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in 2010 witli funding from
Univers ity of Ottawa
littp://www.arcliive.org/details/gasparddelanuitfOObert
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Gaspard de la Nuit
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It A ÉTÉ TIRÉ DE C«ÎT OUVRAGB :
Douze exemplaires sur papier de Hollande
aumérotés de i à i2.
LOUIS BERTRAND
Gaspard de la Nuit
FANTAISIES
A LA MA:<1ÈRE de REMBKANUT et de CAr.LÛX
SIXIÈME ÉDITION
PARIS
MERCVRE DE FRANCE
XVRf RYK DE OONDÉ, XXVI
'^Joîversitâs'
BIBLIOTHECA
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GASPARD DE LA NUIT
Amif te «ouviens-tu qu'en routo pour Colofa*,
On «liauinclie, k Dijon, au cœur de la Bourgogac,
Noot allions admirant elocber^, pprlails et toun,
Bl Iw vieilles maisons dans lei arrièie-oours?
Saintb-Beuvi. — Les Cnit^nlationté
Gothique Donjdn
Et Flèche gothique (*)
Dans un eiel d'opUqae,
Là-ba$, e'ett Dijon.
Ses jt^euses treilles
N^ont point leurs pareillet ;
Ses clochers jadii
Se comptaient par diti»
lAt plus d'une pinte
Bel êeidpUe ou peint» f
(*) Le donjon da palais des dacs, et la flèche de la cathé-
drale, que les voyageurs aperçoivent de plusieurs lieues daj^
b plaia*.
O CASPAIU) DE LA. HUIT
Là, plus d'un portail
S'ouvre en éventail.
Dijon, moult te tarde ! (*)
Et mon luth camard
Chante la moutarde
Et ton Jacquemart /
J'aime Dijon comme l'enfant sa nourrice
dont il a sucé le lait, comme le poète la jou-
vencelle qui a initié son cœur. — Enfance et
poésie ! Que l'une est éphémère, et que l'au-
tre est trompeuse ! L'enfance est un papillon
qui se hâte de brûler ses blanches ailes aux
flammes de la jeunesse, et la poésie est sem-
blable à l'amandier : ses fleurs sont parfu-
mées et ses fruits sont amers.
J'étais un jour assis à l'écart dans le jar-
din de l'Arquebuse, — ainsi nommé de l'arme
qui autrefois y signala si souvent l'adresse
des chevaliers du Papeguay. Immobile sur
un banc, on eût pu me comparer à la statue
(*) Moult me tarde ! aocieuae devU* d* h commun» d«
Dijoa.
iASFABA SS tA ifvrr
du bastion Bazire. Ce chef-d'œuvre du fîgu-
riste Séva'îée et du peintre Guillot représen-
tait un abbé assis et lisant. Rien ne manquait
à son costume. De loin, on le prenait pour
un personnage ; de près, on voyait que c'était
un plâtre.
La toux d'un promeneur dissipa ressaim
de mes rêves. C'était un pauvre diable dont
l'extérieur n'annonçait que misères et souf-
frances. J'avais déjà remarqué, dans le même
jardin, sa redingote râpée qui se boutonnait
jusqu'au menton, son feutre déformé que
jamais brosse n'avait brossé, ses cheveux
longs comme un saule, et peignés comme des
broussailles, ses mains décharnées, pareilles
à des ossuaires, sa physionomie narquoise,
chafouine et maladive qu'effilait une barbe
nazaréenne ; ot mes conjectures l'avaient
charitablement rangé parmi ces artistes
au petit pied, joueurs de violon et pein-
tres de portraits, qu'une faim irrassasiable
et une soit inextinguible condamnent à
•iSPÀRD DB LÀ. tttilT
courir le monde sur là trace du Juif-errant.
Nous étions maintenant deux sur le bano.
Mon voisin feuilletait un livre, des pages du-
quel s'échappa à son insu une fleur dessé-
chée. Je la recueillis pour la lui rendre.
L'inconnu me saluant la porta à ses lèvres
flétries, et la replaça dans le livre mystérieux.
— (( Cette fleur, me hasardai-je à lui dire,
est sans doute le symbole de quelque doux
amour enseveli ? Hélas ! nous avons tous dans
le passé un jour de bonheur qui nous désen-
chante l'avenir.
— Vous êtes poète? me répondit'^il en ton-
nant. D
Le fil de la conversation s'était noué : main-
tenant, sur quelle bobine allait-il s'envider?
— < Poète, si c'est être poète que d'avoir
cherché l'art 1
— Vous avez cherché l'art 1 Et ravez-voqs
trouvé ?
•ftSTASB am L4 mnv
•^ Plût au ciel que l'art ne fût pas une chi-
mère 1
— Une chimère !... Et moi aussi je l'ai
cherché 1 » s'écria-t-il avec l'enthousiasme
du génie et l'emphase du triomphe.
Je le priai de m'apprendre à quel lunetier
il devait sa découverte, l'art ayant été pour
moi ce qu*est une aiguille dans une meule de
foin...
— « J'avais résolu, dit-il, de chercher l'art
comme au moyen-âge les roses-croix cher-
chèrent la pierre philosophale ; l'art, cette
pierre philosophale du xix^ siècle 1
» Une question exerça d'abord ma scolas*-
tique. Je me demandai : Qu'est-ce que l'art?
— L art est la science du poète. — Définition
aussi limpide qu'un diamant de la plus belle
eau.
» Mais quels sont les éléments de l'art?
ISeconde question à laquelle j'hésitai pendant
lO GASPARD DB L\ HUIT
plusieurs mois de répondre. — Un soir qu'à
la fumée d'une lampe je fossoyais le poudreux
charnier d'un bouquiniste, j'y déterrai un
petit livre en langue baroque et inintelligible,
dont le titre s'armoriait d'un amphistère dé-
roulant sur une banderoUe ces deux mots :
Gott — Liebe. Quelques sous payèrent ce
trésor. J'escaladai ma mansarde, et là,
comme j'épelais curieusement le livre énig-
matique, devant la fenêtre baignée d'un clair
de lune, soudain il me sembla que le doigt
de Dieu effleurait le clavier de l'orgue uni-
versel. Ainsi les phalènes bourdonnantes se
dégagent du sein'des fleurs qui pâment leurs
lèvres aux baisers de la nuit. J'enjambai la
fenêtre, et je regardai en bas. 0 surprise !
rêvais-je? Une terrasse que je n'avais pas
soupçonnée aux suaves émanations de ses
orangers, une jeune fille vêtue de blanc qui
jouait de la harpe, un vieillard velu, de
noir qui priait à genoux 1 — Le livre me tomba
de la nutin.
SASPAHO DB la. huit II
» Je descendis chez les locataires de la ter- *
rasse. Le vieillard était un ministre de la reli-
gion réformée qui avait échangé la froide
patrie de sa Thuringe contre le tiède exil de
notre Bourgogne. La musicienne était son uni-
que enfant, blonde et frêle beauté de dix-sept
ans qu'effeuillait un mal de langueur ; et le
livre par moi réclamé était un eucologe alle-
mand à l'usage des églises du rite luthérien et
aux armes d'un prince de la maison d'Anhalt-
Coëthen.
» Ah ! monsieur, ne remuons pas une cen-
dre encore inassoupie I Elisabeth n'est plus
qu'une Bû rixàlarobeazurée. Elle est morte,
monsieur, morte ! et voici l'eucologe où elle
épanchait sa timide prière, la rose où elle a
exhalé son âme innocente. — Fleur dessé-
chée en bouton comme elle ! — Livre fermé
comme le livre de sa destinée ! — Reliques
bénies qu'elle ne méconnaîtra pas dans l'éter-
nité, aux larmes dont elles seront trempées,
quand la trompette de Tarchange ayant rompu
la pierre de mon tombeau, je m'élancerai
par delà tous les mondes jusqu'à la vierge
adorée, pour m'asseoir enfin près d'elle sou0
les regards de Dieu 1...
1— Et l'art ? lui demandai-jç,
— Ce qui dans l'art est sentiment était ma
douloureuse conquête. J'avais aimé, j'avais
prié. Gott — LiebCy Dieu et Amour I — Mais
ce qui dans l'art est idée leurrait encore ma
curiosité. Je crus queje trouverais le complé-
ment de Tari dans la nature. J'étudiai donc
la nature.
» Je sortais le matin de ma demeure et je
n'y rentrais que le soir. Tantôt, accoudé sur
le parapet d'un bastion en ruines, j'aimais,
pendant de longues heures, à respirer le par-
fum sauvage et pénétrant du violier qui mou-
cheté de ses bouquets d'or la robe de lierrQ
de la féodale et caduque cité de Louis XI (*) ;
(*) O chitMV, imfm^ è Dijoa pr h ^rffMnlqae d^flanee
éê Loui» XI, laiifii If >!■ k «wl étCluilM If Téaénaiw iX
«▲■tARB BS ik *vrt |3
avoir s'accidenter le paysage tranquille d'un
coup de vent, d'un rayon de soleil ou d'unei
ondée de pluie, le bec-figue et les oisillons!
des haies se jouer dans la pépinière éparpillée
d'ombres et de clartés, les grives accourues
de la montagne vendanger la vigne assez
haute et touffue pour cacher le cerf de la
fable, les corbeaux s'abattre de tous les coins
du ciel, en bandes fatiguées, sur la carcasse
d'un cheval abandonné par le pialey (•) dans
quelque bas-^fond verdoyant ; à écouter les
lavandières qui faisaient retenth* leur rouillot
joyeux au bord de Suzon (**) et l'enfant qui
chantait une mélodie plaintive en tournant
tous la muraille la roue du cordier. — Tantôt
s'empara du duché au dâtrimenl de l'héritière légitima Marie
de Bourgogne, a plus d'une fois tiré contre la ville, qui. i|
est vrai, lui a bien sendu «es gracieusetés. Aujourd'hui, «et
tours chenues servent de retraite à une compa^;ai« da gen-
darmes.
(*) L'éooroheur de ohevaux norU.
(**) Torrent qui parcourait autrefois Dijon k dal découvert.
Ses eaux sont reçues aujourd'hui au pied des remparts dans
des canaux voûtée. — Lea truites du V*l-de~Siuon ont de la
renommé» «a Bourgog— .
tk eA.SPA.RD DB LA. HUIT
je Trayais à mes rêveries un sentier de mousse
et de rosée, de silence et de quiétude, loin
de la ville. Que de fois j'ai ravi leurs que-
nouilles de fruits rouges et acides aux halliers
mal hantés de la fontaine de Jouvence et de
l'ermitage de Notre-Dame-dEtang, la fontaine
des Esprits et des Fées, l'ermitage du Dia-
ble (*) ! Que de fois j'ai ramassé le buccin
pétrifié et le corail fossile sur les hauteurs
pierreuses de Saint-Joseph, ravinées par
l'orage ! Que de fois j'ai péché l'écrevisse
dans les gués échevelés des Tilles (**), parmi
les cressons qui abritent la salamandre gla-
cée et parmi les nénuphars dont bâillent les
fleurs indolentes ! Que de fois j'ai épié la
couleuvre sur les plages embourbées de Sau-
lons, qui n'entendent que le cri monotone
de la foulque et le gémissement funèbre du
(") La chapelle aujourd'hui fermée de Notre-Dame-d'Etang
étail liaLiluc en i63u par un chapelaia et par ud ermite. Ce
dernier ayant a.ssassiné son confrère, un arrêt du parlement
de Dijon le condamna à êlrc roué vif en place de Morimont.
(**j Nom générique de plusieurs petites rivières qui aiioseat
le pujs de la ['laine, enUe Dijon et la Suôae.
•ASPARD OB lA mOT l5
grèbe ! Que de fois j*aî (îtolTc cr'une bougie
les grottes souterraines d'Asnières où la sta-
lactite distille avec lenteur l'éternelle goutte
d'eau du clepsydre des siècles ! Que de fois
j'ai hurlé de la corne, sur les rocs perpendi-
culaires de Chèvre-Morte, la diligence gra-
vissant péniblement le chemin à trois cents
pieds au-dessousde mon trône débrouillards!
Et les nuits même, les nuits d'été, balsa-
miques et diaphanes, que de fois j'ai gigué
comme un lycanthrope autour d'un feu
allumé dans le val herbu et désert, jusqu'à
ce que les premiers coups de cognée du bû-
cheron ébranlassent les chênes ! Ah ! mon-
sieur, combien la solitude a d'attraits pour
le poète ! j'aurais été heureux de vivre dans
les bois et de ne faire pas plus de bruit que
l'oiseau qui se désaltère à la source, que
l'abeille qui picore à l'aubépine et que le
gland dont la chute crève la ieuillée I...
— Et Tart? lui demandai-je.
— Patience I Tart était encore dans les
i6
•AfrARi» »B LA Rvrr
limbes. Tavaîs étudié le spectacle de
la nature, j'étudiai les monuments des
hommes.
» Dijon n*a pas toujours parfilé ses heures
oisives aux concerts de ses philharmoniques
enfants. Il a endossé le haubert — coiffé le
morion — brandi la perluisane — dégainé
Tépée — amorcé l'arquebuse — braqué le
canon sur ses remparts — couru les champs
tambour battant et enseignes déchirées, et,
comme le ménestrel gris de la barbe qui em-
boucha la trompette avant de racler du rebec,
il aurait de merveilleuses histoires à vous
raconter, ou plutôt, ses bastions croulants,
qui encaissent dans une terre mêlée de débris
les racines feuilleuses de ses marronniers
d'Inde, et son château démantelé dont le
pont tremble sous le pas éreinté de la jument
du gendarme regardant la caserne, — tout
atteste deux Dijons: un Dijon d'aujourd'hui,
un Dijon d'autrefois.
^^ J'eus bientôt déblayé le Dijon des xiv»
CkBPJLKD DB LÀ KVtW
et xve siècles, autourduquel courait un branle
de dix-huit tours, de huit portes et de quatre
poternes ouportelles, — le Dijon de Philippe-
le-Hardi, de Jean-sans-Peur, de Philippe-le-
Bon et de Charles-le-Témcraire, avec ses
maisons de torchis à pignons pointus comme
le bonnet d'un fou, à façades barrées de croix
de Saint-André ; avec ses hôtels embastillés,
à étroites barbacanes, à doubles guichets^
à préaux pavés de hallebardes : — avec ses
églises, sa sainte chapelle, ses abbayes, ses
monastères, qui faisaient des processions de
clochers, de flèches, d'aiguilles, déployant
pour bannières leurs vitrauji d'or et d'azur,
promenant leurs reliques mirnculeuses, s'age-
nouillant aux cryptes sombres de leurs mar-
tyrs ou au reposoir fleuri de leurs jardins;
^- avec son torrent de Suzon dont le cours,
thargé de poncels de bois et de moulins à
arine, séparaiî le territoire de Tabbé de Saint-
Bénigne du territoire de l'abbé de Saint-
Etienne comme un huissier au parlement jetait
sa verge et son holà entre deuxplaideurs bouf-
l8 OASPARD DB LA If OIT
fis décolère (*);— et enfin avec ses faubourgs
populeux dont l'un, celui de Saint-Nicolas,
étalait ses douze rues au soleil, ni plus ni
moins qu'une grasse truie en gésine ses douze
mamelles. — J'avais galvanisé un cadavre
et ce cadavre s était levé.
> Dijon se lève ; il se lève, il marche, il court I
trente dindelles carillonnent dans un ciel bleu
d'outremer comme en peignait le vieil Al-
bert Durer. La foule se presse aux hôtelle-
ries de la rue Bouchepot, aux étuves de la
porte aux Chanoines, au mail de la rue Saint-
Guillaume, au change de la rue Notre-Dame,
aux fabriques d'armes de la rue des Forges,
à la fontaine de la place des Cordeliers, au
(•) Les deux abbayes de Saint-Etienne et de Saint-Bénigne,
dont les contestations fatiguèrent si souvent la patience du
parlement, étaient si anciennes, si puissantes, cl jouissaient
de tant de privilèges accordés par les ducs et les papes, qu'il
d'j avait à Dijon aucun établissement religieux qui ne relevât
de Tune ou de l'autre. Les sept églises de la ville étaient
eurs filles, et chacune des deux abbayes avait en outre son
église particulière, — L'abbaye de Saint-Etienne battait
luonnai*.
four banal de !a rue l^ôze, aux halles de la
place Champeaux, au gibet de la place Mori-
mont ; bourgeois, nobles, vilains, soudrilles,
prêtres, moines, clercs, marchands, vai'lets,
juifs, lombards, pèlerins, ménestrels, offi-
ciers du parlement et de la Chambre des
comptes, officiers des gabelles, officiers de
la monnaie, officiers de la gruerie, officiers
de la maison du duc : qui clament, qui
sifflent, qui chantent, qui geignent, qui
prient, qui maugréent, — dans desbasternes,
dans des litières, à cheval, sur des mules, sur
la haquenée de saint François. — Et com-
ment douter de cette résurrection? Voici
flotter aux vents l'étendard de soie, moitié
vert, moitié jaune, broché des armoiries de
la ville qui sont de gueules au pampre d'or
feuille de sinople (*).
(•) Telles auraient été, suivant Pierre Paillot, les anciennes
armoiries de la commune de Dijon ; mais l'abbé Boulemier
(Méin. de Vacad. de Dijon, 1 771) a prétendu qu'elles n'étaient
que de gueules plein. Ces deux savants ne feraient-ils pas
Cl nfusion de tomps, et les armoiries de Dijon n'auraient-elle»
i6 éASPARD DÉ tJL mnt
» Mais quelle est cette cavalcade? c'est le
duc qui va s'ébattre à la chasse. Déjà la
duchesse l'a précédé au château de Rouvres.
