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Full text of "Gaspard de la nuit : fantaisies à la manière de Rembrandt et de Callot"

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Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witli  funding  from 

Univers ity  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/gasparddelanuitfOObert 


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Gaspard  de  la  Nuit 


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It   A   ÉTÉ    TIRÉ   DE   C«ÎT   OUVRAGB  : 

Douze  exemplaires  sur  papier  de  Hollande 
aumérotés  de  i  à  i2. 


LOUIS   BERTRAND 


Gaspard  de  la  Nuit 

FANTAISIES 
A    LA    MA:<1ÈRE    de    REMBKANUT    et    de    CAr.LÛX 


SIXIÈME    ÉDITION 


PARIS 

MERCVRE  DE  FRANCE 

XVRf   RYK  DE   OONDÉ,   XXVI 

'^Joîversitâs' 
BIBLIOTHECA 


»^ 


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GASPARD  DE  LA  NUIT 

Amif  te  «ouviens-tu  qu'en  routo  pour  Colofa*, 
On  «liauinclie,  k  Dijon,  au  cœur  de  la  Bourgogac, 
Noot  allions   admirant  elocber^,  pprlails  et  toun, 
Bl  Iw  vieilles  maisons  dans  lei  arrièie-oours? 
Saintb-Beuvi.   —  Les  Cnit^nlationté 

Gothique  Donjdn 

Et  Flèche  gothique  (*) 

Dans  un  eiel  d'opUqae, 

Là-ba$,  e'ett  Dijon. 

Ses  jt^euses  treilles 

N^ont  point  leurs  pareillet  ; 

Ses  clochers  jadii 

Se  comptaient  par  diti» 

lAt  plus  d'une  pinte 

Bel  êeidpUe  ou  peint»  f 

(*)  Le  donjon  da  palais  des  dacs,  et  la  flèche  de  la  cathé- 
drale, que  les  voyageurs  aperçoivent  de  plusieurs  lieues  daj^ 
b  plaia*. 


O  CASPAIU)    DE    LA.    HUIT 

Là,  plus  d'un  portail 
S'ouvre  en  éventail. 
Dijon,  moult  te  tarde  !  (*) 
Et  mon  luth  camard 
Chante  la  moutarde 
Et  ton  Jacquemart  / 

J'aime  Dijon  comme  l'enfant  sa  nourrice 
dont  il  a  sucé  le  lait,  comme  le  poète  la  jou- 
vencelle qui  a  initié  son  cœur.  —  Enfance  et 
poésie  !  Que  l'une  est  éphémère,  et  que  l'au- 
tre est  trompeuse  !  L'enfance  est  un  papillon 
qui  se  hâte  de  brûler  ses  blanches  ailes  aux 
flammes  de  la  jeunesse,  et  la  poésie  est  sem- 
blable à  l'amandier  :  ses  fleurs  sont  parfu- 
mées et  ses  fruits  sont  amers. 

J'étais  un  jour  assis  à  l'écart  dans  le  jar- 
din de  l'Arquebuse,  —  ainsi  nommé  de  l'arme 
qui  autrefois  y  signala  si  souvent  l'adresse 
des  chevaliers  du  Papeguay.  Immobile  sur 
un  banc,  on  eût  pu  me  comparer  à  la  statue 

(*)  Moult  me  tarde  !  aocieuae  devU*  d*  h  commun»  d« 
Dijoa. 


iASFABA  SS  tA  ifvrr 


du  bastion  Bazire.  Ce  chef-d'œuvre  du  fîgu- 
riste  Séva'îée  et  du  peintre  Guillot  représen- 
tait un  abbé  assis  et  lisant.  Rien  ne  manquait 
à  son  costume.  De  loin,  on  le  prenait  pour 
un  personnage  ;  de  près,  on  voyait  que  c'était 
un  plâtre. 

La  toux  d'un  promeneur  dissipa  ressaim 
de  mes  rêves.  C'était  un  pauvre  diable  dont 
l'extérieur  n'annonçait  que  misères  et  souf- 
frances. J'avais  déjà  remarqué,  dans  le  même 
jardin,  sa  redingote  râpée  qui  se  boutonnait 
jusqu'au  menton,  son  feutre  déformé  que 
jamais  brosse  n'avait  brossé,  ses  cheveux 
longs  comme  un  saule,  et  peignés  comme  des 
broussailles,  ses  mains  décharnées,  pareilles 
à  des  ossuaires,  sa  physionomie  narquoise, 
chafouine  et  maladive  qu'effilait  une  barbe 
nazaréenne  ;  ot  mes  conjectures  l'avaient 
charitablement  rangé  parmi  ces  artistes 
au  petit  pied,  joueurs  de  violon  et  pein- 
tres de  portraits,  qu'une  faim  irrassasiable 
et   une   soit   inextinguible    condamnent  à 


•iSPÀRD   DB  LÀ.   tttilT 


courir  le  monde  sur  là  trace  du  Juif-errant. 

Nous  étions  maintenant  deux  sur  le  bano. 
Mon  voisin  feuilletait  un  livre,  des  pages  du- 
quel s'échappa  à  son  insu  une  fleur  dessé- 
chée. Je  la  recueillis  pour  la  lui  rendre. 
L'inconnu  me  saluant  la  porta  à  ses  lèvres 
flétries, et  la  replaça  dans  le  livre  mystérieux. 

—  ((  Cette  fleur,  me  hasardai-je  à  lui  dire, 
est  sans  doute  le  symbole  de  quelque  doux 
amour  enseveli  ?  Hélas  !  nous  avons  tous  dans 
le  passé  un  jour  de  bonheur  qui  nous  désen- 
chante l'avenir. 

—  Vous  êtes  poète?  me  répondit'^il  en  ton- 
nant. D 

Le  fil  de  la  conversation  s'était  noué  :  main- 
tenant, sur  quelle  bobine  allait-il  s'envider? 

—  <  Poète,  si  c'est  être  poète  que  d'avoir 

cherché  l'art  1 

—  Vous  avez  cherché  l'art  1  Et  ravez-voqs 
trouvé  ? 


•ftSTASB  am  L4  mnv 


•^  Plût  au  ciel  que  l'art  ne  fût  pas  une  chi- 
mère 1 

—  Une  chimère  !...  Et  moi  aussi  je  l'ai 

cherché  1  »   s'écria-t-il  avec  l'enthousiasme 
du  génie  et  l'emphase  du  triomphe. 

Je  le  priai  de  m'apprendre  à  quel  lunetier 
il  devait  sa  découverte,  l'art  ayant  été  pour 
moi  ce  qu*est  une  aiguille  dans  une  meule  de 
foin... 

—  «  J'avais  résolu,  dit-il,  de  chercher  l'art 
comme  au  moyen-âge  les  roses-croix  cher- 
chèrent la  pierre  philosophale  ;  l'art,  cette 
pierre    philosophale   du  xix^  siècle  1 

»  Une  question  exerça  d'abord  ma  scolas*- 
tique.  Je  me  demandai  :  Qu'est-ce  que  l'art? 
—  L  art  est  la  science  du  poète.  —  Définition 
aussi  limpide  qu'un  diamant  de  la  plus  belle 
eau. 

»  Mais  quels  sont  les  éléments  de  l'art? 
ISeconde  question  à  laquelle  j'hésitai  pendant 


lO  GASPARD    DB    L\    HUIT 

plusieurs  mois  de  répondre.  —  Un  soir  qu'à 
la  fumée  d'une  lampe  je  fossoyais  le  poudreux 
charnier  d'un  bouquiniste,  j'y  déterrai  un 
petit  livre  en  langue  baroque  et  inintelligible, 
dont  le  titre  s'armoriait  d'un  amphistère  dé- 
roulant sur  une  banderoUe  ces  deux  mots  : 
Gott  —  Liebe.  Quelques  sous  payèrent  ce 
trésor.  J'escaladai  ma  mansarde,  et  là, 
comme  j'épelais  curieusement  le  livre  énig- 
matique,  devant  la  fenêtre  baignée  d'un  clair 
de  lune,  soudain  il  me  sembla  que  le  doigt 
de  Dieu  effleurait  le  clavier  de  l'orgue  uni- 
versel. Ainsi  les  phalènes  bourdonnantes  se 
dégagent  du  sein'des  fleurs  qui  pâment  leurs 
lèvres  aux  baisers  de  la  nuit.  J'enjambai  la 
fenêtre,  et  je  regardai  en  bas.  0  surprise  ! 
rêvais-je?  Une  terrasse  que  je  n'avais  pas 
soupçonnée  aux  suaves  émanations  de  ses 
orangers,  une  jeune  fille  vêtue  de  blanc  qui 
jouait  de  la  harpe,  un  vieillard  velu, de 
noir  qui  priait  à  genoux  1  — Le  livre  me  tomba 
de  la  nutin. 


SASPAHO   DB    la.    huit  II 


»  Je  descendis  chez  les  locataires  de  la  ter-  * 
rasse.  Le  vieillard  était  un  ministre  de  la  reli- 
gion réformée  qui  avait  échangé  la  froide 
patrie  de  sa  Thuringe  contre  le  tiède  exil  de 
notre  Bourgogne.  La  musicienne  était  son  uni- 
que enfant,  blonde  et  frêle  beauté  de  dix-sept 
ans  qu'effeuillait  un  mal  de  langueur  ;  et  le 
livre  par  moi  réclamé  était  un  eucologe  alle- 
mand à  l'usage  des  églises  du  rite  luthérien  et 
aux  armes  d'un  prince  de  la  maison  d'Anhalt- 
Coëthen. 

»  Ah  !  monsieur,  ne  remuons  pas  une  cen- 
dre encore  inassoupie  I  Elisabeth  n'est  plus 
qu'une  Bû  rixàlarobeazurée.  Elle  est  morte, 
monsieur,  morte  !  et  voici  l'eucologe  où  elle 
épanchait  sa  timide  prière,  la  rose  où  elle  a 
exhalé  son  âme  innocente.  —  Fleur  dessé- 
chée en  bouton  comme  elle  !  —  Livre  fermé 
comme  le  livre  de  sa  destinée  !  —  Reliques 
bénies  qu'elle  ne  méconnaîtra  pas  dans  l'éter- 
nité, aux  larmes  dont  elles  seront  trempées, 
quand  la  trompette  de  Tarchange  ayant  rompu 


la  pierre  de  mon  tombeau,  je  m'élancerai 
par  delà  tous  les  mondes  jusqu'à  la  vierge 
adorée,  pour  m'asseoir  enfin  près  d'elle  sou0 
les  regards  de  Dieu  1... 

1—  Et  l'art  ?  lui  demandai-jç, 

—  Ce  qui  dans  l'art  est  sentiment  était  ma 
douloureuse  conquête.  J'avais  aimé,  j'avais 
prié.  Gott  —  LiebCy  Dieu  et  Amour  I  —  Mais 
ce  qui  dans  l'art  est  idée  leurrait  encore  ma 
curiosité.  Je  crus  queje  trouverais  le  complé- 
ment de  Tari  dans  la  nature.  J'étudiai  donc 
la  nature. 

»  Je  sortais  le  matin  de  ma  demeure  et  je 
n'y  rentrais  que  le  soir.  Tantôt,  accoudé  sur 
le  parapet  d'un  bastion  en  ruines,  j'aimais, 
pendant  de  longues  heures,  à  respirer  le  par- 
fum  sauvage  et  pénétrant  du  violier  qui  mou- 
cheté de  ses  bouquets  d'or  la  robe  de  lierrQ 
de  la  féodale  et  caduque  cité  de  Louis  XI  (*)  ; 


(*)  O  chitMV,  imfm^  è  Dijoa  pr  h  ^rffMnlqae  d^flanee 
éê  Loui»  XI,  laiifii  If >!■  k  «wl  étCluilM  If  Téaénaiw  iX 


«▲■tARB  BS  ik  *vrt  |3 


avoir  s'accidenter  le  paysage  tranquille  d'un 
coup  de  vent,  d'un  rayon  de  soleil  ou  d'unei 
ondée  de  pluie,  le  bec-figue  et  les  oisillons! 
des  haies  se  jouer  dans  la  pépinière  éparpillée 
d'ombres  et  de  clartés,  les  grives  accourues 
de  la  montagne  vendanger  la  vigne  assez 
haute  et  touffue  pour  cacher  le  cerf  de  la 
fable,  les  corbeaux  s'abattre  de  tous  les  coins 
du  ciel,  en  bandes  fatiguées,  sur  la  carcasse 
d'un  cheval  abandonné  par  le  pialey  (•)  dans 
quelque  bas-^fond  verdoyant  ;  à  écouter  les 
lavandières  qui  faisaient  retenth*  leur  rouillot 
joyeux  au  bord  de  Suzon  (**)  et  l'enfant  qui 
chantait  une  mélodie  plaintive  en  tournant 
tous  la  muraille  la  roue  du  cordier.  —  Tantôt 

s'empara  du  duché  au  dâtrimenl  de  l'héritière  légitima  Marie 
de  Bourgogne,  a  plus  d'une  fois  tiré  contre  la  ville,  qui.  i| 
est  vrai,  lui  a  bien  sendu  «es  gracieusetés.  Aujourd'hui,  «et 
tours  chenues  servent  de  retraite  à  une  compa^;ai«  da  gen- 
darmes. 

(*)  L'éooroheur  de  ohevaux  norU. 

(**)  Torrent  qui  parcourait  autrefois  Dijon  k  dal  découvert. 
Ses  eaux  sont  reçues  aujourd'hui  au  pied  des  remparts  dans 
des  canaux  voûtée.  —  Lea  truites  du  V*l-de~Siuon  ont  de  la 
renommé»  «a  Bourgog— . 


tk  eA.SPA.RD  DB   LA.  HUIT 


je  Trayais  à  mes  rêveries  un  sentier  de  mousse 
et  de  rosée,  de  silence  et  de  quiétude,  loin 
de  la  ville.  Que  de  fois  j'ai  ravi  leurs  que- 
nouilles de  fruits  rouges  et  acides  aux  halliers 
mal  hantés  de  la  fontaine  de  Jouvence  et  de 
l'ermitage  de  Notre-Dame-dEtang,  la  fontaine 
des  Esprits  et  des  Fées,  l'ermitage  du  Dia- 
ble (*)  !  Que  de  fois  j'ai  ramassé  le  buccin 
pétrifié  et  le  corail  fossile  sur  les  hauteurs 
pierreuses  de  Saint-Joseph,  ravinées  par 
l'orage  !  Que  de  fois  j'ai  péché  l'écrevisse 
dans  les  gués  échevelés  des  Tilles  (**),  parmi 
les  cressons  qui  abritent  la  salamandre  gla- 
cée et  parmi  les  nénuphars  dont  bâillent  les 
fleurs  indolentes  !  Que  de  fois  j'ai  épié  la 
couleuvre  sur  les  plages  embourbées  de  Sau- 
lons,  qui  n'entendent  que  le  cri  monotone 
de  la  foulque  et  le  gémissement  funèbre  du 

(")  La  chapelle  aujourd'hui  fermée  de  Notre-Dame-d'Etang 
étail  liaLiluc  en  i63u  par  un  chapelaia  et  par  ud  ermite.  Ce 
dernier  ayant  a.ssassiné  son  confrère,  un  arrêt  du  parlement 
de  Dijon  le  condamna  à  êlrc  roué  vif  en  place  de  Morimont. 

(**j  Nom  générique  de  plusieurs  petites  rivières  qui  aiioseat 
le  pujs  de  la  ['laine,  enUe  Dijon  et  la  Suôae. 


•ASPARD   OB  lA  mOT  l5 


grèbe  !  Que  de  fois  j*aî  (îtolTc  cr'une  bougie 
les  grottes  souterraines  d'Asnières  où  la  sta- 
lactite distille  avec  lenteur  l'éternelle  goutte 
d'eau  du  clepsydre  des  siècles  !  Que  de  fois 
j'ai  hurlé  de  la  corne,  sur  les  rocs  perpendi- 
culaires de  Chèvre-Morte,  la  diligence  gra- 
vissant péniblement  le  chemin  à  trois  cents 
pieds  au-dessousde  mon  trône  débrouillards! 
Et  les  nuits  même,  les  nuits  d'été,  balsa- 
miques et  diaphanes,  que  de  fois  j'ai  gigué 
comme    un   lycanthrope    autour  d'un  feu 
allumé  dans  le  val  herbu  et  désert,  jusqu'à 
ce  que  les  premiers  coups  de  cognée  du  bû- 
cheron ébranlassent  les  chênes  !  Ah  !  mon- 
sieur, combien  la  solitude  a  d'attraits  pour 
le  poète  !  j'aurais  été  heureux  de  vivre  dans 
les  bois  et  de  ne  faire  pas  plus  de  bruit  que 
l'oiseau   qui  se  désaltère  à  la  source,  que 
l'abeille  qui  picore  à  l'aubépine  et  que  le 
gland  dont  la  chute  crève  la  ieuillée  I... 

—  Et  Tart?  lui  demandai-je. 

—  Patience  I  Tart  était  encore  dans  les 


i6 


•AfrARi»  »B  LA  Rvrr 


limbes.  Tavaîs  étudié  le  spectacle  de 
la  nature,  j'étudiai  les  monuments  des 
hommes. 

»  Dijon  n*a  pas  toujours  parfilé  ses  heures 
oisives  aux  concerts  de  ses  philharmoniques 
enfants.  Il  a  endossé  le  haubert  —  coiffé  le 
morion  —  brandi  la  perluisane  —  dégainé 
Tépée  —  amorcé  l'arquebuse  —  braqué  le 
canon  sur  ses  remparts  —  couru  les  champs 
tambour  battant  et  enseignes  déchirées,  et, 
comme  le  ménestrel  gris  de  la  barbe  qui  em- 
boucha la  trompette  avant  de  racler  du  rebec, 
il  aurait  de  merveilleuses  histoires  à  vous 
raconter,  ou  plutôt,  ses  bastions  croulants, 
qui  encaissent  dans  une  terre  mêlée  de  débris 
les  racines  feuilleuses  de  ses  marronniers 
d'Inde,  et  son  château  démantelé  dont  le 
pont  tremble  sous  le  pas  éreinté  de  la  jument 
du  gendarme  regardant  la  caserne,  —  tout 
atteste  deux  Dijons:  un  Dijon  d'aujourd'hui, 
un  Dijon  d'autrefois. 

^^  J'eus  bientôt  déblayé  le  Dijon  des  xiv» 


CkBPJLKD   DB    LÀ    KVtW 


et  xve  siècles,  autourduquel  courait  un  branle 
de  dix-huit  tours,  de  huit  portes  et  de  quatre 
poternes  ouportelles,  —  le  Dijon  de  Philippe- 
le-Hardi,  de  Jean-sans-Peur,  de  Philippe-le- 
Bon  et  de  Charles-le-Témcraire,  avec  ses 
maisons  de  torchis  à  pignons  pointus  comme 
le  bonnet  d'un  fou,  à  façades  barrées  de  croix 
de  Saint-André  ;  avec  ses  hôtels  embastillés, 
à  étroites  barbacanes,  à  doubles  guichets^ 
à  préaux  pavés  de  hallebardes  :  —  avec  ses 
églises,  sa  sainte  chapelle,  ses  abbayes,  ses 
monastères,  qui  faisaient  des  processions  de 
clochers,  de  flèches,  d'aiguilles,  déployant 
pour  bannières  leurs  vitrauji  d'or  et  d'azur, 
promenant  leurs  reliques  mirnculeuses,  s'age- 
nouillant  aux  cryptes  sombres  de  leurs  mar- 
tyrs ou  au  reposoir  fleuri  de  leurs  jardins; 
^-  avec  son  torrent  de  Suzon  dont  le  cours, 
thargé  de  poncels  de  bois  et  de  moulins  à 
arine,  séparaiî  le  territoire  de  Tabbé  de  Saint- 
Bénigne  du  territoire  de  l'abbé  de  Saint- 
Etienne  comme  un  huissier  au  parlement  jetait 
sa  verge  et  son  holà  entre  deuxplaideurs  bouf- 


l8  OASPARD   DB   LA   If  OIT 


fis  décolère  (*);—  et  enfin  avec  ses  faubourgs 
populeux  dont  l'un,  celui  de  Saint-Nicolas, 
étalait  ses  douze  rues  au  soleil,  ni  plus  ni 
moins  qu'une  grasse  truie  en  gésine  ses  douze 
mamelles.  —  J'avais  galvanisé  un  cadavre 
et  ce  cadavre  s  était  levé. 

>  Dijon  se  lève  ;  il  se  lève,  il  marche,  il  court  I 
trente  dindelles  carillonnent  dans  un  ciel  bleu 
d'outremer  comme  en  peignait  le  vieil  Al- 
bert Durer.  La  foule  se  presse  aux  hôtelle- 
ries de  la  rue  Bouchepot,  aux  étuves  de  la 
porte  aux  Chanoines,  au  mail  de  la  rue  Saint- 
Guillaume,  au  change  de  la  rue  Notre-Dame, 
aux  fabriques  d'armes  de  la  rue  des  Forges, 
à  la  fontaine  de  la  place  des  Cordeliers,  au 

(•)  Les  deux  abbayes  de  Saint-Etienne  et  de  Saint-Bénigne, 
dont  les  contestations  fatiguèrent  si  souvent  la  patience  du 
parlement,  étaient  si  anciennes,  si  puissantes,  cl  jouissaient 
de  tant  de  privilèges  accordés  par  les  ducs  et  les  papes,  qu'il 
d'j  avait  à  Dijon  aucun  établissement  religieux  qui  ne  relevât 
de  Tune  ou  de  l'autre.  Les  sept  églises  de  la  ville  étaient 
eurs  filles,  et  chacune  des  deux  abbayes  avait  en  outre  son 
église  particulière,  —  L'abbaye  de  Saint-Etienne  battait 
luonnai*. 


four  banal  de  !a  rue  l^ôze,  aux  halles  de  la 
place  Champeaux,  au  gibet  de  la  place  Mori- 
mont  ;  bourgeois,  nobles,  vilains,  soudrilles, 
prêtres,  moines,  clercs,  marchands,  vai'lets, 
juifs,  lombards,  pèlerins,  ménestrels,  offi- 
ciers du  parlement  et  de  la  Chambre  des 
comptes,  officiers  des  gabelles,  officiers  de 
la  monnaie,  officiers  de  la  gruerie,  officiers 
de  la  maison  du  duc  :  qui  clament,  qui 
sifflent,  qui  chantent,  qui  geignent,  qui 
prient,  qui  maugréent,  —  dans  desbasternes, 
dans  des  litières,  à  cheval,  sur  des  mules,  sur 
la  haquenée  de  saint  François.  —  Et  com- 
ment douter  de  cette  résurrection?  Voici 
flotter  aux  vents  l'étendard  de  soie,  moitié 
vert,  moitié  jaune,  broché  des  armoiries  de 
la  ville  qui  sont  de  gueules  au  pampre  d'or 
feuille  de  sinople  (*). 

(•)  Telles  auraient  été,  suivant  Pierre  Paillot,  les  anciennes 
armoiries  de  la  commune  de  Dijon  ;  mais  l'abbé  Boulemier 
(Méin.  de  Vacad.  de  Dijon,  1 771)  a  prétendu  qu'elles  n'étaient 
que  de  gueules  plein.  Ces  deux  savants  ne  feraient-ils  pas 
Cl  nfusion  de  tomps,  et  les  armoiries  de  Dijon  n'auraient-elle» 


i6  éASPARD  DÉ  tJL  mnt 


»  Mais  quelle  est  cette  cavalcade?  c'est  le 
duc  qui  va  s'ébattre  à  la  chasse.  Déjà  la 
duchesse  l'a  précédé  au  château  de  Rouvres. 
Le  magnifique  équipage  et  le  nombreux  cor- 
tège !  Monseigneur  le  duc  éperonne  un  gris 
pommelé  qui  frissonne  à  l'air  vif  et  piquant 
du  matin.  Derrière  lui  caracolent  et  se  pa- 
vanent les  Riches  de  Châlons,  les  Nobles  de 
Vienne,  les  Preux  de  Vergy,  les  Fiers  de  Neu- 
châtel,  les  bons  Barons  de  Beaufremont.  — 
Et  ces  deux  personnages  qui  chevauchent 
à  la  queue  de  la  file?  Le  plus  jeune,  que  dis- 
tinguent son  juste-au-corps  de  velours  sang- 
de-bœuf  et  sa  marotte  grelottante,  s'égosille 
de  rire  ;  le  plus  vieux,  accoutré  d'une  cape 
de  drap  noir  sous  laquelle  il  retrait  un  volu- 
mineux psautier,  baisse  la  tête  d'un  air  con- 
fus :  l'un  est  le  roi  des  Ribauds,  l'autre  le 
chapelain  du  duc  (*).  Le  fou  propose  au  sage 

pas  été  de  gtnuUs  pl«in  avant  de  porter  «a  ptmprt  ^or  feùUi 
de  sinople?  C'est  ce  que  je  n'ai  pas  le  loisir  d'eiaminer  ici. 

