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V
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GRANDEUR ET DÉCADENCE
DES ROMAINS,
POLITIQUE DES ROMAINS,
DULOGUE DE SYLLA ET D'EUCRATE,
LYSIIVIAQUE, ET PENSÉES.
LETTRES PERSANES
ET
TEMPLE DE GNIDE.
PAR MONTESQUIEU.
•♦^^SfW^"
PARIS,
UBRATRIE DE FIKMIN DIDOT PnÈRES,
IMPRIMEOBS DB l'iN STITOT ,
ROE JACOB, 56.
1845.
GRANDEUR ET DÉCADENŒ
DES ROMAINS,
LETTRES PERSANES
FT OEUVRES CHOISIES.
PAR». — TVHIGIUPHIR DR FIHNm DIDOT FRÈREB , RUE JACOH , 50.
GBANDBUR ET DÉCADENCE
DES ROMAINS,
POLITIQUE DES ROMAINS,
DIALOGUE DE SYLLA ET DTUCRATE,
LTSmAQUE, ET PEUSÉES.
LETTRES PERSANES
ET
TEMPLE DE GMDE.
PAR MONTESQriEU.
PARIS,
LIBRAIRIK DK FIRMIM DIDOT FRKRKS
INPMHEUE8 DE l'iHSTHI T .
RUE JACOB, 66.
1861.
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t.
CONSIDÉRATIONS SUR LES CAUSES
DE L\
GRANDEUR DES ROMAINS
ET DE LEUR DÉCADENCE '.
CHAPITRE PREMIER.
GommeDcemenU de Rome. — Ses guerres.
Il ne fant pas prendre de la ville de Rome , dans ses
commencements , Tidée que nous donnent les villes q\ie
nous voyons aujourd'hui , à moins que ce ne soit de celles
de la Crimée , faites pour renfermer le butin , les bestiaux ,
et les fruits de la campagne. Les noms anciens des princi-*
paux lieux de Rome ont tous du rapport à cet usage.
La ville u*avait pas même de rues , si Ton n'appelle de
ce nom la continuation des chemins qui y aboutissaient.
Les maisons étaient placées sans ordre, et très-petites ; car
les hommes, toujours au travail ou dans la place publique,
ne se tenaient guère dans les maisons.
Mais la grandeur de Rome parut bientôt dans s^ édi-
fices publics. Les ouvrages qui ont donné , et qui donnent •
encore aujourd'hui la plus haute idée de sa puissance, ont •
été faits sous les rois '. On commençait déjà à bâtir la ville '
étemelle. *
* [Cet ouvrage, géoéralemeat regardé comme le cher-d*œuvce de
Montesqtdett, parut en 1734. L*auteur était alors dans sa quarante-cin-
quième année. ]
* Voyez rétonnement de Denys d'Halicamasse sur les égouts faits pat
Taïqain. {Jnt. rom. , liv. UI. ) — Ils subsistent encore. ^
MONTESQUIEU. I
? GRAUDECR et DCCADCSfdfe DES ROfllAllS,
Romulos et tes soeeenenra fumt poesque toujours en
guerre a^ec leurs Yoisiiis pour aifoir des citoyens, des
femmes, ou des terres; ils revenaient dans Im Tille avee
les d^^ouilles des peuples vaincus; c'étaient des g^rber-
de blé et des troq^eanx : eda y causait une grande joie,
y <Mlà rorigîne des triomphes qui furent dans la suite la
principale cause des grandeurs où cette ville panint.
Home accrut beaucoup ses forces par son union avec
les Sabins, peuples durs et belliquaix comme les Lacédé^
mooicDS, dont ils étaient descendus. Romulus prit loir
bouclier, qui était large, an lien du petit bouclier aigien-
dont il s'était servi jusqu'alors '. Et on di^t r^narqner
que ce qui a le plus contribué à rendre les Eomains les
maîtres du monde, c'est qu'ayant combattu successive-
ment contre tous les peuples , ils ont toujours renoncé à
leurs usages slt5t qu'ils en ont trouvé de meilleurs.
On pensait alors , dans les républiques d'Italie, que les
traités qu'elles avaient £ûts avec un roi ne les obligeaient
point envers son successeur : c'était pour elles une espèce
de droit des gens'; ainsi, tout ce qui avait été soumis par
un roi de Rome se prétendait libre sous un autre, et les
guerres naissaient toujours des guerres.
Le r^e de Numa, long et pacifique, était très-propre
à laisser Rome dans sa médiocrité ; et , si elle eût eu dans
ce temps -là un territoire moii» borné et une puissance
plus grande, il y a apparence que sa fortune eût été fixée
pour jamais.
Une des causes de sa prospérité , c'est que ses rois fu-
rent tous de grands personnages. On ne trouve point ail-
leurs, dans les histoires, une suite non interrompue de
tels hommes d'État et de tels capitaines.
' Plutarque, Fie de Romului.
* Cela parait par toale Thistoire des rois de Rome.
CHAPITAË I.
Dans la naissance des sociétés , ce sout les chefs des
républiques qiii font Finstitution ; et c'est ensuite l'insti-
tution qui forme les chefs des républiques.
Tarquin prit la couronne sans être élu par le sénat ni
par le peuple', f^e pouvoir devenait héréditaire : il le ren«
dit absolu. Ces deux révolutions fîirent bientôt suivies
d*une troisième.
Son fils Sextus, en violant Lucrèce, fit une chose qui
a presque toujours fait chasser les tyrans des villes où ils
ont commandé : car le peuple, à qui une action pareille
fait si bien s^tir sa servitude , prend d'abord une résolu-
tion extrême.
Un peuple peut aisément souffrir qu'on exige de lui de
nouveaux tributs : il ne sait pas s'il ne retirera point quel-
que utilité de l'emploi qu'on fera de l'argent qu'on lui de-
mande; mais 9 quand on lui a foit un affront, il ne sent
que son malheur, et il y lyoute l'idée de tous les maux qui
sont possibles.
Il est pourtant vrai que la mort de Lucrèce ne fut que
Toccasion de la révolution qui arriva; car un peuple fier, ]
entreprenant, hardi , et renfermé dans des murailles , doit {
A-/
nécessairement secouer le joug ou adoucir ses mœurs.
Il devait arriver de deux choses l'une : ou que Rome
changerait son gouvernement , ou qu'elle resterait une pe-
tite et pauvre monardiie.
L'histoire moderne nous fournit un exemple de ce qui
arriva pour lors à Rome ; et ceci est bien remarquable :
car, comme les hommes ont eu dans tous les temps les
mêmes passions, les occasions qui produisent les grands
V
' Le sénat oomioait un magistrat de l'interrègne, qui élisait le roi : ceUe
élecUon devait être oourimiée par le peuple. Voyez Denys d'Halicar-
nasse, Uv. Il, III et IV.
^
\
4 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
chaugeoieiits scHit différentes, mais lescauses sont toujours
les mêmes.
Gomme Henri VU , roi d'Angleterre , augmenta le pou-
▼olr des communes pour avilir les grands» Senrius Tul-
lius , avant lui , avait étendu les privil^es du peuple pour
' abaisser le sénat'. Afais le peuple, devenu d*ab(Nrd plus
. liardi, renversa Tune et Tautre monarchie.
Le portrait de Tafquin n'a point été flatté ; son nom n*a
échappé à aucun des orateurs ]qid ont eu à parler contre
la tyrannie ; mus sa conduite avant son malheur, que l'on
voit qu'il prévoyait ; sa douceur pour les peufdes vaincus ;
sa libéralité envers les soldats ; cet art qu'il eut d'intéres*
ser tant de gens à sa conservation; ses ouvrages publics ;
$on courage à la guerre ; sa constance dans son malheur;
une guerre de vingt ans, qu'ilfit ou qu'il fit faire au peiiq^le
romain, sans royaumes et sans biens; ses contînneUes
ressources, font bien voir que ce n'était pas un homme
méprisable.
Les places que la postérité donne sont sujettes, comme
/ les autres , aux caprices de la fortune. Malheur à la repu*
tatiou de tout prince qui est opprimé par un parti qui de^
vient le domhiant , ou qui a tenté de détruire un préjugé
i qui lui survit! ,
Rome, ayant chassé les rois, établit des consuls an-
nuels ; c'est encore ce qui la porta à ce haut degré de puis-
; sauce. Les princes ont dans leur vie des périodes d'ambi-
tion; après quoi d'autres passions, et l'oisiveté même,
succèdent; mais la république ayant des chefs qui clmn^
geaient tous les ans, et qui cherchaient à signaler leur
magistrature pour en obtenir de nouvelles, il n'y avait
V pas un moment d,e perdu pour l'ambition; ils engageaient
> Voytz Zonare et Denys d^Halicarnasse , Uv. IV.
GHAP1TR£ I. *
le aénat à proposer au peuple la guerre , et lui montraient
tous les jours de nouveaux ennemis.
Ce corps y était déjà assez porté de lui-même ; car,
étant fatigué sans cesse par les plaintes et les demandes x
du peuple, il cherdiait à le distraire de ses inquiétudes, | *
et à Toccuper au dehors'.
Or la guerre était presque toujours agréable au peuple ,
parce que, par la sage distribution du butin, on avait
trouvé le moyen de la lui rendre utile.
Rome étant une ville sans commerce , et presque sans
arts, le pillage était le seul moyen que les particuliers
eussent pour s'enrichir.
On avait donc mis de la discipline dans la manière de
piller, et ou y observait à peu près le même ordre qui se
pratique aujourd'hui chez les petits Tartares.
Le butin était mis en commun ' , et on le distribuait
aux soldats : rien n'était perdu , parce que, avant de par-
tir, chacun avait juré qu'il ne détournerait rien à son pro-
fit. Or les Romains étaient le peuple du monde le plus re- 1
ligieux sur le serment, qui fut toujours le nerf de leurl
discipline militaire* l
Enfin , les citoyens qui restaient dans la ville jouissaient
aussi des fruits de la victoire. On confisquait une partie
des terres du peuple vaincu , dont ou faisait deux parts :
Tune se vendait au profit du public ; l'autre était distribuée
aux pauvres citoyens, sous là charge d'une rente en faveur
de la république.
Les consuls, ne pou vaut obtenir l'honneur du triomphe
que par une conquête ou une victoire , faisaient la guerre ^
■a
* D*ailleun rautorlté da sénat était moins bornée dans les affaires du
dehors que dans celles de la ville.
* Voyez Polybe.liv. X.
1.
e GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
avec mie impétuosité extrême : ou allait droit à Tennemi,
et la force décidait d*abord.
Rome était donc dans une guerre éternelle et toujours
violente : or, une nation toujours eu guerre, et par prin-
cipe de gouvernement, devait nécessairement périr , ou
venir à bout de toutes les autres^ qui , tantôt eu guerre ,
tantôt en paix, n'étaient jamais si propres à attaquer, ni
si préparées à se défendre.
Par là les Romains acquirent ime profonde connais-
safice de Tart militaire. Dans les guerres passagères, la
plupart des exemples sont perdus ; la paix donne d'autres
idées, et on oublie ses fautes et ses vertus mêmes.
Une autre suite du principe de la guerre continuelle fut
que les Romains ne ûrent jamais la paix que vainqueurs :
eu effet , à quoi Inmi faire une paix honteuse avec un peuple
pour en aller attaquer un autre?
Dans cette idée , ils augmentaient toujours leurs préten-
tions à mesure de leurs défaites : par là ils consternaient les
vainqueurs, et s'imposaient à eux-mêmes une plus grande
nécessité de vaincre.
Toujours exposés aux plus affreuses vengeances, la
constance et la valeur leur devinrent nécessaires; et ces
vertus ne purent être distinguées chez eux de l'amour de
soi-même , de sa famille, de sa patrie , et de tout ce qu'il y
a de plus cher parmi les hommes.
Les peuples d'Italie n'avaient aucun usage des ma-
chines propres à faire les sièges'; et, de plus, les sol-
dats n'ayant point de paye, on ne pouvait pas les re-
X Deoys d'Halicarnasae le dit formellement , liv. IX ; et cela parait pat
rhistoire. Hs ne savaient point faire de galeries pour se mettre à oouverl
des assiégés : ils tâchaient de prendre les villes par escalade. Ëphonis a
écrit qu'Artémon, ingénieur, inventa les grosses machines pour battre
les plus fortes murailles. Périclès s*en servit le premier au siège de Sa-
mm , dit PTtttarqne, Fie de Périclès,
CHAPITRE I. ;
^ei^ir longtemps devant une place : ainsi peu de leurs
guerres étaient décisives. On se battait pour avoir le
pillage du camp ennemi ou de ses terres ; après quoi le
vainqpieor et le vaincu se retiraient , chacun dans sa ville.
C'est ce qui fit la résistance des peuples d'Italie, et en même
temps Topiniâtreté des Romains à les subjuguer ; c'est ce
qui donna à ceux-ci des victoires qui ne les corrompirent!
point 9 et qui leiu* laissèrent toute leur pauvreté. V
S'ils avaient rapidement conquis toutes les villes voi-^
sioes , ils se seraient trouvés dans la décadence à l'arrivée
de Pyrrhus , des Gaulois et d'Aunibal; et, par la destinée
de presque tous les États du monde, ils auraient passé
trop vite de la pauvreté aux richesses , et des richesses à la
corruption.
Mais Rome faisant toiyours des efforts , et trouvant I
toujours des obstacles , faisait sentir sa puissance sans i
pouvoir l'étendre , et , dans une circonférence très-petite , \
elle s'exerçait à des vertus qui devaient être si fatales à
l'univers.
Tous les peuples d'Italie n'étaient pas également belli-
queux : les Toscans étaient amollis par leurs richesses et
par leur luxe ; les Tarentins , les Gapouans , presque toutes
les villes de la Gampanie et de la grande Grèce , languis-
saient dans l'oisiveté et dans les plaisirs ; mais les Latins ,
les Berniques 9 les Sabins, les Ëques et les Volsques, ai-
maient passionnément la guerre; ils étaient autour de
Rome ; ils lai firent une résistance inconcevable , et furent
ses maîtres en fait d'opiniâtreté.
Les villes latines étaient des colonies d'Albe , qui furent
fondées par Latinus Sylvius ' . Outre une origine commune
> Gomme on volt dans le traité intitulé : Origogeniis txmtanœ, qu'on
eroit être d*Anréliu8 Victor.
i GRANDEUR ET DECADENCE DES ROMAINS.
avec les Romains , elles avaient encore des rites communsr ;
et Servîus TuUius ■ tes avait engagées à faire bâtir un
tempie dans Rome, pour être le centre de i^inion des deux
peuples. Ayant perdu une grande bataille auprès du lac Ré^
gille , elles furent soumises à une alliance et une société de
guerres avec les Romains ^.
On vit manifestement, pendant le peu de temps que
durala tyrannie des décemvîrs , à quel point Tagrandisse-
ment de Rome dépendait de sa liberté. L'État sembla avoir
perdu rame qui le faisait mouvoir^.
Il n'y eut plus dans la ville que deux sortes de gens :
ceux qui souffraient la servitude , et ceux qui , pour leurs
intérêts particuliers, cherchaient à la faire souffrir. Les
sénateurs se retirèrent de Rome comme d*nne ville étran-
gère ; et les peuples voisins ne trouvèrent de résistance mille
part.
Le sénat ayant eu le moyen de donner une paye aux
soldats, le siège de Yéies fut entrepris : il dura dix ans.
On vit un nouvel art chez les Romains , et une autre ma-
nière défaire la guerre; leurs succès furent plus éclatants;
ils profitèrent mieux de leurs victoires « ils firent de plus
grandes conquêtes, ils envoyèrent plus de colonies ; enfin
la prise de Véies fiit une espèce de révolution.
Mais les travaux ne furent pas moindres. S'ils portè-
rent de plus rudes coups aux Toscans , aux Ëqiies et aux
Yolsques , cela même fit que les Latins et les Hernîqnes ,
leurs alliés, qui avaient les mêmes armes et la même
discipline qu'eux , les abandonnèrent; que des ligues se
' DkKYS 0*HALICAHNAaSE, liT. IV.
' Voyez dans Denys d'Ualicaraasse, Uv. Vt, un des traités faits avec
* Sous prélexte de donner au peuple des lois écrites, ils se saisirent du
gouvernement. Voyez Dcoys d'Ualicarnasse , Uv. XI.
CHAP]TR£ n. 9
formèrent chez lesToscaiis, et que les Samnitcs, les plus
belliqueux de tous les peuples de l'Italie, leur firent la
guerre avec foreur.
Depuis rétablissement de la paye , le sénat ne distribua
plus aux soldats les terres des peuples vaincus ; il imposa
d'autres conditions : il les (rf>ligea , par exemple , de fournir
à Farmée une solde pendant un certain temps, de luidonner
du blé et des habits '.
' La prise de Rome par les Gaulois ne lui 6bi rien 40 ses
forces : l'armée , plus dissipée que vaincue , se retira pres-
que entière à Yéies; le peuple se sauva dans les villes voi-
sines ; et l'incendie de la ville ne fot que l'incoidie de quel-
ques cabanes de pasteurs.
" ■ *■ ■ ■ ■ ■ ■ ■ I .. .É
CHAPITRE IL
De l'art de la gaerre chez lesRomaioa.
Les Romains se destinant à la guerre, et la r^ardant
comme le seul art , ils mirent tout leur esprit et toutes
leurs pensées à le perfectionner. C'est sans doute un dieu ,,
dit Végèce', qui leur inspira la légion.
Ils jugèrent qu'il fallait domier aux soldats de la légion
des armes offensives et défensives plus fortes et plus pe-
santes que celles de quelque autre peuple que ce fut \
Mais, comme il y a des choses à faire dans la guerre
dont un corps pesant n^est pas capable, ils vouliurent que
' Voyez les traités qui lurent faits
* Uv. II, chap. I.
3 Voyez dans Polybe, et dans Josèphe, de Bello juâaico, lib. ID,
quelles étaient les armes du soldat romain. II y a peu de différence , dit
ce dernier, entre les chevaux rangés et les soldats romains. « Ils portent,
« dit Cicéron , leur nourriture pour plus de quinze Jours , tout ce qui est
« à leur usage, tout ce qu*ll faut pour se fortifier; et, à l'égard de lenn
• armes, làs n^on sont pas plus embarrassés que de leurs mains. » Tuê*
« cm/., Uv. II. ch. XY.
tO GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
la légion contint dans son sein nne troupe légère qui pût
en sortir pour engager le combat, et, si la nécessité l'exi-
geait, s*y retirer ; qu'elle eût encore de la cavalerie, des
hommes de trait et des frondeurs , pour poursuivre les
fuyards et achever la victoire; qu'elle fût défendue par
toutes sortes de machines de guerre qu'elle traînait
avec elle; que chaque fols' elle se retranchât, et fût ,
comme dit Yégèce , une espèce de place de guerre.
Pour qu'ils pussent avoir des armes plus pesantes que
celles des autres hommes, il fallait qu'ils se rendissent
plus qu'hommes : c'est ce qu'ils firent par un travail con-
tinuel qui augmentait leur force, et par des exercices qui
leur doimaient de l'adresse, laquelle n'est autre chose
qu'une juste dispensation des forces que Ton a.
Nous remarquons aiiyourd'hui que nos armées périssent
beaucoup par le travail immodéré des soldats * ; et cepen-
dant c'était par un travail immense que les Romains se
conservaient. La raison en est , je crois , que leurs fatigues
étalent continuelles ; au lieu que nos soldats passent sans
cesse d'un travail extrême à une extrême oisiveté : ce qui
est la chose du monde la plus propre à les faire périr.
Il faut que je rappcnrte ici ce que les auteurs nous disent
de l'éducation des soldats romains^. On les accoutumait
à aller le pas militaire, c'est-à-dire à faire en cinq heures
vingt milles , et quelquefois vingt-quatre. Pendant ces
marches, on leur faisait porter des poids de soixante li-
^ Liv. n, chap. xxy.
' Surtout par le fouillemeot des terres.
» Voyez Végèce , Uv. I. Voyez dans Tlte-Live , liv. XXVI , les exercices
que Scipion rAfricaiu faisait faire aux soldats après la prise de Garthage
la neuve. Marins, malgré sa vieillesse, allait tons les Jours au champ
de Mars. Pompée, à Page de cinquante-huit ans, allait combattre tout
armé avec les Jeunes gens; il montait à cheval , courait à bride abattue,
et lançait ses Javelots. (Plutàrqiie , He de Marina et de Pompée.)
CHAPITRE If. 11
vres. On les ^tretenait dans Thabitude de courir et de
sautor tout armés; ils prenaient dans leurs exercices des
épées, des javelots y des flèches, d'une pesanteur double
des armes ordinaires ; et ces exercices étaient continuels ' .
Ce n'était pas seulement dans le camp qu*était l'école
militaire : il y avait dans la vUle un lieu où les citoyens
allldent s'exercer ( c'était le champ de Mars) . Après le tra-
vail , ils se jetaient dans le Tibre , pour s'entretenir dans
l'habitude de nager, et nettoyer la poussière et la
sueur'.
Nous n'avons plus ime juste idée des exercices du corps :
un homme qui s'y applique trop nous paraît méprisable,
par la raison que la plupart de ces exercices n'ont plus
d'autre objet que les agréments ; an lieu que , chez les
anciens , tout , jusqu'à la danse , faisait partie de l'art
militaire.
Il est même arrivé, parmi nous, qu'une adresse trop
recherchée dans l'usage des armes dont nous nous ser-
vons à la guerre est devenue ridicule, parce que, depuis
l'introduction de la coutume des combats singuliers » l'es-
crime a été regardée comme la science des querelleurs ou
des poltrons.
Ceux qui critiquent Homère de ce qu'il relève ordinai-
rement' dans ses héros la force, l'adresse ou l'agilité du
corps, devraient trouver Salluste bien ridicule, qui loue
Pompée « de ce qu'il courait, sautait, et portait un fardeau
« aussi bien qu'homme de son temps ^. »
Toutes les fois que les Romains se crurent en danger,
ou qu'ils voulurent réparer quelque perte, ce fut une pra-
' VÉGèCE, liv. I. ch. XI — XIV.
> VÉGÈCB, liv. I, ch. X.
3 Cum alacribuê saltu, cum velocibus cursUt cum validii vecte cer^
Utbat. Fragment de Salluste rapporté par Végëce, liv. I, chap. ix.
la . GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
/ t Ique constante chez eux d'affermir Injll^fiiplinfî milîfairr ^ .
Ont-ils à faire la guerre aux Latins , peuples aussi aguer-
ris qu'eux-mêmes ^ Manlius songe à augmenter la force du
commandement» et fait mourir son fils, qui avait vaincu
sans son ordre. Sont-ils battus à Numance , Scipion Émi-
llen les prive d*abord de tout ce qui les avait amollis '. Les
légions romaines ont-elles passé sous le joug en Numidië ,
Métellus répare cette honte dès qu'il leur a fait reprendre
les institutions anciennes. Marins , pour battre les Cim-
bres et les Teutons , commence par détourner les fleuves;
et Sylla fait si bien travailler les soldats de son armée,
effrayée de la guerre contre Mithrldate , qu'ils lui deman-
dent le combat comme la fin de leurs peines ^.
Publius Nasioa» sans besoin, leur fit construire une
arn\ée navale* On craignait plus l'oisiveté que les enne-
«Us,
Aulu-OeJle^ doime d'assez mauvaiiscs raisons delà
coutume des Romains de faire saigner les soldats qui
avaient commis quelque faute : la vraie est que , la force
étant la principale qualité du soldat , c'était le dégrader
que de l'affaiblir.
Des hommes si endurcis étaient ordinairement sains.
On ne remarque pas, dans les auteurs , que lès armées ro-
maines, qui Msaient la guerre eu tant de climats , péris-
sent beaucoup par les maladies; au lieu qu'il arrive
* [La diseipiioe militaire est la chose qui a paru la première dans leur
lt,tat, et la dernière qui s*y est perdue; tant elle était attachée à la cohs-
IlluUon de leur république. (Bossuet, Disc, sur VHist. univ., troisième
par^e,ch. VI.)]
'<* 11 vendit toutes les bétes de somme de Tarmée, et fit porter à cbaque
«oldat du blé pour trente Jours, et sept pieux. {Somm. de Florus, liv*
LVn.)
I Prontin, Stratagèmes t liv. I, chap. xi.
< Uv. X , chap. viif.
CHAPITRE U. r 13
presque contimidleineiit aujourd'hui que des armées ,
sans avmr combattu , se fondent pour ainsi dire dans une
campagne.
Parmi nous, les désertions sont fn^pii^nt^j parce que
les soldats sont la plus vile partie de chaque nation, et
qu'il n'y en aaucime qui ait ou qui croie avoir un certain
avantage sur les autres. Chez les Romains , elles étaient
plus rares : des soldats tirés du sein d'un peuple si fier, si
oi^eilleux , si sûr de commander aux autres , ne pou-
vaient guère penser à s^avilir jusqit'à cesser d'être Ro-
mains.
• Gomme leurs armées n'étaient pas nombreuses, il était
aisé de pourvoir à leur subsistance ; le chef pouvait mieux
les connaître , et voyait plus aisément les fautes et les vio-
lations de la discipline.
La force de leurs exercices, les chemins admirables
qu'ils avaient construits , les mettaient en état de faire des
marches longues et rapides ^ Leur présence inopinée gla-
çait les esprits : lisse montraient surtout après un mauvais
succès, dans le temps que leurs eimemis étaient dans
cette négligence que donne la victoire.
Dans nos combats d'aujourd'hui un particulier4i'a guère
de confiance qu'en la multitude ; mais chaque Romain ,
plus robuste et plus aguerri que son ennemi , comptait tou-
jours sur lui-même : il avait naturellement du courage,'
c'est-à-dire de cette vertu' qui est le sentiment de ses pro4
près forces.
Leurs troupeç étant toujours les mieux disciplinées , il
était dJfQcile que dans le combat le plus malheureux ils
ne se ralliassent quelque part , ou que le désonlre ne se
* Voyez surtout la défaite d'Asdrubal , et leur diligence contre Viria-
tus.
\
4 GRANDEUR ET iffiCADENCE DES ROMAINS.
chaugemeiits sout différentes, niais les causes sont touJcfOrs
les mêmes.
Gomme Henri VU , roi d'Angleterre , augmenta le pou-
voir des communes pour avilir les grands , Servius Tul-
Hus, avant lui, avait étendu les privilèges du peuple pour
abaisser le sénats Mai& le peuple, devenu d'abord plus
hardi, renversa Tune et Tautre monarchie.
Le portrait de Tarquin n'a point été flatté; son nom n*a
échappé à aucmi des orateurs [qui ont eu à parler contre
la tyrannie ; mais sa conduite avant s<ni malheur, que Ton
voit qu'il prévoyait ; sa douceur pour les peufdes vaincus ;
sa libéralité envers les soldats ; cet art qu'il eut d'intéres*
ser tant de gens à sa conservation; ses ouvrages publics ;
son courage à la guerre; sa constance dans son malheur;
une guerre de vingt an», qu*11fit ou qu'il fit faire au peuple
romain, sans royaumes et sans biens; ses oontinneUes
ressources, font bien voir que ce n'était pas un homme
méprisable.
Les places que la postérité doune sout sujettes, comme
^ les autres , aux caprices de la fortune. Malheur à la repu*
tatiou de tout prkice qui est opprimé par un parti qui de^
' vient le dominant , ou qui a tenté de détruire un préjugé
I qui lui survit! ,
Rome y ayant chassé les rois, établit des consuls an-»
nuels ; c'est encore ce qui la porta à ce haut degré de puis-
' sance. Les pdnces ont dans leur vie des périodes d'ambi-
tion; après quoi d'autres passions, et l'oisiveté même,
suc(9Ment; mais la république ayant des chefs qui clian^
geaient tous les ans, et qui cherchaient à signaler leur
magistrature pour en obtenir de nouvelles, il n'y avait
V pas un montent 4e perdu pour l'ambition; ils engageatent
> Yoy« ^nare et Deoys d'Halicarnasse , Uv. IV.
CHAPITRE {. S
le séuat à proposer au peuple la guerre, et lui montraient
tous les jours de nouveaux ennemis.
Ce corps y était déjà assez porté de lui-même ; car,
étant fatigué sans cesse par les plaintes et les demandes ^
du peuple, il cherdiait à le distraire de ses inquiétudes, 1
et à l'occuper au dehors'.
Or la guerre était presque toujours agréable au peuple ,
parce que, par la sage distribution du butin, on avait
trouvé le moyen de la lui rendre utile.
Rome étant une ville sans commerce , et presque sans
arts, le pillage était le seul moyen que les particuliers
eussent pour s'enrichir.
On avait donc mis de la discipline dans la manière de
piller, et on y observait à peu près le même ordre qui se
pratique aujourd'hui chez les petits Tartares.
Le butin était mis en commun ' , et on le distribuait
aux soldats : rien n'était perdu , parce que , avant de par-
tir, chacun avait juré qu*il ne détournerait rien à son pro-
fit. Or les Romains étaient le peuple du monde le plus re-
ligieux sur le serment, qui fut toujours le nerf de leur
discipline militaire.
Ëoûn , les citoyens qui restaient dans la ville jouissaient
aussi des fruits de la victoire. On conflsquait une partie
des terres du peuple vaincu, dont on faisait deux parts :
l'unese vendait au profit du public; l'autre était distribuée
aux pauvres citoyens , sous là charge d'une rente en faveur
de la république.
Les consuls, ne pou vaut obtenir l'honneur du triomphe
que par une conquête ou une victoire, faisaient la guerre
' D^ailleurs Pautorité du sénat étail moins boroée dans les affaires dià
dehors que dans celles de la ville.
» Voyez Polybe,Uv. X.
I.
f6 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
( aussi une bonne armée , chacun ayant un égal intérêt , et
\ très-grand , à défendre sa patrie.
/ Quand les lois n'étaient plus rigidement observées, les
choses revenaient au point où elles sont à présent parmi
nous : l'avarice de quelques particuliers, et la prodigalité
des autres, faisaient passer les fonds de terre dans peu
de mains , et d'abord les arts s'introduisaient pour les be-
^ soins mutuels des riches et des pauvres. Cela faisait qu'il
n'y avait presque plus de citoyens ni de soldats; car les
fonds de terre, destinés auparavant à l'entretien de ces
, derniers, étaient employés à celui des esclaves et des ar-
tisans, instruments du luxe des nouveaux possesseurs : sans
quoi l'Etat , qui malgré son dérèglement doit subsister,
aurait péri. Avant la corruption , les revenus primitifs de
l'État étaient partagés entre les soldats, c'est-à-dire les
laboureurs : lorsque la république était corrompue , ils
passaient d'abord à des hommes riches qui les rendaient
aux esclaves et aux artisans , d'où on eu retirait , par le
moyen des tributs, une partie pour l'entretien des sol-
dats.
Or ces sortes de gens n'étaient guère propres à la guerre :
ils étaient lâches , et déjà corrompus par le luxe des villes,
et souvent par leur art même ; outre que , comme ils
n^avaient point proprement de patrie, et qu'ils jouissaient
de leur industrie partout, ils avaient peu à perdre ou à
conserver.
Dans un dénombrement de Bome fait quelque temps
après l'expulsion des rois * , et dans cehii que Démétrins
de Phalère lit à Athènes % il se trouva à peu près le même
' C?est le dénombrement dont parle Denys d'Halicarnasse dans le H -
vre IX, art. 25, etqai me parait être le même que oeliii qull rapporte k
la fin de son sixième livre, qui fut faitseize.ans après Texpulsiondes rois.
' Ctésiclès, dans athénée, liv. VI, ch. Xix.
CHAPITRE 111. i7
uorubre d'habitauts : Rome en avait quatre cent quarante
mille, Athènes quatre cent treiiteet un raille. Mais ce dé-
nombrement de Rome tombe dans un temps où elle était
dans la force de son institution, et celui d'Athènes dans* un
temps où elle était aitièrement corrompue. On trouva que
le nombre des citoyens pubères faisait à Rome le quart
de ses habitants , et qu'il faisait à Athènes un peu moins
du vingtième : la puissance de Rome était donc à celle
d* Athènes y dans ces divers temps, à peu près comme un
quart est à un vingtième, c'est-à-dire qu'elle était cinq fois
plus grande.
Les rois Agis et Gléomènes voyant qu'au lieu de neuf
mille citoyens qui étaient à Sparte du temps de Lycurgue' ,
il n'y en avait plus que sept cents dont à peine cent pos-
sédaient des terres % et que tout le reste n'était qu'ime
populace sans courage, ils entreprirent de rétablir des lois
à cet égard ^ ; et Lacédémone reprit sa première puissance,
et redevint formidable à tous les Grecs.
Ce fut le partage égal des terres qui rendit Rome capa- \
ble de sortir d'abord de son abaissement , et cela se sentit '
bien quand elle fut corrompue.
Elle était une petite république lorsque , les Latins
ayant refusé le secours de troupes qu'ils étaient obligés
de donner , on leva sur-le-champ dix légions dans la ville 4.
« A peine à présent, dit Tite-Live, Rome^ que le monde
« entier ne peut contenir, en pourrait-eUe faire, autant si
« un ennemi paraissait tout à coup devant ses murailles :
' C'étaient des citoyens de la ville appelés proprement SpcirHates. Ly-
curgue lit pour eux neuf mille parts; il en donna trente mille aux autres
habitants. Voyez Plutarque , Fie de Lycurgue.
» Voyez Plutarque, Fie d^Agis et de Cléomènes,
^ Voyez ibid.
* TiTE-LiYE, première décade, liv. VII. Ce fut quelque temps aprci
la prise de Rome, sous le oojisulat de L. Furius Camiilus et de App-
Claudios Crassus.
I
19 GRANDEUR £T IffîCAIMSNGË DES ROMAINS,
« marque certaine que nous ne nous sommes point agran-
« dis , et que nous n'avons fait qu'augmenter le luxe et les
«> richesses qui nous travaillent.
« Dites-moi, disait Tibérius Graechus aux nobles',
« qui vaut mieux, un citoyen, ou un esclave perpétiiel ; un
« soldat , ou un homme inutile à la guerre? Voulez^ vous ,
« pour avoir quelques arpents déterre plus que les autres
« citoyens, renoncer à l'espérance de la ccmquête du reste
« du monde , ou vous mettre en danger de vous voir enle-
« ver par les ennemis ces terres que vous nous r^sez? >»
CHAPITRE IV.
Des Gaaiois. — De Pyrrhus. — Parallèle de Carthage et de Rome.
— Guerre d'Aunibal.
Les Bomains eurent bien des guerres avec les Gaulois.
L'amour de la gloire, le mépris de la mort, l'obstination
pour vaincre, étaient les mêmes dans les deux peuples,
mais les armes étaient différentes. Le bouclier des Gaulois
était petit , et leur épée mauvaise : aussi furent-ils trai-
tés à peu près comme dans les derniers siècles les Mexicains
l'ont été par les Espagnols. Et ce qu'il y a de surprenant,
c'est que ces peuples, que les Romains rencontrèrent dans
presque tous les lieux et dans presque tous les temps, se
laissèrent détruire les uns après les autres, sans jamais
counaître, chercher ni prévenir la cause de leurs malheurs.
Pyrrhus vint faire la guerre aux Romains dans le
temps qu'ils étaient en état de lui résister et de s'instruire
par ses victoires : il leur apprit à se retrancher, à choisir
' Ai»PiEN, de la Guerre civile, liv. I, ch. Xf.
i«iV
CHAPITRE IV. ii)
et à disposer un camp ; il les accoutuma aux éléphants ,
et les prépara pour de plus grandes guerres '.
La gmndeur de Pyrrhus ne consistait que dans ses
qualités personnelles'. Phitarque nous dit qu'il fut obligé
de faire la guerre de Macédoine, parce qu'il ne pouvait
entretenir huit mille hommes de pied et cinq cents che-
vaux qu'il avait^. Ce prince , maître d'un petit Etat dont
on n'a plus entendu parler après lui , était un aventurier
qui faisait des entreprises continuelles , parce qu'il ne pou-
vait subsister qu'en entreprenant.
Tarente, son alliée, avait bien dégénéré de l'institution
des Lacédémoiiiens, ses ancêtres ^. Il aurait pu faire de
grandes choses avec lesSamnites; mais les Ronuiins les
avaient presque détruits.
Cartilage, devenue riche plus tôt que Borne , avait aussi
été plus tôt ocNrnMopue : ainsi, pendantqn'à Rome les em- \
plois publics ne s'obtenaient que par la vertu , et ne don- 1
naimt d'utilité que l'honneur et une préférence aux fati- I
gués , tout ce que le public peut donner aux particuliers l
se vendait à Cartbage, et tout service rendu par les parti- 1
culiers y était payé par le public. I
La tyrannie d'un prince ne met pas un État plus près t
de sa ruine que rindifférence pour le bien commun n'y \
* (La guerre d« Pyrrlius ouvrit Fesprit aux Roiuaius : avec un en^
Demi qui avait taol d'expérience, Us devinreut plus industrieux et plus
éclairés qu'ils n'étaient auparavant. Ils trouvèrent le moyen de se ga-
rantir des éléphants, qui avaient mis le désordre dans les légions, an
premier oomlîat; ils évitèrent les plaines , et cherchèrent des lieux avan-
tageux contre une cavalerie qu'ils avaient méprisée mal à propos. Us ap-
prirent ensuite à former leur camp sur celui de Pyrrhus, après avoir
admiré l'ordre et la distinction de ses troupes, tandis que chez eux tout
était en confusion. (Saint-Ëtremond, Réflexions sur les divers génies
du peuple romain dans les déférents temps de la république ^ ch. vi.) ]
* Voyez un fragment du livre I de Dion , dans V Extrait des vertus
et di$t vices,
' f^w de Pyrrhus.
4 JusTiff , liv. XX, ch. I.
10 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
f met uue république. L'avaiïlage d'un État libre est que
les revenus y sont mieux administrés ; mais lorsqu'ils le
sont plus mal , l'avantage d'un État libre est qu'il n'y a
point de favoris; mais quand cela n'eât pas, et qu'au lieu
des amis et des parents du prince il faut faire la fortune
des amis et des parents de tous ceux qui ont part au gou-
vernement , tout est perdu ; les lois y sont éludées plus
dangereusement qu'elles ne sont violées par un prince
qui , étant toiiyours le plus grand citoyen de l'État , a le
plus d'intérêt à sa conservation.
1 Des anciennes mœurs , un certain usage de la pauvreté,
rendaient à Rome les fortunes à peu près égales ; mais
à Carthage des particuliers avaient les richesses des rois.
De deux factions qui régnaient à Carthage , l'une vou-
lait toujours la paix , et l'autre toujours la guerre ; de fa-
çon qu'il était impossible d'y jouir de Tune ni d'y bien
faire l'autre.
Pendant qu'à Bome la guerre réunissait d'abord tons
les intérêts, elle les séparait encore plus à Carthage '.
Dans les États gouvernés par un prince , les divisions
s'apaisent aisément, parce qu'il a dans ses mainsune puis-
sance coercitive qui ramène les deux partis ; mais dans
une république elles sont plus durables, parce que le mal
attaque ordinairement la puissance même qui pourrait le
guérir.
A Rome , gouvernée par les lois , le peuple souffrait
que le sénat eût la direction des affaires ; à Carthage ,
< La présence d'Anuibal fit cesser parmi les Romains toutes les divi-
sions ; mais la présence de Scipion aigrit celles qai étaient déjà parmi
les Carlbaginois : elle ôta au gouvernement tout ce qui lui restait de
force; les généraux, le sénat, les grands, devinrent plus suspects au
peuple, et le peuple devint plus furieux. Voyez dans Appien toute
cette guerre du premier Scipion.
CHAPITRE tV. 2f
gouvernée par des abus , le peuple voulait tout faire par
lui-iuéme.
Garthage , qui faisait la guerre avec son opulence con*
tre la pauvreté romaine , avait , par cela même , du dé-
savantage : For et l'argent s'épuisent ; mais la vertu , la / ^
constance , la force et la pauvreté ne s'épuisent jamais. |v/
Les Romains étaient ambitieux par orgueil , et les Car-
thaginois par avarice ; les uns vo\ilaient conunander , les
autres voulaient acquérir; et ces derniers, calculant sans
cesse la recette et la dépense , firent toujours la guerre
sans l'aimer.
Des batailles perdues , la diminution du peuple , l'af-
faiblissement du commerce, l'épuisement du trésor public,
le soulèvement des nations voisines , pouvaient faire ac-
cepter à Garthage les conditions de paix les plus dures ;
mais Borne ne se conduisait point par le sentiment des
biens et des maux ; elle ne se déterminait que par sa gloire ; \
et comme elle n'imaginait point qu'elle pût être si elle ne
commandait pas, il n'y avait point d'espérance, ni de
crainte, qui pût l'obliger à faire ime paix qu'elle n'aurait
point imposée.
Il n'y arien de si puissant qu'une république où l'on:
observe les lois , non pas par crainte , non pas par raison ,
mais par passion ^ comme furent Rome et Lacédémone ;
car pour lors il se joint à la sagesse d'un bon gouverne-
ment toute la force que pourrait avoir une faction.
Les Carthaginois se servaient de troupes étrangères^
et les Romains employaient les leurs'. Comme ces derniers
n'avaient jamais regardé les vaincus qne comme des ins-
I [Cartilage étant établie sur le commerce, et Rome fondée sar les ar-
mes , la première employait des étrangers pour ses guerres, et les citoyens
pouf son trafic; Tautre se faisait des citoyens de .tout le monde, et de
•es citoyens des soldats. (Saint-Ëvremond.)]
7% GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS ,
trumentspour des triomphes futurs, ils rendirent soldats
tous les peuples qu'ils avaient soumis ; et plus ils eurent
de peine à les vaincre , plus ils les jugèrent propres à être
incorporés dans leur répul)lique. Ainsi nous voyons les
Samnites, qui ne fiu^nt subjugués qu'après vingt-quatre
triomphes ' , devenir les auxiliaires des Romains ; et , quel-
que temps avant la seconde guerre pimique, ils tirèrent
d*eux et de leurs alliés , c^est-à-dire d'un pays qui n'était
guère plus grand que les États du pape et de Naples , sept
cent mille hommes de pied , et soixante-ilix mille de che-
val , pour opposer aux Gaulois '.
Dans le fort de la seconde guerre pimiquë, Bome eut
toujours sur pied de vingt-deux à vingt-quatre légions ;
cependant il paratt par Tite-Live que le cens n'était pour
lors que d'environ cent trente-sept mille citoyens.
Garthage employait plus de forces pour attaquer ; Rome,
pour se défendre ; celle-ci , comme on vient de dire , arma
un nombre d'hommes prodigieux contré les Gaulois et An-
nibal qui l'attaquaient, et elle n'envoya que deux légions
contre les plus grands rois : ce qui rendit ses forces éter*
nelles.
L'établissement de Garthage dans son pays était moins
solide que celui de Rome dans le sien : cette dernière avait
trente colonies autour d'elle , qui en étaient comme les
remparts^. Avant la bataille de Gannes, aucun allié ne
* Flords, liv. I, eh. xvi.
* Voyez Polybe. Le Sommaire de FIofqs dit qu'ils levèrent trois cent
mille bommes dans la ville et chez les Latins.
* Tre-Live, liv. XXVH, eh. ix et x. -^ [Ces coloDîes, établies de
tous côtés dans Tempire , faisaient deux effets admirables : Tun , de dé-
charger la vUle d'un grand nombre de citoyens, et la plni>art iwayrei;
l'autre , de garder les postes principaux , et d'accoutumer peu à peu les
peuples étrangers aux mœurs romaines. (Bossuet, Disc, sur l'HùL
univ.t troisième partie, <;h. vi.)]
CHAPITRE IV. 23
l'avait abaudoiuiée : c'est que les Samnites et les autres
peuples dltalie étaieut accoutumés à sa domination.
La plupart des villes d'Afrique étant peu fortifiées se
rendaient d'abord à quiconque se présentait pour les pren-
dre ; aussi tons ceux qui y débarquèrent » Âgathocie , Ré-
gulus , Sdpion , mirent-ils d'abord Garthage au désespoir.
On ne peut guère attribuer qu'à un mauvais gouverne-
ment ce qui leur arriva dans toute la guerre que leur fit
le premier Scipion : leur ville et leurs armées même étaient
affamées, tandis que les Romains étaient dans l'abon-
dance de toutes choses '.
Chez les Gartliaginois , les armées qui avaient été bat^
tues devenaient plus insolentes ; quelquefois elles mettaient]
eu croix leurs généraux , et les punissaient de leur propre!
lâdieté. Chez les Romains , le consul décimait les troupe^
qui avaient fui , et les ramenait contre les ennemis.
Le gouvernement des Carthaginois était très-dur * : ils
avaient si fort tourmenté les peuples d'Espagne, que,
lorsque lesRomains y arrivèrent, ils furent regardés comme
des libérateurs ; et si l'on fait attention aux sommes im-
menses qu'il leur en coûta pour soutenir une guerre où ils
succombèrent, on verra bleu que l'injustice est mauvaise j
ménagère , et qu'elle ne remplit pas même ses vues.
La fondation d'Alexandrie avait beaucoup diminué le
commerce de Garthage. Dans les premiers temps , la su-
perstition bannissait en quelque façon les étrangers de
l'Egypte; et lorsque les Perses l'eurent conquise, ils n'a-
vaient songé qu'à affaiblir leurs nouveaux sujets; mais,
sous les rois grecs , l'Egypte fit presque tout le commerce
du monde, et celui de Garthage commença à déchoir.
' Voyftz Appieo , Ub. Libyc,^ ch. xxv.
' Voyez ce que Polybe dU de leurs exacUons , surtout dans le frag-
ment du Uvre IX, Extrait âet vertus et des vices.
r
14 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
Les puissances établies par le oorameree peayent sub-
sister longtemps dans leur médiocrité ; mais leur gran-
deur est de peu de durée. EUes s'élèvent peu à peu, et
sans que personne s*en aperçoive; car elles ne font au-
cun acte particulier qui fasse du bruit et signale leur puis-
sance ; mais, lorsque la diose est venue au point qu'on
ne peut plus s'empêcher de la voir, chacun dierehe à pri-
ver cette nation d'un avantage qu'elle n'a pris , pour ainsi
dire, que par surprise.
La cavalerie carthaginoise valait mieux que la romaine ,
par deux raisons : l'une, que les dievanx numides et es-
pagnols étaient meilleurs que ceux d'Italie ; et l'autre ,
que la cavalerie romaine était mal armée : car ce ne fut
que dans les guerres que les Romains firent en Grèce qu'ils
changèrent de manière, comme nous l'apprenons de Po-
lybe '.
Dans la première guerre punique , Régulus fut battu
dès que les Carthaginois choisirent les plaines pour faire
combattre leur cavalerie ; et dans la seconde , Annibal dut
à ses Numides ses principales victoires \
Sdpiou ayant conquis l'Espagne, et fait alliance avec
Massuiisse, ôta aux Carthaginois cette supériorité. Ce
fut la cavalerie numide qui gagna la bataille de Zama , et
flm't la guerre.
Les Carthaginois avaient plus d'expérience sur la mer
et connaissaient mieux la manœuvre que les Romains;
mais il me semble que cet avantage n*était pas pour lors
si grand qu'il le serait aujourd'hui.
Les anciens n'ayant pas la boussole ne pouvaient guère
• Uv. VI, ch. x\y.
3 Des corps entiers de Namides passèrent du côté des Eomains, qui
dès lors commencèrent à respirer.
CHAPITRE IV. 25
naviguer que sur les côtes; aussi ils ue se servaient que
de bâtiments à rames , petits et plats ; presque toutes les
rades étaient pour eux des ports;; la science des pilotes
était très-bornée, et leur manœuvre très-peu de chose :
aussi Aristote disait-il < qu'il était inutile d'avoir un corps
de mariniers , et que les laboureurs suffisaient pour cela.
L'art était si imparfait , qu'on ne faisait guère avec
mille rames que ce qui se fait aujourd'hui avec cent *,
Les grands vaisseaux étaient désavantageux , en ce qu'é-
tant difficilement mus par la chiourme, ils ne pouvaient
pas faire les évolutions nécessaires. Antoine en fit à Ac-
tium une funeste expérience ^ : ses navires ne pouvaient se
remuer, pendant que ceux d'Auguste , phis légers, les at-
taquaient de toutes parts.
Les vaisseaux anciens étant à rames , les plus légers
brisaient aisément celles des plus grands , qui pour lors
n'étaient plus que des machines immobiles , comme sont
aujourd'hui nos vaisseaux démâtés.
Depuis l'invention de la boussole , on a changé de ma-
nière ; on a abandonné les rames ^ , on a fui les côtes , on a
construit de gros vaisseaux ; la machine est devenue plus
composée , et les pratiques se sont multipliées.
LMnvention de la poudre a fait une chose qu'on n'aurait
pas soupçonnée : c'est que laforce des armées navales aplus
que jamais consisté dans l'art ; car, pour résister à la vio-
lence du canon , et ne pas essuyer un feu supérieur, il a
' Politique, Hv. VII, chap. vi.
' Voyez ce que dit Perrault sur les rames des anciens , Essai de physi-
que, tit. 3, Mécanique des animaux.
3 La même chose arriva à la bataille de Salamine. (Plutarque, Fie
de Thémistoclc.) — L*histoire est pleine de faits pareils.
* En quoi on peut Juger de Timperfection de la marine des anciens,
puisque nous avons abandonné une pratique dans laquelle nous avions
tant de supériorité sur eux.
3
26 GiVANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
fallu de gros navires. Mais à la grandeur de la madiîne on
a dû proportionner la piiûssance de Tart.
Les petits vaisseaux d*autrefois s*aeerochaient soudain ,
et les soldats combattaient des deux parts ; on mettait sur
une flotte toute une armée de terre. Dans la liataille navale
que Régulus et son collègue gagnèrent, on vit combattre
cent trente mille Bomains contre cent cinquante mille
Carthaginois. Pour lors les soldats étaient pour beaucoup,
et les gens de Tart pour peu ; à présent les soldats sont pour
rien, ou pour peu, et les gens de Tart pour beaucoup.
La victoire du consul Duillius fait bien sentir cette diffé-
rence. Les Romains n'avaient aucune connaissance de la
navigation ; une galère carthaginoise échoua sur leurs
côtes ; ils se servirent de ce modèle pour eu bâtir : en trois
mois de temps leurs matelots furent dressés, leur flotte
fut construite , équipée ; elle mit à la mer, elle trouva l'ar-
mée navale des Carthaginois , et la battit.
A peine à présent toute une vie suffit-elle à un prince
pour former une flotte capable de paraître devant une puis-
sance qui a déjà l'empire de la mer : c'est peut-être la seule
chose que l'argent seul ne peut pas faire. £t si de nos jours
un grand priuce réussit d'abord ' , l'expérience a fait voir
à d'autres que c'est un exemple qui peut être plus admiré
que suivi*. .
La seconde guerre punique est si fameuse que tout le
monde la sait. Quand on examinebiencettefouled' obstacles
qui se présentèrent devant Auuibal , etque cet homme extra-
ordiuaire surmonta tous, on a le plus beau spectacle que
nous ait fourni l'antiquité.
Rome fut un prodige de constance. Après les journées
■ Loais XIV.
* L*Espagne et la Moscovie.
chapitre: IV. 27
du Tésiu , de Trébles et de Trasimëne ; après celle de Can-
nes , plus funeste encore , abandonnée de presque lou» les
peuples d'Italie, elle ne demanda point la paix. C'est que
le sénat ne se départait jamais des maximes anciennes ; il
agissait avec Annibal comme il avait agi autrefois avec
Pyrrhus , à qui il avait refusé de faire aucun accommode-
ment tandis qu'il serait en Italie; et je trouve dans Denys
d'Haiicarnasse ' que, lors de la négociation de Coriolan ,
le sénat déclara qu'il ne violerait point ses coutumes an-
ciennes; que le peuple romain ne pouvait faire de paix
tandis que les ennemis étaient sur ses terres ; mais que ^
si les Yolsques se retiraient , on accorderait tout ce qui
serait juste.
Rome fut sauvée par la force de son institution. Après
la batalHe de Cannes , il ne fut pas permis aux femmes
mêmes de verser des larmes; le sénat refusa de racheter
les prisonniers, et envoya les misérables restes de l'armée
faire la guerre en Sicile , sans récompense , ni aucun hon-
neur militaire , jusqu'à ce qiVAnnilMil fût chassé d'ItaHe '.
D'un autre côté, le consul Térentins Varron avait fui
honteusement jusqu'à Venonse; cet homme, de la plus
basse naissance, n'avait été élevé au consulat que pour
mortifier la noblesse. Mais le sénat ne voulut pas jouir de
ee malheureux triomphe ; il vit combien il était nécessaire
qu'il s'attirât dans cette occasion la confiance du peuple :
tt alla au-devant de Varron, et le remercia de ce qu'il
n'avait pas désespéré de la république ^.
* jintiquités romainet , liv. VIII.
* [Après la bataille de Cannes, où tout antre Ëtat eût succombé à sa
mauvîdse fortune, 11 n*y eut pas un mouvement de faiblesse parmi le
peuple, pas une pensée qui n*a1làt au bien de la république. Tous les
ordres , tous les rangs, toutes les conditions s'épuisèrent Yolontalreinent :
l'honneur était à retenir le moins, la honte à garder le plus. (Saint Évre-
MOKD.)]
' [Le sénat l'en remercia publiquement ; et dés lors on' résolul, selon
I 18 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
r
I
I Ce u'est pas ordinairement la perte réelle que Toii fait
; dans une bataille (c'est-à-dire celle de(iuelques milliers
d'hommes) qui est funeste à un État ; mais la perte imagi-
naire et le découragement, qui le privent des forces mêmes
^ que la fortune lui avait laissées.
Il y a des choses que tout le monde dit, parce qu'elles
ont été dites une fois. On croit qu'Annibal fit une faute in-
signe de n'avoir point été assiéger Rome après la bataille
de Cannes '. 11 est vrai que d'abord la frayeur y fut extrê-
me ; mais il n'en est pas de la consternation d'un peuple
belliqueux , qui se tourne presque toujours en courage ,
comme de celle d'une vile populace, qui ne sent que sa fai-
blesse. Une preuve. qu'Annibal n'aurait pas réussi, c'est
que les Romains se trouvèrent encore en état d'envoyer
partout du secours.
On dit encore qu'Annibal fit une grande faute de mener
son armée à Gapoue, où elle s'amollit ; mais l'on ne consi-
dère point que l'on ne remonte pas à la vraie cause. Les
soldats de cette armée, devenus riches après tant de vic-
toii*es,n'auraient-ilspastrouvépartoutGapone?Alexandre,
qui commandait à ses propres sujets , prit dans une occa-
sion pareille un expédient qu'Annibal , qui n'avait que des
troupes mercenaires , ne pouvait pas prendre : il fit met-
tre le feu au bagage de ses soldats , et brûla toutes leurs
richesses et les siennes. On nous dit que Koulikan , après
la conquête des Indes, ne laissa à chaque soldat que cent
roupies d'argent >.
les andenDes maximes, de n^écoaler dans ce triste état aucune proposi-
tion de paix. L'ennemi fut étonné; le peuple reprit cœur, et crut avoir
des ressources que le sénat connaissait par sa prudence. (Bossuet , Disc
sur VHisi, «mv., troisième parUe, ch. yi.)]
' [Voyez SaintrËvremond , Riflexions sur les divers génies du peupi*
n>main , etc., ch. yii.]
> Histoire de sa vie ; Paris , 1742 , page 402 .
CHAPITRE V. 2f|
Ce furent les couquétes mêmes d'Auuibai qui eommeu*^
cèreiit à changer la fortune de cette guerre. Il n'avait pas
été envoyé en Italie par les magistrats de Carthage ; il re*
cevait très-peu de secours , soit par la jalousie d'un parti ,
soit par la trop grande confiance de l'autre. Pendant qu'il
resta avec sou armée ensemble , ,ii battit les Romains ; mais
lorsqu'il fallut qu'il mit des garnisons dans les villes, qu'il
défendît ses alliés, qu'il assiégeât les places , ou qu'il les
empêchât d'être assiégées, ses forées se trouvèfent trop
petites ; et il peniit en détail une partie de son armée. Les
conquêtes sont aisées à faire , parce qu'on les fait avec
toutes ses forces ; elles^ sont difficiles à conserver, parce
qu'on ne les défend qu'avec une partie de ses forces.
^ ■ ■ I — ^i^MMi Mil! — I I 11 I I 11 ■ ««p I — ■ ^1 ■ 4 < ■ " ■ !> ■ ■ I ■ ■ ■ i j II wm^t^^mm^^NitmÊÊm^mmt
CHAPITRE V.
De fétatde la Grèee, de la M^âcédoioe , de la Syrie et de l'Egypte,
après l^ibaiaseinent des Cartbaginois..
Je m'imagine qu'Annibal disait très-peu de bous mots ,
et quil en disait encore moins eu faveur de Fabius et de
Marcellus contre hii-méme. J'ai du regret de voir Tite-Li ve
jeter ses fleurs sur ces énormes colosses de l'antiquité : je
voudrais qu'il eût fait comme Homère, qui néglige de les
parer, et qui sait si bien les faire mouvoir.
Encore faudrait-il que les discours qu'on fait tenir à
Annibal fussent sensés. Que si , en apprenant la défaite de
son frère , il avoua qu'il en prévoyait la mine de Carthage ,
je ne sache rien dé plus propre à désespérer des peuples
qui s'étaient donnés à lui , et à décourager une armée qui
attendait de si grandes récompenses après la guerre.
Comme les Carthaginois en Espagne, en Sicile, et eu
Sardaigne, n'opposaient aucune armée qui ne fût mal*
30 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
Ueureuse, Auuibal, dont les enuemis se fortifiaient sans
cesse , fut réduit à une guerre défensive. Gela denna aux
Romains la pensée de porter la guerre en Afrique : Sçipion
y descendit. Les succès qu'il y eut obligèrent les Cartha-
ginois à rappeler d'Italie Annibal , qui pleura de douleur
eu cédant aux Romains cette terre où il les avait tant de
fois vaincus.
Tout ce que peut faire un grand homme d'Etat et ud
grand capitaine , Annibal le fit pour sauver sa patrie :
n'ayant pu porter Scipion à la paix , il donna une bataille
où la fortune sembla prendre plaisir à confondre son ha-
bileté, son expérience, et son bon sens.
Carthage reçut la paix , wm pas d'un ennemi , mais d^un
maitre ; elle s'obligea de payer dix mille talents .en cin-
quante années , à donner des otages , à livrer ses vaisseaux
et ses éléphants , à ne faire la guerre à personne sans le
consentement du peuple romain ; et, pour la tenir toujours
bunûliée, on augmenta la puissance de Massinisse, son
ennemi étemel.
Après l'abaissement des Carthaginois, Rome n'eut pres-
que plus que de petites guerres et de grandes victoires ;
au lieu qu'auparavai^t elle avait eu de petites victoires et
de grandes guerres.
Il y avait dans ces temps-là comme deux mondes sé-
parés : dans l'un combattaient les Carthaginois et les Ro-
mains; Tautre était agité par des querelles qui duraient
depuis la mort d'Alexandre : on n'y pensait point à ce qui
se passait eu Occident ' ; car, quoique Philippe , roi do
Macédoine, eût fait un traité avec Annibal , il n'eut près*
que point de suite; et ce prince, qui n'accorda aux Car-
. * Il est surprenant , comme Josèphe le remarque dans le livre contre
Apion, qu'Hérodote ni Thucydide n'aient Jamais parlé des Romains,
quoiqu'ils eussent fait de si grandes guerres.
CHAPITKIS V- 31
Uuigiuols que de très-faibles secours , ne fit que témoigner
aux Romains une mauvaise volonté inutile.
Lorsqu'on voit deux grands peuples se faire une guerre
longue et opiniâtre, c'est souvent une mauvaise politi-
que dépenser qu'on peut demeurer spectateur tranquille ;
car celui des deux peuples qui est le vainqueur entre-
pr«id d'abord de nouvelles guerres , et une nation de soK
dats va combattre contre des peuples qui ne sont que ci-
toyens.
Ceci parut bien clairement dans ces temps- là ; car les
Romains eurent à peine dompté les Carthaginois , qu'ils
attaquèrent de nouveaux peuples , et parurent dajis toute
la terre pour tout envahir.
Il n'y avait pour lors dans l'Orient que quatre puissan--
ces capables de résister aux Romains : la Grèce , et les
royaumes de Macédoine , de Syrie et d'Egypte. Il faut
voir quelle était la situation de ces deux premières puis-
sances, parce que les Romains commencèrent par les sou-
mettre.
Il y avait dans la Grèce trois peuples considérables : les
Étoliens , les Achalens et les Réotiens : c'étaient des as-
sociations de villes libres , qui avaient des assemblées gé*
nérales et des magistrats communs. Les Etoliens étaient
belliqueux, hardis, téméraires, avides du gaui, toujours
libres de leur parole et de leurs serments , enfin faisant la
guerre sur la terre comme les pirates la font sur la mer.
Les Achaïens étaient sans cesse fatigués par des voisins
ou des défenseurs incommodes. Les Réotiens, les plus
épais de tons les Grecs, prenaient le moins de part qu'ils
pouvaient aux affaires générales : uniquement conduits
liar le sentiment présent du bien et du mal^ ils n'avaient
pas assez d'esprit pour qu'il fût facile aux orateurs de les
32 GRANDEUR ET DECADENCE DES ROMAINS ,
agiter; et^ ce qu'il y a d'extraordinaire, leur république
se luaiuteuait daus Taiiarchie méinei '.
Laeédémone avait conservé sa puissance, c*est-à-dire ,
cet esprit belliqueux que lui donnaient les institutions de
Lycurgue. Les Thessalieus étaient en quelque façon asser-
vis par les Macédoniens. Les rois d'Ulyrie avaient déjà
été extrêmement abattus par les Romains. Les Acama-
niens et les Atbamaues étaient ravagés tour à tour par les
forces de la Macédoine et de l'ÉtoIie. Les Atbâiiens , sans
force par eux-mêmes, et sans alliés', n'étonnaient plus
le monde que par leurs flatteries envers les rois ; et Ton
ne montait plus sur la tribune où avait parlé Démosthènc
que pour proposer les décrets les plus lâches et les plus
scandaleux.
D'ailleurs la Grèce était redoutable par sa situation, sa
force , la multitude de ses villes , le nombre de ses soldats ,
sa police , ses mœurs , ses lois ; elle aimait la guerre , elle
en connaissait l'art, et elle aurait été invincible si elle avait
été unie.
Elle aVait bien été étonnée par le premier Philippe ,
Alexandre et Antipater, mais non pas subjuguée ; et les
rois de Macédoine, qui ne pouvaient se résoudre à aban-
donner leurs prétentions et leurs espérances, s'obstinaient
a travailler à l'asservir.
La Macédoine était presque entourée de montagnes inac-
cessibles; les peuples en étaient très-propres à la guerre ,
courageux, obéissants, industrieux, infatigables; et il
fallait bien qu'ils tinssent ces qualités-là du climat, puis-
» Les magistrats, pour plaire à la multitude, D*ouvraient plus les tri-
buoauiL : les monrauts léguaient à leurs amis leurs biens pour être em-
ployés en festins. Voyez un fragment du vingtième livre de Polyhe, dans
Y Extrait des vertus et des vices, .
' Us n'avaient aucune alliance avec les autres peuples de la Grèce.
(POLYBCliV. YIU.)
CHAPITRE V. 33
que encore aujourd'hui les hommes de ces contrées sont
les meilleurs soldats de l'empire des Turcs.
La Grèce sfe maintenait par une espèce de balance : les
Lacédémouiens étaient pour Tordinaire alliés des Étoliens ,
et les Macédoniens Tétaient des Achaïens. Mais» par Tar-
rivée des Romains , tout équilibre fut rompu.
Gomme les rois de Macédoine ne pouvaient pas entrete
nir un grand nombre de troupes ■ , le moindre échec était
de conséquence; d'ailleurs ils pouvaient difficilement s'a-
graudir, parce que leurs desseins n'étant pas inconpos.
ou avait toujours les yeux ouverts sur lenrs démarches;
et les succès qu'ils avaient dans les guerres entreprises pour
leurs alliés étaient un mal que ces mômes alliés dœrchaient
d'abord à réparer.
Mais les rois de Macédoine étaient ordinairement des
princes habiles. Leur monarchie n'était pas du nombre de
celles qui vont par une espèce d'allure donnée dans le
commencement. Continuellement instruits par les périls et
par les affaires, embarrassés dans tous les démêlés des
Grecs, il leur fallait gagner les principaux des villes,
éblouir les peuples, et diviser ou réunir les intérêts; enfin
ils étaient obligés de payer de leur personne à chaque
instant*
Philippe, qui dans le commencement de son règne s*é<
tait attiré l'amour et la confiance des Grecs par sa modé-
ration , changea tout à coup ; il devint im cruel tyran dans
un temps ou il aurait dû être juste par politique et par
ambition *. Il voyait, quoique de loin , les Carthaginois et
les Bomains, dont les forces étaient immenses ; il avait fini
■ Voyez Plutarqae, Fie de Flaminitu.
* VoyeK dans Polybe les injiuUces et les cruautés par lesquelles Plii-
iippe se décrédita.
34 GRANDEUR £T DÉCADENCE DES ROMAINS,
la guerre à l'avantage de ses alliés , et s'était réooiicilié
avec les Étoliens. Il était naturel qu'il pensât à unir toute
^ Grèce avec lui, pour empêcher les étrangefhs de s'y éta-
•lir; mais il Tirrita au contraire par de petites usurpa-
tions , et, s'amusant à discuter de vains intérêts quand il
s'agissait de son existence , par trois ou quatre mauvaises
actions il se rendit odieux et détesta})le à tous les Grecs.
Les Étoliens furent les plus irrités; et les Romains ,
saisissant l'occasion de leur ressentiment , ou plutôt de leur
foli^ firent alliance avec eux , entrèrent dans la Grèce, et
l'armèrent contre Philippe.
Ce prince fût vaincu à la journée des Cynocéphales; et
cette victoire fut due en partie à la valeur des Étoliens.
Il fût si fort consterné, qu'il se réduisit à un traité qui était
moins une paix qu'un aiiondon de ses propres forces : il fit
sortir ses garnisons de toute la Grèce , livra ses vaisseaux ,
et s'obligea de payer mille talents en dix années. .
Polybe , avec son bon sens ordinaire , compare l'or-
donnance des Romains avec celle des Macédoniens , qui
fut prise par tous les rois successeurs d'Alexandre. Il fait
voir les avantages et les inconvénients de la phalange et de
la légion ; il donne la préférence à l'ordonnance romaine ;
et il y a apparence qu'il a raison , si l'on en juge par tous
les événements de ces temps-là'.
■ [Rossuet, dans son Discours sur l'Histoire universelk, expose ces
avantages et ces inconvénients, et, après les avoir pesés, se range à l*avis
de PolylM, qui du reste a été suivi par Tite-Uve et parla plupart des
écrivains qui se sont occupés de stratégie. Voici les expressions de Tévé-
que de Meaux : « Les Macédoniens , si Jaloux de conserver Fancien or*
dre de leur miUce formée par Philippe et par Alexandre, oroyaient leur
phalange invincible , et ne pouvaient se persuader que Tesprit humain
rot capable de trouver quelque chose de plus ferme. Cependant Polybe,
pt Tlte-Uve après lui, ont démontré qu'à considérer seulement la nature
des armées romaines et de celles des Macédoniens , les dernières ne pou-
valent manquer d*étre battues à la longue, parce que la phalange macé-
CHAPITRE V. U
Ce qui avait beaucoup «contribué à mettre les Roniaiii$
eu péril dans la seconde guerre punique , c'est qu'Anniba^
arma d'abord ses soldats à la romaine ; mais les Grecs ne
changèrent ni leurs armes , ni leur manière de combattre ;
41 ne leur vint point dans Tesprit de renoncer à des usages,
avec lesquels ils avaient fait de si grandes choses. \
Le succès que les Romains eurent contre Philippe fut
le plus grand de tous les pas qu'ils firent pour la conquête
générale. Pour s'assurer de la Grèce, ils abaissèrent, par
toutes sortes de voies , les Étoliens ^ qui les avaient aidés à
■vaincre ; de plus, ils ordonnèrent que chaque ville grecque
qui avait été à Philippe, ou à quelque autre prince , se
gouvernerait dorénavant par ses prq>res lois.
On voit bien que ces petites répubtiqnes ne pouvaient
être que dépendantes. Les Grecs se livrèrent à une joie
doiflenne, qui n^était qu*iin gros bataflton carré, fort épais de toutes parts,
ne pouvait se mouvoir que tout d*une pièce, au lieo que Tannée romaine,
distinguée en petits corps, était plus prompte et plus disposée à toute
sorte de mouvements.
« Les Romains ont donc trouvé, ou ils ont bientôt appris l^art de di-
viser les armées en plusieurs bataillons et escadrons, et de former les
corps de réserve , dont le mouvement est si propre h pousser ou à soute^
nir ce qui s'ébranle de part et d'autre. Faites marcber contre des troupes
ainsi disposées la phalange macédonienne, cette grosse et lourde machine
tera terrible , à la vérité , à une armée sur laquelle elle tombera de tout
son poids; mais, comme parle Polybe , elle ne peut conserver longtemps
sa propriété naturelle, c*est-à;dire sa solidité et sa consistance, parce
qu'il lui faut des lieux propres et pour ainsi dire faits exprès , et qu'à
faute de tes trouver elle s'emt)arrasse elle-même , ou plutôt elle se romp .
fiar son propre mouvement; joint qu'étant une fois enfoncée, elle ne sait
{dus se rallier, au lieu que Parmée romaine , divisée en ses peUts corps,
profite de tous les lieux et s'y accommode : on l'unit et on la sépare
comme on veut; elle défile aisément et se rassemble sans peine; elle est
propre aux détachements , aux ralliements , à toute sorte de conversions
et d'évolutions qu'elle fait ou tout enUère ou en partie, selon qu'il est
convenalile; enfin elle a plus de mouvements divers, et par conséquent
plus d'acUon.et plus de force que la phalange. Concluons donc avec Po-
lybe'qu'U fallait que la phalange lui cédât, et que la Macédoine fût vain-
cue. » (Troiiiième partie , ch..vi.)]
36 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
stupidc, et crurent être libres ey effet , parce que les Ro-
mains les déclaraient tels.
Les Étoliens , qui s'étaient imaginé qu'ils dolfiAineraient
dans la Grèce , voyant qu'ils n'avaient fait que se donner
des maîtres, furent au désespoir; et comme ils proiaient
toujours des résolutions extrêmes, voulant corriger leurs
folies par leurs folies, ils appelèrent dans la Grèce Antio-
chus, roi de Syrie, comme ils y avaient appelé les Ro-
mains.
Les rois de Syrie étaient les plus puissants des succes-
seurs d'Alexandre, car ils possédaient presque tous left
États de Darius, à l'Egypte près; mais il était arrivé des
choses qui avaient fait que leur puissance s'était beaucoup
affaiblie.
Séleucus , qui avait fondé l'empire de Syrie , avait , à la
fm de sa vie, détruit le royaume de Lysimaque. Dans la
confusion des choses, plusieurs provinces se soulevèrent :
les royaumes de Pergame, de Gappadoce et de Bithynie
se formèrent. Mais ces petits Etats timides regardèrent
toujours l'humiliation de leura anciens maîtres comme une
fol*tune pour eux.
Gomme les rois de Syrie virent toujours avec une envie
extrême la félicité du royaume d'Egypte, ils ne songèrent
qu'à le conquérir ; ce qui fit que, négligeant l'Orient , ils y
perdirent plusieurs provinces , et furent fort mal obéis dans
les autres.
' Enfin les rois de Syrie tenaient la haute et la basse
Asie ; mais l'expérience a fait voir que, dans ce cas, lors*
que la capitale et les principales forces sont dans les pro-
vinces basses de l'Asie , ou ne peut pas conserver les hautes ;
et que, quand le siège de l'empire est dans les hautes, on
s'affaiblit en voulant garder les basses. L'empire des Per*
CHAPITRE V. 3r?
ses et celui de Syrie ne fiirent jamais si forts que celui des
Parthes, qui n'avait qu'une partie des provinces des deux
premiers. Si Gyrus n*avait pas conquis le royaume de
Lydie, si Séleucus était resté à Babylone, et avait laissé
les provinces maritimes aux successeurs d'Àntigone, Tem-
pire des Perses aurait été invincible pour les Grecs , et celui
de Séleucus poi^r les Bomains. Il y a de certaines bornes
que la nature a données aux États pour mortifier Tam-
bîtion des hommes. Lorsque les Romains les passèrent,
les Parthes les firent presque toujours périr < ; quand les
Parthes osèrent les passer, ils furent d*abord obligés de
revenir; et, de nos jours, les Turcs, qni ont avancé au
delà de œs limites, ont été contraints d'y rentrer.
Les rois de Syrie et d'ï^ypte avaient dans leurs pays
deux sortes de sujets : les peuples conquérants et les peu-
ples conquis. Ces premiers, encore pleins de l'Idée de leur
od^ne, étaient très-difficilement gouvernés; ils n'avaieià
point cet esprit d'indépendance qui nous porte à secouel
le joug, mais cette impatience qui nous fait désirer det
changer de maître. /
Mais la faiblesse principale du royaume de Syrie venait
de celle de la cour où régnaient des successeurs de Darius ,
et non pas d'Alexandre. Le luxe, la vanité et la mollesse ,
qui en aucun siècle n'a quitté les cours d'Asie , régnaient
surtout dans celle-ci. Le mal passa aux peuples et aux sol-
dats , et devint contagieux pour les Romains mêmes , puis-
que la guerre qu'ils firent contre Antiochus est la vraie
époque de leur corruption.
Telle était la situation du royaume de Syrie , lorsque
Antiochus , qui avait fait de grandes choses , entreprit la
' ■ ren dirai les raisons aa cliapiire xv. Elles sont Urées en partie de la
lilsposition géographique des deux empires.
«ONTESOUl !•-('■ i
38 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS ,
guerre contre les Romains ; mais il ne se conduij^t pas
même avec la sagesse que Ton emploie dans les affahres
ordinaires. Annibal voulait qu'on renouvelât la guerre en
Italie , et qu'on gagnât Philippe , ou qu'on le rendit neutre*
Ântiochus ne fit rien de cela : il se montra dans la Grèce
avec une petite partie de ses forces ; et , comme s'il avait
voulu y voir la guerre et non pas la faire ^ il ne fut occupé
que de ses plaisirs. Il fut battu , et s'enfuit en Asie , phis
effrayé que vaincu.
Philippe, dans cette guerre, entraîné par les Ëomains
comme par un torrent, les servit de tout son pouvoir, et*
devint l'instrument de leurs victoires. Le plaisir de se
venger et de ravager TÉtolie , la prornesse qu'on lui dimi-
nuerait le tribut et qu'on lui laisserait quelques villes , des
jalousies qu'il eut d* Antiochus, enfin de petits motifs, le
déterminèrent; et , n'osant concevoir la pensée de secouer
le joug , il ne songea qu*à l'adoucir.
Antiochus jugea si mal des affaires, qu'il s'imagina
que les Romains le laisseraient tranquille en Asie. Mais
ils l'y suivirent : il fut vaincu encore ; et , dans sa conster-
nation ^ il consentit au traité le plus infâme qu'un grand
prince ait jamais fait.
Je ne sache rien de si magnanime que la résolution que
prit un monarque qui a régné de nos jours < , de s'ensevelir
lutôt sous les débris du trône que d'accepter des proposi-
ious qu'un roi ne doit pas entendre : il avait l'âme trop
fière pour descendre plus bas que ses malheurs ne l'avaient
mis; et il savait bien que le courage peut raffermir une
couronne , et que l'infamie ne le fait jamais.
C'est une chose commune de voir des princes qui savent
donner une bataille. Il y en a bien peu qui sachent faire
» liOuisXlV.
CHAPITRE V. . 3Q
une guerre, qui soient également capables de se servir de |
ia fortune et de Tattendre , et qui , avec cette disposition
d*espnt qui donne de la méfiance avant que d'entrepren-
dre , aient celle de ne craindre plus rien après avoir entre-
pris.
Api'ès l'abaissement d'Antiochus, il ne restait plus que
de petites puissances , si Tqu en excepte l'Egypte , qui , par
sa situation , sa féccHidité, son commerce, le nombre de
ses habitants , ses forces de mer et de terre , aurait pu être
formidable ; mais la cruauté de ses rois , leur lâcheté , leur
avarice, leur imbécillité^ leurs affreuses voluptés, les ren-
dirent si odieux à leurs sujets , qu'ils ne se soutinrent , la
plupart du temps, que par la protection des Romains.
C'était en quelque façon une loi fondamentale de la
couronne d^Égypte, que les sœurs succédaient avec les
frères ; et , afin de maintenir l'unité dans le gouverne-
ment, on mariait le frère avec la sœur. Or il est difficile
de rien imaginer de plus penileieux dans la politique qu'un
pareil on'dre de succession : car tous les petits démêlés
domestiques devenant des désordres dans l'État , celui des
deux qui avait le moindre chagrin soulevait d'abord contre
l'autre le peuple d'Alexandrie , populace immense toujours
prête à se joindre au premier de ses rois qui voulait l'agiter.
De plus, les royaumes de Gyrène et de Chypre étant ordi-
nairement enti*e les mains d'autres princes de cette mai-
son, avec des droits réciproques sur le tout, il arrivait
qu'il y avait presque toujours des princes régnants et des
prétendants à la couronne ; que ces rois étaient sur un
trône chancelant , et que , mal établis au dedans, ils étaient
sans pouvoir au dehors.
Les forces des rois d'Egypte, comme celles des autres
rois d'Asie, consistaient dans leurs auxiliaires grecs.
40 GRANDEUR £T DÉCADENCE DES ROMAINS,
Outre Tesprit de liberté , d'honneur et de gioire , qui anf-
niait les Grecs, ils s'occupaient sans cesse à toutes sortes
d'exercices du corps ; ils avaient dans leurs principales
villes des jeux établis , où les vainqueurs obtenaient des
couronnes aux yeux de toute la Grèce : ce qui donnait une
émulation générale. Or, dans un temps où l'on combattait
avec des armes dont le succès dépendait de la force et de
l'adresse de celui qui s'en servait , on ne peut douter que
des gens ainsi exercés n'eussent de grands avantages sur
cette foule de barbares pris indifféremment, et menés
sans choix à la guerre , comme les armées de Darius le
firent bien voir.
Les Romains, pour privei* les rois d'une telle milice,
et leur ôtersans bruit leurs principales forces, firent deux
choses : premièrement , ils établirent peu à peu comme
une maxime, chez les villes grecques , qu'ils ne pourraient
avoir aucune alliance, accorder du secours, ou faire la
guerre à qui que ce fût , sans leur consentement ; de plus ,
dans leurs traités avec les rms, ils leur défendirent de
faire aucune levée chez les alliés des Romains; ce qui les
riduisit àsleurs ti'oupes nationales '.
CHAPITRE VL
De la conduite que les Romains tinrent pour soumettre tous les
peuples.
Dans le cours de tant de prospérités , où l'c»! se néglige
pour l'ordinaire , le sénat agissait toujours avec la même
profondeur; et, pendant que les armées consternaient
tout , il tenait à terre ceux qu'il trouvait abattus.
* Ils avaient déjà eu cette politique avec les Carthaginois, qu'ils obli-
gèrent par le traité à qe plus se servir de troupes auxiliaires, comme oo
le voit dans un fragment de Dion.
CHAPITRE VI. 41
Il s*érigea eu tribunal qui jugea tous les peuples : à la
(in de chaque guerre, il décidait des peines et des récom-
penses que chacun avait méritées. Il ôtait une partie du
domaine du peuple vaincu pour la donner aux alliés ; en
quoi il faisait deux choses : il attachait à Rome des rois
dont elle avait peu à craindre et beaucoup à espérer ; et il
en affaiblissait d'autres dont elle n'avait rien à espérer et
tout à craindre.
On se servait des alliés pour faire la guerre à un en-
nemi; mais, d'abord, on détruisit les destructeurs. Phi-
lippe fut vaincu par le moyen des Ëtoliens, qui furent
anéantis d'abord après, pour s*étre joints à Antiochus. An-
tiochus fut vaincu par le secours des Bhodiens ; mais ,
après qu'on leur eut donné des récompenses éclatantes»
on les humilia pour jamais, sohs prétexte qu'ils avaient
demandé qu'on fît la paix avec Persée.
Quand ils avaient plusieurs ennemis sur les bras, ils
accordaient une trêve au plus faible , qui se croyait heu-
reux de l'obtenir, comptant pour beaucoup d'avoir différé
sa ruine.
Lorsque Ton était occupé à une grande guerre , le sénat
dissimulait toutes sortes d'injures, et attendait, dans le
silence , que le temps de la punition fût venu ; que si quel-
que peuple lui envoyait les coupables , il refusait de les
punir, aimant mieux tenir toute la nation pour criminelle,
et se réserver une vengeance utile.
Gomme ils faisaient à leurs eunemis des maux inconce-
vables, il ne se formait guère de ligues contre eux; car
relui qui était le plus éloigné du péril ne voulait pas en
approcher.
Par là ils recevaient rarement la guerre, mais la fai-
saient toujours dans le temps , de la manière et avec ceux
kl GRANDEUR ET DÉCADEACE DES ROMAINS,
qu'il leur oonveuait ; et de taut de peuples qu'ils attaquée
reut » il y en a bien peu qui n'eussent souffert toutes sor-
tes d'im'ures si Ton avait voulu les laisser en paix.
Leur coutume étant de parler toujours en maîtres , les
ambassadeurs qu'ils envoyaient chez les peuples qui n'a-
vaient point encore senti leur puissance étaient sûrement
maltraités ; ce qui était un prétexte sûr pour faire une
nouvelle guerre'.
Gomme ils ne faisaient jamais la paix de bonne foi , et
que , dans le dessein d'envahir tout , leurs traités n'étaient
proprement que des suspensions de guerre ^ ils y mettaient
des condillons qui commençaient toi^ours la ruine de
l'État qui les acceptait. Ils faisaient sortir les garnisons
des places fortes , ou bornaient le nombre des troupes de
terre , ou se faisaient livrtr les dievaux ou les éléphants ;
et si ce peuple était puissant sur la mer, ils l'obligeaient de
brûler ses vaisseaux , et quelquefois d'aller h2d>iter plus
avant dans les terres. ^
Après avoir détruit les armées d'un prince , ils minaient
ses finances par des taxes excessives , ou un tribut, sous
; prétexte de lui faire payer les frais de la guerre : nouveau
genre de tyrannie qui le forçait d'oj^mer ses sujets , et
de perdre leur amour.
Lorsqu'ils accordaient la paix à quelque prince, ils
prenaient quelqu'un de ses frères ou de ses enfants en
otage ; cequi leurdonnait le moyen de troubler son royaume
à leur fantaisie. Quand ils avaient le plus proche héritier,
ils intimidaient le possesseur; s'ils n'avaient qu'un prince
d'un degré éloigné, ils s'en servaient pour animer les ré-
voltes des peuples.
■ Un des exemples de cela , c'est leur guerre contre les Dalmates.
Voyez Polybe.
GHÂPITRjf: VL 43
Quand (fuelque prince ou quelque peuple s'était sous-
trait de rol)éissance de son souverain, ils lui accordaient
d'abord le titre d*allié du peuple romain ' ; et par là ils le
rendaient sacré et inviolable : de manière qu*il n'y avait
point de roi, quelque grand qu'il fût, qui pût im moment
être sûr de ses sujets , ni même de sa famille.
Quoique le titre de leur allié fût une espèce de servitude ,
il était néanmoins très-redierché'; car on était sûr que
l'on lie recevait d'injures que d'eux , et Ton avait sujet
d'espérer qu'elles seraient moindres. Ainsi il n'y avait
point de service que les peuples et les rois ne fussent prêts
à rendre , ni de bassesses qu'ils ne fissent pour l'obtenir.
Ils avaient plusieurs sortes d'alliés. Les uns leur étaient
uuis par des privU^es , et une participation de leur gran-
deur, comme les Latins et les Berniques; d'autres, par
l'établissement même, comme leurs colonies; quelques-
uns par les bienfaits, comme furent Mas&inisse, Ëuménès
et Attalus , qui tenaient d'eux leur royaume ou leur agran-
dissement; d'autres, par des traités libres ; et ceux-là de-
venaient sujets par un long usage de l'alliance, comme
les rois d'Egypte, dç Bytliinie, de Gappadoce, et la plu-
part des villes grecques ; plusieurs enfin par des traités
forcés y et par la loi de leur sujétion , comme Philippe et
Antiochus : car ils n'accordaient point de paix à un en-
I nemi, qui ne contint une alliance; c'est-à-dire qu'ils ne
soumettaient point de peuple qui ne leur servit à en
abaisser d'autres.
Lorsqu'ils laissaient la liberté à quelques villes, ifs y
■ Voyez surtout leur traité avec les Jiiifs , au premier \i\ re des Ma-
chaljées , chap. viii.
> Ariarathe (il un sacrilice aux dieux, dit Polybe, pour les remercier
de ce r|u*il avait obtenu cette alliance.
44
GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
faisaient d'abord naitre deux ÛMStîoos' : Tuoe défendsiit
les lois et la liberté du pays, Fautre soutenait qu'il u*y
avait de lois que la volonté des Romains ; et, comme cette
dernière faction était toujours la plus puissante, on
voit hiea qu*une pareille liberté n*était qu'un ncm.
Quelquefois ils se rendaient maîtres d*un pays sous pré-
texte de succession : ils entrèrent en Asie, enBithynie,
en Libye , par les testaments d'Attalus, de Nicomède * et
d*Apion ; et l'^ypte fut enebainée par cehd du roi de
Gyrène.
Pour tenir les grandsprinces toujours faibles , ils ne vou-
laient pas qu'ils reçussent dans leur alliance ceux à qui
ils avaient accordé la leur ^ ; et comme ils ne la refusaient
à aucun des voisins d'un prince puissant , cette condition ,
mise dans un traité de paix , ne lui laissait plus d'alliés.
De plus, lorsqu'ils avaient vaincu quelque prince con-
sidérable, ils mettaient dans le traité qu'il ne pourrait
faire la guerre pour ses différends avec les alliés des Ro-
mains (c'est-à-dire ordinairement avec tous ses voisins) ,
mais qu'il les mettrait en arbitrage ; ce qui lui ôtait pour
l'avenir la puissance militaire.
Et, pour se la réserver toute, ils en privaient leurs al-
liés mêmes : dès que ceux-ci avaient le moindre démêlé ,
ils envoyaient des ambassadeurs qui les obligeaient de
faire la paix. Il n'y a qu'à voir comme ils terminèrent les
guerres d'Attalus et de Prusias.
Quand quelque prince avait fait une conquête qui sou-
vent l'avait épuisé, un ambassadeur romain survenait d'a-
bord, qui la lui arrachait des mains. Entre mille exem-
' Voyez Pplybe sur les villes de Grèce.
' Fils de Philo|»ator.
3 Ce fut le cas d'Antiochui.
xjÈÈAfiint, VI. -k^
k
pics, on peut se rappeler comment, avec une parole,
chassèrent d'Egypte Antiodius.
Sachant combien les peuples d'Europe étaient propres
à la guerre, lis établirent comme une loi qu'il ne serait
permis à aucun roi d'Asie d'entrer en Europe , et d*y as-
sujettir quelque peuple que ce fût *. Le principal motif de
la guerre qu'ils iirent à Mithridate fut que, contre cette
défense, il avait soumis quelques barbares'.
Lorsqu'ils voyai^it que deux peuples étaient en guerre,
quoiqu'ils n'eussent aucune alliance, ni rien à démêler
avec l'un ni avec l'autre, ils ne laissaient pas de paraître
sur la scène , et , comme nos chevaliers errants , ils pre-
naient le parti du plus faible. C'était, dit Denys d'Hall-
caniasse^, une ancienne coutumedes Romains, d'accorder
toujours leur secours à quiconque venait l'implorer.
Ces coutumes des Romainsn'étaient point quelques faits
particuliers arrivés par hasard, c'étaient des principes
toujours cmistants ; et cela se peut voir aisément : car les
maximes dont ils firent usage contre les plus grandes
puissances furent précisément celles qu'ils avaient em-
ployées dans les commencements contre les petites villes
qui. étaient autour d'eux.
Ils se servirent d'Ëuménès et deMassinisse pour subju-
guer Philij^ et Antiochus , comme ils s'étaient servis des
Latins et des Berniques pour subjuguer les Volsques et les
Toscans ; ils se firent livrer les fiottes de Carthage et des
rois d'Asie, comme ils s'étaient fait donner les barques
d'AntIum ; ils ôtèreut les liaisons politiques et civiles en-
* La défense faite à AnUochus , même avant la guerre , de paswr eo
Kiirope, devint générale contre les antres rois.
' Appian , de Bello Mithridatico. ch. xiii.
* fragment de Denys, tiré de VExtrait des ambassadeg.
v/
4A GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
tre les quatre parties de la Macédoine, comme ils avaieni
autrefois rompu Funion des petites villes latines '.
Mais surtout leur maxime constante fut de diviser. La
république d*Achaîe était formée par uue association d^
villes libres : le sénat déclara que chaque ville se gouver-
nerait dorénavant par ses propres lois , sans dépendre d'une
autorité commune,
La république des Béotiens était pareillement une ligue
de plusieurs villes ; mais conmie , dans la guerre contre
Persée^ les unes suivirent le parti de ce prince , les antres
celui des Romains , ceux-ci les reçurent en grâce , moyen-
nant la dissolution de Talliance commime.
Si un grand princes qui a régné de nos jours, avait
suivi ces maximes lorsqu'il vit un de ses voisins détrô-
né, il aurait employé de plus grandes forces pour le sou-
tenir et le borner dans l'île qui lui resta fidèle : en divi-
sant la seule puissance qui pût s'opposer à ses desseins , il
aurait tiré d'immenses avantages du malheur même de
son allié ^.
