Skip to main content

Full text of "Gargantua et Pantagruel"

See other formats


^ 


^ 


'1, 


■■>- 


RABELAIS 


GARGANTUA    ET  PANTAGRUEL 


Btblioihèqiie  Larousse 


FRANÇOIS    RABELAIS 

Gargantua   et    Pantagruel 


TOME  III 


sfeài 


si 


O 

o 
o 

as 


>       ^ 


o 

o- 

&> 

o 

T3 

t—( 

C 

O 

2; 

s 

w 

,.— ^ 

ts 

w 

C) 

K 

11 

1— ! 

'V 

O 

e 

H-) 

1 

a 

H 

W 

;h 

1 

O 

w 

> 

K 

« 

Q 

^ 

Z 

.S* 

)— 1 

c 

"" — 

rt 

:z; 

o 

'> 

12; 

HH 

&> 

E 

J2 
O 

u 

C 

c 
c 


Cl 


o 

•«A 

o 


RABELAIS 


Gargantua  et  Pantagruel 

Texte    transcrit  et  annoté 
par  Henri    CLOUZOT 

Conservateur  de  la  Bibliothèque  Fornejr 


TOME  III 


Quatre  gravures  hors  texte. 


Bibliothèque    Larousse 

13-1J,   rue  Montparnasse   —    PARIS 


rii 


r,  f 


m^mM 


LE  QUART  LIVRE 
des  faits  et  dits  héroïques  du  bon   PANTA- 
GRUEL, composé  par  M.  François  Rabelais, 

docteur  en  médecine. 

{Suite 

COMMENT  APRÈS   LA    TEMPÊTE   PANTAGRUEL  DESCENDIT 

ES   ÎLES  DES    MACRÊONS. 

SUR  l'instant  nous  descendîmes  au  port  d'une  île  laquelle 
on  nommait  l'île  des  Macréons.  Les  bonnes  gens  du  lieu 
nous  reçurent  honorablement.  Un  vieil  Macrobe  (ainsi 
nommaient-ils  leur  maître  échevin)  voulait  mener  Pantagruel 
en  la  maison  commune  de  la  ville,  pour  soi  rafraîchir  à  son  aise 
et  prendre  sa  réfection  ;  mais  il  ne  voulut  partir  du  môle  que  tous 
ses  gens  ne  fussent  en  terre.  Après  les  avoir  reconni^g,  commanda 
chacun  être  mué  de  vêtements  et  toutes  les  munitions  des  nefs 
être  en  terre  exposées,  à  ce  que  *  toutes  les  chiourmes  ^  fissent 
chère  lie.  Ce  que  fut  incontinent  fait.  Et  Dieu  sait  comment  il  y 
eut  bu  et  galle  ^  !  Tout  le  peuple  du  lieu  apportait  vivres  en  abon- 
dance. Les  Pantagruélistes  leur  en  donnaient  davantage.  Vrai 
est  que  leurs  provisions  étaient  aucunement  endommagées 
par  la  tempête  précédente.  Le  repas  fini,  Pantagruel  pria  un 
chacun  soi  mettre  en  office  et  devoir  pour  réparer  le  bris.  Ce 
que  firent  et  de  bon  hait*.  La  réparation  leur  était  facile,  parce 
que  tout  le  peuple  de  l'île  étaient  charpentiers  et  tous  artisans 
tels  que  voyez  en  l'arsenal  de  Venise.  Et  l'île  grande  seulement 
était  habitée  en  trois  ports  et  dix  paroisses  :  le  reste  était  bois 
de  haute  futaie  et  désert,  comme  si  fût  la  forêt  d'Ardenne. 

A  notre  instance,  le  vieil  Macrobe  montra  ce  qu'était  spec- 
table  2  et  insigne  en  l'île,  et,  par  la  forêt  ombrageuse  et  déserte, 

I.  De  manière  que.  —  2.  Equipages  de  rameurs.  —  3.  Régalé.  —  4.  Cœur.  —  5.  Digne 
d'être  vu. 


^^1?0^ 


6  —  QUART  LIVRE 

découvrit  plusieurs  temples  ruinés,  plusieurs  obélisques,  pyra- 
mides, monuments  et  sépulcres  antiques,  avec  inscriptions 
et  épitaphes  divers,  les  "uns  en  lettres  hiéroglyphiques,  les 
autres  en  langage  ionique,  les  autres  en  langue  arabique, 
agarène*,  slavonique,  et  autres,  desquels  Épistémon  fit  extrait 
curieusement.  Cependant  Panurge  dit  à  frère  Jean  :  «  Ici  est 
l'île  des  Macréons.  Macréon  en  grec  signifie  vieillard,  homme 
qui  a  des  ans  beaucoup. 

—  Que  veux-tu,  dit  frère  Jean,  que  j'en  fasse  ?  Veux- tu 
que  je  m'en  défasse  ?  Je  n'étais  mie  on  pays  lorsque  ainsi  fut 
baptisée. 

—  A  propos,  répondit  Panurge,  je  crois  que  le  nom  de  ma- 
querelle  en  est  extrait,  car  maquerellage  ne  compète  ^  qu'aux 
vieilles  :  aux  jeunes  compète  culetage.  Pourtant  serait-ce  à 
penser  qu'ici  fut  l'île  Maquerelle,  original  et  prototype  de  celle 
qui  est  à  Paris.  Allons  pêcher  des  huîtres  en  écaille.  » 

Le  vieil  Macrobe,  en  langage  ionique,  demandait  à  Panta- 
gruel comment  et  par  quelle  industrie  et  labeur  était  abordé 
à  leur  port  celle  journée,  en  laquelle  avait  été  troublement  de 
l'air  et  tempête  de  mer  tant  horrifique.  Pantagruel  lui  répondit 
que  le  haut  Servateur  ^  avait  eu  égard  à  la  simplicité  et  sincère 
affection  de  ses  gens,  lesquels  ne  voyageaient  pour  gain  ne  trafic 
de  marchandise.  Une  et  seule  cause  les  avait  en  mer  mis,  savoir 
est  studieux  désir  de  voir,  apprendre,  connaître,  visiter  l'oracle 
de  Bacbuc  et  avoir  le  mot  de  la  Bouteille,  sur  quelques  diffi- 
cultés proposées  par  quelqu'un  de  la  compagnie.  Toutefois,  ce 
n'avait  été  sans  grande  affliction  et  danger  évident  de  naufrage. 
Puis  lui  demanda  quelle  cause  lui  semblait  être  de  cetui  épou- 
vantable fortunal*,  et  si  les  mers  adjacentes  d'icelle  île  étaient 
ainsi  ordinairement  sujettes  à  tempête,  comme,  en  la  mer 
Océane,  sont  les  raz  ^  de  Sanmaieu  ^,  Maumusson,  et,  en  la  mer 
Méditerranée,  le  gouffre  de  Satalie,  Montargentan,  Plombin, 
Capo  Mélio  en  Laconie,  l'étroit  ■' de  Gibraltar,  le  phare  de  Mes- 
sine et  autres. 

COMMENT  LE  BON  MACROBE  RACONTE  A    PANTAGRUEL   LE 
MANOIR»  ET  DISCESSION^  DES  HÉROS, 

Adonc,    répondit  le  bon  Macrobe  :   «  Amis  pérégrins  <<>,  ici 

I.  Mauresque.  —  2.  N'a  rapport.  —  3.   Sauveur.  —  4.   Ourapan.  —  5  Courants.  — 
6.  Saint-Mathieu.  —  7.  Détroit.  —  8.   Demeure.  —  q.   Départ.   —  10.  Étrangers. 


PANTAGRUEL  —  7 

est  une  des  îles  Sporades,  non  de  vos  Sporades  qui  sont  en  la 
mer  Carpathie,  mais  des  Sporades  de  l'Océan,  jadis  riche,  fré- 
quente ^  opulente,  marchande,  populeuse  et  sujette  du  domi- 
nateur de  Bretagne,  maintenant,  par  laps  de  temps  et  sur  la 
déclination  du  monde,  ^  pauvre  et  déserte  comme  voyez. 

«  En  cette  obscure  forêt  que  voyez,  longue  et  ample  plus  de 
soixante  et  dix-huit  mille  parasanges  *,  est  l'habitation  des 
démons  et  héros,  lesquels  sont  devenus  vieux,  et  croyons, 
plus  ne  luisant  le  comète  présentement  lequel  nous  apparut  par 
trois  entiei«  jours  précédents,  que  hier  en  soit  mort  quelqu'un, 
au  trépas  duquel  soit  excitée  celle  horrible  tempête  que  avez 
pâ.ti  ;  car,  eux  vivants,  tout  bien  abonde  en  ce  lieu  et  autres 
îles  voisines,  et,  en  mer,  est  bonaçhe*  et  sérénité  continuelle. 
Au  trépas  d'un  chacun  d'iceux,  ordinairement  oyons-nous  par 
la  forêt  grandes  et  pitoyables  lanientations,  et  voyons  en  terre 
pestes,  vimères  ^  et  afflictions,  en  l'air  troublements  et  ténèbres, 
en  mer,  tempête  et  fortunal  ^. 

—  Il  y  a,  dit  Pantagruel,  de  l'apparence  en  ce  que  dites^. 
Car,  comme  la  torche  ou  la  chandelle,  tout  le  temps  qu'elle  est 
vivante  et  ardente,  luit  es  assistants,  éclaire  tout  autour,  dé- 
lecte un  chacun,  et  à  chacun  expose  son  service  et  s^  clarté, 
ne  fait  mal  ne  déplaisir  à  personne,  sur  l'instant  qu'elle  est 
éteinte,  par  sa  fumée  et  évaporation  elle  infectionne  l'air,  elle 
nuit  es  assistants  et  à  un  chacun  déplaît.  Ainsi  est-il  de  ces  âmes 
nobles  et  insignes.  Tout  le  temps  qu'elles  habitent  leurs  corps, 
est  leur  demeure  pacifique,  utile,  délectable,  honorable  ;  sur 
l'heure  de  leur  discession  ^,  communément  adviennent  par  les 
îles  et  continents  grands  troublements  en  l'air,  ténèbres, 
foudres,  grêles  ;  en  terre,  concussions,  tremblements,  étonne- 
ments^  ;  en  mer  fortunal  et  tempête,  avec  lamentations  des 
peuples,  mutations  des  religions,  transports  des  royaumes  et 
éversions    des    réput)liques.  ^ 

■■ —  Nous,  dit  Épistémon,  en  avons  naguère  vu  rexpcricnço 
on  décès  1®  du  preux  et  docte  chevalier  Guillaume  du  Bellay, 
lequel  vivant,  France  était  en  telle  félicité  que  tout  1§  morde 
avait  sur  elle  envie,  tout  le  monde  s'y  ralliait,  tout  le  monoe  la 
redoutait.  Soudain,  après  son  trépas,  elle  a  pté  en  mépris  de  t*->ui; 
le  njonde  biçn  longuement. 

— ■  Ainsi,  dit  Pantagruel,  niort  Anchise  à  Drépani  en  Sicile, 

I.  Peuplée. —  2.  L'abaissement  de  sa  population.  —  3.  (Mesure  de  30  stades).  -^  4.  Calme. 
—  5.  Orages.  —  6.  Qur^igan.  —  7-  Départ.  —  8.  Ébranlements.  —  9.  Renversement  des 
États.  —  10.  Au 


8  —  QUART  LIVRE 

la  tempête  donna  terrible  vexation  à  ^Enéas.  C'est  par  aventure 
la  cause  pourquoi  Hérodes,  le  tyran  et  cruel  roi  de  Judée,  soi 
voyant  près  de  mort  horrible  et  épouvantable  en  nature  (car  il 
mourut  d'une  phtiriasis,  mangé  des  verms*  et  des  poux,  comme 
paravant  étaient  morts  L.  Sylla,  Phérécydes  Syrien,  précep-, 
teur  de  Pythagoras,  le  poète  grégeois  Alcman  et  autres),  et  pré- 
voyant qu'après  sa  mort  les  Juifs  feraient  feux  de  joie,  fit  en  son 
sérail,  de  toutes  les  villes,  bourgades,  et  châteaux  de  Judée, 
tous  les  nobles  et  magistrats  convenir  2,  sous  couleur  et  occa- 
sion fraudulente  ^  de  leur  vouloir  choses  d'importance  commu- 
niquer pour  le  régime  et  tuition*  de  la  province,  Iceux  venus  et 
comparants  en  personnes,  fit  en  l'hippodrome  du  sérail  resserrer. 
Puis  dit  à  sa  sœur  Salomé  et  à  son  mari  Alexandre  :  «  Je  suis 
assuré  que  de  ma  mort  les  Juifs  se  réjouiront,  mais,  si  entendre 
voulez  et  exécuter  ce  que  vous  dirai,  mes  exèques  ^  seront  hono- 
rables, et  y  sera  lamentation  publique.  Sur  l'instant  que  serai 
trépassé,  faites,  par  les  archers  de  ma  garde,  esquels  j'en  ai  ex- 
presse commission  donné,  tuer  tous  ces  nobles  et  magistrats 
qui  sont  céans  resserrés.  Ainsi  faisants,  toute  Judée  malgré  soi 
en  deuil  et  lamentation  sera,  et  semblera  es  étrangers  que  ce 
soit  à  cause  de  mon  trépas,  comme  si  quelque  âme  héroïque  fut 
décédée.  » 

«  Autant  en  affectait  un  désespéré  ^  tyran,  quand  il  dit  : 
«  Moi  mourant,  la  terre  soit  avec  le  feu  mêlée  »,  c'est-à-dire 
périsse  tout  le  monde.  Lequel  mot  Néron  le  truand  changea, 
disant  :  «  Moi  vivant  »,  comme  atteste  Suétone.  Cette  détes- 
table parole,  de  laquelle  parlent  Cicero,  lib.  j,  de  Finibus,  et 
Sénèque,  lib.  2,  de  Clémence,  est  par  Dion  Nicéus  et  Suidas 
attribuée  à  l'empereur  Tibère.  » 


COMMENT  PANTAGRUEL  RAISONNE  SUR  LA  DISCESSIONi 
DES  ÂMES  HEROÏQUES  ET  DES  PRODIGES  HORRIFIQUES 
QUI  PRÉCÉDÈRENT  LE  TRÉPAS  DU  FEU  SEIGNEUR  DE 
LANGEY. 

«  Je  ne  voudrais,  dit  Pantagruel  continuant,  n'avoir  pâti  la 
tourmente  marine  laquelle  tant  nous  a  vexés  et  travaillés,  pour 
non  entendre  ce  que  nous  dit  ce  bon  Macrobe.  Encore  suis-je 

I.  Vers.  —  2.  Assembler.  —  3.  Frauduleuse.  —  4.  Défense.  —  5.  Obsèques.  —  6.  Incorri 
gible.  —  7.  Départ. 


PANTAGRUEL  —  9 

facilement  induit  a  croire  ce  qu'il  nous  a  dit  du  comète  vu  en 
l'air  par  certains  jours  précédants  telle  discession,  car  aucunes 
telles  âmes  tant  sont  nobles,  précieuses  et  héroïques,  que,  de 
leur  délogement  et  trépas,  nous  est  certains  jours  d'avant  don- 
née signification  des  cieux.  Et,  comme  le  prudent  médecin, 
voyant  par  les  signes  pronostiques  son  malade  entrer  en  dé- 
cours *  de  mort,  par  quelques  jours  d'avant  avertit  les  femme, 
enfants,  parents  et  amis,  du  décès  imminent  du  mari,  père  ou 
prochain,  afin  qu'en  ce  reste  de  temps  qu'il  a  de  vivre,  ils  l'admo- 
nestent donner  ordre  à  sa  maison,  exhorter  et  bénistre^  ses  en- 
fants, recommander  la  viduité  de  sa  femme,  déclarer  ce  qu'il 
saura  être  nécessaire  à  l'entretènement  des  pupilles,  et  ne  soit 
de  mort  surpris  sans  tester  et  ordonner  de  son  âme  et  de  sa 
maison,  semblablement  les  cieux  bénévoles,  comme  joyeux 
de  la  nouvelle  réception  de  ces  béates  âmes,  avant  leur  décès 
semblent  faire  feux  de  joie  par  telj  comètes  et  apparitions  mé- 
téores, lesquelles  veulent  les  cieux  être  aux  humains  pour  pro- 
nostic certain  et  véridique  prédiction  que,  dedans  peu  de  jours, 
telles  vénérables  âmes  laisseront  leurs  corps  et  la  terre. 

«  Ne  plus  ne  moins  que  jadis  en  Athènes,  les  juges  nréopagites 
ballottants  pour  le  jugement  des  criminels  prisonniers,  usaient 
de  certaines  notes  selon  la  variété  des  sentences,  par  0  signifiants 
condamnation  à  mort,  par  T,  absolution,  par  A,  ampliation, 
savoir  est  quand  le  cas  n'était  encore  liquidé.  Icelles,  publique- 
ment exposées,  étaient  d'émoi  et  pensement  ^  les  parents,  amis 
et  autres,  curieux  d'entendre  quelle  serait  l'issue  et  jugement  des 
malfaiteurs  détenus  en  prison.  Ainsi,  par  tels  comètes,  comme 
par  notes  éthérées,  disent  les  cieux  tacitement  :  «  Hommes 
mortels,  ei  de  cettes  heureuses  âmes  voulez  chose  aucune  savoir, 
apprendre,  entendre,  connaître,  prévoir,  touchant  le  bien  et 
utilité  publique  ou  privée,  faites  diligence  de  vous  représenter 
à  elles  et  d'elles  réponse  avoir,  car  la  fin  et  catastrophe  de  la 
comédie  approche.  Icelle  passée,  en  vain  vous  les  regretterez. 

«  Font  davantage.  C'est  que,  pour  déclarer  la  terre  et  gens 
terriens  n'être  dignes  de  la  présence,  compagnie  et  fruition  ♦ 
de  telles  insignes  âmes,  l'étonnent^  et  épouvantent  par  prodiges, 
portentes^,  monstres  et  autres  précédents  signes  formés  contre 
tout  ordre  de  nature.  Ce  que  vîmes  plusieurs  jours  avant  le 
département  '  de   celle  tant  illustre,    généreuse    et    héroïque 


I.  Co\irs,  —  2.  Bénir. —  3.  Inquiétude  d'esprit.  —  4.  Jouissance. —  5,  Ébranlent. 
—  6.  Présagea.  —  7,  Départ. 


10  —.  QUART  LIVRE 

âme  du  docte  et  preux  chevalier  de  Langey,  duquel  vous  avez 
parlé. 

—  Il  m'en  souvient,  dit  Épistémon,  et  encore  me  frissonne 
et  tremble  le  cœur  dedans  sa  capsule  quand  je  pense  es  pro- 
diges tant  divers  et  horrifiques  lesquels  vîmes  apertement  *  cinq 
et  six  jours  avant  son  départ.  De  mode  que  les  seigneurs  d'As- 
sier,  Chemant,  Mailly  le  borgne,  Saint- Ayl,  Villeneuve-la-Guyard 
maître  Gabriel,  médecin  de  Savillan  ^,  Rabelais,  Cohuau,  Mas- 
suau,  Majorici,  BuUou,  Cercu  dit  Bourgmestre,  François  Proust, 
Ferron,  Charles  Girad,  François  Bourré,  et  tant  d'autres, 
amis,  domestiques  et  serviteurs  du  défunt,  tous  effrayés,  se 
regardaient  les  uns  les  autres  en  silence,  sans  mot  dire  de  bouche, 
mais  bien  tous  pensants  et  prévoyants  en  leurs  entendements 
que  de  bref  serait  France  privée  d'un  tant  parfait  et  nécessaire 
chevalier  à  sa  gloire  et  protection,  et  que  les  cieux  le  répétaient 
comme  à  eux  dû  par  propriété  naturelle. 

—  Huppe  de  froc,  dit  frère  Jean,  je  veux  devenir  clerc  sur 
mes  vieux  jours.  J'ai  assez  belle  entendoire,  voire.  Je  vous  le 
demande  en  demandant,  comme  le  roi  à  son  sergent,  et  la 
reine  à  son  enfant,  ces  héros  ici  et  semi-dieux  desquels  avez 
parlé  peuvent-ils  par  mort  finir  ?  Par  Nettre  Dène  «,  je  pen- 
sais en  pensarais  qu'ils  fussent  immortels,  comme  beaux 
anges.  Dieu  veuille  me  le  pardonner.  Mais  ce  révérendissime 
Macrobe  dit  qu'ils  meurent  finablement. 

—  Non  tous,  répondit  Pantagruel.  Les  stoïciens  les  di- 
saient tous  être  mortels,  un  excepté,  qui  seul  est  immortel, 
impassible,  invisible. 

«  Pindarus  apertement  dit  es  déesses  hamadryades  plus  de 
fil,  c'est-à-dire  plus  de  vie  n'être  filé  de  la  quenouille  et  filasse 
des  Destinées  et  Parques  iniques  que  es  arbres  par  elles  conser- 
vés. Ce  sont  chênes  desquels  elles  naquirent  selon  l'opinion  de 
Callimachus  et  de  Pausanias,  in  Phoci,  esquels  consent  Mar- 
tianus  Capella.  Quant  aux  semi-dieux,  panes*,  satyres,  sylvains, 
follets,  égipanes,  nymphes,  héros  et  démons,  plusieurs  ont,  par 
la  somme  totale  résultante  des  âges  divers  supputés  par  Hé- 
siode, compté  leur  vie  être  de  9,720  ans,  nombre  composé  d'unité 
passante  en  quadrinité^  et  la  quadrinité  entière  quatre  fois  en 
soi  doublée,  puis  le  tout  cinq  fois  multiplié  par  solides  triangles. 
Voyez  Plutarque  on^  livre  de  la  Cessation  des  oracles. 


I.  Ea  toute  évidence.  —  2.  Savigliano.  —  3.  Notre-Dame.  —  4.  Compagnons  de  Pan. 
■ —  5.  Nombre  de  quatre.  —  6.  Au. 


PANTAGRUEL  —  M 

—  Cela,  dit  frère  Jean,  n'est  point  matière  de  bréviaire. 
Je  n'en  crois  sinon  ce  que  vous  plaira., 

—  Je  crois,  dit  Pantagruel,  que  toutes  âmes  intellectives 
sont  exemptes  des  ciseaux  d'Atropos.  Toutes  sont  immortelles, 
anges,  démons  et  humaines.  Je  vous  dirai  toutefois  une  histoire 
bien  étrange,  mais  écrite  et  assurée  par  plusieurs  doctes  et  sa- 
vants historiographes,  à  ce  propos.  » 


COMMENT   PANTAGRUEL   RACONTE    UNE    PITOYABLE   HIS- 
TOIRE TOUCHANT  LE  TRÉPAS  DES  HÉROS. 


«  Êpxtherses,  père  d'^milian,  rhdteur,  naviguant  de  Grèce 
en  Italie  dedans  une  nef  chargée  de  diverses  marchandises 
et  plusieurs  voyagers,  sur  le  soir,  cessant  le  vent  auprès  des 
îles  Echinades,  lesquelles  sont  entre  la  Morée  et  Tunis,  fut  leur 
nef  portée  près  de  Paxes.  Etant  là  abordée,  aucuns  *  des  voya- 
gers dormants,  autres  veillants,  autres  buvants  et  soupants,  fut 
de  l'île  de  Paxes  ouïe  une  voix  de  quelqu'un  qui  hautement 
appelait  «  ThamouPx  «.  Auquel  cri  tous  furent  épouvantés.  Cetui 
Thamoun  était  leur  pilote  natif  d'Egypte,  mais  non  connu  de 
nom,  fors  à  quelques-uns  des  voyagers.  Fut  secondement  ouïe 
cette  voix,  laquelle  appelait  «  Thamoun  »  en  cris  horrifiques.  Per- 
sonne ne  répondant,  mais  tous  restants  en  silence  et  trépidation, 
en  tierce  fois  cette  voix  fut  ouïe  plus  terrible  que  devant.  Dont 
advint  que  Thamous  répondit  :  «  Je  suis  ici,  que  me  demandes- 
tu  ?  que  veux- tu  que  je  fasse  ?  »  Lors  fut  icelle  voix  plus  haute- 
ment ouïe,  lui  disant  et  commandant,  quand  il  serait  en  Palodes, 
publier  et  dire  que  Pan,  le  grand  dieu,  était  mort.  Cette  parole 
entendue,  disait  Épitherses,  tous  les  nochers  et  voyagers  s'être 
ébahis  et  grandement  effrayés,  et  entre  eux  délibérants  quel 
serait  meilleur  ou  taire  ou  publier  ce  qu'avait  été  commandé, 
dit  Thamous  son  avis  être,  advenant  que  lors  ils  eussent  vent 
en  poupe,  passer  outre  sans  mot  dire,  advenant  qu'il  fût  calme 
en  mer,  signifier  ce  qu'il  avait  ouï.  Quand  donc  furent  près 
Palodes,  advint  qu'ils  n'eurent  ni  vent  ni  courant.  Adonc  Tha- 
mous montant  en  prore^,  et  en  terre  projetant  sa  vue,  dit,  ainsi 
que  lui  était  commandé,  que  Pan  le  grand  était  mort.  Il  n'avait 
encore  achevé  le  dernier  mot,  quand  furent  entendus  grands 


I.  Quelques-uns.  —  2.  Proue. 


12  —  QUART  LIVRE 

soupirs,  grandes  lamentations  et  effrois  en  terre,  non  d'une  per- 
sonne seule,  mais  de  plusieurs  ensemble.  Cette  nouvelle  (parce 
que  plusieurs  avaient  été  présents)  fut  bientôt  divulguée  en 
Rome,  et  envoya  Tibère  César,  lors  empereur  en  Rome,  quérir 
cetui  Thamous,  et,  l'avoir  i  entendu  parler,  ajouta  foi  à  ses  pa- 
roles, et  se  guémentant^  es  gens  doctes,  qui  pour  lors  étaient  en 
sa  cour  et  en  Rome  en  bon  nombre,  qui  était  cetui  Pan,  trouva 
par  leur  rapport  qu'il  avait  été  fils  de  Mercure  et  de  Pénélope. 
Ainsi  auparavant  l'avaient  écrit  Hérodote,  etCicéronon^  tiers 
livre  De  la  Nature  des  dieux.  Toutefois  je  l'interpréterais  de 
celui  grand  Servateur*  des  fidèles,  qui  fut  en  Judée  ignominieu- 
sement occis  par  l'envie  et  iniquité  des  pontifes,  docteurs,  prê- 
tres et  moines  de  la  loi  mosaïque,  et  ne  me  semble  l'interpré- 
tation abhorrente»,  car  à  bon  droit  peut-il  être  en  langage  gré- 
geois 6  dit  Pan,  vu  qu'il  est  le  nôtre.  Tout,  tout  ce  que 
sommes,  tout  ce  que  vivons,  tout  ce  qu'avons,  tout  ce  qu'es- 
pérons est  lui,  en  lui,  de  lui,  par  lui.  C'est  le  bon  Pan,  le 
grand  pasteur  qui,  comme  atteste  le  berger  passionné  Cory- 
don,  non  seulement  a  en  amour  et  affection  ses  brebis,  mais 
aussi  ses  bergers,  à  la  mort  duquel  furent  plaintes,  soupirs, 
effrois  et  lamentations  en  toute  la  machine  de  l'univers,  cieux, 
terre,  mer,  enfers.  A  cette  mienne  interprétation  compète"  le 
temps,  car  cetui  très  bon,  très  grand  Pan,  notre  unique  Ser- 
vateur,  mourut  lez  Jérusalem,  régnant  en  Rome  Tibère  César.  » 
Pantagruel,  ce  propos  fini,  resta  en  silence  et  profonde  contem- 
plation. Peu  de  temps  après,  nous  vîmes  les  larmes  découler  de 
ses  œils  grosses  comme  œufs  d'autruche.  Je  me  donne  à  Dieu 
si  j'en  mens  d'un  seul  mot. 

COMMENT  PANTAGRUEL  PASSA  L'^LE  DE  TAPINOIS,  EN  LA- 
QUELLE  RÉGNAIT   CARÊMEPRENANT. 

Les  nefs  du  joyeux  convoi  refaites  et  réparées,  les  victuailles 
rafraîchies,  les  Macréons  plus  que  contents  et  satisfaits  de  la 
dépense  qu'y  avait  fait  Pantagruel,  nos  gens  plus  joyeux  que 
de  coutume,  au  jour  subséquent  fut  voile  faite  au  serein  et  déli- 
cieux iguyon^,  en  grande  allégresse.  Sur  le  haut  du  jour  fut, 
par  Xénomanes,  montré  de  loin  l'île  de  Tapinois,  en  laquelle 


1.  Après  l'avoir.  —  2.    S'enquérant.  —  3.  Au.  —  4.  Sauveur.   —  5.  Contraire  au 
bon   sens.  —  6.  Grec.  —  7-  A  rapport.  —  8.  Zéphire. 


PANTAGRUEL  —  13 

régnait  Carêmeprenant,  duquel  Pantagruel  avait  autrefois  ouï 
parler,  et  l'eût  volontiers  vu  en  personne,  ne  fût  que  Xénomanes 
l'en  découragea,  tant  pour  le  grand  détour  du  chemin  que  pour 
le  maigre  passe-temps  qu'il  dit  être  en  toute  l'île  et  cour  du 
seigneur.  «  Vous  y  verrez,  disait-il,  pour  tout  potage,  un  grand 
avaleur  de  pois  gris,  un  grand  caquerotier*,  un  grand  preneur 
de  taupes,  un  grand  botteleur  de  foin,  un  demi-géant  à  poil  fol- 
let et  double  tonsure,  extrait  de  Lanternois,  bien  grand  lanter- 
nier,  gonfalonier  des  Ichtyophages,  dictateur  de  Moutardois, 
fouetteur  de  petits  enfants,  calcineur  de  cendres,  père  et  nour- 
risson des  médecins,  foisonnant  en  pardons,  indulgences  et  sta- 
tions, homme  de  bien,  bon  catholique  et  de  grande  dévotion.' 
Il  pleure  les  trois  parts  du  jour.  Jamais  ne  se  trouve  aux  noces. 
Vrai  est  que  c'est  le  plus  industrieux  faiseur  de  lardoires  et 
brochettes  qui  soit  en  quarante  royaumes.  Il  y  a  environ  six 
ans  que,  passant  par  Tapinois,  j'en  emportai  une  grosse,  et  la 
donnai  aux  bouchers  de  Quande".  Ils  les  estimèrent  beaucoup, 
et  non  sans  cause.  Je  vous  en  montrerai  à  notre  retour  deux 
attachées  sur  le  grand  portail.  Les  aliments  desquels  il  se  paît 
sont  hauberts  salés,  casquets,  morions  salés  et  salades  salées, 
dont  quelquefois  pâtit  ^  une  lourde  pisse  chaude.  Ses  habille- 
ments sont  joyeux,  tant  en  façon  comme  en  couleur,  car  il  porte 
gris  et  froid,  rien  devant  et  rien  derrière,  et  les  manches  de 
même. 

—  Vous  me  ferez  plaisir,  dit  Pantagruel,  si,  comme  m'avez 
exposé  ses  vêtements,  ses  aliments,  sa  manière  de  faire  et  ses 
passe-temps,  aussi  m'exposez  sa  forme  et  corpulence  en  toutes 
ses  parties. 

—  Je  t'en  prie,  couillette,  dit  frère  Jean,  car  je  l'ai  trouvé 
dedans  mon  bréviaire,  et  s'enfuit  après  les  fêtes  mobiles. 

—  Volontiers,  répondit  Xénomanes.  Nous  en  ouïrons  par 
aventure  plus  amplement  parler  passants  l'île  Farouche,  en  la- 
quelle dominent  les  andouilles  f arf erlues  ♦,  ses  ennemies  mortelles 
contre  lesquelles  il  a  guerre  sempiternelle.  Et  ne  fût  l'aide  du 
noble  Mardigras,  leur  protecteur  et  bon  voisin,  ce  grand  lan- 
ternier  Carêmeprenant  les  eût  jà  piéça^  exterminées  de  leur  ma- 
noir. 

—  Sont-elles,  demandait  frère  Jean,  mâles  ou  femelles, 
anges  ou  mortelles,  femmes  ou  pucelles  ? 


I.  Enfonceur  de  caques  de  harengs  —  2.  Candes,  canton  de  Chinon  (Indre-et-Loire). 
-  3.  Souffre.  —  4.  Rebondie.  —  5.  Il  y  a  longtemps. 


14  —  QUAkT  LIVRE 

—  Elles  sont,  répondit  Xénomanes,  femelles  en  sexe,  mor- 
telles en  condition,  aucunes  *  pucelles,  autres  non. 

—  Je  me  donne  au  diable,  dit  frère  Jean,  si  je  ne  suis  pour 
elles.  Quel  désordre  est-ce  en  nature,  faire  guerre  contre  les 
femmes  ?   Retournons.   Sacmentons  ^  ce  grand  vilain. 

—  Combattre  Carêmeprenant,  dit  Panurge,  de  par  tous 
les  diables,  je  ne  suis  pas  si  fol  et  si  hardi  ensemble.  Quid  juris, 
si  nous  3  trouvions  enveloppés  entre  andouilles  et  Carêmepre- 
nant, entre  l'enclume  et  les  marteaux  ?  Cancre  !  ôtez-vous  de 
là.  Tirons  outre.  Adieu,  vous  dis,  Carêmeprenant.  Je  vous  re- 
commande les  andouilles,  et  n'oubliez  pas  les  boudins.  » 

COMMENT    PAR    PANTAGRUEL    FUT    UN    MONSTRUEUX 
PHYSÊTÈRE^  APERÇU   PRÈS   VILE  FAROUCHE. 

Sur  le  haut  du  jour  approchants  l'île  Farouche,  Pantagruel 
de  loin  aperçut  un  grand  et  monstrueux  physétère,  venant  droit 
vers  nous,  bruyant,  ronflant,  enflé,  enlevé  plus  haut  que  les 
hunes  des  nefs  et  jetant  eaux  de  la  gueule  en  l'air  devant  soi, 
comme  si  fût  une  grosse  rivière  tombante  de  quelque  montagne. 
Pantagruel  le  montra  au  pilote  et  à  Xénomanes.  Par  le  conseil 
du  pilote  furent  sonnées  les  trompettes  de  la  thalamêge  ^  en  into- 
nation de  gare-serre^.  A  cetui  son,  toutes  les  nefs,  galions,  ram- 
berges"',  liburniques*  (selon  qu'était  leur  discipline  navale),  se 
mirent  en  ordre  et  figure  telle  qu'est  l'Y  grégeois^,  lettre  de 
Pythagoras,  telle  que  voyez  observer  par  les  grues  en  leur  vol, 
telle  qu'est  en  un  angle  acut^",  on^*  cône  et  base  de  laquelle  était 
ladite  thalamêge  en  équipage  de  vertueusement  combattre. 
Frère  Jean  on  château  gaillard  monta  galant  et  bien  délibéré*' 
avec  les  bombardiers.  Panurge  commença  crier  et  lamenter 
plus  que  jamais.  «  Babillebabou,  disait-il,  voici  pis  qu'antan. 
Fuyons.  C'est,  par  la  mort  bœuf,  Léviathan  décrit  par  le  noble 
prophète  Moses  en  la  vie  du  saint  homme  Job.  Il  nous  avalera 
tous,  et  gens  et  nefs,  comme  pilules.  En  sa  grande  gueule  infer- 
nale nous  ne  lui  tiendrons  lieu  plus  que  ferait  un  grain  de  dra- 
gée musquée  en  la  gueule  d'un  âne.  Voyez-le  ci.  Fuyons,  gagnons 
terre.  Je  crois  que  c'est  le  propre  monstre  qui  fut  jadis  destiné 
pour  dévorer  Andromède.  Nous  sommes  tous  perdus.  O  que 


I.  Quelques-unes.  —  2.  Saccageons.  —  3.  Nous  nous.  —  4.  Souffleur.  —  5.  Vaisseau, 
proprement  gondole  égyptienne.  —  6.  Garer  et  serrer.  —  7.  Barges  à  rarnes.  —  8.  Bri- 
gantins.  —  9.  Grec.  —  10.  Aigu.  —  11.  Au.  —  12.  Résolu. 


Pantagruel  —  15 

pour  l'occire  présentement  fût  ici  quelque   vaillant   Perséus  ! 

—  Percé  jus  *  par  moi  sera,  répondit  Pantagruel.  N'ayez 
peur. 

—  Vertu-Dieu  !  dit  Panurge,  faites  que  soyons  hors  les 
causes  de  peur.  Quand  voulez-vous  que  j'aie  peur,  sinon  quand 
le  danger  est  évident  ? 

—  Si  telle  est,  dit  Pantagruel,  votre  destinée  fatale,  comme 
naguère  exposait  frère  Jean,  vous  devez  peur  avoir  de  Pyrœis, 
Héoûs,  ^thon,  Phlégon,  célèbres  chevaux  du  soleil  flammi- 
vomes  2,  qui  rendent  feu  par  les  narines  ;  des  physétères  qui  ne 
jettent  qu'eau  par  les  ouïes  et  par  la  gueule,  ne  devez  peur  au- 
cune avoir.  Ja^  par  leur  eau  ne  serez  en  danger  de  mort.  Par 
cetui  élément  plus  tôt  serez  garanti  et  conservé  que  fâché  ni 
,ofifensé. 

—  A  l'autre,  dit  Panurge.  C'est  bien  rentré  de  piques  noires. 
Vertu  d'un  petit  poisson,  ne  vous  ai-je  pas  assez  exposé  la  trans- 
mutation des  éléments  et  le  facile  symbole  qui  est  entre  rôti  et 
bouilli,  entre  bouilli  et  rôti?  Halas  !  Voi  le  ci*.  Je  m'en  vais 
cacher  là-bas.  Nous  sommes  tous  morts  à  ce  coup.  Je  vois  sur  la 
hune  Atropos,  la  félone,  avec  ses  ciseaux  de  frais  émoulus,  prête 
à  nous  tous  couper  le  filet  de  vi«.  Gare  !  Voi  le  ci.  O  que  tu  es 
horrible  et  abominable  !  Tu  en  as  bieil  noyé  d'autres,  qui  ne 
s'en  sont  point  vantés.  Dea^,  s'il  jetât  vin  bon,  blanc,  vermeil, 
friand,  délicieux,  en  lieu  de  cette  eau  amère,  puante,  salée,  cela 
serait  tolérable  aucunement^,  et  y  serait  aucune'^  occasion  de 
patience,  à  l'exemple  de  celui  milourt^  anglais,  auquel  étant  fait 
commandement  pour  les  crimes  desquels  était  convaincu  de 
mourir  à  son  arbitrage,  élut  mourir  noyé  dedans  un  tonneau 
de  Malvoisie.  Voi  le  ci.  Ho  !  ho  !  diable  Satanas,  Léviathan  !  Je 
ne  te  peux  voir,  tant  tu  es  hideux  et  détestable.  Vestz^  à  l'au- 
dience, vestz  aux  chicanons.  » 

COMMENT  PAR  PANTAGRUEL  FUT  DÉFAIT  LE  MONSTRUEUX 

PH  Y  SET  ÈRE. 

Le  physétère,  entrant  dedans  les  braies  *•>  et  angles  des  nefs 
et  galions,  jetait  eau  sur  les  premiers  à  pleins  tonneaux,  comme 
si  fussent  les  catadupés  **  du  Nil  en  Ethiopie.  Dards,  dardelles, 
javelots,  épieux,  corsecques*^,  pertuisanes  volaient  sur  liîi  de 


I.  Bas.  —  2.  Qui  vomissent  des  flammes.  —  3.  Jamais.  — 4.  Le  voici.  —  5.  Vraiment. 
—  6.  En  quelque  manière.  —  7.  Quelque.  —  8.  Milord.  —  9.  Va-t'en  (en  picard).  — 
10.  Les  retranchements.  —  11.  Cataractes.  —  12.  JavelineSo 


10  _  QUART  LIVRE 

tous  côtés.  Frère  Jean  ne  s'y  épargnait.  Panurge  mourait  de 
peur.  L'artillerie  tonnait  et  foudroyait  en  diable,  et  faisait  son 
devoir  de  le  pincer  sans  rire,  mais  peu  profitait  ^  caries  gros 
boulets  de  fer  et  de  bronze,  entrants  en  sa  peau,  semblaient  fon- 
dre, à  les  voir  de  loin,  comme  font  les  tuiles  au  soleil.  Alors 
Pantagruel,  considérant  l'occasion  et  nécessité,  déploie  ses 
bras,  et  montre  ce  qu'il  savait  faire. 

Vous  dites,  et  est  écrit,  que  le  truand  Commodus,  empereur 
de  Rome,  tant  dextrement  tirait  de  l'arc  que  de  bien  loin  il 
passait  les  flèches  entre  les  doigts  des  jeunes  enfants  levants  la 
main  en  l'air,  sans  aucunement  les  férir  ^.  Vous  nous  racontez 
aussi  d'un  archer  indien,  on  ^  temps  qu'Alexandre  le  Grand 
conquit  Indie,  lequel  tant  était  de  traire  *  périt  ^,  que  de  loin  il 
passait  ses  flèches  par  dedans  un  anneau,  quoiqu'elles  fussent 
longues  de  trois  coudées  et  fût  le  fer  d'icelles  tant  grand  et 
pesant,  qu'il  en  perçait  brands  •^  d'acier,  boucliers  épais,  plas- 
trons acérés,  tout  généralement  qu'il  touchait,  tant  ferme, 
résistant  dur  et  valide  fût,  que  sauriez  dire.  Vous  nous  dites 
aussi  merveille  de  l'industrie  des  anciens  Français,  lesquels  à 
tous  étaient  en  l'art  sagittaire  préférés,  et  lesquels  en  chasse 
de  bêtes  noires  et  rousses  frottaient  le  fer  de  leurs  flèches 
avec  ellébore,  pour  ce  que  de  la  venaison  ainsi  férue  ',  la  chair 
plus  tendre,  friande,  salubre  et  délicieuse  était,  cernant  toute- 
fois et  ôtant  la  partie  ainsi  atteinte  tout  autour.  Vous  faites 
pareillement  narré  *  des  Parthes,  qui  par  derrière  tiraient  plus 
ingénieusement  que  ne  faisaient  les  autres  nations  en  face.  Aussi 
célébrez-vous  les  Scythes  en  cette  dextérité  de  la  part  desquels 
jadis  un  ambassadeur  envoyé  à  Darius,  roi  des  Perses,  lui  offrit 
un  oiseau,  une  grenouille,  une  souris  et  cinq  flèches  sans  mot 
dire.  Interrogé  que  prétendaient  tels  présents,  et  s'il  avait 
charge  de  rien  dire,  répondit  que  non.  Dont  restait  Darius  tout 
étonné  et  hébété  en  son  entendement,  ne  fut  que  l'un  des  sept 
capitaines  qui  avaient  occis  les  mages,  nommé  Gobryes,  lui 
exposa  et  interpréta,  disant  :  «  Par  ces  dons  et  offrandes  vous 
disent  tacitement  les  Scythes  :  Si  les  Perses  comme  oiseaux  ne 
volent  au  ciel,  ou  comme  souris  ne  se  cachent  vers  le  centre  de  la 
terre,  ou  ne  se  mussent^  on  profond  des  étangs  et  palus i''  comme 
grenouilles,  tous  seront  à  perdition  mis  par  la  puissance  et  sa- 
gettes**  des  Scythes. 


I.  Servait  à  peu  de  chose.  —  2.  Frapper. —  3.  Au.  —  4.  Tirer.  —  5.  Habile.  — 
6.  Épées  à  deux  mains.  —  7.  Frappée.  —  8.  Récit.  —  9.  Cachent.  —  10.  Marais.  — 
II.  Flèches.  » 


PANTAGRUEL  —  17 

Le  noble  Pantagruel,  en  l'art  de  jeter  et  darder,  était  sans 
comparaison  plus  admirable,  car,  avec  ses  horribles  piles*  et 
dards  (lesquelles  proprement  ressemblaient  aux  grosses  poutres 
sur  lesquelles  sont  les  ponts  de  Nantes,  Saumur,  Bergerac, 
et  à  Paris,  les  ponts  au  Change  et  aux  Meuniers  soutenus  en 
longueur,  grosseur,  pesanteur  et  ferrure)  de  mille  pas  loin  il 
ouvrait  les  huîtres  en  écaille  sans  toucher  les  bords,  il  émou- 
chait  une  bougie  sans  l'éteindre,  frappait  les  pies  par  l'œil, 
dessemelait  les  bottes  sans  les  endommager,  défourrait  les  bar- 
butes  2  sans  rien  gâter,  tournait  les  feuillets  du  bréviaire  de 
frère  Jean  l'un  après  l'autre  sans  rien  dessirer^.  Avec  tels 
dards,  desquels  était  grande  munition  dedans  sa  nef,  au  pre- 
mier coup  il  enferra  le  physétère  sur  le  front,  de  mode  qu'il  lui 
transperça  les  deux  mâchoires  et  la  langue,  si  que  plus  n'ouvrit 
la  gueule,  plus  ne  puisa,  plus  ne  jeta  eau.  Au  second  coup  il  lui 
creva  l'œil  droit,  au  troisième  l'œil  gauche,  et  fut  vu  le  physé- 
tère, en  grande  jubilation  de  tous,  porter  ces  trois  cornes  au 
front  quelque  peu  penchantes  devant,  en  figure  triangulaire 
équilatérale,  et  tournoyer  d'un  côté  et  d'autre,  chancelant  et 
fourvoyant*  comme  étourdi,  aveugle  et  prochain  de  mort. 
De  ce  non  content,  Pantagruel  lui  en  darda  un  autre  sur  la 
queue,  penchant  pareillement  en  arrière.  Puis  trois  autres  sur 
l'échiné  en  ligne  perpendiculaire,  par  équale  ^  distance  de  queue 
et  bec  trois  fois  justement  compartie^.  Enfin  lui  en  lança  sur  les 
flancs  cinquante  d'un  côté  et  cinquante  de  l'autre,  de  manière 
que  le  corps  du  physétère  semblait  à  la  quille  d'un  galion  à  trois 
gabies',  emmortaisée  par  compétente  dimension  de  ses  poutres, 
comme  si  fussent  cosses  '  et  porte-haubans  de  la  carène.  Et  était 
chose  moult  plaisante  à  voir.  Adonc  mourant  le  physétère,  se 
renversa  ventre  sur  dos,  comme  font  tous  poissons  morts,  et 
ainsi  renversé,  les  poutres  contre  bas  en  mer,  ressemblait  au 
scolopendre,  serpent  ayant  cent  pieds,  comme  le  décrit  le  sage 
ancien  Nicander. 

COMMENT  PANTAGRUEL  DESCENDIT  EN  VILE  FAROUCHE, 
MANOIR  ANTIQUE  DES  ANDOUILLES, 

Les  hespailliers  3  de  la  nef  lanternière  *<>  amenèrent  le  physétère 


I.  Javelots.  —  2.  Capuchoas.  —  3.  Déchirer.  —  4.  Se  fourvoyant.  —  5.  Égale.  — 
6.  Partagée.  —  7.  Hunes.  —  8.  Anneaux  de  cordages.  —  9.  Rameurs-chefs.  —  10.  Où 
pendait  une  lanterne  (la  seconde  nef). 


RABELAIS   m 


18  —  QUART  LIVRE 

lié  en  terre  de  l'île  prochaine,  dite  Farouche,  pour  en  faire  ana- 
tomie  et  recueillir  la  graisse  des  rognons,  laquelle  disaient  être 
fort  utile  et  nécessaire  à  la  guérison  de  certaine  maladie  qu'ils 
nommaient  faute  d'argent.  Pantagruel  n'en  tint  compte,  car 
autres  assez  pareils,  voire  encore  plus  énormes,  avait  vu  en 
l'océan  Gallique.  Condescendit  toutefois  descendre  en  l'île 
Farouche  pour  sécher  et  rafraîchir  aucuns  *  de  ses  gens  mouillés 
et  souillés  par  le  vilain  physétère,  à  un  petit  port  désert  vers 
le  midi,  situé  lez  une  touche  ^  de  bois  haute,  belle  et  plaisante,  de 
laquelle  sortait  un  délicieux  ruisseau  d'eau  douce,  claire  et  ar- 
gentine. Là,  dessous  belles  tentes,  furent  les  cuisines  dressées, 
sans  épargne  de  bois.  Chacun  mué  de  vêtements  à  son  plaisir, 
fut  par  frère  Jean  la  campanelle*  sonnée.  Au  son  d'icelle  furent 
les  tables  dressées  et  promptement  servies. 

Pantagruel,  dînant  avec  ses  gens  joyeusement,  sur  l'apport 
de  la  seconde  table,  aperçut  certaines  petites  andouilles  affé- 
tées  *  gravir  et  monter  sans  mot  sonner  sur  un  haut  arbre  près 
le  retrait  du  gobelet*.  Si*  demanda  à  Xéncmanes  :  «Quelles 
bêtes  sont-ce  là  ?  »  pensant  que  fussent  écurieux',  belettes, 
martres  ou  hermines.  «  Ce  sont  andouilles,  répondit  Xénomanes. 
Ici  est  l'île  Farouche  de  laquelle  je  vous  parlais  à  ce  matin. 
Entre  lesquelles  et  Carêmeprenant,  leur  malin  et  antique  ennemi, 
est  guerre  mortelle  de  longtemps.  Et  crois  que  par  les  canonnades 
tirées  contre  le  physétère  aient  eu  quelque  frayeur  et  dou- 
tance^  que  leur  dit  ennemi  ici  fût  avec  ses  forces  pour  les  sur- 
prendre, ou  faire  le  gât«  parmi  cette  leur  île,  comme  jà  plusieurs 
fois  s'était  en  vain  efforcé,  et  à  peu  de  profit,  obstant*®  le  soin  et 
vigilance  des  andouilles,  lesquelles,  comme  disait  Dido  aux  com- 
pagnons d'JEnéas  voulant  prendre  port  en  Carthage  sans  son 
su  et  licence,  la  malignité  de  leur  ennemi  et  vicinité**  de  ses 
terres  contraignaient  soi  continuellement  contregarder  et 
veiller. 

—  Dea  12,  bel  ami,  dit  Pantagruel,  si  voyez  que  par  quelque 
honnête  moyen  puissions  fin  à  cette  guerre  mettre,  et  ensemble 
les  réconcilier,  donnez-m'en  avis.  Je  m'y  emploierai  de  bien 
bon  cœur,  et  n'y  épargnerai  du  mien  pour  contempéîer  *'  et 
amodier  les  conditions  controverses  entre  les  deux  parties. 

—  Possible  n'est  pour  le  présent,  répondit  Xénomanes. 
Il  y  a  environ  quatre  ans  que,  passant  par  ci  et  Tapinois,  je  me 


I,  Quelques-uns.  —  2.  Un  bouquet.  —  3.  Cloche.  —  4.  Sournoises.  —  5.  L'office.  — 
6.  Ainsi,  —  7.  Écureuils.  —  8,  Soupçon,  —  9.  Dégât.  —  10.  S'y  opposant.  —  11,  Voisinage. 
—  12.  Vraiment.  —  13.  Tempérer» 


PANTAGRUEL  —  19 

mis  en  devoir  de  traiter  paix  entre  eux,  ou  longues  trêves  pour 
le  moins,  et  ores  *  fussent  bons  amis  et  voisins,  si  tant  l'un  comme 
les  autres  soi  fussent  dépouillées  de  leurs  affections  ^  en  un  seul 
article.  Carêmeprenant  ne  voulait  on  '  traité  de  paix  comprendre 
les  boudins  sauvages,  ni  les  saucissons  montigènes*,  leurs  an- 
ciens bons  compères  et  confédérés.  Les  andouilles  requéraient 
que  la  forteresse  de  Caque  fût,  par  leur  discrétion,  comme  est 
le  château  de  Saloir,  régie  et  gouvernée,  et  que  d'icelle  fussent 
hors  chassés  ne  sais  quels  puants,  vilains,  assassineurs  et  bri- 
gands qui  la  tenaient.  Ce  que  ne  put  être  accordé,  et  semblaient 
les  conditions  iniques  à  l'une  et  à  l'autre  partie.  Ainsi  ne  fut 
entre  eux  l'appointement  ^  conclu.  Restèrent  toutefois  moins 
sévères  et  plus  doux  ennemis  que  n'étaient  par  le  passé.  Mais 
depuis  la  dénonciation  du  concile  national  de  Chésil,  par  la- 
quelle elles  furent  f arf ouillées  ^,  godelurées"^  et  intimées  *,  par 
laquelle  aussi  fut  Carêmeprenant  déclaré  breneux,  hallebrené^ 
etstocfisé**encas  qu'avec  elles  il  fît  alliance  ou  appointement 
aucun,  se  sont  horrifiquement  aigris,  envenimés,  indignés  et 
obstinés  en  leurs  courages,  et  n'est  possible  y  remédier.  Plus  tôt 
auriez-vous  les  chats  et  rats,  les  chiens  et  lièvres  ensemble  ré- 
concilié. » 

COMMENT,  PAR  LES  ANDOUILLES  FAROUCHES,  EST  DRESSÉE 
EMBUSCADE    CONTRE    PANTAGRUEL. 

I 

Ce  disant  Xénomanes,  frère  Jean  aperçut  vingt  et  cinq  ou 
trente  jeunes  andouilles  de  légère  taille  sur  le  havre,  soi  retirantes 
de  grand  pas  vers  leur  ville,  citadelle,  château  et  roquette  **  de 
Cheminées,  et  dit  à  Pantagruel  :  «  Il  y  aura  ici  de  l'âne,  je  le 
prévois.  Ces  andouilles  vénérables  vous  pourraient,  par  aventure, 
prendre  pour  Carêmeprenant,  quoiqu'en  rien  ne  lui  sembliez. 
Laissons  ces  repaissailles  ^^  ici,  et  nous  mettons  en  devoir  de 
leur  résister. 

—  Ce  ne  serait,  dit  Xénomanes,  pas  trop  mal  fait.  Andouil- 
les sont  andouilles,  toujours  doubles  et  traîtresses.  » 

Adonc  se  lève  Pantagruel  de  table  pour  découvrir  hors  la 
touche*»  de  bois  ;  puis  soudain  retourne,  et  nous  assure  avoir  à 
gauche  découvert  une  embuscade  d'andouilles  farfelues  **,  et 


I.  Désormais.  —  2.  Passions.  —  3.  Au.  —  4.  Engendrés  aux  montagnes.  —  5.  Accord. 
—  6.  Saccagées.  —  7.  Muguetées.  —  8.  Citées  en  justice.  —  9.  Déconûi.  —  10.  Sec 
comme  une  naorue.  —  11.  Forteresse.  -^  12.  Mangeailles.  —  13.  Le  bouquet.  —  14.  Re- 
bondies. 


20  —  QUART  LIVRE 

du  côté  droit,  à  demi-lieue  loin  de  là,  un  gros  bataillon  d'autres 
puissantes  et  gigantales*  andouilles,  le  long  d'une  petite  colline, 
furieusement  en  bataille  marchantes  vers  nous  au  son  des  vèzes 
et  piboles,  des  gogues^  et  des  vessies,  des  joyeux  pifres'  et 
tambours,  des  trompettes  et  clairons.  Par  la  conjecture  de 
soixante  et  dix-huit  enseignes  qu'il  y  comptait,  estimions  leur 
nombre  n'être  moindre  de  quarante  et  deux  mille.  L'ordre 
qu'elles  tenaient,  leur  fier  marcher  et  faces  assurées,  nous  fai- 
saient croire  que  ce  n'étaient  f riquenelles  *,  mais  vieilles  andouil- 
les de  guerre.  Par  les  premières  filières  jusque  près  les  enseignes, 
étaient  toutes  armées  à  haut  appareil,  avec  piques  petites, 
comme  nous  semblait  de  loin,  toutefois  bien  pointues  et  acérées. 
Sur  les  ailes  étaient  f  lanquegées  ^  d'un  grand  nombre  de  boudins 
sylvatiques<^,  de  godiveaux'  massifs  et  saucissons  à  cheval, 
tous  de  belle  taille,  gens  insulaires,  bandouiliers  ^  et  farouches. 
Pantagruel  fut  en  grand  émoi,  et  non  sans  cause,  quoique  Épis- 
témon  lui  remontrât  que  l'usance  et  coutume  du  pays  andouil- 
lois  pouvait  être  ainsi  caresser  et  en  armes  recevoir  leurs  amis 
étrangers,  comme  sont  les  nobles  rois  de  France  par  les  bonnes 
villes  du  royaume  reçus  et  salués  à- leurs  premières  entrées  après 
leur  sacre  et  nouvel  avènement  à  la  couronne.  «  Par  aventure, 
disait-il,  est-ce  la  garde  ordinaire  de  la  reine  du  lieu,  laquelle 
avertie  par  les  jeunes  andouilles  du  guet  que  vîtes  sur  l'arbre 
comment  en  ce  port  surgeait  '  le  beau  et  pompeux  convoi  de 
nos  vaisseaux,  a  pensé  que  là  devait  être  quelque  riche  et  puis- 
sant prince,  et  vient  vous  visiter  en  personne.  »  De  ce  non 
satisfait,  Pantagruel  assembla  son  conseil  pour  sommairement 
leur  avis  entendre  sur  ce  que  faire  devaient  en  cetui  estrif*" 
d'espoir  incertain  et  crainte  évidente. 

Adonc  brièvement  leur  remontra  comment  telles  manières 
de  recueil**  en  armes  avait  souvent  porté  mortel  préjudice,  sous 
couleur  de  caresse  et  amitié.  «  Ainsi,  disait-il,  l'empereur  Antonin 
Caracalle,  à  l'une  fois  occit  les  Alexandrins,  à  l'autre  défit  la 
compagnie  d'Artaban,  roi  des  Perses,  sous  couleur  et  fiction 
de  vouloir  sa  fille  épouser,  ce  que  ne  resta  impuni,  car  peu 
après  il  y  perdit  la  vie.  Ainsi  les  enfants  de  Jacob,  pour  venger 
le  rapt  de  leur  sœur  Dyna,  sacmentèrent"  les  Sichimiens.  En 
cette  hypocritique  façon,  par  Galien,  empereur  romain,  furent 


I.  Gigantesques.  —  2.  Boyaux.  —  3.  Fifres.  —  4.  Petites  friquettes,  jeunes  coquettes. 
—  5.  Flanquées,  —  6.  Des  bois.  —  7.  Pâtés.  —  8,  Brigands.  —  9.  Surgissait.  —  10.  Dan- 
ger. —  n.  Accueil.  —  12.  Mirent  à  sac 


PANTAGRUEL  —  21 

les  gens  de  guerre  défaits  devant  Constantinople.  Ainsi,  sous 
espèce  d'amitié,  Antoninus  attira  Artavasdes,  roi  d'Arménie, 
puis  le  fit  lier  et  enferrer  de  grosses  chaînes,  finalement  le  fit 
occire.  Mille  autres  pareilles  histoires  trouvons-nous  par^  les 
antiques  monuments,  et  à  bon  droit  est,  jusques  à  présent,  de 
prudence  grandement  loué  Charles,  roi  de  France,  sixième  de 
ce  nom,  lequel  retournant  victorieux  des  Flamands  et  Gantois 
en  sa  bonne  ville  de  Paris,  et,  au  Bourget  en  France,  entendant 
que  les  Parisiens  avec  leurs  maillets  (dont  furent  surnommés 
Maillotins)  étaient  hors  la  ville  issus  en  bataille  jusques  au  nom- 
bre de  vingt  mille  combattants,  n'y  voulut  entrer,  quoiqu'ils 
remontrassent  qu'ainsi  s'étaient  mis  en  armes  pour  plus  hono- 
rablement le  recueillir  2  sans  autre  fiction  ni  mauvaise  affection 3, 
que  premièrement  ne  se  fussent  en  leurs  maisons  retirés  et 
désarmés.  » 

COMMENT  PANTAGRUEL  MANDA  QUÉRIR  LES  CAPITAINES 
RIFLANDOUILLE  ET  TAILLEBOUDIN,  AVEC  UN  NOTABLE 
DISCOURS  SUR  LES  NOMS  PROPRES  DES  LIEUX  ET  DES 
PERSONNES. 

La  résolution  du  conseil  fut  qu'en  tout  événement  ils  se 
tiendraient  sur  leurs  gardes.  Lors  par  Carpalim  et  Gymnaste, 
au  mandement  de  Pantagruel,  furent  appelés  les  gens  de  guerre 
qui  étaient  dedans  les  nefs  brindière*,  desquels  colonel  était 
Riflandouille,  et  portoirière  ^,  desquels  colonel  était  Taille- 
boudin  le  jeune.  «  Je  soulagerai,  dit  Panurge,  Gymnaste  de 
cette  peine.  Aussi  bien  vous  est  ici  sa  présence  nécessaire. 

—  Par  le  froc  que  je  porte,  dit  frère  Jean,  tu  te  veux  absen- 
ter du  combat,  couillu,  et  ja^  ne  retourneras  sur  mon  honneur. 
Ce  n'est  mie'  grande  perte.  Aussi  bien  ne  ferait-il  que  pleurer, 
lamenter,  crier  et  décourager  les  bons  soudards. 

—  Je  retournerai  certes,  dit  Panurge,  frère  Jean,  mon  père 
spirituel,  bientôt.  Seulement,  donnez  ordre  à  ce  que  ces 
fâcheuses  andouilles  ne  grimpent  sur  les  nefs.  Cependant  que 
combattrez,  je  prierai  Dieu  pour  votre  victoire,  à  l'exemple 
du  chevalereux  capitaine  Moses,  conducteur  du  peuple  israé- 
lique. 

—  La  dénomination,  dit  Épistémon  à   Pantagruel,  de  ces 


I.  Parmi.  —  2,  Accueillir.  —  3.  Sentiment. —  4.  A  l'enseigne  d'un  vase  de  vin  (la  neu- 
vième). —  5.  A  l'enseigne  d'une  hotte  de  vendangeur  (la  onzième).  —  6.  Jamais.  — 
7.  Point. 


22  —  QUART  LIVRE 

deux  vôtres  colonels  Riflandouille  et  Tailleboudin  en  cetui 
conflit  nous  promet  assurance,  heur  et  victoire,  si,  par  fortune, 
ces  andouilles  nous  voulaient  outrager. 

—  Vous  le  prenez  bien,  dit  Pantagruel,  et  me  plaît  que 
par  les  noms  de  nos  colonels  vous;  prévoyez  et  pronostiquez 
la  nôtre  victoire.  Telle  manière  de  pronostiquer  par  noms 
n'est  moderne.  Elle  fut  jadis  célébrée  et  religieusement  observée 
par  les  Pythagoriens.  Plusieurs  grands  seigneurs  et  empereurs 
en  ont  jadis  bien  fait  leur  profit.  Octavien  Auguste,  second 
empereur  de  Rome,  quelque  jour  rencontrant  un  paysan  nommé 
Eutyche,  c'est-à-dire  bien  fortuné,  qui  menait  un  âne  nommé 
Nicon,  c'est  en  langue  grecque  victorien,  mû^  de  la  signification 
des  noms  tant  de  l'ânier  que  de  l'âne,  s'assura  de  toute  prospé- 
rité, félicité  et  victoire.  Vespasien,  empereur  pareillement  de 
Rome,  étant  un  jour  seulet  en  oraison  on ^  temple  de  Sérapis, 
à  la  vue  et  venue  inopinée  d'un  sien  serviteur  nommé  Basilides, 
c'est-à-dire  royal,  lequel  il  avait  loin  derrière  laissé  malade, 
prit  espoir  et  assurance  d'obtenir  l'empire  romain.  Régilian, 
non  pour  autre  cause  ni  occasion  fut  par  les  gens  de  guerre  élu 
empereur  que  par  signification  de  son  propre  nom.  Voyez  le 
Cratyle  du  divin  Platon. 

—  Par  ma  soif,  dit  Rhizotome,  je  le  veux  lire  :  je  vous  ouïs 
souvent  l'alléguant. 

—  Voyez  comment  les  Pythagoriens,  par  raison  des  noms 
et  nombres,  concluent  que  Patroclus  devait  être  occis  par 
Hector,  Hector  par  Achilles,  Achilles  par  Paris,  Paris  par 
Philoctètes.  Je  suis  tout  confus  en  mon  entendement,  quand 
je  pense  en  l'invention  admirable  de  Pythagoras,  lequel,  par 
le  nombre  par  ou  impar  des  syllabes  d'un  chacun  nom  propre, 
exposait  de  quel  côté  étaient  les  humains  boiteux,  borgnes, 
goutteux,  paralytiques,  pleurétiques  et  autres  tels  maléfices* 
en  nature,  savoir  est,  assignant  le  nombre  par  au  côté  gauche, 
l'impar  au  dextre. 

—  Vraiment,  dit  Épistémon,  j'en  vis  l'expérience  à  Saintes, 
en  une  procession  générale,  présent  le  tant  bon,  tant  vertueux, 
tant  docte  et  équitable  président  Briand  Valée,  seigneur  du 
Douhet.  Passant  un  boiteux  ou  boiteuse,  un  borgne  ou  borgnesse, 
un  bossu  ou  bossue,  on  lui  rapportait  son  nom  propre.  Si  les 
syllabes  du  nom  étaient  en  nombre  impar,  soudain,  sans  voir 
les  personnes,  il  les  disait  être  maléficiés*,  borgnes,  boiteux. 


