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Full text of "François Villon"

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FRANÇOIS   VILLON 


LES  GRANDS  ÉCRIVAINS  FRANÇAIS 

VOLUMES  PARUS,  DANS  l' ORDRE  DE  LEUR  PUBLICATION 


VICTOR  COUSIN,   par  M.  Jules  Simon,    de  l'Académie   française. 
MADAME   DE    SE  VIGNE,   par    M.  Gaston  Boissier,   secrétaire    perpétuel   de 

l'Académie  française. 
MONTESQUIEU,  par  M.  Albert  Sorel,  de  l'Académie  française. 
GEORGE  SAND,  par  M.  E.  Caro,  de  l'Académie  française. 
TURGOT,  par  M.  Léon  Sny,  de  l'Académie  française. 
THIERS,  par  M.   P.  de  Hémusat,   de  l'Institut. 
D'ALEMBERT,  par  M.    Joseph  Bertrand,   de  l'Académie   française,    secrétaire 

perpétuel  de  l'Aoadémie  des  sciences. 
VAUVENARGUES,   par  M.  Maurice  Paléologue. 

MADAME  DE  STAËL,  par  M.  Albert  Sorel,  de  l'Académie  française. 
THÉOPHILE  GAUTIER,   par    M.  Maxime  Du  Camp,  de  l'Académie  française. 
BERNARDIN  DE   SAINT-PIERRE,  par  M.  Arvéde  Barine. 
MADAME  DE  LA  FAYETTE,  par  M.  le  comte  d'Haussonville,  de  l'Académie 

française. 
MIRABEAU,  par  M.  Edmond  Rousse,  de  l'Académie  française. 
RUTEBEUF,  par  M.  Clédat,  professeur  de  Faculté. 
STENDHAL,  par  M.  Edouard  Rod. 
ALFRED  DE  VIGNY,  par  M.  Maurice  Paléologue. 
BOILEAU,  par  M.  G.  Lanson. 
CHATEAUBRIAND,  par  M.  de  Lescure. 
FÉNELON,  par  M.  Paul  Janet,  de  l'Institut. 
SAINT-SIMON,  par   M.    Gaston  Boissier,  secrétaire   perpétuel   de  l'Académie 

française. 
RABELAIS,  par  M.  René  Millet. 

J.-J.  ROUSSEAU,  par  M.  Arthur  Chuquet,  professeur  au  Collège  de  France. 
LESAGE,  par  M.   Eugène  Lintilhac. 
DESCARTES,  par  M.  Alfred  Fouillée,  de  l'Institut. 
VICTOR  HUGO,  par  M.  Léopold  Mabilleau,  professeur  de  Faculté. 
ALFRED  DE  MUSSET,  par  M.  Ari-ède  Barine. 
JOSEPH  DE  MAISTRE,  par  M.  George  Cogordan. 
FROISSART,  par   Mme  Mary    Darmesteter. 
DIDEROT,  par  M.  Joseph  Reiiiach. 
GUIZOT,  par  M.  A.   Bardoux,  de  l'Institut. 
MONTAIGNE,  par  M.  Paul  Stapfer,  professeur  de  Faculté. 
LA  ROCHEFOUCAULD,  par  M.  J.  Bourdeau. 

LACORDAIRE,  par  M.  le  comte  d'Haussonville,  de  l'Académie  française. 
ROYER-COLLARD.  par  M.  E.  Spuller. 
LA  FONTAINE,  par  M.  Georges  Lafenestre,  de  l'Institut. 
MALHERBE,  par  M.  le  duc  de  Broglie,  de  l'Académie  française. 
BEAUMARCHAIS,  par  M.  André  Ilaltays. 
MARIVAUX,    par  M.   Gaston  Deschamps. 
RACINE,  par  M.  Gustave   Larroumet,  secrétaire   perpétuel  de   l'Académie    des 

Beaux-Arts. 
MÉRIMÉE,   par  M.   Augustin   Filon. 
CORNEILLE,  par  M.   Gustave  Lanson. 

FLAUBERT,  par  M.  Emile  Faguet,  de  l'Académie  française. 
BOSSUET,  par  M.  Alfred  Rcbelliau. 
PASCAL,  par  M.  Emile  Boutroux,  de  l'Institut. 

Chaque  volume,  avec  un  portrait  en  héliogravure 2  fr. 


Coulommiers.  —  Imp,  Padl  BRODARD.  —  1260-1900. 


JETTNKS  CK.NS  KT  {-I-KHCS  1)1"  TEMPS  I)K  VILLON 
Ms  de  la  Bibl.Nat.  fr.  17 


rs  GRANDS  ÉCRIVAINS  FRANÇAIS 


FMNGOIS  VILLON 


GASTON    PARIS 


DE    L  ACADEMIE    FRANÇAISE 


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PARIS 
LIBRAIRIE  HACHETTE  ET  C 

79,   BOULEVARD   SAINT-GERMAIS,   79 
1901 

[Iroils  il»  IraJ.iclinn    el  de  rcprndvii^lion  rcstrvé.». 


A  Monsieur  Jules  JUSSERAND, 

Ministre  de  France  à  Copenhague. 

Mon  citer  ami. 
Vous  souvient-il  qu'à  l'origine  cette  collection  — 
dont  nous  avions  conçu  Vidée  ensemble  —  devait 
s'appeler  «  les  Immortels  »  et  ne  comprendre  que  qua- 
rante volumes,  qui  auraient  paru  avec  un  élégant 
cartonnage^  orné,  au  coin,  d'une  immortelle  d'or? 
Sur  ces  quarante  Immortels  nous  ne  pûmes  nous 
mettre  d'accord,  nous  et  les  amis  que  nous  consultâmes  : 
trente  allaient  tout  seuls,  mais  pour  les  dix  dernières 
places  il  y  avait  encombrement,  c/iacun  de  nous  ayant 
ses  candidats  et  n'en  voulant  pas  démordre,  si  bien 
que  nous  renonçâmes  à  ce  chiffre  qui  nous  amusait, 
et  que  la  collection  dirigée  par  vous  compte  déjà 
quarante-trois  volumes,  bien  qu  il  lui  manque  encore 
quelques-uns  de  nos  plus  illustres  écrivains. 

Dès  r origine,  vous  aviez  admis  maître  François 
Villon,  et  c'est  ce  qui  diminue  mon  scrupule  au  moment 
où  J'introduis  sa  figure  patibulaire  en  si  noble  et  glo- 
rieuse compagnie.  Il  devait  même  être  un  des  pre- 
miers à  se  présenter  au  public;  mais  je  nai  pas 
votre  vivacité  et  cette  merveilleuse  faculté  de  travail 


6  PREFACE 

et  souplesse  d  esprit  qui  vous  font  mener  rapidement 
à  bonne  fin  tout  ce  que  i'ous  entreprenez.  Puis,  il  y 
a  une  dizaine  d  années,  j  avais  émis  sur  la  vie  de  Villon 
une  vue  qui  contredisait  celle  de  son  savant  et  péné- 
trant biographe.  Celui-ci  avait  défendu  son  opinion 
par  des  arguments  de  fait  qui  semblaient  irréfu- 
tables, et  f  appuyais  la  mienne  d'arguments  d'ordre 
moral  qui  me  paraissaient  non  moins  probants.  Ne 
pouvant  ni  contredire  les  premiers  ni  renoncer  aux 
seconds,  je  ne  voyais  pas  le  moyen  d'écrire  une  vie 
de  Villon  qui  me  satisfit.  Des  découvertes  imprévues 
sont  venues  apporter  à  ma  t/ièse  une  confirmation 
éclatante,  et  Je  n'ai  pu  dès  lors  me  refuser  à  tenir 
un  engagement  que  votre  ai/iiiié  ne  se  lassait  pas  de 
me  rappeler. 

Voici  donc  le  Villon  promis  il  y  a  seize  ans.  Il 
doit  tout  ce  quil  a  de  bon  à  ceux  qui  m'ont  précédé, 
et  je  me  fais  un  devoir  de  le  reconnaître.  Il  aidera 
peut-être  à  comprendre  et  à  goûter  un  poète  qu  on 
n'ose  pas  en  général  aborder  et  qui  attache  quand  on 
s  est  approché  de  lui.  Tel  quil  est,  je  vous  le  dédie,  et 
c  est  justice,  car  sans  vous  il  n'existerait  pas.  Je  sou- 
haite qu'il  ne  déçoive  pas  trop  votre  attente,  et  je  suis 
lieureux qu'il  témoigne  publiquement  d'une  amitié  que, 
depuis  le  temps  déjà  lointain  où.  elle  s'est  formée,  je 
regarde  comme  une  des  meilleures  fortunes  de  ma  vie. 

Gaston  Paris. 
Collège  de  France,  13  février  1901. 


FRANÇOIS  VILLON 


CHAPITRE   I 

LA   VIE 

Pendant  tout  l'été  de  1461,  le  château  de  Meun- 
sur-Loire,  qui  était  aloi's  le  chef-lieu  d  une  châtel- 
lenie  dépendant  de  l'évêché  d'Orléans,  enferma  dans 
une  de  ses  «  basses  fosses  »  un  prisonnier  qu'y  déte- 
nait l'évéque  Thibaud  d'Aussigny.  C'était  un  clerc, 
et  la  justice  ecclésiastique  l'avait  sans  doute  réclamé 
comme  tel  à  la  justice  laïque.  Quel  était  son  crime? 
Une  tradition  du  pays,  qui  repose  peut-être  sur 
quelque  ancien  document,  dit  qu'il  avait  été  arrêté 
pour  un  vol  commis  dans  l'église  de  Baccon,  tout 
près  de  Meun.  Interrogé  à  l'officialité,  il  avait  dit 
se  nommer  François  Villon  *,  être  né  à  Paris  et  avoir 
pris  à  l'Université  le  degré  de  maître  es  arts  ;  il 
s'était  gardé  sans  doute  d'appeler  l'attention  sur  ses 
autres  antécédents.  Bien  peu  de  temps  avant  son 
arrestation,  des  méfaits  du  même  genre  avaient  amené 
celle    d'un    sien   ami,   clerc    comme    lui,    Colin   des 

1.  Il  faut  prononcer  Villon  comme  sillon,  pavillon,  elc. 


8  FRANÇOIS   VIL'LON. 

Caycux,  à  Montpipeau,  situé  à  trois  lieues  de  INIeun, 
et  Colin,  sur  lequel  pesaient  de  nombreuses  con- 
damnations, et  qu'on  avait  à  cause  de  cela  refusé 
de  rendre  à  la  justice  épiscopale,  avait  été  pendu. 
Villon  avait  peut-être  accompagné  son  camarade 
dans  cette  équipée,  et,  plus  heureux  que  lui,  s'était 
échappé  de  la  bagarre,  puis,  n'ayant  pas  de  res- 
sources, avait  eu  recours,  pour  s'en  procurer,  à  un 
procédé  qui  ne  lui  était  que  trop  familier,  le  vol, 
et  s'était  fait  prendre  à  Baccon,  mais  sans  que  l'on 
sût  ses  relations  avec  Colin. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  passa  de  tristes  mois  «  en 
la  dure  prison  de  jNIeun  »,  seul  dans  son  cachot 
étroit  et  sombre,  les  pieds  ferrés  dans  un  cep,  nourri 
seulement  de  pain  et  d'eau.  Il  voua  à  l'évêque  d'Or- 
léans, auquel  sans  doute  il  avait  en  vain  demandé 
quelque  allégement,  une  âpre  rancune,  qu'il  exhala, 
une  fois  délivré,  dans  des  strophes  où  il  mit  toute 
sa  verve  : 

Peu  m'a  *  d'une  petite  miche 
Et  de  froide  eau,  tout  un  esté; 
Large  ou  estroit,  moût  me  fut  chiche  : 
Tel  lui  soit  Dieu  qu'il  m'a  esté  ! 

«  Mais,  se  fait-il  objecter,  l'Ecriture  veut  qu'on 
prie  pour  ses  ennemis.  —  Soit  :  je  dirai  joour  lui  le 
verset  7  du  psaume  cviii.  »  Cherchez  ce  verset  au 
Psautier,  et  vous  y  trouverez  cette  «  prière  »  :  Fiant 
dies  cjiis  pauci,  et  episcopatum  ejus  accipiat  aller. 

Il  revient  encore  à  cet  évêque  peu  pitoyable, 
qu'il  nomme  «   Taque  Thibaut   »  en   souvenir  d'un 

1.  11  m'a  nourri. 


LA    VIE.  9 

favori  du  duc  de  Berry  jadis  détesté  du  peuple  : 
se  remémorant  tout  à  coup  les  mauvais  traitements 
subis  à  Meun,  il  s'écrie  : 

...  Quant  j'en  ai  mémoire, 

Je  pri  pour  lui  (ei  reliqiia) 

Que  Dieu  lui  doint  (et  voire,  voire) 

Ce  que  je  pense,  et  cetera  ! 

«  Oh!  ajoute-t-il,  ce  que  je  pense,  ce  n'est  pas  du 
mal,  ni  pour  lui,  ni  pour  son  lieutenant,  ni  pour 
son  officiai,  qui  est  gracieux  et  plaisant,  ni  pour  le 
petit  maître  Robert  (sans  doute  un  assesseur  de 
l'official]  :  je  les  aime  tous...  autant  que  Dieu  aime 
les  Lombards  (les  usuriers)  !  » 

Mais  il  ne  se  plaint,  en  somme,  que  de  lexcessive 
rigueur  de  sa  prison  :  il  ne  proteste  pas  de  son  inno- 
cence. Il  avoue  même  son  méfait  quand,  dans  le 
poème  composé  peu  après  sa  délivrance,  il  assure 
que,  si  un  généreux  protecteur  lui  «  changeait  sa 
mauvaise  fortune  en  bonne,  «  il  ne  mériterait  plus 
de  reproche,  et  qu'il  ajoute  : 

Nécessité  fait  gens  mesprendre  ^ 
Et  faim  saillir  2  le  loup  du  bois. 

Dans  sa  prison  même,  réfléchissant  à  son  passé 
si  orageux,  à  son  présent  si  triste,  à  son  avenir  si 
incertain,  il  composait  la  ballade  où  il  représente 
son  cœur  l'interpellant  et  lui  disant  des  vérités 
auxquelles  il  essaie  en  vain  de  se  soustraire.  Le  cœur 
se  désole  de  le  voir 

retrait  ^  ainsi  seulet, 
Com  povre  chien  tapi  en  reculet  '* , 

1.  Se  mal  conduire.  —  2.  Sortir.  —  3.  Retiré.  —  4.  Dans 
un  renfoncement. 


10  FRANÇOIS   VILLON. 

lui  dit  quil  s'est  attiré  ces  maux  par  sa  «  folle  plai- 
sance »,  et,  lui  rappelant  qu'il  a  trente  ans  déjà,  lui 
demande  quand  il  sera  enfin  «  hors  d'enfance  »  et  se 
décidera  à  devenir  un  «  homme  de  valeur  ».  Le 
poète  allègue  que  ses  maux  lui  viennent  de  la  planète 
Saturne,  sous  la  domination  de  laquelle  il  est  né  (on 
attribuait  à  cet  astre  la  plus  fâcheuse  influence). 
Mais  le  cœur  lui  réplique,  en  s'appuyant  sur  l'auto- 
rité de  Salomon,  que  l'homme  sage  est  maître  de  sa 
destinée  et  sait  subordonner  les  influences  célestes 
à  sa  volonté.  Villon  ne  proteste  que  faiblement,  car 
là  comme  ailleurs  il  est  sincère,  et  il  promet  de 
suivre  les  conseils  qu  on  lui  donne,  c'est-à-dire  de 
se  remettre  sérieusement  à  l'étude  et  de  travailler 
à  se  refaire  une  vie  régulière. 

Il  espérait  donc  que  sa  captivité  ne  serait  pas 
de  longue  durée,  et  qu'il  pourrait  bientôt  retrouver 
ses  amis.  Il  leur  avait  adressé,  au  début  de  son 
emprisonnement,  une  étincelante  ballade,  qu'il 
trouva  sans  doute  moyen  de  faire  parvenir  au 
dehors,  et  qui  nous  introduit  dans  le  monde  où  il 
vivait  d'ordinaire,  quand  il  n'en  fréquentait  pas  un 
autre  bien  pire,  dont,  à  bon  escient,  il  ne  dit  rien 
ici.  Il  fait  appel,  pour  le  tirer  de  sa  fosse,  pour  lui 
tendre  un  «  corbillon  »  dans  lequel  il  remontera  au 
grand  jour,  à  toute  la  joyeuse  bande  des  poètes,  des 
chanteurs,  des  bons  vivants,  qui  doivent  faire  preuve 
d'esprit  de  corps  envers  un  des  leurs.  Ces  jolis  vers 
prouvent  que  dans  ce  monde  frivole  il  était  déjà 
célèbre  et  aimé  : 

Chantres  chantans  a  plaisance,  sans  loi, 
Galans,  rians,   plaisans   en   fais  et  dis, 


LA   VIE.  dl 

Courans,  alans,  frans  de  faux  or,  d'aloi, 
Gens  d'esperit,  un  pelit  estourdis, 
Trop  demeurez,  car  il  meurt  entandis  i  ! 
Faiseurs  de  lais,  de  motès  et  rondeaux, 
Quant  mort  sera,  vous  lui  ferez  chaudeaux  -  ! 
Ou  gfist  il  n'entre  esclair  ne  tourbillon  : 
De  murs  espois  on  lui  a  fait  bandeaux. 
Le  laisserez  la,  le  povre  Villon? 

Jeûner  lui  faut  dimenches  et  mardis, 
Dont  les  dens  a  plus  longues  que  rasteaux. 
Après  pain  sec,  non  pas  après  gasteaux, 
En  ses  boyaux  verse  eau  a  gros  bouillon  ; 
Bas  en  terre,  table  n'a  ne  tresteaux  : 
Le  laisserez  la,  le  povre  Villon  ? 

De  ces  «  gens  desprit  »,  de  ces  chanteurs,  de  ces 
galants,  plus  d'un  pouvait  sans  doute  avoir  accès  en 
haut  lieu,  intercéder  pour  le  captif  et  lui  faire 
obtenir  «  grâces  et  royaux  sceaux  ».  Cest  en  tout  cas 
ce  qu'il  obtint  au  mois  d'octobre  1461,  par  un  en- 
chaînement de  circonstances  qu'il  n"avait  guère  pu 
prévoir. 

Le  22  juillet  de  cette  année,  le  roi  Charles  VII 
finissait  sa  triste  existence,  et  son  fils  Louis,  réfugié 
auprès  du  duc  de  Bourgogne,  se  hâtait  bientôt  de  ren- 
trer en  France  :  il  se  faisait  sacrer  à  Reims,  se  rendait 
à  Paris  et  peu  après  parcourait  la  Touraine,  1  Orléa- 
nais et  d'autres  provinces  ;  au  commencement  d'oc- 
tobre il  était  à  Meun.  C'était  l'usage  que  les  rois, 
après  leur  sacre,  fissent,  dans  les  différentes  villes 
où  ils  entraient,  des  remises  de  jDeine  (comme  on  en 
fait  encore  aujourd'hui  à  certaines  fêtes)  ;  Villon 
bénéficia  de  cette  coutume,  bien  que  prisonnier  de 
l'évoque,  la   grâce  royale  étant  au-dessus  de  toutes 

1.  Pendant  ce  temps.  —  2.  Brouets  réconfortants. 


12  FRANÇOIS    VILLON. 

les  juridictions.  A  l'effusion  de  sa  reconnaissance 
envers  «  Louis,  le  bon  roi  de  France,  »  —  auquel 
il  souhaite  le  bonheur  de  Jacob,  la  gloire  de  Salo- 
raon,  la  longévité  de  Mathusalem,  et  (ce  qui  aurait 
peut-être  moins  enchanté  Louis  XIj  «  douze  beaux 
enfants,  tous  mâles  »,  —  il  ne  mêle  l'expression  d'au- 
cune autre  gratitude.  Il  semble  donc  qu'il  ait  dû  sa 
liberté  au  roi  seul  :  il  avait  pu,  sachant  l'arrivée  de 
Louis  à  Meun,  lui  faire  teniç  une  supplique  expo- 
sant son  cas. 

Ce  n'était  pas  seulement  à  l'occasion  de  leur  avè- 
nement ou  de  leurs  entrées  que  les  rois  accordaient 
des  remises  de  peine  comme  celle  qu'obtint  notre 
poète.  La  chancellerie  royale  expédiait  journelle- 
ment des  «  lettres  de  rémission  »,  obtenues  par 
faveur,  à  la  suite  de  recommandations  puissantes  et 
d'ordinaire  bien  payées.  Cet  usage,  ou  plutôt  cet 
abus,  —  qui  rendait  toute  justice  incertaine  et  per- 
mettait souvent  aux  malfaiteurs  les  plus  dangereux 
de  renouveler  vingt  fois  leurs  exploits,  —  se  trouve 
avoir  ouvert  à  l'histoire  des  mœurs  aux  xiv^  et 
XV''  siècles  une  source  des  plus  riches  et  des  plus 
variées.  Les  lettres  de  rémission  reproduisent  en 
effet  la  supplique  présentée  par  celui  qui  les  obtient 
ou  par  ceux  qui  parlent  en  son  nom,  et  il  était  de 
règle  que  cette  supplique  exposât  dans  tous  ses 
détails,  —  afin  qu'on  ne  pût  en  contester  l'identité, 
—  le  délit  ou  le  crime  dont  on  demandait  le  pardon. 
Le  récit  n'était  sans  doute  pas  toujours  absolument 
sincère  :  d'ordinaire  il  atténuait  autant  que  possible 
la  gravité  du  fait  et  de  ses  conséquences;  toutefois 
il  ne  s'écartait  jamais  beaucoup  de  la  vérité,  de  peur 


LA   VIE.  I  3 

qu'on  ne  fît  révoquer  la  rémission  comme  obtenue 
subrepticement,  et  il  était  en  tout  cas  très  exact 
dans  les  circonstances  indifférentes  à  la  culpabilité. 
De  là  vient  que  les  lettres  de  rémission  nous  ont 
consei'vé  une  foule  de  petits  tableaux  de  mœurs  d'une 
vie  et  d'une  couleur  incomparables.  Nous  voudrions 
bien  avoir  celle  que  Louis  XI  accorda  à  Villon  : 
nous  y  apprendrions  non  seulement  ce  qui  lui  avait 
valu  d  être  enfermé  dans  une  prison  si  rigoureuse, 
mais  encore  sans  doute  plus  d'un  fait  de  sa  vie  anté- 
rieure, car  les  lettres  de  rémission  mentionnent  sou- 
vent, pour  les  absoudre,  des  délits  antérieurs  à 
celui  à  l'occasion  duquel  elles  sont  données.  Malheu- 
reusement elle  s'est  perdue,  comme  bien  d'autres 
documents  qui  nous  auraient  permis  de  reconsti- 
tuer cette  vie  dont  les  étranges  vicissitudes  avaient 
nécessairement  laissé  dans  les  archives  judiciaires 
des  empreintes  bien  plus  nombreuses  que  celles  qui 
ont  été  jusqu'ici  découvertes. 

Tâchons  cependant,  à  l'aide  des  pièces  officielles 
qui  ont  été  retrouvées  et  de  ce  que  le  poète  nous 
dit  de  lui-même,  de  nous  figurer  la  façon  dont  avait 
vécu  jusque-là  le  prisonnier  que  Louis  XI,  sans 
savoir  probablement  le  don  qu'il  faisait  à  la  poésie 
française,  arrachait  en  octobre  1461  aux  sombres 
oubliettes  du  château  de  Meun. 

Villon,  en  sortant  de  prison,  avait  trente  ans,  nous 
l'avons  déjà  vu.  S'il  commence  son  Testament,  com- 
posé peu  api'ès,  en  disant  : 

En  l'an  trentiesme  de  mon  aage, 

c'est  pour  avoir  un  vers  bien  frappé  et  un  chiffre 


14  FRANÇOIS    VILLON. 

rond.  Il  était  donc  né  en  1431.  Sa  vie  de  débauche 
et  de  misère,  autant  sans  doute  que  les  souffrances 
de  la  prison,  l'avait  éraacié  et  flétri  et  lui  donnait  l'ap- 
parence d'un  vieillard  : 

Qu'est  ce  a  dire?  que  Jeanneton 
Ne  me  tient  plus  pour  valeton  ', 
Mais  pour  un  vieil  usé  roquart  -  : 
De  vieil  porte  voix  et  le  ton, 
Et  ne  suis  qu'un  jeune  coquart  •'. 

Il  se  représente  comme  «  plus  noir  que  niùre,  plus 
maigre  que  chimère  »,  et,  en  léguant  son  corps  «  à 
notre  grande  mère  la  terre  »,  il  lait  cette  remarque  à 
la  fois  souriante  et  lugul)rc  : 

Les  vers  n'i  trouveront  grant  graisse  : 
Trop  lui  a  fait  faim  dure  guerre! 

Au  reste  il  n'avait  jamais  été  gras.  Déjà  dans  son 
premier  poème,  à  l'âge  de  vingt-cinq  ans,  il  nous 
dit  qu'il  est  «  sec  et  noir  comme  écouvillon  ».  Malgré 
cela,  il  avait  un  fonds  de  santé  solide.  S'il  fait  son 
testament,  c'est  qu'il  se  sent  faible 

Trop  plus  de  biens  que  de  santé; 

et  il  reconnaît,  en  s'en  étonnant,  que  la  prison  de 
Meun  ne  la  pas  rendu  malade.  Déjà  auparavant  il 
souhaitait  de  rencontrer  un  usurier  auquel  il  pût 
«  vendre  de  sa  santé  ». 

François  Villon  n'était  pas  né  avec  ce  nom  qu  il 
devait  à  la  fois  déshonorer  et  illustrer.  Les  noms 
patronymiques  ou  «  surnoms  »  étaient  loin  d'avoir 

1.  Jeune  homme.  —  2.  Cheval  hors  de  service, —  3.  Qu'un 
jouvenceau. 


LA   VIE.  15 

alors  la  fixité  qu'ils  ont  reçue  plus  tard  des  exigences 
officielles.  Le  père  de  notre  poète  paraît  en  avoir  eu 
deux,  celui  de  «  des  Loges  »  et  celui  de  «  de  iMont- 
corbier  »  ;  ce  dernier  lui  venait  sans  doute  de  son 
pays  d'origine  :  Montcorbier  était  un  village  du  Bour- 
bonnais (aujourd'hui  disparu).  Il  était  probablement 
venu,  comme  le  faisaient  déjà  tant  de  provinciaux, 
chercher  à  Paris  une  fortune  qu  il  n'y  trouva  pas,  car 
il  «  n'eut  oncques  grande  richesse  »,  non  plus  que  ses 
ancêtres.  Il  avait  épousé  une  femme  qui  ne  semble 
pas  avoir  été  plus  fortunée  que  lui.  On  peut  croire 
qu'elle  était  angevine  ;  nous  savons  du  moins  qu'un 
oncle  de  François  était  religieux  à  Angers,  et  le 
poète  paraît  avoir  eu  de  bonne  heure  des  relations 
avec  l'Anjou. 

Malgré  sa  «  pauvre  et  petite  extraction  »,  François 
de  Montcorbier  ou  des  Loges  devait  avoir,  soit  du 
côté  paternel,  soit  du  côté  maternel,  des  parents 
dans  une  assez  bonne  situation.  Maître  Guillaume 
Villon  ou  de  Villon,  auquel  il  dut  tant  et  dont  il  prit 
par  reconnaissance  le  surnom,  était  sans  doute  1  un 
d'eux.  Il  est  permis  de  supposer  que  quand  le  facé- 
tieux écolier  écrivait  : 

Je  laisse,  de  par  Dieu,  mon  bruit  i 
A  maistre  Guillaume  Villon, 
Qui  en  l'honneur  de  son  nom  bruit, 
Mes  tentes  et  mon  pavillon, 

il  jouait,  suivant  son  hal)itude,  sur  l'équivoque  de 
tente  et  tante  -,  et  indiquait  que  Guillaume  hébergeait 

1.  Ma  renommée. 

2.  On  verra  plus  loin  (p.  14.5,  n.  2)  des  exemples  de  ce 
genre  de  plaisanterie. 


16  FRANÇOIS   VILLON. 

de  vieilles  filles  que  le  poète  qualifiait  de  «  tantes  », 
cousines  peut-être  de  sa  mère  et  sœurs  de  Guillaume 
lui-même.  Maître  Guillame  de  Villon  n'était  pas  un 
grand  seigneur,  mais  il  était  arrivé  à  une  situation 
honorable  :  il  était  bachelier  en  décret  (c'est-à-dire 
en  droit  canon)  ;  il  avait  été  nommé  chapelain  de 
l'église  collégiale  de  Saint-Benoit  le  Bestourné,  et  en 
cette  qualité  pourvu  d'une  maison,  dite  la  Porte 
Bouge,  au  cloître  Saint-Benoit,  tout  près  de  la  Sor- 
bonne;  c'est  là  qu'il  mourut,  septuagénaii'e,  en  1468. 
Ce  bon  prêtre  fut,  nous  le  verrons,  le  père  adoptif 
de  François,-et  celui-ci  lui  en  a  témoigné  la  plus  tou- 
chante reconnaissance.  Il  parle  très  différemment 
d'autres  parents,  qu'il  accuse  d'être  pour  lui  sans 
pitié  : 

Des  miens  le  moindre,  je  di  voir, 
De  me  desavouer  s'avance, 
Oubliant  naturel  devoir 
Par  faute  d'un  peu  de  chevance. 

Il  ne  dit  pas  que  ses  parents  avaient  d'autres  raisons 
pour  lui  faire  un  froid  accueil;  mais  les  termes  dont 
il  se  sert  prouvent  que  ce  devaient  être  des  bour- 
geois, pourvus  de  l'aisance,  et  des  sentiments,  que 
ce  nom  comporte. 

En  1431,  quand  François  de  Montcorbier  vit  le  " 
■^our  dans  quelque  pauvre  maison  d'une  rue  étroite, 
Paris  était  sous  la  domination  anglaise.  Le  duc  de 
Bcdford  occupait  le  Louvre.  L'Université  de  Paris 
était  attachée  à  la  cause  de  Henri  VI  :  la  Faculté  de 
théologie  venait  de  décider  que  Jeanne  d'Arc  méri- 
tait d'être  brûlée  comme  hérétique,  relapse,  livrée 
au  diable,  homicide  et  rebelle.  La  haute  bourgeoisie 


LA   VIE.  17 

était  très  partagée;  quant  à  la  petite  boui-geoisie  et 
au  peuple,  ils  tenaient  pour  le  roi  français,  ils 
aimaient  la  fille  héroïque  qui  avait  commencé  la  libé- 
ration de  la  France  et  essayé  de  reprendre  Paris,  et 
quand,  trente  ans  après,  le  poète  parisien  versait 
une  larme  sur 

la  bonne  Lorraine, 
Qu'Ang-lois  bruslerent  a  Rouen, 

il  exprimait  les  sentiments  au  milieu  desquels  il 
avait  grandi.  Au  reste  la  domination  étrangère  ne 
devait  plus  guère  se  prolonger  :  en  1436  les  Anglais 
quittaient  Paris  pour  toujours,  et  Charles  \ll  y 
entrait  l'année  suivante. 

Nous  ne  savons  c^uel  métier  exerçait  le  père  de 
notre  poète.  Il  mourut  jeune,  et  ne  parait  pas  avoir 
laissé  d'autres  enfants  que  François  :  du  moins 
celui-ci  ne  parle-t-il  jamais  de  frères  ou  de  sœurs. 
Sa  mère,  restée  seule  avec  ce  fils,  se  consacra  à 
lui  tout  entière.  Si  plus  tard  il  la  fit  cruellement 
souffrir  par  ses  écarts  et  par  ses  malheurs,  il  l'aima 
tendrement  à  son  tour.  Il  parle  d'elle  avec  une  émo- 
tion à  laquelle  se  mêle  le  remords  :  ma  pauvre  mère, 
dit-il, 

Qui  pour  moi  eut  douleur  amere, 
Dieu  le  set,  et  mainte  tristesse! 

Il  la  peint  en  deux  traits,  «  pauvrette  et  ancienne  », 
ne  sachant  rien,  n'ayant  jamais  lu  lettre,  n'ayant 
pour  se  soutenir  dans  sa  dure  vie  que  son  amour 
pour  son  fils  et  sa  dévotion  à  Notre-Dame.  Elle 
vivait  encore  en  140 i  :  voilà  tout  ce  que  nous  savons 
d'elle. 


18  FRANÇOIS   VILLON. 

L'année  1431  et  les  suivantes  furent  pour  les 
Parisiens  des  années  terribles.  Jusquà  la  reprise 
de  possession  de  la  ville  par  les  Français,  Arma- 
gnacs et  Bourguignons  pillaient  et  massacraient  à 
qui  mieux  mieux  tout  autour  de  la  capitale,  tandis 
qu'à  l'intérieur  les  Anglais  faisaient  peser  sur  les 
habitants  une  tyrannie  d'autant  plus  violente  qu'ils 
sentaient  leur  domination  près  de  sa  lin.  Les  gens 
de  métier  ne  trouvaient  plus  à  gagner  leur  vie;  la 
maladie  se  joignait  à  la  disette  pour  décimer  la  popu- 
lation. Les  choses  n'allèrent  pas  mieux  cpiand  les 
Anglais  eurent  quitté  Paris.  Le  roi  ne  faisait  dans 
sa  capitale  que  de  courtes  apparitions,  et  la  laissait 
aux  mains  de  gens  de  guerre  c[ui  écrasaient  le 
peuple  d  impôts  et  ne  le  défendaient  pas  contre  les 
brigands  dont  la  plupart  étaient  leurs  propres 
hommes  d'armes,  non  soldés  et  se  payant  sur  le 
commun.  Les  Anglais  reparaissaient  aux  portes  de 
la  ville  et  arrêtaient  les  convois  de  vivres.  La 
famine  faisait  rage  plus  que  jamais.  Le  Bourgeois 
de  Paris  dit  en  1438  :  «  Et  pour  les  courses  que  les 
diz  larrons  faisoicnt  enchéri  tant  pain  et  vin  que  peu 
de  gens  mengeoient  de  j)ain  leur  saoul,  ne  povrcs  gens 
ne  beuvoient  point  de  vin  ne  ne  mengeoient  point 
de  char,  qui  ne  leur  donnoit  :  ne  mengeoient  que 
navez  ou  trognons  de  choux  mis  a  la  braise  sans  pain, 
et  toute  nuit  et  tout  jour  crioient  petis  enfans  et 
femmes  et  hommes  :  Je  meurl  hélas  l  doux  Dieu,  je 
meurde  faim  et  de  froitf  »  En  cette  même  année,  la 
peste  emportait  cincjuantc  mille  personnes,  et  on  ne 
pouvait  nourrir  les  malades  entassés  à  l'Hôtel-Dieu, 
si  bien  cpiil  en   mourait  autant  de  la    faim  que  de 


LA   VIE.  19 

l'épidémie.  Les  loups  entraient  dans  la  ville,  et  y 
enlevaient  les  enfants.  Le  petit  François  de  Montcor- 
bier  avait  alors  huit  ou  neuf  ans,  et  dut  souffrir  sa 
large  part  de  cette  misère. 

Peu  à  peu  les  choses  s'améliorèrent  :  les  bandes 
d'Anglais  ne  parurent  plus  ;  les  gens  de  guerre  furent 
mieux  disciplinés  (quoique  des  «  écorcheurs  »  aient 
encore  terrorisé  la  ville  en  1439,  1440  et  même 
1444).  On  rouvrit  les  portes,  qui,  sauf  déti'oits  gui- 
chets, avaient  été  murées.  On  osa  sortir  de  la  ville 
sans  crainte  d'être  dépouillé,  rançonné  ou  tué.  La 
culture  reprit  dans  les  campagnes,  et  l'approvision- 
nement de  la  cité  put  arriver  régulièrement.  A  partir 
de  1445  environ,  l'ordre  fut  rétabli  et  la  prospérité 
commença  à  renaître.  Mais  on  comprend  tout  ce 
qu'avait  du  endurer,  dans  cette  période  épouvantalile, 
la  pauvre  mère  du  futur  poète. 

Elle  fut  probablement  aidée  dans  sa  lourde  tâche 
par  ses  parents,  surtout  par  Guillaume  de  ^  illon. 
Le  jeune  François  montra  certainement  de  bonne 
heure  la  vivacité  de  son  intelligence  et  sa  facilité 
pour  l'étude,  et  Guillaume  songea  dès  lors  à  en  faire 
un  clerc,  ce  qui  dut  remplir  la  veuve  de  joie  et 
d'espérance.  Quand  l'enfant  eut  quitté  les  petites 
écoles  de  la  Cité  et  commencé  à  suivre,  —  ce  qu'on 
faisait  vers  l'âge  de  douze  ans,  —  les  leçons  de  la 
Faculté  des  arts,  oîi  on  apprenait  surtout,  par  des 
méthodes  aussi  imparfaites  que  lentes  et  laborieuses, 
la  grammaire  latine,  avec  un  peu  de  logique  et  de 
rhétorique,  maître  Guillaume  le  prit  chez  lui,  dans  sa 
maison  du  cloître  Saint-Benoit  :  l'écolier  était  ainsi 
tout  près  des  locaux  variés  où  se  faisaient  les  cours. 


20  FRANÇOIS   VILLON. 

Il  n'avait  plus  qu'à  suivre  la  filière  dans  laquelle  il 
était  entré,  et  qui  pouvait  le  mener  très  loin. 

La  société  du  moyen  âge,  si  aristocratique  dans 
son  organisation  laïque,  offrait  à  tous,  dans  l'Eglise 
et  ce  qui  s'y  rattachait,  un  accès  aux  plus  hautes 
situations.  L'Université,  qui  n'était  qu'une  des 
formes  ou,  si  l'on  veut,'  une  des  dépendances  de 
l'Eglise,  garnissait  de  ses  anciens  «  suppôts  »  tout  ce 
que  nous  appelons  aujourd'hui  les  carrières  li])érales. 
Il  n'était  si  petit  écolier  qui  ne  put  aspirer  soit  à 
devenir  évèque  et  cardinal,  soit  à  plaider  ou  à  juger 
au  Chàtelet  et  au  Parlement,  soit  à  entrer  dans  les 
conseils  du  roi  et  à  gouverner  les  finances  de 
l'Etat.  Il  était  donc  tout  naturel  que,  dans  une 
famille  pauvre,  quand  un  enfant  se  faisait  remarquer 
par  son  intelligence  et  son  goût  du  travail,  on  le 
dirigeât  vers  l'Université,  soit  avec  les  plus  hautes 
ambitions,  soit  avec  le  simple  espoir  qu  il  se  fît  une 
situation  honorable  et  aisée  :  la  vocation  proprement 
religieuse  n'entrait  guère  en  ligne  de  compte.  Tous 
ceux  qu'on  lançait  ainsi  dans  la  lutte  n  arrivaient  pas, 
bien  entendu,  au  succès.  La  plupart  s'arrêtaient  à 
quelqu'une  des  étapes  de  la  longue  route.  Les  uns 
se  faisaient  simplement  prêtres  ou  moines,  allaient 
desservir  les  innombrables  paroisses  de  campagne 
ou  entraient  dans  quelque  cloître  où  ils  trou- 
vaient, suivant  leur  inclination ,  une  vie  contem- 
plative et  sanctifiée  ou  une  grasse  fainéantise.  D'au- 
tres n'arrivaient  pas  jusque-là,  et,  n'ayant  reçu  que 
les  ordres  mineurs  (qui  leur  permettaient  le  mariage), 
trouvaient  dans  leur  connaissance  de  l'écriture  et  du 
latin  un  gagne-pain  plus  ou  moins  précaire,   se  fai- 


LA   VIE.  21 

sant  copistes,  libraires,  clercs  de  notaire  ou  de  pro- 
cureur, bedeaux,  messagers,  sergents  de  justice,  etc. 
D'autres  enfin  ne  tiraient  même  pas  de  leurs  études 
négligées    des  ressources   suffisantes   pour  vivre  : 
livrés  à  la  paresse  et  à  la  débauche,  ils  devenaient 
très  vite  des  «  déclassés  »  ;  le  mot  est  nouveau,  mais 
la    chose    est  ancienne,  et  cette  plaie  des  sociétés 
modernes  était  peut-être  plus  vive  et  plus  envenimée 
au  xv"  siècle  que  de  nos  jours.  N'ayant  gardé  de 
leur  instruction  qu  un  certain  affinement  d'esprit,  ils 
devenaient  d'abord  des  parasites,  puis  des  escrocs, 
des  faux  monnayeurs,  et  finalement  de  vrais  «  cam- 
brioleurs »  ou  des  voleurs  de  grand  chemin.  Tel  fut 
le  sort  de  plus  d'un  des  compagnons  de  notre  poète, 
et,  il  faut  l'avouer,  tel  fut  le  sien.  Il  énumère,  dans  — ■ 
une  de  ses  ballades  les  plus  vivantes,  toute  cette 
clique  à  la  fois  famélic|ue  et  débauchée,  toute  cette 
«  bohème  »  confinant  à  la  «  pègre  »  (on  a  bien  le  droit      ! 
d'employer  l'argot  en  parlant  de   lui),  à  laquelle  il      ! 
appartenait   lui-même    et    qu'il   connaissait  à   fond.      j 
Porteurs  de  bulles  papales  (d'indulgences  plus  ou      ; 
moins  authentiques  ,   pipeurs  aux   dés,  tailleurs  de       \ 
faux  coins,  larrons,  joueurs  de  brelan,  de  «  glic  »,  de       j 
quilles,  et,  à  côté  d'eux  et  plus  innocents,  sonneurs       ! 
de  luth,  de  cymbale  et  de  flûte,  chanteurs,  faiseurs 
à  prix  d'argent  de  moralités  ou  de  farces,   tous  ces 
compagnons   n  ont   qu'une  j^ensée,    qu'ils  réalisent 
partons  les  moyens  :  gagner  de  l'argent;  mais  de        \ 
toutes  leurs  peines  et  de  toutes  leurs  ruses,  | 


Ou  en  va  l'argent?  que  cuidez? 
Tout  aux  tavernes  et  aux  filles! 


22  FRANÇOIS   VILLON. 

Ailleurs,  mais  en  atténuant  quelque  peu  ce  qui 
touche  la  dernière  catégorie,  il  nous  dépeint  très 
bien  les  divers  groupes  entre  lesquels  se  sont  répartis 
ses  compagnons  d'études  :  les  uns  sont  morts,  ils 
sont  en  paix, 

Et  les  aucuns  sont  devenus, 

Dieu  merci,  grans  seigneurs  et  maislres; 

Les  autres  mendient  tous  nus 

Et  pain  ne  voient  qu'aux  fcnestres; 

Les  autres  sont  entrés  es  cloistres 

De  Celestins  ou  de  Chartreux... 

Il  serait  difficile  de  donner  une  idée  exacte  de  ce 
qu'était  alors  l'Université  de  Paris.  Elle  n'avait  pas 
de  local  central.  Avec  ses  différents  «  collèges  », 
ses  auditoires  épars,  ses  églises,  ses  couvents,  les 
maisons  où  logeaient  les  maîtres,  les  écoliers,  et 
tout  le  peuple  bigarré  qui  les  servait  ou  leur  servait, 
elle  occupait,  on  le  sait,  presque  toute  la  rive  gauche 
de  la  ville,  dont  la  muraille  partait  à  peu  près  de 
l'endroit  où  est  aujourd  hui  l'Institut  pour  faire  un 
grand  arc  et  retrouver  la  Seine  à  l'endroit  où  com- 
mence la  Halle  aux  vins  ;  dans  ce  demi-cercle  était 
enfermée  la  Montagne  Sainte-Geneviève,  le  «  quar- 
tier latin  »  par  excellence. 

On  commençait  jeune  à  appartenir  à  l'Université  : 
en  fait,  toutes  les  écoles  en  dépendaient  plus  ou 
moins.  La  Faculté  des  arts  avait  pour  limite  finale 
le  grade  de  maître  es  arts,  qui  était  le  plus  haut 
qu'elle  conférât,  et  qu'il  fallait  posséder  pour  être 
admis  dans  la  Faculté  de  théologie  ou  dans  celles  de 
médecine  et  de  décret  (il  n'y  avait  pas  à  Paris  de 
Faculté  de  droit  civil)  ;   mais  elle  n'avait  pas,  à  vrai 


LA   VIE.  23 

dire,  de  limite  initiale.  Pour  être  reçu  bachelier  es 
ai'ts,  il  fallait  prouver  une  certaine  connaissance  du 
latin,  tel  qu'on  remployait  alors  comme  langue  semi- 
vivante,  et  cette  connaissance  se  prouvait  surtout 
oralement.  Pour  recevoir  la  licentia  docendi,  que 
donnait  le  titre  de  maître  es  arts,  il  fallait  être  ba- 
chelier depuis  trois  ans  et  être  agréé  par  les  exa- 
minateurs. L'examen  portait  sur  la  grammaire 
latine  et  la  logique,  sujets  à  peu  près  exclusifs  de 
//renseignement  de  la  Faculté.  La  plupart  du  temps 
cette  épreuve  était  peu  sérieuse  :  les  examinateurs 
recevaient  sans  difficulté  les  candidats  qui  leur 
étaient  recommandés,  et  ils  ne  s'offensaient  nulle- 
ment qu'on  leur  offrît  des  présents  pour  s'assurer 
leur  bienveillance.  Nous  ne  pouvons  donc  garantir 
que  François  de  Montcorbier,  qui  fut  bachelier  en 
mars  i449  et  maître  dans  l'été  de  1452,  eût  suivi  les 
leçons  avec  assiduité  et  travaillé  de  manière  à  satis- 
faire son  digne  protecteur.  Nous  sommes  toutefois 
porté  à  croire  que  ces  premières  années  de  vie  uni- 
versitaire furent  celles  que  le  futur  poète  employa 
le  mieux.  On  a  souvent  cité  à  lencontre  de  cette 
opinion  les  vers  dans  lesquels  il  s'écrie  : 

Hé!  Dieu,  se  j'eusse  esludié 
Ou  1  temps  de  ma  jeunesse  folle 
Et  a  bonnes  meurs  dédié  -, 
J'eusse  maison  et  couche  molle. 
Mais  quoi  !  je  fuioie  l'escolle, 
Comme  fait  le  mauvais  enfant! 

Mais   ce  remords  doit  s'appliquer  à  la  période  qui 
suivit  sa  réception  comme  maître.  Jusque-là,  en  effet, 

1.  Dans  le.  —  2.  Si  je  m'étais  voué    à   de    bonnes  moeurs. 


24  FRANÇOIS    VILLON. 

il  avait  passé  régulièrement  par  les  épreuves  impo- 
sées aux  écoliers  :  il  avait  été  reçu  maître  es  arts 
précisément  à  l'âge  où  il  était  permis  de  l'être,  et  on 
ne  voit  pas  qu'il  eût  négligé  par  sa  faute  ce  qui  pou- 
vait le  mener  à  avoir  «  maison  et  couche  molle  ». 
Ce  fut  sans  doute  à  cette  époque  qu'il  joignit  ou 
substitua  aux  deux  noms  patronymiques  qu'il  por- 
tait indifféremment,  et  sous  l'un  desquels  (Montcor- 
bier)  il  ligure  dans  les  registres  de  la  Faculté  des 
arts,  le  nom  de  son  protecteur  Guillaume  Villon 
ou  de  Villon.  C'était  une  façon  de  se  classer  hono- 
rablement, et  sous  un  patronage  respecté,  dans  la 
famille  universitaire. 

Mais  la  maîtrise  es  arts  n'était  qu'un  degré  très 
iuférieur  de  l'échelle  qu'il  s'agissait  de  gravir.  Les 
maîtres  es  arts  passaient  de  la  Faculté  des  arts  dans 
l'une  des  autres  et  avaient  encore  bien  des  années  à 
y  séjourner  avant  d'atteindre  les  hautes  positions 
qu'ils  amI)ilionnaient.  François  de  Montcorbier 
entra-t-il  dans  la  Faculté  de  théologie,  avec  l'espoir 
de  devenir  un  grave  docteur  de  Sorbonne?  Je  pen- 
cherais plulôl  à  croire  qu'il  suivit  l'exemple  de  Guil- 
laume de  Villon  et  se  fit  inscrire  à  la  Faculté  de 
décret  :  nous  trouvons  dans  ses  poésies  des  traces 
'assez  marquées  de  la  connaissance  du  droit  canon. 
Mais  il  ne  prit  pas  cette  étude  au  sérieux,  et  c'est 
alors  qu'il  s'habitua  à  «  fuir  l'école  ».  Il  n'en  restait 
pas  moins  «  écolier  »,  c'est-à-dire  étudiant;  c'est  le 
titre  qu'il  se  donne  en  1456,  en  1457  et  encore 
en  1461  '. 

1.    C'est    ce   titre    qui    empêche   de    croire   qu'il  eût   aban- 
donné   l'Université    et    fût    entré    dans    la   basoche,    comme 


LA    ME.  '-do 

C'était  une  population  singulièrement  tumultueuse 
que  celle  des  écoliers  ou  «  suppôts  »  de  l'Université 
de  Paris.  Il  v  en  avait  de  tous  les  pays  de  l'Europe, 
tous  jargoiinant  le  latin  médiéval,  langue  interna- 
tionale où  ils  parvenaient  tant  bien  que  mal  à  se 
comprendre  et  à  comprendre  leurs  maîtres.  Les  uns 
étaient  déjà  des  hommes  faits,  —  car  on  n'arrivait 
guère  avant  quinze  ans  d'études  à  être  docteur  en 
théologie  ou  en  décret  (les  Facultés  des  arts  et  de 
médecine  n'avaient  pas  de  docteurs),  —  les  autres 
des  enfants,  car  la  Faculté  des  arts  comprenait,  on 
l'a  vu,  les  écoles  les  plus  élémentaires.  Ils  n'étaient 
soumis,  en  leur  cjualité  de  clercs,  qu'à  la  justice 
ecclésiastique;  mais  ils  vivaient  dans  de  perpétuels 
conflits  avec  la  police  et  la  justice  royales.  Les  maî- 
tres les  soutenaient  d'ordinaire  dans  ces  conflits,  et 
emplovaient  contre  l'autorité  laïque  une  arme  à 
laquelle  celle-ci  était  presque  toujours  obligée  de 
céder  :  la  suspension  non  seulement  des  leçons, 
mais  des  prédications  dans  les  églises.  Il  y  avait 
d'ailleurs  entre  l'Université  et  le  pouvoir  royal  des 
différends  de  tout  genre,  dus  à  la  violation  réelle 
ou  prétendue,  par  celui-ci,  des  privilèges  de  celle- 
là  :  un  de  ces  différends  avait  amené,  en  1444  et  1445, 
une  «  cessation  »  de  six  mois  et,  à  la  suite,  de  longs 
désaccords,  qui  furent  enfin  réglés  par  le  légat  du 
pape  le  l*""  juin  1452,  au  moment  même  oîi  François 
de  Montcorbier  venait  d'être  reçu  maître  es  arts. 

l'avaient  fait  certainement  plusieurs  de  ses  anciens  cama- 
rades. Mais  il  est  probable  qu'il  trouva  parfois  quelques 
ressources  dans  des  travaux  faits  pour  le  Palais  ou  l'officia- 
lité  (voir  plus  loin,  p.  37,  note). 


26  FRANÇOIS   VILLON. 

Si  les  maîtres  avaient  accepté  la  sentence  du 
légat,  les  écoliers  n'avaient  pas  désarmé  :  ils  con- 
tinuaient la  guerre,  guerre  à  la  fois  burlesque  et 
sanglante.  Ils  ne  se  contentaient  plus  de  leurs 
tapages  habituels  dans  le  quartier  dont  ils  étaient 
les  maîtres  absolus.  Ils  s'étaient  avisés,  en  1451, 
d'arracher  de  terre  et  de  transporter  dans  leur 
domaine,  au  Mont  Saint-Hilaire  (derrière  la  place 
Maubert),  une  grosse  pierre,  sans  doute  d'origine 
préhistorique,  qui  se  dressait  de  temps  immémorial 
devant  un  hôtel  situé  en  face  Saint-Jean  en  Grève 
et  appartenant  à  la  veuve  de  maître  Girard  de 
Bruyères,  en  son  vivant  notaire  et  secrétaire  du 
roi.  Cette  pierre  avait  reçu  de  quelque  légende  née 
de  l'humour  populaire  le  sui^nom  de  '<  Pet  au  diable  ». 
Madame,  ou,  comme  on  disait  alors  d'une  femme  de 
sa  condition,  mademoiselle  de  Bruyères  se  plaignit 
à  l'autorité  de  l'enlèvement  de  ce  palladium  qui  fai- 
sait la  gloire  de  son  hôtel.  Les  gens  du  roi  reprirent 
la  pierre  et  la  portèrent,  pour  plus  de  sûreté,  dans 
l'enceinte  du  Palais  môme;  mais  les  écoliers,  qui 
dans  toutes  leurs  équipées  avaient  pour  alliés  le 
peuple  non  moins  écervelé  des  basochiens,  envahi- 
rent le  Palais,  s'emparèrent  triomphalement  de  la 
pierre,  et  la  scellèrent  avec  du  plâtre  et  des  barres 
de  fer  à  l'endroit  qu'ils  lui  avaient  assigné.  Ils  la 
couronnèrent  de  fleurs,  qu'ils  i^enouvelaient  chaque 
dimanche,  et  toutes  les  nuits  ils  dansaient  autour 
d'elle  au  son  des  flûtes  et  des  tambourins .  Ils  avaient  fait 
de  cette  pierre  une  espèce  de  fétiche,  et  contraignaient 
tous  ceux  qui  passaient  devant,  et  surtout  les  officiers 
royaux,  à  une  bouffonne  cérémonie  d'allégeance. 


