit  me  transportent  de  livre  en 
livre,  de  feuillet  en  feuillet  !  Oh  !  dès  que  vous 
déroulez  un  vénérable  parchemin,  le  ciel  descend 
sur  vous  ! 

FAUST,  (i  Wagner. 

Tu  no  connais  que  ce  seul  désir,  n'en  cherche 
point  d'autre  !  [Empor lé.)  S'il  y  a  des  esprits  qui 
planent  entre  la  terre  et  le  ciel,  qu'ils  descendent 
de  leurs  nuages  dorés  et  me  conduisent  vers  une 
vie  plus  neuve  et  plus  variée  ! 


26 


WAGNER 

N'invoquez  pas  cette  troupe  qui  de  tous  côtés 
prépare  à  l'homme  une  infinité  de  dangers  !  Reti- 
rons-nous ;  la  terre  se  couvre  déjà  de  ténèbres, 
l'air  se  rafraîchit  et  le  brouillard  tombe  !  C'est  le 
soir  qu'on  apprécie  surtout  l'agrément  du  logis. 
Mais  pourquoi  vous  arrêtez-vous  *?  Que  regardez- 
vous  avec  tant  d'attention"? 

FAUST 

Vois-tu  ce  chien  noir  errer  de  ci  de  là  ? 

WAGNER 

Je  le  vois  depuis  longtemps  ;  il  ne  me  semble 
offrir  rien  d'extraordinaire  ! 

FAUST 

Regarde-le  bien  ;  pour  qui  prends-tu  cet  ani- 
man 

WAGNER 

Pour  un  barbet  qui  cherche  la  trace  de  son 
maître. 


—    27    — 


FAUST 


Il  tire  à  nos  pieds  des  lacets  magiques  comme 
pour  nous  attacher. 


WAGNER 


Je  le  vois,  hagard  et  craintif,  sauter  autour  de 
nous,  parce  qu'au  lieu  de  son  maître,  il  trouve 
deux  inconnus. 

FAUST 

Le  cercle  se  rétrécit  ;  déjà  il  nous  enserre  ! 

WAGNER 

Ce  n'est  là  qu'un  chien  et  non  un  fantôme  ! 

FAUST,  au  chien. 
Viens  ici  I 

WAGNER 

C'est  un  vulgaire  barbet,  vous  perdriez  quelque 
chose,  il  le  retrouverait  et  sauterait  dans  l'eau 
pour  rapporter  votre  canne  ! 


—    28   — 


FAUST 


Tu  as  peut-être  raison  ;  on  n'y  remarque  nulle 
trace  d'esprit  et  ce  n'est  qu'un  chien  bien  dressé  ! 

WAGNER,  avec  importance. 

Le  chien  quand  il  est  bien  dressé,  est  digne  de 
l'affection  du  sage  lui-même  I  Mais  il  est  tard  et  je 
me  retire  ! 

[Wagner  disparait  par  la  porte  du  fond.) 


SCÈNE    III 

FAUST,  accompagné  du  chien. 

[Faust  entre  dans  le  laboratoire,  accompagné 
du  chien,  qui  va  se  coucher  derrière  lepoêle  ; 
Faust  s'assied  devant  son  pupitre.) 

FAUST 

Hélas  !  philosophie,  jurisprudence,  médecine,  et 
toi  aussi,  théologie,  je  vous  ai  étudiées  avec  ardeur 
et  patience  et  me  voilà,  pauvre  fou,  tout  aussi 
avancé  que  devant  !  Je  m'intitule  Maître  et  Doc- 
teur, et,  depuis  des  années,  je  mène  mes  élèves 
par  le  bout  du  nez  !  Je  m'aperçois  que  nous  ne 
pouvons  rien  connaître,  et  cela  me  brûle  le  sang  ! 
J'en  sais  plus,  il  est  vrai,  que  tout  ce  qu'il  y  a 
d'écrivains,  de  moines  et  de  savants  au  monde  ! 
Ni  scrupules  ni  doutes  ne  me  tourmentent  plus  !  Jene 
crains  rien  du  diable  ni  de  l'enfer,  mais  aussi  toute 
joie  m'est  ra^ae  !  Je  ne  sais  rien  de  bon,  je  ne  puis 
rien  enseigner  aux  hommes  pour  les  améliorer 
ou  les  convertir.  Je  n'ai  ni  bien,  ni  honneur,  ni 

a. 


—  3o  — 

pouvoir  dans  le  monde  ;  un  chien  ne  voudrait  pas 
de  la  vie  h  ce  prix  !  Il  ne  me  reste  désormais 
qu'à  me  jeter  dans  la  magie  !  Astre  à  la  lumière 
argentée,  toi  qui  as  été  témoin  de  ma  peine,  pen- 
dant les  nuits  que  j'ai  passées  à  mon  pupitre, 
puisses-tu  m'apparaîlre  pour  la  dernière  fois  !  Tu 
m'es  apparue  souvent  sur  un  amas  de  livres  et  de 
papiers,  mélancolique  amie  !  Que  ne  puis-je,  à  ta 
douce  clarté,  gravir  les  hautes  montagnes,  errer 
dans  les  cavernes  avec  les  esprits,  oublier  toutes 
les  misères  de  la  science  et  me  baigner  rajeuni 
dans  la  fraîcheur  de  ta  rosée  !  Hélas  !  je  languis 
encore  dans  mon  cachot  et  au  lieu  d'être  environné 
de  cette  nature  vivante  dans  laquelle  Dieu  a  créé 
l'homme,  je  suis  perdu  au  milieu  des  fumées  et 
des  moisissures,  des  dépouilles  d'animaux  et  des 
ossements  de  morts  !  Délivre-toi  Faust  !  Lance-toi 
dans  l'espace  infini  I  (Regardant  le  livre  de  Magie.) 
Ce  livre  mystérieux,  écrit  de  la  main  de  Nostrada- 
mus,  ne  suffit-il  pas  pour  te  conduire?  Esprits  qui 
voltigez  près  de  moi,  répondez  si  vous  m'entendez  ! 
(Il  frappe  le  livre,  et  regarde  avec  attention  le 
signe  du  macrocosme.)  Ah  !  quelle  extase  s'em- 
pare de  tout  mon  être  !  Je  crois  sentir  une  vie  nou- 
velle circuler  dans  mes  veines.  Déjà  je  reconnais 


—  3i  — 

la  vérité  des  paroles  du  sage  :  le  monde  des  Esprits 
n'est  point  inaccessible,  mais  tes  sens  sont  assou- 
pis, ton  cœur  est  mort  !  Lève-toi,  disciple,  et  va 
baigner  ton  sein  mortel  dans  les  rayons  pourpres 
de  l'aurore!  (Il  regarde  le  signe.)  Comme  tout  se 
meut  dans  l'univers  !  Gomme  tout  vit  et  agit  !  Quel 
spectacle  I  Mais,  hélas  !  ce  n'est  qu'une  fantasma- 
gorie ! 


SCENE    IV 
FAUST,    WAGNER 

WAGNER 

{En  robe  de  chambre  et  en  bonnet  de  nuit,  une 
lampe  à  la  main.  —  Faust  se  détourne  avec  mau- 
vaise humeur.) 

Pardonnez  !  Je  vous  entendais  déclamer  !  Vous 
lisiez,  sans  doute,  une  tragédie  grecque  et  je  vou- 
drais me  perfectionner  dans  cet  art,  qui  est  au- 
jourd'hui, fort  eu  honneur.  Ah  !  Dieu  !  L'art  est 
long,  et  notre  vie  est  courte  !  Que  de  difficultés 
n'éprouve-t-on  pas  à  remonter  aux  sources  !  Et 
un  pauvre  diable  peut  mourir,  avant  d'avoir  fait 
la  moitié  du  chemin  !  Pour  moi,  au  milieu  de 
mes  livres  et  parchemins,  je  me  sens  souvent  mal 
à  la  tète  et  au  cœur  ! 

FAUST 

Un  parchemin  saurait-il  être  la  source  où  notre 
âme  puisse  apaiser  sa  soif  éternelle  ?  Vous  n'êtes 
pas  consolé,  si  la  consolation  ne  jaillit  pas  de  voire 


—  33  — 

cœur  !  Je  vous  prie,  mon  ami,  de  vous  retirer  ;  il 
se  fait  tard  ! 

WAGNER 

J'aurais  veillé  volontiers,  pour  profiter  de  l'en- 
tretien d'un  homme  aussi  instruit  que  vous  ;  de- 
main, vous  voudrez  bien,  j'espère,  me  permettre 
d'autres  questions.  Je  me  suis  adonné  à  l'étude 
avec  zèle^  et  j'ai  acquis  beaucoup  de  connaissan- 
ces, mais  je  voudrais  tout  savoir  ! 

(//  sort.) 

FAUST,  seul. 

Comment  l'espérance  n'abandonne-t-elle  pas 
une  si  pauvre  tête  !  Sa  main  avide  creuse  la  terre 
pour  chercher  des  trésors,  mais  qu'il  trouve  un 
vermisseau  et  le  voilà  content  !  [Montrant  un 
crâne  sur  une  table.)  O,toi,  pauvre  crâne  vide,  ton 
ricanement  semble  s'adresser  à  moi  !  Est-ce  pour 
me  dire  qu'il  fut  un  temps  où  ton  cerveau  était, 
comme  le  mien,  rempli  d'idées  confuses,  et  qu'au 
milieu  d'un  triste  crépuscule,  il  errait  misérable- 
ment,  à  la   recherche  de  la  vérité  ?  Instruments 


-34- 

que  je  vois  ici,  vous  semblez  me  narguer  avec  tou- 
tes vos  roues,  vos  dents  et  vos  cylindres  !  La  na- 
ture mystérieuse  ne  se  laisse  point  dévoiler,  et  il 
n'est  ni  levier  ni  machine  qui  puisse  la  contraindre 
à  faire  voir  à  mon  esprit  ce  qu'elle  a  résolu  de  lui 
cacher.  {Prenant  un  flacon  sur  une  étagère.)  Je  te 
salue,  flacon  solitaire,  que  je  saisis  avec  un  pieux 
respect!  En  toi  je  salue  l'esprit  de  l'homme  et  son 
industrie  !  Rempli  d'un  extrait  des  sucs  les  plus 
doux,  favorables  au  sommeil,  tu  contiens  aussi 
toutes  les  forces  qui  donnent  la  mort  !  Accorde 
tes  faveurs  à  celui  qui  te  possède  !  Je  te  vois  et  ma 
douleur  s'apaise,  je  te  saisis  et  la  tempête  de  mon 
esprit  se  calme  !  Je  me  sens  entraîné  dans  le  vaste 
Océan,  et  je  vois  un  nouveau  jour  se  lever  au  loin, 
sur  des  plages  inconnues.  [Prenant  une  coupe.) 
Coupe  d'un  pur  argent,  sors  de  ton  étui,  où  je  t'a- 
vais oubliée  pendant  de  longues  années  !  Tu  bril- 
lais jadis,  aux  festins  de  mes  pères,  tu  égayais 
les  convives,  en  passant  de  main  en  main.  Chacun 
se  faisait  un  devoir  de  célébrer  en  vers  la  beauté 
de  tes  ciselures  et  de  te  vider  d'un  seul  trait  !  Tu 
me  rappelles  les  nuits  de  ma  jeunesse  !  Voici  une 
liqueur  que  je  dois  boire  pieusement  ;  elle  te  rem- 
plit de  ses  flots  noirâtres.  Je  l'ai  préparée,  je  l'ai 


choisie,  elle  sera  ma  boisson  dernière  et  je  la  con- 
sacre avec  toute  mon  âme,  comme  libation  solen- 
nelle,à  Faurore  d'un  jour  plus  beau! 

{Il porte  la  coupe  à  sa  bouche  ; 
sons  de  cloches  et  chœurs.) 

CHOEUR,  dans  les  coulisses. 

Christ  est  ressuscité  !  Joie  aux  mortels  qui  lan- 
guissent ici-bas  dans  les  liens  du  vice  et  du  péché 
originel  ! 

FAUST 

Quels  sons  doux  et  puissants  arrachent  la  coupe 
à  mes  lèvres  altérées?  Le  bourdonnement  des  clo- 
ches annonce-t-il  déjà  la  première  heure  de  la  fête 
de  Pâques  ?  Les  chœurs  célestes  entonnent-ils 
déjà  les  chants  de  consolation,  qui  sortirent  jadis 
des  lèvres  des  anges,  pour  nous  assurer  une  al- 
liance nouvelle  ? 

LE    CHOEUR 

Christ  est  ressuscité  1  Rompez  avec  joie  les  liens 
qui  vous  enserrent  !  Vous  qui  le  glorifiez  par  l'ac- 


-36  — 


tion  et  l'amour,  vous  qui  partagez  vôtre  pain  av6G 
vos  frères,  et  qui  répandez  l'espérance,  le  Seigneur 
est  parmi  vous  :  il  est  ici  ! 


FAUST 


Pourquoi,   chants  du  ciel,  chants  puissants  et 
doux,  me  cherchez-vous  dans  la  poussière  ?  Reten- 
tissez pour  ceux  que  vous  touchez  encore  !  J'en- 
tends bien  la  nouvelle  que  vous  apportez,  mais  la 
foi  me  manque  pour  y  croire  !  Et  pourtant  ces  sons, 
entendus  depuis  mon  jeune  âge,  me  rappellent  à 
la  vie  !  Autrefois,  pendant  les  jours  de   fêtes,  je 
sentais  la  grâce  descendre  en  moi  ;  les  sons  des 
cloches  me  remplissaient  d'une  douce  ferveur  et 
la  prière  devenait  une  source  de  joie  pour  moi. 
J'éprouvais  alors  un  besoin  irrésistible  de  courir 
à  travers  champs  et  à  travers  bois,  et,  les  yeux 
remplis  de  larmes,  je  communiais  avec  la  nature 
entière.  Ces  chants  annoncent  à  nouveau  l'avène- 
ment du  printemps  ;    le  souvenir  de   ces  jours 
empêche  ma  main  d'accomplir  l'acte  décisif.  Reten- 
tissez encore,  chants  célestes  !  Les  larmes  coulent 
de  mes  yeux  !  La  terre  m'a  reconquis  !  {L,e  chien 
grogne;  Faust  s' adressant  à  lui.)  Gesse   tes  gro- 


-37- 

gnements,  barbet  !  Ton  aboiement  s'accorde  mal 
avec  les  sons  divins  qui  emplissent  mon  âme  !  Les 
hommes,  souvent,  conspuent  le  bien  et  le  beau  et 
hurlent  après  tout  ce  qu'ils  ne  comprennent  pas  ; 
voudrais-tu  les  imiter  en  cela  ? 

[Faust  s'assied.) 

Hélas,  déjà  je  sens  la  sérénité  de  l'esprit  me 
quitter  !  Cherchons  l'apaisement  dans  la  Sainte- 
Bible,  source  de  toute  consolation  !  Essayons  de  la 
traduire  en  toute  simplicité  et  sans  aucune  idée 
préconçue.  [Il prend  sur  la  table  une  Bible,  et  la 
met  sur  le  pupitre.)l\  est  écrit  :  «  Au  commence- 
ment, fut  le  Verbe  »  !  Me  voilà,  dès  le  début,  embar- 
rassé !  Je  ne  puis  attribuer  tant  d'importance  au 
Verbe  !  Traduisons  donc  par  :  «  Au  commence- 
ment, fut  la  Raison  !  »  N'allons  pas  trop  vite,  et 
réfléchissons  un  peu  !  Est-ce  bien  la  Raison  qui 
crée  et  anime  tout  ?  J'aime  mieux  mettre  :  «  Au 
commencement,  fut  la  Force  »  !  Quelque  chose  me 
dit  de  ne  pas  m'en  tenir  là  !  Mais  je  me  sens  ins- 
piré et  j'écris  :  «  Au  commencement,  fut  l'action  »  ! 
[Le  barbet  se  met  à  hurler.)  Si  tu  veux  que  je  par- 
tage avec  toi  la  chambre,  cesse  tes  cris,  cesse  tes 
hurlements  !  Mais  est-ce  une  ombre  ^  Est-ce  une 

3 


-58- 

réalité?  Le  barbet  devient  immense  !  Il  se  dresse 
et  n'a  plus  la  forme  d'un  chien  !  C'est  un  spectre 
que  j'ai  introduit  chez  moi  !  Voilà  qu'il  ressemble 
à  un  hippopotame,  avec  des  yeux  étincelants,  et 
une  gueule  terrible  !  0  je  te  reconnais  ! . . . 

{Un  nuage  tombe  avec  fracas;  quand  il  dis- 
paraît ^  on  voit  Méphistophélès  habillé  en 
chevalier.) 


SCÈNE    V 
FAUST,     MÉPHISTOPHÉLÈS 

FAUST 

C'est  donc  là  ce  que  cachait  le  barbet  ?  Un  che- 
valier errant  ! 

MEPHISTO 

Je  salue  le  savant  docteur  ! 

FAUST 

Quel  est  ton  nom? 

ÉPHISTO 

La  demande  me  paraît  étrange,  pour  quelqu'un 
qui  a  tant  de  mépris  pour  les  mots  !  Je  suis  celui 
qui  fait  du  bien,  en  voulant  faire  du  mal  1  Je  suis 
l'esprit  qui  toujours  nie,  et  cela  avec  juste  raison  ; 
car  tout  ce  qui  existe  est  digne  d'être  détruit  ;  il 
serait  donc  mieux  que  rien  n'existât  !  Ainsi,  tout 


ce  que  vous  nommez  péché,  destruction,  bref  ce 
qu'on  entend  par  mal,  voilà  mon  élément  !  Nous 
sommes  donc  faits  pour  nous  entendre  I  Pour  dis- 
siper ta  mauvaise  humeur,  me  voici  en  jeune  sei- 
gneur, avec  l'habit  écarlate  brodé  d'or,  le  petit 
manteau  de  satin  empesé,  la  plume  de  coq  au  cha- 
peau, une  épée  bien  affilée  et  je  te  donne  le  con- 
seil d'en  faire  autant;  affranchi  de  tes  chaînes,  tu 
pourras  goûter  avec  moi  les  plaisirs  de  la  vie  ! 

FAUST 

Sous  quelque  habit  que  ce  soit,  je  n'en  sentirai 
pas  moins  les  misères  de  l'existence  !  C'est  avec 
effroi,  que,  le  matin,  je  me  réveille, sachant  que  la 
journée  dans  son  cours  ne  satisfera  pas  un  seul  de 
mes  désirs,  mais,  qu'en  revanche,  il  paralysera  les 
aspirations  de  mon  cœur  !  Je  maudis  tout  ce  qui 
entoure  l'âme  d'attraits  et  de  prestiges  !  Maudite 
soit  la  splendeur  des  vaines  apparences  qui  assiè- 
gent nos  sens  !  Maudit  soit  ce  qui  nous  séduit  dans 
nos  rêves,  mirages  de  gloire  et  d'immortalité  ! 
Maudits  soient  les  objets,  dont  la  possession  nous 
flatte,  femme  ou  enfant,  valet  ou  charrue  !  Mau- 
dit soit  Mammon,  qui  nous  pousse  à  des  entrepri- 


-4i  - 

ses  audacieuses,  et  qui  nous  entoure  de  jouissan- 
ces oisives  !  Maudite  soit  toute  exaltation  de  l'a- 
mour! Maudite  soit  l'espérance  !  Maudite  la  foi  ! 
Et  maudite,  avant  tout,  la  patience  ! 

MEPHISTO 

Cesse  de  jouer  avec  cette  tristesse,  qui,  comme 
un  vautour,  dévore  ta  xîg  !  En  si  mauvaise  compa- 
gnie que  tu  sois,  tu  peux  sentir  que  tu  es  un 
homme  avec  les  hommes.  Si  tu  veux  t'unir  à  moi, 
je  suis  prêt  à  me  mettre  à  ton  service,  sur-le- 
champ  !  Tu  verras  tout  ce  que  mon  art  peut  pro- 
curer de  plaisirs  !  Je  te  donnerai  ce  qu'aucun 
homme  n'a  pu  même  entrevoir  ! 

FAUST 

Et  qu'as-tu  à  donner,  pauvre  démon?  L'esprit 
d'un  homme,  en  ses  hautes  inspirations,  fut-il 
jamais  compris  par  tes  pareils?  Tu  n'as  que  des 
ahments  qui  ne  rassasient  pas,  de  l'or  pâle  qui 
s'écoule  des  mains  comme  le  vif-argent,  un  jeu 
auquel  on  ne  gagne  jamais,  une  fille,  qui,  jusque 
dans  mes  bras,  fait  les  yeux  doux  à  mon  voisin, 


l'honneur  ?  belle  divinité  qui  s'évanouit  comme  un 
météore  !  Fais  moi  voir  un  fruit  qui  ne  pourrisse 
pas  et  des  arbres  qui  tous  les  jours  se  couvrent 
d'une  verdure  nouvelle  ! 

MEPHISTO 

Une  pareille  entreprise  n'est  pas  pour  m'ef- 
frayer  ;  je  puis  t'offrir  de  tels  trésors  !  Oui,  le 
temps  est  venu,  où  nous  pouvons  nous  divertir 
en  toute  sécurité  !... 

FAUST 

Si  jamais  je  puis  m'étendre  sur  un  lit  de 
paresse,  que  ce  soit  fait  de  moi  à  l'instant  I  Si  tu 
peux  me  flatter  au  point,  que  je  me  plaise  à  moi- 
même,  si  tu  peux  m'abuser  par  des  jouissances, 
que  ce  soit  pour  moi  le  dernier  jour!...  Mais  je 
t'en  défie  bien  ! 

MEPHISTO 

Tope  là  1 

FAUST,  avec  ardeur. 
Eh  bien,  s'il  m'arrive  de  dh'e  à  la  minute  que 


-43- 

j'aurai  vécue  :  «  Arrète-toi,  tu  es  si  belle  !»  alors, 
tu  peux  m 'enchaîner  pour  jamais,  et  que  les  temps 
soient  accomplis  pour  moi  ! 

MÉPHIST 

Je  vais  donc,  aujourd'hui  même,  à  la  table  de 
Monsieur  le  Docteur,  remplir  mon  rôle  de  valet  ! 
Un  mot  encore  !  Par  la  Aàe  et  par  la  mort,  je 
demande  deux  mots  d'écrit  ! 

FAUST 

Il  te  faut  aussi  un  écrit,  pédant  ?  Ne  sais-tu  pas 
ce  que  c'est  qu'un  homme,  ni  ce  que  la  parole  a 
de  valeur  ? 

MEPHISTO 

A  quoi  bon  tout  ce  bavardage?  Il  suffira  du  pre- 
mier papier  venu  !  Tu  te  serviras,  pour  signer  ton 
nom,  d'une  petite  goutte  de  sang  ! 

FAUST,  signant. 

Aucune  crainte  que  je  viole  mon  engagement  ! 
L'expansion  de  toute  ma  force  est  justement  ce 


que  je  désire  !  Mon  sein  guéri  de  l'ardeur  de  la 
science  ne  sera  désormais  fermé  à  aucune  douleur  ! 
Je  veux  atteindre  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  élevé  et 
de  plus  secret  !  Je  veux  entasser  dans  mon  cœur 
tout  le  bien  et  tout  le  mal  qu'il  peut  contenir  !  Mais 
hélas!  je  le  sens,  aucune  force  nouvelle  ne  jaillit 
de  lui  !  Je  ne  puis  me  grandir  de  l'épaisseur  d'un 
cheveu,  ni  me  rapprocher  de  l'infini  ! 