1.  Bonheur.  —  2.  Poussé  par.  —  3.  Au.  —  4.  Disgrâces.  —  5-  Contrefaits. 


PANTAGRUEL  —  23 

bossus  du  côté  dextre.  Si  elles  étaient  en  nombre  par,  du  côté 
gauche.  Et  ainsi  était  la  vérité,  onques  n'y  trouvâmes  exception. 

—  Par  cette  invention,  dit  Pantagruel,  les  doctes  ont 
a£6rmé  qu'Achilles  étant  à  genoux  fut,  par  la  flèche  de  Paris, 
blessé  on  *  talon  dextre,  car  son  nom  est  de  syllabes  impares. 
(Ici  est  à  noter  que  les  anciens  s'agenouillaient  du  pied  dextre.) 
Vénus  par  Diomèdes,  devant  Troie,  blessée  en  la  main  gauche, 
car  son  nom  en  grec  est  de  quatre  syllabes.  Vulcain,  boiteux 
du  pied  gauche,  par  mêmes  raisons.  Philippe,  roi  de  Macédonie, 
et  Annibal,  borgnes  de  l'œil  dextre.  Encore  pourrions-nous 
particulariser  des  ischies^,  hernies,  hémicraines  ^  par  cette  raison 
pythagorique. 

Mais  pour  retourner  aux  noms,  considérez  comment 
Alexandre  le  Grand,  fils  du  roi  Philippe,  duquel  nous 
avons  parlé,  par  l'interprétation  d'un  seul  nom  parvint  à  son 
entreprise.  Il  assiégeait  la  forte  ville  de  Tyr  et  la  battait  de 
toutes  ses  forces  par  plusieurs  semaines  ;  mais  c'était  en  vain. 
Rien  ne  profitaient '^  ses  engins  et  molitions^.  Tout  était  soudain 
démoli  et  réparé  par  les  Tyriens.  Dont  prit  fantaisie  de  lever 
le  siège,  avec  grande  mélancolie,  voyant  en  cetui  département  « 
perte  insigne  de  sa  réputation.  En  tel  estrif  '  et  fâcherie  s'endor- 
mit. Dormant,  songeait  qu'un  satyre  était  dedans  sa  tente 
dansant  et  sautelant  avec  ses  jambes  bouquines  ».  Alexandre  le 
voulait  prendre  ;  le  satyre  toujours  lui  échappait.  Enfin,  le  roi 
le  poursuivant  en  un  détroit  le  happa.  Sur  ce  point  s'éveilla, 
et  racontant  son  songe  aux  philosophes  et  gens  savants  de  sa 
cour,  entendit  que  les  dieux  lui  promettaient  victoire,  et  que 
Tyr  bientôt  serait  prise,  car  ce  mot  satyros,  divisé  en  deux, 
est  sa  Tyros,  signifiant  Tienne  est  Tyr.  De  fait,  au  premier 
assaut  qu'il  fit,  il  emporta  la  ville  de  force,  et  en  grande  victoire 
sul)jugua  ce  peuple  rebelle.  Au  rebours,  considérez  comment, 
par  la  signification  d'un  nom,  Pompée  se  désespéra.  Étant 
vaincu  par  César  en  la  bataille  pharsalique,  n'eut  moyen  autre 
de  soi  sauver  que  par  fuite.  Fuyant  par  mer,  arriva  en  l'île  de 
Chypre,  près  la  ville  de  Paphos,  aperçut  sur  le  rivage  un  palais 
beau  et  somptueux.  Demandant  au  pilote  comment  on  nommait 
cetui  palais,  entendit  qu'on  le  nommait  Ka>co6a<7déa,  c'est-à- 
dire  Malroi,  Ce  nom  lui  fut  en  tel  effroi  et  abomination  qu'il 
entra  au  désespoir,  comme  assuré  de  n'évader^  que  bientôt 


I.  Au.  —  2.  Sciatiques.  —  3.    Migraines.    —    4.  Ne    servaient.    —  5.  Travaux.  

6.  Départ,  —  7.  Danger.  —  8.  De  bouc.  -   9.  Échapper. 


24  —  QUART  LIVRE 

ne  perdît  la  vie,  de  mode  que  les  assistants  et  nochers  ouïrent 
ses  cris,  soupirs  et  gémissements.  De  fait,  peu  de  temps  après, 
un  nommé  Achillas,  paysan  inconnu,  lui  trancha  la  tête.  Encore 
pourrions-nous,  à  ce  propos,  alléguer  ce  qu'advint  à  L.  Paulus 
iEmilius,  lorsque,  par  le  Sénat  romain,  fut  élu  empereur,  c'est- 
à-dire  chef  de  l'armée  qu'ils  envoyaient  contre  Perses,  roi  de 
Macédonie.  Icelui  jour,  sur  le  soir,  retournant  en  sa  maison 
pour  soi  apprêter  au  délogement,  baisant  une  sienne  petite  fille 
nommée  Tratia,  avisa  qu'elle  était  aucunement  *  triste  :  «Qu'y 
a  il,  dit-il,  ma  Tratia  ?  Pourquoi  es-tu  ainsi  triste  et  fâchée  ? 
—  Mon  père,  répondit-elle,  Persa  est  morte.  »  x\insi  nommait- 
elle  une  petite  chienne  qu'elle  avait  en  délices.  A  ce  mot  prit 
Paulus  assurance  de  la  victoire  contre  Perses.  Si  le  temps 
permettait  que  puissions  discourir  par  les  sacres  ^  bibles  des 
Hébreux,  nous  trouverions  cent  passages  insignes  nous  mon- 
trants évidemment  en  quelle  observance  et  religion  leur 
étaient  les  noms  propres  avec  leurs  significations.  » 

Sur  la  fin  de  ce  discours,  arrivèrent  les  deux  colonels,  accom- 
pagnés de  leurs  soudards,  tous  bien  armés  et  bien  délibérés^. 
Pantagruel  leur  fit  une  brève  remontrance  à  ce  qu'ils  eussent 
à  soi  montrer  vertueux  au  combat,  si  par  cas  étaient  contraints 
(car  encore  ne  pouvait-il  croire  que  les  andouilles  fussent  si 
traîtresses),  avec  défense  de  commencer  le  hourt*,  et  leur  bailla 
Mardigras  pour  mot  du  guet. 


COMMENT  FRÈRE  JEAN  SE  RALLIE  AVEC  LES  CUISINIERS 
POUR  COMBATTRE  LES  ANDOUILLES. 

Voyant  frère  Jean  ces  furieuses  andouilles  ainsi  marcher 
dehait^,  dit  à  Pantagruel  :  «  Ce  sera  ici  une  belle  bataille  de 
foin,  à  ce  que  je  vois.  O  !  le  grand  honneur  et  louanges  magni- 
fiques qui  seront  en  notre  victoire  !  Je  voudrais  que,  dedans 
votre  nef,  fussiez  de  ce  conflit  seulement  spectateur,  et  au  reste 
me  laissiez  faire  avec  mes  gens. 

—  Quels  gens?  demanda  Pantagruel. 

—  Matière  de  bréviaire,  répondit  frère  Jean.  Pourquoi 
Potiphar,  maître-queux  des  cuisines  de  Pharaon,  celui  qui 
acheta  Joseph  et  lequel  Joseph  eût  fait  cocu  s'il  eût  voulu. 


I.  En  quelque  façon.  —  2.  Sacrées.  —  Résolus.  —  4.  Choc.  —  5. De  bon  cœur. 


PANTAGRUEL  —  25 

fut  maître  de  la  cavalerie  de  tout  le  royaume  d'Egypte?  Pour- 
quoi Nabuzardan,  maître  cuisinier  du  roi  Nabuchodonosor 
fut  entre  tous  autres  capitaines  élu  pour  assiéger  et  ruiner 
Jérusalem? 

—  J'écoute,  répondit  Pantagruel. 

—  Par  le  trou  madame,  dit  frère  Jean,  j'oserais  jurer  qu'ils 
autrefois  avaient  andouilles  combattu,  ou  gens  aussi  peu  estimés 
qu'andouilles,  pour  lesquelles  abattre,  combattre,  dompter 
et  sacmenter*,  trop  plus  sont,  sans  comparaison,  cuisiniers 
idoines  et  suffisants  que  tous  gendarmes,  estradiots  ^,  soudards 
et  piétons  du  monde. 

—  Vous  me  rafraîchissez  la  mémoire,  dit  Pantagruel,  de 
ce  qu'est  écrit  entre  les  facétieuses  et  joyeuses  réponses  de 
Cicéron.  On'  temps  des  guerres  civiles  à  Rome  entre  César  et 
Pompée,  il  était  naturellement  plus  enclin  à  la  part*  pompéiane, 
quoique  de  César  fût  requis  et  grandement  favorisé.  Un  jour, 
entendant  que  les  Pompéians  à  certaine  rencontre  avaient  fait 
insigne  perte  de  leurs  gens,  voulut  visiter  leur  camp.  En  leur 
camp  aperçut  peu  de  force,  moins  de  courage  et  beaucoup  de 
désordre.  Lors  prévoyant  que  tout  irait  à  mal  et  perdition, 
comme  depuis  advint,  commença  trupher^  et  moquer  mainte- 
nant les  uns,  maintenant  les  autres,  avec  brocards  aigres  et 
piquants,  comme  très  bien  savait  le  style.  Quelques  capitaines, 
faisants  des  bons  compagnons  comme  gens  bien  assurés  et 
délibérés  ^  lui  dirent  :  «  Voyez- vous  combien  nous  avons  encore 
d'aigles  ?  »  C'était  lors  la  devise  "^  des  Romains  en  temps  de 
guerre.  «  Cela,  répondit  Cicéron,  serait  bon  et  à  propos  si  guerre 
aviez  contre  les  pies.  »  Donc  vu  que  combattre  nous  faut 
andouilles,  vous  inférez  que  c'est  bataille  culinaire,  et  voulez 
aux  cuisiniers  vous  rallier.  Faites  comme  l'entendez.  Je  resterai 
ici  attendant  l'issue  de  ces  fanfares'.  » 

Frère  Jean  de  ce  pas  va  es  tentes  des  cuisines,  et  dit  tout  en 
gaîté  et  courtoisie  aux  cuisiniers  :  «  Enfants,  je  veux  hui^  vous 
tous  voir  en  honneur  et  triomphe.  Par  vous  seront  faites  aper- 
tises**' d'armes  non  encore  vues  de  notre  mémoire.  Ventre  sur 
ventre,  ne  tient-on  autre  compte  des  vaillants  cuisiniers? 
Allons  combattre  ces  paillardes  andouilles.  Je  serai  votre  capi- 
taine. Buvons,  amis.  Çà,  courage. 

—  Capitaine,    répondirent  les   cuisiniers,    vous   dites  bien. 


I.  Mettre   à  sac.  —  2.  Chevau-légers.  —  3.   Au.  —  4.  Au  parti.   —  5.    Railler.  — 
6    Résolus.  —  7.  Enseigne.  —  8.  Bouffonneries.  —  9..  Aujourd'hui.  —  10.  Dextérités. 


28  —  QUART  LIVRE 

Nous  sommes  à  votre  joli  commandement.  Sous  votre  conduite 
nous  voulons  vivre  et  mourir. 

—  Vivre,  dit  frère  Jean,  bien  ;  mourir,  point  :  c'est  affaire 
aux  andouilles.  Or  donc  mettons-nous  en  ordre.  Nabuzardan 
vous  sera  pour  mot  du  guet.  » 

COMMENT  PAR  FRÈRE  JEAN  EST  DRESSÉE  LA  TRUIE,  ET  LES 
PREUX  CUISINIERS  DEDANS  ENCLOS. 

Lors  au  mandement  de  frère  Jean,  fut  par  les  maîtres  ingé- 
nieurs dressée  la  grande  truie,  laquelle  était  dedans  la  nef 
bourrabaquinière*.  C'était  un  engin  mirifique  fait  de  telle  ordon- 
nance que,  des  gros  couillards  ^  qui  par  rangs  étaient  autour,  il 
jetait  bedaines 8  et  carreaux*  empennés  d'acier,  et  dedans  la 
quadrature  duquel  pouvaient  aisément  combattre  et  à  couvert 
demeurer  deux  cents  hommes  et  plus,  et  était  fait  au  patron^ 
de  la  truie  de  La  Réole,  moyennant  laquelle  fut  Bergerac  pris 
sur  les  Anglais,  régnant  en  France  le  jeune  roi  Charles  sixième... 

Dedans  la  truie  entrèrent  ces  nobles  cuisiniers  gaillards, 
galants,  brusquets^  et  prompts  au  combat.  Frère  Jean  avec 
son  grand  badelaire"^  entre  le  dernier  et  ferme  les  portes  à  ressort 
par  le  dedans.  , 

COMMENT   PANTAGRUEL    ROMPIT   LES    ANDOUILLES  AUX 

GENOUX. 

Tant  approchèrent  ces  andouilles  que  Pantagruel  aperçut 
comment  elles  déployaient  leurs  bras,  et  jà  commençaient 
baisser  bois*.  Adonc  envoie  Gymnaste  entendre  qu'elles  vou- 
laient dire,  et  sur  quelle  querelle  elles  voulaient  sans  défiance  ^ 
guerroyer  contre  leurs  amis  antiques,  qui  rien  n'avaient  méfait 
ni  médit.  Gymnaste  au-devant  des  premières  filières  fit  une 
grande  et  profonde  révérence,  et  s'écria  tant  qu'il  put,  disant  : 
a  Vôtres,  vôtres,  vôtres  sommes  nous  trestous,  et  à  commande- 
ment. Tous  tenons  de  Mardigras,  votre  antique  confédéré.  » 
Aucuns***  depuis  m'ont  raconté  qu'il  dit  Gradimars,  non  Mardi- 
gras.  Quoique  soit,  à  ce  mot  un  gros  cervelas  sauvage  et  far- 
felu", anticipant  devant  le  front  de  leur  bataillon,  le  voulut 


I.  A   l'enseigne   da   flacon   monacal  (la  deuxième  du  convoi).  —  2.  Bombardes.  — 
S.Boulets.  —  4.  Traits.  —  5.  Modèle.  —  6.  Allègres.  —  7.  Glaive.  —  8.  Le  bois  des  lances. 
—  9.  Défi,  —  xo,  Quelques-uns.  —  11.  Rebondi 


PANTAGRUEL  —  27 

saisir  à  la  gorge.  «  Par  Dieu,  dit  Gymnaste,  tu  n'y  entreras  qu'à 
taillons  1,  ainsi  entier  ne  pourrais-tu.  »  Si  saque  ^  son  épée  Baise- 
mon-cul,  ainsi  la  nommait-il,  à  deux  mains,  et  trancha  le  cer- 
velas en  deux  pièces.  Vrai  Dieu,  qu'il  était  gras  !  Il  me  souvint 
du  gros  Taureau  de  Berne,  qui  fut  à  Marignan  tué  à  la  défaite 
des  Suisses.  Croyez  qu'il  n'avait  guère  moins  de  quatre  doigts 
de  lard  sur  le  ventre.  Ce  cervelas  écervelé,  coururent  andouilles 
sur  Gymnaste,  et  le  terrassaient  vilainement,  quand  Pantagruel 
avec  ses  gens  accourut  le  grand  pas  au  secours.  Adonc  com- 
mença le  combat  martial  pêle-mêle.  Riflandouille  riflait* 
andouilles.  Tailleboudin  taillait  boudins.  Pantagruel  rompait 
les  andouilles  au  genoil*.  Frère  Jean  se  tenait  coi  dedans  sa 
truie,  tout  voyant  et  considérant,  quand  les  godiveaux^  qui 
étaient  en  embuscade,  sortirent  en  grand  effroi  ^  sur  Pantagruel. 
Adonc  voyant  frère  Jean  le  désarroi  et  tumulte,  ouvre  les  portes 
de  sa  truie,  et  sort  avec  ses  bons  soudards,  les  uns  portants 
broches  de  fer,  les  autres  tenants  landiers,  contre-hâtiers',  poêles, 
pales 8,  coquasses^,  grils, fourgons,  tenailles, lèchefrites,  ramons*®, 
marmites,  mortiers,  pilons,  tous  en  ordre  comme  brûleurs  de 
maison,  hurlants  et  criants  tous  ensemble  épouvantablement  : 
Nabuzardan,  Nabuzardan,  Nabuzardan.  En  tels  cris  et  émeute 
choquèrent"  les  godiveaux  et  à  travers  les  saucissons.  Les 
andouilles  soudain  aperçurent  ce  nouveau  renfort,  et  se  mirent 
en  fuite  le  grand  galop,  comme  si  elles  eussent  vu  tous  les 
diables.  Frère  Jean,  à  coups  de  bedaines*^,  les  abattait  menu 
comme  mouches  :  ses  soudards  ne  s'y  épargnaient  mie*^.  C'était 
pitié.  Le  camp  était  tout  couvert  d'andouilles  mortes  ou 
navrées  '♦.  Et  dit  le  conte  que  si  Dieu  n'y  eût  pourvu,  la  généra- 
tion andouillique  eût  par  ces  soudards  culinaires  toute  été 
exterminée.  Mais  il  advint  un  cas  merveilleux.  Vous  en  croirez 
ce  que  voudrez.  Du  côté  de  la  transmontane  ^^  ad  vola  un 
grand,  gras,  gros,  gris  pourceau,  ayant  ailes  longues  et  amples, 
comme  sont  les  ailes  d'un  moulin  à  vent,  et  était  le  pennage*^ 
rouge  cramoisi  comme  est  d'un  phœnicoptère,  qui  en  Lan- 
guegoth"  est  appelé  flammant.  Les  œils  avait  rouges  et  flam- 
boyants comme  un  pyrope",  les  oreilles  vertes  comme  une 
émeraude  prassine",   les  dents  jaunes  comme  une  topaze,  la 


I.  Tranches.  —  2.  Ainsi  tire.  —  3.  Enlevait  par  tranches.  —  4.  Genou,  —  5.  Pâtés, 
—  6.  Tumulte.  —  7.  Chenets  pour  la  broche.  —  8.  Pelles.  —  9.  Chaudrons.  — 
10.  Balais.  — 11.  Assaillirent.  — 12.  Boulets.  —  13.  Point.  —  14.  Blessées.  —  15.  Nord.  — 
16.  Plumage.  —  17,  Languedoc.  —  i8.  Escarboucle.  —  19.  Vert-poireau. 


28  —  QUART  LIVRE 

queue  longue,  noire  comme  marbre  lucullian*,  les  pieds  blancs, 
diaphanes  et  transparents  comme  un  diamant,  et  étaient 
largement  pattes,  comme  sont  des  oies,  et  comme  jadis  à 
Tholose  2  les  portait  la  reine  Pédauque.  Et  avait  un  collier 
d'or  au  cou,  autour  duquel  étaient  quelques  lettres  ioniques, 
desquelles  je  ne  pus  lire  que  deux  mots  yç  'ASvivav,  pourceau 
Minerve  enseignant.  Le  temps  était  beau  et  clair.  Mais  à 
la  venue  de  ce  monstre  il  tonna  du  côté  gauche  si  fort  que 
nous  restâmes  tous  étonnés  '.  Les  andouilles  soudain  que  l'aper- 
çurent jetèrent  leurs  armes  et  bâtons*,  et  à  terre  toutes 
s'agenouillèrent,  levantes  hautes  leurs  mains  jointes,  sans  mot 
dire  comme  si  elles  l'adorassent.  Frère  Jean,  avec  ses  gens, 
frappait  toujours  et  embrochait  andouilles.  Mais  par  le  com- 
mandement de  Pantagruel  fut  sonnée  retraite  et  cessèrent 
toutes  armes.  Ce  monstre,  ayant  plusieurs  fois  volé  entre  les 
deux  armées  jeta  plus  de  vingt  et  sept  pipes-'  de  niou tarde 
en  terre,  puis  disparut  volant  par  l'air  et  criant  sans  cesse  : 
«  Mardigras,  Mardigras,  Mardigras  !  » 


COMMENT  PANTAGRUEL  PARLEMENTE  AVEC  NIPHLESETH 

REINE  DES  ANDOUILLES. 

Le  monstre  susdit  plus  n'apparaissant,  et  restantes  les  deux 
armées  en  silence,  Pantagruel  demanda  parlementer  avec  la 
dame  Niphleseth  (ainsi  était  nommée  la  reine  des  andouilles) , 
laquelle  était  près  les  enseignes  dedans  son  coche.  Ce  que  fut 
facilement  accordé.  La  reine  descendit  en  terre,  et  gracieusement 
salua  Pantagruel,  et  le  vit  volontiers.  Pantagruel  soi  complai- 
gnait^  de  cette  guerre.  Elle  lui  fit  ses  excuses  honnêtement, 
alléguant  que  par  faux  rapport  avait  été  commis  l'erreur,  et 
que  ses  espions  lui  avaient  dénoncé  que  Carêmeprenant,  leur 
antique  ennemi,  était  en  terre  descendu,  et  passait  temps  à  voir 
l'urine  des  physétères.  Puis  le  pria  vouloir  de  grâce  leur  par- 
donner cette  offense,  alléguant  qu'en  andouilles  plutôt  l'on 
trouvait  merde  que  fiel,  en  cette  condition  qu'elle  et  toutes 
ses  successitres'  Niphleseth  à  jamais  tiendraient  de  lui  et  ses 
successeurs  toute  l'île  et  pays  à  foi  et  hommage,  obéiraient  en 
tout  et  partout  à  ses  mandements,  seraient  de  ses  amis  amies 


I.  De  LucuUus.—  2.  Toulouse.  —  3.  Étourdis.  —  4.  Épées.—  5.  (Futaille  de  400  litres), 
—  6.  Se  plaignait.  —  7.  (Féminin  de  successeur). 


PANTAGRUEL  —  29 

et  de  ses  ennemis  ennemies,  par  chacun  an,  en  reconnaissance 
de  cette  féaulté*,  lui  enverraient  soixante  et  dix-huit  mille 
andouilles  royales  pour,  à  l'entrée  de  table,  le  servir  six  mois 
l'an.  Ce  que  fut  par  elle  fait,  et  envoya  au  lendemain,  dedans 
six  grands  brigantins,  le  nombre  susdit  d'andouilles  royales  au 
bon  Gargantua,  sous  la  conduite  de  la  j  eune  Niphleseth,  infante 
de  l'île.  Le  noble  Gargantua  en  fit  présent,  et  les  envoya  au 
grand  roi  de  Paris.  Mais  au  changement  de  l'air,  aussi  par  faute 
de  moutarde  (baume  naturel  et  restaurant  ^  d'andouilles)  mou- 
rurent presque  toutes.  Par  l'octroi  et  vouloir  du  grand  roi  furent 
par  monceaux  en  un  endroit  de  Paris  enterrées,  qui  jusqu'à 
présent  est  appelle  la  rue  Pavée  d'andouilles.  A  la  requête 
des  dames  de  la  cour  royale  fut  Niphleseth,  la  jeune,  sauvée  et 
honorablement  traitée.  Depuis  fut  mariée  en  bon  et  riche  lieu, 
et  fit  plusieurs  beaux  enfants  dont  loué  soit  Dieu. 

Pantagruel  remercia  gracieusement  la  reine,  pardonna  toute 
l'offense,  refusa  l'offre  qu'elle  avait  fait,  et  lui  donna  un  beau 
petit  couteau  pargois  '.  Puis  curieusement  l'interrogea  sur  l'appa- 
rition du  monstre  susdit.  Elle  répondit  que  c'était  l'idée*  de 
Mardigràs,  leur  dieu  tutélaire  en  temps  de  guerre,  premier 
fondateur  et  original  de  toute  la  race  andouillique.  Pourtant^ 
semblait-il  à  un  pourceau,  car  andouilles  furent  de  pourceau 
extraites.  Pantagruel  demandait  à  quel  propos  et  quelle  indi- 
cation curative  il  avait  tant  de  moutarde  en  terre  projeté. 
La  reine  répondit  que  moutarde  était  leur  sangréal  et  baume 
céleste,  duquel  mettant  quelque  peu  dedans  les  plaies  des  an- 
douilles terrassées,  en  bien  peu  de  temps  les  navrées^  guéris- 
saient, les  mortes  ressuscitaient. 

Autres  propos  ne  tint  Pantagruel  à  la  reine,  et  se  retira  en 
sa  nef.  Aussi  firent  tous  les  bons  compagnons  avec  leurs  armes 
et  leur  truie. 


COMMENT  PANTAGRUEL  DESCENDIT  EN  L'ILE  DES 

PAPEFIGUES. 

Au  lendemain  matin  rencontrâmes  l'île  des  Papefigues, 
lesquels  jadis  étaient  libres  et  riches,  et  les  nommait-on  Gail- 
lardets.  Pour  lors  étaient  pauvres,  malheureux  et  sujets  aux 
Papimanes.  L'occasion  avait  été  telle.  Un  jour  de  fête  annuelle 

I.  Fidélité.  —  2.  Médicament  réparateur.  —  3.  Du  Perche.  —  4.  L'archétype.  —  5.  Aussi. 
—  6.  Blessées. 


30  —  QUART  LIVRE 

à  bâtons*,  les  bourgmestre,  syndics  et  gros  rabis  ^  gaillardets, 
étaient  allés  passer  temps  et  voir  la  fête  en  Papimanie,  île 
prochaine.  L'un  d'eux  voyant  le  portrait  papal  (comme  était 
de  louable  coutume  publiquement  le  montrer  es  jour  de  fête 
à  doubles  bâtons),  lui  fit  la.  figue,  qui  est,  en  icelui  pays,  signe 
de  contemnement'  et  dérision  manifeste.  Pour  icelle  venger, 
les  Papimanes,  quelques  jours  après,  sans  dire  gare,  se  mirent 
tous  en  armes,  surprirent,  saccagèrent  et  ruinèrent  toute  l'île 
des  Gaillardets,  taillèrent  à  fil  d'épée  tout  homme  portant 
barbe,  es  femmes  et  jouvenceaux  pardonnèrent,  avec  condition 
semblable  à  celle  dont  l'empereur  Barberousse  jadis  usa  envers 
les  Milanais. 

Les  Milanais  s'étaient  contre  lui  absent  rebellés,  et  avaient 
l'impératrice  sa  femme  chassé  hors  la  ville,  ignominieusement 
montée  sur  une  vieille  mule  nommée  Thacor,  à  chevauchons 
de  rebours,  savoir  est  le  cul  tourné  vers  la  tête  de  la  mule  et 
la  face  vers  la  croupière.  Frédéric,  à  son  retour,  les  ayant  sub- 
jugués et  resserrés,  fit  telle  diligence  qu'il  recouvra*  la  célèbre 
mule  Thacor.  Adonc,  au  milieu  du  grand  Brouet",  par  son 
ordonnance,  le  bourreau  mit  es  membres  honteux  de  Thacor 
une  figue,  présents  et  voyants  les  citadins  captifs  ;  puis  cria, 
de  par  l'empereur,  à  son  de  trompe,  que  quiconque  d'iceux 
voudrait  la  mort  évader,  arrachât  publiquement  la  figue  avec 
les  dents,  puis  la  remit  on^  propre  lieu  sans  aide  des  mains. 
Quiconque  en  ferait  refus  serait  sur  l'instant  pendu  et  étranglé. 
Aucuns'  d'iceux  eurent  honte  et  horreur  de  telle  tant  abomi^ 
nable  amende,  la  postposèrent  ^  à  la  crainte  de  mort,  et  furent 
pendus.  Es  autres  la  crainte  de  mort  domina  sur  telle  honte. 
Iceux,  avoir  à  belles  dents  tiré  la  figue,  la  montraient  au  boye^, 
apertement  *<>,  disant  :  «  Ecco  lo  fico  ».  En  pareille  ignominie,  le 
reste  de  ces  pauvres  et  désolés  Gaillardets  furent  de  mort 
garantis  et  sauvés,  furent  faits  esclaves  et  tributaires,  et  leur 
fut  imposé  le  nom  de  Papefigues,  parce  qu'au  portrait  papal 
avaient  fait  la  figue.  Depuis  celui  temps,  les  pauvres  gens 
n'avaient  prospéré.  Tous  les  ans  avaient  grêle,  tempête,  famine 
et  tout  malheur,  comme  éterne  **  punition  du  péché  de  leurs 
ancêtres   et  parents. 

Voyant  la  misère  et  calamité  du  peuple,  plus  avant  entrer 
ne  voulûmes.  Seulement  pour  prendre  de  l'eau  bénite  et  à  Dieu 


I.  (Où  les  chantres  portent  leurs  bâtons).  — 2,  Rabbins.  — 3.  Mépris.  —  4.  Entra  en  pos- 
session. —  5.  (La  grande  halle  de  Milan).  —  6.  Au.  —  7.  Quelques-uns.  —  8.  Le  mirent 
au-dessous  de.  — 9.  Bourreau.  —  10.  Ouvertement.  —  11.  Eternelle. 


PANTAGRUEL  —  31 

nous  recommander,  entrâmes  dedans  une  petite  chapelle  près 
le  havre,  ruinée,  désolée  et  découverte,  comme  est  à  Rome  le 
temple  de  Saint-Pierre.  En  la  chapelle  entrés,  et  prenants  de 
l'eau  bénite,  aperçûmes  dedans  le  benoîtier  un  homme  vêtu 
d'étoleset  tout  dedans  l'eau  caché,  comme  un  canard  au  plonge*, 
excepté  un  peu  du  nez  pour  respirer.  Autour  de  lui  étaient  trois 
prêtres  bien  ras  ^  et  tonsurés,  lisants  le  grimoire  et  conjurants 
les  diables.  Pantagruel  trouva  le  cas  étrange,  et,  demandant 
quels  jeux^  c'étaient  qu'ils  jouaient  là,  fut  averti  que  depuis 
trois  ans  passés  avait  en  l'île  régné  une  pestilence  tant  horrible 
que  pour  la  moitié  et  plus  le  pays  était  resté  désert  et  les  terres 
sans  possesseurs.  Passée  la  pestilence,  cetui  homme  caché 
dedans  le  benoîtier  arait  *  un  champ  grand  et  restile  5,  et  le 
semait  de  touselle  ^  en  un  jour  et  heure  qu'un  petit  diable 
(lequel  encore  ne  savait  ni  tonner  ni  grêler,  fors  seulement 
le  persil  et  les  choux,  encore  aussi  ne  savait  ni  lire  ni  écrire)  avait 
de  Lucifer  impétré  '  venir  en  cette  île  des  Papefigues,  soi  récréer 
et  ébattre,  en  laquelle  les  diables  avaient  familiarité  grande  avec 
les  hommes  et  femmes,   et  souvent  y  allaient  passer  temps. 

Ce  diable,  arrivé  au  lieu,  s'adressa  au  laboureur  et  lui  deman- 
manda  qu'il  faisait.  Le  pauvre  homme  lui  répondit  qu'il  semait 
celui  champ  de  touselle  pour  soi  aider  à  vivre  l'an  suivant. 
«  Voire  mais,  dit  le  diable,  ce  champ  n'est  pas  tien,  il  est  à  moi, 
et  m'appartient,  car  depuis  l'heure  et  le  temps  qu'au  pape 
vous  fîtes  la  figue,  tout  ce  pays  nous  fut  adjugé,  proscrit  et 
abandonné.  Blé  semer  toutefois  n'est  mon  état.  Pourtant'  je 
te  laisse  le  champ,  mais  c'est  en  condition  que  nous  partagerons 
le  profit. 

—  Je  le  veux,  répondit  le  laboureur. 

—  J'entends,  dit  le  diable,  que  du  profit  advenant  nous 
ferons  deux  lots.  L'un  sera  ce  que  croîtra  sur  terre,  l'autre  ce 
qu'en  terre  sera  couvert.  Le  choix  m'appartient,  car  je  suis 
diable  extrait  de  noble  et  antique  race  :  tu  n'es  qu'un  vilain. 
Je  choisis  ce  que  sera  en  terre,  tu  auras  le  dessus.  En  quel 
temps  sera  la  cueillette? 

—  A  mi-juillet,  répondit  le  laboureur. 

—  Or,  dit  le  diable,  je  ne  faudra!  ^  m'y  trouver.  Fais  au 
reste  comme  est  le  devoir.  Travaille,  vilain,  travaille.  Je  vais 
tenter   du   gaillard  péché  de  luxure  les  nobles  nonnains   de 


I.  Plongeon.  —  2.  Rasés.  —  3.  Comédies.  —  4. Labourait.  —  5. Portant  fruiitous les 
—  6,  Blé  sans  barbe.  —  7,  Obtenu.  —  8.  Aussi,  —  9.  Manquerai. 


ans. 


32  —  QUART  LIVRE 

Petesec,  les  cagots  et  briffauts  i  aussi.  De  leurs    vouloirs    je 
suis  plus  qu'assuré.  Au  joindre  2  sera  le  combat.  » 

COMMENT  LE  PETIT  DIABLE  FUT  TROMPÉ  PAR  UN  LABOU- 
REUR DE  PAPEFIGUE. 

La  mi- juillet  venue,  le  diable  se  représenta  au  lieu,  accom- 
pagné d'un  escadron  de  petits  diableteaux  de  chœur.  Là  ren- 
contrant le  laboureur,  lui  dit  :  «  Et  puis,  vilain,  comment  t'es-tu 
porté  depuis  ma  départie  ^  ?    Faire  ici  convient  nos  partages. 

—  C'est,  répondit  le  laboureur,  raison.  »  Lors  commença 
le  laboureur  avec  ses  gens  seyer*  le  blé.  Les  petits  diables  de 
même  tiraient  le  chaume  de  terre.  Le  laboureur  battit  son  blé 
en  l'aire,  le  ventit^,  le  mit  en  poches,  le  porta  au  marché  pour 
vendre.  Les  diableteaux  firent  de  même,  et  au  marché  près 
du  laboureur,  pour  leur  chaume  vendre,  s'assirent.  Le  laboureur 
vendit  très  bien  son  blé,  et  de  l'argent  emplit  un  vieux  demi- 
brodequin^,  lequel  il  portait  à  sa  ceinture.  Les  diables  ne  vendi- 
rent rien,  ains  '  au  contraire  les  paysans  en  plein  marché  se 
moquaient  d'eux. 

Le  marché  clos,  dit  le  diable  au  laboureur  :  «  Vilain,  tu  m'as 
à  cette  fois  trompé  ;  à  l'autre  ne  me  tromperas. 

—  Monsieur  le  diable,  répondit  le  laboureur,  comment 
vous  aurais-je  trompé,  qui*  premier  avez  choisi?  Vrai  est  qu'en 
cetui  choix  me  pensiez  tromper,  espérant  rien  hors  terre  n'issir* 
pour  ma  part,  et  dessous  trouver  tout  entier  le  grain  que  j'avais 
semé,  pour  d'icelui  tenter  les  gens  souffreteux,  cagots  ou  avares, 
et  par  tentation  les  faire  en  vos  lacs  trébucher.  Mais  vous  êtes 
bien  jeune  au  métier.  Le  grain  que  voyez  en  terre  est 
mort  et  corrompu,  la  corruption  d'icelui  a  été  génération  de 
l'autre  que  m'avez  vu  vendre.  Ainsi  choisissiez-vous  le  pire. 
C'est  pourquoi  êtes  maudit  en  l'Évangile. 

—  Laissons,  dit  le  diable,  ce  propos.  De  quoi  cette  année 
séquente**'  pourras-tu  notre  champ  semer? 

—  Pour  profit,  répondit  le  laboureur,  de  bon  ménager,  le 
conviendrait  semer  de  raves. 

—  Or,  dit  le  diable,  tu  es  vilain  de  bien.  Sème  raves  à  force, 
je  les  garderai  de  la  tempête,  et  ne  grêlerai  point  dessus.  Mais, 


I.  Frères  lais.  —  2.  Corps  à  corps. —  3.  Départ. —  4.  Couper. —  5.  Éventa.—  6.  (Chaus- 
sette de  cuir.)  —  7.  Mais.  —  8.  Vous  qui.  —  9.  Sortir.  —  10.  Suivante. 


MAISON    DE    RABELAIS    A    CHINON   EN    1699 

Cette  vaste  demeure,   aujourd'hui    entièrement   reconstruite,    était  occupée   au 
xvil*^  siècle  par  un  cabaret.  Une  plaque  commémorative,    sur  la  façade  du  n"  15 
de  la  rue  de  la  Lamproie,  rappelle  ce  souvenir. 


CabiEct  des  estampes. 


C  I  «  I.  L  E  C  r  1  O  N     It  A  r  li  N  I  E  R  K  .s 


PANTAGRUEL  —  33 

entends  bien,  je  retiens  pour  mon  partage  ce  que  sera  dessus 
terre,  tu  auras  le  dessous.  Travaille,  vilain,  travaille.  Je  vais 
tenter  les  hérétiques.  Ce  sont  âmes  friandes  en  carbonnade*  : 
monsieur  Lucifer  a  sa  colique,  ce  lui  sera  une  gorge  chaude.  » 
Venu  le  temps  de  la  cîieillette,  le  diable  se  trouva  au  lieu  avec 
un  escadron  de  diableteaux  de  chambre.  Là  rencontrant  le 
laboureur  et  ses  gens,  commença  seyer^  et  recueillir  les  feuilles 
des  raves.  Après  lui  le  laboureur  bêchait  et  tirait  les  grosses 
raves  et  les  mettait  en  poches  3.  Ainsi  s'en  vont  tous  ensemble 
au  marché.  Le  laboureur  vendait  très  bien  ses  raves.  Le  diable 
ne  vendit  rien.  Que  pis  est,  on  se  moquait  de  lui  publiquement. 
«  Je  vois  bien,  vilain,  dit  adonc  le  diable,  que  par  toi  je  suis 
trompé.  Je  veux  faire  fii;  du  champ  entre  toi  et  moi.  Ce  sera  en 
tel  pacte  que  nous  entre-gratterons  l'un  l'autre,  et  qui  de  nous 
deux  premier  se  rendra  quittera  sa  part  du  champ.  Il  entier 
demeurera  au  vainqueur.  La  journée  sera  à  huitaine.  Va,  vilain, 
je  te  gratterai  en  diable.  J'allais  tenter  les  pillards  chicanous, 
déguiseurs  de  procès,  notaires  faussaires,  avocats  prévarica- 
teurs ;  mais  ils  m'ont  fait  dire  par  un  truchement*  qu'ils  étaient 
tous  à  moi.  Aussi  bien  se  fâche  ^  Lucifer  de  leurs  âmes,  et  les 
renvoie  ordinairement  aux  diables  souillards  de  cuisine,  sinon 
quand  elles  sont  saupoudrées.  Vous  dites  qu'il  n'est  déjeuner 
que  d'écoliers,  dîner  que  d'avocats,  ressiner^  que  de  vignerons, 
souper  que  de  marchands,  regoubillonner  '  que  de  chambrières, 
et  tous  repas  que  de  farfadets.  Il  est  vrai.  De  fait,  monsieur 
Lucifer  se  paît^  à  tous  ses  repas  de  farfadets  pour  entrée  de 
table,  et  se  soûlait^  déjeuner  d'écoliers.  Mais,  las  !  ne  sais  par 
quel  malheur,  depuis  certaines  années,  ils  ont  avec  leurs  études 
adjoint  les  saints  Bibles.  Pour  cette  cause  plus  n'en  pouvons 
au  diable  l'un  tirer,  et  crois  que  si  les  cafards  ne  nous  y  aident, 
leur  ôtants  par  menaces,  injures,  force,  violence  et  brûlements 
leur  saint  Paul  d'entre  les  mains,  plus  à  bas  n'en  grignoterons. 
D'avocats  pervertisseurs  de  droit  et  pilleurs  de  pauvres  gens, 
il  se  dîne  ordinairement  et  ne  lui  manquent.  Mais  on  se  fâche 
dp  toujours  un^"  pain  manger.  Il  dit  naguère  en  plein  chapitre 
qu'il  mangerait  volontiers  l'âme  d'un  cafard,  qui  eût  oublié 
soi  en  sermon  recommander,  et  promit  double  paie  et  notable 
appointement  à  quiconque  lui  en  apporterait  une  de  broc  en 
bouc^*.  Chacun  de  nous  se  mit  en  quête.  Mais  rien  n'y  avons 


I.  Grillade.  —  2.  Couper.  —  3.  Sacs.  —  4.  Interprète.  —  5.  Fatigue.  — ■  6.  Goûter.  — 
7.  Repas  après  souper.  —  8.  Repaît.  —  9.  Avait  coutume.  —  lo.  Un  même.  — • 
—  II.  Bouche. 

RABELAIS   III  (3 


34   —  QUART  LIVRE 

profité  ^  Tous  admonestent  les  nobles  dames  donner  à  leur  cou- 
vent. De  ressiner^  il  s'est  abstenu  depuis  qu'il  eut  sa  forte  colique 
provenante  à  cause  que  es  contrées  boréales  l'on  avait  ses  nour- 
rissons, vivandiers,  charbonniers  et  charcutiers  outragé  vilai- 
nement. Il  soupe  très  bien  de  marchands  usuriers,  apothicaires, 
faussaires,  billonneurs^,  adultérateurs  de  marchandises,  et 
quelquefois  qu'il  est  en  ses  bonnes,  regoubillonne*  de  cham- 
brières, lesquelles,  avoir  bu^  le  bon  vin  de  leurs  maîtres,  rem- 
plissent le  tonneau  d'eau  puante.  Travaille,  vilain,  travaille. 
Je  vais  tenter  les  écoliers  de  Trébizonde,  laisser  pères  et  mères, 
renoncer  à  la  police  ^  commune,  soi  émanciper  des  édits  de  leur 
roi,  vivre  en  liberté  souterraine,  mépriser  un  chacun,  de  tous 
se  moquer,  et  prenants  le  beau  et  joyeux  petit  béguin  d'inno- 
cence poétique,  soi  tous  rendre  farfadets  gentils. 


COMMENT  LE  DIABLE  FUT  TROMPÉ  PAR   UNE   VIEILLE  DE 

PAPEFIGUIÊRE. 

Le  laboureur,  retournant  en  sa  maison,  était  triste  et  pensif. 
Sa  femme,  tel  le  voyant,  cuidaif  qu'on  l'eût  au  marché  dérobé. 
Mais  entendant  la  cause  de  sa  mélancolie,  voyant  aussi  sa  bourse 
pleine  d'argent,  doucement  le  réconforta,  et  l'assura  que,  de 
cette  gratelle,  mal  aucun  ne  lui  adviendrait.  Seulement  que  sur 
elle  il  eut  à  se  poser  et  reposer.  Elle  avait  jà  pourpensé*  bonne 
issue.  «  Pour  le  pis,  disait  le  laboureur,  je  n'en  aurai  qu'une 
éraflade,  je  me  rendrai  au  premier  coup  et  lui  quitterai  le 
champ. 

—  Rien,  rien,  dit  la  vieille  ;  posez-vous  sur  moi  et  reposez  : 
laissez-moi  faire.  Vous  m'avez  dit  que  c'est  un  petit  diable  : 
je  le  vous  ferai  soudain  rendre,  et  le  champ  nous  demeurera. 
Si  c'eût  été  un  grand  diable,  il  y  aurait  à  penser.  » 

Le  jour  de  l'assignation  était  lorsqu'en  l'île  nous  arrivâmes. 
A  bonne  heure  du  marin  le  laboureur  s'était  très  bien  confessé, 
avait  communié,  comme  bon  catholique,  et  par  le  conseil  du 
curé  s'était  au  plonge  <>  caché  dedans  le  bénitier,  en  l'état  que 
l'avions  trouvé. 

Sur  l'instant  qu'on  nous  racontait  cette  histoire,  eûmes  l'aver- 
tissement que  la  vieille  avait  trompé  le  diable  et  gagné  le  champ. 


I.  Gagné.  —  2.  Goûter.  —  3.  Faux-monnayeurs.  —  4.  Fait  son  repas  après  souper.  — 
Aprè«  avoir.  —  6.  Manière  de  vivre.  —  7.  Croyait.  —  8.  Médité.  —  9.  Plongeon. 


PANTAGRUEL  —  35 

La  manière  fut  telle.  Le  diable  vint  à  la  porte  du  laboureur,  et, 
sonnant,  s'écria  :  «  O  vilain,  vilain,  çà,  çà,  à  belles  griffes  !  » 

Puis  entrant  en  la  maison,  galant  et  bien  délibéré  ^  et  n'y 
trouvant  le  laboureur  avisa  sa  femme  en  terre  pleurante  et 
lamentante.  «  Qu'est  ceci,  demandait  le  diable.  Où  est-il  ?  Que 
fait-il? 

—  Ha  !  dit  la  vieille,  où  est-il,  le  méchant,  le  bourreau, 
le  brigand?  Il  m'a  affolée*,  je  suis  perdue,  je  meurs  du  mal 
qu'il  m'a  fait. 

—  Comment,  dit  le  diable,  qu'y  a  il  ?  Je  vous  le  galerai^ 
bien  tantôt. 

—  Ha  !  dit  la  vieille,  il  m'a  dit,  le  bourreau,  le  tyran, 
f'égratigneur  de  diables,  qu'il  avait  hui*  assignation  de  se  gratter 
avec  vous.  Pour  essayer  ses  ongles,  il  m'a  seulement  gratté  du 
petit  doigt  ici  entre  les  jambes,  et  m'a  du  tout  affolée.  Je  suis 
perdue,  jamais  je  n'en  guérirai,  regardez.  Encore  est-il  allé 
chez  le  maréchal  soi  faire  aiguiser  et  apointer  les  griffes.  Vous 
êtes  perdu,  monsieur  le  diable,  mon  ami.  Sauvez- vous,  il  n'arrê- 
tera point.  Retirez- vous,  je  vous  en  prie.  » 

Lors  se  découvrit  jusques  au  menton  en  la  forme  que  jadis 
les  femmes  persides  se  présentèrent  à  leurs  enfants  fuyants  la 
bataille,  et  lui  montra  son  comment-a-nom. 

Le  diable,  voyant  l'énorme  solution  de^  continuité  en  toutes 
dimensions,    s'écria  :    «  Mahon,    Demiourgon,    Mégère,    Alecto,- 
Perséphone,  il  ne  me  tient  pas  !  Je  m'en  vais  belle  erre.  Cela  ? 
Je  lui  quitte  le  champ.  » 

Entendant,  la  catastrophe  "  et  fin  de  l'histoire,  nous  retirâmes 
en  notre  nef,  et  là  ne  fîmes  autre  séjour.  Pantagruel  donna  au 
tronc  de  la  fabrique  de  l'église  dix-huit  mille  royaux  d'or  en 
contemplation  de  la  pauvreté  du  peuple  et  calamité  du  lieu. 

COMMENT  PANTAGRUEL  DESCENDIT  EN   L'ILE  DES 

PAPIMANES. 

Laissants  l'île  désolée  des  Papefigues,  navigâmes  par  un 
jour  en  sérénité  et  tout  plaisir,  quand  à  notre  vue  s'offrit  la 
benoîte  île  des  Papimanes.  Soudain  que  nos  ancres  furent  au 
port  jetées,  avant  que  nous  eussions  encoche^  nos  gumènes'^, 
vinrent  vers  nous  en  un  esquif  quatre  personnes  diversement 

I.  Résolu.  —  2.  Blessée.  —  3.   Régalerai.  —  4.  Aujourd'hui.  —  5.  Dénouement.   — 
6.  Amarré.  —  7.  Gros  câbles. 


36  —  QUART  LIVRE 

vêtues.  L'un  en  moine  enfroqué,  crotté,  botté.  L'autre  en  fau- 
connier avec  un  leurre  et  gant  d'oiseau.  L'autre  en  solliciteur 
de  procès,  ayant  un  grand  sac  plein  d'informations,  citations, 
chicaneries  et  ajournements  en  main.  L'autre  en  vigneron 
d'Orléans  avec  belles  guêtres  de  toile,  une  panouère*  et  une 
serpe  à  la  ceinture.  Incontinent  qu'ils  furent  joints  à  notre  nef, 
s'écrièrent  à  haute  voix  tous  ensemble  demandant  :  a  L'avez- 
vous  vu,  gens  passagers?  l'avez-vous  vu? 

—  Qui?   demandait  Pantagruel. 

—  Celui-là,  répondirent-ils. 

—  Qui  est-il  ?  demanda  frère  Jean.  Par  la  mort-bœuf,  je 
l'assommerai  de  coups  »,  pensant  qu'ils  se  guémentassent  *  de 
quelque  larron,  meurtrier  ou  sacrilège. 

-—  Comment,  dirent-ils,  gens  pérégrins  •,  ne  connaissez-vous 
l'Unique? 

—  Seigneurs,  dit  Epistémon,  nous  n'entendons*  tels  termes. 
Mais,  exposez-nous,  s'il  vous  plaît,  de  qui  entendez,  et  nous 
vous  en  dirons  la  vérité  sans  dissimulation. 

—  C'est,  dirent-ils,  celui  qui  est.  L'avez-vous  jamais  vu? 

—  Celui  qui  est,  répondit  Pantagruel,  par  notre  théolo- 
gique doctrine,  est  Dieu,  et  en  tel  mot  se  déclare  à  Moses, 
Ônques  certes  ne  le  vîmes,  et  n'est  visible   à   œils   corporels. 

—  Nous  ne  parlons  mie  ",  dirent-ils,  de  celui  haut  Dieu  qui 
domine  par  les  cieux.  Nous  parlons  du  Dieu  en  terre.  L'avez- 
vous  onques  vu? 

—  Ils  entendent,  dit  Carpalim,  du  pape,  sur  mon  honneur. 

• —  Oui,  oui,  répondit  Panurge,  oui  dà,  messieurs,  j'en  ai 
vu  trois,  à  la  vue  desquels  je  n'ai  guère  profité. 

—  Comment,  dirent-ils,  nos  sacres  décrétales  chantent 
qu'il  n'y  en  a  jamais  qu'un  vivant. 

—  J'entends,  répondit  Panurge,  les  uns  successivement  après 
les  autres.  Autrement  n'en  ai-je  vu  qu'un  à  une  fois. 

—  O  gens,  dirent-ils,  trois  et  quatre  fois  heureux,  vous 
soyez  les  bien  et  plus  que  très  bien  venus  !  » 

Adonc  s'agenouillèrent  devant  nous,  et  nous  voulaient  baiser 
les  pieds.  Ce  que  ne  leur  voulûmes  permettre,  leur  remontrants 
qu'au  pape,  si  là  de  fortune  en  propre  personne  venait,  ils  ne 
sauraient  faire  davantage.  «  Si  ferions,  si,  répondirent-ils.  Cela 
est  entre  nous  jà  résolu.  Nous  lui  baiserions  le  cul  sans  feuille^ 
et  les  couilles  pareillement,  car  il  a  couilles  le  père  saint,  nous  le 


I.  Corbeille.  —  2.  Se  tourmentassent.  —  3.  Étrangers.  —  4.  Comprenons.  —  5.  Point. 


PANTAGRUEL  —  37 

trouvons  par  nos  belles  décrétales,  autrement  ne  serait-il  pape. 
De  sorte  qu'en  subtile  philosophie  décrétaline  cette  conséquence 
est  nécessaire  :  «  Il  est  pape,  il  a  donc  couilles,  »  et  quand  couilles 
faudraient*  au  monde,  le  monde  plus  pape  n'aurait.  » 

Pantagruel  demandait  cependant  à  un  mousse  de  leur  esquif 
qui  étaient  ces  personnages.  Il  lui  fit  réponse  que  c'étaient  les 
quatre  états  de  l'île,  ajouta  davantage ^  que  serions  bien  recueil- 
lis^ et  bien  traités,  puisque  avions  vu  le  pape.  Ce  qu'il  remontra 
à  Panurge,  lequel  lui  dit  secrètement  :  «  Je  fais  vœu  à  Dieu, 
c'est  cela.  Tout  vient  à  point  qui  peut  attendre.  A  la  vue  du 
pape  jamais  n'avions  profité  ;  à  cette  heure,  de  par  tous  les 
diables,  nous  profitera  comme  je  vois.  »  Alors  descendîmes  en 
terre,  et  venaient  au-devant  de  nous  comme  en  procession  tout 
le  peuple  du  pays,  hommes,  femmes,  petits  çnfants.  Nos  quatre 
états  leur  dirent  à  haute  voix  :  «  Ils  l'ont  yp»  ils  l'ont  vu,  ils 
l'ont  vu.  » 

A  cette  proclamation,  tout  le  peuple  s'agenouillait  devant 
nous,  levants  les  mains  jointes  au  ciel,  et  criants  :  «  Q  gens  heu- 
reux !  O  bienheureux  !  »  Et  dura  ce  cri  plus  d'un  quart  d'heure. 
Puis  y  accourut  le  maître  d'école  avec  tous  ses  pédagogues, 
grimauds  et  écoliers,  et  les  fouettait  magistralement,  comme  on 
soûlait  fouetter  les  petits  enfants  en  nos  pays  quand  on  pen- 
dait quelque  malfaiteur,  afin  qu'il  leur  en  souvînt.  Pantagruel 
en  fi;t  fâché,  et  leur  dit  :  «  Messieurs,  si  ne  désistez*  fouetter 
ces  enfants,  je  m'en  retourne.  »  Le  peuple  s'étonna  ^,  entendant 
sa  voix  stentorée^  et  vis  un  petit  bossu  à  longs  doigts  deman- 
dant au  maître  d'école  :  «  Vertu  d'extravagantes,  ceux  qui 
voient  le  pape  deviennent-ils  ainsi  grands  comme  cetui-ci 
qui  nous  menace?  O  qu'il  me  tarde  merveilleusement  que  je  ne 
le  vois,  afin  de  croître  et  grand  comme  lui  devenir.  »  Tant 
grandes  furent  leurs  exclamations  qu'Homenas  y  accourut 
(ainsi  appellent-ils  leur  évêque)  sur  une  mule  débridée,  capara- 
çonnée de  vert,  accompagné  de  ses  appôts  (comme  ils  disaient), 
de  ses  suppôts  aussi,  portants  croix,  bannières,  gonfalons,  bal- 
daquins, torches,  bénoîtiers.  Et  nous  voulait  pareillement  les 
pieds  baiser  à  toutes  forces,  comme  fit  au  pape  le  bon  Christian 
Valfinier,  disant  qu'un  de  leurs  h37pothètes7,  dégraisseur  et 
glossateur  de  leurs  saintes  décrétales,  avait  par  écrit  laissé 
qu'ainsi  comme  le  Messias,   tant  et  si  longtemps   des   Juifs 


I.  Manqueraient.  —  2.  En  outre.  —    3.  Accueillis.  —  4.  Cessez.  —  5.  Fut  étourdi. 
6.  De  Stentor.  —  7.  Qui  parlent  des  choses  passées. 


38  —  QUART  LIVRE 

attendu,  enfin  leur  était  advenu,  aussi  en  icelle  île  quelque  jour 
le  pape  viendrait.  Attendants  cette  heureuse  journée,  ^si  là 
arrivait  personne  qui  l'eût  vu  à  Rome  ou  autre  part,  qu'ils 
eussent  à  bien  le  festoyer,  et  révérentement*  traiter.  Toutefois 
nous  nous  en  excusâmes  honnêtement. 


COMMENT  HOMENAS,  ÊVÊQUE  DES  PAPIMANES,  NOUS  MON- 
TRA LES   URANOPÈTES  DÉCRET  A  LES. 

Puis  nous  dit  Homenas  :  «  Par  nos  saintes  décrétales  nous 
est  enjoint  et  commandé  visiter  premier  les  églises  que  les 
cabarets.  Pourtant^,  ne  déclinant  de  cette  belle  institution, 
allons  à  l'église,  après  irons  banqueter. 

Homme  de  bien,  dit  frère  Jean,   allez  devant,  nous  vous 

suivrons.Vous  en  avez  parlé  en  bons  termes  et  en  bon  Christian, 
îà  longtemps  a  que  n'en  avions  vu.  Je  m'en  trouve  fort  réjoui 
en  mon  esprit  et  crois  que  je  n'en  repaîtrai  que  mieux.  C'est 
belle  chose  rencontrer  gens  de  bien.  »  Approchants  de  la  porte 
du  temple,  aperçûmes  un  gros  livre  doré,  tout  couvert  de  fines 
et  précieuses  pierres,  balais,  émeraudes,  diamants  et  unions*, 
plus  ou  autant  pour  le  moins  excellentes  que  celles  qu'Octavian 
consacra  à  Jupiter  Capitolin,  et  pendait  en  l'air  attaché  à  deux 
grosses  chaînes  d'or  au  zoophore'  du  portail.  Nous  le  regardions 
en  admiration.  Pantagruel  le  maniait  et  tournait  à  plaisir, 
car  il  y  pouvait  aisément  toucher,  et  nous  affirmait  qu'au  tou- 
chement  d'icelles,  il  sentait  un  doux  prurit  des  ongles  et  dégour- 
dissement  de  •  bras,  ensemble  ^  tentation  véhémente  en  son 
esprit  de  battre  un  sergent  ou  deux,  pourvu  qu'ils  n'eussent 

tonsure. 

Adonc  nous  dit  Homenas  :  «  Jadis  fut  aux  Juifs  la  loi  par 
Moses  baillée  écrite  des  doigts  propres  de  Dieu.  En  Delphes 
devant  la  face  du  temple  d'Apollo  fut  trouvée  cette  sentence 
divinement  écrite  :  rN^BI  ÏEATÏON.  Et  par  certain  laps  de 
temps  après  fut  vue  El  aussi  divinement  écrite  et  transmise 
des  cieux.  Le  simulacre  de  Cybèle  fut  des  cieux  en  Phrygie 
transmis  on  '  champ  nommé  Pésinunt.  Aussi  fut  en  ïauris  le 
simulacre  de  Diane,  si  croyez  Euripides.  L'oriflambe»  fut  des 


I.  Avec  révérence.  —  2.  Descendues  du  ciel.  —  3.  C'est  pourquoi.    —    4.  Perles.    — 
5.  L'entablement  —  6.  En  même  temps.  —  7.  Au.  —  a.  Oriflanuue. 


PANTAGRUEL  —  39 

cieux  transmise  aux  nobles  et  très  christians  rois  de  France, 
pour  combattre  les  inJ&dèles.  Régnant  Numa  Pompilius,  roi 
second  des  Romains  en  Rome,  fut  du  ciel  vu  descendre  le  tran- 
chant bouclier  dit  Ancile.  En  Acropolis  d'Athènes  jadis  tomba 
du  ciel  empyrée  la  statue  de  Minerve.  Ici  semblablement  voyez 
les  sacrées  décrétales  écrites  de  la  main  d'un  ange  chérubin.  . 
Vous  autres,  gens  transpontins,  ne  le  croirez  pas? 

—  Assez  mal,  répondit  Panurge. 

—  Et  à  nous  ici  miraculeusement  du  ciel  des  cieux  trans- 
mises, en  façon  pareille  que  par  Homère,  père  de  toute  philo- 
sophie (excepté  toujours  les  dives^  décrétales),  le  fleuve  du 
Nil  est  appelé  Diipètes.  Et  parce  que  avez  vu  le  pape,  évangéliste 
d'icelles  et  protecteur  sempiternel,  vous  sera  de  par  nous  permis 
les  voir  et  baiser  au  dedans,  si  bon  vous  semble.  Mais  il  vous 
conviendra  par  avant  trois  jours  jeûner,  et  régulièrement 
confesser,  curieusement  ^  épluchants  et  inventorisants  vos  péchés 
tant  dru  qu'en  terre  ne  tombât  une  seule  circonstance,  comme 
divinement  nous  chantent  les  dives  décrétales  que  voyez.  A 
cela  faut  du  temps. 

—  Homme  de  bien,  répondit  Panurge,  décrottoirs,  voire, 
i.s-je,  décrétales  avons  prou  ^  vu  en  papier,  en  parchemir 
lanterné*,  en  vélin,  écrites  à  la  main,  et  imprimées  en  moule ^ 
Ja^  n'est  besoin  que  vous  peinez  à  cettes-ci  nous  montrer.  Nous 
contentons  du  bon  vouloir,  et  vous  remercions  autant. 

—  Vrai  bis,  dit  Homenas,  vous  n'avez  mie  '  vu  cettes-ci 
angéliquement  écrites.  Celles  de  votre  pays  ne  sont  que  trans- 
sumpts  8  des  nôtres,  comme  trouvons  écrit  par  un  de  nos  antiques 
scholiastes  décrétalins.  Au  reste  vous  prie  n'y  épargner  ma  peine. 
Seulement  avisez  si  voulez  confesser  et  jeûner  les  trois  beaux 
petits  jours  de  Dieu. 

—  De  cons  fesser,  répondit  Panurge,  très  bien  nous  con- 
sentons. Le  jeûne  seulement  ne  nous  vient  à  propos,  car  nous 
avons  tant  et  trestant  par  la  marine^  jeûné  que  les  araignes*'' 
ont  fait  leurs  toiles  sur  nos  dents.  Voyez  ici  ce  bon  frère  Jean  des 
Entommeures  (à  ce  mot  Homenas  courtoisement  lui  bailla  la 
petite  accolade),  la  mousse  lui  est  crue  on  ^^  gosier  par  faute 
de  remuer  et  exercer  les  badigoinces^^  et   mandibules. 

—  Il  dit  vrai,  répondit  frère  Jean.  J'ai  tant  et  trestant 
jeûné  que  j'en  suis  devenu    out  bossu. 


I.  Divines.  —  2.  Avec  soin.  —  3.  Beaucoup  —  4.  Venant  de  Lanternois.  —  5.  Carac- 
tères d'imprimerie. —  6.  Jamais.  —  7.  Point.-  8  Copies.  —  9.  Mer.  —  10.  Araignées.  — 
II.  Au.  —  12.  Lèvres. 


40  —  QUART  LIVRE 

—  Entrons,  dit  Homenas,  donc  en  l'église,  et  nous  pardon- 
nez si  présentement  ne  vous  chantons  la  belle  messe  de  Dieu. 
L'heure  de  mi-jour  est  passée,  après  laquelle  nous  défendent 
nos  sacres  décrétales  messe  chanter,  messe,  dis-je,  haute  et 
légitime.  Mais  je  vous  en  dirai  une  basse  et  sèche. 

—  J'en  aimerais  mieux,  dit  Panurge,  une  mouillée  de 
quelque  bon  vin  d'Anjou.    Boutez*  donc,   boutez  bas  et  raide. 

—  Vert  et  bleu,  dit  frère  Jean,  il  me  déplaît  grandement 
qu'encore  est  mon  estomac  jeun,  car  ayant  très  bien  déjeuné 
et  repu  à  usage  monacal,  si  d'aventure  il  nous  chante  de  requiem, 
j'y  eusse  porté  pain  et  vin  par  les  traits  passés-.  Patience. 
Sacquez  ^  choquez,  boutez,  mais  troussez-la  court,  de  peur 
que  ne  se  crotte,  et  pour  autre  cause  aussi,  je  vous  en  prie.  » 


COMMENT,   PAR   HOMENAS,    NOUS    FUT    MONTRÉ    L'ARCHE- 
TYPE ^  D'UN  PAPE, 

La  messe  parachevée,  Homenas  tira  d'un  coffre  près  le  grand 
autel  un  gros  f arats  ^  de  clefs,  desquelles  il  ouvrit,  à  trente-deux 
clavures^  et  quatorze  cadenas,  une  fenêtre  de  fer  bien  barrée, 
au-dessus  dudit  autel.  Puis,  par  grand  mystère,  se  couvrit 
d'un  sac  mouillé,  et,  tirant  un  rideau  de  satin  cramoisi,  nous 
montra  une  image  peinte  assez  mal,  selon  mon  avis,  y  toucha 
un  bâton  longuet,  et  nous  fit  à  tous  baiser  la  touche.  Puis  nous 
demanda  :  «  Que  vous  semble  de  cette  image? 

—  C'est,  répondit  Pantagruel,  la  ressemblance  d'un  pape. 
Je  le  connais  à  la  tiare,  à  l'aumusse,  au  rochet,  à  la  pantoufle. 

—  Vous  dites  bien,  dit  Homenas.  C'est  l'idée  de  celui  Dieu 
de  bien  en  terre,  la  venue  duquel  nous  attendons  dévotement, 
et  lequel  espérons  une  fois  voir  en  ce  pays.  O  l'heureuse  et 
désirée  et  tant  attendue  journée  !  Et  vous,  heureux  et  bien 
heureux,  qui  tant  avez  eu  les  astres  favorables  qu'avez  vive- 
ment en  face  vu  et  réalement^  celui  bon  Dieu  en  terre,  duquel 
voyant  seulement  le  portrait,  pleine  rémission  gagnons  de  tous 
nos  péchés  mémorables^,  ensemble  la  tierce  partie,  avec  dix- 
huit  quarantaines,  des  péchés  oubliés  !  Aussi  ne  la  voyons-nous 
qu'aux  grandes  fêtes  annuelles.  » 


I.  Poussez.  —  2.  Jeu  de  mots  avec  trépassés  et  traits  (coups  de  vin)  passés  —  3.  Tirez 
(l'épée).  —  4.  Portrait.  —  5.  Tas.  —  6.  Serrures.  —  7.  Réellement.  —  8.  Dont  on  se 
souvient. 