(*)  Philippe-le-HarcIi  avait  son  roi  des  Ribaadi,  il  lai  donna 
aoo  Kv.  en  iSgO  {Courtépée). 


aaspàrd  de  la  vvrt  àt 

des  questions  que  celui-ci  ne  peut  résoudre  ; 
et  tandis  que  le  populaire  crie  Noël  !  —  que 
les  palefrois  hennissent,  que  les  limiers 
aboient,  que  les  cors  fanfarent,  eux,  la  bride 
sur  le  cou  de  leurs  montures  à  l'amble,  de- 
visent familièrement  de  la  sage  dame  Judith 
et  du  preudhomme  Machabée. 

»  Cependant  un  héraut  sonne  de  la  buc- 
cine  sur  la  tour  du  logis  du  duc.  Il  signale 
dans  la  plaine  les  chasseurs  lançant  leurs 
faucons.  Le  temps  est  pluvieux  ;  une  brume 
grisâtre  lui  dérobe  au  loin  Tabbaye  de  Ci- 
teaux  qui  baigne  ses  bois  dans  les  maré- 
cages ;  mais  un  rayon  de  soleil  lui  montre 
plus  rapprochés  et  plus  distincts  le  château 
de  Talantj  dont  les  terrasses  et  les  plates- 
formes  se  crénèlent  dans  la  nue,  —  les  ma- 
noirs du  sire  de  Ventoux  et  du  seigneur  de 
Fontaine,  dont  les  girouettes  percent  des 
massifs  de  verdure,  —  le  monastère  deSaint- 
Maur  dont  les  colombiers  s'aiguisent  au  mi- 
lieu d'une  volée  de  pigeons,  —  la  léproserie 


ii  éASPARD   DE   LA  ItUrt 


de  Saint- Apollinaire  qui  n'a  qu'une  porte  et 
n'a  point  de  fenêtres,  —  la  chapelle  de 
Saint-Jacques  de  Trimolois,  qu'on  dirait  un 
pèlerin  cousu  de  coquilles  ;  —  et  sous  les 
murs  de  Dijon,  au  delà  des  meix  de  l'abbaye 
de  Saint-Bénigne,  le  cloître  de  la  Char- 
treuse, blanc  comoie  le  froc  des  disciples  de 
saint  Bruno. 

»  La  Chartreuse  de  Dijon  I  le  Saint-Denis 
des  ducs  de  Bourgogne  (*)!  Ahl  pourquoi 

(•)  Je  ne  compare  la  Chartreuse  de  Dijon  à  l'abbaye  do 
Saint-Denis  que  sous  le  rapport  de  la  magnificence  et  de  la 
richesse  de  ses  sépultures.  Trois  ducs  seulement  ont  été  inhu- 
més à  la  Chartreuse,  Philippe-le-Hardi,  Jean  sans-Peur  et 
Phllippe-le-Bon  ;  et  je  n'ignore  pas  que  l'Eglise  de  Citeaux 
avait  communément  reçu,  depuis  Eudes  i",  les  dépouilles  de» 
ducs  de  la  première  et  de  la  seconde  race  royale.  — •  C'est 
Philippe-le  Hardi  qui  fonda  la  Chartreuse  en  i383.  Tout  n'y 
était  que  lambris  de  bois  d'Irlande,  que  chasubles  et  tapis  de 
drap  d'or,  que  courtines  d'étoffes  de  Chypre  et  de  Damas, 
que  bénitiers  et  chandeliers  d'argent,  que  lampes  de  vermeil, 
que  chapelles  portatives  à  personnages  d'ivoire,  que  peintures 
et  iculpturet  exécutées  par  les  premiers  artistes  du  temps.  La 
vaisselle  pour  le  service  do  l'autel  pesait  55  marcs.  —  Le 
marteau  de  la  révolution  en  jetant  en  bas  la  Chartreuse  avait 


AASPAkD   DE    ta.   RUIt 


faut-il  que  les  enfants  soient  jaloux  des  chefs- 
d'œuvre  de  leurs  pères  !  Allez  maintenant 
où  fut  la  Chartreuse,  vos  pas  y  heurteront 
sous  l'herhe  des  pierres  qui  ont  été  des  clefs 
de  voûtes,  des  tabernacles  d'autels,  des  che- 
vets de  tombeaux,  des  dalles  d'oratoires; 
des  pierres  où  l'encens  a  fumé,  où  la  cire  a 
brûlé,  où  l'orgue  a  murmuré,  où  les  ducs  vi- 
vants ont  fléchi  le  genou,  où  les  ducs  morts 
ont  posé  le  front.  —  0  néant  de  la  grandeur 
et  de  la  gloire  !  on  plante  des  calebasses 
dans  la  cendre  de  Philippe  le-Bon  !  —  Plus 
rien  de  la  Chartreuse  !  Je  me  trompe.  —  Le 
portail  de  l'église  et  la  tourelle  du  clocher 
sont  debout  ;  la  tourelle  élancée  et  légère, 
une  touffe  de  giroflée  sur  l'oreille,  ressemble 
à  un  jouvcnccn'-  fjui  mène  en  laisse  un  lé- 
vrier;  le  portail  martelé  serait  encore  un 

dispersé  dans  les  cabinets  de  quelques  curieux  les  débris  des 
tombeaux  do  Philippe-le-IIardi,  de  Jean-sans-Peur  et  de 
MiTtruerite  de  Bavière,  femme  de  ce  dernier  (Charles -Ic-To'-^ 
méraire  n'avait  point  fait  élever  de  monument  à  son  père  Phi" 
lippe  Ic-Bon^.  Ces  chefs-d'œuvre  de  l'art  au  xv«  siècle  ont  été 
restaurés  et  placés  dioa  une  des  salles  du  musée  de  Dijon. 


ai  GASPARD    DE    t\   KVIt 


joyau  à  pendre  au  cou  d'une  cathédrale.  Il 
y  a  outre  cela,. dans  le  préau  du  cloître,  un 
piédestal  gigantesque  dont  la  croix  est  ab- 
sente et  autour  duquel  sont  nichées  six 
statues  de  prophètes,  admirables  de  désola- 
tion. —  Et  que  pleurent-ils?  Ils  pleurent  la 
croix  que  les  anges  ont  reportée  dans  le  ciel. 

»  Le  sort  de  la  Chartreuse  a  été  celui  de 
la  plupart  des  monuments  qui  embellissaient 
Dijon  à  l'époque  de  la  réunion  du  duché  au 
domaine  royal.  Celte  ville  n'est  plus  que 
l'ombre  d'elle-même.  Louis  XI  l'avait  décou- 
ronnée  de  sa  puissance,  la  révolution  Fa 
décapitée  de  ses  clochers.  11  ne  lui  reste  plus 
que  trois  cgliseS;  de  sept  églises,  d'une  sainte 
chapelle  (*),  de  deux  abbayes  et  d'une  dou- 

(*)  EIIo  n'a  pas  plus  échappé  que  la  Gbartreuie  et  tant 
«''autres  chefs-d'œuvre  à  la  fureur  des  réactions.  On  n'en  a 
pas  laissé  piorro  sur  pierre.  Cette  sainte  chapelle,  élevée  par 
le  duc  Hugues  III  au  retour  de  la  croisade,  vert  1171,  était 
riche  de  mille  objets  d'art  et  de  piété.  Que  sont  devenus,  par 
exemple,  ses  vitraux  et  ses  statues  bisloriquei  ;  cette  boiserie, 
du  cboBur  où  étaient  appendues  les  armoiries  dea  trente  et  un 


GASPARD    DE    LA    IfUIt  jS 


znine  de  monastères.  Trois  de  ses  portes  sont 
bouchées,  ses  poternes  ont  été  démolies,  ses 
faubourgs  ont  été  rasés,  son  torrent  de  Suzon 
s'est  précipité  aux  égouts,  sa  population  a 
secoué  ses  feuilles,  et  sa  noblesse  est  tombée 
en  quenouille.  —  Hélas  !  on  voit  bien  que 
le  duc  Charles  et  sa  chevalerie,  partis  —  il  y 
aura  bientôt  quatre  siècles  (*)  ~  pour  la  ba- 
taille, n'en  sont  pas  revenus. 

»  El  moi,  j'errais  parmi  ces  ruines  comme 
l'antiquaire  qui  cherche  des  médailles  ro- 
maines dans  les  sillons  d'un  castrum,  après 
une  grosse  pluie  d'orage.  Dijon  expiré  con- 
serve encore  quelque  chose  de  ce  qu'il  fut, 
semblable  à  ces  riches  Gaulois  qu'on  ense- 

premiers  chevaliers  de  la  Toison-d'Or  institués  par  Phillppe- 
le-Bon  ;  le  beau  vaîssel  où  l'on  conservait  une  hostie  mira- 
culeuse et  sur  lequel  brillait,  aux  jourg  de.  fêtes,  la  couronne 
d  or  que  le  roi  Louis  XII,  relevant  d'une  dangereuse  ma- 
ladie, en  i5o5,  avait  envoyée  au  chapitre  par  deux  héraut»? 
—  Le  temps  a  fait  un  pas  et  la  terre  a  éU  r«iioav«lé«,  dit 
quelque  par»  M.  de  Chateaubriand. 

Ci  Gharleivfe-Téinéraire,  dernier  duc  de  Bourgogne,  fui  " 
(uJ  à  la  baUilU  àê  NaiMjr,  »•  dimanche  5  janvier  1476.   ' 


ûJLifÂaD  08  LA  irait 


velissait  une  pièce  d'or  dans  la  bouche  etj 
une  autre  dans  la  main  droite.  i 

—  Et  l'art?  lui  demandai-je.  , 

—  J'étais  un  jour  occupé,  devant  l'église 
Notre-Dame,  à  considérer  Jacquemart,  sa 
femme  et  son  enfant,  qui  martelaient  midi.^ 
L'exactitude,  la  pesanteur,  le  flegme  de  Jac- 
quemart seraient  le  certificat  de  son  originefla- 
mande,  quand  même  on  ignorerait  qu'il  dis- 
pensait les  heures  aux  bons  bourgeois  de 
Courtray,  lors  du  sac  de  cette  ville  en  1383. 
Gargantua  escamota  les  cloches  de  Paris, 
Philippele-Hardi  Ihorloge  de  Courtrai  ; 
chaque  prince  à  sa  taille.  —  Un  éclat  de  rire 
se  fit  entendre  là-haut  et  j'aperçus,  dans  un 
angle  du  gothique  édifice,  une  de  ces  figures 
monstrueuses  que  les  sculpteurs  du  moyen- 
âge  ont  attachées  par  les  épaules  aux  gout- 
tières des  cathédrales  ;  une  atroce  figure  de 
damné  qui,  en  proie  aux  souffrances,  tuait 
la  langue,  grinçait  des  dents  et  se  tordait  les 
mains.  —  C'était  elle  qui  avait  ri. 


37 


—  Vous  aviez  un  fétu  dans  l'œil  !  m'écriai- 
je. 

—  Ni  fétu  dans  l'œil,  ni  coton  dans  Toreille. 
—  La  figure  de  pierre  avait  ri,  —  ri  dim 
rire  grimaçant,  effroyable,  infernal  —  mais 
sarcastique  —  incisif,  pittoresque.  » 

J'eus  honte  à  part  moi  d'avoir  eu  si  long- 
temps affaire  à  un  monomane.  Cependant 
j'encourageai  d'un  sourire  le  rose-croix  de 
l'art  à  poursuivre  sa  drolatique  histoire. 

—  «  Cette  aventure,  continua-1-il,  me 
donna  à  réfléchir.  —  Je  réfléchis  que,  puis- 
que Dieu  et  l'amour  étaient  les  premières 
conditions  de  l'art,  ce  qui  dans  l'art  est  sen- 
timent, —  Satan  pourrait  bien  être  la  se- 
conde de  ces  conditions,  ce  qui  dans  l'art 
est  idée.  —  N'est-ce  pas  le  diable  qui  a  bâti 
la  cathédrale  de  Cologne  ? 

»  Me  voilà  en  quête  du  diable.  Je  blêmis 
sur  les  livres  magiques  de  Cornélius  Agrippa 
et  j'égorge  la  poule  noire  du  maître  d'école 


s8 


Gt5PARD    DE    LA    HDIT 


mon  voisin.  Pas  plus  de  diable  qu'au  bout 
du    rosaire    d'une    dévote  !   Néanmoins    il 
existe  ;  —  saint  Augustin  en  a,  de  sa  plume, 
légalisé  le  signalement  :  Dœmones  siint  génère 
animalia,  ingenio  raiionabilia,  animo passiva, 
corpore  aerea,  iempore  œterna.  Cela  est  po- 
sitif. Le  diable  existe.  Il  pérore  à  la  Chambre, 
il  plaide  au  palais,  il  agiote  à  la  bourse.  On 
le  grave  en  vignettes,  on  le  broche  en  ro- 
mans, on  l'habille  en   drames.  On  le  voit 
partout,  comme  je  vous  vois.  C'est  pour  lui 
épiler  mieux  la  barbe  que  les  miroirs  de 
poche  ont  été  inventés.  Polichinelle  a  man- 
qué son  ennemi  et  le  nôtre.  Oh  !  que  ne  l'a-t- 
il  assommé  d'un  coup  de  bâton  sur  la  nu- 
que! 

»  Je  bus  l'élixir  de  Paracelse,  le  soir  avant 
de  me  coucher.  J'eus  la  colique.  Nulle  part 
le  diable  en  cornes  et  en  queue. 

»  Encore  un  désappointement  :  —  l'ornge, 
cette  nuit-là,  mouillait  jusqu'aux  os  la  vieille 
cité  accroupie  dans  le  sommeil.  Commenl 


aABPAKD   DE    LA    ROTT  3  9 

je  rôdais  à  tâtons,  n'y  voyant  goutte,  dans  les 
anfractuosités  de  Notre-Dame,  c'est  ce  que 
vous  expliquera  un  sacrilège.  Il  n'y  a  pas  de 
serrure  dont  le  crime  n'ait  la  clef. —  Ayez 
pitié  de  moi  !  j'avais  besoin  d'une  hostie  et 
d'une  relique.  —  Une  clarté  piqua  les  té- 
nèbres, plusieurs  autres  se  montrèrent  suc- 
cessivement, de  sorte  que  je  distinguai  bien- 
tôt quelqu'un  dont  la  main  affûtée  d'un  long 
allumoir  distribuait  la  flamme  aux  chande- 
liers du  maître-autel.  C'était  Jacquemart 
qui,  non  moins  imperturbable  que  de  cou- 
tume sous  sa  caille  de  fer  rapiécée,  acheva 
sa  besogne  sans  paraître  s'inquiéter  ni  même 
s'apercevoir  de  la  présence  d'un  témoin  pro- 
fane. Jacqueline,  agenouillée  aux  degrés, 
gardait  une  immobilité  parfaite,  la  pluie 
découlant  de  sa  jupe  de  plomb  attournée  à 
la  mode  brabançonne,  de  sa  gorgerette  de 
tôle  tuyautée  comme  une  dentelle  de  Bruges, 
de  son  visage  de  bois  verni  comme  les  jaues 
dune  poupée  de  Nuremberg.  Je  lui  bégayais 
une  humble  question  sur  le    diable  et  sur 


ë 


8o  «aspaud  I»  LA.  nvTt 


l'art,  quand  le  bras  de  la  Maritorne  se  dé- 
banda avec  la  précipitation  soudaine  et  bru- 
tale d'un  ressort,  et,  au  bruit  cent  fois  réper- 
cuté du  lourd  marteau  qu'elle  serrait  du 
poing,  la  foule  des  abbés,  des  chevaliers,  des 
bienfaiteurs  qui  peuplent  de  leurs  gothiques 
momies  les  caveaux  gothiques  de  l'église, 
afflua  processionnellement  autour  de  l'autel 
éblouissant  de  splendeurs  vives  et  ailées  de 
la  crèche  de  Noël.  La  vierge  noire (*),  la  vierge 
des  temps  barbares,  haute  d'une  coudée,  à 
la  tremblatite  couronne  de  fil  d'or,  à  la  robe 
raide  d'empois  et  de  perle>  la  vierge  mira- 
culeuse devant  qui  grésille  une  lampe  d'ar- 
gent, sauta  en  bas  de  sa  chaire  et  courut  sur 
les  dalles,  de  la  vitesse  d'un  toton..Elle 
s'avançait  des  nefs  profondes,  à  bonds  gra- 
cieux et  inégaux,  accompagnée  d'un  petit 
saint  Jean  de  cire  et  de  laine  qu'embrasa 
une  étincelle  et  qui  se  fondit  bleu  et  rouge. 

(•)  Celte  image  était  déjà  en  grande  vénération  au  xii*  siècle. 
Elle  est  d'un  bois  noir,  dur  et  pesant,  qu'on  croit  être  du 
châtaignier. 


e&SPARD    DB    LA    HUIT  3l 

Jacqueline  s'était  armée  de  ciseaux  pour 
tondre  l'occiput  de  son  enfançon  emmailloté  ; 
un  cierge  éclaira  au  loin  la  chapelle  du 
baptistère,  et  alors 

—  Et  alors? 

—  Et  alors  le  soleil  qui  luisait  par  un  per- 
tuis,  les  moineaux  qui  becquetaient  mes 
vitres,  et  les  cloches  qui  marmonnaient  une 
antienne  dans  la  nue  m'éveillèrent.  J'avais 
fait  un  rêve. 

—  Et  le  diable? 

—  Il  n'exiâte  pas. 

—  Et  l'art? 

—  Il  existe. 

—  Mais  où  donc? 

—  Au  sein  de  Dieu  1 1  —  Et  son  œil  où  ger- 
mait une  larme  sondait  le  ciel.  —  «  Nous  ne 
sommes,  nous,  monsieur,  que  les  copistes 
du  créateur.  La  plus  magnifique,   la  plus 

3 


3a  e.lSPARD    DE    LA    NUIT 

triomphante,  la  p!iis  glorieuse  de  nos  œuvres 
éphémères  n'est  jamais  que  l'indigne  contre- 
façon, que  le  rayonnement  éteint  de  la  moin- 
dre de  ses  œuvres  immortelles.  Toute  ori- 
ginalité est  un  aiglon  qui  ne  brise  la  coquille 
de  son  œuf  que  dans  les  aires  sublimes  et 
foudroyantes  du  Sinaj.  —  Oui,  monsieur,  j'ai 
longtemps  cherché  l'art  absolu  !  0  délire!  ô 
folie  !  Regardez  ce  front  ridé  par  la  couronne 
de  fer  du  malheur  !  Trente  ans  !  et  l'arcane 
que  j'ai  sollicité  de  tant  de  veilles  opiniâtres, 
à  qui  j'ai  immolé  jeunesse,  amour,  plaisir, 
fortune,  l'arcane  gît,  inerte  et  insensible, 
comme  le  vil  caillou,  dans  la  cendre  de  mes 
illusions  !  Le  néant  ne  vivifie  point  le  néant.  » 

Il  se  levait.  Je  lui  témoignai  ma  commisé- 
ration par  un  soupir  hypocrite  et  banal. 

—  «  Ce  manuscrit,  ajouta-t-il,  vous  dira 
combien  d'instruments  ont  essayé  mes  lèvres 
avant  d'arriver  à  celui  qui  rend  la  note  pure 
et  expressive,  combien  de  pinceaux  j'ai  usés 
sur  la  toile  avant  d'y  voir  naître  la  vacue  au- 


GASPARD   DB    TA    HUIT  3S 

rore  du  clair-obscur.  Là  sont  consignés  di- 
vers procédés  nouveaux  peut-être  d'harmonie 
et  de  couleur,  seul  résultat  et  seule  récom- 
pense qu'eussent  obtenus  mes  élucubrations. 
Lisez-le  ;  vous  me  le  rendrez  demain.  Six 
heures  sonnent  à  la  cathédrale  ;  elles  chas- 
sent le  soleil  qui  s'esquive  le  long  de  ces  lilas. 
Je  vais  m'enfermer  pour  écrire  mon  testa- 
ment. Bonsoir. 

—  Monsieur  î  > 

Bah  !  il  était  loin.  Je  demeuraî  aussi  coî  et 
penaud  qu'un  président  à  qui  son  greffier  au- 
rait pris  une  puce  chevauchant  sur  le  nez. 
Le  manuscrit  était  intitulé  :  Gaspard  de  la 
Nuit,  Fantaisies  à  la  manière  de  Rembrandt 
et  de  Callot, 

Le  lendemain  était  un  samedi.  Personne  à 
y  Arquebuse;  quelques  juifs  qui  festoyaient  Je 
jour  du  Sabbat.  Je  courus  par  la  ville  m'in- 
formant  de  M.  Gaspard  de  la  Nuit  à  chaque 
passant.  Les  uns  me  répondaient  :  —  «  Oh  ! 


34 


vous  plaisantez  !  »  —  Les  autres  :  —  «  Eh 
qu'il  vous  torde  le  cou  !»  —  Et  tous  aussitôt 
me  plantaient  là.  J'abordai  un  vigneron  de 
lai  rue  sain-felebar,  nabot  et  bossu,  qui  se 
carrait  sur  sa  porte,  en  riant  de  mon  em- 
barras. 

—  «  Connaissez  vous  M.Gaspard  de  laNuit? 

—  Que  lui  voulez-vous,  à  ce  garçon-là  ? 

—  Je  veux  lui  rendre  un  livre  qu'il  m'a 
prêté. 

—  Un  grimoire  I 

—  Comment  !  un  grimoire  ! . . .  Enseîgnez- 
moi,  je  vous  prie,  son  domicile. 

—  Là-bas,  où  pend  ce  pied  de  biche. 

—  Mais  cette  maison...  vous  m'adressez  à 
M.  le  curé. 

—  C'est  que  je  viens  de  voir  entrer  chez 
lui  la  grande  brune  qui  blanchit  ses  aubes  et 
ses  rabats. 


qâspàkd  db  uk.  irurr  35 

—  Qu'est-ce  que  cela  signifie  ? 

—  Cela  signifie  que  M.  Gaspard  de  la  Nuit 
s'attife  quelquefois  en  jeune  et  jolie  fille  pour 
tenter  les  dévots  personnages,  —  témoin  son 
aventure  avec  saint  Antoine,  mon  patron. 

—  Faites  moi  grâce  de  vos  malignités  et 
dites-moi  où  est  M.  Gaspard  de  la  Nuit. 

—  Il  est  en  enfer,  supposé  qu'il  ne  soit  pas 
ailleurs. 

—  Ah!  je  m'avise  enfin  de  comprcudre! 
Quoi  !  Gaspard  de  la  nuit  serait...? 

—  Eh  !  oui...  le  diable  I 

—  Merci,  mon  brave!....  Si  Gaspard  de  la 
Nuit  est  en  enfer,  qu'il  y  rôtisse.  J'imprime 
son  livre.  » 

Louis  B£BTRA^D. 


