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FRANÇOIS VILLON
LES GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS
VOLUMES PARUS, DANS l' ORDRE DE LEUR PUBLICATION
VICTOR COUSIN, par M. Jules Simon, de l'Académie française.
MADAME DE SE VIGNE, par M. Gaston Boissier, secrétaire perpétuel de
l'Académie française.
MONTESQUIEU, par M. Albert Sorel, de l'Académie française.
GEORGE SAND, par M. E. Caro, de l'Académie française.
TURGOT, par M. Léon Sny, de l'Académie française.
THIERS, par M. P. de Hémusat, de l'Institut.
D'ALEMBERT, par M. Joseph Bertrand, de l'Académie française, secrétaire
perpétuel de l'Aoadémie des sciences.
VAUVENARGUES, par M. Maurice Paléologue.
MADAME DE STAËL, par M. Albert Sorel, de l'Académie française.
THÉOPHILE GAUTIER, par M. Maxime Du Camp, de l'Académie française.
BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, par M. Arvéde Barine.
MADAME DE LA FAYETTE, par M. le comte d'Haussonville, de l'Académie
française.
MIRABEAU, par M. Edmond Rousse, de l'Académie française.
RUTEBEUF, par M. Clédat, professeur de Faculté.
STENDHAL, par M. Edouard Rod.
ALFRED DE VIGNY, par M. Maurice Paléologue.
BOILEAU, par M. G. Lanson.
CHATEAUBRIAND, par M. de Lescure.
FÉNELON, par M. Paul Janet, de l'Institut.
SAINT-SIMON, par M. Gaston Boissier, secrétaire perpétuel de l'Académie
française.
RABELAIS, par M. René Millet.
J.-J. ROUSSEAU, par M. Arthur Chuquet, professeur au Collège de France.
LESAGE, par M. Eugène Lintilhac.
DESCARTES, par M. Alfred Fouillée, de l'Institut.
VICTOR HUGO, par M. Léopold Mabilleau, professeur de Faculté.
ALFRED DE MUSSET, par M. Ari-ède Barine.
JOSEPH DE MAISTRE, par M. George Cogordan.
FROISSART, par Mme Mary Darmesteter.
DIDEROT, par M. Joseph Reiiiach.
GUIZOT, par M. A. Bardoux, de l'Institut.
MONTAIGNE, par M. Paul Stapfer, professeur de Faculté.
LA ROCHEFOUCAULD, par M. J. Bourdeau.
LACORDAIRE, par M. le comte d'Haussonville, de l'Académie française.
ROYER-COLLARD. par M. E. Spuller.
LA FONTAINE, par M. Georges Lafenestre, de l'Institut.
MALHERBE, par M. le duc de Broglie, de l'Académie française.
BEAUMARCHAIS, par M. André Ilaltays.
MARIVAUX, par M. Gaston Deschamps.
RACINE, par M. Gustave Larroumet, secrétaire perpétuel de l'Académie des
Beaux-Arts.
MÉRIMÉE, par M. Augustin Filon.
CORNEILLE, par M. Gustave Lanson.
FLAUBERT, par M. Emile Faguet, de l'Académie française.
BOSSUET, par M. Alfred Rcbelliau.
PASCAL, par M. Emile Boutroux, de l'Institut.
Chaque volume, avec un portrait en héliogravure 2 fr.
Coulommiers. — Imp, Padl BRODARD. — 1260-1900.
JETTNKS CK.NS KT {-I-KHCS 1)1" TEMPS I)K VILLON
Ms de la Bibl.Nat. fr. 17
rs GRANDS ÉCRIVAINS FRANÇAIS
FMNGOIS VILLON
GASTON PARIS
DE L ACADEMIE FRANÇAISE
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0/
PARIS
LIBRAIRIE HACHETTE ET C
79, BOULEVARD SAINT-GERMAIS, 79
1901
[Iroils il» IraJ.iclinn el de rcprndvii^lion rcstrvé.».
A Monsieur Jules JUSSERAND,
Ministre de France à Copenhague.
Mon citer ami.
Vous souvient-il qu'à l'origine cette collection —
dont nous avions conçu Vidée ensemble — devait
s'appeler « les Immortels » et ne comprendre que qua-
rante volumes, qui auraient paru avec un élégant
cartonnage^ orné, au coin, d'une immortelle d'or?
Sur ces quarante Immortels nous ne pûmes nous
mettre d'accord, nous et les amis que nous consultâmes :
trente allaient tout seuls, mais pour les dix dernières
places il y avait encombrement, c/iacun de nous ayant
ses candidats et n'en voulant pas démordre, si bien
que nous renonçâmes à ce chiffre qui nous amusait,
et que la collection dirigée par vous compte déjà
quarante-trois volumes, bien qu il lui manque encore
quelques-uns de nos plus illustres écrivains.
Dès r origine, vous aviez admis maître François
Villon, et c'est ce qui diminue mon scrupule au moment
où J'introduis sa figure patibulaire en si noble et glo-
rieuse compagnie. Il devait même être un des pre-
miers à se présenter au public; mais je nai pas
votre vivacité et cette merveilleuse faculté de travail
6 PREFACE
et souplesse d esprit qui vous font mener rapidement
à bonne fin tout ce que i'ous entreprenez. Puis, il y
a une dizaine d années, j avais émis sur la vie de Villon
une vue qui contredisait celle de son savant et péné-
trant biographe. Celui-ci avait défendu son opinion
par des arguments de fait qui semblaient irréfu-
tables, et f appuyais la mienne d'arguments d'ordre
moral qui me paraissaient non moins probants. Ne
pouvant ni contredire les premiers ni renoncer aux
seconds, je ne voyais pas le moyen d'écrire une vie
de Villon qui me satisfit. Des découvertes imprévues
sont venues apporter à ma t/ièse une confirmation
éclatante, et Je n'ai pu dès lors me refuser à tenir
un engagement que votre ai/iiiié ne se lassait pas de
me rappeler.
Voici donc le Villon promis il y a seize ans. Il
doit tout ce quil a de bon à ceux qui m'ont précédé,
et je me fais un devoir de le reconnaître. Il aidera
peut-être à comprendre et à goûter un poète qu on
n'ose pas en général aborder et qui attache quand on
s est approché de lui. Tel quil est, je vous le dédie, et
c est justice, car sans vous il n'existerait pas. Je sou-
haite qu'il ne déçoive pas trop votre attente, et je suis
lieureux qu'il témoigne publiquement d'une amitié que,
depuis le temps déjà lointain où. elle s'est formée, je
regarde comme une des meilleures fortunes de ma vie.
Gaston Paris.
Collège de France, 13 février 1901.
FRANÇOIS VILLON
CHAPITRE I
LA VIE
Pendant tout l'été de 1461, le château de Meun-
sur-Loire, qui était aloi's le chef-lieu d une châtel-
lenie dépendant de l'évêché d'Orléans, enferma dans
une de ses « basses fosses » un prisonnier qu'y déte-
nait l'évéque Thibaud d'Aussigny. C'était un clerc,
et la justice ecclésiastique l'avait sans doute réclamé
comme tel à la justice laïque. Quel était son crime?
Une tradition du pays, qui repose peut-être sur
quelque ancien document, dit qu'il avait été arrêté
pour un vol commis dans l'église de Baccon, tout
près de Meun. Interrogé à l'officialité, il avait dit
se nommer François Villon *, être né à Paris et avoir
pris à l'Université le degré de maître es arts ; il
s'était gardé sans doute d'appeler l'attention sur ses
autres antécédents. Bien peu de temps avant son
arrestation, des méfaits du même genre avaient amené
celle d'un sien ami, clerc comme lui, Colin des
1. Il faut prononcer Villon comme sillon, pavillon, elc.
8 FRANÇOIS VIL'LON.
Caycux, à Montpipeau, situé à trois lieues de INIeun,
et Colin, sur lequel pesaient de nombreuses con-
damnations, et qu'on avait à cause de cela refusé
de rendre à la justice épiscopale, avait été pendu.
Villon avait peut-être accompagné son camarade
dans cette équipée, et, plus heureux que lui, s'était
échappé de la bagarre, puis, n'ayant pas de res-
sources, avait eu recours, pour s'en procurer, à un
procédé qui ne lui était que trop familier, le vol,
et s'était fait prendre à Baccon, mais sans que l'on
sût ses relations avec Colin.
Quoi qu'il en soit, il passa de tristes mois « en
la dure prison de jNIeun », seul dans son cachot
étroit et sombre, les pieds ferrés dans un cep, nourri
seulement de pain et d'eau. Il voua à l'évêque d'Or-
léans, auquel sans doute il avait en vain demandé
quelque allégement, une âpre rancune, qu'il exhala,
une fois délivré, dans des strophes où il mit toute
sa verve :
Peu m'a * d'une petite miche
Et de froide eau, tout un esté;
Large ou estroit, moût me fut chiche :
Tel lui soit Dieu qu'il m'a esté !
« Mais, se fait-il objecter, l'Ecriture veut qu'on
prie pour ses ennemis. — Soit : je dirai joour lui le
verset 7 du psaume cviii. » Cherchez ce verset au
Psautier, et vous y trouverez cette « prière » : Fiant
dies cjiis pauci, et episcopatum ejus accipiat aller.
Il revient encore à cet évêque peu pitoyable,
qu'il nomme « Taque Thibaut » en souvenir d'un
1. 11 m'a nourri.
LA VIE. 9
favori du duc de Berry jadis détesté du peuple :
se remémorant tout à coup les mauvais traitements
subis à Meun, il s'écrie :
... Quant j'en ai mémoire,
Je pri pour lui (ei reliqiia)
Que Dieu lui doint (et voire, voire)
Ce que je pense, et cetera !
« Oh! ajoute-t-il, ce que je pense, ce n'est pas du
mal, ni pour lui, ni pour son lieutenant, ni pour
son officiai, qui est gracieux et plaisant, ni pour le
petit maître Robert (sans doute un assesseur de
l'official] : je les aime tous... autant que Dieu aime
les Lombards (les usuriers) ! »
Mais il ne se plaint, en somme, que de lexcessive
rigueur de sa prison : il ne proteste pas de son inno-
cence. Il avoue même son méfait quand, dans le
poème composé peu après sa délivrance, il assure
que, si un généreux protecteur lui « changeait sa
mauvaise fortune en bonne, « il ne mériterait plus
de reproche, et qu'il ajoute :
Nécessité fait gens mesprendre ^
Et faim saillir 2 le loup du bois.
Dans sa prison même, réfléchissant à son passé
si orageux, à son présent si triste, à son avenir si
incertain, il composait la ballade où il représente
son cœur l'interpellant et lui disant des vérités
auxquelles il essaie en vain de se soustraire. Le cœur
se désole de le voir
retrait ^ ainsi seulet,
Com povre chien tapi en reculet '* ,
1. Se mal conduire. — 2. Sortir. — 3. Retiré. — 4. Dans
un renfoncement.
10 FRANÇOIS VILLON.
lui dit quil s'est attiré ces maux par sa « folle plai-
sance », et, lui rappelant qu'il a trente ans déjà, lui
demande quand il sera enfin « hors d'enfance » et se
décidera à devenir un « homme de valeur ». Le
poète allègue que ses maux lui viennent de la planète
Saturne, sous la domination de laquelle il est né (on
attribuait à cet astre la plus fâcheuse influence).
Mais le cœur lui réplique, en s'appuyant sur l'auto-
rité de Salomon, que l'homme sage est maître de sa
destinée et sait subordonner les influences célestes
à sa volonté. Villon ne proteste que faiblement, car
là comme ailleurs il est sincère, et il promet de
suivre les conseils qu on lui donne, c'est-à-dire de
se remettre sérieusement à l'étude et de travailler
à se refaire une vie régulière.
Il espérait donc que sa captivité ne serait pas
de longue durée, et qu'il pourrait bientôt retrouver
ses amis. Il leur avait adressé, au début de son
emprisonnement, une étincelante ballade, qu'il
trouva sans doute moyen de faire parvenir au
dehors, et qui nous introduit dans le monde où il
vivait d'ordinaire, quand il n'en fréquentait pas un
autre bien pire, dont, à bon escient, il ne dit rien
ici. Il fait appel, pour le tirer de sa fosse, pour lui
tendre un « corbillon » dans lequel il remontera au
grand jour, à toute la joyeuse bande des poètes, des
chanteurs, des bons vivants, qui doivent faire preuve
d'esprit de corps envers un des leurs. Ces jolis vers
prouvent que dans ce monde frivole il était déjà
célèbre et aimé :
Chantres chantans a plaisance, sans loi,
Galans, rians, plaisans en fais et dis,
LA VIE. dl
Courans, alans, frans de faux or, d'aloi,
Gens d'esperit, un pelit estourdis,
Trop demeurez, car il meurt entandis i !
Faiseurs de lais, de motès et rondeaux,
Quant mort sera, vous lui ferez chaudeaux - !
Ou gfist il n'entre esclair ne tourbillon :
De murs espois on lui a fait bandeaux.
Le laisserez la, le povre Villon?
Jeûner lui faut dimenches et mardis,
Dont les dens a plus longues que rasteaux.
Après pain sec, non pas après gasteaux,
En ses boyaux verse eau a gros bouillon ;
Bas en terre, table n'a ne tresteaux :
Le laisserez la, le povre Villon ?
De ces « gens desprit », de ces chanteurs, de ces
galants, plus d'un pouvait sans doute avoir accès en
haut lieu, intercéder pour le captif et lui faire
obtenir « grâces et royaux sceaux ». Cest en tout cas
ce qu'il obtint au mois d'octobre 1461, par un en-
chaînement de circonstances qu'il n"avait guère pu
prévoir.
Le 22 juillet de cette année, le roi Charles VII
finissait sa triste existence, et son fils Louis, réfugié
auprès du duc de Bourgogne, se hâtait bientôt de ren-
trer en France : il se faisait sacrer à Reims, se rendait
à Paris et peu après parcourait la Touraine, 1 Orléa-
nais et d'autres provinces ; au commencement d'oc-
tobre il était à Meun. C'était l'usage que les rois,
après leur sacre, fissent, dans les différentes villes
où ils entraient, des remises de jDeine (comme on en
fait encore aujourd'hui à certaines fêtes) ; Villon
bénéficia de cette coutume, bien que prisonnier de
l'évoque, la grâce royale étant au-dessus de toutes
1. Pendant ce temps. — 2. Brouets réconfortants.
12 FRANÇOIS VILLON.
les juridictions. A l'effusion de sa reconnaissance
envers « Louis, le bon roi de France, » — auquel
il souhaite le bonheur de Jacob, la gloire de Salo-
raon, la longévité de Mathusalem, et (ce qui aurait
peut-être moins enchanté Louis XIj « douze beaux
enfants, tous mâles », — il ne mêle l'expression d'au-
cune autre gratitude. Il semble donc qu'il ait dû sa
liberté au roi seul : il avait pu, sachant l'arrivée de
Louis à Meun, lui faire teniç une supplique expo-
sant son cas.
Ce n'était pas seulement à l'occasion de leur avè-
nement ou de leurs entrées que les rois accordaient
des remises de peine comme celle qu'obtint notre
poète. La chancellerie royale expédiait journelle-
ment des « lettres de rémission », obtenues par
faveur, à la suite de recommandations puissantes et
d'ordinaire bien payées. Cet usage, ou plutôt cet
abus, — qui rendait toute justice incertaine et per-
mettait souvent aux malfaiteurs les plus dangereux
de renouveler vingt fois leurs exploits, — se trouve
avoir ouvert à l'histoire des mœurs aux xiv^ et
XV'' siècles une source des plus riches et des plus
variées. Les lettres de rémission reproduisent en
effet la supplique présentée par celui qui les obtient
ou par ceux qui parlent en son nom, et il était de
règle que cette supplique exposât dans tous ses
détails, — afin qu'on ne pût en contester l'identité,
— le délit ou le crime dont on demandait le pardon.
Le récit n'était sans doute pas toujours absolument
sincère : d'ordinaire il atténuait autant que possible
la gravité du fait et de ses conséquences; toutefois
il ne s'écartait jamais beaucoup de la vérité, de peur
LA VIE. I 3
qu'on ne fît révoquer la rémission comme obtenue
subrepticement, et il était en tout cas très exact
dans les circonstances indifférentes à la culpabilité.
De là vient que les lettres de rémission nous ont
consei'vé une foule de petits tableaux de mœurs d'une
vie et d'une couleur incomparables. Nous voudrions
bien avoir celle que Louis XI accorda à Villon :
nous y apprendrions non seulement ce qui lui avait
valu d être enfermé dans une prison si rigoureuse,
mais encore sans doute plus d'un fait de sa vie anté-
rieure, car les lettres de rémission mentionnent sou-
vent, pour les absoudre, des délits antérieurs à
celui à l'occasion duquel elles sont données. Malheu-
reusement elle s'est perdue, comme bien d'autres
documents qui nous auraient permis de reconsti-
tuer cette vie dont les étranges vicissitudes avaient
nécessairement laissé dans les archives judiciaires
des empreintes bien plus nombreuses que celles qui
ont été jusqu'ici découvertes.
Tâchons cependant, à l'aide des pièces officielles
qui ont été retrouvées et de ce que le poète nous
dit de lui-même, de nous figurer la façon dont avait
vécu jusque-là le prisonnier que Louis XI, sans
savoir probablement le don qu'il faisait à la poésie
française, arrachait en octobre 1461 aux sombres
oubliettes du château de Meun.
Villon, en sortant de prison, avait trente ans, nous
l'avons déjà vu. S'il commence son Testament, com-
posé peu api'ès, en disant :
En l'an trentiesme de mon aage,
c'est pour avoir un vers bien frappé et un chiffre
14 FRANÇOIS VILLON.
rond. Il était donc né en 1431. Sa vie de débauche
et de misère, autant sans doute que les souffrances
de la prison, l'avait éraacié et flétri et lui donnait l'ap-
parence d'un vieillard :
Qu'est ce a dire? que Jeanneton
Ne me tient plus pour valeton ',
Mais pour un vieil usé roquart - :
De vieil porte voix et le ton,
Et ne suis qu'un jeune coquart •'.
Il se représente comme « plus noir que niùre, plus
maigre que chimère », et, en léguant son corps « à
notre grande mère la terre », il lait cette remarque à
la fois souriante et lugul)rc :
Les vers n'i trouveront grant graisse :
Trop lui a fait faim dure guerre!
Au reste il n'avait jamais été gras. Déjà dans son
premier poème, à l'âge de vingt-cinq ans, il nous
dit qu'il est « sec et noir comme écouvillon ». Malgré
cela, il avait un fonds de santé solide. S'il fait son
testament, c'est qu'il se sent faible
Trop plus de biens que de santé;
et il reconnaît, en s'en étonnant, que la prison de
Meun ne la pas rendu malade. Déjà auparavant il
souhaitait de rencontrer un usurier auquel il pût
« vendre de sa santé ».
François Villon n'était pas né avec ce nom qu il
devait à la fois déshonorer et illustrer. Les noms
patronymiques ou « surnoms » étaient loin d'avoir
1. Jeune homme. — 2. Cheval hors de service, — 3. Qu'un
jouvenceau.
LA VIE. 15
alors la fixité qu'ils ont reçue plus tard des exigences
officielles. Le père de notre poète paraît en avoir eu
deux, celui de « des Loges » et celui de « de iMont-
corbier » ; ce dernier lui venait sans doute de son
pays d'origine : Montcorbier était un village du Bour-
bonnais (aujourd'hui disparu). Il était probablement
venu, comme le faisaient déjà tant de provinciaux,
chercher à Paris une fortune qu il n'y trouva pas, car
il « n'eut oncques grande richesse », non plus que ses
ancêtres. Il avait épousé une femme qui ne semble
pas avoir été plus fortunée que lui. On peut croire
qu'elle était angevine ; nous savons du moins qu'un
oncle de François était religieux à Angers, et le
poète paraît avoir eu de bonne heure des relations
avec l'Anjou.
Malgré sa « pauvre et petite extraction », François
de Montcorbier ou des Loges devait avoir, soit du
côté paternel, soit du côté maternel, des parents
dans une assez bonne situation. Maître Guillaume
Villon ou de Villon, auquel il dut tant et dont il prit
par reconnaissance le surnom, était sans doute 1 un
d'eux. Il est permis de supposer que quand le facé-
tieux écolier écrivait :
Je laisse, de par Dieu, mon bruit i
A maistre Guillaume Villon,
Qui en l'honneur de son nom bruit,
Mes tentes et mon pavillon,
il jouait, suivant son hal)itude, sur l'équivoque de
tente et tante -, et indiquait que Guillaume hébergeait
1. Ma renommée.
2. On verra plus loin (p. 14.5, n. 2) des exemples de ce
genre de plaisanterie.
16 FRANÇOIS VILLON.
de vieilles filles que le poète qualifiait de « tantes »,
cousines peut-être de sa mère et sœurs de Guillaume
lui-même. Maître Guillame de Villon n'était pas un
grand seigneur, mais il était arrivé à une situation
honorable : il était bachelier en décret (c'est-à-dire
en droit canon) ; il avait été nommé chapelain de
l'église collégiale de Saint-Benoit le Bestourné, et en
cette qualité pourvu d'une maison, dite la Porte
Bouge, au cloître Saint-Benoit, tout près de la Sor-
bonne; c'est là qu'il mourut, septuagénaii'e, en 1468.
Ce bon prêtre fut, nous le verrons, le père adoptif
de François,-et celui-ci lui en a témoigné la plus tou-
chante reconnaissance. Il parle très différemment
d'autres parents, qu'il accuse d'être pour lui sans
pitié :
Des miens le moindre, je di voir,
De me desavouer s'avance,
Oubliant naturel devoir
Par faute d'un peu de chevance.
Il ne dit pas que ses parents avaient d'autres raisons
pour lui faire un froid accueil; mais les termes dont
il se sert prouvent que ce devaient être des bour-
geois, pourvus de l'aisance, et des sentiments, que
ce nom comporte.
En 1431, quand François de Montcorbier vit le "
■^our dans quelque pauvre maison d'une rue étroite,
Paris était sous la domination anglaise. Le duc de
Bcdford occupait le Louvre. L'Université de Paris
était attachée à la cause de Henri VI : la Faculté de
théologie venait de décider que Jeanne d'Arc méri-
tait d'être brûlée comme hérétique, relapse, livrée
au diable, homicide et rebelle. La haute bourgeoisie
LA VIE. 17
était très partagée; quant à la petite boui-geoisie et
au peuple, ils tenaient pour le roi français, ils
aimaient la fille héroïque qui avait commencé la libé-
ration de la France et essayé de reprendre Paris, et
quand, trente ans après, le poète parisien versait
une larme sur
la bonne Lorraine,
Qu'Ang-lois bruslerent a Rouen,
il exprimait les sentiments au milieu desquels il
avait grandi. Au reste la domination étrangère ne
devait plus guère se prolonger : en 1436 les Anglais
quittaient Paris pour toujours, et Charles \ll y
entrait l'année suivante.
Nous ne savons c^uel métier exerçait le père de
notre poète. Il mourut jeune, et ne parait pas avoir
laissé d'autres enfants que François : du moins
celui-ci ne parle-t-il jamais de frères ou de sœurs.
Sa mère, restée seule avec ce fils, se consacra à
lui tout entière. Si plus tard il la fit cruellement
souffrir par ses écarts et par ses malheurs, il l'aima
tendrement à son tour. Il parle d'elle avec une émo-
tion à laquelle se mêle le remords : ma pauvre mère,
dit-il,
Qui pour moi eut douleur amere,
Dieu le set, et mainte tristesse!
Il la peint en deux traits, « pauvrette et ancienne »,
ne sachant rien, n'ayant jamais lu lettre, n'ayant
pour se soutenir dans sa dure vie que son amour
pour son fils et sa dévotion à Notre-Dame. Elle
vivait encore en 140 i : voilà tout ce que nous savons
d'elle.
18 FRANÇOIS VILLON.
L'année 1431 et les suivantes furent pour les
Parisiens des années terribles. Jusquà la reprise
de possession de la ville par les Français, Arma-
gnacs et Bourguignons pillaient et massacraient à
qui mieux mieux tout autour de la capitale, tandis
qu'à l'intérieur les Anglais faisaient peser sur les
habitants une tyrannie d'autant plus violente qu'ils
sentaient leur domination près de sa lin. Les gens
de métier ne trouvaient plus à gagner leur vie; la
maladie se joignait à la disette pour décimer la popu-
lation. Les choses n'allèrent pas mieux cpiand les
Anglais eurent quitté Paris. Le roi ne faisait dans
sa capitale que de courtes apparitions, et la laissait
aux mains de gens de guerre c[ui écrasaient le
peuple d impôts et ne le défendaient pas contre les
brigands dont la plupart étaient leurs propres
hommes d'armes, non soldés et se payant sur le
commun. Les Anglais reparaissaient aux portes de
la ville et arrêtaient les convois de vivres. La
famine faisait rage plus que jamais. Le Bourgeois
de Paris dit en 1438 : « Et pour les courses que les
diz larrons faisoicnt enchéri tant pain et vin que peu
de gens mengeoient de j)ain leur saoul, ne povrcs gens
ne beuvoient point de vin ne ne mengeoient point
de char, qui ne leur donnoit : ne mengeoient que
navez ou trognons de choux mis a la braise sans pain,
et toute nuit et tout jour crioient petis enfans et
femmes et hommes : Je meurl hélas l doux Dieu, je
meurde faim et de froitf » En cette même année, la
peste emportait cincjuantc mille personnes, et on ne
pouvait nourrir les malades entassés à l'Hôtel-Dieu,
si bien cpiil en mourait autant de la faim que de
LA VIE. 19
l'épidémie. Les loups entraient dans la ville, et y
enlevaient les enfants. Le petit François de Montcor-
bier avait alors huit ou neuf ans, et dut souffrir sa
large part de cette misère.
Peu à peu les choses s'améliorèrent : les bandes
d'Anglais ne parurent plus ; les gens de guerre furent
mieux disciplinés (quoique des « écorcheurs » aient
encore terrorisé la ville en 1439, 1440 et même
1444). On rouvrit les portes, qui, sauf déti'oits gui-
chets, avaient été murées. On osa sortir de la ville
sans crainte d'être dépouillé, rançonné ou tué. La
culture reprit dans les campagnes, et l'approvision-
nement de la cité put arriver régulièrement. A partir
de 1445 environ, l'ordre fut rétabli et la prospérité
commença à renaître. Mais on comprend tout ce
qu'avait du endurer, dans cette période épouvantalile,
la pauvre mère du futur poète.
Elle fut probablement aidée dans sa lourde tâche
par ses parents, surtout par Guillaume de ^ illon.
Le jeune François montra certainement de bonne
heure la vivacité de son intelligence et sa facilité
pour l'étude, et Guillaume songea dès lors à en faire
un clerc, ce qui dut remplir la veuve de joie et
d'espérance. Quand l'enfant eut quitté les petites
écoles de la Cité et commencé à suivre, — ce qu'on
faisait vers l'âge de douze ans, — les leçons de la
Faculté des arts, oîi on apprenait surtout, par des
méthodes aussi imparfaites que lentes et laborieuses,
la grammaire latine, avec un peu de logique et de
rhétorique, maître Guillaume le prit chez lui, dans sa
maison du cloître Saint-Benoit : l'écolier était ainsi
tout près des locaux variés où se faisaient les cours.
20 FRANÇOIS VILLON.
Il n'avait plus qu'à suivre la filière dans laquelle il
était entré, et qui pouvait le mener très loin.
La société du moyen âge, si aristocratique dans
son organisation laïque, offrait à tous, dans l'Eglise
et ce qui s'y rattachait, un accès aux plus hautes
situations. L'Université, qui n'était qu'une des
formes ou, si l'on veut,' une des dépendances de
l'Eglise, garnissait de ses anciens « suppôts » tout ce
que nous appelons aujourd'hui les carrières li])érales.
Il n'était si petit écolier qui ne put aspirer soit à
devenir évèque et cardinal, soit à plaider ou à juger
au Chàtelet et au Parlement, soit à entrer dans les
conseils du roi et à gouverner les finances de
l'Etat. Il était donc tout naturel que, dans une
famille pauvre, quand un enfant se faisait remarquer
par son intelligence et son goût du travail, on le
dirigeât vers l'Université, soit avec les plus hautes
ambitions, soit avec le simple espoir qu il se fît une
situation honorable et aisée : la vocation proprement
religieuse n'entrait guère en ligne de compte. Tous
ceux qu'on lançait ainsi dans la lutte n arrivaient pas,
bien entendu, au succès. La plupart s'arrêtaient à
quelqu'une des étapes de la longue route. Les uns
se faisaient simplement prêtres ou moines, allaient
desservir les innombrables paroisses de campagne
ou entraient dans quelque cloître où ils trou-
vaient, suivant leur inclination , une vie contem-
plative et sanctifiée ou une grasse fainéantise. D'au-
tres n'arrivaient pas jusque-là, et, n'ayant reçu que
les ordres mineurs (qui leur permettaient le mariage),
trouvaient dans leur connaissance de l'écriture et du
latin un gagne-pain plus ou moins précaire, se fai-
LA VIE. 21
sant copistes, libraires, clercs de notaire ou de pro-
cureur, bedeaux, messagers, sergents de justice, etc.
D'autres enfin ne tiraient même pas de leurs études
négligées des ressources suffisantes pour vivre :
livrés à la paresse et à la débauche, ils devenaient
très vite des « déclassés » ; le mot est nouveau, mais
la chose est ancienne, et cette plaie des sociétés
modernes était peut-être plus vive et plus envenimée
au xv" siècle que de nos jours. N'ayant gardé de
leur instruction qu un certain affinement d'esprit, ils
devenaient d'abord des parasites, puis des escrocs,
des faux monnayeurs, et finalement de vrais « cam-
brioleurs » ou des voleurs de grand chemin. Tel fut
le sort de plus d'un des compagnons de notre poète,
et, il faut l'avouer, tel fut le sien. Il énumère, dans — ■
une de ses ballades les plus vivantes, toute cette
clique à la fois famélic|ue et débauchée, toute cette
« bohème » confinant à la « pègre » (on a bien le droit !
d'employer l'argot en parlant de lui), à laquelle il !
appartenait lui-même et qu'il connaissait à fond. j
Porteurs de bulles papales (d'indulgences plus ou ;
moins authentiques , pipeurs aux dés, tailleurs de \
faux coins, larrons, joueurs de brelan, de « glic », de j
quilles, et, à côté d'eux et plus innocents, sonneurs !
de luth, de cymbale et de flûte, chanteurs, faiseurs
à prix d'argent de moralités ou de farces, tous ces
compagnons n ont qu'une j^ensée, qu'ils réalisent
partons les moyens : gagner de l'argent; mais de \
toutes leurs peines et de toutes leurs ruses, |
Ou en va l'argent? que cuidez?
Tout aux tavernes et aux filles!
22 FRANÇOIS VILLON.
Ailleurs, mais en atténuant quelque peu ce qui
touche la dernière catégorie, il nous dépeint très
bien les divers groupes entre lesquels se sont répartis
ses compagnons d'études : les uns sont morts, ils
sont en paix,
Et les aucuns sont devenus,
Dieu merci, grans seigneurs et maislres;
Les autres mendient tous nus
Et pain ne voient qu'aux fcnestres;
Les autres sont entrés es cloistres
De Celestins ou de Chartreux...
Il serait difficile de donner une idée exacte de ce
qu'était alors l'Université de Paris. Elle n'avait pas
de local central. Avec ses différents « collèges »,
ses auditoires épars, ses églises, ses couvents, les
maisons où logeaient les maîtres, les écoliers, et
tout le peuple bigarré qui les servait ou leur servait,
elle occupait, on le sait, presque toute la rive gauche
de la ville, dont la muraille partait à peu près de
l'endroit où est aujourd hui l'Institut pour faire un
grand arc et retrouver la Seine à l'endroit où com-
mence la Halle aux vins ; dans ce demi-cercle était
enfermée la Montagne Sainte-Geneviève, le « quar-
tier latin » par excellence.
On commençait jeune à appartenir à l'Université :
en fait, toutes les écoles en dépendaient plus ou
moins. La Faculté des arts avait pour limite finale
le grade de maître es arts, qui était le plus haut
qu'elle conférât, et qu'il fallait posséder pour être
admis dans la Faculté de théologie ou dans celles de
médecine et de décret (il n'y avait pas à Paris de
Faculté de droit civil) ; mais elle n'avait pas, à vrai
LA VIE. 23
dire, de limite initiale. Pour être reçu bachelier es
ai'ts, il fallait prouver une certaine connaissance du
latin, tel qu'on remployait alors comme langue semi-
vivante, et cette connaissance se prouvait surtout
oralement. Pour recevoir la licentia docendi, que
donnait le titre de maître es arts, il fallait être ba-
chelier depuis trois ans et être agréé par les exa-
minateurs. L'examen portait sur la grammaire
latine et la logique, sujets à peu près exclusifs de
//renseignement de la Faculté. La plupart du temps
cette épreuve était peu sérieuse : les examinateurs
recevaient sans difficulté les candidats qui leur
étaient recommandés, et ils ne s'offensaient nulle-
ment qu'on leur offrît des présents pour s'assurer
leur bienveillance. Nous ne pouvons donc garantir
que François de Montcorbier, qui fut bachelier en
mars i449 et maître dans l'été de 1452, eût suivi les
leçons avec assiduité et travaillé de manière à satis-
faire son digne protecteur. Nous sommes toutefois
porté à croire que ces premières années de vie uni-
versitaire furent celles que le futur poète employa
le mieux. On a souvent cité à lencontre de cette
opinion les vers dans lesquels il s'écrie :
Hé! Dieu, se j'eusse esludié
Ou 1 temps de ma jeunesse folle
Et a bonnes meurs dédié -,
J'eusse maison et couche molle.
Mais quoi ! je fuioie l'escolle,
Comme fait le mauvais enfant!
Mais ce remords doit s'appliquer à la période qui
suivit sa réception comme maître. Jusque-là, en effet,
1. Dans le. — 2. Si je m'étais voué à de bonnes moeurs.
24 FRANÇOIS VILLON.
il avait passé régulièrement par les épreuves impo-
sées aux écoliers : il avait été reçu maître es arts
précisément à l'âge où il était permis de l'être, et on
ne voit pas qu'il eût négligé par sa faute ce qui pou-
vait le mener à avoir « maison et couche molle ».
Ce fut sans doute à cette époque qu'il joignit ou
substitua aux deux noms patronymiques qu'il por-
tait indifféremment, et sous l'un desquels (Montcor-
bier) il ligure dans les registres de la Faculté des
arts, le nom de son protecteur Guillaume Villon
ou de Villon. C'était une façon de se classer hono-
rablement, et sous un patronage respecté, dans la
famille universitaire.
Mais la maîtrise es arts n'était qu'un degré très
iuférieur de l'échelle qu'il s'agissait de gravir. Les
maîtres es arts passaient de la Faculté des arts dans
l'une des autres et avaient encore bien des années à
y séjourner avant d'atteindre les hautes positions
qu'ils amI)ilionnaient. François de Montcorbier
entra-t-il dans la Faculté de théologie, avec l'espoir
de devenir un grave docteur de Sorbonne? Je pen-
cherais plulôl à croire qu'il suivit l'exemple de Guil-
laume de Villon et se fit inscrire à la Faculté de
décret : nous trouvons dans ses poésies des traces
'assez marquées de la connaissance du droit canon.
Mais il ne prit pas cette étude au sérieux, et c'est
alors qu'il s'habitua à « fuir l'école ». Il n'en restait
pas moins « écolier », c'est-à-dire étudiant; c'est le
titre qu'il se donne en 1456, en 1457 et encore
en 1461 '.
1. C'est ce titre qui empêche de croire qu'il eût aban-
donné l'Université et fût entré dans la basoche, comme
LA ME. '-do
C'était une population singulièrement tumultueuse
que celle des écoliers ou « suppôts » de l'Université
de Paris. Il v en avait de tous les pays de l'Europe,
tous jargoiinant le latin médiéval, langue interna-
tionale où ils parvenaient tant bien que mal à se
comprendre et à comprendre leurs maîtres. Les uns
étaient déjà des hommes faits, — car on n'arrivait
guère avant quinze ans d'études à être docteur en
théologie ou en décret (les Facultés des arts et de
médecine n'avaient pas de docteurs), — les autres
des enfants, car la Faculté des arts comprenait, on
l'a vu, les écoles les plus élémentaires. Ils n'étaient
soumis, en leur cjualité de clercs, qu'à la justice
ecclésiastique; mais ils vivaient dans de perpétuels
conflits avec la police et la justice royales. Les maî-
tres les soutenaient d'ordinaire dans ces conflits, et
emplovaient contre l'autorité laïque une arme à
laquelle celle-ci était presque toujours obligée de
céder : la suspension non seulement des leçons,
mais des prédications dans les églises. Il y avait
d'ailleurs entre l'Université et le pouvoir royal des
différends de tout genre, dus à la violation réelle
ou prétendue, par celui-ci, des privilèges de celle-
là : un de ces différends avait amené, en 1444 et 1445,
une « cessation » de six mois et, à la suite, de longs
désaccords, qui furent enfin réglés par le légat du
pape le l*"" juin 1452, au moment même oîi François
de Montcorbier venait d'être reçu maître es arts.
l'avaient fait certainement plusieurs de ses anciens cama-
rades. Mais il est probable qu'il trouva parfois quelques
ressources dans des travaux faits pour le Palais ou l'officia-
lité (voir plus loin, p. 37, note).
26 FRANÇOIS VILLON.
Si les maîtres avaient accepté la sentence du
légat, les écoliers n'avaient pas désarmé : ils con-
tinuaient la guerre, guerre à la fois burlesque et
sanglante. Ils ne se contentaient plus de leurs
tapages habituels dans le quartier dont ils étaient
les maîtres absolus. Ils s'étaient avisés, en 1451,
d'arracher de terre et de transporter dans leur
domaine, au Mont Saint-Hilaire (derrière la place
Maubert), une grosse pierre, sans doute d'origine
préhistorique, qui se dressait de temps immémorial
devant un hôtel situé en face Saint-Jean en Grève
et appartenant à la veuve de maître Girard de
Bruyères, en son vivant notaire et secrétaire du
roi. Cette pierre avait reçu de quelque légende née
de l'humour populaire le sui^nom de '< Pet au diable ».
Madame, ou, comme on disait alors d'une femme de
sa condition, mademoiselle de Bruyères se plaignit
à l'autorité de l'enlèvement de ce palladium qui fai-
sait la gloire de son hôtel. Les gens du roi reprirent
la pierre et la portèrent, pour plus de sûreté, dans
l'enceinte du Palais môme; mais les écoliers, qui
dans toutes leurs équipées avaient pour alliés le
peuple non moins écervelé des basochiens, envahi-
rent le Palais, s'emparèrent triomphalement de la
pierre, et la scellèrent avec du plâtre et des barres
de fer à l'endroit qu'ils lui avaient assigné. Ils la
couronnèrent de fleurs, qu'ils i^enouvelaient chaque
dimanche, et toutes les nuits ils dansaient autour
d'elle au son des flûtes et des tambourins . Ils avaient fait
de cette pierre une espèce de fétiche, et contraignaient
tous ceux qui passaient devant, et surtout les officiers
royaux, à une bouffonne cérémonie d'allégeance.