PANTAGRUEL  —  4-f 

Là  disait  Pantagruel  que  c'était  ouvrage  tel  que  le 
faisait  Dedalus.  Encore  qu'elle  fût  contrefaite  et  mal  traite*, 
y  était  toutefois  latente  et  occulte  quelque  divine  énergie  en 
matière  de  pardons  :  «  Comme,  dit  frère  Jean,  à  Seuillé,  les 
coquins  soupants  un  jour  de  bonne  fête  à  l'hôpital,  et  se  van- 
tants l'un  avoir  celui  jour  gagné  six  blancs,  l'autre  deux  sous, 
l'autre  sept  carolus,  un  gros  gueux  se  vantait  avoir  gagné 
trois  bons  testons.  «  Aussi,  lui  répondirent  ses  compagnons,  tu 
as  une  jambe  de  Dieu.»  Comme  si  quelque  divinité  fut  absconsQ 
en  une  jambe  toute  sphacelée^  et  pourrie. 

—  Quand,  dit  Pantagruel,  tels  contes  vous  nous  ferez, 
soyez  records  3  d'apporter  un  bassin.  Peu  s'en  faut  que  ne  rende 
ma  gorge.  User  ainsi  du  sacré  nom  de  Dieu  en  choses  tant  ordes* 
et  abominables  !  Fi,  j'en  dis  fi  !  Si  dedans  votre  moinerie  est 
tel  abus  de  paroles  en  usage,  laissez-le  là:  ne  le  transportez 
hors  les  cloîtres. 

—  Ainsi,  répondit  Épistémon,  disent  les  médecins  être  en 
quelques  maladies  certaine  participation  de  divinité.  Pareil- 
lement Néron  louait  les  champignons,  et  en  proverbe  grec  les 
appelait  «  viande  des  dieux  »,  pour  ce  qu'en  iceux  il  avait 
empoisonné   son   prédécesseur   Claudius,    empereur   Romain. 

—  Il  me  semble,  dit  Panurge,  que  ce  portrait  faut  ^  en  nos 
derniers  papes,  car  je  les  ai  vu  non  aumusse,  ains  ^  armet  en 
tête  porter,  timbré''  d'une  tiare  persi^fue^,  et  tout  l'empire 
Christian  étant  en  paix  e^fc  silence,  eux  seuls  guerre  faire  félone 
et  très  cruelle. 

—  C'était,  dit  Homenas,  donc  contre  les  rebelles,  hérétiques, 
protestants  désespérés  ^,  non  obéissants  à  la  sainteté  de  ce  bon 
Dieu  en  terre.  Cela  lui  est  non  seulement  permis  et  licite,  mais 
commandé  par  les  sacres  décrétales,  et  doit  à  feu  incontinent 
empereurs,  rois,  ducs,  princes,  républiques,  et  à  sang  mettre, 
qu'ils  1"  transgresseront  un  iota  de  ses  mandements,  les  spolier 
de  leurs  biens,  les  déposséder  de  leurs  royaumes,  les  proscrire, 
les  g,nathématiser,  et  non  seulement  leurs  corps  et  de  leurs 
enfants  et  parents  autres  occire,  mais  aussi  leurs  âmes  damner 
au  parfondii  de  la  plus  ardente  chaudière  qui  soit  en   enfer. 

—  Ici,  dit  Panurge,  de  par  tous  les  diables,  ne  sont-ils 
hérétiques  comme  fut  Raminagrobis,  et  comme  ils  sont  parmi 


I.  Tracée.  —  2.  Gangrenée.  —  3.  Souvenez-vous.  —  4.  Ordurières.  —  5.  Fait  erreur.  

6.  Mais.  —  7.  Surmonté.  —  8.  A  la  mode  des  souverains  perses.  —  9.   Incorrigibles* 

10.  (Rapprochez  ùHncontinent)  aussitôt  qu'ils.  —  11.  Profond. 


42  —  QUART  LIVRE 

les  AUemagnes  et  Angleterre.    Vous  êtes  christians  triés  sur 

le  volet. 

—  Oui,    vrai   bis,    dit   Homenas  ;    aussi    serons-nous    tous 
sauvés.  Allons  prendre  de  l'eau  bénite,  puis  dînerons.  » 


MENUS  DEVIS  DURANT  LE  DINER  A   LA  LOUANGE  DES 

DÉCRET  ALES. 

Or  notez,  buveurs,  que  durant  la  messe  sèche  d'Homenas 
trois  manilliersi  de  l'église,  chacun  tenant  un  grand  bassin,  se 
pourmenaient  parmi  le  peuple,  disants  à  haute  voix  :  «  N'oubliez 
les  gens  heureux  qui  l'ont  vu  en  face.  »  Sortants  du  temple,  ils 
apportèrent  à  Homenas  leurs  bassins  tous  pleins  de  monnaie 
papimanique.  Homenas  nous  dit  que  c'était  pour  faire  bonne 
chère,  et  que  de  cette  contribution  et  taillon^,  l'une  partie 
serait  employée  à  bien  boire,  l'autre  à  bien  manger,  suivant 
une  mirifique  glose  cachée  en  un  certain  coingnet^  de  leurs 
saintes  décrétales.  Ce  que  fut  fait,  et  en  beau  cabaret  assez 
retirant*  à  celui  deGuillot,  en  Amiens.  Croyez  que  la  repaissaille^ 
fut  copieuse  et  les  buvettes  numéreuses.*^  En  cetui  dînei  je 
notai  deux  choses  mémorables  :  l'une  que  viande  ne  fut  apportée 
quelle  que  fût,  fussent  chevreaux,  fussent  chapons,  fussent 
cochons  (desquels  y  a  foison  en  Papimanie),  fussent  pigeons, 
connils  ',  levrauts,  coqs  d'Inde  ou  autres,  en  laquelle  n'y  eut 
abondance  de  farce  magistrale  ;  l'autre,  que  tout  le  sert*  et 
dessert  fut  porté  par  les  filles  pucelles  mariables  du  lieu,  belles 
je  vous  affie^,  saffrettes'^  blondettes,  doucettes  et  de  bonne 
grâce,  lesquelles  vêtues  de  longues,  blanches  et  déliées  aubes  à 
doubles  ceintures,  le  chef  ouvertes  les  cheveux  instrophiés*^  de 
petites  bandelettes  et  rubans  de  soie  violette,  semés  de  roses, 
œillets,  marjolaines,  aneth  ^^^  jurande  i'^  et  autres  fleurs  odo- 
rantes, à  chacune  cadence  nous  invitaient  à  boire  avec  doctes  et 
mignonnes  révérences,  et  étaient  volontiers  vues  de  toute  l'assis- 
tance. Frère  Jean  les  regardait  de  côté,  comme  un  chien  qui 
emporte  un  plumail.  Au  dessert  du  premier  mets  fut  par  elles 
mélodieusement  chanté  un  épode  à  la  louange  des  sacro-saintes 
décrétales. 


I.  Marguilliers.  —  ::.  Petit  impôt.  —  3.  Petit  coin.  —  4.  Ressemblant.  —  5.  Chère.  — 
6.  Nuiiibrcuses.  —  7.  Lapins.  —  1'.  Service.  —  9.  Assure.  —  10.  X'ivcs.  —  II.  La  ttte 
découverte.  —  12.  Entortillés.  —  13  (Plante  ombellifère).  —  14.  Oranges. 


PANTAGRUEL  —  43 

Sur  l'apport  du  second  service,  Homenas,  tout  joyeux 
et  esbaudi,  adressa  sa  parole  à  un  des  maîtres  sommeliers, 
disant  :  «  Clerice,  éclaire  ici.  »  A  ces  mots,  une  des  filles  promp- 
tement  lui  présenta  un  grand  hanap  plein  de  vin  extrava- 
gant*. Il  le  tint  en  main,  et,  soupirant  profondément,  dit  à 
Pantagruel  :  «  Monseigneur,  et  vous  beaux  amis,  je  bois  à 
vous  tous  de  bien  bon  cœur.  Vous  soyez  les  très  bien  venus.  » 
Bu  qu'il  eut  et  rendu  le  hanap  à  la  bachelette  gentille,  fit 
une  lourde  exclamation,  disant  :  «  O  dives  ^  décrétales,  tant 
par  vous  est  le  vin  bon  trouvé  ! 

—  Ce  n'est,  dit  Panurge,  pas  le  pis  du  panier. 

—  Mieux  serait,  dit  Pantagruel,  si  par  elles  le  mauvais  vin 
devenait  bon. 

—  O  séraphique  sixième  ^  !  dit  Homenas  continuant,  tant 
vous  êtes  nécessaire  au  sauvement  des  pauvres  humains  ! 
O  chérubiques  clémentines*  !  comment  en  vous  est  proprement 
contenue  et  décrite  la  parfaite  institution  du  vrai  Christian  ! 
O  extravagantes  *  angéliques  !  comment  sans  vous  périraient 
les  pauvKes  âmes,  lesquelles,  çà  bas,  errent  par  les  corps  mortels 
en  cette  vallée  de  misère  !  Hélas,  quand  sera  ce  don  de  grâce 
particulière  fait  es  humains  qu'ils  désistent  de  toutes  autres 
études  et  négoces  pour  vous  lire,  vous  entendre,  vous  savoir, 
vous  user,  pratiquer,  incorporer,  sanguifier^  et  incentriquer  ' 
es  profonds  ventricules  de  leurs  cerveaux,  es  internes  moelles 
de  leurs  os,  es  perplexes*  labyrinthes  de  leurs  artères?  O  lors 
et  non  plus  tôt  ne  autrement,  heureux  le  monde  !  » 

A  ces  mots  se  leva  Épistémon,  et  dit  tout  bellement  à 
Panurge  :  «  Faute  de  selle  percée  me  contraint  d'ici  partir.  Cette 
farce  m'a  débondé  le  boyau  cullier  :  je  n'arrêterai  guère. 

—  O  lors,  dit  Homenas  continuant,  nullité  de  grêle,  gelée, 
frimas,  vimères^  !  O  lors  abondance  de  tous  biens  en  terre! 
O  lors  paix  obstinée,  infrangible  en  l'univers,  cessation  de 
guerres pilleries,  angaries***,  briganderies,  assassinements, excepté 
contre  les  hérétiques  et  rebelles  maudits  !  O  lors  joyeuseté, 
allégresse,  liesse,  soûlas",  déduits  *  2  pl^^isy-s  (délices  en  toute 
nature  humaine  !  Mais,  ô  grande  doctrine,  inestimable  érudition, 
préceptions*^  déifiques,  emmortaisées**  par  les  divins  chapitres 
de  ces  éternelles  décrétales  !  O  comment,  lisant  seulement  un 


I.  Débordant  (jeu  de  mots  avec  extravagantes).  —  2.  Divines.  —  3.  (Sous-entendez  : 
livre).  —  4.  Décrétaleâ  de  Clément  V.  —  5.  Constitutions  papales  en  deJwrs  du  Corpus. 
—  6.  Changer  en  sang.  —  7.  Placer  au  centre.  —  S.  Compliqués.  —  9.  Orages.  —  lo.  Cor- 
vées. —  II,  Joie.  — 12.  Amusements.  — 13.  Préceptes.  — 14.  Fixés  à  jamais. 


44  —  QUART  LIVRE 

demi  canon,  un  petit  paragraphe,  un  seul  notable*  de  ces  sacro- 
saintes  décrétales,  vous  sentez  en  vos  cœurs  enflammée  la  four- 
naise d'amour  divin,  de  charité  envers  votre  prochain,  pourvu 
qu'il  ne  soit  hérétique,  contemnement^  assuré  de  toutes  choses 
fortuites  et  terrestres,  extatique  élévation  de  vos  esprits,  voire 
jusques  au  troisième  ciel,  contentement  certain  en  toutes  vos 
affections  !  » 


CONTINUATION  DES    MIRACLES   ADVENUS   PAR   lES 

DÉCRÉTALES. 

«  Voici,  dit  Panurge,  qui  dit  d'orgues^,  mais  j'en  crois  le 
moins  que  je  peux.  Car  il  m'advint  un  jour  à  Poitiers,  chez 
l'Écossais  docteur  décrétalipotens  d'en  lire  un  chapitre  :  le 
diable  m'emporte  si,  à  la  lecture  d'icelui,  je  ne  fus  tant  constipé 
du  ventre  que  par  plus  de  quatre,  voire  cinq  jours,  je  ne  fientai 
qu'une  petite  crotte.  Savez-vous  quelle?  Telle,  je  vous  jure,  que 
Catulle  dit  être  celles  de  Furius,  son  voisin  : 

En  tout  un  an  tu  ne  chie  dix  crottes, 
Et  si  des  mains  tu  les  brises  et  frottes, 
Ja^  n'en  pourras  ton  doigt  souiller  de  erres*, 
Car  dures  sont  plus  que  fèves  et  pierres. 

—  Ha,  ha  !  dit  Homenas.  Inian  *,  mon  ami,  par  aventure, 
étiez  en  état  de  péché  mortel. 

—  Cetui-là,   dit  Panurge  est  d'un  autre  tonneau. 

—  Un  jour,  dit  frère  Jean,  je  m'étais  à  Seuillé  torché  le 
cul  d'un  feuillet  d'unes  méchantes  clémentines,  lesquelles 
Jean  Guymard,  notre  receveur,  avait  jetées  on  '  préau  du 
cloître  :  j  e  me  donne  à  tous  les  diables  si  les  rhagadies  ^  et 
hœmorrutes  ^  ne  m'en  advinrent  si  très  horribles  que  le  pauvre 
trou  de  mon  clos  bruneau  *"  en  fut  tout  dégingandé. 

—  Inian,  dit  Homenas,  ce  fut  évidente  punition  de  Dieu, 
vengeant  le  péché  qu'aviez  fait  incaguant**  ces  sacres  livres, 
lesquels  deviez  baiser  et  adorer,  je  dis  d'adoration  de  latrie  i-, 
ou  d'hyperdulie  ^^  pour  le  moins.  Le  Panormitan  n'en  naentit 
jamais. 


I.  Sentence  notable.  —  2.  Mépris.  —  3.  Qui  parle  d'or.  —  4.  Jamais.  —  5.  Traces.  — 
6.  Hi  !  ban  !.  —  7.  Au.  —  8.  Crevasses.  —  9.  Hémorroïdes.  —  lo.  Breneux,  jeu  de  mot'^ 
avec  la  rue  Clos-Bruneau. —  ii.  Embrenant. —  12.  Que  l'on  doit  à  Dieu.  —  13.  Que  l'on 
doit  aux  saints. 


PANTAGRUEL  ~  ^^ 

—  Jean  Chouart,  dit  Ponocrates,  à  Montpellier,  avait 
acheté  des  moines  de  Saint-Olary  unes  belles  décrétales  écrites 
en  beau  et  grand  parchemin  de  Lamballe,  pour  en  faire  des  vélins 
pour  battre  l'or.  Le  malheur  y  fut  si  étrange  que  onques  pièce 
n'y  fut  frappée  qui  vint  à  profit.  Toutes  furent  dilacérées  et 
étripées. 

— -  Punition,  dit  Homenas,  et  vengeance  divine. 

—  Au  Mans,  dit  Eudémon,  François  Cornu,  apothicaire, 
avait  en  cornets  emploité^  unes  extravagantes  frippées:  je  désa- 
voue le  diable  si  tout  ce  qui  dedans  fut  empaqueté  ne  fut  sur 
l'instant  empoisonné,  pourri  et  gâté  :  encens,  poivre,  girofle, 
cinnamome,  safran,  cire,  épices,  casse,  rhubarbe,  tamarin, 
généralement  tout,   drogues,   gogues  ^  et  senogues  *. 

—  Vengeance,  dit  Homenas,  et  divine  punition.  Abuser 
en  choses  profanes  de  ces  tant  sacres  écritures  ! 

—  A  Paris,  dit  Carpalim,  Groignet,  couturier  avait  em- 
ploité  unes  vieilles  clémentines  en  patrons  et  mesures.  O  cas 
étranges  !  Tous  habillements  taillés  sur  tels  patrons  et  pro- 
traits* sur  telles  mesures  furent  gâtés  et  perdus  :  robes,  capes, 
manteaux,  sayons,  jupes,  casaquins,  collets,  pourpoints,  cottes^ 
gonnelles  ^,  verdugales  ^.  Groignet,  ciiidant  '  tailler  une  cape, 
taillait  la  forme  d'une  braguette.  En  lieu  d'un  sayon,  taillait 
un  chapeau  à  prunes  sucées.  Sur  la  forme  d'un  casaquin,  taillait 
une  aumusse.  Sur  le  patron  d'un  pourpoint,  taillait  la  guise 
d'une  poêle.  Ses  valets  *  l'avoir  cousue,  la  déchiquetaient  par  le 
fond,  et  semblait  d'une  poêle  à  fricasser  les  châtaignes.  Pour  un 
collet  faisait  un  brodequin.  Sur  le  patron  d'une  verdugale 
taillait  une  barbute*.  Pensant  faire  un  manteau,  faisait  un 
tambourin  de  Suisse.  Tellement  que  le  pauvre  homme  par 
justice  fut  condamné  à  payer  les  étoffes  de  tous  ses  chalands, 
et  de  présent  en  est  au  safran  1°. 

—  Punition,   dit  Homenas,   et  vengeance  divine. 

' —  A  Cahusac,  dit  Gymnaste,  fut,  pour  tirer  â  la  butte, 
partie  faite  entre  les  seigneurs  d'Estissac  et  vicomte  de  Lauzun. 
Pérotou  avait  dépecé  unes  demies  décrétales  du  bon  canonge**. 
De  la  Carte,  et  des  feuillets  avait  taillé  le  blanc  pour  la  butte. 
Je  me  donne,  je  me  vends,  je  me  donne  à  travers  tous  les  diables 
si  jamais  arbalestier  du  pays,  lesquels  sont  superlatifs  en  toute 
Guyenne,  tira  trait  dedans.  Tous  furent  cotiers*^.  Rien  du  blanc 


I.  Employé  —  2.  Bols.  —  3.  Purgatifs.  —  4.  Dessinés.  —  5.  Robes.  —  6.  Vertugadins 
—  7.  Croyant.  —  8.  Après  l'avoir    —  q.  Capuchon.  —  10.  (Banqueroutier).  —  11.  Cha- 
noine. —  12.  A  côté. 


46  —  QUART  LIVRE 

sacro-saint  barbouillé  ne  fut  dépucelé  ni  entommé^  San  Sornin 
l'aîné,  qui  gardait  les  gages,  nous  jurait  figues  dioures^,  son 
grand  serment,  qu'il  avait  vu  apertement,  visiblement,  manifes- 
tement le  pasadouz  ^  de  Carquelin  droit  entrant  dedans  la 
grolle*  on  milieu  du  blanc,  sur  le  point  de  toucher  et  enfoncer, 
d'être  écarté  loin  d'une  toise  côtier  vers  le  fournil. 

—  Miracle,  s'écria  Homenas,  miracle,  miracle  !  Clèrice, 
éclaire  ici.    Je  bois  à  tous.  Vous  me  semblez  vrais  christians.  » 

A  ces  mots  les  filles  commencèrent  ricasser  entre  elles.  Frère 
Jean  hennissait  du  bout  du  nez  comme  prêt  à  roussiner,  ou 
baudouiner^  pour  le  moins,  et  monter  dessus  comme  Herbaut^ 
sur  pauvres  gens  :  «  Me  semble,  dit  Pantagruel,  qu'en  tels 
blancs  l'on  eut  contre  le  danger  du  trait  plus  sûrement  été  que 
ne  fut  jadis  Diogènes. 

—  Quoi  ?  demanda  Homenas.  Comment  ?  Êtait-il  décré- 
taliste  ? 

—  C'est,  dit  Épistémon,  retournant  de  ses  affaires,  bien 
rentré  de  piques  noires. 

—  Diogènes,  répondit  Pantagruel,  un  jour  s'ébattre  vou- 
lant, visita  les  archers  qui  tiraient  à  la  butte.  Entre  iceux  un 
était  tant  fautier*^,  impérit  **  et  maladroit  que,  lorsqu'il  était 
en  rang  de  tirer,  tout  le  peuple  spectateur  s'écartait  de  peur 
d'être  par  lui  féru.  Diogènes,  l'avoir  ^  un  coup  vu  si  perver- 
sement  tirer  que  sa  flèche  tomba  plus  d'un  trabut  ^"  loin  de 
la  butte,  au  second  coup  le  peuple  loin  d'un  côté  et  d'autre 
s'écartant,  accourut  et  se  tint  en  pieds  jouxte  le  blanc,  affir- 
mant cetui  lieu  être  le  plus  sûr,  et  que  l'archer  plutôt  férirait 
tout  autre  lieu  que  le  blanc,  le  blanc  seul  être  en  sûreté  du  trait. 

—  Un  page,  dit  Gymnaste,  du  seigneur  d'Estissac,  nommé 
Chamouillac,  aperçut  le  charme.  Par  son  avis  Pérotou  changea 
de  blanc,  et  y  employa  les  papiers  du  procès  de  Pouillac.  Adonc 
tirèrent  très  bien  et  les  uns  et  les  autres, 

—  A  Landerousse,  dit  Rhizotome,  es  noces  de  Jean  Delif, 
fut  le  festin  nuptial  notable  et  somptueux,  comme  lors  était 
la  coutume  du  pays.  Après  souper  furent  jouées  plusieurs  farces, 
comédies,  sornettes  plaisantes,  furent  dansées  plusieurs  mores- 
ques aux  sonnettes  et  tymbons**,  furent  introduites  plusieurs 
sortes  de  masques  et  mômeries.  Mes  compagnons  d'école  et 


I.  Entamé.  —  2.  Dorées.  —  3.  Trait. -;p  4.  Le  corbeau  (le  noir).  —  5.  A  s'accoupler  (en 
parlant  du  cheval  et  de  l'âne).  —  6.  La  corvée.  —  7.  Fautif.  —  8.  Malhabile,  —  9,  Apres 
l'avoir,  —  10,  D'une  perche.  —  11.  Tympans  (tambours). 


PANTAGRUEL  —  47 

moi  pour  la  fête  honorer  à  notre  pouvoir  (car  au  matin  nou  ; 
tous  avions  eu  de  belles  livrées^  blanc  et  violet), sur  la  fin  fîmes 
un  barboire^  joyeux  avec  force  coquilles  de  saint  Michel  et 
belles  caquerolles  3  de  limaçons.  En  faute  de  colocasie,  bardane, 
personate*  et  de  papier,  des  feuillets  d'un  vieil  sixième^,  qui 
là  était  abandonné,  nous  fîmes  nos  faux  visages,  les  découpants 
un  peu  à  l'endroit  des  œils,  du  nez  et  de  la  bouche.  Cas  merveil- 
leux !  Nos  petites  caroles  ^  et  puérils  ébatements  achevés,  ôtants 
nos  faux  visages,  apparûmes  plus  hideux  et  vilainS  que  les 
diableteaux  de  la  passion  de  Doué,  tant  avions  les  faces  gâtées 
aux  lieux  touchés  par  lesdits  feuillets.  L'un  y  avait  la  picote, 
l'autre  le  tac"^,  l'autre  la  vérole,  l'autre  la  rougeole,  l'autre 
gros  frondes^.  Somme,  celui  de  nous  tous  était  le  moins  blessé 
à  qui  les  dents  étaient  tombées. 

—  Miracle,  s'écria  Homenas,  miracle  ! 

—  Il  n'est,  dit  Rhizotome,  encore  temps  de  rire.  Mes  deux 
sœurs,  Catherine  et  Renée,  avaient  mis  dedans  ce  beau  sixième, 
comme  en  presse,  car  il  était  couvert  de  grosses  aisses*  et  ferré 
à  glas,  leurs  guimpes,  manchons  et  collerettes  savonnées 
de  frais,  bien  blanches  et  empesées.  Par  la  vertu  Dieu... 

—  Attendez,  dit  Homenas,  duquel  Dieu  entendez-vous? 

—  Il  n'en  est  qu'un,  répondit  Rhizotome. 

—  Oui  bien,  dit  Homenas,  es  cieux.  En  terre  n'en  avons- 
nous  un  autre? 

—  Arry  avant *<*,  dit  Rhizotome,  je  n'y  pensais  par  mon 
âme  plus.  Par  la  vertu  donc  du  Dieu  pape  terre,  leurs  guimpes 
collerettes,  bavettes,  couvrechefs,  et  tout  autre  linge,  y  devint 
plus  noir  qu'un  sac  de  charbonnier. 

-r-  Miracle  !  s'écria  Homenas.  Clerice,  éclaire  ici  et  note 
ces  belles  histoires. 

—  Comment,  demanda  frère  Jean,  dit-on  donc  : 

Depuis  que  décrets  eurent  aies  ", 

Et  gens  d'armes  portèrent  malles,  a 

Moines  allèrent  à  clieval, 

En  ce  monde  abonda  tout  mal. 

—  Je  vous  entends,  dit  Homenas.  Ce  sont  petits  quolibets 
des  hérétiques  nouveaux.  » 


I.  Flocs  de  rubans.  —  2.  Mascarade. —  3.  Carapaces.  —  4.  (Plantes  dont  les  feuilles  pou- 
vaient servir  à  faire  des  masques).  —  5.  t:iJxième  livre).  —  6.  Danses.  —  7.  Gale.  — 
8.  Furoncles.  —  9.  Ais.  —  10.  (Cri  des  âniers).  —  11.  Ailes  (jeu  de  mots  avec  décrétales)' 


48  —  QUART  LIVRE 

COMMENT,  PAR   LA    VERTU  DES  DÉCRÉTÂTES,  EST  L'OR 
SUBTILEMENT   TIRÉ  DE   FRANCE   EN  ROME. 

«  Je  voudrais,  dit  Épistémon,  avoir  payé  chopine  de  tripes 
à  embourser,  et  qu'eussions  à  l'original  collationné  les  terri- 
fiques  chapitres,  Execrabilis,  De  multa,  Si  plures,  De  Annatis 
per  totum,  Nisi  essent,  Cum  ad  monasterium,  Quod  dilectio, 
Mandatum,  et  certains  autres,  lesquels  tirent  par  chacun  an 
de  France  en  Rome  quatre  cents  mille  ducats  et   davantage. 

—  Est-ce  rien  cela  ?  dit  Homenas.  Me  semble  toutefois 
être  peu,  vu  que  la  France  la  très  christiane  est  unique  nourrice 
de  la  cour  romaine.  Mais  trouvez-moi  livres  on*  monde,  soient 
de  philosophie,  de  médecine,  des  lois,  des  mathématiques,  des 
lettres  humaines,  voire,  par  le  mien  Dieu!  de  la  sainte  Écriture 
qui  en  puissent  autant  tirer?  Point.  Nargues,  nargues.  Vous 
n'en  trouverez  point  de  cette  auriflue*  énergie,  je  vous  en  assure. 
Encore  ces  diables  hérétiques  ne  les  veulent  apprendre  et 
savoir.  Brûlez,  tenaillez,  cisaillez,  noyez,  pendez,  empalez, 
épaultrez^,  démembrez,  exentérez*,  découpez,  fricassez,  grillez, 
tronçonnez,  crucifiez,  bouillez,  escarbouillez,  écartelez,  débe- 
zillez^,  dégingandez^,  carbonnadez ''  ces  méchants  hérétiques 
décrétalifuges,  décrétalicides,  pires  que  homicides,  pires  que 
parricides,  décrétalictones  ^  du  diable.  Vous  autres  gens  de  bien, 
si  voulez  être  dits  et  réputés  vrais  christians,  je  vous  supplie  à 
jointes  mains  ne  croire  autre  chose,  autre  chose  ne  penser,  ne  dire, 
ne  entreprendre,  ne  faire,  fors  seulement  ce  que  contiennent 
nos  sacres  décrétales  et  leurs  corollaires,  ce  beau  sixième,  ces 
belles  clémentines,  ces  belles  extravagantes.  O  livres  déifiques  ! 
Ainsi  serez  en  gloire,  honneur,  exaltation,  richesses,  dignités, 
prélations^  en  ce  monde,  de  tous  révérés,  d'un  chacun  redoutés, 
à  tous  préférés,  sur  tous  élus  et  choisis,  car  il  n'est  sous  la  chappe 
du  ciel  état  duquel  trouviez  gens  plus  idoines  à  tout  faire  et 
manier  que  ceux  qui,  par  divine  prescience  et  éternelle  prédes- 
tination, adonnés  se  sont  à  l'étude  des  saintes  décrétales. 
Voulez-vous  choisir  un  preux  empereur,  un  bon  capitaine,  un 
digne  chef  et  conducteur  d'une  armée  en  temps  de  guerre, 
qui  bien  sache  tous  inconvénients  prévoir,  tous  dangers  éviter, 
bien  mener  ses  gens  à  l'assaut  et  au  combat  en  allégresse,  rien 


I.  Au  —  2.  Faisant  couler  l'or.  —  3.  Rompez  les  épaules.  —  4.  Éventrez.  — 
•).  Déboîtez.  —  6.  Disloquez. — 7.  Cuisez  sur  des  charbons.  —  8.  Meurtriers  de  décrétales, 
—  9.  Prééminences. 


PANTAGRUEL  —  49 

ne  hasarder,  toujours  vaincre  sans  perte  de  ses  soudards  et 
bien  user  de  la  victoire?  Prenez-moi  un  décrétiste.  Non,  non, 
je  dis  un  décrétaliste. 

—  O  le  gros  rat  *  !    dit  Épistémon. 

—  Voulez-vous  en  temps  de  paix  trouver  homme  apte 
et  suffisant  à  bien  gouverner  l'état  d'une  république,  d'un 
royaume,  d'un  empire,  d'une  monarchie,  entretenir  l'église, 
la  noblesse,  le  sénat  et  le  peuple  en  richesses,  amitié,  concorde, 
obéissance,  vertu,  honnêteté?  Prenez-moi  un  décrétaliste. 
Voulez- vous  trouver  homme  qui  par  vie  exemplaire,  beau  parler, 
saintes  admonitions,  en  peu  de  temps,  sans  effusion  de  sang 
humain,  conquête  *  la  Terre  Sainte,  et  à  la  sainte  foi  convertisse 
les  mécréants  Turcs,  Juifs,  Tartes^ ,  Moscovites,  Mammelucs 
et  Sarrabovites  *  ?  Prenez-moi  un  décrétaliste. 

«  Qui  fait  en  plusieurs  pays  le  peuple  rebelle  et  détravé  ',  les 
pages  friands  et  mauvais,  les  écoliers  badauds  et  âniers?  Leurs 
gouverneurs,  leurs  écuyers,  leurs  précepteurs  n'étaient  décré- 
tai istes. 

«  Mais  qui  est-ce,  en  conscience,  qui  a  établi,  confirmé, 
autorisé  ces  belles  religions  ^,  desquelles  en  tous  endroits  voyez 
la  christianté  ornée,  décorée,  illustrée,  comme  est  le  firmament 
de  ses  claires  étoiles  ?  Dives  '  décrétales. 

«  Qui  a  fondé,  pilotisé^,  talué^,  qui  maintient,  qui' sustente, 
qui  nourrit  les  dévots  religieux  par  les  couvents,  monastères 
et  abbayes,  sans  les  prières  diurnes,  nocturnes,  continuelles 
desquels  serait  le  monde  en  danger  évident  de  retourner  en 
son  antique  chaos?  Sacres  décrétales. 

«  Qui  fait  et  journellement  augmente  en  abondance  de  tous 
biens  temporels,  corporels  et  spirituels  le  fameux  et  célèbre 
patrimoine  de  saint  Pierre?  Saintes  décrétales. 

«  Qui  fait  le  saint  siège  apostolique  en  Rome  de  tous  temps 
et  aujourd'hui  tant  redoutable  en  l'univers  qu'il  faut  ribon 
ribaine*"  que  tous  rois,  empereurs,  potentats  et  seigneurs 
pendent*!  de  lui,  tiennent  de  lui,  par  lui  soient  couronnés,  con- 
firmés, autorisés,  viennent  là  bouquer*^  q^  se  prosterner  à  la 
mirifique  pantoufle  de  laquelle  avez  vu  le  protrait  **?  Belles 
dérétales  de  Dieu. 

«  Je  vous  veux  déclarer  un  grand  secret.  Les  universités  de 


I.  Lapsus.  —  2.  Conquiert.  —  3.  Tartares. — 4.  (Fanatiques  égyptiens).  —  5.  Déchaîné 
—  6.  Abbayes.  —  7.  Divines.  —  8.  Bâti  sur  pilotis.  —  9.  Appuyé'  d'un  talus.  —  10.  Bon 
gré  mal  gré.  —  11.  Dépendent.    —  12.  Baisser  la  tête.  —  13.  Portrait 


RABELAIS   —  m 


50  —  QUART  LIVRE 

votre  monde,  en  leurs  armoiries  et  devises  ordinairement  por- 
tent un  livre,  aucunes*  ouvert,  autres  fermé.  Quel  livre  pensez- 
vous  que  soit? 

—  Je  ne  sais,  certes,  répondit  Pantagruel,  je  ne  lus  onques 
dedans. 

—  Ce  sont,  dit  Homenas,  les  décrétales,  sans  lesquelles 
périraient  les  privilèges  de  toutes  universités.  Vous  me  devez 
cette-là  !  là.  Ha  !  ha  !  ha  !  ha  !  ha  !  » 

Ici  commença  Homenas  roter,  péter,  rire,  baver  et  suer,  et 
bailla  son  gros  gras  bonnet  à  quatre  braguettes  à  une  des  filles, 
laquelle  le  posa  sur  son  beau  chef  ^  en  grande  allégresse,  après 
l'avoir  amoureusement  baisé,  comme  gage  et  assurance  qu'elle 
serait  première  mariée.  «  Vivat  !  s'écria  Épistémon,  vivat, 
fi  fat,  pipat,  bibat  !  O  secret  apocalyptique  ! 

—  Clèrice,  dit  Homenas,  Clerice,  éclaire  ici  à  doubles 
lanternes.  Au  fruit,  pucelles  !  Je  disais  donc  qu'ainsi  vous 
adonnants  à  l'étude  unique  des  sacres  décrétales,  vous  serez 
riches  et  honorés  en  ce  monde.  Je  dis  conséquemment  qu'en 
l'autre  vous  serez  infailliblement  sauvés  on^  benoît  royaume 
des  cieux,  duquel  sont  les  clefs  baillées  à  notre  bon  Dieu  décré- 
taliarche*.  O  mon  bon  Dieu  lequel  j'adore  et  ne  vis  onques,  de 
grâce  spéciale  ouvre  nous  en  l'article  de  la  mort,  pour  le  moins, 
ce  très  sacré  trésor  de  notre  mère  sainte  Église,  duquel  tu  es 
protecteur,  conservateur,  promeconde  ^,  administrateur,  dis- 
pensateur, et  donne  ordre  que  ces  précieux  œuvres  de  super- 
érogation*,  ces  beaux  pardons  au  besoin  ne  nous  f aillent,  à  ce 
que''  les  diables  ne  trouvent  que  mordre  sur  nos  pauvres  âmes, 
que  la  gueule  horrifique  d'enfer  ne  nous  engloutisse.  Si  passer 
nous  faut  par  purgatoire,  patience  !  En  ton  pouvoir  est  et 
arbitre  nous  en  délivrer,  quand  voudras.  »  Ici  commença 
Homenas  jeter  grosses  et  chaudes  larmes,  battre  sa  poitrine, 
et  baiser  ses  pouces  en  croix. 

COMMENT  HOMENAS  DONNA    A    PANTAGRUEL  DES   POIRES 

DE  BON  CHRISTIAN. 

Épistémon,  frère  Jean  et  Panurge,  voyants  cette  fâcheuse 
catastrophe*,    commencèrent   au   couvert   de   leurs   serviettes 


I.  Quelques-unes.  —  2.  Tête.  —  3.  Au.  —  4.  Gouvernant  par  les  décrétales.  —  5.  Écono- 
me. —  6.  Données  par  surcroît.  —  7.  Afin  que.  —  8.  Dénoûment. 


A 


PANTAGRUEL  —  51 

crier  :  «  Myault,  myault,  myault  »,  feignants  cependant  de  s'es- 
suyer les  œils,  comme  s'ils  eussent  pleuré.  Les  filles  furent  bien 
apprises,  et  à  tous  présentèrent  pleins  hanaps  de  vin  clémentin, 
avec  abondance  de  confitures.  Ainsi  fut  de  nouveau  le  banquet 
réjoui.  En  fin  de  table  Homenas  nous  donna  un  grand  nombre  de 
grosses  et  belles  poires,  disant  :  «  Tenez,  amis,  poires  sont 
singulières,  lesquelles  ailleurs  ne  trouverez.  Non  toute  terre 
porte  tout.  Indie  seule  porte  le  noir  ébène.  En  Sabée  provient* 
le  bon  encens,  en  l'île  de  Lemnos  la  terre  sphragitide*.  En  cette 
île  seule  naissent  ces  belles  poires.  Faites-en,  si  bon  vous  semble, 
pépinières  en  vos  pays. 

—  Comment,  demanda  Pantagruel,  les  nommez-vous  ? 
Elles  me  semblent  très  bonnes  et  de  bonne  eau.  Si  on  les  cuisait 
en  casserons  *,  par  quartiers,  avec  un  peu  de  vin  et  de  sucre, 
je  pense  que  serait  viande*  très  salubre  tant  es  malades  comme 
es  sains. 

—  Non  autrement,  répondit  Homenas.  Nous  sommes 
simples  gens,  puisqu'il  plaît  à  Dieu,  et  appelons  les  figues  figues, 
les  prunes  prunes,  et  les  poires  poires. 

—  Vraiment,  dit  Pantagruel,  quand  je  serai  en  mon 
ménage  (ce  sera,  si  Dieu  plaît,  bientôt). j'en  affierai^  et  enterai 
en  mon  jardin  de  Touraine,  sur  la  rive  de  Loire,  et  seront  dites 
poires  de  bon  Christian.  Car  onques  ne  vis  christians  meilleurs 
que  ces  bons  Papimanes. 

^^  J^s  trouverais,  dit  frère  Jean,  aussi  bon  qu'il  nous 
donnât  deux  ou  trois  charretées  de  ses  filles. 

—  Pourquoi  faire?   demanda  Homenas. 

^---  Pour  les  saigner,  répondit  frère  Jean,  droit  entre  les 
deux  gros  orteils  avec  certains  pistolandiers  ^  de  bonne  touche. 
En  ce  faisant,  sur  elles  nous  enterions  des  enfants  de  bon  Chris- 
tian, et  la  race  en  nos  pays  multiplierait,  èsquels  ne  sont  mie 
trop  bons. 

- —  Vrai  bis,  répondit  Homenas,  non  ferons,  car  vous  leur 
feriez  la  folie  aux  garçons  :  je  vous  connais  à  votre  nez,  et  si*  ne 
vous  avais  onques  vu.  Halas,  halas,  que  vous  êtes  bon  fils  ! 
Voudriez-vous  damner  votre  âme?  Nos  décrétales  le  défendent. 
Je  voudrais  que  les  sussiez  bien. 

-^  Patience,  dit  frère  Jean.  Mais,  si  tu  non  vis  dare  presta 
quœsumus.  C'est  matière  de  bréviaire.  Je  n'en  crains  homme 


I.  Vient.  —  2.  (Argile  usitée  en  médecine).  —  3.  Casseroles.  —  4.  Mets.  —  5    Planterai. 
>—  6.  Pistolets.  —  7.  Point.  —  8.  Pourtant. 


52  —  QUART  LIVRE 

portant  barbe,  fut-il  docteur  de  cristalin^  je  dis  décrétalin,  à 
triple  bourrelet.  » 

Le  dîner  parachevé,  nous  prîmes  congé  d'Homenas  et  de  tout 
le  bon  populaire,  humblement  les  remerciants,  et  pour  rétri- 
bution de  tant  de  biens  leur  promettants  que,  venus  à  Rome, 
ferions  avec  le  Père  saint  tant  qu'en  diligence  il  les  irait  voir 
en  personne.  Puis  retournâmes  en  notre  nef.  Pantagruel,  par 
libéralité  et  reconnaissance  du  sacré  protrait  ^  papal,  donna  à 
Homenas  neuf  pièces  de  drap  d'or  frisé  sur  frise,  pour  être 
apposées  au-devant  de  la  fenêtre  ferrée,  fit  emplir  le  tronc  de 
la  réparation  et  fabrique  tout  de  doubles  écus  au  sabot  3,  et  fit 
délivrer  à  chacune  des  filles  lesquelles  avaient  servi  à  table 
durant  le  dîner,  neuf  cent  quatorze  saluts  d'or,  pour  les  marier 
en  temps  opportun. 


COMMENT  EN   HAUTE   MER   PANTAGRUEL   OUI   DIVERSES 

PAROLES  DÉGELÉES. 


En  pleine  mer,  nous  banquetants,  gringotants  ♦,  devisants, 
et  faisants  beaux  et  courts  discours,  Pantagruel  se  leva  et  tint 
en  pieds  pour  discouvrir ^  à  l'environ.  Puis  nous  dit  :  «  Compa- 
gnons, oyez- vous  rien?  Me  semble  que  j'ouïs  quelques  gens 
parlant  en  l'air  ;  je  n'y  vois  toutefois  personne.  Écoutez.  » 
A  son  commandement  nous  fûmes  tous  attentifs  et  à  pleines 
oreilles  humions  l'air  comme  belles  huîtres  en  écaille,  pour 
entendre  si  voix  ou  son  y  serait  épars,  et  pour  rien  n'en  perdre, 
à  l'exemple  d'Antonin  l'empereur,  aucuns  ^  opposions  nos  mains 
en  paume  derrière  les  oreilles.  Ce  néanmoins  protestions  voix 
quelconques  n'entendre.  Pantagruel  continuait  affirmant  ouïr 
voix  diverses  en  l'air,  tant  d'hommes  comme  de  femmes,  quand 
nous  fut  avis,  ou  que  nous  les  oyons  pareillement  ou  que  les 
oreilles  nous  cornaient.  Plus  persévérions  écoutants,  plus  dis- 
cernions les  voix,  jusques  à  entendre  mots  entiers.  Ce  que  nous 
effraya  grandement  et  non  sans  cause,  personne  ne  voyants, 
et  entendants  voix  et  sons  tant  divers  d'hommes,  de  femmes, 
d'enfants,  de  chevaux.  Si  bien  que  Panurge  s'écria  ;  «  Ventrebleu, 
est-ce  moque '^?  nous  sommes  perdus.  Fuyons.  Il  y  a  embûche 


I.  Cristal.  —  2.  Portrait.  —  3.  (Monnaie  imaginaire).  —  4.  Chantant,  —  5.  Découvrir 
—  6.  Quelques-uns.  —  7.  Moquerie. 


PANTAGRUEL  —  bZ 

autour.  Frère  Jean,  es- tu  là,  mon  ami  ?  Tiens-toi  près  de  moi,  je 
te  supplie.  x\s-tu  ton  braquemart  '  ?  Avise  qu'il  ne  tienne  au  four- 
reau. Tu  ne  le  dérouilles  point  à  demi.  Nous  sommes  perdus. 
Écoutez  :  ce  sont  par  Dieu  coups  de  canon.  Fuyons.  Je  ne  dis 
de  pieds  et  de  mains,  comme  disait  Brutus  en  la  bataille  pharsa- 
lique,  je  dis  à  voiles  et  à  rames.  Fuyons.  Je  n'ai  point  de  courage 
sur  mer.  En  cave  et  ailleurs  j 'en  ai  tant  et  plus.  Fuyons.  Sauvons- 
nous.  Je  ne  le  dis  pour  peur  que  j'aie,  car  je  ne  crains  rien  fors 
les  dangers.  Je  le  dis  toujours.  Aussi  disait  le  franc  archer  de 
Bagnolet.  Pourtant  n'hasardons  rien,  à  ce  que  ne  soyons  nasar- 
dés.  Fuyons.  Tourne  visage.  Vire  la  peautre^,  fils  de  putain  ! 
Plût  à  Dieu  que  présentement  je  fusse  en  Quinquenais'  à  peine 
de  jamais  ne  me  marier  !  Fuyons,  nous  ne  sommes  pas  pour 
eux.  Ils  sont  dix  contre  un,  je  vous  en  assure.  Davantage  ils 
sont  sur  leurs  fumiers,  nous  ne  connaissons  le  pays.  Ils  nous  tue- 
ront. Fuyons,  ce .  ne  nous  sera  déshonneur.  Demosthènes  dit 
que  l'homme  fuyant  combattra  derechef.  Retirons-nous  pour 
le  moins.  Orche*,  poge^,  au  trinquet^,  aux  boulingues'. 
Fuyons  de  par  tous  les  diables,   fuyons.  » 

Pantagruel,  entendant  l'esclandre  que  faisait  Panurge,  dit  : 
«  Qui  est  ce  fuyard  là-bas  ?  Voyons  premièrement  quels  gens 
sont.  Par  aventure  sont-ils  nôtres.  Encore  ne  vois- je  personne, 
et  si*  vois  cent  mille  à  l'en  tour.  Mais  entendons.  J'ai  lu  qu'un 
philosophe  nommé  Pétron  était  en  cette  opinion  que  fussent 
plusieurs  mondes  soi  touchants  les  uns  les  autres  en  figure  trian- 
gulaire équilatérale,  en  la  patte  ^  et  centre  desquels  disait  être 
le  manoir  de  vérité,  et  l'habiter  les  paroles,  les  idées,  les  exem- 
plaires ^^  et  protraits"  de  toutes  choses  passées  et  futures,  autour 
d'icelles  être  le  siècle.  Et  en  certaines  années,  par  longs  inter- 
valles, part**  d'icelles  tomber  sur  les  humains  comme  catarrhes, 
et  comme  tomba  la  rosée  sur  la  toison  de  Gédéon,  part  là  rester 
réservée  pour  l'avenir,  jusques  à  la  consommation  du  siècle. 
Me  souvient  aussi  qu'Aristotèles  maintient  les  paroles  d'Homère 
être  voltigeantes,  volantes,  mouvantes,  et  par  conséquent 
animées. 

«  Davantage  *2  Antiphanes  disait  la  doctrine  de  Platon  es 
paroles  être  semblable,  lesquelles  en  quelque  contrée,  on**  temps 
du  fort  hiver,  lorsque  sont  proférées,  gèlent  et  glacent  à  la 
froideur  de  l'air  et  ne  sont  ouïes,  semblablement  ce  que  Platon 

I.  Epée.  —  2.  La  barre.  —  3.  (Lieu  dit  près  de  Chinon).  —  4.  Bâbord.  —  5.  Tribord. 
—  6.  Au  mât  de  misaine.  —  7.  Aux  boulines.  —  8.  Pourtant.  —  9.  L'attache  — 
10.  Exemples,  —  ii.  Portraits  —  rz.  Partie,  —  13.  En  outre,  —  14.  Au. 


54  —  QUART  LIVRE 

enseignait  es  jeunes  enfants  à  peine  être  d'iceux  entendu  lors- 
que étaient  vieux  devenus.  Or  serait  à  philosopher  et  recher- 
cher si  forte!  fortune  ici  serait  l'endroit  onquel  telles  paroles 
dégèlent.  Nous  serions  bien  ébahis  si  c'étaient  les  tête  et  lyre 
d'Orphéus.  Car  après  que  les  femmes  thréisses  ^  eurent  Orpheus 
mis  en  pièces,  elles  jetèrent  sa  tête  et  sa  lyre  dans  le  fleuve 
Hébrus.  Icelles  par  ce  fleuve  descendirent  en  la  mer  Pontique 
jusques  en  l'île  de  Lesbos,  toujours  ensemble  sur  mer  na- 
guantes,  et  de  la  tête  continuellement  sortait  un  chant  lugubre, 
comme  lamentant  la  mort  d'Orphéus  :  la  lyre,  à  l'impulsion 
des  vents  mouvants  les  cordes,  accordait  harmonieusement  avec 
le  chant.  Regardons  si  les  verrons  ci  autour.  « 


COMMENT   ENTRE    LES    PAROLES   DÉGELÉES    PANTAGRUEL 
TROUVA   DES   MOTS    DE    GUEULES^. 


Le  pilote  fit  réponse  :  «  Seigneur  de  rien  ne  vous  effrayez. 
Ici  est  le  confin  de  la  mer  glaciale,  sur  laquelle  fut,  au  commen- 
cement de  l'hiver  dernier  passé,  grosse  et  félonne  bataille,  entre 
les  Arismapiens  et  les  Néphélibates*.  Lors  gelèrent  en  l'air  les 
paroles  et  cris  des  hommes  et  femmes,  les  chaplis^  des  masses, 
les  hurtis^  des  harnois'',  des  bardes,  les  hennissements  des 
chevaux,  et  tout  autre  effroi  de  combat.  A  cette  heure,  la  rigueur 
de  l'hiver  passée,  advenant  la  sérénité  et  tempérie  du  bon 
temps,  elles  fondent  et  sont  ouïes. 

—  Par  Dieu,  dit  Panurge,  je  l'en  crois.  Mais  en  pourrions- 
nous  voir  quelqu'une  ?  Me  souvient  avoir  lu  que  l'orée ^  de  la 
montagne  en  laquelle  Moses  reçut  la  loi  des  Juifs,  le  peuple 
voyait  les  voix  sensiblement. 

—  Tenez,  tenez,  dit  Pantagruel,  vo3'-ez-en  ci  qui  encore 
ne  sont  dégelées.  »  Lors  nous  jeta  sur  le  tillac  pleines  mains 
de  paroles  gelées,  et  semblaient  dragées  perlées  de  diverses 
couleurs.  Nous  y  vîmes  des  mots  de  gueule,  des  mots  de  sinople, 
des  mots  d'azur,  des  mots  de  sable  ^,  des  mots  dorés.  Lesquels, 
être**>  quelque  peu  échauffés  entre  nos  mains,  fondaient  comme 
neiges,  et  les  oyons  réellement,  mais  ne  les  entendions  ^i,  car  c'était 
langage  barbare.  Excepté  un  assez  grosset,  lequel  ayant  frère 


I.  (Par)  hasardeuse.  —  2.  Thraciennes.  —  3.  Roug?.s  (en  blason).  —  4.  Qui  marchent 
dans  les  nuages.  —  5.  Cliquetis.  —  6.  Chocs.  —  7.  Armures.  —  8.  Laloag.  —  9.  Noirs  (en 
blason).  —  10.  Après  être.  —  11.  Comprenions 


•     PANTAGRUEL  —  55 

Jean  échauffé  entre  ses  mains,  fit  un  son  tel  que  font  les  châ- 
taignes jetées  en  la  braise  sans  être  entomméesi  lorsque  s'écla- 
tent, et  nous  fit  tous  de  peur  tressaillir.  «  C'était,  dit  frère  Jean, 
un  coup  de  faucon  en  son  temps.  »  Panurge  requit  Pantagruel 
lui  en  donner  encore.  Pantagruel  lui  répondit  que  donner  paroles 
était  acte  des  amoureux.  «  Vendez-m'en  donc,  disait  Panurge. 

—  C'est  acte  d'avocats,  répondit  Pantagruel,  vendre  pa- 
roles. Je  vous  vendrais  plutôt  silence  et  plus  chèrement,  ainsi 
que  quelquefois  le  vendit  Démosthènes  moyennant  son  argen- 
tangine.  » 

Ce  nonobstant  il  en  jeta  sur  le  tillac  trois  ou  quatre  poignées 
Et  y  vis  des  paroles  bien  piquantes,  des  paroles  sanglantes, 
(lesquelles  le  pilote  nous  disait  quelquefois  retourner  on^  lieu 
duquel  étaient  proférées,  mais  c'était  la  gorge  coupée),  des 
paroles  horrifiques,  et  autres  assez  mal  plaisantes  à  voir.  Les- 
quelles ensemblement  fondues  ouïmes,  hin,  hin,  hin,  hin,  his, 
ticque,  torche,  lorgne,  brededin,  brededac,  frr,  frrr,  frrrr,  bou, 
bou,  bou,  bou,  bou,  bou,  bou,  bou,  trace,  trace,  trr,  trr,  trr, 
trrrrrr,  on,  on,  on,  on,  ououououon,  goth,  magoth,  et 
ne  sais  quels  autres  mots  barbares,  et  disait  que  c'était 
vocables  du  hourt'  et  hennissement  des  chevaux  à  l'heure  qu'on 
choque.  Puis  en  ouïmes  d'autres  grosses,  et  rendaient  son  en 
dégelant,  les  unes  comme  de  tambours  et  fifres,  les  autres  comme 
de  clairons  et  trompettes.  Croyez  que  nous  y  eûmes  du  passe- 
temps  beaucoup.  Je  voulais  quelques  mots  de  gueule  mettre 
en  réserve  dedans  de  l'huile  comme  l'on  garde  la  neige  et  la 
glace,  et  entre  du  f eurre  ♦  bien  net.  Mais  Pantagruel  ne  le  voulut, 
disant  être  fohe  faire  réservée  de  ce  dont  jamais  l'on  n'a  faute  et 
que  toujours  on  a  en  main,  comme  sont  mots  de  gueule  entre 
tous  bons  et  joyeux  pantagruélistes.  Là  Panurge  fâcha  quelque 
peu  frère  Jean,  et  le  fit  entrer  en  rêverie,  car  il  le  vous  prit  au 
mot  sur  l'instant  qu'il  ne  s'en  doutait  mie^,  et  frère  Jean  menaça 
de  l'en  faire  repentir  en  pareille  mode  que  se  repentit  G.  Jous- 
seaulme  vendant  à  son  mot  le  drap  au  noble  Patelin,  et  advenant 
qu'il  fût  marié  le  prendre  aux  cornes,  comme  un  veau,  puisqu'il 
l'avait  pris  au  mot  comme  un  homme.  Panurge  lui  fit  la  babou^, 
en  signe  de  dérision.  Puis  s'écria,  disant  :  «  Plût  à  Dieu  qu'ici, 
sans  plus  avant  procéder,  j'eusse  le  mot  de  la  dive  bouteille  !  » 


I.  Entamées.  —  2.  Au.  —  3.  Choc.  —  4.  Foin.  —  5.  Point.  —  6.  Grimace  de  singOi 


56  —  QUART  LIVRE 

COMMENT  PANTAGRUEL  DESCENDIT  ON  MANOIR  DE  MES- 
SER    GASTER,   PREMIER   MAITRE   ES  ARTS  DU   MONDE. 

En  icelui  jour,  Pantagruel  descendit  en  une  île  admirable 
entre  toutes  autres  tant  à  cause  de  l'assiette  que  du  gouverneur 
d'icelle.  Elle  de  tous  côtés  pour  le  commencement  était  sca- 
breuse i,  pierreuse,  mon  tueuse,  infertile,  mal  plaisante  à  l'œil, 
très  dif&cile  aux  pieds,  et  peu  nioins  inaccessible  que  le  mont 
du  Dauphiné,  ainsi  dit  pour  ce  qu'il  est  en  forme  d'un  poti- 
ron, et  de  toute  mémoire  personne  surmonter  ne  l'a  pu,  fors 
Doyac,  conducteur  de  l'artillerie  du  roi  Charles  huitième,  lequel 
avec  engins  mirifiques  y  monta,  et  au-dessus  trouva  un  vieil 
bélier.  C'était  à  deviner  qui  là  transporté  l'avait.  Aucuns  ^  le 
dirent,  étant  jeune  agnelet,  par  quelque  aigle  ou  duc  chat- 
huant  là  ravi,  s'être  ejitre  les  buissons  sauvé.  Surmontants 
la  difficulté  de  l'entrée,  à  peine  bien  grande  et  npn  sans  suer, 
trouvâmes  le  dessus  du  mont  tant  plaisant,  tant  fertile,  tant 
salubre  et  délicieux,  que  je  pensais  être  le  vrai  jardin  et  pa- 
radis terrestre,  de  la  situation  duquel  tant  disputent  et  la- 
bourent^ les  bons  théologiens.  Mais  Pantagruel  nous  affirmait 
là  être  le  manoir  d'Arélé  (c'est  vertu)  par  Hésiode  décrit,  sans 
toutefois  préjudice  de  plus  saine  opinion. 

Le  gouverneur  d'icelle  était  messer  Gaster,  premier  maître 
es  arts  de  ce  monde.  Si  croyez  que  le  feu  soit  le  grand  maître 
des  arts,  comme  écrit  Cicero,  vous  errez  et  vous  faites*  tort, 
car  Cicero  ne  le  crut  onques.  Si  croyez  que  Mercure  soit  premier 
inventeur  des  arts,  comme  jadis  croyaient  nos  antiques  druides, 
vous  fourvoyez  grandement.  La  sentence  du  satirique  est  vraie 
qui  dit  messer  Gaster  être  de  tous  arts  le  maître.  Avec  icelui 
pacifiquement  résidait  la  bonne  dame  Pénie,  autrement  dite 
souffreté,  mère  des  neuf  Muses,  de  laquelle  jadis  en  compagnie 
de  Porus,  seigneur  d'abondance,  nous  naquit  amour,  le  noble 
enfant  médiateur  du  ciel  et  de  la  terre,  comme  atteste  Platon 
in  Symposio.  A  ce  chaleureux  roi,  force  nous  fut  faire  révérence, 
jurer  obéissance  et  honneur  porter,  car  il  est  impérieux,  rigou- 
reux, rond,  dur,  difficile,  inflexible.  A  lui  on  ne  peut  rien  faire 
croire,  rien  remontrer,  rien  persuader.  Il  n'ouït  point.  Et  comme 
les  Égyptiens  disaient  Harpocras,  dieu  de  silence,  en  grec 
nommé  Sigalion,  être  astomé,  c'est-à-dire  sans  bouche,   ainsi 


I.  Rude. —  2.  Quelques-uns. — 3.  Travaillent.  —  4.  (Sous-entendu  :  lui). 


PANTAGRUEL  —  57 

Gaster  sans  oreilles  fut  créé,  comme  en  Candie  le  simulacre' 
de  Jupiter  était  sans  oreilles.  Il  ne  parle  que  par  signes.  Mais 
à  ses  signes  tout  le  monde  obéit  plus  soudain  qu'aux  édits  des 
préteurs  et  mandements  des  rois.  En  ses  sommations,  délai, 
aucun  et  demeure  aucune  il  n'admet.  Vous  dites  qu'au  rugisse- 
ment du  lion  toutes  bêtes  loin  à  l'entour  frémissent,  tant 
(savoir  est)  qu'être  peut  sa  voix  ouïe.  Il  est  écrit.  Il  est  vrai. 
Je  l'ai  vu.  Je  vous  certifie  qu'au  mandement  de  messer  Gaster 
tout  le  ciel  tremble,  toute  la  terre  bra.nle.  Son  mandement  est 
nommé  faire  le  faut  sans  délai,  ou  mourir. 

Le  pilote  nous  racontait  comment  un  jour,  à  l'exemple  des 
membres  conspirants  contre  le  ventre,  ainsi  que  décrit  Ésope, 
tout  le  royaume  des  Soraates^  contre  lui  conspira  et  conjura 
soi  soustraire  de  son  obéissance,  mais  bientôt  s'en  sentit,  s'en 
repentit,  et  retourna  en  son  service  en  toute  humilité,  autre- 
ment tous  de  maie  3  famine  périssaient.  En  quelques  compagnies 
qu'il  soit,  discepter"^  ne  faut  de  supériorité  et  préférence  :  tou- 
jours va  devant,  y  fussent  rois,  empereurs,  voire  certes  le  pape, 
et  au  concile  de  Bâle  le  premier  alla,  quoiqu'on  vous  die  que 
ledit  concile  fut  séditieux  à  cause  des  contentions  et  ambitions 
des  lieux  premiers.  Pour  le  servir  tout  le  monde  est  empêché^, 
tout  le  monde  labeure.  Aussi,  pour  récompense,  il  fait  ce  bien 
au  monde  qu'il  lui  invente  toutes  arts,  toutes  machines,  tous 
métiers,  tous  engins  et  subtilités.  Même  es  animants  brutaux* 
il  apprend  arts  déniées'  de  nature.  Les  corbeaux,  les  geais, 
les  papegais»,  les  étourneaux,  il  rend  poètes  :  les  pies  il  fait 
poètrides,  et  leur  apprend  langage  humain  proférer,  parler, 
chanter.  Et  tout  pour  la  tripe. 

Les  aigles,  gerfauts,  faucons,  sacres,  laniers,  autours,  éper- 
viers,  émerillons,  oiseaux  hagards,  pérégrins  ^,  essors,  ^o  rapi- 
neux  li,  sauvages,  il  domestique  et  apprivoise,  de  telle  façon 
que,  les  abandonnants  en  pleine  liberté  du  ciel  quand  bon 
lui  semble,  tant  haut  qu'il  voudra,  tant  que  lui  plaît,  les 
tient  suspens  i^  errants,  volants,  planants,  le  muguetants,  lui 
faisants,  la  cour  au-dessus  des  nues  :  puis  soudain  les  fait  du 
ciel  en  terre  fondre.  Et  tout  pour  la  tripe. 

Les  éléphants,  les  lions,  les  rhinocérotes,  les  ours,  les  chevaux, 
les  chiens  il  fait  danser,  baller  i^,  voltiger,  combattre,  nager,  soi 


I.  L'image.  —  2.  Corps.  —  3.  Mauvaise.  —  4.  Décider.  —  5.  Embarrassé.  — 6.  Bêles 
brutes.  —  7.  Refusés.  —  8.  Perroquets.  —  9.  Étrangers.  —  10.  Vagabonds.  —  1,1.  Pil- 
lards (tous  ces  termes  sont  empruntés  à  la  fauconnerie).  —  12.  Suspendus,  en  suspens. 

13   Danser. 


58  —  QUART  LIVRE 

cacher,  apporter  ce  qu'il  veut,  prendre  ce  qu'il  veut.  Et  tout 
pour  la  tripe. 

Les  poissons  tant  de  mer,  comme  d'eau  douce,  baleines  et 
monstres  marins,  sortir  il  fait  du  bas  abîme,  les  loups  jette 
hors  des  bois,  les  ours  hors  les  rochers,  les  renards  hors  des 
tanières,  les  serpents  lance  hors  la  terre.  Et  tout  pour  la  tripe. 

Bref  est  tant  énorme  qu'en  sa  rage,  il  mange  tous,  bêtes  et 
gens,  comme  fut  vu  entre  les  Vascons,  lorsque  Q.  Metellus  les 
assiégeait  par»  les  guerres  sertorianes,  entre  les  Saguntins 
assiégés  par  Annibal,  entre  les  Juifs  assiégés  par  les  Romains, 
six  cents  autres.  Et  tout  pour  la  tripe. 

Quand  Pénie,  sa  régente,  se  met  en  voie,  la  part^  qu'elle  va, 
tous  parlements  sont  clos,  tous  édits  muets,  toutes  ordonnances 
vaines.  A  loi  aucune  n'est  sujette,  de  toutes  est  exempte.  Chacun 
la  refuit ^  en  tous  endroits,  plutôt  s'exposants  es  naufrages  de 
mer,  plutôt  élisants*  par  feu,  par  monts,  par  gouffres  passer, 
que  d'icelles  être  appréhendés. 


COMMENT,  EN  LA  COUR  DU  MAITRE  INGÉNIEUX^,  PANTA- 
GRUEL DÉTESTA  LES  ENGASTRIMYTHES  ^  ET  LES  GAS- 
TROLÂTREST. 

En  la  cour  de  ce  grand  maître  ingénieux,  Pantagruel  aperçut 
deux  manières  de  gens  appariteurs,  importuns  et  par  trop 
officieux,  lesquels  il  eut  en  grande  abomination.  Les  uns  étaient 
nommés  Engastrimythes,  les  autres  Gastrolâtres.  Les  Engas- 
trimythes  soi-disaient  être  descendus  de  l'antique  race  d'Eu- 
rycles  et  sur  ce  alléguaient  le  témoignage  d'Aristophanes  en 
la  comédie  intitulée  les  Taons  ou  Mouches- guêpes,  dont  ancien- 
nement étaient  dits  Eurycliens,  comme  écrit  Platon  et  Plu- 
tarque  on*  livre  de  la  Cessation  des  oracles.  Es  saints  décrets, 
26,  quest.  3,  sont  appelés  ventriloques,  et  ainsi  les  nomme,  en 
langue  ionique,  Hippocrates,  lih.  5,  Epid.,  comme  parlants  du 
ventre.  Sophocles  les  appelle  sternomantes.  C'étaient  divinateurs, 
enchanteurs  et  abuseurs  de  simple  peuple,  semblants  non  de 
la  bouche,  mais  du  ventre  parler  et  répondre  à  ceux  qui  les 
interrogeaient. 


I.  Pendant.  —  2.  Quelque  part.  —  3.  Repousse.  —  4.  Choisissant.   —  5.   Ingénieur.  — 
6.  Parlant  du  ventre.  —  7.  Adorateurs  du  ventre.  —  8.  Au. 