Lorsqu'il y avait quelques disputes dans un État, ils
jugeaient d'abord l'affaire ; et par là ils étaient sûrs de
n'avoir contre eux que la partie qu'ils avaient condamnée.
Si c'étaient des princes du même sang qid se disputaient
la couronne y ils les déclaraient quelquefois tous deux
rois ^ ; si l'un d'eux était en bas âge ^ , ils décidaient en sa
faveur, et ils en prenaient la tutelle, comme protecteurs
* TiTE-IavE, Hv. VII.
» [Louis XIV.]
3 [ Jacques II , roi d'Angleterre. ]
* Comme il arriva à Ariarathe et Holopherne , en Cappadoce. ( Ap<
PIAN, in Synac.)
* Pour pouvoir ruiner la Syrie en qualité de tuteurs , ils se déclarereol
pour le fils d*Antiochiis, encore enfant, contre Dcmétrius, qui était
étiez eux en otage, et qui les conjurait de lui rendre Justice, disant qoe
Rome était sa mère, et les sénateurs ses pères.
CHAPITRE VI. Al
de l*iinivers. Car ils avaient porté les choses au poiut que
les peuples et les rois étaient leurs sujets, sans savoir pré-
cisément par quel titre; étant établi quec'étaitasseEd^avoIr
oui parler d*eux pour devoir leur être soumis.
Ils ne faisaient jamais de guerres éloignées sans s'être
procuré quelque allié auprès de Tennemi qu'ils attaquident»
qui put joindre ses troupes à Farmée qu'ils envoyaient;
et, comme elle n'était jamais considérable par lé nombre ,
ils observaient toujours d'en tenir une autre dans la pro-
vince la plus voisine de l'ennemi, et une troisième dans
Rome, toujours prête à marcher \ Ainsi ils n'exposaient
qu^uiie trèfr-petite partie de leurs forces , pendant que leur
ennemi mettait au hasard toutes les siennes '.
Quelquefois ils abusaient de la subtilité des termes de
leur langue. Ilsdétruisirent Carthage , disantqu'ils avaient
promis de conserver la cité, et non pas la ville. On sait
comment les Étoliens , qui s'étaient abandonnés à leur foi ,
furent trompés : les Romains prétendirent que la signifi*
cation de ces mots, s^ctbandonner à la foi d'un ennemi , '
emportait la perte de toutes sortes de choses, des person- ^
nés, des terres, des villes, des temples, et des sépultures
même.
Ils pouvaient même donner à un traité une interprétation
arbitraire : ainsi , lorsqu'ils voulurent abaisser les Rho-
diens, ils dirent qu'ils ne ieur avaient pas donné autrefois
la Lycie comme présent , mais comme amie et alliée.
Lorsqu'un de leurs généraux faisait la paix pour sauver
son armée prête à périr, le sénat, qui ne la ratifiait point,
profitait de cette paix , et continuait la guerre. Ainsi , quand
Jugurtha eut enfermé une armée romaine, et qu'iil'eut
> CéUit une pratique constante , comme on peut voir par l*hifitoire.
* VoyeK comme ils se conduisirent dans la guerre de Macédoine.
48 GRANDEUR £T DÉCADENCE DES ROMAINS,
laissée aller sous la foi d'un traité, on se servit contre lui
des troupes mêmes qu'il avait sauvées; et lorsque les Nu-
raantins eurent réduit vingt mille Romains, près de
mourir de faim , à demander la paix , cette paix , qui avait
sauvé tant de citoyens, fut rompue à Rome , et Ton éluda
la foi publique en envoyant le consul qui l'avait signée'.
Quelquefois ils traitaient de la paix avec un prince sous
des conditions raisonnables ; et lorsqu'il les avait exécu-
tées , ils en ajoutaient de telles qu'il était forcé de recom-
mencer la guerre. Ainsi , quand ils se furent fait livrer par
Jugurtha ses éléphants, ses chevaux, ses trésors, ses trans-
fuges, ils lui demandèrent de livrer sa personne; diose
qui , étant pour un.prince le dernier des malheurs, ne peut
jamais faire une condition de paix'.
Enfin ils jugèrent les rois pour leurs fautes et leurs cri«
mes particuliers. Ils écoutèrent les plaintes de tous ceux
qui avaient quelques démêlés avec Philippe; ils envoyè-
rent des députés pour pourvoir à leur sûreté; et ils firent
accuser Persée devant eux pour quelques meurtres et
quelques querelles avec des citoyens des villes alliées.
Comme on jugeait de la gloire d'un général par la quan-
tité de l'or et de l'argent qu'on portait à son triomphe, il
ne laissait rien à l'ennemi vaincu. Rome s'enrichissait tou-
jours , et chaque guerre la mettait en état d'en entrepren-
dre une autre.
Les peuples qui étaient amis ou alliés se ruinaient tous
par les présents immenses qu'ils faisaient pour conserver
la faveur, ou l'obtenir plus grande ; et la moitié de l'argent
* Us en agirent de même avec les Samnites , les Lusitaniens et les peu-
ples de Corse. Voyez , sur ces derniers, un fragment du livre 1 de Dion.
* Ils en agirent de même avec Viriate : aprà lui avoir fait rendre las
U'ansfùges, on lui demanda quMI rendit les armes; & quoi ni lui ni les
siens ne purent consentir. (Fragment de Dion.)
»•
CHAPITRE VI. **
qui fat envoyé pour ce sujet aux Romains aurait suffi pour
les vaincre'.
Maîtres de l'univers, ilss*en attribuèrent tous les trésors :
ravisseurs moins injustes en qualité de conquérants quVn
qualité de législateurs. Ayant su que Ptoloraée^roide
Chypre, avait des ridiesses immenses, ils firent une loi,
sur la proposition d'un tribun, par laquelle ils se donnè-
rent l'hérédité d*un homme vivant, et la confiscation
d'un prince allié ^
Bientôt la cupidité des particuliers acheva d'enle-
ver ce qui avait échappé à l'avarice publique. Les ma-
gistrats et les gouverneurs vendaient aux rois leurs injus-
tices. Deux compétiteurs se ruinaient à l'envi pour acheter
une protection toigours douteuse contre un rival qui n'était
pas entièrement épuisé : car on n'avait pas même cette
Justice des brigands, qui portent une certaine probité dans <
Texercice du crime. Enfin les droits légitimes ou usurpés \
ne se soutenant que par de l'argent , les princes, pour |
en avoir , dépouillaient les temples , confisquaient les biens *
des plus riches citoyens : on faisait mille crimes pour don-
ner aux Romains tout l'argent du monde.
Mais rien ne servit mieux Rome que le respect qu'elle
imprima à la terre. Elle mit d'abord les rois dans le si-
leuce» et les rendit comme stupides. Il ne s'agissait pas du
d^réde leur puissance; mais leur personne propre était
attaquée. Risquer une guerre , c'était s'exposer à la capti<>
vite, à la mort, à l'infamie du triomphe. Ainsi des rois
qui vivaient dans le faste et dans les délices n'osaient jeter
des regards fixes sur le peuple romain; et, perdant le
' Les présents que le sénat envoyait aux rois n'étaient que des baga-
telles , comme une chaise et un bâton d'ivoire , ou quelque robe de m»
gisiraturc.
' Florus, liv. Ill.chap )x.
50 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
courage, ils attendaient, de leur patience et de leurs
bassesses, quelque délai aux misères dont ils étaient me*
uaeés'.
Remarquez, je vous prie, la conduite des Romains.
Après la défaite d*Antiochus, ils étaient maîtres de TA*
frique, de l'Asie et de la Grèce, sans y avoir presque de
villes en propre. Il semblait qu'ils ne conquissent que pour
donner; mais ils restaient si bien les maîtres, que, lors-
qu'ils faisaient la guerre à quelque prince , ils l'accablaient
pour ainsi dire du poids de tout l'univers.
Il n'était pas temps encore de s'emparer des pays con>
quis. S'ils avaient gardé les villes prises à Philippe, ils
auraient fait ouvrir les yeux aux Grecs; si , après la se-
conde guerre punique, ou celle contre Antiochus, ils
avaient pris des terres en Afrique ou en Asie , ils n'auraient
pu conserver des conquêtes si peu solidement établies *.
Il fallait attendre que toutes les nations fussent accou-
tumées à obéir, comme libres et comme alliées; avant de
leur commander comme sujettes, et qu'elles eussent été
se perdre peu à peu dans la république romaine.
Voyez le traité qu'ils firent avec les Latins après la
victoire du lacBégille^ : il fut un des principaux fonde-
ments de leur puissance. On n'y trouve pas un seul mot
qui puisse fiiire soupçonner l'empire.
C'était une manière lente de conquérir. On vainquait
un peuple , et on se contentait de l'affaiblir; on loi iropo-
■ Ils cachaient aataot qaHIs poQTaient lear poissanoe et leon riche»»
tes aox Romains. Voyei là-dessus lu fragment da livre I de Dion.
* Ib n*06èrent y exposer leurs colonies ;4l8 aimèrent mieux mettra
une jalousie éternelle entre les Carthaginois et Massinisse. et se servir
du secours des uns et des autres pour soumettre la Macédoine et la
(àrèce.
^ Denys d'Halicamasse le rapporte, Ht. VI, ch. xct, édition dX)x«
ford.
CHAPITRE VI. 5»
sait des conditions qui le minaient insensiblement; s*ii se
relevait, on rabaissait encore davantage; et il devenait
sujet sans quon pût donner une époque de sa sujétion.
Ainsi Rome n*était pas proprement une monarchie ou
une république y mais la tête du corps formé par tous les
peuples du monde ' .
Si les Espagnols , après la conquête du Mexique et du
Pérou, avaient suivi ce plan, ils n'auraient pas été obli-
gés de tout détruire pour tout conserver.
C'est la folie des conquérants de vouloir donner à toui>
les peuples leurs lois et leurs coutumes : cela n'est bon à
rien , car dans toute sorte de gouvernement on est capable
d'obéir.
Mais Rome n|imposant aucunes lois générales , les peu-
ples n'avaient point entre eux de liaisons dangereuses :
Us ne faisaient un corps que par une obéissance commune ;
et , sans être compatriotes , ils étaient Jous Romains.
On objectera pent-étre que les empires Tbïidés sûr les
lois des fiefs n*out jamais été durables ni puissants. Mais
il n'y a rien au monde de si contradictoire que le plan des
Romains et celui des barbares ; et , pour n'en dire qu'un
mot , le premier était l'ouvrage de la force , l'autre de la
faiblesse ; dans l'un, la s^jétion était extrême; dans l'au-
tre , l'indépendance. Dans les pays conquis par les nations
germaniques , le pouvoir était dans la4nain des vassaux;
■ [On est encore effrayé quand on considëve que les naUona qui font
à présent des royaumes si redoutables, toutes les Gaules , toutes les Es-
pagnes, la Grande-Bretagne presque tout entière, rillyrlquo Jusqu'au
Danube, la Germanie Jusqu'à TEibe, TAfrique Jusqu'à ses déserts af-
freux et impénétrables , la Grèce, la Thraoe , la Syrie, TËgyptc, tous les
royaumes de l'Asie mineure , et ceux qui sont renfermés entre le Pont-
Ëuxin et la mer Caspienne, et les autres que J'oublie peut-être, ou que
)e ne veut pas rapporter, n'ont élc durant plusieurs siècles que des
provinces romaines. (Bossuet, Disc, sur CWst. uniu., tmisième par-
Ue, cb. Yi.]
1
53 GRANDEUR £T DÉCADENCE DES ROMAINS ,
le droit seulement y dans la main du prince : c^était tout
le contraire chez les Romains.
CHAPITRE VIL
Comment Milhridate put leur résister.
De tous les rois que les Romains attaquèrent, Mithri-
date seul se défendit avec courage , et les mit en péril.
La situation de ses États était admirable pour leur faire
la guerre. Ils touchaient au pays inaccessible du Caucase,
rempli de nations féroces dont on pouvait se servir ; de là
ils s'étendaient sur la mer du Pont : Mithridate la couvrait
de ses vaisseaux, et allait continuellement acheter de nou-
velles armées de Scythes ; l'Asie était ouverte à ses inva-
sions ; il était riche , parce que ses villes sur le Pont-Euxin
faisaient \m commerce avantageux avec des nations moins
industrieuses qu'elles.
Les proscriptions 9 dont la coutume commença dans
ces temps-là , obligèrent plusieurs Romains de quitter lemr
patrie. Mithridate les reçut à bras ouverts ; il forma des
légions , où il les fit entrer, qui furent ses meilleures trou-
pes'.
D'un autre côté, Rome, travaillée par ses dissensions
civiles, occupée de maux plus pressants , négligea les af-
faires d'Asie, et laissa Mitiiridate suivre ses victoires , ou
respirer après ses défaites.
Rien n'avait plus perdu la plupart des rois que le désir
< Fronttn , Stratagèmes, iiv. II , dit qu'Archélaûs, lieutenant de Mi-
thridate, combattant contre Sylla, mit au premier rang ses chariots à
faux ; au second , sa phalange ; au troisième , les auxiliaires armés à la
romaine : Mixtisfugitivis Italia, quorum pervtcadœ mtUtumfidehat.
Mithridate fit même une alliance avec Sertorius. Voyez aussi Plutarque,
' yU de Lucullus,
CHAPITAE VU. 5a
manifeste qu'ils témoignaient de la paix ; ils avaient dé- ;
tourné par là tous les autres peuples de partager avec eux
un péril dont ils voulaient tant sortir eux-mêmes. Mais
Mithridate ût d*abord sentira toute la terre qnMl était en^-
nemi des Romains , et qu'il le serait toujours.
Euûn les villes de Grèce et d'Asie , voyant que lejoug
des Romains s'appesantissait tous les jours sur elles, mi-
rent leur confiance dans ce roi barbare , qui les appelait
à la liberté.
Cette disposition des choses produisit trois grandes guer-
res , qui forment un des beaux morceaux de l'histoire ro-
maine , parce qu'on n'y voit pas des princes déjà vaincus
par les délices et l'orgueil , comme Antiochus et Tigrane,
ou par la crainte , comme Philippe , Persée et Jugurtha ;
niais un roi magnanime qui , dans les adversités , tel qn'im
lion qui regarde ses blessures, n'en était que pi us indigné.
Elles sont singulières , parce que les révolutions y sont
continuelles et toujours inopinées ; car, si Mithridate pou-
vait aisément réparer ses armées, il arrivait aussi que,
dans les revers , où l'on a plus besoin d'obéissance et de
discipline , ses troupes barbares l'abandonnaient ; s'il avait
Tart de solliciter les peuples et de faire révolter les villes ,
il éprouvait à son tour des perfidies de la part de ses ca-
pitaines, de ses enfants et de ses femmes ; enfin, s'il eut
affaire à des généraux romains malhabiles , on envoya
contre lui], en divers temps, Sylla, Lucullus, et Pompée.
Ce prince, après avoir battu les généraux romains et
fait la conquête de l'Asie , de la Macédoine et de la Grèce ,
ayant été vaincu à son tour par Sylla , réduit , par un traité ,
à ses anciennes limites , fatigué par les généraux romains,
devenu encore une fois leur vainqueur et le conquérant
de TAsie, chassé par Lucullus, suivi dans son propre
6.
\
64 GRANDEUR £T DÉCADENCE DES ROMAINS,
pays , fut obligé de se retirer chez Tigrane : et, le voyant
perdu sans ressource après sa défaite, ne comptant plus
que sur lui-même, il se réfugia dans ses propres Etats,
et s*y rétabUt.
Pompée succéda à Lucullus , et Mithridate en fut acca-
blé : il fuit de ses États , et, passant TAraxe , il marcha de
péril en périt par le pays des Laziens ; et , ramassant dans
son chemin ce qu*il trouva de barbares , il parut dans le
Bosphore, devant son ûls Maccharès, qui avait fait sa
paix avec les Romains '.
DansTabimeoù il était, il forma le dessein de porter
la guerre en Italie, etd*aller àRomeavec les mêmes na*
tionsqui l'asservirent quelques sièclesaprès , et par le même
chemin qu^elles tinrent*.
Trahi par Phamace , un autre de ses fils , et par une ar-
mée effrayée de la grandeur de ses entreprises et des ha-
sards qu'il allait chercher, il mourut en roi.
Ce fut alors que Pompée , dans la rapidité de ses victoi-
res , acheva le pompeux ouvrage de la grandeur de Rome.
Il unit au corps de sou empire des pays infinis , ce qui
servit plus au spectacle de la magnificence romaine qu*à
9& vraie puissance ; et, quoiqu'il parût par les écriteaux
portés à sou triomphe qu'il avait augmenté le revenu du
fisc de plus d'un tiers , le pouvoir n'augmenta pas, et la li-
berté publique n'en fut que plus exposée ^.
* Mithridate l*avaitfait roi du Bosphore. Sur la nouvelle de rarrivi'o
de son père, il se donna la mort.
* Voyez Appien , de Bello Milhridatico.^ ch. cix.
3 Voyez Plutarque,dansla fie dr. Pom/>ct':et Zonaras. liv. 11.
CHAPITRE Vllï. h%
CHAPITRE Vlir.
Des dWisions qui farent toujours dans la irille.
Pendant que Rome conquérait l'univers, il y avait dans
ses murailles une guerre cachée : c'étaient des feux comme
ceux de ces volcans qui sortent sitôt que quelque matière
vient en augmenter la fermentation.
Après l'expulsion des rois , le gouvernement était devenu
aristocratique : les familles patriciennes obtenaient seules V V^
toutes les magistratures , toutes les dignités' , et par con-
séquent tons les honneurs militaires et civils'.
Les patriciens voulant empêcher le retour des rois , cher-
chèrent à augmenter le mouvement qui était dans Fesprit
du peuple ; mais ils firent plus qu'ils ne voulurent: à force
de lui donner de la haine pour les rois , ils lui donnèrent
un désir immodéré de la liberté. Gomme l'autorité royale |
avait passé tout entière entre les mains des consuls , le
peuple sentit que cette liberté dont on voulait lui donner
tant d'amour, il ne l'avait pas : il chercha donc à abaisser
le consulat , à avoh* des magistrats plébéiens , et à partager
avec les nobles les magistratures curules. Les patriciens
furent forcés de lui accorder tout ce qu'il demanda ; car
dans une ville où la pauvreté était la vertn publique, où
les richesses , cette voie sourde pour acquérir la puissance ,
étalent méprisées , la naissance et les dignités ne pouvaient ,
pas donner de grands avantages. La puissance devait donc
revenir au plus grand nombre , et l'aristocratie se changer
peu à peu en un État populaire.
* LiM patriciens avaient même en quelque façon un caractère sacré :
Un*y avait qu'eux qui pussent prendre les auspices. Voyez dansTite-
Uve, liv. VI , cil. XL, xiJ, la harangue d^Appius Claudius.
* Par exemple , il n^y avait qu'eux qui pussent triompher, puisqu'il n'y
avait (qu'eux qui pussent i^trc consuls et commander les armées.
66 GRANDEUR £T DÉCADENCE DES ROMAINS ,
Ceux qui obéissent à un roi sont moins tourmentés il*eu^
- vie et de jalousie que eeux qui vivent dans une aiistocra-
. lie héréditaire. Le prince est si loin de ses sujets qu'il n'en
est presque pas vu , et il est si fort au-dessus d'eux qu'ils
ne peuvent imaginer aucun rapport qui puisse les cho-
quer; mais les nobles qui gouvernent sont sous les yeux
de tous 9 et ne sont pas si élevés que des comparaisons
odieuses ne se fiassent sans cesse : aussi a-t-on vu de tous
temps , et le voit-on encore , le peuple détester les sénateurs.
' Les républiques , où la naissance ne donne aucune part au
i gouvernement, sont à cet égard les plus heureuses; car
î (e peuple peut moins envier une autorité qu'il donne à qui
) il veut , et qu'il reprend à sa fantaisie.
Le peuple , mécontent de patriciens , se retira sur le mont
Sacré : on lui envoya des députés qui l'apaisèrent ; et comme
chacun se promit secours f un à l'autre en cas que les
patriciens ne tinssent pas les paroles données ' , ce qui eût
causé à tous les instants des séditions, et aurait troublé
toutes les fonctions des magistrats, on jugea qu'il valait
mieux créer une magistrature qui pût empêcher les injus-
tices faites à un plébéien *. Mais , par une maladie éternelle
des hommes , les plébéiens , qui avaient obtenu des tribuns
pour se défendre, s'en servirent pour attaquer; ils enie-
vèrentpeu à peu toutes les prérogatives des patriciens : cela
. produisit des contestations continuelles. Le peuple était
soutenu ou plutôt animé par ses tribuns, et les patriciens
étaient défendus par le sénat, qui était presque tout com-
posé de patriciens, qui était plus porté pour les maximes
anciennes, et qui craignait que la populace n'élevât à la
tyrannie quelqtie tribun.
* ZONAR\S, 1. II.
* Origine des tribuns du peuple.
CHAPITRE Vin. 67
Le peuple employait pour lui ses propres forces, et sa
supériorité daus les suffrages , ses refus d'aller à la guerre ,
ses menaces de se retirer, la partialité de ses lois , enfin
ses Jugements contre ceux qui lui avaient, fait trop de ré-
sistance. Le sénat se défendait par sa sagesse, sa justice, et
l'amour qu'il inspirait pour la patrie; par ses bienfaits et
une sage dispensation des trésors de la république ; par le
respect que le peuple avait pour la gloire des principales
familles et la vertu des grands personnages' ; par la reli-
gion même , les institutions anciennes, et la suppression des
Jours d'assemblée > sous prétexte que les auspices n'avaient
pas été favorables ; par les clients ; par l'opposition d'un
tribun à un autre ; par la création d'un dictateur * , les oc-
cupations d'une nouvelle guerre , ou les malheurs qui réu-
nissaient tous les intérêts ; enfin par une condescendance
paternelle à accorder au peuple une partie de ses deman-
des pour lui faire abandonner les autres , et cette maxime
constante de préférer la conservation de la république aux
prérogatives de quelque ordre ou de quelque magistra*
ture que ce fût.
Dans la suite des temps , lorsque les plébéiens eurent
tellement abaissé les patriciens que cette distinction de
* Le peuple, qui aimait la gloire , composé de gens qui avaient passé
leur vie à la guerre , ne pouvait refuser ses suffrages à un grand homme
sous lequel il avait oomtMittu. Il obtenait le droit d*éUre des plébéiens , et
il élisait des patriciens, n fut obligé de se lier les mains , en établissant
qu'U y aurait toii^ours un consul plébéien : aussi les familles plébéiennes
qui entrèrent dans les charges, y furent-elles ensuite continuellement
portées ; et quand le peuple éleva aux honneurs quelque homme de
néant comme Varron et Marins , ce fut une espèce de victoire qu'U rem-
porta sur lui-même.
* Les patriciens , pour se défendre , avaient coutume de créer un dic-
tateur ; ce qui leur réussissait admirablement bien: mais les pléb^ens,
ayant obtenu de pouvoir être élus consuls, purent aussi être élus dicta-
teurs; ce qui déconcerta les patriciens. Voyez dansTite-Llve, liv. VIU ,
eonunent Publius Philo les abaissa dans sa dictature : il fit trois lois qui
leur furent très-préJudiclablcs.
58 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
famille devînt vaine ' , et que les unes et les autres furent
indifféremment élevées aux honneurs , il y eut de nou-^
velles disputes entre le bas' peuple , agité par ses tribuns ,
et les principales familles patriciennes ou plébéiennes ,
qu*on appela les nobles , et qui avaient pour elles le se-
! nat qui en était composé. Mais comme les mœurs ancien-
• nés n'étaient plus , que des particuliers avaient des riches^
.ses immenses, et qu'il est impossible que les richesses
ne donnent du pouvoir, les nobles résistèrent avec pins
de force que les patriciens n'avaient fait : ce qui fut cause de
la mort des Gracques et de plusieurs de ceux qui travail-
lèrent sur leur plan'.
11 faut que Je parle d'une magistrature qui contribua
beaucoup à maintenir*le gouvernement de Rome : ce fut
celle des censeurs. Ils faisaient le dénombrement du peu-
ple ; et de plus , comme la force de la république con-
sistait dans la discipline, l'austérité des mœurs et l'obser-
vation constante de certaines coutumes, ils corrigeaient
les abus que la loi n'avait pas prévus, ou que le magis-
trat ordinaire ne pouvait pas punir ^. Il y a de mauvais
exemples qui sont pires que les crimes; et plus d'États
ont péri parce qu'on a' violé les mœurs que parce qu'on a
violé les lois. A Rome, tout ce qui pouvait introduire
des nouveautés dangereuses , changer le cœur ou l'esprit
du citoyen , et en empêcher, si j'ose me servir de ce terme ,
la perpétuité , les désordres domestiques ou publics, étaient
réformés par les censeurs : ils pouvaient chasser du sénat
' Les patriciens ne oonservèrent que quelques sacerdoces , et le droit
de créer un magistrat qu'on appelait entre-roi.
* Comme Satuminus et Glaudas.
^ On peut voir comme ils dégradèrent ceux qui , après la bataille de
Cannes , avaient été d'avis d'abandonner l'Italie ; ceux qui s'étaient ren-
dus à AnnllMd ; ceux qui , par une mauvaise interprétation , lui avaient
manqué de parole.
CHAPITRE Vin. 59
qui ils voulaient, 6ter à un chevalier le cheval qui lui
était entretenu par le public , mettre un citoyen dans une
autre tribu , et même parmi ceux qui payaient les charges
de la ville sans avoir part à ses privilèges '.
M. Livius nota le peuple même; et de trente-cinq tri-
bus il en mit trente-quatre au rang de ceux qui n'avaient
point de part aux privilèges de la ville*. « Car, disait-il,
« après m'avoir condamné, vous m'avez fait consul et cen-
« seur : il faut donc que vous ayez prévariquè une fois en
« m'infligeant une peine, ou deux fois en me créant con-
« sul , et ensuite censeur. »
M. Duronius, tribun du peuple, fut chasi^é du sénat
par les censeurs, parce que pendant sa magistrature il
avait abrogé la loi qui b(Nrnait les dépenses des festins ^.
C'était une institution bien sage. Ils ne pouvaient 6ter
à personne une magistrature, parce que cela aurait trou-
blé Texercice de la puissance publique ^ ; mais ils faisaient
déchoir de Tordre et du rang, et ils privaient pour ainsi dire
un citoyen de sa noblesse particulière.
Servius Tullius avait fait la fameuse division par cen-
turies que Tite-Live ^ et Denys d'Halicarnasse ^ nous ont
si bien expliquée. Il avait distribué cent quatre-vingt-
treize centuries en six classes, et mis tout le bas peuple
dans la dernière centurie, qui formait seule la sixlèine
classe. On voit que cette disposition excluait le bas peuple
du suffrage, non pas de droit, mais de fait Bans la suite
on r^la qu'excepté dans quelques cas particuliers on sui-
' OsiSii*àp^\aliœrariumaUquemfacereautin cœritum tabulas re-
ferre. On était mis hors de sa centurie , et on n'avait pins le droit de
suffrage.
' TiTE-LiVE, llV. XXIX, Ch. XXXYII.
^ Valère-Maxine, liv. II , ch. ix.
* Indignité de sénateur n*étailpas une magistrature.
* Uv. I , ch. XLiii. —«Liv. IV, art. isetsuiv.
00 Grandeur et décadence des romains,
vrait daiis les suffrages la division par tribus. Il y en avait
tf ente-cinq qui donnaient chacune leur voix , quatre de I9
ville , et trente et une de la campagne. Les principaux ci^
toyens, tous laboureurs , entrèrent naturellement dans
les tribus de la campagne; et celles de la ville reçu*
rent le bas peuple * , qui , y étant enfermé , influait très-
peu dans les affaires ; et cela était regardé comme le salut
de la république. Et quand Fabius remit dans les quatre
tribus de la ville le menu peuple qu*Appins Glaudius avait
répandu dans toutes, il en acquit le surnom de très-grand'.
Les censeurs jetaient les yeux tous les cinq ans sur la si-
tuation actuelle de la république, et distribuaient de ma-
nière le peuple dans ses diverses tribus , que les tribuns et
les ambitieux ne pussent pas se rendre maîtres des suf-
frages, et que le peuple même ne pût pas abuser die son
pouvoir ^.
* Appelé turbaforensis.
* Voyez Tite>Uve, liv. IX, ch. xlyi.
^ [Le& fondions des censeurs nese bornaient pas à ceUe appréciation et à
cette distribution morale des individus qui composaient la république ;
ils en faisaient encore le dénombrement : et « par là, ditBossuet, Rome
savait tout ce qu'elle avait de citoyens capables de porter les armes, et
ce qu'elle pouvait espérer de la Jeunesse qui s'élevait tous les Jours. Ainsi
elle ménageait ses forces contre un ennemi qui venait des bords de
l'Afrique , que le temps devait détruire tout seul dans un pays étranger,
où les secours étaient si tardife, et à qui ses victoires mêmes , qui lui
coûtaient tant de sang, étaient fiitales. C'est pourquoi, quelque perte qui
fût arrivée , le sénat, to^)ours instruit de ce qui lui restait de bons sol-
dats , n'avait qu'à temporiser, et ne se laissait Jamais abattre. Quand
par la délWtede Cannes , et par les révoltes qui suivirent, il vit les fo^
ces de la république tellement diminuées qu'à peine eût-on pu se défen^
dre si les eunemis eussent pressé , 11 se sonUnt par courage ; et , sans sa
troubler de ses perles , il se mit à regarder les démarches du vainqueur.
AussihM qu'on eut aperçu qu'Annibal , au lieu de poursuivre sa victoire ,
ne songeait durant quelque temps qu'à en Jouir, le sénat se rassura, et
vit bien qu'un ennemi capable de manquer à sa fortune , et de se laisser
éblouir par ses grands succès, n'était pas né pour vaincre les Romains.
Dès lors Rome fit tous les Jours de plus grandes entreprises; et Annl*
bai , tout habile, tout courageux, tout victorieux qu'il était , ne put
tenir contre elle. » {Die. sur l'Hist. univ., troisiùmn partie, ch. Yi*)l
CHAPITRE IX. 61
Le gouvernement de Rome fut admirable en ce que ,
depuis sa naissance , sa constitution se trouva telle , soit
par l'esprit du peuple, la force du sénat, ou l'autorité de
certains magistrats, que tout abus du pouvoir y put tou- j
jours être corrigé.
Carthage périt , parce que , lorsqu'il fallut retrancher les
abus , elle ne put souffrir la main de son Annibal môme.
Athènes tomba , parce que ses erreurs lui parurent si dou-
ces qu'elle ne voulut pas en guérir. Et parmi nous les ré-
publiques d'Italie, qui se vantent de la perpétuité de leur
gouvernement, ne doivent se vanter que de la perpétuité
de leurs abus : aussi n'ont-elles pas plus de liberté que
Rome n'en eut du temps des décemvirs'.
Le gouvernement d'Angleterre est plus sage, parce
qu*il y a un corps qui l'examine continuellement y et qui
s'examine continuellement lui-même ; et telles sont ses
erreurs qu'elles ne sont Jamais longues , et que , par l'esprit
d'attention qu'elles donnent à la nation , elles sont souvent
utiles.
En un mot, un gouvernement libre, c'est-à-dire tou-
jours agité y ne saurait se maintenir s'il n'est, par ses
propres lois , capable de correction.
CHAPITRE IX.
Deux causes de la perte de Rome.
Lorsque la domination de Rome était bornéedans l'Italie,
la républiquepouvaitfacilementsubsister. Tout soldatétait
également citoyen; chaque consul levait une armée; et
d'autres citoyens allaient à la guerre sous celui qui succé-
dait. Le nombre de troupes n'étant pas excessif, on avait
■ Ni même plus de puissance.
G?. GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
attention à ne recevoir dans la milice que des gens qnl
eussent assez de bien pour avoir intérêt à la conservation
de la ville \ Enfin le sénat voyait de près la cx>nduite des
généraux, et leur était la pensée de rien faire contre leur
devoir.
Mais lorsque les légions passèrent les Alpes et la mer,
les gens de guerre , qu*on était obligé de laisser pendant
plusieurs campagnes dans les pays que Ton soumettait ,
perdirent peu à peu l'esprit de citoyens; et les généraux,
qui disposèrent des armées et des royaumes , sentirent
leur force, et ne purent plus obéir.
Les soMats recommencèrent donc à ne reconnaître que
leur général , à fonder sur lui toutes leurs espérances , et à
voir de plus loin la ville. Ce ne furent plus les soldats de
la république, mais de Sylla, de Marins, de Pompée, de
César. Rome ne put plus savoir si celui qui était à la tète
d'une armée dans une province était son général ou son
ennemi.
Tandis que le peuple de Rome ne fut corrompu que par
ses tribuns, à qui il ne pouvait accorder que sa puissance
même , le sénat put aisément se défendre , parce qu'il agis-
sait constamment ; au lieu que la populace passait sans
cesse de l'extrémité de la fougue à l'extrémité de la fai-
blesse. Mais quand le peuple put donner à ses favoiis une
I Les affranchis et ceux qu'on appelait capite censi , parce que , ayant
trës*pea de bien , ils n'étaient taxés que pour leur tète , ne furent point
d'abord enrâlésdansla mUice de terre , excepté dans les cas pressants.
Ser>'ius Tullius les avait mis dans la sixième classe, et on ne prenait
des soldats que dans les cinq premières. Mais Marius, partant contre
lugurtha, enrôla indifflàremment tout le monde. Milites scribere , dit
Salluste, non more majorum, neque classibus, sed uti cujusque libido
eratf capitecensosp/ereis^u^. {.De BelhJugufih.)Kemarqnezqvie,iisa\A
la division par tribus, ceux qui étaient dans les quatre tribus de la ville
étaient a peu près les mêmes que ceux qui , dans la division par centu-
ries , étaient dans la sixième classe.
CHAPITRE IX. 63
formidable autorité au dehors , toute la sagesse du séiiat
devint inutile, et la république fut perdue.
Ce qui fait que les États libres durent moins que les
autres, c'est que les malheurs et les succès qui Teur arri-
vent leur font presque toujours perdre la liberté; au lieu
que les succès et les malheurs d'un État où le peuple est
soumis confirment également sa servitude. Une républi-
que sage ne doit rien hasarder qui Texpose à la bonne ou
à la mauvaise fortune : le seul bien auquel elle doit aspirer, /
c'est à la perpétuité de son État.
Si la grandeur de l'empire perdit la république , la gran-
deur de la ville ne la perdit pas moins.
Rome avait soumis tout l'univers avec le secours des
peuples d'Italie, auxquels elle avait donné en différents
temps divers privilèges'. La plupart de ces peuples ne
s'étaient pas d'abord fort souciés^ du droit de bourgeoisie
chez les Romains ; et quelques-uns aimèrent mieux garder
leurs usages '. Mais lorsque ce droit fut celui de la souve-
raineté universelle , qu'on ne fut rien dans le monde si
l'on n'était citoyen romain , et qu'avec ce titre on était
tout , les peuples d'Italie résolurent de périr ou d'être Ro-
mains : ne pouvant en venir à bout par leurs brigues et par
leurs prières, ils prirent la voie des armes ; ils se révoltè-
rent dans tout ce côté qui r^arde la mer Ionienne ; les aur
très alliés allaient les suivre^. Rome, obligée de combat-
tre contre ceux qui étaient pour ainsi dire les mains avec
' Jut Latiijus italicum.
' Les Êques disaient dans leurs assemblées : « Ceux qui ont pu choisir
ont préféré leurs lois au droit de la cité romaine , qui a été une peine
nécessaire pour ceux qui n'ont pu s*eu défendre, u Tite-Liv£, liv. xi ,
- Cliap. XLY.)
^ Les Asculans , les Marses , les VesUns , les Marrucias , les Férentans,
les Hirpins , les Pompéians les Vénusiens , les Japyges , les Lucanieus ,
les Samniles, et autres. (Appien , de la Guerre civile, liv, I» ch. xxxix.)
fi4 GRANDEUR £T DÉCADENCE DES ROMAINS,
lesquelles elle enchaînait Tunivers , était perdue , elle allait
être réduite à ses murailles : elle accorda ce droit tant dé-
siré aux alliés qui n*avaient pas encore eessé d^étre fldè*
les ' ; et peu à peu elle l'accorda à tous.
I Pour lors Rome ne fut plus cette ville dont le peuple
! n'avait eu qu'un même esprit, un même amour pour la
I liberté , une même haine pour la tyrannie ; où cette jalou-
sie du pouvoir du sénat et des prérogatives des grands,
toujours mêlée de respect , n'était qu'un amour de Téga-
j lité. Les peuples d'Italie étant devenus ses citoyens , cha-
que ville y apporta son génie, ses intérêts particuliers, et
sa dépendance de quelque grand protecteur '. La ville dé-
chirée ne forma plus un tout ensemble ; et comme on n'en
était citoyen que par une espèce de fiction , qu'on n'avait
plus les mêmes magistrats, les mêmes murailles, les mêmes
dieux, les mêmes temples , les mêmes sépultures, on ne vit
plus Rome des mêmes yeux, on n'eut plus le même amour
pour la patrie, et les sentiments romains ne fUr^t plus.
Les ambitieux firent venir à Rome des villes et des na-
tions entières pour troubler les suffrages , ou se les faire
donner ; les assemblées furent de véritables conjurations ;
on appela comices une troupe de quelques séditieux ; l'au-
torité du peuple , ses lois , lui-même , devinrent des choses
chimériques; et l'anarchie Ait telle, qu'on ne put plus sa-
voir si le peuple avait fait une ordonnance, ou s'il ne l'a-
vait point faite ^
Ou n'entend parler, dans les auteurs , que des divisions
> Les Toscans , les Ombriens , les Latins, Cela porta quelques peuples
à se soumettre ; et comme on les fit aussi citoyens , d*autres posèrent en-
core les armes ; et enfin U ne resta que les Samnites , qui furent exter-
minés.
* Qu*on s*imaglne cette tête monstrueuse des peuples dltalie, qui,
par le suffrage de chaque homme , conduisait le reste du monde.
» Voyez les Leitrts de Cicéron à Jtticus, Ut. IV , lett. XTili.
/Cs
CHAPITRE IX.
GS
qui perdirent Rome ; mais on ne voit pas que ces divisions
y étaient nécessaires y qu'elles y avaient tQujours été, et
qu'elles y devaient toujours être. Ce fut uniquement la ^
grandeur delà république qui fit le mai , et qui cliangea
en guerres civiles les tumultes populaires. IL Jt^mjt.bi£ip /
qu'il y eût à RonîfidBa.4iidsioQ&: et ces guerriers si fiers y
si audacieux, si terribles au dehors , ne pouvaient pas être
bien modérés au dedans. Demander, dans un État libre ,
des gens liardis dans la guerre et timides dans la paix ,^
c*est vouloir des choses impossibles ; et , pour règle géné-\
raie 9 toutes les fois qu'on verra tout le monde tranquille
, dans un État qui se donne le nom de république , on peut
être assuré que la liberté n'y est pas.
Ce qu'on appelle union , dans un corps politique , est une
chose trèSf équivoque ; la vraie est une union d'harmonie ,
qui fait que toutes les parties, quelque opposées qu'elles
nous paraissent , concourent au bien général de la société ,
oommedes dissonances dans la musique concourent à l'ac-
cord total. Il peut y avoir de l'union dans un État où l'on
ne croit voir que du.trouble, c'est-à-dire une harmonie
d'où résulte le bonheur, qui seul est la vraie paix. Il en est
"comme des parties dé cet univers , éternellement liées par
l'action des unes et la réaction des autres.
Mais, dans l'accord du despotisme asiatique, c'est-à-
dire de tout gouvernement qui n'est pas modéré , il y a
toiigours une division réelle. Le laboureur, l'homme de
guerre , lênégociaut, le magistrat, le noble , ne sont joints
que parce que les uns oppriment les autres sans résistance ;
et si Ton y voit de l'union, cène sont pas des citoyens
qui sont unis , mais des corps morts ensevelis les uns au-
près des autres.
Il est vrai que les lois de Rome devinrent impuissantes
6.
y
fiO
GRANDEUR ET DËCÂDENCË DE^ ROMAINS,
\
r- ^J
\
pour gouverner la république ; mais c*est une chose qu*on
; a vue toujours , que de bonnes lois , qui ont fait qu'une pe-
tite république devient grande, lui deviennent à charge
lorsqu'elle s'est agrandie : parce qu'elles étaient telles que
leur elTet naturel était de faire un grand peUple, et non pas
de le gouverner.
Il v a bien de la différence entre les lois bonnes et les
lois convenables, celles qui font qu'un peuple se rend maî-
tre des autres, et celles qui maintiennent sa pnissance lors-
qu'il l'a acquise.
Il y a à présent dans le monde une république que pres-
que personne ne connaît ' , et qui , dans le secret et le si-
lence, augmente ses forces chaque jour. 11 est certain que^
si elle parvient jamais à l'état de grandeur où sa sagesse
la destine , elle changera nécessairement ses lois ; et ce ne
sera point l'ouvrage d'un législateur, mais celui de la cor-
ruption même.
Rome était faite pour s'agrandir, et ses lois étaient ad-
mirables pour cela. Aussi , dans quelque gouvernement
qu'elle ait été , sous le pouvoir des rois, dans l'aristocra-
tie, ou dans l'état populaire, elle n'a jamaiscessé de faire
des entreprises qui demandaient de la conduite, et y a
réussi. £lle ne s*est pas trouvée plus sage que tous les au-
9
très Etats de la terre en un jour, mais continuellement ;
elle a soutenu une petite, une médiocre, une grande for-
tune, avec la même supériorité, et n'a point eu de pros*
péritésdontelle n'ait profité, ni de malheur dont die ne
se soit servie.
Elle perdit sa liberté parce qu*cile acheva trop tôt son
ouvrage'.
» Le canton de Berne.
* (On pourrait lyouter aux causes «le la ruine de Rome beaucoup dla-
I
V
CHAPITRE X. 67
CHAPITRE X.
De la corraption des Romains.
Je crois que te secte d*Épicure, qui s'introduisit à Rome
sur la fiu de la république, contribua beaucoup à gâter le
cœur et l'esprit des Romains*. Les Grecs en avaient été
infatués avant eux : aussi avaient-ils été plus tôt corrom*
pus. Polybe nous dit que , de son temps , les serments ne
pouvaient donner de la confiance pour un Grec, au lieu
qu'un Romain en était pour ainsi dire enchaîné '.
ddenU parUcaliers. Les rigoeors des créanciers sur tears débiteurs ont
excité de grandes et de fréquentes' révoltes. La prodigieuse quanUté de
gladiateofs et d'esclaves dont Rome et l'Italie étaient sniehargées a
causé d'efficoyables violences, et môme des guerres sanglantes. Rome ,
épuisée par tant de guerres civiles et étrangères , se tit tant de nouveaux
citoyens, ou par brigue , ou par raison , ^u'à peine ponvait-elte se re-
connaître elle-même parmi tant d'étrangers qu'elle avait naturalisés. Le
sénat se remplissait de barbares ; le sang romain se mêlait; l'amour de
la patrie , par lequel Rome s'était élevée au-dessm^ tous les peuples du
monde, n'était pas naturel à ces citoyens venus de dehors ; et les autres
SIS fifttaient par le mélange. Les partialités ie multipliaient, avec cette
prodigieuse multiplicité de citoyens nouveaux ; et les esprits turbu-
lents y trouvaient de nouveaux moyens de brouiller et d'entreprendre.
Cependant le nombre des pauvres s'augmentait sans iin par le luxe,
par les débauches, et parla fainéantise qui s'introduisait. Ceux qui se
voyaient ruinés n'avaient de ressource que dans les séditions , et en tout
caa se souidalent peu que tobt périt avec eux : les grands ambitieux et les
misérables qui n'ont rien à perdre aiment toi^ours le changement. Ces
deux genres de citoyens dévalaient dans Rome ; et l'état mitoyen , qui
seul ttent tout en balance dans les États populaives , étant le plus faible,
il fallait qiie la république tombât. (Bossuet, Disc, sur l*Hist. univ,,
i roisiëme partie , cb . vu.)
I Cynéas en ayant discouru à la table de Pyrrhus , J^abricius souhaita
que les ennemis de Rome pussent tous prendre les principes d'une pa-
reille secte. ( Plotarque , He de Pyrrhus.)
'n Si vous prêtez aux Grecs un talent, avec dix promesses, dix cautions,
m autant de témoins, il est impossible qu'ils gardent leur foi; mais, parmi
« les Romains, soU qu'on doive rendre compte des deniers publics ou
« de ceux des particuliers, on est fidèle, à cause du serment que l'on a
« fait. On a donc sagement établi la crainte des enfers ; et c'est sans rai*
(t son qu'on la combat aujourd'hui. » (Polybe , Uv. VI. )
68 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
Il y a ua fait, dans les lettres de Qcéron à Atticus '^
qui nous montre combien les Romains avaient cliangé à
cet égard depuis le temps de Poiybe.
« Memmius , dit-il , vient de communiquer au sénat
« l*accord que son compétiteur et lui avaient fait avec les
• consuls, par lequel ceux-ci s'étaient engagés de les fa<*
« voriser dans la poursuite du consulat pour Tannée sui-
« vante; et eux, de leur côté, s'obligeaient de payer aux
« consuls quatre cent mille sesterces, s'ils ne leur four-
« uissaient trois augures qui déclareraient qu'ils étaient
« présents lorsque le peuple avait fiEût la loi curiate^y
« quoiqu'il n'en eût point fait, et deux consulaires qui
« affirmeraient qu'ils avaient assisté à la signature du se-
« natus-consiUte qui râlait l'état de leurs provinees ,
« quoiqu'il n'y en eût point eu« » Que de malhonnêtes
gens dans un seul contrat I
Outre que la religion est toujours le meilleur garant que
<^ l'on puisse avoir des mœurs des hommes , il y avait ceci
^^ de particulier chez les Romains, qu'ils m êlaient cfue lque
sentiment religieux à l'amour qu'ils avaient pour leur pa«
trie. Cette ville, fondée sous les meilleurs auspices; ce
Romulus , leur roi et leur dieu ; ce Gapitole , étemel comme
la ville; et la ville, étemelle comme son fondateur,
avaient fait autrefois sur l'esprit des Romains une impres-
sion qu'il eût été à souhaiter qu'ils eussent conservée,
e La grandeur de l'État fit la grandeur des fortunes par-
"^ ^ ticulières. Mais comme l'opulence est dans les mœurs , et
non pas dans les richesses, celles des Romains, qui ne
)
" Livre IV , lettre xvin.
* La loi curiate donnait la puissance militaire , et le ténatut-cofutiUé
réglait les troupes, Targent, les officiers, que devait avoir le gouver-
neur : or, les consuls , pour que tout cela fût fait à leur fantaisie, vou*
laieiit fabriquer une fausse loi et un faux sènatus-amsulte.
r.
CHAPITRE X. f.9
taissaieut pas d'avoir des bornes , produisirent un luxe et [
des profusions qui n*en avaient point ' . Ceux qui avaient
d*abord été corrompus par leurs ricliesses le furent ensuite
par leur pauvreté. Avec des biens au-dessus d'une con<
dition privée , il fut difficile d'être un bon citoyen ; avec les
désirs et les regrets d'une grande fortune ruinée, on fut
prêt à tous les attentats ; et, comme dit Salluste % on vit
une génération de gens qui ne pouvaient avoir de patri-
moine, ni souffrir que d'autres en eussent.
Cependant, quelle que fût la corruption de Rome , tous
les malheurs ne s'y étaient pas introduits ; car la force
de son institution avait été telle qu'elle avait conservé
une valeur héroïque , et toute son application à la guerre ,
au milieu des richesses , de la mollesse et de la volupté ; ce
qui n'est, je crois , arrivé à aucune nation du monde.
Les citoyens romains regardaient le commerce ^ et les
arts comme des occupations d'esclaves ^ : ils ne les exer-
çaient point. S'il y eut quelques exceptions , ce ne fut que
de la part de quelques affranchis qui continuaient leur
première industrie; mais en général ils ne connaissaient
que l'art de la guerre , qui était la seule voie pour aller aux
magistratures et aux honneurs ^. Ainsi les vertus guerriè-
res restèrent , après qu'on eut perdu toutes les autres.
s I<a maiflOQ qae Gornélie avait aichetée soixante et quinze mille drach-
mes, Lacollos l'acheta, pea de temps après, deux millions cinq cent
mille. (Plotarque, yie de Marius.)
> Vt merito dicatur genitos esse, qui nec ipn habere passent res/ami-
liâtes, nec aUos pati, (Fragment de VHistoire de Salluste, tiré du livre
de la Cité de Dieu, liv. II, chap. xviii.)
> Romulus ne permit que deux sortes d'exercices aux gens libres, l'a-
griculture et la ^erre. Les marchands , les ouvriers , ceux qui tenaient
une maison à louage, les cabaretiers, n'étaient pas du nombre des ci-
toyens. (Demys d'Ualicarnàssb, liv. II; idem, liv. IX.)
* CIoéron en donne les raisons dans ses O/ftceSt liv. III.
* n fallait avoir servi dix années, entre l'Age de seize ans et celui do
quarante-sept. Voyez Poiybe, liv. VI.
•0 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS.
CHAPlTRi: XL
De Sylla. — De Pompée et César.
Je supplie qu'on me permette de détourner les yeux
des horreurs des guerres de Marins et de Sylla : ou en
trouvera dans Appieu Tépouvantable histoire. Outre la
jalousie, Tambltion et la cruauté des deux chefs, chaque
Romain était furieux ; les nouveaux citoyens et les an-
ciens ne se regardaient plus comme les membres d'une
même république ' , et Ton se faisait une guerre qui , par
un caractère particulier, était en même temps civile et
étrangère.
Sylla fit des lois très-propres à ôter la cause des désor-
dres que Ton avait vus : elles augmentaient l'autorité du
sénat, tempéraient le pouvoir du peuple, réglaient celui
des tribuns. La fantaisie qui lui fit quitter la dictature
sembla rendre la vie à la république; mais, dans la fureur
de ses succès, il avait fait des choses qui mirent Rome
dans l'impossibilité de conserver sa liberté. .
Il ruina, dans son expédition d'Asie, toute la discipline
militaire; il accoutuma son armée aux rapines % et lui
donna des besoins qu'elle n'avait jamais eus ; il corrompit
une fois des soldats , qui devaient dans la suite corrompre
les capitaines.
* Comme Marius , pour se faire donner la commission de la guerre
contre Mithridate, au préjudice de Syila, avaU par le secours du tribun
SulpiUus, répandu les huit nouvelles tribus des peuples d'Italie dans les
anciennes , ce qui rendait les Italiens maitres des suffrages , ils étaient
ta plupart du parU de Marius , pendant que le sénat et les anciens ci-
toyens étaient du parti de SyUa.
* Yoyez^dans la Conjuration de Catilina, le portrait que Salluste
nous fait de cette armée.
CHAPITRE XI. 71
Il entra dans Boine à main armée , et enseigna aux gé-
néraux romains à violer l'asiie de la libeité ' .
Il donna les terres des citoyens aux soldats % et4i les
rendit avides pour jamais ^; car, dès ce moment, il n'y
eut plus un homme de guerre qui n'attendit une occasion
qui pût mettre les biens de ses concitoyeus-entre ses mains.
Il inventa les proscriptions, et mît à prix la tête de
ceux quin'étaf^tpasde son parti. Dès lors il fut impossible
de s'attacher davantage à la république; car, parmi deux
hommes ambitieux , et qui se disputaient la victoire , ceux
qui étaient neutres, et pour le parti de la liberté, étaient
sûrs d'être proscrits par celui des deux qui serait vain-
queur. Il était donc de la prudence de s'attacher à l'un des
deux.
II vint après lui , dit Gicéron ^, un homme qui, dans
une cause impie et une victoire encore plus honteuse, ne
coniisqua pas seulement les biens des particuliers, mais
enveloppa dans la même calamité des provinces entières.
Sylla, quittant la dictature, avait semblé ne vouloir
vivre que sous la protection de ses lois mêmes ; mais cette
action, qui marqua tant de modération, était elle-même
une suite de ses violences. Il avait donné des établisse-
ments à quarante-sept légions dans divers endroits de l'I-
talie. Ces gens-là , dit Appien , regardant leur fortune
» Fugatis Marii copiis , primus urbem Romam cum armis ingrcssnn
eêt, (Fragment de Jean d^Anliocbe, dans V Extrait des vertus et des
ricef.)
' On distribua bien au commencement une partie des terres des enne-
mis vaincus; mais Sylla donnait les terres des citoyens.
> [Les confiscations, même en enrichissant des complices , n'en font
que des mécontents et des ingrats. Les troubles et le désordre de i*Ëlat
commencent à leur paraître insupportables dés qu'ils commencent à y
posséder quelque chose; et l'autorité qu'on ne leur accorde pas tout en-
tière, ils la regardent comme usurpée par les autres. ( L'avocat générai
SnivAN.)]
• OXfices, liv. 11, eh. viii.
72 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS ,
comme attachée à sa vie , veillaient à sa sûreté, et étaient
toujours prêts à le secourir ou à le venger '.
La république devant nécessairement périr, il n'était
plus question que de savoir comment et par qui elle de<
vait être abattue.
Deux homme? également ambitieux, excepté que Tun
ne savait pas aller à son but si directement que l'autre,
effacèrent par leur crédit, par ieurs exploits, par leurs
vertus , tous les autres citoyens. Pompée parut le pre^
mier; César le suivit de près.
Pompée , pour s'attirer la faveur, fit casser les lois de
Sylla qui bornaient le pouvoir du peuple; et quand il eut
fait à son ambition un sacrifice des lois les plus salutaires
de sa patrie , il obtint tout ce qu'il voulut , et la témérité
du peuple fut sans bornes à son égard .
Les lois de Rome avaient sagement divisé la puissance
publique en un grand nombre de magistratures qui se
soutenaient, s'arrêtaient, et se tempéraient l'une l'autre ;
et comme elles n'avaient toutes qu'un pouvoir borné,
chaque citoyen était bon pour y parvenir ; et le peuple ,
voyant passer devant lui plusieurs personnages l'un après
l'autre, ne s'accoutumait à aucun d'eux. Mais dans ce
temps-ci le système de la république changea : les plus
puissants se firent donner par le peuple des commissions
extraordinaires , ce qui anéantit lautorité du peuple et des
magistrats, et mit toutes les grandes affaires dans les
mains d'un seul ou de peu de gens ^
Fallut-il faire la guerre à Sertorius, on en donna la com-
mission à Pompée. Fallut-il la faire à Mithridate, tout le
monde cria : Pompée! Eut-on besoin de faire venir des blés
' On peut voir ce qui arriva après la mort de César.
> Plehis opes immilutaf "pancorum, poteniia creviL ( SAi.LI7.¥rE , cte
ConjuraHone Catil^
chapitre: XI. 73
à Rome, le peuple croit être perdu, si on n'en cliarge
Pompée. Veut-on détniire les pirates , il n*y a que Pom-
pée. Et lorsque César menace d'envahir, le sénat crie à
son tour, et n*espère plus cpi'en Pompée.
« Je crois bien , disait Marcus ' au peuple, que Ponv-
« pée, que les nobles attendent, aimera mieux assurer
« votre liberté que leur domination; mais il y a eu un
« temps où chacun de vous avait la protection de plu^
« sieurs , et non pas tous la protection d*un seul , et où il
« était inou! qu'un mortel pût donner ou ôter de pareilles
« choses. »
A Rome, faite pour s'agrandir, il avait fallu réunir dan»
les mêmes personnes les honneurs et la puissance ; ce qui,
dans des temps de trouble, pouvait fixer l'admiration du
peuple sur un seul citoyen.
Quand on accorde des honneurs, on sait précisément ce
que l'on donne ; mais , quand on y joint le pouvoir, on ne
peut dire à quel point il pourra être porté.
Des préférences excessives données à un citoyen dans
une république ont toujours des effets nécessaires : elles
fout naître l'envie du peuple, ou elles augmentent sans
mesure son amour.
Deux fois Pompée , retournant à Rome maître d'oppri-
mei* la république, eut la modération de congédier ses
armées avant que d^ entrer, et d'y paraître en simple ci-
toyen. Ces actions , qui le comblèrent de gloire , firent que,
dans Induite, quelque chose qu'il eût fait au préjudice
des lois, le sénat se déclara toujours pour lui.
Pompée avait une ambition plus lente et plus douce
que celle de César. Celui-ci voulait aller à la souveraine
puissance les armes à la main , comme Sylla, cette façon
* Fragment de VHistoire de Salluste,
MONTRSQUIBU. ^
74 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS.
d'opprimer ne plaisait point à Pompée : il aspirait à la
dictature , mais par les suffrages du peuple; il ne pouvait
consentira usurper la puissance; mais il aurait voulu
qu'on la lui- remit entre les mains
Comme la faveur du peuple n'est jamais constante, il
y eut des temps où Pompée vit diminuer son crédit* ; et ,
ce qui le toucha bien sensiblement, des gens qu'il mé-
prisait augmentèrent le leur, et s'en servirent contre lui.
Cela lui fit faire trois choses également funestes : il cor-
rompit le peuple à force d'argent, et mit dans les élections
un prix aux suffrages de chaque citoyen.
De plus , il se servit de la plus vile populace pour trou-
bler les magistrats dans leurs fonctions , espérant que les
gens sages, lassés de vivre dans l'anarchie, le créeraient
dictateur par désespoir.
Ënân il s'unit d'intérêts avec César et Crassus. Caton
disait que ce n'était pas leur inimitié qui avait perdu
la république, mais leur union. En effet, Borne était en
ee malheureux état qu'elle était moins accablée par les
guerres civiles que par la paix, qui, réunissant ks vues
2t les intérêts des principaux , ne faisait plus qu'une ty-
rannie*
Pompée ne prêta pas proprement son crédit à César,
mais , sans le savoir, il le lui sacrifia. Bientôt César em-
ploya contre lui les forces qu'il lui avait données , et ses
artifices mêmes ; il troubla la ville par ses émissaires , et
se raidit maître des élections : consuls , préteurs , tribuns ,
furent achetés au prix qu'ils mirent eux-mêmes.
Le sénat , qui vit clairement les desseins de César, eut
recours à Pompée ; il le pria de prendre la défense de la
république, si Ton pouvait appeler de ce nom un gour
* Voyez Plutarque, Vie ic Pompée.
CHAPITUE XI. 75
vernement qui demandait la protection d'nn de ses ci-
toyens.
Je crois que ce qui perdit surtout Pompée fut la honte
qu'il eut de penser qu*en élevant César comme il avait fait ^^
il eût manqué de prévoyance. Il s'accoutuma le plus tard
quil put à cette idée , il ne se mettait point en défense,
pour ne point avouer qu'il se fût mis m danger; il soute-
nait au sénat que César n'oserait faire la guerre; et parce
qu'il l'avait dit tant de fois , il le redisait toujours.
Il semble qu'une chose avait mis César çn état de tout
entreprendre : c'est que, par une malheureuse confor-
mité de noms, on avait joint à son gouvernement de la
Gaule cisalpine celui de la Gaule d'au delà les Alpes. ,
La politique n'avait point permis qu'il y eût des armées
auprès de Rome; mais elle n'avait pas souffert non plus
(iue l'Italie fût entièrement dégarnie de troupes : cela fit
qu'on tint des forces considérables dans la Gaule cisalpine ,
c'est-à-dire dans le pays qui est depuis le Rubicon, petit
fleuve de la Romagne, jusqu'aux Alpes. Mais, pour as-
surer la ville de Rome contre ces troupes, on fit le célèbre
sénatus-consulte que Ton voit encore gravé sur le che-
min de Rimini à Césène , par lequel on dévouait aux dieux
infernaux, et l'on déclarait sacrilège et parricide, quicon-
que, avec une légion, avec une armée, ou avec une co-
horte, passerait le Rubicon.
A un gouvernement si important qui tenait la ville en
échec, on en joigpit un autre plus considérable encore :
c'était celui de la Gaule transalpine, qui comprenait les
pays du midi de la France, qui, ayant donné a César
l'occasion de faire la guerre pendant plusieurs années à
tous les peuples qu'il voulut, fit que ses soldats vieilli-
rent avec lui , et qu'il ne les conquit pas moins que les
76 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS^
barbares. Si César n'avait point eu le gouvernement de Ja
Gaule transalpine, il n'aurait point corrompu ses soldats^
ni fait respecter son nom par tant de victoires. S^il n'a-
vait pas eu celui de la Gaule cisalpine. Pompée aurait
pu l'arrêter au passage des Alpes; au lieu que, dès le
commencement de la guerre, il fut obligé d'abandonner
l'Italie : ce qui fit perdre à son parti la réputation, qui
dans les guerres civiies est la puissance même.
La même frayeur qu'Annîbal porta dans Rome après
fa bataille de Cannes, César l'y répandit lorsqu'il passa
le Rubicon. Pompée, éperdu, ne vit, dans les premiers
moments de la guerre, de parti à prendre que celui qui
reste dans les affaires désespérées : il ne sut que céder et
que fuir; il sortit de Rome, y laissa le trésor public; il
ne put nulle part retarder le vainqueur; il abandomia
une partie de ses troupes, toute l'Italie, et passa la mer.
Ou parle beaucoup de la fortune de César; mais cet
homme extraordinaire avait tant de grandes qualités
sans pas un défaut , quoiqu'il eût bien des vices , qu'il
eût été bien difficile que , quelque armée qu'il eût com-
mandée, il n'eût été vainqueur, et qu'en quelque répu-
blique qu'il fût né, il ne l'eût gouvernée.
César, après avoir défait les lieutenants de Pompée en
Espagne, alla en Grèce le chercher lui-même. Pompée,
qui avait la côte de la mer et des forces supérieures,
était sur le point de voir l'armée de César détruite par la
misère et la faim ; mais comme il avait souverainement
le feible de vouloir être approuvé , il ne pouvait s'empê-
cher de prêter l'oreille aux vains discours de ses gens,
qui le raillaient ou l'accusaient sans cesse '. Il veut, di-
sait l'un, se perpétuer dans le commandement, et être,
* Voyex Plutarque, f^ie de Pompée.
•4
CHAPITRE XI. 77
eoinme Agamemnon, le roi des rois. Je vous avertis , di-
■ait un autre, que nous ne mangerons pas encore cette
année des figues de Tusculum. Quelques succès particu-
liers qu'il eut achevèrent de tourner la tête à cette troupe
sénatoriale. Ainsi , pour n*étre pas blâmé , il fit une chose
que la posstèrité blâmera toujours , de sacrifier tant d'a-
vantages pour aller, avec des troupes nouvelles, combat-
tre une armée qui avait vaincu tant de fois '.
Lorsque les restes de Pharsale se furent retirés en Afri-
que, Scipion, qui les commandait, ne voulut Jamais
suivre l'avis de Gaton, de traîner la guerre en longueur :
enflé de quelques avantages , il risqua tout , et perdit tout ;
et lorsque Bnitus et Gassius rétablirent ce parti, la même
précipitation perdit la république une troisième fois.
Vous remarquerez que, dans ces guerres civiles, qui
durèrent si longtemps , la puissance de Rome s'accrut sans
cesse au dehors. Sous Marins, Sylla, Pompée, César, An-
toine , Auguste , Rome, toujours plus terrible , acheva de
détruire tous les rois qui restaient encore.
Il n'y a point d'État qui menace si fort les autres d'une
conquête que celui qui est dans les horreurs de la guerre
civile. Tout le monde, noble, bourgeois, artisan, labou-
reur, y devient soldat; et lorsque par la paix les forces
sont réunies, cet État a de grands avantages sur les au-
tres , qui n'ont guère que des citoyens. D'ailleurs , dans les
guerres civiles, il se forme souvent de grands hommes,
paroe que dans la confusion ceux qui ont du mérite se
font Jour, chacun se place et se met à son rang; au lieu
que dans les autres temps on est placé , et on l'est souvent
> Cela est bien expUqué dam Appien, de la Guerre civile, liv. IV,
eh. cviii et siilv. L*année d*Octave et d'Antoioe aurait péri de faim , si
Vùo n*avait pas donné la bataille.
7.
78 GRANDEUR ET DECADENCE DES ROMAINS ,
tout de travers. Et, pour passer de l'exemple des Romains
à d'autres plus récents, les Français n'ont jamais été si
redoutables au dehors qu'après les querelles des maisons
de Bourgogne et d'Orléans , après les troubles de la Ligue ,
après les guerres civiles de la: minorité de Louis XIII et
de celle de Louis XIV. L'Angleterre n'a jamais été si
respectée que sous Gromwell , après les guerres du long-
parlement. Les Allemands n'ont pris la supériorité sur les
Turcs qu'après les guerres civiles d'Allemagne. Les Es-
pagnols , sous Philippe Y, d'abord après les guerres ci-
viles pour la succession, ont montré en Sicile une force
qui a étonné l'Europe; et nous voyons aujourd'hui la
Perse renaître des cendres de la guerre civile , et humilier
les Turcs.
Enfin la république fut opprimée , et il n'en faut pas
accuser l'ambition de quelques particuliers , il en faut
accuser Thomme , toujours plus avide du pouvoir à me-
sure qu'il en a davantage , et qui ne désire tout que parcei
qu'il possède beaucoup.
Si César et Pompée avaient pensé comme Gaton , d'au-
tres auraient pensé comme firent César et Pompée ; et la
république, destinée à périr, aurait été entraînée au préci-
pice par une autre main.
César pardonna à tout le monde; mais il me semble que
la modération que l'on montre après qu'on a tout usurpé
ne mérite pas de grandes louai^es.
Quoi que l'on ait dit de sa diligence après Pharsale,
Cicéron l'accuse de lenteur avec raison. Il dit à Cassius
qu'ils n'auraient jamais cru que le parti de Pompée se fût
ainsi relevé en Espagne et eu Afrique , et que , s'ils avaient
pu prévoir que César se fût amusé à sa guerre d'Alexandrie,
ils n'auraient pas fait leur paix, et qu'ils se seraient i*e-
J^
CHAPITRE XI. 79
tirés avec Sciplou et Caton en Afrique'. Ainsi un fol
amour lui fit essuyer quatre guerres ; et, en ne prévenant
pas les deux dernières, il remit en question ce qui avait
été décidé à Pharsale.
César gouverna d'abord sous des titres de magistra-
ture , car les hommes ne sont guère touchés que des noms.
£t comme les peuples d*Asie abhorraient ceux de consul
et de proconsul , les peuples d'Europe détestaient celui de
roi : de sorte que, dans ces temps-là , ces noms faisaient
le Ixmheur ou le désespoir de la terre. César ne laissa pas
de tenter de se faire mettre le diadème sur la tête ; mais
voyant que le peuple cessait ses acclamations, il le rejeta.
11 fit encore d'autres tentatives ' ; et je ne puis comprendre
qu'il pût croire que les Romains, pour le souffrir tyran ,
aimassent pour cela la tyraimie , ou cnissent avoir fait ce
qu'ils avaient fait.
Un jour que le sénat lui déférait de certains honneurs,
il négligea de se lever; et pour lors les plus graves de ce
corps achevèrent de perdre patience.
On n'offense jamais phis les hommes que lorsqu'on
choque leurs cérémonies et leurs usages. Cherchez à les
opprimer, c'estquelquefoisune preuve de l'estime que vous
en faites; choquez leurs coutumes, c'est toujours une
marque de mépris.
César, de tout temps ennemi du sénat, ne put cacher le
mépris qu'il conçut pour ce corps, qui était devenu pres-
que ridicule depuis qu'il n'avait plus de puissance : par là
sa clémence même fut insultante. On regarda qu'il ne par-
donnait pas, mais qu'il dédaignait de punir.
Il porta le mépris jusqu'à faire lui-même les sénatus-
• Lettres familières, liv. XV.
' Il cassa les tribuns du peuple.
êO GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
eousultes; il les souscrivait du nom des premiers sénateurs
qui lui venaient dans l'esprit. « J'apprends quelquefois,
« dit Oicéron <, qu'un séuatus-oonsulte passé à mon avis
m a été porté en Syrie et en Arménie , avant que j'aie su
« qu'il ait été fait ; et plusieurs princes m'ont émt des let-
« très de remercîments sur ce que j'avais été d'avis qu'on
« leur donnât le titre de rois, que non-seulement je ne sa-
« vais pas être rois, mais même qu'ils fussent an nnmde. »
On peut voir dans les lettres de quelques grands hom-
mes de ce temps-là *, qu'on a mises sous le nom de Gioé-
ron, parce que la plupart sont de lui, l'abattement et le
désespoir des premiers hommes de la république à cette
révolution subite qui les priva de leurs honneurs et de
leurs occupations mêmes, lorsque le sénat étant sans
fonotfon, ce crédit, qu'ils avalent eu par toute la terre,
ils ne purent plus l'espérer que dans le cabinet d'un seul ;
et cela se voit bien mieux dans ces lettres que dans les
discours des historiens. Elles sont le chef-d'œuvre de la
naïveté des gens unis par une douleur commune , et d'un
siècle où la fausse politesse n'avait pas mis le mensonge
partout ; enfin on u*y \(Ât point, comme dans la plupart de
nos lettres modernes, des gens qui veulent se tromper,
mais des amis malheureux qui cherchent à se tout dire.
Il était bien difficile que César pût défendre sa vie : la
plupart des conjurés étaient de son parti, ou avaient été
par lui comblés de bienfaits^, et la raison en est bien na-
turelle. Ils avaient trouvé de grands avantages dans sa vic-
toire; mais , plus leur fortune devenait meilleure, plus ils
' LeiAres JamilièmB, liv. IX-
' Voyez les Lettres de Cicéron et de Servius Sulpitius.
s Décimus Brutos, Calus Casca, Trébonius, TuUiiu Cimber, Minu-
tios BasUius, étaient amis de César. (Appien, de Bello civili, lib. |i,
cb. cxiu.
CHAPITRE XI. Si
commençaient à avoir part au malheur commun ' ; car, â
homme quin*a rien, il importe assez peu, à certains égards ,
en quel gouvernement il vive.
De plus, il y avait un certain droit des gens, une opi-'v
niou établie dans toutes les républiques de Grèce et d'Ita-
lie, qui faisait regarder comme un homme vertueux l'as-
sassin de celui qui avait usurpé la souveraine puissance.
A Rome surtout, depuis l'expulsion des rois, la loi était
précise, les exemples reçus : la république armait le bras
de chaque citoyen, le faisait magistrat pour le moment,
et l'avouait pour sa défense.
Brutus ose bien dire à ses amis que, quand son père re-
viendrait sur la terre, il le tuerait tout de même'; et
quoique , par la continuation de la tyrannie , cet esprit de
liberté se perdît peu à peu , les conjurations , au commen-
cement du règne d'Auguste, renaissaient toujours.
C'était un amour dominant pour la patrie qui , sortant
des règles ordinaires des crimes et des vertus, n'écoutait
que lui seul , et ne voyait ni citoyen , ni ami , ni bienfai-
teur, ni père : la vertu semblait s'oublier pour se surpasser
elle-même ; et l'action qu'on ne pouvait d'abord approuver,
parce qu'elle était atroce, elle la faisait admirer comme
divine.
En effet, le crime de César, qui vivait dans un gou-
vernement libre, u' était-il pas hors d'état d'être puni au-
trement que par un assassinat? Et demander pourquoi on
ne l'avait pas poursuivi par la force ouverte ou par les
lois , n'était-ce pas demander raison de ses crimes ?
* Je ae parle pas des satellites d*aa lyran, qui seraient perdus après
lui , mais de ses oompagnoos , dans un gouvernement libre.
3 Leilre de Brutus /dans le recueil de celles de Cicéron.
gl GRANDEUR ET DÉDADENCE DES ROMAINS,
CHAPITRE XIL
De rétat de Rome après la mort de César.
Il était tellement linpossil>le que la réfmblique pût se
rétablir, qu'il arriva ce qu'on n'avait jamais encore vu,
qu'il n'y eut plus de tyran, et qu'il n'y eut pas de liberté;
car les causes qui l'avaient détruite siibsistaient toujours.
Les conjurés n'avaient formé de plan que pour la con-
juration , et n'en avaient point fait pour la soutenir.
Après l'action faite, ils se retirèrent au Gapitole : le sénat
nes'assembla pas; et le lendemain, Lépidus, qui cherchait
le trouble, se saisit, avec des gens armés, de la place ro-
maine.
Les soldats vétérans, qui craignaient qu'on ne répétât,
les dons immenses qu'ils avaient reçus, entrèrent dans
Rome : cela ût que le sénat approuva tons les actes de Cé-
sar, e^que , conciliant les extrêmes , il accorda une amnis-
tie aux conjurés ; ce qui produisit une fausse paix.
César, avant sa mort , se préparant à son expédition con-
tre lesParthes, avait nommé des magistrats pour plusieurs
années , afin qu'il eût des gens à lui qui maintinssent dans
son absence la tranquillité de son gouvernement : ainsi ,
après sa mort, ceux de son parti se sentirent des ressour-
ces pour longtemps.
Comme le sénat avait approuvé tons les actes de César
sans restriction, et que l'exécution en fut donnée aux
consuls , Antoine, qui l'était, se saisit du livre des raisons
de César, gagna son secrétaire , et y fit écrire tout ce qu'il
voulut : de manière que le dictateur régnait plus impérieu-
sement que pendant sa vie; car ce qu'il n'aurait jamais
fait, Antoine le faisait ; l'argent qu'il n'aurait jamais donné,
CHAPITRE XII. S 3
Autoiue ledouDait; et tout homme qui avait de mauvaises
intentions contre la république trouvait soudain une ré-
compense dans les livres de César.
Par un nouveau malheur, César avait amassé pour son
expédition des sommes immenses, qu'il avait mises dans
le temple d'Ops : Antoine, avec son livre, en disposa à sa
fantaisie.
Les conjurés avaient d'abord résolu de jeter lecorps de
César dans le Tibre ' : ils n'y auraient trouvé nul obsta-
cle ; car, dsfus ces momeuts d*étonnement qui suivent une
action inopinée, il est facile de faire tout ce qu'on peut oser.
Cela ne fut point exécuté ; et voici ce qui en arriva :
Le sénat se cnit obligé de permettre qu'on fît les obsè-
ques de César; et effectivement, dès qu'il ne l'avait pas
déclaré tyran, il ne pouvait lui refuser la sépulture. Or,
c'était une coutume des Romains , si vantée par Polybe ,
déporter dans les funérailles les images des ancêtres, et
de faire ensuite l'oraison funèbre du défunt. Antoine, qui
la fit, montra au peuple la robe ensanglantée de César, lui
lut son testament , où il lui faisait de grandes largesses, et
l'agita au point qu'il mit le feu aux maisons des conjurés.
Nous avons un aveu de Cicéron, qui gouverna le sénat
dans toute cette affaire % qu'il aurait mieux valu agir avec
rigueur, et s'exposer à périr, et que même on n'aurait
point péri ; mais il se disculpe sur ce que, quand le sénat
fut assemblé, il n'était plus temps. Et ceux qui savent
le prix d'un moment , dans des affaires où le peuple a tant
de part, n'en seront pas étonnés.
Voici un autre accident : pendant qu'on faisait des jeux
* Cela n*auralt pas été sans exemple : après que Tibérius Gracclms
eut été laé, LucréUus, édile, qui fut depuis appelé Vespillo^ Jeta sou
corps dans le Tibre. (Aurélius Victor, de Fir. illust.^ cli. lxiv.)
' Lettre» à /Itticus, liv. XIV, lelt. x.
B4 GHANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
eu rhonueur de César, une comète à longue chevelure pa-
rut pendant sept jours : le peuple cnit que son âme avait
été reçue dans le ciel.
C'était bien une coutume des peuples de Grèce et d'Asie,
de bâtir des temples aux rois , et même aux proconsnis
qui les avaient gouvernés ' : ou leur laissait faire ces cho-
ses comme le témoignage le plus fort qu'ils pussent donner
de leur servitude; les Romains mêmes pouvaient, dans
deslaraires, ou des temples particuliers, rendre des hon-
neurs divins à leurs ancêtres ; mais je ne vois pas que , de-
puis Romulus jusqu'à César, aucun Romain ait été mis au
nombre des divinités publiques * .
Le gouvernement de la Macédoine était échu à Antoine ;
il voulut, au lieu de celui-là, avoir celui des Gaules : on
voit bien par quel motif. Décimus Brutus, qui avait la
Gaule cisalpine , ayant refusé de la lui remettre, il voulut
l'en chasser ; cela produisit une guerre civile, dans laquelle
le sénat déclara Antoine ennemi de la patrie.
Cicéron, pour perdre Antoine , son eunemi particulier,
avait pris le mauvais parti de travailler à l'élévation d'Oc-
tave; et, au lieu de chercher à faire oublier au peuple Cé-
sar, il le lui avait remis devant les yeux.
Octave se conduisit avec Cicéron en homme habile : il
le flatta , le loua , le consulta , et employa tous ces artifices
dont la vanité ne se défie jamais.
Ce qui gâte presque toutes les affaires, c'est qu'ordi-
nairement ceux qui les entreprennent, outre la réussite
principale, cherchent encore de certains petits succès
' Voyez là-dessus les Lettres de Cicéron à Atticus, liv. V, et la re-
marque de M. l'abbé de Mongaalt.
' Diou dit que les triumvirs, qui espéraient tous d'avoir quelque Jour
la place de César, tirent tout ce qu'ils purent pour augmenter les hon-
neurs qu'on lui rendait, liv. XLVII.
CHAPITRE XII. S5
particulier^* qui flattent leur amour-propre , et les rendent
contentli 4'^ux.
Je crois que si Gaton s*était réservé pour la république ,
il aurait donné aux choses tout un autre tour. Gicéron ,
avec des parties admirables pour un second rôle , était in-
capable du premier : il avait un beau génie , mais une âme
souvent commune. L'accessoire, chez Gicéron, c*était la
vertu; chezGatoa, c'était la gloire'; Gicéron se voyait
toujours le premier; Gaton s'oubliait toujours : celui-ci
voulsiit sauver la république pour elle-'méme; celui-là,
pour s'en vanter.
Je pourrais continuer le parallèle en disant que , quand
Gaton prévoyait, Gicéron craignait; que là où Gaton es-
pérait, Gicéron se confiait : que le premier voyait toujours
les choses de sang-froid ; l'autre , au travers de cent petites
passions.
Antoine fat défait à Modène : les deux consuls Hirtius
et Pansa y périrent. Le sénat, qui se crut au-dessus de ses
affaires, songea à abaisser Octave, qui de son côté cessa
d'agir contre Antoine, miena son armée à Rome, et se fit
déclarer consul.
Voilà comment Gicéron , qui se vantait que sa robe avait
détruit les armées d'Antoine , donna à la république un en-
nemi plus dangereux, parce que son nom était plus cher,
et ses droits , en apparence , plus légitimes \
Antoine, défait, s'était réfugié dans la Gaule transal-
pine, où il avait été reçui)arLépidns. Gesdeux hommes
s*unirent avec Octave, et ifs se donnèrent l'un à l'autre la
■ Eêse quam videri bonus malebat; itaque, quo minus ffloriam pe^
Uhat, eo tnagis illamassequebatur. {SkLU]ST,.de Bello CatU.^ ch. uv.)
> Il était héritier de César, et son fils par adoption.
86 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
viedeleursamisetde leurs ennemis'. Lapide restaà Rome:
les deux autres allèrent chercher Brutus et Gassius , et ils
les trouvèrent dans ces lieux où Ton conibattit trois fois
pour l^empire du monde.
Brutus et Gassius se tuèrent avec une précipitation qui
n*est pas excusable ; et Tonne peut lire cet endroit de leur
vie sans avoir ^tié de la république, qui fut ainsi aban-
donnée. Gaton s'était donné la mort à la fin de la tragédie ;
ceux-ci la commoioèrent en quelque façon par leur mort.
On peut donner plusieurs causes de cette coutume si gé-
nérale des Romains de se donner la mort : le progrès de la
secte stoïque^ qui y encourageait; i'établissementdes triom-
phes et de Tesclavage , qui firent penser à plusieurs grands
hommes qu'il ne fallait pas survivre à une défaite^ l'avan-
tage que les accusés avaient de se donner la mort j^utôt
que de subir un jugement pa^ lequel leur mémoire^ devait
être flétrie et leurs biens confisqués' ; une espèce de point
d'honneur y peut-être plus raisonnable que celui qui nous
porte aujourd'hui à égorger notre ami pour un geste ou
pour une parole ; enfin une grande commodité pour l'hé-
roïsme , chacun faisant finir la pièce qu'il jouait dans le
monde , à l'endroit où il voulait ^ .
On pourrait ajouter, une grande facilité dans l'exécution :
l'âme , tout occupée de l'action qu'elle va faire , du motif
qui la détermine , du péril qu'elle va éviter , ne voit point
proprement la mort, parce que la passion fait sentir, et
jamais voir.
' Leur cruaaté ftit si insensée, qu'ils ordonnèrent qoe chacun eût à se
réjouir des proscriptions, sous peine de la vie. Voyez Dion.
* Eofum qui de se siatuebant humahantur corpora ^ manebant tes^
tamcnta, pretium festinandi. (Tacite, Annales , liv. VI, ch. xxix.)
^ Si Charles I et Jacques H avaient vécu dans une religion qui leur
piU permis de se tuer, ils n'anraient pas eu à soutenir l*un une telle mort,
l'autre une telle vie.
CHAPiTK£ XUl. 87
L'amour-propre, ramour de notre conservation se
transforme eu tant de manières , et agit par des principes
si contraires , qu*il nous porte à sacrifier notre être pour
l^amour de notre être ; et tel est le cas que nous faisons de
nous-mêmes, que nous consentons à cesser de vivre par un
instinct naturel et obscur qui MX que nous nous aimons
plus que notre vie même '.
V
V
CHAPITRE XIII. K
^r
Auguste.
Sextus Pompée tenait la Sicile et la Sardaigne ; il était
maître de la mer, et il avait avec lui une infinité de fugi-
tifs et de proscrits qui combattaient pour leurs dernières
espérances. Octave lui fit deux guerres très laborieuses ;
et après bien des mauvais succès, il le vainquit par Tha-
bîleté d' Agrippa.
Les conjurés avaient presque tous fini malheureusement
leur vie * ; et il était bien naturel que des gens qui étaient
à la tète d'un parti abattu tant de fois, dans des guerres où
l'on ne se faisait aucun quartier , eussent péri de mort vio-
lente. Delà cependant on tira la conséquence d'une ven-
' [Dam quelques édUious modernes « ce chapitre se termine par le pa* /
raijrapbe sulvaut : « Il est certain que les hommes sont devenus moins r -
libres, moins courageux, moins portés aux grandes entreprises qu'ils {)
D*éCaieDt lorsque, par cette puissance qu'on prenait sur soi-même, on
pouvait à tous les instants échapper à toute autre puissance. » i
Mais cette réflexion ne se trouvant dans aucune des éditions publiées
du vivant de M oaiesquieu , nous avons cru devoir la fctjeter au Imis de
la page. (P.)]
* De nos jours , presque tous ceux qui jugèrent Charles 1 eurent une
fin tragique. Cest qu'il n*est guère possible de faire des actions pareilles
sans avoir de tous côtés de mortels ennemis , et par conséquent sans
courir une infinité de périls.
SS GRÀNDEUA ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
geance céleste qui punissait les meurtriers de César , et
proscrivait leur cause.
Octave gagna les soldats de Lépidus , et le dépouilla de
la puissance du triumvîriat : il lui envia même la consola-
tion de mener une vie obscure , et le força de se trouver ,
comme homme privé , dans les assemblées du peuple.
On est bieuaise de voir Thumiliationde ce Lépidus. C'é-
tait le plus méchant citoyen q\ii fut dans la république ,
toujours le premier à commencer les troubles , formant
sans cesse des projets funestes, où îl était obligé d'asso-
cier de plus habiles gens quelui. Un auteur moderne 's'est
plu à eu faire l'éloge , et cite Antoine , qui , dans une de
ses lettres , lui donne la qualité d'honnête homme ; mais
un honnête homme pour Antoine ne devait guère l'être
pour les autres.
Je crois qu'Octave est le seul de tous les capitaines ro-
mains qui ait gagné l'affection des^soldats en leur donnant
sans cesse des marques d'une lâcheté naturelle. Dans ces
temps-là y les soldats faisaient plus de casde la libéralité de
leur général que de son courage. Peut-être même que ce
fut un bonheur pour lui de n'avoir point eu cette valeur
qui peut donner l'empire , et que cela même l'y porta : on
le craignit moins. Il n'est pas impossible que les choses
qui le déshonorèrent le plus aient étécelles qui le servirent
le mieux. S'il avait d'abord moutréune grandeâme, tout
le monde se serait méfié de lui; et, s'il eût eu de la har-
diesse , il n'aurait pas donné à Antoine le temps de faire
toutes les extravagances qui le perdirent.
Antoine , se préparant contre Octave , jura à ses soldats .
que deux mois après sa victoire il rétablirait la républi-
que : ce qui fait bien voir que les soldats mêmes étaient
> L'abbé de Saiut-Réal.
CBAPITRE Xlil. 89
jaloux de la liberté de leur patrie, quoiqu'ils la détrui-
sissent sans cesse, n'y ayant rieade si aveugle qu'une
armée.
La bataille d'Actium se donna; Gléopâtre fuit , et en-
traîna Antoine avec elle. Il est certain que dans la suite
elle le trahit ' . Peut-être que , par cet esprit de coquetterie
Inconcevable des femmes , elle avait formé le dessein de
mettre encore à ses pieds un troisième maître du monde.
Une femme à qui Antoine avait sacrifié le monde entier
le trahit ; tant de capitaines et tant de rois, qu'il avait
agrandis ou faits, lui manquèrent; et, comme si la géné-
rosité avait été liée à la servitude , une troupe de gladia-
teurs lui conserva une fidélitéhéroîque. Comblez \uï homme
de bienfaits, la première idée que vous lui inspirez, c^est
de chercher les moyens de les conserver : ce sont de nou-
veaux intérêts que vous lui donnez à défendre..
Ce qu'il y a de surprenant dans ces guerres, c'est qu'une
bataille décidait presque toujours l'affaire, et qu'une dé-
faite ne se réparait pas.
Les soldats romains n'avaient point proprement d'esprit
de parti, ils ne combattaient point pour une certaine
chose , mais pour une certaine personne : ils ne connais-
saient que leur chef, qui les engageait par des espérances
immenses ; mais le chef battu n'étant plus en état de rem-
plir ses promesses, ils se tournaient d'un autre côté. Les
provinces n'entraient point non plus sincèrement dans la
querelle, car 11 leur importait fort peu qui eût le dessus ,
du sénat ou du peuple. Ainsi, sitôt qu'un des chefs était
.battu , elles se donnaient à l'autre ' ; car il fallait que cha-
* Voyez Dion, Uv. LI. «
' n n*y avait point de garnisoos dans les viiles pour les contenir; e(
1rs Romains n^avaient ea besoin d'assurer leur empire que par des ar-
mées oo des colonies.
8.
90 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
que Tilie songeât à se justifier devant le vainqueur, qui ,
ayant des promesses immenses à tenir aux soldats , deyait
leur sacrifier les pays les plus coupables.
Nous avons eu en France deux sortes de guerres civiles :
les unes avaient pour prétexte la religion , et elles ont
duré parce que le motif subsistait après la victoire ; les
autres n'avaient pas proprement de motif, mais étaient
excitées par la légèreté ou Tambitionde quelques grands,
et elles étaient d*abord étouffées.
Auguste (c'est le nom que la flatterie donna à Octave)
établit Tordre, c*est-à-^re une servitude durable ' ; car
dans un État libre où Ton vient d'usurper la souveraine-
té, on appelle règle tout ce qui peut fonder l'autorité sans
borne d'im seul ; et on nomme trouble, dissension, mau-
vais gouvernement, tout ce qui peut maintenir Tbonnète
liberté des sujets.
Tous les gens qui avaient eu des projets ambitieux
avaient travaillé à mettre une espèce d^anarchie dans la
république. Pompée , Grassus et César y réussirent à mer-
veille. Ils établirent une impunité de tous les crfmes pu-
blics ; tout ce qui pouvait arrêter la corruption des mœurs,
tout ce qui pouvait faire une bonne police , ils l'abolirent ;
et comme les bons législateurs cherchent à rendre leurs
concitoyens meilleurs, ceux-ci travaillaient à les rendre
pires : ils introduisirent donc la coutume de corrompre le
peuple à prix d'argent , et quand on était accusé de brigues
on corrompait aussi les juges; ils firent troubler les élec-
tions par toutes sortes de violences, et quand on était mis
' [La plupart des ambitieux qui s^élèvent prennent de noav«aux titres
pour autoriser un nouveau pouvoir. Mais Auguste voulut cacher une
puissance nouvelle sous des noms connus et des dignités ordinaires : il
ée fit appeler empereur, pour conserver son autorité sur les légicNis ; se
lit créer tribun, pour disposer du peuple : ti prince du sénat, pour le
gouverner. (Saint-Évremond.)]
CHAPITRE XUI. Of
enjustice ou intimidait encore les juges '; Fautorité même
du peuple était anéantie : témoin Gabinius , qui , après
avoir rétabli , malgré le peuple, Ptolomée à main armée,
vint froidement demander le triomphe '.
Ces pruniers hommes de la république cherchaient à
dégoûter le peuple de son pouvoir, et à devenir nécessai-
res en rendant extrêmes les inconvénients du gouverne-
ment républicain ; mais lorsque Auguste fut une fois le
maitre, la politique le fit travailler à rétablir l'ordre, pour
faire sentir le bonheur du gouvernement d'un seul.