Le magnifique équipage et le nombreux cor-
tège ! Monseigneur le duc éperonne un gris
pommelé qui frissonne à l'air vif et piquant
du matin. Derrière lui caracolent et se pa-
vanent les Riches de Châlons, les Nobles de
Vienne, les Preux de Vergy, les Fiers de Neu-
châtel, les bons Barons de Beaufremont. —
Et ces deux personnages qui chevauchent
à la queue de la file? Le plus jeune, que dis-
tinguent son juste-au-corps de velours sang-
de-bœuf et sa marotte grelottante, s'égosille
de rire ; le plus vieux, accoutré d'une cape
de drap noir sous laquelle il retrait un volu-
mineux psautier, baisse la tête d'un air con-
fus : l'un est le roi des Ribauds, l'autre le
chapelain du duc (*). Le fou propose au sage
pas été de gtnuUs pl«in avant de porter «a ptmprt ^or feùUi
de sinople? C'est ce que je n'ai pas le loisir d'eiaminer ici.
(*) Philippe-le-HarcIi avait son roi des Ribaadi, il lai donna
aoo Kv. en iSgO {Courtépée).
aaspàrd de la vvrt àt
des questions que celui-ci ne peut résoudre ;
et tandis que le populaire crie Noël ! — que
les palefrois hennissent, que les limiers
aboient, que les cors fanfarent, eux, la bride
sur le cou de leurs montures à l'amble, de-
visent familièrement de la sage dame Judith
et du preudhomme Machabée.
» Cependant un héraut sonne de la buc-
cine sur la tour du logis du duc. Il signale
dans la plaine les chasseurs lançant leurs
faucons. Le temps est pluvieux ; une brume
grisâtre lui dérobe au loin Tabbaye de Ci-
teaux qui baigne ses bois dans les maré-
cages ; mais un rayon de soleil lui montre
plus rapprochés et plus distincts le château
de Talantj dont les terrasses et les plates-
formes se crénèlent dans la nue, — les ma-
noirs du sire de Ventoux et du seigneur de
Fontaine, dont les girouettes percent des
massifs de verdure, — le monastère deSaint-
Maur dont les colombiers s'aiguisent au mi-
lieu d'une volée de pigeons, — la léproserie
ii éASPARD DE LA ItUrt
de Saint- Apollinaire qui n'a qu'une porte et
n'a point de fenêtres, — la chapelle de
Saint-Jacques de Trimolois, qu'on dirait un
pèlerin cousu de coquilles ; — et sous les
murs de Dijon, au delà des meix de l'abbaye
de Saint-Bénigne, le cloître de la Char-
treuse, blanc comoie le froc des disciples de
saint Bruno.
» La Chartreuse de Dijon I le Saint-Denis
des ducs de Bourgogne (*)! Ahl pourquoi
(•) Je ne compare la Chartreuse de Dijon à l'abbaye do
Saint-Denis que sous le rapport de la magnificence et de la
richesse de ses sépultures. Trois ducs seulement ont été inhu-
més à la Chartreuse, Philippe-le-Hardi, Jean sans-Peur et
Phllippe-le-Bon ; et je n'ignore pas que l'Eglise de Citeaux
avait communément reçu, depuis Eudes i", les dépouilles de»
ducs de la première et de la seconde race royale. — • C'est
Philippe-le Hardi qui fonda la Chartreuse en i383. Tout n'y
était que lambris de bois d'Irlande, que chasubles et tapis de
drap d'or, que courtines d'étoffes de Chypre et de Damas,
que bénitiers et chandeliers d'argent, que lampes de vermeil,
que chapelles portatives à personnages d'ivoire, que peintures
et iculpturet exécutées par les premiers artistes du temps. La
vaisselle pour le service do l'autel pesait 55 marcs. — Le
marteau de la révolution en jetant en bas la Chartreuse avait
AASPAkD DE ta. RUIt
faut-il que les enfants soient jaloux des chefs-
d'œuvre de leurs pères ! Allez maintenant
où fut la Chartreuse, vos pas y heurteront
sous l'herhe des pierres qui ont été des clefs
de voûtes, des tabernacles d'autels, des che-
vets de tombeaux, des dalles d'oratoires;
des pierres où l'encens a fumé, où la cire a
brûlé, où l'orgue a murmuré, où les ducs vi-
vants ont fléchi le genou, où les ducs morts
ont posé le front. — 0 néant de la grandeur
et de la gloire ! on plante des calebasses
dans la cendre de Philippe le-Bon ! — Plus
rien de la Chartreuse ! Je me trompe. — Le
portail de l'église et la tourelle du clocher
sont debout ; la tourelle élancée et légère,
une touffe de giroflée sur l'oreille, ressemble
à un jouvcnccn'- fjui mène en laisse un lé-
vrier; le portail martelé serait encore un
dispersé dans les cabinets de quelques curieux les débris des
tombeaux do Philippe-le-IIardi, de Jean-sans-Peur et de
MiTtruerite de Bavière, femme de ce dernier (Charles -Ic-To'-^
méraire n'avait point fait élever de monument à son père Phi"
lippe Ic-Bon^. Ces chefs-d'œuvre de l'art au xv« siècle ont été
restaurés et placés dioa une des salles du musée de Dijon.
ai GASPARD DE t\ KVIt
joyau à pendre au cou d'une cathédrale. Il
y a outre cela,. dans le préau du cloître, un
piédestal gigantesque dont la croix est ab-
sente et autour duquel sont nichées six
statues de prophètes, admirables de désola-
tion. — Et que pleurent-ils? Ils pleurent la
croix que les anges ont reportée dans le ciel.
» Le sort de la Chartreuse a été celui de
la plupart des monuments qui embellissaient
Dijon à l'époque de la réunion du duché au
domaine royal. Celte ville n'est plus que
l'ombre d'elle-même. Louis XI l'avait décou-
ronnée de sa puissance, la révolution Fa
décapitée de ses clochers. 11 ne lui reste plus
que trois cgliseS; de sept églises, d'une sainte
chapelle (*), de deux abbayes et d'une dou-
(*) EIIo n'a pas plus échappé que la Gbartreuie et tant
«''autres chefs-d'œuvre à la fureur des réactions. On n'en a
pas laissé piorro sur pierre. Cette sainte chapelle, élevée par
le duc Hugues III au retour de la croisade, vert 1171, était
riche de mille objets d'art et de piété. Que sont devenus, par
exemple, ses vitraux et ses statues bisloriquei ; cette boiserie,
du cboBur où étaient appendues les armoiries dea trente et un
GASPARD DE LA IfUIt jS
znine de monastères. Trois de ses portes sont
bouchées, ses poternes ont été démolies, ses
faubourgs ont été rasés, son torrent de Suzon
s'est précipité aux égouts, sa population a
secoué ses feuilles, et sa noblesse est tombée
en quenouille. — Hélas ! on voit bien que
le duc Charles et sa chevalerie, partis — il y
aura bientôt quatre siècles (*) ~ pour la ba-
taille, n'en sont pas revenus.
» El moi, j'errais parmi ces ruines comme
l'antiquaire qui cherche des médailles ro-
maines dans les sillons d'un castrum, après
une grosse pluie d'orage. Dijon expiré con-
serve encore quelque chose de ce qu'il fut,
semblable à ces riches Gaulois qu'on ense-
premiers chevaliers de la Toison-d'Or institués par Phillppe-
le-Bon ; le beau vaîssel où l'on conservait une hostie mira-
culeuse et sur lequel brillait, aux jourg de. fêtes, la couronne
d or que le roi Louis XII, relevant d'une dangereuse ma-
ladie, en i5o5, avait envoyée au chapitre par deux héraut»?
— Le temps a fait un pas et la terre a éU r«iioav«lé«, dit
quelque par» M. de Chateaubriand.
Ci Gharleivfe-Téinéraire, dernier duc de Bourgogne, fui "
(uJ à la baUilU àê NaiMjr, »• dimanche 5 janvier 1476. '
ûJLifÂaD 08 LA irait
velissait une pièce d'or dans la bouche etj
une autre dans la main droite. i
— Et l'art? lui demandai-je. ,
— J'étais un jour occupé, devant l'église
Notre-Dame, à considérer Jacquemart, sa
femme et son enfant, qui martelaient midi.^
L'exactitude, la pesanteur, le flegme de Jac-
quemart seraient le certificat de son originefla-
mande, quand même on ignorerait qu'il dis-
pensait les heures aux bons bourgeois de
Courtray, lors du sac de cette ville en 1383.
Gargantua escamota les cloches de Paris,
Philippele-Hardi Ihorloge de Courtrai ;
chaque prince à sa taille. — Un éclat de rire
se fit entendre là-haut et j'aperçus, dans un
angle du gothique édifice, une de ces figures
monstrueuses que les sculpteurs du moyen-
âge ont attachées par les épaules aux gout-
tières des cathédrales ; une atroce figure de
damné qui, en proie aux souffrances, tuait
la langue, grinçait des dents et se tordait les
mains. — C'était elle qui avait ri.
37
— Vous aviez un fétu dans l'œil ! m'écriai-
je.
— Ni fétu dans l'œil, ni coton dans Toreille.
— La figure de pierre avait ri, — ri dim
rire grimaçant, effroyable, infernal — mais
sarcastique — incisif, pittoresque. »
J'eus honte à part moi d'avoir eu si long-
temps affaire à un monomane. Cependant
j'encourageai d'un sourire le rose-croix de
l'art à poursuivre sa drolatique histoire.
— « Cette aventure, continua-1-il, me
donna à réfléchir. — Je réfléchis que, puis-
que Dieu et l'amour étaient les premières
conditions de l'art, ce qui dans l'art est sen-
timent, — Satan pourrait bien être la se-
conde de ces conditions, ce qui dans l'art
est idée. — N'est-ce pas le diable qui a bâti
la cathédrale de Cologne ?
» Me voilà en quête du diable. Je blêmis
sur les livres magiques de Cornélius Agrippa
et j'égorge la poule noire du maître d'école
s8
Gt5PARD DE LA HDIT
mon voisin. Pas plus de diable qu'au bout
du rosaire d'une dévote ! Néanmoins il
existe ; — saint Augustin en a, de sa plume,
légalisé le signalement : Dœmones siint génère
animalia, ingenio raiionabilia, animo passiva,
corpore aerea, iempore œterna. Cela est po-
sitif. Le diable existe. Il pérore à la Chambre,
il plaide au palais, il agiote à la bourse. On
le grave en vignettes, on le broche en ro-
mans, on l'habille en drames. On le voit
partout, comme je vous vois. C'est pour lui
épiler mieux la barbe que les miroirs de
poche ont été inventés. Polichinelle a man-
qué son ennemi et le nôtre. Oh ! que ne l'a-t-
il assommé d'un coup de bâton sur la nu-
que!
» Je bus l'élixir de Paracelse, le soir avant
de me coucher. J'eus la colique. Nulle part
le diable en cornes et en queue.
» Encore un désappointement : — l'ornge,
cette nuit-là, mouillait jusqu'aux os la vieille
cité accroupie dans le sommeil. Commenl
aABPAKD DE LA ROTT 3 9
je rôdais à tâtons, n'y voyant goutte, dans les
anfractuosités de Notre-Dame, c'est ce que
vous expliquera un sacrilège. Il n'y a pas de
serrure dont le crime n'ait la clef. — Ayez
pitié de moi ! j'avais besoin d'une hostie et
d'une relique. — Une clarté piqua les té-
nèbres, plusieurs autres se montrèrent suc-
cessivement, de sorte que je distinguai bien-
tôt quelqu'un dont la main affûtée d'un long
allumoir distribuait la flamme aux chande-
liers du maître-autel. C'était Jacquemart
qui, non moins imperturbable que de cou-
tume sous sa caille de fer rapiécée, acheva
sa besogne sans paraître s'inquiéter ni même
s'apercevoir de la présence d'un témoin pro-
fane. Jacqueline, agenouillée aux degrés,
gardait une immobilité parfaite, la pluie
découlant de sa jupe de plomb attournée à
la mode brabançonne, de sa gorgerette de
tôle tuyautée comme une dentelle de Bruges,
de son visage de bois verni comme les jaues
dune poupée de Nuremberg. Je lui bégayais
une humble question sur le diable et sur
ë
8o «aspaud I» LA. nvTt
l'art, quand le bras de la Maritorne se dé-
banda avec la précipitation soudaine et bru-
tale d'un ressort, et, au bruit cent fois réper-
cuté du lourd marteau qu'elle serrait du
poing, la foule des abbés, des chevaliers, des
bienfaiteurs qui peuplent de leurs gothiques
momies les caveaux gothiques de l'église,
afflua processionnellement autour de l'autel
éblouissant de splendeurs vives et ailées de
la crèche de Noël. La vierge noire (*), la vierge
des temps barbares, haute d'une coudée, à
la tremblatite couronne de fil d'or, à la robe
raide d'empois et de perle> la vierge mira-
culeuse devant qui grésille une lampe d'ar-
gent, sauta en bas de sa chaire et courut sur
les dalles, de la vitesse d'un toton..Elle
s'avançait des nefs profondes, à bonds gra-
cieux et inégaux, accompagnée d'un petit
saint Jean de cire et de laine qu'embrasa
une étincelle et qui se fondit bleu et rouge.
(•) Celte image était déjà en grande vénération au xii* siècle.
Elle est d'un bois noir, dur et pesant, qu'on croit être du
châtaignier.
e&SPARD DB LA HUIT 3l
Jacqueline s'était armée de ciseaux pour
tondre l'occiput de son enfançon emmailloté ;
un cierge éclaira au loin la chapelle du
baptistère, et alors
— Et alors?
— Et alors le soleil qui luisait par un per-
tuis, les moineaux qui becquetaient mes
vitres, et les cloches qui marmonnaient une
antienne dans la nue m'éveillèrent. J'avais
fait un rêve.
— Et le diable?
— Il n'exiâte pas.
— Et l'art?
— Il existe.
— Mais où donc?
— Au sein de Dieu 1 1 — Et son œil où ger-
mait une larme sondait le ciel. — « Nous ne
sommes, nous, monsieur, que les copistes
du créateur. La plus magnifique, la plus
3
3a e.lSPARD DE LA NUIT
triomphante, la p!iis glorieuse de nos œuvres
éphémères n'est jamais que l'indigne contre-
façon, que le rayonnement éteint de la moin-
dre de ses œuvres immortelles. Toute ori-
ginalité est un aiglon qui ne brise la coquille
de son œuf que dans les aires sublimes et
foudroyantes du Sinaj. — Oui, monsieur, j'ai
longtemps cherché l'art absolu ! 0 délire! ô
folie ! Regardez ce front ridé par la couronne
de fer du malheur ! Trente ans ! et l'arcane
que j'ai sollicité de tant de veilles opiniâtres,
à qui j'ai immolé jeunesse, amour, plaisir,
fortune, l'arcane gît, inerte et insensible,
comme le vil caillou, dans la cendre de mes
illusions ! Le néant ne vivifie point le néant. »
Il se levait. Je lui témoignai ma commisé-
ration par un soupir hypocrite et banal.
— « Ce manuscrit, ajouta-t-il, vous dira
combien d'instruments ont essayé mes lèvres
avant d'arriver à celui qui rend la note pure
et expressive, combien de pinceaux j'ai usés
sur la toile avant d'y voir naître la vacue au-
GASPARD DB TA HUIT 3S
rore du clair-obscur. Là sont consignés di-
vers procédés nouveaux peut-être d'harmonie
et de couleur, seul résultat et seule récom-
pense qu'eussent obtenus mes élucubrations.
Lisez-le ; vous me le rendrez demain. Six
heures sonnent à la cathédrale ; elles chas-
sent le soleil qui s'esquive le long de ces lilas.
Je vais m'enfermer pour écrire mon testa-
ment. Bonsoir.
— Monsieur î >
Bah ! il était loin. Je demeuraî aussi coî et
penaud qu'un président à qui son greffier au-
rait pris une puce chevauchant sur le nez.
Le manuscrit était intitulé : Gaspard de la
Nuit, Fantaisies à la manière de Rembrandt
et de Callot,
Le lendemain était un samedi. Personne à
y Arquebuse; quelques juifs qui festoyaient Je
jour du Sabbat. Je courus par la ville m'in-
formant de M. Gaspard de la Nuit à chaque
passant. Les uns me répondaient : — « Oh !
34
vous plaisantez ! » — Les autres : — « Eh
qu'il vous torde le cou !» — Et tous aussitôt
me plantaient là. J'abordai un vigneron de
lai rue sain-felebar, nabot et bossu, qui se
carrait sur sa porte, en riant de mon em-
barras.
— « Connaissez vous M.Gaspard de laNuit?
— Que lui voulez-vous, à ce garçon-là ?
— Je veux lui rendre un livre qu'il m'a
prêté.
— Un grimoire I
— Comment ! un grimoire ! . . . Enseîgnez-
moi, je vous prie, son domicile.
— Là-bas, où pend ce pied de biche.
— Mais cette maison... vous m'adressez à
M. le curé.
— C'est que je viens de voir entrer chez
lui la grande brune qui blanchit ses aubes et
ses rabats.
qâspàkd db uk. irurr 35
— Qu'est-ce que cela signifie ?
— Cela signifie que M. Gaspard de la Nuit
s'attife quelquefois en jeune et jolie fille pour
tenter les dévots personnages, — témoin son
aventure avec saint Antoine, mon patron.
— Faites moi grâce de vos malignités et
dites-moi où est M. Gaspard de la Nuit.
— Il est en enfer, supposé qu'il ne soit pas
ailleurs.
— Ah! je m'avise enfin de comprcudre!
Quoi ! Gaspard de la nuit serait...?
— Eh ! oui... le diable I
— Merci, mon brave!.... Si Gaspard de la
Nuit est en enfer, qu'il y rôtisse. J'imprime
son livre. »
Louis B£BTRA^D.