LA VIE. 27
De plus en plus excitrs, ils imaginèrent ensuite
un divertissement qui leur semblait des plus ingé-
nieux. C'était depuis longtemps un sujet fort goûté
de leurs plaisanteries que les belles enseignes sculp-
tées qui pendaient aux maisons des riches bourgeois.
Une petite pièce facétieuse de ce temps a pour thème
le mariage des Quatre fils Aiinon, auxquels on trouve
quatre fiancées, et aux noces desquels on fait figurer
nombre de personnages, d'animaux ou d'objets éga-
lement représentés sur des enseignes. Les écoliers
de 1452 voulurent mettre en action cette belle idée.
Ils décrochèrent de nuit, — non sans péril, car l'un
d'eux tomba de l'échelle et fut grièvement blessé,
— la Truie qui file des Halles et VOurs de la Porte
Baudoyer, et prétendirent les marier ensemble,
avec le Cez-^pour prêtre et le Papcgaut pour cadeau
de noces. Ils parcoururent les rues en bruyant cor-
tège nuptial. Quand leur tapage faisait apparaître
aux fenêtres quelque tète inquiète de bourgeois, ils
criaient : « Tuez ! tuez ! » et répandaient l'épouvante
dans les quartiers paisibles. Ils samusèrent aussi à
détacher les crocs auxquels les bouchers pendaient
leur viande ; ils volèrent des poules à Saint-Germain-
des-Prés; ils enlevèrent de force, — déclarèrent les
gens du roi, — une jeune femme à Vanves (mais l'Uni-
versité protesta plus tard que la jeune femme était
venue de son plein gréj : « toutes lesquelles choses,
dit dans son enquête le lieutenant du prévôt de
Paris, sont détestables, et ont provoqué la clameur
du peuple ».
Robert d'Estouteville, prévôt de Paris, — le même
que Victor Hugo a mis en scène dans sa Notre-Dame,
28 FRANÇOIS VILLON.
— se décida enfin à intervenir. Le 9 mai 1453, il
occupa la Montagne Sainte-Geneviève, reprit la
pierre, les enseignes et les crocs, et arrêta une qua-
rantaine de mutins. Aussitôt le recteur, suivi d un
millier de maîtres et écoliers, alla réclamer les pri-
sonniers. Le prévôt voulut bien les rendre; mais,
comme la procession universitaire revenait en
triomphe, il y eut entre elle et les archers échange
d'injures, puis de coups; un écolier fut tué, des clercs
furent malmenés, et le conflit prit un caractère des
plus aigus. L'Université suspendit les cours et les
prédications pendant -neuf mois, de mai 1453 à
février 1454. Finalement, celte fois encore, elle obtint
satisfaction : douze archers durent faire amende
honorable, et 1 un d'eux, qui avait menacé le recteur,
eut le poing coupé.
Si j'ai, binèvement, raconté ces échauffourées,
c'est qu'elles semblent avoir exercé une influence
décisive sur la vie de François de Montcorbier et
avoir même éveillé son génie. Il est à croire, étant
donnée sa nature ardente et indocile, qu'il prit une
part active aux fredaines de ses camarades. Il s'en fit
en tout cas l'historiographe. Un des legs du Testament
nous apprend qu'il avait composé un « roman » du
Pet au diable, qui devait être le récit comique des
événements de 1451-1453. C'est au vénérable maître
Guillaume de Villon lui-même qu il laisse ce miri-
fique ouvrage, avec le reste de sa lùbliothèque :
Je lui donne ma librairie,
Et le romant du Pet au Diable,
Lequel maistre Gui Tabarie
Grossa, qui est bons véritable ;
LA VIE. 29
Par cayers est sous une table :
Combien qu'il soit rudement fait,
La matière est si très notable
Qu'elle amende tout le mcsfait '.
Le mot « roman », — qui à lorigine désignait
tout ouvrage écrit en français, — ne s'employait
plus guère au xv*^ siècle qu au sens moderne de fic-
tion en prose (sauf dans le titre, traditionnellement
conservé, du Roman de la Rose). L'expression « par
cahiers », et la plaisanterie des derniers vers, imitée
des formules habituelles aux auteurs de romans en
prose de I époque, conduisent à la même conclusion.
L'ouvrage de Villon, qu'il ne publia pas et qui s'est
malheureusement perdu, était sans doute une sorte
de chronicjue burlesc|ue oîi figuraient les principaux
héros de la guerre soutenue par les écoliers contre les
bourgeois et la prévôté. C est pendant cette guerre
que Villon dut faire connaissance avec « mademoiselle
de Bruyères », dont il raillait quelques années plus
tard les sermons d'inspiration biblique.
On a remarc{ué aussi que toute une série des plai-
santeries de Villon roule sur ces enseignes pari-
siennes qui avaient joué un si grand rôle dans les
divertissements « détestables » des écoliers de 1453.
Il s'amuse dans ses Lais (1456) à léguer à ses
compagnons quelques-unes des plus célèlires. Cette
veine de facéties se retrouve dans le Testament,
mais beaucoup moins accentuée.
Ces années étaient précisément celles où le jeune
maître es arts aurait dû travailler le plus sérieuse-
1. Qu'elle compense tous les défauts de l'exéculion.
30 FRANÇOIS VILLON.
ment. Sa participation aux folles équipées de ses
camarades et la longue cessation des cours contri-
l)uèrent à le jeter dans le désordre. Il passait son
temps à vagabonder par les rues de son cher Paris,
qu'il connaissait dans tous ses recoins et sous tous
ses aspects. Rien qu'à relever les rues, places ou
monuments cités dans le mince recueil de ses
poésies, nous obtenons toute une topographie pari-
sienne du temps et nous pouvons le suivre dans
sa vie errante. Nous le voyons au matin dans sa
petite chambre du cloître Saint-Benoit, d'où il enten-
dait sonner la cloche de Sorbonne. Il n'y séjournait
guère sans doute, et passait plus de temps à la
taverne de la Mule, située presque en face. Il ei*rait
dans le quartier latin, de la place Maubert, où s'éle-
vait la maison des Carmes, jusqu'au couvent des
Chartreux, à Vauvert. Mais bien souvent il franchis-
sait, non sans quelque serrement de cœur, la voûte
du Pctit-Chàtelet, passait le Petit-Pont, où il écou-
tait les harangères, et, après avoir jeté un regard à
l'Hôtel-Dieu, s'arrêtait, quand il avait de l'argent, à
la Pomme de pin, la célèlire taverne tenue })ar Robin
Turgis (dans la rue de la Juiverie), où il entamait
quelque furieuse partie de dés, à moins qu il n'entrât
en face, au Trou Perrette, faire une partie de paume,
ou, plus souvent peut-être, qu il n allât rendre visite
à la grosse Margot, non loin du cloître Notre-
Dame. Puis, passant le Pont au Change, il débou-
chait, de la sombre voûte du Grand-Chàtelet, sur
la rive droite, faisait une station, sur la place de
Grève, à la taverne du Grand Godet, remontait jusqu'à
la tour de Billy et au couvent des Célestins (près
LA VIE. 31
de l'hôtel royal de Saint-Paul), revenait par le quar-
tier du Temple et la vaste « couture » qui le pro-
longeait, observait la singulière chapelle de Sainte-
Avoie, située au prenaier étage, et se demandait
comment on pourrait s'y faire cnteri'er, se rafraîchis-
sait, faute de mieux, quand sa bourse était vide, à la
fontaine Maubuée, rue de la Baudroie, traversait la
place de Grève et allait causer à quelqu'une des
« fenêtres » où se tenaient les « écrivains » de la
Pierre-au-Lait, près de Saint-Jacques-la-Bouoherie,
ou descendait la Seine le long de l'abreuvoir Popin,
qu'il rêvait d'emplir de vin pour y désaltérer son
ami Jacques Raguier. Cette idée le menait naturel-
lement au cabaret des Trumelières, près des Halles,
où il lui arrivait, pour payer soit son écot, soit ses
pertes de jeu, de laisser en gage jusqu'à ses
« braies ».
Mais un but favori de ses courses dans ce quartier
était le fameux cimetière qui entourait l'église des
Saints-Innocents. Arrêtons-nous un instant avec lui
en ce lieu étrange, où se mêlaient, dans la promis-
cuité habituelle au moyen âge, les plus graves appels
de la religion et les plus familières préoccupations
du siècle, le grouillement de la vie et le silence
éternel de la mort.
Le cimetière des Innocents occupait le vaste ter-
rain jadis appelé les Champeaux, là où sont aujour-
d'hui les Halles. Il avait été entouré par Louis VII
d'un haut mur percé de quatre portes. A ce mur
s'adossaient de belles arcades gothiques, formant
quatre spacieuses galeries au-dessus desquelles
régnaient des « galetas » élevés, prenant jour par de
32 FRANÇOIS VILLON.
larges arceaux au rernplage trilobé. Le ciuielière,
qui servait à vingt paroisses et dans lequel, depuis
des siècles, étaient venus s'enfouir des millions de
Parisiens, était riche de monuments de tout genre,
disséminés au hasard ou pressés les uns contre les
autres. Mais l'affluence incessante des nouveaux
morts en chassait ])erpétuellement les anciens. On
les déterrait j^our faire de la place, et on entassait
leurs os dans les galetas. Bientôt ceux-ci furent
combles, et on se mit à remplir les galeries du rez-
de-chaussée, où s'élevèrent des montagnes d'osse-
ments et des pyramides de crânes. C'est sur l'un des
murs de ces galeries que fut peinte, en 1424 et 1425,
la célèbre danse Macabre', (jui représentait la mort
comme une danse à laquelle tous les humains sont
conviés malgré eux. On y voyait trente person-
nages, quinze ecclésiastiques et quinze laï(pies,
depuis le pape et 1 empereur jusqu'au simple clerc
et à l'ermite, chacun invité par la Mort à faire partie
de la grande danse. Nous avons de cette peinture des
copies réduites c[ui nous en donnent très bien l'idée.
La Mort est figurée par un squelette, ou, souvent,
par un cadavre près d'être un squelette, mais, sauf
le crâne, ne l'étant pas encore, et laissant pendre de
tous côtés des lambeaux de chair : elle gambade et
ricane en saisissant son partenaire par la main ;
celui-ci a une attitude de surprise effrayée et plus
ou moins résistante. Cette vaste fresque remplissait
dix arcades, divisées en trois doubles compartiments,
dont chacun était occupé par un des personnages et
1. Et non macabre : voy. Roina/u'a, t. X.\1V, p. 131.
LA VIE. 33
la figure, étonnamment variée dans sa hideur, de la
Mort. Au-dessous de chaque personnage et de
chaque Mort était un huitain — terminé par un pro-
verbe — exprimant l'invitation impérieuse et sarcas-
tique de la Mort et la vaine supplication ou les regrets
impuissants du mortel. Cette peinture, exécutée
sous 1 inspiration des Dominicains, frappa vivement,
on le comprend, l'imagination populaire. Elle devint
célèbre dans le monde entier et fut imitée presque aus-
sitôt — et longtemps encore après — en France, en
Angleterre, en Italie et surtout en Allemagne. Notre
écolier dut bien souvent en emplir ses regards. Mais
c'étaient surtout les « charniers » qui fascinaient son
âme de poète et le plongeaient, pour un temps, dans
une méditation à la fois ironique et sombre. Mais il
était vite ramené à son train d'idées ordinaire par le
mouvement profane qui bruyait autour de lui. Le
moyen âge ne connaissait pas le respect des morts.
Les cimetières, seuls emplacements libres tolérés à
l'intérieur de ces villes où les maisons se pressaient
jusque sur les ponts, étaient des lieux de réunion et
de plaisir, souvent de fêtes et de bals. Aux Inno-
cents on venait se promener, on donnait des rendez-
vous, on exerçait mille petits métiers dans des bou-
tiques qui s'adossaient aux murs des galeries, entre
les amoncellements dos. Les écrivains publics,
notamment, y avaient des échoppes presque aussi
nombreuses qu'aux environs de Saint-Jacques-la-
Boucherie et non moins achalandées. François de
Montcorbier ne pouvait manquer de faire là quelque
rencontre qui le distrayait bientôt de ses lugubres
pensées.
3
34 FRANÇOIS VILLON.
Ce n'était pas à l'enceinte des trois villes com-
posant le Paris d'alors, — l'Université, la Cité et la
Ville, — que se bornaient les pérégrinations de maître
François. Il nous parle dans ses vers du château de
Nijon, situé hors des murs, dans le Passy actuel, de
Sainl-Maur-des-Fossés, à l'autre extrémité de Paris,
de Bicôtre, de Montmartre et du Mont-Valérien. Il
était lié avec Pierre de Rousseville, « concierge » du
château de Gouvieux, près de Chantilly, et avec
l'abbesse de Pourras (Port-Royal), qui ne donnait pas
l'exemple des vertus qu'on vit plus tard sanctifier
cette célèbre vallée. Huguelte du Hamel, comme
tant d'autres abbesses du temps, était une simple
drôlesse, dont la vie scandaleuse nous est révélée
par un procès qu'elle sôutifit en 1465 : elle frayait
avec les gens d'armes, qui la chansonnaient. On ne
s'étonne donc pas qu'elle fît en compagnie des éco-
liers des parties comme celle que Villon rappelle avec
plaisir dans son Testament^ et qui valut un legs à un
brave barbier de Bourg-la-Reine, dupe sans doute
de r.il)])esse et du Parisien :
Ite77i, laisse a Perrot Girart,
Barbier juré du Bourg la Reine,
Deux bacins et un coquemart,
Puis qu'a gaigner met tant de peine.
Des ans i a demi douzaine
Qu'en son hostel de cochons gras
M'apastela l une semaine,
Tesmoing l'abbesse de Pourras.
Les poésies de maître François ^ illon sont encore
plus iiislrurlives sur la compagnie qu il fréquentait
1. 11 me nourrit, me gava.
LA VIE. 3o
que sur les rues et les campagnes par lesquelles il
vagabondait. Il était lié avec des gens de tout acabit,
depuis de hauts et puissants seigneurs jusqu'à des
hommes de sac et de corde. Il devait sans doute ses
relations élevées ou honorables à maître Guillaume
et à ses parents aisés; les autres, il se les était faites
lui-môme, et elles furent cause de sa perte. Grâce
aux « legs » qu'il a faits, dans 1 un ou 1 autre de ses
jioèmes, presque à chacun de ceux avec lesquels il
fut en rapport en ces années de jeunesse, on peut
passer en revue la société hétérogène que le poète
fait défiler dans ses vers.
Au sommet nous trouvons un très haut person-
nage, et précisément le prévôt de Paris, messire
Robert d'Estouteville. Villon était assez lié avec lui
pour savoir qu'il avait une dévotion pai'ticulière à
saint Christophe. La ballade dans laquelle il a célé-
bré l'union de Robert d'Estouteville avec la belle
Ambroise de Loi'é est sans doute une de ses pre-
mières productions, et sûrement une de ses moins
bonnes. Si le poète l'a conservée et enchâssée dans
son Testament, c est qu'il tenait beaucoup au
gré du seigneur qui atteint
Troubles, forfaits, sans espargnier.
L'amitié de celui-ci empêcha peut-être Villon d'être
iraplicjué dans l'affaire du « Pet au diable ». Com-
ment était-il entré en relations avec le prévôt? Il
rappelle que Robert d'Estouteville avait « conquis »
sa femme au pas d'armes tenu en 1446 à Saumur par
René d'Anjou. Peut-être faut-il voir dans cette men-
tion une trace des relations angevines de François
36 FRANÇOIS VILLON.
de Montcorbier : il avait pu, à quinze ans, assister à
ce pas d'armes et être présenté au brillant chevalier
qui, l'année suivante, devait succéder, comme prévôt
de Paris, au père de sa jeune femme.
Viennent ensuite des personnages importants,
qu'on ne peut pas tous, à vrai dire, ranger jiarmi
les amis de Villon. Tels sont Guillaume Cotin et
Thibaud de Vitry, tous deux chanoines de Notre-
Dame et conseillers au Parlement : il les poursuit
de ses quolibets, représentant ces vieillards fort
riches comme d'humbles et pauvres clercs. Quant à
sire Guillaume Colorabel, à Michel Jouvenel et à
maître Martin Bellefaye, qu'il désigne pour ses trois
premiers exécuteurs testamentaires, il est probable
qu'il ne les connaissait pas plus que Jean de Calais,
« honorable homme », dont il dit, ayant trente ans :
Il ne me vit des ans a trente
Et ne set comment je me nomme,
et qu'il charge de gloser et amender son testament.
Il trouvait plaisant dinvestir de ces fonctions bur-
lesques des personnages considérables, qui devaient
être fort ébahis quand on leur annonçait, avec des
risées, la mission de confiance que leur attribuait ce
vaurien inconnu d'eux. Mais plus d'un notable bour-
geois de Paris figure parmi les légataires et les fami-
liers du poète : tels Denis Hesselin, élu de Paris,
qui fut plus tard prévôt des marchands, Nicolas de
Louviers, échevin, sire Charles Taranne, Michaut
Guldoue, Ithier Marchant, qui devait jouer un rôle
politique considérable, et qui avait fait de notre éco-
lier le confident de ses amours, Jacques Cardon, qui
LA VIE. 37
appartenait à une nombi*euse et riche famille pari-
sienne. Puis ce sont d'honorables marchands, comme
l'herbier Angelot, 1' « espicier « Jean de la Garde, le
boucher Jean Trouvé, le jeune Merle, changeur. Je
ne parle pas de Robin Turgis, le maître de la Pomme
de pin, dont on comprend sans peine les relations
avec le poète. C'est chez lui sans doute, ou à la Mule,
ou aux Trumelières, ou dans d'autres tavernes, que
Villon avait lié connaissance avec ces braves bour-
geois, qui ne dédaignaient pas d'y boire le bon vin
d'Aunis ou d'ailleurs : plus d'un des vers où ils figu- !
rent nous désigne l'un ou l'autre comme un buveur 1
intréjDide . Tous les rangs se coudoyaient à la i'
taverne dans la société parisienne d'alors, où il y \
avait entre eux peu de différence de culture, et où \
d'ailleurs, par les vicissitudes incessantes de ces > •
temps troublés, chac[ue membre de la société était \
exposé chaque jour à passer du plus haut au plus | ,
bas — ou à l'inverse — de l'échelle sociale. *
Le monde de l'Université proprement dite est,
chose singulière, à peine représenté, sauf par Guil-
laume de Villon et par maître Piéride Richier, qui
non seulement était professeur à la Faculté de théo-
logie, mais dirigeait un important collège, appelé le
« collège Richier ».
Le poète paraît avoir eu ses plus nombreuses
accointances, ce qui étonne d'aliord, dans le monde
juridique et policier*. Il connaît maître Pierre Rasa-
nier, « notaire et greffier criminel », maître Jean
1. C'est ce qui peut contribuer à faire croire qu'il gagnait
quelque argent en travaillant pour des procureurs ou des
notaires (voir ci-dessus, p. 24, note).
38 FRANÇOIS VILLON.
Mautaint et Nicolas Rosnel, examinateurs au Chà-
telet, puis des procureurs au Chàtelet comme Four-
nier et Genevois, des avocats comme maître Guil-
laume Charruau et maître Jacques Raguier, ou de
simples clercs attachés à la même juridiction, comme
maître Jean le Cornu, et surtout des « sergents »
comme Perrenet Marchant (dit le bâtard de la Barre),
Jean Raguier, Denis Richier, Valleftc, IMichaut du
Four : ceux-ci, avec qui l'ccolier indiscipliné avait
sans doute eu plus d'une fois maille à partir, devaient
néanmoins le ménager à cause de ses relations avec;
le prévôt de Paris, leur chef, comme il était celui
du capitaine d'archers Riou.
Villon ne manquait pas non plus d'amis dans la
jusiice ecclésiastique : en tête il faut placer le bon
maître Jean Gotart, son « procureur en cour dJilglise »,
qu'il a rendu immortel dans une de ses ballades les
mieux frappées, puis le « promoteur « maître Fran-
çois de la Vacquerie, et le procureur maître Jean
Laurens, qui ne devait certainement d'avoir « ses
jiauvres yeux si rouges » qu'au péché de ses parents
c|ui avaient trop bien bu. Tous ces graves person-
nages, notre écolier les rencontrait sans doute sou-
vent dans les tavernes, ainsi que des officiers royaux
comme maître Pierre de Saint-Amant, clerc du
Trésor du roi, ou les frères Jean et François Pcr-
drier, fort bien placés tous les deux, dont lun
est traité par Villon de « compère », et qui avaient
fait preuve envers lui dune infatigable libéralité.
Il y rencontrait des gens qui lui plaisaient sans
doute davantage, ces « gens d'esprit, un peu étour-
dis », auxc|uels il devait faire appel en 1461 du
LA VIE, 30
fond de sa prison, et qui, dans ce Paris déjà si grand
et si difficile à surveiller, cherchaienl à mener une
vie de plaisir au moyen de toutes sortes d'expédients.
C'étaient des gentilshommes disqualifiés, comme
Philippe Brunel, seigneur de Grigny, ou Régnier
de Montigny, « noble homme », qui avait déjà en
1456 plus d'un crime sur la conscience et finit en
1457 par être pendu à Alont faucon. Puis c'étaient
des clercs comme Gui Tabarie, auquel Villon faisait
« grosser » son roman du Pet au diable, ou même des
pi'étres comme Thomas Tricot, — car dans l'étrange
société du moyen âge les prêtres perdaient trop
souvent, nous en verrons tout à l'heure plus d'un
exemple, tout souci de leur dignité professionnelle
et ne se gênaient pas pour fréquenter les tavernes,
les tripots et de pires lieux encore. Enfin parmi les
amis de Villon dès cette époque, pour ne citer ici
que ceux qu'il nomme lui-même, figuraient des aven-
turiers de bas étage comme Casin Cholet et Jean le
Loup, et ce Colin des Caveux qui, dès 1450, était
signalé en justice comme « larron, crocheteur, ribleur
et sacrilège incorrigible », et qui devait, nous l'avons
vu, être pendu à la suite d une expédition à Mont-
pipeau dans laquelle il avait peut-être son auii Villon
pour complice.
On pense bien qu'à une telle bande de « gracieux
galants » ne manquait pas la comjjagnie de femmes
dignes d'eux. On en voit défiler dans les vers de
Villon toute une procession édifiante, depuis « la
petite Macée d'Orléans », à laquelle il gardait ran-
cune d'avoir eu « sa ceinture », jusqu'à la grosse
Margot, qu'il a chantée dans une ballade trop
40 FRANÇOIS VILLON.
célèbre, en passant par Jeanneton, par Catheinne
de Vausselles, dont la trahison lui avait valu un beau
jour d'être battu « comme le linge au ruisseau », par
Denise, qui l'avait (en sa qualité de clerc) assigné
en cour d'Eglise pour l'avoir injuriée, et par sa
« chère Rose », qu'il avait aimée follement, mais
qui préférait au cœur du poète
Quoi ? une grant bourse de soie,
Pleine d'escus, parfonde et large.
A la catégorie de Margot, quoique peut-être d un
ordre un peu plus relevé, appartenaient encore
Marion l'Idole et INIarion la Peautarde, pour laquelle
on faisait des chansons, et la grande Jeanne de
Bretagne. Particulière aux mœurs du temps (mais
on la retrouve encore chez Régnier) était la condi-
tion de demi-prostitution oîi vivaient, avec la tolé-
rance plus ou moins consciente de leurs maris, de
petites bourgeoises comme la belle gantière, la
gente saucissière. Blanche la savetière, Guillemelte
la tapissière, Catherine la boursière et Jeanneton la
chaperonnière, toutes émules de la belle heaumière,
dont Villon a exprimé les regrets sur sa décadence
iavec un si saisissant réalisme. Toutes ces femmes
létaient de celles qui « n'aiment que pour l'argent »
et que « l'on n'aime que pour 1 heure >' .
Mais le poète, tout en se livrant à ces amours
vulgaires oîi l'entraînait l'ardeur de ses sens, paraît
avoir eu en ces années un amour sérieux, qu'il garda
longtemps dans son cœur. Le chantre cynique de
Mai'got a trouvé les traits les plus délicats pour
peindre ces doux entretiens où il se complaisait
LA VIE. 41
auprès de celle qu'il aimait et qui le laissait toujours
espérer ce qu'elle n'avait pas l'intention de lui
accorder jamais :
Quoi que je lui voulsisse dire,
Elle estoit preste d'escouter,
Sans in'acorder ne contredire ;
Qui plus 1, me soufroit acoter
Joignant d'elle, près m'acouter',
Et ainsi ni'aloit amusant,
Et me soufroit tout raconter;
Mais ce n'estoit qu'en m'abusant.
Elle lui prodiguait même de « doux regards et beaux '
semblants » qui le pénétraient jusqu'au cœur ; mais
quand il voulut les « prendre en sa faveur », elle lui
déclara qu il s'était complètement mépris, et il vit
qu'il n avait plus d'autre ressource que de la fuir.
Toutefois il ne l'oublia pas : cinq ans après il se rap-
pelait encore les douces heures de jadis, et c'est tou-
jours en pensant à celle qu il servait « de bon cœur
et loyalement », et qui lui avait été si cruelle, qu il
prétendait mourir « en amour martyr » et avoir été
occis par le dard d'Amour. Il faut faire dans tout
cela une part aux formules courantes de la poésie
du temps ; mais je crois qu'on ne peut méconnaître
à certains passages l'accent d une émotion sincère.
Au milieu de toutes ces distractions et dans une
compagnie si mêlée, le jeune maître es arts « fuyait
l'école », oîi il aurait pu trouver un gagne-pain, et en
vint à se faire des ressources d'autre manière. Nous
ne savons si dès cette période Villon alla jusqu'au
crime, comme l'avaient fait depuis longtemps ses
1. Et qui plus est. — 2. M'accouder.
42 FRANÇOIS VILLON.
amis Régnier de Montigny et Colin des Caycnx ;
mais certainement il se i:>ermettait des tours qui
dépassaient les limites de la légèreté. Il rappelle lui-
même avec complaisance, dans son poème de 145G,
les canards « qu'on soûlait prendre », en compagnie
de Jean le Loup et de Cholet, dans les fossés, sur le
tard, et qu'on cachait, pour rentrer en ville, sous un
long tabart descendant jusqu'aux pieds. Bien que
Villon soit dit, dans les lettres royales de 145C,
n'avoir jamais été « atteint d'aucun mauvais cas,
blâme ou reproche », on peut croire qu'il avait déjà
été mené au Chàtelet, puisqu il connaissait la chambre
des Trois lits, — la meilleure à ce qu'il paraît, — qu'il
demande aux sergents, en 145G, de lui réserver à
l'occasion ; il parle aussi de certaine geôlière dont il
avait conquis les bonnes grâces. Il remercie ailleurs
maître Guillaume de l'avoir « mis hors de maint
bouillon », ce qui veut dire sans doute qu'il était allé
plus d'une fois le réclamer après c{uelque équipée
malencontreuse.
Le triomphe de maître François était surtout dans
une écorniflerie poussée très loin, dans l'art de se
procurer des « repues franches ». Il y excellait tel-
lement qu'il faisait, en bon prince, profiter ses amis
de son talent. La tradition de ses coups de maître
s'était conservée à Paris. Un poème de la fin du
xv^ siècle, intitulé précisément les Repues franches,
lui consacre tout un chapitre, où il est raconté com-
ment il procura successivement, en un seul et même
jour, à ses compagnons affamés, du pain, du vin, du
poisson, des tripes et du rôt. Sur ces cincj tours,
quatre se retrouvent dans le Tyl Ulenspiegel néer-
LA VIE. 43
landais, qui paraissait à la même époque, et la réu-
nion de tous les cinq au profit de Villon est évi-
demment légendaire. Il était devenu un type en ce
genre, et son habileté lavait rendu plus célèbre que
ses vers. L'auteur des Repues s'écrie avec admira-
tion :
C'estoit la mère nourricière
De ceux qui n'avoient point d'argent;
A tromper devant et derrière
Estoit un homme diligent !
C'était sans doute alors sa seule façon d'être tlili-
gent, et il ne dut pas accroître beaucoup, dans ces
années de désordre, l'instruction cju'il avait acquise
antérieurement.
Il n'est pas indifférent à l'intelligence de Fœuvre
du poète de savoir quelle était cette instruction, ce
qu'avait appris et retenu, au milieu du xv'^ siècle,
un maître es arts de l'Université de Paris. Villon,
qui écrit pour des écoliers comme lui, a rempli ses
poésies d'allusions et de réminiscences, souvent
toutes naturelles, d'autres fois voulues et quelque
peu pédantes, qui nous permettent de nous faire
une idée assez juste de ce qu'il avait lu et de ce qui,
dans ses lectures, avait pu, non seulement garnir sa
mémoire, mais influer sur ses idées.
Il avait appris à la fois le latin classique, autant
qu on le savait alors, et le latin médiéval, langue, à
des degrés divers, de l'enseignement et même de la
conversation dans le monde des écoles. Le latin était
alors le véhicule nécessaire de toute instruction, et
qui disait clerc disait latiniste, avec, naturellement, les
nuances infinies cjue ce nom comporte. C'est surtout
44 FRANÇOIS VILLON.
par rintermédiaire du latin que Mllon avait acquis
la plupart des connaissances historiques, littéraires
et autres dont ses poésies portent la trace. Il res-
semble en cela à tous les poètes ou écrivains qui, en
dehors des simples jongleurs ou des gens du monde
auteurs par occasion, composent la suite de la littéra-
ture française du xii^ siècle au xv^, de Wace et Chré-
tien de Troyes à Chartier et à Le Franc, en passant
par Jean de INIeun.
Son instruction religieuse n'était pas bien pro-
fonde. Il avait cependant quelque peu réfléchi sur
certaines questions théologiques : il intercale dans le
Tesiamcnt unepetïte digression sur le sort des justes
de l'ancienne loi entre leur mort et leur délivrance
des enfers, et sur le « sein d'Abraham » mentionné
dans l'Evangile, point embarrassant en effet de
la doctrine chrétienne. Il connaît « la faute des
Bohèmes », c'est-à-dire en quoi consistait 1 hérésie
des Hussites. Il est au courant des démêlés entre les
ordres mendiants et le clergé séculier, réglés d'une
façon contradictoire par un décret du concile de
Latran en 1215 et une bulle de Nicolas V en 1449;
(mais on a plutôt ici une trace de ses études en droit
canon).
Il cite un certain nombre de personnages de l'An-
cien Testament, mais ce ne sont guère que les plus
connus, ceux dont le nom et l'histoire avaient pénétré
même dans le public profane : Mathusalem, Noé,
Loth, Jacob, Samson, Job, David, Amnon et Thamar,
Absalon, Salomon, Nabuchodonosor, Holopherne,
Jonas. Le seul nom un peu moins vulgarisé est celui .
du roi des Mèdes Arphaxad (Alphasar), qui figure/
LA VIE. 45
,au début du livre de Judith. Mais la citation qu'il fait
(des psaumes XGI et CVIII, de l'Ecclésiaste et du
livre de Job prouve que le poète était familier avec
certaines parties de la Bible.
Du Nouveau Testament il ne cite également que
des noms que ne peut ignorer aucun chrétien : saint
Jean-Baptiste, Hérode, Judas, Malchus, làMadeleine.
Comme tout le moyen âge français, il appelle « Archi-
triclin » le marié des noces de Cana, par une méprise
sur le sens du mot arcintriclinus (maître d hôtel).
Ce qui dans ses poésies se rapporte à l'histoire de
l'Eglise est moins encore. Il nomme Simon le Magi-
cien et plusieurs saints, Etienne, Martial, Victor,
Georges, Christophe, Dominique. Remarquons seu-
lement que dans la prière qu il met dans la bouche
de sa mère il lui fait rappeler la grâce accordée par
l'intercession de la Vierge au clerc Théophilus et à
Marie l'Égyptienne : c'étaient là des légendes que]
pouvait connaître la pauvre femme qui « onques
lettres ne lut », car elles étaient lune et l'autre sou-
vent représentées sur les bas-reliefs, les peintures
ou les vitraux des églises.
Il est plus versé dans l'antiquité, telle qu'on la
connaissait de son temps, et les nombreuses allusions
qu'il y fait montrent bien que ses œuvres étaient des-
tinées à des clercs comme lui. Il cite Aristote et les
commentaires d'Averroès, qu'on s'était remis à lire
dans l'école après qu'ils avaient été proscrits pen-
dant longtemps; Donat, dans le livre duquel il avait
appris la grammaire latine; Valère « le Grand »,
c'est-à-dire Valère Maxime, auquel, par une erreur
de mémoire, il attribue une anecdote qu il avait lue
46 FRANÇOIS VILLON.
dans Jean de Salisbury ; Végèce, dont il allègue plai-
samment l'autorité pour régler sagement ses affaires;
Macrobe, qui passait pour un profond philosophe;
Galon, G est-à-dire l'auteur des distiques moraux si
eu vogue durant tout le moyen âge. Il avait sans
doute entendu 1 un de ses maîtres, en commentant
Boèce, faire d Alcilnade, donné comme modèle de
beauté dans un passage traduit d'Arislote, une très
belle femme, d'oîi V « Archipiada », longtemps énig-
matique, qu il a chantée parmi les « dames du temps
jadis ». Il y fait figurer Dido à plus juste titre, et il
emprunte pour un de ses poèmes une épigraphe à
Virgile. Il connaît à fond Ovide, auquel il a pris tout
ce qu'il sait de mythologie : Juno, Vénus, Phébus,
Mars, Proserpine, Cerbérus (qu'il gratifie de quatre
tètes). Dédains, Echo, Tantalus, Eolus, Glaucus,
Narcissus et Orphéus, « le doux ménétrier » :
on voit que la plupart de ces noms n'étaient pas
encore francisés. Pour ceux qui se rapportent à
la guerre de Troie, Jason, Priam, Hector, Paris,
Hélène, Troïle, Gassandre, il pouvait les connaître
par les divers ouvrages français sortis du poème de
Benoit de Sainte-More.
L'histoire de l'antiquité lui fournit moins de sou-
venirs que la littérature. Il connaît vaguement Sar-
danapale, auquel, sous le nom de
Sardana, le preux chevalier,
Qui conquist le règne de Crêtes,
il fait jouer auprès de ses femmes le rôle d'Hercule
auprès d'Omphale. De l'histoire ancienne il cite
Alexandre, Lucrèce, Scipion, Gésar et Pompée ; il
LA VIE. 47
nomme la courtisane Flora. II en connaissait certai-
nement davantage, et il faut lui savoir gvé de n'avoir
pas, comme Eustache Deschamps, bourré ses vers
d'allusions à Ihistore grecque et romaine.
La littérature latine du moyen âge n'a guère laissé
de traces dans les œuvres de Villon, à moins qu'il ne
lui doive le nom de Thaïs, — type de la courtisane
dans toute cette littérature, — dont il lait la cousine
germaine d' « Archipiada ». h' Ans ineinovatu'a n'est
qu'un livre d'école. S'il cite « Mathieu », ce n'est
sans doute pas d après le texte latin, déjà devenu
rare, du poème de ^latheolus, mais d'après la tra-
duction très répandue de Jean le Fèvre. Il avait lu,
mais peut-être dans une traduction, le Policraticus
de Jean de Salisbury, auquel il emprunte le nom du
pirate qui répondit si hardiment à Alexandre. C'est
probablement dans V Historia septem saplentum qu il
avait trouvé l'aventure d'Octavien, auquel on lit
avaler, pour le punir de sa cupidité, l'or qu'il avait
préféré à tout. De l'histoire du moyen âge il connaît
les noms de Glovis et de Clotaire, — sans parler de
Charlemagne, — et, chose assez singulière, celui
d'une comtesse du Maine au xii*^ siècle, qu'il doit
avoir trouvé dans une chronique latine, puisqu il a
conservé la forme latine Haremburgls.
Plus que dans les livres, en général, Villon, qui i
déclare qu'en fait de lecture il était paresseux, 1
avait puisé sa science historique dans la tradition j\
orale qui circulait parmi les écoliers de Paris et dont \\
il nous a conservé de précieux échos. C est là, et non f
dans les chroniques, qu'il a trouvé vivant le souvenir ♦
du « bon Breton » Claquin (Du Guesclini et de la
48 FRANÇOIS VILLON.
« bonne Lorraine » Jeanne. C'est là qu'il a recueilli
l'histoire de Pierre Esbaillart (cette forme indique la
transmission orale) et de ses amours avec « la très
sage Héloïs » ; et celle de Buridan, qu'une reine de
France « fit jeter en un sac en Seine » ; et la légende
qui voulait que « Hue Cappel » eût été « extrait de
boucherie ». Oralement aussi, en ce temps où il n'y
avait ni journaux ni chronique des évcnenienls
récents, il apprenait les noms et les faits de Ihistoire
contemporaine, comme 1 hérésie de Bohème ou la
ruine de Jaccjues Cœur. Il a réuni dans une ballade,
écrite en 1461, les noms d'une dizaine de souve-
rains ou princes morts depuis peu, et l'on voit qu'il
/ était assez au courant de 1 histoire de son temps. Il
Lisait que le pape Calixte III (-|- 1458) avait occupé
quatre ans le trône pontifical, et que Jacques II
d'Ecosse (-{- 1460) avait une large tache de vin sur la
figure. Il mentionne encore, outre Charles VII, qui
venait à peine de mourir (1461), Alphonse V
d'Aragon (-|- 1458), Jean III de Chypre (f 1458),
Ladislas de Bohème (-|- 1457), et les ducs Artus de
Bretagne (f 1458) et Charles I""" de Bourbon (f 1456).
Toutefois son information n'était })as sûre : il avait
oublié le nom du dernier roi d'Espagne (Jean de
Castille, -|- 1454); il croyait que le duc Jean II
d'Alençon, condamné à mort en 1458, avait été réel-
lement exécuté, tandis que sa peine avait été commuée
en prison perpétuelle, et il a mêlé, on ne sait pour-
quoi, à ces morts récents (outre Du Guesclin), « le
comte dauphin d'Auvergne », lorsque le dernier qui
ait porté ce titre, Béraud II, avait cessé de vivre
dès 1426.
LA VIE. 49
C'est aussi par ouï-diro, hic-n plutôt que par la
lecture de livres de géographie qui n'existaient guère,
que l'écolier parisien avait acquis quelque connais-
sance des divers pays de lEurope. Il en fait montre
dans sa ballade sur le « bon bec » des Parisiennes,
où il énuraère, comme ne pouvant rivaliser avec
elles, les femmes de toute l'Italie, Savoisiennes,
Lombardes, Génoises, Vénitiennes, Florentines,
Napolitaines; puis les Anglaises, Allemandes, Prus-
siennes, Suissesses, Hongroises, Grecques, Egyp-
tiennes, Espagnoles, — sans parler des provinciales
de France, Picardes, Lorraines, Bretonnes, Gas-
connes et Toulousaines.
Toutes ces notions vagues et mal coordonnées né /
pouvaient fournir à l'intelligence un cadre quelque /
peu solide pour une conception précise de l'histoire
et du monde. Elles flottaient dans l'esprit du poète
sans être en état d'influer réellement sur la forme
de ses pensées; elles lui fournissaient seulement, à
l'appui des idées qui lui venaient, des exemples sou-
vent trop facilement allégués, mais qui plaisaient à
ses lecteurs, et parfois, comme dans la liallade des
Dames du temps jadis, elles lui permettaient de ;
donner à la mélancolie du souvenir un appui à moitié '
réel, à moitié mystérieux, qui en augmentait singu-
lièrement le charme. La complaisance avec laquelle
Villon les étale nous montre bien que nous avons
affaire en lui non pas à un poète vraiment populaire,
mais à un poète écrivant pour un cercle spécial, celui
des écoliers et des basochiens, et prenant sucessive-
ment tous les tons qui prévalaient dans ce cercle
bigarré, à la fois docte et trivial, dont beaucoup de
4
50 FRANÇOIS VILLON.
membres partageaient leur vie entre l'école ou le
palais et la taverne ou l'hôtel de Margot.