Lorsque Auguste avait les armes à la main, il craignait
les révoltes des soldats, et non pas les conjurations des
citoyens; c'est pour cela qu'il ménagea les premiers, et
fut si cruel aux autres. Lorsqu'il fut en paix, il craignit
les conjurations ; et ayant toujours devant \e^ yeux le
destin de César, pour éviter son sort il songea à s'éloigner
de sa conduite. Voilà la clef de toute la vie d'Auguste. Il
porta dîans le sénat une cuirasse sous sa robe; il refusa le
nom de dictateur; et au lieu que César disait insolemment
que la république n'était rien, et que ses proies étaient
des lois, Auguste ne parla que de la dignité du sénat, et
de son respeet pour la république. Il songea donc à établir
le gouvernement le plus capable de plaire qui fût possi-
ble sans choquer ses intérêts ; et il en fit un aristocratique
par rapport au civil , et monarchique par rapport au mili-
taire : gouvernement ambigu , qui , n'étant pas soutenu
par ses propres forces , ne pouvait subsister que tandis
qu'il plairait au monarque , et était entièrement monar-
chique par conséquent.
* Cela se voit bien dans les Lettres de Cicéron à Atlicui.
' César fit la suerre aux Gaulois, etCrassus^ux Parlhes, sans qu'il y
eût aucune délioération da sénat ni aucun décret du peuple. Voyez Dion.
02 GRANDEtJR ET DECADENCE DES ROMAINS,
Ou a mis en question si Auguste avait eu véritablement
le dessein de se démettre de Tempire. Mais qui ne voit
que , s'il Feût voulu , il était impossible qu'il n'y eût réussi ?
Ce qui fait voir que c'était un jeu, c'est qu'il demanda
tous les dix ans qu'on le soulageât de ce poids, et qu'il le
porta toujours. C'étaient de petites finesses pour se faire
encore donner ce qu'il ne croyait pas avoir assez acquis.
Je me détermine par toute la vie d'Auguste ; et, quoique
les hommes soient fort bizarres , cependant il anive très-
rarement qu'ils renoncent dans un moment à ce à quoi ils
ont réfléchi pendant toute leur vie. Toutes les actions
d'Auguste , tous ses règlements, tendaient visiblement à
rétablissement de la monarchie. Sylla se défait de la dic-
tature; mais dans toute la vie de Sylla , au milieu de ses
violences, on voit un esprit r^ublicain; tous ses règle-
ments, quoique tyranniquement exécutés, tendent tou-
jours à une certaine forme de république. Sylla, homme
emporté , mène violemment les Romains à la liberté ; Au-
guste , rusé tyran', les conduit doucement à la servitude.
Pendant que sous Sylla la république reprenait des forces,
tout le monde criait à la tyraïuiie; et pendant que sous
Auguste la tyrannie se fortiOait , on ne parlait que de li-
berté.
La coutume des triomphes, qui avait tant contribué à
la grandeur de Rome , se perdit sous Auguste, ou plutôt
cet honneur devint un privilège de la souveraineté'. La
pi upart des choses qui arrivèrent sous les empereurs avaient
leur origine dans la république ^ , et il faut les rapprocher ;
' remploie ici ce mot dans le sens des Grecs et des Romains , qui
donnaient ce nom à tous ceux qui avaient renversé la démocratie.
* On ne donna ptus aux particuliers que les ornements triomphaux.
(Dion , in Aug.)
* Les Romains ayant changé de gouvernement sans avoir été enva-
CHAPITRE XIII. 93
ceiui-4à seul avait le droit de demander le triomphe, sous
les auspices duquel la guerre s'était faite ' ; or elle se fai-
sait toujours sous les auspices du chef, et par conséquent
de l'empereur, qui était le chef de toutes les armées.
Gomme , du temps de la république , on eut pour prin-
cipe de faire continuellement la guerre, sous les empe-
reurs la maxime fut d'entretenir la paix : les victoires ne
furent regardées que comme des sujets d'inquiétude , avec
des armées qui pouvaient mettre leurs services à trop
haut prix.
Ceux qui eurent quelque commandement craignirent
d'entreprendre de trop grandes choses : il fallut modérer
sa gloire de façon qu'elle ne réveillât que l'attention, et non
pas la jalousie du prince; et ne point paraître devant lui
avec un éclat que ses yeux ne pouvaient souffrir.
Auguste fut fort retenu h accorder le droit de bourgeoisie
romaine* ; il fit des lois^ pour empêcher qu'on n'affran-
chit trop d'esclaves 4 ; il recommanda par son testament
que l'on gardât ces deux maximes, et qu'on ne cherchât
point à étendre l'empire par de nouvelles guerres.
Ces trois choses étaient très-bien liées ensemble : dès
qu'il n'y avait plus de guerres , il ne fallait plus de bour-
geoisie nouvelle , ni d'affranchissements.
Lorsque Rome avait des guerres continuelles, il fallait
liis , les mêmes coutumes restèrent après le changement du gouverne-
meut, dont la forme même resta à peu près.
' Dion, m Aug. liv. LIY, dit qu*Âgrippa négligea par modestie de
rendre compte au sénat de son expédition contre les peuples du Bos-
phore, et refusa même le triomphe; et que depuis lui personne de ses
pareils ne triompha; mais c*étaitune gr&ce qu'Auguste voulait Caire à
Agrippa, et qu'Antoine ne iit point à Yentidins la première fois qu'il
vainquit les Parthes.
> So^roNE , in Aug,
* Suétone, ihid. Voyez les InsHiutes, liv. I.
* Dion, in Aug.
94 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
qu'elle réparât eoDtiouellement ses habitants. Daus les
ooinmencements, on y mena une partie du peuple de la
ville vaincue : dans la suite , plusieurs dtoyens des villes
voisines y vinrent pour avoir part an droit de suffrage ; et
ils s'y établirent en si grand nombre, que , sur les plaintes
des alliés , on fut souvent obligé de les leur renvoyer ; enfin
ou y arriva en foule des provinces. Les lois favorisèrent
les mariages , et même les rendirent nécessaires. Home
fit dans toutes ses guerres un nombre d'esclaves prodi-
gieux ; et lorsque ses citoyens furent comblés de richesse,
ils en achetèrent de toutes parts ; mais ils les afiTranchirent
sans nombre, par générosité, par avarice, par faiblesse M
lés uns voulaient récompenser des esclaves fidèles ; les au-
tres voulaieut recevoir en leur nom le blé que la république
distribuait aux pauvres citoyens ; d'autres enfin désiraient
d'avoir à leur pompe funèbre beaucoup de gens qui la sui-
vissent avec un chapeau de fleurs. Le peuple fut presque
. composé d'affranchis ' ; de façon que ces mattres du monde,
non-seulement dans les commencements , mais dans tous
les temps, furent la pUipart d'origine servile.
Le nombre du petit peuple , presque tout composé d'af-
franchis ou de fils d'affranchis, devenant incommode,
on en fit des colonies , par le moyen desquelles on s'assura
de la fidélité des provinces. C'était une circulation des
hommes de tout l'univers. Rome les recevait esclaves , et
les renvoyait Romains.
Sous prétexte de quelques tumultes arrivés dans les
élections, Auguste mit dans la ville un gouverneur et une
garnison ; il rendit les corps des légions éternels , les plaça
' DCNYS D*H\LICARNASSE, lîv. IV.
' Voyez Tacite, Antuiles, liv. XII [, ch. xxvh, laie fusum in cor-
pus, etc.
CHAPITRE Xlll. 95
sur les frontières , et établit des fonds particuliers pour les
payer; enfin il ordonna que les vétérans recevraient leur
récompense en argent , et non pas en terres '.
11 est résulté plusieurs mauvais effets de cette distri-
bution des terres que Ton^ faisait depuis Sylla. La propriété
des biens des citoyens était rendue incertaine. Si on ne
menait pas dans un même lieu les soldats d'une cohorte ,
ils se dégoûtaient de leur établissement, laissaient les
terres incultes , et devenaient de dangereux citoyens ' :
mais , si on les distribuait par légions , les ambitieux pou-
vaient trouver contre la république des armées dans un
moment
Auguste fit des établissements fixes pour la marine.
Comme avant lui les Romains n^avaient point eu des corps
perpétuels de troupes de terre , ils n'en avaient point non
plus de troupes de mer. Les flottes d'Auguste eurent pour
objet principal la sûreté des convois , et la communica-
tion des diverses parties de l'empire ; car d'ailleurs les Ro-
mains étaient les maîtres de toute la Méditerranée : on
ne naviguait dans ces temps-là que dans cette mer, et ils
n'avaient aucun ennemi à craindre.
Dion remarque très-bien ({ue , depuis les empereurs, il
fut plus difficile d'écrire l'histoire : tout devint secret; tou-
tes les dépêches des provinces furent fibrtées dans le cabi-
net des empereurs ; ou ne sut plus que ce que la folie et la
hardiesse des tyrans ne voulut point cadier, ou ce que les
historiés conjecturèrent.
* n régla que les soldats prétoriens auraient cinq mille drachmes •.
deux après seize ans de service, et les autres trois mille drachmes après
vin($t ans de service. (Dion , in Aug.)
» Voyei Tacite, Annales ^ liv. XÎV, ch. xxvii , sur les soldats menés
à Tarente et à Antiam.
96 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS ,
CHAPITRE XIV.
Tibère.
Gomme on voit un fleuve miner lentement et sans bruit
les digues qu'on lui oppose, et enfin les renverser dans un
moment, et couvrir les campagnes ({u'elles conservaient,
ainsi la puissance souveraine sous Auguste agit insensi-
blement, et renversa sous Tibère avec violence.
Il y avait une loi de majesté contre ceux qui commet-
taient quelque attentat contre le peuple romain. Tibère se
saisit de cette loi, et l'appliqua, non pas aux cas pour les-
quels elle avait été faite , mais à tout ce qui put servir sa
haine ou ses défiances. Ce n'étaient pas seulement les ac-
tions qui tombaient dans le cas de cette loi , mais des pa-
roles , des signes , et des pensées même ; t^f ce qui se dit
dans ces épanchements de cœur que la conversation pro-
duit entre deux amis ne peut être regardé que comme des
pensées. Il n'y eut donc plus de liberté dans les festins, de
confiance dans les parentés, de fidélité dans les esclaves ;
la dissimulation et la tristesse du prince se communiquant
partout, l'amitié fut regardée comme un écueil; l'ingé-
nuité , comme une imprudence ; la vertu , comme une af-
fectation qui pouvait rappeler dans l'esprit des peuples le
bonheur des temps précédents '.
' [Les RéJUseioru sur les divers génies du peuple romain, qaoiqae bien
inféneares à l*oavrage de Montesquieu, ne sont cependant pas sans
intérêt; d^à on a pu les apprécier dans quelques citations. Nous ajou-
terons ici le tableau de la tyrannie de Tibère , persuadés que nos lecteurs
nous sauront gré de ce rapprochement.
« JusquUci, d|t Saint-Ëvremond, vous avez vu des crimes inspirés
par la Jalousie d'une fausse politique : présentement, c'est la cruauté ou-
verte et la tyrannie déclarée. On ne se contente pas de quitter les bonnes
maximes , on abolit les meilleures lois , et on en fait une inflnlté de nou-
velles qui regardent en apparence le salut de l'empereur, mais, dans la
vérité, la perte des gens de bien qui restent à Rome. Tout est crime de
«
i
CHAPITRE XÏV. 97
Il n*y a point de plus cruelle tyrannie que celle quePon
exerce à Tombredes lois, et avecles couleurs de la justice^
lorsqu'on va pour ainsi dire noyer des malheureux sur la
planche même sur laquelle ils s'étaient sauvés.
Et, comme il n*est Jamais arrivé qu*un tyran ait man-
qué d'instruments de sa tyrannie, Tibère trouva toujours
des juges prêts à condamner autant de gens qu'il en put
soupçonner. Du temps de la république , le sénat, qui ne
jugeait point en corps les affaires des particuliers , connais-
sait, par une délégation du peuple, des crimes qu'on im-
putait aux alliés. Tibère lui renvoya de même le jugement
de tout ce qu'il appelait crime de lèse-majesté contre lui.
Ce corps tomba dans un état de bassesse qui ne peut s'ex-
primer : les sénateurs allaient au-devant de la servitude ;
sous la faveur de Séjan , les plus illustres d*entreeux fai-
saient le métier de délateur.
11 me semble que je vois plusieui^ causes de cet esprit
de servitude qui régnait pour lors dans le sénat. Après que
César eut vaincu le parti de la république , les amis et les
ennemis qu'il avait dans le sénat concoururent également à
êter toutes les bornes que les lois avaient mises à sa puis-
lète-majeatè. On paDlssait autrefois aoe véritable ooDspiration , on punit
Ici une parole innocente malicieusement expliquée. Les plaintes qu'on a
laissées aux malheureux pour le soulagement de leurs misères; les lar-
mes , ces expressions naturelles de nos douleurs ; les soupirs qui nous
échappent malgré nous; les simples regards , deviennent funestes. La nal-
v^ du discours exprime de méchants desseins ; la discrétion du silence
cache de mauvaises intentions. On observe la Joie comme une espérance
conçue de la mort du prince ; la tristesse est remarquée comme un cha-
grin de sa prospérité, ou un ennui de sa vie. Au milieu de ces dangers , si
le péril de Toppression vous donne quelque mouvement de crainte , on
praid votre appréhension pour le témoignage d'une consclenoe'effrayée ,
qui, se trahissant elle-même, découvre ce que vous allez faire ou ce
que vous avez fait Si vous ét^ en réputation d'avoir du courage ou de
U fermeté, on vous craint comme un audacieux capable de tout entre-
prendre. Parler, se taire, se réjouir, s'affliger, avoir de la peur ou de Tas-
fturanoe : tout est crime, tout mérite le dernier supplice. » (Ch. xvii.)l
9
98 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMALNS,
saQoe , et à lui déférer des honneursexcessifs. Les uns cher-
chaieut à lui plaire, les autres à le rendre odieux. Dion
uous dit que quelques-uas allèrent jusqu*à proposer qu*il
lui fût permis de jouir de tontes les femmes qu*il lui plai-
rait. Gela fit qu'il ne se défia point du sénat, et qu'il y
fut assassiné; mais cela fit aussi que, dans les règnes
suivants, il n*y eut point de flatterie qui fût sans exemple,
et qui pût révolter les esprits.
Avant que Rome fût gouvernée par un seul , les riches-
ses des principaux Romains étaient immenses , quelles
que fussent les voies qu'ils employaient pour les acqué-
rir ; elles furent presque toutes ôtées sous les empereui'S :
les sénateurs n'avaient plus ces grands clients qui les com-
blaient de biens ; on ne pouvait guère rien prendre dans
les provinces que pour César, surtout lorsque ses procura-
teurs , qui étaient à peu près comme sont aujourd'hui nos
intendants, y furent établis. Cependant, quoique la source
des richesses fût coupée, les dépenses subsistaient tou-
jours; le train de vie était pris, et on ne pouvait plus le
soutenir que par la faveiu* de Tempereur.
Auguste avait ôté au peuple la puissance de faire les
lois, et celle déjuger les crimes publics; mais il lui avait
laissé, ou du moins avait paru lui laisser, celle d'élire les
magistrats. Tibère , qui craignait les assemblées d'un peu-
ple si nombreux , lui ôta encore ce privilège , et le donna
au sénat , c'est-à-dire à lui-même ' : or, on ne saurait croire
combien cette décadence du pouvoir du peuple avilit l'âme
des grands. Lorsque le peuple disposait des dignités , les
magistrats qui les briguaient faisaient bien des bassesses;
mais elles étaient jointes aune certaine magnificence qui
les cachait, soit qu'ils donnassent des jeux ou de certains
• Tacite , Annales, Uv. I , ch. xv ; Dion , liv. LIV.
CHAPITRE XIV. TO
repas au peuple , soit qu'ils lui distribuassent de l'argeut
ou des grains : quoique le motif fût bas, le moyen avait
quelque chose de noble , parce qu'il convient toujours à un
grand homme d'obtenir par des libéralités la faveur du
peuple. Mais lorsque le peuple n'eut plus rien à donner, et
que le prince , au nom du sénat, disposa de tous les em-
plois , on tes demanda , et on les obtint par des voies indi-
gnes :Ia flatterie, l'infamie, les crimes , forent des arts
nécessaires pour y parvenir.
Il ne paraît pourtant point que Tibère voulût avilir le
sénat : il ne se plaignait de rien tant que du penchant qui
entraînait ce corps à la servitude; toute sa vie est pteiue
de ses dégoûts là-dessus : mais il était comme la plupart
des hommes, Il voulait des choses contradfttoires ; sa
politique générale n'était pohit d'accord avec ses passions
particulières. Il aurait désiré un sénat libre, et eapablede
faire respecter son gouvernement ; mais il voulait aussi un
sénat qui satisfit à tous les moments ses craintes , ses ja-
lousies , ses haines : enfin l'homme d'État cédait continuel-
lement à l'homme.
Nous avons dit que le peuple avait autrefois obtenu des
patriciens qu'il aurait des magistrats de son corps qui le
défendraient contre les insultes et les injustices qu'on
pourrait lui faire. Afin qu'ils fussent en état d'exercer ce
pouvoir, on les déclara sacrés et inviolables ; et on ordonna
que quiconque maltraiterait un tribun , de foit ou par
paroles, serait sur-le-champ puni de mort. Or, les empe-
reurs étant revêtus de la puissance des tribuns , ils en ob-
tinrent les privilèges ; et c'est sur ce fondement qu'on fit
mourir tant de gens, que les délateurs purent faire leur
métier tout à leur aise, et que l'accusation de lèse-majes-
100 GRANDEUR £T DÉCADENCE DES ROMAINS,
té , ce crime, dit Pline , de ceux à qiii on ne peut point
imputer de crime , fut étendue à ce qu'an voulut.
Je crois pourtant que quelques-uns de ces titres d'accusa-
tion n'étaient pas si ridicules qu'ils nous paraissent aujour-
d'hui; et je ne puis penser que Tibère eût fait accuser un
homme "pour avoir vendu avec sa maison la statue de
l'empereur; que Domitien eût fait condamner à mort une
femme pour s'être déshabillée devant son image, et tm
citoyen parce qu'il avait la description de toute la terre
peinte sur les murailles de sa chambre , si ces actions n'a-
vaient réveillé dans Tesprit des Romains que l'idée qu'elles
nous donnent à présent. Je crois qu'une partie de cela est
fondée sur ce que , Rome ayant changé de gouvernement ,
ce qui ne %ous paraît pas de conséquence pouvait l'être
pour lors : j'en juge^r ce que nous voyons aujourd'hui
chez une nation qui ne peut pas être soupçoimée de tyran-
nie , où 11 est défendu de boire à la santé d'une certaine
personne.
Je ne puis rien passer qui serve à faire connaître le génie
du peuple romain. Il s'était si fort accoutumé à obéir, et à
faire toute sa félicité de la différence de ses maîtres , qu'a-
près la mort de Germanicus il donna des marques de
deuil, de regret et de désespoir, que Tonne trouve plus
parmi nous. Il faut voir les historiens décrire la désolation
publique' , si grande, si longue, si peu modérée ; et cela
n'était point joué : car le corps entier du peuple n'affecte ,
ne flatte, ni ne dissimule.
Le peuple romain , qui n'avait plus de part au gouver-
nement, composé presque d'affranchis ou de gens çans
"/ industrie, qui vivaient aux dépens du trésor public, ne
* Voyez Tadte.
CHAPITRE XV. 101
sentait que soD impuissance ; il s'affligeait comme les en-
fauts et les femmes, qui se désolent par le sentiment de
leur faiblesse; il était mal; il plaça. ses craintes et ses
espérances sur la personne de Germanicus ; et cet objet lui
étant enlevé, il tomba dans le désespcnr.
y
11 n'y a point de gens qui craignent si fort les malheurs
que ceux que la misère d^ leur condition pourrait rassurer, . ^^
et qui devraient dire avec AndroH;iaqiie : Plût à Dieu que
je craignisse / 11 y a aujourd'hui h Naples cinquante jnille f \ ^
hommes qui ne vivent que d'herbe, et n'ont pour tout
bien que la moitié d'un habit de toile; ces gens-là, les
plus malheureux de la terre , tombent dans un abattement
affreux à la moindre fumée du Vésuve : ib ont la sottise v
de craindre de devenir ipalheareux.
CHAPITRE XV.
Des empereurs depuis Caïus Caligala jusqu'à Antonin.
•
Galigula succéda à Tibère. On disait de lui qu'il n'y
avait jamais eu un meilleur esclave ni un plus méchant mai*
tre ; ces deux choses sont assez liées : car la même dispo*
sition d'esprit qui fait qu'on a été vivement frappé de la
puissance illimitée de celui qui commande , fait qu'on ne
Test pas moins lorsque l'on, vient à commander soi-même.
Galigula rétablit les comices ' , qiie Tibère avait ôtés , et
abolit ce crime arbitraire de lèse-majesté qu*il avait éta-
bli ; par où Ton peut juger que le commencement du règne
des mauvais princes est souvent comme la tin de celui des
bons ; parce que , par un esprK de contradiction sur la con-
duite de ceux à qui ils succèdent, ils peuvent faire ce que
les autres font par vertu ; et c'est à cet esprit de contra-
* n les 6ta dans la suUe.
102 GRANDEUR ET DÉCADENiCE DES ROMAINS,
diction que nous devons bien de bons règlements, et bien
de mauvais aussi.
Qu'y gagoa-t-on ? Caligula ôta les accusations , les crimes
de lèse-majesté; mais il faisait mourir militairement tous
ceux qui lui déplaisaient; et ce n'était pas à quelques sé-
nateurs qu'il en voulait, il tenait le glaive suspendu sur le
sénat , qu'il menaçait d'exterminer tout entier.
Cette épouvantable tyrannie des empereurs venait de
l'esprit général des Romains. Gomme ils tombèrent tout à
coup sous un gouvernement arbitraire , et qu'il n'y eut
presque point d'intervalle cbez eux entre commander et
servir, ils ne furent point préparés à ce passage par des
mœurs douces : Thumeur féroce resta ; les citoyens furent
traités comme ils avaient traité eux-mêmes les ennemis
vaincus, et furent gouvernés sur le même plan. Sylla,
entrant dans Rome , ne fut pas un autre homme que Sylla
entrant dans Athènes : il exerça le même droit des gens.
Pour les Etats qui n'ont été soumis qu'insensiblement,
lorsque les lois leur manquent , ils sont encore gouvernés
par les mœurs.
La vue continuelle des combats des gladiateurs ren-
dait les Romains extrêmement féroces : on remarqua
que Claude devint plus porté à répandre le sang , à force
de voir ces sortes de spectacles. L'exemple de cet empe-
reur, qui était d'un naturel doux et qui fit tant de cruau-
tés, fait bien voir que l'éducation de son temps était dif-
férente de la nôtre.
Les Romains , accoutumés à se jouer de la nature hu-
maine dans la personne de leurs enfants et de leurs escla-
ves * , ne pouvaient guère connaître cette vertu que nous
' Voyez les lois romaines sur la puissance des pères et celle des mai-
Ires.
CHAPITRE XV. 103
appelons humanité. D'où peut venir cette férocité que
nous trouvons dans les habitants de nos colonies , que de
cet usage continuel des châtiments sur une malheureuse
partie du genre humain? Lorsque Ton est cmel dans Tétat
civil , que peut-on attendre de la douceur et de ia justice
naturelle?
On est fatigué de voir dans l'histoire des empereurs le
nombre infini de gens qu'ils firent mourir pour confisquer
leurs biens. Nous ne trouvons rien de semblable dans nos
histoires modernes. Cela , comme nous venons de dire ,
doit être attribué à des mœurs plus douces et à une reli-
gion plus réprimante ; et de plus on n*a point à dépoiriller
les familles de ces sénateurs qui avaient ravagé le monde.
Nous tirons cet avantage de la médiocrité de nos fortimes ,
qu'elles sont plus sûres : nous ne valons pas la peine qu'on
nous ravisse nos biens '.
Le peuple de Rome, ce que l'on appelait j^/ed^^ ne haïs-
sait pas les plus mauvais empereurs. Depuis qu'il avait
perdu l'empire, et qu'il n'était plus occupé à la gilerre,
il était devenu le plus vil de tous les peuples ; il regardait
le commerce et les arts comme des choses propres aux
seuls esclaves ; et les distributions de blé qu'il recevait
lui faisaient n^liger les terres : on l'avait accoutumé aux
jeux et aux spectacles. Quand il n'eut plus de tribuns à
écouter, ni de magistrats à élire , ces choses vaines lui
devinrent nécessaires , et son oisiveté lui en augmenta le
goût. Or, Galigula, Néron, Commode , Garacalla , étaient
regrettés du peuple à cause de leur folie même ; car ils
aimaient avec fureur ce que le peuple aimait , et contri-
' Le dac de Bragaaoe avait des biens immenses dans le Portugal '•
lorsqu'il se révolta , on félicita le roi d'Espagne de la riche contlscaUon
qu'il allait avoir.
104 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
huaient de tout leur pouvoir et même de leur persoune
à ses plaisirs; ils prodiguaient pour lui toutes les richesses
de l'empire; et, quand elles étaient épuisées, le peuple
voyant sans peine dépouiller toutes les grandes familles,
il jouissait des fruits de la tyrannie; et il en jouissait pu-
rement, car il trouvait sa sûreté dans sahassesse. Dertels
princes haïssaient naturellement les gens de hien : ils sa-
vaient qu'ils n*en étaient pas approuvés'; indignés de la
contradiction ou du silence d'un citoyen austère, enivrés
des applaudissements de la populace, ils parvenaient à
s'imaginer que leur gouvernement faisait la félicité puhli-
que, et qu'il n'y avait que des gens nmlintentlonnés
qui pussent le censurer.
Galigula était un vrai sophiste dans sa cruauté : comme
il descendait également d'Antoine et d'Auguste, il disait
qu^il punirait les consuls s'ils célébraient le jour de ré-
jouissance établi en mémoire de la victoire d'Actium , et
qu'il les punirait s'ils ne le célébraient pas; et Drusille,
à qui il accorda des honneurs divins, étant morte, c'était
un crime de la pleurer parce qu'elle était déesse, et de
ne la pas pleurer parce qu'elle était sa sœur.
C'est ici qu'il faut se donner le spectacle des choses hu-
maines. Qu'on voie dans l'histoire de Rome tant de guerres
entreprises, tant desang répandu, tant de peuples détruits,
■ Les Grecs avaient des Jeux où il était décent de combattre, comme
il était glorieux d*y vaincre ; les Romains n*avaient guère que des spec-
tacles , et celui des infâmes gladiateurs leur était particulier. Or, qu*un
grand personnage descendit lui-même sur I*arène ou montât sur le
théâtre, la gravité romaine ne le souffrait pas. Comment un sénateur
aurait-U pu s'y résoudre, lui à qui les lois défendaient de contracter au«
cuue alliance avec des gens que les dégoûts ou les applaudissements
même du peuple avaient flétris? Il y parut pourtant des empereurs; et
cette folle , qui montrait en eux le plus grand dérèglement du cœur, un
mépris de ce qui était beau, de ce qui était bonnéte, de ce qui était
bon, est toujours marquée chez les historiens avec le caractère de la
tyrannie.
CHAPITRE XV. 105
taiit de grandes actions , tant de triomphes ; taut de poli-
tique, de sagesse, de prudence, de constance, de cou-
rage, ce projet d'envahir tout, si hien formé, si bien sou-
tenu , si bien fini , à quoi aboutit-il qu'à assouvir le bonr
heur de cinq ou six monstres? Quoil ce sénat n*avait fait
évanouir tant de rois que pour tomber lui-même dans^ le
plus bas esclavage de quelques-uns de ses phis indignes ci-
toyens, et s'exterminer par ses propres arrêts I on n'élève
donc sa puissance que pour la voir mieux renversée I ks
hommes ne travaillent à augmenter leur pouvoir que pour
le voir tomber contre eux-mêmes dans de plus heureuses
mains 1
Galigula ayant été tué, le sénat s'assembla pour éta-
blir une forme de gouvernement. Dans le temps qu'il dé-
libérait, quelques soldats entrèrent dans le palais poiu*
piller; ils trouvèrent, dans un lieu obscur, un homme
trend)lantde peur; c'était Claude: ils le saluèr^t empereur.
Claude acheva de perdre les anciens ordres , en donnant
à ses officiers le droit de rendre la justice'. Les guerres
de Marins et de Sylla ne se fiBdsaient principalement qxie
pour savoir qui aurait ce droit, des sénateurs ou des che-
valiers'; une £Bmtaisie d'un imbécile Fêta aux uns et
aux autres : étrange succès d'une dispute qui avait mis
en combustion tout l'univers !
Il n'y a point d'autorité plus absolue que celle du prince
qui succède à la république; car il se trouve avoir toute
la puissance du peuple, qui n'avait pu se limiter lui-même.
* Aaguste avait étabU les procuralean, mais \H n'avaient point de
JuridicUon : et qaand on ne leur obéissait pas , ii fallait qulls reooanu-
seut à l*autorité du goaverneur de la province ou du prétear. Mais,
aoitt Claade, ils earent la JuridicUon ordinaire, comme lieutenants de la
province; Us Jugèrent encore des affaires fiscales : oe qui mit les for-
tunes de tout le monde entre leurs mains.
* Voyez Tarite, Annales, liv. XII, ch. liv
106 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
Aussi voyon&-nous aujourd'hui les rois de Daiiemarck
exercer ie pouvoir le plus arbitraire qu'il y ait en Europe.
Le peuple ne fut pas moins avili que le sénat et les che-
valiers. Nous avons vu que, jusqu'au temps des empe-
reurs, il avait été si belliq\ienx, que les armées qu'on levait
dans la ville se disciplinaient sur-le-champ , et allaient
droit à l'eimemi. Dans les guerres civiles de Vitelliiis et
de Yespasien, Rome, en proie à tons les ambitienx, et
pleine de bourgeois timides , tr^nbliût devant la première
bande de soldats qui pouvait s'en approcher.
La condition des empereurs n'était pas meilleure :
comme ce n'était pas une seule armée qui eût le droit ou la
hardiesse d'eu élire un , c'était assez que quelqu'un fiît
élu par une armée pour devenir désagréable aux autres ,
qui lui nommaient d'abord un compétiteur.
Ainsi , comme la grandeur de la république fut fatale
au gouvernement républicain y la grandeur de l'empire le
fut à la vie des empereurs. S'ils n'avaient eu qu'im pays
médiocre à défendre y ils n'auraient eu qu'ime principale
armée , qui , les ayant une fois^ élus , aurait respeeté Vwh
vrage de ses mains.
Les soldats avaient été attachés à la famille de César,
qui était garante de tous les avantages que leiuf avait pro-
curés la révolution. Le temps vint que les grandes famil-
les de Rome furent toutes exterminées par celle de César,
et que celle de César, dans la personne de Néron, périt
elle-même. La puissance civile , qu'on avait sans cesse
abattue, se trouva hors d'état de contre-balancer la mi-
litaire ; chaque armée voulut faire un empereur.
Comparons ici les temps. Lorsque Tibère commença à
régner, quel parti né tira-t-il pas du sénat' ? Il apprit qiie
» Tacite, Annales, liv. I.
CHAPITRE XV. 107
les armées dlilyrie et de Germanie s'étaient soulevées ; il
leur accorda quelques demandes, et il soutint que c'était
au sénat à juger des autres '- : il leur envoya des députés
de ce corps. Ceux qui ont cessé de craindre le pouvoir peu-
vent encore respecter l'autorité. Quand on eut représenté
aux soldats comment , dans une armée romaine , les en-
fants de l'empereur et les envoyés du sénat romain cou-
raient risque de la vie ' , ils purent se repentir, et aller
jusqu'à se punir eux-mêmes^; mais quand le sénat fut
entièrement abattu , son exemple ne toucha personne. En
vain Othon harangue-t-il ses soldats pour leur parler de
la dignité du sénat ^ ; en vainVitellius envoie-t-ril les prin-
cipaux sénateurs pour faire sa paix avec Yespasien ^ : on
ue rend point dans un moment aux ordres de l'État le res-
pect qui leur a été ôté si longtemps. Les armées ne regar-
dèrenèces députés que comme tes plus Mches esclaves d'un
maître qu'elles avaient déjà réprouvé.
C'était une ancienne coutume des Romains , que celui
qui triomphait distribuait quelques deniers àehaqae sol-
dat : c'était peu de chose ^. Dans les guerres civiles, oh
augmenta ces dons ^ On les faisait autrefois de l'argent pris
sur les ennemis : dans ces temps malheureux, on donna
celui des citoyens; et les soldats voulaient un partage là
» Calera aenatni termnda. ( Tacite, Annales, liv. I, ch. xxv.
* Voyez la harangue de Germanicus. (Ibid. ch. xLii.)
3 Gaudebat cadibut miles, quasi semet absolveret. ( Ibid. ch. XLiv.)
>- On révoqua dans la suite les privilèges extorqués. ( Ibid. )
* Tacite, Histoire, llv. I, ch. lxxxiv. * Ibid. liv. III. ch. Lxxx.
6 Voyez dans TIte-Live les sommes distribuées dans divers triomphes.
L.*esprit des capitaines était de porter beaucoup d'argent dans le trésor
public, et d'on donner peu aux soldats.
^ Paul-Emile, dans un temps où la grandeur des conquêtes avait fait
augmenter les Ubératités, ne distribua que cent deniers à chaque soldat v
mais César en donna deux mille; et son exemple fut suivi par Antoine
et pctave,pac Brutus et Cassius. Voyez Dion et Appien.
108 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
OÙ it n*y avait pas de bntiu. Ces distributions n'avaient
lieu qu'après une guerre : Néron ies^ pendant la paix.
Les soldats s'y accoutumèrent; et ils frémirent contre
Gallm, qui leur disait avec courage qu'il ne savait pas les
acheter, mais qu'il savait les choisir.
Galba , Othon * , Yitellius , ne^firent que passer. Yespa-
sien fut élu, comme eux, par les soldats; il ne songea,
dans tout le cours de son règne , qu'à rétablir l'empire, qui
avait été successivement occupé par six tyrans également
cruels, presque tous fiirieux, souvent imbéciles, et, pour
comble de malheur, prodigues jusqu'à la folie.
Tite , qui lui succéda, fut les délices du peuple romain.
Domitien fit voir un nouveau monstre plus cniél, on du
moins plus implacable que ceux qui l'avaient précédé,
parce qu'il était plus timide.
Ses affranchis les plus ehers, et , à ce que quelques-uns
ont dit, sa femme même, voyant qu'il était aussi dangereux
dans ses amitiés que dans ses haines, et qu'il ne mettait
aucunes bornes à ses méfiances ni à ses accusations,
s'en défirent. Avant de faire le coup , ils jetèrent les yeux
sur un successeur, et choisirent Nerva, vénérable vieillard.
Nerva adopta Trajan, prince le plus accompli dont l'his-
toire ait jamais parlé. Ce fut un l)onheur d'être né sous
son règne, il n'y en eut point de si heureux ni de si glo>
lieux pour le peuple romain. Grand homme d'État, grand
capitaine, ayant un cœur l)oh qui le portait au bien, un
esprit éclairé qui lui montrait le meilleur, une âme noble,
grande, belle; avec tontes les vertus, n'étant extrême sur
auaine ; enfin l'homme le plus propre à honorer la nature
humaine, et représenter la divine.
* Suscepen duo manipulares imperium popuH romani trans/eren"
dum,et t^ràmiulerunt. ( TAcrrE, Histoire, liv. I, ch. XHY.) ^
CHAPITRE XV. 109
Il exécutai le projet de César, et fit avec succès la guerre
aux Partbes. Tout autre aurait succombé dans une entre-
prise où les dangers étaient toujours présents et les res-
sources éloignées, où il fallait absolument vaincre, et où il
*^ n'était pas sûr de ne pas périr après avoir vaincu.
La difficulté consistait et dans la situation des deux em-
pires , et dans la manière de faire la guerre des deux peu-
ples..Preuait-on le chemin de rArménie, vers les sources
du Tigre et de TEuphrate ; on trouvait un pays montueux
et difficile, où i*on ne pouvait mener de convois ; de façon
que Farmée était demi-ruinée avant d'arriver en Médie*.
Entrait-on plus bas vers le midi , par Nisibe , on trouvait
un désert affreux qui séparait les deux empires. Voulait-
on passer plus bas encore, et aller par la Mésopotamie , on
traversait un pays en partie inculte , en partie submergé :
et le Tigre et TEuphrate allant du nord au midi, on ne pou-
vaft pénétrer dans lepayssans quitter ces fleuves , ni guère
quitter ces fleuves sans périr.
Quant à la manière de faire la guerre des deux na-
tions, la force des Romains consistait dans leur infanterie,
la plus forte, la plus ferme, et la mieux disciplinée du
monde.
Les Parthes n'avaient point d'infanterie, mais une cava-
lerie admirable : ils combattaient de loin, et hors de la por-
tée des armes romaines ; le javelot pouvait rarement les
atteindre; leurs armes étaient l'arc et des flèches redouta-
bles ; ils assiégeaient une armée plutôt qu'ils ne la com-
battaient : inutilement poursuivis, parce que chez eux fuir
c'était combattre, ils faisaient retirer les peuples à mesure
■ L« pays ne foarnissaU pas d'assez grands arbres pour faire des ma-
chioet pour assiéger les places. ( Plutarqub , fie éTJnioinê. )
M0HTE8QUIEU. lO
iiO GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
quon approchait, et ne laissaient dans les places que les
garnisons; et, lorsqu'on les avait prises, on était obligé
de les détruire ; ils brûlaient avec art tout le pays autour
de l'armée ennemie, et hu ôtaieut Jusqu'à l'herbe même ;
enfin ils faisaient à peu près la guerre comme on la fait .
encore aujourd'hui sur les mêmes frontières.
D'ailleurs les légions d'Illyrie et de Germanie qu'on
transportait dans cette guerre n'y étaient pas propres ' : les
soldats , accoutumés à manger beaucoup dans leur pays, y
périssaient presque tous.
Ainsi, ce qu'aucune nation n'avait pas encore fait,
d'éviter le joug des Romains, celle des Paithes le fit,
non pas comme invincible , mais comme inaccessible.
Adrien abandonna les conquêtes de Trajan % et borna
l'empire à l'Euphrate;. et il est admirable qu'après tant de
guerres , les Romains n'eussent perdu que ce qu'ils avaient
voulu quitter, comme la mer, qui n'est moins étendue que
lorsqu'elle se retire d'elle-même.
La conduite d'Adrien causa beaucoup de murmures. On
lisait ddns les livres sacrés des Romains que, lorsque Tar-
quin Voulut bâtir le Gapitole , il trouva que la place la
plus convenable était occupée par les statues de beaucoup
d'autres divinités : il s'enquit, par la science qu'il avait
dans les augures^ si elles voudraient céder leur place à
Jupiter : toutes y consentirent, à la réserve de Mars, de la
Jeunesse, et du dieu ïerme^. Là-dessus s'établirent trois
opinions religieuses : (}ue lé peuple de Mars ne céderait à
personne le lieu qu'il occupait; que la jeunesse romaine ne
serait point Surmontée; et qu'enfin le dieu Terme des Ro«
• \oyet Hérodien , Fie d'Alexandre,
' \oyet Eutrope. La Dacie ne fut abandonnée que sous Aarélien;
3 S\iNï Augustin , de fn Cité de Dieu, liv. IV , chap. xmii et xxix.
cMAmiRi: XVI. iti
ffiains ne reculerait jamais : ce qui arriva pourtant sous
Adrien.
CHAPITRE XVI.
De rétat de Teinpire depuis Aiitoiiin jtisqu^à Probus.
Dans ces temps-là , la secte des stoïciens s'étendait et
s*acerëditait dans Fempire. Il semblait que la nature hu-
maine eût fait un effort pour produire d'elle-même cette
secte admirable, qui était comme ces plantes que la terre
fait nattre dans des lieux que le ciel n*a jamais vus.
Les Romains lui durent leurs meilleurs empereurs. Rien
n'est capable de faire oublier le premier Antonin, que Mare-
Aurèle qu'il adopta. On sent en soi-même un plaisir secret
lorsqu'on parle de cet empereur; on ne peut lire sa vie
sans une espèce d'attendrissement : tel est l'effet qu'elle
produit, qu'on a meilieure opinion de soi-même, pai'ce
qu'on a meilleure opinton des hommes.
La sagesse de Nerva, la gloire de Trsgan, la valeur
d* Adrien, la vertu des deux Antouins, se firent respecter
des soldats. Mais, lorsque de nouveaux monstres prirent
leur place, l'abus dn gouvernement militaire parut dans
tout son excès ; et les soldats qui avaient vendu Fempire
assassinèrent les empereurs, pour cq avoir un nouveau
prix.
On dit qu*li y a un prince dans le monde qui travaille
depuis quinze ans à abolir dans ses États le gouvernement
civil, pour y établir le gouvernement militaire. Je neveux
point faire des réflexions odieuses sur ce dessein : je dirai
seulement que , par la nature des choses , deux cents gar-
des peuvent mettre la vie d'un prince en sûreté, et non
pas quatre-vingt mille ; outre qu'il est plus dangereux
112 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
d'opprimer un peuple armé, qu*un autre qui ne i*estpas.
Commode succéda à Marc-Âurèle son père. C'était un
monstre qui suivait toutes ses passions, et toutes celles
de ses ministres et de ses courtisans. Ceux qui en délivrè-
rent le monde mirent eu sa place Pertinax, vénérable
vieillard, que les soldats prétoriens massacrèrent d*abord.
Ils mirent l'empire à l'enchère, et Didius Julien l'em-
porta par ses promesses : cela souleva tout le monde; car,
quoique l'empire eût été souvent acheté , il n'avait pas en-
core été marchandé. Pescennius , Niger, Sévère , et Albin,
furent salués empereurs; et Julien , n'ayant pu payer les
sommes immenses qu'il avait promises, fut abandonné par
ses soldats.
Sévère défit Niger et Albin : il avait de grandes qua-
lités ; mais la douceur, cette première vertu des princes ,
lui manquait.
La puissance des empereurs pouvait plus.aisément pa-
raître tyrannique que celle des princes de nos jours. Comme
leur dignité était un assemblage de toutes les magistratu-
res romaines; que, dictateurs sous le nom d'empereurs,
tribuns du peuple, proconsuls, censeurs, grands ponti-
fes , et , quand ils voulaient, consuls , ils exerçaient sou-
vent la justice distributive , ils pouvaient aisément faire
soupçonner que ceux qu'ils avaient condamnés , ils les
avaient opprimés, le peuple jugeant ordinairement de l'a-
bus de la puissance par la grandeur de la puissance; au
lieu que les rois d'Europe, législateurs, et non pas exé-
cuteurs de la loi, princes, et non pas juges, se sont dé-
chargés de cette partie de l'autorité qui peut être odieuse,
et, faisant eux-mêmes les grâces, ont commis à des ma-
gistrats particuliers la distribution des peines.
Il n'y a guère eu d'empereurs plus jaloux de leur auto-
CHAPITRE XVI. 113
rite que Tibère et Sévère : cependant ils se laissèrent gou-
verner, l'un par Séjan, Fautre par Piautien, d'une ma-
nière misérable.
La malheureuse coutume de proscrire, introduite par
Sylla, continua sous les empereurs ; et il fieillait même qu*un
prince eût quelque vertu pour ne la pas suivre ; car, comme
ses ministres et ses favoris jetaient d'aftK)rd les yeux sur
lànt de confiscations, ils ne lui parlaient que de la nécessité
de punir, et des périls de la clémence.
Les proscriptions de Sévère firent que plusieurs soldats
de Niger ' se retirèrent chez les Parthes * ; ils leur appri-
rent ce qui manquait à leur art militaire, à faire usage des
armes romaines , et même à en fabriquer ; ce qui fit que
ces peuples, qui s'étaient ordinairement contentés de se
défendre, furent dans la suite presque toujours agres-
seurs s.
Il est remarquable que , dans cette suite de guerres ci-
viles qui s'élevèrent continuellement , ceux qui avaient les
légions d'Europe vainquirent presque toujours ceux qui
avaient les légions d^Asîe^; et l'on trouve dans l'histoire de
Sévère qu'il ne put prendre la ville d' Atra en Arabie ,
parce que, les légions d'Europe s'étant mutinées, il fnt
obligé de se servir de celles de Syrie.
* HÉRODIBN , Fie de Sévère,
' Le mal oonUnoa sons Alexandre. Artaxerxës , qal rétablit l'empire
des Pênes , se rendit formidable aux Romains, paroe que leurs soldats ,
par caprice ou par libertinage, désertèrent en foule vers lui. ( Abrégé de
XiphUin, du livre LXXX de Dion.)
' C*est-à-dire les Perses qui les suivirent
* Sévère défit les légions asiatiques de Niger; Constantin , celles dé
Lldnius. Vespasien , quoique proclamé par les armées de Syrie , ne fit la
guerre h Vllellius qu*avec des légions de Mœsie, de Pannonie et deDal-
matie. Cioéron , étant dans son gouvernement , écrivait au sénat qu*on
ne pou? ait compter sur les levées laites en Asie. Constantin ne vain>
quil Maxence , dit Zosime, que par sa cavalerie. Sur cela voyez ci-dese»
•oiis le septième a^linéa du chapitre xxii.
\9,
114 GRANDEUR EX DÉCADENCE DES ROMAINS,
On sentit oette différence depuis qu'on commença à
faire des levées dans les provinces *; et elle fut telle entre
les l^ons qu'elle était entre les peuples mêmes, qui , par
la nature et par l'éducation » sont plus ou moins propres
pour la guerre.
Ces levées» faites dans les provinces , produisirent un
autre effet : les empereurs, pris ordinairement dans Ja
niiliee , forent presque tous étrangers , et quelquefois bar-
bares ; Rome ne fût plus la maîtresse du monde , mais
elle reçut des lois de tout L'univers.
. Chaque empereur y porta quelque chose de s(h> pays ,
ou pour les manières, ou pour les mœurs , ou pour la po-
lice, ou pour le culte; et Héliogabale alla jusqu'à vouloir
détruire tous les objets de la vénération de Romç , et Mer
tous les dieux de leurs temples pour y placer le sien.
Ceci , indépendamment des voies secrètes que Dieu choi-
sit, et que lui seul connaît, servit beaucoup à l'établisse-
ment de la religion chrétienne; car il n'y avait plus rien
d'étranger dans l'empire , et l'on y était préparé à recevoir
toutes les coutumes qu'un empereur voudrait introduire.
On sait que les Romains reçijrent dans leur ville les
dieux des autres pays. lis les reei^rent en conquérants :
ils les faisaient porter dans les triompha ; mais lorsque
les étrangers vinrent eux-mêmes les rétablir, on les réprir
ma d'abord. On sait de plus que les Romains avaient cou-
tume de donner aux divinités étrangères les noms de celles
des letu*s qui y avaient le plus de rapport ; mais , lorsque
les prêtres des autres pays voulurent f£|ire adorer à Rome
lenrs divinités sous leurs propres noms, ils ne furent pas
> Auguste rendit les légions des corps tixcs , et les plaça dans les pro-
vioccs. Dans les premiers temps , on ne faisait des levées qu'à Rome *
ensuite chez les Latins, après dans ritalic ; enlin dans les provinces*
CHAPITRE XVI. 1 1 5
soufferts; et ce fut un des grauds obstacles que trouva la
religiou chrétiaine.
On pourrait appeler Garacalla , non pas un tyran , mais
le destnieteur des liommes. Galigola, Néron et D(Hnitfen
bornaient leurs cruautés dans Rofne ; eelui-ei allait prome-
ner sa fureur dans tout llinivers.
Sévère avait employé les exactions d'un long règne , et
les proscriptions de ceux qui «vaieut suivi le parti de ses
(soncurrents, à amasser des trésors immenses.
Caracalla , ayant connnencé son règne par tuer de sa
propre main Géta, son frère, employa ses richesses à
faire souffrir son crime aux soldats, qui aimaient Géta, et
disaient qu'Hs avaient fait serment aux deux enfants de
Sévère, et non pas à un seul.
Ces trésors amassés par des princes n*ont presque ja-
mais que des effets funestes : ils corrompent le successeur,
qui en est ébloui ; et, s'ils ne gâtent pas son cœur, Ils gâ-
tent son esprit. Il forme d*abord de grandes entreprises
avec une puissance qui est d'accident , qui ne peut pas
durer, qui n'est pas naturelle , et qui est plutôt enflée qu'a-
grandie.
Garacalla augmenta la paye des soldats ; Macrin éciûvit
au sénat que cette augmentation allait à soixante et dix
millions* de drachmes >. Il y a apparence que ce prince
enflait les choses ; et , si l'on compare la dépense de la
paye d,e nos soldats d'aujourd'hui avec le reste des dé-
penses publiques, et qu'on suive la même proportion
pour les Romains, on verra que cette somme eut (Hé
cnonne.
* Sept mille myriades. (Dion , in Macrin.)
■ La drachme atUque élait le denier romain . la fiuilicme partir de
I^once .et la soiKaute-qiialriûme partie de notre mare.
116 GRANDEUR ET DÉCADEXCE DES ROMAINS,
Il faut chercher quelle était la paye du soldat romain.
Nous apprenons^ d*Oroze que Domitien augmenta d'un
quart la paye établie v. Il parait par le discours d'un sol-
dat» dans Tacite', qu'à la mort d'Auguste elle était de
dix onces de cuivre. Qn trouve dans Suétone ^ que César
avait doublé la paye de son temps. Pline ^ dit qu'à la se-
conde guerre puniqueon l'avait diminuée d'un cinquième.
jEUle fut donc d'environ six onces de cuivre dans la pre*-
mière guerre punique ^ , de cinq onces dans la seconde ^ ,
de dix sous César, et de treize et un tiers sous Domitien ?.
Je ferai ici quelques réflexions.
La paye que la république donniût aisément lorsqu'elle
n'avait qu'un petit État, que chaque année elle faisait
une guerre, et que chaque année elle recevait des dépouil*
tes , elle ne put la donner sans s'endetter dans la première
guerre punique, qu'elle étendit ses bras hors de l'Italie,
qu'elle eut à soutenir une guerre longue ^ et à entretenir de
grandes armées.
Dans la seconde guerre punique, la paye fut réduite à
cinq onoes de cuivre ; et cette diminution put se faire sans
danger dans un temps où la plupart des citoyens rougirent
> n Tangmenta en raison de soixante et quinze à cent.
• Annales, liT.I, ob. xvii.
3 rie de César,
• Histoire naturelle , Viv. XXXIII , art. 13. Au lien de donner dix on-
ces de coivro pour vingt, <m en donna seize.
9 Un soldat» dans P|aute, înMostellaria, dit qu'elle était de trois
as : ce qui ne peut être entendu que des as de dix onoes. Mais si ja
paye était e\actemej)t de si^ a^ dans la premiâre guerre punique , elle
ne diminua pas dans la seconde d*un cinquième, mais d'un sixième ; et
an négligea la fraction.
• Polybe, qui révalue en monnaie grecque, ne diffère que d'une
fraction.
? Voyez Orozeel Suétone , in Domit. Ils disent la méfne chose sous
différentes expressions. Tai fait ces réductions en onces de cuivre, alin
^uc pour m'entendrç on p'eûl pas besoin de la connaissance des monnaies
lomaines.
CHAPITRE XVI. 117
d'accepter la solde mèmCy et voulurent servir à leurs dé-
pens.
Les trésors de Persée et ceux de tant d'autres rois, que
Ton porta contiauellement à Borne, y firent cesser les
tributs '. Bans l'opulence publique et particulière , on
eut la sagesse de ne point augmenter la paye de cinq onces
de cuivre.
Quoique sur cette paye on ftt une déduction pour le
blé , les habits et les amies , elle fut suffisante , parce qu'on
n'enrôlait que les citoyens qui avaient un patrimoine.
Marins ayant enrôlé des gçns qui n'avaient rien, et
son exemple ayant été suivi, César fut obligé d'augmen-
ter la paye.
Cette augmentation ayant été continuée après la mort
de César, ou fut contraint, sous le consulat de Hirtius et
ile Pansa , de rétablir les tributs.
La faiblesse de Domitien lui ayant fait augmenter cette
paye d'un quart, il fit une grande plaie à FÉtat , dont le
malheiir n'est pas que le luxe y règne, mais qu'il règne
dans des conditions qui, par la nature des choses, ne
doivent avoir que le nécessaire physique. Enfin, Cara-
calla ayant fait une nouvelle augmentation, l'empire fut
mis danfrcet état que^ ne pouvant subsister sans les sol-
dats , il ne pouvait subsister avec eux.
Caracalla , pour diminuer l'horreur du meurtre de son
frère , le mit au rang des dieux ; et ce qu'il y a de singu-
lier, c'est que cela lui fut exactement rendu par Macrin ,
qui , après l'avoir fait poignarder, voulant apaiser les
soldats prétoriens , désespérés de la mort de ce prince qui
leur avait tant donné, lui fit bâtir un temple , et y établit
des prêtres flamines en son honneur.
• CICÉROM , des Offices, liv. U.
lis GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
Gela fit que sa mémoire ne fut pas flétrie, et que, le sé-
nat n*osant pas le juger, il ne fut pas mis au rang des
tyrans, comme Commode, qui ne le méritait pas plus
que lu!'.
De deux grands empereurs, Adrien et Sévère', Tun
établit la discipline militaire, et l'autre la relâeha. Les
effets répondirent très-bien aux causes. Les règnes qui
suivirent cehii d'Adrien furent heureux et tranquilles ;
après Sévère, on vit régner toutes les horreurs.
Les profusions de Garacalla envers tes soldats avaient
été immenses ; et il avait très-bien suivi le conseil que son
père lui avait donné eu mourant, d'enrichir les gçns de
guerre, et de ne s'embarrasser pas des autres.
Mais cette politique n^était guère bonne que pour un
règne; car le successeur, ne pouvant pins faire les mêmes
dépenses, était d'abord massacré par l'armée: de façon
qu'on voyait toujours les empereurs sages mis à motX par
les soldats, et les méchants, par des conspirations, ou
des arrêts du sénat.
Quand un tyran qui se livrait aux gens de guerre avait
laissé les citoyens exposés à leurs violences et à leurs ra-
pines, cela ne pouvait non plus durer qu'un règne; car
les soldats, à force de détruire, allaient jiisqu'à s'ôter à
eux-mêmes leur solde. Il fallait donc songer à rétablir la
discipline militaire, entreprise qui coûtait toujours Id vie
a celui qui osait la tenter.
Quand Garacalla eut été tué par les embûches de Ma-
' crin, les soldats, désespérés d'avoir perdu un prince qui
donnait sans mesure, élurent Qélîogabale ^ ; et<][uanc| ce
' iELius LwPRiDius , m Fita Alex. Severi.
' Voy. V Abrégé dé XiphHin, Fie «f^tf rien; et Hérodien, Fie de Sévère .
3 Dans ce temps-là tout le monde se croyait bon pour parvenir à l'em-
pire. Voyez Dion , liv. LXXIX.
CHAPITRE XVI. H9
dernier, qui, n*étant occupé que de ses sales voluptés ,
les laissait vivre à leur fantaisie , ne put plus être souf-
fert, ils le massacrèrent. Ils tuèrent de même Alexandre,
qui voulait rétablir la discipline , et parlait de les punir '•
Ainsi, un tyran qui ne s*assurait point la vie, mais le
pouvoir de faire des crimes , périssait avec ce funeste avan-^
tage que celui qui voudrait faire mieux périrait après lui*
Après Alexandre ) on élutMaximin, qui fut le pre-
mier empereur d'une origine barbare. Sa taille gigantesque
. et la force de son corps l'avaient fait connaître.
Il fut tué avec son fils par ses soldats. Les deax premiers
Gordiens périrent en Afrique. Maxime, fialbin y et le troi-
sième Gordien , furent massacrés. Philippe , qui avait fait
tuer le Jeune Gordien, fut tué lui-même avec son fils ; et
Dèce, qui fut élu en sa place, périt à son tour par la tra-
hison de Gallus *.
Ce qu'on appelait l'empire romain dans ce siècle-là était
une espèce de république irrégulière, telle à peu près que
l'aristocratie d'Alger, où la milice , qui a la puissance sou-
veraine , fait et défait un magistrat qu'on appelle le dey ;
et peut-être est-ce une règle assez générale que le gouver-
nement militaire est, à certains égards, plutôt républicain
que monarchique.
Et qu'on ne dise pas que les soldats ne prenaient de
part au gouvernement que par leur désobéissance et leurs-
révoltes : les harangues que les empereurs leiur faisaient ne
furent-elles pas à la fin du genre decelles que les consuls et
* Voyez Lainpridias.
' Casaubon remarque sur VHistoire augustale que » dans les cenf
soixante années qu'elle contient , U y eut soixante et dix personnes qui
eurent, Justement ou irvjustenient , le litre de César : « jideo erani in
illo principatUf quem tamen omnes mirantur, comitia imperii sempet
incerta. » Ce qui fait l)len voir la différence de ce gouvernement à
celui de France, où ce royaume n*a eu en douze cents ans de tenps
que soixante-trois rois.
120 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
les tribu ns avaient faites autrefois au peuple ? Et , tfuoique les
armées n'eussent pas un lieu particulier pour s'assemble^*.
qu*elles ne se conduisissent point par de certaines formes,
qu'elles ne fussent pas ordinairement de sang-froid, déli-
bérant peu et agissant beaucoup , ne disposaient-elles pas
eu souveraines de la fortune publique ? Et qu'étaiVce qu'un
empereur, que le ministre d'un gouvernement violent,
élu pour l'utilité particulière des soldats ?
Quand l'armée associa à l'empire Philippe', qui était
préfet du prétoire du troisième Gordien, celui-ci deman-
da qu'on lui laissât le commandement entier, et il ne put '
l'obtenir; il harangua l'armée pour que la puissance fût
égale entre eux , et il ne l'obtint pas non plus ; il supplia
qu'on lui laissât le titre de César, et on le lui refusa; il
demanda d*être préfet du prétou*e , et on rejeta ses prières ;
enfîn il parla pour sa vie. L'armée, dans ses divers juge-
ments, exerçait la magistrature suprême.
Les barbares , au commencement inconnus aux Ro-
mains, ensuite seulement incommodes , leur étaient deve-
uus^ redoutables. Par l'événement du monde le plus extra-
ordinaire, Rome avait si bien anéanti tous les peuples,
que, lorsqu'elle fut vaincue elle-même, il sembla que la
terre en eût enfanté de nouveaux pour la détruire.
Les princes des grands États ont ordinairement peu de
pays voisins qui puiss^t être l'objet de leur ambition :
s'il y en avait eu de tels , ils auraient été enveloppés dans
le cours de la conquête. Ils sont donc bornés par des mers,
des montagnes et de vastes déserts, que leur pauvreté fait
viépriser. Aussi les Romains laissèrent-ils les Germains
dans leurs forêts , et les peuples du Nord dans leurs gla-
ces; et il s'y conserva, ou même il s'y forma des nations
qui enfin les asservirent eux-mêmes.
* Voyez Jules Capilolio.
CHAPITRE XVI. 12t
Sous le règne de Gallos, xm grand nombre de nations^
qui se rendirent ensuite plus célèbres, ravagèrent l'Europe ;
et les Perses, ayant envabi la Syrie, ne quittèrent
leurs conquêtes que pour conserver leur butin.
Ces essaims de barbares qui sortirent autrefois du Nord
ne paraissent plus aujourd'bui. Les violences des Romains
«avaient fait retirer les peuples du midi au nord : tandis
que la force qui les contenait subsista, ils restèrent;
quand die fût affaiblie , ils se répandirent de toutes parts* .
La même chose arriva quelques siècles après. Les oon*
quêtes de Charlemagne et ses tyrannies avaient une se*
oonde fois fait reculer les peuples du midi au nord : sitôt
que cet empire fut affaibli, ils se portèrent une seconde
fois du nord au midi. Et si aujourd'hui un prince faisait en
Europe les mêmes ravages, les nations, repousséçs dans le
Nord, adossées aux limites de l'univers, y tiendraient
ferme jusqu'au moment qu'elles inonderaient et conquer-
raient l'Europe une troisième fois.
L'affreux désordre qui était dans la succession à l'em-
pire étant venu à son comble, on vit paraître sur la fin
du règne de Yalérien , et pendant celui de Gallien son fils ,
trente prétendants divers , qui , s'étant la plupart eutre-dé-
truits , ayant eu un règne très-court, furent nommés ty-
rans.
Yalérien ayant été pris par les Perses , et Gallien son
fils négligeant les affaires, les barbares pénétrèrent pai^
tout ; l'empire se trouva dans cet état où il fut environ \m
siècle après en occident ' ; et il aurait dès lors été détruit,
. ' On voit à quoi se réduit la fameuse question : « Pourquoi le Nord
« n'est plus si peuplé qu'autrefois ? »
' Cent cinquante ans après , sous Honorlus , les barbares Penvahi •
renl.
II
122 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
sans un concours heureux de circonstances qui le rele-
vèrent.
Odenat , prince de Palmyre , allié des. Romains , chassa
les Perses, qui avaient envahi prescfue toute l'Asie. La
ville de Rome fit une armée de ses citoyens , qui écarta les
barbares qui venaient la piller. Une armée innombrable
de Scythes , qui passaient la mer avec six mille vaisseaux , *
périt par les naufrages, la misère , la faim , et âa gran-
deur même. Et Gallien ayant été tué , Claude , Aurélien ,
Tacite et Probus , quatre grands hommes qui , par uit
grand bonheur, se succédèrent, rétablirent l'empire prêt à
périr.
CHAPITRE XVII.
Changement dans TÉtat
Pour prévenir les trahisons continuelles des soldats , Tes
empereurs s'associèrent des personnes en qui ils avaient
confiance; et Dioclétieu, sous prétexte de la grandeur des
nfTaires, régla qu'il y aurait toujours deux empereurs et
deux Césars. Il jugea que les quatre principales armées
étant occupées par ceux qui auraient part à l'empire ,
elles s'intimideraient les unes les autres ; que les autres
armées n'étant pas assez fortes pour entreprendre de faire
leur chef empereur, elles perdraient peu à peu la coutume
d'élire; et qu'enfin la dignité de César étant toujours su-
bordonnée, la puissance, partagée entre quatre pour la
sûreté du gouvernement, ne serait pourtant dans tonte son
étendue qu'entre les mains de deux.
Mais ce qui contint encore {Hus les gens de guerre, c'est
que les richesses des particuliers et la fortune publique
ayant diminué, les empereurs ne purent plus leur fair^
CHAPITAË XVII.
123
des dons si eoii8id6rai[>les ; de manière que la réecmi^nse
ne fut plus proportionnée au danger de faire une nouvelle
éleetk>i).
D'ailleurs les préfets du prétoire, qui, pour le pouvoir
et pour les foiietioos , étaient à peu près comme les ^ands
vi;ârs de ees temps-là, et faisaient à leur gré massacrer
les empereurs pour se mettre en leur place, furent fort
abaissés par Constantin , qui ne leur laissa que les fonctions
oi viles, et en fit quatre au li^u de deux.
La vie des empereurs commença donc a être plus assu-
lée; ils purent mourir dans leur lit, et cela sembla avoir
un peu adouci leurs mœurs ; ils ne versèrent plus le sang
avec tant de férocité. Mais, comme il fallait que ce pou-
voir immense dâ)ordât quelque part, on vit un autre
genre de tyrannie , mais plus sourde : ce ne furent plus
des massacres, mais des jugements iniques, des formes
de justice qui semblaient n*éloigner la mort que pour flé-
trir la vie; la cour fut gouvernée et gouverna par plus d'ar-
tifices, par des arts plus exquis ,avec un plus grand silence ;
enfin , au lieu decette hardiesse à ocmcevoir une mauvaise
action, et de cette impétuosité à la commettre » on ne vit
plus régner que les vices des âmes faibles et des crimes
réfléchis.
Il s'établit uu nouveau genre de corruption. t.cs pre-
miers empereurs aimaient les [^aisirs ; ceux-ci » la mol-
lesse : ils se montrèrent moins aux gens de guerre ; ils
furent plus oisifs, plus livrés à leurs domestiques^ plus
attachés à leurs palais , et plus séparés de Tempire.
Le poison de la cour augmenta sa force à mesure qu'il
fut plus séparé : on ne dit rien , on insinua tout ; les grar*-
des réputations furent toutes attaquées , et les ministres
et les officiers de guerre furent mis sans cesse à la discré-
124 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
tîon de cette sorte ^e gens qui ne peuvent servir TÉtat , ni
souffrir qu'on le serve avec gloire \
Enfin cette affabilité des premiers empereurs, qui seule
pouvait leur donner le moyen de coimattre lenrs affaires ,
fut entièrement barmie. Le prince ne sut plus rien que sur
le rapport de quelques confidents, qui, toujours de con-
cert, souvent même lorsqu'ils semblaient être d'opinion
contraire, ne faisaient auprès de lui que l'office d'un seul.
Le séjour de plusieurs empereurs en Asie, et leur perpé-
tuelle rivaiitéavec les rois de Perse, firent qu'ils voulurent
être adorés comme eux ; et Dioclétien, d'autres disent Ga«
1ère, l'ordonna par un édit.
Ce faste et cette pompe asiatique s'établissant , les yeux
s'y accoutumèrent d'abord; et, lorsque Julien voulut met-
tre de la simplicité et de la modestie dans ses manières ,
ou appela oubli de la dignité cequi n'était que la mémoire
des anciennes mœurs.
Quoique depuis Marc-Aurèle il y eût eu plusieiffs em-
pereurs , il n'y avait eu qu'un empire ; et Tantprité de tous
étant reconnue dans la province , c'était une puissance
unique exercée par plusieurs
Mais Galère et Constance Chlore n'ayant pu s'accorder,
ils partagèrent réellement l'empire * ; et par cet exemple ,
qui fut suivi dans la suite par Constantin , qui prit le plan
de Galère et non pas celui de Dioclétien , il s'introduisit
une coutume qui fût moins un changement qu'une révo-
lution.
De plus, l'envie qu'eut Constantin de faire une ville
nouvelle , la vanité de lui donner son nom , le déterminè-
< Voyez ce qae Içs auteurs nous disent de la cour de Constantin , de
Valens , etc.
* Voyez Oroze, liv. VH; et Auréiius Victor.
CHAPITRE XV IL t25
rentàporter en Orient le siège de l'empiré. Quoique iVn-
eeiute de Rome ne fût pas à beaucoup prés si grande qu^elle
^tà présent, les faubourgs en étaient prodigieusement
éteudus ■ : l'Italie , pleine de maisons de plaisance^ n'était
proprement que le jardin de Rome; les laboureurs étaient
en Sicile, en Afrique, en Egypte*, et lés Jardiniers, en
Italie ; les terres n'étaient presque cultivées que par les
esclaves des citoyens romains. Mais lorsque le siège de
Tempire fut établi en Orient, Rome presque entière y passa,
les grands y menèrent leurs esclaves, c'est-à-dire presque
toMt le peuple ; et l'Italie fut privée de ses habitants.
Pour que la nouvelle ville ne cédât en rien à rancieune,
Constantin voulut qu'on y distribuât aussi du blé, et or-
donna que celui d'Egypte serait envoyé à Gonstantinople,
et celui de l'Afrique à Rome : ce qui, me semble, n'était
pas fort sensé..
Dans le temps de la république , le peuple romain , sou-
veraiu de tous les autres, devait naturellement avoir part
aux tributs : cela fit que le sénat lui vendit d'abord du blé
à bas prix , et ensuite le lui donna pour rien. Lorsque le
gouvernement fut devenu monarchique, celasubsista con-
tre les principes de la monarchie : on laissait cet abus à
cause des inconvénients qu'il y aurait eu à le changer.
Mais Ck>nstantin , fondant une ville nouvelle, l'y établit
sans aucune bonne raison.
Lorsque Auguste eut conquis l'Egypte, il apporta à
Rome le trésor des Ptolémées : cela y fit à peu près la même
révolution que la découverte des Indes a faite depuis en
' E^çnpatiantia tecta multas addidere urbcs , dit Pline, Histoire na-
tvreUe,\\y.\\\. ''
* On portait aatrefois d'Halte, dit Tacite, du blé dans les provtncos
recalées, et elle n*est pas encore stérile; mais nous cultivons pliitdt
rA.fri(fae et F^gypte , et nous aimons mieux exposer aux accidents ^
yie du peuple romain, (^nn/rfc^, liv. XII, cli. xliii.)
II.
126 GRANDEUR £T DÉCAD£NCB DES ROMAINS,
Europe , et que de certains systèmes ont faite de nos jours.
Lc^s fonds doublèrent de prix à Rome * ; et, comme Rome
continua d'attirer à elle les richesses d'Alexandrie, qui re-
cevait elle-même celles de rAfriqoe et de l'Orient, For et '
Taisent dfevinrenttrès-oommuns en Eun^ ; ce qui mit les
peuples en état de payer des impôts très-cmisidérables en
espèces.
Mais lorsque l'empire eut été divisé, ces richesses allè-
rent h Gonstantinople. On sait d'ailleurs que les mines
d'Angleterre n'étaient point encore ouvertes' ; qu'il y en
avait très-peu en Italie et dans les Gaules ' ; qiie , depuis
les Carthaginois , les mines d'Espagne n'étaient guère plus
travaillées, ou du moins n'étaient plus si riches \ L'Italie,
qui n'avait plus que des jardins abandonnés , ne pouvait,
par aucun moyen , attiier l'argent de l'Orient, pendant
que l'Occident, pour avoir de ses marchandises, y envoyait
le sien. L'or et l'aient devinrent donc extrêmement rares
en Europe; mais les empereurs y voulurent exiger les mê-
mes tributs : ce qui perdit tout.
Lorsque le gouvememait a une forme depuis longtemps
établie, et que les choses se sont mises dans une certaine
situation, il est presque toujours de la prudence de les y
laisser, parce que les raisons, souvent compliquées et in-
connues , qui font qu'un pareil État a subsisté , font qu'il
se maintiendra encore; mais, quand on change le système
* Suétone , in Augusio; Oroze, Hv. VI. Rome avait ea souvent de ces
ré volatkMis. Tai dit qu^ les trésors de Macédoine qa*on y apporta avaient
l'ait cesser tous les tributs. (Cicéron, des Offices, liv. II.)
> Tacite, de Morihtia Germanorum, le dit formellement. On sait
d'ailleurs à peu près l'époque de l'ouverture de la plupart des mines d'Al-
lemagne. Voyez Thomas Sesréibérus, sur l'origine des mines du Uurl/.
On croit ccMes de Saxe moins anciennes.
» Voyez Pline , My. XX^VII , art. 77.
* Les Carlhaginois , dit Diodore , surent Irés-bien l'art d'en profiler,
el les Romains , celui d'emiïêclier (luc les autres n'en profitassent.
CHAPITBE XVU. 127
total, on ne peut remédier qu'aux inconveniaits qui se pré-
sentent dans la théorie, et oa eu laisse d'autres que la pra-
tique seule peut fiiîre découvrir.
Ainsi, qumque l'empire ne fut déjà que trop grand, la
division qu'on en fit le ruina, parceqne toutes les parties
de œ grand owps, d^uis longtemps onsemble, s'étaient
pour ainsidire ajustées pour y rester et dépendre les unes
"^des autres.
GcMistantîn * , après avoir affiiibli la capitale , frappa un
autre coup sur les frontières ; il ôta les l^ons qui étaient
sur le bord des grands fleuves, et les dispersa dans les
provinces ; ce qui produisit deux maux : l'un, que la bar-
rière qui contenait tant de nations fut ôtée ; et l'autre , que
les soldats * vécurent et s'amollirent dans le cirque et dans
les théâtres^.
Lorsque Coustantius envoya Julien dans les Gaules , il
trouva que cinquante villes le long du Rhin ^ avaient été
prises par les barbares ; que les provinces avaient été sac-
eagées; qu'il n'y avait plus que l'ombre d'une armée ro<
fnalne, que le sail nom des ennemis faisait fuir.
Ce prince , par sa sagesse , sa constance , son économie,
sa conduite, sa valeur, et une suite eontiauelle d'actions
( Dans ce qu*on dit de ConstaoUn on ne oboqqe point I9S aaleun ecT
idéBia^liqiies , qai déelareut qu'ils n^enteodeoi parler que des actions de
pe priqce qui ont du rapport à la piété, et non de celles qui en ont au
fiouverneinent de ]*Ëlat. (Eusèbb, ^ie de Constantin, Uv. I, cliap. ix ;
SoCKATE , Uv. I , chap. I.)
>ZosiMr., liv.VIIf.
^ Depuis t'élablissenieniduchristianiBnie, les comlMits des gladialeurs
devinrent rares. Constantin défendit d*en donner : ils furent entièrement
alwlis sous Honorius, comme il parait par Ttiéodoret et Othon de Fri-
singuc Ijcs Romains ne retinrent de leurs anciens spectacles que ce q^ii
IKMiVtlit affaiblir les courages , et servait d'attrait à la volupté.
* Ammikn Marcemjn, liv. XVI , XVlï, XVIII
128 GRANDEUR ET DECADENCE DES ROMAINS,
héroïques, rechassa les barbares ' , et la terreurde son nom
les contint tant qu'il vécut *.
La brièveté des règnes , des divers partis politiques , les
différentes religions , les sectes particulières de ces reli-
gions, ont fait que le caractère des empereurs est venu à
nous extrêmement défiguré. Je n'en donnerai que deux
exemples. Cet Alexandre, si lâche dans Hérodien^ parait
plein de courage dans Lamprldiiis; ce Gratien, tant loué
par les orthodoxes , Philostorgue le compare à Néron.
Valentinien sentit plus que personne la nécessité de Tan-
cien pian ; il employa toute sa vie à fortifier les bords du
Rhin , à y faire des levées > y bâtir des châteaux , y placer
des troupes, leur donner le moyen d*y subsister. Mais il
arriva dans le monde un événement qui détermina Ya-^
lenS) son frère, à ouvrir le Danube, et eut d'effroyables,
suites.
Dans le pays qui est entre lès Pàlus-^Méotides, les
montagnes du Caucase et la mer Caspienne , il y avait plu*
sieurs peuples qui étaient la plupart de la nation des Huns
ou de celle des Alains ; leurs terres étaient extrêmement
fertiles; ils aimaient la guerre et le brigandage ; ils étaient
presque toig'ours à cheval, ou sur leurs chariots , et er-
raient dans le pays où ils étaient enfermés; ils faisaient
bien quelques ravages sur les frontières de Perse et d'Ar-
ménie ; mais on gardait aisément les portes Caspiennes , et
ils pouvaientdifûcilement pénétrer dans la Perse par ail- ^
leurs. Comme ils n'imaginaient point qu'il fût possible de
traverser les Palus-Méotides ^ , ils ne connaissaient pas les
' AhHIBN MARCELLIN, liV. XVI, XXYU, XXVIII.
^ Voyez le magnifique éloge qa^Ammien Marcellin fait de ce prince ,
liv. XXV ; voyez aussi les fragments de VHislovre de Jean d*4ntioche.
3 Procope, Hùtoire mêlée.
CHAPITRE XVII. 12»
Bômains ; et, pendant que- d^autres barbares ravageaieut
Tempire, ils restaient dans les limites que leur ignorance
leur avait données.
Quelques-uns * iont dit que le limon que le Tanaîs avait
appoiiié avait formé une espèce de croûte sur le Bosphore
dmmérien , sur laquelle ils avaient passé ; d'autres * , que
deux jeunes Scythes , poursuivant une biche qui traversa
ce bras de mer, le traversèrent aussi. Ils furent étonnés
de voir un nouveau monde; et, retournant dans l'ancien,
ils apprirent à leurs compatriotes les nouvelles terres , et ,
si j'ose me servir de ce terme, les Indes qu'ils avaient dé-
couvertes^.
D'abord des corps inqombrables de Huns passèrent;
et, rencontrant les Goths les premiers , ils les chassèrent
devant eux. Il semblait que ces nations se précipitasseiit
les unes sur les autres , et que l'Asie , pour peser sur l'Eu-
rope, eût acquis un nouveau poids.
Les Goths effrayés se présentèrent sur les bords du Da^^
nube, et, les mains jointes, demandèrent une retraite. Les
flatteurs de Valens saisirent cette occasion , et la lui repré*
sentèrent comme une conquête heureuse d'un nouveau
peuple qui venait défendre l'empire et l'enrichir^.
Valens ordonna qu'ils passeraient sans armes ; mais ,
pour de l'argent , ses ofûciers leur en laissèrent tant qu'ils
voulurent ^ Il leur fit distribuer des terres ; mais , à la dif-
' ZOSIME, liV: IV.
* JORN/kNDÈs , de Rébta geUcis; Histoire mêlée de Procope.
^ Voyez Sozomène, Uv. VI.
* km. MàRCELLIN, Uv. XXIX.
» De ceax qui avaient reçu ces ordres , celai-ci conçut un amour in-
fâme; celui-là fut épris de la beauté d*une femme barbare; les autres
furent corrompus par des. présents , des habits de lin , et des couvertu-
res bordées de franges : on n*eut d*autre soin que de remplir sa maison
d'esclaves , et ses fermes de bétail. ( Histoire de Dexipe . )
Ï30 GRANDEUR ET DECADENCE DES ROMAINS,
férence des Huns , les Goths n*en eulti vaieut point ' ; oii les
priva même du blé qu'on leur avait promis ; ils mouraient
de faim , et ils étaient au milieu d*un pays riche ; ils étaient
armés , et on leur faisait des injustices. Ils ravagèrent tout
depuis le Danube Jusqu'au "Bosphore, exterminèrent Va*
lenset son armée , et ne repassèrent le Danube que pour
abandonner l'affreuse solitude qu'ils avaient faite '.
n I ' ' ' - »— ^— ^^— ~— Il »■»;« «iiiii . •
CHAPITRE XVIII. i
NoMveltos maxigieft prises par 1^ RoauUns.
Quelquefois la lâcheté des empereurs, souvent ia fai-
blesse de l'empire, firent que l'on ehereha à apaiser par
de ^argent les peuples qui menaçaient d'envahir ^. Mais
la paix ne peut pas s'acheter, parce que celui qui l'a ven-
due n'en est que plus en état delà faire acheter encore*
Il vaut mieux courir le risque de faille une guerre maK
heureuse que de donner de l'argent pour avoir la paix ; car
ou respecte toujours un prince lorsqu'on sait qu'on ne le
vaincra qu'après une longue résistance.
' Voyez VHt9ioire gothique de Priscu8,oik cette ditlérencft est bieo
établie.
Od demaDdera peuUétie comment dea nations qui ne oaHivaient point
les terres pouvaient devenir si paissantes, tandis que celles de 1* Améri-
que sont si petites. Cest que les peuples pasteurs ont une sul)sistance
bien plus assurée que les peuples chasseurs.
U parait , par Ammien Maroellin , que les Huns, dans leur première
demeure, ne labouraient.polnt les champs ; ils ne vivaient que de leurs
troupeaux dans un pays abondant en pâturages et arrosé par quantité
de fleuves, comme font enoore aujourd'hui les petits Tar lares, qui habi-
tent une partie du même pays. Il y a apparence que ces peuples , depuis
leur départ, ayant habité des lieux moins propces à la nourriture des
troupeaux , commencèrent à cultiver les terres.
* Voyez Zosime, liv. IV; voyez aussi Dexipe, dans V Extrait des am-
bassades de Constantin Porphyi'ogénète.
3 On donna d'abord tout aux soldats ; ensuite on donna tout aux en-
nemis.
CHAPITRE XVUÏ. 131
D'ailleurs ces sortes de gratificaUoiis se changeaient en
tributs, et, libres au commencement, devenaient néces-
saires : elles fureat regardées comme des droits acquis ; et
lorsqu'un empereur les refusa à qoelqttes peuples, ou
voulut dcmner moins , ils devkirent de mortels ennemis.
Entre mille exemples, Tannée que Juli^i mena contre
les Perses fut poursuivie dans sa retndte par des Arabes
à qui il avait refusé le tribut accoutumé ' ; et d'abord a^rès,
sous l'empire de Valentinien, les Allemands, à qiii on
avait offert des présents moins considérables qu'à Tordi-
naire, s'en indignèrent, et ces peiq^les du nord, déjà gou-
vernés par le point d'honneur, se vengèr^t de cette in-
sulte prétendue par une cruelle guerre.
Toutes ces nations ' , qui entouraient l'empire en £u«
rope et en Asie, absorbèrent peu à peu les ricliesses des
Romains ; et, comme ils s'étaient agrandis parce que For
et l'argent de tous les rois était porté chez eux ^ , ils s'af-<
faiblirent , parce que leur or et leur argent fut porté chez
les autres.
Les fautes que font les hommes d'État ne sont pas tou^
Jours libres ; souvent ce sout des suites nécessaires de la
situation où Ton est; et les inconvénients ont fait naître
les inconvénients.
La milice, comme ou a déjà vu, était devenue très à
charge à TEtat; les soldats avaient trois sortes d'avan-
' ÀMIflBN MARCELUIf , liv. XXV.
» Id. liv. XXVI.
3 K Vous voulez deft ridiesses, disait un empereur à son armée qui
« murmurait : voilà le pays des Perses , allons-en chercher. Croyet*
a moi , de tant de trésors que possédait la république romaine, il ne reste
« plus rien ; et le mal vient de ceux qui ont appris aux princns & acheter
«I la paix dés barbares. Nos finances sont épuisées, nos villes détruites,
M nos provinces ruinées. Un empereur qui ne connaît d'autres biens que
« ceux de l*àme n*a pas honte d'avouer une pauvreté honnête. » (id. liv.
XXIV. )
1x32 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS ,
tages : la paye ordinaire , la récompense après le service ,
et ies libéralités d'accident, qui devenaient très-souvent
des droits pour des gens qut avaient le peuple et le prince
eutre leurs mains.
L'impuissance où Ton se trouva de payer ces charges fit
que Ton^ prit une milice moins chère. On fit des traités
avec des nations barbares qui n'avaient ni le luxe des sol-
dats romains, ni le même esprit, ni les mêmes préten-
tions.
Il y avait une autre commodité à cela : comme les bar-
bares tombaient tout à coup sur un pays , n'y ayant point
chez eux de préparatifs après la résolution de partir, il
était difficile de faire des levées à temps dans les provin-
ces. On prenait donc un autre corps de barbares, toujours
prêt à recevoir de l'argent , à piller et à se battre. On était
servi pour le moment; mais dans la suite on avait autant
de peine à réduire les auxiliaires que les ennemis.
Les premiers Romains ' ne mettaient point dans leurs
armées un plus grand nombre de troupes auxiliaires que
de romaines ; et , quoique leurs alliés fussent proprement
des sujets , ils ne voulaient point avoir pour sujets des
peuples plus belliqueux qu'eux-mêmes.
Mais dans les derniers temps , non-seulement ils n'ob-
servèrent pas cette proportion des troupes auxiliaires,
mais même ils remplirent de soldats barbares les corps de
troupes nationales.
Ainsi , ils établissaient des usages tout contraires à ceux
qui les avaient rendus maîtres de tout; et comme autre-
fois leur politique constante fut de se réserver l'art mili-
> Cest une observation de Végèce; et il parait, par Tite^Live, que si
ie nombre des auxiliaires excéda quelquefois , ce fut de bien peu.
CHAPITRE XYlIl. 133
taire, et d'en priver tous leurs voisins, ils le détruisaient
pour lors ishez eux , et l'établissaient chez les autres.
Voici, en un mot, Thistoire des Romains : ils vain-
quirent tous les peuples par leurs maximes; mais, lors-
qu'ils y furent parvenus, leur république ne put subsis-
ter; il fallut changer de gouvernement, et des maximes
contraires aux premières, employées dans ce gouverne-
ment nouveau , firent tomber leur grandeur.
Ce n'est pas la fortune qui domine le monde ; on peut
le demander aux Romains, qui eurent une suite* conti-
nuelle de prospérités quand ils se gouvernèrent sur nn
certain plan , et une suite non interrompue de revers lors-
qu'ils se. conduisirent sur un antre. II y a des causes
générales , soit morales , soit physiqnes, qui agissent dans
chaque monarchie, relèvent, la maintiennent, ou la pré-
cfpîtent ; tous les accidents sont soumis à ces causes ; et
si le hasard d'une bataille, c'est-à-dire une cause particu-
lière , a ruiné un État, il y avait une cause générale qui
faisait que cet État devait périr par une seule bataille. En
un mot, Tallure principale entraîne avec elle tous les
accidents particuliers.
Nous voyons que depuis près de deux siècles les troupes
de t^re de Danemarck ont presque toujours été battues
par celles de Suède. Il faut qu'indépendamment dn cou-
rage des deux nations et du sort des armes , il y ait dans
le gouvernement danois , militaire ou civil, un vice inté-
rieur qui ait produit cet effet ; et Je ne le crois point diffi-
cile à découvrir*.
Enfin , les Romains perdirent leur discipline militaire ;
ils abandonnèrent Jusqu'à leurs propres armes. Végèce
dit que les soldats les trouvant trop pesantes , Ils obtinrent
de l'empereur Gratien de quitter leur cuirasse et ensuite
/
\
134 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
leur casque : de façon qu'exposés aux coups sans défense ,
ils ne songèrent plus qu'à fuir '.
Il sgoute qu'ils avaient perdu la coutume de fortifier
leurs camps, et que, par cette négligence, leurs armées
furent enlevées par la cavalerie des barbares.
La cavalerie fut peu nombreuse chez les premiers Ro-
mains : elle ne faisait que la onzième partie de la légion ,
et très-souvent moins; et ce qu'il y a d'extraordinaire»
ils en avaient beaucoup moins que nous, qui avons tant
de sièges à faire, où la cavalerie est peu utile. Quand les
Romains furent dans la décadence, ils n'eurent presque
plus que de la cavalerie. Il me semble que, plus une na-
tion se rend savante dans l'art militaire , plus elle agit
par son infanterie, et que, moins elle le connaît, plus
elle multiplie sa cavalerie : c'est que, sans la discipline,
riufanterie pesante ou légère n'est rien ; au lieu que la
cavalerie va toujours, dans son désordre même '. L'ac-
tion de celle-ci consiste plus dans son impétuosité et un
certain choc; celle de l'autre, dans sa résistance et
une certaine immobilité : c'est plutôt une réaction qu'une
action. Enfm , la force de la cavalerie est momentanée :
riufanterie agit plus longtemps; mais il faut de la dis-
cipline pour qu'elle puisse agir longtemps.
Les Romains parvinrent à commander à tous les peu-
ples , non-seulement par l'art de la guerre, mais aussi par
leur prudence, leur sagesse, leur constance, leur amour
pour la gloire et pour la patrie. Lorsque, sous les empe-
reurs, toutes ces vertus s'évanouirent, l'art militaire leur
resta, avec lequel , maigre la faiblesse et la tyrannie de
■ De Re militari f lib. I, cap. XX.
' La cavalerie fartare, sans observer aucune de nos maximes militaires,
a fait dans tous les temps de grands choses. Voyez tes relations , et sov^
toui celle de la dernière conquête de la Chine.
CHAPITRE XVIIÏ. 133
1eai% princes , itis couservèroit ce qu'ils avaient acquis ;
Biais, lorsque la corruptiou se imt dans la milice même,
ils devinrent la proie de tous les peuples.
Un empire foudé par les ariues a besoin de se soutenir
par les armes. Mais comme lorsqu'un État est dans le
trouble , on n'imagine pas comment 11 peut en sortir, de
même lorsqu'il est en paix et qu'on respecte sa puissance ,
il ne vient point dans l'esprit comment cdapeut cbanger :
il néglige donc la milice, dont il croit n'avoir rien à es-
pérer et tout à craindre , et souvait même il dierehe à
l'affaiblir.
C'était une rè^ inviolable des premiers Romains , que
quiconque avait abandonné son poste, ou laissé ses ar-
mes dans le combat , était puni de mort. Julien et Yalen-
tiulen avaient à cet égard rétabli les anciennes peines.
Mais les barbares pris à la solde des Romains , accoutu-
més à faire la guerre comme la font aujourd'hui les Tar-
tai*es y à fuir pour combattre encore , à chercher le pillage
plus que l'honneur^, étaient incapables d'une pareille
discipline.
Telle était la discipline des premiers Romains, qu'on y
avait vu des généraux c(»idamner à mourir leurs enfants ,
pour avdr, sans leur ordre, gagné la victoire; mais,
quand ils furent mêlés parmi les barbares. Ils y contrac-
tèrent un esprit d'indépendance qui faisait le caractère de
ces nations ; et , si l'on lit les guerres de Bélisaire contre
lesGoths, on verra un général presque toujours désobéi
par SCS offlciers.
Sylla et Sertorius^ dans la fureur des guerres civiles ,
* Ils ne voulaient pas s*assi|JetUr aux travaux des soldais romains.
Voyez Ammien Marcellin, liv. XVllI, qui dit, comme une chose ex-
traordinaire, qu'ils 8*y soumirent en une occasion, pour plaire & Julien,
qui voulaU mettre des places eu état de défense.
136 GRANDEUR £T DÉCADENCE DES ROMAINS,
aimaient mieux périr que de filtre quelque chose dont
Mithridate pût tirer avantage; mais, dans les temps qiii
suivirent, dès qu'un ministre ou quelque grand crut qu'il
importait à son avariée , à sa vengeance , à son ambition ,
de faire entrer les barbares dans l'empire , il le leur donna
d'abord à ravager '.
Il n'y a point d'État où l'on ait plus besoin de tributs
que dans ceux qui s'affaiblissent ; de sorte que l'on est
obligé d'augmenter les charges à mesure que l'on est
moins m état de les porter : bientôt, dans les provinces
romaines , les tributs devinrent intolérables.
Il faut lire, dans Salvieu , les horribles exactions que
l'on faisait sur les peuples *. Les citoyens, poursuivis par
les traitants , n'avaient d'autre ressource que de se réfu-
gier chez les barbares, on de donner leur liberté au pre-
mierqui la voulait prendre*
Ceci servira à expliquer, dans notre histoire française,
cette patience avec laquelle les Gaulois souffrirent la ré-
volution qui devait établir cette différence accablante
entre une nation noble et une nation roturière. Les barba*-
rès, en rendant tant de citoyens esclaves de la glèbe,
c'est-à-dire û\i champ auquel ils étaient attachés, n'in-
troduisirent guère rien qui n'eût été plus cruellement
exercé-avant eux^.