PANTAGRUEL  —  m 

Telle  était,  environ  l'an  de  notre  benoît  Servateur  *  15 13, 
Jacobe  Rodogine,  Italienne,  femme  de  basse  maison,  du  ventre 
de  laquelle  nous  avons  souvent  ouï,  (aussi  ont  autres  infinis 
en  Ferrare  et  ailleurs)  la  voix  de  l'espritdmmonde,  certainement 
basse,  faible  et  petite,  toutefois  bien  articulée,  distincte  et  intel- 
ligible, lorsque,  par  la  curiosité  des  riches  seigneurs  et  princes 
de  la  Gaule  cisalpine,  elle  était  appelée  et  mandée.  Lesquels, 
pour  ôter  tout  doute  de  fiction  et  fraude  occulte,  la  faisaient 
dépouiller  toute  nue,  et  lui  faisaient  clore  la  bouche  et  le  nez. 
Cetui  malin  esprit  se  faisait  nommer  Crespelu  ou  Cincinnatule^ 
et  semblait  prendre  plaisir  ainsi  étant  appelé.  Quand  ainsi  on 
l'appelait,  soudain  aux  propos  répondait.  Sx  on  l'interrogeait 
des  cas  présents  ou  passés,  il  en  répondait  pertinemment,  jusques 
à  tirer  les  auditeurs  en  admiration.  Si  des  choses  futures, 
toujours  mentait,  jamais  n'en  disait  la  vérité,  et  souvent  sem- 
blait confesser  son  ignorance,  en  lieu  d'y  répondre  faisant  un 
gros  pet  ou  marmonnant  ^  quelques  mots  non  intelligibles  et 
de  barbare  termination  '. 

Les  Gastrolâtres,  d'un  autre  côté,  se  tenaient  serrés  par 
troupes  et  par  bandes,  joyeux,  mignards,  douillets  aucuns, 
autres  tristes,  graves,  sévères,  rechignes,  tous  ocieux^,  rien  ne 
faisants,  point  ne  travaillants,  poids  et  charge  inutile  de  la  terre, 
comme  dit  Hésiode,  craignants,  selon  qu'on  pouvait  juger,  le 
ventre  offenser  et  emmaigrir.  Au  reste  masqnés,  déguisés  et 
vêtus  tant  étrangement  que  c'était  belle  chose.  Vous  dites,  et 
est  écrit  par  plusieurs  sages  et  antiques  philosophes,  que  l'in- 
dustrie de  nature  appert®  merveilleuse  en  l'ébattemenf  qu'elle 
semble  avoir  pris  forniant  les  coquilles  de  mer,  tant  y  voit-on 
de  variété,  tant  de  figures,  tant  de  couleurs,  tant  de  traits  et 
formes  non  imitables  par  art.  Je  vous  assure  qu'en  la  vêture 
de  ces  Gastrolâtres  coquillons*  ne  vîmes  moins  de  diversité  et 
déguisement.  Ils  tous  tenaient  Gaster  pour  leur  grand  dieu  ; 
l'adoraient  comme  dieu,  lui  sacrifiaient  comme  à  leur  dieu 
omnipotent,  ne  reconnaissaient  d'autre  dieu  que  lui,  le  servaient, 
aimaient  sur  toutes  choses,  honoraient  comme  leur  dieu.  Vous 
eussiez  dit  que  proprement  d'eux  avait  le  saint  Envoyé  écrit, 
Philippens.  3  :  «  Plusieurs  sont  desquels  je  vous  ai  souvent 
parlé  (encore  présentement  je  le  vous  dis  les  larmes  à  l'œil) 
ennemis  de  la  croix  du  Christ,  desquels  mort  sera  la  consomma-^ 


I.  Sauveur.  —  2.  Marmottant.  —  3.    Terminaison.  —  4.  Quelques-uns.  —  5.  Oisifs. 
—  6.  Apparaît.  —  7.  Plaisir.  —  8.  Encapuchonnés, 


60  —  QUART  LIVRE 

tion,  desquels  ventre  est  le  dieu.  »  Pantagruel  les  comparait 
au  cyclope  Polyphémus,  lequel  Euripides  fait  parler  comme 
s'ensuit  :  «  Je  ne  sacrifie  qu'à  moi,  aux  dieux  point,  et  à  cetui 
mon  ventre,  le  plus  grand  de  tous  les  dieux,  » 


COMMENT  GASTER  INVENTA  LES  MOYENS  D'AVOIR  ET  CON- 
SERVER GRAIN. 

Ces  diables  Gastrolâtres  retirés,  Pantagruel  fut  attentif 
à  l'étude  de  Gaster,  le  noble  maître  des  arts.  Vous  savez  que 
par  institution  de  nature,  pain  avec  ses  apanages  lui  a  été  pour 
provision  adjugé  et  aliment,  adjointe  cette  bénédiction  du  ciel 
que  pour  pain  trouver  et  garder  rien  ne  lui  défaudrait*.  Dès 
le  commencement  il  inventa  l'art  fabrile^  et  agriculture  pour 
cultiver  la  terre,  tendant  à  fin  qu'elle  lui  produisit  grain.  Il 
inventa  l'art  militaire  et  armes  pour  grain  défendre,  médecine 
et  astrologie,  avec  les  mathématiques  nécessaires,  pour  grain 
en  sauveté  par^  plusieurs  siècles  garder  et  mettre  hors  les  cala- 
mités de  l'air,  dégât  des  bêtes  brutes,  larcin  des  brigands.  Il 
inventa  les  moulins  à  eau,  à  vent,  à  bras,  à  autres  mille  engins, 
])our  grain  moudre  et  réduire  en  farine,  le  levain  pour  fermenter 
la  pâte,  le  sel  pour  lui  donner  saveur,  (car  il  eut  cette  connais- 
sance que  chose  on*  monde  plus  les  humains  ne  rendait  à  mala- 
dies sujets  que  de  pain  non  fermenté,  non  salé  user),  le  feu  pour 
le  cuire,  les  horologes  et  cadrans  pour  entendre  le  temps  de  la 
cuite  de  pain,  créature  de  grain. 

Est  advenu  que  grain  en  un  pays  défaillait:  il  inventa  art  et 
moyen  de  le  tirer  d'une  contrée  en  autre.  Il,  par  invention 
grande,  mêla  deux  espèces  d'animaux,  ânes  et  juments,  pour 
production  d'une  tierce,  laquelle  nous  appelons  mulets,  bêtes 
plus  puissantes,  moins  délicates,  plus  durables  au  labeur  que 
les  autres.  Il  inventa  chariots  et  charrettes  pour  plus  commodé- 
ment le  tirer.  Si  la  mer  ou  rivières  ont  empêché  la  traite-'',  il 
inventa  bateaux,  galères  et  navires,  choses  de  laquelle  se  sont 
les  éléments  ébahis,  pour,  outre  mer,  outre  fleuves  et  rivières, 
naviguer  et,  de  nations  barbares,  inconnues  et  loin  séparées, 
grain  porter  et  transporter. 

Est  advenu  depuis  certaines  années  que,  la  terre  cultivant, 
il  n'a  eu  pluie  à  propos  et  en  saison,  par  défaut  de  laquelle 


I.  Ferait  défaut.  —  2.  Du  forgeron.  —  3.  Pendant.  —  4.  Au.  —  5.  Le  trafic. 


PANTAGRUEL  —  61 

grain  restait  en  terre  mort  et  perdu.  Certaines  années  la 
pluie  a  été  excessive  et  noyait  le  grain.  Certaines  autres 
années  la  grêle  le  gâtait,  les  vents  l'égrenaient,  la  tempête 
le  renversait.  Il  jà^  de  avant  notre  venue,  avait  inventé 
art  et  moyen  d'évoquer  la  pluie  des  cieux,  seulement  une  herbe 
découpant,  commune  par  les  prairies,  mais  à  peu  de  gens 
connue,  laquelle  il  nous  montra.  Et  estimais  que  fût  celle  de 
laquelle  une  seule  branche,  jadis,  mettant  le  pontife  Jovial ^ 
dedans  la  fontaine  Agrie  sur  le  mont  Lycien  en  Arcadie,  au 
temps  de  sécheresse,  excitait  les  vapeurs,  des  vapeurs  étaient 
formées  grosses  nuées,  lesquelles  dissolues  en  pluies,  toute  la 
région  était  à  plaisir  arrosée.  Inventait  art  et  moyen  de  suspen- 
dre et  arrêter  la  pluie  en  l'air,  et  sur  mer  la  faire  tomber.  Inven- 
tait art  et  moyen  d'anéantir  la  grêle,  supprimer  les  vents, 
détourner  la  tempête,  en  la  manière  usitée  entre  les  Methanen- 
siens  de  Trézenie. 

Autre  infortune  est  advenu.     Les  pillards  et  brigands  déro- 
baient grain  et  pain  par  les  champs.  Il  inventa  art  de  bâtir 
villes,  forteresses  et  châteaux  pour  les  resserrer  et  en  sûreté 
conserver.  Est  advenu  que  par  les  champs  ne  trouvant  pain, 
entendit  qu'il  était  dedans  les  villes,  forteresses  et  châteaux 
resserré,  et  plus  curieusement  »  par  les  habitants  défendu  et 
gardé  que  ne  furent  les  pommes  d'or  des  Hespérides  par  les 
dragons .    Il  inventa  art  et  moyen  de  battre  et  démolir  forte- 
resses et  châteaux  par  machines  et  torments  belliques^  béliers 
balistes,  catapultes,  desquelles  il  nous  montra  la  figure,  assez 
mal  entendue  des  ingénieux  architectes  disciples  de  Vitruve 
comme  nous  a  confessé  messer  Philebert  de  l'Orme,  grand  archi- 
tecte du  roi  Mégiste.   Lesquelles,   quand  plus  n'ont  profité  s, 
obstant**  la  maligne  subtilité  et  subtile  malignité  des  fortifica- 
teurs,  il  avait  inventé  récemment  canons,  serpentines,  couleu- 
vrines,  bombardes,  basilics'',  jetants  boulets  de  fer,  de  plomb, 
de  bronze,  pesants  plus  que  grosses  enclumes,  moyennant  une 
composition  de  poudre  horrifique,    de  laquelle  nature  même 
s'est  ébahie  et  s'est  confessée  vaincue  par  art,  ayant  en  mépris 
l'usage  des  Oxydraces,  qui,  à  force  de  foudres,  tonnerres,  grêles, 
éclairs,  tempêtes,  vainquaient  et  à  mort  soudaine  mettaient 
leurs  ennemis  en  plein  champ  de  bataille,  car  plus  est  horrible, 
plus  épouvantable,  plus    diabolique  et  plus  de  gens  meurtrit, 


I.  Déjà.  —  2.  De  Jupiter.  —  3.  Soigneusement.  —  4.  Machines  de  guerre.  —  5.  N'ont 
été  de  profit. — 6.  S'y  opposant.  —  7.  (Gros  canons). 


62  —  QUART  LIVRE 

casse,  rompt  et  tue,  plus  étonne  *  les  sens  des  humains,  plus  de 
murailles  démolit  un  coup  de  basilic,  que  ne  feraient  cent  coups 
de  foudre. 


COMMENT,  PRÈS  DE  L'ILE  DE  CHANEPH\  PANTA  GRUEL  SOM 
MEILLAIT,  ET  LES  PROBLÈMES  PROPOSÉS  À  SON  RÉVEIL. 

Au  jour  subséquent,  en  menus  devis  suivants  notre  route, 
arrivâmes  près  l'île  de  Chaneph.  En  laquelle  aborder  ne  put 
la  nef  de  Pantagruel,  parce  que  le  vent  nous  faillit  et  fut  calme 
en  mer.  Nous  ne  voguions  que  par  les  valentiennes^,  changeants 
de  tribord  en  bâbord,  et  de  bâbord  en  tribord  quoiqu'on  eut 
es  voiles  adjoint  les  bonnettes  traîneresses*.  Et  étions  tous 
pensifs,  matagrabolisés  ^,  sésolfiés^  et  fâchés,  sans  mot  dire  les 
uns  aux  autres.  Pantagruel,  tenant  un  Héliodore  grec  en  main, 
sur  un  transpontin'  au  bout  des  écoutilles  sommeillait.  Telle 
était  sa  coutume  que  trop  mieux  par  livre  dormait  que  par  cœur. 
Épistémon  regardait  par  son  astrolabe  en  quelle  élévation 
nous  était  le  pôle.  Frère  Jean  s'était  en  la  cuisine  transporté, 
et  en  l'ascendant^  des  broches  et  horoscope  des  fricassées 
considérait  quelle  heure  lors  pouvait  être. 

Panurge,  avec  la  langue,  parmi  un  tuyau  de  pantagruélion  ', 
faisait  des  bulles  et  gargouilles.  Gymnaste  appointait  des 
cure-dents  de  lentisque.  Ponocrates  rêvant  rêvait,  se  chatouil- 
lait pour  se  faire  rire,  et  avec  un  doigt  la  tête  se  grattait.  Car- 
palim,  d'une  coquille  de  noix  grolière^"  faisait  un  beau,  petit, 
joyeux  et  harmonieux  moulinet  à  aile  de  quatre  belles  petites 
aisses**  d'un  tranchoir  ^^  ^q  vergne.  Eusthènes,  sur  une  longue 
couleuvrine  jouait  des  doigts,  comme  si  fût  un  monochordion. 
Rhizotome,  de  la  coque  d'une  tortue  de  garigues*^,  composait 
une  escarcelle  veloutée**.  Xénomanes,  avec  des  jets  ^^  d'émerillon 
rapetassait  une  vieille  lanterne.  Notre  pilote  tirait  les  vers  du 
nez  à  ses  matelots,  quand  frère  Jean,  retournant  de  la 
cabane  **,  aperçut  que  Pantagruel  était  réveillé. 

Adonc  rompant  cetui  tant  obstiné  silence,  à  haute  voix, 
en  grande  allégresse  d'esprit,  demanda  :  «  Manière  de  hausser 
le  temps  en  calme  ?  »    Panurge   seconda   soudain,     demanda 


I.  Frappé  de  stupeur.  —  2.  Hypocrisie  (en hébreu).  —  3.  Balancines.  —  4.  Traînantes.  — 
5.  Hébétés.  —  6.  Mornes.  —  7.  Lit  de  matelot.  —  8.  Ascension.  —  9.  ChanVfè.  — 
10.  A  corneilles.  —  n.  Ais,  planchette.  —  12.  Copeau.  —  13.  Laneds.  —  14.  Garnie  de 
velours.  —  15.  Attaches  (en  fauconnerie).  — 16.  Cabine. 


PANTAGRUEL  —  63 

pareillement  :  «  Remède  contre  fâcherie  ?  »  Épistémon  tierça  en 
gaieté  de  cœur,  demanda  :  «  Manière  d'uriner,  la  personne  n'en 
étant  entalentée*  ?  »  Gymnaste,  soi  levant  en  pieds,  demanda  ; 
«  Remède  contre  l'éblouissement  des  yeux  ?  »  Ponocrates, 
s'étant  un  peu  frotté  le  front  et  secoué  les  oreilles,  demanda 
«  Manière  de  ne  dormir  point  en  chien  ?  » 

«  Attendez,  dit  Pantagruel.  Par  le  décret  des  subtils  philo- 
sophes péripatétiques  nous  est  enseigné  que  tous  problèmes, 
toutes  questions,  tous  doutes  proposés  doivent  être  certains, 
clairs  et  intelligibles.  Comment  entendez-vous  dormir  en  chien  ? 

—  C'est,  répondit  Ponocrates,  dormir  à  jeun  en  haut 
soleil  comme  font  les  chiens.  « 

Rhizotome  était  accroupi  sur  le  coursoir^.  Adonc  levant  la 
tête  et  profondément  baillant,  si  bien  qu'il,  par  naturelle  sym- 
pathie, excita  tous  ses  compagnons  à  pareillement  bâiller, 
demanda  :« Remède  contre  les  oscitations^  et  bâillements»? 
Xénomanes,  comme  tout  lanterné*  à  l'accoutrement  de  sa 
lanterne,  demanda  :  «  Manière  d'équilibrer  et  balancer  la  corne- 
muse de  l'estomac,  de  mode  qu'elle  ne  penche  plus  d'un  côté 
que  d'autre  ?  »  Carpalim,  jouant  de  son  moulinet,  demanda  : 
«  Quants^  mouvements  sont  précédents  en  nature,  avant  que 
la  personne  soit  dite  avoir  faim  ?  »  Eusthènes,  oyant  le  bruit, 
accourut  sur  le  tillac,  et  dès  le  cabestan  s'écria,  demandant  : 
«  Pourquoi  en  plus  grand  danger  de  mort  est  l'homme  mordu 
à  jeun  d'un  serpent  jeun^  qu'après  avoir  repu,  tant  l'homme 
que  le  serpent,  pourquoi  est  la  salive  de  l'homme  jeun  vénéneuse 
à  tous  serpents  et  animaux  vénéneux  ?  » 

«  Amis,  répondit  Pantagruel,  à  tous  les  doutes  et  questions 
par  vous  proposées  compète''  une  seule  solution,  et  à  touS/tels 
symptomates*  et  accidents  une  seule  médecine.  La  réponse 
vous  sera  promptement  exposée^  non  par  longs  ambages  et 
discours  de  paroles  :  l'estomac  affamé  n'a  point  d'oreilles,  il 
n'ouït  goutte.  Par  signes,  gestes  et  effets  serez  satisfaits,  et  aurez 
résolution^  à  votre  contentement.  Comme  jadis  en  RomeTarquin 
l'orgueilleux,  roi  dernier  des  Romains  (ce  disant,  Pantagruel 
toucha  la  corde  de  la  campanelle^^,  frère  Jean  soudain  accourut 
à  la  cuisine)  par  signes  répondit  à  son  fils  Sex.  Tarquin,  étant 
en  la  ville  des  Gabins,  lequel  lui  avait  envoyé  homme  exprès 
pour  entendre  comment  il  pourrait  les  Gabins  du  tout  *  '  subj  ugucr 


I.  Disposée.  —  2.  La  dunette.  —  3.  Bâillements  (latinisme).  —  4.  Le  cerveau  vidé.  — 
5  Combien  de.  —  6.  A  jeun.  —  7.  Convient.  —  8.  Accidents  de  maladie.  —  9.  Solution. 
—  10.  Cloche.  —  II.  Entièrement. 


6t  —  QUART  LIVRE 

et  à  parfaite  obéissance  réduire.  Le  roi  susdit,  soi  défiant 
de  la  fidélité  du  messager,  ne  lui  répondit  rien;  seulement  le 
mena  en  son  jardin  secret,  et,  en  sa  vue  et  présence,  avec  son 
braquemart^  coupa  les  hautes  têtes  des  pavots  là  étants.  Le 
messager,  retournant  sans  réponse  et  au  fils  racontant  ce  qu'il 
avait  vu  faire  à  son  père,  fut  facile  par  tels  signes  entendre  qu'il 
lui  conseillait  trancher  les  têtes  aux  principaux  de  la  ville,  pour 
mieux  en  office  ^  et  obéissance  totale  contenir  le  demeurant  du 
menu  populaire.  » 

COMMENT  PAR  PANTAGRUEL  NE  FUT  RÉPONDU  AUX 

PROBLEMES  PROPOSÉS. 

Puis  demanda  Pantagruel  :  «  Quels  gens  habitent  en  cette 
belle  île  de  chien? 

—  Tous  sont,  répondit  Xénomanes,  hypocrites,  patenô- 
triers,  chattemites,  santorons^,  cagots,  ermites.  Tous  pauvres 
gens,  vivants,  comme  l'ermite  de  Lormont,  entre  Blaye  et 
Bordeaux,   des  aumônes  que  les  voyageurs  leur  donnent. 

—  Je  n'y  vais  pas,  dit  Panurge,  je  vous  affie*.  Si  j'y  vais, 
que  le  diable  me  souffle  au  cul  !  Ermites,  santorons,  chattemites, 
cagots,  hypocrites,  de  par  tous  les  diables,  ôtez-vous  de  là  ! 
Il  me  souvient  encore  de  nos  gras  concilipètes  de  Chésil.  Que 
Belzébuth  et  Astarot  les  eussent  concilié  avec  Proserpine, 
tant  pâtîmes,  à  leur  vue,  de  tempêtes  et  diableries!  Écoute 
mon  petit  bedon,  mon  caporal  Xénomanes,  de  grâce.  Ces  hypo- 
crites, ermites,  marmiteux  ici,  sont-ils  vierges  ou  mariés? 
Y  a  il  du  féminin  genre  ?  En  tirerait-on  hypocritement  le 
petit  trait  ^  hypocritique  ? 

—  Vraiment,  dit  Pantagruel,  voilà  une  belle  et  joyeuse 
demande. 

—  Oui  dà,  répondit  Xénomanes.  Là  sont  belles  et  joyeuses 
hypocritesses,  chattemitesses,  ermitesses,  femmes  de  grande 
religion,  et  y  a  copie  ^  de  petits  hypocritillons,  chattemitillons, 
ermitillons. 

—  Otez-cela,  dit  frère  Jean  interrompant.  De  jeune  ermite, 
vieil  diable.  Notez  ce  proverbe  authentique. 

—  Autrement,  sans  multiplication  de  lignée,  fut,  longtemps 
y  a,  l'île  de  Caneph  déserte  et  désolée.  » 


•I  Epée.  —  2.  Devoir.  —  3.  Petits  saints.  — 4    Assure. —  5.  Coup  —  6.  Abondance. 


PANTAGRUEL  —  65 

Pantagruel  leur  envoya  par  Gymnaste  dedans  l'esquif  son 
aumône  :  soixante  et  dix-huit  mille  beaux  petits  écus  à  là 
lanterne.  Puis  demanda  :   «  Quantes*  heures  sont? 

—  Neuf  et  davantage,  répondit  Épistémon. 

—  C'est,  dit  Pantagruel,  juste  heure  de  dîner,  car  la  sacre  ligne 
tant  célébrée  par  Aristophanes  en  sa  comédie  intitulée  les 
Prédicantes  approche,  laquelle  lors  échoit  quand  l'ombre  est 
décempédale^.  Jadis  entre  les  Perses  l'heure  de  prendre  réfec- 
tion était  es  rois  seulement  prescrite  :  à  un  chacun  autre  était 
l'appétit  et  le  ventre  pour  horologe.  De  fait,  en  Plante,  certain 
parasite  soi  complainte,  et  déteste*  furieusement  les  inventeurs 
d'hdrologes  et  cadrans,  étant  chose  notoire  qu'il  n'est  horologe 
plus  juste  que  le  ventre.  Diogènes,  interrogé  à  quelle  heure 
doit  l'homme  repaître,  répondit  :  «  Le  riche  quand  il  aura 
faiih,  le  pauvre  quand  il  aura  de  quoi.  »  Plus  proprement  disent 
lès  médecins  l'heure  canonique^  être  : 

Lever  à  cinq,  dîner  à  neuf  ; 
Souper  à  cinq,  coucher  à  neuf. 

a  La  magie  du  célèbre  roi  Pétosiris  était  autre.  »  Ce  mot 
n'était  achevé,  quand  les  officiers  de  gueule  ^  dressèrent  les 
tables  et  buffets,  les  couvrirent  de  nappes  odorantes,  assiettes, 
serviettes,  salières,  apportèrent  tanquars  '^,  frisons  s,  flacons 
tasses,  hanaps,  bassins,  hydries^.  Frère  Jean,  associé  des 
maîtres  d'hôtel,  escarquesi^,  panetiers,  échansons,  écuyers 
tranchants,  coupiersi*,  crédentiersi^,  apporta  quatre  horrifiques 
pâtés  de  jambon  si  grands  qu'il  me  souvint  des  quatre  bastions 
de  Turin.  Vrai  Dieu,  comment  il  y  fut  bu  et  galé*^  !  Us  n'avaient 
encore  le  dessert,  quand  le  vent  ouest-nord-ouest  commença 
enfler  les  voiles,  papefllsi*,  morisques*»  et  trinquets* 6,  dont  tous 
chantèrent  divers  cantiques  à  la  louange  du  très  haut  Dieu 
des  ciels. 

Sur  le  fruit,  Pantagruel  demanda  :  «  Avisez,  amis,  si  vos 
doutes  sont  à  plein  résolus. 

—  Je  ne  bâille  plus.  Dieu  merci,  dit  Rhizotome. 

—  Je  ne  dors  plus  en  chien,  dit  Ponocrates. 


I.  Combien  d'.  —  2.  De  dix  pieds.  —  3.  Plaint.  —  4.  Maudit.  —  5.  Conforme  aux  règles. 
—  6.  Bouche.  —  7.  Grands  pots.  —  8.  Pintes.  —  9.  Aiguières. —  10.  Serviteurs.  —  11.  Pré- 
posés aux  coupes.  —  12.  Préposés  aux  crédences  (bufîets).  —  13.  Régalé.  —  14.  Grand'- 
voiles.  —  15.  Voiles  mauresques.  —  16.  Trinquettes. 


RABELAIS  III 


66  —  QUART  LIVRE 

—  Je  n'ai  plus  les  yeux  éblouis,  répondit  Gymnaste. 

—  Je  ne  suis  plus  à  jeun,  dit  Eusthènes.  Pour  tout  aujour- 
d'hui seront  en  sûreté  de  ma  salive  aspics,  vipères...  » 


COMMENT  PANTAGRUEL  HAUSSE  LE   TEMPS  AVEC  SES 

DOMESTIQUES» 


«  En  quelle  hiérarchie,  demanda  frère  Jean,  de  tels  animaux 
vénéneux,  mettez-vous  la  femme  future  de  Panurge? 

—  Dis-tu  mal  des  femmes,  répondit  Panurge,  ho  !  godelu- 
reau, moine  cul  pelé  ? 

—  Par  la  gogue  cénomanique*,  dit  Épistémon,  Euripidfes 
écrit  (et  le  prononce  Andromache),  que  contre  toutes  bêtes 
vénéneuses  a  été,  par  l'invention  des  humains  et  instruction 
des  dieux,  remède  profitable  trouvé.  Reniède  jusques  à  présent 
n'a  été  trouvé  contre  la  male^  femme. 

—  Ce  gorgias^  Euripides,  dit  Panurge,  toujours  a  médit 
des  femmes.  Aussi  fut-il  par  vengeance  divine  mangé  des 
chiens,  comme  lui  reproche  Aristophanes.  Suivons.  Qui  a,  si 
parle*. 

—  J'urinerai  présentement,  dit  Épistémon,  tant  qu'on 
voudra. 

—  J'ai  maintenant,  dit  Xénomanes,  mon  estomac  sabourré' 
à  profit  de  ménage.  Ja^  ne  penchera  d'un  côté  plus  que 
d'autre. 

—  Il  ne  me  faut,  dit  Carpalim,  ne  vin  ne  pain,  trêves  de 
soif,  trêves  de  faim. 

—  Je  ne  suis  plus  fâché,  dit  Panurge.  Dieu  merci  et  vous. 
Je  suis  gai  comme  un  papegai'',  joyeux  comme  un  émerillon, 
allègre  comme  un  papillon.  Véritablement  il  est  écrit  par  votre 
beau  Euripides,  et  le  dit  Silénus,  buveur  mémorable. 

Furieux  est,  de  bon  sens  ne  jouit. 
Quiconque  boit  et  ne  s'en  réjouit, 

«  Sans  point  de  faute  nous  devons  bien  louer  le  bon  Dieu  notre 


I.  Le  boyau  du  Mans.  —  2.  Mauvaise.  —  3.  Bol,  —  4.  Qui  a  (un  roi),  le  dise,  terme 
de  jeu. —  5.  Lesté.  —  6,  Jamais.  —  7.  Perroquet. 


PANTAGRUEL  —  67 

créateur,  servateur*,  conservateur,  qui  par  ce  bon  pain,  par  ce 
bon  vin  et  frais,  par  ces  bonnes  viandes  nous  guérit  de  telles 
perturbations,  tant  du  corps  comme  de  l'âme,  outre  le  plaisir 
et  volupté  que  nous  avons  buvants  et  mangeants. 

«  Mais  vous  ne  répondez  point  à  la  question  de  ce  benoît 
vénérable  frère  Jean,  quand  il  a  demandé  :  «  Manière  de  hausser 
le  temps?  » 

—  Puis,  dit  Pantagruel,  que  de  cette  légère  solution  des 
doutes  proposés  vous  contentez,  aussi  fais-je.  Ailleurs,  et  en 
autre  temps,  nous  en  dirons  davantage,  si  bon  vous  semble. 
Reste  donc  à  vider  ce  qu'a  frère  Jean  proposé  :  «  Manière  de 
hausser  le  temps?  »  Ne  l'avons-nous  à  souhait  haussé?  Voyez 
le  gabet^  de  la  hune.  Voyez  les  sifflements  des  voiles.  Voyez  la 
roideur  des  étails^,  des  utaques'*  et  des  écoutes.  Nous  haussants 
et  vidants  les  tasses  s'est  pareillement  le  temps  haussé  par 
occulte  sympathie  de  nature.  Ainsi  le  haussèrent  Atlas  et  Her- 
cules, si  croyez  les  sages  mythologiens.  Mais  ils  le  haussèrent 
trop  d'un  demi  degré,  Atlas,  pour  plus  allègrement  festoyer 
Hercules,  son  hôte,  Hercules,  pour  les  altérations  précédentes 
par  les  déserts  de  Libye. 

—  Vrai   bis,   dit   frère    Jean,    interrompant   le   propos,    j'ai 
ouï  de  plusieurs  vénérables  docteurs  que  Tirelupin,  sommelier 
de  votre  bon  père,  épargne  par  chacun  an  plus  de  huit  cents 
pipes  de   vin,  par  faire  les  survenants   et   domestiques  boire  * 
avant  qu'ils  aient  soif. 

—  Car,  dit  Pantagruel,  continuant,  comme  les  chameaux  et 
dromadaires  en  la  caravane  boivent  pour  la  soif  passée,  pour 
la  soif  présente  et  pour  la  soif  future,  ainsi  fit  Hercules.  De 
mode  que,  par  cetui  excessif  haussement  de  temps,  advint  au 
ciel  nouveau  mouvement  de  titubation*'  et  trépidation,  tant 
controversé  et  débattu  entre  les  fols  astrologues. 

—  C'est  dit  Panurge,  ce  que  l'on  dit  en  proverbe  commun  : 

Le  mal  temps  passe  et  retourne  le  bon. 
Pendant  qu'on  trinque  autour  de  gras  jambon. 

—  Et  non  seulement,  dit  Pantagruel,  repaissants  et  buvants, 
avons  le  temps  haussé,  mais  aussi  grandement  déchargé  la 
navire,  non  en  la  façon  seulement  que  fut  déchargée  la  corbeille 


I.  Sauveur.  —  2.  Girouette.  —  3.  Etais.  —  4.  Cordes  à  poulie.  —  5.  La  soif  qu'il  avait 
eue.  (Hausser  le  temps  était  synonyme  de  boire.)  —  t.  Vacillement. 


è8  —  QUART  LIVRE 

d'Ésope,  savoir  est  vidants  les  victuailles,  mais  aussi  nous 
éinancipants  de  jeûne.  Car  comme  le  corps  plus  est  pesant 
mort  que  vif,  aussi  est  l'homme  jeun*  plus  terrestre  et  pesant 
que  quand  il  a  bu  et  repu,  et  né  parlent  improprement  ceiix 
qui,  par  long  voyage,  au  matin  boivent  et  déjeunent,  puis 
disent  :  «  Nos  chevaux  n'en  iront  que  mieux.  » 

«  Ne  savez- vous  que  jadis  les  Amycléens  sur  tous  dieux  révé- 
raient et  adoraient  le  noble  père  Bacchus,  et  le  nommaient 
Psila  en  propre  et  convenante  dénomination?  Psila,  en  langue 
dorique,  signifie  ailes.  Car  comme  les  oiseaux,  par  aide  de 
leurs  ailes,  volent  haut  en  l'air  légèrement,  ainsi  par  l'aide  de 
Bacchus  (c'est  le  bon  vin  friand  et  délicieux),  sont  haut  élevés 
les  esprits  des  humains,  leurs  corps  évidentement  *  allégris'^ 
et  assoupli  ce  qu'en  eux  était  terrestre.  » 


COMMENT,  PRÈS  L'ÎLE  DE  GANABIN  \  AU  COMMANDEMENT 
DE  PANTAGRUEL,  FURENT  LES  MUSES  SALUÉES. 

Continuant  le  bon  vent  et  ces  joyeux  propos,  Pantagruel 
découvrit  au  loin  et  aperçut  quelque  terre  montueuse,  laquelle 
il  montra  à  Xénomanes,  et  lui  demanda  :  «  Voyez-vous  ci-dèvant 
à  orche^  ce  haut  rocher  à  deux  croupes,  bien  ressemblant  au 
mont  Parnasse  en  Phocide? 

—  Très  bien,  répondit  Xénomanes.  C'est  l'île  de  Ganabin. 
Y  voulez-vous  descendre? 

—  Non,  dit  Pantgaruel. 

—  Vous  faites  bien,  dit  Xénomanes.  Là  n'est  chose  aucune 
digne  d'être  vue.  Le  peuple  sont  tous  voleurs  et  larrons.  Y  est 
toutefois,  vers  cette  croupe  dextre,  la  plus  belle  fontaine  du 
monde,  et  autour  une  bien  grande  forêt.  Vos  chiourmes  ^  y  pour- 
ront faire  aiguade  et  lignade'^. 

- —  C'est,  dit  Panurge  bien  et  doctement  parlé.  Ha  !  da  da  ! 
Ne  descendons  jamais  en  terre  des  voleurs  et  larrons.  Je  vous 
assure  que  telle  est  cette  terre  ici  quelles  autrefois  j'ai  vu  les 
îles  de  Cerq  et  Herm  entre  Bretagne  et  Angleterre,  telle  que  la 
Ponérople  de  Philippe  en  Thrace,  îles  des  forfans^,  des  larrons, 
des  brigands,  des  meurtriers  et  assassineurs,  tous  extraits  du 
propre  original  des  basses  fosses  de  la  Conciergerie.  N'y  descen- 


I.  A  jeun.  —  2.  Évidemment.  —  3.  Rendus  allègres.  —  4.  Des  larrons  (hébreu). —  5.  A 
gauche,  à  bâbord. —  6.  Equipages  de  rameurs, —  7.   De  l'eau  et  du  bois.  —   8.  Scélérats 


PANTAGRUEL  —  69 

dons  point,  je  vous  en  prie.  Croyez,  sinon  moi,  au  moins  le  con- 
seil de  ce  bon  et  sage  Xénomanes.  Ils  sont,  par  la  mort  bœuf 
de  bois,  pires  que  les  cannibales.  Ils  nous  mangeraient  tous 
vifs.  N'y  descendez  pas,  de  grâce.  Mieux  vous  serait  en  Arverne 
descendre.  Écoutez.  J'y  ouïs,  par  Dieu,  le  tocsin  horrifique,  tel 
que  jadis  soûlaient  les  Gascons  en  Bordelais  faire  contre  les 
gabeleurs  et  commissaires,  ou  bien  les  oreilles  me  cornent. 
Tirons  vie^  de  long.  Hau  !  Plus  outre. 

—  Descendez-y,  dit  frère  Jean,  descendez-y.  Allons,  allons, 
allons  toujours.  Ainsi  ne  paierons-nous  jamais  de  gîte.  Allons. 
Nous  les  sacmenterons  2  trestous.  Descendons. 

—  Le  diable  y  ait  part,  dit  Panurge.  Ce  diable  de  naoinç 
ici,  ce  moine  de  diable  enragé  ne  craint  rien.  Il  est  ha,sardeux 
comme  tous  les  diables,  et  point  des  autres  ne  se  soucie.  Il  lui 
est  avis  que  tout  le  monde  est  moine  comme  lui. 

—  Va,  ladre  vert,  répondit  frère  Jean,  à  tous  les  millions 
de  diables,  qui  te  puissent  anatomiser  la  cervelle  et  en  faire 
des  entommeures  ^.  Ce  diable  de  fol  est  si  lâche  et  méchant  qu'il 
se  conchie  à  toutes  heures  de  maie*  rage  de  peur.  Si  tant  tu  es 
de  vaine  peur  consterné,  n'y  descends  pas,  reste  ici  avec  le 
bagage,  ou  bien  te  va  cacher  sous  la  cotte  hardie  de  Proserpine 
à  travers  tous  les  miUions  de  diables.  » 

A  ces  mots  Panurge  évanouit  de  la  compagnie  et  se  iiiussa^ 
au  bas  dedans  la  soute,  entre  les  croûtes,  miettes  et  chaplis* 
du  pain.  «  Je  sens,  dit  Pantagruel,  en  mon  âme  rétraction  urgente, 
comme  si  fut  une  voix  de  loin  ouïe,  laquelle  me  dit  que  n'y 
devons  descendre.  Toutes  et  quantes'^  fois  qu'en  mon  esprit 
j'ai  tel  mouvement  senti,  je  me  suis  trouvé  en  heur 8,  refusant 
et  laissant  la  part^  dont  il  me  retirait  :  au  contraire  en  heur 
pareil  me  suis  trouvé,  suivant  la  part  qu'il  me  poussait,  et 
jamais  ne  m'en  repentis. 

—  C'est,  dit  Épistémon,  comme  le  démon  de  Socrates,  tant 
célébré  entre  les  Académiques. 

—  Écoutez  donc,  dit  frère  Jean,  cependant  que  les  chiourmes 
y  font  aiguadei**,  Panurge  là-bas  contrefait  le  loup  en  paille. 
Voulez- vous  bien  rire?  Faites  mettre  le  feu  en  ce  basilic"  que 
voyez  près  le  château  gaillard.  Ce  sera  pour  saluer  les  muses 
de  cetui  mont  Antiparnasse.  Aussi  bien  se  gâte  la  poudre 
dedans. 


I.  Faisons  route.  —  2.  Mettrons  à  sac.  —  3.  Entamures.  —  4.  Mauvaise.  —  5.  Cacha. 

—  6.  Chapelures.  —  7.  Combien^e.  —  8.  Bonne  chance.  —  9.  L'endroit.  —  10.  De  l'eau. 

—  II.  (Gros  canoD.) 


70  —  QUART  LIVRE 

—  C'est  bien  dit,  répondit  Pantagruel.  Faites-moi  ici  le 
maître  bombardier  venir.  » 

Le  bombardier  promptement  comparut.  Pantagruel  lui  com- 
manda mettre  feu  on^  basilic  et  de  fraîches  poudres  en  tout 
événement  le  recharger.  Ce  que  fut  sur  l'instant  fait.  Les  bom- 
bardiers des  autres  nefs,  ramberges  2,  galions  et  galéasses^  du 
convoi,  au  premier  déchargement  du  basilic  qui  était  en  la  nef 
de  Pantagruel,  mirent  pareillement  feu  chacun  en  une  de  leurs 
grosses  pièces  chargées.  Croyez  qu'il  y  eut  beau  tintamarre. 


COMMENT  PANURGE,  PAR  MALE  PEUR,  SE  CONCHIA,  ET  DU 
GRAND  CHAT  RODILARDUS  PENSAIT  QUE  FUT  UN  DIABLE- 
TEAU. 

Panurge,  comme  un  bouc  étourdi,  sort  de  la  soute  en 
chemise,  ayant  seulement  un  demi-bas  de  chausses  en  jambe, 
sa  barbe  toute  mouchetée  de  miettes  de  pain,  tenant  en  main 
un  grand  chat  soubelin*  attaché  à  l'autre  demi-bas  de  ses 
chausses.  Et  remuant  les  babines  comme  un  singe  qui  cherche 
poux  en  tête,  tremblant  et  claquetant  des  dents,  se  tira  vers 
frère  Jean,  lequel  était  assis  sur  le  porte-hauban  de  tribord, 
et  dévotement  le  pria  avoir  de  lui  compassion,  et  le  tenir  en 
sauvegarde  de  son  braquemart^,  affirmant  et  jurant  par  sa  part 
de  papimanie  qu'il  avait  à  heure  présente  vu  tous  les  diables 
déchaînés. 

«  Agua,  men  emi«,  disait-il,  men  frère,  men  père  spirituel, 
tous  les  diables  sont  aujourd'hui  de  noces.  Tu  ne  vis  onques 
tel  apprêt  de  banquet  infernal.  Vois-tu  la  fumée  des  cuisines 
d'enfer?  (Ce  disait,  montrant  la  fumée  des  poudres  à  canon 
dessus  toutes  les  nefs).  Tu  ne  vis  onques  tant  d'âmes  damnées. 
Et  sais-tu  quoi?  Agua,  men  emi,  elles  sont  tant  douillettes,  tant 
blond ettes, tant  délicates,  que  tu  dirais  promptement  que  ce 
fut  ambroisie  stygiale'.  J'ai  cuidé^.  Dieu  me  le  pardonne!  que 
fussent  âmes  anglaises,  et  pense  qu'à  ce  matin  ait  été  l'île  des 
Chevaux,  près  Ecosse,  par  les  seigneurs  de  Termes  et  Dessay 
saccagée  et  sacmentée*  avec  tous  les  Anglais  qui  l'avaient 
surprise.  » 

Frère  Jean,  à  l'approcher,  sentait  je  ne  sais  quelle  odeur  autre 


I.  Au.  —  2.  Barges  à  rames.  —  3,  Grosses  galères.  —  4.  A  poil  de  zibeline.  —  5.  Epée 
-6.  Regarde,  mon  ami  (en  patois  tourangeau).  —  7.  Du  Styx.  —  8.  Cru.  —  9.  Mise  à  sac 


PANTAGRUEL  —  -71 

que  de  poudre  à  canon.  Dont  il  tira  Panurge  en  place,  et  aperçut 
que  sa  chemise  était  toute  foireuse  et  embrenée  de  frais. 
La  vertu  rétentrice  du  nerf  qui  restreint  le  muscle  nommé 
sphincter  (c'est  le  trou  du  cul)  était  dissolue  ^  par  la  véhémence 
de  la  peur  qu'il  avait  eue  en  ses  fantastiques  visions,  adjoint 
le  tonnerre  de  telles  canonnades,  lequel  plus  est  horrifique  par 
les  chambres  basses  que  n'est  sur  le  tillac.  Car  un  des  symptômes 
et  accidents  de  peur  est  que  par  lui  ordinairement  s'ouvre  le 
guichet  du  sérail  onquel  ^  est  à  temps  la  matière  fécale  retenue. 

Exemple  en  messer  Pantolfe  de  la  Cassine,  Siennois,  lequel, 
en  poste  passant  par  Chambéry,  et  chez  le  sage  ménager  Vinet 
descendant,  prit  une  fourche  de  l'étable,  puis  lui  dit  :  Da  Roma 
in  qua  io  non  son  andato  del  corpo.  Di  gratia,  piglia  in  mano 
questa  forcha,  et  fa  mi  paura.  Vinet,  avec  la  fourche,  faisait  plu- 
sieurs tours  d'escrime,  comme  feignant  le  vouloir  à  bon  escient 
frapper.  Le  Siennois  lui  dit  :  «  Se  tu  non  fai  altramente,  tu  non 
faï  nulla.  Pero  sforzati  di  adoperarli  più  guagliardamente.  »  Adonc 
Vinet  de  la  fourche  lui  donna  un  si  grand  coup  entre  col  et  collet 
qu'il  le  jeta  par  terre  à  jambes  rebidaines^.  Puis  bavant  et  riant 
à  pleine  gueule,  lui  dit  :  «  Fête  Dieu  Bayard  !  cela  s'appelle 
Datum  Camberiaci.  »  A  bonne  heure  avait  le  Siennois  ses  chausses 
détachées,  car  soudain  il  fienta  plus  copieusement  que  n'eussent 
fait  neuf  buffles  et  quatorze  archiprêtres  d'Ostie.  Enfin  le 
Siennois  gracieusement  remercie  Vinet,  et  lui  dit  :  Io  ti  ringra- 
tio,  bel  messere.  Cosi  facendo  tu  m'hai  esparmiata  la  speza  d'un 
servitiale. 

Exemple  autre  on*  roi  d'Angleterre,  Edouard  le  quint. Maître 
François  Villon,  banni  de  France,  s'était  vers  lui  retiré.  Il 
l'avait  en  si  grande  privante  reçu  que  rien  ne  lui  celait  des  menus 
négoces  de  sa  maison.  Un  jour  le  roi  susdit,  étant  à  ses  affaires, 
montra  à  Villon  les  armes  de  France  en  peinture,  et  lui  dit  : 
«  Vois-tu  quelle  révérence  je  porte  à  tes  rois  français  ?  Ailleurs 
n'ai-je  leurs  armoiries  qu'en  ce  retrait  ici,  près  ma  selle  percée. 

—  Sacre  Dieu,  répondit  Villon,  tant  vous  êtes  sage,  pru- 
dent, entendu  et  curieux  ^  de  votre  santé,  et  tant  bien  êtes  servi 
de  votre  docte  médecin,  Thomas  Linacer  !  Il,  voyant  que  natu- 
rellement, sur  vos  vieux  jours,  étiez  constipé  du  ventre,  et  que 
journellement  vous  fallait  au  cul  fourrer  un  apothicaire,  je  dis 
un  clystère,  autrement  ne  pouviez- vous  émutir^,  vous  a  fait 


I.  Relâchée.  —  2.  Auquel.  —  3.  En  l'air.  —  4.  Au. —  5.  Soigneux.  ' —  6.  Fienter  (en 

fauconnerie) , 


72  —  QUART  LIVRE 

ici  aptement,  non  ailleurs,  peindre  les  armes  de  France,  par 
singulière  et  vertueuse  providence.  Car  seulement  les  voyant, 
vous  avez  telle  vézarde^  et  peur  horrible  que  soudain  vous 
fientez  comme  dix-huit  bonases^  de  Péonie.  Si  peintes  étaient 
en  autre  lieu  de  votre  maison,  en  votre  chambre,  en  votre  salle, 
en  votre  chapelle,  en  vos  galeries,  ou  ailleurs,  sacre  Dieu  !  vous 
chieriez  partout  sur  l'instant  que  les  auriez  vues.  Et  crois  que 
si  d'abondant  3  vous  aviez  ici  en  peinture  la  grande  oriflambe*  de 
France,  à  la  vue  d'icelle  vous  rendriez  les  boyaux  du  ventre 
par  le  fondement.  Mais,  hen,  hen,  atque  iterum,  hen  I 

Ne  suis-je  badaud  de  Paris? 
De  Paris,  dis-je,  auprès  Pontoise, 
Et  d'une  corde  d'une  toise 
Saura  mon  cou  que^  mon  cul  poise*. 

«  Badaud,  dis-je,  mal  avisé,  mal  entendu,  mal  entendant, 
quand  venant  ici  avec  nous,  m'ébahissais  de  ce  qu'en  votre 
chambre  vous  êtes  fait  vos  chausses  détacher.  Véritablement 
je  pensais  qu'en  icelle,  derrière  la  tapisserie,  ou  en  la  venelle 
du  lit,  fût  votre  selle  percée.  Autrement  me  semblait  le  cas 
grandement  incongru,  soi  ainsi  détacher  en  chambre  pour  si 
loin  aller  on'  retrait  lignager*. N'est-ce  un  vrai  pensement  de 
badaud?  Le  cas  est  fait  par  bien  autre  mystère,  de  par  Dieu. 
Ainsi  faisant,  vous  faites  bien.  Je  dis  si  bien  que  mieux  ne  sau- 
riez. Faites- vous  à  bonne  heure,  bien  loin,  bien  à  point  détacher, 
car  à  vous,  entrant  ici  n'étant  détaché,  voyant  ces  armoiries,  — 
notez  bien  tout,  sacre  Dieu  !  —  le  fond  de  vos  chausses  ferait 
office  de  lasanon^,  pital***,  bassin  fécal  et  de  selle  percée.  » 

Frère  Jean,  étoupant  son  nez  avec  la  main  gauche,  avec  le 
doigt  indice  de  la  main  dextre  montrait  à  Pantagruel  la  chemise 
de  Panurge.  Pantagruel  le  voyant  ainsi  ému,  transi,  tremblant, 
hors  de  propos,  conchié  et  égratigné  des  griffes  du  célèbre  chat 
Rodilardus,  ne  se  put  contenir  de  rire  et  lui  dit  :  «  Que  voulez- 
vous  faire  de  ce  chat? 

—  De  ce  chat?  répondit  Panurge.  Je  me  donne  au  diable 
si  je  ne  pensais  que  fût  un  diableteau  à  poil  follet,  lequel  naguère 
j'avais  capiètement  **  happé  en  tapinois,  à  belles  mouffles*^ 


1.  Frousse.  —  2.  (Sorte  de  taureau  cité  par  Pline).  —  3.  Par  surcroît.  —  4.  Oriflamme  un 
—  5.  Ce  que.  —  6.  Pèse.  —  7.  Au.  —  8.  (Action  de  retirer  des  mains  d'un  acquéreur.  — 
Ancien  bien  de  famille;  jeu  de  mots  avec  retrait,  lieux  d'aisances.) —  9.  Bassin  de  garde- 
fobe.  —  10.  Terrine  de  chaise  percée.  —  11.  A  pas  de  chat,  à  la  dérobée.  —  12.  En  me 
raisant  des  mitaines. 


LA    DEVINIERE,    PRES    DE    CHINON 
Maison  des  champs  de  la  famille  Rabelai!:. 


PANTAGRUEL  —  73 

d'un  bas  de  chausses,  dedans  la  grande  huche  d'enfer.  Au  diable 
soit  le  diable  !  Il  m'a  ici  déchiqueté  la  peau  en  barbe  d'écrevisse.  >> 
Ce  disant,  jeta  ba^s  son  chat. 

«  Allez,  dit  Pantagruel,  allez,  de  par  Dieu,  vous  étuver,  vous 
nettoyer,  vous  assurer  i,  prendre  chemise  blanche  et  vous  revê- 
tir. 

—  Dites-vous,  répondit  Panurge,  que  j'ai  peur?  Pas 
maille 2.  Je  suis,  par  la  vertu  Dieu,  plus  courageux  que  si  j'eusse 
autant  de  mouches  avalé  qu'il  en  est  mis  en  pâte  dedans  Paris, 
depuis  la  fête  saint  Jean  jusques  à  la  Toussaint.  Ha  !  ha  !  ha 
Houay  !  Que  diable  est  ceci  ?  Appelez-vous  ceci  foire,  bren, 
crottes,  merde,  fiente,  déjection,  matière  fécale,  excrément, 
repaire 3,  laisse*,  émeute  fumée ^  étron,  scybale'^  ou  spyrate»? 
C'est,  crois-je,  safran  d'Hibernie^.  Ho  !  ho  !  hie  !  C'est  safran 
d'Hibernie.  Séla*"  !  Buvons.  » 


I.  Rassurer.  —  2.  Pas  pour  un  sou..—  3.  Fiente  du  lapin.  —  4.  Excréments  du  sanglier. 

—  5.  Des  oiseaux  de  proie.  —  6.  Des  bêtes  fauves. —  7.  Etron  durci.  —  8.  Crotte  de  chèvre. 

—  9.  D'Irlande,  —  10.  Certainement  (en  hébreu).  ' 


LE 

CÎNQVIESM.E 

ET   DERNIER  LIVRE 

DES   FAICTS    ET    DICTS 

Héroïques  da.  bon  Pâoeagrcel, 
compofé  par  'M.  François 
Rabelais ,  Dodïetu  ea 
Médecine. 

tyfft^iushîi  contmtê  U  yijttatim  ist^Ormh 
delà  Dm  Bacht^iCrk  sfmdel^  Bùi^ 

^QiiQ^ÛcmQuz  mis  en  lamierc^ 


K  LXïïlh 


TITRE    DE    L  EDITION 

ORIGINALE 


LE  CINQUIÈME  ET  DERNIER  LIVRE 
des  faits  et  dits  héroïques  du  bon  PANTA- 
GRUEL, composé  par  M.  François  Rabe- 
lais, docteur  en  médecine. 


COMMENT  PANTAGRUEL  ARRIVA   EN  L'ÎLE  SONNANTE  ET 
DU    BRUIT    QU'ENTENDÎMES. 


CONTINUANT  notrc  route,  naviguâmes  par  trois  jours 
sans  rien  découvrir.  Au  quatrième,  aperçûmes  terre, 
et  nous  fut  dit  par  notre  pilote  que  c'était  l'île  Sonnante, 
et  entendîmes  un  bruit  de  loin  vena;nt,  fréquent  et  tumultueux, 
et  nous  semblait  à  l'ouïr  que  fussent  cloches  grosses,  petites  et 
médiocres,  ensemble  sonnantes  comme  l'on  fait  à  Paris,  à  Tours^ 
Gergeau*,  Nantes  et  ailleurs,  es  jours  de  grandes  fêtes.  Plus 
approchions,  plus  entendions  cette  sonnerie  renforcée. 

Nous  doutions  2  que  fût  Dodone  avec  ses  chaudrons,  ou  le 
portique  dit  Heptaphone  en  Olympie,  ou  bien  le  bruit  sempi- 
ternel du  colosse  érigé  sur  la  sépulture  de  Memnon  en  Thébes 
d'Egypte,  ou  les  tintamarres  que  jadis  on  oyait  autour  d'un 
sépulcre  en  l'île  Lipara,  l'une  dés  Éolides;  mais  la  chorographie 
n'y  consentait.  «  Je  doute,  dit  Pantagruel,  que  là  quelque  com^ 
pagnie  d'abeilles  aient  commencé  prendre  vol  en  l'air,  pour 
lesquelles  révoquer  ^  le  voisinage  fait  ce  triballément  *  de  poêles, 
chaudrons,  bassins,  cymbales  corybantiques  de  Cybéle,  mère 
grande  des  dieux.  Entendons.  »  Approchants  davantage,  enten- 
dîmes, entre  la  perpétuelle  sonnerie  des  cloches,  chant  infati^ 
gable  des  hommes  là  résidants,  comme  était  notre  avis.  Ce  fut 
le  cas  pourquoi,  avant  qu'aborder  en  l'île  Sonnante,  Pantagruel 
fut  d'opinion  que  descendissions  avec  notre  esquif  en  un  petit' 

I.  Jargeau.  —  2.  Craignions.  —  3.  Rappeler.  —  4 .  Agitation. 


78  — -  CINQUIÈME  LIVRE 

roc  auprès  duquel  reconnaissions  un  ermitage  et  quelque  petit 
jardinet. 

Là  trouvâmes  un  petit  bonhomme  ermite  nommé  Bra- 
guibus,  natif  de  GlenayS  lequel  nous  donna  pleine  instruc- 
tion de  toute  la  sonnerie,  et  nous  festoya  d'une  étrange  façon. 
Il  nous  fit  quatre  jours  conséquents  jeûner,  affirmant  qu'en 
l'île  Sonnante  autrement  reçus  ne  serions,  parce  que  lors  était 
le  jeûne  des  Quatre-Temps.  «  Je  n'entends  point,  dit  Panurge, 
cet  énigme  :  ce  serait  plutôt  le  temps  des  quatre  vents,  car 
jeûnant  ne  sommes  farcis  que  de  vent.  Et  quoi,  n'avez- vous 
ici  autre  passe- temps  que  de  jeûner?  Me  semble  qu'il  est  bien 
maigre  :  nous  nous  passerions  bien  de  tant  de  fêtes  du  palais. 

—  En  mon  donat,  dit  frère  Jean,  je  ne  trouve  que  trois 
temps,  prétérit,  présent  et  futur  :  ici  le  quatrième  doit  être 
pour  le  vin^  du  valet. 

—  Il  est,  dit  Épistémon,  aoriste  issu  de  prétérit  très  impar- 
fait des  Grecs  et  des  Latins,  en  temps  garré»  et  bigarré  reçu. 
Patience,  disent  les  ladres. 

—  Il  est,  dit  l'ermite,  fatal,  ainsi  comme  je  vous  l'ai  dit. 'Qui 
contredit  est  hérétique,  et  ne  lui  faut  rien  que  le  feu. 

—  Sans  faute,  pater,  dit  Panurge,  étant  sur  mer,  je  crains 
beaucoup  plus  être  mouillé  que  chauffé,  et  être  noyé  que  brûlé. 
Bien  jeûnons  de  par  Dieu,  mais  j'ai  par  si  longtemps  jeûné  que 
les  jeûnes  m'ont  sapé  toute  la  chair,  et  crains  beaucoup  qu'enfin 
les  bastions  de  mon  corps  viennent  en  décadence.  Autre  peur 
ai-je  davantage,  c'est  de  vous  fâcher  en  jeûnant,  car  je  n'y  sais 
rien,  et  y  ai  mauvaise  grâce,  comme  plusieurs  m'ont  affirmé, 
et  je  les  crois.  De  ma  part,  dis-je,  bien  peu  me  soucie  de  jeûner  : 
il  n'est  chose  tant  facile  et  tant  à  main.  Bien  plus  me  soucie  de 
ne  jeûner  point  à  l'avenir,  car  là  il  faut  avoir  de  quoi  draper 
et  de  quoi  mettre  au  moulin.  Jeûnons,  de  par  Dieu,  puisque 
entrés  sommes  es  fériés  ésuriales*;  jà  longtemps  a  que  ne  les 
reconnaissais. 

—  Et  si  jeûner  faut,  dit  Pantagruel,  expédient  autre  n'y 
est  fors  nous  en  dépêcher  ^  comme  d'un  mauvais  chemin.  Aussi 
bien  veux-je  un  peu  visiter  mes  papiers,  et  entendre  si  l'étude 
marine  est  aussi  bonne  comme  la  terrienne,  pour  ce  que  Platon, 
voulant  décrire  un  homme  niais,  impérit  et  ignorant,  le  compare 
à  gens  nourris  en  mer  dedans  les  navires,  comme  nous  dirions 


I.    Près  de  Thouars   (Deux-Sèvres).  —  2.  Pourboire.  —  3.  Varié.  —  4.  Fêtes  où  le 
ventre  chôme,  —  5.  Débarrasser. 


PANTAGRUEL  —  79 

à  gens  nourris  dedans  un  baril,  qui  onques  ne  regardèrent  que 
par  un  trou.  » 

Nos  jeûnes  furent  terribles  et  bien  épouvantables,  car  le 
premier  jour  nous  jeûnâmes  à  bâtons  rompus,  le  second  à  épées 
rabattues,  le  tiers  à  fer  émoulu,  le  quart  à  feu  et  à  sang.  Telle 
était  Tordonnance  des  fées. 

COMMENT  UILE  SONNANTE  AVAIT  ÉTÉ  HABITÉE  PAR  LES 
SITICINES\    LESQUELS    ÉTAIENT   DEVENUS    OISEAUX. 

Nos  jeûnes  parachevés,  l'ermite  nous  bailla  une  lettre 
adressante  à  un  qu'il  nommait  Albian  Camat,  maître  iEditue  ' 
de  l'île  Sonnante,  mais  Panurge,  le  saluant,  l'appela  maître 
Antitus.  C'était  un  petit  bonhomme  vieux,  chauve,  à  museau 
bien  enluminé  et  face  cramoisie.  Il  nous  fit  très  bon  recueil  3, 
par  la  recommandation  de  l'ermite,  entendant  qu'avions  jeûné 
comme  a  été  déclaré.  Après  avoir  très  bien  repu,  nous  exposa 
les  singularités  de  l'île,  affirmant  qu'elle  avait  premièrement 
été  habitée  par  les  Siticines,  mais  par  ordre  de  nature,  comme 
toutes  choses  varient,  ils  étaient  devenus  oiseaux. 

Là  j'eus  pleine  intelHgence  de  ce  qu'Atteins  Capito,  Pollux, 
Marcellus,  A.  Gellius,  Athenaeus,  Suidas,  Ammonius  et  autres, 
avaient  écrit  des  Siticines  et  Sicinnistes,  et  difficile  ne  nous 
sembla  croire  les  transformations  de  Nyctimène,  Progné,  Itys, 
Alcmène,  Antigone,  Teréus  et  autres  oiseaux.  Peu  aussi  de 
doute  fîmes  des  enfants  Matabrune  convertis  en  cygnes,  et  des 
hommes  de  Pallène  en  Thrace,  lesquels  soudain  que  par  neuf 
fois  se  baignent  au  palude  Tritonique,  sont  en  oiseaux  transfor- 
més. Depuis  autre  propos  ne  nous  tint  que  de  cages  et  d'oiseaux. 

Les  cages  étaient  grandes,  riches,  somptueuses  et  faites 
par  merveilleuse  architecture.  Les  oiseaux  étaient  grands, 
beaux  et  polis  à  l'avenant,  bien  ressemblants  les  hommes  de 
ma  patrie,  buvaient  et  mangeaient  comme  hommes,  émutis- 
saient*  comme  hommes,  enduisaient^  comme  hommes,  pé- 
taient, dormaient  et  roussinaient  *  comme  hommes.  Bref,  à 
les  voir  de  prime  face',  eussiez  dit  que  fussent  hommes;  tou- 
tefois ne  l'étaient  mie»,  selon  l'instruction  de  maître  JEdi- 
tue,  mais  protestant  qu'ils  n'étaient  ni  séculiers,  ni  mon- 
dains.  Aussi  leur  pennage*   nous   mettait  en  rêverie,   lequel 

I.  Chantres  des  funérailles.  —  2.  Sacristain.  —  3.  Accueil. —  4.  Fientaient  (fauconnerie). 
—  5.  Digéraient  (fauconnerie).  —  6.  S'accouplaient,  —  7.  Premier  abord.  —  8.  Point.— 
9.  Plumage. 


80  —  CINQUIÈME  LIVRE 

aucuns*  avaient  tout  blanc,  autres  tout  noir,  autres  tout 
gris,  autres  mi-parti  de  blanc  et  noir,  autres  tout  rouge,  autres 
parti  de  blanc  et  bleu.  C'était  belle  chose  de  les  voir.  Les 
mâles  il  nommait  clergaux,  monagaux,  prêtregaux,  abbégaux, 
évêgaux,  cardingaux  et  papegaut,  qui  est  unique  en  son 
espèce.  Les  femelles  il  nommait  clergesses,  monagesses,  prê- 
tregesses,  abbegesses,  évêgesses,  cardingesses,  papegesse. 
«  Tout  ainsi  toutefois,  nous  dit-il,  comme  entré  les  abeilles 
hantent  les  frelons,  qui  rien  ne  font  fors  tout  manger  et  tout  , 
gâter,  aussi  depuis  trois  cents  ans,  ne  sais  comment,  entre  ces 
joyeux  oiseaux  était  par  chacune  quinte  lune  avolé^  grand 
nombre  de  cagots,  lesquels  avaient  honni  et  conchié  toute 
l'île,  tant  hideux  et  monstrueux  que  de  tous  étaient  réfuis  3, 
car  tous  avaient  le  col  tors,  les  pattes  pelues,  les  griffes  et  ventre 
de  harpies  et  les  culs  de  stymphalides,  et  n'était  possible  les 
exterminer  :  pour  un  mort  en  avolait  vingt-quatre.  J'y  souhai- 
tais quelque  second  Hercules,  pour  ce  que  frère  Jean  y  perdit 
le  sens  par  véhémente  contemplation,  et  à  Pantagruel  advint 
ce  qu'était  advenu  à  messire  Priapus  contemplant  les  sacrifices 
de  Gérés,  par  faute  de  peau. 

COMMENT  EN  VÎLE   SONNANTE   N'EST  QU'UN   PAPEGAUT. 

Lors  demandâmes  à  maître  ^Editue,  vu  la  multiplication 
de  ces  vénérables  oiseaux  en  toutes  leurs  espèces,  pourquoi 
là  n'était  qu'un  papegaut.  Il  nous  répondit  que  telle  était 
l'institution  première  et  fatale  destinée  des  étoiles  que  des 
clergaux  nai.ssent  les  prêtregaux  et  monagaux,  sans  compagnie 
charnelle,  comme  fait  entre  les  abeilles  d'un  jeune  taureau 
accoutré  selon  l'art  et  pratique  d'Aristéus.  Des  prêtregaux 
naissent  les  évêgaux,  d'iceux  les  beaux  cardingaux,  et  les 
cardingaux,  si  par  mort  n'étaient  prévenus,  finissaient  en  pape- 
g[aut,  et  n'en  est  ordinairement  qu'un,  comme  par  les  ruches 
des  abeilles  n'y  a  qu'un  roi,  et  au  monde  n'est  qu'un  soleil. 
I celui  décédé,  en  naît  un  autre  en  son  lieu  de  toute  la  race  des 
cardingaux,  entendez  toujours  sans  copulation  charnelle.  De 
sorte  qu'il  y  a  en  cette  espèce  unité  individuale  *,  avec  perpé- 
tuité de  succession,  ne  plus  ne  moins  qu'au  phénix  d'Arabie. 
Vrai  est  qu'il  y  a  environ  deux  mille  sept  cent  soixante  lunes 
que  furent  en  nature  deux  papegaux  produits  ;  mais  ce  fut  la 


I.  Quelques-uns.  —  2.  Arrivés  en  volant.  —  3.  Repoussés.  —  4.  Individuèlîè. 


PANTAGRUEL  —  81 

plus  grande  calamité  qu'on  vit  onqnes  en  cette  île.  «  Car,  disait 
^Editue,  tous  ces  oiseaux  ici  se  pillèrent  les  uns  les  autres  et 
s'entrepelaudèrent*  si  bien  ce  temps  durant  que  l'île  périclita  ^ 
d'être  spoliée  de  ses  habitants.  Part'  d'iceux  adhérait  à  un  et 
le  soutenait,  part  à  l'autre  et  le  défendait,  demeurèrent  part 
d'iceux  muets  comme  poissons  et  onques  ne  chantèrent,  et  part 
de  ces  cloches,  comme  interdite,  coup  ne  sonna.  Ce  séditieux 
temps  durant,  à  leur  secours  évoquèrent*  empereurs,  rois,  ducs, 
monarques,  comtes,  barons  et  communautés  du  monde  qui 
habite  en  continent  et  terre  ferme,  et  n'eut  fin  ce  schisme  et 
cette  sédition  qu'un  d'iceux  ne  fût  tollu^  de  vie,  et  la  plura- 
lité réduite  en  unité.  » 

Puis  demandâmes  qui  mouvait  ces  oiseaux  à  ainsi  sans  cesse 
chanter,  ^ditue  nous  répondit  que  c'étaient  les  cloches  pen- 
dantes au-dessus  de  leurs  cages.  Puis  nous  dit  :  «  Voulez- vous 
que  présentement  je  fasse  chanter  ces  monagaux  que  voyez  là 
bardocuculés  ^  d'une  chausse  d'hypocras''  comme  une  alouette 
sauvage?  —  «  De  grâce,  »  répondîmes-nous.  Lors  sonna  une  cloche 
six  coups  seulement,  et  monagaux  d'accourir,  et  monagaux  de 
chanter.  «  Et  si,  dit  Panurge,  je  sonnais  cette  cloche,  ferais-je 
pareillement  chanter  ceux  ici  qui  ont  le  pennage^  à  couleur  de 
hareng  sauret?  »  —  «  Pareillement,  »  répondit  ^ditue. 