Je dirai plus tard ce que Villon paraît avoir connu
de la littérature proprement française, — c'est peu
de chose en somme, — et quelle place il occupe dans
l'évolution de la poésie au xv^ siècle. Mais ce ne
furent pas ses lectures, quelles qu'elles fussent, qui
formèrent surtout son esprit et préparèrent son
talent. Il avait reçu de la nature; une faculté d'obser-
vation aiguë, à laquelle il sut joindre, quand il se
manifesta comme j[>oète, une puissance toute person-
nelle d'expression. Dans ses vagal)ondages à travers
les rues de Paris, rien n'échappait à son regard, et
tout se gravait dans sa mémoire d'un trait précis et
vivant. II apprenait, au milieu de ses fredaines, de
ses repues franches et de ses méfaits, à connaître
sous tous leurs aspects la joie et la souffrance, la
misère et le plaisir, les angoisses du péril et l'exalta-
tion de la réussite, l'ivresse grossière des nuits et
l'amer déboire des lendemains, le cynisme et l'humi-
liation, l'emportement brutal et le remords déchirant.
Et en môme temps il emplissait ses yeux et garnis-
sait sa mémoire de toutes les formes qui passaient
devant lui, de toutes les figures d'hommes et de
femmes, graves ou comiques, grimaçantes ou rieuses,
entre lesquelles il circulait, aimé de l'une, rossé par
l'autre, escroquant celui-ci, buvant avec celui-là,
fuyant devant les archers, battant le pavé avec ses
compagnons, faisant couler tour à tour et essuyant
par ses caresses les larmes de sa mère. Il emmagasi-
nait ainsi une provision d'images dont il devait orner
plus tard la lanterne magique éclairée par sa verve
LA VIE. 51
lumineuse et changeante. Déjà certainement il avait
composé quelques ballades, et il s'était fait parmi
les écoliers une double réputation par ses bons
tours et par ses vers.
Ainsi vivait maître François de Montcorbier, dit
Villon, en 145.5, lorsqu'il lui survint une aventure à
laquelle il ne fait allusion dans aucune de ses poé-
sies*, et que nous ne connaissons que par des pièces
de chancellerie, aventure qui eut pour lui des con-
séquences graves et commença la phase vraiment
caractéristique de sa vie. En elle-même, bien qu'elle
ait entraîné mort d homme, elle est pardonnable, et
paraît rentrer dans le cadre assez vulgaire des rixes
que provoqua de tout temps la teterrinia belli causa
du poète latin.
C'était le jour de la Fête-Dieu (5 juin) 1455. Villon,
ayant soupe, était sorti du cloître Saint-Benoit, où il
logeait, comme on sait, et était venu s'asseoir dans
la rue Saint-Jacques, sur un banc de pierre, au des-
sous du portail de Féglise Saint-Benoit. 11 était
accompagné dune femme appelée Isabeau — à
joindre à la liste donnée ci-dessus — et d'un prêtre
nommé Gilles, qui ne craignait pas, comme on voit,
de se montrer en telle compagnie. On devisait, quand,
sur les neuf heures, survint un autre prêtre, Philippe
Sermoise, cjui avait probablement des prétentions sur
, Isabeau, et qui se mit à menacer l'écolier. Isabeau et
Gilles, voyant la fureur de Sermoise, s'enfuirent bra-
vement, ainsi qu'un ami qui accompagnait Sermoise,
1. Voir cependant plus loin, p. 122, n. 2.
52 FRANÇOIS VILLON.
et celui-ci, tirant de dessous sa robe une dague, en
frappa Villon au visage et lui fendit la lèvre ; Fran-
çois tira à son tour une dague de dessous son man-
teau et en porta à son adversaire un coup dans l'aine,
dont ni l'un ni l'autre ne comprit d'abord la gravité ;
l'ami de Sermoise, qui s'en était allé, revint à ce
moment et désarma Villon ; l'écolier s'enfuit jusque
dans le cloître, et là, poursuivi par les deux hommes,
jeta au prêtre un pavé qui l'étendit tout de son long.
Après quoi il se rendit chez un barbier pour se faire
panser, et comme le barbier lui demandait, pour en
faire, ainsi qu'il y était obligé, rapport à la prévôté,
son nom et celui de son adversaire, il nomma bien
Philippe Sermoise, mais déclara, p.ir prudence,
s'appeler Michel Mouton. Puis, ayant fait peut-être
une courte apparition chez sa mère pour lui raconter
son cas, il « s'absenta » de façon à se mettre à l'abri
des premières recherches de justice.
Cependant Philippe Sermoise, relevé et transporté
à l'Hôtel-Dieu, y mourait peu après « par faute de
bon gouvernement ou autrement », — suivant la
formule habituelle et plaisamment atténuative des
lettres de rémission, — et déclarait, avant d'expirer,
qu'il pardonnait à son meurtrier « pour certaines
causes qui à ce le mouvaient ».
Par une bizarrerie qu'expliquent sans doute les
subterfuges divers dont usa le poète pour obtenir
sa grâce, nous avons deux lettres de rémission
accordées, pour ce même homicide, l'une à maître
François des Loges, autrement dit « de Villon »,
l'autre à « François de Montcorbier, maître es arts ».
Elles sont assez d'accord sur les circonstances de
LA VIE. 33
la rixe, mais elles diffèrent et nous laissent dans le
doute sui' la suite qui fut donnée à l'affaire. L'une
ne pai'le pas de condamnation encourue et nous dit
simplement que « ledit suppliant, redoutant rigueur
de justice, s'est absenté du pays » ; l'autre fait dire
au roi : « Pour lequel cas ledit suppliant a été
appelé à nos droits, et contre lui procédé par ban-
nissement de notre royaume «. On peut concilier
ces deux énonciations en admettant — et c'était
l'usage constant — que Villon s'était en effet
« absenté » et que le bannissement fut prononcé
par contumace : le texte de la lettre dit bien qu'il a
été « appelé » aux droits du roi, mais non pas qu'il
ait comparu. Il est même possible que, trompée par
la déclaration du barbier, la justice ait procédé non
contre François des Loges, de Montcorbier ou de
Villon, mais contre l'imaginaire ^lichel Mouton.
Quoi qu'il en soit, Villon avait quitté Paris. Nous
ne savons dans quel asile il se réfugia. S'il faut
prendre à la lettre la « demi-douzaine d'ans » à
laquelle il fait remonter, en 1461, son aventure avec
l'abbesse de Pourras, c'est dans cette période qu'il
aurait mangé avec elle les cochons gras du bai'bier
de Bom'g-la-Reine. Ce serait la preuve que le meur-
trier de Philippe Sermoise n'était pas dévoré de
remords, et qu'en attendant la grâce que ses amis
s'occupaient d'obtenir il poursuivait gaiement ses
repues franches.
La grâce fut accordée en janvier 1456 : le poète
renti'a à Paris et reprit, en apparence, le cours de
ses études. ^lais, soit qu'il eût tout à fait perdu l'ha-
bitude du travail, soit que l'amour dont il parle dans
54 FRANÇOIS VILLON.
ses Lais ait absorbé réellement toute sa vie, soit
qu'il ait vainement cberché des moyens honnêtes de
se procurer de l'argent, il se trouvait, vers la Cn de
celte année 1456, à bout de ressources. Il se rappela
qu'un frère de sa mère était religieux à Angers,' et
il eut l'idée d'aller le visiter, espérant peut-être
obtenir de lui un peu d'argent; il voulait aussi, si
nous l'en croyons, s'éloigner d'une femme qu'il
aimait trop et qui lui était « félonne et dui'e ».
C'est dans la pensée de ce voyage qu'il composa,
fort raj^idement sans doute, son poème des Lais
(legs) ; il l'écrivit
Sur le Noël, morte saison,
Que les lous se Tivent de vent,
Et qu'on se tient cn sa maison,
Pour le frimas, près du tison.
Après une entrée en matière burlesquement grave,
oîi il se présente à nous comme réfléchissant mûre-
ment, selon les conseils de Végèce, sur la meilleure
façon d'ordonner sa vie, après quelques strophes
mélancoliques sur ses amours, il annonce son départ :
A Dieu! je m'en vois a Angiers;
puis, songeant qu'il va « en pays lointain « et que
nul n'est sûr de sa vie, il entame la série bouffonne
de ses legs, qui, après Guillaume de Villon (auquel
il laisse sa renommée) et sa belle, concernent des
amis ou connaissances de toute condition, et aussi
des corporations ou des communautés. Au beau
milieu, entendant VAngclus, que la cloche de Sor-
bonne sonnait chaque soir, il s'interrompt
Pour prier comme le cuer dit;
LA VIE. 55
. et, après une parodie plaisante des lourdes formules
(/de la philosophie scolastique, il termine son petit
poème par ce huitain d'une si charmante désinvol-
ture :
Fait au temps de la dite date
Par le bien renommé Villon,
Qui ne menge figue ne date.
Sec et noir comme escouvillon.
Il n'a tente ne pavillon
Qu'il n'ait laissié a ses amis.
Et n'a mais qu'un peu de billon,
Qui sera tantost a fin mis.
Gela devait être rigoureusement exact, mais allait
bientôt cesser de l'être. Villon venait peut-être
d'écrire ces derniers vers cjuand il reçut la visite de
Colin des Cayeux, avec lequel, pour son malheur,
il s'était lié, ainsi qu'avec Régnier de Montigny et
autres malandrins de même espèce. Colin venait lui
proposer de prendre part à une fructueuse expé-
dition. Ils sortirent et rencontrèrent Gui Tabarie,
maître es arts besogneux, qui avait naguère écrit
pour Villon le roman du Pet au diable. Villon lui
remit quelque argent, — le « peu de billon » qui lui
restait, — pour acheter de quoi souper à la taverne
de la Mule^. Tous trois s'y installèrent, et y furent
rejoints par un prêtre picard appelé Nicolas et un
nommé Petit- Jean, qui était fortis operator croche-
torum. Ce dernier était indispensable pour l'opéra-
tion projetée : il s'agissait d'enlever, dans le collège
de Xavarre, tout proche (c'est l'Ecole polytechnique),
1. Les tavornicrs ne donnaient qu'à boire; si on A'oulait
manger chez eux, il fallait apporter ses provisions.
56 FRANÇOIS VILLON.
de fortes sommes appartenant à la Faculté de llico-
lop^ie, qui avait là son trésor en dépôt. Les cinq
compagnons s introduisirent dans un jardin contigu
à la cour du collège, puis, par-dessus le mur, dans
le collège même ; Taharie resta dans le jardin pour
faire le guet et garder les manteaux. Petit-Jean cro-
cheta un coffre où on trouva quelques centaines
d'écus d'or quils se partagèrent, et le lendemain ils
dînèrent tous joyeusement à la Pomme de pin. On
peut croire que Villon, nanti d'une bonne part du
butin, retarda son départ pour Angers et flt pendant
quelcjue temps bombance avec les beaux écus d'or
de la Faculté de théologie. Mais ils allèrent vite où
allaient, il nous l'a dit, tous les écus ainsi gagnés, et
il se retrouva dans la même situation qu'à Noël. II
reprit alors son projet de voyage, mais avec une inten-
tion qu il n'avait sans doute pas en écrivant les Lais
(aurait-il sans cela proclamé qu'il partait précisé-
ment pour Angers?). Il se souvenait d'avoir entendu
dire à son oncle qu'un de ses confrères gardait jalou-
sement un gros magot, cincj ou six cents écus. Il
raconta la chose à la bande de Colin des Cayeux et
offrit, dans son séjour à Angers, d'étudier les voies
et moyens de « dé])ourser « le vieux moine en ques-
tion. S'il trouvait le coup faisable, il reviendrait
avertir les compagnons, et tous se rendraient à
Angers. Pour lui, il y était en tout cas au mois de
mai, comme le raconta Gui Tabarie dans les cir-
constances que nous allons voir.
Le vol du collège de Navarre ne fut découvert
qu'au mois de mars suivant fl457i, et on n'en connut
les auteurs qu'au mois de mai, grâce aux confidences
LA VIE. 57
sottement faites par Tabarie à un prêtre de pro-
vince, qui avait lié connaissance avec lui dans une
taverne et avait feint de vouloir s'associer à la bande
dont ce vol était l'un des exploits. Gui Tabarie avait
raconté que l'on attendait le retour de maître
François Villon et son rappoi't sur les chances de
l'expédition projetée.
La justice ne réussit pas d'abord à mettre la main
sur les malfaiteurs dénoncés par le confident de
Tabarie; celui-ci, chose surprenante, ne fut lui-
même arrêté qu'au bout d'un an imai i458 : traduit,
comme clerc, devant l'oflicial de Paris, il fut mis à
la question et finit par reconnaître la vérité de tout
ce qu il avait raconté à son dénonciateur. Quant à
ses complices, on les recherchait sans doute depuis
l'année précédente, mais il ne semble pas qu on en
eût trouvé aucun.
Maître François ne devait rentrer à Paris que plu-
sieurs années plus tai'd. Pourquoi ne revint-il pas
d'Angers à cette époque ? Nous ne le savons pas. Eut-
il un moment de repentance, comme sa vie en offre
plus d'un, et, ayant renoncé à son coupable dessein,
craignit-il de retrouver à Paris des complices qui
remettraient la main sur lui? Ou, plus simplement, eut-
il peur des suites que pouvait avoir, quand il serait
découvert, le vol du collège de Navarre ? Toujours
est-il que dans le courant de 1457 il paraît être arrivé
à Blois, où Charles d'Orléans tenait alors sa cour à
la fois galante et poétique, et avoir môme été attaché,
à un titre quelconque, à la maison de ce prince, qui
se trouvait être après lui le premier poète de son
temps. Mais il semble qu il y ait eu à ce moment
58 FRANÇOIS VÎLLON.
contre lui, pour une raison quelconque ', une nou-
velle sentence de bannissement, prononcée comme
la première par défaut, contre laquelle il appela,
sans d'ailleurs comparaître, et que le duc d'Orléans
l'ait fait mettre en prison. C'est du moins ce que
l'on peut conclure de certains passages des deux
pièces, — fort indignes de lui, — qu'il consacra à la
naissance (19 décembre 1457) de Marie, fille du duc.
Dans la première, qu'il a gentiment signée
Yostre povre escolier François,
au milieu des louanges hyperboliques dont il accable
la nouveau-née, il lui dit qu elle est venue au monde
Pour les discordez ralier
Et aux enclos donner issue -,
Leurs liens et fers deslier :
il S agit d'une de ces mesures de clémence auxquelles
donnaient lieu les événements heureux survenus dans
la famille des princes, et dont le poète devait encore
])énéficier quatre ans plus tard.
Voilà pour la prison ; quant au bannissement, il est
clairement indi([ué dans l'autre pièce par les vers
suivants :
Rappelez ça jus par deçà
Les povres que Rig-ueur proscrit
Et que Fortune bestourna 3 ; -
Si sai bien comment il m'en va :
De Dieu, de yous vie je tien...
Ci, devant Dieu, fais cognoissance
Que créature fusse morte,
Ne fust vostre douce naissance,
1. Peut-être ù la suite des révélations du prêtre qui avait
reçu les confidences de Tabarie.
2. Donner sortie aux gens enfermés.
3. Mit sens dessus dessous.
LA VIE. 59
surtout si on les rapproche d'un « rondel » du Tes-
tament, destiné à servir d'épitaphe au poète, et oîi il
dit de lui-même :
Rigueur le tramist l en exil...
Nonobstant qu'il disl : J'en appelle!
Et dans la ballade adressée de la prison de Meun à
ses amis, il se plaint d'être non seulement captif,
miais exilé :
En cest exil ouquel je suis tramis 2
Par Fortune
Il ne suffisait pas au poète d'être délivré : il aspi-
rait à retrouver la position qu'il avait occupée auprès
du duc. Nous avons la trace de l'effort qu'il fit en ce
sens dans une ballade qu'il composa sans doute peu
après les pièces ^précédentes. Charles d'Orléans
s'était un jour amusé, comme il le fit plus d'une fois,
à ouvrir entre les poètes de son entourage une
sorte de concours, auquel il prit part lui-même. Il
s'agissait d'écrire une ballade dont le premier vers
était donné [Je meurs de soif auprès de la fontaine),
et qui devait tout entière se composer ainsi de pro-
l^ositions contradictoires : c'était un jeu desprit
déjà foi't goûté des poètes provençaux et français
des xii'^ et xiii*^ siècles. Le duc fit copier toutes les
pièces qu'il obtint dans un volume qui nous a été
conservé et qui paraît bien avoir été achevé en 1456 :
Villon n'avait donc pu prendre part au cqncours. Il
est probable qu'il eut communication du recueil et
qu'il crut trouver là une occasion de rentrer tout à
fait en grâce. Il composa à son tour une ballade
1. L'envoya. — 2. Dans lequel je suis envoyé.
60 FRANÇOIS VILLON.
débutant par le vers donné, et il réussit aussi bien
que pas un des autres dans le jeu puéril qui était
imposé aux concurrents. Il semble même qu'il ait
songé mélancoliquement à sa px'opre destinée en
; écrivant tel ou tel vers de sa ballade, à laquelle il
avait donné jDOur refrain :
Bien recueilli *, débouté - de chascun !
N'est-ce pas l'image de sa vie? Et l'hémistiche : « Je
ris en pleurs » n'esl-il pas, comme on l'a remarqué,
celle de toute sa poésie?
Mais toutes ces contradictions bizarrement entre-
choquées se terminent par un vers de l'Envoi, adressé
au <( prince clément », qui présente au contraire une
rcquélc fort positive :
Que fais je plus ? quoi ? les gaiges ravoir.
La « ballade Villon » et ses deux pièces sur la nais-
sance de Marie d'Orléans furent ajoutées au manus-
crit ducal ; mais on ne voit pas que la prière du poète
ait été exaucée. Il dut reprendre son bâton de voyage
et se mettre en route.
Il commença des pérégrinations qui le menèrent
dans plus d'un coin de la France, tant, nous dit-il
dans son langage pittoresque,
Tant que d'ici a Roussillon
Brousse n'i a ne broussillon
Qui n'eust, ce dit il sans mentir,
Un lambeau de son cotillon.
Par ce Roussillon il faut entendre la ville dauphi-
noise de ce nom, qui appartenait alors au duc de
Bourbon. Villon, nous l'avons vu, était par son père
1. Accueilli. — 2. Repoussé.
LA VIE. 01
d'origine bourbonnaise, et il paraît avoir cherclu',
quand il perdit la faveur du duc d'Orléans, un nou-
veau protecteur dans le duc Jean P"", qui venait de
succéder à son père. Il est probable que c'est Mou-
lins, résidence du duc, qu il désigne quand il dit
dans son Testament que, « au plus fort de ses maux »,
comme il « clieminait sans croix ni pile », Dieu lui
monstra une bonne ville
Et pourveut du don d'espérance :
Espérance était la devise des Bourbons, et le poète
joue ici sur les mots, suivant son usage. Nous savons
en tout cas sûrement que le duc lui « prêta » six écus,
et nous avons une très jolie ballade, qui doit remon-
ter à 1458, dans lacjuelle, l'appelant « le mien sei-
gneur », il lui demande de renouveler ce prêt et lui
promet de le payer quelque jour :
Vous n'y pei'di-ez seulement que l'attente!
Malgré les bonnes relations qu'atteste le ton de
cette pièce, Villon, soit par inquiétude naturelle, soit
à la suite de c|uelque nouvelle incartade, ne resta pas
auprès du duc Jean. Nous ne pouvons rien dire sur
ses courses errantes, si ce n'est cju'elles durent être
poussées, au hasard, de tous côtés ' : nous savons par
lui qu'il visita le Berry, où il trouva sans doute
encore vivant l'odieux souvenir de Taque Thibaud,
où il recueillit à Saint-Satur, près de SanCerre, une
1. S'il fallait prendre au sérieux le passage où il parle des
indulgences qu'il a rapportées de Rome, il faudrait croire
qu'il passa même les monts; mais ce n'est qu'une plaisan-
terie : un tel voyage aurait laissé bien d'autres traces dans
son œuvre.
62 FRANÇOIS VILLON.
facétieuse cpitaphe, et où il paraît avoir eu, à
Bourges, des démêlés avec la justice (dont le tira
un vieil ami parisien, son « compère » François
Perdrier, rencontré là par quelque bonne chance).
Enfin il se retrouva dans l'Orléanais, en 1461, pour
se faire arrêter près de Meun-sur-Loire.
C'est dans cette vie nomade et besogneuse cpi'il
dut connaître de près l'association des « coquil-
lards », association soumise à un « roi de la Co-
quille », composée d'escrocs, de pipeurs aux dés et
aux cartes, de voleurs de chevaux, de « crocheteurs »
et de souteneurs de filles, qui enlaçait presque toute
la France et dont nous connaissons les coutumes et
le langage par une curieuse enquête faite à Dijon en
1455. C'est dans le « jargon » des coquillards que
Villon composa plus tard quelques ballades, où il les
nomme plusieurs fois ; il les connaissait d'ailleurs
antérieurement, car nous savons que ses amis Ré-
gnier de Montigny et Colin des Cayeux étaient des
suppôts de la Coquille. Il fut bien probablement
amené, pour soutenir sa vie, à s'affilier à celte
étrange confrérie et à en exercer les diverses indus-
tries. Il dut se répéter alors plus d'une fois les vers
de la cynique ballade où il avait jadis trace le tableau
de l'une de ces industries, de celle que les ribauds
exerçaient, nous dit l'enquête, aux dépens des « pau-
vres filles communes » :
Ordure amons, ordure nous assuit;
Nous deffuyons honneur, il nous deffuit!....
Il eut toutefois dans sa lamentable odyssée des
moments plus doux et moins souillés. Il nous raconte
LA VIE. 63
qu'il avait appris à parler poitevin avec deux « filles
très belles etgentes », qui demeuraient à Saint-Géné-
roux; ce nom d'un village voisin de Parlhenay était
peu connu; le poète, après l'avoir situé vaguement
dans les « marches de Bretagne ou de Poitou »,
ajoute, en imitant le langage poitevin :
Mais i ne di proprement ou
Iquelles passent tous les jours.
M'arme! i ne seu mie si fou!
Car i vueil celer mes amours.
Cette discrétion badine a peut-être quelque chose
de sincère : Villon avait pu rencontrer à Saint-Géné-
roux un accueil gracieux qui lui avait laissé un hon-
nête et plaisant souvenir, et qui plus tard, après d'au-
tres vicissitudes, le ramena dans ce pays hospitalier.
Goquillard, ou en tout cas ami des coquillards,
Villon devait « travailler » avec eux. Nous avons vu
comment, au printemps de 1461, Colin des Cayeux
était arrêté à Montpipeau et bientôt pendu, et com-
ment Villon, peu de temps après, était, pour un
méfait sans doute indépendant, enfermé dans la prison
de Meun, d'où le tira au mois d'octobre la grâce
octroyée par le nouveau roi de France.
Que devint notre poète, quand il sortit, tout ébloui
parle jour retrouvé, de son cachot ténébreux? Son
premier mouvement dut le porter vers Paris. Il était
Parisien dans l'àme, et l'on voit par son Testament
que toutes les impressions de sa vie parisienne, déjà
cependant assez lointaine, étaient restées gravées
dans son souvenir, tandis cjue sa vie errante des der-
nières années n'y avait laissé qu'une trace fugitive.
64 FRANÇOIS VILLON,
II avait hàle de revoir son « plus que père «, et sa
mère, et, peut-être, sa « chère Rose », et tous ses
amis. Il se proposait sans doute, comme on le voit
par la ballade composée dans sa prison, de mener
une existence plus réglée et de travailler à devenir
« homme de valeur » ; mais il entrevoyait aussi avec
une joyeuse anticipation le retour à ses anciens plai-
sirs et aux compagnies dont il avait tant joui.
Il ne pouvait toutefois s'aventurer à Paris avec
pleine sécurité. La grâce de Louis XI embrassait
vraisemblablement, en une de ces formules géné-
rales qu'on trouve souvent dans les lettres de rémis-
sion, outre le fait spécial pour lequel ^'illon avait été
emprisonné à Meun, tous ses délits antérieurs, en
tant qu'ils étaient spécifiés dans la requête du sup-
pliant (et dans le nombre était sans doute le vol du
collège de Navarre). Mais Villon les avait-il tous
énumérés? On peut en douter, et dès lors il pouvait
craindre qu'il ne surgît contre lui quekjue nouvelle
accusation. Aussi, après avoir fait dans la capitale
une courte apparition, jugea-t-il prudent de ne pas
trop se montrer : il s'éloigna vite de Paris et alla
écrire le Testament dans quelque retraite obscure'.
C'est ce que nous montre l'expression qu'il
emploie à propos de prétendus renseignements
qu'il aurait recueillis sur les trois « orphelins » aux-
quels il avait fait un legs dans son premier poème :
Item, j'ai seu a ce voyage
Que mes trois povres orphelins
Sont creus et deviennent en aage.
1. On a conjecturé que ce fut à Saint-Généroux, près de ses
gentilles amies poitevines, et cela est assez plausible.
LA VIE. 6b
C'est confirmé aussi par les vers où, invitant le
tavernier de la Pomme de pin à venir se faire payer
chez lui le vin qui lui était dû, il ajoute :
Combien ', s'il trouve mon logis,
Plus fort sera que le devin.
D ailleurs, comme on l'a remarqué, il n'avait pas
eu le temps, dans son court séjour à Paris, de se
renseigner sur bien des changements survenus
depuis son k partement ». Il croyait que la Masche-
croue tenait encore sa rôtisserie près du Chàtelet,
tandis qu'elle était morte, et il ne savait même pas
que son protecteur d'autrefois, Robert d'Estoute-
ville, avait cessé, depuis le l'"^ septembre, d'être
prévôt de Paris lil le redevint en 14G5). Au reste il
dit lui-même, en parlant de ses anciens légataires :
Et s'aucun -, dont n'ai cognoissance,
Estoit allé de mort a vie 3
Le Testament porte à plusieurs endroits la marcjue
de l'inquiétude où le poète était en l'écrivant. 11 fait
allusion à ceux qui, après tout ce qu'il a souffert, ne
jugent pas qu'il a encore assez expié :
Ceux donc qui me font telle oppresse '*
En meurlé 5 ne me voudroient veoir.
Il se plaint de Fortune, qui n'est pas rassasiée de le
persécuter et qui veut sa mort :
Au retour de dure prison,
Ou j'ai laissé presque la vie,
1. Toutefois. — 2. Et si quelqu'un d'eux. — 3. Entendez,
naturellement, <■ de vie à mort ». Ce genre de plaisanterie
charmait Rabelais, qui en fait un fréquent usage. — 4. Per-
sécution, — 5, Maturité,
66 FRANÇOIS VILLON.
Se Fortune a sur moi envie,
Jugez s'elle fait mesprison i.
II me semble que par raison
Elle deust bien estre assouvie!
Se si pleine est de desraison
Que vueille que du tout dévie -,
Plaise a Dieu que lame ravie
En soit lassus "^ en sa maison!
Le même sens résulte du passage où il dit, en par-
lant de maître Guillaume de Villon, qu'il l'a tiré de
maint « bouillon » (touHjillon, et au figuré péril] et
qu'il ne se réjouit pas « de celui-ci », du péril pré-
sent :
Si lui requier a genouillon
Qu'il m'en laisse toute la joie.
C'est dans ces dispositions, mêlées de contente-
ment et de repentir, de crainte et d'espérance, qu'il
écrivit le Testament. Il y mit sa vie tout entière, tous
ses souvenirs et tous ses sentiments. Il ne le laissa
pas circuler, probablement, avant d'être sûr de pou-
voir se montrer à Paris sans danger : il aurait trop
risqué, en le publiant plus tôt, d'appeler sur lui
l'attention de la justice.
Nous ne savons comment ^'illon fut rassuré sur ce
qui lui causait tant d'inquiétude à la fin de 1461 ; peut-
être ses amis, et notamment (malgré la requête du
poète) Guillaume de Villon, intervinrent-ils encore
une fois. Quoi qu'il en soit, il revint à Paris avant
la fin de 1462 et reprit son ancien logement au
cloître Saint-Benoit. Il y a malheureusement des
raisons de croire f|ue, loin de tenir les bons propos
1. Si elle a tort. — 2. Que je meure tout à fait. — 3. Là-
haut.
LA VIE. 67
formés dans la prison de Meun et renouvelés dans
le Testament, il mena bientôt, à l'insu de son véné-
rable protecteur, une vie aussi déplorable que celle
de ses plus mauvais jours. C'est en effet à cette
époque qu'il paraît avoir fait ses ballades écrites
dans le jargon des coquillards. Toutes ces pièces
forment un groupe naturel et doivent avoir été
composées en même temps et pour la même bande.
Or, dans la première, il est parlé de Paris {Parouart
en jargon), dans la deuxième de Rueil. D'autre part,
dans la seconde, le poète rappelle le supplice de ses
amis Régnier de Montigny et Colin des Cayeux : ce
dernier ayant été pendu, comme on l'a vu, en 1461,
la ballade en question est nécessairement postérieure
à cette date. Les ballades, dans leur ensemble, ont
donc été écrites après le Testament et quand Villon
habitait Paris. Ainsi il était redevenu un membre
actif de la Coquille, dont le nom revient souvent
dans ces tristes pièces, et il s'en était fait le poète
officiel, célébrant, dans leur langue, les exploits des
coquillards et prévenant ses camarades, en homme
expert, contre les dangers du métier. Il était retombé
in profundum malorum, comme disent volontiers les
dossiers du temps, et on pouvait prédire qu'il irait
quelque jour rejoindre au gibet ses amis Régnier et
Colin.
C'est en effet ce qui deux fois, coup sur coup,
faillit lui arriver, la première fois bien peu de temps
après sa rentrée à Paris. Dans les premiers jours de
novembre 1462 il était enfermé au Châtelet, nous ne
savons depuis combien de temps, sous une inculpa-
tion de vol. L'inculpation, — chose vraiment sur-
68 FRANÇOIS VILLON.
prenante, — n'était pas fondée, ou du moins elle ne
put pas être établie, et il allait être relâché, quand
un incident se produisit qui suspendit sa libération.
La Faculté de théologie avait gardé 1 amer souvenir
du vol qui, en décembre 1456, lavait dépouillée de
quelques centaines déçus d'or. Ayant appris que
l'un des auteurs de ce vol, — connus par la déposi-
tion de Gui Tabarie, — était détenu au Ghàtelet et
allait être relâché, elle mit opposition à la levée de
l'écrou, et fit interroger Villon sur cette vieille
affaire. Celui-ci avait dû prendre soin de faire com-
prendre le vol du collège de Navarre dans la rémis-
sion générale accordée par les lettres de 1461 : il
avoua donc sans se faire prier la part qu il y avait
prise, et reconnut en avoir tiré cent vingt écus d'or.
Mais si la rémission royale éteignait pour ce fait
l'action criminelle, elle ne pouvait éteindre l'action
civile de la partie lésée. La Faculté, munie d'un
double de l'interrogatoire, réclama la somme au
prisonnier. Où le pauvre diable aurait-il trouvé cent
vingt écus d'or? Le grand bedeau se contenta de lui
faire signer l'engagement de rembourser cette somme
en trois ans par paiements échelonnés d'année en
année. Il est évident que cet engagement aurait été
dérisoire s'il n'avait pas été pris sous la garantie de
gens solvables, et cela montre que Villon avait encore
des parents ou des amis qui lui portaient un réel
intérêt. Il vit ainsi s'ouvrir devant lui les portes du
Ghàtelet; mais il les avait à peine franchies qu'il allait
les repasser de nouveau, et se trouver bien près^
cette fois, de ne quitter sa geôle que pour la potence.
Par un beau soir de ce même mois de novembre
LA VIE. 69
1462, un certain Robin d'Ogis, dont nous ne savons
pas la profession, demeurant dans la rue des Par-
clieniiniers, « en sa maison, où pend l'enseigne
du Chariot », vit arriver chez lui son ami maître
François Villon, — tout frais sorti du Châtelet, —
qui venait lui demander à souper. Robin l'accueillit,
et deux autres convives se joignirent à eux : après
le souper, qui avait sans doute été largement arrosé,
Villon les invita tous à venir terminer la soirée chez
lui, au cloître Saint-Renoit. En s'y rendant, sur les
huit heures du soir, ils passèrent, dans la rue
Saint-Jacques, devant Vescritoire éclairée de maître
François Ferrebouc, personnage important, scribe
de l'officialité de l'ëvêque de Paris. L'un des sou-
peurs, Roger Pichart, qui avait sans doute maille à
partir avec cet officier judiciaire, se mit à railler les
clercs qui travaillaient dans Vescritoire et à cracher
par la fenêtre ouverte. Les clercs sortirent; une
rixe s'engagea, au coiu's de laquelle Robin d'Ogis
frappa d un coup de dague maître François FeiTe-
bouc lui-même ; après c[uoi il s'enfuit, et, ayant
trouvé Pichart devant l'église Saint-Renoit, — là
même oîi Villon, huit ans avant, avait été assailli par
Philippe Sermoise, — il lui reprocha (assure-t-ilj sa
conduite, puis rentra chez lui. 11 fut arrêté, mis en
prison à la conciergerie du Palais et « en grand
danger de sa personne ». Il resta prisonnier pen-
dant près d'un an, au bout duquel il eut la chance jil
était peut-être Savoyard] d'être recommandé au duc
Louis de Savoie, beau-père de Louis XI, qui était
venu voir son gendre à Paris en novembre 1463, et
grâce auquel il obtint des lettres de rémission : ce
70 FRANÇOIS VILLON,
sont ces lettres qui nous ont conservé l'exposé, fait
par lui, de l'affaire.
Il est probable, d'ailleurs, que le récit de Robin
d Ogis présente l'échauffourée de la rue Saint-Jac-
ques sous un jour très atténué; les convives de
Rol)in, en tout cas, étaient des gens capables de
tout : Hutin du Moustier, qui était sergent à verge au
Châtelet, — ces sergents ne valaient guère mieux,
en général, que ceux qu'ils arrêtaient, — emprisonné
avec Robin d Ogis et Villon, fut peut-être pendu en
janvier 1463, et Roger Pichart, l'instigateur de la que-
relle, le fut certainement en 1464, tandis que Robin
était gardé en prison pendant des mois. Quant à
Villon, peut-être n'avait-il pas pris à la rixe une part
effective, et, se trouvant juste à la porte du cloître
Saint-Renoit, s'était-il prudemment esquivé. Le
récit de Robin d'Ogis ne le mentionne plus à partir
du moment oii les coups commencent à s'échanger.
Mais Ferrebouc, son proche voisin, avait dû le recon-
naître, et il fut mis en prison avec ses trois amis.
Le prévôt de Paris, — qui n'était plus Robert d'Es-
touteville, — se lassa sans doute de retrouver une
fois encore cet incorrigible vaurien qui venait à
peine d'être relâché, et, après lui avoir fait subir la
question par l'eau, le condamna à être « pendu et
étranglé », en compagnie de quelques autres. Villon
prétend, dans la ballade à Garnier dont je parlerai
tout à l'heure, que cette « peine arbitraire » lui fut
« jugée par tricherie », ce qui signifie qu'il ne se
l'cconnaissait pas dans l'affaire de la rue Saint-Jac-
ques une culpabilité assez grande pour mériter une
telle "condamnation. Mais, sauf le vague espoir d'un
LA VIE. 71
appel qu à tout hasard il avait adressé au Parlement,
il n'avait qu'à se résigner à la subir.
Devant la mort imminente sa double nature trouva
une suprême expression. Il composa la fameuse bal-
lade des Pendus, empreinte d'un vrai repentir et d'un
profond sentiment religieux. C'est du fond du cœur
qu'il demande à ceux qui le verront, lui et ses com-
pagnons, pendus à Montfaucon, de ne pas rire et se
moquer. Ce n'était pas là une prière sans objet :
les gibets et les pendus étaient alors et restèrent
longtemps en France une source intarissable de plai-
santeries. Villon lui-même, un moment après ou avant
sa sérieuse ballade, ne donnait-il pas l'exemple de la
« moquerie » qu il voulait qu on lui épargnât, en rail-
lant la corde qui allait le pendre dans le quatrain
fameux où il créait une facétie destinée à lui sur-
vivre pendant des siècles [Né à Paris emprès Pan-
toise) ?
Cependant son appel eut un succès qu'il ne pré-
voyait sans doute pas lui-même. Le 5 janvier 1463,
le Parlement rendit un arrêt par lequel il annulait,
comme excessive, la sentence du prévôt de Paris,
mais, « eu regard à la vie mauvaise dudit Villon »,
le bannissait pour dix ans, non plus du royaume,
mais seulement « de la ville, prévôté et vicomte de
Paris * » .
1. Ce genre de bannissement, par lequel une province ou
une région se débarrassait sur les autres des malfaiteurs
qu'elle trouvait dangereux, était très usité. La douceur de
la peine (Villon pour le meurtre de Philippe Sermoise avait
été banni, il est vrai par défaut, du royaume entier) semble
bien montrer que la sentence du prévôt était excessive, et
que le méfait n'était pas grave ou n'était pas prouvé.
72 FRANÇOIS VILLON.
On juge de la joie du poète quand on lui annonça
la bonne nouvelle. Il lança aussitôt, comme une fusée
d'allégresse, une vive ballade à l'adresse du greffier
ou « clerc du guichet >» de la Conciergerie, nommé
Garnier, avec lequel il s"('lait lié :
Que vous semble de mon appel,
Garnier ? fis je sens ou folie ?...
Guidiez vous que sous mon chapel
Y eusl tant de philosophie
Gomme de dire : ■■ J'en appel ■> ?
Si avoit, je vous certifie
(Combien que pas trop ne m'i fie).
Quant on me dit, présent notaire :
« Pendu serez », je vous affie,
Estoit il lors temps de me taire?
Mais il adressait aussit(')t à la cour du Parlement,
également en forme de ballade, une requête d'un
toutautre ton. Sa reconnaissance, pour être exprimée
d une façon assez grotesque, n'en est pas moins
sincère. Mais le véritable objet de la pièce est dans
l'Envoi, où il dit :
... Trois jours ne veuillez m'escondirc '
Pour moi pourveoir et aux miens a Dieu dire :
Sans eux argent je n'ai, ici n'aux changes.
Court triomphant, fiât, sans me desdire!
La cour lui accorda sans doute le sursis qui faisait
l'objet de son humble requête : Villon obtint les trois
jours de libi'e séjour à Paris qu'il demandait; il put
aller embï'asser sa mère, dire adieu à Guillaume de
Villon, qui bien probablement lavait « rais hors » du
l^lus terrible « bouillon » où il se fût jeté, et s'ache-
1. Me refuser.
LA VIE. 73
mina pour 1 exil, nanti de ce que les siens avaient pu
encore ramasser d'argent.