^ Cela n*étaitpas élonnantdans ce mélange avec des nations qui avaient
été errantes « qui ne connaissaient point de patrie, et où souvent des
corps enUers de troupes se Joignaient à l'ennemi qui les avait vaincus
contre leur naUon même. Voyez dans Procope ce que c*était que les
(;oliis sous ViUgës.
3 Voyez tout le livre V de Gubernaiione Dei; voyez aussi , dans i*am<
tNissade écrite par Priscus , le discours d'un Romain établi parmi les
Huns , sur sa félicité dans ce pays-là.
' Voyez encore Salvien , liv. V ; et les lois du Code et du Digeste 14-
dessus.
CHAPITRE XIX. r37
<n
CHAPITRE XIX.
Oraiideiir d* Attila. — Cause de rétablissement des barbares. — Raisons
pourquoi Tempire d'Occident fut le premier abattu.
»
Comme, dans le temps que Feiupire s^afTaiblissait, la
religion chrétiemie s'établissait , les chrétiens reprochaient \
aux païens cette décadence, et ceux-ci en demandaient
compte à la religion chrétienne. Les chrétiens disaient que
Diodétien avait perdu Tempire en s'associant trois collè-
gues ' y parce que chaque empereur voulait faire d'aussi
grandes dépenses et entretenir d'aussi fortes armées que
s'U avait été seul ; que par là le nombre de ceux qui rece-
vaient n'étant pas proportionné au nombre de ceux qui
donnaient, les charges devinrent si grandes , que les ter-
res furent abandonnées par les laboureurs, et se changè-
rent eu forêts. Les païens, au contraire, ne cessaient de
crier contre un culte nouveau , inouï jusqu'alors ; et comme
autrefois, dans Rome florissante , ou attribuait les débor-
dements du Tibre et les autres effets de la nature à la co-
lère des dieux , de même, dans Rome mourante , on im-
putait les malheurs, à un nouveau culte et au renversement
des aqciens (autels.
Ce fut le préfet Symmaque qui, dans une lettre écrite
aux empereurs au sujet de l'autel de la Victoire , fit le
plus valoir contre la religion chrétienne des raisons po-
pulaires, et par conséquent très-capables de séduire.
<i Quelle cl^)se peut mieux nous conduire à la connais-
« sauce des dieux , disait-il, que l'expérience de nos pros-
« pérités passées? Nous devons être fidèles à tant de
« siècles, et suivre nos p^es, qui ont suivi si hcureuse-
' LACTAIfCE , de la Mort des persécuteurs,
13.
138 GRANDEUR £T D£CADëNiCE DES ROMAINS,
« ment les leurs. Pensez que K<>me vous parle , et vous
« dit : Grands princes , pères de la patrie , respectez mes
« années pendant lesquelles j'ai toujours observé les eéré-
« inonies de mes ancêtres : ce culte a soumis Tunivers à
« mes lois ; c'est par là qu'Annibal a été repoussé de mes
« murailles , et que les Gaulois Font été du Capitolc. C'est
« pour les dieux de la patrie que nous demandons la paix ;
« nous la demandons pour les dieux Indigètes. Nous n'en*
« trous point dans des disputes qui ne conviennent qu'à
« des gens oisifs ; et nous voulons offrir des prières, et non
« pas des combats s »
Trois auteurs célèbres répondirent à Symmaque. Oroze
composa son histoire pour prouver qu'il y avait toiijoia*s
eu dans le monde d'aussi grands malheurs que ceux dont
se plaignaient les païens. Salvien fit son livre, où il sou-
tint que c'étaient les dérèglements des chrétiens qui avaient
attiré les ravages des barbares ' ; et saint Augustin fit voir
que la cité du ciel était différente de cette cité de la terre ^ ,
où les anciens Romains, pour quelques vertus humaines ,
avaient reçu des récompenses aussi vaines que ces vertus.
Nous avons dit que dans les premiers temps la politique
des Romains fut de diviser toutes les puissances qui leur
faisaient ombrage ; dans la suite, ils n'y purent réussir. Il
fallut souffrir qu'Attila soumit toutes lesnatious du nord :
il s'étendit depuis le Danube jusqu'au Rhin, détruisit
tous les forts et tous les ouvrages qu'on avait faits sur
ces fleuves , et rendit les deux empires tributaires.
«Théodose, disait-il insolemment, est fils d'un père
« trcs-uoblc , aussi bien que moi ; mais , en me payant le
' Lettres de Symmaquf, liv. X , Iclt. ijv
♦ pu Gauvcrncmput du Dieu.
3 Qe la Cf'fé de Difu.
CHAPITKE XiX. \'^9
» tribut, il est dédiu de to noblesse , et est devenu mon
« esclave :^ il n'est pas juste qu'il dresse des embûches à
t son maître , comme un esclave médiant ' . »
« Il ne convient pas à l'empereur, disait-il dans une au-
« tre occasion, d*étre menteur. Il a promis à un de mes
n sujets de lui donner en mariage la fille de Satumilus :
« s'il ne veut pas tenir sa parole , je lui dédare la guerre ;
« s'il ne peut pas , et qu'il soit dans cet état qu'on ose lui
n désobéir^ je marche à son secours. »
Il ne fout pas croire que ce fât par modération qu*Àttîla
laissa subsister les Romains : il suivait les mœurs de sa
nation, qui le portaient à soumettre les peuples , et non
pas à les conquérir* Ce prince , dans sa maison de bois où
nous le représente Priscus *, maître de toutes les nations
barbares, et en quelque façon ^ de presque toutes celles
qui étaient policées, était un des grands monarques dont
l'histoire ait jamais parlé.
On voyait à sa cour les ambassadeurs des Romains d'O-
rient et de ceux d'Occident , qui venaient recevoir ses lois ,
ou implorer sa clémence. Tantôt il demandait qu'on lui
rendit les Huns transfuges , ou les esclaves romains qui
s'étaient évadés ; tantôt il voulait qu'on lui livrât quelque
Hiinistre de l'empereur. Il avait mis sur l'empire d'Orient
un tribut de deux mille cent livres d*or. Il recevait les ap-
pointements de général des armées romaines. II envoyait
à Gonstantinople ceux qu'il voulait récompenser, afin
qu'on les comblât de biens, faisant un trafic continuel de
la frayeur des Romains.
> Histoire gothique , et Helation de fambassade écrite par Prisciis.
Celait Théodose le jeune.
• ' HUloife gothique : Ma sedes régis harbaricm totam tcncntls, h<er
capti» civitatibivt hahitacula prœponehat. (IornandèS, de Rvbus geticia.)
* Il fKirait, par la Relation de Priscus, qxVon pensait à la cour d'At-
tila à soumettre encore les Perses.
140 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
Il él4ut craint de ses sujets, et il ne parait pas qu-il en
fût haï '. Prodigieusement fier, et cependant nisé, ardent
dans sa colère , mais sachant pardonner ou différer la pu-
nition suivant (pi'il convenait à ses intérêts , ne faisant
jamais. la ^erre quand la paix pouvait lui donner assez
d*avantages, fidèlement servi des rois mêmes qui étaient sous
sa dépendance , il avait gardé pour lui seul l'ancienne sim-
plicité des mœurs des Huns. Du reste , on ne peut guère
louer sur la bravoure le chef d'une nation où les enfonts
entraient en fureur au rédt des beaux faits d'armes- de
leurs pères, et où les pères versaient des larmes parce-
qu'ils ne pouvaient pas imiter leurs enfiEUuts.
Après sa mort, toutes les nations barbares se redi vi-
sèrent; mais les Romains étaient si faibles quMl n'y avait
pas de si petit peuple qui ne pût leur nuire.
Ce ne fut pas une certaine invasion qui perdit l'empire ,
ce furent toutes les invasions. Depuis celle qui f^it si gé-
nérale sous Gallus, il sembla rétabli, parce qu'il n'avait
point perdu de terrain ; mais il alla , de degrés en degrés ,
de la décadence à sa chute , jusqu'à ce qu'il s'affoissa
tout à coup sous Ârcadius et Honorius.
En vain on avait rechassé les barbares dans leur pays :
ils y seraient tout de même rentrés pour mettre en sûreté
leur butin; en vain on les extermina: les villes n'étaient
pas moins saccagées, les villages brûlés , les familles tuées
ou dispersées '.
Lorsqu'une province avait été ravagée, les barbares
qui succédaient, n'y trouvant plus rien, devaient passer
' n faut consulter, sur le caractère de ce prince et les mœurs de sa
cour, Jornandès et Priscus.
' C*était une nation bien destructive que celle des Goths : ils avaient
détruit tous les laboureurs dans la Thrace , et coupe les mains à toiui
ceux qui menaient les chariots. {Histoire byzantine de Malchus , dans
VExtrait des ambassades.)
v.vv
CHAPIinii: XIX. 141
À une autre. On ne ravagea au commencement que ]a
Tbrace, la Mysie, la Pannonie; quand ces pay? furent
dévasté», on ruina la Macédoine , iaXhessalie, là Grèce ;
de là il fallut aller aux Noriques. L'empire, c'est-à-dire le
pays halnté, sç rétrécissait toujours, et l'Italie devenait
frontière.
La raison pourquoi il ne se fit point, sous Gallus et
Gallie4, d'établissement de barbares, c'est qu'ils trou-
vaient encore de quoi piller^
Ainsi, lorsque les Normands, image des oonquérants
de Tempire, eurent pendant plusieurs siècles ravagé la
France , ne trouvant plus rien à prendre , \\i acceptèrent
une province qui était entièrement déserte, et se la par-
tagèrent*.
La Seythie dans ces temp»-là étant presquetoat incuite \
les peuples y étaient sujets à des famines fréquentes ; ils
subsistaient en partie par un commerce avec les Romains ,
qui leur portaient des vivres des provinces voisines dn
Danube \ Les barbares donnaient en retour les choses
qu'ils avaient pillées, les prisonniers qu'ils avaient faits,
l'or et l'argent qu'Us recevaient pour la paix. Mais lors-
qu'on ne put plus leur payer des tributs assez forts pour
les faire subsister, ils furent forcés de s'établir *.
* Voyez , dans les Chroniques recueillies par André du Chesne , 1*étnt
4e ceUe p|N>v|oce v^ra Ifi tin du neiiTièiôe «t le ommnenoeineDi du
dixièiQe siècle. (Script Nom\. hisL veteres. )
* Les GoihSf eomme nous Tavons dit, ne ealtivaleot point la (erre.
Les Vandales les appelaient TrulU$ , du nom d*ane peUte mesure ,
parce que dans ane famine ils lour vendirent fort cher une pareille me-
sure de blé. (OLTHnoDORE, dana la BiblioUUque de Photius, liv.
XXX.)
3 On Toit, dans V Histoire de Priscui, qu'il y avait des marcbés éta-
blis par les traités sur les bords du Danube.
* Quand les Gottis envoyèrent prier Zenon de reeevoir dans son al-
liance Theudéric, tils de Triarius, aux conditions qull avait accordées
à Tbfludéric, tils de Baiamer, le sénat, consulté, répondit que ks revenus
M? GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
L'empire d'Occident fut le premier abattu : en voici les
raiscms :
Les Imrbares, ayant passé le Danube , trouvaient à leur
gauche le Bosphore, Constantinople, et toutes les forces
de Teoij^re d'Orient , qui les arrêtaient : cela fàisait'qu'lls
se tournaient à main droite, du côté de Tlllyrie, et se
poussaient vers l'Occident. Il se fit'un reflux de nations et
un transport de peuples de ce è6té-là. Les passages de
l'Asie étant mieux gardés , tout refoulait vers l'Ëlurope ; au
lieu que dans la première invasion , sous Gallus , les for-
ces des barbares se partagèrent.
L'empire ayant été réellement divisé, les empei:eurs
d'Orient, qui avaient des alliances avec les barbares , ne
voulurent pas les rompre pour secourir ceux d'Occident.
Cette division dans l'administration , dit Priscûs % fut très-
préjudiciable aux affaires d'Occident. Ainsi, les Romains
d'Orient * refusèrent à ceux d'Occident une armée navale,
à cause de leur alliance avec les Vandales. Les Wisigoths,
ayant fait alliance avec Arcadius, entrèrent en Occident ,
et Houorius fût obligé de s'enfuira Kavenne '. Ebfin, Ze-
non, pour se défaire de Théodoric, le persuada d'aller at-
taquer ritalie, qu'Alaric avait déjà ravagée.
Il y avait une alliance très-étroite entre Attila et Gensé-
ric, roi des Vandales ^. Ce dernier craignait lesGotbs^; il
avait marié son fils avec la fille du roi des Goths, et, lui
ayant ensuite fait couper le nez , il Tavait renvoyée : il s'u-
(Ic TÉtat n^étalent pas surOsants pour nourrir deux peuples golhs, et
qu'il fallait choisir ramUic de Tun des deux. (Histoire de MalchuSt dans
V Extrait des ambassades.)
' Priscus , liv. U.
^ Ibid,
• ^ Procope , Guertv des Vandales^
« Pniscus, liv. 11.
* Voyez Jornandùs, de Hcbus getUis, cap. xxxvi.
CHAPITRE XfX. 143
nit donc avec Attila. Les deux empires , comme enehotnés
par ces deux princes , n'osaient se secourir. La situation
de celui d'Occident fut surtout déplorable : il n'avait point
de forces de:mer; elles^taient toutes en Orients en Egypte,
Chypre, Phénicie, lonie, Grèce, seuls pays où il y eût
alors quelque commerce. Les Vandales et d'autres peu-
ples attaquaient partout les côtes d'Occident. Il vint une
ambassade des Italiens à Gonstantinople, dit Priscus',
pour faire savoir qu'il était impossible que les affoires se.
soutinssent sans une réconciliation avec les Vandales.
Ceux qui goni^maient en Occident ne manquèrent pas
de politique : ils jugèrent qu'il fallait sauver l'Italie, qui
était en quelque façon la tète et en quelque ftiçon le cœur
de l'empire. On fit passer les barbares aux extrémités , et
on les y plaça. Le dessein était bien conçu , il fut bien
exécutif. Ces nations ne demandaient que la subsistance :
on leur donnait les plaines ; on se réservait les pays mon-
tagneux, les passages des rivières, les défilés ^ les places
sur les grands fleuves; on gardait la souveraineté. Il y a
apparence que ces peuples auraient été forcés de devenir
Romains; et la facilité avec laquelle ces destructeurs fu*
. rent eux-mêmes détruits par les Francs, par les Grecs, par
les Maures, justifie assez cette pensée. Tout ce système
fut renversé par une révolution plus fatale que toutes les
autres: l'armée d'Italie, composée d'étrangers, exigea ce
qu'on avait accordé à des nations plus étrangères encore;
die forma sous Odoacer une aristocratie qui se donna le
tiers des terres de l'Italie; et ce fut le coup mortel porté à
. cet empire.
Parmi tant de malheurs on cherche avec une curiosité
* Cela iMirut surtout dans la guerre de CoDbtautin et de Lidnius.
* Pnfscus, liv. II.
144 GRAISDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
triste le destiu de la ville de Rome. Elle était pour ainsi
dire sans défeuse; elle pouvait être aisément affamée ; re-
tendue de ses murailles faisait qu*il était très-diffidle de
les garder. Gomme elle était située^ dans une plaine, on
pouvait aisément la forcer ; il n*y avait point de ressource
dans le peuple, qui en était extrêmement diminué. Les
empereurs furent obligés de se retirer à Bavenne^ ville
autrefois défendue par la mer, comme Venise Test au-
jourd*huL
Le peuple romain^ presque toujours abandonné de ses
souverains, commença à le devenir, et à fiiire des traités
;.^ pour sa conservation ■ : œ qui est le moyen le plus légi*
ttme d'acquérir la souveraine puissance. C'est ainsi que
TArmorique et la Bretagne commencèrent à vivre sous
leurs propres lois *.
Telle fut la fin de l'empire d'OcddenL Borna s'était
agrandie parce qu'elle n'avait eu que des guerres succès-
sives, cbaque nation, par un bonheur inconcevable, ne
Tattaquant que quand l'autre avait été ruinée. Rome fut
\ détruite parce que toutes les nations l'attaquèrent à la fois ,
/ et pénétrèrent partout.
V
N
v-x
^
CHAPITRE XX.
Des conquêtes de Jiistinien. — De son gouvernement
Gotnme tous ces peuples entraient pôle-môle dans l'em-*
plre^ ils s'incommodaient réciproquement; et toute la po*
litique de ces tepaps-là fut de les armer les uns contre les
autres : ce qui était aisé, à cause de leur férocité et de leur
' Du temps (THonorius, Alaric,qui assiégeait Rome, obligea cette
ville à prendre son alliance même contre l'empereur, qui ne put s*y op-
poser. (PnocoPE, Guerre des Gotht, liv. I.) Voyez Zosime, liv. VL
* ZosiMB, liv. YI.
CHAPITRE XX. 14S
ivarice. Ils s'entre-détrulsirent pour la plupart avant d'a-
voir pu s'établir; et cela fit que Fenipire d'Orient subsista
encore du temps.
D'ailleurs, le Noitl s'épuisa lui-même , et Ton n'eu vit
plus sortir ces armées innombrables qui parurent d'abord ;
car, après les premières invasions des Goths et des fluns,
surtout depuis la mort d'Attila, ceux-ci et les peuples qui
les suivirent attaquèrent avec moins de forées.
Lorsque ces nations, qui s'étaient assemblées en corps
d'armée, se furent dispersées en peuples, elles s'affaibli-
rent beaucoup ; répandues dans les divers lieux de leurs
conquêtes , elles furent elles-mêmes exposées aux inva-
sions.
Ce fut dans ces circonstances que Justinien entreprit de
reconquérir l'Afrique et l'Italie , et fit ce que nos Français
exécutèrent aussi heureusement contre les Wisigotlis, les
Bourguignons , les Lombards et les Sarrasins.
Lorsque la religion chrétienne fut apportée aux barbares,
la secte arienne était en quelque façon dominante dans
l'empire. Valons leur envoya des prêtres ariens, qui fu-
rent leurs premiers apôtres. Or, dans l'intervalle quMt y
eut entre leur conversion et leur établissement, cette secte
fv^t en quelque façon détruite chez les Romains : les bar-
bares arfens ayant trouvé tout le pays orthodoxe , n'en
purent jamais gagner l'affection; et il fut facile aux empe-
reurs de les troubler.
D'ailleurs , ces barbares , dont l'art et le génie n'étaient
guère d'attaquer les villes etencore moins de les défendre,
en laissèrent tomber les murailles en ruine. Procope nous
aj^rend que Bélisalre trouva celles d'Italie en cet état.
Celles d'Afrique avaient été démantelées par Gcnséric ' ,
^^OCOpE, Guerre dtâ Fanaales, liv. I.
MONTESQUIEU. 13
f46 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
comme celles d*Espagne le furentdans la suite par Vitisa ',
dans ridée de s'assurer de ses habitants.
La plupart de ces peuples du nord , établis dans les pays
du midi, en prirent d'abord la mollesse, et devinrent in-
capd»les des fatigues de la guerre *. I^es Vandales lan-
guissaient dans la volupté ; une table délicate , des habits
efféminés, des bains, la musique, la danse, les jardins,
les théâtres , leur étaient devenus nécessaires.
Ils ne donnaient plus dMnquiétude aux Romains ', dit
Malchus ^ , depuis qu'ils avaient cessé d'entretenir les ar-
mées que Genséric tenait toujours prêtes , avec lesquelles
41 prévenait ses ennemis, et étonnait tout le monde par la
facilité de ses entreprises.
Le cavalerie des Romains était très-^xereée à tirer de
Tare; mais celle des Gotlis et des Vandales ne se servait
que de Tépée et de la lance , et ne pouvait combattre de
loin^ : c'est à cette différence que Bélisaire attribuait une
partie de ses succès.
Les Romains , surtout sous Justinfen, tirèrent de grands
services des Huns , peuples dont étaient sortis les Partîtes,
et qui combattaient comme eux. Depuis qu'ils eurent jierdu
leur puissance par la défaite d'Attila et les divisions que le
grand nombre de ses enfants fit naître , ils servirent les
Romains en qualité d'auxiliaires, et ils formèrent leur
Rieilleure cavalerie.
Toutes ces nations barbares se distinguaient chacune
par leur manière particulière de combattre et de s'armer^.
* M\RiANA, Histoire ^Espagne f llv. VI, chap. xix.
' Phogope, Guerre des Vandales, liv. II.
* Da temps d'Honoric.
* Histoire by7.nntine, dsin&VSximit des ambassades.
* Voyez Procope, Guerre des ramlales^ liv. I; et le môme auteur.
Guerre des Colhs, 4iv. I. Les archers gollis étaient h pied , ils étaient peu
instruits.
* Un passage remarquable de Jornandès nous donne toutes ces 9Uf»*
CHAPITRE XX. 147
Les Goths et les Vandales étalent redoutables Tëpée a la
main; les Huns étaient des archers admirables, les Sue-
ves, de bons hommes d'infanterie ; les Alains étaient pe-
samment armés ; et les Hérules étaient une troupe légère.
Les Romains prenaient dans toutes ces nations les divers
cibrps de troupes qui convenaient à leurs desseins, et com-
battaient contre une seule avec les avantages de toutes
les autres*
Il est singulier que les nations les plus faibles aient été
celles qui firent de plus grands établissements. On se trom-
perait beaucoup, si l'on jugeait de leurs forces parleurs
conquêtes. Dans cette longue suite d'incursions, les peu-
ples barbares , ou plutôt les essaims sortis d'eux, détrui-
saient ou étalent détruits : tout dépendait des circonstan-
ces ; et, pendant qu^une grande nation était combattue ou
arrêtée, une troupe d'aventuriers qui trouvaient un pays
ouvert y faisaient des ravages effroyables. Les Goths ,
que le désavantage de leurs armes fît fuir devant tant de
nations, s'établirent en Italie, en Gaule et en Espagne;
les Vandales, quittant TËspagne par faiblesse, passèrent
en Afrique, où ils fondèrent un grand empire.
Justinien ne put équiper contre les Vandales que cin-
quante vaisseaux; et quand Bélisaire débarqua, il n'avait
que cinq mille soMats ' . C'était une entrepiise bien hardie ;
et Léon , qui avait autrefois envoyé contre eux une flotte
composée de tous les vaisseaux de l'Orient, sur laquelle
il avait cent mille hommes , n'avait pas conquis l'Afrique ,
et avait pensé perdre Tempire.
Ces grandes flottes , non plus que les grandes armées
de terre, n'ont guère jamais réussi. Comme elles épuisent
renées : c*e£t à Toccasion de la bataille que les Gépides donnèrent aux
enfante d'AUila.
' PiMXiOPE, Guerre des Goths, llv. 11.
148 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
un Etat, si Texpédition est longue ou que quelque maU
heur leur arrive, elles ne peuvent être secourues ni répa-
rées ; si une partie se perd ,' ce qui reste n'est rien , parce
que les vaisseaux de guerre , ceux de transport, la cava-
lerie y l'infanterie , les munitions , enfin les diverses parties ,
dépendent du tout ensemble. La lenteur de Tentreprise
fait qu'on trouve toujours des ennemis préparés ; outre
qu'il est rare que l'expédition se fasse jamais dans une
saison commode, on tombe dans le temps des orages :
tant de choses n'étant presque jamais prêtes que quelques
mois plus tard qu'on ne se l'était promis.
Bélisaire envahit l'Afrique ; et ce qui lui servit beau-
coup , c'est qu'il tira de Sicile une grande quantité de pro-
visions, en conséquence d'un traité fait avec Amalasonte,
reine des Goths. Lorsqu'il fut envoyé pour attaquer l'I-
talie, voyant que les Goths tiraient leur subsistance de la
Sicile, i] commença par la conquérir; il affama ses enne-
mis, et se trouva dans l'abondance de toutes choses.
Bélisaire prit Garthage, Rome et Bavenne, et envoya
les rois des Goths et les Vandales captifs à Gonstantino-
pie, où l'on vit, après tant de temps, les anciens triom-
phes renouvelés'.
On peut trouver dans les qualités de ce grand homme '
les principales causes de ses succès. Avec un général qui
avait toutes les maximes des premiers Bomains, il se
forma une armée telle que les anciennes armées romaines.
Les grandes vertus se cachent ou se perdent ordinaire-
ment dans la servitude ; mais le gouvernement tyranni-
que de Justinien ne put opprimer la grandeur de cette
âme , ni la supériorité de ce génie.
< JusUnien ne tui accorda qac le triomphe de TAfrique.
> Voyez Suidas, àTarticle Bélisaire,
L'eunuque Narsèsfiit encore donné à ce règne pour ]e
rendre illustre. Élevé dans le palais , il avait plus la con-
fiance de Tempereur; car les princes regardent toujours
leurs courtisans comme leurs plus fidèles sujets.
Mais la mauvaise conduite de Justinien , ses profusions ,
ses vexations, ses rapines, sa fureur de bâtir, dé changer ,
de réformer, son inconstance dans ses desseins, un règne
dur et faible, devenu plus incommode par une longue
vieillesse , furent des malheurs réels mêlés à des succès
inutiles et une gloire vaine.
Ces conquêtes , qui avaient pour cause non la force de
Tempire, mais de certaines circonstances particulières,
perdirent tout : pendant qu*on y occupait les armées , de
nouveaux peuples passèrent le Danube, désolèrent 111
lyrie, la Macédoine et la Grèce ; et les Perses, dans qua
tre invasions, firent à TOrient des plaies incurables '.
Plus ces conquêtes furent rapides , moins elles eurent un
établissement solide : Tltalie et TAfrique furent à peine
conquises , qu'il fallut les reconquérir.
Justinien avait pris sur le théâtre une femme qui s'y
était longtemps prostituée ' : elle le gouverna avec un
empire qui n'a point d'exemple dans les histoires ; et met-
tant sans cesse dans les affaires les passions et les fantai-
sies de son sexe , elle corrompit les victoires et les succès
les plus heureux.
En Orient, on a de tout temps multiplié l'usage des
femmes, pour leur ôter l'ascendant prodigieux qu'elles ont
sur nous dans ces climats ; mais à Gonstantiuople la loi
d'une seule femme donna à ce sexe l'empire : ce qui mit
quelquefois de la faiblesse dans le gouvernement.
* Les deux empires se ravagèrent d'autant plus qu'on n'espérait pas
conserver ce qu^on avait conquis.
» L'iiopi'ratrice lliéodora.
/ 13.
f5t> GRANDEUR ET DÉGADËHCË DES ROMAINS,
Le peupie de Goiistantinople était de tout temps dWisé
en deux factions , celle des bleus et celle des verls : elles
tiraient leur origine de Taffection que Ton prend dans les
théâtres pour de certains acteurs plutôt que pour d'autres.
Dans les jeux du cirque, les chariots dont les cochers
étaient habillés de vert disputaient le prix à ceux qui étaient
habillés de bleu ; et chacun y prenait intérêt jusqu'à la
foreur.
Ces deux factions, répandues dans toutes les villes de
Tempire, étaient plus ou moins furieuses, à propoition
de la grandeur des villes, c*est-à-Klire de l'oisiveté d'une
grande partie du peuple.
Mais les divisions, toujours nécessaires dans un gou-
vernement républicain pour le maintenir, ne pouvaient
être que fatales à celui des empereurs , parce qu'elles ne
produisaient que le changement du souverain, et non le
rétablissement des lois et la cessation des abus.
Justinien, qui favorisa les bleus, et refusa toute jus-
tice aux verts ' , aigrit les deux factions , et par conséquent
les fortifia.
Elles allèrent jusqu'à anéantir l'autorité des magis-
trats. IiCS bleus ne craignaient point les lois, parce que
Tefiipereur les protégeait contre elles ; les verts cessèrent
de les respecter, parce qu'elles ne pouvaient plus les dé-
fendre*.
Tous les liens d'amitié, de parenté, de devoir, de re-
connaissance, furent 6lés ; les familles s'entre-détruisirent;
tout scélérat qui voulut faire un crime fut de la faction
' CeUe maladie était ancienne. Suétone dit que Caligula, attaché à la
faction des veris , haïssait le peuple parce quMI applaudissait à Tautre.
' Pour prendre une idée de l^esprit de ces tenips^là, il faut voir Théo-
phane, qui rapporte une longue conversation qu'il y eut au Uiéâtre en-
tre les verts et IVmpercur.
CHAPITRE XX. 151
Aes bleus ; tout homme qui fut volé ou assassiné fut de
celle des verts,
Uii gouveraemeut si peu sei^é était eucore plus omet :
l'empereur, non content de faire à ses sujets une injustice
générale en les accablant d'impôts excessifs, les désolait
par toutes sortes de tyrannies dans leurs affaires par-
ticulières.
Je ne serais point naturellement porté à croire tout ce
(fue Procope nous dit là-dessus dans son histoire secrète,
parce que les éloges magnifiques qu'il a faits de ce prince
dans ses autres ouvrages affaiblissent son témoignage dans
celui-ci, 011 il nous le dépeint comme le plus stupide et
le plus cruel des tyrans.
Mais j'avoue que deux choses font que je suis pour
rhistoire secrète : la première, c'est qu'elle est mieux
liée avec l'étonnante faiblesse où se ^uva cet empire à
la fin de ce règne et dans les suivants.
L'autre est un monument qui existe encore parmi nous :
ee sont les lois de cet empereur, où Ton voit dans le cours
de quelques années la jurispnidence varier davantage
qu'elle n'a fait dans les trois cents dernières années de '
notre monarchie.
Ces variations sont la plupart sur des choses de si pe-
tite importance % qu'on ne voit aucune raison qui eût dû
porter un législateur à les faire,, à moins qu*on n'explique
ceci par l'histoire secrète, et qu'on ne dise que ce prince
vendait également ses jugements et ses lois.
Mais ce qui fit le plus de tort à Tétat politique de gor •
vernement fut le projet qu'il conçut de réduire tous les
hommes à une même opinion sur les matières de religion,
- -—i
• Voyeï les iS'oveflrs da JusfîHlcn,
\
'^
152 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
dans des circonstances qui rendaient son zèle entièrement
indiscret.
•' Gomme les anciens Romains fortifièrent leur empire en
y laissant toute sorte de culte , dans la suite oh le rédui-
sit à rien 9 en coupant l'une après l'autre les sectes qui ne
dominaient pas.
Ces sectes étaient des nations entières. Les unes , après
qu'elles avaient été conquises par les Romains , avaient
conservé leur ancienne religion : comme les samaritains et
les juifs. Les autres s'étaient répandues dans un pays :
comme les sectateurs de Montan dans la Phrygie; les ma-
nichéens, les sabatiens, les ariens, dans d'autres pro-
vinces ; outre qu'une grande partie des gens de la campa-
gne étaient encore idolâtres , et entêtés d'une religion gros-
sière comme eux-mêmes.
Justinieu, qui détruisit ces sectes par Tépée ou par ses
lois, et, qui, les obligeant à se révolter, s'obligea à les ex-
terminer, rendit incultes plusieurs provinces. Il crut avoir
augmenté le nombre des fidèles : il n'avait fait que dimi-
nuer celui des hommes.
Procope nous apprend que par la destruction dessama*
ritains la Palestine devint déserte; et ce qui rend ce fait
singulier, c'est qu'on affaiblit l'empire, par zèle pour la
religion, du côté par où, quelques règnes après, les Ara-
bes pénétrèrent pour la détruire.
Ce qu'il y avait de désespérant , c est que, pendant que
l'empereur portait si loin Tintolérance , il ne convenait pas
lui-même avec l'impératrice sur les points les plus essen-
tiels : il suivait le concile de Ghalcédoine; et l'impératrice
favorisait ceux qui y étaient opposés, soit qu'ils fussent de
bonne foi , dit Évagre, soit qu'ils le fissent à dessein '.
* Liv. IV , chap. x.
CHAPITRE XXÏ. J53
Lorsqu'on litProcope sur les édifices de Justinien> et
qu'on voit les places et les forts que ce prince fit élever
partout, il vient toujours dans Tesprit une idée , mais bien*
fausse , d'un État florissant.
D'abord les Romains n'avaient point de places : ils mét«
talent toute leur confiance dans leurs armées, qu'ils pla-
çaient le long des fleuves , où ils élevaient des tours de
distance en distance pour loger les soldats.
Mais lorsqu'on n'eut plus que de mauvaises armées,
que souvent même on n'en eut point du tout, la frontière
ne défendant plus l'intérieur, il fallut le fortifier; et alors
on eut plus de places et moins de forces , plus de retraites
et moins de sûreté '. La campagne n'étant plus habitable
qu'autour des places fortes , on eu bâtit de toutes parts.
Il en était comme de la France du temps des Normands ',
qui n'a jamais été si faible que lorsque tous ses villages
étaient entourés de murs*
Ainsi toutes ces listes de noms des forts que Justinien
fit bâtir, dont Procope couvre des pages entières, ne sont
que des monuments de la faiblesse de l'empire^
CHAPITRE XXL
Désordres de l'empire d'Orient.
Bans ce temps-là, les Perses étaient dans une situation
> Auguste' avait établi neuf fronUères ou marches : sous les empereurs
suivants le nombre en augmenta. Les barbares se montraient là où ils
n'avaient point encore paru. Et Dion, liv. LY, rapporte que de son
temps, sous l'empire d'Alexandre, il y en avait treize. On voit par la no-
tice de l'empire, écrite depuis Arcadios et Honorius, que dans le seiU
empire d'Orient il y en avait quinze. Le nombre en augmenta toMjours.
La Pamphylie, la Lycaonie, la Pisidie , devinrent des marches; et tout
Tempire fut couvert de forUlicaUons. Auréiien avait été obUgé de fortifier
Rome.
^ * Et des Anglais.
154 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
plus heureuse que les Roniaius : ils craignaient peu ks
peuples du nord ' , parce qu'une partie du mont Taurus ,
eutre la mer Caspienne et le Pont-Euxin, les en séparait,
et qu'ils gardaient un passage fort étroit, fermé par une
porte % qui était le seul endroit par où la cavalerie pouvait
passer : partout ailleurs ces barbares étaient obligés de
descendre par des précipices, et de quitter leurs chevaux,
qui faisaient toute leur force; mais ils étaient encore ar-
rêtés par TAraxe, rivière profonde qui coule de l'ouest à
Test , et dont on défendait aisément les passages ^.
De plus, les Perses étaient tranquilles du côté de l'orient ;
au midi, ils étaient bornés par la mer. 11 leur était facile
d'entretenir la division parmi les princes arabes, qui ne
songeaient qu'à se piller les uns les autres, lis n'avaient
donc pn^ement d'ennemis que les Romains. « Nous sa-
•t vous, disait un ambajssadeurde Hormisdas *, que les Ko-
« mains sont occupés à plusieurs guerres, et ont à corn-
« battre contre presque toutes les nations : ils savent au
« contraire que nous n'avons de guerre que contre eux. »
Autant que les Romains avaient négligé Tart militaire,
autant les Perses Tavaient-ils cultivé.
« Les Perses, disait Bélisaire à ses soldats, ne vous
« surpassent point en courage ; ils n'ont sur vous que Ta-
« vantage de la discipline. »
Ils prirent dans les négociations la même supériorité
que dans la guerre. Sous prétexte qu'ils tenaient une gar-
nison aux portes Gaspiennes , ils demandaient un tribut
aux Romains, comme si chaque peuple n'avait pas ses
frontières à garder ; ils se faisaient payer pour la paix,
' Les Huns.
* Les portes Caspiennes.
» Procope, Gfierre des Pentes. Uv. I.
* Ambassades de Ménandrc
CHAPITRE XXI. I&5
pour les trêves, pour les suspensions d'armes, pour le
temps qu'on employait à néi^ocier, pour celui qu*on avait
passé à faire la guerre.
Les Avares ayant traversé le Danube, les Romains, qui
la plupart du temps n'avaient point de troupes à leur oppo-
ser, occupés contre les Perses lorsqu'il aurait fallu com-
battre les Avares, et contre les Avares qnand il aurait
fallu arrêter les Perses, ftirent encore- forcés de se soumet-
tre à un tribut; et la majesté de reropire fut flétrie chez
toutes les nations.
Justin, Tibère et Maurice travaillèrent avec soin à dé-
fendre l'empire. Ce dernier avait des vertus ; mais elles
étaient ternies par une avarice presque inconcevable dans
un grand prince.
Le roi des Avares offrit à Maurice de lui rendre les pri-
i^nlers qu'il avait faits, moyennant une demi-pièce d'ar-
gent par tête; sur son refus, il les fit égorger. L'année
romaine, indignée, se révolta; et les verts s'étant soulevés
en même temps, un centeuier, nommé Phocas, fut élevé à
Tempire, et fit tuer Maurice et ses enfants.
L'histoire de l'empiregrec (c'est ainsi que nous nomme-
rons dorénavant l'empire romain) n'est plus qu'un tissu de
révoltes, de séditions et de perfidies. Les sujets n'avaient
pas seulement l'idée de la fidélité que l'on doit aux prin-
ces ; et la succession des empereurs fut si interrompue ,
que le titre dcporphijrogénète ', c'est-à-dire né dans l'ap-
partement où accouchaient les impératrices, fut un titre
distinctif que peu de princes des diverses familles impé-
riales purent porter.
Toutes les voies furent bonnes pour parvenir à l'empire :
on y alla par les soldats , par le clergé , par le sénat, par
■ [Ce mot , dérivé du grec , signHIe né dans la pourpre. (P.)]
{
156 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
les paysans, par le peuple de Gonstantinople, par celui
des autres villes.
La religion chrétienne étant devenue dominante dans
Teiupire, il s*éleva successivement plusieurs hérésies qu'il
fallut condamner. Ariusayzmt nié la diyinité du Verbe;
les Macédoniens, celle du Saint-Esprit; Nestorius, Tunité
de la personne de Jésus-Christ; Eutychès, ses deux na-
tures; les monothélites, ses deux volontés, il fallut as-
sembler des conciles contre eux : mais les décisions n'en
ayant pas été d'abord universellement reçues, plusieurs
empereurs séduits revinrent aux erreurs condamnées. Et
comme il n'y a jamais eu de nation qui ait porté une haine
si violente aux hérétiques que les Grecs , qui se croyaient
souillés lorsqu'ils parlaient à un hérétique, ou habitaient
avec lui , il arriva que plusieurs empereurs perdirent l'af-
\ fection de leurs sujets ; et les peuples s'accoutumèrent à
; penser que des prindes si souvent rebelles à Dieu n'a-
t valent pu éti*e choisis par la Providence pour les gouver-
ner.
. Une certaine opinion, prise de cette idée qu'il ne fallait
pas répandre le sang des chrétiens , laquelle s'établit de
plus en plus lorsque les mahométans eurent paru , fit que
les crimes qui n'intéressaient pas directement la religion
furent faiblement punis : ou se contenta de crever les yeux^
ou de couper le nez ou les cheveux , ou de mutiler de
quelque mapière ceux qui avaient excité quelque révolte,
ou attenté à la personne du prince ' ; des actions pareilles
purent se commettre sans danger, et même sans courage.
Un certain respect pour les ornements impériaux fit que
l'on jeta d'abord les yeux sur ceux qui osèrent s'en revô-
I Zenon contribua beaucoup à établir ce relâchement. Voyez Malchus ,
Nisioire byzantine , dans V Extrait des ambassades.
CHAPITRE XXI. ibf
tir. C'était un crime de porter ou d'avoir chez soi des étof-
fes de pourpre; mais dès qu'un homme s'en vêtissait, il
était d'abord suivi , parce que le respect était plus attaché
à l'habit qu'à la personne.
L'ambition était encore irritée par l'étrange manie de
ces temps-là, n'y ayant guère d'homme considérable qui
n'eût par devers lui quelque prédiction qui lui promettait
l'empire.
Comme les maladies de l'esprit ne se guérissent guère ' ,
l'astrologie judiciaire et l'art de prédire par les objets vus
dans l'eau d'un bassin avaient succédé, chez les chrétiens,
aux divinations par les entrailles des victimes ou le vol des
oiseaux, abolies avec le paganisme. Des promesses vaines
furent le motif de la plupart des entreprises téméraires des
particuliers , comme elles devinrent la sagesse du conseil
des princes.
Les malheurs de l'empire croissant tous les jours, on fut
naturellement porté à attribuer les mauvais succès dans
la guerre , et les traités honteux dans la paix, à la mau-
vaise conduite de ceux qui gouvernaient.
Les révolutions mêmes ûrent les révolutions, et l'effet
devint lui-même la cause. Comme les Grecs avaient vu
passer successivement tant de diverses familles sur le
trAne, ils n'étaient attachés à aucune; et la fortune ayant
pris des empereurs dans toutes les conditions, il n'y avait
pas de naissance assez basse ni de mérite si mince qui
pût 6ler l'espérance.
Plusieurs exemples reçus dans la nation en formèrent
l'esprit général , et firent les mœurs , qui régnent aussi im-
périeusement que les lois.
Il semble que les grandes entreprises soient parmi nous
• Voyez Nicclas , Pie â^Andronic Comnène,
14
158 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
plus difficiles à mener que chez les anciens. On ne peut
guère les cacher, parce que la communication est telle au-
jourd'hui entre les nations que chaque prince a Jes minis-
tres dans toutes les cours, et peut avoir des traîtres dans
tous les cabinets.
L'inveuticm des postes fait que les nouvelles volent et
'arriveut de toutes parts.
Gomme les grandes entreprises ne peuvent se faire sans
argent, et que depuis Tinvention des lettres de change les
négociants en sont les maîtres^ leurs affaires sont très-sou-
vent liées avec les secrets de l'État ; et ils ne négligent rien
pour les pénétrer.
Des variations dans le change , sans une cause connue ,
fout que bien des gens la dierchent , et la trouvent à la fin.
L'invention de l'imprimerie , qui a mis les livres dans
les mains de tout le monde; celle de la gravure, qui a
rendu les cartes géographiques si communes ; enfin l'éta-
blissement des papiers politiques , font assez connaître à
chacun les intérêts généraux pour pouvoir plus aisément
être éclairci sur Les faits secrets.
Les conspirations dans l'État sont devenues difQciles ,
parce que, depuis l'invention des postes, tous les secrets
particuliers sont dans le pouvoir du public.
Les princes peuvent agir avec promptitude, parœqu'ils
ont les forces de l'Etat dansleursmains : les coiu^irateurs
sontobligés d'agir lentement, parce que tout leur manque;
mais , à présent que tout s'éclaircit avec plus de facilité
et de promptitude, pour peu que ceux-ci perdent detemps
à s'arranger, ils sont découverts.
APrrRE XXII. ts9
CHAPITRE XXII.
Faiblesse de l'empire d'Orient.
Phocas,dans la confusion de» choses, étant mal affermi,
Uéraelius vint d'Afrique, et le fit mourir; il trouva les
provinces envahies et les légions détruites.
A peine avait-il donné quelque remède à cesmaux^ que
les Arabes sortirent de leur pays, pour étendre la reli-
gion et l'empire que Mahomet avait fondés d'une même
main.
Jamais on ne vit des progrès si rapides : ils conquirent
d'abord la Syrie, la Palestine, l'Egypte, l'Afrique, et enva-
hirent la Perse.
Dieu permit que sa religion cessât en tant de lieux d'ê-
tre dominante ; non pas qu'il Feât abandonnée, mais parce
que, qu'elle soit dans la gloire ou dans l'humiliation exté-
rieure, elle est toujours également propre à produire soîi
effet naturel , qui est de sanctifier.
La prospérité de la religion est différente de celle des
empires. Un auteur célèbre disait qu'il était bien aise d'ê-
tre malade, parce que la maladie est le vrai état du chré-
tien. On pourrait dire de même que les humiliations
de rÉglise , sa dispersion , la destruction de ses temples ,
les souffrances de ses martyrs, sont le temps de sa gloire;
et que, lorsqu'aux yeux du monde elle paraît triompher,
c'est le temps ordinaire de son abaissement.
Pour expliquer cet événement fameux de la conquête de
tant de pays par les Arabes , il ne faut pas avoir re-
cours au seul enthousiasme. Les Sarrasins étaient , depuis
longtemps, distingués parmi les auxiliaires des Romains
et des Perses ; les Osrocniens et eux étaient les meilleur»
t«0 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
hommes de trait qu'il y eut au monde ; Alexandre Sévère
et Maximin eu avaient engagé à leur service autant qu'ils
avaient pu, et s'en étaient servis avec un grand succès
contre les Germains, qu'ils désolaient de loin; sous
Valeus, les Goths ne pouvaient leur résister'; enfin
ils étaient dans ces temps-là la meilleure cavalerie du
monde.
Nous avons dit que, chez les Romains, les légions d'Eu-
rope valaient mieux que celles d'Asie; c'était tout le con-
traire pour la cavalerie : je parie de celle des Parthes , des
Osroéniens et des Sarrasins ; et c'est ce qui arrêta les con-
quêtes des Romains, parce que , depuis Antiochus, un
nouveau peuple tartare, dont la cavalerie était la meilleure
du monde , s'empara de la haute Asie.
Cette cavalerie était pesante', et celle d'Europe était
légère : c'est aujourd'hui tout le contraire. La Hollande et
la Frise n'étaient point pour ainsi dire encore faites ^, et
l'Allemagne était pleine de bois , de lacs et de marais , où
la cavalerie servait peu.
Depuis qu'on a donné un cours aux grands fleuves ,
ces marais se sont dissipés , et l'Allemagne a changé de
face. Les ouvrages de Valentinien sur le Necker et ceux des
Romains sur le Rhin ^ ont fait bien des changements ^; et,
le commerce s'étant établi , des pays qui ne produisaient
point de chevaux en ont donné, et ou en a fait usage ^.]
> ZOSIHE, Uv. IV.
' Voyez ce que dit Zosime, li?. I, sur la cavalerie d'Aurélien et celle
de Palmyre ; voyez aussi Ammien Marcellin , sur la cavalerie des Perses.
* C'étaient, pour la plupart, des terres submergées, que Part a rendues
propres à être la demeure des hommes.
4 Voyez Ammien Marcellin, liv. XXVII.
^ Le climat n*y est plus aussi froid que le disaient les anciens
* César dit que les chevaux des Germains étaient vilains et petits. (Guem
des Gaules, liv. IV , ch. ii.) Et Tacite, des Mœurs des Germains, dit t
Germania pecorum fœcunda , sed plcraque improcercu
CHAPITRE XXn. 1M
Constantin , fils d'Héraclius , ayant été empoisonné , et
son fils Constantin tué en Sicile, Constantin le Barbu,
sou fils aîné, lui succéda \ Les grands des provinces
d*Ôrient s'étant assemblés , ils voulureiit couronner ses
deux autres frères, soutenant que, comme il faut croire
en la Trinité , aussi était^il raisonnable d'avoir trois em-
pereurs.
L'histoice grecque est pleine de traits pareils; çt le pe-
tit esprit étant parvenu à faire le caractère de la nation , il
n*y eut plus de sagesse dans les entreprises, et Ton vit
des troubles sans cause et des révolutions sans motifs.
Une bigoterie universelle abattit les courages et engour-
dit toutTempire. Constantiuople est, à proprement par-
ler , le seul pays d'Orient où la religion chrétienne ait été
dominante. Or, cette lâcheté, cette paresse, cette mollesse
des nations d'Asie , se mêlèrent dans la dévotion même.
Entre mille exemples, je ne veux que Philippicus , général
de Maurice, qui, étant près de donner une bataille, se
mit à pleurer, dans la considération du grand nombre de
gens qui allaient être tués \
Ce sont bien d'autres larmes , celles de ces Arabes qui
pleurèrent de douleur de ce que leur général avait fait une
trêve qui les empêchait de répandre le sang des chrétiens ^.
C'est que la différence est totale entre une armée fana-
tique et une armée bigote. On le vit dans nos temps mo-
dernes, dans une révolution fameuse, lorsque Tarmée de
Cromw^ell était comme celle des Arabes, et les armées
d'Irlande et d'Ecosse comrne celles des Grecs.
Une superstition grossière, qui abaisse l'esprit autant
* ZONARAS, Fie de Constantin le Barbu.
* Théopuilacte, liv. II, chap. m; Histoire de V empereur Maurice,
* Histoire de la conquête de la Syrie , de la Perse et de l'Egypte par
letSarroêins, par M. Ockley.
ira GRANDEUR ET DËCADENGÈ DES ROMAINS^
quelareHgiou Félève, plaça toute la vertu et fôûte ia
confiance des hommes dans une ignorante stupiiiifé pour
les images , et l'on vit des généraux lever un siège ' et per-
dre une ville * pour avirfr une relique.
La religion ehrétienne dégénéra souft Tempife grec au
point où elle était denos jou^s che2 les Moscovites , avant
que leczar Pierre P" eût fait renaître cette nation, et inr
^ troduit plus de changements dans un État qu'il gouvernait,
que les conquérants n'en font dans ceux qu'ils usurpent.
On peut aisément croire que les 0recs tombèrent dans
une espèce d'idolâtrie. On ne soupçonnera pas les Italiens
ni les Allemands de ces temps-là d'avoir été peu attachés
au culte extérieur ; cependant , lorsque les historiens grecs
parlent du mépris des premiers pour les reliques et les
images, on dirait que ce sont nos controversl^tes qui s'é«
' chauffent contre Calvin. Quand les Allemands passèrent
pour aller dans la terre sainte, Nicétas dit que les Ai^*
méniens les reçurent comme amis , parce qu'ils n'adoraient
pas les images. Or si , dans la manière de pens^ des
Grecs, les Italiens et les Allemands ne rendaient pas asse^
de culte aux images, queHedevait être Ténormité du leur?
Il pensa bien y avoir en Orient à peu près la même
révolution qui arriva, il y a environ deux siècles, en Oc-
cident, lorsqu'au renouvellement des lettres, comme on
commença à sentir les abus et les dérèglements où Ion
était tombé, tout le monde cherchant un remède au mal,
des gens hardis et trop peu dociles déchirèrent l'Église, au
lieu de la réformer.
Léon risaurien , Constantin Copronyme, Léon son fils,
firent la guerre aux images ; et après que le culte en eut
' ZoN\RAS, f^ic de Romain Liicapène,
» Nkiétas, Fie de Jean Comnènc,
CHAPITRE XXir. 163
été rétabli par T impératrice Irène, Léon l'Arménien, Mi>
chel le Bègue, et Théophile , les abolirent encore. Ces prin-
45es crurent n'en pouvoir modérer le culte qu'en le détrui-
sant; ils firent la guerre aux moines qui incommodaient
rÉtat ' ; et, prenant toujours les voies extrêmes , ils voulu-
rent les exterminer par le 'glaive , au lieu de chercher à les
régler.
Les moines >, accusés d'idolâtrie par les partisans des
nouvelles opinions , leur donnèrent le change en les accu-
sant à leur tour de magie ^ ; et , montrant au peuple les
^lises^dénuées d'images et de tout ce qui avait fait jus-
que-là l'objet de sa vénération, ils ne lui laissèrent point
imaginer qu'elles pussent servir à d'autre usage qu'à sa-
crifier aux démons.
Ce qui rendait la querelle sur les images si vive , et fit
que dans la suite- les gens sensés ne pouvaient pas proposer
un culte modéré, c'est qu'elle était liée à des choses bien
tendres : il était question de la puissance; et tes moines
l'ayant usurpée , ils ne pouvaient l'augmenter ou la soute-
nir qu'en ajoutant sans cesse au culte extérieur dont ils
faisaient eux-mêmes partie. Voilà pourquoi les guerres
contre les images furent toujours des guerres contre eux,
et que quand ils eurent gagné ce point , leur pouvoir n'eut
plus de bornes.
Il arriva pour lors ce que l'on vit , quelques siècles
après, dans la querelle qu'eurent Barlaam et Acindyne
* Longtemps avant , Valens avaU faU ooe toi pour les obliger d'aller
h la guerre, et fît tuer tous ceux qui n'obéirent pas. (Jornandès, de
Regn, success. ; et la loi XXVI, cod. de Vecur.)
* Tout ce qu'on verra ici sur les moines grecs ne porte point siir leur
état; car on ne peut pas dire qu'une chose ne soit pas bonne, parce
que dans de certains temps, ou dans quelques pays, on en a abusé.
* LÉON LE CînAMM\iRiRN , rie dc Lcoti V Arménien t f-'ie de Théophile»
Voyez Suidas, à rarlicle Constantin, fils de Léon.
164 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
contre les moines, et qui tourmenta cet empire jusqu'à sa
destruction. On disputait si ta lumière qui apparut autour
de Jésus-Glu*istsur le Thabor était créée ou incréée. Bons
le fond, les moines ne se souciaient pas plus qu'elle, fût
Tun que l'autre ; mais comme Barlaam tes attaquait direc-
tement eux-mêmes, il fallait nécessairement que cette lu-
mière fut incréée.
La guerre que les empereurs iconoclastes déclarèrent
aux moines fit que l'on reprit un peu les principes du
gouvernement, que Y on employa en faveur du public les
revenus publics, et qu'enfin on ôta au eorps de FÉtat ses
entraves.
Quand je pense à l'ignorance profonde dans laquelle le
clergé grec plongea les laïques , je ne puis m'empécher de
le comparer à ces Scythes dont parle Hérodote ' , qui cre-
vaient les yeux à leurs esclaves , afin que rien ne pût les
distraire et les empêcher de battre leur lait.
L'impératrice Théodora rétablit les imagesf , et les moi-
nes recommencèrent à abuser de la piété publique ; ils
parvinrent jusqu'à opprimer le clergé séeulier même; lis
occupèrent tous les grands sièges * , et exclurent peu à
peu tous les ecclésiastiques de l'épiscopat : c'est ce qui
rendit ce clergé intolérable; et si Ton eu fait le parallèle
avec le clergé latin, si l'on compare la conduite des papes
avec celle des patriarches de Gonstantinople , on verra des
gens aussi sages que les autres étaient peu sensés.
Voici une étrange contradiction de l'esprit humain. Les
ministres de la religion chez les premiers Romains n'étant
pas exclus des cliarges et de la société civile , s'embarras-
sèrent peu de ses affaires : lorsque la religion chrétienne
« Llv. IV.
» Voyez Pachymèrc, liv. VIU.
CHAPITRE XXII. 1G&
jfùt établie, les ecclésiastiques , qui étaient plus séparés des
affaires du monde, s'en mêlèrent avec modération ; mais
lorsque, dans la décadence de Tempire, les moines furent le
seul clergé, ces gens, destinés par une profession plus
particulière à fuir et à craindre les affaires , embrassèrent
toutes les occasions qui purent leur y donner part ; ils ne
cessèrent de faire du bruit partout, et d^agiter ce monde
qu'ils avaient quitté.
Aucune affaire d'État, aucune guerre, aucune trêve,
aucime négociation , aucun mariage, ne se traita que par
le ministère des moines*: les conseils du prince en furent
remplis, et les assemblées de la nation presque toutes com-
posées.
On ne saurait croire quel mal il en résulta. Ils affaibli-
rent Tespritdes princes, et leur firent faire imprudemment
même les choses bonnes. Pendant que Basile occupait les
soldats de son armée de mer à bâtir une église à saint Mi-
chel , il laissa piller là Sicile par les Sarrasins , et prendre
Syracuse; et Léon , son successeur, qui employa sa flotte
au même usage, leur laissa occuper Tauroménie et l'Ile de
Lemnos ^
Androi^c Paléologue abandonna la marine , parce qu'oa
l'assura que Dieu était si content de son zèle pour la paix
de l'Église, que ses ennemis n'oseraient l'attaquer. Le même
craignait que Dieu ne lui demandât compte du temps qu'il
employait à gouverner son État, et qu'il dérobait aux af-^
faires spirituelles ^
Les Grecs, grands parleurs, grands disputeurs , natu-
rellement sophistes, ne cessèrent d'embrouiller la religion
par des controverses. Gomme les moines avalent un grand
■ ZoifàRAS et Nképhobb, f^ie de Basile et de Léon.
* Pacbymère , Uv. VII.
166 GRANDEUR ET DECADENCE DES ROUMAINS,
crédit à la cour, toujours d'autant plus faible qu'elle était
plus corrompue, il arrivait que les moines et la cour se
corrompaient réciproquemeiït, et que Le mal était dans tous
les deux : d'où il suivait que toute Tattention des empereurs
était occupée quelquefois à calmer, souvent à irriter des
disputei^ théologiquesqu*on a toujours remarquées devenir
frivoles à mesure qu'elles sont plus vives.
Michel Paléologue, dont le règne fut tant agité par des
disputes sur la religion, voyant les affreux ravages des
Turcs dans l'Asie, disait en soupirant que le zèle témé-
raire de certaines personnes qui, en décriant sa conduite,
avalent soulevé ses sigets contre lui, l'avait obligé d'appli-
quer tous ses soins à sa propre conservation , et de négli-
ger la ruine des provinces. « Je me suis contenté, disait-il ,
« de pourvoir à ces parties éloignées par le ministère des
« gouverneurs, qui m'en ont dissiimilé les besoins, soit
« qu'ils fussent gagnés par argent, soit qu'ils appréhen-
« dassent d'être punis \ »
Les patriarches de Cionstantinople avaient un pouvoir
immense.^ Gomme dans les tumultes populaires les empe-
reurs et les grands de l'État se retiraient dans les églises ,
que ie patriarche était maître de les livrer ou non, et
exerçait ce droit à sa fantaisie, il se trouvait toujours,
quoique indirectement, arbitre de toutes les affaires pu-
bliques.
Lorsque le vieux Andronic * Ot dire au patriarche qu'il
se mêlât des affaires de l'Église, et le laissât gouverner
celles de l'empire : » C'est, lui répondit le patriarche,
• 'conmie si le corps disait à l'âme : Je ne prétends avoir
' Pachymère, liv. VI, chap. xxïK. On a employé la traduction dtt
M. le président Cousin.
' Paléologue. Voyez V Histoire dei deux Andrtmic, écrite par Ciiula-
cuzèue, Hv. I , chap. 4.
CHAPITRE XXII. 167
k rien de commun avec vous , et je n'ai que faire de votre
m secours pour exercer mes fonctions. »
De si monstrueuses {»*étentions étant insupportables aux
princes, les patriarches furent très-souvent cliassés de leurs
«féges. Mais chez une nation stiperstitieuse , où Ton croyait
abominables toutes les fonctions ecclésiastiques qu'avait
pu faire un patriarche qu'on croyait intrus, cela produisit
des schismes continuels : chaque patriarche^ l'ancien, le
nouveau, le plus nouveau, ayant chacun leur»*sectateurs.
Ces sortes de querelles étaient bien plus tristes que celles
qu'on pouvait avoir sur le dogme , parce qu'elles étaient
comme une hydre qu'une nouvelle déposition pouvait tou-
jours reproduire.
La fureur des disputes devint un état si naturel aux
Grecs, que, lorsque Cantacuzène prit Cùnstantinople, il
trouva l'empereur Jean et l'impératrice Anne occupés à un
eondle contre quelques ennemis des moines ' ; et quand
Mahomet II l'assiégea , il ne put suspendre les haines théo-
logiques * ; et on y était plus occupé du concile de Florence
que de l'armée des Turcs 3.
Dans les disputes ordinaires , comme chacun sent qu'il
peut se tromper, l'opiniâtreté et l'obstination ne sont pas
extrêmes; mais dans celles que nous avons sur la religion,
comme par la nature de la chose chacun croit être sûr que
son opinion est vraie, nous nous indignons contre ceux
qui, au lieu de changer eux-mêmes, s'obstinent à nous
faire changer.
' CAHTACUZÈNKi Uv. III, ch. xcix.
* DUGAS, Histoire des derniers Paléologucs.
' > Od se demandait si ou avait entendu la messe d*un prêtre qui eût
consenti à I^union : on I*aurail fui comme le feu. On regardait la grande
église oomm^ un tempte profane. Le moine Gennadius lançait ses aiiathè<
mes sur tous ceux qui désiraient la paix. (Ducas , Histoire des derniers
Paléologues.)
168 GRANDEUR ET DECADENCE DES ROMAINS,
Ceux qui liront Tliistoire de Pachymère oonnattront
bieu l'impuissance où étaient et où seront toujours les
théologiens, par eux-mêmes, d'accommoder jamais leurs
différends. On y voit un empereur ' qui passe sa vie à les
assembler, à les écouter, à les rapprocher ; on voit de Tautre
une hydre de disputes qui renaissent sans cesse; et Ton
sent qu*avec la même méthode , la même patience , les mê-
mes espérances, Ja même envie de finir, la même simplicité
. pour leurs intrigues, le même respect pour leurs haines,
ils ne se seraient Jamais accommodés Jusqu'à la fin du
monde.
En voici un exemple bien remarquable. A la sollicita-
tion de Tempereur, les partisans du patriarche Arsène fi-
rent une convention avec ceux qui suivaient le patriarche
Joseph y qui portait que les deux partis écriraient leurs
prétentions chacun sur un papier ; qu'on Jetterait les deux
papiers dans un brasier; que, si l'un des deux demeurait
entier, le Jugement de Dieu serait suivi ; et que , si tous
les deux étaient consumés , ils renonceraient à leurs diffé-
rends. Le feu dévora les deux papiers : les deux partis se
réunirent, la paix dura un Jour; mais le lendemain ils
dirent que leur changement aurait dû dépendre d'une per-
suasion intérieure et non pas du hasard; et la guerre re-
commença plus vive que jamais '.
On doit donner une grande attention aux disputes des
théologiens ; mais il faut la cacher autant qu'il est possible :
la peine qu'on parait prendre à Ici' calmer les accréditant
toujours, en faisant voir que leur manière de penser est
si importante , qu'elle décide du repos de l'État et de la
sûreté du prince.
On ne peut pas plus finir leurs affaires en écoutant leurs
' * Andronic Paléologae. * PACtfYMÈRB, li?. I.
CHAPITRE XXII. 169
subtilités, qu'on ne pourrait abolir les duels en établissant
des écoles où l'on raffinerait sur le point d'honneur.
Les empereurs grecs eurent si peu de prudence, que ,
quand les disputes furent endormies, ils eurent la rage de
les réveiller. Anastase ' , Justinien'^ Héraclius ^, Manuel
Gomnène 4, proposèrent des points de foi à leur clergé et
à leur peuple , qui auraient méconnu la vérité dans leur
bouche quand même ils l'auraient trouvée. Ainsi , péchant
toujours dans la forme, et ordinairement dans le fond,
voulant faire voir leur pénétration, qu'ils auraient pu si
bien montrer dans tant d'autres affaires qui leur étaient
confiées, ils entreprirent des disputes vaines sur la nature
de Dieu y qui, se cachant aux savants parce qu'ils sont or«
gueilleux , ne se montre pas mieux aux grands de la terre.
C'est une erreur de croire qu'il y ait dans le monde une
autorité humaine, à tous les égards , despotique ; il n'y en
a jamais eu , et il n'y en aura jamais : le pouvoir le plus
immense est toujours borné par quelque coin. Que le
Grand Seigneur mette un nouvel impôt à Gonstantinople,
un cri général lui fait d'abord trouver des limites qu'il
n'avait pas connues. Un roi de Perse peut bien contrain-
dre un ûls de tuer son père , ou un père de tuer son fils ^ ;
mais obliger ses sujets de boire du vin, il ne le peut pas.
Il y a dans chaque nation un esprit général sur lequel la
puissance même est fondée : quand elle choque cet esprit,
elle se choque elle-même, et elle s'arrête nécess^Yement.
La source la plus empoisonnée de tous les malheurs des
Grecs, c'est qu'ils ne connurent jamais la nature ni les
' ËTAGRE, liv. m.
' Procopb, Hiat, tecrète.
3 Z0N4RA8, Fie d*néracliui.
< NICÉT4S , Fie de Manuel Comnène.
* Voyez Chardin.
15
170 GRANDEUR £T DÉCADENCE DES ROMAINS,
bornes de la puissance eeeiésiastique et de ta séculière :
ce qui fit que l*ou toinl)a de part et d'autre dans des éga^^
remenis CQntinuels.
Cette grande distinction , qui est la base sur laquelle
pose la tranquillité des peuples, est fondée non-seulement
sur la religion, mais encore sur la raison et la nature , qui
veulent que des choses réellement séparées , et qui ne peu--
Veut subsister que séparées, ne soient jamais confondues.
Quoique chez les anciens Romains le clergé ne fit pas un
corps séparé , cette distinction y était aussi connue que
parmi nous. Ciaudius avait consacré à la liberté la maison
de Cicéron, lequel, revenu de son exil, la redemanda :
les pontifes décidèrent que, si elle avait été consacrée sans
un ordre exprès du peuple, on pouvait la lui rendre sans
blesser la religion. «Ils ont déclaré, dîtCicéron^, quMls
« n- avaient examiné que la validité de la consécration, et
« non la loi faite par le peuple;. qu'ils avaient Jugé le pre-
« mlerchef comme^pontlfes, et qu'ils jugeraient le second
« comme sénateurs. »
CHAPITRE XXIII.
Raison de la durée de Tempire d'Orient. — Sa destruction.
Après ce qiie je viens de dire de l'empire grec , il est
naturel de demander comment il a pu subsister si long*
temps. Je crois pouvoir en donner les raisons.
Les Arabes l'ayant attaqué, et en ayant conquis quel-
ques provinces, leurs chefs se disputèrent le califat; et le
feu de leur premier zèle ne produisit plus que des discor-
des civiles.
Les mêmes Arabes ayant conquis la Perse, et s'y étant
» Lettres à MUcus, Uv. IV. let. ii.
CHAPITRE XXIII. 17f
divisés ou affaiblis , les Grecs ne furent plus obligés de
tenir sur l*Euphrate les principaies forces de leur empire.
Un architecte, nommé Gallinique, qui était venu de
Syrie à Gonstautinople, ayant trouvé la composition d'un
f^u que Ton soufflait par un tuyau , et qui était tel, que
Teau et tout ce qui éteint les feux ordinaires ne faisait
qu*en augmenter la violence, les Grecs, qui en firent usage,
furent en possession pendant plusieurs siècles de brûler
toutes les flottes de leurs ennemis, surtout celles des Ara-
bes, qui venaient d'Afrique ou de Syrie les attaquer jus-
qu'à Constantinople.
Ge feu fut mis au rang des secrets de TÉtat ; et Constantin
Porphyrogéuète, dans son ouvrage dédié à Romain son flls,
sur l'administration del'etnpire, l'avertit que, lorsque
les barbares lui demanderont à\x feu grégeois y il doit leur
répondre qu'il ne lui est pas permis de leur en donner,
^rce qu'un ange qui l'apporta à l'empereur Constantin
défendit de le communiquer aux autres nations, et que
ceux qui avaient osé le faire avaient été dévorés par le feu
du ciel dès qu'ils étalent entrés dans l'église.
Constantinople faisait le plus grand et presque le seul
commerce du monde dans un temps où les nations gotbi--
ques d'un côté , et les Arabes de l'autre, avaient ruiné le
commerce let l'industrie partout ailleurs. Les manufactures
de sole y avaient passé de Perse ; et depuis l'invasion des
Arabes elles furent fort négligées dans la Perse même :
d'ailleurs les Grecs étaient maîtres de la mer. Cela mit
dans l'État d'immenses richesses, et par conséquent de
grandes ressources; et, sitôt qu'il eut quelque relâche, on
vit d'abord reparaître la prospérité publique.
En voiciun grand exemple. Le vieux Andronic Gomnène
était le Néron des Grecs; mais, comme parmi tous ses
m GRANDEUR ET DÉCADENCE DE& ROMAINS,
\fices ii avait une fermeté Admirable pour empêcher les in-
justices et les vexations des grands , on remarqua que ' ,
pendant trois ans qu'il régna, plusieurs provinces se ré-
tablirent.
Enfin , les barbares qui habitaient les bords du Danube
«'étant établis, ils ne furent plus si redoutables, et ser-
virent même de barrière contre d'autres barbares.
Ainsi, pendant que Tempire était affaissé sous un mauvais
gouvernement, des causes particulières le soutenaient.
C'est ainsi que nous voyons aujourd'hui quelques nations
de l'Europe se maintenir, malgré leur faiblesse, par les
trésors des Indes ; les États temporels du pape , par le res*
pect que l'on a pour le souverain ; et les corsaires de Bar-
barie, par l'empêchement qu'ils metteiit au commerce des
petites nations , ce qui les rend utiles aux grandes *.
L'empire des Turcs est à présent à peu près dans le
même degré de faiblesse où était autrefois celui des Grecs ;
mais ii subsistera longtemps : car, si quelque prince que ce
fûtmettait cet empire en périLen poursuivant ses conquêtes,
les trois puissances commerçantes de l'Europe connaissent
trop leurs affoires pour n'en pas prendre la défense snr-
le-champ *.
C'est leur félicité que Dieu ait permis qu'il y ait dans
le monde des nations proprés à posséder inutHement un
grand empire.
Dans le temps de Basile Porphyrogénète, la puissance
' NICÉTAS, Fie d'Andronic Comnène , liv. I.
* Ils troublent la uaTigation des Italiens dans la Méditerranée.
3 Ainsi , les projets contre le Turc, comme celui qui fut fait sous le
poi^tiiicat de Léon, par lequel l'empereur devait se rendre par la Bosnie
à Constantinople ; le roi de France, par TAlbanie et la Grèce; d^aatres
princes , s*embarquer dans leurs ports ; ces projets , dis-Je , n'étaient pat
sérieux, ou étaient faits par des gens qui ne voyaient pas Tintérèt de
l'Europe.
CHAPITRE XXIU. I7J
des Arabes fut détruite en Perse ; Mahomet, fils de Sam-*
braêl, qui y régnait, appela du nord trois mille Tures en
qualité d'auxiliaires '. Sur quelque mécontentement, il en-
voya une armée contre eux; mai» ils la mirent en fuite.
Mahomet y indigné contre ses soldats , ordonna qu'ils pas^
seraient devant lui vêtus en robes de femmes ; mais ils se
joignirent aux Turcs , qui d*abord allèrent ôter la garnison*
qui gardait le pont de TAraxe , et ouvrirent le passage à
une multitude innombrable de leurs compatriotes.
Après avoir conquis la Perse , ils se répandirent d*orieDt
eu occident sur les terres de Tempire ; et Romain Diogène
ayant voulu les arrêter, ils le prirent prisonnier, et sou-
mirent presque tout ce que les Grecs avaient en Asie jus-
qu'au Bosphore.
Quelque temps après, sous le règne d* Alexis Corn-
uène, les Latins attaquèrent l'Orient. Il y avait long-
temps qu'un malheureux schisme avait mis une haine
implacable entre les nations des deux rites , et elle aurait
éclaté plus tôt, si les Italiens n'avaient plus pensé à réprl-'
mer les empereurs d*Allemague , quMls craignaient, que
les empereurs grecs , qu'ils ne faisaient que haïr.
On était dans ces circonstances, lorsque tout à coup II
se répandit en Europe une opinion religieuse que les lieux
où Jésus-Christ était né, ceux où il avait souffert, étant
profanés par les inAdèles, le moyen d'effacer ses péché»
était de prendre les armes pour les en chasser. L'Eure^
était pleine de gens qui aimaient la guerre , qui avalent
beaucoup de crimes à expier, et qu'on leur proposait d'ex •
pier en suivant leur passion dominante : tout le mondé
prit donc la croix et les armes.
Les croisés , étant arrivés en Orient , assiégèrent Nicce ,
' Hitt, écrite par N. B. César ^ ries de Const. Ducas et de R. Din^ène.
15.
174 GRANDEUR ET DÉCADENCE DES ROMAINS,
et la prirent : ils la rendirentaux Grecs ; et , dans la oons*
ternation des inûdèles y Alexis et Jean Gomnène rechassè-
Fent les Turcs jusqu'à TËuphrate.
Mais , quel que fût Tavantage que les Grecs pussent tirer
des expéditions des croisés , il n*y avait pas d'empereur
qui ne frémit du péril de voir passer au milieu de ses États,
et se succéder, des héros si fiers et de si grandes armées.
Ils cherchèrent donc à dégoûter l'Europe de ces entre-
prises; et les croisés trouvèrent partout des trahisons, de la
perfidie, et tout ce qu'on peut attendre d'un ennemi timide.
Il faut avouer que les Français, qui avaient commencé
ces expéditions, n'avaient rien fait pour se faire souffrir.
Au travers des invectives d'Andronic Gomnène contre
nous < , on voit, dans le fond , que chez une nation étran-
gère nous ne nous contraignions point, et que nous avions
pour lors les défauts qu'on nous reproche aujourd'hui.
Un comte français alla se mettre sur le trône de l'em-
pereur ; le comte Baudouin le tira par le bras , et lui dit :
« Vous devez savoir que, quand on est dans un pays , il
« en faut suivre les usages. Vraiment, voilà un beaupay-
« san , répondit->il , de s'asseoir ici , tandis que tant de ea-
<« pitaines sont debout ! »
Les Alleniands, qui passèrent ensuite, et qui étaient
les meilleures gens du monde , firent une rude pénitence
de nos étourderies , et trouvèrent partout des esprits que
nous avions révoltés ».
Enfin la haine fut portée au dernier comble ; et quelques
mauvais traitements faits à des marchands vénitiens, Tam-
bitiou, l'avarice, un faux zèle , déterminèrent les Français
et les Vénitiens à se croiser contre les Grecs.
» Histoire cTAlcxis, son pcre^ liv. X et XI.
' NiCÉTAS, Histoire de Manuel Coninènr, liv. ) .
CHAPITRE XXJll. 175
Us les trouvèrent aussi peu aguerris que dans ces der-
niers temps les Tartares trouvèrent les Chinois. Les Fran-
çais se moquaient de leurs habillements efféminés : ils se
promenaient dans les rues de Goustantinople, revêtus de
leurs robes peintes ; ils portaient à la main une écrïtotre et
du papier, par dérision pour cette nation, qui avait renoncé
à la profession des armes ' ; et, après la guerre, ils refusè-
rent de recevoir dans leurs troupes quelque Grec que ce fût.
Ils prirent toute la partie d'Occident, et y élurent em-
pereur le comte de Flandre , dont les États éloignés ne
pouvaient donner aucune jalousie aux Italiens. Les Grecs
se maintinrent dans TOrient, séparés des Turcs par les
montagnes , et des Latins par la mer.
Les Latins , qui n'avaient pas trouvé d'obstacles dans
leurs conquêtes ^ en ayant trouvé une infinité dans leur
établissement y les Grecs repassèrent d'Asie en Europe ^
reprirent Constantinople et presque tout l'Occident.
Mais ce nouvel empire ne fut que le fantôme du pre«
mier, et n'en eut ni les ressources ni la puissance.
Il ne posséda guère en Asie que les provinces qui sont
eu deçà du Méandre et du Sangare : la plupart de celles
d*Europe furent divisées en de petites souverainetés.
De plus, pendant soixante ans que (}onstantinople
resta entre les mains des Latins , les vaincus s'étaiit dis-
persés, et les conquérants occupés à la guerre, le com-
merce passa entièrement aux villes d'Italie , et Constan-
tinople fut privée de ses richesses.
Le commerce même de l'intérieur se lit par les Latins. Les
Grecs, nouvellement rétablis, et qui craignaient tout,
voulurent se concilier les Génois, en leur accordant la li-
berté de trafiquer sans payer de droits ' ; et les Vénitiens,
' NicÉTAs, Histoire, après la prise de ConstaïUinople, ch. il.
>CANT4CUZKNe» llv. IV.
m GRANDEUR Et DÉCADENCE DES ROMAINS»
qui n'acceptèrent point de paix , mais quelques trêves ^ et
qu*ou ne voulut pas irriter, n'en payèrent pas non plus»
Quoique avant la prise de Gonstantîuople Manuel Corn-
nène eût laissé tomber la marine, cependant, comme le
commerce subsistait eucore, on pouvait facilement la ré-,
tablir; mais quand dans le nouvel empire on l'eut aban-
donnée , le mal fut sans remède , parce que rimpuissance,
augmenta toujours.
Cet État, qui dominait sur plusieurs îles, qui était
partagé par la mer, et qui en était environné en tant d'en-
droits , n'avait point de vaisseaux pour y naviguer. Les
provinces n'eurent plus de communication entre elles ; on
obligea les peuples de se réfugier plus avant dans les ter-
res, pour éviter les pirates ; et quand ils l'eurent fait , on
leur ordonna de se retirer dans les forteresses , pour se sau-
ver des Turcs '.
LesTurcs faisaient pour lors aux Grecs une guerre sin-
gulière : ils allaient proprement à la chasse des hommes ;
ils traversaient quelquefois deux cents lieues de pays
pour faire leurs ravages. Gomme ils étaient divisés sous
plusieurs sultans, on ne pouvait pas, par des présents,
faire la paix avec tous, et il était inutile de la faire avec
quelques-uns*. Ils s'étaient faits mahométans; et le zèle
pour leur religion les engageait merveilleusement à rava«
ger les terres des chrétiens. D'ailleurs, comme c'étaient
les peuples les plus laids de la terre , leurs femmes étaient
affreuses comme eux ^ ; et dès qu'ils eurent vu des Grec-
1 pachyhère,Uv. vu.
* Cantacuzène , liv. III, ch. xcvi ; et Paghymère, U7. XI , ch. ix.
* Cela donna liea à cette tradiUoti du nord , rapportée par le Golh
Jornandès , que Phillmer, roi des Goths , entrant dans les terres géUques,
y ayant trouvé des femmes sorcières, il les chassa loin de son armée,
qu'elles errèrent dans les déserts , où des démons incubes s'accouplèrent
avec elles, d'où vint la naUon des Uuns. Genus ferocissimum , quodfyit
primum inter patttdes , miuutum, telrum^ atque exiler nec alto voce
notum, nisi quœ humani sermonisimaginem auignabaL
»••
CHAPITRE XXHI. 177
ques , il n'en purent plas souffrir d'autres ' . Gela les porta
à des enlèvements continuels. Enfin , ils avaient été de
tout temps adonnés aux brigandages ; et c'étaient ces
mêmes Hims qui avaient autrefois causé tant de maux à
l'empire romain.
Les Turcs inondant tout ce qui restait à Tempire grée
en Asie , les habitants qui purent leur échapper fuirent de^
vant eux jusqu'au Bosphore ; et ceux qui trouvèrent des
vaisseaux se réfugièrent dans la partie de Tempire qui
étaiten Europe : ce qui augmenta considérablement le nom-
bre de ses habitants. Mais il diminua bientôt. Il y eut
des guerres civiles si furieuses , que les deux factions appe- :
lèreut divers sultans turcs , sous cette condition * , aussi
extravagante que barbare , que tous les habitants qu'ils
prendraient dans les pays du parti contraire seraient me-
nés en esclavage; et chacun; dans la vue de ruiner ses
ennemis , concourut à détruire la nation.
Bajazet ayant soumis tous les autres sultans , les Turcs
auraient fait pour lors ce qu'ils firent depuis sous Maho-
met II, s'ils n'avaient pas été eux-mêmes sur le point
d'être exterminés par les Tartares.
Je n'ai pas le courage de parler des misères qui suivi-
rent ; je dirai seulement que , sous tes derniers empereurs y
l'empire, réduit aux faubourgs.de Gonstantinople , finit
comme le Rhin , qui n'est plus qu'un ruisseau lorsqu'il se
perd dans l'Océan*.
' Michel Ducas, Histoire de Jean Manuel, Jean et Constantin,
chap. u. CoostanUn Porphyrogénète, au commencement de son Extrait
det ambassades), averUt que , quand les barbares viennent à Constanti-
nople, les Romains doivent bien se garder de leur montrer la grandeur
de leurs rlohesses ni la beauté de leurs femmes .
* y oy^zV Histoire des empereurs Jean Paléologue et Jean Cantacu-
sine, écrite par Cautacozëne.
> [ Comme on aperçoit dans les Lettres persanes le germe de V Esprit
des lois, on croit voir aussi dans les Considérations sur la grandeur
178 GRANDEUR £T DÉCAMNGE DES ROMAINS,
et la décadence de$ Romaini une partie détaebée de cet ouvrage immense
qui absorlia la vie de Montesquieu. li est prolxable quUl se détermina à
faire de ces Considérations un traité à part , parce que tout ce qui re-
garde les Romains offrant par soi-même un grand sujet, d'an o6té, l*aa-
teur, qui se sentait capable de le remplir, ne voulut rester ni au-dessous
de sa matière, ni au-dessous de son talent; et de ràntre, il craignit que les
Romains seuls ne tinssent trop de place dans VEtprit des lois, et ne rom»
pissent les proportions de Touvrage. C'est ce qui nous a valu cet excellent
traité dont nous n'avions aucun modèle dans notre langue, et qui durera
autant qu'elle : c'est un chef-d'œuvre de raison et de style, et qui laissa
bien loin Machiavel , Gordon, Saint-Réal , Amelot de la Houssaie, et tous
les autres écrivains politiques qui avalent traité les mêmes objets. Ja-
mais on n'avait encore rapproché dans un si petit espace une telle quan*
tité de pensées profondes et de vues lumineuses. Le mérite de la con-
cision dans les vérités morales, naturalisé dans notre langue par la
Rochefoucauld et la firuyère, doit le céder à celui de Montesquieu,
à raison de la hauteur et de la difficulté du sujet. Ceux-là n'avaient fait
que circonscrire dans une mesdre prise et une expression remarquable
des idées dont le fond est dans tout esprit capable de réflexion , parce
que tout le monde en a besoin : celui-ci adapta la même précision & de
grandes choses, hors de la portée et de l'usage de la plupart des hommes ,
et où il portait en même temps une lumière nouvelle : ii faisût voir
dans l'histoire d'un peuple qui a fixé l'altention de toute la terre ce que
nul autre n'y avait vu, et oeqœ lui seul semblait capable d'y voir,
par la manière dont il le montrait. Il sut démêler dans la politique et
le gouvernement des Romains ce que nul de leurs historiens n'y avait
aperçu. Celui d'eux tous qui eut le plus de rapport avec lui , et qu'il
parait même avoir pris pour modèle dans sa manière d'écrhre, Tacite*
qui fut, comme lui , grand penseur eC grand peintre, nous a laissé ua
beau traité sur les mœurs des Germains : mais qu'il y a loin du por»
trait de peuplades à demi sauvages , tracé avec un art et des couleurs
qui font de l'éloge des barbares la satire de la civilisation corrompue ,
à ce vaste tableau de vingt siècles , depuis la fondation de Rome jusqu'À
la prise de Constantinople, renfermé dans un cadre étroit, où, malgré
sa petitesse , les objets ne perdent rien de leur grandeur, et n'en devien-
nent même que plus saillants et plus sensibles ! Que peut-on comparer
en ce genre à un petit nombre de pages où l'on a pour ainsi dire fondu
et concentré tout l'esprit de vie qui soutenait et animait ce colosse
de la puissance romaine, et en même temps tous les poisons rongeurs
qui , après l'avoir longtemps consumé , le firent tombier en lambeaux
sous les coups de tant de nations réunies contre lui? (La Harpe. ) ]
FIN DE LA GRANDEUR
ET DE LA DÉCADENCE DBS ROMAINS.
^M^^^W^«M*M
t<4.
OEUVRES CHOISIES.
DISSERTA'nON
SUR
LA POLITIQUE DES ROMAINS
DANS LA RELIGION,
LUB A L*ACÀnélllE DE BORDEAUX LE 18 JUIN 1716.
Ce ne fut ni la crainte , ni la piété , qui établit la reli^'
giou chez les Romains, mais la nécessité où sont toutes
les sociétés d'en avoir une. Lespreniiers rois ne furent pas
moins attentifs à régler le culte et les cérémonies qu'à don-
ner des lois et bâtir des murailles.
Je trouve cette différence entre les législateurs romains
et ceux des autres peuples, que les premiers firent la re-
ligion pour rÉtat , et les autres l'État pour la religion. Ro*
mulus, Tatius et Numa asservirent les dieux à la politi-
que : le culte et les cérémonies qu'ils instituèrent furent
trouvés si sages, que, lorsque les rois furent chassés, le
joug de la religion fut le seul dont ce peuple, dans sa fu-
reur pour la liberté , n'osa s'affranchir.
Quand les législateurs romains établirent la religion , ils
ne pensèrent point à la réformation des mœurs, ni à don-^
ner des principes de morale ; ils ne voulurent point gêner
des gens qu'ils ne connaissaient pas encore. Ils n'eurent
donc d'abord qu'une vue générale ^ qui était d'inspirer à
l
\
I
J
180 POLITIQUE DES ROMÀiKS,
un peuple qui ne craignait rien , la crainte des dieux , et
de 8e servir de cette crainte pour le conduire à leur fan-
taisie.
Xes successeurs de Numa n'osèrent point faire ce que ce
prince n'avait point fait : le peuple, qui avait beaucouppcrdu
de sa férocité et de sa rudesse , était devenu capable d'une
plus grande discipline. Il eût été facile d'ajouter aux céré-
monies dé la religion des principes et des règles de morale,
dont elle manquait; mais les législateurs des Romains
étaient trop clairvoyants pour ne point connaître combien
une pareille réformatîon eût été dangereuse : c'eût été
convenir que la religion était défectueuse , c'était lui don-
ner des âges, et affaiblir son autorité en voulant l'établir.
La sagesse des Romains leur fit prendre un meilleur parti
en établissant de nouvelles lois. Les institutions humaines
peuvent bien changer, mais les divines doivent être im-
muables comme les dieux mêmes.
Ainsi le sénat de Borne , ayant chargé le préteur Pétî-
lius ' d'examiner les écrits du roi Numa, qui avaient été
trouvés dans un coffre de pierre quatre cents ans après la
mort de ce roi, résolut de tes faire brûler, sur le rapport que
lui fit ce préteur, que les cérémonies qui étaient ordonnées
dans ces écrits différaient beaucoup de celles qui se pra-
tiquaient alors ; ce qui pouvait jeter des scrupules dans
l'esprit des simples, et leur faire voir quale culte prescrit
n'était pas le même que celui qui avait été institué par les
premiers législateurs, et inspiré par la nymphe Égérie.
• On ppi'tait la prudence plus loin : on ne pouvait lire
les livres sibyllins sans la permission du sénat, qui ne la
donnait même que dans les grandes occasions, et lorsqu'il
s'agissait de consoler les peuples. Toutes les interprétationfl
, * TiTE-LivE, liv. XL , chap. xxix.
DANS LA RELIGION. tilt
étalent défendues; ces livres même étaient toujours renfer-
més ; et, par une précaution si sage , on ôtait les armes des
mains des fanatiques et des séditieux.
Les devins ne pouvaient rien prononcer sur les affaires
publiques sans la permission des magistrats ; leur art était
absolument subordonné à la volonté du sénat ; et cela avait
été ainsi ordonné par les livres des pontifes, dont Gicéron
nous a conservé quelques fragments '.
Polybe met la superstition au rang des avantages que le
peuple romain avait par-dessus les autres peuples : ce qui
parait ridicule aux sages est nécessaire pour les sots ; et ce
peuple, qui se met si facilement en colère, a besoin d'ê-
tre arrêté par une puissance invisible.
Les augures et lés anispices étaient proprement les gro-
tesques du paganisme ; mais on ne les trouvera point ridi-
cules, si on fait réflexion que, dans une religion toute
populaire comme celle-là, rien ne paraissait extravagaut;
la crédulité du peuple réparait tout chez les Romains :
plus une chose était contraire à la raison humaine, plus
die leur paraissait divine. Une vérité simple ne les aurait
pas vivement touchés : il leur fallait des sujets d'admira-
tion , il leur fallait des signes de la divinité ; et ils ne les
trouvaient que dans le merveilleux et le ridicule.
C'était, à la vérité, une chose très-extravagante de faire
dépendre le sâlut de la république de Tappétit sacré d'un
poulet, et de la disposition des entrailles des victimes;
mais ceux qui introduisirent ces cérémonies en connais-
saient bien le fort et le faible , et ce ne fut que par de bon-
■ De Leg. lib. Il : « BûHaâi»ceptarUo : prodigia , portenta , ad Etrus-
eot et arusfieei, iiienatuijusserii, deferunto. » Et dans un autre en-
draUt : «1 Sacerdoimm duo gênera sunto : unum , quod prœiit ceremoniis
ti tacrii ; aUerum , quod interpretetur fatidicorum et vatum effata iti-
engnita^aum ienatuM populusque adiciverit» v
■OMTESQUICU. 16
t81 POUriQUE DES ROMAINS
•
ues raisons qu'ils péchèrent contre la raison même. Sioe
culte avait été plus raisonnable, les gens d*esprit en au-
raient été la dupe aussi bien que le peuple, et par là on au-
rait perdu tout Tavantage qu'on en pouvait attendre : il
fallait donc des cérémonies qui pussent entretenir la su-
perstition des uns , et entrer dans la politique des autres;
c'est ce qui se trouvait dans les divinations. On y mettait
les arrêts du ciel dans la boudie des principaux sénateurs ,
gens éclairés, et qui connaissaient également le ridicule
et l'utilité des divinations.
Cicéron dit ' que Fabius, étant augure , tenait pour rè-
gle que ce qui était avantageux à la république se faisait
toujours sous de bons auspices. Il pense , comme Marcel-
lus ' , que, quoique la cr^ulité populaire eût établi au
commencement les augures, on en avait retenu Fusage
pour Futilité de la république; et il met cette différence
entre les Romains et les étranger^, que ceux-ci s*en ser-
valent indifféremment dans toutes les occasions , et ceux-
là seulement dans les affleiires qui regardaient Fintérèt pu-
blic. Cicéron ^ nous apprend que la foudre tombée du c6té
gauche était d'un bon augure , excepté dans les assemblées
du peuple, prœterquam ad eomitia. Les règles de l'art
cessaient dans cette occasion : les magistrats y jugeaient
à leur fantaisie de la bonté des auspices ; et ces auspices
étaient une bride avec laquelle ils menaient le peuple. Ci-
céron ajoute : Hoc institutum reipublicœ causa est y nt
comitiorum, vel injure legum^ velinindiciis populiy
velin creandis magisiraiibus y principes civitaHs essent
t Optimis auspiciis eagiriquœ pro reipublicœ saluU gererenlur ,
quœ contra rempublicamfierint , contra auspiciafieri, ( De Scnectote,
chap. IV.)