Panurge  sonna,  et  soudain  accoururent  ces  oiseaux  enfumés, 
et  chantaient  ensemblement  ;  mais  ils  avaient  les  voix  rauques 
et  malplaisantes.  Aussi  nous  remontra  ^ditue  qu'ils  ne  vivaient 
que  de  poisson,  comme  les  hérons  et  cormorans  du  monde,  et 
que  c'était  une  quinte  espèce  de  cagaux  imprimés  nouvellement. 
Ajouta  davantage  qu'il  avait  eu  avertissement  par  Robert 
Valbringue,  qui  par  là  naguère  était  passé  en  revenant  du  pays 
d'Afrique,  que  bientôt  y  devait  avoler^  une  sexte  espèce,  les- 
quels il  nommait  capucingaux,  plus  tristes,  plus  maniaques 
et  plus  fâcheux  qu'espèce  qui  fût  en  toute  l'île.  «  Afrique,  dit 
Pantagruel,  est  coutumière  toujours  choses  produire  nouvelles 
et  monstrueuses.  » 

COMMENT  LES  OISEA  UX  DE  L'ÎLE  SONNANTE,  ÉTAIENT  TOUS 

PASSAGERS. 

«  Mais,  dit  Pantagruel,  vu  qu'exposé  nous  avez  des  cardin- 


I.  Se  battirent. —  2.  Fut  en  péril. —  3.  Partie. —  4.  Appelèrent. —  5.  Oté.  ■—  6.  Encapu- 
chonnés. —  7.  (Instrument  de  torture  en  forme  d'entonnoir.)  —  8.  Plumage.  —  9.  Venir 
en  volant. 

RABELAIS   —   lïl  6 


82  —  CINQUIÈME  LIVRE 

gaux  naître  papegaut,  et  les  cardingaux  des  évêgaux,  les  évê- 
gaux  des  prêtregaux,  et  les  prêtregaux  des  clergaux,  je  voudrais 
bien  entendre  dont  vous  naissent  ces  clergaux. 

—  Ils  sont,  dit  ^ditue,  tous  oiseaux  de  passage,  et  nous 
viennent  de  l'autre  monde,  part  *  d'une  contrée  grande  à  mer- 
veille, laquelle  on  nomme  Joursanspain,  part  d'une  autre  vers 
le  ponant,  laquelle  on  nomme  Tropditieux^.  De  ces  deux  con- 
trées tous  les  ans  à  boutées  2,  ces  clergaux  ici  nous  viennent, 
laissants  pères  et  mères,  tous  amis  et  tous  parents.  La  manière 
est  telle  quand  en  quelque  noble  maison  de  cette  contrée  y  a 
trop  d'iceux  enfants,  soient  mâles,  soient  femelles,  de  sorte 
que,  qui  à  tous  part  ferait  de  l'héritage,  comme  raison  le  veut, 
nature  l'ordonne  et  Dieu  le  commande,  la  maison  serait  dissi- 
pée. C'est  l'occasion  pourquoi  les  parents  s'en  déchargent  en 
cette  île  Bossard. 

—  C'est,  dit  Panurge,  l' Ile-Bouchard  lez  Chinon. 

—  Je  dis  Bossard,  répondit  ^ditue,  car  ordinairement 
ils  sont  bossus,  borgnes,  boiteux,  manchots,  podagres,  contre- 
faits et  maléficiés*,  poids  inutile  de  la  terre. 

—  C'est  dit  Pantagruel,  coutume  du  tout  contraire  es 
institutions  jadis  observées  en  la  réception  des  pucelles  Vestales, 
par  lesquelles,  comme  atteste  Labeo  Antistius,  était  défendu 
à  cette  dignité  élire  fille  qui  eût  vice  aucun  en  l'âme,  ou  en  ses 
sens  diminution,  ou  en  son  corps  tache  quelconque,  tant  fût 
occulte  et  petite. 

—  Je  m'ébahis,  dit  ^Editue  continuant,  si  les  mères  de  par 
delà  les  portent  neuf  mois  en  leurs  flancs,  vu  qu'en  leurs 
maisons  elles  ne  les  peuvent  porter  ne  pâtir  neuf  ans,  non  pas 
sept  le  plus  souvent,  et  leur  mettants  une  chemise  seulement 
sur  la  robe,  sur  le  sommet  de  la  tête  leur  coupants  je  ne  sais 
quants^  cheveux  avec  certaines  paroles  apotrophées^  et  expia- 
toires, comme  entre  les  Égyptiens  par  certaines  linostolies  "^ 
et  rasures  étaient  créés  les  Isiaques,  visiblement,  apertement, 
manifestement,  par  métempsychosie  pythagorique,  sans  lésion 
ne  blessure  aucune,  les  font  oiseaux  tels  devenir  que  présente- 
ment les  voyez.  Ne  sais  toutefois,  beaux  amis,  que  peut  être, 
ne  doit,  que  les  femelles  soient  clergesses,  monagesses  ou 
abbegesses,  ne  chantent  motets  plaisants  et  charistères ', 
comme  on  soûlait  faire  à  Oromasis,  par  l'institution  de  Zoroas- 


I.  Partie. —  2.  Trop  d'iceux  (de  ceux-ci). —  3.  Par  poussées. —  4.  Mal  venus. —  5.  Com- 
bien de.  —  6.  Qui  détournent  les  maux.  —  7.  Vêtements  de  lin.  —  8.  Reconnaissants. 


PANTAGRUEL  —  83 

trê,  maïs  catarâtes  et  sytorpées^  comme  on  faisait  au  démon 
Arimanian,  et  font  continuelles  dévotions  de  leurs  parents  et 
amis,  qui  en  oiseaux  les  transformèrent,  je  dis  autant  jeunes 
que  vieilles. 

«  Plus  grand  nombre  nous  en  vient  de  Joursanspain,  qui  est 
excessivement  long,  car  les  Assaphis  2,  habitants  d'icelle  contrée, 
quand  sont  en  danger  de  pâtir  malesuade^  famine  par  non  avoir 
de  quoi  soi  alimenter  et  ne  savoir  ne  vouloir  rien  faire,  ne  tra- 
vailler en  quelque  honnête  art  et  métier,  ne  aussi  féablement* 
à  gens  de  bien  soi  asservir  ;  ceux  aussi  qui  n'ont  pu  jouir  de 
leurs  amours,  qui  ne  sont  parvenus  à  leurs  entreprises  et  sont 
désespérés  ;  ceux  pareillement  qui  méchantement  ont  commis 
quelque  cas  de  crime  et  lesquels  on  cherche  pour  à  mort  igno- 
minieusement mettre,  toVis  avolent  ^  ici,  ici  ont  leur  vie  assignée, 
ici  soudain  deviennent  gras  comme  glirons^,  qui  paravant 
étaient  maigres  comme  pies,  ici  ont  parfaite  sûreté,  indemnité 
et  franchise. 

-—  Mais,  demandait  Pantagruel,  ces  beaux  oiseaux  ici  une 
fois  avolés,  retournent-ils  jamais  plus  au  monde  où  ils  furent 
ponus''  ? 

—  Quelques-uns,  répondit  -ZEditue,  jadis  bien  peu,  bien 
tard  et  à  regret.  Depuis  certaines  éclipses,  s'en  est  revolé  une 
grande  mouée*  par  vertu  des  constellations  célestes.  Cela  de 
rien  ne  nous  mélancholie,  le  demeurant  n'en  a  que  plus  grande 
pitance.  Et  tous,  avant  que  revoler,  ont  leur  pennages^  laissé 
parmi  ces  orties  et  épines.  » 

Nous  en  trouvâmes  quelques-uns  réalement**' et,  en  recher- 
chant d'aventure,  rencontrâmes  un  pot  aux  roses  découvert. 


COMMENT  LES  OISEAUX  GOURMANDEURS^^  SONT  MUETS  EN 

L'ÎLE  SONNANTE. 

Il  n'avait  ces  mots  parachevés  quand  près  de  nous  âvo- 
lèrent  vingt-cinq  ou  trente  oiseaux  de  couleur  et  pennage  qu'en- 
core n'avais  vu  en  l'île.  Leur  pennage  était  changeant  d'heure 
en  heure,  comme  la  peau  d'un  caméléon  et  comme  la  fleur  de 
tripoléon  ou  teucrioni^^  et  tous  avaient  au-dessous  de  l'aile 


I.  Maudits  et  sombres.  —  2.  Moines.  —  3.  Mauvaise  conseillère.  —  4.  Fidèlement.  -^ 
5.  Arrivent  en  volant.  —  6.  Loirs.  —  7.  Pondus.  —  8.  Bande.  —  9.  Plumages.  —  10. 
Réellement. —  îi.  (Pour  commâûdéurs).  -^  12.  Germândrêe  (dans  Pline). 


84  —  CINQUIÈME  LIVRE 

gauche  une  marque,  comme  de  deux  diamètres  mi-partissant 
un  cercle,  ou  d'une  ligne  perpendiculaire  tombante  sur  une  ligne 
droite.  A  tous  était  presque  d'une ^  forme,  mais  non  à  tous  d'une 
couleur.  Es  uns  était  blanc,  es  autres  vertes,  es  autres  rouges, 
es  autres  violettes,  es  autres  bleues.  «  Qui  sont,  demande 
Panurge,  ceux-ci,  et  comment  les  nommez? 

■ — Ils  sont,  répondit  /ïMitue,  métifs^.  Nous  les  appelons  gour- 
mandeurs,  et  ont  grand  nombre  de  riches  gourmanderies  en 
votre  monde. 

—  Je  vous  prie,  dis-je,  faites-les  un  peu  chanter,  afin 
qu'entendions  leur  voix. 

—  Ils  ne  chantent,  répondit-il,  jamais  ;  mais  ils  repaissent 
au  double  en  récompense. 

—  Où  sont,  demandais-je,  les  femelles? 

—  Ils  n'en  ont  point,   répondit-il. 

—  Comment  donc,  inféra  Panurge,  sont-ils  ainsi  croûtelevés^ 
et  tous  mangés  de  grosse  vérole? 

—  Elle  est,  dit-il,  propre  à  cette  espèce  d'oiseaux,  à  cause 
de  la  marine*  qu'ils  hantent  quelquefois.  » 

Puis  nous  dit  le  motif  de  leur  venue  :  «  Ici  près  de  vous  est 
cetui  pour  voir  si  parmi  vous  reconnaîtra  une  magnifique 
espèce  de  gots,  oiseaux  de  proie  terribles,  non  toutefois  venants 
au  leurre,  ne  reconnaissant  le  gant,  lesquels  ils  disent  être  en 
votre  monde,  et  d'iceux  les  uns  porter  jets  aux  jambes,  bien 
beaux  et  précieux,  avec  inscription  aux  vervelles  ^,  par  laquelle 
qui  mal  y  pensera  est  condamné  d'être  soudain  tout  conchié, 
autres  au  devant  de  leurs  pennages  porter  le  trophée  d'un  calom- 
niateur, et  les  autres  y  porter  une  peau  de  bélier. 

—  Maître  ^Editue,  dit  Panurge,  il  est  vrai,  mais  nous  ne 
les  connaissons. 

—  Or,  dit  ^ditue,  c'est  assez  parlementé,  allons  boire. 

—  Mais  repaître?  dit  Panurge. 

—  Repaître,  dit  .îîditue,  et  bien  boire,  moitié  au  pair, 
moitié  à  la  couche^;  rien  si  cher  ne  précieux  est  que  le  temps, 
employons-le  en  bonnes  œuvres.  » 

Mener  il  nous  voulait  premièrement  baigner  dedans  les 
thermes  des  cardingaux,  belles  et  délicieuses  souverainement, 
issants  des  bains  nous  faire  par  les  aliptes'  oindre  de  pré- 
cieux baume. 


I.  D'une  même.  —  2.  Métis.  —   3,  Couverts  de  croûtes.  —   4.  Mer.  —   5.  Anneaux  de 
pied  (tous  ces  termes  de  fauconnerie).  —  6.  Argent  sur  table.  —  7.  Masseurs. 


PANTAGRUEL  —  85 

Mais  Pantagruel  lui  dit  qu'il  ne  boirait  que  trop  sans  cela. 
Adonc  nous  conduit  en  un  grand  et  délicieux  réfectoire  et  nous 
dit  :  «  L'ermite  Braguibus  vous  a  fait  jeûner  par  quatre  jours, 
quatre  jours  serez  ici  à  contrepoints  sans  cesser  de  boire  et 
de  repaître. 

—  Dormirons-nous  point  cependant  ?  dit  Panurge. 

—  A  votre  liberté,  répondit  ^cktue,  car  qui  dort,  il  boit.  » 
Vrai  Dieu,  quelle  chère  nous  fîmes  !  O  le  grand  homme  de 

bien  ! 


COMMENT  LES  OISEAUX  DE  L'ÎLE  SONNANTE  SONT 

ALIMENTÉS. 

Pantagruel  montrait  face  triste  et  semblait  non  content 
du  séjour  quatridieni  que  nous  terminait ^  yEditue.  Ce  qu'aper- 
çut iîCditue,  et  dit  :  «  Seigneur,  vous  savez  que  sept  jours  devant 
et  sept  jours  après  brume  jamais  n'y  a  sur  mer  tempête.  C'est 
pour  faveur  que  les  éléments  portent  aux  alcyons,  oiseaux  sacrés 
à  Thétis,qui  pour  lors  ponent^  et  éclouent*  leurs  petits  lez  le 
rivage.  Ici  la  mer  se  revanche  de  ce  long  calme,  et  par  quatre 
jours  ne  cesse  de  tempêter  énormément  quand  quelques 
voyagers  y  arrivent.  La  cause  nous  estimons  afin  que,  ce  temps 
durant,  nécessité  les  contraigne  y  demeurer  pour  être  bien 
festoyés  des  revenus  de  sonnerie.  Pourtant  n'estimez  temps  ici 
ocieusement  perdu.  Force  forcée  vous  y  retiendra  si  ne  voulez 
combattre  Junon,  Neptune,  Doris,  ^Eolus,  et  tous  les  Véjoves^. 
Seulement  délibérez-vous^  de  faire  chère  lie.  » 

Après  les  premières  bâfrures  '^,  frère  Jean  demandait  à  ^ditue: 
«  En  cette  île  vous  n'avez  que  cages  et  oiseaux.  Ils  ne  labourent, 
ne  cultivent  la  terre.  Toute  leur  occupation  est  à  gaudir^, 
gazouiller  et  chanter.  De  quel  pays  vous  vient  cette  corne 
d'abondance  et  copie  ^  de  tant  de  biens  et  f riants  morceaux  ? 

—  De  tout  l'autre  monde,  répondit  ^ditue,  exceptez-moi 
quelques  contrées  des  régions  aquilonaires,  lesquelles,  depuis 
quelques  certaines  années,  ont  mû  la  Camarine  i*^.  Chou  !  ils 
s'en  repentiront,  dondaine,  ils  s'en  repentiront,  dondon.  Buvons 
amis.  Mais  de  quel  pays  êtes- vous  ? 

—  De  Touraine,  répondit  Panurge. 


I.  De  quatre  jours.  —  2.  Fixait.  —  3.  Pondent.  —  4.  Eclosent.  —  5.  Mauvais  dieux.  — 
6.  Résolvez-vous  à. —  7.  Bâtrées.  —  8.  Se  réjouir.  —  9.  Grande  quantité.  —  10.  (Lac  bour- 
beux). 


86  —  CINQUIÈME  LIVRE 

—  Vraiment,  dit  /Editue,  vous  ne  fûtes  onques  de  mauvaise 
pie  couvés,  puisque  vous  êtes  de  la  benoîte  Touraine.  De  Tou- 
raine  tant  et  tant  de  biens  annuellement  nous  viennent  que 
nous  fut  dit  un  jour,  par  gens  du  lieu  par  ci  passants,  que  le 
duc  de  Touraine  n'a  en  tout  son  revenu  de  quoi  son  soûl  de  lard 
manger  par  l'excessive  largesse  que  ses  prédécesseurs  ont  fait 
à  ces  sacrosaints  oiseaux,  pour  ici  de  faisans  nous  soûler,  de 
perdreaux,  de  gelinottes,  poules  d'Inde,  gras  chapons  de  Lou- 
dunois,  venaisons  de  toutes  sortes  et  toutes  sortes  de  gibier. 

«  Buvons,  amis  !  Voyez  cette  perchée  d'oiseaux,  comment  ils 
sont  douillets  et  en  bon  point  des  rentes  qui  nous  en  viennent  : 
aussi  chantent-ils  bien  pour  eux.  Vous  ne  vîtes  onques  rossignols 
mieux  gringoter  i  qu'ils  font  en  plat,  quand  ils  voient  ces  deux 
bâtons  dorés, 

—  C'est,  dit  frère  Jean,  fête  à  bâtons. 

—  Et  quand  je  leur  sonne  ces  grosses  cloches  que  voyez 
pendues  autour  de  leurs  cages.  Buvons,  amis  !  Il  fait  certes 
hui^  beau  boire  :  aussi  fait-il  tous  les  jours.  Buvons  !  je  bois  de 
bien  bon  cœur  à  vous  et  soyez  les  très  bien  venus. 

«  N'ayez  peur  que  vin  et  vivres  ici  faillent,  car  quand  le  ciel 
serait  d'airain  et  la  terre  de  fer,  encore  vivres  ne  nous  faudraient, 
fut-ce  par  sept,  voire  huit  ans,  plus  longtemps  que  ne  dura  la 
famine  en  Egypte.  Buvons  ensemble  par  bon  accord  en  charité. 

—  Diable  !  s'écria  Panurge,  tant  vous  avez  d'aise  en  ce 
monde  ? 

—  En  l'autre,  répondit  ^Editue,  en  aurons-nous  bien  davan- 
tage. Les  champs  Élysiens  ne  nous  manqueront,  pour  le  moins. 
Buvons  amis,  je  bois  à  toi. 

—  C'a  été,  dis-je,  esprit  moult  divin  et  parfait  à  vos  pre- 
miers Siticines^  avoir  le  moyen  inventé  par  lequel  vous  avez  ce 
que  tous  humains  appètent  naturellement,  et  à  peu  d'iceux, 
ou,  proprement  parlant,  à  nul  n'est  octroyé.  C'est  paradis  en 
cette  vie  et  en  l'autre  pareillement  avoir.  O  gens  heureux  ! 
O  semi-dieux  !  Plût  au  ciel  qu'il  m'advint  ainsi  !  » 

• 

COMMENT  PANURGE  RACONTE  Â  MAITRE  MDITUE 
V APOLOGUE  DU  ROUSSIN  ET  DE  L'ÂNE. 

Avoir  *  bien  bu  et  bien  repu,  ^ditue  nous  mena  en   ui  e 


I,  Chautant  à  roulades. —  2.  Aujourd'hui.  —  3.  Chantres  de  funérailles.  —  4.  Après  avoir. 


I 


PANTAGRUEL  —  87 

chambre  bien  garnie,  bien  tapissée  et  toute  dorée.  Là  nous  fit 
apporter  mirobalans  *,  brins  de  baume  et  gingembre  vert 
confit,  force  hypocras  et  vin  délicieux,  et  nous  invitait  par  ces 
antidotes,  comme  par  breuvage  du  fleuve  de  Léthé,  mettre  en 
oubli  et  nonchalance  les  fatigues  qu'avions  pâties  sur  la  marine  ^  ; 
fit  aussi  porter  vivres  en  abondance  à  nos  navires  qui  surgeaient* 
au  port.  Ainsi  reposâmes  par  icelle  nuit,  mais  je  ne  pouvais 
dormir  à  cause  du  sempiternel  brimballement  des  cloches. 

A  minuit,  ^ditue  nous  éveilla  pour  boire  :  lui-même  but  le 
premier,  disant  :  «  Vous  autres  de  l'autre  monde  dites  qu'igno- 
rance est  mère  de  tous  maux  et  dites  vrai  :  mais  toutefois  vous 
ne  la  bannissez  mie  *  de  vos  entendements,  et  vivez  en  elle,  avec 
elle,  par  elle.  C'est  pourquoi  tant  de  maux  vous  meshaignent^ 
de  jour  en  jour,  toujours  vous  plaignez,  toujours  lamentez, 
jamais  n'êtes  assouvis:  je  le  considère  présentement.  Car  igno- 
rance vous  tient  ici  au  lit  liés  comme  fut  le  dieu  des  batailles 
par  l'art  de  Vulcain,  et  n'entendez  que  le  devoir  vôtre  était 
d'épargner  de  votre  sommeil,  point  n'épargner  les  biens  de  cette 
fameuse  île.  Vous  devriez  avoir  jà  fait  trois  repas,  et  tenez  cela 
de  moi  que  pour  manger  les  vivres  de  l'île  Sonnante  se  faut 
lever  bien  matin  :  les  mangeant,  ils  multiplient,  les  épargnant, 
ils  vont  en  dimunition. 

«  Fauchez  le  pré  en  sa  saison,  l'herbe  y  reviendra  plus  drue 
et  de  meilleure  emploite^  ;  ne  le  fauchez  point,  en  peu  d'années 
il  ne  sera  tapissé  que  de  mousse. 

«  Buvons,  amis,  buvons  trestous.  Les  plus  maigres  de  nos 
oiseaux  chantent  maintenant  tous  à  nous  :  nous  boirons  à  eux 
s'il  vous  plaît.  Buvons,  une,  deux,  trois,  neuf  fois,  non  zelus, 
sed  charitas.  » 

Au  point  du  jour  pareillement  nous  éveilla  pour  manger 
soupes  de  prime '^.  Depuis  ne  fîmes  qu'un  repas,  lequel  dura 
tout  le  jour,  et  ne  savais  si  c'était  dîner  ou  souper,  goûter  ou 
regoubillonner  8.  Seulement  par  forme  d'ébat  nous  pourmenâmes 
quelques  tours  par  l'île  pour  voir  et  ouïr  le  joyeux  chant  de  ces 
benoîts  oiseaux. 

Au  soir  Panurge  dit  à  ^ditue  :  «  Seigneur,  ne  vous  déplaise 
si  je  vous  raconte  une  histoire  joyeuse  laquelle  advint  au  pays 
de  Châtelleraudais  depuis  vingt  et  trois  lunes.  Le  palefrenier 
d'un  gentilhomme,   au  mois  d'avril,    pourmenait  à  un  matin 

I.  (Fniits  secs  exotiques.)  —  2.  Mer.  —  3.  Surgissaient.  —  4.  Point.  —  5.  Chagrinent. 
—  6.  Emploi.  — 7.  (Tranches  de  pain  et  de  fromage  trempées  dans  le  bouillon.)  — 8.  Repas 
après  souper. 


88  ~  CINQUIÈME  LIVRE 

ses  grands  chevaux  parmi  les  guérets.  Là  rencontra  une  gaie 
bergère,  laquelle,  à  l'ombre  d'un  buissonnet,  ses  brebiettes 
gardait,  ensemble  ^  un  âne  et  quelque  chèvre.  Devisant  avec 
elle,  lui  persuada  monter  derrière  lui  en  croupe  visiter  son 
écurie,  et  là  faire  un  tronçon  de  bonne  chère  à  la  rustique. 
Durant  leur  propos  et  demeure  2,  le  cheval  s'adressa  à  l'âne 
et  lui  dit  en  l'oreille,  car  les  bêtes  parlèrent  toute  icelle 
année  en  divers  lieux  :  «  Pauvre  et  chétif  baudet,  j'ai  de  toi 
pitié  et  compassion.  Tu  travailles  journellement  beaucoup  :  je 
l'aperçois  à  l'usure  de  ton  bas-cul.  C'est  bien  fait,  puisque 
Dieu  t'a  créé  pour  le  service  des  humains.  Tu  es  baudet  de 
bien.  Mais  n'être  autrement  torchonné,  étrillé,  phaléré^  et 
alimenté  que  je  te  vois,  cela  me  semble  un  peu  tyrannique  et 
hors  les  mètes*  de  raison.  Tu  es  tout  hérissonné,  tout  halle- 
brené^,  tout  lanterné^,  et  ne  manges  ici  que  joncs,  épines  .et 
durs  chardons.  C'est  pourquoi  je  te  semonds',  baudet,  ton 
petit  pas  avec  moi  venir  et  voir  comment  nous  autres,  que 
nature  a  produits  pour  la  guerre,  sommes  traités  et  nourris. 
Ce  ne  sera  sans  toi  ressentir  de  mon  ordinaire. 

—  Vraiment,  répondit  l'âne,  j'irai  bien  volontiers,  monsieur 
le  cheval. 

—  Il  y  a,  dit  le  roussin,  »  bien  monsieur  le  roussin  pour  toi, 
baudet. 

—  Pardonnez-moi,  répondit  l'âne,  monsieur  le  roussin  ; 
ainsi  sommes  en  notre  langage  incorrects  et  mal  appris,  nous 
autres  villageois  et  rustiques.  A  propos,  je  vous  obéirai  volon- 
tiers et  de  loin  vous  suivrai,  de  peur  des  coups  (j'en  ai  la  peau 
toute  contrepointée  ^)  puisque  vous  plaît  me  faire  tant  de  bien 
et  d'honneur.  »  t 

«  La  bergère  montée,  l'âne  suivait  le  cheval  en  ferme  délibé- 
ration de  bien  repaître  advenants  au  logis.  Le  palefrenier  l'aper- 
çut et  commanda  aux  garçons  d'étable  le  traiter  à  la  fourche 
et  l'esrénerio  à  coups  de  bâtons.  L'âne,  entendant  ce  propos,  se 
recommanda  au  dieu  Neptune  et  commençait  à  escamper  *  1  du 
lieu  à  grande  erre  12,  pensant  en  soi-même  et  syllogisant:  «  Il  dit 
bien  :  aussi  n'est-ce  mon  état  de  suivre  les  cours  des  gros  sei- 
gneurs. Nature  ne  m'a  produit  que  pour  l'aide  des  pauvres 
gens.  Ésope  m'en  avait  bien  averti  par  un  sien  apologue.  Ça 
été  outrecuidance  à  moi  :  remède  n'y  a  que  d'escamper  d'ici. 


I.  En  même  temps.  —  2.  Séjour  —  3.  Orné  de  colliers,  pomponné.  —  4.  Bornes.  — 
5.  Morfondu.  —  0.  Vidé.  —  7.  T'avertis.  —  8.  Cheval  de  guerre.  —  9    Piquée.  —  lo 
Éreinter,  briser  les  reins.  —  ir.  Prendre  l'escampette.  — 12.  Train. 


PANTAGRUEL  -~  89 

je  dis  plus  tôt  que  ne  sont  cuites  asperges,  »  Et  l'âne  au  trot, 
à  pets,  à  bonds,  à  ruades,  au  galop,  à  pétarades. 

«  La  bergère,  voyant  l'âne  déloger,  dit  au  palefrenier  qu'il 
était  sien  et  pria  qu'il  fût  bien  traité,  autrement  elle  voulait 
partir  sans  plus  avant  entrer.  Lors  commanda  le  palefrenier 
que  plutôt  les  chevaux  n'eussent  de  huit  jours  avoine  que  l'âne 
n'en  eût  tout  9on  soûl.  Le  pis  fut  de  le  révoquer*,  car  les  garçons 
l'avaient  beau  flatter  et  l'appeler  :  «  Truunc,  truunc,  baudet,  ça. 

—  Je  n'y  vais  pas,  disait  l'âne,  je  suis  honteux.  » 

«  Plus  amiablement  l'appelaient,  plus  rudement  s'escarmou- 
chait-il,  et  à  sauts  et  à  pétarades.  Ils  y  fussent  encore,  ne  fût 
la  bergère  qui  les  avertit  cribler  avoine  haut  en  l'air,  en  l'appe- 
lant :  ce  que  fut  fait.  Soudain  l'âne  tourna  visage  disant  : 
«  Avoine,  bien,  avenant  :  non  la  fourche  ;  je  ne  dis  :  qui  me  dit 
passe  sans  flux  2,  »  Ainsi  à  eux  se  rendit,  chantant  mélodieuse- 
ment, comme  vous  savez  que  fait  bon  ouïr  la  voix  et  musique 
de  ces  bêtes  arcadiques. 

«  Arrivé  qu'il  fut,  on  le  mena  en  l'étable  près  du  grand  cheval, 
fut  frotté,  torchonné,  étrillé,  litière  fraîche  jusqu'au  ventre, 
plein  râtelier  de  foin,  pleine  mangeoire  d'avoine,  laquelle,  quand 
les  garçons  d'étable  criblaient,  il  leur  chauvait^  des  oreilles, 
leur  signifiant  qu'il  ne  la  mangerait  que  trop  sans  cribler,  et 
que  tant  d'honneur  ne  lui  appartenait. 

«  Quand  ils  eurent  bien  repu,  le  cheval  interrogea  l'âne,  di- 
sant :  «  Et  puis,  pauvre  baudet,  et  comment  t'en  va?  Que  te 
semble  de  ce  traitement?  Encore  n'y  voulais-tu  pas  venir. 
Qu'en  dis-tu? 

—  Par  la  figue,  répondit  l'âne,  laquelle  un  de  nos  ancêtres 
mangeant,  mourut  Philémon  à  force  de  rire,  voici  baume,  mon- 
sieur le  roussin.  Mais  quoi,  ce  n'est  que  demi-chère.  Baudouinez- 
vous*  rien  céans,  vous  autres  messieurs  les  chevaux? 

—  Quel  baudouinage  me  dis-tu,  baudet  ?  demandait  le 
cheval.  Tes  maies  avivres^,  baudet  !  me  prends-tu  pour  un 
âne  ? 

—  Ha  !  ha  !  répondit  l'âne,  je  suis  un  peu  dur  pour  apprendre 
le  langage  courtisan  des  chevaux.  Je  demande  :  Roussinez- 
vous^  point  céans,  vous  autres  messieurs  les  roussins? 

—  Parle  bas,  baudet,  dit  le  cheval,  car  si  les  garçons  t'en- 
tendent, à  grands  coups  de  fourche  ils  te  pelauderont'  si  dru 


I.  Rappeler.  —  2,  (Tenne  de  jeu.)  —  3.  Dressait.  —  4,  Vous  accouplez-vous  (en  par- 
lant des  baudets).  — 5.  L'enflure  de  tes  glandes!; — 6.  (Comme  baudouinez  mais  en  parlant 
des  chevaux.)  —  7.  Battront. 


90  —  CINQUIÈME  LIVRE 

qu'il  ne  te  prendra  volonté  de  baudouiner.  Nous  n'osons  céans 
seulement  roidir  le  bout,  voire  fût-ce  pour  uriner,  de  peur  des 
coups  :  du  reste  aises  comme  rois. 

—  Par  l'aube  1  du  bât  que  je  porte,  dit  l'âne,  je  te  renonce*, 
et  dis  fi  de  ta  litière,  fi  de  ton  foin  et  fi  de  ton  avoine  :  vivent 
les  chardons  des  champs,  puisqu'à  plaisir  on  y  roussine  !  Manger 
moins  et  toujours  roussiner  son  coup  est  ma  devise  :  de  ce  nous 
autres  faisons  foin  et  pitance.  O  monsieur  le  roussin,  mon  ami, 
si  tu  nous  avais  vu  en  foires,  quand  nous  tenons  notre  chapitre 
provincial,  comment  nous  baudouinons  à  gogo  pendant  que  nos 
maîtresses  vendent  leurs  oisons  et  poussins  !  »  Telle  fut  leur 
départie 8.  J'ai  dit.  » 

A  tant*  se  tut  Panurge  et  plus  mot  ne  sonnait.  Pantagruel 
l'admonestait  conclure  le  propos.  Mais  ^ditue  répondit  : 
«  A  bon  entendeur  ne  faut  qu'une  parole.  J'entends  très  bien 
ce  que  par  cet  apologue  de  l'âne  et  du  cheval  voudriez  dire  et 
inférer,  mais  vous  êtes  honteux.  Sachez  qu'ici  n'y  a  rien  pour 
vous  :  n'en  parlez  plus. 

—  Si  ai-je,  dit  Panurge,  naguère  ici  vu  une  abbegesse  à 
blanc  plumage,  laquelle  mieux  vaudrait  chevaucher  que  mener 
en  main,  et  si  les  autres  sont  damoiseaux,  elle  me  semblerait 
dame  oiselle.  Je  dis  cointe^  et  jolie,  bien  valant  un  péché  ou 
deux.  Dieu  me  le  pardonne,  partant  je  n'y  pensais  point  en 
mal  :  le  mal  que  j'y  pense  me  puisse  soudain  advenir  !  » 

COMMENT   NOUS   FUT   MONTRÉ   PAPEGAUT  A^  GRANDE 

DIFFICULTÉ. 

Le  tiers  jour  continua  en  festins  et  mêmes  banquets  que  les 
deux  précédents.  Auquel  jour  Pantagruel  requérait  instamment 
voir  papegaut  ;  mais  TEditue  répondit  qu'il  ne  se  laissait  ainsi 
facilement  voir.  «  Comment,  dit  Pantagruel,  a-t-il  l'armet  de 
Pluton  en  tête,  l'anneau  de  Gygès  es  griffes,  ou  un  caméléon 
en  sein,  pour  se  rendre  invisible  au  monde-? 

—  Non,  répondit  yEditue,  mais  il,  par  nature,  est  d'accès 
un  peu  difficile.  Je  donnerai  toutefois  ordre  que  le  puissiez  voir, 
si  faire  se  peut.  » 

Ce  mot  achevé,  nous  laissa  au  lieu  grignotants.  Un  quart 
d'heure  après  retourné,  nous  dit  papegaut  être  pour  cette  heure 


I.  Carcasse,  —  2.  Renie.  —  3.  Départ.  —  4.  Sur  ce  point.  —  5.  Agréable. 


PANTAGRUEL  —  91 

visible,  et  nous  mena  en  tapinois  et  silence  droit  à  la  cage  en 
laquelle  il  était  acroué  i,  accompagné  de  deux  petits  cardingaux 
et  de  six  gros  et  gras  évêgaux.  Panurge  curieusement  considéra 
sa  forme,  ses  gestes,  son  maintien.  Puis  s'écria  à  haute  voix, 
disant  :  «  En  mal  an  soit  la  bête  !  il  semble  une  duppe.  2 

—  Parlez  bas,  dit  Jiditue,  de  par  Dieu,  il  a  oreilles,  comme 
sagement  nota  Michael  de  Matiscones. 

—  Si  '  a  bien  une  duppe,  dit  Panurge. 

—  Si  une  fois  il  vous  entend  ainsi  blasphémants,  vous  êtes 
perdus,  bonnes  gens.  Voyez-vous  là  dedans  sa  cage  un  bassin? 
D'icelui  sortira  foudre,  tonnerre,  éclairs,  diables  et  tempête, 
par  lesquels  en  un  moment  serez  cent  pieds  sous  terre  abîmés. 

—  Mieux  serait,  dit  frère  Jean,  boire  et  banqueter. 
Panurge  restait  en  contemplation  véhémente  de   papegaut 

et  de  sa  compagnie,  quand  il  aperçut  au-dessous  de  sa  cage  une 
chevêche*.  Adonc  s'écria,  disant  :  «  Par  la  vertu  Dieu,  nous 
sommes  ici  bien  pipés  à  pleines  pipes  ^,  et  mal  équipés.  Il  y  a, 
par  Dieu,  de  la  piperie,  friperie  et  riperie*  tant  et  plus  en  ce 
manoir.  Regardez  là  cette  chevêche  :  nous  sommes  par  Dieu 
assassinés. 

—  Parlez  bas,  de  par  Dieu,  dit  ^ditue  ;  ce  n'est  mie  "^  une 
chevêche  :  il  est  mâle,  c'est  un  noble  chevecier». 

—  Mais,  dit  Pantagruel,  faites-nous  ici  quelque  peu  pape- 
gaut chanter,  afin  qu'oyons  son  harmonie. 

—  Il  ne  chante,  répondit  iEditue,  qu'à  ses  jours  et  ne 
mange  qu'à  ses  heures. 

—  Non,  fais-je,  dit  Panurge,  mais  toutes  les  heures  sont 
miennes.  Allons  donc  boire  d'autant. 

—  Vous,  dit  /Editue,  parlez  à  cette  heure  correct  «  :  ainsi 
parlant,  jamais  ne  serez  hérétique.  Allons,  j'en  suis  d'opinion.  » 

Retournants  à  la  beuverie,  aperçûmes  un  vieil  évêgaut  à 
tête  verte,  lequel  était  acroué  ^^,  accompagné  de  trois  ono- 
crotales  ^i,  oiseaux  joyeux,  et  ronflaient  sous  une  feuillade. 
Près  de  lui  était  une  jolie  abbegesse,  laquelle  joyeusement  chan- 
tait, et  y  prenions  plaisir  si  grand  que  désirions  tous  nos  mem- 
bres en  oreilles  convertis,  rien  ne  perdre  de  son  chant,  et 
du  tout,  sans  ailleurs  être  distraits,  y  vaquer.  Panurge  dit  : 
«  Cette  belle  abbegesse  se  rompt  la  tête  à  force  de  chanter,  et 


I.  Accroupi.  —  2.  Huppe.  —  3.  Pourtant  —  4.  Chouette.  —  5.  Pleins  pipeaux  (  la 
chouette  servait  d'appeau  à  la  pipée.)  —  6.  Volerie.  7.  Point.  —  S.  (Dignitaire  du  cha- 
pitre). —  9.  Correctement.  —  10.  Accroupi.  —  ii»  Cormorans  (  à  peu  p/ès  pour:  proto- 
nota ire:  crotenotaires.  j 


92  —  CINQUIÈME  LIVRE 

ce  gros  vilain  évêgaut  ronfle  cependant.  Je  le  ferai  bien  tantôt 
chanter  de  par  le  diable.  »  Lors  sonna  une  cloche  pendante 
sur  sa  cage  ;  mais  quelque  sonnerie  qu'il  fît,  plus  fort  ronflait 
évêgaut,  point  ne  chantait.  «  Par  Dieu,  dit  Panurge,  vieille 
buse,  par  moyen  autre  bien  chanter  je  vous  ferai.  » 

Adonc  prit  une  grosse  pierre,  le  voulant  férir  par  la  moitié. 
Mais  yEditue  s'écria,  disant  :  «  Plomme  de  bien,  frappe,  féris, 
tue  et  meurtris  tous  rois  et  princes  du  monde,  en  trahison,  par 
venin  ou  autrement,  quand  tu  voudras.  Déniche  des  cieux  les 
anges  :  de  tout  auras  pardon  du  papegaut.  A  ces  sacrés  oiseaux 
ne  touche,  d'autant  qu'aimes  la  vie,  le  profit,  le  bien,  tant  de 
toi  que  de  tes  parents  et  amis,  vifs  et  trépassés  :  encore  ceux  qui 
d'eux  après  naîtraient  en  seraient  infortunés.  Considère  bien  ce 
bassin. 

—  Mieux  donc  vaut,  dit  Panurge,  boire  d'autant  et  ban- 
queter. 

—  Il  dit  bien,  monsieur  Antitus,  dit  frère  Jean.  Ci  voyants 
ces  diables  d'oiseaux,  ne  faisons  que  blasphémer  :  vidant  vos 
bouteilles  et  pots,  ne  faisons  que  Dieu  louer.  Allons  donc  boire 
d'autant.  O  le  beau  mot  !  » 

Le  troisième  jour,  après  boire,  comme  entendez,  nous  donna 
^ditue  congé.  Nous  lui  fîmes  présent  d'un  beau  petit  couteau 
pergois  *,  lequel  il  prit  plus  à  gré  que  ne  fit  Artaxerxès  le  verre 
d'eau  froide  que  lui  présenta  un  paysan.  Et  nous  remercia 
courtoisement,  envoya  en  nos  navires  rafraîchissement  de 
toutes  munitions,  nous  souhaita  bon  voyage  et  venir  à  sauve- 
ment  de  nos  personnes  et  fin  de  nos  entreprises,  et  nous  fit 
promettre  et  jurer  par  Jupiter  pierre  que  notre  retour  serait 
par  son  territoire.  Enfin  nous  dit  :  «  Amis,  vous  noterez  que 
par  le  monde  y  a  beaucoup  plus  de  couillons  que  d'hommes, 
et  de  ce  vous  souvienne.  » 


COMMENT  NOUS  PASSÂMES  LE  GUICHET  HABITÉ  PAR  GRIP. 
PEMINAUD,  ARCHIDUC  DES  CHATS  FOURRÉS. 

De  là  passâmes  Condamnation,  qui  est  une  autre  île  toute 
déserte  :  passâmes  aussi  le  Guichet,  auquel  lieu  Pantagruel 
ne  voulut  descendre,  et  fit  très  bien,  car  nous  y  fûmes  faits 


i.Du   Perche. 


PANTAGRUEL  —  93 

prisonniers  et  arrêtés  de  fait  par  le  commandement  de  Grippe- 
minaud,  archiduc  des  chats   fourrés,   parce  que  quelqu'un  de 
notre  bande  voulut  vendre  à  un  serrargent^  des  chapeaux  de 
Cassade*.  Les  chats  fourrés  sont  bêtes  moult  horribles  et  épou- 
vantables :  ils  mangent  les  petits  enfants  et  paissent  sur  des 
pierres  de  marbre.  Avisez,  buveurs,  s'ils  ne  devraient  bien  être 
camus!  Ils  ont  le  poil  de  la  peau  non  hors  sortant,  mais  au 
dedans  caché,  et  portent  pour  leur  symbole  et  devise  tous  et 
chacun  d'eux  une  gibecière  ouverte,  mais  non  tous  en  une^ 
manière,  car  aucuns*  la  portent  attachée  au  col  en  écharpe, 
autres  sur  le  cul,  autres  sur  la  bedaine,  autres  sur  le  côté,  et 
le  tout  par  raison  et  mystère.  Ont  aussi  les  griffes  tant  fortes, 
longues  et  acérées,  que  rien  ne  leur  échappe  depuis  qu'une  fois 
l'ont  mis  entre  leurs  serres.  Et  se  couvrent  les  têtes,  aucuns  de 
bonnets  à  quatre  gouttières  ou  braguettes,    autres  de  bonnets 
à  revers,  autres  de  mortiers,  autres   de  caparaçons  mortifiés  s. 
Entrant  en  leur  tapinaudière,  nous  dit  un  gueux  de  l'hostière 
auquel  avions  donné  demi-teston  :  «  Gens  de  bien,  Dieu  vous 
donne  de  léans  ^  bientôt  en  sauveté  '  sortir.  Considérez  bien  le 
minois  de  ces  vaillants  piliers,  arcs-boutants  de  justice  grippe- 
minaudière,    et  notez  que  si  vivez  encore  six  olympiades  et 
l'âge  de  deux  chiens,  vous  verrez  ces  chats  fourrés  seigneurs 
de  toute  l'Europe,  et  possesseurs  pacifiques  de  tout  le  bien  et 
domaine  qui  est  en  icelle,  si  en  leurs  hoirs  ^,  par  divine  punition; 
soudain  ne  dépérissait  le  bien  et  revenu  par  eux  injustement 
acquis.  Tenez-le  d'un  gueux  et  bien.   Parmi  eux  règne  la  sexte 
essence,  moyennant  laquelle  ils  grippent  ^  tout,  dévorent  tout, 
et  conchient*®  tout.  Ils  brûlent,  éclatent,  décapitent,  meurtris- 
sent, emprisonnent,  ruinent  et  minent  tout,  sans  discrétion  i*  de 
bien  et  de  mal.  Car  parmi  eux  vice  est  vertu  appelé,  méchanceté 
est  bonté  surnommée,  trahison  a  nom  de  féauté*^  larcin  est 
dit  libéralité,  pillerie  est  leur  devise  et,  par  eux  faite,  est  trouvée 
bonne  de  tous  humains,  exceptez-moi  les  hérétiques,  et  le  tout 
font  avec  souveraine  et  irréfragable  autorité.  Pour  signe  de 
mon    pronostic,  aviserez  que  léans   sont    les   mangeoires  au- 
dessus  des  râteliers.  De  ce  quelque  jour  vous  souvienne.  Et  si 
jamais  peste  au  monde,  famine  ou  guerre,  vorages  **,  cataclismes,   ', 
conflagrations,   malheur  adviennent,   ne   les   attribuez   ni  les 


I.  A  peu  près  pour  :  sergent.  —  2.  De  l'île  de  Cassade.  —  3.  Une  même.  —  4.  Les  uns. 

—  5.  En  forme   de  mortiers.  —  6.  Là   dedans.  —  7.  Sains  et  saufs.  —  8.  Héritiers.  

9.  Dérobent.  —  io.  Souillent  d'excréments. —  11.  Distinction.  —  12.  Fidélité.  —  13.  Inon- 
dations. 


94  —  CINQUIÈME  LIVRE 

référez  aux  conjonctions  des  planètes  maléfiques,  aux  abus  de 
la  cour  romaine,  ou  tyrannies  des  rois  et  princes  terriens,  à 
l'imposture  des  cafards,  hérétiques,  faux  prophètes,  à  la  mali- 
gnité des  usuriers,  faux  monnayeurs,  rogneurs  de  testons,  ne  à 
l'ignorance,  impudence,  imprudence  des  médecins,  chirurgiens, 
apothicaires,  ne  à  la  perversité  des  femmes  adultères,  vénéfiques* 
infanticides  :  attribuez  le  tout  à  leur  ruine  indicible,  incroyable, 
inestimable  méchanceté,  laquelle  est  continuellement  forgée 
et  exercée  en  l'officine  des  chats  fourrés.  Et  n'est  au  monde 
connue,  non  plus  que  la  cabale  des  Juifs  ;  pourtant 2  n'est-elle 
détestée,  corrigée  et  punie,  comme  serait  de  raison.  Mais  si  elle 
est  quelque  jour  mise  en  évidence  et  manifestée  au  peuple,  il 
n'est  et  ne  fut  orateur  tant  éloquent  qui  par  son  art  le  retînt, 
ni  loi  tant  rigoureuse  et  draconique  qui  par  crainte  de  peine  le 
gardât,  ni  magistrat  tant  puissant,  qui  par  force  l'empêchât 
de  les  faire  tous  vifs  là  dedans  leur  rabulière  ^  félonnement 
brûler.  Leurs  enfants  propres  chats  fourrillons  et  autres  parents 
les  avaient  en  horreur  et  abomination.  C'est  pourquoi,  ainsi 
qu'Annibal  eut  de  son  père  Amilcar,  sous  solennelle  et  religieuse 
adjuration,  commandement  de  persécuter  les  Romains  tant 
qu'il  vivrait,  aussi  ai-je  de  feu  mon  père  injonction  ici  hors 
demeurer,  attendant  que  là  dedans  tombe  la  foudre  du  ciel, 
et  en  cendre  les  réduise,  comrne  autres  Titanes*  profanes  et 
théomaches^,  puisque  les  humains  tant  et  tant  sont  des  corps 
endurcis  que  le  mal  par  iceux  advenu,  advenant  et  à  venir  ne 
recordent  ^  ne  sentent,  ne  prévoient,  ou  le  sentant  n'osent  ne 
veulent  ou  ne  peuvent  les  exterminer. 

—  Qu'est-ce  là?  dit  Panurge.  Ha  !  non,  non  !  je  n'y  vais 
pas,  par  Dieu  !  retournons.  Retournons,  dis-je,  de  par  Dieu. 
Ce  noble  gueux  m'a  plus  fort  étonné''  que  si  du  ciel  en 
automne  eût  tonné. 

Retournants,  trouvâmes  la  porte  fermée,  et  nous  fut  dit  que 
là  facilement  on  y  entrait  comme  en  Averne  :  à  issir  »  était  la 
difficulté,  et  que  ne  sortirions  hors  en  manière  que  ce  fût,  sa,ns 
bulletin  et  décharge  de  l'assistance,  par  cette  seule  raison  qu'on 
ne  s'en  va  pas  des  foires  comme  du  marché,  et  qu'avions  les 
pieds  poudreux.  Le  pis  fut  quand  passâmes  le  guichet,  car  nous 
fûmes  présentés,  pour  avoir  notre  bulletin  et  décharge,  devant 
un  monstre  le  plus  hideux  que  jamais  fut  décrit.  On  le  nom- 


I.  Empoisonneiiscs.  —  2.  Aussi.  —  3.  Terrier.  —  4.  Titans.   —  5.  Luttant  contre  les 
dieux. —  6.  Ne  se  rappellent.  —  7.  Étourdi.  —  8.  Sortir. 


PANTAGRUEL  —  95 

mait  Grippeminaud.  Je  ne  vous  le  saurais  mieux  comparer  qu'à 
Chimère  ou  à  Sphynx  et  à  Cerberus,  ou  bien  au  simulacre  * 
d'Osiris,  ainsi  que  le  figuraient  les  Égyptiens,  par  trois  têtes  en- 
semble jointes  :  savoir  est  d'un  lion  rugissant,  d'un  chien  flattant 
et  d'un  loup  bâillant,  entortillés  d'un  dragon  soi  mordant  la 
queue  et  de  rayons  scintillants  à  l'entour.  Les  mains  avait 
pleines  de  sang,  les  grifiPes  comme  de  harpie,  le  museau  à  bec 
de  corbin,  les  dents  d'un  sanglier  quadrannier  2,  les  yeux  flam- 
boyants comme  une  gueule  d'enfer,  tout  couvert  de  mortiers 
entrelacés  de  pilons  :  seulement  apparaissaient  les  griffes.  Le 
siège  d'icelui  et  de  tous  ses  collatéraux  chats  garanniers  ^  était 
d'un  long  râtelier  tout  neuf,  au-dessus  duquel,  par  forme  de 
revers,  instablées  ♦  étaient  mangeoires  fort  amples  et  belles, 
selon  l'avertissement  du  gueux.  A  l'endroit  du  siège  principal 
était  l'image  d'une  vieille  femme,  tenant  en  main  dextre  un 
fourreau  de  faucille,  en  senestre  une  balance,  et  portant  besicles 
au  nez.  Les  coupes^  de  la  balance  étaient  de  deux  gibecières 
veloutées^,  l'une  pleine  de  billon  et  pendante,  l'autre  vide  et 
longue  élevée  au-dessus  du  trébuchet.  Et  suis  d'opinion  que 
c'était  le  portrait  de  justice  grippeminaudière,  bien  abhorrente'' 
de  l'institution  des  antiques  Thébains,  qui  érigeaient  les  statues 
de  leurs  dicastes  et  juges  après  leur  mort,  en  or,  et  argent,  en 
marbre,  selon  leur  mérite,  toutes  sans  mains.  Quand  fûmes 
devant  lui  présentés,  ne  sais  quelle  sorte  de  gens,  tous  vêtus  de. 
gibecières  et  de  sacs,  à  ^  grands  lambeaux  d'écritures,  nous  firent 
sur  une  sellette  asseoir.  Panurge  disait  :  «  Gallefretiers  ^,  mes 
anoiis,  je  ne  suis  que  trop  bien  ainsi  debout  :  aussi  bien  elle  est 
trop  basse  pour  homme  qui  a  chausses  neuves  et  court  pour- 
point. »  —  «  Asseyez-vous  là,  répondirent-iîs,  et  que  plus  on 
ne  vous  le  dise.  La  terre  présentement  s'ouvrira  pour  tous  vifs 
vous  engloutir  si  f aillez  à  bien  répondre.  » 


COMMENT   PAR    GRIPPEMINAUD    NOUS    FUT   PROPOSÉ    UN 

ÉNIGME. 


Quand  fûmes  assis,  Grippeminaud,  au   milieu   de  ses  chats 


I.  L'image.  —  2.  De  quatre  ans.  —  3.  De  garenne.  —  4.  Installées  (jéQ  de  mots  avec 
instables).  —  5.  Plateaux.  —  6.  Eu  velours.  —  7.  Éloignée.  —  8.  Avec.  — 9.  Croquants 
(proprement  calfata). 


96  —  CINQUIl^ME  LIVRE 

fourrés,  nous  dit  en  parole  furieuse  et  enrouée  :  «  Or  çà,  or  çà, 
or  çà.  (A  boire,  à  boire  çà,  disait  Panurge  entre  ses  dents). 

Une  bien  jeune  et  toute  blondelette 
Conçut  un  fils  Éthiopien,  sans  père, 
Puis  l'enfanta  sans  douleur  la  tendrette, 
Quoiqu'il  sortît  comme  fait  la  vipère, 
L'ayant  rongé,  en  moult  grand  vitupère  ', 
Tout  l'un  des  flancs,  pour  son  impatience. 
Depuis  passa  monts  et  vaux  en  fiance, 
Par  l'air  volant,  en  terre  cheminant  : 
Tant  qu'étonna  l'ami  de  sapience, 
Qui  l'estimait  être  humain  animant  *. 

«  Or  çà,  réponds-moi,  dit  Grippeminaud,  à  cet  énigme,  et 
nous  résous  présentement  que  c'est,  or  çà, 

—  Or  de  par  Dieu,  répondis-je,  si  j'avais  sphynx  en  ma 
maison,  or  de  par  Dieu,  comme  l'avait  Verres,  un  de  vos  pré- 
curseurs, or  de  par  Dieu,  résoudre  pourrais  l'énigme,  or  de  par 
Dieu  ;  mais  certes  je  n'y  étais  mie 3,  et  suis  or,  de  par  Dieu, 
innocent  du  fait. 

—  Or  çà,  dit  Grippeminaud,  par  Styx,  puisque  autre  chose 
ne  veux  dire,  or  çà,  je  te  montrerai,  or  çà,  que  meilleur  te  serait 
être  tombé  entre  les  pattes  de  Lucifer,  or  çà,  et  de  tous  les  dia- 
bles, or  çà,  qu'entre  nos  griffes,  or  çà.  Le  vois-tu  bien?  Or  çà, 
malotru,  nous  allègues-tu  innocence,  or  çà,  comme  chose  digne 
d'échapper*  nos  tortures.  Or  çà,  nos  lois  sont  comme  toiles 
d'araignés.  Or  çà,  les  simples  moucherons  et  petits  papillons 
y  sont  pris  ;  or  çà,  les  gros  taons  malfaisants  les  rompent,  or  ça, 
et  passent  à  travers,  or  çà.  Semblablement  nous  ne  cherchons 
les  gros  larrons  et  tyrans,  or  çà  ;  ils  sont  de  trop  dure  digestion, 
or  çà,  et  nous  affoleraient^,  or  çà.  Vous  autres  gentils  innocents, 
or  çà,  y  serez  bien  innocentés,  or  ça  :  le  grand  diable,  or  ça, 
vous  chantera  messe,  or  çà.  » 

Frère  Jean,  impatient  de  ce  qu'avait  déduit  Grippeminaud, 
lui  dit  :  «  Hau  !  monsieur  le  diable  enjuponné,  comment  veux- 
tu  qu'il  réponde  d'un  cas  qu'il  ignore?  Ne  te  contentes-tu  de 

vérité  ? 

—  Or  çà,  dit  Grippeminaud,  encore  n'était  de  mon  règne 
advenu,  or  çà,  qu'ici  personne  sans  premier  être  interrogé 
parlât,  or  çà.  Qui  nous  a  délié  ce  fol  enragé  ici? 


I.  Blâme.  —  2.  Être.  —  3.  Point.  —  4.  Éviter.  —  5,  Blesseraient. 


PANTAGRUEL  —  97 

—  Tu  as  menti,  disait  frère  Jean  sans  les  lèvres  mouvoir. 

—  Or  çà,  quand  seras  en  rang  de  répondre,  or  çà,  tu  auras 
prou*  à  faire,  or  çà. 

—  Maraut,  tu  as  menti,  disait  frère  Jean  en  silence. 

—  Penses-tu  être  en  la  forêt  de  l'Académie,  or  çà,  avec  les 
ocieux*  veneurs  et  inquisiteurs  de  vérité?  Or  çà,  nous  avons 
bien  ici  autre  chose  à  faire,  or  çà.  Ici  on  répond,  je  dis,  or  çà, 
or  çà,  catégoriquement,  de  ce  que  Ton  ignore.  Or  çà,  on  confesse 
avoir  fait,  or  çà,  ce  qu'on  ne  fit  onques.  Or  çà,  on  proteste  savoir 
ce  que  jamais  on  n'apprit.  Or  çà,  on  fait  prendre  patience  en 
enrageant.  Or  çà,  on  plume  l'oie  sans  la  faire  crier.  Or  çà,  tu 
parles  sans  procuration,  or  çà,  je  le  vois  bien,  or  çà.  Tes  fortes 
fièvres  quartaines,  or  çà,  qui  te  puissent  épouser,  or  çà  ! 

—  Diables,  s'écria  frère  Jean,  archidiables,  protodiables, 
pantodiables 3,  tu  donc  veux  marier  les  moines?  Ho  hu  !  ho  hou  ! 
je  te  prends  pour  hérétique.  » 


COMMENT PANURGE  EXPOSE  U ÉNIGME  DE  GRIPPEMWAUD 

Grippeminaud,  faisant  semblant  n'entendre  ce  propos, 
s'adresse  à  Panurge,  disant  :  «  Or  çà,  or  çà,  or  çà,  et  toi, 
goguelu*,  n'y  veux-tu  rien  dire?  »  Répondit  Panurge  :  «  Or  de 
par  le  diable,  là,  je  vois  clairement  que  la  peste  est  ici  pour 
nous,  or  de  par  le  diable  là,  vu  qu'innocence  n'y  est  point  en 
sûreté,  et  que  le  diable  y  chante  messe,  or  de  par  le  diable  là. 
Je  vous  prie  que  pour  tous  je  la  paie,  or  de  par  le  diable  là, 
et  nous  laisses  aller.  Je  n'en  puis  plus,  or  de  par  le  diable  là. 
,  —  Aller  !  dit  Grippeminaud,  or  çà  encore  n'advint  depuis 
trois  cents  ans  en  çà,  or  çà,  que  personne  échappât  de  céans 
sans  y  laisser  du  poil,  or  çà,  ou  de  la  peau  pour  le  plus  souvent, 
or  çà.  Car  quoi?  or  çà,  ce  serait  à  dire  que  par  devant  nous  ici 
serais  injustement  convenu,  or  çà,  et  de  par  nous  injustement 
traité,  or  çà,  Malheureux  es-tu  bien,  or  çà,  mais  encore  plus  le 
seras,  or  çà,  si  ne  réponds  à  l'énigme  proposé.  Or  ça,  que  veut-il 
dire,  or  çà? 

—  C'est,  or  de  par  le  diable  là,  répondit  Panurge,  un  cosson^ 
noir  né  d'une  fève  blanche,  or  de  par  le  diable  là,  par  le  trou 
qu'il  avait  fait  la  rongeant,  or  de  par  le  diable  là,  lequel  aucune*' 


I.  Fort.  —  2.  Oisifs.  —  3.  Maîtres  diables,  premiers  diables,  tout  diables.  —  4.  Mauvais 
plaisant.  —  5.  Charançon.  —  6.  Quelque, 


RABELAIS    —    III 


98  —  CINQUIÈME  LIVRE 

fois  vole,  aucune  fois  chemine  en  terre,  or  de  par  le  diable  là, 
dont  fut  estimé  de  Pythagoras,  premier  amateur^  de  sapience, 
c'est  en  grec  philosophe,  or  de  par  le  diable  là,  avoir  d'ailleurs 
par  métempS3'^chosie  âme  humaine  reçue,  or  de  par  le  diable 
là.  Si  vous  autres  étiez  hommes,  or  de  par  le  diable  là,  après 
votre  maie  2  mort,  selon  son  opinion,  vos  âmes  entreraient  en 
corps  de  cossons,  or  de  par  le  diable  là,  car  en  cette  vie  vous 
rongez  et  mangez  tout.  En  l'autre  vous  rongerez  et  mangerez 
comme  vipères,  les  côtes  propres  de  vos  mères,  or  de  par  le 
diable  là. 

—  Cordieu,  dit  frère  Jean,  de  bien  bon  cœur  je  souhaiterais 
que  le  trou  de  mon  cul  devienne  fève,  et  autour  soit  de  ces 
cossons  mangé. 

Panurge,  ces  mots  achevés,  jeta  au  milieu  du  parquet  une 
grosse  bourse  de  cuir  pleine  d'écus  au  soleil.  Au  son  de  sa  bourse 
commencèrent  tous  les  chats  fourrés  jouer  des  griffes,  comme  si 
fussent  violons  démanchés,  et  tous  s'écrièrent  à  haute  voix 
disants  :  «  Ce  sont  les  épices  :  le  procès  fut  bien  bon,  bien 
friand  et  bien  épicé.  Ils  sont  gens  de  bien. 

—  C'est  or,  dit  Panruge  ;  je  dis  écus  au  soleil. 

—  La  cour,  dit  Grippeminaud,  l'entend,  or  bien,  or  bien, 
or  bien.  Allez,  enfants,  or  bien,  et  passez  outre.  Or  bien,  nous 
ne  sommes  tant  diables,  or  bien,  que  sommes  noirs,  or  bien,  or 
bien,  or  bien.  » 

Issants^  du  guichet,  fûmes  conduits  jusques  au  port  par  cer- 
tains griffons*  de  montagnes.  Avant  entrer  en  nos  navires, 
fûmes  par  iceux  avertis  que  n'eussions  à  chemin  prendre  sans 
premier  avoir  fait  présents  seigneuriaux  tant  à  la  dame  Grip- 
peminaude  qu'à  toutes  les  chattes  fourrées,  autrement  avaient 
commission  nous  ramener  au  guichet.  «  Bren  ^,  répondit  frère 
Jean  ;  nous  ici  à  l'écart  visiterons  le  fond  de  nos  deniers,  et 
donnerons  à  tous  contentement. 

—  Mais,  dirent  les  garçons,  n'oubliez  le  vin«  des  pauvres 
diables. 

—  Des  pauvres  diables,  répondit  frère  Jean,  jamais  n'est  en 
oubli  le  vin,  mais  est  mémorial  en  tous  pays  et  toutes  saisons.  » 

COMMENT  LES  CHATS  FOURRÉS  VIVENT  DE  CORRUPTION . 
Ces  paroles    n'étaient  achevées,  quand  frère  Jean  aperçut 


I.  Amoureux.  —  2.  Maudite.  —  3.  Sort.înt.  —  4.  Guides.  —  5.  Merde.  —6   Pourboire. 


PANTAGRUEL  —  99 

soixante  et  huit  galères  et  frégates  arrivantes  au  port.  Là  sou- 
dain courut  demander  nouvelles,  ensemble  ^  de  quelle  mar- 
chandise étaient  les  vaisseaux  chargés,  vit  que  tous  chargés 
étaient  de  venaison,  levreaux,  chapons,  palombes,  cochons, 
chevreaux,  vanneaux,  poulets,  canards,  halbrans,  oisons  et 
autres  sortes  de  gibier.  Parmi  aussi  aperçut  quelques  pièces 
de  velours,  de  satin  et  damas,  Adonc  interrogea  les  voyagers 
où  et  à  qui  ils  portaient  ces  friands  morceaux.  Ils  répondirent 
que  c'était  à  Grippeminaud,  aux  chats  fourrés  et  chattes 
fourrées. 

—  Comment,  dit  frère  Jean,  appelez-vous  ces  drogues-là  ? 

—  Corruption,  répondaient  les  voyagers. 

—  Ils  donc,  dit  frère  Jean,  do  corruption  vivent,  en  géné- 
ration périront.  Par  la  vertu  Dieu,  c'est  cela  :  leurs  pères  man- 
gèrent les  bons  gentilshommes,  qui,  par  raison  de  leur  état 
s'exerçaient  à  la  volerie^  et  à  la  chasse  pour  plus  être  en  temps 
de  guerre  escors^  et  jà  endurcis  au  travail,  car  vénation*  est 
comme  un  simulacre  de  bataille,  et  onques  n'en  mentit  Xéno- 
phon  écrivant  être  de  la  vénerie,  comme  du  cheval  de  Troie, 
issus  tous  bons  chefs  de  guerre.  Je  ne  suis  pas  clerc,  mais  on 
me  l'a  dit,  je  le  crois.  Les  âmes  d'iceux,  selon  l'opinion  de  Grippe- 
minaud, après  leur  mort  entrent  en  sangliers,  cerfs,  chevreaux  ^, 
hérons,  perdrix  et  autres  tels  animaux,  lesquels  avaient  leur 
première  vie  durante,  toujours  aimés  et  cherchés.  Or  ces  chats 
fourrés,  avoir  ^  leurs  châteaux,  terres,  domaines,  possessions, 
rentes  et  revenus  détruit  et  dévoré,  encore  leur  cherchent-ils 
le  sang  et  l'âme  en  l'autre  vie.  O  le  gueux  de  bien  qui  nous  en 
donna  avertissement  à  l'enseigne  de  la  mangeoire  instablée'' 
au-dessus  du  râtelier  ! 