LA   VIE.  27 

De  plus  en  plus  excitrs,  ils  imaginèrent  ensuite 
un  divertissement  qui  leur  semblait  des  plus  ingé- 
nieux. C'était  depuis  longtemps  un  sujet  fort  goûté 
de  leurs  plaisanteries  que  les  belles  enseignes  sculp- 
tées qui  pendaient  aux  maisons  des  riches  bourgeois. 
Une  petite  pièce  facétieuse  de  ce  temps  a  pour  thème 
le  mariage  des  Quatre  fils  Aiinon,  auxquels  on  trouve 
quatre  fiancées,  et  aux  noces  desquels  on  fait  figurer 
nombre  de  personnages,  d'animaux  ou  d'objets  éga- 
lement représentés  sur  des  enseignes.  Les  écoliers 
de  1452  voulurent  mettre  en  action  cette  belle  idée. 
Ils  décrochèrent  de  nuit,  —  non  sans  péril,  car  l'un 
d'eux  tomba  de  l'échelle  et  fut  grièvement  blessé, 
—  la  Truie  qui  file  des  Halles  et  VOurs  de  la  Porte 
Baudoyer,    et   prétendirent   les    marier   ensemble, 
avec  le  Cez-^pour  prêtre  et  le  Papcgaut  pour  cadeau 
de  noces.  Ils  parcoururent  les  rues  en  bruyant  cor- 
tège   nuptial.   Quand  leur  tapage   faisait  apparaître 
aux  fenêtres  quelque  tète  inquiète  de  bourgeois,  ils 
criaient  :  «  Tuez  !  tuez  !  »  et  répandaient  l'épouvante 
dans  les  quartiers  paisibles.  Ils  samusèrent  aussi  à 
détacher  les  crocs  auxquels  les  bouchers  pendaient 
leur  viande  ;  ils  volèrent  des  poules  à  Saint-Germain- 
des-Prés;  ils  enlevèrent  de  force,  —  déclarèrent  les 
gens  du  roi,  —  une  jeune  femme  à  Vanves  (mais  l'Uni- 
versité protesta  plus  tard  que  la  jeune  femme  était 
venue  de  son  plein  gréj  :  «  toutes  lesquelles  choses, 
dit    dans    son   enquête   le  lieutenant  du  prévôt  de 
Paris,  sont  détestables,  et  ont  provoqué  la  clameur 
du  peuple  ». 

Robert  d'Estouteville,  prévôt  de  Paris,  —  le  même 
que  Victor  Hugo  a  mis  en  scène  dans  sa  Notre-Dame, 


28  FRANÇOIS   VILLON. 

—  se  décida  enfin  à  intervenir.  Le  9  mai  1453,  il 
occupa  la  Montagne  Sainte-Geneviève,  reprit  la 
pierre,  les  enseignes  et  les  crocs,  et  arrêta  une  qua- 
rantaine de  mutins.  Aussitôt  le  recteur,  suivi  d  un 
millier  de  maîtres  et  écoliers,  alla  réclamer  les  pri- 
sonniers. Le  prévôt  voulut  bien  les  rendre;  mais, 
comme  la  procession  universitaire  revenait  en 
triomphe,  il  y  eut  entre  elle  et  les  archers  échange 
d'injures,  puis  de  coups;  un  écolier  fut  tué,  des  clercs 
furent  malmenés,  et  le  conflit  prit  un  caractère  des 
plus  aigus.  L'Université  suspendit  les  cours  et  les 
prédications  pendant  -neuf  mois,  de  mai  1453  à 
février  1454.  Finalement,  celte  fois  encore,  elle  obtint 
satisfaction  :  douze  archers  durent  faire  amende 
honorable,  et  1  un  d'eux,  qui  avait  menacé  le  recteur, 
eut  le  poing  coupé. 

Si  j'ai,  binèvement,  raconté  ces  échauffourées, 
c'est  qu'elles  semblent  avoir  exercé  une  influence 
décisive  sur  la  vie  de  François  de  Montcorbier  et 
avoir  même  éveillé  son  génie.  Il  est  à  croire,  étant 
donnée  sa  nature  ardente  et  indocile,  qu'il  prit  une 
part  active  aux  fredaines  de  ses  camarades.  Il  s'en  fit 
en  tout  cas  l'historiographe.  Un  des  legs  du  Testament 
nous  apprend  qu'il  avait  composé  un  «  roman  »  du 
Pet  au  diable,  qui  devait  être  le  récit  comique  des 
événements  de  1451-1453.  C'est  au  vénérable  maître 
Guillaume  de  Villon  lui-même  qu  il  laisse  ce  miri- 
fique ouvrage,  avec  le  reste  de  sa  lùbliothèque  : 

Je  lui  donne  ma  librairie, 
Et  le  romant  du  Pet  au  Diable, 
Lequel  maistre  Gui  Tabarie 
Grossa,  qui  est  bons  véritable  ; 


LA  VIE.  29 

Par  cayers  est  sous  une  table  : 
Combien  qu'il  soit  rudement  fait, 
La  matière  est  si  très  notable 
Qu'elle  amende  tout  le  mcsfait  '. 

Le  mot  «  roman  »,  —  qui  à  lorigine  désignait 
tout  ouvrage  écrit  en  français,  —  ne  s'employait 
plus  guère  au  xv*^  siècle  qu  au  sens  moderne  de  fic- 
tion en  prose  (sauf  dans  le  titre,  traditionnellement 
conservé,  du  Roman  de  la  Rose).  L'expression  «  par 
cahiers  »,  et  la  plaisanterie  des  derniers  vers,  imitée 
des  formules  habituelles  aux  auteurs  de  romans  en 
prose  de  I  époque,  conduisent  à  la  même  conclusion. 
L'ouvrage  de  Villon,  qu'il  ne  publia  pas  et  qui  s'est 
malheureusement  perdu,  était  sans  doute  une  sorte 
de  chronicjue  burlesc|ue  oîi  figuraient  les  principaux 
héros  de  la  guerre  soutenue  par  les  écoliers  contre  les 
bourgeois  et  la  prévôté.  C  est  pendant  cette  guerre 
que  Villon  dut  faire  connaissance  avec  «  mademoiselle 
de  Bruyères  »,  dont  il  raillait  quelques  années  plus 
tard  les  sermons  d'inspiration  biblique. 

On  a  remarc{ué  aussi  que  toute  une  série  des  plai- 
santeries de  Villon  roule  sur  ces  enseignes  pari- 
siennes qui  avaient  joué  un  si  grand  rôle  dans  les 
divertissements  «  détestables  »  des  écoliers  de  1453. 
Il  s'amuse  dans  ses  Lais  (1456)  à  léguer  à  ses 
compagnons  quelques-unes  des  plus  célèlires.  Cette 
veine  de  facéties  se  retrouve  dans  le  Testament, 
mais  beaucoup  moins  accentuée. 

Ces  années  étaient  précisément  celles  où  le  jeune 
maître  es  arts  aurait  dû  travailler  le  plus  sérieuse- 

1.  Qu'elle  compense  tous  les  défauts  de  l'exéculion. 


30  FRANÇOIS   VILLON. 

ment.  Sa  participation  aux  folles  équipées  de  ses 
camarades  et  la  longue  cessation  des  cours  contri- 
l)uèrent  à  le  jeter  dans  le  désordre.  Il  passait  son 
temps  à  vagabonder  par  les  rues  de  son  cher  Paris, 
qu'il  connaissait  dans  tous  ses  recoins  et  sous  tous 
ses  aspects.  Rien  qu'à  relever  les  rues,  places  ou 
monuments  cités  dans  le  mince  recueil  de  ses 
poésies,  nous  obtenons  toute  une  topographie  pari- 
sienne du  temps  et  nous  pouvons  le  suivre  dans 
sa  vie  errante.  Nous  le  voyons  au  matin  dans  sa 
petite  chambre  du  cloître  Saint-Benoit,  d'où  il  enten- 
dait sonner  la  cloche  de  Sorbonne.  Il  n'y  séjournait 
guère  sans  doute,  et  passait  plus  de  temps  à  la 
taverne  de  la  Mule,  située  presque  en  face.  Il  ei*rait 
dans  le  quartier  latin,  de  la  place  Maubert,  où  s'éle- 
vait la  maison  des  Carmes,  jusqu'au  couvent  des 
Chartreux,  à  Vauvert.  Mais  bien  souvent  il  franchis- 
sait, non  sans  quelque  serrement  de  cœur,  la  voûte 
du  Pctit-Chàtelet,  passait  le  Petit-Pont,  où  il  écou- 
tait les  harangères,  et,  après  avoir  jeté  un  regard  à 
l'Hôtel-Dieu,  s'arrêtait,  quand  il  avait  de  l'argent,  à 
la  Pomme  de  pin,  la  célèlire  taverne  tenue  })ar  Robin 
Turgis  (dans  la  rue  de  la  Juiverie),  où  il  entamait 
quelque  furieuse  partie  de  dés,  à  moins  qu  il  n'entrât 
en  face,  au  Trou  Perrette,  faire  une  partie  de  paume, 
ou,  plus  souvent  peut-être,  qu  il  n  allât  rendre  visite 
à  la  grosse  Margot,  non  loin  du  cloître  Notre- 
Dame.  Puis,  passant  le  Pont  au  Change,  il  débou- 
chait, de  la  sombre  voûte  du  Grand-Chàtelet,  sur 
la  rive  droite,  faisait  une  station,  sur  la  place  de 
Grève,  à  la  taverne  du  Grand  Godet,  remontait  jusqu'à 
la  tour  de  Billy  et  au  couvent  des  Célestins  (près 


LA   VIE.  31 

de  l'hôtel  royal  de  Saint-Paul),  revenait  par  le  quar- 
tier du  Temple  et  la  vaste  «  couture  »  qui  le  pro- 
longeait, observait  la  singulière  chapelle  de  Sainte- 
Avoie,  située  au  prenaier  étage,  et  se  demandait 
comment  on  pourrait  s'y  faire  cnteri'er,  se  rafraîchis- 
sait, faute  de  mieux,  quand  sa  bourse  était  vide,  à  la 
fontaine  Maubuée,  rue  de  la  Baudroie,  traversait  la 
place  de  Grève  et  allait  causer  à  quelqu'une  des 
«  fenêtres  »  où  se  tenaient  les  «  écrivains  »  de  la 
Pierre-au-Lait,  près  de  Saint-Jacques-la-Bouoherie, 
ou  descendait  la  Seine  le  long  de  l'abreuvoir  Popin, 
qu'il  rêvait  d'emplir  de  vin  pour  y  désaltérer  son 
ami  Jacques  Raguier.  Cette  idée  le  menait  naturel- 
lement au  cabaret  des  Trumelières,  près  des  Halles, 
où  il  lui  arrivait,  pour  payer  soit  son  écot,  soit  ses 
pertes  de  jeu,  de  laisser  en  gage  jusqu'à  ses 
«  braies  ». 

Mais  un  but  favori  de  ses  courses  dans  ce  quartier 
était  le  fameux  cimetière  qui  entourait  l'église  des 
Saints-Innocents.  Arrêtons-nous  un  instant  avec  lui 
en  ce  lieu  étrange,  où  se  mêlaient,  dans  la  promis- 
cuité habituelle  au  moyen  âge,  les  plus  graves  appels 
de  la  religion  et  les  plus  familières  préoccupations 
du  siècle,  le  grouillement  de  la  vie  et  le  silence 
éternel  de  la  mort. 

Le  cimetière  des  Innocents  occupait  le  vaste  ter- 
rain jadis  appelé  les  Champeaux,  là  où  sont  aujour- 
d'hui les  Halles.  Il  avait  été  entouré  par  Louis  VII 
d'un  haut  mur  percé  de  quatre  portes.  A  ce  mur 
s'adossaient  de  belles  arcades  gothiques,  formant 
quatre  spacieuses  galeries  au-dessus  desquelles 
régnaient  des  «  galetas  »  élevés,  prenant  jour  par  de 


32  FRANÇOIS    VILLON. 

larges  arceaux  au  rernplage  trilobé.  Le  ciuielière, 
qui  servait  à  vingt  paroisses  et  dans  lequel,  depuis 
des  siècles,  étaient  venus  s'enfouir  des  millions  de 
Parisiens,  était  riche  de  monuments  de  tout  genre, 
disséminés  au  hasard  ou  pressés  les  uns  contre  les 
autres.  Mais  l'affluence  incessante  des  nouveaux 
morts  en  chassait  ])erpétuellement  les  anciens.  On 
les  déterrait  j^our  faire  de  la  place,  et  on  entassait 
leurs  os  dans  les  galetas.  Bientôt  ceux-ci  furent 
combles,  et  on  se  mit  à  remplir  les  galeries  du  rez- 
de-chaussée,  où  s'élevèrent  des  montagnes  d'osse- 
ments et  des  pyramides  de  crânes.  C'est  sur  l'un  des 
murs  de  ces  galeries  que  fut  peinte,  en  1424  et  1425, 
la  célèbre  danse  Macabre',  (jui  représentait  la  mort 
comme  une  danse  à  laquelle  tous  les  humains  sont 
conviés  malgré  eux.  On  y  voyait  trente  person- 
nages, quinze  ecclésiastiques  et  quinze  laï(pies, 
depuis  le  pape  et  1  empereur  jusqu'au  simple  clerc 
et  à  l'ermite,  chacun  invité  par  la  Mort  à  faire  partie 
de  la  grande  danse.  Nous  avons  de  cette  peinture  des 
copies  réduites  c[ui  nous  en  donnent  très  bien  l'idée. 
La  Mort  est  figurée  par  un  squelette,  ou,  souvent, 
par  un  cadavre  près  d'être  un  squelette,  mais,  sauf 
le  crâne,  ne  l'étant  pas  encore,  et  laissant  pendre  de 
tous  côtés  des  lambeaux  de  chair  :  elle  gambade  et 
ricane  en  saisissant  son  partenaire  par  la  main  ; 
celui-ci  a  une  attitude  de  surprise  effrayée  et  plus 
ou  moins  résistante.  Cette  vaste  fresque  remplissait 
dix  arcades,  divisées  en  trois  doubles  compartiments, 
dont  chacun  était  occupé  par  un  des  personnages  et 

1.  Et  non  macabre  :  voy.  Roina/u'a,  t.  X.\1V,  p.   131. 


LA   VIE.  33 

la  figure,  étonnamment  variée  dans  sa  hideur,  de  la 
Mort.  Au-dessous  de  chaque  personnage  et  de 
chaque  Mort  était  un  huitain  —  terminé  par  un  pro- 
verbe —  exprimant  l'invitation  impérieuse  et  sarcas- 
tique  de  la  Mort  et  la  vaine  supplication  ou  les  regrets 
impuissants  du  mortel.  Cette  peinture,  exécutée 
sous  1  inspiration  des  Dominicains,  frappa  vivement, 
on  le  comprend,  l'imagination  populaire.  Elle  devint 
célèbre  dans  le  monde  entier  et  fut  imitée  presque  aus- 
sitôt —  et  longtemps  encore  après —  en  France,  en 
Angleterre,  en  Italie  et  surtout  en  Allemagne.  Notre 
écolier  dut  bien  souvent  en  emplir  ses  regards.  Mais 
c'étaient  surtout  les  «  charniers  »  qui  fascinaient  son 
âme  de  poète  et  le  plongeaient,  pour  un  temps,  dans 
une  méditation  à  la  fois  ironique  et  sombre.  Mais  il 
était  vite  ramené  à  son  train  d'idées  ordinaire  par  le 
mouvement  profane  qui  bruyait  autour  de  lui.  Le 
moyen  âge  ne  connaissait  pas  le  respect  des  morts. 
Les  cimetières,  seuls  emplacements  libres  tolérés  à 
l'intérieur  de  ces  villes  où  les  maisons  se  pressaient 
jusque  sur  les  ponts,  étaient  des  lieux  de  réunion  et 
de  plaisir,  souvent  de  fêtes  et  de  bals.  Aux  Inno- 
cents on  venait  se  promener,  on  donnait  des  rendez- 
vous,  on  exerçait  mille  petits  métiers  dans  des  bou- 
tiques qui  s'adossaient  aux  murs  des  galeries,  entre 
les  amoncellements  dos.  Les  écrivains  publics, 
notamment,  y  avaient  des  échoppes  presque  aussi 
nombreuses  qu'aux  environs  de  Saint-Jacques-la- 
Boucherie  et  non  moins  achalandées.  François  de 
Montcorbier  ne  pouvait  manquer  de  faire  là  quelque 
rencontre  qui  le  distrayait  bientôt  de  ses  lugubres 
pensées. 

3 


34  FRANÇOIS   VILLON. 

Ce  n'était  pas  à  l'enceinte  des  trois  villes  com- 
posant le  Paris  d'alors,  —  l'Université,  la  Cité  et  la 
Ville,  —  que  se  bornaient  les  pérégrinations  de  maître 
François.  Il  nous  parle  dans  ses  vers  du  château  de 
Nijon,  situé  hors  des  murs,  dans  le  Passy  actuel,  de 
Sainl-Maur-des-Fossés,  à  l'autre  extrémité  de  Paris, 
de  Bicôtre,  de  Montmartre  et  du  Mont-Valérien.  Il 
était  lié  avec  Pierre  de  Rousseville,  «  concierge  »  du 
château  de  Gouvieux,  près  de  Chantilly,  et  avec 
l'abbesse  de  Pourras  (Port-Royal),  qui  ne  donnait  pas 
l'exemple  des  vertus  qu'on  vit  plus  tard  sanctifier 
cette  célèbre  vallée.  Huguelte  du  Hamel,  comme 
tant  d'autres  abbesses  du  temps,  était  une  simple 
drôlesse,  dont  la  vie  scandaleuse  nous  est  révélée 
par  un  procès  qu'elle  sôutifit  en  1465  :  elle  frayait 
avec  les  gens  d'armes,  qui  la  chansonnaient.  On  ne 
s'étonne  donc  pas  qu'elle  fît  en  compagnie  des  éco- 
liers des  parties  comme  celle  que  Villon  rappelle  avec 
plaisir  dans  son  Testament^  et  qui  valut  un  legs  à  un 
brave  barbier  de  Bourg-la-Reine,  dupe  sans  doute 
de  r.il)])esse  et  du  Parisien  : 

Ite77i,  laisse  a  Perrot  Girart, 
Barbier  juré  du  Bourg  la  Reine, 
Deux  bacins  et  un  coquemart, 
Puis  qu'a  gaigner  met  tant  de  peine. 
Des  ans  i  a  demi  douzaine 
Qu'en  son  hostel  de  cochons  gras 
M'apastela  l  une  semaine, 
Tesmoing  l'abbesse  de  Pourras. 

Les  poésies  de  maître  François  ^  illon  sont  encore 
plus  iiislrurlives  sur  la  compagnie  qu  il  fréquentait 

1.  11  me  nourrit,  me  gava. 


LA   VIE.  3o 

que  sur  les  rues  et  les  campagnes  par  lesquelles  il 
vagabondait.  Il  était  lié  avec  des  gens  de  tout  acabit, 
depuis  de  hauts  et  puissants  seigneurs  jusqu'à  des 
hommes  de  sac  et  de  corde.  Il  devait  sans  doute  ses 
relations  élevées  ou  honorables  à  maître  Guillaume 
et  à  ses  parents  aisés;  les  autres,  il  se  les  était  faites 
lui-môme,  et  elles  furent  cause  de  sa  perte.  Grâce 
aux  «  legs  »  qu'il  a  faits,  dans  1  un  ou  1  autre  de  ses 
jioèmes,  presque  à  chacun  de  ceux  avec  lesquels  il 
fut  en  rapport  en  ces  années  de  jeunesse,  on  peut 
passer  en  revue  la  société  hétérogène  que  le  poète 
fait  défiler  dans  ses  vers. 

Au  sommet  nous  trouvons  un  très  haut  person- 
nage, et  précisément  le  prévôt  de  Paris,  messire 
Robert  d'Estouteville.  Villon  était  assez  lié  avec  lui 
pour  savoir  qu'il  avait  une  dévotion  pai'ticulière  à 
saint  Christophe.  La  ballade  dans  laquelle  il  a  célé- 
bré l'union  de  Robert  d'Estouteville  avec  la  belle 
Ambroise  de  Loi'é  est  sans  doute  une  de  ses  pre- 
mières productions,  et  sûrement  une  de  ses  moins 
bonnes.  Si  le  poète  l'a  conservée  et  enchâssée  dans 
son  Testament,  c  est  qu'il  tenait  beaucoup  au 

gré  du  seigneur  qui  atteint 
Troubles,  forfaits,  sans  espargnier. 

L'amitié  de  celui-ci  empêcha  peut-être  Villon  d'être 
iraplicjué  dans  l'affaire  du  «  Pet  au  diable  ».  Com- 
ment était-il  entré  en  relations  avec  le  prévôt?  Il 
rappelle  que  Robert  d'Estouteville  avait  «  conquis  » 
sa  femme  au  pas  d'armes  tenu  en  1446  à  Saumur  par 
René  d'Anjou.  Peut-être  faut-il  voir  dans  cette  men- 
tion une  trace  des  relations  angevines  de  François 


36  FRANÇOIS    VILLON. 

de  Montcorbier  :  il  avait  pu,  à  quinze  ans,  assister  à 
ce  pas  d'armes  et  être  présenté  au  brillant  chevalier 
qui,  l'année  suivante,  devait  succéder,  comme  prévôt 
de  Paris,  au  père  de  sa  jeune  femme. 

Viennent  ensuite  des  personnages  importants, 
qu'on  ne  peut  pas  tous,  à  vrai  dire,  ranger  jiarmi 
les  amis  de  Villon.  Tels  sont  Guillaume  Cotin  et 
Thibaud  de  Vitry,  tous  deux  chanoines  de  Notre- 
Dame  et  conseillers  au  Parlement  :  il  les  poursuit 
de  ses  quolibets,  représentant  ces  vieillards  fort 
riches  comme  d'humbles  et  pauvres  clercs.  Quant  à 
sire  Guillaume  Colorabel,  à  Michel  Jouvenel  et  à 
maître  Martin  Bellefaye,  qu'il  désigne  pour  ses  trois 
premiers  exécuteurs  testamentaires,  il  est  probable 
qu'il  ne  les  connaissait  pas  plus  que  Jean  de  Calais, 
«  honorable  homme  »,  dont  il  dit,  ayant  trente  ans  : 

Il  ne  me  vit  des  ans  a  trente 

Et  ne  set  comment  je  me  nomme, 

et  qu'il  charge  de  gloser  et  amender  son  testament. 
Il  trouvait  plaisant  dinvestir  de  ces  fonctions  bur- 
lesques des  personnages  considérables,  qui  devaient 
être  fort  ébahis  quand  on  leur  annonçait,  avec  des 
risées,  la  mission  de  confiance  que  leur  attribuait  ce 
vaurien  inconnu  d'eux.  Mais  plus  d'un  notable  bour- 
geois de  Paris  figure  parmi  les  légataires  et  les  fami- 
liers du  poète  :  tels  Denis  Hesselin,  élu  de  Paris, 
qui  fut  plus  tard  prévôt  des  marchands,  Nicolas  de 
Louviers,  échevin,  sire  Charles  Taranne,  Michaut 
Guldoue,  Ithier  Marchant,  qui  devait  jouer  un  rôle 
politique  considérable,  et  qui  avait  fait  de  notre  éco- 
lier le  confident  de  ses  amours,  Jacques  Cardon,  qui 


LA   VIE.  37 

appartenait  à  une  nombi*euse  et  riche  famille  pari- 
sienne. Puis  ce  sont  d'honorables  marchands,  comme 
l'herbier  Angelot,  1'  «  espicier  «  Jean  de  la  Garde,  le 
boucher  Jean  Trouvé,  le  jeune  Merle,  changeur.  Je 
ne  parle  pas  de  Robin  Turgis,  le  maître  de  la  Pomme 
de  pin,  dont  on  comprend  sans  peine  les  relations 
avec  le  poète.  C'est  chez  lui  sans  doute,  ou  à  la  Mule, 
ou  aux   Trumelières,  ou  dans  d'autres  tavernes,  que 
Villon  avait  lié  connaissance  avec  ces  braves  bour- 
geois, qui  ne  dédaignaient  pas  d'y  boire  le  bon  vin 
d'Aunis  ou  d'ailleurs  :  plus  d'un  des  vers  où  ils  figu-      ! 
rent  nous  désigne  l'un  ou  l'autre  comme  un  buveur    1 
intréjDide .    Tous     les    rangs    se    coudoyaient    à    la    i' 
taverne  dans   la  société  parisienne  d'alors,  où  il  y    \ 
avait  entre  eux  peu  de  différence  de  culture,  et  où    \ 
d'ailleurs,   par  les   vicissitudes   incessantes  de   ces    >  • 
temps  troublés,  chac[ue  membre  de  la  société  était    \ 
exposé  chaque  jour  à  passer  du  plus  haut  au  plus      |  , 
bas  —  ou  à  l'inverse  —  de  l'échelle  sociale.  * 

Le  monde  de  l'Université  proprement  dite  est, 
chose  singulière,  à  peine  représenté,  sauf  par  Guil- 
laume de  Villon  et  par  maître  Piéride  Richier,  qui 
non  seulement  était  professeur  à  la  Faculté  de  théo- 
logie, mais  dirigeait  un  important  collège,  appelé  le 
«  collège  Richier  ». 

Le  poète  paraît  avoir  eu  ses  plus  nombreuses 
accointances,  ce  qui  étonne  d'aliord,  dans  le  monde 
juridique  et  policier*.  Il  connaît  maître  Pierre  Rasa- 
nier,  «   notaire  et  greffier  criminel   »,  maître  Jean 

1.  C'est  ce  qui  peut  contribuer  à  faire  croire  qu'il  gagnait 
quelque  argent  en  travaillant  pour  des  procureurs  ou  des 
notaires  (voir  ci-dessus,  p.  24,  note). 


38  FRANÇOIS   VILLON. 

Mautaint  et  Nicolas  Rosnel,  examinateurs  au  Chà- 
telet,  puis  des  procureurs  au  Chàtelet  comme  Four- 
nier  et  Genevois,  des  avocats  comme  maître  Guil- 
laume Charruau  et  maître  Jacques  Raguier,  ou  de 
simples  clercs  attachés  à  la  même  juridiction,  comme 
maître  Jean  le  Cornu,  et  surtout  des  «  sergents  » 
comme  Perrenet  Marchant  (dit  le  bâtard  de  la  Barre), 
Jean  Raguier,  Denis  Richier,  Valleftc,  IMichaut  du 
Four  :  ceux-ci,  avec  qui  l'ccolier  indiscipliné  avait 
sans  doute  eu  plus  d'une  fois  maille  à  partir,  devaient 
néanmoins  le  ménager  à  cause  de  ses  relations  avec; 
le  prévôt  de  Paris,  leur  chef,  comme  il  était  celui 
du  capitaine  d'archers  Riou. 

Villon  ne  manquait  pas  non  plus  d'amis  dans  la 
jusiice  ecclésiastique  :  en  tête  il  faut  placer  le  bon 
maître  Jean  Gotart,  son  «  procureur  en  cour  dJilglise  », 
qu'il  a  rendu  immortel  dans  une  de  ses  ballades  les 
mieux  frappées,  puis  le  «  promoteur  «  maître  Fran- 
çois de  la  Vacquerie,  et  le  procureur  maître  Jean 
Laurens,  qui  ne  devait  certainement  d'avoir  «  ses 
jiauvres  yeux  si  rouges  »  qu'au  péché  de  ses  parents 
c|ui  avaient  trop  bien  bu.  Tous  ces  graves  person- 
nages, notre  écolier  les  rencontrait  sans  doute  sou- 
vent dans  les  tavernes,  ainsi  que  des  officiers  royaux 
comme  maître  Pierre  de  Saint-Amant,  clerc  du 
Trésor  du  roi,  ou  les  frères  Jean  et  François  Pcr- 
drier,  fort  bien  placés  tous  les  deux,  dont  lun 
est  traité  par  Villon  de  «  compère  »,  et  qui  avaient 
fait  preuve  envers  lui  dune  infatigable  libéralité. 

Il  y  rencontrait  des  gens  qui  lui  plaisaient  sans 
doute  davantage,  ces  «  gens  d'esprit,  un  peu  étour- 
dis   »,   auxc|uels   il  devait   faire   appel   en  1461  du 


LA   VIE,  30 

fond  de  sa  prison,  et  qui,  dans  ce  Paris  déjà  si  grand 
et  si  difficile  à  surveiller,  cherchaienl  à  mener  une 
vie  de  plaisir  au  moyen  de  toutes  sortes  d'expédients. 
C'étaient  des  gentilshommes  disqualifiés,  comme 
Philippe  Brunel,  seigneur  de  Grigny,  ou  Régnier 
de  Montigny,   «  noble  homme   »,  qui  avait  déjà  en 

1456  plus  d'un   crime  sur  la  conscience  et  finit  en 

1457  par  être  pendu  à  Alont faucon.  Puis  c'étaient 
des  clercs  comme  Gui  Tabarie,  auquel  Villon  faisait 
«  grosser  »  son  roman  du  Pet  au  diable,  ou  même  des 
pi'étres  comme  Thomas  Tricot,  —  car  dans  l'étrange 
société  du  moyen  âge  les  prêtres  perdaient  trop 
souvent,  nous  en  verrons  tout  à  l'heure  plus  d'un 
exemple,  tout  souci  de  leur  dignité  professionnelle 
et  ne  se  gênaient  pas  pour  fréquenter  les  tavernes, 
les  tripots  et  de  pires  lieux  encore.  Enfin  parmi  les 
amis  de  Villon  dès  cette  époque,  pour  ne  citer  ici 
que  ceux  qu'il  nomme  lui-même,  figuraient  des  aven- 
turiers de  bas  étage  comme  Casin  Cholet  et  Jean  le 
Loup,  et  ce  Colin  des  Caveux  qui,  dès  1450,  était 
signalé  en  justice  comme  «  larron,  crocheteur,  ribleur 
et  sacrilège  incorrigible  »,  et  qui  devait,  nous  l'avons 
vu,  être  pendu  à  la  suite  d  une  expédition  à  Mont- 
pipeau  dans  laquelle  il  avait  peut-être  son  auii  Villon 
pour  complice. 

On  pense  bien  qu'à  une  telle  bande  de  «  gracieux 
galants  »  ne  manquait  pas  la  comjjagnie  de  femmes 
dignes  d'eux.  On  en  voit  défiler  dans  les  vers  de 
Villon  toute  une  procession  édifiante,  depuis  «  la 
petite  Macée  d'Orléans  »,  à  laquelle  il  gardait  ran- 
cune d'avoir  eu  «  sa  ceinture  »,  jusqu'à  la  grosse 
Margot,    qu'il    a    chantée    dans    une    ballade    trop 


40  FRANÇOIS   VILLON. 

célèbre,  en  passant  par  Jeanneton,  par  Catheinne 
de  Vausselles,  dont  la  trahison  lui  avait  valu  un  beau 
jour  d'être  battu  «  comme  le  linge  au  ruisseau  »,  par 
Denise,  qui  l'avait  (en  sa  qualité  de  clerc)  assigné 
en  cour  d'Eglise  pour  l'avoir  injuriée,  et  par  sa 
«  chère  Rose  »,  qu'il  avait  aimée  follement,  mais 
qui  préférait  au  cœur  du  poète 

Quoi  ?  une  grant  bourse  de  soie, 
Pleine  d'escus,  parfonde  et  large. 

A  la  catégorie  de  Margot,  quoique  peut-être  d  un 
ordre  un  peu  plus  relevé,  appartenaient  encore 
Marion  l'Idole  et  INIarion  la  Peautarde,  pour  laquelle 
on  faisait  des  chansons,  et  la  grande  Jeanne  de 
Bretagne.  Particulière  aux  mœurs  du  temps  (mais 
on  la  retrouve  encore  chez  Régnier)  était  la  condi- 
tion de  demi-prostitution  oîi  vivaient,  avec  la  tolé- 
rance plus  ou  moins  consciente  de  leurs  maris,  de 
petites  bourgeoises  comme  la  belle  gantière,  la 
gente  saucissière.  Blanche  la  savetière,  Guillemelte 
la  tapissière,  Catherine  la  boursière  et  Jeanneton  la 
chaperonnière,  toutes  émules  de  la  belle  heaumière, 
dont  Villon  a  exprimé  les  regrets  sur  sa  décadence 
iavec  un  si  saisissant  réalisme.  Toutes  ces  femmes 
létaient  de  celles  qui  «  n'aiment  que  pour  l'argent  » 
et  que  «  l'on  n'aime  que  pour  1  heure  >' . 

Mais  le  poète,  tout  en  se  livrant  à  ces  amours 
vulgaires  oîi  l'entraînait  l'ardeur  de  ses  sens,  paraît 
avoir  eu  en  ces  années  un  amour  sérieux,  qu'il  garda 
longtemps  dans  son  cœur.  Le  chantre  cynique  de 
Mai'got  a  trouvé  les  traits  les  plus  délicats  pour 
peindre    ces   doux    entretiens   où    il   se  complaisait 


LA    VIE.  41 

auprès  de  celle  qu'il  aimait  et  qui  le  laissait  toujours 
espérer  ce  qu'elle  n'avait  pas  l'intention  de  lui 
accorder  jamais  : 

Quoi  que  je  lui  voulsisse  dire, 
Elle  estoit  preste  d'escouter, 
Sans  in'acorder  ne  contredire  ; 
Qui  plus  1,   me  soufroit  acoter 
Joignant  d'elle,  près  m'acouter', 
Et  ainsi  ni'aloit  amusant, 
Et  me  soufroit  tout  raconter; 
Mais  ce  n'estoit  qu'en  m'abusant. 

Elle  lui  prodiguait  même  de  «  doux  regards  et  beaux  ' 
semblants  »  qui  le  pénétraient  jusqu'au  cœur  ;  mais 
quand  il  voulut  les  «  prendre  en  sa  faveur  »,  elle  lui 
déclara  qu  il  s'était  complètement  mépris,  et  il  vit 
qu'il  n  avait  plus  d'autre  ressource  que  de  la  fuir. 
Toutefois  il  ne  l'oublia  pas  :  cinq  ans  après  il  se  rap- 
pelait encore  les  douces  heures  de  jadis,  et  c'est  tou- 
jours en  pensant  à  celle  qu  il  servait  «  de  bon  cœur 
et  loyalement  »,  et  qui  lui  avait  été  si  cruelle,  qu  il 
prétendait  mourir  «  en  amour  martyr  »  et  avoir  été 
occis  par  le  dard  d'Amour.  Il  faut  faire  dans  tout 
cela  une  part  aux  formules  courantes  de  la  poésie 
du  temps  ;  mais  je  crois  qu'on  ne  peut  méconnaître 
à  certains  passages  l'accent  d  une  émotion  sincère. 
Au  milieu  de  toutes  ces  distractions  et  dans  une 
compagnie  si  mêlée,  le  jeune  maître  es  arts  «  fuyait 
l'école  »,  oîi  il  aurait  pu  trouver  un  gagne-pain,  et  en 
vint  à  se  faire  des  ressources  d'autre  manière.  Nous 
ne  savons  si  dès  cette  période  Villon  alla  jusqu'au 
crime,  comme  l'avaient  fait  depuis  longtemps  ses 

1.  Et  qui  plus  est.  —  2.  M'accouder. 


42  FRANÇOIS   VILLON. 

amis  Régnier  de  Montigny  et  Colin  des  Caycnx  ; 
mais  certainement  il  se  i:>ermettait  des  tours  qui 
dépassaient  les  limites  de  la  légèreté.  Il  rappelle  lui- 
même  avec  complaisance,  dans  son  poème  de  145G, 
les  canards  «  qu'on  soûlait  prendre  »,  en  compagnie 
de  Jean  le  Loup  et  de  Cholet,  dans  les  fossés,  sur  le 
tard,  et  qu'on  cachait,  pour  rentrer  en  ville,  sous  un 
long  tabart  descendant  jusqu'aux  pieds.  Bien  que 
Villon  soit  dit,  dans  les  lettres  royales  de  145C, 
n'avoir  jamais  été  «  atteint  d'aucun  mauvais  cas, 
blâme  ou  reproche  »,  on  peut  croire  qu'il  avait  déjà 
été  mené  au  Chàtelet,  puisqu  il  connaissait  la  chambre 
des  Trois  lits,  —  la  meilleure  à  ce  qu'il  paraît,  —  qu'il 
demande  aux  sergents,  en  145G,  de  lui  réserver  à 
l'occasion  ;  il  parle  aussi  de  certaine  geôlière  dont  il 
avait  conquis  les  bonnes  grâces.  Il  remercie  ailleurs 
maître  Guillaume  de  l'avoir  «  mis  hors  de  maint 
bouillon  »,  ce  qui  veut  dire  sans  doute  qu'il  était  allé 
plus  d'une  fois  le  réclamer  après  c{uelque  équipée 
malencontreuse. 

Le  triomphe  de  maître  François  était  surtout  dans 
une  écorniflerie  poussée  très  loin,  dans  l'art  de  se 
procurer  des  «  repues  franches  ».  Il  y  excellait  tel- 
lement qu'il  faisait,  en  bon  prince,  profiter  ses  amis 
de  son  talent.  La  tradition  de  ses  coups  de  maître 
s'était  conservée  à  Paris.  Un  poème  de  la  fin  du 
xv^  siècle,  intitulé  précisément  les  Repues  franches, 
lui  consacre  tout  un  chapitre,  où  il  est  raconté  com- 
ment il  procura  successivement,  en  un  seul  et  même 
jour,  à  ses  compagnons  affamés,  du  pain,  du  vin,  du 
poisson,  des  tripes  et  du  rôt.  Sur  ces  cincj  tours, 
quatre  se  retrouvent  dans  le  Tyl  Ulenspiegel  néer- 


LA   VIE.  43 

landais,  qui  paraissait  à  la  même  époque,  et  la  réu- 
nion de  tous  les  cinq  au  profit  de  Villon  est  évi- 
demment légendaire.  Il  était  devenu  un  type  en  ce 
genre,  et  son  habileté  lavait  rendu  plus  célèbre  que 
ses  vers.  L'auteur  des  Repues  s'écrie  avec  admira- 
tion : 

C'estoit  la  mère  nourricière 
De  ceux  qui  n'avoient  point  d'argent; 
A  tromper  devant  et  derrière 
Estoit  un  homme  diligent  ! 

C'était  sans  doute  alors  sa  seule  façon  d'être  tlili- 
gent,  et  il  ne  dut  pas  accroître  beaucoup,  dans  ces 
années  de  désordre,  l'instruction  cju'il  avait  acquise 
antérieurement. 

Il  n'est  pas  indifférent  à  l'intelligence  de  Fœuvre 
du  poète  de  savoir  quelle  était  cette  instruction,  ce 
qu'avait  appris  et  retenu,  au  milieu  du  xv'^  siècle, 
un  maître  es  arts  de  l'Université  de  Paris.  Villon, 
qui  écrit  pour  des  écoliers  comme  lui,  a  rempli  ses 
poésies  d'allusions  et  de  réminiscences,  souvent 
toutes  naturelles,  d'autres  fois  voulues  et  quelque 
peu  pédantes,  qui  nous  permettent  de  nous  faire 
une  idée  assez  juste  de  ce  qu'il  avait  lu  et  de  ce  qui, 
dans  ses  lectures,  avait  pu,  non  seulement  garnir  sa 
mémoire,  mais  influer  sur  ses  idées. 

Il  avait  appris  à  la  fois  le  latin  classique,  autant 
qu  on  le  savait  alors,  et  le  latin  médiéval,  langue,  à 
des  degrés  divers,  de  l'enseignement  et  même  de  la 
conversation  dans  le  monde  des  écoles.  Le  latin  était 
alors  le  véhicule  nécessaire  de  toute  instruction,  et 
qui  disait  clerc  disait  latiniste,  avec,  naturellement,  les 
nuances  infinies  cjue  ce  nom  comporte.  C'est  surtout 


44  FRANÇOIS    VILLON. 

par  rintermédiaire  du  latin  que  Mllon  avait  acquis 
la  plupart  des  connaissances  historiques,  littéraires 
et  autres  dont  ses  poésies  portent  la  trace.  Il  res- 
semble en  cela  à  tous  les  poètes  ou  écrivains  qui,  en 
dehors  des  simples  jongleurs  ou  des  gens  du  monde 
auteurs  par  occasion,  composent  la  suite  de  la  littéra- 
ture française  du  xii^  siècle  au  xv^,  de  Wace  et  Chré- 
tien de  Troyes  à  Chartier  et  à  Le  Franc,  en  passant 
par  Jean  de  INIeun. 

Son  instruction  religieuse  n'était  pas  bien  pro- 
fonde. Il  avait  cependant  quelque  peu  réfléchi  sur 
certaines  questions  théologiques  :  il  intercale  dans  le 
Tesiamcnt  unepetïte  digression  sur  le  sort  des  justes 
de  l'ancienne  loi  entre  leur  mort  et  leur  délivrance 
des  enfers,  et  sur  le  «  sein  d'Abraham  »  mentionné 
dans  l'Evangile,  point  embarrassant  en  effet  de 
la  doctrine  chrétienne.  Il  connaît  «  la  faute  des 
Bohèmes  »,  c'est-à-dire  en  quoi  consistait  1  hérésie 
des  Hussites.  Il  est  au  courant  des  démêlés  entre  les 
ordres  mendiants  et  le  clergé  séculier,  réglés  d'une 
façon  contradictoire  par  un  décret  du  concile  de 
Latran  en  1215  et  une  bulle  de  Nicolas  V  en  1449; 
(mais  on  a  plutôt  ici  une  trace  de  ses  études  en  droit 
canon). 

Il  cite  un  certain  nombre  de  personnages  de  l'An- 
cien Testament,  mais  ce  ne  sont  guère  que  les  plus 
connus,  ceux  dont  le  nom  et  l'histoire  avaient  pénétré 
même  dans  le  public  profane  :  Mathusalem,  Noé, 
Loth,  Jacob,  Samson,  Job,  David,  Amnon  et  Thamar, 
Absalon,  Salomon,  Nabuchodonosor,  Holopherne, 
Jonas.  Le  seul  nom  un  peu  moins  vulgarisé  est  celui . 
du  roi  des  Mèdes  Arphaxad  (Alphasar),  qui  figure/ 


LA   VIE.  45 

,au  début  du  livre  de  Judith.  Mais  la  citation  qu'il  fait 

(des  psaumes  XGI  et  CVIII,  de  l'Ecclésiaste  et  du 
livre  de  Job  prouve  que  le  poète  était  familier  avec 
certaines  parties  de  la  Bible. 

Du  Nouveau  Testament  il  ne  cite  également  que 
des  noms  que  ne  peut  ignorer  aucun  chrétien  :  saint 
Jean-Baptiste,  Hérode,  Judas,  Malchus,  làMadeleine. 
Comme  tout  le  moyen  âge  français,  il  appelle  «  Archi- 
triclin  »  le  marié  des  noces  de  Cana,  par  une  méprise 
sur  le  sens  du  mot  arcintriclinus  (maître  d  hôtel). 

Ce  qui  dans  ses  poésies  se  rapporte  à  l'histoire  de 
l'Eglise  est  moins  encore.  Il  nomme  Simon  le  Magi- 
cien et  plusieurs  saints,  Etienne,  Martial,  Victor, 
Georges,  Christophe,  Dominique.  Remarquons  seu- 
lement que  dans  la  prière  qu  il  met  dans  la  bouche 
de  sa  mère  il  lui  fait  rappeler  la  grâce  accordée  par 
l'intercession  de  la  Vierge  au  clerc  Théophilus  et  à 
Marie  l'Égyptienne  :  c'étaient  là  des  légendes  que] 
pouvait  connaître  la  pauvre  femme  qui  «  onques 
lettres  ne  lut  »,  car  elles  étaient  lune  et  l'autre  sou- 
vent représentées  sur  les  bas-reliefs,  les  peintures 
ou  les  vitraux  des  églises. 

Il  est  plus  versé  dans  l'antiquité,  telle  qu'on  la 
connaissait  de  son  temps,  et  les  nombreuses  allusions 
qu'il  y  fait  montrent  bien  que  ses  œuvres  étaient  des- 
tinées à  des  clercs  comme  lui.  Il  cite  Aristote  et  les 
commentaires  d'Averroès,  qu'on  s'était  remis  à  lire 
dans  l'école  après  qu'ils  avaient  été  proscrits  pen- 
dant longtemps;  Donat,  dans  le  livre  duquel  il  avait 
appris  la  grammaire  latine;  Valère  «  le  Grand  », 
c'est-à-dire  Valère  Maxime,  auquel,  par  une  erreur 
de  mémoire,  il  attribue  une  anecdote  qu  il  avait  lue 


46  FRANÇOIS   VILLON. 

dans  Jean  de  Salisbury  ;  Végèce,  dont  il  allègue  plai- 
samment l'autorité  pour  régler  sagement  ses  affaires; 
Macrobe,  qui  passait  pour  un  profond  philosophe; 
Galon,  G  est-à-dire  l'auteur  des  distiques  moraux  si 
eu  vogue  durant  tout  le  moyen  âge.  Il  avait  sans 
doute  entendu  1  un  de  ses  maîtres,  en  commentant 
Boèce,  faire  d  Alcilnade,  donné  comme  modèle  de 
beauté  dans  un  passage  traduit  d'Arislote,  une  très 
belle  femme,  d'oîi  V  «  Archipiada  »,  longtemps  énig- 
matique,  qu  il  a  chantée  parmi  les  «  dames  du  temps 
jadis  ».  Il  y  fait  figurer  Dido  à  plus  juste  titre,  et  il 
emprunte  pour  un  de  ses  poèmes  une  épigraphe  à 
Virgile.  Il  connaît  à  fond  Ovide,  auquel  il  a  pris  tout 
ce  qu'il  sait  de  mythologie  :  Juno,  Vénus,  Phébus, 
Mars,  Proserpine,  Cerbérus  (qu'il  gratifie  de  quatre 
tètes).  Dédains,  Echo,  Tantalus,  Eolus,  Glaucus, 
Narcissus  et  Orphéus,  «  le  doux  ménétrier  »  : 
on  voit  que  la  plupart  de  ces  noms  n'étaient  pas 
encore  francisés.  Pour  ceux  qui  se  rapportent  à 
la  guerre  de  Troie,  Jason,  Priam,  Hector,  Paris, 
Hélène,  Troïle,  Gassandre,  il  pouvait  les  connaître 
par  les  divers  ouvrages  français  sortis  du  poème  de 
Benoit  de  Sainte-More. 

L'histoire  de  l'antiquité  lui  fournit  moins  de  sou- 
venirs que  la  littérature.  Il  connaît  vaguement  Sar- 
danapale,  auquel,  sous  le  nom  de 

Sardana,  le  preux  chevalier, 
Qui  conquist  le  règne  de  Crêtes, 

il  fait  jouer  auprès  de  ses  femmes  le  rôle  d'Hercule 
auprès  d'Omphale.  De  l'histoire  ancienne  il  cite 
Alexandre,  Lucrèce,   Scipion,  Gésar  et   Pompée  ;   il 


LA   VIE.  47 

nomme  la  courtisane  Flora.  II  en  connaissait  certai- 
nement davantage,  et  il  faut  lui  savoir  gvé  de  n'avoir 
pas,  comme  Eustache  Deschamps,  bourré  ses  vers 
d'allusions  à  Ihistore  grecque  et  romaine. 

La  littérature  latine  du  moyen  âge  n'a  guère  laissé 
de  traces  dans  les  œuvres  de  Villon,  à  moins  qu'il  ne 
lui  doive  le  nom  de  Thaïs,  —  type  de  la  courtisane 
dans  toute  cette  littérature,  —  dont  il  lait  la  cousine 
germaine  d'  «  Archipiada  ».  h' Ans  ineinovatu'a  n'est 
qu'un  livre  d'école.  S'il  cite  «  Mathieu  »,  ce  n'est 
sans  doute  pas  d  après  le  texte  latin,  déjà  devenu 
rare,  du  poème  de  ^latheolus,  mais  d'après  la  tra- 
duction très  répandue  de  Jean  le  Fèvre.  Il  avait  lu, 
mais  peut-être  dans  une  traduction,  le  Policraticus 
de  Jean  de  Salisbury,  auquel  il  emprunte  le  nom  du 
pirate  qui  répondit  si  hardiment  à  Alexandre.  C'est 
probablement  dans  V Historia  septem  saplentum  qu  il 
avait  trouvé  l'aventure  d'Octavien,  auquel  on  lit 
avaler,  pour  le  punir  de  sa  cupidité,  l'or  qu'il  avait 
préféré  à  tout.  De  l'histoire  du  moyen  âge  il  connaît 
les  noms  de  Glovis  et  de  Clotaire,  —  sans  parler  de 
Charlemagne,  —  et,  chose  assez  singulière,  celui 
d'une  comtesse  du  Maine  au  xii*^  siècle,  qu'il  doit 
avoir  trouvé  dans  une  chronique  latine,  puisqu  il  a 
conservé  la  forme  latine  Haremburgls. 

Plus  que  dans  les  livres,  en  général,  Villon,  qui  i 
déclare  qu'en  fait  de  lecture  il  était  paresseux,  1 
avait  puisé  sa  science  historique  dans  la  tradition  j\ 
orale  qui  circulait  parmi  les  écoliers  de  Paris  et  dont  \\ 
il  nous  a  conservé  de  précieux  échos.  C  est  là,  et  non  f 
dans  les  chroniques,  qu'il  a  trouvé  vivant  le  souvenir  ♦ 
du  «  bon  Breton   »  Claquin  (Du  Guesclini   et  de  la 


48  FRANÇOIS   VILLON. 

«  bonne  Lorraine  »  Jeanne.  C'est  là  qu'il  a  recueilli 
l'histoire  de  Pierre  Esbaillart  (cette  forme  indique  la 
transmission  orale)  et  de  ses  amours  avec  «  la  très 
sage  Héloïs  »  ;  et  celle  de  Buridan,  qu'une  reine  de 
France  «  fit  jeter  en  un  sac  en  Seine  »  ;  et  la  légende 
qui  voulait  que  «  Hue  Cappel  »  eût  été  «  extrait  de 
boucherie  ».  Oralement  aussi,  en  ce  temps  où  il  n'y 
avait  ni  journaux  ni  chronique  des  évcnenienls 
récents,  il  apprenait  les  noms  et  les  faits  de  Ihistoire 
contemporaine,  comme  1  hérésie  de  Bohème  ou  la 
ruine  de  Jaccjues  Cœur.  Il  a  réuni  dans  une  ballade, 
écrite  en  1461,  les  noms  d'une  dizaine  de  souve- 
rains ou  princes  morts  depuis  peu,  et  l'on  voit  qu'il 
/  était  assez  au  courant  de  1  histoire  de  son  temps.  Il 
Lisait  que  le  pape  Calixte  III  (-|-  1458)  avait  occupé 
quatre  ans  le  trône  pontifical,  et  que  Jacques  II 
d'Ecosse  (-{-  1460)  avait  une  large  tache  de  vin  sur  la 
figure.  Il  mentionne  encore,  outre  Charles  VII,  qui 
venait  à  peine  de  mourir  (1461),  Alphonse  V 
d'Aragon  (-|-  1458),  Jean  III  de  Chypre  (f  1458), 
Ladislas  de  Bohème  (-|-  1457),  et  les  ducs  Artus  de 
Bretagne  (f  1458)  et  Charles  I"""  de  Bourbon  (f  1456). 
Toutefois  son  information  n'était  })as  sûre  :  il  avait 
oublié  le  nom  du  dernier  roi  d'Espagne  (Jean  de 
Castille,  -|-  1454);  il  croyait  que  le  duc  Jean  II 
d'Alençon,  condamné  à  mort  en  1458,  avait  été  réel- 
lement exécuté,  tandis  que  sa  peine  avait  été  commuée 
en  prison  perpétuelle,  et  il  a  mêlé,  on  ne  sait  pour- 
quoi, à  ces  morts  récents  (outre  Du  Guesclin),  «  le 
comte  dauphin  d'Auvergne  »,  lorsque  le  dernier  qui 
ait  porté  ce  titre,  Béraud  II,  avait  cessé  de  vivre 
dès  1426. 


LA    VIE.  49 

C'est  aussi  par  ouï-diro,  hic-n  plutôt  que  par  la 
lecture  de  livres  de  géographie  qui  n'existaient  guère, 
que  l'écolier  parisien  avait  acquis  quelque  connais- 
sance des  divers  pays  de  lEurope.  Il  en  fait  montre 
dans  sa  ballade  sur  le  «  bon  bec  »  des  Parisiennes, 
où  il  énuraère,  comme  ne  pouvant  rivaliser  avec 
elles,  les  femmes  de  toute  l'Italie,  Savoisiennes, 
Lombardes,  Génoises,  Vénitiennes,  Florentines, 
Napolitaines;  puis  les  Anglaises,  Allemandes,  Prus- 
siennes, Suissesses,  Hongroises,  Grecques,  Egyp- 
tiennes, Espagnoles,  —  sans  parler  des  provinciales 
de  France,  Picardes,  Lorraines,  Bretonnes,  Gas- 
connes et  Toulousaines. 

Toutes  ces  notions  vagues  et  mal  coordonnées  né     / 
pouvaient  fournir  à  l'intelligence  un  cadre  quelque    / 
peu  solide  pour  une  conception  précise  de  l'histoire 
et  du  monde.  Elles  flottaient  dans  l'esprit  du  poète 
sans  être  en  état  d'influer  réellement  sur  la  forme 
de  ses  pensées;  elles  lui  fournissaient  seulement,  à 
l'appui  des  idées  qui  lui  venaient,  des  exemples  sou- 
vent trop  facilement  allégués,  mais  qui  plaisaient  à 
ses  lecteurs,  et  parfois,  comme  dans  la  liallade  des 
Dames   du  temps  jadis,    elles    lui   permettaient    de  ; 
donner  à  la  mélancolie  du  souvenir  un  appui  à  moitié  ' 
réel,  à  moitié  mystérieux,  qui  en  augmentait  singu- 
lièrement le  charme.  La  complaisance  avec  laquelle 
Villon  les  étale  nous  montre  bien  que  nous  avons 
affaire  en  lui  non  pas  à  un  poète  vraiment  populaire, 
mais  à  un  poète  écrivant  pour  un  cercle  spécial,  celui 
des  écoliers  et  des  basochiens,  et  prenant  sucessive- 
ment  tous   les  tons  qui  prévalaient   dans  ce  cercle 
bigarré,  à  la  fois  docte  et  trivial,  dont  beaucoup  de 

4 


50  FRANÇOIS    VILLON. 

membres  partageaient  leur  vie  entre  l'école  ou  le 
palais  et  la  taverne  ou  l'hôtel  de  Margot. 