PREFACE
L'art a toujours deux faces antithétiques,
médaille dont, par exemple, un côté accuse-
rait la ressemblance de Paul Rembrandt et le
revers celle de Jacques Callot. — Rembrandt
est le philosophe à barbe blanche qui s'encoli-
maçonne en son réduit, qui absorbe sa pensée
dans la méditation et dans la prière, qui ferme
les yeux pour se recueillir, qui s'entretient
avec des esprits de beauté, de science, de sa-
gesse et d'amour, et qui se consume à péné-
trer les mystérieux symboles de la nature. —
Callot, au contraire, est le lansquenet fanfaron
et grivois qui se pavane sur la place, qui fait
du bruit dans la taverne, qui caresse les filles
de bohémiens, qui ne jure que par sa rapière et
par son escopette, et qui n'a d'autre inquié-
38
o^PÀRD DE lA nurr
tilde que de cirer sa moustache. — Or, Vau'
tcur de ce Hure a envisagé iart sous cette
double personnification ; mais il n'a point été
trop exclusif, et voici, outre des fantaisies à la
manière de Rembrandt et de Callot, des études
sur Van Eijck, Lucas de Leijde, Albert Durer,
Peeter Neef, Breughel de Velours, Bveiighel
d'Enfer, Van Ostade, Gérard Dow, Saluator
Rosa, Murillo , Fusely etplusieur» autres maî-
tres de différentes écoles.
Et que si on demande à l'auteur pourquoi
Une parangonne point en tête de son livre quel-
que belle théorie littéraire, il sera for-cé de
répondre que M. Séraphin ne lui a pas expli-
qué le mécanisme de ses ombres chinoises, et
que Polichinelle cache à la foule curieuse le
fil conducteur de son bras. — Il se conienie
de signer son œuvre :
GÂS^ARD D£ LA NUIT.
 M VICTOR HUGO
La gloire ne sait point ma demeure ignorée.
Et je chante tout seul ma chanson é[)lorée,
Qui n'a de charmes que pour moi.
Cb. Broghot. — Ode.
Nargué de vos esprits errants, dit Adam je
ne m'en inquiète pas plus qu'un aigle ne s'in-
quiète d'une troupe d'oies sauvages ; tous ces
êtres-là ont pris la fuite depuis que les chaires
•ont occupées par de braves ministres, et les
oreilles du peuple remplies de saintes doctrines.
Walte» Scott. — L'Abbé, chap. XVI.
Le livre mignard de tes vers, dans cent ans
comme aujourd'hui, sera le bien choyé des
;hâtelaines,desdamoiseauxet des ménestrels,
florilège de chevalerie, décaméron d'amour
qui charmera les nobles oisivetés des ma-
noirs.
Mais le petit livre que jeté dédie aurai subi
le sort de tout ce qui meurt, après avoir, une
4o «ASPARD DE LA NUlt
matinée peut-être, amusé la cour et la ville
qui s'amusent de peu de chose.
Alors, qu'un bibliophile s'avise d'exhumer
cette œuvre moisie et vermoulue, il y lira à
la première page ton nom illustre qui n'aura
point sauvé le mien de l'oubli.
Sa curiosité délivrera le frêle essaim de mes
esprits qu'auront emprisonnés si longtemps
des fermaux de vermeil dans une geôle de
parchemin.
Et ce sera pour lui unetrouvaillc non moins
précieuse que l'est pour nous celle de quel-
que légende en lettres gothiques, écussonnée
d'une licorne ou de deux cigognes,
Paris, ao septembre i836.
LES FANTAIi>IES
DB
GASPARD DE LA NUIT
3ci coiwmnxcc le premier
f iurc îrcô ^autaiôico -
Ds (Diieparî!
Clf la
Huit
ÉCOLE FLAMANDS
\
t
HARLEM
Quand il'AmstercIam le ooq d'or chantera,
La pjule d'or de Harlem pon lera.
Les Cenlaries <U Noslradamut.
\
Harlem, cette admirable bambochade qui
résume l'école flamande, Harlem peint par
Jean Breughel, Peeter ^eef, David Téniers
et Paul Rembrandt ;
Et le canal où l'eau bleue tremble, et
l'église où le vitrage d'or flamboie, et le
stoël (*) où sèche le linge au soleil, et les
toits, verts de houblon ; l'
Et les cigognes qui battent des ailes au-
tour de Ihorloge de la ville, tendant le col du
(•) Balcon de pierre.
46 GASPARD DE LA lOIIT
haut des airs et recevant dans leur bec les
gouttes de pluie ;
Et l'insouciant bourgmestre qui caresse
de la main son menton double, et l'amou-
reux fleuriste qui maigrit, l'œil attaché à
une tulipe : ,
Et la bohémienne qui se pâme sur sa
mandoline, et le vieillard qui joue du Rom-
melpot (•), et l'enfant qui enfle une vessie;
Et les buveurs qui fument dans l'estaini-
net borgne, et la servante de l'hôtellerie qui
accroche à la fenêtre un faisan mort.
(*) Instrument de musiquta
II
LB MAÇON
Le maître Maçon. — Regardez ces bastions*
ce* cootreforts : on les dirait construits pour
l'éternité.
Scnusa. — Guillaume Tell.
Le maçon Abraham Knupfer chante, la
truelle à la main, dans les airs écliafaudé, si
haut que,lisant les vers gothiques du bourdon,
il nivelle de ses pieds et l'église aux trente
arcs-boutants, et la ville aux trente églises.
Il voit les tarasques de pierre vomir l'eau
des ardoises dans l'abîme confus des galeries,
des fenêtres, des pendentifs, des clochetons^
des tourelles, des toits et des charpentes,
que tache d un point gris l'aile échancrée el
immobile du tiercelet
48 «ASPABD DB IJk. WatÈ
n voit les fortifications qui se découpent
en étoile, la citadelle qui se rengorge comme
une géline dans un tourteau, les cours des
palais où le soleil tarit les fontaines, et les
cloîtres des monastères où l'ombre tourne
autour des piliers.
Les troupes impériales se sont logées dans
le faubourg. Voilà qu'un cavalier tambou-
rine là-bas. Abraham Knupfer distingue son
chapeau à trois cornes, ses aiguillettes de
laine rouge, sa cocarde traversée d'une ganse,
et sa queue nouée d'un ruban.
Ce qu'il voit encore, ce lont des soudards
qui, dans le parc empanaché de gigante»-
ques ramées, sur de larges pelouses d'éme-
raude, criblent de coups d'arquebuse un oi-
seau de bois fiché à la pointe d'an mal.
Et le soir, quand la nef harmonieuse de
la cathédrale s'endorm t couchée les bras en
croix, il aperçut de l'échelle, à l'horizon, ua
village incendié par des gens de guerre, qui
flamboyait comme une comète dans l'azur.
UI
L'ÉCOLIER DE LEYDE
On ne saurait prendre trop de précnulioni
par le temps qui court, surtout depuis que
les faux monnayeuTS se sont établis dans ce
pajr&-ci.
Le Siège de Berg-op'zoom.
Tl s'assied dans son fauteuil de velours
d'Ulrecht, messireBlasius,le menton dans sa
fraise de fine denteile. comme une volaille
qu'un cuisinier s'est rôtie sur une faïence.
Il s'assied devant sa banque pour comp-
ter la monnaie dun demi florin; moi, pau-
vre écolier de Leyde, qui ai un bonnet et ime
culotte percés, debout sur un pied comme
une grue sur un pal.
Voilà le iTc huche t qui sort de la boîte de
èo
GASPARD DE LA HUIT
laque aux bizarres figures chinoises, comme
une araignée qui, repliant ses longs bras,
se réfugie dans une tulipe nuancée de mille
couleurs.
Ne dirait-on pas, à voir la mine allongée
du maître, trembler ses doigts décharnés
découplant les pièces d'or, d'un voleur pris
sur le fait et contraint, le pistolet sur la
gorge, de rendre à Dieu ce qu'il a gagné avec
le diable?
Mon florin que tu examines avec défiance
à travers la loupe est moins équivoque et
louche que ton petit œil gris, qui fume
comme un lampion mal éteint.
Le trébuchet est rentré dans sa boîte de
laque aux brillantes figures chinoises, mes-
sire Blasius s'est levé à demi de son fauteuil
de velours d'Utrecht, et moi, saluant jusqnà
terre, je sors à reculons, pauvre écolier de
Leyde qui ai bas et chausses percés.
rv
LA BARBE POINTUE
Si l'on n'a la tètelevé«.
Le poil de la barbe frls&
Et la moustache relcTée,
On est des dames méprisa.
Les poésies de tCAssoacj.
Or, c'était fête à la synagogue, ténébreu-
sement étoilée de lampes d'argent, et les rab-
bins, en robes et en lunettes, baisaient leurs
talmuds, marmottant, nasillonnant, cracbant
ou se moucbant, les uns assis, les autres
non.
Et voilà que tout à coup, parmi tant de
barbes rondes, ovales, carrées, qui flocon-
naient, qui frisaient, qui exhalaient ambre
et benjoin, fut remarquée une barbe taillée
eu pointe.
5a GASPARD DE LA. RUIT
Un docteur nommé Elébotham, coiffé
d'une meule de flanelle qui étincelait de
pierreries, se leva et dit : « Profanation ! il y
a ici une barbe pointue !
— Une barbe luthérienne ! — Un manteau
court ! — Tuez le Philistin. » — Et la foule
trépignait de colère dans les bancs tumul-
tueux, tandis que le sacrificateur braillait : —
a Samson, à moi ta mâchoire d'âne ! »
Mai§ le chevalier Melchior avait développé
un parchemin authentiqué des armes de
1 empire : « Ordre, lut-il, d'arrêter le bou-
cher Isaac van Keck, pour être l'assassin
pendu, lui, pourceau d'Israël, entre deux
pourceaux de Flandre. »
Trente hallebardiers se détachèrent à pas
lourds et cliquetants de l'ombre du corri-
dor. — « Feu de vos hallebardes », leur rica-
na le boucher Isaac. — Et il se précipita
d'une fenêtre dans le Rhin.
▼
LE MARCHAND DE TULIPES
La tulipe est parmi les flaors ce que le paon
est parmi les oiseaax. L'um est uni parfum,
l'autre est sans tou : l'ona ■'«MlgadllH d« M
robe, l'autre de m qara«.
Le JarS» en fitm* nm H
-As J '
ûcN'^ Nul bruit, sî ce n'est le froissement de
feuillets de vélîn sous les doigts du docteur
Hiiylten, qui ne détachait les yeux de sa
bible jonchée de gothiques enluminures que
pour admirer l'or et le pourpre de deux
^^1 poissons captifs aux humides flancs d'un bo-
cal.
Les battants de la porte roulèrent : c'était
un marchand fleuriste qui, les bras chargés
de plusieurs pots de tulipes, s'excusa d'inter-
54 GASPAJID DE LA. NUIT
rompre la lecture d'un aussi savant person-
nage.
— « Maître, dît-il, voici le trésor des tré-
sors, la merveille des merveilles, un oignon
comme il n'en fleurit jamais qu'un par siècle
dans le sérail de l'empereur de Constanti-
nople! \ • ;
— Une tulipe I s'écria le vieillard cour-
roucé, une tulipe! ce symbole de l'orgueil
et de la luxure qui ont engendré dans la
malheureuse cité de Wittemberg la dé-
testable hérésie de Luther et de Mélan-
■ ^^r
Maître Huylten agrafa le fermail de sa
bible, rangea ses lunettes dans leur étui, et
tira le rideau de la fenêtre, qui laissa voir
au soleil une fleur de la passion avec sa
coaronae d'épines, son éponge, son fouet,
ses clous et les cinq plaies de Notre--Sei-
gneur.
tE MARCHAND DE TCLIPES 55
Le marchand de tulipes s'inclina respec-
tueusement et en silence, déconcerté par un
regard inquisiteur du duc d'Albe dont le por-
trait, chef-d'œuvre d'Holbein, était appeudu
à la muraille. .
Oa^
VI
LES CINQ DOIGTS DE LA MAIN
Une honnête ikmilie où il n'y a jamais eu
é» ban^erooto, où personne n'a jumuiii été
peodo.
La PmrmU 4ê Jtn d» Nivelle.
Le pouce est ce gras cabaretier flamand,
d'humeur goguenarde et grivoise, qui lume
sur sa porte, à 1 enseigne de la double bière
de mars.
L'index est sa femme, virago sèche comme
une merluche, qui dès le matin soutiletle sa
servante dont elle est jalouse, et caresse la
bouteille dont elle est amoureuse.
Le doigt du milieu est leur iils,comp?.grxop.
dégrossi à la hache, qui serait soldat s'il
n'était brasseur, et qui serait cheval s'il
n'était homme.
LBS CIHQ DOMTS DB LA. UAIS 67
Le doigt de l'anneau est leur fille, leste et
agaçante Zerbine qui vend des dentelles aux
dames et ne vend pas ses sourires aux cava-
liers.
Et le doigt de l'oreille est le Benjamin de
la famille, marmot pleureur, qui toujours se
trimbala à la ceinture de sa mère comme
un petit enfant pendu au croc d'une ogresse.
Les cinq doigts de la main sont la plus
mirobolante giroflée à cinq feuilles qui ait
jamais brodé les parterres de la noble cité
de Harlem.
VII
LA VIOLE DE GAMBA
n reconnut, à n'en pouvoir douter, la figure
blêmA de son ami intime Jean-Gaspard Deba-
reaa, le grand paillasse des Funambules, qui le
regardait arec une expression indéfinissable de
malioe et de bonhomie.
TnloPBiLs GACTua. — Onnphrimi,
Aa clair de la lane.
Mon ami Pierrot,
Prête-moi ta plume
Que j'écrive un mot.
Ma chandelle est morle.
Je n'ai plus u'j feu;
Oavre-moi ta porte
Pour Camoar de Dieu,
Ca&noa p<rtTtAiigi.
Le maître de chapelle eut à peine inter-
rogé de l'archet la viole bourdonnante,
tk. VIOLE DB «ÀM*Â. 5Q
qu'elle lui répondit par un gargouillement
burlesque de lazzi et de roulades, comme si
elle eût eu au ventre une indigestion de co-
médie italienne.
C'était d'abord la duègne Barbara qui gron-
dait cet imbécile de Pierrot d'avoir, le mala-
droit, laissé tomber la boîte à perruque de
M. Cassandre et répandu toute la poudre sur
le plancher.
Et M. Cassandre de ramasser piteusement
sa perruque, et Arlequin de détacher au vié-
dase un coup de pied dans le derrière, et
Colombine d'essuyer une larme de fou rire,
et Pierrot d'élargir jusqu'aux oreilles une
grimace enfarinée.
Mais bientôt, au clair de la lune, Arlequin
dont la chandelle était morte suppliait son
ami Pierrot de tirer les verrous pour la lui
6o ttAaPAȕ) DB UL. NUlt
i-allumer, si bien que le traître enlevait la
jeune ûiie avec la cassette du vieux.
— « Au diable Job Hans le luthier qui m'a
vendu cette corde 1 s'écria le maître de cha-
pelle recouchant la poudreuse viole dans
son poudreu)^ étui. » — La corde s était cas-
sée.
vin
L'ALCHIMISTE
Notre art s'apprent en deux manîirw, o'mI
à sauoir par enseignement d'un maistre, bonche
abouche, et non autrement, ou par inspiration
et réuélation diuines ; ou bien par liures lesquelc
•ont moult obscurs et embrouillez ; et pour en
icenx troauer accordance et vérité moult
conuient Mtra subtil, patient, studieux et
▼igilant.
La eUf des tterets iefilotojie de Pierr» VietL
Rien encore I — Et vainement ai-je feuilleté
pendant trois jours et trois nuits, aux bla-
fardes lueurs de la lampe, les livres hermé-
tiques de Raymond Lulle.
Non, rien, si ce n'est, avec le sifflement
de la cornue étincelante, les rires moqueurs
d'une salamandre qui se fait un jeu de trou-
bler mes méditations.
0a eASFAKO DE tA HUIT
Tantôt elle attache un pétard à un poil de
ma barbe, tantôt elle me décoche de son ar-
balète un trait de feu dans mon manteau.
Ou bien fourbit-elle son armure, c'est alors
la cendre du fourneau qui souffle sur les
pages de mon formulaire et sur l'encre de
mon écritoire.
Et la cornue toujours plus étincelante
siffle le même air que le diable, quand saint
Eloi lui tenaille le nez dans sa forge.
Mais rien encore 1 — Et pendant trois
autres jours et trois autres nuits je feuillette-
rai, aux blafardes lueurs de la lampe, les
Vivres hermétiques de Raymond Lullel
IX
UiiPART POUR LE SABBAT
Elle M leva la nuit , et allumant de la chan-
delle print une bouêtte et s"oîgnit, puis arec
quelques paroles, elle fut transportée au sabbat.
Jkâm Bodih. — De la Dimonomanié
du Sorciers.
Us étaient là une douzaine qui mangeaient
la soupe à la bière, et chacun d'eux avait
pour cuillère l'os de l'avant-bras d'un mort.
La cheminée était rouge de braise^ les chan-
delles champignonnaient dans la fumée, et
les assiettes exhalaient une odeur de fosse au
printemps.
Et lorsque Maribas riait ou pleurait, on
entendait comme geindre un archet sur les
trois cordes d'un violon démantibulé.
5
Cependant le soudard étala diabolique-
ment sur la table, à la lueur du suif, un gri-
moire où vint s'ébattre une mouche grillée.
Cette mouche bourdonnait encore lorsque,
de son ventre énorme et velu, une araignée
escalada les bords du magique volume.
Mais déjà sorciers et sorcières s'étaient en-
volés par la cheminée à califourchon, qui
sur le balai, qui sur les pincettes, et Maribas
sur la qucac de la poêle.
3ci ftutt le premier
tiure î)cô 4'antaiôieô
De i&aôparïi
Of la
lîuit
3fi commence le îicurtmc
Sivvc λf0 ^antaiôicô
Oe la
Huit
LE VIEUX PARIS
I
LES DEUX JUIFS
Vieux épmrt,
Vieux jalonx,
Tirez tous
Le» verrooj
y'iiilU chantée.
Deux juifs, qnî s'cfnient arrêtés sous m
fenêtre, comptaient mystérieusement au bout
de leurs doigts les heures trop lentes de la
nuit.