A partir de ce moment, nous perdons toute trace
de notre poète. Il est probable qu'il mourut loin
de Paris, avant l'expiration de son temps d'exil,
puisque nous n'avons aucun indice de son retour
dans la capitale. Rabelais a situé à cette époque de
la vie du poète deux anecdotes qu il met sur son
compte. La première, qui se passe en Angleterre,
attribue à Villon un bon mot patriotique que l'on avait
prêté, au xiii" siècle, à Primat d'Orléans, person-
nage à demi mythique, représentant par excellence
de la poésie des « goliards » ou clercs « vagants ». La
seconde a plus de chances d'être vraie dans le fond,
sinon dans les détails. C'est, comme le montre la
précision des renseignements topographiques, une
tradition recueillie sur les lieux mêmes. Villon, « sur
ses vieux jours », — entendez « dans les derniers
temps de sa vie », car il n'eut pas de vieux jours, —
se serait retiré en Poitou, à Saint-INIaixent, « sous
la faveur d'un homme de bien, abbé dudit lieu », et
y aurait fait représenter la Passion « en langage
poitevin ». Un sacristain des Cordeliers, frère
l^tienne Tappecoue, ayant refusé de lui prêter
(comme cela se faisait d'ordinaire) des vêtements
sacerdotaux pour habiller quelques-uns de ses per-
sonnages, Villon se serait cruellement vengé de lui :
il aurait embusqué ceux qui devaient faire les diables
dans son mystère, munis de leurs déguisements
bizarres, de leurs cornes, des instruments de leur
musique infernale, dans un endroit où le sacristain
devait passer, et, se jetant tous à l'improviste au
1i FRANÇOIS VILLON.
devant de la jument qui portait le pauvre moine, ils
l'auraient tellement effrayée quelle aurait renversé
son cavalier et l'aurait traîné, attaché aux étriers,
jusqu à ce que son cadavre fût réduit en lambeaux.
L'énorme et souvent féroce gaieté de Rabelais a pu
« embellir » le dénouement, qui se réduisit, espé-
rons-le, pour le frère Tappecoue à une chute ridicule.
!Mais on peut bien croire que Villon, chassé de la
région parisienne, eut l'idée de retourner dans ce
Poitou dont il avait gardé de si doux souvenirs ; il
put y perfectionner assez la connaissance qu'il avait
déjà du poitevin pour être capable de composer un
mystère dans le langage du pays. Saint-Maixent
n'est pas loin de Saint-Généroux. Croyons, jusqu'à
preuve du contraire, qu'il passa là paisiblement ses
dernières années, qui ne durent pas être nombreuses;
car il n'est pas probable que l'auteur du Grand Tes-
tament, si sa vie s'était prolongée, n'eût pas com-
posé quelque nouveau poème. En 1489 parut à Paris
la première édition datée de ses œuvres qui nous
soit parvenue. Elle n'était sans doute pas la première,
et la première, qui est perdue, et qui fut le modèle
de toutes les autres, peut avoir précédé celle-ci de
quelques années. Elle ne fut ni donnée ni surveillée
par le poète lui-même : il était certainement mort
lorsqu'elle fut faite.
Telle fut la vie agitée, criminelle et misérable de
François de Montcorbier ou des Loges, dit Villon
ou de Villon, poète parisien. Après l'avoir retracée
autant que nous l'ont permis les indications frag-
mentaires et souvent obscures de ses propres œuvres
LA VIE. 75
et des documents contemporains, il nous reste à dire
quelle impression générale elle nous laisse sur le
caractère du « pauvre écolier ».
Il ne faut le juger ni avec trop de sévérité ni
avec trop d'indulgence. II fut assurément un person-
nage peu recommandable, fainéant, ivrogne, joueur,
débauché, écornifleur, et, qui pis est, souteneur de
filles, escroc , voleur, crocheteur de portes et de coffres.
L'excuse qu'il se donne à lui-même, sur la « néces-
sité », sur « la faim qui chasse le loup du bois »,
n'est pas recevable, car il n'encourait cette nécessité
et ne souffrait cette faim que parce qu'il avait volon-
tairement renoncé aux moyens honnêtes de gagner
sa vie qui étaient à sa disposition. II était naturelle-
ment sensuel et ami du bien-être. Ce qu'il regrette
le plus, quand il passe la triste revue de ses fautes,
c'est de n'avoir pas « maison et couche molle » ; ce
qu'il envie, chez ceux de ses anciens compagnons
qui se sont réfugiés dans les couvents, c est que
Bons vins ont, souvent embrochez i,
Sausses, brouels et gros poissons.
Tartes, flaons, oefs frits et pochez.
Perdus, et en toutes façons.
Son idéal est naïvement dépeint dans la ballade des
Contredits de Franc Gantier, où il représente la vie
qu'il aurait rêvée :
Sur mol duvet assis un gras chanoine.
Lez un brasier, en chambre bien natee,
A son costé gisant dame Sidoine,
Blanche, tendre, polie et atintee -,
1. Mis en perce (on ne mettait pas le vin en bouteilles, et
on appréciait d'autant plus le vin pris au tonneau que celui-ci
était plus fraîchement mis en perce). — 2. Bien attifée.
76 FRANÇOIS VILLON.
Boire ypocras a jour et a nuitée,
Rire, jouer, mignonner et baisor...
Préfère qui veut à ces délices le pain bis, les oignons
et l'eau claire dont Franc Gontier et sa femme
Hélène, dans la ballade à laquelle il répond, se con-
tentent pourvu qu'ils aient la verte courtine des bois
et le chant des oiseaux ! Ce n'est pas le goût de
Villon :
Tous les oiseaux d'ici en Babiloine
A tel escot une seule journée
Ne me tendroient,
s'écrie-t-il, et il donne pour refrain à sa ballade :
Il n'est trésor que de vivre a son aise!
Mais pour vivre à son aise la première condition à
ses yeux est de ne pas travailler : il n'est pas moins
paresseux qu'ami du bien-être, et c'est pour cela
qu'il n'a pas continué ses études et qu'il a eu recours,
pour se procurer les jouissances dont il avait besoin,
à des expédients de plus en plus coupables.
Il n'y a rien là qui puisse attirer la sympathie ou
même l'indulgence. Mais en condamnant la « mau-
vaise vie » du poète, nous ne lui refuserons pas les
circonstances atténuantes. Il vivait dans un temps où
la moralité publique était tombée au-dessous de ce
qu'on peut imaginer. Pendant toute la guerre de
Cent ans, et surtout dans sa dernière période, le
métier d'homme d'armes et celui de brio^and n'en fai-
^ . , . . .
\ saient qu un : piller, voler, rançonner était halMtuel
à des gens qu'on n'en voyait pas moins figurer hono-
rablement dans les plus hautes charges militaires et
même civiles. L'effroyable misère qui sévit sur Paris
LA VIE. 77
et sur la France pendaul tant d'années avait habitué
tout le monde à chercher n'importe quel moyen
de soutenir sa vie. La justice, armée contre les
malfaiteurs de pénalités excessives, en suspen-
dait sans cesse l'exécution devant les menaces, la i
faveur ou simplement l'argent. Des hommes con-
damnés vingt fois pour crimes étaient chaque fois
l'objet de grâces que rien ne justifiait et reprenaient
leur vie accoutumée jusqu'à ce que la mesure fût trop
pleine et qu'un dernier méfait lés menât à la potence.
Le sentiment de la dignité personnelle était presque
aboli : les grands seigneurs trahissaient, se parju-
raient, dépouillaient les pauvres; les gens du roi
usaient de leur autorité surtout pour remplir leur
bourse ; le Parlement, non payé de ses gages, se récu-
pérait sur les plaideurs; l'Église, dont beaucoup de
membres menaient une vie abjecte, exploitait le
peuple tant qu'elle pouvait au moyen de ses indul-
gences vendues à beaux deniers comptants, et donnait
entre ses dignitaires le spectacle des luttes les plus
éhontées; l'Université vendait ses titres, et les doc-
teurs rivalisaient de cupidité avec les officiers royaux
et de grossière débauche avec les écoliers ; ceux-ci
trouvaient naturel de vivre de « repues franches »,
et consacraient sans vergogne des poèmes à chanter
ces nobles exploits; le peuple, écrasé de tous côtés,
se revanchait de son mieux et jugeait légitime toute
reprise de ce qu'on lui extorquait. Les mœurs pro-
prement dites n'étaient pas meilleures que la probité :
le duc de Bourgogne faisait son entrée solennelle
dans Paris entouré de ses bâtards; Charles MI
exigeait pour la dame de Beauté les mêmes bon-
78 FRANÇOIS VILLON.
neurs que pour la reine, et le prévôt de Paris,
Ambrois de Loré (le beau-père de Robert d'Estou-
teville), était publiquement le protecteur des « folles
femmes ».
Villon, pour avoir volé et crocheté, ne se sentait
pas positivement digne de mépris, bien qu'il éprou-
vât de ses fautes du regret et de l'humilialion, et ses
contemporains ne le jugeaient pas non plus comme
nous ferions son pareil. Gela tient en grande partie
à ce qu'alors la morale civile ou mondaine n'était pas
séparée de la morale religieuse. Enfreindre n'im-
porte lequel des commandements de Dieu, celui qui
défend de voler ou même celui qui défend de tuer et
celui qui défend de foi'niquer, c'était un péché éga-
lement mortel ; et ce n'en était pas un moindre, si ce
n'en était un pire, d'enfreindre un des commande-
ments de l'Eglise. Le Bourgeois de Paris, après avoir
rapporté toutes les atrocités des Écorcheurs, ajoute,
pour mettre le comble à l'horreur cju il veut inspirer :
« Item, ils mangeaient chair en carême, fromage, lait
et œufs, comme en autre temps* ». Or tous les
hommes sont pécheurs, et tous les péchés se lavent
par la pénitence : on ne faisait pas entre eux la dif-
férence que nous établissons aujourd'hui. Ce que
nous appelons honneur n'existait pas ou était à peine
distinct.
Villon ne se sentit donc, à aucune époque de sa
vie, tombé dans l'abjection morale à laquelle serait
1. Il était alors défendu, en carême, de manger du laitage
et des œufs aussi bien que de la viande : on devait se con-
tenter de poisson et de légumes cuits à l'huile ou au craspois
(graisse de baleine).
LA VIE. 79
condamné de nos jours un hoinnie conscient et con-
vaincu de vols avec effraction, sans parler d'escro-
queries de moindre importance. Il comptait sur la
Vierge Marie, cjui était « le château, la forteresse »
où il réfugiait son âme, jiour lui faire obtenir sa
grâce de Dieu, comme elle avait fait à Théophilus et
à Marie l'Egyptienne. Car la piété en lui ne fut
jamais éteinte, et, dans les moments oîi elle le
reprenait, il se repentait de tout son cœur, cjuitte à
retomber dans son vice dès que l'occasion le tentait.
Cet état de sa conscience, en le préservant de la
dégradation morale où il n'aurait pas manqué de
tomber, lui permit de rester poète, et aussi de con-
server les bons sentiments qu il exprimait avec
la même candeur que ses souhaits peu éthérés de
bonheur, son infâme contentement dans sa vie de
ribaud , ou les remords qui lui déchiraient le
cœur dans le fond de sa prison quand il se voyait
vieux à trente ans, si chargé de péchés et si dénué
d'espérances.
Ces bons sentiments étaient, — outre sa piété,
intermittente mais réelle, — d'abord sa sincérité
même, l'humilité avec laquelle il avouait ses torts,
puis sa tendresse pour sa mère, qu'il s'accuse d'avoir
fait tant souffrir, sa reconnaissante affection pour son
« plus que père » Guillaume de Villon, sa sympathie
pour les misères humaines qu'il avait si profondé-
ment sondées, et enfin son patriotisme. Oui, ce
gibier de potence aimait la France : trente ans après
la mort de Jeanne d'Arc il la pleurait encore, et dans
un jour d'indignation, à propos de cjuelque incident
du jour, il écrivait une ballade, trop empreinte de la
80 FRANÇOIS VILLON.
rhétorique du temps, mais vibrante, où il accumulait
tous les supplices les plus affreux pour y vouer celui
Qui mal voudroit au royaume de France.
G était donc une nature qui, si elle manquait
d'énergie et de délicatesse, ne manquait pas de bonté
ni même d'une certaine noblesse. Ce qui le perdit,
outre sa paresse et son goût du bien-être, ce fut surtout
sa faiblesse et son extrême mobilité. Il « suivait » avec
docilité et admiration ces « gracieux galants » dont
il avait, trop jeune, fait la dangex'cuse connaissance,
et qui l'entraînèrent après eux dans le mal. D autre
part il était par excellence l'homme des impressions
vives et momentanées : il était ce que nous appelons
aujourd'hui un « impulsif ». Nous voyons dans ses
vers avec quelle rapidité il passe d'un sentiment à un
autre, d'un ton au ton opposé, d une prière à une gri-
mace, d'une réflexion grave ou triste à une plaisan-
terie obscène. Sa poésie, en cela encore, est l'image
de sa vie. Par cette faiblesse et cette mobilité, c'était
vraiment un enfant. « Je ris en pleurs », dont on a
fait sa devise, est la devise des enfants. Il le sentait
lui-même. Il se promet d'être « homme de valeur »
quand il sera « hors d'enfance », et il a trente ans!
II ne fut jamais « hors d'enfance », et c'est ce qui
diminue singulièrement sa responsabilité. II fut tou-
jours à la merci de l'impression du moment, du com-
pagnon qui le dominait, de la femme qui le fascinait,
de l'occasion qui le tentait, pleurant les chaudes
larmes de l'enfance c{uand sa faute lui attirait un châ-
timent, prêt à les oublier aussitôt et à recommencer
de plus belle. Lui-même, surpris de ces contradic-
LA VIE. gj
tions de sa nature, de ces impulsions qui le jetaient
d"un extrême à l'autre sans quil put s'expliquer com-
ment, il composait une ballade sur ce refrain :
Je cognois tout, fors que moi mesmes!
Mais s'il n'arriva pas à acquérir la maturité virile, il
apprit dans l'expérience, trop complète, qu'il fit de
la vie, à la comprendre et à la peindre sous tous ses
aspects. De ses fautes même, et des souffrances
matérielles et morales qu'elles entraînèrent pour lui,
sortit ce que sa poésie a de plus neuf, de plus per-
sonnel et de plus vivant. Si, docile aux leçons de son
sage protecteur, il eût sérieusement poussé ses études '
et eût été finalement pourvu de quelque grasse dota-/
tion, il aurait vécu « à son aise », mais il nauraitl
sans doute rimé que des œuvres banales, pompeuses!
ou futiles comme celles de la plupart de ses contem-'
porains et comme quelques-unes des siennes ; il n'au-
rait pas fait pénétrer dans notre âme l'aiguillon qui
déchirait la sienne ; il ne serait pas devenu le pre-
mier poète moderne. Les fautes de Villon, comme on
la dit avec esprit, nous ont fait perdre un honnête
homme dans le passé et nous ont donné un grand
poète pour toujours. Nous devons donc être indul-
gents pour elles; car, suivant la remarque de
Th. Gautier, « les bons poètes sont encore plus rares
que les honnêtes gens, — quoique ceux-ci ne soient
ffuère communs ».
CHAPITRE II
L'ŒUVRE
L'artiste le plus original est, pour la forme qu'il
donne à son œuvre, nécessairement déterminé par
l'art de son temps. Il en est ainsi particulièrement
du poète, qui, — sans parler de la langue, qui
lui est transmise, — n invente pas sa versification,
qui la reçoit toute faite d'une tradition dont en
général il ne connaît ni ne discute l'origine et la
raison d être, et qui emprunte forcément à ses sou-
venirs de lecture ou d'audition, outre ce moule exté-\
rieur, les premiers éléments de son style. Aux
époques d'érudition, l'art de siècles depuis long-
temps passés et de civilisations lointaines peut aussi
exercer sur l'artiste une action plus ou moins domi-
nante. Ce sont ces influences traditionnelles dont
nous avons d abord à rechercher la part dans l'œuvre
de notre poète.
Les contemporains de Villon connaissaient la
poésie latine classique; mais ils étaient complète-
ment incapables d'en rien tirer pour la forme de leur
84 FRANÇOIS VILLON.
propre pocîsie. Ils y trouvaient des matériaux de
récits intéressants ou des éléments d'instruction
morale, mais ils n'en percevaient pas la beauté ; ils
l'utilisaient pour leurs fins particulières sans se
douter qu'ils la défiguraient, comme les barons féo-
daux transformaient les temples ou les mausolées
antiques en forteresses à leur usage. La grande
révolution qui devait introduire de nouveau dans le
monde le sens de la beauté classique avait, cepen-
dant, depuis un siècle et demi, inauguré sa pre-
mière phase en Italie avec Dante, Pétrarque et
Boccace; mais l'esprit de la Renaissance n avait pas
encore pénétré en France ou n'y avait pas été com-
pris. Il est donc inutile de chercher ce que Villon,
comme poète, doit à lantiquité. Il est au contraire
d'un grand intérêt, pour l'appréciation de son œuvre'
et l'assignation de la place qui lui revient dans l'his-
toire de notre poésie, de savoir oîi en était cette
poésie quand il vint y prendre part à son tour, ce
qu'il en a connu, ce qu'il en a utilisé, et par oîi il y a
marqué une empreinte propre et durable.
Vers 1450, époque oîi François de Montcorbier
dut recevoir ces premières impressions cjui sont le
point de départ de toute activité artistique, la poésie
française était dans un état singulièrement languis-
sant. La poésie du premier moyen âge avait achevé
de s'épuiser, sous toutes ses formes, vers le milieu
du xiv" siècle. C était d'abord l'épopée nationale qui,
après avoir j)assé par plusieurs renouvellements
successifs, avait perdu toute vitalité. Les rudes et
puissantes chansons de geste du xi^ siècle n'avaient
pu se conserver dans la mémoire des hommes qu'en
L'ŒUVRE. 83
se prêtant à des remaniements qui les avaient déna-
turées, affaiblies, délayées et, sous prétexte de les
remettre à la mode du jour et de les orner, dépouil-
lées de la grandeur et de la simplicité qui faisaient
leur force. Puis on en avait composé de nouvelles
qu'animait un tout autre esprit, qui n'avaient plus
d'autre objet que l'amusement, et qui, se copiant les
unes les autres, étaient devenues de plus en plus
banales ou avaient cherché leur succès dans de puérils
raffinements de forme. Renouvelées ou nouvelles, les
chansons de geste avaient peu à peu complètement
passé de mode dans les cercles aristocratiques pour
lesquels elles avaient été composées, et les descen-
dants dégénérés des jongleurs, — des aveugles pour
la plupart, — les chantaient, non plus dans les cours
royales et seigneuriales, mais sur les places publi-
ques, pour le plaisir des bourgeois et du populaire.
Depuis le milieu du xiv^ siècle, on n'en composait
même plus, et, l'effroyable misère de la guerre de
Cent ans aidant, les chansons de geste, que l'on
copiait encore çà et là, surtout dans les pays picards
et wallons, avaient tout à fait cessé de se propager
oralement. Un regain de succès attendait quelques-
unes de ces anciennes productions du génie national
grâce à l'idée cju'on eut, à dater de 1430 environ, de.
les mettre en prose pour être non plus chantées,
mais lues : on diminuait ainsi leur prolixité devenue
excessive et on les débarrassait des innombrables
hémistiches de pur remplissage amenés par le liesoin
d'aligner leurs interminables tirades d'alexandrins
monorimes. Villon put à peine connaître l'un ou
l'autre de ces romans en prose, exécutés pour de
86 FRANÇOIS VILLON.
riches amateurs et copiés dans de rares manuscrits :
Il y a plus de chances pour qu'il ait lu, dans des
copies plus ou moins récentes, quelques-uns des
longs poèmes de la dernière période épique : nous
voyons par ses allusions qu'il connaissait la légende
de Berte aux grands pieds et la vieille geste d'Ogcr
le Danois avec la suite merveilleuse cju'on lui avait
faite. C'est peu, comme on le voit : il n'avait sans
doute lu, dans sa forme primitive, aucun des poèmes
oîi l'âme de la France avait jadis trouvé une si origi-
nale expression ; il n'avait pas fréc{uenté la vieille
j forteresse de l'épopée féodale, déjà tombée en ruines
et en poussière.
Connaissait-il mieux le palais incohérent et mer-
veilleux, aux tourelles fantastiques, aux promenoirs
inextricables, aux sculptures étranges, qui avait
commencé au xii° siècle à s'élever, sous une inspi-
ration celtique bientôt oubliée, autour de la Table
Ronde du roi de Bretagne, et où erraient, en aven-
tures incessantes d'armes et d'amours, Lancelot et
Guenièvre, Tristan et Iseut, Perceval, Galaad, Pala-
mède et tant d'autres? De ces poèmes-là aussi la
production, si féconde à la suite de Chrétien de
Troyes, s'était vite ensablée ; les derniers romans
arthuriens en vers, faibles et longues imitations,
avaient été composés vers la fin du xiii® siècle et ne
se lisaient plus au xv^ ; le Méliador de Jean Froissart
était un véritable anachronisme et n'était guère
accessible sans doute en dehors des manuscrits de
luxe où le poète l'avait offert à ses protecteurs. Mais
les romans en prose de ce cycle, faits d'abord à
l'imitation des romans en vers, puis de plus en
L ŒUVRE. 8i
plus indépendants et, à leui- manière, originaux,
avaient eu une diffusion beaucoup plus grande.
Villon n'en cite aucun dans ses poésies, mais il est
invraisemblable qu'il n'en ait pas connu quelques-uns,
et nous avons vu que c est sans doute en les imitant,
ou plutôt en les parodiant, qu'il avait écrit son roman
du Pet au Diable, où nous trouverions sans doute,
si nous l'avions, une sorte de travestissement du
style héroïque, de la galanterie idéale et des prouesses
surhumaines des « contes de Bretagne ».
La veine, qui semble inépuisable une fois qu'elle
a jailli, des « romans d'aventure », oîi le poète
conte pour le plaisir de conter, et trouve en même
temps l'occasion de peindre à sa fantaisie des mœurs,
des sentiments et des caractères, n'était pas, au
xv" siècle, moins tarie que les autres courants épi^
ques. C'est à peine si 1 on peut citer, avant 1450,
quelque misérable roman écrit dans une prose terne
et molle, et même les mises en prose de poèmes
plus anciens ne commencent qu'après cette date. Le
siècle finissant devait compenser cette lamentable
pénurie et donner à notre littérature romanesque
des œuvres d'une réelle valeur, comme Jean de
Saintré et Jean de Paris; mais ils ne parurent, le
second sûrement, le premier très probablement,
qu'après la mort de notre poète.
Chose étrange, et presque sans exemple dans
l'histoire littéraire, toute poésie narrative, de quelque
genre qu elle soit, — sauf un petit nombre de poèmes
proprement historiques, - — est inconnue à l'époque
dont nous parlons. Pas plus que les chansons de geste,
que les romans de la Table Ronde ou que les romans
88 FRANÇOIS VILLON.
d'aventure, les fableaux n'y sont cultivés. Quant à
ceux quavaient produits le xii^, le xiii" et encore,
bien que déjà moins abondamment, le xiv*^ siècle, on
ne les copie plus, on ne les comprend plus. Il n'est
pas à croire toutefois que l'on eût cessé, entre « bons
compagnons », de se raconter de ces histoires facé-
tieuses qui sont impérissables dans la mémoire des
hommes; mais on ne les mettait plus en vers (les
deux ou trois essais de Martin Le Franc sont mal
venus et soumis à une forme peu appropriée), et on
n'avait pas encore appris des Italiens à les mettre en
prose, comme allait le faire si gaillardement Antoine
de la Sale. Pour trouver au xv'= siècle une narratioji
en vers, il faut descendre jusqu'à ces Repues fran-
cJies, dont Villon, quelque vingt ans après sa mort,
est en partie le héros légendaire. L'écolier parisien
n'avait donc à peu près rien lu qui put le diriger du
côté de la poésie épique, soit sous la plus haute, soit
sous la plus humble de ses formes.
Son époque n'était pas beaucoup plus ouverte à
la poésie lyrique pure, celle qui exprime des senti-
ments personnels et momentanés; elle ne la connais-
sait guère que mêlée à deux cléments qui lui sont
étrangers, l'allégorie et la moralité. Ce genre mixte
avait produit, dans l'époque immédiatement précé-
dente, des œuvres sinon de premier ordre, au moins
dignes d'attention, et qui avaient exercé une influence
considérable. La poésie de Villon lui-môme s'y rat-
tache par des liens certains, et c'est là qu'il faut
chercher la source de la forme propre, et môme en
partie de la matière et de l'esprit de son œuvre. Il
est donc nécessaire de nous arrêter à l'histoire de
L'CEUVRE. 89
cette poésie lyrico-allégorico-didactique, et d'indi-
quer ceux de ses représentants dont les œuvres ont
pu exercer quelque action sur le génie du poète
parisien et sur la façon dont ce génie s'est exprimé.
La poésie lyrique du premier moyen âge, comme
sa poésie épique, était morte bien avant le temps de
Villon, plus tôt même que celle-ci, dès la fin du
xiii^ siècle. Une poésie lyrique nouvelle avait été
ci'éée par Guillaume de ^lachaut, continuée par
Eustache Morel, Christine de Pisan, et de nombreux
poètes amateurs, dont le dernier et le meilleur est le
duc Charles d'Orléans. Ce qui caractérise cette poé-
sie, c'est, pour la forme, qu'elle abandonne complète-
ment la loi de l'art antérieur, — imité de celui des trou-
badours, — d'après laquelle chaque chanson doit avoir
ses strophes construites d'une façon propre à elle
seule. Au contraire, elle n'admet presque que des
formes fixes, la ballade et le rondeau (le chant royal,
le virelai, ne sont que des variantes de l'une ou de
l'autre). La ballade est la forme de beaucoup la plus
employée : elle prend tous les styles, traite tous les
sujets. Elle se compose de trois strophes comptant
chacune huit ou dix vers de huit ou de dix syllabes,
a^^ant toutes les mêmes rimes et le même refrain,
et suivies d'un « envoi » commençant par le vocatif
« Prince », survivance toute mécanique du temps
où les ballades étaient en effet adressées au « prince »
du Pui (sorte d'académie poétique qui couronnait
les meilleures ballades i. Ces obligations, surtout
celle du refrain, privent la ])allade de liberté, de
variété et de grandeur; elles lui donnent en revanche
un certain attrait qui naît de la difficulté même, un
90 FRANÇOIS VILLON.
piquant dû à la rrpétilioii des i-iiiies, un charme
particulier quand le refrain est adroitement et
comme nécessairement amené. Villon a excellé dans
cette forme, qui convenait à son génie et qu'il a
pour toujours marquée de son empreinte. Elle lui
était pour ainsi dire tellement imposée par l'usage
de son temps qu'il n'y avait guère moyen que, pour
composer de petites pièces, il songeât à en choisir
ou à en inventer une autre. Quant au rondeau, il en
a fait peu d'usage, et nous pouvons le négliger;
cette forme brève et sautillante a d'ailleurs dans la
poésie des xiv* et xv"^ siècles une importance très
secondaire.
La ballade, nous l'avons dit, prend tous les styles
et traite tous les sujets : elle est volontiers morali-
sante, satirique ou simplement facétieuse; elle se
prête même parfois (comme chez Deschamps) à
enfermer de courts apologues. Mais la matière prin-
cipale en est l'amour. L'amour, dans l'école de
Machaut, n'est plus l'amour « courtois » de la poésie
lyrique des xii*^ et xiii"^ siècles ; mais il n'est pas moins
conventionnel : il est éminemment « galant ». Le poète
se plaint, sans se lasser, des rigueurs de sa dame et
l'assure de sa sincérité et de sa discrétion ; il dépeint
ses sentiments à laide d'allégories aussi ingénieuses
que possible; il met perpétuellement en scène tout
ce petit peuple de personniGcations sentimentales
que le Roman de la Rose avait lancé dans le monde
et dont on ne pouvait plus se passer; il fait dialo-
guer son cœur et ses yeux. Amour et Raison; il
argumente, il développe, il subtilise. Telles sont
presque toutes les ballades d'amour de Machaut, de
l'œuvre. 91
Deschamps, de Froissart et d autres ; telles sont
beaucoup de celles de Christine de Pisan, mais, dans
l'œuvre de cette femme au cœur vraiment sensible
et à l'esprit délicat, plus d'une, heureusement,
échappe à cette convention et nous représente avec
sincérité des sentiments vrais et touchants. La maî-
trise dans cet art, où nul ne l'avait égalé, où nul ne
devait l'égaler, fut atteinte par le duc Charles d'Or-
léans : il l'atteignit précisément parce qu'il ne prit
pas vraiment au sérieux le sujet de sa poésie, qu il ne
traita l'amour que comme un jeu d'esprit et de société ; /
à beaucoup de grâce, à une délicatesse qui d'ordinaire
ne va pas jusqu'à la mignardise, il joignit un don tout
personnel d'invention dans le détail, une fertilité de
métaphores et d'allégories presque incomparable, qui
rappelle d'un côté Pétrarque, moins l'art toujours
conscient, de l'autre Henri Heine, moins la profondeur
et l'amertume. Villon, quand il fut admis, à vingt-cinq
ou vingt-six ans, au château de Blois, lut sans doute
les manuscrits qui contenaient les poésies déjà nom-
breuses de son illustre patron : il dut en être émer-
veillé, mais le génie qu'il trouvait là était trop diffé-
rent du sien pour pouvoir notablement 1 influencer,
et en général toute cette poésie amoureuse n'a laissé
dans son œuvre qu'une empreinte assez faible ; elle
en a laissé une cependant, ainsi que la poésie d'un
genre tout voisin qui, à son époque, était encore
plus à la mode, et dont le maître incontesté était
xVlain Chartier.
Cette poésie consiste essentiellement dans le
mélange de l'élément lyrique avec un élément qu'on
peut appeler didactique ou moralisant, — enseigne-
92 FRANÇOIS VILLON.
ment, bien entendu, et morale d'amour. Elle remonte
à Machaut, qui inaugura le genre du « débat » ou
« jugement » d'amour, sorte de développement tout
nouveau des anciens «jeux partis ». Ce ne sont plus
ici des ballades : ce sont des poèmes d'une certaine
étendue, composés en rimes—plates ou dans un
rythme analogue, où une question d'amour est
débattue entre deux tenants, qui finissent par s'en
remettre au jugement d'un tiers. C'est de la poésie
de société au premier chef, et les plaideurs comme
le juge sont d'ordinaire des personnages du plus
haut rang. A côté des « jugements » il faut placer les
poèmes allégoriques, — dont le xin^ siècle finissant
avait donné les premiers modèles, — où sont insé-
rées des ballades dites par les différents personnages ;
les poèmes soi-disant autobiographiques, comme le
Voir dit de Machaut, où sont également insérés des
ballades et des rondeaux; les poèmes à moitié allé-
goriques, à moitié narratifs, comme plusieurs de
Froissart et de Christine, souvent munis, eux aussi,
de pièces lyriques intercalées. Ce genre de compo-
sition est, bien que dans des conditions différentes,
celui du Testament de Villon. Mais la forme essen-
tielle de ses deux poèmes n'est due ni à Machaut, ni
à aucun des membres de son école immédiate : elle
est empruntée à Alain Chartier, beaucoup plus
voisin de notre poète, et que nous savons par ses
déclarations mêmes qu'il a connu et imité.
Alain Chartier a dominé, comme poète et comme
prosateur, toute la première moitié du xv'^ siècle.
Nous n'avons ici à nous occuper que du poète. Le
prosateur est supérieur, et l'auteur du Quadrilogc
L'ŒUVRE. / 93^)
im'eclif a mérité d'être appelé, au xvi" siècle, « le
père de l'éloquence française ». Le poète n'est pas
toutefois à dédaigner, ne fût-ce que pour l'extraor-
dinaire succès qu'il obtint. Sa poésie offre un singu-
lier mélange de badinage et de sérieux, de senti-
mentalité parfois subtile et de grâce toujours un
peu maniérée. Dans le Livre des quatre dames,
composé après Azincourt, il a trouvé moyen d in-
troduire des pensées élevées, inspirées par un pa-
triotisme sincère, dans ce cadre factice du débat
amoureux emprunté, comme le fond même de l'œuvre,
à Guillaume de Mâchant. Dans le Réveille-matin,
dans le Débat des deux fortunés d'amour, et surtout
dans la Belle dame sans merci, il a créé la forme qui
devait être celle de presque toutes les poésies du
siècle : il a pris le huitain de vers octosyllabiques, très
employé dans la ballade, composé sur trois rimes
dont l'une revient quatre fois [a b a b b c b c), mais
dépouillé de refrain et ne rimant pas avec le précé-
dent et le suivant '^, et il s'en est servi pour cons-
truire des poèmes de médiocre étendue, consacrés
à des thèmes de cette galanterie factice, à moitié
tendre, à moitié ironique, que l'on trouvait déjà
dans le Livre des Cent ballades, mais qui ne s était
1. On trouve déjà cette forme dans quelques œuvres très
antérieures à Chartier, par exemple dans une jolie romance
du xm" siècle sur un épisode du roman de Floire et Blanche-
fleur ; mais il semble bien qu'Alain l'ait inventée de nou-
veau (il y en a cependant quelfjues rares exemples à une
époque un peu antérieure à la sienne).
2. Par un raffinement postérieur, Coquillart et ses imita-
teurs donnèrent à chaque huitain pour première rime la
dernière du huitain précédent, en sorte que tout le poème
forme une chaîne ininterrompue.
94 FRANÇOIS VILLON.
pas encore exprimée avec autant d'aisance et de
légèreté. Cette production futile, qu'on s'étonne
de voir éclore à la cour de France, — alors réfugiée
à Issoudun, — en 1424, c'est-à-dire au moment où le
royaume était plongé dans la plus affreuse détresse
matérielle et morale qu il ait connue, eut dès son
apparition et dans ce milieu même, ce qui surprend
encore davantage, un succès incomparable. On y fît
des réponses qui amenèrent des répliques; on
l'imita de toutes façons; nous en retrouvons partout,
et jusqu'au xvi* siècle, l'influence et l'inspiration.
Villon lui-même, nous le verrons, n'a pas tout à fait
échappé à cette influence; mais elle n'a porte que
sur la partie la plus caduque et la plus extérieure de
son œuvre '.
Un autre poète qui aurait pu agir sur lui est
Martin Le Franc. Il avait composé en 1441 son
Champion des dames, oeuvre singulière et par en-
droits vraiment géniale, écrite dans la forme des
poèmes d'Alain Chartier, où 1 auteur, sous prétexte
de repousser les attaques de Jean de Meun contre
les femmes, enferme dans le cadre factice et gênant
d'un débat toutes les digressions qui lui passent par
la tête, imitant ainsi celui même qu'il combat. II res-
semble d'ailleurs en beaucoup de points à Jean de
Meun. Comme lui il écrit au sortir de l'école,' la tête
toute débordante d'érudition et d'idées ; comme lui
1. Martial d'Auvei-gne , le plus élégant des imitateurs
d'Alain Chartier, n'a pas dû être connu de Villon. 11 était un
peu plus jeune que lui, étant né vers l'»33, et n'a sans doute
écrit ses poèmes galants et ses Arrêts d'amour qu'après
1460.
l'œuvre. 95
il fait d'un sujet galant le prétexte d'une sorte d'en-
cyclopédie. II n a pas la vigueur et la verve bour-
geoise de Clopinel; mais il a plus d'élévation, plus
de charme, plus de finesse, et il écrit avec plus de
soin du détail, bien qu'il n'échappe pas à la platitude,
ni aux décourageantes chevilles que tout le moyen
âge a trop facilement tolérées. Avec ses défauts et
ses grandes qualités, il aurait certainement frappé
l'écolier parisien si celui-ci avait pu le lire ; mais il
n'est pas probable qu'il en ait eu le moyen : l'œuvre
immense de Martin Le Franc, copiée dans des ma-
nuscrits de luxe, ne se trouvait que dans des biblio-
thèques de grands seigneurs où Villon n'eut que
bien passagèrement accès.
On vient de voir combien la poésie amoureuse,
plus ou moins lyrique, était mêlée de près à la poésie
didactique. C'était dû en grande partie à l'influence
du Roman de la Rose^ influence qui n'avait cessé de
s'exercer depuis la première apparition de l'œuvre
des deux poètes Orléanais du xiii*^ siècle : là, en effet,
grâce surtout à Jean de Meun, une donnée propre-
ment lyrique et amoureuse s'était de plus en plus
développée dans le sens didactique. Et il avait été
convenu dès lors que toute poésie devait enseigner.
Une masse considérable de poèmes moraux, géné-
ralement de petite dimension, formait la lecture habi-
tuelle des gens du monde comme des lettrés. Il serait
fastidieux de les énumérer. Bornons-nous à dire que
deux thèmes principaux revenaient sans cesse dans
celte littérature : des considérations sur la puissance
et les vicissitudes de la fortune et des réflexions sur
l'inéluctabilité de la mort. Ce second ordre d'idées
96 FRANÇOIS VILLON.
touchait de près à la méditation proprement reli-
gieuse, et avait notamment inspiré ces strophes de la
Danse Macabre cjue Villon dut lire si souvent au-
dessous de la grande peinture du charnier des Inno-
cents. Le moyen âge avait fait de la Mort une sorte
de divinité aveugle et cruelle, dont on ne se lassait pas
de dépeindre les rigueurs, et contre laquelle il était
de règle qu'on élevât des récriminations indignées,
soit lors du décès d'un grand personnage, soit lors
du trépas, obligatoire dans les vers de tout poète un
peu stylé, d'une maîtresse chérie. Non moins établi
et non moins aveugle était le pouvoir de la Fortune,
dont on faisait aussi une sorte de divinité, — sans
arriver à bien concilier son pouvoir avec celui de
Dieu, — et sur laquelle on dissertait à l'infini. Une
troisième divinité, aveugle et toute-puissante aussi,
était l'Amour, et ce fut un trait de génie, — le seul,
hélas ! de son œuvre, — de Pierre Michaut que de
réunir ces trois puissances, et de montrer, dans sa
Danse aux m'cugles (vers 1450), tous les humains
dansant sous l'archet de l'un de ces trois chorèges :
le poète, spectateur, dans une vision, de ce triple et
terrible bal, en sort épouvanté; mais Entendement
le réconforte en lui montrant qu'on peut se soustraire
à l'amour, se garer de la fortune et se préparer à
la mort. Ce sont là des idées que nous retrouvons
chez Villon; elles étaient dans l'air et formaient
comme le fond obligatoire de toute poésie.
En dehors de ces thèmes consacrés, la poésie
morale débordait de tous côtés. Elle est le sujet d'un
grand nombre des ballades de Deschamps, qui se
trouvent pêle-mêle à côté de ballades pieuses, amou-
L ŒUVRE. 97
reuses, satiriques, politiques, officielles, bouffonnes,
obscènes ou toutes personnelles. L'œuvre de ce pro-
ducteur infatigable et si étrangement inégal n'a pas
dû rester tout à fait inconnue à Villon, car beaucoup
des petites pièces du bailli de Vertus continuèrent,
longtemps après sa mort, à circuler dans le monde
bourgeois et scolaire, auquel elles devaient agréer,
ou par leur esprit satirique ou par leur gauloiserie.
On pourrait certainement trouver bien des paral-
lèles entre les ballades d'Eustache et celles de Villon ;
mais plusieurs, tous peut-être, proviennent simple-
ment du milieu ambiant.