Je  dirai  plus  tard  ce  que  Villon  paraît  avoir  connu 
de  la  littérature  proprement  française,  —  c'est  peu 
de  chose  en  somme,  —  et  quelle  place  il  occupe  dans 
l'évolution  de  la  poésie   au  xv^  siècle.   Mais  ce  ne 
furent  pas  ses  lectures,  quelles  qu'elles  fussent,  qui 
formèrent    surtout    son    esprit   et    préparèrent   son 
talent.  Il  avait  reçu  de  la  nature;  une  faculté  d'obser- 
vation aiguë,  à  laquelle  il  sut  joindre,   quand  il  se 
manifesta  comme  j[>oète,  une  puissance  toute  person- 
nelle d'expression.  Dans  ses  vagal)ondages  à  travers 
les  rues  de  Paris,  rien  n'échappait  à  son  regard,  et 
tout  se  gravait  dans  sa  mémoire  d'un  trait  précis  et 
vivant.  II  apprenait,  au  milieu  de  ses  fredaines,  de 
ses  repues  franches  et  de  ses  méfaits,  à  connaître 
sous  tous  leurs  aspects  la  joie  et  la  souffrance,  la 
misère  et  le  plaisir,  les  angoisses  du  péril  et  l'exalta- 
tion de  la  réussite,  l'ivresse  grossière  des  nuits  et 
l'amer  déboire  des  lendemains,  le  cynisme  et  l'humi- 
liation, l'emportement  brutal  et  le  remords  déchirant. 
Et  en  môme  temps  il  emplissait  ses  yeux  et  garnis- 
sait sa  mémoire  de  toutes  les  formes  qui  passaient 
devant   lui,   de  toutes   les   figures  d'hommes  et  de 
femmes,  graves  ou  comiques,  grimaçantes  ou  rieuses, 
entre  lesquelles  il  circulait,  aimé  de  l'une,  rossé  par 
l'autre,    escroquant   celui-ci,   buvant   avec  celui-là, 
fuyant  devant  les  archers,  battant  le  pavé  avec  ses 
compagnons,  faisant  couler  tour  à  tour  et  essuyant 
par  ses  caresses  les  larmes  de  sa  mère.  Il  emmagasi- 
nait ainsi  une  provision  d'images  dont  il  devait  orner 
plus  tard  la  lanterne  magique  éclairée  par  sa  verve 


LA   VIE.  51 

lumineuse  et  changeante.  Déjà  certainement  il  avait 
composé  quelques  ballades,  et  il  s'était  fait  parmi 
les  écoliers  une  double  réputation  par  ses  bons 
tours  et  par  ses  vers. 

Ainsi  vivait  maître  François  de  Montcorbier,  dit 
Villon,  en  145.5,  lorsqu'il  lui  survint  une  aventure  à 
laquelle  il  ne  fait  allusion  dans  aucune  de  ses  poé- 
sies*, et  que  nous  ne  connaissons  que  par  des  pièces 
de  chancellerie,  aventure  qui  eut  pour  lui  des  con- 
séquences graves  et  commença  la  phase  vraiment 
caractéristique  de  sa  vie.  En  elle-même,  bien  qu'elle 
ait  entraîné  mort  d  homme,  elle  est  pardonnable,  et 
paraît  rentrer  dans  le  cadre  assez  vulgaire  des  rixes 
que  provoqua  de  tout  temps  la  teterrinia  belli  causa 
du  poète  latin. 

C'était  le  jour  de  la  Fête-Dieu  (5  juin)  1455.  Villon, 
ayant  soupe,  était  sorti  du  cloître  Saint-Benoit,  où  il 
logeait,  comme  on  sait,  et  était  venu  s'asseoir  dans 
la  rue  Saint-Jacques,  sur  un  banc  de  pierre,  au  des- 
sous du  portail  de  Féglise  Saint-Benoit.  11  était 
accompagné  dune  femme  appelée  Isabeau  —  à 
joindre  à  la  liste  donnée  ci-dessus  —  et  d'un  prêtre 
nommé  Gilles,  qui  ne  craignait  pas,  comme  on  voit, 
de  se  montrer  en  telle  compagnie.  On  devisait,  quand, 
sur  les  neuf  heures,  survint  un  autre  prêtre,  Philippe 
Sermoise,  cjui  avait  probablement  des  prétentions  sur 
,  Isabeau,  et  qui  se  mit  à  menacer  l'écolier.  Isabeau  et 
Gilles,  voyant  la  fureur  de  Sermoise,  s'enfuirent  bra- 
vement, ainsi  qu'un  ami  qui  accompagnait  Sermoise, 

1.  Voir  cependant  plus  loin,  p.  122,  n.  2. 


52  FRANÇOIS   VILLON. 

et  celui-ci,  tirant  de  dessous  sa  robe  une  dague,  en 
frappa  Villon  au  visage  et  lui  fendit  la  lèvre  ;  Fran- 
çois tira  à  son  tour  une  dague  de  dessous  son  man- 
teau et  en  porta  à  son  adversaire  un  coup  dans  l'aine, 
dont  ni  l'un  ni  l'autre  ne  comprit  d'abord  la  gravité  ; 
l'ami  de  Sermoise,  qui  s'en  était  allé,  revint  à  ce 
moment  et  désarma  Villon  ;  l'écolier  s'enfuit  jusque 
dans  le  cloître,  et  là,  poursuivi  par  les  deux  hommes, 
jeta  au  prêtre  un  pavé  qui  l'étendit  tout  de  son  long. 
Après  quoi  il  se  rendit  chez  un  barbier  pour  se  faire 
panser,  et  comme  le  barbier  lui  demandait,  pour  en 
faire,  ainsi  qu'il  y  était  obligé,  rapport  à  la  prévôté, 
son  nom  et  celui  de  son  adversaire,  il  nomma  bien 
Philippe  Sermoise,  mais  déclara,  p.ir  prudence, 
s'appeler  Michel  Mouton.  Puis,  ayant  fait  peut-être 
une  courte  apparition  chez  sa  mère  pour  lui  raconter 
son  cas,  il  «  s'absenta  »  de  façon  à  se  mettre  à  l'abri 
des  premières  recherches  de  justice. 

Cependant  Philippe  Sermoise,  relevé  et  transporté 
à  l'Hôtel-Dieu,  y  mourait  peu  après  «  par  faute  de 
bon  gouvernement  ou  autrement  »,  —  suivant  la 
formule  habituelle  et  plaisamment  atténuative  des 
lettres  de  rémission,  —  et  déclarait,  avant  d'expirer, 
qu'il  pardonnait  à  son  meurtrier  «  pour  certaines 
causes  qui  à  ce  le  mouvaient  ». 

Par  une  bizarrerie  qu'expliquent  sans  doute  les 
subterfuges  divers  dont  usa  le  poète  pour  obtenir 
sa  grâce,  nous  avons  deux  lettres  de  rémission 
accordées,  pour  ce  même  homicide,  l'une  à  maître 
François  des  Loges,  autrement  dit  «  de  Villon  », 
l'autre  à  «  François  de  Montcorbier,  maître  es  arts  ». 
Elles  sont  assez  d'accord  sur  les  circonstances  de 


LA   VIE.  33 

la  rixe,  mais  elles  diffèrent  et  nous  laissent  dans  le 
doute  sui'  la  suite  qui  fut  donnée  à  l'affaire.  L'une 
ne  pai'le  pas  de  condamnation  encourue  et  nous  dit 
simplement  que  «  ledit  suppliant,  redoutant  rigueur 
de  justice,  s'est  absenté  du  pays  »  ;  l'autre  fait  dire 
au  roi  :  «  Pour  lequel  cas  ledit  suppliant  a  été 
appelé  à  nos  droits,  et  contre  lui  procédé  par  ban- 
nissement de  notre  royaume  «.  On  peut  concilier 
ces  deux  énonciations  en  admettant  —  et  c'était 
l'usage  constant  —  que  Villon  s'était  en  effet 
«  absenté  »  et  que  le  bannissement  fut  prononcé 
par  contumace  :  le  texte  de  la  lettre  dit  bien  qu'il  a 
été  «  appelé  »  aux  droits  du  roi,  mais  non  pas  qu'il 
ait  comparu.  Il  est  même  possible  que,  trompée  par 
la  déclaration  du  barbier,  la  justice  ait  procédé  non 
contre  François  des  Loges,  de  Montcorbier  ou  de 
Villon,  mais  contre  l'imaginaire  ^lichel  Mouton. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Villon  avait  quitté  Paris.  Nous 
ne  savons  dans  quel  asile  il  se  réfugia.  S'il  faut 
prendre  à  la  lettre  la  «  demi-douzaine  d'ans  »  à 
laquelle  il  fait  remonter,  en  1461,  son  aventure  avec 
l'abbesse  de  Pourras,  c'est  dans  cette  période  qu'il 
aurait  mangé  avec  elle  les  cochons  gras  du  bai'bier 
de  Bom'g-la-Reine.  Ce  serait  la  preuve  que  le  meur- 
trier de  Philippe  Sermoise  n'était  pas  dévoré  de 
remords,  et  qu'en  attendant  la  grâce  que  ses  amis 
s'occupaient  d'obtenir  il  poursuivait  gaiement  ses 
repues  franches. 

La  grâce  fut  accordée  en  janvier  1456  :  le  poète 
renti'a  à  Paris  et  reprit,  en  apparence,  le  cours  de 
ses  études.  ^lais,  soit  qu'il  eût  tout  à  fait  perdu  l'ha- 
bitude du  travail,  soit  que  l'amour  dont  il  parle  dans 


54  FRANÇOIS   VILLON. 

ses  Lais  ait  absorbé  réellement  toute  sa  vie,  soit 
qu'il  ait  vainement  cberché  des  moyens  honnêtes  de 
se  procurer  de  l'argent,  il  se  trouvait,  vers  la  Cn  de 
celte  année  1456,  à  bout  de  ressources.  Il  se  rappela 
qu'un  frère  de  sa  mère  était  religieux  à  Angers,'  et 
il  eut  l'idée  d'aller  le  visiter,  espérant  peut-être 
obtenir  de  lui  un  peu  d'argent;  il  voulait  aussi,  si 
nous  l'en  croyons,  s'éloigner  d'une  femme  qu'il 
aimait  trop  et  qui  lui  était  «  félonne  et  dui'e  ». 

C'est  dans  la  pensée  de  ce  voyage  qu'il  composa, 
fort  raj^idement  sans  doute,  son  poème  des  Lais 
(legs)  ;  il  l'écrivit 

Sur  le  Noël,  morte  saison, 
Que  les  lous  se  Tivent  de  vent, 
Et  qu'on  se  tient  cn  sa  maison, 
Pour  le  frimas,  près  du  tison. 

Après  une  entrée  en  matière  burlesquement  grave, 
oîi  il  se  présente  à  nous  comme  réfléchissant  mûre- 
ment, selon  les  conseils  de  Végèce,  sur  la  meilleure 
façon  d'ordonner  sa  vie,  après  quelques  strophes 
mélancoliques  sur  ses  amours,  il  annonce  son  départ  : 

A  Dieu!  je  m'en  vois  a  Angiers; 

puis,  songeant  qu'il  va  «  en  pays  lointain  «  et  que 
nul  n'est  sûr  de  sa  vie,  il  entame  la  série  bouffonne 
de  ses  legs,  qui,  après  Guillaume  de  Villon  (auquel 
il  laisse  sa  renommée)  et  sa  belle,  concernent  des 
amis  ou  connaissances  de  toute  condition,  et  aussi 
des  corporations  ou  des  communautés.  Au  beau 
milieu,  entendant  VAngclus,  que  la  cloche  de  Sor- 
bonne  sonnait  chaque  soir,  il  s'interrompt 

Pour  prier  comme  le  cuer  dit; 


LA    VIE.  55 

.  et,  après  une  parodie  plaisante  des  lourdes  formules 
(/de  la  philosophie  scolastique,   il  termine  son  petit 
poème  par  ce  huitain  d'une  si  charmante  désinvol- 
ture : 

Fait  au  temps  de  la  dite  date 
Par  le  bien  renommé  Villon, 
Qui  ne  menge  figue  ne  date. 
Sec  et  noir  comme  escouvillon. 
Il  n'a  tente  ne  pavillon 
Qu'il  n'ait  laissié  a  ses  amis. 
Et  n'a  mais  qu'un  peu  de  billon, 
Qui  sera  tantost  a  fin  mis. 

Gela  devait  être  rigoureusement  exact,  mais  allait 
bientôt  cesser  de  l'être.  Villon  venait  peut-être 
d'écrire  ces  derniers  vers  cjuand  il  reçut  la  visite  de 
Colin  des  Cayeux,  avec  lequel,  pour  son  malheur, 
il  s'était  lié,  ainsi  qu'avec  Régnier  de  Montigny  et 
autres  malandrins  de  même  espèce.  Colin  venait  lui 
proposer  de  prendre  part  à  une  fructueuse  expé- 
dition. Ils  sortirent  et  rencontrèrent  Gui  Tabarie, 
maître  es  arts  besogneux,  qui  avait  naguère  écrit 
pour  Villon  le  roman  du  Pet  au  diable.  Villon  lui 
remit  quelque  argent,  —  le  «  peu  de  billon  »  qui  lui 
restait,  —  pour  acheter  de  quoi  souper  à  la  taverne 
de  la  Mule^.  Tous  trois  s'y  installèrent,  et  y  furent 
rejoints  par  un  prêtre  picard  appelé  Nicolas  et  un 
nommé  Petit- Jean,  qui  était  fortis  operator  croche- 
torum.  Ce  dernier  était  indispensable  pour  l'opéra- 
tion projetée  :  il  s'agissait  d'enlever,  dans  le  collège 
de  Xavarre,  tout  proche  (c'est  l'Ecole  polytechnique), 

1.  Les  tavornicrs  ne  donnaient  qu'à  boire;  si  on  A'oulait 
manger  chez  eux,  il  fallait  apporter  ses  provisions. 


56  FRANÇOIS   VILLON. 

de  fortes  sommes  appartenant  à  la  Faculté  de  llico- 
lop^ie,  qui  avait  là  son  trésor  en  dépôt.  Les  cinq 
compagnons  s  introduisirent  dans  un  jardin  contigu 
à  la  cour  du  collège,  puis,  par-dessus  le  mur,  dans 
le  collège  même  ;  Taharie  resta  dans  le  jardin  pour 
faire  le  guet  et  garder  les  manteaux.  Petit-Jean  cro- 
cheta un  coffre  où  on  trouva  quelques  centaines 
d'écus  d'or  quils  se  partagèrent,  et  le  lendemain  ils 
dînèrent  tous  joyeusement  à  la  Pomme  de  pin.  On 
peut  croire  que  Villon,  nanti  d'une  bonne  part  du 
butin,  retarda  son  départ  pour  Angers  et  flt  pendant 
quelcjue  temps  bombance  avec  les  beaux  écus  d'or 
de  la  Faculté  de  théologie.  Mais  ils  allèrent  vite  où 
allaient,  il  nous  l'a  dit,  tous  les  écus  ainsi  gagnés,  et 
il  se  retrouva  dans  la  même  situation  qu'à  Noël.  II 
reprit  alors  son  projet  de  voyage,  mais  avec  une  inten- 
tion qu  il  n'avait  sans  doute  pas  en  écrivant  les  Lais 
(aurait-il  sans  cela  proclamé  qu'il  partait  précisé- 
ment pour  Angers?).  Il  se  souvenait  d'avoir  entendu 
dire  à  son  oncle  qu'un  de  ses  confrères  gardait  jalou- 
sement un  gros  magot,  cincj  ou  six  cents  écus.  Il 
raconta  la  chose  à  la  bande  de  Colin  des  Cayeux  et 
offrit,  dans  son  séjour  à  Angers,  d'étudier  les  voies 
et  moyens  de  «  dé])ourser  «  le  vieux  moine  en  ques- 
tion. S'il  trouvait  le  coup  faisable,  il  reviendrait 
avertir  les  compagnons,  et  tous  se  rendraient  à 
Angers.  Pour  lui,  il  y  était  en  tout  cas  au  mois  de 
mai,  comme  le  raconta  Gui  Tabarie  dans  les  cir- 
constances que  nous  allons  voir. 

Le  vol  du  collège  de  Navarre  ne  fut  découvert 
qu'au  mois  de  mars  suivant  fl457i,  et  on  n'en  connut 
les  auteurs  qu'au  mois  de  mai,  grâce  aux  confidences 


LA   VIE.  57 

sottement  faites  par  Tabarie  à  un  prêtre  de  pro- 
vince, qui  avait  lié  connaissance  avec  lui  dans  une 
taverne  et  avait  feint  de  vouloir  s'associer  à  la  bande 
dont  ce  vol  était  l'un  des  exploits.  Gui  Tabarie  avait 
raconté  que  l'on  attendait  le  retour  de  maître 
François  Villon  et  son  rappoi't  sur  les  chances  de 
l'expédition  projetée. 

La  justice  ne  réussit  pas  d'abord  à  mettre  la  main 
sur  les  malfaiteurs  dénoncés  par  le  confident  de 
Tabarie;  celui-ci,  chose  surprenante,  ne  fut  lui- 
même  arrêté  qu'au  bout  d'un  an  imai  i458  :  traduit, 
comme  clerc,  devant  l'oflicial  de  Paris,  il  fut  mis  à 
la  question  et  finit  par  reconnaître  la  vérité  de  tout 
ce  qu  il  avait  raconté  à  son  dénonciateur.  Quant  à 
ses  complices,  on  les  recherchait  sans  doute  depuis 
l'année  précédente,  mais  il  ne  semble  pas  qu  on  en 
eût  trouvé  aucun. 

Maître  François  ne  devait  rentrer  à  Paris  que  plu- 
sieurs années  plus  tai'd.  Pourquoi  ne  revint-il  pas 
d'Angers  à  cette  époque  ?  Nous  ne  le  savons  pas.  Eut- 
il  un  moment  de  repentance,  comme  sa  vie  en  offre 
plus  d'un,  et,  ayant  renoncé  à  son  coupable  dessein, 
craignit-il  de  retrouver  à  Paris  des  complices  qui 
remettraient  la  main  sur  lui?  Ou,  plus  simplement,  eut- 
il  peur  des  suites  que  pouvait  avoir,  quand  il  serait 
découvert,  le  vol  du  collège  de  Navarre  ?  Toujours 
est-il  que  dans  le  courant  de  1457  il  paraît  être  arrivé 
à  Blois,  où  Charles  d'Orléans  tenait  alors  sa  cour  à 
la  fois  galante  et  poétique,  et  avoir  môme  été  attaché, 
à  un  titre  quelconque,  à  la  maison  de  ce  prince,  qui 
se  trouvait  être  après  lui  le  premier  poète  de  son 
temps.  Mais  il  semble  qu  il  y  ait  eu  à  ce  moment 


58  FRANÇOIS   VÎLLON. 

contre  lui,  pour  une  raison  quelconque  ',  une  nou- 
velle sentence  de  bannissement,  prononcée  comme 
la  première  par  défaut,  contre  laquelle  il  appela, 
sans  d'ailleurs  comparaître,  et  que  le  duc  d'Orléans 
l'ait  fait  mettre  en  prison.  C'est  du  moins  ce  que 
l'on  peut  conclure  de  certains  passages  des  deux 
pièces,  —  fort  indignes  de  lui,  —  qu'il  consacra  à  la 
naissance  (19  décembre  1457)  de  Marie,  fille  du  duc. 
Dans  la  première,  qu'il  a  gentiment  signée 

Yostre  povre  escolier  François, 

au  milieu  des  louanges  hyperboliques  dont  il  accable 
la  nouveau-née,  il  lui  dit  qu  elle  est  venue  au  monde 

Pour  les  discordez  ralier 

Et  aux  enclos  donner  issue  -, 

Leurs  liens  et  fers  deslier  : 

il  S  agit  d'une  de  ces  mesures  de  clémence  auxquelles 

donnaient  lieu  les  événements  heureux  survenus  dans 

la  famille  des  princes,  et  dont  le  poète  devait  encore 

])énéficier  quatre  ans  plus  tard. 

Voilà  pour  la  prison  ;  quant  au  bannissement,  il  est 

clairement   indi([ué   dans  l'autre  pièce  par  les  vers 

suivants  : 

Rappelez  ça  jus  par  deçà 

Les  povres  que  Rig-ueur  proscrit 

Et  que  Fortune  bestourna  3  ;    - 

Si  sai  bien  comment  il  m'en  va  : 

De  Dieu,  de  yous  vie  je  tien... 

Ci,  devant  Dieu,  fais  cognoissance 

Que  créature  fusse  morte, 

Ne  fust  vostre  douce  naissance, 

1.  Peut-être  ù  la  suite   des  révélations  du  prêtre  qui  avait 
reçu  les  confidences  de  Tabarie. 

2.  Donner  sortie  aux  gens  enfermés. 

3.  Mit  sens  dessus  dessous. 


LA   VIE.  59 

surtout  si  on  les  rapproche  d'un  «  rondel  »  du  Tes- 
tament, destiné  à  servir  d'épitaphe  au  poète,  et  oîi  il 
dit  de  lui-même  : 

Rigueur  le  tramist  l  en  exil... 
Nonobstant  qu'il  disl  :  J'en  appelle! 

Et  dans  la  ballade  adressée  de  la  prison  de  Meun  à 
ses  amis,  il  se  plaint  d'être  non  seulement  captif, 
miais  exilé  : 

En  cest  exil  ouquel  je  suis  tramis  2 
Par  Fortune 

Il  ne  suffisait  pas  au  poète  d'être  délivré  :  il  aspi- 
rait à  retrouver  la  position  qu'il  avait  occupée  auprès 
du  duc.  Nous  avons  la  trace  de  l'effort  qu'il  fit  en  ce 
sens  dans  une  ballade  qu'il  composa  sans  doute  peu 
après  les  pièces  ^précédentes.  Charles  d'Orléans 
s'était  un  jour  amusé,  comme  il  le  fit  plus  d'une  fois, 
à  ouvrir  entre  les  poètes  de  son  entourage  une 
sorte  de  concours,  auquel  il  prit  part  lui-même.  Il 
s'agissait  d'écrire  une  ballade  dont  le  premier  vers 
était  donné  [Je  meurs  de  soif  auprès  de  la  fontaine), 
et  qui  devait  tout  entière  se  composer  ainsi  de  pro- 
l^ositions  contradictoires  :  c'était  un  jeu  desprit 
déjà  foi't  goûté  des  poètes  provençaux  et  français 
des  xii'^  et  xiii*^  siècles.  Le  duc  fit  copier  toutes  les 
pièces  qu'il  obtint  dans  un  volume  qui  nous  a  été 
conservé  et  qui  paraît  bien  avoir  été  achevé  en  1456  : 
Villon  n'avait  donc  pu  prendre  part  au  cqncours.  Il 
est  probable  qu'il  eut  communication  du  recueil  et 
qu'il  crut  trouver  là  une  occasion  de  rentrer  tout  à 
fait  en  grâce.   Il   composa  à  son  tour   une    ballade 

1.  L'envoya.  —  2.  Dans  lequel  je  suis  envoyé. 


60  FRANÇOIS   VILLON. 

débutant  par  le  vers  donné,  et  il  réussit  aussi  bien 
que  pas  un  des  autres  dans  le  jeu  puéril  qui  était 
imposé  aux  concurrents.  Il  semble  même  qu'il  ait 
songé  mélancoliquement  à  sa  px'opre  destinée  en 
;  écrivant  tel  ou  tel  vers  de  sa  ballade,  à  laquelle  il 
avait  donné  jDOur  refrain  : 

Bien  recueilli  *,  débouté  -  de  chascun  ! 

N'est-ce  pas  l'image  de  sa  vie?  Et  l'hémistiche  :  «  Je 
ris  en  pleurs  »  n'esl-il  pas,  comme  on  l'a  remarqué, 
celle  de  toute  sa  poésie? 

Mais  toutes  ces  contradictions  bizarrement  entre- 
choquées se  terminent  par  un  vers  de  l'Envoi,  adressé 
au  <(  prince  clément  »,  qui  présente  au  contraire  une 
rcquélc  fort  positive  : 

Que  fais  je  plus  ?  quoi  ?  les  gaiges  ravoir. 

La  «  ballade  Villon  »  et  ses  deux  pièces  sur  la  nais- 
sance de  Marie  d'Orléans  furent  ajoutées  au  manus- 
crit ducal  ;  mais  on  ne  voit  pas  que  la  prière  du  poète 
ait  été  exaucée.  Il  dut  reprendre  son  bâton  de  voyage 
et  se  mettre  en  route. 

Il  commença  des  pérégrinations  qui  le  menèrent 
dans  plus  d'un  coin  de  la  France,  tant,  nous  dit-il 
dans  son  langage  pittoresque, 

Tant  que  d'ici  a  Roussillon 
Brousse  n'i  a  ne  broussillon 
Qui  n'eust,  ce  dit  il  sans  mentir, 
Un  lambeau  de  son  cotillon. 

Par  ce  Roussillon  il  faut  entendre  la  ville  dauphi- 
noise de  ce  nom,  qui  appartenait  alors  au  duc  de 
Bourbon.  Villon,  nous  l'avons  vu,  était  par  son  père 

1.  Accueilli.  —  2.  Repoussé. 


LA   VIE.  01 

d'origine  bourbonnaise,  et  il  paraît  avoir  cherclu', 
quand  il  perdit  la  faveur  du  duc  d'Orléans,  un  nou- 
veau protecteur  dans  le  duc  Jean  P"",  qui  venait  de 
succéder  à  son  père.  Il  est  probable  que  c'est  Mou- 
lins, résidence  du  duc,  qu  il  désigne  quand  il  dit 
dans  son  Testament  que,  «  au  plus  fort  de  ses  maux  », 
comme  il  «  clieminait  sans  croix  ni  pile  »,  Dieu  lui 

monstra  une  bonne  ville 

Et  pourveut  du  don  d'espérance  : 

Espérance  était  la  devise  des  Bourbons,  et  le  poète 
joue  ici  sur  les  mots,  suivant  son  usage.  Nous  savons 
en  tout  cas  sûrement  que  le  duc  lui  «  prêta  »  six  écus, 
et  nous  avons  une  très  jolie  ballade,  qui  doit  remon- 
ter à  1458,  dans  lacjuelle,  l'appelant  «  le  mien  sei- 
gneur »,  il  lui  demande  de  renouveler  ce  prêt  et  lui 
promet  de  le  payer  quelque  jour  : 

Vous  n'y  pei'di-ez  seulement  que  l'attente! 

Malgré  les  bonnes  relations  qu'atteste  le  ton  de 
cette  pièce,  Villon,  soit  par  inquiétude  naturelle,  soit 
à  la  suite  de  c|uelque  nouvelle  incartade,  ne  resta  pas 
auprès  du  duc  Jean.  Nous  ne  pouvons  rien  dire  sur 
ses  courses  errantes,  si  ce  n'est  cju'elles  durent  être 
poussées,  au  hasard,  de  tous  côtés  '  :  nous  savons  par 
lui  qu'il  visita  le  Berry,  où  il  trouva  sans  doute 
encore  vivant  l'odieux  souvenir  de  Taque  Thibaud, 
où  il  recueillit  à  Saint-Satur,  près  de  SanCerre,  une 

1.  S'il  fallait  prendre  au  sérieux  le  passage  où  il  parle  des 
indulgences  qu'il  a  rapportées  de  Rome,  il  faudrait  croire 
qu'il  passa  même  les  monts;  mais  ce  n'est  qu'une  plaisan- 
terie :  un  tel  voyage  aurait  laissé  bien  d'autres  traces  dans 
son  œuvre. 


62  FRANÇOIS   VILLON. 

facétieuse  cpitaphe,  et  où  il  paraît  avoir  eu,  à 
Bourges,  des  démêlés  avec  la  justice  (dont  le  tira 
un  vieil  ami  parisien,  son  «  compère  »  François 
Perdrier,  rencontré  là  par  quelque  bonne  chance). 
Enfin  il  se  retrouva  dans  l'Orléanais,  en  1461,  pour 
se  faire  arrêter  près  de  Meun-sur-Loire. 

C'est  dans  cette  vie  nomade  et  besogneuse  cpi'il 
dut  connaître  de  près  l'association  des  «  coquil- 
lards  »,  association  soumise  à  un  «  roi  de  la  Co- 
quille »,  composée  d'escrocs,  de  pipeurs  aux  dés  et 
aux  cartes,  de  voleurs  de  chevaux,  de  «  crocheteurs  » 
et  de  souteneurs  de  filles,  qui  enlaçait  presque  toute 
la  France  et  dont  nous  connaissons  les  coutumes  et 
le  langage  par  une  curieuse  enquête  faite  à  Dijon  en 
1455.  C'est  dans  le  «  jargon  »  des  coquillards  que 
Villon  composa  plus  tard  quelques  ballades,  où  il  les 
nomme  plusieurs  fois  ;  il  les  connaissait  d'ailleurs 
antérieurement,  car  nous  savons  que  ses  amis  Ré- 
gnier de  Montigny  et  Colin  des  Cayeux  étaient  des 
suppôts  de  la  Coquille.  Il  fut  bien  probablement 
amené,  pour  soutenir  sa  vie,  à  s'affilier  à  celte 
étrange  confrérie  et  à  en  exercer  les  diverses  indus- 
tries. Il  dut  se  répéter  alors  plus  d'une  fois  les  vers 
de  la  cynique  ballade  où  il  avait  jadis  trace  le  tableau 
de  l'une  de  ces  industries,  de  celle  que  les  ribauds 
exerçaient,  nous  dit  l'enquête,  aux  dépens  des  «  pau- 
vres filles  communes  »  : 

Ordure  amons,  ordure  nous  assuit; 

Nous  deffuyons  honneur,  il  nous  deffuit!.... 


Il  eut  toutefois  dans  sa  lamentable  odyssée  des 
moments  plus  doux  et  moins  souillés.  Il  nous  raconte 


LA    VIE.  63 

qu'il  avait  appris  à  parler  poitevin  avec  deux  «  filles 
très  belles  etgentes  »,  qui  demeuraient  à  Saint-Géné- 
roux;  ce  nom  d'un  village  voisin  de  Parlhenay  était 
peu  connu;  le  poète,  après  l'avoir  situé  vaguement 
dans  les  «  marches  de  Bretagne  ou  de  Poitou  », 
ajoute,  en  imitant  le  langage  poitevin  : 

Mais  i  ne  di  proprement  ou 
Iquelles  passent  tous  les  jours. 
M'arme!  i  ne  seu  mie  si  fou! 
Car  i  vueil  celer  mes  amours. 

Cette  discrétion  badine  a  peut-être  quelque  chose 
de  sincère  :  Villon  avait  pu  rencontrer  à  Saint-Géné- 
roux  un  accueil  gracieux  qui  lui  avait  laissé  un  hon- 
nête et  plaisant  souvenir,  et  qui  plus  tard,  après  d'au- 
tres vicissitudes,  le  ramena  dans  ce  pays  hospitalier. 

Goquillard,  ou  en  tout  cas  ami  des  coquillards, 
Villon  devait  «  travailler  »  avec  eux.  Nous  avons  vu 
comment,  au  printemps  de  1461,  Colin  des  Cayeux 
était  arrêté  à  Montpipeau  et  bientôt  pendu,  et  com- 
ment Villon,  peu  de  temps  après,  était,  pour  un 
méfait  sans  doute  indépendant,  enfermé  dans  la  prison 
de  Meun,  d'où  le  tira  au  mois  d'octobre  la  grâce 
octroyée  par  le  nouveau  roi  de  France. 

Que  devint  notre  poète,  quand  il  sortit,  tout  ébloui 
parle  jour  retrouvé,  de  son  cachot  ténébreux?  Son 
premier  mouvement  dut  le  porter  vers  Paris.  Il  était 
Parisien  dans  l'àme,  et  l'on  voit  par  son  Testament 
que  toutes  les  impressions  de  sa  vie  parisienne,  déjà 
cependant  assez  lointaine,  étaient  restées  gravées 
dans  son  souvenir,  tandis  cjue  sa  vie  errante  des  der- 
nières années  n'y  avait  laissé  qu'une  trace  fugitive. 


64  FRANÇOIS    VILLON, 

II  avait  hàle  de  revoir  son  «  plus  que  père  «,  et  sa 
mère,  et,  peut-être,  sa  «  chère  Rose  »,  et  tous  ses 
amis.  Il  se  proposait  sans  doute,  comme  on  le  voit 
par  la  ballade  composée  dans  sa  prison,  de  mener 
une  existence  plus  réglée  et  de  travailler  à  devenir 
«  homme  de  valeur  »  ;  mais  il  entrevoyait  aussi  avec 
une  joyeuse  anticipation  le  retour  à  ses  anciens  plai- 
sirs et  aux  compagnies  dont  il  avait  tant  joui. 

Il  ne  pouvait  toutefois  s'aventurer  à  Paris  avec 
pleine  sécurité.  La  grâce  de  Louis  XI  embrassait 
vraisemblablement,  en  une  de  ces  formules  géné- 
rales qu'on  trouve  souvent  dans  les  lettres  de  rémis- 
sion, outre  le  fait  spécial  pour  lequel  ^'illon  avait  été 
emprisonné  à  Meun,  tous  ses  délits  antérieurs,  en 
tant  qu'ils  étaient  spécifiés  dans  la  requête  du  sup- 
pliant (et  dans  le  nombre  était  sans  doute  le  vol  du 
collège  de  Navarre).  Mais  Villon  les  avait-il  tous 
énumérés?  On  peut  en  douter,  et  dès  lors  il  pouvait 
craindre  qu'il  ne  surgît  contre  lui  quekjue  nouvelle 
accusation.  Aussi,  après  avoir  fait  dans  la  capitale 
une  courte  apparition,  jugea-t-il  prudent  de  ne  pas 
trop  se  montrer  :  il  s'éloigna  vite  de  Paris  et  alla 
écrire  le  Testament  dans  quelque  retraite  obscure'. 

C'est  ce  que  nous  montre  l'expression  qu'il 
emploie  à  propos  de  prétendus  renseignements 
qu'il  aurait  recueillis  sur  les  trois  «  orphelins  »  aux- 
quels il  avait  fait  un  legs  dans  son  premier  poème  : 

Item,  j'ai  seu  a  ce  voyage 

Que  mes  trois  povres  orphelins 

Sont  creus  et  deviennent  en  aage. 

1.  On  a  conjecturé  que  ce  fut  à  Saint-Généroux,  près  de  ses 
gentilles  amies  poitevines,  et  cela  est  assez  plausible. 


LA  VIE.  6b 

C'est  confirmé  aussi  par  les  vers  où,  invitant  le 
tavernier  de  la  Pomme  de  pin  à  venir  se  faire  payer 
chez  lui  le  vin  qui  lui  était  dû,  il  ajoute  : 

Combien  ',  s'il  trouve  mon  logis, 
Plus  fort  sera  que  le  devin. 

D  ailleurs,  comme  on  l'a  remarqué,  il  n'avait  pas 
eu  le  temps,  dans  son  court  séjour  à  Paris,  de  se 
renseigner  sur  bien  des  changements  survenus 
depuis  son  k  partement  ».  Il  croyait  que  la  Masche- 
croue  tenait  encore  sa  rôtisserie  près  du  Chàtelet, 
tandis  qu'elle  était  morte,  et  il  ne  savait  même  pas 
que  son  protecteur  d'autrefois,  Robert  d'Estoute- 
ville,  avait  cessé,  depuis  le  l'"^  septembre,  d'être 
prévôt  de  Paris  lil  le  redevint  en  14G5).  Au  reste  il 
dit  lui-même,  en  parlant  de  ses  anciens  légataires  : 

Et  s'aucun  -,  dont  n'ai  cognoissance, 
Estoit  allé  de  mort  a  vie  3 

Le  Testament  porte  à  plusieurs  endroits  la  marcjue 
de  l'inquiétude  où  le  poète  était  en  l'écrivant.  11  fait 
allusion  à  ceux  qui,  après  tout  ce  qu'il  a  souffert,  ne 
jugent  pas  qu'il  a  encore  assez  expié  : 

Ceux  donc  qui  me  font  telle  oppresse  '* 
En  meurlé  5  ne  me  voudroient  veoir. 

Il  se  plaint  de  Fortune,  qui  n'est  pas  rassasiée  de  le 
persécuter  et  qui  veut  sa  mort  : 

Au  retour  de  dure  prison, 
Ou  j'ai  laissé  presque  la  vie, 

1.  Toutefois.  —  2.  Et  si  quelqu'un  d'eux.  —  3.  Entendez, 
naturellement,  <■  de  vie  à  mort  ».  Ce  genre  de  plaisanterie 
charmait  Rabelais,  qui  en  fait  un  fréquent  usage.  —  4.  Per- 
sécution, —  5,  Maturité, 


66  FRANÇOIS    VILLON. 

Se  Fortune  a  sur  moi  envie, 
Jugez  s'elle  fait  mesprison  i. 
II  me  semble  que  par  raison 
Elle  deust  bien  estre  assouvie! 
Se  si  pleine  est  de  desraison 
Que  vueille  que  du  tout  dévie  -, 
Plaise  a  Dieu  que  lame  ravie 
En  soit  lassus  "^  en  sa  maison! 

Le  même  sens  résulte  du  passage  où  il  dit,  en  par- 
lant de  maître  Guillaume  de  Villon,  qu'il  l'a  tiré  de 
maint  «  bouillon  »  (touHjillon,  et  au  figuré  péril]  et 
qu'il  ne  se  réjouit  pas  «  de  celui-ci  »,  du  péril  pré- 
sent : 

Si  lui  requier  a  genouillon 
Qu'il  m'en  laisse  toute  la  joie. 

C'est  dans  ces  dispositions,  mêlées  de  contente- 
ment et  de  repentir,  de  crainte  et  d'espérance,  qu'il 
écrivit  le  Testament.  Il  y  mit  sa  vie  tout  entière,  tous 
ses  souvenirs  et  tous  ses  sentiments.  Il  ne  le  laissa 
pas  circuler,  probablement,  avant  d'être  sûr  de  pou- 
voir se  montrer  à  Paris  sans  danger  :  il  aurait  trop 
risqué,  en  le  publiant  plus  tôt,  d'appeler  sur  lui 
l'attention  de  la  justice. 

Nous  ne  savons  comment  ^'illon  fut  rassuré  sur  ce 
qui  lui  causait  tant  d'inquiétude  à  la  fin  de  1461  ;  peut- 
être  ses  amis,  et  notamment  (malgré  la  requête  du 
poète)  Guillaume  de  Villon,  intervinrent-ils  encore 
une  fois.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  revint  à  Paris  avant 
la  fin  de  1462  et  reprit  son  ancien  logement  au 
cloître  Saint-Benoit.  Il  y  a  malheureusement  des 
raisons  de  croire  f|ue,  loin  de  tenir  les  bons  propos 

1.  Si  elle  a  tort.  —  2.  Que  je  meure  tout  à  fait.  —  3.  Là- 
haut. 


LA    VIE.  67 

formés  dans  la  prison  de  Meun  et  renouvelés  dans 
le  Testament,  il  mena  bientôt,  à  l'insu  de  son  véné- 
rable protecteur,  une  vie  aussi  déplorable  que  celle 
de  ses  plus  mauvais  jours.  C'est   en   effet  à   cette 
époque  qu'il  paraît  avoir  fait  ses  ballades  écrites 
dans  le  jargon  des  coquillards.    Toutes  ces  pièces 
forment  un    groupe   naturel   et    doivent    avoir  été 
composées  en  même  temps  et  pour  la  même  bande. 
Or,  dans  la  première,  il  est  parlé  de  Paris  {Parouart 
en  jargon),  dans  la  deuxième  de  Rueil.  D'autre  part, 
dans  la  seconde,  le  poète  rappelle  le  supplice  de  ses 
amis  Régnier  de  Montigny  et  Colin  des  Cayeux  :  ce 
dernier  ayant  été  pendu,  comme  on  l'a  vu,  en  1461, 
la  ballade  en  question  est  nécessairement  postérieure 
à  cette  date.  Les  ballades,  dans  leur  ensemble,  ont 
donc  été  écrites  après  le  Testament  et  quand  Villon 
habitait  Paris.   Ainsi  il  était  redevenu  un   membre 
actif  de   la  Coquille,  dont  le  nom  revient    souvent 
dans  ces  tristes  pièces,  et  il  s'en  était  fait  le  poète 
officiel,  célébrant,  dans  leur  langue,  les  exploits  des 
coquillards  et  prévenant  ses  camarades,  en  homme 
expert,  contre  les  dangers  du  métier.  Il  était  retombé 
in  profundum  malorum,  comme  disent  volontiers  les 
dossiers  du  temps,  et  on  pouvait  prédire  qu'il  irait 
quelque  jour  rejoindre  au  gibet  ses  amis  Régnier  et 
Colin. 

C'est  en  effet  ce  qui  deux  fois,  coup  sur  coup, 
faillit  lui  arriver,  la  première  fois  bien  peu  de  temps 
après  sa  rentrée  à  Paris.  Dans  les  premiers  jours  de 
novembre  1462  il  était  enfermé  au  Châtelet,  nous  ne 
savons  depuis  combien  de  temps,  sous  une  inculpa- 
tion de  vol.  L'inculpation,  —  chose  vraiment  sur- 


68  FRANÇOIS   VILLON. 

prenante,  —  n'était  pas  fondée,  ou  du  moins  elle  ne 
put  pas  être  établie,  et  il  allait  être  relâché,  quand 
un  incident  se  produisit  qui  suspendit  sa  libération. 
La  Faculté  de  théologie  avait  gardé  1  amer  souvenir 
du  vol  qui,  en  décembre  1456,  lavait  dépouillée  de 
quelques  centaines  déçus  d'or.  Ayant  appris  que 
l'un  des  auteurs  de  ce  vol,  —  connus  par  la  déposi- 
tion de  Gui  Tabarie,  —  était  détenu  au  Ghàtelet  et 
allait  être  relâché,  elle  mit  opposition  à  la  levée  de 
l'écrou,  et  fit  interroger  Villon  sur  cette  vieille 
affaire.  Celui-ci  avait  dû  prendre  soin  de  faire  com- 
prendre le  vol  du  collège  de  Navarre  dans  la  rémis- 
sion générale  accordée  par  les  lettres  de  1461  :  il 
avoua  donc  sans  se  faire  prier  la  part  qu  il  y  avait 
prise,  et  reconnut  en  avoir  tiré  cent  vingt  écus  d'or. 
Mais  si  la  rémission  royale  éteignait  pour  ce  fait 
l'action  criminelle,  elle  ne  pouvait  éteindre  l'action 
civile  de  la  partie  lésée.  La  Faculté,  munie  d'un 
double  de  l'interrogatoire,  réclama  la  somme  au 
prisonnier.  Où  le  pauvre  diable  aurait-il  trouvé  cent 
vingt  écus  d'or?  Le  grand  bedeau  se  contenta  de  lui 
faire  signer  l'engagement  de  rembourser  cette  somme 
en  trois  ans  par  paiements  échelonnés  d'année  en 
année.  Il  est  évident  que  cet  engagement  aurait  été 
dérisoire  s'il  n'avait  pas  été  pris  sous  la  garantie  de 
gens  solvables,  et  cela  montre  que  Villon  avait  encore 
des  parents  ou  des  amis  qui  lui  portaient  un  réel 
intérêt.  Il  vit  ainsi  s'ouvrir  devant  lui  les  portes  du 
Ghàtelet;  mais  il  les  avait  à  peine  franchies  qu'il  allait 
les  repasser  de  nouveau,  et  se  trouver  bien  près^ 
cette  fois,  de  ne  quitter  sa  geôle  que  pour  la  potence. 
Par  un  beau  soir  de  ce  même  mois  de  novembre 


LA  VIE.  69 

1462,  un  certain  Robin  d'Ogis,  dont  nous  ne  savons 
pas  la  profession,  demeurant  dans  la  rue  des  Par- 
clieniiniers,  «  en  sa  maison,  où  pend  l'enseigne 
du  Chariot  »,  vit  arriver  chez  lui  son  ami  maître 
François  Villon,  —  tout  frais  sorti  du  Châtelet,  — 
qui  venait  lui  demander  à  souper.  Robin  l'accueillit, 
et  deux  autres  convives  se  joignirent  à  eux  :  après 
le  souper,  qui  avait  sans  doute  été  largement  arrosé, 
Villon  les  invita  tous  à  venir  terminer  la  soirée  chez 
lui,  au  cloître  Saint-Renoit.  En  s'y  rendant,  sur  les 
huit  heures  du  soir,  ils  passèrent,  dans  la  rue 
Saint-Jacques,  devant  Vescritoire  éclairée  de  maître 
François  Ferrebouc,  personnage  important,  scribe 
de  l'officialité  de  l'ëvêque  de  Paris.  L'un  des  sou- 
peurs,  Roger  Pichart,  qui  avait  sans  doute  maille  à 
partir  avec  cet  officier  judiciaire,  se  mit  à  railler  les 
clercs  qui  travaillaient  dans  Vescritoire  et  à  cracher 
par  la  fenêtre  ouverte.  Les  clercs  sortirent;  une 
rixe  s'engagea,  au  coiu's  de  laquelle  Robin  d'Ogis 
frappa  d  un  coup  de  dague  maître  François  FeiTe- 
bouc  lui-même  ;  après  c[uoi  il  s'enfuit,  et,  ayant 
trouvé  Pichart  devant  l'église  Saint-Renoit,  —  là 
même  oîi  Villon,  huit  ans  avant,  avait  été  assailli  par 
Philippe  Sermoise,  —  il  lui  reprocha  (assure-t-ilj  sa 
conduite,  puis  rentra  chez  lui.  11  fut  arrêté,  mis  en 
prison  à  la  conciergerie  du  Palais  et  «  en  grand 
danger  de  sa  personne  ».  Il  resta  prisonnier  pen- 
dant près  d'un  an,  au  bout  duquel  il  eut  la  chance  jil 
était  peut-être  Savoyard]  d'être  recommandé  au  duc 
Louis  de  Savoie,  beau-père  de  Louis  XI,  qui  était 
venu  voir  son  gendre  à  Paris  en  novembre  1463,  et 
grâce  auquel  il  obtint  des  lettres  de  rémission  :  ce 


70  FRANÇOIS   VILLON, 

sont  ces  lettres  qui  nous  ont  conservé  l'exposé,  fait 
par  lui,  de  l'affaire. 

Il  est  probable,  d'ailleurs,  que  le  récit  de  Robin 
d  Ogis  présente  l'échauffourée  de  la  rue  Saint-Jac- 
ques sous  un  jour  très  atténué;  les  convives  de 
Rol)in,  en  tout  cas,  étaient  des  gens  capables  de 
tout  :  Hutin  du  Moustier,  qui  était  sergent  à  verge  au 
Châtelet,  —  ces  sergents  ne  valaient  guère  mieux, 
en  général,  que  ceux  qu'ils  arrêtaient,  —  emprisonné 
avec  Robin  d  Ogis  et  Villon,  fut  peut-être  pendu  en 
janvier  1463,  et  Roger  Pichart,  l'instigateur  de  la  que- 
relle, le  fut  certainement  en  1464,  tandis  que  Robin 
était  gardé  en  prison  pendant  des  mois.  Quant  à 
Villon,  peut-être  n'avait-il  pas  pris  à  la  rixe  une  part 
effective,  et,  se  trouvant  juste  à  la  porte  du  cloître 
Saint-Renoit,  s'était-il  prudemment  esquivé.  Le 
récit  de  Robin  d'Ogis  ne  le  mentionne  plus  à  partir 
du  moment  oii  les  coups  commencent  à  s'échanger. 
Mais  Ferrebouc,  son  proche  voisin,  avait  dû  le  recon- 
naître, et  il  fut  mis  en  prison  avec  ses  trois  amis. 
Le  prévôt  de  Paris,  —  qui  n'était  plus  Robert  d'Es- 
touteville,  —  se  lassa  sans  doute  de  retrouver  une 
fois  encore  cet  incorrigible  vaurien  qui  venait  à 
peine  d'être  relâché,  et,  après  lui  avoir  fait  subir  la 
question  par  l'eau,  le  condamna  à  être  «  pendu  et 
étranglé  »,  en  compagnie  de  quelques  autres.  Villon 
prétend,  dans  la  ballade  à  Garnier  dont  je  parlerai 
tout  à  l'heure,  que  cette  «  peine  arbitraire  »  lui  fut 
«  jugée  par  tricherie  »,  ce  qui  signifie  qu'il  ne  se 
l'cconnaissait  pas  dans  l'affaire  de  la  rue  Saint-Jac- 
ques une  culpabilité  assez  grande  pour  mériter  une 
telle  "condamnation.  Mais,  sauf  le  vague  espoir  d'un 


LA   VIE.  71 

appel  qu  à  tout  hasard  il  avait  adressé  au  Parlement, 
il  n'avait  qu'à  se  résigner  à  la  subir. 

Devant  la  mort  imminente  sa  double  nature  trouva 
une  suprême  expression.  Il  composa  la  fameuse  bal- 
lade des  Pendus,  empreinte  d'un  vrai  repentir  et  d'un 
profond  sentiment  religieux.  C'est  du  fond  du  cœur 
qu'il  demande  à  ceux  qui  le  verront,  lui  et  ses  com- 
pagnons, pendus  à  Montfaucon,  de  ne  pas  rire  et  se 
moquer.  Ce  n'était  pas  là  une  prière  sans  objet  : 
les  gibets  et  les  pendus  étaient  alors  et  restèrent 
longtemps  en  France  une  source  intarissable  de  plai- 
santeries. Villon  lui-même,  un  moment  après  ou  avant 
sa  sérieuse  ballade,  ne  donnait-il  pas  l'exemple  de  la 
«  moquerie  »  qu  il  voulait  qu  on  lui  épargnât,  en  rail- 
lant la  corde  qui  allait  le  pendre  dans  le  quatrain 
fameux  où  il  créait  une  facétie  destinée  à  lui  sur- 
vivre pendant  des  siècles  [Né  à  Paris  emprès  Pan- 
toise) ? 

Cependant  son  appel  eut  un  succès  qu'il  ne  pré- 
voyait sans  doute  pas  lui-même.  Le  5  janvier  1463, 
le  Parlement  rendit  un  arrêt  par  lequel  il  annulait, 
comme  excessive,  la  sentence  du  prévôt  de  Paris, 
mais,  «  eu  regard  à  la  vie  mauvaise  dudit  Villon  », 
le  bannissait  pour  dix  ans,  non  plus  du  royaume, 
mais  seulement  «  de  la  ville,  prévôté  et  vicomte  de 
Paris  *  » . 

1.  Ce  genre  de  bannissement,  par  lequel  une  province  ou 
une  région  se  débarrassait  sur  les  autres  des  malfaiteurs 
qu'elle  trouvait  dangereux,  était  très  usité.  La  douceur  de 
la  peine  (Villon  pour  le  meurtre  de  Philippe  Sermoise  avait 
été  banni,  il  est  vrai  par  défaut,  du  royaume  entier)  semble 
bien  montrer  que  la  sentence  du  prévôt  était  excessive,  et 
que  le  méfait  n'était  pas  grave  ou  n'était  pas  prouvé. 


72  FRANÇOIS   VILLON. 

On  juge  de  la  joie  du  poète  quand  on  lui  annonça 
la  bonne  nouvelle.  Il  lança  aussitôt,  comme  une  fusée 
d'allégresse,  une  vive  ballade  à  l'adresse  du  greffier 
ou  «  clerc  du  guichet  >»  de  la  Conciergerie,  nommé 
Garnier,  avec  lequel  il  s"('lait  lié  : 

Que  vous  semble  de  mon  appel, 
Garnier  ?  fis  je  sens  ou  folie  ?... 

Guidiez  vous  que  sous  mon  chapel 
Y  eusl  tant  de  philosophie 
Gomme  de  dire  :   ■■  J'en  appel  ■>  ? 
Si  avoit,  je  vous  certifie 
(Combien  que  pas  trop  ne  m'i  fie). 
Quant  on  me  dit,  présent  notaire  : 
«  Pendu  serez  »,  je  vous  affie, 
Estoit  il  lors  temps  de  me  taire? 

Mais  il  adressait  aussit(')t  à  la  cour  du  Parlement, 
également  en  forme  de  ballade,  une  requête  d'un 
toutautre  ton.  Sa  reconnaissance,  pour  être  exprimée 
d  une  façon  assez  grotesque,  n'en  est  pas  moins 
sincère.  Mais  le  véritable  objet  de  la  pièce  est  dans 
l'Envoi,  où  il  dit  : 

...  Trois  jours  ne  veuillez  m'escondirc  ' 
Pour  moi  pourveoir  et  aux  miens  a  Dieu  dire  : 
Sans  eux  argent  je  n'ai,  ici  n'aux  changes. 
Court  triomphant,  fiât,  sans  me  desdire! 

La  cour  lui  accorda  sans  doute  le  sursis  qui  faisait 
l'objet  de  son  humble  requête  :  Villon  obtint  les  trois 
jours  de  libi'e  séjour  à  Paris  qu'il  demandait;  il  put 
aller  embï'asser  sa  mère,  dire  adieu  à  Guillaume  de 
Villon,  qui  bien  probablement  lavait  «  rais  hors  »  du 
l^lus  terrible  «  bouillon  »  où  il  se  fût  jeté,  et  s'ache- 

1.  Me  refuser. 


LA  VIE.  73 

mina  pour  1  exil,  nanti  de  ce  que  les  siens  avaient  pu 
encore  ramasser  d'argent. 