> De Divinatione.
^ De Divinatione ^Vïh. II.
DANS LA RELIGION. 1S3
interprètes. Il avait dit auparavant qu'on lisait dans les
livres sacrés : Jove tonante et fidgurante, comitia populi
habere nefas esse. Gela avait été introduit, dit-il , pour
fournir aux magistrats un prétexte de rompre les assena-
blées du peuple \ Au reste , il était indifférent que là vie*
time qu'on immolait se trouvât de bon ou de mauvais au«
gure : car, lorsqu'on n'était pas content de la première ,
on en immolait une seconde, une troisième, ime quatriè-
me, qu'on appelait hostiœsuecedanœ, Paul Emile, voulant
sacrifier, fut obligé d'immoler vingt victimes : les dieux ne
furent apaisés qu'à la dernière, dans laquelle on trouva des
signes qui promettaient la victoire. C'est pour cela qu'on
avait coutume de dire que, dans les sacrifices, les der-
nières victimes valaient toujours mieux que les premières.
César ne fut pas si patient que Paul Emile : ayant égorgé
plusieurs victimes , dit Suétone * , sans en trouver de fa- y
vorables, il quitta les autels avec mépris, et entra dans le 1
sénat. j
Comme les magistrats se trouvaient maîtres des présages,
ils avaient un moyen sûr pour détourner le peuple d'une
guerre qui aurait été funeste, ou pour lui^n faire entrepren-
dre une qui aurait pu être utile. Les devins qui suivaient
toijyours les armées, et qui étaient plutôt les Interprètes du
général que des dieux , inspiraient de la confiance aux sol-
dats. Si par hasard quelque mauvais présage avait épou-
vanté l'armée, un habile général en convertissait le sens, et
se le rendait favorable : ainsi Scipion , qui tomba en sautant
de son vaisseau sur le rivage d'Afrique, prit de la terre
dans ses mains : « Je te tiens , dit-il , 6 terre d'Afrique I »
* Hoc reipubUem eau9a conttitutum : comitiorum enim non haben-
dorum catuas eue voluerunU ( De DlvinaUoue. )
* Pluribiu hosliit cœsis, cum liiare non pouet, introiit curiam ,
tpreta reHgione.{lnJuL Cœt.^ cbap. lxxxi.)
1S4 POLITIQUE DES 1\0MAINS
et par ces mots il rendit heureux un présage qui avait paru
si funeste.
Les Siciliens, s*étant embarqués pour faire quelque ex-
péditiou en Afrique , furent si épouvantés d*une éclipse de
soleil, qu'ils étalent sur le point d'abandonner leur entrer
prise ; mais le général leur représenta « qu'à la vérité cette
éclipse eût été de mauvais augure si elle eût paru avant
leur embarquement, mais que, puisqu'eUe n*avait paru
qu'après, elle ne pouvait menacer que les Africains. »
Par là il fit cesser leur frayeur, et trouva dans un sulet de
crainte le moyen d'augmenter leur courage.
César fut averti plusieurs fois par les devins de ne point
passer en Afrique avant Fhiver. Il ne les écouta pas, et
prévint par là ses ennemis, qui, sans cette diligence, ju-
raient eu le temps de réunir leurs forces.
Grassus, pendant un sacrifice, ayant laissé tomber son
c outeau des mains, on en prit un mauvais augure ; mais
. 1 rassura le peuple en lui disant : « Bon courage ! au moins
mon épée ne m'est Jamais tombée des mains. »
Lucuilus étant près de donner bataille à Tigrane, on
vint lui direque c'était un jour malheureux. « Tant mieux,
dit-il : nous le rendrons heureux par notre victoire. »
Tarquin le Superbe, voulant établir des jeux en l'hon-
neur de la déesse Mania , consulta l'oracle d'Apollon , qui
répondit obscurément, et dit qu'il fallait sacrifier tètes
pour tètes, capitibus pro ûapitibus supplicanâum. Ce
prjnce, plus cruel' encore que superstitieux, fit immoler
des enfants ; mais Junius Brutus changea ce sacrifice hor-
r:ble ; car il le fit faire avec des tètes d'ail et de pavot, et
par là remplit ou éluda l'oracle '.
On coupait le nœud gordien quand on ne pouvait pas le
' M ACROB., Saturnal. lib. 1.
DANS LÀ RELIGION. 185
r
délier : ainsi Cleidiiis. Pulchcr, voulant donner un com-
bat naval , fit Jeter les poulets sacrés à la mer, afin de
les faire boire, disait-il, puisqu'ils ne voulaient pas man-
ger ^
Il est vrai qu'on punissait quelquefois un général de
n'avoir pas suivi les présages , et cela même était un nou-
vel effet de la politique des Romains. On voulait faire voir
au peuple que les mauvais succès , les villes prises , les ba-
tailles perdues, n'étaient point Tieffet d'une mauvaise cons-
titution de l'Etat , ou de la faiblesse de la république , mais
de l'impiété d'un citoyen contre lequel les dieux étaient nJ
irrités. Avec cette persuasion, il n'était pas difficile de
rendre la confiance au peuple ; il ne fallait pour cela que
quelques cérémonies et quelques sacrifices. Ainsi , lors-
que la ville était menacée ou affiigée de quelque malbeur,
on ne manquait pas d'en chercher la cause, qui était tou-
jours la colère de quelque dieu dont on avait négligé le
culte : il suffisait, pour s'en garantir, de faire des sacrifices
etdes processions ; de purifier la ville avec des torches , du
soufre, et de l'eau salée. On faisait faire à la victime le
tour des remparts avant de Tégorger; ce qui s'appelait
sacriftcium amburinum , et amàurbiaie. On allait même
quelquefois Jusqu'à purifier les armées et les flottes, après
quoi chacun reprenait courage.
Scévola, grand pontife, et Varron , un de leurs grands
théologioiS) disaient qu'il était nécessaire que le peuple
igncHrât beaucoup de choses vraies , et en crût beaucoup de
fausses. Saint Augustin dit ' que Varron avait découvert
par là tout le secret des politiques et des ministres d'État.
> Val. MiuciH., liv. I , chap. iv.
* TolMtm camilium prodidit sapienlum per quod civittUe9 eipapuli
reyerentur. ( De Civit. Oei, Ub. IV , cap. xxxi. )
16.
V
186 POLITIQUE DES ROMAINS
Le même Scévola, au rapport de saint Augustin ' y di*
visait les dieux en trois classes : ceux qui avaient été éta-
blis par les poètes; ceux qui avaient été établis par les
philosophes ; et ceux qui avaient été établis par les magis*
trats , aprincipibus civiiatis.
Ceux qui Usent Thistoire romaine , et qui sont un peu
clairvoyants , trouvent à chaque pas des traits de la poli-
tique dont nous parlons. Ainsi on voit Gieéron, qui, en
particulier et parmi ses amis, fait à chaque moment une
confession d*incrédulité * , parler en public avec un zèle
extraordinaire contre Timpiété de Verres. On voit un Glo-
dius , qui avait insolemment profané les mystères de la
Bonne Déesse , et dont Timpiété avait été marquée par
vingt arrêts du sénat, faire lui-même une harangue rem-
plie de zèle à ce sénat qui l'avait foudroyé, contre le mépris
des pratiques'anciennes et de la religion. On voit un Sal-
liiste , le plus corrompu de tous les citoyens, mettre à la
tête de ses ouvrages une préface digne de la gravité et de
Taustérité de Gaton. Je n'aurais Jamais foit, si je voulais
épuiser tous les exemples.
Quoique les magistrats ne donnassent pas dans la reli-
fsion du peuple, il ne faut pas croire qu'ils n'en eussent
point. M. Gudworth a fort bien prouvé que ceux qui
étaient éclairés parmi les païens adoraient une divinité su-
prême , dont les divinités du peuple n'étaient qu'une parti-
cipation. Les pa!ens^ très-peu scrupuleux dans le culte,
croyaient qu'il était indifférent d'adorer la divinité même,
ou les manifestations de la divinité ; d'adorer par exemple,
dans Vénus, la puissance passive de la nature , ou la di«
vinité suprême , en tant qu'elle est susc^tible de toute
• De Civit. Dei, lib. IV, cap. ixxi.
* « Adeone me delirare censé» ut ista oredam? »
DANS LA RELIGION. 187
génération; de rendre un cultean sokeilouàl'Étresupréme,
en tant qu'il anime les plantes, et rend la terre féconde par
sa chaleur. Ainsi le stoïcien Balbus dit, dans Cicéron ',
« que Dieu participe par sa nature à toutes les choses d'ici-
bas; qu'il est Cérès sur la terre, Neptune sur les mers. »
Nous en saurions davantage, si nous avions le livre qu'As-
déplade composa , intitulé l'Harmonie de toutes les théo-
logien.
Gomme le dogme de l'âme du monde était presque uni-
versellement reçu , et que l'on regardait chaque partie
de l'univers comme un membre vivant dans lequel cette
âme était répandue, il semblait qu'il était permis d'à- >
dorer indifféremment toutes ces parties, et que le culte \
devait être arlntraire comme était le d<^;me. \
Voila aoû' était né cet esprit de tolérahcëTt de dou-
ceur qui régnait dans le monde païen : on n'avait garde
de se persécuter et de se déchirer les uns les autres : toutes
les religions , toutes les théologies , y étaient également t
bonnes : les hérésies, les guerres , et les disputes de reli*
gion , y étaient inconnues : pourvu qu'on allât adorer au*
temple, chaque citoyra était grand pontife dans sa famille.
Les Romains étaient encore plus tolérants que les ' y
Grecs , qui ont toujours gâté tout : chacun sait la malheu-
reuse destinée deSocrate. ^^^
U est vrai que la religion égyptienne fut toujours pros-
crite à Rome : c'est qu'elle était intolérante , qu'elle vou- ^^
lait dominer seule , et s'établir sur les débris des autres ;
de manière que l'esprit de douceur et de paix qui régnait
chez les Romains fut la véritable cause de la guerre qu'ils
■ « Deu8 pertinent pernaturam cnfusgue rei, per terrai Cerei, per
maria Neptunui , oit» per alia , poterunt intelligi ; qui qualeegue eint,
quoque eoë nomine coneuetudo nuncupavirit , Kos deot et venerari et
eolert debemw. w
Y
V
Ai
\
188 POLITIQUE DES ROMAINS
lui firent sans relâche. Le sénat ordonna d*abattre les
temples des dWinités égyptiennes ; et Yalère Maxime >
rapporte à œ sujet qu'Émilias Probas donna les premiers
coups, afin d^enoourager par son exemple les ouvriers,
frappés d*une crainte superstitieuse.
Mais les prêtres de Sérapis et d'Isis avaient racore plus
de zèle pour établir ces cérémonies qu*on n'en avait à
Rome pour les proscrire. Quoique Auguste, au rapport
de Dion * , en eût défendu l'exerdce dans Rome , Agrippa ,
qui commandait dans la ville en son absence , fut obligé de
le défendre une seconde fois. On peut voir, dans Tacite et
( dans Suétone , tous les fréquents arrêts que le sénat fut
obligé de rendre pour bannir ce culte de Rome.
11 faut remarquer que les Romains confondirent les
Juifs avec les Égyptiens, comme on sait qu'ils confondi-
V rent les chrétiens avec les Jnih : ces deux religions furent
^ longtemps regardées comme deux branches de la première ,
C. et partagèrent avec elle la haine, le mépris et la perséoui'
^ tion des Romains. Les mêmes arrêts qui abolirent à Rome
les cérémonies égyptiennes mettent toujours les cérémonies
Juives avec celles-ci, comme il parait par Tacite^ , et par
' Suétone dans les vies de Tibère et de Claude. Il est en-
core plus clair que les historiens n'ont jamais distingué
le culte des chrétiens d'avec les autres. On n'était pas
même revenu de cette erreur du temps d'Adrien , comme
il parait par une lettre que cet empereur écrivit d'Egypte
au consul Servianus : « Tous ceux^ qui en Egypte ado<
■
' lAv, I,chap. III.
• Uv. XXXIV.
* HUL lïb. II. >
< nllliqui Serapineolunt, christiant 9unt;et dêvoâiâunt Serapt,
qui ie ChrûHepiscopotdicunt, Nemo illic archisyn<igogu$ Judœarum ,
ncmo Samatites , nemo christianorum presbjfter, non mathematiem ,
DANS LA RELIGION. 189
rent Sérapis sont chrétiens , et ceux même qu'on appelle
évèques sont attachés au culte de Sérapis. l) n'y a point
de Juif, de prince de synagogue , de samaritain , de prê-
tre des chrétiens , de mathématicien , de devin , de bai*
gneur , qui n'adore Sérapis. Le patriarche même des Juifs
adore indifféremment Sérapis et le Christ. Ces gens n'ont
d'autre dieu que Sérapis : c'est le dieu des chrétiens , dçs
Juifs, et de tous les peuples. » Peut-on avoir des idées
plus confuses de ces trois religions , et les confondre plus
grossièrement?
Chez les Égyptiens , les prêtres faisaient un corps à
part, qui était entretenu aux dépens du public : de là nais-
saient plusieurs inconvénients ; toutes les richesses de l'É-
tat se trouvaient englouties dans une société de gens qui ,
reoevlmt toujours et ne rendant Jamais , attiraient insen-
siblement tout à eux. Les prêtres d'Egypte, ainsi gagés
pour ne rien faire , languissaient tous dans une oisiveté
dont ils ne sortaient qu'avec les vices' qu'elle produit ; ils
étaient brouillons , inquiets , entreprenants , et ces qua-
lités les rendaient extrêmement dangereux. Enfin un corps
dont les intérêts avaient été violemment séparés de ceux
de l'État était un monstre; et ceux qui l'avaient établi
avaient Jeté dans la société une semence de discorde et
de guerres civiles. Il n'en était pas de même à Bom& :
on y avait fait de la prêtrise une charge civile ; les dignités
d'augure y de grand pontife, étaient des magistratures;
ceux qui en étaient revêtus étaient membres du sénat, et
non aruipex , non alipU$ , qui non Serapin eolat . Ipte ilte patriareho
{Judmorum tcUicef), cum /Bgyptumvenerit , ab aliis Sêrapin adoraref
ab aUU eogitur Ckritinm, Unus iUû dêu$ ut Serapit : hwie Judai,
hune ehniiianifhwneomneivenerantur et génies, »(<FLikTiim VOPISCOS,
m rUa SatuminL VId. HUioruB Augutiœ eeripioreê , in-folio, 1990 ,
IMS. 246 ; et iU'S*, 1061 , pag. 959.)
190 POLITIQUE DES ROMAmS
par conséquent n'avaient pas des intérêts différents de
ceux de ce corps. Bien loin de se servir de la supfirstition
pour opprimer la république, ils l*emplo3'aient utilement
à la soutenir. « Dans notre ville^ dit Gicéron ' , les roi&,
et les magistrats qui leur ont succédé, ont toujours eu
un double caract^e^ et ont gouverné rÉtat sous les aus-
pices de la religion. »
Les duumvirs avaient la direction des choses sacrées :
tes quindécemvirs avaient soin des cérémonies de ta reli-
gion , gardaient les livres des sibylles ; ce que faisaient
auparavant les décemvirs et les duumvirs. Ils consultaient
les oracles lorsque le sénat Tavait ordonné , et en fai-
saient le rapport, y ajoutant leur avis ; ils étaient aussi
commis pour exécuter tout ce qui était prescrit dans les
livres des sibylles, et pour faire célébrer les jeux séculai-
res : de manière que toutes les cérémonies religieuses
passaient par les mains des magistrats.
Les rois de Rome avaient une espèce de sacerdoce. Il
y avait de certaines cérémonies qui ne pouvaient être fai-
tes que par eux. Lorsque les Tarquins fureat chassés, on
craignait que le peuple à^aperçût de quelque changement
dans ta religion; cela fit établir un magistrat appelé
rex sacrorum, qui, dans les sacrifices, faisait les fonc-
tions des anciens rois, et dont la femme était appelée regina
sacrorum. Ce fut le seul vestige de royauté que les Ro<
mains conservèrent parmi eux. Les Romains avaient cet
avantage, qu'ils avaient pour législateur le plus sage
prince dont Thistoire profane ait jamais parlé : ce grand
homme ne chercha pendant tout son règne qu*à faire fleurir
' « jipudveUreSfquirerum potiebantur, ii^em auguria tenehant ,
ut tesiii est nostra civitas , in qua el reges, augures , et poêtea pri~
vati eodem saeerdotio prœdUi rempublicam religionum aucioritatê
rexerunt. » ( De DiYiuatioue, lU). I.)
DANS LA R£UGION. 191
lajustice et l'équité , et il ne fit pas moins sentir sa modé-
ration à ses voisins qu'à ses sujets. Il établit les fécialiens,
qui étaient des prêtres sans le ministère desquels on ne
pouvait faire ni la paix ni la guerre. Nous avons encore
des formulaires de serments faits par ces fécialiens , quand
on concluait la paix avec quelque peuple. Dans celle que
Rome conclut avec Albe, un fécialien dit, dans Tite-Live :
« Si le peuple rouMûn est le premier à s'en départir , pu-
hlico consiliodolove malo , qu'il prie Jupiter de le frapper
comme il va frapper le cochon qu'il tenait dans ses
mains ; » et aussitôt il l'abattît d'un coup de caillou.
Avant de commencer la guerre, on envoyait un de ces
fécialiens faire ses plaintes au peuple qui avait porté quel -
que dommage à la république. 11 lui donnait un certain
temps pour se consulter, et pour cherclier les moyens de ré-
tablir la bonne intelligenee. Mais si on négligeait de faire
l'accommodement, le fécialien s'en retournait, et sortait
des terres de ce peuple injuste , après avoir invoqué contre
lui les dieux célestes et ceux des enfers : pour lors le sé-
nat ordonnait ce qu'il croyait juste et pieux. Ainsi les
guerres ne s'entreprenaient jamais à la hâte , et elles ne
pouvaient être qu'une suite d'une longue et mûreilélibé-
ration.
La politique qui régnait dans la religion des Romains
se développa encore mieux dans leurs victoires. Si la su-
perstition avait été écoutée, on aurait porté chez les vain-
cus les dieux des vainqueurs; on aurait renversé leurs
temples; et, en établissant un nouveau culte, on leur au-
rait Imposé une servitude plus rude que la première. On
fit mieux : Rome se soumit elle-même aux divinités étran-
gères; elle les reçut dans son sein ; et par ce lien, le plus
fort qui soit parmi les hommes, elle s'attacha des peuples
192 POLITIQUE DES R0MAI5S DANS LA RELIGIf^.
qui la regardèrent plutôt comme le sanctuaire de la reli-
gion que comme I9 maîtresse du monde.
Mais , pour ne point multiplier les êtres , les Romains , a
Texempledes Grecs, confondirent adroitement les divi-
nités étrangères avec les leurs : s'ils trouvaient dans leurs
conquêtes un dieu qui eût du rapport à quelqu'un de ceux
qu'on adorait à Rome, ils l'adoptaient, pour ainsi dire,
en lui donnant le nom de la divinité ronmine , et lui accor-
daient , si J'ose me servir de cette expression , le droit de
>/ bourgeoisie dans leur ville. Ainsi, lorsqu'ils trouvaient
quelque héros fameux qui eût purgé la terre de quel-
que monstre, ou soumis quelque peuple barbare, ils
lui donnaient aussitôt le. nom d'Hercule. « Nous avons
percé Jusqu'à l'Océan, dit Tacite ' , et nous y avons
trouvé les colonnes d'Hercule, soit qu'Hercule y ait été,
soit que nous ayons attribué à ce héros tous les faits di-
gnes de sa gloire. »
Yarron a compté quarante-quatre de ces dompteurs de
monstres ; Cicéron * n'en a compté que six , vingt-deux
Muses, cinq Soleils, quatre Vulcains, cinq Mercures,
quatre Apolions, trois Jupiters.
Eusèbe va plus loin ^ ;il compte presque autant de Jupi-
ters que de peuples.
Les Romains , quî^ n'avaient proprement d'autre divi-
nité que le génie de la république , ne faisaient point d at-
tention au désordre et à la confusion qu'ils Jetaient dans
la mythologie : la crédulité des peuples, qui est toujours
au-dessus du ridicule et de l'extravagant, réparait tout.
* K Ipsum guineUam Oeeamum iUa Untavimuâ; et tupereue adhue
Hercul'u columnas/ama vulgavit , tive adiit Hercules , sive quidquid
ubique magnificum est in claritatem ejus referre consensimus. » ( De
Moribiis Germanor., cap. xixiv. )
» De Natura denrum^ lU). m.
> Pneparatioevangelica, Mb. UI.
V
DIALOGUE
DE
SYLLA ET D'EUCRATE.
1748.
Quelques jours après que Sylla se fut démis de la dic-
tature , J'appris que la réputation que j'avais parmi les
philosophes lui faisait souhaiter de me voir. 11 était à sa
inaisoD de Tibur, où il jouissait des premiers moments
tranquilles de sa vie. Je ne sentis point devant lui le dé-
sordre où nous jette ordinâiremmit la présence des grands
hommes. Et dès que nous fûmes seuls : « Sylla, lui dis-jc,
vous vous êtes donc mis vous-même dans cet état de mé-
diocrité qui afflige presque tous les humains? Vous avez
renoncé à cet empire que votre gloire et vos vertus vous
donnaient sur tous les hommes? La fortuné semble être gê-
. née de ne plus vous élever aux honneurs.
<■ — Eucrate , me dit-il , si je ne suis plus en spectacle
à Tunivers, c*est la. faute des choses humaines, qui ont
des bornes , et non pas la mienne. J'ai cru avoir rempli ma
destinée dès que je n'ai plus eu à faire de grandes choses.
Je n'étais point fait pour gouverner tranquillement un
peuple esclave. J'aime à remporter des victoires , à fonder
ou détruire des États , à faire des ligues , à punir un usui^
pateur; mais pour ces minces détails de gouvernement,
où les génies médiocres ont tant d'avantages, cette lente
exécution des lois , cette discipline d'une milice tranquille,
mon Ame ne saurait s'en occuper.
194 DIALOGUE DE SYLLA ET D'EUCRATE.
« — Tl est singulier, lui dis-je, que vous ayez porté
tant de délicatesse dans l'ambition. Nous avons bien vu
de grands hommes peu touchés du vain éclat et de la pompe
qui entourent ceux qui gouvernent ; mais il y en a bien peu
qui n'aient été sensibles au p'aisir de gouverner, et de
faire rendre à leurs fantaisies le respect qui n'est dû qu'aux
lois.
« — Et moi, me dit-il , Eucrate , je n'ai jamais été si peu
content que lorsque je me suis vu maître absolu dans Rome,
que j'ai regardé autour de moi , et que je n'ai trouvé ni
rivaux n i ennemis .
<c J'ai cru qu'on dirait quelque jour que je n'avais châ-
tié que des esclaves. Veux-tu, me suis-je dit, que dans
ta patrie il n'y ait plus d'hommes qui puissent être tou-
chés de ta gloire? Et, puisque tu établis la tyraunie, ne
vois-tu pas bien qu'il n'y aura point après toi de prince
si lâche que la flatterie ne t'égale , et ne pare de ton nom ,
de tes titres et de tes vertus mêmes?
« — Seigneur, vous changez toutes mes idées , de la fa*
çon dont je vous vois agir. Je croyais que vous aviez de
l'ambition, mais aucun amour pour la gloire : je voyais
bien que votre âme était haute , mais je ne soupçonnais
pas qu'elle fût grande : tout dans votre vie semblait me
montrer un hommedévoré du désir de commander, et qui,
pleindes plus funestes passions, se chargeait avec plaisir de
la honte, des remords et de la bassesse même, attachés à
la tyrfinnie. Car enfin , vous avez tout sacrifié à votre puis-
sance; vous vous êtes rendu redoutable à tous les Ro-
mains ; vous avez exercé sans pitié les fonctions de la plus
terrible magistrature qui fût jamais. Le séimtne vit qu'eu
tremblant un défenseur si impitoyable. Quelqu'un vou«
dit : « Sylla , jusqu'à quand répandras-tu le sang romaiu?
DIALOGUE DE SYLLA ET D'EUCRATE. 195
« vcux-tu ne commander qu*à des murailles? » Pour lors
vous publiâtes ces tables qui décidèrent de la vie et de la
mort de chaque citoyen .
'< — Et c'est tout le sang que j'ai versé qui m'a mis en
état de faire la plus grande de toutes mes actions. Si j*a-
vais gouverné les Romains avec douceur, quelle merveille
que l-ennui, que le dégoût, qu'un caprice, m'eussent fait
quitter le gouvernement? mais je me suis démis de la dic-
tature dans le temps qu'il n'y avait pas un seul homme
dans l'univers qui ne crût que la dictature était mon seul
asile. J'ai paru devant les Romains citoyen au milieu de
mes concitoyens, et j'ai osé leur dire : « Je suis prêt à ren-
« dre compte de tout le sang que j'ai versé pour la républi-
« que ; je répondrai à tous ceux qui viendront me deman-
« der leur père, leur fils, ou. leur frère. » Tous les Romains
se sont tus devant moi.
« — Cette belle action dont vous meparlezme paraît bien
imprudente. Il est vrai que vous avez eu pour vous le nou-
vel étonnement dans lequel vous avez mis les Romains :
mais comment osâtes-vous leur parler de vous justifier, et
de prendre pour juges des gens qui vous devaient tant de
vengeances?
« Quand toutes vos actions n'auraient été que sévères
pendant que vous étiez le maître , elles devenaient des
crimes affreux dès que vous ne l'étiez plus.
« — Vous appelez des crimes, me dit-il, ce qui a fait
le salut de la république. Vouliez vous que je visse tran-
quillement des sénateurs trahir le sénat pour ce peuple
qui , s'imagiuant que la liberté doit être aussi extrême
que le peut être l'esclavage, cherchait à abolir la magis-
trature même?
« Le peuple, gêné par les lois et par la gravité du sénat,
196 DIALOGUE DE SYLLA ET D*£UCRATE,
a toujours travaillé à renverser Tun et l'autre. Mais celui
qui est assez ambitieux pour le ^rvir contre le sénat et les
lois, le fut toujours assez pour devenir son maître. C'est
ainsi que nous avons vu finir tant de républiques dans la
Grèce et dans Vltalie. ,
« Pour prévenir un pareil malheur, le sénat a toujours
été obligé d'occuper à la guerre ce peuple indocile. 11 a été
forcé malgré lui à ravager la terre , et à soumettre tant de
nations dont l'obéissance nous pèse. A présent que l'u-
nivers n'a plus d'ennemis à nous donner^ quel serait le
destin de la république? £t sans moi le sénat aurait-il pu
empêcher que le peuple, dans sa fureur aveugle pour la
liberté, ne se livrât lui-même à Marins, ou au premier
tyran qui lui aurait fait espérer l'indépendance?
« Les dieux, qui ont donné à la plupart des hommes
une lâche ambition, ont attaché à la liberté presque au-
tant de malheurs qu'à la servitude. Mais, quelque doive
être le prix de cette noble liberté , il faut bien le payer
aux dieux.
« La mer engloutit les vaisseaux, elle submei'ge des
pays entiers ; elle est pourtant utile aux humains.
« La postérité jugera ce que Rome n'a pas encore osé
examiner : elle trouvera peut-être que je n'ai pas versé as-
sez de jsangf et que tous les partisans de Marias n'ont pas
été proscrits.
« — Il faut que je l'avoue, Sylla, vous m'étonnez.
Quoi! c'est pour le bien de votre patrie que vous avez
versé tant de sangl et vous avez eu de l'attachement pour
ellel
« . Eucrate , me dit-il , je n'eus jamais cet amour do-
minant pour la patrie , dont nous trouvons tant d'exem*
pies dans les premiers temps de la r^ublique : et j'aime
f
DIALOGUE DE SYLLA ET D'EUCRATE. 197
autant Cloriolan , qui porte la flamme et le fer jusqu'aux
murailles de sa ville ingrate, qui fait repentir chaque ci-
toyen de l*affront que lui a fait chaque citoyen , que celui
qui chassa les Gauims du Gapitole. Je ne me suis Jamais
piqué d'être l'esclave ni ridolâtre de la société de mes pa-
reils : et cet amour tajit vanté est une passion trop popu-
laire pour être compatible avec la hauteur de mon âme. Je
me suis uniquement conduit par mes réflexions , et surtout
par le mépris que j'ai eu pour les hommes. On peut juger,
par la manière dont J'ai traité le seul grand peuj^e de Tu*
nivers , de l'excès de ee mépris pour tous les autres.
« J'ai cru qu'étant sur la terre, il fallait que j'y fusse
libre. Si j'étais né chez les barbares , j'aurais moins cher-
ché à usurper le trône pour commander que pour ne pas
obéir. Né dans une république , j'ai obtenu la gloire des
conquérants en ne cherchant que celle des hommes libres.
« Lorsqu'avec mes soldats je suis entré dans Rome ^ je
ne respirais ni la fureur ni la vengeance. J*ai jugé sans
haine, mais aussi sans pitié, les Romains étonnés, t Vous
« étiez libres, ai-je dit , et vous vouliez vivre en esclaves 1
« Non. Mais mourez, et vous aurez l'avantage de mourir
« citoyens d'une ville libre. »
« J'ai cru qu'ôter la liberté à une ville dont j'étais ci-
toyen, était le plus grand des crimes. J'ai puni ce crime-
là; et {e ne me suis point embarrassé si je serais le bon
ou le mauvais génie de la république. Cependant le gou-
vernement de nos pères a été rétabli; le peuple a expié
tous les affronts qu'il avait faits aux nobles : la crainte a
suspendu les jalousies; et Rome n'a jamais été si tran*
quille.
« Vous voilà instruit de ce qui m'a déterminé à toutes
les sanglantes tragédies que vous avez vues. Si j'avais vécu
-17.
198 DIALOGUE DE SYLLA ET D*EUCRATE.
daas ces jours heureux de la république où les citoyens ,
tranquilles dans leurs maisons , y rendaient aux dieux une
âme libre , vous m'auriez vu passer ma vie dans cette re-
traite, que Je n'ai obtenue que par tant de sang et de
sueur.
« — Seigneur^ loi dis-je , il est heureux que le ciel ait
épargné au genre humain le nombre des hommes tds que
vous. Nés pour la médiocrité , nous sommes accablés par
les esprits sublimes. Pour qu'un homme soit au-dessus
de rhumanité, il en coûte trop cher à tous les autres.
« Vous avez regardé l'ambition des héros oomme une
passion commune, et vous n*avez fait cas que de l'ambi-
tion qui raisonne. Le désir Insatiable de dominer, que vous
avez trouvé dans le cœur de quelques citoyens , vous a ilut
prendre la résolution d'être un homme extraordinaire : t'a^
mour de votre liberté vous a fait prendre celle d'être ter-
rible et cruel. Qui dirait qu'un héroïsme de principe eût
été plus funeste qu'un héroïsme d'impétuosité? Mais si ^
pour vous empêcher d'être esclave , il vous a fallu usur-
per la dictature, comment avez-vous osé la rendre? Le
peuple romain, dites-vous, vous a vu désarmé, et n'a point
attenté sur votre vie. C'est un danger auquel vous avez
échappé ; un plus grand danger peut vous attendre. Il peut
vous arriver de voir quelque Jour un grand criminel Jouir
de votre modération , et vous confondre dans la foule d'un
peuple soumis.
« -T- J'ai un nom ,. medit-il ; et il me suffit pour ma sûreté
et celle du peuple romain. Ce nom arrête toutes les entre-
prises; et il n'y a point d'ambition qui n'en soit épouvan-
tée. Sylia respire, et son génie est plus puissant que ce-
lui de tous les Romains. Syll& a autour de lui Chéronée,
Orchomène , et Signion ; Sy Ha a donné à chaque famille de
DFALOGIJE DE SYLLA ET DEUCRATE. lyg
Rome un exempte domestique et terrible : chaque Ro-
main m'aura toujours devant les y^ux ; et, dans ses songeç
même, je lui apparaîtrai couvert de sang; il croira voir
les funestes tables, et lire son nom à la tôte des proscrits.
On murmure en secret contre mes lois ; mais elles ne se-
ront pas effacées par des flots même de sang romain. Ne
suisje pas au milieu de Rome? Vous trouverez encore
chez moi le javelot que j*avais à Qrchomène, et le bou-
clier que je portais sur les murailles d'Athènes. Parce que
je n*ai point de licteurs , en suis-je moins Sylla? J'ai pour
moi le sénat , avec la justice et les lois ; le sénat a pour lui
mon génie 9 ma fortune, et ma gloire.
« — J'avoue , lui dis-je, que, quand on a une fois fait
tremblerquelqu'un, on conserve presque toujours quelque
chose de l'avantage qu'on a pris.
« — ' Sans doute , me dit>il. J'ai étonné les hommes , et
c'est beaucoup. Repassez dans votre mémoire l'histoire
de ma vie, vous verrez que j'ai tout tiré de ce principe,
et qu'il a été l'âme de toutes mes aetions. Ressouvenez^
vous de mes démêlés avec Marîos : je fus indigné de voir
un homme sans nom , fier de la bassesse de sa naissance ,
entreprendre de ramener les premières familles de Rome
dans la foule du peuple ; et , dans cette situation , je portail
tout le poids d'une grande âme. J'étais jeune, et je me réso-
lus de me mettre en état de demander compte à Marins de
ces mépris. Pour cela, je l'attaquai avec ses propres armes,
c'est-à-dire par des victoires contre les ennemis de la ré-
publique.
« Lorsque, par le caprice du sort, je fus obligé de sortir
de Rome , je me conduisis de même : j'allai faire la guerre
à Mithridate ; et je crus détruire Marius à force de vaincre
100 DIALOGUE DE SYLLA ET D'EUCRAXE.
rennemi de Marias. Pendant que Je laissai ce Romain
jouirdeson pouvoir sur la populace» jemuliipliais ses mor-
tifications ; et je le forçais tous les jours d*aller au Gapi-
tole rendre grâces aux dieux des succès dont Je le dé-
sespérais. Je lui faisais une guerre de réputation plus
cruelle cent fois que cdie que mes légions faisaient au
roi barbare. Il ne sortait pas un seul mot de ma bou-
che qui ne marquât mon audace; et mes moindres ac-
tions, toujours superbes, étaient pour Marius defunels-
tes présages. Enfin Mithridate demanda la paix : les con-
ditions étaient raisonnables ; et , si Rome avait été tran-
quille , ou si ma fortune n'avait pas été chancelante , je
les aurais acceptées. Mais le mauvais état de mes affai-
res m'obligea de les rendre plus dures : J'exigeai qu'il dé-
truisit sa flotte, et qu'il ^rendit aux rois ses voisins tous
les États dont il les avait dépouillés. <« Je te laisse , lui
« dis-Je, le royaume de tes pères, à toi qui devrais me
« remercier de ce que Je te laisse la main avec laquelle tu
« as signé l'ordre de faire mourir en un jour cent mille
« Romains. » Mithridate resta immobile, et Marius , au
milieu de Rome, en trembla.
< Cette même audace qui m'a si bien servi contre Mi-
thridate, contre Marius , contreson fils, contre Thâésinus ,
contrôle peuple ; qui a soutenu toute ma dictature, a aussi
défendu ma vie le jour que je l'ai quittée ; et ce Jour assure
ma liberté pour jamais.
« — Seigneur, lui dis-je , Marius raisonnait comme
vous, lorsque , couvert du sang de ses ennemis et de ce-
lui des Romains , il montrait cette audace que vous avez
punie. Vous avez bien pour vous quelques victoires de
plus« et de plus grands excès. Mais, en prenant la dicta-
LYSIMAQUE. 201
tore y vous avez donné Texemple du crime que vous avez
puni. Voilà TeiLeùiple qui sera suivi, et non pas celui
d*une modération qu*on ne fera qu'admirer.
« Quand les dieux ont souffert que Sylla se soit impu-
nément fait dictateur dans Bome, Us y ont proscrit la li-
berté pour Jamais. Il faudrait qu'ils fissent trop de mira-
cles pour arracher à présent du cœur de tous les capitai-
nes romains l'ambition de r^er. Vous leur avez appris
qu'il y avait une voie bien plus sûre pour aller à la tyran-
nie y et la garder sans péril. Vous avez divulgué ce fatal
secret y et 6té ce qui fait seul les bons citoyens d'une répu-
blique trop riche et trop grande, le désespoir de ne pou-
voir l'opprimer. »
Il changea de visage, et se tut un moment. « Je ne
crains , me dit-il avec émotion , qu'un homme ' , dans le-
quel Je crois voir plusieurs Marins. Le hasard, ou bien un
destin plus fort , me l'a fait épargner. Je le regarde $ans
cesse ; J'étudie son éme : il cache des desseins profonds ;
mais, s'il ose Jamais former celui de commander à des
h<Mnmes que J'ai faits mes égaux, Je Jure par les dieux
que Je punirai son insolence. »
USYMAQUE\
Lorsque Alexandre eut détruit l'empire des Perses , il
voulut que l'on crût qu'il était fils de Jupiter. Les Macé-
«J.Céur.
> Ce xnoreeaa , composé par Montesquiea à Tépoque de sa réœpUon à
rafiadémle de Nancy, fut Imprimé pour la première foisdans le Mercure
4t P\rance , deuxième volume de décembre 1764 , pag. 31. U y est pré-
cédé de cet avertissement :
« L'auteur de VHapn'tdeâ LoU nous a permis d'Imprimer le monem
202 LYSIMAQUE.
doDieDs étaient indignés 4e voir ce prince rougir d'avoir
PlUlippe ponr père ; leur mécontentement s'aocnit lors-
qu'ils lui virent prendre les mœurs, les habits et les ma-
nières des Perses ; et ils se reprochaient tous d*avoir tant
fait pour un homme qui commençait à les mépriser ; mais
on murmurait dans Farmée , et on ne parlait pas.
Un philosophe, nommé Galhsthène, avait suivi le roi
dans son expédition. Un Jour qu'il le salua à la manière
des Grecs : << p'où vient, lui dit Alexandre, que tu ne
m'adores pas ? — Seigneur, lui dit Gallisthène, vous êtes
chef de deux nations : Tune, esdave avant, que vous l'eus*
siez soumise, ne l'est pas moins depuis que vous l'avez
vaincue; l'autre, libre avant qu'elle vous servit à rem-
porter tant de victoires , Test encore depuis que vous les
avez remportées. Je suis Grec, seigneur; et ce nom , vous
l'avez élevé si haut, que, sans vous faire tort, il ne vous
est plus permis de l'avilir, k '
Les Vices d'Alexandre étaient extrêmes comme ses ver-
tus : il était terrible dans sa colère ; elle le rendait cruel.
11 fit couper les pieds, le nez et les oreilles à Gallisthène ,
ordonna qu'on le mît dans une cage de fer, et le fit porter
ainsi et la suite de l'ar^iée.
J'aimais Gallisthène ; et de tout temps , lorsque mes
occupations me laissaient quelques heures de loisir, je les
avais employées à l'écouter : et, sij*ai de l'amour pour
la vertu, je le dois aux impressions que ses discours fai-
saient sur moi. J'allai le voir. « Je vous salue , lui dis-je , il-
suivant , qu'il a fait pour l'académie de Nancy : cette lictioa est si inté-
ressante et si noble , ^u'il n'est pas possible de la lire sans aimer et sans
admirer le grand prince qui en est l'objet. »
Le prince que Montesquieu a voulu peindre, en traçant le portrait
de Lysimaque , est le roi de Pologne Stanislas-LeczinsiLi , surnommé
It BÙftfaùant,
LYSIMAQUE. 203
lustre malheureux, que je vois dans une cage de fer
comme on enferme une béte sauvage , pour avoir été le
seul homme de Farmée.
« — Lysimaqne , me dit-il , quand je suis dans une si«
tuation qui demande de la force et du courage , il me sem-
ble que je me trouve presque à ma place. £n vérité, si les
dieux ne m'avaient mis sur la terre que pour y mener une
vie voluptueuse , je croirais qu1ls m'auraient donné en
vain une âme grande et immortelle. Jouir des plaisirs des
sens est une chose dont tous les hommes sont aisément ca-
pables^ et si les dieux ne nous ont faits que pour cela , ils
ont fait un ouvrage plus parfait qu'ils n'ont voulu , et ils
ont plus exécuté qu'entrepris. Ce n'est pas , c^uta-t-il ,
que je sois insensible : vous ne me faites que trop voir que
je ne ie suis pas. Quand vous êtes venu à moi , j'ai tfouvé
d'abord quelque plaisir à vous voir faire une action de
courage. Mais, au nom des dieux, que. ce soit pour la
dernière fois! Laissez-moi soutenir mes malheurs, et
n'ayez point la cruauté d'y joindre encore les vôtres.
« — Callisthène , lui dls-je , je vous verrai tous les jours.
Si le roi vous voyait abandonné des gens vertueux , il
n'aurait plus de remords , il commencerait à croire que
vous êtes coupable. Ah 1 j'espère qu'il ne jouira pas du
plaisir de voir que ses châtiments me feront abandonner
un ami 1 »
Un jour Callisthène me dit : « Les dieux immortels
m'ont consolé ; et , depuis ce temps , je sens en moi quel-
que chose de divin, qui m'a ôté le sentiment de mes peines.
J'ai vu en songe le grand Jupiter. Vous étiez auprès de lui ;
vous aviez un sceptre à la main , et un bandeau royal sur
le Aront. Il vous a montré à moi, et m'a dit : « Il te rendra
plus heureux. « L'émotion où j'étais m'a réveillé. Je me
204 LYSIMAQUE.
sois trouvé les mains élevées an ciel, et faisant des efforts
pour dire : « Grand Jupiter, si Lysimaque doit régner,
fais qu'il règne avec justice I Lysimaque, vous régnerez :
croyez un homme qui doit être agréable aux dieux , puis-
qu'il souffre pour la vertu.
Cependant Alexandre ayant appris que Je respectais la
misère de Callistliène , que j'allais le voir, et que j'osais
le plaindre, il entra dans une nouvelle fureur : « Va, dit-
il, combattre contre les lions, malheureux qui te plais
tant à vivre avec les bétes féroces. » On différa mcm sup-
plice , pour le faire servir de spectacle à plus de gens.
Le Jour qui le précéda. J'écrivis ces mots à CaUisthène :
« Je vais mourir. Toutes les idées que vous m'aviez don-
nées de ma future grandeur se sont évanouies de mon es*
prit. «J'aurais touhaité d'adoucir les maux d'un homme
tel que vous. »
Prexape, àqui je m'étais confié, m'apporta cette réponse :
« Lysimaque, si leè dieux ont résolu que vous régniez,
Alexandre ne peut pas vous ôter la vie; car les hommes
ne résistent pas à la volonté des dieux. »
Cette lettre m*enoouragea ; et, faisant réflexion que les
hommes les plus heureux et les plus malheureux sont éga-
lement environnés de la main divine , je résolus de me con-
duire, non pas par mes espérances , mais par mon cou*
rage, et de défendre jusqu'à la fin une vie sur laquelle il
y avait de si gnmdes promesses.
On me mena dans la carrière. 11 y avait autour de moi un
peuple immense, qui venait être témoin de mon courage
ou de ma frayeur. On me lécha un lion. J'avais pKé mon
manteau autour de mon bras : je lui présentai ce bras, il
voulut le dévorer ; je lui saisis la langue , la lui arrachai ,
et le jetai à mes pieds.
LYSIMAQUE. 205
Alexandre aimait naturellement les jetions courageuses :
il admira ma résolution; et ce moment fut celui du retour
de sa grande âme.
Il me fit appeler ; et, me tendant la main : « Lysimaque,
me dit-il , jeté rends mon amitié, rends-moi la tienne. Ma
colère n*a servi qu*à te faire faire une action qui manque
à la vie d'Alexandre. »
Je reçus les grâces du roi ; j'adorai les décrets des dieux,
et j'attendais leurs promesses sans les rechercher ni les
fuir. Alexandre mourut, et toutes les nations furent sans
maître. Les fils du roi étaient dans l'enfance; son frère
Aridée n'en était jamais sorti; Olympias n'avaft que la
hardiesse des âmes faibles, et tout ce qui était cruauté
était pour elle du courage; Boxane, Eurydice, Statire,
étaient perdues dans la. douleur. Tout le monde, dans le
palais y savait gémir, et personne ne savait régner. Les ca-
pitaines d'Alexandre levèrent donc les yeux sur son trône,
mais l'ambition de chacun fut contenue par l'ambition de
tous. Nous partageâmes l'empire; et chacun de nous crut
avdr partagé le prix de ses fatigues.
Le sort me fit roi d'Asie : et à présent que je puis tout,
j'ai plus besoin que jamais des leçons de Gallisthène. Sa joie
m'annonce que j'ai fait quelque bonne action , et ses sou-
pirs médisent que j'ai quelque mal à réparer. Je le trouve
entre mon peuple et moi.
Je suis le roi d'un peuple qui m'aime. Les pères de fa-
mille espèrent la longueur de ma vie comme celle de leurs
enfimts; les enfants craignent de me perdre comme ils
craignent de perdre leur père. Mes sujets sont heureux, et
Je le suis.
18
SM PENSÉES DIVERSES.
PENSEES DIVERSES-.
Mon ûls, vous êtes assez heureux pour n'avoir ni à
rougir ni à vous enorgueillir de votre naissance : la mienne
est tellement proportionnée à ma fortune, que je serais
fâché que Tune ou Fautre fussent plus grandes.
Vous serez homme de robe ou d'épée. Comme vous de-
vez rendre compte de votre état, c'est à vous de le choi-
sir : dans la robe vous trouverez plus d'indépendance,
dans le parti de Tépée , dé plus grandes espérances.
Il vous est permis de souhaiter de monter à des postes
plus émineuts , parce qu'il est permis à chaque citoyen de
souhaiter d'être en état de rendre de plus grands services
à sa patrie : d'ailleurs une noble ambition est un sentiment
utile à la société, lorsqu'il se dirige bien. Comme le monde
physique ne subsiste que parce que chaque partie de la
matière tend à s'éloigner du centre, aussi le monde, po-
litique se soutient-il par le désir intérieur et inquiet que
chacun a de sortir du lieu où il est placé. C'est en vain
qu'une morale austère veut effacer les traits que le plus
grand des ouvriers a gravés dans nos âmes : c'est à la
morale qui veut travailler sur le cœur de l'homme à ré-
gler ses sentiments, et non pas à les détruire. Nos auteurs
* H ne faut pas oopfoDdre ces Peruées aTee un petit extrait intitulé
le Génie de Montesquieu , qui parut en-f 758. Ce grand Iiomme écrivait
le soir ses observations de tous les Jours; ces pensées solitairei étaient
le premier Jet de l'esprit, elles ont la sève de ToriglnaUté. Ces anneaux
préparés pour une grande chaîne , quoique détachés , sont des anneaux
d'or. On ne peut lire sans attendrissement ces entretiens muets avee son
fils : ces pensées étalent une espèce de leg.s paternel ; il a son prix aux
yeux des hommes sensibles et éclairés. ( Note des éditeurs des Œuvreê
posthumes de Montesquieu , Paris , 1798 , in-l2. )
PENSÉES DIVERSES. 207
moraux sont presque tous outrés : ils partent à l'enteu*
dément , et non pas à cette âme.
PORTRAIT DE MONTESQUIEU
PAB LUI-MEME.
Une personne de ma connaissance disait : « Je vais
faire ime assez sotte chose, c*est mon portrait : Je me
connais assez bien. »
Je n'ai presque jamais eu de chagrin , encore moins
d*ennui.
Ma machine est si heureusement construite , que je suis
frappé par tous les objets assez vivement pour quMIs puis-
sent me donner du plaisir, pas assez pour qu'ils puissent me
donner de la peine.
J*ai Tambition qu'il fhut pour me faire prendre part
aux choses de cette vie; Je n'ai point ceUe qui pourrait
me faire trouver du dégoût dans le poste où la nature m*a
mis.
Lorsque Je goûte un plaisir, je suis affecté ; et Je suis
toujours étonné de l'avoir recherché avec tant d'indiffé-
rence.
J'ai été dans ma jeimesse assez heureux pour m'atta-
cher à des femmes que J'ai cru qui m'aimaient ; dès que
j'ai cessé de le croire, Je m'en suis détaché soudain.
L'étude a été pour moi le souverain remède contre les
dégoûts de la vie, n'ayant jamais eu de chagrin qu'une
heure de lecture n'ait dissipé.
Je m'éveille le matin avec une joie secrète de voir la
lumière ; Je vois la lumière avec une espèce de ravisse-
ment ; et tout le reste du jour Je suis content. Je passe la
nuit, sans m'éveiller; et le soir, quand Je vais au lit,
208 PENSÉES DIVERSES.
une espèce d'engourdissement m'empêche de faire des
réflexions.
Je suis presque aussi content avec des sots qu'avec des
gens d*esprit : car il y a peu d'hommes si ennuyeux qui
ne m'aient amusé; très-souvent il n'y a rien de si amu-
sant qu'un homme ridicule.
Je ne hais pas deme divertir en moi-même des hommes
que Je vois, sauf à eux à me prendre à leur tour pour ce
qu'ils veulent.
J'ai eu d'abord pour la plupart d^ grands une crainte
puérile ; dès que J'ai eu fait connaissance , J'ai passé pres-
que sans milieu jusqu'au méprïs.
J'ai assez aimé à dire aux femmes des fadeurs, et à
leur rendre des services qui coûtent si peu.
J'ai eu naturellement de l'amour pour le bien et l'hon-
neur de ma patrie , et peu pour ce qu'on appelle laglolre ;
j'ai toujours senti une Joie secrète lorsqu'on a fait quelque
règlement qui allait au bien commun.
Quand J'ai voyagé dans les pays étrangers , je m'y suis
attaché comme au mien propre ; J'ai pris part à leur for-
tune, et J'aurais souhaité qu'ils faussent dans un état floris-
sant.
J'ai cru trouver de l'esprit à des gens qui passaient pour
n'en point avoir.
Je n'ai pas été fâché de passer pour distrait ; cela
m'a fait hasarder bien des n^ligencesqui m'auraient em-
barrassé.
J'aime les maisons où Je puis me tirer d'affaire avec
mon esprit de tous les Jours.
Dans les conversations et à table, j'ai toujours été ravi
de trouver un homme qui voulût prendre la peine de briller :
PENSÉES DIVERSES. tm
un homme de cette espèce présente toujours le flanc, et
tous les autres sont sous le bouclier.
Rien ne m*amuse plus que de voir un conteur en-
nuyeux faire une histoire circonstanciée sans quartier :
je ne suis pas attentif à Thistoire, mais à la manière do
la faire.
Pour la plupart des gens , j*aime mieux les approuver
que de les écouter.
Je n'ai jamais voulu souffrir qu'un homme d'esprit s'a-
visât de me railler deux fois de suite.
J'ai assez aimé ma famille pour faire ce qui allait au
bien dans les choses essentielles; mais Je me suis affran-
chi des menus détails.
Quoique mon nom ne soit ni bon ni mauvais, n*ayant
guère que deux cent cinquante ans de noblesse prouvée ^
. cependant j'y suis attaché, et je serais homme à faire
des substitutions ^
Quand je me fie à quelqu'un , je le fais sans rçserve ;
mais je me fie à très-peu de personnes.
Ce qui m'a toujours donné une assez mauvaise opinion
de moi , c'est qu'il y a fort peu d'états dans la république
auxquels j'eusse été véritablement propre. Quant à mon
métier de président , j'ai le cœur très-droit : je compre-
nais assez les questions en elles-mêmes; mais quant à la
procédure , je n'y entendais rien. Je m*y suis pourtant ap-
pliqué ; mais ce qui m'en dégoûtait le plus , c'est que je
voyais à des bétes le mémo talent qui me fuyait , pour
ainsi dire.
Ma machine est tellement composée, que j'ai besoin de
me recueillir dans toutes les matières un peu abstraites ;
sans celâmes idées se confondent : et, si je sens que jo
' U Ta lait ( Nvie du manuscrit. )
18.
110 PENSÉES DIVERSES.
suis écouté, il me semble dès lors que toute la question
s*évanouit devant moi; plusieurs traces se réveillent à la
fois, il résulte de là qu'aucune trace n'est réveillée.
Quant aux emiversations de raisonnement, où les sujets
sont toijjours coupés et recoupés , je m*en tire assez bien.
Je n'ai Jamais vu couler de larmes sans en être at-
tendri.
Je suis amoureux de l'amitié.
Je pardonne aisément , par la raison que Je ne suis pas
haineux : il me semble que la haine est douloureuse.
Lorsque quelqu'un a voulu se réconcilier avec moi , J'ai
senti ma vanité flattée, et J'ai cessé de regarder comme
ennemi un homme qui me rendait le service de me
donner hcmne (^inion de moi.
Dans mes terres , avec mes vassaux , Je n'ai Jamais
voulu queron m'aigrit sur le compte de quelqu'un. Quand
on m'a dit : « Si vous saviez les discours qui ont été te*
nus t... — Je ne veux pas les savoir, » ai-Je répondu. Si
ce qu'on voulait rapporter était faux , Je ne voulais pas
courir le risque de le croire ; si c'était vrai , Je ne voulais
pas prendre la peine de haïr un faquin.
A l'âge de trente*cinq ans j'aimais encore.
Il m'est aussi impossible d'aller chez quelqu'un dans
des vues d'intérêt , qu'il m'est impossible de rester dans
les airs.
Quand j'ai été dans le monde, je l'ai aimé comme si
je ne pouvais souf&ir la retraite; quand j'ai été dans mes
terres , Je n'ai plus songé au monde.
Quand Je vois un homme de mérite, je ne le décompose
Jamais ; un homme médiocre qui a quelques bonnes qua-
lités , je le décompose.
Je suis , je crois , le seul homme qui ait mis des livres
PKNSÊES DIVERSES. 211
au jour sans être touché de la réputation de bel esprit.
Ceux gui m'ont connu savent que , dans mes conversa-
tions, je ne cherchais pas trop à le paraître, et que J'a-
vais assez le talent de prendre la langue de ceux avec les-
quels je vivais.
J'ai eu le malheur de me dégoûter très-souvent des gens
dont j'avais le plus désiré la bienveillance.
Pour mes amis, à Texception d'un seul , je les ai tous
conservés.
Avec mes enûintSy j'ai vécu comme avec mes amis.
J*ai eu pour principe de ne jamais faire par autrui ce
que je pouvais par moi-môme : c'est ce qui m'a porté à
faire ma fortune par les moyens que j'avais dans mes^
mains, ta modération et la frugalité ; et non par des moyens
étrangers, toujours bas ou injustes.
Quand on s'est attendu que je brillerais dans une con-
versation , je ne l'ai jamais fait : J'aimais mieux avoir un
homme d'esprit pour m'appuyer, que des sots pour m'ap-
prouver.
Il n'y a point de gens que j'aie plus méprisés que les
petits beaux-esprits, et les grands qui sont sans probité.
Je n'ai jamais été tenté de faire un couplet de chansou
contre qui que ce soit. J'ai fait en ma vie bien des sottises ,
et jamais de méchancetés.
Je n'ai point paru dépenser, mais je n'ai jamais été avare ;
et je ne sache pas de chose assez peu difficile pour que je
l'eusse faite pour gagner de l'argent.
Ce qui m'a toujours beaucoup nui , c'est que j'ai tou-
jours méprisé ceux que je n'estimais pas.
Je n'ai pas laissé , je crois, d'augmenter mon bien ; J'ai
fait de grandes améliorations à mes terres : mais je sen-
tais que c'était plutôt pour une certaine idée d'habileté
tn P£NSËeS DIVERSES.
que cela me donnait, que pour l'idée de devenir plus
riche.
En entrant dans le monde, on m'annonça comme un
homme d'esprit , et je reçus un accueil assez favorable des
gens en place : mais lorsque par le succès des Lettres per-
sanes J*eus peut-être prouvé que J'en avais , et que j'eus
obtenu quelque estime de la part du public , cdle des gens
en place se refroidit; j'essuyai mille d^ûts. Comptez
qu'intérieurement blessés de la réputation d'un homme
célèbre, c'est pour s'en venger qu'ils l'humilient, et qu*il
faut soi-même mériter beaucoup d'élc^es pour supporter
patiemment l'éloge d'autrui.
Je ne sache pas encore avoir dépensé quatre louis par
air, ni fait une visite par intérêt. Bans ce que j'entrepre<-
nais, je n'employais que la prudence commune, et j'a-
gissais moins pour ne pas manquer les affoires que pour
ne pas manquer aux affaires.
Je ne me consolerais point de n'avoir pas fait fortune,
si j'étais né en Angleterre; je ne suis point fâché de ne
l'avoir pas faite en France.
J'avoue que j'ai trop de vanité pour souhaiter que mes
enfants fassent un jour une grande fortune : ce ne serait
qu'à force de raison qu'ils pourraient soutenir l'idée de
moi ; ils auraient besoin de toute leur vertu pour m'a-
vouer, ils regarderaient mon tombeau comme le monu-
ment de leur honte. Je puis croire qu'ils ne le détruiraient
pas de leurs propres mains ; mais ils ne le relèveraient pas
sans doute, s'il était à terre. Je serais l'achoppement éter-
nel de la flatterie, et je les mettrais dans l'embarras vingt
fois par jour; ma mémoire serait incommode , et mon
ombre malheureuse tourmenterait sans cesse les vivants.
La timidité a été le fléau de toute ma vie ; elle semblait
/
PENSÉES DIVËFlSES. 213
obscnrcir Jusqu^à mes organes , lier ma langue , mettre un
nuage sur mes pensées, déranger mes expi*essions. J^étais
moins siy et à ces abattements devant des gens d*esprit que
devant des sots : c'est que j'espérais qu'ils m'entendraient,
cela me donnait de la confiance. Dans les occasions, mon
esprit, comme sMl avait fait un effort, s'en tirait assez
bien. Étant à Luxembourg dans la salle où dtnait l'empe-
reur, le prince Linski me dit : « Vous, monsieur, qui ve-
nez de France, vous êtes bien étonné de voir l'empereur
si mal logé. — Monsieur» lui dls-je, je ne suis pas £Aché
de voir un p^ys où les sujets sont mieux logés que le maî-
tre. » Étant en Piémont , le rd Victor me dit : « Monsieur,
vous êtes parent de M. l'abbé de Montesquieu, que j'ai
vu ici avec M. l'abbé d'Estrades? — Sire, lui dis-je, vo-
tre mijesté est comme César, qui n'avait jamais oublié
aucun nom... » Je dînais en Angleterre chez le duc de Ri-
ehemond : le gentilhomme ordinaire la Boine , qui était un
fat , quoique envoyé de France en Angleterre , soutint que
l'Angleterre n'était pas plus grande que la Guienne. Je
tançai mon envoyé. Le soir, la reine me dit : « Je sais que
vous nous avez défendus contre votre M. de la Boine. —
Madame, je n'ai pu m'imaginer qu'un pays où vous ré-
gnez ne fût pas un grand pays. »
J'ai la maladie de faire des livres , et d'en être honteux
quand je les ai faits.
Je. n'ai pas aimé à faire ma fortune par le moyen de la
cour ; j'ai songé à la &ire en faisant valoir mes terres , et
à tenir toute ma fortune immédiatement de la mahi des
dieux.
N.... , qui avait de certaines fins, meut entendre qu'on
me donnerait une pension ; je dis que, n'ayant point fait
2t4 PENSËtiS DIVERSES.
de bassesses , je n'avais pas besoin d*étre consolé par dos
grâces.
Je suis an bon citoyen ; mais , dans quelque pays que
je fusse né , je l'aurais été tout de même. Je suis un bon
citoyen , parce que j'ai toujours été content de Fétat où je
sois, que j'ai toujours approuvé ma fortune, que je n*al
jamais rougi d'elle, ni envié celle des autres. Je suis un
bon citoyen , parce que j'aime le gouvernement où je suis
né , sans le craindre , et que je n'en attends d'autre faveur
que ce bien inestimable que je partage avec tous mes com-
patriotes; et je rends grâces au del de ce qu'ayant mis
en moi de la médiocrité en tout, il a bien voulu mettre un
peu de modération dans mon âme.
S'il m'est permis de prédire la fcnrtune de mon ouvrage ',
il sera plus approuvé que lu : de pareilles lectures peu-
vent ^tre un plaisir, elles ne sont jamais un amusement.
J'avais conçu le dessein de donner plus d'étendue et de
profondeur à quelques endroits de mon Esprit^ j'en suis
devenu incapable : mes lectures m'ont affaibli les yeux ;
et il me semble que ce qu'il me reste encore de lumière
n'est que Taurore du jour où ils se fermeront pour ja-
mais.
Si je savais quelque chose qui me fût utile et qui fût
préjudiciaUe à ma famille, je le rejetterais de mon es-
prit. Si je savais quelque chose qui jfûtutile à ma famille,
et qui ne le fut pas à ma patrie, je chercherais à l'oublier.
Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fut pré-
judiciable à l'Europe et au genre humain» je le regarde-
rais comme un crime.
Je souhaite avoir des manières simples, recevoir des
» r Esprit des lois.
Pensées diverses. iis
services lé moins que je puis, et en rendre le plus qu'il
m*est possible.
Je n*ai jamais aimé à jouir du ridicule des autres. J'ai
été peu difficile sur Tesprit des autres. J-étais ami de
presque tous les esprits , et ennemi de presque tous les
cœurs.
J'aime mieux être tourmenté par mon eœur que par mon
esprit.
Je fais faire une asses sotte chose : c'est ma généa-
logie«
DES ANCIENS.
J'avoue mon goût pour les anciens ; cette antiquité
m'enchante, et je suis toujours prêt à dire, avec Pline :
« C'est à Athènes que vous allez ; respectez les dieux. »
L'ouvrage divin de ce siècle , Télémaqtie, dans lequel
Homère semble respirer, est une preuve sans réplique de
l'excellence de cet ancien poète. Pope seul a senti la gran-
deur d^Homère.
Sophocle, Euripide, Eschyle, ont d'abord porté le genre
d'invention au point que nous n'avons rien changé depuis
aux règles qu'ils nous ont laissées ; ce qu'ils n*ont pu
faire sans une connaissance parfaite de la nature et des
passions.
J*ai eu toute ma vie un goût décidé pour les ouvrages
des anciens : j'ai admiré plusieurs critiques faites contre
eux, mais j'ai toi^ours admiré les anciens. J'ai étudié mon
goût, et j'ai exandné si oe n'était point un de ces goûts
malades sur lesquels on ne doit faire aucun fond; mats
plus j'ai examiné , plus j'ai senti que j'avais raison d'avoir
senti comme j'ai senti.
216 PENSÉES DIVERSES.
Les livres anciens sont pour les auteurs , les nouveaux
pour les lecteurs.
Plutarque me charme toujours : il y a des ciroonstanoes
attachées aux personnes, qui font grand plaisir.
Qu'Aristote ait été précepteur d'Alexandre, ou que
Platon ait été à la cour de Syracuse, cela n'est rien pour
leur gloire : la réputation de leur philosophie a absorbé
tout.
Cicéron, selon moi , est un des plus grands esprits qui
aient jamais été : l'âme toujours belle lorsqu'elle n'était
pas'faible.
Deux chefs-d'œuvre: la mort de César dans Plutarque,
et celle de Néron dans Suétone. Dans l'une , on commence
par avoir pitié des conjurés qu'on voit en péril , et ensuite
de César qu'on voit assassiné. Dans celle de Néron y on est
étonné de le voir obligé par degrés de se tuer sans au-
cune cause qui l'y contraigne , et cependant de façon à ne
pouvoir l'éviter.
Virgile , inférieur à Homère par la grandeur et la variété
des caractères, par l'invention admirable, l'égale par la
beauté de la poésie.
Belle parole de Sénèque : Sicprœseniibus utaris volup-
tatibusy uifuturis non noceas.
La même erreur des Grecs inondait toute leur philoso-
phie; mauvaise physique, mauvaise morale, mauvaise
métaphysique. C'est qu'ils ne sentaient pas la différence
qu'il y a entre les qualités positives et les qualités relatives.
Comme Aristote s'est trompé avec son sec, son humide ,
son chaud, son froid, Platon et Socrate se sont trompés
avec leur bçau, leur bon , leur sage : grande découverte
qu'il n'y avait pas de qualité positive.
Les termes de beau, de bon, de noble, de grand, de
PENSÉES DIVERSES. 217
parfait , sont des attributs des objets , lesquels sont rela-
tifs aux êtres qui les considèrent. Il faut bien se mettre ce
principe dans la tête; il est Féponge de presque tous les
préjugés : c'est le fléau de la philosophie ancienne, de la
physique d'Aristote , de là métaphysique de Platon : et si
on lit les dialogues de ce philosophe , on trouvera qu'ils ne
sont qu'un tissu de sophismes faits par Tignoranoe de ce
principe. Malebranche est tombé dans mille sophismes
pour ravoir ignoré.
Jamais philosophe n'a mieux fait sentir aux hommes
les douceurs de la vertu et la dignité de leur être que
Marc-Antonin : le cœur est touché, l'âme agrandie, l'es-
prit élevé.
* Plagiat : avec très-peu d'esprit on peut faire cette ob-
jection-là. 11 n'y a plus d'originaux , grâce aux petits gé-
nies. Il n'y a pas de poète qui n'ait tiré toute sa philoso-
phie des anciens. Que deviendraient les commentateurs
sans ce privil^e? Ils ne pourraient pas dire : « Horace a
dit ceci... Ce passage se rapporte à tel autre de Théo-
crite, où il est dit... » Je m'engage de trouver dans Cardan
les pensées de quelque auteur que ce soit , le moins subtil.
On aime à lire les ouvrages des aiiciens pour voir d'au-
tres préjugés.
Il faut réfléchir sur la Politique d'Aristote et sur les
deiuc Républiques de Platon , si l'on veut avoir une juste
idée dos lois et des mœurs des anciens Grecs.
Les chercher dans leurs historiens, c'est comme si
nous voulions trouver les nôtres en lisant les guerres de
Louis XIV.
République de Platon , pas plus idéale que celle de
Sparte.
MONSTi»<ji;iEU. IQ
2W PENSÉES DIVERSES.
Pour juger les hommes , il faut leur passer tes préjugés
de leur temps.
DES MÔDERNBS.
Nous n'avons pas d'auteur tragique qui doiine à Tâme
de plus grands mouvements que Grébillon, qui nous arra-
che plus à nous-mêmes , qui nous remplisse plus de la
vapeur du dieu, qui Fagite : il vous fait entrer dans le
transport des bacchantes. On ne saurait juger son ouvrage ,
parce qu'il commence par troubler cette partie de l'âme
qui réfléchit. C'est le véritable tragique de nos jours, le
seul qui sache bien exciter la véritable passion de la tra-
gédie, la terreur.
Un ouvrage original en fait toujours construire cinq ou
six cents autres : les derniers se servent des premiers à
peu près comme les géomètres se servent de formules.
J'ai entendu la première représentation à! Inès de Cas-
tro de M. de la Motte. J'ai bien vu qu'elle n'a réussi qu'à
' force d'être belle, et qu'elle a plu aux spectateurs mal-
gré eux. On peut dire que la grandeur de la tragédie » le
sublime et le beau y régnent partout. Il y a un second
acte qui, à mon goût, est plus beau que tous les autres :
j'y ai trouvé un art souvent caché qui ne se dévoile pas
à la première représentation, et je me suis senti plus tou-
ché la dernière fois que la premièrct
Je me souvieos qu'en sortant d'une pièce intitulée
ÉsopiQ à la eàury je fus si pénétré du désir d'être plus
honnête homtne, que je ne sache pas avoir formé une ré-
solution plus forte; bien différent de cet ancien qui di-
sait qu'il n'était jamais sorti des spectacles aussi vertueux
qu'il y était entré. C'est qu'ils ne sont plus la même chose*
PENSÉES DIVERSES. 219
Dans la plupart des auteurs, je vois l*homme qui écrit ;
dans Montaigne, Thomme qui pense.
Les maximes de la Rochefoucauld sont les proverbes des
gens d'esprit.
Ce qui commence à gâter notre comique , c'est que nous
voulons chercher le ridicule des passions, au Heu de cher-
cher le ridicule des manières. Or les passions ne sont pas
des ridicules par elles-mêmes. Quand on dit qu1l n*y a
point de qualités absolues, cela ne veut pas dire qu'il n'y
en a point réellement, mais que notre esprit ne peut pas
1^ déterminer.
Quel siècle que le nôtre, où il y a tant de critiques et
de juges , et si peu de lecteurs 1
Voltaire n'est pas beau , il n'est que joli : il serait hon-
teux pour Facadémie que Voltaire en fût, et il lui sera
quelque jour honteux qu'il n'en ait pas été.
Les ouvrages de Voltaire sont comme les visages mat
proportionnés qui brillent de jeunesse.
Voltaire n'écrira jamais une bonne histoire. Il est comme
les moines, qui n'écrivent pas pour le sujet qu'ils trai-
tent, mais pour la gloire de leur ordre. Voltaire écrit pour
son couvent.
Charles XII , toujours dans le prodige , étonne , et n'est
pas grand. Dans cette histoire, il y a un morceau admi-
rable, la retraite de Schulemboui^, morceau écrit aussi
vivement qu*il y en ait. L'auteur manque quelquefois de
sens.
Plus le poème de la Ligue paraît être V Enéide y moins
il l'est.
Toutes les épithètes de J.-B. Rousseau disent beaucoup ;
mais elles disent toujours trop , et expriment toujours
au delù.
320 PENSÉES Dn'ËRSES.
Parmi les auteurs qui ont écrit sur l'histoire de France ,
les uns avaient peut-être trop d'érudition pour avoir as-*
sez de génie, et les autres trop de génie pour avoir assez
d'érudition.
S'il faut donner le caractère de nos poètes , je compare
Corneille à Michel-Ange, Racine à Raphaël, Marot au
Corrège, la Fontaine au Titien, Despréaux au Domiui-
quin , Grébiilon au Guerchin, Voltaire au Guide , Fonte-
nelle au Bemin; Chapelle, la Fare , Chaulieu , au Parme-
san ; Régnier au Georgion , la Motte à Rembrandt ; Cha*
pelain est au-dessous d'Albert Durer. Si nous avions un
Milton , je le comparerais à Jules Romain ; si nous avions
le Tasse, nous le comparerions au Carrache; si nous
avions l'Arioste, nous ne le comparerions à personne,
parce que personne ne peut lui être comparé.
Un honnête homme ( M. Rollin ] a , par ses ouvrages
d'histoire, enchanté le public. C'est le cœur qui parle au
cœur ; on sent une secrète satisfaction d'entendre parler
la vertu : c'est l'abeille de la France.
Je n'ai guère donné mon jugement que sur les auteurs
que j'estimais , n'ayant guère lu , autant qu'il m'a été pos-
sible , que ceux que j'ai crus les meilleurs.
DES GRANDS HOMMBS DR FAÀNCB.
Nous n'avons pas laissé d'avoir en France de ces hom-
mes rares qui auraient été avoués des Romains.
La foi, la justice, et la grandeur d'âme montèrent sur
le trône avec Louis IX.
Tanneguy du Chatel abandomia les emplois dès que la
voix publique s'éleva contre lui ; il quitta sa patrie sans so
plaindre , pour lui épargner ses murmures.
PENSÉES DIVERSES. 221
Louis XI ne vit dans le oommencement de son règne
que le commencement de sa vengeance.
I) lui semblait que, pour qu'il vécût, il fallait qu*il fit
violence à tous les gens de bien.
Le chancelier Olivier introduisit la justice Jusque dans
le conseil des rois , et la politique plia devant elle.
La France n*a Jamais eu de meUteur citoyen que
Louis XII.
Le cardinal d'Amboise trouva les intérêts du peuple
dans ceux du roi, et lés intérêts du roi dans ceux du
peuple.
Charles VIII connut , dans la preraière'jeunesse même «
toutes les vanités de la jeunesse.
Le chancelier de THospital , tel que les lois , fut sage
comme elles dans une cour qui n'était calmée que par le^
plus profondes dissimulations, ou agitée que par les pas-
sions les plus violentes.
On vit dans la Noue un grand citoyen au milieu des
discordes civiles.
L'amiral de Coligny fut assassiné , n*ayant dans 1^
cœur que la gloire de l'État; et son sort fut tel, qu'après
tant de rébellions il ne put être puni que par un grand
crime.
Les Guises furent extrêmes dans le bien et dans le mai
qu'ils firent à l'État. Heureuse la Franco , s'ils n'avaient
pas senti couler dans leurs veines le sang de Charlcmagne 1
Il semble que l'âme de Miron, prévêt des marchands ,
fût celle de tout le peuple.
César aurait été comparé à M. le Prince , s'il était venu
après lui.
Henri lY... Je n'en dirai rien , je parle à des Français.
tl2 PENSÉES DIVERSES.
Moié montra de rhéroïsme dans une condition qui ne
fi*appui^ ordinairement que sur d'autres vertus.
Richelieu fit jouer à son monarque le second rang dans
ia monarchie , et le premier dans l'Europe ; ii avilit le roi ,
i»ais illustra le règne.
Turenne n'avait point de vices; et peut-ôtre que, s'il en
avait eu 9 il aurait porté certaines vertus plus loin. Sa vie
est un hymne à la louange de Thumanité.
Le caractère de Montausier a quelque ebose 4^ anciens
philosophes , et de cet excès de leur raison.
Le maréchal de Gatinat a soutenu la victoire avec mo«-
destie, et la disgrâce avec majesté, grand encore après
ia perte de sa réputation même.
Vendôme n'a jamais eu rien à lui que sa gloire.
Fontenelle, autant au-dessus des autres hommes par
son cœur, qu'au-dessus des hommes de lettres par son
esprit.
Louis Xjy, ni pacifique, ni guerrier : ii avait les for-
mes delà justice, delà politique, de la dévotion , et Tair
d'un grand roi. Doux avec ses domestiques , libéral avec
«es courtisans , avide avec ses peuples , inquiet avec ses
ennemis , despotique dans sa famille , roi dans sac>our, dur
dans ses conseils, enfant dans celui de conscience, dupe
de tout ce qui joue le prince, le^ ministres, lés femmes
et les dévots; toujours gouvernant et toujours gouverné;
malheureux dans ses choix, aimant les sots, souffrant
les talents, craignant l'esprit ; sérieux dans ses amours,
et, dans son dernier attachement, faible à faire pitié ; au-
cune force d'esprit dans les succès ; de la sécurité dans les
revers , du courage dans sa mort. Il aima la gloire et la
religion , et on l'empêcha toute sa vie de connaître ni Tune
nj l'autre. Il n'aurait eu presque aucun de ces défauts,
PENSEES DIVERSES. 223
«41 avait été un peu mieux élevé, et s'il avait eu un peu
plus d'esprit.
Il avait r^me plus grande que l'esprit. Madame de
MainteuoQ abaissait sans cesse cette âme pour la mettre à
son point.
I<es plus méchants citoyens de France furent Richelieu
et Louvois. J'en nommerais un troisième ' ; mais épar-
gnons-le dans sa disgrâce.
DZ liA BELIGIQN.
Dieu est comme ce monarque qui a plusieurs nations
dans son empire : elles viennent toutes lui porter un
tribut, et chacune lui parle sa langue, religions diverses.
Quand l'immortalité de l'âme serait une erreur, je se-
rais fâché de ne pas la croire : j'avoue que je ne suis pas
si humble que les aillées. Je ne sais comment ilspensent ;
mais pour moi je ne veux pas troquer l'idée de mon im^
mortalité contre celle de la béatitude d'un jour. Je suis
charmé de me croire Immortel comme Dieu même. Inde*
pendamment des idées révélées, les idées métaphysiques
me donnent unetrès-forte espérance de mon bonheur éter-
nel , à laquelle je ne voudrais pas renoncer.
La dévotion est une croyance qu'on vaut mieux qu'un
autre.
11 n'y a pas de nation qui ait plus besoin de religion que
les Anglais. Ceux qui n'ont pas peur de se pendre doivent
avoir la peur d'être damnés.
La dévotion trouve , pour faire de mauvaises actions ,
des raisons qu'un simple honnête homme ne saurait
trouver.
Ce que c'est que d'être modéré dans ses principes I Je
* M. (le Maurcpas. ( IS'ote des éditeurs tfe« Œuvres posthames.)
224 1>£NS£ES DIVERSES.
passe en France pour avoir peu de religion , en Angleterre
pour en avoir trop.
Ecclésiastiques : flatteurs des princes, quand ils ne peu-
vent être leurs tyrans. •
Les ecclésiastiques sont Intéressés à maintenir les peu-
ples dans l'ignorance; sans cela, comme TËvangile est
simple , on leur dirait : « Nous savons tout cela comme
vous. »
J'appelle la dévotion une maladie du cœur, qui donne à
Tâme une folie dont le'caractère est le plus immuable de
tous.
L'idée des faux miracles vient de notre oi^eil , qui
nous fait croire que nous sommes un objet assez impor-
tant pour que TÊtre suprême renverse pour nous tonte la
nature; c'est ce qui nous fait regarder notre nation , notre
•ville, notre armée, comme plus chères à la Divinité. Ainsi
nous voulons que Dieu soit un être partial qui se déclare
sans cesse poorune créature contre l'autre , et qui se platt
à cette espèce de guerre. Nous voulons qu'il entre dans
nos querelles aussi vivement que nous , et qu'il fasse à tout
moment des choses dont la plus petite mettrait toute la
nature en engourdissement.
Trois dioses incroyables parmi les choses incroyables :
le pur mécapisme des bétes , Tphéissî^nce passive , et l'in-
faillibilité du pape.
BES JÉSUITES.
Si les jésuites étaient venus avant Luthei* et Calvin , ils
auraient été les maîtres du monde. Beau livre que celui
d'un ancien cité par Athénée , De Us qtiœ falso cre^
(htniur/
, jl'ai peur des jésuites. Si j'offense quelque grand, il
PENSÉES DIVERSES. 225
iD*ouUiera , je l'oublierai ; je passerai dans une autre pro-
vince , dans un autre royaume : mais si j'offense les jésui-
tes à Rome , je les trouverai à Paris , partout ils m'envi-
ronnent; la coutume qu'ils ont de s'écrire sans cesse entre-
tient leurs inimitiés.
Pour exprimer une grandeimposture, les Anglais disent :
« Gela est jésuitiquement faux. »
DES ANGLAIS ET DES FRANÇAIS.
Les Anglais sont occupés; ils n'ont pas le temps d'être
polis.
Les Français sont agréables; ils se communiquent,
sont variés, se livrent dans leurs discours, se promènent,
marchent, courent, et vont toujours jusqu'à cequ*iis soient
tombés.
Les Anglais sont des génies singuliers , ils n'imiteront
pas même les anciens, qu'ils admirent; leurs pièces res-
semblent bien moins à des productions ratières de la
nature, qu'à ces jeux dans lesauels elle a suivi des hasards
heureux.
A Paris on est étourdi par le monde , on ne connaît que
les manières , et on n'a pas le temps de connaître les vices
et les vertus.
Si l'on me demande quels préjugés ont les Anglais , en
vérité Je ne saurais' dire lequel, ni la guerre, ni la nais-
sance, ni les dignités, ni les hommes à bonnes fortunes,
ni le délire de la faveur des ministres : ils veulent que les
hommes soient hommes ; ils n'estiment que deux choses ,
les ridiesses et le mérite.
J'appelle génie d'une nation les mœurs et le caractère
d'esprit des différents peuples , dirigés par l'influence d'une
r
^20 PENSÉES DIVERSES.
même cour et d'une même capitale. Un Anglais, un Fran^
cals, un Italien , trois esprits,
vâbibtés.
Je ne puis comprendre comment les princes croient si
fiisément qu'ils sont tout , et comment les peuples sont si
prêts à croire qu'ils ne sont rien.
Aimer à lire , c'est faire un échange des heures d'en-
nui que Ton doit avoir en sa vie, contre des heures délir
cieuses.
Malheureuse condition des hommes 1 à peine l'esprit
^st-il parvenu à sa maturité, que le corps commence èi,
s^affaiblir.
On demandait à Chirac (médecin ) si le commerce des
femmes était noalsain. « Non, disait-il, pourvu qu'on nç
prenne pas de drogues ; mais je préviens que le change-
ment est une drogue. »
C'est l'effet d*un mérite extraordinaire d'être dans tout
son jour auprès d'un mérite aussi grand.
Un homme qui écrit bien n'écrit pas comme on écrite
mais comme il écrit : et c'est souvent en parlant mal qu'il
parle bien.
Voici comme je déflnis le talent : un don que Dieii
nous a fait en seeret , et que nous révélons sans le savoir.
Les grands seigneurs ont des plaisirs; le peuple a de la
joie.
Outre le plaisir que le vin nous fait , nous devons en-
core à la joie ûçs vendanges le plaisir des comédies et des
tragédies.
Je disais à un homme : >* Fi donc! vous avez les senti?
ipents aussi has qu'un homme de qualité. »
PENSÉES DIVERSES. 227
)ii... est si doux, qu il me semble voir ud ver qui filé
tle la soie.
Quand on court après Fesprit^ on attrape la sottise.
Quand on a été femme à Paris , on ne peut pas être
femme ailleurs.
Ma fille disait très-bien : « Les mauvaises manières ne
isont dures que la première fois. «
La France se perdra par les gens de guerre.
Je disais à madame du Ghâtelet : « Vous vous empé-
ebez de dormir pour apprendre la philosophie; il faudrait
au contraire étudier la philosophie pour apprendre à
dormir. »
Si un Persan ou un Indien venait à Paris , il faudrait
six mois pour lui faire compi*endre ce que c'est qu'un abbé
commendataire qui bat le pavé de Paris.
L'attente est une chaîne qui lie tous nos plaisirs.
Par malheur, trop peu d'intervalle entre le temps où
Ton est trop jeune , et celui où Ton est trop vieux.
Il faut avoir beaucoup étudié pour savoir peu.
J^aime les paysans; ils ne sont pas assez savants pour
raisonner de travers.
Sur ceux qui vivent avec leurs laquais , j'ai dit : « Les
vices ont bien leur pénitence. »
Les quatre grands poètes , Platon , Malebranche , Shaf-
tesbury , Montaigne !
Les gens d'esprit sont gouvernés par des valets ; et les
sots, par des gens d'esprit.
On aurait dû mettre l'oisiveté continuelle parmi les
peines de l'enfer ; il me semble au contraire qu'où l'a mise
parmi les joies du paradis.
Ce qui manque aux orateurs en profondeur, ils vous le
donnent en longueur. '
X
218 . PENSÉES DIVERSES.
Je n*aime pas les discours oratoires, œ sont des ou-
vrages d*ostentation.
Les médecins dont parle M. Freind dans son Histoire
de la Médecine sont parvenus à une grande vieillesse.
Raisons physiques : 1^ les médecins sont portés à avoir
de la tempérance ; 2** ils préviennent les maladies dans les
commencements; 3^ par leur état, iisfont beaucoup d'exer-
cice ; V en voyant beaucoup de malades, leur tempéra-
ment se Mt à tous les airs , et ils deviennent moins sus-
ceptibles de dérangement ; 5® ils connaissent mieux le pé-
ril ; 6® ceux dont la réputation est venue jusqu'à nous
étaient habiles ; ils ont donc été conduits par des gens ha-
biles, c'est-à-dire eux-mêmes.
Sur les nouvelles découvertes , nous avons été bien loin
pour des hommes.
Je disais sur les amis tyranniques et avantageux :
« L'amour a des dédommagements que l'amitié n'a pas. »
A quoi bon faire des livres pour cette petite terre , qui
n'est guère plus grande qu'un point?
Contades , bas courtisan, même à la mort, n'écrivit-il
pas au cardinal de Richelieu qu'il était content de mourir
pour ne pas voir la fin d'un ministre comme lui? Il était
courtisan par la force de la nature , et il croyait en ré-
chapper.
M..., parlant des beaux génies perdus dans le nombre
des hommes, disait : « Comme des marchands, ils sont
morts sans déplier. »
Deux beautés communes se défont ; deux grandes beau-
tés se font valoir.
Presque toutes les vertus sont un rapport partieulier
d'un certain homme à un autre : par exemple, l'amitié,
l'amour de là patrie , la pitié, sont des rapports particu-
PENSÉES DIVERSES. 2^9
liers} mais la jaâtîce est un rapport général. Or toutes
les vertus qui détruisent ce rapport ne sont point des ver-
tus.
La plupart des princes et des ministres ont bonne vo-
lonté ; il ne savent comment s'y prendre.
Le succès de la plupart des choses dépend de savoir
combien il faut de temps pour réussir.
Le prince doit avoir l'œil sur l'honnêteté publiq[ue, ja-
mais sur les particuliers.
11 ne faut point faire par les lois ce qu'on peut faire par
les mœurs.
Les préambules des édits de Louis XIY furent plus in-
supportables aux peuples que les édits mêmes.
Les princes ne devraient jamais faire d'apologies : ils
sont toujours trop forts quand ils décident, et faibles quand
Us disputent. Il faut qu'ils fassent toujours des choses rai-
sonnables y et qu'ils raisonnent fort peu.
J'ai toujours vu que, pour réussir dans le monde, il
fallait avoir l'air fou , et être sage.
En fait de parure , il faut toujours rester au-dessous de
ce qu'<m peut.
Je disais àChantilly que je faisais maigre, par politesse ;
M. le duc était dévot.
Le souper ttte la moitié de Paris ; le diner, l'autre.
Je hais Versailles , parce que tout le monde y est petit ;
j'aime Paris , parce que tout le monde y est grand.
Si on ne voulait qu'être heureux, cela serait bientôt
fait : mais on veut être plus heureux que les antres ; et cela
est presque toij^ours difficile , parce que nous croyons les
autres plus heureux qu'ils ne sont.
Les gens qui ont beaucoup d'esprit tombent souvent
dans le dédain de tout.
so
230 PENSÉES DIVERSES
Je vois des gens qui s'effarouchent des digressions :
je crois que ceux qui savent en faire sont comme les gens
qui ont de grands bras, ils atteignent plus loin.
Deux espèces d'hommes : ceux qui pensent, et ceux qui
amusent.
Une belle action est celle qui a de la bonté, et qui de-
mande de la force pour la faire.
La plupart des hommes sont plus capables de grandes .
actions que de bpnnes.
Le peuple est honnête dans ses goûts , sans Têtre dans
ses mœurs.
Nous voulons trouver des honnêtes gens, parce que nous
voudrions qu'on le fut à notre égard.
La vanité des gueux est aussi bien fondée que celle que
je prendrais sur une aventure arrivée aujourd'hui chez le
cardinal de Polignac, où je dînais. Il a pris la main de
Taîné de la maison de Lorraine , le duc d'Ëibœuf ; et après
le dîner, quand le prince n'y a plus été, il me Ta donnée;
Il me la donne à moi , c'est un acte de mépris : il l'a prise
au prince, c'est une marque d'estime. C'est pour cela que
les princes sont si familiers avec leurs domestiques : ils
croient que c'est une faveur, c'est un mépris.
Les histoires sont des faits faux composés sur des faits
vrais , ou bien à l'occasion des vrais.
D'abord les ouvrages donnent de la réputation à i'ou>
vrier, et ensuite l'ouvrier aux ouvrages.
Il faut toujours quitter les lieux un moment , avant d*y
attraper des ridicules. C'est l'usage du monde qui donne
cela.
Dans les livres , on trouve les hommes meilleurs quMls
ne sont : amour-propre de l'auteur, qui veut toujours pas-
PENSEES DIVERSES. Ui
ser poiir plus honnête homme en jugeant en faveur de la,
vertii. Les auteurs sont des personnages de théâtre.
Il faut regarder son bien comnve son eso^avç , mais il ne
faut pas perdre son esclave.
On ne saurait croire jusqu'où a été ds^ns ce siècle la dér
cadence de l'admiration.
Un certain esprit de gloire et de valeur se perd peu èk
peu parmi nous. La philosophie a gagné du terrain; les
idées anciennes d'héroïsme et de bravoure , et les nouvelles
de chevalerie , se sont perdues. Les places civiles sont;
remplies par des gens qui ont de la fortune, et les militaires,
décréditées par des gens qui n*ont rien. Ëi^n , c'est pres-
que partout indifférent pour le bonheur d'être à un maître
ou à un autre : au lieu qu'autrefois une défaite ou la prise
de sa ville était jointe à la destructioA; 11 était question f
de perdre sa ville, sa femme, et ses enfants. L'établisse-
ment du commerce des fonds publics, les dons immenses^
des princes, qui font qtt*une infinité de gens vivent dans
l'oisiveté, et obtiennent la considération même par leur
oisiveté , c*e8t*À-dire par leurs agréments ; Tindiffél^ence
pour l'autre vie, qui entraîne dans la mollesse pour celle-
ci, et nous rend insensibles et incapables de tout ce qui
suppose un effort ; moins d'occasions de se distinguer ;
une certaine façon méthodique de prendre des villes et dç
donner des batailles, la question n'étant que de faire une
brèche , et de se rendre quand elle est faite ; toute la guerre
consistant plus dans l'art que dans les qualités personnelles
de ceux qui se battent ; l'an sait à chaque siège le nombre
de soldats qu'on y laissera ; la noblesse ne combat plus eu
corps.
Nous ne pouvons Jamais avoir de règles dans nos fman,^
23) PENSËES DIVERSES.
ces 9 parce que nous savons toiy ours que nous ferons quel*
que chose, et Jamais ce que nous ferons.
On n'appelle plus un grand ministre un sage dispensa-
teur des revenus publics, mais celui qui a de Tindustrie,
et de ce qu*on appelle des expédients*
L'on aime mieux ses petits^nfants que ses fils : c*est
qu'on sait à peu près au juste ce qu'on tire de ses fils , la
fortune et le mérite qu'ils ont ; mais on espère et Ton se
flatte sur ses petits-fils.