PREFACE 


L'art  a  toujours  deux  faces  antithétiques, 
médaille  dont,  par  exemple,  un  côté  accuse- 
rait la  ressemblance  de  Paul  Rembrandt  et  le 
revers  celle  de  Jacques  Callot.  —  Rembrandt 
est  le  philosophe  à  barbe  blanche  qui  s'encoli- 
maçonne  en  son  réduit,  qui  absorbe  sa  pensée 
dans  la  méditation  et  dans  la  prière,  qui  ferme 
les  yeux  pour  se  recueillir,  qui  s'entretient 
avec  des  esprits  de  beauté,  de  science,  de  sa- 
gesse et  d'amour,  et  qui  se  consume  à  péné- 
trer les  mystérieux  symboles  de  la  nature.  — 
Callot,  au  contraire,  est  le  lansquenet  fanfaron 
et  grivois  qui  se  pavane  sur  la  place,  qui  fait 
du  bruit  dans  la  taverne,  qui  caresse  les  filles 
de  bohémiens,  qui  ne  jure  que  par  sa  rapière  et 
par  son  escopette,  et  qui  n'a  d'autre  inquié- 


38 


o^PÀRD  DE  lA  nurr 


tilde  que  de  cirer  sa  moustache.  —  Or,  Vau' 
tcur  de  ce  Hure  a  envisagé  iart  sous  cette 
double  personnification  ;  mais  il  n'a  point  été 
trop  exclusif,  et  voici,  outre  des  fantaisies  à  la 
manière  de  Rembrandt  et  de  Callot,  des  études 
sur  Van  Eijck,  Lucas  de  Leijde,  Albert  Durer, 
Peeter  Neef,  Breughel  de  Velours,  Bveiighel 
d'Enfer,  Van  Ostade,  Gérard  Dow,  Saluator 
Rosa,  Murillo ,  Fusely  etplusieur»  autres  maî- 
tres de  différentes  écoles. 

Et  que  si  on  demande  à  l'auteur  pourquoi 
Une  parangonne point  en  tête  de  son  livre  quel- 
que belle  théorie  littéraire,  il  sera  for-cé  de 
répondre  que  M.  Séraphin  ne  lui  a  pas  expli- 
qué le  mécanisme  de  ses  ombres  chinoises,  et 
que  Polichinelle  cache  à  la  foule  curieuse  le 
fil  conducteur  de  son  bras.  —  Il  se  conienie 
de  signer  son  œuvre  : 

GÂS^ARD  D£  LA  NUIT. 


  M    VICTOR  HUGO 

La  gloire  ne  sait  point  ma  demeure  ignorée. 

Et  je  chante  tout  seul    ma    chanson  é[)lorée, 

Qui  n'a  de  charmes  que  pour  moi. 

Cb.  Broghot.  —  Ode. 

Nargué  de  vos  esprits  errants,  dit  Adam  je 
ne  m'en  inquiète  pas  plus  qu'un  aigle  ne  s'in- 
quiète d'une  troupe  d'oies  sauvages  ;  tous  ces 
êtres-là  ont  pris  la  fuite  depuis  que  les  chaires 
•ont  occupées  par  de  braves  ministres,  et  les 
oreilles  du  peuple  remplies  de  saintes  doctrines. 
Walte»  Scott.  —  L'Abbé,  chap.  XVI. 

Le  livre  mignard  de  tes  vers,  dans  cent  ans 
comme  aujourd'hui,  sera  le  bien  choyé  des 
;hâtelaines,desdamoiseauxet  des  ménestrels, 
florilège  de  chevalerie,  décaméron  d'amour 
qui  charmera  les  nobles  oisivetés  des  ma- 
noirs. 

Mais  le  petit  livre  que  jeté  dédie  aurai  subi 
le  sort  de  tout  ce  qui  meurt,  après  avoir,  une 


4o  «ASPARD    DE    LA    NUlt 


matinée  peut-être,  amusé  la  cour  et  la  ville 
qui  s'amusent  de  peu  de  chose. 

Alors,  qu'un  bibliophile  s'avise  d'exhumer 
cette  œuvre  moisie  et  vermoulue,  il  y  lira  à 
la  première  page  ton  nom  illustre  qui  n'aura 
point  sauvé  le  mien  de  l'oubli. 

Sa  curiosité  délivrera  le  frêle  essaim  de  mes 
esprits  qu'auront  emprisonnés  si  longtemps 
des  fermaux  de  vermeil  dans  une  geôle  de 
parchemin. 

Et  ce  sera  pour  lui  unetrouvaillc  non  moins 
précieuse  que  l'est  pour  nous  celle  de  quel- 
que légende  en  lettres  gothiques,  écussonnée 
d'une  licorne  ou  de  deux  cigognes, 

Paris,  ao  septembre  i836. 


LES  FANTAIi>IES 


DB 


GASPARD  DE  LA  NUIT 


3ci  coiwmnxcc  le  premier 
f  iurc  îrcô  ^autaiôico  - 
Ds  (Diieparî! 
Clf  la 
Huit 


ÉCOLE  FLAMANDS 


\ 
t 

HARLEM 

Quand  il'AmstercIam  le  ooq  d'or  chantera, 
La  pjule  d'or  de  Harlem  pon  lera. 

Les  Cenlaries  <U  Noslradamut. 

\ 

Harlem,  cette  admirable  bambochade  qui 
résume  l'école  flamande,  Harlem  peint  par 
Jean  Breughel,  Peeter  ^eef,  David  Téniers 
et  Paul  Rembrandt  ; 

Et  le  canal  où  l'eau  bleue  tremble,  et 
l'église  où  le  vitrage  d'or  flamboie,  et  le 
stoël  (*)  où  sèche  le  linge  au  soleil,  et  les 
toits,  verts  de  houblon  ;  l' 

Et  les  cigognes  qui  battent  des  ailes  au- 
tour de  Ihorloge  de  la  ville,  tendant  le  col  du 

(•)  Balcon  de  pierre. 


46  GASPARD    DE  LA    lOIIT 

haut  des  airs  et  recevant  dans  leur  bec  les 
gouttes  de  pluie  ; 

Et  l'insouciant  bourgmestre  qui  caresse 
de  la  main  son  menton  double,  et  l'amou- 
reux fleuriste  qui  maigrit,  l'œil  attaché  à 
une  tulipe  :  , 

Et  la  bohémienne  qui  se  pâme  sur  sa 
mandoline,  et  le  vieillard  qui  joue  du  Rom- 
melpot  (•),  et  l'enfant  qui  enfle  une  vessie; 

Et  les  buveurs  qui  fument  dans  l'estaini- 
net  borgne,  et  la  servante  de  l'hôtellerie  qui 
accroche  à  la  fenêtre  un  faisan  mort. 

(*)  Instrument  de  musiquta 


II 
LB  MAÇON 

Le  maître  Maçon.  —  Regardez  ces  bastions* 
ce*  cootreforts  :  on  les  dirait  construits  pour 
l'éternité. 

Scnusa.  —  Guillaume  Tell. 

Le  maçon  Abraham  Knupfer  chante,  la 
truelle  à  la  main,  dans  les  airs  écliafaudé,  si 
haut  que,lisant  les  vers  gothiques  du  bourdon, 
il  nivelle  de  ses  pieds  et  l'église  aux  trente 
arcs-boutants,  et  la  ville  aux  trente  églises. 

Il  voit  les  tarasques  de  pierre  vomir  l'eau 
des  ardoises  dans  l'abîme  confus  des  galeries, 
des  fenêtres,  des  pendentifs,  des  clochetons^ 
des  tourelles,  des  toits  et  des  charpentes, 
que  tache  d  un  point  gris  l'aile  échancrée  el 
immobile  du  tiercelet 


48  «ASPABD  DB  IJk.  WatÈ 

n  voit  les  fortifications  qui  se  découpent 
en  étoile,  la  citadelle  qui  se  rengorge  comme 
une  géline  dans  un  tourteau,  les  cours  des 
palais  où  le  soleil  tarit  les  fontaines,  et  les 
cloîtres  des  monastères  où  l'ombre  tourne 
autour  des  piliers. 

Les  troupes  impériales  se  sont  logées  dans 
le  faubourg.  Voilà  qu'un  cavalier  tambou- 
rine là-bas.  Abraham  Knupfer  distingue  son 
chapeau  à  trois  cornes,  ses  aiguillettes  de 
laine  rouge,  sa  cocarde  traversée  d'une  ganse, 
et  sa  queue  nouée  d'un  ruban. 

Ce  qu'il  voit  encore,  ce  lont  des  soudards 

qui,  dans  le  parc  empanaché  de  gigante»- 
ques  ramées,  sur  de  larges  pelouses  d'éme- 
raude,  criblent  de  coups  d'arquebuse  un  oi- 
seau de  bois  fiché  à  la  pointe  d'an  mal. 

Et  le  soir,  quand  la  nef  harmonieuse  de 
la  cathédrale  s'endorm  t  couchée  les  bras  en 
croix,  il  aperçut  de  l'échelle,  à  l'horizon,  ua 
village  incendié  par  des  gens  de  guerre,  qui 
flamboyait  comme  une  comète  dans  l'azur. 


UI 

L'ÉCOLIER  DE  LEYDE 

On  ne  saurait  prendre  trop  de  précnulioni 
par  le  temps  qui  court,  surtout  depuis  que 
les  faux  monnayeuTS  se  sont  établis  dans  ce 
pajr&-ci. 

Le  Siège  de  Berg-op'zoom. 

Tl  s'assied  dans  son  fauteuil  de  velours 
d'Ulrecht,  messireBlasius,le  menton  dans  sa 
fraise  de  fine  denteile.  comme  une  volaille 
qu'un  cuisinier  s'est  rôtie   sur  une  faïence. 

Il  s'assied  devant  sa  banque  pour  comp- 
ter la  monnaie  dun  demi  florin;  moi,  pau- 
vre écolier  de  Leyde,  qui  ai  un  bonnet  et  ime 
culotte  percés,  debout  sur  un  pied  comme 
une  grue  sur  un  pal. 

Voilà  le  iTc  huche t  qui  sort  de  la  boîte  de 


èo 


GASPARD    DE    LA   HUIT 


laque  aux  bizarres  figures  chinoises,  comme 
une  araignée  qui,  repliant  ses  longs  bras, 
se  réfugie  dans  une  tulipe  nuancée  de  mille 
couleurs. 

Ne  dirait-on  pas,  à  voir  la  mine  allongée 
du  maître,  trembler  ses  doigts  décharnés 
découplant  les  pièces  d'or,  d'un  voleur  pris 
sur  le  fait  et  contraint,  le  pistolet  sur  la 
gorge,  de  rendre  à  Dieu  ce  qu'il  a  gagné  avec 
le  diable? 

Mon  florin  que  tu  examines  avec  défiance 
à  travers  la  loupe  est  moins  équivoque  et 
louche  que  ton  petit  œil  gris,  qui  fume 
comme  un  lampion  mal  éteint. 

Le  trébuchet  est  rentré  dans  sa  boîte  de 
laque  aux  brillantes  figures  chinoises,  mes- 
sire  Blasius  s'est  levé  à  demi  de  son  fauteuil 
de  velours  d'Utrecht,  et  moi,  saluant  jusqnà 
terre,  je  sors  à  reculons,  pauvre  écolier  de 
Leyde  qui  ai  bas  et  chausses  percés. 


rv 
LA  BARBE  POINTUE 

Si  l'on  n'a  la  tètelevé«. 
Le  poil  de  la  barbe  frls& 
Et  la  moustache  relcTée, 
On  est  des   dames  méprisa. 

Les  poésies  de  tCAssoacj. 

Or,  c'était  fête  à  la  synagogue,  ténébreu- 
sement  étoilée  de  lampes  d'argent,  et  les  rab- 
bins, en  robes  et  en  lunettes,  baisaient  leurs 
talmuds,  marmottant,  nasillonnant,  cracbant 
ou  se  moucbant,  les  uns  assis,  les  autres 
non. 

Et  voilà  que  tout  à  coup,  parmi  tant  de 
barbes  rondes,  ovales,  carrées,  qui  flocon- 
naient,  qui  frisaient,  qui  exhalaient  ambre 
et  benjoin,  fut  remarquée  une  barbe  taillée 
eu  pointe. 


5a  GASPARD    DE    LA.    RUIT 

Un  docteur  nommé  Elébotham,  coiffé 
d'une  meule  de  flanelle  qui  étincelait  de 
pierreries,  se  leva  et  dit  :  «  Profanation  !  il  y 
a  ici  une  barbe  pointue  ! 

—  Une  barbe  luthérienne  !  —  Un  manteau 
court  !  —  Tuez  le  Philistin.  »  —  Et  la  foule 
trépignait  de  colère  dans  les  bancs  tumul- 
tueux, tandis  que  le  sacrificateur  braillait  :  — 
a  Samson,  à  moi  ta  mâchoire  d'âne  !  » 

Mai§  le  chevalier  Melchior  avait  développé 
un  parchemin  authentiqué  des  armes  de 
1  empire  :  «  Ordre,  lut-il,  d'arrêter  le  bou- 
cher Isaac  van  Keck,  pour  être  l'assassin 
pendu,  lui,  pourceau  d'Israël,  entre  deux 
pourceaux  de  Flandre.  » 

Trente  hallebardiers  se  détachèrent  à  pas 
lourds  et  cliquetants  de  l'ombre  du  corri- 
dor. —  «  Feu  de  vos  hallebardes  »,  leur  rica- 
na le  boucher  Isaac.  —  Et  il  se  précipita 
d'une  fenêtre  dans  le  Rhin. 


▼ 
LE  MARCHAND  DE  TULIPES 

La  tulipe  est  parmi  les  flaors  ce  que  le  paon 
est  parmi  les  oiseaax.  L'um  est  uni  parfum, 
l'autre  est  sans  tou  :  l'ona  ■'«MlgadllH  d«  M 
robe,  l'autre  de  m  qara«. 

Le  JarS»  en  fitm*  nm  H 


-As J  ' 

ûcN'^  Nul  bruit,  sî  ce  n'est  le  froissement  de 
feuillets  de  vélîn  sous  les  doigts  du  docteur 
Hiiylten,  qui  ne  détachait  les  yeux  de  sa 
bible  jonchée  de  gothiques  enluminures  que 
pour  admirer  l'or  et  le  pourpre   de  deux 

^^1  poissons  captifs  aux  humides  flancs  d'un  bo- 
cal. 

Les  battants  de  la  porte  roulèrent  :  c'était 
un  marchand  fleuriste  qui,  les  bras  chargés 
de  plusieurs  pots  de  tulipes,  s'excusa  d'inter- 


54  GASPAJID    DE    LA.    NUIT 

rompre  la  lecture  d'un  aussi  savant  person- 
nage. 

—  «  Maître,  dît-il,  voici  le  trésor  des  tré- 
sors, la  merveille  des  merveilles,  un  oignon 
comme  il  n'en  fleurit  jamais  qu'un  par  siècle 
dans  le  sérail  de  l'empereur  de  Constanti- 
nople!       \    •         ; 

—  Une  tulipe  I  s'écria  le  vieillard  cour- 
roucé, une  tulipe!  ce  symbole  de  l'orgueil 
et  de  la  luxure  qui  ont  engendré  dans  la 
malheureuse  cité  de  Wittemberg  la  dé- 
testable  hérésie  de   Luther  et  de   Mélan- 

■  ^^r 
Maître   Huylten  agrafa  le  fermail  de  sa 

bible,  rangea  ses  lunettes  dans  leur  étui,  et 

tira  le  rideau  de  la  fenêtre,  qui  laissa  voir 

au  soleil  une  fleur   de  la  passion  avec  sa 

coaronae  d'épines,  son  éponge,  son  fouet, 

ses  clous  et  les  cinq  plaies  de  Notre--Sei- 

gneur. 


tE    MARCHAND    DE    TCLIPES  55 


Le  marchand  de  tulipes  s'inclina  respec- 
tueusement et  en  silence,  déconcerté  par  un 
regard  inquisiteur  du  duc  d'Albe  dont  le  por- 
trait, chef-d'œuvre  d'Holbein,  était  appeudu 
à  la  muraille.    . 


Oa^ 


VI 

LES  CINQ  DOIGTS  DE  LA  MAIN 

Une  honnête  ikmilie  où  il  n'y  a  jamais  eu 
é»  ban^erooto,  où  personne  n'a  jumuiii  été 
peodo. 

La  PmrmU  4ê  Jtn  d»  Nivelle. 

Le  pouce  est  ce  gras  cabaretier  flamand, 
d'humeur  goguenarde  et  grivoise,  qui  lume 
sur  sa  porte,  à  1  enseigne  de  la  double  bière 
de  mars. 

L'index  est  sa  femme,  virago  sèche  comme 
une  merluche,  qui  dès  le  matin  soutiletle  sa 
servante  dont  elle  est  jalouse,  et  caresse  la 
bouteille  dont  elle  est  amoureuse. 

Le  doigt  du  milieu  est  leur  iils,comp?.grxop. 
dégrossi  à  la  hache,  qui  serait  soldat  s'il 
n'était  brasseur,  et  qui  serait  cheval  s'il 
n'était  homme. 


LBS  CIHQ   DOMTS   DB    LA.   UAIS  67 

Le  doigt  de  l'anneau  est  leur  fille,  leste  et 
agaçante  Zerbine  qui  vend  des  dentelles  aux 
dames  et  ne  vend  pas  ses  sourires  aux  cava- 
liers. 

Et  le  doigt  de  l'oreille  est  le  Benjamin  de 
la  famille,  marmot  pleureur,  qui  toujours  se 
trimbala  à  la  ceinture  de  sa  mère  comme 
un  petit  enfant  pendu  au  croc  d'une  ogresse. 

Les  cinq  doigts  de  la  main  sont  la  plus 
mirobolante  giroflée  à  cinq  feuilles  qui  ait 
jamais  brodé  les  parterres  de  la  noble  cité 
de  Harlem. 


VII 

LA  VIOLE  DE  GAMBA 

n  reconnut,  à  n'en  pouvoir  douter,  la  figure 
blêmA  de  son  ami  intime  Jean-Gaspard  Deba- 
reaa,  le  grand  paillasse  des  Funambules,  qui  le 
regardait  arec  une  expression  indéfinissable  de 
malioe  et  de  bonhomie. 

TnloPBiLs  GACTua.  —  Onnphrimi, 

Aa  clair  de  la  lane. 
Mon  ami  Pierrot, 
Prête-moi  ta  plume 
Que  j'écrive  un  mot. 
Ma  chandelle  est  morle. 
Je  n'ai  plus  u'j  feu; 
Oavre-moi  ta  porte 
Pour  Camoar  de  Dieu, 

Ca&noa  p<rtTtAiigi. 

Le  maître  de  chapelle  eut  à  peine  inter- 
rogé  de   l'archet  la    viole    bourdonnante, 


tk.   VIOLE   DB    «ÀM*Â.  5Q 


qu'elle  lui  répondit  par  un  gargouillement 
burlesque  de  lazzi  et  de  roulades,  comme  si 
elle  eût  eu  au  ventre  une  indigestion  de  co- 
médie italienne. 


C'était  d'abord  la  duègne  Barbara  qui  gron- 
dait cet  imbécile  de  Pierrot  d'avoir,  le  mala- 
droit, laissé  tomber  la  boîte  à  perruque  de 
M.  Cassandre  et  répandu  toute  la  poudre  sur 
le  plancher. 

Et  M.  Cassandre  de  ramasser  piteusement 
sa  perruque,  et  Arlequin  de  détacher  au  vié- 
dase  un  coup  de  pied  dans  le  derrière,  et 
Colombine  d'essuyer  une  larme  de  fou  rire, 
et  Pierrot  d'élargir  jusqu'aux  oreilles  une 
grimace  enfarinée. 

Mais  bientôt,  au  clair  de  la  lune,  Arlequin 
dont  la  chandelle  était  morte  suppliait  son 
ami  Pierrot  de  tirer  les  verrous  pour  la  lui 


6o  ttAaPAȕ)   DB    UL.   NUlt 

i-allumer,  si  bien  que  le  traître  enlevait  la 
jeune  ûiie  avec  la  cassette  du  vieux. 


—  «  Au  diable  Job  Hans  le  luthier  qui  m'a 
vendu  cette  corde  1  s'écria  le  maître  de  cha- 
pelle recouchant  la  poudreuse  viole  dans 
son  poudreu)^  étui.  »  —  La  corde  s  était  cas- 
sée. 


vin 

L'ALCHIMISTE 

Notre  art  s'apprent  en  deux  manîirw,  o'mI 
à  sauoir  par  enseignement  d'un  maistre,  bonche 
abouche,  et  non  autrement,  ou  par  inspiration 
et  réuélation  diuines  ;  ou  bien  par  liures  lesquelc 
•ont  moult  obscurs  et  embrouillez  ;  et  pour  en 
icenx  troauer  accordance  et  vérité  moult 
conuient  Mtra  subtil,  patient,  studieux  et 
▼igilant. 

La  eUf  des  tterets  iefilotojie  de  Pierr»  VietL 

Rien  encore  I  —  Et  vainement  ai-je  feuilleté 
pendant  trois  jours  et  trois  nuits,  aux  bla- 
fardes lueurs  de  la  lampe,  les  livres  hermé- 
tiques de  Raymond  Lulle. 

Non,  rien,  si  ce  n'est,  avec  le  sifflement 
de  la  cornue  étincelante,  les  rires  moqueurs 
d'une  salamandre  qui  se  fait  un  jeu  de  trou- 
bler mes  méditations. 


0a  eASFAKO  DE    tA    HUIT 


Tantôt  elle  attache  un  pétard  à  un  poil  de 
ma  barbe,  tantôt  elle  me  décoche  de  son  ar- 
balète un  trait  de  feu  dans  mon  manteau. 

Ou  bien  fourbit-elle  son  armure,  c'est  alors 
la  cendre  du  fourneau  qui  souffle  sur  les 
pages  de  mon  formulaire  et  sur  l'encre  de 
mon  écritoire. 

Et  la  cornue  toujours  plus  étincelante 
siffle  le  même  air  que  le  diable,  quand  saint 
Eloi  lui  tenaille  le  nez  dans  sa  forge. 

Mais  rien  encore  1  —  Et  pendant  trois 
autres  jours  et  trois  autres  nuits  je  feuillette- 
rai, aux  blafardes  lueurs  de  la  lampe,  les 
Vivres  hermétiques  de  Raymond  Lullel 


IX 

UiiPART  POUR  LE  SABBAT 

Elle  M  leva  la  nuit ,  et  allumant  de  la  chan- 
delle print  une  bouêtte  et  s"oîgnit,  puis  arec 
quelques  paroles,  elle  fut  transportée  au  sabbat. 

Jkâm  Bodih.  —  De  la  Dimonomanié 
du  Sorciers. 

Us  étaient  là  une  douzaine  qui  mangeaient 
la  soupe  à  la  bière,  et  chacun  d'eux  avait 
pour  cuillère  l'os  de  l'avant-bras  d'un  mort. 

La  cheminée  était  rouge  de  braise^  les  chan- 
delles champignonnaient  dans  la  fumée,  et 
les  assiettes  exhalaient  une  odeur  de  fosse  au 
printemps. 

Et  lorsque  Maribas  riait  ou  pleurait,  on 
entendait  comme  geindre  un  archet  sur  les 
trois  cordes  d'un  violon  démantibulé. 

5 


Cependant  le  soudard  étala  diabolique- 
ment sur  la  table,  à  la  lueur  du  suif,  un  gri- 
moire où  vint  s'ébattre  une  mouche  grillée. 

Cette  mouche  bourdonnait  encore  lorsque, 
de  son  ventre  énorme  et  velu,  une  araignée 
escalada  les  bords  du  magique  volume. 

Mais  déjà  sorciers  et  sorcières  s'étaient  en- 
volés par  la  cheminée  à  califourchon,  qui 
sur  le  balai,  qui  sur  les  pincettes,  et  Maribas 
sur  la  qucac  de  la  poêle. 


3ci    ftutt    le    premier 

tiure  î)cô  4'antaiôieô 

De  i&aôparïi 

Of  la 

lîuit 


3fi  commence  le  îicurtmc 
Sivvc  λf0  ^antaiôicô 

Oe  la 
Huit 


LE  VIEUX  PARIS 


I 

LES  DEUX  JUIFS 

Vieux  épmrt, 
Vieux  jalonx, 
Tirez  tous 
Le»  verrooj 

y'iiilU  chantée. 

Deux  juifs,  qnî  s'cfnient  arrêtés  sous  m 
fenêtre,  comptaient  mystérieusement  au  bout 
de  leurs  doigts  les  heures  trop  lentes  de  la 
nuit. 