A  partir  de  ce  moment,  nous  perdons  toute  trace 
de  notre  poète.  Il  est  probable  qu'il  mourut  loin 
de  Paris,  avant  l'expiration  de  son  temps  d'exil, 
puisque  nous  n'avons  aucun  indice  de  son  retour 
dans  la  capitale.  Rabelais  a  situé  à  cette  époque  de 
la  vie  du  poète  deux  anecdotes  qu  il  met  sur  son 
compte.  La  première,  qui  se  passe  en  Angleterre, 
attribue  à  Villon  un  bon  mot  patriotique  que  l'on  avait 
prêté,  au  xiii"  siècle,  à  Primat  d'Orléans,  person- 
nage à  demi  mythique,  représentant  par  excellence 
de  la  poésie  des  «  goliards  »  ou  clercs  «  vagants  ».  La 
seconde  a  plus  de  chances  d'être  vraie  dans  le  fond, 
sinon  dans  les  détails.  C'est,  comme  le  montre  la 
précision  des  renseignements  topographiques,  une 
tradition  recueillie  sur  les  lieux  mêmes.  Villon,  «  sur 
ses  vieux  jours  »,  —  entendez  «  dans  les  derniers 
temps  de  sa  vie  »,  car  il  n'eut  pas  de  vieux  jours,  — 
se  serait  retiré  en  Poitou,  à  Saint-INIaixent,  «  sous 
la  faveur  d'un  homme  de  bien,  abbé  dudit  lieu  »,  et 
y  aurait  fait  représenter  la  Passion  «  en  langage 
poitevin  ».  Un  sacristain  des  Cordeliers,  frère 
l^tienne  Tappecoue,  ayant  refusé  de  lui  prêter 
(comme  cela  se  faisait  d'ordinaire)  des  vêtements 
sacerdotaux  pour  habiller  quelques-uns  de  ses  per- 
sonnages, Villon  se  serait  cruellement  vengé  de  lui  : 
il  aurait  embusqué  ceux  qui  devaient  faire  les  diables 
dans  son  mystère,  munis  de  leurs  déguisements 
bizarres,  de  leurs  cornes,  des  instruments  de  leur 
musique  infernale,  dans  un  endroit  où  le  sacristain 
devait   passer,   et,   se  jetant  tous  à  l'improviste   au 


1i  FRANÇOIS   VILLON. 

devant  de  la  jument  qui  portait  le  pauvre  moine,  ils 
l'auraient  tellement  effrayée  quelle  aurait  renversé 
son  cavalier  et  l'aurait  traîné,  attaché  aux  étriers, 
jusqu  à  ce  que  son  cadavre  fût  réduit  en  lambeaux. 
L'énorme  et  souvent  féroce  gaieté  de  Rabelais  a  pu 
«  embellir  »  le  dénouement,  qui  se  réduisit,  espé- 
rons-le, pour  le  frère  Tappecoue  à  une  chute  ridicule. 
!Mais  on  peut  bien  croire  que  Villon,  chassé  de  la 
région  parisienne,  eut  l'idée  de  retourner  dans  ce 
Poitou  dont  il  avait  gardé  de  si  doux  souvenirs  ;  il 
put  y  perfectionner  assez  la  connaissance  qu'il  avait 
déjà  du  poitevin  pour  être  capable  de  composer  un 
mystère  dans  le  langage  du  pays.  Saint-Maixent 
n'est  pas  loin  de  Saint-Généroux.  Croyons,  jusqu'à 
preuve  du  contraire,  qu'il  passa  là  paisiblement  ses 
dernières  années,  qui  ne  durent  pas  être  nombreuses; 
car  il  n'est  pas  probable  que  l'auteur  du  Grand  Tes- 
tament, si  sa  vie  s'était  prolongée,  n'eût  pas  com- 
posé quelque  nouveau  poème.  En  1489  parut  à  Paris 
la  première  édition  datée  de  ses  œuvres  qui  nous 
soit  parvenue.  Elle  n'était  sans  doute  pas  la  première, 
et  la  première,  qui  est  perdue,  et  qui  fut  le  modèle 
de  toutes  les  autres,  peut  avoir  précédé  celle-ci  de 
quelques  années.  Elle  ne  fut  ni  donnée  ni  surveillée 
par  le  poète  lui-même  :  il  était  certainement  mort 
lorsqu'elle  fut  faite. 

Telle  fut  la  vie  agitée,  criminelle  et  misérable  de 
François  de  Montcorbier  ou  des  Loges,  dit  Villon 
ou  de  Villon,  poète  parisien.  Après  l'avoir  retracée 
autant  que  nous  l'ont  permis  les  indications  frag- 
mentaires et  souvent  obscures  de  ses  propres  œuvres 


LA  VIE.  75 

et  des  documents  contemporains,  il  nous  reste  à  dire 
quelle  impression  générale  elle  nous  laisse  sur  le 
caractère  du  «  pauvre  écolier  ». 

Il  ne  faut  le  juger  ni  avec  trop  de  sévérité  ni 
avec  trop  d'indulgence.  II  fut  assurément  un  person- 
nage peu  recommandable,  fainéant,  ivrogne,  joueur, 
débauché,  écornifleur,  et,  qui  pis  est,  souteneur  de 
filles,  escroc ,  voleur,  crocheteur  de  portes  et  de  coffres. 
L'excuse  qu'il  se  donne  à  lui-même,  sur  la  «  néces- 
sité »,  sur  «  la  faim  qui  chasse  le  loup  du  bois  », 
n'est  pas  recevable,  car  il  n'encourait  cette  nécessité 
et  ne  souffrait  cette  faim  que  parce  qu'il  avait  volon- 
tairement renoncé  aux  moyens  honnêtes  de  gagner 
sa  vie  qui  étaient  à  sa  disposition.  II  était  naturelle- 
ment sensuel  et  ami  du  bien-être.  Ce  qu'il  regrette 
le  plus,  quand  il  passe  la  triste  revue  de  ses  fautes, 
c'est  de  n'avoir  pas  «  maison  et  couche  molle  »  ;  ce 
qu'il  envie,  chez  ceux  de  ses  anciens  compagnons 
qui   se  sont    réfugiés   dans   les  couvents,  c  est  que 

Bons  vins  ont,  souvent  embrochez  i, 
Sausses,  brouels  et  gros  poissons. 
Tartes,  flaons,  oefs  frits  et  pochez. 
Perdus,  et  en  toutes  façons. 

Son  idéal  est  naïvement  dépeint  dans  la  ballade  des 
Contredits  de  Franc  Gantier,  où  il  représente  la  vie 
qu'il  aurait  rêvée  : 

Sur  mol  duvet  assis  un  gras  chanoine. 
Lez  un  brasier,  en  chambre  bien  natee, 
A  son  costé  gisant  dame  Sidoine, 
Blanche,  tendre,  polie  et  atintee  -, 

1.  Mis  en  perce  (on  ne  mettait  pas  le  vin  en  bouteilles,  et 
on  appréciait  d'autant  plus  le  vin  pris  au  tonneau  que  celui-ci 
était  plus  fraîchement  mis  en  perce).  —  2.  Bien  attifée. 


76  FRANÇOIS   VILLON. 

Boire  ypocras  a  jour  et  a  nuitée, 
Rire,  jouer,  mignonner  et  baisor... 

Préfère  qui  veut  à  ces  délices  le  pain  bis,  les  oignons 
et  l'eau  claire  dont  Franc  Gontier  et  sa  femme 
Hélène,  dans  la  ballade  à  laquelle  il  répond,  se  con- 
tentent pourvu  qu'ils  aient  la  verte  courtine  des  bois 
et  le  chant  des  oiseaux  !  Ce  n'est  pas  le  goût  de 
Villon  : 

Tous  les  oiseaux  d'ici  en  Babiloine 
A  tel  escot  une  seule  journée 
Ne  me  tendroient, 

s'écrie-t-il,  et  il  donne  pour  refrain  à  sa  ballade  : 

Il  n'est  trésor  que  de  vivre  a  son  aise! 

Mais  pour  vivre  à  son  aise  la  première  condition  à 
ses  yeux  est  de  ne  pas  travailler  :  il  n'est  pas  moins 
paresseux  qu'ami  du  bien-être,  et  c'est  pour  cela 
qu'il  n'a  pas  continué  ses  études  et  qu'il  a  eu  recours, 
pour  se  procurer  les  jouissances  dont  il  avait  besoin, 
à  des  expédients  de  plus  en  plus  coupables. 

Il  n'y  a  rien  là  qui  puisse  attirer  la  sympathie  ou 
même  l'indulgence.  Mais  en  condamnant  la  «  mau- 
vaise vie  »  du  poète,  nous  ne  lui  refuserons  pas  les 
circonstances  atténuantes.  Il  vivait  dans  un  temps  où 
la  moralité  publique  était  tombée  au-dessous  de  ce 
qu'on  peut  imaginer.  Pendant  toute  la  guerre  de 
Cent  ans,  et  surtout  dans  sa   dernière  période,   le 

métier  d'homme  d'armes  et  celui  de  brio^and  n'en  fai- 
^  .  ,  .  .  . 

\      saient  qu  un  :  piller,  voler,  rançonner  était  halMtuel 


à  des  gens  qu'on  n'en  voyait  pas  moins  figurer  hono- 
rablement dans  les  plus  hautes  charges  militaires  et 
même  civiles.  L'effroyable  misère  qui  sévit  sur  Paris 


LA   VIE.  77 

et  sur  la  France  pendaul  tant  d'années  avait  habitué 
tout    le    monde  à  chercher  n'importe   quel   moyen 
de   soutenir    sa  vie.   La  justice,  armée   contre  les 
malfaiteurs    de    pénalités    excessives,    en    suspen- 
dait sans  cesse  l'exécution  devant  les  menaces,   la    i 
faveur  ou  simplement  l'argent.   Des  hommes  con- 
damnés vingt  fois  pour  crimes  étaient  chaque  fois 
l'objet  de  grâces  que  rien  ne  justifiait  et  reprenaient 
leur  vie  accoutumée  jusqu'à  ce  que  la  mesure  fût  trop 
pleine  et  qu'un  dernier  méfait  lés  menât  à  la  potence. 
Le  sentiment  de  la  dignité  personnelle  était  presque 
aboli  :  les  grands  seigneurs  trahissaient,  se  parju- 
raient,  dépouillaient  les  pauvres;  les  gens  du   roi 
usaient  de  leur  autorité   surtout  pour  remplir  leur 
bourse  ;  le  Parlement,  non  payé  de  ses  gages,  se  récu- 
pérait sur  les  plaideurs;  l'Église,  dont  beaucoup  de 
membres    menaient    une    vie    abjecte,    exploitait   le 
peuple  tant  qu'elle  pouvait  au  moyen  de  ses  indul- 
gences vendues  à  beaux  deniers  comptants,  et  donnait 
entre  ses  dignitaires  le  spectacle  des  luttes  les  plus 
éhontées;  l'Université  vendait  ses  titres,  et  les  doc- 
teurs rivalisaient  de  cupidité  avec  les  officiers  royaux 
et  de  grossière  débauche  avec  les  écoliers  ;  ceux-ci 
trouvaient  naturel  de  vivre  de  «  repues  franches  », 
et  consacraient  sans  vergogne  des  poèmes  à  chanter 
ces  nobles  exploits;  le  peuple,  écrasé  de  tous  côtés, 
se  revanchait  de  son  mieux  et  jugeait  légitime  toute 
reprise  de  ce  qu'on  lui  extorquait.  Les  mœurs  pro- 
prement dites  n'étaient  pas  meilleures  que  la  probité  : 
le  duc   de  Bourgogne  faisait  son  entrée  solennelle 
dans   Paris   entouré   de  ses    bâtards;    Charles    MI 
exigeait   pour  la  dame  de  Beauté  les  mêmes  bon- 


78  FRANÇOIS   VILLON. 

neurs  que  pour  la  reine,  et  le  prévôt  de  Paris, 
Ambrois  de  Loré  (le  beau-père  de  Robert  d'Estou- 
teville),  était  publiquement  le  protecteur  des  «  folles 
femmes   ». 

Villon,  pour  avoir  volé  et  crocheté,  ne  se  sentait 
pas  positivement  digne  de  mépris,  bien  qu'il  éprou- 
vât de  ses  fautes  du  regret  et  de  l'humilialion,  et  ses 
contemporains  ne  le  jugeaient  pas  non  plus  comme 
nous  ferions  son  pareil.  Gela  tient  en  grande  partie 
à  ce  qu'alors  la  morale  civile  ou  mondaine  n'était  pas 
séparée  de  la  morale  religieuse.  Enfreindre  n'im- 
porte lequel  des  commandements  de  Dieu,  celui  qui 
défend  de  voler  ou  même  celui  qui  défend  de  tuer  et 
celui  qui  défend  de  foi'niquer,  c'était  un  péché  éga- 
lement mortel  ;  et  ce  n'en  était  pas  un  moindre,  si  ce 
n'en  était  un  pire,  d'enfreindre  un  des  commande- 
ments de  l'Eglise.  Le  Bourgeois  de  Paris,  après  avoir 
rapporté  toutes  les  atrocités  des  Écorcheurs,  ajoute, 
pour  mettre  le  comble  à  l'horreur  cju  il  veut  inspirer  : 
«  Item,  ils  mangeaient  chair  en  carême,  fromage,  lait 
et  œufs,  comme  en  autre  temps*  ».  Or  tous  les 
hommes  sont  pécheurs,  et  tous  les  péchés  se  lavent 
par  la  pénitence  :  on  ne  faisait  pas  entre  eux  la  dif- 
férence que  nous  établissons  aujourd'hui.  Ce  que 
nous  appelons  honneur  n'existait  pas  ou  était  à  peine 
distinct. 

Villon  ne  se  sentit  donc,  à  aucune  époque  de  sa 
vie,  tombé  dans  l'abjection  morale  à  laquelle  serait 

1.  Il  était  alors  défendu,  en  carême,  de  manger  du  laitage 
et  des  œufs  aussi  bien  que  de  la  viande  :  on  devait  se  con- 
tenter de  poisson  et  de  légumes  cuits  à  l'huile  ou  au  craspois 
(graisse  de  baleine). 


LA   VIE.  79 

condamné  de  nos  jours  un  hoinnie  conscient  et  con- 
vaincu de  vols  avec  effraction,  sans  parler  d'escro- 
queries de  moindre  importance.  Il  comptait  sur  la 
Vierge  Marie,  cjui  était  «  le  château,  la  forteresse  » 
où  il  réfugiait  son  âme,  jiour  lui  faire  obtenir  sa 
grâce  de  Dieu,  comme  elle  avait  fait  à  Théophilus  et 
à  Marie  l'Egyptienne.  Car  la  piété  en  lui  ne  fut 
jamais  éteinte,  et,  dans  les  moments  oîi  elle  le 
reprenait,  il  se  repentait  de  tout  son  cœur,  cjuitte  à 
retomber  dans  son  vice  dès  que  l'occasion  le  tentait. 
Cet  état  de  sa  conscience,  en  le  préservant  de  la 
dégradation  morale  où  il  n'aurait  pas  manqué  de 
tomber,  lui  permit  de  rester  poète,  et  aussi  de  con- 
server les  bons  sentiments  qu  il  exprimait  avec 
la  même  candeur  que  ses  souhaits  peu  éthérés  de 
bonheur,  son  infâme  contentement  dans  sa  vie  de 
ribaud ,  ou  les  remords  qui  lui  déchiraient  le 
cœur  dans  le  fond  de  sa  prison  quand  il  se  voyait 
vieux  à  trente  ans,  si  chargé  de  péchés  et  si  dénué 
d'espérances. 

Ces  bons  sentiments  étaient,  —  outre  sa  piété, 
intermittente  mais  réelle,  —  d'abord  sa  sincérité 
même,  l'humilité  avec  laquelle  il  avouait  ses  torts, 
puis  sa  tendresse  pour  sa  mère,  qu'il  s'accuse  d'avoir 
fait  tant  souffrir,  sa  reconnaissante  affection  pour  son 
«  plus  que  père  »  Guillaume  de  Villon,  sa  sympathie 
pour  les  misères  humaines  qu'il  avait  si  profondé- 
ment sondées,  et  enfin  son  patriotisme.  Oui,  ce 
gibier  de  potence  aimait  la  France  :  trente  ans  après 
la  mort  de  Jeanne  d'Arc  il  la  pleurait  encore,  et  dans 
un  jour  d'indignation,  à  propos  de  cjuelque  incident 
du  jour,  il  écrivait  une  ballade,  trop  empreinte  de  la 


80  FRANÇOIS   VILLON. 

rhétorique  du  temps,  mais  vibrante,  où  il  accumulait 
tous  les  supplices  les  plus  affreux  pour  y  vouer  celui 

Qui  mal  voudroit  au  royaume  de  France. 

G  était  donc  une  nature  qui,  si  elle  manquait 
d'énergie  et  de  délicatesse,  ne  manquait  pas  de  bonté 
ni  même  d'une  certaine  noblesse.  Ce  qui  le  perdit, 
outre  sa  paresse  et  son  goût  du  bien-être,  ce  fut  surtout 
sa  faiblesse  et  son  extrême  mobilité.  Il  «  suivait  »  avec 
docilité  et  admiration  ces  «  gracieux  galants  »  dont 
il  avait,  trop  jeune,  fait  la  dangex'cuse  connaissance, 
et  qui  l'entraînèrent  après  eux  dans  le  mal.  D  autre 
part  il  était  par  excellence  l'homme  des  impressions 
vives  et  momentanées  :  il  était  ce  que  nous  appelons 
aujourd'hui  un  «  impulsif  ».  Nous  voyons  dans  ses 
vers  avec  quelle  rapidité  il  passe  d'un  sentiment  à  un 
autre,  d'un  ton  au  ton  opposé,  d  une  prière  à  une  gri- 
mace, d'une  réflexion  grave  ou  triste  à  une  plaisan- 
terie obscène.  Sa  poésie,  en  cela  encore,  est  l'image 
de  sa  vie.  Par  cette  faiblesse  et  cette  mobilité,  c'était 
vraiment  un  enfant.  «  Je  ris  en  pleurs  »,  dont  on  a 
fait  sa  devise,  est  la  devise  des  enfants.  Il  le  sentait 
lui-même.  Il  se  promet  d'être  «  homme  de  valeur  » 
quand  il  sera  «  hors  d'enfance  »,  et  il  a  trente  ans! 
II  ne  fut  jamais  «  hors  d'enfance  »,  et  c'est  ce  qui 
diminue  singulièrement  sa  responsabilité.  II  fut  tou- 
jours à  la  merci  de  l'impression  du  moment,  du  com- 
pagnon qui  le  dominait,  de  la  femme  qui  le  fascinait, 
de  l'occasion  qui  le  tentait,  pleurant  les  chaudes 
larmes  de  l'enfance  c{uand  sa  faute  lui  attirait  un  châ- 
timent, prêt  à  les  oublier  aussitôt  et  à  recommencer 
de  plus  belle.  Lui-même,  surpris  de  ces  contradic- 


LA   VIE.  gj 

tions  de  sa  nature,  de  ces  impulsions  qui  le  jetaient 
d"un  extrême  à  l'autre  sans  quil  put  s'expliquer  com- 
ment, il  composait  une  ballade  sur  ce  refrain  : 

Je  cognois  tout,  fors  que  moi  mesmes! 

Mais  s'il  n'arriva  pas  à  acquérir  la  maturité  virile,  il 
apprit  dans  l'expérience,  trop  complète,  qu'il  fit  de 
la  vie,  à  la  comprendre  et  à  la  peindre  sous  tous  ses 
aspects.  De  ses  fautes  même,  et  des  souffrances 
matérielles  et  morales  qu'elles  entraînèrent  pour  lui, 
sortit  ce  que  sa  poésie  a  de  plus  neuf,  de  plus  per- 
sonnel et  de  plus  vivant.  Si,  docile  aux  leçons  de  son 
sage  protecteur,  il  eût  sérieusement  poussé  ses  études  ' 
et  eût  été  finalement  pourvu  de  quelque  grasse  dota-/ 
tion,  il  aurait  vécu  «  à  son  aise  »,  mais  il  nauraitl 
sans  doute  rimé  que  des  œuvres  banales,  pompeuses! 
ou  futiles  comme  celles  de  la  plupart  de  ses  contem-' 
porains  et  comme  quelques-unes  des  siennes  ;  il  n'au- 
rait pas  fait  pénétrer  dans  notre  âme  l'aiguillon  qui 
déchirait  la  sienne  ;  il  ne  serait  pas  devenu  le  pre- 
mier poète  moderne.  Les  fautes  de  Villon,  comme  on 
la  dit  avec  esprit,  nous  ont  fait  perdre  un  honnête 
homme  dans  le  passé  et  nous  ont  donné  un  grand 
poète  pour  toujours.  Nous  devons  donc  être  indul- 
gents pour  elles;  car,  suivant  la  remarque  de 
Th.  Gautier,  «  les  bons  poètes  sont  encore  plus  rares 
que  les  honnêtes  gens,  —  quoique  ceux-ci  ne  soient 
ffuère  communs  ». 


CHAPITRE    II 


L'ŒUVRE 


L'artiste  le  plus  original  est,  pour  la  forme  qu'il 
donne  à  son  œuvre,  nécessairement  déterminé  par 
l'art  de  son  temps.  Il  en  est  ainsi  particulièrement 
du  poète,  qui,  —  sans  parler  de  la  langue,  qui 
lui  est  transmise,  —  n  invente  pas  sa  versification, 
qui  la  reçoit  toute  faite  d'une  tradition  dont  en 
général  il  ne  connaît  ni  ne  discute  l'origine  et  la 
raison  d  être,  et  qui  emprunte  forcément  à  ses  sou- 
venirs de  lecture  ou  d'audition,  outre  ce  moule  exté-\ 
rieur,  les  premiers  éléments  de  son  style.  Aux 
époques  d'érudition,  l'art  de  siècles  depuis  long- 
temps passés  et  de  civilisations  lointaines  peut  aussi 
exercer  sur  l'artiste  une  action  plus  ou  moins  domi- 
nante. Ce  sont  ces  influences  traditionnelles  dont 
nous  avons  d  abord  à  rechercher  la  part  dans  l'œuvre 
de  notre  poète. 

Les  contemporains  de  Villon  connaissaient  la 
poésie  latine  classique;  mais  ils  étaient  complète- 
ment incapables  d'en  rien  tirer  pour  la  forme  de  leur 


84  FRANÇOIS   VILLON. 

propre  pocîsie.  Ils  y  trouvaient  des  matériaux  de 
récits  intéressants  ou  des  éléments  d'instruction 
morale,  mais  ils  n'en  percevaient  pas  la  beauté  ;  ils 
l'utilisaient  pour  leurs  fins  particulières  sans  se 
douter  qu'ils  la  défiguraient,  comme  les  barons  féo- 
daux transformaient  les  temples  ou  les  mausolées 
antiques  en  forteresses  à  leur  usage.  La  grande 
révolution  qui  devait  introduire  de  nouveau  dans  le 
monde  le  sens  de  la  beauté  classique  avait,  cepen- 
dant, depuis  un  siècle  et  demi,  inauguré  sa  pre- 
mière phase  en  Italie  avec  Dante,  Pétrarque  et 
Boccace;  mais  l'esprit  de  la  Renaissance  n  avait  pas 
encore  pénétré  en  France  ou  n'y  avait  pas  été  com- 
pris. Il  est  donc  inutile  de  chercher  ce  que  Villon, 
comme  poète,  doit  à  lantiquité.  Il  est  au  contraire 
d'un  grand  intérêt,  pour  l'appréciation  de  son  œuvre' 
et  l'assignation  de  la  place  qui  lui  revient  dans  l'his- 
toire de  notre  poésie,  de  savoir  oîi  en  était  cette 
poésie  quand  il  vint  y  prendre  part  à  son  tour,  ce 
qu'il  en  a  connu,  ce  qu'il  en  a  utilisé,  et  par  oîi  il  y  a 
marqué  une  empreinte  propre  et  durable. 

Vers  1450,  époque  oîi  François  de  Montcorbier 
dut  recevoir  ces  premières  impressions  cjui  sont  le 
point  de  départ  de  toute  activité  artistique,  la  poésie 
française  était  dans  un  état  singulièrement  languis- 
sant. La  poésie  du  premier  moyen  âge  avait  achevé 
de  s'épuiser,  sous  toutes  ses  formes,  vers  le  milieu 
du  xiv"  siècle.  C  était  d'abord  l'épopée  nationale  qui, 
après  avoir  j)assé  par  plusieurs  renouvellements 
successifs,  avait  perdu  toute  vitalité.  Les  rudes  et 
puissantes  chansons  de  geste  du  xi^  siècle  n'avaient 
pu  se  conserver  dans  la  mémoire  des  hommes  qu'en 


L'ŒUVRE.  83 

se  prêtant  à  des  remaniements  qui  les  avaient  déna- 
turées, affaiblies,  délayées  et,  sous  prétexte  de  les 
remettre  à  la  mode  du  jour  et  de  les  orner,  dépouil- 
lées de  la  grandeur  et  de  la  simplicité  qui  faisaient 
leur  force.  Puis  on  en  avait  composé  de  nouvelles 
qu'animait  un  tout  autre  esprit,  qui  n'avaient  plus 
d'autre  objet  que  l'amusement,  et  qui,  se  copiant  les 
unes  les  autres,  étaient  devenues  de  plus  en  plus 
banales  ou  avaient  cherché  leur  succès  dans  de  puérils 
raffinements  de  forme.  Renouvelées  ou  nouvelles,  les 
chansons  de  geste  avaient  peu  à  peu  complètement 
passé  de  mode  dans  les  cercles  aristocratiques  pour 
lesquels  elles  avaient  été  composées,  et  les  descen- 
dants dégénérés  des  jongleurs,  —  des  aveugles  pour 
la  plupart,  —  les  chantaient,  non  plus  dans  les  cours 
royales  et  seigneuriales,  mais  sur  les  places  publi- 
ques, pour  le  plaisir  des  bourgeois  et  du  populaire. 
Depuis  le  milieu  du  xiv^  siècle,  on  n'en  composait 
même  plus,  et,  l'effroyable  misère  de  la  guerre  de 
Cent  ans  aidant,  les  chansons  de  geste,  que  l'on 
copiait  encore  çà  et  là,  surtout  dans  les  pays  picards 
et  wallons,  avaient  tout  à  fait  cessé  de  se  propager 
oralement.  Un  regain  de  succès  attendait  quelques- 
unes  de  ces  anciennes  productions  du  génie  national 
grâce  à  l'idée  cju'on  eut,  à  dater  de  1430  environ,  de. 
les  mettre  en  prose  pour  être  non  plus  chantées, 
mais  lues  :  on  diminuait  ainsi  leur  prolixité  devenue 
excessive  et  on  les  débarrassait  des  innombrables 
hémistiches  de  pur  remplissage  amenés  par  le  liesoin 
d'aligner  leurs  interminables  tirades  d'alexandrins 
monorimes.  Villon  put  à  peine  connaître  l'un  ou 
l'autre  de  ces  romans  en  prose,  exécutés  pour  de 


86  FRANÇOIS   VILLON. 

riches  amateurs  et  copiés  dans  de  rares  manuscrits  : 
Il  y  a  plus  de  chances  pour  qu'il  ait  lu,  dans  des 
copies  plus  ou  moins  récentes,  quelques-uns  des 
longs  poèmes  de  la  dernière  période  épique  :  nous 
voyons  par  ses  allusions  qu'il  connaissait  la  légende 
de  Berte  aux  grands  pieds  et  la  vieille  geste  d'Ogcr 
le  Danois  avec  la  suite  merveilleuse  cju'on  lui  avait 
faite.  C'est  peu,  comme  on  le  voit  :  il  n'avait  sans 
doute  lu,  dans  sa  forme  primitive,  aucun  des  poèmes 
oîi  l'âme  de  la  France  avait  jadis  trouvé  une  si  origi- 
nale expression  ;  il  n'avait  pas  fréc{uenté  la  vieille 
j  forteresse  de  l'épopée  féodale,  déjà  tombée  en  ruines 
et  en  poussière. 

Connaissait-il  mieux  le  palais  incohérent  et  mer- 
veilleux, aux  tourelles  fantastiques,  aux  promenoirs 
inextricables,  aux  sculptures  étranges,  qui  avait 
commencé  au  xii°  siècle  à  s'élever,  sous  une  inspi- 
ration celtique  bientôt  oubliée,  autour  de  la  Table 
Ronde  du  roi  de  Bretagne,  et  où  erraient,  en  aven- 
tures incessantes  d'armes  et  d'amours,  Lancelot  et 
Guenièvre,  Tristan  et  Iseut,  Perceval,  Galaad,  Pala- 
mède  et  tant  d'autres?  De  ces  poèmes-là  aussi  la 
production,  si  féconde  à  la  suite  de  Chrétien  de 
Troyes,  s'était  vite  ensablée  ;  les  derniers  romans 
arthuriens  en  vers,  faibles  et  longues  imitations, 
avaient  été  composés  vers  la  fin  du  xiii®  siècle  et  ne 
se  lisaient  plus  au  xv^  ;  le  Méliador  de  Jean  Froissart 
était  un  véritable  anachronisme  et  n'était  guère 
accessible  sans  doute  en  dehors  des  manuscrits  de 
luxe  où  le  poète  l'avait  offert  à  ses  protecteurs.  Mais 
les  romans  en  prose  de  ce  cycle,  faits  d'abord  à 
l'imitation   des   romans   en    vers,  puis    de  plus   en 


L  ŒUVRE.  8i 

plus  indépendants  et,  à  leui-  manière,  originaux, 
avaient  eu  une  diffusion  beaucoup  plus  grande. 
Villon  n'en  cite  aucun  dans  ses  poésies,  mais  il  est 
invraisemblable  qu'il  n'en  ait  pas  connu  quelques-uns, 
et  nous  avons  vu  que  c  est  sans  doute  en  les  imitant, 
ou  plutôt  en  les  parodiant,  qu'il  avait  écrit  son  roman 
du  Pet  au  Diable,  où  nous  trouverions  sans  doute, 
si  nous  l'avions,  une  sorte  de  travestissement  du 
style  héroïque,  de  la  galanterie  idéale  et  des  prouesses 
surhumaines  des  «  contes  de  Bretagne  ». 

La  veine,  qui  semble  inépuisable  une  fois  qu'elle 
a  jailli,  des  «  romans  d'aventure  »,  oîi  le  poète 
conte  pour  le  plaisir  de  conter,  et  trouve  en  même 
temps  l'occasion  de  peindre  à  sa  fantaisie  des  mœurs, 
des  sentiments  et  des  caractères,  n'était  pas,  au 
xv"  siècle,  moins  tarie  que  les  autres  courants  épi^ 
ques.  C'est  à  peine  si  1  on  peut  citer,  avant  1450, 
quelque  misérable  roman  écrit  dans  une  prose  terne 
et  molle,  et  même  les  mises  en  prose  de  poèmes 
plus  anciens  ne  commencent  qu'après  cette  date.  Le 
siècle  finissant  devait  compenser  cette  lamentable 
pénurie  et  donner  à  notre  littérature  romanesque 
des  œuvres  d'une  réelle  valeur,  comme  Jean  de 
Saintré  et  Jean  de  Paris;  mais  ils  ne  parurent,  le 
second  sûrement,  le  premier  très  probablement, 
qu'après  la  mort  de  notre  poète. 

Chose  étrange,  et  presque  sans  exemple  dans 
l'histoire  littéraire,  toute  poésie  narrative,  de  quelque 
genre  qu  elle  soit,  —  sauf  un  petit  nombre  de  poèmes 
proprement  historiques,  - —  est  inconnue  à  l'époque 
dont  nous  parlons.  Pas  plus  que  les  chansons  de  geste, 
que  les  romans  de  la  Table  Ronde  ou  que  les  romans 


88  FRANÇOIS   VILLON. 

d'aventure,  les  fableaux  n'y  sont  cultivés.  Quant  à 
ceux  quavaient  produits  le  xii^,  le  xiii"  et  encore, 
bien  que  déjà  moins  abondamment,  le  xiv*^  siècle,  on 
ne  les  copie  plus,  on  ne  les  comprend  plus.  Il  n'est 
pas  à  croire  toutefois  que  l'on  eût  cessé,  entre  «  bons 
compagnons  »,  de  se  raconter  de  ces  histoires  facé- 
tieuses qui  sont  impérissables  dans  la  mémoire  des 
hommes;  mais  on  ne  les  mettait  plus  en  vers  (les 
deux  ou  trois  essais  de  Martin  Le  Franc  sont  mal 
venus  et  soumis  à  une  forme  peu  appropriée),  et  on 
n'avait  pas  encore  appris  des  Italiens  à  les  mettre  en 
prose,  comme  allait  le  faire  si  gaillardement  Antoine 
de  la  Sale.  Pour  trouver  au  xv'=  siècle  une  narratioji 
en  vers,  il  faut  descendre  jusqu'à  ces  Repues  fran- 
cJies,  dont  Villon,  quelque  vingt  ans  après  sa  mort, 
est  en  partie  le  héros  légendaire.  L'écolier  parisien 
n'avait  donc  à  peu  près  rien  lu  qui  put  le  diriger  du 
côté  de  la  poésie  épique,  soit  sous  la  plus  haute,  soit 
sous  la  plus  humble  de  ses  formes. 

Son  époque  n'était  pas  beaucoup  plus  ouverte  à 
la  poésie  lyrique  pure,  celle  qui  exprime  des  senti- 
ments personnels  et  momentanés;  elle  ne  la  connais- 
sait guère  que  mêlée  à  deux  cléments  qui  lui  sont 
étrangers,  l'allégorie  et  la  moralité.  Ce  genre  mixte 
avait  produit,  dans  l'époque  immédiatement  précé- 
dente, des  œuvres  sinon  de  premier  ordre,  au  moins 
dignes  d'attention,  et  qui  avaient  exercé  une  influence 
considérable.  La  poésie  de  Villon  lui-môme  s'y  rat- 
tache par  des  liens  certains,  et  c'est  là  qu'il  faut 
chercher  la  source  de  la  forme  propre,  et  môme  en 
partie  de  la  matière  et  de  l'esprit  de  son  œuvre.  Il 
est  donc  nécessaire  de  nous  arrêter  à  l'histoire  de 


L'CEUVRE.  89 

cette  poésie  lyrico-allégorico-didactique,  et  d'indi- 
quer ceux  de  ses  représentants  dont  les  œuvres  ont 
pu  exercer  quelque  action  sur  le  génie  du  poète 
parisien  et  sur  la  façon  dont  ce  génie  s'est  exprimé. 
La  poésie  lyrique  du  premier  moyen  âge,  comme 
sa  poésie  épique,  était  morte  bien  avant  le  temps  de 
Villon,  plus  tôt  même  que  celle-ci,  dès  la  fin  du 
xiii^  siècle.  Une  poésie  lyrique  nouvelle  avait  été 
ci'éée  par  Guillaume  de  ^lachaut,  continuée  par 
Eustache  Morel,  Christine  de  Pisan,  et  de  nombreux 
poètes  amateurs,  dont  le  dernier  et  le  meilleur  est  le 
duc  Charles  d'Orléans.  Ce  qui  caractérise  cette  poé- 
sie, c'est,  pour  la  forme,  qu'elle  abandonne  complète- 
ment la  loi  de  l'art  antérieur,  —  imité  de  celui  des  trou- 
badours, —  d'après  laquelle  chaque  chanson  doit  avoir 
ses  strophes  construites  d'une  façon  propre  à  elle 
seule.  Au  contraire,  elle  n'admet  presque  que  des 
formes  fixes,  la  ballade  et  le  rondeau  (le  chant  royal, 
le  virelai,  ne  sont  que  des  variantes  de  l'une  ou  de 
l'autre).  La  ballade  est  la  forme  de  beaucoup  la  plus 
employée  :  elle  prend  tous  les  styles,  traite  tous  les 
sujets.  Elle  se  compose  de  trois  strophes  comptant 
chacune  huit  ou  dix  vers  de  huit  ou  de  dix  syllabes, 
a^^ant  toutes  les  mêmes  rimes  et  le  même  refrain, 
et  suivies  d'un  «  envoi  »  commençant  par  le  vocatif 
«  Prince  »,  survivance  toute  mécanique  du  temps 
où  les  ballades  étaient  en  effet  adressées  au  «  prince  » 
du  Pui  (sorte  d'académie  poétique  qui  couronnait 
les  meilleures  ballades i.  Ces  obligations,  surtout 
celle  du  refrain,  privent  la  ])allade  de  liberté,  de 
variété  et  de  grandeur;  elles  lui  donnent  en  revanche 
un  certain  attrait  qui  naît  de  la  difficulté  même,  un 


90  FRANÇOIS    VILLON. 

piquant  dû  à  la  rrpétilioii  des  i-iiiies,  un  charme 
particulier  quand  le  refrain  est  adroitement  et 
comme  nécessairement  amené.  Villon  a  excellé  dans 
cette  forme,  qui  convenait  à  son  génie  et  qu'il  a 
pour  toujours  marquée  de  son  empreinte.  Elle  lui 
était  pour  ainsi  dire  tellement  imposée  par  l'usage 
de  son  temps  qu'il  n'y  avait  guère  moyen  que,  pour 
composer  de  petites  pièces,  il  songeât  à  en  choisir 
ou  à  en  inventer  une  autre.  Quant  au  rondeau,  il  en 
a  fait  peu  d'usage,  et  nous  pouvons  le  négliger; 
cette  forme  brève  et  sautillante  a  d'ailleurs  dans  la 
poésie  des  xiv*  et  xv"^  siècles  une  importance  très 
secondaire. 

La  ballade,  nous  l'avons  dit,  prend  tous  les  styles 
et  traite  tous  les  sujets  :  elle  est  volontiers  morali- 
sante, satirique  ou  simplement  facétieuse;  elle  se 
prête  même  parfois  (comme  chez  Deschamps)  à 
enfermer  de  courts  apologues.  Mais  la  matière  prin- 
cipale en  est  l'amour.  L'amour,  dans  l'école  de 
Machaut,  n'est  plus  l'amour  «  courtois  »  de  la  poésie 
lyrique  des  xii*^  et  xiii"^  siècles  ;  mais  il  n'est  pas  moins 
conventionnel  :  il  est  éminemment  «  galant  ».  Le  poète 
se  plaint,  sans  se  lasser,  des  rigueurs  de  sa  dame  et 
l'assure  de  sa  sincérité  et  de  sa  discrétion  ;  il  dépeint 
ses  sentiments  à  laide  d'allégories  aussi  ingénieuses 
que  possible;  il  met  perpétuellement  en  scène  tout 
ce  petit  peuple  de  personniGcations  sentimentales 
que  le  Roman  de  la  Rose  avait  lancé  dans  le  monde 
et  dont  on  ne  pouvait  plus  se  passer;  il  fait  dialo- 
guer son  cœur  et  ses  yeux.  Amour  et  Raison;  il 
argumente,  il  développe,  il  subtilise.  Telles  sont 
presque  toutes  les  ballades  d'amour  de  Machaut,  de 


l'œuvre.  91 

Deschamps,  de  Froissart  et  d  autres  ;  telles  sont 
beaucoup  de  celles  de  Christine  de  Pisan,  mais,  dans 
l'œuvre  de  cette  femme  au  cœur  vraiment  sensible 
et  à  l'esprit  délicat,  plus  d'une,  heureusement, 
échappe  à  cette  convention  et  nous  représente  avec 
sincérité  des  sentiments  vrais  et  touchants.  La  maî- 
trise dans  cet  art,  où  nul  ne  l'avait  égalé,  où  nul  ne 
devait  l'égaler,  fut  atteinte  par  le  duc  Charles  d'Or- 
léans :  il  l'atteignit  précisément  parce  qu'il  ne  prit 
pas  vraiment  au  sérieux  le  sujet  de  sa  poésie,  qu  il  ne 
traita  l'amour  que  comme  un  jeu  d'esprit  et  de  société  ;  / 
à  beaucoup  de  grâce,  à  une  délicatesse  qui  d'ordinaire 
ne  va  pas  jusqu'à  la  mignardise,  il  joignit  un  don  tout 
personnel  d'invention  dans  le  détail,  une  fertilité  de 
métaphores  et  d'allégories  presque  incomparable,  qui 
rappelle  d'un  côté  Pétrarque,  moins  l'art  toujours 
conscient,  de  l'autre  Henri  Heine,  moins  la  profondeur 
et  l'amertume.  Villon,  quand  il  fut  admis,  à  vingt-cinq 
ou  vingt-six  ans,  au  château  de  Blois,  lut  sans  doute 
les  manuscrits  qui  contenaient  les  poésies  déjà  nom- 
breuses de  son  illustre  patron  :  il  dut  en  être  émer- 
veillé, mais  le  génie  qu'il  trouvait  là  était  trop  diffé- 
rent du  sien  pour  pouvoir  notablement  1  influencer, 
et  en  général  toute  cette  poésie  amoureuse  n'a  laissé 
dans  son  œuvre  qu'une  empreinte  assez  faible  ;  elle 
en  a  laissé  une  cependant,  ainsi  que  la  poésie  d'un 
genre  tout  voisin  qui,  à  son  époque,  était  encore 
plus  à  la  mode,  et  dont  le  maître  incontesté  était 
xVlain  Chartier. 

Cette  poésie  consiste  essentiellement  dans  le 
mélange  de  l'élément  lyrique  avec  un  élément  qu'on 
peut  appeler  didactique  ou  moralisant,  —  enseigne- 


92  FRANÇOIS   VILLON. 

ment,  bien  entendu,  et  morale  d'amour.  Elle  remonte 
à  Machaut,  qui  inaugura  le  genre  du  «  débat  »  ou 
«  jugement  »  d'amour,  sorte  de  développement  tout 
nouveau  des  anciens  «jeux  partis  ».  Ce  ne  sont  plus 
ici  des  ballades  :  ce  sont  des  poèmes  d'une  certaine 
étendue,  composés  en  rimes—plates  ou  dans  un 
rythme  analogue,  où  une  question  d'amour  est 
débattue  entre  deux  tenants,  qui  finissent  par  s'en 
remettre  au  jugement  d'un  tiers.  C'est  de  la  poésie 
de  société  au  premier  chef,  et  les  plaideurs  comme 
le  juge  sont  d'ordinaire  des  personnages  du  plus 
haut  rang.  A  côté  des  «  jugements  »  il  faut  placer  les 
poèmes  allégoriques,  —  dont  le  xin^  siècle  finissant 
avait  donné  les  premiers  modèles,  —  où  sont  insé- 
rées des  ballades  dites  par  les  différents  personnages  ; 
les  poèmes  soi-disant  autobiographiques,  comme  le 
Voir  dit  de  Machaut,  où  sont  également  insérés  des 
ballades  et  des  rondeaux;  les  poèmes  à  moitié  allé- 
goriques, à  moitié  narratifs,  comme  plusieurs  de 
Froissart  et  de  Christine,  souvent  munis,  eux  aussi, 
de  pièces  lyriques  intercalées.  Ce  genre  de  compo- 
sition est,  bien  que  dans  des  conditions  différentes, 
celui  du  Testament  de  Villon.  Mais  la  forme  essen- 
tielle de  ses  deux  poèmes  n'est  due  ni  à  Machaut,  ni 
à  aucun  des  membres  de  son  école  immédiate  :  elle 
est  empruntée  à  Alain  Chartier,  beaucoup  plus 
voisin  de  notre  poète,  et  que  nous  savons  par  ses 
déclarations  mêmes  qu'il  a  connu  et  imité. 

Alain  Chartier  a  dominé,  comme  poète  et  comme 
prosateur,  toute  la  première  moitié  du  xv'^  siècle. 
Nous  n'avons  ici  à  nous  occuper  que  du  poète.  Le 
prosateur  est  supérieur,  et  l'auteur  du   Quadrilogc 


L'ŒUVRE.  /    93^) 

im'eclif  a  mérité  d'être  appelé,  au  xvi"  siècle,  «  le 
père  de  l'éloquence  française  ».  Le  poète  n'est  pas 
toutefois  à  dédaigner,  ne  fût-ce  que  pour  l'extraor- 
dinaire succès  qu'il  obtint.  Sa  poésie  offre  un  singu- 
lier mélange  de  badinage  et  de  sérieux,  de  senti- 
mentalité parfois  subtile  et  de  grâce  toujours  un 
peu  maniérée.  Dans  le  Livre  des  quatre  dames, 
composé  après  Azincourt,  il  a  trouvé  moyen  d  in- 
troduire des  pensées  élevées,  inspirées  par  un  pa- 
triotisme sincère,  dans  ce  cadre  factice  du  débat 
amoureux  emprunté,  comme  le  fond  même  de  l'œuvre, 
à  Guillaume  de  Mâchant.  Dans  le  Réveille-matin, 
dans  le  Débat  des  deux  fortunés  d'amour,  et  surtout 
dans  la  Belle  dame  sans  merci,  il  a  créé  la  forme  qui 
devait  être  celle  de  presque  toutes  les  poésies  du 
siècle  :  il  a  pris  le  huitain  de  vers  octosyllabiques,  très 
employé  dans  la  ballade,  composé  sur  trois  rimes 
dont  l'une  revient  quatre  fois  [a  b  a  b  b  c  b  c),  mais 
dépouillé  de  refrain  et  ne  rimant  pas  avec  le  précé- 
dent et  le  suivant  '^,  et  il  s'en  est  servi  pour  cons- 
truire des  poèmes  de  médiocre  étendue,  consacrés 
à  des  thèmes  de  cette  galanterie  factice,  à  moitié 
tendre,  à  moitié  ironique,  que  l'on  trouvait  déjà 
dans  le  Livre  des  Cent  ballades,   mais  qui  ne  s  était 

1.  On  trouve  déjà  cette  forme  dans  quelques  œuvres  très 
antérieures  à  Chartier,  par  exemple  dans  une  jolie  romance 
du  xm"  siècle  sur  un  épisode  du  roman  de  Floire  et  Blanche- 
fleur  ;  mais  il  semble  bien  qu'Alain  l'ait  inventée  de  nou- 
veau (il  y  en  a  cependant  quelfjues  rares  exemples  à  une 
époque  un  peu  antérieure  à  la  sienne). 

2.  Par  un  raffinement  postérieur,  Coquillart  et  ses  imita- 
teurs donnèrent  à  chaque  huitain  pour  première  rime  la 
dernière  du  huitain  précédent,  en  sorte  que  tout  le  poème 
forme  une  chaîne  ininterrompue. 


94  FRANÇOIS   VILLON. 

pas  encore  exprimée  avec  autant  d'aisance  et  de 
légèreté.  Cette  production  futile,  qu'on  s'étonne 
de  voir  éclore  à  la  cour  de  France,  —  alors  réfugiée 
à  Issoudun,  —  en  1424,  c'est-à-dire  au  moment  où  le 
royaume  était  plongé  dans  la  plus  affreuse  détresse 
matérielle  et  morale  qu  il  ait  connue,  eut  dès  son 
apparition  et  dans  ce  milieu  même,  ce  qui  surprend 
encore  davantage,  un  succès  incomparable.  On  y  fît 
des  réponses  qui  amenèrent  des  répliques;  on 
l'imita  de  toutes  façons;  nous  en  retrouvons  partout, 
et  jusqu'au  xvi*  siècle,  l'influence  et  l'inspiration. 
Villon  lui-même,  nous  le  verrons,  n'a  pas  tout  à  fait 
échappé  à  cette  influence;  mais  elle  n'a  porte  que 
sur  la  partie  la  plus  caduque  et  la  plus  extérieure  de 
son  œuvre  '. 

Un  autre  poète  qui  aurait  pu  agir  sur  lui  est 
Martin  Le  Franc.  Il  avait  composé  en  1441  son 
Champion  des  dames,  oeuvre  singulière  et  par  en- 
droits vraiment  géniale,  écrite  dans  la  forme  des 
poèmes  d'Alain  Chartier,  où  1  auteur,  sous  prétexte 
de  repousser  les  attaques  de  Jean  de  Meun  contre 
les  femmes,  enferme  dans  le  cadre  factice  et  gênant 
d'un  débat  toutes  les  digressions  qui  lui  passent  par 
la  tête,  imitant  ainsi  celui  même  qu'il  combat.  II  res- 
semble d'ailleurs  en  beaucoup  de  points  à  Jean  de 
Meun.  Comme  lui  il  écrit  au  sortir  de  l'école,' la  tête 
toute  débordante  d'érudition  et  d'idées  ;   comme  lui 


1.  Martial  d'Auvei-gne ,  le  plus  élégant  des  imitateurs 
d'Alain  Chartier,  n'a  pas  dû  être  connu  de  Villon.  11  était  un 
peu  plus  jeune  que  lui,  étant  né  vers  l'»33,  et  n'a  sans  doute 
écrit  ses  poèmes  galants  et  ses  Arrêts  d'amour  qu'après 
1460. 


l'œuvre.  95 

il  fait  d'un  sujet  galant  le  prétexte  d'une  sorte  d'en- 
cyclopédie. II  n  a  pas  la  vigueur  et  la  verve  bour- 
geoise de  Clopinel;  mais  il  a  plus  d'élévation,  plus 
de  charme,  plus  de  finesse,  et  il  écrit  avec  plus  de 
soin  du  détail,  bien  qu'il  n'échappe  pas  à  la  platitude, 
ni  aux  décourageantes  chevilles  que  tout  le  moyen 
âge  a  trop  facilement  tolérées.  Avec  ses  défauts  et 
ses  grandes  qualités,  il  aurait  certainement  frappé 
l'écolier  parisien  si  celui-ci  avait  pu  le  lire  ;  mais  il 
n'est  pas  probable  qu'il  en  ait  eu  le  moyen  :  l'œuvre 
immense  de  Martin  Le  Franc,  copiée  dans  des  ma- 
nuscrits de  luxe,  ne  se  trouvait  que  dans  des  biblio- 
thèques de  grands  seigneurs  où  Villon  n'eut  que 
bien  passagèrement  accès. 

On  vient  de  voir  combien  la  poésie  amoureuse, 
plus  ou  moins  lyrique,  était  mêlée  de  près  à  la  poésie 
didactique.  C'était  dû  en  grande  partie  à  l'influence 
du  Roman  de  la  Rose^  influence  qui  n'avait  cessé  de 
s'exercer  depuis  la  première  apparition  de  l'œuvre 
des  deux  poètes  Orléanais  du  xiii*^  siècle  :  là,  en  effet, 
grâce  surtout  à  Jean  de  Meun,  une  donnée  propre- 
ment lyrique  et  amoureuse  s'était  de  plus  en  plus 
développée  dans  le  sens  didactique.  Et  il  avait  été 
convenu  dès  lors  que  toute  poésie  devait  enseigner. 
Une  masse  considérable  de  poèmes  moraux,  géné- 
ralement de  petite  dimension,  formait  la  lecture  habi- 
tuelle des  gens  du  monde  comme  des  lettrés.  Il  serait 
fastidieux  de  les  énumérer.  Bornons-nous  à  dire  que 
deux  thèmes  principaux  revenaient  sans  cesse  dans 
celte  littérature  :  des  considérations  sur  la  puissance 
et  les  vicissitudes  de  la  fortune  et  des  réflexions  sur 
l'inéluctabilité  de  la  mort.   Ce  second  ordre  d'idées 


96  FRANÇOIS   VILLON. 

touchait  de  près  à  la  méditation  proprement  reli- 
gieuse, et  avait  notamment  inspiré  ces  strophes  de  la 
Danse  Macabre  cjue  Villon  dut  lire  si  souvent  au- 
dessous  de  la  grande  peinture  du  charnier  des  Inno- 
cents. Le  moyen  âge  avait  fait  de  la  Mort  une  sorte 
de  divinité  aveugle  et  cruelle,  dont  on  ne  se  lassait  pas 
de  dépeindre  les  rigueurs,  et  contre  laquelle  il  était 
de  règle  qu'on  élevât  des  récriminations  indignées, 
soit  lors  du  décès  d'un  grand  personnage,  soit  lors 
du  trépas,  obligatoire  dans  les  vers  de  tout  poète  un 
peu  stylé,  d'une  maîtresse  chérie.  Non  moins  établi 
et  non  moins  aveugle  était  le  pouvoir  de  la  Fortune, 
dont  on  faisait  aussi  une  sorte  de  divinité,  —  sans 
arriver  à  bien  concilier  son  pouvoir  avec  celui  de 
Dieu, —  et  sur  laquelle  on  dissertait  à  l'infini.  Une 
troisième  divinité,  aveugle  et  toute-puissante  aussi, 
était  l'Amour,  et  ce  fut  un  trait  de  génie,  —  le  seul, 
hélas  !  de  son  œuvre,  —  de  Pierre  Michaut  que  de 
réunir  ces  trois  puissances,  et  de  montrer,  dans  sa 
Danse  aux  m'cugles  (vers  1450),  tous  les  humains 
dansant  sous  l'archet  de  l'un  de  ces  trois  chorèges  : 
le  poète,  spectateur,  dans  une  vision,  de  ce  triple  et 
terrible  bal,  en  sort  épouvanté;  mais  Entendement 
le  réconforte  en  lui  montrant  qu'on  peut  se  soustraire 
à  l'amour,  se  garer  de  la  fortune  et  se  préparer  à 
la  mort.  Ce  sont  là  des  idées  que  nous  retrouvons 
chez  Villon;  elles  étaient  dans  l'air  et  formaient 
comme  le  fond  obligatoire  de  toute  poésie. 

En  dehors  de  ces  thèmes  consacrés,  la  poésie 
morale  débordait  de  tous  côtés.  Elle  est  le  sujet  d'un 
grand  nombre  des  ballades  de  Deschamps,  qui  se 
trouvent  pêle-mêle  à  côté  de  ballades  pieuses,  amou- 


L  ŒUVRE.  97 

reuses,  satiriques,  politiques,  officielles,  bouffonnes, 
obscènes  ou  toutes  personnelles.  L'œuvre  de  ce  pro- 
ducteur infatigable  et  si  étrangement  inégal  n'a  pas 
dû  rester  tout  à  fait  inconnue  à  Villon,  car  beaucoup 
des  petites  pièces  du  bailli  de  Vertus  continuèrent, 
longtemps  après  sa  mort,  à  circuler  dans  le  monde 
bourgeois  et  scolaire,  auquel  elles  devaient  agréer, 
ou  par  leur  esprit  satirique  ou  par  leur  gauloiserie. 
On  pourrait  certainement  trouver  bien  des  paral- 
lèles entre  les  ballades  d'Eustache  et  celles  de  Villon  ; 
mais  plusieurs,  tous  peut-être,  proviennent  simple- 
ment du  milieu  ambiant. 

Villon  savait  par  cœur,  à  coup  sur,  la  fameuse 
pièce  oii  Pliilippe  de  Vitry  avait  célébré,  sous  le  nom 
de  Franc  Gontier  et  de  sa  femme  Hélène,  les  joies 
pures  de  la  vie  rustique,  bien  préférables  aux  faux 
plaisirs  des  cours,  et  la  suite  qu  y  avait  donnée 
Pierre  d'Ailli  ;  mais  il  ne  les  répétait  que  pour  les  con- 
tredire et  opposer  à  cet  idéal,  qui  lui  semblait  chctif, 
celui  de  la  vie  aisée  et  voluptueuse  qu'il  rêvait. 