— « Avez-vous de l'argent, Rabbi ? de-
manda le plus jeune au plus vieux. — Cette
bourse, répondit l'autre, n'est point un
grelot. »
Mais alors une troupe de gens se rua avec
Gà^ARD DB Ul NUIT
vacarme des bouges du voisinage ; et des cris
éclatèrent sur mes vitraux comme les dragées
d'une sarbacane.
C'étaient des turlupins qui couraient joyeu-
sement vers la place du Marché, d'où le vent
chassait des étincelles de paille et une odeur
de roussi.
— « Ohé ! ohé 1 Lanturelu ! Ma révérence
à Madame la lune I — Par ici, la cagoule du
diable 1 Deux juifs dehors pendant le couvre-
feu I — Assomme! assomme! aux juifs le jour,
aux truands la nuit ! »
Et les cloches fêlées carillonnaient là-haut
dans les tours de Saint-Eustache le gothique :
— « Dindon, dindon, dormez donc, din-
don! »
A Af. Lonxi Boulanijer, pr nrê.
n
LES GUEUX DE NUIT
J 'endura
Froidure
Bien dure,
La chanson du pauvre dîablt.
— « Ohé ! rangez-vous qu'on se chauffe I
— Il ne te manque plus que d'enfourcher le
foyer 1 Ce drôle a les jambes comme des pin-
cettes.
— Une heure ! — H bise dru I — fiavez-
vous, mes chats-huants. ce qui a fait la
lune si claire? Les cornes desc... qu'on y
brûle.
— La rouge braise à brûler de la char-
bonnée 1 — Omme la flamme danse bleue
73 GASPARD DE LA. IfVIT
sur les tisons l Ohé ! quel est le ribaud qui a
battu sa ribaude ?
— J'ai le nez gelé I — J'ai les grèves rôties !
— Ne vois-tu rien dans le feu, Choupille? —
Oui ! une hallebarde. — Et toi, Jeanpoil? —
Un œil.
— Place, place à M. de la Chousserie 1 —
Vous êtes là, Monsieur le procureur, chau-
dement fourré et ganté pour Ihiver ! — Oui-
dà ! les matous n'ont pas d'engelures I
— Ah ! voici messieurs du guet 1 — Vos
botles fument. — Et les tirelaines? — Nous
en avons tué deux d'une arquebusade ; les
autres se sont échappés à ti'avers la rivière, »
Et c'est ainsi que s'acoquinaient à un feu de
brandons, avec des gueux de nuit, un procu-
reur au parlement qui courait le guilledou, et
les garçons du guet qui racontaient sans rire
les exploits de leurs arquebuses détraquées.
ni
LE FALOT
Le masqne. — Il fait noir ; prét«Binoi
ta lanterne.
Mercurio. — Bah l les chats ont pour
Un terne leurs deux jvax.
Une nuit de eanawoL
Ah ! pourquoi me suîs-je. ce soir, avisé qu'il
y avait place à me blottir contre l'orage, moi
petit follet de gouttière, dans le falot de
Mme de Gourgouran I
Je riais d'entendre un esprit que trempait
l'averse bourdonner autour de la maison lu-
mineuse, sans pouvoir trouver la porte par
laquelle j'étais entré.
Vainement me suppliait-il, enroué et mor-
fondu, de lui permettre au moins de rallumer
•jH GASPARD DB LA HUIT
son rat de cave à ma bougie pour chercher
sa route.
Soudain le jaune papier de la lanterne
s'enflamma, crevé d'un coup de vent dont
gémirent dans la rue des enseignes^ pen-
dantes comme des bannières.
— «Jésus ! miséricorde ! s'écria la béguine,
se signant des cinq doigts. — Le diable te
tenaille, sorcière, m'écriai-je,, crachant plus
de feu qu'un serpenteau d'artifice. »
Hélas! moi qui, ce matin encore, rivalisais
de grâces et de parures avec le chardonneret
à oreillettes de drap écarlate du damoisel de
Luynes !
IV
LA TOUR DE NESLE
Il y avait à la tour de Nesle un corps-de-
garde auquel m logeait le guet pendant
la nuit.
BmAHTOHI*
c Valet de trèfle ! — Dame de pique ! de
gagne ! » Et le soudard qui perdait envoya
d'un coup de poing sur la table son enjeu
au plancher.
jMais alors messire Hugues, le prévôt,
cracha dans un brasier de fer avec la gri-
mace d'un cagou qui a avalé une araignée
en mangeant sa soupe.
— « Pouah ! les ohaircuitiers échaudent-ils
leurs cochons à mhiuit? Ventre-dieu ! c'est
un bateau de ieune qui brûle en Seine I >
76 caspard de la tvn
L'incendie, qui n'était d'abord qu'un inno-
cent lolkt égaré dans les brouillards de la
rivière, fui bientôt un diable à quatre tirant
le canon et force arquebusades au ûi de
l'eau.
Une foule innombrable de turlupins, de
béquillards, de gueux de nuit accourus sur
la grève, dansaient des gigues devant la spi-
rale de flamme et de fumée.
Et rougeoyaient face à face la tour de
Nesle, d'oil le guet sortit l'escopette sur
l'épaule, et la tour du Louvre, d'où, par une
fenêtre, le roi et la reine voyaient tout sans
être vui>.
T
LERAFFJNE
Vu Isndant, tin nrSné,
Poities de Scarron.
« Mes crocs aiguisés en pointes ressemblent
à la queue de la tarasque, mon linge est
aussi blanc qu'une nappe de cabaret, et mon
pourpoint n'est pas plus vieux que les ta-
pisseries de la couronne.
» S'imaginerait-on jamais, à voir ma pim-
pante dégaine, que la faim, logée dans mon
ventre, y tire, — la bourrelé ! — une corde
qui m'étrangle comme un pendu !
» Ah ! si de celte l'enêtre, où grésille une
lumière, élait seulcint'iU tombée dans la
corr.e de mon leulre une mauviette rôtie au
lieu de celle Heur lauéel
7^ CA8PAHS Dl I^ won
» La place Royale est ce soir, aux falots,
claire comme une chapelle ! — Gare la li-
tière I — Fraîche limonade ! — Macarons de
Naples 1 — Or ça, petit, que je goûte avec le
doigt ta truite à la sauce ! Drôle ! il manque
des épices dans ton poisson d'avril.
» N'est-ce pas la Marion Delorme au bras
du duc de Longueville ? [Trois bichons la
suivent en jappant, elle a de beaux diamants
dans les yeux, la jeune courtisane ! — 11 a
de beaux rubis sur le nez, le vieux courti-
san I »
Et le raffiné se panadait le poing sur sa
hanche, coudoyant les promeneurs et sou-
riant aux promeneuses. Il n'avait pas de
quoi dîner; il acheta un bouquet de vio-
lettes.
VI
L'OFFICE DU SOIR
Quand, vers Pâque ou Noël, l'église, aux nuits tombantes,
S'emplit de pas confus et de cires flambantes.
VicTom Hdgo. — Les Chants da Criputeule,
DIxît Dominos Domino meo : aede a doxtris meia.
OJj/îee des vipret.
Trente moines, épluchant feuillet par
feuillet des psautiers aussi crasseux que
leurs barbes, louaient Dieu et chantaient
pouilles au diable.
— « Madame, vos épaules sont une touffe
de lys et de roses. » Et comme le cavalier se
penchait, il éborgna son valet du bout de
son épée,
6
êO «ASPAIU» DB L4 «VIT
— « Moqueur ! minauda-t-elle, vous Jouez-
vous à me distraire? — Est-ce ï Imitation de
Jésus que vous lisez, Madame ? — Non, c'est
le Brelan d'Amour et de Galanterie. »
Mais l'office était psalmodié. Elle ferma
son livre et se leva de sa chaise. — « Allons-
nous-en, dit-elle ; assez prié pour aujour»
d'hnil»
Et moî, pèlerin agenouillé à l'écart sous
les orgues, il me semblait ouïr les anges des-
cendre du ciel mélodieusement.
Je recueillais de loin quelques parfums de
l'encensoir, et Dieu permettait que je .^la-
nasse l'épi du pauvre, derrière sa riche mois-
son.
VII
LA SÉRÉNADE
La nuit tous les cTiats sont grîi.
Proverbe populaire.
Un Intli, une guîtaronne et un hautbois.
Symphonie discordante et ridicule. M"i«Laure
à son balcon, derrière une jalousie. Point de
lanternes dans la rue, point de lumières aux
^enêtres. La lune encornée.
c
Est-ce vous, d'Espîgnnc? — Hélas!
non. — C'est donc toi, mon petit Fleur-
d'Amande?— Ni l'un ni l'autre. — Com-
ment! encore vous, Monsieur de la Tour-
nelle? Bonsoir ! cherchez minuit à quatorze
heures ! »
s» GASPARD DB LA RVIT
Les musiciens dans leur cape. — « M. le
conseiller en sera pour un rhume. — Mais
le galant n'a donc pas frayeur du mari ?
— Eh ! le mari est aux Iles. »
Cependant que chuchotait-on ensemble?—
« Cent louis par mois. — Charmant ! — Un
carrosse avec deux heiduques. — Superbe !
— Un hôtel dans le quartier des princes ! —
Magnifique ! — Et mon cœur fourré d'amour.
— Oh ! la jolie pantoufle à mon pied ! »
Les musiciens toujours dans leur cape. —
« J'entends rire M™e Laure. — La cruelle
s'humanise. — Oui-dà ! l'art d'Orphœus atten-
drissait les tigres dans les temps fabuleux ! »
M"^^ Laure. — « Approchez, mon mignon,
que je vous glisse ma clef au nœud d'un
ruban !» Et la pciruque de M. le conseiller
se mouilla d'une rosée que ne distillaient
pas les étoiles. — a Ohé ! Gueudespin, cria
la maligne femelle en fermant le balcon,
empoignez-moi un fouet, et courez vite
essuyer Monsieur! »
VIII
MESSIRE JEAN
Grave personnage dont la cbafne d'or etU
baguette blanche annonçaient l'autorité.
Waiibr Scott. — L'Abbi,
Chap. IV.
'— « Messire Jean, lui dit la reine, allez
yoîr dans la cour du palais pourquoi ces
deux lévriers se livrent bataille !» Et il y
alla.
Et quand il y fut, le sénéchal tança d'une
verte manière les deux lévriers qui se dis-
putaient un os de jambon.
Mais ceux-ci, tiraillant ses grègues noires et
mordant ses bas rouges, le culbutèrent
comme un goutteux sur ses crosses.
— c Holà 1 holà 1 à mon aide ! » Et les
éi ÇikiPkRD DB Là. NUrt
pertuisaniers de la porte accoururent, que le
museau des deux efflanqués avait fouillé
déjà la friande escarcelle du bonhomme.
Cependant la reine se pâmait de rire à
une fenêtre, dans sa haute guimpe de Ma-
lines aussi raide et plissée qu'un éventail.
— « El pourquoi se battaient-ils, mes-
sire ? — Ils se battaient, Madame, l'un main-
tenant contre l'autre que vous êtes la plus
belle, la plus sage et la plus grande prin-
cesse de l'univers, b
A M. SainU-Êeavf-
IZ
LA MESSE DE MINUIT
Christus natus est noUi : T«nît«, adoramiu.
La .\aliviti de Notre-S4ig»mr
Jisas-Christ.
Noas n'avons ni feu ni lien,
Doonec-aoua U part k Diea.
VitUtt dUfuw.
La bonne dame et le noble sire de Cha-
teauvieux rompaient le pain du soir, Mon-
sieur l'aumônier bénissant la table, quand
se fit entendre un bruil de sabot à la porte.
C'étaient de petits enfants qui chantèrent
un noêl.
— € Bonne dame de Chateauvîeux^ liâ-
tez-vous, la foole s'achemine à l'église ; hâ-
tez-vous, de peur que le cierge qui brûle sur
t6 ôASPA.Ri> DB hà. nnt
votre prie-Dieu, dans la chapelle des Anges,
ne s'éteigne en étoilant de ses gouttes de
cire les heures de vélin et le carreau de ve-
lours ! — voici la première volée des cloches
pour la messe de minuit!
— Noble sire de Chateauvieux, hâtez- vous,
de peur que le sire de Grugel, qui passe là-
bas avec sa lanterne de papier, n'aille s'em-
parer en votre absence de la place d'hon-
neur au banc des confrères de Saint-Antoine!
— voici la seconde volée des cloches pour
la messe de minuit !
— Monsieur l'aumônier, hâtez-vous ! les
orgues grondent, les chanoines psalmodient^
hâtez-vous, les fidèles sont assemblés et
vous êtes encore à table ! — voici la troi-
sième volée des cloches pour la messe de
minuit! »
Les petits enfants lOufQaient dans leurs
doigts, mais ils ne se morfondirent pas long-
temps à attendre, et sur le seuil gothique.
ti. UESsfi Dit Mt:«t;it é'J
blanc de neige, M. l'aumônier les réî^nla, au
nom des maîtres du logis, chacun d'une
gaufre et d'une maille.
Cependant aucune cloche ne tintait plus.
La bonne dame plongea dans un manchon
ses mains jusqu'aux coudes, le noble sire
couvrit ses oreilles d'un mortier, et l'humble
prêtre, encapuchonné d'une au musse, mar-
cba derrière, son missel sous le bras.
LE BIBLIOPHILE
Un EIzévir lui causait de doQMi émotioci ;
mais ce qui le plongeait dans un ravissement
•xtatique, c'était un Henri Etienne.
Biographie de Martin Spickler.
Ce n*était pas quelque tableau de l'école
flamande, un David Téniers, un Breughel
d'Enfer, enfumé à n'y pas voir le diable.
C'était un manuscrit rongé des rats parles
bords, d'une écriture tout enchevêtrée et
d'une encre bleue et rouge.
— « Je soupçonne l'auteur, dit le biblio-
phile, d'avoir vécu vers la fin du règne de
Louis XII, ce roi de paternelle et plantureuse
mémoire.
» Oui, continua-t-il d'un air grave et mé-
•>»*Kn »■ LA RDlt $9
ditatif, oui, il aura été clerc dans la maison
des sires de Ghateauvieux. »
Ici il feuilleta un énorme in-folio ayant
pour titre : le Nobiliaire de France, dans
lequel il ne trouva mentionnés que les sires
de Chateauneuf.
— « N'importe, dit il un peu confus,
Chateauneuf et Ghateauvieux ne sont qu'un
même château. Aussi bien il est temps de
débaptiser le Pont-Neuf. >
3ci finit le îïcurirmf
Ciurr îles J^antaieics
De i&neparîi
de la
Huit
3ci commence le troieicmr
iTiurc îicô Jrantaiôicô
iDc la
Uuit
LA NUIT ET SES PRESTIGES
I
LA CHAMBRE GOTHIQUE
IVox et Bolitudo plenœ Eont diabolo.
Let Pères de l'Église.
La suit, ma chambre est pleine de diable*.
« Oh ! la terre, — miirmurai-je à la nuit, —
est un calice embaumé dont le pistil et les
étamines sont la lune et les étoiles ! »
Et, les j^eux lourds de sommeil, je fermai
la fenêtre qu'incrusta la croix du calvaire,
uoire dans la jaune auréole des vitraux.
Encore, —si ce n'était à minuit, — l'heure
blasonnéc de dragons et de diables! — que le
gnome qui se soûle de l'huile de ma lampe I
7
^6 GASPARD DB LA. HtTtt
Si ce n'était que la nourrice qui berce avec
un chant monotone, dans la cuirasse de mon
père, un petit enfant mort-né I
Si ce n'était que le squelette du lansquenet
emprisonné dans la boiserie, et heurtant du
front, du coude et du genou 1
Si ce n'était que mon aïeul qui descend en
pied de son cadre vermoulu, et trempe sou
gantelet dans Teau bénite du bénitier I
Mais c'est Scarbo qui me mord au cou, et
qui, pour cautériser ma blessure sanglante,
y plonge son doigt de fer rougi à la four-
naise I
n
SCARBO
Mon Dieu, accordez-moi, k l'heure de ma mort,
Iw prières d'un prêtre, un linceul de toile, une
hibxe de sapin et un Heu sec.
Les patenôlret de M. le Maréchal.
« Que tu meures absous ou damné, mar-
mottait Scarbo cette nuit à mon oreille, tu
auras pour linceul une toile d'araignée, et
j'ensevelirai l'araignée avec toi!
— Oh ! que du moins j'aie pour linceul,
lui répondais-je les yeux rouges d'avoir tant
pleuré, — une feuille du tremble dans la-
quelle me bercera l'haleine du lac.
— Non ! — ricanait le nain railleur, — tu
serais la pâture de l'escarbot qui chasse, le
98 «àttAM» n %k mt
soir, aux moucherons aveuglés par le soleil
couchant i
— Aimes-tu donc mieux, lui répîîquaîs-je
larmoyant toujours, — aimes-tu donc mieux
que je sois sucé d'une tarentule à la trompe
d'éléphant?
— Eh bien, — ajouta-t-il, — console-toi,
tu auras pour linceul les bandelettes tache-
tées d'or d'une peau de serpent, dontje t'em-
mailloterai comme une momie.
» Et de la crypte ténébreuse de Saint-Béni-
gne, où je te coucherai debout contre la mu-
raille, tu entendras à loisir les petits enfants
pleurer dans les limbes. »
m
LE FOU
Ub eâroliis. ou bien encor,
8Î l'aimez mieux, un agneau d'or.
Maoascrils de la Bibl'wUièqae du roL
La lune peignait ses cheveux avec un démê-
loir d'ébène qui argentait d'une pluie de
vers luisants les collines, les prés et les bois.
Scarbo, gnome dont les trésors foisonnent,
vannait sur mon toit, au cri de la girouette,
ducats et florins qui sautaient en cadence,
les pièces fausses jonchant la rue.
Gomme ricana le fou qui vague, chaque
B\^l\OTHECA
roo sàspard db la mnr
nuit, par la cité déserte, un œil à la lune et
l'autre — crevé !