Villon savait par cœur, à coup sur, la fameuse
pièce oii Pliilippe de Vitry avait célébré, sous le nom
de Franc Gontier et de sa femme Hélène, les joies
pures de la vie rustique, bien préférables aux faux
plaisirs des cours, et la suite qu y avait donnée
Pierre d'Ailli ; mais il ne les répétait que pour les con-
tredire et opposer à cet idéal, qui lui semblait chctif,
celui de la vie aisée et voluptueuse qu'il rêvait.
A côté de la littérature proprement dite il y avait
alors un genre pour ainsi dire en dehors d'elle, qui
devait être familier à tous les écoliers parisiens et
particulièrement à Villon : c'était le théâtre. Notre
poète vivait précisément à l'époque oîi ce genre,
moitié religieux, moitié populaire, était en train de
pi'endre son plus grand développement. Les con-
frères de la Passion s'étaient établis à Ihôtel de la
Trinité, en dehors de la Porte Sa.int-Denis, et don-
naient des représentations qui, une fois la paix et
l'ordre rétablis, étaient devenues de plus en plus
fréquentes et magnifiques. Ils avaient éprouvé le
7
98 FRANÇOIS VILLON.
l)esoin de renouveler leur répertoire un peu suranné,
et Arnoul Greban avait composé pour eux, vers 1450,
son grand mystère de la Passion, qui eut vite un
immense succès et se répandit par toute la Fi-ance.
Nul doute que Villon ne l'ait vu représenter plus
d'une fois, et n'ait également entendu, si même il
n'y prenait pas une part active, les miracles des
diverses confréries, les moralités et farces des éco-
liers et basochiens, les soties du « prince des sots »,
dont il parle à plusieurs endroits. Parmi les indus-
tries que mènent, pour gagner l'argent voué d'avance
à passer « aux tavernes et aux filles », les « enfants
perdus » auxquels il adresse une de ses ballades, il
n'oublie pas celle de faire
... es villes et es citez
Farces, jeux et moralitez,
et certes on peut croire que l'auteur du roman du
Pel au Diable, des Lais, du Testament et des ballades
ne s'y était pas épargné. On a souvent été tenté de
lui attribuer l'un ou l'autre des deux cbefs-d'œuvre
de notre ancien théâtre comique, la farce de Patelin
et le monologue du Franc Archer de Bagnolet, com-
posés l'un et l'autre peu d'années après le dernier
exil de Mllon ; mais le style de Patelin ne ressemble
pas au sien; on retrouverait mieux son allure dans
le Franc Archer, où reparaissent même quelques-
unes de ses plaisanteries, mais cela prouve seule-
ment que l'auteur inconnu avait lu ses poèmes ou
simplement appartenait au même milieu que lui.
Rabelais, on l'a vu, attribue à Villon une Passion en
poitevin : ce serait son dernier ouvrage, perdu pour
nous comme son premier.
l'œuvre. 99
Si, eml)rassant d'un coup d'œil ce que nous venons
d'exposer en quelcjues pages, nous nous demandons
ce que Villon a connu de la poésie française anté-
rieure et ce qu'il a pu y trouver d'inspiration, nous
verrons que cela se réduit en somme à peu de chose.
Rien ne prouve qu il ait lu les œuvres de Machaut,
de Deschamps, de Froissart, de Christine de Pisan,
de Martin Le Franc. Il ne faut pas oublier que la lit-
térature et surtout la poésie, composée pour et sou-
vent par la haute aristocratie, n'était guère, en ce
temps-là, accessible aux petites gens. Elle était con-
signée en de somptueux manuscrits offerts à des rois,
à des princes, à de grands seigneurs, et qui ne sor-
taient pas de leurs « librairies » ^ Les bibliothèques
des collèges ou des couvents, où les clercs pou-
vaient avoir accès, n'accueillaient qu'exceptionnelle,
ment des livres de ce genre. Il nous est infiniment
.plus facile qu'il ne l'était à un écolier du temps de
Charles VII de connaître la littérature vulgaire du
temps. Elle était d'ailleurs assez pauvre, et les désas-
tres et misères de la première moitié du siècle ne lui
avaient permis qu'une floraison chétive. La poésie du
haut moyen âge avait sombré presque tout entière,
par suite tant du changement des mœurs et du milieu
social que du changement de la langue. Villon avait pu
jeter les yeux sur quelques vieux romans, mais cer-
tainement il avait eu peine à les comprendre. Quand
il voulut écrire une ballade « en vieil langage fran-
1. Martin Le Franc connaît beaucoup mieux que Villon la
poésie française antérieure et contemporaine ; mais c'était
un homme d'une condition supérieure et qui fréquentait les
cours.
100 FRANÇOIS VILLON.
çois », il se contenta, comme lont fait certains pasti-
cheurs plus modernes, d'ajouter des s à tous les noms
au singulier, qu'ils fussent au sujet ou au régime,
et pareillement de remplacer partout le par /y. Il
n'avait donc certainement aucune familiarité avec cette
grande littérature des xii'' et xiii"" siècles qui dormait
déjà dans les manuscrits d'où la exhumée la curio-
sité de l'âge moderne. Un seul livre de ce temps,
mais qui en marquait la fin, était resté bien vivant,
grâce aux renouvellements de forme cjue lui avait
valus son immense vogue : c'était le Roman de la
Rose. Villon en était pénétré, et il connaissait aussi
le Testament de Jean de Meun, qu'il embrouille, au
début de son propre Testament, avec l'œuvre plus
célèbre du même poète. Comme tous les auteurs du
XIV" et du xv^ siècle, il a largement subi l'influence
érudite, frondeuse, cynique et galante en même temps
du fameux livre. Il a attaqué, à la suite de Jean de
Meun, les moines mendiants et les femmes, il a rai-
sonné sur l'influence des astres et le libre arbitre,
sur la Fortune, sur l'inégalité des conditions, sur
l'amour et sur bien d'autres choses, plus légèrement
à coup sur, comme il convenait à l'étendue et à la
forme même de ses poèmes, mais de telle façon qu'on
reconnaîtrait la marque du maître rpiand même son
lointain disciple ne le nommerait pas. C'est à cette
source que remonte en bonne partie le courant
moral, si on peut l'appeler ainsi, qui forme un des
affluents de son œuvre.
Des modernes il a connu Alain Chartier, qu'il
nomme également et auquel il doit la forme exté-
rieure de ses deux œuvres principales. Il lui doit
l'œuvre. 101
aussi ce qu'il y a parfois de conventionnel et de fac-
tice dans la façon dont il parle de iamour, et quelque
chose de la grâce et de l'aisance qu'il sait donner à
son style dans les parties sentimentales '.
Mystères, moralités, farces et soties durent être
pour lui une large mine soit de pensées sérieuses,
soit de plaisanteries. Ses épanchements de piété
rappellent les effusions lyriques de certains mys-
tères, et on retrouve à chaque instant dans ses
strophes facétieuses l'allure saccadée et la verve
argent comptant des meilleures farces -. Où pouvait-
il, d'ailleurs, mieux apprendre ce perpétuel mélange
de sérieux et de bouffonnerie, de larmes sincères et
de bruyants éclats de rire, qui caractérise son œuvre,
que dans ces spectacles singuliers des mystères, où
non seulement les scènes les plus solennelles ou les
plus touchantes alternent avec les plus triviales,
mais où dans une même scène les discours du Sei-
gneur lui-même, des apôtres ou des martyrs sont
coupés par les bouffonneries des diables ou des
bourreaux ? Avec la peinture et le poème du char-
nier des Innocents, je ne pense pas que rien ait
plus profondément agi sur l'àme impressionnable,
fantasque et mobile de l'auteur du Testament.
En somme, le milieu littéraire dans lequel se
1. On a TU qu'il avait probablement lu à Blois le manus-
crit contenant les œuvres de Charles d'Orléans ; mais il avait
déjà développé sa manière propre, et celle de son illustre
patron ne pouvait beaucoup agir sur lui.
2. Malheureusement, — sauf un fragment du xiii^ siècle, —
nous ne possédons aucune farce qu'on puisse faire remonter
à une époque antérieure à 1460, en sorte que nous ne con-
naissons pas celles que Villon a pu entendre.
102 FRANÇOIS VILLON.
forma le talent du poète naissant était pauvre et con-
fus. Dans le monde bourgeois et universitaire auquel
il appartenait, on avait peu de livres français en
dehors du Roman de la Rose, — lecture universelle
qui scandalisait les uns et enchantait les autres et
qui développait le goût de l'allégorie subtile avec
celui de la critique irrévérencieuse, — et des œuvres
d'Alain Chartier, cpii enseignaient un art distingué,
mais factice, et imposaient leur forme à limitation.
Les ballades de Deschamps, les poèmes plus récents
de Nesson, de Pierre Michaut, de quelques autres,
circulaient de main en main et de bouche en bouche.
Beaucoup d'écoliers, certainement, s'essayaient à des
ballades amoureuses, descriptives, satiriques, qui
naissaient et mouraient sans laisser de traces. Mllon
fit d'abord comme eux, sans avoir d autres modèles
ni de plus hautes visées.
Ses débuts furent, comme il arrive souvent, peu
originaux. On peut assigner à cette première période
la ballade qu'il composa au nom de Robert d'Estou-
teville pour être offerte par lui à sa femme Ambroise
de Loré. On ne peut rien voir de plus prétentieux
et de plus lourd : le style noble ne devait jamais
réussir à notre poète. La ballade de Bon Conseil est
plus faible encore : on la classerait parmi les moins
bonnes d'Eustache Deschamps si l'Envoi ne portait
pas en acrostiche le nom de Villon. Elle a cependant
un certain intérêt, parce qu il scuible qu elle icflète
les premières impressions de l'écolier, encore hon-
nête, c{uand il se trouva en contact avec la triste
compagnie dont il devait plus tard être un des
l'oeuvre. 103
membres les plus actifs : il sVlève pédantesquement
coulre les « honuncs faillis, dépourvus de raison »,
qui s'adonnent à « offenser » et à s'approprier le
bien d'autrui ; il les exhorte à renoncer à leur mau-
vaise vie, à ne pas affliger leurs parents, à prendre
un « ordre » ou un « état ». Il donnera plus tard
des conseils du même genre aux « enfants perdus »,
mais avec quelle verve et quelle expérience en plus !
L'homme ici hésite entre les deux routes où peut
s'engager sa vie : le poète ne connaît nullement
encore celle où doit marcher son art.
Nous attribuerons à la même période toute une
série de ballades qui appai'tiennent à un genre puéril
fort à la mode au xv" siècle, et qu'avaient cultivé Des-
champs et Chartier : le genre des ballades qu'on peut
appeler « énumératives ». Ce sont des enfilades de
sentences ou de quolibets, couronnées ou contredites
par le i*efrain. Telle est la ballade des « contre-
vérités », avec son refrain : Ni bien conseillé qu'amou-
reux; celle dont tous les vers commencent par
« Tant » pour aboutir au refrain : Tant crie l'on
Noël qu'il vient; celle où le caquet des femmes de
tout pays est déclaré inférieur à celui des Parisiennes
(// n'est bon bec que de Paris); celle où le poète
oppose sa prétendue science de toutes choses à son
ignorance de la seule chose essentielle [Je cognois
tout^ fors que moi mesmes). C est une mode du même
genre qu'il suit dans les deux ballades, d'un moule
identique et déjà souvent employé, où il accumule les
malédictions les plus extraordinaires soit contre les
« langues envieuses », soit contre celui « qui mal
voudrait au royaume de France ». Quelques-unes de
104 FRANÇOIS VILLON.
ces pièces sont peut-être plus récentes, et il en est
qui ne manquent pas de mérite, et où Ton reconnaît
la marque personnelle du poète ; mais en somme
si son nom ne les recommandait pas elles passeraient
assez inaperçues — sauf celle des Parisiennes —
au milieu des innombrables pièces du même genre que
contiennent les recueils du temps.
Il faut noter que Villon a désigné deux de ces
ballades comme lui appartenant par un acrostiche,
inséré dans l'envoi. Il a eu recours, plus tard encore,
à ce moyen de s'assurer la propriété de ses œuvres :
il a ainsi noté quatre ballades bien différentes, celle
qu'il envoie à « s'amie », la ballade adressée à la
Vierge au nom de sa mère, l'infâme ballade de « la
grosse Margot », et une ballade en jargon, non moins
honteuse dans un autre genre. D'autres fois il a seu-
lement eu soin de se nommer dans ses vers, soit
François Villon (ballade au duc de Bourbon, Lais,
Testament), soit Villon (ballade envoyée de la prison
à ses amis), soit même simplement François (quatrain
sur sa 23endaison, Dit de la naissance Marie). Ces
précautions étaient alors nécessaires quand on vou-
lait recueillir la renommée de son œuvre; toutefois
beaucoup des contemporains de Villon ne les ont pas
prises : l'importance qu'il y attache prouve que de
bonne heure il avait conscience de son mérite et
tenait à en avoir le « bruit ». Aussi dès 1456, grâce
à ses ballades, que nous n'avons peut-être pas toutes,
grâce aussi au mirifique roman du Pet au diable, il
était célèbre dans le monde des écoliers et pouvait
s'intituler « le bien renommé Villon ».
Les ballades de Villon autres que celles qui vien-
l'œuvre. 105
nent d'être mentionnées forment une partie relative-
ment considérable de son bagage poétique, et ce
n'en est pas la moins précieuse : c'est celle qui a
peut-être le plus contribué à le rendre célèbre et qui,
en tout cas, a le plus charmé les poètes modernes et
qu ils ont le plus imitée. Il n'est pas facile d assigner
à beaucoup de ces pièces une date qui ait quelque
certitude. Villon en a réuni un certain nombre dans
son Testament , et nous savons ainsi cruelles ont été
composées avant la iin de 14Gi, mais on n'a là qu'un
terminus ad queni que 1 on voudrait préciser. Quel-
ques-unes ont dû être faites en même temps que le
Testament et pour y être insérées ; mais d'autres
certainement étaient plus anciennes. Celles de Blois,
celles de la prison de Meun, celles du procès final,
sont datées assez rigoureusement. Je vais les passer
toutes en revue dans l'ordre qui est assuré pour quel-
ques-unes et qui me paraît probable pour les autres.
Je crois que plusieurs des plus belles ballades de
Villon ont été composées avant son départ de Paris,
par conséquent avant la fin de 1456. Telle est la
ballade qu'il fît pour sa mère, évidemment quand il
vivait encore près d'elle, et qui suffirait à montrer
en lui le grand poète, malgré quelques expressions
impropres ou hyperboliques. Tout le monde con-
naît la strophe charmante où il a exprimé — avec
autant de candeur que Heine dans le Pèlerinage à
Kevlaar — la piété naïve des humbles. Ce débauché
CA^nique a su faire parler le cœur même de sa mère
en lui mettant ses vers dans la bouche, et avec
quelle joie, quelle ferveur, la pauvre femme a dû les
réciter aux pieds de l'image de Notre-Dame !
106 FRANÇOIS VILLON.
Mais le même homme qui venait agenouillé à côté
d'elle, de lui souffler cette prière à l'oreille la quit-
tait bientôt pour aller réciter à ses compagnons
et à leurs amies le poème — qui paraît avoir existé
à létat indépendant avant d'être annexé au Tes-
tament — des Regrets de la belle heaumière. Ce
poème, qui comprend dix strophes suivies d'une
ballade, est visiblement inspiré du Roman de la Rose,
et la « leçon » que donne, dans la ballade, « la belle
et bonne de jadis » à ses « écolières « rappelle
de près les cyniques enseignements de la Vieille de
Jean de Meun. Mais à ce thème ancien et toujours
vrai * Villon a ajouté un élément tout nouveau, mêlé,
comme tant de parties de son œuvre, de sensualité
et de mélancolie : la glorilication de la beauté fémi-
nine et le sentiment de tristesse et de répulsion
qu'en inspire l'inéluctable décadence amenée par la
vieillesse. Avec un réalisme auquel rien n'échappe,
il a tracé une double image de la femme, dans sa
splendeur juvénile et dans sa misère sénile, qui s'est
gravée dans toutes les mémoires.
C est une autre forme de la même adoration pour
la femme qu il a incarnée dans la plus célèbre de ses
ballades, celle des Dames du temps Jadis, que l'on
peut sans doute attribuer à la même époque. Jamais
sa poésie n'a été mieux inspirée. Le cadre cepen-
dant n'est pas de •lui. Dès le xii"' siècle, et à satiété
depuis lors, nous trouvons ces énumérations de pcr-
1. Les vers si énergiques où la belle heaumière rappelle
son amour enrag-é pour le « garçon •> qui la rudoyait et
auquel elle sacrifiait tout ont leurs correspondants exacts
dans le Roman de la Rose.
l'oeuvre. 107
sonnages célèbres emportés par la Mort, destinées à
nous remettre sous les yeux la fragilité de la vie, et
cette forme même de l'interrogation que présentait
déjà la chanson médiévale, encore aujourd hui chan-
tée par les étudiants allemands : Ubi sunt qui ante
nos in inuiido fuere? Mais l'écolier parisien a su faire
de ce lieu commun une des perles les plus rares de
la poésie de tous les temps, dabord en névoquant.
dans son rêve que des figures de femmes, puis en
les choisissant avec un ai't ou plutôt un instinct mer-
veilleux, les unes à peine reconnaissables et passant
vaguement devant les yeux, comme Biétris, Allis,
cette mystérieuse « Haremburgis qui tint le Maine »,
ou cette reine « blanche comme lis » dont le nom
même nous reste inconnu; d'autres éveillant les
lointains souvenirs de la mythologie ou de l'antiquité :
Echo, Flora « la belle Romaine », Thaïs '; les autres
enfin prises aux souvenirs populaires : Berte aux
gi'ands pieds, « la très sage Héloïs », la reine qui fit
jeter Buridan en Seine; enfin, tout en dernier, après
le défilé de ces ombres gracieuses, une figure toute
moderne et poignante, « la bonne Lorraine qu'Anglais
brûlèrent à Rouen ». Les rimes caressantes en is et
en aine bercent doucement la rêverie, et pour l'enchan-
ter le poète a trouvé le refrain exquis, évoquant une
image à la fois passagère, éclatante et frêle comme
celle même des fantômes qu'il fait passer devant nous :
Mais ou sont les neiges d'anlan ?
1. On a TU plus haut (p. 4Gj à quelle méprise est dû le nom
d'Arcbipiada, sous lequel se cache Alcibiade. L'honneur de
cette jolie trouvaille revient à M. Ernest Langlois, professeur
à l'université de Lille.
108 FRANÇOIS VILLON.
Sauf une ou deux taches, qui choquent surtout
parce que le reste est parfait ', la ballade des Dames
du temps jadis est un vrai chef-d œuvre et mérite la
popularité dont elle n'a pas cessé de jouir.
C'est encore la femme — mais quelle femme ! — qui
fait le sujet d'une ballade que Ion peut attribuer à la
même période, la ballade oîi Villon semble se mettre
en scène avec cette « grosse Margot » de la Cité
dont il aurait été le souteneur. Cette pièce se rat-
tache, comme on l'a déjà remarqué ^, à un genre
encore florissant au xiv^ siècle, et dont on trouve
même des exemples dans Deschamps, celui de la
« sotte chanson « : aux poésies conventionnelles oii
les poètes « courtois » célèbrent les charmes et les
vertus de leur dame on s'amuse à opposer des amours
avec les créatures les plus hideuses ou les plus
abjectes. Il est donc permis de croire que ce n'est
pas sa vie réelle dont Villon nous fait ici le tableau,
que la trop fameuse ballade est à la fois un jeu litté-
raire et une de ces bravades où peut se lancer, entre
écoliers, une verve trop débridée. Au reste, c'est
surtout linfamie de cette pièce qui l'a rendue célèbre :
elle nest pas une des meilleures du poète ; le réalisme
y est poussé à l'excès, et on peut y relever plus d une
gaucherie. Il est surprenant que Villon ait conservé
cette pièce ignoble pour l'enchâsser dans le Testa-
ment, non loin de la pièce où il fait parler sa mère et
1. « Prince, n'enquerez de semaine Ou elles sont ne de cest
an » : ces deux premiers vers de l'Envoi sont bien fficlieux;
le vers sur Pierre Esbaillart, « Pour son amour eut cest essoine »,
est aussi du remplissage.
2. Voir Bijvanck, Un poète de la société de François Villon,
p. 12.
L'CEUVRE. 109
au milieu de ses l)onnes résolutions morales. C'est
un exemple à joindre à tous ceux que l'on connaît de
l'attachement que portent souvent les artistes à celles
de leurs œuvres qui le méritent le moins.
La ballade des Contredits de Franc Gontier nous
montre une tout autre facette de l'âme multiple de
notre poète. Il était agacé d'entendi'e sans cesse
répéter la ballade où Philippe de Vitry avait célébré
le bonheur rustique du bûcheron Gontier et de sa
femme Hélène, habitant une « borde portable ' », loin
des piliers de marbre et des « pommeaux luisants »,
vivant de laitage, de fruits, d'oignons et de l'eau des
fontaines, entendant avec délices « harper » les
oiseaux. A cette idylle champêtre il oppose le tableau
tout citadin de la vie épicurienne dun « gras cha-
noine » et de son amie,
Blanche, tendre, polie et atintee,
se caressant et buvant l'hypocras, au coin d'un bon
feu, dans leur chambre « bien nattée ». Que Gontier
et Hélène préfèrent k ce plantureux confort leur pain
bis, leur eau et leurs oignons :
Tous les oiseaus d'ici en Babiloine
A tel escot une seule journée
Ne me tendroient, non une matinée!
Car, ajoute le poète, je l'ai entendu dire dès ma petite
enfance et suis profondément imbu de cette maxime :
Il n'est trésor que de vivre a son aise -.
1. C'est déjà — sans vouloir établir la moindre compa-
raison entre les deux poèmes — la « maison du berger »
d'Alfred de Vigny.
2. On a souvent remarqué que Voltaire a traité à peu près
no FRANÇOIS VILLON.
Je crois pouvoir allribuei' à 14561al)allade de Villon
à « s'ainie » : on y retrouve la même situation
— plus ou moins réelle — que dans le poème des
Lais : Villon se présente comme réduit à la fuite par
les rigueurs de sa maîtresse. La pièce est d'ailleurs
médiocre. La première strophe, comme plus d une
des Lais, est écrite dans le style faux et ennuyeux de
la galanterie conventionnelle; la strophe III, assez
bien commencée', finit dune façon incohérente; le
reste est sans valeur aucune.
Ainsi, au moment où il allait quitter Paris, pour n'y
revenir que six ans plus tard après bien des épreuves
de tout genre, Villon, — si nos attributions chrono-
logiques sont fondées, — avait déjà montré sous la
plupart de ses aspects le génie étonnamment varié
dont la nature l'avait doué. Encore esclave de la tra-
dition ou de la mode poétique dans ses ballades
morales ou laudatives et dans sa ballade amoureuse,
il avait su donner un tour à lui et une portée nouvelle
à des lieux communs de toute poésie, comme la
cruauté de l'âge ou de la mort pour les plus char-
mantes formes humaines, exprimer avec une vérité
inimitable la dévotion des simples, révéler le fond,
en somme matériel et « bourgeois », de sa conception
de la vie et s'affirmer par là même comme un ferme
tenant du réel opposé au romanesc[ue. En même
temps il avait su montrer dans tout ce qu il avait eu
le même thème dans le Mondain. Marot a imité la première
strophe de cette ballade dans l'épigramme du Gros prieur.
1. « Un temps viendra qui fera dessécher, Jaunir, pâlir
vostre espanie fleur... » On sait combien de fois cette pensée
a été ressassée par les poètes de la Pléiade.
l'oeuvre. m
à décrire la justesse de son observation et la puis-
sance de son rendu : peintures déglise, corps jeune
et corps vieilli de la femme, intérieur confortable et
voluptueux. Toutes ces qualités devaient se retrouver
dans son œuvre maîtresse et y alterner par le change-
ment perpétuel de tons qu on a reproché à cette œuvre
singulière et qui en est peut-être le plus grand
attrait; mais il devait y joindre un don supérieur,
encore absent de ses premières œuvres, et qui le
marque de l'empreinte la plus originale et lui assure
le mieux l'immortalité : le don de la poésie person-
nelle. Déjà dans les Lais, écrits à la fin de 1456, il
s'était pris lui-même, en partie au moins, pour sujet
de sa poésie; il devait le faire dans le Testament avec
bien plus de sincérité et de puissance. Mais avant
d'arriver à ces deux œuvres, qui ne peuvent s'étudier
qu'ensemble, je voudrais poursuivre la revue des
pièces isolées ou enchâssées dans le Testament qui,
avec elles, complètent le mince bagage du poète.
J'ai parlé plus haut des pièces plus que faibles
composées à Blois sur la naissance de Marie d'Or-
léans et de la ballade ; Je meurs de soif auprès de la
fontaine; je n'y reviens pas. On peut attribuer à
1458 la ballade adressée par le poète errant au duc
de Bourbon pour lui demander un « prêt v, ballade
fort admirée au xvi*' siècle et que Marot a imitée dans
sa fameuse épître à François P"". C'est en effet un
modèle dans l'art de quémander avec désinvolture
et une sorte d'élégance, art qui resta en faveur
parmi les beaux esprits plus de deux siècles après
Villon. Nous sommes devenus peu sensibles à ce
genre de talent, mais nous devons reconnaître que
112 FRANÇOIS VILLON.
Villon l'avait, et en somme c'était le plus honorable
des trop nombreux moyens que, comme Panurge, il
mettait en œuvre pour gagner de l'argent. On
remarque aussi dans cette ballade un enjouement
facile que nous retrouverons dans d'autres pièces et
qui est une des marques du génie de notre poète.
Dans la vie vagabonde, misérable et sans doute
honteuse que Villon mena en 1459, 1460 et 1461,
trouva-t-il le temps et le courage de composer des
poésies? C'est probable, mais il n'y a pas une des
pièces insérées dans le Testament que nous puissions
avec certitude rapporter à cette période.
En 1461, Villon était dans la basse fosse de INIeun
et y composait les trois ballades dont j'ai parlé au
début de ce livre. Celle oîi il se fait admonester par
Fortune n'a pas grande valeur; elle est cependant
intéressante en ce que le poète lui-même en est le
sujet ou au moins le prétexte '. Le Débat du cœur et
du corps de Villon, ou plutôt le débat de Villon avec
sa conscience, est d'un tout autre prix : là, pour la
première fois, nous voyons le poète descendre en
lui-même, fouiller les replis secrets de son cœur,
s'apitoyer sur son malheur et en rechercher sérieu-
sement les causes. La forme du débat, qui, au
premier abord, paraît conventionnelle, est ici par-
faitement à sa place : elle représente l'éternelle
lutte des deux éléments dont se compose la nature
humaine, des deux tendances qui l'entraînent, l'une
vers le bien, l'autre vers le mal, lutte dont la con-
1. Cette pièce, où Fortune se justifie et g-ourmandc Villon
en lui alléguant tous les rois et empereurs qu'elle a préci-
pités du faîte, rappelle un sonnet connu de Scarron.
L'CEUVRE. 113
science de tous les hommes est le champ clos et qui,
dans le for intérieur où elle a lieu, prend invincible-
ment la forme d'un dialogue. Elle pourrait assurément
avoir plus de profondeur et de pathétique qu'elle
n'en a dans la pièce de Villon ; mais elle nous inté-
resse dans ses vers comme elle nous intéresse chaque
fois qu'elle est représentée avec vérité. Quant à la
ballade adressée par le prisonnier à ses amis, c'est
un petit chef-d'œuvre d'esprit et de grâce et en
même temps un charmant tableau de la société joyeuse
et frivole à laquelle le poète se souvenait d'avoir
appartenu.
Le Testament, nous l'avons vu, fut écrit vers la
fin de 1461, après un court séjour à Paris. Villon y
enchâssa seize ballades, dont les unes avaient été
composées antérieurement (nous les avons passées
en revue), dont les autres paraissent bien avoir été
faites exprès pour être insérées là. De ce nombre est
la ballade donnée comme suite à celle des Daines du
temps jadis et appelée improprement des Seigneurs
du temps jadis, car tandis que la première cite sur-
tout des femmes appartenant à des époques fabu-
leuses ou reculées, la seconde ne mentionne que des
personnages morts tout récemment, comme le roi
Charles VII. Non content de cette première variation
du thème qui l'avait si bien inspiré, Villon en a com-
posé une seconde, la ballade « en vieil langage fran-
çois ». Celle-ci est tout à fait médiocre, et n'intéresse
que par le curieux essai, manqué d'ailleurs, de
faire un pastiche de l'ancienne langue. Celle des
Seigneurs est également insignifiante et n'ajoute
aucune note personnelle au genre traditionnel de
114 FRANÇOIS VILLON.
rénumération. Comme il arrive souvent, Villon, en
voulant pousser à bout une idée qui lui avait réussi,
l'a épuisée sans rien en tirer de nouveau; il a même
fait quelque tort à la pièce primitive, dont cette
double imitation met en relief le « procédé » banal.
Heureusement la postérité l'a détachée de ses suites
et répète encore la l)alladc des Dames en oubliant
parfaitement les deux autres.
Plus agréable est la « double ballade » contre les
« folles amours », composée certainement pour être
insérée dans le Testament, puisqu'elle commence par
les mots Pour ce, qui se rapportent au vers précé-
dent. C'est encore une énumération, à la mode du
moyen âge, de tous les grands personnages qui ont
été victimes de l'amour ; niais au lieu qu'elle soit solen-
nelle et pédante elle est pleine de gaieté et d'humour,
et on voit c{ue le poète se moque lui-même de son sujet :
Folles amours font les gens bestes :
Salmon en idolatria;
Samson en perdit ses lunettes :
Bien est heureux qui rien n'y a!
Et à la suite de toutes ces illustres victimes, Salo-
mon, Samson, Orphée, « Sardana », David, Amnon,
Hérode, le poète se fait apparaître lui-même et
raconte sa piteuse aventure avec Catherine de Vaus-
selles, aventure qu'il ne prend pas d'ailleurs au tra-
gique. Toute la pièce est amusante et gaie.
Comme celle-ci, la ballade « à ceux de mauvaise
vie » est rattachée par son début au vers précédent
du texte et ne peut donc en être séparée. Nous en
avons cité le refrain énergique :
Tout aux tavernes et aux filles,
l'œuvre. 115
et nous avons passé en revue la bande d' « enfants
perdus » que le poète fait défiler dans les deux pre-
mières strophes, sinistre dans la première, joyeuse
dans la seconde. La troisième strophe est plus faible,
et l'Envoi est tout à fait mal venu.
Les deux ballades qui terminent le Testament en
font également partie intégrante. Dans la premièx'e,
conçue sous forme énumérative, mais fort vivement
exécutée, le poète, censé près de mourir, demande
merci à tout le monde, sauf aux « traîtres chiens
mâtins » qui lont tenu à ^leun en si dure prison
Dans la seconde, il invite à son enterrement et
revient, mais avec une grâce extrême, à la con-
vention poétique d'après laquelle il ne fut exilé que
« par ses amours » ; mais, dans l'Envoi, le « martyr
d'amour « conclut ses lamentations par une cabriole :
Prince gai comme esmerillon,
Savez que fist au départir?
Un trait beut de vin morillon ',
Quant de ce monde vout - partir.
La prestigieuse ballade en l'honneur de feu Jean
Cotart n'est pas, comme les précédentes, matériel-
lement rattachée au texte du poème, mais elle a été
composée en même temps, puisque le « procureur
en cour d'Eglise » de Villon ne mourut qu en 1461.
Jamais le peintre n'a su dessiner avec plus de net-
teté, n'a employé de plus chaudes couleurs que dans
cette pièce, digne des Flamands les plus réjouis, où
1 on voit le vieil ivrogne frappant à la porte du
paradis et comptant pour y être reçu sur l'appui des
1. Vin fait avec du raisin [rnorillon) noir. — 2. Voulut.
116 FRANÇOIS VILLON.
buveurs de l'Ancien et du Nouveau Testament.
Avec quelle émotion Villon les supplie de le laisser
entrer, et avec quelle vivacité de souvenir il le repré-
sente tel qu'il l'a connu !
Comme homme beu, qui chancelle et trépigne,
L'ai veu souvent, quant il s'alloit couchier,
Et une fois il se fist une bigne,
Bien m'en souyient, a Testai d'un bouchier...
Prince, il n'eust seu jusqu'à terre crachier :
Tousjours crioit : « Haro! la gorge m'art! »
Faites entrer, quant vous l'orrés huchier,
L'ame du bon feu maistre Jean Cotart!
Entre le Testament et le dernier procès, donc
probablement en 1462, se placent, comme nous
l'avons vu, les sept ballades ' écrites par Villon
dans le jargon de la Coquille. Si elles sont une
preuve fâcheuse de sa récidive dans le mal, elles
n'ajoutent rien à sa gloire poétique. Leur seule
originalité est la langue dans laquelle elles sont
écrites ^. Bien que nous n'en comprenions pas tous
les mots, nous voyons sans peine qu'elles n'ont aucune
espèce de valeur. Il y donne aux voleurs qui « tra-
vaillent » à Paris et dans les environs des conseils
pour réussir dans leurs entreprises et éviter la
1. Peut-être en a-t-il fait plus. Six ballades sont dans les
anciens imprimé?, cinq autres dans un manuscrit, et c'est
l'une de ces cinq qui porte en acrostiche le nom de Villon;
cependant il est probable que les quatre autres sont dues à
des imitateurs.
2. Il faut toutefois noter qu'elles montrent une variété
(la 3'^) ou une irrégularité (la f) de rythme inconnues non
seulement aux autres ballades de Villon, mais à toutes les
ballades du temps.
l'oeuvre. 117
prison, le fouet ou la potence qui les attendent. Ces
leçons — bien différentes de celles du Testament —
eurent peut-être du succès parmi ceux auxquels
elles étaient destinées , et c'est sans doute pour
eux qu'on jugea bon de les imprimer vingt-cinq
ans plus tard ; aujourd'hni elles ne sauraient inté-
resser que les philologues. On n'y trouve pas une
image, pas un mouvement, pas une idée poétique :
évidemment le travail matériel de choisir les mots
et de les plier, pour la première fois, aux lois du
vers a absoi'bé tout l'effort du rimeur, et il ne lui
est pas resté de quoi insuffler à ces créations labo-
rieuses la moindre parcelle de son âme ou de son
talent.
Ce n'est pas que l'une eût perdu son ressort et
l'autre sa souplesse. Les pièces c[u'il écrivit plus
tard, à l'occasion du procès où il fut condamné à
mort, sont dignes de ses meilleurs morceaux d au-
trefois, si elles ne les surpassent pas tous. La bal-
lade des Pendus est avec celle des Dames du temps
jadis ce qui reste et restera éternellement vivant de
l'œuvre du poète parisien. L'homme et l'artiste nous
y émeuvent également. Les sentiments d'humilité,
de repentir, de résignation et d'espérance qui rem-
plissent les deux premières strophes sont exprimés
avec une simplicité et une intensité qu'on sent
venir de l'àme. Et d'autre part la troisième strophe
nous présente une peinture d'un réalisme puissant
qui saisit les yeux, et qui en même temps fait passer
un frisson dans le cœur, quand on pense que c'est
sur la vision de son propre cadavre que le poète
l'exerce avec cette sûreté de dessin et cette richesse
H 8 FRANÇOIS VILLON.
de couleur. Il fait parler les squelettes suspendus à
iMontfaucon :
La pluie nous a bues ' et lavés,
Et le soleil dessechiés et noircis;
Pies, corbeaux, nous ont les yeux caves
Et arrachié la barbe et les sourcis.
Jamais nul temps nous ne sommes assis - :
Puis ça, puis la, comme le vent varie,
A son plaisir sans cesser nous cbarrie.
Plus becquetés d'oiseaux que dés à coudre...
Un dilettante pourrait regretter que la sinistre
vision n'ait pas été réalisée : si elle l'avait été, si le
maigre corps du poète avait en effet brandillé au
gibet de Montfaucon, si cette page était la dernière de
son œuvre, on ne peut nier que cette œuvre en pren-
drait quelque chose de plus impressionnant et de plus
tragique. Nous sommes loin, toutefois, d'être fâchés
que Villon ait échappé à la potence, et nous prenons
volontiers notre part de la gaieté triomphante de
sa jolie ballade au guichetier Garnier : c'est une des
mieux tournées et des plus vives qu'il ait écrites.
Nous n'en dirons pas autant de la dernière pièce
de lui qui nous soit parvenue, de sa ballade au Par-
lement pour le remercier d'avoir accueilli son appel
et demander un délai de trois jours avant de quitter
Paris. Comme presque toujours quand il vise au
style noble, il y est à la fois emphatique et vulgaire,
et il tombe dans le burlesque sans le vouloir en
invitant ses cinq sens à se joindre à sa langue, ses
dents à « s'eslochier », son cœur à se percer d'une
1. Lessivés. — 2. En repos.
L'OEUVRE. 119
broche, son foie, son poumon et sa rate à faire chorus
pour remercier la cour du Parlement,
Mcre des bons, et seur des benois anges,
à laquelle ils doivent tous la vie. Cette pièce, qui
clôt l'œuvre de Villon, nous montre, avec la ballade
en l'honneur d'Ambroise de Loré, qui l'ouvre, et les
poésies sur la naissance de Marie d'Orléans, qui
en forment le milieu, ce qu il aurait sans doute
produit si, comme le souhaitait pour lui Marot, « il
eût été nourri en la cour des rois et des princes, oh
les jugemens s'amendent et les langages se polis-
sent ». Heureusement cette veine fâcheuse n'est
chez lui que bien exceptionnelle, et elle ne se fait
sentir nulle part dans ses deux œuvres les plus ori-
ginales et en môme temps les seules qui aient
quekjue étendue : les Lais et le Testament.
Le caractère commun de ces deux œuvres, c'est
d'être de la poésie personnelle, et cela dans un
double sens : d'une part le poète lui-même en est
le sujet, s'y met en scène, y expose non pas seule-
ment ses sentiments généraux et la forme propre
de sa sensibilité, mais les conditions particulières et
telle ou telle circonstance de sa vie; d'autre part, il
introduit dans ses vers une foule d'autres personnes
avec qui il entretient des relations de tous genres,
et leur adresse soit des marques de respect et d'amitié,
soit, et le plus souvent, des traits plaisants et sati-
riques. A ce double caractère s'ajoute le cadre
employé par le poète, qui consiste à se représenter
comme prêt à quitter ce monde et faisant des legs à
ceux qu'il y a connus.
120 FRANÇOIS VILLON.
Ce cadre ingénieux et souple est-il de l'invention de
notre poète ? On peut rapprocher des Lais les Congés
des poètes artésiens Jean Bodcl, Baude Fastoul et
surtout Adam de la Halle : en quittant Arras, — les
deux premiers pour s enfermer dans une léproserie,
le troisième pour se rendre à Paris, — ils adressent
à leurs concitoyens des adieux qui ont souvent
un caractère satirique; l'analogie est toutefois assez
lointaine, et il n'est pas probable, en outre, que
Villon ait connu ces poésies. Il connaissait le Testa-
ment de Jean de Meun, mais cette œuvre remarquable
ne contient, avec des réflexions morales et pieuses,
que des traits de satire générale, et n'a pu lui servir
que très vaguement de modèle. Beaucoup plus voisin
du genre de nos deux poèmes est le testament que le
brave Jean Régnier avait composé en 1432. Ce Jean
Régnier, bailli d'Auxerre pour le duc de Bourgogne,
était tombé entre les mains d' « écorcheurs « du parti
français, qui l'avaient emprisonné à Beauvais et ne le
relâchèrent qu'après dix-sept mois, quand il eut payé
la première partie d'une forte rançon et laissé en otage
du reste sa femme et son fils. Il charma ses loisirs
forcés en composant une foule de poésies, médiocres
de forme, mais amusantes, et très curieuses pour la
connaissance des mœurs de cette époque troublée.