A  côté  de  la  littérature  proprement  dite  il  y  avait 
alors  un  genre  pour  ainsi  dire  en  dehors  d'elle,  qui 
devait  être  familier  à  tous  les  écoliers  parisiens  et 
particulièrement  à  Villon  :  c'était  le  théâtre.  Notre 
poète  vivait  précisément  à  l'époque  oîi  ce  genre, 
moitié  religieux,  moitié  populaire,  était  en  train  de 
pi'endre  son  plus  grand  développement.  Les  con- 
frères de  la  Passion  s'étaient  établis  à  Ihôtel  de  la 
Trinité,  en  dehors  de  la  Porte  Sa.int-Denis,  et  don- 
naient des  représentations  qui,  une  fois  la  paix  et 
l'ordre  rétablis,  étaient  devenues  de  plus  en  plus 
fréquentes  et   magnifiques.    Ils   avaient  éprouvé   le 

7 


98  FRANÇOIS   VILLON. 

l)esoin  de  renouveler  leur  répertoire  un  peu  suranné, 
et  Arnoul  Greban  avait  composé  pour  eux,  vers  1450, 
son  grand  mystère  de  la  Passion,  qui  eut  vite  un 
immense  succès  et  se  répandit  par  toute  la  Fi-ance. 
Nul  doute  que  Villon  ne  l'ait  vu  représenter  plus 
d'une  fois,  et  n'ait  également  entendu,  si  même  il 
n'y  prenait  pas  une  part  active,  les  miracles  des 
diverses  confréries,  les  moralités  et  farces  des  éco- 
liers et  basochiens,  les  soties  du  «  prince  des  sots  », 
dont  il  parle  à  plusieurs  endroits.  Parmi  les  indus- 
tries que  mènent,  pour  gagner  l'argent  voué  d'avance 
à  passer  «  aux  tavernes  et  aux  filles  »,  les  «  enfants 
perdus  »  auxquels  il  adresse  une  de  ses  ballades,  il 
n'oublie  pas  celle  de  faire 

...  es  villes  et  es  citez 
Farces,  jeux  et  moralitez, 

et  certes  on  peut  croire  que  l'auteur  du  roman  du 
Pel  au  Diable,  des  Lais,  du  Testament  et  des  ballades 
ne  s'y  était  pas  épargné.  On  a  souvent  été  tenté  de 
lui  attribuer  l'un  ou  l'autre  des  deux  cbefs-d'œuvre 
de  notre  ancien  théâtre  comique,  la  farce  de  Patelin 
et  le  monologue  du  Franc  Archer  de  Bagnolet,  com- 
posés l'un  et  l'autre  peu  d'années  après  le  dernier 
exil  de  Mllon  ;  mais  le  style  de  Patelin  ne  ressemble 
pas  au  sien;  on  retrouverait  mieux  son  allure  dans 
le  Franc  Archer,  où  reparaissent  même  quelques- 
unes  de  ses  plaisanteries,  mais  cela  prouve  seule- 
ment que  l'auteur  inconnu  avait  lu  ses  poèmes  ou 
simplement  appartenait  au  même  milieu  que  lui. 
Rabelais,  on  l'a  vu,  attribue  à  Villon  une  Passion  en 
poitevin  :  ce  serait  son  dernier  ouvrage,  perdu  pour 
nous  comme  son  premier. 


l'œuvre.  99 

Si,  eml)rassant  d'un  coup  d'œil  ce  que  nous  venons 
d'exposer  en  quelcjues  pages,  nous  nous  demandons 
ce  que  Villon  a  connu  de  la  poésie  française  anté- 
rieure et  ce  qu'il  a  pu  y  trouver  d'inspiration,  nous 
verrons  que  cela  se  réduit  en  somme  à  peu  de  chose. 
Rien  ne  prouve  qu  il  ait  lu  les  œuvres  de  Machaut, 
de  Deschamps,  de  Froissart,  de  Christine  de  Pisan, 
de  Martin  Le  Franc.  Il  ne  faut  pas  oublier  que  la  lit- 
térature et  surtout  la  poésie,  composée  pour  et  sou- 
vent par  la  haute  aristocratie,  n'était  guère,  en  ce 
temps-là,  accessible  aux  petites  gens.  Elle  était  con- 
signée en  de  somptueux  manuscrits  offerts  à  des  rois, 
à  des  princes,  à  de  grands  seigneurs,  et  qui  ne  sor- 
taient pas  de  leurs  «  librairies  »  ^  Les  bibliothèques 
des  collèges  ou  des  couvents,  où  les  clercs  pou- 
vaient avoir  accès,  n'accueillaient  qu'exceptionnelle, 
ment  des  livres  de  ce  genre.  Il  nous  est  infiniment 
.plus  facile  qu'il  ne  l'était  à  un  écolier  du  temps  de 
Charles  VII  de  connaître  la  littérature  vulgaire  du 
temps.  Elle  était  d'ailleurs  assez  pauvre,  et  les  désas- 
tres et  misères  de  la  première  moitié  du  siècle  ne  lui 
avaient  permis  qu'une  floraison  chétive.  La  poésie  du 
haut  moyen  âge  avait  sombré  presque  tout  entière, 
par  suite  tant  du  changement  des  mœurs  et  du  milieu 
social  que  du  changement  de  la  langue.  Villon  avait  pu 
jeter  les  yeux  sur  quelques  vieux  romans,  mais  cer- 
tainement il  avait  eu  peine  à  les  comprendre.  Quand 
il  voulut  écrire  une  ballade  «  en  vieil  langage  fran- 

1.  Martin  Le  Franc  connaît  beaucoup  mieux  que  Villon  la 
poésie  française  antérieure  et  contemporaine  ;  mais  c'était 
un  homme  d'une  condition  supérieure  et  qui  fréquentait  les 
cours. 


100  FRANÇOIS   VILLON. 

çois  »,  il  se  contenta,  comme  lont  fait  certains  pasti- 
cheurs plus  modernes,  d'ajouter  des  s  à  tous  les  noms 
au  singulier,  qu'ils  fussent  au  sujet  ou  au  régime, 
et  pareillement  de  remplacer  partout  le  par  /y.  Il 
n'avait  donc  certainement  aucune  familiarité  avec  cette 
grande  littérature  des  xii''  et  xiii""  siècles  qui  dormait 
déjà  dans  les  manuscrits  d'où  la  exhumée  la  curio- 
sité de  l'âge  moderne.  Un  seul  livre  de  ce  temps, 
mais  qui  en  marquait  la  fin,  était  resté  bien  vivant, 
grâce  aux  renouvellements  de  forme  cjue  lui  avait 
valus  son  immense  vogue  :  c'était  le  Roman  de  la 
Rose.  Villon  en  était  pénétré,  et  il  connaissait  aussi 
le  Testament  de  Jean  de  Meun,  qu'il  embrouille,  au 
début  de  son  propre  Testament,  avec  l'œuvre  plus 
célèbre  du  même  poète.  Comme  tous  les  auteurs  du 
XIV"  et  du  xv^  siècle,  il  a  largement  subi  l'influence 
érudite,  frondeuse,  cynique  et  galante  en  même  temps 
du  fameux  livre.  Il  a  attaqué,  à  la  suite  de  Jean  de 
Meun,  les  moines  mendiants  et  les  femmes,  il  a  rai- 
sonné sur  l'influence  des  astres  et  le  libre  arbitre, 
sur  la  Fortune,  sur  l'inégalité  des  conditions,  sur 
l'amour  et  sur  bien  d'autres  choses,  plus  légèrement 
à  coup  sur,  comme  il  convenait  à  l'étendue  et  à  la 
forme  même  de  ses  poèmes,  mais  de  telle  façon  qu'on 
reconnaîtrait  la  marque  du  maître  rpiand  même  son 
lointain  disciple  ne  le  nommerait  pas.  C'est  à  cette 
source  que  remonte  en  bonne  partie  le  courant 
moral,  si  on  peut  l'appeler  ainsi,  qui  forme  un  des 
affluents  de  son  œuvre. 

Des  modernes  il  a  connu  Alain  Chartier,  qu'il 
nomme  également  et  auquel  il  doit  la  forme  exté- 
rieure de  ses  deux  œuvres  principales.   Il  lui  doit 


l'œuvre.  101 

aussi  ce  qu'il  y  a  parfois  de  conventionnel  et  de  fac- 
tice dans  la  façon  dont  il  parle  de  iamour,  et  quelque 
chose  de  la  grâce  et  de  l'aisance  qu'il  sait  donner  à 
son  style  dans  les  parties  sentimentales  '. 

Mystères,  moralités,  farces  et  soties  durent  être 
pour  lui  une  large  mine  soit  de  pensées  sérieuses, 
soit  de  plaisanteries.  Ses  épanchements  de  piété 
rappellent  les  effusions  lyriques  de  certains  mys- 
tères, et  on  retrouve  à  chaque  instant  dans  ses 
strophes  facétieuses  l'allure  saccadée  et  la  verve 
argent  comptant  des  meilleures  farces  -.  Où  pouvait- 
il,  d'ailleurs,  mieux  apprendre  ce  perpétuel  mélange 
de  sérieux  et  de  bouffonnerie,  de  larmes  sincères  et 
de  bruyants  éclats  de  rire,  qui  caractérise  son  œuvre, 
que  dans  ces  spectacles  singuliers  des  mystères,  où 
non  seulement  les  scènes  les  plus  solennelles  ou  les 
plus  touchantes  alternent  avec  les  plus  triviales, 
mais  où  dans  une  même  scène  les  discours  du  Sei- 
gneur lui-même,  des  apôtres  ou  des  martyrs  sont 
coupés  par  les  bouffonneries  des  diables  ou  des 
bourreaux  ?  Avec  la  peinture  et  le  poème  du  char- 
nier des  Innocents,  je  ne  pense  pas  que  rien  ait 
plus  profondément  agi  sur  l'àme  impressionnable, 
fantasque  et  mobile  de  l'auteur  du  Testament. 

En    somme,    le   milieu    littéraire    dans   lequel    se 

1.  On  a  TU  qu'il  avait  probablement  lu  à  Blois  le  manus- 
crit contenant  les  œuvres  de  Charles  d'Orléans  ;  mais  il  avait 
déjà  développé  sa  manière  propre,  et  celle  de  son  illustre 
patron   ne  pouvait  beaucoup  agir  sur  lui. 

2.  Malheureusement,  —  sauf  un  fragment  du  xiii^  siècle,  — 
nous  ne  possédons  aucune  farce  qu'on  puisse  faire  remonter 
à  une  époque  antérieure  à  1460,  en  sorte  que  nous  ne  con- 
naissons pas  celles  que  Villon  a  pu  entendre. 


102  FRANÇOIS   VILLON. 

forma  le  talent  du  poète  naissant  était  pauvre  et  con- 
fus. Dans  le  monde  bourgeois  et  universitaire  auquel 
il  appartenait,  on  avait  peu  de  livres  français  en 
dehors  du  Roman  de  la  Rose,  —  lecture  universelle 
qui  scandalisait  les  uns  et  enchantait  les  autres  et 
qui  développait  le  goût  de  l'allégorie  subtile  avec 
celui  de  la  critique  irrévérencieuse,  —  et  des  œuvres 
d'Alain  Chartier,  cpii  enseignaient  un  art  distingué, 
mais  factice,  et  imposaient  leur  forme  à  limitation. 
Les  ballades  de  Deschamps,  les  poèmes  plus  récents 
de  Nesson,  de  Pierre  Michaut,  de  quelques  autres, 
circulaient  de  main  en  main  et  de  bouche  en  bouche. 
Beaucoup  d'écoliers,  certainement,  s'essayaient  à  des 
ballades  amoureuses,  descriptives,  satiriques,  qui 
naissaient  et  mouraient  sans  laisser  de  traces.  Mllon 
fit  d'abord  comme  eux,  sans  avoir  d  autres  modèles 
ni  de  plus  hautes  visées. 

Ses  débuts  furent,  comme  il  arrive  souvent,  peu 
originaux.  On  peut  assigner  à  cette  première  période 
la  ballade  qu'il  composa  au  nom  de  Robert  d'Estou- 
teville  pour  être  offerte  par  lui  à  sa  femme  Ambroise 
de  Loré.  On  ne  peut  rien  voir  de  plus  prétentieux 
et  de  plus  lourd  :  le  style  noble  ne  devait  jamais 
réussir  à  notre  poète.  La  ballade  de  Bon  Conseil  est 
plus  faible  encore  :  on  la  classerait  parmi  les  moins 
bonnes  d'Eustache  Deschamps  si  l'Envoi  ne  portait 
pas  en  acrostiche  le  nom  de  Villon.  Elle  a  cependant 
un  certain  intérêt,  parce  qu  il  scuible  qu  elle  icflète 
les  premières  impressions  de  l'écolier,  encore  hon- 
nête, c{uand  il  se  trouva  en  contact  avec  la  triste 
compagnie    dont   il   devait  plus  tard    être   un  des 


l'oeuvre.  103 

membres  les  plus  actifs  :  il  sVlève  pédantesquement 
coulre  les  «  honuncs  faillis,  dépourvus  de  raison  », 
qui  s'adonnent  à  «  offenser  »  et  à  s'approprier  le 
bien  d'autrui  ;  il  les  exhorte  à  renoncer  à  leur  mau- 
vaise vie,  à  ne  pas  affliger  leurs  parents,  à  prendre 
un  «  ordre  »  ou  un  «  état  ».  Il  donnera  plus  tard 
des  conseils  du  même  genre  aux  «  enfants  perdus  », 
mais  avec  quelle  verve  et  quelle  expérience  en  plus  ! 
L'homme  ici  hésite  entre  les  deux  routes  où  peut 
s'engager  sa  vie  :  le  poète  ne  connaît  nullement 
encore  celle  où  doit  marcher  son  art. 

Nous  attribuerons  à  la  même  période  toute  une 
série  de  ballades  qui  appai'tiennent  à  un  genre  puéril 
fort  à  la  mode  au  xv"  siècle,  et  qu'avaient  cultivé  Des- 
champs et  Chartier  :  le  genre  des  ballades  qu'on  peut 
appeler  «  énumératives  ».  Ce  sont  des  enfilades  de 
sentences  ou  de  quolibets,  couronnées  ou  contredites 
par  le  i*efrain.  Telle  est  la  ballade  des  «  contre- 
vérités  »,  avec  son  refrain  :  Ni  bien  conseillé  qu'amou- 
reux; celle  dont  tous  les  vers  commencent  par 
«  Tant  »  pour  aboutir  au  refrain  :  Tant  crie  l'on 
Noël  qu'il  vient;  celle  où  le  caquet  des  femmes  de 
tout  pays  est  déclaré  inférieur  à  celui  des  Parisiennes 
(//  n'est  bon  bec  que  de  Paris);  celle  où  le  poète 
oppose  sa  prétendue  science  de  toutes  choses  à  son 
ignorance  de  la  seule  chose  essentielle  [Je  cognois 
tout^  fors  que  moi  mesmes).  C  est  une  mode  du  même 
genre  qu'il  suit  dans  les  deux  ballades,  d'un  moule 
identique  et  déjà  souvent  employé,  où  il  accumule  les 
malédictions  les  plus  extraordinaires  soit  contre  les 
«  langues  envieuses  »,  soit  contre  celui  «  qui  mal 
voudrait  au  royaume  de  France  ».  Quelques-unes  de 


104  FRANÇOIS   VILLON. 

ces  pièces  sont  peut-être  plus  récentes,  et  il  en  est 
qui  ne  manquent  pas  de  mérite,  et  où  Ton  reconnaît 
la  marque  personnelle  du  poète  ;  mais  en  somme 
si  son  nom  ne  les  recommandait  pas  elles  passeraient 
assez  inaperçues  —  sauf  celle  des  Parisiennes  — 
au  milieu  des  innombrables  pièces  du  même  genre  que 
contiennent  les  recueils  du  temps. 

Il  faut  noter  que  Villon  a  désigné  deux  de  ces 
ballades  comme  lui  appartenant  par  un  acrostiche, 
inséré  dans  l'envoi.  Il  a  eu  recours,  plus  tard  encore, 
à  ce  moyen  de  s'assurer  la  propriété  de  ses  œuvres  : 
il  a  ainsi  noté  quatre  ballades  bien  différentes,  celle 
qu'il  envoie  à  «  s'amie  »,  la  ballade  adressée  à  la 
Vierge  au  nom  de  sa  mère,  l'infâme  ballade  de  «  la 
grosse  Margot  »,  et  une  ballade  en  jargon,  non  moins 
honteuse  dans  un  autre  genre.  D'autres  fois  il  a  seu- 
lement eu  soin  de  se  nommer  dans  ses  vers,  soit 
François  Villon  (ballade  au  duc  de  Bourbon,  Lais, 
Testament),  soit  Villon  (ballade  envoyée  de  la  prison 
à  ses  amis),  soit  même  simplement  François  (quatrain 
sur  sa  23endaison,  Dit  de  la  naissance  Marie).  Ces 
précautions  étaient  alors  nécessaires  quand  on  vou- 
lait recueillir  la  renommée  de  son  œuvre;  toutefois 
beaucoup  des  contemporains  de  Villon  ne  les  ont  pas 
prises  :  l'importance  qu'il  y  attache  prouve  que  de 
bonne  heure  il  avait  conscience  de  son  mérite  et 
tenait  à  en  avoir  le  «  bruit  ».  Aussi  dès  1456,  grâce 
à  ses  ballades,  que  nous  n'avons  peut-être  pas  toutes, 
grâce  aussi  au  mirifique  roman  du  Pet  au  diable,  il 
était  célèbre  dans  le  monde  des  écoliers  et  pouvait 
s'intituler  «  le  bien  renommé  Villon  ». 

Les  ballades  de  Villon  autres  que  celles  qui  vien- 


l'œuvre.  105 

nent  d'être  mentionnées  forment  une  partie  relative- 
ment considérable   de  son  bagage  poétique,    et   ce 
n'en  est  pas  la  moins  précieuse  :  c'est  celle  qui  a 
peut-être  le  plus  contribué  à  le  rendre  célèbre  et  qui, 
en  tout  cas,  a  le  plus  charmé  les  poètes  modernes  et 
qu  ils  ont  le  plus  imitée.  Il  n'est  pas  facile  d  assigner 
à  beaucoup  de  ces  pièces  une  date  qui  ait  quelque 
certitude.  Villon  en  a  réuni  un  certain  nombre  dans 
son  Testament ,  et  nous  savons  ainsi  cruelles  ont  été 
composées  avant  la  iin  de  14Gi,  mais  on  n'a  là  qu'un 
terminus  ad  queni  que  1  on  voudrait  préciser.  Quel- 
ques-unes ont  dû  être  faites  en  même  temps  que  le 
Testament  et   pour  y   être  insérées  ;    mais   d'autres 
certainement  étaient  plus  anciennes.  Celles  de  Blois, 
celles  de  la  prison  de  Meun,  celles  du  procès  final, 
sont  datées  assez  rigoureusement.  Je  vais  les  passer 
toutes  en  revue  dans  l'ordre  qui  est  assuré  pour  quel- 
ques-unes et  qui  me  paraît  probable  pour  les  autres. 
Je  crois  que  plusieurs  des  plus  belles  ballades  de 
Villon  ont  été  composées  avant  son  départ  de  Paris, 
par  conséquent  avant  la  fin  de   1456.   Telle   est  la 
ballade  qu'il  fît  pour  sa  mère,  évidemment  quand  il 
vivait  encore  près  d'elle,  et  qui   suffirait  à  montrer 
en  lui  le  grand  poète,  malgré  quelques  expressions 
impropres  ou  hyperboliques.   Tout  le  monde  con- 
naît la  strophe  charmante  où  il  a  exprimé  —  avec 
autant  de  candeur  que  Heine   dans  le  Pèlerinage  à 
Kevlaar  —  la  piété  naïve  des  humbles.  Ce  débauché 
CA^nique  a  su  faire  parler  le  cœur  même  de  sa  mère 
en   lui    mettant    ses   vers    dans   la   bouche,   et    avec 
quelle  joie,  quelle  ferveur,  la  pauvre  femme  a  dû  les 
réciter  aux  pieds  de  l'image  de  Notre-Dame  ! 


106  FRANÇOIS   VILLON. 

Mais  le  même  homme  qui  venait  agenouillé  à  côté 
d'elle,  de  lui  souffler  cette  prière  à  l'oreille  la  quit- 
tait bientôt  pour  aller  réciter  à  ses  compagnons 
et  à  leurs  amies  le  poème  —  qui  paraît  avoir  existé 
à  létat  indépendant  avant  d'être  annexé  au  Tes- 
tament —  des  Regrets  de  la  belle  heaumière.  Ce 
poème,  qui  comprend  dix  strophes  suivies  d'une 
ballade,  est  visiblement  inspiré  du  Roman  de  la  Rose, 
et  la  «  leçon  »  que  donne,  dans  la  ballade,  «  la  belle 
et  bonne  de  jadis  »  à  ses  «  écolières  «  rappelle 
de  près  les  cyniques  enseignements  de  la  Vieille  de 
Jean  de  Meun.  Mais  à  ce  thème  ancien  et  toujours 
vrai  *  Villon  a  ajouté  un  élément  tout  nouveau,  mêlé, 
comme  tant  de  parties  de  son  œuvre,  de  sensualité 
et  de  mélancolie  :  la  glorilication  de  la  beauté  fémi- 
nine et  le  sentiment  de  tristesse  et  de  répulsion 
qu'en  inspire  l'inéluctable  décadence  amenée  par  la 
vieillesse.  Avec  un  réalisme  auquel  rien  n'échappe, 
il  a  tracé  une  double  image  de  la  femme,  dans  sa 
splendeur  juvénile  et  dans  sa  misère  sénile,  qui  s'est 
gravée  dans  toutes  les  mémoires. 

C  est  une  autre  forme  de  la  même  adoration  pour 
la  femme  qu  il  a  incarnée  dans  la  plus  célèbre  de  ses 
ballades,  celle  des  Dames  du  temps  Jadis,  que  l'on 
peut  sans  doute  attribuer  à  la  même  époque.  Jamais 
sa  poésie  n'a  été  mieux  inspirée.  Le  cadre  cepen- 
dant n'est  pas  de  •lui.  Dès  le  xii"'  siècle,  et  à  satiété 
depuis  lors,  nous  trouvons  ces  énumérations  de  pcr- 

1.  Les  vers  si  énergiques  où  la  belle  heaumière  rappelle 
son  amour  enrag-é  pour  le  «  garçon  •>  qui  la  rudoyait  et 
auquel  elle  sacrifiait  tout  ont  leurs  correspondants  exacts 
dans  le  Roman  de  la  Rose. 


l'oeuvre.  107 

sonnages  célèbres  emportés  par  la  Mort,  destinées  à 
nous  remettre  sous  les  yeux  la  fragilité  de  la  vie,  et 
cette  forme  même  de  l'interrogation  que  présentait 
déjà  la  chanson  médiévale,  encore  aujourd  hui  chan- 
tée par  les  étudiants  allemands  :  Ubi  sunt  qui  ante 
nos  in  inuiido  fuere?  Mais  l'écolier  parisien  a  su  faire 
de  ce  lieu  commun  une  des  perles  les  plus  rares  de 
la  poésie  de  tous  les  temps,  dabord  en  névoquant. 
dans  son  rêve  que  des  figures  de  femmes,  puis  en 
les  choisissant  avec  un  ai't  ou  plutôt  un  instinct  mer- 
veilleux, les  unes  à  peine  reconnaissables  et  passant 
vaguement  devant  les  yeux,  comme  Biétris,  Allis, 
cette  mystérieuse  «  Haremburgis  qui  tint  le  Maine  », 
ou  cette  reine  «  blanche  comme  lis  »  dont  le  nom 
même  nous  reste  inconnu;  d'autres  éveillant  les 
lointains  souvenirs  de  la  mythologie  ou  de  l'antiquité  : 
Echo,  Flora  «  la  belle  Romaine  »,  Thaïs  ';  les  autres 
enfin  prises  aux  souvenirs  populaires  :  Berte  aux 
gi'ands  pieds,  «  la  très  sage  Héloïs  »,  la  reine  qui  fit 
jeter  Buridan  en  Seine;  enfin,  tout  en  dernier,  après 
le  défilé  de  ces  ombres  gracieuses,  une  figure  toute 
moderne  et  poignante,  «  la  bonne  Lorraine  qu'Anglais 
brûlèrent  à  Rouen  ».  Les  rimes  caressantes  en  is  et 
en  aine  bercent  doucement  la  rêverie,  et  pour  l'enchan- 
ter le  poète  a  trouvé  le  refrain  exquis,  évoquant  une 
image  à  la  fois  passagère,  éclatante  et  frêle  comme 
celle  même  des  fantômes  qu'il  fait  passer  devant  nous  : 

Mais  ou  sont  les  neiges  d'anlan  ? 

1.  On  a  TU  plus  haut  (p.  4Gj  à  quelle  méprise  est  dû  le  nom 
d'Arcbipiada,  sous  lequel  se  cache  Alcibiade.  L'honneur  de 
cette  jolie  trouvaille  revient  à  M.  Ernest  Langlois,  professeur 
à  l'université  de  Lille. 


108  FRANÇOIS   VILLON. 

Sauf  une  ou  deux  taches,  qui  choquent  surtout 
parce  que  le  reste  est  parfait  ',  la  ballade  des  Dames 
du  temps  jadis  est  un  vrai  chef-d  œuvre  et  mérite  la 
popularité  dont  elle  n'a  pas  cessé  de  jouir. 

C'est  encore  la  femme  —  mais  quelle  femme  !  —  qui 
fait  le  sujet  d'une  ballade  que  Ion  peut  attribuer  à  la 
même  période,  la  ballade  oîi  Villon  semble  se  mettre 
en  scène  avec  cette  «  grosse  Margot  »  de  la  Cité 
dont  il  aurait  été  le  souteneur.  Cette  pièce  se  rat- 
tache, comme  on  l'a  déjà  remarqué  ^,  à  un  genre 
encore  florissant  au  xiv^  siècle,  et  dont  on  trouve 
même  des  exemples  dans  Deschamps,  celui  de  la 
«  sotte  chanson  «  :  aux  poésies  conventionnelles  oii 
les  poètes  «  courtois  »  célèbrent  les  charmes  et  les 
vertus  de  leur  dame  on  s'amuse  à  opposer  des  amours 
avec  les  créatures  les  plus  hideuses  ou  les  plus 
abjectes.  Il  est  donc  permis  de  croire  que  ce  n'est 
pas  sa  vie  réelle  dont  Villon  nous  fait  ici  le  tableau, 
que  la  trop  fameuse  ballade  est  à  la  fois  un  jeu  litté- 
raire et  une  de  ces  bravades  où  peut  se  lancer,  entre 
écoliers,  une  verve  trop  débridée.  Au  reste,  c'est 
surtout  linfamie  de  cette  pièce  qui  l'a  rendue  célèbre  : 
elle  nest  pas  une  des  meilleures  du  poète  ;  le  réalisme 
y  est  poussé  à  l'excès,  et  on  peut  y  relever  plus  d  une 
gaucherie.  Il  est  surprenant  que  Villon  ait  conservé 
cette  pièce  ignoble  pour  l'enchâsser  dans  le  Testa- 
ment, non  loin  de  la  pièce  où  il  fait  parler  sa  mère  et 

1.  «  Prince,  n'enquerez  de  semaine  Ou  elles  sont  ne  de  cest 
an  »  :  ces  deux  premiers  vers  de  l'Envoi  sont  bien  fficlieux; 
le  vers  sur  Pierre  Esbaillart,  «  Pour  son  amour  eut  cest  essoine  », 
est  aussi  du  remplissage. 

2.  Voir  Bijvanck,  Un  poète  de  la  société  de  François  Villon, 
p.  12. 


L'CEUVRE.  109 

au  milieu  de  ses  l)onnes  résolutions  morales.  C'est 
un  exemple  à  joindre  à  tous  ceux  que  l'on  connaît  de 
l'attachement  que  portent  souvent  les  artistes  à  celles 
de  leurs  œuvres  qui  le  méritent  le  moins. 

La  ballade  des  Contredits  de  Franc  Gontier  nous 
montre  une  tout  autre  facette  de  l'âme  multiple  de 
notre  poète.  Il  était  agacé  d'entendi'e  sans  cesse 
répéter  la  ballade  où  Philippe  de  Vitry  avait  célébré 
le  bonheur  rustique  du  bûcheron  Gontier  et  de  sa 
femme  Hélène,  habitant  une  «  borde  portable  '  »,  loin 
des  piliers  de  marbre  et  des  «  pommeaux  luisants  », 
vivant  de  laitage,  de  fruits,  d'oignons  et  de  l'eau  des 
fontaines,  entendant  avec  délices  «  harper  »  les 
oiseaux.  A  cette  idylle  champêtre  il  oppose  le  tableau 
tout  citadin  de  la  vie  épicurienne  dun  «  gras  cha- 
noine »  et  de  son  amie, 

Blanche,  tendre,  polie  et  atintee, 

se  caressant  et  buvant  l'hypocras,  au  coin  d'un  bon 
feu,  dans  leur  chambre  «  bien  nattée  ».  Que  Gontier 
et  Hélène  préfèrent  k  ce  plantureux  confort  leur  pain 
bis,  leur  eau  et  leurs  oignons  : 

Tous  les  oiseaus  d'ici  en  Babiloine 

A  tel  escot  une  seule  journée 

Ne  me  tendroient,  non  une  matinée! 

Car,  ajoute  le  poète,  je  l'ai  entendu  dire  dès  ma  petite 
enfance  et  suis  profondément  imbu  de  cette  maxime  : 

Il  n'est  trésor  que  de  vivre  a  son  aise  -. 

1.  C'est  déjà  —  sans  vouloir  établir  la  moindre  compa- 
raison entre  les  deux  poèmes  —  la  «  maison  du  berger  » 
d'Alfred  de  Vigny. 

2.  On  a  souvent  remarqué  que  Voltaire  a  traité  à  peu  près 


no  FRANÇOIS   VILLON. 

Je  crois  pouvoir  allribuei'  à  14561al)allade  de  Villon 
à  «  s'ainie  »  :  on  y  retrouve  la  même  situation 
—  plus  ou  moins  réelle  —  que  dans  le  poème  des 
Lais  :  Villon  se  présente  comme  réduit  à  la  fuite  par 
les  rigueurs  de  sa  maîtresse.  La  pièce  est  d'ailleurs 
médiocre.  La  première  strophe,  comme  plus  d  une 
des  Lais,  est  écrite  dans  le  style  faux  et  ennuyeux  de 
la  galanterie  conventionnelle;  la  strophe  III,  assez 
bien  commencée',  finit  dune  façon  incohérente;  le 
reste  est  sans  valeur  aucune. 

Ainsi,  au  moment  où  il  allait  quitter  Paris,  pour  n'y 
revenir  que  six  ans  plus  tard  après  bien  des  épreuves 
de  tout  genre,  Villon,  —  si  nos  attributions  chrono- 
logiques sont  fondées,  —  avait  déjà  montré  sous  la 
plupart  de  ses  aspects  le  génie  étonnamment  varié 
dont  la  nature  l'avait  doué.  Encore  esclave  de  la  tra- 
dition ou  de  la  mode  poétique  dans  ses  ballades 
morales  ou  laudatives  et  dans  sa  ballade  amoureuse, 
il  avait  su  donner  un  tour  à  lui  et  une  portée  nouvelle 
à  des  lieux  communs  de  toute  poésie,  comme  la 
cruauté  de  l'âge  ou  de  la  mort  pour  les  plus  char- 
mantes formes  humaines,  exprimer  avec  une  vérité 
inimitable  la  dévotion  des  simples,  révéler  le  fond, 
en  somme  matériel  et  «  bourgeois  »,  de  sa  conception 
de  la  vie  et  s'affirmer  par  là  même  comme  un  ferme 
tenant  du  réel  opposé  au  romanesc[ue.  En  même 
temps  il  avait  su  montrer  dans  tout  ce  qu  il  avait  eu 


le  même  thème  dans  le  Mondain.  Marot  a  imité  la  première 
strophe  de  cette  ballade  dans  l'épigramme  du  Gros  prieur. 

1.  «  Un  temps  viendra  qui  fera  dessécher,  Jaunir,  pâlir 
vostre  espanie  fleur...  »  On  sait  combien  de  fois  cette  pensée 
a  été  ressassée  par  les  poètes  de  la  Pléiade. 


l'oeuvre.  m 

à  décrire  la  justesse  de  son  observation  et  la  puis- 
sance de  son  rendu  :  peintures  déglise,  corps  jeune 
et  corps  vieilli  de  la  femme,  intérieur  confortable  et 
voluptueux.  Toutes  ces  qualités  devaient  se  retrouver 
dans  son  œuvre  maîtresse  et  y  alterner  par  le  change- 
ment perpétuel  de  tons  qu  on  a  reproché  à  cette  œuvre 
singulière  et  qui  en  est  peut-être  le  plus  grand 
attrait;  mais  il  devait  y  joindre  un  don  supérieur, 
encore  absent  de  ses  premières  œuvres,  et  qui  le 
marque  de  l'empreinte  la  plus  originale  et  lui  assure 
le  mieux  l'immortalité  :  le  don  de  la  poésie  person- 
nelle. Déjà  dans  les  Lais,  écrits  à  la  fin  de  1456,  il 
s'était  pris  lui-même,  en  partie  au  moins,  pour  sujet 
de  sa  poésie;  il  devait  le  faire  dans  le  Testament  avec 
bien  plus  de  sincérité  et  de  puissance.  Mais  avant 
d'arriver  à  ces  deux  œuvres,  qui  ne  peuvent  s'étudier 
qu'ensemble,  je  voudrais  poursuivre  la  revue  des 
pièces  isolées  ou  enchâssées  dans  le  Testament  qui, 
avec  elles,  complètent  le  mince  bagage  du  poète. 

J'ai  parlé  plus  haut  des  pièces  plus  que  faibles 
composées  à  Blois  sur  la  naissance  de  Marie  d'Or- 
léans et  de  la  ballade  ;  Je  meurs  de  soif  auprès  de  la 
fontaine;  je  n'y  reviens  pas.  On  peut  attribuer  à 
1458  la  ballade  adressée  par  le  poète  errant  au  duc 
de  Bourbon  pour  lui  demander  un  «  prêt  v,  ballade 
fort  admirée  au  xvi*'  siècle  et  que  Marot  a  imitée  dans 
sa  fameuse  épître  à  François  P"".  C'est  en  effet  un 
modèle  dans  l'art  de  quémander  avec  désinvolture 
et  une  sorte  d'élégance,  art  qui  resta  en  faveur 
parmi  les  beaux  esprits  plus  de  deux  siècles  après 
Villon.  Nous  sommes  devenus  peu  sensibles  à  ce 
genre  de  talent,  mais  nous  devons  reconnaître  que 


112  FRANÇOIS   VILLON. 

Villon  l'avait,  et  en  somme  c'était  le  plus  honorable 
des  trop  nombreux  moyens  que,  comme  Panurge,  il 
mettait  en  œuvre  pour  gagner  de  l'argent.  On 
remarque  aussi  dans  cette  ballade  un  enjouement 
facile  que  nous  retrouverons  dans  d'autres  pièces  et 
qui  est  une  des  marques  du  génie  de  notre  poète. 

Dans  la  vie  vagabonde,  misérable  et  sans  doute 
honteuse  que  Villon  mena  en  1459,  1460  et  1461, 
trouva-t-il  le  temps  et  le  courage  de  composer  des 
poésies?  C'est  probable,  mais  il  n'y  a  pas  une  des 
pièces  insérées  dans  le  Testament  que  nous  puissions 
avec  certitude  rapporter  à  cette  période. 

En  1461,  Villon  était  dans  la  basse  fosse  de  INIeun 
et  y  composait  les  trois  ballades  dont  j'ai  parlé  au 
début  de  ce  livre.  Celle  oîi  il  se  fait  admonester  par 
Fortune  n'a  pas  grande  valeur;  elle  est  cependant 
intéressante  en  ce  que  le  poète  lui-même  en  est  le 
sujet  ou  au  moins  le  prétexte  '.  Le  Débat  du  cœur  et 
du  corps  de  Villon,  ou  plutôt  le  débat  de  Villon  avec 
sa  conscience,  est  d'un  tout  autre  prix  :  là,  pour  la 
première  fois,  nous  voyons  le  poète  descendre  en 
lui-même,  fouiller  les  replis  secrets  de  son  cœur, 
s'apitoyer  sur  son  malheur  et  en  rechercher  sérieu- 
sement les  causes.  La  forme  du  débat,  qui,  au 
premier  abord,  paraît  conventionnelle,  est  ici  par- 
faitement à  sa  place  :  elle  représente  l'éternelle 
lutte  des  deux  éléments  dont  se  compose  la  nature 
humaine,  des  deux  tendances  qui  l'entraînent,  l'une 
vers  le  bien,  l'autre  vers  le  mal,  lutte  dont  la  con- 

1.  Cette  pièce,  où  Fortune  se  justifie  et  g-ourmandc  Villon 
en  lui  alléguant  tous  les  rois  et  empereurs  qu'elle  a  préci- 
pités du  faîte,  rappelle  un  sonnet  connu  de  Scarron. 


L'CEUVRE.  113 

science  de  tous  les  hommes  est  le  champ  clos  et  qui, 
dans  le  for  intérieur  où  elle  a  lieu,  prend  invincible- 
ment la  forme  d'un  dialogue.  Elle  pourrait  assurément 
avoir  plus  de  profondeur  et  de  pathétique  qu'elle 
n'en  a  dans  la  pièce  de  Villon  ;  mais  elle  nous  inté- 
resse dans  ses  vers  comme  elle  nous  intéresse  chaque 
fois  qu'elle  est  représentée  avec  vérité.  Quant  à  la 
ballade  adressée  par  le  prisonnier  à  ses  amis,  c'est 
un  petit  chef-d'œuvre  d'esprit  et  de  grâce  et  en 
même  temps  un  charmant  tableau  de  la  société  joyeuse 
et  frivole  à  laquelle  le  poète  se  souvenait  d'avoir 
appartenu. 

Le  Testament,  nous  l'avons  vu,  fut  écrit  vers  la 
fin  de  1461,  après  un  court  séjour  à  Paris.  Villon  y 
enchâssa  seize  ballades,  dont  les  unes  avaient  été 
composées  antérieurement  (nous  les  avons  passées 
en  revue),  dont  les  autres  paraissent  bien  avoir  été 
faites  exprès  pour  être  insérées  là.  De  ce  nombre  est 
la  ballade  donnée  comme  suite  à  celle  des  Daines  du 
temps  jadis  et  appelée  improprement  des  Seigneurs 
du  temps  jadis,  car  tandis  que  la  première  cite  sur- 
tout des  femmes  appartenant  à  des  époques  fabu- 
leuses ou  reculées,  la  seconde  ne  mentionne  que  des 
personnages  morts  tout  récemment,  comme  le  roi 
Charles  VII.  Non  content  de  cette  première  variation 
du  thème  qui  l'avait  si  bien  inspiré,  Villon  en  a  com- 
posé une  seconde,  la  ballade  «  en  vieil  langage  fran- 
çois  ».  Celle-ci  est  tout  à  fait  médiocre,  et  n'intéresse 
que  par  le  curieux  essai,  manqué  d'ailleurs,  de 
faire  un  pastiche  de  l'ancienne  langue.  Celle  des 
Seigneurs  est  également  insignifiante  et  n'ajoute 
aucune  note   personnelle  au  genre   traditionnel  de 


114  FRANÇOIS    VILLON. 

rénumération.  Comme  il  arrive  souvent,  Villon,  en 
voulant  pousser  à  bout  une  idée  qui  lui  avait  réussi, 
l'a  épuisée  sans  rien  en  tirer  de  nouveau;  il  a  même 
fait  quelque  tort  à  la  pièce  primitive,  dont  cette 
double  imitation  met  en  relief  le  «  procédé  »  banal. 
Heureusement  la  postérité  l'a  détachée  de  ses  suites 
et  répète  encore  la  l)alladc  des  Dames  en  oubliant 
parfaitement  les  deux  autres. 

Plus  agréable  est  la  «  double  ballade  »  contre  les 
«  folles  amours  »,  composée  certainement  pour  être 
insérée  dans  le  Testament,  puisqu'elle  commence  par 
les  mots  Pour  ce,  qui  se  rapportent  au  vers  précé- 
dent. C'est  encore  une  énumération,  à  la  mode  du 
moyen  âge,  de  tous  les  grands  personnages  qui  ont 
été  victimes  de  l'amour  ;  niais  au  lieu  qu'elle  soit  solen- 
nelle et  pédante  elle  est  pleine  de  gaieté  et  d'humour, 
et  on  voit  c{ue  le  poète  se  moque  lui-même  de  son  sujet  : 

Folles  amours  font  les  gens  bestes  : 
Salmon  en  idolatria; 
Samson  en  perdit  ses  lunettes  : 
Bien  est  heureux  qui  rien  n'y  a! 

Et  à  la  suite  de  toutes  ces  illustres  victimes,  Salo- 
mon,  Samson,  Orphée,  «  Sardana  »,  David,  Amnon, 
Hérode,  le  poète  se  fait  apparaître  lui-même  et 
raconte  sa  piteuse  aventure  avec  Catherine  de  Vaus- 
selles,  aventure  qu'il  ne  prend  pas  d'ailleurs  au  tra- 
gique. Toute  la  pièce  est  amusante  et  gaie. 

Comme  celle-ci,  la  ballade  «  à  ceux  de  mauvaise 
vie  »  est  rattachée  par  son  début  au  vers  précédent 
du  texte  et  ne  peut  donc  en  être  séparée.  Nous  en 
avons  cité  le  refrain  énergique  : 

Tout  aux  tavernes  et  aux  filles, 


l'œuvre.  115 

et  nous  avons  passé  en  revue  la  bande  d'  «  enfants 
perdus  »  que  le  poète  fait  défiler  dans  les  deux  pre- 
mières strophes,  sinistre  dans  la  première,  joyeuse 
dans  la  seconde.  La  troisième  strophe  est  plus  faible, 
et  l'Envoi  est  tout  à  fait  mal  venu. 

Les  deux  ballades  qui  terminent  le  Testament  en 
font  également  partie  intégrante.  Dans  la  premièx'e, 
conçue  sous  forme  énumérative,  mais  fort  vivement 
exécutée,  le  poète,  censé  près  de  mourir,  demande 
merci  à  tout  le  monde,  sauf  aux  «  traîtres  chiens 
mâtins  »  qui  lont  tenu  à  ^leun  en  si  dure  prison 
Dans  la  seconde,  il  invite  à  son  enterrement  et 
revient,  mais  avec  une  grâce  extrême,  à  la  con- 
vention poétique  d'après  laquelle  il  ne  fut  exilé  que 
«  par  ses  amours  »  ;  mais,  dans  l'Envoi,  le  «  martyr 
d'amour  «  conclut  ses  lamentations  par  une  cabriole  : 

Prince  gai  comme  esmerillon, 
Savez  que  fist  au  départir? 
Un  trait  beut  de  vin  morillon  ', 
Quant  de  ce  monde  vout  -  partir. 

La  prestigieuse  ballade  en  l'honneur  de  feu  Jean 
Cotart  n'est  pas,  comme  les  précédentes,  matériel- 
lement rattachée  au  texte  du  poème,  mais  elle  a  été 
composée  en  même  temps,  puisque  le  «  procureur 
en  cour  d'Eglise  »  de  Villon  ne  mourut  qu  en  1461. 
Jamais  le  peintre  n'a  su  dessiner  avec  plus  de  net- 
teté, n'a  employé  de  plus  chaudes  couleurs  que  dans 
cette  pièce,  digne  des  Flamands  les  plus  réjouis,  où 
1  on  voit  le  vieil  ivrogne  frappant  à  la  porte  du 
paradis  et  comptant  pour  y  être  reçu  sur  l'appui  des 

1.  Vin  fait  avec  du  raisin  [rnorillon)  noir.  —  2.  Voulut. 


116  FRANÇOIS   VILLON. 

buveurs  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament. 
Avec  quelle  émotion  Villon  les  supplie  de  le  laisser 
entrer,  et  avec  quelle  vivacité  de  souvenir  il  le  repré- 
sente tel  qu'il  l'a  connu  ! 

Comme  homme  beu,  qui  chancelle  et  trépigne, 
L'ai  veu  souvent,  quant  il  s'alloit  couchier, 
Et  une  fois  il  se  fist  une  bigne, 
Bien  m'en  souyient,  a  Testai  d'un  bouchier... 

Prince,  il  n'eust  seu  jusqu'à  terre  crachier  : 
Tousjours  crioit  :  «  Haro!  la  gorge  m'art!  » 
Faites  entrer,  quant  vous  l'orrés  huchier, 
L'ame  du  bon  feu  maistre  Jean  Cotart! 

Entre  le  Testament  et  le  dernier  procès,  donc 
probablement  en  1462,  se  placent,  comme  nous 
l'avons  vu,  les  sept  ballades  '  écrites  par  Villon 
dans  le  jargon  de  la  Coquille.  Si  elles  sont  une 
preuve  fâcheuse  de  sa  récidive  dans  le  mal,  elles 
n'ajoutent  rien  à  sa  gloire  poétique.  Leur  seule 
originalité  est  la  langue  dans  laquelle  elles  sont 
écrites  ^.  Bien  que  nous  n'en  comprenions  pas  tous 
les  mots,  nous  voyons  sans  peine  qu'elles  n'ont  aucune 
espèce  de  valeur.  Il  y  donne  aux  voleurs  qui  «  tra- 
vaillent »  à  Paris  et  dans  les  environs  des  conseils 
pour  réussir   dans    leurs    entreprises    et  éviter    la 


1.  Peut-être  en  a-t-il  fait  plus.  Six  ballades  sont  dans  les 
anciens  imprimé?,  cinq  autres  dans  un  manuscrit,  et  c'est 
l'une  de  ces  cinq  qui  porte  en  acrostiche  le  nom  de  Villon; 
cependant  il  est  probable  que  les  quatre  autres  sont  dues  à 
des  imitateurs. 

2.  Il  faut  toutefois  noter  qu'elles  montrent  une  variété 
(la  3'^)  ou  une  irrégularité  (la  f)  de  rythme  inconnues  non 
seulement  aux  autres  ballades  de  Villon,  mais  à  toutes  les 
ballades  du  temps. 


l'oeuvre.  117 

prison,  le  fouet  ou  la  potence  qui  les  attendent.  Ces 
leçons  —  bien  différentes  de  celles  du  Testament  — 
eurent  peut-être  du  succès  parmi  ceux  auxquels 
elles  étaient  destinées ,  et  c'est  sans  doute  pour 
eux  qu'on  jugea  bon  de  les  imprimer  vingt-cinq 
ans  plus  tard  ;  aujourd'hni  elles  ne  sauraient  inté- 
resser que  les  philologues.  On  n'y  trouve  pas  une 
image,  pas  un  mouvement,  pas  une  idée  poétique  : 
évidemment  le  travail  matériel  de  choisir  les  mots 
et  de  les  plier,  pour  la  première  fois,  aux  lois  du 
vers  a  absoi'bé  tout  l'effort  du  rimeur,  et  il  ne  lui 
est  pas  resté  de  quoi  insuffler  à  ces  créations  labo- 
rieuses la  moindre  parcelle  de  son  âme  ou  de  son 
talent. 

Ce  n'est  pas  que  l'une  eût  perdu  son  ressort  et 
l'autre  sa  souplesse.  Les  pièces  c[u'il  écrivit  plus 
tard,  à  l'occasion  du  procès  où  il  fut  condamné  à 
mort,  sont  dignes  de  ses  meilleurs  morceaux  d  au- 
trefois, si  elles  ne  les  surpassent  pas  tous.  La  bal- 
lade des  Pendus  est  avec  celle  des  Dames  du  temps 
jadis  ce  qui  reste  et  restera  éternellement  vivant  de 
l'œuvre  du  poète  parisien.  L'homme  et  l'artiste  nous 
y  émeuvent  également.  Les  sentiments  d'humilité, 
de  repentir,  de  résignation  et  d'espérance  qui  rem- 
plissent les  deux  premières  strophes  sont  exprimés 
avec  une  simplicité  et  une  intensité  qu'on  sent 
venir  de  l'àme.  Et  d'autre  part  la  troisième  strophe 
nous  présente  une  peinture  d'un  réalisme  puissant 
qui  saisit  les  yeux,  et  qui  en  même  temps  fait  passer 
un  frisson  dans  le  cœur,  quand  on  pense  que  c'est 
sur  la  vision  de  son  propre  cadavre  que  le  poète 
l'exerce  avec  cette  sûreté  de  dessin  et  cette  richesse 


H 8  FRANÇOIS   VILLON. 

de  couleur.  Il  fait  parler  les  squelettes  suspendus  à 
iMontfaucon  : 

La  pluie  nous  a  bues  '  et  lavés, 
Et  le  soleil  dessechiés  et  noircis; 
Pies,  corbeaux,  nous  ont  les  yeux  caves 
Et  arrachié  la  barbe  et  les  sourcis. 
Jamais  nul  temps  nous  ne  sommes  assis  -  : 
Puis  ça,  puis  la,  comme  le  vent  varie, 
A  son  plaisir  sans  cesser  nous  cbarrie. 
Plus  becquetés  d'oiseaux  que  dés  à  coudre... 

Un  dilettante  pourrait  regretter  que  la  sinistre 
vision  n'ait  pas  été  réalisée  :  si  elle  l'avait  été,  si  le 
maigre  corps  du  poète  avait  en  effet  brandillé  au 
gibet  de  Montfaucon,  si  cette  page  était  la  dernière  de 
son  œuvre,  on  ne  peut  nier  que  cette  œuvre  en  pren- 
drait quelque  chose  de  plus  impressionnant  et  de  plus 
tragique.  Nous  sommes  loin,  toutefois,  d'être  fâchés 
que  Villon  ait  échappé  à  la  potence,  et  nous  prenons 
volontiers  notre  part  de  la  gaieté  triomphante  de 
sa  jolie  ballade  au  guichetier  Garnier  :  c'est  une  des 
mieux  tournées  et  des  plus  vives  qu'il  ait  écrites. 

Nous  n'en  dirons  pas  autant  de  la  dernière  pièce 
de  lui  qui  nous  soit  parvenue,  de  sa  ballade  au  Par- 
lement pour  le  remercier  d'avoir  accueilli  son  appel 
et  demander  un  délai  de  trois  jours  avant  de  quitter 
Paris.  Comme  presque  toujours  quand  il  vise  au 
style  noble,  il  y  est  à  la  fois  emphatique  et  vulgaire, 
et  il  tombe  dans  le  burlesque  sans  le  vouloir  en 
invitant  ses  cinq  sens  à  se  joindre  à  sa  langue,  ses 
dents  à  «  s'eslochier  »,  son  cœur  à  se  percer  d'une 

1.  Lessivés.  —  2.  En  repos. 


L'OEUVRE.  119 

broche,  son  foie,  son  poumon  et  sa  rate  à  faire  chorus 
pour  remercier  la  cour  du  Parlement, 

Mcre  des  bons,  et  seur  des  benois  anges, 

à  laquelle  ils  doivent  tous  la  vie.  Cette  pièce,  qui 
clôt  l'œuvre  de  Villon,  nous  montre,  avec  la  ballade 
en  l'honneur  d'Ambroise  de  Loré,  qui  l'ouvre,  et  les 
poésies  sur  la  naissance  de  Marie  d'Orléans,  qui 
en  forment  le  milieu,  ce  qu  il  aurait  sans  doute 
produit  si,  comme  le  souhaitait  pour  lui  Marot,  «  il 
eût  été  nourri  en  la  cour  des  rois  et  des  princes,  oh 
les  jugemens  s'amendent  et  les  langages  se  polis- 
sent ».  Heureusement  cette  veine  fâcheuse  n'est 
chez  lui  que  bien  exceptionnelle,  et  elle  ne  se  fait 
sentir  nulle  part  dans  ses  deux  œuvres  les  plus  ori- 
ginales et  en  môme  temps  les  seules  qui  aient 
quekjue  étendue  :  les  Lais  et  le  Testament. 

Le  caractère  commun  de  ces  deux  œuvres,  c'est 
d'être  de  la  poésie  personnelle,  et  cela  dans  un 
double  sens  :  d'une  part  le  poète  lui-même  en  est 
le  sujet,  s'y  met  en  scène,  y  expose  non  pas  seule- 
ment ses  sentiments  généraux  et  la  forme  propre 
de  sa  sensibilité,  mais  les  conditions  particulières  et 
telle  ou  telle  circonstance  de  sa  vie;  d'autre  part,  il 
introduit  dans  ses  vers  une  foule  d'autres  personnes 
avec  qui  il  entretient  des  relations  de  tous  genres, 
et  leur  adresse  soit  des  marques  de  respect  et  d'amitié, 
soit,  et  le  plus  souvent,  des  traits  plaisants  et  sati- 
riques. A  ce  double  caractère  s'ajoute  le  cadre 
employé  par  le  poète,  qui  consiste  à  se  représenter 
comme  prêt  à  quitter  ce  monde  et  faisant  des  legs  à 
ceux  qu'il  y  a  connus. 