MEPHISTO 

Allons  donc,  tes  mains,  tes  pieds,  ton  derrière 
t'appartiennent  ;  mais  ce  dont  tu  jouis  t'appartient- 
il  moins  ?  Si  tu  possèdes  six  chevaux,  leurs  forces 
ne  sont-elles  pas  les  tiennes  ?  Tu  les  conduis  et  te 
voilà  comme  si  tu  avais  vingt-quatre  jambes  !  Je 
te  le  dis,  un  homme  qui  ergote  est  comme  un  ani- 
mal qu'un  lutin  fait  tourner  en  cercle,  tandis 
qu'un  bon  pâturage  s'étend  à  l'entour  !  Vite,  met- 
tons-nous en  route  ! 

FAUST 

Par  où  commençons-nous  ? 


—  A5  — 


MEPHISTO 


N'importe  ;  ce  cabinet  n'est  qu'un  lieu  de  tor- 
tures ;  à  quoi  bon  te  tourmenter  et  ennuyer  tes 
disciples  avec  des  idées  chimériques  ?  Ce  que  tu 
saisie  mieux,  tu  n'oserais  le  dire  à  tes  élèves  !... 
J'en  entends  justement  un  dans  le  corridor  I 

FAUST 

Je  ne  puis  le  recevoir  ! 

MEPHISTO 

Va  te  préparer  pour  le  voyage  et  donne-moi  ta 
robe  et  ton  bonnet  ;  le  déguisement  me  siéra 
bien  !  (//  s'habille.  Faust  sort  ;  Mephisto  le  regarde 
partir.)  Méprise  la  raison  et  la  science  et  tu  es  à 
moi  irrévocablement  !  {Au  public.)  Je  vais  le  traîner 
dans  les  médiocrités  de  la  vie  ;  il  va  se  débattre, 
se  cramponner  et,  dans  son  désir  insatiable,  il 
verra  la  coupe  pleine  reculer  devant  ses  lèvres 
avides  !  (//  sonne,  un  écolier  entre,  en  faisant  des 
génuflexions.) 

3. 


SCENE     VI 
MEPHISTO,  un  écolier,  puis  FAUST 

l'écolier,  timide. 

Je  ne  suis  ici  que  depuis  peu  de  temps,  et  je 
viens  respectueusement  demander  au  Maître 
vénéré  de  tous,  de  vouloir  bien  s'intéresser  à  mon 
sort! 

MEPHISTO 

Vos  manières  honnêtes  me  plaisent  beaucoup  ! 


l'écolier 


J'ai  quelque  argent,  une  bonne  santé  et  beau- 
coup de  bonne  volonté  ;  ma  mère  a  eu  bien  de  la 
peine  à  se  séparer  de  moi  et  je  voudrais  appren- 
dre quelque  chose  d'utile  ! 

MEPHISTO 

Vous  êtes  à  la  bonne  source  ! 


-47- 

l'écolier,  enhardi. 

Je  souhaite  devenir  très  savant  et  connaître  ce 
qu'il  y  a  sur  la  terre  et  dans  le  ciel  ;  la  science  et 
la  nature  ! 

MEPHISTO 

Vous  êtes  en  bon  chemin,  mon  ami  !  Je  vous 
conseillerai  d'abord,  un  cours  de  logique,  pour 
vous  dresser  l'esprit  et  le  faire  trotter  dans  les 
sentiers  droits  de  la  routine  !  La  philosophie  vient 
ensuite  ;  elle  vous  démontrera  que  tout  doit  être 
comme  il  est  :  le  premier  est  cela,  le  second  cela, 
donc  le  troisième  et  le  quatrième  sont  cela,  et  que 
si  le  premier  et  le  second  n'existaient  pas,  le 
troisième  et  le  quatrième  n'existeraient  pas  davan- 
tage !  Les  étudiants  de  tous  les  pays  prisent  fort 
ce  raisonnement  1 


l'écolier 


Je  ne  comprends  pas  très  bien 


MEPHISTO 

Cela  viendra!  Et  puis,  il  faut  avant  tout  vous 


-48- 

mettre  à  la  métaphysique  et  scruter  profondément 
ce  qui  n'est  pas  du  ressort  de  l'esprit  de  l'homme  I 
Que  cela  aille  ou  n'aille  pas,  ayez  toujours  un  mot 
à  votre  disposition  et  vous  arriverez  alors  au  tem- 
ple de  la  certitude  ;  avec  des  mots  on  peut  discu- 
ter et  bâtir  des  systèmes  fort  convenables.  Mais, 
surtout,  mon  bon  ami,  soyez  ici  au  premier  son 
de  cloche  et  copiez  les  paroles  du  Maître,  exacte- 
ment, comme  si  le  Saint  Esprit  vous  dictait  ! 


l'écolier 


Vous  n'avez  pas  besoin  de  me  le  dire  deux  fois  I 
Quand  on  a  mis  du  noir  sur  du  blanc,  on  rentre 
chez  soi  fort  tranquille  !  Oserais-je  vous  déranger 
une  autre  fois, pour  profiter  plus  complètement  de 


votre  sagesse  ? 


MEPHISTO 

Volontiers  ! 


{L'écolier  salue  respectueusement  et  se  retire. 
Faust  entre.) 

FAUST 

Et  où  allons-nous,  maintenant  ? 


-49- 


MEPHISTO 


Où  il  te  plaira  !  Nous  verrons  d'abord  le  petit 
et  puis  le  grand  monde  !  Que  de  plaisirs  et  que  de 
fruits  nous  récolterons  dans  notre  course  ! 


FAUST 

Mais,  vois  ma  longue  barbe  !  De  plus,  je  n'ai  pas 
le  moindre  savoir-vivre  ;  je  n'ai  jamais  su  me 
produire  dans  le  monde  ;  je  me  sens  si  petit  en 
présence  des  autres.  Je  serai  embarrassé  à  tout 
moment  ! 

MEPHISTO 

(//  tire  un  flacon  de  sa  poche,  en  verse  le  contenu 
dans  une  coupe,  et  la  présente  à  Faust,  en 
faisant  force  gestes  et  simagrées.) 

Bois  ça  !  Ce  breuvage  te  sera  salutaire.  [Faust 
boit;  il  se  produit  une  explosion^  et  Faust  repa- 
raît, rajeuni,  habillé  en  chevalier.)  Pour  le  reste, 
aie   confiance   en  toi-même,  et  tout  ira  pour  le 


—  5o  — 

mieux;  avec  cet   élixir  dans  le  corps,  tu  verras 
une  Hélène  dans  chaque  femme  ! 

[Il  commence  à  faire  jour;  on  voit  des  fidèles 
sortir  de  l'Eglise  ;  Faust  et  Mephisto  se 
mêlent  à  la  foule  ;  Faust  aperçoit  Margue- 
rite et  s'approche  d'elle.) 


SCENE    VII 
LES    MÊMES,     MARGUERITE 

FAUST,  s' approchant  de  Marguerite. 

Ma  belle  demoiselle,  oserai-je  vous  offrir  mon 
bras  ? 

MARGUERITE 

Je  ne  suis  ni  demoiselle  ni  belle,  et  je  n'ai  besoin 
de  personne  pour  rentrer  à  la  maison  ! 

[Elle  se  dégage  et  s'enfuit.) 

FAUST 

Que  cette  enfant  est  belle  !  De  ma  vie  je  n'ai 
rien  vu  de  pareil  I  Convenable,  modeste  et  avec 
cela  je  ne  sais  quoi  de  piquant  !  La  façon  dont  elle 
a  baissé  les  yeux  s'est  gravée  pour  toujours  dans 
mon  cœur  !  Et  cette  jupe  courte  !  D'honneur,  elle 
est  à  ravir!  {A  Mephisto. )\\  faut  me  procurer  cette 
jeune  fille  ! 


52   — 


MEPHISTO 


C'est  l'innocence  même  !  Elle  vient  à  confesse 
pour  un  rien  ;  je  n'ai  aucun  pouvoir  sur  elle  ! 


FAUST 


Monsieur  le  Magister,  assez  1  Et  tenez-vous-lc 
pour  dit  !  Si  ce  soir  même  la  douce  créature  ne 
repose  pas  dans  mes  bras,  nous  nous  séparons  à 
minuit  ! 


MEPHISTO 


J'ai  besoin  au  moins  de  quinze  jours  pour  épier 
l'occasion  1 


FAUST 


Et  si  j'avais  seulement  sept  heures  devant  moi, 
aurais-je  besoin  du  diable  pour  la  séduire  ? 


MEPHISTO 


Tu  parles  déjà  presque  comme  un  Français  !  Pour- 
quoi te  presser  ?  Le  plaisir  en  est  beaucoup  moins 
vif  1 


—  53  -- 


FAUST 


J'ai  bon  appétit  et  n'ai  besoin  d'aucun  artifice  ! 

MEPHISTO 

C'est  bien,  je  te  conduirai  ce  soir  même  dans  sa 
chambre  !  En  attendant  allons  dans  certain  cabaret, 
où  l'on  trouve  joyeuse  société  ;  tu  verras  comment 
avec  peu  de  moyens  le  peuple  sait  se  rendre  la  vie 
agréable  !  {Ils  s'en  vont.) 

Rideau 


TABLEAU   II 


FAUST 

S'abandonner  l'un  à  l'autre  pour 
goûter  un  ravissement  tel,  qu'on 
serait  au  désespoir  de  le  voir  finir  ! 

Oh  non  !  non  !  Qu'il  n'ait  point  de 
fin 


TABLEAU  II 


La  scène  représente  un  square,  avec,  devant,  une 
fontaine  et  une  petite  chapelle.  De  chaque  côté,  des 
maisons  ;  celle  de  Marguerite  à  gauche,  celle  de  Mar- 
the à  droite. 


SCENE    I 

IMÉPHISTO,    FAUST,    MARTHE,    MARGUERITE 
{Ils  se  promènent  par  couples.) 

MARGUERITE 

Je  sens  bien  que  monsieur  me  comble  d'égards 
et  s'abaisse  jusqu'à  moi  pour  me  rendre  confuse  1 
Les  voyageurs  ont  l'habitude  de  prendre  ainsi  tout 
du  bon  côté  !  Mais  je  sais  fort  bien  qu'un  homme 
aussi  connaisseur  que  vous  ne  peut  trouver  aucun 
plaisir  à  ma  pauvre  conversation  ! 

FAUST 

Un  regard  de  toi,  une  seule  parole  m'en  dit 
plus  que  toute  la  science  de  ce  monde  ! 

(//  lui  baise  la  main.) 

MARGUERITE 

Que    faites-vous  ?  Ma  main  est  si  vilaine,   si 


-  59  - 

rude  !  J'ai  beaucoup  à  travailler  chez  nous  et  ma 

mère  est  si  exigeante  ! 

{Ils  passent.) 


MARTHE 


Et   vous,    monsieur,  vous    voyagez    toujours 
ainsi  ? 


MEPHISTO 


Le  devoir  nous  y  force  !  Avec    quel   chagrin 
n'avons-nous  pas  quitté  ces  lieux  ? 


MARTHE 


Dans  la  force  de  l'âge,  on  a  plaisir  à  courir  le 
monde,  mais  quand  vient  la  mauvaise  saison,  per- 
sonne ne  se  trouve  bien  de  s'acheminer  seul  au 
tombeau  ! 


MEPHISTO 


J'entrevois  cela  avec  effroi  ! 

MARTHE 

C'est  pourquoi  il  faut  se  décider  à  temps 

{Ils  passent.) 


—  6o 


MARGUERITE 


Oui,  loin  des  yeux,  loin  du  cœur  !  La  politesse 
vous  est  facile  et  vous  avez  des  amies  plus  spiri- 
tuelles que  moi  ! 


FAUST 


Ma  chère  amie,  ce  que  l'on  décore  du  nom  d'es- 
prit n'est  souvent  que  sottise  et  vanité  ! 


MARGUERITE 

Gomment  cela  ? 

FAUST 


Faut-il  que    la    simplicité    et  Tinnocence    ne 
sachent  jamais  s'apprécier  à  leur  juste  valeur  ! 


MARGUERITE 


Pensez  un  seul  moment  à  moi  ;  j'aurai  assez  de 

temps  pour  songer  à  vous  I 

[Ils  passent.) 


öl   - 


MARTHE 


Les  pauvres  femmes  ont  fort  à  faire  !  Il  est  dif- 
ficile de  convertir  un  célibataire  1 


MEPHISTO 


Qu'il  se  présente  une  femme  comme  vous  et,  il  y 
aura  de  quoi  modifier  mes  idées  à  ce  sujet  ! 


MARTHE 


Soyez  franc  !  N'avez-vous  encore  rien  trouvé  ? 
Votre  cœur  ne  s'est-il  pas  encore  attaché  quelque 
part  ? 

MEPHISTO 

Le  proverbe  dit  :  Une  maison  à  soi  et  une  brave 
femme  valent  l'or  et  les  perles  1 

MARTHE,  avec  impatience . 

Je  demande  si  vous  n'avez  pas  obtenu  des  fa- 
veurs de  personne? 

4 


—  6q  — 

mephisto 
On  m'a  reçu  partout  honnêtement  I 

MARTHE 

Je  voulais  dire  :  votre  cœur  n'a-t-il  jamais  eu 
d'engagement  sérieux  ? 

MEPHISTO 

On  ne  doit  jamais  badiner  avec  les  dames  1 

MARTHE,  avec  désespoir. 
Ah  1  vous  ne  me  comprenez  pas  ! 

MEPHISTO 

Je  suis  vraiment  fâché,  pourtant  je  comprends 

que... 

[Ils  passent.) 

PAUST 

Et  tu  me  pardonnes,  cher  ange,  la  liberté  que 


—  63  — 


j'ai  prise  l'autre  matin,  lorsque  tu   es  sortie  de 


l'église  ? 


MARGUERITE 


J'étais  très  confuse  ;  jamais  cela  ne  m'était 
arrivé  ;  personne  n'aurait  pu  dire  du  mal  de  moi . 
Ali  !  pensais-je,  aurait-il  trouvé  dans  mes  manières 
quelque  chose  de  hardi,  d'inconvenant  ?  Il  a  paru 
s'attaquer  à  moi,  comme  s'il  avait  affaire  à  une 
fille  !  J'avoue  pourtant  qu'un  je  ne  sais  quoi  com- 
mençait déjà  à  m'émouvoir  en  votre  faveur  ;  et  je 
me  suis  reproché  de  n'avoir  pas  pu  vous  traiter 
plus  sévèrement  I 

FAUST 

Chère  amie  ! 

(//  essaie  de  lui  prendre  la  main.) 

MARGUERITE 

Laissez-moi  I 

[Elle  cueille  une  marguerite  et  en  arrache  les 
pétales  les  uns  après  les  autres.) 

FAUST 

Que  fais  tu  ? 


-64- 

MARGUERITE 

Vous  VOUS  moquerez  de  moi  ! 

[Elle  r effeuille  et  murmure  tout  bas.) 

FAUST 

Que  murmures-tu  ? 

MARGUERITE,   àmivoîx. 

Il  m'aime  I  II  ne  m'aime  pas  ! 

FAUST 

Douce  amie  ! 

MARGUERITE 

Il  m'aime  !  Il  ne  m'aime  pas  !  [Avec  joie.)  Il 
m'aime  ! . . . 

FAUST 

Oui,  mon  enfant,  que  la  prédiction  de  cette  fleur 
soit  pour  toi  l'oracle  des  dieux  !  Il  t'aime  !  Il 
t'aime  !  Comprends-tu  ce  que  cela  veut  dire  ? 

(//  saisit  ses  deux  mains.) 


—  65  — 

MARGUERITE 

Je  frissonne  I 

FAUST 

Ne  tremble  pas  !  Que  ce  regard,  que  ce  serre- 
ment de  mains  te  disent  ce  qui  ne  peut  s'exprimer! 
S'abandonner  l'un  à  l'autre  pour  goûter  un  ravis- 
sement tel,  qu'on  serait  au  désespoir  de  le  voir 
finir  !  Oh  !  non  !  non  !  qu'il  n'ait  point  de  fin  ! 

{Marguerite  lui  serre  les  mains  et  s^enfuit. 
Faust  reste  un  instant  absorbé  dans  ses  pen- 
sées, puis  la  suit.) 

MARTHE 

Voilà  le  jour  qui  baisse  I 

MEPHISTO 

Oui,  il  nous  faut  partir  ! 

MARTHE 

Je  vous  prierais  bien  de  rester,  mais  on  est  si 
méchant  dans  notre  ville  !  On  dirait  que  personne 

4. 


^  66  -- 

n'a  rien  à  faire,  que  de  surveiller  les  allées  et  venues 
de  ses  voisins  1  Et  notre  jeune  couple  ? 

MEPHISTO,  avec  malice. 

Il  s'est  envolé  !  par  l'allée  !  papillons  incons- 
tants ! . . . 

MARTHE 

Il  a  l'air  d'être  épris  1 

MEPHISTO 

Et  elle  aussi  ;  ainsi  va  le  monde  !... 

{Ils  passent.) 

FAUST,  arrivant. 

Ah  !  friponne  !  Je  t'attrape  ! 

(//  l'embrasse.) 

MARGUERITE,  rendant  le  baiser. 

Oh  !  le  meilleur  des  hommes  ;  je  t'aime  du  fond 
du  cœur  ! 


1 


-67- 

MEPHISTO 

Il  est  temps  de  se  quitter  ! 

MARTHE 

Oui,  il  est  tard,  monsieur  ! 

[Ils  s'éloignent.) 

MARGUERITE 

Il  faut  que  je  rentre  I 

FAUST 

Ah  !  ne  pourrais-je  encore  une  fois  reposer  sur 
ton  sein,  presser  mon  cœur  contre  ton  cœur  et 
mêler  mon  âme  à  ton  âme  ? 

MARGUERITE 

Si  j'étais  seule,  je  laisserais  volontiers  les  ver- 
rous ouverts  ;  mais  ma  mère  ne  dort  pas,  et  si  elle 
nous  surprenait,  j'en  mourrais  ! 

FAUST 

Gela  ne  t'arrivera  pas  ;  deux  gouttes  de  ce  fia- 


—  68  — 

con  dans  sa  boisson  l'endormiront  d'un  profond 
sommeil. 

(//  lui  donne  un  flacon.) 

MARGUERITE 

Que  ne  ferais-je  pour  toi  !  Quand  je  te  vois,  je 
ne  sais  quoi  m'oblige  à  ne  te  rien  refuser  !  J'ai  déjà, 
tant  fait  pour  toi  !.. .  A  ce  soir  donc  ! 

[Faust  la  quitte.  En  se  dirigeant  vers  sa  mai- 
son, Marguerite  rencontre  Lisette  venant  de 
la  font  aine  j  une  cruche  à  la  main.) 


SCÈNE    II 
MAR  UERITE,    LISETTE 

LISETTE 

Bonjour,  mon  amie  ;  n'as-tu  rien  appris  sur  la 
petite  Barbe? 

MARGUERITE 

Pas  un  m  "  t  ;  je  sors  si  peu  ! 

LISETTE 

C'est  certain,  Sybille  vient  de  me  le  dire,  elle 
s'est  enfin  laissée  séduire  !  Les  voilà  bien  toutes 
avec  leurs  manières  distinguées  1 

MARGUERITE 

Comment? 

LISETTE 

C'est  une  horreur  !  Quand  elle  boit  et  mange, 
c'est  pour  deux  ! 


70  — 


MARGUERITE 

Ahl 

LISETTE 


Voilà  comment  cela  a  fini  I  Que  de  temps  elle 
a  été  pendue  à  ce  vaurien  !  C'étaient  des  prome- 
nades continuelles,  au  village  ou  à  la  danse  1  II  fal- 
lait qu'elle  fût  la  première  partout,  elle  s'en  fai- 
sait accroire  sur  sa  beauté  et  avait  apsez  peu 
d'honneur  pour  accepter  des  présents,  sans  rougir, 
d'abord  une  caresse,  puis  un  baiser,  si  bien  que 
sa  fleur  est  loin  ! 

MARGUERITE 

La  pauvre  créature  ! 

LISETTE 

Et  tu  la  plains!  Quand  nous  étions  seules,  à  filer 
le  lin,  le  soir,  nos  mères  nous  empêchaient  de  des- 
cendre, tandis  qu'elle,  elle  s'asseyait  avec  son 
amoureux  dans  l'allée  sombre  ;  il  n'y  avait  pas 
pour  eux  d'heure  assez  longue  1  Elle  peut  bien 


-  7ï  — 

maintenant  aller  s'humilier  à  l'église,  revêtue  du 
cilice  de  pénitente  ! 

MARGUERITE 

Il  la  prendra  sans  doute  pour  femme  ! 

LISETTE 

Il  serait  bien  sot  1 

MARGUERITE 

Ce  sera  mal  de  sa  part  ! 

LISETTE 

Quand  même  elle  le  retrouverait,  cela  ne  lui 
servirait  guère  !  Les  garçons  lui  arracheront  sa 
couronne  !  Au  revoir,  il  faut  que  je  rentre  ! 

[Elles  se  séparent.) 


SCÈNE  III 
MARGUERITE,  puis  LE  MAUVAIS   ESPRIT 

MARGUERITE,    Seule. 

Gomment  pouvais-]e,  autrefois,  médire  d'une 
pauvre  fille,  parce  qu'elle  avait  eu  le  malheur  de 
faillir  I  Je  ne  trouvais  pas  de  termes  assez  forts 
pour  les  péchés  des  autres,  et,  maintenant,  je  ne 
suis  moi-même  que  péché  !  Gependant  tout  m'y  a 
entraîné  I  II  est  si  bon  !  Hélas  !  il  est  si  aimable  I 

{Elle  s'agenouille  devant  l'image  de  la  vierge 
placée  dans  une  niche,  près  de  la  porte  de  la 
chapelle.  On  entend  un  bruit  d'orgues  avec 
chœurs  :  Dies  irœ,  dies  illa,  etc.) 

[Implorant.) 

Abaisse,  ô  mère  des  douleurs,  un  regard  de  pitié 
sur  ma  peine  ! 

LE   MAUVAIS  ESPRIT 

Gomme  tu  étais  toute  autre,  Marguerite,  lors- 


-53- 

que,  pleine  d'innocence,  tu  murmurais  des  prières 
dans  un  petit  livre  usé,  le  cœur  rempli  des  jeux 
de  l'enfance  et  de  l'amour  de  Dieu  I  Que  de  péchés 
dans  ton  cœur  I  Ne  sens-tu  pas  ce  qui  s'agite  dans 
ton  sein  ? 

MARGUERITE 

0  mère  glorieuse,  sauve-moi  de  la  honte  et  de 
la  mort  I 

LE   MAUVAIS   ESPRIT 

Le  crime  et  la  honte  ne  peuvent  rester  cachés  ! 

MARGUERITE,  éperdue. 

Abaisse,  ô  mère  des  douleurs,  un  regard  de 
pitié  sur  moi  ! 