—  «  Avez-vous  de  l'argent,  Rabbi  ?  de- 
manda le  plus  jeune  au  plus  vieux.  —  Cette 
bourse,  répondit  l'autre,  n'est  point  un 
grelot.  » 


Mais  alors  une  troupe  de  gens  se  rua  avec 


Gà^ARD    DB    Ul    NUIT 


vacarme  des  bouges  du  voisinage  ;  et  des  cris 
éclatèrent  sur  mes  vitraux  comme  les  dragées 
d'une  sarbacane. 

C'étaient  des  turlupins  qui  couraient  joyeu- 
sement vers  la  place  du  Marché,  d'où  le  vent 
chassait  des  étincelles  de  paille  et  une  odeur 
de  roussi. 

—  «  Ohé  !  ohé  1  Lanturelu  !  Ma  révérence 
à  Madame  la  lune  I  —  Par  ici,  la  cagoule  du 
diable  1  Deux  juifs  dehors  pendant  le  couvre- 
feu  I  — Assomme!  assomme!  aux  juifs  le  jour, 
aux  truands  la  nuit  !  » 


Et  les  cloches  fêlées  carillonnaient  là-haut 
dans  les  tours  de  Saint-Eustache  le  gothique  : 
—  «  Dindon,  dindon,  dormez  donc,  din- 
don! » 


A  Af.  Lonxi  Boulanijer,  pr  nrê. 


n 
LES  GUEUX  DE  NUIT 

J 'endura 
Froidure 
Bien  dure, 

La  chanson  du  pauvre  dîablt. 

—  «  Ohé  !  rangez-vous  qu'on  se  chauffe  I 
—  Il  ne  te  manque  plus  que  d'enfourcher  le 
foyer  1  Ce  drôle  a  les  jambes  comme  des  pin- 
cettes. 

—  Une  heure  !  —  H  bise  dru  I  —  fiavez- 
vous,  mes  chats-huants.  ce  qui  a  fait  la 
lune  si  claire?  Les  cornes  desc...  qu'on  y 
brûle. 

—  La  rouge  braise  à  brûler  de  la  char- 
bonnée  1  —  Omme  la  flamme  danse  bleue 


73  GASPARD    DE    LA.   IfVIT 

sur  les  tisons  l  Ohé  !  quel  est  le  ribaud  qui  a 
battu  sa  ribaude  ? 

—  J'ai  le  nez  gelé  I  —  J'ai  les  grèves  rôties  ! 
—  Ne  vois-tu  rien  dans  le  feu,  Choupille?  — 
Oui  !  une  hallebarde.  —  Et  toi,  Jeanpoil?  — 
Un  œil. 

—  Place,  place  à  M.  de  la  Chousserie  1  — 
Vous  êtes  là,  Monsieur  le  procureur,  chau- 
dement fourré  et  ganté  pour  Ihiver  !  —  Oui- 
dà  !  les  matous  n'ont  pas  d'engelures  I 

—  Ah  !  voici  messieurs  du  guet  1  —  Vos 
botles  fument.  —  Et  les  tirelaines?  —  Nous 
en  avons  tué  deux  d'une  arquebusade  ;  les 
autres  se  sont  échappés  à  ti'avers  la  rivière,  » 


Et  c'est  ainsi  que  s'acoquinaient  à  un  feu  de 
brandons,  avec  des  gueux  de  nuit,  un  procu- 
reur au  parlement  qui  courait  le  guilledou,  et 
les  garçons  du  guet  qui  racontaient  sans  rire 
les  exploits  de  leurs  arquebuses  détraquées. 


ni 
LE  FALOT 

Le  masqne.  —  Il  fait  noir  ;  prét«Binoi 
ta  lanterne. 

Mercurio.  —  Bah  l  les  chats  ont  pour 
Un  terne  leurs  deux  jvax. 

Une  nuit  de  eanawoL 

Ah  !  pourquoi  me  suîs-je.  ce  soir,  avisé  qu'il 
y  avait  place  à  me  blottir  contre  l'orage,  moi 
petit  follet  de  gouttière,  dans  le  falot  de 
Mme  de  Gourgouran  I 

Je  riais  d'entendre  un  esprit  que  trempait 
l'averse  bourdonner  autour  de  la  maison  lu- 
mineuse, sans  pouvoir  trouver  la  porte  par 
laquelle  j'étais  entré. 

Vainement  me  suppliait-il,  enroué  et  mor- 
fondu, de  lui  permettre  au  moins  de  rallumer 


•jH  GASPARD   DB   LA    HUIT 


son  rat  de  cave  à  ma  bougie  pour  chercher 
sa  route. 

Soudain  le  jaune  papier  de  la  lanterne 
s'enflamma,  crevé  d'un  coup  de  vent  dont 
gémirent  dans  la  rue  des  enseignes^  pen- 
dantes comme  des  bannières. 

—  «Jésus  !  miséricorde  !  s'écria  la  béguine, 
se  signant  des  cinq  doigts.  —  Le  diable  te 
tenaille,  sorcière,  m'écriai-je,,  crachant  plus 
de  feu  qu'un  serpenteau  d'artifice.  » 

Hélas!  moi  qui,  ce  matin  encore,  rivalisais 
de  grâces  et  de  parures  avec  le  chardonneret 
à  oreillettes  de  drap  écarlate  du  damoisel  de 
Luynes  ! 


IV 

LA  TOUR  DE  NESLE 

Il  y  avait  à  la  tour  de  Nesle  un  corps-de- 
garde  auquel  m  logeait  le  guet  pendant 
la  nuit. 

BmAHTOHI* 

c  Valet  de  trèfle  !  —  Dame  de  pique  !  de 
gagne  !  »  Et  le  soudard  qui  perdait  envoya 
d'un  coup  de  poing  sur  la  table  son  enjeu 
au  plancher. 

jMais  alors  messire  Hugues,  le  prévôt, 
cracha  dans  un  brasier  de  fer  avec  la  gri- 
mace d'un  cagou  qui  a  avalé  une  araignée 
en  mangeant  sa  soupe. 

—  «  Pouah  !  les  ohaircuitiers  échaudent-ils 
leurs  cochons  à  mhiuit?  Ventre-dieu  !  c'est 
un  bateau  de  ieune  qui  brûle  en  Seine  I  > 


76  caspard  de  la  tvn 


L'incendie,  qui  n'était  d'abord  qu'un  inno- 
cent lolkt  égaré  dans  les  brouillards  de  la 
rivière,  fui  bientôt  un  diable  à  quatre  tirant 
le  canon  et  force  arquebusades  au  ûi  de 
l'eau. 

Une  foule  innombrable  de  turlupins,  de 
béquillards,  de  gueux  de  nuit  accourus  sur 
la  grève,  dansaient  des  gigues  devant  la  spi- 
rale de  flamme  et  de  fumée. 

Et  rougeoyaient  face  à  face  la  tour  de 
Nesle,  d'oil  le  guet  sortit  l'escopette  sur 
l'épaule,  et  la  tour  du  Louvre,  d'où,  par  une 
fenêtre,  le  roi  et  la  reine  voyaient  tout  sans 
être  vui>. 


T 

LERAFFJNE 

Vu  Isndant,  tin  nrSné, 
Poities  de  Scarron. 

«  Mes  crocs  aiguisés  en  pointes  ressemblent 
à  la  queue  de  la  tarasque,  mon  linge  est 
aussi  blanc  qu'une  nappe  de  cabaret,  et  mon 
pourpoint  n'est  pas  plus  vieux  que  les  ta- 
pisseries de  la  couronne. 

»  S'imaginerait-on  jamais,  à  voir  ma  pim- 
pante dégaine,  que  la  faim,  logée  dans  mon 
ventre,  y  tire,  —  la  bourrelé  !  —  une  corde 
qui  m'étrangle  comme  un  pendu  ! 

»  Ah  !  si  de  celte  l'enêtre,  où  grésille  une 
lumière,  élait  seulcint'iU  tombée  dans  la 
corr.e  de  mon  leulre  une  mauviette  rôtie  au 
lieu  de  celle  Heur  lauéel 


7^  CA8PAHS   Dl  I^  won 


»  La  place  Royale  est  ce  soir,  aux  falots, 
claire  comme  une  chapelle  !  —  Gare  la  li- 
tière I  —  Fraîche  limonade  !  —  Macarons  de 
Naples  1  —  Or  ça,  petit,  que  je  goûte  avec  le 
doigt  ta  truite  à  la  sauce  !  Drôle  !  il  manque 
des  épices  dans  ton  poisson  d'avril. 

»  N'est-ce  pas  la  Marion  Delorme  au  bras 
du  duc  de  Longueville  ?  [Trois  bichons  la 
suivent  en  jappant,  elle  a  de  beaux  diamants 
dans  les  yeux,  la  jeune  courtisane  !  — 11  a 
de  beaux  rubis  sur  le  nez,  le  vieux  courti- 
san I  » 

Et  le  raffiné  se  panadait  le  poing  sur  sa 
hanche,  coudoyant  les  promeneurs  et  sou- 
riant aux  promeneuses.  Il  n'avait  pas  de 
quoi  dîner;  il  acheta  un  bouquet  de  vio- 
lettes. 


VI 

L'OFFICE  DU  SOIR 

Quand,  vers  Pâque  ou  Noël,  l'église,  aux  nuits  tombantes, 
S'emplit  de  pas  confus  et  de  cires  flambantes. 

VicTom  Hdgo.  —  Les  Chants  da  Criputeule, 

DIxît  Dominos  Domino  meo  :  aede  a  doxtris  meia. 
OJj/îee  des  vipret. 

Trente  moines,  épluchant  feuillet  par 
feuillet  des  psautiers  aussi  crasseux  que 
leurs  barbes,  louaient  Dieu  et  chantaient 
pouilles  au  diable. 


—  «  Madame,  vos  épaules  sont  une  touffe 
de  lys  et  de  roses.  »  Et  comme  le  cavalier  se 
penchait,  il  éborgna  son  valet  du  bout  de 
son  épée, 

6 


êO  «ASPAIU»  DB   L4  «VIT 


—  «  Moqueur  !  minauda-t-elle,  vous  Jouez- 
vous  à  me  distraire?  —  Est-ce  ï Imitation  de 
Jésus  que  vous  lisez,  Madame  ?  —  Non,  c'est 
le  Brelan  d'Amour  et  de  Galanterie.  » 

Mais  l'office  était  psalmodié.  Elle  ferma 
son  livre  et  se  leva  de  sa  chaise.  —  «  Allons- 
nous-en,  dit-elle  ;  assez  prié  pour  aujour» 
d'hnil» 


Et  moî,  pèlerin  agenouillé  à  l'écart  sous 
les  orgues,  il  me  semblait  ouïr  les  anges  des- 
cendre du  ciel  mélodieusement. 

Je  recueillais  de  loin  quelques  parfums  de 
l'encensoir,  et  Dieu  permettait  que  je  .^la- 
nasse  l'épi  du  pauvre,  derrière  sa  riche  mois- 
son. 


VII 

LA  SÉRÉNADE 

La  nuit  tous  les  cTiats  sont  grîi. 
Proverbe  populaire. 

Un  Intli,  une  guîtaronne  et  un  hautbois. 
Symphonie  discordante  et  ridicule.  M"i«Laure 
à  son  balcon,  derrière  une  jalousie.  Point  de 
lanternes  dans  la  rue,  point  de  lumières  aux 
^enêtres.  La  lune  encornée. 


c 


Est-ce  vous,  d'Espîgnnc?  —  Hélas! 
non.  —  C'est  donc  toi,  mon  petit  Fleur- 
d'Amande?—  Ni  l'un  ni  l'autre.  —  Com- 
ment! encore  vous,  Monsieur  de  la  Tour- 
nelle?  Bonsoir  !  cherchez  minuit  à  quatorze 
heures  !  » 


s»  GASPARD  DB  LA  RVIT 


Les  musiciens  dans  leur  cape.  —  «  M.  le 
conseiller  en  sera  pour  un  rhume.  —  Mais 
le  galant  n'a  donc  pas  frayeur  du  mari  ? 

—  Eh  !  le  mari  est  aux  Iles.  » 

Cependant  que  chuchotait-on  ensemble?— 
«  Cent  louis  par  mois.  —  Charmant  !  —  Un 
carrosse  avec  deux  heiduques.  —  Superbe  ! 

—  Un  hôtel  dans  le  quartier  des  princes  !  — 
Magnifique  !  —  Et  mon  cœur  fourré  d'amour. 

—  Oh  !  la  jolie  pantoufle  à  mon  pied  !  » 

Les  musiciens  toujours  dans  leur  cape.  — 
«  J'entends  rire  M™e  Laure.  —  La  cruelle 
s'humanise.  —  Oui-dà  !  l'art  d'Orphœus  atten- 
drissait les  tigres  dans  les  temps  fabuleux  !  » 

M"^^  Laure.  —  «  Approchez,  mon  mignon, 
que  je  vous  glisse  ma  clef  au  nœud  d'un 
ruban  !»  Et  la  pciruque  de  M.  le  conseiller 
se  mouilla  d'une  rosée  que  ne  distillaient 
pas  les  étoiles.  —  a  Ohé  !  Gueudespin,  cria 
la  maligne  femelle  en  fermant  le  balcon, 
empoignez-moi  un  fouet,  et  courez  vite 
essuyer  Monsieur!  » 


VIII 

MESSIRE  JEAN 

Grave  personnage  dont  la  cbafne  d'or  etU 
baguette  blanche  annonçaient  l'autorité. 

Waiibr  Scott.  —  L'Abbi, 
Chap.  IV. 

'—  «  Messire  Jean,  lui  dit  la  reine,  allez 
yoîr  dans  la  cour  du  palais  pourquoi  ces 
deux  lévriers  se  livrent  bataille  !»  Et  il  y 
alla. 

Et  quand  il  y  fut,  le  sénéchal  tança  d'une 
verte  manière  les  deux  lévriers  qui  se  dis- 
putaient un  os  de  jambon. 

Mais  ceux-ci,  tiraillant  ses  grègues  noires  et 
mordant  ses  bas  rouges,  le  culbutèrent 
comme  un  goutteux  sur  ses  crosses. 

—  c  Holà  1  holà  1  à  mon  aide  !  »  Et  les 


éi  ÇikiPkRD  DB   Là.   NUrt 


pertuisaniers  de  la  porte  accoururent,  que  le 
museau  des  deux  efflanqués  avait  fouillé 
déjà  la  friande  escarcelle  du  bonhomme. 

Cependant  la  reine  se  pâmait  de  rire  à 
une  fenêtre,  dans  sa  haute  guimpe  de  Ma- 
lines  aussi  raide  et  plissée  qu'un  éventail. 

—  «  El  pourquoi  se  battaient-ils,  mes- 
sire  ?  —  Ils  se  battaient,  Madame,  l'un  main- 
tenant contre  l'autre  que  vous  êtes  la  plus 
belle,  la  plus  sage  et  la  plus  grande  prin- 
cesse de  l'univers,  b 


A    M.   SainU-Êeavf- 


IZ 

LA  MESSE  DE  MINUIT 

Christus  natus  est  noUi  :  T«nît«,  adoramiu. 
La   .\aliviti  de  Notre-S4ig»mr 
Jisas-Christ. 

Noas  n'avons   ni  feu  ni  lien, 
Doonec-aoua  U  part  k   Diea. 
VitUtt  dUfuw. 

La  bonne  dame  et  le  noble  sire  de  Cha- 
teauvieux  rompaient  le  pain  du  soir,  Mon- 
sieur l'aumônier  bénissant  la  table,  quand 
se  fit  entendre  un  bruil  de  sabot  à  la  porte. 
C'étaient  de  petits  enfants  qui  chantèrent 
un  noêl. 

—  €  Bonne  dame  de  Chateauvîeux^  liâ- 
tez-vous,  la  foole  s'achemine  à  l'église  ;  hâ- 
tez-vous, de  peur  que  le  cierge  qui  brûle  sur 


t6  ôASPA.Ri>  DB  hà.  nnt 


votre  prie-Dieu,  dans  la  chapelle  des  Anges, 
ne  s'éteigne  en  étoilant  de  ses  gouttes  de 
cire  les  heures  de  vélin  et  le  carreau  de  ve- 
lours !  —  voici  la  première  volée  des  cloches 
pour  la  messe  de  minuit! 

— Noble  sire  de  Chateauvieux,  hâtez- vous, 
de  peur  que  le  sire  de  Grugel,  qui  passe  là- 
bas  avec  sa  lanterne  de  papier,  n'aille  s'em- 
parer en  votre  absence  de  la  place  d'hon- 
neur au  banc  des  confrères  de  Saint-Antoine! 
—  voici  la  seconde  volée  des  cloches  pour 
la  messe  de  minuit  ! 

—  Monsieur  l'aumônier,  hâtez-vous  !  les 
orgues  grondent,  les  chanoines  psalmodient^ 
hâtez-vous,  les  fidèles  sont  assemblés  et 
vous  êtes  encore  à  table  !  —  voici  la  troi- 
sième volée  des  cloches  pour  la  messe  de 
minuit!  » 

Les  petits  enfants  lOufQaient  dans  leurs 
doigts,  mais  ils  ne  se  morfondirent  pas  long- 
temps à  attendre,  et  sur  le  seuil  gothique. 


ti.  UESsfi  Dit  Mt:«t;it  é'J 

blanc  de  neige,  M.  l'aumônier  les  réî^nla,  au 
nom  des  maîtres  du  logis,  chacun  d'une 
gaufre  et  d'une  maille. 


Cependant  aucune  cloche  ne  tintait  plus. 
La  bonne  dame  plongea  dans  un  manchon 
ses  mains  jusqu'aux  coudes,  le  noble  sire 
couvrit  ses  oreilles  d'un  mortier,  et  l'humble 
prêtre,  encapuchonné  d'une  au  musse,  mar- 
cba  derrière,  son  missel  sous  le  bras. 


LE  BIBLIOPHILE 

Un  EIzévir  lui  causait  de  doQMi  émotioci  ; 
mais  ce  qui  le  plongeait  dans  un  ravissement 
•xtatique,  c'était  un  Henri  Etienne. 

Biographie  de  Martin  Spickler. 

Ce  n*était  pas  quelque  tableau  de  l'école 
flamande,  un  David  Téniers,  un  Breughel 
d'Enfer,  enfumé  à  n'y  pas  voir  le  diable. 

C'était  un  manuscrit  rongé  des  rats  parles 
bords,  d'une  écriture  tout  enchevêtrée  et 
d'une  encre  bleue  et  rouge. 

—  «  Je  soupçonne  l'auteur,  dit  le  biblio- 
phile, d'avoir  vécu  vers  la  fin  du  règne  de 
Louis  XII,  ce  roi  de  paternelle  et  plantureuse 
mémoire. 

»  Oui,  continua-t-il  d'un  air  grave  et  mé- 


•>»*Kn   »■   LA   RDlt  $9 

ditatif,  oui,  il  aura  été  clerc  dans  la  maison 
des  sires  de  Ghateauvieux.  » 

Ici  il  feuilleta  un  énorme  in-folio  ayant 
pour  titre  :  le  Nobiliaire  de  France,  dans 
lequel  il  ne  trouva  mentionnés  que  les  sires 
de  Chateauneuf. 

—  «  N'importe,  dit  il  un  peu  confus, 
Chateauneuf  et  Ghateauvieux  ne  sont  qu'un 
même  château.  Aussi  bien  il  est  temps  de 
débaptiser  le  Pont-Neuf.  > 


3ci    finit    le    îïcurirmf 

Ciurr  îles  J^antaieics 

De  i&neparîi 

de  la 

Huit 


3ci  commence  le  troieicmr 
iTiurc  îicô  Jrantaiôicô 

iDc  la 
Uuit 


LA  NUIT  ET  SES  PRESTIGES 


I 

LA  CHAMBRE  GOTHIQUE 

IVox  et  Bolitudo  plenœ  Eont  diabolo. 
Let  Pères  de  l'Église. 

La  suit,  ma  chambre  est  pleine  de  diable*. 

«  Oh  !  la  terre,  —  miirmurai-je  à  la  nuit,  — 
est  un  calice  embaumé  dont  le  pistil  et  les 
étamines  sont  la  lune  et  les  étoiles  !  » 

Et,  les  j^eux  lourds  de  sommeil,  je  fermai 
la  fenêtre  qu'incrusta  la  croix  du  calvaire, 
uoire  dans  la  jaune  auréole  des  vitraux. 


Encore,  —si ce  n'était  à  minuit,  — l'heure 
blasonnéc  de  dragons  et  de  diables!  —  que  le 
gnome  qui  se  soûle  de  l'huile  de  ma  lampe  I 

7 


^6  GASPARD   DB   LA.   HtTtt 


Si  ce  n'était  que  la  nourrice  qui  berce  avec 
un  chant  monotone,  dans  la  cuirasse  de  mon 
père,  un  petit  enfant  mort-né  I 

Si  ce  n'était  que  le  squelette  du  lansquenet 
emprisonné  dans  la  boiserie,  et  heurtant  du 
front,  du  coude  et  du  genou  1 

Si  ce  n'était  que  mon  aïeul  qui  descend  en 
pied  de  son  cadre  vermoulu,  et  trempe  sou 
gantelet  dans  Teau  bénite  du  bénitier  I 

Mais  c'est  Scarbo  qui  me  mord  au  cou,  et 
qui,  pour  cautériser  ma  blessure  sanglante, 
y  plonge  son  doigt  de  fer  rougi  à  la  four- 
naise I 


n 

SCARBO 

Mon  Dieu,  accordez-moi,  k  l'heure  de  ma  mort, 
Iw  prières  d'un  prêtre,  un  linceul  de  toile,  une 
hibxe  de  sapin  et  un  Heu  sec. 

Les  patenôlret  de  M.  le  Maréchal. 

«  Que  tu  meures  absous  ou  damné,  mar- 
mottait Scarbo  cette  nuit  à  mon  oreille,  tu 
auras  pour  linceul  une  toile  d'araignée,  et 
j'ensevelirai  l'araignée  avec  toi! 

—  Oh  !  que  du  moins  j'aie  pour  linceul, 
lui  répondais-je  les  yeux  rouges  d'avoir  tant 
pleuré,  —  une  feuille  du  tremble  dans  la- 
quelle me  bercera  l'haleine  du  lac. 

—  Non  !  —  ricanait  le  nain  railleur,  —  tu 
serais  la  pâture  de  l'escarbot  qui  chasse,  le 


98  «àttAM»  n  %k  mt 

soir,  aux  moucherons  aveuglés  par  le  soleil 
couchant  i 

—  Aimes-tu  donc  mieux,  lui  répîîquaîs-je 
larmoyant  toujours,  —  aimes-tu  donc  mieux 
que  je  sois  sucé  d'une  tarentule  à  la  trompe 
d'éléphant? 

—  Eh  bien,  —  ajouta-t-il,  —  console-toi, 
tu  auras  pour  linceul  les  bandelettes  tache- 
tées d'or  d'une  peau  de  serpent,  dontje  t'em- 
mailloterai comme  une  momie. 

»  Et  de  la  crypte  ténébreuse  de  Saint-Béni- 
gne, où  je  te  coucherai  debout  contre  la  mu- 
raille, tu  entendras  à  loisir  les  petits  enfants 
pleurer  dans  les  limbes.  » 


m 

LE  FOU 

Ub  eâroliis.  ou  bien  encor, 

8Î  l'aimez  mieux,  un  agneau  d'or. 

Maoascrils  de  la  Bibl'wUièqae  du  roL 

La  lune  peignait  ses  cheveux  avec  un  démê- 
loir d'ébène  qui  argentait  d'une  pluie  de 
vers  luisants  les  collines,  les  prés  et  les  bois. 


Scarbo,  gnome  dont  les  trésors  foisonnent, 
vannait  sur  mon  toit,  au  cri  de  la  girouette, 
ducats  et  florins  qui  sautaient  en  cadence, 
les  pièces  fausses  jonchant  la  rue. 

Gomme  ricana  le  fou  qui  vague,  chaque 


B\^l\OTHECA 


roo  sàspard  db  la  mnr 

nuit,  par  la  cité  déserte,  un  œil  à  la  lune  et 
l'autre  —  crevé  ! 