120  FRANÇOIS   VILLON. 

Ce  cadre  ingénieux  et  souple  est-il  de  l'invention  de 
notre  poète  ?  On  peut  rapprocher  des  Lais  les  Congés 
des  poètes  artésiens  Jean  Bodcl,  Baude  Fastoul  et 
surtout  Adam  de  la  Halle  :  en  quittant  Arras,  —  les 
deux  premiers  pour  s  enfermer  dans  une  léproserie, 
le  troisième  pour  se  rendre  à  Paris,  —  ils  adressent 
à  leurs  concitoyens  des  adieux  qui  ont  souvent 
un  caractère  satirique;  l'analogie  est  toutefois  assez 
lointaine,  et  il  n'est  pas  probable,  en  outre,  que 
Villon  ait  connu  ces  poésies.  Il  connaissait  le  Testa- 
ment de  Jean  de  Meun,  mais  cette  œuvre  remarquable 
ne  contient,  avec  des  réflexions  morales  et  pieuses, 
que  des  traits  de  satire  générale,  et  n'a  pu  lui  servir 
que  très  vaguement  de  modèle.  Beaucoup  plus  voisin 
du  genre  de  nos  deux  poèmes  est  le  testament  que  le 
brave  Jean  Régnier  avait  composé  en  1432.  Ce  Jean 
Régnier,  bailli  d'Auxerre  pour  le  duc  de  Bourgogne, 
était  tombé  entre  les  mains  d'  «  écorcheurs  «  du  parti 
français,  qui  l'avaient  emprisonné  à  Beauvais  et  ne  le 
relâchèrent  qu'après  dix-sept  mois,  quand  il  eut  payé 
la  première  partie  d'une  forte  rançon  et  laissé  en  otage 
du  reste  sa  femme  et  son  fils.  Il  charma  ses  loisirs 
forcés  en  composant  une  foule  de  poésies,  médiocres 
de  forme,  mais  amusantes,  et  très  curieuses  pour  la 
connaissance  des  mœurs  de  cette  époque  troublée. 
Dans  le  nombre  se  trouve  un  testament,  qu'il  fit  à  un 
moment  où  il  se  demandait  s'il  sortirait  vivant  de  sa 
geôle.  On  y  trouve  quelques  traits  qui  rappellent 
celui  de  Villon,  et  notamment  toute  l'ordonnance 
de  ses  funérailles.  Mais  le  testament  de  Régnier, 
quoique  à  moitié  badin,  a  cependant  un  fond  sérieux  : 
le  pauvre  bailli  plaisantait,  mais  de  vraies  larmes  fai- 


L'ŒUVRE.  121 

saient  parfois  trembler  son  rire.  Puis  il  n'y  a  presque 
aucune  chance  pour  que  Villon  ait  connu  le  Livre  de 
la  prison  de  Régnier  :  c'était  un  recueil  fait  pour  le 
poète  lui-même  et  les  siens,  et  qui  ne  dut  pas  soi^tir 
d'un  cercle  étroit  ;  on  n'en  possède  aucun  manuscrit, 
et  c'est  par  un  grand  hasard,  —  hasard  heureux,  car 
c'est  un  «  document  humain  »  de  premier  ordre,  — • 
qu'il  fut  imprimé  à  Paris  en  1526.  D'ailleurs  aucune 
des  œuvres  antérieures  à  Villon  ne  présente  l'idée 
toute  particulière  des  «  legs  »,  qui  fait  le  fond  des 
deux  poèmes  de  Mllon,  et  qui  lui  appartient  bien. 

Elle  n'a  pris  chez  lui  tout  son  développement 
que  peu  à  peu,  et  c'est  précisément  ce  qui  montre 
qu'elle  est  bien  à  lui.  Les  Lais  (legs),  qu'il  écrivit 
en  1456,  n'en  contiennent  encore  que  le  germe.  Au 
moment  de  partir  pour  Angers  —  on  sait  ce  qui  l'y 
conduisait  —  il  s'amusa  à  faire  son  testament,  ce 
qu'on  faisait  souvent  au  moment  d'entreprendre  un 
long  et  périlleux  voyage,  dont  on  n'était  pas  sur  de 
revenir  : 

Et  puis  que  départir  me  faut 
Et  du  retour  ne  suis  certain... 
Vivre  aux  humains  est  incertain, 
Et  après  mort  n'y  a  relais  ', 
Je   m'en  vois  en  pais  lointain, 
Si  establis  ces  presens  lais. 

Suivent  des  legs  au  nombre  de  trente-six  :  à  maître 
Guillaume  de  Villon,  à  sa  belle,  qu'il  ne  nomme  pas,  à 
maître  Ithier  ^larchant,  à  Saint-Amant,  à  Blaru,  aux 
curés,  à  Robert  Valée,  à  Jaquet  Cardon,  à  «  ce  noble 
homme   Régnier    de   Montigny    »,   au    seigneur    de 

1.  Après  la  mort  il  n'y  a  plus  de  remise. 


122  FRANÇOIS   VILLON. 

Grigny,  à  ^loutonnier,  à  maître  Jacques  Raguier,  à 
maître  Jean  Mautaint,  à  «  son  procureur  »  Fournier,  à 
Jean  Trouvé,  au  Chevalier  du  guet  et  aux  piétons  sous 
ses  ordres,  à  Perrenet  Marchant,  à  Jean  le  Loup  et  à 
Cholet,  aux  trois  «  pauvres  orphelins  »  Colin  Lau- 
rens,  Girard  Gossouin  et  Jean  Marceau,  aux  deux 
«  pauvres  clercs  »  maître  Guillaume  Cotin  et  maître 
Tlîibaud  de  Vilry  *,  aux  «  pigeons  »  pris  en  la  trappe 
(enfermés  au  Chàtelet),  aux  hôpitaux,  aux  vagabonds 
noctambules,  à  son  barbier,  à  son  savetier,  à  son  fri- 
pier, aux  Mendiants,  aux  Filles-Dieu  et  béguines,  à 
Jean  de  la  Garde,  à  un  anonyme  auquel  il  gardait 
rancune  ^,  à  Mairebeuf,  à  Nicolas  de  Louviers. 

CesJegs^ontjDresque  tous  une  forme  éminemment 
facétieuse  et  fantaisiste.;  .il,  s'y  caclie  déjà  parfois  une 
pensée  plus  profonde,  mais  ce  cjui  y  domine  c'est  la 
gaieté.  Le  premier  est  sérieux  :  en  léguant  à  Guil- 
laume de  Villon  sa  renommée, 

Qui  en  l'honneur  de  son  nom  bruit, 

le  poète  veut  lui  prouver  que  les  soins  qu'il  a  donnés 
à  l'écolier  ne  sont  pas  perdus,  qu'il  aura  sa  part  dans 
la  gloire  déjà  acquise  au  nom  de  Villon.  Le  second, 
adressé  à  sa  maîtresse,  est  dans  le  goût  conventionnel 
de  la  poésie  d'amour  imitée  d'Alain  Chartier;  mais  il 
est  gracieux  :  à  celle,  dit-il. 

Qui  si  durement  m'a  chassé... 
Je  laisse  mon  cuer  enchâssé, 

1.  Cf.  p.  3r>.  —  2.  Il  me  paraît  probohle  qu'il  s'agit  ici  de 
ce  Jean  le  .Mardi  qui  accompag-nait  Philippe  Sermoise  dans 
l'échauffourée  où  ce  dernier  fut  tué  par  Villon;  peut-être  aussi 
cst-cc  le  Noël  Jolis  auquel  il  ne  témoigne  pas  moins  d'hosti- 
lité dans  le  Testament. 


L'ŒUVRE. 

Palle,  piteux,  mort  et  transi. 
Elle  m'a  ce  mal  pourchassé, 
Mais  Dieu  lui  en  fasse  merci! 


s> 


Les  autres  sont  tousdes  plaisanteries,  que  l'on 
peut  diviser  en  trois  groupes.  Beaucoup  consistent  à 
léguer  telle  ou  telle  enseigne  de  Paris,  et  Thumour 
résulte  de  l'appropriation  de  chaque  legs  à  chaque 
légataire ,  appropriation  qui  naturellement  nous 
échappe  quelquefois  :  nous  comprenons  que  le  poète 
laisse  au  boucher  Jean  Trouve  le  Mouton,  le  Bœuf 
couronné  et  la  Vache  ;  au  Chevalier  du  guet  le  Heaume 
et  aux  archers  qui  font  les  rondes  de  nuit  la  Lan- 
terne; à  l'épicier  Jean  de  la  Garde  le  Mortier  d'or; 
nous  supposons  que  maître  Pierre  de  Saint-Amant 
dut  à  son  goût  de  l'équitalion  de  recevoir  à  la  fois  le 
Cheval  blanc,  la  Mule  et  \  Ane  rayé,  et  que  Guillaume 
Cotin  et  Thibaud  de  Vitry  aimaient  le  jeu  de  boule, 
puiscju'ils  héritent  de  la  Crosse  et  en  outre  d  un  «  bil- 
lard »  (à  peu  près  synonyme)  ;  et  si  maître  Jacques 
Raguier  reçoit  non  seulement  c  le  trou  de  la  Pomme 
de  Pin  »,  mais  encore  l'abreuvoir  Popin  (ce  n'est 
plus  une  enseigne),  nous  devinons  que  c'était  un  rude 
buveur,  ce  que  nous  confirme  le  Testament. 

Ces  facéties  ont  perdu  de  leur  sel  pour  nous  ;  celles 
du  second  groupe  sont  plus  neuves  et  nous  amusent 
encore.  Villon,  qui  s'est  déjà  arrogé  le  droit  de  distri- 
buer à  ses  amis,  comme  étant  son  bien,  les  enseignes 
de  sa  bonne  ville  de  Paris,  répartit  maintenant  sa  for- 
tune personnelle,  et  il  n'y  regarde  pas  :  à  l'un  il  laisse 
cent  francs  «  pris  sur  tous  ses  biens  »,  mais,  avec  la 
prudence  d'un  homme  pratique,  il  fait  cette  sage  res- 
triction : 


124  FRANÇOIS   VILLON. 

Mais  quoi?  je  n'y  comprens  en  riens 
Ce  que  je  pourrai  acquérir  ! 

II  se  compromet  moins  encore  en  léguant  «  une  poi- 
gnée »  de  ses  biens,  qu'il  prise  à  quatre  blancs,  et  il 
ajoute  avec  un  regard  attendri  pour  les  trois  «  petits 
enfants  tout  nus,  pauvres  orphelins  dépourvus  », 
auxquels  il  a  fait  ce  don  magnifique  (on  se  rappelle 
que  c'étaient  de  vieux  usuriers)  : 

Ils  mangeront  maint  bon  morceau, 
Les  enfants,  quant  je  serai  vieux! 

En  attendant  il  «  ordonne  »  qu'ils  soient  pourvus  de 
tout. 

Au  moins  pour  passer  ccst  hiver. 

A  ses  deux  autres  «  pauvres  clercs  »  il  assigne  un  cens 
«  sur  la  maison  de  Guillot  Gueuldry  ».  En  maint 
endroit  il  parle  en  grand  seigneur,  en  chevalier,  lais- 
sant à  l'un  trois  chiens,  à  l'autre  six,  à  celui-ci  son 
«  branc  »  (qui,  il  est  vrai,  est  en  gage),  à  celui-là  son 
haubert,  ou  bien  ses  gants  et  sa  huque  de  soie  %  à 
d'autres  ses  bonnets,  ses  chausses,  son  diamant; 
puis  tout  à  coup  le  bohème  reparaît  quand  il  lègue  à 
Robert  Valce  ses  «  braies  »,  qui  sont  retenues  pour 


1.  Il  log-ue  encore   bien  d'autres  choses   à  son  ami  Jaquet 
Cardon  dans  des  vers  où  étincelle  son  humour  : 

Le  glan  aussi  d'une  saussoie  {plantation  de  saules) 

Et  tous  les  jours  une  grasse  oie. 

Et  un  chapon  de  haute  graisse, 

Dix  muis  de  vin  blanc  comme  croie  (craie), 

Et  deux  procès,  que  trop  n'engraisse. 

Quelle   sage    précaution,    après   lui    avoir   fait   une   vie    si 
plantureuse  !  et  quel  expédient  sûr  pour  combattre  l'obésité  ! 


L'ŒUVRE.  125 

un  écot  au  cabaret  des  Trumelières,  à  son  barbier  les 
rognures  de  ses  cheveux,  à  son  savetier  ses  vieux 
souliers  et  à  son  fripier  ses  vieux  habits  «  pour  moins 
qu'ils  ne  coûtèrent  neufs  »,  aux  prisonniers  du  Châ- 
telet  son  miroir  (celui  sans  doute  dont  il  se  servait  en 
prison),  aux  hôpitaux  ses  «  châssis  tissus  d'arai- 
gnée ».  Notons  encore  dans  le  même  ordre  d'idées 
le  legs  de  ti'ois  bottes  de  paille  à  Perrenet  Marchant 
pour  lui  permettre  d'exercer  le  seul  métier  dont  il 
puisse  vivre,  dun  tabart  à  Jean  Le  Loup  et  à  Cholet 
(nous  avons  vu  pour  quoi  faire),  d'une  écaille  d'œuf 
«  pleine  de  francs  et  d'écus  vieux  »,  à  Mairebeuf  et  à 
Nicolas  de  Louviers,  et  à  Pierre  de  Rousseville  aussi 
des  écus,  mais  «  tels  que  les  donne  le  Prince  (des 
Sots)  »,  c'est-à-dire  des  jetons  sans  valeur. 

Ses  autres  legs  sont,  si  on  peut  dire,  d'ordre 
moral.  Pour  «  forclore  d'adversité  »  les  deux  vieux 
chanoines  qu'il  traite  de  pauvres  clercs  parisiens, 
il  leur  laisse  la  «  nomination  »  qu  il  a  de  l'Université  ; 
aux  subordonnés  de  Robert  d'Estouteville  le  «  gré  » 
de  ce  seigneur;  aux  «  pigeons  pris  à  la  trappe  » 
du  Châtelet  les  bonnes  grâces  de  la  geôlière  :  c'est 
peut-être  ce  qu'il  y  avait  de  plus  réel  dans  toutes 
ses  possessions.  A  Robert  Valée,  avec  d'autres  objets 
précieux,  il  lègue  VArt  de  mémoire,  à  recouvrer 
sur  «  Maupensé  ».  Pour  faire  plaisir  aux  curés,  il 
leur  lègue  une  bulle  papale  qui  leur  permet  de  se 
défendre  contre  les  empiétements  des  Mendiants;  à 
ceux-ci,  ainsi  qu'aux  Filles-Dieu  et  aux  béguines, 
il  laisse 

Savoureux  morceaux  et  frians, 
Flaons,  chapons  et  grasses  gelines. 


126  FRANÇOIS   VILLON. 

Et  puis  preschier  les  Quinze  Signes  * 
Et  abatre  pain  a  deux  mains... 

En  revanche,  aux  «  ribauds  »  qui  couchent  sous  les 
étaux,  et  à  chacun  desquels  il  a  déjà  laissé  un  horion 
sur  l'œil,  il  assigne  une  destinée  bien  diverse  et  dont 
il  fait  un  tableau  à  sa  manière  : 

Trembler  a  chiere  renfrongniee, 
Megres,  velus  et  morfondus, 
Chausses  courtes,  robe  rongniee, 
Gelés,  murtris  et  enfondus  -. 

Aux  burlesques  inventions  des  legs  se  mêlent  déjà 
çà  et  là  quelques-uns  de  ces  traits  d'observation 
qui  devaient  se  multiplier  quand  le  poète  eut  mûri 
son  talent  et  assuré  sa  main  ;  telle  ou  telle  silhouette 
se  dégage  déjà  avec  une  frappante  et  comique  net- 
teté :  ainsi  celle  de  Roljert  Valée,  ce  pauvre  clcrgot 
au  Parlement,  qui  ressemble  à  un  «  poupard  »,  que 
le  Saint  Esprit  conseille,  «  bien  qu'il  soit  insensé  », 
et  auquel  le  poète  laisse  ses  braies  «  pour  coiffer  plus 
décemment  sa  bonne  amie  »,  et,  en  outre,  de  quoi 
acheter  «  une  fenêtre  »,  c'est-à-dire  une  boutique  de 
changeur  ou  d'écrivain  près  Sainl-Jacqucs;  —  ou 
celle  de  ces 

Deux  povres  clercs,  parlant  latin, 
Paisibles  enfans,  sans  estri  ^, 
Humbles,  bien  chantans  au  letri  *, 

1.  Les  quinze  signes  qui,  d'après  une  ancienne  tradition, 
devaient  précéder  le  Jugement  dernier  :  sujet  fréquent  de 
prédications  au  moyen  âge. 

2.  Je  n'ai  pu  faire  entrer  dans  ma  classification  les  trois 
coups  d'étrivières  qui  sont  légués  à  Moutonnier,  ni  le  legs, 
au   seigneur  de  Grigny,  des  châteaux  de  Bicêtre  et  de  Nijon. 

3.  Sans  disposition  aux  querelles,  pacifiques.  —  4.  Lutrin. 


l'œuvre.  127 

qui  ne  ressemblait  en  rien  à  la  figure  réelle  de  ces 
deux  chanoines  aussi  opulents  que  vieux. 

J'ai  parlé  plus  haut  (p.  54)  de  ce  qui  dans  le  poème 
est  étranger  aux  legs  eux-mêmes;  ceux-ci  en  forment 
le  noyau  et  en  occupent  plus  des  deux  tiers.  Ils  en 
firent  aussi  le  succès.  Quon  juge  des  rires  que 
durent  soulever  ces  huitains  empreints  d  une  gaieté 
folle,  où  la  fantaisie  la  plus  libre  se  jouait,  sans 
grande  méchanceté,  aux  dépens  de  gens  des  condi- 
tions les  plus  diverses,  mais  se  connaissant  et  habi- 
tués à  se  rencontrer!  Le  malicieux  écolier  avait 
disparu  après  avoir  allumé  la  mèche  de  son  feu  d'ar- 
tifice ;  mais  son  œuvre  passa  vite  de  mains  en  mains. 
Il  lavait  intitulée  les  Lais  de  maistre  François 
Villon  ;  mais  en  somme  c'était  bien  un  testament,  qui 
commençait  par  :  «  Au  nom  du  Père,  du  Fils  et  du 
Saint  Esprit  »,  et  n'était  inachevé,  d'après  le  poète, 
cjue  par  suite  dun  accident.  Aussi  fut-ce  sous  ce  nom 
de  Testament  que  le  poème  circula  et  fut  générale- 
ment désigné.  Villon  le  dit  dans  le  Testament  : 


Si  me  souvient  bien,  Dieu  mercis, 
Que  je  6s,  a  mon  parlement, 
Certains  lais,  l'an  cinquante  six. 
Qu'aucuns,  sans  mon  consentement, 
Voulurent  nommer  Testament  : 
Leur  plaisir  fut,  et  non  le  mien. 


Ce  fut  sans  doute  cette  désignation  même  qui  l'en- 
gagea à  reprendre  l'idée  seulement  esquissée  dans 
son  premier  poème  et  à  lui  donner  cette  fois  un  déve- 
loppement complet.  Il  se  représente  dans  son  lit, 
près  de  la  mort,  avec  son  clerc  «  Fremin  l'étourdi  », 


128  FRANÇOIS   VILLON. 

qui  l'entend  «  s'il  ne  dort  »,  et  auquel  il  dicte  ses 
dernières  dispositions.  Il  commence  encore  par  une 
invocation  solennelle  de  la  Trinité  ;  puis,  à  l'exemple 
des  testaments  de  ce  temps,  il  laisse  son  âme  à  Dieu 
en  la  recommandant  à  la  Vierge,  son  corps  «  à  notre 
grande  mère  la  terre  »,  nomme  en  tête  de  ses  léga- 
taires, comme  la  première  fois,  maître  Guillaume  de 
Villon,  puis  sa  «  pauvre  mère  »  et  sa  «  chère  Rose  », 
qu'il  traite  bien  moins  galamment  qu'il  n'avait  fait 
dans  les  Lais,  et  en  l'honneur  de  laquelle  il  insère 
néanmoins  la  médiocre  ballade  dont  il  a  été  parlé  plus 
haut.  Vient  ensuite  le  long  défilé  des  legs,  terminé 
cette  fois,  comme  l'était  alors  le  testament  de  tout 
personnage  de  marque,  par  l'institution  d'exécuteurs 
testamentaires  et  par  l'ordonnance  des  funérailles. 
Pour  la  répartition  des  pouvoirs  entre  les  divers 
exécuteurs  de  ses  volontés,  il  prend  les  précautions 
les  plus  minutieuses  :  Jean  de  Calais,  «  honorable 
homme  »,  —  qui  d'ailleurs  ne  l'a  jamais  vu  et  ne 
connaît  pas  son  nom,  —  sera  chargé  d'ôter  toutes  les 
difficultés  qu'on  pourrait  trouver  dans  le  testament. 

De  le  gloser  et  conimenler, 
De  le  deffinir  et  descrire, 
Diminuer  ou  augmenter, 
De  le  cancellcr  et  prescrire... 

Et  s'aucuns,  dont  n'ay  cognoissance, 

Estoit  allé  de  mort  ji  vie  ', 

Je  vueil  et  lui  donne  puissance... 

Que  cesle  aumosne  ailleurs  transporte 

Sans  se  l'appliquer  par  envie  : 

A  son  aine  je  m'en  rapporte. 

1.  Voir  ci-dessus,  p.  05,  n.  3. 


l'œuvre.  129 

Mais  cela  ne  lui  suffit  pas.  Il  désigne  en  outre  trois 
exécuteurs,  hoinraes  de  haut  rang,  auxquels  on  peut 
se  fier,  Martin  Bellefaye,  sire  Golombel  et  Michel 
Jouvencl : 

Mais,  au  cas  qu'ilz  s'en  excusassent, 
En  redoutant  les  premiers  frais, 
Ou  totalement  récusassent. 
Ceux  qui  s'ensuivent  ci  après 
Institue,  g'ens  de  bien  très  : 
Phelip  Brunel,  noble  escuyer. 
Et  l'autre,  son  voisin  d'emprès. 
Si  est  maistre  Jacques  Raguier; 

Et  l'autre,  maistre  Jaques  James  : 
Trois  hommes  de  bien   et  d'honneur, 
Desirans  de  sauver  leurs  âmes, 
Et  doutans  i  Dieu  nostre  seigneur. 
Plus  tost  y  mettroient  du  leur 
Que  ceste  ordonnance  ne  baillent  2. 
Point  n'auront  de  contrerolleur  3  ; 
A  leur  seul  bon  plaisir  en  taillent  1 

Ce  qui  concerne  les  funérailles  n'est  pas  moins 
bien  réglé  :  Guillaume  du  Ru  est  chargé  du  lumi- 
naire ;  les  exécuteurs  décideront  qui  portera  les  coins 
du  suaire  ;  on  sonnera  le  gros  beffroi,  et  les  deux 
sonneurs  auront  en  salaire  quatre  miches,  ou,  s'ils 
trouvent  que  c'est  trop  peu,  six,  «  plus  que  les  plus 
riches  ne  donnent   »,   seulement    «    elles   seront  de 


1.  Craignant.  —  2.  N'exécutent. 

3.  On  plaçait  fréquemment  à  côté  des  exécuteurs,  qui 
avaient  les  plus  larges  pouvoirs,  un  contrôleur  :  Villon  en 
dispense  les  siens.  —  Villon  dépossède  le  «  maître  des 
testaments  » ,  —  chargé  à  l'officialité  de  régler  en  der- 
nier ressort  tout  ce  qui  concernait  les  testaments,  ■-—  de 
ses  fonctions  au  profit  d'un  jeune  prêtre  nommé  Thomas 
Tricot. 


130  FRANÇOIS   VILLON. 

saint  Etienne  '  ».  Quant  à  la  sépulture,  le  poète 
rordonne  à  Sainte-Avoic,  et  non  ailleurs  :  c'était,  on 
Va  vu,  la  seule  église  de  Paris  où  on  ne  pût  être 
enterré,  puisqu'elle  était  au  premier  étage  ;  aussi  ne 
veut-il  pas  de  toud)cau. 

Car  il  grevcroil,  le  planchier. 

Mais  du  moins  que  sur  la  dalle  qui  le  couvrira  on 
trace  son  portrait  à  l'encre,  et  qu'autour  on  écrive 
1  épitaphe  de  ce 

jiovrc  pelil  esfolier 

Qui  fut  nomme  rruiirois  Villon. 

Le  cadre  est  complet,  et  la  grâce  mélancolique  s'y 
ujéle  à  une  bouffonne  gravité. 

Quant  aux  legs,  beaucoup  plus  nombreux  que  ceux 
du  premier  poème,  ils  ont,  du  moins  en  grande 
partie,  un  caractère  un  peu  différent.  Les  facéties 
d'écolier  sur  les  enseignes  ont  à  peu  près  disparu  : 
on  ne  retrouve  plus  c[uc  le  Barillet  et  le  Grand  Godet 
de  Grève,  dont  l'appropriation  se  comprend  sans 
peine  *.  Le  poète  continue  à  faire  parade  de  sa  pré- 
tendue richesse  :  il  lègue  à  Guillaume  de  Villon  sa 
«  librairie  »  ;  à  d'autres  un  jardin  cju'il  assure  pos- 
séder, mais  où  il  entend  «pion  cueille  assez  d'osier 
pour  fustiger  Noël  Jolis;  quatre  poignées  dans  sa 
bourse,  puis  des  objets  de  moindre  valeur  :  une  jatte 
de   son   buffet,    la    moitié   de    son   long   tabart,    ses 

1.  On  appelait  les  pierres  ■■  miches  de  saint  Etienne  », 
parce  qu'il  fut  lapidé. 

2.  Sur  le  legs  fait  à  Saint-Amant,  voir  ci-dessus,  p.  123, 


L'ŒLVRE.  131 

grandes  lunettes,  son  fameux  branc,  qu'il  transfère 
dithier  Marchant  à  son  avocat  maître  Guillaume 
Charruau;  une  oie,  dont  il  donne  la  chair  aux  frères 
Mendiants  et  les  os  aux  pauvres  malades  des  hôpi- 
taux, et  jusqu'à  l'envers  de  ses  poches,  si  souvent 
vainement  retournées;  puis  des  valeurs  morales, 
comme  un  trimestre  de  l'indulgence  qu'il  prétend 
avoir  rapportée  de  Rome,  sa  «  chapelle  à  simple 
tonsure  '  »,  et  le  droit  qu'il  a,  comme  «  enfant  né  de 
Paris  »,  d'être  nommé  échevin  :  c'était  un  beau 
dédommagement  qu'il  octroyait  là  à  Robin  Turgis 
pour  le  vin  qu'il  avait  bu  chez  lui;  aussi  n'hésitait-il 
pas  à  compter  désormais  sur  son  crédit  auprès  du 
maître  de  la  Pomme  de  Pin  et  à  commander  chez  lui, 
«  à  ses  risques  et  périls  »,  quatorze  muids  de  vin 
d'Aunis  pour  Denis  Hesselin.  Il  lui  arrive  d'ailleurs 
d'oublier  qu'il  fait  un  testament  :  comme  le  change  des 
monnaies,  constante  difficulté  des  transactions  d'alors, 
—  était  une  préoccupation  sérieuse  pour  les  posses- 
seurs de  grandes  fortunes,  il  se  décharge  du  sien 
sur  un  autre,  ce  qui  n'est  pas  l'acte  d'un  moribond  : 

Hem,  vueil  que  le  jeune  Merle 
Désormais  gouverne  mon  change, 
Car  de  changier  envis  2  me  mesle. 

Mais  le  plus  souvent  il  ne  spécifle  pas  que  les  legs 
qu'il  fait  doivent  être  «  pris  sur  ses  biens  »,  et  il  se 
contente  d'assigner  à  ses  légataires  des  objets  quel- 

1.  C'est-à-dire  une  chapelle  qu'on  pouvait  posséder  comme 
bénéfice  tout  en  n'avant  reçu  que  les  ordres  mineurs  (comme 
Villon). 

2.  A  contre-cœur. 


132  FRANÇOIS   VILLON. 

conques,  choisis  évidemment  pour  s'adapter  le  mieux 
possible,  —  ou,  au  contraire,  le  plus  mal  possible, 
—  au  caractère  ou  à  la  condition  de  chacun.  Il  lègue 
ainsi  à  Jean  le  Loup  —  déjà  signalé  dans  le  pre- 
mier poème  comme  volant  les  canards  dans  les 
fossés  de  la  ville  —  un  chien  pour  prendre  ces  vo- 
lailles et  un  long  manteau  pour  les  cacher;  —  cent 
clous  de  gingembre  à  «  l'orfèvre  du  Bois  »,  pour  un 
usage  qui  prouve  qu'à  côté  de  son  honnête  métier 
il  en  pratiquait  un  autre  moins  avouable;  et,  plus 
innocemment,  un  panier  de  girofle  à  trois  suppôts 
du  prévôt  de  Paris;  —  une  épée  au  querelleur 
Cholet,  une  salade  et  deux  guisarmes  au  frère 
Bande,  non  moins  batailleur,  tout  carme  qu'il  fut,  et 
à  François  de  la  Vacquerie  un  «  haut  gorgerin 
d'Ecossais  »,  qui  devait  lui  rappeler  un  incident 
ridicule  de  sa  vie;  —  à  Mairebeuf  et  à  Nicolas  de 
Louviers  des  éperviers  pour  prendre  des  pluviers  et 
des  perdrix...  chez  la  rôtisseuse;  —  deux  bassins  et 
un  coquemart  au  barbier  de  Bourg-la-Beine  qui 
l'avait  jadis  si  bien  apaslclé;  —  à  deux  des  «  onze 
vingts  sergents  à  pied  »  une  banderole  pour  orner 
leurs  chapeaux  de  feutre  ;  —  une  talemouse  (tarte- 
lette) quotidienne  à  Jean  Raguier;  —  cent  sous,  qui 
leur  tomberont  du  ciel  comme  la  manne,  et  des 
guêtres  de  basane,  à  deux  respectables  bourgeois  de 
Paris;  —  un  glaçon,  qui  lui  tiendra  chaud  pendant 
l'hiver  et  lui  assurera  la  fraîcheur  pour  tout  l'été,  à 
son  barbier  Colin  Galerne  ;  —  au  scelleur  de  l'évêché, 
un  sceau  neuf,  et  aux  auditeurs,  des  chaises  per- 
cées; —  six  hures  de  loup  au  capitaine  Riou  et 
à  ses  archers,  et  enfin,  —  le  plus  gracieux  de  ces 


l'œuvre.  133 

legs  fantaisistes,  —  aux  «  malades  daiiiour  »  iqui 
ont  déjà  pour  se  réconforter  le  lai  d'Alain  Chartier), 

A  leurs  chevez,  de  pleurs  et  larmes 
Trestout  fin  plein  un  benoistier, 
Et  un  petit  brin  d'esglantier 
Qui  soit  tout  vert,  pour  goupillon, 
Pourveu  qu'ils  diront  un  psautier 
Pour  l'ame  du  povre  Villon. 

Il  se  rappelle  les  «  trois  pauvres  orphelins  »  dont  il 
avait  assuré  le  sort  dans  son  premier  testament,  et, 
ayant  appris  qu  ils  avaient,  en  grandissant,  montré 
de  grandes  dispositions,  il  leur  laisse  —  avec  quelque 
monnaie  pour  acheter  des  gâteaux. 

Car  jeunesse  est  un  peu  friande, 

—  tout  un  programme  détudes  rempli  d'allusions 
satiriques  à  la  profession  qu'exerçaient  réellement 
ces  usuriers  endurcis;  —  il  pense  aussi  aux  deux 
«  clergeons  »  auxquels  il  avait  abandonné  sa  nomi- 
nation universitaire  et  assigné  une  rente  :  il  leur 
promet  de  leur  faire  avoir  des  bourses  au  collège  des 
«  Dix-huit  clercs  *  »  et  d'en  écrire  au  collateur^,  puis 
il  ajoute,  pour  écarter  d'eux  et  de  lui  un  soupçon 
qui  serait  injurieux  pour  leurs  mères  (n'oublions  pas 
qu'ils  avaient  quatre-vingts  ans)  : 

Aucunes  gens  ont  grans  merveilles 
Que  tant  m'encline  envers  ces  deux  ; 
Mais,  foi  que  doi  festes  et  veilles, 
Onques  ne  vi  les  mères  d'eux. 

1.  Collège  silué  près  de  la  Sorbonne,  où  dix-huit  clercs 
pauvres  étaient  logés  et  nourris. 

2.  Celui  qui  était  investi  du  droit  de  conférer  les  bourses. 


134  FRANÇOIS   VILLON. 

Une  autre  série  de  legs,  dans  laquelle  le  poète  pré- 
tend moins  encore  disposer  de  choses  qui  lui  appar- 
tiennent réellement,  poi'te  non  sur  des  objets  précis, 
mais  sur  des  occupations,  des  fonctions  ou  des  pri- 
vilèges. Il  octroie  ainsi  au  hàlard  de  la  Barre  de 
nouvelles  armoiries  :  trois  dés  plond>és  ou  un  joli 
jeu  de  cartes,  et,  s'il  ne  se  conduit  pas  congrûmcnt 
en  société,  la  fièvre  quartaine;  —  aux  Mendiants  et 
aux  béguines  de  Paris  et  d'Orléans  il  assigne  de 
bonnes  grasses  soupes  et  des  flans. 

Et  puis  après,   sous  les  courtines, 
Parler  de  contemplacion  ; 

et  il  ajoute  : 

Si  ne  suis  je  pas  '  qui  leur  donne, 
Mais  de  tous  enfans  sont  2  les  nieres, 
Et  Dieu,  qui  ainsi  les  guerdonne  3, 
Pour  qui  souffrent  peines  ameres. 
11  faut  qu'ils  vivent,  les  beaux  pcres, 
Et  mesmement  ceux  de  Paris  : 
S'ilz  font  plaisir  a  nos  commères, 
Hz  aiment  ainsi  les  maris. 

A  ^Mademoiselle  des  Bruyères,  —  avec  laquelle  il  avait 
sans  doute  eu  maille  à  partir  dans  l'allaii-e  du  «  Pet 
au  Diable  »,  —  et  à  ses  «  bachelières  »  il  permet, 
«  parce  qu'elle  sait  bien  sa  Bil)le  »,  de  prêcher,  sui- 
vant leur  usage  probablement,  les  filles  im  peu  folles 
qu'elles  essayaient  de  ramener  au  bien,  comme  des 
«  salutistes  »  anticipées;  —  en  revanche  il  autorise 
jMarion  l'Idole  et  la  grande  Jeanne  de  Bretagne  à 
tenir  école  publicpie  de  ce  commerce  qui  se  pratique 
en  tous  les  lieux  du  monde,  sinon,  ajoute-t-il  avec  un 

1.  Ce  n'est  pas  moi.  —  2.  Ce  sont.  —  3.  Récompense. 


L'ŒUVRE.  135 

soupir,  sous  la  grille  de  Meuii  ;  —  il  aulorisc  les  valets 
et  chambrières  de  bonne  maison  à  faire  ripaille  la 
nuit  quand  leurs  maîtres  dorment  ;  —  il  trouverait 
bon  que  les  pauvres  filles  honnêtes  pussent  profiter  de 
«  ce  qui  se  perd  »  chez  les  Chartreux  et  les  Célestins 
et  dont  ceux-ci  ont  trop  ;  —  au  «  sénéchal  »,  qui  jadis 
paya  ses  dettes,  il  accorde  de  sa  grâce  le  titre  de 

maréchal «  pour  ferrer  les  oies  et  les  canes  »;  — 

à  maître  Lomer  il  fait  le  don  d'être  aimé  des  femmes, 
et  gratuitement,  mais  de  ne  jamais  pouvoir  aimer  lui- 
même,  et  à  maître  Jacques  James  celui  de  fiancer 
autant  de  femmes  qu  il  voudra,  mais,  malgré  ses 
richesses,  de  n'arriver  à  en  épouser  aucune,  allusion 
sans  doute  aux  mésaventures  successives  du  person- 
nage dans  ses  velléités  matrimoniales  *. 

La  nouveauté  la  plus  frappante  des  legs  du  Tcsia- 
me/it,  c'est  c|ue  plusieurs  consistent  en  pièces  de 
vers  insérées  dans  le  poème.  Il  donne  à  sa  mère  la 
ballade  à  la  Vierge,  à  «  s'amie  »  une  ballade  d'amour, 
à  «  l'àme  du  bon  feu  Colart  »  la  fameuse  ballade  qui 
célèbre  ses  exploits  bachiques,  à  Robert  d  Estoule- 
ville  la  ballade  sur  son  mariage,  à  André  Gourault  les 
Contredits  de  Franc  Gontier,  iila.  grosse  Margot  la  bal- 
lade trop  connue,  aux  enfants  perdus  —  à  la  suite 
d'une  «  leçon  »  en  huilains  ordinaires  —  la  l)allade 
qui  en  est  la  conclusion.  Il  laisse  encore  une  «  bcr- 

1.  Rappelons  encore  qu'il  donne  la  tour  de  Billy  au  sei- 
g'neur  de  Grigny,  auquel  il  avait  jadis  laissé  Bicètre  et 
Nijon,  et  qu'il  va  jusqu'à  faire  un  de  ses  légataires  du 
«  mont  de  Montmartre  »,  auquel  il  «  adjoint  »  le  mont  Valé- 
rien.  Citons  enUn  le  legs  de  Michaut  du  Four  au  Prince 
des  Sots  et  du  gros  Marquet  avec  Philibtrt,  comme  pages, 
au  Chevalier  du  guet. 


136  FRANÇOIS   VILLON. 

geronnette  »  à  Jaquet  Cardon,  à  Ithier  Marchant  un 
«  lai  »  sur  la  mort  de  sa  bicn-aimôe  '. 

D'autres  pièces  de  rapport  ont  été  insérées  par 
Villon  dans  son  Testament  sans  qu'il  leur  ait  donné 
la  forme  de  legs  :  les  trois  ballades  sur  les  morts 
illustres,  les  Regrets  de  la  belle  lieaumière  avec  la 
ballade  qui  les  suit,  la  double  ballade  sur  la  folie  de 
l'amour,  la  ballade  des  langues  envieuses,  la  ballade 
du  «  bon  bec  »  des  Parisiennes,  le  rondeau  qui  ter- 
mine l'épitaphe,  enfin  les  deux  ballades  qui  ferment 
le  poème,  celle  où  il  «  crie  à  toutes  gens  merci  »  et 
la  ballade  de  conclusion. 

Villon  n'est  pas  l'inventeur  de  ce  procédé.  On 
le  trouve  déjà,  nous  l'avons  vu,  sans  parler  d'œuvx'es 
plus  anciennes,  dans  le  Voir  dit  de  Machaut,  dans 
divers  poèmes  de  Froissart  et  surtout  dans  le 
Livre  de  la  prison  de  Charles  d'Orléans,  dont  il  avait 
dû  prendre  connaissance  ])endant  son  séjour  à  Blois. 
Mais  il  en  a  très  habilement  tiré  parti,  soit  j)Our  faire 
entrer  dans  le  souple  cadre  de  son  œuvre  des  pièces 
auxcpielles  il  tenait,  soit  pour  varier,  par  des  bal- 
lades ou  rondeaux  composés  expressément  à  cet 
effet,  la  forme  qu'il  avait  adoptée.  Le  poème  présente 
ainsi  dans  sa  marche,  qui  riscjuerait  d  être  monotone, 
une  série  de  haltes  adroitement  ménagées  qui  repo- 
sent le  lecteur  et  qui  n'en  sont  pas  le  moindre  attrait. 

Ce  n'est  pas  seulement  dans  la  forme  que  le  Tes- 
tament présente  une  heureuse    diversité.  Le  ton  en 

1.  Il  envoie  aussi,  —  mais  le  procédé  n'est  plus  le  même, 
—  tout  son  poème,  qu'il  qualifie  de  <■  sornettes  »,  au  «  séné- 
chal »  •<  pour  le  désennuyer  »,  et  aux  magistrats  équitables  la 
prière  qu'il  vient  de  faire  pour  les  trépassés. 


l'oeuvre.  137 

change  à  chaque  instant,  passant,  avec  limprévu  qui 
caractérise  tous  les  vrais  humoristes,  —  et  Villon 
est  assurément  l'un  des  premiers  du  genre,  —  du 
pathétique  au  bouffon,  du  sérieux  au  badin,  du  solen- 
nel au  trivial.  Dans  la  partie  proprement  testamen- 
taire, que  je  viens  de  soumettre  à  une  minutieuse 
analyse,  le  poète  s'espace  beaucoup  plus  librement 
que  dans  son  premier  ouvrage.  Jai  cité  quelques-uns 
des  croquis,  tracés  avec  la  sûreté  de  plume  d'un  cari- 
caturiste de  génie,  dont  il  sème  l'énumération  de  ses 
libéralités  posthumes  ;  en  voici  encore  un  tout  à  fait 
vivant,  et  d  autant  plus  gai  que  les  «  trois  pauvres 
orphelins  »  que  le  poète  y  représente  tels  qu'il  espère 
les  voir  après  la  bonne  éducation  qu'il  demande  pour 
eux  étaient  des  hommes  d'âge,  et  fort  éloignés  de 
l'innocence  qu'il  leur  attribue  : 

Et  vueil  qu'ilz  soient  informés 

En  meurs,  quoi  que  couste  bature  '; 

Chaperons  auront  enfourmés - 

Et  les  pouces  sous  la  ceinture  ; 

Humbles  a  toute  créature, 

Disans  :  <•  Hen?  quoi  .'il  n'en  est  rien.  • 

Si  diront  gens,  pur  aventure  : 

«  Veci  enfans  de  lieu  de  bien!  » 

Il  serait  impossible  de  relever  ici  tous  les  traits 
comiques  dont  il  émaille  son  dispositif  :  allusions 
rapides,  figurines  esquissées  dans  une  parenthèse, 
jeux  de  mots,  plaisanteries  parfois   grivoises  ;  tout 


1.  Sans  regarder  à  ce  que  coûteront  les  coups  :  on  sait 
qu'au  moyen  âge  l'éducation  avait  la  verge  pour  principal 
instrument. 

2.  Enfoncés  sur  la  tète. 


138  FRANÇOIS   VILLON. 

cela  ne  peut  se  goûter  que  dans  le  texte,  et  ne  s'y 
goûle  pas  facilement,  car  le  sens  de  ces  facéties 
nous  échappe  souvent,  sans  compter  que  notre  igno" 
rance  de  la  condition  exacte  de  cliacun  des  person- 
nages auxquels  elles  s  appli(pit'nt  nous  empêche  de 
les  comprendre  comme  faisaient  les  contenqiorains. 
Déjà  Marot  était  arrêté  par  cette  difficulté  :  «  Quant  à 
linduslrie  des  legs  qu'il  fait  en  ses  testaments,  pour 
suflisamment  la  connaître  et  entendre  il  faudrait 
avoir  été  de  son  tenq:)s  à  Paris,  et  avoir  connu 
les  lieux,  les  choses  et  les  hommes  dont  il  parle.  » 
Il  s'est  trompé  en  ajoutant  :  «  La  mémoire  desquels 
tant  plus  se  passera,  tant  moins  se  connaîtra  icelle 
industrie  de  ses  legs  ».  Quand  INIarot  écrivait, 
soixante  ans  après  le  l'estament,  la  mémoire  des  par- 
ticularités visées  par  Villon  était  aussi  conqilètement 
abolie  qu'elle  l'est  de  nos  jours;  mais  aujourd'hui, 
grâce  aux  sagaces  et  laborieuses  fouilles  pratiquées 
par  nos  érudits  dans  les  archives,  nous  connaissons 
mieux  c[ue  Marot  «  les  lieux,  les  choses  et  les 
hommes  »  dont  il  est  parlé  dans  les  testaments  de 
Villon.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  beaucoup  d  al- 
lusions restent  obscures  ou  ne  se  laissent  deviner 
f[u'au  })rix  d'un  effort  qu  on  ne  peut  demander  au 
lecteur  ordinaire. 

Heureusement  au  milieu  de  ces  personnalités  le 
poêle  a  admis  des  digressions  de  tout  genre.  Celle 
qui  concerne  1  état  où  durent  être,  jusqu  à  la  venue 
du  Christ,  les  justes  de  l'ancienne  loi  n'est  intéres- 
sante que  parce  qu'elle  nous  atteste  un  certain  goût 
pour  lei5  questions  théologiques  demeuré  chez  1  éco- 
lier débauché.  Plus  piquante  est  celle  où  il  raille  les 


L'ŒUVRE.  139 

religieux  mendiants  et  leurs  dévotes  et  se  rétracte 
ensuite  avec  une  feinte  repentance  : 

L'homme  bien  fol  est  d'en  mesdire  ; 
Car,  soit  a  part  ou  a  preschier 
Ou  ailleurs,  il  ne   faut  pas  dire 
Se  gens  sont  pour  eux  revenchier  '. 

Après  la  vive  l)alhide  sur  le  caquet  des  Parisiennes, 
il  ajoute  ce  huitain  si  piltoresquenient  descriptif  : 

Regarde  m'en  deux,  trois,  assises 
Sur  le  bas  du  pli  de  leurs  robes, 
En  ces  moustiers,  en  ces  églises; 
Tire  toi  près,  et  si  ne  hobes  -: 
ïu  trouveras  la  que  Macrobes 
Ne  fist  oncques  tels  jugemens  ; 
Entens;  quelque  chose  en  desrobes   : 
Ce  sont  tresbeaux  enseignemens  ! 

Quel  doniiuage  qu'il  ne  nous  ait  pas  coniiuuniqué 
quelqu  un  des  «  beaux  enseignements  »  qu  il  avait 
ainsi  «  dérobés  »  ! 

La  plus  belle,  connue  la  plus  longue  de  ces 
digressions  est  celle  qui  concerne  le  charnier  des 
Innocents.  On  v  trouve  réunis  en  un  degré  éminent 
tous  les  dons  du  poète,  1  linuKuir,  l'émotion  et  le  réa- 
lisme pittoresque.  Il  débute  par  un  trait  de  la  ])lus 
folle  fantaisie.  Il  lègue  ses  grandes  lunettes,  à  qui? 
aux  Quinzc-^  ingts, 

Qu'autant  vaudroit  nommer  trois  cens, 
et  pour  quoi  faire  ? 

Pour  mettre  a  part,  aux  Innocens, 
Les  gens  de  bien  des  dcshonnestes. 

1.  S'ils  sont  gens  à  se  venger.  —  U.  Xe  bouge  pas. 


!40  FRANÇOIS   VILLON. 

Mais  loul  à  coup  le  ton  change  : 
Ici  n'i  a  ne  jeu  ne  ris... 

Le  poète  développe  d'al)ord  en  quelques  vers  le 
thème,  banal  de  son  temps,  comme  on  l'a  vu,  de 
l'égalité  devant  la  mort;  mais  le  froid  raisonnement 
fait  bientôt  place  à  l'imagination  évocatrice,  et  il  écrit 
les  adniiral)Ies  vers  que  l'on  connaît  : 

Quant  je  considère  ces  testes 
Entassées  en  ces  charniers, 
Tous  furent  maistres  des  requestes 
Ou  tous  de  la  Ciiambre  aux  deniers; 
Ou  tous  furent  porlepaniers  : 
Autant  puis  l'un  que  l'autre  dire, 
Car  d'evesques  ou  lanterniers 
Je  n'y  cognois  rien  a  redire. 

Et  icelles  qui  s'enclinoient 
Unes  contre  autres  en  leurs  vies, 
Desquelles  les  unes  regnoient, 
Des  autres  craintes  et  servies, 
La  les  voi  toutes  assouvies  * 
Ensemble  en  un  tas  pesle  meslc... 

Celui  qui  a  eu  cette  vision  et  qui  a  su  la  faire 
surgir,  si  présente  et  si  nette,  devant  nos  yeux, 
n'eùt-il  écrit  que  ce  morceau,  mériterait  le  nom  de 
poète.  Mais  à  ce  nom  il  a  d'autres  titres  encore;  on 
l'a  déjà  vu,  et  on  le  verra  dans  ce  qui  nous  reste  à 
dire  du  Testament. 

J'en  ai  laissé  de  côté  juscjuici  la  première  partie, 
celle  qui  précède  les  legs.  Elle  contient,  comme 
l'autre,  des  digressions  pittoresques  et  morales.  J'ai 
cité  ce  que  le  poète  y  dit  des  destinées  diverses  de 

1.  Arrivées  à  leur  lin. 


l'œuvre.  141 

ses  anciens  compagnons  de  plaisir.  Un  mot  sur  le 
triste  sort  d'un  vieillard  pauvre  le  conduit  à  parler 
des  maux  de  la  vieillesse  en  général  et  à  intercaler 
les  Regrets  de  la  belle  heaumière,  dont  la  dernière 
strophe  contient  ce  tableau  aclwîvé  : 

Ainsi  le  bon  tcms  regretons 
Entre  nous,  povres  vieilles  sotes, 
Assises  bas,  a  croupetons, 
Tout  en  un  tas  comme  pelotes, 
A  petit  feu  de  chenevotes 
Tost  allumées,  tost  esteintes... 

La  leçon  peu  édifiante  de  la  belle  heaumière  à  ses 
«  écolières  »  amène  le  poète  à  des  réflexions  sur  «  le 
grand  danger  oii  se  met  l'homme  amoureux  »  et  à  une 
dissertation,  assez  froide,  sur  la  valeur  morale  des 
femmes,  que  suit  la  gaie  ballade  sur  l'amour,  avec 
son  refrain  : 

Bien  est  eureux  qui  rien  n'y  a! 

Encore  ici  la  pensée  de  la  mort  la  admirablement 
inspiré.  Avec  cette  vision  nette  et  plasticjue  dont  il  a 
le  secret  il  représente  sans  pitié  les  affres  de  la  mort, 
auxquelles  nul  n'échappe,  et,  en  songeant  qu'elles 
atteindront  aussi  ce  «  corps  féminin  »  fait  pour  les 
caresses,  ce  «  corps  féminin  »  qu'il  a  tant  aimé,  il 
conclut  sa  peinture  réaliste  par  un  subit  attendrisse- 
ment, qui  lui  sert  de  transition  pour  la  ballade  des 
Dames  du  temps  jadis  : 

Et  meure  Paris  ou  Helaine, 
Quiconques  meurt  meurt  a  douleur 
Telle  que  pert  vent  et  alaine  : 
Son  fiel  se  crevé  sur  son  cuer, 
Puis  sue,  Dieu  scet  quel  sueur... 


142  FRANÇOIS   VILLON". 

La  morl  le  fait  frémir,  pallir, 
Le  nés  courber,  les  veines  tendre. 
Le  col  enfler,  la  char  mollir. 
Jointes  et  ners  cro'stre  et  estendre  : 
Corps  femenin,  qui  tant  es  tendre, 
Poli,  soucf,  si  précieux, 
Te  faudra  il  ces  maux  attendre? 
Oui,  ou  tout  vif  aller  es  cieux. 

^lais  rélcment  le  plus  imporlanl,  le  plus  caracté- 
ristique de  cette  partie  du  poème,  c'est  réiément 
purement  personnel.  Dès  le  début,  Mllon  se  présente 
en  pleine  lumière,  et  avec  quel  relief,  quelle  énergie, 
et,  si  on  peut  le  dire,  quelle  candeur  eflronlée  ! 

En  l'an  trenliesme  de  mon  nage, 
Que  toutes  mes  hontes  j'eus  beues, 
Ne  du  tout  fol,  ne  du  tout  sag-e, 
Nonobstant  maintes  peines  eues... 

Déjà  au  début  des  Lais  il  s  était  ainsi  avancé,  pour 
ainsi  dire,  sur  le  devant  de  la  scène,  en  se  nommant  : 
Je,  François  Villon,  escolier; 

Cl  dans  le  cours  du  poème  il  avait  librement  parlé  de 
lui,  de  ses  amours,  de  sa  pauvreté,  de  sa  triste  mine, 
de  son  voyage  à  Angers;  il  s'était  môme  amusé,  — 
comme  Musset  le  fit  plus  lard  en  1  imitant  sans  doute, 
—  à  nous  entretenir  d  un  «  chagrin  domestique  »  : 
s'il  n'a  pas  terminé  1  œuvre  commencée,  c'est  c|u  il 
s'est  assoupi  ;  enfin  il  se  réveille  : 

Je  cuidai  finer  mon  propos; 
Mais  mon  encre  trouvai  gelé 
Et  mon  cierge  trouvai  soufflé  : 
De  feu  je  n'eusse  peu  finer  '  ; 
Si  m'endormis  tout  emmoufl'. 

1.  <■  Je  n'aurais  pu  me  procurer  du  feu  ••  :  on  se  rappelle 
que  le  poème  a  été  écrit  <■  sur  la  Noél  ». 


l'œuvre.  143 

Mais  cette  exhibition  de  lui-même  n'est  encore 
qu'extérieure,  superficielle  et  plaisante.  Dans  le  Tes- 
tament, il  se  livre  et  se  révèle  corps  et  âme.  Nous  le 
voyons  devant  nous,  vieux  avant  l'âge,  «  plus  maigre 
que  chimère  »,  pauvre,  famélique,  renié  parles  siens, 
obligé  de  se  cacher,  inquiet  de  ce  qui  le  menace 
encore.  Il  fait  allusion  à  mainte  aventure  de  sa  vie,  à 
sa  naissance  à  Paris,  à  la  pauvreté  de  sa  famille,  à 
son  roman  du  Pet  au  Diable,  à  ses  joyeux  camarades 
d'autrefois,  à  ses  larcins  de  canards  dans  les  fossés 
de  Paris,  à  ses  repues  franches  de  Bourg-la-Reine, 
à  ses  dettes  payées  par  un  ami,  à  son  premier  poème, 
au  procès  que  lui  fît  Denise  devant  l'offîcial  pour 
l'avoir  injuriée,  à  sa  triste  mésaventure  avec  Cathe- 
rine de  Vausselles,  à  l'affront  que  lui  fit  la  femme  de 
Saint-Amant,  à  un  procès  qu'il  eut  à  Bourges,  à  ses 
amours  avec  Rose,  avec  Margot,  avec  la  petite 
Macée  d'Orléans,  avec  les  deux  «  gentes  »  Poite- 
vines; il  rappelle  le  temps  de  son  exil,  où,  «  che- 
minant sans  croix  ni  pile  »,  il  ne  trouva  qu'une  fois 
un  peu  de  confort  dans  une  «  bonne  ville  ».  J'ai  ren- 
voyé à  la  plupart  de  ces  passages  dans  mon  essai  bio- 
graphique, dont,  avec  les  documents  d'archives,  ils 
ont  fourni  la  matière.  Mais  tout  curieux  qu'ils  soient, 
c'est  ce  que  le  poète  nous  montre  de  son  cœur 
qui  nous  intéresse  le  plus.  Il  nous  le  dit  dès  le  début  : 
il  n'est  plus  tout  à  fait  fou,  il  n'est  pas  encore  tout 
à  fait  sage,  bien  que  la  souffrance  lait  mûri,  que 
l'épreuve,  comme  il  dit,  ait  «  aiguisé  son  esprit  obtus 
et  fixé  ses  sentiments  instables  mieux  que  ne  1  eus- 
sent fait  tous  les  commentaires  d'Averroès  sur  Aris- 
tote  ».  Et  il  revient  sans  cesse  à  ses  aveux  sur  le 


144  FRANÇOIS   VILLON. 

mauvais  emploi  de  sa  jeunesse  ;  il  regrette  le  temps 

qui  ne  reviendra  plus  : 

Je  plains  le  teras  de  ma  jeunesse, 
OuqueM  j'ai  plus  qu'autre  galle  "- 
Jusqu'à  l'entrée  de  vieillesse, 
Qui  son  parlement  m'a  celé... 