{Chœur  avec  orgue  :) 
Judex  ergo  cum  sedebit,  etc. 

MARGUERITE,  SC  levant. 

Que  ne  suis-je  loin  d'ici  !  Ces  chants  déchirent 
mon  cœur  ! 

{Elle  se  relève  et  rentre  à  la  maison.) 

5 


SCÈNE   IV 
FAUST,  MEPHISTO 

(//  fait  nuit.  Mephisto,  une  guitare  en  ban- 
doulière, arrive  accompagné  de  Faust,  qui 
s'apprête  à  entrer  dans  la  maison  de  Mar- 
guerite.) 

FAUST,  pensif. 

Qu'est-ce  qui  m'y  conduit  ?  Gomme  je  me  sens 
agité  !  Que  veux-tu  ici  ?  Malheureux  Faust,  je  ne 
te  reconnais  plus  ! 

(//  entre.  ) 

MEPHISTO 

Le  ciel  est  plein  d'étoiles  et  je  me  sens  éveillé 
comme  un  jeune  chat  ;  la  nuit  du  sabbat  agit  déjà 
sur  tous  mes  membres  !  Vous  allez  entendre  un 
chef-d'œuvre  !  Une  chanson  morale,  en  l'honneur 
de  la  bien-aimée  ;  cela  la  perdra  plus  sûrement! 


-75- 
(//  chante  en  s' accompagnant.) 

Que  fais-tu  de  la  sorte, 
Catherine,  à  sa  porte, 

De  si  grand  matin  ? 
Dans  la  chambre  du  drille 

Tu  entres  jeune  fille. 
Mais  tu  en  sortiras  catin  1 


SCÈNE    V 

Les  Mêmes,  Y ALENTIN,  puis  MARTHE, 
MARGUERITE,  le  peuple 

VALENTIN,  /m*e  de  Marguerite. 
{Habillé  en  soldat.) 

Lorsque  j'assistais  à  un  de  ces  repas  où  chacun 
aime  à  se  vanter,  et  que  mes  compagnons  levaient 
devant  moi  le  voile  de  leurs  amours,  je  les  lais- 
sais dire.  J'écoutais  leurs  fanfaronnades  en  me 
caressant  la  barbe  ;  je  souriais  et  prenais  en  main 
mon  verre  :  «  chacun  son  goût,  disais-je,  mais  en 
est-il  une  dans  le  pays  qui  vaille  ma  chère  petite 
Marguerite  !  En  est-il  un  seul  ici  qui  soit  digne  de 
servir  à  boire  à  ma  sœur  ?  Tope  !  Tope  !  Cling  ! 
clang  !  résonnaient  à  l'entour.  Les  uns  criaient  : 
il  a  raison  ;  elle  est  l'ornement  de  toute  la  contrée  1 
Et  les  vantards  restaient  muets.  Maintenant,  c'est 
à  s'arracher  les  cheveux  et  à  se  jeter  contre  les 
murs  !  Le  dernier  des  coquins  peut  m'accabler  de 
plaisanteries  !  Devant  lui  j'aurai  l'air  d'un  coupa- 


—  77  — 

Lie  !  Chaque  parole,  dite  au  hasard,  me  fera  cou- 
ler la  sueur  à  grosses  gouttes  !  Et  dussé-je  les 
mettre  en  pièces,  je  ne  pourrai  point  les  appeler 
menteurs  !  JNÎais  qui  va  là  ?  Qui  se  glisse  le  long  de 
la  muraille  ?  Je  ne  me  trompe  pas,  ce  sont  eux!  Si 
le  coupable  est  là,  il  n'en  a  pas  pour  longtemps  à 
vivre  I  (//  s  avance  et  aperçoit  Mephisto.)  Qui  leur- 
res-tu là,  maudit  preneur  de  rats?  Au  diable  d'a- 
bord l'instrument  et  au  diable  ensuite  le  chanteur  I 
(//  brise  la  guitare  de  Mephisto  (Tun  coup  d'épée.  ) 

MEPHISTO 

La  guitare  est  en  deux  !  Elle  ne  vaut  plus  rien  ! 

VALENTIN 

Maintenant,  c'est  le  coupe-gorge  ! 

MEPHISTO 

{A  Faust  qui  survient.) 

Monsieur  le  Docteur,  ne  faiblissez  pas  !  Alerte  ! 
Tenez-vous  près  de  moi,  que  je  vous  conduise  1 
Flamberge  au  vent  !  Poussez  seulement,  moi  je 
pare  ! 


-78 


Pare  donc  ! 


Pourquoi  pas  ? 


Et  celle-ci  ? 


VALENTIN 


MEPHISTO 


VALENTIN 


MEPHISTO 


Certainement  ! 


VALENTIN 


Je  crois  que   le  diable  combat  en  personne  î 
Qu'est  cela  !  Déjà  ma  main  se  paralyse  ! 


Poussez  ! 


0  ciel  I 


MEPHISTO,  à  Faust. 


VALENTIN 


MEPHISTO 


Voilà  le   lourdaud  apprivoisé  !  Maintenant,  au 
large  !  Il  faut  nous  éclipser  lestement,  car  j'entends 


—  79  — 

déjà  qu'on  crie  :  «  Au  meurtre  !  »  Profitons-en 
pour  nous  introduire  dans  une  autre  compagnie 
plus  joyeuse.  Le  sabbat  de  Walpurgis  va  bientôt 
commencer  ;  là  tu  pourras  voir  et  apprendre 
bien  des  choses  !  Viens  I 

[Ils  disparaissent.) 
MARTHE,  à  sa  fenêtre. 


Au  secours  !  au  secours 


MARGUERITE,  à  sa  fenêtre. 
Ici  !  une  lumière  ! 

MARTHE,   plus  hallt. 

On  se  dispute  !  On  appelle  !  On  crie  et  l'on  se 
bat  I 

LE    PEUPLE 

Voilà  déjà  un  mort  ! 

MARTHE 

Les  meurtriers  se  sont-ils  enfuis  ? 


—  8o  — 

MARGUERITE 

Qui  est  tombé  là  ? 

LE    PEUPLE 

Le  fils  de  ta  mère  ! 

MARGUERITE 

Dieu  tout  puissant  !  Quel  malheur  ! 

VALENTIN 

Je  meurs  !  c'est  bientôt  dit  et  plus  tôt  fait  encore  ! 
Femmes,  pourquoi  restez- vous  là  à  crier  ?  Venez 
ici  et  écoutez-moi!  {Tous  V entourent.)  Vois-tu,  ma 
petite  Marguerite,  tu  es  jeune,  tu  n'as  pas  encore 
l'habitude,  et  tu  sais  mal  faire  tes  affaires  ;  je  te 
le  dis  en  confidence  :  tu  es  déjà  une  catin,  sois-le 
donc  convenablement  ! 

MARGUERITE 

Mon  frère  1  Dieu  !  Que  me  dis-tu  là  ? 

VALENTIN 

Ne  plaisante  pas  avec  Dieu,  Notre  Seigneur  I  Ce 


—  8i  — 

qui  est  fait  est  fait  et  ce  qui  doit  en  résulter  en 
résultera  !  Tu  as  commencé  par  te  livrer,  en  cachette, 
à  un  homme  ;  il  va  bientôt  en  venir  d'autres,  et 
quand  tu  seras  h  une  douzaine,  tu  seras  à  toute  la 
ville!  Je  vois  le  temps  où  tous  les  braves  gens 
s'écarteront  de  toi,  prostituée,  comme  d'un  cada- 
vre 1  C'est  avec  les  mendiants  et  les  estropiés  que 
tu  finiras  tes  jours  et  quand  Dieu  te  pardonnerait, 
tu  n'en  seras  pas  moins  maudite  sur  la  terre  I 

MARTHE 

Recommandez  votre  âme  à  la  grâce  divine,  et 
n'accumulez  pas  péché  sur  péché  ! 

VALENTIN 

Si  je  pouvais  me  jeter  sur  ta  carcasse,  abomi- 
nable entremetteuse,  j'espérerais  racheter  le  reste 
de  mes  péchés  ! 

MARGUERITE 

Mon  frère  1  0  peine  d'enfer  ! 

VALENTIN 

Je  te  le  dis,  laisse-là  les  larmes  !  Quand  tu  as 

5. 


—  82   - 

quitté  le  chemin  de  l'honneur,  tu  m'as  porté  au 
cœur  le  coup  le  plus  terrible  !  Maintenant  le  som- 
meil de  la  mort  va  me  conduire  devant  Dieu, 
comme  un  soldat  et  comme  un  brave  ! 

(//  meurt.) 
Rideau 


TABLEAU  III 


FAUST 


Plus  d'une  créature  plongée 
dans  l'abîme  d'une  telle  in- 
fortune ?  Et  la  première  dans 
les  tortures  de  la  mort,  n'a 
pas  suffi  pour  racheter  les 
péchés  des  autres,  aux  yeux 
de  l'éternelle  miséricorde  ? 


TABLEAU  III 


Au  premier  plan,  la  scène  représente,  à  gauche,  une 
grotte,  à  droite,  une  cascade  au  milieu  des  rochers  qui 
s'enfoncent  dans  la  profondeur  et  se  confondent  avec 
les  massifs  du  fond,  entremêlés  de  touffes  de  roses. 
Au  milieu  se  trouve  une  aire  pour  danser,  entourée  de 
pierre  formant  bancs,  et  de  gazon. 

Derrière  ces  décors,  une  route  traverse  la  scène  et 
se  bifurque,  pour  aboutir  à  l'espace  réservé  pour  la 
danse. 

Le  fond  représente  un  massif  montagneux  escarpé. 

Pendant  les  scènes  I,  II,  111,  IV,  de  temps  en 
temps,  clair  de  lune  ;  des  feux  follets  et  des  lueurs 
courent  de  tous  côtés. 

Aux  scènes  V  et  suivantes,  le  soleil  se  lève  derrière 
les  montagnes  et  projette  de  vives  lueurs  irisées  dans 
la  cascade. 


SCENE     I 
FAUST,    MEPHISTO,    SORCIÈRES 

{Un  va  et  vient  de  diable,  de  spectres,  de 
larves  ;  des  clameurs,  des  bruits  divers  ; 
une  mêlée  générale.) 

MEPHISTO 

N'aurais-tu  pas  besoin  d'un  manche  à  balai  ? 

FAUST 

Ce  bâton  noueux  me  suffit  !  La  multitude  se  rue 
vers  le  mal  ;  il  doit  s'y  résoudre  pas  mal  de  pro- 
blèmes ! 

MEPHISTO 

Maint  problème  s'y  pose  aussi  ! 


-87- 

UNE  SORCIÈRE,  près  de  la  grotte. 

Messieurs,  n'allez  pas  si  Aâte  et  regardez  mon 
étalage  !  Il  y  a  là-dedans  bien  des  choses  !  Pas  une 
coupe  qui  n'ait  versé  un  poison  dévorant  dans  un 
corps  sain  ;  pas  une  parure  qui  n'ait  séduit  une 
femme  vertueuse  ;  pas  une  épée  qui  n'ait  frappé 
quelque  ennemi  par  derrière  I 

MEPHISTO 

Ma  mie,  vous  n'êtes  pas  de  votre  siècle  !  Ce  qui 
est  fait  est  fait  ;  montrez-nous  quelque  chose  de 
nouveau  ! 

{Ils  passent.) 


SCENE     II 

FAUST,    MEPHISTO  et  TROIS   SPECTRES, 

[celui  (THélène^  de  Marguerite  et  de  Marthe.) 

FAUST 

Quelle  est  cette  femme  ? 

MEPHISTO 


Regarde-la  bien  :  c'est  Lilith  1 


FAUST 


Qui  ça  ? 


MEPHISTO 


C'est  la  première  femme  d'Adam  !  Tiens-toi  en 
garde  contre  ses  beaux  cheveux,  cette  parure  qui 
la  rend  si  captivante  I  Quand  elle  tient  un  jeune 
homme,  elle  ne  le  laisse  pas  facilement  échapper! 

[Le  spectre  s'éloigne.) 


-89- 

FAUST 

Je  crois  plutôt  que  c'est  Hélène  !  Toi,  diable  du 
nord,  tu  ne  la  connais  pas,  mais  c'est  elle,  l'éter- 
nelle séductrice  !  Voilà  deux  femmes  assises,  une 
vieille  et  une  jeune  ;  elles  ont  l'air  d'avoir  pas  mal 
dansé  ! 

MEPHISTO 

Invitons-les  à  nouveau  1 

FAUST,  chante  en  dansant  avec  la  jeune. 

Hier,  un  aimable  mensonge  (1) 
Me  fît  voir  un  arbre  en  songe  : 
Deux  beaux  fruits  semblaient  y  briller... 
J'y  montai  :  c'était  un  pommier  ! 

LA   BELLE 

Les  belles  pommes  de  votre  rêve 
Sont  celles  de  notre  mère  Eve  ; 
Mais  vous  voyez  que  le  destin 
Les  mit  aussi  dans  mon  jardin  ! 

ut^YiiSTO ,  chante  en  dansant  avec  la  vieille. 

Un  jour  j'eus  un  rêve  cornu 
Je  voyais  un  arbre  fendu... 
Un  vrai...  ne  vous  en  déplaise... 
Et,  ma  foi,  j'en  étais  fort  aise... 

I.  Traduction  G.  de  Nerval. 


~  go  — 


LA  VIEILLE 


J'envoie  un  salut  amical 
Au  seigneur  au  pied  de  cheval  ! 
Et  s'il  se  sent. . .  de  taille 
Qu'il entaille 


MEPHISTO 


{Ä  Faust  qui  revient  avec  précipitation.) 

Pourquoi  as-tu  laissé  partir  la  belle  fille  qui 
t'excitait  tant  par  ses  manières  galantes  ? 

FAUST 


Au  milieu  de  son  chant  une  souris  rouge  lui  est 
sortie  de  la  bouche  ! 


MEPHISTO 

Ici,  on  n'y  regarde  pas  de  si  près  ! 

[Un  spectre  passe.) 


SCÈNE  111 

MEPHISTO,  FAUST,  et  le  SPECTRE 
DE  MARGUERITE 


FAUST 

Vois-tu  là-bas,  la  belle  fille  avec  qui  j'ai  dansé? 
Elle  se  tient  à  l'écart  ! . . .  Elle  se  retire  à  pas  lents  I . . . 
Comme  elle  ressemble  à  cette  bonne  Marguerite  ! 

MEPHISTO 

Laisse  cela  ! . . .  C'est  un  être  chimérique,  sans  vie, 
un  spectre  I  Son  regard  fixe  vous  glace  le  sang  ! 

FAUST 

Ce  sont  là  les  yeux  d'une  morte  qui  n'ont  pas 
été  fermés  par  une  main  amie  !  C'est  le  sein  de 
Marguerite  !  C'est  son  corps  si  doux^  que  j'ai  pos- 
sédé ! 


—  92  — 

MEPHISTO 

Pauvre  fou  !  Ne  te  laisse  pas  abuser  par  la  ma- 
gie !  Chacun  croit  reconnaître  en  elle  sa  bien- 
aimée  ! 

LE  SPECTRE,  passe  en  chantant. 

C'est  mon  coquin  de  père(l) 

Qui  m'égorgea! 
C'est  ma  câlin  de  mère 

Qui  me  mangea! 
Et  ma  sœur,  la  folle, 
Jeta  mes  os  dans  un  endroit 

Humide  et  froid  ! 
Et  je  devins  un  bel  oiseau, 

Qui  vole  !  vole  !  vole  ! 

FAUST 

0  torture  !  0  volupté  !  Je  ne  puis  détacher 
d'elle  mes  yeux  !  Mais  quel  est  ce  singulier  orne- 
ment rouge,  à  peine  large  comme  le  dos  d'un 
couteau,  qui  pare  son  cou  ? 

MEPHISTO 

Je  l'ai  remarqué  aussi  !  Elle  pourrait  mcmc  por- 

I .  Traduction  G.  de  Nerval. 


-93- 

ter  sa  tête  sous   son  brasi  Viens  sur  cette  col- 
line ! 

(//  r attire  vers  le  fond.) 

UNE    VOIX   LOINTAINE 

Henri  1  Henri  ! 

{Mephisto  parle  à  voix  basse  à  Faust  qui 
s'est  vivement  retourné.) 


SCENE    IV 
MEPHISTO,  FAUST 

FAUST 

C'était  donc  elle  !  C'est  Marguerite  qui  est 
dans  le  malheur  et  le  désespoir  ! . . .  Longtemps 
misérablement  égarée  sur  la  terre  et  maintenant 
captive  !  Jetée  comme  une  criminelle  dans  un 
cachot,  la  douce  et  malheureuse  créature  se  voit 
destinée  à  de  cruelles  tortures  !  Tu  as  été  jus- 
que-là, imposteur!  Et  tu  me  le  cachais!  Captive! 
Abandonnée  aux  mauvais  esprits  et  à  l'inflexible 
justice  des  hommes  !  Et  pendant  ce  temps,  tu 
m'entraînes  à  des  fêtes  dégoûtantes,  tu  me  caches 
sa  misère  et  tu  l'abandonnes  sans  secours  au  trépas 
qui  va  l'atteindre  ! 

MEPHISTO 

Elle  n'est  pas  la  première  ! 


95 


FAUST 


Ce  n'est  pas  la  première  1  Horreur  qu'une  âme 
humaine  ne  peut  comprendre  !  Plus  d'une  créature 
plongée  dans  l'abîme  d'une  telle  infortune?  Et  la 
première  dans  les  tortures  de  la  mort,  n'a  pas  suffi 
pour  racheter  les  péchés  des  autres,  aux  yeux  de 
l'éternelle  miséricorde  ?  La  souffrance  de  cette 
seule  créature  me  fait  frémir  jusqu'à  la  moelle  des 
os  et  toi,  tu  souris  à  la  pensée  qu'elle  partage  le 
sort  d'un  millier  d'autres  ! 

MEPHISTO 

Nous  voilà  déjà  aux  limites  de  ton  entendement  ! 
Pourquoi  as-tu  signé  un  pacte  avec  nous,  si  tu 
n'es  pas  capable  de  nous  suivre  !  Tu  veux  planer 
et  tu  es  vite  saisi  par  le  vertige  ! 

FAUST 

Sauve-la  ou  malheur  à  toi  ! 

MEPHISTO 

Elle  a  tué  son  enfant  !  Elle  est  jugée  ! 


-96- 

FAUST 

Délivre-la! 

MEPHISTO 

A  quoi  servirait  la  fuite  1  On  cherchera  à  la  re- 
prendre et  il  est  si  misérable  d'errer  en  exil  avec 
une  mauvaise  conscience  I 

FAUST 

Conduis-moi  auprès  d'elle  !  Il  faut  qu'elle  soit 
libre  I 

MEPHISTO 

Suis-je  tout  puissant  sur  terre  et  dans  les  cieux? 
Je  ne  puis  défaire  ce  qui  est  accompli,  ni  enlever 
du  cœur  de  Marguerite  le  cuisant  remords  !  Il  n'y 
a  que  la  main  d'un  homme  qui  puisse  la  délivrer 
et  pour  cela  il  te  faut  l'aide  du  temps  ;  mais  tu 
n'es  séparé  d'elle  qu'en  apparence  et  son  sort  est 
lié  au  tien.  Sache  en  outre  que  le  sang  de  Valen- 
tin fume  encore  dans  la  ville  ;  sur  la  demeure  de 
la  victime  planent  des  esprits  vengeurs  qui  guet- 
tent le  retour  du  meurtrier  ! 


-97  - 


FAUST 


Faut-il  encore  que  je  l'apprenne  de  ta  bouche  ? 
Que  le  monde  s'écroule  sur  toi  et  t'engloutisse. 

{Faust  se  laisse  tomber  sur  le  gazon,  épuisé. 
Mephisto  s'en  va  à  gauche.) 


SCENE    V 
FAUST,    ARIEL,     ELFES 

[Faust  couché  sur  le  gazon  ; 
Ariele  bientôt  suivi  par  des  Elfes.) 

ARIEL,  venant  du  côté  droit  de  la  scène. 

Pareille  à  la  pluie  printanière  qui  sème  des 
fleurs  de  toute  part,  et  à  la  verdure  des  champs 
qui  apporte  la  bénédiction  à  tous  les  humains, 
votre  âme,  petits  Elfes,  va  vers  tous  ceux  qui  en 
ont  besoin  !  Qu'il  soit  bon  ou  méchant,  votre  pitié 
va  vers  celui  que  le  destin  accable.  Formez,  Elfes, 
un  cercle  aérien  autour  de  cette  tête  1  Calmez  les 
ardeurs  de  cette  âme  inquiète  et  que  son  corps  re- 
trouve la  santé  dans  le  calme  du  sommeil  !  L'heure 
s'avance,  peines  et  plaisirs  n'ont  plus  d'écho  !  0 
Faust,  renais  à  la  vie  avec  le  jour  qui  va  poindre  ! 
Tourne  les  yeux  vers  le  soleil  ;  va,  le  sommeil  qui  te 
tient  captif  est  léger  !  Courage  !  Alerte  !  Tandis  que 
le  vulgaire  passe  sa  vie  dans  l'hésitation,  un  noble 


—  99  — 

cœur,  qui  comprend  et  qui  ose,  peut  tout  accom- 
plir I  Retirez- vous,  Elfes,  là-bas  !  Parmi  les  roses  ! 
Plus  au  fond  !  Toujours. . .  Parmi  les  feuillées  !  Dans 
les  rochers  ! 

[Ils^  disparaissent.) 


SCENE    VI 

FAUST 

[Il  commence  à  faire  jour  :  Flaust  se  réveille ^ 
se  dresse  sur  ses  pieds  et  regarde  autour  de 
lui  avec  calme.) 

FAUST,  seul. 

Les  artères  de  la  vie  battent  en  moi  avec  une 
force  nouvelle  !  Terre,  déjà  tu  commences  à  m'en- 
tourer  de  voluptés  ;  tu  éveilles  en  moi  une  résolu- 
tion de  tendre  sans  cesse  vers  l'existence  la  plus 
haute.  Le  monde  autour  de  moi  devient  un  para- 
dis ;  les  sommets  des  montagnes  annoncent  l'heure 
solennelle  ;  ils  jouissent  déjà  de  la  lumière  éter- 
nelle, qui  plus  tard  inondera  les  coteaux  par  de- 
grés. Mais,  hélas!  déjà  ébloui,  je  dois  détourner 
les  yeux.  La  cascade  qui  gronde  sur  le  roc, 
attire  et  ravit  mon  regard.  De  chute  en  chute  elle 
roule  et  va  se  répandre  en  mille  torrents,  dont  la 
courbe  gracieuse  forme  un  arc  diapré.  Tantôt  il  se 


—    lOI    — 

détache  pur,  tantôt  il  se  fond  dans  l'air  et  répand 
à  l'entour  un  frais  et  vaporeux  frémissement.  N'est- 
ce  point  là  l'image  de  l'existence  humaine?  Pen- 
ses-y  et  tu  comprendras  mieux  :  ce  reflet  coloré, 
c'est  la  vie  ! . . . 


6. 


SCÈNE    VII 

FAUST,   MEPHISTO 

[On  entend  au  loin  un  tumulte  et  le  bruit  des 
tambours  et  des  clairons.) 