—  €  Foin  de  la  lune!  grommela-t-il,  ra- 
massant les  jetons  du  diable,  j'achèterai  le 
pilori  pour  m'y  chauffer  au  soleil.  » 

Mais  c*était  toujours  la  lune,  la  lune  qui 
se  couchait,  —  et  Scarbo  monnoyait  sour- 
dement dans  ma  cave  ducats  et  florins  à  coups 
de  balancier. 

Tandis  que,  les  deux  cornes  en  avant,  un 
limaçon  qu'avait  égaré  la  nuit,  cherchait  sa 
route  sur  mes  vitraux  lumineux. 


nr 

LE  NAIN 

—  Toi,  à  choral  I 

—  Eh  !  pourquoi  pas  ?  j'ai  il  Momt  galopA 
•or  un  lévrier  ds  laird  de  Lmlithgow  I 

BoUadt 


J'avais  capturé  de  mon  séant,  dans  Tombre 
de  mes  courtines,  ce  furtif  papillon,  éclos 
d'un  rai  de  la  lune  ou  d'une  goutte  de 
rosée. 

Phalène  palpitante  qui,  pour  dégager  ses 
ailes  captives  entre  mes  doigts,  me  payait 
une  rançon  de  parfums  ! 

Soudain  la  vagabonde  bestiole  s'envolait, 
abandonnant  dans  mon  giron,  —  ô  horreur  ! 
—  une  larve  monstrueuse  et  difforme  à  tète 
humaine  1 


eASPAKi»  DE  tA  irmr 


— «  Où  est  ton  âme,  que  je  chevauche  !  — 
Mon  âme,  haquenée  boiteuse  des  fatigues  du 
jour,  repose  maintenant  sur  la  Htière  dorée 
des  songes.  » 

Et  elle  s'échappait  d'effroi,  mon  âme,  à 
travers  la  livide  toile  d'araignée  du  crépus- 
cule, par-dessus  de  noirs  horizons  dentelés 
de  noirs  clochers  gothiques. 

Mais  le  nain,  pendu  à  sa  fuite  hennissante, 
se  roulait  comme  un  fuseau  dans  les  que- 
nouillées  de  sa  blanche  crinière. 


V 

LE  CLAIR  DE  LUNE 

Réreillez-Yons,  gens  qui  dormet. 
Et  priez  pour  les  trépassés. 

Le  eri  da  erimr  de  nuit. 

Oh  !  qu'il  est  doux,  quand  l'heure  tremble 
au  clocher,  la  nuit,  de  regarder  la  lune  qui  a 
le  nez  fait  comme  un  carolus  d'ori 


Deuxîadresselamentaîentsous  ma  fenêtre, 
un  chien  hurlait  dans  le  carrefour,  et  le  grillon 
de  mon  foyer  vaticinait  tout  bas. 

Mais  bientôt  mon  oreille  n'interrogea  plus 
qu'un  silence  profond.  Les  lépreux  étaient 


I04  GASPARD    OB    LA.    tOJIT 

rentrés  dans  leurs  chenils,  aux  coups  de  Jac- 
quemart qui  battait  sa  femme. 

Le  chien  avait  enfilé  une  venelle,  devant 
les  pertuisanes  du  guet  enrouillé  par  la  pluie 
et  morfondu  par  la  bise. 

Et  le  grillon  s'était  endormi,  dès  que  la  der- 
nière bluette  avait  éteint  sa  dernière  lueur 
dans  la  cendre  de  la  cheminée. 

Et  moi,  il  me  semblait,  —  tant  la  fièvre  est 
incohérente,  —  que  la  lune,  grimant  sa  face, 
me  lirait  la  langue  comme  un  pendu  1 


A  M.  Loùs  Boulanger,  Peintre. 


LA  RONDE  SOUS  LA  CLOCHE 

C'était  un  bâtiment  lourtl,  presque  carré,  en- 
touré de  ruines,  et  dont  la  tour  principale,  qui 
possédait  encore  son  horloge,  dominait  tout  le 
quartier. 

Feniuobb  Coopim. 

Douze  magiciens  dansaient  une  ronde  sous 
la  grosse  cloche  de  Saint-Jean.  Ils  évoquèrent 
l'orage  l'un  après  l'autre,  et  du  fond  de  mon  lit 
je  comptai  avec  épouvante  douze  voix  qui  tra- 
versèrent processionnellement  les  ténèbres. 

Aussitôt  la  lune  courut  se  cacher  derrière 
les  nuées,  et  une  pluie  mêlée  d'éclairs  et  de 
tourbillons  fouetta  ma  fenêtre,  tandis  que  les 
girouettes  criaient  comme  des  grues  en  sen- 
tinelle sur  qui  crève  l'averse  dans  les  bois. 


I09  «ABPÀIU»  SB  Uk.  ttxjrt 

La  chanterelle  de  mon  luth,  appendu  à  la 
cloison,  éclata  ;  mon  chardonneret  battit  de 
l'aile  dans  sa  cage;  quelque  esprit  curieux 
tourna  un  feuillet  du  Roman  de  la  Rose  qui 
dormait  sur  mon  pupitre. 

Mais  soudain  gronda  la  foudre  au  haut  de 
Saint-Jean.  Les  enchanteurs  s'évanouirent 
frappés  à  mort,  et  je  vis  de  loin  leurs  livres  de 
magie  brûler  comme  une  torche  dans  le  noir 
clocher. 

Cette  effrayante  lueur  peignait  des  rouges 
flammes  du  purgatoire  et  de  l'enfer  les  mu- 
railles de  la  gothique  église,  et  prolongeait  sur 
les  maisons  voisines  l'ombre  de  la  statue  gi- 
gantesque de  Saint-Jean. 

Les  girouettes  se  rouillèrent  ;  la  lune  fondit 
les  nuées  gris  de  perles  ;  la  pluie  ne  tomba 
plus  que  goutte  à  goutte  des  bords  du  toit, 
et  la  brise,  ouvrant  ma  fenêtre  mal  close,  jeta 
sur  mon  oreiller  les  fleurs  de  mon  jasmin  se- 
coué par  l'orage. 


VII 

UN  RÊVE 

J'ai  r4vé  tant  et  plus,  maisjo  n'y  entends  nota. 
Pantagruel,  livre  III. 

Il  était  nuit.  Ce  furent  d'abord,  —  ainsi 
j'ai  vu,  ainsi  je  raconte,  —  une  abbaye  aux 
murailles  lézardées  par  la  lune,  —  une  forêt 
percée  de  sentiers  tortueux,  —  et  le  Mori- 
mont  (*)  grouillant  de  capes  et  de  chapçaux. 

Ce  furent  ensuite,  —  ainsi  j'ai  entendu, 
ainsi  je  raconte,  —  le  glas  funèbre  d'une 
cloche  auquel  répondaient  les  sanglots  fu- 
nèbres d'une  cellule,  —  des  cris  plaintifs  et 
des  rires  féroces  dont  frissonnait  chaque 
feuille  le  long  d'une  ramée,  —  et  les  prières 

(*)  C'est  à  Dijon,  de  temps  immémorial,  la  place  aux  exé- 
eu  lions. 


loS  eASr>ARD    Dfe    L4    HUIf 


bourdonnantes  des  pénitents  noirs  qui  ac- 
compagnaient un  criminel  au  supplice. 

Ce  furent  enfin,  —  ainsi  s'acheva  le  rêve, 
ainsi  je  raconte,  —  un  moine  qui  expirait 
couché  dans  la  cendre  des  agonisants,  — 
une  jeune  fille  qui  se  débattait  pendue  aux 
branches  d'un  chêne,  —  et  moi  que  le 
bourreau  liait  échevelé  sur  les  rayons  de  la 
roue. 

Dom  Augustin,  le  prieur  défunt,  aura,  en 
habit  de  cordclier,  les  honneurs  de  la  cha- 
l)elle  ardente  ;  et  Marguerite,  que  son  amant 
a  tuée,  sera  ensevelie  dans  sa  blanche  robe 
d'innocence,  entre  quatre  cierges  de  cire. 

Mais  moi,  la  barre  du  bourreau  s'était,  au 
premier  coup,  brisée  comme  un  verre,  les 
torches  des  pénitents  noirs  s'étaient  éteintes 
sous  des  torrents  de  pluie,  la  foule  s'était 
écoulée  avec  les  ruisseaux  débordés  et  ra- 
pides, —  et  je  poursuivais  d'autres  songes 
vers  le  réveil. 


VIII 

MON  bisaïeul 

Tout  dans  cette  chambre  était  encore  dans  1* 
mcme  état,  si  ce  n'estqucics  tapisseries  y  étaient 
en  lambeaux,  et  que  les  araignées  y  tissaient 
Icun  toiles  dans  la  poussière. 

Waitb»  Scott.  —  Woodsloek, 

Les  vénérables  personnages  de  la  tapisse- 
rie gothique,  remuée  par  le  vent,  se  saluèrent 
Tun  Tautre,  et  mon  bisaïeul  entra  dans  la 
chambre,  —  mon  bisaïeul  mort  il  y  aura 
bientôt  quatre-vingts  ans! 

Là,  —  c'est  là,  devant  ce  prie-Dieu  qu'il 
s'agenouilla,  mon  bisaïeul  le  conseiller, 
baisant  de  sa  barbe  ce  jaune  missel  étalé  à 
l'endroit  de  ce  ruban. 

n  marmotta  des  oraisons  tant  que  dura  la 


■M  «ÉiPiiit  DB  1.4  wn 


nuit,  sans  décroiser  un  moment  ses  bras  de 
son  camail  de  soie  violette,  sans  obliquer  un 
regard  vers  moi,  sa  postérité,  qui  étais  cou- 
ché dans  son  lit,  son  poudreux  lit  à  balda- 
quin! ^ 

Et  je  remarquais  avec  effroi  que  ses  yeux 
étaient  vides,  bien  qu'il  parût  lire,  —  que 
ses  lèvres  étaient  immobiles,  bien  que  je 
l'entendisse  prier,  —  que  ses  doigts  étaient 
décharnés,  bien  qu'ils  scintillassent  de  pier- 
reries I 

Et  je  me  demandais  si  je  veillais  ou  si  je 
dormais,  —  si  c'étaient  les  pâleurs  de  la  lune 
ou  de  [Lucifer,  —  si  c'était  minuit  ou  le 
point  du  jourl 


là 

ONDINE 

a    •    •    -         ,    .  Je  croyais  entendre 
Une  vague  harmonie  enchanter  mon  sommeil. 
Et  près  de  moi  s'épandre  un  mnrmure  pareil 
Anx  chants  entrecoupés  d'une  voix  triste  et  tendre. 

Ci.  BaueaoT.  —  Le*  dnx  Céniei. 

—  c  Ecoute  1  —  Ecoute  1  C'est  moi, 
c'est  Ondine  qui  frôle  de  ces  gouttes  d'eau 
les  losanges  sonores  de  ta  fenêtre  illuminée 
par  les  mornes  rayons  de  la  lune;  et  voici, 
en  robe  de  moire,  la  dame  châtelaine  qui 
contemple  à  son  balcon  la  belle  nuit  étoilée 
et  le  beau  lac  endormi. 

»  Chaque  flot  est  un  ondin  qui  nage  dans 
le  courant,  chaque  courant  est  un  sentier 
qui  serpente  vers  mon  palais,  et  mon  palais 

8 


GASPARD    DE    LA    NUIT 


est  bâti    fluide,  au    fond    du   lac,   dans    le 
trianale  du  feu,  de  la  terre  et  de  lair. 


*&' 


»  Ecoute  !  —  Ecoute  I  —  Mon  père  bat  l'eau 
coassante  d'une  branche  d'aulne  verte,  et 
mes  sœurs  caressent  de  leurs  bras  d'écume 
les  fraîches  îles  d'herbes,  de  nénuphars  et 
de  glaïeuls,  ou  se  moquent  du  saule  caduc 
et  barbu  qui  pèche  à  la  ligne.  » 

Sa  chanson  murmurée,  elle  me  supplia 
de  recevoir  son  anneau  à  mon  doigt,  pour 
être  l'époux  d'une  Ondine.  et  de  visiter 
avec  elle  son  palais,  pour  être  le  roi  des 
lacs. 

Et  comme  je  lui  répondais  que  j'aimais 
une  mortelle,  boudeuse  et  dépitée,  elle  pleura 
quelques  larmes,  poussa  un  éclat  de  rire,  et 
s'évanouit  en  giboulées  qui  ruisselèrent 
blanches  le  long  de  mes  vitraux  bleus. 


X 

LA  SALAMANDRE 

n  jeta  dam  le  fo^er  quelques  frondes  de 
koas  bénit,  qui  brûlèrent  en  craquetant. 

Ga.  NoDua.  —  Trilby. 

—  t  Grillon,  mon  ami,  es-tu  mort,  que  tu 
demeures  sourd  au  bruit  de  mon  sifflet,  et 
aveugle  à  la  lueur  de  l'incendie?  » 

Et  le  grillon,  quelque  affectueuses  que 
fussent  les  paroles  de  la  salamandre,  ne  ré- 
pondait point,  soit  qu'il  dormît  d'un  magi- 
que sommeil,  ou  bien  soit  qu'il  eût  fantaisie 
de  bouder. 

«  Oh  !  chante-moi  ta  chanson  de  chaque 
soir  dans  ta  logctte  de  cendre  et  de  suie, 
derrière  la  plaque  de  fer  écussonnée  de  trois 
fleurs  de  lys  héraldique  !  » 


Il4  GASPARD    DE    LA    HUIT 

Mail  le  grillon  ne  répondait  point  encore, 
et  la  lalamandre  éplorée  tantôt  écoutait  si 
ce  n'était  point  sa  voix,  tantôt  bourdonnait 
avec  la  flamme  aux  changeantes  couleurs 
rose,  bleue,  rouge,  jaune,  blanche  et  vio- 
tette. 

«  Il  est  mort,  il  est  mort,  le  grillon  mon 
ami  1  »  Et  j'entendais  comme  des  soupirs  et 
des  sanglots,  tandis  que  la  flamme,  livide 
maintenant,  décroissait  dans  le  foyer  attristé. 

€  Il  est  mort  !  Et  puisqu'il  est  mort,  je  veux 
mourir  !  »  Les  branches  de  sarment  étaient 
consumées,  la  flamme  se  traîna  sur  la  braise 
en  jetant  son  adieu  à  la  crémaillère,  et  la 
alamandre  mourut  d'inanition. 


L'HEURE  DU  SABBAT 

Qui  passe  donc  si  tard  à  traTen  la  valléft^ 

H.    Di    Làtoococ.  ^    Lé   Roi  des 
Attlnet. 

C'est  ici  !  et  déjà,  dans  l'épaisseur  des 
hallieis,  qu'éclaire  à  peine  l'œil  phospho- 
rique  du  chat  sauvage  tapi  sous  les  ramées  ; 

Aux  flancs  des  rocs  qui  trempent  dans  la 
nuit  des  précipices  leur  chevelure  de  brous- 
sailles, ruisselante  de  rosée  et  de  vers  lui- 
sants; 

Sur  le  bord  du  torrent  qui  jaillit  en 
blanche  écume  au  front  des  pins,  et  qui 
bruine  en  grise  vapeur  au  fond  des  châ- 
teaux ; 


•ASTARD    DB    LA   MOIT 


Une  foule  se  rassemble  innombrable,  que 
le  vieux  bûcheron  attardé  par  les  sentiers,  sa 
charge  de  bois  sur  le  dos^  entend  et  ne  voit 
pas. 

Et  de  chêne  en  chêne»  de  butte  en  butte, 
se  répondent  mille  cris  confus,  lugubres, 
effrayants  :  «  Hum  !  hum  I  — Schup  !  schup  ! 
Coucou  !  coucou  1  » 

C'est  ici  le  gibet  !  —  Et  voilà  paraître  dans 
la  brume  un  juif  qui  cherche  quelque  chose 
parmi  l'herbe  mouillée,  à  réclat  dore  d'une 
main  de  gloire. 


3ci    finit    le    troiethiu 

Ciurc  îifô  i^untaiôtcô 

De  (&aôparî> 

Dr  la 

Huit 


3ci  commence  le  quûtrimr 
£mc  îïcô  ^antûiôifô 

Be  la 
ïlixit 


<.ES  CHPONIQUES 


I 

MAITRE  OGIEH 
(1407) 

L0  dit  Toy  Charles  4x!«siim  da  nom  Wl 
très  débonnaire  et  moiiIt  aimé  ;  et  le  popm- 
laire  n'aTÛt  en  grand'haine  qae  les  daoa 
d'Orléans  «t  i»  Bourgogne  qui  impossient 
de  tailles   exoesaiTes  par  toat  le  royanme. 
Lu  Annales  tt  Chroniques  de  France,  de- 
puis la  guerre  de  Troyes,  jusques  au  roj 
Loys  uuiiwu  du  nom,  pat  mutin  Ai- 
eulU  ailles. 

—  «  Sire,  demanda  maître  Ogîer  au  roi 
qui  regardait  par  la  petite  fenêtre  de  son 
oratoire  le  vieux  Paris  égayé  d'un  rayon 
de  soleil,  oyez-vous  point  s'ébattre,  dans 
la  cour  de  votre  Louvre,  ces  passereaux 
gourmands  emmi  cette  vigne  rameuse  et 
feuillue? 


lis  éAIPA.RD   D>   LA   HUIt 


—  Oui-dà  !  répondit  le  roi  c'est  un  ramage 
bien  divertissant. 

—  Cette  vigne  est  en  votre  courtil  ;  cepen- 
daat  point  n'aurez-vous  le  profit  de  la  cueil- 
lette, répliqua  maître  Ogier  avec  un  bénin 
sourire;  passereaux  sont  d'effrontés  larrons, 
et  tant  leur  plaît  la  picorée  qu'ils  seront  tou- 
jours picoreurs.  Ils  vendangeront  pour  vous 
votre  vigne. 

—  Oh  !  nenni,  mon  compère  1  je  les  chasse- 
rai, s'écria  le  roi  !  » 

II  approcha  de  ses  lèvres  le  sifflet  d'ivoire 
qui  pendait  à  un  anneau  de  sa  chatne  d'or, 
et  en  tira  des  sons  si  aigus  et  si  perçants  que 
les  passereaux  s'envolèrent  dans  les  combles 
du  palais. 

—  «  Sire,  dit  alors  maître  Ogier,  permettez 
que  je  déduise  de  ceci  une  afïabulalion.  Ces 
passereaux  sont  vos  nobles,  cette  vigne  est  le 
peuple.  Les  uns  banquètent  aux  dépens  de 


UAITRE    OGIER  T33 

l'autre.  Sire,  qui  gruge  le  vilain  gruge  le 
seigneur.  Assez  de  déprédations  !  Un  coup 
de  sifflet,  et  vendangez  vous-même  votre 
vigne,  B 

Maître  Ogier  roulait  sur  ses  doigts,  d'un 
air  embarrassé,  la  corne  de  son  bonnet. 
Charles  Vf  hocha  tristement  la  tête  ;  et  serrant 
la  main  au  bourgeois  de  Paris  :  —  a  Vous  êtes 
un  preud'homme  !  »  soupira-t-il. 


n 

LA  POTERNE  DU  LOUVRE 

Ce  nain  était  paresseux,  fantasque  et 
méchant  ;  mais  il  était  fidèle,  et  ses 
•enrioM  étaient  agréables  à  son  mattre. 

Waiter  Scott.  —  Le  lai  du  mi' 
nêstrel. 

Cette  petite  lumîère  avait  traversé  la  Seine 
gelée,  sous  la  tour  de  Nesle,  et  maintenant 
elle  n'était  plus  éloignée  que  d'une  centaine 
de  pas,  dansant  parmi  le  brouillard,  ô  pro- 
dige infernal  !  avec  un  grésillement  semblable 
à  un  rire  moqueur. 

€  Qui  est-ce  là?  »  cria  le  suisse  de  garde 
au  guichet  de  la  poterne  du  Louvre. 

La  petite  lumière  se  hâtait  d'approcher  et 
ne  se  hâtait  pas  de  répondre.  Mais  bientôt 


LA   POTERRE    D0   LOUVRE  1x5 

apparut  une  figure  de  nabot  habillée  d'une 
tunique  à  paillettes  d'or  et  coiffée  d'un  bonnet 
à  grelot  d'argent,  dont  la  main  balançait  un 
rouge  lumignon  dans  les  losanges  vitrés  d'une 
lanterne. 

«  Qui  est-ce  là  !  »  répéta  le  suisse  d'une 
voix  tremblante,  son  arquebuse  couchée  en 
joue. 

Le  nain  moucha  la  bougie  de  sa  lanterne, 
et  l'arquebusier  distingua  des  traits  ridés  et 
amaigris,  des  yeux  brillants  de  malice  et 
une  barbe  blanche  de  givre. 

tOhél  ohé!  l'ami,  gardez-vous  bien  de 
bouter  le  feu  à  votre  escopette.  Là,  là  !  sang 
de  Dieu  !  Vous  ne  respirez  que  morts  et  car- 
nage !  s'écria  le  nain  d'une  voix  non  moins 
émue  que  celle  du  montagnard. 

—  L'ami  vous-même  !  Ouf  !  Mais  qui  donc 
étes-vous  ?  »  demanda  le  suisse  un.  peu 
rassuré.  Et  il  replaçait  à  son  chapeau  de  ter 
la  mèct\e  de  son  arquebuse. 


ia6  QASPiXD  DB  LA.  HUIT 


—  «  Mon  père  est  le  roi  Nacbuc  et  ma  mère 
la  reineNacbuca.  loup  !  ioup  !  ioup  l  »  répondit 
le  nain,  tirant  la  langue  d'un  empan  et  pi- 
rouettant deux  tours  sur  un  pied. 

Cette  fois  le  soudard  claqua  des  dents. 
Heureusement  il  se  ressouvint  qu'il  avait  un 
chapelet  pendu  à  son  ceinturon  de  buffle. 

—  «  Si  votre  père  est  le  roi  Nacbuc,  pater 
noster,  et  votre  mère  la  reine  Nacbuca,  qui 
es  in  cœlis,  vous  êtes  donc  le  diable,  sanctifia 
cetur  iiomen  tuum  ?  balbutia-t-il  demi-morl  de 
frayeur. 

—  Eh  non  !  dit  le  porte-falot,  je  suis  le 
nain  de  Monseigneur  le  roi  qui  arrive  cette 
nuit  de  Gompiègne,  et  qui  me  dépêche  devant 
pour  faire  ouvrir  la  poterne  du  Louvre.  Le 
mot  de  passe  est  :  Dame  Anne  de  Bretagne  et 
saint  Aubin  du  Cormier.  » 


Tir 
LES  FLAMANDS 

Lm  Flamands,  gent  mutioe  et  Utua, 

Mémoires  d'Olivier  de  la  Marcht, 

La  bataille  durait  depuis  noue,  quand 
ceux  de  Bruges  lâchèrent  le  pied  et  tour- 
nèrent le  dos.  Ily  eut  alors,  d'une  part, si  épais 
désarroi,  etdel'autre,  sirudepoursuite  qn";  u 
passage  du  pont,  bon  nombre  de  rév(  I  s 
croulèrent  pêle-mêle,  hommes,  étendards, 
chariots,  dans  la  rivière. 

Le  comte  entra  le  lendemain  dans  Bruges 
avec  une  merveilleuse  cohue  de  chevaliers. 
Le  précédaient  ses  hérauts  d'armes  qui  son- 
naient horriblement  de  la  trompette.  Quel- 
ques pillards,  la  dague  au  poing,  couraient 
çà  et  là,  et  devant  eux  fuyaient  des  pourceaux 
épouvantés. 

9 


laS  oaspard  dK  la  huit 


C'est  vers  l'hôtel  de  ville  que  se  dirigeait 
la  cavalcade  hennissante.  Là  s'agenouillè- 
rent le  bourgmestre  et  les  échevins,  criant 
merci,  mantels  et  chaperons  par  terre.  Mais 
le  comte  avait  juré,  les  deux  doigts  sur  la 
Bible,  d'exterminer  le  sanglier  rouge  dans  sa 
bauge. 

«  Monseigneur  I 

—  Ville  brûlée  I 

—  Monseigneur  ! 