Je n'aime pas les petits honneurs. On ne savait pas au-
paravant ce que vous méritiez; mais ils vous fixent,
et décident au Juste ce qui est fait pour vous.
Quand, dans un royaume, il y a plus d'avantage à
faire sa cour qu'à faire son devoir, tout est perdu.
La raison pour laquelle les [sots réussissent toujours
dans leurs entreprises, c^est que, ne sachant pas et ne
voyant pai$ quand ils sont impétueux , ils ne s'arrêtent ja-
mais.
Remarquez bien que la pli^art des choses qui nous font
plaisir sont déraisonnables.
Les vieillards qui ont étudié dans leur Jeunesse n'ont
besoin que de se ressouvenir, et non d'apprendre. Gela
est bien heureux.
On pourrait , par des changements imperceptibles dans
la jurisprudence , retrancher bien des procès.
Le mérite console de tout.
,J'ai ou! dire au cardinal Imperiali : « Il n'y a point
d'homme que la fortune ne vienne visiter une fois dans sa
vie; mais lorsqu'elle ne le trouve pas prêt à la recevoir,
elle entre par la porte et sort par la fenêtre. »
Les disproportions qu'il y a entre les hommes sont bien
'■^
PENSSES DIVERSES. 233
minces pour être si vains : les uns ont la goutte, d'autres
la pierre; les uns meurent, d'autres vont mourir; ils ont
une même âme pendant l'éternité, et elles ne sont diffé- ^y
rentes que penc^t un quart d'heure , et c'est pendant
qu'elles sont jointes à un corps.
Le style enflé et emphatique est si bien le plus aisé,
que, si YOusToyez une nation sortir de la barbarie, vous
verrez que son style donnera d'abord dans le sublime, et
ensuite descendra au naïf. La difficulté du naïf est que le.
bas le o(ytoie : mais il y a une différence immense du
sublime au naïf, et du sublime au galimatias.
11 y a bien peu de vanité à croire qu'on a besoin des
affaires pour avoir quelque mérite dans le monde, et de
ne se juger plus rien lorsqu'on ne peut plus se cacher sous
le personnage d'homme public.
Les ouvrages qui ne sont point de génie ne prouvent
que la mémoire ou la patience de l'auteur. ^
Partout où je trouve l'envie , je me fais un plaisir de la
désespérer; je loue tom'ours devant un envieux ceux qui
le font pâlir.
L'héroïsme que la morale avoue ne touche que peu de
gens : c'est l'héroïsme qui détruit la morale , qui nous
fipappe et cause notre admiration.
Remarquez que tous les pays qui ont été beaucoup ha«
bités sont très^malsains : apparemment que les grands
ouvrages des hommes , qui s'^oncent dans la terre , ca-
naux , caves, souterrains, reçoivent les eaux qui y crou-»
pissent.
11 y a certains défauts qu'il faut voir pour les sentir,
tels que les habituels.
Horace et Aristote nous ont déjà parlé des vertus de leurs
pères et des vices de leur temps, et les auteurs deM^cleeu
20.
/
>34 PENSÉES DIVFJlSES.
siècle nous en ont- parlé de même. S'ils avaient dit vrai ,
les hommes seraient à présent des ours. Il me semble que
ce qui fait ainsi raisonner tous les hommes » o*est que nous
avons vu nos pères et nos mattres qui nous corrigeaient.
Ce n'est pas tout : les hommes ont si mauvaise opinion
d'eux , qu'ils ont cru non-seulement que leur esprit et leur
âme avaient dégénéré, mais aussi leur corps, et qu'ils
étaient devenus moins grands; et non-seulement eux,
mais les animaux. On trouve dans les histoires les hom-
mes peints en beàu , et on ne les trouve pas tels qu'on les
voit.
La raillerie est un discours en faveur de son esprit con-
tre son bon naturel.
Les gens qui ont peu d'affaires sont de très-grands
parleurs. Moins on pense, plus on parle : ainsi les fem-
mes parlent plus que les hommes ; à forée d'oisiveté, elr
les n'ont point à penser. Une nation où les femmes don*,
qent le ton est une nation parleuse.
Je trouve que la plupart des gens ne travaillent à faire
yne grande fortune que pour être au désespoir, quand
ils l'ont faite, de ce qu'ils ne sont pas d'une illustre
naissance.
Il y a autant de vices qui viennent de ce qu'on ne
s'estime pas assez ^ que de ce que Ton s'estime trop.
Dans le courà de ma vie , je n'ai trouvé de gens com-
munément méprisés que ceux qui vivaient en mauvaise
compagnie.
J^es observations sont l'histoire de la physique; les
systèmes en sont la fable.
Flaire dans une conversation vaine et frivole est
aujourd'hui le seul mérite : pour cela le magistrat al)an-
donne l'étude des lois ; le médecin croit être décrédité par
PENSÉES DIVERSES. 33s
IViude de la médecine ; on fuit comme pernicieuse toxite
étude qui pourrait 6ter le badinage.
Rire pour rien , et porter d'une maison dans l'autre
une chose frivole , s'appelle science du monde. On crain-
drait de perdre celle-là, si l'on s'appliquait à d'autres.
Tout homme doit être poli» mais aussi il doit être
libre.
La pudeur sied bien à tout le monde ; mais il faut sa-
voir la vaincre , et jamais la perdre^
Il faut que la singularité consiste dans une manière
fixe de penser qui échappe aux autres ; car un homme
qui ne saurait se distinguer que par une chaussure par-
ticulière serait un sot par tout pays.
On doit rendre aux auteurs qui nous ont paru originaux
dans plusieurs endroits de leurs ouvrages^ cette justice ,
qu'ils ne se sont point abaissés à descendre jusqu'à la qua-
lité de copistes.
Il y a trois tribunaux qui ne sont presque jamais d'ac-
pord : celui des lois, celui de l'honneur, celui de la re-
ligion.
Rien ne raccourcit plus les grands hommes que leur
attention à de certains procédés personnels. J'en connais
deux qui y ont été absolument insensibles , César et le due
d'Orléans régent.
Jç me souviens que j'eus autrefois la curiosité de comp-
ter combien de fois j'entendrais faire une petite histoire
qui ne méritait certainement pas d'être dite ni retenue :
pendant trois semaines qu'elle occupa le monde poli, je
l'entendis faire deux cent vingt-cinq fois, dont je fus
très-content.
Un fonds de modestie rapporte un très-grand fonds
d'intérêt.
23A PE39SÉES DIVERSES
Ce sont toujours les aventuriers qui font de grandes
choses , et non pas les souverains des grands empires.
L'art de la politique rend-il nos histoires plus belles
que celles des Romains et des Grecs ?
Quand on veut abaisser un général, on dit qu*il est heu-
reux ; mais il est beau que sa fortune fasse la fortune
publique.
J'ai vu les galères de livoume et de Venise ; je n'y ai
pas vu un seul homme triste. Cherchez à présent à vous
mettre au cou un morceau de ruban bleu pour être beu-
reuxl
Un flatteur est un esclave qui n'est bon pour aucun
maître.
LETTRES PEBSANES.
QUELQUES RÉFLEXIONS
SUR
LES LETTRES PERSANES '.
Rien n'a plu davantage dans les Lettres persanes que d'y trouver,
sans y penser, une espèce de roman. On en voit le commencement , le
progrès , la fin : les divers personnages sont placés dans une chaîne qui
les lie. A mesure qu'ils font un plus long séjour en Europe , les mœurs
de cette partie du monde prennent dans leur tète un air moins mer-
veilleux et moins bizarre; et Us sont plus ou moins frappés de ce bi-
zarre et de ce merveilleux , suivant la différence de leurs caractères.
D'un autre cOté, le désordre croit dans le sérail d'Asie à proportion
de la longueur de l'absence d'Usbek , c'est-à-dire à mesure que la fu-
reur augmente, et que l'amour diminue.
D'ailleurs ces sortes de romans réussissent ordinairement, parce
que l'on rend compte soi-même de sa situation actuelle; ce qui fait
plus sentir les passions que tous les récits qu'on en pourrait faire. Et
c'est une des causes du succès de quelques ouvrages charmants qui
ont paru depuis les Lettres persanes.
Enfin , dans les romans ordinaires, les digressions ne peuvent être
permises que lorsqu'elles forment elles-mêmes un nouveau roman.
On n'y saurait mêler de raisonnements, parce que, aucuns des per-
sonnages n'y ayant été assemblés pour raisonner, cda choquerait le
dessem et la nature de l'ouvrage. Mais , dans la forme de lettres , où
les acteurs ne sont pas choisis , et où les sujets qu'on traite ne sont dé-
pendants d'aucun dessein ou d'aucun plan déjà formé , l'auteur s'est
donné l'avantage de pouvoir joindre de la philosophie, de la politique
et de la morale à un roman , et de lier le tout par une chaîne secrète
et en quelque fiiçon inconnue.
Les Lettres persanes eurent d'abord un débit si prodigieux , que
les libraires mhrent tout en usage pour en avoir des suites. Us allaient
I Les LtUret penanei lurent données an pnbllc en 1791 ; mais ees réflexions
M parafent qa'en itm. Montesquieu les plaça au derant d'un supplément conte-
nant onze lettres nouvelles., et quelques changements que nous avons eu soin
d'Indiquer dans le eours de notre édlUon. (P.)
238 LETTRES PERSANES.
tirer par la oiandie tous ceux qu'ils rencontraient : « Monsieur, di-
saient-ils, faites- moi des Lettres persanes. »>
Mais ce que je viens de dire suffit pour foire voir qu'elles ne sont
susceptibles d'aucune suite , encore moins d'aucun mélange avec des
lettres écrites d'une antre main , quelque ingénieuses qu'elles puis-
sent être.
U y a quelques traits que bien des gens ont trouvés bien hardis;
mais ils sont priés de faire attention à la nature de cet ouvrage. Les
Persans qui doivent y jouer un si grand rOle se trouvaient tout à coup
transplantés en Europe, c'est-à-dire dans un autre univers. 11 y avait
un temps où il fallait nécessairement les représenter pleins d'ignorance
et de préjugés : on n'était attentif qu'à faire voir la génération et le
progrès de leurs idées. Leurs premières pensées devaient être ângu-
lières : il semblait qu'on n'avait rien à faire qu'à leur donner l'espèce
de singularité qui peut compatir avec de l'esprit ; on n'avait à peindre
que le sentiment qu'ils avaient eu à chaque chose qui leur avait pani
extraordinaire. Bien loin qu'on pensât à intéresser quelque principe
de notre religion , on ne se soupçonnait pas même d'imprudence. Ces
traits se trouvent toujours liés avec le sentiment de surprise et d'é-
tonnement , et point avec l'idée d'examen , et encore moins avec celle
de critique. £n parlant de notre religion , ces Persans ne doivent pas
paraître plus instruits que lorsqu'ils parlaient de nos coutumes et de
nos usages; et, s'ils trouvent quelquefois nos dogmes singuliers, cette
singularité est toujours marquée au coin de la parfaite ignorance des
liaisons qu'il y a entre ces dogmes et nos autres vérités.
On fait cette justification par amour pour ces grandes vérités, in-
dépendamment du respect pour le genre humain , que l'on n'a certai-
nement pas voulu frapper par l'endroit le plus tendre. On prie donc le
lecteur de ne pas cesser un moment de regarder les traits dont je parle
comme des effets de la surprise de gens qui devaient en avoh*, ou
comme des paradoxes faits par des hommes qui n'étaient pas même en
état d'eu fiûre. II est prié de faii'e attention que tout l'agrément con-
sistait dans le contraste étemel entre les choses réelles et la manière
singulière , naïve ou bizarre , dont elles étaient aperçues. Certainement
la nature et le dessein des Lettres persanes sont si à découvert ,
qu'elles ne tromperont jamais que ceux qui voudront se tromper eux-
mêmes.
LETTRES PERSANES. 13J
INTRODUCTION.
Je ne fais point ici d'épître dédicatoire, et je ne demande ppint «le
protection pour ce livre : on le lira, s'il est bon; et, s'il est mauvais,
je ne me soucie pas. qu'on le Use '.
J*ai détaché ces premières lettres, pour essayer le goût du public :
j'en ai un grand nombre d'autres dans mon portefeuille , que je pour-
rai lui donner dans la suite.
Mais c'est à condition que je ne serai pas connu : car, si l'on vient,
à savoir mon nom, dès ce moment je me tais. Je connais une femipe
qui marche assez bien , mais qui boite dès qu'on la regarde. C'est assez,
des défauts de l'ouvrage, sans que je présente encore à la critique
ceu\ de ma personne. Si l'on savait qui je suis, on dirait : Son livre
jure avec son caractère; il devrait employer son temps k quelque chose
de mieux, cela n'est pas digne d'un homme grave. Les critiques ne
manquent jamais ces sortes de rellexions , parce qu'on les peut faire
«ans essayer beaucoup son esprit.
Les Persans qui écrivent ici étaient logés avec moi; nous passions
notre vie ensemble. Comme ils me regardaient comme un homme
d'un autre monde, ils ne me cachaient rien. £n effet, des gens trans-
plantés de si loin ne ponvaient plus avoir de secrets. Us me communi-
quaient la plupart de leurs lettres; je les copiai. J'en surpris même
quelques-unes dont ils se seraient bien gardés de me faire confidence ,
tant elles étaient mortifiantes pour la vanité et la jalousie persane.
Je ne fais donc que l'office de traducteur : toute ma peine a été de
^ Ce ttvre , toiijoiin piquant , par la variété des tons , pour le lecteur qui clier<
che ramnsement » attache souvent , par l'Importance des objets , le lecteur qui
veut s'instruire. Déjà l'auteur s'essaye aux matières de politique et de législation ,
et plusieurs de ces lettres sont de petiU traités sur la population , le commerce ,
les lois criminelles , le droit public : on v jlt qu'il Jette en avant des loées qu'il
doit développer ailleurs , et qui sont comme les pierres d'attente d'un édiflce-
la fanlUarlté éplstolalre met naturellement enjeu son talent pour la plaisan-
terie, qu'il maniait aussi bien que le raisonnement. L'ironie est dans ses mains
une arme qu'il fait servir à tout , même contre l'Inquisition ; et alor« elle est
assez araére pour tenir lieu d'Indignation. Il peint à grands traits les mœurs
servUes des États despotiques, et cette Jalousie particulière aux harems d'Orient,
toqjours humiliante et forcenée , soit dans le maître , qui veut être aimé comme
on veut être obéi; soit dans les femmes esclaves, qui se disputent un homme,
et non pas an amant. Il sait latércsscr et toucher dans l'histoire des Troglo^
dftes , et cet intérêt n'est pas celui d'aventures romanesques ; c'en est un plut
rare, pins original , et plus difficile à produire , celui qui naît de la peinture deli
vertus sociales mises en acUon ; et nous en fait senUr ic charme et le beapin.
( L. II.)
2)0 LETTRES PERSANES.
mettre Touvrage à nos mœurs. J'ai soulagé le lecteur du langage asiah
tique autant que je Tai pu , et l'ai sauvé d'une infinité d'expressiocs
sublimes qui l'auraient ennuyé jusque dans les nues.
Mais ce n'est pas tout ce que j'ai fait pour lui. J'ai retranché les
longs compliments, dont les Orientaux ne sont pas naoins prodigues
f|ue nous ; et j'ai passé un nombre infini de ces minuties qui ont tant
(lu |)cine à soutenir le grand jour, et qui doivent toujours mourir entre
deux amis.
Si la plupart tle ceux qui nous ont donné des recueils de lettres
avaient fait de môme, ils auraient vu leur ouvrage s'évanouir.
Il y a une chose qui m'a souvent étonné : c'est de voir ces Persans
qiidqncfois aussi instruits que moi-même des moeurs et des mai^ères
«te la nation , jusqu'à en connaître les plus fines circonstances, et à
remarquer des choses qui, je suis sûr, ont échappé à bien des Alle-
nianrls qui ont voyagé en France. J'attribue cela au long séjour qu'ils
y ont fait : sans compter qu'il est plus tacile à un Asiatique de s'ins-
tniirc des moeurs des Français dans un an , qu'il ne l'est à nn Français
de s'instruire des mœurs des Asiatiques dans quatre; parce que le»^
uns se livrent autant que les autres se communiquent peu.
L'usage a permis à tout traducteur, et même au plus barbare com-
mentateur, d'orner la tête de sa version ou de sa glose du panégyrique
de l'original , et d'en relever l'utilité, le mérite et l'exoellence. Je ne
l'ai point fait : on en devinera facilement les raisons. Une des meilleu-
res est que ce serait une chose très-ennuyeuse, placée dans nn lieu
déjà très-ennuyeux de lui-même, je veux dire une préface.
LETTRE I.
USBEK A SON AMI RUSTAN.
A Ispahan.
Nous n'avons séjourné qu'un jour à Com. Lorsque nous
eûmes fait nos dévotions sur le tombeau de la vierge ■ qui a
mis au monde douze prophètes, nous nous remîmes en che-
min, et hier, vingt-cinquième jour de notre départ d'Ispahan,
nous arrivâmes à Tauris.
Rica et moi sommes peut-être les premiers |)armi les Per-
■ Fatime, lilte de Mahomet.
LETTRES PERSANES. 241
sans que Tenvie de savoir ait fait sortir de leur pays, et qui
aient renoncé aux douceurs d'une vie tranquille pour aller
chercher laborieusement la sagesse.
Nous sommes nés dans un royaume florissant ; mais nous
n'avons pas cru que ses bornes fussent celles de nos connais-
sances , et que la lumière orientale dût seule nous éclairer.
Mande-moi ce que l'on dit de notre voyage; ne me flatte
point : je ne compte pas sur un grand nombre d'approba-
teurs. Adresse ta lettre à Erzeron^où je séjournerai quel- *
que temps. Adiou, mon cher Rustan. Sois assuré qu'en quel-
que lieu du monde où je sois, tu as un ami fidèle.
De Taarii, le 16 de la lune de Saphar * , I7i i.
II. USBEK AU PREMIER EUNUQUE NOIR.
A son séraU d^bpahan;
Tu es le gardien fidèle des plus belles femmes de Perse;
je t'ai confié ce que j'avais dans le monde de plus cher : tu
tiens en tes mains les cle& de ces portes fetales qui ne s'ou-
vrent que pour moi. Tandis que tu veilles sur ce dépjt pré*
cieux de mofi cœur,il se repose^ et jouit d'une sécurité entière.
Tu fais la gaf de dans le silence de la nuit comme dans le tu-
multe du jour. Tes soins infatigables soutiennent la vertu
lorsqu'elle chancelle. Si les femmes que tu gardes voulaient
> Lei Persans comptent le temps par années lunaires , qu'ils divisent
en douze lunes ou mois, savoir : ~ t<* Maharram, mois sacré, iiendant
lequel ils s'abstiennent de toute hosUlité pour vaquer aux travaux de Ta-
gricuUnre et aux soins du bétail ; — 2* Saphar, mois de guerre ; ~ 3* Re-
biab premier, et 4* Reblab second, mois où la campagne reverdit ; ~ 5*
Gemmadi premier, et 6** Gemmadi second, mois de la gelée; — V Regeb,
mois de Jeboe; ~ 8* Chahban, mois de la <Bspersion; c'est à cette épo-
que que les Arabes se séparent pour aller chercher les pâturages; — o*"
Rbamazan , mois béott : c'est un temps de jeune et de conUnenoe pour
tous les mahométans ; — lO" Chalval , mois de l'accouplement des cha-
meaux; — ri* Zilcadé, second mois sacré; — W enfin Zllhagé, mois
du départ pour le pèlerinage.
Ils divisent encore l'année en quatre saisons , dans l'ordre suivant :
Tété, le premier printemps, Phi ver, et le second printemps. (P.)
. ai
Ul LETTRES PERSANES.
sortir de leur devoir, tu leur en ferais perdre respéran,çe. l'u
es le fléau du vice et la colonne de la fidélité.
Tu leur commandes et leur obéis. Tu exécutes aveuglément
toutes leurs volontés, et leur fais exécuter de même les lots
du sérail ; tu trouves de la gloire à leur rendre les services
les plus vils ; tu te soumets avec respect et avec crainte à
leurs ordres légitimes ; 4xi les sers comme Tesdave de leurs
esclaves. Mais , par un retour d'empire , tu commandes en
maître comme moi-même, quand tu crains le relâchement
des lois , âe la pudeur et de la modestie.
Souviens-toi toujours du néant d'où je f ai fait sortir, lors-
que tu étais le dmiier de mes esclaves , pour te mettre en
cettç place et te confier les délices de mon cœur : tiens-toi dans
un profond abaissement auprès de celles qui partagent mon
amour; mais fais-leur en même temps sentir leur extrême dé-
pendance. Procure-leur tous les plaisirs qui peuvent être in-
nocents; trompe leurs inquiétudes ; amuse-les par la musique,
les danses , les boissons délicieuses ; persuade-leur de s'as-
sembler souvent. Si elles veulent aller à la campagne, tu
peux les y mener : mais fais faire main-basse sur tous les
hommes qui se présenteront devant elles. Exhorte-les à la pro-
preté , qui est l'image de la netteté de l'âme : parle-leur quel-
quefois de moi. Je voudrais les revoir dans ce lieu charmant
qu'elles embellissent. Adieu.
De Tauris, le 18 de la lune de Saphar, 171 1.
m. ZACHl A USBER.
A Tauris.
r
Nous avons ordonné au chef des eunuques de nous mener
a la campagne ; il te dira qu'aucun accident ne nous est arrir
vé. Quand il fallut traverser la rivière et quitter nos litières ,
nous nous mîmes , selon la coutume , dans des boîtes : deux
esclaves nous portèrent sur leurs épaules , et nous échappâ-
mes à tous les regards.
LtTïllKS PERSANES. 243
Comment aurais -je pu vivre, cher Usbek , dans tou sérail
dM^pahaa; dans ces lieux qui, me rappelant sans cesse mes
plaisirs passés , irritaient tous les jours mes désirs avec une
nouvelle violence ? J'errais d'appartements en appartements,
te cherchant toujours et ne te trouvant jamais, mais reneon-
tant partout un cruel souvenir dé ma félicité passée. Tantôt
je me voyais en ce lieu où , pour la première fois de ma vie ,
jeté reçus dans mes bras; tantôt dans celui où tu décidas cette
fameuse querelle entre tes femmes. Chacune de nous se pré-
tendait supérieure aux autres en beauté. Nous nous présen-
tâmes devant toi, après avoir épuisé tout ce que Timagination
peut fournir de parures et d'ornements : tu vis avec plaisir
les miracles de notre art ; tu admiras jusqu'où nous avait em-
portées l'ardeur de te plaire. Mais tu fis bientôt céder ces char-
mes empruntés à des grâces'plus naturelles ; tu détruisis tout
notre ouvrage : il fallut nous dépouiller de ces ornements
qui t'étaient devenus incommodes ; il fallut paraître à ta vue
dans la simplicité de la nature. Je comptai pour rien la
pudeur, je ne pensai qu'a ma gloire. Heureux Usbek, que de
ciiarmes furent étalés à tes yeux! Nous te vîmes longtemps
errer d'enchantements en enchantements : ton dme incertaine
demeura longtemps sans se fixer, chaque grâce nouvelle te
demandait un tribut , nous fdtnes en un moment^ toutes cou-
vertes de tes baisers ; tu portas tes curieux regards dans les
lieux les plus secrets ; tu nous fis passer en un instant dans
mille situations différentes ; toujours de nouveaux comman-
dements , et une obéissance toujours nouvelle. Je te l'avoue,
Usbek , une passion encore plus vive que l'ambition me fit
souhaiter de te plaire. Je me vis insensiblement devenir la
maîtresse de ton cœur ; tu me pris , tu me quittas , tu re-
vins à moi , et je sus te retenir : le. triomphe fut tout pour
moi, et le désespoir pour mes rivales. Il nous sembla que nous
fussions seuls dans le monde : tout ce qui nous entourait ne
fut plus digne de nous occuper. Plût au ciel que mes rivales
eussent eu le courage de rester témoins de toutes les marques
244 LETTRES PERSANES.
•
d'amour queje reçus 4e toi! Si elles avisent bien vu mes trans-
ports, elles auraient senti la différence qu'il y a de mon
amour 9M leur ; elles auraient vu que , si elles pouvaient dis-
puter avec moi de charmes, elles ne pouvaient pas disputer de
srasibilité...Mai8 0Ù suisrje? Où m'emmène ce vain récit?
C'est un malheur de n'être point aimée ; mais c'est un affront
de ne l'être plus. Tu nous quittes, Usbek, pour aller errer dans
des climats barbares. Quoil tu comptes pour rien l'avantage
d'être aimé! Hélas! tu ne sais pas même ce que tu perds J
Je pousse des soupirs qui ne sont point entendus ; mes larmes
coulent, et tu n'en jouis pas! il semble que l'amour respire
dans le sérail, et ton insensibilité t'en éloigne sans cesse ! Ah !
mon dier Usbek , si tu savais être heureux !
Du sérail de Fatmé, le 2I de la lune de Maharram , I7i i .
IV. ZÉPHIS A USBEK.
A Erzeron.
ËuGn ce monstre noir a résolu de me désespérer. Il veut
â toute force m'ôter mon esclave Zélide, Zélide qui me sert
avec tant d'affection, et dont les adroites mains portent partout
les ornements et les grâces. Il ne lui suffit pas que cette sépa-
ration soit douloureuse , il veut encore qu'elle soit déshono-
rante. Le traître veut regarder comme criminels les moti& de
ma confiance ; et parce qu'il s'ennuie derrière la porte, où je
le renvoie toujours , il ose supposer qu'il a entendu ou vu des
choses que je ne sais pas même imaginer ■. Je suis bien
malheureuse ! ma retraite ni ma vertu ne sauraient me mettre
à l'abri de ses soupçons extravagants : un vil esclave vient
m'attaquer jusque dans ton cœur, et il faut que je m'y dé-
fende! Non, j'ai trop de respect pour moi-même pour des-
' Ces plaintes laissent entrevoirque Zéphis t&che de se dédommager
avec Zélide des plaisirs dont elle est privée par Pabsence d*Usbeh : c'est
ainsi que les vices de TorgaoisaUoo sociale corrompent toujQi)rs les In-
dividus. (P.)
LETTRES PERSANES, 245
cendre jusqu'à des justifications : jo ne veux d'autre garant de
ma eonduite quetoi-aiéme , que ton amour, que le mien , et,
s'il £siut te le dire, cher Usbek, que mes larmes.
Do sérail de Fatmé^ le 39 de la luoe de Mabarfaoi , I7i i.
V. RUSTAN A USBEK.
A Erzeron.
Tu es le sujet de toutes les conversations d'ispahan ; on ne
parle que de ton départ. Les unes Tattribuent à une légèreté
d'esprit, les autres à quelque chagrin : tes amis seuls te dé-
fendent , et ils ne persuadent personne. On ne peut compren-
dre que tu puisses quitter tes femmes , tes parents , tes amis ,
ta patrie , pour aller d^s des climats inconnus sm\ Persans.
La m^re de Rica est inconsolable ; elle te demande son fils,
qqe (u lui as , dit-elle , enlevé. Pour moi , mon cher Usbek ,
j,e me sens naturellement porté à approuver tout ce que tu
fais : mais je ne saurais te pardonner ton absence; et, quelques
raisons que tu m*en puisses donner, mon cœur ne les goûter»
jamais. Adieu. Aime-moi toujours.
Dlspahan , le 28 de la lune de Rebiab i , I7i i.
VI. USBEK A SON AMI NESSIR.
A Ispahan.
A une journée d'Érivan nous quittâmes la Perse pour entrer
dans les terres de L'obéissance des Turcs. Douze jours après
nous arrivâmes ^ Erzeroa , où nous séjournerons trois ou
quatre mois.
Il faut que je te l'avoue , Nesslr ; j'ai senti une douleur se-
crète quand j'ai perdu la Persie de vue , et que je me suis
trouvé au milieu des perfides Osmanlins. A mesure que j'en^
traisL djins les pays de ces profanes , il me semblait que je de-
venais profane moi-même.
21.
•246 LETTRES PERSANES.
Ma patrie, ma famiHc , mes amis , se sont présentés à mon
esprit ; ma tendresse s^est réveillée; une certaine inquiétude
a achevé de me troubler, et m'a fait connaître que, pour mon
repos , j'avais trop entrepris.
Mais ce qui afflige le plus mon cœur, ce sont mes femmes J
Je ne puis penser à elles que je ne sois dévoré de chagrin.
Ce n'est pas , Nessir, que je les aime : je me trouve ;i cet
égard dans une insensibilité qui ne me laisse point de désirs.
Dans le nombreux sérail où j'ai vécu , j'ai prévenu l'amour,
et l'ai détruit par lui-même : mais, de ma froideur mdine, il
sort une jalousie secrète qui me dévore. Je vois une troupe de
femmes laissées presque a elles-mêmes ; je n'ai que des âmes
lâches qui m'en répondent. J'aurais peinte à être en sûreté si
mes esclaves étaient fidèles : que serait-ce s'ils ne le sont
pas ? Quelles tristes nouvelles peuvent m'en venir, dans les
pays éloignés que je vais parcourir! C'est un mal où mes
amis ne peuvent porter de remède ; c'est un lieu dont ils
doivent ignorer les tristes secrets : et qu'y pourraient-ils faire?
N'aimerais-je pas mille fois mieux une (^cure impunité qu'une
correction éclatante? Je dépose en ton cœur tous mes chagrins,
mon cher Nessir : c'est la seule consolation qui me reste dans
l'état où je suis.
D'Erzeron , le lo de la luae de Rebiab 2 , I7I i .
VI!. FAÏMÉ A USBER.
A ËrzeroD.
11 y a deux mois que tu es parti , mon cher Usbek ; et, dans
l'abattement ou j« suis ^ je ne purs pas me le persuader encore.
Je cours tout le sérail comme si tu y étais; je ne suis point
désabusée. Que veux-tu que devienne une femme qui t'aime ,
qui était accoutumée à te tenir dans ses bras , qui n'était occu-
pée que du soin de te donner des preuves de sa tendresse , li-
bre par l'avantage de sa naissance , esclave par la viotence de
son amour?
LETTRES PERSANES. 2'i7
Quand je t*époiisai , mes yeux n'avaient point encore vu le
visage d'un homme : tu es le seul encore dont la vue m'ait été
permise ' ; car je ne compte point au rang des hommes ces
eunuques affreux dont la moindre imperfection est de n'être
point hommes. Quand je compare la beauté de ton visage avec
la difformité du leur; je ne puis m'empécher de m'estimer
heureuse. Mon imagination ne me fournit point d*idée plus
ravissante que les charmes enchanteurs de ta personne. Je te
le jure , Usbek , quand il me serait permis de sortir de ce lieu
où je suis enfermée par la nécessité de ma condition; quand
je pourrais me dérober à la garde qui m'environne; quaftd il
me serait permis de choisir parmi tous les hommes qui vivent
dans cette capitale des nations; Usbek, je te le jure, je ne
choisirais que toi. Il ne peut y avoir que toi dans le monde
qui mérites d'être aimé.
Ne pense pas que ton abs^ice m'ait faitn^liger une beauté
qui t'est chère. Quoique je ne doive être vue de personne, et
que les ornements dont je me pare soient inutiles à ton bon-
heur, je cherche cep^dant à m'entretenir dans l'habitude de
plaire : je ne me couche point que je ne me sois parfumée des
essences les plus délicieuses. Je me rappelle ce temps heureux
où tu venais dans mes bras; un songe flatteur qui me séduit
me montre ce cher objet de mon amour; mon imagination se
perd dans ses désirs , comme elle se flatte dans ses espérances.
Je peose quelquefois que , dégoûté d'un pénible voyage , tu vas
revenir à nous ; la nuit se passe dans des songes qvd n'appar-
tiennent ni à la vâlle ni au sommeil : je te cherche à mes cô-
tés , et il me semble que tu me fuis ; enfin le feu qui me dévore
dissipe lui-même ces enchantements» et rappelle mes esprits.
Je me trouve pour lors si animée. . Tu ne le croirais pas ,
Usbek ; il est impossible de vivre dans cet état : le feu coule
dans mes veines. Que ne puis-je t'exprimer ce que je sens si
bien.' et comment sens-je si bien ce que je ne puis t'exprimer ?
' Let femmes porsancs sont l)eaucoup plus étroitcmeat gardées que
les rcmmes turques et les femmes indiennes.
248 LETTRES PEBSANES.
Dans 066 moments , Usbek, je dfflmoais.rempkiexla monde
pour un seul de tes baisers. Qu'une femme est malheureuse
d'avoir des désirs si violents , lorsqu'elle est privée de celui
qui peut seul les satisÊure ; que , livrée à elle^néme, n'ayant
rien qui puisse la distraire, il faut qu'elle vive dans l'habitude
des soupirs et dans la fureur d'une passion irritée ; que , bien
loin d'ébre heureuse , elle n'a pas même l'avantage de servir
à la félicité d'un autre : ornement inutile d'un sérail , gardée
pour l'honneur et non pas pour le bonheur de son époux!
Vous êtes bien cruels , vous autres hommes ! Vous êtes char-
més que nous ayons des désirs que nous ne puissions pas sa-
tisÊdre; vous nous traitez comme si nous étions insensibles,
et vous seriez bien fâchés que nous le fussions; vous croyez
que nos désirs , si longtemps mortifiés , seront irrités à votre
vue. lly a de la peine à se faire aimer; il est plus court d'obtor
nir de qotre tempéram^t ce que vous n'osez espérer de vo-
tre mérite.
Adieu, mon cher Usbek, adieu. Compte que je ne vis que
pour t'adorer : mon âme est toute pleine de toi ; et ton absence,
bien loin dote faire oublier , animerait mon amoui; s'il pouvait
devenir plus violent. ,
Do sérail d^Ispahan , le 12 de la lane de Rebiab l , I7i |.
VIII. USBEK A SON AMI RUSTAN.
A Ispahan.
Ta lettre m'a été rendue à Erzeron , où je suis. Je m'étais
bien douté que mon départ ferait du bruit, je ne m'en suis
point mis en peine. Que veux-tu que je suive , la prudence de
mes ennemis, ou la mienne?
Je parus à la cour dès ma plus tendre jeunesse; je puis le
dire , mon cœur ne s'y corrompit point : je formai même un
grand dessein, j'osai y être vertueux. Dès que je connus le
vice , je m'en éloignai ; mais je n^'en approchai ensuite pour
LETTRES PERSANJSS. 249
le démasquer. Je portai la vérité jusqu'au pied du trône; j*y
pariai un langage jusqu'alors inconnu; je déconcertai la flat-
terie, et j'étonnai en même temps les adorateurs et l'idole.
Mais quand je vis que ma sincérité m'avait fiait des ennemis ;
que je ni'ét^is attiré la jalousie des ministres sans avoir la la*
veur du prince ; que , dans une cour corrompue, je ne me sou*
tenais plus que par une faible vertu, je résolus de la quitter.
Je feigpis un gr^d attachement pour leg sciences ; et , à force
de feindre, il me vint réellement. Je ne me mêlai plus d'aucunes
afiEaires, et je me retirai dans une maison de campagne. Mais
ce parti même avait ses inconvénients : je restais toujours ex*
posé à la malice de mes ennemis , et je m'étais presque ôté les
moyens de m'en garantir. Quelques avis secrets me firent pen-
ser à moi sérieusement : je résolus de m'exiler de ma patrie ,
et ma retraite même de la cour m'en fournit un prétexte plau-
sible, rallaiauroi'ije lui AiarquaiFenvie que j'avais de m'ins*
truire dans les sciences de TOcddent; je lui insinuai qu'il
pourrait tirer de l'utilité de mes voyages : je trouvai grâce
devant ses yeux ; je partis , et je dérobai une victime à mes en-
nemis.
Voilà, Rustui, le véritable motif ^e mon voyage. Iiaisse
parler Ispahan ; ne me défends que devai^t ceux qui m'aiment»
Laisse à n^es emieinis leur^ interprétations malignes : je suis
trop h^ureu:^ qi|e ce soit le seul mal qu'ils me puissent faire.
On parle de moi à présent : peut-être ne serai-je que trop
oublié, et que mes amis... Non, Rustan, je ne veux point me
livrer à cette triste pensée : je leur serai toujours cher; je
compte sur leur fidélité comme sui^ la tienne.
D*ErKroD, le 90 de Ui lune de GemniMlia, 1711.
IX. LE PREMIER EUNUQUE A IBBI.
A.Eneron.
Tu suis ton ancien maître dans ses voyages; tu parcours
les provinces et les royaumes; les cliagrjns ne sauraient (aire
IhO LETTRES PERSANES.
d'impression sur toi : chaque iastant te montre des choses
nouvelles ; tout ce que tu vois te récrée, et te fait passer le temps
sans le sentîr.
Il n'eu est paâ de même de moi, qui, enfermé dans une af-
freuse prison , suis toujou^ environné des mêmes objets et
dévoré des mêmes chagrins. Je gémis accablé sous le poids
des soins et des inquiétudes de cinquante années ; ef , dans le
cours d'une longue vie , je ne puis pas dire avoir eu un jour
serein et un moment tranquille.
. Lorsque mon premier maître eut formé le cruel projet de
me confier ses femmes, et m'eut obligé, par des séductions
soutenues de mille menaces , de me séparer pour jamais de
moi-même, las de servir dans les emplois les plus pénibles ,
je comptai sacrifier mes passions à mon repos et à ma fortune.
ISIalheureux que j'étais ! mon esprit préoccupé me faisait voir
le dédommagement et non pas la perte : j'espérais que je serais
délivré des atteintes de l'amour par l'impuissance de le satis-
faire. Hélas! on éteignit en moi l'effet des passions sans en
éteindre la cause; et , bien loin d'en être soulagé, je me trou-
vai environné d'objets qui les irritaient sans cesse. J'entrai dans
le sérail , où tout m'inspirait le regret de ce que j'avais perdu :
je me sentais animé à chaque instant; mille grâces naturelles
semblaient ne se découvrira ma vue que pour me désoler;
ppur comblé de malheurs, j'avais toujours devant les yeux
un homme heureux. Dans ce temps de trouble , je n'ai jamais
conduit une femme dans le lit de mon maître , je ne l'ai jamais
déshabillée, que je ne sois rentré chez moi la rage dans le ccèar,
et un affreux désespoir dans l'âme.
Voilà comme j'ai passé ma misérable jeunesse. Je n'avais
de confident que moi-même. Chargé d'ennuis et de chagrins,
il me les fallait dévorer : et ces mêmes femmes que j'étais
tenté de regarder avec des yeux si tendres , je ne les envisageais
qu'avec des regards sévères : j'étais perdu si elles m'avaient
pénétré ; quel avantage n'en auraient-elles pas pris ! ,
Je me souviens qu'un jour que je mettais une femme dans
LKTTRES PliRSAiNES. 25\
lo bain , je me sentis si transporté que je perdis entièrement
la raison , et que j'osai porter ma main dans un lieu redout;)^-
l>le. Je erus, à la première réflexion, que ce jour était le dernier
de mes jours. Je fus pourtant assez heureux pour échapper à
mille morts; m^is la beauté que j'avais faite confidente de ma
faiblesse me vendit bien cher son silence ; je perdis entièrement
mou autorité sur elle , et elle m'a obligé depuis à de^ condes-
cendances qui m'ont exposé raille fois à perdre la vie.
£nlin les feux de la jeunesse ont passé; je suis vieux, et je
me trouve , à cet égard , dans un état tranquille ; je regarde
les femmes avec indifférence, et je leur rends bien tous leurs
mépris , et tous les tourments qu'elles m'ont fait souffrir. Je
me souviens toujours que j'étais né pour les commander; et il
me semble que je redeviens homme dans les occasions où jp
leur commande encore. Je les hais depuis que je les envisage
de sang-froid, et que ma raison me laisse voir toutes ieur^
faiblesses. Quoique je les garde pour un autre , le plaisir de
me faire obéir me donne une joie secrète ; quand je les priv^
de tout , il me semble que c'est pour moi , et il m'en revient
toujours une satisfaction indirecte : je me trouve dans le séraif
comme dans un petit empire ; et mon ambition , la seule pas.-
sion qui me reste , se satisfait un peu. Je vois avec plaisir qu^
tout roule sur moi, et qu'à tous les instants je suis nécessJiire;
je me charge volontiers de la haine de toutes ces femmes , qui
m'affermit dans le poste où je suis. Aussi n'ont>elles pas af-
faire à un ingrat : elles me trouvent au-devant de tous leurs
plaisirs les plus innocents, je me présente toujours à elles
comme une barrière inébranlable ; elles forment des projets , et
je les arrête soudain ; je m'arme de refus , je me hérisse de
scrupules; je n'ai jamais dans la bouche que les mots de de-
voir, de vertu, de pudeur, de modestie. Je les désespère, en leur
parlant sans cesse de là faiblesse de leur sexe , et de rautoritc
du maître ; je me plains ensuite d'être obligé à tant de sévérité,
et je semble vouloir leur faire entendre que je n'ai d'autre mo-
tif qpe leur propre intérêt, et un grand attachement pour elles.
252 LtiTRËS PERSANES.
Ce tCest pas qu'à mon tour je n*aie un nombre iuGui dé dé-
sagréments , et que tous les jours ces femmes vindicatives ne
cherchent à renchérir sur ceux que je leur donne. Elles oilt
des revers terribles. Il y a entre nous comme un flux et reflux
d'empire et dé soumission : elles font toujouiï toniber sur moi
les emplois les plus humiliants; elles affectent un mépris qilî
n'a point d'exemple; et, sans égard pour ma vieillesse, ellefs
me font lever, la nuit , dix fois pour la moindre bagatelle ; je
suis accablé sans cesse d'ordres, de commandements , d'em-
plois i de caprices; il semble qu'elles se relayent pour m'exef-
cer, et que leurs fantaisies se succèdent. Souvent elles se plai-
sent à mé faite réboubler de soins ; elles me font Êiire de dus-
ses confidences : tantôt on vient me dire qu'il a paru un jeune
homme autour de ces murs , une autre fois qu'on a entendu
du bruit, ou bien qti^on doit rendre une lettre : tout ceci me
trouble, et elles lient de ce trouble; elles sont charmées de
me voir aiiisi ftie tourmenter moi-même. Une autre fois elles
m'attachent derrière letir porte, et tn\ enchaînent tiuit et
jour. Elles satent bien féiiidredes maladies, des défaillance^,
des frayeurs : elles ïie manquent point de prétexte pour me
mener au point où elles veulent. Il faut , dans ces occasions ,
une obéissance aveugle et une complaisance sans bornes : un
refus dans la bouche d'un homme comme moi serait une
chose inouïe; et si je balançais à leur obéir, elles seraient en
droit de me châtier. Taimerais autant perdre la vie^ mon
cheribbi, que dé descendre à cette humiliatiod.
Ce n'est pas tout : je ne suis jamais sûr d'être Un instant
dans la fiiveui' de mon maltfe ; j'ai autant d'ennemies fkl^s
son cœur, qui ne songent qu'à me peitire : elles ont des quarts
d'heure où je ne suis point écouté , des quarts d'heure où l'on
ne refuse rien, des quarts d'heure où j'ai .toujours tort. Je
mèue dans le lit de mon maître des femmes irritées : crois-tu
que Ton y travaille pour moi , et que mon parti soit le plus
fort? J'ai tout à craindre de leuts larmes, de leurs soupirs,
de leurs embrassements , et de leurs plaisirs mêmes ; tlles
LETTRES PERSANES. 253
sont dans le lieu de leurs triomphes; leurs charmes me de-
vietment terribles : les services présents effacent dans un
moment tous mes services passés *, et rien ne peut me ré-
pondre d'un maître qui n'est plus à lui-même.
Combien de fois m'est-il arrivé de me coucher dans la faveur,
et de me lever dans la disgrâce ! Le jour que je fus fouetté si
indignement autour du sérail, qu'avais-je £sdt? Je laisse une
femme dans les bras de mon mattre : dès qu'elle le vit enflammé,
elle versa un torrent de larmes; elle se plaignit , et ménagea si
bien ses {Maintes, qu'elles augmentaient à mesure de l'amour
qu'elle ûdsait naître. Comment aurais-je pu me soutenir dans
un moment si critique? Je fus perdu lorsque je m'y attendais
le moins; je fus la victime d'une négociation amoureuse, et
d'un traité que les soupirs avaient fait. Voilà , cher Ibbi , l'état
erael dans lequel j'ai toujours vécu.
Que tu es heureux ! tes soins se bornent uniquement à la
personne d'Usbek. Il t'est Êidle de lui plaire et de te mainte-
nir dans sa faveur jusques au dernier de tes jours.
Du sérail dla|>ahaii , le dernier de la lune de Saphar, I7 1 r .
X. MIRZA A SON AMI USBEK.
A Erzeron.
Tu étais le seulqui pût me dédommager de l'absence de Rica ;
et il n'y avait que Rica qui pût me consoler de la tienne. Tu
nous manques, Usbek : tu étais l'âme de notre société. Qu'il
fiiutde violence pour rompre les engagements que le cœur et
|>sprit ont formés!
Nous disputons ici beaucoup ; nos disputes roulent ordinai-
rement sur la morale. Hier on mit en question si les liommes
étaient heureux par les plaisirs et les satisfactions des sens, ou
par la pratique de la vertu. Je t'ai souvent ouï dire que les
hommes étaient nés pour être vertueux , et que la justice est
une qualité qui leur est aussi propre que l'existence. Explique-
moi , je te prie, ce que tu veux dire.
MONTESQUIEU. VI
254 LëTTBëS persanes.
• ' *
. J'ai parlé à des mollaks', qui m^ désespèrent avec ievii's
passages de rAlcoran : car je ae leur parle pias comme yvai
croyant, mais con^me homme, comme citoyen , cornue père
de famille. Adieu.
D'Ispahaa , te derniçr d^ la lupe de. Saphj^, 17 1 1 .
XI. USBEK A MIRZA.
A Ispahao.
Tu Ten(mces à ta raison pour essayer la mienne; tu des-
cends jusqu'à me co^s^lter ; tu me crois capable de t'instruire.
Mon cher Mirza , il y a une chose qui me flatte encore plus
que la bonne opinion que tu as conçue de moi : c'eiit ton ami-
tié qui me la procure.
Pour remplir ce que tu me presciris , je n'ai pas cru devoir
employer des raisonnements fort abstraits. Il y a de certaines
vérités qu'il ne suffît pas de persuader, mais qu'il Êiut enc<Mre
faire sentir : telles sont les vérités de morale. Feuk^tre que
ce morceau d'histoire te touchera plus qu'une philosophie
subtile ».
Il y avait en Arabie un petit peuple , appelé Troglodyte ^.^
' Prêtres mahométans , dont la prineipale ionctioo est dlnterpréter
les passagas équivoques ou obscurs de rAlcoran. (P.)
' Platon s'occupait. tantôt à rêver l'At'.antide , tantôt à préparer les
institutions de son impraticable république; Tacite, pour se consoler
de la peinture trop fidèle de Rome^ embellissait rûstoire d^u^i^ peu>
plade sauvage , et faisait sortir la sagesse et la vertu de ces fôréts qui
fichaient encore la liberté : des illusions plus instructives et plus vrai-
semblables ont inspiré à Montesquieu Tépisode dw Tcuglody tes , d^ œ
peuple si malheureux quand il est insociable, qui pasçe du crime k la
ruine,, se renouvelle par les bonnes mœurs, et, trop tôt fatigué de ne
devoir sa félicité qu*à lui-même, va chercher dans l'autorité d*ua maître
an Joug moins pesant que la vertu. Ces trois périodes , admirable-
ment choisies, présentent tout le tableau de Tbistoire du monde;
mais ce qui honore la sagesse de Montesquieu , ils renferment, le plus
bel éloge de la vie sociale. (M. Villehmn,' Éloge de Montesquieu.)
3 Les anciens ne sont pas d'accord sur le lieu qu'occupaient les Tro-
glodytes. Plutarque, dans la vie de Marc-Antoine, dit qu'il y a eo en
Afrique divers peuples de ce nom. Suivant Pomponlus Biela(lib. I)» ito
habitaient l'Ethiopie, vivaient dans les cavernes, se nourrissaient de
LETTRES PERSANES. 25&
qui descendait de ces anciens Troglodytes qui , si nous eii
croyons le$ historiens, ressemblaient plus à des biétes qu'à
dèâ hommes. Ceux-ci n'étaient point si contrefaits , ils n'étaient
point teins comme des ours , ils ne sifflaient point , ils avaient
deux yeux ; maià ils iétaient si méchants et si féroces , qu'il n'y
avait parmi eux aucun principe d'équité ni de justice.
Ilsâva3(intunh)i d'une origine étrangère, qui, voulant cor-
riger la méchanceté de leur naturel , les traitait sévèrement;
mais ils conjurèrent contre lui, le tuèrent, et exterminèrent
toute la feimille royale.
Le coup étant fait , ils s'assemblèrent pour choisir un gou-
vernement; et, après bien dés dissensions , ils créèrent des
magièt^ts. Maïs à peine les eurent-ils élus , qu'ils leur devin-
rent insupportables ; et ils les massacrèrent encore.
Ce peuplé , libre de ce nouveau joug , ne consulta plus que
son Hatiltel smivage. Tous les particuliers convinrent qu'ils
n'obéî^ient plus à personne ; que chacun veillerait unique-
ment à sèâ intérêts , sans consulter ceux des autres.
Cette résolution unanime flattait extrêmement toiis les parti-
culiers. Us disaient : Qu'ai-je affaire d'aller me tuer à travailler
poui* dès gens dont je ne me soucie point ? Je penserai unique-
ment à moi. Je vivrai heureux : que m'importe que les autres
le soient ? Je me procurerai tous mes besoins ; et , pourvu que
je les aie, je ne me soucie point que tous les autres Troglody-
tes soient misérables.
On était dans le mois où l'on ensemence les terres ; chacun
dit : Je ne iabourerai mon champ que pour qu'il me fournisse
le blé qu'il me faut pour me nourrir ; une plus grande quantité
me serait inutile : je ne prendrai point dé la peine pour rien.
Les terres de ce petit royaume n'étaient pas de même na-
ture : il y en avait d'arides et de montagneuses , et d'autres qui,
dans un terrain bas, étaient arrosées de plusieurs ruisseaux.
serpents et de viandes à demi crues, Dépossédaient rien, et sifflaient
plutôt qults ne parlaient : Populi Êthiopiœ, cavernas incolentcs ; senti'
^mHê veacuntur carnibus, ei nvltorum opum domini, strident magû
quam loquuntur. (P.)
256 LETTRES PËRSAKES.
Cette année la sécheresse fut très-grande ; de manière qoe les
terres qui étaient dans les lieux élevés manquèrent absolument,
tandis que celles qui purent être arrosées furent très-fertiles :
ainsi les peuples des montagnes périrent presque tous de £aiai
par la dureté des autres, qui leur refusèrent de partagtar la
récolte.
L'année d'ensuite fut très-pluvieuse : les Heux élevés se trou-
vèrent d'une fertilité extraordinaire ^ et les terres basses furent
submergées. La moitié du peuple cria une seconde fois fa-
mine; mais ces misérables trouvèrent desgens aussi durs qu'ils
l'avaient été eux-mêmes.
Un des principaux habitants avait une femme fort belle ;
&on voisin en devint amoureux , et l'enleva : il- s'émut une
grande querelle; et, après bien des injures et des coups, ils
convinrent de s'en remettre à la dédsion d'un Troglodyte qui,
pendant que larépi^dique subsistait , avait eu quelque crédit.
Us allèrent à lui, et voulurent lui dire leurs raisons. Que
m'importe, dit cet homme, que cette femme soit à vous, ou à
moi ? J'ai mon champ à labourer; je n'irai peut-être pas em-
ployer mon temps à terminer vos différends et à travailler à
vos affaires , tandis que je négligerai les miennes. Je vous
prie de me laisser en repos , et de ne m'importuner plus de
vos querelles. Là-dessus il les quitta , et s'en alla travailler
ses terres. Le ravisseur, qui ét^it le pLus fort , jura qu'il mour-
rait plutôt que de rendre cette femme; et l'autre , pénétré de
l'injustice de sod voisin et de la dur^ du juge , s'en retour-
nait désespéré, lorsqu'il trouva dans son chemin une femme
J3une et belle, qui revenait de la fontaine. Il n'avait plus de
femme, celle-là lui plut; et elle lui plut bien davantage lors-
qu'il apprit que c'était la femme de celui qu'il avait voulu preil-
dre pour juge, et qui avait été si peu sensible à son malheur.
Il l'enleva , l'emmçnadans sa maison.
U y avait un homme qui possédait un champ assez fertile ,
qu'il cultivait avec grand soin : deux de ses voisins s'unirent
ttiisemble, le chassèrent de sa maison , occti^rent son champ i
LETTRES PERSANES. 357
ils firent entre eux une union pour se défendre contre tous
oeux qui voudraient Fusurper; et effectivement ils se soutin*
rent par là pendant plusieurs mois.
Mais un des deux , ennuyé de partager ee qu*il pouvait
avoir tout seul , tua l'autre , et devint seul maître du champ.
Son empire ne fut pas long : deux autres Troglodytes vinrent
Tattaquer; il se trouva trop fadble pour se défendre, et il fut
massacré.
Un Troglodyte presque tout nu vit de la laine qui était à
vendre : il en demanda le prix ; lemarchand dit en lui-même :
Naturellement je ne devrais espérer de ma laine qu'autant
d'ai^Nit qu'il en faut pour adieter deux mesures de blé ; mais
je la vais vendre quatre fois davantage , afin d'avoir huit me-
sures. Il fallut en passer par là , et payer le prix demandé.
Je suis bien aise, dit le marchand ; j'aurai du blé à présent.
Que dites-vous? reprit l'étranger : vous avez besoin de blé?
J'en ai à vendre : il n'y a que le prix qui vous étonnera peut-
être ; car vous saurez que le blé est extrêmement cher, et que
la famine règne presque partout : mais rendez-moi mon ar-
gent, et je vous donnwai une mesure de blé; car je ne
veux pas m'en dé£adre autrement, dussiez-vous crever de
faim.
Cependant une maladie, cruelle ravageait la contrée. Un
médecin habile y arriva du pays voisin , et donna ses remèdes
si à propos, qu'il guérit tous oeux qui se mirent dans ses
mains. Quand la maladie eut cessé, il aUa chez tous ceux
qu'il avait traités demander son salaire ; mais il ne trouva que
des refus : il retourna dans son pays, et il y arriva accablé
des fatigues d'un si long voyage. Mais bientôt après il apprit
que la même maladie se faisait sentir de nouveau , et afOigeait
plus que jamais cette terre ingrate. Ils allèrent à lui cette
fois, et n'attendirent pas qu'il vint chezi eux. Allez, leur
dit-il, hommes injustes, vous avez dans l'âme un poison
plus mortel que celui dont vous voulez vous guérir ; vous ne
méritez pas d'occuper une place sur la terre , parce que vous
22.
258 « LETTRES PERSAIVES.
n'avez point d'humanité, et que les règles de Féquité voits
sont inconnues : je croirsds ofSenser les dieux, qui vous
punissent , si je m'opposais à la justice de leur oi^ère.
A Eneroo, le 3 dé la tane de Gemmadi 3 , nu.
XII. USBEK AU MÊME.
A Ispahan.
Tù as VU , mon cher Mli^ , comment les Tro^ody tes pé-
rirent par leur méchanceté même, et fuient les victimes de
leurs propres injustices. De tant de familles ; fl n'en resta que
deux qtti éfihappèrent aux malheurs de la nâition. 11 y avait
dans ce pays deux hommes bien singuliers : ils avaioit de
l'humamté ; as connaissaient la justice ; ils aimaieM la ver-
tu; amant Mes par la droiture de leur coeur que par la cor-
ruption de celui des airtres , ils voyaient la désolation géné-
rale , et ne la ressentaient que par la pitié : c'était le motif
d'une union notivelie. lis travaillaient avec une sollicitude
commune pour Fintérét commun; ils n'avaient d6 diflërends
que ceux qil'une douce et tendre amitié faisait nâttre; et
dans l'endroit du pays le plus écarté , séparés de leurs com-
patriotes indices de leur présence , ils ili^atent une vie
hetireuse ettranquîlle : laterresemblait pi^uiré d'elle-même ,
cultivée par ces vertueuses mains.
Ils aimaient leurs femmes, et ils en étaient tendrement
chéris. Toute leur attention était d'élever leurs enfanta à la
vertu. Us leur représentaient sans cesse les malheurs de leurs
compatriotes, et leur mettaient devant les yeux cet exemple
si touchant ; ils leur faisaient surtout sentir que l'intérêt des
particuliei^ se trouve toujours dans Fintérêt commun; que
vouloirs'en séparer, c'est vouloir se perdre ; que la vertu n'est
point une chose qui doive nous coûter; qu'il ne filut point
la regarder comme un exercice pénible ; et que la justicepour
autrui est une charité pour nous.
LETTRES PERSANES. %,^
Ils eurent bientôt la consolation des pères vertneux , qui
est (Tavoiir dtes enfimtsqui leur ressemblent. Léjeiine peuplé
qui s^éleva sdiis léili^ yeux à'aeenit par d'heureux mariages :
le nottlbhi augmeifta, rimion fat toujours la même; et la
vertu , bien loin éé s^af faiblir dans la multitude, fut foirtifiée ,
au contraire, par un plus grand nombre d'exemples.
Qui pourrait représenter ici le bonheur de cesTroglodytes ?
Un peuple si juste devait être chéri des dieux. Dès qu'il ou*
vrit les yeux pour les connaître, il apprit à les craindre ; et
/a reli^on vint adoucir dans les mœurs ce que la nature y
avait laissé de ttop rude.
Ils instituèrentdes fêtes en rhonneûr des dieux. Les jeunes
fiUeè, ornées de fleurs, et tés jeunes garçons , les célébraient
parleurs danses, et parles accords d'une musique champêtre ;
on faisait ensuite des festins, où la joie ne régnait pas moinâ
que la frugalité. C'était dans ces assemblées que parlait la
nature naïve , c'est là qu'on apprenait à donner le cœur et à le
recevoir; c'est là que la pudeur virginale faisait en rougissant
un aveu surpris , mais bientôt conûrmé par le consentement
des pères ; et c'est là que les tendres mères Se plaisaient à pré<
voir de loin une union douce et fidtto.
Oh allait au temple pour demander les faveurs de.s dieux :
ce n'était pas les richesses et une onéreuse abondance ; de
pareils souhaits étaient indignes des heureux Troglod}'tes ;
ils ne savaient les désirer que pour leurs compatriotes. Ils
n'étaient au pied des autels que pour demander la santé de
leurs pères, Funiott de leurs frères, la tendresse de leurs fem-
mes , l'amour et l'obéissance de leurs enfants. Les filles y
venaient apporter le tendre sacrifice de leur cœur, et ne leur
demandaient d'autre grâce que celle de pouvoir rendre un
Troglodyte heureux.
Le soir, lorsque les troupeaux quittaient les prairies, et
que lesbœufi fatigués avaient ramené la charrue, ils s'assem-
blaient; et dans un repas frugal ils chantaient les injustii^es
des premiers Troglodytes et leurs malheurs» la vertu renais*
M» LETTRES PERSANES
saute avac un nou?eau peuple , et sa félicité : ils chantaient
eDSttite les grandeurs des dieux , leurs faveurs tdi^ours présoi-
tes aux hommes qui les implorent, et leur colère iaévitable à
ceux qui ne les craignent pas ; ils décrivaient ensukte les déli-
ces de la vie champêtre , et le bonheur d'une conditiontoujoars
parée de rinnocence^ Bientôt ils s'abandonnaient à un
sommeil que les soin3 et les chagrins n'interrompaient
jamais.
La nature ne fcHimissait pas moins à leurs désirs qu'à leurs
besoins. Dans ce pays heureux, la cupidité était étrangère :
ils se £sdsaient des présents , où celui qui donnait croyait
toujours avoir l'avantage. Le peuple troglodyte se regardait
comme une seule famille : les troupeaux étaient presque U^u-
jours confondus ; la seule peine qu'on s'épargnait ordinaire-
ment, c'était de les partager.
lyEnei^n , le ede Iflk lune de Geioiiiadi 2, I7ii.
XIII. USBËK AV MÊME.
Je ne «aur$is assez te parler de la vertu des Troglodytes-
Un d^eux disait un jour : Mon père doit demain labourer son
champ ; je vofi lèverai deux heures avant lui , et quand il ira
à son champ , il le trouvera tout labouré.
Un autre disait en lui^néme : 11 me semble que ma sœur a
du goût pour un jeune troglodyte de nos parents; il faut
que je parlera mon père , et que je le détermine à faire ce
mariage.
On vint dire à un autre que des voleurs avaient enlevé son
troupeau : J'en suis bien fâché, dit-il; car il y avait une gé-
nisse toute blanche que je voulais offrir aux dieux.
On entendait dire à un autre : Il faut que j'aille au temple
remercier les dieux; car monfirère, que mon père aime
tant et que je chéris si fort , a recouvré la santé.
Ou bien : Il y a un champ qui touche celui de mon pare y
et ceux qui le cultivent sont tous les jours exposés aux ardeurs
LETTRES PERSANES. 26 i
du soleil ; il faut que j*aille y planter deux arbres , afin que
ces pauvres gens puissent aller quelquefois se reposer .aous
leur ombre.
Un jour que plusieurs Troglodytes étaient assemblés, nn
vieillard parla d*un jeune homme qu'il soup^nnait d'avoir
commis une mauvaise action, et lui en fit des reproches.
Nous ne croyons pas qu'il ait commis ce crime, dirent les
jeunes Troglodytes; mais, s'il Fa fait , puisse-t-il mourir le
dernier de sa famille!
On vint dire à un Troglodyte que des étrangers avaient pillé
sa maison , et avaient tout emporté. S'ils n'étaient pas injus-
tes , répondit-il , je souhaiterais que les dieux leur en donnas-
sent un plus long usage qu'à moi.
Tant de prospérités ne furent pas regardées sans envie : les
peuples voisins s'assemblèrent; et, sous un vain prétexte, ils
résolurent d'enlever leurs troupeaux. Dès que cette résolution
fut connue, les Th>glodytes envoyèrent au-devant d'eux des
ambassadeurs , qui leur parlèrent ainsi :
« Que vous ont fait les Troglodytes.^ Ont-ils enlevé vos fem-
mes , dérobé vos bestiaux , ravagé vos campagnes ? Non : nous
sommes justes , et nous craignons les dieux. Que voulez-vous
donc de nous ? Voulez-vous de la laine pour vous faire des
habits? voulez-vous du lait de nos troupeaux, ou des fruits
de nos terres ? Posez bas les armes ; venez au milieu de nous ,
et nous vous donnerons de tout cela. Mais nous jurons , par ce
qu'il y a de plus sacré, que, si vous entrez dans nos terres
comme ennemis , nous vous regarderons comme un peuple
injuste, et que nous vous traiterons comme des bétcs farou-
ches. »
Ces paroles furent.renvoyées avec mépris ; ces peuples sau-
vages entrèrent armés dans la terre des Troglodytes , qu'ils
ne croyaient défendus que par leur innocence.
Mais ils étaient bien disposés à la défense. Ils avaient mis
leurs femmes et leurs enfants au milieu d'eux. Ils furent éton-
nés de l'injustice de leurs ennemis , et non pas de leur nom*
I
101 LETTRES PERSANES.
bue. Une aideaf noor^e s^étaît emparée de leur cœur : fun
Toidait mourir pour scm père , un autrepour sa femme et ses
«ifimlB, edoHâ pour ses finères, edui-là pomr ses amis , tous
ponr te peuple tro^odjte ; la place de celui qui expirait était
«Taboid prise par un antre, qui, ootre la cause commune,
ataît eaeoie une mort particulière à Tanger.
Tel fiit le combat de rinjustice et de la vertu. Ces peuples
lâdies, qui ne cherchaient que le butin, n'oirent pas honte
de fîiir ; et ils cédèrent à la Ycrtu des Troglodytes , même sans
en être toudiés.
0*Erzeroo, le 9 de la lune de Gemmadi 2, I7ii.
XIY. USBEK AU MÊME.
Comme le peuple grossissait tous les jours , les Troglodytes
crurent qu'il était à propos de se choisir un roi : ils convin-
rent qu'il fallait déférer la couronne à celui qui était le plus
juste; et ils jetèrent tous les yeux sur un vieillard vénérable
par son âge et par une longue vertu. 11 n'avait pas voulu se
ttouvei^ à eette assemblée ; il s'était retiré dans sa maison , le
cœur serré de tristesse.
liOifsqu'on lui envoya des députés pour lui apprendre le choix
qu'on avait fEÛt de lui : A Dieu ne plaise, dit-il , que je fasse
ce tort aux Troglodytes , que Ton puisse croire qu'il n'y a per-
sonne parmi eux de plus juste que moi ! Vous me déférez la cou-
ronne, et, si vous le voulez absolument, il &udra bien que
je la prenne ; mais comptez que je mourrai de douleur d'avoir
vu en naissant les Troglodytes libres , et de les voir aujourd'hui
assujettis. A ces mots, il se mit à répandre un torrent de larmes.
Malheureux jour ! disait-il ; et pourquoi ai-je tant vécu ? Puis il
s'écria d'une voix sévère : Je vois bien ce que c'est, ô Troglo-
dytes! votre vertu commence à vous peser. Dans Fétatoù vous
êtes , n'ayant point de chef, il faut que vous soyez vertueux
malgré vous; sans cela vous ne sauriez subsister, et vous
tomberiez dans le malheur de vos premiers pères. Mais ce
LETiafiS PEQS4NP. 26a
joug VOUS paraît trop dur : vous ain^e; mieux être $ouinis à
un prôice, et obéir à ses lois, moins rigides que vos mckijtrs.
Vous savez qiie pour lors vous pourrez contenter votre aoibi-
tion , aequ^ir des richesses, et languir dans une lâche volupté ;
et que, pourvu que voi^s évitiez 4^ tomber dans Les grands cri"
mes, vpiis n'anr^ pas besoin delà vertu. 11 s'arrêta un moment,
ets^ b^rfïie^ contèrent plus que jamais. Etq^ préte^;i4^voifs
que je fasse? Comment se peut-Il qpi^ je commande qnelqiie
chose à ij^n T^glodyte ? Voulez-vous qu'il fasse u^e ac^on ver-
tuei|s^ parpe que je la lui commande , lui qui la ferfiit to^t d^
même sans qi^oi , et par le seul pencl^t de la nature ? Q Tro-
glodytes l je suis à la fin de mes jours, mon sang est glacé
dans mes veines , je vais bientôt revpir vos sacrés aïeux : pour-
quoi voulez-vous que je les afflige, et que je sois obligé de
leur dune que je vous ai l£fissés sous un autre joug que celui
de la vertu?
D'Erzeron, le 10 de la lane de Geïnmadi 2,i7ii. ;
XV. LE PREMIER EUNUQUE A JARON ,
EUNUQUE NOIR.
S. ErzeroD.
Je prie le cie] qu'il te ramène dans ces lieux , et te dérobe
à tous les dangers.
Quoique je n'aie guère jamais connu cet engagement qu'on
appelle amitié, et que je me sois enveloppé tout entier dans
moi-même , tu m'as cependant fait sentir que j'avais encore
un cœur; et , pendant que j'étais de bronze pour tous ces es-
claves qui vivaient sous mes lois , je voyais croître ton en-
fance avec plaisir.
Le temps vint où mon maître jeta sur toi les yeux. Il s'en
fallait bien que la nature eût encore parlé, lorsque le fer te sé-
para de la nature. Je ne te dirai point si je te plaignis , ou si
je sentis du plaisir à te voir élevé jusqu'à moi'. J'apaisai tes
264 LETTRES PERSANES.
pleurs et tes cris. Je crus te voir prendre uae seconde nais-
sance , et sortir d'une servitude où tu devais toujours obék*,
pour entrer dans une servitude où. tu devais commander. Je
pris soin de ton éducation. La sévérité , toujours insépara-
ble des instructions, te fit longtemps ignorer que tù m'é-
tais cher. Tu me Tétais pourtant ; et je te dirai que je f ai-
mais comme un père aime son fils, si ces noms de père et de
fils pouvaient convenir à notre destinée.
Tu vas parcourir les pays habités par les chrétiens , qui
n'ont jamais cru. Il est impossible que tu n'y contractes bien
des souillures. Comment le prophète pourrait-il te regarder
au milieu de tant de millions de ses ennemis ? Je voudrais
que mon maître fît à son retour le pèlerinage de la Mecque :
vous vous purifieriez tous dans la terre des anges.
Du sérail d'Ispahan, le lo de la lune de Gemmadi 2, r7|t.
XVI. ÙSBEK AU MOLLAH MÉHÉMET ALI ,
GARDIEN DBS THOIS TOMBE AUK '.
A Com.
Pourquoi vis-tu dans les tombeaux , divin mollah ? Tu es
bien plus fait pour le séjour des étoiles. Tu te caches sans
doute de peur d'obscurcir le soleil : tu n^as point de taches
comme cet astre; mais, comme lui^ tu te couvres de nuages.
Ta science est un abîme plus profond que FOcéan ; ton esprit
est plus perçant que Zufagar, cette épée d'Hall , qui avait deux
pointes ; tu sais ce qui se passe dans les neuf chœ^r& des puis-
sances célestes; tu lis l'Alcoran sur la poitrine de notre divin
prophète; et, lorsque tu trouves quelque passage obscur, un
ange, par son ordre, déploie ses ailes rapides , et descend du
trône pour t'en révéler le secret.
' La 'viUe de Com renferme les tombeaux des rois de Perse. Parmi
ces tombeaux , ceux de Fatime et de deux autres personnages de sa fa<
mille sont Tobjet d'une vénération particulière. (P.)
LETTRES PERSANES. 265
Je pourrais par ton moyen avoir avec les séraphins une in-
time correspondance ; car enfin, treizième iman , n*es-tu pas
le centre où le del et la terre aboutissait , et le point de com-
munication entre l'abîme et Tempirée ?
Je suis au milieu d'un peuple profane : permets que je me
purifie avec tm ; souffire que je tourne mon visage vers les lieux
sacrés que tu habites; distingue-moi des méchants , comme
on distingue , au lever de Taurore , le filet blanc d*avcc le filet
noir; aide-moi de tes conseils; prends soin de mon âme, eni-
vre-la de Fesprit des prophètes; nourris-la de la science du
paradis , et permets que je mette ses plaies à tes pieds. Adresse
tes lettres sacrées à Ërzeron, où je resterai quelques mois.
D'Eneron , le 1 1 de la lune de Gemmadi 2 , 17 1 1 .
XVII. USBEK AU MÊME.
Je ne puis, divin mollah, calmer mon impatience : je ne
saurais attendre ta sublime réponse. Tai des doutes , il faut
les fixer : je sens que ma raison s'égare ; ramène-la dans le
droit chemin; viens m'édairer, source de lumière; foudroie
avec ta phime divine les difficultés que je vais te proposer;
fiaJs-moi pitié de moi-même, et rougir de la question que je vais
faire.
D'où vient que notre législateur nous prive de la chair de
pourceau ' , et de toutes les viandes qu'il appelle immondes ?
D*où vient qu'il nous défend de toucher un corps mort , et
que, pour purifier notre âme , il nous ordonne de nous laver
sans cesse le corps? Il me semble que les choses ne sont en
elles-mêmes ni pures ni impures : je ne puis concevoir aucune
qualité inhérente au sujet qui puisse les rendre telles. La
< On troave la raison poIiUque de cette défense dans la vie de Mahomet,
par M. de BouIainvilUers; la voici : « Le cochon doit être très-rare en
Arabie , où il' n'y a presque point de bois , et presque rien de propre à la
nourritore de ces animaux : d'ailleurs la salure des eaux et des aliments
rend le peuple très-susceptible des maladies de la peau. » Voyez V/is-
nrit ie$ Lois, llv. XXIV, ch. xxv.) (P.)
23
266 LETTB£S PE:RSAN££
boue ne vlw^ paraît sak qi^ p^^rca qu'elle blesse tu>\f^ vie,
ou quelque autre de uqs sens ; mais, en elle-ménve, ^e w
Test pas plus que Tor ^ les (Usinants. L'idée de souilliu^f eoa-
tractée par Tattoucbement d'un cadavre , ne |m>us es^ vefiue
que 4*une certaine répugnance naturelle que uou^ ejn avons.
Si les corps 4e ceux qui ne se lavent poin^ |xe blçssaii^t Ui l'o^
dorât ui £| vue, co^nmeiit aur^itrou pu s'ifnaginer q^'M fos-
seuliinpurs9
X^es sens , i\\iBL moU^ ^ doivent donc êta'e }es sei^ J9i^
de la pureté ou 4e Timpureté des cbosi^. ^ais , ooipnie les ut>-
jets xk'af[ec^/mi poiiit les hoim^es de 1^ même iQ^nière; qi^e
ce qui donue une sensation agréa^e ^ux m^ eu prodoit mie
d^oâtante chez les s^utres , il suit que ie téiooignage des^sens
ne peut servir ici de règle , à moins qu'on ne dise que chacun
peut à sa fantaisie décider ce point , et distinguer, pour ce
qui le concerne , les choses puyes d'avec celles qui ne le sont
pas.
Mais cela uiéme, sacré mollah, ne r^nverserait-^i} f9is les
distinctîpns établies par notrç diviu prophète, etteç poiuts
fondamentaux de la loi qui a été é<»ite 4e la majn des auges ?
D'Çrzerop , le au de la lame de Geçipi^ 2 , nu.
XVIII. MjÈHÉMET ALI, SERVITEUR DES PRO-
PHÈTES, A USBEK.
Vous nous faites tpujours des questions qu'on a laites uûUe
fois à notre saint prophète. Que ne lisez^vous les traditions
des docteurs? que^ n'allez-vous à cette source pure de toute
intelligence.^ vous trouveriez tous vos doutes résolus.
Malheureux, qiii, toujours embarrassés des choses 4e la
terre , n'avez jamais regardé d'un œil fixe celles du ciel , et qui
révérez la condition des mollahs sans oser ni l'emhrasser ni
la suivre !
Prc^mes , qui n'entrez jamais dans les secrets de rÉtemel ,
vos lumières ressemblent aux ténèbres de l'abîme , et les rai-
LETTRES PERSANES. 267
sonnements de volf e esprit sont tùtntne la poUssièfe due vos
pteds font âerer loi^sque le soleil est dans son rtiidi , dàïts le
mois atdentdeCbàhban.
Ansii le iébith de votire es^t ikè Ta pa» âu nadit dé celui
du moindre desimmaums >. Votre vaine philosophie est cet
éelaii* qui aimoiuie Forage et rohseaHté : vous ét^ au thilleu
de la tempête , et vous ertez au gi'é des rents.
Il est bien ÊKÔle de répondte à votive difficulté : il ite faut
pout cela que vous raconter œ qui afHva un jour à notre
saint prophète, lorsque, tenté par les chréliens , éprouvé par
les juifs, il confondit également les uns et les autres.
tiC jnlf Abdias Ibesalon * lui demanda pourquoi IMeU avait
défendu de manger de la chair de pourceau. Ce n'est paa-
sàûs raison , reprit le prophète : c'est un animal immonde ;
et je Vais vous en convaincre. H fit sur sa main , avec de la
boue, la figure d*Un homme; il le jeta à tetre, et lui cria : Le^
vez'vous! Sur-le-champ, un homme se leva, et dit : Je suis
laphet, fils de Noé. Àvais-tn les cheveux atissî blancs quand
tu es mort? lui dit le saint prophète. Non, répondit-il :
mais , quand tu m*as réveiUé , j*ai cru que le jour du jugement
était venu ; et j*ai eu une si grande fi^ayeuT, que mes cheveux
ont blanchi tont à coup.
Or çà , raconte-moi, lui dit l'envoyé de Dieu , tonte l'histoire
de Tarche de iHoé. Japhet obéit, et détailla exactement tout ce
qui s'était passé les premiers mois ; après quoi il parla ainsi :
Nous mîmes les ordures de tous les animaux dans un côté
de Tarche; ce qui la fit si fort pencher, que nous en eûmes
une peur mortelle , surtout nos femmes , qui se lamentaient
de la belle manière. Notre père Neé ayant été an eonseil de
Dieu, H lui commanda de prendre Télëphant, de lui faire
' Ce mbtést plut en usage cha les Tafes quechei les Perteas. — Im-
maum ou imam signifie vicaire de Dieu, chifdes peuple». Réservé d'a-
bord aat douze premiers successeurs de Mahomet , ce titœ se donne
auJouriFfeul tm% eiiefe des mosquées, et aux gardiens des tomlieanx et au-
tres lieux sacres. (P.)
* Tradition mahométane.
368 LETTRES PERSi^NES.
tourner la tét^ vers le côté qui penchait. Ce grand animal Gt
tant d'ordures, qu'il en naquit un cochon. Croyez-vous, Us-
bek , que depuis ce temps-îà nous nous eu soyons abstenus ,
et que nous l'ayons regardé comme un animal immonde?
Mais comme le cqchon remuait tous les jours ces ordu-
res, il s'éleva une telle puanteur dans l'arche, qu'il ne put
lui-même s'empêcher d'étcmuer ; et il sortit de son uez un
rat , qui allait rongeant tout ce qui se trouvait devant lui :
ce qui devint si insupportable à Noé, qu'il crut qu'il était à
propos de consulter Dieu encore. Il lui ordonna de donner
au lion un grand coup sur le front, qui éternua aussi , et fit
sortir de son nez un chat. Croyez-vous que ces animaux
soient encore immondes ? Que vous en semble?
Quand donc vous n'apercevez pas la raison de l'iiopureté
de certaines choses , c'est que vous en ignorez beaucoup d'au-
tres, et que voua n'avez pas la connaissance de ce qui s'est
passé entre Dieu, les anges ^et les hommes. Vous ne savez
pas l'histoire de l'éternité; vous n'avez point lu les livres qui
sont écrits au ciel; ce qui vous en a été révélé n'est qu'une
petite partie de la bibliothèque divine; et ceux qui , comme
nous , en approchent de plus près , tandis qu'ils sont en cette
vie, sont encore dans l'obscurité et les ténèbres. Adieu. Ma-
homet soit dans votre cœur.
A Corn , le dernier de la lone de Chahbao , I7ii.
XïX. USBEK A SON AMfRUSTAN.
A Ispahao.
Nous n'avons séjourné que huit jours à Tocat : après trente-
cinq jours démarche, nous sommes arrivés àSmyme.
De Tocat à Smyme, on ne trouve pas une seule ville qui
mérite qu'on la nomme. J'ai vu avec étonnement la fiûblesse
de l'empire des Osmanlins. Ce corps malade ne se soutient
pas par un régime doux et tempéré, mais par des remèdes
violents , qui l'épuisent et le minent sans cesse.
LETTRES PERSANES. Wt
Les pachas, qui ifobtieimeat leurs emplois qu*à force d'ar-
gent, entrent ruinés dans les provinces, et les ravagent
comme des pays de conquête. Une milice insolente n'est sou-
mise qu*à ses caprices. Les places sont démantelées, les villes
désertes, les campagnes désolées , la culture des terres et le
commerce entièrement abandonnés.
L'impunité règne dans ce gouvernement sévère : les chré-
tiens qui cultivent les terres, les juifs qui lèvent les tributs ,
sont exposés à mille violences.
La propriété des terres est incertaine , et , par conséquent,
l'ardeur de les faire valoir ralentie : il n'y a ni titre, ni posses-
sion , qui vaillent contre le caprice de ceux qui gouvernent.
Ces barbares ont tellement abandonné les arts, qu'ils ont
négligé jusques à l'art militaire. Pendant que les nations
d'Europe se raffinent tous les jours, ils restent dans leur an*
denne ignorance, et ils ne s'avisent de prendre leurs nouvel*
les inventions qu'après qu'elles s'en sont servies mille foijf
contre eux.
Ils n'ont nulle expérience sur la mer, nulle habileté dans
la manœuvre. On dit qu'une poignée de chrétiens sortis d'un
rocher^ font suer tous les Ottomans , et fatiguent leur empire.
Incapables de fedre le commerce , ils souffrent presque avec
peine que les Européens , toujours laborieux et entreprenants ,
viennent le faire : ils croient faire grâce à ces étrangers de
permettre qu'ils les enrichissent.
Dans toute cette vaste étendue de pays que j'ai traversée ,
je n'ai trouvé que Smyme qu'on puisse regarder comme une
ville riche et puissante. Ce sont les Européens qui la ren-
dent telle , et il ne tient pas aux Turcs qu'elle ne ressemble
à toutes les autres.
Voilà, cher Rustan, une juste idée de cet empire, qui.
avant deux siècles, sera le théâtre des triomphes de quelque
conquérant.
A Smyrne, le 2 de la lane de Rhamazao, I7i i.
' Ce sont apparemment les chevaliers de Malte.
23.
270 LETTRES PERSANES.
XX. USBEK A ZACHl, SA FEMME.
Au séfail d'Ispahan.
Vous in*ftv<B2 offensé , Zacbi ; «t je. sens dans mon eœuf des
mouvements 4ue voos devriez craindre, si mon éloignemeut
ne vous laissait le temps de changer de conduite) et d'af^aîser
la violente jalousie dont je suis tourmenté.
J'appris qu'on vous a trouvée seule avec Nadir, eunuque
blanc, qui payera de sa tête son infidélité et sa perfidie. Com-
ment vous étes-vous oubliée jusqu'à ne pas sentir qu'il ne vous
est pas permis de recevoir dans votre chambre un eunnque
blanc, tandis que vous en aircK de noirs destinés à vous set^
vir? Vous avez beau me dire que des eunuques né sont pas
des hommes y et que votre vertu vous met au-dessus des pen«
sées que pourrait faire naitre en vous une ressemblance impafr-
fÎEdte; cela ne su£Qt ni pour vous ni pour moi : pour vous,
parce que vous faites une chose que les lois du sérail vous
défendent; pour moi, en ce que vous m'ôtez l'honneur, en
vous exposant à des regards; que dis-je, à des r^ards?
peut-être aux entreprises d'un perfide qui vous awm souillée
par ses crimes, et plus encore par ses regrets et le désespoir
de son impuissance.
Vous me direz peut-être que vous m'avez été toujours fidèle.
Eli ! pouvi^z-Yous ne l'être pas ? Comment auriez- vous trompé
la vigilance des eunuques noirs , qui sont si surpris de la vie
que vous menez? Comment auriez- vous pu briser ces verrous
et ces portes qui vous tiennent enfermée ? Vous vous vantes
d'une vertu qui n'est pas libre; et peut-être que vos désirs
impurs vous ont ôté mille fois le mérite et le prix de cette fidé-
lité que vous vantez tant. '
Je veux que vous n'ayez point fait tout ce que j'ai lieu de
soupçonner ; que ce perfide n'ait point porté sur vous ses mains
sacrilèges; que vous ayez refusé de prodiguer à sa vue les dé-
lices de son maître ; que , couverte de vos habits , vous ayez
laissé cette faible barrière entre lui et vous ; que , frappé lui-
même d'un saint respect, il ait baissé les yeux; que, manquant
LErfRES PERSANES. 271
à sa hardiesse , il ait tremblé sitt les ehâttnients qu'il se pré-
pare : quand tout cela serait vrai , il ne Test pas moins que
vous avez fait une chose qui est contre voti*e devoli!. Et, si vous
Tavez violé gi^tuîteilient sanâ remplir vos inclinations déré-
glées , qu'eussiez-vous fait pour les satisfaii*e? Que feriez-vous
encore si vous pouviez sortir de ce lieu sacré , qui est pour
vous une dure prison , comme il est pour vos compagnes un
asile favorable contre les atteintes du vice , un temple sacré où
votre sexe perd sa faiblesse, et se trouve invincible, malgré
tous les avantages de la nature? Que feriez- vous si, laissée à
vous-métne, vous n'aviez pour vous défendre que votre aihour
pour moi, qui est si grièvement ofifensé, et votre devoir, que
vous avez si indignement trahi? Que les mœurs du pays où
Vous vivez sont saintes , qui vous arrachent à l'attentat des
plus vils esclaves ! Vous devez me rendre grâce de la gène où je
vous fais vivre, puisque ce n'est que par là que vous méritez
encore de vivre.
Vous ne pouvez souf&ir le chef des eunuques , parce qu'il a
toujours les yeux sur votre conduite, et qu'il vous donne ses
sages conseils. Sa laideur, dites-vous , est si grande que vous
ne pouvez le voir sans peme : comme si , dans ces sortes de
postes , on mettait de plus beaux objets. Ce qui vous afflige
est de n^avoir pas à sa place l'eunuque blanc qui vous désho-
nore.
Mais que vous a fait votre première esclave? Elle vous a dit
que les familiarités que vous preniez avec la jeune Zélide
étaient contre la bienséance : voilà la raison de votre haine '.
Je devrais être , Zachi , un juge sévère ; je ne suis qu'un
époux qui cherche à vous trouver innocente. L'amour que j'ai
pour Koxane, ma nouvelle épouse, m'a laissé toute la ten-
dresse que je dois avoir pour vous , qui n'êtes pas moins belle.
Je partage mon amour entre vous deux ; et Roxane n'a d'autre
avantage que celui que la vertu peut ajouter à la beauté.
A Soiyrne, le 12 de la lune de Zilcadé, 17 H.
* Il nous semble que ces reproches devraient s'adresser à Zéphis , et
non à Zachi. (Yoyec d-devanl la lettre IV.) (P.)
272 LETIRëS P£RSAN£S.
XXL tJSBEK AU PREMIER EUNUQUE BLANC.
Vous devez trembler à Fouverture de cette lettre, ou plutôt
vous le deviez lorsque vous souffrîtes la perfidie de Nadir.
Vous qui , dans une vieillesse froide et languissante , ne pou-
vez sans crime lever les yeux sur les redoutables objets de
mon amour; vous à qui il n'est jamais permis de mettre un
pied sacril^e sur la porte du lieu terrible qui les dérobe à
tous les regards , vous souffirez que ceux dont la conduite vous
est confiée aient (ait ce que vous n'auriez pas la témérité de
faire, et vous n'apercevez pas la foudre toute prête à tomber
sur eux et sur vous?
Et qui étes-vous , que de vils instruments que je puis bri-
ser à ma fantaisie; qui n'existez qu'autant que vous savez
obéir; qui n'êtes dans le monde que pour vivre sous mes lois,
ou pour mourir dès que je l'ordonne ; qui ne respbrez qu'autant
que mon bonheur, mon amour, ma jalousie même, ont be-
soin de votre bassesse ; et enfin qui ne pouvez avoir d'autre
partage que la soumission , d^autre âme que mes volontés ,
d'autre espérance que ma félicité?
Je sais que quelques-unes de mes femmes souffrent impa*-
tiemment les lois austères du devoir; que la présence conti-
nuelle d'un eunuque noir les ennuie; qu'elles sont fatiguées de
ces objets affreux , qui leur sont donnés pour les. ramener à
leur époux ; je le sais : mais vous qui vous prêtez à ce désordre,
vous serez puni d'unç manière à faire trembler tous ceux qui
abusent de ma confiance.
Je jure par tous les prophètes du ciel , et par Hali , le plus
grand de tous, que, si vous vous écartez de votre devoir, je
regarderai votre vie comme celle des insectes que je trouve
sous mes pieds.
A Smytne, le 18 delalunede SUlcadé, 1711.
LETIRES PERSANES. 273
XXII. JARON AU PREMIER EUNUQUE.
A mesure qu'Usbek s'éloigne du sérail, il tourne sa tête vers
ses femmes sacrées; il soupire, il verse des larmes ; sa dou-
leur s'aigrit , ses soupçons se fortifient. Il veut augmenter le
nombre de leurs gardiens. Il va me renvoyer, avec tous les
noirs qui raccompagnent II ne craint plus pour lui; il craint
pour ce qui lui est mille fois plus cher que lui-même.
Je vais donc vivre sous tes lois , et partager tes soins.
Grand Dieu! qu'il faut de choses pour rendre un seul homme
heureux!
La nature semblait avoir mis les femmes dans la dépen-
dance , et les en avoir retirées : le désordre naissait entre les
deux sexes , parce que leurs droits étaient réciproques. Nous
sommes entrés dans le plan d'une nouvelle harmonie : nous
avons mis entre les femmes et nous la haine ; et entre les hom-
mes et les femmes, l'amour.
Mon front va devenir sévère. Je laisserai tomber des regards
sombres. La joie fuira de mes lèvres. Le dehors sera tran-
quille , et l'esprit inquiet. Je n'attendrai point les rides de la
vieillesse pour en montrer les chagrins.
Paurais eu du plaisir à suivre mon maître dans l'Occident ;
mais ma volonté est son bien. Il veut que je garde ses fem-
mes; je les garderai avec fidélité. Je sais comment je dois me
conduire avec ce sexe qui, quand on ne lui permet pas d'être
vain^ commence à devenir superbe, et qu'il est moins aisé
d'humilier que d'anéantir. Je tombe sous tes regards.
De Smyrne , le 12 de la lane de Zilcadé , 17 1 1 .
XXin. USBEK A SON AMI IBBEN.
Nous sommes arrivés à Livoume dans quarante jours de
navigation. (Test une ville nouvelle; elle est un témoignage
du génie des ducs de Toscane , qui ont fait d'un village maré-
cageux la ville d'Italie la plus florissante.
Les femmes y jouissent d'une grande liberté : elles peuvent
274 LETTRES PEASAllES.
voir les hommes à tmTers certaines fenêtres qu'on nomme
jalousies, elles peuvent sortir tous les jours avec quelques vieil-
les quiles accompagnent : elles n'ont qu^un voile ^ Leurs
beaux-frères, leurs oncles, leur* neveux peuvent lés voir
sans que le mari s'en formalise presque jamais.