MEPHISTO,  venant  d'un  chemin  creux. 

Te  voilà  encore  en  extase  devant  la  nature! 
N'entends-tu  pas  les  tambours  et  les  clairons  ? 

FAUST 

Encore  la  guerre  I  Les  hommes  sages  ont  hor- 
reur de  ces  bruits  ! 

MEPHISTO 

Qu'importe  la  guerre  ou  la  paix?  Les  hommes 
raisonnables  savent  tirer  parti  de  toute  circons- 
tance et  chacun  guette  l'instant  propice  ! 


—  io3  — 


FAUST 


Trêve  à  tes  énigmes  saugrenues  !  De  quoi  s'agit- 
il  ?  Explique-toi  1 


MEPHISTO 


Dans  mes  voyages  rien  ne  m'échappe  !  J'ai 
appris  que  notre  jeune  Empereur  se  trouve  dans 
un  grand  embarras  !  Il  a  cru  que  l'on  pouvait 
régner  et  s'amuser  à  la  fois  ! 


FAUST 

Erreur  profonde  1  Qui  commande,  doit  trouver 
son  bonheur  dans  le  commandement  ;  son  cœur 
doit  être  rempli  de  sa  volonté  suprême  ! 

MEPHISTO 

En  attendant,  l'empire  est  tombé  dans  le  désor- 
dre ;  grands  et  petits  se  font  la  guerre  ;  les  corpo- 
rations sont  aux  prises  avec  la  noblesse  et  l'évê- 
que  avec  le  chapitre  et  la  paroisse.  Viens,  Faust, 
l'occasion  est  propice,  saisis-la.  Nous  tirons  l'Em- 
pereur de  son  embarras,  et  les  plus  hautes  digni- 


—  io4  — 

lés  te  seront  réservées  à  la  Cour.  Viens,  Faust,  la 
fortune  et  la  gloire  t'attendent  1 

FAUST,  méditatif. 

Oui,  ce  reflet  coloré,  c'est  la  vie  1 

[Ils  s'en  vont.) 

Rideau 


TABLEAU   IV 


LES  BUCHERONS 

Au  large  1  Faites  place  !  Nous 
abattons  les  arbres  avec  fra- 
cas et  quand  nous  portons 
nos  fardeaux,  gare  les  têtes. 
Sachez-le,  si  les  pauvres  ne 
travaillaient  pas,  comment 
les  riches  s'en  tireraient-ils 
avec  tout  leur  esprit  ?  S'il  ne 
nous  arrivait  pas  de  suer, 
vous  grelotteriez  ! 

POLICHINELLE 

Vous  êtes  des  sols,  nés  courbés  ; 
nous  sommes  les  malins, 
nous  qui  n'avons  jamais  rien 
porté  !  Toujours  oisifs,  nous 
allons  où  cela  nous  plaît. 
Louez -nous,  blâmez -nous, 
c'est  tout  un  !.,. 


TABLEAU  IV 


Les  scènes  1,  II,  III,  se  passent  dans  une  vaste  salle 
du  palais  Impérial.  Les  scènes  suivantes  se  passent 
dans  un  hall,  formé  par  la  même  salle  élargie.  Vers  le 
fond  se  trouve  une  trappe . 


SCÈNE    I 

L'EMPEREUR,    MEPHISTO,    GENTILSHOALMES, 
COURTISANS,    FAUST 

[L Empereur  monte  sur  le  trônCy  les  courtisans 
se  groupent  autour  de  lui.) 


l'empereur 


Salut  à  mes  féaux  et  amés,  rassemblés  de  près 
ou  de  loin  1  Je  vois  le  sage  à  mes  côtés,  mais  le 
fou  qu'est-il  donc  deA^enu  ? 

UN  GENTILHOMME 

Derrière  la  queue  de  ton  manteau,  il  a  roulé 
sur  l'escalier  ;  on  a  aussitôt  emporté  son  énorme 
masse  I  Etait-il  mort,  ou  ivre-mort  ?  On  ne  le  sait  ! 

DEUXIÈME  GENTILHOMME 

Avec  une  promptitude  qui  tient  du  prodige,  un 
autre  aussitôt  s'est  présenté  à  sa  place.  Il  est  vêtu 


—  109  -" 

d'habits  fort  riches,  mais  si  fantasques  que  cha- 
cun en  reste  ébahi.  Le  voilà,  ce  fou  téméraire  ! 

MEPHISTO 

[S' agenouillant  au  pied  du  trône.) 

Qui  est-ce  qui  est  toujours  maudit  et  toujours 
bienvenu?  Qu'est-ce  que  l'on  désire  avec  ardeur 
et  que  l'on  repousse  toujours? 

l'empereur 

Pour  cette  fois,  trêve  de  verbiage  !  Les  énigmes 
ne  sont  pas  de  saison,  c'est  l'affaire  de  ces  mes- 
sieurs !  Mon  vieux  fou  est,  je  le  crains  bien,  parti 
pour  le  grand  voyage  !  Prends  sa  place  et  viens  à 
mon  côté  ! 

[Mephisto  monte   les  degrés  du    trône  et  se 
place  à  la  gauche  de  F  empereur.) 

l'empereur 

Ainsi  donc,  amés  et  féaux,  soyez  les  bienvenus 
de  près  et  de  loin  ;  une  étoile  favorable  vous  ras- 
semble ;  les  astres  nous  promettent  salut  et  bon- 

•3 


^^  no  — 

heur  !  Mais  dites-moi  pourquoi  ces  jours,  destinés 
aux  réjouissances,  nous  les  passons  à  tenir  con- 
seil ?  Néanmoins,  puisque  vous  le  trouvez  bon, 
%lè^il  en  soit  ainsi  ! 

LE   CHANCELIER 

La  plus  haute  vertu  couronne  le  front  de  l'empe- 
reur !  Mais,  hélas  !  à  quoi  servent  la  bonté  du  cœur, 
la  promptitude  de  la  main,  si  une  fièvre  mine 
l'état  de  fond  en  comble  et  si  le  mal  engendre  le 
mal?  Celui-ci  enlève  un  troupeau,  celui-là  une 
femme,  et,  s'appuyant  sur  des  complices,  peut  se 
glorifier  de  leurs  infamies  !  J'ai  noirci  à  dessein  le 
tableau  et  pourtant  je  regrette  encore  de  n'avoir 
pu  trouver  de  plus  sombres  couleurs  ! 

LE    GÉNÉRALISSIME 

Dans  ces  jours  de  désordre  chacun  demeure 
sourd  au  commandement  !  Le  mercenaire  demande 
sa  solde,  et  si  nous  ne  lui  devions  plus  rien,  il 
aurait  vite  décampé  ! 

LE   TRÉSORIER 

Fiez-vous  donc  aux  alliés  1  Les  subsides  qu'on 


—  m  — 

nous  avait  promis  font  complètement  défaut  ! 
Quant  à  la  propriété,  sire,  entre  quelles  mains  est- 
elle  tombée"?  Qui  voudrait  venir  en  aide  aujour- 
d'hui à  son  voisin  ?  Chacun  a  déjà  bien  assez  à 
faire  pour  soi.  Chacun  agrippe,  amasse  et  amon- 
celé, et  nos  coffres  demeurent  vides. 

l'empereur 

{Après  un  moment  de  réflexion, 
à  Mephisto.) 

Et  toi,  fou,  ne  connais-tu  pas  quelque  autre 
misère  ? 

MEPHISTO 

Moi  ?  En  aucune  façon  1  La  confiance  pourrait- 
elle  manquer  là  où  un  pouvoir  toujours  en  éveil  a 
sous  la  main  la  bonne  volonté,  fortifiée  par  l'in- 
telligence ?  Qui  pourrait  s'unir  pour  le  mal,  pour 
les  ténèbres,  là  où  brillent  de  pareilles  étoiles? 

UN   GENTILHOMME 

C'est  un  fripon  — qui  comprend  bien  son  métier  ! 
—  Il  s'introduit  par  le  mensonge  I 


^-    112   — 


UN   AUTRE 


On  devine  déjà  son  idée  de  derrière  la  tête  !  Ce 
qui  sortira  de  tout  ceci,  c'est,  sans  doute,  quelque 
projet  I 

MEPHISTO 

Où  ne  manque-t-il  pas  quelque  chose  dans  lo 
monde?  A  l'un  ceci,  à  l'autre  cela;  ici  c'est  l'argent 
qui  manque  !  A  vrai  dire,  il  ne  jonche  pas  le  plan- 
cher ;  mais  la  science  sait  le  tirer  des  profondeurs. 
Dans  les  veines  des  montagnes,  dans  les  fonde- 
ments des  murailles,  il  y  a  de  l'or  vierge  ou  mon- 
nayé, et  si  vous  me  demandez  qui  pourra  le 
produire  au  grand  jour,  je  vous  répondrai:  c'est  le 
génie,  et  la  sagacité  d'un  homme  bien  doué  par  la 
nature  !  Cet  homme  d'esprit  est  parmi  vous  I 

{//  montre  Faust,  habillé  en  astrologue.) 

LÉ   CHANCELIER 

Nature  !  Esprit  !  On  ne  parle  pas  de  la  sorte  à  des 
chrétiens  1  Si  nous  nous  heurtons  à  une  grande 
résistance,  c'est  grâce  aux  idées  de  révolte  qui  ger- 
ment dans  certains  cerveaux  égarés  \  Ils  corrom- 


—  ii3  — 

pent  les  villes  et  les  campagnes  !  Et  c'est  l'un  de 
ces  esprits-là  que  tu  veux  introduire  dans  ce  noble 
cercle,  avec  tes  plaisanteries  effrontées  ? 

MEPHISTO 

Je  reconnais  là  l'homme  d'Etat  !  Ce  que  vous 
ne  touchez  pas  du  doigt  est  à  cent  lieues  de  vous  ; 
ce  que  vous  ne  pouvez  pas  monnayer  n'a  point 
de  valeur  ! 


l'empereur 


Tout  cela  ne  fait  point  face  à  la  nécessité.  Que 
veux- tu  avec  tes  homéhes  de  carême  ?  J'en  ai 
assez  de  vos  si  et  de  vos  mais  !  L'argent  manque, 
eh  bien,  trouve-nous-en  ! 

MEPHISTO 

Je  trouverai  ce  que  vous  demandez  et  plus 
encore  !  Gela  est  facile  ;  mais  le  facile  est  diffi- 
cile. L'argent  existe,  il  faut  l'atteindre  ;  là  est  tout 
le  talent.  Gomment  s'y  prendre  ?  Songez  que  dans 
les  jours  de  dévastation,  où  des  flots  humains  inon- 
daient le  pays,  chacun  dans  son  épouvante  cacha 


-ii4- 

sous  la  terre  ses  trésors  les  plus  précieux.  Toutes 
ces  richesses  gisent  enfouies  dans  le  sol  !  Le  sol 
est  à  l'empereur,  à  lui  donc  d'en  profiter  î 

LE  TRÉSORIER 

Pour  un  fou  il  ne  s'exprime  pas  si  mal  ! 

LE   CHANCELIER 

Satan  vous  tend  des  pièges  ' 

LE    GÉNÉRALISSIME 

Le  fou  n'est  pas  si  sot  1  Le  soldat  ne  s'inquiète 
pas  d'où  vient  Targent  I 

MEPHISTO 

Et  si  vous  croyez  que  je  vous  trompe,  voici  un 
homme  qui  lit  dans  les  étoiles  la  fortune  du  mo  • 
ment  1  Et  bien  !  dis-nous  ce  que  le  ciel  annonce  ! 

UN    GENTILHOMME 

Ce  sont  deux  fripons  !  Ils  s'entendent  entre  eux  ! 
Un  fou  et  un  illuminé  ! 


--  Ii5  — 


UN   AUTRE 


Vieille  chanson  —  rebattue  !  —  Le  fou  souffle, 
le  sage  parle! 

l'astrologue  [Faust) 
{Il  parle  avec  force  gestes.) 

Le  soleil  est  d'or  pur...  Madame  Vénus  vous 
a  tous  enjôlés  et  du  matin  au  soir  vous  fait 
les  yeux  doux.  La  pudique  Phébé  a  ses  caprices  ; 
Mars,  s'il  n'atteint  personne,  vous  menace  tous. 
Mais  lorsque  la  lune  se  marie  au  soleil,  l'argent  à 
l'or,  on  voit  tout  en  beau  et  tout  devient  facile  à 
conquérir.  Les  palais,  les  jardins,  les  jolies  fem- 
mes, voilà  les  trésors  que  va  nous  procurer  cet 
homme  savant,  dont  la  puissance  est  supérieure  à 
celle  de  n'importe  lequel  d'entre  vous  ! 

UN   GENTILHOMME 

Vieille  bouffonnerie  !  Charlatanisme  ! 

UN    AUTRE 

J'en  ai  souvent  entendu  dire  autant  1 


ii6 


L  EMPEREUR 

Vite  à  l'œuvre  !  Je  ne  te  tiens  pas  quitte  !  Prouve 
tes  vaines  paroles  et  montre -nous  sur-le-champ 
ces  précieuses  mines  d'or  I  Quant  à  moi,  je  dépose 
mon  épée  et  mon  sceptre  et  veux,  si  tu  n  as  point 
menti,  accomplir  l'œuvre  avec  mes  propres  mains 
impériales,  sinon  t'envoyeren  enfer  ! 

MEPHISTO 

{Avec  emphase.) 

Il  arrive  que  le  laboureur,  en  creusant  son  sil- 
lon, soulève,  en  même  temps  qu'une  motte  de 
terre,  un  vase  où  il  trouve  des  rouleaux  d'or. 

l'empereur,  impatient. 

Allons,  ces  vases  enfouis  pleins  d'or,  pousse  ta 
charrue  et  attire-les  à  la  lumière  ! 

MEPHISTO 

Prends  la  bêche  et  la  pioche,  creuse  toi-même  ; 
le  travail  du  laboureur  va  te  faire  grand  !  Un  trou- 
peau de  veaux  d'or  sortira  du  sein  de  la  terre  ! 


—  Il;  — 


L  EMPEREUR 


Au  travail  donc  I  Combien  cela  prendra-t-il  de 
temps  ? 


SCÈNE    II 

Les  Précédents,  le  MARÉCHAL 

LE    MARÉCHAL 

[S' avançant  en  toute  hâte.) 

Gracieux  souverain,  je  n'ai  jamais  espéré  dans 
ma  vie  un  événement  plus  heureux  I  La  dette  est 
liquidée  ;  tous  les  comptes  sont  réglés  ;  me  voilà 
délivré  d'un  infernal  tourment  ! 

LE    GÉNÉRALISSIME 

{Survenant  de  même.) 

La  solde  vient  d'être  payée,  l'armée  est  en  liesse  ; 
les  créanciers  et  les  filles  s'en  trouvent  à  merveille  ! 

l'empereur 

Comme  votre  face  ridée  se  rassérène  !  Mais 
comment avez-vous  fait  pour  accomplir  co  miracle? 


—  119  — 

LE   TRÉSORIER 

Interrogez  ceux  qui  l'ont  accompli  ! 

FAUST 

Que  le  chancelier  veuille  bien  exposer  l'affaire  ! 

LE   CHANCELIER 

{S' avançant  à  pas  lents.) 

Quel  bonheur  pour  mes  vieux  jours  1  Voici  la 
feuille  grosse  de  destinées  qui  vient  de  convertir 
tout  le  mal  en  bien  !  (//  lit.)  «  On  fait  savoir  à  qui 
le  désire,  que  ce  papier  vaut  mille  couronnes.  Il  est 
donné,  pour  garanties  certaines,  un  nombre  infini 
de  biens  enfouis  dans  le  sol  de  l'empire.  Les  mesu- 
res sont  prises  pour  que  ces  trésors,  sitôt  mis  au 
jour,  servent  à  l'acquittement  de  la  dette.  » 


l'empereur 


Je  soupçonne  une  fourberie  monstrueuse  !  Qui 
donc  a  contrefait  le  sceau  impérial?  Un  pareil  crime 
est-il  demeuré  impuni? 


120    — 


LE   TRESORIER 


Rappelle  tes  souvenirs  !  Toi-même  tu  l'as  apposé  ; 
des  artistes  Font  reproduit  rapidement  par  mil- 
liers. Pour  que  le  bienfait  put  profiter  à  tous,  nous 
avons  timbré  aussitôt  des  effets  de  toutes  valeurs, 
de  dix,  de  trente,  de  cinquante,  de  cent  couronnes. 
Vous  ne  sauriez  vous  imcLginer  que  de  bien  il  en 
résulte  pour  le  peuple  !  Voyez  votre  cité,  comme 
elle  renaît  à  la  vie  et  tressaille,  ivre  de  plaisir  ! 
L'alphabet  devient  désormais  superflu  ;  ce  signe 
est  suffisant  pour  rendre  tout  le  monde  heureux  ! 

l'empereur 

Mes  sujets  reconnaissent-ils  à  ce  papier  la  valeur 
de  l'or?  L'armée,  la  cour  consentent-elles  à  l'ac- 
cepter en  paiement?  En  ce  cas,  quelque  étonné  que 
je  sois,  je  dois  le  laisser  avoir  cours  ! 

MEPHISTO 

Celui  qui  se  promène  à  l'écart  sur  les  terrasses, 
y  rencontre  des  femmes  splendidement  parées  ; 
elles  sourient  et  lancent  des  œillades  1  Leurs  faveurs 


—    121    — 

s'obtiennent  plus  vite  par  ce  papier  que  par  l'es- 
prit et  l'éloquence  ;  cette  petite  feuille  se  porte 
facilement  dans  le  sein,  à  côté  des  billets  d'amour, 
et  le  prêtre  la  porte  pieusement  dans  son  bréviaire  ! 

l'empereur,  à  Mephisto. 

Vous  avez  bien  mérité  de  notre  royaume  ;  que 
la  récompense  soit  proportionnée  au  service  !  Nous 
vous  confions  le  sol  de  nos  états  ;  vous  êtes 
l'homme  le  plus  digne  de  garder  nos  trésors.  Vous 
connaissez  les  cachettes  les  plus  profondes  et  les 
mieux  gardées  ;  que  les  fouilles  ne  soient  entrepri- 
ses que  sous  vos  ordres!  {A  Faust.)  Quel  heureux 
destin  t'a  tiré  des  mille  et  une  nuits  pour  t' amener 
jusqu'ici?  Tu  ressembles  par  ton  esprit  à  Séhé- 
reazade  et  je  t' élève  à  la  plus  haute  des  fonctions  ! 
Tiens-toi  toujours  prêt.  Si  la  vie  me  devient  trop 
ennuyeuse,  tiens-toi  à  ma  disposition,  pour  me 
divertir  !  {S^ adressant  à  la  cour.) 

Maintenant,  que  le  temps  s'écoule  dans  la  joie,  et 
ce  mercredi  des  cendres  sera  venu  fort  à  propos  ! 
(//  dit  quelques  mots  à  voix  basse  à  Faust  qui 
s'incline  et  s'éloigne.  —  A  la  cour.)  Je  vais  combler 
de  présents  tous  ceux  de  ma  cour  ;  mais  que  cha- 
cun me  dise  l'emploi  qu'il  en  compte  faire  ! 


—    122   — 

UN  PAGE,  recevant. 

Moi,  j'achèterai  à  ma  bien- aimée  bracelets  et 
chaînes  d'or  ! 

UN  CAMÉRiER,  empochant. 

Moi,  je  boirai  du  meilleur  vin  et  deux  fois 
plus  ! 

UN  AUTRE,  de  même. 
Les  dés  tressaillent  déjà  dans  ma  poche  ! 

UN  SEIGNEUR,  ttvec  cîrconspectîon. 

Je  vais  enfouir  ce  trésor  auprès  des  autres  ! 

l'empereur 

J'espérais  trouver  en  vous  une  ardeur  enthou- 
siaste pour  les  belles  actions,  mais  au  milieu  de 
ces  richesses,  vous  demeurez  tels  que  vous  étiez 
auparavant  1  (S' adressant  à  la  cour.)  Que  le  temps 
s'écoule  donc  dans  la  joie,  et  célébrons  gaiement 
le  bruyant  carnaval  ! 

{L'empereur  et  sa  suite  quittent  la  salle.) 


SCENE   III 

FAUST,  déguisé  m  héraut,  MEPHISTO, 
en  Plutus,  puis  L'EMPEREUR  en  grand  dieu  Pan. 

[La  salle  s'agrandit  ;  une  foule  bigarrée  V en- 
vahit avec  bruit.  Masques,) 

FAUST 

Ne  vous  croyez  pas  dans  un  pays  de  fous  ;  une 
joyeuse  fête  vous  attend  tout  simplement.  Voilà 
les  masques,  dont  les  groupes  se  séparent  et  se 
reforment  avec  grâce  !  Voici  des  jolies  fleuristes  ! 
[S' adressant  à  ces  dernières .)  Faites  voir  vos  riches 
corbeilles  ;  que  chacun  choisisse  ce  qui  lui  con- 
vient! Venez,  approchez,  acheteurs,  mais  ne  mar- 
chandez pas  !  La  vendeuse  accompagnera  votre  em- 
plette d'un  mot  bien  senti  ! 

UNE  FLEURISTE 

{Offrant  une  branche  d'olivier.) 

Je  suis  le  symbole  de  la  paix  !  Mon  ambition 
est  d'orner  dignement  votre  beau  front  ! 


—    124   — 

UNE  AUTRE 

[Offrant  une  couronne  d'épis  dorés.) 

Sur  votre  tête,  l'utile  devient  une  parure  agréa- 
ble! 

UNE   AUTRE 

(Offrant  un  bouquet  de  fantaisie.) 

Perspi^Jie  ne  peut  dire  de  quoi  je  suis  composé, 
et  cependajat  je  plais  à  tout  le  nion^e  ! 

LE   HÉRAUT 

[Annonçant  des  jardiniers.) 

Les  fleurs  sont  faites  pour  vous  orner  avec  grâce, 
mais  on  ne  peut  apprécier  tes  fruits  qu'en  les  goû- 
tant! Venez  les  savourer  avec  délice  !  On  peut 
rimer  sur  les  roses,  mais  les  pommes  sont  faites 
pour  être  croquées  ! 

LES    BUCHERONS 

Au  large  !  Falles  place  !  Nous  abattons  los  arbres 


—    125   — 

avec  fracas  et  quand  nous  portons  nos  fardeaux, 
gare  les  têtes  !  Sachez-le,  si  les  pauvres  ne  travail- 
laient pas,  comment  les  riches  s'en  tireraient-ils 
avec  tout  leur  esprit  ?  S'il  ne  nous  arrivait  pas  de 
suer,  vous  grelotteriez  ! 

POLICHINELLE 

[Maladroit  et  insipide.) 

Vous  êtes  des  sots,  nés  courbés  ;  nous  sommes 
les  malins,  nous  qui  n'avons  jamais  rien  porté  ! 
Nos  capes,  nos  jaquettes  sont  légères  ;  toujours 
oisifs,  nous  allons  où  cela  nous  plaît.  Louez-nous, 
blâmez-nous,  c'est  tout  comme  ! . . . 