Dans le nombre se trouve un testament, qu'il fit à un
moment où il se demandait s'il sortirait vivant de sa
geôle. On y trouve quelques traits qui rappellent
celui de Villon, et notamment toute l'ordonnance
de ses funérailles. Mais le testament de Régnier,
quoique à moitié badin, a cependant un fond sérieux :
le pauvre bailli plaisantait, mais de vraies larmes fai-
L'ŒUVRE. 121
saient parfois trembler son rire. Puis il n'y a presque
aucune chance pour que Villon ait connu le Livre de
la prison de Régnier : c'était un recueil fait pour le
poète lui-même et les siens, et qui ne dut pas soi^tir
d'un cercle étroit ; on n'en possède aucun manuscrit,
et c'est par un grand hasard, — hasard heureux, car
c'est un « document humain » de premier ordre, — •
qu'il fut imprimé à Paris en 1526. D'ailleurs aucune
des œuvres antérieures à Villon ne présente l'idée
toute particulière des « legs », qui fait le fond des
deux poèmes de Mllon, et qui lui appartient bien.
Elle n'a pris chez lui tout son développement
que peu à peu, et c'est précisément ce qui montre
qu'elle est bien à lui. Les Lais (legs), qu'il écrivit
en 1456, n'en contiennent encore que le germe. Au
moment de partir pour Angers — on sait ce qui l'y
conduisait — il s'amusa à faire son testament, ce
qu'on faisait souvent au moment d'entreprendre un
long et périlleux voyage, dont on n'était pas sur de
revenir :
Et puis que départir me faut
Et du retour ne suis certain...
Vivre aux humains est incertain,
Et après mort n'y a relais ',
Je m'en vois en pais lointain,
Si establis ces presens lais.
Suivent des legs au nombre de trente-six : à maître
Guillaume de Villon, à sa belle, qu'il ne nomme pas, à
maître Ithier ^larchant, à Saint-Amant, à Blaru, aux
curés, à Robert Valée, à Jaquet Cardon, à « ce noble
homme Régnier de Montigny », au seigneur de
1. Après la mort il n'y a plus de remise.
122 FRANÇOIS VILLON.
Grigny, à ^loutonnier, à maître Jacques Raguier, à
maître Jean Mautaint, à « son procureur » Fournier, à
Jean Trouvé, au Chevalier du guet et aux piétons sous
ses ordres, à Perrenet Marchant, à Jean le Loup et à
Cholet, aux trois « pauvres orphelins » Colin Lau-
rens, Girard Gossouin et Jean Marceau, aux deux
« pauvres clercs » maître Guillaume Cotin et maître
Tlîibaud de Vilry *, aux « pigeons » pris en la trappe
(enfermés au Chàtelet), aux hôpitaux, aux vagabonds
noctambules, à son barbier, à son savetier, à son fri-
pier, aux Mendiants, aux Filles-Dieu et béguines, à
Jean de la Garde, à un anonyme auquel il gardait
rancune ^, à Mairebeuf, à Nicolas de Louviers.
CesJegs^ontjDresque tous une forme éminemment
facétieuse et fantaisiste.; .il, s'y caclie déjà parfois une
pensée plus profonde, mais ce cjui y domine c'est la
gaieté. Le premier est sérieux : en léguant à Guil-
laume de Villon sa renommée,
Qui en l'honneur de son nom bruit,
le poète veut lui prouver que les soins qu'il a donnés
à l'écolier ne sont pas perdus, qu'il aura sa part dans
la gloire déjà acquise au nom de Villon. Le second,
adressé à sa maîtresse, est dans le goût conventionnel
de la poésie d'amour imitée d'Alain Chartier; mais il
est gracieux : à celle, dit-il.
Qui si durement m'a chassé...
Je laisse mon cuer enchâssé,
1. Cf. p. 3r>. — 2. Il me paraît probohle qu'il s'agit ici de
ce Jean le .Mardi qui accompag-nait Philippe Sermoise dans
l'échauffourée où ce dernier fut tué par Villon; peut-être aussi
cst-cc le Noël Jolis auquel il ne témoigne pas moins d'hosti-
lité dans le Testament.
L'ŒUVRE.
Palle, piteux, mort et transi.
Elle m'a ce mal pourchassé,
Mais Dieu lui en fasse merci!
s>
Les autres sont tousdes plaisanteries, que l'on
peut diviser en trois groupes. Beaucoup consistent à
léguer telle ou telle enseigne de Paris, et Thumour
résulte de l'appropriation de chaque legs à chaque
légataire , appropriation qui naturellement nous
échappe quelquefois : nous comprenons que le poète
laisse au boucher Jean Trouve le Mouton, le Bœuf
couronné et la Vache ; au Chevalier du guet le Heaume
et aux archers qui font les rondes de nuit la Lan-
terne; à l'épicier Jean de la Garde le Mortier d'or;
nous supposons que maître Pierre de Saint-Amant
dut à son goût de l'équitalion de recevoir à la fois le
Cheval blanc, la Mule et \ Ane rayé, et que Guillaume
Cotin et Thibaud de Vitry aimaient le jeu de boule,
puiscju'ils héritent de la Crosse et en outre d un « bil-
lard » (à peu près synonyme) ; et si maître Jacques
Raguier reçoit non seulement c le trou de la Pomme
de Pin », mais encore l'abreuvoir Popin (ce n'est
plus une enseigne), nous devinons que c'était un rude
buveur, ce que nous confirme le Testament.
Ces facéties ont perdu de leur sel pour nous ; celles
du second groupe sont plus neuves et nous amusent
encore. Villon, qui s'est déjà arrogé le droit de distri-
buer à ses amis, comme étant son bien, les enseignes
de sa bonne ville de Paris, répartit maintenant sa for-
tune personnelle, et il n'y regarde pas : à l'un il laisse
cent francs « pris sur tous ses biens », mais, avec la
prudence d'un homme pratique, il fait cette sage res-
triction :
124 FRANÇOIS VILLON.
Mais quoi? je n'y comprens en riens
Ce que je pourrai acquérir !
II se compromet moins encore en léguant « une poi-
gnée » de ses biens, qu'il prise à quatre blancs, et il
ajoute avec un regard attendri pour les trois « petits
enfants tout nus, pauvres orphelins dépourvus »,
auxquels il a fait ce don magnifique (on se rappelle
que c'étaient de vieux usuriers) :
Ils mangeront maint bon morceau,
Les enfants, quant je serai vieux!
En attendant il « ordonne » qu'ils soient pourvus de
tout.
Au moins pour passer ccst hiver.
A ses deux autres « pauvres clercs » il assigne un cens
« sur la maison de Guillot Gueuldry ». En maint
endroit il parle en grand seigneur, en chevalier, lais-
sant à l'un trois chiens, à l'autre six, à celui-ci son
« branc » (qui, il est vrai, est en gage), à celui-là son
haubert, ou bien ses gants et sa huque de soie % à
d'autres ses bonnets, ses chausses, son diamant;
puis tout à coup le bohème reparaît quand il lègue à
Robert Valce ses « braies », qui sont retenues pour
1. Il log-ue encore bien d'autres choses à son ami Jaquet
Cardon dans des vers où étincelle son humour :
Le glan aussi d'une saussoie {plantation de saules)
Et tous les jours une grasse oie.
Et un chapon de haute graisse,
Dix muis de vin blanc comme croie (craie),
Et deux procès, que trop n'engraisse.
Quelle sage précaution, après lui avoir fait une vie si
plantureuse ! et quel expédient sûr pour combattre l'obésité !
L'ŒUVRE. 125
un écot au cabaret des Trumelières, à son barbier les
rognures de ses cheveux, à son savetier ses vieux
souliers et à son fripier ses vieux habits « pour moins
qu'ils ne coûtèrent neufs », aux prisonniers du Châ-
telet son miroir (celui sans doute dont il se servait en
prison), aux hôpitaux ses « châssis tissus d'arai-
gnée ». Notons encore dans le même ordre d'idées
le legs de ti'ois bottes de paille à Perrenet Marchant
pour lui permettre d'exercer le seul métier dont il
puisse vivre, dun tabart à Jean Le Loup et à Cholet
(nous avons vu pour quoi faire), d'une écaille d'œuf
« pleine de francs et d'écus vieux », à Mairebeuf et à
Nicolas de Louviers, et à Pierre de Rousseville aussi
des écus, mais « tels que les donne le Prince (des
Sots) », c'est-à-dire des jetons sans valeur.
Ses autres legs sont, si on peut dire, d'ordre
moral. Pour « forclore d'adversité » les deux vieux
chanoines qu'il traite de pauvres clercs parisiens,
il leur laisse la « nomination » qu il a de l'Université ;
aux subordonnés de Robert d'Estouteville le « gré »
de ce seigneur; aux « pigeons pris à la trappe »
du Châtelet les bonnes grâces de la geôlière : c'est
peut-être ce qu'il y avait de plus réel dans toutes
ses possessions. A Robert Valée, avec d'autres objets
précieux, il lègue VArt de mémoire, à recouvrer
sur « Maupensé ». Pour faire plaisir aux curés, il
leur lègue une bulle papale qui leur permet de se
défendre contre les empiétements des Mendiants; à
ceux-ci, ainsi qu'aux Filles-Dieu et aux béguines,
il laisse
Savoureux morceaux et frians,
Flaons, chapons et grasses gelines.
126 FRANÇOIS VILLON.
Et puis preschier les Quinze Signes *
Et abatre pain a deux mains...
En revanche, aux « ribauds » qui couchent sous les
étaux, et à chacun desquels il a déjà laissé un horion
sur l'œil, il assigne une destinée bien diverse et dont
il fait un tableau à sa manière :
Trembler a chiere renfrongniee,
Megres, velus et morfondus,
Chausses courtes, robe rongniee,
Gelés, murtris et enfondus -.
Aux burlesques inventions des legs se mêlent déjà
çà et là quelques-uns de ces traits d'observation
qui devaient se multiplier quand le poète eut mûri
son talent et assuré sa main ; telle ou telle silhouette
se dégage déjà avec une frappante et comique net-
teté : ainsi celle de Roljert Valée, ce pauvre clcrgot
au Parlement, qui ressemble à un « poupard », que
le Saint Esprit conseille, « bien qu'il soit insensé »,
et auquel le poète laisse ses braies « pour coiffer plus
décemment sa bonne amie », et, en outre, de quoi
acheter « une fenêtre », c'est-à-dire une boutique de
changeur ou d'écrivain près Sainl-Jacqucs; — ou
celle de ces
Deux povres clercs, parlant latin,
Paisibles enfans, sans estri ^,
Humbles, bien chantans au letri *,
1. Les quinze signes qui, d'après une ancienne tradition,
devaient précéder le Jugement dernier : sujet fréquent de
prédications au moyen âge.
2. Je n'ai pu faire entrer dans ma classification les trois
coups d'étrivières qui sont légués à Moutonnier, ni le legs,
au seigneur de Grigny, des châteaux de Bicêtre et de Nijon.
3. Sans disposition aux querelles, pacifiques. — 4. Lutrin.
l'œuvre. 127
qui ne ressemblait en rien à la figure réelle de ces
deux chanoines aussi opulents que vieux.
J'ai parlé plus haut (p. 54) de ce qui dans le poème
est étranger aux legs eux-mêmes; ceux-ci en forment
le noyau et en occupent plus des deux tiers. Ils en
firent aussi le succès. Quon juge des rires que
durent soulever ces huitains empreints d une gaieté
folle, où la fantaisie la plus libre se jouait, sans
grande méchanceté, aux dépens de gens des condi-
tions les plus diverses, mais se connaissant et habi-
tués à se rencontrer! Le malicieux écolier avait
disparu après avoir allumé la mèche de son feu d'ar-
tifice ; mais son œuvre passa vite de mains en mains.
Il lavait intitulée les Lais de maistre François
Villon ; mais en somme c'était bien un testament, qui
commençait par : « Au nom du Père, du Fils et du
Saint Esprit », et n'était inachevé, d'après le poète,
cjue par suite dun accident. Aussi fut-ce sous ce nom
de Testament que le poème circula et fut générale-
ment désigné. Villon le dit dans le Testament :
Si me souvient bien, Dieu mercis,
Que je 6s, a mon parlement,
Certains lais, l'an cinquante six.
Qu'aucuns, sans mon consentement,
Voulurent nommer Testament :
Leur plaisir fut, et non le mien.
Ce fut sans doute cette désignation même qui l'en-
gagea à reprendre l'idée seulement esquissée dans
son premier poème et à lui donner cette fois un déve-
loppement complet. Il se représente dans son lit,
près de la mort, avec son clerc « Fremin l'étourdi »,
128 FRANÇOIS VILLON.
qui l'entend « s'il ne dort », et auquel il dicte ses
dernières dispositions. Il commence encore par une
invocation solennelle de la Trinité ; puis, à l'exemple
des testaments de ce temps, il laisse son âme à Dieu
en la recommandant à la Vierge, son corps « à notre
grande mère la terre », nomme en tête de ses léga-
taires, comme la première fois, maître Guillaume de
Villon, puis sa « pauvre mère » et sa « chère Rose »,
qu'il traite bien moins galamment qu'il n'avait fait
dans les Lais, et en l'honneur de laquelle il insère
néanmoins la médiocre ballade dont il a été parlé plus
haut. Vient ensuite le long défilé des legs, terminé
cette fois, comme l'était alors le testament de tout
personnage de marque, par l'institution d'exécuteurs
testamentaires et par l'ordonnance des funérailles.
Pour la répartition des pouvoirs entre les divers
exécuteurs de ses volontés, il prend les précautions
les plus minutieuses : Jean de Calais, « honorable
homme », — qui d'ailleurs ne l'a jamais vu et ne
connaît pas son nom, — sera chargé d'ôter toutes les
difficultés qu'on pourrait trouver dans le testament.
De le gloser et conimenler,
De le deffinir et descrire,
Diminuer ou augmenter,
De le cancellcr et prescrire...
Et s'aucuns, dont n'ay cognoissance,
Estoit allé de mort ji vie ',
Je vueil et lui donne puissance...
Que cesle aumosne ailleurs transporte
Sans se l'appliquer par envie :
A son aine je m'en rapporte.
1. Voir ci-dessus, p. 05, n. 3.
l'œuvre. 129
Mais cela ne lui suffit pas. Il désigne en outre trois
exécuteurs, hoinraes de haut rang, auxquels on peut
se fier, Martin Bellefaye, sire Golombel et Michel
Jouvencl :
Mais, au cas qu'ilz s'en excusassent,
En redoutant les premiers frais,
Ou totalement récusassent.
Ceux qui s'ensuivent ci après
Institue, g'ens de bien très :
Phelip Brunel, noble escuyer.
Et l'autre, son voisin d'emprès.
Si est maistre Jacques Raguier;
Et l'autre, maistre Jaques James :
Trois hommes de bien et d'honneur,
Desirans de sauver leurs âmes,
Et doutans i Dieu nostre seigneur.
Plus tost y mettroient du leur
Que ceste ordonnance ne baillent 2.
Point n'auront de contrerolleur 3 ;
A leur seul bon plaisir en taillent 1
Ce qui concerne les funérailles n'est pas moins
bien réglé : Guillaume du Ru est chargé du lumi-
naire ; les exécuteurs décideront qui portera les coins
du suaire ; on sonnera le gros beffroi, et les deux
sonneurs auront en salaire quatre miches, ou, s'ils
trouvent que c'est trop peu, six, « plus que les plus
riches ne donnent », seulement « elles seront de
1. Craignant. — 2. N'exécutent.
3. On plaçait fréquemment à côté des exécuteurs, qui
avaient les plus larges pouvoirs, un contrôleur : Villon en
dispense les siens. — Villon dépossède le « maître des
testaments » , — chargé à l'officialité de régler en der-
nier ressort tout ce qui concernait les testaments, ■-— de
ses fonctions au profit d'un jeune prêtre nommé Thomas
Tricot.
130 FRANÇOIS VILLON.
saint Etienne ' ». Quant à la sépulture, le poète
rordonne à Sainte-Avoic, et non ailleurs : c'était, on
Va vu, la seule église de Paris où on ne pût être
enterré, puisqu'elle était au premier étage ; aussi ne
veut-il pas de toud)cau.
Car il grevcroil, le planchier.
Mais du moins que sur la dalle qui le couvrira on
trace son portrait à l'encre, et qu'autour on écrive
1 épitaphe de ce
jiovrc pelil esfolier
Qui fut nomme rruiirois Villon.
Le cadre est complet, et la grâce mélancolique s'y
ujéle à une bouffonne gravité.
Quant aux legs, beaucoup plus nombreux que ceux
du premier poème, ils ont, du moins en grande
partie, un caractère un peu différent. Les facéties
d'écolier sur les enseignes ont à peu près disparu :
on ne retrouve plus c[uc le Barillet et le Grand Godet
de Grève, dont l'appropriation se comprend sans
peine *. Le poète continue à faire parade de sa pré-
tendue richesse : il lègue à Guillaume de Villon sa
« librairie » ; à d'autres un jardin cju'il assure pos-
séder, mais où il entend «pion cueille assez d'osier
pour fustiger Noël Jolis; quatre poignées dans sa
bourse, puis des objets de moindre valeur : une jatte
de son buffet, la moitié de son long tabart, ses
1. On appelait les pierres ■■ miches de saint Etienne »,
parce qu'il fut lapidé.
2. Sur le legs fait à Saint-Amant, voir ci-dessus, p. 123,
L'ŒLVRE. 131
grandes lunettes, son fameux branc, qu'il transfère
dithier Marchant à son avocat maître Guillaume
Charruau; une oie, dont il donne la chair aux frères
Mendiants et les os aux pauvres malades des hôpi-
taux, et jusqu'à l'envers de ses poches, si souvent
vainement retournées; puis des valeurs morales,
comme un trimestre de l'indulgence qu'il prétend
avoir rapportée de Rome, sa « chapelle à simple
tonsure ' », et le droit qu'il a, comme « enfant né de
Paris », d'être nommé échevin : c'était un beau
dédommagement qu'il octroyait là à Robin Turgis
pour le vin qu'il avait bu chez lui; aussi n'hésitait-il
pas à compter désormais sur son crédit auprès du
maître de la Pomme de Pin et à commander chez lui,
« à ses risques et périls », quatorze muids de vin
d'Aunis pour Denis Hesselin. Il lui arrive d'ailleurs
d'oublier qu'il fait un testament : comme le change des
monnaies, constante difficulté des transactions d'alors,
— était une préoccupation sérieuse pour les posses-
seurs de grandes fortunes, il se décharge du sien
sur un autre, ce qui n'est pas l'acte d'un moribond :
Hem, vueil que le jeune Merle
Désormais gouverne mon change,
Car de changier envis 2 me mesle.
Mais le plus souvent il ne spécifle pas que les legs
qu'il fait doivent être « pris sur ses biens », et il se
contente d'assigner à ses légataires des objets quel-
1. C'est-à-dire une chapelle qu'on pouvait posséder comme
bénéfice tout en n'avant reçu que les ordres mineurs (comme
Villon).
2. A contre-cœur.
132 FRANÇOIS VILLON.
conques, choisis évidemment pour s'adapter le mieux
possible, — ou, au contraire, le plus mal possible,
— au caractère ou à la condition de chacun. Il lègue
ainsi à Jean le Loup — déjà signalé dans le pre-
mier poème comme volant les canards dans les
fossés de la ville — un chien pour prendre ces vo-
lailles et un long manteau pour les cacher; — cent
clous de gingembre à « l'orfèvre du Bois », pour un
usage qui prouve qu'à côté de son honnête métier
il en pratiquait un autre moins avouable; et, plus
innocemment, un panier de girofle à trois suppôts
du prévôt de Paris; — une épée au querelleur
Cholet, une salade et deux guisarmes au frère
Bande, non moins batailleur, tout carme qu'il fut, et
à François de la Vacquerie un « haut gorgerin
d'Ecossais », qui devait lui rappeler un incident
ridicule de sa vie; — à Mairebeuf et à Nicolas de
Louviers des éperviers pour prendre des pluviers et
des perdrix... chez la rôtisseuse; — deux bassins et
un coquemart au barbier de Bourg-la-Beine qui
l'avait jadis si bien apaslclé; — à deux des « onze
vingts sergents à pied » une banderole pour orner
leurs chapeaux de feutre ; — une talemouse (tarte-
lette) quotidienne à Jean Raguier; — cent sous, qui
leur tomberont du ciel comme la manne, et des
guêtres de basane, à deux respectables bourgeois de
Paris; — un glaçon, qui lui tiendra chaud pendant
l'hiver et lui assurera la fraîcheur pour tout l'été, à
son barbier Colin Galerne ; — au scelleur de l'évêché,
un sceau neuf, et aux auditeurs, des chaises per-
cées; — six hures de loup au capitaine Riou et
à ses archers, et enfin, — le plus gracieux de ces
l'œuvre. 133
legs fantaisistes, — aux « malades daiiiour » iqui
ont déjà pour se réconforter le lai d'Alain Chartier),
A leurs chevez, de pleurs et larmes
Trestout fin plein un benoistier,
Et un petit brin d'esglantier
Qui soit tout vert, pour goupillon,
Pourveu qu'ils diront un psautier
Pour l'ame du povre Villon.
Il se rappelle les « trois pauvres orphelins » dont il
avait assuré le sort dans son premier testament, et,
ayant appris qu ils avaient, en grandissant, montré
de grandes dispositions, il leur laisse — avec quelque
monnaie pour acheter des gâteaux.
Car jeunesse est un peu friande,
— tout un programme détudes rempli d'allusions
satiriques à la profession qu'exerçaient réellement
ces usuriers endurcis; — il pense aussi aux deux
« clergeons » auxquels il avait abandonné sa nomi-
nation universitaire et assigné une rente : il leur
promet de leur faire avoir des bourses au collège des
« Dix-huit clercs * » et d'en écrire au collateur^, puis
il ajoute, pour écarter d'eux et de lui un soupçon
qui serait injurieux pour leurs mères (n'oublions pas
qu'ils avaient quatre-vingts ans) :
Aucunes gens ont grans merveilles
Que tant m'encline envers ces deux ;
Mais, foi que doi festes et veilles,
Onques ne vi les mères d'eux.
1. Collège silué près de la Sorbonne, où dix-huit clercs
pauvres étaient logés et nourris.
2. Celui qui était investi du droit de conférer les bourses.
134 FRANÇOIS VILLON.
Une autre série de legs, dans laquelle le poète pré-
tend moins encore disposer de choses qui lui appar-
tiennent réellement, poi'te non sur des objets précis,
mais sur des occupations, des fonctions ou des pri-
vilèges. Il octroie ainsi au hàlard de la Barre de
nouvelles armoiries : trois dés plond>és ou un joli
jeu de cartes, et, s'il ne se conduit pas congrûmcnt
en société, la fièvre quartaine; — aux Mendiants et
aux béguines de Paris et d'Orléans il assigne de
bonnes grasses soupes et des flans.
Et puis après, sous les courtines,
Parler de contemplacion ;
et il ajoute :
Si ne suis je pas ' qui leur donne,
Mais de tous enfans sont 2 les nieres,
Et Dieu, qui ainsi les guerdonne 3,
Pour qui souffrent peines ameres.
11 faut qu'ils vivent, les beaux pcres,
Et mesmement ceux de Paris :
S'ilz font plaisir a nos commères,
Hz aiment ainsi les maris.
A ^Mademoiselle des Bruyères, — avec laquelle il avait
sans doute eu maille à partir dans l'allaii-e du « Pet
au Diable », — et à ses « bachelières » il permet,
« parce qu'elle sait bien sa Bil)le », de prêcher, sui-
vant leur usage probablement, les filles im peu folles
qu'elles essayaient de ramener au bien, comme des
« salutistes » anticipées; — en revanche il autorise
jMarion l'Idole et la grande Jeanne de Bretagne à
tenir école publicpie de ce commerce qui se pratique
en tous les lieux du monde, sinon, ajoute-t-il avec un
1. Ce n'est pas moi. — 2. Ce sont. — 3. Récompense.
L'ŒUVRE. 135
soupir, sous la grille de Meuii ; — il aulorisc les valets
et chambrières de bonne maison à faire ripaille la
nuit quand leurs maîtres dorment ; — il trouverait
bon que les pauvres filles honnêtes pussent profiter de
« ce qui se perd » chez les Chartreux et les Célestins
et dont ceux-ci ont trop ; — au « sénéchal », qui jadis
paya ses dettes, il accorde de sa grâce le titre de
maréchal « pour ferrer les oies et les canes »; —
à maître Lomer il fait le don d'être aimé des femmes,
et gratuitement, mais de ne jamais pouvoir aimer lui-
même, et à maître Jacques James celui de fiancer
autant de femmes qu il voudra, mais, malgré ses
richesses, de n'arriver à en épouser aucune, allusion
sans doute aux mésaventures successives du person-
nage dans ses velléités matrimoniales *.
La nouveauté la plus frappante des legs du Tcsia-
me/it, c'est c|ue plusieurs consistent en pièces de
vers insérées dans le poème. Il donne à sa mère la
ballade à la Vierge, à « s'amie » une ballade d'amour,
à « l'àme du bon feu Colart » la fameuse ballade qui
célèbre ses exploits bachiques, à Robert d Estoule-
ville la ballade sur son mariage, à André Gourault les
Contredits de Franc Gontier, iila. grosse Margot la bal-
lade trop connue, aux enfants perdus — à la suite
d'une « leçon » en huilains ordinaires — la l)allade
qui en est la conclusion. Il laisse encore une « bcr-
1. Rappelons encore qu'il donne la tour de Billy au sei-
g'neur de Grigny, auquel il avait jadis laissé Bicètre et
Nijon, et qu'il va jusqu'à faire un de ses légataires du
« mont de Montmartre », auquel il « adjoint » le mont Valé-
rien. Citons enUn le legs de Michaut du Four au Prince
des Sots et du gros Marquet avec Philibtrt, comme pages,
au Chevalier du guet.
136 FRANÇOIS VILLON.
geronnette » à Jaquet Cardon, à Ithier Marchant un
« lai » sur la mort de sa bicn-aimôe '.
D'autres pièces de rapport ont été insérées par
Villon dans son Testament sans qu'il leur ait donné
la forme de legs : les trois ballades sur les morts
illustres, les Regrets de la belle lieaumière avec la
ballade qui les suit, la double ballade sur la folie de
l'amour, la ballade des langues envieuses, la ballade
du « bon bec » des Parisiennes, le rondeau qui ter-
mine l'épitaphe, enfin les deux ballades qui ferment
le poème, celle où il « crie à toutes gens merci » et
la ballade de conclusion.
Villon n'est pas l'inventeur de ce procédé. On
le trouve déjà, nous l'avons vu, sans parler d'œuvx'es
plus anciennes, dans le Voir dit de Machaut, dans
divers poèmes de Froissart et surtout dans le
Livre de la prison de Charles d'Orléans, dont il avait
dû prendre connaissance ])endant son séjour à Blois.
Mais il en a très habilement tiré parti, soit j)Our faire
entrer dans le souple cadre de son œuvre des pièces
auxcpielles il tenait, soit pour varier, par des bal-
lades ou rondeaux composés expressément à cet
effet, la forme qu'il avait adoptée. Le poème présente
ainsi dans sa marche, qui riscjuerait d être monotone,
une série de haltes adroitement ménagées qui repo-
sent le lecteur et qui n'en sont pas le moindre attrait.
Ce n'est pas seulement dans la forme que le Tes-
tament présente une heureuse diversité. Le ton en
1. Il envoie aussi, — mais le procédé n'est plus le même,
— tout son poème, qu'il qualifie de <■ sornettes », au « séné-
chal » •< pour le désennuyer », et aux magistrats équitables la
prière qu'il vient de faire pour les trépassés.
l'oeuvre. 137
change à chaque instant, passant, avec limprévu qui
caractérise tous les vrais humoristes, — et Villon
est assurément l'un des premiers du genre, — du
pathétique au bouffon, du sérieux au badin, du solen-
nel au trivial. Dans la partie proprement testamen-
taire, que je viens de soumettre à une minutieuse
analyse, le poète s'espace beaucoup plus librement
que dans son premier ouvrage. Jai cité quelques-uns
des croquis, tracés avec la sûreté de plume d'un cari-
caturiste de génie, dont il sème l'énumération de ses
libéralités posthumes ; en voici encore un tout à fait
vivant, et d autant plus gai que les « trois pauvres
orphelins » que le poète y représente tels qu'il espère
les voir après la bonne éducation qu'il demande pour
eux étaient des hommes d'âge, et fort éloignés de
l'innocence qu'il leur attribue :
Et vueil qu'ilz soient informés
En meurs, quoi que couste bature ';
Chaperons auront enfourmés -
Et les pouces sous la ceinture ;
Humbles a toute créature,
Disans : <• Hen? quoi .'il n'en est rien. •
Si diront gens, pur aventure :
« Veci enfans de lieu de bien! »
Il serait impossible de relever ici tous les traits
comiques dont il émaille son dispositif : allusions
rapides, figurines esquissées dans une parenthèse,
jeux de mots, plaisanteries parfois grivoises ; tout
1. Sans regarder à ce que coûteront les coups : on sait
qu'au moyen âge l'éducation avait la verge pour principal
instrument.
2. Enfoncés sur la tète.
138 FRANÇOIS VILLON.
cela ne peut se goûter que dans le texte, et ne s'y
goûle pas facilement, car le sens de ces facéties
nous échappe souvent, sans compter que notre igno"
rance de la condition exacte de cliacun des person-
nages auxquels elles s appli(pit'nt nous empêche de
les comprendre comme faisaient les contenqiorains.
Déjà Marot était arrêté par cette difficulté : « Quant à
linduslrie des legs qu'il fait en ses testaments, pour
suflisamment la connaître et entendre il faudrait
avoir été de son tenq:)s à Paris, et avoir connu
les lieux, les choses et les hommes dont il parle. »
Il s'est trompé en ajoutant : « La mémoire desquels
tant plus se passera, tant moins se connaîtra icelle
industrie de ses legs ». Quand INIarot écrivait,
soixante ans après le l'estament, la mémoire des par-
ticularités visées par Villon était aussi conqilètement
abolie qu'elle l'est de nos jours; mais aujourd'hui,
grâce aux sagaces et laborieuses fouilles pratiquées
par nos érudits dans les archives, nous connaissons
mieux c[ue Marot « les lieux, les choses et les
hommes » dont il est parlé dans les testaments de
Villon. Il n'en est pas moins vrai que beaucoup d al-
lusions restent obscures ou ne se laissent deviner
f[u'au })rix d'un effort qu on ne peut demander au
lecteur ordinaire.
Heureusement au milieu de ces personnalités le
poêle a admis des digressions de tout genre. Celle
qui concerne 1 état où durent être, jusqu à la venue
du Christ, les justes de l'ancienne loi n'est intéres-
sante que parce qu'elle nous atteste un certain goût
pour lei5 questions théologiques demeuré chez 1 éco-
lier débauché. Plus piquante est celle où il raille les
L'ŒUVRE. 139
religieux mendiants et leurs dévotes et se rétracte
ensuite avec une feinte repentance :
L'homme bien fol est d'en mesdire ;
Car, soit a part ou a preschier
Ou ailleurs, il ne faut pas dire
Se gens sont pour eux revenchier '.
Après la vive l)alhide sur le caquet des Parisiennes,
il ajoute ce huitain si piltoresquenient descriptif :
Regarde m'en deux, trois, assises
Sur le bas du pli de leurs robes,
En ces moustiers, en ces églises;
Tire toi près, et si ne hobes -:
ïu trouveras la que Macrobes
Ne fist oncques tels jugemens ;
Entens; quelque chose en desrobes :
Ce sont tresbeaux enseignemens !
Quel doniiuage qu'il ne nous ait pas coniiuuniqué
quelqu un des « beaux enseignements » qu il avait
ainsi « dérobés » !
La plus belle, connue la plus longue de ces
digressions est celle qui concerne le charnier des
Innocents. On v trouve réunis en un degré éminent
tous les dons du poète, 1 linuKuir, l'émotion et le réa-
lisme pittoresque. Il débute par un trait de la ])lus
folle fantaisie. Il lègue ses grandes lunettes, à qui?
aux Quinzc-^ ingts,
Qu'autant vaudroit nommer trois cens,
et pour quoi faire ?
Pour mettre a part, aux Innocens,
Les gens de bien des dcshonnestes.
1. S'ils sont gens à se venger. — U. Xe bouge pas.
!40 FRANÇOIS VILLON.
Mais loul à coup le ton change :
Ici n'i a ne jeu ne ris...
Le poète développe d'al)ord en quelques vers le
thème, banal de son temps, comme on l'a vu, de
l'égalité devant la mort; mais le froid raisonnement
fait bientôt place à l'imagination évocatrice, et il écrit
les adniiral)Ies vers que l'on connaît :
Quant je considère ces testes
Entassées en ces charniers,
Tous furent maistres des requestes
Ou tous de la Ciiambre aux deniers;
Ou tous furent porlepaniers :
Autant puis l'un que l'autre dire,
Car d'evesques ou lanterniers
Je n'y cognois rien a redire.
Et icelles qui s'enclinoient
Unes contre autres en leurs vies,
Desquelles les unes regnoient,
Des autres craintes et servies,
La les voi toutes assouvies *
Ensemble en un tas pesle meslc...
Celui qui a eu cette vision et qui a su la faire
surgir, si présente et si nette, devant nos yeux,
n'eùt-il écrit que ce morceau, mériterait le nom de
poète. Mais à ce nom il a d'autres titres encore; on
l'a déjà vu, et on le verra dans ce qui nous reste à
dire du Testament.
J'en ai laissé de côté juscjuici la première partie,
celle qui précède les legs. Elle contient, comme
l'autre, des digressions pittoresques et morales. J'ai
cité ce que le poète y dit des destinées diverses de
1. Arrivées à leur lin.
l'œuvre. 141
ses anciens compagnons de plaisir. Un mot sur le
triste sort d'un vieillard pauvre le conduit à parler
des maux de la vieillesse en général et à intercaler
les Regrets de la belle heaumière, dont la dernière
strophe contient ce tableau aclwîvé :
Ainsi le bon tcms regretons
Entre nous, povres vieilles sotes,
Assises bas, a croupetons,
Tout en un tas comme pelotes,
A petit feu de chenevotes
Tost allumées, tost esteintes...
La leçon peu édifiante de la belle heaumière à ses
« écolières » amène le poète à des réflexions sur « le
grand danger oii se met l'homme amoureux » et à une
dissertation, assez froide, sur la valeur morale des
femmes, que suit la gaie ballade sur l'amour, avec
son refrain :
Bien est eureux qui rien n'y a!
Encore ici la pensée de la mort la admirablement
inspiré. Avec cette vision nette et plasticjue dont il a
le secret il représente sans pitié les affres de la mort,
auxquelles nul n'échappe, et, en songeant qu'elles
atteindront aussi ce « corps féminin » fait pour les
caresses, ce « corps féminin » qu'il a tant aimé, il
conclut sa peinture réaliste par un subit attendrisse-
ment, qui lui sert de transition pour la ballade des
Dames du temps jadis :
Et meure Paris ou Helaine,
Quiconques meurt meurt a douleur
Telle que pert vent et alaine :
Son fiel se crevé sur son cuer,
Puis sue, Dieu scet quel sueur...
142 FRANÇOIS VILLON".
La morl le fait frémir, pallir,
Le nés courber, les veines tendre.
Le col enfler, la char mollir.
Jointes et ners cro'stre et estendre :
Corps femenin, qui tant es tendre,
Poli, soucf, si précieux,
Te faudra il ces maux attendre?
Oui, ou tout vif aller es cieux.
^lais rélcment le plus imporlanl, le plus caracté-
ristique de cette partie du poème, c'est réiément
purement personnel. Dès le début, Mllon se présente
en pleine lumière, et avec quel relief, quelle énergie,
et, si on peut le dire, quelle candeur eflronlée !
En l'an trenliesme de mon nage,
Que toutes mes hontes j'eus beues,
Ne du tout fol, ne du tout sag-e,
Nonobstant maintes peines eues...
Déjà au début des Lais il s était ainsi avancé, pour
ainsi dire, sur le devant de la scène, en se nommant :
Je, François Villon, escolier;
Cl dans le cours du poème il avait librement parlé de
lui, de ses amours, de sa pauvreté, de sa triste mine,
de son voyage à Angers; il s'était môme amusé, —
comme Musset le fit plus lard en 1 imitant sans doute,
— à nous entretenir d un « chagrin domestique » :
s'il n'a pas terminé 1 œuvre commencée, c'est c|u il
s'est assoupi ; enfin il se réveille :
Je cuidai finer mon propos;
Mais mon encre trouvai gelé
Et mon cierge trouvai soufflé :
De feu je n'eusse peu finer ' ;
Si m'endormis tout emmoufl'.
1. <■ Je n'aurais pu me procurer du feu •• : on se rappelle
que le poème a été écrit <■ sur la Noél ».
l'œuvre. 143
Mais cette exhibition de lui-même n'est encore
qu'extérieure, superficielle et plaisante. Dans le Tes-
tament, il se livre et se révèle corps et âme. Nous le
voyons devant nous, vieux avant l'âge, « plus maigre
que chimère », pauvre, famélique, renié parles siens,
obligé de se cacher, inquiet de ce qui le menace
encore. Il fait allusion à mainte aventure de sa vie, à
sa naissance à Paris, à la pauvreté de sa famille, à
son roman du Pet au Diable, à ses joyeux camarades
d'autrefois, à ses larcins de canards dans les fossés
de Paris, à ses repues franches de Bourg-la-Reine,
à ses dettes payées par un ami, à son premier poème,
au procès que lui fît Denise devant l'offîcial pour
l'avoir injuriée, à sa triste mésaventure avec Cathe-
rine de Vausselles, à l'affront que lui fit la femme de
Saint-Amant, à un procès qu'il eut à Bourges, à ses
amours avec Rose, avec Margot, avec la petite
Macée d'Orléans, avec les deux « gentes » Poite-
vines; il rappelle le temps de son exil, où, « che-
minant sans croix ni pile », il ne trouva qu'une fois
un peu de confort dans une « bonne ville ». J'ai ren-
voyé à la plupart de ces passages dans mon essai bio-
graphique, dont, avec les documents d'archives, ils
ont fourni la matière. Mais tout curieux qu'ils soient,
c'est ce que le poète nous montre de son cœur
qui nous intéresse le plus. Il nous le dit dès le début :
il n'est plus tout à fait fou, il n'est pas encore tout
à fait sage, bien que la souffrance lait mûri, que
l'épreuve, comme il dit, ait « aiguisé son esprit obtus
et fixé ses sentiments instables mieux que ne 1 eus-
sent fait tous les commentaires d'Averroès sur Aris-
tote ». Et il revient sans cesse à ses aveux sur le
144 FRANÇOIS VILLON.
mauvais emploi de sa jeunesse ; il regrette le temps
qui ne reviendra plus :
Je plains le teras de ma jeunesse,
OuqueM j'ai plus qu'autre galle "-
Jusqu'à l'entrée de vieillesse,
Qui son parlement m'a celé...