—  Bourgeois  pendus  !  » 

On  ne  bouta  le  feu  qu'à  un  faubourg  de  la 
ville,  on  ne  pendit  aux  gibets  que  les  capi- 
taines de  la  milice,  et  le  sanglier  rouge  fut 
effacé  des  bannières.  Bruges  s'était  rachetée 
pour  cent  mille  écùs  d'or. 


LA  CHASSE 
(i4i2) 

AUoB*  I  courre  un  petit  le  cerf,  oc  Inj  ditnl. 
Poésies  inUiiet. 

Et  la  chasse  allait,  allait,  claire  étant  la 
Journée,  par  les  monts  et  les  vaux,  par  les 
champs  et  les  bois  ;  les  varlets  courant,  les 
trompes  fa nfarant,  les  chiens  aboyant,  les  fau- 
cons volant,  et  les  deux  cousins  côte  à  côte 
chevauchant,  et  perçant  de  leurs  épie ux  cerfs 
et  sangliers  dans  la  ramée^  de  leurs  arbalètes 
hérons  et  cigognes  dans  les  airs. 

«  Cousin,  dit  Hubert  à  Regnault,  il  me  sem- 
ble que,  pour  avoir  scellé  notre  paix  ce  ma- 
tin, vous  n  êtes  guère  en  gaité  de  cœur? 

—  Oui-dà  l  »  lui  répondit-on. 


l30  OiLSPAnD    SE    Là    nuit 


Regnault  avait  l'œil  rouge  d'un  fou  ou  d'un 
damné  ;  Hubert  était  soucieux  ;  et  la  chasse 
toujours  allait,  toujours  allait,  claire  étant  la 
journée,  par  les  monts  et  les  vaux,  par  les 
champs  et  les  bois. 

Mais  voilà  que  soudain  une  troupe  de  gens 
de  pied,  embusqués  dans  la  baume  des  fées, 
se  rua,  la  lance  bas,  sur  la  chasse  joyeuse. 
Regnault  dégaina  son  épée,  et  ce  fut,  —  si- 
gnez-vous d'horreur  1  —  pour  en  bailler  plu- 
sieurs coups  au  travers  du  corps  de  son  cou- 
sin, qui  vida  les  étriers. 

«  Tue,  tue  !  »  criait  le  Ganelon. 

Notre-Dame  !  quelle  pitié  1  —  Et  la  chasse 
n'allait  plus,  claire  étant  la  journée,  par  les 
monts  et  les  vaux,  par  les  champs  et  les  bois. 

/Devant  Dieu  soit  l'âme  d'Hubert  sire  de 
Maugiron,  piteusement  meurtri  le  troisième 
jour  de  juillet,  l'an  quatorze  cent  douze;  etles 
diables  aient  l'âme  de  Regnault  sire  de  l'Au- 
bépine, son  cousin  et  son  meurtrier!  Amen. 


f 
LES  REITRES 

Or,  un  jour  Ililarïon  fui  tenté  par  un 
démon  lemelle  qui  lui  présenta  un* 
oonpe  da  vin  et  des  fleurs. 

Vitt  du  Pères  da  ditmi. 

Trois  reîtres  noirs,  troussés  chacun  d'une 
bohémienne,  essayaient,  vers  minuit,  de 
s'introduire  au  mous  lier  avec  la  ciel  de  quel- 
que ruse. 

a  Holà  !  holà  1  » 

C'était  un  d'eux  qui  se  haussait  debout  sur 
rétrier. 

«  Holà  !  un  gîte  contre  l'orage  !  Quelle  mé- 
fiance avez-vous  ?  regardez  au  pertuis.  Ces 
mignonnes  qui  nous  lient  en  croupe,  ces 
barillets  que  nous  guindons  en  bandoulière. 


l3a  «ASPARD    DE    LA.    SUIT 

ne  sont-ce  point  filles  de  quinze  ans  et  vin  à 
boire?  » 

Le  moustier  semblait  dormir, 

<  Holà  !  holà  !  • 

C'était  une  d'elles  grelottant  de  froid. 

«  Holà  !  un  gîte,  au  nom  de  la  benoîte 
mère  du  Sauveur  !  Nous  sommes  des  pèle- 
rins fourvoyés.  La  vitre  de  nos  reliquaires, 
le  bord  de  nos  chaperons,  les  plis  de  nos 
manteaux  ruissellent  de  pluie,  et  nos  des- 
triers, qui  trébuchent  de  fatigue,  ont  perdu 
leurs  fers  par  les  chemins.  » 

Une  clarté  rayonna  au  mitan  fendu  de  lu 
porte. 

«  Arrière,  démons  de  la  nuit  1  » 

C'étaient  le  prieur  et  ses  moines  pro- 
cessionnellement  armés  de  cierges 

«  Arrière,  filles  du  mensonge  !  Dieu  nous 
garde,  si  vous  êtes  chair  et  os,  et  si  vouc» 


LES    REITRES  l33 


n'êtes  pas  fantômes,  d'héberger  en  notre 
pourpris  des  païennes  ou  tout  au  moins  des 
schismatiques  ! 

—  Sus  !  sus  !  —  crièrent  les  ténébreux  ca- 
valiers, —  susl  sus!  »  Et  leur  galop  fut  ba- 
layé au  loin  dans  le  tourbillon  du  vent,  de 
la  rivière  et  des  bois. 

«  Rebouter  ainsi  des  pécheresses  de  quinze 
ans  que  nous  aurions  induites  en  pénitence  I 
grommelait  un  jeune  moine  blond  et  bouffi 
comme  un  chérubin. 

—  Frère  !  lui  murmur?  l'abbé  dans  le  cor- 
net de  l'oreille,  vous  oubliez  que  M^ie  Aliéner 
et  sa  nièce  nous  attendent  là-haut  pour  les 
confesser.  » 


VI 

LES  GRANDES  COMPAGNIES 

(i364) 

Urbem  ingredientur,  per  morot  ctimat, 
domos  conscendent,  per  fenestras  intrabunt 
quasi  fur. 

Le  prophète  JoBL,chap.  II,  t.  9, 


Quelques  maraudeurs,  égarés  dans  les 
bois,  se  chauffaient  à  un  feu  de  veille  autour 
duquel  s'épaississaient  la  ramée,  les  ténèbres 
et  les  fantômes. 

c  Oyez  la  nouvelle  I  dit  un  arbalétrier.  Le 
roi  Charles  cinquième  nous  dépêche  messire 
Bertrand  du  Guesclin  avec  des  paroles  d'ap- 
pointement  ;  mais  on  n'englue  pas  le  diable 
comme  un  merle  à  la  pipée.  » 


LB8   eR\;(OES    COMPAGNIES  l35 

Ce  ne  fut  qu'un  rire  dans  la  bande,  et 
cette  gaieté  sauvage  redoubla  encore,  lors- 
qu'une cornemuse  qui  se  désenflait  pleur- 
nicha comme  un  marmot  à  qui  perce  une 
dent. 

«  Qu*est  ceci?  répliqua  enfin  un  archer, 
n'êtes  -vous  pas  las  de  cette  vie  oisive  ?  Avez- 
vous  pillé  assez  de  châteaux,  assez  de  mo- 
nastères? Moi  je  ne  suis  ni  soûl,  ni  repu. 
Foin  de  Jacques  d'Arquiel,  notre  capitaine  I 
—  Le  loup  n'est  plus  qu'un  lévrier.  —  Et 
vive  messire  Bertrand  du  Guesclin,  s'il  me 
soudoie  à  ma  taille  et  me  rue  par  les 
guerres  I  » 

Ici  la  flamme  des  tisons  rougeoya  et  bleuit, 
et  les  faces  des  routiers  bleuirent  et  rou- 
geoyèrent. Un  coq  chanta  dans  une  ferme. 

«  Le  coq  a  chanté  et  saint  Pierre  a  renié 
Notre-SeigneurI  »  murmura  l'arbalétrier  en 
se  sifinant. 


l36  GASPARD    DE    L\    NUIT 


II 

€  Noël  !  Noël  I  Par  ma  gaine,  il  pleut  des 
carolus  ! 

—  Je  vous  en  baillerai  à  chacun  une 
boisselée. 

—  Point  de  gab? 

"  Foi  de  chevalerie  ! 

—  Et  qui  vous  baillera,  à  vous,  si  grosse 
chevance? 

—  La  guerre. 

—  Où? 

—  Es  Espagnes.  Mécréants  y  remuent  l'or 
à  la  pelle,  y  ferrent  d'or  leurs  haquenées. 
Le  voyage  vous  duit-il?  Nous  rançonnerons 
f.  u  pourchas  les  Maures  qui  sont  des  Philis- 
tins ! 

—  C'est  loin,  messire^les  Espagnes! 

—  Vous  avez  des  semelles  à  vos  souliera. 


LES  cniNOES  coMFientES  107 

—  Gela  ne  suffit  pas. 

—  Les  argentiers  du  roi  compteront  cent 
mille  florins  pour  vous  bouter  le  cœur  au 
ventre. 

—  Tope  !  nous  rangeons  autour  des  fleurs 
de  lys  de  votre  bannière  la  branche  d'épine 
de  nos  bourguignotes.  Que  ramage  la  bal- 
lade? 

Oh  I  du  routier 
Le  gai  métier  1 

«Eh  bien!  vos  tentes  sont-elles  abattues? 
vos  basternes  sont-elles  chargées  ?  Décam- 
pons. —  Oui,  mes  soudrilles,  plantez  ici  à 
votre  départ  un  gland,  il  sera  à  votre  ret(  ur 
un  chêne  1  » 

Et  l'on  entendait  aboyer  les  meutes  de 
Jacques  d'Arquiel  qui  courait  le  cerf  à  mi- 
côte. 

m 

Les  routiers  étaient  en  marche,  s'éloignant 
par  troupes,  l'haquebutte  sur  l'épaule.  Un 


l38  GASPARD   Dl   LA    NUIT 


archer  se  querellait  à  Tarrière-garde  avec  un 
juif. 

L'archer  leva  trois  doigts. 

Le  juif  en  leva  deux. 

L'archer  lui  cracha  au  visage. 

Lejuif  essuya  sa  barbe. 

L'archer  leva  trois  doigts. 

Le  juif  en  leva  deux. 

L'archer  lui  détacha  un  soufflet. 

Le  juif  leva  trois  doigts. 

«  Deux  carolus  ce  pourpoint, larron!  s'écria 
l'archer. 

—  Miséricorde!  en  voici  trois,  s'écria  le 
juif.  »  I 

C'était  un  magnifique  pourpoint  de  ve- 
lours broché  d'un  corps  de  chasse  d'argent 
sur  les  manches.  11  était  troué  et  san- 
glant. 


A  lU  P,-J.  David,  stataatrt. 


YII 

LES  LÉPREUX 

N'approche  mie  de  ces  liens, 
Cy  est  le  chenil  du  léprenx. 
Le  Lai  da  lépreux. 

Chaque  matin,  dès  que  les  ramées  avaient 
bu  l'aiguail,  roulait  sur  ses  gonds  la  porte 
de  la  Maladrerie,  et  les  lépreux^  seniblal)Ies 
aux  antiques  anacliorètes,  s'enfonçaient  tout 
le  jour  parmi  le  désert,  vallées  adamites, 
édens  primitits  dont  les  perspectives  loin- 
taines, tranquilles,  vertes  et  boisées,  ne  se 
peuplaient  que  de  biches  broutant  l'herbe 
fleurie,  et  que  de  hérons  péchant  dans 
de  clairs  marécages. 

Quelques-uns  avaient  défriché  des  cour- 
lils  :  une  rose  leur  était  plus  odorante,  une 


l4o  «ASPARO    DB    LA.    NUIT 


figue  plus  savoureuse,  cultivées  de  leurs 
mains.  Quelques  autres  courbaient  des 
casses  d'osier,  ou  taillaient  des  lianaps  de 
buis,  dans  des  grottes  de  rocaille  ensablées 
d  ime  source  vive  et  tapissée  d'un  liseron 
sauvage.  C'est  ainsi  qu'ils  cherchaient  à 
tromper  les  heures  si  rapides  pour  la  joie,  si 
lentes  pour  la  souffrance  1 

Mais  il  y  en  avait  qui  ne  s'asseyaient 
même  plus  au  seuil  de  la  Maladrerie.  Ceux- 
là,  exténués,  élanguis,  dolents,  qu'avait  mar- 
qués d'une  croix  la  science  des  mires,  pro- 
menaient leur  ombre  entre  les  quatre  mu- 
railles d'un  cloître,  hautes  et  blanches,  l'œil 
sur  le  cadran  solaire  dont  l'aiguille  hâtait 
la  fuite  de  leur  vie  et  l'approche  de  leur 
éternité. 

Et  lorsque,  adossés  contre  les  lourds  pi- 
liers, ils  se  plongeaient  en  eux-mêmes,  rien 
n'interrompait  le  silence  de  ce  cloître,  sinon 
les  cris  d'un  triangle  de  cigognes  qui  labou- 


raient  la  nue,  le  sautillement  du  rosaire  d'un 
moine  qui  s'esquivait  par  un  corridor,  et  le 
râle  de  la  crécelle  des  veilleurs  qui,  le  soir, 
acheminaient  d'une  galerie  ces  mornes  reclus 
à  leurs  cellules. 


A  UN  BIBLIOPHILE 

Mes  enrants,  il  n'y  a  plas  cle  cIieYalitn 
que  dans  les  livres. 

Contes   (fone  grancTmèrt  i  m*  pelïl^ 
enfants. 

Pourquoi  restaurer  les  histoires  vermou- 
lues et  poudreuses  du  moyen-âge,  lorsque 
la  chevalerie  s'en  est  allée  pour  toujours, 
accompagnée  des  concerts  de  ses  ménestrels, 
des  enchantements  de  ses  fées  et  de  la  gloire 
de  ses  preux? 

Qu'importent  à  ce  siècle  incrédule  nos  mer- 
veilleuses légendes  :  saint  Georges  rompant 
une  lance  contre  Charles  VII  au  tournoi  de 
Luçon,  le  Paraclet  descendant  à  la  vue  de 
tous  sur  le  concile  de  Trente  assemhlé,  et  le 
Juif  errant  abordant  près  de  la  cité  de  Lan- 


A  UM  BIBUOPBILB  l4S 


gres  l'évcque  Grotzelin,  pour  lui  raconter  la 
passion  de  Noire-Seigneur. 

Les  trois  sciences  du  chevalier  sont  au- 
jourd'iiui  méprisées.  Nul  n'est  plus  curieux 
d'apprendre  quel  âge  a  le  gerfaut  qu'on  cha- 
peronne, de  quelles  pièces  le  bâtard  écartèle 
son  écu,  et  à  quelle  heure  de  la  nuit  Mars 
entre  en  conjonction  avec  Vénus. 

Toute  tradition  de  guerre  et  d'amour  s'ou- 
blie, et  mes  fabels  n'auraient  pas  même  le 
sort  de  la  complainte  de  Geneviève  de  Bra- 
bant,  dont  le  colporteur  d'images  ne  sait 
plus  le  commencement  et  n'a  jamais  su  la 
fin 


la 


3ci    finit    le    qurttrtrmr 

£mc  îïre  i^antatôicb 

De  (&a6parîï 

De  la 

«Mît 


3ci  commence  le  cinquième 

f  iure  î)e$  J^nntaiôieô 

De  (Daôparîï 

De  la 

lîuit 


ESPAGNE  ET  ITALIE 


I 

LA  CELLULE 

L'Espagne,  pays  classiqaa  dès  imbrogliot, 
des  coups  de  «tylet,  dtt  sérénades  et  dei 
autodafés. 

Extrait  d'une  Revue  litliraire. 

Et  je  n'entendrai  plus 

Les  verrons  se  fermer  snr  l'éternel  reclus. 

Alfbb»  di  Yiut.  —  Lm  Prison. 

Les  moines  tondus  se  promènent  là-bas» 
silencieux  et  méditatifs,  un  rosaire  à  la  main, 
et  mesurent  lentement  de  piliers  en  piliers, 
de  tombes  en  lombes,  le  pavé  du  cloître, 
qu'habite  un  faible  écho. 

Toi,  sont-ce  là  tes  loisirs,  jeune  reclus  qui, 
seul  dans  ta  cellule,  t'amuses  à  tracer  des  fi- 
gures diaboliques  sur  les  pages  blanches  de 
ton  livre  d'oraisoos,  et  à  farder  d'une  ocre 


lOd  GASt>jlRt>   i)E   LA  HVTt 

impie  les  joues  osseuses  de  cette  tête  de 
mort  ? 

Il  n'a  pas  oublié,  le  jeune  reclus,  que  sa 
mère  est  une  gitana,  que  son  père  est  un 
chef  de  voleurs;  et  il  aimerait  mieux  enten- 
dre, au  point  du  jour,  la  trompette  sonner 
le  boute-selle  pour  monter  à  cheval,  que 
la  cloche  tinter  matines  pour  courir  à 
l'église  1 

Il  n'a  pas  oublié  qu'il  a  dansé  le  boléro 
sous  les  rochers  de  la  sierra  de  Grenade  avec 
une  brune  aux  boucles  d'oreilles  d'argent, 
aux  castagnettes  d'ivoire  ;  et  il  aimerait  mieux 
faire  l'amour  dans  le  camp  des  bohémiens 
que  prier  Dieu  dans  le  couvent. 

Une  échelle  a  été  tressée  en  secret  de  la 
paille  du  grabat  ;  deux  barreaux  ont  été  sciés 
sans  bruit  parla  lime  sourde  ;  et  du  couvenl 
à  la  sierra  de  Grenade,  il  y  a  moins  loin 
que  de  l'enfer  au  paradis. 


ta  <ntt«tÉ  i^i 

A-ussitôt  que  la  nuit  aura  clos  tous  les  yeux, 
endormi  tous  les  soupçons,  le  jeune  reclus 
rallumera  sa  lampe  et  s'échappera  de  sa 
cellule  à  pas  furtifs,  un  tromblon  sous  sa 
robe. 


n 

LES  MULETIERS 

Celui-ci  n'interrompait  sa  longue  romance 
que  pour  encourager  ses  mules  en  leur 
donnant  le  nom  de  belles  et  valeureuses, 
ou  pour  les  gourmander  en  les  appelas 
paresseuses  et  obstinées. 

CnATtAUBRiAHB.  —    Lt  ittrtùer AhenctrtL^t. 

Elles  égrainent  le  rosaire  ou  nattent  leurs 
cheveux,  les  brunes  Andalouses  nonchalam- 
ment bercées  au  pas  de  leurs  mules  ;  quel- 
ques uns  des  arriéros  chantent  le  cantique 
des  pèlerins  de  Saint- Jacques  répété  par  les 
cent  cavernes  de  la  sierra,  les  autres  tirent 
des  coups  de  carabine  contre  le  soleil. 

«Voici  la  place,  dit  un  des  guides,  où  nous 
avons  enterré  la  semaine  dernière  José  Ma- 
téos,  tué  d'une  balle  à  la  nuque  dans  une  atta- 


LES   MULETIERS  l53 


que  de  brigands.  La  fosse  a  été  fouillée,  et 
le  corps  a  disparu. 

—  Le  corps  n'est  pas  loin,  dit  un  muletier, 
je  l'aperçois  qui  flotte  au  fond  de  la  ravine, 
gonflé  d'eau  comme  une  outre. 

—  Notre-Dame  d'Atocha,  protégez-nous  I 
s*écriaient  les  brunes  Andalouses  nonchalam- 
ment bercées  au  pas  de  leurs  mules. 

—  Quelle  est  cette  hutte  à  la  pointe  d'une 
roche?  demanda  un  hidalgo  par  la  portière 
de  sa  chaise.  Est-ce  la  cabane  des  bûcherons 
qui  ont  précipité  dans  le  gouffre  écumeux  du 
torrent  ces  gigantesques  troncs  d'arbres,  ou 
celle  des  bergers  qui  paissent  leurs  chèvres 
exténuées  sur  ces  pentes  stériles  ? 

—  C'est^  répondit  un  muletier,  la  cellule 
d'un  viel  ermite  qui  a  été  trouvé  mort,  cet 
automne,  en  son  lit  de  feuilles.  Une  corde 
lui  serrait  le  cou,  et  la  langue  lui  pendait 
hors  de  la  bouche. 


tba  gaspàko  ss  ti.  ifvti 


—  Notre-Dame  d'Atocha,  protégez-nous! 
s'écriaient  les  brunes  Andalouses  noncha- 
lamment bercées  au  pas  de  leurs  mules. 

—  Ces  trois  cavaliers  cachés  dans  leurs 
manteaux,  qui,passantprèsdehous,  nous  ont 
si  bien  observés,  ne  sont  pas  des  nôtres.  Qui 
sont-ils?  demanda  un  moine  à  la  barbe  et  à 
la  robe  toutes  poudreuses. 

—  Si  ce  ne  sont,  répondit  un  muletier,  des 
alguazils  du  village  de  Cienfugosen  tournée, 
ce  sont  des  voleurs  qu'aura  envo3^és  à  la  dé- 
couverte l'infernal  Gil  Pueblo,  leur  capi- 
taine. 

—  Notre-Dame  d'Atocha,  protégez-nous, 
s'écriaient  les  brunes  Andalouses  noncha- 
lamment bercées  au  pas  de  leurs  mules. 

—  Avez-vous  entendu  ce  coup  d'espingole 
qu'on  a  lâché  là-haut  parmi  les  broussailles? 
demanda  un  marchand  d'encre,  si  pauvre 
qu'il  cheminait  pieds  nus.  Voyez  !  la  fumée 
s'évapore  dans  l'air  ! 


us  UVLBTIBRI 


155 


—  Ce  sont,  répondit  un  muletier,  nos  gens 
qui  battent  les  buissons  à  la  ronde,  et  brû- 
lent des  amorces  pour  amuser  les  brigands. 
Senors  et  senorines,  courage,  et  piquez  des 
deux. 

—  Notre-Dame  d'Atocha,  protégez-nous  I 
s'écriaient  les  brunes  Andalouses  noncha- 
lamment bercées  au  pas  de  leurs  mules.  » 

Et  tous  les  voyageurs  prirent  le  galop  au 
milieu  d'un  nuage  de  poussière  qu'enflam- 
mait le  soleil  ;  les  mules  défilaient  entre  d'é- 
normes blocs  de  granit,  le  torrent  mugissait 
dans  de  bouillonnants  entonnoirs,  les  lorêls 
pliaient  avec  d'immenses  craquements;  et 
de  ces  profondes  solitudes  que  remuait  le 
vent  sortaient  des  voix  confusément  mena- 
çantes, qui  tantôt  s'approchaient,  tantôt  s'é- 
loignaient, comme  si  une  troupe  de  voleurs 
rôdait  aux  environs. 


m 
LE  MARQUIS  D'AROCA 

Mets -toi  voleur  de  grand  chemin,  hi 
gagnerai  te  vi». 

Caidebob. 

Qui  n*aîme,  aux  jours  de  la  canicule,  dans 
les  bois,  lorsque  les  geais  criards  se  disputent 
la  ramée  et  l'ombre,  un  lit  de  mousse  et  la 
feuille  à  Tenvers  du  chêne  ? 


Les  deux  larrons  bâillèrent,  demandant 
l'heure  au  bohémien  qui  les  poussait  du  pied 
comme  des  pourceaux. 

€  Debout  !  répondit  celui-ci,  debout  !  Il  est 
l'heure  de  décamper.  Le  marquis  d'Aroca 
flaire  notre  piste  avec  sixalguazils. 


U  UÀHQUU  D  AROCA.  167 


.  —  Qui?  le  marquis d'Aroca,  dont  j'ai  esca- 
moté la  montre  à  la  procession  des  révérends 
pères  dominicains  de  Sanlillane  I  dit  l'un. 

—  Le  marquis  d'Aroca,  dont  j'ai  enfourchéj 
la  mule  à  la  foire  de  Salamanque  !  dit  l'au- 
tre. 

—  Lui-même,  répliqua  le  gitano  ;  hâtons- 
nous  de  gagner  le  couvent  des  trappistes 
pour  nous  y  cacher  une  neuvaine  sous  le 
froc  ! 

—  Halte-là  I  un  moment  I  rendez-moi 
d*abord  ma  montre  et  ma  mule  !  » 

C'était  le  marquis  d'Aroca,  à  la  tête  de  ses 
six  alguazils,  lequel  écartait  d'une  main  le 
feuillage  blanc  des  noisetiers,  et  de  l'autre 
signait  au  front  les  brigands  de  la  pointe  de 
son  épée. 