—  Voire  mais,  dit  Panurge  aux  voyagers,  on  a  fait  crier, 
de  par  le  grand  roi,  que  personne  n'eût,  sur  peine  de  la  hart, 
prendre  cerfs,  ne  biches,  sangliers  ne  chevreaux. 

—  Il  est  vrai,  répondit  un  pour  tous.  Mais  le  grand  roi 
est  tant  bon  et  tant  bénin,  ces  chats  fourrés  sont  tant  enragés 
et  affamés  de  sang  chrétien  que  moins  de  peur  avons-nous 
offensants  le  grand  roi  que  d'espoir  n'entretenants  ces  chats 
fourrés  par  telles  corruptions,  mêmement^  que  demain  le  Grip- 
peminaud marie  une  sienne  chatte  fourrée  avec  un  gros  mi- 
touard  »,  chat  bien  fourré.  Au  temps  passé,  on  les  appelait  Mâche- 


I.  En  même  temps.  —  2.  Chasse  au  vol.  —  3.  Accorts.  —  4.  Chasse.  —  5.  Chevreuils. . 

6.  Après  avoir.  —  7.  Installée.  —  8.  Surtout.  —  9.  Matou. 


100  —  CINQUIÈME  LIVRE 

foins  ;  mais  las  !  ils  n'en  mâchent  plus.  Nous,  de  présent,  les 
nommons  mâche- le  vreaux,  mâche -perdrix,  mâche -bécasses, 
mâche-faisans,  mâche-poulets,  mâche-chevreaux,  mâche-con- 
nilsi,  mâche-cochons,  d'autres   viandes   ne   sont   alimentés, 

—  Bren,  bren,  dit  frère  Jean  ;  l'année  prochaine  on  les 
nommera  mâche-étrons,  mâche-foires,  mâche-merdes.  Me  vou- 
lez-vous croire  ? 

—  Oui-da,  répondit  la  brigade. 

—  Faisons,  dit-il,  deux  choses.  Premièrement,  saisissons- 
nous  de  tout  ce  gibier  que  voyez  ci  ;  aussi  bien  suis-je  fâché  ^  de 
salures  :  elles  m'échaufîent  les  hypocondres.  J'entends  le  bien 
payant.  Secondement,  retournons  au  guichet,  et  mettons  à  sac 
tous  ces  diables  de  chats  fourrés. 

—  Sans  faute,  dit  Panurge,  je  n'y  vais  pas  :  je  suis  un  peu 
couard  de  ma  nature.  » 

COMMENT  FRÈRE  JEAN  DES  ENTO  M  MEURES  DÉLIBÈRE 
METTRE  À  SAC  LES  CHATS  FOURRÉS, 

Vertu  de  froc,  dit  frère  Jean,  quel  voyage  ici  faisons- 
nous?  C'est  voyage  de  foirards  :  nous  ne  faisons  que  vesser, 
que  péter,  que  fianter,  que  ravasser*,  que  rien  faire.  Cordieu, 
ce  n'est  mon  naturel  :  si  toujours  quelque  acte  héroïque  ne  fais, 
la  nuit  je  ne  peux  dormir.  Donc  vous  m'avez  en  compagnon 
pris  pour  en  cetui  voyage  messe  chanter  et  confesser  ?  Pâques 
de  soles,  le  premier  qui  y  viendra,  il  aura  en  pénitence  soi  comme 
lâche  et  méchant  jeter  au  fond  de  la  mer,  en  déduction  des 
peines  du  purgatoire,  je  dis  la  tête  la  première.  Qui  a  mis  Her- 
cules en  bruit  et  renommée  sempiternelle?  N'est-ce  qu'il,  péré- 
grinant^  par  le  monde,  mettait  les  peuples  hors  de  tyrannie, 
hors  d'erreur,  des  dangers  etangaries^?  Il  mettait  à  mort  toys 
les  brigands,  tous  les  monstres,  tous  les  serpents  vénéneux  et 
bêtes  malfaisantes.  Pourquoi  ne  suivons-nous  son  exemple, 
et,  comme  il  faisait,  ne  faisons-nous  en  toutes  les  coiitrées  que 
passons?  Il  défit  les  Stymplialides,  l'hydre  de  Lerne,  Cacus, 
Anthéus,  les  Centaures.  Je  ne  suis  pas  clerc  :  les  clercs  le  disent. 
A  son  imitation,  défaisons  et  mettons  à  sac  ces  chats  fourrés  : 
ce  sont  tiercelets''  de  diables,  et  délivrons  ce  pays  de  tyrannie- 
Je  renie  Mahon,  si  j'étais  aussi  fort  et  aussi  puissant  qu'il  était. 


I    Lapins.  —  2.  Fatigu-î.  —  3.  Décide.  —  4.  Rêvasser.  —  ';.  Voyageant.  —  6.  Molesta- 
tatious.  —  7.  Diniinutifs  (mâles  de  faucon,  plus  petits  que  les  femelles). 


PANTAGRUEL  —   101 

je  ne  vous  demanderais  ne  aide  ne  conseil.  Çà,  irons-nous?  Je 
vous  assure  que  facilement  nous  les  occirons,  et  ils  l'endureront 
patiemment  :  je  n'en  doute,  vu  que  de  nous  ont  patiemment 
enduré  des  injures,  plus  que  dix  truies  ne  boiraient  delavailles*. 
Allons  ! 

—  Des  injures,  dis- je,  et  déshonneur  ils  ne  se  soucient, 
pourvu  qu'ils  aient  écus  en  gibecière,  voire  fussent-ils  tous 
breneux,  et  les  déferions  peut-être  comme  Hercules  ;  mais  il 
nous  défaut^  le  commandement  d'Euristéus^  et  rien  plus  pour 
cette  heure,  fors  que  je  souhaite  patmi  eux  Jupiter  soi  pour- 
mener'  deux  petites  heures  en  telle  forme  que  jadis  visita 
Sémélé  sa  mie,  mère  première  du  bon  Bacchus. 

—  Dieu,  dit  Panurge,  vous  a  fait  belle  grâce  d'échapper 
de  leurs  griffes  :  je  n'y  retourne  pas,  quant  est  de  moi.  Je  me 
sens  encore  ému  et  altéré  de  l'ahan*  que  j'y  pâtis,  et  y  fus  gran- 
dement fâché  pour  trois  causes  :  la  première,  pour  ce  que  j'y 
étais  fâché,  la  seconde,  pour  ce  que  j'y  étais  fâché,  la  tierce 
pour  ce  que  j'y  étais  fâché.  Écoute  ici  de  ton  oreille  dextre, 
frère  Jean,  mon  couillon  gauche.  Toutes  et  quantes  fois  que 
voudras  aller  à  tous  les  diables,  devant  le  tribunal  de  Minos, 
jfEcuSj  Rhadamantus  et  Dites,  je  suis  prêt  te  faire  compagnie 
indissoluble,  avec  toi  passer  Achéron,  Styx,  Cocyte,  boire  plein 
godet  du  fleuve  Léthé,  payer  pour  nous  deux  à  Charon  le  naule^ 
de  sa  barque.  Pour  retourner  au  guichet,  si  de  fortune  veux 
retourner,  saisis-toi  d'autre  compagnie  que  de  la  mienne,  je 
n'y  retournerai  pas  :  ce  mot  te  soit  une  muraille  d'airain.  Si 
par  force  et  violence  ne  suis  mené,  je  n'en  approcherai,  tant  que 
cette  vie  je  vivrai  en  plus  que  Calpe  d'Abila.  Ulysses  retOurna- 
t-il  quérir  son  épée  en  la  caverne  du  Cyclope?  Ma  dia^,  non  ! 
Au  guichet  je  n'ai  rien  oubHé,  je  n'y  retournerai  pas. 

—  O,  dit  frère  Jean,  bon  cœur  et  franc  compagnon  de 
mains  paralytiques  !  Mais  parlons  un  peu  par  écof^,  docteur 
subtil.  Pourquoi  est-ce,  et  qui  vous  mût  leur  jeter  la  bourse 
pleine  d'écus?  en  avons-nous  trop?  n'eût-ce  assez  été  leur  jeter 
quelques  testons  rognés? 

—  Parce,  répondit  Panurge,  qu'à  tous  périodes  »  de  propos 
Grippeminaud  ouvrait  sa  gibecière  de  velours,  exclamant  : 
«  Or  çà,  or  çà,  or  ça  !  »  De  là  je  pris  conjecture  comme  pourrions 
francs  et  délivrés  échapper  leur  jetant  or  là,  or  là,  de  par  Dieu, 

I.  Eaux  de  vaisselle.  —  2.  Manque.  —  3.  Promener.  —  4.  Peine.  —  5.  Naulage,  droit 
de  passage.  —  6.  Non,  par  Jupiter.  —  7.  Chacun  son  écot  (jeu  de  mots  avec  Scot,  docteur 
en  théologie).  —  8.  Toutes  fins. 


102  —  CINQUIÈME  LIVRE 

or  là,  de  par  tous  les  diables  là,  car  gibecière  de  velours  n'est 
reliquaire  de  testons,  ne  menue  monnaie  :  c'est  un  réceptacle 
d'écus  au  soleil,  entends-tu,  frère  Jean  mon  petit  couillaud? 
Quand  tu  auras  autant  rôti  comme  j'ai,  et  été  comme  j'ai  été 
rôti,  tu  parleras  autre  latin.  Mais  par  leur  injonction,  il  nous 
convient  outre  passer.  » 

Les  gallef retiers  1  toujours  au  port  attendaient  en  expecta- 
tion  de  quelque  somme  de  deniers,  et  voyants  que  voulions 
faire  voile,  s'adressent  à  frère  Jean,  l'avertissants  qu'outre 
n'eût  à  passer  sans  payer  le  vin  2  des  appariteurs,  selon  la  taxa- 
tion des  épices  faites.  «  Et  saint  Hurluburlu,  dit  frère  Jean, 
êtes- vous  encore  ici,  griffons  de  tous  les  diables?  Ne  suis- je  ici 
assez  fâché  sans  m'importuner  davantage?  Le  cordieu,  vous 
aurez  votre  vin  à  cette  heure,  je  le  vous  promets  sûrement.  » 
Lors  dégainant  son  braquemart  ',  sortit  hors  la  navire,  en 
délibération*  de  félonnement  les  occire  ;  mais  ils  gagnèrent  le 
grand  galop,  et  plus  ne  les  aperçûmes. 

Non  pourtant  fûmes-nous  hors  de  fâcherie,  car  aucuns  ^  de 
nos  mariniers,  par  congé  de  Pantagruel,  le  temps  pendant 
qu'étions  devant  Grippeminaud,  s'étaient  retirés  en  une  hôtel- 
lerie, près  le  havre,  pour  banqueter  et  soi  quelque  peu  de  temps 
rafraîchir.  Je  ne  sais  s'ils  avaient  bien  ou  non  payé  l'écot:  si 
est-ce  qu'une  vieille  hôtesse,  voyant  frère  Jean  en  terre,  lui 
faisait  grande  complainte^,  présent  un  serrargenf  gendre  d'un 
des  chats  fourrés,  et  deux  recors  de  témoins.  Frère  Jean,  impa- 
tient de  leurs  discours  et  allégations,  demanda  :  «  Gallefretiers, 
mes  amis,  voulez-vous  dire  en  somme  que  nos  matelots  ne  sont 
gens  de  bien?  Je  maintiens  le  contraire.  Par  justice  je  le  vous 
prouverai  :  c'est  ce  maître  braquemart  ici.  »  Ce  disant,  s'escri- 
mait de  son  braquemart.  Les  paysans  se  mirent  en  fuite  au 
trot.  Kestait  seulement  la  vieille,  laquelle  protestait  à  frère 
Jean  que  ses  matelots  étaient  gens  de  bien  ;  de  ce  se  complai- 
gnait  qu'ils  n'avaient  rien  payé  du  lit,  auquel  après  dîner  ils 
avaient  reposé,  et  pour  le  lit  demandait  cinq  sols  tournois. 
«  Vraiment,  répondit  frère  Jean,  c'est  bon  marché  ;  ils  sont 
ingrats,  et  n'en  auront  toujours  à  tel  prix.  Je  le  paierai  volon- 
tiers, mais  je  le  voudrais  bien  voir.  »  La  vieille  le  mena  au  logis 
et  lui  montra  le  lit,  et  l'ayant  loué  en  toutes  ses  qualités,  dit 
qu'elle  ne  faisait  de  l'enchérie*  si  en  demandait  cinq  sols. 


I.  Marauds..  —  2.  Pourboire.   —   3.   Épée.  —  4.    Résolution.  —  5.  Quelques-uns. 
6.  Plainte.  —  7  A  peu  près  pour  :  sergent.  —  8.  La  renchérie,  ne  surfaisait  pas. 


PANTAGRUEL  —  103 

Frère  Jean  lui  bailla  cinq  sols  ;  puis  avec  son  braquemart  fendit 
la  couette  et  coissin*  en  deux,  et  par  les  fenêtres  mettait  la 
plume  au  vent,  quand  la  vieille  descendit  et  cria  à  l'aide  et  au 
meurtre,  en  s'amusant  à  recueillir  sa  plume.  Frère  Jean,  de  ce 
ne  se  souciant,  emporta  la  couverture,  le  matelas  et  les  deux 
linceuls  2  en  notre  nef,  sans  être  vu  de  personne,  car  l'air  était 
obscurci  de  plume  comme  de  neige,  et  les  donna  es  matelots. 
Puis  dit  à  Pantagruel  là  les  lits  être  à  beaucoup  meilleur 
marché  qu'en  Chinonnais,  quoiqu'y  eussions  les  célèbres  oies 
de  Pautille  ^,  car,  pour  le  lit,  la  vieille  ne  lui  avait  demandé  que 
cinq  douzains,  lequel  en  Chinonnais  ne  vaudrait  moins  de 
douze  francs. 

Sitôt  que  frère  Jean  et  les  autres  de  la  compagnie  furent  dans 
la  navire,  Pantagruel  fit  voile  ;  mais  il  s'éleva  un  siroch*  si 
véhément  qu'ils  perdirent  route,  et  quasi  reprenant  les  erres  ^ 
du  pays  des  chats  fourrés,  ils  entrèrent  en  un  grand  gouffre, 
duquel,  la  mer  étant  fort  haute  et  terrible,  un  mousse  qui  était 
au  haut  du  trinquet^  cria  qu'il  voyait  encbre  les  fâcheuses 
demeures  de  Grippeminaud,  dont  Panurge  forcené  de  peur 
s'écriait  :  «  Patron,  mon  ami,  malgré  les  vents  et  les  vagues 
tourne  bride.  O  mon  ami,  ne  retournons  point  en  ce  méchant 
pays  où  j'ai  laissé  ma  bourse.  »  Ainsi  le  vent  les  porta  près  d'une 
île  à  laquelle  toutefois  ils  n'osèrent  aborder  de  prime  face,  ^  et 
entrèrent  à  bien  un  mille  de  là  près  de  grands  rochers. 

COMMENT  PANTA  GRUEL  ARRIVA  EN  VILE  DES  APEDEFTES^ 
À  LONGS  DOIGTS  ET  MAINS  CROCHUES,  ET  DES  TERRIBLES 
AVENTURES  ET  MONSTRES  QU'IL  Y  TROUVA. 

Sitôt  que  les  ancres  furent  jetées  et  le  vaisseau  assuré,  l'on 
descendit  l'esquif.  Après  que  le  bon  Pantagruel  eut  fait  les 
prières  et  remercié  le  Seigneur  de  l'avoir  sauvé  de  si  grand 
danger,  il  entra  et  toute  sa  compagnie  dans  l'esquif  pour 
prendre  terre,  ce  qui  leur  fut  fort  aisé,  car  la  mer  étant  calme 
et  les  vents  baissés,  en  peu  de  temps  ils  furent  aux  rochers. 
Comme  ils  eurent  pris  terre,  Épistémon,  qui  admirait  l'assiette 
du  lieu  et  l'étrangeté  des  rochers,  avisa  quelques  habitants  du- 
dit  pays.  Le  premier  à  qui  il  s'adressa  était  vêtu  d'une  robe 
gocourte»,  de  couleur  de  roi^o,   avait  le  pourpoint  de  demi- 

I.  Coussin,  oreiller.  —  2.  Draps.  —  3.  Pontille  (Indre-et-Loire).  —  4.  Siroco.  —  5.  Tra- 
ces. —  6.  Mât  de  misaine.  —  7.  De  premier  abord.  —  8.  Ignorants.  —  9.  Courte.  — 
10.  Couleur  de  tan. 


104  —  CINQUIÈME  LIVRE 

ostade*  à  bas  de  manches  de  satin,  et  le  haut  était  de  chamois, 
le  bonnet  à  la  cocarde  :  homme  d'assez  bonne  façon,  et  comme 
depuis  nous  sûmes,  il  avait  nom  Gagnebeaucoup.  Épistémon 
lui  dema  .ida  comme  s'appelaient  ces  rochers  et  vallées  si  étran- 
ges, Gagnebeaucoup  lui  dit  que  c'était  une  colonie  tirée  du 
pays  de  Procuration,  et  l'appelaient  les  Cahiers,  et  qu'au  delà 
des  rochers,  ayant  passé  un  petit  gué,  nous  trouverions  l'île  des 
Apedeftes.  «  Vertu  des  extravagantes  2,  dit  frère  Jean  et 
vous  autres  gens  de  bien,  de  quoi  vivez- vous  ici?  Saurions-nous 
boire  en  votre  verre?  car  je  ne  vous  vois  aucuns  outils  que  par- 
chemins, cornets  3  et  plumes. 

—  Nous  ne  vivons,  répondit  Gagnebeaucoup,  que  de  cela 
aussi,  car  il  faut  que  tous  ceux  qui  ont  affaire  en  l'île  passent 
par  mes  mains. 

—  Pourquoi?  dit  Panurge,  êtes- vous  barbiers,  qu'il  faut 
qu'ils  soient  testonnés  *  ? 

—  Oui,  dit  Gagnebeaucoup,  quant  aux  testons  de  la 
bourse. 

—  Par  Dieu,  dit  Panurge,  vous  n'aurez  de  moi  denier  ni 
maille,  mais  je  vous  prie,  beau  sire,  menez-nous  à  ces  Apedeftes, 
car  nous  venons  du  pays  des  savants,  où  je  n'ai  guère  gagné.  » 

En  devisant,  ils  arrivèrent  en  l'île  des  Apedeftes,  car 
l'eau  fut  tantôt  passée.  Pantagruel  fut  en  grande  admiration 
de  la  structure,  de  la  demeure  et  habitation  des  gens  du  pays, 
car  ils  demeurent  en  un  grand  pressoir,  auquel  on  monte  près 
de  cinquante  degrés,  et  avant  que  d'entrer  au  maître  pressoir 
(car  léans*  y  en  a  des  petits,  grands,  secrets,  moyens  et  de  toutes 
sortes)  vous  passez  par  un  grand  péristyle  où  vous  voyez  en 
paysage  les  ruines  presque  de  tout  le  monde,  tant  de  potences 
de  grands  larrons,  tant  de  gibets,  de  questions,  que  cela  vous 
fait  peur.  Voyant  Gagnebeaucoup  que  Pantagruel  s'amusait 
à  cela  :  «  Monsieur,  dit-il,  allons  plus  avant  :  ceci  n'est  rien. 

— ■  Comment,  dit  frère  Jean,  ce  n'est  rien  ?  Par  l'âme  de  ma 
braguette  échauffée,  Panurge  et  moi  tremblons  de  belle  faim. 
J'aimerais  mieux  boire  que  voir  ces  ruines  ici. 

—  Venez,  »  dit  Gagnebeaucoup. 

Lors  nous  mena  en  un  petit  pressoir  qui  était  caché  sur  le 
derrière,  que  l'on  appelait  en  langage  de  l'île,  Pïthies^.  Là  ne 
demandez  pas  si  maître  Jean  se  traita,  et  Panurge,  car  saucis- 


I.  (Tissu  de  laine.)  —  2.  Décrétales.  —  3.  Encriers.  —  4.   Coiffés   (jeu   de   mots   avec 
testons,  monnaie).  —  5   Là  dedans  —  6.  Buvette. 


PANTAGRUEL  —  iOb 

sons  de  Milan,  coqs  d'Inde,  chapons,  outardes,  malvoisie  et 
toutes  bonnes  viandes*  étaient  prêtes  et  fort  bien  accoutrées.^ 
Un  petit  bouteiller,  voyant  que  frère  Jean  avait  donné  une 
œillade  amoureuse  sur  une  bouteille  qui  était  près  d'un  buffet, 
séparée  de  la  troupe  bouteillique,  dit  à  Pantagruel  :  «  Monsieur, 
je  vois  que  l'un  de  vos  gens  fait  l'amour  à  cette  bouteille  :  je 
vous  supplie  bien  fort  qu'il  n'y  soit  touché,  car  c'est  pour 
Messieurs. 

—  Comment,  dit  Panurge,  il  y  a  donc  des  messiers'  céans  ? 
L'on  y  vendange,  à  ce  que  je  vois.  » 

Alors  Gagnebeaucoup  nous  fit  monter  par  un  petit  degré* 
caché,  en  une  chambre  par  laquelle  il  nous  montra  les  Messieurs 
qui  étaient  dans  le  grand  pressoir,  auquel  il  nous  dit  qu'il  n'était 
licite  à  homme  d'y  entrer  sans  leur  congé,  mais  que  nous  les  ver- 
rions bien  par  ce  petit  goulet  de  fenêtre,  sans  qu'ils  nous 
vissent. 

Quand  nous  y  fûmes,  nous  avisâmes  dans  un  grand  pressoir 
vingt  ou  vingt-cinq  gros  pendards  à  l'entour  d'un  grand  bour- 
reau tout  habillé  de  vert,  qui  s 'entreregardaient,  ayants  les 
mains  longues  comme  jambes  de  grue  et  les  ongles  de  deux 
pieds  pour  le  moins,  car  il  leur  est  défendu  de  les  rogner  jamais, 
de  isorte  qu'ils  leur  deviennent  croches  comme  rançons*  ou 
rivereaux®,  et  sur  l'heure  fut  amenée  une  grosse  grappe  des  vignes 
qu'on  vendange  en  ce  pays-là,  du  plant  de  l'extraordinaire 
qui  souvent  pend  à  échalas.  Sitôt  que  la  grappe  fut  là,  ils  la 
mirent  au  pressoir  et  n'y  eut  grain  dont  pas  un  ne  pressurât  de 
l'huile  d'or,  tant  que  la  pauvre  grappe  fut  remportée  si  sèche  et 
épluchée  qu'il  n'y  avait  plus  jus  ne  liqueur  du  monde.  Or, 
nous  contait  Gagnebeaucoup  qu'ils  n'ont  pas  souvent  ces 
grosses  grappes-là,  mais  qu'ils  en  ont  toujours  d'autres  sur  le 
pressoir.  «  Mais,  mon  compère,  dit  Panurge,  en  ont-ils  de  beau- 
coup de  plants  ? 

"^  Oui,  dit  Gagnebeaucoup.  Voyez- vous  bien  cette-là  petite 
que  voyez  qui  s'en  va  remettre  au  pressoir  ?  Elle  est  du  plant 
des  décimes  :  ils  en  tirèrent  déjà  l'autre  jour  jusques  au  pres- 
surage ;  mais  l'huile  sentait  le  coffre  au  prêtre,  et  Messieurs  n'y 
trouvèrent  pas  grands  appigrets'. 

— •  Pourquoi  donc,  dit  Pantagruel,  la  remettent-ils  au  pres- 
soir ? 


I.  Mets.  —  2.  Accommodées.  —  3.  Gardien  des  vignes.  —  4.  Escalier.  —  3.  Halle, 
bardes.  —  6.  Gafies.  —  7.  Jus. 


lOG  —  CINQUIÈME  LIVRE 

—  Pour  voir,  dit  Gagnebeaucoup,  s'il  y  a  point  quelque 
omission  de  jus  ou  recette  dans  le  marc. 

—  Et  vertu  Dieu,  dit  frère  Jean,  appelez-vous  ces  gens-là 
ignorants  ?  Comme  diable,  ils  tireraient  de  l'huile  d'un  mur. 

—  Aussi  font-ils,  dit  Gagnebeaucoup,  car  souvent  ils  met- 
tent au  pressoir  des  châteaux,  des  parcs,  des  forêts,  et  de  tout 
en  tirent  l'or  potable. 

—  Vous  voulez  dire  portable,  dit  Épistémon. 

— •  Je  dis  potable,  dit  Gagnebeaucoup,  car  l'on  en  boit  céans 
mainte  bouteille  que  l'on  ne  boirait  pas.  Il  y  en  a  de  tant  de 
plants  que  l'on  n'en  sait  le  nombre.  Passez  jusques  ici,  et  voyez 
dans  ce  courtil.  En  voilà  plus  de  mille  qui  n'attendent  que  l'heure 
d'être  pressurés.  En  voilà  du  plant  général,  voilà  du  particulier, 
des  fortifications,  des  emprunts,  des  dons,  des  casuels,  des 
domaines,  des  menus  plaisirs,  des  postes,  des  offrandes,  de  la 
maison. 

—  Et  qui  est  cette  grosse-là,  à  qui  toutes  ces  petites  sont 
à  l'environ  ? 

—  C'est,  dit  Gagnebeaucoup,  de  l'épargne,  qui  est  le  meil- 
leur plant  de  tout  ce  pays.  Quand  on  en  pressure  de  ce  plant, 
six  mois  après  il  n'y  a  pas  un  de  Messieurs  qui  ne  s'en  sente.  » 

Quand  ces  messieurs  furent  levés,  Pantagruel  pria  Gagne- 
beaucoup qu'il  nous  menât  en  ce  grand  pressoir,  te  qu'il  fit 
volontiers.  Sitôt  que  fûmes  entrés,  Épistémon,  qui  entendait 
toutes  langues,  commença  à  montrer  à  Pantagruel  les  devises 
du  pressoir,  qui  était  grand,  beau,  fait,  à  ce  que  nbus  dit  Gagne- 
beaucoup, du  bois  de  la  croix,  car  sur  chacun  ustensile  étaient 
écrits  les  noms  de  chacune  chose  en  langue  du  pays.  La  vis  du 
pressoir  s'appelait  recette;  la  met',  dépense;  l'écrou,  état; 
le  tesson',  deniers  comptés  et  non  reçus  :  les  fûts',  souffrance; 
les  béliers,  radietur  ;  les  jumelles*,  recuperetur  ;  les  cuves, 
plus  valeur  ;  les  ansées^,  rôles  ;  les  fouloirs,  acquits  ;  les  hottes, 
validation  ;  les  portoirs^,  ordonnance  valable  ;  les  seilles',  le 
pouvoir  ;  l'entonnoir,  le  quittus. 

«  Par  la  reine  des  andouilles,  dit  Panurge,  toutes  les  hiéro- 
glyphes d'Egypte  n'approchèrent  jamais  de  ce  jargon.  Que 
diable,  ces  mots-là  rencontrent  de  piques  comme  crottes  de 
chèvre.  Mais  pourquoi,  mon  compère,  mon  ami,  appelle-t-on 
ces  gens  ici  ignorants? 


I.  La  huche.  —  2.  L'arbre.  —  3.  Les  bois.  —  +.  Les  montants.  —  5.  Les  anses. — 6.  Hottes 
à  vendange.  —  7.  Seaux. 


PANTAGRUEL  —  107 

—  Parce,  dit  Gagnebeaucoup,  qu'ils  ne  sont  et  ne  doivent 
nullement  être  clercs,  et  que  céans,  par  leur  ordonnance,  tout 
se  doit  manier  par  ignorance,  et  n'y  doit  avoir  raison,  sinon 
que  :  «  Messieurs  l'ont  dit.  Messieurs  le  veulent.  Messieurs  l'ont 
ordonné.  » 

—  Par  le  vrai  Dieu,  dit  Pantagruel,  puisqu'ils  gagnent  tant 
aux  grappes,  le  serment  leur  peut  beaucoup  valoir. 

—  En  doutez-vous  ?  dit  Gagnebeaucoup  ?  Il  n'est  mois 
qu'ils  n'en  aient.  Ce  n'est  pas  comme  en  vos  pays,  où  le  ser- 
ment* ne  vous  vaut  rien  qu'une  fois  l'année.  » 

De  là,  pour  nous  mener  par  mille  petits  pressoirs,  en  sortant 
nous  avisâmes  un  autre  petit  bourreau,  à  l'entour  duquel  étaient 
quatre  ou  cinq  de  ces  ignorants,  crasseux  et  colères  comme  ânes 
à  qui  l'on  a  attaché  une  fusée  aux  fesses,  qui.  sur  un  petit  pres- 
soir qu'ils  avaient  là,  repassaient  encore  le  marc  des  grappes 
après  les  autres.  L'on  les  appelait,  en  langue  du  pays  :  courrac- 
teurs^.  ('  Ce  sont  les  plus  rébarbatifs  vilains  à  les  voir,  dit 
frère  Jean  que  j'aie  point  aperçu.  » 

De  ce  grand  pressoir  nous  passâmes  par  infinis  petits  pressoirs, 
tous  pleins  de  vendangeurs  qui  épluchent  les  grains  avec  des 
ferrements  3  qu'ils  appellent  articles  de  comptes,  et  finablement 
arrivâmes  en  une  basse  salle  où  nous  vîmes  un  grand  dogue  à 
deux  têtes  de  chien,  ventre  de  loup,  griffé  comme  un  diable  de 
Lamballe,  qui  était  là  nourri  de  lait  d'amandes,  et  était  ainsi 
délicatement  par  l'ordonnance  de  Messieurs,  parce  qu'il  n'y 
avait  celui  à  qui  il  ne  valût  bien  la  rente  d'une  bonne  métairie. 
Ils  l'appelaient  en  langue  d'ignorance,  duple^.  Sa  mère  était 
auprès,  qui  était  de  pareil  poil  et  forme,  hormis  qu'elle  avait 
quatre  têtes,  deux  mâles  et  deux  femelles,  et  elle  avait  nom 
quadruple,  laquelle  était  la  plus  furieuse  bête  de  léans^,  et  la 
plus  dangereuse  après  sa  grand'mère,  que  nous  vîmes  enfermée 
en  un  cachot  qu'ils  appelaient  omission  de  recette. 

Frère  Jean,  qui  avait  toujours  vingt  aunes  de  boyaux  vides 
pour  avaler  une  saugrenée  6  d'avocats,  se  commençant  à  fâcher, 
pria  Pantagruel  de  penser  du  dîner,  et  de  mener  avec  lui  Gagne- 
beaucoup. De  sorte  qu'en  sortant  de  léans  par  la  porte  de 
derrière,  nous  rencontrâmes  un  vieil  homme  enchaîné,  demi 
ignorant,  demi-savant,  comme  un  androgyne  de  diable,  qui 
était  de  lunettes  caparaçonné  comme  une  tortue  d'écaillés,  et 


(Jeu  de  mots  avec  sarment.)  —  2.  Correcteurs  (des  comptes).  —  3.  Instruments.  ~ 
4.  Amende  du  double.  —  5.  Là  dedans.  —  6,  Plat  assaisonné  au  gros  sel. 


108  —  CINQUIÈME  LIVRE 

ne  vivait  que  d'une  viande  qu'ils  appellent  en  leur  patois 
appellations.  Le  voyant,  Pantagruel  demanda  à  Gagnebeaucoup 
de  quelle  race  était  ce  protonotaire,  et  comment  il  s'appelait. 
Gagnebeaucoup  nous  conta  comme  de  tout  temps  et  axicienneté 
il  était  léans,  au  grand  regret  de  Messieurs  enchaîné,  qui  le 
faisaient  mourir  presque  de  faim,  et  s'appelait  revisit,  «  Par 
les  saints  -  couillons  du  pape,  dit  frère  Jean,  voilà  un  beau 
danseur  et  je  ne  m'ébahis  pas  si  Messieurs  les  ignorants  d'ici 
font  grand  cas  de  ce  papelard-là.  Par  Dieu,  il  m'est  avis,  ami 
Panurge,  si  tu  y  regardes  bien,  qu'il  a  le  minois  de  Grippemi- 
naud.  Ceux-ci,  tous  ignorants  qu'ils  sont,  en  savent  autant 
que  les  autres.  Je  le  renverrais  bien  d'où  il  est  venu  à  grands 
coups  d'anguillade. 

—  Par  mes  lunettes  orientales,  dit  Panurge,  frère  Jean, 
mon  amij  tu  as  raison,  car  à  voir  la  trogne  de  ce  faux  vilain 
revisit,  il  est  encore  plus  ignorant  et  méchant  que  ces  pauvres 
ignorants  ici,  qui  grappent*  au  moins  mal  qu'ils  peuvent,  sans 
long  procès,  et  qui,  en  trois,  petits  mots,  vendangent  le  clos 
sans  tant  d'interlocutoires  ni  décrfetoires,  dont  ces  chats  fourrés 
en  sont  bien  fâchés.  » 


COMMENT  ÎSfOUS  PASSÂMES  OUTRE  ET  COMMENT  PANURGE 

Y  FAILLIT  D'ÊTRE  TUÉ. 

Sur  l'instant  nous  prîmes  la  route  d'Outre,  et  contâmes  nos 
aventures  à  Pantagruel,  qui  en  eut  commisération  bien  grande, 
et  en  fit  quelques  élégies  par  passe-temps.  Là  arrivés,  nous 
rafraîchîmes  un  peu  et  puisâmes  eau  fraîche  :  prîmes  aussi  du 
bois  pour  nos  munitions.  Et  nous  semblaient  les  gens  du  pays 
à  leur  physionomie  bons  compagnons  et  de  bonne  chère.  Ils 
étaient  tous  outrés,  et  tous  pétaient  de  graisse,  et  aperçûmes, 
ce  que  n'avais  encore  vu  es  autres  pays,  qu'ils  déchiquetaient 
leur  peau  pour  y  faire  bouffer  la  graisse,  ni  plus  ni  moins  que 
les  salebrenaux^  de  ma  patrie  découpent  le  haut  de  leurs  chausses 
pour  y  faire  bouffer  le  taffetas.  Et  disaient  ce  ne  faire  pour  gloire 
et  ostentation,  mais  autrement  ne  pouvaient  en  leur  peau.  Ce 
faisant  aussi,  plus  soudain  devenaient  grands,  comme  les  jardi* 
niers  incisent  la  peau  des  jeunes  arbres  pour  plus  tôt  les  faire 
croître. 


1.  Grapillent.  — »  i.  Foireux 


PANTAGRUEL  ~  \m 

Près  le  havre  était  un  cabaret  beau  et  magnifique  en  exté- 
rieure apparence,  auquel  accourir  voyants    nombre  grand  de 
peuple  Outré,  de  tous  sexes,  toutes  âges  et  tous  états,  pensions 
que  là  fût  quelque  notable  festin  et  banquet.   Mais  nous  fut  dit 
qu'ils  étaient  invités  aux  crevailles  de  l'hôte,  et  y  allaient  en 
diligence,  proches  parents  et  alliés.  N'entendants  ce  jargon,  et 
estimants    qu'en    icelui  pays  le   festin  on  nommât  crevailles, 
comme  de  çà  nous  appelons  enfiançailles*,  épousailles,  relevailles, 
tondailles  ^,  métivailles  ',  fûmes  avertis  que  l'hôte  en  son  temps 
avait  été  bon  raillard*,   grand  grignoteur,  beau  mangeur  de 
soupes  lyonnaises,  notable  compteur  d'horloge,  éternellement 
dînant  comme  l'hôte  de  Rouillac,  et  ayant  jà  par  dix  ans  pété 
graisse  en  abondance,  était  venu  en  ses  crevailles,  et  selon  l'usage 
du  pays  finissait  ses  jours  en  crevant,  plus  ne  pouvant  le  péri- 
toine et  peau  par  tant  d'années  déchiquetée  clore  et  retenir 
ses  tripes  qu'elles  n'effondrassent  par  dehors  comme  d'un  ton- 
neau défoncé.    «  Et  quoi  !    dit  Panurge,  bonnes  gens,  ne  lyi 
sauriez-vous  bien  à  point,  avec  borjnes  grosses  sangles  ou  bons 
gros  cercles  de  cormier,  voire  de  fer,  si  besoin  est,  le  ventre 
relier?  Ainsi  lié  ne  jetterait  si  aisément  ses  fonds  hors,  et  si  tôt 
ne  crèverait.  »  Cette  parole  n'était  achevée  quand  nous  enten- 
dîmes en  l'air  un  son  haut  et  strident,  comme  si  quelque  gros 
chêne  éclatait  en  deux  pièces  ;  lors  fut  dit  par  les  voisins  que 
les  crevailles  étaient  faites,  et  que  cetui  éclat  était   le  pet  de 
la  mort. 

lA  me  souvint  du  vénérable  abbé  de  Castilliers,  celui  qui  ne 
daignait  biscoter  ses  chambrières  nisi  in  pontificalibus,  lequei, 
iruportuné  de  ses  parents  et  amis  de  résigner  sur  ses  vieux  jours 
son  abbaye,  dit  et  protesta  que  point  ne  se  dépouillerait  devant 
soi  coucher,  et  que  le  dernier  pet  que  ferait  sa  paternité  serait 
un  pet  d'abbé. 


COMMENT  NOTRE  NEF  FUT  ENCARRÊE^,  ET  FUMES  AIDÉS 
D'AUCUNS  VO  Y  A  GERS  QUI  TENAIENT  DE  LA  QUINTE. 

Ayant  serpé^  nos  ancres  et  gumènes^  fîmes  voile  au  doux 
zéphir.     Environ    222    milles,    se   leva    un    furieux   tourbillon 


I    Fiançailles.  —  2.  Fête  de  la  tonte  (des  bêtes).  — 3.  Fête  de  la  moisson.  —  4.  Pîai-  ' 
sant  compère.  —  5.   Échouée.  —  6.  Levé.  —  7.  Câbles. 


110  _  CINQUIÈME  LIVRE 

de  vents  divers,  autour  duquel  avec  le  trinquet*  et  boulingues* 
quelque  peu  temporisâmes  pour  seulement  n'être  dits  mal 
obéissants  au  pilote,  lequel  nous  assurait,  vu  la  douceur  d'iceux 
vents,  vu  aussi  leur  plaisant  combat,  ensemble  la  sérénité  de 
l'air  et  tranquillité  du  courant,  n'être  ni  en  espoir  de  grand  bien 
ni  en  crainte  de  grand  mal,  partant^  à  propos  nous  être  la  sen- 
tence du  philosophe,  qui  commandait  soutenir  et  abstenir, 
c'est  à-dire  temporiser.  Tant  toutefois  dura  ce  tourbillon  c[u'à 
notre  requête  importuné,  le  pilote  essaya  le  rompre  et  suivre 
notre  route  première.  De  fait,  levant  le  grand  artimon,  et  à 
droite  calamité'^  du  boussole  dressant  le  gouvernail,  rompit, 
moyennant  un  rude  cole^  survenant,  le  tourbillon  susdit.  Mais 
ce  fut  en  pareil  déconfort,  comme  si  évitants  Charybde,  fussions 
tombés  en  Scylle,  car  à  deux  milles  du  lieu  furent  nos  nefs 
encarrées  parmi  les  arènes^,  telles  que  sont  les  ras  Saint-Maixant. 

Toute  notre  chiourme"'  grandement  se  contristait,  et  force 
vent  à  travers  les  méjanes'*  ;  mais  frère  Jean  onques  ne  s'en 
donna  mélancolie,  ains^  consolait  maintenant  l'un,  maintenant 
l'autre  par  douces  paroles,  leur  remontrant  que  de  bref  aurions 
secours  du  ciel,  et  qu'il  avait  vu  Castor  sur  le  bout  des  antennes. 
«  Plût  à  Dieu,  dit  Panurge,  être  à  cette  heure  à  terre,  et  rien 
plus,  et  que  chacun  de  vous  autres,  qui  tant  aimez  la  marine  i<>, 
eussiez  deux  cent  mille  écus.  Je  vous  mettrais  un  veau  en  mue, 
et  rafraîchirais  un  cent  de  fagots  pour  votre  retour.  Allez,  je 
consens  jamais  ne  me  marier  :  faites  seulement  que  je  sois  mis 
en  terre,  et  que  j'aie  cheval  pour  m'en  retourner  :  de  valet  je 
me  passerai  bien.  Je  ne  suis  jamais  si  bien  traité  que  quand  je 
suis  sans  valet.  Plante  jamais  n'en  mentit  disant  le  nombre 
de  nos  croix,  c'est-à-dire  afflictions,  ennuis,  fâcheries,  être  selon 
le  nombre  de  nos  valets,  voire  fussent-ils  sans  langue,  qui  est  la 
partie  plus  dangereuse  et  maie"  qui  soit  à  un  valet,  et  pour 
laquelle  seule  furent  inventées  les  tortures,  questions  et  gé- 
hennes sur  les  valets.  Ailleurs  non,  combien  que  les  coteurs^s 
de  droit  en  ce  temps,  hors  ce  royaume,  l'aient  tiré  à  consé- 
quence alogique,  c'est-à-dire  déraisonnable.  » 

En  icelle  heure  vint  vers  nous  droit  aborder  une  navire  char- 
gée de  tabourins^^,  en  laquelle  je  reconnus  quelques  passagers 
de  bonne  maison,  entre  autres  Henri  Cotiral,  compagnon  vieux, 
lequel  à  sa  ceinture  un  grand  viet  d'aze^*  portait,  comme  les 


I.  Mât  de  misaine.  —  2.  Boulines.  —  3.  Par  conséquent.  —  4.  Aimant.  —  5.  Oura- 
gan. —  6.  Sables.  —  7.  Equipage  de  rameurs.  —  8.  Grand'  voile.  —  9.  Mais.  —  10.  Mer, 
II.   Mauvaise. —  12.  Compileurs.   —  13.  Tambourins.    —    14.  Membre  d'âne. 


PANTAGRUEL  —  111 

femmes  portent  patenôtres,  et  en  main  senestre  portait  un 
gros,  gras,  vieil  et  sale  bonnet  d'un  teigneux,  en  sa  dextre  tenait 
un  gros  trou^  de  chou.  De  prime  face^  qu'il  me  reconnut  s'écria 
de  joie  et  me  dit  :  «  En  ai-je?  voyez-ci  (montrant  le  vietd'aze) 
le  vrai  algamana  ^.  Cetui  bonnet  doctoral  est  notre  unique  élixo, 
et  ceci  (montrant  le  trou  de  chou)  c'est  Lunaria  major.  Nous 
la  ferons  à  votre  retour. 

—  Mais,  dis-je,  d'où  venez  ?  où  allez  ?  qu'apportez  ?  avez 
senti  la  marine  ?  » 

Il  me  répond  :  «  De  la  Quinte,  en  Touraine,  alchimie,  jusques 
au  cul. 

—  Et  quels  gens,  dis-je,  avez  là  avec  vous  sur  le  tillac? 

—  Chantres,  répondit-il,  musiciens,  poètes,  astrologues, 
rimasseurs,  géomanciens,  alchimistes,  horlogers  :  tous  tiennent 
de  la  Quinte  ;  ils  en  ont  lettres  d'avertissement  belles  et  amples.» 

Il  n'eut  achevé  ce  mot,  quand  Panurge,  indigné  et  fâché,  dit  : 
«  Vous  donc  qui  faites  tout  jusques  au  beau  temps  et  petits 
enfants,  pourquoi  ici  ne  prenez  le  cap  *,  et  sans  délai  en  plein 
courant  nous  révoquez  ^  ? 

—  J'y  allais,  dit  Henri  Cotiral  ;  à  cette  heure,  à  ce  moment, 
présentement  serez  hors  du  fond.  »  Lors  fit  défoncer  7,532,810 
gros  tabourins  d'un  côté,  cetui  côté  dressa  vers  le  guillardet^, 
et  étroitement  lièrent  en  tous  les  endroits  les  gumènes'^,  prit 
notre  cap  en  poupe,  et  l'attacha  aux  bitons^.  Puis  en  premier 
heurt  nous  serpa'  des  arènes  avec  facilité  grande,  et  non  sans 
ébattement^^'.  Car  le  son  des  tabourins,  adjoint  le  doux  mur- 
mure du  gravier  et  le  céleume"  delà  chiourme,  nous  rendaient 
harmonie  peu  moindre  que  celle  des  astres  rotants  ^^^  laquelle 
dit  Platon  avoir  par  quelques  nuits  ouïe  dormant. 

Nous  abhorrants  13  d'être  envers  eux  ingrats  pour  ce  bienfait 
réputés,  leur  départions  de  nos  andouilles,  emplissions  leurs 
tabourins  de  saucisses,  et  tirions  sur  le  tillac  soixante  et  deux 
aires  1*  de  vin,  quand  deux  grands  physétères  impétueusement 
abordèrent  leur  nef,  et  leur  jetèrent  dedans  plus  d'eau  que  n'en 
contient  la  Vienne  depuis  Chinon  jusques  à  Saumur,  et  en  empli- 
rent tous  leurs  tabourins,  et  mouillèrent  toutes  leurs  antennes, 
et  leur  baignaient  les  chausses  par  le  collet.  Ce  que  voyant 
Panurge,  entra  en  joie  tant  excessive,  et  tant  exerça  sa  râtelle 
qu'il  en  eut  la  colique  plus  de  deux  heures.  «  Je  leur  voulais. 


I.  Tronc.  —  2.  Au  premier  abord.  —  3.  Mercure.  —  4.  L'avant  (de  notre  bateau).  — 
5.  Rappelez.  —  6.  Pavillon.  —  7.  Câbles.  —  8.  Aux  charpentes  d'amane.  —  9.  Leva  des 
sables. —  10.  Plaisir. —  11.  Chant  de  nage.  — 12.  Tournant  — is.Cra'gaant.^  14.  Pièces, 


112  —  CINQUIÈME  LIVRE 

dit-il,  donner  leur  vin*,  mais  ils  ont  eu  leur  eau  bien  à  propos. 
D'eau  douce  ils  n'ont  cure,  et  ne  s'en  servent  qu'à  laver  Içs 
mains.  De  bourach^  leur  servira  cette  belle  eau  salée,  de  nitre 
et  sel  ammoniac  en  la  cuisine  de  Géber.  »  Autre  propos  ne  nous 
fut  loisible  avec  eux  tenir  :  le  tourbillon  premier  nous  tollissant^ 
liberté  de  timon,  et  nous  pria  le  pilote  que  laissions  dorénavant 
la  mer  nous  guider,  sans  d'autre  chose  nous  empêcher*  que  de 
faire  chère  lie,  et  pour  l'heure  nous  convenait  côtoyer  cetui 
tourbillon  et  obtempérer  au  courant,  si  sans  danger  voulions 
au  royaume  de  la  Quinte  parvenir. 

COMMENT  NOUS  ARRIVAMES  AU  ROYAUME  DE  LA  QUINTE 
ESSENCE,     NOMMÉE     ENTÉLÊCHIE^. 

Ayants  prudemment  côtoyé  le  tourbillon  par  l'espace  d'un 
demi-jour,  au  troisième  suivant  nous  sembla  l'air  plus  serein 
que  de  coutume,  et  en  bon  sauvement^  descendîmes  au  port 
de  Mathéotechnie',  peu  distant  du  palais  de  la  Quinte  Essence. 
Descendants  au  port,  trouvâmes  en  barbe  ^  grand  nombre  d'ar- 
chers et  gens  de  guerre,  lesquels  gardaient  l'arsenac^.  De  prirne 
arrivée  ils  nous  firent  quasi  peur,  car  ils  nous  firent  à  tous 
laisser  nos  armes,  et  roguement  nous  interrogèrent,  disant  : 
«  Compères,  de  quels  pays  est  la  venue? 

—  Cousins,  répondit  Panurge,  nous  sommes  Tourangeaux. 
Or-  venons  de  France,  convoiteux  de  faire  révérence  à  la 
dame  Quinte  Essence,  et  visiter  ce  très  célèbre  royaume  d'Enté- 
léchie. 

—  Que  dites-vous  ?  interrogent-ils  ;  dites-vous  Entéléchie, 
ou   Endéléchie? 

—  Beaux  cousins,  répondit  Panurge,  nous  sommeg  gens 
simples  et  idiots,  excusez  la  rusticité  de  notre  langage,  car 
au  demeurant  les  coeurs  sont  francs  et  loyaux. 

—  Sans  cause,  dirent-ils,  nous  vous  avons  sur  ce  diffé- 
rend interrogés,  car  grand  nombre  d'autres  ont  ici  passé  de 
votre  pays  de  Touraine,  lesquels  nous  semblaient  bons  lour- 
dauds et  parlaient  correct  ;  mais  d'autres  pays  sont  ici  venus, 
ne  savons  quels  outrecuidés,  fiers  comme  Écossais,  qui  contre 
nous  à  l'entrée  voulaient  obstinément  contester.  Ils  ont  été 
bien   frottés,    quoiqu'ils   montrassent   visage   rubarbatif  *®.  En 


I.  Pourboire.  —  2.  Borax.  —  3.  Enlevant.  —  4,  Embarrasser.  —  5.  Perfection.  —  6.  Salqt. 
—  7.  Vaine  science.  —  8,  Face  à  face. — 9.  Arsenal.  —  10.  Rébarbatif  (équivoque  avec 
rhubarbe.) 


PANTAGRUEL  —  113 

votre  monde  avez-vous  si  grande  superfluité  de  temps  que 
ne  savez  en  quoi  l'employer,  fors  ainsi  de  notre  dame  reine  parler, 
disputer,  et  impudentement  écrire?  Il  était  bien  besoin  que  Cicé- 
ron  abandonnât  sa  république  pour  s'en  empêcher  *,  et  Diogènes 
Laërtius,  et  Théodorus  Gaza,  et  Argyropile,  et  Bessarion,  et 
Politian,  et  Budé,  et  Lascaris,  et  tous  les  diables  de  sages  fols, 
le  nombre  desquels  n'était  assez  grand  s'il  n'eût  été  récentement 
accru  par  Scaliger,  Brigot,  Chambrier,  François  Fleury,  et  ne 
sais  quels  autres  tels  jeunes  hères  émouchetés.  Leur  maie* 
angine,  qui  leur  suffoquât  le  gorgeron  avec  l'épiglotide^J  Nous 
les 

—  Mais  quoi,  diantre  !  ils  flattent  les  diables,  disait  Panurge 
entre  les  dents. 

—  Vous  ici  n'êtes  venus  pour  en  leur  folie  les  soutenir,  et 
de  ce  n'avez  procuration  :  plus  aussi  d'iceux  ne  vous  parlerons. 
Aristotèles,  prime*  homme  et  paragon^  de  toute  philosophie, 
fut  parrain  de  notre  dame  reine  :  il  très  bien  et  proprement  la 
nomma  Entéléchie.  Entéléchie  est  son  vrai  nom.  S'aille  chier, 
qui  autrement  la  nomme  !  qui  autrement  la  nomme,  erre  par 
tout  le  ciel.  Vous  soyez  les  très  bien  venus.  » 

Nous  présentèrent  l'accolade  :  nous  en  fûmes  tous  réjouis. 
Panurge  me  dit  en  l'oreille  :  «  Compagnon,  as-tu  rien  eu  peur 
en  cette  première  boutée  ^  ? 

—  Quelque  peu,  répondis-je. 

—  J'en  ai,  dit-il,  plus  eu  que  jadis  n'eurent  les  soldats 
d'Ephraïm,  quand  les  Galaadites  furent  occis  et  noyés  pour  en 
lieu  de  Schibboleth  dire  Sibboleth.  Et  n'y  a  homme,  pour  tous 
taire,  en  Beauce,  qui  bien  ne  m'eût  avec  une  charretée  de  foin 
étoupé  le  trou  du  cul.  » 

Depuis  nous  mena  le  capitaine  au  palais  de  la  reine,  en  silence 
et  grandes  cérémonies.  Pantagruel  lui  voulait  tenir  quelques 
propos  ;  mais,  ne  pouvant  monter  si  haut  qu'il  était,  souhaitait 
une  échelle  ou  des  échasses  bien  grandes.  Puis  dit  :  «  Baste  ! 
si  notre  dame  reine  voulait,  nous  serions  aussi  grands  comme 
vous.  Ce  sera  quand  il  lui  plaira.  »  Par  les  premières  galeries 
rencontrâmes  grande  tourbe  de  gens  malades,  lesquels  étaient 
installés  diversement,  selon  la  diversité  des  maladies:  les 
ladres  à  part,  les  empoisonnés  en  un  lieu,  les  pestiférés  ailleurs, 
les  véroles  en  prenier  rang,   ainsi  de  tous  autres. 

I.  Embarrasser.  —  2.  Mauvaise.  —  3.  Épiglotte. — 4.  Premier — 5.  Modèle. —  6.  Poussée. 

RABELAIS  —  m  8 


114  —.  CINQUIÈME  LIVRE 


COMMENT  LA  QUINTE  ESSENCE  GUÉRISSAIT  LES  MALADIES 

PAR  CHANSONS. 

En  la  seconde  galerie  nous  fut  par  le  capitaine  montré  la 
dame  jeune,  et  si  avait  dix-huit  cents  ans  pour  le  moins,  belle, 
délicate,  vêtue  gorgiasement  ^  au  milieu  de  ses  damoiselles  et 
gentilshommes.  Le  capitaine  nous  dit  :  «  Heure  n'est  de  parler 
à  elle  ;  soyez  seulement  spectateurs  attentifs  de  ce  qu'elle  fait. 
Vous,  en  votre  royaume,  avez  quelques  rois,  lesquels  fantasti- 
quement guérissent  d'aucunes  ^  maladies,  comme  scrofule,  mal 
sacré,  fièvres  quartes,  par  seule  apposition  des  mains.  Cette 
notre  reine  de  toutes  maladies  guérit  sans  y  toucher,  seulement 
leur  sonnant  une  chanson  selon  la  compétence  du  mal.  »  Puis 
nous  montra  les  orgues,  desquelles  sonnant,  faisait  ses  admi- 
rables guérisons.  I  celles  étaient  de  façon  bien  étrange,  car  les 
tuyaux  étaient  de  casse  en  canon,  le  sommier  de  gaïac,  les  mar- 
chettes  de  rhubarbe,  le  suppied'  de  turbith*,  le  clavier  de  scam- 
monie^. 

Lors  que  considérions  cette  admirable  et  nouvelle  structure 
d'orgues,  par  ses  abstracteurs,  spodizateurs  8,  massitères'', 
et  autres  siens  officiers  furent  les  lépreux  introduits.  Elle  leur 
sonna  une  chanson,  je  ne  sais  quelle  :  soudain  furent  et  parfai- 
tement guéris.  Puis  furent  introduits  les  empoisonnés  :  elle 
leur  sonna  une  autre  chanson,  et  gens  debout.  Puis  les  aveugles, 
les  sourds,  les  muets,  leur  appliquant  de  même.  Ce  qui  nous 
épouvanta,  non  à  tort,  et  tombâmes  en  terre^  nous  prosternants 
comme  gens  extatiques  et  ravis  en  contemplation  excessive 
et  admiration  des  vertus  qu'avons  vu  procéder  de  la  dame,  et 
fut  en  notre  pouvoir  mot  aucun  dire.  Ainsi  restions  en  terre, 
quand  elle,  touchant  Pantagruel  d'un  beau  bouquet  de  rose 
franche,  lequel  elle  tenait  en  main,  nous  restitua  le  sens,  et 
fit  tenir  en  pieds.  Puis  nous  dit  en  paroles  byssines*,  telles  que 
voulait  Parysatis  qu'on  proférât  parlant  à  Cyrus  son  fils,  ou 
pour  le  moins  de  taffetas  armoisi^  : 

«  L'honnêteté  scintillante,  en  la  circonférence,  jugement  cer- 
tain me  fait  de  la  vertu  latente  au  ventre  de  vos  esprits,  et 
voyant  la  suavité  mellifluei'^  de  vos  disertes  révérences,  facile- 


I.  Coquettement.  —  2.  Quelques.  —  3.  Les  pédales.  —  4.  (Racine  purgative).  — 
5.  (Gomme  purgative).  ■ —  6.  Souffleurs  de  fourneaux.  —  7.  Opérateurs.  —  8.  Soyeuses.  — 
9.  Cramoisi.  —  10.  D'où  coule  le  miel. 


PANTAGRUEL  —  ii^ 

ment  me  persuade  le  cœur  votre  ne  pâtir  vice  aucun,  ne  aucune 
stérilité  de  savoir  libéral  et  hautain,  ains  i  abonder  en  plusieurs 
pérégrines*  et  rares  disciplines,  lesquelles  à  présent  plus  est 
facile  par  les  usages  communs  du  vulgaire  impérit  ^,  désirer 
que  rencontrer.  C'est  la  raison  pourquoi  je,  dominante  par  le 
passé  à  toute  affection  privée,  maintenant  contenir  ne  me 
peux  vous  dire  le  mot  trivial  au  monde,  c'est  que  soyez  les 
bien,  les  plus,  les  trèsques*  bien  venus. 

— ^  Je  ne  suis  point  clerCj  me  disait  secrètement  Panurge  ; 
répondez  si  voulez.  » 

Je  toutefois  ne  répondis  ;  non  fit  Pantagruel,  et  demeurions 
en  silence.  Adonc  dit  la  reine  :  «  En  cette  votre  tacituriiité 
connais-je  que,  non  seulement  êtes  issus  de  l'école  pythagorique, 
de  laquelle  prit  racine  en  successive  propagation  l'antiquité 
de  mes  progéniteurs,  mais  aussi  qu'en  Egypte,  célèbre  ofi&cine 
de  philosophie,  mainte  lune  rétrograde  vos  ongles  mords  ^  avez, 
et  la  tête  d'un  doigt  grattée.  En  l'école  de  Pythagoras,  tacitur- 
nité  de  connaissance  était  symbole,  et  silence  des  Égyptiens 
reconnu  était  en  louange  déifique,  et  sacrifiaient  les  pontifes 
en  Hériopolis  au  grand  dieu  en  silence,  sans  bruit  faire  ne  mot 
sonner.  Le  dessein  mien  est  n'entrer  vers  vous  en  privation  de 
gratitude,  ains  par  vive  formalité,  encore  que  matière  se  voulût 
de  moi  abstraire,  vous  excentriquer .  mes  pensées.  » 

Ces  propos  achevés,  dressa  sa  parole  vers  ses  officiers,  et  seu- 
lement leur  dit  :  «  Tabachins^,  a  Panacée  ».  Sur  ce  mot  les 
tabachins  nous  dirent  qu'eussions  la  dame  reine  pour  excusée, 
si  avec  elle  ne  dînions,  car  à  son  dîner  ne  mangeait,  fors  quelques 
catégories,  jécabots'^,  éminins^,  dimions^,  abstractions,  harho- 
rins  ^^,  chélimins^i,  secondes  intentions,  caradoths  i^,  antithèses, 
métempsychoses,    transcendantes   prolepsies. 

Puis  nous  menèrent  en  un  petit  cabinet  tout  contrepointéi^ 
d'alarmes  :  là,  fûmes  traités.  Dieu  sait  comment  !  On  dit  que 
Jupiter,  en  la  peau  diphtère^*  de  la  chèvre  qui  l'allaita  en  Candi  î 
de  laquelle  il  usa  comme  de  pavois,  combattants  les  Titanes, 
pourtant  1^  est-il  surnommé  Eginchus,  écrit  tout  ce  que  l'on  fait 
au  monde.  Par  ma  foi,  buveurs,  mes  amis,  en  dix-huit  peaux 
de  chèvres,  on  ne  saurait  les  bonnes  viandes  qu'on  nous  servit, 
les  entremets  et  bonne  chère  qu'on  nous  fit,  décrire,  voire  fût-ce 
en  lettres  aussi  petites  que  dit  Cicéron  avoir  vu  l'Iliade  d'Homère 

I.  Mais.  —  2.  Étrangères.  —  3:  Inhabile.  —  4.  Extrêmement.  —  5.  Mordus.  —  6.  Cui- 
siniers. —    7.  Intelligences  (en  hébreu).  —  8.  Vérités.  —  9.  Images.  —  10.  Concejpts.  

II.  Abstracteurs.  —  12.  Cauchemars.  —  13.  Contre-piqué.  —  14.  Apprêtée.  —  ig.  Aussi. 


116  _  CINQUIÈME  LIVRE 

tellement  qu'on  la  couvrait  d'une  coquille  de  noix.  De  ma  part, 
encore  que  j'eusse  cent  langues,  cent  bouches  et  la  voix  de  fer, 
la  copie ^  melliflue  de  Platon,  je  ne  saurais  en  quatre  livres  vous 
en  exposer  la  tierce  pai-tie  d'une  seconde.  Et  me  disait  Panta- 
gruel que,  selon  son  imagination,  la  dame  à  ses  tabachins- 
disant  :  «  à  Panacée  »,  leur  donnait  le  mot  symbolique  entre  eux 
de  chère  souveraine,  comme  :  «  en  Apollo,  »  disait  L«culle, 
quand  festoyer  voulait  ses  amis  singulièrement,  encore  qu'on 
le  prît  à  l'improviste,  ainsi  que  quelquefois  faisaient  Cicéron 
et  Hortensius. 

COMMENT  NOUS  DESCENDÎMES  EN  L'ÎLE  D'ODES,  EN 
LAQUELLE  LES  CHEMINS   CHEMINENT. 

Avoir  ^  par  deux  jours  navigué,  s'offrit  à  notre  vue  l'île  d'Odes 
en  laquelle  vîmes  une  chose  mémorable.  Les  chemins  y  sont  ani- 
maux, si  vraie  est  la  sentence  d'Aristotèles,  disant  argument 
invincible  d'un  animant*  s'il  se  meut  de  soi-même.  Car  les 
chemins  cheminent  comme  animaux,  et  sont  les  uns  chemins 
errants,  à  la  semblance  des  planètes,  autres  chemins  passants, 
chemins  croisants,  chemins  traversants.  Et  vis  que  les  voyagers, 
servants  et  habitants  du  pays,  demandaient:  «Où  va  ce  chemin? 
et  cetui-ci?  »  On  leur  répondait  :  «  Entre  midi  et  Faverolles  2, 
à  la  paroisse,  à  la  ville,  à  la  rivière.  »  Puis  se  guindant  ^  au  chemin 
opportun,  sans  autrement  se  peiner  ou  fatiguer,  se  trouvaient 
au  lieu  destiné,  comme  vous  voyez  advenir  à  ceux  qui  de  Lyon 
en  Avignon  et  Arles  se  mettent  en  bateau  sur  le  Rhône.  Et 
comme  vous  savez  qu'en  toutes  choses  il  y  a  de  la  faute,  et  rien 
n'est  en  tous  endroits  heureux,  aussi  là  nous  fut  dit  être  une 
manière  de  gens,  lesquels  ils  nommaient  guetteurs  de  chemins 
et  batteurs  de  pavés,  et  les  pauvres  chemins  les  craignaient 
et  s'éloignaient  d'eux  comme  des  brigands.  Ils  les  guettaient 
au  passage  comme  on  fait  les  loups  à  la  traînée  et  les  bécasses 
au  filet.  Je  vis  un  d'iceux,  lequel  était  appréhendé  de  la  justice, 
pour  ce  qu'il  avait  pris  injustement,  malgré  Pallas,  le  chemin 
de  l'école  :  c'était  le  plus  long.  Un  autre  se  vantait  avoir  pris 
de  bonne  guerre  le  plus  court,  disant  lui  être  tel  avantage  à 
cette  rencontre  que  premier  venait  à  bout  de  son  entreprise. 

Aussi  dit  Carpalim  à  Épistemon,  quelque  jour  le  rencontrant, 
sa  pissotière  au  poing,  contre  une  muraille  pissant,  que  plus  ne 


I.  L'abondance.  —   2.   Cuisiniers.  —  3.    Après   avoir.  —  4.  Être  animé.    —  5.  (Au 
diable  vertK  —  6.  Se  hissant. 


PANTAGRUEL  —  117 

s'ébahissait  si  toujours  premier  était  au  lever  du  bon  Pantagruel, 
car  il  tenait  le  plus  court  et  le  moins  chevauchant*. 

J'y  reconnus  le  grand  chemin  de  Bourges,  et  le  vis  marcher 
à  pas  d'abbé,  et  le  vis  aussi  fuir  à  la  venue  de  quelques  charre- 
tiers qui  le  menaçaient  fouler  avec  les  pieds  de  leurs  chevaux, 
et  lui  faire  passer  les  charrettes  dessus  le  ventre,  comme  Tullia 
fit  passer  son  chariot  dessus  le  ventre  de  son  père  Servius 
Tullius,  sixième  roi  des  Romains. 