UN   POÈTE   SATYRIQUE 

Ce  qui  me  réjouirait  le  plus  au  monde,  c'est  de 
pouvoir  chanter  et  dire  ce  que  personne  ne  veut 
entendre  ! 

Les  trois  Grâces 

AGLAÉ 

Mettez  de  la  grâce  à  donner  ! 


—    126    — 


HEGEMONE 


Mettez  de  la  grâce  à  recevoir  ! 

EUPHROSINE 

Que  votre  reconnaissance  soit  gracieuse  ! 

LE    HÉRAUT 

Veuillez  vous  ranger  de  côté,  car  ce  qui  va  ve- 
nir ne  vous  ressemble  guère  !  C'est  comme  une 
montagne  vivante  qui  s'approche,  couverte  de 
tapis  bariolés  ;  sur  la  nuque  de  l'éléphant  est 
assise  une  femme  belle  et  gracieuse  ;  elle  le  con- 
duit avec  désinvolture.  Une  autre  femme  est  au- 
dessus  d'elle,  entourée  d'une  auréole  qui  m'é- 
blouit.  A  leurs  côtés  marchent,  enchaînées,  deux 
dames  de  qualité,  l'une  inquiète,  l'autre  enjouée  ; 
celle-ci  dans  une  attitude  anxieuse,  celle-là  par- 
faitement rassurée. 

LA    CRAINTE 

Torches,  lampes  et  bougies  éclairent  vaguement 
la  cohue  de  la  fête  !  Hélas,  je  suis  retenue  par  des 
chaînes  au  milieu  de  cette  fantasmagorie  !  Arrière, 


—  127  — 

rieurs  ridicules  !...  Vos  grimaces  éveillent  mes 
soupçons  ! . . .  Ce  sont  mes  ennemis  qui  me  poussent 
dans  cette  nuit...  car  l'ami  devient  aisément  un 
ennemi  ;  je  le  reconnais  à  son  masque  ! . . .  Celui-là 
voulait  m'assassiner,  mais  je  l'ai  découvert...  il  se 
sauve  !  Oh  !  si  je  pouvais  m' échapper  du  monde  .. 
mais  là-haut  le  néant  me  guette  et  ainsi  je  suis  prise 
entre  l'horreur  et  les  ténèbres  l 


l'espérance 


Salut,  sœurs  aimées  !  Si  dans  le  passé,vous  vous 
êtes  complues  à  vous  déguiser,  vous  pourrez  dans 
l'avenir  vous  montrer  telles  que  vous  êtes...  La 
lueur  des  torches  ne  nous  convient  guère...  Les 
beaux  jours  viendront  où  nous  pourrons  marcher 
dans  la  pleine  lumière,  ou,  suivant  notre  caprice, 
nous  reposer  seule  ou  en  joyeuse  compagnie... 
Nous  pourrons  mener  une  vie  libre  de  tout  souci 
et  tendre  vers  les  buts  les  plus  élevés  !  Le  meilleur 
des  mondes  possibles  se  trouve  certainement  quel- 
que part  1 

LA  PRUDENCE 

Je  tiens  enchaînées,  à  l'écart  des  hommes,  ses 


—    128   — 

deux  plus  grandes  ennemies  :  Tespérance  et  la 
crainte.  Faites  place  !  Je  conduis  à  mon  gré  ce 
colosse  vivant,  lourdement  chargé  ;  au-dessus  de 
moi,  voyez  cette  déesse  aux  ailes  déployées, volant 
vers  la  victoire  !  Elle  est  entourée  des  splendeurs 
et  des  gloires  qui  rayonnent  de  tous  côtés.  Elle  se 
nomme  Victoria,  déesse  de  toutes  les  nobles  acti- 
vités ! 

[L éléphant  et  les  trois  figures  disparaissent  ; 
attelé  de  quatre  chevaux  ailés,  un  char  ma- 
gnifique s'avance  ;  il  jette  des  étincelles  de 
toutes  couleurs,  il  s'approche  avec  un  bruit 
d'ouragan.) 

LE  CONDUCTEUR  DU  CHAR 

Halte,  coursiers  !  Honorons  ces  lieux  I  Héraut, 
avant  que  nous  n'ayons  passé,  nomme-nous  I  Car 
nous  sommes  des  allégories  et  tu  dois  nous  con- 
naître ! 

LE  HÉRAUT 

Je  ne  saurais  te  nommer,  je  pourrais  plutôt  te 
décrire  ! 


—    129  — 

LE  CONDUCTEUR 

Essaie  1 

LE  HÉRAUT 

D'abord  tu  es  jeune  et  beau  ;  et  les  femmes  te 
remarqueraient,  si  tu  étais  moins  enfant  !  Tu  me 
parais  un  galant  en  herbe,  un  séducteur  de  race  ! 

LE  CONDUCTEUR 

Gela  s'entend  I  Et  celui  qui  trône  sur  ce  char  ? 

LE  HÉRAUT 

n  semble  un  roi  puissant  et  gracieux  !  Heureux 
celui  qui  sait  gagner  sa  faveur!  Son  regard  va 
au  devant  des  désirs,  et  la  joie  dé  donner  est  plus 
grande  pour  lui  que  celle  de  posséder  ! 

LE  COlSlDUCTEUR 

Gela  ne  suffit  pas  !  G'est  Plutus  lui-même,  Dieu  de 
la  richesse,  qui  vient  ici...  dans  toute  sa  pompe  !... 
Le  grand  empereur  l'appelle  de  tous  ses  vœux  ! 


—  i3o  — 

LE  HÉRAUT 

Dis-nous  aussi  qui  tu  es  I 

LE  CONDUCTEUR 


Je  suis  la  Poésie,  je  suis  la  prodigalité  !  Moi  aussi 

je  suis  immensément  riche  et  je  me  considère  à 

l'égal  de  Plutus  !  Ce  qui  lui  manque,  je  lui  donne  ! 

(//  descend  du  char  et  se  mêle  à  la  foule.) 

PLUTUS 

Il  est  temps  de  disperser  les  trésors  1  Voyez  dans 
le  coffre  d'airain,  c'est  du  sang  doré  qui  circule  1 

quelqu'un  dans  la  foule 

Voyez,  oh  1  voyez  1  Quelle  splendeur  !  Le  coffre 
s'emplit  jusqu'aux  bords  1 

UN  autre 

Ah  1  comme  mon  cœur  bat  1  Gomme  je  vois  tous 
mes  désirs  tourbillonner  là,  sur  le  sol  I 

un  autre 

On    nous    l'offre,   profitons-en  sur-le-champ! 


—  i3i  — 
Nous  n'avons  qu  a  nous  baisser  pour  être  riches  ! 
[La  foule  se  précipite  pour  saisir  l'or.  ) 

LE  HÉRAUT 

Que  voulez-vous  donc,  insensés?  Il  n'y  a  rien 
ici  qu'un  jeu  de  mascarade  ;  ce  soir  vous  n'en  pou- 
vez demander  davantage!  Croyez- vous  qu'on  va 
vous  donner  de  l'or  et  des  valeurs?  Mais  des 
jetons  seraient  trop  bons  pour  vous!  Maladroits, 
qui  prenez  au  sérieux  une  aimable  plaisanterie  ! 
Vous  vous  jetez  à  corps  perdu  dans  Terreur  gros- 
sière !  Plutus  de  carnaval,  chasse  donc  d'ici  tout  ce 
monde  I 

PLUTUS 

Ton  bâton  va  me  servir  à  merveille  I  (//  le 
trempe  dans  un  liquide  enflammé.)  Maintenant, 
masques,  gare  à  vous  I  Celui  qui  s'approchera  de 
trop  près  sera  aussitôt  brûlé  sans  pitié  1  [Cris  et 
confusion.) 

LA   FOULE 

Aïe  !  aïe  !  c'est  fait  de  nous  !  Sauve  qui  peut  ! 
Arrière,  mon  voisin  !  J'ai  le  visage  aspergé  d'étin- 


—    l32    — 

celles  !  Nous  sommes  perclus  !  Arrière  !  arrière  ! 
arrière  !  foule  insensée  ! . . . 

PLUTUS 

Déjà  le  cercle  s'est  élargi,  mais  nous  ne  sommes 
pas  au  bout  ;  maints  tumultes  nous  menacent 
encore  !  [Une  trowpe  sauvage  accourt,  elle  fête  son 
grand  dieu  Pan.)  Je  vous  connais,  vous  et  votre 
grand  Dieu  Pan  !  Je  sais  ce  que  tout  le  monde  ne  sait 
pas...  Qu'un  heureux  destin  vous  accompagne  1 .. . 
Quels  prodiges  cette  foule  pourrait  accomplir. . .  mais 
elle  ne  sait  pas  où  elle  va  et  n'est- nullement  aver- 
tie !...  {Les  Gnomes  et  la  trowpe  des  Pygmées  s'a- 
vancent dans  leurs  habits  de  mousse,  avec  de  petites 
lanternes.  Ils  tournent  en  rond  et  font  des  pirouet- 
tes ;  tous  grouillant  comme  une  multitude  devers 
luisants.)  Ceux-ci  approchent  des  trésors  sacrés  ; 
ils  amoncèlent  les  précieux  métaux  que  chacun 
s'arrache  avec  fureur.  Ils  amènent  l'or  au  grand 
jouï',  pour  les  larrons  et  les  entremetteurs.  Es  ne 
laissent  pas  manquer  de  fer  le  guerrier  ambitieux 
qui  inventa  le  meurtre  en  grand  ; . . .  mais  tout  cela 
n'est  pas  de  leur  faute  ! . . . 

{Des  nymphes  entourent  Pan  et  chantent  en 
chœur.) 


—  ï33  — 

Le  dieu  Pan  représente  tout  ce  qui  est  !  Vous 
les  plus  aimables,  conduisez  autour  de  lui  vos 
danses  folâtres  ;  car  il  aime  que  l'on  soit  joyeux  ! 

DEPUTATION    DE    GNOMES 

[Au  grand  Dieu  Pan.) 

Nous  autres,  dans  nos  galeries  obscures,  nous 
construisons  notre  maison  de  Troglodytes  et  toi  à 
la  radieuse  lumière  du  soleil  tu  dispenses  avec 
libéralité  les  trésors  !  Tout  près  d'ici,  nous  venons 
de  découvrir  un  filon  merveilleux  qui  promet  de 
donner  avec  facilitée  ce  qu'ailleurs  on  n'aurait  eu 
qu'avec  beaucoup  de  peine.  Prend-le  sous  ta  pro- 
tection ;  car  entre  tes  mains  les  richesses  profi- 
tent à  tout  le  monde  ! 

PLUTUS,  au  héraut. 

Sachons  nous  tenir  avec  dignité,  et  laissons 
s'accomplir  ce  qui  se  prépare  I  II  va  se  passer  main- 
tenant quelque  chose  d'horrible  !...  La  postérité 
refusera  d'y  croire  !  Relate-le  fidèlement  dans  ton 
protocole  ! 

{Il  parie  et  tout  se  produit.) 

8 


-  i34  — 

Les  nains  conduisent  doucement  le  grand  Dieu 
Pan  vers  un  puits  d'où  jaillissent  des  flammes  ; 
le  dieu  Pan  s'incline  profondément  pour  regarder; 
les  gnomes  l'y  précipitent. 

[Cris  ei  tumulte.) 

LE    HÉRAUT 

La  désolation  est  complète,  qui  pourrait  nous 
sauver?...  Une  conflagration  générale  nous  menace 
et  l'empire  vient  de  disparaître  sous  un  monceau 
de  cendres  ! 

PLUTUS 

Ne  crains  rien  ;  ma  baguette  magique  aura  vite 
fait  de  remettre  tout  en  ordre.  (//  agite  la  baguette 
et  la  foule  se  disperse  en  poussant  des  cris  ;  à 
Faust.)  Maintenant,  allons  nous  préparer  pour  la 
fantasmagorie  que  l'Empereur  nous  a  demandée. 

Rideau 


TABLEAU    V 


HOMUNGULUS 


Vers  le  Sud  !  Dans  une  vaste  pleine 
coule  vm  fleuve  bordé  de  buisson  ; 
la  plaine  s'étend  jusqu'à  la  mon- 
tagne ;  c'est  là  que  se  trouvent  le 
bonheur  et  la  liberté  ! 


MEPHISTO 

Laisse  ces  mots  de  liberté  et  d'escla- 
vage !  C'est  le  diable  qui  les  a  in- 
ventés. On  se  bat  soi-disant  pour 
le  droit  et  la  liberté,  mais  tout 
bien  considéré  ce  sont  des  esclaves 
qui  se  battent  contre  des  esclaves! 


TABLEAU    V 


Les  scènes  I  à  VII  se  passent  dans  la  grande  salle  du 
palais  impérial  du  tableau  IV.  Les  scènes  VIII  à  X 
dans  le  laboratoire  de  Faust.  La  scène  XI  dans  le 
décor  du  tableau  III. 


SCÈNE    I 

L'EMPEREUR  et  sa  cour,  nombreux  courtisans 
et  DAMES  d'honneur  dispersés  de  tous  côtés, 
FAUST  et  MEPHISTO 

FAUST 

Nous    pardonnes-tu,  Seigneur,  Tembrasement 
du  carnaval  ? 


l'empereur 


Je  me  souhaite  beaucoup  de  farces  de  cette 
sorte  !  Dans  le  tourbillonnement  des  flammes, 
j'ai  reconnu  plus  d'un  personnage  de  ma  cour  ! . . . 
Je  m'imaginais  être  le  roi  des  Salamandres  ! 

{Faust  se  mêle  d'abord  à  la  foule  des  courti- 
sans puis  s' en  va  vers  le  fond.) 


SCENE    II 

LES  MÊMES 
UNE  BLONDE,  à  Méphistophélès. 

Un  mot,  Seigneur  I  Vous  voyez  mon  visage,  il 
est  assez  clair,  arrive  l'été,  et  il  est  recouvert  par 
des  milliers  de  taches  ;  c'est  affreux  !  Donnez-moi 
un  remède,  je  vous  prie  ! 

MEPHISTO 

C'est  vraiment  dommage  1  Un  si  joli  visage, 
transformé  en  panthère  !  Prenez  du  frai  de  gre- 
nouille, des  langues  de  crapauds,  distillez  au  clair 
de  la  lune  et  appliquez  cela  sur  la  figure  ;  les 
taches  disparaîtront! 

UNE   BRUNE 

Permettez-moi  de  vous  consulter  à  mon  tour  ! 
J'ai  eu  un  pied  gelé,  je  ne  puis  ni  courir,  ni  dan- 
ser! 


—  i4o  — 


MEPHISTO 


Laissez-moi   poser  mon  pied   sur  votre    pied 
malade  I 


LA   BRUNE 


Je  veux  bien,  quoique  cela  ne  se  fasse  qu'entre 
amoureux  ! 

MEPHISTO 

Oui,  mais  mon  pied  a  d'autres  vertus  ;  appro- 
chez, mon  enfant  I 

LA  BRUNE,  poussant  un  cri. 

Aïe,  aïe,  cela  brûle  comme  du  feu,  on  dirait  un 
sabot  de  cheval  I 

MEPHISTO 

Qu'importe,  vous  voilà  guérie,  et  vous  pourrez 
faire  du  pied,  sous  la  table,  h.  votre  amoureux  ! 


-  i4i  - 

UNE    DAME 

[Fendant  la  foule.) 

Ah  1  je  n'y  tiens  plus  1  Cela  me  remonte  au 
cœur  !  Laissez-moi  passer  !  Hier  encore  un  de  mes 
regards  rendait  mon  mari  fou  de  bonheur,  et 
aujourd'hui  il  est  aux  bras  de  ma  rivale  ! 

MEPHISTO 

C'est  grave,  mais  rien  n'est  perdu  1  Prends  ce 
charbon,  approche-toi  de  lui,  et  traces-en  des 
raies  sur  son  habit  ;  il  sentira  de  suite  le  remords 
lui  brûler  le  cœur,  ensuite  tu  avales  le  charbon  et 
dès  ce  soir  il  sera  à  tes  pieds  I 

UN    PAGE 

Je  suis  amoureux,  Monsieur,  et  l'on  ne  me 
prends  pas  au  sérieux  1 

MEPHISTO 

Ne  vous  adressez  pas  aux  jeunes;  les  personnes 
un  peu  mûres  sauront  apprécier  votre  jeunesse  ! 


SCENE  III 
LES  MÊMES 

{Ils  se  placent  comme  pour  assister  à  un  spectacle.) 

LE    CHAMBELLAN,   à    MéphistO. 

Vous  nous  devez  une  fantasmagorie;  l'Empe- 
reur veut  voir  Hélène  et  Paris  en  personne  ;  il  veut 
contempler  sous  une  forme  saisissante  de  réalité 
ces  deux  chefs-d'œuvre  de  l'homme  et  de  la 
femme  ;  vite  à  l'œuvre  ! 

MÉPHISTO 

Mon  compagnon  s'en  est  allé  pour  cela  1  II  faut 
qu'il  s'y  applique  avec  une  ardeur  nouvelle,  car 
quiconque  cherche  le  beau,  doit  appeler  à  son 
aide  le  plus  grand  des  arts,  la  magie  des  sages  ! 

LE   CHAMBELLAN 

Peu  importent  les  arts  que  vous  employez, 
l'Empereur  veut  que  tout  soit  prêt  ! 


—  i43  — 


MEPHISTO 


Que  le  drame  commence  donc,  rien  ne  s'y 
oppose  !  Le  Maître  l'a  ordonné  !  Murailles  ouvrez- 
vous  !  l'heure  de  la  magie  a  sonné  ! 

[Un  rideau  se  lève  et  l'on  voit,  au  fond, 
une  scène.) 


SCENE  iV 
LES  MÊMES 

(faust  paraît  de  r autre  côté  de  la  scène.) 

MEPHISTO 

En  vêtements  sacerdotaux,  le  front  couronné, 
un  homme  vient  d'accomplir  ce  qu'il  a  courageu- 
sement entrepris  !  Un  trépied  monte  avec  lui  du 
sein  de  l'abîme.  Déjà  je  flaire  les  bouffées  d'en- 
cens. Il  se  prépare  à  bénir  le  grand-œuvre  ;  tout 
cela  est  de  bon  augure  I  Saluez  Theure  que  les  étoi- 
les vous  accordent  ;  que  la  raison  soit  liée  par  la 
parole  magique  et  que  la  fantaisie  superbe  et 
vagabonde  prenne  librement  son  essor  !  Regardez 
de  tous  vos  yeux  ce  que  vous  avez  désiré  ardem- 
ment ;  c'est  impossible  et  d'autant  plus  digne  do 
foil 

FAUST,  d'un  ton  solennel. 

Je  vous  adjure,  ô  Mères  qui  trônez  dans  l'infini, 
entourées  des  reflets  de  la  vie  et  vous-mômcs  sans 


—  i45  — 

vie  !  Ce  qui  fut  jadis  se  meut  là  dans  son  appa- 
rence et  sa  splendeur,  car  il  veut  être  éternel.  Le 
magicien  hardi  s'en  empare  et  dans  sa  générosité 
laisse  voir  à  chacun  les  mystères  qu'il  désire 
contempler,  [On  entend  une  musique  lointaine.) 
Et  maintenant  écoutez  le  chœur  sublime  des 
Esprits!...  [D^un  léger  nuage  sort  un  beau  jeune 
homme  dont  les  mouvements  sont  pleins  d'harmo- 
nie.) Ici  s'arrête  ma  tâche  et  je  n'ai  nul  besoin  de 
le  nommer  1  Qui  ne  reconnaîtrait  le  gracieux 
Paris?... 

{Pendant  la  scène  suivante  Paris  s'avance 
avec  lenteur,  il  s'assied  dans  un  fauteuil 
et  appuie  sa  tête  sur  son  bras.) 


SCENE    V 


A 


LES   MEMES,  PARIS 

UNE   DAME 

Oh  !  quel  éclat  de  jeunesse  ! 

UNE   AUTRE 

C'est  une  coupe  où  tu  t'abreuverais  volontiers  ! 

UN   CHEVALIER 

C'est  le  pâtre  qui  se  trahit  dans  toute  sa  per- 
sonne !  Rien  de  la  dignité  du  prince,  ni  des  maniè- 
res de  la  cour  ! 

UNE   DAME 

Comme  il  s'assied  mollement  ! 

UN    CHEVALIER 

Sur  son  sein  vous  vous  trouveriez  bien,  n'est- 
ce  pas  ? 


—  i47  — 


UNE    AUTRE    DAME 


Il  courbe  son  bras  si  gracieusement  sur  sa  tète 


UN    CHEVALIER 


Un  homme  sans  usage  ;  j'en  suis  révolté  ! 


LA  DAME 


L'aimable  jeune  homme  est  plongé  dans  un 
doux  sommeil  ! 

LE    CHEVALIER 

Le  voilà  qui  ronfle  à  présent,  c'est  naturel,  c'est 
parfait  ! 

UNE  DAME,  ravie. 

Quel  est  ce  parfum  mêlé  d'encens  et  de  roses 
qui  descend  jusqu'au  fond  du  cœur  pour  le  rafraî- 
chir ? 


—  i48  — 

UNE  PLUS  VIEILLE  DAME 

C'est  le  sang  généreux  de  la  croissance  qui  cir- 
cule comme  l'ambroisie  par  tout  le  corps  et 
s'exhale  dans  l'atmosphère  autour  de  lui  ! 

[Hélène  parait,    et  s'avayice  à  pas    lents   et 
mesurés). 


SCENE    VI 
LES    MÊMES,     HÉLÈNE 

FAUST 

Dois-je  croire  mes  yeux  ?  Cette  source  de 
beauté  si  pure  me  remplit  l'âme  !  Après  tant  d'hor- 
reurs rencontrées  sur  ma  route,  ce  bonheur  m'é- 
tait-il réservé  ?Le  monde  qui  me  paraissait  vide 
et  fermé,  est  changé  depuis  mon  sacerdoce  !  Le 
voilà  enfin  désirable  !  Que  j'exhale  mon  dernier 
souffle  si  jamais  j'habite  loin  de  toi  !  L'image  ado- 
rée qui  me  charma  jadis,  n'était  que  le  reflet  d'une 
telle  beauté  !  Tu  deviens  désormais  la  source  de 
toute  mon  énergie,  l'aliment  de  toute  ma  passion  ! 
A  toi  désir,  amour,  admiration,  délire  !... 

MEPHISTO 

Contenez -vous  !  Ne  sortez  pas  de  votre  rôle  ! 

UNE   VIEILLE    DAME 

Grande,  bien  prise,  seulement  la  tête  trop  pe- 
tite ! 


100   


UNE  PLUS    JEUNE 


Regardez  donc  le  pied...  Il  serait  difficile  d'en 
voir  un  plus  lourd  ! 


UN  COURTISAN 


Elle  s'approche  doucement  du  jeune  homme. 
0  !  sort  enviable  !...  Un  baiser  !  La  mesure  est 
comble  ! 


UNE    DUEGNE 


Quoi  !  devant  tout  le  monde  ?  C'est   trop  d'ex- 


travagance ! 


FAUST 


Redoutable  faveur  pour  le  jeune  homme  ! 


MEPHISTO 


Silence  !  laisse  le  fantôme  accomplir  sa  volonté  ! 