IV 

HENRIQUEZ 

Je  le  vois  bien,  il  est  dans  nu  destinée 
d'ctro  pendu  ou  marié. 

LopB  01  Vma. 

«11  y  a  un  an  que  je  vous  commande,  leur 
dit  le  capilaine,  qu'un  autre  me  succède.  J'é- 
pouse une  riche  veuve  de  Gordoue,  et  je  re- 
nonce au  stylet  du  brigand  pour  la  baguette 
du  corrégidor.  » 

Il  ouvrit  le  coffre  :  c'était  le  trésor  à  par- 
tager, pêle-mêle  des  vases  sacrés,  des  qua- 
druples, une  pluie  de  perles  et  une  rivière 
de  diamants. 

«  A  toi,  Henriquez,  les  boucles  d'oreilles  et 
la  bague  du  marquis  d'Aroca  1  à  toi  qui  l'as 


tué  d'un  coup  de  carabine  dans  sa  chaise  de 
postal  » 

Henriquez  coula  à  son  doigt  la  topaze  en- 
sanglantée, et  pendit  à  ses  oreilles  les  amé- 
thystes taillées  en  forme  de  gouttes  de  sang. 

Tel  fut  le  sort  de  ces  boucles  d'oreilles 
dont  s'était  paréela  duchesse  de  Médina-Cœli, 
et  qu'Henriquez,  un  mois  plus  tard,  donna 
en  échange  d'un  baiser  à  la  fille  du  geôlier 
de  la  prison  I 

Tel  fut  le  sort  de  cette  bague  qu*un  hidalgo 
avait  achetée  d'un  émir  au  prix  d'une  blan- 
che cavale,  et  dont  Henriquez  paya  un  verre 
d'eau  de-vie,  quelques  minutes  avant  d'clre 
pendu  I 


11 


L'ALERTE       ' 

Ne  M  séparant  jaman  pins  de  sa  eara< 
bine  qoa  Doua  Inèade  la  bague  du  bien- 
aimé. 

Chaïuon  9*paff»olê. 

Le  Posada  (*),  on  paon  snr  son  toit,  allu- 
mait ses  vitres  à  Tincendie  lointain  du  soleil 
couchant,  et  le  sentier  serpentait  lumineux 
dans  la  montagne. 


M  Chut  !  n'avez -vous  rien  entendn,  vous 
autres?  demanda  un  des  guérillas,  collant  son 
oreille  à  la  fente  du  volet. 

(*)  Petite  hôtellerie  espagnole* 


i6i 


—  Ma  mule,  répondit  un  arriéro,  a  fait  un 
pet  dans  l'écurie. 

—  Gavache  !  s'écria  le  brigand,  est-ce  pour 
un  pet  de  ta  mule  que  j'arme  cette  carabine? 
Alerte  1  alerte  1  Une  trompette  I  voici  les  dra- 
gons jaunes.  » 

Et  soudain,  aux  chocs  des  pots,  aux  grin- 
cements de  la  guitare,  au  rire  des  servantes, 
au  brouhaha  de  la  foule,  succéda  un  silence 
à  travers  lequel  eût  bourdonné  le  vol  d'une 
mouche. 

Mais  ce  n'était  que  la  corne  d'un  vacher. 
Les  arriéros,  avant  de  brider  leurs  mules  pour 
gagner  le  large,  achevèrent  leur  outre  à  moi- 
tié bue  ;  et  les  bandits,  qu'agaçaient  en  vain 
les  grasses  maritornes  de  la  noire  hôtellerie, 
grimpèrent  aux  soupentes,  en  bâillant  d'en- 
nui, de  fatigue  et  de  sommeil. 


IV 

FADRE  PUGNACCIO 

Rome  est  une  ville  où  il  y  •  plat  cle 
■bires  que  de  citadins,  plus  de  moines  que 
de  sbires. 

Vojrage  en  ItaUt. 

Rira  bien  qui  rira  le  dernier. 

PnoeHn  pcpnUùre. 

Padre  Pugnaccîo,  le  crâne  hors  du  capuce, 
montait  les  escaliers  du  dôme  Saint-Pierre, 
entre  deux  dévotes  enveloppées  de  mantilles, 
et  Ton  entendait  les  cloches  et  les  anges  se 
quereller  dans  la  nue. 

L'une  des  dévotes,  ~  c'était  la  tante,  —  ré- 
citait un  ave  sur  chaque  grain  de  son  rosaire  ; 
et  l'autre,  —  c'était  la  nièce,  —  lorgnait  du 
coin  de  l'œil  un  joli  officier  des  gardes  du 
pape. 


PADRE    PUG:»ACCT0 


i63 


Le  moine  marmottait  à  la  vieille  femme  : 
«  Dotez  mon  couvent.  »  Et  l'officier  glissait  à 
la  jeune  fille  un  billet  doux  musqué. 

La  pécheresse  essuyait  quelques  larmes  ; 
l'ingénue  rougissait  de  plaisir  ;  le  moine  cal- 
culait mille  piastres  à  douze  pour  cent  d'in- 
térêt, et  l'officier  retroussait  sa  moustache 
dans  un  miroir  de  poche. 

Et  le  diable,  tapi  dans  la  grande  manche 
de  Padre  Pugnaccio,  ricana  comme  Polichi- 
nelle I 


vn 
LA  CHANSON  DU  MASQUE 

VinÎM  aa  Tisage  de  nu«qa«* 

LoMa  Btkom. 

V 

Ce  n'était  point  avec  le  froc  et  le  chapelet, 
c'est  avec  le  tambour  de  basque  et  l'habit  de 
fou  que  j'entreprends,  moi,  la  vie,  ce  pèleri- 
nage à  la  mort  ! 

Notre  troupe  bruyante  est  accourue  sur  la 
place  Saint-Marc,  de  l'hôtellerie  du  signor 
Arlecchino,  qui  nous  avait  tous  conviés  à  un 
régal  de  macarons  à  l'huile  et  de  polenta  à 
l'ail 

Marions  nos  mains,  toi  qui,  monarque 
éphémère,  ceins  la  couronne  de  papier  doré, 
et,  vous,  ses  grotesques  sujets,  qui  lui  formez 


LA   CHAtlSOH    DV    IlàBQCB 


i65 


un  cortège  de  vos  manteaux  de  mille  pièces, 
de  vos  barbes  de  filasse  et  de  vos  épées  de 
bois. 

Marions  nos  mains  pour  chanter  et  danser 
une  ronde,  oubliés  de  l'inquisiteur,  à  la 
splendeur  magique  des  girandoles  de  cette 
nuit  rieuse  comme  le  jour. 

Chantons  et  dansons,  nous  qui  sommes 
joyeux,  tandis  que  ces  mélancoliques  des- 
cendent le  canal  sur  le  banc  des  gondoliers, 
et  pleurent  en  voyant  les  étoiles. 

Dansons  et  chantons,  nous  qui  n'avons  rien 
à  perdre,  et  tandis  que,  derrière  le  rideau  où 
se  dessine  l'ennui  de  leurs  fronts  penchés, 
nos  patriciens  jouent  d'un  coup  de  cartes 
palais  et  maîtresses  ! 


3c\    finit    U    cinqutmf 
£me  îicô  i^antai$Ud 

îDe  la 
Uuit 


3ci  commence  le  etrièmr 

Ciure  tiee  i^antaietcô 

De  (Dcîôparîi 

De  la 

«lût 


SILVES 


I 

MA  CHAUMIERE 

En  aatomoe,  les  grives  viendraient  s'y 
reposer,  attirées  par  les  baies  au  rouge 
▼if  du  sorbier  des  oiseleurs. 

Lt  6aran  R.  Moiithehm<. 

Levant  ensuite  les  yeux,  la  bonne 
vieille  vit  comme  la  bise  tourmentait  les 
arbres  et  dissipait  les  traces  des  corneilles 
qui  sautaient  tor  la  neige  autour  de  U 
grange. 

Le  poète  aUenumd  Vom.  —  Itfylle  XIII. 

Ma  chaumière  aurait,  l'été,  la  feuillée  des 
bois  pour  parasol,  et  l'automne,  pour  jardin, 
au  bord  de  la  fenêtre,  quelque  mousse  qui 
enchâsse  les  perles  de  la  pluie,  et  quelque 
giroflée  qui  fleure  l'amande. 

Mais  l'hiver,  quel  plaisir  !  quand  le  matin 
aurait  secoué  ses  bouquets  de  givre  sur  mes 


17a  «ASPABD   DB   Là  BVIT 

vitres  gelées,  d'apercevoir  bien  loin,  à  la 
lisière  de  la  forêt,  un  voyageur  qui  va  tou- 
jours s'amoindrissant,  lui  et  sa  monture, 
dans  la  neige  et  la  brume. 

Quel  plaisir  !  le  soir,  de  feuilleter  sous  le 
manteau  de  la  cheminée,  flambante  et  par- 
fumée d'une  bourrée  de  genièvre,  les  preux 
et  les  moines  des  chroniques,  si  merveilleuse- 
ment portraits  qu'ils  semblent,  les  uns  jouter, 
les  autres  prier  encore. 

Et  quel  plaisir  I  la  nuit,  à  l'heure  douteuse 
et  pâle  qui  précède  le  point  du  jour,  d'en- 
tendre mon  coq  s'égosiller  dans  le  gelinier 
et  le  coq  d'une  ferme  lui  répondre  faible- 
ment, sentinelle  juchée  aux  avant-postes 
du  village  endormi. 

Ah  I  si  le  roi  nous  lisait  dans  son  Louvre, 
—  ô  ma  muse  inabritée  contre  les  orages  de 
la  vie,  —  le  seigneur  suzerain  de  tant  de  fiefs 
qu'il  ignore  le  nombre  de  ies  châteaux  ne 
nous  marchanderait  pas  une  chauminel 


n 

JEAN  DES  TILLES 

€S*Mt  le  tronc  du  vieux  tanla  et  ut 

rameaux  penchanU. 
\    • 

H.   Di  Latoocis.   —   Le  B*i  é»s 
Aulnet. 

c  Ma  bague,  ma  bague!  »  —  Et  le  cri  de 
la  lavandière  effraya,  dans  U  souche  d'un 
saule,  un  rat  qui  filait  sa  quenouille. 

Encore  un  tour  de  Jean  des  Tilles,  Fon- 
din  malicieux  et  espiègle  qui  ruisselle,  se 
plaint  et  rit  sous  les  coups  redoublés  du 
battoir  1 

Comme  s'il  ne  lui  suffisait  pas  de  cueillir, 
aux  épais  massifs  de  la  rive,  les  nèfles  mûres 
qu'il  noie  dans  le  courant. 

^1  Jean  le  voleur  1  Jean  qui  pêche  et  qui 


1^  «AOTABB  Ml  là.  «nr 

sera  péché  !  Petit  Jean,  friture  que  j'enseve- 
lirai blanc  d'un  linceul  de  farine  dans  l'huile 
enflammée  de  la  poêle  I  » 

Mais  alors  des  corbeaux,  qui  se  balan- 
çaient à  la  verte  flèche  des  peupliers,  croas- 
sèrent dans  le  ciel  moite  et  pluvieux. 

Et  les  lavandières,  troussées  comme  des 
piqueurs  d'ablettes,  enjambèrent  le  gué  jon- 
ché de  cailloux,  d'écume,  d'herbes  et  de 
glaïeuls. 


A.  M.  le  Baron  R, 


m 

OCTOBRE 

Adieu,  derniers  leanx  jours  f 

Alfl.  Bl   LAUÀaiIMB,    ^ 

L'Automne. 

Les  petits  Savoyards  sont  de  retour,  et  déjà 
leur  cri  interroge  l'écho  sonore  du  quartier 
comme  les  hirondelles  précédent  le  prin- 
temps, ils  précèdent  l'hiver. 

Octobre,  le  courrier  de  l'hiver,  heurte  à  la 
porte  de  nos  demeures.  Une  pluie  inter- 
mittente inonde  la  vitre  offusquée,  et  le  vent 
jonche  des  feuilles  mortes  du  platane  le 
perron  solitaire. 

Voici  venir  les  veillées  de  famille  si  déli- 
cieuses  quand    tout   au  dehors   est  neige, 

12 


fj6  GASPARD   DE   LA  SOTT 

verglas  et  brouillards,  et  que  les  jacinth 
fleurissent  sur  la  cheminée  à  la  tiède  atmos 
phère  du  salon. 

Voici  venir  la  Saint-Martin  et  ses  brandons, 
Noël  et  ses  bougies,  le  jour  de  l'an  et  ses 
joujoux,  les  Rois  et  leur  fève,  le  Carnaval  et 
sa  marotte. 

Et  Pâques  enfin,  aux  hymnes  matinales  et 
joyeuses,  Pâques  dont  les  jeunes  filles  re- 
çoivent la  blanche  hostie  et  les  œufs  rouges  ! 

Alors  un  peu  de  cendre  aura  effacé  de  nos 
fronts  Tennui  de  six  mois  d  hiver,  et  les 
petits  Savoyards  salueront  du  haut  de  la  col- 
line le  hameau  natal. 


IT 

CHEVREMORTE  (*) 

Et  moi  auui  j'ai  ilé  déchiré  par  le* 
épines  de  ce  désert,  et  j'y  laisse  chaque 
jour   quelque   partie  de  ma  dépouille. 
Lu  Martjrn,  Uvrt  X. 

Ce  n*est  point  ici  qu'on  respire  la  mousse 
des  chênes  et  les  bourgeons  du  peuplier,  ce 
n'est  point  ici  qae  les  brises  et  les  eaux 
murmarent  d'amour  ensemble. 

Aucun  baume,  le  matin  après  la  pluie,  le 
soir  aux  heures  de  la  rosée  ;  et  rien  pour 
charmer  l'oreille  que  le  cri  du  petit  oiseau  en 
quête  d'un  brin  d'herbe. 

Désert  qui  n'entend  plus  la  voix  de  Jean- 

(*)  A  une  demi-lieae  de  Dijon. 


178  GASPARD    DE    LA    NUIT 


Baptiste  !  Désert  que  n'habitent  plus  ni  les 
ermite»  ni  les  colombes  ! 

Ainsi  mon  âme  est  une  solitude  où,  sur  le 
bord  de  l'abîme,  une  main  à  la  vie  et  l'autre 
à  la  mort,  je  pousse  un  sanglot  désolé. 

Le  poète  est  comme  la  giroflée  qui  s'at- 
tache, frêle  et  odorante,  au  granit,  et  de- 
mande moins  de  terre  que  de  soleil. 

Mais  hélas  !  je  n'ai  plus  de  soleil,  depuis 
que  se  sont  fermés  les  yeux  si  charmants 
qui  réchauffaient  mon  génie  1 

as  juin  i83a. 


V 

ENCORE  UN  PRINTEMPS 

Toutes  les  pensées,  toutes  les  passîoni 
qui  agitent  I0  oœur  mortel  sont  let 
esclaves  de  1  amoor. 

Encore  un  printemps,  —  entOC*  une 
goutte  de  rosée  qui  se  bercera  un  moment 
dans  mon  calice  amer,  et  qui  s'en  échappera 
comme  une  larme. 

0  ma  jeunesse  !  tes  joies  ont  été  glacées 
par  les  baisers  du  temps,  mais  tes  douleurs 
ont  survécu  au  temps  qu'elles  ont  étouffé  sur 
leur  sein. 

Et  vous  qui  avez  parfilé  la  soie  de  ma  vie, 
ô  femmes  I  s'il  y  a  eu  dans  mon  roman 
d'amour  quelqu'un   de   trompeur,  ce  n'est 


i3o  êKMfjLKD  Di  Là  mt 

pas  moi,  quelqu'un  de  trompé,  ce  n'est  pas 
vous  I 

O  printemps  1  petit  oiseau  de  passage, 
notre  hôte  d'une  saison  qui  chante  mélan- 
coliquement dans  le  cœur  du  poète  et  dans 
la  ramée  du  chêne  I 

Encore  un  printemps,  —  encore  un  rayon 
du  soleil  de  mai  au  front  du  jeune  poète, 
parmi  Iç  monde,  au  front  du  vieux  chêne, 
parmi  les  bois  1 

Paris,  II  mai  i836. 


A  M,  À,  de  Latoar^ 


LE  DEUXIÈME  HOMME 

Et  Duno,  Domine,  toile,  quœso,  anlmani 
meam  «  nu,  quU  mclior  «st  mihi  mor» 
quâm  TÏtau 

JoiAS,  cap.  IV,  e.  3. 

J'en  jar«  par  la  mort,  dant  un  monde  pareil, 

NoD,  ja  ne  voudrais  pas  rajeunir  d'un  soleil. 

Atra.  SE  Lamabtui>. —  Méditalions. 

Enfer  I  —  Enfer  et  paradis  !  —  cris  de 
désespoir  l  cris  de  joie  !  —blasphèmes  des 
réprouvés  I  concerts  des  élus  !  —  Ames  des 
morts,  semblables  aux  chênes  de  la  mon- 
tagne déracinés  par  les  démons  !  âmes  des 
morts,  semblables  aux  fleurs  de  la  vallée 
cueillies  par  les  anges  1 


l8a  QkBtAKD   DE    LA.    NUIT       .      . 

Soleil,  firmament,  terre  et  homme,  tout 
avait  commencé,  tout  avait  fini.  Une  voix 
secoua  le  néant.  —  *  Soleil?  appela  cette 
voix,  du  seuil  de  la  radieuse  Jérusalem.  — 
Soleil?  répétèrent  les  échos  de  l'inconsola- 
ble Josaphat.  »  —  Et  le  soleil  ouvrit  ses  cils 
d'or  sur  le  chaos  des  mondes. 

Mais  le  firmament  pendait  comme  un 
lambeau  d'étendard.  —  a  Firmament  ?  appela 
cette  voix,  du  seuil  de  la  radieuse  Jérusa- 
lem. —  Firmament?  répétèrent  les  échos  de 
l'inconsolable  Josaphat.  »  —  Et  le  firmament 
déroula  aux  vents  ses  plis  de  pourpre  et 
d'azur. 

Mais  la  terre  voguait  à  la  dérive,  comme 
un  navire  foudroyé  qui  ne  porte  dans  ses 
flancs  que  des  cendres  et  des  ossements.  — 
€  Terre  ?  appela  cette  voix  du  seuil  de  la 
radieuse  Jérusalem.  —  Terre  ?  répétèient 
les  échos  de  l'inconsolable  Josaphat.  »  — 
Et  la  terre  ayant  jeté  l'ancre,  la  nature 
s'assit,  couronnée  de  fleurs,  sous  le  poiche 


LB  DlOXdaoi  BOMMB  l83 

de    montagnes   aux    cent   mille    colonnes. 


'O* 


Mais  l'homme  manquait  à  la  création,  et 
tristes  étaient  la  terre  et  la  nature,  l'une  de 
l'absence  de  son  roi,  l'autre  de  l'absence  de 
son  époux.  —  «  Homme?  appela  cette  voix, 
du  seuil  de  la  radieuse  Jérusalem.  — 
Homme?  répétèrent  les  échos  de  l'incon- 
solable Josaphat.  D  —  Et  l'hymne  de  déli- 
vrance et  de  grâces  ne  brisa  point  le  sceau 
dont  la  mort  avait  plombé  les  lèvres  de 
l'homme  endormi  pour  l'éternilc  dans  le  lit 
du  sépulcre. 

«  Ainsi  soit-îl  1  dit  cette  voix,  et  le  seuil  de 
la  radieuse  Jérusalem  se  voila  de  deux 
sombres  ailes.  —  Ainsi  soit-il  !  répétèrent 
les  échos,  et  l'inconsolable  Josaphat  se  remit 
à  pleurer.  »  —  Et  la  trompette  de  l'archange 
sonna  d'abîme  en  abîme,  tandis  que  tout 
croulait  avec  un  fracas  et  une  ruine  im- 
menses :  le  firmament,  la  terre  et  le  soleil, 
faute  de  l'homme,  cette  pierre  angulaire  de 
la  création  I 


3ii  finit  le  ôirirmc  et  Dernier 

£inre  ïe9  i^antiii$  es 

Bi  ©aôparîi 

Bt  la 

nuit 


A  M.  SAINTE-BEUVE 

Je  prierai  les  lecteurs  de  ce  mien  labeur 
qa'iU  veuillent  prendre  en  bonne  part  tout 
ce  que  j'y  ai  escrit. 

Mémoires  da  Sibi  de  Joikvilli. 

L'homme  est  un  balancier  qui  frappe  une 
monnaie  à  son  coin.  Le  quadruple  porte  l'em- 
preinte de  l'empereur,  la  médaille,  du  pape, 
le  jeton,  du  fou. 

Je  marque  mon  jeton  à  ce  jeu  delà  vie  où 
nous  perdons  coup  sur  coup  et  où  le  diable, 
pour  en  finir,  rafle  joueurs,  dés  et  tapis 
vert. 

L'empereur  dicte  ses  ordresàses  capitaines, 
le  pape  adresse  des  bulles  à  la  chrétienté,  et 
le  fou  écrit  un  livre. 

Mon  livre,  le  voilà  tel  que  je  l'ai  fait  et  tel 


I<iS  aAtPABD   DB   LA.   HOTT 

qu'on  doit  le  lire,  avant  que  les  commen- 
tateurs ne  l'obscurcissent  de  leurs  éclaircisse- 
ments. 

Mais  ce  ne  sont  pointées  pages  souffreteuses, 
humble  labeur  ignoré  des  jours  présents,  qui 
ajouteront  quelque  lustre  à  la  renommée 
poétique  des  jours  passés. 

Et  l'églantine  du  ménestrel  sera  fanée,  que 
fleurira  toujours  la  giroflée,  chaque  prin- 
temps, aux  gothiques  fenêtres  des  châteaux 
et  des  monastères. 

Pauris,  ao  uptembre  i836. 


PIÈCES  DÉTACHÉES 


EXTRAITES  DU  PORTEFELILLE  DE  L  AUTEU» 


LE  BEL  ALCADE 

Il  medisiil,  le  liol  AïcaJo  t 
«  Tant  que  pendra  sur  la  cascade 
Le  saule  aux   rameaux   chevelus. 
Tu  seras,  vierge   qui   console. 
Et  mon  étoile  et  ma  boussole.  0 
Pourquoi  pend  donc  encor  le  saule. 
Et  pourquoi  ne  m  aime  t-il  plusT 
'  Bomance  espagnole, 

Çest  pour  te  suîvre,  ô  bel  Alcade,  que  je 
me  suis  exilée  de  la  terre  des  parfums,  où  gé- 
missent de  mon  absence  mes  compagnes 
dans  la  prairie,  mes  colombes  dans  le  feuillage 
des  palmiers. 

Ma  mère,  c  bel  Alcade,  tendit  de  sa  couche 
de  douleurs  la  main  vers  moi  ;  cette  main 
retomba  glacée,  et  je  ne  m'arrêtai  pas  au  seuil 
pour  pleurer  ma  mère  qui  n'était  plus. 

13 


192 


«ASPARD    on    LÀ.    RUIT 


Je  n'ai  point  pleuré,  ô  bel  Alcade,  lorsq 
le  soir,  seule  avec  toi  et  notre  barque  errs 
loin  du  bord,  les  brises  embaumées  de  r 
patrie  traversaient  les  flots  pour  venir  i 
trouver. 

J'étais,  disais-tu  alors  dans  tes  ravisî 
ments,  ô  bel  Alcade,  j'étais  plus  charmai 
que  la  lune,  sultanedu  sérail  aux  mille  lam^ 
d'argent. 

Tu  m'aimais,  ô  bel  Alcade,  et  j'étais  Vu 
et  heureuse  :  depuis  que  tu  me  repousses, 
ne  suis  plus  qu'une  humble  pécheresse  c 
confesse  en  pleurant  la  faute  qu'elle  a  co: 
mise. 

Quand  donc,  6  bel  Alcade,  sera-t-e 
écoulée  ma  source  de  larmes  amères  ?  Qua 
l'eau  de  la  fontaine  du  roi  Alphonse  ne  S( 
plus  vomie  par  la  gueule  des  lion». 