J'y  reconnus  pareillement  le  vieux  quemin'  de  Péronne  à 
Saint-Quentin,  et  me  semblait  quemin  de  bien  de  sa  personne. 

J'y  reconnus,  entre  les  rochers,  le  bon  vieux  chemin  de  la 
Ferrate^  sur  le  mont  d'un  grand  ours.  Le  voyant  de  loin  me  sou- 
vint de  saint  Jérôme  en  peinture,  si  son  ours  eût  été  lion,  car  il 
était  tout  mortifié,  avait  la  longue  barbe  toute  blanche  et  mal 
peignée  (vous  eussiez  proprement  dit  que  fussent  glaçons),  avait 
sur  soi  force  grosses  patenôtres  de  pinastre*  mal  rabotées,  et 
était  comme  à  genoillons  ^,  et  non  debout  ne  couché  du  tout,  et 
se  battait  la  poitrine  avec  grosses  et  rudes  pierres.  Il  nous  fit 
peur  et  pitié  ensemble.  Le  regardant,  nous  tira  à  part  un  bache- 
lier*' courant  du  pays,  et,  montrant  un  chemin  bien  lissé,  tout 
blanc  et  quelque  peu  feutré  de  paille,  nous  dit  :  «  Dorénavant 
ne  déprisez'  l'opinion  de  Thaïes  Milésien,  disant  l'eau  être  de 
toutes  choses  le  commencement,  ni  la  sentence  d'Homère, 
affirmant  toutes  choses  prendre  naissance  de  l'océan.  Ce 
chemin  que  voyez  naquit  d'eau,  et  s'y  en  retournera  :  devant 
deux  mois  les  bateaux  pai'  ci  passaient,  à  cette  heure  y  passent 
les  charrettes. 

—  Vraiment,  dit  Pantagruel,  vous  nous  la  baillez  bien 
piteuse  !  En  notre  monde  nous  en  voyons  tous  les  ans  de  pareille 
transformation  cinq  cents  et  davantage.  » 

Puis  considérants  les  allures  de  ces  chemins  mouvants,  nous 
dit  que,  selon  son  jugement,  Philolaûs  et  Aristarchus  avaient 
en  icelle  île  philosophé,  Séleucus  pris  opinion  d'affirmer  la  terre 
véritablement  autour  des  pôles  se  mouvoir,  non  le  ciel  (encore 
qu'il  nous  semble  le  contraire  être  vérité),  comme  étant  sur 
la  rivière  de  Loire,  nous  semblent  les  arbres  prochains  se  mou- 
voir, toutefois  ils  ne  se  meuvent,  mais  nous  par  le  décours  *  du 
bateau.  Retournants  à  nos  navires,  vîmes  que  près  le  rivage  on 
mettait  sur  la  roue  trois  guetteurs  de  chemin  qui  avaient  été 
pris  en  embuscade,  et  brûlait-on  à  petit  feu  un  grand  paillard, 


I.  Qui  couraitle  moins  de  postes  (au  sens  libre).  — '2.  Chemin  (en  picard).  —  3.  De  Tours  à 
Limoges.  —  4.  Pin  sauvage.  — 5.  A  geuoux.  — 6.  Jeune  homme.  —  7.  Méprisez.  —  8.  Cours. 


118  —  CINQUIÈME  LIVRE 

lequel  avait  battu  un  chemin,  et  lui  avait  rompu  une  côte,  et 
nous  fut  dit  que  c'était  le  chemin  des  aggères*  et  levées  du  Nil 
en  Egypte. 

COMMENT  PASSÂMES   L'ILE  DES    ËCLOTS^,   ET  DE  L'ORDRE 

DES  FRERES  FREDONS^. 

Depuis  passâmes  l'île  des  Éclots,  lesquels  ne  vivent  que  de 
soupes  de  merlus  ;  fûmes  toutefois  bien  recueillis*  et  traités 
du  roi  de  l'île,  nommé  Bénius,  tiers  de  ce  nom,  lequel,  après 
boire,  nous  mena  voir  un  monastère  nouveau,  fait,  érigé  et 
bâti  par  son  invention  pour  les  frères  fredons.  Ainsi  nommait-il 
ses  religieux,  disant  qu'en  terre  ferme  habitaient  les  frères 
petits  serviteurs  et  amis  de  la  douce  dame  ;  item,  les  glorieux 
et  beaux  frères  mineurs,  qui  sont  semi-brefs  ^  de  buUes,  les 
frères  minimes  haraniers  enfumés,  ^  aussi  les  frères  minimes 
crochus'  et  que  du  nom  plus  diminuer  ne  pouvait  qu'en  fredons. 
Par  les  statuts  et  bulle  patente  obtenue  de  la  Quinte,  laquelle 
est  de  tous  bons  accords,  ils  étaient  tous  habillés  en  brûleurs  de 
maisons,  excepté  qu'ainsi  que  les  couvreurs  de  maisons  en  Anjou 
ont  les  genoux  contrepointés  ^,  ainsi  avaient-ils  les  ventres 
carrelés  ^,  et  étaient  les  carreleurs  de  ventre  en  grande  réputation 
parmi  eux.  Ils  avaient  la  braguette  de  leurs  chausses  à  forme  de 
pantoufle,  et  en  portaient  chacun  deux,  l'une  devant  et  l'autre 
derrière  cousue,  affirmants,  par  cette  duplicité  braguatine  i", 
quelques  abscons**  et  horrifiques  mystères  être  duement  repré- 
sentés. Ils  portaient  souliers  ronds  comme  bassins,  à  l'imitation 
de  ceux  qui  habitent  la  mer  aréneuse^^.  Du  demeurant  avaient 
la  barbe  rase  et  pieds  ferrats*^^  et  pour  montrer  que  de  fortune 
ils  ne  se  soucient,  il  les  faisait  raire**  et  plumer,  comme  cochons, 
la  partie  postérieure  de  la  tête  depuis  le  sommet  jusques  aujc 
omoplates.  Les  cheveux  en  devant,  depuis  les  os  bregmatiques, 
croissaient  en  liberté.  Ainsi  contrefortunaient,  comme  gens 
ne  se  souciant  aucunement  des  biens  qui  sont  au  monde.  Dé- 
fiants davantage  fortune  la  diverse*^,  portaient,  non  en  main 
comme  elle,  mais  à  la  ceinture,  en  guise  de  patenôtres,  chacun 
un  rasoir  tranchant,  lequel  ils  émoulaient  deux  fois  de  jour,  et 
affilaient  trois  fois  de  nuit. 


I.  Digues.  —  2.  Sabots.  —  3.  Vocalises.  — 4.  Accueillis.  — ■  5.  (Note  de  musique  et  équi- 
voque entre  bref  papal  et  bulle.)  —  6.  Enfumés  comme  des  harengs.  —  7.  En  croches 
(note  de  musique).  —  8.  Garnis  de  pointes  des  deux  côtés.  —  9.  Rembourrés.  —  10.  De 
i)raguette.  —  11.  Cachés  —  12.  La  mer  de  sable,  le  désert.  —  13.  Ferres.  —  14.  Raseç. 
r—  15,  Changeante, 


PANTAGRUEL  —  119 

Dessus  les  pieds  chacun  portait  une  boule  ronde,  parce  qu'est 
dit  fortune  en  avoir  une  sous  ses  pieds.  Le  cahuet*  de  leurs 
scaputions  2  était  devant  attaché,  non  derrière.  En  cette  façon 
avaient  le  visage  caché,  et  se  moquaient  en  liberté,  tant  de 
fortune  comme  des  fortunés,  ne  plus  ne  moins  que  font  nos  da- 
moiselles  quand  c'est  qu'elles  ont  leur  cache-laid  que  vous 
nommez  touret  de  nez  :  les  anciens  le  nomment  chareté  ^,  parce 
qu'il  couvre  en  elles  de  péchés  grande  multitude.  Avaient  aussi 
toujours  patente  la  partie  postérieure  de  la  tête,  comme  nous 
avons  le  visage  :  cela  était  cause  qu'ils  allaient  de  ventre  ou  de 
cul,  comme  bon  leur  semblait.  S'ils  allaient  de  cul,  vous  eussiez 
estimé  être  leur  allure  naturelle,  tant  à  cause  des  souliers  ronds 
que  de  la  braguette  précédente,  la  face  aussi  derrière  rase  et 
peinte  rudement,  avec  deux  yeux,  une  ■  bouche  comme  vous 
voyez  es  noix  indiques.  S'ils  allaient  de  ventre,  vous  eussiez 
pensé  que  fussent  gens  jouants  au  chapif ou*.  C'était  belle  chose 
de  les  voir. 

Leur  manière  de  vivre  était  telle.  Le  clair  lucifer  commençant 
apparaître  sur  terre,  ils  s'entrebottaient  et  éperonnaient  l'un 
l'autre,  par  charité.  Ainsi  bottés  et  éperonnés  dormaient  ou 
ronflaient  pour  le  moins,  et  dormants  avaient  besicles  au  nez 
ou  lunettes  pour  pire. 

Nous  trouvions  cette  façon  de  faire  étrange,  mais  ils  nous 
contentèrent  en  la  réponse,  nous  remontrants  que,  le  jugement 
final  lorsque  serait,  les  humains  prendraient  repos  et  sommeil. 
Pour  donc  évidentement  montrer  qu'ils  ne  refusaient  y  compa- 
raître, ce  que  font  les  fortunés,  ils  se  tenaient  bottés,  éperonnés, 
et  prêts  à  monter  à  cheval  quand  la  trompette  sonnerait. 

Midi  sonnant  (notez  que  leurs  cloches  étaient,  tant  de  l'hor- 
loge que  de  l'église  et  réfectoire,  faites  selon  la  devise  pontiale  ^ 
savoir  est  de  fin  duvet  contrepointé  ^  et  le  batail^  était  d'une 
queue  de  renard)  midi  donc  sonnant,  ils  s'éveillaient  et  débot- 
taient, pissaient  qui  voulait,  et  émoutissaient  »  qui  voulait, 
éteïnuaient  qui  voulait.  Mais  tous,  par  contrainte,  statut  rigou- 
reux, amplement  et  copieusement  bâillaient,  se  déjeunaient  de 
bâiller.  Le  spectacle  me  semblait  plaisant,  car,  leurs  bottes  et 
éperons  mis  sur  un  râtelier,  ils  descendaient  aux  cloîtres.  Là  se 
lavaient  curieusement  »  les  mains  et  la  bouche,  puis  s'asseyaient 
sur  une  longue  selle,  et  se  curaient  les  dents  jusques  à  ce  que  le 


I.  La  pointe.  —  2.  Capuchons.  —  3.  Charité.  —  4.  Colin-maillard.  —  5.  De  Ppntaijus. 
—  6.  Piqué  des  deux  côtés.  —  7.  Battant.  —  8.  Fientaient.  —  9.  Soigneusement. 


120  —  CINQUIÈME  LIVRE 

prévôt  fît  signe,  sifflant  en  paume  i.  Lors  chacun  ouvrait  la 
gueule  tant  qu'il  pouvait,  et  bâillaient  aucune  -  fois  demie- 
heure,  aucune  fois  plus,  aucune  fois  moins,  selon  que  le  prieur 
jugeait  le  déjeuner  être  proportionné  à  la  fête  du  jour.  Après 
cela  faisaient  une  belle  procession,  en  laquelle  ils  portaient 
deux  bannières,  en  l'une  desquelles  était  en  belle  peinture  le 
portrait  de  vertu,  en  l'autre  de  fortune.  Un  fredon  premier  por- 
tait la  bannière  de  fortune,  après  lui  marchait  un  autre  por- 
tant celle  de  vertu,  en  main  tenant  un  aspersoir  mouillé  en 
eau  mercuriale,  décrite  par  Ovide  en  ses  Fastes,  duquel  conti 
nuellement  il  comme  fouettait  le  précédent  fredon,  portant 
fortune. 

«  Cet  ordre,  dit  Panurge,  est  contre  la  sentence  de  Cicéron 
et  des  académiques,  lesquels  veulent  vertu  précéder,  suivre 
fortune.  »  Nous  fut  toutefois  remontré  qu'ainsi  leur  convenait-il 
faire,  puisque  leur  intention  était  de  fustiger  fortune. 

Durant  la  procession,  ils  fredonnaient  entre  les  dents  mélo- 
dieusement ne  sais  quelles  antiphones,  car  je  n'entendais  leur 
patelin,  et  attentivement  écoutant,  aperçus  qu'ils  ne  chantaient 
que  des  oreilles.  O  la  belle  harmonie,  et  bien  concordante  au 
son  de  leurs  cloches  !  Jamais  ne  les  verrez  discordants.  Panta- 
gruel fit  un  notable  3  mirifique  sur  leur  procession,  et  nous  dit  : 
«  Avez-vous  vu  et  noté  la  finesse  de  ces  fredons  ici  ?  Pour  par- 
faire leur  procession,  ils  sont  sortis  par  une  porte  de  l'église, 
et  sont  entrés  par  l'autre.  Ils  se  sont  bien  gardés  d'entrer  par 
où  ils  sont  issus*.  Sur  mon  honneur  ce  sont  quelques  fines  gens  : 
je  dis  fins  à  dorer,  fins  comme  une  dague  de  plomb,  fins  non 
affinés,  mais  affinants,  passés  par  étamine  fine. 

—  Cette  finesse,  dit  frère  Jean,  est  extraite  d'occulte  phi- 
losophie, et  n'y  entends,  au  diable  le  rien. 

—  D'autant,  répondit  Pantagruel,  est-elle  plus  redoutable 
que  l'on  n'y  entend  rien,  car  finesse  entendue,  finesse  prévue, 
finesse  découverte,  perd  de  finesse  et  l'essence  et  le  nom  : 
nous  la  nommons  lourderie.  Sur  mon  honneur,  qu'ils  en  savent 
bien  d'autres.  » 

La  procession  achevée  comme  pourménement^  et  exercitation^ 
salubre,  ils  se  retiraient  en  leur  réfectoire,  et  dessous  les  tables 
se  mettaient  à  genoux,  s'appuyants  la  poitrine  et  estomac  chacun 
sur  une  lanterne.  Eux  étants  en  cet  état,  entrait  un  grand  éclot, 


1.  Dans  ses  mains.  —  2.  Quelque.  —  3.  Remarque.  —  4.  Sortis.  —  5.  Promenade.  — 
6.  Exercice. 


GROTTE   DE   LA   SIBYLLE,    A    PANZOULT    (INDRE-ET-LOIRE) 
«  Case  chanmine,  mal  bâtie,  mal  meublée,  toute  enfumée.  * 

1.  III,  CH.  XVII, 


RAnKI.XIS    —    HT 


PANTAGRUEL  —  121 

ayant  une  fourche  en  main,  et  là  les  traitait  à  la  fourche,  de 
sorte  qu'ils  commençaient  leur  repas  par  fromage,  et  l'achevaient 
par  moutarde  et  laitue,  comme  témoigne  Martial  avoir  été 
l'usage  des  anciens.  Enfin  on  leur  présentait  à  chacun  d'eux 
une  platelée  de  moutarde,  et  étaient  servis  de  moutarde  après 
dîner. 

Leur  diète*  était  telle.  Au  dimanche,  ils  mangeaient  boudins, 
andouilles,  saucissons,  fricandeaux,  hâtereaux',  caillettes, 
exceptez  toujours  le  fromage  d'entrée  et  moutarde  pour  l'issue. 
Au  lundi,  beaux  pois  au  lard,  avec  ample  comment'  et  glose 
interlinéaire.  Au  mardi,  force  pain  bénit,  fouaces,  gâteaux, 
galettes  biscuites.  Au  mercredi,  rusterie,  ce  sont  belles  têtes 
de  mouton,  tête  de  veau,  tête  de  bedouaux*,  lesquelles  abon- 
dent en  icelle  contrée.  Au  jeudi,  potages  de  sept  sortes  et 
moutarde  éternelle  parmi.  Au  vendredi,  rien  que  cormes,  encore 
n'étaient-elles  trop  mûres,  selon  que  juger  je  pouvais  à  leur 
couleur.  Au  samedi,  rongeaient  les  os  :  non  pourtant  étaient-ils 
pauvres  ne  souffreteux,  car  un  chacun  avait  bénéfice  de  ventre 
bien  bon.  Leur  boire  était  un  antifortunaP  :  ainsi  appelaient-ils 
je  ne  sais  quel  breuvage  du  pays.  Quand  ils  voulaient  boire  ou 
manger,  ils  rabattaient  leurs  cahuets  de  leurs  scaputions  par  le 
devant,  et  leur  servait  de  bavière*' 

Le  dîner  parachevé,  ils  priaient  L>ieu  très  bien,  et  tout  par 
f redons.  Le  reste  du  jour,  attendants  le  jugement  final,  ils  s'exer- 
çaient à  œuvre  de  charité,  au  dimanche,  se  pelaudants'^  l'un 
l'autre,  au  kmdi,  s'entrenazardants,  au  mardi,  s'entrégrati- 
gnants,  au  mercredi,  s'entremouchants,  au  jeudi,  s'entretirants 
les  vers  du  nez  ;  au  vendredi,  s'entrechatouillants  ;  au  samedi, 
s  '  entref  o  uettants . 

Telle  était  leur  diète  quand  ils  résidaient  au  couvent.  Si  par 
commandement  du  prieur  claustral,  ils  issaient*  hors,  défense 
rigoureuse,  sur  peine  horrifique,  leur  était  faite  poisson  lors 
ne  toucher  ne  manger  qu'ils  seraient  sur  mer  ou  rivière,  ne  chair, 
telle  qu'elle  fût,  lorsqu'ils  seraient  en  terre  ferme,  afin  qu'à  un 
chacun  fût  évident  qu'en  jouissants  de  l'objet  ne  jouissaient  de 
la  puissance  et  concupiscence,  et  ne  s'en  ébranlaient  non  plus 
que  le  roc  Marpésian  :  le  tout  faisaient  avec  antiphones  compé- 
tentes^ et  à  propos,  toujours  chantants  des  oreilles,  comme  avons 
dit.  Le  soleil  soi  couchant  en  l'océan,  ils  bottaient  et  éperon- 


I.  Régime.  —  2.  (Brochettes  de  foies  de  volaille).  —  3.  Commentaire  (la  sauce).  — 
4.  Blaireaux.  —  5.  Contre- tempête.  —  6.  Bavettes.  —  7.  Battant.  —  8.  Sortaient.  — 
9.  Eu  rapport. 


i2â  ~  CINQUIÈME  LIVRE 

naient  l'un  l'autre  comme  devant,  et,  besicles  au  nez,  compo- 
saient^ à  dormir.  A  la  minuit,  l'éclot  entrait,  et  gens  debout. 
Là  émoulaient  ^  et  affilaient  leurs  rasoirs,  et  la  procession  faite, 
mettaient  les  tables  sur  eux  et  repaissaient  comme  devant. 
Frère  Jean^  des  Entommeures,  voyant  ces  joyeux  frères 
fredons,  et  entendant  le  contenu  de  leurs  statuts,  perdit  toute 
contenance,  et,  s'écriant  hautement,  dit  :  v  O  le  gros  rat  à  la 
table  !  Je  romps  cetui-là,  et  m'en  vais,  par  Dieu,  de  pair.  O  que 
n'est  ici  Priapus,  aussi  bien  que  fut  aux  sacres  nocturnes  de 
Canidie,  pour  le  voir  à  plein  fond  péter,  et  contrepétant  fre- 
donner !  A  cette  heure  connais-je,  en  vérité,  que  sommes  en 
terre  antichtone'  et  antipode.  En  Germanie  l'on  démolit  monas- 
tères et  défroque-on  les  moines  ;  ici  on  les  érige  à  rebours  et  à 
contrepoil.  » 


COMMENT  NOUS  VISITAMES  LE  PAYS  DE  SATIN. 


Joyeux  d'avoir  vu  la  nouvelle  religion  des  frères  fredons, 
navigâmes  par  deux  jours.  Au  troisième,  découvrit  notre  pilote 
une  île  belle  et  délicieuse  sur  toutes  autres  :  on  l'appelait  l'île 
de  Frise,  car  les  chemins  étaient  de  frise*.  En  icelle  était  le  pays 
de  Satin,  tant  renommé  entre  les  pages  de  cour,  duquel  les  arbres 
et  herbes  jamais  ne  perdaient  fleur  ne  feuilles,  et  étaient  de 
damas  et  velours  figuré^.  Les  bêtes  et  oiseaux  étaient  de  tapis- 
serie. Là  nous  vîmes  plusieurs  bêtes,  oiseaux  et  arbres,  tels  que 
les  avons  de  par  deçà  en  figure,  grandeur,  amplitude  et  couleur, 
excepté  qu'ils  ne  mangeaient  rien  et  point  ne  chantaient, 
point  aussi  ne  mordaient-ils  comme  font  les  nôtres.  Plusieurs 
aussi  y  vîmes  que  n'avions  encore  vu.  Entre  autres  y  vîmes 
divers  éléphants  en  diverse  contenance.  Sur  tous  j'y  notai  les 
six  mâles  et  six  femelles  présentés  à  Rome,  en  théâtre,  par  leur 
instituteur,  au  temps  de  Germanicus,  neveu  de  l'empereur 
Tibère,  éléphants  doctes,  musiciens,  philosophes,  danseurs, 
pavaniers  *,  et  étaient  à  table  assis  en  belle  composition,  buvants 
et  mangeants  en  silence,  comme  beaux  pères  au  réfectoire.  Ils 
ont  le  museau  long  de  deux  coudées,  et  le  nommons  proboscide, 
avec  lequel  ils  puisent  eau  pour  boire,  prennent  palmes,  prunes, 
toutes    sortes  de  mangeailles,   s'en  défendent    et  offendent' 


I.  Se  préparaient.  —  2.  Rémoulaient,  passaient  sur  la  meule.  —  3.  Antipode.—  4.  Étoffe 
frisée.  —  5.  Imagé.  —  6.  Danseurs  de  pavane.  —  7.  Prennent  l'offensive. 


PANTAÙRUEL  ~  123 

comme  d'une  main,  et  au  combat  jettent  les  gens  haut  en  l'air, 
et  à  la  chute  les  font  crever  de  rire.  Ils  ont  jointures  et  arti- 
culations es  jambes.  Ceux  qui  ont  écrit  le  contraire  n'en  virent 
jamais  qu'en  peinture.  Entre  leurs  dents,  ils  ont  deux  grandes 
cornes  ;  ainsi  les  appelait  Juba,  et  dit  Pausanias  être  cornes, 
non  dents.  Philostrate  tient  que  soient  dents,  non  cornes.  Ce 
m'est  tout  un,  pourvu  qu'entendiez  que  c'est  le  vrai  ivoire,  et 
sont  longues  de  trois  ou  quatre  coudées,  et  sont  en  la  mandibule 
supérieure,  non  inférieure.  Si  croyez  ceux  qui  disent  le  contraire, 
vous  en  trouverez  mal,  voire  fut-ce  Elian,  tiercelet*  de  mente- 
rie.  Là,  non  ailleurs,  en  avait  vu  Pline,  dansants  aux  sonnettes 
sur  cordes,  et  funambules,  passants  aussi  sur  les  tables  en  plein 
banquet,  sans  offenser  ^  les  buveurs  buvants. 

J'y  vis  un  rhinocéros,  du  tout  semblable  à  celui  que  Henry 
Clerberg  m'avait  autrefois  montré,  et  peu  différait  d'un  verrat 
qu'autrefois  j 'avais  vu  à  Limoges,  excepté  qu'il  avait  une  corne 
au  mufle,  longue  d'une  coudée  et  pointue,  de  laquelle  il  osait 
entreprendre  contre  un  éléphant  en  combat,  et  d'icelle  le  poi- 
gnant »  sous  le  ventre,  qui  est  la  plus  tendre  et  débile  pasrtie 
de  l'éléphant,  le  rendait  mort  par  terre. 

J'y  vis  trente-deux  unicornes*.  C'est  une  bête  félonne  à 
merveilles,  du  tout  semblable  à  un  beau  cheval,  excepté  qu'elle 
a  la  tête  comme  un  cerf,  les  pieds  comme  un  éléphant,  la  queue 
comme  un  sanglier,  et  au  front  une  corne  aiguë,  noire  et  longue  de 
six  ou  sept  pieds,  laquelle  ordinairement  lui  pend  en  bas  comme 
la  crête  d'un  coq  d'Inde  :  elle,  quand  veut  combattre  ou  autre- 
ment s'en  aider,  la  lève  raide  et  droite.  Une  d'icelle?,  je  vis, 
accompagnée  de  divers  animaux  sauvages,  avec  sa  corne 
émonder^  une  fontaine.  Là  me  dit  Panurge  que  soncourtaut^ 
ressemblait  à  cette  unicorne,  non  en  longueur  du  tout,  mais  en 
vertu  et  propriété  ;  car  ainsi  comme  elle  purifiait  l'eau  des 
mares  et  fontaines  d'ordure  ou  venin  aucun  qui  y  était,  et  ces 
animaux  divers,  en  sûreté,  venaient  boire  après  elle,  ainsi 
sûrement  on  pouvait  après  lui  f atrouiller '^  sans  danger  de  chan- 
cre, vérole,  pisse  chaude,  poulains  grenés^  et  tels  autres  menus 
suffrages  9,  car  si  mal  aucun  était  au  trou  méphitique,  il  émon- 
dait  tout  avec  sa  corne  nerveuse. 

—  Quand,  dit  frère  Jean,  vous  serez  marié,  nous  ferons 
l'essai  sur  votre  femme.  Pour  l'amour  de  Dieu  soit,  puisque  nous 
en  donnez  l'instruction  fort  salubre. 


I.  Mâle    (diminutif).  —  2.  Blesser.    —  3.  Piquant  —  4.  Licornes.  —  5.  Purifier. 

6.  Coursier  de  petite  taille  (sens  librt). —  7.  Farfouiller.  -^  8.  Greaus.  — ï  9,  Redevances. 


124  —  CINQUIÈME  LIVRÉ 

—  Voire,  répondit  Panurge,  et  soudain,  en  restomac,  la 
belle  petite  pilule  agrégative  *  de  Dieu,  composée  de  vingt  et 
deux  coups  de  poignard  à  la  Césarine. 

—  Mieux  vaudrait,  disait  frère  Jean,  une  tasse  de  quelque 
bon  vin  frais.  » 


COMMENT  AU  PAYS  DE  SATIN  NOUS  VÎMES  OUÏ-DIRE, 
TENANT  ÉCOLE  DE  TÊMOIGNERIE. 

Passants  quelque  peu  avant  en  ce  pays  de  tapisserie, 
vîmes  la  mer  Méditerranée  ouverte  et  découverte  jusques  aux 
abîmes,  tout  ainsi  comme  au  goufre  Arabique  se  découvrit 
la  mer  Erythrée,  pour  faire  chemin  aux  Juifs  issants^  d'Egypte. 
Là  je  reconnus  Triton  sonnant  de  sa  grosse  conche,  Glaucus, 
Protéus,  Néréus,et  mille  autres  dieux  et  monstres  marins.  Vîmes 
aussi  nombre  infini  de  poissons  en  espèces  diverses,  dansants, 
volants,  voltigeants,  combattants,  mangeants,  respirants,  belu- 
tants',  chassants,  dressants  escarmouches,  faisants  embuscades, 
composants  trêves,   marchandants,   jurants,   s'ébattants. 

En  un  coin  là  près,  vîmes  Aristotèles  tenant  une  lanterne,  en 
semblable  contenance  que  l'on  peint  l'ermite  près  saint  Chris- 
tofle,  épiant,  considérant,  le  tout  rédigeant  par  écrit.  Derrière 
lui  étaient,  comme  recors  de  sergents,  plusieurs  autres  philo- 
sophes, Appianus,  Héliodorus,  Athéneus,  Porphyrius,  Pancrates, 
Arcadian,  Numénius,  Possidonius,  Ovidius,  Oppianus,  Olympius, 
Séleucus,  Léonides,  Agathocles,  Tbéophraste,  Damostrate, 
Mutianus,  Nymphodorus,  Elianus,  cinq  cents  autres  gens  aussi 
de  loisir  comme  fut  Chrysippus  ou  Aristarchus  de  Sole,  lequel 
demeura  cinquante-huit  ans  à  contempler  l'état  des  abeilles, 
sans  autre  chose  faire.  Entre  iceux  j'y  avisai  Pierre  Gilles, 
lequel  tenait  un  urinai  en  main,  considérant  en  profonde  contem- 
plation l'urine  de  ces  beaux  poissons. 

Avoir*  longuement  considéré  ce  pays  de  Satin,  dit  Pantagruel: 
«  J'ai  ici  longuement  repu  mes  yeux,  mais  je  ne  m'en  peux  en 
rien  saouler  ;  mon  estomac  brait  de  male^  rage  de  faim. 

—  Repaissons,  repaissons,  dis-je,  et  tâtons  de  ces  anacamp- 
sérotes^  qui  pendent  là-dessus.  Fi  !  ce  n'est  rien  qui  vaille.  »  Je 
donc  pris  quelques  mirobalans"  qui  pendaient  à  un  bout  de 
tapisserie;  mais  je  ne  les  pus  mâcher  ne  avaler,  et  les  goûtants 


T.    Purgative.    —  2.  Sortant.  —  3.  S'accouplant.  —  4.  Après  avoir.  —  5.  Maudite.  — 
6  (Herbe  citée  parPliuc).   — 7.  (Fruits  sets  exotiques). 


PANTAGRUEL  —  125 

eussiez  propremrnt  dit  et  juré  que  fut  soie  retorse,  et  n'avaient 
saveur  aucune.  On  penserait  qu'Héliogabalus  là  eût  pris, 
comme  transsumpt^  de  bulle,  forme  de  festoyer  ceux  qu'il 
avait  longtemps  fait  jeûner,  leur  promettant  en  fin  banquet 
somptueux,  abondant,  impérial,  puis  les  paissait  de  viandes  en 
cire,  en  marbre,  en  poterie,  en  peintures  et  nappes  figurées. 

Cherchants  donc  par  ledit  pays  si  viandes  aucunes  trouverions, 
entendîmes  un  bruit  strident  et  divers,  comme  si  fussent  fem- 
mes lavant  la  buée  ^  outraquets  du  moulin  du  Bazacle-lez-Tou- 
louse.  Sans  plus  séjourner,  nous  transportâmes  au  lieu  où  c'é- 
tait, et  vîmes  un  petit  vieillard  bossu,  contrefait  et  monstrueux  ; 
on  le  nommait  Oui-dire.  Il  avait  la  gueule  fendue  jusques  aux 
oreilles,  et  dedans  la  gueule  sept  langues,  et  chaque  langue 
fendue  en  sept  parties  ;  quoi  que  ce  fût,  de  toutes  sept  ensem- 
blement  parlait  divers  propos  et  langages  divers  ;  avait  aussi 
parmi  la  tête  et  le  reste  du  corps  autant  d'oreilles  comme  jadis 
eut  Argus  d'yeux  ;  au  reste  était  aveugle  et  paralytique  des 
jambes. 

Autour  de  lui  je  vis  nombre  innumérable  d'hommes  et  de 
femmes  écoutants  et  attentifs,  et  en  reconnus  aucuns  ^  parmi  la 
troupe  faisants  bon  minois ''^,  d'entre  lesquels  un  pour  lors  tenait 
une  mappemonde  et  la  leur  exposait  sommairement  par  petites 
aphorismes,  et  y  devenaient  clercs  et  savants  en  peu  d'heure, 
et  parlaient  de  prou^  de  choses  prodigieuses  élégantement  et 
par  bonne  mémoire,  pour  la  centième  partie  desquelles  savoir 
ne  suffirait  la  vie  de  l'homme  :  des  pyramides,  du  Nil,  de  Ba- 
bylone,  des  Troglodytes,  des  Hymantopodes  ^,  des  Blemmyes, 
des  Pygmées,  des  Cannibales,  des  monts  Hyperborées,  des  ^gi- 
panes,  de  tous  les  diables,  et  tout  par  Ouï-dire. 

Là  je  vis,  selon  mon  avis,  Hérodote,  Pline,  Solin,  Bérose, 
Philostrate,  Mêla,  Strabon  et  tant  d'autres  antiques,  plus 
Albert  le  jacobin  grand,  Pierre  Témoin,  pape  Pie  second, 
Volatéran,  Paulo  Jovio  le  vaillant  homme,  Jacques  Cartier, 
Charton  Arménien,  Marc  Paule  Vénitien,  Ludovic  Romain, 
Piètre  Aliares,  et  je  ne  sais  combien  d'autres  modernes  histo- 
riens cachés  derrière  une  pièce  de  tapisserie,  en  tapinois  écri- 
vants de  belles  besognes,  et  tout  par  Ouï-dire. 

Derrière  une  pièce  de  velours  figuré"^  à  feuilles  de  menthe, 
près  d'Ouï-dire,  je  vis  nombre  grand  de  Percherons  et  Manceaux, 
bons  étudiants,  jeunes  assez,  et  demandants  en  quelle  faculté 

I.  Copie.  —  2.  Lessive.  —  3.  Quelques-uns.  —  4.  Visage.  —  5.  Beaucoup.  —  6.  (Peuple 
d'Ethiopie).  —  7   Imagé. 


126  —  CINQUIÈME  LIVRE 

ils  appliquaient  leur  étude,  entendîmes  que  là  de  jeunesse  ils 
apjjrenaient  être  témoins,  et  en  cetui  art  profitaient  si  bien 
que,  partants  du  lieu  et  retournés  en  leur  province,  vivaient 
honnêtement  du  métier  de  témoignerie,  rendants  sûr  témoi- 
gnage de  toutes  choses  à  ceux  qui  plus  donneraient  par  jour- 
née, et  tout  par  Ouï-dire.  Dites-en  ce  que  voudrez,  mais  ils  nous 
donnèrent  de  leurs  chanteaux*,  et  bûmes  à  leurs  barils  à  bonne 
chère.  Puis  nous  avertirent  cordialement  qu'eussions  à  épar- 
gner vérité,  tant  que  possible  nous  serait,  si  voulions  parvenir 
en  cour  de  grands  seigneurs. 

COMMENT  NOUS  FUT  DÉCOUVERT  LE  PA  YS  DE  LANTÈRNOIS. 

Mal  traités  et  mal  repus  au  pays  de  Satin,  naviguâmes  par 
trois  jours  :  au  quatrième  en  bonheur  approchâmes  de  Lanter- 
nois.  Approchants,  voyons  sur  mer  certains  petits  feux  volants  : 
de  ma  part,  je  pensais  que  fussent  non  lanternes,  mais  poissons, 
qui,  de  la  langue  flamboyants,  hors  la  mer  fissent  feu,  ou  bien 
lampirides  (vous  les  appelez  cicindèles),  là  reluisants  comme  au 
soir  font  en  ma  patrie,  l'orage  venant  à  maturité.  Mais  le  pilote 
nous  avertit  que  c'étaient  lanternes  des  guets,  lesquelles  autour 
de  la  banlieue  découvraient  le  pays,  et  faisaient  escorte  à  quel- 
ques lanternes  étrangères,  qui,  comme  bons  cofdeliers  et  jaco- 
bins, allaient  là  comparaître  au  chapitre  provincial.  Doutants  ^ 
toutefois  que  fût  quelque  pronostic  de  tempête,  nous  assura 
qu'ainsi  était. 

COMMENT  NOUS  DESCENDIMES  A  U  PORT  DES  LYCHNOBIENS^ 
ET  ENTRÂMES  EN  LANTERNOIS. 


Sur  l'instant  entrâmes  au  port  de  Lanternois.  Là  sur  une 
haute  tour  reconnut  Pantagruel  la  lanterne  de  la  Rochelle, 
laquelle  nous  fit  bonne  clarté.  Vîmes  aussi  la  lanterne  de  Pharos, 
de  Nauplion  et  d'Acropolis  en  Athènes,  sacrée  à  Pallas.  Près  le 
port  est  un  petit  village  habité  par  les  Lychnobiens,  qui  sont 
peuples  vivants  de  lanternes,  comme  en  nos  pays  les  frères 
brifîauts  *  vivent  de  nonnains,  gens  de  bien  et  studieux.  Démos 
thènes  y  avait  jadis  lanterné.  De  ce  lieu  jusques  au  palais  fûmei 


I.  Pains.  —  a.  Craignant.  —  3.  Qui  vivent  aux  lantémés.  —  4.  Frères  lais  quêteurs. 


PANTAGRUEL  —  127 

conduits  par  trois  obéliscolychnies  *,  gardes  militaires  du  havre, 
à  hauts  bonnets  comme  Albanais,  esquels  exposâmes  les  causes 
de  nos  voyage  et  délibération  ^,  laquelle  était  là  impétrer  de  la 
reine  de  Lanternois  une  lanterne  pour  nous  éclairer  et  conduire 
par  le  voyage  que  faisions  vers  l'oracle  de  la  Bouteille.  Ce  que  nous 
promirent  faire,  et  volontiers,  ajoutants  qu'en  bonne  occasion 
et  opportunité  étions  là  arrivés,  et  qu'avions  beau  faire  choix 
de  lanternes  lorsqu'elles  tenaient  leur  chapitre  provincial. 

Advenants  au  palais  royal,  fûmes  par  deux  lanternes  d'hon- 
neur, savoir  est  la  lanterne  d'Aristophanes  et  la  lanterne  de 
Cléanthes,  présentés  à  la  reine,  à  laquelle  Panurge,  en  langage 
lanternois,  exposa  brièvement  les  causes  de  notre  voyage,  et 
eûmes  d'elle  bon  recueil^,  et  commandement  d'assister  à  son 
souper,  pour  plus  facilement  choisir  celle  que  voudrions  pour 
guide.  Ce  que  nous  plut  grandement,  et  ne  fûmes  négligents 
bien  tout  noter  et  tout  considérer,  tant  en  leurs  gestes,  vête- 
ments et  maintien  qu'aussi  en  l'ordre  du  service. 

La  reine  était  vêtue  de  cristallin  ♦  vierge,  par  art  de  tauchie  ^ 
et  ouvrage  damasquin,  passemehté  de  gros  diamants.  Les  lan- 
ternes du  sang  étaient  vêtues  aucunes  de  strain^,  autres  de 
pierres  phengites'  ;  le  demeurant  était  de  corne,  de  papier,  de 
toile  cirée.  Les  falots  pareillement,  selon  leurs  états  d'antiquité 
de  leur  maisons.  Seulement  j'en  avisai  une  de  terre  comme  un 
pot,  en  rang  des  plus  gorgiases*.  De  ce  m'ébahissant,  entendis 
que  c'était  la  lanterne  d'Épictétus,  de  laquelle  on  avait  autre- 
fois refusé  trois  mille  drachmes. 

J'y  considérai  diligentement  la  mode  et  accoutrement  de  la 
lanterne  polymixe,  de  Martial,  encore  plus  de  l'icosimixe, 
jadis  consacrée  par  Canope,  fille  deTisias.  J'y  notai  très  bien  la 
lanterne  pensile,  jadis  prise  de  Thèbes  au  temple  d'Apollo 
Palatin  et  d«epuis  transportée  en  la  ville  de  Cyme  Aolique  par 
Alexandre  le  Conquérant.  J'en  notai  une  autre  insigne,  à  cause 
d'un  beau  floc  de  soie  cramoisine  qu'elle  avait  sur  la  tête.  Et 
me  fut  dit  que  c'était  Bartole,  lanterne  de  droit.  J'en  notai 
pareillement  deux  autres  insignes,  à  cause  des  bourses  ^  de  clys- 
tèrè  qu'elles  portaient  à  la  ceinture,  et  me  fut  dit  que  l'une 
était  le  grand  et  l'autre   le  petit  Luminaire  des  apothicaires. 

L'heure  du  souper  venue,  la  reine  s'assit  en  premier  lieu, 
conséquemment  les  autres  selon  leur  degré  et  dignité.  D'entrée 


i.  Phares.  ^^  2.  Résolution.  ^—  3.   AceUëil.  -^  4.  Cristal     —    5.  Damasquinurè.   — 
6.  Faux  diamant.  ^^  7.  Pierre  transparentes.  -^  8.  Pimpantes.  —  9.  Étuis. 


128  —  CJNQUjnME  LIVRE 

de  table  toutes  furent  servies  de  grosses  chandelles  de  moule, 
excepté  que  la  reine  fut  servie  d'un  gros  et  raide  flambeau  flam- 
boyant de  cire  blanche,  un  peu  rouge  par  le  bout  ;  aussi  furent 
les  lanternes  du  sang  exceptées  du  reste,  et  la  lanterne  provin- 
ciale de  Mirebalais,  laquelle  fut  servie  d'une  chandelle  de  noix, 
et  la  provinciale  du  bas  Poitou,  laquelle  je  vis  être  servie  d'une 
chandelle  armée  ^  Et  Dieu  sait  quelle  lumière  après  elles  ren- 
daient avec  leurs  mècherons  !  Exceptez  ici  un  nombre  de  jeunes 
lanternes,  du  gouvernement  d'une  grosse  lanterne  :  elles  ne 
luisaient  comme  les  autres,  mais  me  semblaient  avoir  les  pail- 
lardes ^  couleurs. 

Après  souper  nous  retirâmes  pour  reposer.  Le  lendemain  matin 
la  reine  nous  octroya  le  choix  d'une  de  ses  lanternes  pour  notre 
conduite,  telle  qu'il  nous  plairait.  Par  nous  fut  élue  et  choisie 
la  mie  du  grand  M  P.  Lamy,  laquelle  j'avais  autrefois  connue 
à  bonnes  enseignes.  Elle  pareillement  me  reconnaissait,  et  nous 
sembla  plus  divine,  plus  hilique^,  plus  docte,  plus  sage,  plus 
diserte,  plus  humaine,  plus  débonnaire  et  plus  idoine  qu'autre 
qui  fût  en  la  compagnie  pour  notre  conduite.  Remerciants  bien 
humblement  la  dame  reine,  fûmes  accompagnés  jusqu'à  notre 
nef  par  sept  jeunes  falots  baladins,  jà  luisant  la  claire  Diane. 

COMMENT  NOUS  ARRIVÂMES  À  L'ORACLE  DE  LA  BOUTEILLE. 

Notre  noble  lanterne  nous  éclairant  et  conduisant  en  toute 
joyeuseté,  arrivâmes  en  l'île  désirée,  en  laquelle  était  l'oracle 
de  la  Bouteille.  Descendant  Panurge  en  terre,  fit  sur  un  pied 
la  gambade  en  l'air  gaillardement  et  dit  à  Pantagruel  :  «  Aujour- 
d'hui avons  nous  ce  que  cherchons  avec  fatigues  et  labeurs  tant 
divers.  »  Puis  se  recommanda  courtoisement  à  notre  lanterne. 
Icelle  nous  commanda  tous  bien  espérer,  et,  quelque  chose 
qui  nous  apparût,  n'être  aucunement  effrayés. 

Approchants  au  temple  de  la  dive  Bouteille,  nous  convenait 
passer  parmi  un  grand  vignoble  fait  de  toutes  espèces  de  vignes, 
comme  Phalerne,  Malvoisie,  Muscadet,  Taige*,  Beaune,  Mire- 
vaux,  Orléans,  Picardent^  Arbois,  Coussi,  Anjou,  Graves, 
Corsique,  Vierron^,  Nérac  et  autres.  Le  dit  vignoble  fut  jadis 
par  le  bon  Bacchus  planté  avec  telle  bénédiction  que  tous  temps 


I.  Annoriée.  —    2.  (Équivoque  avec  les  pâles).  —  3.  Favorable.  —  4.  (Crû  des  envi- 
rons de  Pézenas).  —  5.  {Eu  Franche-Comté).  —  6.  Le  Véron,  près  de  Chinon. 


PANTAGRUEL  ~  129 

il  portait  feuille,  fleur  et  fruit,  comme  les  orangers  de  Suraine  ^ 
Notre  lanterne  magnifique  nous  commanda  manger  trois  raisins 
par  homme,  mettre  du  pampre  en  nos  souliers  et  prendre  une 
branche  verte  en  main  gauche.  Au  bout  du  vignoble  passâmes 
dessous  un  arc  antique,  auquel  était  le  trophée  d'un  buveur 
bien  mignonnement  insculpé^,  savoir  est,  en  un  lieu,  long  ordre 
de  flacons,  bourraches*,  bouteilles,  fioles,  ferrières*,  barils, 
barrots^,  pots,  'pintes,  semaises^  antiques,  pendantes  d'une 
treille  ombrageuse.  En  autre,  grande  quantité  d'ails,  oignons, 
échalottes,  jambons,  boutargues ',  parodelles^,  langues  de 
bœuf  fumées,  fromages  vieux,  et  semblable  confiture  entre- 
lacée de  pampre,  et  ensemble  par  grande  industrie  fagotée  avec 
des  ceps.  En  autre,  cent  formes  de  verres,  comme  verres  à  pied 
et  verres  à  cheval,  cuveaux,  retombes^,  hanaps,  jadaux***, 
salvernes,  tasses,  gobelets,  et  telles  emblable  artillerie  bachique. 
En  la  face  de  l'arc  dessous  le  zoophore**  étaient  ces  deux 
vers  inscrits  : 

Passant  ici  cette  poterne 
Garnis-toi  de  bonne  lanterne. 

«  A  cela,  dit  Pantagruel,  avons-nous  pourvu,  car  en  toute  la 
région  de  Lanternois,  n'y  a  lanterne  meilleure  et  plus  divine 
que  la  nôtre.  » 

Cetui  arc  finissait  en  une  belle  et  ample  tonnelle,  toute  faite 
de  ceps  de  vignes,  ornés  de  raisins  de  cinq  cents  couleurs  diver- 
ses, et  cinq  cents  diverses  formes  non  naturelles,  mais  ainsi 
composées  par  art  d'agriculture,  jaunes,  bleus,  tannés,  azurés, 
blancs,  noirs,  verts,  violets,  riolés^^,  piolés**,  longs,  ronds,  toran- 
gles**,  couillonnés,  couronnés,  barbus,  cabus*^,  herbus.  La  fin 
d'icelle  était  close  de  trois  antiques  lierres,  bien  verdoyants  et 
tous  chargés  de  bagues*^.  Là  nous  commanda  notre  illustrissime 
lanterne  de  ce  lierre  chacun  de  nous  se  faire  un  chapeau  alba- 
nais et  s'en  couvrir  toute  la  tête,  ce  que  fut  fait  sans  demeure. 
«  Dessous,  dit  lors  Pantagruel,  cette  treille  n'eut  ainsi  jadis 
passé  la  pontife  de  Jupiter. 

—  La  raison,  dit  notre  préclare"  lanterne,  était  mystique. 
Car  y  passant  aurait  le  vin,  ce  sont  les  raisins,  au-dessus  de  la 


I,  San  Remo.  —  2.  Gravé.  —  3.  Outres.  —  4,  Bouteilles  de  cuir.  —  5.  Petits  barils.  — 
6.  Grands  vases.  < —  7.  Caviars.  —  8.  Gâteaux  au  fromage.  —  9.  Vases  à  boire.  — 
10.  Écuelles.  —  11.  Frise.  —  12.  Bariolés.  —  13.  Bigarrée  -^  14.  A  facttes.  —  15. 
Pommés.  —  16.  Baies.  —  17    Illustre. 

RABELAIS  —  ni  ,v 


130  —  CINQUIÈME  LIVRE 

tête,  et  semblerait  être  comme  maîtrisée  et  dommce  du  vin, 
pour  signifier  que  les  pontifes  et  tous  personnages,  qui  s'adon- 
nent et  dédient*  à  contemplation  des  choses  divines,  doivent 
en  tranquillité  leurs  esprits  maintenir  hors  toute  pertubation 
de  sens,  laquelle  plus  est  manifestée  en  ivrognerie  qu'en  autre 
passion,  quelle  que  soit. 

«  Vous  pareillement  au  temple  ne  seriez  reçus  de  la  dive 
Bouteille,  étants  par  ci-dessous  passés,  sinon  que  Bacbuc,  la 
noble  pontife,  vît  de  pampre  vos  souliers  pleins,  qui  est  acte 
du  tout  et  par  entier  diamètre ^  contraire  au  premier,  et  signifi- 
cation évidente  que  le  vin  vous  est  en  mépris,  et  par  vous 
conculqué^  et  subjugué. 

—  Je,  dit  frère  Jean,  ne  suis  point  clerc,  dont  me  déplaît  ; 
mais  je  trouve  dedans  mon  bréviaire  qu'en  la  révélation  lut, 
comme  chose  admirable,  vue  une  femme  ayant  la  lune  sous  les 
pieds.  C'était,  comme  m'a  exposé  Bigot,  pour  signifier  qu'elle 
n'était  de  la  race  et  nature  des  autres,  qui  toutes  ont  à  rebours 
la  lune  en  tête,  et  par  conséquent  le  cerveau  toujours  lunatique  : 
cela  m'induit  facilement  à  croire  ce  que  dites,  madame  Lanterne 
m' amie.  » 

COMMENT  NOUS  DESCENDÎMES  SOUS  TERRE  POUR  ENTRER 
A  U  TEMPLE  DE  LA  BOUTEILLE,  ET  COMMENT  CHINON  EST 
LA  PREMIERE  VILLE  DU  MONDE. 

Ainsi  descendîmes  sous  terre  par  un  arceau  incrusté  de 
plâtre,  peint  au  dehors  rudement  d'une  danse  de  femmes  et 
satyres,  accompagnants  le  vieil  Silénus  riant  sur  son  âne.  Là  je 
disais  à  Pantagruel  :  «  Cette  entrée  me  révoque  en  souvenir 
la  Cave  peinte  de  la  première  ville  du  monde,  car  là  sont  pein- 
tures pareilles  en  pareille  fraîcheur  comme  ici. 

—  Où  est  ?  demanda  Pantagruel,  qui  est  cette  première 
ville  que  dites? 

—  Chinon,  dis-je,  ou  Caïnon  en  Touraine. 

—  Je  sais,  répondit  Pantagruel,  où  est  Chinon  et  la  Cave 
peinte  aussi.  J'y  ai  bu  maints  verres  de  vin  frais,  et  ne  fais  doute 
aucun  que  Chinon  ne  soit  ville  antique;  son  blason*  l'atteste, 
auquel  est  dit  deux  ou  trois  fois  :  Chinon,  petite  ville,  grand 
renom,  assise  sur  pierre  ancienne,  au  haut  le  bois,  au  pied  la 


I.  Se  consacrent.  —  2.  Diamétralement.  —  3.  Foulé  aux  pieds.  —  4.  Devise. 


PANTAGRUEL  —  131 

Vienne.    Mais  comment   serait-elle  ville   première  du  monde  ? 
Où  le  trouvez-vous  par  écrit  ?  quelle  conjecture  en  avez? 

—  Je,  dis- je,  trouve  en  l'Écriture  sacrée  que  Caïn  fut  le 
premier  bâtisseur  de  villes  :  vrai  donc  semblable  est  que  la 
première  il,  de  son  nom.  nomma  Caïnon,  comme  depuis  ont.  à 
son  imitation,  tous  autres  fondateurs  et  instaurateurs  *  de  villes 
imposé  leurs  noms  à  icelles  :  Athèné  (c'est  en  grec  Minerve), 
à  Athènes  ;  Alexandre,  à  Alexandrie  ;  Constantin,  à  Constan- 
tinople  ;  Pompée,  à  Pompéiopolis  en  Cilicie  ;  Adrian,  à  Adria- 
nople  ;  Canan,  aux  Cananéens  ;  Saba,  aux  Sabéians  ;  Assur, 
aux  Ass3aiens  ;  Ptolémaïs,  Césaréa,  Tibérium,  Hérodium,  en 
Judée.  » 

Nous  tenants  ces  menus  propos,  sortit  le  grand  flasque*  (notre 
lanterne  l'appelait  philosophe)  gouverneur  de  la  dive  Bouteille, 
accompagné  de  la  garde  du  temple,  et  étaient  tous  bouteillona 
français.  Icelui  nous  voyant  thyrsigères^,  comme  j'ai  dit,  et 
couronnés  de  lierre,  reconnaissant  aussi  notre  insigne  lanterne, 
nous  fit  entrer  en  sûreté  et  coinmanda  que  droit  on  nous  menât 
à  la  princesse  Bacbuc,  dame  d'honneur  de  la  Bouteille  et  pontife 
de  tous  les  mystères.  Ce  que  fut  fait. 

COMMENT  NOUS  DESCENDÎMES  LES  DEGRÉS  TÊTRADIQUES*, 
ET  DE  LA   PEUR  QU'EUT  PANURGE. 

Depuis  descendîmes  un  degré ^  marbrin  sous  terre:  là  était 
un  repos.  Tournants  à  gauche,  en  descendîmes  deux  autres,  là 
était  un  pareil  repos  ;  puis  trois  à  détour,  et  repos  pareil,  et 
quatre  autres  de  même.    Là  demanda  Panurge  :    «  Est-ce  ici  ? 

—  Quants^  degrés,  dit  notre  magnifique  lanterne,  avez 
compté? 

—  Un,   répondit  Pantagruel,   deux,   trois,   quatre. 

—  Quants   sont-ce  ?   demanda-t-elle. 

—  Dix,  répondit  Pantagruel. 

—  Par,  dit-elle,  même  tétrade  pythagorique,  multipliez 
ce  qu'avez  résultant. 

—  Ce  sont,  dit    Pantagruel,     dix,  vingt,    trente,    quarante. 

—  Combien  fait  le  tout?  dit-elle. 

—  Cent,  répondit  Pantagruel. 

—  Ajoutez,  dit-elle,  le  cube  premier,  ce  sont  huit  ;  au  bout 


I.  Rétablisseurs.  —    2.  Flacon.    —  3,   Porteurs  de    thyrses.  —  4.   Quadruples. 
5.  Escalier.  —  6.  Combien  de. 


{32  ~  CINQUIÈME  LIVRE 

de  ce  nombre  fatal  trouverons  la  porte  du  temple.  Et  y  notez 
prudemment  que  c'est  la  vraie  psychogonie  de  Platon,  tant 
célébrée  par  les  Académiens,  et  tant  peu  entendue,  de  laquelle 
îa  moitié  est  composée  d'unité  des  deux  premiers  nombres 
pleins,  de  deux  quadrangulaires  et  de  deux  cubiques.  » 

Descendants  ces  degrés  numéreux  *  sous  terre,  nous  firent 
bien  besoin  premièrement  nos  jambes, car  sans  icelles  ne  descen- 
dions qu'en  roulant  comme  tonneaux  en  cave  ;  secondement 
notre  préclare^  lanterne,  car  en  cette  descente  ne  nous  appa- 
raissait autre  lumière  non  plus  que  si  nous  fussions  au  trou  de 
saint  Patrice  en  Hibernie,  ou  en. la  fosse  de  Trophonius  en  Béotie, 
Descendus  environ  septante  et  huit  degrés,  s'écria  Pannrge, 
adressant  sa  parole  à  notre  luisante  lanterne  :  «  Dame  mirifique, 
je  vous  prie  de  cœur  contrit,  retournons  en  arrière.  Par  la  mort 
bœuf,  je  meurs  de  maîe^  peur.  Je  consens  jamais  ne  me  marier. 
Vous  avez  pris  de  peine  et  fatigue  beaucoup  pour  moi  ;  Dieu 
vous  le  rendra  en  son  grand  rendoir;  je  n'en  serai  ingrat,  issant* 
'  hors  cette  caverne  des  Troglodytes.  Retournons  de  grâce.  Je 
doute 5  fort  que  soit  ici  Ténare,  par  lequel  on  descend  en  enfer, 
et  me  semble  que  j'ouïs  Cerbérus  aboyant.  Écoutez,  c'est  lui, 
ou  les  oreilles  me  cornent  :  je  n'ai  à  lui  dévotion  aucune,  car 
il  n'est  mal  des  dents  si  grand  que  quand  les  chiens  nous  tiennent 
aux  jambes.  Si  c'est  ici  la  fosse  de  Trophonius,  les  lémures 
et  lutins  nous  mangeront  tous  vifs,  comme  jadis  ils  mangèrent 
un  des  hallebardiers  de  Démétrius,  par  faute  de  bribes.  Es-tu 
là,  frère  Jean?  Je  te  prie,  mon  bedon,  tiens- toi  près  de  moi, 
je  meurs  de  peur.  As-tu  ton  braquemart^  ?  Encore  n'ai-je  armes 
aucunes,  ni  offensives,  ni  défensives.  Retournons. 

—  J'y  suis,  dit  frère  Jean,  j'y  suis,  n'aie  peur.  Je  te  tiens 
au  collet  :  dix-huit  diables  ne  t'emporteront  de  mes  mains, 
encore  que  sois  sans  armes.  Armes  jamais  au  besoin  ne  faillirent 
quand  bon  cœur  est  associé  de  bon  bras.  Plutôt  armes  du  ciel 
pleuvraient,  comme  aux  champs  de  la  Crau,  près  les  fosses 
Mariannes  en  Provence,  jadis  plurent  cailloux  (ils  y  sont  encore) 
pour  l'aide  d'Hercules,  n'ayant  autrement  de  quoi  combattre 
les  deux  enfants  de  Neptune.  Mais  quoi  \  descendons-nous  ici 
es  limbes  des  petits  enfants  (par  Dieu  ils  nous  conchieront  tous), 
ou  bien  en  enfer  à  tous  les  diables  ?  Cordieu,  je  les  vous  galberai' 
bien,  à  cette  heure  que  j'ai  du  pampre  en  mes  souliers.  O  que 

I.  Nombreux.    —  2.  Illustre.  —  3.  Mauvaise.  —  4.  Sortaat.  —  5.  Crains.  —  6.  Épée. 
—  7.  Régalerai. 


PANTAGRUEL  —  133 

je  me  battrai  vertement  !  Où  est-ce?  où  sont-ils?  Je  ne  crains 
que  leurs  cornes.  Mais  les  deux  cornes  que  Panurge  marié 
portera  m'en  garantiront  entièrement.  Je  le  vois  jà,  en  esprit 
prophétique,  un  autre  Actéon  cornant,  cornu,  cornencul. 

—  Garde,  frater,  dit  Panurge,  attendant  qu'on  mariera  les 
moines,  que  n'épouses  la  fièvre  quartaine  !  Car  je  puisse  donc, 
sauf  et  sain,  retourner  de  cetui  hypogée,  en  cas  que  je  ne 
te  la  beline*,  pour  seulement  te  faire  cornigère,  cornipétant  : 
autrement,  pensé- je  bien  que  la  fièvre  quarte  est  assez  mauvaise 
bague-.  Il  me  souvient  que  Grippeminaud  te  la  voulut  donner 
pour  femme  ;  mais  tu  l'appelas  hérétique.  » 

Ici  fut  le  propos  interrompu  par  notre  splendide  lanterne, 
nous  remontrant  que  là  était  le  lieu  auquel  convenait  favorer^, 
et  par  suppression  de  paroles  et  taciturnité  de  langues  ;  du 
demeurant,  fit  réponse  péremptoire  que  de  retourner  sans  avoir 
le  mot  de  la  Bouteille  n'eussions  d'espoir  aucun,  puisqu'une  fois 
avions  nos  souliers  feutrés  de  pampre. 

«  Passons  donc,  dit  Panurge,  et  donnons  de  la  tête  à  tra- 
vers tous  les  diables.  A  périr  n'y  a  qu'un  coup.  Toutefois  je  me 
réservais  la  vie  pour  quelque  bataille.  Boutons*,  boutons, 
passons  outre!  J'ai  du  courage  tant  et  plus  :  vrai  est  que  le  cœur 
me  tremble;  mais  c'est  pour  la  froideur  et  relenteur **  de  ce 
cavain**.  Ce  n'est  de  peur,  non.  ne  de  fièvre.  Boutons,  boutons, 
passons,  poussons,  pissons  !  je  m'appelle  Guillaume  sans  peur,  » 

COMMENT  LES  PORTES  DU  TEMPLE  PAR  SOI-MÊME 
ADMIRABLEMENT  S'ENTR'OUVRIRENT. 

En  fin  des  degrés'^  rencontrâmes  un  portail  de  fin  jaspe, 
tout  compassé  8  et  bâti  à  ouvrage  et  forme  dorique  en  la  face 
duquel  était  en  lettres  ioniques,  d'or  très  pur,  écrite  cette  sen- 
tence :  'Ev  o'lvw  àATjSsia,  c'est-à-dire  en  vin  vérité.  Les  deux, 
portes  étaient  d'airain  comme  corinthian,  massives,  faites  à 
petites  vignettes  3,  enlevées  i<>  et  émaillées  mignonnement,  selon 
l'exigence  de  la  sculpture,  et  étaient  ensemble  jointes  et  refer- 
mées également  en  leur  mortaise,  sans  clavier*^,  sans  cadenas, 
sans  liaison  aucune.  Seulement  y  pendait  un  diamant  indique, 
de  la  grosseur  d'une   fève  égyptiatique,  enchâssé  enorobrisé^^ 


I.  (Sens  libre,  emprunté  à  l'accouplement  du  bélier). —  2.  Bagage  (sens  libre).  —  3.  Faire 
silence.  —  4.  Poussons.  —  5.  Relent.  —  6.  Caveau.  —  7.  Escaliers.  —  8.  Symétriquement 
disposé.  —  9.  Branches  de  vignes.  —  10.  En  relief,  —  11   Serrure.  —  12,  AfiSné, 


134  ~  CINQUIÈME  LIVRE 

à  deux  pointes,  en  figure  hexagone,  et  en  ligne  directe,  à  cha- 
cun côté  vers  le  mur,  pendait  une  poignée  de  scordon*. 

Là  nous  dit  notre  noble  lanterne  qu'eussions  son  excuse  pour 
légitime  si  elle  désistait-  plus  avant  nous  conduire.  Seulement 
qu'eussions  à  obtempérer  es  instructions  de  la  pontife  Bacbuc, 
car  entrer  dedans  ne  lui  était  permis,  pour  certaines  causes 
lesquelles  taire  meilleur  était  à  gens  vivants  vie  mortelle 
qu'exposer.  Mais,  en  tout  événement,  nous  commanda  être  en 
cerveau,  n'avoir  frayeur  ni  peur  aucune,  et  d'elle  se  confier 
pour  la  retraite.  Puis  tira  le  diamant  pendant  à  la  commissure 
des  deux  portes,  et  à  dextre  le  jeta  dedans  une  capse^  d'argent, 
à  ce  expressément  ordonnée,  tira  aussi  de  l'esseuin  de  cha- 
cune porte  un  cordon  de  soie  cramoisine  longue  d'une  toise  et 
demie,  auquel  pendait  le  scordon,  l'attacha  à  deux  boucles 
d'or  expressément  pour  ce  pendantes  et  se  retira  à  part. 

Soudainement  les  deux  portes,  sans  que  personne  y  touchât, 
de  soi-même  s'ouvrirent,  et,  s'ouvrant,  firent  non  bruit  strident, 
non  frémissement  horrible,  comme  font  ordinairement  portes 
de  bronze  rudes  et  pesantes,  mais  doux  et  gracieux  murmure, 
retentissant  par  la  voûte  du  temple,  duquel  soudain  Pantagruel 
entendit  la  cause,  voyant  sous  l'extrémité  de  l'une  et  l'autre 
porte  un  petit  cylindre,  lequel,  par  sus  l'esseuil  joignait  la 
porte,  et  se  tournant  selon  qu'elle  se  tirait  vers  le  mur,  dessus 
une  dure  pierre  d'ophite»,  bien  torse  et  également  polie,  par  son 
frottement  faisait  ce  doux  et  harmonieux  murmure. 

Bien  je  m'ébahissais  comment  les  deux  portes,  chacune  par 
soi,  sans  l'oppression  de  personne,  étaient  ainsi  ouvertes.  Pour 
cetui  cas  merveilleux  entendre,  après  que  tous  fûmes  dedans 
entrés,  je  projetai  ma  vue  entre  les  portes  et  le  mur,  convoiteux 
de  savoir  par  quelle  force  et  par  quel  instrument  étaient  ainsi 
refermées,  doutant^  que  notre  aimable  lanterne  eût,  à  la  conclu- 
sion'' d'icelles  apposé  l'herbe  dite  éthiopis,  moyennant  laquelle 
on  ouvre  toutes  choses  fermées  ;  mais  j'aperçus  que  la  part*  en 
laquelle  les  deux  portes  se  fermaient,  en  la  mortaise  intérieure, 
était  une  lame  de  fin  acier,  enclavée  sur   le  bronze  corinthien. 

J'aperçus  davantage^  deux  tables  d'aimant  indique,  amples 
et  épaisses  de  demi-paume,  à  couleur  cérulée,  bien  lissées  et 
bien  polies.  D'icelles  toute  l'épaisseur  était  dedans  le  mur  du 
temple  engravée,  à  l'endroit  auquel  les  portes,  entièrement  ou- 
vertes, avaient  le  mur  pour  fin  d'ouverture. 


I.  D'ail.  —  2.  Cessait.  —  3.  Cassette.  —  4.  Essieu.  —  5.  (Pierre  tachetée)  —  6.  Crai- 
gnant. —  7.  Fermeture.  —  8.  Partie.  —  9.  En  outre. 