Allé  s'en  est,  et  je  demeure, 
Povrc  de  sens  et  de  savoir, 
Triste,  failli,  plus  noir  que  meure, 
Qui  n'ai  ne  cens,  rente,  n'avoir... 

Il  regrette  surtout  d'avoir  mal  employé  ce  temps  : 

Hé!  Dieu,  se  j'eusse  esludié 
Ou  tems  de  ma  jeunesse  folle, 
Et  a  bonnes  meurs  dédié, 
J'eusse  maison  et  couche  molle. 
Mais  quoi!  je  fuioie  l'escolle. 
Gomme  fait  le  mauvais  enfant! 
En  escrivant  ceste  parolle 
\  peu  que  le  cucr  ne  me  fenl. 

Et  pourtant  il  se  cherche  des  excuses  :  il  assure 
qu'il  n'a  pas  dépense  d'argent  en  repas  friands,  — 
mais  il  passe  sous  silence  les  tavernes  où  il  buvait,  soit 
en  payant,  soit  à  crédit,  de  telle  sorte  qu'il  déclare 
lui-même  ailleurs  que  ses  véritables  héritiers,  ceux 
par  conséquent  qui  ont  eu  toute  sa  «  chevance  »,  sont 
trois  laverniers.  Il  n'a  pas,  dit-il,  vendu  de  biens  par 
amour,  et  il  avait  de  bonnes  raisons  pour  cela;  mais  il 
avoue  qu'il  a  beaucoup  aimé,  et  qu  il  aimei'ait  encore  : 

Mais  triste  corps,  ventre  afTamé 
Qui  n'est  rassasié  au  tiers 
Moste  des  amoureux  sentiers. 

L'amour  joue  un  grand  rôle  dans  ses  souvenirs  et 
ses  pensées  :  il  en  parle  des  façons  les  plus  diverses, 

1.  Dans  lequel.  —  2.  Fait  la  fête. 


l'oi:uvi;e.  145 

cl  toutes  sont  sincères  et  vraies.  Il  en  voit  tous  les 
inconvénients,  tous  les  danjçers,  tons  les  mécomptes, 
mais  il  en  sent  la  force  irrésistible;  c'est  lui-même 
qu  il  peint  quand  il  dit  : 

Mais  que  ce  jeune  bacheler 
Laissast  ces  jeunes  bacheletes  ? 
Non  !  et  le  deust  on  vif  brusler 
Comme  un  chevaucheur  d'cscouvetes  •. 

Il  dit  tout  le  mal  possible  de  lamour  [dans  la  double 
ballade  citée  plus  hauti,  il  juge  les  femmes  à  peu  près 
comme  Jean  de  Meun,  et  il  est  même  plus  injurieux 
pour  «  sa  chère  Rose  »,  car  il  la  met  au  rang  de  ces 
femmes  qu  on  n'aime  c{ue  «  pour  l'heure  »,  qui  n'ai- 
ment c|ue  pour  l'argent 

Et  rient  lorsque  bourse  pleure; 
il  lui  lance  ce  trait  sanglant  : 

Item,  m'amour,  ma  chiere  Rose, 
Ne  lui  laisse  ne  cuer  ne  foie; 
Elle  auieroit  mieux  autre  chose. 
Combien  qu'elle  ait  assez  monnoie  : 
Et  quoi  ?  une  bourse  de  soie, 
Pleine  d'escus,  parfondo  et  large; 
Mais   pendu  soit  il,  que  je  soie, 
Qui  lui  laira  escu  ne  targ-e-! 

Et  il  déclare  en  termes  cj-niques  qu'il  ne  la  désire 
même  plus  et  renonce  volontiers  à  elle,  au  proflt  de 
galants  f{ui  sauront  mieux  la  satisfaire. 

1.  Un  chevaucheur  de  manches  à  balai,  un  sorcier. 

2.  Jeu  de  mots  sur  les  deux  sens  à'escu,  dont  le  premier 
permet  de  lui  associer  large,  «  long  bouclier  ».  C'est  de 
même  qu'il  dit  de  l'évéque  d'Orléans  :  Je  ne  suis  son  serf... 
ne  sa  biche.  C'est  un  genre  de  plaisanterie  qui  était  déjà  popu- 
laire au  xm'  siècle,  et  qui  n'a  pas  cessé  de  l'être  (cf.  p.  15). 

10 


146  FRANÇOIS  VILLON. 

Au  milieu  de  tous  ces  blasphèmes  contre  l'amour, 
—  qui  ne  sont  jamais  proférés  que  par  ceux  qui  en 
sont  les  adorateurs, —  se  trouve  le  triste  et  doux  sou- 
venir d'un  attachement  d'un  autre  ordre  que  ceux  qui 
ont  pour  lui  un  si  acre  relent  :  s'il  accuse,  cette  fois, 
celle  qu'il  a  aimée,  c'est  pour  lui  avoir  laissé 
concevoir  une  espéi'ance  qu'elle  n'avait  pas  l'inten- 
tion d'accomplir.  J'ai  cité  ce  morceau  en  écrivant  la 
vie  du  poète  :  il  est  simple  et  touchant,  et  on 
regrette  qu'il  l'ait  gâté  en  poussant  à  l'excès  (à  la 
façon  de  Rabelais)  l'énumération,  sous  forme  de 
métaphores  triviales,  des  illusions  que  lui  faisait  con- 
cevoir sa  maîtresse.  Néanmoins  il  y  a  là  un  sentiment 
sérieux,  car  il  s'agit  certainement  du  même  amour 
que  dans  le  premier  poème,  et  on  est  surpris  de  voir 
l'impression  en  persister  aussi  longtemps,  et  aussi 
vive,  dans  le  cœur  mobile  de  notre  poète. 

Tous  ces  souvenirs  le  décident  à  une  déclaration  de 
guerre  en  forme  contre  l'amour,  qu'il  renie  et  délie  : 

Ma  vielle  ai  mis  sous  le  banc  *  ; 
Amans  je  ne  suivrai  jamais  : 
Se  jadis  je  fus  de  leur  ranc, 
Je  déclare  que  n'en  suis  mais. 

Car  j'ai  mis  le  plumait  au  vent  : 
Or  le  suive  qui  a  entente 

Mais  il  oublie  cette  bravade  par  la  suite.  Dans 
l'épitaphe  qu'il  se  compose,  il  prie  les  amants  de 
dire  un  «  verset  »  pour  l'âme  de  celui 

Qu'Amour  occist  de  son  raillon  -, 

1.  Locution  proverbiale,  empruntée  au  langage  des  ménes- 
trels, pour  dire  qu'on  renonce  à  un  genre  d'occupation. 

2.  Trait  (proprement  trait  d'arbalète). 


L'ŒUVRE.  147 

et  clans  la  «  ballade  de  conclusion  »,  qui  est  une  autre 
épitaphe,  il  nous  jure  —  à  la  vérité  sur  une  singu- 
lière relique  —  qu'il  est  mort  martyr  d'amour,  que 
son  exil  est  dû  à  la  haine  de  celle  qu'il  aime,  et  que, 

en  mourant,  malement 

L'espoignoit  i  d'Amour  resguillon. 

Evidemment  dans  tout  cela  il  y  a  de  la  «  littéra- 
ture »,  et  beaucoup  :  c'était  alors,  — •  c'est  peut-être 
encore,  sous  une  autre  forme,  —  inévitable  en  ce 
sujet;  mais  il  y  a  aussi  une  part  de  vérité  :  le  poète 
avoue  l'attrait  qui  l'entraîne  vers  les  femmes,  le 
mépris  que  lui  ont  inspiré  pour  elles  les  expé- 
riences qu'il  a  faites,  et  nous  laisse  voir  cependant 
qu'il  a  éprouvé  au  moins  une  fois  en  sa  vie  un  senti- 
ment autre  que  ceux  que  méritaient  et  Margot  et 
Macée  et  même  sa  «  chère  Rose  « . 

Revenons  à  l'état  plus  général  de  1  âme  du  poète, 
tel  qu'il  nous  le  fait  connaître.  Il  regrette  ses  péchés 
et  il  avoue  ses  méfaits,  tout  en  les  excusant  sur  sa 
pauvreté.  Il  espère  encore  arriver  à  maturité  et  rap- 
pelle que  Dieu  veut  la  conversion  et  non  la  mort  du 
pécheur.  Mais  son  idéal  est  toujours  de  «  vivre  à  son 
aise  »,  et  on  ne  trouve  plus  dans  le  Testament  ce 
ferme  propos  de  s'amender  et  de  devenir  «  un  homme 
de  valeur  »  qui  se  manifestait  dans  le  «  débat  »  de  la 
prison  de  Meun.  Il  vit  dans  l'espoir  vague  de  ren- 
contrer, comme  le  pirate  dont  il  raconte  Ihistoire, 
un  Alexandre  qui  le  mette  pour  toujours  à  l'abri  du 
besoin,  et  alors,  oh  !  alors,  il  se  jugerait  lui-même 

1.  Le  piquait. 


148  FRANÇOIS    VILLON. 

digne  de  mort  s'il   faisait  le  mal Ce  sont  là  des 

rêves  dangereux,  et  on  ])i'évoit  que,  n'ayant  pas 
trouvé  d  Alexandre,  et  n'étant  pas  résolu  à  s'en 
passer,  il  recommencera  sa  vie  d'autrefois  en  se  don- 
nant la  l)anale  excuse  : 

Nécessité  fait  gens  mesprendre 
Et  faim  saillir  le  loup  du  bois. 

Mais  si  nous  ne  trouvons  pas  dans  le  Testament  la 
preuve  d'un  amendement  véritable,  nous  y  trouvons 
la  marque  de  l)onnes  dispositions  passagères,  et,  au 
milieu  de  tant  de  souillures,  cette  enfantine  piété, 
surtout  pour  Notre-Dame,  que  lui  avait  enseignée  sa 
mère  et  cju  il  retrouvait  en  ses  plus  mauvais  jours  : 

Autre  chastel  n'ay,  ne  fortresse, 
Ou  me  retraye  1  corps  et  ame 
Quant  sur  moi  court  maie  destresse. 

Ainsi  le  poète  se  montre  à  nous  tout  entier,  dans 
sa  personne  physique,  dans  l'inquiétude  et  la  pau- 
vreté de  sa  vie,  dans  la  naïveté  de  ses  convoitises, 
dans  l'amertume  de  ses  regrets,  dans  l'inconséquence 
de  ses  velléités,  dans  toute  la  faiblesse  et  tout  le 
trouble  de  son  âme.  Il  est  parfois  cynique,  il  est 
toujours  sincère,  et  comme,  après  tout,  bien  qu'avec 
d'innombrables  degrés  dans  la  chute,  d'innombrables 
nuances  dans  la  tentation,  ce  qui  se  passe  dans  son 
cœur,  ce  qui  se  débat  entre  sa  faiblesse  et  sa  volonté, 
entre  sa  conscience  et  sa  passion,  entre  sa  raison  et 
son  instinct,  se  passe  et  se  débat  dans  tous  les  cœurs 
humains,  ce  drame  intime,  cjui  nous  a  rarement  été 

1.  Où  je  puisse  me  réfugier. 


L'œuvRE.  149 

rcvOlé  avec  autant  de  franchise  et  de  netteté,  nous 
touche  et  nous  passionne. 

La  poésie  personnelle,  quoi  qu  on  en  ait  dit,  aura 
toujours  une  valeur  et  un  attrait  sans  pareils  :  une 
valeur  de  document,  un  attrait  de  sympathie.  Un 
poète  moderne,  qui,  dune  qualité  d  àme  bien  diffé- 
rente de  relie  de  Villon,  a  cependant,  comme  lui, 
éprouvé  l'irrésistible  besoin  de  nous  initier  à  ses 
«  combats  intimes  »,  nous  l'a  dit  admirablement,  en 
parlant  des  amitiés  lointaines  que  valent  aux  poètes 
leurs  révélations  sur  leurs  propres  souffrances,  et 
qui  leur  apportent  une  joie  pure  : 

Et  nous  la  méritons,  celte  ivresse  suprême; 

Car  si  l'humanité  tolère  encor  nos  chants, 

C'est  que  notre  élégie  est  son  propre  poème. 

Et  que  seuls  nous  savons,  sur  des  rythmes  touchants, 

En  lui  parlant  de  nous,  lui  parler  d'elle-même. 

Cette  poésie  personnelle,  l'antiquité  l'avait  connue, 
au  moins  1  antiquité  romaine,  car  les  Grecs  n'ont 
guère  confié  à  la  Muse  que  des  sentiments  généraux, 
si  on  en  excepte  l'amour,  qui  lui-même  est,  au  fond, 
le  moins  personnel  des  sentiments,  et  dont  l'expres- 
sion par  un  amoureux  convient  à  tous  les  amoureux. 
La  «  satire  »  romaine  contient  une  très  large  part 
d'autobiographie  :  Lucilius,  nous  dit  Horace,  avait 
exposé  en  ses  vers  toute  sa  vie  «  comme  dans  un  de 
ces  tableaux  que  colportent  les  naufragés  »  ;  Catulle 
nous  initie  à  mille  incidents  de  son  existence  privée, 
et  met  à  nu  devant  nous  les  contradictions  de  son 
cœur;  Tibulle  et,  à  un  moindre  degré.  Properce  nous 
révèlent  souvent  leur  vie  et  Içur  àme  ;  Horace  lui- 
même   nous   livre   à  chaque    instant   des   fragments 


loO  FRANÇOIS   VILLON. 

dune  confession  générale,  si  on  peut  appeler  ainsi 
des  aveux  où  il  entre  si  peu  de  repentir;  puis  ce 
trait  éminertinient  romain  disparaît  dans  l'art  con- 
ventionnel et  dans  limitation  de  la  poésie  alexan- 
drine.  Le  christianisme,  cjui  approfondit  1  analyse 
des  âmes,  aurait  dû  développer  ce  genre,  mais  il  n'a 
pas,  dans  la  période  antique,  produit  de  poésie  adé- 
quate à  sa  valeur  morale,  et  c  est  en  prose  qu  il  a 
inspiré,  dans  les  Confessions  de  saint  Augustin,  l'un 
des  plus  saisissants  examens  de  conscience  que 
l'humanité  ait  produits. 

Ce  n  est  en  général  cjue  lentement  que  la  poésie 
personnelle  arrive  à  se  faire  jour  :  le  moyen  âge  l'a 
peu  connue,  au  moins  en  France,  car  Dante  a  rempli 
de  sa  puissante  personnalité  toutes  ses  œuvres,  même 
les  plus  objectives  en  apparence.  Chez  nous  la  poésie 
lyrique,  organe  naturel  de  l'expansion  de  l'âme  du 
poète  en  dehors  de  lui,  a  presque  exclusivement 
servi  de  véhicule  à  des  sentiments  de  pure  conven- 
tion, dont  on  apprenait  la  combinaison  et  1  expression 
comme  on  apprenait  les  règles  de  la  construction  des 
strophes  et  de  leur  mise  en  musique.  Çà  et  là  cepen- 
dant nous  trouvons  quelques  notes  cjui  annoncent  de 
loin  Villon.  Colin  Muset  nous  fait  connaître  ses  goûts 
de  gentil  bien-être  et  quelques  épisodes  de  son  exis- 
tence vagabonde.  Ruslebeuf  étale  sous  nos  yeux,  — 
mais  peut-être  avec  l'exagération  professionnelle,  — 
sa  vie  précaire  de  jongleur  et  les  petites  misères  de  son 
ménage.  Plus  tard,  Eustache  Deschamps,  dans  beau- 
coup de  ses  innombrables  ballades,  se  met  lui-même 
en  scène  pour  nous  confier  ses  ennuis  domestiques, 
ses  mésaventures  de  cour,  ses  impressions  de  voyage. 


L'ŒUVRE.  loi 

et  nous  parle  librement  de  son  physique,  de  sa  santé, 
surtout  de  ses  besoins  d'argent.  Christine  de  Pisan 
a  laissé  s'échapper  dans  ses  gracieuses  poésies,  — 
dont  la  plupart  ont  sans  doute,  malheureusement,  été 
composées  au  nom  d'autres  personnes,  —  plus  d'un 
soupir  sur  son  triste  veuvage.  Dans  le  monde  factice 
qu'anime  l'ingéniosité  de  Charles  d'Orléans  passe 
aussi  un  souffle  de  la  vie  réelle  de  l'auteur,  vie  qui 
eût  été  si  vraiment  poétique  s'il  avait  su  l'exprimer 
et  d'abord,  on  peut  le  dire,  la  comprendre.  Mais 
aucun  poète  ne  s'était  encore  avisé  de  se  prendre 
lui-mèrae  pour  le  sujet  central  de  son  œuvre,  celui 
vers  lequel  tout  converge,  et  c'est  ce  qu'a  fait  l'au- 
teur du  Testament,  car  toutes  les  marionnettes  dont 
il  tient  les  fils  dansent  leur  ronde  autour  de  lui  et 
sont  en  rapport  intime  avec  celui  qui  les  fait  mou- 
voir. 

De  cette  poésie  qu'il  avait  inaugurée  il  est  resté 
longtemps  le  seul  représentant.  Les  poètes  du 
xvi'=  siècle  étaient  trop  occupés  à  copier  les  modèles 
grecs,  latins  et  italiens  pour  avoir  le  loisir  de 
regarder  en  eux-mêmes  :  seul  Du  Bellay  a  mis  un 
peu  de  son  âme  dans  deux  ou  trois  sonnets,  qui 
par  là  même  se  détachent  du  reste  de  son  œuvre. 
Régnier  parle  de  lui-même  avec  une  franchise  qui 
rappelle  celle  de  Villon,  et  qui  par  endroits  est  aussi 
pathétique  ou  aussi  cynique,  mais  Régnier  est  en  tout 
un  isolé.  Au  xvii^  siècle,  attaché  avant  tout  à  l'expres- 
sion noble,  élégante  et  juste  d'idées  générales,  il  n'y 
a  que  La  Fontaine  qui  laisse  çà  et  là  percer  quelque 
trait  naïf  ou  charmant  sur  sa  façon  de  comprendre  et 
de  goûter  la  vie,  sur  son  âme  indolente,  voluptueuse 


i:;2  FnANÇOIS   VILLON. 

et  leiidi'C.  Il  laul  franchir  tout  le  xviii''  siècle  — 
purement  intellectuel  —  pour  retrouver  dans  André 
Chénier,  élève  des  élégiaques  latins,  mais  les  dépas- 
sant en  profondeur,  la  sincérilé  des  cris  sortis  du 
cœur  et  l'exjjression  passionnée  des  ivresses  et  des 
dégoùls  de  la  vie.  Gej)endant  la  poésie  personnelle 
avait  jailli  en  Allemagne  dans  les  Lieder  de  Gcielhe 
et  devait  arriver  à  une  rare  perf(!ction  dans  ceux  de 
Heine.  Les  poètes  anglais  en  faisaient  un  instrument 
d'analyse  minutieuse  avec  ^^ OrdsAvorlh  ou,  avec 
Byron,  une  orgueilleuse  provocation.  \Ln  l''rance  elle 
s'éveillait  avec  Lamartine,  bien  que  ce  noble  poète 
n'ait  livré  à  sa  Ivre  que  la  partie  la  plus  vague,  la  plus 
généralement  humaine,  de  ses  sentiments.  Alfred  de 
Vignv,  dès  son  début  et  jusqu  à  la  fin,  a  fait  retentir 
sur  la  sienne  la  plainte  altièrc  de,  son  âme  orgueil- 
leuse et  solitaire.  Quant  à  Victor  Hugo,  sous  forme 
d'épanchements  personnels,  il  a  développé  des  thèmes 
plutôt  qu'il  n'a  exprimé  des  émotions,  sauf  dans  la 
partie  de  son  œuvre  consacrée  à  la  plus  grande  dou- 
leur de  sa  vie.  Alfred  de  Musset,  qui  se  piquait 
d'avoir  «  un  cœur  humain  à  lui  »,  différent  de  celui 
des  autres,  a  été  dans  la  première  moitié  du  siècle  le 
vrai  représentant  de  la  poésie  personnelle,  et  lui  a 
donné  un  charme  à  la  fois  exquis  et  troublant.  Puis 
sont  venus  trois  poètes  l)icn  différents,  mais  qui  tous 
trois  ont  cherché  leur  inspiration  dans  leur  être 
intime  et  dans  les  luttes  que  s'y  livrent  des  senti- 
ments contradictoires,  Baudelaire,  Sully  Prudhomrae 
et  Verlaine.  Le  dernier  seul  est  de  la  vraie  lignée  de 
Villon,  et  je  reparlerai  de  lui  en  étudiant  l'iniluence 
de  celui-ci;  mais  tous  trois  ont  en  commun  avec  l'au- 


l'œuvre.  1o3 

teur  du  l^estament  àuxoii',  si  l'on  ose  dire  ainsi,  fait 
leur  lyre  de  leur  propre  cœur.  Le  premier  vivait 
cependant  à  l'époque  oîi  Gautier  et  Lcconte  de  Lisle 
enseignaient  à  la  poésie  l'impassibilité;  le  second 
avait  appartenu  à  ce  groupe  des  Parnassiens  qui, 
sous  l'inspiration  de  ces  maîtres,  regardait  la  poésie 
comme  l'expression  aussi  parfaite  que  possible  des 
choses  éternelles  et  déclarait  indignes  d'elle  les 
petites  aventures  de  la  vie  réelle  de  chacun;  le  troi- 
sième a  été  le  précurseur  de  celle  école  qui,  en 
n'exprimant  les  sentiments  que  par  des  symboles, 
leur  enlève  par  cela  même  loute  individualité.  !Mais 
la  nature  chez  eux  a  été  plus  forte  que  l'enseigne- 
ment ou  le  milieu  : 

Puisque  c'est  ton  métier,  misérable  poète, 

dit  Musset  avec  un  juste  sentiment  du  destin  invin- 
cible auquel  obéissent  les  poètes  ainsi  doués, 

Puisque  c'est  ton  métier  de  faire  de  ton  âme 
Une  place  publique,  et  que,  joie  ou  douleur. 
Tout  demande  sans  cesse  à  sortir  de  ton  cœur... 

Eh  bien  !  ce  besoin,  qui  pousse,  comme  Musset  l'a  dit 
ailleurs  si  magnifiquement,  le  poète  à  offrir  son  cœur 
en  pâture  aux  autres  hommes,  Villon  est  le  premier 
qui  1  ait  ressenti,  et  c'est  par  là  que  son  œuvre  est 
surtout  originale  et  qu  il  mérite  le  nom  de  premier 
des  poètes  modernes. 

Il  mérite  celui  de  poète  et  même,  çà  et  là,  de  grand 
poète,  par  des  c|ualités  variées.  La  plus  saillante, 
celle  qui  le  caractérise  peut-être  le  plus,  est  la  facilité 
avec  laquelle  il  passe  d'un  ton  à  l'autre,  entremêlant 
sans  cesse  le  plaisant  au  sérieux,  allant  du  rire  aux 


154  FRANÇOIS   VILLON. 

larmes  avec  une  bi'usquerie  apparente  qui  sans  doute 
est  chez  lui  surtout  instinctive,  mais  qu'il  a  certaine- 
ment dirigée  avec  intention  pour  produire  un  effet 
artistique,  comme  l'a  fait,  seul  après  lui  avec  autant 
de  maestria,  un  poète  qui,  supérieur  assurément, 
lui  ressemble  en  plus  d'un  point,  Henri  Heine.  Ce 
mélange  fait  parfois,  chez  l'un  comme  chez  l'autre, 
l'effet  d'une  dissonance  aiguë,  quand,  par  exemple, 
une  rêverie  mélancolique  se  termine  par  un  sarcasme 
ou  qu'une  facétie  burlesque  sert  d'introduction  à  l'ef- 
fusion la  plus  émue.  Mais  cette  dissonance  est  un  effet 
voulu,  qui,  en  secouant  les  nerfs  du  lecteur,  accroît  et 
rend  plus  vibrante  l'impression  qu'il  s'agit  de  leur 
communiquer.  On  a  dit  avec  raison,  je  l'ai  déjà 
remarqué,  que  «  je  ris  en  pleurs  »  est  la  vraie  devise 
de  notre  poète. 

Il  a  ensuite  le  don  d'observer  la  réalité  extérieure  et 
d'en  rendre  surtout  l'aspect  pittoresque  ou  comique. 
Pour  ne  rappeler  que  les  exemples  cités  plus  haut,  il 
a  vu  en  poète  et  il  a  su  peindre  en  artiste  les  vieilles 
accroupies  autour  de  leur  petit  feu  de  chènevottes, 
et  les  femmes  assises  dans  l'église  sur  le  repli  de 
leurs  robes,  et  les  écoliers  modèles  tenant  leurs 
pouces  dans  leurs  ceintures,  et  le  bon  Jean  Cotart 
allant  se  coucher  en  trébuchant,  et  les  crânes  entassés 
dans  les  charniers  des  Innocents,  et  les  squelettes 
des  pendus  balancés  par  le  vent  aux  poutres  de 
INIontfaucon. 

Avec  ce  don  d'oliservateur  et  de  peintre,  il  a  de  la 
gaîté  et  de  l'esprit.  INIéme  quand  on  ne  saisit  pas  exac- 
tement le  sens  de  ses  plaisanteries,  on  en  rit  involon- 
tairement, tant  il  est  visible  qu'il  s'en  amuse,  tant  on 


L'ŒUVRE.  155 

devine  l'effet  qu'elles  devaient  produire  sur  ceux  qui 
les  entendaient  pleinement,  tant  l'agencement  même 
des  mots,  souvent  imprévus,  est  plein  d'enjouement 
communicatif.  Lisez  par  exemple  ce  huitain,  où  il 
ridiculise  un  personnage  dont  nous  savons  seulement 
qu'il  était  sergent  à  verge  au  Ghâtelet;  nous  enten- 
dons d  ici  les  risées  des  auditeurs  familiers  avec  la 
victime  et  nous  voyons  le  dépit  de  celle-ci  : 

Item,  donne  au  Prince  des  Sots, 

Pour  un  bon  sot,  Michaut  du  Four, 

Qui  a  la  fois  '  dit  de  bons  mots 

Et  chante  bien  Ma  douce  amour. 

Je  lui  donne,  avec  le  bonjour; 

Brief,  mais  qu'il  fust  -  un  peu  en  point, 

Il  est  un  droit  sot  de  séjour  3, 

Et  est  plaisant...  ou  il  n'est  point. 

Ses  plaisanteries  ne  sont  pas  toujours  délicates,  ni 
fines,  il  tombe  souvent,  et  sans  le  faire  exprès,  dans 
une  basse  trivialité,  comme  font  d'ailleurs  prescpie 
tout  ses  contemporains,  et  il  abuse  du  jeu  de  mots, 
bien  qu'il  en  tire  parfois  d'heureux  effets  *.  jNIais  il  a 
une  verve  jaillissante  qui  entraine  et  à  laquelle  on 
pardonne  ses  écarts.  Sa  langue  est  inégale  :  obscure, 
empêtrée  et  maladroite  quand  il  veut  l'élever  au  style 
noble,  elle  est  souvent  d'un  tour  vif  et  aisé,  d'un  jet 
dru,  d'une  précision  merveilleuse.  Le  besoin  de  la 
rime,  qui  revient  si  rigoureusement  dans  ses  huitains 
sur  trois  rimes  et  surtout  dans  ses  ballades,  le  fait 

1.  De  temps  en  temps.  —  2.  S'il  était  seulement.  —  3.  Dis- 
pos, frais  (se  dit  proprement  d'un  cheval  bien  reposé). 

4.  La  reine  Blanche  ou  blanche  comme  lis,  où  blanche  est 
nom  propre  ou  nom  commun,  est  un  vers  délicieux  par  son 
équivoque  même. 


156  FRANÇOIS    VILLON. 

tonil:)er  dans  des  superfluités  ou  des  inipiopriélés; 
mais  quand  il  est  dans  ses  bons  moments  il  choisit 
ses  mots  avec  un  rare  bonheur  et  n'en  admet  ni 
d'inutiles  ni  de  faibles.  Sa  syntaxe  est  trop  souvent 
imparfaite  et  négligée  :  c'est  son  plus  grand  défaut 
d'écrivain  et  l'une  des  plus  grandes  causes  de  l'in- 
certitude et  de  l'obscurité  de  son  texte.  On  dirait 
qu'il  a  mis  une  sorte  d'affectation  d'insouciance  à 
commencer  l'un  et  l'autre  de  ses  poèmes  par  une 
phrase  (jii  il  a  laissc'e  iiiaclievée  :  Je,  François  Villon, 
escalier,  n  est  le  sujet  d  aucun  verbe;  En  fan  fren- 
licsme  de  mon  aage  entame  une  phrase,  f[ui  est  inter- 
rompue par  une  incise,  Nonobstant  maintes  peines 
eues,  etc.,  et  qui  ne  se  termine  pas.  Celte  mala- 
dresse à  construire  des  propositions  un  peu  longues 
ou  une  chaîne  de  propositions  était  connnune  alors 
et  s  est  prolongée  fort  tard.  Régnier,  en  cela  comme 
en  d'autres  choses,  est  fâcheusement  1  émule  de  Vil- 
lon :  il  est  telle  de  ses  satires  qui,  elle  aussi,  débute 
par  un  commencement  de  phrase  resté  suspendu  en 
lair.  Il  a  fallu  les  soins  attentifs  et  minutieux  des 
puristes  du  xvii''  siècle  pour  astreindre  les  écrivains 
à  mettre  dans  leur  syntaxe  l'ordre  et  la  dépendance 
qui  ont  tant  contribué  à  donner  à  l'élocution  fran- 
çaise cette  clarté  cjui  la  distingue  entre  toutes. 

La  versiGcation  de  Villon  n'est  pas  ce  cjui  con- 
tribue le  moins  à  l'effet  produit  par  sa  poésie.  Ses 
huitains  alertes  et  bien  troussés,  coupés  en  général 
en  deux  moitiés  distinctes  cjue  relie  la  rime  commune 
à  la  première  et  à  la  seconde,  se  détachent  avec  un 
rythme  et  un  relief  saisissants.  Pour  la  rime  il  se 
permet  beaucoup  de    licences.    Il    fait   rimer,  à  la 


L'ŒUVRE.  157 

parisienne,  er  avec  ar,  oi  avec  ai  et  avec  c,  etc.  ;  il 
supprime  au  besoin  le  atone  qui  suit  une  voyelle 
[Troies  rimant  avec  trois);  il  associe  quelquefois,  ce 
qui  est  plus  criliquablej.  une  voyelle  longue  avec  une 
brève,  ostes  avec  sotes  ;  il  se  permet  même  souvent 
des  demi-assonances,  faisant  rimer,  sans  tenir  compte 
de  la  différence  des  consonnes  internes,  fuste  avec 
fusse,  rouges  avec  courges,  enfle  avec  temple  et  même 
peuple  avec  seule  et  Grenoble  avec  Dole;  mais  jamais 
il  ne  néglige  l'identité  parfaite  des  finales  (qu'il 
obtient  parfois,  il  est  vrai,  en  ajoutant  une  s  irra- 
tionnelle), et  il  recherche  constamment  la  consonne 
d  appui,  ce  qui  ajoute  à  ses  vers  beaucoup  de  charme 
et  de  pouvoir  mnémonique,  quand  cette  recherche 
y  est  conciliée  avec  le  choix  juste  des  mots  et  des 
tournures.  Des  strophes  comme  les  deux  que  je  cite 
au  hasard,  qui  se  gravent  dans  la  mémoire  dès  qu'on 
les  a  lues,  doivent  une  grande  partie  de  leur  valeur 
à  l'emploi  de  rimes  riches,  portant  sur  des  mots  qui 
semblentnécessaires,  et  dont  le  choix  satisfait  lesprit 
comme  leur  assemblage  captive  1  oreille  : 

Ou  sont  les  gracieux  gallans 

Que  je  suivoie  au  tems  jadis, 

Si  bien  chantans,  si  bien  parlans, 

Si  plaisans  en  fais  et  en  dis  ? 

Les  aucuns  sont  mors  et  roidis, 

D'eux  n'est  il  plus  rien  maintenant  : 

Repos  aient  en  paradis, 

Et  Dieu  sauve  le  remenant  l  ! 

Que  vous  semble  de  mon  appel, 
Garnier  ?  fis  je  sens  ou  folie? 
Toute  beste  garde  sa  pel  : 
Qui  la  destreint,  efforce  2  ou  lie, 

1.  Le  restant.  —  2.  Si  on  la  contraint,  violente. 


158  FRANÇOIS   VILLON. 

S'elle  peut,  elle  se  deslie. 
Quant  donc,  par  plaisir  volontaire, 
Chantée  me  fut  ceste  omelie, 
Estoit  il  lors  tems  de  me  taire? 


Cet  attrait  est  surtout  sensible  dans  les  ballades, 
où  les  mêmes  rimes  reviennent  à  chaque  strophe  : 
quand  le  poète  réussit,  sans  employer  de  chevilles, 
de  termes  impropres  ou  de  constructions  forcées,  à 
rimer  richement  d'un  bout  de  la  pièce  à  l'autre,  — 
et. cela  lui  est  arrivé  plus  d'une  fois,  —  la  ballade 
atteint  la  perfection  des  joyaux  les  plus  finement 
ciselés,  et  le  lecteur  subit  un  charme  des  causes 
duquel,  le  plus  souvent,  il  ne  se  rend  pas  compte, 
mais  que  le  poète  a  certainement  voulu  mettre  dans 
son  œuvre. 

Grâce  à  toutes  ces  qualités,  la  poésie  de  Villon 
exerce  sur  nous  le  même  genre  de  fascination  que 
la  jDrose  de  Rabelais,  dont  je  ne  sais  quel  pas- 
sionné disait  qu'il  n'avait  pas  besoin  d'en  com- 
prendre le  sens  pour  en  jouir  et  s'en  émerveiller. 
Leur  phrase  à  tous  deux  est  comme  une  formule 
magique,  comme  un  sortilège  où  les  mots  doivent 
leur  pouvoir,  non  pas  tant  à  leur  signiflcation  directe 
qu'à  leur  sonorité,  à  leur  arrangement  et  à  leur 
mystère  même.  Les  sujets  des  poèmes  de  Villon  ont 
perdu  depuis  des  siècles  tout  ce  qui  en  faisait  l'in- 
térêt momentané  et  sont  devenus  tellement  lointains 
que  souvent  les  recherches  les  plus  sagaces  n'ont 
pu  lever  qu'un  bien  petit  coin  du  voile  qui  les 
couvre  ;  ils  sont  d'ailleurs  si  particuliers  et  souvent 
si  déplaisants  qu'ils  ne  peuvent  exercer  aucun  attrait 
par  eux-mêmes  ;  sa  langue  a  vieilli  au  point  d'être  en 


L'CEUVRE.  159 

certains  endroits  inintelligible  même  pour  les  éru- 
dits;  les  formes  de  sa  versification  ont  passé  de 
mode;  tout  le  milieu  moral  et  intellectuel  dans 
lequel  il  se  mouvait  a  été  profondément  transformé; 
—  et  cependant,  grâce  à  la  force  et  à  la  vie  qu'on 
sent  qui  animent  cette  poésie  si  éphémère  en  appa- 
rence, ses  strophes,  lues  ou  répétées,  nous  produi- 
sent encore  cet  effet  indéfinissable,  mais  incontes- 
table, qu'éprouvent  par  un  instinct  commun,  dans 
lequel  ils  sont  sûrs  de  s'entendre,  tous  ceux  qui  sont 
sensibles  à  la  vraie  poésie,  cet  effet  que  la  vraie 
poésie  produit  seule,  et  qu'elle  produit  toujours. 
Parmi  ceux  qui  subissent  ce  charme,  il  en  est,  en 
petit  nombre,  qui  s'efforcent  de  le  pénétrer,  et  ceux- 
là,  plus  ils  poussent  loin  leur  étude  du  texte  qui  les 
attire,  plus  ils  découvrent  à  cette  musique,  captivante 
en  elle-même,  d'intentions  accessoires,  de  réson- 
nances  profondes  et  d'harmoniques  :  c'est  là  le  propre 
de  toute  poésie  vraiment  originale,  et  un  des  traits 
qui  attirent  éternellement  autour  de  certaines  œuvres, 
souvent  fermées  au  vulgaire,  les  «  amants  des  loisirs 
studieux  ». 

Telles  sont  les  principales  qualités  de  fond  et  de 
forme  qui  nous  frappent  dans  la  poésie  de  Villon. 
Mais  celle  qui  les  domine  toutes,  c'est  la  vérité  de 
son  inspiration,  la  sincérité  de  ses  sentiments  et  la 
simplicité  de  l'expression  qu'il  leur  a  donnée.  C'est 
par  là  qu'il  s'élève  au-dessus  de  tous  ses  contempo- 
rains, notamment  d'Alain  Chartier,  de  Martin  Le 
Franc  et  de  Charles  d'Orléans.  -Il  a  résolument  rejeté 
la  friperie  du  Roman  de  la  Rose,  dans  laquelle  ils  sont 
encore  enveloppés,  et  que  ce  dernier,  si  bien  doué 


IGO  FRANÇOIS    VILLON. 

par  la  nalurc,  n'a  su  que  rajeunir  eu  y  cousant  ses 
paillettes.  Il  a  donné  à  sa  poésie  un  fond  réel  et  une 
forme  directe. 

Ce  n'est  pas  tout  :  au  senlimcnt  réaliste  et  à  la 
fl  puissance  plastique  que  nous  avons  signalés  se  joi- 
j  gnait  chez  lui  un  don  tout  personnel  de  fantaisie. 
Les  idées  les  plus  folles  lui  passaient  par  la  tète,  et 
il  savait  les  arrêter  au  passage  et  les  fixer  par  des 
mots  précis.  Il  se  qualifie  lui-même,  et  à  bon  droit, 
de  «  fils  de  fée  »  :  la  plus  fantasque  des  fées  l'avait 
touché  de  sa  baguette.  Mais  ce  qui  est  remarquable, 
c'est  que  cette  fantaisie  s'épanouit  sur  le  fond  d'un 
très  solide  bon  sens.  A  cette  époque  de  convention, 
de  pseudo-chevalerie,  de  galanterie  quintessenciée, 
il  n'émet  que  des  idées  saines,  justes, '^îi^ttr^eoises 
môme,  comme  dans  les  Contredits  de  Franc  Gan- 
tier, oix  il  rit  au  nez  des  faiseurs  d  idylles  sentimen- 
tales. 

Cet  esprit  bourgeois  se  marque  encore,  et  d'une 
manière  fâcheuse,  par  l'absence  totale,  chez  Villon, 
du  sentiment  de  la  nature,  même  conventionnel.  On 
a  remarqué  que  son  œuvre  poétique  est  peut-être  la 
seule,  même  de  son  temps,  où  il  n'y  ait  pas  un  coin 
de  paysage,  pas  un  brin  de  verdure,  pas  un  chant 
doiseau  :  «  Tous  les  oiseaux  dici  à  Babylone  »  ne 
valent  pas  pour  lui  une  bonne  chambre  bien  nattée 
avec  un  repas  succulent.  Il  a  parcouru  toute  la 
France  sans  en  rapporter  une  seule  impression  de 
campagne.  C'est  un  poète  de  ville,  plus  encore  :  un 
poète  de  quartier.  Il  n'est  vraiment  chez  lui  que 
sur  la  montagne  Sainte-Geneviève,  entre  le  Palais, 
les  collèges,  le  Chàtelet,  les  tavernes,  les  rôtisse- 


l'œuvre.  IGl 

ries,  les  Iripots  cl  les  rues  où  Mariou  l'Idole  et  la 
grande  Jeanne  de  Bretagne  tiennent  leur  «  pui)lifjue 
école  ».  C'est  pour  le  monde  spétial  qui  Irécjuente 
ces  lieux  divers  qu  il  écrit,  c  est  par  ce  monde  seul 
que,  dans  son  tcnqis,  il  pouvait  être  pleinement 
goûté.  S  il  n'avait  pas  eu  les  tragiques  aventures  qui 
interrompirent  sa  carrière  normale,  s  il  s'était  con- 
tenté d'être  un  écolier  paresseux  et  un  coureur  de 
tavernes,  il  n  aui'ait  peut-être  fait  que  des  poésies 
d'étudiant,  comparables  à  celles  que  nous  voyons 
éclore  de  nos  jours  dans  les  brasseries  qui  ont  rem- 
placé les  anciens  cabarets.  La  souffrance  naiguisa 
\jpas  seulement  son  esprit;  elle  tira  de  son  cœur  des 
Maccents  que  nul  n'avait  fait  entendre  jusque-là.  Fils 
du  peuple,  entré  par  l'instruction  dans  la  classe  let- 
trée, puis  déclassé  par  ses  vices,  il  dut  à  son  humble 
origine  de  rester  en  communication  constante  avec 
les  sources  éternelles  de  toute  vraie  poésie.  ^|ais  sa_ 
poésie  n'est  pas  une  poésijs  jvxaiment  populaire  : 
farcie  d  allusions  érudites  et  même  de  latin,  elle 
n'étâjtj  dès  qu'elle  se  produisit,  Jixtelligible  qu  aux 
lettrés.  Heureusement  pour  lui,  il  ne  fraya  que  peu 
avec  les  grands  et  ne  réussit  pas  à  se  faire  de  son  art 
un  instrument  de  fortune  auprès  deux.  Il  écrivit  pour 
s'amuser,  pour  amuser  ses  pareils,  et  pour  déverser 
la  masse  d  émotions,  d'idées  et  d  observations  qui 
lui  emplissaient  le  cœur  et  la  cervelle.  Et  il  s  est 
trouvé  par  là  même  que,  dans  son  œuvre  pourtant 
bien  brève,  il  a  donné  à  son  temps  l'expression  poé- 
tique la  plus  complète  et  la  plus  originale  qui  pût  lui 
être  donnée.  La  poésie  du  xv^  siècle  était  condamnée  à 
mancjuer  d  inspiration  épique,  de  grandeur  morale  et 

11 


162  FRANÇOIS   VILLON. 

de  vrai  senlinient  de  la  nature.  Elle  n'avait  pas  d'ailes 
à  drploycr  ni  de  chants  sublimes  à  faire  entendre  ; 
quand  elle  essayait  de  quitter  le  sol,  elle  s'enlevait 
lourdement  et  retombait  vite  ;  elle  ne  pouvait  que 
voleter  près  de  terre  et  se  perdait  en  gentils  gazouil- 
lements ou  en  prétentieux  ramages.  Elle  n'était  faite 
ni  pour  les  sommets,  ni  pour  les  libres  plaines,  ni 
pour  lés  nobles  avenues.  C'est  dans  les  rues  étroites 
et  bruyantes  du  quartier  latin  qu'elle  a  rencontré, 
grâce  à  la  vie  ardente  et  heurtée  d'un  «  fruit  sec  « 
qui  se  trouvait  avoir  du  génie  et  d'un  «  mauvais 
garçon  »  qui  se  trouvait  avoir  du  cœur,  le  sujet  et  le 
représentant  qui  pouvaient  la  faire  sortir  de  sa  bana- 
lité emphatique  ou  maniérée  et  qui  lui  méritent,  plus 
que  tout  le  reste,  l'attention  de  la  i)Ostérilé. 


CHAPITRE    III 


LE   SUCCES 


Les  premières  productions  de  François  Villon, 
ballades  chantées  ou  récitées  par  lui  à  ses  amis,  ne 
sortirent  sans  doute  pas  d'un  cercle  restreint.  Les 
Lais,  à  en  juger  par  ce  qu'il  en  dit  lui-même,  durent 
être  répandus  dans  Paris  en  d'assez  nombreuses 
copies.  Il  attacha  sûrement  plus  d  importance  à  la 
divulgation  de  son  Testament,  œuvre  dans  laquelle 
il  avait  mis  tout  son  art  et  tout  son  cœur.  Nous  ne 
savons  guère  comment  s'opérait,  avant  1  imprimerie', 
la  «  publication  »  d'une  œuvre  littéraire.  Y  avait-il  des 
libraires  qui  s'en  procuraient  des  exemplaires,  en  les 
demandant  à  1  auteur  ou  autrement,  et  qui  ensuite 
les  mettaient  en  vente?  En  tout  cas  les  copies  que 
nous  possédons,  soit  des  deux  poèmes  principaux, 
soit  des  pièces  détachées,  n'ont  certainement  pas  ce 

1.  L'imprimerie  ne  fut  introduite  à  Paris  que  quand  le 
poète,  bien  probablement,  était  déjà  mort,  et  elle  n'entra 
que  lentement  dans  les  mœurs. 


164  FRANÇOIS    VILLON. 

caractère  :  elles  font  partie  de  recueils  composites, 
formés  par  ou  pour  des  amateurs,  comme  nous  en 
avons  tant  pour  la  poésie  du  xV^  siècle.  Les  poètes 
familiers  avec  les  grands  faisaient  exécuter  de  beaux 
exemplaires  de  leurs  œuvres,  qu'ils  offraient  à  leurs 
protecteurs  et  c|ui  leur  étaient  d'ordinaire  richement 
payés  :  ni  le  genre  de  vie  de  maître  François,  ni  ses 
relations,  ni  le  caractère  même  de  son  œuvre,  ne 
nous  engagent  à  penser  qu  il  ait  fait  de  même  '  ;  aussi 
ne  trouvons-nous  pas  ses  poèmes  dans  les  «  librai- 
ries »  royales  ou  seigneuriales  du  temps.  En  revanche, 
ils  circulèrent  beaucoup  oralement  :  il  n'y  a  pas  lieu 
de  révoquer  en  doute  le  témoignage  de  Marot,  assu- 
rant que  de  son  temps  il  se  trouvait  des  vieillards 
qui  les  savaient  par  cœur  sans  les  avoir  lues  dans 
les  imprimés. 

C'est  en  1489  que  le  libraire  Pierre  Levet  en  donna 
la  première  édition  -,  soit  d'après  un  manuscrit 
unique  (différent  de  ceux  c[ue  nous  connaissons), 
soit,  ce  qui  est  plus  probable,  d'après  diverses 
copies.  Cette  édition  est  très  fautive  et,  dans  le 
«  Grand  Testament  »,  mais  surtout  dans  le  «  Petit  ». 
présente  de  graves  omissions.  Elle  comprend  quatre 
parties,  dont  l'ordre  est  singulier  et  dû  visiblement 
au  hasard  des  rencontres  :  1°  le  «  Grand  Testa- 
ment  »  ;  2°  les   pièces   relatives   à  la  condamnation 


1.  Il  faut  cependant  noter  qu'il  dit  expressément  (voir  ci- 
dessus,  p.  136,  n.  )  envoyer  ses  «  sornettes  »  au  «  sénéchal  »; 
mais  ce  n'était  sans  doute  pas  un  grand  seigneur. 

2.  Il  est  toutefois  très  possible  que  celte  édition,  la  plus 
ancienne  qui  nous  soit  parvenue,  ne  soit  pas  en  réalité  la 
première. 


LE    SUCCÈS.  165 

de  1463  et  trois  ballades  isolées;  3°  le  «  jargon  et 
jobelin  »;  4°  le  «  Petit  Testament  ».  Le  succès  en 
fut  énorme  :  de  1489  à  1533  il  se  lit  plus  de  vingt 
éditions  du  recueil  ainsi  composé,  toutes  d'ailleurs, 
suivant  lusage  du  temps,  reproduisant  la  première, 
sauf,  naturellement,  l'addition  de  fautes  nouvelles  et 
aussi  quelques  essais  de  corrections.  Ici  se  termine 
la  première  série  des  éditions  de  notre  poète. 

La  seconde  est  formée  par  l'édition  de  Clément 
Marot,  qui,  en  1533,  entreprit  de  donner  des  œuvres 
de  Villon  un  texte  plus  correct  que  celui  des  impres- 
sions précédentes.  II  s'aida  des  souvenirs  de  vieux 
Parisiens  qui  lui  fournirent  quelques  bonnes  variantes 
et  même  une  ou  deux  strophes  omises  dans  l'édition 
de  1489  ;  mais  il  ne  s'avisa  pas  de  recourir  à  des  manus- 
crits :  il  a  essayé  de  «  raccoustrer  »  le  texte,  comme  il 
dit,  surtout  «  par  deviner  avec  jugement  naturel  ».  II 
s'est  efforcé  de  rendre  Villon  intelligible  à  ses  con- 
temporains, sans  d'ailleurs  y  regarder  de  trop  près, 
et  certainement  sans  tout  bien  comprendre  lui- 
même  :  les  quelques  remarques  explicatives  qu'il  a 
jointes  à  son  texte  contiennent  de  singuliei's  contre- 
sens, et  montrent  combien,  en  trois  quarts  de  siècle, 
la  langue,  à  Paris  même,  avait  changé  et  le  milieu 
social  s'était  modilié.  En  somme,  le  texte  de  Marot, 
sauf  quelques  rajeunissements  de  forme  et  les  amé- 
liorations indiquées,  sauf  aussi  le  meilleur  ordre  où 
sont  rangées  les  pièces,  ne  diffère  pas  autant  qu'on 
pourrait  le  croire  de  celui  des  éditions  précédentes  ; 
mais  dès  son  apparition  il  le  remplaça  complètement. 
Il  renouvela  le  goût  du  puljlic  pour  le  poète  parisien  : 
de  1533  à  1542  il  n  eut  pas  moins  de  dix  éditions.  C'est 


166  FRANÇOIS   VILLON. 

la  seconde  phase  de   1  histoire   du  lexle  de  Villon. 

La  troisième  ne  s'ouvre  que  deux  siècles  après. 
De  1542  à  1723  les  œuvres  de  Villon  ne  furent  pas 
une  seule  fois  réimprimées.  En  1723,  le  libi'aire 
Goustelier  en  donna  une  édition  nouvelle,  qui  repro- 
duit le  texte  de  Marot,  en  notant  en  marge  quelques 
variantes  des  imprimés  antérieurs,  et  en  ajoutant 
aux  notes  de  Marot  des  remarques  d  Eusèhe  de  Lau- 
rière.  Elle  fut  réimprimée  à  La  Haye  en  1742  avec 
des  remarques  additionnelles  de  Formey.  En  somme 
cette  édition  ne  constituait  qu'un  faible  progrès.  Le 
xviii'^  siècle  en  aurait  vu  un  plus  sensiljle  si  les  deux 
éditions  préparées,  1  une  par  La  ^lonnoye  et  l'autre 
par  Lenglet-Dufresnoy,  avaient  alors  été  mises  au 
jour.  L'un  et  l'autre  de  ces  érudils,  en  effet,  avaient 
comparé  de  plus  près  les  anciennes  éditions,  et 
avaient  consulté  un  manuscrit  (le  même),  qui  leur 
avait  permis  de  combler  quelques  lacunes  ;  La  ^lon- 
noye  avait  projeté  un  commentaire  qu'il  n'a  pas  écrit; 
celui  de  Lenglel  n'a  pas  grande  valeur. 

La  quatrième  et  dernière  phase  s'ouvre  en  1832 
par  l'édition  de  l'abbé  Pronqosault,  qui  a  comparé 
plusieurs  manuscrits  et  imprime  pour  la  première 
fois  d'importants  morceaux;  dans  la  constitution  du 
texte  il  n'a  pas  su  assez  s'affranchir  de  la  tradition 
des  impressions  antéineures  et,  dautre  part,  il  s'est 
permis  trop  de  libertés  personnelles  ;  ses  remarques 
contiennent  de  bonnes  choses,  mais  beaucoup  d'inu- 
tiles et  d'aventurées.  Son  édition  est  la  base  de  celle 
que  P.  Lacroix  publia  en  1854.  En  18G6,  le  même 
P.  Lacroix  imprima  les  deux  Testaments  d'après  un 
manuscrit    non  encore   utilisé    (celui    de  l'Arsenal). 


LE   SUCCÈS.  167 

L'i'-dilion  qu'il  donna  en  1877  et  colle  de  L.  Moland 
en  1884  reposent  sur  le  texte  de  Prompsault,  çà  et 
là  amélioré  ou  modifié  d'après  le  manuscrit  que 
P.  Lacroix  avait  imprimé. 

Le  premier  travail  vraiment  critique,  dans  lequel 
il  fut  tenu  compte  d'un  manuscrit  resté  jusque-là 
inemployé,  sinon  inconnu  (celui  de  Stockholm),  ne 
concerne  malheureusement  que  les  Lais  :  il  est  dû 
à  un  savant  hollandais,  M.  Bijvanck,  c{ui  a  montré 
dans  son  essai  de  constitution  du  texte  et  dans  ses 
abondantes  remarques  une  érudition  très  étendue  et 
une  grande  ingéniosité,  parfois  un  peu  téméraire. 

EnGn  en  1892  parut,  avec  une  introduction  biogra- 
phique et  bibliographique,  l'édition  des  Œuvres  com- 
plètes de  François  Villon,  par  ^L  A.  Longnon, 
établie  d'après  toutes  les  sources  avec  un  soin  scru- 
puleux et  une  sagacité  presque  constamment  heu- 
reuse. Cette  édition  nous  approche  du  texte  original 
à  peu  près  autant  qu  il  est  possible  de  le  faire;  elle 
ne  pourra  être  améliorée  c{ue  dans  quelques  détails, 
à  moins  qu'on  ne  découvre  de  nouveaux  manuscrits  ; 
on  pourra  seulement  joindre  au  texte  un  commentaire 
plus  riche  que  celui  auquel,  sous  forme  de  glossaire, 
s'est  borné  le  savant  éditeur. 