L'ANGE  ET  LA  FEE 

Une  fée  est  cachée  en  tout  ce  que  tu  voit. 
Victor  Hdgo. 

Une  fée  parfume  la  nuit  mon  sommeil  fan- 
tastique des  plus  fraîches,  des  plus  tendres 
haleines  de  juillet,  —  cette  même  bonne 
fée  qui  replante  en  son  chemin  le  bâton  du 
vieil  aveugle  égaré,  et  qui  essuie  les  larmes, 
guérit  la  douleur  de  la  petite  glaneuse  dont 
une  épine  a  blessé  le  pied  nu. 

La  voici,  me  berçant  comme  un  héritier 
de  lépée  ou  de  la  harpe,  et  écartant  de  ma 
couche  avec  une  plume  de  paon  les  esprits 
qui  me  dérobaient  mon  âme  pour  la  noyer 
dans  un  rayon  de  la  lune  ou  dans  une  goutte 
de  rosée. 

La  voici,  me  racontant  quelqu'une  de  ses 


Iq4  GASPARD    DE    LA    HUIT 

histoires  des  vallées  et  des  montagnes,  soit 
les  amours  mélancoliques  des  fleurs  du  cime- 
tière, soit  les  joyeux  pèlerinages  des  oiseaux 
à  Notre-Dame-des-Gornouillers. 


Mais  tandis  qu'elle  me  veillait  endormi,  un 
ange,  qui  descendait  les  ailes  frémissantes 
du  temps  étoile,  posa  un  pied  sur  la  rampe 
du  gothique  balcon,  et  heurta  de  sa  palme 
d'argent  aux  vitraux  peints  de  la  haute  fenê- 
tre. 

Un  séraphin,  une  fée,  qui  s'étaient  éna- 
mourés naguère  l'un  de  l'autre  au  chevet 
d'une  jeune  mourante,  qu'elle  avait  douée 
à  sa  naissance  de  toutes  les  grâces  des 
vierges  et  qu'il  porta  expirée  dans  les  délie  8 
du  Paradis! 

La  main  qui  berçait  mes  rêves  s'était  re- 
tirée avec  nés  rêves  eux-mêmes  J'ouvris  les 
yeux.  Ma  chambre  aussi  profonde  que  déserte 


-  i'aiigb  bt  la  f]£e  ig5 

s'éclairait  silencieusement  des  nébulosités  de 
la  lune  ;  et  le  matin,  il  ne  me  reste  plus  des  af- 
lections  de  la  bonne  fée  que  cette  quenouille; 
encore  ne  suis-je  pas  sur  quelle  ne  soit  pas 
de  mon  aïeule. 


LA  PLUIE 

Pauvre  oiseau  que  le  ciel  bénît  I 

Il  écoute  I3  vent  bruire. 

Chante,  et  voit  des  gouttes  d'eau  luire 

Comme  des  perles  dans  son  uid  1 

ViCTOB  Hugo. 

El  pendant  que  ruisselle  la  pluie,  les  petits 
charbonniers  de  la  Forêt  Noire  entendent, 
de  leur  lit  de  fougère  parfumée,  hurler  au 
dehors  la  bise  comme  un  loup. 

Ils  plaignent  la  biche  fugitive  que  relancent 
les  fanfares  de  l'orage,  et  l'écureuil  tapi  au 
creux  d'un  chêne,  qui  s'épouvante  de  l'éclair 
comme  de  la  lampe  du  chasseur  des  mines. 

Ils  plaignent  la  famille  des  oiseaux,  la  ber- 
geronnette qui  n'a  que  son  aile  pour  abriter 
sa  couvée  et  le  rouge-gorge  dont  la  rose,  ses 
amours,  s'efTeuille  au  vent. 


LA    PLL'IB  197 

Ils  plaignent  jusques  au  ver  luisant  qu'une 
goutte  de  pluie  précipite  dans  des  océans  d'un 
rameau  de  mousse. 

Ils  plaignent  le  pèlerin  attardé  qui  rencon- 
tre le  roi  Pialus  et  la  reine  Wilberta,  car 
c'est  l'heure  où  le  roi  mène  boire  son  pale- 
froi de  vapeurs  au  Rhin. 

Mais  ils  plaignent  surtout  les  enfants  four- 
voyés qui  se  seraient  engagés  dans  l'étroit 
sentier  frayé  par  une  troupe  de  voleurs,  ou 
qui  se  dirigeraient  vers  la  lumière  lointaine 
de  l'ogresse. 

Et  le  lendemain,  eu  point  du  jour,  les  petits 
charbonniers  trouvèrent  leur  cabane  de 
ramée,  d'où  ils  pipaient  les  grives,  couchée 
sur  le  gazon  et  leurs  gluaux  noyés  dans  la 
fontaine. 


\ 


LES  DEUX  ANGES  ] 

Ces  deux  êtres  ç[u'Ici,  la  nuit,  un  saint  mystère 


ViCToa  Hugo. 


^1 


«  Planons,  lui  disais-je,  sur  les  bois  que 
parfument  les  roses  ;  jouons-nous  dans  la  lu- 
mière et  l'azur  des  deux,  oiseaux  de  l'air,  el 
accompagnons  le  printemps  voyageur.  » 

La  mort  me  la  ravit  échevelée  et  livrée  ai 
sommeil  d'un  évanouissement,  tandis  que 
retombé  dans  la  vie,  je  tendais  en  vain  le; 
bras  à  l'ange  qui  s'envolait. 

Ohl  si  la  mort  eût  tinté  sur  notre  couch' 
les  noces  du  cercueil,  cette  sœur  des  arge 
m'eût  fait  monter  aux  cieux  avec  elle,  ou  j 
l'eusse  entraînée  avec  moi  aux  enfers  1       J 

Délirantes  joies  du  départ  pour  l'ineîfaM 
bonheur  de  deux  âmes  qui^   heureuses  1 


I 


128   DTOX   ANOBt  tQ 


s'oubliant  partout  où  elles  ne  sont  plus  en- 
semble, ne  songent  plus  au  retour. 

Mystérieux  voyage  de  deux  anges  qu'on 
eût  vus,  au  point  du  jour,  traverser  les  es- 
paces et  recevoir  sur  leurs  blanches  ailes  la 
Iraîche  rosée  du  matin  I 

Et  dans  le  vallon,  triste  de  notre  absence, 
notre  couche  fût  demeurée  vide  au  mois  des 
fleurs,  nid  abandonné  sous  le  feuillage. 


LE  SOIR  SUR  L'EAU 

Bords  où  Venise  est  reine  de  la  nur. 
AnnaÉ  CHâmiK. 

La  noire  gondole  se  glissait  le  long  des  pa- 
lais de  marbre,  comme  un  bravo  qui  court 
à  quelque  aventure  de  nuit,  un  stylet  et  une 
lanterne  sous  sa  cape. 

Un  cavalier  et  une  dame  y  causaient  d'a- 
mour :  —  a  Les  orangers  si  parfumés,  et  vous 
si  indifférente  !  Ah  !  signora,  vous  êtes  une 
statue  dans  un  jardin  ! 

—  Ce  baiser  est-il  d'une  statue,  mon 
Georgio  !  pourquoi  boudez- vous  ?  —  Vous 
m'aimez  donc? —  Il  n'est  pas  au  ciel  une 
étoile  qui  ne  le  sache  et  tu  ne  le  sais  pas? 

—  Quel  est  ce  bruit  ?  —  Rien,  sans  doute 
le  clapotement  des  flots  qui  monte  et  des- 


LR    SOIR    SUR    L  BkU 


cend  «ne  marche  des  escaliers  de  la  Giu- 
decca. 

—  Au  secours  !  au  secours  !  —  Ah  !  mère 
du  Sauveur,  quelqu'un  qui  se  noie  1  —  Ecar- 
tez-vous, il  est  confessé  »,  dit  un  moine  qui 
parut  sur  la  terrasse. 

Et  la  noire  gondole  força  de  rames,  se 
glissant  le  long  des  palais  de  marbre  comme 
un  bravo  qui  revient  de  quelque  aventure 
de  nuit,  un  stylet  et  une  lanterne  sous  sa 
cape. 


MADAME  DE  MONTBAZON 

M"  de  Montbazon  était  nne  fort  bell* 
créature  qui  mourut  d'amour,  cela  pris 
à  la  lettre,  l'autre  siècle,  pour  le  chevaliw 
de  la  Rue  qui  ne  l'aiinait  point. 

Mémoires  de  Saint-Sihoh. 

La  suivante  rangea  sur  la  table  un  vase 
de  fleurs  et  les  flambeaux  de  cire,  dont  les 
reflets  moiraient  de  rouge  et  de  jaune  les 
rideaux  de  soie  bleue  au  chevet  du  lit  de  la 
malade.  ' 

«  Crois-tu,  Mariette,  qu'il  viendra  ?  —  Oh  I 
dormez,  dormez  un  peu,  Madame  !  —  Oui, 
je  dormirai  bientôt  pour  rêver  à  lui  toute 
l'éternité.  » 

On  entendit  quelqu'un  monter  l'escalier, 
c  Ah  1  si   c'était  lui  I  »    murmura  la  mou- 


UOimAZOR  303 


rante,  en  souriant,  le  papillon  des  tombeaux 
déjà  sur  les  lèvres. 

C'était  un  petit  page  qui  apportait  de  la 
part  de  la  reine,  à  M°^eia  duchesse,  des  con- 
fitures, des  biscuits  et  des  clixirs  sur  un 
plateau  d'argent. 

«  Ah  I  il  ne  vient  pas,  dit-elle  d'une  voix 
défaillante,  il  ne  viendra  pas  !  Mariette, 
donne-moi  une  de  ces  fleurs  que  je  la  res- 
pire et  la  baise  pour  lamour  de  lui  !  » 

Alors  M™e  de  Montbazon,  fermant  les 
yeux,  demeura  immobile.  Elle  était  morte 
d'amour,  rendant  sou  âme  dans  le  parfum 
d'une  jacinthe. 


L'AIR  MAGIQUE 
DE  JEHAN  DE  VITTEAUX 

C'est  sans  doute  un   des  ooqueinchiers  de 

oomards  d'Evreux,  ou  un  de  la  confrérie  dea 

Enfants  Sans-Souci  de  la  ville  de  Paris,  ou 

bien  un  ménétrier  qui  chante  la  langue  d'oc. 

FeaDiNAND  LANQii.  —  Fidtel  de  la 

Dame  de  la  belU  Sogeuê. 

La  feuillée  verte  et  touffue  :  un  clerc  du 
gai  savoir  qui  voyage  avec  sa  gourde  et  son 
rebec,  et  un  chevalier  armé  d'une  énorme 
épée  à  couper  en  deux  la  tour  de  Montlhéry. 

Le  chevalier  :  —  «  Halte-là  !  ta  gargoulette, 
vassal  ;  j'ai  trois  grains  de  sable  dans  le  go- 
sier. 

Le  musicien  :  —  A  votre  plaisir,  mais  n'y 
buvez  qu'un  petit  coup,  d'autant  que  le  via 
est  cher  cette  année. 


LA.III    MAGIQUB   DB   JBHAH  SI   TimADX 


Le  chevalier  (/aisanf  la  grimace  après  avoir 
tout  bu)  :  —  Il  est  aigre  ton  vin  ;  tu  mérite- 
rais, vassal,  que  je  te  brisasse  ta  gourde  sur 
les  oreilles.  » 

Le  clerc  du  gai  savoir  approcha,  sans  mot 
dire,  l'archet  de  son  rebec  et  joua  l'air  ma- 
gique de  Jehan  de  Vitteaux. 

Cet  air  eût  délié  les  jambes  d'un  paraly- 
tique. Or  voilà  que  le  chevalier  dansait  sur 
la  pelouse,  son  épée  appuyée  contre  l'épaule 
comme  un  hallebardier  qui  va-t-en  guerre, 

c  Merci  !  nécroman  »,  cria-t-il  bientôt, 
hors  d'haleine.  Et  il  giguait  toujours 

«  Oui-dà  !  payez-moi  d'abord  mon  vin, 
ricana  le  musicien.  Vos  agneaux  d'or,  s'il 
vous  plaît,  ou  je  vous  mène,  ainsi  dansant, 
par  les  vallées  et  les  bourgs,  au  pas  d'arme 
de  Marsannay  ! 

—  Tiens,  —  dit  le  chevalier,  après  avoir 


906  eASPAAD   DE    LA.  NUIT 

fouillé  à  son  escarcelle,  et  délachant  son  che- 
val dont  les  rênes  étaient  passées  au  ra- 
meau d'un  chêne  —  tiens  I  et  m'étrangle  le 
diable  si  je  bois  jamais  à  la  calebasse  d'un 
vilain  I  » 


LA  NUIT  D'APRÈS  UNE  BATAILLE 


Et  Im  corbeaux  vont  commencer. 

Vicioa  Hooo 


Une  sentinelle,  le  mousquet  au  bras  et  en- 
veloppée dans  son  manteau,  se  promène  le 
long  du  rempart.  Elle  se  penche  entre  les 
noirs  créneaux  de  moment  en  moment,  et 
observe  d'un  œil  attentif  l'ennemi  dans  son 
camp. 


n 


n  allume  les  feux  au  bord  des  fossés 
pleins  d'eau  ;  le  ciel  est  noir  ;  la  forêt  est 
pleine  de  bruits  ;  le  vent  chasse  la  fumée 
vers  le  fleuve  et  se  plaint  en  murmurant  dans 
les  plis  des  étendards. 

14 


so8  màMfàKa  db  la  <furr 


m 


Aucune  trompette  ne  trouble  l'écho  ;  au- 
cun chant  de  guerre  n'est  répété  autour  de 
la  pierre  du  foyer  ;  des  lampes  sont  allu- 
mées dans  les  tentes  au  chevet  des  capitaines 
morts  l'épée  à  la  main. 


IV 


Mais  voilà  que  la  pluie  ruisselle  sur  les 
pavillons  ;  le  vent  qui  glace  la  sentinelle  en- 
gourdie, les  hurlements  des  loups  qui  s'em- 
parent du  champ  de  bataille,  tout  annonce 
ce  qui  se  passe  d'étrange  sur  la  terre  et  dans 
le  ciel. 


Toi  qui  reposes  paisiblement  au  lit  de  la 
tente,  souviens-toi  toujours  qu  il  ne  s'en  est 
fallu  peut-être  aujourd'hui  que  d'un  pouce 
de  lame  pour  percer  ton  cu;ui'* 


là.  HUIT   D*ÀPR&3    UlfE    BA;TMLLI  iOQ 


VI 


Tes  compagnons  d'armes,  tombés  avec 
courage  au  premier  rang,  ont  acheté  de  leur 
vie  la  gloire  et  le  salut  de  ceux  qui  bientôt 
les  auront  oubliés. 


vn 


Une  sanglante  bataillé  a  été  livrée;  per- 
due ou  gagnée,  tout  sommeille  maintenant  ; 
mais  combien  de  braves  ne  s'éveilleront 
demain  que  dans  le  ciel  l 


LA  CITADELLE  DE  WOLGAST 

—  Où  alIes-Tous  ?  quî  êtes  vous  ? 

—  Je  suis  porteur  d'une  lettre  pour  !• 
lord  général. 

Woodstock.  —  Waltbk  Scott. 

Comme  elle  est  calme  et  majestueuse  la 
ciladelie  blanche,  sur  TOder,  tandis  que  de 
toutes  ses  embrasures  les  canons  aboient 
contre  la  ville  elle  camp,  et  les  couleuvrines 
dardent  en  sifflant  leurs  langues  sur  les  eaux 
couleur  de  cuivre. 

Les  soldats  du  roi  de  Prusse  sont  maî- 
tres de  Wolgast,  de  ses  faubourgs  et  de  l'une 
et  de  l'autre  rive  du  fleuve  ;  mais  rai<^lc  à 
deux  têtes  de  l'empereur  d'Allemagne  berce 
encore  ses  ailerons  dans  les  plis  du  drapeau 
de  la  citadelle. 


L4  CStikEBLLB   DB   WOLGASt 


Tout  à  eoup,avecla  nuit, la  citadelle  éteint 
ses  soixante  bouches  à  feu.  Des  torches 
s'allument  dans  les  casemates,  courent  sur 
les  bastions,  illuminent  les  touis  et  les 
eaux,  et  une  trompette  gémit  dans  les 
créneaux  comme  la  trompette  du  juge- 
ment. 

Cependant  la  poterne  de  fer  s'ouvre,  un 
soldat  s'élance  dans  une  barque  et  rame  vers 
le  camp  ;  il  aborde  :  «  Le  capitaine  Beaudoin, 
dit-il,  a  été  tué;  nous  demandons  qu'on 
nous  permettre  d'envoyer  son  corps  à  sa 
femme  qui  habite  Oderberg  sur  la  frontière  ; 
lorsqu'il  y  aura  trois  jours  que  le  corps  vo- 
guera sur  l'eau,  nous  signerons  la  capitula- 
tion. » 

Le  lendemain,  à  midi,  sortit  de  la  triple 
enceinte  de  pieux  qui  hérisse  la  citadelle  une 
barque,  longue  comme  un  cercueil,  que  la 
ville  et  la  citadelle  saluèrent  de  sept  coups 
de  canon. 


SiSI  «ISPAIID  DB   U.  BOIT 


Les  cloches  de  la  ville  étaient  en  branle, 
on  était  accouru  à  ce  triste  spectacle  de  tous 
les  villages  voisins,  et  les  ailes  des  moulins 
à  vent  demeuraient  immobiles  sur  les  col- 
lines qui  bordent  l'Oder. 


LE  CHEVAL  MORT 

L«  fossoyeur  :  —  J»  vous  Tendni^ 

<!•  Tes  pour  fabriquer  des  boutons. 

Le  pialej  :  —  Jfl  tous  vendrai  ât 

l'oa  pour   garnir  le  mancbe   de  tm 

poignards. 

La  Boutique  de  i Armorier, 

La  voirie  I  et  à  gauche,  sous  un  gazon  de 
trèfle  et  de  luzerne,  les  sépultures  d'un  cime- 
tière; à  droite,  un  gibet  suspendu  qui  de- 
mande aux  passants  l'aumône  comme  un 
manchot. 


Celui-là,  tué  d'hier,  les  loups  lui  ont  dé- 
chiqueté la  chair  sur  le  col  en  si  longues  ai- 
guillettes qu'on  le  dirait  paré  encore  pour  la 
cavalcade  d'une  touffe  de  rubans  rouges. 


ai^  GASPARD    DE    LA    NUIT 

Chaque  nuit,  dès  que  la  lune  blêmira  le 
ciel,  cette  carcasse  s'envolera,  enfourchée 
par  une  sorcière  qui  lèpeionnera  de  l'os 
pointu  de  son  talon,  la  bise,  soufilant  dans 
l'orgue  de  ses  flancs  caverneux. 

Et  s'il  était  à  cette  heure  taciturne  un  œil 
sans  sommeil,  ouvert  dans  quelque  fosse  du 
champ  du  repos,  il  se  fermerait  soudain,  de 
peur  de  voir  un  spectre  dans  les  étoiles. 

Déjà  la  lune  elle-même,  clignant  un  œil, 
ne  luit  plus  de  l'autre  que  pour  éclairer 
comme  une  chandelle  flottante  ce  chien, 
maigre  vagabond,  qui  lappe  l'eau  d'un  étang. 


LE  GIBET 

Quo  vois-je  renmer  autonr  de  ce  gibet  ? 
Faust. 

Ah  !  ce  que  j'entends,  serait-ce  la  bise  noc- 
turne qui  glapit,  ou  le  pendu  qui  pousse  un 
soupir  sur  la  fourche  patibulaire  ? 

Serait-ce  quelque  grillon  qui  chante  tapi 
dans  la  mousse  et  le  lierre  stérile  dont  par 
pitié  se  chausse  le  bois  ? 

Serait-ce  quelque  mouche  en  chasse  son- 
nant du  cor  autour  de  ces  oreilles  sourdes  à 
la  fanfare  des  hallali 

Serait-ce  quelque  escarbot  qui  cueille  en 
son  vol  inégal  un  cheveu  sanglant  à  son  crâne 
chauve  ? 

Ou   bien  serait-ce  quelque  araignée  qui 


9i6  ttàMfuat  Btt  Là.  Ltun 

brode  une  demi-aune  de  mousseline  pour 
cravate  à  ce  col  étranglé  ? 

C'est  la  cloche  qui  tinte  aux  nlurs  d'une 
ville,  souslliorizon,  et  la  carcasse  d'un  pendu 
que  rougit  le  soleil  couchant. 


SCARBO 

II  regarda  soas  le  lit,  dans  la  cheminée, 
dans  le  bahut  ;  —  personne.  Il  ne  put 
comprendre  par  où  il  s'était  iatroduit, 
par  où  il  «'était  évadé. 

HomiANN.  —  Conta  noeUinuê, 

Oh  !  que  defoîs  je  l'ai  entendu  et  vu ,  Scarbo, 
lorsqu'à  minuit  la  lune  brille  dans  le  ciel 
comme  un  écu  d'argent  sur  une  bannière 
d'azur  semée  d'abeilles  d'or  1 

Que  de  fois  j'ai  entendu  bourdonner  son 
rire  dans  l'ombre  de  mon  alcôve,  et  grincer 
son  ongle  sur  la  soie  des  courtines  de  mon 

mi 

Que  de  fois  je  Tai  vu  descendre  du  plan- 
cher, pirouetter  sur  un  pied  et  rouler  par  la 
chambre  comme  le  fuseau  tombé  de  la  que- 
nouille d'une  sorcière  ! 


aiS  6ASPARD   D6   LA.  KUIt 

Le  croyais-je  alors  évanoui  ?  le  nain  gran- 
dissait entre  la  lune  et  moi  comme  le  clocher 
d'une  cathédrale  gothique,  un  grelot  d'or  en 
branle  à  son  bonnet  pointu  I 

Mais  bientôt  son  corps  bleuissait,  diaphane 
comme  la  cire  d'une  bougie,  son  visage  blê- 
missait comme  la  cire  d'un  lumignon,  —  et 
soudain  il  s'élcimait. 


A  M.  DAVID,  STATUAIRE 

Le  talent  nmpe  et  meart  s'il  ii*a  des  ailes  d'or. 

GaSEKT. 

Non,  Dîeu, éclair  qui  flamboie  dans  le  trian- 
gle symbolique,  n'est  point  le  chiffre  tracé 
sur  les  lèvres  de  la  sagesse  humaine  ! 

Non,  l'amour,  sentiment  naïf  et  chaste  qui 
se  voile  de  pudeur  et  de  fierté  au  sanctuaire 
(lu  cœur,  n'est  point  cette  tendresse  cavalière 
qui  répand  les  larmes  de  la  coquetterie  par 
hs  yeux  du  masque  de  l'innocence  I 

Non,  la  gloire,  noblesse  dont  les  armoiries 
ne  se  vendirent  jamais,  n'est  pas  la  savon- 
nette à  vilain  qui  s'achète,  au  prix  du  tarif, 
lans  la  boutique  d'un  journaliste  ! 

Et  j'ai  prié,  et  j'ai  aimé,  et  j'ai  chanté, 
1  oàte  pauvre  et  souffrant  1  Et  c'est  eu  vain 


9S0  GASPARD    OB    ZK   HOIT 

que  mon  cœur  déborde  de  foi,  d'amour  et  de 
génie  1 


J 


C'est  que  je  naquis  aiglon  avorté  !  L'œu 
de  mes  destinées,  que  n'ont  point  couvé  les 
chaudes  ailes  de  la  prospérité,  est  aussi  creux, 
aussi  vide  que  la  noix  dorée  de  l'Egyptien. 

Ah  ï  l'homme,  dis-le-moi,  si  tu  le  sais, 
l'homme,  frêle  jouet,  gambadant  suspendu 
aux  fils  des  passions,  ne  serait-il  qu'un 
pantin  qu'use  la  vie  et  que  brise  la  mort? 


FIN 


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CE 


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Échéance 

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«ûv  I  3  1968 
N0V04  98Ô 


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Date   due 

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a  3  900  3    00  2_[i4  9i4  99b 


r^^ 


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.B8G2  1920 
COO   BERTRAND, 
l^aZi*    122051A 


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