C*est un gtand spectacle pour un maliométati de voit pour
la première fois une ville chrétienne, ie ne parle pas dés
choses qui frappent d'abord tous les yeut , comme la diffé*
rence des édifices , des habits , des principales coutumes : il
y a , jusque dans les moindres bagatelles , quelque chose de
singulier que je sens et que je ne sais pas dire.
' Nous paititûniâ demain pour Marseille : ûotre séjottf n'y ^ra
pas long. Le dessein de ^câ et le mien est de nous rendre
intiessamment à Paris, qui est le siège de Tempîfe de rEufope.
Lès Ydyàgeul^ cherchent toujours les grandes villeâ , qui sont
uHe espèce de patrie commune à tous les étrangers. Adieu. Sois
persuadé que je t'aimerai toujours.
A Livourne, le 12 de la lane de Saphar, 1712.
XXIY. RICA A IMEII.
A Sihyrné.
Nous sommes à Paris depuis un mois ^ et nous avons tou-
jours été dans un mouvement continuel. Il faut ïÂea des a^
faires avant qu'on soit logé, qu'on ait trouvé les gens à qui
on est adressé , et qu'on se soit pourvu des choses nécessaires,
qui manquent toutes à la fois.
Paris est aussi grand qu'Ispahan : les maisons y sont si
hautes , qu'on jurerait qu'elles ne sont habitées que par des
astrologues. Tu juges bien qu'une ville bâtie en l'air, qui a
six ou B^l maisMis les unes sur les autres , est mrémement
peuplée ; et que , quand tout le monde est descendu d^ms la
rue 4 il s'y fait un bel embarras.
Tu ne le croirais pas peut-être , depuis un mois que je suis
* Les Penaoes en ont qmtre.
LETTRES PERSANES. 275
iei , je n'y ai encore vu marcher personne. Il n'y a point de
gens au monde qui tirenl mieux parti de leur maêhine que hs
Français; ils courent, ils volent : les voitures lentes d'A-
sie, le pas réglé de nos chameaux, les feraient tomb^ en
syncope. Pour moi , qui ne suis point fait à ce train , et qui
vais souvent à pied sans changer d'allure, y enrage quelque-
Idis comme un chrétien : car encore passe qu'on m'édabousse
depuis les pieds jusqu'à la tête; mais je ne puis pardonner
les coups de coude que je reçois régulièrement et périodique-
qient Un homme qui vient après mm et qui me passe me fait
faire un demvtour; et un autre qui me croise de l'autre côté
me remet soudaio où le premier m'avait pris ; et je n'ai pas
fait cent pas, que je suis plus briséquesi j'avais Caitdix lieues.
Ne crois pas que je puisse, quant à présent , te parl^ à
fond des mœurs et des coutumes européennes : je n'en ai
moi-mûne qu'une légère idée, et je n'ai eu à peine que le
temps de m'étonner.
Le roi de France > est le plus puissant prince de l'Europe.
Il n'a point démines d'or comme le roi d'Espagne son voishi ;
mais il a plus de richesses que lui, parée qu'il les tire de la
vanité de ses sujets, plus inépuisable que les mines. On lui
a vu entreprendre oa soutenir de grandes guerres , n'ayant
d'autres fonds que des titres d'honneur à vendre; et, par un
prodige de l'orgueil humain , ses troupes se trouvaient payées,
ses places munies, et ses flottes équipées.
D'ailleurs ce roi est un grand magicien : il exerce son em-
pire sur l'esprit même de ses si^ts; il les £ût penser comme
il veut. S'il n'a qu'un million d'écus dans son trésor, et qu'il
en ait besoin de deux, il n'a qu'à leur persuader qu'un éeu en
vaut deux, et ils le croient S'il a une guerre difficile à soute-
nir, et qu'il n'ait point d'argent , il n'a qu'à leur mettre dans
la tête qu'un morceau de papier est de l'argent , et ils en sont
aussitôt convaincus. 11 va miSme jusqu'à leur faire croire qu'il
* Louis XIV était alors sur le tràoe. (P.)
376 LETTRES PERSANES.
les guérit de toutes sortes de maux en les touchant, tant est
grande la force et la puissance qu'il a sur les esprits.
Ce que je dis de ce prince ne doit pas f étonner : il y a un
autre magicien plus fort que lui, qui n'est pas moins maître
de son esprit qu'il l'est lui-même de celui des autres. Ce ma-
gicien s'appelle le pape : tantôt il lui fait croire que trois ne
sont qu'un; que le pain qu'on mange n'est pas du pain, on
que le Yin qu'on boit n'est pas du vin , et mille autres choses
de cette espèce '.
Et, pour le tenir toujours en haleine et ne point lui laisse;^
perdre l'habitude de croire , il lui donne de temps en temps ,
pour l'exercer, de certains articles de croyance. Il y a deux
ans qu'il lui envoya un grand écrit qu'il appela constitution^,
et voulut obliger, sous de grandes peiùes , ce prince et ses su-
jets de croire tout ce qui y était contenu. Il réussit à l'égard
du prince , qui se soumit aussitôt , et donna l'exemple à ses
sujets; mais quelques-uns d'entre eux se révoltèrent, et di-
rent qu'ils ne voulaient rien croire de tout ce qui était dans
cet écrit. Ce sont les femmes qui ont été les motrices de toute
cette révolte qui divise toute la cour, tout le royaume et tou-
tes les familles. Cette constitution leur défend de lire un livre
que tous les chrétiens disent avoir été apporté du del : c'est
proprement leur Alcoran. Les femmes, indignées de l'outra^
fait à leur sexe, soulèvent tout contre la constitution : elles ont
mis les hommes de leur parti, qui, dans cette occasion, ne
veulent point avoir de privilège. Il faut pourtant avouer que
ce moufti ne raisonne pas mal ; et , par le grand Hali , il faut
qu'il ait été instruit des principes de notre sainte loi : car, puis-
que les femmes sont d'une création inférieure àla nôtre, et
que nos prophètes nous disent qu'elles n'entreront point dans
le paradis, pourquoi faut-il qu'elles se mêlent d^ lire un
* Il faut qu'an Turc voie, parle et pense en Turc : c*est à quoi bien
des gens ne font point attention en lisant les Lettre» penanes.iMow.,
Lettre à V abbé de Guasco, du i octobre 1753.)
* La bulle Vnigenitus, par laquelle Client XI condamne les Ré^
flexiane morales du père Quesnel sur le texte du Nouveau Testament. (P.)
LETTRiSS PERSANES. 277
livre qui n'est fait que pour apprendre le chemin du paradis ?
Tsl ouï raconter du roi des choses qui tiennent du prodige,
et je ne doute pas que tu ne balances à*les croire.
On dit que , pendant qu'il faisait la guerre à ses voisins , qui
s^étaient tous ligués contre lui^ il avait dans son royaume un
nombre innombrable d'ennemis invisibles qui l'entouraient;
on ajoute qu'il les a cherchés pendant plus de trente ans, et
que^ malgré les soins infatigables de certains dervis qui ont sa
confiance , il n'en a pu trouver un seul. Us vivent avec lui :
ils sont à sa cour, dans sa capitale , dans ses troupes, dans
ses tribunaux; et cependant on dit qu'il aura le chagrin de
mourir sans les avoir trouvés. On dirait qu'ils existent en gé-
néral , et qu'ils ne sont plus rien en particulier : c'est un corps ;
mais point de membres. Sans doute que le ciel veut punir ce
prince de n'avoir pas été assez modéré envers les ennemis qu'il
a vaincus , puisqu'il lui en donne d'invisibles , et dont le génie
et le destin sont au-dessus du sien.
Je continuerai à t'écrire , et je t'apprendrai des choses bien
éloignées du caractère et du génie persan. C'est bien la même
terre qui nous porte tous deux; mais les hommes du pays où
je vis, et ceux du pays où tues , sont des liommes bien dif-
férents.
De Paris , le 4 de la lune de Rebiab 2 , 17 12.
XXV. USBEK A IBBEN.
A Smyrne.
J'ai reçu une lettre de ton neveu Rhédi : il me mande qu'il
quitte Smyrne, dans le dessein de voir l'Italie ; que l'unique
but de son voyage est de s'instruire, et de se rendre par là plus
digne de toi. Je te félicite d'avoir un neveu qui sera quelque
jour la consolation de ta vieillesse.
Rica t'écrit une longue lettre ; il m'a dit qu'il te parlait
beaucoup de ce pays-ci. lia vivacité de son esprit fait qu'il
24
17t LETTEES PERSANES.
saisit tout avee promptitude : pouc moi, qui pense plus len-
tement , je ne suis pas en état de te rien dire.
Tu es le sujet de noir conversations 1^ plus tendres : nous
ne pouvons assez parler du bon aoeueil que tu nous as fiût à
Smyme, et des services que ton amitié nous rend tous les
jours. Pttisses^tu, généreux Ibben , tr(»iYer partout des aaûs
aussi reconnaissants et aussi fidèles que nous !
Puisséje te revoir lûentôt, et retrouver avee toi ces jours
heureux qui coulent si douoement entre deux amis! Adieu.
A Paris , le 4 de la lune de ftebiab 8 , I7I2
XXVI. USBEK A ROXANE.
Âu iérail d'Upahaa.
Que vous êtes heureuse, Roxane, d'être dans le doux pays
de Perse , et non pas dans ces climats empoisonnés où Ton ne
eoanatt ni la pudeur ni la vertu ! Que vous êtes heureuse !
Vous vivez dans mon sérail comme dans le séjour de Finno-
eence, inaccessible auxattentats de tous les humains ; vous vous
trouvez avee joie dans une heureuse impuissance de faillir;
jamais homme ne vous a souillée de ses regards lascifs : votre
beau-père même, dans la liberté des festins, n'a jamais v.u
votre belle bouche : vous n'avez jamais manqué de vous at-
tacher un bandeau sacré pour la couvrir. Heureuse Roxane,
quand vous avez été à la campagne , vous avez toujours eu des
eunuques qui ont marché devant vous , pour donner la mort à
tous les téméraires qui n'ont pas fui votre vue. Moi-même , à
qui le eiel vous a donnée pour Mre mon bonheur, quelle
peine n'ai-je pas eue pour me rendre maître de ce trésor, que
vous défendiez avec tant de constance! Quel chagrin pour
moi , dans les premiers jours de notre mariage , de ne pas
vous voir!. Et quelle impatieneequand je vous eus vue! Vous
ne la satisfaisiez pourtant pas ; vous l'irritiez , au contraire ,
par les refus obstinés d'une pudeur alarmée : vous me oon-
LETTRES PERSANES. 279
îéBûm avec tous ces hommes à qui vous vous cài^z sans
cesse. Vous souvieut-il de ce )ouf où je vous ^hlis parmi
vos esclaves, qui me tyahifeut, et vous déi'obèirent h mes re-
cherches? Vous souvient-il de cet autre où, voyâftt vos lar-
mes impuissantes, vous employâtes Tautoritë dé votre mère
pour arrêter les âireurs de mon amour? Vous soutint-il,
lorsque toutes les ressources vous manquèrent , de celles que
vous trouvâtes dans votrs courage? Vous mîtes le poignard à
la main, et menaçâtes d'immoler un époux qui vous aimait ,
s*il coiitîimedt à exiger de vous ce que vous chérissiez; plus que
votre épouK même. Deux mois se passèrent dans ce combatde
rameur et de la vertu. Vous poussâtes trop loin vos chastes
scrupules : vous ne vous rendîtes paf même après avoir été
vaincue, vous défendîtes jusqu'à la dernière extrémité une vii^-
nitémouranie : vous me regardâtes comme un ennemi qui vous
avait fait un outrage; non pas comme un époux qui vous avait
aimée; vous fâtes plus do trois mois que vous n'oîâez me re-
garder sans roughr : votiis air confus semMait me reprocher
Tavantage que j'avais pris. Je n'avais pas même une posses-
sion tranquille ; vous me dérobiez tout ce que vous pouviez
de ces charmes et de ces grâces ; et j'étais enivré des plus
grandes feveurs sans avoir diytenu les moindres.
Si vous aviez été élevée dans ce pays-ci, vous n*auri^ pas
été si troublée. Les femmes y ont perdu toute retenue : elles
se présentent devant les hommes à visage découvert, comme
si elles voulaient demander leur défaite; elles les cherchent
de leurs regards ; elles les voient dans les mosquées , les pro-
menades , chez elles même ; l'usage de se faire servir par des
eunuques leur est inoonnu. Au lieu de cette noble simplicité
et do cette sàmsiAe pudeur qui règne parmi vous, oft voit
une impudence brutale à laquelle il est impossible de s'accou-
tumer.
Oui, ftorane, si vous étiez ici, vous vous sentiriez outra-
gée dans Taffreuse ignominie où votre sexe est descndu ;
vous fuiriez ces abominables lieux , et vous soupireriez pour
7m LETTRES PERSANES.
cette douce retraite , où vous trouvez Tinnocence , où vous
êtes sûre de vous*inéme, où nul péril ne vous fait trembler,
où enfin vous pouvez m'aimer sans craindre de p«*dre jamais
Tamour que vous me devez.
Quand vous relevez l'éclat de votre teint par les plus belles
couleurs; quand vous vous parfumez tout le corps des essen>
ces les plus précieuses ; quand, vous vous parez de vos plus
beaux habits ; quand vous cherchez à vous distinguer de vos
compagnes par les grâces de la danse et par la douceur de
votre chant; que vous combattez grjacieusement avec «lies de
charmes , de douceur et d'enjouement , je ne puis pas m'ima-
giner que vous ayez d'autre objet que celui de me plaire ; et
quand je vous vois rougir modestement , que vos r^ards cher-
chent les miens , que vous vous insinuez dans mon cœur par
des paroles douces et flatteuses, je ne saurais, Roxane, dou^
ter de votre amour.
Mais que puis-je penser des femmes d'Europe? L'art de
composer leur teint, les ornements dont elles se parent, les
soins qu'elles prennent de leur personne, le désir continuel
de plaire qui les occupe, sont autant de taches faites à leur
vertu et d'outrages à leurs époux.
Ge n'est pas, Roxâne, que je pense qu'elles poussent l'at-
tentataussi loin qu'une pareille conduite devrait lefaire croire,
et qu'elles portent la débauche à cet excès horrible, qui fait
frémir, de violer absolument la foi conjugale. Il y a bien peu
de femmes assez abandonnées pour porter le crime si loin :
elles portent toutes dans leur cœur un certain caractère de
vertu qui y est gravé, que la naissance donne et que l'édu-
cation affaiblit , mais ne détruit pas. Elles peuvent bien se re-
lâcher des devoirs extérieurs que la pudeur exige ; mais, quand
il s'agit de faire les derniers pas , la nature se .révolte. Aussi ,
quand nous vous enfermons si étroitement, que nous vous
faisons garder par tant d'esclaves , que nous gênons si fort
vos désirs lorsqu'ils volent trop loin , ce n'est pas que nous
craignions la dernière infidélité , mais c'est que nous savons
LKITRES PERSANES. 281
que la pureté ne.saurait être trop grande , et que la inoindrc
tache peut la corrompre.
Je TOUS plains , Roxane. Votre chasteté , si longtemps éprou-
vée , méritait un époux qui ne tous eût jamais quittée , et qui
pût lui-même réprimer les désirs que votre seule vertu sait
soumettre.
De Paris, le 7 de la lune de Regeb, 1712.
XXVII. USBEK A NESSIR.
A Ispahan.
Nous sommes à présent à Paris , cette superbe rivale de la
ville du soleil'.
Lorsque je partis de Smyzne, je chargeai mon ami Ibben
de te £BâDB tenir une boite où il y avait quelques présents pour
toi : tu recevras cette lettre par la jnême voie. Quoique éloi-
gné de lui de dnq ou six cents lieues , je lui donne de mes
nouvelles, et je reçois des siennes aussi ÊicUement que s'il
était à Ispahan , et moi à €k>m. renvoie mes lettres à Marseille,
d'où il part continuellement des vaisseaux pour Smyme ; de là
il envoie celles qui sont pour la Perse par les caravanes d'Ar-
méniens qui partent tous les jours pour Ispahan.
Rica jouit d'une santé parfaite : la force de sa constitution,
sa jeunesse et sa gaieté naturelle , le mettent au-dessus de tou-
tes les épreuves.
Mais, pour moi, je ne me porte pas bien : «Km corps et
mon esprit sont abattus; je me livre à des réflexions qui de-
viennent tous les jours plus tristes ; ma santé, qui s'afifoiblit,
me tourne vers ma patrie, et me rend ce pays-d plus étran-
ger.
Mais, cher Nessir, jeté omjure, fais en sorte que mes fem-
mes Ignorent Fétat où je suis. Si elles m'aiment, je veux épar-
gner leurs larmes ; et si elles ne m'aiment pas , je ne veux
point augmenter leur hardiesse.
* Ispaban.
'A,
2g2 LETTRES PERSANE-S.
Si mos eiuNiques me croyaieiit ea danger, s^ils pouvaient
espérer l'impoDité d'une lâche complaisance , ils cesseraient
bientôt tftoe sowds à la voix flatteuse de ce sexe qui se Ùàt
entendre aux roehen, et remue les dioses inanimées.
Adieu, Nessir. Tai du plaisir à fe donner des marques de
ma confiance.
De Paru, le s de la lune de Qiahbaa , I7iâ.
XXyilI. RICA A
***
Je vis hier une chose assez singulière , quoiqu'elle se passe
tous les jours à Paris.
Tout le peuple s'assemble sur la fin de Tapiès-dlaée, et va
jouer une espèee de seène que j'ai entendu appeler eomé^e.
Le grand mouvement est sur une estnide qu'on nomme le
théâtre. Aux deux eôtés <» voit, dans depâit»iéduftsqu'mi
nomme loges , des hommes et des Semmes qui jouent ensemble
des somes muettes, à peu près eomme cellesqut sont en usage
en notre Perse.
Tautdt c'est une amante affligée qui exjmme sa lai^^eeur ;
tantdt une autre, avec des yeux vi& et un air pasâonné, dé*
vore des yeux son amant , qui la regarde de même : toutes les
passions sont peintes sur les visages, et exprimées avec une
éloquence qui n'en est que plus vive pour être muette. Là les
actrices ne paraissent qu'à demi-corps , et ont ordinairement
un nuuiebon , par modestie , pour cadier lairs bras. Il y a en
bas une troupe de gens debout qui se moquent de ceux qui sont
euhaut sur le théâtre , et ces derniers rient à leur tour de tmi
qui s(Wt en bas.
Mais ceux qui prennent le plus de peine sont quelques gens
qu'on {wend pour cet c^et dans un âge peu avancé pour soute-
nir à la fatigue. Ils sont obligés d'être partout; ils passent par
desoidroits ^'eux seuls connaissent , montent avec une adresse
surprenante d'étage en étage; ils sont en haut, en bas, dans
toutes )es loges ; ils plongent pour ainsi dire ; on les perd , ils
LEÎÎRES PERSANES. 2»3
reparaissaft ; souvent ils quittent le lieu de k scène , et vont
jouer dans un autte. On envole même qui, par un prodige
qu'on n'aurait osé espérer de leurs béquilles, mâréhènt et
vont eoomie les auMs. ïMn on se rend à des salles < où Ton
joue une oomédie panieij^ère : on eommetiee par des révérett-
ees, on oontimie par des eiiibrassades. On dit que la eonnais-
sauce la plusl^re met un homme en droit d'en étouffer «n
autre : il send»le que le lieu i^{»re de la tendresse. En edfet ,
on dit que les princesses qui y régnent ne sont point cruel-
les ; et si on excepte deux ou trois heures par jour, où elles sont
assea sauvages, on peut dite que le reste du temps elles sont
tniitables , et que c'est une ivresse qui les quitte aisément.
Tout ce que je te dis ici se passe à peu près de mémedans^
un autre endroit qu'on nomme l'Opéra : toute la dtfférence est
que l'on parie à FuRy et cbante à l'autre. Un de mes amis me
mena l'autre jour dans la loge où se déshabillait une des prin-
cipales actrices. Nous fîmes si bien connaissance, que le len-
demain je reçus d'elle cette lettre :
« Monsieur,
« Je suis la plus malheureuse fille du monde; j'ai toujours
A été la plus vertueuse actrice de TOpéra. Il y a sept ou huit
a mois que j'étais dans la loge où vous mevîte^ hier; comme
« je m'habillais en prêtresse de Diane, un jeune abbé vint
« m'y trouver ; et, sans respect pour mon habit blanc , mon
« voile et mon bandeau , il me ravit mon innocence. J'ai beau
<i lui exagérer le sacrifice que je lui ai fait , il se met à rire ,
« et me soutient qu'il m'a trouvée très-profane. Cependant je
» suis si grosse , que je n'ose plus me présenter sur le théâtre :
« car je suis , sur le chapitre de l'honneur, d'une délicatesse
« inconcevable : et je soutiens toujours qu'à une fille bien née
« il est plus facile de faire perdre la vertu que la modestie.
a Avec cette délicatesse , vous jugez bien que ce jeune abbé
A n'eût jamais réussi, s'il ne m'avait promis de se marier avec
• Le foyer. (V.)
m LETTRES PERSANES.
« moi : un motif si légitime me fit passer sur les petites for-
«malités (»dinaires, et oonmieiioer par où j'aurais dû finir.
« Mais , puisque soniofidélité m'a déshonorée , je ne veux plus
« vivre à FOpâra, où, entre tous et moi, l'on ne me donne
« guère de quoi vivre : car, à présent que j'avanoe enâge, et
« que je perds dnootédes charmes, ma pension , qui esttou-
« jours la même , semble diminuer tous les jours. J'ai appris
« par un homme de votre suite que l'on fisusait un cas infini ,
« dans votre pays , d'une bonne danseuse , et que , si j'étais à
« Ispahan, ma fortune serait aussitôt £adte. Si vous vouliez
« m'aocorder votre protection, et m'emmener avec vous dans
« ce pays-là, tous auriez l'avantage de faire du bien à une
« fille qui , par sa vertu et sa conduite, ne se rendrait pas in-
« digne de vos bontés. Je suis.... »
De Paris, te 2 de 1« laae de Cbalval , I7I2.
XXIX. RICA A IBBEN.
A Smynie.
Le pape est le chef des chrétiens. C'est une vieille idole qu'on
encense par habitude. Il était autrefois redoutable aux princes
mêmes , car il les déposait aussi facilement que nos magnifi-
ques sultans déposent les rois d'Irimette et de Géorgie. Mais
on ne le craint plus. Il se dit successeur d'un des premiers
clirétiens , qu'on appelle saint Pierre ■ : et c'est certainement
une riche succession, car il a des trésors immenses et un grand
pays sous sa domination.
* Ce langage n*a liëto d'étonoant dans la boache d'ao Penao, que le
contraste de nos mœurs, de nos coutumes, de nos lois, avec les lois, les
coutumes et les mœurs de son pays, jette à chaque pas dans la surprise
et rétonnement. « En parlant de notre religion, il ne doit pas paraître
plus instruit; et, sUl trouve quelquefois nos dogmes singuliers, cette
singularité est toujours marquée au coin de la plus parfaite ignorance
des liaisons qu'il y a entre ces dogmes et nos autres vérités. » C'est Tau-
ifiar lui-même qui prend la peine de se justiHer^ici. (Yoyei les Ré*
flexions , en forme d'avertissement , qui précèdent les Lettres persa-
nés. ) (P.)
LETTRES PERSANES. Mh
Les évéques sont des gens de loi qui lui sont subordonnés,
et ont sous son autorité deux fonctions bien différentes*
Quand ils sont assemblés, ils font , comme lui , des articles
de foi ; quand ils sont en particulier, ils n'ont guère d> autre
fonction que de dispenser d'accomplir la loi. Car tu sauras que
la religion chrétiame est chargée d'une infinité de pratiques
ârès-diffieiles ; et, comme on a jugé qu'il est moins aisé de
remplir ses devoirs que d'avoir des. évéques qui en dis-
pensent , on a pris ce domier parti pour l'utitité publique : de
sorte que , 3i on ne veut pas £âirele rahmazan, si on ne veut
pas s'assujettir aux formalités des mariages , si on veut rom-
pre ses vœux, si on veut se marier contre les défenses de la
loi, quelquefois même si on veut revenir contre son serment ,
on va à l'évéqiie ou au pape , qui donne aussitôt la dispense.
Les évéques ne font pas des articles de foi de leur propre
mouvement. Il y a un nombre infini de docteurs , la plupart
dervis , qui soulèvent entre eux mille questions nouvelles sur
,1a religion : on les laisse disputer longtemps , et la guerre
dure jusqu'à ce qu'une décision vienne la terminer.
Aussi puis-je f assurer qu'il n'y à jamais eu de royaume
où il y ait eu tant de guerres civiles que dans celui de Christ.
Ceux qui mettent au jour quelque proposition nouvelle
sont d'abord appelés hérétiques. Chaque hérésie a son nom ,
qui est, pour ceux qui y sont engagés, comme le mot de
ralliement. Mais n'est hérétique qui ne veut : il n'y a qu'à
partager le différend par la moitié , et donner uae distinction
à ceux qui accusent d'hérésie ; et , quelle que soit la distinc-
tion , intelligible ou non , elle rend un homme blanc comme
de la nôge, et il peut se faire appeler orthodoxe.
Ce que je te dis est bon pour la France et F Aliemag ne : car
f ai ouï dire qu'en Espagne et en Portugal il y a de certains
dervis qui n'entendent point raillerie, et qui font brûler un
homme comme de la paille. Quand on tombe entre les
mains de ces gens*là , heureux celui qui a toujours prié Dieu
avec de petits grains de bois à la main , qui 4 porté sur
3M LEmiES PERSANES.
lui deux moroeauide drip attachés à deux rubans , et qui a
été quelquefois dans une proTinee qu'on appelle la Galice !
sans cela un paune diable est bîai embarrassé. Quand il
jurerait comme on païen qu'il est oithodoxe, on pourrait
bien ne pas demeurer d'aeoord des qusdités , et le brAler
comme hérétique : il aurait beau donner sa distinction ;
point de distinction; il serait en caidies ayant que l'on edt
seulement pensé à Técouter.
Les autres juges présument qu'un accusé est innocent ;
ceux-ci le piésument toujours coupable. Bans le doute,
ils tiennetit pour rè^e de se détatniner du cdté de la rigueur :
ai^Muremment pan» qu'ils croient les hommes mauvais;
mais, d'un autre côté, ils ai ont si bonne opinion, qu'ils ne
les jugent jamais capables de mentir; car ils reçoivent le
téiBoi^&age des ennemis capitaux , des femmes de mauvaise
vie, de ceux qui exercent une profession ioâme. Us font
dans leur sentence un petit compliment à ceux qui sont re-
vêtus d'une chemise de soufre , et leur disent qu'ils sont bien
fâchés de les vmr si mal habillés , qu'ils sont doux et qo'its
abhorrent le sang , et sont au désespoir de les avoir condam-
nés; mais, pour se C(msoler, ils confisquent tous les biens de
ces malheureux à leur profit.
Ueureuse la terre qui est habitée par les en&nts des pro-
phètes! Ces tristes spectades y sont înoonnas>. La sainte
veligioa que les ai^es y mit apportée se défend par sa vérité
même; elle n'a point besoin de ces moyens violents pour se
maintenir.
A Paris , le 4 de kl lane de Chalval, 97iB.
XXX. RICA AU MÊME.
A Smyrne.
Les habitants de Paris sont d*une curiosité qui va jusqu'à
l'extravagance. Lorsque j'arrivai , je fus regardé comme si
' Les Persans sont les plus tolérants de tous les mahométans.
LETTRES PiCHSANKS. 287
j'avais été envoyé du ciel : yieUlards, hommes, femmes , en-
fants , tous voulaient me voir. Si je sortais , tout le monde se
mettait aux fenêtres ; si j'étais aux Tuileries , je voyais aussitôt
un cerde «e former autour de moi ; les femmes même disaient
un are-en-dd nuaneé de mille couleurs , qui m'entourait. Si
j'étais aux spectacles, je voyais ausitôt cent lorgnettes dres-
sées oimtre ma figure : enfin jamais homme n*a tant été vu
que moi. Je souriais qudqudBois d'entendre des^ens quin'é*
taient presque jamais sortis de leur chambre^ qui disaient
entre eux : H £aiut avouer qu'il a l'air bien persan. Chose ad-
mirable ! je trouvais de mes portraits partout; je me voyais
multiplié dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées*
tant on craignait de ne m'avoir pas assez vu.
Tant d'honneurs ne laissent pas d'être à charge : je ne me
croyais pas un homme si curieux et si rare; et quoique j'aie
très-bonne <^ittion de moi, je ne me serais jamais imaginé
queje dusse doubler le repos d'une grande ville où je n'étais
point coimu. Gela me fit résoudre à quitter l'habit persan ,
et à en endosser un à reoropé^me, pourvoir sUl restenut en-
core dans ma physionomie quelque chose d'admirable. Cet
essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de
tous les ornements étrangers, je mevis apprécié au plus juste.
J'eus sujet de me plaindre de tmn tailleur, qui m'avait fait
perdre en un instant l'attention et l'estime publique ; car j'en-
trai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quel-
quefois une heure dans une compagnie sans qu'on m'eût re-
gaidé , et qu'on m'eût mis en occasion d'ouvrir la bouche ;
mais , si quelqu'un par hasard apprenait à la compagnie que
j'étais Persan , j'entendais aussitôt autour de moi un bour-
donnement : Ah ! ah ! monsieur est Persan! C'est une chose
bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ?
A Paris, le 6 de la lune de Chalval, 1712.
HAn LETTRES PERSANES.
XXXI. RHÉDIA USBEK.
A Pariai
Je suis à présent à Venise ^ mon cher Usbek. On peut avoir
vu toutes les villes du monde , et être surpris en arrivant à
Venise : on sera toujours étonné de voir une ville , des toars
et des mosquées sortir de dessous Teau , et de trouver un peu-
ple innombrable dans un raidroit où il ne devrait y avoir
que des poissons.
Mais cette ville profane manque du trésor le plus précieux
qui soit au monde , c'est-à-dire d'eau vive : il est impossible
d'y accomplir une seule ablution légale. Elle est en abomi-
nation à notre saint prophète, et il ne la regarde jamais du
haut du ciel qu'avec colère^
Sans cela , mon dier Usbek , je serais charmé de vivre dans
une ville où mon esprit se forme tous les jours. Je m'instruis
des secrets du commerce , des intérêts des princes , de la
forme de leur gouvernement; je ne néglige pas. même les su-
perstitions europé^nes; je m'applique à la médecine, à Ja
physique , à l'astronomie ; j'étudie les arts : enfin je sors des
nuages qui couvraient mes yeux dans le pays de ma nais-
sance.
A Veaise, te 16 de la lune de Chalval, 17 12.
XXXII. RICA A ***.
J'allai l'autre jour voir une maison ' où Ton entretient
environ trois cents personnes assez pauvrement. J'eus bien-
tôt fait, car l'église ni les bâtiments ne méritent pas d'être
regardés. Ceux qui sont dans cette maison étaient assez gais;
plusieurs d'entre eux jouaient aux cartes , ou à d'autres jeux
que je ne connais point. Comme je sortais^ un de ces hom-
mes sortait aussi; et ^ m'ayant entendu demander le chemin
du Marais , qui est le quartier le plus éloigné de Paris : J'y
* LMiospice des Quinze-Vingts. (P.)
LETTRES PERSANES. 2S»
vais, œe dit-il, 'et je vous y conduirai; suivea^-moi ! Il me
mena à merveille , me tira de tous les embarras , et me sauva
adroitement des carrosses et des voitures. Nous étions près
d'arriver , quand la curiosité me prit. Mon bon ami , lui dis-
je , ne pourrais-je point savoir qui vous êtes ? Je suis aveugle ,
monsieur, me répondit-il. Comment! lui dis-je, vous êtes aveu-
gle > ! £t que ne priiez-vous cet honnête homme qui jouait
aux cartes avec vous de nous conduire? Il est aveugle aussi,
me répondit-il : il y a quatre cents ans que nous sommes trois
cents aveugles dans cette maison ûù vous m*avez trouvé,
liais n Caut que je vous quitte; voilà la rue que vous deman-
diez ; je vais me mettre dans la foule ; j'entre dans cette
église, où, je vous jure, j'embarrasserai plus les gens qu'ils
ne m'embarrasseront.
A Paris, le 17 de la lune de Chalval , 1712.
XXXIII. USBEK A RHEDI.
A Venise.
Le vin est si cher à Paris , par les impôts que l'on y met ,
qu'il semble qu'on ait entrepris d'y faire exécuter les pré-
ceptes du divin Alcoran , qui défend d'en boire.
Lorsque je pense aux funestes effets de cette liqueur , je ne
puis m*empêcher de la regarder comme le présent le plus
redoutable que la nature ait fait aux hommes. Si quelque
chose a flétri la vie et la réputation de nos monarques , c'a
été leur intempérance ; c'est la source la plus empoisonnée
de leurs injustices et. de leurs cruautés.
Je le dirai , à la honte des hommes : la loi interdit à nos
princes l'usage du vin , et ils en boivent avec un excès qui les
dégradede l'humanité même ; cet usage, au contraire, est permis
aux princes chrétiens , et on ne remarque pas qu'il leur fasse
«
' Chardin raconte des choses non moins surprenantes des princes per-
sans, qu'une atroce poliUque prive de la vue. {.Voyage en Perte ^ t. H,
pag. 80 et suivantes. Amsterdam , 1735 , in-4".) (P)
iioirn»QuiEv. . aft
Î90 LETTRES PERSANES.
faire aucaue faute. L'esprit humain est la contradiction même.
Dans une débauche licencieuse, on se révolte avec fureur
contre les préceptes ; et la loi faite pour nous rendre plus jus-
tes ue sert souvent qu'à nous rendre plus coupables.
Mais quand je désapprouve F usage de cette liqueur qui fait
perdre la raison , je ne condamne pas de même ces boissons
qni Tégayent. (Test la sagesse des Orientaux de chercher des
remèdes contre la tristesse avec autant de soin que contre les ma-
ladies les plusdangereuses. Lorsqu'il arrive quelque malheur à
un Européen, il n'a d'autre ressource que la lectnred'un philo-
sophe qu'on appelle Sénèque; mais les Asiatiques, pbis sensés
qu^eux et meilleurs physiciens en cela , prennent des breuva-
ges capables de rendre l'homme gai , et de charmer le souve-
nir de ses peines.
Il n'y a rien de si affligeant que les consolations tirées de la
nécessité du mal , de l'inutilité des remèdes , de la fatalité du
destin , de l'ordre de la Providence , et du malheur de la con-
dition humaine. C'est se moquer de vouloir adoucir un mal
par la considération que l'on est né misérable; il vaut bien
mieux enlever l'esprit hors de ses réflexions , et traiter l'homme
comme sensible, au lieu de le traiter comme raisonnable.
L'âme, unie avec le corps, en est sans cesse tyrannisée.
Si le mouvement du sang est trop lent , si les esprits n^e sont
pas assez épurés , s'ils ne sont pas en quantité suffisante , nous
tombons dans l'accablement et dans la tristesse; mais, si
nous prenons des breuvages qui puissent changer cette dis-
position de notre corps , notre âme redevient capable de re-
cevoir des impressions qui Frayent , et elle sent un plaisir
secret de voir sa machine reprendre, pour ainsi dire, son
mouvement et sa vie.
A, Paris^ le 26 de la lune de Zilcadé , 171S.
LETTRES PERSANES. 291
XXXIV. USBEK A IBBEN.
A Smyroe.
Les femmes de Perse sont plus belles que celles de France ;
mais celles de France sont plus jolies. 11 est difficile de ne
point aimer les premières , et de ne se point plaire avec les
secondes : les unes sont plus tendres et plus modestes , les
autres sont plus gaies et plus enjouées.
Ce qui rend le sang si beau en Perse, c'est la vie réglée
que les femmes y mènent : elles ne jouent ni ne veillent ,
elles ne boivent point de vin, et ne s^xposent* presque ja-
mais à Fair. Il faut avouer que le sérail est plutôt fait pour
la santé que pour les plaisirs : c'est une vie unie » qui ne
pique point ; tout s'y ressent de la subordination et du devoir ;
les plaisirs mêmes y sont graves , et les joies sévères , et ou
ne les goâte presque jamais que comme des marques d'auto-
rité et de dépendance.
Les hommes mêmes n'ont pas en Perse la même gaieté
que les Français : on ne leur voit point cette liberté d'esprit et
cet air content que je trouve ici dans tous les états et dans
toutes les conditions.
C'est bien pis en Turquie, où l'on pourrait trouver des
•familles où , de père en fils , personne n'a ri depuis la fonda-
tion de la monarchie.
Cette gravité des Asiatiques vient du peu de commerce
qu'il y a entre eux : ils ne se voient que lorsqu'ils y sont for-
cés par la cérémonie. L'amitié, ce doux engagement du cœur,
qui fait ici la douceur de la vie, leur est presque inconnue;
ils se retirent dans leurs maisons, où ils trouvent toujours
une compagnie qui les attend ; de manière que chaque fa-
mille est, pour ainsi dire, isolée des autres.
Un jour que je m'entretenais là-dessus avec un homme de
ce pays-ci , il me dit : Ce qui me choque le plus de vos mcrurs ,
c'est que vous êtes obligés de vivre avec des esclaves dont le
cuHir et l'esprit se sentent toujours de la bassesse de leur con-
392 LETTRES PERSANES.
dition. Ces gens lâches afSadblissent en vous les sentiments
de la vertu que Ton tient de la nature , et ils les ruinent depuis
Fenfance qu'ils vous obsèdent.
Car, enfln , défaites-vous des préjugés : que peut-on attendre
de réducation qu'on reçoit d'un misérable qui fait consister
son honneur à garder les femmes d'un autre, et s'enorgueillit
du plus vil emploi qui soit parmi les humains; qui est mé-
prisable par sa fidélité méme,^ qui est la seule de ses vertus ,
parce qu'il y est porté par envie , par jalousie et par désespoir;
qui, brûlant de se venger des deux sexes dont il est le rebut ,
consent à être tyrannisé par le plus fort, pourvu qu'il puisse
désoler le plus faible; qui, tirant de son imperfection , de sa
laideur et de sa difformité, tout l'édat de sa condition, nest
estimé que parce qu'il est indigne de l'être ; qui enfin, rivé pour
jamais à la porte où il est attaché, plus dur que les gonds et les
verrous qui la tiennent , se vante de cinquante ans de vie
dans ce poste mdigne, où, chargé de la jalousie de son maître,
il a exercé toute sa bassesse ?
A Paris , le u de )& lune de Zihagé y I7I3«.
XXXV. USBEK A GEMCHID » SON COUSIN,
DERYIS DU BRILLANT MONASTÈRE DE TAURIS.
Que penses-tu des chrétiens, sublime dervis? Crois-tu
qu'au jour du jugement ils seront comme les infidèles Turcs,
qui serviront d'ânes aux Juifs , et seront menés par eux au
grand trot en enfer ? Je sais bien qu'ils nuiront point dans le
séjour des prophètes, et que le grand Hall n'est point venu
pour eux. Mais , parce qu'ils n'ont pas été assez heureux pour
trouver des mosquées dans leur pays , crois-tu qu'ils soient
condamnés à des châtiments étemels , et que Dieu les punisse
pour n'avoir pas pratiqué une religion qu'il ne leur a pas
fait connaître? Je puis te le dire : J'ai souvent examiné ces
chrétiens ; je les ai interrogés pour voir s'ils avaient quelque
LETTRES PERSANES. 293
idée du grand Uali , qui était le plus hioxk de tous les hommes ;
î*ai trouvé qu'ils n'eu avaient jamais ouï parler.
Ils ne ressemblent point à ces infidèles que nos saints pro-
phètes faisaient passer au fil de l'épée , parce qu'ils refusaient
de croire aux miracles du ciel ; ils sont plutôt comme ces mal-
heureux qui vivaient dans les ténèbres de l'idolâtrie avant que la
divine lumière vînt éclairer le visage de notre grand prophète.
D'ailleurs , si on examine de près leur religion , on y trou-
vera comme une semence de nos dogmes. Tax souvent admiré
les secrets de la Providence, qui semble les avoir voulu pré-
parer par là à la conversion générale. Tai ouï parler d'un
livre de leurs docteurs, intitulé la Polygamie triomphante,
dans lequel il est prouvé que la polygamie est ordonnée aux
chrétiens. Leur baptême est l'image de nos ablutions légales ;
et les chrétiens n'errent que dans l'efficacité qu'ils donnent à
cette première ablution, qu'ils croient devoir suffire pour
toutes les autres. Leurs prêtres et les moines prient comme
nous sept fois le jour. Ils espèrent de jouir d'un paradis où
ils goûteront mille délices par le moyen de la résurrection
des corps. Ils ont , comme nous , des jeûnes marqués , des
mortifications avec lesquelles ils espèrent fléchir la miséri-
corde divine. Us rendent un culte aux bons anges , et se mé-
fient des mauvais. Ils ont une sainte crédulité pour les mira-
cles que Dieu opère par le ministère de ses serviteurs. Ils
reconnaissent, comme nous , l'insuf&sance de leurs mérites ,
et le besoin qu'ils ont d'un intercesseur auprès de Dieu. Je vois
partout le mahométisme , quoique je n'y trouve point Maho-
met. On a beau faire , la vérité s'échappe, et perce toujours les
ténM)res qui l'environnent. Il viendra un jour où l'Éternel
ne verra sur la terre que de vrais croyants. Le temps, qui
consume tout , détruira les erreurs mêmes. Tous les hommes
seront étonnés de se voir sous le même étendard : tout, jus-
qu'à la loi, sera consommé ; les divins exemplahres seront en-
levés de la terre , et portés dans les célestes archives.
A. Paris, le 20 de la lune de Zilhagé, I7i:i.
26.
294 LETTRES PËRSANKS.
XXXVI. USBEK A RHÉDI.
A Venise.
Le café est très en usage à Paris : il y a un grand nombre
de maisons publiques où on le distribue. Dans quelques-unes
de ces malsons, on dit des nouvelles; dans d'autres , on joue
aux échecs. Il y en a une^ où Ton apprête le café de telle
manière qu'il donne de l'esprit à ceux qui en prennent i au
moins , de tous ceux qui en sortent, il n'y a personne qui ne
croie qu'il en a quatre fois plus que lorsqu'il y est entré.
'Mais ce qui me choque de ces beaux esprits , c'es>t qu'ils
ne se rendent pas utiles à leur patrie, et qu'ils amusent leurs
talents à des choses puériles. Par exemple , lorsque j'arrivai
à Paris, je les trouvai échauffés sur une dispute la plus mince
qui se puisse imaginer : il s'agissait de la réputation d'un
vieux poète gi^dont, depuis deux milleans, on ignore la patrie,
sussi bien que le temps de sa mort. Les deut partis avouaient
que c'était un poète excellent : il n'était question que
du plus ou du moins de mérite qu'il fallait lui attribuer.
Chacun en voulait donner le taux ; mais , parmi ces distri-
buteurs de réputation , les uns faisaient meilleur poids que
les autres : voilà la querelle. Elle était bien vive, car on se
disait cordialement de part et d'autre des injures si grossières,
on faisait des plaisanteries si amères, que je n'admirais pas
moins la manière de disputer que le sujet de la dispute. Si
quelqu'un, disais-je en moi-même, était assez étourdi pour
aller devant l'un de ces défenseurs du poète grec attaquer
la réputation de quelque honnête citoyen, il ne serait pas
mal relevé; et je crois que ce zèle si délicat sur la réputation
des morts s'embraserait bien pour défendre celle des vivants !
Mais, quoi qu'il en soit, ajoutais-je. Dieu me garde de
m'attirer jamais Tinimitié des censeurs de ce poète, que le
séjour de deux mille ans dans le tombeau n'a pu garantir
d'une haine si implacable ! Ils frappent à présent des coups
* Le café Procope.
LETTRES PERSANES. t9b
en Tciir : mais que serait-ce si leur fureur était animée par
la présence d^un ennemi?
Ceux dont je te viens de parler disputent en langue vul-
gaire ; et il faut les distinguer d'une autre sorte de disputeurs
qui se servent d'une langue barbare qui semble ajouter quelque
chose h la fureur et à Topiniâtreté des combattants. Tl y 'a
des quartiers où l'on voit comme une mêlée noire et épaisse
de ces sortes de gens ; ils se nourrissent de distinctions , ils
vivent de raisonnements obscurs et de fausses conséquences.
Ce métier, où Ton devrait mourir de faim , ne laisse pas de
rendre. On a vu une nation entière chassée de son pays , tra-
verser les mers pour s'établir en France , n'emportant avec
elle, pour parer aux nécessités de la vie, qu'un redoutable
talent pour la dispute. Adieu.
A Paris, le dernier de la lune de Zilliagé , 17 (3.
XXXVII. RICA A IBBEN.
A Smyrne.
Jje roi de France est vieux <. Nous n'avons point d'exemple
dans nos histoires d'un monarque qui ait si longtemps régné.
On dit qu'il possède à un très-haut degré le talent de se faire
obéir : il gouverne avec le même génie sa famiUe , sa cour.,
son État. On lui a souvent entendu dire que , de tous les gou*
vemements du monde, celui des Turcs, ou celui de notre
auguste sultan , lui plairait le mieux : tant il fait de cas de la
politique orientale.
J'ai étudié son caractère, et j'y ai trouvé des contradic-
tions qu'il m'est impossible de résoudre : par exemple , il a
un ministre qui n'a que dix-huit ans > , et une maîtresse qui
en a quatre-vingts^; il aime sa religion, et il ne peut souffrir
■ Louis XIV, né en 1638, était alors dans sa Ih^ annnée. (P.)
> On croit que Montesquieu a voulu désigner ici liouis- François le T(>I-
lier, marquis de Barliezieux , troisième lils de Louvois. Il mourut en I7UI,
à Vhiifi de U'pnte'trois ans. (P.)
^ Madame de Maintonon. (P.)
29« LETTRES PERSANES. ^
ceux qui disent qu'il la faut observer à langueur; quoiqu'il
fuie le tumulte des villes , et qu'il se communique peu , il n'est
occupé depuis le matin jusqu'au soir qu'à faire parler de lui ;
il aime les trophées et les victoires , mais il craint autant de
voir un bon général à la tête de S|es troupes qu'il aurait sujet
delà craindre àlatéted'unearmée anémie '. Il n'est Je crois ,
jamais arrivé qu'à lui d'être en même temps comblé de plus
de richesses qu'un prince n'en saurait espérer, et accablé
d'une pauvreté qu'un particulier ne pourrait soutenir.
Il aime à gratifier ceux qui le servent v mais il paye aussi
libéralement les assiduités , ou plutôt l'oisiveté de ses cour-
tisans , que les campagnes laborieuses de ses capitaines ; sou-
vent il préfère un homme qui le déshabille « ou qui lui donne
la serviette lorsqu'il se met à table, à un autre qui lui pr^id
des villes ou lui gagne des batailles : il ne croit pas que la
grandeur souveraine doive être gênée dans la distribution des
grâces; et, sans examiner si celui qu'il comble de biens est
homme de mérite, il croit que son choix va le rendre tel;
aussi lui a-t-on vu donner une petite pension à un homme
qui avait fui deux lieues , et un beau gouvernement à un- au-
tre qui en avait fui quatre.
, Il est magnifique , surtout dans ses bâtiments : il y a
plus de statues dans les jardins de son palais > que de ci-
toyens dans une grande ville. Sa garde est aussi forte que
celle du prince devant qui tous les trônes se renversent ;
ses armées sont aussi nombreuses , ses ressources aussi
grandes , et ses finances aussi inépuisables.
A Paris, le 7 de la lune de Maharram, 17 13.
' On a reproché à Tauteur, et non sans sujet, d'avoir cédé h la mode
du moment dans le Jugement quMI porte de Louis XIV , qu'alors il était
de bon air de décrier, comme il l'avait été auparavant de le flatter. Ce
qu'il en dit n'est nullement d'un philosophe , mais d'un satirique; car il
ne montre guère que les fautes et les faiblesses. S'il eût écrit rhlstoire ,
sans doute il aurait montré l'homme tout entier; et l'homme était grand.
(L.H.)
> A Versailles. (P.)
LETTRES PERSANES. 197
XXXVIII. RICA A TBBEN.
 Smyroe.
CTest une grande question parmi les hommes de savoir s*il
est plus avantageux d'ôter aux femmes la liberté que de la
leur laisser. Il me semble qu'il y a bien des raisons pour e*t
contre. Si les Européens disent qu'il n'y a pas de générosité à
rendre malheureuses les personnes que Ton aime , nos Asiati-
ques répondent qu'il y a de la bassesse aux hommes de re-
noncer à Tempire que la nature leur a donné sur les femmes.
Si on leur dit que le grand nombre deâ femmes enfermées est em-
barrassant, ils répondentquedix femmes qui obéissent embar-
rassent moins qu'une qui n'obéit pas. Que s'ils objectent à leur
tour que les Européens ne sauraient être heureux avec des
femmes qui ne leur sont pas fidèles , on leur répond que cette
fidélité qu'ils vantent tant n'empêche point le d^oût qui suit
toujours les passions satisfaites ; que nos femmes sont tro|> à
nous; qu'une possession si tranquille ne nous laisse rien à
désirer ni à craindre ; qu'un peu de coquetterie est un sel qui
pique et prévient la corruption. Peut-être qu'un homme plus
sage que moi serait embarrassé de décider : car, si les Asiati-
ques font fort bien de chercher des moyens propres à calmer
leurs mquiétudes , les Européens font fort bien aussi de n'^
point avoir.
Après tout , disent-ils , quand nous serions malheureux en
qualité de mariis, nous trouverions toujours moyen de nous
dédommager en qualité d'amants. Pour qu'un homme pût se
plaindre avec raison de l'infidélité de sa femme, il faudrait
qu'il n'y eût que trois personnes dans le monde; ils seront
toujours à but quand il y en aura quatre.
C'est une autre question de savoir si la loi naturelle soumet
les fenunes aux hommes. Non , me disait l'autre jour un phi-
losophe très-galant : la nature n'a jamais dicté une telle loi.
L'empire que nous avons sur elles est une véritable tyrannie ;
elles ne nous l'ont laissé prendre que parce qu'elles ont plus de
W8 LETTRES PERSANES.
douceur que nous, et par conséquent plus d'humanité et de
raison. Ces avantages, qui devaient sans doute leur donner
la supériorité si nous avions été raisonnables , la leur ont fait
perdre, parce que nous ne le sommes point.
Or , s^il est vrai que nous n'avons sur les femmes qu'un
pouvoir tyrannique, il ne Test pas moins qu'elles ont sur nous
un empire naturel , celui de la beauté, à qui rien ne résiste.
Le nôtre n'est pas de tous les pays ; mais celui de la beauté
est universel. Pourquoi aurion&-nous donc un privilège.' Est-
ce parce que nous sommes les plus forts ? Mais c'est une
véritable injustice. Nous employons toutes sortes de moyens
pour leur abattre le courage. Les forces seraient égales , si
l'éducation l'était aussi. Éprouvons-les dans les talents que
l'éduesition n'a point affaiblis , et nous verrons si nous sommes
si forts.
Il faut l'avouer, quoique cela choque nos mœurs : chez les
peuples les plus polis les femmes ont toujours eu de l'autorité
sur leurs maris ; elle fut établie par une loi chez les Égyptiens
en l'honneur d'Isis, et chez les Babyloniens en l'honneur de
Sémiramis. On disait des Romains qu'ils commandaient à
toutes les nations, mais qu'ils obéissaient à leurs femmes.
Je ne parle point des Sauromates, qui étaient véritablement
dans la servitude de ce sexe ; ils étaient trop barbares pour
que leur exemple puisse être cité.
Tu verras, mon cbeï Ibben, que j'ai fnis le goût de ce
pays-ci, où l'on aime à soutenir des opinions extraordinaires
et à réduire tout en paradoxe. Le prophète a décidé la ques-
tion, e(a réglé les droits de l'un et de l'autre sexe. Les femmes,
dit-U, doivent honorer leurs maris : leurs maris les doivent
honorer; mais Us ont l'avantage d'un degré sur elles.
A Paris, le 36 de la lune de Nemmadi 2, I7I3.
LETfRES PERSANES. 299
XXXIX. H AGI « IBBI AU JUIF BEN JOSUÉ,
PROSÉLYTE M AflOMÉTAM.
A Smyine.
Il me semble , Ben Josaé, qu'il y a toujours des signes
éclatants qui préparent à la naissance des hommes extraordi-
naires ; comme si la nature souffirait une espèce de crise , et
que la puissance céleste ne produisît qu'avec efifort.
Il n'y a rien de si merveilleux que la naissance de Mahomet.
Dieu « qui par les décrets de sa providence avait résolu dès le
commencement d'oivoyer aux hommes ce grand prophète
pour enchaîner Satan , créa une lumière deux mille ans avant
Adam , qui , passant d*élu en élu, d'ancêtre en ancêtre de Ma-
homet, parvint enfin jasques à lui comme un témoignage
authentique qu'il était descendu des patriarches.
Ce fut aussi à cause de ce même prophète que Dieu ne voulut
pas qu'aucun enfant fût conçu que la nature de la femme ne
cessât d'être immonde, et que le membre viril ne fût livré à la
circoncision.
Il vint au monde circoncis, et la joie parut sur son visage
dès sa naissance -, la terre trembla trois fois , comme si elle eût
enfamté elle-même; toutes le6 idoles se prosternèrent; les
trônes des rois furent reversés ; Lucifer fut jeté au fond de la
mer; et cène fut qu'après avoir nagé pendant quarante jours
qu'il sortit de l'abîme , et s'enfuit sur le mont Cabès, d'où ,
avec une voix terrible , il appela les anges.
Cette nuit , Dieu posa un terme entre l'homme et la femme,
qu'aucun d'eux lie put passer. L'art des magiciens et nécro-
mants se trouva sans vertu . On entendit une voix du del qui
disait ces paroles : J'ai envoyé au monde mon ami fidèle.
Selon le témoignage d'I^n Aben , historien arabe , les g^-
nérations des oiseaux , des nuées , des vents , et tous les esca
(irons des anges , se réunirent pour élever cet enfEint , et se dis
putèrent cet avantage. Les oiseaux disaient dans leurs gazouil
lements qu'il était plus commode qu'ils relevassent, parce
> HagI €St an homme (|ui a faU le pèlerinage de la Mecque.
300 . LETTRES PERSANES.
qu'ils poQVQient plus facilement rassembler plusieurs fruits
de divers lieux. Les vents murmuraient , et disaient : Cest
plutôt à nous, parce que nous pouvons lui apporter de tous
les endroits les odeurs les plus agréables. Non , non, disaient
les nuées , non; c'est à nos soins qu*il sera confié , parée que
nous lui ferons part à tous les instantsdela Craidieur des eaux.
Là-dessus les anges indignés s'écriaient : Que nous reâtera*t41
donc à faire? Mais une voix du ciel fut entendue, qui termina
toutes les disputes : Une sera point ôté d'entre les mains des
mortels , parce que heureuses les mamelles qui l'allaiteront ,
et les mains qui le toucheront, et la mmson qii^il habitera ,
et le lit où il reposera !
Après tant de témoignages si éclatants, mon cher Josué, il
faut avoir un cœur de fer pour ne pas croire sa sainte loi. Que
pouvait faire davantage le del pour autoriser sa mission divine,
à moins que de renverser la nature, «t de faire périr les hommes
mêmes qu'il voulait convaincre ?
A Pains , le ^ de la lune de Rhégeb , I7I3.
XL. USBEK A IBBEN.
A Smyrne.
Dès qu'un grand est mort, on s'assemble dans une mos-
quée, et l'on fait son oraison funèbre, qui est un discours à
sa louange , avec lequel on serait bien embarrassé de décider
au juste du mérite du défunt.
Je voudrais bannir les pompes funèbres. 11 faut pleurer les
hommes à leur naissance, et non pas à leur mort. A quoi
servent les cérémonies et tout l'attirail lugubre qu'on fait pa-
raître à un mourant dans ses derniers mpmettts ,. les larmes
même de sa famille , et la douleur de ses amis , qu'à lui exagé-
rer la perte qu'il va faire?
Nous sommes si aveugles , que nous ne savons quand nous
devons nous afOiger ou nous réjouir : nous n'avons presque
Jamais que de fausses tristesses ou de fotusses joies. '
Quand ie vois lel^ogol , qui toutes les années va sottement
LETTRES PERSANES. 301
se mettre dans une balance et se ùâre peser comme un bœuf,
quand je vois les peuples se réjouir de ce que ce prince est de-
venu plus matériel , c'est-à-dire moins capable de les gou-
verner, j*ai pitié, Ibben, de Textravagance humaine.
De Paris , le 20 de la lane de Rhégeb , I7i3.
XLÎ. LE PREMIER EUNUQUE NOIR A USBEK.
Ismaêl , un de tes eunuques noirs , vient de mourir , magni-
fique s^gneur ; et je ne puis m'empécher de le remplacer.
Gomme les eunuques sont extrêmement rares à présent , j'avais
pensé de me servir d'un esclave noir que tu as à la campagne ;
mais je n'ai pu jusqu'ici le porter à souffîrir qu'on le consacrât
à cet emploi. Comme je vois qu'au bout du compte c'est son
avantage , Je voulus l'autre jour user à son égard d'un peu de
rigueur ; et , de concert avec l'intendant de tes jardins , j'ordon-
nai que, malgré lui, on le mît en état de te rendre les ser-
vices qui flattent le plus ton cœur , et de vivre comme moi
dans ces redoutables lieux qu'il n'ose pas même regarder : mais
il se mit à hurler comme si on avait voulu l'écovcher , et fit tant
qu'il édiappa de nos mains , et évita le fatal couteau. Je viens
d'apprend^ qu'il veut t'écrire pour te demander grâce, sou-^
tenant que je n'ai conçu ce dessein que par un désir insatiable
de vengeance sur certaines railleries piquantes qu'il dit avoir
fiiites de moi. Cependant je te jure par les cent mille pro-
phètes que je n'ai agi que pour le bien de ton service , la seule
' chose qui me soit chère , et hors laquelle je ne regarde rien.
Je me prosterne à tes pieds.
Du sérail de Fatmé, Je 7 de la lane de Mahanram 171).
XLll. PHARAN A USBEK, SON SOUVERAIN
SEIGNEUR.
Si tu étais ici, magnifique seigneur, je paraîtrais à ta vue
tout couvert de papier blanc -, et il n'y en aurait pas assez en-
30a LETTRES PERSANES.
Qore pour écrire toutes les insultes que ton premier eunuque
noir , le plus méchant de tous les hommes « m'a faites depuis
ton départ.
Sous prétexte de quelques railleries qu'il prétend que j'ai
faites sur le malheur de sa condition , il exerce sur ma tête une
vengeance inépuisable ; il a animé contre moi le crud intendant
de tes jardins , qui depuis ton départ m'oblige à des travaux
insurmontables , dans lesquels j'ai pensé mille fois laisser la
vie sans perdre un moment l'ardeur de te servir. Combien de
fois ai-je dit enmoi*méme : J'ai un maître rempli de douceur,
et je suis le plus malheureux esclave qui soit sur la terre !
Je te l'avoue, magnifique seigneur^ je ne me croyais pas
destiné à de plus grandes misères : mais ce .traître d'eunuque
a voulu mettre le comble à sa méchanceté. Il y a quelques
jours que , de son autorité privée, il me destina à la garde de
tes femmes sacrées, c'est-à-dire à une exécution qui serait
pour moi mille fois plus cmelle<[ue la mort. Geux^qui en nais-
sant ont eu le malheur de recevoir de leurs cruels parents un
traitem^it pareil , se consolent peut-être sur ce qu'ils n'ont
jamais connu d'autre état que le leur; mais qu'on me fasse
descendre de l'humanité et qu'on m'en prive , je mourrais de
douleur si je ne mourais pas de cette barbarie.
J'embrasse tes pieds , sublime seigneur , dans une humilité
profonde. Fais en sorte que je sente les effets de cette vertu
si respectée, et qu'il ne soit pas dit que par ton ordre il y ait
sur la terre un malheiureux de plus.
Des JaidlDS de Fatmé, te 7 de la lune de Maharram, I7I3.
XLIII. USBEK. A PHARAN.
Aux jardins de Fatmé .
Recevez la joie dans votre coeur , et reconnaissez ces sacrés
caractères; faites-les baiser au grand eunuque et à l'intendant
de mes jardins. Je leur défends de mettre la main sur vous
jusqu'àmon retour ;dites-leurd'acl)eterreunuque qui manqu^
LETTRES PERSANES» 303
Acquittez-vous de yotte devoir comme si vous m'aviez toujours
devant les yeux ; car sachez que plus mes bontés sont grandes,
plus vous serez puni si vous en abusez.
De Parte , le 25 de la lane de Rhégeb , I7i3.
XLIV. USBEK A RHÉDL
A Venise.
Il y a en France trois sortes d'états : FÉglise , Tépée et la
robe. Chacun a un mépris souverain pour les deux autres : tel,
par exemple , que l'on devrait mépriser parce qu'il est un sot,
ne l'est souvent que parce qu'il est homm6 de robe.
Il n'y a pas jusqu'aux plus vils artisans qui ne disputent sur
l'excellence de l'art qu'ils ont choisi ; chacun ^'élève au-dessus
de celui qui est d'une profession différente , à proportion de
ridée qu'il s'est faite de la supériorité de la sienne.
Les hommes ressemblent tous, plus ou moins , à cette fem-
me de la province d'Érivan qui, ayant reçu quelque grâce d*un
de nos monarques , lui souhaita mille fois , dans les bénédic •
tions qu'elle lui donna, que le ciel le fît gouverneur d'Érivan.
J'ai lu, dans une relation, qu'un vaisseau français ayant
relâché à la côte de Guinée, quelques hommes de l'équipage
voulurent aller à terre acheter quelques moutons. On les mena
au roi , qui rendait la justice à ses sujets sous un ari)re. Il était
sur son trône, c'est-à-dire sur un morceau de bois, aussi fier
que s'il eux été assis sur celui du grand Mogol ; il avait trois
ou quatre gardes avec des piques de bois ; un parasol en forme
de dais le couvrait de Tardeur du soleil; tous ses ornements
et ceux de la reme sa femme consistaient en leur peau noire et
quelques bagues. Ce prince, plus vain encore que misérable,
demanda à ces étrangers si l'on parlait beaucoup de lui en
France. Il croyait que son nom devait être porté d'un pôle à
l'autre; et, à la différence de ce conquérant de qui on a dit
qu'il avait fait taire toute la terre , il croyait , lui , qu'il devait
foife parler tout l'univers.
304 LETTRES PERSANES.
Qoand le kan de Tartane a dîné, un héraut crie que tous
les princes de la terre peuvent aller dîner, si i>ou leur semblé ;
et ce barbare, qui ne mange que du lait, qui n'a pas de maison,
qui ne vit que de l)rigandages , regarde tous les rois du monde
comme ses esclaves , et les insulte régulièrement deux fois par
jour.
De Paris, le 28 de la hine de Rhégeb, I7i3.
XLV. RIGA A USBEK.
Hier matin, comme j'étais au lit, j'entendis frapper rude-
ment à ma porte, qui fut soudain ouverte ou enfoncée par un
homme avec qui j'avais lié quelque société , et qui me parut
tout hors de lui-même.
Son habillement était beaucoup plus que modeste , sa per-
ruque de travers n'avait pas même été pëgnée ; il n'avait pas
eu le temps de faire recoudre son pourpoint noir, et il avait
renoncé, pour ce jour-là , aux sages précautions avec lesquel-
les il avait coutume de déguiser le délabrement de son équi-
page.
Levez-vous , me dit-il ; j'ai besoin de vous tout aujour-
d'hui; j'ai mille emplettes à faire , et je serai bien aise que ce
soit avec vous : il faut premièrement que nous allions à la
rue Saint-Honoré parler à un notaire qui est chargé de vendre
une terre de cinq cent mille livres ; je veux qu'il m'en donne-
la préférence. En venant ici , je me suis arrêté un moment au
faidjourg Saint-Germain , où j'ai loué un hôtel deux mille
écus, et j'espère passer le contrat aujourd'hui.
Dès que je fus habillé, ou peu s'en fallait, mou homme
me fit précipitamment descendre : Commençons par aller
acheter un carrosse , et établissons d'abord l'équipage. En ef-
fet , nous achetâmes non-seulement un carrosse , mais encore
pour cent mille francs de marchaiïdises, en moins d'une heure ;
tout cela se fit promptement , parce que mon homme ne ma^
LETTRES PEBSAHES. aoS
cbanda rien , et ne compta jamais : anan ne dq^aç»-t-fl pas.
Je révais sur tout ceci; et quacd feiaminais eei homme, je
trouvais en lui one eomplieation singulière de ridiesses cl de
IKinvreté : de manière que je ne savais qne croire. Biais
je rompis le silence, et , le tirant à quartier, je loi dis :
sieur, qui est-ce qui payera toutcdaPHn, me ditpfl; venez
dans ma diamlne ; je vous montrerai des tréson inmicnses, et
des ridiesses enviées des plus grands monarques; mais dks
ne le seront pas de vous , qui les partagerez toojoan avec moi.
Je le suis. Nous grimpons à son ânqmème étage, ctparone
échelle nous nous guindonsà unsinème, qoiétaitno calnel
ouvert aux quatre vents, dans lequel il n*y avait que deos on
trois douzaines de bassins de terre remplis de diiascs 11-
queurs. Je me suis levé de grand matin, me dit^l, et j'ai fnt
d'abord ce que je faàs depuis vingt-cinq ans, qui est d'aller vi*
siter mon oeuvre : j'ai vu que le grand joor était venn qoide
vait me rendre plus riche qu'homme qui soit sur la terre
Voyez-YDus cette liqueur vormeille? elle a à présent tontes
les qualités que les philosophes demandait pour £nre la trans-
mutation des métaux. J'en ai tiré ees grains qne voos voyez,
qui sont de vrai or par la cooleor, quoiqu'on pen împarÊHis
par leur pesanteur. Ce secret, qne Nicolas Flanid Immi,
mais que Raimond Lulle et un million d'antres cherehè-
rent toujours, est venu jusques à moi, et je me trouve au-
jourd'hui un heureux adepte. Fasse le ciel que je ne me serve
de tant de trésors qu'il m'a communiqués, que pour sa gloire !
Je sortis, et je descendis, ou plutôt je me piédpitai par cet
escalier, transporté de colère, et lainai cet hofnme n riche
dans son hdpital. Adieu , mon cher Usbek. J'irai te voir de«
main, et, si tu veux, nous reviendrons ensemUe à Puiê.
k Paris , le dernier de la loue de Rhé^eb , 1719.
M.
MA LETTRES l^EBSARES.
XLVI. USBEK A KHÉDI.
A Venifle.
Je vois ici des gens qui dispalent sans fin sur la reUgiou,
mais il semble qu'ils coaibatteut en même temps à qui r<^)ser-
vera le moins.
Non-seulement ils ne sont pas meilleurs chrétiens , mais
même meilleurs citoyens ; et cfest œ qui me touche : car,
dans quelque religion qu'on vive , r(d)servation des lois , Fa-
mour pour les hommes , la piété envers les parents , sont tou-
jours les premiers actes de religion.
En effet , le premier objet d'un homme religieux ne doit-il
pas être de plaire à la divinité qui a établi la religion qu'il
professe? Mads le moyen le plus sûr pour y parvenir est sans
doute d'observer les règles de la société et les devoirs de l'hu-
manité. Car, en quelque religion qu'on vive, dès qu'on en sup-
pose une, il faut bien que l'on suppose aussi que Dieu aime
les hommes, puisqu'il établit une religion pour les rendre
heureux ; que s'il aime les iiommes , on est sûr de lui plaire en
les aimant aussi , c'est-à-dire en exerçant envers eux tous les
devoirs de la charité et de l'humanité, en ne violant point
les lois sous lesquelles ils vivent.
On est bien plus sûr par là de plaire à Dieu qu'eu obser-
vant telle ou telle cérémonie; car les cérémonies n'ont point
un degré de bonté par elles-mêmes ; elles ne sont bonnes qu'a-
vec égard, et dans la supposition que Dieu les a commandées ;
mais c'est la matière d'une grande discussion : on peut facîi&-
ment s'y tromper, car il faut choisir les cérémonies d'une
religion entre celles de deux miUe.
Un homme faisait tous les jours à Dieu cette prière : Sei-
gneur, je n'entends rien dans les disputes que l'on fait sans
cesse à votre sujets je voudrais vous servir selon votre vo-
lonté; mais chaque homme que je consulte veut que je vous
serve à la sienne. Lorsque je veux vous faire ma prière, je ne
sais en quelle langue je dois vous parler. Je ne sais non plus
LETTRES PERSANES. 307
en quelle posture je dois me mettre : Tim dit que je dois vous
prier debout; l'autre veut que je sois assis; Tautre exige que
mon corps porte sur mes genoux. Ce n'est pas tout : il y en
a qui prétendent que je dois me laver tous les matins avec
de Teau froide; d'autres soutiennent que vous me regarderez
avec horreur, si je ne me fiais pas couper un petit morecau
de chair. Il m'anriva l'autre jour de maoger un lapin dans
un caravansérail : trois hommes qui étaient auprès de là me
firent trembler; ils me soutinrent tous trois que je vous avais
grièvement offensé : l'un s paroequeoetanimalétaitimmonde ;
l'autre ' , parce qu'il était étouffé ; l'autre enfin ^ , parce qu'il
n'était pas poisson. Un brachmane qui passait par là , et que
je pris pour juge, me dit: Ds ont tort, car apparemment vous
n'avez pas tué vous-même cet animal. Si fait, lui dis-je. Ah !
vous avez commis une action abominable, et que Dieu ne
vous pardonnera jamais , me dit-il d'une voix sévère : que sa-
vez-vous si l'âme de votre père n'était pas passée dans cette
béte? Toutes ces choses. Seigneur, me jettent dans un em-
barras inconcevable : je ne puis remuer la tête que je ne sois
menacé devons offenser; cependant je voudrais vous plaire,
et employer à cela la vie que je tiens de vous. Je ne sais si je
me trompe; mais je crois que le meilleur moyen pour y par-
venir est de vivre en bon citoyen dans la société où vous m'a-
vez fiait naître , et en bon père dans la fiunilleque vous m'avez
donnée.
A PariB , le b de la lune de Chalibanf I7i.3<
XLVII. ZACHI A USBEK.
A Paris.
Tai une grande nouvelle à t'apprendre : je me suis récon-
ciliée avec Zéphis; le sérail, partagé entre nous , s'est réuni.
H ne manque que toi dans ces lieux , où la paix règne : viens ,
mon cher Usbek, viens y fiairc triompher l'amour.
» Un Juif. ' Un Turc. ' Un Arménien.
308 LETTRES PERSANES.
Je donnai à Zéphis un grand festin, où ta mère, tes fem-
mes, et tes principales concubines , furent invitées; tes tan-
tes et plusieurs de tes cousines s*y trouvèrent aussi ; elles
étaient venues à cheval , couvertes du sombre nuage de leurs
voiles et de leurs habits.
Le lendemain nous partîmes pour la campagne, où nous
espérions être plus libres ; nous montâmes sur nos chameaux ,
et nous nous mîmes quatre dans diaque loge. Gomme la par-
tie avait été Êute brusquement, nous n'eûmes pas le temps
d'envoyer à la ronde annoncer le courouc ■ ; mais le premier
eunuque, toujours industrieux, prit une autre précaution :
car il joignit à la toile qui nous empéehait d*étre vues un ri-
deau si épais , que nous ne pouvions absolument voir per-
sonne.
Quand nous fûmes arrivées à cette rivière qu'il faut tra-
verser, chacune de nous se mit , selon la coutume, dans une
boîte , et se fit porter dans le bateau ; car on nous dit que la
rivière était pleine de monde. Un curieux , qui s'approcha
trop près du lieu où nous étions enfermées , reçut un coup
mortel qui lui ôta pour jamais la lumière du jour ; un autre ,
qu'on trouva se baignant tout nu sur le rivage , eut le même
sort; et tes fidèles eunuques sacrifièrent à ton honneur et au
nôtre ces deux infortunés.
Mais écoute le reste de nos aventures. Quand nous fûmes
au milieu du fleuve , un vent si impétueux s'éleva et un nuage
si afi&eux couvrit les airs ^ que nos matelots commencèrent à
désespérer. Effrayées de ce péril , nous nous évanouîmes pres-
> En Perse, lorsque les femmes de qualité sortent de leurs logis, oe
qcd n'arrive guère que de nuit, elles sont précédées et suivies de plusieurs
cavaliers qui crient courouc! courouc! c'est-à-dire que tout le monde se
retire f et que personne n^approche! Des eunuques à ctieval, armés de
long^ butons, marchent autour d'elles, et frappent ceux qui n*ont pas
tenu compte de Tavertlssement ; ce qu'ils font avec plus ou moins de
fureur, suivant la qualité de la personne qu'ils acoqmpagMnt Pour les
femmes du roi, le courouc se publie d'avance , el il y va die la vie de tout
homme qui se trouve sur leur chemin , ou à une distance qui lui permet
de les apercevoir. (P.)
LETTRES PERSANES. 309
que toutes. Je me souviens que j'entendis la voix et la dispute
de nos eunuques , d<Hit les uns disaient qu'il fallait nous aver-
tir du péril et nous tirer de notre prison ; mais leur chef sou-
tint toujours qu'il mourrait plùtdt que de souffrir que son
maître fût ainsi déshonoré, et qu'il enfoncerait un poignard
dans le sein de celui qui ferait des propositions si hardies.
Une de mes esclaves^ toute hors d'elle, courut vers moi dés-
habillée, pour me secourir; mais un eunuque noir la prit
brutalement, et la fit rentrer dans l'endroit d'où elle était
sortie. Pour lors je m'évanouis, et ne revins à moi que
lorsque le péril fut passé.
Que les voyages sont embarrassants pour les femmes !
Les hommes ne sont exposés qu'aux dangers qui mena-
cent leur vie , et nous sommes à tous les instants dans la
crainte de perdre notre vie ou notre vertu. Adieu , mon cher
Usbek. Je f adorerai toujours.
Da sérail de Fatmé , le 2 de la lutte de Khamazan , I7I3.
XLVIII. USBEK A RHÉDI.
A Venise.
Ceux qui aiment à s'instruire ne sont jamais oisifs. Quoi-
que je ne sois chargé d'aucune affaire impartante , je suis
cependant dans une occupation continuelle. Je passe ma vie
à examiner; J'écris le soir ce que j'ai remarqué , ce que j'ai
vu, ce que j'ai entendu dans la journée : tout m'intéresse,
tout m'étonne ; je suis comme un eafant dont les organes
encore tendres sont vivement frappés par les moindres ob-
jets.
Tu ne le croirais pas peut-être : nous sommes reçus
afpréablement dans toutes les compagnies et dans toutes les
sociétés. Je crois devoir beaucoup à l'esprit vif et à la gaieté
naturelle de Rica, qui fait qu'il recherche tout le monde ,
et qu'il en est égadement recherché. Notre air étranger
312 LETTRES PERSANES.
quelquefois des grimaees , et a un langage différant des au-
tres ; qui n'a pas d'esprit pour parler, mais parle pour
avoir de Tesprit ? Cest, me répondit-il , un poète, et le gro-
tesque du genre humain. Ces gens-là disent qu'ils sont nés
ce qu'ils sont ; cela est vrai , et aussi ce qu'ils seront toute
leur vie, c'est-à-dire presque toujours les plus ridicules de
tous les hommes : aussi ne les épai^e4-on point; on veise
sur eux le mépris à pleines mains. La famine a fait entrer
celui-ci dans cette maison; et il y est bien re^ du maî-
tre et de la maltresse , dont la bonté et la politesse ne se
démentent à T^ard de personne ; il fit leur épithalame lors-
qu'ils se marièrent : c'est ce qu'il a £fût de mieux en sa
vie ; car il s'est trouvé que le mariage a été aussi heureux
qu'il l'a prédit.
Vous ne le croiriez pas peut-être , ajoute^t-il, entêté comme
vous êtes des préjugés de l'Orient : il y a parmi nous des
mariages heureux , et des femmes dont la vertu est un
gardien sévère. Les gens dont nous parlons goûtent entre
eux une paix qui ne peut être troublée ; ils sont aimés et
1 estimés de tout le monde : il n'y a qu'une chose, c'est que
leur bonté naturelle leur fait recevoir chez eux toute sorte de
monde ; ce qui fadt qu'ils ont quelquefois mauvaise compagnie.
Ce n'est pas que je les désapprouve; il Êiut vivre avec les
gens tels qu'ils sont : les g^is qu'on dit être de bonne compa-
gnie ne sont souvent que ceux dont le vice est plus. rafiOné ;
et peut-être qu'il en est comme des poisons , dont les plus
subtils sont aussi les plus dangereux.
Et ce vieux homme, lui disrjo tout bas, qui a l'air si
chagrin ? je l'ai pris d'abord pour un étranger ; car outre
qu'il est habillé autrement que les autres, il censure tout
ce qui se fait en France, et n'approuve pas votre gouverne-
ment. C'est un vieux guerrier, me dit'il , qui se rond mémo-
rable à tous ses auditeurs par la longueur de ses exploits.
Il ne peut souffrir que la France ait gagné des batailles
où il ne se soit pas trouvé , ou qu'on vante un siège où
LETTRES PERSANES. 313
il n*ait pas monté à la tranehée; il se croit si néeessaire
a notre histoire , qu'il s^imagine quVUe finit où il a fini; il
regarde quelques blessures qu'il a reçues eomme la disto*
lution de la monarchie ; et , à la différence de ces philoso-
phes qui disent qu'on ne jouit que du présent , et que le
passé n'est rien, il ne jouit, au contraire, que du passé,
-et n'existe que dans les campagnes qu'il a faites ; il respire
dans les temps qui se sont écoulés , comme les héros doi-
vent vivre dans ceux qui passeront après eux. Mais pour-
quoi , dis-je , a-t-il quitté le service? Il ne l'a point qoitlé,
me répondit-il ; mais le service l'a quitté; on Fa employé
dans une petite place où il racontera le reste de ses jours :
mais il n'ira jamais plus loin : le chemin des honneurs lui
est fermé. Et pourquoi cela? lui dis-je. Nous avons une
maxime en France , me répondit-il ; c'est de n'élever jamais
les officiers dont la patience a langui dans les emplois
subalternes : nous les regardons comme des gens dont
l'esprit s'est comme rétréci dans les détails , et qui , par
une habitude des petites choses , sont devenus incapables
des plus grandes. Nous croyons qu'un homme qui n'a pas
les qualités d'un général à trente ans ne les aura jamais;
que celui qui n'a pas ce coup d'œil qui montre tout d'un
coup un terrain des plusieurs lieues dans toutes ses situa-
tions différentes , cette présence d'esprit qui. fait que dans
une victoire on se sert de tous ses avantages , et dans up
échec de toutes ses ressources , n'acquerra jamais ces talents •
c'est pour cela que nous avons des emplois brillants pour
ces hommes grands et sublimes que le ciel a partagés non*
seulement d'un cœur, mais aussi d'un génie héroïque, et des
emplois subalternes pour ceux dont les talents le sont
aussi. De ce nombre sont ces gens qui ont vieilii dans
une guerre obscure : ils ne réussissent tout au plus qu'à
faire ce qu'ils ont fait toute leur vie , et il ne faut point com-
mencer à les charger dans le temps qu'ils s'affoiblissent.
Un moment après , la curiosité me reprit, et je lui dis :
«7,
■•«^■■^^
ftmi faite de qoestîoos, si vovs tou-
. Qui cttce grand jeune homme
iTeipiît et tant «Pimpatmeiice ?
^■Hp^ie ^ns haut qveks anties, et se sak
#^be an monde? Cest nn homme à bonnes
w wégeodôÊrû» A ees mois, des gens cnlfèicnt ,
au g lkent , on se leva, qoelqu^on vint parier à mon
, et je lestai aussi peu inetniit qu'auparavant,
on moment après, je ne sais par quel hasard ce
homme se trouva aa^Nfès de moi; et, m*adreasant la
parole : Il Eût beau; voodiiez-vous , monsieur, £ûie un
tour dans le parterre? Je lui rendis le |dus chnlemoit
qn^il me fut possible, et nous s^tlm» ensemMe. Je suis
venu à la eampagpe, me dit-il, pour lEaire plaisir à la
matoesse de la maison, avec laquelle je ne suis pas mal.
11 y a bien eertaine femme dans le monde qui pestera un
peu, mais 4^y ûiire? Je vois les plus jolies femmes de
Paris; mais je ne me fixe pas à une , et je leur en donne
bien à garder : ear, entre tous et moi, je ne vaux pas
grand'chose. — Apparemment , monsieur, lui dis-je , que
vous avez quelque chaire ou quelque emploi qui vous em-
pêche d'être plus assidu auprès d'dles. — Mon , monsieur :
je n'ai d'autre emploi que de faire enrager un mari , ou
désespérer un père ; j'aime à alarmer une femme qui
croit me tenir, et la mettre à deux doigts de sa perte.
Nous sommes quelques jeunes gens qui partageons ainsi
tout Paris , et l'intéressons à nos moindres démarches. —
A ce que je comprends, lui dis-je, vous faites plus de
bruit que le guerrier le plus valeureux , et vous êtes plus
considéré qu'un grave magistrat. Si vous étiez en Perse ,
vous ne jouiriez pas de tous ces avantages : vous deviendriez
plus propre à garder nos dames qu'à leur plaire. Le feu me
monta au visage; et je crois que, pour peu que j'eusse
parlé, je n'aurais pu* m'empécher de le brusquer.
Que di$«tu d'un pays où l'on tolère de pareilles gens, et où
LETTRES PER&â3IES. 315
Ton laisse vivie im hoiQiiie qm Eut ira td inélier? oo riiiid
latiahiso]i,lerapt,]a porfidie et rinjastke eondûent à la
considération? où Ton estime mi hoinme pam qirïl 6leme
fille à son père, une femme à son mari, et troaUe les socié-
tés les plus doœes et les pins saintes? Heoieax les cafimls
d'Hali , qui défendent leurs femUles de Foppnrfiie et de la
séduction! La lumière du jour n'est pas irfos pore que le fen
qui brûle dans le cœur de nos femmes; nos filles ne pensent
qa*en tremMant au jour qui doit les pmer de cette Tcrtn
qui les rend semblables aux anges et aux puissances incor-
porelles. Terre natale et diérie, sur qui le soleil jette ses
premiers r^ards, tu n^es point souillée parles crimes honfbles
qui obligent cet astre à se cacher dès qif il parait dans le nmr
Occident!
A Paris, le sdelalonedeBahmafan, 1713.
XLIX. RICA A USBER.
Étant l'autre jour dans ma chambre, je ris entrer un der-
vis extraordinairement habillé. Sa barbe descendait jusqu'à
sa ceinture de corde; il avait les pieds nus; son habit était
gris , grossier , et en quelques endroits pointu. liC tout me
parut si bizarre, que ma première idée fut d'envoyer chercher
un peintre pour en faire une fantaisie.
Il mo fit d*abord un grand compliment, dans lequel il m*ap-
prit qu'il était homme de mérite, et de plus capucin. On
m'a dit, ajouta-t-il, monsieur, que vous retournez bientôt
à la cour de Perse , où vous tenez un rang distingué. Je
viois vous demander inrotection , et i^ous prier de nous obte-
nir du roi une petite habitation auprès de Casbin pour deux
ou trois religieux. Mon père, lui dis-je, vous voulez donc
aller en Perse? Moi, monsieur! me dit-il ; je m'en donnerai
bien de garde. Je suis ici provindal , et je ne troquerais pas
ma condition contre celle de tous les capucins do monde.
3i6 LETTRES PERSANES.
hi que diaUe nae demande2-vdus doDc? (Test, me vépan-
dit-^t que si nous avions cet hospice, nos pères dltalie y
euverraieot deux ou trois de leurs religieux. Vousks csn-
naissez apparemment, ces religieux? Non, monsiear, je
ne les cramais pas. £h morbleu! que vous importe donc
qu^ils aillent en Perse ? Cest un beau projet de faire respirer
l'air de Casbin h deux capudns! cela sera très-utile et à YJm.-
rope et à T Asie ! il est fort nécessaire d*intéresser là-dedans
des monarques ! voilà ce qui s*appelle de belles colonies !
Allez; vous et vos semblables n*étes point faits pour être
transplantés , et vous ferez bien de continuer à ramper djou
les endroits où vous vous êtes engendrés.
A Paris , le 15 de la lane de Rahmazan , I7i3.
L. RICA A ***.
Tel vu des gens chez qui la vertu était si naturelle, qu'elle
ne se faisait pas même sentir; ils s*attachaient à leur devoir
sans s'y plier , et s'y portaient comme par instinct : bien loin
de relever par leurs discours leurs rares qualités , il semblait
qu'elles n'avaient pas percé jusqu'à eux. Voilà les gens que
j'aime ; non pas ces gens vertueux qui semblent être étonnes de
l'être, et qui regardent une bonne action comme un prodige
dont le récit doit surprendre.
Si la modestie est une vertu nécessaire à ceux à qui le ciel
a donné de grands talents , que peut-on dire de ces insectes
qui osent faire paraître un orgueil qui déshonorerait les plus
grands hommes ?
Je vois de tous côtés des gens qui parlent sans cesse d'eux-
mêmes; leurs conversations sont un miroir qui présente
toujours leur impertinente figure; ils vous parleront des
moindres choses qui leur sont arrivées , et ils veulent que
l'intérêt qu'ils y prennent les grossisse à vos yeux; ils ont
tout fait , tout vu , tout dit , tout pensé ; ils sont un modèle
universel , un sujet de comparaison inépuisable , une source
LETTRES PERSANES. 317
cfaYemples qui ne tarit jamais. Oh ! que la louange est iade
lorsqu'elle réflécliit vers le lieu d'où eUe parti
U y a quelques jours qu'un homme de œ candère nous
accabla pendant d^ux heures de lui , de son mérite et de srs
talents ; mais , comme il n'j a point de moaTement perpétuel
dansle monde, il cessa de parier. La conversation nous revint
donc , et nous la prîmes.
Un homme qui paraissait assez chagrin commença par se
plaindre de Tennui répandu dans les convttsalioas. Qooi !
toujours des sots qui se peignait eux-mêmes, et qui ramèneot
tout à eux? Vous avez raison , reprit brusquement notre
discoureur; il n'y a qu'à Êûre comme moi : je ne me loue
jamais; j'ai du bien , de la naissance, jeùts de la dépense,
mes amis disent que j'ai quelque esprit; mais je ne parle
jamais de tout cela : si j'ai quelques bonnes quaUlés, eelle
dont je fais le plus de cas , c'est ma modestie.
J'admirais cet impertinent; et, pendant qu'il parlait tont
haut , je disais tout bas : Heureux celui qui a assez de vanité
pour ne dire jamais de bien de lui , qui craint ceux qui réeou-
tent) et ne compromet point son mérite avec roigoeil des
autres!
A Pari* , le 90 de la lane de Màbmaum, I7ia.
U. NARGUM, ENVOYÉ DE PERIME EN MOSCOVIE,
A USBEK.
A Pari»!
On m'a écrit d'ispahan que tu avais quitté la Per^e, H
que tu étais actuellement à Paris. Pourquoi taut-il que j*;i| «
prenne de tes nouvelles par d'autres que par toi ?
Les ordres du roi des rois me letiennent depuis einq att»
dans ce pays- ci, où j'ai terminé plusieurs négodatiooj» im*
portantes.
Tu sais que le czar est le seul des princes cltrétiftis dont
ri.
31S LETTRES PERSANES.
les intérêts soient mêlés avec ceujL de la Perse , parce qu'il
est euueini des Tares comme nous.
Son empire est plus grand que le nôtre : car on compte
deux mille lieues depuis Moscou jusqu'à la dernière place
de ses États du côté de la Chine.
Il est le maître absolu de la vie et de» biens de ses sujets ,
qui sont tous esclaves, à la réserve de quatre familles. Le
lieutenant des prophètes , le roi des rois, qui a le del pour
marchepied , ne fait pas un exercice plus redoutable de sa
puissance.
A voir le climat af&eux de la Mosoovie, on ne croirait
jamais que ce fût une peine d'en être exilé : cependant , dès
qu'un grand est disgracié , on le relègue en Sibérie..
Gomme la loi de notre prophète nous défend de boire du
vin, celle du prince le défend aux Moscovites.
Us ont une manière de recevoir leurs hôtes qui n'est point
du tout persane. Dès qu'un étranger «itre dans une maison,
le mari lui présente sa femme; l'étranger la baise, et cela
passe pour une politesse faite au mari.
Quoique les pères, au contrat de mariage de leurs filles,
stipulent ordinairement que le mari ne les fouettera pas,
cependant on ne saurait croire coi&bien les femmes moscovi-
tes aiment à être battues ; elles ne peuvent comprendre qu'el^
les possèdent le cœur de leur mari , s'il ne les bat comme il
faut. Une conduite opposée, de sa part, est une marque d'in-
différence impardonnable. Voici une lettre qu'une d'elles
écrivit dernièrement à sa mère :
« Ma chbhe mehe,
« Je suis la plus malheureuse femme du monde ; il n'y a
« rien que je n'aie fait pour me faire aimer de mon mari, et
«je n'ai jamais pu y réussir. Hier, j'avais mille affaires
« dans la maison; je sortis, et je demeurai tout le jour dehors :
« je crus , à mon retour , qu'il me battrait bien fort ; mais il
• ne me dit pas un seul mot. Ma sœur est bien autrement
^ETTBES PEBSANES. 319
A traitée : sob mari la roue de eoops tous les jours; ^e ne
<i peut pas regarder un bomine, qu'il ne Fassomme soudain :
« ils s'aiment beaucoup aussi , et ils méat de la meilleure
« intelligence du monde.