LE    COURTISAN 

Elle   s'éloigne  en  glissant  légèrement  !  Il  s'c- 


—  i5i  — 

veille...  et   s'étonne...  C'est   un  prodige  qui  lui 
arrive  ! 

UNE  DAME 

Mais,  pour  elle,  il  n'y  a  là  nul  prodige,  croyez- 
moi! 

LE    COURTISAN 

Elle  revient  vers  lui  dans  une  attitude  pleine 
de  pudeur  1 

UNE    DAME 

Elle  semble  lui  apprendre  quelque  chose.  En 
pareil  cas  l'homme  est  bien  sot.  11  croit  vraiment 
qu'il  est  le  premier  ! 

UNE    DAME 

C'est  un  bijou  qui  a  passé  par  bien  des  mains. 
Aussi  la  dorure  en  est  bien  usée. 

UN    CHEVALIER 

Chacun  choisit  ce  qui  lui  plaît;  je  me  contente- 
rais bien  de  ce  beau  reste  ! 


—   l52   — 


FAUST 


Ce  n'est  plus  un  jeune  homme  ;  c'est  un  hardi 
cavalier  ;  il  la  saisit,  sans  lui  laisser  le  temps 
de  se  défendre  ;  il  la  soulève  de  son  bras  puissant. 
Serait-ce  qu'il  veut  l'enlever'?  {S' élançant.)  Fou 
téméraire  1  Que  fais-tu  ?  Arrête  !  C'est  trop  ! 

LE   COURTISAN 

Un  mot  seulement.  D'après  ce  que  je  viens  de 
voir,  j'appellerais  cette  scène  :  «  L'enlèvement 
d'Hélène  ». 


SCÈNE    VII 
LES    MÊMES 

FAUST 

Quel  enlèvement  ?  Et  moi,  suis-je  ici  pour  rien  ? 
N'ai-jc  point  dans  la  main  cette  clef  ?  Elle  m'a 
guidé  à  travers  l'épouvante  des  solitudes  !  Ici  je 
prends  pied  !  Ici  est  le  domaine  du  réel  et  d'ici 
l'esprit  peut  lutter  avec  les  esprits  et  se  promettre 
l'empire  du  double  royaume  !...  Elle  était  si  loin, 
la  voilà  maintenant  si  près  !  Je  la  sauve,  elle  est 
doublement  à  moi.  0  Mères!  Mères  !  Exaucez-moi! 
Celui  qui  l'a  connue  ne  peut  plus  se  détacher 
d'elle  ! 

{Faust  se  précipite  sur  Paris  et  lui  arrache 

Hélène.) 

MEPHISTO 

Que  fais-tu  ?  Faust  !  Faust  !  De  force  il  la  saisit  ; 
déjà  le  fantôme  s'est  évanoui.  Il  attaque  le  jeune 

9- 


—  i54  — 

homme  avec  la  clef,  il  le  frappe.  Malheur  à  nous  ! 
Malheur  I  Hélas  ! . . .  Hélas  I 

{Explosion.  Faust  tombe  à  terre.  Les  fantô- 
mes disparaissent.) 

VOIX   LOINTAINE 

Henri  !  Henri  ! 

{Changement  de  décor) 


SCENE    VIII 


MEPHISTOPHÉLES,  puis  LE  BACHELIER 

{Le  laboratoire  de  Faust ^  occupant  le  milieu 
de  la  scène.  Méphistophélès  apparaît  der- 
rière le  rideau  ;  tandis  qu'il  le  soulève,  on 
voit  Faust  étendu  sur  un  lit.) 

MEPHISTO 

J'ai  beau  regarder,  il  n'y  a  rien  de  changé  !  Voici 
la  plume  avec  laquelle  Faust  a  signé  son  pacte  avec 
le  diable  et  l'on  y  voit  encore  la  gouttelette  de 
sang...  Voici  son  Aàeux  manteau  qui  pend  toujours 
au  même  crochet  ;  cela  me  rappelle  ma  plaisante- 
rie avec  l'écolier  ;  peut-être  se  consume-t-il  encore 
sur  les  théories  que  je  lui  ai  développées...  (// 
s' enveloppe  dans  la  roôe.)  Viens,  couvre-moi  encore 
une  fois  ;  de  nouveau  je  suis  docteur  et  je  vais 
appeler  les  gens  qui  me  reconnaissent  ce  titre. 

(//  sonne.  Un  son  grêle  retentit.) 


i56  — 


UN  BACHELIER,  entrant  avec  précipitation. 

{A  part.)  C'est  ici  où,  craintif,  je  suis  venu  en 
blanc-bec  écouter  avec  confiance  les  leçons  de  ce 
vieux  barbon,  et  m' édifier  à  ses  fariboles.  C'est 
encore  lui  qui  est  assis  là  comme  lorsque  je  l'ai 
quitté...  Abordons-le...  fA  Me/?Äz5/ö.)  Cher  mon- 
sieur!... Si  les  flots  du  Lethé  n'ont  point  submergé 
votre  tète  chauve,  reconnaissez  en  moi  l'écolier 
d'autrefois  ;  je  vous  retrouve  tel  que  je  vous  ai 
vu  ;  quant  à  moi  je  reviens  tout  autre  ! 

MEPHISTO 

J'avais  bien  auguré  de  vous  ;  la  chenille  laissait 
déjà  entrevoir  le  brillant  papillon  I  Déjà  vous  tiriez 
gloire  de  vos  boucles  blondes  et  de  votre  col  de 
dentelle.  Aujourd'hui  je  vous  vois  en  bonnet  sué- 
dois et  vous  avez  l'air  résolu  !  Si  je  ne  me  trompe, 
vous  n'avez  jamais  porté  perruque  ? 

LE   BACHELIER 

Mon  vieux  monsieur,  les  temps  sont  changés  et, 
je  vous  en  prie,  épargnez  les  mots  à  double  sens  ! 


—  i5^  — 


MEPHISTO 


Quand  on  dit  la  vérité  on  déplaît  aux  jeunes,  et 
puis  plus  tard,  lorsqu'ils  se  sont  instruits  à  leurs 
dépens,  ils  s'imaginent  l'avoir  inventée  et  traitent 
leur  maître  de  sot  ! 


LE   BACHELIER 


De  fourbe,  peut-être,  car  où  trouver  un  maître 
qui  dise  toute  la  vérité  ;  chacun  d'eux  l'augmente 
ou  la  diminue  à  son  gré,  et  tout  ce  qu'ils  nous  ont 
enseigné  ne  valait  pas  la  peine  d'être  appris  ! 


MEPHISTO 

C'est  mon  opinion  ;  le  diable  n'a  plus  rien  à 
dire! 

LE    BACHELIER 

Les  diables  ?  D'abord,  il  faudrait  que  je  les  ad- 
mette I  le  monde  n'est  que  parce  que  je  l'ai  créé 
dans  ma  pensée.  Ma  lumière  intérieure  est  mon 
seul  guide,  j'obéis  à  ma  propre  inspiration  et  je 
laisse  derrière  moi  les  ténèbres  ! 

[Il sort  avec  un  air  arrogant.) 


—  i58 


MEPHISTO 


Va-t-en,  original  1  Nul  n'a  jamais  eu  une  idée 
raisonnable  ou  stupide  qui  n'ait  été  déjà  exprimée 
avant  lui.  Le  diable  est  vieux  ;  vieillissez  vous- 
même  pour  le  comprendre. 

(//  sort  par  la  porte  du  fond.) 


SCÈNE  IX 

MÉPHISTOPHÉLÊS,    WAGNER 

{Entre  Wagner.  Il  s'approche  avec  précaution 
du  fourneau  sur  lequel  est  placée  une  cor- 
nue.) 

WAGNER 

La  cloche  tinte  et  les  murs  en  tremblent  ;  déjà 
le  contenu  de  la  fiole  s'éclaircit  et  reluit  comme 
une  escarboucle  vivante.  Ah  !  pourvu  que  je  ne 
manque  pas  encore  cette  fois  cette  expérience  capi- 
tale I  Qui  entre  là  ? 

{Mephisto  entre  par  la  porte  du  fond.) 

MEPHISTO 

Salut  !  je  viens  en  ami  ! 

WAGNER 

Salut  !  que  l'étoile  du  moment  nous  soit  favora- 
ble !  Retenez  votre  souffle,  je  vous  en  prie  !  Le 
grand  œuvre  est  sur  le  point  de  s'accomplir  ! 


—  i6o  — 


MEPHISTO 


Qu'ya-t-il  donc? 

WAGNER,  très  bas. 
Un  homme  va  se  former  ! 

MEPHISTO 

Un  homme  !  Quel  couple  d'amoureux  avez- vous 
enfermé  dans  la  cheminée? 

WAGNER 

Dieu  me  garde  !  L'ancien  mode  de  génération 
était  une  vrai  plaisanterie  1  La  tendre  force  qui 
prend  et  qui  donne  et  qui  absorbe  tout  Tctre  est 
déchue  de  sa  dignité  ;  si  l'animal  s'y  complaît 
encore,  il  convient  à  l'homme  d'avoir  une  origine 
plus  pure  et  plus  haute  !  Dorénavant  nous  pour- 
rons, par  un  simple  mélange,  composer  la  subs- 
tance humaine,  l'emprisonner  dans  un  alambic 
et  la  distiller  suivant  la  formule  !  Voyez  comme  la 
masse  brille  !  l'œuvre  s'accomplit  en  silence  1 


—  i6i  — 


MEPHISTO 


L'expérience  vient  avec  l'âge  ;  j'ai  déjà  rencon- 
tré pas  mal  de  gens  cristallisés  ! 

WAGNER 

{Une  cesse  de  couver  des  yeux  la  fiole.) 

Gela  brille  et  bouillonne  ;  dans  un  moment  l'œu- 
vre sera  accompli  !  [Avec  ravisscjnent.)  Le  verre 
vibre  et  résonne,  cela  se  trouble  et  se  clarifie  ;  j'y 
vois  déjà  un  joli  petit  homme  !  Ah  !  voilà  enfin  le 
mystère  de  la  création  dévoilé  au  grand  jour  1!... 

{On  voit  un  petit  homme  dans  la  cornue  déme- 
surément grandie.) 


SCÈNE    X 
WAGNER,     MEPHISTO,     HOMUNCULUS 

HOMUNCULUs,  à  Wagner, 

Bonjour,  petit  père!  C'est  donc  vrai?  Presse-moi 
sur  ton  cœur  1  [A  Mephisto.)  Et  toi,  cousin,  te  voilà 
ici  au  bon  moment  !  Par  ton  savoir-faire  tu  m'é- 
pargneras bien  des  peines  dans  l'existence  !  Il  me 
faut  de  l'activité  ;  que  dois-je  faire  ? 

MEPHISTO 

{Montrant  la  porte  où  l'on  voit  Faust  étendu.) 
Voilà  l'occasion  de  montrer  ton  talent  ! 

HOMUNCUI.US 

Oui  da  !  [Il parle  et  Ion  voit  dans  le  cinémato- 
graphe le  tableau  se  dérouler.)  Quel  beau  specta- 
cle !  Des  eaux  limpides,  des  buissons,  des  femmes 
adorables  qui  se   déshabillent  ;   une  surtout  est 


—  i63  — 

divine  ;  elle  pose  le  pied  dans  l'eau,  pour  rafraî- 
chir la  douce  chaleur  do  son  corps  dans  l'onde 
cristalline.  Mais  quel  est  ce  bruit  d'ailes  ?  Les 
jeunes  filles  se  sauvent  effarouchées  ;  seule  la 
reine  reste  et  regarde  avec  joie  le  prince  des 
cygnes  qui  s'approche  d'elle  avec  timidité  !  Ah  ! 
ah  !  voilà  qu'il  s'apprivoise  ;  mais  un  nuage  épais 
voile  cette  charmante  scène  !... 

MEPHISTO 

Tu  es  jeune  et  que  de  choses  tu  racontes 
déjà;  pour  moi,  je  ne  vois  rien. 

HOMUNCULUS 

Ton  regard  n'est  pas  à  l'aise  ici  ;  il  est  accou- 
tumé aux  brouillards  du  nord,  à  l'obscurité  des  cou- 
vents et  des  sacristies.  [Regardant  autour  de  lui.) 
Si  Faust  se  réveille  de  son  rêve  splendide,  parmi 
ces  voûtes  de  pierres  moisies,  il  mourra  sur  Thcure  ; 
partons  avec  lui. 

MEPHISTO 

Et  où  irons  nous? 


—  i64  — 


HOMUNCULUS 


J'y  pense  ;  c'est  aujourd'hui  le  Walpurgis  clas- 
sique, là  il  se  trouvera  dans  son  élément. 


MEPHISTO 


Et  ensuite  où  irons-nous  ? 

HOMUNCULUS 

(//  parle  et  Ion  voit  dans  le  cinématogra- 
phe le  tableau  se  dérouler.) 

Vers  le  sud  ;  dans  une  vaste  plaine  coule  un 
fleuve  bordé  de  buissons  ;  la  plaine  s'étend  jus- 
qu'à la  montcigne  ;  c'est  ici  que  se  trouvent  le 
bonheur  et  la  liberté. 

MEPHISTO 

Laisse  ces  mots  de  liberté  ou  d'esclavage  !  C'est 
le  diable  qui  les  a  inventés.  On  se  bat  soi-disant 
pour  le  droit  et  la  liberté,  mais  tout  bien  considéré, 
ce  sont  des  esclaves  qui  se  battent  contre  des 
esclaves  1 


—  i65  — 


HOMUNCULUS 


Laisse  la  nature  humaine  pour  ce  qu'elle  est  ; 
l'enfant  grandira!  Mais  il  s'agit  de  savoir  comment 
Faust  va  guérir  ;  si  tu  connais  un  autre  remède 
que  le  mien,  indique-le  ! 


MEPHISTO 

Puisque  tu  liens  à  ton  voyage,  essayons  ;  mais 
je  te  le  dis,  les  spectres  païens  me  sont  antipathi- 
ques et  l'antiquité  n'a  pour  moi  aucun  attrait. 
Gomment  partirons-nous  ? 

HOMUNCULUS 

Enveloppe  notre  chevalier  dans  ton  manteau,  il 
vous  portera  tous  les  deux  ;  moi  j'irai  en  éclai- 
reur . 

WAGNER 

Et  moi? 

HOMUNCULUS 

Reste  ici  pour  remplir  ta  noble  mission  ;  con- 


—  i66  — 

suite  les  vieux  livres,  reconstitue  d'après  la  for- 
mule les  éléments  de  la  xie  ;  cherche  le  pourquoi 
et  le  comment  de  toute  chose  ;  nous  allons  entre- 
prendre un  petit  tour  dans  le  monde  ;  peut-être 
découvrirons-nous  le  point  sur  l'I  ;  adieu  !  {A  Me- 
phisto.) Partons  ! 

WAGNER 

Ça  me  brise  le  cœur,  je  ne  le  reverrai  peut-être 
jamais  1 

(Changement  de  décor.) 


SCENE   XI 

FAUST.    HOMUNGULUS,  puis  MEPHISTO 

[Campagne  accidentée j  au  lever  du  jour  ;  c'est 
la  fn  de  la  nuit  du  Wolpurgis  classique  ; 
des  sirènes,  des  nymphes,  des  elfes,  etc. 
traversent  la  scène  et  disparaissent.) 

FAUST,  avec  vivacité. 
Où  est-elle? 

HOMUNGULUS 

Je  ne  saurais  te  le  dire,  mais  à  coup  sûr  c'est 
ici  que  tu  trouveras  ses  traces  !  Du  courage  et  en 
avant  pour  de  nouvelles  entreprises  ! 

(//  disparaît.) 
FAUST,  seul. 

Où  est-elle  ?  [Avec  calme.)  Pourquoi  le  deman- 
der encore  ?  Je  sens  que  je  me  trouve  sur  le  sol 
qui  l'a  portée  ;  l'air  que  je  respire,  parle  sa  langue. 


—  i68  — 

Je  me  sens  animé  d'une  force  nouvelle  et  j'espère 
trouver  sur  ce  sol  antique  ce  que  j'ai  cherché  en 
A'^ain  jusque-là  ! 

MEPHISTO,  venant  de  derrière  les  rochers. 

Au  cours  de  nos  voyages  tu  as  vu  «  les  empires 
du  monde  et  leurs  pompes  »  ;  ne  t'ont-ils  point 
inspiré  quelque  grand  projet  ? 

FAUST,  pensif. 

Si  fait,  quelque  chose  de  grand  m'a  attiré  ; 
devine  ! 

MEPHISTO 

C'est  bientôt  fait  !  A  ta  place  voici  la  résidence 
que  j'aurais  choisie  :  au  cœur  de  la  ville  ;  le  fouil- 
lis de  la  mangeaille  ;  des  bourgeois  ;  ruelles  étroi- 
tes ;  pignons  aigus  ;  marchés  ;  choux  ;  navets  ; 
oignons  ;  étaux  de  boucherie  où  les  mouches  pul- 
lulent. Là  tu  trouves  puanteur  et  activité  I  Puis  de 
grandes  places,  de  larges  rues,  des  faubourgs  à 
perte  de  vue.  Là,  je  me  réjouirais  du  roulement 
des  voitures,  du  va-et-vient  tumultueux  de  cette 
fourmilière.  Je  m'intéresserais   au   sort  de  cette 


—  i6g  — 

foule  et  toujours,  soit  à  cheval,  soit  en  voiture,  je 
serais  le  point  de  mire  et  je  recevrais  des  hom- 


mages ! 


FAUST 

Gela  ne  saurait  me  satisfaire  ! 

MEPHISTO 

Je  me  bâtirais  dans  un  style  grandiose,  en  un 
site  agréable,  un  château  de  plaisance  :  bois  ;  col- 
lines ;  plaines  ;  prés  et  champs  ;  le  long  des  ver- 
tes pelouses  des  allées  tirées  au  cordeau  ;  des 
ombrages  ménagés  avec  art  ;  et  des  cascades  tom- 
bant de  rochers  en  rochers.  Au  fond,  un  jet  d'eau 
majestueux  monte  dans  l'air,  et  de  ci  de  là  mille 
gazouillements,  mille  chuchotements.  Ensuite, pour 
les  femmes,  je  construirais  de  petits  pavillons  com- 
modes et  majestueux  où  je  voudrais  passer  des 
heures  infinies,  dans  un  abandon  charmant  !  Je  dis 
les  femmes  car,  une  fois  pour  toutes,  je  ne  rêve 
les  beautés  qu'au  pluriel  ! 

FAUST 

Mauvais  et  moderne  Sardanapale  1 

lO 


—  170 


MEPHISTO 

Peut-on  jamais  deviner  le  but  où  tu  aspires  ! 
C'est  sans  doute  quelque  chose  de  sublime  !  Toi 
qui  fus  porté  si  près  de  la  lune,  ton  aspiration  ne 
t'y  poussera-t-elle  pas  ? 

FAUST 

Nullement  !  Ce  globe  terrestre  offre  encore 
assez  de  place  pour  le  déploiement  de  plus  hau- 
tes énergies.  Il  faut  que  j'accomplisse  quelque 
chose  de  grand  !  Je  sens  en  moi  un  besoin  impé- 
rieux d'activité. 

MEPHISTO 

Ainsi^  tu  ambitionnes  la  gloire  ? 

FAUST 

Je  veux  conqujérir  !  Je  veux  posséder  !  L'action 
est  tout,  la  gloire  n'est  rien  I 

MEPHISTO 

Cependant,  il  se  trouvera  des  poètes  pour  pro- 


—  171  — 

clamer  ta  gloire  à  la  postérité,   et  ajouter  à  ta 
démence  d'autres  démences. 


FAUST 


Il  n'est  pas  étonnant  que  tu  ne  comprennes  pas  ! 
Que  sais-tu,  toi,  des  désirs  de  l'homme  ?  Ton 
ingrate  nature,  pleine  d'amertume  et  de  fiel,  que 
peut-elle  comprendre  à  nos  désirs  ? 


MEPHISTO 

Dis-moi  toujours  jusqu'où  vont  tes  caprices,  et 
il  sera  fait  selon  ta  volonté  ! 

FAUST 

Mon  regard  s'est  porté  sur  la  haute  mer,  qui 
s'enfle,  précipite  ses  vagues  et  s'apaise  pour  reve- 
nir à  nouveau  envahir  le  rivage.  D'heure  en  heure 
le  même  jeu  inutile  se  renouvelle,  et  cela  m'ir- 
rite I 

MEPHISTO 

Tu  ne  m'apprends  ici  rien  de  neuf  ;  il  y  a  plus 
de  cent  mille  ans  que  je  connais  cela  ! 


—  172  — 

FAUST,  poursuivant  avec  exaltation. 

Elle  s'approche  en  rampant  et,  stérile,  apporte 
avec  elle  la  stérilité  !  Les  flots  régnent  en  souve- 
rains, ils  se  retirent  sans  avoir  rien  fécondé.  C'est 
contre  cela  que  je  voudrais  lutter.  Et  cela  est  pos- 
sible ;  car  elle  a  beau  se  mouvoir  avec  orgueil,  la 
moindre  éminence  lui  oppose  un  front  superbe,  la 
moindre  profondeur  l'attire  irrésistiblement.  De 
là,  dans  mon  esprit,  un  plan.  Atteindre  à  cette 
jouissance  suprême  :  chasser  du  rivage  l'arrogante 
mer  et  offrir  le  sol  ainsi  conquis,  à  l'activité  de 
l'homme  !  Voilà  mon  désir,  ose  le  seconder  ! 

MEPHISTO 

Qu'à  cela  ne  tienne  I  Partons  sur  l'heure  ;  en 
récompense  des  services  rendus,  l'Empereur  te 
donnera  en  fief  les  rivages  convoités  par  toi  ;  quant 
au  reste  tu  peux  compter  sur  mon  concours. 

Rideau 


TABLEAU    VI 


FAUST  A  HELENE 


Que  le  passé  soit  oublié  I  Réfu- 
giée sur  ce  sol  fertile,  tu  y 
jouiras  d'une  vie  sereine.  Nous 
laisserons  les  trônes  pour  les 
bosquets  et  nous  vivrons  heu- 
reux dans  cette  Arcadie  ! 


10. 


TABLEAU   VI 


La  scène  représente,  à  gauche  et  en  avant  le  châ- 
teau de  Faust,  avec  balcons  et  galeries  ;  derrière  lui 
une  plaine.  Au  milieu  de  la  scène  une  baie  et  un 
phare.  A  droite,  une  allée  de  tilleuls,  un  jardinet,  la 
maisonnette  de  Philémon  et  Baucis  et,  au  loin,  une 
chapelle.  Pendant  la  scène  V^  le  château  reste  invi- 
sible . 


SCENE    1 
HÉLÈNE,  SES  SUIVANTES,  PHORKYAS 

HÉLÈNE 

[Elle  débarque,  avec  ses  suivantes  d'un  canot 
çui  disparait  ayant  à  bord  des  guerriers.) 

Me  voici  ivre  encore  du  balancement  de  la  mer, 
qui  des  champs  phrygiens  nous  amène  au  port. 
Tour  à  tour  tant  admirée  et  tant  décriée,  que  d'a- 
ventures me  sont  arrivées  depuis  mon  départ  pour 
le  temple  de  Gy  thère  !  Les  hommes  se  les  racon- 
tent à  la  ronde  ! 