— € Foin de la lune! grommela-t-il, ra-
massant les jetons du diable, j'achèterai le
pilori pour m'y chauffer au soleil. »
Mais c*était toujours la lune, la lune qui
se couchait, — et Scarbo monnoyait sour-
dement dans ma cave ducats et florins à coups
de balancier.
Tandis que, les deux cornes en avant, un
limaçon qu'avait égaré la nuit, cherchait sa
route sur mes vitraux lumineux.
nr
LE NAIN
— Toi, à choral I
— Eh ! pourquoi pas ? j'ai il Momt galopA
•or un lévrier ds laird de Lmlithgow I
BoUadt
J'avais capturé de mon séant, dans Tombre
de mes courtines, ce furtif papillon, éclos
d'un rai de la lune ou d'une goutte de
rosée.
Phalène palpitante qui, pour dégager ses
ailes captives entre mes doigts, me payait
une rançon de parfums !
Soudain la vagabonde bestiole s'envolait,
abandonnant dans mon giron, — ô horreur !
— une larve monstrueuse et difforme à tète
humaine 1
eASPAKi» DE tA irmr
— « Où est ton âme, que je chevauche ! —
Mon âme, haquenée boiteuse des fatigues du
jour, repose maintenant sur la Htière dorée
des songes. »
Et elle s'échappait d'effroi, mon âme, à
travers la livide toile d'araignée du crépus-
cule, par-dessus de noirs horizons dentelés
de noirs clochers gothiques.
Mais le nain, pendu à sa fuite hennissante,
se roulait comme un fuseau dans les que-
nouillées de sa blanche crinière.
V
LE CLAIR DE LUNE
Réreillez-Yons, gens qui dormet.
Et priez pour les trépassés.
Le eri da erimr de nuit.
Oh ! qu'il est doux, quand l'heure tremble
au clocher, la nuit, de regarder la lune qui a
le nez fait comme un carolus d'ori
Deuxîadresselamentaîentsous ma fenêtre,
un chien hurlait dans le carrefour, et le grillon
de mon foyer vaticinait tout bas.
Mais bientôt mon oreille n'interrogea plus
qu'un silence profond. Les lépreux étaient
I04 GASPARD OB LA. tOJIT
rentrés dans leurs chenils, aux coups de Jac-
quemart qui battait sa femme.
Le chien avait enfilé une venelle, devant
les pertuisanes du guet enrouillé par la pluie
et morfondu par la bise.
Et le grillon s'était endormi, dès que la der-
nière bluette avait éteint sa dernière lueur
dans la cendre de la cheminée.
Et moi, il me semblait, — tant la fièvre est
incohérente, — que la lune, grimant sa face,
me lirait la langue comme un pendu 1
A M. Loùs Boulanger, Peintre.
LA RONDE SOUS LA CLOCHE
C'était un bâtiment lourtl, presque carré, en-
touré de ruines, et dont la tour principale, qui
possédait encore son horloge, dominait tout le
quartier.
Feniuobb Coopim.
Douze magiciens dansaient une ronde sous
la grosse cloche de Saint-Jean. Ils évoquèrent
l'orage l'un après l'autre, et du fond de mon lit
je comptai avec épouvante douze voix qui tra-
versèrent processionnellement les ténèbres.
Aussitôt la lune courut se cacher derrière
les nuées, et une pluie mêlée d'éclairs et de
tourbillons fouetta ma fenêtre, tandis que les
girouettes criaient comme des grues en sen-
tinelle sur qui crève l'averse dans les bois.
I09 «ABPÀIU» SB Uk. ttxjrt
La chanterelle de mon luth, appendu à la
cloison, éclata ; mon chardonneret battit de
l'aile dans sa cage; quelque esprit curieux
tourna un feuillet du Roman de la Rose qui
dormait sur mon pupitre.
Mais soudain gronda la foudre au haut de
Saint-Jean. Les enchanteurs s'évanouirent
frappés à mort, et je vis de loin leurs livres de
magie brûler comme une torche dans le noir
clocher.
Cette effrayante lueur peignait des rouges
flammes du purgatoire et de l'enfer les mu-
railles de la gothique église, et prolongeait sur
les maisons voisines l'ombre de la statue gi-
gantesque de Saint-Jean.
Les girouettes se rouillèrent ; la lune fondit
les nuées gris de perles ; la pluie ne tomba
plus que goutte à goutte des bords du toit,
et la brise, ouvrant ma fenêtre mal close, jeta
sur mon oreiller les fleurs de mon jasmin se-
coué par l'orage.
VII
UN RÊVE
J'ai r4vé tant et plus, maisjo n'y entends nota.
Pantagruel, livre III.
Il était nuit. Ce furent d'abord, — ainsi
j'ai vu, ainsi je raconte, — une abbaye aux
murailles lézardées par la lune, — une forêt
percée de sentiers tortueux, — et le Mori-
mont (*) grouillant de capes et de chapçaux.
Ce furent ensuite, — ainsi j'ai entendu,
ainsi je raconte, — le glas funèbre d'une
cloche auquel répondaient les sanglots fu-
nèbres d'une cellule, — des cris plaintifs et
des rires féroces dont frissonnait chaque
feuille le long d'une ramée, — et les prières
(*) C'est à Dijon, de temps immémorial, la place aux exé-
eu lions.
loS eASr>ARD Dfe L4 HUIf
bourdonnantes des pénitents noirs qui ac-
compagnaient un criminel au supplice.
Ce furent enfin, — ainsi s'acheva le rêve,
ainsi je raconte, — un moine qui expirait
couché dans la cendre des agonisants, —
une jeune fille qui se débattait pendue aux
branches d'un chêne, — et moi que le
bourreau liait échevelé sur les rayons de la
roue.
Dom Augustin, le prieur défunt, aura, en
habit de cordclier, les honneurs de la cha-
l)elle ardente ; et Marguerite, que son amant
a tuée, sera ensevelie dans sa blanche robe
d'innocence, entre quatre cierges de cire.
Mais moi, la barre du bourreau s'était, au
premier coup, brisée comme un verre, les
torches des pénitents noirs s'étaient éteintes
sous des torrents de pluie, la foule s'était
écoulée avec les ruisseaux débordés et ra-
pides, — et je poursuivais d'autres songes
vers le réveil.
VIII
MON bisaïeul
Tout dans cette chambre était encore dans 1*
mcme état, si ce n'estqucics tapisseries y étaient
en lambeaux, et que les araignées y tissaient
Icun toiles dans la poussière.
Waitb» Scott. — Woodsloek,
Les vénérables personnages de la tapisse-
rie gothique, remuée par le vent, se saluèrent
Tun Tautre, et mon bisaïeul entra dans la
chambre, — mon bisaïeul mort il y aura
bientôt quatre-vingts ans!
Là, — c'est là, devant ce prie-Dieu qu'il
s'agenouilla, mon bisaïeul le conseiller,
baisant de sa barbe ce jaune missel étalé à
l'endroit de ce ruban.
n marmotta des oraisons tant que dura la
■M «ÉiPiiit DB 1.4 wn
nuit, sans décroiser un moment ses bras de
son camail de soie violette, sans obliquer un
regard vers moi, sa postérité, qui étais cou-
ché dans son lit, son poudreux lit à balda-
quin! ^
Et je remarquais avec effroi que ses yeux
étaient vides, bien qu'il parût lire, — que
ses lèvres étaient immobiles, bien que je
l'entendisse prier, — que ses doigts étaient
décharnés, bien qu'ils scintillassent de pier-
reries I
Et je me demandais si je veillais ou si je
dormais, — si c'étaient les pâleurs de la lune
ou de [Lucifer, — si c'était minuit ou le
point du jourl
là
ONDINE
a • • - , . Je croyais entendre
Une vague harmonie enchanter mon sommeil.
Et près de moi s'épandre un mnrmure pareil
Anx chants entrecoupés d'une voix triste et tendre.
Ci. BaueaoT. — Le* dnx Céniei.
— c Ecoute 1 — Ecoute 1 C'est moi,
c'est Ondine qui frôle de ces gouttes d'eau
les losanges sonores de ta fenêtre illuminée
par les mornes rayons de la lune; et voici,
en robe de moire, la dame châtelaine qui
contemple à son balcon la belle nuit étoilée
et le beau lac endormi.
» Chaque flot est un ondin qui nage dans
le courant, chaque courant est un sentier
qui serpente vers mon palais, et mon palais
8
GASPARD DE LA NUIT
est bâti fluide, au fond du lac, dans le
trianale du feu, de la terre et de lair.
*&'
» Ecoute ! — Ecoute I — Mon père bat l'eau
coassante d'une branche d'aulne verte, et
mes sœurs caressent de leurs bras d'écume
les fraîches îles d'herbes, de nénuphars et
de glaïeuls, ou se moquent du saule caduc
et barbu qui pèche à la ligne. »
Sa chanson murmurée, elle me supplia
de recevoir son anneau à mon doigt, pour
être l'époux d'une Ondine. et de visiter
avec elle son palais, pour être le roi des
lacs.
Et comme je lui répondais que j'aimais
une mortelle, boudeuse et dépitée, elle pleura
quelques larmes, poussa un éclat de rire, et
s'évanouit en giboulées qui ruisselèrent
blanches le long de mes vitraux bleus.
X
LA SALAMANDRE
n jeta dam le fo^er quelques frondes de
koas bénit, qui brûlèrent en craquetant.
Ga. NoDua. — Trilby.
— t Grillon, mon ami, es-tu mort, que tu
demeures sourd au bruit de mon sifflet, et
aveugle à la lueur de l'incendie? »
Et le grillon, quelque affectueuses que
fussent les paroles de la salamandre, ne ré-
pondait point, soit qu'il dormît d'un magi-
que sommeil, ou bien soit qu'il eût fantaisie
de bouder.
« Oh ! chante-moi ta chanson de chaque
soir dans ta logctte de cendre et de suie,
derrière la plaque de fer écussonnée de trois
fleurs de lys héraldique ! »
Il4 GASPARD DE LA HUIT
Mail le grillon ne répondait point encore,
et la lalamandre éplorée tantôt écoutait si
ce n'était point sa voix, tantôt bourdonnait
avec la flamme aux changeantes couleurs
rose, bleue, rouge, jaune, blanche et vio-
tette.
« Il est mort, il est mort, le grillon mon
ami 1 » Et j'entendais comme des soupirs et
des sanglots, tandis que la flamme, livide
maintenant, décroissait dans le foyer attristé.
€ Il est mort ! Et puisqu'il est mort, je veux
mourir ! » Les branches de sarment étaient
consumées, la flamme se traîna sur la braise
en jetant son adieu à la crémaillère, et la
alamandre mourut d'inanition.
L'HEURE DU SABBAT
Qui passe donc si tard à traTen la valléft^
H. Di Làtoococ. ^ Lé Roi des
Attlnet.
C'est ici ! et déjà, dans l'épaisseur des
hallieis, qu'éclaire à peine l'œil phospho-
rique du chat sauvage tapi sous les ramées ;
Aux flancs des rocs qui trempent dans la
nuit des précipices leur chevelure de brous-
sailles, ruisselante de rosée et de vers lui-
sants;
Sur le bord du torrent qui jaillit en
blanche écume au front des pins, et qui
bruine en grise vapeur au fond des châ-
teaux ;
•ASTARD DB LA MOIT
Une foule se rassemble innombrable, que
le vieux bûcheron attardé par les sentiers, sa
charge de bois sur le dos^ entend et ne voit
pas.
Et de chêne en chêne» de butte en butte,
se répondent mille cris confus, lugubres,
effrayants : « Hum ! hum I — Schup ! schup !
Coucou ! coucou 1 »
C'est ici le gibet ! — Et voilà paraître dans
la brume un juif qui cherche quelque chose
parmi l'herbe mouillée, à réclat dore d'une
main de gloire.
3ci finit le troiethiu
Ciurc îifô i^untaiôtcô
De (&aôparî>
Dr la
Huit
3ci commence le quûtrimr
£mc îïcô ^antûiôifô
Be la
ïlixit
<.ES CHPONIQUES
I
MAITRE OGIEH
(1407)
L0 dit Toy Charles 4x!«siim da nom Wl
très débonnaire et moiiIt aimé ; et le popm-
laire n'aTÛt en grand'haine qae les daoa
d'Orléans «t i» Bourgogne qui impossient
de tailles exoesaiTes par toat le royanme.
Lu Annales tt Chroniques de France, de-
puis la guerre de Troyes, jusques au roj
Loys uuiiwu du nom, pat mutin Ai-
eulU ailles.
— « Sire, demanda maître Ogîer au roi
qui regardait par la petite fenêtre de son
oratoire le vieux Paris égayé d'un rayon
de soleil, oyez-vous point s'ébattre, dans
la cour de votre Louvre, ces passereaux
gourmands emmi cette vigne rameuse et
feuillue?
lis éAIPA.RD D> LA HUIt
— Oui-dà ! répondit le roi c'est un ramage
bien divertissant.
— Cette vigne est en votre courtil ; cepen-
daat point n'aurez-vous le profit de la cueil-
lette, répliqua maître Ogier avec un bénin
sourire; passereaux sont d'effrontés larrons,
et tant leur plaît la picorée qu'ils seront tou-
jours picoreurs. Ils vendangeront pour vous
votre vigne.
— Oh ! nenni, mon compère 1 je les chasse-
rai, s'écria le roi ! »
II approcha de ses lèvres le sifflet d'ivoire
qui pendait à un anneau de sa chatne d'or,
et en tira des sons si aigus et si perçants que
les passereaux s'envolèrent dans les combles
du palais.
— « Sire, dit alors maître Ogier, permettez
que je déduise de ceci une afïabulalion. Ces
passereaux sont vos nobles, cette vigne est le
peuple. Les uns banquètent aux dépens de
UAITRE OGIER T33
l'autre. Sire, qui gruge le vilain gruge le
seigneur. Assez de déprédations ! Un coup
de sifflet, et vendangez vous-même votre
vigne, B
Maître Ogier roulait sur ses doigts, d'un
air embarrassé, la corne de son bonnet.
Charles Vf hocha tristement la tête ; et serrant
la main au bourgeois de Paris : — a Vous êtes
un preud'homme ! » soupira-t-il.
n
LA POTERNE DU LOUVRE
Ce nain était paresseux, fantasque et
méchant ; mais il était fidèle, et ses
•enrioM étaient agréables à son mattre.
Waiter Scott. — Le lai du mi'
nêstrel.
Cette petite lumîère avait traversé la Seine
gelée, sous la tour de Nesle, et maintenant
elle n'était plus éloignée que d'une centaine
de pas, dansant parmi le brouillard, ô pro-
dige infernal ! avec un grésillement semblable
à un rire moqueur.
€ Qui est-ce là? » cria le suisse de garde
au guichet de la poterne du Louvre.
La petite lumière se hâtait d'approcher et
ne se hâtait pas de répondre. Mais bientôt
LA POTERRE D0 LOUVRE 1x5
apparut une figure de nabot habillée d'une
tunique à paillettes d'or et coiffée d'un bonnet
à grelot d'argent, dont la main balançait un
rouge lumignon dans les losanges vitrés d'une
lanterne.
« Qui est-ce là ! » répéta le suisse d'une
voix tremblante, son arquebuse couchée en
joue.
Le nain moucha la bougie de sa lanterne,
et l'arquebusier distingua des traits ridés et
amaigris, des yeux brillants de malice et
une barbe blanche de givre.
tOhél ohé! l'ami, gardez-vous bien de
bouter le feu à votre escopette. Là, là ! sang
de Dieu ! Vous ne respirez que morts et car-
nage ! s'écria le nain d'une voix non moins
émue que celle du montagnard.
— L'ami vous-même ! Ouf ! Mais qui donc
étes-vous ? » demanda le suisse un. peu
rassuré. Et il replaçait à son chapeau de ter
la mèct\e de son arquebuse.
ia6 QASPiXD DB LA. HUIT
— « Mon père est le roi Nacbuc et ma mère
la reineNacbuca. loup ! ioup ! ioup l » répondit
le nain, tirant la langue d'un empan et pi-
rouettant deux tours sur un pied.
Cette fois le soudard claqua des dents.
Heureusement il se ressouvint qu'il avait un
chapelet pendu à son ceinturon de buffle.
— « Si votre père est le roi Nacbuc, pater
noster, et votre mère la reine Nacbuca, qui
es in cœlis, vous êtes donc le diable, sanctifia
cetur iiomen tuum ? balbutia-t-il demi-morl de
frayeur.
— Eh non ! dit le porte-falot, je suis le
nain de Monseigneur le roi qui arrive cette
nuit de Gompiègne, et qui me dépêche devant
pour faire ouvrir la poterne du Louvre. Le
mot de passe est : Dame Anne de Bretagne et
saint Aubin du Cormier. »
Tir
LES FLAMANDS
Lm Flamands, gent mutioe et Utua,
Mémoires d'Olivier de la Marcht,
La bataille durait depuis noue, quand
ceux de Bruges lâchèrent le pied et tour-
nèrent le dos. Ily eut alors, d'une part, si épais
désarroi, etdel'autre, sirudepoursuite qn"; u
passage du pont, bon nombre de rév( I s
croulèrent pêle-mêle, hommes, étendards,
chariots, dans la rivière.
Le comte entra le lendemain dans Bruges
avec une merveilleuse cohue de chevaliers.
Le précédaient ses hérauts d'armes qui son-
naient horriblement de la trompette. Quel-
ques pillards, la dague au poing, couraient
çà et là, et devant eux fuyaient des pourceaux
épouvantés.
9
laS oaspard dK la huit
C'est vers l'hôtel de ville que se dirigeait
la cavalcade hennissante. Là s'agenouillè-
rent le bourgmestre et les échevins, criant
merci, mantels et chaperons par terre. Mais
le comte avait juré, les deux doigts sur la
Bible, d'exterminer le sanglier rouge dans sa
bauge.
« Monseigneur I
— Ville brûlée I
— Monseigneur !
— Bourgeois pendus ! »
On ne bouta le feu qu'à un faubourg de la
ville, on ne pendit aux gibets que les capi-
taines de la milice, et le sanglier rouge fut
effacé des bannières. Bruges s'était rachetée
pour cent mille écùs d'or.