Allé s'en est, et je demeure,
Povrc de sens et de savoir,
Triste, failli, plus noir que meure,
Qui n'ai ne cens, rente, n'avoir...
Il regrette surtout d'avoir mal employé ce temps :
Hé! Dieu, se j'eusse esludié
Ou tems de ma jeunesse folle,
Et a bonnes meurs dédié,
J'eusse maison et couche molle.
Mais quoi! je fuioie l'escolle.
Gomme fait le mauvais enfant!
En escrivant ceste parolle
\ peu que le cucr ne me fenl.
Et pourtant il se cherche des excuses : il assure
qu'il n'a pas dépense d'argent en repas friands, —
mais il passe sous silence les tavernes où il buvait, soit
en payant, soit à crédit, de telle sorte qu'il déclare
lui-même ailleurs que ses véritables héritiers, ceux
par conséquent qui ont eu toute sa « chevance », sont
trois laverniers. Il n'a pas, dit-il, vendu de biens par
amour, et il avait de bonnes raisons pour cela; mais il
avoue qu'il a beaucoup aimé, et qu il aimei'ait encore :
Mais triste corps, ventre afTamé
Qui n'est rassasié au tiers
Moste des amoureux sentiers.
L'amour joue un grand rôle dans ses souvenirs et
ses pensées : il en parle des façons les plus diverses,
1. Dans lequel. — 2. Fait la fête.
l'oi:uvi;e. 145
cl toutes sont sincères et vraies. Il en voit tous les
inconvénients, tous les danjçers, tons les mécomptes,
mais il en sent la force irrésistible; c'est lui-même
qu il peint quand il dit :
Mais que ce jeune bacheler
Laissast ces jeunes bacheletes ?
Non ! et le deust on vif brusler
Comme un chevaucheur d'cscouvetes •.
Il dit tout le mal possible de lamour [dans la double
ballade citée plus hauti, il juge les femmes à peu près
comme Jean de Meun, et il est même plus injurieux
pour « sa chère Rose », car il la met au rang de ces
femmes qu on n'aime c{ue « pour l'heure », qui n'ai-
ment c|ue pour l'argent
Et rient lorsque bourse pleure;
il lui lance ce trait sanglant :
Item, m'amour, ma chiere Rose,
Ne lui laisse ne cuer ne foie;
Elle auieroit mieux autre chose.
Combien qu'elle ait assez monnoie :
Et quoi ? une bourse de soie,
Pleine d'escus, parfondo et large;
Mais pendu soit il, que je soie,
Qui lui laira escu ne targ-e-!
Et il déclare en termes cj-niques qu'il ne la désire
même plus et renonce volontiers à elle, au proflt de
galants f{ui sauront mieux la satisfaire.
1. Un chevaucheur de manches à balai, un sorcier.
2. Jeu de mots sur les deux sens à'escu, dont le premier
permet de lui associer large, « long bouclier ». C'est de
même qu'il dit de l'évéque d'Orléans : Je ne suis son serf...
ne sa biche. C'est un genre de plaisanterie qui était déjà popu-
laire au xm' siècle, et qui n'a pas cessé de l'être (cf. p. 15).
10
146 FRANÇOIS VILLON.
Au milieu de tous ces blasphèmes contre l'amour,
— qui ne sont jamais proférés que par ceux qui en
sont les adorateurs, — se trouve le triste et doux sou-
venir d'un attachement d'un autre ordre que ceux qui
ont pour lui un si acre relent : s'il accuse, cette fois,
celle qu'il a aimée, c'est pour lui avoir laissé
concevoir une espéi'ance qu'elle n'avait pas l'inten-
tion d'accomplir. J'ai cité ce morceau en écrivant la
vie du poète : il est simple et touchant, et on
regrette qu'il l'ait gâté en poussant à l'excès (à la
façon de Rabelais) l'énumération, sous forme de
métaphores triviales, des illusions que lui faisait con-
cevoir sa maîtresse. Néanmoins il y a là un sentiment
sérieux, car il s'agit certainement du même amour
que dans le premier poème, et on est surpris de voir
l'impression en persister aussi longtemps, et aussi
vive, dans le cœur mobile de notre poète.
Tous ces souvenirs le décident à une déclaration de
guerre en forme contre l'amour, qu'il renie et délie :
Ma vielle ai mis sous le banc * ;
Amans je ne suivrai jamais :
Se jadis je fus de leur ranc,
Je déclare que n'en suis mais.
Car j'ai mis le plumait au vent :
Or le suive qui a entente
Mais il oublie cette bravade par la suite. Dans
l'épitaphe qu'il se compose, il prie les amants de
dire un « verset » pour l'âme de celui
Qu'Amour occist de son raillon -,
1. Locution proverbiale, empruntée au langage des ménes-
trels, pour dire qu'on renonce à un genre d'occupation.
2. Trait (proprement trait d'arbalète).
L'ŒUVRE. 147
et clans la « ballade de conclusion », qui est une autre
épitaphe, il nous jure — à la vérité sur une singu-
lière relique — qu'il est mort martyr d'amour, que
son exil est dû à la haine de celle qu'il aime, et que,
en mourant, malement
L'espoignoit i d'Amour resguillon.
Evidemment dans tout cela il y a de la « littéra-
ture », et beaucoup : c'était alors, — • c'est peut-être
encore, sous une autre forme, — inévitable en ce
sujet; mais il y a aussi une part de vérité : le poète
avoue l'attrait qui l'entraîne vers les femmes, le
mépris que lui ont inspiré pour elles les expé-
riences qu'il a faites, et nous laisse voir cependant
qu'il a éprouvé au moins une fois en sa vie un senti-
ment autre que ceux que méritaient et Margot et
Macée et même sa « chère Rose « .
Revenons à l'état plus général de 1 âme du poète,
tel qu'il nous le fait connaître. Il regrette ses péchés
et il avoue ses méfaits, tout en les excusant sur sa
pauvreté. Il espère encore arriver à maturité et rap-
pelle que Dieu veut la conversion et non la mort du
pécheur. Mais son idéal est toujours de « vivre à son
aise », et on ne trouve plus dans le Testament ce
ferme propos de s'amender et de devenir « un homme
de valeur » qui se manifestait dans le « débat » de la
prison de Meun. Il vit dans l'espoir vague de ren-
contrer, comme le pirate dont il raconte Ihistoire,
un Alexandre qui le mette pour toujours à l'abri du
besoin, et alors, oh ! alors, il se jugerait lui-même
1. Le piquait.
148 FRANÇOIS VILLON.
digne de mort s'il faisait le mal Ce sont là des
rêves dangereux, et on ])i'évoit que, n'ayant pas
trouvé d Alexandre, et n'étant pas résolu à s'en
passer, il recommencera sa vie d'autrefois en se don-
nant la l)anale excuse :
Nécessité fait gens mesprendre
Et faim saillir le loup du bois.
Mais si nous ne trouvons pas dans le Testament la
preuve d'un amendement véritable, nous y trouvons
la marque de l)onnes dispositions passagères, et, au
milieu de tant de souillures, cette enfantine piété,
surtout pour Notre-Dame, que lui avait enseignée sa
mère et cju il retrouvait en ses plus mauvais jours :
Autre chastel n'ay, ne fortresse,
Ou me retraye 1 corps et ame
Quant sur moi court maie destresse.
Ainsi le poète se montre à nous tout entier, dans
sa personne physique, dans l'inquiétude et la pau-
vreté de sa vie, dans la naïveté de ses convoitises,
dans l'amertume de ses regrets, dans l'inconséquence
de ses velléités, dans toute la faiblesse et tout le
trouble de son âme. Il est parfois cynique, il est
toujours sincère, et comme, après tout, bien qu'avec
d'innombrables degrés dans la chute, d'innombrables
nuances dans la tentation, ce qui se passe dans son
cœur, ce qui se débat entre sa faiblesse et sa volonté,
entre sa conscience et sa passion, entre sa raison et
son instinct, se passe et se débat dans tous les cœurs
humains, ce drame intime, cjui nous a rarement été
1. Où je puisse me réfugier.
L'œuvRE. 149
rcvOlé avec autant de franchise et de netteté, nous
touche et nous passionne.
La poésie personnelle, quoi qu on en ait dit, aura
toujours une valeur et un attrait sans pareils : une
valeur de document, un attrait de sympathie. Un
poète moderne, qui, dune qualité d àme bien diffé-
rente de relie de Villon, a cependant, comme lui,
éprouvé l'irrésistible besoin de nous initier à ses
« combats intimes », nous l'a dit admirablement, en
parlant des amitiés lointaines que valent aux poètes
leurs révélations sur leurs propres souffrances, et
qui leur apportent une joie pure :
Et nous la méritons, celte ivresse suprême;
Car si l'humanité tolère encor nos chants,
C'est que notre élégie est son propre poème.
Et que seuls nous savons, sur des rythmes touchants,
En lui parlant de nous, lui parler d'elle-même.
Cette poésie personnelle, l'antiquité l'avait connue,
au moins 1 antiquité romaine, car les Grecs n'ont
guère confié à la Muse que des sentiments généraux,
si on en excepte l'amour, qui lui-même est, au fond,
le moins personnel des sentiments, et dont l'expres-
sion par un amoureux convient à tous les amoureux.
La « satire » romaine contient une très large part
d'autobiographie : Lucilius, nous dit Horace, avait
exposé en ses vers toute sa vie « comme dans un de
ces tableaux que colportent les naufragés » ; Catulle
nous initie à mille incidents de son existence privée,
et met à nu devant nous les contradictions de son
cœur; Tibulle et, à un moindre degré. Properce nous
révèlent souvent leur vie et Içur àme ; Horace lui-
même nous livre à chaque instant des fragments
loO FRANÇOIS VILLON.
dune confession générale, si on peut appeler ainsi
des aveux où il entre si peu de repentir; puis ce
trait éminertinient romain disparaît dans l'art con-
ventionnel et dans limitation de la poésie alexan-
drine. Le christianisme, cjui approfondit 1 analyse
des âmes, aurait dû développer ce genre, mais il n'a
pas, dans la période antique, produit de poésie adé-
quate à sa valeur morale, et c est en prose qu il a
inspiré, dans les Confessions de saint Augustin, l'un
des plus saisissants examens de conscience que
l'humanité ait produits.
Ce n est en général cjue lentement que la poésie
personnelle arrive à se faire jour : le moyen âge l'a
peu connue, au moins en France, car Dante a rempli
de sa puissante personnalité toutes ses œuvres, même
les plus objectives en apparence. Chez nous la poésie
lyrique, organe naturel de l'expansion de l'âme du
poète en dehors de lui, a presque exclusivement
servi de véhicule à des sentiments de pure conven-
tion, dont on apprenait la combinaison et 1 expression
comme on apprenait les règles de la construction des
strophes et de leur mise en musique. Çà et là cepen-
dant nous trouvons quelques notes cjui annoncent de
loin Villon. Colin Muset nous fait connaître ses goûts
de gentil bien-être et quelques épisodes de son exis-
tence vagabonde. Ruslebeuf étale sous nos yeux, —
mais peut-être avec l'exagération professionnelle, —
sa vie précaire de jongleur et les petites misères de son
ménage. Plus tard, Eustache Deschamps, dans beau-
coup de ses innombrables ballades, se met lui-même
en scène pour nous confier ses ennuis domestiques,
ses mésaventures de cour, ses impressions de voyage.
L'ŒUVRE. loi
et nous parle librement de son physique, de sa santé,
surtout de ses besoins d'argent. Christine de Pisan
a laissé s'échapper dans ses gracieuses poésies, —
dont la plupart ont sans doute, malheureusement, été
composées au nom d'autres personnes, — plus d'un
soupir sur son triste veuvage. Dans le monde factice
qu'anime l'ingéniosité de Charles d'Orléans passe
aussi un souffle de la vie réelle de l'auteur, vie qui
eût été si vraiment poétique s'il avait su l'exprimer
et d'abord, on peut le dire, la comprendre. Mais
aucun poète ne s'était encore avisé de se prendre
lui-mèrae pour le sujet central de son œuvre, celui
vers lequel tout converge, et c'est ce qu'a fait l'au-
teur du Testament, car toutes les marionnettes dont
il tient les fils dansent leur ronde autour de lui et
sont en rapport intime avec celui qui les fait mou-
voir.
De cette poésie qu'il avait inaugurée il est resté
longtemps le seul représentant. Les poètes du
xvi'= siècle étaient trop occupés à copier les modèles
grecs, latins et italiens pour avoir le loisir de
regarder en eux-mêmes : seul Du Bellay a mis un
peu de son âme dans deux ou trois sonnets, qui
par là même se détachent du reste de son œuvre.
Régnier parle de lui-même avec une franchise qui
rappelle celle de Villon, et qui par endroits est aussi
pathétique ou aussi cynique, mais Régnier est en tout
un isolé. Au xvii^ siècle, attaché avant tout à l'expres-
sion noble, élégante et juste d'idées générales, il n'y
a que La Fontaine qui laisse çà et là percer quelque
trait naïf ou charmant sur sa façon de comprendre et
de goûter la vie, sur son âme indolente, voluptueuse
i:;2 FnANÇOIS VILLON.
et leiidi'C. Il laul franchir tout le xviii'' siècle —
purement intellectuel — pour retrouver dans André
Chénier, élève des élégiaques latins, mais les dépas-
sant en profondeur, la sincérilé des cris sortis du
cœur et l'exjjression passionnée des ivresses et des
dégoùls de la vie. Gej)endant la poésie personnelle
avait jailli en Allemagne dans les Lieder de Gcielhe
et devait arriver à une rare perf(!ction dans ceux de
Heine. Les poètes anglais en faisaient un instrument
d'analyse minutieuse avec ^^ OrdsAvorlh ou, avec
Byron, une orgueilleuse provocation. \Ln l''rance elle
s'éveillait avec Lamartine, bien que ce noble poète
n'ait livré à sa Ivre que la partie la plus vague, la plus
généralement humaine, de ses sentiments. Alfred de
Vignv, dès son début et jusqu à la fin, a fait retentir
sur la sienne la plainte altièrc de, son âme orgueil-
leuse et solitaire. Quant à Victor Hugo, sous forme
d'épanchements personnels, il a développé des thèmes
plutôt qu'il n'a exprimé des émotions, sauf dans la
partie de son œuvre consacrée à la plus grande dou-
leur de sa vie. Alfred de Musset, qui se piquait
d'avoir « un cœur humain à lui », différent de celui
des autres, a été dans la première moitié du siècle le
vrai représentant de la poésie personnelle, et lui a
donné un charme à la fois exquis et troublant. Puis
sont venus trois poètes l)icn différents, mais qui tous
trois ont cherché leur inspiration dans leur être
intime et dans les luttes que s'y livrent des senti-
ments contradictoires, Baudelaire, Sully Prudhomrae
et Verlaine. Le dernier seul est de la vraie lignée de
Villon, et je reparlerai de lui en étudiant l'iniluence
de celui-ci; mais tous trois ont en commun avec l'au-
l'œuvre. 1o3
teur du l^estament àuxoii', si l'on ose dire ainsi, fait
leur lyre de leur propre cœur. Le premier vivait
cependant à l'époque oîi Gautier et Lcconte de Lisle
enseignaient à la poésie l'impassibilité; le second
avait appartenu à ce groupe des Parnassiens qui,
sous l'inspiration de ces maîtres, regardait la poésie
comme l'expression aussi parfaite que possible des
choses éternelles et déclarait indignes d'elle les
petites aventures de la vie réelle de chacun; le troi-
sième a été le précurseur de celle école qui, en
n'exprimant les sentiments que par des symboles,
leur enlève par cela même loute individualité. !Mais
la nature chez eux a été plus forte que l'enseigne-
ment ou le milieu :
Puisque c'est ton métier, misérable poète,
dit Musset avec un juste sentiment du destin invin-
cible auquel obéissent les poètes ainsi doués,
Puisque c'est ton métier de faire de ton âme
Une place publique, et que, joie ou douleur.
Tout demande sans cesse à sortir de ton cœur...
Eh bien ! ce besoin, qui pousse, comme Musset l'a dit
ailleurs si magnifiquement, le poète à offrir son cœur
en pâture aux autres hommes, Villon est le premier
qui 1 ait ressenti, et c'est par là que son œuvre est
surtout originale et qu il mérite le nom de premier
des poètes modernes.
Il mérite celui de poète et même, çà et là, de grand
poète, par des c|ualités variées. La plus saillante,
celle qui le caractérise peut-être le plus, est la facilité
avec laquelle il passe d'un ton à l'autre, entremêlant
sans cesse le plaisant au sérieux, allant du rire aux
154 FRANÇOIS VILLON.
larmes avec une bi'usquerie apparente qui sans doute
est chez lui surtout instinctive, mais qu'il a certaine-
ment dirigée avec intention pour produire un effet
artistique, comme l'a fait, seul après lui avec autant
de maestria, un poète qui, supérieur assurément,
lui ressemble en plus d'un point, Henri Heine. Ce
mélange fait parfois, chez l'un comme chez l'autre,
l'effet d'une dissonance aiguë, quand, par exemple,
une rêverie mélancolique se termine par un sarcasme
ou qu'une facétie burlesque sert d'introduction à l'ef-
fusion la plus émue. Mais cette dissonance est un effet
voulu, qui, en secouant les nerfs du lecteur, accroît et
rend plus vibrante l'impression qu'il s'agit de leur
communiquer. On a dit avec raison, je l'ai déjà
remarqué, que « je ris en pleurs » est la vraie devise
de notre poète.
Il a ensuite le don d'observer la réalité extérieure et
d'en rendre surtout l'aspect pittoresque ou comique.
Pour ne rappeler que les exemples cités plus haut, il
a vu en poète et il a su peindre en artiste les vieilles
accroupies autour de leur petit feu de chènevottes,
et les femmes assises dans l'église sur le repli de
leurs robes, et les écoliers modèles tenant leurs
pouces dans leurs ceintures, et le bon Jean Cotart
allant se coucher en trébuchant, et les crânes entassés
dans les charniers des Innocents, et les squelettes
des pendus balancés par le vent aux poutres de
INIontfaucon.
Avec ce don d'oliservateur et de peintre, il a de la
gaîté et de l'esprit. INIéme quand on ne saisit pas exac-
tement le sens de ses plaisanteries, on en rit involon-
tairement, tant il est visible qu'il s'en amuse, tant on
L'ŒUVRE. 155
devine l'effet qu'elles devaient produire sur ceux qui
les entendaient pleinement, tant l'agencement même
des mots, souvent imprévus, est plein d'enjouement
communicatif. Lisez par exemple ce huitain, où il
ridiculise un personnage dont nous savons seulement
qu'il était sergent à verge au Ghâtelet; nous enten-
dons d ici les risées des auditeurs familiers avec la
victime et nous voyons le dépit de celle-ci :
Item, donne au Prince des Sots,
Pour un bon sot, Michaut du Four,
Qui a la fois ' dit de bons mots
Et chante bien Ma douce amour.
Je lui donne, avec le bonjour;
Brief, mais qu'il fust - un peu en point,
Il est un droit sot de séjour 3,
Et est plaisant... ou il n'est point.
Ses plaisanteries ne sont pas toujours délicates, ni
fines, il tombe souvent, et sans le faire exprès, dans
une basse trivialité, comme font d'ailleurs prescpie
tout ses contemporains, et il abuse du jeu de mots,
bien qu'il en tire parfois d'heureux effets *. jNIais il a
une verve jaillissante qui entraine et à laquelle on
pardonne ses écarts. Sa langue est inégale : obscure,
empêtrée et maladroite quand il veut l'élever au style
noble, elle est souvent d'un tour vif et aisé, d'un jet
dru, d'une précision merveilleuse. Le besoin de la
rime, qui revient si rigoureusement dans ses huitains
sur trois rimes et surtout dans ses ballades, le fait
1. De temps en temps. — 2. S'il était seulement. — 3. Dis-
pos, frais (se dit proprement d'un cheval bien reposé).
4. La reine Blanche ou blanche comme lis, où blanche est
nom propre ou nom commun, est un vers délicieux par son
équivoque même.
156 FRANÇOIS VILLON.
tonil:)er dans des superfluités ou des inipiopriélés;
mais quand il est dans ses bons moments il choisit
ses mots avec un rare bonheur et n'en admet ni
d'inutiles ni de faibles. Sa syntaxe est trop souvent
imparfaite et négligée : c'est son plus grand défaut
d'écrivain et l'une des plus grandes causes de l'in-
certitude et de l'obscurité de son texte. On dirait
qu'il a mis une sorte d'affectation d'insouciance à
commencer l'un et l'autre de ses poèmes par une
phrase (jii il a laissc'e iiiaclievée : Je, François Villon,
escalier, n est le sujet d aucun verbe; En fan fren-
licsme de mon aage entame une phrase, f[ui est inter-
rompue par une incise, Nonobstant maintes peines
eues, etc., et qui ne se termine pas. Celte mala-
dresse à construire des propositions un peu longues
ou une chaîne de propositions était connnune alors
et s est prolongée fort tard. Régnier, en cela comme
en d'autres choses, est fâcheusement 1 émule de Vil-
lon : il est telle de ses satires qui, elle aussi, débute
par un commencement de phrase resté suspendu en
lair. Il a fallu les soins attentifs et minutieux des
puristes du xvii'' siècle pour astreindre les écrivains
à mettre dans leur syntaxe l'ordre et la dépendance
qui ont tant contribué à donner à l'élocution fran-
çaise cette clarté cjui la distingue entre toutes.
La versiGcation de Villon n'est pas ce cjui con-
tribue le moins à l'effet produit par sa poésie. Ses
huitains alertes et bien troussés, coupés en général
en deux moitiés distinctes cjue relie la rime commune
à la première et à la seconde, se détachent avec un
rythme et un relief saisissants. Pour la rime il se
permet beaucoup de licences. Il fait rimer, à la
L'ŒUVRE. 157
parisienne, er avec ar, oi avec ai et avec c, etc. ; il
supprime au besoin le atone qui suit une voyelle
[Troies rimant avec trois); il associe quelquefois, ce
qui est plus criliquablej. une voyelle longue avec une
brève, ostes avec sotes ; il se permet même souvent
des demi-assonances, faisant rimer, sans tenir compte
de la différence des consonnes internes, fuste avec
fusse, rouges avec courges, enfle avec temple et même
peuple avec seule et Grenoble avec Dole; mais jamais
il ne néglige l'identité parfaite des finales (qu'il
obtient parfois, il est vrai, en ajoutant une s irra-
tionnelle), et il recherche constamment la consonne
d appui, ce qui ajoute à ses vers beaucoup de charme
et de pouvoir mnémonique, quand cette recherche
y est conciliée avec le choix juste des mots et des
tournures. Des strophes comme les deux que je cite
au hasard, qui se gravent dans la mémoire dès qu'on
les a lues, doivent une grande partie de leur valeur
à l'emploi de rimes riches, portant sur des mots qui
semblentnécessaires, et dont le choix satisfait lesprit
comme leur assemblage captive 1 oreille :
Ou sont les gracieux gallans
Que je suivoie au tems jadis,
Si bien chantans, si bien parlans,
Si plaisans en fais et en dis ?
Les aucuns sont mors et roidis,
D'eux n'est il plus rien maintenant :
Repos aient en paradis,
Et Dieu sauve le remenant l !
Que vous semble de mon appel,
Garnier ? fis je sens ou folie?
Toute beste garde sa pel :
Qui la destreint, efforce 2 ou lie,
1. Le restant. — 2. Si on la contraint, violente.
158 FRANÇOIS VILLON.
S'elle peut, elle se deslie.
Quant donc, par plaisir volontaire,
Chantée me fut ceste omelie,
Estoit il lors tems de me taire?
Cet attrait est surtout sensible dans les ballades,
où les mêmes rimes reviennent à chaque strophe :
quand le poète réussit, sans employer de chevilles,
de termes impropres ou de constructions forcées, à
rimer richement d'un bout de la pièce à l'autre, —
et. cela lui est arrivé plus d'une fois, — la ballade
atteint la perfection des joyaux les plus finement
ciselés, et le lecteur subit un charme des causes
duquel, le plus souvent, il ne se rend pas compte,
mais que le poète a certainement voulu mettre dans
son œuvre.
Grâce à toutes ces qualités, la poésie de Villon
exerce sur nous le même genre de fascination que
la jDrose de Rabelais, dont je ne sais quel pas-
sionné disait qu'il n'avait pas besoin d'en com-
prendre le sens pour en jouir et s'en émerveiller.
Leur phrase à tous deux est comme une formule
magique, comme un sortilège où les mots doivent
leur pouvoir, non pas tant à leur signiflcation directe
qu'à leur sonorité, à leur arrangement et à leur
mystère même. Les sujets des poèmes de Villon ont
perdu depuis des siècles tout ce qui en faisait l'in-
térêt momentané et sont devenus tellement lointains
que souvent les recherches les plus sagaces n'ont
pu lever qu'un bien petit coin du voile qui les
couvre ; ils sont d'ailleurs si particuliers et souvent
si déplaisants qu'ils ne peuvent exercer aucun attrait
par eux-mêmes ; sa langue a vieilli au point d'être en
L'CEUVRE. 159
certains endroits inintelligible même pour les éru-
dits; les formes de sa versification ont passé de
mode; tout le milieu moral et intellectuel dans
lequel il se mouvait a été profondément transformé;
— et cependant, grâce à la force et à la vie qu'on
sent qui animent cette poésie si éphémère en appa-
rence, ses strophes, lues ou répétées, nous produi-
sent encore cet effet indéfinissable, mais incontes-
table, qu'éprouvent par un instinct commun, dans
lequel ils sont sûrs de s'entendre, tous ceux qui sont
sensibles à la vraie poésie, cet effet que la vraie
poésie produit seule, et qu'elle produit toujours.
Parmi ceux qui subissent ce charme, il en est, en
petit nombre, qui s'efforcent de le pénétrer, et ceux-
là, plus ils poussent loin leur étude du texte qui les
attire, plus ils découvrent à cette musique, captivante
en elle-même, d'intentions accessoires, de réson-
nances profondes et d'harmoniques : c'est là le propre
de toute poésie vraiment originale, et un des traits
qui attirent éternellement autour de certaines œuvres,
souvent fermées au vulgaire, les « amants des loisirs
studieux ».
Telles sont les principales qualités de fond et de
forme qui nous frappent dans la poésie de Villon.
Mais celle qui les domine toutes, c'est la vérité de
son inspiration, la sincérité de ses sentiments et la
simplicité de l'expression qu'il leur a donnée. C'est
par là qu'il s'élève au-dessus de tous ses contempo-
rains, notamment d'Alain Chartier, de Martin Le
Franc et de Charles d'Orléans. -Il a résolument rejeté
la friperie du Roman de la Rose, dans laquelle ils sont
encore enveloppés, et que ce dernier, si bien doué
IGO FRANÇOIS VILLON.
par la nalurc, n'a su que rajeunir eu y cousant ses
paillettes. Il a donné à sa poésie un fond réel et une
forme directe.
Ce n'est pas tout : au senlimcnt réaliste et à la
fl puissance plastique que nous avons signalés se joi-
j gnait chez lui un don tout personnel de fantaisie.
Les idées les plus folles lui passaient par la tète, et
il savait les arrêter au passage et les fixer par des
mots précis. Il se qualifie lui-même, et à bon droit,
de « fils de fée » : la plus fantasque des fées l'avait
touché de sa baguette. Mais ce qui est remarquable,
c'est que cette fantaisie s'épanouit sur le fond d'un
très solide bon sens. A cette époque de convention,
de pseudo-chevalerie, de galanterie quintessenciée,
il n'émet que des idées saines, justes, '^îi^ttr^eoises
môme, comme dans les Contredits de Franc Gan-
tier, oix il rit au nez des faiseurs d idylles sentimen-
tales.
Cet esprit bourgeois se marque encore, et d'une
manière fâcheuse, par l'absence totale, chez Villon,
du sentiment de la nature, même conventionnel. On
a remarqué que son œuvre poétique est peut-être la
seule, même de son temps, où il n'y ait pas un coin
de paysage, pas un brin de verdure, pas un chant
doiseau : « Tous les oiseaux dici à Babylone » ne
valent pas pour lui une bonne chambre bien nattée
avec un repas succulent. Il a parcouru toute la
France sans en rapporter une seule impression de
campagne. C'est un poète de ville, plus encore : un
poète de quartier. Il n'est vraiment chez lui que
sur la montagne Sainte-Geneviève, entre le Palais,
les collèges, le Chàtelet, les tavernes, les rôtisse-
l'œuvre. IGl
ries, les Iripots cl les rues où Mariou l'Idole et la
grande Jeanne de Bretagne tiennent leur « pui)lifjue
école ». C'est pour le monde spétial qui Irécjuente
ces lieux divers qu il écrit, c est par ce monde seul
que, dans son tcnqis, il pouvait être pleinement
goûté. S il n'avait pas eu les tragiques aventures qui
interrompirent sa carrière normale, s il s'était con-
tenté d'être un écolier paresseux et un coureur de
tavernes, il n aui'ait peut-être fait que des poésies
d'étudiant, comparables à celles que nous voyons
éclore de nos jours dans les brasseries qui ont rem-
placé les anciens cabarets. La souffrance naiguisa
\jpas seulement son esprit; elle tira de son cœur des
Maccents que nul n'avait fait entendre jusque-là. Fils
du peuple, entré par l'instruction dans la classe let-
trée, puis déclassé par ses vices, il dut à son humble
origine de rester en communication constante avec
les sources éternelles de toute vraie poésie. ^|ais sa_
poésie n'est pas une poésijs jvxaiment populaire :
farcie d allusions érudites et même de latin, elle
n'étâjtj dès qu'elle se produisit, Jixtelligible qu aux
lettrés. Heureusement pour lui, il ne fraya que peu
avec les grands et ne réussit pas à se faire de son art
un instrument de fortune auprès deux. Il écrivit pour
s'amuser, pour amuser ses pareils, et pour déverser
la masse d émotions, d'idées et d observations qui
lui emplissaient le cœur et la cervelle. Et il s est
trouvé par là même que, dans son œuvre pourtant
bien brève, il a donné à son temps l'expression poé-
tique la plus complète et la plus originale qui pût lui
être donnée. La poésie du xv^ siècle était condamnée à
mancjuer d inspiration épique, de grandeur morale et
11
162 FRANÇOIS VILLON.
de vrai senlinient de la nature. Elle n'avait pas d'ailes
à drploycr ni de chants sublimes à faire entendre ;
quand elle essayait de quitter le sol, elle s'enlevait
lourdement et retombait vite ; elle ne pouvait que
voleter près de terre et se perdait en gentils gazouil-
lements ou en prétentieux ramages. Elle n'était faite
ni pour les sommets, ni pour les libres plaines, ni
pour lés nobles avenues. C'est dans les rues étroites
et bruyantes du quartier latin qu'elle a rencontré,
grâce à la vie ardente et heurtée d'un « fruit sec «
qui se trouvait avoir du génie et d'un « mauvais
garçon » qui se trouvait avoir du cœur, le sujet et le
représentant qui pouvaient la faire sortir de sa bana-
lité emphatique ou maniérée et qui lui méritent, plus
que tout le reste, l'attention de la i)Ostérilé.
CHAPITRE III
LE SUCCES
Les premières productions de François Villon,
ballades chantées ou récitées par lui à ses amis, ne
sortirent sans doute pas d'un cercle restreint. Les
Lais, à en juger par ce qu'il en dit lui-même, durent
être répandus dans Paris en d'assez nombreuses
copies. Il attacha sûrement plus d importance à la
divulgation de son Testament, œuvre dans laquelle
il avait mis tout son art et tout son cœur. Nous ne
savons guère comment s'opérait, avant 1 imprimerie',
la « publication » d'une œuvre littéraire. Y avait-il des
libraires qui s'en procuraient des exemplaires, en les
demandant à 1 auteur ou autrement, et qui ensuite
les mettaient en vente? En tout cas les copies que
nous possédons, soit des deux poèmes principaux,
soit des pièces détachées, n'ont certainement pas ce
1. L'imprimerie ne fut introduite à Paris que quand le
poète, bien probablement, était déjà mort, et elle n'entra
que lentement dans les mœurs.
164 FRANÇOIS VILLON.
caractère : elles font partie de recueils composites,
formés par ou pour des amateurs, comme nous en
avons tant pour la poésie du xV^ siècle. Les poètes
familiers avec les grands faisaient exécuter de beaux
exemplaires de leurs œuvres, qu'ils offraient à leurs
protecteurs et c|ui leur étaient d'ordinaire richement
payés : ni le genre de vie de maître François, ni ses
relations, ni le caractère même de son œuvre, ne
nous engagent à penser qu il ait fait de même ' ; aussi
ne trouvons-nous pas ses poèmes dans les « librai-
ries » royales ou seigneuriales du temps. En revanche,
ils circulèrent beaucoup oralement : il n'y a pas lieu
de révoquer en doute le témoignage de Marot, assu-
rant que de son temps il se trouvait des vieillards
qui les savaient par cœur sans les avoir lues dans
les imprimés.
C'est en 1489 que le libraire Pierre Levet en donna
la première édition -, soit d'après un manuscrit
unique (différent de ceux c[ue nous connaissons),
soit, ce qui est plus probable, d'après diverses
copies. Cette édition est très fautive et, dans le
« Grand Testament », mais surtout dans le « Petit ».
présente de graves omissions. Elle comprend quatre
parties, dont l'ordre est singulier et dû visiblement
au hasard des rencontres : 1° le « Grand Testa-
ment » ; 2° les pièces relatives à la condamnation
1. Il faut cependant noter qu'il dit expressément (voir ci-
dessus, p. 136, n. ) envoyer ses « sornettes » au « sénéchal »;
mais ce n'était sans doute pas un grand seigneur.
2. Il est toutefois très possible que celte édition, la plus
ancienne qui nous soit parvenue, ne soit pas en réalité la
première.
LE SUCCÈS. 165
de 1463 et trois ballades isolées; 3° le « jargon et
jobelin »; 4° le « Petit Testament ». Le succès en
fut énorme : de 1489 à 1533 il se lit plus de vingt
éditions du recueil ainsi composé, toutes d'ailleurs,
suivant lusage du temps, reproduisant la première,
sauf, naturellement, l'addition de fautes nouvelles et
aussi quelques essais de corrections. Ici se termine
la première série des éditions de notre poète.
La seconde est formée par l'édition de Clément
Marot, qui, en 1533, entreprit de donner des œuvres
de Villon un texte plus correct que celui des impres-
sions précédentes. II s'aida des souvenirs de vieux
Parisiens qui lui fournirent quelques bonnes variantes
et même une ou deux strophes omises dans l'édition
de 1489 ; mais il ne s'avisa pas de recourir à des manus-
crits : il a essayé de « raccoustrer » le texte, comme il
dit, surtout « par deviner avec jugement naturel ». II
s'est efforcé de rendre Villon intelligible à ses con-
temporains, sans d'ailleurs y regarder de trop près,
et certainement sans tout bien comprendre lui-
même : les quelques remarques explicatives qu'il a
jointes à son texte contiennent de singuliei's contre-
sens, et montrent combien, en trois quarts de siècle,
la langue, à Paris même, avait changé et le milieu
social s'était modilié. En somme, le texte de Marot,
sauf quelques rajeunissements de forme et les amé-
liorations indiquées, sauf aussi le meilleur ordre où
sont rangées les pièces, ne diffère pas autant qu'on
pourrait le croire de celui des éditions précédentes ;
mais dès son apparition il le remplaça complètement.
Il renouvela le goût du puljlic pour le poète parisien :
de 1533 à 1542 il n eut pas moins de dix éditions. C'est
166 FRANÇOIS VILLON.
la seconde phase de 1 histoire du lexle de Villon.
La troisième ne s'ouvre que deux siècles après.
De 1542 à 1723 les œuvres de Villon ne furent pas
une seule fois réimprimées. En 1723, le libi'aire
Goustelier en donna une édition nouvelle, qui repro-
duit le texte de Marot, en notant en marge quelques
variantes des imprimés antérieurs, et en ajoutant
aux notes de Marot des remarques d Eusèhe de Lau-
rière. Elle fut réimprimée à La Haye en 1742 avec
des remarques additionnelles de Formey. En somme
cette édition ne constituait qu'un faible progrès. Le
xviii'^ siècle en aurait vu un plus sensiljle si les deux
éditions préparées, 1 une par La ^lonnoye et l'autre
par Lenglet-Dufresnoy, avaient alors été mises au
jour. L'un et l'autre de ces érudils, en effet, avaient
comparé de plus près les anciennes éditions, et
avaient consulté un manuscrit (le même), qui leur
avait permis de combler quelques lacunes ; La ^lon-
noye avait projeté un commentaire qu'il n'a pas écrit;
celui de Lenglel n'a pas grande valeur.
La quatrième et dernière phase s'ouvre en 1832
par l'édition de l'abbé Pronqosault, qui a comparé
plusieurs manuscrits et imprime pour la première
fois d'importants morceaux; dans la constitution du
texte il n'a pas su assez s'affranchir de la tradition
des impressions antéineures et, dautre part, il s'est
permis trop de libertés personnelles ; ses remarques
contiennent de bonnes choses, mais beaucoup d'inu-
tiles et d'aventurées. Son édition est la base de celle
que P. Lacroix publia en 1854. En 18G6, le même
P. Lacroix imprima les deux Testaments d'après un
manuscrit non encore utilisé (celui de l'Arsenal).
LE SUCCÈS. 167
L'i'-dilion qu'il donna en 1877 et colle de L. Moland
en 1884 reposent sur le texte de Prompsault, çà et
là amélioré ou modifié d'après le manuscrit que
P. Lacroix avait imprimé.
Le premier travail vraiment critique, dans lequel
il fut tenu compte d'un manuscrit resté jusque-là
inemployé, sinon inconnu (celui de Stockholm), ne
concerne malheureusement que les Lais : il est dû
à un savant hollandais, M. Bijvanck, c{ui a montré
dans son essai de constitution du texte et dans ses
abondantes remarques une érudition très étendue et
une grande ingéniosité, parfois un peu téméraire.
EnGn en 1892 parut, avec une introduction biogra-
phique et bibliographique, l'édition des Œuvres com-
plètes de François Villon, par ^L A. Longnon,
établie d'après toutes les sources avec un soin scru-
puleux et une sagacité presque constamment heu-
reuse. Cette édition nous approche du texte original
à peu près autant qu il est possible de le faire; elle
ne pourra être améliorée c{ue dans quelques détails,
à moins qu'on ne découvre de nouveaux manuscrits ;
on pourra seulement joindre au texte un commentaire
plus riche que celui auquel, sous forme de glossaire,
s'est borné le savant éditeur.