De  même  que  le  texte  de  Villon,  sa  vie  s'est  éclair- 
cie  de  plus  en  plus  par  des  travaux  successifs,  faits 
surtout  de  nos  jours.  Les  contemporains  ne  nous  en 
ont  rien  dit;  la  génération  suivante  n'avait  retenu 
que  le  souvenir  indulgent  des  friponneries  de  l'éco- 
lier parisien;  INIarot,  soit  par  la  tradition,  soit  par  la 
simple  lecture  des  ballades  et  du  jargon,  savait  seu- 
lement c|ue  Villon  était  maître  dans  «  l'art  de  la  pince 


168  FRANÇOIS   VILLON. 

et  du  croc  »  ;  Rahehtis  recueillait  des  anecdoles  qui 
le  montraient  diseur  de  bons  mots  et  faiseur  de  mau- 
vais tours.  Jusqu'à  ces  derniers  temps  on  n'alla  pas 
au  delà  de  ce  que  faisaient  connaître  les  œuvres 
elles-mêmes  plus  ou  moins  l)ieu  interprétées'.  C'est 
dans  le  dernier  quart  du  xix"^  siècle  cjue  se  sont 
faites  les  investigations  qui  ont  permis  de  reconsti- 
tuer en  partie  la  vie  lamentable  du  poète.  Un  littéra- 
teur qui  avait  consacré  à  Villon  de  longues  études, 
A.  Vitu,  découvrit  et  publia  en  1873  la  double  lettre 
de  rémission  accordée  en  145G  à  «  François  des 
Loges,  autrement  dit  de  Villon  «  et  à  «  François  de 
Monterbier  (Montcorbier),  maistrc  es  ars  «  ;  mais 
M.  Longnon  les  avait  découvertes  de  son  côté,  et,  en 
plus,  l'enquête  faite  en  1458  sur  le  vol  du  collège  de 
Navarre  et  la  déposition  si  précieuse  de  Gui  Tabarie. 
Grâce  à  ces  docuujenls  et  à  une  interpi-étation  plus 
précise  des  passages  aulobiograpbitpies  des  poésies, 
il  traça  dès  1877  une  esquisse  de  la  vie  de  Villon, 
qu  il  lit  bientôt  suivre  d'une  étude  sur  «  les  légalaii-es 
de  François  Villon  »,  fruit  de  longues  et  lieureuses 
recherches  dans  les  archives.  11  enrichit  son  ti'avail, 
en  1892,  grâce  à  la  précieuse  découverte  des  lettres 
de  rémission  accordées  en  novembre  1463  à  Robin 
d'Ogis  et  aussi  grâce  à  l'enquêle  sur  les  coquillards, 
retrouvée  et  publiée  par  jNI.  Marcel  Sclnvob.  Tout 
récemment  de  nouvelles  découvcrles  de  M.  ScliAvob, 
en  fixant    la   condamnation    et  la   grâce    du   poète  à 

1.  Il  est  juste  de  inenlionncr,  parmi  les  meilleures  éludes 
faites  dans  ces  limites,  celle  de  G.  Nagel,  qu'il  avait  publiée 
(en  allemand)  en  IS.jG,  et  qu'on  a  jugé  bon  de  réimprimer 
en  1882,  bien  qu'elle  ne  fût  plus  au  courant. 


LE   SUCCES.  169 

Taa  1463,  ont  permis  d'écrire  une  vie  de  Villon  qui 
présente  encore  bien  des  lacunes,  mais  qui  est  du 
moins  exempte  des  contradictions  morales  qui  dépa- 
raient jusc[ue-là  les  plus  sérieux  essais  biographi- 
ques. L'infatigable  zèle  et  la  remarquable  perspica- 
cité de  jNI.  Schwob  continuent  d'ailleurs  de  s'exercer, 
et  il  doit  bientôt  publier  des  documents  et  des 
recherches  qui  éclaireront  certainement  de  nouvelles 
lumières  le  sujet  et  ses  alentours.  C'est  d'abord  aux 
travaux  de  ^1.  Longnon  etensuiteàceuxdeM.  Schwob 
qu'on  doit  d'avoir  vu  la  figure  de  l'écolier  parisien 
sortir  peu  à  peu  de  l'ombre  oîi  elle  était  cachée,  et, 
bien  que  voilée  encore  par  plus  d'un  mystère,  appa- 
raître dans  sa  vivante,  brutale  et  navrante  réalité  '. 

Telle  est  en  résumé  l'histoire  de  la  connaissance, 
devenue  de  moins  en  moins  imparfaite,  des  œuvres 
et  de  la  vie  de  François  Villon.  11  me  reste  à  parler 
de  la  façon  dont  on  a  apprécié  sa  poésie  et  de  l'in- 
fluence qu'elle  a  exercée. 

Nous  savons  par  Villon  hii-mémc  que  son  poème 
des  Lais,  qu'il  avait  lancé  en  quittant  Paris  pour 
Angers  au  commencement  de  1457,  eut  un  vif  succès 

1.  Je  ne  puis  ne  pas  dire  ici  que  M.  Marcel  Schwob  a  mis  à 
ma  disposition  non  seulement  tous  les  documents  qu'il  a 
réunis  et  dont  plusieurs  sont  encore  inédits,  mais  son  inter- 
prétation personnelle,  toujours  si  lîénétranle,  de  plusieurs 
passages  de  l'œuvre  du  poète.  Presque  tout  ce  que  les  gens 
au  courant  de  ces  questions  pourront  remarquer  de  nouveau 
dans  mon  esquisse  biographique  est  dû  à  ces  précieuses 
communications.  Or  M.  Schwob  a  lui-même  à  peu  près  ter- 
miné un  ouvrage  considérable  sur  Villon.  Je  crois  qu'un  tel 
procédé,  rare  dans  la  république  des  lettres,  mérite  d'être 
signalé. 


170  FIIANÇOIS   VILLON. 

dans  le  milieu  auquel  il  était  destiné  :  on  le  désigna 
sous  le  nom  de  Tesiamcnt,  —  qu'il  ne  lui  avait 
pas  donné  et  qu'il  réserve  à  son  second  poème  ',  —  et 
dans  celui-ci  le  poète  suppose  le  premier  connu  de 
ses  lecteurs.  Le  Testament  ne  put  manquer  de  faire 
une  sensation  plus  grande  encore  dans  le  monde 
parisien,  tant  par  le  talent  si  frappant  et  si  varié  qui 
s'y  déploie  que  par  les  nombreux  traits  personnels  et 
les  allusions  plaisantes  ou  malignes  à  l'adresse  d'une 
foule  de  gens  connus.  Nous  n'avons  cependant  con- 
serve aucune  trace  de  l'impression  produite  par  cette 
œuvre  éblouissante,  et  nous  ne  savons  même  pas  si, 
en  1463,  quand  la  vie  de  Villon  se  trouva  dépendre  de 
la  clémence  du  Parlement,  le  talent  du  poète  pesa 
de  quelque  poids  dans  la  balance.  Jusqu'à  la  fin  du 
xv^  siècle  nous  ne  trouvons  aucune  mention  de  notre 
poète.  C'était  une  mode,  à  celte  époque,  de  dresser 
des  listes  de  bons  «  facteurs  >>  :  le  nom  de  Villon  ne 
figure  dans  aucune.  Il  semble  bien  que  sa  poésie 
était  considérée  comme  étrangère  à  la  littérature  pro- 
prement dite,  à  la  «  rliétorique  solennelle  »  dont  les 
coryphées  regardaient  du  haut  de  leur  grandeur  un 
rimeur  aussi  trivial,  aussi  sincère,  aussi  peu  artificiel, 
qui  ne  se  servait  pas  des  allégories  et  des  prosopo- 
pces  à  la  mode.  Cette  poésie  dédaignée  continuait 
cependant  à  être  extrêmement  goûtée  du  public, 
comme    l'atteste   le    nombre    des    éditions    publiées 

1.  Des  quatre  copies  qui  nous  ont  conservé  le  poème  de 
1456,  l'une  l'appelle  en  efl'et  Lai/s,  l'autre  Testajueiit;  les  deux 
autres,  où  il  précède  le  poème  de  l'iGl,  l'appellent  l'une  le 
Petit  Testament,  l'autre  le  Premier  Testament.  Le  titre  de 
Petit  Testament.^  adopté  par  le  premier  éditeur,  a  prévalu. 


LE   SUCCÈS.  171 

depuis  1489,  et  luèiae  de  certains  écrivains,  comme 
le  montre  linfluence  incontestable  qu'elle  exerça  et 
dont  nous  parlerons  plus  loin  ;  mais  elle  était  décem- 
ment passée  sous  silence  par  les  organes  attitrés  de 
ce  qu'on  pourrait,  en  demandant  pardon  de  l'ana- 
chronisme, appeler  le  jugement  académique  d'alors. 
Villon  était  surtout  célèbre  comme  un  type  de 
pauvreté  —  «  pauvre  comme  Villon  »  était  passé 
en  proverbe  —  ou  comme  le  module  des  faiseurs 
de  bons  tours  :  nous  avons  dit  l'admiration,  nulle- 
ment littéraire,  cju'il  inspirait  à  l'auteur  des  Repues 
franches. 

La  plus  ancienne  allusion  à  son  mérite  poétique 
qui  nous  soit  parvenue  est  celle  d'Eloi  d'Amerval,  qui, 
dans  son  poème  de  la  Grande  Diablerie,  écrit  à  Paris 
vers  1500,  l'appelle  «  clerc  expert  en  faits  et  en  dits  ». 
Puis  le  silence  se  fait  de  nouveau,  interrompu  seule- 
ment par  le  blâme  que  Geoffroi  Tory,  en  1529,  adresse 
à  maître  François  pour  avoir  écrit  en  «  jargon  »,  et 
nous  arrivons  à  François  \"  et  à  Marot. 

L'admiration  de  François  P""  pour  Villon  a  lieu 
de  surprendre.  Sauf  quelques  passages,  ce  n'est 
pas  un  poète  qu'on  semble  avoir  pu  goûter  beaucoup 
en  haut  lieu  ;  il  n'avait  rien  du  goût  italien  prédomi- 
nant à  la  cour  du  «  Père  des  lettres  »,  et  d'autre  part 
il  était,  surtout  dans  les  éditions  du  temps,  fort  diffi- 
cile à  comprendre.  Marot  nous  dit  cependant  qu'il  a 
entrepris  son  travail  parce  qu  il  avait  vu  le  roi  «  vo- 
lontiers écouter  et  par  très  bon  jugement  estimer  plu- 
sieurs passages  des  œuvres  de  Villon  ».  Il  est  permis 
de  supposer  que  c  était  Marot  lui-même  qui  avait  lu 
ces  passages   au   roi    :    celui-ci   s'était  plaint   de   la 


172  FRANÇOIS   VILLON. 

peine  qu'il  avait  à  bien  les  entendre,  et,  Marot  ayant 
allégué  l'incorrection  du  texte,  il  l'avait  engagé  à  lui 
donner  une  meilleure  forme,  ce  que  Marot  fit  dans  la 
mesure  où  nous  l'avons  vu.  L'appréciation  de  Marol 
sur  Villon,  consignée  dans  sa  jîréface,  est  extrême- 
ment intéressante.  C'est  un  des  plus  anciens  moi'- 
ceaux  de  critique  littéraire  que  l'on  ait  écrits  en 
français,  et  si  elle  est  incomplète  et  en  certains 
points  contestable,  elle  est  sur  d'autres  points  singu- 
lièrement juste  et  perspicace,  et  telle  qu'on  pouvait 
l'attendre  d'un  vrai  poète.  ^larot  proclame  d'abord 
que  Villon  est  «  le  meilleur  poète  parisien  qui  se 
trouve  »  ;  il  loue  son  «  gentil  entendement  »  et 
«  l'esprit  qu'il  avait  »,  son  art  de  décrire  «  propre- 
ment »,  et  «  la  veine  dont  il  use  en  ses  ballades,  qui 
est  vraiment  belle  cl  liéroïcpie  »  ;  son  recueil,  con- 
clut-il, «  est  de  tel  arliOce,  tant  plein  de  l)elle  doc- 
trine, et  tellement  peint  de  mille  l)elk's  couleurs,  que 
le  temps,  qui  tout  efface,  juscju'ici  ne  l'a  su  effacer,  et 
moins  encore  l'effacera  ores  et  d  ici  en  avant  ».  Il  n'a 
jias  su  démêler  nettement,  bien  qu  il  les  ait  certaine- 
ment sentis,  quelques-uns  des  mérites  du  poète  qu  il 
admirait  :  la  note  personnelle,  la  sincérité,  le  mélange 
à  la  fois  si  habile  et  si  imprévu  des  tons;  mais  il  en  a 
parfaitement  saisi  d'autres  et  notamment  ce  talent  de 
description  qui  est  un  des  traits  distinctifs  du  peintre 
de  la  belle  heaumière.  Il  regrette  que  Villon  n'ait  pas 
été  «  nourri  en  la  cour  des  rois  et  des  princes,  où  les 
jugements  s'amendent  et  les  langages  se  polissent  », 
mais  ce  regret,  nous  1  avons  dit,  est  sans  doute  peu 
justifié.  Il  lui  reproche,  et  avec  plus  de  raison,  — 
outre  les  archaïsmes  de  sa  versification  et  de  son 


LE   SUCCÈS.  173 

langage,  —  les  «  mêlées  et  longues  parenthèses  » 
dans  lesquelles  il  lui  arrive  de  s'embarrasser.  Enfin 
il  reconnaît  qui!  lui  doit  beaucoup.  Je  me  suis, 
dit-il,  volontiers  soumis  au  travail  dont  cette  édi- 
tion est  le  fruit  «  en  récompense  de  ce  que  je  puis 
avoir  appris  de  lui  en  lisant  ses  œuvres  ».  Cette 
appréciation  méritait  dé  Ire  citée  presque  entière  : 
elle  fait  de  toutes  façons  honneur  au  gentil  poète  de 
Cahors. 

Rabelais  n'en  a  pas  donne  une  semblable  ;  mais  on 
voit  en  le  lisant  à  quel  point  il  était  pénétré  de  Villon. 
Il  avait  formé  son  génie  dans  un  milieu  semblable  à 
celui  oîi  avait  vécu  et  pour  lequel  avait  écrit  le  poète 
parisien.  II  y  avait  recueilli  des  anecdotes,  d'ailleurs 
suspectes,  sur  le  héros  des  Repues  franches,  auquel 
il  a  certainement  songé  en  dessinant  ce  Panurge  qui 
«  allait  du  pied  comme  un  chat  maigre  »,  et  cjui, 
ayant  tant  de  manières  de  se  procurer  de  l'argent,  en 
avait  tant  de  le  dépenser,  sans  compter  «  la  répara- 
tion de  dessous  le  nez  ».  Il  cite  des  vers  de  Villon  à 
maintes  reprises,  et  on  peut  être  sûr  qu  il  le  savait 
par  cœur. 

Rabelais,  malgré  la  grande  part  que  l'humanisme 
a  dans  son  œuvre,  appartient  encore  par  bien  des 
côtés  au  moyen  âge,  et  iNIarot  s'y  rattache  de  plus 
près  encore.  Avec  l'avènement  de  la  Pléiade,  une 
rupture  complète  se  fait  :  en  un  moment  Villon  a 
reculé  dans  un  lointain  où  il  disparaît.  On  a  vu 
plus  haut  —  trait  vraiment  significatif —  que  les  édi- 
tions s'arrêtent  brusquement  en  1542.  Les  érudits 
de  l'école  s'intéressent  encore  à  l'œuvre  de  Villon 
comme  à  une  antiquité;  mais  s'ils  le  jugent,  c'est  en 


174  FRANÇOIS    VILLON. 

général  avec  peu  d'estime  :  Pasquier,  tout  en  recon- 
naissant qu'il  avait  «  un  assez  bel  esprit  »,  déclare 
gravement  que  son  savoir  «  ne  gisait  qu'en  appa- 
rence »,  et  Du  Verdier  ne  cache  pas  le  souverain 
mépris  qu'il  lui  inspire  :  «  Je  m'émerveille,  dit-il, 
comme  JNIarot  a  osé  louer  un  si  goffe  ouvrier  et 
ouvrage,  et  faire  cas  de  ce  qui  ne  vaut  rien  :  quant 
à  moi,  je  n'y  ai  trouvé  chose  qui  vaille.  »  Ce  n'était 
certainement  pas  lavis  de  Malhurin  Régnier  ni  de 
quelques  autres  ;  mais  ils  n'ont  pas  exprimé  leur 
sentiment.  Le  bon  Fauchet  seul  n'a  pas  craint  de  dire 
qu'il  aimait  Villon,  et  que  c'était  «  un  de  nos  meil- 
leurs poètes  satyriques  ». 

II  est  i-emarquable  que  l'école  classique  du  xvn''  siè- 
cle ait  marqué  pour  le  poète  si  oublié  ou  si  méprisé 
un  retour  imprévu  d'admiration.  C'est  que  le  goût 
du  naturel  était  revenu,  et  qu'on  cherchait,  non  à 
jeter  la  langue  dans  un  nouveau  moule,  mais  à  en 
reprendre  la  vraie  et  antique  tradition.  C'est  dans 
ce  sens  que  Patru  écrivait  :  «  Villon  pour  la  langue 
avait  le  goût  aussi  fin  qu'on  pouvait  l'avoir  pour  son 
siècle  ».  Boileau  avait  pour  Patru,  «  le  Quintilicn  de 
notre  temps  »,  comme  il  l'appelait,  une  déférence 
sans  bornes,  et  je  ne  doute  pas  que  ce  ne  soit  tout 
simplement  le  jugement  de  Patru  qu'il  a  enregistré 
dans  ses  fameux  vers  tant  discutés  : 

Villon  sut  le   premier,  dans  ces  siècles  grossiers, 
Débrouiller  l'art  confus  de  nos  vieux  romanciers. 

Il  n'était  pas,  comme  Chapelain  ou  La  Fontaine, 
fureteur  de  vieux  livres  :  il  a  dû  s'en  rapporter  de 
confiance  à  1  opinion  d'un  juge  auquel  il  soumettait 


LE   SICCÈS.  175 

tous  ses  ouvrages.  Il  est  très  vain  de  torturer,  comme 
on  l'a  fait,  le  sens  de  ce  passage  :  Boileau  a  simple- 
ment voulu  dire  que  Villon  était  le  premier  poète 
français  qui  fût  lisible  et  eût  quelque  chose  de 
moderne,  et  il  est  permis  de  croire  c[u  il  n'avait  pas 
pris  la  peine  de  s'en  assurer  par  lui-même. 

Villon  ne  pouvait  et  ne  peut  guère  être  lu  que  dans 
un  cercle  assez  étroit;  mais  dans  ce  cercle  il  n'a  cessé 
d'avoir  de  fervents  amis.  Sauf  une  éclipse  longue  en 
apparence,  mais  plus  apparente  que  réelle,  il  a  tou- 
jours été  admiré,  mais,  comme  tous  les  poètes  vrai- 
ment originau,\,  qui  ne  livrent  pas  du  premier  coup 
et  ne  livrent  jamais  complètement  le  secret  du  charme 
qu'ils  exercent,  il  l'a  été  pour  des  raisons  différentes, 
et  cette  diversité  est  intéressante,  car  elle  reflète  les 
tendances  des  époques  successives  où  elles  se  pro- 
duisent. Ce  que  Marot  relève  en  lui,  c'est,  nous 
l'avons  vu,  le  talent  de  «  décrire  proprement  »,  les 
«  mille  couleurs  «  dont  il  pare  sa  poésie,  et  aussi  «  sa 
belle  doctrine  )>.  Au  xvii^  siècle  Patru  est  surtout 
frappé  de  la  finesse  de  son  goût  en  fait  de  langue. 
Au  xviii'"  siècle,  le  P.  Du  Cerceau,  — jésuite  aimable 
et  lettré  qui  a  rimé  au  moins  un  conte  agréable,  et 
qui  a  écrit  sur  Villon  tout  un  mémoire  plein  de 
sympathie,  — -  loue  surtout  «  le  tour  badin  et  le 
caractère  enjoué  »  de  sa  poésie;  il  remarque  aussi 
l'aisance  de  son  style  et  la  richesse  de  ses  rimes. 
L'abbé  Massieu,  à  son  tour,  le  regarde  comme  «  l'in- 
venteur de  ce  badinage  délicat  qui  tient  comme  le 
milieu  entre  l'agréable  et  le  bouffon  »,  et  constate 
que,  bien  que  «  les  sujets  qu'il  traite  roulent  prescjue 
toujours  sur  des  choses  basses  et  sur  des  bagatelles, 


176  FRANÇOIS   VILLON. 

on  ne  laisse  pas  d'y  trouver  beaucoup  de  réflexions 
sérieuses  et  solides.  »  L'école  philosophique  a  for- 
mulé par  la  plume  de  Daunou  un  jugement  plus  com- 
plet et  plus  pénélraiil;  pour  n'avoir  été  exprimé 
qu  en  18.')2,  il  n'en  appartient  pas  moins  encore  au 
wiu"  siècle   :    «    ^'illoIl  ,    dil    Daunou,    fait    épo.que 

dans  Ihisloire  de  la  poésie  française Il  ne  demeure 

point  enterré  dans  le  genre  erotique,  dans  les  limites 
étroites  de  la  galanterie  chevaleresque...  Tout  ce  qui 
est  resté  intelligilde  dans  ses  deux  Testaments  inté- 
resse par  l'originalité  des  idées  et  par  la  vivacité  de 
l'expression,  par  le  caractère  naïf  et  ingénieux  du 
style...  Son  grand  mérite  est  de  n'être  jamais  pro- 
saïque. » 

Notre  siècle  devait  rendre  à  Villon  plus  pleine  jus- 
tice encore,  et  mieux  démêler  ce  qui  fait  sa  véritable 
originalité.  Déjà  sous  la  Restauration,  dès  le  premier 
éveil  du  romantisme,  Villemain,  Sainte-Beuve  (avec 
des  réserves),  Saint-Marc-Girardin,  bientôt  après,  et 
plus  nettement,  Philarète  Chasles,  signalaient  quel- 
ques-unes de  ses  qualités  maîtresses,  «  son  libre 
génie  »,  «  sa  raillerie  amère  et  sa  poignante  gaieté  », 
les  dons  «  qui  lui  appartenaient  en  propre  et  que 
nulle  influence  étrangère  n'avait  modifiés  ».  Mais 
c'est  en  Théophile  Gautier  que  l'admiration  de  l'école 
romantique  pour  Villon  trouva  son  véritable,  élo- 
quent et  excellent  interprète  (1832).  Gautier  a  parfai- 
tement saisi  et  rendu  la  physionomie  si  étrangement 
attirante  du  poète,  son  sourire  mêlé  de  larmes,  la 
profondeur  de  sa  «  mélancolie  désespc'-rée  »,  les  éclats 
de  gaieté  de  sa  verve  écolière,  la  misère  de  sa  jeunesse 
famélique  et  débauchée,  le  relief  et  la  nouveauté  de 


LE   SUCCÈS.  .   177 

ses  images,  le  pittoresque  ûclatant  de  ses  tableaux.  11 
a  surtout,  le  premier,  signalé  dans  Villon  un  poète 
éminemment  «  égotiste  »,  et  reconnu  que  cette  per- 
sonnalité même  répandue  dans  l'œuvre  était  ce  qui  la 
rendait  si  attachante.  Poète  expliqué  par  un  poète, 
Villon,  on  peut  le  dire,  était  désormais  compris  tout 
entier,  bien  qu'on  pût  ajouter  encore  au  portrait  quel- 
ques touches  de  détail,  quelques  ombres  et  quelques 
lumières.  A  côté  de  cette  vue  pénétrante  et  juste  il 
faut  faire,  dans  l'étude  de  Gautier,  une  cei'taine  part  à 
l'engouement  du  romantisme  pour  le  mélange  du  tri- 
vial et  du  tragique,  du  sérieux  et  du  l)ouffon  :  ce  goût, 
dans  les  œuvres  du  chantre  des  Pendus  et  des  Dames 
du  temps  jadis,  était  servi  à  souhait. 

Par  une  singulière  bonne  fortune,  ce  poète  cher  au 
romantisme  ne  plut  pas  moins  aux  défenseurs  ou  res- 
taurateurs de  la  tradition.  Nisard,  en  son  Histoire  de 
la  littérature  française  (1844),  parle  de  lui  avec  sym- 
pathie et  intelligence.  Il  remarque  très  justement,  ce 
qui  a  été  à  bon  droit  souvent  répété  depuis,  que 
Villon  est  vi'aiment  novateur  en  ce  qu  il  «  n'imite  pas 
le  Roman  de  la  Rose  :  il  laisse  ces  froides  allégories 
et  ce  savoir  indigeste  ;   presque  toutes  ses  pensées 

sortent  de  son  fonds Il  lit  dans  son  cœur  et  tire 

ses  images  des  fortes  impressions  qu'il  reçoit.  »  11  va 
jusqu'à  lui  pardonner  les  turpitudes  de  sa  vie  en 
faveur  de  ses  vers,  et,  se  refusant  à  accepter  l'opi- 
nion qui  fait  de  Charles  d'Orléans  et  non  de  Villon 
le  premier  poète  moderne,  il  conclut  excellemment  : 
«  Charles  d'Orléans  est  le  dernier  poète  de  la  société 
féodale;  Villon  est  le  poète  de  la  nation,  laquelle 
commence  sur  les  ruines  de  la  féodalité  qui  finit  ».  Ce 

12 


178  FRANÇOIS   VILLON. 

beau  zèle  a  d'ailleurs  un  stimulant  sans  lequel  il  se 
serait  2:)eut-ètrc  moins  étalé  :  il  s'agit  de  maintenir 
intacte  l'autorité  de  V Art  poétique  :  «  N'amendons  pas 
le  jugement  de  Boileau!  ».  Des  appréciations  analo- 
gues à  celles  qui  précèdent  étaient  formulées  dans  les 
histoires  de  la  littérature  française  de  Géruzez  et  de 
Demogeot  et  dans  des  histoires  de  France  comme 
celle  de  Henri  Martin  :  Villon  devenait  classique. 

En  cette  qualité  il  était  naturel  cju  il  fournît  le  sujet 
d'une  thèse  de  doctorat  :  c'est  ce  qui  arriva  en  1859. 
Le  livre  d'Antoine  Campaux,  François  Villon,  sa  lùe 
et  ses  œuvres,  est  très  digne  déloges  dans  sa  partie 
littéraire  (la  partie  biographique  ne  contient  rien  de 
nouveau,  et  la  partie  critique  est  faible  'i.  Je  lui  ai 
emprunté  plus  d'une  indication  et  même  plus  d'une 
remarque,  et  il  méritera  toujours  d'être  lu.  L  auteur 
aimait  son  héros  :  il  s'était  pris  pour  lui  d'une  affec- 
tion presc{ue  ingénue,  que  Sainte-Beuve,  dans  l'ar- 
ticle qu  il  consacra  à  son  livre,  a  caractérisée  par  un 
charmant  apologue.  Cet  article  est  curieux  :  Sainte- 
Beuve  n'avait  pas  jadis  —  et  il  le  reconnaissait  sans 
doute  en  lui-même  —  donné,  dans  son  Tableau  de  la 
poésie  au  XVP  siècle,  une  jilace  assez  importante  à 
Villon,  ni  marqué  sa  physionomie  d'un  trait  assez 
fouillé.  Il  est  clair  qu'il  en  veut  un  peu  à  ceux  qui 
agrandissent,  excessivement  à  son  avis,  cette  place, 


1.  Campaux  a  notamment  eu  le  tort,  non  seulement  d'accepter 
comme  authentiques  des  pièces  qu'un  éditeur  du  xvi"  siècle 
avait  jointes  (non  sans  les  en  distinguer)  aux  œuvres  de 
Villon,  mais  d'extraire  de  divers  recueils  une  série  de  ballades, 
rondeaux,  etc.,  qu'il  attribue  sans  raison  à  notre  poète,  et 
qui  ont  traîné  ensuite  dans  plusieurs  éditions. 


LE   SUCCÈS.  179 

et  idéalisent,  suivant  lui,  cette  physionomie.  Il  consi- 
dère qu'il  se  forme  autour  de  Villon  une  «  légende  », 
grâce  à  laquelle  ses  qualités  sont  amplifiées,  ses 
obscurités  passant  pour  des  profondeurs  et  ses 
défauts  pour  des  traits  de  génie  ;  il  le  réduit  à  peu 
près  à  être  une  sorte  de  chansonnier  grivois  et  malin, 
—  tout  en  lui  reconnaissant,  presque  à  contre-cœur, 
des  dons  supérieurs  à  ceux-là,  —  et  se  refuse  surtout 
à  croire  à  sa  mélancolie.  «  C'est  un  cri  de  damné!  » 
avait  dit  le  bon  Campaux  après  avoir  transcrit  avec 
horreur  quelques  vers  de  la  ballade  de  la  Grosse 
Margot.  Sainte-Beuve  proteste  contre  une  telle  exa- 
gération et  pense  que  Villon  «  but  avec  plaisir  jusqu  à 
la  fin  le  vin  dont  il  s'enivrait  ».  Mais  vraiment,  s  il 
avait  relu  telle  ou  telle  strophe  du  Testament,  — 
une  de  celles  par  exemple  que  cite  Gautier,  —  il 
aurait  vu  que  le  poète  a  bien  souvent  senti  lamer 
déboire  du  vin  dont  il  s'enivrait  et  a  poussé  sur  lui- 
même  une  lamentation  sinon  satanic[ue,  au  moins 
sincère  et  désolée.  Le  grand  critique,  si  habile  à 
pénétrer  les  replis  des  âmes  et  à  discerner  les 
nuances  des  talents,  s'est  trouvé  cette  fois,  je  le 
crains,  être  un  peu  superficiel. 

Mais  sa  réserve  n'arrêta  pas  le  courant  toujours 
grossissant  de  la  renommée  rajeunie  du  poète  parisien. 
En  1875,  A.  de  Montaiglon  donnait  à  l'appréciation 
moderne  de  la  poésie  de  Villon  une  forme  à  peu  près 
définitive  :  «  On  ne  dira  jamais  assez  à  quel  point  le 
mérite  de  la  pensée  et  de  la  forme  y  est  inestimable  — 
La  bouffonnerie,  dans  ses  vers,  se  mêle  à  la  gravité, 
l'émotion  à  la  raillerie,  la  tristesse  à  la  débauche  ;  le 
trait  piquant  se  termine  avec  mélancolie  ;  le  sentiment 


180  FRANÇOIS   VILLON. 

du  néant  des  rhoses  et  des  êtres  est  mêlé  d'un  bur- 
lesque soudain  qui  en  augmente  l'effet.  Et  tout  cela 
est  si  naturel,  si  net,  si  franc,  si  spirituel;  le  style 
suit  la  pensée  avec  une  justesse  si  vive,  que  vous 
n'avez  pas  le  temps  d'admirer  comment  le  corps  qu'il 

revêt   est  habillé   par  le   vêtement Il  a  tout,   la 

vigueur  et  le  charme,  la  clarté  et  l'éclat,  la  variété  et 
l'unité,  la  gravité  et  l'esprit,  la  brièveté  incisive  du 
trait  et  la  plénitude  du  sens,  la  souplesse  capricieuse 
et  la  fougue  violente,  la  qualité  contemporaine  et 
l'éternelle  humanité.  II  faut  aller  jusqu'à  Rabelais 
pour  trouver  un  maître  qu'on  puisse  lui  comparer,  et 
qui  écrive  le  français  avec  la  science  et  l'instinct,  avec 
la  pureté  et  la  fantaisie,  avec  la  grâce  délicate  et  la 
rudesse  souveraine  que  l'on  admire  dans  Villon,  et 
qu'il  a  seul  parmi  les  gens  de  son  temps.  »  Et  ailleurs, 
rappelant  les  jugements  de  plus  en  plus  favorables 
portés  par  les  critiques  antérieurs,  il  conclut  :  «  Tous 
sont,  avec  raison,  unanimes  à  reconnaître  1  origina- 
lité, la  valeur  aisée  et  puissante,  la  force  et  Y liumanitc 
de  la  poésie  de  Villon.  Pour  eux  tous,  et  ce  jugement 
est  aujourd'hui  sans  appel,  Villon  n'est  pas  seulement 
le  poète  supérieur  du  xv^  siècle,  mais  il  est  aussi  le 
premier  poète,  dans  le  vrai  sens  du  mot,  qu'ait  eu  la 

France   moderne L'ajipréciation    est  maintenant 

juste  et  complète;  d'autres  viendront  cpii  le  loueront 
avec  plus  ou  moins  d'éclat  et  de  talent,  qui  le  jugeront 
avec  une  critique  plus  ou  moins  solide  ou  brillante  ; 
mais  désormais  les  traits  de  la  figure  de  Villon  sont 
arrêtés  de  façon  à  ne  plus  changer,  et  ceux  qui  entre- 
prendront d'y  revenir  ne  pourront  rester  dans  la  vérité 
qu'à  la  condition  de  s'en  tenir  aux  mêmes  contours.  » 


LE   SUCCÈS.  181 

Montaiglon  avait  i-aison.  Ce  qu'on  a  écrit  depuis 
sur  Villon  ne  fait  que  reproduire,  avec  des  variantes 
et  des  nuances  personnelles,  le  jugement  d'ensemble 
dont  il  avait  résumé  les  traits,  en  les  accentuant  seu- 
lement un  peu  plus  que  ne  l'ont  fait  quelques-uns  de 
ses  successeurs  ;  M.  Bijvanck,  toutefois,  est  allé  plus 
loin  encore  dans  l'enthousiaste  admiration  de  notre 
vieux  poète  '.  Mais  les  auteurs  des  plus  récentes  his- 
toires de  la  littérature  française,  —  parmi  lesquels 
je  citerai  seulement  ^IM.  Lanson,  Bi'unetière,  Petit 
de  JuUeville  en  France,  Saintsbury  en  Angleterre, 
Suchier  en  Allemagne,  —  ont  tous  exprimé  sur  la 
poésie  de  Villon  une  opinion  analogue,  et  je  n'ai 
fait  moi-même,  avec  quelques  restrictions,  que  la 
développer  dans  les  pages  qu'on  a  lues  plus  haut. 

Le  succès  d'un  poète  ne  se  mesure  pas  seulement 
aux  jugements  que  portent  de  lui  les  critiques  :  il  est 
plus  sensible  encore  dans  l'influence  que  ce  poète 
exerce  sur  les  poètes  qui  viennent  après  lui.  Celle  de 
Villon  fut  considérable  dès  l'abord  et  elle  n"a  pas 
cessé  d'agir.  Tandis  que  les  poètes  ofliciels  de  son 
temps  s'abstiennent,  comme  on  l'a  vu,  de  le  men- 
tionner, touto  une  famille  poétique,  aussitôt  que 
ses  œuvres  se  répandent,  vient  se  grouper  autour 
de  lui.  De  ces  imitateurs,  chacun,  dans  la  poésie 
si  complexe  et  si  changeante  du  maître,  prend 
et  développe  le  trait  qui  lui  convient.  A  peine  la 
ballade  des   «    folles   amours    »   avait-elle   paru  que 

1.  Un  autre  critique  néerlandais,  M.  A.  Van  Hamel,  a  tracé 
de  Villon  un  portrait  plein  de  vie  et  fort  bien  apprécie  son 
œuvre. 


182  FRANÇOIS   VILLON. 

Guillaume  Alexis  lui  empruntait  son  i^cfrain  :  Bien- 
heureux est  qui  rien  ny  a,  pour  la  moitié  des  qua- 
trains de  son  Débat  de  Vlioinme  et  de  la  femme 
(l'autre  moitié  ayant  le  refrain  contraire  :  Malheu- 
reux est  qui  rien  ny  a).  D'autres,  assez  nombreux, 
ont  imité  et  varié  plus  ou  moins  heiu-eusemcnt  le 
cadre  ingénieux  du  «  testament  »  poétique.  Tout  un 
groupe  de  rimcurs,  dont  quelques-uns  ne  manquent 
pas  de  talent  (par  exenq)le  raut(îur  inconnu  de  la 
Résolution  d'aniours],  ont  pris  à  Villon  sa  façon  de 
traiter  1  amour,  ce  mélange  d  adoration  et  d'ironie, 
cette  attitude  successivement  extatique ,  déçue  et 
injurieuse.  Le  côté  bohème  de  sa  vie  et  de  son  œuvre 
a  inspiré  des  livres  comme  les  Repues  franches, 
Pierre  Faifcu,  et  sans  doute  aussi,  et  cela  de  très 
bonne  heure,  la  farce  immortelle  de  Patelin.  Mais 
c'est  la  manière  même  de  Villon,  surtout  dans  la 
partie  descriptive,  plaisante  et  satirique  de  ses 
poèmes,  que  nous  retrouvons,  avec  la  marque  dis- 
tincte de  la  personnalité  de  chacun  des  auteurs,  dans 
le  charmant  monologue  du  Franc  Archer  de  Bagnolet 
(1468),  dans  les  petites  pièces  de  Henri  Baude,  dans 
les  œuvi'es  basochiennes  de  Coquillart  et,  plus  tard, 
de  son  disciple  Roger  de  Collerye. 

Tous  ces  «  hoirs  A'illon  n,  comme  dit  une  pièce 
du  temps  (en  parlant,  il  est  vrai,  de  pauvres  diables 
et  non  de -poètes),  lui  ressemblent  par  quelque  côté  ; 
mais  leur  imitation  est  prescjue  inconsciente  :  elle 
est  pour  ainsi  dire  dans  l'air  du  temps  ;  elle  se  pro- 
duit et  se  continue  d'elle-même.  Il  en  est  autrement 
quand  nous  arrivons  à  Clément  Marot.  ^larot  est 
d'une  tout  autre  génération  et  sort,  originairement, 


LE   SUCCÈS.  183 

dune  autre  école,  celle  des  ><  rhcloriqucurs  )^  dont 
son  père  était  un  des  représentants  les  plus  appré- 
ciés. Villon  exerce  sur  lui  une  influence  profonde  et 
décide  la  voie  dans  laquelle  il  s'engage,  à  l'encontre 
de  ses  premiers  maîtres  :  c'est  ici  1  artiste  qui,  par- 
faitement conscient,  s'attache  à  dérober  à  un  maître 
les  secrets  de  son  art.  11  la  honnêtement  proclamé 
lui-même,  et  il  serait  intéressant  de  suivre  de  près 
dans  son  œuvre  les  traces  de  1  influence  exercée  par 
le  poète  qu  il  admirait. 

On  a  vu  que  la  Pléiade  avait  rejeté  Villon  et  son 
école  aussi  dédaigneusement  que  lavaient  fait  les 
«  rhétoriciens  »  du  xv''  siècle;  mais  il  y  avait  des 
poètes  qui  continuaient  à  le  lire.  On  ne  peut  guère 
douter,  quoi  qu  on  en  ait  dit  récemment,  que 
Régnier  le  connût  et  sût  l'apprécier.  Dans  toute  cette 
troupe  «  satyrique  »  et  fantaisiste  qui  bruit,  sous 
Louis  XIII,  autour  de  Théoi)hile  et  de  Saint-Amant, 
on  signalerait  sans  peine  plus  d'une  ressemblance 
avec  le  chantre  de  la  belle  heaumière,  le  peintre  du 
charnier  des  Innocents,  le  bohème  errant  par  les 
rues  du  vieux  Paris  et  s'arrêtant  à  tous  les  cabarets, 
notamment  à  cette  fameuse  Pomme  de  Pin,  toujours 
ouverte  après  deux  siècles.  Sous  le  règne  de  l'école 
purement  classique,  Villon,  nous  l'avons  dit,  eut  la 
singulière  fortune  d'être  admiré  de  Patru  et  mis  en 
bon  rang  par  Boileau  ;  il  fut  chéri  de  La  Fontaine  : 
«  Feu  M.  de  la  Fonlaine,  dit  le  P.  Du  Cerceau,  le 
connaissait  fort  bien  :  il  avait  trouvé  à  profiter  dans 
ses  œuvres,  et  je  suis  persuadé  que  pour  la  gentil- 
lesse et  la  naïveté  il  en  avait  plus  appris  de  Villon 
que    de    Marot    lui-même    ».   xVu   xviii'^    siècle  c'est 


184  FRANÇOIS   VILLON. 

Voltaire  qui  en  fait  son  profit,  surtout  dans  ses 
œuvres  de  jeunesse,  où  on  reli'ouve  plus  d'un  tour 
et  d'un  trait  de  son  célèbre  compatriole. 

Les  premiers  coryphées  du  roinanlisine  donnaient  à 
leur  essor  poétique  une  trop  haute  envergure  pour  le 
modeler  sur  le  vol  capricieux  cl  saccadé  du  moineau 
parisien.  Musset,  dont  Sainte-Beuve  le  rapproche 
un  moment,  et  qui  était  imbu  de  Régnier,  ne  montre 
guère  de  traces  de  l'influence  de  Villon'.  jNIais  la 
seconde  génération  s'éprit  de  cette  poésie  fantasque 
et  pittoresque.  Gautier,  qui  l'a  si  bien  apprécié 
comme  crilicjue,  a  souvent  cherché  à  reproduire  le 
tour  alerte  et  la  couleur  intense  de  ses  vers.  Les 
strophes  sur  les  ossuaires  des  Innocents  ont  inspiré 
le  Temple  de  la  Mort  et  beaucoup  d'autres  poésies 
«  macabres  »,  tandis  que  les  })ièces  consacrées  aux 
iillcs  de  joie  trouvaient  \\n  écho  dans  les  ripailles 
poétiques  des  «  Jeune-France  ».  Banville  goûta 
surtout  la  vive  allure  rvlhmi<{ue  des  strophes  de 
Villon  cl  la  lil)erté  })rimesautici'e  de  sa  fantaisie;  il 
écrivit  maint  pastiche  du  vieux  poète,  dont  il  pré- 
tendit même  réhal)iliter  la  vie.  Baudelaire  en  Villon 
aima  ce  mélange  naïf  d'attrait  et  de  dégoût  pour  le 
vice  qu'il  cxpi-ima  à  son  tour  avec  un  art  savant  et 
singulier,  dépourvu  de  toute  naïveté.  Plus  récem- 
ment, c'est  le  bohème,  le  gueux,  le  souteneur  même 
qui  excita  l'admiration  d'une  autre  école.  Verlaine  fut 
un  Villon  moderne,  qui,  comme  l'ancien,  connut  le 
vice,  la  misère  et  la  prison,   qui  aima  d'un  amour 

1.  J'en  ai  indiqué  une  plus  haut  :  comme  Villon  dans  ses 
Lais,  Musset  dans  Namouna  nous  entrelient  d'un  «  chagrin 
domestique  »  et  de  sa  bougie  soufflée. 


LE   SUCCES.  183 

alterné  Margol  el  la  Vierge  ]\Iarie,  et  qui  sut,  comme 
l'ancien,  conserver  au  milieu  de  son  «  ordure  «  une 
fleur  de  rare  poésie.  ^I.  Jean  Richepin,  moins  spon- 
tanément, mais  avec  une  connaissance  plus  intime, 
l'imita  dans  ses  œuvres  volontairement  triviales  et 
le  proclama  comme  son  maître  et  son  modèle;  il  ter- 
mine sa  «  ballade  Villon  »  par  cet  Envoi  : 

Prince,  arbore  ton  pavillon, 
Et  tant  pis  pour  qui  te  renie, 
Uoi  des  poètes  sans  billon. 
Escroc,   truand,  marlou.  génie! 

La  plus  étonnante  des  fortunes  posthumes  de 
maître  François,  c'est  d'avoir  été  adopté,  il  y  a 
une  quarantaine  d'années,  par  l'école  anglaise  qui, 
groupée  autour  de  Rossctti,  inaugurait  en  même 
temps  ou  renouvelait  le  mysticisme,  le  symbolisme 
et  r  «  esthélisme  ».  Il  se  fonda  une  Villon  Society,  — 
qui,  il  faut  le  dire,  abrita  parfois  sous  ce  pavillon  une 
cargaison  assez  suspecte;  —  M.  John  Payne  a  traduit 
avec  un  remarquable  talent  1  œuvre  entière  de  1  éco- 
lier parisien,  dont  Rossetti  lui-même,  M.  A.  Swin- 
burne  et  d  autres  mirent  aussi  quelques  ballades  en 
vers  anglais  el  imitèrent  plus  d'une  fois  l'inspiration 
et  la  manière  *.  Certes  il  ne  se  doutait  pas,  quand  il 
priait  pour  l'àme  du  bon  feu  Cotart  ou  qu  il  mettait 


1.  On  ne  saurait  parler  du  succès  de  Villon  en  Angleterre 
sans  rappeler  les  belles  études  dont  il  a  été  l'objet  de  la  part 
de  Sir  Walter  Besant  (dès  1868)  et  de  M.  Andrew  Lang,  el 
la  vigoureuse  eau-forte  —  un  peu  trop  poussée  au  noir  seu- 
lement —  de  Louis  Stevenson,  qui  est  d'ailleurs  moins  lit- 
téraire que  biographique  (elle  fut  écrite  à  propos  du  premier 
livre  de  .M.  Longnonj. 


186  FRANÇOIS   VILLON. 

en  vers  crûment  plastiques  les  regrets  de  la  belle 
heaumière  sur  son  corps  livré  aux  outrages  du  temps, 
que  ses  huitains  faits  pour  les  «  compagnons  »  du 
quartier  latin,  charmeraient,  quatre  siècles  après  sa 
mort,  les  raflinés  de  l'autre  côté  de  la  Manche  et 
seraient  imités  par  eux  avec  une  studieuse  sympathie. 
Ce  qui  faisait  aux  yeux  des  «  esthètes  «  le  plus  grand 
attrait  de  son  œuvre,  c'était,  pour  la  forme,  la  sûreté 
de  sa  touche  et  la  précision  de  son  style,  et,  pour  le 
fond,  ce  déséquilil)rc  moral  qui  exerçait  une  trou- 
blante attirance  sur  ces  âmes  singulières,  ouvertes  à 
la  fois  aux  aspirations  d'un  mysticisme  lilial  et  aux 
suggestions  perverses  dune  dé^iravation  au  moins 
intellectuelle. 

Quand  on  a  passé  en  revue  tous  ces  témoignages, 
toutes  ces  preuves  de  l'admiration  provoquée  et  de 
l'influence  exercée  depuis  quatre  siècles  par  le 
mince  recueil  de  Villon,  on  est  émerveillé  de  celte 
intensité  de  succès  du  «  pauvre  petit  écolier  »  qui 
osait  à  peine  souhaiter  qu'il  restât  de  lui  quelque 
mémoire 

Telle  qu'elle  est  l'un  bon  folastre. 

Il  a  suffi  de  quelques  centaines  de  vers,  écrits,  au 
hasard  d'une  verve  fantasque,  dans  la  petite  chambre 
du  cloître  Saint-Benoil ,  au  coin  d'une  tombe  du 
cimetière  des  Innocents,  au  fond  d'une  basse  fosse, 
sur  la  table  d'une  taverne  ou  d'un  bouge,  pour  que 
le  nom  transmis  par  maître  Guillaume  de  Villon  à 
son  pupille  soit  devenu  immortel,  pour  que  des  éru- 
dits  s'attachent  avec  une  passion  tenace  à  retrouver 


LE   SUCCÈS.  187 

dans  les  archives  la  trace  des  vagabondages  de  ce 
bohème,  marques  k  chaque  pas  par  un  méfait  ou  une 
condamnation,  pour  que  des  générations  successives 
de  poètes   cherchent  dans   cette   poignée   de   rimes 
jetées  à  tous  les  vents  une  inspiration  et  un  modèle. 
Merveilleuse  puissance  de  1  art,  et,  aussi,   merveil- 
leux effet   de   cette    sincérité   qui    chez    Villon    fait 
partie  de  1  art,  et  qui  manque  souvent  à  des  œuvres 
bien  plus  puissantes,  plus  riches  et  plus  belles  que 
la  sienne  !   S  il  est  vrai   c{ue  le   moi,  en   un  certain 
sens,   soit  haïssable,   il  n'est  pas   moins   vrai,   clans 
un   autre  sens,  qu'il  possède  un  singulier  et  impé- 
rissable attrait.   Ce  qui  a  le  plus  charmé  les  lecteurs 
des  xvi^  et  xvii'=  siècles,  dans  l'œuvre  du  poète  pari- 
sien, c'est  son  habileté  à  manier  la  langue  et  le  vers, 
sa  fantaisie  imprévue,   sa  malice,   son  enjouement, 
son  talent  de  description;  aujourd  hui,  —  sans  que 
tous  ces  dons  octroyés  à  l'auteur  du  Testament  par  la 
fée  dont  il  se  dit  «  extrait  »  aient  perdu  de  leur  prix  à 
nos  yeux,  —  ce  qui  nous  attache  le  plus  à  lui,  c  est  ce 
cju  il  nous  a  révélé  de  son  cœ'ur  faible  et  ardent,  de 
son  âme  mobile,  de  ses  passions,  de  ses  souffrances 
et  de  ses  remords.  Aux  générations  qui  viendront 
après  nous  d'autres  aspects  encore  s'offriront  peut- 
être  qui  les  captiveront  d'une  façon  nouvelle;  ce  qui 
est    certain ,    c'est    que    Marot    était    bon    prophète 
quand,  après  avoir  dit  que  «  le  temps  c|ui  tout  efface 
n'a  su  jusqu'ici  effacer  l'œuvre  de  François  Villon  », 
il  ajoutait  :  «  et  moins  encore  l'effacera  ores  et  d'ici 
en  avant  ». 


NOTE    ADDITIONNELLE 


M.  Longnon  a  donné  dans  son  édition,  la  seule  dont  on 
puisse  maintenant  faire  usage  (Paris,  Lemerrc,  1892),  une 
bibliographie  des  éditions  antérieures.  Il  n'entre  pas  dans  le 
plan  du  présent  ouvrage  d'en  dresser  une  des  travaux  dont 
Villon  a  été  l'objet.  Je  ine  bornerai  à  compléter  quelques 
indications  sommaires.  La  fin  du  chap.  I  (p.  81)  est  emprun- 
tée à  un  intéressant  discours  de  M.  J.  Théry  sur  le  procès 
de  Villon  (A.  Lévy,  1899).  La  note  de  M.  Langlois  sur 
Arc/iifiada  (p.  107)  se  trouve  dans  les  Mélanines  de  philo- 
logie romane  offerts  à  Cari  Wah/und  (Màcon,  1896).  Le  petit 
livre  de  M.  Bijvanck,  cité  p.  108,  a  paru  chez  Champion 
en  1891.  La  Romania  a  publié  dans  son  tome  XXI  (1892) 
un  article  de  M.  Longnon  et  un  autre  de  M.  Piaget  qui 
complètent  ou  rectifient  sur  certains  points  l'édition  du  pre- 
mier. Les  nouvelles  découvertes  de  M.  Schvvob  ont  été  en 
partie  communiquées  par  lui  à  l'Académie  des  Inscriptions 
et  Belles-Lettres,  et  on  trouve  des  résumés  de  ces  communi- 
cations dans  les  Comptes  rendus  de  1898  et  1899.  Enfin  je 
compte  publier  incessamment  dans  la  Romania,  sous  le  litre 
de  Vil/oniana,  un  certain  nombre  de  notes  critiques  concer- 
nant surtout  le  texte  du  poète. 

Dans  mes  citations,  en  petit  caractère,  j'ai  reproduit  fidèle- 
ment le  texte  de  Villon,  en  n'employant  d'accents  que  sur 
l'e  final,  et  avec  une  orthographe  quelque  peu  simplifiée  et 
régularisée;  j'espère  que  les  explications  de  mots  vieillis 
données  en  note  suffiront  à  faire  comprendre  ces  passages. 
Au  contraire,  ce  qui  est  cité  dans  le  contexte  entre  guille- 
mets est  traduit  ou  modernisé. 

J'ai  été   fort   embarrassé   pour   trouver  à   ce   volume   une 


190  FRANÇOIS   VILLON. 

«  illustration  »  convenable.  On  n'a  pas  de  portrait  contem- 
porain de  Villon.  En  tète  de  l'édition  probablement  la  plus 
ancienne  des  liepues  franches  figure  bien  un  clerc  tenant  une 
banderole  sur  laquelle  on  lit  /•'.  Villon  (Em.  Picot,  Catalogue 
des  litres  du  baron  J,  de  Rothschild,  t.  1,  p.  259);  mais  celte 
image,  d'ailleurs  banale,  est  un  de  ces  ■<  passe-partout  » 
qu'employaient  les  imprimeurs  du  temps  et  se  retrouve  ail- 
leurs avec  le  nom  de  Virgile.  — -Le  Cabinet  des  estampes  do  la 
Bibliothèque  nationale  possède  une  lithographie  de  Rulemann 
(1830)  censée  représenter  Villon  et  qui  se  donne  pour  faite 
CI  d'après  une  gravure  sur  bois  en  tête  de  ses  oeuvres  publiées 
par  Marot  «  ;  mais  aucune  des  éditions  données  par  Marot 
n'a  de  portrait,  et  l'allégation  est  fictive  ou  erronée;  le 
personnage  représenté  d'ailleurs  en  costume  du  xvi°  siècle, 
est  un  gros  garçon  jovial  et  joufflu  qui  ne  ressemble  sûre- 
ment en  rien  au  poète  «  sec  et  noir,  plus  maigre  que  chi- 
mère »,  tel  qu'il  se  dépeint  lui-même.  —  La  statue  de  Villon 
du  sculpteur  Elchéto,  qui  s'élève  dans  le  square  Monge, 
est  de  pure  fantaisie,  et  a  le  grave  défaut  de  représenter 
le  poète  en  vêtement  court,  avec  l'épée  au  côté,  tandis 
que  Villon,  en  sa  qualité  de  clerc  et  de  maître  es  arts, 
portait  la  robe  longue,  et,  s'il  avait  une  dague,  la  cachait, 
cjmme  on  l'a  vu  (p.  52),  sous  son  manteau.  —  J'aurais 
voulu,  à  défaut  de  portrait,  donner  une  vue  exacte  du  cloître 
Saint-Benoit,  ou  au  moins  de  ce  portail  de  Saint-Benoit  le 
Bestourné  qui  vit  commencer  la  première  et  finir  la  dernière 
aventure  de  maître  François;  mais  il  n'en  existe  pas  d'image 
ancienne.  —  En  désespoir  de  cause,  je  me  suis  rabattu  sur 
une  représentation  du  temps,  empruntée  (en  dimension 
réduite)  au  très  beau  manuscrit  franc.  17  de  la  Biblio- 
thèque nationale  (Cité  de  Dieu)  :  on  y  voit  des  galants  à  la 
mode  de  1460  environ,  une  jeune  fille  à  sa  fenêtre  qui  sera, 
si  l'on  veut,  une  des  «  amies  »  de  Villon  lisant  un  poème 
de  lui,  et  un  jeune  clerc,  —  où  on  peut  reconnaître  Villon 
dans  un  moment  où  il  était  en  bonne  passe  et  bien  nippé, 
—  causant  avec  un  de  ses  amis. 


TABLE    DES    MATIERES 


CHAPITRE  I 
La  vie 7 

CHAPITRE  II 

L'œuvre 83 

CHAPITRE  III 
Le  succès 1G3 

Note  additio.nnelli: 1S9 


Coulommieis.  —  Imp.  Paul  BRODARD.  —  1269-1900. 


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