LA CHASSE
(i4i2)
AUoB* I courre un petit le cerf, oc Inj ditnl.
Poésies inUiiet.
Et la chasse allait, allait, claire étant la
Journée, par les monts et les vaux, par les
champs et les bois ; les varlets courant, les
trompes fa nfarant, les chiens aboyant, les fau-
cons volant, et les deux cousins côte à côte
chevauchant, et perçant de leurs épie ux cerfs
et sangliers dans la ramée^ de leurs arbalètes
hérons et cigognes dans les airs.
« Cousin, dit Hubert à Regnault, il me sem-
ble que, pour avoir scellé notre paix ce ma-
tin, vous n êtes guère en gaité de cœur?
— Oui-dà l » lui répondit-on.
l30 OiLSPAnD SE Là nuit
Regnault avait l'œil rouge d'un fou ou d'un
damné ; Hubert était soucieux ; et la chasse
toujours allait, toujours allait, claire étant la
journée, par les monts et les vaux, par les
champs et les bois.
Mais voilà que soudain une troupe de gens
de pied, embusqués dans la baume des fées,
se rua, la lance bas, sur la chasse joyeuse.
Regnault dégaina son épée, et ce fut, — si-
gnez-vous d'horreur 1 — pour en bailler plu-
sieurs coups au travers du corps de son cou-
sin, qui vida les étriers.
« Tue, tue ! » criait le Ganelon.
Notre-Dame ! quelle pitié 1 — Et la chasse
n'allait plus, claire étant la journée, par les
monts et les vaux, par les champs et les bois.
/Devant Dieu soit l'âme d'Hubert sire de
Maugiron, piteusement meurtri le troisième
jour de juillet, l'an quatorze cent douze; etles
diables aient l'âme de Regnault sire de l'Au-
bépine, son cousin et son meurtrier! Amen.
f
LES REITRES
Or, un jour Ililarïon fui tenté par un
démon lemelle qui lui présenta un*
oonpe da vin et des fleurs.
Vitt du Pères da ditmi.
Trois reîtres noirs, troussés chacun d'une
bohémienne, essayaient, vers minuit, de
s'introduire au mous lier avec la ciel de quel-
que ruse.
a Holà ! holà 1 »
C'était un d'eux qui se haussait debout sur
rétrier.
« Holà ! un gîte contre l'orage ! Quelle mé-
fiance avez-vous ? regardez au pertuis. Ces
mignonnes qui nous lient en croupe, ces
barillets que nous guindons en bandoulière.
l3a «ASPARD DE LA. SUIT
ne sont-ce point filles de quinze ans et vin à
boire? »
Le moustier semblait dormir,
< Holà ! holà ! •
C'était une d'elles grelottant de froid.
« Holà ! un gîte, au nom de la benoîte
mère du Sauveur ! Nous sommes des pèle-
rins fourvoyés. La vitre de nos reliquaires,
le bord de nos chaperons, les plis de nos
manteaux ruissellent de pluie, et nos des-
triers, qui trébuchent de fatigue, ont perdu
leurs fers par les chemins. »
Une clarté rayonna au mitan fendu de lu
porte.
« Arrière, démons de la nuit 1 »
C'étaient le prieur et ses moines pro-
cessionnellement armés de cierges
« Arrière, filles du mensonge ! Dieu nous
garde, si vous êtes chair et os, et si vouc»
LES REITRES l33
n'êtes pas fantômes, d'héberger en notre
pourpris des païennes ou tout au moins des
schismatiques !
— Sus ! sus ! — crièrent les ténébreux ca-
valiers, — susl sus! » Et leur galop fut ba-
layé au loin dans le tourbillon du vent, de
la rivière et des bois.
« Rebouter ainsi des pécheresses de quinze
ans que nous aurions induites en pénitence I
grommelait un jeune moine blond et bouffi
comme un chérubin.
— Frère ! lui murmur? l'abbé dans le cor-
net de l'oreille, vous oubliez que M^ie Aliéner
et sa nièce nous attendent là-haut pour les
confesser. »
VI
LES GRANDES COMPAGNIES
(i364)
Urbem ingredientur, per morot ctimat,
domos conscendent, per fenestras intrabunt
quasi fur.
Le prophète JoBL,chap. II, t. 9,
Quelques maraudeurs, égarés dans les
bois, se chauffaient à un feu de veille autour
duquel s'épaississaient la ramée, les ténèbres
et les fantômes.
c Oyez la nouvelle I dit un arbalétrier. Le
roi Charles cinquième nous dépêche messire
Bertrand du Guesclin avec des paroles d'ap-
pointement ; mais on n'englue pas le diable
comme un merle à la pipée. »
LB8 eR\;(OES COMPAGNIES l35
Ce ne fut qu'un rire dans la bande, et
cette gaieté sauvage redoubla encore, lors-
qu'une cornemuse qui se désenflait pleur-
nicha comme un marmot à qui perce une
dent.
« Qu*est ceci? répliqua enfin un archer,
n'êtes -vous pas las de cette vie oisive ? Avez-
vous pillé assez de châteaux, assez de mo-
nastères? Moi je ne suis ni soûl, ni repu.
Foin de Jacques d'Arquiel, notre capitaine I
— Le loup n'est plus qu'un lévrier. — Et
vive messire Bertrand du Guesclin, s'il me
soudoie à ma taille et me rue par les
guerres I »
Ici la flamme des tisons rougeoya et bleuit,
et les faces des routiers bleuirent et rou-
geoyèrent. Un coq chanta dans une ferme.
« Le coq a chanté et saint Pierre a renié
Notre-SeigneurI » murmura l'arbalétrier en
se sifinant.
l36 GASPARD DE L\ NUIT
II
€ Noël ! Noël I Par ma gaine, il pleut des
carolus !
— Je vous en baillerai à chacun une
boisselée.
— Point de gab?
" Foi de chevalerie !
— Et qui vous baillera, à vous, si grosse
chevance?
— La guerre.
— Où?
— Es Espagnes. Mécréants y remuent l'or
à la pelle, y ferrent d'or leurs haquenées.
Le voyage vous duit-il? Nous rançonnerons
f. u pourchas les Maures qui sont des Philis-
tins !
— C'est loin, messire^les Espagnes!
— Vous avez des semelles à vos souliera.
LES cniNOES coMFientES 107
— Gela ne suffit pas.
— Les argentiers du roi compteront cent
mille florins pour vous bouter le cœur au
ventre.
— Tope ! nous rangeons autour des fleurs
de lys de votre bannière la branche d'épine
de nos bourguignotes. Que ramage la bal-
lade?
Oh I du routier
Le gai métier 1
«Eh bien! vos tentes sont-elles abattues?
vos basternes sont-elles chargées ? Décam-
pons. — Oui, mes soudrilles, plantez ici à
votre départ un gland, il sera à votre ret( ur
un chêne 1 »
Et l'on entendait aboyer les meutes de
Jacques d'Arquiel qui courait le cerf à mi-
côte.
m
Les routiers étaient en marche, s'éloignant
par troupes, l'haquebutte sur l'épaule. Un
l38 GASPARD Dl LA NUIT
archer se querellait à Tarrière-garde avec un
juif.
L'archer leva trois doigts.
Le juif en leva deux.
L'archer lui cracha au visage.
Lejuif essuya sa barbe.
L'archer leva trois doigts.
Le juif en leva deux.
L'archer lui détacha un soufflet.
Le juif leva trois doigts.
« Deux carolus ce pourpoint, larron! s'écria
l'archer.
— Miséricorde! en voici trois, s'écria le
juif. » I
C'était un magnifique pourpoint de ve-
lours broché d'un corps de chasse d'argent
sur les manches. 11 était troué et san-
glant.
A lU P,-J. David, stataatrt.
YII
LES LÉPREUX
N'approche mie de ces liens,
Cy est le chenil du léprenx.
Le Lai da lépreux.
Chaque matin, dès que les ramées avaient
bu l'aiguail, roulait sur ses gonds la porte
de la Maladrerie, et les lépreux^ seniblal)Ies
aux antiques anacliorètes, s'enfonçaient tout
le jour parmi le désert, vallées adamites,
édens primitits dont les perspectives loin-
taines, tranquilles, vertes et boisées, ne se
peuplaient que de biches broutant l'herbe
fleurie, et que de hérons péchant dans
de clairs marécages.
Quelques-uns avaient défriché des cour-
lils : une rose leur était plus odorante, une
l4o «ASPARO DB LA. NUIT
figue plus savoureuse, cultivées de leurs
mains. Quelques autres courbaient des
casses d'osier, ou taillaient des lianaps de
buis, dans des grottes de rocaille ensablées
d ime source vive et tapissée d'un liseron
sauvage. C'est ainsi qu'ils cherchaient à
tromper les heures si rapides pour la joie, si
lentes pour la souffrance 1
Mais il y en avait qui ne s'asseyaient
même plus au seuil de la Maladrerie. Ceux-
là, exténués, élanguis, dolents, qu'avait mar-
qués d'une croix la science des mires, pro-
menaient leur ombre entre les quatre mu-
railles d'un cloître, hautes et blanches, l'œil
sur le cadran solaire dont l'aiguille hâtait
la fuite de leur vie et l'approche de leur
éternité.
Et lorsque, adossés contre les lourds pi-
liers, ils se plongeaient en eux-mêmes, rien
n'interrompait le silence de ce cloître, sinon
les cris d'un triangle de cigognes qui labou-
raient la nue, le sautillement du rosaire d'un
moine qui s'esquivait par un corridor, et le
râle de la crécelle des veilleurs qui, le soir,
acheminaient d'une galerie ces mornes reclus
à leurs cellules.
A UN BIBLIOPHILE
Mes enrants, il n'y a plas cle cIieYalitn
que dans les livres.
Contes (fone grancTmèrt i m* pelïl^
enfants.
Pourquoi restaurer les histoires vermou-
lues et poudreuses du moyen-âge, lorsque
la chevalerie s'en est allée pour toujours,
accompagnée des concerts de ses ménestrels,
des enchantements de ses fées et de la gloire
de ses preux?
Qu'importent à ce siècle incrédule nos mer-
veilleuses légendes : saint Georges rompant
une lance contre Charles VII au tournoi de
Luçon, le Paraclet descendant à la vue de
tous sur le concile de Trente assemhlé, et le
Juif errant abordant près de la cité de Lan-
A UM BIBUOPBILB l4S
gres l'évcque Grotzelin, pour lui raconter la
passion de Noire-Seigneur.
Les trois sciences du chevalier sont au-
jourd'iiui méprisées. Nul n'est plus curieux
d'apprendre quel âge a le gerfaut qu'on cha-
peronne, de quelles pièces le bâtard écartèle
son écu, et à quelle heure de la nuit Mars
entre en conjonction avec Vénus.
Toute tradition de guerre et d'amour s'ou-
blie, et mes fabels n'auraient pas même le
sort de la complainte de Geneviève de Bra-
bant, dont le colporteur d'images ne sait
plus le commencement et n'a jamais su la
fin
la
3ci finit le qurttrtrmr
£mc îïre i^antatôicb
De (&a6parîï
De la
«Mît
3ci commence le cinquième
f iure î)e$ J^nntaiôieô
De (Daôparîï
De la
lîuit
ESPAGNE ET ITALIE
I
LA CELLULE
L'Espagne, pays classiqaa dès imbrogliot,
des coups de «tylet, dtt sérénades et dei
autodafés.
Extrait d'une Revue litliraire.
Et je n'entendrai plus
Les verrons se fermer snr l'éternel reclus.
Alfbb» di Yiut. — Lm Prison.
Les moines tondus se promènent là-bas»
silencieux et méditatifs, un rosaire à la main,
et mesurent lentement de piliers en piliers,
de tombes en lombes, le pavé du cloître,
qu'habite un faible écho.
Toi, sont-ce là tes loisirs, jeune reclus qui,
seul dans ta cellule, t'amuses à tracer des fi-
gures diaboliques sur les pages blanches de
ton livre d'oraisoos, et à farder d'une ocre
lOd GASt>jlRt> i)E LA HVTt
impie les joues osseuses de cette tête de
mort ?
Il n'a pas oublié, le jeune reclus, que sa
mère est une gitana, que son père est un
chef de voleurs; et il aimerait mieux enten-
dre, au point du jour, la trompette sonner
le boute-selle pour monter à cheval, que
la cloche tinter matines pour courir à
l'église 1
Il n'a pas oublié qu'il a dansé le boléro
sous les rochers de la sierra de Grenade avec
une brune aux boucles d'oreilles d'argent,
aux castagnettes d'ivoire ; et il aimerait mieux
faire l'amour dans le camp des bohémiens
que prier Dieu dans le couvent.
Une échelle a été tressée en secret de la
paille du grabat ; deux barreaux ont été sciés
sans bruit parla lime sourde ; et du couvenl
à la sierra de Grenade, il y a moins loin
que de l'enfer au paradis.
ta <ntt«tÉ i^i
A-ussitôt que la nuit aura clos tous les yeux,
endormi tous les soupçons, le jeune reclus
rallumera sa lampe et s'échappera de sa
cellule à pas furtifs, un tromblon sous sa
robe.
n
LES MULETIERS
Celui-ci n'interrompait sa longue romance
que pour encourager ses mules en leur
donnant le nom de belles et valeureuses,
ou pour les gourmander en les appelas
paresseuses et obstinées.
CnATtAUBRiAHB. — Lt ittrtùer AhenctrtL^t.
Elles égrainent le rosaire ou nattent leurs
cheveux, les brunes Andalouses nonchalam-
ment bercées au pas de leurs mules ; quel-
ques uns des arriéros chantent le cantique
des pèlerins de Saint- Jacques répété par les
cent cavernes de la sierra, les autres tirent
des coups de carabine contre le soleil.
«Voici la place, dit un des guides, où nous
avons enterré la semaine dernière José Ma-
téos, tué d'une balle à la nuque dans une atta-
LES MULETIERS l53
que de brigands. La fosse a été fouillée, et
le corps a disparu.
— Le corps n'est pas loin, dit un muletier,
je l'aperçois qui flotte au fond de la ravine,
gonflé d'eau comme une outre.
— Notre-Dame d'Atocha, protégez-nous I
s*écriaient les brunes Andalouses nonchalam-
ment bercées au pas de leurs mules.
— Quelle est cette hutte à la pointe d'une
roche? demanda un hidalgo par la portière
de sa chaise. Est-ce la cabane des bûcherons
qui ont précipité dans le gouffre écumeux du
torrent ces gigantesques troncs d'arbres, ou
celle des bergers qui paissent leurs chèvres
exténuées sur ces pentes stériles ?
— C'est^ répondit un muletier, la cellule
d'un viel ermite qui a été trouvé mort, cet
automne, en son lit de feuilles. Une corde
lui serrait le cou, et la langue lui pendait
hors de la bouche.
tba gaspàko ss ti. ifvti
— Notre-Dame d'Atocha, protégez-nous!
s'écriaient les brunes Andalouses noncha-
lamment bercées au pas de leurs mules.
— Ces trois cavaliers cachés dans leurs
manteaux, qui,passantprèsdehous, nous ont
si bien observés, ne sont pas des nôtres. Qui
sont-ils? demanda un moine à la barbe et à
la robe toutes poudreuses.
— Si ce ne sont, répondit un muletier, des
alguazils du village de Cienfugosen tournée,
ce sont des voleurs qu'aura envo3^és à la dé-
couverte l'infernal Gil Pueblo, leur capi-
taine.
— Notre-Dame d'Atocha, protégez-nous,
s'écriaient les brunes Andalouses noncha-
lamment bercées au pas de leurs mules.
— Avez-vous entendu ce coup d'espingole
qu'on a lâché là-haut parmi les broussailles?
demanda un marchand d'encre, si pauvre
qu'il cheminait pieds nus. Voyez ! la fumée
s'évapore dans l'air !
us UVLBTIBRI
155
— Ce sont, répondit un muletier, nos gens
qui battent les buissons à la ronde, et brû-
lent des amorces pour amuser les brigands.
Senors et senorines, courage, et piquez des
deux.
— Notre-Dame d'Atocha, protégez-nous I
s'écriaient les brunes Andalouses noncha-
lamment bercées au pas de leurs mules. »
Et tous les voyageurs prirent le galop au
milieu d'un nuage de poussière qu'enflam-
mait le soleil ; les mules défilaient entre d'é-
normes blocs de granit, le torrent mugissait
dans de bouillonnants entonnoirs, les lorêls
pliaient avec d'immenses craquements; et
de ces profondes solitudes que remuait le
vent sortaient des voix confusément mena-
çantes, qui tantôt s'approchaient, tantôt s'é-
loignaient, comme si une troupe de voleurs
rôdait aux environs.
m
LE MARQUIS D'AROCA
Mets -toi voleur de grand chemin, hi
gagnerai te vi».
Caidebob.
Qui n*aîme, aux jours de la canicule, dans
les bois, lorsque les geais criards se disputent
la ramée et l'ombre, un lit de mousse et la
feuille à Tenvers du chêne ?
Les deux larrons bâillèrent, demandant
l'heure au bohémien qui les poussait du pied
comme des pourceaux.
€ Debout ! répondit celui-ci, debout ! Il est
l'heure de décamper. Le marquis d'Aroca
flaire notre piste avec sixalguazils.
U UÀHQUU D AROCA. 167
. — Qui? le marquis d'Aroca, dont j'ai esca-
moté la montre à la procession des révérends
pères dominicains de Sanlillane I dit l'un.
— Le marquis d'Aroca, dont j'ai enfourchéj
la mule à la foire de Salamanque ! dit l'au-
tre.
— Lui-même, répliqua le gitano ; hâtons-
nous de gagner le couvent des trappistes
pour nous y cacher une neuvaine sous le
froc !
— Halte-là I un moment I rendez-moi
d*abord ma montre et ma mule ! »
C'était le marquis d'Aroca, à la tête de ses
six alguazils, lequel écartait d'une main le
feuillage blanc des noisetiers, et de l'autre
signait au front les brigands de la pointe de
son épée.