« Cest ce qui la rend si fière; mais je ne loi donnerai pas
« longtemps sujet de me mépriser. Tai résolu de me faire ai •
« mer de mon mari, à quelque prix que ce soit : je le ferai si
« bien enrager, qu'il faudra bien qu^il me donne des marques
« d^amitié. 11 ne sera pasditqueje ne serai pas battue, et que
« je vivrai dans la maison sans que Ton peme à moi. La
« moindre chiquenaude qu'il me donnera , je oierai de toute
a ma force , afin qu'on s'imagine qu'il y va tout de bon ; et
« je crois que si quelque voisin venait au secours , je i'étran*
« gierais. Je vous supplie , ma chère mère , de vouloir bien re*
« présenter à mon mari qu'il me traite d'une manière iudi'
n gne. Mon père, qui est un si honnête homme, n'agissait
« pasdeméme;etilme6ouvientf lorsque j'étais petite illle,
a qu'il me semblait quelquefois qu*il vous aimait trop. Je
ti vous embrasse, ma chère mère. »
Les Moscovites ne peuvent point sortir de l'empire^ quand
ce serait pour voyager. Ainsi , s^rés des autres nations par
les lois du pays, ils ont conservé leurs anciennes coutumes
avec d'autant plus d'attachement qu'ils ne croyaient pas qu*il
fût possible qu'on en pût avoir d'autres.
Mais le prince qui règne à présent a voulu tout dmnger ; il
a eu de grands démêlés avec eux au sujet de leur barbe ' : Us
clergé et les moines n'ont pas moins combattu ^n faveur de leur
ignorance.
Il s'attache à £adre fleurir les arts , et ne néglige rien pour
porter dans l'Europe et l'Asie la gloure de sa nation , oubliée
jusqu'ici , et presque uniquement connue d'elle-même .
Inquiet et sans cesse agité, il erre dans ses vastes fCtats,
laissant partout des marques de sa sévérité naturelle.
Il les quitte comme s'ils ne pouvaient le «soutenir, et va
» Voyex V Esprit des lois, llv. XIX, chap. %iv. (P.)
.^30 LETTRES PERSANES.
chercher dans l'Europe d^autres iMt>vmces e* de nouveaux
royaumes.
. Je t'embrasse , mon cher Usbek. Donne-nioi de tes nou-
velles , je te conjure.
De Mosooa, le 2 de la lane de Chai val , ni 3.
LU. RICA A USBEK.
A'**.
.rétais l'autre jour dans une société où je me divertis assez
bien. Il y avait là des femmes de tous les âges : une de quatre-
vingts ans, une de soixante , une de quarante, laquelle avait
une nièce qui pouvait en avoir vingt ou vingt-deux. Un certaifl
instinct me fît approcher de cette dernière, et elle me dit à
Toreille : Que dites-vous de ma tante, qui à son âge veut avoir des
amants , et fait encore la jolie ? Elle a tort , lui dis-je : c'est un
dessein qui ne convient qu'à vous. Un moment après , je me
trouvai auprès de sa tante , qui me dit : Que dites-vous de
cette femme, qui a pour le moins soixante ans , qui a passé au-
jourd'hui plus d'une heure à sa toilette.' C'est du temp»
perdu, lui dis-je ; et il faut avoir vos charmes pour devoir y
songer. J'allai à cette malheureuse femme de soixante ans ,
et la plaignais dans mon âme , lorsqu'elle me dit à l'oreille :
Y a-t-il rien de si ridicule? voyez cette femme qui a quatre-
vingts ans , et qui met des rubans couleur de feu ; elle veut
faire la jeune, et elle y réussit : car cela approche de l'enfance.
Ah ! bon Dieu , dis-je en moi-même, ne sentii^ns-nous jamais
que le ridicule des autres ? Cest peut-être un bonheur, disais-
je ensuite , que nous tirouvions de la consolation dans les fai-
blesses d'autrui. Cependant j'étais en train de me divertir, et
je dis : Nous avons assez monté , descendons à présent , et
commençons par la vieille qui est au sommet. Madame , vous
vous ressemblez si fort , cette dame à qui je viens de parler et
vous , qu'il semble que vous soyez deux sœurs ; et je ne crois
pas que vous soyez plus âgées l'une que l'autre. Eh ! vraiment ,
LETTRES PERSANES. 3!»f
monsieur, me dit-elle, lorsque Tune mourra, Tautre devra
avoir grand^peur : je ae crois pas qu*il y ait d'elle à moi deux
jour^dedififérence. Quand je tins cette femme décrépite , j'allai
à celle de soixante ans : Il faut, madame , que vous décidiez
un pari que j'ai Eut ; j'ai gagé que cette dame et vous (lui mon-
trant la femme de quarante ans) étiez de même âge. Ma foi ,
dit-elle, je ne crois pas qu'il y ait six mois de différence. Bon ,
m'y voilà : continuons. Je descendis encore, et j'allai à la
femme de quarante ans : Madame, faites-moi la grâce de me
dire si c'est pour rire que vous appelez cette demoiselle , qui
est à l'autre table , votre nièce. Vous êtes aussi jeune qu'elle :
elle a méroequelque chose dans le visage de passé que vous n'a-
vez certainement pas ; et ces couleurs vives qui paraissent sur
votre teint... Attendez, me dit-elle : je suis sa tante, mais sa
mère avait pour le moins vingt-cinq ans plus que moi; nous
n'étions pas de même Ht : j'ai ouï dire à feu ma sœur que sa
fille et moi naquîmes la même année. Je le disais bien , ma-
dame, et je n'avais pas tort d'être éUmné.
Mon cher Usbek , les femmes qui se sentent finir d'avance
par la perte de leurs agréments voudraient reculer vers la jeu-
nesse. £h ! comment no chercheraient-elles pas à tromper les
autres? elles font tous leurs efforts pour se tromper elles-mê-
mes, et se dérober à la plus affligeante de toutes les idées.
k Paris, le 3 de la lane de Chalval , I7i3.
Lin. ZËLIS A USBKK.
A Paris.
Jamais passion n'a été plus forte et plus vive que celle de
Cosrou, eunuque blanc, pour mon esclave Zélide ; il la de-
mande en mariage avec tant de fureur, que je ne puis la lui
refuser. Et pourquoi ferais-je de la résistance lorsque sa mère
n'en fait pas , et que Zélide elle-même parait satisfaite de l'idée
de ce mariage imposteur, et de l'ombre vaine qu'on lui pré-
sente?
Que veut-elle ùir^ de cet infortuné , qui n*aura d*.un mari
322 LETTRES PERSANES.
que la jalousie; qui ne sortira de sa froideur que pour entrer
4Jans un désespoir inutile; qui se rappellera toujours la mé-
moire de oe qu'il a été , pour la faire souvenir de ce quMl n'est
plus; qui , toujours prêt à se donner, et ne se donnant jamais,
se trompera , la trompera sans cesse , et lui fera essuyer à cha-
que instant tous les malheurs de sa condition ?
Hé quoi! être toujours dans les images et dans les fmto-
mes! ne vivre que pour imaginer! se trouver toujours auprès
des plaisirs, et jamais dansiez plaisirs! languissante dans les
bras d'un malheureux ; au lieu de répondre à ses soupirs , ne
répondre qu'à ses regrets !
Quel mépris ne doit-on pas avoir pour on homme de cette
espèce, £ait uniquement pour garder, et jamais pour possé-
der ! Je cherche l'amour, et je ne le vois pas.
Je te parle librement, parce que tu aimes ma naïveté, et
que tu préfères mon air libre et ma sensibilité pour les (daisirs
a la pudeur feinte de mes compagnes.
Je t'ai ouï dire mille fois que les eunuques goûtent avec les
femmes une sorte de volupté qui nous est inconnue ; que la
nature se dédommage de ses pertes ; qu'elle a des ressources qui
réparent le désavanta^de leur condition; qu'on peut bien
cesser d'être homme , mais non pas d'être sensible ; et que,
dans cet état, on est comme dans un troisième sens, où Ton
ne fait pour ainsi dire que changer de plaisirs.
2S cda était, jetrouverais Zélide moins à plaindre. Cest quel-
que chose de vivre avec des gens moins malheureux.
Donne-moi tes ordres llndessus, et Êds-moi savoir si tu
veux que le mariage s'accomplisse dams le sérail. Adieu.
Dq sérail dlspahan , le 5 de la lune de Chalyal , I7I3.
LIV. RICA A USBEK.
rétais œ matin dans ma chambre , laquelle , comme tu
sais , n'est séparée des autres que par une cloison fort mince «
^ percée ea plusieurs endroits ; de manière qu'on entend tout
LETTRES PERSANES. 323
ee qui se dit dans la chambre voisine. Un homme , qui se pro-
menait à grands pas , disait à un autre : Je ne sais ce que
c'est, mais tout se tourne contre moi; il y a plus de trois
jours que je n'ai rien dit qui m'ait fait honneur ; et je me suis
trouvé confondu péle-méle dans toutes les conversations,
sans qu'on ait fait la moindre attention à moi et qu'on m'ait
deux fois adressé la parole. Pavais préparé quelques saillies
pour relever mon discours , jamais on n'a voulu souffrir que
je les fisse venir. J'avais un conte fort joli à faire ; mais à
mesure que j'ai voulu l'approcher, on l'a esquivé comme si on
l'avait fait exprès. J'ai quelques bons mots qui depuis quatre
jours vieillissent dans ma tête , sans que j'en aie pu faire le
moindre usage. Si cda continue, je crois qu'à la un je serai
un sot ; il semble que ce soit mon étoile , et que je ne puisse
m'en dispenser. Hier, j'avais espéré de briller avec trois ou
quatre vieilles femmes qui certainement ne m'imposent point,
et je devais dire les plus jolies choses du monde : je fus plus
d'un quart d'heure à diriger ma conversation ; mais elles ne tin-
rent jamais un propos suivi , et elles coupèrent, comme des
parques fatales, le fil de tous mes discours. Veux- tu que je
^ te dise? la réputation de bel esprit coûte bien à soutenir. Je ne
' sais comment tu as lait pour y parvenir. Il me vient dans
' l'idée une chose , reprit l'autre : travaillons de concert à nous
domier de l'esprit ; associons-nous pour cela. Nous nous di-
rons chacun tous les jours de quoi nous devons parler, et nous
nous secourrons si bien que, si quelqu'un vient nous inter-
rompre au milieu de nos idées , nous l'attirerons nous-mêmes;
' et s'il ne veut pas venir de bon gré , nous lui ferons violence.
Nous conviendrons des endroits où il faudra approuver, de
ceux où il faudra sourire , des autres où il faudra rire tout à
fait, et à gorge déployée. Tu verras que nous donnerons le ton
à toutes les conversations, et qu'on admirera la vivacité de notre
esprit et le bonheur de nos reparties. Nous nous protégerons par
dessignesdc tête mutuels. Tu brilleras aujourd'hui, demain tu
? seras mou second. J'entrerai avec toi dans une maison , et je
, '•
35(4 LETTRES PERSANES.
m'éerierai en te montrant : II faut que je vous diseune réponse
bi^ plaisantequeirtonsieur vientde faire à un homme que nous
avonstrouvédans la rue. Et je me tournerai vers toi : Unes'y
attendait pas ; lia été bien étonné. Je réciterai quelques-uns de
mes vers, et tu diras : Ty étais quand il les fit; c'était dans
un souper, et il ne rêva pas un moment. Souvent même nous
nous raillerons toi et moi; et Ton dira : Voyez comme ils
s'attaquent, comme ils se défendent ; ils ne s'épargnent pas ;
voyons comme il sortira de là: à merveille! quelle présence
d'esprit ! voilà une véritable bataille. Mais on ne dira pas que
nous nous étions escarmouches la veille. Il faudra .acheter
de certains livres, qui sont des recueils de bons mots, com-
posés à l'usage de ceux qui n'ont pas d'esprit , et qui en veu-
lent contrefaire; tout dépend d'avoir des modèles. Je veux
(|u'avant six mois nous soyons en état de tenir une conversation
d'une heuretoute remplie de bons mots. Mais il faudra avoir
une attention ; c'est de soutenir leur fortune : ce n'est pas tout
que de dire un bon niot , il faut le répandre et le semer par-
tout ; sans cela , autant de perdu ; et je t'avoue qu'il n'y a n'eu
de si désolant que de voir une jolie chose qu'on a dite mourir
dans l'oreille d'un sot qui l'entend. Il est vrai que souvent il
y a une compensation , et que nous disons aussi bien des sot-
tises qui passent incognUo ; et c'est la seule chose qui peut
nous consoler dans cette occasion. Voilà , mon cher, le parti
qu'il nous faut prendre. Fais oe que je te dirai , et je te pro-
mets avant six mois une place à TAcadémie : c'est pour te
direque letravail ne sera pas long; car pour lors tu pourras re-
noncer à ton art : tii seras homme d'esprit, malgré que tu en
aies. On remarque en France que, dès qu'un homme entre
dans une compagnie , il prend, d'abord ce qu'4)n appelle l'es-
prit du corps : tu en seras de même ; et je ne crains pour toi
que l'embarras des applaudissements.
De Paris , le 6 de la lane de Zilcadé, 17I4.
LKITHES PÈRSANKS. 32:.
LV. RICA A IBBEN.
* A Smyrne.
Chez les peuples d'Europe, le premier quart d'heure du
mariage aplanit toutes les difûcultés ; les dernières faveurs
sont toujours de même date que la bénédiction nuptiale : les
femmes n'y font point comme nos Persanes , qui disputent le
terrain quelquefois des mois entiers ; il n'y a rien de si plénier :
si elles ne perdent rien , c'est qu'elles n'ont rien à perdre. Mais
on sait toujours, chose lionteuse J le moment de leur défaite ; et,
sans consulter les astres, on peut prédire au juste l'heure de la
naissance de leurs enfants.
Les Français ne parlent presque jamais de leurs femmes :
c'est qu'ils ont peur d'en parler devant des gens qui les con-
naissent mieux qu'eux '.
H y a parmi eux des hommes très-malheureux que personne
ne console : ce sont les maris jaloux ; il y en a que tout le monde
hait : ce sont les maris jaloux ; il y en a que tous les hommes
méprisent : ce sont encore les maris jaloux.
Aussi n'y a-t-il point de pays où ils soient en si petit nom-
bre que cliez les Français. Leur tranquillité n'est pas fondée
surlaconfîance qu'ils ont en leurs femmes; c'est au contraire
sur la mauvaise opinion qu'ils eu ont. Toutes les sages précau-
tions des Asiatiques, les voiles qui les couvrent, les prisons où
elles sont détenues , la vigilance des eunuques , leur paraissent
des moyens plus propres à exercer l'industrie de ce sexe qu'à
la lasser. Ici les maris prennent leur parti de bonne grâce , et
regardent les inQdélités comme des coups d'une étoile inévi-
table. Un mari qui voudrait seul posséder sa femme serait re-
gardé comme un perturbateur de la joie publique , et comme
* Cette discrétion a des motiTs plus raisonnables , et un but rooinn
injurieux au sexe qui en est i*obJet. Du reste, elle a, en quelque sorte,
reçu l'approbation d*un de nos plus ingénieux moralistes. « On sait
asseK , dit la Rochefoucauld , qu'il ne Taut guère parler de sa femme ;
mats on ne sait pas assez qu'on devrait encore moins parier de soi. »
( Maxime CCCLX i V . ) (P . )
MONTESQUIEU. 28
320 LlîirrRES PERSAIICëS.
un ioscusé qui voudrait jouir de la lumière du soleil à TeicJU-
sion des autres hommes. «
Ici un mari qui aime sa femme est un homme qui n*a pas
assez de mérite pour se £ûre aimer d'une autre; qui abuse de
la nécessité de la loi pour suppléer aux agréments qui lui
manquent ; qui se sert de tous ses avantages au préjttdiced'ane
société entière; qui s'approprie ce qui ne lui avait été donné
qu^en engagement ^ et qui agit autant qu'il est en lui pour ren-
verser une convention tacite qui Êtit le lonheur de l'un et de
Vautre sexe. Ce titre de mari d'une jolie femme, qui se cache
en Asie avec tant de soin , se porte ici sans inquiétude. On se
sent en état de faire diversion partout. Un prince se console de
la perte d'une place par la prise d'une autre : dans le temps
que le Turc nous prenait Bagdad , n'énlevions^noiis pas au
Mogol la forteresse de Gandahar ?
Un homme qui en général souffre lés infidélités de sa femme
n'est point désapprouvé; au conta'aire , on le loue de sa prtaH
dence : il n'y a que les cas particuliers qui déshonorent.
Ce n'est pas qu'il n'y ait des dames vertueuses, et on petit
dire qu'elles sont distinguées; mon conducteur me les faisait
toujours remarquer : mais elles étaient toutes si laides, qa*il
faut être un saint pour ne pas haïr la vertu.
Après Ce que je t'ai dit des mœurs de ce pays-ci, tu t'imagines
fhcilement que les Français ne s'y piquent guère de constance.
Ils croient qu'il est aussi ridicule de jurer à une femme qu'on
l'aimera toujours , que de soutenir qu'on se portera toujours
bien, ou qu'on sera toujours heureux. Quand ils promettent
à une femme qu'ils l'aimeront toujours, ils supposent qu'elle ,
de son côté, leur promet d'être toujours aimable; et si elle
manque à sa parole , ils ne se croient plus engagés à la leur.
A Paris, le 7 de la lune de Zilcadé, 1714.
LETTRES PEnS.VNES. 37?
LjVI. USBEK A IBBEN.
A Smyrne.
Le jeu est très en q^ge en Ejqrope : c*est iiii état que d'être
joueur; ce seul titre tient lieu de qaissance, de bien, de pror
iûté : il met tout l^oœoie qui le porte au rang des lionnétes
gens , sans ei^aiiiea , quoiqu'il n*y ait gersoQne qui ne sacbe
qu'en jugeant ainsi il s'est tron^pé très^souvent; mais on est cou-
veau d'être incorrigible.
Les femmes y sont surtout trèstaba^dopu^. 11 est vrai
(qu'elles ne s'y livrent guère dans leur jeunesse que pour favo*
liser une passion plus chère; mais, à mesure qu'elles vieil^
lissent, leur passion pour lejeusen^k rsyeunir, et cette pas-
sion remplit tout le vide des autres.
Elles veulent ruiner leurs niaris, et, pour y pairveoir, elles
ont des moyeos pour to<4S les âges , 4^puis la plus tendre jeu-
liesse jusqii'à la vieillesse la plus décrépite : les liabits et les
équipages commencent le dénogement, la wquetterie l'aug-
mente, le jeu l'achève.
J'ai V14 souvent ueuf ou dix femmes , ou plutdt oeuf ou dix
siècles, rangées autour d'une table; jeles ai vues dans leurs es-
pérances, dans leurs craintes, dans leiirs joies, surtout dans
leurs funqrs : tu aurais dit qu'elles n'i|uraient jamais le temps
lie s'apaiser, et que la vie allait les qnittef avant leur désespoir;
lu aurais été en doute si ceux qu'elles payaient étalât leurs
créanciers ou leurs légataires.
il semble que notre saint prophète ait eu principalement en
vue dénoua priver de tout oe qui peut troubler notre raison : il
nous a interdit l'usage du vin, qui la tient ensevelie; il nous
a, par un précepte exprès, défendu les jeux de hasard; et
ifuand il lui a été impossible d'Ater la cause des passions , il
|as a anioiEties. L'amour panni nous ne porte ni trouble ni fu<
xewt\ c'est une paillon languissante qui laisse notre âme dans
le calme : la pluralité des femmes nous sauve de leur empire ;
fslle tempère la violence de nos désirs.
A Pwis, 18 de la lune de Zilliaac, I7i«.
328 LETTRES PERSANES.
LVII. USBEK A RHÉDI.
A Venise.
Les libertins entretiauient ici un nombre infini de filles de
joie , et les dévots un nombre innombrable de dervis. Ces der-
vis font trois vœux, d'obéissance, de pauvreté, et de diasteté.
On dit que le premier est le mieux observé de tous ; quant
au second , je te réponds qull ne Test point : je te laisse à
juger du troisième.
Mais, quelque riches que soient ces dorvis , ils ne quittent
jamais la qualité de pauvres ; notre glorieux sultan renonce-
rait plutôt à ses magnifiques et sublimes titres : ils ont rai-
sou , car ce titre de pauvres les empêche de Tétre.
Les médecins, et quelques-uns de ces dervis qu'on appelle
confesseurs , sont toujours ici ou trop estimés ou trop mé-
prisés ; cependant on dit que les héritiers s'accommodent
mieux des médecins que des ccmfesseurs.
Je fus l'autre jour dans un couvent de ces dervis. Un d'entre
eux, vénérable par ses cheveux blancs, m'accueillit fort
honnêtement ; et , après m'avoir Êiit voir toute la maison , il
nie mena dans le jardin , où nous nous mîmes à discourir.
Mon père , lui dis-je, quel emploi avez-vous dans la commu-
nauté? Monsieur, me répondit-il avec un air très-content de
ma question , je suis casuiste. Gasuiste ! repris-je : dqNiis que
je suis en France , je n'ai pas ouï parler de cette charge. Eh
quoi ! vous ne savez pas ce que c'est qu'un casuiste? £h bien !
écoutez , je vais vous en donner une idée qui ne vous laissera
rien à déisirer. Il y a deux sortes de péchés : de mortels , qui'
excluent absolument du paradis; de v^els,qui ofifensent
Dieu à la vérité, mais ne l'irritent pas au point de nous priver
de la béatitude. Or tout notre art consiste à bien distinguer
ces deux sortes de péchés : car, à la réserve de quelques liber-
tins , tous les chrétiens veulent gagner le paradis ; mais il
n'y a guère personne qui ne le veuille gagner à meilleur mar-
ché qu'il est possible. Quand on connaît bien les péchés mor-
LETTRES PERSANES. 329
tels , on tâché de ne pas commettre de ceux-là , et Fou fait son
affaire. 11 y a des hommes qui n'aspirent pas à une si grande
perfection; et, comme ils n*ont point d'ambition, ils ne se
soucient pas des premières places : aussi ils entrent en paradis
le plus juste qu'ils peuvent ; pourvu qu'ils y soient , cela leur
suffit : leur but est de n'en faire ni plus ni moins. Ce sont des
gens qui ravissent le ciel plutôt qu'ils ne l'obtiennent, et qui
disent à Dieu : Seigneur, j'ai accompli les conditions à la ri-
gueur ; vous ne pouvez vous empêcher de tenir vos promesses :
comme je n'en ai pas fait plus que vous n'en avez demandé ,
je vous dispense de m'en accorder plus que vous n'en avez
promis.
Nous sommes donc des gens nécessaires, monsieur. Ce
n'est pas tout pourtant; vous allez bien voir autre chose. L'ac-
tion ne fait pas le crime, c*est la connaissance de celui qui la
commet : celui qui fait un mal, tandis quMl peut croire que
ce n'en est pas un , est en sûreté de conscience; et comme il y
a un nombre infini d'actions équivoques , un casuiste peut
leur donner un degré de bonté qu'elles n'ont point , en les
qualifiant telles; et pourvu qu'il puisse persuader qu'elles
n'ont pas de venin, il le leur âte tout entier.
Je vous dis ici le secret d'un métier où j'ai vieilli; je vous
en £ads voir les raffinements : il y a un tour à donner à tout ,
même aux choses qui en paraissent le moins susceptibles. Mon
père , lui dis-j9 , cela est fort bon ; mais comment vous accom-
modez-vous avec le ciel? Si le grand sophi avait à sa cour un
homme qui fît à son égard ce que vous faites contre votre
Dieu, qui mît de la différence entre ses ordres , et qui apprit
à ses sujets dans quel cas ils doivent les exécuter, et dans quel
autre ils peuvent les violer , il le ferait empaler sur l'heure. Je
saluai mon dervis , et le quittai sans attendre sa réponse.
A Paris, le 23 de la tune de Maharram , 17 ii.
2b.
23Ù LKTTRES PEBSAKES.
LVIIL RICA A RHÊDL
ATcnifle.
A PanSfinoDelierRhédi, ily alueiides métiers. Là, un
homme (^lîgeant vient, pour un peacTaigent, tous ofi&irle
secret de £ûre de For.
Un aotie toos promet de tous Csure eoocher avec les esprits
aériens, pourvu que vous soyez seolement trente ans sans
voir de Jfemmes.
Vous trouTerez ensuite des devins si habfles, qa^ils vous
diront toute vo&re vie, pourvu qu^îls aient seulement eu un
quart d'heure de conversation avec vos domestiques.
Des fenunes adroites font de la virginité une fleur qui périt
et renaît tous les jours, et se cueille la centième fois plus
douloureusement que la première.
il y en a d'autres qui, réparant par la force de leur art
toutes les injures du temps , savent rétablir sur un visage une
beauté qui chancelle, et même rappeler une femme du som-
met de la vieillesse pour la £ûre redescendre jusqu'à la jeunesse
la plus tendre.
Tous œs gens-là vivent ou cherchent à vivre dans une ville
qui est la mère de l'invention.
Les revenus des citoyens ne s'y afferment point : ils ne con-
sistent qu'en esprit et en industrie ; chacun a la sienne , qu'il
fût valoir de son mieux.
Qui voudrait nombrer tous les gens de loi qui poursuivent
le revenu de quelque mosquée, aurait aussitôt compté les sa**
hles de la mer et les esdavcs de notre monarque.
Un nombre infini de maîtres de langues , d'arts et de scien-
ces, enseignent ce qu'Hs ne savent pas; et ce talent est bien
considérable : car il ne faut pas beaucoup d'esprit pour mon-
trer ce qu'on sait ; mais il en faut infiniment pour enseigner ce
qu'on ignore.
On ne peut mourir ici que subitement : la mort ne saurait
autrement exercer son empire ; car il y a dans tous les coins
LETTRES PËRSANKS. 331
des gens qui ont des remèdes infaillibles contre toutes les mala
dies Imaginables.
Toutes les boutiques sont tendues de fllets invisibles où se
vont prendre tous les acheteurs. L'on en sort pourtant quel-
quefois à bon marché : une jeune marchande cajole un homme
une heure entière, pour lui faire acheter un paquet de cure-
dents.
Il n*y a personne qui ne sorte de cette ville plus précautionné
qu'il n'y est entré : à force de faire part de son bien aux autres ,
on apprend à le conserver; seul avantage des étrangers dans
cette ville enchanterei^.
\ Paris, le lo de la lune de Sapbar, I7M.
LIX. RICA A USBER.
J*étal8 l'autre Jour dans une maiwMi où il y avait un oerde
de gens de toute espèce : je trouvai la conversation occupée
par deux vieilles femmes qui avaient en vain travaillé tout le
uvitiii à ae rajeonir. li faut avouer, disait une d'entire elles,
que les hommes d'aujourd'hui sont biea différents de ceux
que nous voyions daos notre jeimesse : ils étaient polis , gra-
cieux, complaisants; mais à présent je les trouve d'une bru-
talité insupportable. Tout est changé , dit pour lors un homme
qui paraissait accablé de goutte ; le temps n'est plus comme il
était : il y a quarante ans , tout le monde se portait bien, on
marchait, on était gsu ,^ on ne den^io^dait qu'à rire et à danser;
à présent tout le monde est 4!un,e tristesse insupportable. Un
moment après , la, conversation tourna du côté de la politique.
Morbleu! dit un vieux Sipîgneur, TÉtat n'est plus gouremé :
trouvez-moi à présent un ministre comme M. Colbert. Je le
connaissais beaucoup, ce M. Colbert; il était de mes amis; il me
disait toujours payer de mes pensions, avant qui que ce fât ;
le bel ordre qu'il y avait dans les.finances ! tout le monde était à
spn aise ; mais aujourd'hui je suis ruiné. Monsieur, dit pour
332 LETTRES PERSANES.
lors un ecclésiastique, vous parlez là du temps le plus niira-
culeux de notre invincible monarque; y a-t-il rien de si grand
que ce qu'il faisait alors pour détruire Fhérésie? Et comptez-
vous pour rien Fabolition des duels ? dit d'un air content mi
autre homme qui n'avait point encore parlé. La remarque est
judicieuse, me dit quelqu'un à Foreille ; cet homme est charmé
de redit, et il l'observe si bien, qu'il y a six mois qu'il reçut
c^ent coups de bâton pour ne le pas violer.
Il me semble, Usbek, que nous ne jugeons jamais des choses
que par un retour secret que nous faisons sur nous-mêmes.
Je ne suis pas surpris que les nègres peignent le diable d'une
blancheur éblouissante, et leurs dieux noirs comme du char-
bon ; que la Vénus de certains peuples ait des mamelles qui
lui pendent jusques aux cuisses ; et qu'enfin tous les idolâtres
aient représenté leurs dieux avec une figure humaine , et leur
aient fait part de toutes leurs inclinations. On a dit fort bien
que si les triangles faisaient un dieu , ils lui donneraient trois
côtés.
Mon cher Usbek, quand je vois des hommes qui rampent
sur un atome, c'est-à-dire la terre, qui n'est qu'un point de
Tunivers, se proposer directement pour modèles de la Provi-
dence , je ne sais comment accorder tant d'extravagance avec
tant de petitesse.
A Paris, le H de la lune deSaphar, I7I4.
I.X. USBEK A IBBEN.
A Smyrne.
Tu me demandes s'il y a des Juifis en France; sache que
partout où il y a de l'argent il y a des Juifs. Tu me demandes
ce qu'ils y font : précisément ce qu'ils font en Perse ; rien ne
rassemble plus à un Juif d'Asie qu'un Juif européen.
Ils font paraître chez les chrétiens , comme parmi nous ,
une obstination invincible pour leur religion , qui va jusqu'à
la folie.
l^a religion juive est un vieux tronc qui a produit deux bran-
LETTRES PERSANES. 3J3
ches qui ont couvert toute la ferre ; je veux dire le mahomé-
tisme et le christianisme : ou plutôt c'est une mère qui a en-
gendré deux filles qui Tont accablée de mille plaies ; car, en
fait de religion, les plus proches sont les plus grandes enne-
mies. Mais , quelque mauvais traitements qu'elle en ait reçus ,
elle ne laisse pas de se glorifier de les avoir mises au monde ;
elle se sert de l'une et de l'autre pour embrasser le monde
entier, tandis que d'un autre côté sa vieillesse vénérable em-
brasse tous les temps.
Les Juifs se regardent donc comme la source de toute sain-
teté et l'origine de toute religion ; ils nous regardent au con-
traire comme des hérétiques qui ont changé la loi , ou plutôt
comme des Juifs rebelles.
Si le changement s'était fait insensiblement, ils croient
qu'ils auraient été facilement séduits; mais comme il s'est
fait tout à coup et d'une manière violente , comme ils peu-
vent marquer le jour et l'heure de l'une et de l'autre nais-
sance , ils se scandalisent de trouver en nous des âg^ , et se
tiennent fermes à une religion que le monde même n'a pas
précédée.
Ils n'ont jamais eu dans l'Europe un calme pareil à eelui
dont ils jouissent. On commence à se défaire parmi les chré-
tiens de cet esprit d'intolérance qui les animait : on s^est mal
trouvé en Espagne de les avoir chassés ; et en France d'avoir
fatigué des chrétiens dont la croyance différait un peu de celle
du prince. On s'est aperçu que le zèle pour les progrès de la
religion est différent de l'attachement qu'on doit avoir pour
elle ; et que, pour l'aimer et l'observer, il n'est pas nécessaire
de haïr et de persécuter ceux qui ne Tobservent pas.
11 serait à souhaiter que nos musulmans pensassent aussi
sensément sur cet article que les chrétiens ; que Ton pût une
bonne fois faire la paix entre Hali et Abubeker, et laisser à
Dieu le soin de décider des mérites de ces saints prophètes.
Je voudrais qu'on les honorât par des actes de vénération et
do respect, et non pas par de vaines préférences; et qu'on
334 LETTRES PEASANES.
cherchât à mériler îeur faveur, quelque elaoe que D^i\ leur
ait marquée , soit à sa droite , ou bien sous leoâarch^ied de
fioi^ trôae.
^ Paris, le i« de 1» lune de Sapfaar, ^71^
LXI. USBEK A RHÉDjr.
AYeiUse.
rentrai l'autre jour dans une église fftmeus^ qu^on appelle
Notire-Dame; pendant que j'admirais ce superbe édifice, j'eus
oeeasion de m'entretenir arec im ecclésiastique que la curio-
sité y avait attiré comme moi. La ccmvanation tomba sur la
tranquillité de sa professioii. La plupart des gens , me dit-il ,
envient le bonheur de notre état , et ils ont raison : cepen-
dant il a ses désagréments ; nous ne sommes point si séparés
du monde , que nous n'y soyons appdés en mille occasions :
là , nous avons un rôle très-diffîcite à soutenir.
Les gens du monde sont étonnants; ils ne peuvent souffrir
notre approbation ni nos censures : si nous les vouions corri-
ger, ils nous trouvent ridicules ; si nous les approuvons , ils
nous regardent comme des gens au-dessous de notre carac-
tère. Il n'y a rien de si humiliant que de penser qu'on ^
scandalisé les impies mêmes. Nous sommes donc obligés ()e
tenir une conduite équivoque , et d'imposer aux libertin^ ,
|ion pas par un caractère décidé, mais par l'incertitude où
nous les mettons de la manière dont nous recevons leurs dis-
cours. 11 fknt avoir beaucoup 4'^prit pour cela; cet état de
neutralité est difficile : les gens 4u monde, qui hasardent tout,
qui se livrent à toutes leurs saillies, qui, selon le succès, les
poussent ou les abandonnant , réussissent bien mieux.
Ce n'est pas tout : cet état si heureux et si tranquille, que
l'on vante tant, no^ nç le conservons pas dans le monde. Dès
que nous y paraissons, on nous fait disputer ; on nous fût en-
treprendre, par exemple, de prouver IHitilité de la prière à
un homme qui ne croit pas en Dieu, la nécessité du jeûne 9
LETTRES PERSANES. 3^5
iin autre qui a nié toute sa vie Fimmortalité de Tânie : Teu-
treprise est laborieuse, et les rieurs ne sont pas pour nous. Il
y a plus : une certaine envie <f attirer les autres dans nos opi-
nions nous.tourmente sans cesse , et est pour ainsi dire atta-
chée à notre profession. Cela est aussi ridicule que si on voyait
les Européens travailler, en faveur de la natulre huknaine ,
à blanchnr le visage des Africains. Nous tiroublons TÉtat ^
nous nous tourmentons nous-mêmes, poulr fiiire rebevoir des
points de religion qui ne sont point fondamentaux; et tioto
ressemblons à ce conquérant de la Chine , qui poussa âe& SU-
jeta à une révolte générale pour les avoir voulu obliger à se
rogner les cheveux ou les ongles.
Le zèle même que nous avons poul^ faii^ remplir à ceux
dont nous sommes chargés les devoirs dé notre sainte religion
est souvent dangereux, et il ne saurait être accompagné de trop
de prudence. Un empereur nommé Théodose fit passer au fil
de Fépée tous le3 habitants d^uné ville, même les femmes et
les petits enfants : s'étant ensuite présenté pour entrer dans
une église , un évéqUô nommé Ambroise lui fît fermer les por-
tes comme à un meurtrier et un sacrilège -, et en cela il fit une
action héroïque. Cet empereur ayant ensuite fait la pénitence
qu*un tel crime exigeait , ayant été admis dans Téglise , alla
se placer parmi les prêti'es. Le même évêque Fen fit sortir;
et en cela il commit Faction d*un fanatique et d*un fou : tant
il est vrai que Fon doit se défier de son zèle. Qu'importait à la
religion ou à l'État que ce prince eût ou n'eût pas une place
parmi les prêtres?
A Paris , le i*' de la lune de Rebiab l, 17 14.
LXII. ZÉLIS A USBEK.
A Paris.
Ta fille ayant atteint sa septième année, j'ai cru qu'il était
temps de la faire passer dons les appartements intérieurs du
sérail , et de ne point attendre qu'elle ait dix ans pour la con-
336 LETTRES PERSANES.
fier aux entraqnes noirs. Od ne saurait de trop bonne heure
primer une jeune personne des libertés de Ten&nee , et lui
donner une éducation samte dans les sacrés murs où la pudeur
habite.
Car je ne puis être de Tavis de ces mères qui ne renferment
leurs filles que lorsqu'elles sont sur le point de leur donner
un époux; qui, les condamnant au sérail plutôt qu'elles ne
les y consacrent , leur font embrasser Tiolemment une ma-
nière de vie qu'elles auraîâit dû leur in^[kirer. Faut-il tout at-
tendre de la forée et de la raison, et rien de la douceur de
fbabitude?
Cest en wain que Ton nous parle de lasubordlnation où la
nature nous a mises : ce n'est pas assez de nous la faire sentir ;
il fiaut nous la £adre pratiquer, afin qu'elle nous soutienne
dans ce temps critique où les passions commencent à naître
et à nous encourager à Findépendance.
Si nous n'étions attachées à vous que par le devoir, nous
pourrions quelqudbis l'oublier ; si nous n'y étions entraînées
que par le penchant, peut-être un penchant plus fort pour-
rait l'affaiblir. Mais quand les lois nous donnent a un homme ,
elles nous dérobent à tous les autres, et nous mettent aussi
loin d'eux que si nous en étions à cent mille lieues.
La nature, industrieuse en faveur des hommes, ne s'est
pas bornée à leur donner des désirs ; elle a voulu que nous
en eussions nous-mêmes , et que nous fussions des instruments
animés de leur félicité : elle nous a mises dans le feu des pas-
sions , pour les faire vivre tranquilles ; s'ils sortent de leur in-
sensibilité . elle nous a destinées à les y faire rentrer sans que
nous puissions jamais goûter cet heureux état où nous les
mettons.
Cependant, Usbek, ne t'imagine pas que ta situation soit
plus heureuse que la mienne ; j'ai goûté ici mille plaisirs que
tu ne connais pas. Mon imagination a travaillé sans cesse à
m'en faire connaître le prix ; j'ai vécu, et tu n'as fait que languir.
Dans la prison même où tu me retiens , je suis plus libre
LETTRES PERSANES. 337
que toi. Tu ne saurais redoubler tes attentions pour me faire
gaider, que je ne jouisse de tes inquiétudes; et tes soupçons,
ta jalousie , tes chagrins , sont autant de marques de ta dé-
pendance.
Continue , cher Usbek ; faàs veiller sur moi nuit et jour : ne
te Ge pas même aux précautions ordinaires ; augmente mon
bonheur en assurant le tien, et sache que je ne redoute rien
que ton indifférence.
Du sérail d*Ispahan, le 2 de la lune de Rebiab i , 1714.
LXIII. RICA A USBEK.
Je crois que tu veux passer ta vie à la «ampagne. Je ne te
perdais au commencement que pour deux ou trois jours ; et
en voilà quinze que je ne f ai vu ! Il est vrai que tu es dans
une maison charmante ; que tu y trouves une société qui tecon*
vient; que tu y raisonnes tout à ton aise : il n'en faut pas davan-
tage pour te faire oublier tout Tunivers.
Pour moi , je mène à peu près la même vie que tu m*as vu
mener ; je me répands dans le monde , et je cherche à le con-
naître : mon esprit perd insensiblement tout ce qui lui reste
d'asiatique, et se pUe sans effort aux mœurs européennes.
Je ne suis plus si étonné de voir dans une maison cinq ou six
femmes avec cinq ou six hommes, et je trouve que cela n'est
pas mal imaginé.
Je le puis dire, je ne connais les femmes que depuis que je
suis ici ; j'en ai plus appris dans un mois que je n'aurais fait*
en trente ans dans un sérail.
Chez nous les caractères sont tous uniformes, parce qu'ils
sont forcés; on ne voit point les gens tels qu'ils sont, mais
tels qu'on les oblige d'être : dans cette servitude du cœur et
de l'esprit on n'entend parler que la crainte, qui ù'a qu'un
langage, et non pas la nature, qui s'exprime si différemment »
et qui parait sous tant de formes.
20
338 LETTRES PERSANES.
La dissimulation , cet art parmi nous si pratiqué et si né-
cessaire , est ici inconnue: tout parle , tout se voit , tout s^en-
tend ; le cœurse montre comme le visage : dans les mœurs ,
dans la vertu, dans le vice même, on aperçoit toujours quel-
que chose de naïf.
Il faut pour plaire aux femmes un certain talent différent
de celui qui leur plaît encore davantage : il consiste dans
une espèce de badinage dans Tesprit , qui les amuse en ce qtl'il
semble leur promettre à chaque instant ce qu'on ne peut tenir
que dans de trop longs intervalles.
Ce badinage, naturellement, fait pour les toilettes , semble
être venu à former le caractère général de la nation ; on badine
au conseil , on badine à la tête d'une armée , on badine avec
un ambassadeur. Les professions né paraissent ridicules qu'à
proportion du sérieux qu'on y met : un iaédeein ne le aersàt
plus si 3es habits étaient moins lugtri^res, et ^if tuait ses ma«
lades en badinant.
A Paris , le lO dis la lune de RebîaD i , I7M.
LXrV. LE CHEF DES EUNUQUES NOIRS A USBEK.
A Paris.
Je suis dans un embailras que je né saurais t^exprimer,
magnifique seigneur ; le sérail est daiis un désordre et une
confusion épouvantable; là guerre règne eatté tes femmes;
tes eunuques sont partagés; on n'entend que plaintes, que
murmures, que reproches ; mes remontrances sont méprisées ;
tout semble permis dans ce temps de licence ; je n'ai plus qu'un
vain titre dans le sérail.
Il n'y a aucune de tes femmes qui ne se juge au-dessus des
autres par sa naissance, par sa beauté, par ses richesses, par
son esprit, par ton amour, et qui ne fasse valoir quelques-
uns de ces titres-là pour avoir toutes les préférences ; je perds
à chaque instant cette longue patience avec laquelle néan-
moins j'ai eu le malheur de les mécontenter toutes; ma pru-
LETTRES PEaSANSS. 339
denoe, ma ooni{daisaiice nnéiAe, vertu si rare et si étrangère
dans le poste que j^occupe , ont été inutiles.
Yeux-Ui que je te découvre , magnifique seigneur, la cause
de tous ces désordres? £Ue est toute dans ton cœur, et dans
les tendres égards que tu as pour elles. Si tu ne me retenais
pas la main ; si au lieu de la voie des remontrances tu me
laissais celle des châtiments; si, sans te laisser attendrir à
leurs plaintes et à leurs larmes , tu les envoyais pleurer devai^t
moi , qui ne m'attendris jamais , je les façonnerais bientôt au
joug qu'elles doivent porter, et je lasserais leur humeur impé-
rieuse et indépendante.
Enlevé dès l'âge de quinze aus du fond de l'Afrique , ma
patne , je {us d'abord vendu à un maître qui avait plus de vingt
femmes ou concid)in6s. Ayant jugé à mon air grave et taci-
turne que j'étais propre au sérail , il ordonna que l'on achevât
de me rendre Içl, et me fit faire une opération pénible dans
les oommenoements, mais qui me fut heureuse dans la suite ,
pan» qu'elle m'approcha de l'oreille et de la confiance de mes
maîtres. J'entrai dans ce sérail , qui fut pour moi un nouveau
monde. Le premier eunuque , l'homme le plus sévère que j'aie
vu de ma vie, y gouvernait avec un emphre, absolu. On n y
entendait parler ni de divisixxns , ni de querelles; un silence
profiHid r^^nait partout; toutes ces femmes étaient couchées
à la même heure d'un bout de l'année à l'autre , et levées à la
même heure; elles entraient dans le bain tour à tour, elles
en scNTtaiant au moindre signe que nous leur en faisions : le
reste du taoo^ elles étaient presque toujours enfermées dans
leurs chambres. Uavait une règle, qui était de les faire tenir
dans une grande propreté , et il avait pour cela des attentions
inncprimables : le moindre refus d*obéir était puni sans mi-
séricorde. Je suis , disaiMl, esclave; mais je le suis d'un
homme qui est votre maître et le mien, et j'use du pouvoir
qu'il m'adonne sur vous : c'est lui qui vous eiiâtie, et non
pas moi qui ne fais que prêter ma main. Ces femmes n'en-
tnÛMit jamais dans la chambre de mon maître qu'elles n'y
340 LETTRES PERSANES.
lussent appelées ; elles recevaient cette grâce avec joie , et s*en
voyaient privées sans se plaindre. Enfin moi , qui étais le der-
nier des noirs dans ce sérail tranipiille, fêtais mille fois plus
respecté que je ne le suis dans le tien, où je les commande
tous.
Dès que ce grand eunuque eut connu mon gâiie , il tourna
les yeux de mon coté ; il parla de moi à mon maître, comme
d*UD homme capable de travailler selon ses vues . et de lui suc-
céder dans le poste qu'il remplissait; il ne fut point étonné
de ma grande jeunesse, il crut que mon attention me tien-
drait lieu d'expérience. Que te dirai-je ? je fis tant de progrès
dans sa confiance , qu'il ne faisait plus difficulté de me con-
fier les cle£s des lieux terribles qu'il gardait ûepxàs si long-
temps. Cest sous ce grand maître que j'appris l'art difficile de
commander, et que je me formai aux maximes d'un gouv^ne-
ment mflexible : j'étudiai sous lui le cœur des femmes; il
m'apprit à profiter de levûrs faiblesses et à ne point m'étonner de
leurs hauteurs. Souvent il se plaisait de me les taire exercer
même, et de me les faire conduire jusqu'au dernier retran-
chement de l'obéissance ; il les faisait ensuite revenir insenâ-
blement, et voulait que je parusse pour qudque temps plier
moi-même. Mais il fallait le voir dans ces moments où il les
trouvait tout près du désespoir, entre les prières et les repro-
ches ! il soutenait leurs larmes sans s'émouvoir. Voilà , disait-
il d'un air content, comment il faut gouverner les femmes :
leur nombre ne m'embarrasse pas; je conduirais de même
toutes celles de notre grand monarque. Comment un homme
peut-il espérer de captiver leur cœur, si ses fidèles eunuques
n'ont commencé par soumettre leur esprit?
U avait non-seulement delà fermeté, mais aussi de la pé«
nétration. lllisait leurs pensées et leurs dissimulations : leurs
gestes étudiés, leur visage feint, ne lui dérobaient rien. 11
savait toutes leurs actions les plus cachées et leurs paroles
les plus secrètes. Il se servait des unes pour connaître les
autres , et il se plaisait à récompenser la moindre confidence.
LETTRES, PERSANES. 341
Comme elles n'abordaient leur mari que lorsqu'elles étaient
averties, l'eunuque y appelait qui il voulait, et tournait les
yeux de son maître sur celles qu'il avait en vue ; et cette dis-
tinction était la récompense de quelque secret révélé. Il avait
persuadé à son maître qu'il était du bon ordre qu'il lui laissât
ce choix, afin de lui donner une autorité plus grande. Voilà
comme on gouvernait , magnifique seigneur, dans un sérail
qui était, je crois, le mieux réglé qu'il y eût en Perse.
Tjéisse-moi les mains libres , permets que je me fasse obéir;
huit jours remettront l'ordre dans le sein de la confusion ; c'est
ce que ta gloire demande et que ta sûreté exige.
De toD sérail dlspahan, le de la lune de Rebiab i , I7I4.
LXV. USBEK A SES FEMMES.
Au sérail d'Ispahan.
J'apprends que le sérail est dans le désordre, et qu'il est
rempli de querelles et de divisions intestmes. Que vous recom-
mandai-jé en partant, que la paix et la bonne intelligence?
Vous me le promîtes : était-ce pour me tromper?
Cest vous qui seriez trompées si je voulais suivre les con-
seils que me donne le grand eunuque, si je voulais employer
mon autorité pour vous faire vivre comme mes exhortations
le demandaient de vous.
Je ne sais me servir de ces moyens violentis que lorsque
j*ai tenté tous les autres. Faites donc en votre considération
ce que vous n'avez pas voulu faire à la mienne.
Le premier eunuque a grand sujet de se plaindre ; il dit
que vous n^avez aucun égard pour lui. Gomment pouvez-vous
accorder cette conduite avec la modestie de votre état ? N'est-
ce pas à lui que pendant' mon absence votre vertu est confiée?
Cest un trésor sacré dont il est le dépositaire. Mais ces mépris
que vous lui témoignez font voir que ceux qui sonl^ chargés
de vous faire vivre dans les lois de l'honneur vous sont à
cliarge.
20.
342 LETTRES PERSANES.
CSiaqgez donc de conduite , je vous prie , et faites en sorte
que je puisse une antre fois rejeter les propositions que Ton
me fait contre votre liberté et votre repos .
Car je voudrais vous faire oublier que je suis votre maître ,
pour me souvenir seulement que je suis votre époux.
De P4uri« , le s de la lune de Chabbao , 17U.
LXVI. RICA A ***.
•
On s'attache ici beaucoup aux sciences , mais je ne sais si
on est fort savant. Celui qui doute de tout comme philosophe
n'ose rien nier comme théologien : cet homme contradictoire
est toujours content de lui, pourvu qu'on convienne des
qualités.
La fureur de la plupart des Français, c'est d'avoir de l'esr
prit; et la fureur de ceux qui veulent avoir de l'esprit, c'est
de faire des livres.
Cependant il n'y a rien de si mal imaginé : la nature sem*
blait avoir sagement pourvu à ce que les sottises des hommes
fussent passagères , et les livres ks immortalisent. Un sot
devrait être content d'avoir ennuyé tous ceux qui ont vécu
avec lui; il veut encore tourmenter les races futures; il veut
que sa sottise triomphe de l'oubli dont il aurait pu jouir
comme du tombeau; il veut que la postérité soit informée
qu'il a vécu', ^ qu'elle sache à jamais qu'il a été un sot.
De tous les auteurs il n'y en a point qi^e je méprise plus que
les compilateurs , qui vont de tous côtés chercher des lam-
beaux des ouvrages des autres , qu'ils plaquent dqns les leurs
comme des pièces de gazon dans un parterre : ils ne sont point
au-dessus de ces ouvriers d'imprimerie qui rangent des ca*
ractères, qui , coi^binés ensemble, font un livre où ils n'ont
fourni que la n^ain. Je voudrais qu'on respectât les livres origi-
naux; et il me semble que c'est une espèce de profanation de
tirer les pièces qui les composent du sanctuaire où elles sont ,
pour les exposer à Ui^ mépris qu'elles ne méritent point.
LETTRES PERSAKES. 343
Quand un liomme n*a ri<m à dire de nouveau, que ne se
tait-il? QuVt-oii afifoire de œs doubles emplois? Mais je veux
donner un nouvel ordre. Yous êtes un habile iMHnoie : c'est-
à-dire que vous venez dans ma hiUiothèque et vous mettez
en bas les livres qui sont en haut, et en haut ceux qui s&ax en
bas ; et vous avez Êdt un chef-d'œuvre !
Je f écris sur ce sujet , *** , parce que je suis outré d'un livre
que je viens de quitter, qui est si gros qu'il semblait conter
la scienoe universette; mais il m'a rompu la tête sans m'avoir
rien appris. Adieu.
APaiia.tesdelalaiiedeChalilMui, I7I4.
LXVÎI. IBBEN A USBEK.
A Paris.
Trois vaisseaux sont arrivés m sans m'avoir apporté au-
cune de tes nouvelles i £s-tu malade? ou te plais-tu à ra'in-
quiéter?
Si tu ne m'aimes pas dans un pays où tu n'es lié à rien , que
seia-ce au nûlien de la Porse , et dans le sein de ta famille?
Mais peut-être que je me trompe; tu es assez aimable pour
trouver partout des amis ; le cœur est âtoyen de tous les pays :
comment une âme bien Mte peut^Ue s'empêclier de former
des engagements? Je te l'avoue, je respecte les anciennes
amitiés ; mais je ne suis pas ûché d'en faire partout de nou-
velles.
Bu qudque pays que j'aie été , j'y ai vécu comme si j'avais
^û y passer ma vie : j'ai eu le même empressement pour les
gens vertueux, la même compassion ou plutêt la même ten-
dresse pour les malheureux, la même estime pour ceux que
la prospérité n'a point aveuglés. C'est mon caractère , Usbek ;
partout où je trouverai des hommes,, je me clioisirai des
amis.
Il y a ici un guèbre qui , après toi , a , je crois , la première
344 LETTRES PiLBSA^ES.
piaee dans mon eoeur : c'est rame de la probité même. Des
raisons partieulières Yoat obligé de se letirer dans cette ville,
où il nt tranquille du produit d'an trafic honnête avec une
femme qa*il aime. Sa vie est tonte marquée d'adions généreu-
ses; et, quoiqu'il cherche la vie dMcure, il y a ^ns d'hé-
roïsme dans son cœur que dans cdoi des plus grands mo-
narques.
Je lui ai pané mille fois de toi , je lui montre toutes tes
lettres ; je remarque que cda lui £Eiit plaisir, et je vois déjà que
tu as un ami qui f est inconnu.
Tu trouveras ici ses principales aventures : quelque répu-
gnance qu'il eût à les émre , il n'a pu les refuser à mon amitié ,
et je les confie à la tienne.
HISTOIRE .
D'APHÉBIDOlf ET D'ASTARTÉ.
Je suis né parmi les guèbres , d'une religion qui est peut-
être la plus ancienne qui soit au monde. Je fiis si malheureux
que l'amour me vint avant la raison. J'avais à peine six ans ,
que je ne pouvais vivre qu'avec ma sœur; mes yeux s'atta-
chaient toujours sur elle; et lorsqu'elle me quittait un mo-
ment , elle les retrouvait baignés de larmes : chaque jour
n'augmentait pas plus mon âge que mon amour. Mon père ,
étonné d'une si forte sympathie , aurait bien souhaité de nous
marier ensemble , selon l'ancien usage des gu^res introduit
par Cambyse; mais la crainte des mahométans , sous le joug
desquels nous vivons , empêche ceux de notre nation de penser
à ces alliances saintes que notre religion ordonne plutôt qu'elle
ne permet , et qui sont des images si naïves de l'union déjà
formée par la nature.
Mon père , voyant donc qu'il aurait été dangereux de suivre
mon inclination et la sienne , résolut d'éteindre une flamme
quUl croyait naissante , mais qui était déjà à son dernier pé-
riode : il prétexta un voyage , et m'emmena avec lui , laissant
LETTRES PERSANES. 34S
ma sœur entre les mains d'mie de ses parentes; car ma mère
était morte depuis deux ans. Je ne vous dirai point quel fut le
désespoir de cette séparation : j'embrassai ma sœur toute
baignée de larmes ; mais je n'en versai point , car la douleur
m'avait rendu comme insensible. Nous arrivâmes à Téflis; et
mon père , ayant confié mon éducation à un de nos parents ,
m'y laissa , et s'en retourna chez lui.
Quelque temps après j'appris qu'il avait , par le crédit d'un
de ses amis , fait entrer ma sœur dans le beiram du roi , où elle
était au service d'une sultane. Si l'on m'avait appris sa mort',
je n'en aurais pas été plus frappé ; car, outre que je n'espérais
plus de la revoir, son entrée dans le beiram l'avait rendue ma-
hométane ; et elle ne pouvait plus , suivant le préjugé de cette
religion , me regarder qu'avec horreur. Cependant , ne pou-
vant plus vivre à Téflis, las de moi-même et de la vie, je
retournai à Ispahan. Mes premières paroles furent amères à
mon père ; je lui reprochai d'avoir mis sa fille en un lieu où
l'on ne peut entrer qu'en diangeant de religion. Vous avez
attiré sur votre femiUe , lui dis-je , la colère de Dieu et du
soleil qui vous éclaire; vous avez plus fait que si vous aviez
souillé les éléments, puisque vous avez souillé l'âme de votre
fille , qui n'est pas moins pure : j'en mourrai de douleur et
d'amour; mais puisse ma mort être la seule peine que Dieu
vous fasse sentir ! A ces mots , je sortis ; et pendant deux ans je
passai ma vie à aller regarder les murailles du beiram , et
eonaidérer le lieu où ma sœur pouvait être , m'exposant tous
les jours mille fois à être égorgé par les eunuques qui font
la ronde autour de ces redoutables lieux.
Enfin mon père mourut; et la sultane que ma sœur servait,
la voyant tous les jours croître en beauté , en devint jalouse,
et la maria avec un eunuque qui la souhaitait avec passion.
Par ce moyen , ma sœur sortit du sérail , et prit avec son
eunuque une maison à Ispahan.
Je fus plus de trois mois sans pouvoir lui parler , l'eunuque ,
le plus jaloux de tous les hommes, me remettant toujours «
346 LETTRES PERSANES.
SOUS divers prétextes. Enfin j'entrai dans son beiram , et il me
lui fit parier au travers d^one jalousie. Des yeux de lynx ne
Fauraient pas pu découvrir, tant elle était enveloppée d'ha-
bits et de voiles; et je ne la pus reconnaître qu'au son de sa
yoix. Quelle fut mon émotion quand je me vis si près et si
éloigné d'elle I Je me contraignis , car j'étais examiné. Quant
à elle, il me parut qu'elle versa quelques larmes. Son mah
voulut me faire quelques mauvaises excuse? ; mais je le traitai
comme le dernier des esclaves. Il lut bien embarrassé quand
il vit que je parlai à ma sœur une langue qui lui était in-
œnnue : c'était Tanciea persan , qui est notre langue sacrée.
Quoi ! ma sœur, lui dis-je , est-il vrai que vous avez quitté la
religion de vos pères? Je sais qu'entrant au beiram vous avez
dA fiiire profession du mahométisme; mais , dites-moi , votre
cœur a-t-il pu consentir, comme votre bouche, à quitter une
religion qui me permet de vous aimer ? Et pour qui la quittez-
vous, celte religion qui doit nous être si chère? pour un
miséraUe encore flétri des fers qu'il a portés, qui, s'il était
homme, serait le dernier de tous. Mon frère, dit-«Ue, cet
homme dont vous pariez est mon mari ; il faut que je l'iionore,
tout indigne qu'il vous paraît; et je serais aussi la dernière
des femmes si... Ah I rua sœur, lui dis-je , vous êtes guèbre ;
U n'est ni votre époux , ni ne peut l'être : si vous êtes fidèle
comme vos pères , vous ne devez le regarder que comme un
monstre. Hélas) dit-elle, que (Dette religion se montn^ à moi
de loinl à peine en savais-je les préceptes, qu'A les fallut
oublier. Vous voye; que cette laugue que je vous parle ne
m'est plus familière , et que j'ai toutes les peines du monde à
m'exprimer ; mais comptez que le souvenir de notre en£uice
me charme toujours ; que , depuis ce t»mps-là , je u'ai eu que
de fausses joies ; qu'il ne s'est pas passé de jour que je n'aie
p^isé à vous ; que vous avez eu plus de parque vous ne croyez
à mon mariage , et que je n'y ai été déterminée que par l'espé-
rance de vous revoir. Mais que ce jour qui m'a tant coûté
va me coûter encore ! Je vous vois tout hors de vous-même ;
LEtTRES PERSANES. 34^
iHïùn mari frémit de rage et de jalouâie : je ne vous verirai ^us ;
je vous parle sans doute pour la dernière fois de ma vie :
si cela était , mon frère , eÛe ne serait pas longue. A ces mots
elle s'Attendrit; et , se voyant hors d'état de tenil^ Id conversa-
tion ) elle me quitta le plus désolé dé tous les hommes.
"trois oti ^ntxVtè joilfs après je deittandài à voDr ma soeur : le
barbare eunuque aurait bien voulu ito'en empééher; mais,
outre que ces sortes de maris n'ont pas sur leurâ femmes la
même autorité que les autres , il aimait si éperdument ma
sœur, qu'il ne savait rien lui refuser. Je la vis encore dans le
même lieu et dans le même équipage , accompagnée de deux
esclaves; ce qui me fit avoir^ recours à notre langue particu-
lière. Ma sceur, lui dis-je , d'où vient que je ne puis vous voir
sans me trouver dans une situation a£freuse? Les murailles
qui vous tiennent enfermée , ces verrous et ces grilles , ces mi-
sérables gardiens qui vous observent , me mettent en fureur.
Comment avez^vous perdu la douce liberté dont jouissaient
vos ancêtres? Votre mère, qui était si chaste, ne donnait à
son mari, pour garant de sa vertu, que sa vertu même : ils
vivaient heureux Fim et l'autre dans une confiance mutuelle ;
et la simplidté de leurs mœurs était pour eux une richesse
plus précieuse mille fois que le faux édat dont vous semblez
jouir dans cette maison somptueuse. En perdant votre religion ,
vous avez perdu votre liberté , votre bonheur, et cette précieuse
égalité qui fait l'honneur de votre sexe. Mais ce qu'il y a de pis
encore, c'est que vous êtes , non pas la femme , car vous ne
pouvez pas l'être , mais Tesclave d'un esclave qui a été dégradé
de rhumanité. Aft ! mon frère , dit-elle , respectez mon époux ,
respectez la religion que j'ai embrassée : selon cette religion ;
je n'ai pu vous entendre ni vous parler sans crime. Quoi ! ma
sœur, lui dis-je tout transporté , vous la croyez donc véritable ,
cette religion ? Ah ! dit-elle, qu'il me serait avantageux qu'elle
ne le fût pas ! Je fais pour elle un trop grand sacrifice pour
que je puisse ne la pas croire; et si mes doutes... A ces mots
elle se tut. Oui , vos doutes , ma sœ.ur, sont bien fondés ,
348 LETTRES PERSANES.
quels qu'ils soient. Qu'attendez-vous d'une religion qui vous
rend malheureuse dans ce monde-ci , et ne vous laisse point
d'espérance pour l'autre ? Songez que la nôtre est la plus an-
cienne qui soit au monde; qu'elle a toujours fleuri dans la
Perse, et n*a pas d'autre origine que cet empire, dont les
commencements ne sont point connus ; que ce n'est que le ha-
sard qui y a introduit le mahométisme ; que cette secte y a été
établie, non par la voie de la persuasion , mais de la conquête.
Si nos princes naturels n'avaient pas été fiadbles, vous verriez
régner encore le culte de ces anciens magçs. Transportez-vous
dans ces siècles reculés : tout vous parlera du magisme , et rien
de la secte mahométane, qui, plusieurs milliers d'années
après, n'était pas même dans*son enfance. Mais, dit-elle,
quand ma religion serait plus moderne que la vôtre , elle est au
moins plus pure , puisqu'elle n'adore que Dieu ; au lieu que
vous adorez encore le soleil , les étoiles , le feu, et même les
éléments. Je vois , ma sœur, que vous avez appris parmi les
musulmans à calomnier notre sainte religion. Nousn'adorons
ni les astres ni les éléments, et nos pères ne les ont jamais
adorés; jamais ils ne leur ont élevé des temples, jamais ils ne
leur ont offert des sacrifices. Ils leur ont seulement rendu un
culte religieux , mais inférieur, comme à des ouvrages et des
manifestations de la Divinité. Mais , ma sœur, au nom de
Dieu qui nous éclaire , recevez ce livre sacré que je vous porte ;
c'est le livre de notre législateur Zoroastre ; lisez-le sans pré-
vention; recevez dans votre cœur les rayons de lumière qui
vous éclaireront en le lisant; souvenez-vous de vos pères,
qui ont si longtemps honoré le soleil dans la ville sainte de
Balk ; et enfin souvenez-vous de moi , qui n'espère de repos ,
de fortune , de vie', que de votre changement. Je la quittai tout
transporté , et la laissai seule décider la plus grande affaire
que je pusse avoir de ma vie.
J'y retournai deux jours après. Je ne lui parlai point ; j'at-
tendis dans le silence l'arrêt de ma vie ou de ma mort. Vous
êtes aimé , mon frère , me dit-elle , et par une guèbre. J'ai
LETTRES PERSANES. 349
longtemps combattu; mais, dieux! que l'amour lève de diffi-
cultés ! que je suis soulagée ! Je ne crains plus de vous trop ai-
mer, je puis ne mettre point de bornes à mon amour ; Texcès
même en est légitime. Ah ! que ceci convient bien à Tétat de
mon cœur! Mais vous, qui avez su rompre les chaînes que
mon esprit s'était forgées , quand romprez-vous celles qui me
lient les mains ? Dès ce moment je me donne à vous : faites voir,
par la promptitude avec laquelle vous m'accepterez, combien ce
présent vous est cher. Mon frère, la première fois que je pourrai
vous embrasser, je crois que je mourrai dans vos bras. Je n'ex-
primerais jamais bien laj oie que je sentis à ces douces paroles : je
me crus et je me vis en effet, en un instant, le plus heureux de
tous les. hommes; je vis presque accomplir tous les désirs
que j'avais formés en vingt-cinq ans de vie , et évanouir tous
les chagrins qui me l'avaient rendue si laborieuse. Mais,
quand je me fus un peu accoutumé à ces douces idées , je
trouvai que je n'étais pas si près de mon bonheur que je m'é-
tais figuré tout à coup, quoique j'eusse «surmonté le plus
grand de tous les obstacles. Il fallait surprendre la vigilance
de ses gardiens : je n'osais confier à personne le secret de ma
vie ; il fallait que nous fissions tout , elle et moi : si je manquais
mon coup, je courais risque d'être empalé; mais je ne voyais
pas de peine plus cruelle que de le manquer. Nous convînmes
qu'elle m'enverrait demander une horloge que son père lui
avait laissée, et que j'y mettrais dedans une lime pour scier
les jalousies d'une fenêtre qui donnait dans la rue, et une
corde nouée pour descendre; que je ne la verrais plus doré-
navant , mais que j'irais toutes les nuits sous cette fenêtre
attendre qu'elle pût exécuter son dessein. Je passai quinze
nuits entières sans voir personne , parce qu'elle n'avait pas
trouvé le temps favorable. Enfln, la seizième, j'entendis une
scie qui travaillait; de temps en temps l'ouvrage était inter-
rompu , et dans ces intervalles ma frayeur était inexprimable.
Enfin , après une heure de travail, je la vis qui attachait la
corde ; elle se laissa aller, et glissa dans mes bras. Je ne con-
30
3àO LETTRES PERSANES.
nus plus le danger, et je restai longtemps sans bouger de là ,
je la conduisis hors de la ville , où j'avais un cheval tout prêt ;
je la mis en croupe derrière moi , et m'éloignai , avec toute la
promptitude imaginable , d'un lieu qui pouvait nous être si fu-
neste. Nous larrîvâmes avant le jour chez un guèbife , dans un
lieu désert où il était rétiré , vivant frugalement du travail de
ses mains; BOUS ne jugeâmes j^as à propos de rester cbes lui,
et , par soû conseil, àous enti^ikies dans voté Caisse forêt , et
nous nous mîmes dans té creux d'un vieux chêne , jusqu'à ce
que le brmt de notre évasioiir se fût dissipé. Nous vivions tous
deux dans ce séjour écarté , sans témoins , nous répétant sens
cesse que nous nous aimerioûs toujours , attendant Foecasioa
que quelque prêtre guèbre pût faire la cérémonie dû mariage
prescrite par nos livres saci^ Ma sœur, lui dis-je, que cette
union est sainte! la nature nous avait unis, notre sai&te loi va
nous unir encore. Enfin un prêtre vint calmer notre impatience
amoureuse. Il fit dans la maison du paysan toutes les cérémo-
nies du mariage ; il nous bénit , et nous souhaita mille fois
toute la vigueur de Gustaspe et la sauiteté de l'Hohoraspe.
Bientôt après nous quittâmes la Perse, où nous n'étions pas
en sûreté, et nous nous retirâmes en Géorgie. Mous y vécû-
mes un an, tous les jours plus charmés Fun de Tautre. Mais
comme mon argent allait finir, et que je craignais la misère
pour ma sœur, non pc'is pour moi , je la quittai pour aller cher-
cher quelque secours chez nos parents. Jamais adieu ne fut
plus tendre. Mais mon voyage me fut non-seulement inutile ,
mais funeste : car, ayant trouvé d'un côté tous nos biens con-
fisqués , de l'autre mes parents presque dans l'impuissance de
me secourir, je ne rapportai d'argent précisément que ce qu'il
fallait pour mon retour. Mais quel fut mon désespoir! je ne
trouvai plus ma sœur. Quelques jours avant mon arrivée, des
Tartares avaient fait une incursion dans la ville où elle était ;
et, comme ils la trouvèrent belle , ils la prirent, et la vendi-
rent à des Juifs qui allaient en Turquie , et ne laissèrent qu'une
petite fille dont elle était accouchée quelques mois aup«lravant.
LETTRES PERSANES. 35 f
Je suivis ces Juifs, elles joiguis a trois lieues de là : mes
prières , loes larmes furent vaines ; ils me demandèrent tou-
jours trente tomans , et ne se relâchèrent jamais d'un seul.
Après m'étre adressé à tout Jie monde , avoir intploré la protec-
tion d^ prêtres turcs et chrétiens , je m'adressai à un marchand
arménien ; je lui Tendis ma fille , et me vendis aussi pour trente-
cinq tomans. Jallai 9ux Juifs , je leur donnai trente tomans ,
et portai les cinq autres à ma sœur, que je n'avais pas encore
vue. Vous êtes lil^re , lui dis-je , ma sœur, et je puis vous em-
brasser : voilà cinq tomans que je vous porte ; j'ai du regrd;
qu'on ne m'ait pas acheté davantage. Quoi! dit-elle , vous
vous êtes vendu.' Oui, lui dis-je. Ah ! oialheureux, qu'avez-
vous fait? n'étai^-je pas assez infortunée , sans que vous tra-
vaillassiez à me le r^idre davantage ? Votre liberté me conso-
lait , et votre esdavage va me mettre au tombeau. Ah ! mon
frère, que votre amour est cruel! Et ma ûlle? je ne la vois
point. Je Tai voidue aussi ,lui dis^e. Nous fondîmes tous deux
en larmes , et n'eûmes pas la force de nous rien dire. Enfin
j'allai trouver mon maître, et ma sœur y arriva presque aus-
sitôt que moi ; elle se jeta à ses genoux. Je vous demande , dit-
elle , la servitude comme les autres vous demandent la liberté ;
prenez^moi : vous me vendrez plus cher que mon mari. Ce fut
alors qju'ii se fit un combat qui arracha les larmes des yeux de
mon maître. Malheureux ! dit-elle, as4u pensé que je pusse
accepter ma liberté aux dépens de la tienne? Seigneur, vous
voyez ijkpix infortunés qui numrront si vous nous séparez. Je
me donne à vous, payez-moi ; peut-^reque cet argent et mes
serviiaes pourront quelque jour obtenir de vous ce que je
n'ose vous demander. Il est de votre intérêt de ne nous point
séparer ; comptez que je dispose de sa vie. (i'Arménien était
un hooime doux , qui fut touché de nos malheurs. Servez-moi
l'un et l'autre avec fidélité et avec zèle, et je vous promets
que dans un an je vous doimerai votre liberté. Je vois que
vous ne méritez, ni l'un ni l'autre, les. malheurs de votre
condition. Si , lorsque vous serez libres , vous êtes aussi heu-
3^1 LETTRES PEBSA^IES.
rem que' vous le méritez ; si la fortnne tous rit, je suis cer-
tain que Totisme satt^etezde la perte que je souffirirai. Noos
embrassâmes tous deox ses genoux, et le suivîmes dans son
Toya^. Noos nous soulagicHis Ton et Faotre dans les travaux
de la servitode , et fêtais charmé lorsque f avais pu £aûre l'ou-
vrage qui était tombé à ma sœur.
La fin de Tannée arriva : notre maitre tint sa parole, et
nous délivra. Nous retournâmes à Téflis : là je trouvai un an-
cien ami de mon père , qui exerçait avec snooès la médecine
dans cette ville; il me pr^ quelque argent avec lequel je fis
qudque négoce.. Quelques afiEadres m^appelèrent ensuite à
Smyme, où je m'établis. J'y vis dqiuis six ans, et j'y jouis de la
plus aimable et de la plus douce société du monde : l'union
règne dans ma famille, et je ne changerais pas ma condition
pour celle de tous les rois du monde. Tai été assez heureux
pour retrouver le marchand arménien à qui je dois tout , et je
lui ai rendu des services signalés.
A Smyme , le 87 de la lune de Gemmadi 2 , 1714.
LXVin. RICA A USBEK.
Tallai l'autre jour dtner chez un homme de robe qui ni'en
avait prié plusieurs fois. Après avoir parlé de bien des cho«
ses , je lui dis : Monsieur, il me parait que votre métier est
bien pénible. Pas tant que vous vous imaginez , répondit-il :
de la manière dont nous le fadsons , ce n'est qu'un amusement.
Mais comment ! n'avez-vous pas toujours la tête remplie des
affaires d'autrui? n'êtes-vous pas toujours occupé de choses
qui ne sont point intéressantes? Vous avez raison : ces choses
ne sont point intéressantes , car nous nous y intéressons si peu
que rien ; et cela même fait que le métier n'est pas si fatigant
que TOUS dites. Quand je vis qu'il prenait la chose d'une ma-
nière si dégagée, je continuai , et lui dis : Monsieur, je n*ai
point vu votre cabinet. Je le crois , car je n'en ai point. Quand
LETTRES PERSAKES. 353
je pris cette diaige , f eos besoin «Targent pour payer mes pro-
visioiis ; je TOidis ma biMiotlièqiie ; et le libraire qui la prit ,
iTim nombre prodigîeox de volumes , ne me laissa que mon
livre de raison. Ce n'est pas que je les regrette : nous autres
juges ne nous enflons point d'une vaine science. Qu'avons-
nous a£&ire de tons ces w^umes de lois? Presque tous les
cas sont hypothétiques et sortent de la règle générale. Mais
ne serait-ce pas , monsieur, hd dis-je , parce que vous les en
Eûtes SMtir? Car enfin pourquoi chez tous les peuples du
monde y aurait-^l des lois si elles n'avaient pas leur applica-
tion ? et comment pent<m les appliquer si on ne les sait pas ?
SI rmiÈ connaissiez le Palais , reprit le magistrat', vous ne
parieriez pas comme vous Eûtes : nous avons des livres vi-
vants, qui sont les avocats; ils travaillent pour nous , et se
chargent de nous instruire. Et ne se chaigent-Os pas aussi
quelquefois de vous tromper.' lui repartis-je. Vous ne feriez
donc pas mal de vous garantir de leurs embâches. Ils ont des
armes avec lesquelles ils attaquent votre équité : il serait bon
que vous en eussiez aussi pour la défendre , et que vous n'al-
lassiez pas vous mettre dans la mêlée, habillé à la légère,
parmi des gens cuirassés jusqu'aux dents.
De Paris, le 13 de la lune de Chahban, 1714.
LXIX. USBEK A RHÉDI.
A Venise.
Tu ne te serais jamais imaginé que je fusse devenu plus
niétaphysicien que je ne l'étais : cela est pourtant , et tu en
seras convaincu quand tu auras essuyé ce débordement de ma
philosophie.
Les philosophes les plus sensés qui ont réfléchi sur la
natine de Dieu ont dit qu'il était un être souverainement par-
fait ; mais ils ont extrêmement abusé de cette idée. Us ont fait
une énumération de toutes les perfections différentes quo
l'homme est capable d'avoir et d'imaginer, et en ont clian^îô
30.
394 LETTRES PERSANES.
ridée de la Divinité , sans songer que souvent ces attributs
s'entr*empéchent , et qu'ils ne peuvent subsister dans un même
sujet sans se détruire.
Les poètes. d'Occident disent qu'un peintre > ayant voulu
faire le portrait de la déesse de la beauté , assembla les plus
belles Grecques , et prit de cliacune ce qu'elle avait de plus
gracieux , dont il Qt lui tout pour ressembler à la pla$ belle de
toutes les déesses. Si un homme en avait conclu qu'elle était
blonde et brune , qu'elle avait les yeux noirs ç% bleus » qu'elle
était douce et fière, il aurait passé pour ridicule.
Souvent Dieu manque d'une perfection qui pourrait lui
donner une grande impwfection ; mais il n*e$t jamais limité
que par lui-même : il est lui*m.éme sa nécessité. Ainsi, quoi-
que Dieu soit tout-puissant) U ne peut pas violer ses pro-
messes , ni tromper les hommes. Çouveut même l'impuissanee
n'est pas dans lui, mais dans les choses relatives; et c'est
la raison pourquoi il ne peut pas changer les ess^ces.
Ainsi il n'y a point sujet de s'étonner que quelques-uns de
nos doctemrs aient osé nier la prescience infinie de Dieu ,
sur ce fondement qu'elle est incompatiUfi avec sa justice.
Quelque hardie que soit cette idée, la métaphysique s^y
prête merveilleusement. Selon ses principes, il n'est pas possi-
ble que Dieu prévoie les choses qui dépendent de la détermina-
tion des causes libres , parce que ce qui n'est point arrivé n'est
point , et par conséquent ne peut être connu ; car le rien ,
qui n'a point de propriétés , ne peut être aperçu : Dieu ne peut
point lire dans une vplonté qui n'est point, et voir dans l'âme
une chose qui n'existe point en elle ; car, jusqu'à ce qu'elle se
soit déterminée , cette action qui la détermine n'est point en
elle.
L'âme est Touvrière de sa détermination ; mais il y a des
occasions où elle est tellement indéterminée qu'elle ne sait pas
même de quel côté se déterminer. Souvent même elle ne le fait
que pour faire usage de sa liberté ; de manière que Dieu ne peut
\ 7i<iix\s. \[ vivait 400 ans cQviroD avant Jésus-Çhrist. (PO
V
LETTRES PERSANES. 355.
▼oîr cette détermination par avance ni dans Faction de l'âme ,
ni dans Faction que les objets ont sur elle.
Gomment Dieu pourrait-il prévoir les choses qui dépendent
d« la détermination des causes libres? Il ne pourrait les voir
que de deux manières : par coi\jecture, ce qui est contradic-
toire avec la prescience infinie ; ou bien il les verrait comme des
effets nécessaires qui suivraient in&illiblement d'pne cause
qui les produirait de même, ce qui est encore plus contra-
dictoire : car Fâme serait libre par la supposition ; et dans
le fait , elle ne le serait pas plus qu'une boule de billard n'est
libre de se remuer lorsqu'elle est poussée par une autre.
Ne crois pas pourtant que je veuille borner la science de
Dieu. Gomme il fait agir les créatures à sa fantaisie , il cou-
natt tout ce qu'il veut connaître. Mais , quoiqu'il puisse voir
tout , il ne se sert pas toujours de cette faculté ; il laisse ordi-
nairement à la créature la faculté d'agir ou de ne pas agir, pour
lui laisser celle de mériter ou de démériter : c'est pour lors
qu'il renonce au droit qu'il a d'agir sur elle , et de la détermi-
ner. Mais quand il veut savoir quelque chose, il le sait tou-
jours , parce qu'il n'a qu'à vouloir qu'elle arrive comme il la
voit , et déterminer les créatures conformément à sa volonté.
G'est ainsi qu'il tire ce qui doit arriver du nombre des choses
purement possibles , en fixant par ses décrets les détermina-
tions futures des esprits, et les privant de la puissance qu il
leur a dcmnée d*agir ou de ne pas agir.
Si Fon peut se senrir d'une comparaison dans une chose qui
est au-dessus des comparaisons , un monarque ignore ce que
son ambassadeur fera dans une affaire importante : s'il le veut
savoir, il n'a qu*à lui ordonner de se comporter d'une telle
manière, et il pourra assurer que la chose arrivera comme il
la projette.
L'alcoran et les livres des Juifs s'élèvent sans cesse contre
le dogme de la prescience absolue : Dieu y parait partout igno-
rer la détermination future des esprits ; et il semble que ce
soit la première vérité que Moïse ait enseignée aux hommes.
35G LETTRES PERSANES.
Diea met Adam dans le paradis terrestre , à condition qu'il
ne mangera pas d'un certain finiit : précepte absurde dans uu
être qui connaîtrait les déterminations future des âmes ; car
enfin un tel être peut-il mettre des conditions à ses grâces sans
les rendre dérisoires ? Cest comme si un homme qui aurait su
la prise de Bagdad avait dit à un autre : Je vous donne mille
écus ^ si Bagdad n'est pas pris. Ne ferait-il pas là une bien
mauvaise plaisanterie * ?
Mon cher Rhédi, pourquoi tant de philosophie? Dieu est si
liaut, que nous n'apercevons pas même ses nuages. Nous ne le
connaissons bien que dans ses préceptes. Il est immense, spi-
rituel , infini. Que sa grandeur nous ramène à notre faiblesse.
S'humilier toujours , c'est Fadorer toujours.
De Paris , le dernier de la lune de Chahhan , I7I4.
LXX. ZÉLIS A USBEK.
A PariR.
Soliman , que tu aimes, est désespéré d'un afiOront qu'il vient
de recevoir. Un jeune étourdi , nommé Suphis, recherchait de-
puis trois mois sa fille en mariage : il paraissait content de la
figure de la fiUe sur le rapport et la peinture que lui en avaient
faits les femmes qui l'avaient vue dans son enfance; on était
convenu de la dot , et tout s'était passé sans aucun incident.
Hier, après les premières cérémonies, la flBe sortit à cheval ,
accompagnée de son eunuque, et couverte, selon la coutume,
depuis la tête jusqu'aux pieds. Mais, dès qu^elle fut arrivée
devant la maison de son mari prétendu, il lui fit fermer la porte,
et il jura qu'il ne la recevrait jamais si on n'augmentait la dot.
Les parents accoururent, de côté et d'autre , pour accommoder
Tafifoire ; et, après bien de la résistance , Os &rent convenir So-
' Tous les éditeurs modernes meltent ici cent iomans. Nous soupçon-
nons bien le motif de cette correcUon ; mais nous avons préféré con-
server le texte de Montesquieu. (P.)
* Dans les premières éditions , cette lettre se termine ici. Les réflexions
qui suivent ne se trouvent que dans le supplément de 1754. (p.)
LETTRES PERSANES. 357
liman de faire un petit présent à son gendre. EnGn , les cérémo-
nies du mariage accomplies, on conduisit la fille dans le lit avec
assez de violence*, mais, une heure après, cet étourdi se leva fu-
rfeux,lui coupa le visage en plusieurs endroits, soutenant qu*elle
n'était pas vierge, et la renvoya à son jière. On ne peut pas
être plus frappé qu'il Test de cette injure. Il y a des personnes
qui soutiennent que cette fille est innocente. Les pères sont
bien malheureux d*étre exposés à de tels affronts! Si pareil
traitement arrivait à ma fille, je crois que j'en mourrais de
douleur. Adieu.
Du sérail de Fatmé, le 9 de la lune de Gemmadi 1 , 1714.
LXXÏ. USBEK A ZELIS.
Je plains Soliman , d'autant plus que le mal est sans remède,
et que son gendre n'a fait que se servir de la liberté de la loi.
Je trouve cette loi bien dure , d'exposer ainsi l'honneur d'une
famille aux caprices d'un fou. On a beau dire que l'on a des
indices certains pour connaître la vérité, c'est une vieille er-
reur dont on est aujourd'hui revenu parmi nous; et nos mé-
decins donnent des raisons invincibles ie l'incertitude de ces
preuves. Il n'y a pas jusqu'aux chrétiens qui ne les regardent
comme chimériques , quoiqu'elles soient clairement établies
par leurs livres sacrés , et que leur ancien législateur en ait fait
dépendre l'innocence ou hK condamnation de toutes les filles.
J'apprends avec plaisir le soin que tu te donnes de l'éduca-
tion de la tienne. Dieu veuille que son mari la trouve aussi belle
et aussi pure que Fatima ; qu'elle ait dix eunuques pour la
garder; qu'elle soit l'honneur et l'ornement du sérail où elle
est destinée; qu'elle n ait sur sa tête que des lambris dorés,
et ne marche que sur des tapis superbes! Et, pour eomble de
souhaits , puissent mes yeux la voir dans toute sa gloire !
A Paris , lo r, do la lune de Chai val , I7f i.
358 LETTRES PERSANES.
LXXII. RICA A USBEK.
»♦!>
Je me trouvai Tautre jour dans une compagnie où je vis lin
homme bien content de Loi. Dans un quart d'heure, il décida
trois questions de morale, quatre problèmes historiques, et
cinq points de physique. Je n'ai jamais vu un dédsionnaire si
universel ; son esprit ne fut jamais suspendu par le moindre
doute. On laissa les sciences ; on parla des nouvelles du temps :
il décida sur les nouvelles du temps. Je voulus rattraper, et je
dis en moi-même : Il faut que je me mette dans mon fort ;
je vais me réfugier dans mon pays. Je lui parlai de la Perse;
mais à peine lui eus-je dit quatre mots , qu^il me donna deux
démentis , fondés sur Tautorité de MM. Tavernier et Char-
din. Ah ! bon Dieu ! dis-je en moi-même , quel homme est-ce
là.' U connaîtra tout à Theure les rues d'Ispahan mieux que
moi! Mon parti fut bientôt pris : je me tus , je le laissai par-
ler, et il décide encore.
A Paris, le 8 de la lune de Zilcadé, 1715.
LXXIII. RICA A ***.
J'ai ouï parler d'une espèce de tribunal qu'on appelle F Aca-
démie française. Il n'y en a point de moins respecté dans le
monde ; car on dit qu'aussitôt qu'il a décidé , le peuple casse
ses arrêts , et lui impose des lois qu'il est obligé de suivre.
H y a quelque temps que , pour fixer son autorité, il diwna
un code de ses jugements *. Cet enfant de tant de pères était
presque vieux quand il naquit v et, quoiqu'il fiflt légitime, un
bâtard ' , qui avait déjà paru , l'avait presque étouffé dans sa
naissance.
Ceux qui le composent n'ont d'autre fonction que de jaser
sans cesse : l'éloge va se placer comme de lui-même dans leur
* Son dictionnaire. (P.)
' Im (licllonnairc de Furetière. L'auteur fut chassé de rAcadéuiic. (P)
LETTRES PERSAXES. 369
babil étemel-, et sitôt qu*ils sont initiés dans ses mystères, la
fureur du panégyriqoe vient les saisir, et ne les quitte plus.
Ce corps a quarante têtes , toutes remplies de figures, de
métaphores etcTanlitlièses, tant de bouches ne parlent presque
que par exclamation ; ses oreilles veulent toujours être frappées
par la cadence et Tharmonie. Pour les yeux , il n'en est pas
question : il semble qu'il soit tait pour parler, et non pas pour
voir. Il n'est point ferme sur ses pieds ; car le temps , qui est
son fléau , l'ébranlé à tous les instants , et détruit tout ce qu'il
a lait. On a dit autrefois que ses mains étaient avides; je ne
t'en dirai rien, et je laisse dédder cela à ceux qui le s<ivent
mieux que moi*.
Voilà des bizarreries, **^, que Y<m ne voit point dans notre
Perse. Nous n'avons point l'esprit porté h ces établissements
singuliers et bizarres ; nous cherchons toujours la nature dans
nos coutumes simples et nos manièreis naïves.
De Paris, le 27 de la lane de Zllhagê, 17 15.
LXXIV. RICA À USBEK.
•••
11 y a quelques jours qu'un homme de ma connaissance me
dit : Je vous ai promis de vous produire dans les bonnes mai-
«>ns de Paris; je vous mène à présent chez un grand seigneur
qui est un des hommes du royaume qui représentent le mieux .
Que cela veut-il dire, monsieur.' est-ce qu'il est plus poli,
plus affable qu'un autre? Ce n'est pas cela, me dit-il. Ah !
j'entends : il àiit sentir à tous les instants la supériorité qu'il
■ S*il est aisé de donner à un homme de mérite un bon ridicule sans
que wlà tire à conséquence, à plus forte raison à une compagnie litté-
raire, où les tities et les prétenUoos sont péle-méle, sans que personne
se croie solidaire pour la compagnie, ou la compagnie pour personne.
Ce trilmt, qu^il fallait payer à la gaieté française, ne compromettait pas
plus rAcadémie que Montesquieu , et n'embarrassa ni l'un ni Tantre ,
quand Fauteur des Lettrée persanes vint prendre la place qui lui était
due. (L. H.) — Il fut reçu à TAcadémie française le 24 Janvier 1728.
.V4> LETTRES PERSA5ES. '
a sur tous eeox qui rapprochent ; si ceU est , je n'ai que fairp
il'y aller; je prends déjà eondamnation, et je la lui passe tout
entière.
Il fidlut pourtant mareiier, et je vis un petit homme si fier,
il prit une prise de tabac arec tant de hauteur, il se moucha
si impîtoyablerocot, il cracha avec tant de flegme, il caressa
seschieos d'une manière si (Pensante pour les hommes, que
je ne pouvais me lasser de radmirer : Ah!lMMiDien!dis^en
moinnéme, si,lorsquefâaisàla oonrdePerse, je représen-
tais ainsi , je représentais un grand sot ! U aurait Êdlu , Udiek,
que nous eussimis eu un hîen mauvais naturel pour aller Cadre
cent petites insultes à- des gens qui venaient tous les jours
chez nous nous témoigner leur bienreOlanoe, Us savaient bien
que nous étions au-dessus d'eux ; et s'ils Tavaient ignoré, nos
iMenÊiits le leur auraient appris diaque jour. N'ayant rien à
feire pour nous £iire respecter, nous Dadsions tout pour nous
rendre aimables ; nous nous communiquions aux plus petits :
au milieu des grandeurs , qui endurcissent toujours, ils nous
trouvaient sensibles ; ils ne voyaient que notre cœur an-des-
sus d'eux ; nous descendions jusqu'à leurs besoins. Mais lors-
qu'il Êdlait soutenir la majesté du prince dans les cérémonies
publiques, lorsqu'il ÊiUait faire respecter la nation aux étran-
gers, lorsque rafin , dans les occasions périlleuses, il fellait
animer les soldats , nous rem<mtions cent fois plus haut que
nous n'étions descendus ; nous ramenions la fierté sur notre
visage , et l'on trouvait quelquefois que nous représentimis as-
sez bien.
De Paris, le 15 de la loue de Saphar, 1713.
LXXV. USBEK A RHÉDI.
A Venise.
11 faut que je te Tavoue , je n'ai point remarqué chez les chré^
liens cette persuasion vive de leur religion qui se trouve parmi
les musulmans. Il v a bien loin chez eux de la profession à la
19
-t
impiiiw
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THE BORROWER WILL BE CHARGED
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