PANTAGRUEL  —  i^5 

Par  donc  la  rapacité  violente  de  l'aimant,  les  lames  d'acier, 
par  occulte  et  admirable  institution  de  nature,  pâtissaient* 
cetui  mouvement.  Conséquemment,  les  portes  y  étaient  len- 
tement ravies  et  portées,  non  toujours  toutefois,  mais  seulement 
l'aimant  susdit  ôté,  par  la  prochaine  cession ^  duquel  l'acier 
était  de  l'obéissance  qu'il  a  naturellement  àl'aimant  absous  ^  et 
dispensé,  ôtées  aussi  les  deux  poignées  de  scordon  ^*,  lesquelles 
notre  joyeuse  lanterne  avait,  par  le  cordon  cramoisi,  éloignées 
et  suspendues,  parce  qu'il  mortifie  l'aimant  et  dépouille  de  cette 
vertu   attractive. 

En  l'une  des  tables  susdites,  à  dextre,  était  exquisitement 
insculpé  2,  en  lettres  latines  antiquaires,  ce  vers  iambique  sé- 
naire  ^  : 

Ducunt  volentem  fata,  nolentem  trahunt. 

Les  destinées  mènent  celui  qui  consent,  tirent  celui  qui  refuse. 
En  l'autre,  je  vis  à  senestre,  en  majuscules  lettres,  élégantement 
insculpée,  cette  sentence  : 

Toutes  choses  se  meuvent  à  leur  fin. 

COMMENT  LE  PAVÉ  DU  TEMPLE  ÉTAIT  FAIT  PAR 
EMBLÉMATURE  ADMIRABLE. 

Lues  ces  inscriptions,  jetai  mes  yeux  à  la  contemplation 
du  magnifique  temple,  et  considérais  l'incrédible  compacture  ' 
du  pavé,  auquel,  par  raison,  ne  peut  être  ouvrage  comparé  qui- 
conque, soit  ou  ait  été  dessous  le  firmament,  fût-ce  celui  du 
temple  de  Fortune  en  Préneste,  au  temps  de  Sylla,  ou  le  pavé 
des  Grecs,  appelé  Asarotum,  lequel  fit  Sosistratus  en  Pergame, 
Car  il  était  ouvrage  tesseré*,  en  forme  de  petits  carreaux,  tous 
de  pierres  fines  et  polies,  chacune  en  sa  couleur  naturelle,  l'une 
de  jaspe  rouge,  teint  plaisamment  de  diverses  macules^,  l'autre 
d'ophite,  l'autre  de  porphyre,  l'autre  de  lycophtalmie*®,  semé 
de  scintilles"  d'or,  menues  comme  atomes,  l'autre  d'agathe,  à 
ondes  de  petits  flammeaux^^  confus  et  sans  ordre,  de  couleur 
lactée,  l'autre  de  calcédoine  très  cher,  l'autre,  de  jaspe  vert, 
avec  certaines  veines  rouges  et  jaunes,  et  étaient  en  leur  assiette 
départies *3  par  ligne  diagonale. 

I.  Soufiraient.  —  2.  Retraite.  —  3.  Délivré.  —  4.  Ail.  —  5.  Gravé.  —  6.  De  six  pieds.  — 
7.  Assemblage.  —  8.  En  mosaïque.  —  g.  Taches.  —  10.  Pierre  à  yeux  de  oup.  —  11.  ÉtÏQ- 
celles.  —  12.  Flaramettes.  —  13.  Distribuées. 


136  —  CINQUIÈME  LIVRE 

Dessus  le  portique,  la  structure  du  pavé  était  une  embléma- 
ture*  à  petites  pierres  rapportées,  chacune  en  sa  native^  couleur, 
servants  au  dessin  des  figures,  et  était  comme  si  par-dessus  le 
pavé  susdit  on  eût  semé  une  jonchée  de  pampre,  sans  trop  cu- 
rieux^  agencement.  Car,  en  un  lieu,  semblait  être  épandu  lar- 
gement, en  l'autre  moins,  et  était  cette  infoliature*  insigne  en 
tous  endroits,  mais  singulièrement  ^  y  apparaissaient,  au  demi- 
jour,  aucuns^  limaçons  en  un  lieu  rampants  sur  les  raisins,  en 
autre  petits  lézards  courants  à  travers  le  pampre,  en  autre 
apparaissaient  raisins  à  demi  et  raisins  totalement  mûrs,  par 
tel  art  et  engin"'  de  l'architecte  composés  et  formés  qu'ils  eussent 
aussi  facilement  déçu  les  étourneaux  et  autres  petits  oiselets 
que  fit  la  peinture  de  Xeuxis  Héracléotain.  Quoi  que  soit,  ils 
nous  trompaient  très  bien,  car,  à  l'endroit  auquel  l'architecte 
avait  le  pampre  bien  épais  semé,  craignants  nous  offenser  ^  les 
pieds,  nous  marchions  haut  à  grandes  enjambées,  comme  on 
fait  passant  quelque  lieu  inégal  et  pierreux.  Depuis  jetai  mes 
yeux  à  contempler  la  voûte  du  temple  avec  les  parois,  lesquels 
étaient  tous  incrustés  de  marbre  et  porphyre,  à  ouvrage  mo- 
saïque, avec  une  mirifique  emblémature  depuis  un  bout  jusques 
à  l'autre,  en  laquelle  était,  commençant  à  la  part  ^  senestre  de 
l'entrée,  en  élégance  incroyable,  représentée  la  bataille  que  le 
bon  Bacchus  gagna  contre  les  Indiens,  en  la  manière  que  s'ensuit. 

COMMENT  EN  L'OUVRAGE  MOSAÏQUE  DU  TEMPLE  ÉTAIT 
REPRÉSENTÉE  LA  BATAILLE  QUE  BACCHUS  GAGNA 
CONTRE  LES  INDIENS. 

Au  commencement  étaient  en  figure  diverses  villes,  villages, 
châteaux,  forteresses,  champs  et  forêts,  toutes  ardentes  en  feu. 
En  figure  aussi  étaient  femmes  diverses  forcenées^"  et  dissolues, 
lesquelles  mettaient  furieusement  en  pièces  veaux,  moutons  et 
brebis  toutes  vives,  et  de  leur  chair  se  paissaient".  Là  nous 
était  signifié  comme  Bacchus  entrant  en  Indie  mettait  tout  à 
feu  et  à  sang. 

Ce  nonobstant,  tant  fut  des  Indiens  déprisé ^'^  qu'ils  ne  dai- 
gnèrent lui  aller  encontre,  ayants  avertissement  certain  par  leurs 
espions  qu'en  son  ost*'  n'étaient  gens  aucuns  de  guerre,  mais 
seulement  un  petit  bonhomme  vieux,  efféminé  et  toujours  ivre. 


I.  Mosaïque.  —  2.  Naturelle.  — 3.  Soigneux.  —  4.  Incrustation.  —  5.  Particulièrement. 
—  6.  Quelques.  —  7.  Artifice.  —  8.  Blesser.  —  9.  Partie.  —  10.  Furieuses.  — 
II.  Repaissaient.  —  12.  Méprisé   —  13.  Armée. 


PANTAGRUEL  —  137 

accompagné  de  jeunes  gens  agrestes,  tous  nus,  toujours  dansants 
et  sautants,  ayants  queues  et  cornes,  comme  ont  les  jeunes  che- 
vreaux, et  grand  nombre  de  femmes  ivres.  Dont  se  résolurent 
les  laisser  outre  passer,  sans  y  résister  par  armes,  comme  si  à 
honte,  non  à  gloire,  déshonneur  et  ignominie  leur  revînt,  non 
à  honneur  et  prouesse,  avoir  de  telles  gens  victoire.  En  cetui 
dépris ^  Bacchus  toujours  gagnait  pays  et  mettait  tout  à  feu, 
pour  ce  que  feu  et  foudre  sont  de  Bacchus  les  armes  paternelles, 
et  avant  naître  au  monde  fut  par  Jupiter  salué  de  foudre,  sa 
mère  Semelé  et  sa  maison  maternelle  arse  ^  et  détruite  par  feu, 
et  à  sang  pareillement,  car  naturellement  il  en  fait  au  temps  de 
paix  et  en  tire  au  temps  de  guerre.  En  témoignage  sont  les 
champs  en  l'île  de  Samos  dits  Panêma,  c'est-k-dive  tout  sanglant, 
auxquels  Bacchus  les  Amazones  acconçut  ',  fuyantes  de  la  con- 
trée des  Ephésians,  et  les  mit  toutes  à  mort  par  phlébotomie,  de 
mode  que  le  dit  champ  était  de  sang  tout  embu*  et  couvert. 
Dont  pourrez  dorénavant  entendre  mieux  que  n'a  décrit  Aris- 
totèles  en  ses  problèmes,  pourquoi  jadis  on  disait  en  proverbe 
commun  :  «  En  temps  de  guerre  ne  mange  et  ne  plante  menthe,  o 
La  raison  est,  car  en  temps  de  guerre  sont  ordinairement  dé- 
partis ^  coups  sans  respect  :  donc  l'homme  blessé,  s'il  a  celui 
jour  manié  ou  mangé  menthe,  impossible  est,  ou  bien  diffi- 
cile, lui  restreindre  le  sang.  Conséquemment  était  en  la  susdite 
emblémature^  figuré  comment  Bacchus  marchait  en  bataille 
et  était  sur  un  char  magnifique  tiré  par  trois  couples  de  jeunes 
pards'  joints  ensemble  ;  sa  face  était  comme  d'un  jeune  enfant, 
pour  enseignement  que  tous  bons  buveurs  jamais  n'envieil- 
Hssent,  rouge  comme  un  chérubin,  sans  un  poil  de  barbe  au 
menton.  En  tête  portait  cornes  aiguës  ;  au-dessus  d'icelles  une 
belle  couronne  faite  de  pampres  et  de  raisins,  avec  une  mitre 
rouge  cramoisine,  et  était  chaussé  de  brodequins  dorés. 

En  sa  compagnie  n'était  un  seul  homme.  Toute  sa  garde  et 
toutes  ses  forces  étaient  de  Bassarides,  Evantes,  Evhyades, 
Edonides,  Triéthérides,  Ogygies,  Mimallones,  Ménades,  Thyades 
et  Bacchides»,  femmes  forcenées  ^  furieuses,  enragées,  ceintes 
de  dragons  et  serpents  vifs  en  lieu  de  ceintures,  les  cheveux 
voletants  en  l'air,  avec  fronteaux  de  vignes  ;  vêtues  de  peaux  de 
cerfs  et  de  chèvres,  portants  en  main  petites  haches,  thyrses, 
rançons  i»  et  hallebardes  en  forme  de  noix  de  pin,  et  certains 

I.  Mépris.  —  2.  Brûlée.  —  3.  Rejoignit  —  4.  Imbibé.  —  5.  Distribués.  —  6.  Mosaïque, 

—  7.  Léopards.  —  8.  (Noms  de  bacchantes  et  prêtresses  de  Bacchus).  — •  9.  Hors  de  sens. 

—  10.  Crocs. 


138  —  CINQUIÈME  LIVRE 

•«. 

petits  boucliers  légers,  sonnants  et  bruyants  quand  on  y  tou- 
chait, tant  peu  fût,  desquels  elles  usaient,  quand  besoin  était, 
comme  de  tambourins  et  de  tymbons^.  Le  nombre  d'icelles 
était  septante  et  neuf  mille  deux  cents  vingt-sept.  L'avant- 
garde  était  menée  par  Silénus,  homme  auquel  il  avait  sa  fiance  ^ 
totale,  et  duquel  par  le  passé  avait  la  vertu  et  magnanimité  de 
courage  et  prudence  en  divers  endroits  connu.  C'était  un  petit 
vieillard  tremblant,  courbé,  gras,  ventru  à  plein  bât,  et  les  oreil- 
les avait  grandes  et  droites,  le  nez  pointu  et  aquilin,  et  les  sour- 
cilles rudes  et  grandes,  était  monté  sur  un  âne  couillard,  en  son 
poing  tenait  pour  soi  appuyer  un  bâton,  pour  aussi  galantement 
combattre,  si  par  cas  convenait  descendre  en  pieds,  et  était 
vêtu  d'une  robe  jaune  à  usage  de  femme.  Sa  compagnie  était 
de  jeunes  gens  champêtres,  cornus  comme  chevreaux  et  cruels 
comme  lions,  tous  nus,  toujours  chantants  et  dansants  les  cor- 
daces*.  On  les  appelait  Tityres  et  Satyres.  Le  nombre  était 
octante  cinq  mille  six-vingts  et  treize. 

Pan  menait  l'arrière-garde,  homme  horrifique  et  monstrueux, 
car  par  les  parties  inférieures  du  corps  il  ressemblait  à  un  bouc, 
les  cuisses  avait  velues,  portait  cornes  en  tête  droites  contre  le 
ciel.  Le  visage  avait  rouge  et  enflambé,  et  la  barbe  bien  fort 
longue,  homme  hardi,  courageux,  hasardeux  et  facile  à  entrer 
en  courroux.  En  main  senestre  portait  une  flûte,  en  dextre  un 
bâton  courbé  ;  ses  bandes  étaient  semblablement  composées 
de  Satyres,  Hémipans,  Argypans,  Sylvains,  Faunes,  Lémures  *, 
Lares,  Farfadets  et  Lutins,  en  nombre  de  soixante  et  dix-huit 
mille  cent  et  quatorze.  Le  signe  ^  commun  à  tous  était  ce  mot  : 
Evohé. 

COMMENT  EN  UEMBLÊMATURE  ÉTAIT  FIGURÉ  LE  HOURT^ 
ET  L'ASSAUT  QUE  DONNAIT  LE  BON  BACCHUS  CONTRE 
LES  INDIENS. 

CoNSÉQUEMMENT  était  figuré  le  hourt  et  l'assaut  que 
donnait  le  bon  Bacchus  contre  les  Indiens.  Là  considérais  que 
Silénus,  le  chef  de  l'avant-garde.  suait  à  grosses  gouttes  et  son 
âne  aigrement  tourmentait  ;  l'âne  de  même  ouvrait  la  gueule 
horriblement,  s'émouchait,  démarchait,  '^  s'escarmouchait  en 
façon  épouvantable,  comme  s'il  eût  eu  frelon  au  cul. 

I.  Petits  tambours.  —  2.  Confiance.  —  3.  (Danse  comique  des  anciens.)    —   4.  Fantô- 
mes. —  5.  (De  ralliement)   —  6,  Choc.  —  7-   Reculait. 


PANTAGRUEL  —  139 

Les  Satyres,  capitaines,  sergents  de  bandes,  caps^  d'escadre, 
corporals  *,  avec  cornaboux  ^  sonnant  les  orthies  *,  furieusement 
tournaient  autour  de  l'armée  à  sauts  de  chèvres,  à  bonds,  à 
pets,  à  ruades  et  pénades^,  donnants  courage  aux  compagnons 
de  vertueusement  combattre.  Tout  le  monde  en  figure  criait 
Evohé.  Les  Ménades  premières  faisaient  incursion  sur  les  Indiens 
avec  cris  horribles  et  sons  épouvantables  de  leurs  tymbons  *'  et 
boucliers.  Tout  le  ciel  en  retentissait,  comme  désignait  l'emblé- 
mature  '',  afin  que  plus  tant  n'admiriez  l'art  d'Apelles,  Aris- 
tides  Thébain,  et  autres  qui  ont  peint  les  tonnerres,  éclairs, 
foudres,  vents,  paroles,  mœurs  et  les  esprits. 

Conséquemment  était  l'ost*  des  Indiens  comme  averti  que 
Bacchus  mettait,  leur  pays  en  vastation^.  En  front  étaient  les 
éléphants  chargés  de  tours,  avec  gens  de  guerre  en  nombre 
infini  ;  mais  toute  l'armée  était  en  route  !<>,  et  contre  eux  et  sur 
eux  se  tournaient  et  marchaient  leurs  éléphants,  parle  tumulte 
horrible  des  Bacchides  et  la  terreur  panique  qui  leur  avait  le 
sens  tollu^i.  Là  eussiez  vu  Silénus  son  âne  aigrement  talonner 
et  s'escrimer  de  son  bâton  à  la  vieille  escrime,  son  âne  voltiger 
après  les  éléphants  la  gueule  bée,  comme  s'il  braillait,  et 
braillant  martialement  (en  pareille  braveté  que  jadis  éveilla 
la  nymphe  Lotis  en  pleins  Bacchanales,  quand  Priapus,  plein 
de  priapisme,  la  voulait  dormant  priapiser  sans  la  prier)  sonnât 
l'assaut. 

Là  eussiez  vu  Pan  sauteler  avec  ses  jambes  tortes^^  autour  des 
Ménades,  avec  sa  flûte  rustique  les  exciter  à  vertueusement 
combattre.  Là  eussiez  aussi  vu  en  après  un  jeune  Satyre  mener 
prisonniers  dix-sept  rois,  une  Bacchide  tirer  avec  ses  serpents 
quarante  et  deux  capitaines,  un  petit  Faune  porter  douze  en- 
seignes prises  sur  les  ennemis,  et  le  bonhomme  Bacchus  sur  son 
char  se  pourmener  i^  en  sûreté  parmi  le  camp,  se  gaudissant  **  et 
buvant  d'autant*^  à  un  chacun.  Enfin  était  représenté  en  figure 
emblématique  le  trophée  de  la  victoire  et  le  triomphe  du  bon 
Bacchus. 

Son  char  triomphant  était  tout  couvert  de  lierre,  pris  et  cueilli 
en  la  montagne  Méros,  et  ce  pour  la  rarité,  laquelle  hausse  le 
prix  de  toutes  choses,  en  Indie  expressément,  d'icelles  herbes. 
En  ce  depuis  l'imita  Alexandre  le  Grand  en  son  triomphe  in - 


l.  Têtes.  —  2.  Caporaux.  —  3.  Cornets  à  bouquin.  —  4.  (Chants  de  mort).  —  5.  Sauts 
de  mouton.  —  6.  Tambourins.  —  7.  La  mosaïque.  —  8.  L'ai-mée.  —  9.  Dévastation.  — 
10.  Déroute.  —  ir.  Ravi.  —  12.  Tordues.  —  13.  Promener —  14.  Se  réjouissant.  —  15.  En 
se  faisant  raison. 


140  —  CINQUIÈME  LIVRE 

dique,  et  était  le  char  tiré  par  éléphants  joints  ensemble.  En  ce 
depuis  l'imita  Pompée  le  Grand  à  Rome,  en  son  triomphe  afri- 
cain. Dessus  était  le  noble  Bacchus  buvant  en  un  canthare.  En 
ce  depuis  l'imita  Caïus  Marius,  après  la  victoire  des  Cimbres, 
qu'il  obtint  près  Aix  en  Provence.  Toute  son  armée  était  cou- 
ronnée de  lierre  :  leurs  thyrses,  boucliers  et  tymbons^  en  étaient 
couverts.  Il  n'était  l'âne  de  Silénus  qui  n'en  fût  caparaçonné. 
Es  côtés  du  char  étaient  les  rois  indiens,  pris  et  liés  à  grosses 
chaînes  d'or.  Toute  la  brigade  ^  marchait  avec  pompes  divines;, 
en  joie  et  liesse  indicibles,  portant  infinis  trophées,  fercules  » 
et  dépouilles  des  ennemis,  en  joyeux  épinicies*  et  petites  chan- 
sons villatiques^  et  dithyrambes  résonnants.  Au  bout  était 
décrit  le  pays  d'Egypte,  avec  le  Nil  et  ses  crocodiles,  cercopi- 
thèques, ibides^  singes,  trochiles ',  ichneumones,  hippopotam^es, 
et  autres  bêtes  à  lui  domestiques,  et  Bacchus  marchait  en  icelles 
contrées  à  la  conduite  de  deux  bœufs,  sur  l'un  desquels  était 
en  lettres  d'or  :  Apis,  sur  l'autre  :  Osiris,  pour  ce  qu'en  Egypte, 
avant  la  venue  de  Bacchus,  n'avait  été  vu  bœuf  ni  vache. 

COMMENT  LE  TEMPLE  ÉTAIT  ÉCLAIRÉ  PAR  UNE  LAMPE' 

ADMIRABLE. 

Avant  qu'entrer  en  l'exposition  de  la  Bouteille,  je  vous 
décrirai  la  figure  admirable  d'une  lampe,  moyennant  laquelle 
était  élargie  *  lumière  par  tout  le  temple,  tant  copieuse  qu'encore 
qu'il  fût  souterrain  on  y  voyait  comme  en  plein  midi  nous  voyons 
le  soleil  clair  et  serein  luisant  sur  terre.  Au  milieu  de  la  voûte 
était  un  anneau  d'or  massif  attaché,  de  la  grosseur  de  plein 
poing,  auquel  pendaient,  de  grosseur  peu  moindre,  trois  chaînes 
biei>  artificiellement  faites,  lesquelles  de  deux  pieds  et  demi  en 
l'air  comprenaient  en  figure  triangle  une  lame  de  fin  or,  ronde, 
de  telle  grandeur  que  le  diamètre  excédait  deux  coudées  et 
demi-palme.  En  icelle  étaient  quatre  boucles  ou  pertuis,  en  cha- 
cune desquelles  était  fixement  retenue  une  boule  vide,  cavée» 
par  le  dedans,  ouverte  du  dessus  comme  une  petite  lampe, 
ayant  en  circonférence  environ  deux  palmes,  et  étaient  toutes 
de  pierres  bien  précieuses,  l'une  d'améthyste,  l'autre  de  car- 
boucle*»  lybien,  la  tierce  d'opale,  la  quarte  d'anthracite.  Chacune 
était  pleine  d'eau  ardente,  cinq  fois  distillée  par  alambic  serpen- 

I.  Tambourins. —  2.  Troupe.  — 3.  Brancards.  —  4.  Chants  de  victoire.  —  5.  Rustiques. 
—  6.  Ibis.  —  7.  Roitelets.  —  8.  Épandue.  —  9.  Creusée.  —  10.  Escarboucle. 


PANTAGRUEL  ~  141 

tin,  inconsomptible  1  comme  l'huile  que  jadis  m.itCaUimachus  en 
la  lampe  d'or  de  Pallas,  en  l'Acropolis  d'Athènes,  avec  un  ardent 
îychnion^.fait,  part  de  lin  asbestin^  comme  était  jadis  au  temple 
de  Jupiter  en  Ammonie,  et  le  vit  Cléombrotus,  philosophe  très 
studieux,  part  de  lin  carpasien,  lesquels  par  feu  plutôt  sont 
renouvelés  que  consommés*. 

Au-dessous  d'icelle  lampe,  environ  deux  pieds  et  demi,  les 
trois  chaînes  en  leurs  figures  premières  étaient  embouclées  en 
trois  anses,  lesquelles  issaient^  d'une  grande  lampe  ronde  de 
cristallin^  très  pur,  ayant  en  diamètre  une  coudée  et  demie, 
laquelle  au-dessus  était  ouverte  environ  deux  palmes.  Par  cette 
ouverture  était  au  milieu  posé  un  vaisseau  de  cristallin  pareil, 
en  forme  de  coucourde'^,  ou  comme  à  un  urinai,  et  descendait 
jusques  au  fond  de  la  grande  lampe,  avec  telle  quantité  de  la 
susdite  eau  ardente  que  la  flamme  de  lin  asbestin  était  droite- 
ment  au  centre  de  la  grande  lampe.  Par  ce  moyen  semblait 
donc  tout  le  corps  sphérique  d'icelle  ardre  ^  et  enflamboyer, 
parce  que  le  feu  était  au  centre  et  point  moyen. 

Et  était  difficile  d'y  asseoir  ferme  et  constant  regard,  comme 
on  ne  peut  au  corps  du  soleil,  étant  la  matière  de  si  merveil- 
leuse perspicuité^  et  l'ouvrage  tant  diaphane  et  subtil,  par  la 
réflexion  des  diverses  couleurs  (qui  sont  naturelles  es  pierres 
précieuses)  des  quatre  petites  lampes  supérieures  à  la  grande 
inférieure,  et  d'icelles  quatre  était  la  resplendeur  en  tous  points 
inconstante  et  vacillante  par  le  temple.  Venant  davantage  **> 
icelle  vague  lumière  toucher  sur  la  polissure  du  marbre,  duquel 
était  incrusté  tout  le  dedans  du  temple,  apparaissaient  telles 
couleurs  que  voyons  en  l'arc  céleste  quand  le  clair  soleil  touche 
les  nues  pluvieuses. 

L'invention  était  admirable,  mais  encore  plus  admirable, 
ce  me  semblait,  que  le  sculpteur  avait,  autour  de  la  corpulence  ** 
d'icelle  lampe  cristalline,  engravé^^à  ouvrage  cataglyphe^ 3,  une 
prompte  1*  et  gaillarde  bataille  de  petits  enfants  nus,  montés 
sur  des  petits  chevaux  de  bois,  avec  lances  de  virolets*^,  et  pavois 
faits  subtilement  de  grappes  de  raisins,  entrelacées  de  pampre, 
avec  gestes  et  efforts  puérils  tant  ingénieusement  par  art  expri- 
més que  nature  mieux  ne  le  pourrait.  Et  ne  semblaient  engravés 
dedans  la  matière,  mais  en  bosse,  ou  pour  le  moins  en  grotes- 


I.  Ne  pouvant  être  consumée.  —  2.  Lampion.  —  3.  Que  le  feu  ne  consume  pas.  — • 
4.  Consumés.  —  5.  Sortaient.  —  6.  Cristal.  —  7.  Courge.  —  8.  Brûler.  —  9.  Transpa- 
rence. —  10.  En  outre.  —  ii.  Du  corps.  —  12.  Gravé.  — 13.  De  ciselure. —  14.  Vive. 
—  15.  Moulinets. 


142  —  CINQUIÈME  LIVRE 

que  ^  apparaissaient  enlevés '^  totalement,  moyennant  la  diverse 
et  plaisante  lumière,  laquelle  dedans  contenue  ressortissait  par 
,  la  sculpture. 

t 

COMMENT  PAR  LA    PONTIFE  BACBUC  NOUS  FUT  MONTRÉE 
DEDANS  LE  TEMPLE  UNE  FONTAINE  FANTASTIQUE. 

Considérants  en  extase  ce  temple  mirifique  et  lampe  mé- 
morable, s'offrit  à  nous  la  vénérable  pontife  Bacbuc  avec  sa 
compagnie,  à  face  joyeuse  et  riante,  et,  nous  voyants  accoutrés 
comme  a  été  dit,  sans  difficulté  nous  introduit  au  lieu  moyen  ^ 
du  temple,  auquel  dessous  la  lampe  susdite  était  la  belle  fon- 
taine fantastique.  Puis  nous  commanda  être  hanaps,  tasses  et 
gobelets  présentés,  d'or,  d'argent,  de  cristallin  de  porcelaine, 
et  fûmes  gracieusement  invités  à  boire  de  la  liqueur  sourdante 
d'icelle  fontaine  ;  ce  que  fîmes  très  volontiers...  Car,  pour  claire- 
ment vous  avertir,  nous  ne  sommes  du  calibre  d'un  tas  de 
veaux  qui,  comme  les  passereaux  ne  mangent  sinon  qu'on  leur 
tape  la  queue,  pareillement  ne  boivent  ne  mangent  sinon  qu'on 
les  rue*  à  grands  coups  de  levier.  Jamais  personne  n'écondui- 
sons-nous  invitant  courtoisement  à  boire. 

Puis  nous  interrogea  Bacbuc,  demandant  ce  que  nous  en  sem- 
blait. Nous  lui  fîmes  réponse  que  ce  nous  semblait  bonne  et 
fraîche  eau  de  fontaine,  limpide  et  argentine  plus  que  n'est 
Argirondes  en  Étolie,  Pénéus  en  Thessalie,  Axius  en  Migdonie, 
Cydnus  en  Cilicie,  lequel  voyant  Alexandre  Macédon  tant  beau, 
tant  clair  et  tant  froid  en  cœur  d'été,  composa^  la  volupté  de 
soi  dedans  baigner  au  mal  qu'il  prévoyait  lui  advenir  de  ce 
transitoire  plaisir.  <«  Ha  !  dit  Bacbuc,  voilà  que  c'est  non  consi- 
dérer en  soi,  ne  entendre  les  mouvements  que  fait  la  langue 
musculeuse,  lorsque  le  boire  dessus  coule  pour  descendre  en 
l'estomac  ?  Gens  pérégrins",  avez-vous  les  gosiers  enduits,  pavés 
et  émaillés,  comme  eut  jadis  Pithyllus,  dit  Theutes,  que  de 
cette  liqueur  déifique  onques  n'avez  le  goût  ni  saveur  reconnu  ? 
Apportez  ici  (dit  à  ces  damoiselles)  mes  décrottoires  que  savez, 
afin  de  leur  racler,  émonder  "^  et  nettoyer  le  palais.  » 

Furent  donc  apportés  beaux,  gros  et  joyeux  jambons,  belles 
grosses  et  joyeuses  langues  de  bœuf  fumées,  saumades  belles  et 
bonnes,  cervelas,  boutargues  *,  caviar,  bonnes  et  belles  saucisses 
de  venaison,  et  tels  autres  ramoneurs  de  gosier.  Par  son  comman- 


I.  Bas-reliefs.   —    2.    Détachés.  —    3.   Milieu.  —  4.    Renverse.  —  5.   Compara 
6j  Étrangers.  —  7.  Purifier.  —  8.  Caviar  provençal. 


PANTAGRUEL  —   143 

dément  nous  en  mangeâmes  jusques  là  que  confessions  nos  esto- 
macs être  très  bien  écurés  de  soif  nous  importunant  assez  fâcheu- 
sement, dont  nous  dit  :  «  Jadis  un  capitaine  juif,  docte  et  che- 
valereux,  conduisant  son  peuple  par  les  déserts  en  extrême 
famine,  impétra^  des  cieux  la  manne,  laquelle  leur  était  de  goût 
tel,  par  imagination,  que  par  avant  réalement^  leur  étaient  les 
viandes  3.  Ici  de  même,  buvants  de  cette  liqueur  mirifique,  sen- 
tirez goût  de  tel  vin  comme  l'aurez  imaginé.  Or,  imaginez  et 
buvez.  »  Ce  que  nous  fîmes.  Puis  s'écria  Panurge,  disant  : 
«  Par  Dieu,  c'est  ici  vin  de  Beaune,  meilleur  qu'onques  jamais 
je  bus,  ou  je  ine  donne  à  nonante  et  seize  diables.  O  pour  plus 
longuement  le  goûter,  qui  aurait  le  col  long  de  trois  coudées, 
comme  désirait  Philoxénus,  ou  comme  une  grue,  ainsi  que  sou- 
haitait  Mélanthius  ! 

—  Foi  de  lanternier,  s'écria  frère  Jean,  c'est  vin  de  Graves, 
galant  et  voltigeant.  O  pour  Dieu,  amie,  enseignez-moi  la 
manière  comment  tel  le  faites  ! 

—  A  moi,  dit  Pantagruel,  il  me  semble  que  sont  vins  de 
Mirevaux,  car  avant  boire  je  l'imaginais.  Il  n'a  que  ce  mal  qu'il 
est  frais,  mais  je  dis  frais  plus  que  glace,  que  l'eau  de  Nonacris 
et  Dercé,  plus  que  la  fontaine  de  Conthopérie  en  Corinthe, 
laquelle  glaçait  l'estomac  et  parties  nutritives  de  ceux  qui  en 
buvaient. 

—  Buvez,  dit  Bacbuc,  une,  deux  ou  trois  fois.  De  rechef 
changeans  d'imagination,  telle  trouverez  au  goût,  saveur  ou 
liqueur,  comme  l'aurez  imaginé.  Et  dorénavant,  dites  qu'à 
Dieu  rien  soit  impossible. 

—  Onques,  répondis- je,  ne  fut  dit  de  nous  ;  nous  mainte- 
nons qu'il  est  tout  puissant.  » 

COMMENT  BACBUC  ACCOUTRA    PANURGE   POUR   AVOIR  LE 

MOT  DE  LA  BOUTEILLE. 

Ces  paroles  et  buvettes  achevées,  Bacbuc  demanda  :  «  Qui 
est  celui  de  vous  qui  veut  avoir  le  mot  de  la  dive  Bouteille  ? 

—  Je,  dit  Panurge,  votre  humble  et  petit  entonnoir. 

—  Mon  ami,  dit-elle,  je  n'ai  à  vous  faire  instruction  qu'une  : 
c'est  que  venant  à  l'oracle,  ayez  soin  n'écouter  le  mot,  sinon 
d'une  oreille. 


I.  Obtint,  —  2.  Fn  réalité.  —  3.  Mets. 


144  ~  CINQUIÈME  LIVRE 

—  C'est,  dit  frère  Jean,  du  vin  à  une  oreille.  » 

Puis  le  vêtit  d'une  galleverdine^  l'encapitonna-'  d'un  beau  et 
blanc  béguin,  l'affubla  d'une  chausse  d'hypocras',  au  bout  de 
laquelle,  en  lieu  de  floc,  mit  trois  obélisques,  l'engantela*  de 
deux  braguettes  antiques,  le  ceignit  de  trois  cornemuses  liées 
ensemble,  le  baigna  la  face  trois  fois  dedans  la  fontaine  sus- 
dite, enfin  lui  jeta  au  visage  une  poignée  de  farine,  mit  trois 
plumes  de  coq  sur  le  côté  droit  de  la  chausse  hypocratique,  le 
fit  cheminer  neuf  fois  autour  de  la  fontaine,  lui  fit  faire  trois 
beaux  petits  sauts,  lui  fit  donner  sept  fois  du  cul  contre  terre, 
toujours  disant  ne  sais  quelles  conjurations  en  langue  étrusque, 
et  quelquefois  lisant  en  un  livre  rituaP,  lequel,  près  d'elle,  por- 
tait une  de  ses  mystagogues^ 

Somme  je  pense  que  Numa  Pompilius,  roi  second  des  Romains, 
Cérites  de  Tuscie  et  le  saint  capitaine  juif,  n'instituèrent 
onques  tant  de  cérémonies  que  lors  je  vis,  ne  aussi  les  vaticina- 
teurs'^  memphitiques  à  Apis  en  Egypte,  ne  les  Euboiens  en  la 
cité  de  Rhamnès  à  Rhamnasie,  ne  à  Jupiter  Ammon,  ne  à  Féro- 
nia,  n'usèrent  les  anciens  d'observances  tant  religieuses  comme 
là  considérais. 

Ainsi  accoutré  le  sépara  de  notre  compagnie,  et  mena  à  main 
dextre  par  une  porte  d'or,  hors  le  temple,  en  une  chapelle  ronde, 
faite  de  pierres  phengites*  et  spéculaires  ^,  par  la  solide  spécu- 
lance*'' desquelles,  sans  fenêtre  ne  autre  ouverture,  était  reçue 
lumière  du  soleil,  là  luisant  par  le  précipice  de  la  roche  couvrante 
le  temple  major,  tant  facilement  et  en  telle  abondance  que  la 
lumière  semblait  dedans  naître,  non  de  hors  venir.  L'ouvrage 
n'était  moins  admirable  que  fut  jadis  le  sacré  temple  de  Ravenne, 
ou  en  Egypte  celui  de  l'île  Chemnis,  et  n'est  à  passer  en  silence 
que  l'ouvrage  d'icelle  chapelle  ronde  était  en  telle  symétrie 
compassé  ^  *  que  le  diamètre  du  project  ^^  était  la  hauteur  de 
la  voûte. 

Au  milieu  d'icelle  était  une  fontaine  de  fin  albâtre,  en  figure 
heptagone,  à  ouvrage  et  infoliature^^  singulière,  pleine  d'eau 
tant  claire  que  pourrait  être  un  élément  en  sa  simplicité,  dedans 
laquelle  était  à  demi  posée  la  sacrée  Bouteille,  toute  revêtue  de 
pur  cristallin  ^*,  en  forme  ovale,  excepté  que  le  limbe  ^'^  était 
quelque  peu  patent  ^^  plus  qu'icelle  forme  ne  porterait. 


I.  Cape  espagnole.  —  2.  Lui  couvrit  la  tête.  —  3.  (Coiffure  en  forme  de  coin).  — 
4.  Le  ganta.  —  5.  Rituel.  —  6.  Servant  dans  les  mystères.  —  7.  Devins.  —  8.  Lucides. 
—  9.  Transparentes.  —  10.  Transparence.  —  11.  Disposé.  —  12.  De  la  projectiou. — 
13.  Incrustation.  —  14.  Cristal.  —  15.  Bord.  —  16.  Ouvert. 


PANTAGRUEL  —  145 


COMMENT  LA  PONTIFE  BACBUC  PRÉSENTA  PANURGE 
DEVANT  LA  DIVE  BOUTEILLE. 

La  fit  Bacbuc,  la  noble  pontife,  Panurge  baisser  et  baiser  la 
marge  de  la  fontaine,  puis  le  fit  lever,  et  autour  danser  trois 
ithymbons*.  Cela  fait,  lui  commanda  s'asseoir  entre  deux  selles, 
le  cul  à  terre,  là  préparées.  Puis  déploya  son  livre  ritual,  et,  lui 
soufflant  en  l'oreille  gauche,  le  fit  chanter  une  épilénie*  comme 
s'ensuit  : 

O  Bouteille, 
Pleine  toute 
De  mystères, 
D'une  oreille 
Je  t'écoute  : 
Ne  diffère, 
Et  le  mot  profère 
Auquel  pend  mon  cœur. 
En  la  tant  divine  liqueur. 
Qui  est  dedans  tes  flancs  reclose, 
Bacchus,  qui  fut  d'Inde  vainqueur, 
Tient     toute     vérité     enclose. 
Vin  tant  divin,  loin  de  toi  est  forclose 
Toute  mensonge  et  toute  tromperie. 
En  joie  soit  l'âme  de  Noach  ^  close, 
Lequel  de  toi  nous  fit  la  tempérie  *. 
Sonne  le  beau  mot,  je  t'en  prie. 
Qui  me  doit  ôter  de  misère. 
Ainsi  ne  se  perde  une  goutte  ' 

De  toi,  soit  blanche  ou  soit  vermeille. 
O  Bouteille, 
Pleine  toute 
De  mystères, 
D'une  oreille 
Je  t'écoute  : 
Ne  diffère. 

Cette  chanson  parachevée,  Bacbuc  jeta  je  ne  sais  quoi  dedans 
la  fontaine,  et  soudain  commença  l'eau  bouillir  à  force,  comme 
fait  la  grande  marmite  de  Bourgueil  quand  y  est  fête  à  bâtons  ^ 
Panurge  écoutait  d'une  oreille  en  silence,  Bacbuc  se  tenait 
près  de  lui  agenouillée,  quand  de  la  sacrée  bouteille  issit^  un 

I.  Danses  bachiques.   —  2.  Chant  du  pressoir.  —  3.  Noé.  —  4.  Le  temps  serein. 
5 .  (Fête  où  les  chantres  processjonnent  bâtons  en  mains).  —  6 .  Sortit, 


RABELAIS    —  III 


10 


146  —  CINQUIÈME  LIVRE 

bruit  tel  que  font  les  abeilles  naissantes  de  la  chair  d'un  jeune 
taureau  occis  et  accoutré  selon  l'art  et  invention  d'Aristéus, 
ou  tel  que  fait  un  garot*  débandant  l'arbalète,  ou  en  été  une 
forte  pluie  soudainement  tombant.  Lors  fut  ouï  ce  mot  :  Trinc. 
«  Elle  est,  s'écria  Panurge,  par  la  vertu  Dieu,  rompue  ou  fêlée, 
que  je  ne  mente  :  ainsi  parlent  les  bouteilles  cristallines ^  de  nos 
pays,  quand  elles  près  du  feu  éclatent.  » 

Lors  Bacbuc  se  leva,  et  prit  Panurge  sous  le  bras  doucette- 
ment, lui  disant  :  «  Ami,  rendez  grâces  es  cieux,  la  raison  vous 
y  oblige  :  vous  avez  promptement  eu  le  mot  de  la  dive  Bou- 
teille. Je  dis  le  mot  le  plus  joyeux,  plus  divin,  plus  certain, 
qu'encore  d'elle  aie  entendu  depuis  le  temps  qu'ici  je  ministre ^ 
à  son  très  sacré  oracle.  Levez-vous,  allons  au  chapitre,  en  la 
glose  duquel  est  le  beau  mot  interprété. 

—  Allons,  dit  Panurge,  de  par  Dieu.  Je  suis  aussi  sage 
qu'antan.  Eclairez.  Où  est  ce  livre  ?  Tournez.  Où  est  ce  cha- 
pitre ?  Voyons  cette  joyeuse  glose.  » 


COMMENT  BACBUC  INTERPRÈTE  LE  MOT  DE  LA  BOUTEILLE. 

Bacbuc,  jetants  ne  sais  quoi  dans  le  timbre*,  dont  soudain 
fut  l'ébuliition  de  l'eau  restreinte,  mena  Panurge  au  temple 
major,  au  lieu  central  auquel  était  la  vivifique  fontaine.  Là, 
tirant  un  gros  livre  d'argent  en  forme  d'un  demi-muid  eu  d'un 
quart  de  sentences,  le  puisa  dedans  la  fontaine,  et  lui  dit  : 
«  Les  philosophes  prêcheurs  et  docteurs  de  votre  monde  vous 
paissent  ^  de  belles  paroles  par  les  oreilles  ;  ici,  nous  réellement 
incorporons  nos  préceptions^  par  la  bouche.  Pourtant  je  ne  vous 
dis  :  Lisez  ce  chapitre,  voyez  cette  glose  ;  je  vous  dis  :  Tâtez^ 
ce  chapitre,  avalez  cette  belle  glose.  Jadis  un  antique  prophète 
de  la  nation  judaïque  mangea  un  livre  et  fut  clerc  jusques  aux 
dents  ;  présentement  vous  en  boirez  un,  et  serez  clerc  jusques 
au  foie.  Tenez,  ouvrez  les  mandibules.  » 

Panursje  ayant  la  gueule  bée,  Bacbuc  prit  le  livre  d'argent, 
et  pensions  que  fut  véritablement  un  livre,  à  cause  de  sa  forme 
qui  était  comme  d'un  bréviaire  ;  mais  c'était  un  vrai  et  naturel 
flacon,  plein  de  vin  Falerne,  lequel  elle  fit  tout  avaler  à  Panurge. 

«  Voici,  dit    Panurge,   un    notable   chapitre,  et    glose    fort 


I.  Gros  trait. —   2.   En   cristal.   —     3   Sers  — 4.   A  use  de  pierre.  —  5  Nourrissent. — 
6.  Préceptes,  —  7.  Aussi.  —  8.  Goûti>ic 


PANTAGRUEL  —  U7 

authentique  :  est-ce  tout  ce  que  voulait  prétendre  le  mot  de  la 
Bouteille  trimégiste  *  ?  J'en  suis  bien,  vraiment. 

—  Rien  plus,  répondit  Bacbuc,  car  Trinc  est  un  mot  pa- 
nomphée^,  célébré  et  entendu  de  toutes  nations,  et  nous  signi- 
fie :  «Buvez  ».  Vous  dites  en  votre  monde  que  «  sac  »  est  vocable 
commun  en  toute  langue,  et  à  bon  droit,  et  justement  de  toutes 
nations  reçu,  car,  comme  est  l'apologue  d'Esope,  tous  humains 
naissent  un  sac  au  col,  souffreteux  par  nature  et  mendiants 
l'un  de  l'autre.  Roi  sous  le  ciel  tant  puissant  n'est  qui  passer  se 
puisse  d'autrui  ;  pauvre  n'est  tant  arrogant  qui  passer  se  puisse 
du  riche,  voire  fut-ce  Hippias  le  philosophe,  qui  faisait  tout. 
Encore  moins  se  passe-t-on  de  boire  qu'on  ne  fait  de  sac,  et  ici 
maintenons  que  non  rire,  ains^  boire  est  le  propre  de  l'homme, 
je  ne  dis  boire  simplement  et  absolument,  car  aussi  bien  boivent 
les  bêtes,  je  dis  boire  vin  bon  et  frais.  Notez,  amis,  que  de  vin 
divin  on  devient,  et  n'y  a  argument  tant  sûr,  ni  art  de  divina- 
tion moins  fallace.  Vos  académiques  l'affirment,  rendants  l'éty- 
mologie  de  vin,  lequel  ils  disent  en  grec  otvoç,  être  comme 
vis,  force,  puissance,  car  pouvoir  il  a  d'emplir  l'âme  de  toute 
vérité,  tout  savoir  et  philosophie.  Si  avez  noté  ce  qui  est  en 
lettres  ioniques  écrit  dessus  la  porte  du  temple,  vous  avez  pu 
entendre  qu'en  vin  est  vérité  cachée.  La  dive  Bouteille  vous  y 
envoie  :  soyez  vous-mêmes  interprètes  de  votre  entreprise. 

—  Possible  n'est,  dit  Pantagrel,  mieux  dire  que  fait  cette 
vénérable  pontife.  Autant  vous  en  dis-je,  lorsque  premièrement 
m'en  parlâtes.  Trinc  donc,  que  vous  dit  le  cœur,  élevé  par 
enthousiasme  bachique. 

—  Trinquons,  dit  Panurge... 

—  Va,  vieil  fol,  dit  frère  Jean,  au  diable  !  Parlons  de  satis- 
faire ♦  ici.  » 


COMMENT   AVOIRS  PRIS    CONGÉ   DE   BACBUC,   DÉLAISSENT 
r ORACLE  DE  LA  BOUTEILLE. 

«  D'ici  répondit  Bacbuc,  ne  sois  en  émoi  :  à  tout  sera 
satisfait,  si  de  nous  êtes  contents.  Ça  bas,  en  ces  régions  cir- 
concentrales,  nous  établissons  le  bien  souverain,  non  à  prendre 
et  recevoir,  ains®  à  élargir'^  et  donner,  et  heureux  nous  répu- 
tons,  non  si  d'autrui  prenons  et  recevons  beaucoup,  comme  par 


I.  Trois  fois  très  grande.  —  2.  De  qui  émanent  tous  les  oracles.  —  3.  Mais.  —  4.  Nous 
acquitter.  —  5 .  Après  avoir.  —  6.  Mais.  —  7.  Faire  largesse. 


148  —  CINQUIÈME  LIVRE 

aventure  décrètent  les  sectes  de  votre  monde,  ains  si  à  autrui 
toujours  élargissons  et  donnons  beaucoup.  Seulement  vous  prie 
vos  noms  et  pays  ici  en  ce  livre  ritual  par  écrit  nous  laisser.  » 

Lors  ouvrit  un  beau  et  grand  livre,  auquel,  nous  dictants,  une 
de  ses  mistagogues*  excevant^,  furent  avec  un  style  d'or  quel- 
ques traits  projetés  comme  si  l'on  eût  écrit,  mais  de  l'écriture 
rien  ne  nous  apparaissait. 

Cela  fait,  nous  emplit  trois  oires^  de  l'eau  fantastisque,  et 
manuellement  nous  les  baillant,  dit  :  «  Allez,  amis,  en  protec- 
tion de  cette  sphère  intellectuelle,  de  laquelle  en  tous  lieux  est 
le  centre  et  n'a  en  lieu  aucun  circonférence,  que  nous  appelons 
Dieu,  et,  venus  en  votre  monde,  portez  témoignage  que  sous 
terre  sont  les  grands  trésors  et  choses  admirables.  Et  non  à  tort 
Cérès,  jà  révérée  par  tout  l'univers  parce  qu'elle  avait  montré 
et  enseigné  l'art  d'agriculture  et  par  invention  de  blé  aboli 
entre  les  humains  le  brutal  ahment  de  gland,  a  tant  et  tant 
lamenté  de  ce  que  sa  fille  fut  en  nos  régions  souterraines  ravie, 
certainement  prévoyant  que  sous  terre  plus  trouverait  sa  fille 
de  biens  et  excellences  qu'elle,  sa  mère,  n'avait  fait  dessus. 
Qu'est  devenu  l'art  d'évoquer  des  cieux  la  foudre  et  le  feu 
céleste,  jadis  inventé  par  le  sage  Prométhéus  ?  Vous  certes 
l'avez  perdu  ;  il  est  de  votre  hémisphère  départi*,  ici  sous  terre 
est  en  usage.  Et  à  tort  quelquefois  vous  ébahissez,  voyants  villes 
conflagrer  et  ardre  '  par  foudre  et  feu  éthéré,  et  ignorants  de 
qui,  et  par  qui,  et  quelle  part  ^  tirait  cetui  esclandre  horrible 
à  votre  aspect,  mais  à  nous  familier  et  utile.  Vos  philosophes, 
qui  se  complaignent  toutes  choses  être  par  les  anciens  écrites, 
rien  ne  leur  être  laissé  de  nouveau  à  inventer,  ont  tort  trop 
évident.  Ce  que  du  ciel  vous  apparaît,  et  appelez  phénomènes, 
ce  que  la  terre  vous  exhibe,  ce  que  la  mer  et  autres  fleuves 
contiennent,  n'est  comparable  à  ce  qui  est  en  terre  caché. 

«  Pourtant'  est  équitablement  le  souterrain  Dominateur 
presque  en  toutes  langues  nommé  par  épithètes  de  richesses. 
Ils,  quand  leur  étude  adonneront  et  labeur  à  bien  rechercher  par 
imploration  de  Dieu  souverain,  lequel  jadis  les  Egyptiens 
nommaient  en  leur  langue  l'Abscons  *,  le  Musse  ^,  le  Caché,  et 
par  ce  nom  l'invoquant,  suppliaient  à  eux  se  manifester  et  dé- 
couvrir, leur  élargissant  connaissance  et  de  soi  et  de  ses  créa- 
tures. Part*^  aussi  conduits  de  bonne  lanterne,  car  tous  philo- 


I,  Servant  dans  les  mystères.  —  2.   Recevant   (latinisme).  —  3.  Vases.  —  4.   Parti. 

—  5.  Brûler.  —  6.  De  quel  côté.  —  7.  Aussi.  —  8.  L'Impénétrable.  —  9.  Le  Dissimulé. 

—  10.  En  partie. 


PANTAGRUEL  —  149 

sophes  et  sages  antiques  à  bien  sûrement  et  plaisamment  par- 
faire le  chemin  de  la  connaissance  divine  et  chasse  de  sapience 
ont  estimé  deux  choses  nécessaires  :  guide  de  Dieu  et  compagnie 
d'homme.  Ainsi,  entre  les  Perses,  Zoroaster  prit  Arimaspes 
pour  compagnon  de  toute  sa  mystérieuse  philosophie  ;  Hermès 
le  Trimégiste,  entre  les  Égyptiens,  eut  Esculape  ;  Orphéus,  en 
Thrace,  eut  Musée  ;  illec*  aussi  Aglaophémus  eut  Pythagbre  ; 
entre  les  Athéniens,  Platon  eut  premièrement  Dyon  de  Sara- 
gusse  en  Sicile,  lesquel  défunt,  prit  secondement  Xénocrates  ; 
Apollonius  eut  Damis. 

«  Quand  donc  vos  philosophes,  Dieu  guidant,  accompagnants 
à  quelque  claire  lanterne,  "s'adonnèrent  à  soigneusement  recher- 
cher et  investiguer  comme  est  le  naturel  des  humains  (et  de 
cette  qualité  sont  Hérodote  et  Homère  appelés  alphestes, 
c'est-à-dire  rechercheurs  et  inventeurs),  trouveront  vraie  être 
la  réponse  faite  par  le  sage  Thaïes  à  Amasis,  roi  des  Égyptiens, 
quand,  par  lui  interrogé  en  quelle  chose  plus  était  de  prudence, 
répondit  :  «  On'  temps  ».  Car  par  temps  ont  été  et  par  temps 
seront  toutes  choses  latentes  inventées  3,  et  c'est  la  cause  pour- 
quoi les  anciens  ont  appelé  Saturne  le  Temps,  père  de  Vérité, 
et  Vérité  fille  du  Temps.  Infailliblement  aussi  trouveront  tout 
le  savoir,  et  d'eux  et  de  leurs  prédécesseurs,  à  peine  être  la 
minime  partie  de  ce  qui  est  et  ne  le  savent. 

«  De  ces  trois  oires*,  que  présentement  je  vous  livre,  vous  en 
prendrez  jugement,  connaissant,  comme  dit  le  proverbe, 
aux  ongles  le  lion.  Par  la  raréfaction  de  notre  eau  dedans 
enclose,  intervenant  la  chaleur  des  corps  supérieurs  et  ferveur 
de  la  mer  salée,  ainsi  qu'est  la  naturelle  transmutation  des 
éléments,  vous  sera  air  dedans  très  salubre  engendré,  lequel 
de  vent  clair,  serein,  délicieux  vous  servira,  car  vent  n'est 
qu'air  flottant  et  ondoyant.  Cetui  vent  moyennant,  irez  à 
droite  route,  sans  terre  prendre  si  voulez,  jusques  au  port 
d'Olonne  en  Talmondois*,  en  lâchant  à  travers  vos  vêles*, 
par  ce  petit  soupirail  d'or  que  vous  y  voyez  apposé  comme  une 
flûte,  autant  que  penserez  vous  suffire  pour  tôt''^  ou  lentement 
naviguer,  toujours  en  plaisir  et  sûreté,  sans  danger  ne  tempête. 
De  ce  ne  doutez  et  ne  pensez  la  tempête  issir*  et  procéder  du 
vent  :  le  vent  vient  de  la  tempête  exitée*  du  bas  de  l'abîme. 
Ne   pensez   aussi  la  pluie  venir  par  impotence   des   vertus 


I.  Là.  —  2.  Au.  —  3,  Trouvés.  —  4.  Vases.  ~  5.  Sables-d'Oîonne,  —  6.  Voiles. 
—  7.  Vite.  — 8.  Sortir,  —  9,  Sortie. 

RABEL.\IS  —  m  jo* 


150  —  CINQUIÈME  LIVRE 

rétentives  des  cieux  et  gravité*  des  nues  suspendues:  elle  \'ient 
par  évocation  des  souterraines  régions,  comme  par  évocation  des 
corps  supérieurs  elle  de  bas  en  haut  était  imperceptiblement 
tirée,  et  vous  en  témoigne  le  roi  prophète  chantant  et  disant 
que  l'abîme  invoque  l'abîme.  Des  trois  oires,  les  deux  sont 
pleines  de  l'eau  susdite,  la  tierce  est  extraite  du  puits  des  sages 
Indiens,  lequel  on  nomme  le  tonneau  des  Brachmanes. 

«  Trouverez  davantage*  vos  nefs  bien  dûment  pourvues  de 
tout  ce  qu'il  pourrait  être  utile  et  nécessaire  pour  le  reste  de 
votre  ménage.  Cependant  qu'ici  avez  séjourné,  j'y  ai  fait  ordre 
très  bon  donner.  Allez,  amis,  en  gaieté  d'esprit,  et  portez  cette 
lettre  à  votre  roi  Gargantua,  le  saluez  de  par  nous,  ensemble  les 
princes  et  les  officiers  de  sa  noble  cour.  » 

Ces  mots  parachevés,  elle  nous  bailla  unes  lettres  closes  et 
scellées,  et  nous,  après  actions  de  grâces  immortelles,  fit  issir» 
par  une  porte  adjacente  à  la  chapelle  diaphane,  où  la  Bacbuc 
les  semondait*  de  proposer  questions  autant  deux  fois  qu'est 
haut  le  mont  Olympe.  Par  un  pays  plein  de  toutes  déUces, 
plaisant,  tempéré  plus  que  Tempe  en  Thessalie,  salubre  plus 
que  celle  partie  d'Ég^-pte  laquelle  a  son  aspect'  vers  Lybie, 
irrigu*  et  verdoyant  plus  que  Thermischrie,  fertile  plus  que 
celle  partie  du  mont  Thaure  laquelle  a  son  aspect  vers  aquilon, 
plus  que  l'île  H3^perborée  en  la  mer  Judaïque,  plus  que  Caliges 
on"'  mont  Caspit,  flairant*  serein  et  gracieux  autant  qu'est 
le  pays  de  Touraine,  enfin  trouvâmes  nos  navires  au  port. 


I.  Pesanteur.   —  2.  En  outre.  —  3.  Sortir.  —  4.  lavitait.  —  5.  Orientation.  — 
6,  Irrigué.  — 7.  Au.  —  8.   Fleurant. 


TABLE 


Le  Quart  livre  (Suite.) 

Comment  après  la  tempête  Pantagruel  descendit  es  îles  des  Macréons  5 

Comment  le  bon  Macrobe  raconte  à  Pantagruel  le  manoir  et  discession 

des  héros 6 

Comment  Pantagruel  raisonne  sur  la  discession  des  âmes  héroïques  et 

des  prodiges  horrifiques  qui  précédèrent  le  trépas  du  feu  seigneur  de 

Langey  8 

Comment  Pantagruel  raconte  une  pitoyable  histoire  touchant  le  trépas 

des  héros • ii 

Comment  Pantagruel  passa  l'île  des  Tapinois,  en  laquelle  régnait  Carê- 

meprenant 12 

Comment  par  Pantagruel  fut  un  monstrueux  physétère  aperçu  près 

l'île  farouche 14 

Comment  par  Pantagruel  fut  défait  le  monstrueux  physétère 15 

Comment  Pantagruel  descendit  en  l'île  farouche,  manoir  antique  des 

andouilles I7 

Comment  par  les  andouilles  farouches  est  dressée  embuscade   contre 

Pan  tagruel 19 

Comment   Pantagruel  manda  quérir  les  capitaines  Riflandonille  et 

Tailleboudin,  avec  un  notable  discours  sur  les  noms  propres  des 

lieux  et  des  personnes 21 

Comment  frère  Jean  se  rallie  avec  les  cuisiniers  pour  combattre  les 

andouilles 2+ 

Comment  par  frère  Jean  est  dressée  la  truie,  et  les  preux  cuisiniers  de- 
dans enclos 26 

Comment  Pantagruel  rompit  les  andouilles  aux  genoux 26 

Comment  Pantagruel  parlemente  avec  Niphleseth,  reine  des  andouilles         28 

Comment  Pantagruel  descendit  en  l'île  des  Papefigues 29 

Comment  le  petit  diable  fut  trompé  par  un  laboureur  de  Papefigue. . .         32 

Comment  le  diable  fut  trompé  par  une  vieille  de  Papefîguière 34 

Comment  Pantagruel  descendit  en  l'île  des  Papimanes 35 

Comniient,  Homenas,  évêque  des  Papimanes,  nous  montra  les  urano- 

pètes  décrétales 38 

Comment  par  Homenas,  nous  fut  montré  l'archétype  d'un  pape 40 

Menus  devis  durant  le  dîner  à  la  louange  des  décrétales 42 

Continuation  des  miracles  advenus  par  les  décrétales , 44 


152  —  TABLE  DES  MATIERES 

Comment,  par  la  vertu  des  décrétales,  est  l'or  subtilement  tiré  de 

France  en  Rome 48 

Comment  Homenas  donna  à  Pantagruel  des  poires  de  bon  Christian ...         50 

Comment  en  haute  mer,  Pantagruel  ouït  diverses  paroles  dégelées 52 

Comment  entre  les  paroles  dégelées,  Pantagruel  trouva  des  mots  de 

gueules 54 

Comment  Pantagruel  descendit  on  manoir  de  messer  Gaster,  premier 

maître  ès-arts  du  monde 56 

Comment,  en  la  cour  du  maître  ingénieux,  Pantagruel  détesta  les  en- 

gastrimythes  et  les  gastrolâtres 58 

Comment  Gaster  inventa  les  moyens  d'avoir  et  conserver  grain 60 

Comment,  près  de  l'île  de  Chaneph,  Pantagruel  sommeillait,  et  les  pro- 
blèmes proposés  à  son  réveil 62 

Comment  par  Pantagruel  ne  fut  répondu  aux  problèmes  proposés. ...         64 

Comment  Pantagruel  hausse  le  temps  avec  ses  domestiques 66 

Comment,  près  l'île  de  Ganabùi,  au  commandement  de  Pantagruel, 

furent  les  Muses  saluées (8 

Comment  Panurge.  par  maie  peur,  se  conchia,  et  du  grand  chat  Rodi 
lardus,  pensait  que  fût  un  diableteau 70 

Le  Cinquième  et  dernier  Livre 

Comment  Pantagruel  arriva  en  l'île  sonnante  et  du  bruit  qu'enten- 
dîmes    • 77 

Comment  l'île  sonnante  avait  été  habitée  par  les  siticines,  lesquels 

étaient  devenus  oiseaux '  79 

Comment  en  l'île  sonnante  n'est  qu'un  papegaut 80 

Comment  les  oiseaux  de  l'île  sonnante  étaient  tous  passagers 81 

Comment  les  oiseaux  gourmandeurs  sont  muets  en  l'île  sonnante 83 

Comment  les  oiseaux  de  l'île  sonnante  sont  alimentés 85 

Comment  Panurge  raconte  à  maître  /Editue  l'apologue  du  roussin  et 

de  l'âne 86 

Comment  nous  fut  montré  papegaut  à  grande  difiSculté 90 

Comment  nous  passâmes  le  Guichet  habité  par  Grippeminaud  archi- 
duc des  chats  fourrés 92 

Comment  par  Grippeminaud  nous  fut  proposé  un  énigme 95 

Comment  Panurge  expose  l'énigme  de  Grippeminaud 97 

Comment  les  chats  fourrés  vivent  de  corruption 98 

Comment  Pantagruel  arriva  en  l'île  des  Apedettes  à  longs  doigts  et 

mains  crochues,  et  des  terribles  aventures  et  monstres  qu'il  y  trouva  103 
Comment  nous  passâmes  Outre,  et  comment  Panurge  y  faillit  d'être 

tué ioS 

Comment  notre  nef  fut  encarrée  et  fûmes  aidés  d'aucuns  voyagera 

qui  tenaient  de  la  Quinte 109 

Comment  nous  arrivâmes  au  royaume  de  la  Quinte  Essence,  nommée 

Entéléchie  112 

Comment  la  Quinte  Essence  guérissait  les  maladies  par  chansons 114 


TABLE  DES  MATIÈRES  —  153 

Comment  nous  descendîmes  en  l'île  d'Odes,  en  laquelle  les  chemins 

cheminent ii6 

Comment  passâmes  l'île  des  Eclots  et  de  l'ordre  des  frères  fredons. ...       ii8 

Comment  nous  visitâmes  le  pays  de  Gatin 122 

Comment  au  pays  de  Satin,  nous  vimes  Ouï-dire,  tenant  école  de  té- 

moignerie 124 

Comjnent  nous  fut  découvert  le  pays  de  Lantemois 126 

Coroment  nous  descendîmes  au  port  des  Lychnobiens  et  entrâmes  en 

Lantemois 126 

Comment  nous  arrivâmes  à  l'oracle  de  la  Bouteille 128 

Comment  nous  descendîmes  sous  terre  pour  entrer  au  temple  de  la 

Bouteille,  et  comment  Chinon  est  la  première  ville  du  monde 130 

Comment  nous  descendîmes  les  degrés  tétradiques,  et  de  la  peiu:  qu'eut 

Panvurge 131 

Comment  les  portes  du  temple  par  soi-même  admirablement  s' entr" ou- 
vrirent         133 

Comment  le  pavé  du  temple  était  fait  par  emblématmre  admirable. ...        135 
Comment  en  l'ouvrage  mosaïque  du  temple  était  représentée  la  batail- 
le que  Bacchus  gagna  contre  les  Indiens 136 

Comment  en  l'emblémature  était  figuré  le  heurt  et  l'assaut  que  don- 
nait le  bon  Bacchus  contre  les  Indiens 138 

Comment  le  temple  était  éclairé  par  une  lampe  admirable 140 

Conament  par  1    pontife  Bacbuc  nous  fut  montrée  dedans  le  temple 

une  fontaine  fantastique 142 

Comment  Bacbuc  accoutra  Paniirge,  pour  avoir  le  mot  de  la  Bou- 
teille        143 

Comment  la  pontife  Bacbuc  présenta  Panurge  devant  la  dive  Bou- 
teille   ; 145 

Comment  Bacbuc  interprète  le  mot  de  la  Bouteille 146 

Comment  avoir  pris  congé  de  Bacbuc,  délaissent  l'oracle  de  la  Bou- 
teille          147 


TABLE  GÉNÉRALE 


TOME  PREMIER 

Avertissement 5 

Vie  de  Rabelais g 

Chronologie 30 

Opinions  et  jugements 33 

Bibliographie 36 

Iconographie. 38 

Livre  premier.  Gargantua 41 

Livre  deuxième.  Pantagruel 14^ 

Table  des  chapitres 210 

TOME  II 

Le  tiers  Livre 7 

Le  quart  Livre 121 

Table  des  chapitres 170 

TOME  III 

Quart  Livre  (suite) ^ 

Cinquième  et  dernier  Livre yy 

Titre  des  chapitres i^i 


Paris    —  Imp.  Larousse,  17,  rue  Montparnasse. 


PQl 682 
C6 
191  3x 

V.3 


Eabelaist  François,  1490  ( ca.  )-1553? 

Gareantua  et  PantagrueJ.  /  Eabelais 
"texte  transcrit  et  annote  par  Henri 
Clouzot  ;  tome  If  III»  Paris  : 
Larousse,  [1813-1914?] 

2  V*  :  itl«,  facsims»  ;  19  cm» 

449808 


r^