De même que le texte de Villon, sa vie s'est éclair-
cie de plus en plus par des travaux successifs, faits
surtout de nos jours. Les contemporains ne nous en
ont rien dit; la génération suivante n'avait retenu
que le souvenir indulgent des friponneries de l'éco-
lier parisien; INIarot, soit par la tradition, soit par la
simple lecture des ballades et du jargon, savait seu-
lement c|ue Villon était maître dans « l'art de la pince
168 FRANÇOIS VILLON.
et du croc » ; Rahehtis recueillait des anecdoles qui
le montraient diseur de bons mots et faiseur de mau-
vais tours. Jusqu'à ces derniers temps on n'alla pas
au delà de ce que faisaient connaître les œuvres
elles-mêmes plus ou moins l)ieu interprétées'. C'est
dans le dernier quart du xix"^ siècle cjue se sont
faites les investigations qui ont permis de reconsti-
tuer en partie la vie lamentable du poète. Un littéra-
teur qui avait consacré à Villon de longues études,
A. Vitu, découvrit et publia en 1873 la double lettre
de rémission accordée en 145G à « François des
Loges, autrement dit de Villon « et à « François de
Monterbier (Montcorbier), maistrc es ars « ; mais
M. Longnon les avait découvertes de son côté, et, en
plus, l'enquête faite en 1458 sur le vol du collège de
Navarre et la déposition si précieuse de Gui Tabarie.
Grâce à ces docuujenls et à une interpi-étation plus
précise des passages aulobiograpbitpies des poésies,
il traça dès 1877 une esquisse de la vie de Villon,
qu il lit bientôt suivre d'une étude sur « les légalaii-es
de François Villon », fruit de longues et lieureuses
recherches dans les archives. 11 enrichit son ti'avail,
en 1892, grâce à la précieuse découverte des lettres
de rémission accordées en novembre 1463 à Robin
d'Ogis et aussi grâce à l'enquêle sur les coquillards,
retrouvée et publiée par jNI. Marcel Sclnvob. Tout
récemment de nouvelles découvcrles de M. ScliAvob,
en fixant la condamnation et la grâce du poète à
1. Il est juste de inenlionncr, parmi les meilleures éludes
faites dans ces limites, celle de G. Nagel, qu'il avait publiée
(en allemand) en IS.jG, et qu'on a jugé bon de réimprimer
en 1882, bien qu'elle ne fût plus au courant.
LE SUCCES. 169
Taa 1463, ont permis d'écrire une vie de Villon qui
présente encore bien des lacunes, mais qui est du
moins exempte des contradictions morales qui dépa-
raient jusc[ue-là les plus sérieux essais biographi-
ques. L'infatigable zèle et la remarquable perspica-
cité de jNI. Schwob continuent d'ailleurs de s'exercer,
et il doit bientôt publier des documents et des
recherches qui éclaireront certainement de nouvelles
lumières le sujet et ses alentours. C'est d'abord aux
travaux de ^1. Longnon etensuiteàceuxdeM. Schwob
qu'on doit d'avoir vu la figure de l'écolier parisien
sortir peu à peu de l'ombre oîi elle était cachée, et,
bien que voilée encore par plus d'un mystère, appa-
raître dans sa vivante, brutale et navrante réalité '.
Telle est en résumé l'histoire de la connaissance,
devenue de moins en moins imparfaite, des œuvres
et de la vie de François Villon. 11 me reste à parler
de la façon dont on a apprécié sa poésie et de l'in-
fluence qu'elle a exercée.
Nous savons par Villon hii-mémc que son poème
des Lais, qu'il avait lancé en quittant Paris pour
Angers au commencement de 1457, eut un vif succès
1. Je ne puis ne pas dire ici que M. Marcel Schwob a mis à
ma disposition non seulement tous les documents qu'il a
réunis et dont plusieurs sont encore inédits, mais son inter-
prétation personnelle, toujours si lîénétranle, de plusieurs
passages de l'œuvre du poète. Presque tout ce que les gens
au courant de ces questions pourront remarquer de nouveau
dans mon esquisse biographique est dû à ces précieuses
communications. Or M. Schwob a lui-même à peu près ter-
miné un ouvrage considérable sur Villon. Je crois qu'un tel
procédé, rare dans la république des lettres, mérite d'être
signalé.
170 FIIANÇOIS VILLON.
dans le milieu auquel il était destiné : on le désigna
sous le nom de Tesiamcnt, — qu'il ne lui avait
pas donné et qu'il réserve à son second poème ', — et
dans celui-ci le poète suppose le premier connu de
ses lecteurs. Le Testament ne put manquer de faire
une sensation plus grande encore dans le monde
parisien, tant par le talent si frappant et si varié qui
s'y déploie que par les nombreux traits personnels et
les allusions plaisantes ou malignes à l'adresse d'une
foule de gens connus. Nous n'avons cependant con-
serve aucune trace de l'impression produite par cette
œuvre éblouissante, et nous ne savons même pas si,
en 1463, quand la vie de Villon se trouva dépendre de
la clémence du Parlement, le talent du poète pesa
de quelque poids dans la balance. Jusqu'à la fin du
xv^ siècle nous ne trouvons aucune mention de notre
poète. C'était une mode, à celte époque, de dresser
des listes de bons « facteurs >> : le nom de Villon ne
figure dans aucune. Il semble bien que sa poésie
était considérée comme étrangère à la littérature pro-
prement dite, à la « rliétorique solennelle » dont les
coryphées regardaient du haut de leur grandeur un
rimeur aussi trivial, aussi sincère, aussi peu artificiel,
qui ne se servait pas des allégories et des prosopo-
pces à la mode. Cette poésie dédaignée continuait
cependant à être extrêmement goûtée du public,
comme l'atteste le nombre des éditions publiées
1. Des quatre copies qui nous ont conservé le poème de
1456, l'une l'appelle en efl'et Lai/s, l'autre Testajueiit; les deux
autres, où il précède le poème de l'iGl, l'appellent l'une le
Petit Testament, l'autre le Premier Testament. Le titre de
Petit Testament.^ adopté par le premier éditeur, a prévalu.
LE SUCCÈS. 171
depuis 1489, et luèiae de certains écrivains, comme
le montre linfluence incontestable qu'elle exerça et
dont nous parlerons plus loin ; mais elle était décem-
ment passée sous silence par les organes attitrés de
ce qu'on pourrait, en demandant pardon de l'ana-
chronisme, appeler le jugement académique d'alors.
Villon était surtout célèbre comme un type de
pauvreté — « pauvre comme Villon » était passé
en proverbe — ou comme le module des faiseurs
de bons tours : nous avons dit l'admiration, nulle-
ment littéraire, cju'il inspirait à l'auteur des Repues
franches.
La plus ancienne allusion à son mérite poétique
qui nous soit parvenue est celle d'Eloi d'Amerval, qui,
dans son poème de la Grande Diablerie, écrit à Paris
vers 1500, l'appelle « clerc expert en faits et en dits ».
Puis le silence se fait de nouveau, interrompu seule-
ment par le blâme que Geoffroi Tory, en 1529, adresse
à maître François pour avoir écrit en « jargon », et
nous arrivons à François \" et à Marot.
L'admiration de François P"" pour Villon a lieu
de surprendre. Sauf quelques passages, ce n'est
pas un poète qu'on semble avoir pu goûter beaucoup
en haut lieu ; il n'avait rien du goût italien prédomi-
nant à la cour du « Père des lettres », et d'autre part
il était, surtout dans les éditions du temps, fort diffi-
cile à comprendre. Marot nous dit cependant qu'il a
entrepris son travail parce qu il avait vu le roi « vo-
lontiers écouter et par très bon jugement estimer plu-
sieurs passages des œuvres de Villon ». Il est permis
de supposer que c était Marot lui-même qui avait lu
ces passages au roi : celui-ci s'était plaint de la
172 FRANÇOIS VILLON.
peine qu'il avait à bien les entendre, et, Marot ayant
allégué l'incorrection du texte, il l'avait engagé à lui
donner une meilleure forme, ce que Marot fit dans la
mesure où nous l'avons vu. L'appréciation de Marol
sur Villon, consignée dans sa jîréface, est extrême-
ment intéressante. C'est un des plus anciens moi'-
ceaux de critique littéraire que l'on ait écrits en
français, et si elle est incomplète et en certains
points contestable, elle est sur d'autres points singu-
lièrement juste et perspicace, et telle qu'on pouvait
l'attendre d'un vrai poète. ^larot proclame d'abord
que Villon est « le meilleur poète parisien qui se
trouve » ; il loue son « gentil entendement » et
« l'esprit qu'il avait », son art de décrire « propre-
ment », et « la veine dont il use en ses ballades, qui
est vraiment belle cl liéroïcpie » ; son recueil, con-
clut-il, « est de tel arliOce, tant plein de l)elle doc-
trine, et tellement peint de mille l)elk's couleurs, que
le temps, qui tout efface, juscju'ici ne l'a su effacer, et
moins encore l'effacera ores et d ici en avant ». Il n'a
jias su démêler nettement, bien qu il les ait certaine-
ment sentis, quelques-uns des mérites du poète qu il
admirait : la note personnelle, la sincérité, le mélange
à la fois si habile et si imprévu des tons; mais il en a
parfaitement saisi d'autres et notamment ce talent de
description qui est un des traits distinctifs du peintre
de la belle heaumière. Il regrette que Villon n'ait pas
été « nourri en la cour des rois et des princes, où les
jugements s'amendent et les langages se polissent »,
mais ce regret, nous 1 avons dit, est sans doute peu
justifié. Il lui reproche, et avec plus de raison, —
outre les archaïsmes de sa versification et de son
LE SUCCÈS. 173
langage, — les « mêlées et longues parenthèses »
dans lesquelles il lui arrive de s'embarrasser. Enfin
il reconnaît qui! lui doit beaucoup. Je me suis,
dit-il, volontiers soumis au travail dont cette édi-
tion est le fruit « en récompense de ce que je puis
avoir appris de lui en lisant ses œuvres ». Cette
appréciation méritait dé Ire citée presque entière :
elle fait de toutes façons honneur au gentil poète de
Cahors.
Rabelais n'en a pas donne une semblable ; mais on
voit en le lisant à quel point il était pénétré de Villon.
Il avait formé son génie dans un milieu semblable à
celui oîi avait vécu et pour lequel avait écrit le poète
parisien. II y avait recueilli des anecdotes, d'ailleurs
suspectes, sur le héros des Repues franches, auquel
il a certainement songé en dessinant ce Panurge qui
« allait du pied comme un chat maigre », et cjui,
ayant tant de manières de se procurer de l'argent, en
avait tant de le dépenser, sans compter « la répara-
tion de dessous le nez ». Il cite des vers de Villon à
maintes reprises, et on peut être sûr qu il le savait
par cœur.
Rabelais, malgré la grande part que l'humanisme
a dans son œuvre, appartient encore par bien des
côtés au moyen âge, et iNIarot s'y rattache de plus
près encore. Avec l'avènement de la Pléiade, une
rupture complète se fait : en un moment Villon a
reculé dans un lointain où il disparaît. On a vu
plus haut — trait vraiment significatif — que les édi-
tions s'arrêtent brusquement en 1542. Les érudits
de l'école s'intéressent encore à l'œuvre de Villon
comme à une antiquité; mais s'ils le jugent, c'est en
174 FRANÇOIS VILLON.
général avec peu d'estime : Pasquier, tout en recon-
naissant qu'il avait « un assez bel esprit », déclare
gravement que son savoir « ne gisait qu'en appa-
rence », et Du Verdier ne cache pas le souverain
mépris qu'il lui inspire : « Je m'émerveille, dit-il,
comme JNIarot a osé louer un si goffe ouvrier et
ouvrage, et faire cas de ce qui ne vaut rien : quant
à moi, je n'y ai trouvé chose qui vaille. » Ce n'était
certainement pas lavis de Malhurin Régnier ni de
quelques autres ; mais ils n'ont pas exprimé leur
sentiment. Le bon Fauchet seul n'a pas craint de dire
qu'il aimait Villon, et que c'était « un de nos meil-
leurs poètes satyriques ».
II est i-emarquable que l'école classique du xvn'' siè-
cle ait marqué pour le poète si oublié ou si méprisé
un retour imprévu d'admiration. C'est que le goût
du naturel était revenu, et qu'on cherchait, non à
jeter la langue dans un nouveau moule, mais à en
reprendre la vraie et antique tradition. C'est dans
ce sens que Patru écrivait : « Villon pour la langue
avait le goût aussi fin qu'on pouvait l'avoir pour son
siècle ». Boileau avait pour Patru, « le Quintilicn de
notre temps », comme il l'appelait, une déférence
sans bornes, et je ne doute pas que ce ne soit tout
simplement le jugement de Patru qu'il a enregistré
dans ses fameux vers tant discutés :
Villon sut le premier, dans ces siècles grossiers,
Débrouiller l'art confus de nos vieux romanciers.
Il n'était pas, comme Chapelain ou La Fontaine,
fureteur de vieux livres : il a dû s'en rapporter de
confiance à 1 opinion d'un juge auquel il soumettait
LE SICCÈS. 175
tous ses ouvrages. Il est très vain de torturer, comme
on l'a fait, le sens de ce passage : Boileau a simple-
ment voulu dire que Villon était le premier poète
français qui fût lisible et eût quelque chose de
moderne, et il est permis de croire c[u il n'avait pas
pris la peine de s'en assurer par lui-même.
Villon ne pouvait et ne peut guère être lu que dans
un cercle assez étroit; mais dans ce cercle il n'a cessé
d'avoir de fervents amis. Sauf une éclipse longue en
apparence, mais plus apparente que réelle, il a tou-
jours été admiré, mais, comme tous les poètes vrai-
ment originau,\, qui ne livrent pas du premier coup
et ne livrent jamais complètement le secret du charme
qu'ils exercent, il l'a été pour des raisons différentes,
et cette diversité est intéressante, car elle reflète les
tendances des époques successives où elles se pro-
duisent. Ce que Marot relève en lui, c'est, nous
l'avons vu, le talent de « décrire proprement », les
« mille couleurs « dont il pare sa poésie, et aussi « sa
belle doctrine )>. Au xvii^ siècle Patru est surtout
frappé de la finesse de son goût en fait de langue.
Au xviii'" siècle, le P. Du Cerceau, — jésuite aimable
et lettré qui a rimé au moins un conte agréable, et
qui a écrit sur Villon tout un mémoire plein de
sympathie, — - loue surtout « le tour badin et le
caractère enjoué » de sa poésie; il remarque aussi
l'aisance de son style et la richesse de ses rimes.
L'abbé Massieu, à son tour, le regarde comme « l'in-
venteur de ce badinage délicat qui tient comme le
milieu entre l'agréable et le bouffon », et constate
que, bien que « les sujets qu'il traite roulent prescjue
toujours sur des choses basses et sur des bagatelles,
176 FRANÇOIS VILLON.
on ne laisse pas d'y trouver beaucoup de réflexions
sérieuses et solides. » L'école philosophique a for-
mulé par la plume de Daunou un jugement plus com-
plet et plus pénélraiil; pour n'avoir été exprimé
qu en 18.')2, il n'en appartient pas moins encore au
wiu" siècle : « ^'illoIl , dil Daunou, fait épo.que
dans Ihisloire de la poésie française Il ne demeure
point enterré dans le genre erotique, dans les limites
étroites de la galanterie chevaleresque... Tout ce qui
est resté intelligilde dans ses deux Testaments inté-
resse par l'originalité des idées et par la vivacité de
l'expression, par le caractère naïf et ingénieux du
style... Son grand mérite est de n'être jamais pro-
saïque. »
Notre siècle devait rendre à Villon plus pleine jus-
tice encore, et mieux démêler ce qui fait sa véritable
originalité. Déjà sous la Restauration, dès le premier
éveil du romantisme, Villemain, Sainte-Beuve (avec
des réserves), Saint-Marc-Girardin, bientôt après, et
plus nettement, Philarète Chasles, signalaient quel-
ques-unes de ses qualités maîtresses, « son libre
génie », « sa raillerie amère et sa poignante gaieté »,
les dons « qui lui appartenaient en propre et que
nulle influence étrangère n'avait modifiés ». Mais
c'est en Théophile Gautier que l'admiration de l'école
romantique pour Villon trouva son véritable, élo-
quent et excellent interprète (1832). Gautier a parfai-
tement saisi et rendu la physionomie si étrangement
attirante du poète, son sourire mêlé de larmes, la
profondeur de sa « mélancolie désespc'-rée », les éclats
de gaieté de sa verve écolière, la misère de sa jeunesse
famélique et débauchée, le relief et la nouveauté de
LE SUCCÈS. . 177
ses images, le pittoresque ûclatant de ses tableaux. 11
a surtout, le premier, signalé dans Villon un poète
éminemment « égotiste », et reconnu que cette per-
sonnalité même répandue dans l'œuvre était ce qui la
rendait si attachante. Poète expliqué par un poète,
Villon, on peut le dire, était désormais compris tout
entier, bien qu'on pût ajouter encore au portrait quel-
ques touches de détail, quelques ombres et quelques
lumières. A côté de cette vue pénétrante et juste il
faut faire, dans l'étude de Gautier, une cei'taine part à
l'engouement du romantisme pour le mélange du tri-
vial et du tragique, du sérieux et du l)ouffon : ce goût,
dans les œuvres du chantre des Pendus et des Dames
du temps jadis, était servi à souhait.
Par une singulière bonne fortune, ce poète cher au
romantisme ne plut pas moins aux défenseurs ou res-
taurateurs de la tradition. Nisard, en son Histoire de
la littérature française (1844), parle de lui avec sym-
pathie et intelligence. Il remarque très justement, ce
qui a été à bon droit souvent répété depuis, que
Villon est vi'aiment novateur en ce qu il « n'imite pas
le Roman de la Rose : il laisse ces froides allégories
et ce savoir indigeste ; presque toutes ses pensées
sortent de son fonds Il lit dans son cœur et tire
ses images des fortes impressions qu'il reçoit. » 11 va
jusqu'à lui pardonner les turpitudes de sa vie en
faveur de ses vers, et, se refusant à accepter l'opi-
nion qui fait de Charles d'Orléans et non de Villon
le premier poète moderne, il conclut excellemment :
« Charles d'Orléans est le dernier poète de la société
féodale; Villon est le poète de la nation, laquelle
commence sur les ruines de la féodalité qui finit ». Ce
12
178 FRANÇOIS VILLON.
beau zèle a d'ailleurs un stimulant sans lequel il se
serait 2:)eut-ètrc moins étalé : il s'agit de maintenir
intacte l'autorité de V Art poétique : « N'amendons pas
le jugement de Boileau! ». Des appréciations analo-
gues à celles qui précèdent étaient formulées dans les
histoires de la littérature française de Géruzez et de
Demogeot et dans des histoires de France comme
celle de Henri Martin : Villon devenait classique.
En cette qualité il était naturel cju il fournît le sujet
d'une thèse de doctorat : c'est ce qui arriva en 1859.
Le livre d'Antoine Campaux, François Villon, sa lùe
et ses œuvres, est très digne déloges dans sa partie
littéraire (la partie biographique ne contient rien de
nouveau, et la partie critique est faible 'i. Je lui ai
emprunté plus d'une indication et même plus d'une
remarque, et il méritera toujours d'être lu. L auteur
aimait son héros : il s'était pris pour lui d'une affec-
tion presc{ue ingénue, que Sainte-Beuve, dans l'ar-
ticle qu il consacra à son livre, a caractérisée par un
charmant apologue. Cet article est curieux : Sainte-
Beuve n'avait pas jadis — et il le reconnaissait sans
doute en lui-même — donné, dans son Tableau de la
poésie au XVP siècle, une jilace assez importante à
Villon, ni marqué sa physionomie d'un trait assez
fouillé. Il est clair qu'il en veut un peu à ceux qui
agrandissent, excessivement à son avis, cette place,
1. Campaux a notamment eu le tort, non seulement d'accepter
comme authentiques des pièces qu'un éditeur du xvi" siècle
avait jointes (non sans les en distinguer) aux œuvres de
Villon, mais d'extraire de divers recueils une série de ballades,
rondeaux, etc., qu'il attribue sans raison à notre poète, et
qui ont traîné ensuite dans plusieurs éditions.
LE SUCCÈS. 179
et idéalisent, suivant lui, cette physionomie. Il consi-
dère qu'il se forme autour de Villon une « légende »,
grâce à laquelle ses qualités sont amplifiées, ses
obscurités passant pour des profondeurs et ses
défauts pour des traits de génie ; il le réduit à peu
près à être une sorte de chansonnier grivois et malin,
— tout en lui reconnaissant, presque à contre-cœur,
des dons supérieurs à ceux-là, — et se refuse surtout
à croire à sa mélancolie. « C'est un cri de damné! »
avait dit le bon Campaux après avoir transcrit avec
horreur quelques vers de la ballade de la Grosse
Margot. Sainte-Beuve proteste contre une telle exa-
gération et pense que Villon « but avec plaisir jusqu à
la fin le vin dont il s'enivrait ». Mais vraiment, s il
avait relu telle ou telle strophe du Testament, —
une de celles par exemple que cite Gautier, — il
aurait vu que le poète a bien souvent senti lamer
déboire du vin dont il s'enivrait et a poussé sur lui-
même une lamentation sinon satanic[ue, au moins
sincère et désolée. Le grand critique, si habile à
pénétrer les replis des âmes et à discerner les
nuances des talents, s'est trouvé cette fois, je le
crains, être un peu superficiel.
Mais sa réserve n'arrêta pas le courant toujours
grossissant de la renommée rajeunie du poète parisien.
En 1875, A. de Montaiglon donnait à l'appréciation
moderne de la poésie de Villon une forme à peu près
définitive : « On ne dira jamais assez à quel point le
mérite de la pensée et de la forme y est inestimable —
La bouffonnerie, dans ses vers, se mêle à la gravité,
l'émotion à la raillerie, la tristesse à la débauche ; le
trait piquant se termine avec mélancolie ; le sentiment
180 FRANÇOIS VILLON.
du néant des rhoses et des êtres est mêlé d'un bur-
lesque soudain qui en augmente l'effet. Et tout cela
est si naturel, si net, si franc, si spirituel; le style
suit la pensée avec une justesse si vive, que vous
n'avez pas le temps d'admirer comment le corps qu'il
revêt est habillé par le vêtement Il a tout, la
vigueur et le charme, la clarté et l'éclat, la variété et
l'unité, la gravité et l'esprit, la brièveté incisive du
trait et la plénitude du sens, la souplesse capricieuse
et la fougue violente, la qualité contemporaine et
l'éternelle humanité. II faut aller jusqu'à Rabelais
pour trouver un maître qu'on puisse lui comparer, et
qui écrive le français avec la science et l'instinct, avec
la pureté et la fantaisie, avec la grâce délicate et la
rudesse souveraine que l'on admire dans Villon, et
qu'il a seul parmi les gens de son temps. » Et ailleurs,
rappelant les jugements de plus en plus favorables
portés par les critiques antérieurs, il conclut : « Tous
sont, avec raison, unanimes à reconnaître 1 origina-
lité, la valeur aisée et puissante, la force et Y liumanitc
de la poésie de Villon. Pour eux tous, et ce jugement
est aujourd'hui sans appel, Villon n'est pas seulement
le poète supérieur du xv^ siècle, mais il est aussi le
premier poète, dans le vrai sens du mot, qu'ait eu la
France moderne L'ajipréciation est maintenant
juste et complète; d'autres viendront cpii le loueront
avec plus ou moins d'éclat et de talent, qui le jugeront
avec une critique plus ou moins solide ou brillante ;
mais désormais les traits de la figure de Villon sont
arrêtés de façon à ne plus changer, et ceux qui entre-
prendront d'y revenir ne pourront rester dans la vérité
qu'à la condition de s'en tenir aux mêmes contours. »
LE SUCCÈS. 181
Montaiglon avait i-aison. Ce qu'on a écrit depuis
sur Villon ne fait que reproduire, avec des variantes
et des nuances personnelles, le jugement d'ensemble
dont il avait résumé les traits, en les accentuant seu-
lement un peu plus que ne l'ont fait quelques-uns de
ses successeurs ; M. Bijvanck, toutefois, est allé plus
loin encore dans l'enthousiaste admiration de notre
vieux poète '. Mais les auteurs des plus récentes his-
toires de la littérature française, — parmi lesquels
je citerai seulement ^IM. Lanson, Bi'unetière, Petit
de JuUeville en France, Saintsbury en Angleterre,
Suchier en Allemagne, — ont tous exprimé sur la
poésie de Villon une opinion analogue, et je n'ai
fait moi-même, avec quelques restrictions, que la
développer dans les pages qu'on a lues plus haut.
Le succès d'un poète ne se mesure pas seulement
aux jugements que portent de lui les critiques : il est
plus sensible encore dans l'influence que ce poète
exerce sur les poètes qui viennent après lui. Celle de
Villon fut considérable dès l'abord et elle n"a pas
cessé d'agir. Tandis que les poètes ofliciels de son
temps s'abstiennent, comme on l'a vu, de le men-
tionner, touto une famille poétique, aussitôt que
ses œuvres se répandent, vient se grouper autour
de lui. De ces imitateurs, chacun, dans la poésie
si complexe et si changeante du maître, prend
et développe le trait qui lui convient. A peine la
ballade des « folles amours » avait-elle paru que
1. Un autre critique néerlandais, M. A. Van Hamel, a tracé
de Villon un portrait plein de vie et fort bien apprécie son
œuvre.
182 FRANÇOIS VILLON.
Guillaume Alexis lui empruntait son i^cfrain : Bien-
heureux est qui rien ny a, pour la moitié des qua-
trains de son Débat de Vlioinme et de la femme
(l'autre moitié ayant le refrain contraire : Malheu-
reux est qui rien ny a). D'autres, assez nombreux,
ont imité et varié plus ou moins heiu-eusemcnt le
cadre ingénieux du « testament » poétique. Tout un
groupe de rimcurs, dont quelques-uns ne manquent
pas de talent (par exenq)le raut(îur inconnu de la
Résolution d'aniours], ont pris à Villon sa façon de
traiter 1 amour, ce mélange d adoration et d'ironie,
cette attitude successivement extatique , déçue et
injurieuse. Le côté bohème de sa vie et de son œuvre
a inspiré des livres comme les Repues franches,
Pierre Faifcu, et sans doute aussi, et cela de très
bonne heure, la farce immortelle de Patelin. Mais
c'est la manière même de Villon, surtout dans la
partie descriptive, plaisante et satirique de ses
poèmes, que nous retrouvons, avec la marque dis-
tincte de la personnalité de chacun des auteurs, dans
le charmant monologue du Franc Archer de Bagnolet
(1468), dans les petites pièces de Henri Baude, dans
les œuvi'es basochiennes de Coquillart et, plus tard,
de son disciple Roger de Collerye.
Tous ces « hoirs A'illon n, comme dit une pièce
du temps (en parlant, il est vrai, de pauvres diables
et non de -poètes), lui ressemblent par quelque côté ;
mais leur imitation est prescjue inconsciente : elle
est pour ainsi dire dans l'air du temps ; elle se pro-
duit et se continue d'elle-même. Il en est autrement
quand nous arrivons à Clément Marot. ^larot est
d'une tout autre génération et sort, originairement,
LE SUCCÈS. 183
dune autre école, celle des >< rhcloriqucurs )^ dont
son père était un des représentants les plus appré-
ciés. Villon exerce sur lui une influence profonde et
décide la voie dans laquelle il s'engage, à l'encontre
de ses premiers maîtres : c'est ici 1 artiste qui, par-
faitement conscient, s'attache à dérober à un maître
les secrets de son art. 11 la honnêtement proclamé
lui-même, et il serait intéressant de suivre de près
dans son œuvre les traces de 1 influence exercée par
le poète qu il admirait.
On a vu que la Pléiade avait rejeté Villon et son
école aussi dédaigneusement que lavaient fait les
« rhétoriciens » du xv'' siècle; mais il y avait des
poètes qui continuaient à le lire. On ne peut guère
douter, quoi qu on en ait dit récemment, que
Régnier le connût et sût l'apprécier. Dans toute cette
troupe « satyrique » et fantaisiste qui bruit, sous
Louis XIII, autour de Théoi)hile et de Saint-Amant,
on signalerait sans peine plus d'une ressemblance
avec le chantre de la belle heaumière, le peintre du
charnier des Innocents, le bohème errant par les
rues du vieux Paris et s'arrêtant à tous les cabarets,
notamment à cette fameuse Pomme de Pin, toujours
ouverte après deux siècles. Sous le règne de l'école
purement classique, Villon, nous l'avons dit, eut la
singulière fortune d'être admiré de Patru et mis en
bon rang par Boileau ; il fut chéri de La Fontaine :
« Feu M. de la Fonlaine, dit le P. Du Cerceau, le
connaissait fort bien : il avait trouvé à profiter dans
ses œuvres, et je suis persuadé que pour la gentil-
lesse et la naïveté il en avait plus appris de Villon
que de Marot lui-même ». xVu xviii'^ siècle c'est
184 FRANÇOIS VILLON.
Voltaire qui en fait son profit, surtout dans ses
œuvres de jeunesse, où on reli'ouve plus d'un tour
et d'un trait de son célèbre compatriole.
Les premiers coryphées du roinanlisine donnaient à
leur essor poétique une trop haute envergure pour le
modeler sur le vol capricieux cl saccadé du moineau
parisien. Musset, dont Sainte-Beuve le rapproche
un moment, et qui était imbu de Régnier, ne montre
guère de traces de l'influence de Villon'. jNIais la
seconde génération s'éprit de cette poésie fantasque
et pittoresque. Gautier, qui l'a si bien apprécié
comme crilicjue, a souvent cherché à reproduire le
tour alerte et la couleur intense de ses vers. Les
strophes sur les ossuaires des Innocents ont inspiré
le Temple de la Mort et beaucoup d'autres poésies
« macabres », tandis que les })ièces consacrées aux
iillcs de joie trouvaient \\n écho dans les ripailles
poétiques des « Jeune-France ». Banville goûta
surtout la vive allure rvlhmi<{ue des strophes de
Villon cl la lil)erté })rimesautici'e de sa fantaisie; il
écrivit maint pastiche du vieux poète, dont il pré-
tendit même réhal)iliter la vie. Baudelaire en Villon
aima ce mélange naïf d'attrait et de dégoût pour le
vice qu'il cxpi-ima à son tour avec un art savant et
singulier, dépourvu de toute naïveté. Plus récem-
ment, c'est le bohème, le gueux, le souteneur même
qui excita l'admiration d'une autre école. Verlaine fut
un Villon moderne, qui, comme l'ancien, connut le
vice, la misère et la prison, qui aima d'un amour
1. J'en ai indiqué une plus haut : comme Villon dans ses
Lais, Musset dans Namouna nous entrelient d'un « chagrin
domestique » et de sa bougie soufflée.
LE SUCCES. 183
alterné Margol el la Vierge ]\Iarie, et qui sut, comme
l'ancien, conserver au milieu de son « ordure « une
fleur de rare poésie. ^I. Jean Richepin, moins spon-
tanément, mais avec une connaissance plus intime,
l'imita dans ses œuvres volontairement triviales et
le proclama comme son maître et son modèle; il ter-
mine sa « ballade Villon » par cet Envoi :
Prince, arbore ton pavillon,
Et tant pis pour qui te renie,
Uoi des poètes sans billon.
Escroc, truand, marlou. génie!
La plus étonnante des fortunes posthumes de
maître François, c'est d'avoir été adopté, il y a
une quarantaine d'années, par l'école anglaise qui,
groupée autour de Rossctti, inaugurait en même
temps ou renouvelait le mysticisme, le symbolisme
et r « esthélisme ». Il se fonda une Villon Society, —
qui, il faut le dire, abrita parfois sous ce pavillon une
cargaison assez suspecte; — M. John Payne a traduit
avec un remarquable talent 1 œuvre entière de 1 éco-
lier parisien, dont Rossetti lui-même, M. A. Swin-
burne et d autres mirent aussi quelques ballades en
vers anglais el imitèrent plus d'une fois l'inspiration
et la manière *. Certes il ne se doutait pas, quand il
priait pour l'àme du bon feu Cotart ou qu il mettait
1. On ne saurait parler du succès de Villon en Angleterre
sans rappeler les belles études dont il a été l'objet de la part
de Sir Walter Besant (dès 1868) et de M. Andrew Lang, el
la vigoureuse eau-forte — un peu trop poussée au noir seu-
lement — de Louis Stevenson, qui est d'ailleurs moins lit-
téraire que biographique (elle fut écrite à propos du premier
livre de .M. Longnonj.
186 FRANÇOIS VILLON.
en vers crûment plastiques les regrets de la belle
heaumière sur son corps livré aux outrages du temps,
que ses huitains faits pour les « compagnons » du
quartier latin, charmeraient, quatre siècles après sa
mort, les raflinés de l'autre côté de la Manche et
seraient imités par eux avec une studieuse sympathie.
Ce qui faisait aux yeux des « esthètes « le plus grand
attrait de son œuvre, c'était, pour la forme, la sûreté
de sa touche et la précision de son style, et, pour le
fond, ce déséquilil)rc moral qui exerçait une trou-
blante attirance sur ces âmes singulières, ouvertes à
la fois aux aspirations d'un mysticisme lilial et aux
suggestions perverses dune dé^iravation au moins
intellectuelle.
Quand on a passé en revue tous ces témoignages,
toutes ces preuves de l'admiration provoquée et de
l'influence exercée depuis quatre siècles par le
mince recueil de Villon, on est émerveillé de celte
intensité de succès du « pauvre petit écolier » qui
osait à peine souhaiter qu'il restât de lui quelque
mémoire
Telle qu'elle est l'un bon folastre.
Il a suffi de quelques centaines de vers, écrits, au
hasard d'une verve fantasque, dans la petite chambre
du cloître Saint-Benoil , au coin d'une tombe du
cimetière des Innocents, au fond d'une basse fosse,
sur la table d'une taverne ou d'un bouge, pour que
le nom transmis par maître Guillaume de Villon à
son pupille soit devenu immortel, pour que des éru-
dits s'attachent avec une passion tenace à retrouver
LE SUCCÈS. 187
dans les archives la trace des vagabondages de ce
bohème, marques k chaque pas par un méfait ou une
condamnation, pour que des générations successives
de poètes cherchent dans cette poignée de rimes
jetées à tous les vents une inspiration et un modèle.
Merveilleuse puissance de 1 art, et, aussi, merveil-
leux effet de cette sincérité qui chez Villon fait
partie de 1 art, et qui manque souvent à des œuvres
bien plus puissantes, plus riches et plus belles que
la sienne ! S il est vrai c{ue le moi, en un certain
sens, soit haïssable, il n'est pas moins vrai, clans
un autre sens, qu'il possède un singulier et impé-
rissable attrait. Ce qui a le plus charmé les lecteurs
des xvi^ et xvii'= siècles, dans l'œuvre du poète pari-
sien, c'est son habileté à manier la langue et le vers,
sa fantaisie imprévue, sa malice, son enjouement,
son talent de description; aujourd hui, — sans que
tous ces dons octroyés à l'auteur du Testament par la
fée dont il se dit « extrait » aient perdu de leur prix à
nos yeux, — ce qui nous attache le plus à lui, c est ce
cju il nous a révélé de son cœ'ur faible et ardent, de
son âme mobile, de ses passions, de ses souffrances
et de ses remords. Aux générations qui viendront
après nous d'autres aspects encore s'offriront peut-
être qui les captiveront d'une façon nouvelle; ce qui
est certain , c'est que Marot était bon prophète
quand, après avoir dit que « le temps c|ui tout efface
n'a su jusqu'ici effacer l'œuvre de François Villon »,
il ajoutait : « et moins encore l'effacera ores et d'ici
en avant ».
NOTE ADDITIONNELLE
M. Longnon a donné dans son édition, la seule dont on
puisse maintenant faire usage (Paris, Lemerrc, 1892), une
bibliographie des éditions antérieures. Il n'entre pas dans le
plan du présent ouvrage d'en dresser une des travaux dont
Villon a été l'objet. Je ine bornerai à compléter quelques
indications sommaires. La fin du chap. I (p. 81) est emprun-
tée à un intéressant discours de M. J. Théry sur le procès
de Villon (A. Lévy, 1899). La note de M. Langlois sur
Arc/iifiada (p. 107) se trouve dans les Mélanines de philo-
logie romane offerts à Cari Wah/und (Màcon, 1896). Le petit
livre de M. Bijvanck, cité p. 108, a paru chez Champion
en 1891. La Romania a publié dans son tome XXI (1892)
un article de M. Longnon et un autre de M. Piaget qui
complètent ou rectifient sur certains points l'édition du pre-
mier. Les nouvelles découvertes de M. Schvvob ont été en
partie communiquées par lui à l'Académie des Inscriptions
et Belles-Lettres, et on trouve des résumés de ces communi-
cations dans les Comptes rendus de 1898 et 1899. Enfin je
compte publier incessamment dans la Romania, sous le litre
de Vil/oniana, un certain nombre de notes critiques concer-
nant surtout le texte du poète.
Dans mes citations, en petit caractère, j'ai reproduit fidèle-
ment le texte de Villon, en n'employant d'accents que sur
l'e final, et avec une orthographe quelque peu simplifiée et
régularisée; j'espère que les explications de mots vieillis
données en note suffiront à faire comprendre ces passages.
Au contraire, ce qui est cité dans le contexte entre guille-
mets est traduit ou modernisé.
J'ai été fort embarrassé pour trouver à ce volume une
190 FRANÇOIS VILLON.
« illustration » convenable. On n'a pas de portrait contem-
porain de Villon. En tète de l'édition probablement la plus
ancienne des liepues franches figure bien un clerc tenant une
banderole sur laquelle on lit /•'. Villon (Em. Picot, Catalogue
des litres du baron J, de Rothschild, t. 1, p. 259); mais celte
image, d'ailleurs banale, est un de ces ■< passe-partout »
qu'employaient les imprimeurs du temps et se retrouve ail-
leurs avec le nom de Virgile. — -Le Cabinet des estampes do la
Bibliothèque nationale possède une lithographie de Rulemann
(1830) censée représenter Villon et qui se donne pour faite
CI d'après une gravure sur bois en tête de ses oeuvres publiées
par Marot « ; mais aucune des éditions données par Marot
n'a de portrait, et l'allégation est fictive ou erronée; le
personnage représenté d'ailleurs en costume du xvi° siècle,
est un gros garçon jovial et joufflu qui ne ressemble sûre-
ment en rien au poète « sec et noir, plus maigre que chi-
mère », tel qu'il se dépeint lui-même. — La statue de Villon
du sculpteur Elchéto, qui s'élève dans le square Monge,
est de pure fantaisie, et a le grave défaut de représenter
le poète en vêtement court, avec l'épée au côté, tandis
que Villon, en sa qualité de clerc et de maître es arts,
portait la robe longue, et, s'il avait une dague, la cachait,
cjmme on l'a vu (p. 52), sous son manteau. — J'aurais
voulu, à défaut de portrait, donner une vue exacte du cloître
Saint-Benoit, ou au moins de ce portail de Saint-Benoit le
Bestourné qui vit commencer la première et finir la dernière
aventure de maître François; mais il n'en existe pas d'image
ancienne. — En désespoir de cause, je me suis rabattu sur
une représentation du temps, empruntée (en dimension
réduite) au très beau manuscrit franc. 17 de la Biblio-
thèque nationale (Cité de Dieu) : on y voit des galants à la
mode de 1460 environ, une jeune fille à sa fenêtre qui sera,
si l'on veut, une des « amies » de Villon lisant un poème
de lui, et un jeune clerc, — où on peut reconnaître Villon
dans un moment où il était en bonne passe et bien nippé,
— causant avec un de ses amis.
TABLE DES MATIERES
CHAPITRE I
La vie 7
CHAPITRE II
L'œuvre 83
CHAPITRE III
Le succès 1G3
Note additio.nnelli: 1S9
Coulommieis. — Imp. Paul BRODARD. — 1269-1900.
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