IV
HENRIQUEZ
Je le vois bien, il est dans nu destinée
d'ctro pendu ou marié.
LopB 01 Vma.
«11 y a un an que je vous commande, leur
dit le capilaine, qu'un autre me succède. J'é-
pouse une riche veuve de Gordoue, et je re-
nonce au stylet du brigand pour la baguette
du corrégidor. »
Il ouvrit le coffre : c'était le trésor à par-
tager, pêle-mêle des vases sacrés, des qua-
druples, une pluie de perles et une rivière
de diamants.
« A toi, Henriquez, les boucles d'oreilles et
la bague du marquis d'Aroca 1 à toi qui l'as
tué d'un coup de carabine dans sa chaise de
postal »
Henriquez coula à son doigt la topaze en-
sanglantée, et pendit à ses oreilles les amé-
thystes taillées en forme de gouttes de sang.
Tel fut le sort de ces boucles d'oreilles
dont s'était paréela duchesse de Médina-Cœli,
et qu'Henriquez, un mois plus tard, donna
en échange d'un baiser à la fille du geôlier
de la prison I
Tel fut le sort de cette bague qu*un hidalgo
avait achetée d'un émir au prix d'une blan-
che cavale, et dont Henriquez paya un verre
d'eau de-vie, quelques minutes avant d'clre
pendu I
11
L'ALERTE '
Ne M séparant jaman pins de sa eara<
bine qoa Doua Inèade la bague du bien-
aimé.
Chaïuon 9*paff»olê.
Le Posada (*), on paon snr son toit, allu-
mait ses vitres à Tincendie lointain du soleil
couchant, et le sentier serpentait lumineux
dans la montagne.
M Chut ! n'avez -vous rien entendn, vous
autres? demanda un des guérillas, collant son
oreille à la fente du volet.
(*) Petite hôtellerie espagnole*
i6i
— Ma mule, répondit un arriéro, a fait un
pet dans l'écurie.
— Gavache ! s'écria le brigand, est-ce pour
un pet de ta mule que j'arme cette carabine?
Alerte 1 alerte 1 Une trompette I voici les dra-
gons jaunes. »
Et soudain, aux chocs des pots, aux grin-
cements de la guitare, au rire des servantes,
au brouhaha de la foule, succéda un silence
à travers lequel eût bourdonné le vol d'une
mouche.
Mais ce n'était que la corne d'un vacher.
Les arriéros, avant de brider leurs mules pour
gagner le large, achevèrent leur outre à moi-
tié bue ; et les bandits, qu'agaçaient en vain
les grasses maritornes de la noire hôtellerie,
grimpèrent aux soupentes, en bâillant d'en-
nui, de fatigue et de sommeil.
IV
FADRE PUGNACCIO
Rome est une ville où il y • plat cle
■bires que de citadins, plus de moines que
de sbires.
Vojrage en ItaUt.
Rira bien qui rira le dernier.
PnoeHn pcpnUùre.
Padre Pugnaccîo, le crâne hors du capuce,
montait les escaliers du dôme Saint-Pierre,
entre deux dévotes enveloppées de mantilles,
et Ton entendait les cloches et les anges se
quereller dans la nue.
L'une des dévotes, ~ c'était la tante, — ré-
citait un ave sur chaque grain de son rosaire ;
et l'autre, — c'était la nièce, — lorgnait du
coin de l'œil un joli officier des gardes du
pape.
PADRE PUG:»ACCT0
i63
Le moine marmottait à la vieille femme :
« Dotez mon couvent. » Et l'officier glissait à
la jeune fille un billet doux musqué.
La pécheresse essuyait quelques larmes ;
l'ingénue rougissait de plaisir ; le moine cal-
culait mille piastres à douze pour cent d'in-
térêt, et l'officier retroussait sa moustache
dans un miroir de poche.
Et le diable, tapi dans la grande manche
de Padre Pugnaccio, ricana comme Polichi-
nelle I
vn
LA CHANSON DU MASQUE
VinÎM aa Tisage de nu«qa«*
LoMa Btkom.
V
Ce n'était point avec le froc et le chapelet,
c'est avec le tambour de basque et l'habit de
fou que j'entreprends, moi, la vie, ce pèleri-
nage à la mort !
Notre troupe bruyante est accourue sur la
place Saint-Marc, de l'hôtellerie du signor
Arlecchino, qui nous avait tous conviés à un
régal de macarons à l'huile et de polenta à
l'ail
Marions nos mains, toi qui, monarque
éphémère, ceins la couronne de papier doré,
et, vous, ses grotesques sujets, qui lui formez
LA CHAtlSOH DV IlàBQCB
i65
un cortège de vos manteaux de mille pièces,
de vos barbes de filasse et de vos épées de
bois.
Marions nos mains pour chanter et danser
une ronde, oubliés de l'inquisiteur, à la
splendeur magique des girandoles de cette
nuit rieuse comme le jour.
Chantons et dansons, nous qui sommes
joyeux, tandis que ces mélancoliques des-
cendent le canal sur le banc des gondoliers,
et pleurent en voyant les étoiles.
Dansons et chantons, nous qui n'avons rien
à perdre, et tandis que, derrière le rideau où
se dessine l'ennui de leurs fronts penchés,
nos patriciens jouent d'un coup de cartes
palais et maîtresses !
3c\ finit U cinqutmf
£me îicô i^antai$Ud
îDe la
Uuit
3ci commence le etrièmr
Ciure tiee i^antaietcô
De (Dcîôparîi
De la
«lût
SILVES
I
MA CHAUMIERE
En aatomoe, les grives viendraient s'y
reposer, attirées par les baies au rouge
▼if du sorbier des oiseleurs.
Lt 6aran R. Moiithehm<.
Levant ensuite les yeux, la bonne
vieille vit comme la bise tourmentait les
arbres et dissipait les traces des corneilles
qui sautaient tor la neige autour de U
grange.
Le poète aUenumd Vom. — Itfylle XIII.
Ma chaumière aurait, l'été, la feuillée des
bois pour parasol, et l'automne, pour jardin,
au bord de la fenêtre, quelque mousse qui
enchâsse les perles de la pluie, et quelque
giroflée qui fleure l'amande.
Mais l'hiver, quel plaisir ! quand le matin
aurait secoué ses bouquets de givre sur mes
17a «ASPABD DB Là BVIT
vitres gelées, d'apercevoir bien loin, à la
lisière de la forêt, un voyageur qui va tou-
jours s'amoindrissant, lui et sa monture,
dans la neige et la brume.
Quel plaisir ! le soir, de feuilleter sous le
manteau de la cheminée, flambante et par-
fumée d'une bourrée de genièvre, les preux
et les moines des chroniques, si merveilleuse-
ment portraits qu'ils semblent, les uns jouter,
les autres prier encore.
Et quel plaisir I la nuit, à l'heure douteuse
et pâle qui précède le point du jour, d'en-
tendre mon coq s'égosiller dans le gelinier
et le coq d'une ferme lui répondre faible-
ment, sentinelle juchée aux avant-postes
du village endormi.
Ah I si le roi nous lisait dans son Louvre,
— ô ma muse inabritée contre les orages de
la vie, — le seigneur suzerain de tant de fiefs
qu'il ignore le nombre de ies châteaux ne
nous marchanderait pas une chauminel
n
JEAN DES TILLES
€S*Mt le tronc du vieux tanla et ut
rameaux penchanU.
\ •
H. Di Latoocis. — Le B*i é»s
Aulnet.
c Ma bague, ma bague! » — Et le cri de
la lavandière effraya, dans U souche d'un
saule, un rat qui filait sa quenouille.
Encore un tour de Jean des Tilles, Fon-
din malicieux et espiègle qui ruisselle, se
plaint et rit sous les coups redoublés du
battoir 1
Comme s'il ne lui suffisait pas de cueillir,
aux épais massifs de la rive, les nèfles mûres
qu'il noie dans le courant.
^1 Jean le voleur 1 Jean qui pêche et qui
1^ «AOTABB Ml là. «nr
sera péché ! Petit Jean, friture que j'enseve-
lirai blanc d'un linceul de farine dans l'huile
enflammée de la poêle I »
Mais alors des corbeaux, qui se balan-
çaient à la verte flèche des peupliers, croas-
sèrent dans le ciel moite et pluvieux.
Et les lavandières, troussées comme des
piqueurs d'ablettes, enjambèrent le gué jon-
ché de cailloux, d'écume, d'herbes et de
glaïeuls.
A. M. le Baron R,
m
OCTOBRE
Adieu, derniers leanx jours f
Alfl. Bl LAUÀaiIMB, ^
L'Automne.
Les petits Savoyards sont de retour, et déjà
leur cri interroge l'écho sonore du quartier
comme les hirondelles précédent le prin-
temps, ils précèdent l'hiver.
Octobre, le courrier de l'hiver, heurte à la
porte de nos demeures. Une pluie inter-
mittente inonde la vitre offusquée, et le vent
jonche des feuilles mortes du platane le
perron solitaire.
Voici venir les veillées de famille si déli-
cieuses quand tout au dehors est neige,
12
fj6 GASPARD DE LA SOTT
verglas et brouillards, et que les jacinth
fleurissent sur la cheminée à la tiède atmos
phère du salon.
Voici venir la Saint-Martin et ses brandons,
Noël et ses bougies, le jour de l'an et ses
joujoux, les Rois et leur fève, le Carnaval et
sa marotte.
Et Pâques enfin, aux hymnes matinales et
joyeuses, Pâques dont les jeunes filles re-
çoivent la blanche hostie et les œufs rouges !
Alors un peu de cendre aura effacé de nos
fronts Tennui de six mois d hiver, et les
petits Savoyards salueront du haut de la col-
line le hameau natal.
IT
CHEVREMORTE (*)
Et moi auui j'ai ilé déchiré par le*
épines de ce désert, et j'y laisse chaque
jour quelque partie de ma dépouille.
Lu Martjrn, Uvrt X.
Ce n*est point ici qu'on respire la mousse
des chênes et les bourgeons du peuplier, ce
n'est point ici qae les brises et les eaux
murmarent d'amour ensemble.
Aucun baume, le matin après la pluie, le
soir aux heures de la rosée ; et rien pour
charmer l'oreille que le cri du petit oiseau en
quête d'un brin d'herbe.
Désert qui n'entend plus la voix de Jean-
(*) A une demi-lieae de Dijon.
178 GASPARD DE LA NUIT
Baptiste ! Désert que n'habitent plus ni les
ermite» ni les colombes !
Ainsi mon âme est une solitude où, sur le
bord de l'abîme, une main à la vie et l'autre
à la mort, je pousse un sanglot désolé.
Le poète est comme la giroflée qui s'at-
tache, frêle et odorante, au granit, et de-
mande moins de terre que de soleil.
Mais hélas ! je n'ai plus de soleil, depuis
que se sont fermés les yeux si charmants
qui réchauffaient mon génie 1
as juin i83a.
V
ENCORE UN PRINTEMPS
Toutes les pensées, toutes les passîoni
qui agitent I0 oœur mortel sont let
esclaves de 1 amoor.
Encore un printemps, — entOC* une
goutte de rosée qui se bercera un moment
dans mon calice amer, et qui s'en échappera
comme une larme.
0 ma jeunesse ! tes joies ont été glacées
par les baisers du temps, mais tes douleurs
ont survécu au temps qu'elles ont étouffé sur
leur sein.
Et vous qui avez parfilé la soie de ma vie,
ô femmes I s'il y a eu dans mon roman
d'amour quelqu'un de trompeur, ce n'est
i3o êKMfjLKD Di Là mt
pas moi, quelqu'un de trompé, ce n'est pas
vous I
O printemps 1 petit oiseau de passage,
notre hôte d'une saison qui chante mélan-
coliquement dans le cœur du poète et dans
la ramée du chêne I
Encore un printemps, — encore un rayon
du soleil de mai au front du jeune poète,
parmi Iç monde, au front du vieux chêne,
parmi les bois 1
Paris, II mai i836.
A M, À, de Latoar^
LE DEUXIÈME HOMME
Et Duno, Domine, toile, quœso, anlmani
meam « nu, quU mclior «st mihi mor»
quâm TÏtau
JoiAS, cap. IV, e. 3.
J'en jar« par la mort, dant un monde pareil,
NoD, ja ne voudrais pas rajeunir d'un soleil.
Atra. SE Lamabtui>. — Méditalions.
Enfer I — Enfer et paradis ! — cris de
désespoir l cris de joie ! —blasphèmes des
réprouvés I concerts des élus ! — Ames des
morts, semblables aux chênes de la mon-
tagne déracinés par les démons ! âmes des
morts, semblables aux fleurs de la vallée
cueillies par les anges 1
l8a QkBtAKD DE LA. NUIT . .
Soleil, firmament, terre et homme, tout
avait commencé, tout avait fini. Une voix
secoua le néant. — * Soleil? appela cette
voix, du seuil de la radieuse Jérusalem. —
Soleil? répétèrent les échos de l'inconsola-
ble Josaphat. » — Et le soleil ouvrit ses cils
d'or sur le chaos des mondes.
Mais le firmament pendait comme un
lambeau d'étendard. — a Firmament ? appela
cette voix, du seuil de la radieuse Jérusa-
lem. — Firmament? répétèrent les échos de
l'inconsolable Josaphat. » — Et le firmament
déroula aux vents ses plis de pourpre et
d'azur.
Mais la terre voguait à la dérive, comme
un navire foudroyé qui ne porte dans ses
flancs que des cendres et des ossements. —
€ Terre ? appela cette voix du seuil de la
radieuse Jérusalem. — Terre ? répétèient
les échos de l'inconsolable Josaphat. » —
Et la terre ayant jeté l'ancre, la nature
s'assit, couronnée de fleurs, sous le poiche
LB DlOXdaoi BOMMB l83
de montagnes aux cent mille colonnes.
'O*
Mais l'homme manquait à la création, et
tristes étaient la terre et la nature, l'une de
l'absence de son roi, l'autre de l'absence de
son époux. — « Homme? appela cette voix,
du seuil de la radieuse Jérusalem. —
Homme? répétèrent les échos de l'incon-
solable Josaphat. D — Et l'hymne de déli-
vrance et de grâces ne brisa point le sceau
dont la mort avait plombé les lèvres de
l'homme endormi pour l'éternilc dans le lit
du sépulcre.
« Ainsi soit-îl 1 dit cette voix, et le seuil de
la radieuse Jérusalem se voila de deux
sombres ailes. — Ainsi soit-il ! répétèrent
les échos, et l'inconsolable Josaphat se remit
à pleurer. » — Et la trompette de l'archange
sonna d'abîme en abîme, tandis que tout
croulait avec un fracas et une ruine im-
menses : le firmament, la terre et le soleil,
faute de l'homme, cette pierre angulaire de
la création I
3ii finit le ôirirmc et Dernier
£inre ïe9 i^antiii$ es
Bi ©aôparîi
Bt la
nuit
A M. SAINTE-BEUVE
Je prierai les lecteurs de ce mien labeur
qa'iU veuillent prendre en bonne part tout
ce que j'y ai escrit.
Mémoires da Sibi de Joikvilli.
L'homme est un balancier qui frappe une
monnaie à son coin. Le quadruple porte l'em-
preinte de l'empereur, la médaille, du pape,
le jeton, du fou.
Je marque mon jeton à ce jeu delà vie où
nous perdons coup sur coup et où le diable,
pour en finir, rafle joueurs, dés et tapis
vert.
L'empereur dicte ses ordresàses capitaines,
le pape adresse des bulles à la chrétienté, et
le fou écrit un livre.
Mon livre, le voilà tel que je l'ai fait et tel
I<iS aAtPABD DB LA. HOTT
qu'on doit le lire, avant que les commen-
tateurs ne l'obscurcissent de leurs éclaircisse-
ments.
Mais ce ne sont pointées pages souffreteuses,
humble labeur ignoré des jours présents, qui
ajouteront quelque lustre à la renommée
poétique des jours passés.
Et l'églantine du ménestrel sera fanée, que
fleurira toujours la giroflée, chaque prin-
temps, aux gothiques fenêtres des châteaux
et des monastères.
Pauris, ao uptembre i836.
PIÈCES DÉTACHÉES
EXTRAITES DU PORTEFELILLE DE L AUTEU»
LE BEL ALCADE
Il medisiil, le liol AïcaJo t
« Tant que pendra sur la cascade
Le saule aux rameaux chevelus.
Tu seras, vierge qui console.
Et mon étoile et ma boussole. 0
Pourquoi pend donc encor le saule.
Et pourquoi ne m aime t-il plusT
' Bomance espagnole,
Çest pour te suîvre, ô bel Alcade, que je
me suis exilée de la terre des parfums, où gé-
missent de mon absence mes compagnes
dans la prairie, mes colombes dans le feuillage
des palmiers.
Ma mère, c bel Alcade, tendit de sa couche
de douleurs la main vers moi ; cette main
retomba glacée, et je ne m'arrêtai pas au seuil
pour pleurer ma mère qui n'était plus.
13
192
«ASPARD on LÀ. RUIT
Je n'ai point pleuré, ô bel Alcade, lorsq
le soir, seule avec toi et notre barque errs
loin du bord, les brises embaumées de r
patrie traversaient les flots pour venir i
trouver.
J'étais, disais-tu alors dans tes ravisî
ments, ô bel Alcade, j'étais plus charmai
que la lune, sultanedu sérail aux mille lam^
d'argent.
Tu m'aimais, ô bel Alcade, et j'étais Vu
et heureuse : depuis que tu me repousses,
ne suis plus qu'une humble pécheresse c
confesse en pleurant la faute qu'elle a co:
mise.
Quand donc, 6 bel Alcade, sera-t-e
écoulée ma source de larmes amères ? Qua
l'eau de la fontaine du roi Alphonse ne S(
plus vomie par la gueule des lion».
L'ANGE ET LA FEE
Une fée est cachée en tout ce que tu voit.