UNE  SUIVANTE 

0  noble  femme,  c'est  un  bonheur  pour  toi  d'a- 
voir eu  en  partage  la  beauté  et  la  gloire  ;  l'homme 
le  plus  insensible  se  sent  rempli  do  tendresse  pour 
toi! 


17; 


HELENE 


J'ai  abordé  ici  avec  mon  époux,  Ménélas  ;  mais 
quel  était  son  dessein,  je  l'ignore,  car  les  dieux 
immortels  m'ont  réservé  un  destin  équivoque  qui 
est  inséparable  de  la  beauté.  Arrivé  dans  la  baie 
de  TEurotas,  Ménélas  m'a  dit  :  «  Lorsque  tu  auras 
visité  notre  ancienne  demeure,  prépare  le  trépied, 
les  vases  et  les  coupes  dont  le  sacrificateur  a  be- 
soin, tiens  à  sa  disposition  un  couteau  bien  affilé  ; 
je  remets  le  reste  à  tes  soins.  »  Puis  il  s'est  éloi- 
gné de  moi,  sans  me  désigner  qu'elle  était  la 
victime  qu'on  devait  immoler  en  l'honneur  des 
dieux  de  l'Olympe  ! 

UNE    SUIVANTE 

Ce  qui  arrivera,  tu  ne  peux  le  prévoir  !  Aie 
courage.  Reine  ;  le  bien  et  le  mal  arrivent  égale- 
ment à  l'improviste. 

HÉLÈNE 

Qu'on  rattrape  le  temps  perdu  I 


-ij8- 
PHORKYAS,  venant  au-devant  de  la  Reine. 

Tout  est  prêt  dans  la  maison  ;  désigne  la  vic- 
time I 

HÉLÈNE 

Le  Roi  ne  l'a  pas  choisie  ! 

PHORKYAS 

Quel  malheur  1 


HÉLÈNE 


Pourquoi  cette  affliction  ? 

PHORKYAS 

Reine,  c'est  toi  1 

HÉLÈNE 

Moi? 

PHORKYAS 

C'est  toi-même,  qui  dois  tomber  sous  la  hache  ! 


HÉLÈNE 


C'est  affreux  ! 


—  179  — 

PHORKYAS 

Hélas  1  c'est  inévitable  ! 

UNE    SUIVANTE 

Et  nous,  quel  sort  nous  attend  ? 

PHORKYAS 

La  Reine  mourra  d'une  noble  mort;  mais  vous, 
comme  les  grives  au  piège  de  l'oiseleur,  vous  vous 
débattrez  à  la  file  le  long  d'une  poutre  où  se 
balancera  votre  corps  ! 

[Hélène  et  les  suivantes  comme  frappées  de  stu- 
peur forment  un  groupe  harmonieusement 
disposé.) 

UNE   SUIVANTE 

Moi,  l'aînée,  je  vous  demanderai  s'il  n'y  a  pas 
un  moyen  d'échapper  à  cette  fin  lugubre  ? 

PHORKYAS 

C'est  facile  ;  cela  dépend  de  la  Reine  ! 


—  i8o  — 


HELENE 


J'éprouve  de  la  tristesse,  mais  non  de  l'épou- 
vante ;  cependant  si  tu  connais  un  moyen  de  salut, 
je  l'accueillerai  avec  gratitude  ! 

PHORKYAS 

Mon  discours  sera  un  peu  long,  mais  écoutez. 
Pendant  des  années  votre  territoire  est  resté 
abandonné,  tandis  que  Ménélas  naviguait  de  golfe 
en  golfe  et  écumait  la  mer.  Entre  temps,  derrière 
le  vallon,  une  race  aventureuse  s'est  installée,  un 
bourg  fortifié  s'est  dressé  1 

HÉLÈNE 

Quelle  est  cette  race  *?  Sont-ce  des  brigands  ? 

PHORKYAS 

Non,  car  ils  pouvaient  s'emparer  de  tout  le  ter- 
ritoire, et  ils  n'en  ont  occupé  qu'une  partie  ! 

HÉLÈNE 

Ont-ils  un  chef,  comment  est-il  ? 


-  lài  -^ 


PHORKYAS 


C'est  un  homme  vif,  hardi,  bien  fait.  Vous 
pouvez  compter  sur  sa  grandeur  d'âme  I  Son  châ- 
teau est  magnifique  à  voir  ;  il  s'élance  vers  le  ciel, 
droit,  solide  et  brillant  comme  de  l'acier.  A  l'inté- 
rieur, de  vastes  cours,  des  salles  immenses,  où 
l'on  peut  danser  à  loisir. 

UNE  SUIVANTE,  avec  espièglerie. 
Y  a-t-il  des  danseurs  ? 

PHORKYAS 

Les  plus  charmants  ;  frais  avec  des  boucles 
dorées,  ayant  ce  parfum  de  jeunesse  que  Paris 
apporta  lorsqu'il  vint  près  de  la  Reine . 


HÉLÈNE 


Tu  sors  de  ton  rôle  ! 

PHORKYAS 

Dis  un  mot,  et  le  château  sera  à  toi  ! 

[Fanfare  dans  le  lointain,  les  suivantes  tres^ 

saillent.) 

II 


—    l82   — 


HÉLÈNE 


Tu  es  un  démon,  je  le  sens,  et  je  crains  que  tu 
ne  tournes  le  bien  en  mal.  Je  vais  néanmoins  te 
suivre,  en  me  réservant  d'agir  selon  mon  cœur. 
[Des  nuages  se  répandent  de  tous  côtés,  voilant  le 
fond,  et  gagnant  ravatit-scène.)  Où  donc  es-tu, 
pythonisse  ? 

UNE    SUIVANTE 

Le  fantôme  hideux  est  disparu  de  ce  côté  ! 

{Le  nuage  se  dissipe  et  Pon  aperçoit  tout  à 
coup  le  château,  une  file  d'hommes  en 
armes,  des  jeunes  gens  portant  la  char- 
pente  d'un  trône,  des  tapis,  des  coussins  et 
un  dais  sous  lequel  se  trouve  Faust  qui  va 
à  la  rencontre  d'Hélène  ;  eette  dernière  fait 
quelques  pas.) 


SCÈNE  II 

HÉLÈNE,     FAUST,     SES    COMPAGNONS, 
L'INTENDANT 

l'intendant,  déposant  aux  pieds  d^Hélène 
des  caisses  remplies  de  trésors. 

Je  t'apporte  le  butin  de  plus  d'une  bataille  ;  j'y 
tenais  beaucoup  ;  depuis  ton  arrivée,  il  n'est  plus 
rien  pour  moi  ;  en  l'acceptant  tu  lui  rendras  la 
valeur  qu'il  a  perdue  ! 

FAUST 

Eloignez  ces  biens,  acquis  par  votre  audace  I 
Pourquoi  offrir  des  cadeaux,  puisque  tout  ce  que 
nous  possédons  lui  appartient  désormais  !  {S' adres- 
sant à  ses  serviteurs.)  Devançant  ses  pas,  déroulez 
des  tapis  ornés  de  fleurs,  et  que  ses  regards  ne 
rencontrent  que  des  splendeurs  ! 

{Faust  conduit  Hélène  vers  le  trône.) 


—  i84  — 

HÉLÈNE,  prenant  place. 

Je  désire  te  parler,  viens  à  mes  côtés  ;  la  place 
vide  attend  son  maître  et  m'en  promet  un. 

FAUST 

Laisse-moi,  à  genoux,  t'offrir  mes  hommages  ! 
Laisse-moi  baiser  la  main  qui  me  fait  ton  égal  ;  tu 
auras  en  moi  un  adorateur  et  un  serviteur  ! 

HÉLÈNE 

Je  me  sens  si  loin  et  néanmoins  si  près  ;  mon 
bonheur  est  d'être  avec  toi  ! 

FAUST 

Je  respire  à  peine  ;  je  bégaie  ;  ma  voix  tremble. 
Je  vis  dans  un  rêve  ;  le  temps  et  l'espace  n'exis- 
tent pi  s  ! 

HÉLÈNE 

Je  crois  revi\Te  une  nouvelle  existence  et,  quoi- 
que te  connaissant  à  peine,  il  me  semble  t'avoir 
toujours  été  fidèle  ! 


—  i85  — 


FAUST 


N'approfondis  pas  ce  destin  étrange  ;  A'ivre  est 
un  devoir,  ne  fût-ce  qu'un  instant  ! 

PHORKYAS,  enlisant  avec  précipitation. 

Vous  épelez  l'alphabet  de  l'amour,  mais  le 
moment  est  mal  choisi  ;  voilà  Ménélas  qui  arrive  ! 

FAUST 

Interruption  inopportune  !  [S' adressant  aux  gens 
de  sa  suite  placés  à  gauche.)  Rassemblez  la  pha- 
lange des  braves  !  {S' adressant  à  ceux  qui  sont  à  sa 
droite.)  Repoussez  à  l'instant  l'ennemi  de  nos  murs 
etchassez-le  vers  la  mer  !  Chacun  devons,  Germains, 
Goths,  Francs,  Saxons,  Normands,  vous  aurez  votre 
royaume,  pendant  que  Sparte,  l'antique  cité  de  la 
Reine,  trônera  sur  vous  tous  !  [Les  guerriers  s'en 
vont  ;  à  Hélène,  avec  ferveur.)  Ce  pays  fortuné 
est  à  toi,  ma  Reine,  il  t'offre  ses  dons  les  plus 
précieux  ;  préfère  ta  nouvelle  patrie  à  l'univers 
qui  t'appartient.  Ici  la  source  jaillit,  les  ruisseaux 
se  fondent  en  cascades,  les  pentes  et  les  prairies 


—  i86  — 

sont  verdoyantes  et  sur  les  collines  tu  vois 
paître  de  magnifiques  troupeaux.  Les  bœufs  mon- 
tent à  pas  lents  les  escarpements  des  collines 
et  trouvent  un  asile  dans  les  cavernes  dés  rochers 
où  Pan  les  protège.  Les  chênes  puissants  et  les 
sveltes  érables  des  forêts  antiques  enlacent  capri- 
cieusement leurs  branches,  et  dans  l'ombre  silen- 
cieuse coule  une  eau  limpide  et  fraîche.  Ici  le 
bien-être  est  acquis  à  tous.  Chacun  jouit  d'une 
éternelle  jeunesse  ;  ainsi  s'achemine,  sous  ce  ciel 
toujours  pur,  l'enfant  vers  la  force  virile  ;  on  se 
demande  sont-ce  des  dieux  ?  sont-ce  des  hommes  ? 
Car  là  où  la  nature  agit  dans  sa  pureté,  les  mondes 
s'enchaînent!  (//  s'assied  auprès  (T Hélène.)  Ainsi 
le  bonheur  nous  a  réunis  !  Que  le  passé  soit 
oublié  !  Réfugiée  sur  ce  sol  fertile,  tu  y  jouiras  d'une 
vie  sereine.  Nous  laisserons  les  trônes  pour  les 
bosquets  et  nous  vivrons  heureux  dans  cette 
Arcadie  ! . . . 

[Faust  et  Hélène,  suivis  de  leurs  compagnons , 
quittent  la  scène  ;  le  jour  commence  à  bais- 
ser; on  voit  venir  de  r autre  côté  de  la  scène 
un  voyageur.) 


SCENE    III 
PHILÉMON,     BAUCIS,    UN    VOYAGEUR 

LE    VOYAGEUR 

Oui,  ce  sont  les  sombres  tilleuls,  là-bas,  dans  la 
force  de  leur  vieillesse,  et  je  les  retrouve  après  une 
course  si  longue  !  Voilà  l'ancienne  place,  la  cabane 
qui  m'abrita,  lorsque  la  vague  orageuse  me  jeta  sur 
ces  dunes.  Je  voudrais  pouvoir  bénir  mes  hôtes 
secourables,  un  brave  couple,  qui  était  déjà  bien 
vieux  à  cette  époque.  Salut  à  vous,  apôtres  de 
l'hospitalité,  si  aujourd'hui  encore  vous  jouissez  di 
bonheur  de  faire  le  bien  !  Frapperai-je  ?  Appelle- 
rai-je  ? 

(//  frappe.) 

BAUCIS,  venant  au-devant  de  C étranger. 

Cher  étranger,  doucement  1  doucement  !  Laisse 
reposer  mon  époux  ;  un  long  sommeil  donne  au 
vieillard  de  la  force  pour  sa  courte  veille. 


—  i88  — 


LE   VOYAGEUR 


Dis,  mère,  es-tu  là  pour  recevoir  mes  actions 
de  grâces,  en  reconnaissance  de  ce  que  vous  fites 
jadis  pour  moi,  quand  j'étais  jeune  homme  ?  Es-tu 
Baucis,  dont  les  soins  empressés  rappelèrent  la 
vie  sur  mes  lèvres  déjà  livides  ?  {Ä  Philémon 
réveillé,  s  avançant.)  Est-ce  toi,  Philémon,  qui 
d'un  bras  puissant  arracha  mon  trésor  aux  flots  ? 
Grâce  à  la  vive  lueur  de  votre  phare,  et  au  son 
argentin  de  votre  cloche  je  fus  tiré  de  ce  mau- 
vais pas  !  Permettez  que  je  m'approche,  que  je  con- 
temple la  mer  infinie  ;  laissez  que  je  m'agenouille 
et  que  je  prie,  car  l'émotion  m'étreint! 

(//  s'avance  vers  la  dune.) 

PHILÉMON,  à  Baucis. 

Va  mettre  la  table  dans  le  petit  jardin,  à  l'en- 
droit le  mieux  fleuri  I  Laisse-le  aller,  car  il  ne 
peut  croire  à  ce  qu'il  voit  !  (//  le  suit  et  s'assied 
près  du  voyageur.)  Le  flot  dont  la  fureur  vous 
maltraita  jadis,  vous  le  voyez  converti  en  un  jar- 
din, image  du  paradis.  Les  hardis  serviteurs  d'un 


-  i89- 

maître  avisé  creusèrent  des  fossés,  élevèrent  des 
digues,  refoulèrent  la  mer,  pour  s'établir  à  sa 
place.  Vois  !  pâturages,  jardins,  villages  et  bois  ; 
jouis  du  spectacle,  car  le  soleil  va  bientôt  nous 
quitter.  Au  loin  glissent  des  voiliers  ;  ils  cherchent 
un  refuge  assuré,  car  il  existe  là-bas  un  port. 
Ainsi  tu  n'aperçois  plus  qu'au  loin  l'ourlet  azuré 
de  la  mer  et  de  droite  et  de  gauche  s'ouvre  un 
espace  où  des  hommes  heureux  ont  fixé  leurs 
demeures. 

(//  se  mettent  à  table.) 

PHILÉMON 

Il  voudrait  bien  savoir  quelque  chose  du  pro- 
dige ;  raconte-le  lui  ! 

BAUCIS 

Oui,  vraiment  un  prodige,  qui  aujourd'hui 
encore  ne  laisse  pas  de  m'émouvoir  ;  car  la  ma- 
nière dont  tout  cela  s'est  passé  ne  me  dit  rien  de 
bon  ! 

PmLÉMON 

L'Empereur  octroya  au  seigneur  ce  rivage,  un 

II. 


—  igo  — 

héraut  vint  le  proclamer  à  grand  bruit.  Ce  fut  non 
loin  de  notre  dune  qu'on  commença  les  travaux  ; 
des  tentes,  des  cabanes  s'élevèrent.  Cependant 
dans  la  fouillée  un  palais  s'érigea  bientôt  ! 

BAUCIS 

Le  jour,  les  serviteurs  travaillaient  à  grand 
bruit  et  de  petites  flammes  serpentaient  la  nuit  ; 
le  lendemain  s'élevait  une  digue,  c'était  un  canal  ! 
C'est  un  impie  ;  notre  cabane,  notre  bois  font  sa 
convoitise;  il  est  si  puissant  qu'il  faut  lui  obéir! 

PHILÉMON 

Il  nous  a  offert  une  belle  terre  dans  le  nouveau 
pays. 

BAUCIS 

Ne  te  fie  pas  au  sol  des  eaux  ;  garde  ta  demeure 
sur  la  hauteur  ! 

PHILÉMON 

Allons  à  la  chapelle  contempler  le  dernier 
rayon  de  soleil  ;  allons  sonner  la  cloche,  nous 
agenouiller  et  nous  abandonner  au  Dieu  de  nos 
ancêtres  ! 

{Ils  se  dirigent  vers  le  fond  de  la  scène.) 


SGÈiNE   IV 

LE    GARDIEN    DU    PHARE,     FAUST, 
MÉPHISTOPHÉLÈS 

LE  GARDIEN  DU    PHARE 

{A  Faust   qui  se  trouve  sur  le  balcon.) 

Le  soleil  décline,  un  grand  canot  arrive  ici  sur 
le  canal,  ses  banderoles  flottent  joyeusement.  Le 
bonheur  te  salue,  Faust,  pour  de  longues  années  ! 

{Une  petite  cloche  tinte.) 

FAUST,  avec  véhémence. 

Maudite  sonnerie  >  qui  me  blesse  au  cœur  ! 
Devant  moi  mon  royaume  s'étend  sans  bornes, 
mais  derrière  moi  un  ennemi  me  rappelle  que  mon 
bien  est  illusoire  1  Les  tilleuls,  la  maisonnette 
brune,  la  chapelle  couverte  de  mousse,  tout  cela 
échappe  à  mon  pouvoir  !  Si  pour  me  distraire,  je 


—  19^  ~ 

veux  aller  de  ce  côté,  d'étranges  soucis  m'obsè- 
dent. Ah  !  puissé-je  être  loin  d'ici  ! 

LE    GARDIEN    DU    PHARE 

Le  canot  fait  joyeusement  voile  vers  nous  par 
le  vent  frais  du  soir.  Il  nous  apporte  des  caisses 
et  des  sacs  pleins  de  richesses. 

[Un  canot  somptueux ,  muni  d'une  cargaison 
riche  et  variée,  apportant  des  produits  des 
contrées  lointaines,  aborde  le  port.) 

MEPHISTO    ET   TROIS    COMPERES 

En  chœur. 

Abordons  là  ! 
Nous  y  sommes  déjà  ! 

Salut,  honneur  ! 
Au  patron,  au  seigneur  !  (1) 

[Ils  descendent  et  débarquent  leurs  richesses.) 

MEPHISTO 

Nous  nous  sommes  montrés  vaillants  ;  heureux 

I.  Traduction  II.  Blase. 


—  103  — 

si  le  patron  nous  approuve  !  Nous  n'avions  que 
deux  vaisseaux  au  départ  et  maintenant  nous  en 
possédons  vingt.  La  libre  mer  émancipe  l'esprit  ! 
Une  fois  en  mer  on  n'y  regarde  pas  de  si  près  ; 
on  prend  un  poisson,  on  prend  un  navire  ;  et  une 
fois  qu'on  en  tient  trois  on  tire  à  soi  le  quatrième  ; 
pourvu  qu'on  ait  la  force,  on  a  le  droit  ;  la  guerre, 
le  commerce  et  la  piraterie  sont  une  inséparable 
trinité  !  {Ä  Faust.)  C'est  aA  ec  un  front  sombre  que 
tu  assistes  à  ton  bonheur  !  Ta  haute  sagesse  est 
couronnée  ;  le  rivage  réconcilié  avec  la  mer.  De  ton 
palais  le  regard  embrasse  le  Monde.  C'est  de  cette 
place  que  tout  est  parti  ;  ici  s'éleva  la  première 
cabane,  un  petit  fossé  fut  creusé  là,  où  maintenant 
la  rame  fait  jaillir  le  flot.  Ta  haute  pensée  a  su 
conquérir  la  mer  et  la  terre  !  D'ici... 

FAUST 

Damné  ici,  qui  justement  me  pèse  et  m'acca- 
ble !  A  toi,  Têtre  aux  expédients,  je  dois  l'avouer  : 
il  m'est  impossible  de  supporter  cela  !  Rien  que 
d'en  parler  la  confusion  me  prend.  Il  faudrait 
que  les  vieux  là  bas  s'éloigaent  ;  je  voudrais  que 
ces  tilleuls  fassent  partie  de  mon  domaine  I 


—  194  — 

Ces  quelques  arbres  qui  ne  m'appartiennent  pas 
me  gâteraient  la  possession  du  monde.  Là-bas  je 
voudrais  ouvrir  aux  regards  une  vaste  cclaircie, 
pour  pouvoir  contempler  tout  ce  que  j'ai  fait  et 
d'un  seul  coup  d'œil  embrasser  le  chef-d'œuvre 
de  Tesprit  humain  !  N'est  ce  point  la  plus  âpre  tor- 
ture, de  sentir,  dans  la  richesse,  ce  qui  vous  man- 
que ?  Le  tintement  de  la  petite  cloche  m'enveloppe 
comme  dans  une  église .  La  volonté  du  Tout-Puis- 
sant se  fait  jour  jusqu'à  ces  graviers.  J'ai  beau 
vouloir  oublier,  cette  petite  cloche  tinte  et  la  rage 
me  prend, 

MEPHISTO 

Je  comprends  ton  ennui.  Comment  le  nier  !  Ce 
damné  ding  !  ding  !  dong  !  se  mêle  à  tout  événe- 
ment, depuis  le  baptême  jusqu'à  l'enterrement. 
Mais  pourquoi  te  gêner  ?  N'entre-t-il  pas  dans 
tes  plans  de  coloniser  ? 

FAUST 

Va,  et  tâche  de  décider  ces  vieilles  gens.  Tu  sais 
la  belle  maison  que  j'ai  choisie  pour  eux! 


MEPHISTO 

On  les  enlève,  on  les  dépose  ;  avant  qu'ils  aient 
eu  le  temps  de  se  retourner,  ils  sont  installés.  La 
violence  une  fois  essuyée,  la  beauté  de  leur  nou- 
velle habitation  les  réconciliera  avec  elle. 

[Mephisto  et  ses  compères  s'en  vont.  Faust  7'este, 
absorbé  dans  ses  pensées.) 


SCENE   V 
LE    GARDIEN    DU   PHARE,    FAUST 

LE  GARDIEN    DU    PHARE 

Du  haut  de  ma  tour  je  me  plais  à  observer  le 
monde.  Je  vois  de  près  les  étoiles  du  firmament 
et  je  vois  également  la  terre  et  ses  habitants.  Ce 
spectacle  est  toujours  attachant  pour  moi.  {Après 
une  pause.)  Mais  quelle  épouvante  nous  menace? 
Je  voie  des  flammes  à  travers  les  tilleuls.  J'en- 
tends des  voix  qui  implorent  des  secours.  Ah  ! 
pourquoi  faut-il  que  mes  yeux  voient  ces  événe- 
ments affreux  1  Les  branches  sèches  flambent,  la 
chapelle  croule,  hélas,  ce  paysage  si  beau  dispa- 
raît à  tout  jamais! 

FAUST,  comme  sortant  d'un  rêve. 

Le  gardien  gémit,  les  tilleuls  sont  anéantis  par 
le  feu.  Nous  aurons  ainsi  une  vue  s'étendant  au 
loin;  d  ici  je  verrai  la  nouvelle  habitation  du  Adieux 
couple,  qui  coulera  paisiblement  là-bas  ses  vieux 
jours. 