Victor Hdgo.
Une fée parfume la nuit mon sommeil fan-
tastique des plus fraîches, des plus tendres
haleines de juillet, — cette même bonne
fée qui replante en son chemin le bâton du
vieil aveugle égaré, et qui essuie les larmes,
guérit la douleur de la petite glaneuse dont
une épine a blessé le pied nu.
La voici, me berçant comme un héritier
de lépée ou de la harpe, et écartant de ma
couche avec une plume de paon les esprits
qui me dérobaient mon âme pour la noyer
dans un rayon de la lune ou dans une goutte
de rosée.
La voici, me racontant quelqu'une de ses
Iq4 GASPARD DE LA HUIT
histoires des vallées et des montagnes, soit
les amours mélancoliques des fleurs du cime-
tière, soit les joyeux pèlerinages des oiseaux
à Notre-Dame-des-Gornouillers.
Mais tandis qu'elle me veillait endormi, un
ange, qui descendait les ailes frémissantes
du temps étoile, posa un pied sur la rampe
du gothique balcon, et heurta de sa palme
d'argent aux vitraux peints de la haute fenê-
tre.
Un séraphin, une fée, qui s'étaient éna-
mourés naguère l'un de l'autre au chevet
d'une jeune mourante, qu'elle avait douée
à sa naissance de toutes les grâces des
vierges et qu'il porta expirée dans les délie 8
du Paradis!
La main qui berçait mes rêves s'était re-
tirée avec nés rêves eux-mêmes J'ouvris les
yeux. Ma chambre aussi profonde que déserte
- i'aiigb bt la f]£e ig5
s'éclairait silencieusement des nébulosités de
la lune ; et le matin, il ne me reste plus des af-
lections de la bonne fée que cette quenouille;
encore ne suis-je pas sur quelle ne soit pas
de mon aïeule.
LA PLUIE
Pauvre oiseau que le ciel bénît I
Il écoute I3 vent bruire.
Chante, et voit des gouttes d'eau luire
Comme des perles dans son uid 1
ViCTOB Hugo.
El pendant que ruisselle la pluie, les petits
charbonniers de la Forêt Noire entendent,
de leur lit de fougère parfumée, hurler au
dehors la bise comme un loup.
Ils plaignent la biche fugitive que relancent
les fanfares de l'orage, et l'écureuil tapi au
creux d'un chêne, qui s'épouvante de l'éclair
comme de la lampe du chasseur des mines.
Ils plaignent la famille des oiseaux, la ber-
geronnette qui n'a que son aile pour abriter
sa couvée et le rouge-gorge dont la rose, ses
amours, s'efTeuille au vent.
LA PLL'IB 197
Ils plaignent jusques au ver luisant qu'une
goutte de pluie précipite dans des océans d'un
rameau de mousse.
Ils plaignent le pèlerin attardé qui rencon-
tre le roi Pialus et la reine Wilberta, car
c'est l'heure où le roi mène boire son pale-
froi de vapeurs au Rhin.
Mais ils plaignent surtout les enfants four-
voyés qui se seraient engagés dans l'étroit
sentier frayé par une troupe de voleurs, ou
qui se dirigeraient vers la lumière lointaine
de l'ogresse.
Et le lendemain, eu point du jour, les petits
charbonniers trouvèrent leur cabane de
ramée, d'où ils pipaient les grives, couchée
sur le gazon et leurs gluaux noyés dans la
fontaine.
\
LES DEUX ANGES ]
Ces deux êtres ç[u'Ici, la nuit, un saint mystère
ViCToa Hugo.
^1
« Planons, lui disais-je, sur les bois que
parfument les roses ; jouons-nous dans la lu-
mière et l'azur des deux, oiseaux de l'air, el
accompagnons le printemps voyageur. »
La mort me la ravit échevelée et livrée ai
sommeil d'un évanouissement, tandis que
retombé dans la vie, je tendais en vain le;
bras à l'ange qui s'envolait.
Ohl si la mort eût tinté sur notre couch'
les noces du cercueil, cette sœur des arge
m'eût fait monter aux cieux avec elle, ou j
l'eusse entraînée avec moi aux enfers 1 J
Délirantes joies du départ pour l'ineîfaM
bonheur de deux âmes qui^ heureuses 1
I
128 DTOX ANOBt tQ
s'oubliant partout où elles ne sont plus en-
semble, ne songent plus au retour.
Mystérieux voyage de deux anges qu'on
eût vus, au point du jour, traverser les es-
paces et recevoir sur leurs blanches ailes la
Iraîche rosée du matin I
Et dans le vallon, triste de notre absence,
notre couche fût demeurée vide au mois des
fleurs, nid abandonné sous le feuillage.
LE SOIR SUR L'EAU
Bords où Venise est reine de la nur.
AnnaÉ CHâmiK.
La noire gondole se glissait le long des pa-
lais de marbre, comme un bravo qui court
à quelque aventure de nuit, un stylet et une
lanterne sous sa cape.
Un cavalier et une dame y causaient d'a-
mour : — a Les orangers si parfumés, et vous
si indifférente ! Ah ! signora, vous êtes une
statue dans un jardin !
— Ce baiser est-il d'une statue, mon
Georgio ! pourquoi boudez- vous ? — Vous
m'aimez donc? — Il n'est pas au ciel une
étoile qui ne le sache et tu ne le sais pas?
— Quel est ce bruit ? — Rien, sans doute
le clapotement des flots qui monte et des-
LR SOIR SUR L BkU
cend «ne marche des escaliers de la Giu-
decca.
— Au secours ! au secours ! — Ah ! mère
du Sauveur, quelqu'un qui se noie 1 — Ecar-
tez-vous, il est confessé », dit un moine qui
parut sur la terrasse.
Et la noire gondole força de rames, se
glissant le long des palais de marbre comme
un bravo qui revient de quelque aventure
de nuit, un stylet et une lanterne sous sa
cape.
MADAME DE MONTBAZON
M" de Montbazon était nne fort bell*
créature qui mourut d'amour, cela pris
à la lettre, l'autre siècle, pour le chevaliw
de la Rue qui ne l'aiinait point.
Mémoires de Saint-Sihoh.
La suivante rangea sur la table un vase
de fleurs et les flambeaux de cire, dont les
reflets moiraient de rouge et de jaune les
rideaux de soie bleue au chevet du lit de la
malade. '
« Crois-tu, Mariette, qu'il viendra ? — Oh I
dormez, dormez un peu, Madame ! — Oui,
je dormirai bientôt pour rêver à lui toute
l'éternité. »
On entendit quelqu'un monter l'escalier,
c Ah 1 si c'était lui I » murmura la mou-
UOimAZOR 303
rante, en souriant, le papillon des tombeaux
déjà sur les lèvres.
C'était un petit page qui apportait de la
part de la reine, à M°^eia duchesse, des con-
fitures, des biscuits et des clixirs sur un
plateau d'argent.
« Ah I il ne vient pas, dit-elle d'une voix
défaillante, il ne viendra pas ! Mariette,
donne-moi une de ces fleurs que je la res-
pire et la baise pour lamour de lui ! »
Alors M™e de Montbazon, fermant les
yeux, demeura immobile. Elle était morte
d'amour, rendant sou âme dans le parfum
d'une jacinthe.
L'AIR MAGIQUE
DE JEHAN DE VITTEAUX
C'est sans doute un des ooqueinchiers de
oomards d'Evreux, ou un de la confrérie dea
Enfants Sans-Souci de la ville de Paris, ou
bien un ménétrier qui chante la langue d'oc.
FeaDiNAND LANQii. — Fidtel de la
Dame de la belU Sogeuê.
La feuillée verte et touffue : un clerc du
gai savoir qui voyage avec sa gourde et son
rebec, et un chevalier armé d'une énorme
épée à couper en deux la tour de Montlhéry.
Le chevalier : — « Halte-là ! ta gargoulette,
vassal ; j'ai trois grains de sable dans le go-
sier.
Le musicien : — A votre plaisir, mais n'y
buvez qu'un petit coup, d'autant que le via
est cher cette année.
LA.III MAGIQUB DB JBHAH SI TimADX
Le chevalier (/aisanf la grimace après avoir
tout bu) : — Il est aigre ton vin ; tu mérite-
rais, vassal, que je te brisasse ta gourde sur
les oreilles. »
Le clerc du gai savoir approcha, sans mot
dire, l'archet de son rebec et joua l'air ma-
gique de Jehan de Vitteaux.
Cet air eût délié les jambes d'un paraly-
tique. Or voilà que le chevalier dansait sur
la pelouse, son épée appuyée contre l'épaule
comme un hallebardier qui va-t-en guerre,
c Merci ! nécroman », cria-t-il bientôt,
hors d'haleine. Et il giguait toujours
« Oui-dà ! payez-moi d'abord mon vin,
ricana le musicien. Vos agneaux d'or, s'il
vous plaît, ou je vous mène, ainsi dansant,
par les vallées et les bourgs, au pas d'arme
de Marsannay !
— Tiens, — dit le chevalier, après avoir
906 eASPAAD DE LA. NUIT
fouillé à son escarcelle, et délachant son che-
val dont les rênes étaient passées au ra-
meau d'un chêne — tiens I et m'étrangle le
diable si je bois jamais à la calebasse d'un
vilain I »
LA NUIT D'APRÈS UNE BATAILLE
Et Im corbeaux vont commencer.
Vicioa Hooo
Une sentinelle, le mousquet au bras et en-
veloppée dans son manteau, se promène le
long du rempart. Elle se penche entre les
noirs créneaux de moment en moment, et
observe d'un œil attentif l'ennemi dans son
camp.
n
n allume les feux au bord des fossés
pleins d'eau ; le ciel est noir ; la forêt est
pleine de bruits ; le vent chasse la fumée
vers le fleuve et se plaint en murmurant dans
les plis des étendards.
14
so8 màMfàKa db la <furr
m
Aucune trompette ne trouble l'écho ; au-
cun chant de guerre n'est répété autour de
la pierre du foyer ; des lampes sont allu-
mées dans les tentes au chevet des capitaines
morts l'épée à la main.
IV
Mais voilà que la pluie ruisselle sur les
pavillons ; le vent qui glace la sentinelle en-
gourdie, les hurlements des loups qui s'em-
parent du champ de bataille, tout annonce
ce qui se passe d'étrange sur la terre et dans
le ciel.
Toi qui reposes paisiblement au lit de la
tente, souviens-toi toujours qu il ne s'en est
fallu peut-être aujourd'hui que d'un pouce
de lame pour percer ton cu;ui'*
là. HUIT D*ÀPR&3 UlfE BA;TMLLI iOQ
VI
Tes compagnons d'armes, tombés avec
courage au premier rang, ont acheté de leur
vie la gloire et le salut de ceux qui bientôt
les auront oubliés.
vn
Une sanglante bataillé a été livrée; per-
due ou gagnée, tout sommeille maintenant ;
mais combien de braves ne s'éveilleront
demain que dans le ciel l
LA CITADELLE DE WOLGAST
— Où alIes-Tous ? quî êtes vous ?
— Je suis porteur d'une lettre pour !•
lord général.
Woodstock. — Waltbk Scott.
Comme elle est calme et majestueuse la
ciladelie blanche, sur TOder, tandis que de
toutes ses embrasures les canons aboient
contre la ville elle camp, et les couleuvrines
dardent en sifflant leurs langues sur les eaux
couleur de cuivre.
Les soldats du roi de Prusse sont maî-
tres de Wolgast, de ses faubourgs et de l'une
et de l'autre rive du fleuve ; mais rai<^lc à
deux têtes de l'empereur d'Allemagne berce
encore ses ailerons dans les plis du drapeau
de la citadelle.
L4 CStikEBLLB DB WOLGASt
Tout à eoup,avecla nuit, la citadelle éteint
ses soixante bouches à feu. Des torches
s'allument dans les casemates, courent sur
les bastions, illuminent les touis et les
eaux, et une trompette gémit dans les
créneaux comme la trompette du juge-
ment.
Cependant la poterne de fer s'ouvre, un
soldat s'élance dans une barque et rame vers
le camp ; il aborde : « Le capitaine Beaudoin,
dit-il, a été tué; nous demandons qu'on
nous permettre d'envoyer son corps à sa
femme qui habite Oderberg sur la frontière ;
lorsqu'il y aura trois jours que le corps vo-
guera sur l'eau, nous signerons la capitula-
tion. »
Le lendemain, à midi, sortit de la triple
enceinte de pieux qui hérisse la citadelle une
barque, longue comme un cercueil, que la
ville et la citadelle saluèrent de sept coups
de canon.
SiSI «ISPAIID DB U. BOIT
Les cloches de la ville étaient en branle,
on était accouru à ce triste spectacle de tous
les villages voisins, et les ailes des moulins
à vent demeuraient immobiles sur les col-
lines qui bordent l'Oder.
LE CHEVAL MORT
L« fossoyeur : — J» vous Tendni^
<!• Tes pour fabriquer des boutons.
Le pialej : — Jfl tous vendrai ât
l'oa pour garnir le mancbe de tm
poignards.
La Boutique de i Armorier,
La voirie I et à gauche, sous un gazon de
trèfle et de luzerne, les sépultures d'un cime-
tière; à droite, un gibet suspendu qui de-
mande aux passants l'aumône comme un
manchot.
Celui-là, tué d'hier, les loups lui ont dé-
chiqueté la chair sur le col en si longues ai-
guillettes qu'on le dirait paré encore pour la
cavalcade d'une touffe de rubans rouges.
ai^ GASPARD DE LA NUIT
Chaque nuit, dès que la lune blêmira le
ciel, cette carcasse s'envolera, enfourchée
par une sorcière qui lèpeionnera de l'os
pointu de son talon, la bise, soufilant dans
l'orgue de ses flancs caverneux.
Et s'il était à cette heure taciturne un œil
sans sommeil, ouvert dans quelque fosse du
champ du repos, il se fermerait soudain, de
peur de voir un spectre dans les étoiles.
Déjà la lune elle-même, clignant un œil,
ne luit plus de l'autre que pour éclairer
comme une chandelle flottante ce chien,
maigre vagabond, qui lappe l'eau d'un étang.
LE GIBET
Quo vois-je renmer autonr de ce gibet ?
Faust.
Ah ! ce que j'entends, serait-ce la bise noc-
turne qui glapit, ou le pendu qui pousse un
soupir sur la fourche patibulaire ?
Serait-ce quelque grillon qui chante tapi
dans la mousse et le lierre stérile dont par
pitié se chausse le bois ?
Serait-ce quelque mouche en chasse son-
nant du cor autour de ces oreilles sourdes à
la fanfare des hallali
Serait-ce quelque escarbot qui cueille en
son vol inégal un cheveu sanglant à son crâne
chauve ?
Ou bien serait-ce quelque araignée qui
9i6 ttàMfuat Btt Là. Ltun
brode une demi-aune de mousseline pour
cravate à ce col étranglé ?
C'est la cloche qui tinte aux nlurs d'une
ville, souslliorizon, et la carcasse d'un pendu
que rougit le soleil couchant.
SCARBO
II regarda soas le lit, dans la cheminée,
dans le bahut ; — personne. Il ne put
comprendre par où il s'était iatroduit,
par où il «'était évadé.
HomiANN. — Conta noeUinuê,
Oh ! que defoîs je l'ai entendu et vu , Scarbo,
lorsqu'à minuit la lune brille dans le ciel
comme un écu d'argent sur une bannière
d'azur semée d'abeilles d'or 1
Que de fois j'ai entendu bourdonner son
rire dans l'ombre de mon alcôve, et grincer
son ongle sur la soie des courtines de mon
mi
Que de fois je Tai vu descendre du plan-
cher, pirouetter sur un pied et rouler par la
chambre comme le fuseau tombé de la que-
nouille d'une sorcière !
aiS 6ASPARD D6 LA. KUIt
Le croyais-je alors évanoui ? le nain gran-
dissait entre la lune et moi comme le clocher
d'une cathédrale gothique, un grelot d'or en
branle à son bonnet pointu I
Mais bientôt son corps bleuissait, diaphane
comme la cire d'une bougie, son visage blê-
missait comme la cire d'un lumignon, — et
soudain il s'élcimait.
A M. DAVID, STATUAIRE
Le talent nmpe et meart s'il ii*a des ailes d'or.
GaSEKT.
Non, Dîeu, éclair qui flamboie dans le trian-
gle symbolique, n'est point le chiffre tracé
sur les lèvres de la sagesse humaine !
Non, l'amour, sentiment naïf et chaste qui
se voile de pudeur et de fierté au sanctuaire
(lu cœur, n'est point cette tendresse cavalière
qui répand les larmes de la coquetterie par
hs yeux du masque de l'innocence I
Non, la gloire, noblesse dont les armoiries
ne se vendirent jamais, n'est pas la savon-
nette à vilain qui s'achète, au prix du tarif,
lans la boutique d'un journaliste !
Et j'ai prié, et j'ai aimé, et j'ai chanté,
1 oàte pauvre et souffrant 1 Et c'est eu vain
9S0 GASPARD OB ZK HOIT
que mon cœur déborde de foi, d'amour et de
génie 1
J
C'est que je naquis aiglon avorté ! L'œu
de mes destinées, que n'ont point couvé les
chaudes ailes de la prospérité, est aussi creux,
aussi vide que la noix dorée de l'Egyptien.
Ah ï l'homme, dis-le-moi, si tu le sais,
l'homme, frêle jouet, gambadant suspendu
aux fils des passions, ne serait-il qu'un
pantin qu'use la vie et que brise la mort?
FIN
UniversTfàT"
BIBLIOTHECA
CE
La Bibliothèque
Université d'Ottawa
Échéance
Celui qui rapporte un volume
après la dernière date timbrée
ci-dessous devra payer une amen-
de de cinq cents, plus deux cents
pour chaque jour de retard.
«ûv I 3 1968
N0V04 98Ô
A
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Date due
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a 3 900 3 00 2_[i4 9i4 99b
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CE PQ 2196
.B8G2 1920
COO BERTRAND,
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