{On  entend  des  gémissements  au  loin.) 


SCENE  VI 

MEPHISTO    ET    SES    TROIS    COMPÈRES, 

FAUST 

MEPHISTO    ET  SES   TROIS    COMPERES 

Nous  revenons  en  toute  hâte  ;  pardonnez  !  les 
choses  ne  se  sont  point  passées  si  aisément  !  Nous 
avions  beau  appeler  à  haute  voix,  menacer,  on  fai- 
sait mine  de  ne  pas  nous  entendre.  Alors  sans  per- 
dre de  temps,  nous  t'en  avons  débarrassé  promp- 
tement.  Le  couple  ne  s'est  pas  beaucoup  débattu  ; 
ils  sont  tombés  bientôt  pâmés  de  frayeur.  Un 
étranger  qui  se  trouvait  là  a  voulu  résister  ;  nous 
l'avons  étendu  mort,  et,  pendant  le  court  espace  du 
combat,  les  charbons  ont  allumé  la  paille  disper- 
sée. Maintenant  cela  flambe  librement  comme  un 
bûcher  ! 

FAUST 

Ai-je  parlé  à  des  sourds  ?  Je  voulais  un  échange. 


-  198  - 

et  non  une  spoliation  !  Cette  action  mauvaise  et 
brutale,  je  la  repousse  et  la  maudis  ! 

MEPHISTO 

Le  proverbe  dit  :  Cède  de  gré  à  la  force  ;  mais 
si  tu  es  audacieux,  si  tu  veux  tenir  tête  à  la  vio- 
lence, risque  ton  bien,  ton  foyer  et  toi-même  ! 

FAUST,  avec  tristesse. 

Les  étoiles,  cachent  leur  clarté,  linccndie  est 
près  de  s'éteindre  ;  un  vent  léger  pousse  vers  moi 
la  fumée  acre.  (5ï7e;ice.)  Ordre  vite  donné  I  {Silence.) 
Exécuté  avcchàle  !  {Silence.)  Qu'est-ce  que  je  sens 
flotter  autour  de  moi,  comme  une  ombre  qui 
glisse  ? 

RmEAU 


TABLEAU    VII 


Un  marais  s'étend  au  pied  de  la  mon- 
tagne, infectant  le  domaine  déjà 
défriché.  Dessécher  l'étang  pesti- 
lentiel, là  serait  la  conquête  suprê- 
me! —  J'offre  de  nouveaux  espaces 
à  la  multitude,  pour  qu'elle  y 
vienne  habiter  et  pour  qu'elle  y 
trouve,  sinon  la  sécurité,  tout  au 
moins  la  vie  et  l'exercice  de  sa 
libre  activité!  —  Car  celui-là  seul 
est  digne  de  la  liberté,  comme  de 
la  vie,  qui  sait  chaque  jour  se  la 
conquérir  !  —  Que  ne  puis-je  vivre 
sur  un  sol  libre,  au  milieu  d'un 
peuple  libre  !  —  Dans  le  pressenti- 
ment d'une  telle  félicité  sublime, 
je  goûte  maintenant  l'heure  ineffa- 
ble !... 


TABLEAU    VII 


La  scène  représente,  à  gauche,  le  château  de  Faust, 
avec  un  balcon  et  une  porte  du  côté  de  la  scène  ;  der- 
rière, une  plaine  riante  ;  à  droite,  un  coteau  abrupt  et 
des  rochers,  dont  les  anfractuosités  abritent  des  ana- 
chorètes ;  des  précipices  derrière  les  rochers  ;  au 
milieu  de  la  scène  et  au  fond  on  voit  des  arbres,  notam- 
ment des  chênes. 


SCÈNE    I 

[Quatre  femmes  vêtues  de  gris  s' avancent.) 

LA  PREMIÈRE 

Je  m'appelle  la  Famine  1 

LA  SECONDE 

Je  m'appelle  la  Dette  ! 

LA  TROISIÈME 

Je  m'appelle  le  Souci  1 

LA  QUATRIÈME 

Je  m'appelle  la  Détresse  ! 

TOUTES  QUATRE 

La  porte  est  close,  nous  ne  pouvons  entrer  ; 
c'est  la  demeure  d'un  riche  ! 


—  2o3  — 

LA  DÉTRESSE 

Ici,  je  deviens  ombre  ! 

LA  DETTE 

Ici,  je  deviens  néant! 

LA  FAMINE 

Ici,  les  regards  se  détournent  de  moi  1 

LE  SOUCI 

Vous,  mes  sœurs,  vous  ne  pouvez  entrer  ;   seul 
le  Souci  y  pénètre,  fût-ce  par  le  trou  de  la  serrure  ! 

LA  FAMINE 

Mes  sombres  sœurs,  éloignons- nous  d'ici  ! 

LA  DETTE 

Je  me  joins  .'  toi  et  marche  à  tes  côtés  1 

LA  DÉTRESSE 

Je  suis  vos  pas  ! 

{Elles  disparaissent.) 


SCÈNE    II 
FAUST,  LE   SOUCI 

FAUST 

J'ai  vu  arriver  quatre  spectres  et  trois  seule- 
ment s'éloignent  ;  je  n'ai  pu  rien  comprendre  à 
leurs  paroles  chucliotées.  Je  n'ai  jamais  pu  lutter 
librement  avec  la  nature!  Toujours  j'ai  rencontré 
sur  mon  chemin  la  magie  et  les  fanlômes.  Ah  1 
nature,  pourquoi  ne  puis-je  être  devant  toi  un 
homme  simplement  ;  cela  aurait  valu  la  peine 
d'être  homme  !  Je  l'étais  autrefois  ;  mais  mainte- 
nant l'air  est  rempli  de  spectres  ;  je  ne  sais  que 
faire  et  que  craindre.  Intimidés  par  les  préjugés 
qui  nous  retiennent  dans  leurs  filets,  on  n'ose  rien 
entreprendre.  La  porte  a  grincé  et  personne  n'en- 
tre ;  qui  est  là  ? 

LE  SOUCI 

C'est  moi! 


—  205  — 


FAUST 


Parle  donc?  Qui  es  tu? 


LE  SOUCI 


Je  suis  là  ! 


FAUST 


Va-t-en  ! 


LE    SOUCI 


Je  me  trouve  ici  à  ma  place  !  N'as-tu  jamais  connu 
le  Souci? 


FAUST 

J'ai  passé  à  travers  le  monde,  cherchant  à  satis- 
faire tous  mes  souhaits.  J'ai  désiré,  accompli,  puis 
encore  désiré  et  de  la  sorte  vaillamment  mené  le 
tourbillon  de  ma  vie  ;  je  connais  l'horizon  terres- 
tre ;  quant  à  ce  qui  se  passe  au  delà,  la  vue  nous 
en  est  interdite.  Que  chacun  se  tienne  ferme  à  son 

12 


—  206  — 

poste  et  regarde  autour  de  lui.  La  nature  parle 
un  langage  que  le  sage  comprend  ! 

LE   SOUCI 

Pour  celui  dont  je  me  suis  rendu  maître,  le  monde 
entier  ne  compte  plus  ;  de  continuelles  ténèbres 
s'épaississent  autour  de  lui.  Il  ne  peut  plus  profiter 
des  trésors  qu'il  possède,  tout  le  chagrine  ;  dans 
l'abondance  il  manque  de  tout  et,  dans  la  conti- 
nuelle attente  de  l'avenir,  jamais  il  ne  jouit  du  pré- 
sent. 

FAUST 

Assez  1  Va-t-en  !  Ta  fâcheuse  litanie  troublerait 
la  raison  la  mieux  équilibrée. 

LE  souci,  continuant  avec  véhémence. 

Doit-il  partir,  doit-il  rester,  il  ne  le  sait  ;  en 
plein  jour  il  tâtonne,  et  tout  lui  est  à  charge  ! 

FAUST 

Spectres  infâmes,  voilà  comment  vous  maltrai- 


207  — 

tez  le  genre  humain.  Vous  troublez  nos  jours  les 
plus  calmes  par  des  tracasseries  inutiles  ;  mais, 
je  me  refuse,  ô  Souci,  h  reconnaître  ton  pouvoir  ! 

LE  SOUCI 

Eh  bien,  tu  le  reconnaîtras  quand  même;  je  te 
fuis  en  te  maudissant  ;  les  hommes  sont  aveugles 
toute  leur  vie,  et  toi,  tu  vas  le  devenir  à  l'instant  I 

{Elle  lui  souffle   au  visage;  Faust   devient 

aveugle.) 

FAUST 

La  nuit  se  fait  de  plus  on  plus  profonde,  mais 
au-dedans  de  moi  une  clarté  sereine  m'illumine  ! 
Ce  que  j'ai  pensé,  va  s'accomplir.  Debout,  vous  tous  1 
Faites  que  ma  pensée  hardie  se  réalise  1  A  l'ou- 
vrage 1  Que  l'œuvre  la  plus  grande  qui  soit  au 
monde  s'accomplisse  ! 


SCENE  111 
MEPHISTO,  LÉMURES,  FAUST 

MEPHISTO 

Venez,  Lémures  !  Squelettes  déhanchés,  venez  ! 
Arrachez  le  gazon  ;  creusez  un  carré  comme  on 
le  fit  pour  nos  pères  ;  voilà  la  fin  ridicule  de 
l'homme  ! 

LES  LÉMURES,  creusant  avec  rage. 

Lorsque  j'étais  jeune  et  amoureux  tout  me  sem- 
blait doux  et  beau  ;  depuis  que  la  vieillesse  m'a 
touché  de  sa  béquille,  je  trébuche  vers  le  tom- 
beau. 

FAUST 

Que  le  cliquetis  des  bêches  me  transporte  de 
joie  !  G  est  la  multitude  qui  travaille  pour  moi  ! 
{A  Mephisto.)  Multiplie  le  nombre   des  ouvriers, 


—  209  — 

eacourage-les  ;  donne-leur  un  bon  prix  ;  je  veux 
que  chaque  jour  on  me  rende  compte  comment 
vont  les  travaux  de  notre  fossé  ! 

MEPHISTO,    à  demi-voix. 
Il  n'est  pas  question  de  fossé,  mais  de  fosse  ! 

FAUST,  avec  enthousiasme. 

Un  marais  s'étend  au  pied  de  la  montagne, 
infectant  le  domaine  déjà  défriché.  Dessécher 
l'étang  pestilentiel,  là  serait  la  conquête  su- 
prême !  J'offre  de  nouveaux  espaces  à  la  multi- 
tude, pour  qu'elle  y  vienne  habiter  et  pour 
qu'elle  trouve,  sinon  la  sécurité,  tout  au  moins  la 
vie  et  l'exercice  de  sa  libre  activité  ;  j'offre  des 
campagnes  vastes  et  fécondes  où  Thomme  et  les 
troupeaux  seront  à  l'aise.  Une  population  hardie 
et  industrieuse  pourra  s'installer  sur  les  versants 
des  collines.  A  l'intérieur,  ce  pays  est  un  Eden, 
mais  tout  autour  de  lui  le  flot  tempête  et  ravage 
SCS  limites  ;  s'il  menace  d'envahir  la  terre  avec 
violence,  de  toutes  parts,  il  faudra  que  la  foule 
s'empresse  de  fermer  la  brèche.  Oui,  je  A^eux  me 
donner  tout  entiör  à  la  rcalisaLioii  de  cclLo  iJée, 

13. 


—   210   — 

fin  dernière  de  toute  sagesse  !  Car  celui-là  seul  est 
digne  de  la  liberté  «omme  de  la  vie,  qui  sait  cha- 
que jour  se  la  conquérir  !  Ainsi  au  milieu  des  dan- 
gers qui  l'environnent,  l'enfant,  Thomme,  le  vieil- 
lard passeront  vaillamment  leurs  années.  Que  ne 
puis-je  voir  moi-même  une  telle  activité  se  dé- 
ployer !  Que  ne  puis-je  vivre  sur  un  sol  libre,  au 
milieu  d'un  peuple  libre  !  Alors,  je  dirais  au  temps  : 
Attarde-toi,  tu  es  si  beau  1  La  trace  de  mes  jours 
terrestres  ne  peut  s'engloutir  dans  le  Néant.  Dans 
le  pressentiment  d'une  telle  félicité  sublime,  je 
goûte  maintenant  l'heure  ineffable  ! 

{Faust  tombe,  les  Lémures   le  prennent  et  le 
couchent  à  terre.) 


SCENE    IV 
MEPHISTO,     LÉMURES 

MEPHISTO 

Aucune  volupté  ne  le  satisfait  dans  sa  démence 
il  poursuit  d'insaisissables  formes,  et  le  malheureux 
cherche  à  se  cramponner  au  dernier  moment,  pour- 
tant si  pitoyable  et  si  vide  !  Celui  qui  m'a  résisté  si 
vaillamment  est  là  étendu  sur  le  sable  !  L'horloge 
s'arrête  ! 

LES  LÉMURES 

Elle  s'arrête  ! 

MEPHISTO 

Tout  est  consommé  ! 

LES   LÉMURES 

Tout  est  fini  ! 


—   212   — 


MEPHISTO 

Fini  ?  Pourquoi  fiai  ?  fini  et  rien  c'est  la  même 
chose  ;  que  signifie  la  création,  si  tout  ce  qui  est, 
doit  aller  au  néant  ;  il  vaudrait  autant  que  cela 
n'eût  jamais  existé  ;  et  pourtant  l'être  se  meut 
encore  dans  une  certaine  région  ;  quant  h  moi, 
j'aimerais  mieux  le  vide  éternel! 

Chants  funèbres 

PREMIER    LÉMURE 


Qui  m'a  fait  ce  logis  malsain, 

A  grands  coups  de  pioches  et  de  pelles! 


DEUXIEME    LEMURE 


fja  maison  est  trop  belle 
Pour  l'hôte  vêtu  de  lin. 


PREMIER    LEMURE 

Quelle  atmosphère  morne  et  sombre  ! 
Où  sont  les  meubles  de  l'endroit  ? 


—   2l3  — 

DEUXIÈME   LÉMURE 

On  vous  prêtait,  le  terme  échoit 
Et  les  créanciers  sont  en  nombre  !  (1) 

{Ils  s  en  vont.) 

MEPHISTO,  seul. 

Le  corps  reste  là  et  l'esprit  va  s'échapper.  Vite, 
notre  titre  écrit  avec  du  sang  !  Tout  va  de  plus  en 
plus  mal  pour  nous  ;  la  tradition  et  le  sentiment 
du  droit  se  perdent  de  jour  en  jour.  Autrefois 
l'àme  s'exhalait  avec  le  dernier  souffle  et  je  l'at- 
trapais comme  une  souris  dans  mes  griffes  ;  mais 
maintenant,  malgré  mes  efforts,  je  n'arrive  pas  à 
me  rendre  compte  quand  et  comment  l'àme  quitte 
le  corps  ;  on  se  demande  môme  si  elle  le  quitte  ! 
Vous,  maroufles  engraissés  du  soufre  de  l'enfer, 
épiez,  cherchez  l'àme,  la  Psyché  ailée!  Plumez-la! 
qu'il  n'en  reste  qu'un  ver  hideux  ;  et  hàtez-vous 
de  l'emporter  !  {Des  anges  entourent  le  corps  de 
Faust  et  essaient  de  r enlever.)  Me  laisserai-je 
duper  par   des  enfants  I  Vous   êtes  des  diables 

I.  Traduction  H.  Blase. 


—  2l4  — 

aussi,  mais  des  diables  déguisés  ;  vous  ne  con- 
naissez rien  de  la  vie  des  hommes  et  ce  n'est  pas 
par  vous  que  je  me  laisserai  ravir  l'âme  de  cet 
homme  qui  s'est  donné  à  moi  1 

{Les  anges  reculent  vers  le  fond  de  la  scène 
à  droite.) 


SCÈNE    V 

MEPHISTO,     LES    DIABLES, 
TROIS    ANACHORÈTES,    DES    ANGES 

{Mephisto  entouré  de  trois  diables  pansus  se 
tient  à  gauche  de  la  scène  ;  les  anachorètes 
maigres  et  hâves  sortent  de  leurs  grottes. 
Ils  se  montrent  l'un  après  l'autre.) 

PATER   EXTATICUS 

Bienheureux  celui  que  brûle  un  feu  éternel,  que 
les  liens  de  l'amour  étreignent,  dont  la  poitrine 
est  consumée  de  douleurs  et  écume  d'une  joie 
divine  !  Les  flèches  qui  le  transpercent,  les  pier- 
res qui  le  lapident,  les  éclairs  qui  le  foudroient 
font  évanouir  la  partie  périssable  de  son  être  et 
fout  resplendir  en  lui  l'astre  étincelant  de  l'amour 
éternel  ! 


—   2l6  — 


AT    F    PROFUNDUS 


Dans  les  rochers  qui  sont  h  mes  pieds  et  qui 
surplombent  l'abîme,  dans  les  torrents  qui  se  pré- 
cipitent pleins  d'écume,  et  dans  les  arbres  qui  dres- 
sent leurs  sommets  ailiers  vers  le  firmament^  c'est 
l'amour  qui  vit  et  qui  agit.  Oui,  c'est  l'amour  qui 
crée  et  vivifie  tout  ce  qui  nous  environne.  Puisse 
cet  amour  embraser  nos  cœurs  et  illuminer  les 
aspirations  de  nos  âmes  ! 

PATER    SERAPmCUS 

Parmi  les  branches  des  chênes,  j'aperçois  le 
chœur  des  anges.  Approchez!  Voici  un  amoureux! 
Vous  ignorez  les  tourments  de  sa  vie  !  {Les  anges 
s'avancent.)  Tendez  toujours  vers  des  horizons 
supérieurs,  élevez-vous  sans  cesse,  car  c'est  l'es- 
sentiel pour  ceux  qui  vivent  dans  les  sphères 
élhérées  et  en  cela  seul  réside  le  bonheur  1 

{MépJtisto  et  les  diables  se  retirent  à  reculons 
à  gauche.) 


217  — 


LES  ANGES 


{Occupant  le  milieu  de  la  scène  entourent  le 
corps  de  Faust.) 

Nous  recevons  avec  joie  cette  âme,  pareille  aune 
chrysalide  ;  la  voilà  belle  et  grande  pour  la  vie 
céleste  qui  l'attend  ! 


i3 


SCENE    VI 

DOCTEUR    MARIANUS,     LES    PÉCHERESSES, 

MARGUERITE,     LES    ANGES,     LA 

SAINTE    VIERGE    ET     LES 

TROIS    ANACHORÈTES 

DOCTEUR  MARIANUS,  avec  Solennité. 

D'ici  la  vue  s'étend  au  loin  et  l'esprit  prend  son 
essor  !  J'aperçois  un  groupe  de  femmes  et  parmi 
elles  j'en  vois  une  qui  brille  comme  un  astre  dans 
une  couronne  ;  c'est  la  Reine  des  Cieux,  je  vois  son 
auréole!  {Avec  extase.)  Souveraine  suprême,  laisse- 
moi  entrevoir  tes  profonds  mystères  ;  agrée  le 
tendre  émoi  qui  agite  notre  cœur  et  que  l'homme 
t'apporte  en  hommage  1 

Notre  courage  est  indomptable  si  nous  avons 
ton  appui  !  Vierge,  dans  le  sens  le  plus  beau  du 
mot,  mère  très  vénérable,  autour  de  toi  se  pres- 
sent de  belles  et  tendres  pécheresses,  implorant 
leur  pardon.  Permets  à  ceux  qui  se  sont  laissés 


—  219  — 

tenter  de  t'approcher  avec  confiance  !  Nul  ne  peut, 
par  ses  propres  forces,  rompre  les  liens  de  la  pas- 
sion ;  on  glisse  si  facilement  sur  une  pente  si  douce 
et  nul  ne  peut  résister  aux  séductions  de  la 
beauté  ! 

LES    PÉCHERESSES 

Reine  des  Gieux,  écoute  nos  prières,  toi,  sans 
pareille,  toi,  pleine  de  grâce  ! 

MAGNA  PECCATRIX 

Nous  te  conjurons  au  nom  de  l'amour  qui  arrosa 
de  larmes  les  pieds  divins  de  Jésus,  au  grand 
scandale  des  Pharisiens  ;  au  nom  de  l'amour,  qui 
a  essuyé  avec  ses  cheveux  blonds  les  membres 
sacrés  du  Seigneur  ! 

MULIER   SAMARITANA 

Au  nom  de  la  source  limpide,  qui,  dans  le  dé- 
sert, a  fait  jaillir  son  eau  pour  abreuver  le  trou- 
peau d'Abraham  et  pour  remplir  le  vase  qui  a 
rafraîchi  les  lèvres  du  Seigneur  I 


—   220   — 


MARIA   ÄGYPTIACA 


Je  t'implore  au  nom  du  Heu  sacré,  où  l'on  a 
déposé  le  corps  de  Jésus-Christ;  au  nom  du  bras, 
qui  pour  mon  salut  m'a  repoussée  ;  au  nom  des 
quarante  années  de  pénitence  passées  au  désert 
et  au  nom  du  salut  d'adieu  que  j'ai  inscrit  sur  le 
sable  ! 

LES  TROIS  ENSEMBLE 

Toi,  dont  la  protection  a  fait  monter  vers  l'éter- 
nité des  pécheresses  repenties,  accorde  ton  pardon 
à  l'âme  généreuse  de  Faust  qui  faillit  sans  en  avoir 
conscience  ! 

UNE  PÉNITENTE,  autrefois  Marguerite. 

Abaisse,  Vierge  radieuse,  ton  regard  sur  mon 
bonheur  !  Celui  que  j'ai  aimé  revient  à  moi  ! 

LES    ANGES 

Il  nous  surpasse  par  la  force  de  sa  volonté  ; 
nous  ignorons  tout  de  la  vie,  tandis  que  lui  a 
beaucoup  appris  ;  qu'il  soit  notre  maître  I 


221    — 

MARGUERITE,  ä  la  Sainte  Vierge. 

Entouré  du  chœur  des  anges,  il  se  reconnaît  ici 
à  peine  ;  permets-moi  de  le  guider  ! 

MATER  GLORIOS  A,  à  Marguerite 

Viens,  élève-toi  vers  des  sphères  supérieures  ! 
S'il  te  reconnaît,  il  te  suivra  ! 

DOCTEUR    MARIANUS 

Tournez,  pénitentes,  vos  regards  vers  le  Sau- 
veur, pour  que  votre  effort  vers  le  mieux  soit  un 
hommage  à  toi,  ô  Vierge  !  ô  Mère  !  ô  Reine  ! 

PATER   EXTATICUS 

Le  monde  périssable  n'est  qu'un  reflet  1 

PATER  PROFUNDUS 

Ce  qu'il  a  d'incomplet  se  parfait  ailleurs  ! 

PATER    SERAPHICUS 

Ce  qui  nous  dépasse  ici  devient  l'évidence  ! 


—   222    — 


DOCTEUR   MARIANUS 


C'est  l'éternel  féminin  qui  nous  attire  vers  des 
sphères  ou  sont  confondus  les  deux  mondes. 


Rideau 


Achevé  d'imprimer 

PAR 

BONVALOT-JOUVE 

le  23  Mars  igo8. 


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LIBRARY 


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